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Horizon

Toute représentation ou reproduction, par quelque


procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS
CEDEX 13.
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47
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procédé que ce soit, constituerait
une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du Code pénal.
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Le plus beau des secrets
© 2008, Helen Conrad. © 2012,
Traduction française : Harlequin S.A.
HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe
Harlequin
Horizon® est une marque déposée par
Harlequin S.A.
ANNIE LEGENDRE
THE PRINCE’S SECRET BRIDE
978-2-280-24995-9
1.
Le prince Nicolas, deuxième dans l’ordre de naissance
des enfants mâles de la Maison royale de Montenevada,
enfonça son chapeau sur ses yeux et releva le col de son
pardessus, autant pour éviter d’être reconnu que pour se
protéger du froid. Il n’y avait que six mois que sa famille
était revenue au pouvoir dans le vieux royaume de
Carnéthie et, déjà, il était exaspéré par les incursions des
journalistes dans sa vie privée. Après cinq ans passés à
soutenir la guérilla dans les montagnes avec ses frères, il
ne ressentait aucunement l’envie d’être traité comme le
dernier chanteur à la mode chez les midinettes !
Les rues sombres, à peine éclairées ici et là par les
rares réverbères qui fonctionnaient encore, étaient quasi
désertes. Une voiture solitaire passa lentement, suivie d’un
groupe d’adolescents chahuteurs. Alors qu’il s’apprêtait à
franchir le Gonglia Bridge, il croisa une jeune femme au
regard étrangement vide, dont les cheveux blonds
encadraient en mèches désordonnées un joli visage aux
traits fins. Haussant les épaules, il songea qu’en ce
moment tous les moins de trente ans affichaient ce genre
de dégaine.
Pourtant, en poursuivant sa route, le regard hanté de
l’inconnue continua de le préoccuper et, arrivé au milieu du
pont, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil par-
dessus son épaule.
La vision lui fit rebrousser chemin au pas de course.
— Hé là ! Arrêtez ! Vous avez perdu la tête !
L’étrange jeune femme avait enjambé le parapet et,
penchée en avant, scrutait les eaux noires comme pour y
lire son destin. De toute évidence, elle s’apprêtait à se jeter
dans le courant puissant du fleuve.
— Ne bougez pas ! hurla-t-il en se ruant sur elle.
L’inconnue leva les yeux et, essayant de l’éviter, se plaça
dans une position encore plus périlleuse. Nicolas
l’empoigna par les cheveux pour l’empêcher de se
débattre puis, la soulevant à pleins bras, la reposa en
sécurité de l’autre côté du parapet. Déséquilibrée par la
rapidité de son action, elle trébucha et tomba contre lui ;
Nicolas eut le temps de sentir dans sa paume la rondeur
tendre d’un sein avant qu’elle ne se retourne vers lui,
crachant comme un chat en colère.
— Ne me touchez pas ! cria-t-elle en reculant. Laissez-
moi tranquille !
Touché dans son amour-propre, Nicolas, contrarié,
grimaça ; pour qui se prenait-elle, elle n’avait même pas eu
assez d’imagination pour trouver une mort moins banale !
A ce moment, les pans du manteau de la jeune femme
s’écartèrent, révélant un ventre rond. Elle était enceinte et
cela changeait, pour lui, les données du problème.
Plongeant son regard dans les beaux yeux élargis par
l’angoisse, Nicolas sentit s’éveiller sa compassion.
— Je serais ravi de reprendre ma route, rétorqua-t-il en
s’efforçant d’adoucir sa voix, mais encore faudrait-il que je
sois sûr que vous n’allez pas vous jeter dans ce fleuve dès
que j’aurai le dos tourné.
Son haussement d’épaules trahit l’impatience.
— Je n’avais absolument pas l’intention de faire une
chose pareille !
— Vraiment ? Dans ce cas, vous jouiez plutôt bien la
comédie.
— J’essayais seulement de…
Avec un regard vers le garde-fou, elle ajouta en
trébuchant sur les mots :
— De récupérer mes affaires. Il… il les a jetées dans
l’eau et…
Sa voix hésita puis elle parut se reprendre et conclut
avec une légèreté quelque peu forcée :
— Bah ! Peu importe, après tout.
Enfonçant ses mains dans ses poches, elle lui tourna
aussitôt le dos.
— Que cherchiez-vous ? Peut-être pourrais-je vous
aider ? s’écria Nicolas dans son dos.
— Non, merci, rétorqua-t-elle en lui jetant par-dessus son
épaule un regard distant, vous ne pouvez rien pour moi…
Certes, il faisait nuit et il était plutôt grand et large
d’épaules, sans doute ressentait-elle sa présence comme
une menace. Cependant, il ne pouvait rien proposer de
plus et avait mieux à faire que de s’acharner à vouloir aider
une femme déséquilibrée.
Il haussa les épaules.
— Comme vous voudrez.
Sans répondre, elle accéléra le pas et, immobile, il la
regarda s’éloigner. Sans aucun doute, il valait mieux la
laisser partir mais, sans raison bien définie, cette idée lui
répugna. Il y avait quelque chose en elle…
De plus, la ville sortait tout juste de la guerre et beaucoup
de quartiers n’étaient pas sécurisés. C’était un problème
que ses frères et lui allaient devoir prendre à bras-le-corps,
parmi tant d’autres…
Hésitant, il jeta un dernier regard à la mince silhouette
qui se fondait déjà dans l’obscurité puis, avec un
haussement d’épaules, pivota et reprit son chemin en se
disant qu’il avait besoin d’un verre.
La musique et les rires qui s’échappaient des portes
ouvertes du pub lui parvinrent avant même qu’il n’aperçoive
l’établissement. Malgré cette invitation tentante, il se figea
sur le seuil, hésitant. Bien sûr, rien ne lui ferait plus plaisir
qu’un bon scotch, il en sentait déjà la brûlure réconfortante
couler dans sa gorge et se voyait assis dans la pénombre,
se laissant envahir par les conversations indistinctes et la
fumée, profitant de ce rare instant de vacuité.
Hélas, tout ceci était du domaine onirique : à peine
aurait-il pris place dans le coin le plus reculé de la salle que
la serveuse, après un regard appuyé sur son visage,
colporterait la rumeur. Les clients se retourneraient, le
regard curieux, jusqu’à ce que l’un d’eux trouve assez
d’audace pour venir aborder l’un des membres de la vieille
dynastie enfin restaurée.
Une fois ce pas franchi, il ne tarderait pas à être pris
d’assaut par la foule des buveurs, les uns ressassant la
guerre alors que d’autres voudraient savoir pourquoi le
pays ne se redressait pas plus vite, pourquoi la vie ne
devenait pas merveilleuse maintenant que les méchants
étaient punis et les bons sur le trône.
Sans compter que ce bar pouvait fort bien être un
repaire des partisans du clan ennemi, ressassant leur
mauvaise fortune et complotant pour prendre leur revanche.
Non, décidément, il n’avait pas envie de prendre ce
risque et, faisant volte-face, il dirigea de nouveau son
regard vers le fleuve, incapable de chasser de son esprit le
visage de la candidate au suicide, de ses boucles blondes
flottant autour de son visage pâle et de ses yeux sombres
pleins de mystère. Avait-elle trouvé ce qu’elle cherchait ?
Pourrait-elle rentrer chez elle en sécurité ?
De l’endroit où il se tenait, le pont apparaissait immense
et menaçant, comme un chemin menant immanquablement
vers tous les dangers. Devant les rues désertes, noyées de
pluie, il se dit qu’il lui fallait décider ce qu’il allait faire des
heures à venir. Traversant la rue, il se mit à longer le fleuve,
vaguement inquiet, scrutant les environs. Soudain, il plissa
les yeux en apercevant une ombre mouvante sur la rive, au
milieu des débris.
Laissant échapper un juron, il ne prit pas le temps de la
réflexion et dévala l’escalier menant au quai avant de
s’approcher de la scène en quelques foulées silencieuses.
— Qu’est-ce que vous fichez là ?
Ecartant les mèches de cheveux détrempés plaquées
sur son visage, l’inconnue du pont leva vers lui un regard
surpris qui se durcit dès qu’elle le reconnut.
— Cela ne vous regarde pas !
Manifestement, elle venait de pleurer et, dès qu’il aperçut
la trace des larmes sur ses joues, Nicolas se sut perdu. En
effet, rien de tout cela ne le regardait, mais il se sentit
incapable de passer son chemin : comment aurait-il pu
laisser une femme aussi jeune et vulnérable se débattre
seule avec ses problèmes sur un quai désert, dans la nuit
la plus complète.
— Pourquoi ne me dites-vous pas ce qui se passe ? Je
pourrais peut-être vous aider.
Le dévisageant quelques minutes, elle finit par secouer
la tête.
— Je vous en prie, allez-vous-en. Je suis très occupée. Il
faut que je trouve…
Sa voix s’éteignit et elle se pencha de nouveau sur
l’objet qu’elle examinait quand il l’avait aperçue. Nicolas se
pencha lui aussi.
— Que faut-il que vous retrouviez ?
— Mon sac… Mes affaires.
Fronçant les sourcils, il s’avisa qu’elle fouillait à pleines
mains un gros sac de plastique. Ce n’était tout de même
pas à ça qu’elle faisait allusion ! L’objet était maculé de
boue, à moitié éventré et, quand Nicolas l’eut ouvert, révéla
une quantité de petits sacs de plastique blanc contenant
probablement une substance illicite. A l’évidence, il
s’agissait d’un trafic de drogue et la jeune femme avait,
sans le vouloir, mis la main sur une cache de trafiquants.
— De quelle sorte de sac parlez-vous ? A quoi
ressemble-t-il ?
Se redressant, la jeune femme jeta un regard hésitant
autour d’elle.
— Je… Je ne suis pas bien sûre…
Nicolas, exaspéré, se retint pour ne pas la secouer.
— Si vous ne savez pas à quoi il ressemble, comment
espérez-vous le retrouver ?
De nouveau, les larmes remplirent les grands yeux noirs
et l’inconnue tourna vers lui un visage d’une pâleur
émouvante. La dévisageant, Nicolas songea que ces traits
révélaient à la fois fragilité et force de caractère. Quant à
son corps, malgré la grossesse, il était mince et bien
proportionné, avec de longues jambes de danseuse.
D’ailleurs tous ses gestes démontraient la souplesse et la
fluidité d’une gymnaste.
Avec un petit sourire d’autodérision, il se dit que,
d’ordinaire, ses impressions vis-à-vis de la gent féminine
ne versaient pas dans un tel lyrisme.
Lorsque la jeune femme se détourna, le regard de
Nicolas glissa sur ses seins et il remarqua instinctivement
leur plénitude qui tendait l’élégant pull de cachemire qu’elle
portait sous son manteau. Sans crier gare, son corps
réagit avec une telle vivacité qu’il s’en trouva, un instant,
désemparé.
— Je n’ai pas besoin d’aide, assura-t-elle.
Cependant, sa voix tremblait et les larmes brillaient
toujours dans ses yeux.
Sentant une main étreindre doucement son cœur,
Nicolas se ressaisit, refusant de se laisser attendrir.
Mais il ne pouvait pas la laisser seule dans un pareil
endroit où, déjà, des ombres rôdaient.
— Pas question de vous laisser ici, vous pourriez encore
être tentée par un petit plongeon.
Elle le foudroya du regard.
— Je vous répète que je n’avais pas l’intention de
sauter.
— Vraiment ? Que faisiez-vous, alors ? Un peu de
barres parallèles pour un entraînement aux jeux
Olympiques ?
Tournant la tête, elle resta muette.
— Bon, admettons que mon hypothèse est stupide.
Dans votre condition…
— Ma condition ? s’étonna-t-elle.
A ce moment, elle baissa les yeux sur sa silhouette
déformée et ses mains se posèrent sur son ventre.
— Oh ! J’avais oublié…
Nicolas la dévisagea, sidéré : une femme n’oubliait
jamais, en aucune circonstance, qu’elle était enceinte.
Décidément, il y avait quelque chose d’étrange dans cette
petite personne.
Soudain, il remarqua un liquide qui luisait dans les fins
cheveux blonds. Il l’effleura du bout des doigts et regarda
sa main : du sang.
— Mais vous êtes blessée !
Elle leva vers ses cheveux une main hésitante.
— Ah ? Je ne savais pas… Peut-être me suis-je cogné
la tête en tombant ou bien… Ou bien est-ce là qu’il m’a
frappée ?
Ces mots suscitèrent une rage soudaine chez Nicolas.
Comment pouvait-on frapper une femme dans cet état ? Si
jeune, si adorable, si…
Allons bon, voilà que son accès de romantisme le
reprenait.
— Qui a pu faire une chose pareille ? interrogea-t-il, la
voix vibrante d’indignation.
Evitant son regard, elle se détourna de nouveau.
— Je ne sais pas.
Il lui saisit le bras pour l’empêcher de s’enfuir.
— Attendez ! Cette affaire est sérieuse. Je vous
emmène à la police.
Les yeux élargis par la peur, elle se mit à se débattre.
— Non, pas question, je ne peux pas faire ça !
— Et pourquoi pas ?
Elle hésita, le regard fuyant.
Nicolas fronça les sourcils. Il ne voyait que deux raisons
pour que quelqu’un refuse d’avoir recours aux forces de
l’ordre et ni l’une ni l’autre n’étaient de bon augure.
— Vous n’avez rien à craindre, je serai avec vous, vous
n’aurez qu’à me laisser faire.
Retrouvant manifestement sa combativité, elle lui
décocha un regard noir.
— Comme ce doit être confortable de jouer au
défenseur de la veuve et de l’orphelin, ironisa-t-elle. Vous
vous prenez pour qui ? Le roi de Carnéthie ?
Nicolas la dévisagea : non, elle ne paraissait pas
consciente d’avoir en face d’elle l’un des membres de la
famille régnante.
— Je veux seulement vous aider, souffla-t-il.
— Vraiment, rétorqua-t-elle en secouant ses cheveux
mouillés. Et qu’attendez-vous en retour ?
Son haussement d’épaule traduisit sa lassitude.
— Rien, un simple merci, mais même cela semble hors
de question.
Un bref instant, le regard de la jeune femme vacilla.
— Pourquoi vous ferais-je confiance ?
— Parce que vous n’avez pas le choix, semble-t-il.
Maintenant, si vous ne voulez pas faire appel à la police, il
y a certainement quelqu’un que je peux appeler pour vous
venir en aide.
Joignant le geste à la parole, il sortit son téléphone
portable de la poche de son blouson et le brandit.
— Quel numéro ?
Elle secoua la tête.
— Allez ! s’impatienta-t-il, nous n’allons pas rester là
toute la nuit !
Balayant les quais opposés du regard, il suggéra :
— Que diriez-vous de nous réfugier dans ce petit café,
là-bas. Au moins, vous y seriez au sec.
Elle leva les yeux et il vit qu’elle était tentée.
— Une bonne tasse de café bien chaud ? Allez ! Je vous
l’offre.
De nouveau elle posa sur le petit établissement, seul
point lumineux dans la nuit, un regard d’envie.
— J’ai tellement faim, admit-elle.
Refermant d’un claquement sec son téléphone, Nicolas
le rangea dans sa poche.
— Parfait, allons-y !
Lorsqu’elle se tourna vers lui, fouillant du regard son
visage, Nicolas se demanda ce qu’elle y voyait : l’image
d’un nouvel ami qui voulait l’aider ou celle de l’homme
amer qu’il était devenu ?
Visiblement, elle ne l’avait pas reconnu : c’était déjà une
bonne chose qui prouvait qu’elle ne faisait partie d’aucun
cercle politique.
— Allons-y, répéta-t-il, l’entraînant devant lui d’une main
légère.
Après avoir poussé la porte du café, il s’arrêta sur le
seuil, inspectant discrètement les lieux : dans la salle
décorée d’affiches publicitaires s’alignaient des rangées
de tables de part et d’autre d’une courte allée centrale, et
une musique rythmée s’écoulait des haut-parleurs.
L’endroit, de taille modeste, était quasi désert, mis à
part des amoureux qui assis à l’une des tables du fond
étaient perdus dans une contemplation mutuelle et ne
prêtaient aucune attention à ce qui se passait autour d’eux.
Un couple plus âgé, absorbé dans la consommation de
spaghettis, ne releva même pas la tête.
La serveuse, quant à elle, somnolait vaguement, assise
sur un tabouret haut derrière le comptoir qui occupait le
fond de l’établissement.
Nicolas guida sa compagne vers une table de la rangée
de droite, près de la porte. A la moindre alerte, au moindre
signe indiquant que son identité était dévoilée, ils
pourraient ainsi s’éclipser rapidement.
— Une omelette et un grand verre de lait, commanda-t-il
à la serveuse avec un sourire bref. Et pour moi un café, s’il
vous plaît.
— Une omelette…, répéta l’inconnue d’un ton pensif.
Très bien… Mais, ajouta-t-elle avec un regard nostalgique
vers le comptoir, cette tarte m’a l’air bien tentante.
Nicolas retint un sourire.
— Pas de problème. Vous ajouterez une bonne part de
tarte maison, mademoiselle, lança-t-il à la serveuse qui
s’était subitement mise à s’activer. Nous la partagerons.
Tandis que la jeune fille s’éloignait, l’inconnue adressa à
Nicolas un regard pensif.
— Est-ce que je vous connais ? murmura-t-elle.
Inquiet, il lui lança un bref regard mais ne lut dans les
beaux yeux noirs aucun signe de reconnaissance ; seuls y
régnaient le doute et l’inquiétude.
— Pas que je sache, répliqua-t-il d’un ton léger. Nous
nous sommes rencontrés sur le pont tout à l’heure pour la
première fois.
— Ah oui ! Bien sûr…
— J’ignore toujours votre nom…
Comme elle hochait la tête, semblant l’approuver, il
décida de s’aventurer plus loin.
— Je m’appelle Nicolas. Et vous ?
— Euh… Je…
Une fraction de seconde, elle eut l’air d’un animal pris au
piège et, détournant les yeux, parcourut du regard le petit
établissement comme si elle y cherchait une réponse. Puis,
son regard, posé derrière lui, s’éclaira soudain et elle
annonça :
— Marisa. Marisa Fleur.
— Marisa, répéta le jeune homme. Joli prénom.
Lui tendant la main, il ajouta :
— Ravi de vous connaître, Marisa.
Posant sa main fine et frémissante dans la sienne, elle
sourit pour la première fois.
— Ravi de vous rencontrer, Nicolas.
Le contact de cette main tiède, l’éclat du beau regard
sombre l’émurent soudain avec une intensité qui le
déconcerta. Un peu abasourdi, il cligna des paupières,
inhala une large goulée d’air et retira sa main d’un geste
vif, se demandant ce qui lui arrivait.
— Merci… Même si je n’en ai pas l’air, j’apprécie
beaucoup votre aide.
Nicolas, encore sous le coup de l’émotion, hocha la tête,
se promettant bien d’être désormais sur ses gardes.
Avant de la questionner, il préféra attendre qu’elle ait
avalé quelques bouchées de son omelette et s’y décida
lorsqu’elle eut repris quelques couleurs et que ses yeux
eurent perdu leur regard traqué.
— Alors, dit-il enfin en se réchauffant la paume des
mains au contact de sa tasse de café, êtes-vous prête à
me raconter ce qui vous est arrivé ?
Elle leva les yeux de son assiette.
— Vous voulez dire, sur le pont ?
Il opina du chef.
— Je… Il me semble qu’un homme est arrivé derrière
moi et m’a frappée sur la tête.
La main de Nicolas se crispa autour de la tasse.
— Le connaissiez-vous ?
— Je ne crois pas. Non, rectifia-t-elle aussitôt. Je suis
sûre qu’il s’agissait d’un vagabond. Il m’a arraché mon sac
à main et l’a lancé par-dessus le parapet. C’est pour
essayer de voir où il était tombé que j’étais passée de
l’autre côté.
— C’est ce que vous cherchiez sur le quai ?
Elle hocha la tête.
— Je suis consciente qu’il y a peu d’espoir que je
retrouve mon sac à main, mais si je pouvais au moins
retrouver mes affaires…
— Il s’agissait d’une valise ?
La jeune femme hésita, visiblement indécise, puis
acquiesça.
Nicolas fronça les sourcils : cette histoire ne semblait
guère plausible.
— Quand cela vous est-il arrivé ?
Après un haussement d’épaule, son regard s’éclaira.
— Juste avant que vous ne m’abordiez, vous avez dû
faire peur à mon agresseur.
La serveuse déposa devant eux une large part de tarte,
au milieu de laquelle une boule de glace à la vanille fondait
lentement.
Marisa sourit et, de nouveau, son joli visage s’illumina,
ce qui amena Nicolas à se renfrogner : il n’était pas
question qu’il se laisse émouvoir, se morigéna-t-il.
— D’où venez-vous ? s’enquit-il en lui tendant une
fourchette.
De nouveau, elle baissa les yeux.
— Je ne peux pas vous le dire.
— Connaissez-vous quelqu’un dans cette ville ?
Malgré le mutisme qu’elle opposait à sa question, il
devina en voyant l’expression de son visage qu’elle
cherchait une réponse.
Qu’allait-il bien pouvoir faire d’elle ? La réponse
s’imposa à lui avec une promptitude des plus suspectes :
l’emmener chez lui, bien sûr, du reste, que pouvait-il faire
d’autre ?
Lorsqu’ils se levèrent pour quitter les lieux, Nicolas
s’effaça pour la laisser passer et son regard tomba sur une
affiche fixée sur le mur derrière lui. Marisa, Fleuriste, était-
il écrit en toutes lettres, en dessous figuraient une adresse
et un numéro de téléphone.
Marisa Fleur…
Se retournant, il la suivit du regard et son estomac se
tordit douloureusement.
2.
Marisa…
Bien entendu, ce n’était pas son vrai prénom, mais elle
savait qu’il n’en était pas loin. Son vrai prénom était là, aux
confins de sa mémoire mais lui échappait. Bientôt, il lui
reviendrait à l’esprit, cela ne faisait aucun doute, elle avait
juste besoin d’un peu de temps et de repos pour que tout
revienne à la normale. Elle avait tout de même pris un
sacré coup sur la tête.
Si seulement elle pouvait retrouver sa valise…
Elle jeta un coup d’œil à l’homme qui marchait à son
côté. Les épaules, larges, le teint mat, il ne semblait pas
âgé de plus de trente ans et il émanait de lui une aura de
danger, mêlée d’une certaine séduction, malgré son
comportement distant. Cependant, elle devait se montrer
prudente : elle avait déjà commis de fameuses erreurs
concernant les hommes, même si elle ne pouvait se
rappeler lesquelles, tout au fond d’elle, elle le savait.
Même si ses idées n’étaient pas très claires en ce
moment, elle était au moins sûre d’une chose : les hommes
ne vous apportent que des ennuis et elle ferait mieux de se
débarrasser de celui-là au plus vite.
— Merci pour cette sympathique petite collation, dit-elle
d’un ton léger. Je suis sûre que vous avez mille choses à
faire, je vais donc vous laisser…
Il prit la main qu’elle lui tendait, mais ce n’était pas en
vue de la poignée de main qu’elle espérait.
— Où allez-vous ? demanda-t-il en la retenant par le
poignet.
Lorsqu’elle tenta de se libérer, il se contenta de la serrer
plus fort et, levant les yeux, elle l’observa, les paupières mi-
closes. En prenant conscience de la sensation de force qui
se dégageait de lui et de l’expression décidée qu’elle lisait
dans le regard bleu acier, elle eut une petite moue : il y
avait peu de chances pour que cet homme disparaisse
gentiment dans la nuit et la laisse tranquille.
Elle eut un instant d’hésitation, il fallait absolument qu’elle
se remette à la recherche de sa valise. Le sentiment
d’urgence qui la taraudait l’étonnait elle-même, elle se
sentait prête à passer au crible les deux rives du fleuve
jusqu’à ce qu’elle la trouve. Mais quelque chose lui disait
que cet homme pouvait constituer un obstacle à ses
projets.
— Je sais parfaitement où je vais. Vous n’avez pas à
vous inquiéter.
Lorsqu’il haussa un sourcil, elle le trouva terriblement
séduisant et, fascinée, se perdit dans la contemplation de
ce visage viril. Avec son chapeau rabattu sur les yeux, à la
Humphrey Bogart, il avait tout d’un héros de film noir
américain des années 50 ou d’une rock star des années
80. Elle devait s’avouer qu’il était doté de magnétisme et
que sa présence dégageait un charme envoûtant.
Malgré tout, il ne semblait guère accorder de crédit à
son affirmation.
— Parfait, lui répondit-il, je vous accompagne pour vous
éviter d’autres mauvaises rencontres.
Encore sous le charme, elle lui emboîta le pas et ils se
mirent à arpenter le quai.
Elle n’avait pas la moindre idée de la direction à
prendre, mais il fallait prendre rapidement une décision, ils
ne pouvaient pas errer dans la ville toute la nuit.
Laquelle était maintenant bien avancée et les rues
étaient à présent désertes. Seule une silhouette solitaire se
dressait dans la lumière qui s’échappait d’une porte
ouverte. En s’approchant, ils distinguèrent un homme,
appuyé contre le chambranle de la porte d’une boîte de nuit
d’où s’échappaient de la musique et des rires. Comme
perdu dans sa mélodie, il jouait de la guitare, les yeux
cachés derrière des lunettes noires et un chapeau renversé
posé à ses pieds.
Sans doute s’agissait-il d’un aveugle, mais il y avait
quelque chose dans cet homme qui la fit frissonner…
Peut-être était-ce parce qu’il faisait nuit. Sa mère disait
toujours que, passé minuit, il ne pouvait rien arriver de bon.
Sa mère ? Elle essaya de donner un sens plus précis à
ce mot, de distinguer un visage dans la brume de ses
souvenirs, mais il s’évanouit avant qu’elle n’ait pu s’en
saisir. Peu importe, elle y repenserait plus tard.
Comme ils arrivaient à un carrefour, elle se tourna vers
son compagnon et lui posa la main sur le bras.
— Prenons cette direction, dit-elle en indiquant du
menton une petite rue qui leur évitait de passer devant le
joueur de guitare, je crois que c’est plus court.
Sans faire de commentaire, il tourna dans la rue
indiquée et elle retrouva son calme. Elle ignorait pourquoi
mais le musicien aveugle lui rappelait quelque chose…
Quelque chose qu’elle ne voulait pas se rappeler.
A dire vrai, elle ne se rappelait pas grand-chose et
commençait à se demander si cette situation allait durer.
Bah ! Elle se poserait la question plus tard, pour le
moment, l’essentiel était de se débarrasser de ce bon
samaritain qui la suivait comme son ombre et de retrouver
sa valise. Quelque chose lui disait qu’elle contenait la clé
qui lui permettrait de reprendre le cours de sa vie.
Lorsqu’ils atteignirent un nouveau carrefour, elle s’arrêta,
adressant à son compagnon un bref sourire.
— Nous y voilà ! s’exclama-t-elle en faisant un geste
vague en direction d’une rangée de bâtiments. Je peux
faire le reste du trajet toute seule. Merci pour tout !
Pivotant sur elle-même, elle se prépara à s’enfuir, mais
des doigts fermes se refermèrent sur son poignet.
— Marisa, dit Nicolas, plongeant son regard dans le sien
avec un sourire qui faisait frémir le coin de ses lèvres, nous
sommes dans le quartier des ambassades !
La jeune femme regarda autour d’elle : effectivement, les
immeubles étaient autant d’hôtels particuliers sur la façade
desquels, même dans la pénombre, elle pouvait distinguer
les plaques de bronze portant le nom de leurs pays
respectifs.
— Et alors ? rétorqua-t-elle avec une nonchalance feinte.
Il se trouve qu’en ce moment je réside dans l’ambassade
de Hongrie.
Lui jetant un bref coup d’œil, elle se demanda s’il allait
mordre à l’hameçon, mais ce diable d’homme eut un rire
moqueur.
— Menteuse ! Cela fait des années que l’ambassade de
Hongrie est fermée et ils n’ont toujours pas envoyé de
nouvelle délégation.
Il haussa les épaules et conclut :
— Une autre tentative ?
Lui décochant un regard noir, elle se dit qu’il devenait
décidément insupportable.
— Ecoutez, je n’ai ni à discuter avec vous, ni à me
justifier. J’apprécie ce que vous avez fait pour moi, mais
vous n’avez aucun droit sur moi.
Un à un, elle se libéra des doigts qui la retenaient
prisonnière et conclut en martelant ses paroles :
— Maintenant, j’aimerais que vous me laissiez tranquille.
— Impossible !
Elle le dévisagea avec stupéfaction.
— Je vous demande pardon ?
Il haussa de nouveau l’un de ses magnifiques sourcils de
duc florentin.
— N’oubliez pas que vous êtes enceinte.et avez donc
besoin de soins particuliers. On ne peut pas vous laisser
errer dans les rues toute seule.
Elle baissa les yeux sur la bosse qui gonflait sa robe et
se mordilla les lèvres, contrariée. Il avait raison, mais son
état l’étonnait chaque fois qu’elle y pensait. Elle n’avait
gardé aucun souvenir de la façon dont cela avait bien pu lui
arriver, pas plus que la moindre idée sur l’identité du père.
En soupirant, elle souhaita que son cerveau puisse
retrouver toute sa clarté. Tout était si confus ! Elle était
consciente qu’il était imprudent de suivre un inconnu, mais
il était probablement encore plus dangereux de déambuler
seule toute la nuit sans savoir où aller.
Que ferait-elle une fois qu’elle aurait retrouvé sa valise ?
Tant qu’elle ne se souviendrait pas de son identité, elle
n’avait pas d’autre solution que de dormir sous un pont.
Sans argent ni identité, elle n’avait aucun endroit où se
réfugier.
— Je vais être honnête avec vous, Marisa, poursuivit son
compagnon. Vous êtes une adulte responsable, du moins
je l’espère, et, dans des circonstances normales, je ne
verrais aucun inconvénient à ce que passiez la nuit à errer
dans les rues si c’est ce que vous souhaitez. Cependant,
dans les circonstances actuelles, les choses sont un peu
plus compliquées : il faut que vous pensiez au bébé que
vous portez.
Perplexe, elle battit des paupières, se demandant où il
voulait en venir.
— Je ne vois d’autre solution que de vous conduire chez
moi.
Devant cette affirmation, elle eut un mouvement de recul,
se demandant quelles étaient ses intentions.
Avec un faible sourire, elle tenta une digression.
— Que va dire votre femme ?
— Je ne suis pas marié, rétorqua-t-il, une ombre passant
sur son visage.
— Tous les hommes disent cela et, juste après, jurent
n’acheter Playboy que pour lire les articles.
Nicolas ne put retenir un sourire.
— D’accord, je plaide coupable : je suis un homme et
j’aime les jolies femmes.
Cela voulait-il dire qu’il reconnaissait être attiré par elle ?
L’idée que c’était sans doute le cas lui donna, à elle aussi,
envie de sourire.
— En tout cas, poursuivit-il, c’est la vérité, je ne suis pas
marié.
Un instant, elle se demanda si, elle, elle était mariée
mais elle ne le pensait pas. Elle avait beau être enceinte,
elle ne se voyait pas avec un époux.
Elle étudia un instant son compagnon.
— Avez-vous des enfants ?
En le voyant tellement soucieux au sujet du bébé, la
question lui était venue à l’esprit.
— Non, mais je les aime beaucoup et je pense que les
adultes doivent assurer à l’enfant à naître les meilleures
conditions.
Elle hocha la tête. Comment ne pas être d’accord ? Si
seulement elle pouvait se souvenir des circonstances dans
lesquelles elle était tombée enceinte !
— Allez, venez, dit-il en traversant la rue. Vous êtes
épuisée. Nous devons vous faire examiner par un médecin.
La jeune femme se surprit à lui emboîter le pas.
— Un médecin ? Où pensez-vous en trouver un à une
heure pareille ?
— Il y en a un là où je vis.
Elle s’immobilisa un instant.
— Vraiment ?
— Oui, affirma-t-il en lui jetant un regard par-dessus son
épaule. J’ai aussi une sœur qui pourra s’occuper de vous.
Vous n’avez donc aucun souci à vous faire au sujet de mes
intentions.
Elle voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa
gorge contractée.
— Une fois là-bas, vous n’aurez peut-être même pas
l’occasion de me revoir, Carla se chargera de tout.
— Vraiment ? répéta la jeune femme.
Son compagnon marchait maintenant si vite qu’elle avait
du mal à le suivre.
— Oui. Elle est très entreprenante et s’occuperait même
de gérer le pays si on la laissait faire.
Ils s’arrêtèrent au croisement de deux larges avenues et,
regardant derrière elle, elle crut apercevoir une ombre qui
s’effaçait derrière le tronc d’un arbre. Elle sursauta puis
s’exhorta au calme : elle avait trop d’imagination, cette nuit
étrange jouait sur ses nerfs.
Nicolas lui prit le bras pour l’aider à traverser.
— Nous y sommes presque.
Au lieu de le suivre, elle le retint en posant sa main sur la
sienne.
— J’ai une confession à vous faire.
— Une confession ? Rien que ça ?
— Oui.
Après avoir pris une profonde inspiration, elle ferma les
yeux un instant puis déclara tout à trac.
— Je n’ai aucune idée de qui je suis, d’où je viens ni de
l’endroit où je vais.
Il esquissa un sourire.
— Cela m’a paru évident à la seconde même où je vous
ai vue. Est-ce pour cela que vous avez inventé ce nom,
Marisa Fleur ?
Les épaules de la jeune femme s’effondrèrent.
— Comment vous en êtes-vous aperçu ?
— J’ai vu cette affiche dans le café et j’ai réalisé assez
vite. Mais pourquoi avoir forgé ce mensonge ? Vous avez
reçu un coup violent sur la tête et vos idées sont confuses,
un point c’est tout. C’est pour cette raison que vous avez
besoin d’être examinée par un médecin.
Tout en le suivant, la jeune femme s’efforça une fois de
plus d’y voir clair. Effectivement, quelle image offrait-elle à
son sauveur ? Celle d’une femme enceinte qui avait fait
une tentative de suicide, peut-être même à cause de son
état.
Mais pourquoi s’était-elle mise à mentir ? Essayait-elle
de cacher quelque chose ou de protéger quelqu’un ?
Tout ce dont elle était sûre, c’était qu’elle avait enjambé
le parapet du pont pour essayer de voir où était tombée sa
valise. Il n’y avait rien d’anormal à cela, du moins l’espérait-
elle.
— Allez, dit son compagnon en la tirant doucement par la
main. Nous y sommes presque.
Elle regarda la direction qu’il indiquait de la main et son
cœur manqua un battement.
— Une minute ! Mais ne s’agit-il pas d’Altamira, le palais
royal ?
— Oui. Venez !
Elle le suivit, bouche bée, les yeux levés vers la façade
néo-gothique qui s’élevait très haut dans le ciel nocturne.
— Mon Dieu ! soupira-t-elle.
— Vous connaissez cet endroit ?
— Comme tout le monde. Je l’ai vu dans les journaux, à
la télévision… Mais alor, cela signifie-t-il que vous travaillez
ici ?
— En quelque sorte, répondit Nicolas tandis que le
garde de faction s’empressait de leur ouvrir le portillon
réservé aux piétons. En tout cas, j’y habite.
— Attendez !
L’arrêtant sous l’un des réverbères, elle le dévisagea
puis s’exclama :
— Bon sang ! Vous êtes l’un des princes, n’est-ce pas ?
Il sourit, ses yeux bleus pétillant d’humour.
— Je plaide coupable.
La jeune femme vacilla et, si Nicolas ne s’était empressé
de la recueillir dans ses bras, se serait effondrée sur le
pavé.
3.
— Quoi qu’il en soit, il était temps que tu amènes une
femme à la maison.
Nicolas fustigea d’un regard réprobateur sa jeune sœur
avant de s’adresser au maître d’hôtel, silencieux comme
une ombre, qui attendait près de la porte.
— Chauncy, le Dr Zavier a-t-il été contacté ?
— Oui, Votre Altesse, répondit l’homme avec un petit
salut. Il est en route.
— Parfait.
Nicolas reporta son attention sur son invitée qui gisait,
les yeux clos, dans le petit salon, sur un sofa recouvert de
velours écarlate. Elle n’avait pas bougé depuis qu’il l’avait
posée là, comme une longue fleur coupée. Son malaise
était-il le résultat de l’agression qu’elle avait subie sur le
pont ? Lui prenant la main, il lui tâta le pouls. A part son
évanouissement, tout avait l’air normal.
Peut-être était-elle simplement endormie ?
— Elle est très jolie, constata Carla en se penchant sur
son épaule pour contempler la blonde inconnue. Moi qui ai
toujours cru que tu préférais les brunes !
Il se mordit la langue pour réprimer la réponse acerbe
qui lui brûlait les lèvres. Avait-elle oublié Andrea ?
Andrea… Le seul fait d’évoquer le nom de la femme tant
aimée lui tordit le cœur. Le souvenir de ses yeux verts à
l’expression rieuse, de sa peau douce, de ses boucles
auburn, de sa manière de mordre la vie à pleines dents, le
submergea d’une vague de nostalgie qui lui fit monter les
larmes aux yeux. S’écartant de sa sœur, il se mit à arpenter
nerveusement le tapis persan, cherchant à lutter contre la
colère qui l’envahissait chaque fois qu’il pensait à la
manière dont il l’avait perdue.
Marisa était d’un type tout différent. Mince et légère, une
masse de cheveux blonds et bouclés encadraient son
visage mince, lui donnant l’aspect d’une princesse de
conte de féess, perdue dans l’indifférente cruauté du
monde réel.
Le simple fait de la voir étendue là ressuscitait en lui de
cruels souvenirs.
Deux ans plus tôt, il avait vu la femme qu’il aimait,
Andrea, se vider de son sang sous ses yeux, atteinte par la
balle d’un tireur isolé. Durant un long moment, celui-ci avait
continué à tourner rageusement autour d’eux tandis que
Nicolas s’efforçait désespérément de juguler l’hémorragie
de la jeune femme. Réduisant sa chemise en lambeaux
pour en arracher de quoi faire un garrot, il avait pleuré, prié
et supplié Andrea de se battre, de retenir en elle le peu de
vie qui lui restait, mais le sang coulait toujours et, bientôt, il
ne berça plus dans ses bras tremblants qu’un corps inerte.
Alors, il avait levé les yeux vers le ciel et juré de se
venger.
Revenant au présent, il baissa le regard vers la jeune
inconnue, constatant malgré lui que le velours écarlate
faisait comme un écrin à sa beauté. Certes, sa vie n’était
pas en danger, mais elle était seule et vulnérable et elle
portait un enfant.
Comme Andrea.
— Il ne s’agit pas précisément d’un rendez-vous
amoureux, Carla, déclara-t-il enfin d’un ton sec.
— En tout cas, de ta part, c’est ce que j’ai connu de plus
approchant depuis des mois, rétorqua la jeune femme en
se penchant sur Marisa.
Nicolas regretta aussitôt sa manifestation d’humeur. La
vie n’avait pas toujours été facile pour Carla, qui n’avait
pratiquement connu que la guerre pendant son enfance et
avait grandi à l’ombre de trois frères aînés tous dotés
d’une forte personnalité.
Elle méritait bien un peu d’indulgence après avoir mené
une étrange existence, tantôt confrontée à la barbarie de la
guerre, tantôt traitée comme une princesse de conte de
féess à laquelle toute épine de la vie devait être évitée.
Leur mère était morte un an plus tôt et leur père, le roi,
l’avait suivie très vite dans la tombe. La bonne reine avait
élevé sa fille unique comme si celle-ci n’avait rien de plus
important dans sa vie que l’attente de son prince charmant.
Aussi Carla avait-elle attendu, mais la guerre, puis les
remous internationaux suscités par le retour de la dynastie
des Montenevada sur le trône avaient bousculé leur
existence, et Nicolas savait que la jeune femme, âgée
aujourd’hui de vingt-six ans, commençait à se demander si
elle n’avait pas attendu trop longtemps.
Il eut un sourire attendri en lisant la compassion dans le
regard de sa sœur, penchée sur leur invitée surprise.
Soudain, Carla se redressa avec un sursaut.
— Oh là ! Ne dirait-on pas que notre belle inconnue a
amené avec elle un petit passager clandestin ! Elle est
donc mariée… Quel dommage !
Le prince se remit à déambuler dans la pièce.
— Je ne le pense pas.
Carla le questionna du regard.
— Tu ne le lui as pas demandé ? Elle serait mieux avec
son mari qu’ici, non ?
Fourrant nerveusement ses mains dans ses poches,
Nicolas se planta devant elle.
— C’est… hum… C’est un peu compliqué. Il semble
qu’elle ait été agressée ce soir au bord du fleuve et ne
sache plus très bien qui elle est.
Les yeux bleu-gris de la jeune femme, si semblables à
ceux de son frère, brillèrent d’un intérêt accru.
— Amnésie ?
— Peut-être.
Carla reporta son attention sur l’inconnue.
— Pas d’alliance… Elle semble libre comme l’air !
— Carla !
— Bon, d’accord, j’arrête, mais tout le monde connaît
mon incorrigible optimisme. En tout cas, cela ne nous
explique pas pourquoi elle s’est évanouie.
Le fustigeant du regard, elle ajouta :
— Tu as dû la terroriser, la pauvre petite. Qu’est-ce que
tu as bien pu lui dire ?
— Mais rien du tout ! Simplement, quand elle a compris
qui j’étais…
Carla se mit à rire.
— Evidemment ! Cela suffirait à jeter n’importe quelle
jolie fille en transes.
Nicolas se détourna avec un petit reniflement de mépris.
— Où est donc ce fichu médecin ?
— Etant donné l’heure, dans son lit, je suppose, ou du
moins a-t-il dû le quitter précipitamment quand Chauncy l’a
appelé, expliqua la jeune femme, confirmée aussitôt dans
son hypothèse par un hochement de tête du maître d’hôtel.
Il ne va pas tarder à arriver.
Marisa restait étendue, parfaitement immobile, ses
pensées dérivant lentement au fil d’un demi-sommeil. Si
elle gardait les yeux clos, peut-être pourrait-elle se
convaincre qu’elle dormait toujours et que la réalité n’était
qu’un mauvais rêve ? Les voix étouffées continuaient à
tourner autour d’elle et elle ne pouvait s’empêcher de les
écouter. Comment tout cela était-il possible ? Par quel
miracle se retrouvait-elle dans le château royal, amenée là
dans les bras d’un prince ?
Elle s’efforça de reconstruire minutieusement son emploi
du temps de la journée, mais ne se souvint de rien de ce
qui s’était passé avant qu’elle ne se retrouve sur ce pont
sinistre. Elle revoyait confusément un homme en train de
jeter sa valise dans le fleuve mais ignorait ce qu’il avait pu
advenir de lui par la suite.
A peine se remettait-elle de ses émotions que Nicolas
se précipitait sur elle pour la sauver d’un prétendu suicide.
Ensuite, ils avaient déambulé dans la ville tandis qu’elle
essayait de comprendre ce qui lui était arrivé, un arrêt
quelque part, dans un café et, enfin, leur arrivée ici.
Sa sœur et lui semblaient convaincus qu’elle ne pouvait
les entendre et elle savait qu’elle devait ouvrir les yeux,
manifester sa présence, mais elle avait encore besoin d’un
peu de temps. Juste quelques minutes…
— Essaie d’être sérieuse un instant, disait le prince,
visiblement exaspéré, et dis-moi ce que nous allons faire
d’elle.
— Pas de problème ! rétorqua gaiement la jeune
femme. J’ai déjà demandé à la femme de chambre du
deuxième étage de préparer la chambre rose et de faire
couler un bain.
La voix du prince se teinta d’une admiration réticente.
— Il faut bien admettre que, pour ce qui est de
l’organisation, tu es parfaite.
— Je fais de mon mieux. Ta protégée a besoin d’un lit et
d’une bonne nuit de sommeil…
— Excusez-moi, Votre Altesse.
Au son de cette voix nouvelle, presque un murmure,
Marisa fronça imperceptiblement les sourcils avant de
comprendre qu’il s’agissait vraisemblablement du maître
d’hôtel.
— Oui, Chauncy ?
— Je ne voudrais pas être indiscret, mais je crois de
mon devoir de signaler qu’un autre fait peut être à l’origine
du malaise de la jeune dame.
— Lequel ? s’impatienta Nicolas.
— Nous traversons une période difficile, Votre Altesse,
et ne pouvons ignorer l’éventualité que cette… jeune
personne puisse être affiliée au parti de l’opposition. Ceci
pourrait expliquer le choc qu’elle a reçu en comprenant
que, pour ainsi dire, elle était aux mains de l’ennemi.
— Absurde, Chauncy ! Vous voyez des ennemis partout.
— Comme vous voudrez, Votre Altesse. Je vous
demande de me pardonner ma naïveté.
Figée comme une gisante de pierre sur son confortable
sofa, Marisa se demanda aussitôt si elle faisait partie de
l’opposition. Elle ignorait la réponse à cette question, mais
une chose était sûre : il fallait absolument qu’elle sorte de
cette souricière. Elle n’avait rien à faire dans un milieu qui
n’était pas le sien et, de plus, Dieu sait pour quelle raison,
Carla semblait vouloir la jeter dans les bras de son frère !
Soudain, une vieille chanson populaire de Carnéthie fit
irruption dans sa cervelle. Le refrain répétait : « Oh ! Quelle
chance a cette jeune fille, devenue le jouet favori du
Prince. »
L’ironie de ce refrain ne fit qu’ajouter à sa sensation de
malaise. Dans ce monde de privilégiés, on excellait aux
jeux cruels, dans une atmosphère étouffante et malsaine à
laquelle elle n’était pas habituée.
Non, décidément, se dit-elle, elle n’avait rien à faire ici.
Au fond de sa conscience surnageait la sensation qu’il
était urgent qu’elle accomplisse une mission abandonnée
sur son chemin. Il fallait qu’elle parte, même si elle ne
savait ni où aller ni ce qu’elle devait faire.
Elle ouvrit les yeux précisément au moment où le
médecin faisait son entrée, mais ce fut le regard du jeune
prince qu’elle rencontra. Remarquant soudain à quel point
ses yeux étaient bleus et son regard direct, elle y lut une
expression qui fit battre son cœur plus vite et alluma un
signal d’alarme tout au fond de son cerveau encore
embrumé.
Mais ce ne devait être qu’un effet de son imagination
car, l’instant d’après, son regard était redevenu impassible
et froid, comme s’il se trouvait devant une étrangère.
Le seul moment où il manifesta une certaine émotion fut
lorsque le médecin se tourna vers lui et lança sur un ton de
reproche :
— Mais cette femme est enceinte !
— Je viens de faire sa connaissance, docteur, rétorqua-
t-il d’une voix glacée.
A l’évidence, les deux hommes ne s’aimaient guère
mais Marisa n’eut pas le temps de s’attarder sur le sujet.
Le Dr Zavier procéda à un rapide examen puis déclara
d’un ton détaché qu’elle était dans un état de santé
satisfaisant pour le moment. Il ne remarqua rien d’anormal
à part un hématome sur le cuir chevelu et conclut en
prescrivant un baume apaisant.
Puis il se retira en assurant qu’il reviendrait le lendemain
matin.
Marisa était tout à fait d’accord avec ce diagnostic, elle
se sentait bien, juste un peu confuse mentalement et très
lasse. Après le départ du médecin, elle s’assit sur le divan
et chercha le regard du prince, se demandant si elle
retrouverait cette curieuse expression dans ses yeux, à la
fois provocante et presque… affamée. Mais le visage du
jeune homme était impassible, manifestant tout au plus une
vague impatience.
Ce n’était donc qu’un rêve mais, maintenant, il fallait
qu’elle retrouve sa liberté, vite.
Nicolas la présenta à sa sœur qui fondit aussitôt sur elle,
la prit par la main et l’entraîna dans les escaliers. Quelques
minutes plus tard, Marisa se trouvait dans un bain chaud et
écoutait, sans y prêter vraiment attention, le babil incessant
de Carla.
Avec l’aide de deux femmes de chambre, Marisa se
retrouva baignée, parfumée, revêtue d’une chemise de nuit
de soie légère et fourrée au fond d’un grand lit douillet. La
chambre qu’on lui avait attribuée était toute de rose et d’or
et un bon feu brûlait dans la cheminée de marbre blanc.
Sentant le sommeil l’envahir, elle eut un faible sursaut.
— Je… Il faut que je m’en aille.
— Absurde, décréta Carla.
Elle embrassa sa nouvelle amie sur le front et tourna les
talons en donnant ses dernières consignes.
— Il est tard et vous avez besoin de dormir. Nous nous
verrons demain…
— Mais mes vêtements…
— Ils vont être nettoyés et repassés et, en attendant,
regardez !
Ouvrant une porte de communication, elle alluma la
lumière d’un dressing et poussa une porte coulissante.
— Vous voyez tout cela ? dit-elle en faisant glisser sa
main sur une longue rangée de robes et de tailleurs alignés
sur des cintres. Ces vêtements appartiennent à ma
cousine Nadia et si l’on fait exception de votre état, bien
sûr, vous êtes à peu près de la même taille. Vous devriez
trouver quelque chose de convenable.
Marisa réprima un frisson en se souvenant d’un conte de
fées. Le cabinet de Barbe Bleue n’était-il pas empli de
dépouilles de femmes ? Tout le monde savait que les
contes de fée ne finissent pas toujours bien.
— Où… où est Nadia ?
Carla haussa les épaules.
— Bonne question. Nous aimerions tous le savoir,
figurez-vous.
Elle ferma les lourds rideaux de brocart qui encadraient
les hautes fenêtres tandis que Marisa la suivait des yeux,
soucieuse.
— Je… Je ne comprends pas pourquoi vous êtes aussi
gentille avec moi… Après tout, vous me connaissez à
peine.
Le rire franc de Carla s’envola dans la vaste pièce.
— Mais vous non plus, d’après ce que j’ai compris. Tout
est donc affaire de confiance réciproque.
Marisa ne put s’empêcher de répondre à son sourire.
— Vous avez certainement raison.
— Donc profitez-en pour faire un bon somme, conclut
Carla en se dirigeant vers la porte. En cas de besoin, le
cordon de la sonnette est juste à la tête du lit.
— Carla, dit Marisa très vite. Merci.
S’arrêtant sur le seuil, la sœur de Nicolas marqua un
instant d’hésitation puis elle soupira.
— Marisa, je suis ravie de vous avoir ici mais la vérité
est que, en cas d’absence du prince héritier, c’est Nicolas
qui a la charge de toutes les affaires courantes. Dane est à
Paris pour une conférence internationale, donc, si Nicolas
juge que vous êtes la bienvenue ici, ses désirs sont des
ordres. Alors, détendez-vous et profitez-en !
Après un petit salut de la main, elle referma
silencieusement la porte sur elle.
Loin de la rassurer, les paroles de Carla avaient suscité
chez Marisa une nouvelle inquiétude : pourquoi le prince
Nicolas désirait-il sa présence dans son palais ?
Au lieu de fermer les yeux, elle bondit de son lit et se
précipita dans le dressing. Elle venait de jeter son dévolu
sur un joli sweater rose pâle quand un léger heurt contre la
porte l’informa qu’il ne lui serait pas si facile de quitter les
lieux clandestinement.
— Entrez, dit-elle, le cœur battant.
Comme elle s’y attendait, ce fut le prince Nicolas qui
entra dans la pièce, encore plus beau, grand et puissant
que dans ses souvenirs. Marisa s’efforça de dissimuler
son trouble. De toute façon, cet homme appartenait à un
autre univers.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il en jetant
un regard surpris au pull rose qu’elle tenait encore à la
main.
Marisa serra le sweater contre son cœur, autant pour
dissimuler sa tenue plus que légère que pour se protéger
des yeux de son visiteur.
— Bien, parfaitement bien. Je suis vraiment désolée
pour tout ce dérangement. Je… crois que je ferais vraiment
mieux de partir.
Les yeux bleus étincelèrent dans le beau visage bronzé.
— Vous ne pouvez pas partir.
— Oh !
Marisa resta désarçonnée.
Pourquoi ne pourrait-elle pas partir ? Etait-ce le fait du
prince ? A moins qu’il n’ait un motif dont la raison
n’apparaîtrait que plus tard ? Elle était surprise de sa
nouvelle tendance à la méfiance, mais, après tout, elle
avait subi une agression et il était temps de se montrer un
peu plus prudente.
— Je suis sûre que vous avez mieux à faire que de vous
intéresser à mon sort, Votre Altesse. Si j’avais su qui vous
étiez dès le début, jamais je n’aurais accepté de vous
suivre.
S’interrompant soudain, elle se mordit la lèvre. Peut-être
venait-elle de commettre un crime de lèse-majesté ?
Un imperceptible sourire fit frémir les lèvres sensuelles
du prince.
— Trop tard, le mal est fait.
D’une main autoritaire, il s’empara du pull rose et le
remit à sa place.
Marisa le dévisageait, médusée.
— Mais… pourquoi ?
Le prince referma la penderie.
— Aucune importance.
De nouveau, ce curieux sentiment de danger la
submergea.
— Bien sûr que si, c’est important, vous n’avez pas à
vous sentir responsable de moi et de mon enfant par la
même occasion.
Il la dévisagea si longuement avant de répondre que
Marisa se sentit gênée de n’être vêtue que d’une chemise
de nuit arachnéenne. Ce n’était pas précisément la tenue
adéquate pour une audience avec un membre de la famille
royale, à moins, bien sûr, qu’il n’ait une idée derrière la
tête.
Le feu aux joues, elle croisa ses bras sur sa poitrine.
— Tout ce qui concerne nos sujets nous concerne,
Marisa.
Elle faillit éclater de rire, d’autant plus qu’elle aperçut une
lueur amusée traverser fugitivement son regard.
— Admettons, mais vous ne les invitez quand même pas
tous à dormir au palais !
Cette fois, il sourit franchement.
— Non, bien sûr. Vous bénéficiez d’un traitement de
faveur.
Marisa sentit un long frisson lui parcourir l’échine.
— Pour quelle raison ? s’entendit-elle demander.
Lorsqu’il baissa les yeux, elle se dit que, même si sa
grossesse était en partie dissimulée par les plis de la
chemise de nuit, il semblait tout voir d’elle. Portant
instinctivement les mains à son ventre, Marisa se demanda
si elle pouvait lui faire confiance.
Cette douceur, cette commisération n’avaient-elles pas
pour but de lui faire abaisser ses défenses ?
— Etes-vous mariée ? demanda-t-il soudain.
— Comment ?
— Quand une femme est enceinte, en règle générale, il y
a un mari quelque part, n’est-ce pas ?
A son tour, elle baissa les yeux vers son ventre. Même
sous la torture, elle savait qu’elle aurait été incapable de
dire qui était le père de son enfant.
— Je ne suis pas mariée, affirma-t-elle néanmoins.
Il pencha la tête de côté, l’œil interrogatif.
— Comment pouvez-vous vous en souvenir ?
Leurs regards se rencontrèrent. Instinctivement, la jeune
femme savait qu’elle ne s’était jamais soumise à un mari et
commençait à trouver tout aussi insupportable l’autorité
d’un prince.
— Je sais que je ne suis pas mariée. Je le sens.
— Peut-être votre mari a-t-il été tué pendant la guerre ?
Le menton haut, elle secoua négativement la tête.
— Non.
Le regard de Nicolas s’assombrit.
— Vous avez l’air bien sûre de vous pour quelqu’un qui a
perdu la mémoire.
— Oui. Et d’ailleurs, regardez !
Elle leva les mains : aucune trace à sa main gauche du
double anneau traditionnel que portaient toutes les
Carnéthiennes une fois mariées.
— Je m’en souviendrais, déclara-t-elle. Comment peut-
on oublier une chose pareille, comment oublier qu’on a été
aimée ?
Le jeune prince opina lentement du chef.
— La réponse sera peut-être dans vos bagages.
Demain matin, dès la première heure, j’enverrai des
hommes fouiller les rives du fleuve.
Ses bagages. Le sentiment d’urgence envahit de
nouveau Marisa.
— Il faut que je parte…, commença-t-elle.
— Il n’en est pas question, objecta Nicolas sur le ton d’un
homme dont la patience est à bout. Le médecin a dit que
vous aviez besoin de repos.
— Certes, mais je ne suis pas obligée de rester ici et je
suis assez grande pour prendre soin de moi toute seule.
— Je n’en doute pas une seconde mais est-ce que vous
pensez à l’enfant que vous portez ?
— Cela ne vous regarde pas.
Une fraction de seconde, elle crut que la brutalité de ses
paroles l’avait blessé et le regretta aussitôt. Pour une
raison qui lui restait inconnue, elle ne voulait pas lui faire de
mal.
— Votre Altesse, reprit-elle en utilisant son titre pour
mettre entre eux une certaine distance, je ne me rappelle
peut-être pas pour le moment qui je suis, ni d’où je viens…
Elle s’interrompit lorsqu’’une image fugitive traversa son
cerveau, et battit des paupières, espérant que la brume qui
obscurcissait ses pensées se déchire tout à coup.
— Vous vous souvenez de quelque chose ? demanda
Nicolas en s’approchant.
Aussitôt, l’image se dissipa.
— Plus maintenant, répondit-elle, un pli amer durcissant
ses lèvres.
— Si la mémoire vous revient, faites-le moi savoir
aussitôt. Nous ferons tout pour vous venir en aide, Marisa.
La jeune femme soupira en songeant que c’était bien là
le problème : il la considérait comme une victime, comme
quelqu’un qu’il fallait assister.
Même si elle avait traversé de réelles épreuves
aujourd’hui et probablement même les jours précédents,
elle était certaine au moins d’une chose : elle n’avait rien
d’une victime et était parfaitement capable de s’occuper
d’elle-même.
— Allez vous coucher, intima Nicolas en tournant les
talons. Nous ferons le point sur la situation demain.
— Pas si je peux faire autrement, marmonna-t-elle tandis
que la lourde porte de chêne se refermait silencieusement.
4.
Marisa ouvrit les yeux sur le baldaquin aux motifs fleuris
qui surmontait le lit. D’après l’horloge ouvragée ornant le
manteau de la cheminée, elle avait somnolé une petite
heure et, si elle voulait quitter les lieux, c’était maintenant
ou jamais. Elle était persuadée qu’en retrouvant sa valise
elle retrouverait en même temps sa mémoire. Il fallait
qu’elle retourne au bord du fleuve et récupère ses affaires
avant que quelqu’un ne le fasse, une petite voix insistante,
obstinée, le lui chuchotait.
C’était peut-être la seule chance de savoir qui elle était.
Se mettant sur son séant, elle s’appuya contre les
oreillers et commença à réfléchir aux moyens à mettre en
œuvre pour s’échapper. Il y avait probablement des
gardes, des alarmes à chaque issue…
Et pourquoi ne pas sortir tout simplement par l’entrée
principale ? Après tout, pourquoi les gardes l’arrêteraient-
ils ? Elle n’était pas une prisonnière, simplement une
invitée qui avait envie de faire une promenade nocturne,
quoi de plus normal ?
Se glissant hors du lit, elle se dirigea vers le dressing où,
cette fois, elle jeta son dévolu sur un survêtement de sport
gris foncé, parfait pour passer inaperçue et qui s’adapta
sans problème à son ventre rond.
Une minute plus tard, elle descendait silencieusement le
vaste escalier de marbre blanc de la partie privée du
palais. Marquant une pause dans le hall, elle jeta un coup
d’œil prudent en direction de la porte à double battants
ouvrant sur le parc. Derrière la vitre se dessinaient les
silhouettes massives de deux gardes. Une confrontation
directe n’était peut-être pas une bonne idée et elle se dit
qu’il valait mieux essayer d’abord une porte latérale ou une
fenêtre. Rebroussant chemin, Marisa traversa plusieurs
pièces dont les issues lui parurent trop visibles depuis
l’endroit où les gardes étaient en faction. Elle parvint enfin
dans une petite pièce plongée dans la pénombre, une
bibliothèque, semblait-il, avec de hautes portes-fenêtres.
L’éclat de la lune formait un sentier lumineux qui lui parut
engageant.
Se glissant dans la pièce, Marisa se dirigea vers l’une
des issues. Si elle pouvait ouvrir l’un des battants sans
déclencher l’alarme…

***
Confortablement installé dans un vaste fauteuil de cuir,
un verre d’alcool à la belle couleur ambrée dans la main, le
prince Nicolas méditait. La nuit s’étendait devant lui, longue
et solitaire. Il aurait aimé pouvoir interrompre le flux de ses
pensées comme on éteint une lampe. S’il ne se calmait
pas, jamais il ne pourrait dormir.
Il savait parfaitement quelle était la cause de son
agitation.
Marisa.
Marisa, son amnésie et cette expression adorable de
jeune fée perdue dans un monde de brutes. Marisa, avec
son courage et sa détermination. Le hasard avait voulu
qu’elle surgisse ainsi dans sa vie, réveillant tous ses
fantômes et leur rendant le pouvoir de le torturer sans
relâche.
Que lui avait-elle fait ? Rien ne justifiait qu’il réagisse
ainsi. Marisa n’avait rien en commun avec Andrea, ni
physiquement ni moralement. Alors, pourquoi s’était-elle
emparée de lui comme aucune femme ne l’avait fait depuis
longtemps ?
Il poussa un soupir : il savait ce qui se passait, autant
affronter la vérité.
D’abord, elle était enceinte, comme Andrea, qui l’avait
appris au moment même où elle venait de se lancer dans
le combat. Dès cet instant, il lui avait promis qu’ils
partiraient, quitteraient la région des combats. Sa seule
envie avait été de la protéger de toutes les laideurs du
monde, la garder à l’abri jusqu’à ce que naisse leur enfant,
mais il n’en avait pas eu le temps et l’enfant était mort en
même temps qu’elle. Double crime et double agonie pour
celui qui restait…
S’il en avait eu le pouvoir, il aurait consacré toute son
énergie à ce que de telles tragédies ne se reproduisent
jamais.
Bon, était-ce la seule raison ? Cela répondait-il aux
questions qui tournoyaient dans son cerveau surchauffé ?
Levant son verre, le jeune homme admira la façon dont
un rayon de lune jouait dans les profondeurs mordorées de
son contenu.
Non, ce n’était pas suffisant et il en était bien conscient. Il
posa le verre sur la table, à côté de lui. Il avait assez bu
pour oser se l’avouer à lui-même, maintenant.
Cette femme le bouleversait intimement et avait suscité
en lui des émotions, une réaction sensuelle qu’il n’avait
plus jamais éprouvées depuis la mort de la femme qu’il
aimait. Depuis ce jour terrible, deux ans plus tôt, dans la
montagne, il croyait ne plus être capable de ce type de
réaction et pensait cette partie de lui morte à jamais.
Mais, chaque fois qu’il voyait Marisa, il mourait d’envie
de poser sa bouche sur ces lèvres tendres, au pli si
émouvant, de poser ses mains sur la rondeur des seins
révélée par la transparence de la chemise de nuit.
Que se passait-il ? Tout cela n’était-il qu’une simple
illusion des sens, provoquée par l’abstinence ?
Il ferma les yeux et, un bref instant, revit Andrea, sentit sa
présence à son côté, la chaleur de sa peau sous ses
mains. Il se rappela le jour où elle lui avait annoncé qu’elle
attendait un enfant. Il avait couvert son visage de baisers et
ils étaient restés longtemps enlacés, riant et bâtissant des
projets d’avenir qui mêlaient à la fois leur enfant et la
renaissance de leur pays. Il retrouva cette joie, l’espace de
quelques secondes puis l’image de la jeune femme
s’évanouit, comme une écharpe de brume dans la nuit.
— Ne t’en va pas ! murmura-t-il, la gorge nouée et les
yeux pleins de larmes.
Un bruit se fit entendre et il ouvrit les yeux brusquement.
Elle était là, en face de lui. La lumière provenant du hall
formait un halo autour de son corps mince et la lune nimbait
ses cheveux d’argent.
— Andrea ? appela-t-il, se levant d’un bond.
Mais il comprit aussitôt son erreur : la femme qui était
devant lui était l’inconnue du pont, celle qui avait surgi de la
nuit.
Marisa.
Une amère déception l’envahit avant que la colère ne
fasse irruption, comme si elle était la responsable de son
mirage. Immobile, il toisa l’intruse.
Marisa le dévisageait, bouche ouverte sur un cri muet. Il
l’avait surprise. Si elle avait su qu’il était là, jamais elle ne
serait entrée dans cette pièce.
Figé, il la regardait, l’air sombre et menaçant.
— Où aviez-vous l’intention d’aller ? demanda-t-il d’une
voix dure.
La jeune femme se raidit. Elle se doutait bien que ce ne
serait pas si facile. Du coin de l’œil, elle aperçut le verre
d’alcool posé sur le guéridon et se rendit compte qu’il avait
bu. Cela le rendrait-il plus dangereux ?
— Je veux rentrer chez moi, répondit-elle simplement. Je
ne veux pas vous déranger plus longtemps…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge tandis que ses
yeux, s’accoutumant à l’obscurité, se posaient sur son
torse nu dégagé par la chemise déboutonnée. Sans doute
s’apprêtait-il à se mettre au lit avant de changer d’avis et
de descendre boire un verre. Son regard paraissait hanté
et sa bouche n’était plus qu’une ligne dure, presque cruelle.
Fascinée par la grâce virile de son torse nu, dont les
muscles souples jouaient sous le satin mat de sa peau, la
jeune femme restait sans voix.
— Il me semble que nous avons déjà eu cette
conversation. Comment pouvez-vous rentrer chez vous
puisque vous ne vous souvenez pas où vous habitez ?
Marisa s’arracha à sa contemplation.
— Je ne me sens pas bien, ici. Je ne suis pas chez
moi.Il faut que je parte.
— Il faut que vous restiez, au contraire, rétorqua le prince
d’un ton qu’il s’efforça d’adoucir. De toute façon, vous ne
pouvez pas sortir. Au moment précis où vous ouvrirez une
issue, quelle qu’elle soit, les alarmes retentiront et les
chiens seront lâchés.
Il ajouta, le regard sérieux :
— Je vous garantis qu’ils ne vous laisseront pas aller
bien loin. Vous jouez un jeu dangereux, Marisa. Même si je
vous laissais partir, dehors, vous vous trouveriez
confrontée à toute la pègre générée par un pays laissé
dans l’anarchie. Le monde est cruel et ici, au moins, vous
êtes à l’abri.
— Il ne s’agit que de votre avis, répliqua la jeune femme.
Vous n’avez pas le droit de me retenir.
Il se rapprocha d’elle.
— Vous croyez ? C’est donc que vous n’avez pas été
très attentive : j’ai tous les droits.
Elle battit des paupières. Il était si près maintenant
qu’elle pouvait percevoir les arômes de l’alcool qu’il avait
bu et, contre toute attente, c’était une odeur agréable,
attirante, même. Elle dut lutter pour ne pas se blottir contre
lui, avec l’étrange impression de se sentir à la fois
repoussée par ses paroles et attirée par ses sens.
— Est-ce un ordre… royal ?
— Exactement, et c’est pour votre bien, ajouta Nicolas
d’une voix radoucie.
Nerveuse, Marisa essaya d’échapper au regard qui la
parcourait avec insistance, se posant sur sa bouche
comme pour s’en emparer. Quelque chose se passait
entre eux, comme le battement sourd d’une entente
sensuelle qui devenait aussi audible que les tambours
dans une jungle. Il allait l’embrasser, elle en était sûre
maintenant, et ce ne pouvait être une bonne chose. Il fallait
qu’elle sorte de cette pièce pendant qu’il en était encore
temps.
Tandis qu’elle restait sur place, comme tétanisée,
Nicolas fit un pas vers elle et, posant une main sur sa
nuque, la glissa sous ses cheveux.
Il parcourait son visage des yeux comme s’il luttait contre
lui-même autant qu’elle contre lui et, malgré l’obscurité, elle
pouvait lire son tourment dans son regard. Pouvait-il
entendre les battements affolés de son cœur ?
Secouant doucement la tête, elle essaya de se libérer,
mais il resserra son étreinte et elle sentit son souffle tiède
tandis que sa bouche se posait sur la sienne.
Incapable de résister, Marisa s’abandonna et se blottit
dans ses bras comme si, affamée depuis longtemps de
tendresse, elle avait besoin de ce baiser pour survivre.
Incapable de penser, elle ne pouvait que ressentir ; la
bouche de Nicolas était dure et exigeante et c’était
délicieusement bon.
Quand il s’écarta, elle vacilla un instant, cherchant l’appui
et la chaleur de son corps. Lentement, doucement, il se
dégagea de son étreinte et elle eut une terrible impression
de solitude.
— Je n’aurais pas dû faire cela, marmonna-t-il.
Elle le regardait, muette.
— Marisa, dit-il enfin d’une voix étranglée, si vous voulez
partir, vous partirez, mais pas maintenant, pas au milieu de
la nuit. La ville n’est pas sûre.
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux, une
sorte de douleur dans les yeux et ajouta :
— Retournez dans votre chambre. Vous pourrez partir
dès demain matin, je ne vous retiendrai pas.
Récupérant son verre, il tourna les talons et quitta la
pièce. Marisa, tel un automate, s’empressa d’obéir.

***
Ouvrant les yeux, la jeune femme s’étira et regarda
autour d’elle. Quelqu’un avait ouvert les lourds rideaux de
brocart et le soleil entrait à flots, accrochant des étincelles
de lumière sur les broderies en fil d’or et d’argent du
baldaquin. Le décor était un véritable enchantement et
Marisa le parcourut, le sourire aux lèvres. Elle avait bien
dormi et se sentait reposée. Elle allait sans doute retrouver
tous les souvenirs qui lui échappaient la veille. Elle
s’appelait Mari… Marisa et elle venait d’une ville
appelée…
Elle attendit, le cœur battant, mais rien ne venait.
S’exhortant à se détendre, elle tenta de réfléchir sans
forcer, cherchant à retrouver le nom de l’endroit d’où elle
venait.
Exaspérée, elle sentait la réponse toute proche, aux
confins de son esprit. Peut-être que si elle pensait à autre
chose… Au prince, par exemple. A la douceur de ses
caresses, au goût de ses baisers…
Stop ! Ce terrain était bien trop dangereux, se
gourmanda-t-elle, et le refrain de cette chanson de nourrice
se remit à trotter dans sa cervelle. « Oh ! Quelle chance a
cette jeune fille, devenue le jouet favori du Prince ! »
— Pas question, ma vie fût-elle en jeu, déclara-t-elle à
son reflet dans le miroir surmontant la cheminée.
D’un ton décidé, elle annonça à voix haute :
— Je vais quitter ce palais et, une fois que j’aurai
retrouvé mes affaires, je comprendrai ce qui s’est passé.
Je n’ai pas besoin de l’intervention de qui que ce soit, fût-il
un prince !
— Il vaut mieux ne pas trop attendre des princes qui
nous gouvernent, en effet, dit une voix amusée.
Carla était sur le pas de la porte et lui souriait.
— Bonjour, ma chère. J’espère que vous ne m’en
voudrez pas de mon intrusion.
Marisa rit.
— Vous m’avez surprise en train de me parler à moi-
même. Je me sens un peu ridicule.
— Il n’y a pas de quoi, assura Carla en se laissant
tomber sur le rebord du lit. Nous éprouvons tous le besoin
de faire le point avec nous-même de temps en temps.
Alors, la mémoire vous est-elle revenue ?
Marisa secoua la tête.
— Non. C’est étrange. Je me sens parfaitement bien, j’ai
parfaitement conscience de ce que je suis, en tant
qu’individu, mais ne me souviens pas de mon identité ni
des événements qui ont précédé mon arrivée ici. Tout cela
n’a aucun sens.
Carla rit.
— Non, en effet, mais je comprends ce que vous
éprouvez.
Prenant la main de Marisa dans la sienne, elle lui
adressa un regard franc, empreint de gentillesse.
— Vous ne vous souvenez vraiment pas de qui est le
père de votre bébé ?
Marisa hésita. Elle éprouvait le besoin de parler à cette
charmante princesse, de se libérer du fardeau qui
l’oppressait, mais son instinct lui soufflait qu’elle serait
certainement plus avisée de se montrer discrète.
— Non. Pour une raison que j’ignore, on dirait que le
père de mon enfant n’est pas une priorité dans mon désir
de retrouver la mémoire. Il n’a pas dû jouer un grand rôle
dans ma vie.
Carla opina du chef.
— Vous ne portez pas les anneaux traditionnels, lui
rappela-t-elle. Sans doute n’étiez-vous pas mariée ?
Marisa acquiesça.
— Eh bien ! Il ne nous reste plus qu’à faire appel à un
spécialiste. Le Dr Zavier est parfait pour les affaires
courantes, mais que connaît-il au cerveau humain ? Pour
être tout à fait franche, même si cela fait des décennies
qu’il est notre médecin de famille, il ne m’a jamais
impressionnée par ses lumières.
Marisa sourit devant la liberté de ton de la jeune femme.
— J’apprécie sincèrement ce que votre frère et vous
faites pour moi, mais vous n’êtes pas obligés de vous
donner tant de peine.
— Mais si ! Absolument. Nous vous apprécions
beaucoup, vous savez.
Elle agita une main dans l’air, comme pour se moquer
de toute la pompe royale, et ajouta en riant :
— De toute façon, je n’ai pas grand-chose d’autre à
faire.
Marisa ne put réprimer un sentiment de curiosité pour ce
monde qu’elle ne connaissait pas.
— Carla, qu’êtes-vous censée faire de votre temps,
maintenant que votre famille est revenue sur le trône ?
— Moi ? Oh ! Je m’occupe de bonnes œuvres.
— Quelle sorte de bonnes œuvres ?
Carla fit une grimace.
— Oh ! Je ne sais pas encore. J’ai une liste quelque part
et, à dire vrai, je n’ai pas encore commencé. D’après ce
que j’ai compris, les représentants de différents
organismes de charité vont venir me voir et je devrai
assister à quelques-unes de leurs manifestations, présider
des banquets, les aider à obtenir des subventions.
Inaugurer les chrysanthèmes, baptiser des navires. Bref !
Ce genre de choses.
Elle haussa les épaules et conclut avec une certaine
résignation :
— N’est-ce pas ce à quoi les princesses doivent
occuper leur temps ?
— Je croyais qu’elles passaient aussi beaucoup de
temps à faire la fête. La vie de la haute société, vous
savez ?
— Oui, peut-être, mais pour nous, c’est différent. Il y a eu
la guerre, dans laquelle mes trois frères et mon père ont
joué leur rôle puis le décès de nos parents…
Carla soupira puis ajouta avec un sourire :
— Mais je ne dis pas que je ne vais pas me lancer !
Marisa rendit son sourire à la jeune femme, heureuse de
l’avoir pour amie, même si ce ne devait être qu’éphémère.
Se redressant dans son lit, elle l’étreignit affectueusement.
— Soyez prudente, Carla. Pas d’histoire d’amour avec
une vedette, cela finit toujours mal.
Carla rougit et ses beaux yeux brillèrent.
— Oh ! Non. Bien sûr que non !
Puis, bondissant sur ses pieds, elle lança en se dirigeant
vers la porte :
— Descendez quand vous voulez, belle princesse au
Bois Dormant, le petit déjeuner est servi. La salle se trouve
au rez-de-chaussée, côté jardin. J’y vais tout de suite parce
que j’ai un essayage tôt dans la matinée, mais prenez votre
temps !
Marisa hésita et faillit rétorquer qu’elle quittait le palais,
mais cela risquait de devenir un leitmotiv. Avant que la
porte ne se referme, elle s’empressa de poser la question
qui la taraudait depuis sa rencontre nocturne avec le prince
dans la bibliothèque.
— Carla ! Qui est Andrea ?
Carla fit aussitôt volte-face.
— Où avez-vous entendu ce nom ?
— Dans la bouche de votre frère. Je l’ai surpris cette nuit
dans le noir et c’est ainsi qu’il m’a appelée.
Le regard de Carla se voila soudain.
— Je ne vois pas pourquoi il vous aurait appelée ainsi,
Andrea est morte depuis longtemps.
Sur ces mots, la jeune femme sortit et la porte se
referma sur elle avec un claquement sec.
Marisa resta immobile dans son lit, le souffle coupé. Pas
étonnant qu’il ait eu cet air hanté. S’il l’avait prise, ne fût-ce
qu’un instant, pour une femme qu’il avait aimée et perdue,
la désillusion avait dû être intolérable.
Elle soupira. Décidément, elle n’avait rien à faire ici.
— Je suppose que je n’étais pas destinée à fréquenter
les grands de ce monde, conclut-elle avec dérision.
Et, se glissant hors du lit, elle se dirigea vers la salle de
bains.
5.
Le prince Nicolas prenait son petit déjeuner sur la
terrasse qui agrémentait son appartement. D’où il était, il
pouvait apercevoir les jardins et le petit bois qui s’étendait
au fond du parc. A sa droite s’élevaient les anciens
bâtiments de style gothique qui abritaient désormais les
bureaux administratifs de la présidence et, à sa gauche, le
pavillon des gardes et les grilles du palais qui ouvraient sur
le reste du pays et sur son peuple. Il pouvait le sentir là, sur
la place, dans les maisons, les villes et les villages,
attendant que les choses s’améliorent et espérait
seulement qu’il serait capable de patienter encore un peu.
Il avait l’impression d’être assis sur une poudrière : si Dane
et ses deux frères ne parvenaient pas à redresser
rapidement l’économie du pays, à rétablir l’ordre et la
sécurité, le pouvoir leur exploserait en plein visage.
Mais, aujourd’hui, ce n’était pas ce qui le préoccupait le
plus. Assis devant la table en fer forgé, il buvait son café en
lisant son journal ou, du moins, essayait. Il regardait
fixement les gros titres mais une seule pensée l’obsédait :
Marisa. Qu’allait-il faire d’elle ? Comment l’aider à
retrouver son identité ? La plupart des registres d’état civil
avaient disparu pendant la guerre et, à moins que la
mémoire de la jeune femme ne lui revienne ou que
quelqu’un ne la reconnaisse inopinément, il y avait peu
d’espoir de l’identifier.
Il allait falloir trouver un moyen de prendre soin d’elle,
sans pour autant trop s’impliquer.
Bien sûr, elle pouvait choisir de quitter le palais quand
bon lui semblerait, c’était son droit mais il voulait éviter cela
à tout prix. Son enfant et elle avaient besoin d’être
protégés.
En même temps, Nicolas savait qu’il ne pouvait pas la
garder ici. Après ce qui cs’était passé cette nuit, il était
devenu évident qu’il serait incapable de la tenir à distance.
Passant en revue plusieurs solutions, soudain, il sut qu’il
avait trouvé.
Sur ces entrefaites, Chauncy apparut avec un verre de
jus d’orange fraîchement pressé et le courrier du matin que
la chancellerie venait de traiter. Nicolas leva les yeux sur le
vieux serviteur, dans la famille depuis de nombreuses
années.
— Ah ! Chauncy. Je suis heureux de vous voir. J’ai
besoin que vous preniez quelques dispositions pour moi.
— Volontiers, Votre Altesse.
Le jeune prince expliqua son plan en quelques mots. Une
brigade devait être envoyée sur les bords du fleuve pour en
ratisser le terrain à la recherche de la valise de Marisa. Par
ailleurs, Chauncy avait vingt-quatre heures pour dénicher
une grande maison susceptible de recevoir plusieurs
pensionnaires.
— Ce que j’ai à l’esprit, c’est une belle maison ancienne,
avec plusieurs chambres, une grande pièce commune et
une cuisine.
Chauncy écoutait son maître, très droit, et seul un
imperceptible froncement de sourcil, trahissait son
étonnement.
— Puis-je me permettre de demander à qui cette
maison est destinée ?
— Bien sûr. J’envisage d’y héberger de jeunes mamans
en difficulté. On recruterait une sorte de gouvernante
générale, chargée de veiller à ce que tout se passe dans
les règles, une cuisinière aussi, je suppose, et une femme
de ménage…
Chauncy toussa discrètement.
A son tour, Nicolas haussa un sourcil.
— Oui ?
— Votre Altesse, je suis certain que vous pensez déjà à
certaines personnes en particulier. Si vous pouviez m’en
dire un peu plus long sur…
Nico se rasséréna. Il aurait préféré que tout cela reste
confidentiel mais c’était peu réalisable. Chauncy avait
certainement déjà deviné de quoi il retournait.
— Eh bien… Euh… je pensais à cette jeune femme,
Marisa. Il lui faut un endroit où aller. De cette façon, nous
pourrons veiller à ce qu’elle ait un suivi médical sans avoir
l’air de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas.
Chauncy semblait éprouver quelques réticences, qu’il
formula avec sa prudence habituelle.
— Votre Altesse, puis-je souligner que, aussi purs que
soient vos motifs, si les journaux à scandale s’emparent de
cette affaire, ils risquent de ne pas voir les choses du
même œil.
Nicolas leva un regard surpris, puis eut un rire sans joie.
— Bon sang ! Vous voulez dire qu’ils prétendront
aussitôt que je m’organise une maison close aux frais de la
nation !
— J’en ai bien peur, Votre Altesse.
Le prince jeta son journal sur la table avec un soupir.
— Bon. Retour à la case départ. Il va falloir trouver autre
chose.
— Si vous le permettez, Votre Altesse, j’ai une
suggestion.
— Oui ?
— Je connais un foyer pour jeunes femmes célibataires
qui arrivent dans la capitale pour y chercher un emploi.
C’est un endroit propre et bien tenu et je crois savoir qu’il y
aurait des disponibilités.
Nicolas dévisagea le majordome, stupéfait.
— Mais on dirait presque que vous connaissez
personnellement cet endroit.
— Effectivement, monsieur, dit Chauncy avec un petit
salut. C’est ma sœur qui le dirige.
— Votre sœur ? Depuis quand avez-vous une sœur ?
— Depuis toujours, monsieur.
Nicolas était médusé : il connaissait Chauncy depuis sa
naissance et l’aimait beaucoup, plus qu’un serviteur il avait
été l’ami et le confident du vieux roi. Comment se faisait-il
qu’il ait ignoré qu’il avait eu et avait encore de la famille ?
— Eh bien ! Ce pourrait être la solution à tous nos
problèmes. Quand pensez-vous que votre sœur pourrait
recevoir cette jeune femme ?
— Je peux la conduire là-bas dès aujourd’hui, Votre
Altesse.
— Oh ! Si vite !
A peine ces mots prononcés, Nicolas les regretta. Le
plus tôt serait le mieux. Une fois cette jeune femme en
sécurité, il n’aurait plus besoin de se soucier d’elle et
retrouverait sa liberté de pensée.
— Parfait. Voilà donc cette question résolue, et n’oubliez
pas de vous occuper de cette valise. Merci, Chauncy.
Quand le vieil homme eut pris congé, Nicolas se leva
d’un bond en se disant qu’il avait besoin d’un peu
d’exercice. Un bon footing dans le parc lui changerait les
idées.
***
Marisa fouilla dans la rangée de vêtements et jeta son
dévolu sur une jolie robe bain de soleil de couleur jaune.
Jamais elle ne portait ce genre de vêtement, du moins elle
le supposait, mais aujourd’hui c’était ce dont elle avait
envie. La pluie de la veille avait nettoyé la ville et le soleil
printanier brillait dans un ciel sans nuages.
De sa fenêtre, elle avait une jolie vue sur le parc et sur
les riches maisons du quartier résidentiel dans lequel se
trouvait le palais royal. Tandis qu’elle regardait les façades
des belles demeures de style néo-classique, elle crut
apercevoir la silhouette d’un homme qui se dissimulait
derrière l’un des gros platanes de la place. Elle attendit un
instant mais l’homme avait disparu. Voilà qui était
bizarre et peut-être même inquiétant.
La jeune femme nota qu’elle devrait parler au prince de
cet incident puis, haussant les épaules, retourna à sa
toilette.
Elle enfila prestement la robe et se regarda dans la
glace, aimant ce qu’elle y voyait. Son ventre rebondi était
quasi invisible sous les plis de la jupe et son buste était
mis en valeur par la coupe impeccable du vêtement. Elle
sourit à son reflet dans la glace. Tout cela était tellement
inattendu !
Avec un sursaut, elle s’insurgea, s’interdisant de se
mettre à apprécier ce mode de vie. Avant la fin de la
matinée, elle serait partie d’ici.
Mais en attendant elle mourait de faim et c’était une
occasion qui ne se renouvellerait pas de jeter un coup
d’œil au palais.
Ce qu’elle en vit l’éblouit. Les sols de marbre clair
étaient parsemés ici et là de merveilleux tapis orientaux, un
velours rouge sombre recouvrait les murs sur lesquels
s’alignaient les portraits de la famille, et les meubles
imposants étaient tous signés par des ébénistes de
renom.
Se sentant toute petite et très humble face à toute cette
splendeur, la jeune femme déambula dans les vastes
pièces pendant quelques minutes puis, suivant les
indications de Carla, trouva la salle du petit déjeuner. Un
couple d’un certain âge en sortait. Ils eurent l’air surpris de
la voir mais la saluèrent poliment avant de s’éloigner dans
l’antichambre.
— Ils ont dû me prendre pour une nouvelle employée qui
se serait égarée, pensa Marisa sans y attacher plus
d’importance.
Entrant dans la petite pièce éclairée par le soleil du
matin, elle se trouva devant un buffet somptueusement
garni.
Une grande table était dressée au centre de la pièce,
mais elle ne voulait pas risquer de rencontrer le prince. En
quelques gestes vifs, elle déposa quelques viennoiseries
sur une assiette, se servit une tasse de café d’une
cafetière fumante puis se dirigea vers les portes-fenêtres
qui donnaient sur le parc.
La poignée de la plus proche céda aisément sous sa
main et elle se retrouva à l’air libre, goûtant déjà sur sa
peau la chaleur modérée de cette belle matinée de
printemps. Elle se dirigea aussitôt vers le petit bois dont
elle pouvait apercevoir les premiers arbres, de l’autre côté
d’un étang et accéléra le pas, pressée de se retrouver
sous leur couvert.
Bientôt, elle foulait un sentier couvert d’aiguilles de pin
qui s’enfonçait dans le sous-bois avant de déboucher dans
une petite clairière où elle posa ses provisions sur un
rocher plat. Ensuite, elle descendit jusqu’au petit cours
d’eau dont le murmure frais l’attirait.
Quel endroit merveilleux ! On se serait cru loin de toute
civilisation, au fin fond d’une campagne riante. Levant les
yeux, elle regarda le ciel au-dessus des frondaisons. Qui
aurait cru qu’une ville ardente bruissait à quelques
centaines de mètres de cet endroit bucolique ? On
n’entendait que le vent dans les arbres et le chant des
oiseaux.
Ainsi qu’une voix amplifiée par un téléphone portable…
— Oh ! Non, s’exclama Marisa, reconnaissant la voix du
prince qui semblait venir dans sa direction.
Un peu paniquée, elle se dit qu’il n’était pas question de
reproduire la mésaventure de la veille au soir et, regardant
autour d’elle, elle repéra un gros buisson de
rhododendrons au milieu d’un petit îlot accessible par
quelques pierres traversant le ruisseau. En deux bonds elle
avait atteint son but et se blottissait dans son refuge, osant
à peine respirer.
Le prince apparut au détour du sentier, plongé dans une
conversation téléphonique animée. Vêtu d’une tenue de
sport, il paraissait bien différent de l’homme qu’elle avait
rencontré la veille. Un short noir moulait ses cuisses
musclées et son T-shirt mettait en valeur un torse bien
charpenté, aux pectoraux saillants. Elle avala
nerveusement sa salive. Chaque fois qu’elle le rencontrait,
Nicolas de Montenevada lui paraissait encore plus
séduisant.
Au moment où il s’apprêtait à la dépasser, le prince
s’arrêta net, le regard fixé sur le petit déjeuner abandonné
sur le rocher et haussa les sourcils. Interrompant sa
conversation, il ferma son téléphone et le rangea dans sa
poche puis avança jusqu’à la rive du ruisseau.
— Marisa, sortez de là ! Je vous vois très bien et, de
toute façon, vous avez laissé vos provisions en évidence.
Il secoua la tête, le regard moqueur, tandis qu’elle
émergeait de son buisson, le rouge aux joues.
— Pourquoi diable vous cachez-vous ?
Malgré son embarras, Marisa le défia du regard.
— Avec votre statut social, on aurait pu imaginer que
vous aviez bénéficié d’une meilleure éducation, lança-t-elle,
convaincue que l’attaque était souvent la meilleure
défense.
— Une meilleure éducation ? répéta-t-il, désarçonné.
— Oui. En rencontrant dans la forêt une demoiselle à
l’évidence désireuse de ne pas être vue, un véritable
gentilhomme aurait passé son chemin, ne croyez-vous
pas ?
Il secoua la tête, comme s’il ne savait quoi faire d’elle.
— Une vraie demoiselle ne se serait pas cachée dans
les buissons, remarqua-t-il avec bon sens. Sans compter
que vous pouviez vous être blessée… Une cheville foulée
ou que sais-je encore ! Vous semblez avoir un certain
talent pour vous mettre dans des situations difficiles.
— Je peux très bien me tirer d’affaire toute seule,
rétorqua Marisa, le feu aux joues.
Nicolas lui décocha un sourire qui fit bondir son cœur.
— Vraiment ? Sortez de là et donnez-moi la main. Je
n’ai pas de temps à perdre.
— Je peux très bien franchir ce gué toute seule, comme
je l’ai fait tout à l’heure, assura la jeune femme.
Mais elle considérait la première pierre, moussue et
vacillante, avec une certaine appréhension. Comment
diable avait-elle fait pour arriver jusque-là ? C’était un bien
grand saut et un seul faux pas suffirait à la faire tomber à
l’eau.
— Donnez-moi la main ! répéta Nicolas en se penchant
autant qu’il le pouvait sans risque. Vous ne voulez tout de
même pas que j’aille vous chercher et que je vous ramène
comme un vulgaire paquet ?
Le regardant dans les yeux, elle conclut qu’il parlait
sérieusement. Elle posa sa main dans la large main tendue
et traversa le gué sans problème mais, dès qu’elle l’eut
rejoint sur la rive, il s’écarta. Visiblement, il était aussi
désireux qu’elle de ne pas voir se répéter la scène de la
bibliothèque.
Hésitants, leurs regards se rencontrèrent puis s’évitèrent
tout aussi rapidement. Dieu sait pourquoi, Marisa en
éprouva une certaine contrariété.
— Comment vous sentez-vous ? Avez-vous bien dormi ?
— Très bien, merci.
Elle jeta un regard discret à son compagnon, admirant
sa longue foulée athlétique. A dire vrai, elle trouvait que tout
était trop parfait en lui et qu’il représentait l’archétype du
prince charmant dont rêvaient toutes les jeunes filles. Mais
tout cela n’était que pur fantasme.
— Votre mémoire vous est-elle revenue ?
Elle secoua la tête.
— Non.
Il ne fit aucun commentaire, mais elle était consciente de
son regard sur elle, sur sa jolie robe jaune. Elle aurait aimé
avoir l’audace de soutenir son regard, d’essayer de lire en
lui. Aimait-il ce qu’il voyait ?
Se secouant, elle refusa de laisser ses pensées prendre
cette dangereuse direction.
De nouveau, leurs yeux se rencontrèrent avant de se fuir.
— Avez-vous parlé avec Chauncy ? demanda-t-il en
expédiant du pied un caillou à deux mètres.
— Non.
Pourquoi lui demandait-il cela ?
Concentrant son attention sur un pivert qui s’activait sur
le tronc d’un pin, elle ajouta :
— Pourquoi ?
Le prince s’éclaircit la gorge puis dit très vite :
— Lui et moi avons pris des dispositions vous
concernant.
Le sang de la jeune femme ne fit qu’un tour. Comment
avait-il osé ? Cette fois, elle le regarda bien en face.
— Vraiment ? Et il ne vous est pas venu à l’esprit de me
demander mon avis d’abord ? Ni que j’avais peut-être déjà
pris mes dispositions moi-même ?
Elle respira un grand coup, refusant de se donner en
spectacle une fois de plus.
— J’apprécie sincèrement que vous vous donniez tout
ce mal pour moi, mais je vous ai déjà dit que je devais
partir. Aussitôt mon petit déjeuner…
— Votre petit déjeuner !
Pivotant sur lui-même, il jeta un coup d’œil à la tasse de
café qui refroidissait sur la roche plate qui lui servait de
table.
— Je crois qu’il ne vous reste plus qu’à vous en servir un
autre. Mais soyez un peu plus attentive à ce que vous
choisissez. Une femme enceinte doit se nourrir de manière
plus équilibrée…
Marisa ne put retenir un haussement d’épaules.
— Que savez-vous du régime des femmes enceintes ?
En voyant l’expression d’animal blessé qui traversa son
regard, Marisa comprit qu’elle n’aurait jamais dû poser
cette question. Cependant, le portable de Nicolas sonna et,
avec un juron, il s’éloigna pour y répondre, mais, avant de
prendre la communication, il lui lança par-dessus son
épaule :
— Si je ne vous revois pas d’ici votre départ, je veux
seulement vous dire que…
Après une hésitation marquée…
— J’ai été ravi de faire votre connaissance, lança-t-il
avec un petit salut guindé. Bonne chance pour la suite.
Et il s’éloigna à grands pas sans attendre sa réponse.
Marisa le regarda s’éloigner en se mordillant
nerveusement la lèvre, en proie à un intense sentiment de
déception.
En fait, il venait de lui donner son congé, n’est-ce pas ?
Eh bien ! C’était comme si c’était fait.

***
Une demi-heure plus tard, le prince Nicolas, douché et
changé, s’apprêtait à rencontrer le Premier ministre. Il
aurait dû avoir l’esprit concentré sur cette importante
entrevue mais ne pouvait chasser de ses pensées sa
mystérieuse visiteuse d’un soir.
Tout son être était attiré vers elle et la faim quasi
primitive qu’elle lui inspirait lui donnait l’impression de
tourner comme un lion en cage.
— Pas d’inquiétude, dit-il à son reflet dans la glace.
Cette histoire ne sera bientôt plus qu’un souvenir.
Chauncy allait l’informer de sa prochaine destination
d’une minute à l’autre et, quand il en aurait terminé avec sa
réunion de travail, Marisa serait partie, pour toujours…
Désorienté, il se demanda pourquoi cette perspective lui
était aussi douloureuse, c’était pourtant bien ce qu’il avait
voulu, non ?
A cet instant, il ne rêvait que de retourner dans sa salle
de gym pour épuiser son corps dans des exercices
physiques. Si seulement il pouvait se sortir de la tête la
jolie Marisa !
D’un pas impatient, il se rendit jusqu’à la terrasse et se
pencha sur la balustrade. Bien entendu, elle était là, se
promenant dans la roseraie, et sa robe jaune ressemblait à
une tache de soleil parmi les fleurs. Conscient qu’il aurait
dû battre en retraite, il s’en sentit cependant incapable en
songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il la
voyait. Elle marchait avec une grâce de danseuse, son
visage expressif levé vers le ciel, ses longues jambes
foulant le sol avec une légèreté d’oiseau. Toute sa vie il
garderait cette image au fond de sa mémoire. Il n’aurait
qu’à fermer les yeux et il verrait, immortalisée à jamais,
cette femme qu’il aurait pu aimer.
Il se détourna soudain avec un haussement d’épaules.
Pour l’heure, le Premier ministre l’attendait.
Le nœud de sa cravate était presque parfait quand Carla
fit irruption dans sa chambre en agitant des documents.
— Mauvaises nouvelles ! s’exclama-t-elle, les joues
enflammées et les yeux étincelants de colère. La lingère a
trouvé cela dissimulé dans les vêtements de Marisa.
Nicolas jeta un regard étonné mais encore distrait sur les
papiers que sa sœur étalait sur sa commode. Ils avaient la
patine ancienne des vieux parchemins et étaient couverts
d’étranges symboles. On aurait pu croire qu’ils sortaient
tout droit d’un puits ou d’un souterrain oublié. Il en effleura
un du doigt, s’attendant à le voir tomber en morceaux.
— Comment cela, dissimulé dans ses vêtements ?
— Dans l’ourlet de sa robe. Il était en partie décousu et
la domestique a découvert ceci. C’est absolument
incroyable ! Quand je pense que toute cette histoire
d’amnésie était un coup monté !
Levant les yeux, le jeune prince affronta sa sœur du
regard.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
— C’est pourtant clair comme de l’eau de roche. Ta
ravissante invitée n’est finalement qu’une sale petite
espionne envoyée par nos ennemis.
6.
— Tu crois réellement que Marisa est une espionne ?
Quelles preuves as-tu pour affirmer une chose pareille ?
— Mais il suffit d’ouvrir les yeux ! Regarde ces papiers.
Nicolas secouait la tête, sceptique.
— Franchement, je ne suis pas d’accord avec toi.
— C’est parce que tu ne veux pas comprendre, insista
Carla, exaspérée. Cette fille est arrivée ici en prétextant
qu’elle était une pauvre victime, qu’elle avait perdu la
mémoire suite à une agression, et maintenant nous
trouvons des documents secrets cachés dans ses
vêtements ! Tu ne peux quand même pas affirmer que ses
intentions sont claires ? En tout cas Chauncy, lui, est
certain d’avoir lu dans son jeu.
— Parce que Chauncy a vu ces papiers ?
— Oui, il était avec moi quand la lingère est venue me
voir et ne doute pas une seconde que cette fille est une
espionne. Nous avons exigé le silence de la domestique
mais je ne me fais pas d’illusions : l’affaire aura déjà
circulé dans tout le palais avant la nuit.
Décochant un regard batailleur à son frère, la jeune
femme conclut :
— Alors, qu’allons-nous faire d’elle ?
Nicolas réfléchissait, regardant toujours les documents.
La situation paraissait délicate, mais de là à crier à la
trahison !
— A ton avis ?
— Mais il faut l’arrêter immédiatement, bien sûr.
Il fronça les sourcils.
— Sous quel chef d’accusation ?
— Vol de documents secrets ou quelque chose de ce
genre.
— Quels documents secrets et à qui les aurait-elle
dérobés ? Les avais-tu déjà vus ?
Sous ce feu roulant de questions, Carla haussa les
épaules.
— En tout cas, elle les avait sur elle.
— Et depuis quand est-ce un crime ?
— Mais tu peux décréter que c’en est un quand tu le
veux, n’est-ce pas ? Après tout, quand Dane est hors du
royaume, c’est toi qui as les pleins pouvoirs.
— Carla, protesta Nicolas, nous nous efforçons d’établir
dans ce pays des lois justes, en lesquelles nos concitoyens
puissent avoir confiance. Si nous nous mettons à édicter
des décrets lorsque cela nous convient, il ne nous reste
plus qu’à jeter au feu notre nouvelle constitution.
Il se détourna de sa sœur, réalisant soudain que l’affaire
pouvait devenir plus grave qu’elle ne le paraissait au prime
abord. Il respecterait les lois au pied de la lettre, bien sûr,
mais s’il s’avérait qu’il devait livrer Marisa aux forces de
l’ordre ? Tout en lui se rebellait à cette idée, il ne pouvait
tout simplement pas croire que la jeune femme les avait
trahis.
Bien sûr, il y avait eu cet incident dans le parc. Que
faisait-elle tout à l’heure, accroupie dans les buissons ?
Essayait-elle de surprendre l’une de ses
conversations téléphoniques ? Il chercha à qui il pouvait
bien parler à ce moment-là. Ah oui ! L’ambassadeur grec.
Aucun secret d’Etat n’avait été révélé au cours de cette
conversation, mais peut-être attendait-elle de voir quel
serait son prochain interlocuteur ?
Chassant cette dérangeante pensée, Nicolas décrocha
l’Interphone.
— Chauncy, annulez mon rendez-vous avec Grieg, s’il
vous plaît. Dites-lui que je le rappellerai plus tard et
envoyez-moi Trendyce, de notre service de sécurité.
— Tout de suite, Votre Altesse. Que devient notre projet
d’envoyer votre protégée chez ma sœur ?
Tout en répondant, Nicolas remarqua l’expression
hagarde de son visage dans le miroir.
— Nous allons devoir le remettre à plus tard mais cela
reste une solution envisageable, dites-le bien à votre sœur.
— Comme vous voudrez, Votre Altesse.
Carla, qui s’était allongée sur le lit, intervint dès qu’il eut
achevé sa conversation avec le majordome.
— Alors ?
— Je vais charger Trendyce de transmettre ces
documents à notre service de décodage, expliqua Nicolas.
— Très bien, et la police ?
Nicolas se retourna pour regarder sa sœur. Son
expression jeune et naïve prouvait bien que, pour elle, tout
cela ressemblait à un jeu, mais elle ne semblait pas en
mesurer la portée.
— Carla !
— Un petit séjour en prison lui rafraîchira les idées, peut-
être même retrouvera-t-elle la mémoire. Je viens juste de
terminer une histoire de l’Angleterre médiévale. Jadis, les
espions étaient enfermés dans des cachots sans lumière
et durement châtiés.
Nicolas secoua la tête.
— Non, pas de prison : cette jeune femme est enceinte,
Carla !
— Et si c’était un coup monté, ça aussi ? Une astuce
pour gagner tes bonnes grâces ?
— Le Dr Zavier a confirmé la grossesse et elle ne cesse
de nous répéter qu’elle veut s’en aller.
Carla eut une moue.
— Peuh ! Encore un truc pour te manipuler, rétorqua-t-
elle en bondissant sur ses pieds. Crois-moi, il faut
enfermer cette fille dans le donjon.
— Mais nous n’avons pas de donjon ! Celui de l’aile
gothique du palais a été rasé.
— Si. Il en existe un dans la prison d’Elmgore.
Nicolas secoua la tête, médusé : finalement, sa sœur
n’était encore qu’une grande enfant qui avait lu trop de
romans.
— Dane et moi souhaitons construire un Etat moderne,
Carla. Nous ne sommes plus dans l’Angleterre médiévale.
— Nous devrions.
De nouveau, Nicolas la dévisagea ; il avait envie de rire,
mais la situation n’avait rien d’amusant.
Depuis quelques minutes, un poids oppressait sa
poitrine et les choses n’allaient pas s’arranger, il le
pressentait.

***
Marisa comprit tout de suite qu’il se passait quelque
chose d’anormal. La gentille et amusante Carla de la veille
avait complètement disparu, remplacée par une jeune
femme au regard dur et à la bouche serrée.
Que s’était-il passé ?
Etait-ce parce qu’elle avait refusé le plan concocté par
Nicolas avec l’aide de Chauncy ? Elle pouvait les
comprendre, ceci dit, c’était un moyen convenable pour se
débarrasser d’elle. Personne ne pourrait les accuser de
l’avoir abandonnée à son triste sort.
C’était après la courte confrontation qu’elle avait eue
avec Chauncy que tout le monde au palais avait
commencé à lui faire grise mine, mais l’attitude de Carla
l’avait particulièrement étonnée. La jeune femme, qui
s’était montrée si amicale, se comportait maintenant
comme si Marisa était son ennemie personnelle. C’était
très décevant et, d’une certaine manière, Marisa se sentait
trahie.
Après tout, cela ne changeait rien, elle avait l’intention de
s’en aller et c’est ce qu’elle allait faire. Il fallait juste qu’elle
voie le prince avant de partir.
Errant dans le palais, elle se demandait où pouvaient
bien se situer ses appartements, quand elle le rencontra
dans l’escalier principal.
— Marisa, dit-il en s’arrêtant sur la marche supérieure.
— Prince Nicolas, répondit-elle en écho, en cherchant à
lire sur son visage s’il était dans les mêmes dispositions
qu’une heure plus tôt.
— J’allais justement vous faire demander.
— Je n’en suis pas surprise. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Le regard du prince fut traversé d’une ombre que Marisa
prit pour de la suspicion et cela lui fit mal, plus qu’elle ne
l’aurait imaginé. Habillé en tenue de ville, il se disposait
visiblement à sortir et ressemblait maintenant à l’image
que l’on se fait d’un prince régnant, froid, détaché, officiel. Il
n’était pas possible qu’un homme tel que celui-là l’ait
embrassée.
— A quoi faites-vous allusion ? demanda-t-il d’une voix
assourdie.
— Jusqu’à ce matin, j’étais une invitée, et maintenant
tout le monde dans ce palais me regarde comme une
ennemie.
Perdant soudain sa superbe, Marisa conclut sa phrase
en balbutiant :
— Je vous en prie, expliquez-moi. Que s’est-il passé ?
Le regard distant, il se remit à descendre les marches.
— Suivez-moi, je vais vous montrer.
Elle le suivit, le cœur battant, la peur lui étreignant
maintenant la poitrine. Après tout, elle ne savait rien sur
elle-même. Et si elle avait vraiment fait quelque chose de
mal ? Commis un crime ? Si elle faisait vraiment partie du
camp ennemi ? Comment pourrait-elle se défendre si elle-
même ignorait la réponse à toutes ces questions ?
Le prince la conduisit dans la bibliothèque et, repoussant
les livres et les papiers qui encombraient le bureau, sortit
une chemise d’un tiroir fermé à clé puis, d’une main
nerveuse, il étala les documents qu’elle contenait sur la
surface polie.
— Voilà ce qui s’est passé, dit-il en se reculant pour que
la jeune femme puisse mieux voir.
Marisa se pencha sur la table. On aurait dit des
documents très anciens, couverts d’étranges symboles.
Quelques fugitives secondes, ce spectacle éveilla en elle
un lointain signal d’alarme et son pouls s’accéléra. Elle
regarda plus attentivement les feuillets jaunis. Se rappelait-
elle quelque chose ? Rien de précis n’émergeait du puits
sans fond de son cerveau.
Elle se tourna vers Nicolas.
— De quoi s’agit-il ?
Il la dévisagea un instant avant de répondre.
— Vous ne les reconnaissez pas ?
— Non. Le devrais-je ?
Il fouilla encore son regard puis haussa les épaules.
— Ces documents étaient cousus dans l’ourlet de votre
robe.
— Cousus dans ma…
Elle resta un instant figée puis se rebella.
— Et de quel droit fouillez-vous mes vêtements ?
— L’un de mes domestiques était en train de les
nettoyer, rétorqua-t-il d’une voix dure. Mon personnel est
formé pour détecter toute sorte d’espionnage.
Marisa se sentit défaillir.
— De l’espionnage ?
— Oui.
— Comme c’est amusant ! dit-elle avec un rire sans joie.
Moi qui pensais que vous alliez m’accuser d’avoir volé
l’argenterie !
— Marisa, cette affaire est très grave, à votre place, je
n’en rirais pas.
Marisa regarda de nouveau les documents puis,
secouant la tête, elle déclara avec toute la sincérité dont
elle se sentait capable :
— Je vous jure que je ne sais pas ce que sont ces
documents.
— Vous ne les avez jamais vus ?
Elle fit un geste de dénégation.
— Pas que je me souvienne, répondit-elle tristement.
Le regard de Nicolas s’assombrit.
— Ah oui, bien sûr ! Toujours cette histoire de mémoire
défaillante. Comme c’est commode !
Marisa se retint pour ne pas laisser éclater sa colère. Sa
situation était périlleuse, elle en était parfaitement
consciente.
— Croyez-moi, si je pouvais immédiatement me
débarrasser de cette… de ce handicap, je le ferais.
De nouveau, Nicolas la dévisagea longuement puis se
détourna.
— J’ai contacté nos services secrets qui vont s’employer
à déchiffrer ces signes, annonça-t-il en se dirigeant vers la
porte-fenêtre, les mains dans ses poches. Je vous ferai
savoir où en sont les recherches.
Se sentant congédiée, Marisa décida cependant de
tenter sa chance, elle avait besoin de connaître le sort qui
lui était réservé.
— Qu’en est-il du projet que vous avez concocté,
Chauncy et vous, pour vous débarrasser de moi ?
Il fit aussitôt volte-face.
— Oubliez cela, la situation a changé et vous restez au
palais pour le moment. Nous statuerons sur votre sort une
fois que la situation sera éclaircie.
— Quelles sont les options, ensuite ?
— Cela dépend du rapport qui me sera fait, répondit le
prince sans la regarder.
Marisa était de plus en plus inquiète. Si elle était une
espionne, pouvait-elle être considérée comme un traître à
la patrie ? Et dans ce cas quel sort réservait-on aux traîtres,
dans la nouvelle constitution ? Devait-elle songer à
s’évader ?
Cela semblait plus qu’évident.
La jeune femme sentit désespérément le besoin d’un
allié, malheureusement, le seul homme qui aurait pu jouer
ce rôle était celui-là même qui venait de l’accuser.

***
A la fin de l’après-midi, Marisa n’était plus que l’ombre
d’elle-même. Durant des heures, elle avait attendu,
enfermée dans sa chambre, qu’on l’appelle pour le verdict,
incapable de manger, de lire, ou même de réfléchir
correctement.
Le seul signe positif, dans toute cette affaire était qu’elle
ne croyait pas une seconde à cette hypothèse d’espionne.
Ecouter aux portes n’était pas un talent qui lui semblait inné
chez elle. Comment quelqu’un d’aussi étourdi, d’aussi peu
réaliste qu’elle pourrait-il espionner les gens ?
Une jeune domestique lui avait apporté un repas qu’elle
n’avait pas touché malgré son aspect appétissant. Il y avait
des livres à sa disposition et une télévision dans un angle
de la chambre, mais elle ne parvenait pas à penser à autre
chose qu’à l’accusation qui pesait sur elle. Elle avait
l’impression de se battre contre des fantômes.
Finalement, quelqu’un frappa à la porte.
— Marisa, c’est moi.
Nicolas !
Bondissant de son lit, le cœur battant, Marisa se mit à
tourner sur elle-même comme une bête affolée, comme si
elle avait des objets compromettants à dissimuler, mais il
n’y avait que la robe jaune soigneusement pliée sur le
dossier d’une chaise. Elle avait de nouveau enfilé la tenue
de jogging, qui n’avait rien de séduisant ; aussi s’assit-elle
de nouveau sagement sur le lit et s’apprêta-t-elle à faire
front.
— Alors ? demanda-t-elle dès que le prince eut mis le
pied dans la pièce. Suis-je une criminelle ?
Il l’observa une longue minute, les mains sur les hanches.
Il avait retiré sa veste et sa cravate, et le col de sa chemise
blanche était largement ouvert. Malgré elle, la jeune femme
se demanda d’où il tirait la belle couleur hâlée de sa peau
puis se rappela qu’il aimait prendre de l’exercice en plein
air.
— Notre équipe spécialisée dans le décodage a
travaillé tout l’après-midi mais ils n’ont rien trouvé. Etes-
vous sûre que vous ne pouvez leur fournir aucun indice ?
Marisa lui décocha un regard noir.
— Je vous ai déjà dit que je n’avais jamais vu ces
documents.
— Je veux bien vous croire mais ils étaient dissimulés
dans l’ourlet de votre robe. Je suis au regret de devoir vous
informer que, jusqu’à démonstration de votre innocence,
vous êtes assignée à résidence dans ce palais, et sous
haute surveillance.
Marisa ferma un instant les yeux.
— Oui, bien sûr, je comprends.
Elle se sentait épuisée, vidée de toute son énergie et
totalement incapable de se défendre. Si seulement elle
savait contre quoi ou contre qui elle se battait !
— Vous voyez pourtant que vous me mettez dans une
impasse. Comment puis-je me défendre, trouver qui je suis
si je suis enfermée ici ?
Ravalant ses larmes, elle poursuivit d’une voix sourde :
— Je suis sûre que tout ceci est illégal, la loi est
certainement de mon côté. Peut-être devrais-je faire appel
à la justice. Il doit bien y avoir moyen de contacter un
avocat ?
Il fit une petite grimace.
— Ne comprenez-vous pas, Marisa ? La justice
fonctionne au ralenti, en ce moment. Tout est en plein
bouleversement. Le Parlement travaille jour et nuit pour
établir une nouvelle constitution en faveur d’une réelle
démocratie. En attendant, la loi, c’est moi.
— Je n’ai aucun recours ? Vous pouvez faire ce que
vous voulez de moi ?
Nicolas faillit sourire. Il fallait bien reconnaître que plus
Marisa était bouleversée, plus elle était désirable. Le
palais abritait peut-être un serpent dans son sein, mais
Dieu que cette vipère était belle !
En fait, il mourait d’envie d’embrasser cette bouche
tentatrice.
— Pour le moment, oui. Il y aura peut-être des suites
indésirables, mais je me sens suffisamment dans mon bon
droit pour y faire face.
— Oh !
Fermant les yeux, Marisa joignit les mains, le visage figé
en un masque tragique et les larmes se mirent à couler sur
ses joues.
Dans un élan irrépressible, Nicolas vint s’asseoir à côté
d’elle.
— Je comprends votre désarroi, Marisa, mais laissez-
moi vous faire un petit cours d’histoire, vous verrez mieux
quels sont les enjeux de toute cette affaire. La maison des
Montenevada a gouverné ce pays pendant plus de six
cents ans avant que les Acredonna ne s’emparent du pays
avec l’aide du parti national. Leur règne a duré cinquante
ans et il nous a fallu cinq ans de guerre acharnée pour
reconquérir le trône. Nous nous sommes battus, non pas
parce que nous considérions que ce pays nous appartenait
de droit divin, mais parce que les nationaux menaient le
pays à la ruine pour servir leurs intérêts.
Marisa écoutait attentivement et il ne put s’empêcher de
repousser doucement une mèche de cheveux qui
dissimulait son beau regard sombre.
— Maintenant que nous avons gagné, reprit-il, nous
devons consacrer toutes nos forces à refaire de ce pays un
endroit où il fait bon vivre, mais nous gardons beaucoup
d’ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. D’autres
combats, à visage caché, sont à venir, nous le savons,
c’est pourquoi nous devons avoir une surveillance sans
faille. La moindre négligence peut devenir notre talon
d’Achille.
Elle était restée silencieuse, la tête penchée, ses
cheveux dissimulant en partie son visage et, lorsqu’elle le
regarda enfin, ses yeux étaient remplis de larmes.
— Marisa…
— Oh ! Nicolas, murmura-t-elle, la bouche tremblante. Je
ne peux même pas jurer que je ne suis pas l’un d’eux, que
je ne fais pas partie de vos ennemis parce que… je ne
sais pas qui je suis.
De tout son corps et de toute son âme, il la croyait. Si
cette femme lui mentait, c’était vraiment une excellente
comédienne parce qu’il était prêt à tout pour l’aider à se
sortir du piège dans lequel elle était enfermée.
Avant même d’avoir conscience de ce qu’il faisait, il
l’attira contre lui et se mit à l’embrasser, buvant les larmes
tièdes de ses baisers, murmurant des paroles de réconfort
à son oreille. Il la sentit vibrer de la même émotion.
Très rapidement, leur étreinte s’affola et, quand elle
entrouvrit les lèvres, il s’empara de sa bouche et resserra
son étreinte. Entre ses bras, elle était si vivante, si forte
malgré sa faiblesse, et elle répondait à ses baisers avec
une fougue à laquelle il ne s’attendait pas.
Cambré contre lui, son corps avait faim de ce qu’il offrait
et ne le cachait pas. Celui de Nicolas se tendit comme un
ressort, prêt à prendre ce qu’on lui offrait, à la faire sienne
tout entière.
Ce qui allait arriver semblait inéluctable ; cependant il
savait qu’il ne le fallait pas et, le souffle court, il la repoussa
doucement, furieux contre lui et contre le destin qui l’avait
mis sur le chemin de cette femme.
La tenant à bout de bras, il la regarda bien en face,
s’attendant à des reproches, mais Marisa souriait.
— Oh ! s’exclama-t-elle avec un sourire émerveillé.
Les mains sur ses flancs, elle eut un rire très doux.
— Nicolas ! Je sens le bébé ! Oh ! Mon Dieu ! Je le sens
bouger.
Elle avait visiblement oublié ce qui venait de se passer,
mais comment lui en vouloir ? Il baissa les yeux sur les
flancs arrondis de la jeune femme, sur ses mains fines qui
frémissaient et, soudain, lui aussi se surprit à sourire.
— Est-ce la première fois ?
— Oui, du moins la première fois où je suis sûre que
c’est le bébé. Comme c’est drôle ! On dirait que je suis
envahie par un vol de papillons !
Elle rit, les yeux dans les siens, comme si elle l’invitait à
partager sa joie.
— Posez votre main ! Là ! Ne le sentez-vous pas ?
Il ne sentit rien, mais quelle importance ? Au moment où
sa main se posa sur le ventre de la jeune femme, il éprouva
un sentiment d’intimité qu’il n’avait jamais ressenti avec
une autre femme. Andrea et lui n’avaient pas eu le temps
de parvenir à ce stade de la grossesse et il se sentit triste
à l’idée que sa femme n’ait jamais senti leur enfant
bouger !
Maintenant, il savait qu’il lui serait difficile de garder ses
distances, il allait devoir couper toute relation avec elle, et
le seul moyen était de résoudre le mystère qu’elle
représentait.
En attendant, il fallait se mettre à l’œuvre.
Avec difficulté, il parvint à effacer de son esprit ce qui
venait de se passer entre eux et, en quelques mots, lui fit le
point sur la situation.
— Marisa, j’ai envoyé des hommes fouiller tout le
quartier du fleuve pour retrouver votre valise. Ils y ont passé
la journée en vain, par contre ils ont trouvé ceci.
Il alla ouvrir la porte, prit sur le sol un grand sac de daim
beige qu’il y avait laissé et le posa sur une chaise, juste en
face d’elle.
— Le reconnaissez-vous ?
S’en emparant, Marisa le regarda longuement avant de
l’ouvrir, tirant des fermetures Eclair, fouillant toutes les
poches, dans l’espoir de trouver le moindre indice sur son
identité, mais il était complètement vide.
Se levant, elle passa le sac en bandoulière et fit
quelques pas, indécise.
— Ce sac me semble familier, comme s’il avait toujours
été là, accroché à mon épaule, dit-elle, l’air d’une bonne
élève, désireuse de bien faire. Je l’aime bien. Il pourrait
très bien m’appartenir.
Elle ajouta, une lueur d’angoisse dans les yeux :
— Mais je ne m’en souviens pas. Pourquoi ?
Nicolas, qui l’observait attentivement, ne douta pas une
seconde qu’elle disait la vérité.
— J’ai fait appel à un psychiatre berlinois, spécialiste
des problèmes d’amnésie. Il sera là demain.
Elle eut l’air stupéfaite.
— Juste pour me voir ?
— Bien sûr. Qui d’autre souffre d’amnésie, dans ces
murs ?
— Je ne pensais pas avoir une telle importance.
L’autodérision perçait dans sa voix, mais un sourire
flottait sur ses lèvres et, de nouveau, il eut envie de
l’embrasser, de la caresser, de lui faire l’amour pendant
des heures.
Il était grand temps qu’il prenne congé.
7.
— Nous allons la garder ici.
Au cours de son entretien avec Carla, quelques minutes
plus tard, Nicolas se montra ferme.
Carla le dévisagea, stupéfaite.
— Comment ? Ici, au palais ?
— Oui, pas question de la jeter au fond d’une oubliette.
— Pas de prison ? Mais dans ce cas Chauncy n’a-t-il
pas dit que sa sœur…
Le prince leva une main impérieuse.
— Je ne crois pas que cette jeune femme soit coupable,
Carla. Le Dr Stein, de Berlin, va venir l’examiner. Par
ailleurs, selon nos services spéciaux, décrypter les
documents risque de prendre des semaines et il faut que
nous l’ayons sous la main au cas où ils découvriraient quoi
que ce soit. Point final.
Carla le dévisagea, comme prise d’une soudaine
inspiration.
— Ne me dis pas que tu es tombé amoureux d’elle ?
— Non, bien sûr que non.
Lui-même put percevoir à quel point ses mots sonnaient
faux.
Carla, du reste, ne fut pas dupe.
— Mais c’est de la folie ! Elle est peut-être mariée.
Cette réflexion le fit tiquer, tout en lui rejetait cette
éventualité.
— Je croyais que tu pensais le contraire.
— Franchement, je n’en ai aucune idée. Après tout, elle
est enceinte, il y a donc eu quelqu’un dans sa vie. S’il
s’avère qu’elle est mariée et que tu es tombé amoureux…
— Je ne suis pas tombé amoureux, coupa-t-il, exaspéré.
En vérité, il était certes tombé sous le charme, mais il ne
s’agissait pas de grands sentiments. Il savait ce qu’était
l’amour, il n’en était pas question ici.
Carla eut l’air sceptique mais, bonne joueuse, feignit de
le croire.
— Tant mieux parce que cela aurait pu t’attirer de gros
ennuis. Imagine que ce soit une espionne…
— Non, Carla ! Tu ne vas pas recommencer !
Rieuse, elle vint l’embrasser.
— Je suis désolée, petit frère. Alors, comment allons-
nous nous organiser ? As-tu l’intention de l’enfermer dans
sa chambre ? De mettre une sentinelle devant sa porte ?
Il ne put s’empêcher de sourire devant l’imagination
mélodramatique de sa cadette.
— Non, Carla. C’est beaucoup plus simple. Je vais te la
confier.
— Je te demande pardon ?
— Tu as parfaitement entendu.
Plus il y pensait, plus la solution qu’il venait de concevoir
lui plaisait.
— Marisa restera ici en tant qu’invitée et tu seras
chargée de garder un œil sur elle. Vous vous tiendrez
mutuellement compagnie, en quelque sorte.
Carla ouvrit la bouche, mais pas un mot n’en sortit. Elle
paraissait mi-effrayée par cette perspective, mi-séduite.
— Mais…
— Fais comme si vous étiez enfermées toutes les deux
dans cette tour dont tu parlais tout à l’heure et que c’était
toi qui en détenais la clé.
Cette fois, elle était conquise.
— Oh !… Pourquoi pas, finalement ?
Oui, pourquoi pas ? Cela pourrait marcher pour tout le
monde, sauf pour lui qui devrait garder constamment ses
distances. Libre de se promener dans le palais, Marisa
serait une constante tentation et il lui faudrait des trésors
d’imagination pour l’éviter.
Peut-être serait-il bon qu’il s’invente quelques
obligations à l’étranger ?
Mais tout cela était secondaire, son frère et lui avaient un
pays à reconstruire.
***
Marisa tournait en rond dans sa chambre, cherchant
assez de courage en elle pour descendre dîner. C’était
l’heure du repas, mais elle ignorait quel accueil on allait lui
réserver.
Elle venait de se décider à ouvrir la porte quand Carla fit
son entrée.
— Bonsoir, dit-elle, ses grands yeux pleins d’hésitation.
Puis-je entrer ?
Le sourire de Marisa, en accueillant la jeune femme,
n’était pas aussi chaleureux qu’auparavant, mais, si Carla
était prête à faire amende honorable, elle n’allait pas lui
faire grise mine.
Avec un gros soupir, Carla vint jusqu’à elle.
— Nico m’a envoyée vous dire que nous vous attendions
pour le dîner.
Le cœur de Marisa s’accéléra : après tout, il aurait pu
envoyer Chauncy ou n’importe quelle soubrette. Qu’il ait
choisi sa sœur était plutôt bon signe.
— Merci, répondit-elle sincèrement.
Carla s’humecta nerveusement les lèvres et, se
redressant, déclara :
— Je tiens également à m’excuser pour ce matin, j’ai été
très désagréable, je le sais. Je suggère que nous fassions
une trêve jusqu’à ce que nous découvrions la vérité.
D’accord ?
Elle la regardait, dans l’expectative, et Marisa sourit.
— J’en serais ravie.
Carla faillit battre des mains comme une enfant, mais se
ressaisit et annonça, l’air grave :
— Mais je vous préviens, si nous découvrons que,
finalement, vous êtes vraiment une espionne, je vais vous
haïr.
Marisa eut un demi-sourire.
— Si j’apprends que je suis une espionne, je vais me
haïr moi-même,
Carla rit et, impulsivement, serra sa compagne dans ses
bras. Quand elles arrivèrent devant la salle à manger, elles
étaient redevenues amies et bavardaient gaiement.
En entrant dans la vaste pièce, Marisa embrassa du
regard les tableaux monumentaux qui ornaient les murs,
pour la plupart des nus du XVIIe siècle dans le style de
Rubens. Sur l’immense table de merisier miroitait
l’argenterie des couverts, et la lumière des lustres jouait
dans le cristal des verres à pied. Plusieurs bouquets de
fleurs blanches ponctuaient la longue surface cirée.
Seuls les deux tiers de la table étaient occupés par les
convives, pourtant au nombre d’une douzaine. Marisa
chercha le prince du regard mais il n’était pas là.
Elle identifia quelques parents plus âgés et le couple
qu’elle avait rencontré au petit déjeuner. Elle salua à la
ronde et fut présentée à deux jeunes cousins de Belgrade
qui séjournaient au palais pendant qu’ils suivaient leurs
études à l’université récemment rouverte.
Tandis que les deux jeunes femmes s’installaient, une
femme d’une cinquantaine d’année, vêtue avec goût,
annonça que le prince Nicolas avait été appelé en ville
pour affaires et qu’il ne les rejoindrait pas pour le dîner.
Marisa, submergée par la déception, sentit le feu lui
monter aux joues et se réprimanda silencieusement. Si elle
attachait déjà une telle importance à leur relation, il était
grand temps qu’elle reprenne sa liberté. Bien sûr, il l’avait
embrassée, mais tout le monde savait que les jeunes
princes aimaient à butiner et, quant à elle, elle n’était peut-
être qu’une espionne. A quoi bon bâtir des châteaux en
Espagne ?
Affichant un sourire poli, Marisa se concentra sur son
assiette, refusant de montrer sa déception. A défaut d’avoir
une identité, elle avait son amour-propre, n’est-ce pas ?

***
Le Dr Stein arriva au palais le lendemain matin comme
prévu et ausculta rapidement Marisa, se concentrant
surtout sur sa santé mentale. Même si elle était néophyte
en la matière, les questions qu’il lui posa semblèrent à la
jeune femme tout à fait éloignées du sujet. Sa conclusion
fut qu’elle avait besoin de beaucoup de repos et de calme
et que la mémoire lui reviendrait peu à peu dans les
semaines à venir. Il prit enfin congé, non sans lui avoir
promis de rester en contact avec elle.
En sortant de cette consultation, Marisa eut l’impression
qu’elle n’avait pas avancé d’un pas.
Dans la matinée, elle n’aperçut que de loin Nicolas et
apprit par Carla qu’il avait plusieurs entretiens avec les
hauts fonctionnaires du gouvernement.
A la fois déçue et soulagée, elle aida Carla à couper des
fleurs dans le jardin pour décorer les grands salons de
réception, les vastes halls et quelques antichambres, puis
passa un peu de temps seule dans le petit bois. Dans la
bibliothèque, elle découvrit une magnifique collection de
livres d’histoire et, contre toute attente, plusieurs livres de
cuisine anciens.
A la fin de la journée, elle avait lié connaissance avec
presque tous les autres résidents du palais, ainsi que
quelques amis en visite.
D’abord, elle rencontra lady Julia, la sœur cadette du feu
roi, qui, remplaçant la reine défunte, jouait le rôle de
maîtresse de maison, organisant les réceptions, les visites
et servant de chaperon à Carla quand cela était
nécessaire. L’oncle Sergei, du côté de la reine mère cette
fois, passait beaucoup de temps à errer dans les
vestibules et autres corridors, à la recherche d’un
partenaire pour jouer aux échecs. Quant à la multitude de
nièces et de neveux, leur principal sujet de conversation
tournait autour de la fameuse cousine Nadia à qui Marisa
avait emprunté ses vêtements.
— Nadia joue avec le feu, expliqua Carla à mi-voix à sa
prétendue prisonnière pendant le lunch. Nicolas dit qu’elle
oscille toujours entre la respectabilité et le goût des
catastrophes, il prédit qu’elle fera un jour la une des
journaux.
Elle conclut, les yeux brillants :
— Vous verrez, elle est absolument fabuleuse.
Nicolas arriva juste à temps pour saisir au vol ces
derniers mots. Rencontrant le regard de Marisa, il lui
adressa un bref salut puis, prenant place en face d’elles, il
s’adressa à sa sœur.
— Notre fabuleuse cousine Nadia constitue un danger
permanent pour la couronne. Telle une avalanche, elle
amasse sur son passage rumeurs et scandales qui finiront
par nous exploser en pleine figure.
Autour de la table, un murmure approbateur et des
hochements de tête saluèrent cette déclaration.
— Dans le meilleur des cas, elle risque de mettre à mal
notre réputation, constata oncle Sergei d’une voix chagrine.
Marisa fronça les sourcils.
— Pensez-vous réellement que les frasques lointaines
d’une cousine suffiraient à nuire à la famille royale ?
— Oh oui, répondit lady Julia. C’est déjà arrivé. Les
journalistes n’ont pas leur pareil, au moindre faux pas d’une
princesse, pour engager une campagne contre la royauté
en général.
— Mais, ne put s’empêcher de remarquer Marisa, je
croyais que, maintenant, les familles royales avaient pour
habitude d’amuser le peuple avec leurs écarts de
conduite ?
Immédiatement, elle comprit qu’elle avait commis un
impair : autour de la table, ceux qui ne la toisèrent pas d’un
regard glacial plongèrent le nez dans leur assiette et,
soudain, un silence de mort régna dans la salle. Regrettant
de ne pas avoir gardé son trait d’humour pour elle-même,
M a r i s a coula un regard en direction du prince.
Contrairement à toute attente, les yeux du jeune homme
pétillaient d’amusement.
— Comme vous y allez ! s’exclama-t-il. Mais il faut bien
reconnaître que, si, à Rome, il y avait les jeux du cirque,
nous disposons pour notre part de facéties de notre chère
cousine pour réveiller notre vieille monarchie et amuser
notre peuple.
Heureuse qu’il ait renchéri sur sa plaisanterie, elle ne put
cependant refouler un vif désappointement quand il
repoussa sa chaise en annonçant qu’il devait passer
l’après-midi au Parlement.
***
Les jours suivants se déroulèrent selon le même
programme et, à la fin de sa première semaine
d’incarcération, Marisa dut bien admettre qu’il s’agissait
d’une expérience plutôt agréable. Cependant, elle
n’oubliait pas qu’elle n’était qu’une captive et ne pouvait
quitter le palais ; du reste, où serait-elle allée ?
C’était horriblement frustrant et elle se demanda s’il
existait un moyen de briser ce verrou dans sa tête ! Elle
sentait sa mémoire à la fois si proche et si lointaine.
La présence du prince ajoutait encore à son désarroi, il
était impossible d’ignorer cette vibration qui passait entre
eux chaque fois qu’ils se rencontraient. Même s’ils
demeuraient, en apparence, impassibles, lorsque leurs
regards se croisaient, Marisa éprouvait une excitation
soudaine et sentait un feu s’allumer dans ses veines.
Tout le monde au palais préparait dans la fièvre les
cérémonies du couronnement : Dane, le prince héritier,
allait devenir le roi de Carnéthie. C’était l’une des raisons
pour lesquelles Nicolas travaillait autant et que les mesures
de sécurité avaient été renforcées.
Finalement, elle avait parlé au prince de l’homme qu’elle
avait vu se cacher dans la rue, en face du palais. Il avait
envoyé des gardes fouiller les rues et même inspecter les
maisons voisines, en vain.
— Nous ne savons toujours pas ce que signifient ces
papiers cousus dans ma robe, fit remarquer Marisa au
prince un après-midi où il la découvrit dans la bibliothèque,
penchée sur les livres anciens.
Ces derniers temps, ils semblaient amenés à se
rencontrer de plus en plus souvent dans cette pièce à
l’atmosphère si chaleureuse. La jeune femme était
passionnée par les vieux livres de cuisine et lui faisait des
recherches sur l’histoire de son pays, et les différents
modèles de constitution en Europe et dans le monde.
— Pour le moment, nos experts ont échoué à déchiffrer
les symboles. D’après eux, il s’agirait de l’écriture d’une
langue ancienne dont on ne connaît pas grand-chose.
Tandis qu’il reposait un lourd volume sur une étagère, il
se retourna pour lui sourire.
— Quant à Chauncy, il pense que vous êtes une
étudiante en archéologie qui a dérobé des documents
dans une de nos bibliothèques nationales pour les
revendre à un musée de Londres.
— Pas très sympathique mais c’est tout de même un
progrès par rapport à sa première accusation.
Un instant, elle envisagea cette hypothèse, mais elle
n’éveillait rien en elle, aucune corde ne vibrait tandis qu’elle
la tournait et la retournait dans son esprit.
— Mais cela n’explique pas mon amnésie, conclut-elle.
— Et vous, vous avez une explication ?
— Aucune, à part le choc que j’ai reçu sur la tête lors de
mon agression.
Sa voix manquait d’assurance.
— Et si c’était une sorte de refoulement psychologique ?
Peut-être fuyez-vous quelque chose de désagréable et
cette amnésie vous paraît-elle plus confortable que la
réalité ?
Marisa hésita : cette explication l’avait effleurée un
moment mais lui faisait peur et elle s’était empressée de
l’écarter.
Devant son regard impuissant, il s’approcha d’elle et elle
comprit qu’il avait envie de la prendre dans ses bras.
Espérant trouver dans ses baisers l’oubli de sa souffrance,
y retrouver sa sérénité, elle laissa tomber ses défenses et
leva son visage vers lui.
Elle le sentit proche de l’embrasser. Il était si près qu’elle
pouvait percevoir son souffle sur son visage, humer les
effluves délicats de son eau de toilette, partager la chaleur
de son corps.
Cependant, à la dernière seconde, il s’écarta et, jurant
doucement, il pivota sur ses talons et quitta la pièce.

***
Marisa adorait travailler dans la bibliothèque mais,
curieusement, aimait encore plus s’activer dans la cuisine.
Quand elle n’avait aucune obligation, elle se surprenait à
se diriger vers le sous-sol où se trouvait la vaste et belle
pièce avec son immense cheminée et ses deux larges
cuisinières de fonte surmontées de carreaux de faïence.
S’étant aperçue avec joie qu’elle savait cuisiner, elle s’était
mise à interpréter avec talent les recettes anciennes des
vieux livres de cuisine trouvés dans la bibliothèque. Toute
la maisonnée la traitait comme le génie culinaire de
l’année, s’exclamant de plaisir à chacune de ses
prestations.
Mais c’était dans les desserts que s’exprimait le mieux
son inventivité.
— Tu devrais la voir aux fourneaux, dit Carla à Nicolas le
soir où l’on servit une marquise agrémentée de truffes au
chocolat. Dès qu’elle arrive, tout notre personnel s’active
pour exécuter ses consignes et elle concocte des
merveilles !
— Il faut dire que notre armée de marmitons ne brille pas
par ses talents culinaires, reconnut Nicolas avec un sourire
contrit. Nous avons envisagé d’embaucher un chef
français, mais il y a d’autres urgences.
— Tu devrais recruter Marisa, suggéra Carla,
brandissant sa cuiller maculée de chocolat. Jamais je n’ai
rien mangé d’aussi bon.
Nicolas, qui venait de goûter à la marquise, ne put que
renchérir, les yeux brillants.
— Mais c’est excellent !
Il regarda Marisa comme s’il ne l’avait encore jamais vue
et reprit une bouchée.
— Merveilleux ! s’exclama-t-il.
Carla eut un rire heureux.
— Tu vois ! C’est un génie du chocolat.
Quelque chose dans cette expression alluma une petite
lumière dans le cerveau de Marisa et, prise de vertige, elle
porta la main à son front.
En deux bonds, le prince fut à côté d’elle.
— Marisa, que se passe-t-il ? Quelque chose ne va
pas ?
Secouant la tête, elle sourit faiblement.
— Ce n’est rien, juste un petit malaise, mais tout va bien,
maintenant.
Il regagna sa place mais, de temps à autre, elle pouvait
croiser son regard anxieux posé sur elle et se sentait à la
fois émue et inquiète de sa sollicitude. Comment
pouvaient-ils être devenus si proches en si peu de temps
alors que tous deux luttaient contre leur attraction ?
Cette nuit-là, elle dormit fort peu.
— Je suis sûre que c’est ta faute, mon chou, chuchota-t-
elle à son bébé tandis qu’elle se tournait et se retournait
dans son lit, mais tu en vaux la peine, je le sais.
Le matin même, le Dr Zavier avait effectué une
échographie et lui avait appris qu’elle attendait une petite
fille. Etendue dans le noir, Marisa s’amusa à choisir un
prénom pour son enfant mais ne parvint pas, pour autant, à
trouver le sommeil.
Les yeux grands ouverts dans le noir, elle repensa à
l’inquiétude qu’elle avait lue dans le regard de Nicolas
quand elle avait éprouvé son malaise et revit son
expression attentive tandis qu’il inspectait son visage. Elle
sentait encore le frémissement de la main du prince posée
sur son bras.
Grand Dieu, non ! Il fallait absolument qu’elle évite cette
erreur, tomber amoureuse du prince était le meilleur moyen
de gâcher sa vie.
8.
Frappant du pied l’extrémité de la piscine, Nicolas
exécuta sous l’eau un demi-tour impeccable et se propulsa
dans l’autre sens, nageant le plus vite possible. Seul un
effort physique intense pourrait le débarrasser de cette
faim qui le rendait fou.
Comment avait-il pu se laisser hypnotiser par une jolie
blonde qui ne se souvenait même pas de son propre
nom alors qu’il avait un pays à diriger ? A sa place, son
frère Dane, traversant la foule de ses admiratrices comme
un ouragan, aurait cueilli la belle sur son passage pour la
mettre dans son lit puis serait passé à autre chose. Son
cadet Mychale, lui, se serait attardé dans les agréables
prémices du jeu de la séduction, sans y attacher la moindre
importance.
Mais lui était Nicolas, n’avait eu qu’un amour dans sa vie
et n’espérait pas en connaître d’autre.
Pourtant cette femme le hantait, à toute heure du jour et
de la nuit.
Il songea que la situation était invraisemblable. A
supposer qu’il soit prêt à aimer de nouveau, Marisa n’était
certainement pas la bonne personne pour cela. Bien sûr,
elle était belle et talentueuse et sa compagnie était un
véritable enchantement, mais qui était-elle ? D’où venait-
elle ? Qui était sa famille et, surtout, qu’avait-elle fait
pendant la guerre ?
Dane aurait bien ri devant toutes ces tergiversations. Il
l’entendait presque le taquiner.
— Hé, Nicolas ! Tu n’es pas obligé de l’épouser ! Un bon
repas, un bijou, et l’affaire est dans le sac. Tu auras le
corps satisfait et l’esprit en repos.
— Facile à dire ! marmonna-t-il comme s’il avait
vraiment Dane en face de lui, avec sa superbe de lion
indomptable.
Sortant de l’eau avec un grognement, il s’ébroua comme
un chien mouillé, projetant des myriades de gouttelettes et,
quand il rouvrit les yeux, la femme qui monopolisait sa
pensée se dressait en face de lui.
— Marisa ? s’exclama-t-il, surpris.
— Oh ! C’est vous ?
Le rouge aux joues, elle semblait prête, tel un animal
surpris par la lumière des phares, à bondir dans un fourré.
— Je… Je voulais juste…
Il l’attrapa par le bras.
— Attendez ! Il faut que nous parlions.
— Que nous parlions ?
Devant sa beauté radieuse et sensuelle, parler n’était
pas la première chose qui venait à l’esprit de Marisa.
— Attendez !
Sans la lâcher, il attrapa une serviette de bain de sa
main libre et la passa autour de son cou.
— Voilà ! C’est mieux, comme ça ?
— Mieux que quoi ? murmura la jeune femme, tous ses
sens en éveil.
Des gouttelettes d’eau prisonnières des longs cils noirs
du jeune homme étincelaient comme autant de diamants,
accentuant le bleu de ses yeux.
— Nicolas, je crois que je ferais mieux de m’en aller.
— Non, pas avant que je ne vous aie dit ce que j’ai à
vous dire.
Le cœur de la jeune femme se mit à battre
fiévreusement.
— Je voulais seulement vous informer que mes services
font de leur mieux pour trouver tous les renseignements
possibles vous concernant. Beaucoup d’archives ont
disparu pendant la guerre mais, dès que nous obtiendrons
le moindre résultat, je vous le ferai savoir.
Au moins, il ne sous-entendait plus qu’elle pouvait être
une espionne.
— Merci, dit-elle, son regard se posant furtivement sur
son torse bronzé.
En soupirant, elle ajouta :
— Puis-je m’en aller, maintenant ?
— Non. Enfin, je veux dire…
Avec une grimace, il poursuivit d’une voix rapide :
— Bon sang ! Marisa, je ne suis qu’un homme comme
les autres, avec ses faiblesses et ses tentations, mais j’ai
une mission importante à accomplir et je ne peux pas
m’engager dans une relation…
Les yeux de la jeune femme jetèrent des éclairs.
— Personne ne vous l’a demandé.
— Marisa !
Il souffrait le martyre, elle pouvait le lire dans ses yeux,
sur son visage tendu.
Contre toute attente, elle sourit.
— Laissez-moi partir et cessez de vous torturer. Comme
dit le proverbe, quand on est dans un trou, le mieux est de
cesser de creuser.
— Mais Marisa…
— Chut !
Soudain, jetant ses deux bras autour de son cou, elle
l’embrassa sur la bouche, un baiser impulsif et exigeant.
Nicolas l’enlaça et son corps quasi nu, encore humide et
frais, ferme, lui sembla délicieusement suggestif.
Fermant les yeux, elle sentit son corps vibrer doucement
mais il la relâcha soudain et eut un sourire triste en lui
caressant la joue.
— Ne vous inquiétez pas, dit Marisa, les yeux brillants.
Je sais que nous n’avons pas d’avenir ensemble et je
n’attends rien de vous.
Glissant de ses bras comme une anguille, elle s’éloigna
à pas vifs, percevant encore sur ses lèvres le goût de leur
baiser.

***
La mystérieuse cousine Nadia fit enfin son apparition au
palais le lendemain soir, après le dîner.
Lorsqu’elle fit son entrée, son cousin Mychale dans son
sillage, toute la famille était réunie dans le grand salon, et
les deux jeunes gens, qui venaient de descendre d’une
Lamborghini, firent leur apparition dans la vaste pièce au
décor suranné, telles des vedettes de cinéma.
Aussitôt retentit un concert d’exclamations et de
manifestations de joie quasi hystériques.
— Nous ne faisons que passer, déclara l’éclatante jeune
femme. Nous nous rendons aux régates du lac de
Constance.
Grande et mince comme un mannequin, ses cheveux
noirs et lisses tirés en arrière dans une coiffure à la fois
audacieuse et sophistiquée, elle incarnait la mode
contemporaine avec une grâce désinvolte.
Mychale, le cadet des Montenevada, lui, restait muet
comme une carpe. Semblant se contenter de servir
d’escorte à sa brillante cousine, il regardait la scène,
nonchalamment appuyé contre la cheminée dans une pose
étudiée de dandy. D’après ce que Marisa avait entendu
dire, il passait plus de temps à profiter des plaisirs de la
vie qu’à contribuer au redressement du royaume.
Carla, tirant son amie par la main, vint la présenter à sa
cousine.
— Marisa, voici enfin notre chère cousine Nadia.
— Ravie de faire votre connaissance, marmonna Nadia
en gratifiant Marisa d’un sourire distrait et d’une molle
poignée de main.
Impressionnée par la morgue souriante de la jeune
femme et son élégance, Marisa se sentit un peu nerveuse.
— Je suis désolée. Je crains vous avoir pris votre
chambre… et vos vêtements.
Le sourire poli de Nadia se réchauffa quelque peu,
comme si ce détail intime créait entre elles une sorte de
lien.
— Pas de souci ! Ce n’est pas ma chambre, juste un
endroit où je stocke mes vieux vêtements.
Elle ajouta en désignant la robe d’été en coton blanc que
Marisa portait :
— Vous pouvez vous servir à volonté. Je ne les porterai
plus de toute façon, ils sont de l’année dernière !
Quoique choquée par sa désinvolture, Marisa cherchait
ses mots pour la remercier quand Nicolas survint.
— Tiens ! Bonjour, Nadia.
D’un regard peu amène, il toisa sa cousine, et
l’assistance se figea dans un silence tendu.
— Nicolas ! Quelle bonne surprise ! Je te croyais retenu
en ville, ce soir ! s’exclama la jeune femme, un sourire un
peu forcé plaqué sur son ravissant visage. N’es-tu pas
occupé à faire renaître notre pays de ses cendres, comme
notre cher Dane ?
— Je fais de mon mieux, rétorqua Nicolas. Et toi, il paraît
que tu t’emploies à animer les nuits parisiennes ?
Nadia sourit nerveusement.
— Les nouvelles vont vite.
— Ce genre de nouvelles, oui. Ce n’est pas tous les
jours que l’on voit le rejeton d’une des plus vieilles familles
royales d’Europe danser à moitié nue sur une table.
— Je n’étais pas à moitié nue ! protesta Nadia.
Cette fois, le visage de Nicolas arborait une expression
glaciale.
— Très déshabillée, en tout cas.
Nadia s’humecta les lèvres, visiblement très mal à l’aise
malgré son air fanfaron.
— Je suppose que c’est Dane qui t’a mis au courant ?
— Je n’en ai pas eu besoin : c’est paru dans tous les
journaux à scandale. Nadia, ne peux-tu comprendre qu’il
est important, particulièrement en ce moment, que notre
nom ne soit pas traîné dans la boue ? Nous sommes en
t r a i n de reconstruire notre pays et devons inspirer
confiance à notre peuple ainsi qu’à nos partenaires
internationaux. Crois-tu que c’est comme cela que nous y
parviendrons ?
Cette fois, quand elle répondit à son frère, le sourire de
la jeune femme vacillait sur ses lèvres peintes.
— J’ai compris la leçon, mon cousin. Je te promets que,
lors de la régate, je serai aussi discrète qu’une petite
souris.
Tout le monde s’amusa de cette image hautement
improbable.
— Et toi ? demanda Nicolas en se tournant vers son
frère. Tu seras aussi là-bas ?
Le fin visage de Mychale affichait un cynisme amusé.
— Bien sûr, mais seulement pour garder un œil sur elle,
c’est juré.
— Je ne peux que l’espérer, soupira Nicolas, l’air
soudain très las. Je ne crois pas que vous vous rendiez
bien compte, tous les deux…
Il prit congé abruptement, disant qu’il avait à faire dans la
bibliothèque, et les visiteurs s’empressèrent de l’imiter.
Après leur départ, le salon parut étrangement vide.
— Ces deux-là veulent rattraper le temps perdu, déclara
tante Julia. Ils mangent la vie à pleines dents, sans se
soucier des conséquences.
Marisa écoutait distraitement, sa pensée concentrée sur
Nicolas. Il avait l’air fatigué, ce soir, soucieux, et la visite de
Nadia et Mychale l’avait visiblement contrarié.
Soudain, elle se sentit bien insignifiante face aux
responsabilités que le jeune homme devait assumer.
Même si la perspective de quitter le palais, de s’éloigner
de lui, lui déchirait le cœur, elle aspirait à retrouver la vie
tranquille qui était la sienne.
Du moins, elle le supposait…

***
Au petit déjeuner, tout le monde parlait des visiteurs de
la veille. Les jeunes cousins de Belgrade avaient manqué
le spectacle et exigeaient qu’on leur raconte tout dans le
moindre détail.
— Peut-être pourrions-nous participer nous aussi à la
régate ? suggéra ingénument Jols.
Comme un seul homme, ils se retournèrent vers Nicolas.
— Désolé, trancha-t-il en fracassant leurs espoirs. Il vous
faudrait passer la nuit là-bas et vous avez des cours le
lendemain matin.
Ils firent la moue, protestèrent, mais Nicolas avait dit son
dernier mot.
Après le petit déjeuner, Marisa suivit Nicolas dans le
jardin.
— Nicolas, le bilan, me concernant, n’est pas brillant,
commença-t-elle. Mon problème d’amnésie ne semble pas
s’améliorer et les spécialistes que nous avons consultés
n’y voient pas plus clair que nous. Quant à vos services
secrets, ils n’ont toujours pas déchiffré les papiers trouvés
dans l’ourlet de ma robe. Nous sommes dans une
impasse…
Elle s’interrompit un instant, s’efforçant d’ignorer la
manière dont le profil bronzé de son compagnon se
découpait comme une médaille sur le bleu du ciel puis
suggéra :
— Et si je sortais un peu du palais ? Peut-être qu’en me
promenant dans les rues, en me mélangeant à la foule, je
reconnaîtrai quelque chose ou que quelqu’un me
reconnaîtra ?
Il haussa un sourcil, l’air sceptique.
— Vous voulez filer à l’anglaise ?
Sans attendre sa réponse, il commença les étirements
qui préludaient à son footing matinal.
Marisa s’empourpra violemment : alors, après tout ce
temps et sa conduite exemplaire, il pensait toujours qu’elle
était une espionne ?
— Si vous avez une si piètre idée de moi, je ne vois pas
l’utilité de…
— Attendez, dit-il, l’arrêtant dans sa fuite.
Posant ses deux mains sur ses épaules, il la regarda
dans les yeux.
— Vous savez très bien que ce n’est pas le cas, Marisa,
bien au contraire !
Laissant glisser ses mains le long de ses bras, ses
doigts caressant sa peau, il l’attira doucement à lui. Sa
bouche effleura ses lèvres, suscitant un long frisson au
creux des reins de Marisa puis il s’écarta brusquement et
ramassa sa serviette, qu’il avait laissée tomber.
— Mais je comprends très bien que vous commenciez à
vous lasser de nous, poursuivit-il. Vous devez trouver
l’atmosphère du palais étouffante. Que diriez-vous de nous
accompagner au derby national de Carnéthie le prochain
week-end ?
Marisa battit des paupières.
— Vous faites allusion à cette course de chevaux dont
on parle dans nos légendes et dans nos chansons ?
— Oui.
Le cœur de Marisa fit un bond.
— Même avec ma mémoire défaillante, je ne pense pas
être jamais allée là-bas ! s’exclama-t-elle, ravie.
— Il serait surprenant que vous y ayez assisté, cela fait
cinquante ans qu’il n’existe plus.
— Oh !
Elle rit. Le sourire de Nicolas était contagieux.
— Dane se trouvant à Paris, je dois m’y rendre pour le
présider. Il est important pour notre peuple de faire revivre
ses traditions. Je suis sûr que cela vous plaira, d’ailleurs
Carla vient aussi.
— Je serai ravie de venir.
Il la regardait toujours avec cette expression mi-amusée,
mi-attendrie qu’il avait quand il n’y prenait pas garde.
— Par contre, il faudra vous arranger pour dissimuler
votre grossesse, ajouta-t-il, un pli soucieux lui barrant le
front. Pas question de nourrir la rumeur à notre tour.
— Quelle rumeur ?
Il lui jeta un regard de côté.
— La présence d’une femme enceinte dans l’entourage
d’un prince ne peut manquer de susciter des racontars,
surtout quand elle réside au palais et qu’elle est jeune et
jolie. Vous comprenez ?
Le sourire de Marisa s’éteignit.
— Je… je suppose que oui.
— Vous serez là en tant qu’amie de Carla, lâcha-t-il à
haute voix pendant que Marisa trottinait derrière lui,
personne n’y trouvera rien à redire.
S’arrêtant net, il lança sa serviette sur son épaule et
regarda son ventre rond :
— Comment vous sentez-vous, au fait ?
— Très bien. Le Dr Zavier est passé avant-hier pour un
rapide examen. Elle bouge beaucoup. La prochaine fois, je
vous la ferai sentir, d’accord ?
Marisa retint son souffle, consciente, tout à coup, de
l’importance que prenait, à ses yeux, cette question :
voulait-il sentir grandir en elle son bébé ou souhaitait-il
mettre le plus de distance possible entre eux dès que les
circonstances le permettraient ?
Après une longue minute durant laquelle il demeura
impassible, son visage s’éclaira d’un sourire.
— D’accord.
Déjà, il était parti, s’éloignant en longues foulées souples
vers les arbres.
Marisa le regarda disparaître, appréciant le spectacle
harmonieux de ce beau corps d’athlète en mouvement.

***
Carla manifesta une joie débordante en apprenant le
programme du week-end, et Jan et Jols, les cousins de
Belgrade, lui firent écho.
— C’est encore mieux que la régate ! s’exclama l’un
d’eux, son visage rond et bon enfant fendu d’un large
sourire.
Les deux jeunes femmes passèrent l’après-midi à
choisir leur tenue pour l’événement. Nadia étant habituée
des manifestations mondaines, sa garde-robe était bien
pourvue, et Marisa n’eut que l’embarras du choix. Elle jeta
finalement son dévolu sur une robe bleu marine
accompagnée d’un boléro blanc et d’un foulard assorti.
Son choix dûment approuvé par Carla, elles regagnèrent
les appartements de la jeune princesse et entreprirent de
passer en revue son vaste dressing. Carla allait d’un
vêtement à l’autre sans pouvoir se décider.
— Je suis supposée me rendre aussi séduisante que
possible pour attirer les prétendants, expliqua-t-elle avec
une moue à l’intention de Marisa. L’ennui est que, dans ces
occasions, Dane voudrait que je m’habille comme une
nonne, Mychale me conseille d’être dans le vent et tante
Julia suggère que j’aie tout d’une petite fille modèle, mais
avec un bon décolleté, selon son expression.
Marisa rit.
— Et Nicolas ?
— Il est le seul à me conseiller d’être moi-même, ce qui
ne l’empêche pas d’attendre de moi que je déniche le mari
idéal, parfaitement bien élevé, de bonne famille et qui
m’aime sincèrement. Bref, l’oiseau rare !
En effet, songea Marisa, pleine de sympathie pour son
amie.
— Faut-il absolument qu’il soit d’une grande famille ?
— Oui, c’est le seul moyen d’asseoir notre crédibilité en
Europe.
Marisa eut un pincement au cœur.
— Et beaucoup de grands de ce monde assisteront au
derby ?
— Oh ! Des tonnes. La difficulté est plutôt de ne pas
rencontrer l’un de ces play-boys dorés, soupira Carla. Je
suis supposée me marier avec quelqu’un de sérieux,
comme mes frères aînés.
Se considérant dans la glace en pied du dressing, elle
ajouta avec un soupir :
— Naturellement, les choses seraient plus faciles si
j’étais jolie !
Elle avait parlé si doucement que Marisa douta d’avoir
bien entendu.
— Comment ? Que dites-vous ? Mais vous êtes très
jolie, Carla.
— Oh ! Marisa. Inutile de me leurrer, je suis capable de
me regarder dans une glace.
— Peut-être, mais vous n’avez aucune expérience. Vous
devez simplement apprendre à vous servir de vos atouts.
— Humm…, marmonna Carla, sceptique. Quels atouts ?
Marisa réfléchit un instant puis hocha la tête, un sourire
joyeux éclairant son visage.
— Savez-vous ce que nous allons faire ? Mettons tout de
notre côté, faites venir votre coiffeur, un professionnel du
maquillage et une styliste. Vous allez tous les stupéfier !
— Vous croyez ? Je ne vais pas ressembler à une
poupée trop maquillée, c’est promis ?
— C’est promis, assura Marisa en étreignant
affectueusement son amie. Il est grand temps que la
chrysalide se transforme en papillon.

***
Au dîner, Nicolas resta silencieux. Carla et les cousins
de Belgrade assurèrent la conversation, évoquant les
différentes courses de chevaux auxquelles ils avaient eu
l’occasion d’assister. Tante Julia et d’autres membres
âgés de la famille rappelaient des anecdotes de leur
jeunesse. Marisa s’efforçait de s’intéresser à ce qui se
passait autour de la table, mais son regard se posait sans
cesse sur le prince, plongé dans ses réflexions.
Comment s’amuser et plaisanter alors qu’il paraissait si
soucieux du sort de son pays ?
A moins qu’il n’ait d’autres préoccupations, d’ordre plus
intime ?
Plus tard dans la soirée, après avoir participé à
quelques jeux de société, la jeune femme errait dans les
salons lorsqu’elle l’aperçut debout sur la terrasse, un verre
à la main. Il avait l’air si seul que, n’y tenant plus, elle alla le
rejoindre.
Il la regarda s’approcher sans un sourire, ni le moindre
signe de reconnaissance.
— Nicolas, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Mais rien, rien du tout, répondit-il en agitant son verre
dans l’air. Pourquoi cela n’irait-il pas ?
Il alla s’asseoir sur la balustrade et, le rejoignant, elle prit
place à côté de lui.
— Le soir, parfois, vous avez un regard presque…
hanté, dit-elle d’une voix hésitante et très douce. On dirait
que vous êtes habité par de terribles souvenirs.
Basculant la tête en arrière, il regarda les étoiles.
— De terribles souvenirs ? Comment n’en aurais-je
pas ? Nous sortons de cinq ans de guerre, Marisa. Il s’est
passé des choses horribles et nous avons tous de mauvais
souvenirs.
Marisa se mordit la lèvre, consciente de s’être montrée
affreusement maladroite.
— Oui, bien sûr… Mais vous ne pouvez pas laisser ces
souvenirs hypothéquer votre nouvelle vie.
Il reporta son attention sur le petit bois de pins, de l’autre
côté de la pelouse. Un hibou lança un léger hululement
dans la nuit.
— Il y a des événements que l’on ne peut oublier. Tout le
monde n’a pas la chance d’être amnésique.
Son ton avait perdu toute amabilité mais n’avait rien
d’hostile. Marisa prit une profonde inspiration puis
demanda :
— Est-ce à cause d’Andrea ?
Il se retourna vivement.
— Qui vous a parlé d’Andrea ?
— Personne, c’est ainsi que vous m’avez appelée le soir
de mon arrivée ici.
L’orage envahit les prunelles bleues mais, sans un mot, il
se leva et, traversant la pelouse, se dirigea vers la ligne
sombre des arbres.
Après avoir disparu un long moment sous le couvert du
petit bois, il revint s’asseoir près d’elle.
— Comme une grande partie de notre communauté
exilée, Andrea a grandi en France, commença-t-il sans
autre préambule. Son père était l’un des plus actifs
partisans de notre famille, et sa fille avait hérité de lui ses
convictions. Pour mieux vous la représenter, imaginez-la
sous les traits de l’une de ces jeunes résistantes de la
Seconde Guerre mondiale.
Sans qu’il s’en rende compte, sa voix, d’abord âpre et
désespérée, s’était adoucie.
— Elle n’avait peur de rien. La dernière année, au
moment des combats les plus durs, nous vivions ensemble
dans la montagne. Nous nous sommes battus côte à côte
et nous nous sommes aimés.
Il secoua la tête, comme pour en chasser les souvenirs,
mais ils revenaient en foule.
— Nous avons conçu un enfant. J’ai exigé d’elle qu’elle
retourne à Paris se mettre à l’abri mais elle a refusé : il
n’était pas question pour elle de ne pas participer à la
libération de notre pays.
Fermant les yeux, il acheva, comme pour lui-même.
— Un tireur isolé l’a atteinte… et elle est morte dans mes
bras. Ils sont morts tous les deux, mon enfant et Andrea…
Elle était si jeune, si belle, si pleine de vie ! Notre pays a
beaucoup perdu en la perdant, en perdant des milliers de
jeunes gens comme elle. Pendant ces deux dernières
années, j’ai cru que j’allais devenir fou…
Il s’interrompit un moment, les yeux clos, le temps de
retrouver son calme. Marisa, les yeux pleins de larmes, se
mordait les lèvres pour ne pas sangloter.
— En définitive, je ne le suis pas devenu, dit-il enfin. Je
suis toujours là, sain de corps et d’esprit, mais la douleur
reste aussi présente.
— Surtout le soir, hasarda-t-elle d’une voix douce.
— Oui, surtout le soir.
Ils restèrent silencieux de longues minutes puis Marisa
murmura :
— Je suis tellement désolée pour vous !
Se tournant vers elle, de son pouce, il essuya les larmes
qui roulaient sur les joues de la jeune femme.
— Je sais… Moi aussi, je suis désolé, tout le monde
l’est.
Enserrant le menton de Marisa dans la paume de sa
main, il plongea son regard dans les chauds yeux bruns.
— Pensez-vous que vous serez encore capable d’aimer
de cette façon ? murmura-t-elle.
C’était une question absurde, totalement folle et, fermant
les yeux, elle se fustigea intérieurement pour sa sottise.
Mais Nicolas ne la repoussa pas, au contraire, elle sentit
ses doigts frémissants redessiner le contour de ses lèvres.
— Je ne le pensais pas. En fait, j’en étais même certain.
Jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce que ? demanda-t-elle, le cœur battant.
Au lieu de lui répondre, il l’embrassa doucement, prenant
le temps de goûter ses lèvres comme on le ferait d’un fruit
mûr puis, se redressant, il la regarda bien en face.
— Vous feriez mieux de rentrer, Marisa. La nuit est si
douce… Je crains de faire des bêtises.
Marisa le dévisagea comme si c’était la dernière fois
qu’elle le voyait, consciente de n’avoir qu’un geste à faire
pour se retrouver dans ses bras. Le désir qu’il éprouvait
pour elle était presque palpable et elle ne dissimulait le
sien qu’à grand-peine. Nicolas était un gentilhomme, mais
une lave brûlante coulait sous sa peau douce et brunie par
le soleil. Un mot, un geste et ils pourraient appartenir l’un à
l’autre, la protection du petit bois était là, à quelques pas.
Alors, pourquoi pas ? Elle brûlait de sentir le corps de
Nicolas sur le sien, de lui donner tout ce qu’elle était
capable de donner à un homme. Elle aurait au moins cela
en souvenir, mais elle n’ignorait pas que ce serait tout ce
qu’elle aurait et était bien placée, maintenant, pour
connaître la fragilité des souvenirs.
Fermant les yeux, elle fit appel à toute sa volonté puis,
avec un soupir, se tourna vers lui.
— Bonne nuit.
D’une main lente, il lui caressa la joue puis reporta son
attention sur les arbres.
9.
Le matin suivant, après le petit déjeuner, Marisa allait et
venait dans la bibliothèque, attirée, comme d’habitude, par
les livres de cuisine. Ils ne partiraient pas pour le derby
avant une bonne heure et elle avait un peu de temps.
S’arrêtant devant un rayonnage de livres particulièrement
anciens, elle extirpa de leur rang serré un vieux grimoire
décrépit, dont elle tourna soigneusement les pages
manuscrites, ornées de magnifiques enluminures, mais elle
ne put en déchiffrer un mot.
En fait, ces signes mystérieux lui rappelaient…
Ses yeux s’élargirent et elle fixa le document tandis que
la vérité se faisait lentement jour en elle. Le parchemin
serré sur son cœur, elle courut dans le hall à la recherche
de Nicolas et le trouva dans sa chambre, uniquement vêtu
de son pantalon. L’élégante jaquette bleu marine était
encore posée sur le dossier d’une chaise.
Elle s’arrêta net sur le seuil, et, devant son air à la fois
stupéfait et gêné, Nicolas eut un petit rire amusé.
— Je finis de m’habiller tout de suite, mademoiselle la
prude, dit-il en ponctuant ses propos d’un clin d’œil. Votre
honneur sera sauf et le mien aussi.
Réprimant un sourire, Marisa expliqua :
— Je regardais les manuels de cuisine de la
bibliothèque lorsque j’ai trouvé ceci.
Posant le livre sur le meuble le plus proche, une console
en marqueterie, elle l’ouvrit à la page contenant les signes
mystérieux et Nicolas les reconnut immédiatement.
— On dirait les mêmes signes que dans les documents
découverts dans vos vêtements. Mon Dieu ! Mais quel âge
ont ces livres ?
— C’est difficile à dire, mais ils semblent dater au moins
du Moyen Age. Ces manuscrits, avec leurs enluminures
peintes à la main, ont été écrits bien avant l’invention de
l’imprimerie !
— Ils semblent sortis tout droit des oubliettes de
l’histoire. Très intéressant…
Se dirigeant vers une haute commode, Nicolas ouvrit un
tiroir et en extirpa les documents trouvés sur la jeune
femme.
— Voilà ceux que vous portiez sur vous, comparons-les
à votre découverte.
Il posa les étranges parchemins à côté du livre et ils se
penchèrent, rapprochant leurs têtes pour mieux voir. Marisa
sentait des frissons d’excitation courir sur sa peau. Quelle
étrange coïncidence ! Levant la tête, elle rencontra le
regard de son compagnon.
— Ils sont identiques, n’est-ce pas ?
Il opina du chef.
— Aucun doute là-dessus.
Il ajouta avec un sourire :
— Bon travail, Marisa. Je vais donner tout ça à Trendyce
pour qu’il le fasse analyser.
Elle hocha la tête, satisfaite.
— J’espère que cela sera concluant. Et maintenant, au
sens propre comme au sens figuré, le départ de la course
est donné !

***
Même si ses souvenirs étaient inexistants, Marisa était
certaine que, jamais, elle n’avait fait son entrée à une
manifestation dans un tel cortège de véhicules officiels.
Des bannières aux couleurs de la Carnéthie, bleu, jaune et
rouge, flottaient partout dans le vent, et la scène rappelait
l’un de ces tableaux de l’ancien temps, lorsqu’un roi et sa
famille faisaient solennellement leur entrée dans la ville.
Le peuple, amassé le long des rues, les ovationnait sur
leur passage et elle sourit. Amusante ironie du sort, celle
qui restait pour elle-même une parfaite inconnue se trouvait
acclamée comme une célébrité.
Le champ de course, fortement endommagé durant la
guerre, était en pleine restauration. Un nouvel espace avait
été conçu pour les grandes occasions, avec des colonnes
de faux marbre décorées en leur sommet de feuilles d’or,
et une épaisse moquette rouge tapissait l’escalier menant
à la tribune royale.
Cet immense espace réservé était meublé de larges
fauteuils en satin rouge et de tables basses destinées aux
rafraîchissements. Au fond, le long du mur, était installé un
bar avec des bouteilles de champagne dans leur seau à
glace, et des petits fours attendaient, cachés sous leur
cloche d’argent.
Quand la famille royale fut installée, le bal des visiteurs
commença, dûment filtré par deux gardes, postés de part
et d’autre de l’entrée. Carla acceptait avec un sourire
gracieux les hommages des jeunes héritiers venus saluer
la princesse à marier, et Marisa la contempla, fière de son
œuvre.
Carla avait été coiffée par un artiste venu tout droit de
Paris, qui n’avait pas hésité, incité par Marisa, à effectuer
une coupe sévère dans son épaisse chevelure brune.
Vêtue d’un ensemble pantalon de soie mauve qui
rehaussait la couleur myosotis de ses yeux, la jeune
princesse était littéralement métamorphosée.
Se sentant enfin belle, elle était en train de faire ses
premières armes dans le jeu de la séduction.
Un employé en uniforme entra dans la loge pour
présenter à la famille royale et à ses invités la liste des
participants à la première course. Les mises étaient
destinées aux orphelins de guerre et tous rivalisèrent de
générosité dans leurs paris.
— Je ne connais aucun des chevaux ni des jockeys,
déplora Marisa.
Nicolas sourit devant son air déçu.
— Pariez tout de même, c’est plus amusant.
— Mais comment choisir ?
— Vous pouvez toujours fermer les yeux et pointer un
numéro au hasard ou regarder les noms et voir si l’un d’eux
vous évoque quelque chose.
— Difficile quand on n’a plus de passé, lui rappela la
jeune femme.
— Sur le trajet, vous n’avez rien vu qui éveille un
quelconque souvenir ?
— Non, rien du tout.
Ils avaient traversé la ville, longé un lac, puis franchi une
chaîne de montagnes de faible altitude, mais rien n’avait
suscité en elle la moindre image familière.
— Alors, il ne reste plus que le hasard. Regardez la liste
et choisissez.
Elle parcourut la liste des noms de chevaux, tous plus
poétiques et évocateurs les uns que les autres, mais ils ne
lui rappelaient rien.
— Franchement, je ne sais pas… Il y a un cheval qui
s’appelle Piccolo. J’avais un chat qui s’appelait comme
cela quand j’étais petite.
Elle s’interrompit, bouche ouverte, en réalisant ce qu’elle
venait de dire. Nicolas la dévisageait, aussi surpris qu’elle.
— Qu’avez-vous dit ?
— Mon Dieu ! Je viens de me rappeler quelque chose
de mon passé. Oh ! Nicolas. C’est merveilleux !
Il lui adressa un sourire à la fois complice et affectueux.
— C’est formidable, mais surtout ne précipitez rien.
Laissez les choses venir naturellement.
— Très bien, acquiesça-t-elle sagement.
Cependant, elle était plus excitée qu’un enfant le matin
de Noël. Piccolo ! Maintenant, elle revoyait le joli petit chat
noir. Elle fouilla dans sa mémoire, cherchant
désespérément d’autres images, mais rien ne venait.
Tant pis ! Elle renonça à ses tentatives, bien décidée à
profiter de cette belle journée. Il serait toujours temps de
revenir plus tard sur ce qui venait de se passer.
La première course se déroula dans les règles et
Piccolo se présenta bon dernier ! Marisa fronça les
sourcils, se demandant si c’était un mauvais présage, mais
tout le monde autour d’elle s’amusait et elle était heureuse
de passer l’après-midi en compagnie de Nicolas, dont elle
sentait la présence à son côté. Lui aussi semblait se
divertir, le regard hanté qu’il avait la veille s’était estompé.
Après la deuxième course, il y eut une longue pause
pendant laquelle on servit le champagne et les petits fours.
Marisa, assise maintenant à côté de Carla, s’amusait à
observer le manège de ses admirateurs et la manière dont
la princesse s’enhardissait à flirter. Un jeune homme
d’assez belle allure, répondant au nom de Jans Hunsinger
et se réclamant de la cousine Nadia, se montrait
particulièrement attentionné.
— Princesse Carla, votre beauté dépasse de loin sa
réputation, déclara-t-il à peine eut-il été présenté. Vous
aurait-on jusque-là cachée dans une tour du palais ?
Rougissant devant une flatterie aussi grossière, Carla
chercha du regard le soutien de Marisa.
— La princesse a contribué à la libération de la
Carnéthie, expliqua Marisa, et n’a guère eu le temps de
fréquenter le monde. Mais maintenant que la guerre est
enfin terminée, elle espère bien s’amuser comme toutes
les jeunes filles de son âge.
Arborant un sourire étudié, Jans reporta aussitôt son
attention sur Carla.
— Votre Altesse, vous ne pouviez mieux tomber, je suis
pour ainsi dire expert dans ce domaine et serai ravi de
vous révéler les ressources nocturnes de votre capitale.
Permettez-moi de vous laisser ma carte. Je me mets à
votre entière disposition.
— C’est une merveilleuse proposition, assura Carla,
visiblement séduite.
Le regard de Jans papillota jusqu’à Marisa.
— Puis-je me permettre de demander qui est cette jeune
et ravissante personne assise à vos côtés ?
— Je vous présente mon amie Marisa. Elle réside au
palais en ce moment.
Jans se pencha, avec un sourire suave, sur la main que
lui tendait Marisa, et son regard glissa le long de son corps
avant de revenir se poser sur son visage. Elle sut qu’il avait
remarqué son état. Il reportait son attention, tout sourire,
vers Carla quand un froncement de sourcils de Nicolas, qui
s’était approché, lui signifia qu’il était temps pour lui de
prendre congé.
Après son départ, Nicolas et Marisa échangèrent un
regard entendu. Ni l’un ni l’autre ne ressentait une grande
estime pour le jeune homme, mais Carla était en extase.
— N’est-il pas merveilleux ? Oh ! Marisa ! Comment être
sûre de le revoir ?
— Nous aurons toujours l’occasion de l’inviter, éluda
Nicolas en se rasseyant.
La cloche annonçant la troisième course avait sonné et
tante Julia avait oublié de miser. Devant la déception de la
vieille dame, Marisa saisit cette occasion pour se lever,
aspirant à quitter un instant l’atmosphère étouffante de la
tribune royale.
— Je vais m’en occuper pendant qu’il en est encore
temps.
Une minute plus tard, elle fendait la foule, se dirigeant
vers l’un des guichets. La queue n’était pas longue et elle
prenait plaisir à écouter les gens parler, à retrouver
l’atmosphère bon enfant de ce pays.
En revenant vers la tribune, elle fut entraînée dans un
groupe animé qui se dirigeait vers la barrière bordant la
piste pour voir la course et ne put faire autrement que se
laisser entraîner, comme une feuille morte dans le courant.
Soudain, une main brutale la saisit par le bras. L’attirant
à l’écart, un homme au visage à demi caché par un
chapeau mou articula entre ses dents serrées :
— Eh bien, Marie ! On dirait que tu as trouvé le bon
filon ?
— Lâchez-moi ! s’exclama la jeune femme en se
débattant.
Mais la foule les rejoignait et il se remit à avancer,
l’entraînant à sa suite. Personne ne semblait leur prêter
attention.
— Ecoute, Marie, dit l’homme en se penchant sur son
oreille, Umberto te fait dire qu’il est prêt à te pardonner si tu
l’appelles. Alors, autant le faire le plus vite possible, sinon
je n’aimerais pas être à ta place.
Ignorant tout de l’identité de son interlocuteur, elle tenta
de le dévisager, mais ce qu’elle vit n’avait rien de
rassurant : malgré ses traits réguliers, il avait un regard
d’une dureté métallique qui lui donna des frissons dans le
dos.
— Fais attention, ma fille, siffla-t-il entre ses dents. Tu ne
seras pas toujours protégée et nous avons une jolie cage
pour les oiseaux désobéissants.
Sur ces mots, il relâcha son étreinte et disparut dans la
foule. Se frottant le bras, elle refit le chemin inverse pour
regagner la tribune royale, tentée un instant de cacher sa
mésaventure à Nicolas. Manifestement, cet homme brutal
et vulgaire la connaissait. Appartiendrait-elle à un gang de
malfrats ? Si Nicolas découvrait qu’elle était une criminelle,
nul doute qu’il aurait vite fait de l’expulser du palais.
Cependant, elle n’avait pas réellement le choix. Quand
elle l’aperçut en entrant dans la tribune, elle fut envahie par
un flot d’émotions dans lequel se mêlaient soulagement,
anxiété et amour… Elle sut que c’était vers lui qu’elle devait
aller.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il aussitôt.
Reprenant sa place à côté de lui, elle se pencha sur son
épaule pour qu’il soit le seul à l’entendre.
— Un homme m’a accostée dans la foule.
Il se figea.
— Qui était-ce ?
— Je ne sais pas, mais il m’a appelée Marie et semblait
me connaître.
Nicolas bondit sur ses pieds.
— Par où est-il parti ? demanda-t-il en regardant dans la
direction d’où elle venait.
Elle le fit rasseoir en tirant doucement sur sa manche.
— Vous ne le trouverez pas, il s’est empressé de
disparaître.
Elle humecta ses lèvres sèches et ajouta :
— Il… il m’a donné un avertissement.
— Quelle sorte d’avertissement ?
Marisa ferma un instant les yeux, hésitante, mais il lui
fallait aller jusqu’au bout et elle rapporta, mot pour mot, les
propos de l’inconnu.
— Et vous connaissez cet Umberto ?
— Pas que je sache, assura Marisa en secouant la tête,
le regard sombre.
Nicolas réfléchit un moment.
— Ne vous éloignez plus. Restez près du service de
sécurité et, si vous apercevez de nouveau cet homme,
prévenez-moi immédiatement.
Elle hocha la tête mais tout le plaisir qu’elle retirait de
cette journée s’était évanoui et un poids terrible oppressait
sa poitrine.

***
Elle se leva très tôt le lendemain, mais Nicolas l’avait
précédée et, quand elle descendit dans la salle du petit
déjeuner, il se trouvait déjà là et lui présenta une liste de
tous les hommes se prénommant ou portant le patronyme
d’Umberto.
— Elle n’est certainement pas exhaustive, mais ce nom
est si rare dans notre pays que nous pouvons tenter notre
chance. Nous avons répertorié les abonnés au téléphone
et les adresses postales et électroniques mais, bien sûr,
cette liste risque d’être incomplète. Cela montre une fois
de plus l’urgence qu’il y a à perfectionner notre réseau
internet.
Marisa jeta un coup d’œil sur la longue liste, quasiment
sûre que cela ne servirait à rien puis regarda Nicolas,
assis avec une nonchalance élégante, une tasse de café
dans la main. Son regard bleu, d’abord attentif, s’éclairait
peu à peu d’une expression tendre.
Si seulement…
Elle poussa un long soupir.
— Il faut que je vous dise quelque chose, annonça-t-elle
d’une voix calme : je crois que je suis en train de retrouver
ma mémoire.
Le regard de son compagnon se fit attentif.
— Racontez-moi.
— Certes, je n’ai pas de révélations sur mon passé,
c’est plutôt comme si les morceaux d’un puzzle se
remettaient lentement en place. Je me rappelle des détails
de mon enfance et j’ai l’impression que le brouillard se
dissipe.
Il lui sourit, la regardant dans les yeux.
— Parfait. Tenez-moi informé, d’accord ?
— D’accord.
Elle aimait son sourire, la sensation de chaleur qu’il
éveillait en elle.
— Espérons qu’il s’agit bien de mon passé et pas de
celui de quelqu’un d’autre, plaisanta-t-elle.
Il rit sans percevoir le double sens inquiétant de ses
propos puis, bondissant sur ses pieds, se pencha vers elle.
Elle attendit, le cœur battant, mais il se contenta de lui
effleurer la joue d’un baiser avant de sortir, prêt à affronter
un autre jour.
Marisa ferma les yeux, songeant à quel point tout cela
allait lui manquer.
Carla descendit pour le petit déjeuner et les deux jeunes
femmes s’amusèrent à passer en revue les réjouissances
prévues pour les jours suivants. Il était question, entre
autres, de recevoir Jans Hunsinger dont l’obstination avait
fini par payer, et Marisa éprouvait du reste quelques
inquiétudes à ce sujet. Ce jeune homme ne lui inspirait pas
confiance, mais la princesse aurait sans doute à se
défendre contre quelques coureurs de dot, et le dénommé
Jans lui servirait de terrain d’entraînement…
Vers midi, elle revenait d’une promenade dans le bois
de pins quand Nicolas la héla depuis la terrasse.
— J’ai des nouvelles pour vous de nos services secrets,
s’écria-t-il quand elle fut à portée de voix. Ils ont réussi à
décrypter le langage de vos documents grâce au livre de
cuisine que vous avez trouvé.
— Pas possible !
Elle le rejoignit et ils s’assirent autour d’une petite table
en plein soleil.
— De quelle langue s’agit-il ?
— Il semblerait qu’elle ait été parlée, ou du moins écrite,
dans une zone minuscule de la région de collines qui se
situe au nord de Bannir. C’est un endroit très isolé où se
sont installés au XIIIe siècle des moines qui y ont développé
leur propre langue et une écriture tout à fait unique.
Marisa fronça les sourcils.
— Très intéressant, mais je ne vois pas en quoi cela me
concerne ?
Il haussa les épaules.
— Qui sait ? Nous avons fait appel à des experts de
l’université de Bannir, ils seront au palais d’ici la fin de la
semaine. Pour le moment, tout ce qu’on peut dire, c’est
qu’une partie des documents trouvés dans vos vêtements
sont en fait d’anciennes recettes de cuisine.
— Des recettes ? Comment pourraient-elles être assez
importantes pour que je les dissimule dans l’ourlet de ma
robe ?
— C’est un mystère, mais cela ne pourrait-il avoir un
rapport avec vos talents culinaires ?
Marisa, le visage plongé dans les mains, poussa un
soupir.
— Il s’avère que je ne suis pas une espionne, finalement,
constata-t-elle, presque déçue. Je ne suis sans doute
qu’une modeste cuisinière.
— Hé ! Quoi de plus agréable qu’une jolie cuisinière
parmi ses relations !
Elle lui décocha un regard taquin.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Combien de
cuisinières avez-vous courtisées ?
— Des centaines, mais aucune n’était aussi séduisante
que vous.
Elle rit.
— Il n’y a que vous pour trouver séduisante une femme
enceinte.
— Vous avez tort, il suffit de vous regarder.
Lisant dans ses yeux qu’il avait envie de l’embrasser,
elle savait qu’il suffirait qu’il la touche pour qu’elle fonde
dans ses bras.
Se levant brusquement, Marisa marmonna une excuse et
s’enfuit dans sa chambre, le cœur battant à se rompre.
Incapable de résister à ses sentiments, il était grand temps
qu’elle parte.
Son séjour au palais était terminé.

***
Nicolas se laissa tomber dans l’un des fauteuils de la
bibliothèque, l’esprit bouleversé. Il ne pouvait pas vivre
sans cette femme et cette évidence s’imposait avec une
force de plus en plus irrésistible. Elle était pour lui le soleil
du matin, la douce caresse des rayons de lune dans la nuit.
Il voulait respirer pour toujours l’air qu’elle respirait. Le
matin, il voulait voir son visage au réveil, et la nuit sentir son
corps dans ses bras.
Elle lui était devenue indispensable et l’épouser était la
seule solution pour un homme de sa condition.
Le seul fait d’envisager cette solution, d’en prendre la
décision, suffit à éclairer de nouveau le monde.
Oui, il allait l’épouser, ensemble, ils fonderaient une
famille et, avec Marisa à ses côtés, il pourrait accomplir sa
mission dans le royaume.
Maintenant, il ne restait plus qu’à la convaincre !
10.
Il ne fut pas difficile à Marisa de sortir du palais : le rôle
des gardes était d’empêcher les gens d’entrer, pas de
sortir.
Bientôt, elle marchait d’un pas vif dans la rue sombre et
solitaire mais ne se sentit pas aussi perdue que quelques
semaines plus tôt. Cette fois, elle avait son plan, savait où
elle voulait aller et ce qu’elle avait à faire.
Mais, après seulement quelques pas, elle comprit qu’elle
n’irait pas au bout de ses intentions. Un homme, surgi de
nulle part, glissa soudain un bras sous le sien et elle sentit
le canon d’un pistolet s’enfoncer dans ses côtes.
— Alors, te voilà, Marie, gronda-t-il durement contre son
oreille. Umberto sera ravi d’apprendre que tu rentres enfin
à la maison, il a des projets pour toi.
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’il
s’agissait de l’homme qui l’avait accostée sur le champ de
courses.
— Vous êtes Tom Verner, n’est-ce pas ? Je me
souviens de vous, maintenant.

***
Le lendemain, le prince Nicolas se leva de bonne heure.
A peine était-il installé derrière son bureau que le chef du
service de la sécurité le demanda au téléphone.
— Bonjour, Votre Altesse. Nous avons ici un ouvrier
peintre qui déclare avoir trouvé la valise que nous
cherchions. Il repeignait les piles du Gonglia Bridge quand
il l’a aperçue, dissimulée dans les roseaux…
— J’arrive tout de suite.
Sur le palier, Nicolas lança un coup d’œil vers l’étage
supérieur, où se trouvait la chambre de Marisa, se
demandant s’il allait la réveiller pour lui apprendre la
nouvelle, mais décida de ne pas le faire. S’il s’agissait
bien de sa valise, il avait toute la journée pour la lui
montrer.
Après un rapide examen, il conclut que cela semblait
bien être le cas. Il avait fait porter l’objet dans la
bibliothèque mais ne voulait pas l’ouvrir en dehors de sa
présence et alla donc prendre son petit déjeuner,
s’étonnant qu’elle ne soit pas encore descendue.
D’ordinaire, elle était l’une des premières levées.
Après une hésitation, il songea qu’elle avait sans doute
besoin de sommeil maintenant que sa grossesse
avançait.Il décida de ne pas la déranger. Il reprit un café et
attendit encore une demi-heure puis, envahi d’un sombre
pressentiment, laissa tomber son journal et se précipita
dans les escaliers.
Il frappa à la porte à plusieurs reprises avant de
comprendre qu’elle était partie. Ouvrant la porte en grand, il
se précipita dans la pièce avec un juron pour s’apercevoir
que le lit n’avait pas été défait. Comment avait-il pu ne pas
sentir qu’elle se disposait à quitter le palais ? Comment la
retrouver ?
Au moment où il rebroussait chemin, il aperçut un
rectangle de papier blanc posé sur le petit secrétaire de
bois de rose. Se précipitant dessus, il l’attrapa d’une main
fébrile et se laissa tomber dans un fauteuil pour le lire.
« Très cher prince Nicolas
» Il fallait que je m’en aille. Je me souviens maintenant
de presque tout et je crois savoir pourquoi je me suis
enfuie de chez moi, pourquoi j’étais sur ce pont où vous
m’avez trouvée et pourquoi je dois rentrer.
» Je suis venue dans cette ville dans l’espoir de trouver
refuge chez un oncle riche et puissant que je n’avais pas vu
depuis des années mais je n’ai pas eu le temps de le
contacter. Je ne sais même pas s’il habite toujours la
capitale.
» Je sais que je fuyais un homme du nom d’Umberto, le
frère du père de mon enfant. Ce malfaiteur m’a persuadée
de faire de mauvais investissements qui ont fait courir à
notre entreprise familiale de graves dangers. Je sais aussi
que je n’ai jamais été mariée à Yvo, le père du bébé.
» Ma famille confectionne des chocolats depuis plus de
quatre siècles, les meilleures confiseries de toute cette
partie de l’Europe. Umberto est venu travailler chez nous
avec son frère quand mon père a rejoint l’armée de la
Libération. Yvo était charmant, tendre, un peu poète, c’était
un véritable génie du chocolat et, à part mon père, jamais
je n’avais rencontré quelqu’un d’aussi passionné par son
métier. Hélas, je n’ai appris que trop tard que tout cela
n’était qu’un coup monté : Umberto et Yvo étaient les fils
d’un concurrent et Umberto n’était venu chez nous que pour
voler les recettes traditionnelles, dans la famille depuis la
nuit des temps.
» Quand mon père est mort au combat, Umberto a
compris que j’étais tombée amoureuse de son frère et qu’il
pouvait, par ce biais, prendre le contrôle de l’entreprise.
Yvo, indigné par les manigances de son frère, est parti
rejoindre l’armée de la Libération dans la montagne et est
mort dans une embuscade.
» Quant à moi, j’étais enceinte.
» Maintenant que j’ai retrouvé la mémoire, il faut que je
rentre chez moi pour chasser l’usurpateur et suivre mon
destin, bien différent du vôtre.
» Adieu, mon doux prince. Je vous remercie, votre
famille et vous, pour tout ce que vous avez fait pour moi.
Dites à Carla toute l’affection que j’ai pour elle. Longue vie
au Montenevada.
» Je vous soutiendrai toujours, aussi loin que je sois.
Marisa. »
Nico regardait fixement la page et il lui fallut quelques
minutes pour saisir les implications de ce qu’il venait
d’apprendre. Cependant, quelles que soient les raisons de
la jeune femme, il lui fallait se rendre à l’évidence : elle était
partie et il ignorait tout d’elle, jusqu’à son nom et sa ville
d’origine ! Fourrant la lettre dans sa poche, il regagna la
bibliothèque et, avec un coupe-papier, s’acharna à
fracturer la serrure de la valise.
Lorsqu’elle finit enfin par s’ouvrir, répandant sur le sol
une partie de son contenu, il découvrit, dissimulé au milieu
des vêtements, le code des documents que Marisa portait
sur elle. Grâce à lui, ils pourraient enfin être décryptés,
mais il manquait le plus important : des informations sur sa
visiteuse, son nom et son adresse.
Il décrocha le téléphone : une fois de plus, il allait mettre
à contribution les services secrets.

***
Une heure plus tard, il était assis à la table de
conférence aux côtés de ses meilleurs officiers et faisait
défiler des noms sur l’écran de son ordinateur portable.
Des feuillets jonchaient le sol, listes d’entreprises
alimentaires et de chocolatiers, et tout le monde parlait en
même temps.
Même Mychale, de passage au palais, avait été mis à
contribution.
— Taisez-vous un peu ! s’exclama le jeune homme. Je
ne m’entends pas penser.
— On ne te demande pas de penser, rétorqua Nicolas,
mais de chercher. Il faut faire vite. Marisa est en danger, je
le sens.
— Ne t’est-il pas venu à l’esprit, répliqua Mychale, qu’elle
est la seule à penser que sa chocolaterie est la meilleure ?
— Si elle le dit, c’est que c’est le cas. Cherche !
Carla, en apprenant la disparition de Marisa, les avait
rejoints et dit pensivement :
— Nicolas, peut-être devrais-tu prendre cela comme le
signe que votre histoire ne devait pas se réaliser, après
tout. Dieu sait que je le regretterai, mais qui sait ?
Un froid mortel envahit le jeune prince : tout au fond de
lui, une petite voix lui murmurait la même chose, mais il se
refusait à l’écouter. Il allait retrouver la femme qu’il aimait,
lui demanderait de l’épouser et se sentait capable, si elle
refusait, de la jeter sur son épaule, de l’enfermer dans une
chambre au fin fond du palais et de la couvrir de baisers
jusqu’à ce qu’elle accepte.
— Hé ! s’exclama soudain l’un des officiers. Que
pensez-vous de celui-ci ? DuBonnet Chocolats… Il s’agit
d’un établissement très ancien situé dans les collines de
l’Ouest, le propriétaire s’appellerait Charles DuBonnet.
— Est-il mentionné une épouse ? demanda Nicolas, le
cœur battant.
— Oui.
— Son nom ?
— Un moment, Votre Altesse, je sais que je l’ai vu
quelque part… Ah ! Voilà. Elle s’appelle Helen.
— Parfait !
— Mais l’on signale également une fille qui aurait repris
l’affaire très récemment.
— Et qui s’appelle ?
— Marie, Marie DuBonnet.
Nicolas ferma les yeux. Enfin ! Ils l’avaient enfin
retrouvée.
— Chauncy, faites préparer la voiture ! ordonna-t-il,
bondissant de son siège. Nous partons immédiatement
pour Dunnir !

***
Assise face à Umberto, Marisa avait presque
complètement retrouvé la mémoire : elle savait maintenant
qu’elle était Marie DuBonnet, propriétaire et directeur
général de DuBonnet Chocolats, et qu’elle avait laissé cet
être malfaisant devenir le maître de son entreprise et de sa
vie.
Le regardant se servir un autre verre de l’un des
meilleurs vins de la cave de son père, elle se demanda
comment il avait bien pu lui inspirer un jour confiance.
— Où sont les recettes ? demanda-t-il d’un ton agressif.
— Je te l’ai déjà dit, je ne les ai pas avec moi.
A présent parfaitement calme et maîtresse d’elle-même,
elle appréciait le changement qui s’était opéré en elle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu les avais pourtant
avec toi en partant !
— Je ne les ai plus. Tu peux me fouiller si tu veux.
Heureusement qu’elle ne les avait pas emportées en
quittant le palais, se disant que, finalement, elles étaient
plus en sécurité là-bas. Son instinct lui avait dicté la bonne
conduite.
— Mais tu as la traduction que j’en ai faite et c’est tout ce
que tu obtiendras de moi.
Il jura et cracha.
— Ces traductions n’ont aucun sens. Elles ne sont pas
identiques aux originaux et ne sont pas utilisables, tu le
sais très bien.
Marie ne put retenir un sourire méprisant. Cet homme
n’avait aucun droit de posséder les recettes héritées de
père en fils dans sa famille, et elle ferait tout pour que cela
ne soit jamais le cas.
Enveloppant la pièce du regard, elle s’arrêta sur les
plaques commémorant les nombreux prix gagnés lors de
concours nationaux et internationaux qui ornaient les murs,
à côté de vieux ustensiles culinaires, casseroles, louches
en cuivre et plats divers. Derrière les portes battantes, elle
savait que se trouvaient les cuisines où travaillaient des
ouvriers qui la connaissaient depuis son plus jeune âge et
l’aimaient. Tous s’activaient pour fabriquer des chocolats
comptant parmi les meilleurs d’Europe, mais la confection
de quelques pièces était gardée secrète : celle des nids
d’oiseaux au moka, des ballerines en sucre filé fourrées
d’une crème exquise, des bouchées à la rose et bien
d’autres encore.. Depuis longtemps, ces célèbres
spécialités de la maison ne sortaient plus des ateliers.
Depuis le début de la guerre, lorsque Marie en avait
caché les recettes.
— Je n’ai plus peur de toi, Umberto, martela-t-elle en
l’affrontant du regard. Tu ne peux rien contre mon
entreprise ni contre moi. Tu peux fabriquer de faux
chocolats DuBonnet tant que tu veux, personne n’est dupe
et il ne te reste qu’à retourner dans tes usines y fabriquer
ce chocolat industriel que tu réussis si bien. A moins que tu
ne te mettes réellement au travail pour inventer tes propres
recettes. Mais, hélas, le véritable artiste, le créateur, c’était
ton frère, et maintenant il n’est plus là…
Sentant ses yeux se remplir de larmes au souvenir du
gentil Yvo, elle se raidit dans l’attente du coup que son
interlocuteur s’apprêtait à lui donner mais, au lieu de cela, il
approcha son visage tout près du sien et articula entre ses
dents serrées :
— Tu me paieras cela, Marie. Je vais t’enfermer dans la
cave et t’y garder aussi longtemps qu’il le faudra, mais tu
finiras par me donner ces maudites recettes.
— Jamais, rétorqua-t-elle, le regard clair.
Cette fois, il faillit la frapper, mais, le souffle lourd, il
parvint à se contenir.
— Tom et Willie m’attendent dans la voiture. Tu crois que
tu pourras faire le poids ?
Même cet argument n’impressionna pas la jeune femme,
surprise d’avoir acquis assez de force pour faire front à
son pire ennemi. Nul besoin de faire appel à son oncle
pour lui cracher au visage ce qu’elle pensait de lui.
— Je viens de comprendre quelque chose, Umberto :
même si je te donnais ces recettes, tu resterais incapable
de produire de bons chocolats. Tu n’as pas l’amour du bon
travail que nous cultivons ici depuis près de trois cents ans.
Ce n’est pas pour le chocolat que tu te bats mais par
orgueil et par cupidité.
Elle sourit et ajouta, un pli durcissant sa bouche :
— Je te méprise, Umberto, je méprise tout en toi et,
maintenant qu’Yvo est mort, nous n’avons plus rien en
commun.
Il la dévisageait, bouillonnant de rage :
— Parce que tu es devenue la maîtresse du prince, tu
t’imagines être protégée ?
Cette flèche avait fait mouche, mais elle s’efforça de ne
rien en montrer.
Par chance, il ne manifestait aucun intérêt pour l’enfant.
Après tout, c’était l’enfant de son frère et il aurait pu faire
valoir ses droits et essayer ainsi de la faire souffrir.
Cependant, cela pouvait lui venir tout à coup à l’esprit et
il fallait qu’elle agisse avant qu’il ne soit trop tard. Marie se
sentit envahie d’un calme étrange, certaine d’être capable
de se sortir de cette impasse.
Passant en revue discrètement les différents outils à sa
portée, elle remarqua que le plus gros des marteaux était
presque sous sa main et le soupesa d’un regard
appréciateur, songeant à tout le chocolat qu’il avait broyé.
L’idée de détourner de sa fonction ce noble outil lui
répugnait, mais elle n’avait pas vraiment le choix. Elle se
leva doucement tandis que son interlocuteur se servait une
nouvelle rasade de vin et, le contournant, abattit le maillet
sur son crâne.
Perdant connaissance, il s’effondra sur le sol avec un cri
étouffé.
— Avec un tel swing, vous devriez vous engager pour le
prochain trophée international de golf, s’exclama une voix
masculine bien connue.
Pivotant sur ses talons, Marisa aperçut Nicolas sur le
pas de la porte et se précipita dans ses bras.
— Nicolas ! Dieu soit loué ! Vous m’avez retrouvée !
Il l’étreignit convulsivement.
— Eh bien, en brave petit Poucet que vous êtes, vous
avez laissé derrière vous assez de mies de pain. Je ne
pouvais pas vous manquer !
Elle leva vers lui son visage mouillé de larmes et il
effleura ses lèvres d’un baiser puis, la reposant
délicatement sur le sol, il alla pousser du pied le corps
d’Umberto.
— Il n’a pas l’air de vouloir se réveiller. Dommage,
j’aurais donné cher pour vous voir manipuler de nouveau ce
marteau !
Il hocha la tête avec une franche admiration puis sortit
son téléphone cellulaire de sa poche.
— Que faites-vous ?
— J’appelle la police. Il faut enfermer cet individu avant
qu’il ne reprenne connaissance. Je crains qu’il ne soit de
fort méchante humeur à son réveil.
Marisa hocha la tête, à court d’arguments. Tout était
arrivé si vite !
— Deux acolytes l’attendent dans sa voiture…
— Mes hommes s’en sont occupés.
— Ah ! Très bien.
Etourdie par les événements récents, elle le contempla,
étreinte presque douloureusement par l’amour qu’elle
éprouvait pour lui. Tout cela lui semblait irréel… Comment
était-il ici ? Comment l’avait-il retrouvée ?
— Je ne comprends toujours pas comment vous êtes
arrivés jusqu’ici.
— Nous avons enfin mis la main sur votre valise. Quand
l’homme qui vous a agressée l’a lancée par-dessus le
garde-fou du pont, elle est tombée dans les roseaux et y
est restée dissimulée. C’est un peintre en bâtiment qui l’a
trouvée.
— Vous l’avez ouverte ?
— Il le fallait. Quand j’ai lu votre lettre, j’ai immédiatement
décidé de partir à votre recherche et cette valise était ma
seule piste.
La jeune femme opina du chef.
— Vous avez donc trouvé le code…
— Oui. A partir de là, ce n’était plus qu’une question de
temps, il suffisait de trouver la bonne chocolaterie.
— Je suis si contente ! murmura Marisa en rejoignant
son compagnon pour poser la tête sur son épaule. J’ai
quitté le palais vers minuit et Tom Verner, l’un des hommes
de main d’Umberto, m’a découverte immédiatement. C’est
lui qui m’a agressée sur le pont et m’a accostée sur le
champ de course. Probablement était-ce également lui qui
faisait le guet dans la rue lorsque je l’ai aperçu de ma
fenêtre.
— Pourquoi aurait-il fait tout cela ?
— Afin de récupérer les recettes.
— On dirait que vous avez retrouvé la mémoire ?
— Oh oui ! Complètement.
Marie mit rapidement Nicolas au courant, lui expliquant
pourquoi Umberto voulait mettre la main sur ces
documents.
— Il a travaillé avec moi pendant des mois, apprenant
toutes nos méthodes et, lorsque j’ai compris qu’il ne
méritait pas de connaître nos secrets, il était déjà trop tard :
il m’avait fait signer des documents lui cédant un nombre
important de parts dans notre société. J’étais si seule et si
naïve à cette époque ! Alors, j’ai cousu les recettes
originales dans l’ourlet de ma robe, détruit toutes les
copies et suis partie après lui avoir remis de fausses
recettes. J’espérais trouver refuge chez mon oncle, dans la
capitale. Je savais qu’il m’aiderait à reprendre le contrôle
de la société, mais Tom m’avait suivie. Dans l’espoir de
trouver les recettes dans mon sac à main ou ma valise, il
m’a attaquée et m’a ensuite suivie jusqu’au palais,
attendant sa chance.
— On peut dire que je suis arrivé au bon moment,
remarqua le prince, un sourire tendre jouant sur ses lèvres.
Marisa l’enveloppa d’un regard amoureux.
— Oui, j’ai eu beaucoup de chance.
— Mais qu’est-ce qui rend ces recettes si spéciales ?
— Les plus anciennes d’entre elles ne sont pas à base
de chocolat mais sont issues de méthodes particulières
pour mélanger divers ingrédients avec du sucre, mises au
point dans un petit monastère situé dans la montagne où
l’on parlait ce dialecte aujourd’hui disparu. Au XIIIe siècle,
l’un de mes ancêtres s’y est réfugié et en est revenu avec
les recettes à l’aide desquelles il a commencé à fabriquer
des confiseries. Plus tard, quand le chocolat a été importé
en Europe après la découverte du Nouveau Monde, les
DuBonnet ont eu l’idée d’appliquer ces méthodes de
fabrications au travail du chocolat et ont donné à nos
produits ce goût unique, cette texture et cette diversité.
— Finalement, vous êtes parvenue à les sauver !
— Oui, grâce à vous. Vous m’avez donné le refuge dont
j’avais besoin et m’avez aidée à comprendre qu’être une
victime n’était pas une fatalité.
Elle conclut enfin, avec un regard malicieux :
— Donc, finalement, je ne suis pas une espionne ni une
étudiante en archéologie désireuse d’arrondir ses fins de
mois. Je ne suis qu’une modeste cuisinière.
Peut-être un peu plus qu’une simple cuisinière, bien sûr,
mais en tout cas bien éloignée des sphères de la royauté.
Le fossé entre Nicolas et elle restait infranchissable.
La police arriva et ils sortirent tous deux assister, de loin,
à l’arrestation de leurs ennemis. L’air, empli du parfum des
arbres fruitiers en fleurs, annonçait le printemps, le temps
du renouveau.
Ils reculèrent de deux pas, enlacés, pour contempler le
siège de l’entreprise et Nicolas serra sa compagne contre
lui.
— Voici donc cette fameuse chocolaterie, dit-il,
embrassant du regard la façade du cottage Tudor qui
abritait les bureaux. On dirait une maison de conte de fées,
je m’attends à en voir sortir les sept nains d’une minute à
l’autre.
Elle sourit, amusée par son humour.
— Vous l’aimez ? C’est un endroit merveilleux. Quand je
pense qu’Umberto en possède maintenant une partie !
— Ne vous inquiétez pas. Nous avons des hommes de
loi aptes à résoudre ce genre de problème.
Se tournant vers lui, Marisa lui demanda, cherchant son
regard :
— Nicolas… Pourquoi êtes-vous venu me chercher ?
— Je voulais m’assurer que tout allait bien.
Elle essaya de sourire mais, devant son amabilité
indifférente, sa gorge s’était nouée.
— C’est tout ?
L’un des sourcils noirs de son interlocuteur s’arqua
élégamment.
— Non, répondit-il d’un ton pensif. Il y a encore une autre
raison.
— Oui ?
Maintenant, il la regardait comme s’il voulait se noyer
dans ses yeux.
— Je voulais savoir également si…
Une sirène de police se déclencha, les faisant tous les
deux sursauter. Nicolas resserra son étreinte autour des
épaules de sa compagne tandis que les véhicules
démarraient dans un crissement de pneus.
— Que vouliez-vous savoir ? insista Marisa, impatiente
d’en revenir à leur sujet.
— Oh ! Rien de très important, lâcha-t-il d’un ton léger en
repoussant quelques mèches de cheveux pour mieux voir
son visage. Je me demandais si vous auriez envie de vous
marier.
— De me marier ?
Elle fronça les sourcils. De quoi diable voulait-il parler ?
— Oui.
— Mais me marier avec qui ?
Nicolas regarda autour de lui, comme s’il cherchait
quelqu’un d’autre dans les parages.
— Pourquoi pas avec moi ? En tout cas, c’est bel et bien
moi qui suis tombé amoureux.
Stupéfaite, elle attendit d’être certaine d’avoir bien
entendu.
— Est-ce que vous plaisantez ? Vous ne voulez tout de
même pas…
— Marisa, faut-il que je vous fasse ma demande à
genoux ? demanda-t-il, un sourire dansant dans ses yeux
clairs.
— Nicolas, soyez un peu sérieux !
— Mais je suis très sérieux. Je vous aime, Marisa. Peut-
être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue… Alors, je
vais vous montrer à quel point.
Lui prenant les lèvres, il la gratifia d’un baiser à couper le
souffle.
— Vous n’avez toujours pas dit oui, remarqua-t-il enfin.
Prise d’un léger vertige, la jeune femme balbutia :
— Mais…
— Vous hésitez ? Vous rendez-vous compte de la
blessure que vous infligez à mon ego ? Faut-il vous faire la
liste des avantages qu’il y a à épouser un prince ?
Un sourire tremblant sur les lèvres, les yeux pleins de
larmes, Marisa s’efforça de se mettre au diapason.
— En tout cas, il y a tous ces dîners ennuyeux où il faut
faire la conversation… Ainsi que la légendaire inauguration
des chrysanthèmes !
— Nous ferons en sorte de rendre tout cela intéressant.
Vous pourrez inviter des chocolatiers du monde entier et
deviendrez la reine du chocolat !
Elle rit. Tout la faisait rire, dorénavant, jamais elle ne
s’était sentie aussi heureuse.
— Mais je ne suis pas une reine…
— Vous avez en vous une majesté naturelle, Marisa,
permettez-moi de continuer à vous appeler ainsi. J’imagine
d’ici les titres de la presse internationale : « La reine du
chocolat a accepté d’épouser un roitelet du fin fond de
l’Europe. » Les journaux à scandales vont adorer !
Soudain, l’expression du visage de Marisa changea.
— Oh ! Vite. Donnez-moi votre main.
Elle plaça la grande main bronzée de son compagnon
sur son ventre, à l’endroit où un petit pied tambourinait
avec entrain.
— Vous sentez ?
— Hé !
Il retira sa main, surpris.
— Ce bébé s’annonce particulièrement agité, on dirait.
Immédiatement, il remit sa main en place et, cette fois,
sourit.
— C’est fascinant !
— N’est-ce pas ?
Une vague d’émotion submergea Nicolas qui pensa à
Andrea et à son bébé. Marisa était différente de son
premier amour, mais les deux femmes avaient en commun
ce qui lui importait le plus : la force de caractère, la beauté,
un humour merveilleux et une vraie bonté d’âme.
Oui, Marisa était parfaite et même Andrea l’aurait
approuvée.
— Nicolas, réponds-moi honnêtement, demanda Marisa
en fouillant son regard. Que penses-tu de la paternité ?
Elle était passée au tutoiement sans même s’en rendre
compte, comme si le bébé avait déjà tissé entre eux un lien
indestructible.
Son sourire se fit tendrement rêveur.
— Notre fille sera la première puis d’autres viendront.
— Promets-moi que tu ne l’en aimeras pas moins. Son
père était un poète, sais-tu, un jeune idéaliste qui a été
victime de la folie des hommes. Il n’a rien à voir avec
Umberto.
Nicolas effleura le front de sa compagne d’un léger
baiser.
— Comment pourrais-je l’aimer moins ? Elle fait partie
de toi et sera d’autant plus chère à mon cœur que, sans
elle, nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés.
Marisa eut un soupir heureux.
— Et tout cela grâce au chocolat ! déclara-t-elle avec
humour. Au fait, tu veux en goûter un ?
Il sourit.
— Je croyais que tu n’allais jamais me le proposer.
Epilogue
— Chut ! murmura Carla, un doigt sur les lèvres. Je ne
peux rien te dire, c’est un secret.
Marisa adressa à sa future belle-sœur un regard de pure
frustration, se demandant ce qu’elle faisait là, vêtue de sa
robe de mariée dans ce sous-sol humide et froid.
Quel étrange mariage !
Elle n’ignorait pas que Dane était hostile à l’idée qu’elle
épouse son frère. Il l’avait fait savoir très clairement et
Nicolas avait affirmé tout aussi clairement qu’il préférait
renoncer à son titre et à son héritage plutôt qu’à la femme
qu’il aimait.
— Laisse au moins passer un peu de temps, avait dit
Dane à son retour de Paris, quelques jours plus tôt. Nous
venons juste de renouer avec notre peuple. Que l’un des
héritiers de la dynastie des Montenevada épouse une
roturière, de plus enceinte, va susciter des commentaires
peu charitables dans la presse. Nous ne pouvons guère
nous le permettre dans cette période d’instabilité.
— Si nous attendons trop longtemps, avait répondu
Nicolas d’un ton ferme, le bébé sera né et tout le monde
comprendra qu’il n’est pas le mien.
Dane l’avait regardé, étonné.
— Mais… il n’est pas le tien !
Nicolas avait souri.
— Tu te trompes, mon cher frère : cet enfant est devenu
le mien dès que j’ai compris que j’aimais Marisa. Notre
mariage ne fera que le confirmer.
La colère de Dane avait explosé.
— Tu es fou, avait-il rétorqué avec un froncement de
sourcils furieux. J’interdis ce mariage insensé !
Nicolas avait quitté la pièce, la mâchoire serrée, et
Marisa, à qui il avait tout raconté, en avait déduit que les
choses en resteraient là. Plus tard, Nicolas lui avait
annoncé qu’il devait faire un bref séjour à Paris et serait de
retour dans quelques jours.
Trois jours plus tard, Carla avait fait irruption dans la
chambre de son amie, les yeux brillants d’excitation.
— Viens vite ! Nicolas est de retour et t’a rapporté une
robe de mariée qui se trouve dans ma chambre. Tu dois la
revêtir immédiatement puis nous nous rendrons dans le
donjon.
— Le donjon ?
— Ne t’inquiète pas. Il s’agit simplement des caves de
l’ancienne tour, où nous rangeons nos vins.
Elles avaient procédé aux préparatifs dans une joyeuse
fébrilité, tandis que Marisa, anxieuse, se demandait s’ils
faisaient bien de passer outre l’interdiction de Dane.
Mais Carla refusa d’en discuter.
— Nous n’avons pas le temps de parler, avait-elle
affirmé tout en se tortillant pour entrer dans un long fourreau
de satin, pendant parfait à la longue robe de dentelle
blanche qu’avait revêtue Marisa. Allons ! Dépêche-toi.
Voici ton voile.
— Oh ! s’émerveilla la jeune femme en prenant
précautionneusement dans ses mains tremblantes le tissu
aérien brodé de perles.
Carla l’aida à l’installer sur ses cheveux relevés en un
élégant chignon et, en regardant au travers du tissu
arachnéen, Marisa eut l’impression d’y voir un avenir
enchanté. Allait-elle vraiment épouser l’homme de ses
rêves ?
— Et ton bouquet !
Serrant contre son cœur le flot d’orchidées blanches
agrémentées en leur centre d’un bouquet de violettes,
Marisa se regarda dans la glace, émerveillée par son
apparence.
— Allons-y, intima Carla, pratique.
Marisa embrassa du regard les murs sinistres et ne put
réprimer un frisson. Peut-être cet endroit avait-il réellement
servi de prison, après tout, et était-ce la ronde des
fantômes des temps passés qui lui donnaient la sensation
que des présences invisibles rôdaient autour d’elle.
Soudain, la terre se mit à trembler et un grondement
résonna dans la pénombre.
Un tremblement de terre ?
Affolée, Marisa regarda son amie qui la rassura aussitôt
d’un sourire.
— Regarde ! dit-elle en lui montrant le mur opposé.
La paroi s’était entrouverte, laissant apparaître un large
couloir taillé dans la roche, et lorsque Carla appuya sur un
interrupteur électrique des lumières s’allumèrent, faisant
rutiler le toit doré de ce qui ressemblait à un traîneau monté
sur rails.
— Allons-y, dit Carla en ramassant la traîne de Marisa
avant de se diriger vers le véhicule.
— Mais… qu’est-ce que c’est que cela ? s’étonna la
jeune femme en se laissant tomber sur les coussins
rembourrés.
Les portes se refermèrent sans un bruit et le traîneau
démarra doucement.
— Nous sommes dans un tunnel secret par lequel on
pouvait quitter le palais en cas de siège. C’est par là que
s’est enfuie ma famille il y a cinquante ans. Au Moyen Age,
lors des pillages, plus d’un seigneur et sa famille ont sauvé
leur vie grâce à ce subterfuge et, au moment de la
Réforme, c’est par là aussi que la famille royale, de
confession catholique, se rendait à la chapelle privée. Et
maintenant…
La phrase de Carla resta en suspens puis elle conclut
avec un sourire :
— Maintenant, c’est le passage secret qui te conduit
vers ton futur époux.
Marisa allait répondre, mais déjà, le traîneau ralentissait
et s’arrêtait devant une porte à double battant
merveilleusement sculptée. Comme par magie, elle s’ouvrit
silencieusement sur la silhouette du prince Mychale,
impeccable dans son uniforme de cour d’un blanc
immaculé.
Avec un galant sourire, il aida Marisa à mettre pied à
terre.
— Bonjour, Votre Altesse, dit la jeune femme en prenant
le bras qu’il lui tendait.
— Bonjour, Marisa. Je tiens à vous déclarer que vous
êtes une merveilleuse addition à notre clan. Nous sommes
très heureux de vous recevoir parmi nous.
— Merci, je suis très honorée.
Mychale la fit attendre un instant sur le seuil de la
chapelle. Un orgue entama la Marche nuptiale et, tout à
coup, les rideaux qui occultaient l’entrée s’écartèrent.
Marisa resta immobile un instant, éblouie par l’éclat des
lumières, puis aperçut le prince Nicolas qui l’attendait au
bout de l’allée.
Poussant un petit cri de joie, elle lâcha le bras de
Mychale et se précipita au milieu des rangées de bancs
vides. L’attrapant dans ses bras, Nicolas rit en la faisant
pirouetter et, quand il la reposa, la jeune femme remarqua
la silhouette corpulente d’un vieux prêtre qui les attendait
près de l’autel. Carla vint prendre sa place de témoin à
côté d’elle. Elle tourna la tête, s’attendant à voir Mychale
faire de même à la droite de Nicolas, mais il se tenait deux
pas derrière, l’air détendu et gentiment désinvolte comme
à son habitude.
Marisa s’étonnait de son immobilité quand un homme de
haute stature pénétra dans la chapelle et descendit l’allée
d’un pas décidé. Le cœur de la jeune femme manqua un
battement. Que faisait là Dane ? Elle jeta un regard alarmé
à Nicolas, se demandant s’ils allaient devoir prendre leurs
jambes à leur cou, mais il resta souriant et, sous le regard
ébahi de Marisa, Dane vint prendre sa place de garçon
d’honneur à côté de son frère.
— Mais, Nicolas… ! chuchota Marisa.
Lui adressant un clin d’œil, il hocha la tête.
— Dane a changé d’avis, murmura-t-il en retour.
Radieuse, Marisa se tourna vers le prince héritier et lui
sourit.
— Merci, votre Majesté, s’exclama-t-elle si bruyamment
qu’elle eut l’impression que le son de sa voix se répercutait
d’un mur à l’autre.
— Je ne suis pas encore une majesté, lui rappela-t-il.
C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas régenter la vie de
mes sujets tant que je ne serai pas légalement autorisé à le
faire.
Le prêtre se rappela à leur attention par une toux
discrète. Il était temps de commencer.
Marisa traversa la brève cérémonie comme dans un
songe. Elle savait qu’elle avait prononcé les mots
fatidiques, qu’elle avait glissé un anneau au doigt de
Nicolas et qu’il avait fait de même. Cependant, elle avait
distinctement entendu : « Vous pouvez embrasser votre
épouse » et avait senti les bras de Nicolas se refermer sur
elle, ses lèvres se poser sur les siennes.
Alors enfin elle laissa son souffle s’élargir dans sa
poitrine, le bonheur gonfler en elle comme une bulle irisée.
La main de son époux serrait la sienne comme s’il s’était
promis de ne plus jamais la relâcher et, se penchant vers
elle, il murmura contre son oreille :
— Dès que ce sera possible, je te le promets, tu auras le
plus beau mariage public dont une princesse puisse rêver.
Secouant la tête, Marisa leva vers lui des yeux pleins de
larmes.
— Je n’ai pas besoin d’un mariage public, Nicolas. Je
n’ai besoin que de toi et suis à jamais l’épouse secrète de
mon prince charmant.
Un été à Belles Fleurs
© 2009, Rebecca Winters. © 2012,
Traduction française : Harlequin S.A.
PHILIPPE WANTIEZ
CINDERELLA ON HIS DOORSTEP
978-2-280-24995-9
1.

Sanur, île de Bali, 2 juin.


— Martan ?
Alex Martin se retourna. Il pleuvait, mais ce n’était pas
l’une de ces pluies tropicales qui forment un véritable écran
et vous empêchent de voir à plus d’un mètre devant vous. Il
s’agissait d’une légère averse, et Alex n’eut pas de mal à
reconnaître celui qui venait de l’appeler.
Il s’agissait du garçon de ménage, dont la mère avait été
engagée par le projet Forsten de longues années
auparavant pour nettoyer les logements des employés.
Désormais orphelin, le garçon s’était attaché à Alex et
l’appelait toujours par son nom de famille – mais sans le
prononcer correctement.
— Bonjour, Sapto. Je ne pensais pas te revoir avant
mon départ.
Alex attendait le taxi qui devait le conduire à l’aéroport
de Bali.
Autrefois, il se serait empressé de s’écrier :
— Notre nom est Martin ! Mar-TIN !
Mais cela, c’était avant l’accident qui avait coûté la vie à
son père, William Martin, né en Australie.
Et Sapto avait continué à écorcher son nom.
Quelques mois plus tôt, le garçon avait perdu sa mère
dans une inondation. Il n’ignorait pas qu’Alex avait lui aussi
perdu la sienne, qui était d’origine française et avait
succombé à une maladie infectieuse quelques années
auparavant. Cela, estimait Sapto, leur donnait quelque
chose en commun. Alex avait été plutôt touché que Sapto
voie la situation ainsi, et il n’avait pas essayé de le faire
changer d’avis.
— Prenez-moi avec vous ! Je n’ai jamais vu la France.
Se doutait-il qu’Alex était dans le même cas ? Même s’il
avait la double nationalité ?
Enfin, lui, au moins, avait voyagé. Cela devait
impressionner Sapto, qui ne s’était jamais aventuré à plus
de vingt ou trente kilomètres de son village.
La famille d’Alex avait vécu partout où le métier de son
père, ingénieur, l’avait entraînée. En Australie, en Afrique,
puis, finalement, en Indonésie. Après avoir perdu ses
parents, Alex ne se sentait plus d’attache avec aucun lieu. Il
était allé en Australie pour enterrer son père à côté de sa
mère. Depuis, il y avait en lui un vide. Il n’était plus nulle part
chez lui.
— Je voudrais bien, Sapto, mais je ne sais vraiment pas
de quoi mon avenir sera fait.
— Mais vous avez dit que votre grand-père français vous
avait légué une maison ! Je pourrais y habiter et la nettoyer
pour vous !
— Ce n’est pas à moi qu’il l’a léguée, Sapto, répondit
Alex avec une grimace.
La lettre destinée à sa mère était arrivée avec deux
années de retard. Elle était parvenue à Alex par
l’intermédiaire de la société Forsten, pour laquelle il
travaillait.
Le notaire qui l’avait écrite avait précisé qu’il recevrait
les héritiers le 5 juin à Angers. Si Geneviève Fleury, seul
membre de la famille Fleury encore en vie, ne se présentait
pas, la propriété reviendrait au gouvernement français.
Alex avait téléphoné au notaire qui, jusque-là, ignorait
son existence. Il avait appris que la propriété était à
l’abandon depuis plus de quarante ans et que les arriérés
d’impôts fonciers constituaient une somme colossale.
Alex avait eu l’impression que le notaire minimisait la
valeur de cet héritage. Il avait paru étrangement choqué
d’apprendre que Geneviève Fleury avait un fils.
Il y avait là un mystère, qu’Alex entendait bien percer. De
plus, il ressentait le besoin de connaître le pays d’où venait
sa mère avant de poursuivre sa vie. Comme il n’avait plus
aucune famille, il était libre de choisir dans quelle partie du
monde il s’établirait, et c’était aux Etats-Unis qu’il
souhaitait fonder sa propre société.
Le taxi arriva. Sapto chargea les bagages dans le coffre.
— Vous allez m’écrire ? demanda-t-il, les yeux embués
de larmes.
— Je promets de t’envoyer des cartes postales.
Il glissa un billet dans la main de l’adolescent.
— Merci de ton aide, Sapto. Je ne t’oublierai pas,
promis !
— Au revoir…
Le taxi démarra et Sapto se mit à courir derrière lui
jusqu’à ce qu’il ait tourné au coin de la rue.

Hollywood, Californie, 2 août.


— C’est la pause déjeuner. Tout le monde revient à une
heure ! Et personne n’est en retard !
A ces mots, acteurs et cameramen quittèrent le plateau
de tournage.
Lorsque Jan Lofgren fronçait les sourcils, Dana, sa fille,
savait qu’il n’était pas de bonne humeur. Ce réalisateur
d’origine suédoise était un génie, mais les films sur
lesquels il travaillait accaparaient sans cesse son esprit, au
point de le faire vivre sur une autre planète et de lui faire
perdre toute patience.
De la patience, il n’en avait jamais eu beaucoup avec
Dana, sa fille unique. Il aurait souhaité un fils brillant et
n’avait eu qu’une fille bien ordinaire, qui n’aurait jamais la
beauté ou le génie nécessaires pour faire fortune.
Quand elle était petite, sa mère l’avait prévenue :
— Ton papa t’aime beaucoup, ma chérie, mais il ne faut
jamais t’attendre à ce qu’il soit un homme comme les
autres. Il n’est pas facile à aimer. Il faut le prendre tel qu’il
est.
A présent, sa mère n’était plus là pour lui donner des
conseils. Elle était morte quatre ans plus tôt et Dana avait
appris à ne pas exprimer son chagrin. C’était devenu
encore plus nécessaire depuis quelque temps, car son
père avait des difficultés avec sa petite amie du moment,
Saskia Brusse, top model néerlandaise qui voulait devenir
actrice et jouait un rôle dans le film en cours. Elle n’était
guère plus âgée que Dana – qui avait vingt-six ans – et
représentait l’antithèse de sa mère.
Dana désapprouvait la vie privée tumultueuse de son
père, mais il ne fallait surtout pas dire cela en public. En
revanche, Jan ne s’était pas gêné pour donner son avis sur
la relation désastreuse qu’elle avait eue avec Neal
Robeson, un jeune acteur qui s’était servi d’elle pour
approcher le grand réalisateur qu’il était.
Pour elle, cela s’était soldé par une humiliation qu’elle
n’était pas près d’oublier. Pourquoi son père, après avoir
fait semblant de ne rien remarquer, avait-il explosé ainsi en
public ?
Il lui fallait toutefois oublier son ressentiment. Pour
retrouver une relation un peu plus normale avec son père,
elle devait impérativement faire le premier pas.
— Je t’ai apporté du café et des sandwichs, papa.
Perdu dans ses pensées, Jan prit la bouteille Thermos et
commença à boire.
— J’ai décidé de tourner le reste du film en décors
naturels, déclara-t-il. Au moins, cela donnera quelque
chose de valable. Tout est déjà prêt, sauf pour la partie la
plus importante, en France. Je ne suis pas satisfait des
endroits où nous sommes déjà allés, il me faut quelque
chose de différent.
Depuis la mort de sa mère, Dana avait été nommée
responsable de la recherche des lieux de tournage, en plus
d’être cuisinière en chef et souffre-douleur de son père.
Certes, il la payait bien, mais il lui infligeait aussi des
blessures profondes.
Lorsqu’il ne mettait pas en scène l’un de ses films tant
appréciés par la critique, il se plongeait dans des ouvrages
historiques. Elle aussi aimait lire ; elle avait d’ailleurs hérité
le goût de son père pour les récits de la Seconde Guerre
mondiale en Europe. Au fil des ans, ils avaient visité
ensemble toute la côte sud de l’Angleterre et divers
endroits du continent, retrouvant les lieux historiques où ils
venaient ensuite filmer ses créations.
— J’ai trouvé sur internet quelque chose qui semble
prometteur. Donne-moi deux ou trois jours.
— C’est trop long.
— Il me faut déjà le temps d’arriver à Paris. Je te
téléphonerai demain soir.
— Tu vas où, exactement ?
— Je préfère ne pas te le dire.
Si elle trouvait ce qu’il voulait, cela ferait-il retomber la
tension entre eux ? Non, sans doute. Seule sa mère
connaissait le secret pour apaiser cet homme, et elle
n’était plus là. Depuis sa disparition, personne ne
paraissait plus exister pour lui, et surtout pas sa fille unique.

***
Le panneau indiquait Rablay-sur-Layon. Toute cette
région de l’Anjou était si verte que Dana avait l’impression
de se trouver précipitée à l’intérieur d’un tableau de Monet
peint à Giverny.
Comme les Français avaient dû être choqués de voir les
chars de l’armée allemande déferler dans ce paisible
paysage !
Elle sentit la faim la tenailler. Il se faisait tard. Elle aurait
dû dîner dans le dernier village qu’elle avait traversé, mais
elle avait hérité certains traits de son père : lorsqu’elle avait
un but à atteindre, elle ne s’arrêtait pas en chemin.
Elle voulait voir comment les ombres se dessinaient sur
le château de Belles Fleurs avant le coucher du soleil, afin
de décider si l’endroit dégageait bien l’atmosphère que
recherchait son père.
Suivant la carte trouvée sur internet, elle tourna à droite
au second carrefour après le pont et atteignit la bifurcation,
où elle prit encore à droite. Le château surgit soudain
devant elle.
Il était tellement recouvert de végétation qu’elle n’avait
pas pu le distinguer de loin. Et même de près il fallait
vraiment savoir qu’un château se trouvait là, tant la verdure
le camouflait.
Elle avança. Un bastion, avec son cône pointu, semblait
jouer à cache-cache dans le feuillage. Des rosiers
sauvages, que l’on n’avait pas taillés depuis belle lurette,
poussaient partout.
Elle descendit de voiture. Ce massif de verdure donnait
vraiment envie de partir en exploration !
Elle ne put cependant aller très loin, car les arbres
formaient un sous-bois difficilement pénétrable.
Personne n’avait dû habiter là depuis des années. Ce
lieu devait en recéler, des secrets…
Son père adorerait cela. Elle n’aurait pu trouver mieux
dans toute la vallée de la Loire.
— Puis-je vous aider, madame ? demanda une voix
derrière elle.
Surprise, elle se retourna. Un homme d’une trentaine
d’années se tenait là.
— Oh ! Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un, répondit-
elle dans un français hésitant.
— Moi non plus, affirma-t-il dans un anglais parfait.
Il portait un blue-jean et un T-shirt et devait mesurer un
bon mètre quatre-vingt-dix. Il était puissant, musclé, et son
teint indiquait qu’il passait sa vie au soleil.
— L’endroit semble désert. Vous êtes le gardien ?
— En un certain sens. Vous vous êtes perdue ?
— Non. Je pensais venir ici demain matin, mais la
curiosité l’a emporté et je n’ai pas pu attendre.
Il la dévisagea. Pour une fois, elle regretta de ne pas être
une brune élancée, et non une blonde aux yeux bleus,
trahissant les origines scandinaves de son père.
— Si vous êtes agent immobilier pour des clients
américains, je regrette, mais ce domaine n’est pas à
vendre.
— Non, non, pas du tout. Je suis ici pour une autre
raison. C’est bien le château de Belles Fleurs, n’est-ce
pas ?
Il hocha la tête.
— En fait, j’aimerais rencontrer le propriétaire,
M. Alexandre Fleury Martin.
— Vous l’avez devant vous.
— Ah bon ? Excusez-moi, je suis désolée, je… je ne
m’étais pas rendu compte.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— J’ai vu votre annonce sur internet.
Son interlocuteur parut se crisper.
— Il y a trop de touristes qui l’ont vue, et qui décident de
s’arrêter ici durant leur séjour en France.
— Vous devriez acheter un chien de garde et mettre un
panneau « défense d’entrer ».
— Croyez-moi, j’y songe sérieusement.
— Excusez-moi, je ne me suis pas présentée. Je
m’appelle Dana Lofgren. Si vous aimez le cinéma, vous
avez peut-être vu The Belgian Connection, le dernier film
réalisé par mon père.
— Je ne savais pas que Jan Lofgren avait une fille.
Evidemment, peu de gens étaient au courant, en dehors
des collaborateurs de son père. Bien sûr, si elle avait eu un
visage digne de figurer en couverture des magazines…
— Cela n’intéresse personne, affirma-t-elle. En fait,
j’aide mon père en coulisses. Quand j’ai vu votre page
internet, je suis venue tout de suite de Los Angeles. Mon
père travaille sur un film pour lequel il a besoin de décors
naturels en France. C’est assez urgent, et il n’a pas encore
trouvé ce qu’il voulait.
— Vous auriez dû m’envoyer un e-mail. Je serais venu
vous chercher à Angers. Il est trop tard pour voir grand-
chose ce soir.
— Je ne pensais pas vous rencontrer avant demain.
Pardonnez-moi d’avoir commencé mon exploration sans
votre permission, mais je voulais me faire une idée
personnelle.
— Et vous y êtes parvenue ?
— Oui.
— Si nous en parlions autour d’un repas ? Je n’ai pas
encore dîné. Et vous ?
L’invitation la surprit. Après le faux pas dont elle s’était
rendue coupable, elle ne s’attendait pas à une telle
amabilité.
— J’ai une réservation à l’Hermitage, à Chanzeaux.
— Ce n’est pas loin d’ici. Je vais me changer et prendre
ma voiture. Suivez-moi dans la vôtre et fermez bien vos
portières à clé.
Dana le regarda s’éloigner. Pourquoi était-elle si
troublée ? Elle avait pourtant appris à se méfier des
hommes. La leçon avait été assez durement acquise pour
s’imprimer dans son esprit…

***
Alex fit signe au serveur.
— Apportez-nous un bon vin de dessert, s’il vous plaît.
— Oui, monsieur.
Lorsqu’il avait mis sur internet une annonce pour louer le
château à des maisons de production, dans l’espoir de
gagner de grosses sommes d’argent en peu de temps, il
ne s’attendait pas à ce qu’un réalisateur légendaire
comme Jan Lofgren s’y intéresse !
Depuis six semaines qu’il était là, il avait entrepris des
travaux pour rendre l’endroit habitable : on avait installé de
nouvelles salles de bains, avec douches et toilettes, et
remis toute la plomberie à neuf.
Pendant ce temps, trois studios parisiens avaient tourné
des plans sur la rivière, utilisant le château comme arrière-
fond, mais ils fonctionnaient tous avec de petits budgets. A
ce train-là, il aurait fallu plusieurs années à Alex pour
rassembler l’argent nécessaire au paiement des impôts
accumulés. Le fisc lui avait certes accordé un délai, mais
pas aussi long. Il fallait trouver mieux, et assez vite, faute de
quoi il perdrait la propriété.
Il avait reçu bon nombre de propositions d’achat ; il ne
manquait pas d’investisseurs désireux de transformer la
bâtisse en hôtel. Toutefois, Alex entendait bien garder
l’héritage de sa mère, s’il le pouvait.
Cette jolie blonde qui lui faisait face lui apportait peut-
être la solution. Il était permis d’espérer. Elle n’avait pas
été rebutée par ce qu’elle avait vu. Les films de son père
rapportaient gros aux producteurs d’Hollywood. S’ils
venaient tourner ici, le budget serait important.
Alex allait donc faire de son mieux pour la satisfaire.
Dana Lofgren paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois
ans, pas plus – mais bien sûr, les apparences peuvent être
trompeuses. Si jeune qu’elle soit, elle connaissait son père
mieux que personne, et le fait qu’il l’ait envoyée là signifiait
qu’il lui faisait confiance. Si elle estimait que la propriété
présenterait un intérêt pour lui, son opinion aurait du poids.
— Comment avez-vous trouvé votre plat ?
— Ce chateaubriand était délicieux.
— Je suis content que vous l’ayez apprécié. Je connais
la maison et je vous garantis qu’elle est capable de
contenter une équipe de tournage.
— Je le crois volontiers. On pourrait vite prendre du
poids ici. Heureusement que je ne suis pas une vedette de
cinéma !
— Vous n’avez pas d’ambition de ce côté-là ?
— Non.
— Que faites-vous donc, quand vous n’aidez pas votre
père ?
— C’est une bonne question, répondit-elle d’un ton
amusé.
— Permettez-moi de la reformuler. Que faites-vous
pendant votre temps libre ?
— Rien de bien extraordinaire. Je lis, je cuisine. Je veille
à ce que mon père n’oublie pas de manger !
— Vous vivez avec lui ?
Plutôt que de répondre, elle goûta le vin. Il était vraiment
très bon… Puis elle entama la crème brûlée que le serveur
venait d’apporter.
— C’est vraiment délicieux, ici. On pourrait y prendre
goût, au point de ne plus pouvoir s’en passer !
— Je suis désolé de vous avoir posé une question aussi
personnelle… En fait, je pensais à mon grand-père. C’est
à lui que ce château appartenait. Je ne l’ai jamais connu,
parce qu’il a jeté ma mère dehors quand elle avait à peu
près votre âge. Depuis, ils sont morts l’un et l’autre sans
jamais s’être revus.
Dana eut un sourire amer.
— C’est vrai que mon père et moi nous n’arrêtons pas
de nous disputer, surtout depuis la mort de ma mère, il y a
cinq ans, mais nous n’en sommes pas encore arrivés à ce
point ! De toute façon, mon père a besoin de quelqu’un
pour veiller sur lui.
— Il a de la chance de vous avoir…
— L’histoire de votre mère est tragique. Si vous
pardonnez ma curiosité, qu’est-ce qui a pu causer une telle
rupture ?
— Gaston Fleury, mon grand-père, a perdu le seul fils
qu’il avait à la guerre. Sa femme et lui se sont alors murés
dans leur chagrin. Après la mort de ma grand-mère, il a
tout bonnement renoncé à la vie. Pourtant, sa fille faisait
tout pour lui. Plus elle lui montrait qu’elle l’aimait, plus il était
froid. A l’évidence, il souffrait de sérieux problèmes
psychologiques. En fin de compte, il en est venu à oublier
l’existence même de sa fille. Il s’est coupé de tout le
monde, renvoyant ses domestiques l’un après l’autre.
Comme sa fille essayait sans cesse de lui faire
comprendre qu’il ne pouvait pas vivre ainsi en reclus, il a
fini par la mettre dehors elle aussi. Il n’avait besoin de
personne, disait-il. Ma mère a subi là un choc terrible.
C’est après cela qu’elle a décidé d’épouser mon père. Elle
l’avait rencontré alors qu’il passait ses vacances en
France. Ils sont partis ensemble en Australie et se sont
installés dans le Queensland, où il était né.
— Votre père y habite toujours ?
— Non. Il est décédé dans un accident de voiture, il y a
sept mois.
— Oh ! je suis désolée…
— Non, il ne faut pas, vous ne pouviez pas savoir… Et
puis, c’est la vie, on n’y peut rien, comme vous avez pu
vous en rendre compte vous-même.
— C’est vrai.
— Toute sa vie, mon père en a voulu à mon grand-père.
Mais ce n’est qu’à la mort de ma mère, il y a deux ans, qu’il
m’a raconté cette histoire. Gaston n’a jamais écrit à sa fille.
Et elle n’est jamais retournée le voir. Cela aurait été trop
pénible. Mais elle en est restée triste toute sa vie.
— Vous avez dû vous poser des questions en
grandissant, non ?
— Bien sûr, mais ce serait une trop longue histoire. Je
vais donc l’abréger. En mai dernier, une lettre destinée à
ma mère m’est parvenue. Le notaire chargé de la
succession de mon grand-père cherchait à la retrouver,
mais nous avions déménagé plusieurs fois et la lettre a mis
du temps à arriver. Dès que je l’ai reçue, j’ai pris contact
avec le notaire, qui m’a expliqué que, vers la fin, mon
grand-père avait été placé en hôpital psychiatrique. C’est
là qu’il est mort.
— C’est terrible !
— Oui, c’est terrible… Le notaire m’a dit que, si ma
mère ne venait pas réclamer son héritage, le
gouvernement français en prendrait possession. Il y avait
des années d’impôts fonciers en retard. Alors je suis venu
et j’ai découvert ce château abandonné, enfoui sous la
végétation comme un temple maya.
— La comparaison est bien trouvée.
— Une voix intérieure m’a dit que je ne pouvais pas
l’abandonner comme cela. Je me suis alors demandé
comment trouver de l’argent, et vite. C’est là que j’ai songé
qu’il pouvait peut-être intéresser des studios de cinéma.
— C’était une bonne idée, mon père vous en féliciterait.
J’espère que vous réussirez à garder la propriété.
Durant tout le temps de la conversation, Alex avait
observé son interlocutrice sans en avoir l’air et il la trouvait
bien différente des femmes qu’il fréquentait d’ordinaire.
Dana Lofgren demeurait sur sa réserve, et ils avaient
partagé tout un repas sans qu’elle confie grand-chose
d’elle-même. Malgré le nom prestigieux qu’elle portait, elle
n’était pas femme à se mettre en avant, et cela
représentait une surprise plutôt agréable.
Il termina son verre de vin et posa plusieurs billets sur la
table.
— Après votre long voyage en avion et le trajet depuis
Paris, vous devez être épuisée. A quelle heure voulez-vous
venir au château demain ?
— Pas trop tard, si cela ne vous dérange pas. 8 heures,
ça vous va ?
C’était une lève-tôt. Comme lui.
— Parfait ! Je vous attendrai devant l’entrée. Bonne nuit,
mademoiselle.

***
Il y avait, chez cet homme, quelque chose qui intriguait
Dana. La tragédie qu’il lui avait racontée la faisait frémir.
En dépit des apparences, il avait beaucoup de points
communs avec elle, en fait, mais il valait mieux chasser de
telles pensées.
Elle vida son verre de vin. Pourquoi avait-elle laissé ce
M. Martin lui arracher des détails personnels ? C’était ainsi
que les malheurs avaient commencé avec Neal. Ce dernier
lui avait fait croire qu’elle l’intéressait, qu’ils allaient bâtir
quelque chose de permanent, et elle avait mis du temps à
comprendre qu’en réalité il avait les yeux fixés sur son
père. Il n’était pas mû par l’amour, mais par l’ambition.
Bien sûr, il existait une différence importante : Neal
s’était servi d’elle pour décrocher un rôle dans l’un des
films de son père. Là, c’était elle qui avait contacté
M. Martin, elle qui était en demande. Les deux situations
n’étaient donc pas comparables.
Ni les deux hommes… Alex avait l’air d’un individu très
sérieux et il émanait de lui une aura, une autorité qui devait
intimider pas mal de gens.
Bon, il était temps de quitter le restaurant. Elle allait
pouvoir téléphoner à son père pour lui apprendre la bonne
nouvelle. Il devait être réveillé, en train d’attendre son
appel, à moins qu’il ait passé la nuit avec Saskia, auquel
cas, il dormait encore.
Tout bien considéré, elle décida d’attendre le lendemain
matin pour l’appeler.
Elle mit son réveil à 7 heures, songeant qu’avec la
fatigue elle risquait de faire la grasse matinée, mais à sa
grande surprise elle se réveilla plus tôt. L’excitation, sans
doute, à la perspective de la visite qui l’attendait.
Elle prit une douche, se coiffa et enfila son chemisier
italien favori, en coton bleu foncé, à la fois décontracté et
assez habillé pour un rendez-vous professionnel.
Elle l’assortit d’un pantalon beige et de chaussures de la
même couleur. Cela la grandirait un peu, elle qui dépassait
à peine le mètre soixante. Son père aurait tout de même
pu lui donner un peu de sa haute taille ! Surtout pour faire
face à M. Martin…
Elle saisit son sac, descendit prendre un rapide petit
déjeuner, puis se dirigea vers la réception.
— Bonjour, madame.
— Bonjour, madame. En quoi puis-je vous aider ?
— Je quitte l’hôtel.
Elle tendit sa carte de crédit et ajouta :
— Hier soir, j’ai bu un excellent vin blanc, et j’aimerais en
acheter une bouteille pour l’emporter avec moi. Pourriez-
vous m’en dire le nom ?
— Bien sûr. Le blanc que nous servons habituellement
est un Domaine Coteaux du Layon-Percher. C’est un vin
d’Anjou.
— C’est l’un des meilleurs que j’aie jamais goûté.
— Le Percher est le plus réputé de la région. Autrefois, il
y avait le Domaine Belles Fleurs, mais la production a
cessé il y a quatre-vingts ans.
— Savez-vous pourquoi ?
— Une querelle familiale, m’a-t-on dit. Ce n’est pas très
beau, quand des membres d’une même famille s’affrontent
pour savoir qui détient tel ou tel droit.
— C’est vrai.
— Le propriétaire actuel n’est là que depuis un mois. Le
château est resté désert durant de nombreuses années.
— C’est triste.
— C’est la vie, madame ! Voulez-vous acheter une
bouteille de Percher ?
— Euh… Non, finalement. J’ai changé d’avis.
— Désirez-vous autre chose ?
— Non, merci.
Dana sortit de l’hôtel et monta dans sa voiture de
location. Ce fut avec l’esprit troublé qu’elle parcourut les
quelques kilomètres qui la séparaient du château.
Elle vit M. Martin qui, comme prévu, l’attendait. Sentant
son cœur s’accélérer, elle gara sa voiture.
Il vint vers elle, vêtu d’un pantalon blanc et d’un pull
bordeaux.
Décidément, songea-t-elle, cet homme était fascinant. Il
devait faire rêver beaucoup de femmes.
Elle-même avait rêvé de lui la nuit même, et l’influence
de l’alcool y était peut-être pour quelque chose. Il fallait
qu’elle se ressaisisse. Certes, on n’avait aucun pouvoir sur
les rêves, mais elle ne devait pas se laisser aller à
fantasmer sur ce M. Martin. Ce qui s’était passé avec Neal
ne lui avait-il pas servi de leçon ? Elle était là pour affaires
et cette relation-ci resterait strictement professionnelle.
— Bonjour, monsieur Martin.
— Je m’appelle Alex. J’ai l’habitude qu’on m’appelle par
mon prénom. Cela ne vous dérange pas si, de mon côté, je
vous appelle Dana ?
— Non, bien sûr.
— Parfait ! Vous allez me suivre en voiture : nous
prendrons la route de droite, elle mène à l’entrée du
château.
Elle acquiesça et remonta dans sa voiture. De part et
d’autre de la route qu’ils empruntèrent s’élevaient une
rangée d’arbres, dont les feuillages se rejoignaient pour
former une sorte d’arcade gothique. Bientôt, Dana
déboucha sur une clairière, d’où elle découvrit le petit
château du xviii e siècle, ainsi qu’un deuxième bâtiment du
même style classique, mais plus modeste, qui s’élevait non
loin et devait servir de dépendance.
Très certainement, c’était là que l’on fabriquait le vin à la
grande époque du domaine.
Elle coupa le moteur et descendit. M. Martin, qu’elle
devrait désormais appeler Alex, la rejoignit.
Le bâtiment montrait partout son âge et la négligence
dont il avait fait l’objet. Des fenêtres aux vitres cassées
étaient obturées par de simples planches, plusieurs
marches du perron étaient fissurées, le toit avait bien
besoin de réparations et la végétation envahissait tout.
Pour ce que son père avait en tête, l’endroit convenait à
merveille. On eût dit qu’il avait été conçu sur mesure.
— C’est comme lorsqu’on revoit au matin une femme
qu’on a connue la veille au soir, et qui a tout à coup perdu
tous ses charmes, fit la voix d’Alex derrière elle.
Finalement, ce n’est pas ce que vous espériez, n’est-ce
pas ?
Elle se tourna vers lui en s’efforçant de masquer son
trouble.
— Au contraire, affirma-t-elle, je ne pouvais pas imaginer
mieux. Connaissant mon père, je pense qu’il aura besoin
de trois semaines ici. Dans combien de temps ce château
peut-il être disponible pour cette durée ?
2.
Alex n’était pas homme à se laisser surprendre, mais
Dana venait de le faire à deux reprises, coup sur coup.
— Je n’ai encore pris aucun engagement définitif. La
saison a-t-elle de l’importance pour votre père ?
— Il faut que ce soit la fin de l’été. En ce moment, ce
serait parfait. Mais peut-être suis-je trop exigeante ?
— Ne vous inquiétez pas. C’est possible. Ma prochaine
réservation – et elle n’est que provisoire – est demandée
par un studio parisien qui ne viendra filmer qu’à la mi-
septembre.
— Bien, murmura-t-elle.
— Désirez-vous voir l’intérieur ?
— Je vous remercie, mais je laisse cela à mon père. J’ai
vu ce qui est important pour lui. Le domaine possède cette
atmosphère très particulière qu’il recherche. Au fil des
années, j’ai appris qu’il n’aime pas qu’on lui donne des
informations trop précises. Cela vient entraver sa
créativité. En tout cas, c’est ce qu’il dit toujours, conclut
Dana avec un sourire.
Alex ne put s’empêcher de sourire à son tour.
— Pour qu’il vous fasse ainsi confiance, vous devez être
très proches l’un de l’autre.
— Je crois que cela vient du fait que nous sommes tous
les deux passionnés d’histoire. Je vais l’appeler pour lui
dire que j’ai trouvé ce qu’il cherchait. Attendez-vous à
recevoir deux coups de téléphone avant la fin de la journée.
Avec quelle assurance elle avait pris sa décision ! Alex
n’avait jamais vu cela. Agissait-elle toujours par impulsion,
ou seulement lorsqu’il s’agissait des affaires de son père ?
— Je me tiendrai prêt à y répondre.
— Sol Arnewitz s’occupe de la gestion financière, Paul
Soleri dirige toute l’équipe quand nous filmons en
extérieurs. Paul se chargera de la logistique, il est capable
de résoudre n’importe quel problème. Vous verrez, c’est
quelqu’un que vous apprécierez.
— Contrairement à…
Il hésita. Il avait voulu parler de son père.
— A qui ?
— Non, non, à personne…
Dana ne parut pas se formaliser. A l’évidence, elle
n’était pas imbue de sa personne et c’était encore une
chose qu’il appréciait. Cela commençait à en faire
beaucoup. Il fallait chasser tout cela de son esprit. Ce
n’était pas le moment de laisser vagabonder son
imagination. Il fallait garder l’esprit clair pour réfléchir à la
meilleure façon d’exploiter la situation.
— Que puis-je faire de plus pour vous, ce matin ?
demanda-t-il.
— Rien, je vous remercie.
Les yeux bleus de la jeune femme brillaient pourtant de
questions non formulées, qu’il aurait bien aimé pouvoir
deviner.
— Merci pour le repas d’hier soir et pour cette visite,
Alex. Sol va vous contacter très bientôt. Voici sa carte de
visite. Il réglera tous les détails avec vous.
A son grand étonnement, elle monta dans sa voiture
sans rien ajouter.
— Pourquoi êtes-vous si pressée ?
— Mon travail n’est jamais terminé, vous savez. Je dois
être à Paris cet après-midi, je reprends l’avion pour Los
Angeles. Profitez bien de votre solitude avant que nous
venions y mettre fin !
Et elle s’en alla, lui laissant la vague impression d’être
abandonné.
A l’évidence, elle était totalement dévouée à son père.
Certes ce dernier était un personnage de légende, mais
toutes les filles d’hommes célèbres n’étaient pas ainsi.
Certaines revendiquaient au contraire leur indépendance,
voulaient se faire un prénom. Dana, elle, ne suivait pas ce
chemin.
Il devait vraiment exister quelque chose de très fort entre
le père et la fille. Et il y avait fort à parier que, dans vingt ou
trente ans, Jan Lofgren aurait toujours la même emprise
sur elle.
Alex laissa errer son regard sur le château.
Un père très fortement présent dans la vie de Dana… Un
autre complètement absent dans celle de sa mère à lui…
Et pourtant, l’un comme l’autre avaient eu une influence
considérable.
Pourquoi cette constatation le troublait-elle à ce point ?
Une heure plus tard, il était en train de tailler des
broussailles quand son téléphone portable sonna. L’écran
afficha un numéro américain.
— Monsieur Martin ? Je représente les studios Pyramid
Pictures à Hollywood. Si cela vous convient, M. Sol
Arnevitz voudrait tenir une téléconférence avec M. Paul
Soleri et vous-même avant d’aller se coucher, ce soir à
11 heures. Chez nous, il est actuellement 7 heures du soir.
M. Lofgren ne veut pas perdre de temps.
Alex ne le souhaitait pas davantage, mais pour d’autres
raisons.
— Disons à 8 heures chez vous ? Ce serait parfait pour
moi.
— Très bien. Ils vous rappelleront à ce moment-là.
Après avoir passé vingt minutes à charger son camion,
Alex rentra au château. Il alla se laver les mains dans la
cuisine, puis se prépara du café et emporta sa tasse dans
le salon, qui lui servait de bureau et de chambre à coucher.
Il aimait vivre ici, au milieu de quelques meubles qu’il tenait
de ses parents et qu’il avait fait acheminer par bateau.
Le vieux mobilier qu’il avait découvert en arrivant se
trouvait rassemblé à l’étage supérieur. Lorsqu’il aurait
dégagé les abords du château, il se concentrerait sur
l’intérieur, s’il avait assez d’argent pour cela. Pour le
moment, il n’avait fait installer que le strict nécessaire :
l’électricité, l’internet, l’eau courante, un chauffe-eau, une
cuisinière, un réfrigérateur, un lave-linge, un grand lit et,
bien sûr, son bureau.
Il alla s’asseoir à celui-ci. A peine avait-il allumé son
ordinateur que l’appel arriva. Après les présentations, les
négociations ne prirent pas longtemps. La société serait
sur les lieux du 8 au 31 août. Sol fit une offre, en précisant
bien qu’elle serait à fixer définitivement par la suite, car
d’autres dépenses viendraient sans doute s’ajouter.
Dana avait-elle eu son mot à dire dans cette
proposition ? Alex ne s’attendait pas à une somme aussi
élevée. Sol lui envoya un fax qui rendait le contrat effectif,
puisqu’aux Etats-Unis une télécopie avait valeur légale.
Toutefois, la discussion ne s’arrêta pas là. Elle prit
encore vingt bonnes minutes, car ils abordèrent les
questions logistiques. Alex envoya un e-mail avec une liste
d’hôtels, d’agences de location de voitures et de tout ce
qui pouvait être utile à l’équipe de tournage dans la région
d’Angers, et en particulier à Chanzeaux.
— Chanzeaux ? C’est là que Dana a séjourné, n’est-ce
pas ? Dans un hôtel qui s’appelle l’Hermitage, je crois.
Selon elle, ce serait l’endroit idéal pour son père.
— L’établissement est très confortable et la table y est
excellente. M. Lofgren devrait y être très bien, en effet.
— Tant mieux, car nous sommes très en retard dans
notre tournage, répondit son interlocuteur, d’un ton qui en
disait long sur ce qu’il pensait du caractère de Jan Lofgren.
L’équipe arrivera après-demain. Et tout le reste le
lendemain. J’aurai plaisir à vous rencontrer.
— Moi de même.
Alex raccrocha et sortit prendre l’air.
Dana allait revenir dans quelques jours, avec son père,
cette fois !
Pourquoi était-il si excité à cette perspective ? se
demanda-t-il, agacé par sa propre réaction. Les femmes
n’avaient jamais manqué dans sa vie. Depuis quand se
laissait-il aller ainsi ?

***
Dans le taxi qui la ramenait chez elle, Dana appela Sol
de son iPhone. La secrétaire lui apprit que le contrat avec
M. Martin avait déjà été signé. Soulagée, elle contacta
alors Paul, avec qui elle voulait s’entretenir avant de voir
son père.
— Bonjour, Dana. Alors, déjà de retour ?
— Oui, mais juste le temps de refaire mes bagages. La
secrétaire de Sol m’a dit que tout était prêt.
— Oui. Il n’y avait plus de place à l’Hermitage, mais en y
mettant le prix j’ai quand même réussi obtenir deux
chambres contiguës pour ton père et toi pendant tout le
mois.
— Que ferions-nous sans toi, Paul !
— C’est à ton père qu’il faut le dire.
— Oh ! ce n’est pas nécessaire.
En fait, personne ne disait jamais rien à Jan Lofgren.
Paul avait sans doute réservé pour Saskia une chambre
dans un autre hôtel, en ignorant qu’elle irait de toute
évidence partager le lit du réalisateur.
— Bon, je suis presque arrivée, Paul. Il faut que je te
quitte.
— Au revoir.
Elle éteignit son iPhone et réfléchit. Pourquoi ne pas
loger dans le château lui-même, loin de tout le monde ? Il
suffirait pour cela d’acheter un sac de couchage. Jamais,
sans doute, une occasion comme celle-là ne se
représenterait.
Une fois installé à l’Hermitage, son père n’aurait plus
besoin d’elle. Elle se contenterait de lui apporter chaque
jour son repas de midi. Lorsqu’il était plongé dans le
travail, il détestait manger avec le reste de l’équipe. Cela
lui permettait de rester plongé dans ses pensées pendant
toute une heure.
Elle profiterait donc de son séjour pour explorer la
région, et ne reviendrait au château que pour dormir. Elle
songea à Alex. Où habitait-il ? Avec tous ses impôts en
retard, il avait dû élire domicile dans un hôtel modeste, afin
de limiter ses dépenses. C’était une bonne chose que la
société Pyramid l’aide sur ce plan.
— Mademoiselle ?
— Oui ? Oh ! excusez-moi !
C’était le chauffeur, qui lui signalait qu’ils étaient arrivés.
La voiture s’était en effet immobilisée devant la maison
familiale, une bâtisse de style ranch qui s’élevait sur une
colline d’Hollywood. Dana paya le chauffeur et descendit.
Elle sonna plusieurs fois, pour le cas où Saskia aurait
été là, puis, s’étant assurée que ce n’était pas le cas, elle
entra.
L’horloge de l’entrée lui rappela le décalage de neuf
heures qui existait avec la France.
Alex ne devait pas encore être couché.
Passait-il la soirée avec une jolie femme ?
Elle se morigéna : quelle importance ? Cet homme,
qu’elle venait à peine de rencontrer, pouvait bien mener sa
vie comme il l’entendait. Il n’avait pas à occuper ainsi son
esprit ! Même s’il était indéniablement différent de tous les
hommes qu’elle connaissait…
Elle mangea un sandwich au beurre de cacahuète, puis
saisit le livre de recettes favori de sa mère. En fait, ce
n’était pas vraiment un livre de cuisine, mais plutôt l’histoire
d’une famille américaine vivant en France en 1937 et qui
avait engagé, comme cuisinière, une Française rencontrée
par hasard.
On y trouvait tout ce que l’on désirait savoir sur la
France, y compris un guide de conversation. Il y avait aussi
une multitude de recettes, de croquis… Bref, c’était bien
mieux qu’un guide Michelin et Dana décida de l’emporter.
Le livre à la main, elle monta dans sa chambre,
s’allongea sur son lit et commença à le feuilleter.
Chanzeaux ressemblait à tous ces villages qui y étaient
décrits, avec leurs marchés vendant les extraordinaires
produits du terroir.
Elle songea à Alex. Lui qui avait vécu à l’autre bout du
monde, prenait-il du plaisir à être en France ?
Il y avait de nombreuses questions qu’elle désirait lui
poser, mais elle s’était déjà montrée bien assez curieuse,
estima-t-elle. Pour en savoir plus sur lui, il faudrait que, de
son côté, elle se confie davantage. Or elle était loin d’en
avoir envie, d’autant que cet homme avait des côtés
intimidants.
Mieux vaudrait sans doute le laisser tranquille.
Tout comme son père.
Sauf que ce dernier avait tout de même besoin d’elle
pour lui apporter ses repas.
Oui… et pour lui rappeler de faire vérifier sa tension.
Personne n’imaginait à quel point il était nécessaire que
l’on veille sur lui. Ce serait à elle, par exemple, de s’assurer
qu’il ne manquerait pas de médicaments contre la tension
pendant les deux mois à venir. Après le tournage en
France, ils iraient terminer le film en Allemagne. Dana avait
déjà effectué les repérages et les réservations
nécessaires.
Elle se dirigea vers son bureau et alluma l’ordinateur en
pensant à la famille Fleury, qui avait possédé le domaine
où l’on fabriquait autrefois le meilleur vin de la région. Cela
avait de quoi exciter sa curiosité.
Sur le moteur de recherche, elle entra « vins d’Anjou » et
des dizaines de sites apparurent. Elle cliqua sur le premier.

L’Anjou est l’une des régions de la vallée de la Loire,


connue pour une variété de vins de dessert, secs et doux.
Les deux principales zones viticoles sont la Touraine et les
coteaux du Layon, où les sols sont très calcaires. La
dégustation de ce vin laisse un goût fruité sur le palais. Les
marchands hollandais en faisaient commerce dès le xvii e
siècle.

Il y a si longtemps ?

Les coteaux du Layon sont protégés par les collines. Ils


sont surtout connus pour leurs vins doux, dont certaines
recettes remontent à quinze siècles. A partir de la fin du xviii
e, la production a été dominée par le Domaine du Rochefort,
le Domaine du Château Belles Fleurs et le Domaine
Percher.

On entrait là dans l’histoire de la famille d’Alex. Jan


trouverait sûrement cela fascinant, mais elle allait le garder
pour elle. Après tout, c’était au propriétaire d’en parler s’il
le souhaitait.
Elle entreprit de refaire ses bagages et cela ne lui prit
guère de temps : elle avait l’habitude. Alors qu’elle
s’apprêtait à sortir faire quelques courses, son père passa
la tête dans l’embrasure de la porte.
— Ah ça y est, tu es là !
— Bonjour !
— Tu viens de rentrer et tu te prépares déjà à repartir ?
— J’accompagne l’équipe de tournage dans l’avion vers
Paris.
— Pourquoi ?
— Saskia sera bien plus heureuse si elle fait le trajet en
tête à tête avec toi.
— Ce n’est pas à Saskia de diriger ma vie.
— Certes, mais autant lui faire plaisir, non ?
Il secoua la tête sans répondre et changea de sujet :
— Tu es sûre d’avoir trouvé le bon endroit ? interrogea-t-
il d’un ton agressif.
Le film occupait son esprit, et rien d’autre. Tant qu’il
n’aurait pas vu le domaine, il serait d’une humeur
impossible. Dana souhaitait bien du courage à Saskia.
— Je pense, oui, mais si cela ne te convient pas, Paul
aura vite fait de nous transporter vers l’autre lieu que j’ai
repéré. As-tu mangé ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Je vais te préparer des œufs et du pain grillé.
— Merci.
Il ne dirait rien de plus, même si elle, de son côté,
espérerait toujours en entendre davantage.
Elle repensa à la mère d’Alex, chassée par son père.
Les relations qu’elle entretenait avec Jan n’en étaient pas
arrivées là, Dieu merci. Du moins, pas encore…

***
Alex entendit le téléphone sonner et il se leva, excédé. Il
venait déjà de répondre à un agent immobilier qui ne
parvenait pas à comprendre que le domaine n’était pas à
vendre. On ne le laisserait donc jamais tranquille !
Il souleva néanmoins le combiné avec l’espoir inavoué
que ce serait Dana.
— Allô ?
— Bonjour, Alex, c’est Dana Lofgren.
— Oh ! bonjour, Dana ! Comment ça va, à Hollywood ?
— Je n’ai guère eu le temps de m’en rendre compte,
vous savez. Et dans votre brousse ?
— On a toujours autant de mal à s’y retrouver ! répliqua-t-
il avec ironie.
— J’en suis désolée, affirma-t-elle sur le même ton.
— Où êtes-vous exactement ?
— Devant le château.
Alex tressaillit et sentit en lui une poussée d’adrénaline.
— J’espérais que vous me feriez entrer, reprit-elle.
J’attends que vous émergiez avec votre machette.
— Le chemin est plus court que vous ne croyez. Ne
partez pas, j’arrive !
Un instant plus tard, il ouvrait la porte du château et
voyait la jeune femme descendre de sa voiture.
Elle portait un chemisier bleu pâle sur un débardeur
blanc, et un blue-jean qui mettait en valeur les formes de
son corps.
Elle semblait très calme, tandis que lui entendait
distinctement les battements de son cœur qui cognait dans
sa poitrine…
— Quand êtes-vous arrivée à Paris ?
— A 6 h 30 ce matin, avec les cameramen. Ils sont allés
directement à l’hôtel et ils dormiront sans doute jusqu’à
demain, mais ils seront là dès 8 heures du matin pour la
reconnaissance des lieux.
— Et votre père ?
— Tout le monde doit arriver demain, mais à des heures
différentes.
— Je vois. Il ne fait pas d’objection à ce que vous
arriviez avant lui ?
— Nous avons des vies assez indépendantes.
Alex songea qu’il avait posé suffisamment de questions.
— Entrez, suggéra-t-il. Si vous voulez vous rafraîchir, il y
a une salle de bains au premier étage.
— C’est gentil, mais ça va, merci.
Elle le suivit jusqu’au grand salon.
Vide de tout mobilier, sans tapisseries ni tapis, le
château n’était vraiment qu’un squelette.
Il y eut un silence.
— Le château a été vidé il y a des années, jugea bon
d’expliquer Alex. Tout est conservé au deuxième étage, là
où logeaient les domestiques autrefois. Il y a là-haut un
lustre magnifique, dont la place est normalement au-
dessus de l’escalier. Sans lui, le château est très sombre,
la nuit. J’ai dit à Paul que s’il voulait faire des plans
intérieurs il faudrait prévoir l’éclairage. Votre père…
— Mon père est très superstitieux, sachez-le. Cela lui
vient de ses ancêtres suédois. Lorsqu’il sera là où je suis à
présent, sa première réaction sera d’être effrayé.
— Effrayé ?
— Oui. Il est toujours effrayant de voir une partie de votre
imagination prendre vie, vous ne croyez pas ? Au début, il
ne saura pas si c’est un bon ou un mauvais présage.
— Je ne comprends pas bien…
— Mon père a donné des idées à l’auteur du scénario et
ils ont collaboré pour écrire ce film, qui se passe pendant
la guerre. Votre château et le domaine qui l’entourent
semblent avoir été faits sur mesure pour cela. Depuis
quelque temps, j’ai l’impression que ce projet est le plus
important que mon père ait jamais entrepris.
— Pouvez-vous m’en dire plus, ou est-ce un secret ?
— Un secret ? Non. Mon père s’attaque à ce film avec
toute la rage qui le caractérise. Comprenez-vous mieux, à
présent ?
— Oui, en ce qui concerne le choix de mon château,
mais je serais curieux de lire le scénario.
— Cela, c’est mon père qui en décidera. Je ne suis pas
sûre qu’il l’ait entièrement mis au point. En ce moment, il
éprouve un blocage, et cela le rend encore plus irritable
que d’habitude. Il faudra qu’il s’installe un certain temps ici
pour que sa créativité jaillisse de nouveau. Cela dit, ses
films laissent toujours de nombreuses questions dans
l’esprit des spectateurs.
Elle disait sans doute vrai, mais il était évident qu’elle ne
voulait pas trop s’étendre sur le sujet. Elle devait avoir ses
raisons. Alex n’en était que plus intrigué.
— Comment votre père a-t-il conçu ce scénario ?
— Comment est-ce qu’un auteur a une idée ? Il entend
quelque chose, il voit quelque chose, ça l’intéresse, ça fait
naître quelque chose dans son esprit…
Elle inclina un peu la tête.
— Pendant la Seconde Guerre mondiale, une partie
importante de l’opinion publique suédoise a longtemps été
favorable à l’Allemagne. Rappelez-vous que le monde n’a
découvert les camps de concentration qu’au moment où
les Alliés sont entrés en Allemagne, en 1945. De nos jours,
cette sympathie des Suédois pour l’Allemagne est une
partie de l’histoire que l’on préfère oublier, mais certains
Suédois en ont honte, et ils ont besoin de parler du passé
pour l’exorciser. Mon père est de ceux-là. Ou peut-être y a-
t-il une autre raison. Peut-être veut-il célébrer un héroïsme
bien masculin, pour oublier qu’il aurait voulu un fils, et non
pas moi.
Elle avait prononcé ces derniers mots avec un sourire,
mais son malaise était perceptible.
— Néanmoins, poursuivit-elle, je lui suis utile. J’ai trouvé
cet endroit pour lui. C’est un don du ciel.
— Pour moi aussi.
— Je suis contente que cela puisse vous rendre service.
Je suis sûre que votre mère s’en réjouit aussi.
— Vous êtes croyante, Dana ?
— Oui. Pas vous ?
— Vous m’en donnez envie.
Elle rougit.
— Je crains d’avoir parlé trop longtemps, alors que vous
avez du travail. Je vais vous laisser vaquer à vos
occupations. Si cela ne vous dérange pas, je vais juste
explorer un peu les environs, puis je viendrai faire une
petite sieste. J’ai acheté un sac de couchage et je l’ai ici
avec moi.
— Si vous êtes épuisée, je vais appeler l’Hermitage et
leur dire de vous préparer votre chambre.
— Ils s’empresseraient sans aucun doute de le faire,
mais j’ai décidé de loger ici. Ce ne sera donc pas
nécessaire.
— Ah bon ? Mais Paul m’a dit qu’il avait réservé des
chambres pour votre père et vous.
— Peut-être, mais moi, je préfère loger dans le château.
Je rêve d’avoir cet endroit pour moi toute seule à la fin de
chaque journée de tournage.
— Je crains que ce ne soit pas possible.
Elle répondit par un sourire.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne suis pas
peureuse et j’adore la solitude.
Elle avait l’air tellement innocente qu’il aurait pu s’y
laisser prendre.
— Je crains que vous ne compreniez pas. Dans la
publicité que j’ai mise sur internet, j’ai indiqué que le
château pouvait être utilisé pour le tournage de films, mais
pas pour autre chose.
Dana fronça les sourcils.
— La société de production Pyramid a loué ce domaine
pour toute la durée du tournage. Je ne vois pas en quoi il
serait gênant que je me trouve un petit coin pour dormir
dans le château. Je suis désolée, j’aurais dû vous en parler
avant, mais…
Elle s’interrompit. Déjà elle s’était levée et se dirigeait
vers la porte.
— Dana ?
— Oui ?
— Où allez-vous ?
— Chercher un endroit pour m’installer.
— Ne seriez-vous pas mieux avec votre père ?
— Décidément, vous n’en démordez pas ! Pour
commencer, je serais d’accord avec vous si j’avais dix-
sept ans, mais j’en aurai vingt-sept la semaine prochaine.
Je suis assez vieille pour décider de ce que je veux, il me
semble. Contrairement à ce que vous semblez croire, je ne
suis pas une enfant gâtée. Je n’ai pas besoin de vivre dans
le luxe…
Il voulut la détromper, lui dire qu’il n’avait aucune idée
préconçue sur elle, mais elle enchaîna sans lui en laisser le
temps.
— Ensuite, mon père n’est pas encore gâteux. Il
s’intéresse à une actrice et va sans doute passer ses nuits
avec elle. Si nous sommes trois, il y aura donc une
personne de trop. Quand vous verrez Saskia, vous
comprendrez pas mal de choses. Et enfin, pendant que je
suis en France, j’aimerais avoir mon indépendance. Cela
me changera un peu.
Anticipant le moment où elle sortirait, il avança juste à
temps pour se poster devant elle. Leurs hanches se
frôlèrent alors et cette proximité le troubla.
La jeune femme dut percevoir une tension, car elle
recula.
La dernière chose qu’il souhaitait était se faire une
ennemie de Dana, mais c’était à cela qu’il était parvenu. A
présent, il suffisait qu’elle glisse un mot à son père et il
pourrait dire adieu à son contrat, alors qu’il avait vraiment
besoin de cet argent ! Il avait déjà investi dans ce château
une bonne partie de son héritage et des économies de
toute une vie.
— Dana, je… je suis désolé. Je n’ai pas pensé une
seconde que vous voudriez dormir dans le château.
Elle détourna le regard.
— Vous n’êtes manifestement pas un rêveur.
— Cela va peut-être vous surprendre, mais la question
n’est pas là. En fait, j’habite ici.
Cette fois, elle le dévisagea, bouche bée.
— Ah bon… J’avais cru comprendre que vous logiez
dans les environs… La réceptionniste de l’Hermitage avait
l’air de dire que…
— Dans la région, on fait beaucoup de suppositions sur
mon compte depuis que je suis arrivé de Bali.
— De Bali ? Que faisiez-vous là-bas ?
— Mon travail. Je suis ingénieur agronome.
— Ah… Et vous avez pris un congé de votre société ?
— Non. J’ai démissionné, pour m’occuper de l’héritage
de ma mère, avant d’aller m’installer aux Etats-Unis.
— Alors vous n’êtes en France que temporairement.
— Très temporairement, même si je réussis à faire ce
que je veux ici.
— Quel est votre projet exactement ?
— Restaurer le château de manière à ce qu’il puisse
devenir un pôle d’attraction touristique. Des millions de
touristes visitent la France chaque année. Avec deux ou
trois employés à plein temps, cela pourrait représenter un
bon investissement, qui me laissera libre de poursuivre ma
carrière professionnelle à l’étranger.
— C’est un projet ambitieux, mais je ne doute pas que
vous travaillez assez dur pour y parvenir. Bon, il faut que je
parte. Je vous laisse.
— Pas si vite ! Ecoutez, il paraît bien inconsidéré de ne
pas vous accorder l’hospitalité, alors que ce château est
conçu pour abriter des dizaines de gens. J’insiste pour que
vous restiez, mais cela signifie que nous devrons partager
les lieux.
3.
« J’insiste ? » Pourquoi un ton aussi catégorique et
tranchant ? Dana en frémit.
Alex Martin venait de changer diamétralement d’avis. Il
était maintenant prêt à la laisser rester. Non, pas prêt :
déterminé.
Pourquoi un tel revirement ?
Avait-il envie d’être engagé comme acteur, comme
Neal ? Estimait-il pouvoir gagner beaucoup plus d’argent
s’il jouait dans le film ?
Certes, il avait un physique à faire du cinéma. Mais
l’idée que, comme Neal, il puisse se servir d’elle suffisait à
lui donner la nausée.
Peut-être se trompait-elle sur ses motivations ? Dans ce
cas, quelles étaient ces dernières ? La séduire ? Allons,
cet homme pouvait avoir toutes les femmes qu’il voulait !
Alex fronça les sourcils.
— Vous n’êtes plus aussi décidée, tout à coup ?
Que répondre à cela ?
Si elle s’était laissée aller à la spontanéité, elle lui aurait
avoué qu’elle frissonnait de plaisir à l’idée de passer trois
semaines sous le même toit que lui.
Cependant, la spontanéité ne faisait pas partie de ses
traits de caractère. Elle observait toujours une certaine
réserve, afin de ne pas donner une fausse image d’elle-
même. Et puis, elle devait aussi se tenir sur ses gardes,
surtout face à un homme qui pouvait se montrer autoritaire
et d’humeur changeante, comme son père.
Ce à quoi s’ajoutaient d’autres raisons. Jan s’apprêtait à
réaliser le film le plus important de sa carrière et il lui avait
fait confiance pour le choix du lieu de tournage. Si elle
commettait un impair avec Alex et que celui-ci décide de
revenir sur le contrat, comment l’expliquerait-elle à son
père ? Et au reste de la société Pyramid ?
Non, c’était impossible : de l’argent avait déjà été versé.
Et les enjeux étaient trop gros.
Elle avait affirmé vouloir être une femme indépendante.
Eh bien, Alex venait de la prendre au mot. Sans doute
s’amusait-il de sa naïveté en cet instant, et s’attendait-il à
ce qu’elle revienne sur sa décision de rester au château…
Il ne fallait pas que la situation se transforme en
affrontement – pas avec de tels enjeux. Une petite voix
intérieure lui murmura d’accepter. Après tout, elle n’aurait
sans doute jamais d’autre opportunité de vivre cela. Il était
humain de vouloir profiter d’une telle occasion.
— Merci, Alex. Je ferai de mon mieux pour ne pas vous
déranger.
Elle pourrait demeurer dans l’ombre, comme Diane de
Poitiers, la maîtresse d’Henri II à Chenonceau, qui adorait
le château et dirigeait l’aménagement des parterres de
fleurs et des jardins.
Elle apprendrait tout ce qu’elle pourrait sur l’histoire du
Domaine de Belles Fleurs, tout en gardant ses distances
avec Alex. Ce château ne possédait peut-être pas quatre
cent quarante chambres, comme Chambord, mais il
disposait quand même d’assez de place pour lui permettre
de ne pas croiser sans cesse le maître des lieux.
Une étrange lueur dans les yeux de son interlocuteur fut
le seul signe de la surprise qu’il éprouvait sans doute.
— Très bien, déclara-t-il. Puisque nous avons réglé ce
point, voulez-vous venir choisir votre chambre au premier
étage ?
Elle acquiesça et lui emboîta le pas dans le grand
escalier.
— Combien y en a-t-il ?
— Six.
Et lui, où dormait-il ?
Il répondit à cette question non formulée comme s’il avait
lu dans ses pensées.
— Pour le moment, je me suis installé dans une petite
pièce du rez-de-chaussée, à côté du salon. Elle me sert à
la fois de chambre et de bureau.
Ils n’habiteraient donc pas au même étage. Tant mieux !
Bien sûr, chaque fois qu’elle voudrait sortir par la porte
principale du château, il ne manquerait pas de s’en rendre
compte s’il était là. Mais au bout de quelques jours elle
saurait à quelle heure aller et venir sans qu’il remarque ses
déplacements.
Lorsqu’ils parvinrent sur le palier du premier étage, elle
s’immobilisa, stupéfaite.
— On dirait les arcades de Chenonceau ! s’exclama-t-
elle.
— En moins grand, bien sûr. Voyons d’abord la chambre
dans la tourelle.
Elle le suivit le long d’un couloir et poussa une
exclamation ravie en découvrant la pièce qu’il venait
d’évoquer.
— Oh ! C’est vraiment celle-là qu’il me faut ! affirma-t-
elle.
— Vous en êtes sûre ? Vous n’avez pas encore vu les
autres. Celle de la deuxième tourelle a une cheminée.
— Non, non, c’est inutile, je suis certaine de mon choix !
Regardez donc cela !
Des fleurs de lys étaient incrustées dans le parquet. Elle
se baissa pour mieux les examiner.
— Si l’ébéniste qui a créé cela pouvait vous voir ainsi à
genoux, il serait ravi ! fit remarquer Alex, un sourire aux
lèvres.
Elle redressa la tête.
— C’est ça, moquez-vous de moi !
Le plafond attira alors son regard. Il était décoré de
petits ovales d’émail blanc bordés d’or qui représentaient
des fleurs et divers animaux de la forêt.
— Comment ont-ils pu faire cela ?
Elle se dirigea ensuite vers la fenêtre. Celle-ci avait bien
besoin d’être nettoyée, mais au moins elle n’était pas
cassée. La pièce offrait une vue magnifique sur la
campagne et dégageait une atmosphère enchanteresse,
même si elle nécessitait un bon lessivage.
Dana se tourna vers son hôte.
— Pensez-vous que cela ait pu être la chambre de votre
mère ?
Il la dévisagea sans répondre et Dana regretta aussitôt
sa question. Visiblement, elle l’avait blessé.
— Ma mère a vécu ici jusqu’à l’âge adulte, mais je n’ai
aucune idée de la chambre qu’elle occupait. C’était peut-
être celle-ci, en effet. La vue sur le Layon est superbe.
— Oui, je trouve aussi. En tout cas, je… je suis heureuse
qu’elle ait rencontré votre père… Cela a mis fin à sa
solitude.
— Solitude, le mot est bien choisi.
— Elle a dû se sentir très seule dès l’instant où elle a
compris qu’aux yeux de son père elle comptait bien moins
que son frère.
— Oui, vous avez raison. Ma mère avait toujours l’air
triste et seule, même quand il y avait beaucoup de monde
autour d’elle.
Elle l’observa tandis qu’il parlait ainsi et lut la douleur sur
ses traits.
— Excusez-moi de vous rappeler toute cette tragédie,
Alex. J’aurais mieux fait de me taire, cela ne me regarde
pas. Ce doit être l’atmosphère particulière de cette pièce
qui me tourne la tête.
— Vous n’avez pas à vous excuser, c’est
compréhensible, je suppose. Après tout, vous êtes la fille
de votre père, non ?
Il y avait à présent de l’amusement dans la voix
masculine. Dana se demanda s’il fallait se vexer, et décida
de ne pas relever l’allusion.
— Si vous pouvez me dire où trouver de quoi faire un
peu de ménage, je vais m’installer ici et y monter mon sac
de couchage.
Il secoua la tête.
— J’ai une meilleure idée. Allons à Angers avec mon
camion. J’ai des courses à faire là-bas, et nous pourrons y
déjeuner. Nous en profiterons pour acheter un sommier et
un matelas.
— C’est inutile, je peux dormir par terre, vous savez.
— C’est hors de question. Vous êtes mon invitée, je ne
vais pas vous laisser coucher à même le sol ! En revenant,
nous ferons le nettoyage ensemble et je vous descendrai
quelques meubles du deuxième étage. Au coucher du
soleil, Raiponce sera bien installée dans sa tour.
Elle se mit à rire pour cacher l’excitation qu’elle éprouvait
à l’idée de passer la journée avec lui, sans parler du reste
du mois.
— Vous vous trompez de conte de féess. Je n’ai pas les
cheveux longs.
— Vous n’avez pas lu la version complète. Son père a
fait couper ses longues tresses blondes pour qu’aucun
prince ne puisse monter jusqu’à elle.
— Alors comment le prince de l’histoire y est-il parvenu ?
— Vous allez devoir lire le conte pour le savoir. En
attendant, je vais aller chercher le camion et le garer devant
l’entrée. Lorsque vous vous serez rafraîchie, rejoignez-moi
en bas. Je fermerai la porte derrière vous.
Elle sortit du château quelques minutes plus tard. Alex
était adossé à une camionnette à fond plat chargée de
branchages et de mauvaises herbes. Comment avait-il pu
accomplir seul ce travail énorme, qui aurait nécessité
plusieurs jardiniers professionnels ? Car vu sa situation elle
était certaine qu’il ne s’était pas fait aider, avec toutes les
dettes d’impôts qu’il avait.
En s’approchant, elle sentit les yeux bruns la parcourir et
elle frémit. Son cœur s’accéléra.
— Me voilà ! lança-t-elle pour dissiper son trouble.
Lorsqu’il l’aida à monter à bord, leurs corps se frôlèrent.
Elle retint son souffle, troublée, avant de se demander s’il
avait remarqué sa réaction.
De toute façon, il était trop tard. S’efforçant de se
ressaisir, elle s’assit et fixa un point droit devant elle. Il
démarra, pour s’arrêter quelques minutes plus tard.
— Excusez-moi, je n’en ai pas pour longtemps, déclara-
t-il en ouvrant la portière.
Ils se trouvaient devant une décharge. Heureusement, il y
avait là un employé, qui donna un coup de main à Alex pour
transporter les branchages, de sorte que, comme promis,
ils purent repartir assez vite.
Bientôt, Dana vit une ville se découper à l’horizon. Ils
avaient atteint Angers. Le château massif qui la
surplombait apparut.
— L’avez-vous déjà visité ? s’enquit Alex en le
désignant.
— Non, mais j’en ai bien l’intention. Et vous ?
— Cela me saperait le moral, répondit-il en riant, parce
que ça me rappellerait tout ce qu’il reste encore à faire
avant que mon domaine puisse attirer les touristes !
Une fois en ville, il se gara près d’une terrasse de café
bondée. Elle descendit sans lui laisser le temps de faire le
tour du véhicule pour venir lui ouvrir la portière.
Ils aperçurent une table vide à l’ombre et Alex l’y
entraîna. Il faisait très chaud à cette heure de la journée. Au
serveur qui vint prendre la commande, ils demandèrent des
croque-monsieur.
— Je boirais bien un café, dit Alex à Dana, mais vous,
vous préférerez peut-être quelque chose de frais.
— Non, non, un café me conviendra très bien.
Le serveur hocha la tête et disparut.
— J’aurais cru qu’avec vos origines australiennes vous
aimiez le thé, déclara la jeune femme.
— Non, j’ai grandi dans une famille où l’on buvait du
café.
— Pas moi. Mais cela vous donne l’air encore plus
français !
— Vous avez de la chance que mon père ne soit pas là
pour vous entendre ! s’exclama Alex en riant.
Il y eut un silence. Dana préféra changer de sujet.
— Quand vous avez envie de rentrer chez vous, le
voyage en avion doit être très long !
— Chez moi ? En fait, je ne suis nulle part chez moi. Mon
père nous a emmenés dans de nombreux pays. Nous
avons plus ou moins parcouru le globe. Ma mère est morte
en Côte-d’Ivoire, et mon père à Bali, où lui et moi étions
employés par la même société. Ils sont enterrés tous deux
à Brisbane.
— Au moins, avec le château, vous avez maintenant un
endroit où vous êtes chez vous.
— Je verrais plutôt cela comme un fardeau. Et je ne suis
même pas certain que cet héritage vaille la peine qu’on
s’en occupe.
Dana l’observa à la dérobée. Il semblait découragé. Elle
tenta de détendre l’atmosphère.
— C’est vrai, j’oubliais que vous aviez d’autres projets.
Dans quelle région des Etats-Unis envisagez-vous de vous
installer ?
— En Louisiane. C’est l’Etat où mes compétences
trouveront le mieux à s’employer.
— Vous êtes pressé d’y aller ?
Le serveur arriva en cet instant, interrompant la
conversation. Alex attendit qu’il soit reparti pour répondre.
— Je ne me suis pas posé la question… mais oui, le
plus tôt sera le mieux.
Il attaqua son croque-monsieur et elle but une gorgée de
café.
— On dirait que vous souhaitez mener le même genre
de vie que votre père.
— En parlant de père, le vôtre semble avoir, lui aussi,
déteint sur vous.
— Déteint sur moi ?
Elle reposa sa tasse. Bien sûr, elle comprenait ce qu’il
voulait dire. Passer des années à parcourir l’Europe pour
trouver des lieux de tournage ne lui avait pas permis de
s’ancrer quelque part. Cela ne signifiait pas qu’elle ne
voudrait pas le faire, le jour où les circonstances seraient
propices.
— Il y a des gens qui ne quittent jamais l’endroit où ils
sont nés, murmura-t-il. Je me demande si ce n’est pas eux
qui ont compris le secret de la vie.
— Vous voulez dire que les nomades comme nous sont
perpétuellement à la recherche d’une chose qu’ils ne
peuvent pas trouver ?
— Quelque chose comme cela.
— Eh bien, si j’avais le choix, je préférerais la vie que je
mène. Après tout, elle me permet aujourd’hui de réaliser un
rêve d’enfance : être une princesse dans un château, en un
pays lointain. Même si cela doit s’achever dans un mois, je
compte bien profiter de chaque minute, grâce à votre
générosité.
Il était temps de commencer à manger, ce qu’elle fit.
— Vous savez, les garçons aussi ont leurs rêves,
déclara Alex.
— Oui, mais ma mère m’a toujours dit qu’il valait mieux
que les filles les ignorent.
Il sourit à ses mots et voir son visage s’éclairer ainsi fit
fondre la jeune femme. Elle baissa la tête et se concentra
sur son croque-monsieur.
— Quel âge pensiez-vous que j’avais, lorsque nous nous
sommes rencontrés ? demanda-t-elle pour ne pas laisser
s’installer le silence.
— Pas vingt-sept ans, en tout cas ! Je vous croyais plus
jeune.
Ils continuèrent à manger en parlant de tout et de rien, en
une conversation assez décousue. Lorsqu’ils eurent
terminé, il posa quelques billets sur la table et se leva.
— Nous avons des courses à faire.
Ils se rendirent dans une boutique d’outillage, puis au
troisième étage d’un grand magasin, où l’on vendait des
matelas. Alex s’entretint en français avec le vendeur et
Dana ne comprit pas un mot de la conversation. Le
vendeur esquissa un large sourire.
— Je ne suis pas sûre de souhaiter une traduction,
soupira Dana.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter. Lorsqu’il m’a
demandé quelle sorte de matelas vous vouliez, je lui ai
parlé de l’histoire de la princesse au petit pois. Il m’a dit
qu’il avait un modèle qui vous conviendrait parfaitement.
— Je vois.
— Mademoiselle veut-elle l’essayer ?
— Oui, répondit Alex à la place de la jeune femme.
Ils suivirent donc le vendeur.
— Voilà, déclara celui-ci en s’arrêtant devant un lit. C’est
notre meilleur modèle. Je vous en prie, essayez-le.
— Il veut que vous vous allongiez, traduisit Alex. Allons,
ne soyez pas timide.
Elle s’exécuta, vaguement gênée.
— Eh bien, mademoiselle ?
— Il est parfait, s’empressa-t-elle de répondre en se
relevant. Je vous laisse, je vais au rayon linge de maison,
ajouta-t-elle à l’intention d’Alex. Je vous retrouve au
camion.
Sans le regarder, elle se dirigea aussitôt vers les
escaliers roulants.
Lorsque la vendeuse lui demanda quel genre de draps
elle recherchait, Dana décrivit le plafond de sa chambre.
— J’ai ce qu’il vous faut, affirma la femme en l’entraînant
vers un rayon.
Quelques minutes plus tard, Dana ressortait avec un
oreiller, des draps rose pâle et une couette rose assortie,
ainsi que des serviettes de bain brodées de petites fleurs
de lys dorées.
Alex l’attendait devant la camionnette, sur laquelle le
sommier et le matelas étaient déjà chargés. Lorsque Dana
arriva, il saisit tous les paquets qu’elle portait et les déposa
à côté.
Il la conduisit ensuite dans une boulangerie, où elle eut
l’eau à la bouche devant les quiches et les croissants au
jambon. Alex en acheta plusieurs, ainsi que trois
baguettes, du gruyère et du camembert.
— Me voilà devant des tentations auxquelles je ne
pourrai pas résister ! s’exclama la jeune femme.
— Alors, il va falloir faire bien attention, mademoiselle
Lofgren !
Tous deux se mirent à rire. La journée n’était pas encore
terminée, et jamais Dana ne s’était sentie aussi détendue !

***
— Alex ! Il est presque 10 heures ! Vous en avez fait
assez ! Il ne m’en faut pas plus !
Mais comment s’arrêter là, songea celui-ci, en voyant le
visage de Dana rayonner ainsi ?
Le parquet qu’ils avaient frotté ensemble brillait comme
un sou neuf à présent. Alex alla chercher le candélabre de
bronze et le plaça près du lit. Il était presque aussi grand
que Dana.
Tous deux étaient munis d’une torche électrique. A la
lumière de la sienne, Alex alluma douze bougies et la pièce
s’emplit peu à peu d’une lumière tremblotante.
— Oh ! c’est magnifique ! s’écria la jeune femme.
Il fallait reconnaître qu’elle disait vrai. Les bougies
n’éclairaient pas seulement les incrustations de l’armoire et
de la coiffeuse, mais aussi la merveilleuse jeune femme
qui avait travaillé avec lui tout l’après-midi et une bonne
partie de la soirée. Son teint de pêche était accentué par la
faible lumière et ses yeux bleus ressortaient, éblouissants.
— Elles vont bien durer une heure. Le temps de lire un
peu en attendant de vous endormir.
Elle éteignit sa torche électrique.
— J’ai l’impression d’avoir remonté le temps.
— Je ressens cela, moi aussi, chaque fois que j’entre
dans ce château, affirma-t-il. Bon, eh bien, je vous laisse…
Demain, j’espère que vous me parlerez un peu de votre
père, histoire que je sache comment l’accueillir…
d’accord ?
— Si vous voulez.
— Parfait ! Alors bonne nuit, princesse, faites de beaux
rêves !
Le lendemain matin, après une grasse matinée, Dana
prit le temps de profiter de la salle de bains qui,
contrairement au reste du château, avait été refaite à neuf.
Alex avait remarquablement combiné ancien et
contemporain.
Le carrelage en damier vert et blanc était superbe. Des
carreaux verts entouraient par ailleurs la fenêtre et la porte.
Elle aurait bien aimé flâner des heures dans son bain, à
admirer chaque détail de la décoration, mais elle n’en avait
pas le loisir. Elle devait se préparer pour aller accueillir son
père, qui arriverait bientôt.
Munie d’une serviette, elle se posta devant un grand
miroir en pied au style rococo.
Elle resta bouche bée en se découvrant. Son visage
resplendissait, ses joues avaient rosi et ses yeux brillaient.
Comme elle pouvait se voir tout entière, elle constata en
revanche qu’elle n’avait pas minci, loin de là. Avec toute
cette bonne nourriture, elle allait devoir faire attention, sinon
elle aurait vite fait de prendre des kilos !
« Du calme, Dana. Garde la tête froide ! »
Elle se répéta ces mots en regagnant sa chambre. Il ne
fallait jamais perdre la tête, ni devant un bon plat ni pour
n’importe quoi d’autre.
« Même face à un homme à nul autre pareil… »
Soudain, le téléphone sonna.
Etait-ce Alex, qui se demandait si elle était toujours là ?
Elle décrocha.
— Allô ?
— C’est toi, Dana ?
La voix de son père ! Ainsi, il était déjà là ?
— Ah, bonjour, papa ! Comment s’est passé ton
voyage ?
— Ennuyeux à mourir !
Saskia n’avait donc pas réussi à le dérider.
— Et Saskia ?
— Elle loge au Métropole, à Angers.
— Tu m’as l’air fatigué. Où es-tu exactement ?
— Dans ma chambre, à l’Hermitage. Et toi, où es-tu ? Le
concierge m’a dit que tu n’étais pas rentrée hier soir.
— J’ai décidé de dormir au château. Cela m’évitera pas
mal d’allées et venues.
— Je croyais qu’il était à l’abandon.
— Pas tout à fait. En fait, le propriétaire y habite. Il m’a
permis de m’y installer. Repose-toi quelques heures avant
de venir au château.
— Non, non, j’arrive maintenant.
Comme on pouvait s’y attendre, il était pressé de voir
par lui-même ce que sa fille lui avait trouvé.
— Si tu veux.
Après avoir éteint son iPhone, elle s’habilla en hâte. Une
fois vêtue d’un blue-jean et d’un T-shirt à manches longues,
elle acheva de se coiffer et mit du rouge à lèvres. Puis elle
glissa les pieds dans ses sandales de cuir favorites, prit
son iPhone et quitta la pièce. Une fois que son père aurait
découvert le domaine, elle lui préparerait un déjeuner dans
la cuisine avant qu’il regagne son hôtel.
La veille, elle n’avait fait qu’entrevoir le salon.
Aujourd’hui, la porte en était fermée. Alex devait être
devant son ordinateur ou, plus probablement, en train de
débroussailler les alentours du château.
Au moins, si elle ne le voyait pas, elle ne penserait pas à
lui ! En tout cas, elle l’espérait !
En sortant, elle constata qu’il faisait plus chaud que la
veille, mais elle ne s’en était pas aperçue, parce que
l’intérieur du château était frais.
Marcher sous la voûte de feuillages lui donna
l’impression de se trouver dans une cathédrale.
Elle découvrit Alex à l’entrée du domaine. Il portait un
blue-jean et un T-shirt blanc, tenue qui mettait en évidence
son corps harmonieusement musclé, qu’il devait sans
doute à ses origines australiennes. Le cœur de Dana
s’enflamma.
— Voici notre Belle au Bois Dormant, enfin ! lança-t-il
avec un sourire.
— Vous mélangez les princesses !
— C’est vrai, mais vous avez tellement de facettes que
je ne sais jamais laquelle va apparaître.
Elle sourit.
— Le compliment est exagéré, mais ce n’est pas grave.
Il me fait plaisir, comme tout ce qui m’arrive ici. Lorsque je
partirai, j’emporterai avec moi quantité de souvenirs
merveilleux.
— Où irez-vous ensuite ?
— Passer un mois dans une petite ville au bord du Rhin,
où nous devrons filmer les scènes restantes.
Il recula et sortit une télécommande de sa poche.
— Voyons si j’ai fait les choses comme il faut.
Le portail métallique se mit à bouger, lentement… et se
ferma.
— Bravo. Vous auriez dû mettre cela en place plus tôt.
Cela m’aurait empêchée d’entrer, et j’aurais été obligée de
vous téléphoner pour prendre rendez-vous.
— Comme vous avez dû le deviner, je n’ai pas trouvé
cette surprise désagréable, sinon vous ne seriez pas ici.
Mais maintenant j’ai décidé qu’il ne fallait plus laisser
n’importe qui entrer, surtout pendant le tournage.
Il lui tendit la télécommande.
— C’est pour vous. J’en ai d’autres dans mon bureau, je
les remettrai à Paul, pour tous les gens qui en auront
besoin.
— Merci.
— Vous me cherchiez ?
— Non. Mon père va arriver d’une minute à l’autre. Je
l’attends.
Une voiture de location rouge apparut à cet instant. Dana
appuya sur la télécommande et le portail s’ouvrit.
— Bonjour, papa, lança-t-elle.
Celui-ci entra, arrêta sa voiture et en descendit. Il portait
un pantalon gris et une chemise assortie. Ses yeux bleus,
plus sombres que ceux de Dana, avaient une expression
intimidante, mais elle y était habituée.
— Papa, je te présente M. Martin, le propriétaire du
domaine.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Appelez-moi Alex. J’ai vu plusieurs de vos films, que
je trouve remarquables. C’est un privilège de vous
rencontrer.
— Merci. Votre anglais est excellent.
— Il est en partie australien, papa !
— Ah ! Cela explique cette nuance que je ne
reconnaissais pas.
— Contrairement à ton accent, qui est typiquement
suédois ! rétorqua Dana.
— Certes. D’après ma fille, reprit-il à l’intention d’Alex,
cet endroit ne me décevra pas.
— Voulez-vous que je vous laisse le découvrir seul ? En
prenant à droite, vous arriverez devant le château. La porte
n’est pas fermée. Prenez tout votre temps. Je crois savoir
que vous aimez vous forger vos impressions par vous-
même.
Le père de Dana eut l’air surpris. Alex avait bien retenu
sa leçon.
— Donne-moi les clés de la voiture, papa. Je la garerai
et je te rejoindrai dans quelques minutes.
Jan Lofgren hocha la tête, tendit les clés et s’éloigna.
— Vous avez bien su vous y prendre avec mon père,
Alex. Félicitations ! Vous n’êtes pas beaucoup dans ce
cas.
Elle démarra le moteur. La dernière chose qu’elle vit fut
une expression énigmatique sur le visage masculin.
Elle alla garer la voiture et guetta son père.
Il apparut quelques minutes plus tard. Contrairement à ce
qu’elle attendait, sa réaction était loin d’être positive.
— Suis-moi à l’Hermitage, dit-il sans préambule. Il faut
que nous discutions.
4.
Alex était perché dans l’un des arbres, en train de
couper des branches hautes, lorsqu’il vit les deux voitures
quitter le domaine. Jan Lofgren n’avait pas dû rester là plus
de dix minutes. C’était plutôt rapide, mais fallait-il s’en
étonner ? Dana avait mis moins longtemps pour décider
de louer le domaine pour le compte des studios Pyramid.
Il ne s’était pas trompé en ce qui concernait son père.
Cet homme était très imbu de sa personne. Par chance,
Dana n’avait pas hérité de ce défaut.
Deux heures plus tard, alors qu’il revenait d’un autre
trajet jusqu’à la décharge, son téléphone portable sonna.
Paul Soleri l’appelait pour s’assurer que toute l’équipe
pouvait venir immédiatement. Ils étaient en route pour le
domaine.
Le moment n’aurait pu être meilleur. Alex allait pouvoir
les recevoir et répondre à toutes les questions, puis se
remettre au travail. Il ne cessait de penser à Dana, qui
reviendrait à la fin de la journée.
Peu après, un bus et deux minibus s’immobilisaient
devant la façade du château. Alex sortit pour accueillir Paul
et les techniciens. Tous semblaient enchantés de ce qu’ils
voyaient, et leur enthousiasme augmenta lorsqu’ils
pénétrèrent dans le château.
Après leur avoir expliqué où se trouvaient les toilettes,
Alex les laissa libres d’explorer les lieux à leur guise. En
dehors du petit salon au rez-de-chaussée et de la chambre
en tourelle au premier étage, tout le château leur était
ouvert.
Alex leur expliqua qu’ils pourraient aussi tourner dans la
dépendance et dans les caves du château, si cela les
intéressait. Visiblement, ce qu’ils voyaient leur donnait déjà
des idées.
Paul, qui devait avoir quarante-cinq ans, le prit à part
pour lui parler.
— Jan est-il déjà venu ?
— Oui. Il y a quelques heures. Il n’est pas resté
longtemps et il est reparti avec sa fille.
— Cela m’étonne qu’il ne m’ait pas encore contacté.
— Peut-être était-il fatigué par son long voyage en
avion ?
— Cela ne lui ressemble pas. Je m’attendais à le trouver
là.
— J’admets que la rapidité avec laquelle il est parti m’a
semblé un peu étrange.
— Bon, ce n’est pas grave, dit Paul avec un sourire.
Nous allons nous débrouiller sans lui.
— Faites comme chez vous. Comme je l’ai dit, tout le
mobilier est conservé au deuxième étage. Rien n’est fermé
à clé. Utilisez ce dont vous avez besoin.
— Lorsque David sera là, il n’en reviendra pas !
— David ?
— Le scénariste. Il va arriver d’un instant à l’autre, avec
le décorateur et toute l’équipe des costumes et du
maquillage. Ils vont s’évanouir lorsqu’ils verront cela !
— C’est bon signe ?
— Vous n’imaginez pas à quel point ! Jan voulait
quelque chose d’absolument unique pour cette partie du
film, et nous nous demandions s’il le trouverait jamais. Il n’y
avait que Dana pour dénicher ça. Elle a toujours eu un flair
remarquable pour fournir à son père les lieux de tournage
dont il avait besoin, mais cette fois elle s’est surpassée !
Ne répétez pas ce que je vais vous dire là, mais à mon
avis elle sera plus brillante que son père, comme
réalisatrice !
Alex fronça les sourcils.
— Parce qu’elle veut exercer ce métier ?
— Oui, mais Jan est bien le dernier à s’en douter, et cela
vaut mieux.
Alex songea à ce qu’elle avait dit faire pendant son
temps libre. « Rien de bien extraordinaire. Je lis, je fais la
cuisine. Sinon mon père va oublier de manger. »
— Excusez-moi, Paul, je dois retourner à mon travail
dehors. Téléphonez-moi si vous avez besoin de quelque
chose.
— Pas de problème.
Pourquoi était-il si troublé par ce qu’il venait d’entendre ?
Dana avait affirmé avec force ne pas vouloir être actrice.
Paul venait de lui en donner une raison.
On hérite parfois du talent de ses parents, mais Dana
aurait besoin de beaucoup de courage et de détermination
pour parvenir à se faire un prénom.

***
Dana trouva une place de parking près de l’Hermitage et
suivit son père à l’intérieur. Pendant le court trajet, elle
s’était préparée à entendre qu’il n’était pas satisfait du lieu
de tournage qu’elle avait choisi.
Pourtant, l’endroit correspondait parfaitement au
scénario ! Si son père avait une objection, elle ne pouvait
vraiment pas en déterminer la raison. Mais une chose était
sûre : il était d’une humeur exécrable et toute l’équipe de
tournage, qui était déjà à pied d’œuvre, allait en faire les
frais.
Il ne serait pas facile pour elle de faire ses bagages et
de repartir, mais en dehors de cela elle songeait à Alex. Le
contrat qui lui avait été envoyé était le contrat standard. Il
incluait donc une clause prévoyant que, si la société
décidait, pour quelque raison que ce soit, de ne pas
tourner là, il recevrait seulement un pourcentage de la
somme promise. Ce serait bien moins que la somme dont
il avait besoin.
En entrant dans la chambre, elle était prête à livrer
bataille à son père. Si celui-ci prenait l’une de ces
décisions dictées par son humeur fantasque et refusait
donc de filmer au château de Belles Fleurs, elle était bien
déterminée à obtenir qu’Alex touche la somme promise.
Comme toujours, la chambre de Jan était déjà en
désordre, mais, contrairement à son habitude, Dana ne se
mit pas à ranger ses affaires. Elle s’adossa à la porte et
attendit.
Jan alluma une cigarette. Quand l’avait-elle vu fumer pour
la dernière fois ? Sa femme l’avait supplié d’arrêter et il lui
avait fait cette concession, au prix d’un gros effort.
Toutefois, Saskia était une fumeuse et elle avait dû
l’entraîner dans ce vice. Il ne fallait sans doute pas en
demander trop.
— Parle-moi de ce M. Martin.
Un signal d’alarme retentit dans la tête de la jeune
femme.
Quelques mois plus tôt, son père avait commencé une
autre conversation de la même manière. Le sujet en avait
été Neal Robeson.
C’était donc d’Alex qu’il s’agissait, pas du château. Elle
fut envahie par le soulagement.
Quand Alex lui avait proposé d’explorer seul le domaine,
Jan avait dû deviner qu’il suivait une suggestion de sa fille,
et il ne l’avait pas apprécié. Jan Lofgren aimait rester un
mystère pour les autres. L’idée qu’Alex sache exactement
comment s’y prendre avec lui en raison d’une indiscrétion
de sa fille lui déplaisait, mais cette irritation passerait.
— Martin est le nom de son père, qui était australien.
— Il doit vraiment être décidé à devenir acteur à tout prix,
pour me donner ainsi la libre disposition de tout son
domaine.
— Pas du tout. As-tu oublié que c’est moi qui ai pris
contact avec lui, et pas le contraire ? Il a besoin d’argent
pour restaurer son château et en faire un lieu touristique,
avant de reprendre sa carrière d’ingénieur agronome.
— C’est ce qu’il t’a raconté.
— Tu n’as pas affaire à un nouveau Neal, rassure-toi.
— Je sais. M. Martin est plus âgé et il a davantage
l’expérience du monde. Dans ce château désert, où tout
est à l’abandon, ta chambre a été aménagée avec un tel
goût que, même moi, j’en ai été sidéré.
— Arrête, papa ! Nous ne sommes pas dans la Belle et
la Bête ! Quand je lui ai dit que j’envisageais de dormir
dans le château avec mon sac de couchage, il a voulu que
j’aie une chambre correcte c’est tout.
— Je te l’interdis, Dana.
— Tu m’interdis quoi ? Tu oublies que j’ai eu dix-huit ans
il y a longtemps.
Elle se tourna pour quitter la pièce, mais on frappa à la
porte au même instant.
— Jan ? C’est moi, Saskia. Laisse-moi entrer, lieveling.
Le moment était vraiment bien choisi ! Son père
paraissait prêt à lancer quelque chose, mais Dana
s’empressa d’ouvrir la porte.
— Bonjour, Saskia. As-tu fait bon voyage ?
— Oh ! pas trop mauvais.
Elles s’embrassèrent sur la joue. Juste pour les
apparences.
— Bon, je vous laisse. Au revoir, papa.
Sans hésitation, Dana sortit de l’hôtel et reprit le chemin
du château.
Lorsqu’elle se gara à côté de l’autobus et des minibus,
elle avait à peu près recouvré son calme. Il ne fallait pas
que son père revienne sur le contrat. Alex ne méritait pas
cela, et toute l’équipe de tournage non plus.
Elle dirait donc à Alex que, tout compte fait, elle ne
dormirait pas au château. Il croirait que sa première
impression avait été la bonne – qu’elle obéissait à son
père en toutes choses. Cela serait humiliant, mais le plus
important était qu’Alex soit payé comme convenu.
— Dana ?
David venait à sa rencontre. Il avait à peu près l’âge de
Jan, était un excellent père de famille et un talentueux
auteur de scénarios.
Il la serra bien fort contre lui.
— C’est vraiment une trouvaille fantastique, Dana ! Je
n’ai pas de mots pour dire à quel point cet endroit est
parfait !
— Je sais.
Elle aussi avait éprouvé cette impression en voyant le
château pour la première fois.
Si David avait une telle réaction, cela réglait la question.
Ce film avait une importance vitale pour lui aussi ; Dana
n’avait donc pas d’autre choix que de faire ses bagages
pour aller s’installer à l’Hermitage. Elle jeta un coup d’œil à
sa montre. Il était 17 h 50. Bientôt, la journée de travail
serait terminée et chacun regagnerait sa chambre. Elle
pourrait rentrer à l’hôtel sans trop attirer l’attention.
Il lui fallait cependant trouver Alex. Après ce qu’il avait fait
pour elle, elle lui devait une explication. Elle devait lui
donner une raison pour ne pas rester. Il ne saurait jamais
que, grâce à lui, elle avait vécu l’une des journées les plus
passionnantes de sa vie. Elle ne méritait pas quelqu’un
d’aussi bien que lui, mais, au moins, elle voulait se séparer
de lui en bons termes.
Elle dit à David qu’elle le reverrait plus tard et suivit le
chemin qui contournait le château. Elle arriva de l’autre
côté, où elle n’était encore jamais allée.
A sa grande surprise, un sentier divisait en deux une
impressionnante masse de végétation et descendait en
pente douce vers la rivière.
Elle fit quelques pas, émerveillée. Alex avait
méticuleusement nettoyé l’un des deux côtés, mettant à jour
des arbres fruitiers. Qui aurait pu deviner qu’ils étaient
cachés là ?
Autrefois, cet endroit avait dû être un verger, et un lieu
d’agrément…
L’autre partie, en revanche, avait encore bien besoin
d’être débroussaillée. Plusieurs outils étaient sur le sol,
dont une tronçonneuse.
— Bonsoir, la belle.
Son cœur bondit dans sa poitrine.
— Alex ?
Elle le chercha des yeux, mais ne le vit nulle part.
— Je suis là, dans l’arbre !
Une échelle était posée contre le tronc. Levant la tête,
elle ne vit qu’en partie le corps musclé d’Alex à travers le
feuillage. Elle tressaillit.
— Ce sont des pommiers ?
— Ils produisent des pommes blanc d’hiver, celles qui
font les meilleures tartes aux pommes. A la fin du mois
d’octobre, je devrais pouvoir en récolter un peu. Les arbres
derrière vous donnent des poires d’Anjou.
— Il n’est pas étonnant que cet endroit soit appelé Belles
Fleurs. Le nom doit venir des fleurs de ces arbres fruitiers.
Le spectacle de la floraison doit être magnifique à
contempler, depuis les fenêtres du château.
— Oui, à condition que je vive assez vieux pour avoir
débroussaillé toute cette jungle !
— Quel âge avez-vous donc ?
Il y avait longtemps qu’elle mourait d’envie de le savoir.
— Trente-trois ans.
— Alors, vous avez encore bien des années devant
vous !
— Des années de quoi ?
— Oh ! je ne sais pas…
Mieux valait sans doute ne pas se poser la question.
Des années passées avec d’autres femmes ?
Lesquelles ? Il faudrait certainement quelqu’un de très
spécial pour pouvoir capturer ce cœur-là…
— Dites-moi donc quelque chose, reprit-elle.
— Vous me laissez un choix particulièrement vaste !
— Pouvez-vous voir les vignes, depuis cette hauteur ?
— Vous avez donc remarqué que la dépendance abritait
autrefois un pressoir !
— Oui, et je sais aussi qu’autrefois ces vignes
produisaient le vin du Domaine de Belles Fleurs !
Elle entendit un bruit dans le feuillage. En quelques
secondes, Alex était descendu avec agilité.
— Quelqu’un s’est encore permis de vous raconter des
choses qui ne le regardaient pas.
Il rassembla les branches et les jeta dans la camionnette.
— Laissez-moi deviner… Mme Fournier, à l’Hermitage.
Depuis mon arrivée, on n’arrête pas de jaser sur le retour
aux coteaux du Layon d’un membre insoupçonné de la
famille Fleury.
Dana venait de nouveau de l’irriter. C’était portant bien la
dernière chose qu’elle souhaitait faire.
— J’ai simplement voulu acheter une bouteille du vin que
nous avons bu au dessert, l’autre jour. Elle m’a dit qu’il
venait du domaine Percher, mais qu’autrefois le meilleur
vin d’Anjou était produit par le domaine de Belles Fleurs.
— On n’y a plus produit une seule bouteille de vin depuis
1930 !
— C’est ce qu’elle m’a dit. Bien sûr, cela a excité ma
curiosité.
— Oui, évidemment.
— Une fois rentrée en Californie, j’ai fait des recherches
sur internet.
— Et qu’avez-vous trouvé ?
— Entre autres choses, que les marchands hollandais
faisaient le commerce de ce vin au xvii e siècle.
— Connaissant Dana Lofgren, vous n’avez pas dû vous
arrêter là.
Elle rougit.
— Je ne m’y connais pas en vins, mais, si le Belles
Fleurs était aussi bon que celui que nous avons bu à
l’Hermitage, le monde a perdu quelque chose.
Il y eut un silence.
— Mes parents, dit lentement Alex, ne m’ont jamais parlé
du vignoble.
— Vous plaisantez !
— Mon père tenait tellement à ce que ma mère surmonte
sa douleur que nous n’avons jamais parlé du passé.
Lorsque le notaire nous a contactés pour nous informer de
l’héritage, il n’a fait aucune mention du vignoble. En fait, sa
lettre donnait à penser que le domaine n’avait plus aucune
valeur.
— Voulait-il que vous y renonciez, afin qu’il puisse le
racheter pour presque rien ?
— J’ai eu l’impression, dès le départ, qu’il me cachait
quelque chose. Je n’ai compris qu’en voyant le pressoir,
dans la dépendance, et en découvrant ce qui restait du
vignoble. Sans aucun doute, il avait quantité d’acheteurs
potentiels dans la région, même s’ils ne peuvent pas se
payer le château lui-même.
— Alors il a voulu l’acheter pour le revendre avec un bon
bénéfice.
— Les histoires d’argent sont toujours simples.
— Est-ce que c’est un secret ?
— Pas du tout.
— Mais vous ne voulez pas que je mette mon nez dans
une affaire qui ne me regarde pas.
— Vous ne me comprenez pas bien. Il y a autre chose
que vous ne savez pas. Venez avec moi pendant mon
prochain voyage jusqu’à la décharge et je vous expliquerai.
Si, bien sûr, votre père n’a pas besoin de vous tout de
suite.
Entre Alex et son père, elle avait vraiment l’impression
d’être un ballon de football renvoyé d’une équipe à l’autre.
Plus exactement, ils la traitaient tous deux comme une
enfant incapable de prendre ses propres décisions. Elle
avait cru, jusqu’à présent, qu’Alex voyait en elle une adulte.
Eh bien, elle s’était trompée !
La colère la fit frémir, mais elle se contint. Elle murmura
simplement :
— Si c’était le cas, je ne serais pas ici, vous ne croyez
pas ?
Elle se tourna pour revenir sur ses pas, mais Alex fut plus
rapide. Il la saisit par les bras et l’attira contre lui.
— Pourquoi êtes-vous venue ?
Elle fut submergée, en un instant, par un déluge de
sensations. Les battements de son cœur s’accélérèrent, la
force déserta ses jambes, tandis que les doigts d’Alex
décrivaient des parcours brûlants sur sa peau.
— Je… je voulais vous remercier.
— De quoi ? Vous parlez comme si vous alliez partir en
voyage ! C’est le cas ? Voudriez-vous me dire où vous
allez ?
Il n’y eut pas de réponse.
Leurs bouches étaient trop proches, et le désir trop
puissant. Elle devait faire quelque chose, avant d’oublier
pourquoi elle était venue.
— J’aurais dû suivre vos conseils et ne pas vous laisser
vous donner tant de mal pour moi. Ma seule consolation est
que vous aurez une pièce de moins à nettoyer et à meubler
dans le château.
— Votre père ne veut pas que vous logiez là, c’est ça ?
Mais vous saviez qu’il ne serait pas d’accord, vous me
l’avez dit vous-même. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
— On dit parfois qu’il faut choisir ses batailles, et éviter
celles où l’on gaspillerait des forces pour trop peu de
choses. Cette bataille-là n’a aucune importance.
Alex ne souriait pas. Selon toute apparence, il se livrait à
une lutte intérieure. Il la lâcha et laissa retomber ses mains.
C’était le moment de s’en aller.
— Au revoir, Alex.
Il ne la retint pas. Elle revint au château faire ses
bagages. Seuls Paul et David étaient encore là, en grande
conversation dans le hall. Elle se dépêcha de sortir.
A l’Hermitage, elle trouva la réceptionniste qu’elle
connaissait déjà.
— Bonsoir, mademoiselle Lofgren.
— Bonsoir, madame. Il me faudrait la clé de la chambre
onze, s’il vous plaît.
— La onze ? Mais elle est occupée.
— Je sais. Mon père et moi avons des chambres
voisines.
— Non, il ne s’agit pas de vous. Une Mlle Brusse s’y est
installée aujourd’hui. Je lui ai déjà donné la clé.
Il se passait quelque chose d’étrange !
— Ah bon ? Très bien… Merci de votre aide, madame.
— Je vous en prie.
Dana saisit sa valise, monta au premier étage et frappa
à la porte de son père.
Pas de réponse. Il devait être avec Saskia, mais Dana
ne pouvait attendre.
Elle prit son iPhone.
— Dana ?
— Bonjour, papa. Qu’est-ce qui se passe ? J’ai essayé
de revenir dans ma chambre, mais la réceptionniste m’a
dit que Saskia avait pris la clé.
— Où es-tu ?
— Devant ta porte.
— Je sors.
Il apparut quelques secondes plus tard, prenant bien soin
de refermer la porte derrière lui.
— Saskia et moi avons des problèmes depuis quelque
temps, mais je ne peux pas me permettre de mettre fin à
notre liaison avant que le film soit achevé, murmura-t-il.
Saskia ne sait rien de mes intentions, bien sûr. Elle m’a
supplié de la loger dans la chambre voisine, le temps que
nous puissions arranger ce qui ne va pas.
Pauvre Saskia !
— Cela semble raisonnable.
— La chambre de Saskia est libre, dans son hôtel
d’Angers. Je vais téléphoner pour qu’on te la garde.
— Merci, mais j’ai d’autres arrangements.
Il y eut un long silence, puis Jan reprit la parole.
— Si tu retournes au château, déclara-t-il, tu le fais à tes
risques et périls.
— Et à ceux de M. Martin ?
— Comment cet homme a-t-il pu poser aussi vite ses
tentacules sur toi ?
— Et pourquoi ne réponds-tu pas à la question que je te
pose ?
Jan Lofgren resta silencieux un moment.
— Je te l’interdis toujours, mais, comme tu me l’as
rappelé, tu n’as plus dix-sept ans.
Il rentra dans sa chambre et referma la porte derrière lui.
Un profond soulagement envahit Dana. Elle connaissait
suffisamment son père. S’il avait répondu comme cela, il
n’exercerait pas de représailles contre Alex. Oh ! pas en
raison d’une grande bonté d’âme ! Mais parce qu’il avait
trouvé l’endroit parfait pour son film.
Elle repartit donc au château. Le portail était fermé et
elle dut l’ouvrir avec sa télécommande.
Cependant, lorsqu’elle parvint à la porte d’entrée du
château, elle constata qu’elle était fermée à clé, elle aussi.
Et elle ne voyait Alex nulle part.
Où était-il donc parti ? Il n’avait tout de même pas prévu
d’aller passer la soirée à Angers, avec une autre femme ?
Elle sortit son iPhone… pour le remettre aussitôt dans sa
poche. Il n’apprécierait pas qu’on l’appelle s’il était avec
quelqu’un.

***
— Bonsoir, monsieur Martin.
— Bonsoir, madame Fournier. Mlle Lofgren est-elle
rentrée ? Je n’ai pas vu sa voiture dehors.
— Non, monsieur. Elle n’a pas de réservation ici.
— Alors son père ne séjourne pas ici ?
— Bien sûr que si ! La chambre voisine est occupée par
Mlle Brusse. C’est une actrice qui joue dans le film de
M. Lofgren.
Alex serra les poings. Si Dana n’était pas venue ici, elle
était probablement dans un hôtel d’Angers.
— Merci, madame.
Il sortit pour appeler Dana depuis sa camionnette. Il y eut
sept sonneries. Il allait couper la communication lorsqu’elle
la prit enfin.
— Alex ? dit-elle d’une voix essoufflée.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai un pneu crevé. J’essaie de faire marcher le cric,
mais je n’y arrive pas.
— Où êtes-vous exactement ?
— Sur la route, entre Rablay et Beaulieu.
— J’arrive. Restez dans votre voiture et verrouillez les
portières.
— Ne vous inquiétez pas pour moi.
— Pourquoi êtes-vous partie dans cette direction ?
— Comme vous n’étiez pas au château, j’ai voulu aller
dîner au village le plus proche, mais je n’y suis pas arrivée.
— Vous êtes venue au château ?
— Oui. Mon père s’est disputé avec Saskia. Ce n’est
pas la première fois, mais elle veut loger dans la chambre
voisine de la sienne pour tenter de se réconcilier avec lui.
— Pourquoi êtes-vous revenue ?
— Finalement, j’aimerais bien séjourner dans ma
chambre au château, si vous êtes d’accord.
— Et votre père, que dit-il ?
— Il n’est toujours pas d’accord, mais… cela change-t-il
quelque chose pour vous ?
— Vous savez bien qu’il est inutile de me poser cette
question.
Donc, elle allait venir, que son père le veuille ou pas.
— Cela a l’air de vous perturber. Si j’ai gâché votre
programme pour la soirée, je vous prie de m’en excuser. Si
je n’arrive pas à changer la roue, je rentrerai à pied au
château et j’attendrai votre retour.
— Non. Vous ne seriez pas en sécurité, seule sur le bord
de la route.
— Je sais que vous me trouvez bien jeune, mais je peux
quand même me débrouiller seule.
— Ce n’est pas une question d’âge. Je suis prudent,
c’est tout.
— D’accord.
— Où voulez-vous dîner ce soir ?
— Vous voulez dire que vous n’avez pas dîné, vous non
plus ?
— Je suis venu à l’Hermitage dans l’espoir de vous
trouver, mais Mme Fournier m’a informé qu’une certaine
actrice avait pris possession de votre chambre.
— Je ne veux pas en parler. J’ai trop faim. J’ai encore
l’eau à la bouche en repensant à ces quiches et à ce
fromage que nous avons achetés à Angers. En reste-t-il ?
— De quoi faire plusieurs repas.
Ils raccrochèrent. Quelques minutes plus tard, le
téléphone de Dana sonnait de nouveau. Elle s’empressa
de répondre et reconnut une fois de plus la voix d’Alex.
— Me voilà ! Je vois votre voiture, dans le faisceau de
mes phares.
— J’avoue que je suis bien contente que vous arriviez,
soupira-t-elle, soulagée.
Alex gara sa voiture et descendit. Dana l’imita. Déjà, il
était penché sur la roue.
— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle.
— Je n’en aurai pas pour longtemps. Si vous pouviez
m’éclairer avec votre torche électrique, ce serait parfait…
Elle s’exécuta et, en un tournemain, il avait changé la
roue.
— J’ai peine à croire que vous ayez fait cela si
rapidement ! s’exclama-t-elle.
— Question d’habitude. J’ai dépanné plus d’un camion
dans des endroits où il faut savoir le faire tout seul, si l’on
n’a pas envie de parcourir quatre-vingts kilomètres à pied.
— Merci en tout cas d’être venu à mon secours.
— Tout le plaisir est pour moi.
Cette fois, il ne put résister plus longtemps. Il la prit dans
ses bras et déposa un baiser sur ces lèvres qui le tentaient
si fortement.
Qu’elles furent douces sous les siennes ! Dana semblait
s’abandonner complètement !
Il mit toutefois fin à leur étreinte, conscient qu’ils se
trouvaient sur une route où passaient des voitures. Ils
n’allaient pas se donner en spectacle.
— Rentrons au château, dit-il. Je vous suis.
Il l’aida à monter dans sa voiture et ils partirent. Ils firent
demi-tour et ne tardèrent pas à arriver au portail du
domaine.
Alex l’ouvrit avec sa télécommande, puis le referma
derrière eux. Il fit un lourd bruit métallique : il n’avait jamais
rien entendu de plus beau.
Ce son signifiait qu’ils étaient à l’abri du reste du monde.
Seuls pour la nuit.
5.
Le baiser d’Alex, totalement inattendu, avait eu sur Dana
un effet extraordinaire. Au fond d’elle-même, elle l’avait
souhaité, mais il le lui avait donné par surprise, sur une
route où tout le monde pouvait les voir. Et, ce qui était
encore plus frustrant, il y avait mis fin très vite, avant qu’elle
n’ait pu y répondre comme elle brûlait de le faire.
Dana avait cru que son cœur allait se rompre dans sa
poitrine en le voyant descendre de la camionnette. C’était
le plus bel homme qu’elle ait jamais vu.
Lorsqu’ils se garèrent devant le château, elle luttait
encore pour reprendre le contrôle de ses émotions. Il fallait
qu’elle y parvienne, sinon il aurait l’impression d’avoir
affaire à une adolescente, et non pas à une femme adulte.
Tandis qu’elle refermait la portière, il ouvrit celle de
derrière et s’empara de sa valise.
Quand on était habituée à être seule et indépendante, il
fallait bien convenir qu’il était agréable d’avoir quelqu’un
pour prendre soin de vous…
Alex ouvrit la porte d’entrée. Une fois à l’intérieur, il posa
la valise et alluma la lumière.
— Avant toute autre chose, je crois qu’il faut dîner.
— Je suis bien d’accord !
Elle le suivit jusqu’à l’aile ouest du château, où elle n’était
encore jamais venue. Ils franchirent une double porte.
— Puis-je jeter un coup d’œil ?
— Bien sûr. C’est un salon qui s’ouvre sur la grande salle
à manger. Comme vous pouvez le voir, on a fermé les
fenêtres avec des planches. Quand elles seront réparées,
elles donneront sur la cour avant.
— C’est magnifique, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau !
s’extasia Dana. Ces murs si superbement ornés, ces
plafonds… On se croirait dans un palais. En voyant cela,
on se demande comment votre mère a pu s’habituer à
vivre dans une maison ordinaire.
— Cette question a dû inquiéter mon père, mais leur
mariage a très bien marché. Aucun des deux n’a eu de
regrets. Cela a dû compenser beaucoup de choses.
— Je sais que cela paraît difficile à croire, mais mes
parents, eux aussi, ont formé un couple solide, même s’il
était plutôt inhabituel. C’est ma mère qui a fait toutes les
concessions, mais elle a dû les faire de son plein gré.
Sinon elle aurait quitté mon père, vu son caractère
impossible.
Dana avança jusque dans la cuisine.
— C’est incroyable !
La pièce était immense, avec un plafond voûté et une
cheminée qui occupait tout le mur opposé. De l’électro-
ménager moderne avait été habilement mélangé à des
meubles anciens. Une longue table de bois massif, avec
des bancs, occupait le centre de la pièce.
— Cette porte, là-bas à droite, mène à la cave, expliqua
Alex. Celle au bout de la cuisine conduit au garde-manger.
Il y en une autre qui donne sur la salle de bains.
— Vous venez de me rappeler poliment que je dois me
laver les mains après avoir manipulé ce cric. Excusez-moi
un instant.
Elle traversa le garde-manger rempli de provisions. Un
lave-vaisselle y avait été installé. Le garde-manger, par lui-
même, avait la taille d’une vraie pièce. Après avoir franchi
une nouvelle porte, Dana pénétra dans la salle de bains,
qu’Alex avait réaménagée. Elle n’était pas aussi grande
que celle du premier étage, mais elle disposait de tout le
confort moderne.
Les carreaux de céramique qui couvraient les murs et le
plafond étaient les mêmes que ceux qu’elle avait vus dans
la cuisine. Tous avaient été peints à la main, et l’on y voyait,
sur un fond crème, des grappes de raisin, des pommes,
des poires – sans doute tous les fruits cultivés autrefois sur
le domaine.
Dana resta sous le charme. Ce fut dans cet état d’esprit
qu’elle revint dans la cuisine. Alex avait déjà disposé leur
repas sur la table. Il avait une bouteille de vin à la main.
— Excusez-moi d’être restée si longtemps, mais les
carreaux de céramique étaient si adorables que j’ai pris le
temps de les admirer un par un !
— Je dois dire que cela ne m’étonne plus, maintenant
que je commence à mieux vous connaître. Asseyez-vous, je
vais vous servir.
Tandis qu’elle prenait place, il déboucha la bouteille et
versa un peu du pâle liquide doré dans les verres.
— Ce vin a quelque chose de particulier ?
— A présent, oui. A nous ! Souhaitons que le mois à
venir nous réserve d’autres surprises aussi agréables.
Il venait de préciser bien clairement les règles du jeu. Il
ne fallait pas se méprendre sur leur baiser. A la fin de ce
mois, la période enchantée se terminerait, elle aussi.
Malgré la tristesse qui l’envahit à cette pensée, elle se
força à sourire.
— A vous, monsieur Martin ! Puisse votre générosité ne
laisser subsister en vous aucun regret.
Elle était en proie à des émotions si fortes qu’elle en
oublia qu’elle buvait du vin, et non de l’eau. Elle s’étrangla.
Quelle gamine elle faisait ! Il était trop tard à présent
pour qu’il ne s’aperçoive de rien.
Alex sourit et entama un croissant.
— Quand vous pourrez parler de nouveau, dites-moi
donc comment vous trouvez ce vin.
Embarrassée, Dana s’éclaircit la gorge.
— Il est aussi doux que celui que nous avons bu l’autre
jour, mais il me semble qu’il vient d’un autre domaine.
Cette fois, il a le goût du miel.
— Vous faites preuve d’un palais très sensible. Celui
que nous avons bu à l’Hermitage vous a plu, mais j’ai
acheté cette autre bouteille pour vous la faire goûter. C’est
un autre layon, qui s’appelle chaume, du Domaine des
Forges. On m’a dit que c’est le plus doux de tous.
Dana était bien d’accord.
Mais il y avait plus important. Il fallait surtout veiller à ne
pas paraître troublée par sa présence. Ce n’étaient pas
seulement les paroles d’Alex qui produisaient cet effet,
mais aussi la manière dont il les prononçait. Le fait d’être
seule avec lui appelait à son esprit beaucoup de pensées
interdites…
— C’est très attentionné de votre part. Maintenant que
j’ai goûté aux deux, je me demande à quoi pouvait bien
ressembler le vin du Domaine de Belles Fleurs.
— Nous ne le saurons jamais… Toutes les bouteilles ont
disparu. Il y a certainement des connaisseurs qui sont
passés par là. Sans compter que, comme la production
s’est arrêtée en 1930, il y a eu la Seconde Guerre
mondiale peu après, avec son cortège de pillages. Vous
qui aimez l’histoire, vous savez peut-être qu’Hermann
Goering, par exemple, s’était constitué une cave fabuleuse.
Les Américains n’en sont pas revenus quand ils l’ont
découverte en Allemagne, en 1945. J’ignore si elle
contenait des bouteilles du Domaine de Belles Fleurs,
mais ce n’est pas impossible. Goering ne se privait de
rien. En tout cas, il reste peut-être, quelque part dans le
monde, des bouteilles qui n’ont pas été bues. Les vins de
dessert se conservent des dizaines d’années.
— Il est triste que votre domaine n’en produise plus.
Il la considéra avec une expression pensive.
— Faire redémarrer la production ne serait pas une
mince affaire. Cela coûterait surtout beaucoup d’argent. Il
faudrait de véritables spécialistes des vins. J’ai beau être
ingénieur agronome, je n’en suis pas un. Engager le
personnel compétent pour recommencer à produire des
vins coûterait une fortune, surtout si le but est de retrouver
la qualité des vins d’autrefois.
— Il doit bien rester des documents, des archives
laissées par les derniers producteurs ?
— Ça, je n’en ai aucune idée. Peut-être cela se trouve-t-
il dans les tonnes de caisses où l’on a rangé le contenu de
l’ancienne bibliothèque. C’est une pièce que vous n’avez
pas encore vue. Elle est dans l’aile droite, après le salon
de musique.
Elle finit sa quiche et demanda :
— Il n’y a pas de livres sur l’histoire du château ?
— Si, au deuxième étage, dans l’une des chambres
aménagées dans les tourelles.
Elle éplucha une orange et en mangea plusieurs
quartiers, le temps de bien comprendre ce qu’il venait de
lui dire.
— Alex, vous n’avez pas envie de les lire ? Vous n’êtes
pas curieux de connaître l’histoire de cet endroit ?
— Pas particulièrement.
— Pourquoi ?
Il ne répondit pas et elle en éprouva un profond malaise.
Clairement, il ne voulait pas parler du passé de sa famille.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas être indiscrète.
Cela ne me regarde pas.
Elle ne pouvait rester là plus longtemps. Elle se leva et
commença à débarrasser la table.
— Laissez, Dana.
Ignorant ces mots, elle mit tout dans l’évier.
— Je veux me rendre utile avant de monter dans ma
chambre.
— Vous êtes fatiguée ?
— Oui. Vous devez l’être vous aussi, vu l’heure à laquelle
vous vous levez, et le travail épuisant que vous faites
chaque jour.
Elle trouva du liquide vaisselle pour nettoyer les couverts
et les assiettes.
Son cœur bondit lorsqu’il la rejoignit, un torchon à la
main.
Bientôt, la table fut débarrassée et la cuisine en ordre.
— Comme votre travail est de fournir à votre père son
déjeuner quotidien, n’hésitez pas à le préparer ici.
— Je vous remercie, mais je n’aurai pas besoin
d’abuser ainsi de votre hospitalité. J’ai déjà pris des
arrangements avec l’Hermitage pour qu’on lui prépare des
repas. Quand tout le monde va déjeuner, il aime rester
seul. Je lui fais toujours apporter des repas de l’hôtel
lorsque nous travaillons à l’extérieur.
— Cela fait beaucoup d’allées et venues inutiles, alors
que j’ai une cuisine bien équipée.
Elle s’efforça de ne pas le regarder. Il exerçait sur elle un
tel attrait que Dana se demanda si elle pourrait y résister
longtemps.
— Non, je ne veux pas.
— Même si je vous demande de me préparer un
déjeuner à moi aussi, par la même occasion ?
Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Vous voulez dire… vous l’amener sur votre lieu de
travail ?
— Cela me ferait gagner beaucoup de temps.
Certes. Il était évident qu’il lui serait plus facile de se
concentrer sur son travail si quelqu’un faisait la cuisine pour
lui. Sur ce plan, il n’était guère différent de Jan.
— Je dois admettre qu’en vous aidant ainsi je me
sentirais plus à l’aise de loger chez vous.
— Bien. Je tiens à avoir fini de déblayer le verger le plus
vite possible.
— Oui, c’est vrai, vous êtes pressé de partir pour la
Louisiane.
La perspective de le voir quitter le domaine lui parut
soudain insupportable. Elle se frotta les mains, gênée.
Pourvu qu’il ne devine pas ce qu’elle pensait !
— Que… que voudriez-vous pour déjeuner ?
— Je suis sûr que tout ce que vous préparerez sera
délicieux.
— Demain matin, je ferai quelques courses quand j’irai à
Angers faire réparer mon pneu.
— Pourriez-vous en profiter pour acheter assez de
nourriture pour que nous ayons de quoi déjeuner et dîner
pendant une semaine ? Cela nous fera gagner du temps,
pour des tâches plus importantes.
— Vous me faites confiance ?
— Disons que je prends le risque, répondit-il en riant.
— C’est courageux de votre part ! le prévint-elle, riant
elle aussi.
— Tant que vous ne faites pas bouillir des cornichons
dans une sauce au vin en essayant de me faire croire que
c’est du poulet, tout se passera bien.
Elle éclata de rire. C’était un moment qu’elle aurait bien
voulu faire durer à jamais. Passer du temps avec un
homme aussi merveilleux, être l’objet de toute son attention
et profiter de sa compagnie… Elle n’avait jamais connu
une telle source de joie.
Le lendemain, elle ferait l’inventaire de ce qu’il y avait
déjà dans la cuisine. Tandis qu’elle dressait ses plans,
Alex sortit son portefeuille et posa plusieurs billets sur la
table. Dana était trop émerveillée sur la tournure des
événements pour discuter de qui devait payer.
— Merci, monsieur, dit-elle en les glissant dans son sac
à main.
— De rien, mademoiselle. Je vais prendre des bougies
et vous accompagner à l’étage. Vous avez l’air fatigué.
Tandis qu’il s’éloignait, elle songea à ce qu’il venait de
dire. La dernière phrase faisait penser à un père
s’adressant à sa petite fille.
Depuis qu’elle l’avait rencontré, il avait eu à son égard
une attitude protectrice. Cela n’impliquait pas un amour fou
de sa part. Certes, il l’avait embrassé, mais ce baiser
n’avait nullement dénoté une passion brûlante.
Peut-être était-elle en train de se trahir ? Elle sortit de la
cuisine et gagna le salon pour prendre sa valise, puis elle
monta l’escalier. Il la rejoignit à l’étage, qui baignait dans
l’obscurité, et la guida jusqu’à sa chambre.
Ce n’était pas vraiment sa chambre, mais elle la
considérait désormais comme telle. Et, lorsque la torche
électrique en illumina l’intérieur, elle se sentit vraiment chez
elle.
Evitant de croiser le regard de son compagnon, elle
posa sa valise.
Il disposa des bougies sur le candélabre.
— Merci, mais ce n’était pas nécessaire. Ma torche
électrique est juste à côté du lit.
— C’est avec grand plaisir que je le fais. La lumière des
bougies fait ressortir les nuances rose et porcelaine de
votre peau. Je n’ai jamais rencontré une femme qui ait un
si beau teint.
Que répondre à cela ?
— Bien des gens m’ont déjà comparée à un ange, et ont
exprimé l’envie de déposer une auréole sur ma tête.
— Aucun homme n’oserait dire autre chose, de peur
d’être foudroyé sur-le-champ. Bonne nuit.
Il s’en alla, la laissant toute tremblante.

***
Le lendemain, à son retour d’Angers, Dana se gara
devant le château et emporta ses courses dans la cuisine,
en passant par la porte de service. Elle ne l’avait pas
fermée à clé avant de partir.
Son père aimait manger à 12 h 30 exactement. Elle
vérifia sa montre. Il était presque l’heure. Elle rangea
rapidement ses courses, puis prépara les deux déjeuners
et les mit dans deux paniers, avec deux Thermos de café.
Elle trouva son père en grande conversation avec ses
assistants, dans le salon du château. Celui-ci bourdonnait
comme une ruche. En un rien de temps, les meubles
avaient été descendus et le décor avait pris forme, sous la
supervision attentive de Paul.
Elle savait qu’il ne fallait pas déranger son père en un tel
moment, aussi posa-t-elle l’un des paniers près de la porte
et se dirigea-t-elle vers la cuisine. A présent, elle pouvait
apporter l’autre panier à l’homme inoubliable qui avait
provoqué son insomnie, la nuit précédente.
En parvenant dans le verger, elle entendit le bruit de la
tronçonneuse.
Fallait-il vraiment qu’il descende chercher son repas ?
Ne pouvait-elle pas le lui apporter ?
A cette idée, elle sentit en elle une poussée
d’adrénaline.
Pourquoi pas ? Avec toutes ces branches, elle pourrait
bien trouver un endroit où poser le panier.
Sans hésiter, elle commença à escalader les barreaux
de l’échelle.
Lorsqu’elle fut presque en haut, elle l’appela :
— Alex ?
— Dana ?
Il se retourna, surpris. A l’évidence, il ne l’avait pas vue
arriver.
Elle monta encore deux barreaux et passa la tête entre
les feuilles.
— Je suis là. Si tu ne vas pas à Lagardère…, plaisanta-
t-elle.
Mais elle n’obtint pas la réaction escomptée. Les yeux
d’Alex brillaient de colère.
— Qu’est-ce qui vous a pris, de grimper jusqu’ici ? Si
vous tombiez de cette hauteur, imaginez dans quel état
vous vous retrouveriez !
Elle ne s’attendait absolument pas à une telle colère.
— Vous avez raison. J’ai été idiote. Je n’ai pas songé
que vous vous sentiriez coupable s’il m’arrivait quelque
chose et que vous seriez obligé d’en informer vous-même
mon père. J’ai fait une erreur. Voici votre repas.
Elle forma un nid avec des feuilles et y déposa le panier.
— Bon appétit.
— Dana…
Elle l’ignora et redescendit l’échelle en un temps record.
Il l’appela de nouveau, d’un ton qui exprimait une intense
frustration.
— Cessez de vous en faire, Alex. Vous avez tout à fait le
droit d’être en colère !
Elle revint au château. Comme elle était libre pour le
reste de la journée, pourquoi ne pas aller découvrir les
environs ?
Elle prit son sac à main, s’assura que la porte était bien
fermée et monta dans sa voiture.
Elle ne parvint pas à se calmer avant d’avoir parcouru
une bonne cinquantaine de kilomètres avec son pneu
réparé. En traversant un village, elle s’arrêta devant un
parc. Au loin, on voyait des cygnes sur un lac. Le calme de
la scène contrastait avec son tourment intérieur.
Après ce qu’elle avait vécu avec Neal, elle s’était juré de
ne plus jamais laisser un homme découvrir ses sentiments
les plus profonds. Elle venait de trahir ce serment.
Elle descendit de voiture et fit plusieurs fois le tour du
lac, échafaudant des plans qui n’avaient rien à voir avec
Alex. En revenant au château, elle s’arrêta pour manger
quelque chose et ne regagna pas Rablay avant 5 h 30.
Le travail n’était pas terminé et tout le monde était
encore là. Tant mieux. Elle ne risquait pas de rencontrer
Alex et pouvait gagner discrètement sa chambre. Elle avait
bien l’intention d’y rester jusqu’au lendemain. Ensuite, elle
aviserait.
A peine avait-elle commencé à monter l’escalier qu’elle
vit Saskia sortir de sa chambre. Elle s’immobilisa,
interloquée. Pour qui se prenait-elle donc, celle-là ? Elle
pouvait peut-être mener n’importe quel homme par le bout
du nez, mais Dana détestait que l’on envahisse sa vie
privée, quelles que soient les circonstances. Si c’était sur
les ordres de son père qu’elle venait fouiner là, Dana était
prête à déclarer la guerre.
— Bonjour !
Saskia était vraiment imperturbable ! Il ne fallait pas
s’attendre à ce qu’elle rougisse ou à ce qu’elle se sente
embarrassée.
— Qu’as-tu donc fait, pour que le maître de ces lieux
t’accorde un tel privilège ? interrogea l’actrice.
— Va le lui demander toi-même !
— Je ne l’ai pas encore rencontré, mais les
maquilleuses m’ont dit qu’il est très bel homme.
Oui, on pouvait le décrire ainsi. Saskia resterait bouche
bée lorsqu’elle verrait Alex pour la première fois.
— Paul ne t’a pas dit que le petit salon et cette chambre
sont des lieux privés, où l’équipe de tournage n’a pas le
droit d’entrer ?
— Je ne pensais pas que c’était valable pour moi.
— Ah bon ? Et pourquoi donc ?
— En fait, je te cherchais, en espérant que nous
pourrions parler un peu.
— De quoi ?
— Tu fais exprès de ne pas comprendre ! Tu sais très
bien que ça ne va pas très bien, entre ton père et moi,
depuis quelque temps. J’espérais que tu puisses me dire
quelle erreur j’ai commise.
— Je n’en vois pas, Saskia. Je ne sais pas ce que l’on
peut te reprocher.
— Cela ne m’aide pas.
Dana respira profondément.
— C’est parce qu’il n’y a pas de réponse, Saskia. Tu
n’es pas ma mère, mais cela tu le sais depuis longtemps.
Si cela peut te consoler, moi aussi, je commets des erreurs
avec mon père.
— Peut-être que si j’habitais au château Jan se
préoccuperait de moi, par moments ? Peut-être qu’il me
verrait sous un jour différent ?
« Tu veux dire, comme la dame de ces lieux, liée à un
gentilhomme français ? »
Cela commençait à devenir plus clair. C’était Alex qu’elle
cherchait…
— Je ne sais pas.
— Crois-tu que le propriétaire de ce château me
laisserait y séjourner ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Je suppose que tu as pu obtenir cela parce que tu es
la fille de Jan Lofgren. Crois-tu que, si je dis que je suis sa
petite amie, j’ai mes chances, moi aussi ?
— Tu peux toujours essayer !
— Très bien. Merci de tes conseils.
Dana regarda s’éloigner la silhouette élancée de
l’actrice. Pour ce qui était de son père, Saskia menait une
bataille perdue d’avance.
Dana, de son côté, avait sa propre bataille à mener, et la
victoire ne se dessinait pas à l’horizon. Alex risquait de
partir bientôt pour les Etats-Unis. Quelle ironie de penser
que Dana, en voyant la publicité qu’il avait mise sur
internet, lui avait facilité la réalisation de ses projets !
Quant à Saskia, pour en revenir à elle… Oh ! elle pouvait
bien rêver ce qu’elle voulait. Un rude choc l’attendait.

***
Alex travailla dans le verger jusqu’à la tombée de la nuit.
Encore un voyage à la décharge, et sa journée serait
terminée. Le délicieux repas que Dana lui avait apporté,
sans se soucier de sa sécurité personnelle, lui avait donné
des forces pour tout l’après-midi.
Il aurait bien voulu courir après elle, la rattraper… Mais
pas pour s’expliquer avec elle devant son père. Tout, sauf
cela !
Heureusement, personne n’avait été témoin de l’incident.
Il vaudrait donc mieux qu’il s’excuse discrètement lorsqu’ils
seraient seuls.
En revenant de son dernier trajet, il ferma le portail et alla
garer son véhicule devant la façade du château. La voiture
de location utilisée par Dana était là : la jeune femme était
donc de retour. Son pouls s’accéléra à cette pensée et il
entra.
Mais il ne trouva que des meubles dans le grand salon.
Plus un panier vide, semblable à celui qu’elle lui avait
apporté. Il le saisit et alla le ranger dans la cuisine, avec le
sien.
Quelques minutes plus tard, après avoir pris une douche
et s’être changé, il mit de la nourriture à cuire pour le dîner,
puis téléphona à Dana. Peut-être descendrait-elle pour se
joindre à lui ?
Elle répondit à la quatrième sonnerie.
— Alex ? Quelque chose ne va pas ?
— Non, tout va bien.
A ce stade de leur relation, il valait mieux être sincère.
— Vous avez perdu votre télécommande, et vous ne
pouvez pas rentrer ?
— Je crains que mon problème ne puisse pas être
résolu aussi facilement.
Il la sentit hésiter.
— Est-ce que le studio parisien a annulé sa réservation
pour la mi-septembre ? demanda-t-elle.
— J’apprécie que vous vous fassiez du souci pour moi,
mais en fait ce n’est pas pour ça que j’appelle : je me suis
montré bien peu aimable avec vous aujourd’hui. Je ne suis
pas du genre émotif, mais, quand je vous ai vue apparaître
entre les branches comme une nymphe, et que je me suis
rendu compte de la hauteur à laquelle vous étiez, j’ai perdu
le contrôle de moi-même.
— Passer d’un ange à une nymphe est une amélioration
subtile, qui me plaît beaucoup.
Dana…
— Pour ce qui est du reste, j’ai eu toute la journée pour
réfléchir à ma cascade. On peut l’attribuer à
l’enchantement que l’on éprouve dans cet endroit.
Il fallait qu’il se force à ne pas laisser transparaître ses
émotions.
— Je peux dire pour ma part que c’est le meilleur repas
que j’aie jamais mangé dans un arbre.
— C’est un autre compliment que je n’oublierai pas,
mais, afin de ménager votre état de nerfs, je laisserai
désormais votre panier-repas à côté du tronc de l’arbre.
— Pourquoi ne descendez-vous pas, pour en parler
autour d’un bon vin ?
— C’est très tentant, mais je dois avouer que je suis déjà
à moitié endormie. Puis-je vous confier quelque chose ?
— Je vous en prie.
— Vous allez me trouver plus superstitieuse que mon
père.
Il n’aurait vraiment pas songé à cet adjectif pour la
décrire. Et l’entendre parler de son père n’était guère fait
pour améliorer son humeur.
— Ne me faites pas languir.
— Hier soir, j’ai eu l’impression de commettre un
sacrilège en buvant un vin venant d’ailleurs, alors que je me
trouvais sur le domaine de Belles Fleurs. Est-ce que vous
me comprenez ?
Il ferma les yeux. La veille, il avait éprouvé exactement la
même chose. La même pensée avait surgi, venue d’on ne
savait où, lui rappelant que les racines de sa mère étaient
ici.
— Plus que vous ne l’imaginez.
Pour la première fois, il comprit que quelque chose qui
n’était pas purement physique le reliait à Dana.
— Alex ? Vous êtes encore là ?
— Oui, dit-il en serrant le téléphone. Vous souvenez-vous
de m’avoir demandé si je pouvais voir le célèbre vignoble
de Belles Fleurs, du haut de l’arbre ?
— Vous parlez de cette question à laquelle vous n’avez
pas voulu répondre ?
— Retrouvez-moi derrière le château, demain matin à
8 heures. Il y a quelque chose que je voudrais vous
montrer.
— Il me semblait que vous m’aviez interdit de monter aux
arbres.
— Il ne s’agit pas tout à fait de cela. Il y aura de la
marche à faire. Mettez des bottes, si vous en avez. Ou en
tout cas quelque chose qui protège les pieds mieux que
des sandales.
— Vous n’allez pas m’emmener dans un endroit infesté
de serpents ? J’en ai une peur irrationnelle.
— En France, il y a peu de serpents venimeux. Et même
ceux qui le sont ne sont pas très dangereux. Leur morsure
n’est pas plus grave qu’une piqûre d’abeille. Ce ne sont
pas des crotales.
— Ce que vous dites n’est pas fait pour me rassurer.
— J’ai vécu en Afrique et en Indonésie, où l’on a
beaucoup plus de raisons d’avoir peur des serpents. Et je
suis toujours vivant.
— Mais vous…
— Oui ?
Il venait de l’interrompre au milieu de sa phrase. Pour
l’aiguillonner, pour la pousser à en dire plus. Comme il
l’avait fait depuis leur première rencontre.
Elle finit par expliquer :
— J’allais juste dire que vous êtes invincible.
— Pas tout à fait.
Voilà qu’elle commençait à deviner ce qu’il pensait, à le
percer à jour. Aucune femme n’en avait jamais fait autant.
— Je promets, en tout cas, de faire de mon mieux pour
vous protéger.
— Merci.
A présent, il avait très envie d’être à côté d’elle.
— Etes-vous sûre que vous êtes trop fatiguée pour jouer
au Scrabble ? J’ai apporté le mien de Bali. Mon père et
moi faisions souvent des parties.
— En combien de langues ?
Il se mit à rire.
— Pourquoi ne venez-vous pas le découvrir vous-
même ?
— Peut-être un autre soir, quand je ne serai pas aussi
épuisée.
— Vous m’avez dit que c’est bientôt votre anniversaire.
Vous êtes née le combien ?
Elle allait avoir vingt-sept ans. Si elle lui confiait sa date
de naissance, il ne l’oublierait jamais.
— Le 16 août.
— Lundi prochain donc. Ne prévoyez rien pour ce jour-là.
Nous fêterons cela ensemble, et je vous laisserai me
battre.
— Mais j’y compte bien !
Il eut un sourire.
— Où êtes-vous allée aujourd’hui ?
— Je ne sais pas. J’ai conduit jusqu’à ce que je voie un
parc et un lac. Il y avait une maman cygne, et trois petits qui
la suivaient en imitant exactement ses mouvements. J’ai
fait le tour du lac en les observant. Je suis sûre que vous-
même n’avez jamais rien vu d’aussi fascinant.
Oh ! si… Il l’avait vue, elle, et l’image qu’elle lui avait
laissée était devenue presque douloureuse.
— Pas étonnant que vous soyez fatiguée. Si vous
préférez me retrouver à 9 heures…
— Je serai probablement sortie à 7 h 30, avant que
l’équipe de tournage n’arrive. Personne n’a besoin de
savoir ce que je fais.
Pensait-elle aussi à son père en disant cela ?
Elle n’avait sans doute guère communiqué avec lui
depuis qu’elle était venue s’installer au château, contre son
gré.
— Je vous comprends parfaitement.
— Pour être franche, j’ai du mal à comprendre comment
vous pouvez supporter de voir votre univers envahi ainsi
par une foule d’étrangers qui chamboulent tout.
— J’ai besoin d’argent.
— Je sais. J’espère que le bouche-à-oreille va bien
fonctionner dans l’industrie cinématographique, et que
vous aurez bientôt un déluge de demandes de réservation.
Rien ne me rendrait plus heureuse. A présent, si vous me
permettez… Bonne nuit.
Et elle raccrocha.
Il alla fermer toutes les portes à clé et éteindre les
lumières, songeant que Dana était un cadeau qui vous était
donné une fois par millénaire, si vous aviez de la chance.
Son père devait s’en rendre compte. Peut-être était-ce
pour cela qu’il veillait si jalousement sur elle.
En très peu de temps, Dana avait donné à Alex le besoin
de se montrer protecteur, et celui d’être possessif. A
l’évidence, ces sentiments étaient restés en sommeil en lui
pendant de nombreuses années, attendant que la bonne
personne vienne les éveiller.
Le reste de la nuit, il repensa à une certaine nymphe aux
yeux bleus, qui lui souriait à travers les feuillages. Si la
tronçonneuse et le panier ne s’étaient pas trouvés entre
eux, ils seraient peut-être encore dans un lit de feuilles, où il
aurait pu lui faire l’amour sans jamais s’arrêter.
6.
— Bonjour, la belle !
Dana répondit à ce salut de loin, d’un signe de main.
Alex était à côté de sa camionnette, vêtu comme à son
habitude d’un blue-jean serré et d’un T-shirt blanc qu’il
portait très bien. Le soleil brillait dans ses cheveux bruns,
coiffés d’une manière qui lui allait à la perfection. Il la
suivait des yeux et elle se sentit frissonner.
— Il fait très beau ce matin, et je ne vous demande pas
si vous allez bien, car cela saute aux yeux.
Il était rasé de frais, et l’odeur de l’après-rasage
envahissait l’air autour de lui.
— Vous avez tout à fait raison, murmura-t-il.
Il saisit une paire de cisailles à longs manches.
— Nous y allons ?
Elle arrêta un instant les yeux sur les lèvres d’Alex. Elle y
avait goûté brièvement, et cela avait suscité en elle une
faim que seule une répétition de ce contact, bien plus
longue, pourrait assouvir.
Dana hocha la tête avant de le suivre sur le chemin qui
menait au verger. Se faisait-elle des idées, ou se passait-il
vraiment quelque chose entre eux, quelque chose qui
planait dans l’atmosphère, tel un courant électrique ou une
attirance magnétique ?
Il l’entraîna jusqu’à l’orée du verger. Là, une forêt de
ronces s’élevait plus haut que leurs têtes et s’étendait
jusqu’à la rivière, sur toute la pente du coteau. Dana, qui
n’avait jamais rien vu de tel, en resta bouche bée.
— La seule comparaison qui me vient à l’esprit, ce sont
les ronces qui entouraient le château de la Belle au Bois
Dormant. Mais c’est un conte de féess.
Il tourna vers elle un regard énigmatique.
— Si vous vous souvenez bien, c’est un conte de féess
français. A présent, sachez que vous admirez le vignoble
du Domaine de Belles Fleurs.
Elle fronça les sourcils, incrédule.
— Ce n’est pas possible… C’est incroyable !
Elle tourna la tête pour dissimuler son émoi. A présent,
elle comprenait la réticence d’Alex à l’évoquer.
— Voici ce qui arrive après quatre-vingts ans
d’abandon, déclara-t-il gravement.
Elle secoua la tête.
— Moi qui suis venue de Paris en voiture, et qui ai vu
tous ces vignobles magnifiques… En trouver un dans cet
état…
Il lui était impossible d’exprimer la peine qu’elle
ressentait.
— Oh ! Alex… Dire que votre famille a laissé mourir tout
cela… Cela me dépasse complètement ! Comment a-t-on
pu laisser s’accomplir une telle profanation ?
Il posa ses cisailles et lui prit le visage entre ses mains.
— Ne soyez pas si triste. Que vous puissiez le croire ou
non, ce vignoble est vivant.
— Qu’est-ce que vous dites ? Ce n’est pas possible…
— Vous savez, la vigne est une plante inhabituelle. Elle
veut grimper, et elle le fait jusqu’à ce que les oiseaux
mangent ses fruits. Ce que vous voyez là est un
enchevêtrement, au-dessous duquel il y a probablement le
sol le mieux préparé du Layon. Rester quatre-vingts ans en
jachère l’a rendu riche. Le vignoble a simplement besoin
d’être débroussaillé.
— Simplement ? Le mot est faible !
— Certes. Il faudrait bien cinq ans pour que la production
de vin puisse repartir. La première année se passerait à
utiliser les cisailles, comme ceci.
Elle le regarda avec fascination dégager un plan de
vigne des ronces qui l’entouraient, comme Michel-Ange
faisant apparaître une statue à partir du marbre brut.
— Et ensuite, qu’est-ce qui se passe ?
— L’année suivante, de nouveaux ceps de vigne
apparaissent. C’est un travail éreintant. Il faut les soigner
comme des nouveau-nés.
Elle lui adressa un sourire, qu’il lui rendit. Son cœur
s’emballa alors.
— Vous avez dit cinq ans…
— La troisième année, on commence à voir des
bourgeons. La quatrième, les premières grappes de
raisins se développent. A la cinquième, elles seront
devenues assez bonnes pour faire un vin de qualité.
— Cinq ans…
Il ne serait plus là, dans cinq ans. Et elle non plus. Cette
pensée la rendait malade.
— Lorsque je vous ai demandé pourquoi vous n’étiez
pas préoccupé par votre vignoble, je ne pouvais pas
imaginer… Je comprends maintenant.
— Cultiver un vignoble est une entreprise familiale, que
l’on se transmet de génération en génération. Si l’on ne se
donne pas le temps nécessaire, il est inutile d’essayer de
produire un bon vin.
— Oui, je comprends… Cela signifie-t-il que vous
envisagez de louer le vignoble, ou même de le vendre ?
— Je ne sais pas encore.
Il n’avait visiblement pas envie d’en dire plus. Il était
temps de changer de sujet.
— Alex ? Vous savez à quel point j’aime lire.
Accepteriez-vous que je fouille dans ces caisses où l’on a
rangé la bibliothèque du château, juste pour voir ce qu’elle
contenait ? Je ne parle pas très bien le français, mais je
peux quand même comprendre les titres.
— Si vous voulez.
Elle sentit l’excitation la gagner. Peut-être trouverait-elle
des albums de famille. Cela l’intéresserait énormément.
— Vous parlez sérieusement ?
— Bien sûr, pourquoi pas ?
— Merci !
Sans prendre le temps de réfléchir, elle posa les mains
sur ses bras et se pencha pour lui déposer un baiser sur la
joue. Ce qui suivit se passa si vite qu’elle ne le vit pas
arriver. Alex se pencha à son tour et la serra contre lui. Un
instant plus tard, il prenait possession de sa bouche.
Lequel des deux éprouvait le désir le plus fort ? Peu
importait. Ce qui comptait, c’était qu’il l’embrassait au
point de la submerger de plaisir, des pieds à la tête.
Jamais elle n’avait été ainsi transportée.
Lorsqu’elle laissa échapper un gémissement, il
murmura :
— C’est aussi ce que je pense. Ta bouche est plus
douce que tous les vins d’Anjou.
— Alex…
Tout son corps frémissait. Garder le contrôle d’elle-
même se révélait de plus en plus difficile.
Elle lui passa les bras autour du cou pour se blottir
contre lui, et lui déposa de petits baisers sur le menton.
Les mains à plat sur son dos, il l’attira alors contre lui, au
point qu’elle sentit les battements de son cœur.
— Tu es si belle, Dana. Aide-moi à m’arrêter avant qu’il
ne soit trop tard.
— Je n’ai pas envie que tu t’arrêtes, répondit-elle dans
un souffle.
— Moi non plus, mais il y a quelqu’un qui vient.
Qui donc pouvait venir gâcher un tel moment ? Frustrée,
Dana dut faire un gros effort pour s’écarter d’Alex.
Elle se tourna alors et aperçut Saskia qui arrivait au loin.
Evidemment, ça ne pouvait être qu’elle.
— Bonjour, lança Saskia lorsqu’elle parvint à leur
hauteur.
Elle s’arrêta un instant pour contempler Alex,
apparemment impressionnée.
A trente ans, Saskia était une femme extrêmement
séduisante, et elle le savait.
Elle se tourna vers Dana.
— Pourrais-tu faire les présentations ?
— Saskia Brusse, je te présente M. Alexandre Martin,
propriétaire du domaine. Alex, Saskia est la compagne de
mon père. Elle joue également un rôle dans son film.
— Mais je n’y apparais que dans les scènes que nous
allons tourner en Allemagne, précisa l’actrice.
— Dans quel rôle, exactement ?
Saskia ouvrit de grands yeux.
— Tu veux dire que tu ne lui as pas parlé du film ?
demanda-t-elle à Dana.
Celle-ci n’avait toutefois pas l’intention de se laisser
impressionner.
— Non, rétorqua-t-elle d’un ton sec.
Elle fut reconnaissante à Alex d’intervenir pour détendre
l’atmosphère. Il serra la main de Saskia.
— Je suis très heureux de faire votre connaissance,
mademoiselle Brusse.
— Merci. Vous savez, j’espérais vous voir ce matin.
C’est pour cela que je suis venue si tôt avec Jan.
— Dans quel but vouliez-vous me rencontrer ?
— Dana ne vous a rien dit de cela non plus ?
— Je crains que nous n’ayons eu d’autres sujets à
aborder. Mettez-moi donc au courant.
Saskia rougit. Visiblement, elle n’appréciait guère le tour
que prenait la conversation.
— Jan m’a dit que Dana habitait au château. Je me
demandais si je ne pourrais pas y occuper une chambre
moi aussi jusqu’à la fin du mois. Pendant notre séjour en
France, je vais avoir beaucoup de temps libre, et ce
château est tellement beau !
— Je suis très heureux qu’il vous plaise. Mais je ne
permets à personne d’y vivre, à part mon personnel. Dana
a accepté de m’aider à remettre de l’ordre dans la
bibliothèque de Belles Fleurs. C’est une tâche
gigantesque. Comme vous la connaissez, vous savez
qu’elle est passionnée d’histoire, tout comme son père.
L’un comme l’autre sont très brillants. A présent, si vous
voulez bien m’excuser, j’ai du travail. Cela m’a fait plaisir
de vous rencontrer, mademoiselle Brusse. Je suis
impatient de voir le film lorsqu’il sera achevé.
Quel sens de la repartie ! Dana en était époustouflée.
D’autant que la pauvre Saskia ne s’attendait pas à une
telle réponse !
Jamais non plus un homme ne l’avait complimentée ainsi
devant Saskia.
Un autre que lui aurait pu la laisser dormir au château,
mais dans son sac de couchage. Celui-là l’avait traitée
comme une invitée de marque. Et, lorsqu’il avait appris
qu’elle avait une panne de voiture, il s’était précipité à son
secours. Il s’était fait du souci pour sa sécurité.
Décidément, Alex était l’antithèse de son père !
Du coin de l’œil, elle vit que Saskia observait Alex avec
deux sentiments antagonistes : la colère, d’abord, de ne
pas avoir obtenu ce qu’elle voulait, et un désir sexuel
qu’elle ne cherchait nullement à dissimiler.
Elle se tourna soudain vers Dana.
— Je vous ai vus tout à l’heure en arrivant. Mélanger
travail et plaisir est un jeu dangereux, tu sais.
— J’imagine que tu as appris cette leçon avec mon
père ? rétorqua Dana. Il n’y a rien de tel que l’expérience
pour progresser dans la vie. A plus tard, Saskia !
Peu désireuse de prolonger la conversation, elle tourna
les talons et prit la direction du château.
Elle monta dans sa chambre et, se penchant à la fenêtre,
vit qu’Alex avait déjà grimpé dans un arbre.
Il était temps de passer à autre chose. Elle avait
désormais la permission de fouiller la bibliothèque du
château et elle allait en profiter ! Elle était déterminée à
découvrir quelque chose d’intéressant sur l’histoire de
Belles Fleurs, ne serait-ce que pour Alex. Il viendrait
certainement un jour où il voudrait en savoir plus sur son
domaine.
Cependant, elle devait avant tout s’occuper du dîner. Son
intention était de préparer un repas typiquement français.
La veille, elle avait acheté tous les ingrédients nécessaires.
Elle prit le livre de cuisine de sa mère et l’ouvrit à la page
qui l’intéressait.
Faire tremper une queue de bœuf, coupée en
morceaux, dans de l’eau froide, pendant plusieurs
heures.
— Cela, c’est déjà fait.
Essuyer avec un torchon propre, et faire cuire à feu
doux avec quatre oignons et trois carottes coupés en
morceaux. Lorsque la viande commence à brunir, ajouter
deux gousses d’ail finement hachées. Recouvrir pendant
deux minutes, puis ajouter cinq cuillerées à café de
cognac. Faire de nouveau cuire à l’air libre en ajoutant
une demi-bouteille de vin blanc, et assez de bouillon pour
que la viande baigne dans le liquide. Ajouter du poivre,
du sel, un bouquet garni, couvrir le tout et faire cuire à feu
doux pendant trois heures.
En un rien de temps, la viande et tous les ingrédients se
retrouvèrent dans la cocotte.
Faire sauter dans du beurre une demi-livre de
champignons, une bonne poignée de morceaux de
bacon et une douzaine de petits oignons.
Elle ferait cela une fois qu’elle aurait préparé et apporté
les déjeuners.
Trois heures plus tard, elle lut la suite de la recette.
Ajouter la viande et verser le liquide après en avoir
filtré la graisse. Couvrir et faire cuire au four, à faible
température, pendant une heure. La viande doit être
tendre, et la sauce onctueuse, sans qu’il soit nécessaire
de l’épaissir avec de la farine.
Pendant cette heure de cuisson, elle monta l’escalier.
Quelques membres de l’équipe la saluèrent d’un geste,
mais personne n’avait envie de parler. Son père n’était pas
loin, mais ils ne se rencontraient guère. Dana ne s’en
plaignait aucunement. Saskia avait dû faire son rapport à
Jan, et Dana n’avait aucune envie d’en discuter avec lui.
D’autant plus que Saskia avait dû présenter les choses à
sa façon.
Dana alla donc jusqu’au deuxième étage, puis suivit un
long couloir pour arriver à la chambre de la tourelle. Elle
ouvrit la porte pour y trouver un véritable océan de caisses.
Il y en avait des dizaines, mais aucune d’entre elles n’était
marquée. Manifestement, on avait tout entassé sans se
préoccuper du jour où quelqu’un viendrait déballer tout
cela.
Elle essaya d’en ouvrir une, puis une autre. A la main, ce
n’était pas possible. Il lui faudrait des ciseaux, ou un
couteau. Et un marqueur pour écrire ensuite ce que
contenait chaque caisse.
En plus, il faudrait aussi une chaise. Et des chiffons pour
nettoyer toute cette poussière.
Bon. Au moins, le lendemain, elle reviendrait avec tout
l’équipement nécessaire.
Une fois rentrée dans sa chambre, elle mit des
vêtements de rechange et une chemise de nuit dans un
grand sac qu’elle avait acheté la veille. Il pouvait contenir
beaucoup de choses et était plus facile à transporter
qu’une valise. Elle prit de quoi faire sa toilette, vérifia son
sac à main et fut prête à partir.
En haut de l’escalier, elle attendit qu’il n’y ait plus
personne dans le salon, puis elle descendit rapidement et
gagna la cuisine. Il y régnait une odeur agréable. Celle
d’une vraie cuisine française.
Satisfaite de voir que tout se passait bien, elle éteignit le
four, sortit le faitout et le posa sur la cuisinière. Comme tout
était en ordre, elle alla à la table et prit son bloc-notes.
« Alex, ton dîner est sur la cuisinière. Il suffit de le faire
réchauffer quelques minutes. Je vais passer la nuit à
Angers, mais je te promets d’être de retour demain matin.
D. »
Elle plaça le mot à côté de l’évier, où il commençait
toujours par se laver les mains. Il ne manquerait pas de le
voir. Elle gagna ensuite la porte de service et fit le tour du
château jusqu’à sa voiture.
Une partie de l’équipe s’apprêtait déjà à repartir et
plusieurs personnes lui dirent au revoir au moment où elle
montait dans sa voiture. Si Alex pouvait la voir depuis
l’arbre où il était, tant mieux.
Après ce qui s’était passé dans le verger, elle préférait
ne pas songer à ce qu’il devait penser ! Elle en rougit.
La veille au soir, elle s’était forcée à garder le contrôle
d’elle-même et elle avait réussi à ne pas descendre le
rejoindre lorsqu’il le lui avait demandé par téléphone.
A présent, mieux valait qu’elle prenne un peu ses
distances. Un seul regard d’Alex suffirait à la faire céder.
Elle devait prendre le temps de réfléchir. Depuis qu’elle
avait rencontré Alex, elle ne savait plus très bien où elle en
était.
***
Dana avait dû lui apporter son déjeuner pendant qu’il
maniait la tronçonneuse et il ne l’avait ni vue ni entendue.
En descendant de l’échelle, il trouva le panier sur sa
camionnette. Malgré la déception, il eut l’eau à la bouche
en songeant à son repas.
Ce soir, il l’emmènerait dîner quelque part, puis ils
danseraient, pourquoi pas ? Elle ne pouvait quand même
pas prétexter la fatigue deux soirs de suite ! Il avait besoin
de la tenir dans ses bras… et rien ne l’en empêcherait.
Il fit son dernier aller-retour jusqu’à la décharge à
6 heures, puis rentra au château par la porte latérale. Une
odeur très alléchante l’attendait dans la cuisine et il
remarqua un faitout sur la cuisinière.
Il posa le panier sur le comptoir et prit une fourchette
dans le tiroir. Dana avait préparé un plat qui avait l’air très
bon. Il souleva le couvercle et ne put résister à l’envie de
goûter un morceau de viande. Comme celle-ci était
plongée dans la sauce, il se retourna pour prendre une
cuiller.
C’est alors qu’il aperçut le petit mot… et laissa échapper
un juron.
« Dana Lofgren, à quel jeu joues-tu donc ? » pesta-t-il en
son for intérieur.
Il fallait néanmoins garder son calme. Si la jeune femme
pensait pouvoir se cacher ce soir, elle en serait pour ses
frais. Il la trouverait à n’en pas douter dans l’un des hôtels
où logeait l’équipe de tournage. Après sa mésaventure sur
la route, l’autre soir, elle n’oserait pas aller ailleurs.
Il regarda le faitout. Non, il n’était pas question qu’il
déguste ce plat délicieux sans elle ! D’un geste résolu, il le
rangea dans le réfrigérateur et gagna le salon où il avait
établi ses pénates.
Une fois douché et changé, il sortit du château désert et
ferma la porte à clé. Puis il prit la route d’Angers au volant
de sa camionnette, violant au passage les limitations de
vitesse. Cette fois, il ne la préviendrait pas par téléphone.
Sûrement pas.
Il s’arrêta d’abord à l’Hôtel Central, mais Dana ne figurait
pas sur la liste des clients. Au Châtelet, on ne put rien lui
dire non plus, et il sentit la frustration monter. En arrivant au
Métropole, il se demanda si elle n’avait pas choisi un hôtel
où elle ne verrait aucune de ses connaissances.
— Bonsoir, monsieur. Je m’appelle Alexandre Martin, du
domaine de Belles Fleurs, à Rablay.
— C’est un plaisir de vous rencontrer, monsieur. Je crois
savoir que les studios Pyramid tournent un film dans votre
château.
— En effet. Il est très important que je parle à
Mlle Brusse. Je crois qu’elle est dans la chambre 122.
— Non, non. Cette superbe actrice était dans la
chambre 140, mais elle n’est plus avec nous. C’est
Mlle Lofgren, la fille du metteur en scène, qui occupe cette
chambre à présent.
— Vous ne savez pas où Mlle Brusse est allée ?
Le réceptionniste se pencha afin de confier à voix
basse :
— Elle a rejoint le metteur en scène.
Cet homme semblait avoir beaucoup en commun avec
Mme Fournier, de l’Hermitage.
— Je vous remercie.
— Il n’y a pas de quoi.
Bien. Alex savait donc où Dana comptait passer la nuit. Il
sortit de l’hôtel pour faire quelques achats.
La chaleur de l’été était encore pesante. C’était une
soirée idéale pour les amoureux, mais jamais Alex n’avait
connu ce qu’il éprouvait à présent. De multiples désirs
bouillonnaient en lui. Se sentir ainsi vide et frustré après
une dure journée de travail était nouveau pour lui.
Il serra les dents.
En découvrant le départ de Dana, il avait songé qu’il
devrait passer la nuit seul au château et cette perspective
lui avait paru intolérable. Comment cette jeune femme, qu’il
ne connaissait pas deux semaines auparavant, avait-elle
pu devenir si importante pour lui ?
D’autant que, d’ici peu, elle partirait en Allemagne. Et
ensuite ? D’après Paul, elle voulait se lancer dans la même
profession que son père.
Il allait la trouver. Aucune cachette ne serait assez bonne
pour l’en empêcher.
Il était 17 heures. Il lui donnait jusqu’à 22 heures.
Il rangea ses achats dans sa camionnette et revint à
l’hôtel. La chambre de Mlle Brusse était au troisième
étage. Tout cela faisait penser au jeu des chaises
musicales. Il y avait joué, il y avait bien longtemps, à l’école.
Mais ce soir, c’était plutôt de chambres musicales qu’il
fallait parler. Sans la musique.
Il frappa à la porte.
— Dana ? C’est Alex. Je sais que tu es dans cette
chambre, il est inutile de faire semblant de ne pas être là.
— Et pourquoi donc ferais-je cela ? lança une voix
familière derrière lui.
Il se retourna. Dana était là, habillée comme le matin.
Elle avait les joues un peu rouges, et ses cheveux blonds
brillaient encore plus que d’habitude. Elle le regarda dans
les yeux sans ciller.
— Si tu voulais me parler, pourquoi ne pas m’avoir
téléphoné ?
— Et tu m’aurais répondu ?
— Bien sûr !
Comme il n’avait pas essayé, il ne pouvait pas l’accuser
de mentir !
— Pourquoi m’avoir caché que tu voulais quitter le
domaine ce soir ?
— Tu n’as donc pas vu mon papier ?
— Si, je l’ai vu. Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit
lorsque tu en as pris la décision, ce matin ?
Il lui sembla qu’elle tressaillait.
— Si tu te souviens bien, nous avons été… interrompus.
— Bien sûr que je m’en souviens. Mais tu aurais pu m’en
parler quand tu m’as apporté mon déjeuner. Tu es repartie
si vite que je n’ai pas remarqué ton passage.
Elle détourna les yeux.
— Je n’avais pas encore pris ma décision à ce moment-
là.
— Dis-moi, qu’as-tu donc, dans ce carton ? Tu le tiens
comme s’il s’agissait d’un nouveau-né.
Elle rougit.
— En fait, c’est quelque chose qui est très vieux, et qui
n’a pas de prix.
— Dans ce cas, ramenons-le au château et nous
pourrons ensuite déguster ce délicieux dîner que tu as
préparé. L’odeur m’en a mis l’eau à la bouche.
Elle eut l’air étonnée.
— Alors tu ne l’as pas encore mangé ?
Elle était manifestement déçue.
— J’ai voulu y goûter, mais lorsque je me suis aperçu
que tu étais partie j’ai mis la marmite au réfrigérateur.
Après tout le mal que tu t’étais donné, je n’allais tout de
même pas le manger seul !
Elle ne répondit rien. Elle ne semblait pas vouloir rentrer
avec lui. Que c’était frustrant !
Il essaya une autre tactique.
— Je peux te tenir ce carton pendant que tu rassembles
tes affaires. Demain je te ramènerai ici pour que tu
reprennes ta voiture, j’ai moi-même des choses à faire en
ville.
Elle se mordit la lèvre. Etait-ce le signe que sa résolution
faiblissait ?
— Très bien, soupira-t-elle enfin. Mais, s’il te plaît, ne le
fais pas tomber. Ce ne serait pas facile à remplacer.
Cette fois, Alex sentit la curiosité le gagner. De quoi
s’agissait-il donc ?
— Je te promets de veiller sur ce carton comme sur ma
propre vie.

***
« C’est peut-être de ta vie qu’il s’agit, Alex. »
Le cœur battant, Dana lui tendit le carton.
Quelques minutes plus tard, lorsqu’elle eut regroupé
toutes ses affaires dans son sac, ils quittèrent l’hôtel.
A vrai dire, l’idée de rester seule dans cette chambre
triste n’avait guère enthousiasmé la jeune femme. Qu’elle
avait été heureuse en trouvant Alex sur le pas de sa porte !
Quand ils arrivèrent à la camionnette, elle posa son sac,
puis reprit le carton pendant qu’il ouvrait les portières.
— Vas-y, installe-toi, je le tiens, fit-il ensuite en lui
reprenant le carton des mains.
Il pouvait vraiment se montrer adorable ! Lorsqu’elle fut
installée, il lui rendit le carton et ferma la portière.
Ils partirent. Une fois sortis d’Angers, il lui jeta un regard
interrogateur.
— As-tu commencé à ouvrir les caisses de la
bibliothèque aujourd’hui ?
— C’était impossible sans outils, et en plus il n’y avait
aucune inscription qui puisse me renseigner sur leur
contenu. Mais j’aurai encore tout le temps demain.
Comment s’est passée ta journée au verger ?
— Grâce à tes repas, j’ai fait deux heures de travail de
plus cette semaine. A ce train-là, j’aurai fini à la fin de la
semaine prochaine.
C’était trop court ! Dana commença à paniquer.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je devrai débroussailler entre le château et la
dépendance, là où il y avait le pressoir.
Il ne faudrait pas longtemps pour que tout l’extérieur soit
terminé. L’intérieur suivrait rapidement. Alex était si dur à la
peine… Le château serait vite prêt à recevoir les touristes.
— A quoi penses-tu donc ? demanda-t-il, visiblement
intrigué.
— A tout le travail que tu as pu faire sans aide.
— C’est un travail que j’aime.
Dana n’avait pas de mots assez forts pour exprimer son
admiration.
— Visiblement, tu apprécies les activités en plein air.
— C’est ce qui me donne ma sensation de liberté. J’en
ai toujours eu besoin.
Cela, elle aurait dû s’en douter. Alex avait clairement
défini les limites de leur relation, dès le début de son
séjour. Et puis, quelle autre raison aurait-il pu avoir d’éviter
le mariage pendant toutes ces années ?
Ce fut seulement en entendant le claquement métallique
du portail qu’elle réalisa qu’ils étaient arrivés au domaine. Il
se gara devant la porte de service et coupa le moteur.
Puis il descendit, fit le tour de la voiture et vint lui ouvrir la
portière avec un sourire mystérieux.
— Je rêve depuis longtemps d’un dîner aux chandelles
avec toi. Je crois que ce sera pour ce soir.
C’était un rêve qu’elle partageait.
— Tu n’es pas fatigué après une telle journée ?
— Au contraire, elle m’a rempli d’énergie.
Il la fit entrer dans le château et la suivit avec son sac et
les achats qu’il avait faits lui-même.
— Je vais ranger tout ça.
Il jeta un coup d’œil au carton.
— Il n’y a pas de lumière, en haut. Tu risques de tomber
et de casser ce que tu protèges si précieusement.
Evidemment, cela ne devait pas se produire.
— Tu as raison, acquiesça-t-elle en posant le carton sur
le comptoir.
— Assieds-toi donc sur le banc pendant que je te sers.
Tu t’es donné du mal pour préparer notre dîner, tu as bien
mérité un peu de repos.
— Je préférerais t’aider, mais il faut d’abord que je me
lave les mains.
Elle se dirigea vers l’évier et vit le mot qu’elle avait
laissé. Au moment où elle l’avait écrit, elle n’imaginait pas
qu’Alex se précipiterait pour venir la chercher.
Il devait y avoir une raison à cela, mais il ne fallait pas se
bercer d’illusions. Dana était là pour un agréable séjour de
quelques semaines, rien de plus. Elle avait succombé à cet
homme ce matin, cela pouvait bien se produire de
nouveau, et cela l’effrayait.
C’était elle qui avait demandé à loger dans le château.
Pas un instant, Alex n’avait essayé de profiter d’elle. Elle
devait accepter ce qui s’était passé, et le laisser derrière
elle.
L’odeur de la viande était délicieuse. Elle se retourna et
remarqua qu’Alex avait déjà mis la table. A côté du pain et
de la bouteille du vin qu’elle avait tant apprécié, il avait
disposé un vieux candélabre en argent, avec de nouvelles
bougies.
Alex les alluma et éteignit la lampe au plafond. La pièce
se retrouva alors plongée dans une ambiance irréelle, et
incroyablement intime. Du regard, il l’invita à s’asseoir. Elle
frissonna.
Elle prit place en face de lui tandis qu’il la servait.
— Bon appétit !
Dana mangea une première bouchée.
Le goût la surprit. Il fallait accompagner cela de quelque
chose. De la baguette, peut-être ?
Alex, de son côté, avait attaqué le plat avec entrain.
— Mes compliments au chef cuisinier !
— Non, je ne les mérite pas !
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que c’est infect ! Je voulais te faire quelque
chose de vraiment spécial. Je n’ai pas réussi.
— Qu’est-ce que c’est donc ?
— Tu vois ! Toi-même, tu n’arrives pas à le reconnaître !
— Ce n’est pas du bœuf ?
— C’est-à-dire…
— Si tu as fait des pieds de cochon, coupa-t-il, je suis
surpris que ce soit aussi délicieux.
— Tu te trompes d’animal.
— Du cheval ?
— Non.
— De la cuisse de grenouille ?
— Non.
— Alors je donne ma langue au chat.
— Tu ne devineras jamais. J’ai trouvé la recette dans un
livre qui vient de ma mère. Le boucher m’a dit qu’il
s’agissait d’un mets de choix. C’est de la queue de bœuf !
Comment les Français peuvent-ils manger cela ? C’est
dégoûtant !
7.
Alex éclata d’un rire si fort que Dana eut l’impression
que les murs de la pièce le renvoyaient en écho. Un rire
contagieux, qui empêcha Dana de pleurer.
Il posa sa main sur la sienne.
— Je suis touché que tu te sois donné autant de mal
pour moi.
— J’aurais dû te faire un plat que j’aime ! Comme tu es
gentil, tu ne diras jamais rien qui puisse me vexer ! Mais ce
plat n’est pas bon du tout ! C’est trop mou, trop gras ! Ce
n’est pas un plat à servir à un homme fatigué !
— Alors buvons un peu de vin pour le faire passer !
— Non ! Attends !
— Qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Oh ! rien, rassure-toi. J’ai juste acheté une surprise
pendant que j’étais en ville. Je ne pensais pas te revoir
avant demain soir, mais je crois qu’il vaut mieux ne pas
attendre jusque-là.
— Est-ce que je peux l’ouvrir ?
— Oui, mais avec précaution.
Il saisit le carton et, quelques secondes plus tard, en
sortit une vieille bouteille verte emballée dans de la paille. Il
la leva pour examiner l’étiquette.
Son visage pâlit.
— Domaine Belles Fleurs, coteaux-du-layon, cuvée
d’excellence, 1892, Anjou, France.
Il avait parlé du ton d’un homme qui vient de subir un
choc.
— Où as-tu trouvé cela ?
— Mme Fournier m’a conseillé d’aller voir M. Honoré
Dumarré, un riche homme d’affaires d’Angers. Sa cave
personnelle est réputée. Lorsque je lui ai expliqué que je
cherchais une bouteille particulière, il a gracieusement
accepté de me la vendre.
— Mais… une bouteille comme celle-là doit coûter dans
les cinq mille dollars, ou plus ! Et encore, à supposer que
son propriétaire soit d’accord pour s’en séparer !
Dana sourit.
— Parfois, être la fille de Jan Lofgren est utile. Le fait
qu’il tourne un film sur le domaine de Belles Fleurs a été un
argument de poids. Pour faire bonne mesure, j’ai ajouté
que le nouveau propriétaire du domaine vient de l’autre
bout du monde, et qu’il n’a jamais goûté ce vin !
— Je dois avouer que je suis stupéfait… mais il faut
rapporter cette bouteille et récupérer ton argent !
— Je savais que tu me dirais cela, mais ça me fait
plaisir de te faire ce cadeau. Et puis, ce monsieur voudrait
beaucoup te rencontrer, et il va téléphoner pour arranger
cela.
Le visage d’Alex s’assombrit.
— Il faut rapporter cette bouteille, Dana, insista-t-il. Si ce
n’est pas toi qui le fais, ce sera moi.
— Non. C’est mon cadeau. Je l’ai payé avec mes
économies, pas avec l’argent des studios Pyramid, si tu
tiens à le savoir.
— Si ton père l’apprenait…
— Tu veux le lui dire ? Vas-y ! Mais ton chantage ne me
fera pas changer d’avis.
— Mais, Dana… On n’offre pas comme cela un tel
cadeau !
— Désolée, mais je viens justement de le faire ! Dans le
milieu professionnel où évolue mon père, on offre parfois
des bijoux, des voitures… J’ai tout vu. Il m’a plu de te
donner un souvenir du domaine où ta mère a grandi. Il n’y a
donc pas de romantisme en toi ?
— Si, mais c’est de l’argent que tu as durement gagné.
Dana haussa les épaules.
— Il y a argent et argent. Je n’ai jamais eu envie de
m’offrir quoi que ce soit de précieux. Mais c’est vrai,
j’aurais dû me souvenir que tu es dans une situation
financière difficile. Alors voilà ce que tu vas faire : va voir
M. Dumarré. Lorsqu’il te rendra le prix de la bouteille,
utilise-le pour rembourser une mensualité à la banque et
pour t’en sortir plus vite.
Sur ces mots, elle prit son sac et se précipita dans le
salon, puis monta l’escalier. Elle n’avait pas besoin de
lumière. Elle connaissait les lieux désormais et pouvait s’y
retrouver dans le noir. Une fois dans sa chambre, elle se
jeta sur son lit.
— Dana ?
Elle aurait dû deviner qu’il la suivrait. Elle ne pouvait
même pas pleurer sur l’oreiller !
— Reviens en bas, que nous puissions parler.
— Je ne préfère pas.
— Alors c’est moi qui viens. Rappelle-toi que je t’ai
laissé le choix.
Lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir, elle s’assit sur le lit.
Alex prit place dans le fauteuil, en face de la table qu’il
avait disposée là.
— Devant un tel cadeau, je n’ai pas su quoi répondre.
Dana… je n’ai jamais connu une générosité comme la
tienne, et je ne sais pas comment exprimer ma gratitude.
— Je voulais tellement savoir quel goût ce vin avait… et
franchement, Alex, la somme n’était pas si énorme.
— Combien ? interrogea-t-il doucement.
— Il m’a fait une réduction, pour te souhaiter la
bienvenue en Anjou. La bouteille ne m’a coûté que trois
mille dollars. Tu vois ? Ce n’est même pas ce que je gagne
en un mois. Ne peux-tu pas comprendre à quel point cela
me rend heureuse, de pouvoir t’offrir une bouteille qui vient
d e ton vignoble ? Etant donné l’état où il est maintenant,
c’est comme si j’avais découvert un trésor !
Pourquoi donc semblait-il si tourmenté ?
— Je ne l’accepterai qu’à une condition.
Dana se leva du lit.
— Il est hors de question que tu me la rembourses.
Donc, il ne me restera plus qu’à la garder en souvenir de
mon séjour en France. Un jour, je l’ouvrirai pour un
événement important, et je me rappellerai tout cela. A
présent, oublions cette histoire.
Elle gagna la porte.
— Où vas-tu ?
— Jeter le reste de cet horrible repas.
Il fallait qu’elle s’éloigne avant d’en venir à avouer ce
qu’elle pensait vraiment : qu’elle était amoureuse de lui !
— Le dîner attendra.
Alex la rattrapa en haut de l’escalier et la souleva dans
ses bras, comme une plume pour la ramener dans la
chambre.
— Non, Alex ! Maintenant, tu me traites comme une
petite fille qui a besoin qu’on lui donne une tape sur la joue
et une sucette.
Il la déposa sur le lit et se pencha sur elle, l’encadrant de
ses bras puissants.
— Tu ne comprends pas ce que je ressens. Si tu étais
une petite fille, je pourrais te renvoyer à ton père. Mais tu
ne l’es pas.
Il lui couvrit le visage de baisers, allumant au passage
des incendies sur sa peau.
— Tu es une demoiselle que j’aimerais enfermer dans
cette tour, pour mon plaisir. Comprends-tu ce que je veux
dire ?
— Alors arrête de me tourmenter et embrasse-moi
vraiment. Je souffre depuis que Saskia nous a
interrompus.
— Et moi, je souffre depuis beaucoup plus longtemps.
Leurs bouches se fermèrent l’une sur l’autre et Dana se
sentit entraînée dans un tourbillon de plaisir. Elle n’avait
jamais rien connu de comparable. La sensation était
divine.
Elle éprouva vite le besoin de s’approcher de lui, de
passer les mains autour de son cou, de profiter pleinement
de la liberté qu’elle avait de le toucher, de l’embrasser. Il
gémit de plaisir.
— Tu n’as pas idée à quel point je te désire.
Le contact de leurs corps la remplissait de chaleur, de
fièvre même. Elle commença à haleter.
— Alex !
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Quelque chose ne va pas ?
— Est-ce que je t’effraie ? poursuivit Alex. Tout cela est
sans doute trop nouveau pour toi. Dis-moi la vérité.
Toute la magie du moment s’évanouit à ces mots. Alex
ne comprenait donc pas que c’était l’euphorie qui l’avait
poussée à crier son prénom ?
Aurait-il posé cette question s’il l’avait considérée
comme son égale ?
Sans doute pas.
Il ne la voyait toujours pas comme une femme adulte,
mais comme une petite fille désobéissant aux ordres de
son père. Une petite fille assez impulsive pour coucher
avec un étranger et, pire encore, pour dépenser trois mille
dollars par caprice.
Mais cela, Dana le lui pardonnait. Peu d’hommes se
seraient comportés aussi décemment avec elle.
Néanmoins, savoir cela gâchait en partie le plaisir de cette
soirée.
Peut-être qu’aucun homme ne la prendrait jamais au
sérieux, si elle ne devenait pas plus indépendante de son
père ?
Elle retira ses bras.
— Non, tu ne m’effraies pas, mais il y a de quoi avoir un
peu peur, en voyant que les choses vont si vite.
Il se leva.
— J’ai promis de ne pas franchir les limites tant que tu
serais là. J’ai failli à ma promesse ce soir, mais je te
garantis que je la respecterai dorénavant.
— Alex… nous sommes aussi coupables l’un que l’autre.
Nous avons perdu la tête tous les deux. C’est humain. Je
dois avouer que j’ai pris du plaisir dans ce qui est arrivé…
mais j’aurais préféré que tu me parles.
Il resta silencieux.
— Veux-tu que je parte ? reprit-elle. On a déjà fait les
arrangements nécessaires pour que je séjourne dans la
chambre de Saskia, au Métropole.
— C’est à toi de décider. Retrouve-moi devant la
camionnette, à 7 h 30 demain, et je te conduirai à Angers
pour prendre ta voiture.
— D’accord. Bonne nuit.
Elle resta longuement assise sur son lit, à se demander
ce qu’elle devait faire.
Alex avait fait croire à Saskia que Dana était l’une de
ses employées. Eh bien, dorénavant, elle allait se
comporter comme telle. Elle lui préparerait ses repas et, en
dehors de cela, le laisserait tranquille. Alex n’avait pas
besoin d’un drame passionnel. Il avait déjà suffisamment
de choses pour occuper son esprit.
***
Le lendemain, à 6 h 30, Alex remplit la camionnette de
tout ce qu’il avait taillé. Quitte à aller à Angers, autant
passer par la décharge.
Lorsqu’il gara de nouveau le véhicule devant la façade,
Dana l’attendait. Les battements de son cœur
s’accélérèrent. Elle était magnifique, en pantalon blanc et
top à motifs bleus et verts sur fond blanc. Il lui sembla qu’il
n’avait jamais connu femme plus séduisante.
— Bonjour.
— Tu as l’air bien reposée.
— J’ai eu une bonne nuit de sommeil.
Les doigts d’Alex se crispèrent. Il pouvait encore sentir
sa bouche, le goût de ses lèvres. Même s’il lui avait dit
qu’elle pouvait choisir entre partir ou rester, il ne l’avait pas
vraiment pensé. Le château ne serait plus le même sans
elle.
— Je suis passée dans la cuisine tout à l’heure, mais je
n’ai pas trouvé la bouteille.
— Je l’ai rangée à la cave, pour qu’elle se conserve
bien.
— C’est l’endroit où elle aurait toujours dû se trouver.
Qu’avait-elle donc en tête ?
Il y eut un long silence.
Puis il démarra.
Ce fut seulement après être passé à la décharge qu’il
demanda :
— Que dirais-tu d’aller visiter le château d’Angers ? Il est
tôt, il n’y aura pas beaucoup de touristes.
A sa grande surprise, elle eut un rire caustique.
— Sais-tu que tu ressembles parfois à mon père ?
— Que vient-il faire dans la conversation ?
— Depuis quand en a-t-il été absent ? Hier tu m’as
bouleversée. Aujourd’hui, tu essaies de m’apaiser. C’est
comme cela qu’il agit, lui aussi, depuis mon enfance. On
fait un petit cadeau à Dana et elle oublie.
Il arrêta la voiture au bord de la route, à l’ombre des
arbres.
— Je n’ai pas oublié une seule seconde ce qui s’est
passé hier soir, et toi non plus. Je le sais très bien.
Seulement, je voulais que tu restes au château et j’espérais
trouver le temps de te le dire. Mais je n’ai pas su. Je dois
vraiment être quelqu’un d’ennuyeux !
— Je ne songeais pas à m’en aller. Et les hommes les
plus ennuyeux sont souvent ceux qui réussissent, car ils ne
perdent jamais leur objectif de vue. Mais je ne crois pas
qu’aller visiter le château d’Angers, ce matin, soit une
bonne idée. Si tu veux que ta propriété soit ouverte au
public le plus vite possible, tu as beaucoup à faire.
A quel point avait-il envie de l’emmener de force dans un
coin retiré, pour l’embrasser jusqu’à ce qu’elle demande
grâce ! Il semblait qu’une seule chose le retenait : savoir
qu’elle n’allait pas encore le quitter.
Aucun des deux ne parla plus durant le reste du trajet.
— Voici ma voiture.
Il se gara à ces mots et, en un clin d’œil, fit le tour de la
camionnette pour lui ouvrir la portière.
— Tu sais, ce n’était pas la peine de descendre.
— C’est à cause de moi que tu l’as laissée là. Je veux
juste m’assurer qu’elle n’a rien.
Tandis que la jeune femme s’installait au volant, il
inspecta les pneus, puis il lui demanda d’ouvrir le capot.
— Tout a l’air en ordre, conclut-il.
— Eh bien, merci de m’avoir ramenée. Au revoir !
Et elle partit.
Il alla au bureau de poste voisin, où son courrier était
gardé. Il y avait quelques factures, des lettres de ses
collègues de Bali et de ses contacts en Louisiane. Il les
lirait une fois rentré sur le domaine.
Une carte postale glissa sur le sol. Il la ramassa. Elle
représentait un paysage de Sanur.
« Cher Martin, merci pour la carte que vous avez
envoyée avec le grand château. Un jour, je veux venir voir la
maison que votre grand-père vous a laissée. Je travaille
dur et j’économise mon argent pour le billet d’avion.
J’aimerais aussi, peut-être, travailler pour vous aux Etats-
Unis. Les femmes françaises sont-elles comme vous
disiez ? Combien en avez-vous eu ? Répondez-moi vite.
Sapto. »
Alex sourit.
Il alla dans une boutique toute proche et acheta une carte
postale montrant le château de Chenonceau, celui que
Dana préférait. Une fois revenu à la poste, il écrivit au dos :
« Bonjour, Sapto. J’ai bien aimé ta carte. Elle me
rappelle beaucoup de souvenirs. Je suis content de savoir
que tu travailles dur. Cela paie toujours. Peut-être qu’un
jour nous nous reverrons. Les Françaises sont super, mais
pas autant qu’une certaine Américaine qui séjourne dans
mon château. J’ai des projets en ce qui la concerne. »
Alex écrivit le reste du message en indonésien et envoya
la carte.
Puis il reprit sa voiture. A mi-chemin, il se rendit compte
que, pour la première fois depuis qu’il était en France, il se
sentait vraiment chez lui.
Il y avait vraiment un changement qui était en train de se
produire en lui.
Plongé dans ses pensées, il ne remarqua qu’on
l’appelait qu’à la troisième ou quatrième sonnerie de son
téléphone portable.
— Monsieur Martin ?
— Oui ?
— Honoré Dumarré à l’appareil. Mlle Lofgren vous a-t-
elle parlé de notre rencontre d’hier ?
— Elle m’a même donné une bouteille de Belles Fleurs
1892 qui vient de votre cave.
— En fait, cette bouteille ne faisait pas vraiment partie
de ma cave. J’en étais juste le dépositaire. Et à présent je
sais pourquoi je devais la garder si précieusement. C’est
un grand honneur pour moi de savoir qu’elle est entre les
mains de son propriétaire légitime. Soyez le bienvenu,
monsieur. Je suis très heureux de savoir qu’un Fleury est
de retour parmi nous, après toutes ces années.
Même au téléphone, on percevait la nature chaleureuse
de Monsieur Dumarré.
— Merci, monsieur. Je suis touché de ce que vous me
dites. Comme vous pouvez l’imaginer, c’est un cadeau
inestimable pour moi, et je ne me suis pas encore remis de
ma surprise. Je voulais vous téléphoner aujourd’hui pour
vous remercier de vous en être séparé.
— Mlle Lofgren tenait tant à vous l’offrir ! Je ne pouvais
faire moins. Parfois, la vie nous fait un cadeau sans prix. Je
ne pense pas seulement à ce vin, mais aussi à cette jeune
femme. Elle est vraiment très jolie, et elle a des yeux
merveilleux.
— Oui.
Alex ne trouva pas d’autres mots. L’émotion était trop
forte.
— Dire qu’elle est la fille de Jan Lofgren ! Cet homme-là
fait des films tout simplement géniaux. Au fait, ajouta-t-il,
vous a-t-elle dit que j’organisais une réception ? Les
viticulteurs de la région aimeraient vous rencontrer. Je
compte inviter également les Lofgren, et j’espère qu’ils
pourront venir.
— Merci, monsieur Dumarré. Je suis sûr qu’ils seront
touchés.
— Excellent. Appelez-moi Honoré. Mon épouse, Denise,
et moi-même pensions faire cela samedi, le 28. Disons à
19 heures ? Cela vous conviendrait-il ?
— Parfaitement. Au fait, vous pouvez m’appeler Alex.
— Très bien, Alex. Ce sera une soirée très plaisante
pour nous tous.
— Vous êtes très aimable.
— C’est bien naturel. A bientôt, Alex.
— Au revoir, Honoré.

***
Le lundi matin, Dana partit de bonne heure pour aller voir
son père, après lui avoir téléphoné pour le prévenir de son
arrivée. Lorsqu’elle frappa à sa chambre d’hôtel, il lui
ouvrit, encore en robe de chambre, une tasse de café à la
main.
— Bonjour, papa. Je vais t’emmener à Angers pour faire
prendre ta tension. Je vais aussi donner ton linge à laver,
en même temps que le mien.
— Je pensais que tu m’avais oublié.
— Est-ce qu’une telle chose s’est jamais produite ?
— Je ne te vois pas beaucoup, reconnais-le. Je crois
savoir que tu es très occupée à remettre de l’ordre dans la
bibliothèque d’Alex.
— Moi non plus, je ne te vois pas beaucoup. Tu es
tellement accaparé par le film que la seule trace de ton
passage est le panier vide que je trouve chaque après-
midi dans le grand salon.
Il hésita un instant, avant de répondre :
— J’apprécie beaucoup les repas que tu me prépares,
tu sais. Tu cuisines aussi bien que ta mère.
A ces mots, Dana faillit laisser tomber les vêtements
qu’elle était en train de ranger dans un sac. Un compliment
de son père était une chose rarissime.
— Oui, maman était quelqu’un d’extraordinaire.
— Elle me manque, tu sais… Veux-tu t’asseoir, Dana ?
J’ai besoin de te parler.
— De quoi ?
Il allait lui faire la leçon. Il y avait bien longtemps qu’il ne
lui avait pas parlé pour une autre raison.
— Parce que je voudrais donner un baiser à ma petite
fille pour lui souhaiter un bon anniversaire. Comme tu es
toujours ailleurs, je n’ai pas encore pu le faire.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui.
— Je croyais que tu avais oublié.
— Comment veux-tu que j’oublie ?
Il sortit de sa poche un bracelet d’or fin, très élégant, très
chic, que Dana connaissait bien.
— J’en avais fait cadeau à ta mère pour son
anniversaire, quelques années avant sa mort. Maintenant,
je souhaite qu’il soit à toi.
Jamais il n’avait offert une chose ayant appartenu à son
épouse.
— Oh ! merci… Je sais que maman y tenait beaucoup.
Je te promets d’en prendre le plus grand soin.
— Je n’en doute pas. Après l’hôpital, voudrais-tu passer
le reste de la journée avec moi ? Nous irons où tu voudras
et nous pourrons manger dans un bon restaurant.
— Et Saskia ?
— Elle n’est pas invitée.
— Tu peux te libérer du film aussi longtemps ?
— Tout ce petit monde peut bien se passer de moi une
journée.
— Non, ils ne peuvent pas. Vous n’êtes déjà pas en
avance par rapport aux délais prévus et, sans toi, tout va
s’interrompre. Donne-moi la vraie raison, papa.
— Tu as besoin de conseils.
— En d’autres termes, tu veux passer ma journée
d’anniversaire à me faire la leçon ?
— Est-il vrai que tu as acheté une bouteille de Belles
Fleurs à M. Dumarré pour l’offrir à Alex, et que tu l’as payée
trois mille dollars ?
Alex l’avait-il trahie ? Non, c’était impossible !
— Oui.
— M. Dumarré m’a appelé hier. Il m’a invité à une
réception, donnée le 28 en l’honneur de M. Martin, et il m’a
prié d’amener ma charmante fille. Il s’est empressé de me
rappeler qu’une beauté et une générosité comme les
tiennes sont rares dans le monde où nous vivons.
Dana se sentit soulagée. Au moins, ce n’était pas Alex
qui avait mis son père au courant !
— Comment t’a-t-il contacté ?
— Apparemment, c’est Mme Fournier, la réceptionniste,
qui t’a mise en relation avec lui. Lorsqu’il a téléphoné à
mon hôtel en demandant à me parler, elle a transmis la
communication dans ma chambre.
— Je vois.
— Dana, tu ne te rends pas compte qu’Alex Martin se
sert de toi ?
Décidément, son père ne comprendrait jamais Alex. Ils
étaient trop différents !
— Je suis désolée que tu le voies ainsi.
— Saskia vous a surpris ensemble l’autre jour. D’après
ce qu’elle m’a raconté, j’ai toutes les raisons de me faire
du souci.
Evidemment, Saskia était furieuse de ne pas être
parvenue à ses fins, et elle cherchait à se venger ! Mais
cela, son père ne le comprenait pas ! Depuis qu’il était
veuf, il était vraiment perdu !
— Tu sais, papa, nous ne sommes plus faits pour
travailler ensemble. J’ai beaucoup d’affection pour toi,
mais quand nous aurons fini le tournage en France je
rentrerai en Californie. Je prendrai un appartement et je
chercherai un emploi à partir duquel je pourrai bâtir ma
carrière.
Elle saisit le sac de linge. Son père demeurait
silencieux.
— Je t’attends à la voiture ? s’enquit-elle comme si de
rien n’était.
— Ce n’est pas la peine, répliqua-t-il d’un ton sec. J’irai
tout seul à l’hôpital.
— Très bien. Je demanderai une clé à la réception pour
pouvoir rapporter tes vêtements. Encore merci pour le
cadeau. Il n’a pas de prix pour moi.
Deux heures plus tard, après avoir terminé ses courses,
elle revint au château afin de préparer les déjeuners à
temps.
Depuis plusieurs jours, elle avait parcouru autant de
livres qu’elle avait pu, marquant les caisses pour pouvoir
identifier facilement leur contenu. Toutefois, elle n’avait
encore rien découvert sur l’histoire de la famille Fleury.
Lorsqu’elle quitterait la France, aurait-elle trouvé quelque
chose qui ait de l’importance pour Alex ?
Ce dernier, de son côté, était très occupé, passant ses
journées entières dans le verger. Il avait manifestement
besoin de se couper du monde extérieur.
Elle avait mis au point un plan pour l’aider – qu’il le
veuille ou non.
8.
Dana monta dans sa chambre pour se changer. Un blue-
jean et un T-shirt convenaient mieux à la suite de ses plans.
Puis elle fila dans la cuisine. Dès que les paniers furent
prêts, elle alla déposer celui de son père dans le grand
salon et sortit avec celui d’Alex.
Lors de son déplacement à Angers, elle avait rendu sa
voiture à l’agence de location pour l’échanger contre une
camionnette. Celle-ci était moins grosse que celle d’Alex,
mais on pouvait quand même y mettre beaucoup de
choses.
Elle le vit charger dans son véhicule une montagne de
branches et de débris – plus qu’il ne pouvait
raisonnablement en contenir. Heureuse d’arriver à un
moment si opportun, elle alla se garer à côté de lui.
Il eut l’air si stupéfait qu’elle regretta de ne pas avoir
d’appareil photo.
— Puis-je te demander ce que tu fais ?
— J’ai échangé ma voiture de location contre ceci. C’est
mon anniversaire, j’ai envie de me faire plaisir. Et si je
peux t’aider, ce sera pour moi la plus heureuse des
journées. Comme toutes les filles de Californie, j’aime le
soleil.
— Il y a bien longtemps qu’on ne m’a pas fait une telle
offre.
— Bien. Je pose ton panier sur le siège passager de ton
camion. Tu pourras profiter de ton repas en allant à la
décharge.
Sur ces mots, elle se mit à charger à son tour les
branches sur la camionnette qu’elle avait louée, sentant sur
elle le regard d’Alex. Il devait se demander combien de
temps elle tiendrait. Eh bien, elle allait lui prouver qu’elle
n’était pas une mauviette.
Certaines des branches étaient tout de même trop
lourdes pour elle, mais elle put néanmoins en porter la plus
grande partie.
Lorsque la pile eut à moitié disparue, elle eut
l’impression d’avoir accompli le labeur d’une semaine.
— A ce train-là, tu vas t’épuiser.
— Je ferai une pause quand j’en aurai besoin.
Ils continuèrent ensemble jusqu’à ce qu’il ne reste rien.
— Allons jeter tout cela, déclara-t-elle alors. Je te suis.
Elle eut juste le temps de le voir sourire avant qu’il ne
démarre.
A la fin de la journée, ils avaient fait six autres voyages.
Lorsqu’elle se gara enfin, il vint lui ouvrir la portière et la prit
dans ses bras.
— Tu es engagée ! lança-t-il.
— J’espère que tu dis cela sérieusement, car j’ai bien
l’intention de t’aider jusqu’à la fin de mon séjour !
Il l’embrassa alors. Ce fut un baiser fusionnel, qui
semblait ne pas devoir prendre fin. Dana n’avait jamais été
aussi sale, mais il l’embrassait avec tant de force qu’elle
se sentait belle. Comme jamais auparavant.
— Tu mérites bien un bon bain, mais ne t’y attarde pas
trop. Retrouve-moi dans le salon dans une demi-heure.
Nous devons jouer au Scrabble aujourd’hui, comme tu t’en
souviens certainement.
— Je ne peux pas te promettre que je serai magnifique
dans une demi-heure, mais au moins je serai propre.
— Alors cela ne te dérange pas si je ne me rase pas ?
— Au contraire.
Elle lui déposa un baiser sur la joue avant de courir vers
sa chambre.
Trente minutes plus tard, elle redescendait l’escalier,
vêtue d’une jupe kaki assortie à un chemisier ocre et blanc,
les pieds dans des sandales. Elle s’était coiffée
rapidement et ses cheveux étaient encore humides.
Son cœur battait la chamade. Jamais elle ne vivrait un
autre anniversaire comme celui-là, avec un homme
capable de lui faire perdre le sens des réalités !
Alex portait une chemise polo de couleur crème et un
pantalon ocre. Elle le trouva superbe.
Il lui fit signe d’entrer dans sa pièce particulière, qu’elle
ne connaissait pas encore. A son grand étonnement, celle-
ci lui rappela l’intérieur de la maison de ses parents, à
Hollywood.
— J’imagine que tu as fait venir tous ces meubles ?
— De Bali, oui. Il y en a que je tiens de mes parents,
d’autres que j’ai achetés moi-même. Veux-tu te joindre à
moi ?
Il tira une chaise devant une table d’ébène, sur laquelle
se trouvait un jeu de Scrabble. A côté, elle vit une desserte
avec des sandwichs, des fruits et des boissons. Elle
remarqua aussi des biscuits au chocolat pour le dessert.
Les deux heures suivantes se déroulèrent en parties de
Scrabble ponctuées de rires. Alex gagna chaque fois.
— Tu es vraiment trop fort.
— C’était nécessaire, vu que je devais être capable
d’affronter mon père.
— Moi, je n’ai jamais joué à un jeu de société avec mon
père. Il n’a pas la patience.
— Il y a des gens comme cela. Mais parlons d’autre
chose. J’ai un cadeau pour toi.
Il lui tendit un paquet, qui semblait contenir un livre.
Elle l’ouvrit et y découvrit effectivement un volume dont la
couverture rouge ne portait aucun titre.
L’intérieur contenait des pages écrites à la main.
Beaucoup d’entre elles étaient chiffrées. On aurait dit un
livre de comptes.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu étais très curieuse de trouver quelque chose sur la
production de vin dans le domaine, alors j’ai fouillé dans
quelques caisses et j’ai trouvé ceci.
— Alors tout n’a pas été jeté !
— Non. Tu pourras remarquer que celui-ci date de 1902.
Et je suis sûr qu’il en reste d’autres.
— J’aimerais comprendre assez bien le français pour
pouvoir le lire.
— Je vais t’en traduire quelques passages. « uin. Trop
de pluies au moment critique de l’éclosion des bourgeons.
Grappes de raisin mort-nées. Juin. Problèmes avec le
mildiou. La pluie a provoqué une crue du Layon. Avons
enlevé les feuilles en trop sur les parties ouest du feuillage
pour que le soleil réchauffe les fruits. Avons éliminé
certaines grappes dans l’espoir que celles qui restent
puissent mûrir convenablement. Août. Le plus dur est fait
ou presque. Espérons sauver une partie du vignoble. Si
Dieu pouvait nous accorder quelques semaines sans
pluie ! En septembre, nous aurons sans doute des fruits.
Juin fait la quantité. Août fait la qualité. Nous verrons. »
— C’est incroyable. Il parle de ton vignoble ! C’est
comme une voix venue du passé ! Cela me donne des
frissons !
— A moi aussi. Mais lisons encore quelques pages.
Installons-nous plus confortablement.
Ils prirent place sur le divan et il attira Dana contre lui, de
manière que sa tête repose sur son épaule. Il continua
ensuite sa lecture.
La tâche d’un vigneron était bien plus compliquée qu’elle
ne l’avait imaginée, avec ses inquiétudes et ses joies…
Bientôt, ses paupières s’alourdirent, mais elle lutta pour
rester éveillée.
— Tu es en train de t’endormir…, remarqua Alex.
— Non. Laisse-moi rester ainsi.
— Si tu veux, répondit-il d’une voix douce, avant de
poser la bouche sur ses lèvres.
— J’aime quand tu m’embrasses ainsi.
— Moi aussi. Ta bouche est faite comme un bouton de
rose. Sur mesure pour la mienne.
— Reste avec moi…
— C’est bien mon intention.
Lorsque Dana reprit conscience, on était au matin. Elle
se trouvait dans son lit, avec ses vêtements de la veille, mis
à part ses sandales. Elle ne se souvenait de rien depuis le
moment où elle s’était blottie contre Alex.
En s’asseyant, elle vit son cadeau sur la table de chevet.
Alex voulait donc qu’elle le garde, sinon il ne l’aurait pas
déposé là.
C’était très attentionné de sa part. Toutefois, cela
signifiait aussi que ce livre avait moins d’importance pour
lui que pour elle.
Elle se leva et se changea, passant un autre blue-jean et
un top couleur jade. En enfilant ses sandales, elle sentit les
courbatures que lui avait laissées le travail de la veille. Et
ce n’était pas fini, puisqu’elle recommencerait ce jour-là.
Pourtant, elle avait hâte de s’y mettre, car cela lui
permettrait d’être avec Alex.
Elle fit sa toilette et descendit dans la cuisine.
— Notre Belle au Bois Dormant est enfin réveillée !
— Excuse-moi d’avoir perdu conscience hier soir. Tu as
dû me porter jusqu’à mon lit !
— Même le baiser le plus débordant n’a pas pu te
réveiller, mais je ne me plains pas.
— Merci, en tout cas, pour cet anniversaire. Je ne
l’oublierai pas.
— Moi non plus. Je n’ai jamais vu une femme travailler
aussi dur.
— Ma mère disait que cela me vient de mes origines
suédoises.
Ils ne purent en dire plus, car Paul arrivait dans la
cuisine.
— Je suis content de vous voir, Alex. Je n’ai pas pu vous
parler hier, vous étiez dehors. Dans les deux jours qui
viennent, nous allons filmer ici, dans la cuisine. Les prises
de vues se feront le soir. Le décorateur voudrait venir à
19 heures pour tout organiser. Cela ne vous dérange pas ?
— Non. Cela me donnera un peu de temps pour me
détendre. Mlle Lofgren pense que je ne sais rien faire
d’autre que travailler. Deux soirées devraient suffire pour la
faire changer d’avis.
— Bien, rétorqua Paul, mais surtout n’en dites rien à son
père.
— Qu’est-ce que je ne suis pas censé savoir ?
Dana se retourna. Son père venait d’entrer dans la pièce
et il avait l’air furieux.
— C’est juste une plaisanterie entre ta fille et moi, Jan,
expliqua Paul. Détends-toi ! Il n’est que8 h 30 et nous
avons toute la journée devant nous.
Il sortit sur ces belles paroles.
— J’ai besoin de te parler en tête à tête, Dana, déclara
alors Jan. C’est important.
Il jeta un bref coup d’œil à Alex.
— Si vous voulez bien nous excuser.
— Bien sûr.
Il sortit donc et elle lui emboîta le pas.
Un peu plus tard, après avoir appris ce que son père lui
voulait, elle s’empressa de retrouver Paul.
— Peux-tu me rendre service ?
— Tout ce que tu veux, si cela peut améliorer l’humeur
de ton père. D’habitude, il ne se dispute pas avec David.
— C’est mon père. Lorsqu’il décide qu’il veut quelque
chose tout de suite, on ne peut pas avoir de conversation
raisonnable avec lui. Je vais être partie quelques jours.
Pendant ce temps, peux-tu veiller à ce que l’on apporte leur
repas de midi à mon père et à Alex ? Pour Alex, il faut
mettre le panier sur sa camionnette, à un endroit où il peut
le voir.
— Pas de problème.
— Merci. J’espère que je reviendrai avec de bonnes
nouvelles.

***
Encore trois arbres, et le verger serait déblayé. Alex se
mit au travail sur le premier, attendant l’arrivée de la
camionnette de Dana.
Il était impatient de passer cette nouvelle journée avec
elle, comme la veille.
Plusieurs heures s’écoulèrent. La jeune femme n’arrivait
toujours pas.
Oh ! bien sûr, elle était d’abord employée par son père.
C’était pour lui, en premier lieu, qu’elle devait être
disponible.
Il s’arrêta quelques instants pour réfléchir.
Il avait été chagriné d’apprendre qu’elle allait suivre
l’équipe de tournage en Allemagne. Mais bien sûr, si elle
voulait devenir metteur en scène, il était logique qu’elle
continue à étudier le métier avec son père…
— Bonjour, Alex !
Il descendit de l’échelle et se trouva nez à nez avec
Saskia.
— Bonjour, mademoiselle Brusse.
— J’arrive à temps. Avez-vous remarqué que vous
saignez ?
— Je me suis sans doute éraflé en descendant de
l’arbre.
— J’ai des mouchoirs en papier, dit-elle en ouvrant son
sac.
— Merci. C’est juste ce dont j’avais besoin.
Il en appliqua un sur la plaie, et cela suffit à bloquer le
saignement. Il ne s’agissait que d’entailles superficielles.
— Paul m’a demandé de vous apporter votre repas. Il
vient de l’Hermitage. Puis-je vous tenir compagnie pendant
que vous mangez ?
— Je suis désolé, mais je dois aller à la décharge,
répondit Alex en montant dans son véhicule. Je mange
toujours sur la route. Je vous remercie, Paul et vous, d’avoir
pensé à moi. Si vous voulez bien m’excuser, le travail
m’appelle.
— Mais vous n’avez pas fait de pause !
— Je n’en ai pas le temps. Je dois encore enlever toutes
les broussailles autour du château.
Lorsqu’il rentra de son dernier voyage, il était 18 h 30 et
Dana n’était toujours pas là.
Il aperçut soudain Paul qui sortait et il alla à sa rencontre.
— Merci pour le repas, Paul.
— Je vous en prie. Dana sera de retour dans quelques
jours.
— De retour ? Où est-elle partie ?
— A Maillé.
— Le village où il y a eu un massacre en 1944 ?
— Oui, c’est à côté de Tours. A la dernière minute, Jan a
décidé d’y tourner quelques séquences. Dana est partie
pour organiser la venue de l’équipe.
— Très bien…
Alex s’en alla en dissimulant sa déception. Dana ne lui
avait rien dit. C’était étonnant.
Il essaya de l’appeler, mais le répondeur se déclencha à
chaque tentative. Elle avait éteint son téléphone !
Pourquoi avait-elle fait cela ? Etait-ce une manière
d’éviter les adieux difficiles ? Avait-elle décidé de
poursuivre sa carrière sans la complication que
représenterait une relation avec lui ?
Pouvait-il aller la retrouver à Maillé ? Non. Cela
impliquerait de laisser la direction du domaine à Paul, et
celui-ci n’avait pas besoin de cette responsabilité
supplémentaire. Il avait déjà fort à faire à supporter la
mauvaise humeur de Jan Lofgren.

***
Le jeudi matin, Dana se leva de bonne heure, heureuse
de rentrer à Rablay. Elle n’avait pas vu Alex depuis trois
jours, qui lui semblaient avoir duré des mois. A 10 heures,
elle se gara devant le château et l’aperçut aussitôt, occupé
à débroussailler la végétation entre le château et la
dépendance. Il avait donc terminé le verger !
Elle frémit en songeant qu’une fois tous ces travaux
achevés il quitterait la France. Ensuite, elle ne le reverrait
plus jamais !
Tremblante d’émotion, elle descendit de son véhicule et
s’approcha de lui.
— Pardon, monsieur. Je cherche le prince charmant.
Pouvez-vous me dire où il est ?
— Je crains qu’il n’habite plus ici.
Elle tressaillit.
— Pourquoi donc es-tu de si mauvaise humeur ? On
dirait que mes repas de midi t’ont manqué.
— Saskia a fait de son mieux pour combler ce manque.
Saskia ? Et non plus Mlle Brusse ?
— Saskia aime s’occuper des gens qui apprécient sa
présence, répliqua Dana. A présent, si tu veux bien, j’ai un
cadeau à t’offrir. Il ne m’a pas coûté grand-chose, cette
fois.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une surprise. Si tu veux bien attendre que je me sois
changée, je vais revenir t’aider.
Elle venait d’atteindre la cuisine quand elle sentit la main
d’Alex sur son bras. Elle se retourna.
— Pourquoi as-tu éteint ton téléphone ?
— Pour ne pas subir sans cesse les appels intempestifs
de mon père pendant que j’étais à Maillé. Lorsqu’il
m’envoie en urgence reconnaître un endroit, il oublie ce
que « vie privée » veut dire.
— Tu ne m’as pas dit au revoir avant de partir. Ni même
laissé un message !
Alors c’était cela…
— J’ai pensé à t’appeler, mais j’ai craint de te déranger.
— En ne voulant pas me déranger, tu m’as causé deux
nuits blanches !
— Je suis désolée. Je…
— Pendant ton absence, j’ai presque perdu la tête !
— Tu sais, tu m’as manqué tout autant !
— Je préfère ne pas imaginer ce que ce sera quand tu
seras partie pour de bon.
Que voulait-il donc dire ? Malgré l’attirance qu’il
éprouvait pour elle, il s’attendait à la voir disparaître de sa
vie !
Il n’avait jamais dû connaître de relation durable, c’était
évident. Et pourtant, chaque femme qui l’avait aimé devait
encore en porter les cicatrices dans son cœur.
Elle rassembla tout son courage.
— Mais maintenant, je suis là, impatiente de t’offrir ton
cadeau.
— Où est-il ?
— Dans mon sac à main.
Il attira son visage contre le sien et l’embrassa.
— Puis-je regarder ?
— Bien sûr.
Il s’exécuta et saisit un sac en plastique.
— C’est ça ?
— Oui. Je n’ai pas eu le temps de faire faire un paquet
cadeau.
Elle s’empara du sac et en sortit un béret.
— Je vais te le mettre.
— Tu m’as acheté… un béret ?
— Oui, mais pas n’importe quel béret. Celui-ci vient de
Maillé. Il est vendu en souvenir des membres de la
Résistance. Les bénéfices vont à un fonds d’aide aux
familles des victimes.
Elle le lui plaça sur la tête.
— Tu es déjà très bel homme, tu sais, et ce béret ajoute
un petit je ne sais quoi à ton allure.
Elle le contempla un instant en s’efforçant de ne pas se
jeter dans ses bras.
— Tous les Français devraient être aussi beaux, se
contenta-t-elle de déclarer.
— Tu penses vraiment cela ? interrogea-t-il avec un
sourire désarmant.
— Vous devriez écouter Dana. Elle sait de quoi elle
parle.
Tous deux se retournèrent : la célèbre actrice française
qui tenait le rôle principal du film les observait depuis la
porte. Depuis combien de temps était-elle là ?
— Simone ? lança Dana avec un sourire. Je te présente
Alexandre Fleury Martin, le propriétaire du domaine, grâce
à qui nous pouvons filmer ici. Alex ? Voici Simone Laval.
— Enchanté, mademoiselle. J’ai vu l’un de vos films
quand je vivais en Côte-d’Ivoire avec ma famille. Vous êtes
une actrice remarquable, et ma mère vous appréciait
beaucoup. Si elle vivait encore, elle serait très heureuse de
vous rencontrer.
— Tout le plaisir est pour moi. Appelez-moi Simone.
Celle-ci portait encore ses vêtements des années
quarante.
Manifestement, Jan venait de libérer toute l’équipe pour
une pause.
Alex et Simone engagèrent la conversation en français.
Visiblement, cette jeune femme divorcée avait réussi, en
un instant, à prendre Alex sous son charme.
Cette conversation dans une langue qu’elle maîtrisait mal
allait trop vite pour que Dana puisse la suivre. Aucun des
deux ne faisait plus attention à elle et elle en profita donc
pour s’éclipser discrètement.
Elle décida de rejoindre son père, qui attendait qu’elle
fasse son rapport sur son déplacement. Comme il avait
donné une pause, le moment était bien choisi pour aller lui
parler.
9.
— Nous y allons ?
Alex prit le bras de Dana pour la ramener vers la
camionnette. Après une dure journée employée à
transporter des branchages, passer la soirée au
restaurant, puis au cinéma, avait été tout simplement
merveilleux.
— As-tu aimé le « Da Vinci Code » ? demanda-t-elle.
— Le mélange de réalité et de fiction m’a intrigué, mais
je m’intéresse bien plus à ce que toi, tu en as pensé.
— Pourquoi ?
— Allons, Dana. Nous connaissons tous deux la réponse
à cette question.
— Vraiment ? Alors il faut me rafraîchir la mémoire,
parce que j’ai oublié.
— Paul m’avait confié que tu voulais devenir réalisatrice.
Et aujourd’hui Simone me l’a confirmé.
Il était surprenant que Paul ait parlé de cela. Et encore
plus que le sujet soit venu dans la conversation entre
Simone et Alex. Dana se sentit gênée.
— Que t’a-t-elle dit, exactement ?
— Alors tu ne le nies pas.
Dana poussa un soupir.
— Alex, pourquoi une telle curiosité ?
Comment une soirée aussi parfaite avait-elle pu le
remplir d’une telle tension ?
— Simone m’a raconté que tu avais donné des conseils
pour plusieurs scènes du film, et qu’ils étaient si judicieux
que ton père ne t’a pas contredite. J’y ai réfléchi. S’il ne
croyait pas à tes talents, il ne t’enverrait pas en
reconnaissance, choisir pour lui les lieux de tournage.
— Avant la mort de ma mère, je le faisais avec elle.
— Mais c’est toi qui as le talent.
Dana baissa la tête.
— Pourquoi ai-je cette impression que tu m’accuses de
quelque chose ?
— Parce que, lorsque nous nous sommes rencontrés, tu
ne t’es pas montrée telle que tu es vraiment.
— Comment ça ?
— Tu m’as fait croire que tu obéissais les yeux fermés à
tous les ordres de ton père. En réalité, il te prépare à ton
avenir, parce qu’il voit en toi une future réalisatrice.
— Quoi ? Tu plaisantes ! s’écria-t-elle, stupéfaite.
— Pas du tout. Au début, j’ai cru qu’il était possessif
parce qu’il tenait à te garder, parce qu’il s’accrochait à toi
après la mort de ta mère. Cependant, ce que j’ai pu voir
m’amène à repenser ce jugement.
— Et tu es arrivé à quelle conclusion, exactement ?
— Il me déteste depuis le début parce qu’il ne veut rien
accepter qui puisse entraver ta brillante carrière. Ton père
me perçoit comme une menace.
La douleur de Dana se fit plus vive.
— Mais comme nous savons tous les deux que ce n’est
pas le cas, cette conversation n’a aucune utilité. Je ne
comprends pas ce que tu as contre le métier de
réalisatrice. Il faut de tout pour faire un monde !
Il murmura quelque chose en français.
— Puisque nous sommes à l’heure des questions,
poursuivit Dana, pourquoi n’as-tu pas invité Simone à
dîner, plutôt que moi ? Avant de quitter le château tout à
l’heure, Paul m’a expliqué qu’elle s’intéressait à toi – et
plus qu’un peu. J’aurais cru que tu aimerais passer la
soirée avec une si ravissante compatriote.
Ils étaient presque arrivés devant la façade du château.
Alex appuya brutalement sur la pédale du frein.
— Et ça te plairait, bien sûr ?
— Il ne m’appartient pas d’aimer ou de ne pas aimer ce
que tu fais. Quand tu m’as dit que je pouvais demeurer au
château, il semblait bien que nous étions tous deux libres
de faire ce que nous voulions. Tu as été très clair sur ce
point, lorsque tu as refusé la bouteille de vin que je t’offrais
par amitié. Mais pourquoi tu t’en prends à moi d’un ton
aussi inquisiteur, cela me dépasse. J’en ai assez ! Si cela
ne te fait rien, j’aimerais aller me coucher.
— Mais cela me fait quelque chose ! riposta-t-il. Je veux
la vérité. Est-ce que tu prévois de faire des films dans
l’avenir ?
Dana en avait bien eu envie, effectivement, mais, après
ce qui s’était passé avec Neal, elle ne voulait plus vivre
dans le monde du cinéma. Celui-ci comptait trop de gens
imbus d’eux-mêmes, de personnages ambitieux, de
caractères difficiles avec lesquels il fallait sans cesse
composer. Seulement, si elle confiait cela à Alex, il
continuerait à croire ce qu’il voudrait. Alors, à quoi bon ?
— Oui. Cela viendra lorsque papa jugera que je suis
prête.
Non seulement c’était la réponse qu’il paraissait
déterminé à entendre, mais cela lui communiquerait un
autre message : elle penserait à bien d’autres choses qu’à
lui lorsqu’elle aurait quitté la France.
— Puis-je descendre de voiture, maintenant ? ajouta-t-
elle.
— Pas encore. Il y a quelques semaines, je t’ai demandé
quel était le scénario du film. Tu n’as pas voulu m’en parler.
Simone m’a dit qu’en fait c’est toi qui as été la véritable
inspiratrice du film. Que tu en connais chaque réplique. Tu
as même aidé David à écrire une partie du scénario,
paraît-il.
— Et si c’est bien le cas ?
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
Elle ne pouvait lui avouer la vérité : en fait, elle avait
volontairement évité de trop se dévoiler, afin d’éveiller son
intérêt et de passer pour une femme mystérieuse. S’il
apprenait cela, il saurait qu’elle était follement amoureuse
de lui.
Mais à vrai dire il devait déjà s’en être rendu compte. Et
elle ne lui donnerait pas la satisfaction de l’entendre.
Surtout dans la mesure où il était prêt à la voir partir… et
définitivement.
— Beaucoup de gens n’ont pas vraiment envie
d’entendre la réponse aux questions qu’ils posent, lâcha-t-
elle, sibylline.
— Tu me mets dans cette catégorie ?
— Je ne te connais pas si bien que cela.
— Eh bien, moi, j’aimerais connaître l’intrigue de ce film.
— Tu ne préfères pas avoir la surprise quand il sortira ?
— Non. Je n’aime pas les surprises.
— Je l’avais remarqué.
— Je ne fais pas allusion au béret. Je l’aime bien, dit-il
d’un ton adouci.
— Alors, rentrons.
Une fois dans la cuisine, elle prit une boisson dans le
réfrigérateur, tandis qu’il se préparait du café instantané.
Puis il s’assit en face d’elle.
— J’attends toujours.
— Pourquoi es-tu si intéressé ?
— Comment ne le serais-je pas, alors que c’est dans
mon château que se déroule le film ?
— Très bien. L’histoire commence avec un soldat
allemand, joué par Rolf Müller. Celui-ci refuse de prendre
part au massacre de Maillé, en Indre-et-Loire. Ce
massacre a eu lieu le 25 août 1944, le jour même de la
Libération de Paris. Ses supérieurs le font fusiller et le
laissent pour mort. Plus tard, on le découvre, encore vivant,
dans les jardins d’un château, dont les propriétaires ont vu
passer deux guerres mondiales et dont la cave, qui
regorgeait de grands crus, a été pillée par l’occupant. Tu
comprends maintenant pourquoi ton château était
exactement ce que nous cherchions ?
Alex hocha la tête.
— Il est trouvé par une jeune aristocrate française,
interprétée par Simone, poursuivit Dana. Son second mari
est militaire, fidèle à Vichy. Cette jeune femme n’a jamais
pu avoir d’enfant. On l’a forcée à faire un mariage arrangé,
sans amour. Ce jeune soldat allemand est très séduisant
et, naturellement, lorsqu’il commence à guérir de ses
blessures, elle tombe amoureuse de lui. Cela place le
soldat allemand dans une situation difficile. Il a en
Allemagne une femme qu’il aime. Mais il ne peut pas courir
le risque de dire non à cette Française. Elle pourrait le
dénoncer et le livrer aux autorités françaises. Il doit donc lui
faire croire qu’il peut l’aimer, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé
assez de force pour s’évader du château et revenir
clandestinement en Allemagne, à travers la France libérée.
» Pour gagner du temps, il se sert de sa psychologie. Le
film explore leurs personnalités, et les relations difficiles qui
se nouent entre eux. L’Allemand souffre de ce qu’il a vu,
des massacres de civils, et c’est l’un des grands thèmes
du film.
» Finalement, l’aristocrate accepte de le voir partir sans
prévenir les autorités. Il parvient à regagner l’Allemagne et
retrouve sa femme. Celle-ci est jouée par Saskia. Leurs
retrouvailles sont tragiques, car entre-temps elle a eu un
bébé qui n’est pas de lui. Elle est tourmentée par la
culpabilité. Lui est brisé par la cruauté humaine, qu’il a pu
observer à Maillé, par l’infidélité de sa femme, par le
sentiment d’avoir eu sa vie gâchée par une guerre
absurde. Vont-ils continuer à vivre ensemble, en portant
chacun sa croix, ou se séparer ? C’est le spectateur qui
doit en décider, à la fin.
— Cela va faire un film d’une grande puissance. D’où est
venue l’idée ?
— Un jour, j’ai montré à mon père un article où l’on
parlait du président de la République rrançaise qui était
venu à Maillé pour une commémoration. Mon père et moi
sommes tous deux passionnés par l’histoire de la Seconde
Guerre mondiale, mais il ne connaissait pas cet épisode.
Alors je le lui ai raconté. En un rien de temps, l’histoire,
dans ses grandes lignes, a germé dans son cerveau.
— Ton nom sera-t-il au générique ?
— Non. Il faut que les choses soient claires. C’est le film
de mon père. Il dirige Rolf Müller de manière remarquable.
Pour le moment, c’est un acteur inconnu, mais, après la
sortie du film, je suis sûre qu’il deviendra une vedette
internationale. Quant à toi, tu posséderas un domaine dont
la renommée sera immense. Il ne manquera jamais de
touristes pour le visiter. Allez, bonne nuit, Alex. Merci pour
le repas et pour le film.
Il n’essaya pas de la retenir.

***
Le lendemain, elle songea à retourner fouiller dans les
caisses de livres, mais l’idée qu’Alex n’avait pas l’air de s’y
intéresser l’en dissuada.
Elle prit donc une douche, mit un blue-jean et un T-shirt et
sortit pour l’aider. Toutefois, la camionnette d’Alex avait
disparu et il n’y avait aucune pile de branchages à charger.
A midi, elle déposa les paniers à leurs places
habituelles, puis remonta dans la salle de bains pour y faire
du ménage. Elle voulait partir en laissant derrière elle des
lieux aussi propres qu’à son arrivée.
Ensuite… elle fit sa valise. Ce n’était pas de cette
manière qu’elle avait prévu de quitter le château, mais cela
valait mieux ainsi. Pas de longue et pénible scène
d’adieux.
Il restait un jour de tournage, puis tout le monde partirait.
Alex aurait de nouveau son château pour lui seul. Dana
avait terminé son travail.
Elle s’en alla donc. La première étape fut de rendre la
camionnette à l’agence de location. Sur la route, elle
appela son père.
— Dana ?
— Bonjour, papa.
— Je suis content de pouvoir te parler. M. Dumarré vient
de me rappeler. Il tient beaucoup à ce que tu viennes à la
réception qu’il va donner pour Alex, demain soir.
— Papa, je crains que tu ne doives prendre Saskia avec
toi à ma place.
— C’est fini, entre Saskia et moi. Je veux emmener ma
fille.
En fait, c’était la mère de Dana qu’il aurait voulue, mais
Dana était la meilleure remplaçante. Elle en eut les larmes
aux yeux.
— Tu ne comprends pas, papa. Je retourne en
Californie.
Il y eut un long silence.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il enfin.
— Je te l’ai dit l’autre jour. Il est temps que je construise
ma propre vie. Mais je voudrais te demander un service.
Va à cette soirée pour aider Alex. Vas-y avec Saskia. Alex
est quelqu’un de bien. Fais tout ce que tu peux pour lui.
— Dana…
Elle éteignit son iPhone.
C’était la première fois qu’elle coupait ainsi une
communication avec son père. Il allait y avoir beaucoup de
premières fois dans sa vie.
Une vie qui n’inclurait pas Alexandre Fleury Martin. Bien
que Dana soit follement amoureuse de lui.

***
Après une journée chargée, Alex revint au château à
19 h 30, impatient de parler à Dana. Mais il ne trouva que
son repas de midi, là où elle l’avait posé.
Il n’avait pas faim. Il avait partagé un bon repas avec un
des amis de Louisiane. C’était Dana qu’il voulait voir.
Ne la trouvant nulle part, il écouta son répondeur.
M. Dumarré lui avait laissé un message pour lui rappeler la
réception donnée en son honneur, le lendemain. Il avait
ajouté que Jan Lofgren y viendrait avec sa fille.
Il s’assit dans un fauteuil pour réfléchir.
Peut-être que toute l’équipe était en train de célébrer la
fin du tournage, avant de partir à Maillé ou en Allemagne ?
Oui, peut-être. Il songea à ses propres affaires. Une
autre équipe de tournage allait arriver de Lyon dans quatre
jours, suivie par celle de ce studio parisien, prévue à la mi-
septembre. Chaque jour, il recevait de nouveaux
messages exprimant de l’intérêt. Son plan commençait à
marcher. Il en avait parlé aujourd’hui à son banquier, qui
avait été ravi d’entendre ces nouvelles. Il allait pouvoir
effectuer le premier paiement au fisc, fin novembre.
Lorsqu’il avait eu cette idée invraisemblable, il n’aurait
jamais imaginé qu’elle puisse avoir un tel succès.
En fait, tout avait changé pour lui le jour où Dana avait
pénétré pour la première fois dans son domaine.
Les deux heures suivantes lui parurent durer deux ans. Il
appela le Métropole, demanda la chambre de Dana, mais
n’eut pas de réponse. Pas plus que dans la chambre de
son père, à l’Hermitage. Il dut se contenter de laisser un
message à Paul.
Ce dernier lui téléphona peu après.
— Merci de me rappeler. Je cherche Dana.
— On m’a dit qu’elle était à Paris, en train d’y chercher
des lieux de tournage pour le cas où son père déciderait
d’ajouter une courte scène. Personne ne négocie aussi
bien que Dana. Elle devrait être de retour demain.
— Merci du renseignement. Bonne nuit, Paul.
Le lendemain matin, Dana n’était pas revenue. Il essaya
de se mettre au travail. A midi, il décida d’abandonner. Il
n’arrivait à se concentrer sur rien.
Alors qu’il descendait l’échelle, il entendit qu’on l’appelait
par son prénom.
— Paul ?
— Bonjour, fit la voix de Saskia. Je vous ai apporté votre
déjeuner.
— Où est Dana ?
— A Paris. Elle a dit à Jan qu’elle vous verrait ce soir à
la réception.
Alex se força à ne pas montrer sa déception.
— Merci pour l’information, et pour le repas.
— Je vous en prie.

***
Ce soir-là, Alex se vit entouré par des viticulteurs de la
région, qui étaient impatients de connaître ses projets. Etre
au milieu de gens qui ont un tel intérêt pour vous fait
toujours chaud au cœur.
Toutefois, les heures passèrent sans que Dana ne fasse
son apparition.
A la fin, Alex ne put résister davantage. Il se dirigea vers
le réalisateur, lui aussi très entouré.
— Jan ? Il faut que je vous parle. Seul à seul.
Jan Lofgren hocha la tête et s’excusa auprès de ses
interlocuteurs du moment. Alex et lui se dirigèrent vers un
endroit à l’écart.
— Où est Dana ? Je veux la vérité.
— En Californie.
— En déplacement pour vous ?
— Non. Elle a quitté son emploi hier matin. Elle veut en
trouver un autre.
— Vous voulez dire, comme réalisatrice, volant de ses
propres ailes ?
— Non. Elle en serait capable, mais il semble finalement
que ce ne soit pas son destin.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle ressemble beaucoup à sa mère… je ne peux pas
vous donner de meilleure réponse.
Alex en demeura abasourdi. Déjà, Jan lui serrait la main
en ajoutant :
— Pour le cas où je ne vous reverrais pas, je veux vous
remercier maintenant. Non seulement pour avoir mis votre
château à notre disposition, mais aussi pour la générosité
de votre caractère. Croyez-moi, ma fille sait reconnaître
quelqu’un de bien.
Il s’éloigna. Alex eut l’impression que le monde
s’écroulait sous ses pieds.
Il revint au château peu après et, lorsqu’il se gara, il se
demanda s’il n’était pas en train d’avoir des hallucinations.
La camionnette de location était là, devant lui.

***
Dana aperçut Alex qui, vêtu d’un smoking, descendait de
son véhicule. Elle ne l’avait jamais vu aussi élégant.
Il avait l’air très en colère. En quelques secondes, il
arriva à sa camionnette et en ouvrit brutalement la portière.
Il avait posé son autre main sur la carrosserie, empêchant
la jeune femme de sortir.
— Je croyais que tu étais en Californie !
Sa voix était rauque, comme provenant de l’intérieur
d’une caverne.
Comme son père était le seul à connaître ses projets,
Dana en conclut qu’Alex s’était entretenu avec lui à la
réception de M. Dumarré.
Elle se mordit la lèvre.
— J’ai changé d’avis, mais je suis revenue trop tard de
Paris pour pouvoir assister à la réception. Comment était-
ce ?
— Tout le monde semblait passer un bon moment, à
quelques exceptions près. L’une d’entre elles était
M. Dumarré. Il était visiblement déçu de ne pas te voir.
— J’arrangerai cela avec lui. Ce que je veux savoir, c’est
si toi, tu as passé un bon moment.
— Très bonne question ! Est-ce que j’ai passé un bon
moment ? Est-ce que j’ai été content de rencontrer tous les
viticulteurs des environs et d’entendre parler de la grande
époque de Belles Fleurs ? Pour cette partie des choses,
tout s’est bien passé.
— Tu as emmené Simone avec toi ?
— La seule autre vedette présente était Saskia. Je ne
savais pas qu’elle était aussi bonne actrice. Elle a vraiment
fait croire à tout le monde que tu t’étais chargée d’une
mission que personne d’autre ne pouvait remplir.
Son père avait sans aucun doute dirigé Saskia dans ce
rôle. Il avait voulu aider Dana. Elle pouvait au moins le
remercier pour cela. La colère d’Alex était un tout autre
problème.
— Tu m’en veux ?
— Je ne sais pas. C’est toi qui m’as mis dans cette
situation.
— Je suis désolée.
— Non, tu ne l’es pas.
— Tu as raison. Je ne regrette pas que M. Dumarré ait
voulu donner une réception en ton honneur lorsqu’il a
découvert que tu étais le dernier membre de la famille
Fleury. Cela a été un grand honneur pour toi. J’aurais dû
être là, je sais, mais je ne peux plus rien y faire, à présent.
Je trouverai un moyen de m’excuser auprès de lui, quel
qu’en soit le prix.
— Ton père m’a dit que tu avais démissionné.
S’il savait cela, il ne restait plus aucun secret à protéger.
L’échange entre les deux hommes avait dû être peu
amène.
— C’est vrai. Je n’ai plus d’emploi, et j’en cherche un.
— Avec tous les contacts que tu as en Californie, cela ne
devrait pas être difficile à trouver !
— Peut-être… Mais vois-tu, pendant que j’attendais pour
enregistrer ma valise à l’aéroport, je me suis demandé ce
que je voulais faire de ma vie.
— Tout simplement !
— Oui.
— Evidemment, sachant qu’il t’a fallu environ dix
secondes pour décider de louer le château pour ton père,
cela ne devrait pas me surprendre !
— Quand quelque chose m’apparaît clairement, je sais
qu’il ne faut pas hésiter.
— Par exemple, monter sur une échelle sans songer au
danger ?
— Décidément, tu ne veux pas que je l’oublie cette
histoire ! C’est un trait que je dois avoir hérité de ma mère.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— J’y viens. J’ai donc décidé de ne pas monter dans
l’avion et j’ai reloué la camionnette. Quand je suis revenue
à Angers, il était minuit. J’étais si fatiguée que je suis
restée au Métropole, où j’ai dormi tard.
— Tu y es restée toute la journée ?
— Oui. J’avais des coups de téléphone à passer.
— Mais pas à moi.
Dana frissonna.
— Je ne pouvais pas t’appeler avant que tout ne soit en
place. Et, lorsque cela a été le cas, il était trop tard pour
venir à la réception. Pouvons-nous entrer, avant de parler
de la suite ?
Il hocha la tête.
— Si tu étais venue, tu aurais pu goûter aux vins les plus
savoureux de la région.
— Oui, mais celui qui m’intéressait n’aurait pas été
disponible. A moins que, peut-être…
— Non. Notre hôte n’aurait pas consenti à se séparer
d’une autre bouteille de Belles Fleurs. Mais qui sait ce qu’il
aurait accepté si tu avais été là…
Il l’aida à descendre. Ce fut en silence qu’il saisit ensuite
sa valise et la suivit à l’intérieur du château.
10.
Dana sentit son cœur bondir dans sa poitrine quand Alex
ouvrit la porte du petit salon et alluma la lumière.
— Attends-moi ici. Je vais chercher des boissons.
Elle acquiesça. Evitant de regarder le lit à l’autre bout de
la pièce, elle s’installa dans un fauteuil en rotin, face à
l’ordinateur.
Alex ne tarda pas à revenir. Il déposa le Coca-Cola sur
le bureau, devant elle, et, toujours sans rien dire, enleva sa
veste de smoking. Puis vint le tour de la cravate, qu’il jeta
sur un autre fauteuil, avant de déboutonner sa chemise.
La blancheur de celle-ci faisait ressortir le hâle de sa
peau. Sa beauté virile coupa le souffle à Dana.
— Ne veux-tu pas venir t’asseoir sur le divan ? Ce serait
plus confortable…
— Cette chaise fera très bien l’affaire, pour ce que j’ai
en tête.
Il enleva ses boutons de manchette et retroussa ses
manches, révélant ses bras bronzés.
— Tu t’es coupé ! s’exclama Dana en apercevant une
entaille. Quand cela est-il arrivé ?
— Hier.
— Avec la tronçonneuse ?
— Non, ce n’est rien. Ne changeons pas de sujet. Alors
que voulais-tu me dire ? Que tu es revenue au château
pour parler affaires ?
— Oui. J’ai eu le temps de réfléchir, et… Alex ! Tu ne
voudrais pas t’asseoir ? Je n’arrive pas à me concentrer
quand tu me domines ainsi.
— C’est ce que je suis en train de faire ?
— Oui.
Au grand soulagement de Dana, il s’exécuta.
— Cela va mieux comme ça ?
— Oui.
— Combien de temps vas-tu faire durer le suspense ?
— Je vais y mettre fin tout de suite, mais seulement si tu
me promets de ne pas m’interrompre avant la fin.
— Très bien, j’attends.
— C’est sérieux.
— Je le vois bien.
— S’il te plaît, ne prends pas ce ton supérieur !
— Je m’excuse si c’est l’impression que j’ai donnée.
— Pardon, je suis très sensible à ce genre de choses.
Bon, il faut d’abord que je t’en dise un peu plus sur ma vie.
— Tu veux dire qu’il reste des choses que je ne sais pas
encore sur toi ?
— Oui. Alors, écoute-moi ! Quand j’étais petite, ma mère
jardinait beaucoup. J’aimais l’aider, et j’étais fière des
parterres de fleurs que je plantais. Si l’on me demandait
quel a été le meilleur moment de ma vie, je répondrais que
c’est cette époque, lorsque je regardais pousser les
plantes de notre jardin. Il y avait de très belles fleurs dans le
sud de la Californie. On aurait dit le jardin d’Eden.
Seulement, il y avait aussi autre chose dans ma vie.
Chaque jour, j’avais pour rôle d’apporter son repas à papa,
au studio, et il me laissait rester et observer. Ce qu’il faisait
paraissait très important, et je me suis mise à penser que
je ferais la même chose quand je serais grande. Au fil des
ans, j’ai étudié sa technique. Un jour, j’en ai parlé à Paul.
Tu sais ce qu’il m’a répondu ? « Tu peux réussir, Dana,
parce que tu es faite pour cela, mais il faut savoir que ce
n’est pas une profession qui rend les gens heureux. » Je
m’en doutais déjà. Mon père rencontrait des difficultés,
mais au moins il pouvait exprimer son talent artistique et, à
mes yeux, c’était cela qui comptait. Petit à petit, papa s’est
mis à me confier des responsabilités. Nous avions souvent
les mêmes idées. Après la mort de ma mère, il m’a donné
davantage de missions à faire pour lui : repérer des lieux
de tournage, relire des scénarios… J’étais persuadée que
c’était vraiment là ma vocation, et pourtant la phrase de
Paul me revenait sans cesse à l’esprit. Je n’ai cessé de
me demander si la réalisation était vraiment ce que je
voulais faire. J’ai eu la réponse la semaine dernière,
quand nous avons travaillé ensemble dans le verger. Cela
m’a ramenée à l’époque où j’aidais ma mère dans le
jardin. Ces derniers jours, j’ai regardé les terrains
horticoles qui sont à l’abandon, de l’autre côté du château.
J’ai eu quantité d’idées sur ce qu’on pourrait y faire. Quand
mon père m’a envoyée à Maillé, je n’ai pas voulu y aller.
Voilà. Ce que j’essaie de te dire, en fait, c’est que je
voudrais m’occuper de ton domaine.
— Ce sera beaucoup de travail, Dana.
— J’aime le travail. De plus, c’est l’une des plus belles
régions de France. Et, comme je t’aime, tu peux me faire
confiance pour que je m’en occupe mieux que personne.
Alex la dévisagea à ces mots comme s’il ne l’avait
jamais vue.
Elle profita du silence pour continuer :
— En attendant que tout cela se mette en place, je
t’aiderai partout où tu en auras besoin. Pour nettoyer
chaque pièce, descendre le mobilier… Je planterai et je
sèmerai. Je sais que j’ai encore beaucop de choses à
apprendre, mais tu pourras me les enseigner.
Il prit un air songeur et cela ne parut pas de bon augure à
la jeune femme.
— Ne réponds pas tout de suite, Alex, s’empressa-t-elle
d’ajouter. Je sais ce que tu vas me dire : que tu n’as pas
l’argent pour me payer. Sache que je ne demande pas de
salaire. Nous pourrons en parler lorsque ce château sera
ouvert au public. Ne comprends-tu pas que je ne désire
rien d’autre que travailler et vivre ici ?
Il se leva et elle l’imita, découragée.
— Promets-moi simplement que tu vas y réfléchir jusqu’à
demain matin, insista-t-elle néanmoins. Si c’est non, alors
je m’inclinerai et je partirai.
Elle prit sa valise et monta celle-ci en haut de l’escalier
pour la troisième fois en trois semaines.
Arrivée dans sa chambre, elle se posta à la fenêtre et
regarda le paysage. La lumière de la lune transformait le
Layon en un serpent argenté.
Elle resta là longtemps, repassant des souvenirs dans
sa tête, les larmes aux yeux.
Lorsqu’elle finit par se retourner pour ouvrir sa valise, elle
sursauta en découvrant Alex dans l’embrasure de la porte.
Il était si beau qu’elle crut défaillir et son cœur se mit à
battre la chamade. Alex tenait deux verres de vin à la main.
— Je suis venu te donner ma réponse, déclara-t-il.
Il s’approcha d’elle et lui en tendit un.
Dana retint son souffle.
— On peut difficilement imaginer un entretien
d’embauche plus convaincant. Je suis vraiment
impressionné par le fait que tu renonces à un salaire de
régisseur de cinéma pour devenir régisseur d’un domaine
à l’abandon. Par conséquent, tu es engagée.
Elle le dévisagea sans trop oser y croire.
— Tu parles sérieusement ? articula-t-elle.
Il eut un sourire.
— Très ! Alors, buvons à ton succès.
Dana prit le verre en frémissant.
Elle en but une gorgée et, lorsque le liquide descendit
dans sa gorge, elle comprit que ce n’était pas du Percher,
ni du chaume, ni aucun autre vin qu’elle ait déjà goûté.
— Il vient de quel domaine ? Il est délicieux… si
velouté… C’en est presque incroyable.
Alex hocha la tête.
— Quand j’étais à la réception de M. Dumarré, on m’a
dit que le cru 1892 avait été excellent.
— Tu as ouvert la bouteille ?
— On avait dit qu’on la réserverait pour une occasion
importante. Il me semble que le début d’une nouvelle
carrière professionnelle en est une, tu ne crois pas ?
Incapable de dire un mot, Dana ne put que hocher la
tête.
— Ce vin a l’air complètement irréel, comme s’il venait
d’une autre planète. Il a une richesse que je n’aurais pas
crue possible.
— Il a eu cent ans pour prendre de l’âge.
— Dire que tu bois un vin qui a été produit sur le
domaine de Belles Fleurs pendant des siècles ! Tu n’as
pas l’impression que cela crée un lien avec tes ancêtres ?
— Plus encore. J’ai oublié de te dire que j’ai rencontré
un de mes collègues de Louisiane hier. Il tenait beaucoup à
savoir quand j’allais le rejoindre là-bas.
Un froid brutal paralysa Dana.
— Tu lui as répondu que c’était pour bientôt ?
— Non. Je lui ai demandé de chercher quelqu’un d’autre.
Je vais m’installer définitivement en France. Et me marier.
Dana fronça les soucils.
— Te marier ?
— Ma future épouse et moi-même avons une vie à
organiser et un vignoble à faire redémarrer. Deux projets
qui vont nécessiter que l’on s’y consacre à plein temps, et
avec beaucoup d’amour.
— Alex !
— Je t’aime, Dana Lofgren. Je suis tombé amoureux
dès notre première rencontre. Mais j’ai senti qu’il faudrait
affronter ton père, alors j’ai attendu le bon moment.
Elle se jeta dans ses bras, tandis que des larmes de
bonheur inondaient son visage.
— Oh ! mon chéri, je t’aime moi aussi, plus que tu ne
peux l’imaginer !
— Je crois que tu m’en as convaincu quand nous étions
en bas.
— Je n’aurais pas pu te quitter ! Tu ne peux pas
imaginer ce que j’ai vécu, en faisant la queue à l’aéroport !
J’avais l’impression que ma vie était finie !
— Apprendre par ton père que tu étais repartie en
Californie n’a pas été facile pour moi non plus.
— Je suis désolée. Je lui avais demandé d’être aimable
avec toi, mais j’aurais dû savoir que je ne pouvais pas
compter sur lui pour ce genre de chose.
— Tu ne comprends pas. Dans un sens, il nous a donné
sa bénédiction.
— Que veux-tu dire ?
— Je m’étais préparé à une confrontation avec lui, mais
ce qu’il m’a dit a tout changé. Il m’a expliqué que tu étais
capable de faire une bonne réalisatrice, mais que ce
n’était pas ton destin, parce que tu ressemblais trop à ta
mère.
— Papa a reconnu cela ?
Alex hocha la tête.
Une joie immense envahit alors Dana.
— Quand j’ai entendu cela, j’ai quitté la réception. Si je
n’avais pas vu ta voiture en revenant au château, j’aurais
appelé Paul pour lui demander de veiller sur le domaine
pendant mon absence.
— Et moi, j’étais terrifiée à l’idée que tu puisses être
parti avec Simone.
— Simone qui ? Non. Depuis le soir où tu es entrée dans
mon domaine, je n’ai plus été le même homme. Sapto te le
confirmera.
— Qui est Sapto ?
— Le garçon qui faisait le ménage dans notre maison, à
Bali. Il te plaira. Il met de l’argent de côté pour aller à
l’université. Je vais le faire venir ici et il travaillera sur le
vignoble. Cela l’aidera à faire des économies plus vite.
Dans la dernière carte postale que je lui ai envoyée, je lui
ai dit de cesser de me poser des questions sur les
femmes dans ma vie, parce que j’avais trouvé celle qu’il
me fallait.
Dana l’embrassa, trop euphorique pour parler.
— Ce matin, reprit Alex, je me suis arrêté à la poste et
j’ai trouvé une autre carte de lui. Il me disait que, d’après la
description que je lui ai faite de toi, tu me donnerais
beaucoup de beaux enfants. Mais cela, je l’ai su dès cette
soirée à l’Hermitage, quand ta féminité m’a fait un effet
extraordinaire. J’ai compris dès ce moment-là que tu étais
celle avec qui je ferais l’amour pendant le reste de ma vie,
celle avec qui j’aurais des enfants.
— Je… je l’ai su avant toi. Cela peut paraître stupide,
mais j’ai eu l’impression de vivre un conte de fées. Comme
la Belle au Bois Dormant, mais inversé. Comme si j’étais
venue au château du Beau au Bois Dormant.
— Veux-tu aller au vignoble avec moi ? Nous avons des
plans à établir. Et vite, parce que je ne te ferai pas l’amour
tant que tu ne seras pas ma femme. Je l’ai promis à ton
père.
— Quand ? Je n’ai rien entendu.
— Oh ! cela n’a pas été exprimé verbalement, mais cela
a été bien clair, dès l’instant où tu as annoncé que tu
voulais dormir au château.
— Tu as dû me prendre pour une folle.
— Très franchement, j’ai cru que je recevais un cadeau
du ciel, mais qu’il m’avait été donné par erreur. Comme je
n’avais pas l’intention de le rendre, il m’a fallu réfléchir, et
vite.
— Alors tu crois à la providence divine ?
— Depuis qu’une merveilleuse femme blonde, dont la
bouche est celle d’un ange, est montée dans mon arbre et
m’a regardé à travers le feuillage… Tu es vraiment un don
du ciel, mon amour.
Elle s’apprêtait à répondre, mais il lui ferma la bouche
d’un baiser, en un avant-goût de l’avenir merveilleux qui les
attendait.
Un patron de charme
© 2006, Jessica Hart.
© 2007, 2012, Traduction française :
Harlequin S.A.
CHRISTINE BOYER
BUSINESS ARRANGEMENT BRIDE
978-2-280-24995-9
1.
Tyler observa plus attentivement la jeune femme qui
saluait en souriant des hommes en costume, de l’autre
côté de la salle.
Où l’avait-il déjà vue ? Il l’avait remarquée dès son
arrivée, et ça l’agaçait de ne pas réussir à se remémorer
qui elle était.
Elle n’avait rien d’une beauté sublime. Mis à part son
sourire lumineux, son visage était quelconque, ses cheveux
auburn plutôt mal coupés, et elle semblait engoncée dans
son tailleur trop petit pour elle. Malgré tout, quelque chose
en elle retenait son attention.
Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
C’était excessivement irritant ! Il aimait savoir à qui il
avait affaire et ne supportait pas de garder sans savoir
pourquoi les yeux rivés sur cette inconnue d’aspect somme
toute très ordinaire qui ne s’intéressait manifestement pas
à lui.
Depuis une demi-heure, il la voyait virevolter dans le hall
bondé, passant avec aisance d’un groupe à l’autre.
Manifestement, elle avait l’art et la manière de
communiquer avec ses semblables. Une qualité qu’il ne
possédait pas, du moins à en croire Julia, l’épouse de son
meilleur ami.
— Tu es un type adorable, Ty, lui avait-elle dit avec sa
candeur habituelle, mais honnêtement tu as la sociabilité
d’un ours !
A ce souvenir, il se rembrunit. Il se rendait vaguement
compte que les gens hésitaient à l’approcher devant son
air renfrogné, mais il était incapable d’en changer.
Tout en sirotant sa coupe de champagne, il promena les
yeux sur la foule venue assister à l’inauguration de ses
bureaux new-yorkais. Il détestait ce genre de mondanités. Il
avait en horreur les conversations sans intérêt dont les
femmes raffolent. Sans l’insistance de son directeur des
relations publiques, il n’aurait jamais organisé ce cocktail.
Mais, au dire de son subordonné, une réception s’imposait
pour marquer l’ouverture du nouveau siège social de
l’entreprise, très controversé. Voilà pourquoi il se retrouvait
à présent au milieu d’hommes d’affaires et de hauts
fonctionnaires qui cherchaient tous à s’insinuer dans ses
bonnes grâces, à obtenir son soutien ou à lui proposer leur
collaboration.
Tous, sauf cette femme. Depuis son arrivée, elle ne lui
avait pas fait l’aumône d’un regard.
Avec un soupir, il se demanda quand il pourrait
décemment s’en aller. Ces gens l’ennuyaient. Pourquoi
avait-il accepté d’honorer de sa présence cette soirée
assommante ?
Il se rendit compte soudain qu’il ne voyait plus la jeune
femme, et son cœur se serra curieusement. Etait-elle
partie ? Elle n’aurait quand même pas quitté la salle
sans…
Les sourcils froncés, il scruta la foule avec attention.
Ah ! Elle était là, dans le coin, en train de retirer
discrètement une de ses chaussures à hauts talons.
Manifestement, ses pieds la faisaient souffrir. Sans doute
n’allait-elle pas tarder à quitter la réception, et il ne saurait
jamais qui elle était.
De manière étrange, cette perspective le déstabilisa.
Bien sûr, il aurait toujours la possibilité d’obtenir des
renseignements sur elle auprès des autres invités…
Mais, après tout, qu’est-ce qui l’empêchait de l’interroger
directement ?

***
Dissimulée derrière un pilier près des ascenseurs, Mary
frottait subrepticement contre sa cheville droite les orteils
meurtris de son pied gauche pour les soulager.
Dire que, lorsqu’elle avait sorti ces escarpins de son
placard, ils lui avaient paru parfaits pour cette soirée !
Le monde des affaires américain avait été galvanisé en
apprenant que Tyler Watts, l’ancien voyou devenu brillant
chef d’entreprise, délocalisait le siège social de son
importante société de Londres pour revenir s’installer à
New York. En revanche, l’opinion était très partagée sur
l’opportunité de construire devant le fleuve Hudson un
bâtiment d’une conception aussi originale. Certaines
personnes trouvaient qu’il détonnait au cœur du quartier
historique de la ville, d’autres se réjouissaient que la
capitale économique du pays se dote ainsi d’une
réalisation architecturale d’avant-garde. En tout cas, la
réception organisée pour son inauguration était
l’événement social de l’année, et elle était déterminée à en
profiter. Bien sûr, elle ne serait pas la seule à tenter de
collaborer avec la compagnie Watts, mais si elle avait peu
de chances de concrétiser cet espoir peut-être
parviendrait-elle à nouer des rapprochements intéressants
avec d’autres interlocuteurs.
Voilà pourquoi elle avait choisi sa tenue avec soin.
C’était sa première véritable apparition publique depuis la
naissance de Bea, et elle tenait à paraître professionnelle
et… élégante. Un ensemble seyant et une jolie paire de
chaussures étaient indispensables pour faire bonne
impression, c’est ce qu’on lisait dans tous les magazines
féminins.
Malheureusement, ces derniers ne précisaient pas ce
qu’il convient de faire quand, cinq minutes avant de sortir,
vous vous rendez compte que vous avez pris quelques
kilos depuis que vous avez acheté votre tailleur. Ils
omettaient également de rappeler l’enfer que cela
constitue de marcher avec de pareils instruments de torture
sur un sol marbré ressemblant à une patinoire.
Avec un soupir, elle remit son escarpin gauche et retira
l’autre.
Comme elle l’avait souvent constaté au cours de sa vie,
il y avait un gouffre entre ses aspirations et la réalité. Elle
s’était imaginée charmant tous les employeurs de New
York et les impressionnant par son professionnalisme. Elle
avait espéré qu’ils se battraient pour l’embaucher, la
supplieraient de résoudre leurs problèmes de
recrutement… Mais rien ne se déroulait comme prévu.
Bien sûr, tout le monde s’était montré très gentil avec elle
et personne n’avait eu la grossièreté de lui faire remarquer
qu’elle ne parvenait pas à boutonner sa veste, mais les
autres invités étaient là pour rencontrer Tyler Watts.
Personne ne lui avait non plus proposé de travail, et elle se
rendait parfaitement compte qu’elle ne donnait pas l’image
d’une femme d’affaires efficace et compétente.
Finalement, cette soirée ne lui avait apporté que des
ampoules aux pieds.
Elle posa sa flûte de champagne et se rechaussa
convenablement. Elle allait faire un dernier effort,
s’entretenir avec le directeur du personnel de la société
Watts, puis elle jetterait l’éponge.
Comme elle réintégrait son escarpin avec une petite
grimace de douleur, elle aperçut soudain Tyler Watts en
personne qui fendait la foule tel un tank. Impressionnés, les
groupes s’effaçaient sur son passage pour le laisser
passer.
Il ne le remarquait même pas, d’ailleurs, songea-t-elle
avec aigreur. Comportement typique du personnage. Lors
des rares occasions où elle l’avait rencontré dans le passé,
elle l’avait trouvé d’une arrogance et d’une grossièreté à
toute épreuve, et elle n’était pas pressée de renouveler
l’expérience. Elle espérait peut-être travailler pour sa
compagnie, mais elle n’avait aucune envie de s’entretenir
avec le numéro un du groupe.
Curieusement, il semblait se diriger dans sa direction.
Elle regarda autour d’elle, cherchant qui Tyler Watts avait
repéré, mais il n’y avait personne.
Si elle ne faisait pas très vite quelque chose, ils allaient
bientôt se retrouver nez à nez, et elle ne pourrait l’éviter.
S’emparant de sa flûte de champagne, elle se détourna
et tenta de se rapprocher des personnes qui devisaient sur
sa gauche, mais dans sa hâte elle oublia le sol glissant et
trébucha.
Au moment où elle allait s’étaler de tout son long, une
main puissante l’attrapa par le bras et la retint avant de la
remettre sur pied.
Mortifiée, elle se tourna vers son sauveur pour le
remercier.
En reconnaissant Tyler Watts, les mots qu’elle
s’apprêtait à prononcer moururent sur ses lèvres. Il avait dû
courir à la vitesse de la lumière pour réussir à prévenir sa
chute. Et il devait être d’une force incroyable. Elle n’entrait
pas vraiment dans la catégorie des poids plume, et
pourtant il l’avait secourue sans effort apparent.
C’est alors qu’elle remarqua que sa chemise était
tachée. En tombant, elle avait dû renverser sa flûte sur lui.
— Je suis navrée, balbutia-t-elle bêtement.
Elle s’en voulut de bégayer comme une collégienne,
mais les sourcils froncés et les mâchoires serrées de Tyler
Watts auraient intimidé n’importe qui. Indéniablement, il
dégageait une énergie incroyable et inspirait le respect et
la crainte. En tout cas, ce n’était pas un homme sur qui
renverser son verre.
Bravo, se dit-elle avec un petit soupir. Quelle soirée !
Les doigts de Tyler tenaient toujours son bras, mais il la
lâcha dès qu’elle posa les yeux sur eux.
— Ça va ? s’enquit-il avec brusquerie.
— Oui, merci, répondit-elle, en proie à un petit rire
nerveux. Ce sol marbré est une catastrophe pour les talons
hauts, ajouta-t-elle au cas où il attribuerait sa chute à un
excès d’alcool. Quel est l’imbécile qui a eu l’idée de
reconstituer une patinoire dans cette salle ?
— Moi, je le crains, riposta Watts, l’œil sardonique.
Catastrophée, elle regretta de ne pouvoir disparaître
immédiatement dans un trou de souris. Pourquoi avait-elle
dit une telle bêtise ? Critiquer un bâtiment qui concrétisait
l’ascension fulgurante d’un homme pour qui elle rêvait de
travailler était une énorme bourde.
— Vous, vous n’avez jamais essayé de traverser la
pièce sur des échasses, répondit-elle, tentant de faire
passer sa réflexion pour un trait d’humour.
Malheureusement, Tyler ne parut pas du tout amusé.
— Apparemment, les autres femmes parviennent à
rester debout, remarqua-t-il. Peut-être le problème ne vient-
il pas du sol mais de vos chaussures ?
Mary se mordit la lèvre. Les escarpins qu’elle portait ce
soir-là étaient ses préférés, même s’ils la faisaient souffrir.
Elle avait décidé de les mettre parce qu’ils lui rappelaient
Londres. A l’époque, elle était mince — en tout cas, plus
mince —, piquante, et tout lui réussissait. Noirs avec un
petit nœud, ils s’harmonisaient très bien avec un tailleur
mais pouvaient également compléter une tenue plus
originale, leurs talons aiguilles leur donnant un petit côté
farfelu. Peut-être ces derniers étaient-ils un peu trop hauts,
reconnut-elle in petto.
Tyler examina également ce qu’elle avait aux pieds et
secoua la tête.
— Ces « échasses » vous font des jambes superbes, je
ne dis pas, mais la prochaine fois vous devriez vous
chausser de façon moins extravagante.
Elle s’apprêta à lui faire remarquer qu’il était mal placé
pour lui reprocher une quelconque extravagance après
avoir conçu un sol comme celui-ci mais se retint à temps.
Elle était censée nouer des contacts professionnels
prometteurs, pas se mettre à dos les clients potentiels.
— J’y penserai, assura-t-elle en souriant.
Elle n’avait pas eu l’intention de l’aborder, mais comme il
se trouvait en face d’elle autant en profiter. D’une manière
ou d’une autre, elle devait le convaincre qu’elle était une
femme d’affaires compétente et pas seulement une idiote
sur échasses. Si elle réussissait à l’impressionner
suffisamment pour qu’il la recommande auprès de son
directeur du personnel, ses soucis seraient réglés. Les
plus pressants, en tout cas.
Affichant un sourire éclatant, elle lui tendit la main.
— Mary Thomas.
Son nom ne disait visiblement rien à son interlocuteur,
mais il la scruta d’un air irrité comme s’il cherchait à fixer
un souvenir dans sa mémoire.
— Tyler Watts, la salua-t-il à son tour.
— Je sais, répondit-elle, troublée par le frisson qui la
parcourut à son contact.
— Vraiment ?
— Tout le monde vous connaît ! Vous êtes très célèbre à
New York. Les gens ne parlent que de vous et ne rêvent
que de faire affaire avec vous.
— Y compris vous ?
— Bien sûr. Cela dit, je pensais m’entretenir avec
Steven Halliday et non avec vous.
Il leva un sourcil étonné.
— Et pourquoi ?
Intimidée malgré elle par son air sévère, elle répliqua.
— M. Halliday me paraissait l’interlocuteur ad hoc. Il est
votre directeur du personnel, non ?
Et il serait surtout d’une approche plus facile, elle en était
persuadée. Elle ignorait à quoi ressemblait Steven
Halliday, mais Tyler Watts avait la réputation de n’accorder
que trente secondes d’affilée chrono à ses collaborateurs
pour quelque problème que ce soit. Elle préférait
s’adresser à quelqu’un de plus patient et doté d’un peu
plus de sens de l’écoute… et qui ne la dévisagerait pas
avec cette mine féroce et ces yeux bleu glacé !
Difficile de rester sereine face à ce mélange
d’arrogance, d’impatience et de force.
— Effectivement, grommela Tyler. De quoi aimeriez-
vous lui parler ?
— De la petite agence de recrutement que je dirige.
C’était le moment de lui tendre une des cartes de visite
qu’elle avait fait imprimer à grands frais ! Mais elle avait
passé la soirée à en distribuer à droite et à gauche et ne
savait même pas s’il lui en restait.
Elle fouilla d’une main fébrile dans son sac — elle devrait
vraiment y mettre un peu d’ordre — et en repérait justement
une, lorsque la lanière lâcha et que tout son contenu se
répandit sur le sol.
Elle ferma les yeux, rouge de gêne. Génial ! Elle avait
failli s’étaler de tout son long devant Watts, avait renversé
son verre sur sa chemise, critiqué ses goûts architecturaux,
et à présent toutes ses affaires tombaient en vrac par
terre… Bref, elle accumulait les gaffes devant le seul
homme capable de lancer sa carrière ou de la briser à
jamais !
Furieuse contre elle-même, elle se hâta de ramasser
ses clés, son rouge à lèvres, ses cartes de visite — il lui en
restait, finalement —, des stylos de toutes tailles, des
mouchoirs en papier et une cuillère de bébé.
Un biscuit écrabouillé avait atterri sur les souliers
parfaitement cirés du grand boss, et elle se mit en devoir
de les nettoyer. Elle comprenait mieux maintenant pourquoi
l’intérieur de son sac était tout poisseux depuis quelques
jours.
Watts se pencha et lui tendit une couche roulée en boule.
— Merci, dit-elle en la jetant avec le reste dans sa
besace.
Elle n’en revenait pas qu’il ne soit pas encore parti en
courant, complètement dégoûté. D’ailleurs, pourquoi était-il
venu la trouver ? Elle était très bien toute seule ! Il avait suffi
qu’il apparaisse pour qu’elle se métamorphose en sombre
idiote. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il trouve une excuse
pour s’en aller, ce qui lui donnerait la possibilité de rentrer
chez elle et de ruminer tranquillement son humiliation.
Mais Tyler Watts n’avait pas l’air de vouloir s’éloigner.
Glacial, il attendait apparemment toujours qu’elle lui
explique la raison de sa présence à son inauguration.
Il représentait une opportunité fantastique. La moitié de
la salle aurait tout donné pour être à sa place et accaparer
l’attention de Tyler Watts. Elle devait en profiter pour vanter
les mérites de son agence et paraître pleine
d’enthousiasme, même si ce n’était pas évident avec des
pieds douloureux, une veste trop serrée et après avoir été
humiliée par trois fois devant quelqu’un qu’elle rêvait
d’impressionner.
Elle aurait tellement voulu être allongée sur son canapé
devant la télévision avec une tasse de chocolat bien
chaud ! Mais rester vautrée sur un sofa conduirait son
entreprise à la faillite. Or, il lui fallait gagner sa vie et élever
Bea.

***
Tyler se maudissait intérieurement d’avoir approché
cette Mary Thomas.
Lorsqu’elle avait trébuché, il s’était d’instinct précipité à
son secours sans mesurer à quel point elle était lourde. Il
s’estimait chanceux de ne pas avoir été entraîné avec elle
dans sa chute ! Comme si cela ne suffisait pas, elle avait
réussi à renverser son verre de champagne sur lui. Sa
chemise était bonne à laver et sa cravate sans doute
irrécupérable. Et pour couronner le tout elle avait critiqué
son sol marbré ! Il ne supportait pas les reproches, d’où
qu’ils viennent, et surtout pas d’une sotte sur échasses.
Maintenant, toute l’assistance avait les yeux rivés sur le
contenu du sac répandu par terre et avait sans doute
remarqué sa chemise sale et la couche — une couche ! —
qu’il tenait à la main. Il devait avoir l’air d’un imbécile. Or,
s’il y avait une chose qu’il détestait, c’était se sentir idiot.
En fait, il détestait beaucoup d’autres choses, mais le
ridicule était en haut de la liste. Et à présent il ne savait pas
comment s’en aller. S’ils avaient été à une réunion, il aurait
pu asséner à cette calamité que les trente secondes qui lui
étaient imparties s’étaient écoulées, mais en la voyant
toute rouge et gênée il se sentait incapable de tourner les
talons et de s’éloigner comme il en mourait d’envie.
— Quelle sorte de recrutement ? s’enquit-il après un
moment.
Avec une profonde inspiration, la jeune femme rehaussa
les épaules, lui tendit une carte de visite et lui servit un petit
discours soigneusement préparé.
— D’après ce que j’ai compris, maintenant que votre
siège social est à New York, vous avez l’intention de
développer vos activités dans le nord du pays. Si vous
avez besoin d’employés dotés de connaissances
informatiques, comptables ou en techniques de vente,
n’hésitez pas à faire appel à moi. Je vous trouverai les
meilleurs.
— Je ne m’occupe pas du recrutement du petit
personnel, répliqua-t-il en fronçant les sourcils.
— J’en suis consciente, et voilà pourquoi je souhaitais
initialement m’entretenir avec Steven Halliday, répondit-elle
avec un sourire nerveux. J’ai travaillé pour votre société
dans le passé et je connais bien votre entreprise et sa
façon d’opérer. Je suis donc à même de cerner
parfaitement vos attentes, c’est un atout.
Mais il ne l’écoutait plus. Une petite lumière venait de
s’allumer dans son cerveau.
— Vous avez déjà travaillé pour moi ? répéta-t-il.
— C’était il y a plus de dix ans, vous ne vous en
souvenez sans doute pas, répliqua-t-elle. J’étais assistante
aux ressources humaines, ici, à New York. A l’époque, Guy
Mann était responsable du service.
— Oui !
Il poussa un soupir de satisfaction. A présent, il la
resituait.
Mary Thomas… Bien sûr.
— Je me souviens très bien de vous. Vous aviez
renversé sa tasse de café à une réunion.
La jeune femme pinça les lèvres.
— D’habitude, je ne suis pas aussi maladroite.
— Et vous vous étiez opposée à moi au sujet de…
Comment se nommait ce type déjà ?
— Paul Dobson. Oui, admit-elle d’un air découragé.
— Dobson, c’est ça. Vous m’aviez affirmé que je me
trompais lourdement sur son compte.
Il la dévisagea avec un intérêt renouvelé.
A présent, tout lui revenait. Il se remémorait le silence de
mort qui était tombé autour de la table lorsqu’elle lui avait
asséné ce jugement sans appel. Peu de gens osaient lui
dire qu’il avait tort, dans quelque domaine que ce soit.
Médusés, tous ses collaborateurs l’avaient regardée
comme si elle avait été un chaton s’attaquant à un énorme
colosse.
— J’espère avoir fait preuve d’un minimum de
diplomatie, balbutia Mary.
— Pas du tout ! s’esclaffa-t-il. Vous m’aviez lancé que je
me basais sur des rumeurs calomnieuses et que je devrais
avoir honte de moi.
— Et vous m’aviez rétorqué que j’avais un cœur trop
sensible, dit-elle, enhardie.
— C’était le cas. Mais un cœur tendre qui n’avait pas
froid aux yeux et qui était parvenu à ses fins.
Même si ce qu’elle avait dit à propos de Paul Dobson
l’avait irrité, il l’avait écoutée. Au bout du compte, il avait
décidé de prendre de plus amples renseignements sur cet
employé, et finalement il avait révisé son jugement initial.
Voilà pourquoi son visage lui disait quelque chose.
Tyler se sentit mieux. Il aimait savoir à qui il avait affaire.
Le mystère résolu, il se souvint d’une réflexion de son
directeur du personnel : « Mlle Thomas est peut-être jeune,
mais elle a un sens inné des relations humaines et un bon
instinct. » Si c’était toujours le cas, elle pourrait peut-être lui
être utile ?
— Pourquoi avez-vous quitté notre groupe ? s’enquit-il
abruptement.
Surprise par la question, Mary tressaillit. Tyler Watts la
scrutait avec une telle intensité qu’elle sentit sa gêne
redoubler.
Elle se souvenait de la fureur avec laquelle il avait
accueilli ses propos et se demandait encore comment elle
avait eu le cran de le critiquer, mais lorsqu’elle glissa un
œil contrit vers son interlocuteur elle fut étonnée de voir
briller dans les siens une lueur presque amusée. Il lui parut
soudain plus jeune, moins intimidant. Il fallait reconnaître à
cet homme une qualité : il était peut-être grossier, exigeant
et caractériel, mais il était juste.
— Pour aller à Londres, répondit-elle enfin, étonnée qu’il
s’intéresse à son cas. J’ai grandi à New York et j’ai eu
beaucoup de chance de décrocher un poste chez vous à la
remise de mon diplôme, mais après trois ans à votre
service j’ai eu envie de revoir mon pays.
— Vous auriez pu travailler pour notre succursale
londonienne !
Il semblait presque choqué qu’elle ne l’ait pas fait.
Elle n’avait pas compris qu’on s’engageait à vie chez
Tyler Watts. C’était peut-être le cas pour certains de ses
collaborateurs, mais trois années de bons et loyaux
services lui avaient paru suffisantes. Mieux valait ne pas le
lui dire, elle avait assez gaffé pour la soirée.
— Je voulais diversifier mon expérience, dit-elle.
— Et maintenant, vous êtes revenue à New York ? dit-il.
— Oui, depuis quelques mois, répondit-elle, soulagée
qu’il la relance sur un terrain professionnel. Et je viens
d’ouvrir une agence de recrutement. Je propose une large
gamme de personnel qualifié, des employés aux cadres
moyens. Les sociétés font souvent appel à des chasseurs
de têtes pour embaucher leurs dirigeants mais ont
tendance à négliger la sélection des subalternes. A mon
avis, c’est une erreur. Investir pour trouver la bonne
personne qui convient au poste, même si celui-ci semble
secondaire, est rentable sur le long terme. Si tous vos
salariés, de votre bras droit à l’intérimaire chargé de la
maintenance, ont des responsabilités en adéquation avec
leurs compétences et vos besoins, votre société tout
entière fonctionne mieux.
Watts ne parut pas impressionné.
— C’est surtout onéreux, répliqua-t-il sèchement.
— Prendre le premier venu semble effectivement plus
économique, concéda-t-elle. Mais si vous vous rendez
compte après quelque temps que la personne ne s’intègre
pas à l’équipe, ne travaille pas de manière efficace avec
ses collègues, cela peut vous coûter cher.
Elle reprenait de l’assurance. Le grand patron arborait
peut-être une expression blasée, mais au moins il
l’écoutait.
— La méthode a fait ses preuves, poursuivit-elle. En
étroite collaboration avec votre département des
ressources humaines, je m’efforce de cerner avec
précision le profil du candidat, le contenu du poste et la
personnalité qui cadrera le mieux. Finalement, mon travail
ne se réduit pas à trouver une personne pour une fonction
mais à établir des relations humaines constructives.
Cette envolée finale lui plaisait particulièrement.

***
Des « relations humaines », les grands mots étaient
lâchés ! songea Tyler.
Il en avait plus qu’assez qu’on lui rebatte les oreilles ave
cette expression. Dernièrement, il avait passé un week-end
avec Mike et Julia, et cette dernière lui avait seriné sur tous
les tons à quel point il était nul sur ce plan.
— Pour quelqu’un d’aussi brillant professionnellement, tu
es d’une incommensurable maladresse en ce qui concerne
les femmes, lui avait-elle dit. Tu ne sais rien des relations
humaines.
Il s’était senti vexé.
— Bien sûr que si ! J’ai eu des centaines de petites
amies !
— Et combien sont restées avec toi plus d’une
semaine ? Tu as multiplié les conquêtes, Ty, mais tu es
incapable de nouer une liaison valable.
Il trouvait Julia adorable, mais ce commentaire l’avait
piqué au vif. Surtout après le dîner d’anciens auquel il avait
assisté avec Mike, où tous ses vieux copains semblaient
mesurer leur succès dans la vie non pas en puissance de
voitures ou en surface de propriétés mais en termes de
couple et d’enfants. Lorsqu’il avait exprimé son étonnement
à son ami, celui-ci avait répliqué, amusé :
— A notre époque, la vraie réussite se mesure sur le
terrain personnel. Si tu veux apparaître comme celui qui a
tout, tu devrais penser à te trouver une femme et fonder une
famille, Tyler.
— Et pour cela, avait renchéri Julia, tu dois apprendre à
te comporter de manière civilisée avec autrui. Tu as besoin
d’un coach en la matière.
Tout cela était de la foutaise, bien sûr, mais il n’avait
toujours pas digéré ces paroles. Il aimait être le meilleur, et
ce dans tous les domaines. Et à présent cette Mary
Thomas se présentait comme une spécialiste de la
question !
— Pourquoi tout le monde n’a que cette expression à la
bouche ? lança-t-il avec agressivité. Pourquoi les gens ne
peuvent-ils pas simplement effectuer le travail pour lequel
ils sont payés ? Pourquoi ont-ils tous besoin de forger des
« relations humaines » ?
— Parce que s’ils ne s’entendent pas, expliqua
patiemment Mary tout en se demandant quand Tyler Watts
la laisserait enfin retirer ses chaussures, les membres
d’une équipe ne peuvent pas travailler de manière efficace.
Il ne s’agit pas seulement de s’embrasser en arrivant au
bureau et de bavarder de tout et de rien autour d’un café,
ajouta-t-elle, devinant son scepticisme. Il faut aussi
comprendre que chacun a différentes approches,
différentes attentes, et être conscient de l’existence des
autres.
Elle tenta de sourire mais, elle s’en souvenait, face à un
Tyler Watts cela ne servait à rien.
A sa grande surprise, une lueur passa pourtant dans le
froid regard bleu.
— Pensez-vous être capable d’enseigner ce genre de
choses ?
— Enseigner quoi ?
— Ce dont vous parlez. Comprendre, être conscient des
besoins des autres…
— Bien sûr !
C’était un domaine dans lequel elle excellait, grâce à
Alan. Quand elle avait fait sa connaissance, elle avait été
subjuguée par son flair psychologique et sa
compréhension de la complexité des êtres humains. Bien
sûr, cela ne l’avait pas beaucoup aidée quand leurs
rapports personnels s’étaient détériorés, mais inutile d’en
faire état.
— Dans le passé, j’ai dirigé de nombreuses formations
sur ce sujet. Il est frappant de voir à quel point une
meilleure communication entre les membres du personnel
d’une société améliore son rendement et sa productivité.
— Vous cantonnez-vous aux entreprises ?
— Non, j’aide aussi les gens à cibler leurs objectifs
personnels afin de mettre au point des stratégies.
Tyler Watts hocha la tête avec approbation. Il ne
connaissait rien au sujet des relations humaines, mais il
savait ce qu’étaient des objectifs et des stratégies. A
présent, elle parlait son langage.
— Dans ce cas, dit-il, j’ai un travail à vous proposer.
Prise par surprise, elle cilla.
— Je pensais que vous ne vous occupiez pas du
recrutement du petit personnel ?
— Il ne s’agit pas de recrutement mais de moi.
— Oh ? s’exclama-t-elle.
— J’irai droit au but : je veux me marier.
2.
Mary se mit à rire pour cacher son émoi.
— C’est très soudain ! s’exclama-t-elle, faisant mine de
prendre cette déclaration pour une plaisanterie. Je ne sais
pas quoi vous dire. J’ignorais que vous éprouviez quelque
chose pour moi.
— Pardon ?
Les sourcils froncés, Tyler Watts la dévisageait avec
perplexité.
Elle pencha la tête comme si elle évaluait sa proposition.
— Cela dit, votre offre est alléchante. J’ai trente-cinq
ans, et ma foi… Pourquoi pas !
— Je parle sérieusement, dit-il avec un mélange
d’incrédulité et d’indignation en se rendant compte qu’elle
se moquait de lui.
La lueur d’amusement qui brillait dans les yeux de Mary
s’éteignit et elle le dévisagea, éberluée.
— Je pensais que vous vouliez blaguer !
— Ai-je l’air d’un plaisantin ?
— Euh, maintenant que vous y faites allusion, non. Mais,
allons, ajouta-t-elle d’un ton incertain, c’était pour rire ?
— Croyez-moi, je n’ai aucune envie de faire de l’humour.
— Mais enfin, vous n’avez pas sérieusement envie de
m’épouser !
A ces mots, l’expression de son interlocuteur changea
du tout au tout.
— Seigneur, non ! s’écria-t-il, comprenant enfin le
malentendu. Il est hors de question que je me marie avec
vous.
Charmant, songea-t-elle amèrement. Certes, elle n’avait
rien d’une beauté renversante et, d’accord, elle avait
quelques kilos à perdre, mais elle n’était pas non plus
repoussante et Tyler n’était pas George Clooney. Son air
dégoûté était insultant.
— Vous savez, chuchota-t-elle sur le ton de la
confidence, c’est ce que la princesse affirme aussi au
crapaud dans les contes de fées, et pourtant cela se
termine toujours par un mariage !
Tyler planta un regard noir sur elle, et elle hésita entre
s’enfuir en courant ou se transformer en statue de sel.
— Voulez-vous ce travail ou pas ? rugit-il.
— Je ne suis pas sûre d’avoir bien cerné les
responsabilités que vous me proposez d’assumer,
marmonna-t-elle. En fait, pour parler plus clairement, je ne
comprends pas un traître mot à votre discours.
Remarquant qu’ils n’avaient rien à boire, un serveur
s’approcha d’eux.
Comme Tyler le congédiait d’un geste irrité, elle sourit au
pauvre homme.
— Merci, dit-elle. Je prendrai volontiers une autre coupe.
A présent, elle se moquait de faire bonne impression. Il
était tard, elle était fatiguée, ses pieds la faisaient
horriblement souffrir, et elle en avait assez de ce Watts.
Elle ignorait ce qu’il espérait, mais apparemment cela
n’avait rien à voir avec le recrutement et elle perdait son
temps.

***
Avec une profonde inspiration, Tyler compta jusqu’à dix.
Il se demandait s’il n’avait pas commis une grave erreur en
faisant cette proposition à Mary Thomas.
Au départ, celle-ci lui avait paru idéale comme coach.
Manifestement, elle s’y connaissait en la matière et elle
cherchait du travail. A quoi bon perdre du temps à dénicher
quelqu’un d’autre ? Le fait de la trouver si quelconque lui
semblait également un avantage. S’il acceptait la
nécessité de prendre des leçons particulières en relations
humaines, étape indispensable à sa stratégie, il préférait
ne pas aborder sa vie privée avec quelqu’un d’important. Il
voulait garder la mainmise sur l’ensemble du processus, et
Mary Thomas le conseillerait utilement avant de disparaître
pour toujours de son horizon.
Pourtant, plus il l’observait, moins elle lui paraissait
ordinaire. Mis à part son tailleur trop petit et ses
chaussures ridicules, il émanait d’elle une certaine chaleur
qui contrastait avec son regard franc et sa voix pointue. Il
s’en rendait compte à présent, cette jeune femme n’allait
pas se comporter longtemps en employée docile et
respectueuse.
Ennuyeux, évidemment. Mais il avait déjà jeté son dévolu
sur elle, et, une fois sa décision prise, il aimait aboutir. Sa
capacité à se focaliser sur un but était le secret de sa
réussite professionnelle, et il n’avait pas de temps à perdre
avec des doutes ou des hésitations.
— Très bien, dit-il. Je reprends. Je souhaite me marier.
La jeune femme le gratifia d’un regard incertain.
— Je crois que vous avez mal saisi mon domaine de
compétence, répondit-elle après un instant. Je ne suis pas
une agence matrimoniale. Je peux vous trouver un
comptable ou un informaticien, pas une femme.
Il regarda son verre vide avec frustration. Etait-elle
obtuse ?
— Je ne veux pas que vous me dénichiez une épouse,
dit-il d’une voix tendue. J’essaie de vous expliquer. Me
marier est mon objectif. J’ai juste besoin d’aide pour y
arriver.
— De cours particuliers en la matière ? s’exclama-t-elle,
éberluée.
— Oui, que vous m’appreniez à mieux gérer ces
fameuses « relations humaines ».
Visiblement, prononcer les deux derniers mots le
dégoûtait. Il paraissait mal à l’aise.
L’intérêt de Mary se réveilla.
En ce bas monde, les Tyler Watts abordaient rarement
un terrain aussi personnel et ne reconnaissaient pas
facilement avoir besoin d’aide. Il en coûtait certainement
beaucoup à cet homme d’avouer ses limites et de solliciter
ses conseils. La situation devait être dramatique.
Elle avait toujours considéré Tyler Watts comme un
employeur éventuel, mais bien sûr c’était aussi un homme.
Au premier abord, il n’était pas à proprement parler
séduisant avec son visage sombre et sévère. Il émanait de
lui une telle personnalité qu’il était difficile d’en faire
abstraction. Mais sans ces yeux bleus qui vous glaçaient il
n’aurait pas été laid. Ses sourcils épais, son nez aquilin,
ses mâchoires volontaires lui étaient familiers, mais elle
n’avait jamais prêté attention à sa bouche. A présent, elle
devait reconnaître qu’elle était plutôt belle et donnait envie
de la voir sourire. Et de savoir comment elle embrassait.
Elle s’interdit d’accorder la moindre signification au
frisson qui la traversa et se reprit aussitôt.
Où avait-elle la tête ? Il ne s’agissait pas de n’importe
qui mais de Tyler Watts . Un type imbuvable. Elle n’enviait
pas la malheureuse qui deviendrait son épouse.
Pourtant, elle se demandait malgré tout comment il
embrassait…
Rejetant ces étranges pensées, elle planta ses yeux
dans les siens.
— Les relations amoureuses ne sont pas franchement
ma spécialité, dit-elle. Si vous avez des problèmes avec
votre chérie, il existe beaucoup d’organismes qui vous
guideront mieux que moi. Je peux vous mettre en contact si
vous le souhaitez.
— Je n’ai pas besoin de conseils en la matière, rétorqua
Tyler, vexé. Je n’ai aucun problème. Aucun !
— Qu’en pense votre fiancée ?
— Je n’ai pas de fiancée, c’est bien mon souci.
— Mais vous venez de me dire que vous vouliez vous
marier !
— C’est exact.
— Mais alors qui aimeriez-vous épouser ?
— N’importe qui… sauf vous, bien entendu.
— N’importe qui ?
— Enfin, pas n’importe qui, se reprit Tyler. Je souhaite
que ma femme soit belle, intelligente, distinguée, mais
pour tout vous dire je n’ai aucune candidate en vue
actuellement.
Incroyable. Et il parlait sérieusement ! Comment avait-il
pu concevoir un bâtiment d’une architecture aussi
révolutionnaire et nourrir des idées aussi rétrogrades ?
songea-t-elle. Pourtant, il envisageait réellement un
mariage de convenance.
— Je suis désolée, mais je ne comprends toujours pas
en quoi je peux vous être utile.
Maussade, Tyler passa la main dans ses cheveux.
— Ecoutez, trouver quelqu’un n’est pas le problème, dit-il
sans même mesurer son arrogance.
Elle aurait adoré lui rabattre le caquet sur ce point, mais
sans doute avait-il raison.
Tyler frisait la quarantaine, il avait bâti un empire
industriel à partir de rien, il était extrêmement riche, sans
doute très intelligent, droit, et plutôt séduisant si vous
aimiez le genre ours. Et c’était le cas de beaucoup de
femmes.
Il n’aurait en effet aucun mal à séduire l’une d’elles.
— Alors quel est le problème ?
— La garder. Mes petites amies ne restent jamais
longtemps, et je n’ai encore eu la possibilité de demander
la main d’aucune.
— Peut-être n’avez-vous pas encore rencontré la
bonne ?
— Non, ce n’est pas la question. J’ai connu beaucoup de
femmes qui auraient très bien pu convenir, mais je ne me
comportais jamais comme elles l’espéraient. C’est là où
vous intervenez.
— Je ne vois vraiment pas comment.
— Vous m’avez dit que vous appreniez aux gens à
cerner et à atteindre leurs objectifs dans le domaine
relationnel.
— Oui, mais dans un contexte professionnel, pas dans la
sphère privée et amoureuse.
— Les différences ne doivent pas être notables, si ? J’ai
fixé mon but : me marier. J’ai besoin de vous pour mettre
au point une stratégie.
— Il n’existe pas de stratégies pour les sentiments !
— Bien sûr que si ! répliqua Tyler sèchement.
Visiblement, mon comportement avec les femmes est
erroné. Vous allez m’étudier, découvrir ce qui ne va pas et
m’expliquer comment m’améliorer. Je mettrai en
applications vos leçons avec ma prochaine conquête, et
ainsi tout se passera bien, elle aura envie de m’épouser et
j’atteindrai mon objectif. Grâce à la stratégie.
Mary soupira.
— Je peux déjà vous dire ce qui ne va pas. Votre
attitude.
— En quoi est-elle critiquable ?
— Les relations humaines ne fonctionnent pas comme
ça. Je comprends que vous souhaitiez vous marier, mais il
vous faut d’abord tomber amoureux. Et ce n’est pas
quelque chose que vous pouvez programmer. Le mariage
ne s’assimile pas à l’embauche d’un employé. Pour trouver
la femme de votre vie, il ne sert pas à grand-chose de
tracer son profil idéal ou de définir des critères rationnels
pour sélectionner les candidates.
— C’était pourtant exactement ce que j’avais prévu de
faire. Je veux une épouse, pas tomber amoureux. Vous ne
croyez tout de même pas que les gens se marient
uniquement par amour ?
— Si, j’en suis persuadée.
— Vous êtes romantique, dit-il, ce qualificatif sonnant
presque comme une insulte dans sa bouche. Ouvrez donc
les yeux et faites preuve d’un peu plus de pragmatisme,
voire de réalisme. Il est vrai que certaines personnes
convolent en justes noces parce qu’elles sont amoureuses
— quoi que puisse signifier ce mot —, mais vous seriez
bien naïve de penser que c’est la seule motivation au
mariage, ou même la bonne. Il y a beaucoup d’autres
raisons de se passer la bague au doigt.
— Et lesquelles ? s’enquit-elle, sceptique.
— La recherche d’une certaine sécurité, de stabilité, de
confort, la peur de la solitude, les considérations
financières, de statut social…
— Oh, je vous en prie ! Les mariages de convenance
appartiennent à une autre époque.
— Je ne suis pas d’accord. L’idée d’être installé avec
quelqu’un sans avoir besoin de sortir, de chercher à
impressionner la galerie, est attrayante. Savoir que
quelqu’un s’occupe de votre intérieur, vous prépare à dîner,
repasse votre linge est plus simple que d’essayer de tout
faire soi-même. Je suis sûr que beaucoup d’unions très
heureuses sont basées sur des motifs aussi pratiques et
non sur de folles passions.
Mary ouvrit la bouche pour protester puis réfléchit. Sa
mère reconnaissait ouvertement qu’elle s’était remariée
pour vivre plus confortablement, et elle avait été très
heureuse avec Bill — jusqu’au moment où ce dernier avait
décidé que le confort ne lui suffisait plus. Mais c’était une
autre histoire.
— Peut-être, reconnut-elle. Mais vous ne cherchez pas le
confort ou la sécurité, j’imagine. Vous n’avez pas de soucis
financiers et donc aucune raison de contracter une union
par intérêt. Alors pourquoi vouloir prendre femme, à moins
d’être amoureux ?
— Parce que j’en ai décidé ainsi, répondit-il sèchement.
Seule la façon d’atteindre mon objectif vous concerne.
Elle secoua la tête.
— Rien de cette histoire ne me concerne, corrigea-t-elle.
Je suis désolée, mais je ne peux pas vous aider.
Furieux, Watts fronça les sourcils.
— Je croyais que vous cherchiez du travail ?
— Pas de ce genre. Je suis spécialisée dans le
recrutement.
— Et si j’interdis à Steven Halliday de vous confier
l’embauche de mes employés ?
— C’est du chantage !
Il haussa les épaules.
— Pas du tout. Pourquoi vous accorderais-je ce que
vous me demandez si, en échange, vous ne faites pas de
même pour moi ?
Hors d’elle, elle lui lança d’un ton agressif :
— Je vous propose d’excellents services. Si vous
souhaitez les utiliser, vous me payez. Point final.
— Les services de votre agence ne m’intéressent pas.
— Alors, débrouillez-vous. Je cherche du travail, c’est
vrai, mais pas au point d’accepter n’importe quoi !
— En êtes-vous sûre ? Si par la suite vous collaborez
avec mon entreprise, ce sera très lucratif pour vous.
— Je n’en doute pas, dit-elle en s’emparant de son sac
pour s’en aller. En tout cas, je ne suis pas étonnée que
vous ayez des problèmes dans vos relations amoureuses
si vous ne savez que menacer pour contrer une objection.
Je refuse de m’impliquer dans vos petites stratégies
pathétiques. Je préfère rester au chômage que voir une
pauvre femme prisonnière d’un mariage sans amour avec
un homme incapable d’éprouver la moindre émotion !
Franchement, jeta-t-elle, trop en colère à présent pour se
soucier de se le mettre à dos, cette seule idée me donne la
nausée !
Empli de fureur, Watts serra les mâchoires, et elle eut la
maigre consolation de le voir aussi en colère qu’elle.
— Je suis peut-être incapable d’éprouver des émotions,
mais je n’ai pas besoin de vos leçons, rétorqua-t-il. Je suis
à la tête d’une entreprise florissante. Vous dirigez une
agence minable et n’avez aucun client. A votre avis, qui de
nous deux est le plus à même de donner des conseils à
l’autre ? Si j’étais vous, je ferais preuve d’humilité et je
réviserais mes ambitions à la baisse. Vous n’arriverez à
rien si vous perdez ainsi votre sang-froid. Parfois, il faut
savoir saisir les opportunités qui s’offrent à vous, et vous
en êtes très loin.
— Vous n’êtes pas le seul employeur de New York. Je
préfère travailler avec des gens qui n’utilisent pas le
chantage comme technique de négociation. A présent, si
vous voulez bien m’excuser, jeta-t-elle, je crois avoir perdu
assez de temps. Je rentre chez moi.
Elle tourna les talons, priant pour ne pas glisser cette fois
encore sur le sol marbré.

***
— Comment va-t-elle ? demanda Mary en marchant sur
la pointe des pieds jusqu’au berceau et en posant la main
sur son bébé, rassurée de sentir son corps chaud sous ses
doigts.
Elle savait que c’était idiot, mais chaque fois qu’elle
sortait elle avait besoin de la toucher en rentrant.
— Très bien, répondit sa mère. Elle n’a même pas
pleuré.
A contrecœur, Mary laissa sa fille endormie pour
descendre dans le salon où elle se laissa choir sur le
canapé avec un gros soupir.
— Merci de t’être occupée d’elle, maman.
— Je t’en prie, dit Virginia Travers. Ta réception s’est
bien passée ?
Cette soirée s’était révélée un désastre, mais elle
préférait ne pas l’avouer à sa mère. Celle-ci avait assez
d’ennuis de son côté.
D’un air absent, elle se frotta le bras, là où Tyler l’avait
attrapée pour l’empêcher de tomber. Elle avait l’impression
que ses doigts étaient encore incrustés dans sa chair, et
elle fut presque étonnée de constater qu’elle n’avait aucune
marque.
— Je crains d’avoir perdu mon temps, répondit-elle.
— Oh, chérie ! J’espérais tellement que cela te
permettrait de nouer de nouveaux contacts. Tu n’as donc
aucune chance de travailler pour la société Watts ?
Mary songea à l’expression peinte sur le visage de Tyler
lorsqu’elle était partie.
— Aucune.
— Mary, que vas-tu faire ?
Sa mère avait l’air réellement soucieuse, et elle se sentit
coupable d’avoir perdu toute possibilité d’impressionner
favorablement Tyler Watts.
— Ne t’inquiète pas, maman, quelque chose va se
présenter, dit-elle en affichant un sourire rassurant. J’ai
approché quelques responsables d’autres sociétés.
Elle espérait donner le change, mais visiblement Virginia
ne fut pas dupe. Elle s’installa dans un fauteuil, évitant son
regard.
Mary fronça les sourcils, soudain inquiète.
— Maman ?
— Bill a téléphoné ce soir. Il veut revenir à la maison.
A ces mots, elle se précipita pour l’enlacer.
— Maman !
Virginia avait été démolie quand Bill avait soudain
rompu avec elle. Il l’avait quittée au moment où Mary
découvrait qu’elle était enceinte.
Dans ce contexte, revenir à New York pour mettre son
enfant au monde avait semblé la plus sage décision. Mary
avait besoin d’un toit et Virginia de compagnie. Certes, à
trente-cinq ans, ce retour aux sources n’avait rien de
glorieux, et le pavillon était un peu petit pour elles trois,
mais elles en avaient pris leur parti. Elle croyait que sa
mère avait renoncé à Bill. La semaine dernière encore, elle
avait contacté un avocat pour entamer une procédure de
divorce.
— Qu’as-tu répondu ? demanda-t-elle avec douceur.
— Nous devons nous voir demain pour en discuter.
— Tu as envie qu’il revienne, non ?
Les yeux de Virginie se remplirent de larmes.
— Il m’a tant fait souffrir que je devrais le détester, mais
je n’y arrive pas. Il me manque tellement !
— Si vous souhaitez tous les deux reprendre une vie
commune, rien ne s’y oppose.
— Il ne peut pas réintégrer le domicile conjugal tout de
suite. Il n’y a plus de place pour lui ici.
— Bea et moi allons nous installer ailleurs. Il est temps
de le faire, de toute façon.
— Mais tu n’as pas les moyens de louer un appartement.
— Je vais me débrouiller. Ne t’inquiète pas pour nous.
Concentre-toi sur la meilleure manière de régler les choses
avec Bill. Quant à moi, je vais m’intéresser à mon futur
appartement.

***
Mais où allait-elle vivre ? se demandait Mary le
lendemain matin, en gravissant l’escalier qui menait à son
bureau.
Elle aimait ce petit local niché sous les toits au cœur de
la ville. Erigé au xvii e siècle, le vieil immeuble ne manquait
pas de cachet.
Mais certains jours, comme aujourd’hui où elle avait Bea
et deux paquets dans les bras, elle regrettait qu’il ne soit
pas équipé d’un ascenseur.
Avec un soupir, elle rehaussa sa fille sur sa hanche. Pour
la première fois depuis des mois, sa mère semblait de
nouveau heureuse, et elle devinait qu’elle n’allait pas tarder
à se réconcilier avec Bill. Mais pour les aider à repartir du
bon pied elle devait emménager ailleurs sans tarder.
Si seulement Alan acceptait de lui rembourser sa part de
la maison ! Mais elle finissait par douter de revoir un jour la
couleur de cet argent. Elle avait investi toutes ses
économies pour lancer son agence, et du coup elle avait
été obligée de demander l’hospitalité à sa mère. Et son
affaire périclitait, il fallait bien l’avouer.
En arrivant à New York, elle avait très envie de créer sa
propre entreprise pour pouvoir gagner sa vie tout en
s’occupant de Bea grâce à un emploi du temps souple.
Mais peut-être devrait-elle chercher un travail salarié, après
tout.
Cela dit, cela ne résoudrait pas ses problèmes
immédiats. Sa mère et Bill avaient besoin de se retrouver
seuls, maintenant. Par ailleurs, il lui fallait dénicher un
emploi suffisamment rémunéré pour financer une nounou.
Comment allait-elle réussir à louer un appartement et à
tenir jusqu’au moment où ses activités prendraient de
l’ampleur ?
A moins d’organiser un hold-up, elle ne voyait pas
comment s’en tirer.
Comme elle parvenait péniblement au dernier étage, elle
s’aperçut que quelqu’un patientait devant sa porte.
— Oh, c’est vous !
Tyler Watts était la dernière personne qu’elle s’attendait
à voir ce matin ! En le reconnaissant, son cœur se mit à
battre avec violence dans sa poitrine. Il semblait plus
sombre que jamais et emplissait le couloir de sa présence
imposante.
Elle se rendit soudain compte que sa jupe était
chiffonnée, ses cheveux mal coiffés, et qu’elle n’avait pas
eu le temps de se maquiller.
Après une nuit trop courte — la petite faisait ses dents et
l’avait réveillée dix fois —, elle s’était habillée n’importe
comment avant de nourrir Bea et de partir à la hâte pour
l’agence. En général, sa mère s’occupait de l’enfant, mais
ce jour-là elle devait retrouver Bill.
Des heures durant, Mary avait repensé à sa
conversation avec Tyler et regretté d’avoir perdu son sang-
froid.
Bien sûr, celui-ci n’avait pas à lui faire de chantage, mais
il n’avait pas non plus tenté de l’enrôler dans la traite des
Blanches. Tout ce qu’il voulait, c’était de l’aide, un coach.
Lui donner quelques conseils en la matière n’aurait pas été
une épreuve insurmontable. Après tout, elle le faisait en
permanence pour ses amies. Elles la considéraient toutes
comme une experte en matière de relations humaines, à
présent. Et, si elle avait accepté sa proposition, elle aurait
eu la possibilité de travailler avec sa société par la suite et
donc de remettre l’agence à flot.
Mais comme elle s’était bêtement énervée elle avait
laissé échapper la chance de sa vie.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle.
Tyler regardait Bea d’un air incrédule.
— Vous avez un bébé…
Bea devenait lourde, et elle la fit passer sur son autre
hanche.
— Vous avez l’œil, pas vrai ? Nous ne pouvons pas lui
faire croire le contraire, hein, chérie ?
— Elle est à vous ?
— Oui. Et au cas où vous vous poseriez la question, je
l’élève seule.
Avec un soupir, elle tenta de retrouver sa clé dans son
sac. Après avoir accusé Tyler Watts d’être un ours, un
maître chanteur et un handicapé du cœur, à quoi bon tenter
de faire bonne impression sur lui ? Elle était trop fatiguée
pour s’y essayer.
— Que voulez-vous ?
— Vous voir.
Il consulta sa montre.
— Vous commencez toujours aussi tard ?
Il était 9 h 30.
— Non, non, pas toujours, répondit-elle, cherchant
toujours sa clé. Mais ce matin, rien n’allait.
Où était passé son trousseau ? Frustrée, elle poussa un
soupir.
Bien sûr, elle n’avait pas eu le temps de changer de sac
et avait toujours celui dont la lanière s’était cassée la veille
au soir. Cela ne donnait pas une image très
professionnelle, elle en était consciente. De toute manière,
il était trop tard pour y remédier.
Elle regarda Tyler qui attendait toujours qu’elle ouvre la
porte. Sa froideur ne semblait pas le décourager.
— Ecoutez, pourriez-vous me la tenir un instant ? J’irai
plus vite.
3.
Comme Mary lui tendait le bébé, Tyler, médusé,
s’empara de l’enfant qu’il tint à bout de bras. La petite le
dévisagea de ses grands yeux gris, les mêmes que ceux
de sa mère.
— Ah, la voilà ! s’exclama cette dernière en introduisant
la clé dans la serrure.
Elle ouvrit la porte sur une pièce incroyablement
lumineuse en cette matinée d’automne et, d’un geste
sarcastique, l’invita à la suivre.
— Je vous en prie ! Entrez dans mon palace.
Le bébé toujours dans les bras, il suivit la jeune femme
dans la pièce. Il espérait qu’elle allait rapidement l’en
débarrasser, mais au lieu de prendre sa fille elle posa son
sac sur son bureau et alluma son ordinateur.
— Euh… Mary ? dit-il pour lui rappeler son existence.
Son inquiétude se mua en franche panique quand la
bouche de l’enfant se mit à trembler comme si elle allait
fondre en larmes. D’instinct, il la fit doucement sauter dans
ses bras. A sa grande surprise, la petite s’interrompit
comme si elle se demandait comment réagir. Pendant un
bref instant, elle le fixa, et juste au moment où il pensait
qu’elle allait éclater en sanglots elle lui décrocha un grand
sourire.
Ridiculement flatté, il recommença.
A présent convaincue que ce petit jeu était très amusant,
la petite fille éclata de rire.
Succombant à son charme irrésistible, il lui sourit à son
tour.

***
Levant les yeux de l’écran, Mary se pétrifia.
Si elle s’était demandé à quoi ressemblait Tyler Watts
lorsqu’il ne fronçait pas les sourcils, maintenant elle avait la
réponse. La métamorphose était stupéfiante. D’un seul
coup, il paraissait plus jeune, moins intimidant, presque
chaleureux. Et… d’une séduction à couper le souffle.
Qui aurait cru qu’une enfant réussirait à déstabiliser le
féroce Tyler Watts ? Dommage qu’elle n’ait pas pensé à
emmener Bea avec elle hier soir ! Les choses se seraient
passées autrement.
Avec effort, elle se ressaisit. Il n’était sans doute pas plus
facile de discuter avec un Tyler aimable qu’avec l’ours mal
léché avec lequel elle s’était entretenue la veille.
— Un peu de café ? proposa-t-elle.
Prenant brutalement conscience de sa présence, Tyler
se referma comme une huître, gêné d’être surpris en train
de jouer avec le bébé.
— Merci, oui, répondit-il sèchement en rougissant.
Mary remplit la bouilloire, tentant de ne pas se sentir
vexée que ses sourires soient exclusivement réservés à
Bea.
Sans se presser, elle étala un petit tapis sur le sol et lui
prit enfin l’enfant des mains. Dans le mouvement, elle
effleura son torse, et ce bref contact l’électrisa
inexplicablement. Pour se donner une contenance, elle
installa la petite par terre et lui donna quelques jouets, dans
l’espoir que ses joues auraient perdu leur rougeur quand
elle se tournerait de nouveau vers son visiteur.
— Asseyez-vous, lui dit-elle, évitant son regard. J’en ai
pour un instant.
Tyler obéit. Il s’installa sur une des chaises qu’elle
utilisait pour ses entretiens et fit le tour de la pièce du
regard. Les murs fraîchement repeints d’une couleur ocre,
comme le mobilier neuf, laissaient deviner que l’agence
n’avait pas ouvert ses portes depuis longtemps.
Tandis que la cafetière se remplissait lentement, Mary
l’observait du coin de l’œil. Tyler aurait sans doute préféré
un expresso, mais elle estimait qu’après leur dispute de la
veille elle était déjà très gentille de lui proposer un café.
Que faisait-il ici, d’ailleurs ? Voulait-il lui offrir une chance
de rattraper ses impairs de la veille ? Cela semblait trop
beau pour être vrai.
Mais si c’était le cas elle devait la saisir, se dit-elle
fermement. Sa mère avait tellement envie de revivre avec
Bill. Il était temps pour elle de prendre ses responsabilités,
de gagner sa vie, de trouver les moyens de payer un
logement et quelqu’un pour s’occuper de Bea.
Lorsque le café fut prêt, elle hésita. Elle aurait aimé
s’asseoir derrière son bureau pour mieux maîtriser la
situation, mais si elle sortait du champ de vision de Bea
l’enfant risquait de protester. Aussi, sa tasse à la main, prit-
elle place en face de lui.
— Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-elle.

***
Pendant que Mary sortait des tasses d’un placard, Tyler
s’était efforcé d’évaluer les frais généraux d’une entreprise
de cette taille et d’oublier le petit bonheur que lui avaient
procuré les rires du bébé. De même, il s’était interdit de
s’attarder à remarquer combien le pull de la jeune femme
moulait à la perfection ses formes généreuses. Il n’en était
pas moins resté très conscient de la présence de Mary qui
s’activait tout en parlant gentiment à sa fille, occupée à
mordiller une girafe en caoutchouc.
Décidément, cette Mary Thomas avait une curieuse
façon de diriger sa petite société. La présence de l’enfant
l’avait déstabilisé. Il ne s’attendait pas à la voir ni à fondre
devant ses sourires édentés. Il lui fallut un petit moment
pour recouvrer ses esprits et se rappeler la raison de sa
venue.
— Je suis venu vous faire une nouvelle proposition,
répondit-il, soulagé de pouvoir aller droit au but.
— Vraiment ? Une autre forme de chantage, peut-être ?
lança Mary.
Il serra les mâchoires mais parvint à garder son calme.
— Non. Je suis prêt à vous confier le recrutement de tout
le personnel hors cadres de mes bureaux de New York si
vous acceptez de me donner des leçons en matière de
relations humaines.
— Rien de nouveau sous le soleil, remarqua-t-elle.
— Au contraire. Hier soir, j’ai dit que je refuserais toute
collaboration avec votre agence si vous n’étiez pas
d’accord. Il s’agissait d’une menace. Maintenant, je vous
indique ce que je vous donnerai si vous acceptez. C’est
une offre de marché. Il y a donc une différence notable. J’ai
par ailleurs décidé, poursuivit-il après une pause, de vous
allouer une somme de dix mille livres si je parviens à nouer
une relation amoureuse réussie. Et si vos conseils me
permettent de me fiancer, je vous gratifierai d’une prime
supplémentaire.
— Vous devez tenir beaucoup à ces leçons, dit-elle
lentement.
— C’est vrai.
— Mais pourquoi moi ? Vous pourriez facilement trouver
quelqu’un de plus qualifié que moi dans ce domaine.
Pourquoi avait-il envie de la prendre comme
professeur ? Il s’était posé la question toute la nuit. A la fin,
il s’était dit qu’il avait jeté son dévolu sur elle parce qu’elle
était là et semblait s’y connaître dans ce domaine. Cette
Mary Thomas paraissait parfaite pour le rôle, elle
parviendrait certainement à résoudre son problème. Tout
au long de sa vie, il avait su saisir les opportunités qui
s’offraient à lui. Il avait décidé que Mary était le coach qu’il
lui fallait, voilà tout, et il obtenait toujours ce qu’il voulait.
Par ailleurs, il n’avait pu effacer de sa mémoire son
visage, pourtant sans grand attrait, ni le son de sa voix, ni
la franchise de ses yeux gris, ni la petite lueur qui y brillait
quand elle avait eu l’audace de se moquer de lui.
— Parce que vous n’avez pas peur de moi, lui dit-il
finalement.
— Je n’en mettrais pas ma main à couper, grommela
Mary.
— Et que je ne veux pas discuter de sentiments, ajouta-t-
il, crachant presque ce dernier mot. J’attends seulement
des conseils pratiques, et vous me semblez capable de
m’en donner. De plus, vous êtes disponible et vous avez de
l’expérience dans le domaine de la formation.

***
Stupéfaite, Mary avait du mal à en croire ses oreilles.
Dix mille livres ! Plus les revenus des contrats à venir
pour sa société ! En installant son siège social à New York,
Tyler Watts était devenu un des plus gros employeurs
potentiels de la ville. Son entreprise était en pleine
croissance et il aurait besoin de beaucoup de personnel
subalterne. Grâce à lui, son agence allait très vite
prospérer ! songea-t-elle, tout excitée. Peut-être n’aurait-
elle même pas à louer un appartement et aurait-elle les
moyens d’acheter quelque chose pour elle et Bea.
Et tout ce qu’elle avait à faire était d’apprendre à Tyler
Watts comment rendre une femme heureuse… Elle ne
s’était jamais imaginée dans ce rôle-là, mais après tout il
ne lui demandait rien d’illégal ou d’immoral, n’est-ce pas ?
D’une certaine façon, elle admirait qu’un type comme lui
éprouve le désir de progresser, d’améliorer ses relations
avec autrui.
— Je n’ai aucune expérience sur le terrain où vous
espérez mon aide, se sentit-elle obligée de rectifier. Bien
sûr, pour certaines des femmes de mon âge, je suis
experte en la matière et j’aide mes amies à traverser les
crises de leurs vies amoureuses, mais en général cela se
passe de manière décontractée, autour d’un bon verre de
vin, et non dans un cadre professionnel.
— Précisément ! Et vous êtes exactement celle que je
cherche. Enfin, pas vous, mais j’aimerais épouser
quelqu’un comme vous, s’empressa-t-il de préciser. Un
peu plus jeune peut-être, idéalement, mais professionnelle
et intelligente, classe…
Mary considéra sa jupe froissée et son corsage sali par
la bave de Bea et réprima un fou rire. Personne ne lui avait
jamais dit qu’elle avait de la classe.
Mais Tyler poursuivait.
— Visiblement, vous connaissez les femmes et ce
qu’elles attendent d’un homme. En même temps, il n’y a
aucun risque que nous nouions des liens trop personnels
entre nous.
— Et pourquoi pas ?
Désarçonné par la franchise de la question, Tyler hésita.
— Eh bien, parce que vous n’êtes pas… Vous ne
correspondez pas…
— Je ne suis pas assez séduisante pour vous, peut-
être ? suggéra-t-elle avec douceur.
— Oui, je veux dire non, vous êtes très… Vous n’êtes
pas mon type, voilà, balbutia-t-il. Et je suis certain que je ne
corresponds pas au vôtre.
Mary, qui s’amusait beaucoup de son embarras, hocha
la tête.
Bien sûr, il n’était jamais agréable pour une femme
d’apprendre qu’elle ne plaisait pas à un homme. Elle s’en
moquait, évidemment, mais elle aurait pu se vexer.
— De plus, vous avez un enfant, poursuivit Tyler en
désignant Bea qui suçait consciencieusement le pied de
sa girafe.
— Cela signifie-t-il que je doive renoncer pour toujours à
une relation amoureuse ? s’enquit-elle d’un ton innocent.
Certes, je suis mère célibataire, mais j’ai quand même le
droit de chercher un père de remplacement pour Bea,
non ?
A ces mots, une légère inquiétude traversa le regard de
Tyler.
— Je veux fonder ma propre famille, pas me charger de
celle d’un d’autre.
— Alors nous n’avons définitivement pas le profil, ma
pauvre Bea, ironisa-t-elle. Nous allons devoir nous
débrouiller toutes seules.
A son nom, la petite sortit la girafe de sa bouche pour lui
décocher un grand sourire. Son expression était si
adorable que le cœur de Mary fondit. Se penchant en
avant, elle caressa tendrement les cheveux de l’enfant.
Lorsqu’elle releva la tête, elle surprit une étrange
expression sur le visage de Tyler.
— Tout va bien, dit-elle. Je plaisantais.
— Nos relations seront strictement professionnelles,
reprit-il.
— Parfait. Et qu’est-ce qui vous fait croire que je vais
accepter votre proposition cette fois-ci ?
— Je me suis renseigné sur vous hier soir. Votre agence
bat de l’aile, vous avez peu de contrats.
A quoi bon nier l’évidence ?
— C’est vrai, dit-elle en se levant pour aller chercher une
boîte de petits gâteaux.
Elle mourait de faim, elle n’avait pas eu le temps de
prendre son petit déjeuner ce matin.
— Je suis d’accord pour considérer votre offre, mais j’ai
besoin de savoir ce que vous attendez exactement de moi,
dit-elle en tendant le paquet à Tyler qui secoua la tête d’un
air désapprobateur.
Avec un geste de défi, elle prit deux biscuits à la fois.
Bien sûr, elle aurait dû se l’interdire pour avoir une chance
de retrouver sa ligne, mais une femme avait parfois besoin
de douceurs. De toute manière, cet homme lui avait dit qu’il
ne la trouvait pas à son goût. Quelques kilos de plus ou de
moins n’y changeraient rien, et d’ailleurs elle n’avait pas
envie qu’il en soit autrement.
— Je vous l’ai dit, répondit Tyler. Je souhaite me marier.
— Mais pourquoi ? Si vous m’expliquiez que vous
vouliez épouser une telle ou une telle, je comprendrais.
Mais vous évoquez « une femme » comme si n’importe
laquelle ferait l’affaire. Pourquoi désirez-vous une épouse ?
— Parce que tous les autres en ont une. Parce que pour
avoir réussi, de nos jours, il faut être en couple et avoir une
famille. Et je n’en ai pas.
— Il y a pourtant d’autres manières de faire son chemin
dans la vie, remarqua-t-elle. Certaines personnes ont des
talents, des passions, d’autres s’épanouissent dans une
existence qui n’a peut-être rien d’extraordinaire mais qui
leur convient. On ne s’estime pas heureux ou malheureux
en se comparant à son voisin.
— Si, répliqua Tyler. Autrefois, le succès se mesurait aux
millions que vous gagniez ou à la puissance de votre
voiture. C’est moins simple, à présent.
— De quelle manière ?
Tyler détourna la tête. La façon dont Mary le fixait de ses
grands yeux gris le déconcertait. Il se rendit compte alors
que la petite le dévisageait aussi. Elle avait exactement les
mêmes prunelles que sa mère.
Il était plus déstabilisé qu’il ne voulait l’admettre par la
vue de Mary couvant son enfant des yeux, tout à l’heure.
Pendant un instant, elle lui avait paru presque belle, ses
traits s’étaient adoucis et irradiaient d’un amour
inconditionnel. Dès qu’elle avait ensuite posé le regard sur
lui, ses yeux s’étaient assombris. Il ne comprenait pas
pourquoi il s’était senti blessé. Qu’espérait-il ? Qu’elle
éprouve les mêmes sentiments pour lui ?
Irrité, il se leva. Il voulait que Mary comprenne pourquoi il
était si important pour lui de se marier, et il n’y arrivait pas.
La petite fille le distrayait.
— Le mois dernier, j’ai revu un groupe de vieux copains.
Nous avons passé un MBA ensemble autrefois.
Au début, il n’avait pas envie de se rendre à cette
réunion, mais Mike avait insisté.
— Jack sera là, lui avait-il dit. Et Tony aussi. Ils occupent
tous deux des postes très importants. Vous pourrez
comparer vos Porsche.
Il avait cédé et la soirée avait plutôt bien commencé. Ses
anciens camarades avaient certes réussi, mais aucun
n’avait atteint son niveau.
— Votre voiture était donc plus puissante que les leurs ?
dit Mary sans avoir l’air impressionnée.
— Personne n’avait envie d’aborder le sujet.
— Alors de quoi avez-vous discuté ?
— De bébés…
Mary éclata de rire.
— Vraiment ? Je parie qu’ils avaient tous fait mieux que
vous dans ce domaine, non ?
— Oh oui ! C’était à qui avait la famille la plus
fantastique, le nourrisson le plus éveillé, les enfants les plus
intelligents…
Il s’interrompit et considéra Bea.
— Je suppose que la vôtre est également une petite
surdouée ?
— Non. C’est juste un bébé. Bref, vous vous êtes ennuyé
à mourir, mais, ce détail mis à part, quel était le
problème ?
Oui, quel était le problème ? se demanda-t-il.
Ce n’était pas qu’il se soit senti exclu, parce que ce
n’était pas nouveau. Il avait toujours été à part. Et il n’avait
pas non plus éprouvé de jalousie. Il n’avait jamais désiré
de progéniture. Mais ne pas posséder ce que tous les
autres avaient lui déplaisait.
Autrefois, tout était plus simple : un bon poste vous
donnait les moyens d’acquérir la plus grande maison, la
meilleure voiture, le bateau le plus rapide. A présent, les
règles du jeu avaient changé : le succès ne se mesurait
plus seulement en biens matériels. Désormais, l’important
était d’avoir une famille, des enfants, de bonnes relations
humaines. Il était perdu et détestait cette impression.
Mais il devinait que, pour obtenir de Mary Thomas ce
qu’il voulait, il se devait d’être honnête avec elle.
— Le problème est que j’ai compris que les valeurs de
référence n’étaient plus les mêmes. Il ne s’agit plus de
travailler dur et d’acheter ce que vous voulez. Il faut être
quelqu’un de différent, et ça, je ne sais pas le faire, ajouta-
t-il avec sincérité. Je croyais que ce serait facile. Puisque
tout le monde était marié et avait des gosses, je pouvais le
faire, moi aussi… Mais ce n’est pas si simple.
— Ce n’est jamais si simple, répondit Mary, songeuse.
— Non, acquiesça-t-il d’un air morose.
En vérité, il ne supportait pas d’être considéré comme
un raté. Or, les autres hommes le voyaient ainsi. Sa
richesse, ses réussites professionnelles ne comptaient pas
s’il n’avait pas de bébé et ne savait pas changer une
couche. Or, il refusait l’échec. Si pour être admiré il lui
fallait une famille, il aurait une famille. Il aurait même la
meilleure. La plus belle femme, les enfants les plus doués.
Il voulait tout.
Pour le montrer au reste du monde.
Mais il n’était pas évident de convoler.
— J’ai pensé à une stratégie, dit-il à Mary. D’abord, je
dois trouver une épouse.
— Bonne idée, répliqua celle-ci avec ironie. C’est
toujours mieux de choisir la mère avant de mettre les
enfants en route.
Son sarcasme n’échappa pas à Tyler, mais il préféra
l’ignorer et reprendre le fil de la discussion.
— Je sais quel genre de compagne je veux, poursuivit-il.
Mais de nouveau Mary l’interrompit.
— Laissez-moi deviner ! Jeune, belle, sexy, charmante…
Quoi d’autre ? Elle devra sans doute être intelligente aussi,
mais pas trop, bien sûr. Féminine sans être maniérée… Je
me trompe ?
— Je tiens aussi à ce qu’elle soit maternelle.
— Evidemment ! Comment ai-je pu l’oublier ? Une
maman parfaite doublée d’un trophée, que vous serez fier
d’exhiber à votre bras pour faire baver de jalousie vos
collègues !
— Est-ce trop demander ?
— Avez-vous déjà rencontré une déesse de ce style ?
répliqua-t-elle.
— Non, reconnut-il. C’est le problème. J’ai eu beaucoup
de petites amies, mais aucune n’avait le profil d’une
épouse, si vous voyez ce que je veux dire.
— Non, je ne vois pas. Pourriez-vous être plus explicite ?
— Elles étaient jeunes et belles mais, si elles étaient
idéales pour passer un bon moment, il aurait été
impossible d’aller plus loin. Elles appréciaient les bons
restaurants où je les emmenais, les cadeaux de prix que je
leur offrais. J’aimerais que mon épouse soit plus classe. Je
cherche quelqu’un de particulier.
— Comme tout le monde, non ?
Il ignora cette réflexion.
— Je suis sorti avec des femmes très différentes, toutes
intelligentes et séduisantes. Ce n’est pas difficile à trouver.
Mary opina du menton d’un air absent.
Elle ne pouvait le croire. Elle avait beaucoup d’amies
intelligentes et séduisantes qui trouvaient très difficile de
dénicher un petit ami. Elle faisait partie du lot, d’ailleurs.
Bien sûr, elle avait quelques kilos à perdre et était trop
fatiguée pour faire beaucoup d’efforts vestimentaires, mais
beaucoup de ses amies la trouvaient fantastique.
Elle avait vécu cinq ans avec Alan, et depuis leur
séparation son univers se résumait à Bea. Elle n’avait pas
eu le temps de penser à l’éventualité de refaire sa vie.
Rencontrer un homme ne faisait pas partie de ses priorités
du moment. Ce qui valait mieux. Autrement, elle aurait été
vexée d’apprendre qu’elle ne plaisait pas à Tyler Watts. De
toute manière, elle préférait les hommes plus chaleureux.
Pourtant, pour une raison inconnue, elle se remémora
l’expression de Tyler lorsqu’il avait souri à Bea, et un petit
frisson la traversa.
D’accord, il avait un beau sourire. Et il était bien bâti, elle
devait le reconnaître. Et, si elle voulait se montrer
complètement honnête avec elle-même, la vue de ses
grandes mains sur Bea ne l’avait pas non plus laissée
indifférente. Mais cela ne suffisait pas à faire de lui son
type.
Pas vraiment.
Elle allongea la main pour prendre un autre biscuit. Elle
n’aimait pas le cours qu’empruntaient ses pensées.
— Puisque vous avez l’embarras du choix, pourquoi
n’avez-vous pas encore la bague au doigt ? demanda-t-
elle.
— C’est le problème. Au début, tout va toujours très bien,
mais juste quand je commence à envisager un
engagement nos relations commencent à se détériorer,
tout se complique.
— Quel genre de complications ?
Tyler haussa les épaules d’un air irrité.
— Elles veulent que je communique davantage, que
nous parlions de nous. Mais je n’ai jamais rien à dire sur le
sujet. Je ne comprends pas ce qu’elles attendent de moi.
Nous couchons ensemble, nous dînons dans de bons
restaurants, nous passons de bons moments… Tout
semble idyllique, mais elles sont déçues. Alors elles
fondent en larmes, me font une scène et me disent que tout
est de ma faute. Pourquoi faut-il toujours que tout soit si
compliqué ?
— Parce que les gens sont compliqués.
— J’aimerais la version simple.
Elle soupira.
— La problématique avec les relations humaines vient
du fait qu’elles ne se résument pas à ce que vous voulez.
Vous devez prendre en compte les attentes de vos
partenaires. Elles souhaitent peut-être que vous discutiez
de vos relations.
— D’accord, voilà le genre de choses que j’ai besoin de
savoir, répondit-il, soulagé d’avancer. Je dois m’investir
dans ces inepties émotionnelles et je le ferai. Tous les
gens en semblent capables, il n’y a donc pas de raison que
je n’y parvienne pas, non ? Vous allez m’apprendre.
— Si vous considérez mes conseils comme des
inepties, nous n’allons pas aller très loin, vous savez. J’ai
l’impression que vous ne prenez pas les choses très au
sérieux.
— Au contraire, je prends le problème très au sérieux et
je ferai tout ce qu’il faut faire. Dites-moi seulement ce que
les femmes attendent d’un homme. Puis je mettrai vos
recommandations en pratique.
— Cela paraît très simple, vu la façon dont vous
l’exposez.
— Cela le sera, répondit son interlocuteur, confiant. Je
n’imagine pas de manière plus simple de gagner dix mille
livres, et vous ?
— Non, reconnut-elle.
— Alors vous acceptez ?
— A deux conditions.
Tyler hocha gravement la tête. Ayant obtenu son accord
de principe, il se préparait à la négociation.
— Quelles sont-elles ?
— D’abord, il nous faut fixer des limites à cet exercice.
Je suggère deux mois. Un mois de formation intensive et
un mois de mise en pratique avec mes conseils à votre
disposition si vous avez le moindre problème.
Tyler opina du chef.
— Cela me semble juste, dit-il, observant Bea qui
s’approchait, l’œil brillant, de ses chaussures. Je ne
souhaite pas consacrer des années à ce dossier.
— Et je veux cinq mille livres à la fin du premier mois,
que vous ayez noué une relation amoureuse ou pas,
poursuivit-elle. Le solde sera versé à la fin du deuxième
mois.
Les yeux bleus de Tyler brillèrent.
— Je vous ai offert dix mille livres si et seulement si je
nouais une relation amoureuse satisfaisante, lui rappela-t-
il.
— Je sais. Mais c’est ma condition. Sine qua non.
Tyler observa la jeune femme avec un intérêt renouvelé.
Dans les affaires, il avait l’habitude de pratiquer les « c’est
à prendre ou à laisser ». Mais pour les imposer il fallait être
en position de force. Mary ne l’était certes pas. Son
entreprise battait de l’aile et elle avait un besoin vital des
contrats qu’il lui offrait. Il pouvait donc discuter cette
condition.
D’un autre côté, il admirait son cran. Il aimait les gens qui
prenaient des risques pour parvenir à leurs fins. De plus,
que représentaient dix mille livres pour lui ?
— D’accord, dit-il enfin, amusé de la voir pousser un
soupir de soulagement. Quelle est l’autre condition ?
— Que Bea et moi nous installions chez vous le premier
mois.
— Vous voulez venir habiter chez moi ?
— Vous avez une chambre d’amis, non ?
— Oui, mais je ne vois pas pourquoi nous ne pouvons
pas suivre cette formation dans votre bureau.
— Parce qu’il ne s’agit pas d’apprendre une langue
étrangère ou de la menuiserie, répliqua Mary. Les rapports
humains sont un domaine complexe. La seule manière
pour vous d’apprendre à gérer vos relations avec les
femmes est d’en avoir avec moi.
A ces mots, il sursauta.
— Je pensais que nous étions d’accord sur le fait que…
— Il ne s’agit pas de relation amoureuse et encore
moins sexuelle. Ni l’un ni l’autre n’en souhaitons, le sujet est
clos.
— Parfait, répondit-il, moins soulagé qu’il ne s’y
attendait.
Il avait été sincère lorsqu’il lui avait dit qu’elle n’était pas
son type. Il aimait les grandes blondes très élégantes. Mary
Thomas n’avait aucune de ces qualités. Elle était plutôt
petite et vraiment trop enrobée à ses yeux. Elle s’habillait
aussi de manière horrible, et ses cheveux avaient besoin
d’une bonne coupe. Mais il émanait d’elle une douceur et
une chaleur qui contrastaient étrangement avec son ton
ironique.
— Je ne vois pas en quoi c’est nécessaire, dit-il en
détournant les yeux.
Mary soupira. Sa mère avait besoin d’être seule pour
renouer avec Bill et elle avait envie de l’aider. Il lui fallait
donc trouver rapidement un toit. La maison de Tyler
semblait donc l’idéal, voilà pourquoi.
— Ecoutez, dans la journée, nous sommes l’un et l’autre
occupés. La plupart des hommes et des femmes se
retrouvent le soir, et pas seulement pour le sexe. Si j’habite
chez vous, vous aurez la possibilité de vivre avec quelqu’un
et de mettre en pratique mes conseils. Bien entendu, il ne
s’agira pas de relations intimes. D’ailleurs, je ne pense pas
que votre problème se situe à ce niveau. Vous avez besoin
d’apprendre à communiquer, à écouter, à anticiper les
désirs de votre partenaire. Cela vous paraît-il sensé ?
— Sans doute, répondit-il à contrecœur.
— En vivant avec moi, vous arriverez peu à peu à
progresser, et si vous n’y parvenez pas spontanément,
mon travail consistera à vous y pousser. Et contrairement à
une véritable relation amoureuse je ne serai pas furieuse si
vous ne réussissez pas du premier coup, n’étant pas
impliquée émotionnellement avec vous.
— Cela peut marcher, reconnut Tyler. Tout ceci me paraît
logique. Mais le bébé ?
— Elle vient avec moi, bien sûr, rétorqua-t-elle, curieuse
de voir quand il prendrait conscience que Bea lui avait
dénoué ses lacets.
Il regarda celle-ci d’un air dubitatif.
— Ma maison n’est pas conçue pour accueillir un bébé.
— Comment cela ? A son âge, elle ne risque pas de
casser un bibelot, elle ne sait pas marcher !
— Ce n’est pas ça.
Avec un soupir, il se leva et trébucha.
Il s’aperçut alors que ses lacets avaient été
soigneusement défaits, et il se rassit avec un gémissement
pour les renouer.
Inconsciente de son regard noir, Bea battait des mains
en riant de joie. Elle serait repartie à l’attaque de ses
chaussures si Mary ne l’avait pas prise dans ses bras.
— Je vous paie bien, répliqua Tyler d’un ton hargneux. A
ce tarif, je suis en droit d’exiger toute votre attention.
Imperturbable, Mary installa Bea sur ses genoux.
— Mon travail consiste à vous apprendre à établir des
relations, lui rappela-t-elle. Et les concessions sont au
programme de la première leçon.
4.
— Des concessions ?
— Oui. Vous savez ce que c’est, je suppose ?
— Bien sûr.
Mary en doutait pourtant. Tyler Watts n’était pas un
homme de compromis.
— Alors voici le marché. Je ne vais nulle part sans ma
fille. Maintenant, à vous de décider si vous souhaitez mon
aide ou pas. Vous n’avez peut-être pas envie d’avoir un
bébé dans les jambes, mais, si notre relation doit marcher,
il vous faut apprendre à prendre en considération mes
propres besoins. Et dans le cas présent j’ai besoin de
Bea.
— Pourquoi est-ce à moi de me plier à vos exigences ?
— Parce que la présence de ma fille n’est pas
négociable. Par contre, je peux éventuellement céder sur
d’autres points, comme le temps que nous passerons
ensemble le soir ou la date du début de la formation.
— J’ai l’impression qu’elle a déjà commencé !
— Voilà pourquoi cette première épreuve est très
importante.
Elle vit qu’il la dévisageait d’un air courroucé et soupira
intérieurement. Donner des leçons particulières à un ours
pareil n’allait pas être du gâteau.
— Ecoutez, reprit-elle pour tenter de lui faire
comprendre. Imaginez que je sois la femme idéale à vos
yeux. Etes-vous prêt à faire quelques concessions pour me
convaincre de vivre avec vous ?
— Ma candidate idéale n’aura pas d’enfant, remarqua-t-
il, buté.
Elle leva les yeux au ciel.
— D’accord, mais si elle a un chien ? Avez-vous envie
d’un chien chez vous ?
— Non, répondit-il sans hésiter.
— Mais si elle est par ailleurs parfaite ? Si elle est
superbe, talentueuse, adorable, intelligente… Si elle est
tout ce que vous espérez, qu’elle vous adore et qu’avec
elle vous vous sentez le meilleur, allez-vous vraiment
renoncer à elle à cause de son cocker ?
— Si elle m’apprécie à ce point, elle pourrait l’offrir à une
amie, remarqua Tyler, l’air rusé, même si l’idée d’être
adoré par une femme le ravissait visiblement.
— Si elle aime les animaux, elle refusera de
l’abandonner. Non, la décision vous appartient. Qu’avez-
vous contre les chiens, d’ailleurs ?
— Ils font des saletés.
— Les enfants aussi, et vous m’avez dit souhaiter fonder
une famille, lui rappela-t-elle. Vous allez devoir penser
sérieusement à ce qui est essentiel pour vous. Je sais ce
qui l’est pour moi — ma fille —, et sur ce point je refuse de
discuter. Qu’est-ce qui est plus important que tout pour
vous ? Votre maison ? Votre argent ? Votre
indépendance ?
Un instant, il y réfléchit.
— La réussite.
Elle réprima un soupir. Elle comprenait pourquoi les
relations amoureuses précédentes de Tyler Watts
n’avaient jamais abouti à quelque chose.
— Parfait. Si, pour être considéré comme le meilleur, il
vous faut cette fabuleuse déesse à vos côtés, êtes-vous
prêt à accepter son cocker ?
— Oui, sans doute.
— Voilà donc un compromis ! Et c’est tout ce que je
vous demande, à présent. C’est un bon exercice
d’entraînement pour vous, d’ailleurs.
— D’accord, d’accord, amenez votre bébé. Mais
empêchez-la de toucher à mes lacets !
Elle se mit à rire.
— Honnêtement, la plupart du temps, vous ne vous
apercevrez pas de sa présence.
De son côté, Tyler avait toujours l’air d’en douter.
— Bien, maintenant que nous avons établi que je ferai
tous les efforts et que vous n’en ferez qu’à votre guise,
quand commençons-nous ?
— Pourquoi pas lundi ? Cela me donnerait le week-end
pour m’organiser. Est-ce trop précipité pour vous ?
Tyler secoua la tête.
— Le plus tôt sera le mieux, de mon point de vue.

***
Les feuilles d’automne tourbillonnaient dans le vent.
Comme elle remontait l’avenue arborée, Mary repéra sans
difficulté le manoir de briques rouges qui brillait sous le
soleil de cette fin d’après-midi.
Avec un soupir de soulagement, elle se gara devant le
perron.
Sa voiture était sur le point de rendre l’âme, et elle avait
craint de ne pas réussir à parvenir à destination. Elle
espérait qu’elle consentirait à faire les trajets jusqu’à la ville
chaque jour. Pourquoi Tyler n’habitait-il pas au cœur de
Manhattan ? Ce serait plus pratique.
Cela dit, elle devait reconnaître que la grande demeure
ne manquait pas de cachet avec sa volée de marches en
pierre, sa porte d’entrée en chêne massif et les élégantes
hautes fenêtres, typiques des maisons du siècle dernier.
Parfois, elle avait aperçu des propriétés comme celle-ci
dans des agences immobilières. Leur prix n’était jamais
mentionné. Ce qui signifiait qu’il était exorbitant.
Sauf pour Tyler Watts, bien sûr. L’avait-il achetée parce
qu’il la trouvait belle ou parce qu’elle était plus grande que
les autres ?
Comme elle sortait Bea de la voiture, une femme
apparut sur le seuil et se précipita pour l’accueillir.
— Madame Thomas ? Je suis Susan Palmer, la
gouvernante de M. Watts.
Une gouvernante ? Bien sûr. Elle se doutait que Tyler
s’entourait de personnel pour étaler son train de vie. Il avait
sans doute aussi un maître d’hôtel et une armée de
domestiques qui le servaient respectueusement.
Avec un sourire, elle tendit la main.
— Je suis Mary. Et voici Bea.
— Bienvenue à Haysby Hall. M. Watts m’a prévenue de
votre arrivée.
— Il n’est pas là ?
— En général, il rentre tard, expliqua Mme Palmer. Je lui
laisse son repas dans la cuisine et il le prend quand il veut.
— Si je comprends bien, vous ne vivez pas ici ?
— Non, j’habite le village voisin. M. Watts apprécie son
intimité.
Il n’avait donc pas une nuée de serviteurs à son service,
elle s’était trompée sur ce point. Ce ne serait pas la
première fois, pensa-t-elle en sortant du coffre le gros sac
de Bea.
En revanche, elle n’avait pas envisagé d’être seule avec
Tyler pendant un mois. Lorsqu’elle lui avait proposé de
s’installer chez lui, elle croyait qu’il y aurait d’autres
personnes alentour.
— Cela vous ennuie-t-il si j’utilise la cuisine quand vous
n’êtes pas là ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la
maison. J’ai besoin de préparer à manger pour mon bébé
et j’aime aussi me confectionner mes repas.
— Bien sûr, il n’y a aucun problème. M. Watts m’a dit
que vous deviez faire comme chez vous.
La gouvernante l’aida à porter ses bagages à l’intérieur
puis lui montra sa suite avec la salle de bains attenante et
une petite pièce pour Bea.
— Vous êtes très gentille, la remercia Mary, un peu
gênée de tout le barda qu’elle traînait avec elle. La plupart
appartenait à Bea et semblait déplacé dans ce cadre
élégant.
Secrètement, elle attendait son départ pour explorer
tranquillement la maison. Elle passa alors une bonne heure
avec Bea à en faire le tour.
Visiblement, un architecte d’intérieur s’était occupé de la
décoration et n’avait pas regardé à la dépense.
L’ensemble semblait sorti d’un magazine. Tout était d’un
goût parfait, mais froid et impersonnel. Elle fut presque
soulagée de réintégrer sa chambre. Le désordre qui y
régnait déjà — les affaires de bébé prenaient beaucoup de
place — la rassurait.
Elle rangea le principal, lava Bea, la nourrit et la mit au lit.
Tyler n’avait toujours pas donné le moindre signe de vie.
Vaguement irritée par son absence, elle prit un bain.
Elle finissait de se maquiller quand elle entendit un
crissement de roues sur le gravier. Elle courut vers la
fenêtre et aperçut malgré l’obscurité une Porsche qui se
garait près de sa guimbarde. Tyler en sortit et grimpa les
marches du perron. Un instant plus tard, elle perçut le
grincement d’une porte, puis le silence retomba. Personne
n’appela pour savoir si elle était là et si elle allait bien. Pas
de « Chérie, je suis rentré ! »
Elle serra les lèvres. Il était près de 21 heures et elle se
morfondait depuis le milieu de l’après-midi. Comme elle se
penchait par la balustrade, elle vit Tyler épluchant son
courrier posé sur une magnifique table de marbre.
Il ne semblait pas se soucier beaucoup de ses invitées.
Pourtant, il devina sa présence et leva les yeux.
— Oh, vous êtes là, dit-il. Je passe quelques coups de fil
dans mon bureau puis je vous rejoins, d’accord ?
— Non.
Tyler s’arrêta et se tourna vers elle, les sourcils froncés.
— Non quoi ?
— Non, pas d’accord.
Elle descendit l’escalier et s’approcha de lui, les bras
croisés.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-il en reculant d’un
pas.
— Votre attitude.
— Mon attitude ? répéta-t-il d’un ton incrédule. Je viens à
peine de rentrer chez moi ! Comment aurais-je pu faire
quelque chose de mal en si peu de temps ?
— Vous n’étiez pas là pour m’accueillir à mon arrivée, lui
lança-t-elle froidement, ce qui veut dire que je tourne en
rond depuis 16 heures en vous attendant. Et, maintenant
que vous avez enfin daigné réintégrer le manoir, vous
m’ignorez et trouvez plus important de finir votre travail !
Une expression exaspérée passa sur le visage de Tyler.
— C’est vous qui vouliez venir vous installer ici !
— Et vous qui avez reconnu que le meilleur moyen
d’apprendre à gérer des relations amoureuses était de
prétendre que nous en avions une. Elle ne va pas durer
longtemps si vous pensez que des coups de fil
professionnels sont plus importants que m’aider à me
sentir bien. Si j’étais votre petite amie et que vous
disparaissiez dans votre bureau à peine arrivé, sans
même vous fendre d’un aimable bonsoir, je n’apprécierais
pas du tout.
— Je suis sûre qu’elle comprendrait que je suis très
occupé, rétorqua Tyler. Car je le suis.
Mais elle refusa de s’avouer battue.
— Elle pensera surtout que vous êtes mal élevé et
insensible. Pourquoi voudrait-elle épouser un homme qui la
traite comme ça ?
S’efforçant de rester calme, Tyler serra les dents.
— Ecoutez, je n’ai besoin que de cinq minutes. Ce n’est
pas la mer à boire.
— Mais la fin de votre histoire.
— Ne dramatisez pas, d’accord ?
— Tyler, voulez-vous ou pas apprendre à nouer des
relations satisfaisantes avec une femme ? rugit Mary.
— C’est pour ça que vous êtes là.
— Alors je vous suggère d’écouter ce que j’ai à vous
dire. Quel est l’intérêt de me payer pour vous donner des
cours si vous vous moquez de mes conseils ? Reprenons :
imaginez que vous êtes fou amoureux de moi. Allons !
ajouta-t-elle, les poings sur les hanches.
Il poussa un soupir agacé mais se tourna vers elle et la
regarda vraiment pour la première fois.
Elle semblait différente ce soir, se dit-il, étonné. Ses
cheveux cascadaient joliment sur ses épaules, elle avait
renoncé à son tailleur trop petit et arborait une robe simple
qui mettait en valeur ses formes généreuses. Il se surprit à
se demander quelle lingerie elle portait en dessous.
Il déglutit avec peine.
— D’accord, dit-il. J’imagine.
Le plus bizarre était que plus il la contemplait, plus il y
parvenait. Bien sûr, il ne se voyait pas transi d’amour, mais
il n’avait aucun mal à vouloir l’embrasser, découvrir le goût
de ses lèvres, défaire les boutons de sa robe…
— Je suis prêt, dit-il, ennuyé de s’exprimer d’une voix si
rauque.
— Bien. A présent, intéressons-nous à ce que je
ressens. Nous sommes profondément amoureux, vous
vous en souvenez ? Nous ne pouvons cesser de nous
toucher et je ne vous ai pas vu depuis hier soir. J’ai passé
la journée à attendre le moment de vous revoir. J’ai compté
les heures. Puis j’arrive chez vous, mais vous n’êtes pas là
pour m’accueillir. Je pensais que vous m’aimiez ?
Désarçonné par l’idée qu’ils ne pouvaient cesser de se
toucher, il tenta de recouvrer ses esprits.
— Je ne vous aime pas, dit-il.
Ça, c’était sûr, n’est-ce pas ?
— Il ne s’agit pas de moi, voyons ! Nous faisons
semblant, vous avez oublié ?
— Rappelez-moi pourquoi, dit-il, en pleine confusion.
— Pour que vous puissiez apprendre à vous comporter
correctement avec quelqu’un que vous aimez vraiment
quand vous rentrez chez vous. Donc, je suis l’amour de
votre vie et je me sens rejetée. Que pouvez-vous faire pour
me réconforter ? Je vous donne un indice, ajouta-t-elle
avec sarcasme. Disparaître dans votre bureau pour passer
quelques coups de fil en rentrant n’est pas la bonne
réponse !
Il leva les yeux au ciel.
— Très bien, je dois vous — lui — accorder un peu
d’attention.
— Exactement ! s’écria Mary, apparemment satisfaite
d’être parvenue à ses fins. J’ai envie de sentir que vous
aussi avez compté les heures, que vous êtes impatient de
me retrouver, que vous avez hâte de me jeter sur votre lit
pour…
Elle s’interrompit.
— Enfin, ce n’est pas ce que je souhaite, bien sûr, mais
si j’étais amoureuse de vous, ce serait sans doute le cas.
— Je vois, répondit-il, perturbé.
Comment serait-ce de rentrer chez lui et de trouver Mary
l’attendant ? Si elle était tout sourires au lieu de le
critiquer ? Si elle lui ouvrait les bras et le laissait
l’embrasser ? S’il pouvait promener ses mains sur ses
courbes féminines, défaire sa robe, l’emporter à l’étage,
dans sa chambre, et se perdre dans sa douceur et sa
chaleur ?
— Bien. Maintenant, sortez et recommencez.
Redescendant brutalement sur terre, il sursauta.
— Quoi ? Que voulez-vous que je fasse ?
— Revenez dans la maison et saluez-moi comme si
j’étais celle que vous rêvez d’épouser, répéta Mary avec
patience. Pensez que c’est la première leçon.
— Je croyais que celle-ci portait sur les compromis ?
Avec un soupir, Mary leva les yeux au ciel.
— D’accord, la deuxième leçon. Cette fois, vous allez
mettre en pratique ce que je viens de vous expliquer. Vous
devez montrer à votre petite amie — moi — que vous êtes
ravi de la voir.
— Que suis-je censé dire ?
— Faites-moi croire que vous m’aimez. Commencer par
vous excuser de votre retard serait également une bonne
entrée en matière.
Toujours secoué par la force de ce fantasme, il sortit sur
le perron et respira à fond l’air d’automne.
Une bonne odeur de terre mouillée et de feuilles mortes
l’aida à recouvrer ses esprits.
C’était ce qu’il avait voulu, se rappela-t-il. Il désirait des
conseils pratiques pour savoir quoi dire et quoi faire dans
ce genre de situation, et c’était ce que lui apprenait Mary. Il
n’avait simplement pas prévu d’être aussi distrait.
Il allait prendre l’exercice comme un défi et montrer à
Mary de quoi il était capable.
Rouvrant la porte, il vit Mary au pied de l’escalier, l’air si
chaleureuse qu’il en perdit un instant l’usage de la parole.
— Mary…, balbutia-t-il, le souffle court.
Un sourire aux lèvres, elle s’approcha de lui.
— Bonsoir. Je finissais par me demander si tu allais
rentrer un jour.
Un peu surpris par le tutoiement, Tyler réussit à
bafouiller :
— Je suis désolé d’être en retard. Tu es… ravissante, ce
soir.
— C’est bien. Et même très bien.
— Non, je parle sérieusement.
Il s’avança et prit ses mains dans les siennes.
— J’ai pensé à toi toute la journée, poursuivit-il. Je me
demandais comment tu serais habillée… et comment je te
déshabillerais, et maintenant je te découvre, et tu es si
belle ! Et je crève pourtant de te retirer cette superbe robe.
— Oui, c’est parfait, répondit Mary, tentant de se libérer
de son emprise.
— J’ai rêvé toute la journée du moment où je pourrais te
caresser, à la nuit qui nous attend, à nous deux enfin réunis
dans mon lit.
Mary parut avoir du mal à déglutir.
— Tyler, je pense que c’est sans doute…
Elle réussit à lui faire lâcher prise, mais il en profita
immédiatement pour l’enlacer par la taille.
— Tu m’as ensorcelé.
Mary ouvrit la bouche, se demandant ce qu’elle allait
répondre, mais elle n’eut pas le temps de s’interroger
longtemps, car les lèvres de Tyler capturèrent les siennes.
A ce contact, son cœur s’arrêta de battre avant de
s’affoler carrément. En un éclair, elle pensa que Tyler était
un excellent acteur et surtout qu’il embrassait très bien,
mais très vite elle ne pensa plus à rien.
Elle avait oublié à quel point c’était bon de se presser
contre le corps d’un homme, de sentir ses mains glisser
dans son dos, l’enlacer, la plaquer contre lui. Ses lèvres
étaient fermes et jouaient avec les siennes, éprouvant sa
résistance — qui n’était pas très forte, elle devait le
reconnaître.
Ce n’était qu’un jeu, une comédie, mais elle se laissa
emporter. Cela n’avait pas d’importance que Tyler soit
pratiquement un étranger ou ne lui plaise pas beaucoup.
Dans ses bras, elle redevenait femme pour la première
fois depuis de trop longs mois. Elle aurait pu reculer, le
repousser, mais elle n’en avait pas la moindre envie. Elle
était fatiguée d’être raisonnable. Depuis qu’Alan lui avait
posé son ultimatum, elle se contentait de vivre jour après
jour, focalisée sur Bea, ayant fait taire ses propres désirs.
Mais à présent le baiser de Tyler ouvrait les vannes. Tout
ce qu’elle avait refoulé, comprimé, anéanti depuis des
mois explosait. Une vague sensuelle la souleva, si
puissante qu’elle lui aurait fait peur si elle en avait mesuré
l’intensité. Au lieu de quoi, elle s’abandonna au plaisir
d’être embrassée, d’être collée à ce corps chaud et vivant,
et de délicieux frissons lui parcoururent l’échine. Elle
pouvait se le permettre, parce que cette étreinte ne
signifiait rien. Ils faisaient semblant, voilà tout.
Sans doute auraient-ils dû fixer des limites avant de
commencer, décider par exemple à quel moment ils
devaient s’arrêter, et quoi dire pour s’assurer que l’autre
comprenne bien que cela ne signifiait rien… Mais c’était
juste un jeu.
A la fin, ce fut Tyler qui s’écarta. Il lui fallut faire preuve
d’un effort de volonté surhumain pour se détacher de cette
femme si douce et chaude. Lentement, il leva la tête et la
dévisagea.
Les yeux de Mary étaient sombres, presque rêveurs, ses
lèvres, meurtries, et elle rougissait. Il eut du mal à ne pas
reprendre sa bouche.
Bêtement, il se sentait bouleversé. Il n’avait pas vraiment
réfléchi à ce qu’il faisait. Il était entré, prêt à faire semblant,
et finalement ça lui avait paru tout simple d’imaginer
comment il réagirait s’il l’avait attendue toute la journée,
comme il serait heureux de la revoir, de la toucher et… Bon
sang, il n’avait fait qu’obéir à ce qu’elle lui avait demandé,
non ?
« Imaginez que vous êtes amoureux de moi », lui avait-
elle dit. C’est ce qu’il avait fait.
En revanche, il n’avait pas prévu qu’elle soit si sensuelle,
si sexy. Quand il l’avait prise dans ses bras, il avait eu
l’impression d’un feu. Il n’avait pas anticipé non plus qu’il se
sentirait aussi bien en l’étreignant, et maintenant il la
dévisageait, incapable de trouver quelque chose à dire, de
penser à autre chose qu’à son désir de l’embrasser
encore.
La première, Mary recouvra ses esprits.
— Très bon, dit-elle en s’éclaircissant la gorge. Vraiment
très convaincant.
Il se sentit soulagé qu’elle reste dans le cadre du jeu et
n’ait pas pris l’épisode au sérieux, mais confusément il en
éprouva aussi une légère déception, incompréhensible au
demeurant.
Se rendant compte qu’il l’enlaçait toujours, il la lâcha et
recula.
— Je suis heureux de vous avoir satisfaite.
— C’est sûr, répondit Mary, surprise de s’entendre
s’exprimer avec calme alors que son cœur battait encore la
chamade et qu’elle mourait d’envie de se blottir de
nouveau contre lui. Je vous mets vingt sur vingt, poursuivit-
elle.
Quelque part, elle n’aurait jamais imaginé qu’un homme
aussi brusque soit si doué en matière de baisers. Elle
s’attendait à ce qu’il soit cassant, mais il ne l’avait pas du
tout été. Il avait pris son temps, fait preuve de sensualité et
d’assurance. Si Tyler embrassait ainsi, elle préférait ne
pas imaginer quel amant il était. Il devait être vraiment nul
par ailleurs, si ses ex-petites amies l’avaient quitté avec
toutes ces qualités !
— Puis-je aller téléphoner maintenant ? demanda-t-il.
Ces mots eurent sur elle l’effet d’une douche glacée.
Tyler revenait à ses affaires.
Elle s’était félicitée d’avoir su lui montrer que jusqu’au
bout ce baiser n’avait été pour elle qu’un exercice
d’application, mais brutalement il rendait ses efforts
pathétiques. Pendant leur étreinte, il n’avait sans doute
pensé qu’à ses coups de fil !
Parfait. Cela l’aiderait à rester sur un terrain
professionnel comme ils en étaient convenus au départ. Et
plus tôt Tyler rejoindrait son bureau, plus tôt elle pourrait
s’asseoir. Ses jambes tremblaient si fort qu’elle avait peur
de s’étaler sur le sol. Aurait-elle alors vraiment l’air
détachée et professionnelle ?
— Je pense que vous avez joué suffisamment le rôle de
l’amoureux pour le moment, concéda-t-elle. Mme Palmer a
laissé un repas que je dois réchauffer, ajouta-t-elle tandis
qu’il se dirigeait vers son bureau. A quelle heure dînez-vous
d’habitude ?
— Quand je suis prêt, répondit Tyler en consultant sa
montre. Disons 9 h 30.
Quelque chose dans son silence dut l’alerter, car il leva
la tête.
— Qu’y a-t-il encore ?
— Il aurait mieux valu répondre : « Avez-vous faim ? » ou
« Quand aimeriez-vous passer à table ? » C’est juste une
suggestion, ajouta-t-elle avec douceur. Pour que vous vous
en souveniez si vous avez un jour chez vous quelqu’un qui
compte pour vous.
— D’accord. Quand souhaiteriez-vous dîner, Mary ?
— Vers 9 heures, cela me semble bien. Vous me
retrouverez dans la cuisine, d’accord ?

***
En fait, il n’était pas 9 heures quand il décida de se
diriger vers l’office. Il avait pourtant beaucoup de travail,
mais il ne parvenait pas à se concentrer avec Mary dans la
maison. Elle ne faisait pas de bruit, mais la savoir là le
déconcertait.
Il avait essayé de se plonger dans ses dossiers, mais
très vite il avait dû y renoncer. Les mots dansaient devant
ses yeux et il était incapable de penser à autre chose qu’à
la douceur du corps de Mary et à la force de leur baiser.
C’était ridicule, se rappela-t-il, irrité. Mary Thomas ne
faisait pas partie de sa stratégie, ou seulement en tant que
conseillère. Elle n’était pas son type de femme. Il cherchait
une jolie blonde élégante, pas une mère célibataire
débordée.
L’embrasser avait été une erreur. Mais cette étreinte
n’avait visiblement eu aucune signification pour elle : la
preuve, elle avait montré ensuite un remarquable
détachement. Sa réaction était normale, d’ailleurs. Tous
deux jouaient la comédie, non ?
Il referma son dossier avec colère. Maintenant, il
n’arriverait pas à l’étudier. Mieux valait aller dîner, se
rappeler pourquoi il ne s’intéressait pas à cette Mary
Thomas et se remettre ensuite au travail.
Il devait écouter ses conseils le premier mois et
commencer une relation le second. C’est ce qu’il avait
décidé, non ? S’il s’impliquait suffisamment, pensa-t-il, il
pourrait être fiancé à Noël.
Il la trouva dans la cuisine et s’arrêta sur le seuil,
stupéfait de la métamorphose de la pièce.
En général, il n’y entrait qu’en coup de vent, pour se
servir du frigo ou du four à micro-ondes. Mais Mary avait
éteint la lumière et allumé des bougies, et brusquement
l’atmosphère semblait plus cosy. La table était dressée
pour deux, et une bonne odeur flottait dans l’air.
Et puis, il y avait Mary elle-même. Drapée dans le tablier
de Mme Palmer, elle préparait une vinaigrette d’un air
heureux. Sa seule présence semblait diffuser une douce
chaleur.
Lorsqu’il s’éclaircit la gorge, elle sursauta.
— Oh, bonsoir, balbutia-t-elle après un moment. Cela ne
vous ennuie pas de dîner dans la cuisine, j’espère ? Je me
suis dit que ce serait plus agréable que dans la salle à
manger.
— Très bien. D’habitude, j’avale mon assiette sur le
pouce dans mon bureau.
— Vraiment ? Je vous imaginais prendre votre repas en
solitaire, mais servi par un maître d’hôtel stylé.
— Non, je ne me sens pas à l’aise avec des
domestiques. Je préfère être seul chez moi.
— Mme Palmer m’a dit que vous appréciez votre
intimité. Est-ce pour cela que vous ne souhaitiez pas ma
présence ?
— En partie, répondit-il.
En vérité, il avait eu peur de bouleverser ses habitudes,
et c’était exactement ce qui s’était produit. Mary n’était pas
là depuis quatre heures que, déjà, il ne reconnaissait pas
la maison.
— Je n’aime pas être servi, cela me rappelle que je ne
sais jamais quel couteau ou fourchette utiliser.
Mary parut surprise.
— Vos fonctions ne vous obligent-elles pas à recevoir ?
— J’emploie une cuisinière et des serveurs intérimaires
en cas de besoin, mais je limite au maximum les
invitations.
— La maison est bien grande pour une personne. Ne
vous sentez-vous jamais seul ?
Il haussa les épaules.
— J’ai l’habitude.
— Vous feriez mieux de vous habituer à ne plus être seul
dans votre maison, poursuivit-elle. Si vous voulez fonder
une famille, votre épouse et vos enfants vont bientôt envahir
les pièces. Vous allez devoir renoncer à votre tranquillité.
— Vous avez sans doute raison, marmonna-t-il sans
enthousiasme.
Il tenta de s’imaginer marié : il y aurait une autre femme
dans la cuisine. Mais, comme il s’efforçait de se la
représenter, il n’y voyait que Mary, avec ses cheveux
bouclés, ses douces courbes et ses yeux gris.
— Je vais essayer de ne pas vous déranger pendant
mon séjour chez vous, reprit cette dernière.
Il hocha la tête. Elle pouvait essayer, mais il doutait
qu’elle y parvienne. A peine arrivée, elle le perturbait déjà,
et beaucoup plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Quel dommage ! fit rêveusement la jeune femme.
Cette maison est parfaite pour organiser des soirées.
— Je ne supporte pas les mondanités et les
conversations stériles. Je ne sais jamais quoi dire.
— Vous devriez essayer de faire du chantage auprès de
vos hôtes, lui assena-t-elle avec un regard machiavélique.
C’est une bonne façon d’entretenir les conversations.
— En tout cas, répliqua-t-il en souriant, cela a marché
avec vous. N’est-ce pas ?
5.
A la vue du sourire de Tyler, le même sourire spontané
qu’il avait eu en arrivant dans la cuisine, Mary sentit qu’elle
perdait de nouveau pied.
Elle fit semblant de chercher le sel et le poivre pour se
donner le temps de retrouver une contenance.
Il désigna du menton les verres sur la table.
— Aimeriez-vous un peu de vin ?
— Avec grand plaisir.
— Je descends à la cave.
Quelques instants plus tard, Tyler revint, une bouteille
d’un prestigieux bordeaux à la main.
— Une piquette ordinaire m’irait très bien, vous savez,
dit-elle.
— Je n’ai rien d’ordinaire, répliqua-t-il. Alors autant le
boire.
Bien sûr, elle aurait dû deviner qu’il n’avait que des
grands crus dans son cellier ! Il possédait sans doute
également des chevaux de course, même s’il n’avait
jamais le temps d’aller les voir galoper.
Du coin de l’œil, elle le regarda manier le tire-bouchon.
Ses mouvements étaient curieusement très souples pour
un homme de sa corpulence, et elle envia secrètement sa
dextérité.
C’était un type compliqué, pensa-t-elle. Complexe et
difficile. Il affichait sa forte personnalité et s’efforçait de
dissimuler sa vulnérabilité. Qui, par exemple, l’aurait
imaginé dînant seul dans son bureau ou se souciant de ce
que les autres penseraient s’ils le voyaient utiliser le
mauvais couteau ?
Et qui aurait pu croire qu’il embrassait aussi bien ?
Elle n’était pas censée y resonger, s’enjoignit-elle en
mélangeant la salade.
Mais plus elle essayait de sortir leur étreinte de son
esprit, plus elle l’obsédait. Elle contempla les mains viriles
de son hôte sur la bouteille et songea à la manière dont
elles l’avaient caressée.
Détournant la tête, elle posa sur la table les lasagnes qui
faisaient pâle figure à côté du vin.
— Goûtez-le, dit-il en lui tendant un verre.
Elle s’interrompit pour porter le breuvage à ses lèvres.
Il était délicieux, elle n’avait jamais bu un tel nectar.
C’était presque aussi bon que de l’embrasser.
« Arrête, s’ordonna-t-elle. C’est un client, rien de plus. »
En avalant une autre gorgée pour se donner une
contenance, elle chercha un sujet de conversation qui lui
sortirait Tyler de l’esprit.
— Cela vous ennuie-t-il si je cuisine pendant mon séjour
ici ? lui demanda-t-elle enfin.
— Non. Mais vous n’avez pas besoin de le faire.
Mme Palmer est un vrai cordon-bleu.
— Je sais, mais j’adore confectionner des petits plats, et
ce serait un vrai bonheur de le faire dans une cuisine aussi
bien équipée que celle-ci. Cette pièce est magnifique.
Comme le reste de la maison, d’ailleurs. Votre famille y
sera bien installée. Et vous pourrez y recevoir, vous avez
de la chance.
— Il ne s’agit pas de chance, répliqua Tyler. J’ai travaillé
dur pour pouvoir m’offrir ce que je possède.
— Votre chance réside peut-être dans votre
personnalité, dans votre faculté de vous donner les moyens
d’acquérir ce que vous désirez. La plupart du temps, je ne
sais pas ce que je veux moi-même. Je suis trop occupée à
vivre au jour le jour.
— Vous avez certainement un but dans l’existence.
— Sans doute, mais il n’est pas très ambitieux.
Contrairement à vous, je ne cherche pas à être la
meilleure. Je rêve seulement d’une petite maison à moi
pour y élever Bea… Et d’être heureuse.
— Ne l’êtes-vous pas actuellement ?
Avec un soupir, elle s’empara de sa fourchette.
— Les problèmes d’argent m’ont empêchée de l’être
pleinement ces temps-ci, avoua-t-elle, consciente que le
vin lui déliait la langue mais trop fatiguée pour s’en soucier.
Depuis mon retour à New York, je vis chez ma mère. Elle
m’a beaucoup soutenue et je ne sais pas ce que j’aurais
fait sans elle, mais sa maison n’est pas très grande, surtout
avec tout le bazar nécessaire pour élever un bébé. Nous
étions un peu les unes sur les autres. J’ai très envie d’être
autonome, mais je n’ai pas eu les moyens jusqu’ici de
louer un appartement. Mais ça va changer, ajouta-t-elle en
souriant à Tyler. Si je travaille pour votre société, mon
agence va prendre un nouvel essor.
Le sourire de Mary eut un étrange effet sur Tyler. Il tenta
de le dissimuler derrière un regard désapprobateur.
— Se mettre à son compte est risqué lorsqu’on n’a pas
de capital initial.
Elle hocha la tête.
— Je m’en rends compte à présent, mais au départ cela
me semblait une bonne idée de mettre à profit mon
expérience personnelle tout en gardant mon
indépendance. Faire garder un bébé coûte si cher,
poursusivit-elle avec un soupir. Demander à maman de
jouer les baby-sitters ne serait pas juste. Avec un petit
salaire, je n’aurais pas eu les moyens de confier Bea à une
nourrice pendant mes heures de bureau. Et avec un travail
bien payé il m’aurait fallu m’investir énormément dans mon
métier et je n’aurais pas eu la possibilité de passer
beaucoup de temps avec Bea. Je pensais que l’agence
me donnerait de la souplesse en me permettant
d’emmener parfois Bea ou de travailler à la maison.
Le verre de Mary était vide, il le remplit.
— Elever seule un enfant n’est pas évident. Le père de
Bea ne vous aide-t-il pas ?
— Non.
Aussitôt, il se mordit la lèvre. Julia n’avait-elle pas dit
qu’il avait les qualités sociales d’un ours ? Parfois, comme
à cet instant, il mesurait à quel point elle avait raison.
— Désolé, s’excusa-t-il. Cela ne me regarde pas. Je
n’aurais pas dû vous poser la question.
— Ne vous inquiétez pas, répondit la jeune femme, les
traits plus détendus. En m’interrogeant, vous me témoignez
de l’intérêt. En tant que professeur en relations humaines,
j’approuve cette attitude. Et cela ne m’ennuie pas
d’évoquer Alan. Pendant longtemps, je n’ai pu parler que
de lui.
— Il est le père de la petite ?
Elle hocha la tête.
— Je l’ai rencontré à Londres. C’est un psychologue. Ma
société m’avait envoyée suivre une de ses formations et je
l’ai trouvé extraordinaire.
Son visage s’adoucit à ce souvenir.
— Alan est l’une des personnes les plus intelligentes que
j’aie eu l’occasion de rencontrer. Il possédait une forme de
charisme… C’est difficile à expliquer. Il comprenait les
gens et avait un don incroyable pour aider les autres à
cerner et à réaliser leurs rêves. Vous vous seriez bien
entendu avec lui.
Tyler émit un grognement. Il en doutait. Ce type lui
paraissait un extraterrestre.
— J’ai été extrêmement flattée lorsqu’il m’a proposé de
travailler avec lui et d’assurer moi-même un séminaire,
poursuivit Mary, inconsciente de sa réaction. C’était très
excitant pour moi.
— Mais il ne s’agissait pas d’une relation purement
professionnelle ?
— Non, répondit-elle avec une petite grimace. Je sais
que c’est difficile de le croire maintenant, mais je lui avais
tapé dans l’œil !
— Pourquoi serait-ce difficile à croire ? s’enquit-il en
fronçant les sourcils.
— Eh bien, je m’habille comme l’as de pique, je suis mal
coiffée, je ne ressemble plus à rien… Maman me répète
souvent que j’ai commencé à me laisser aller après la
naissance de Bea, et c’est sans doute vrai.
A la réception, il l’avait trouvée très ordinaire, se
rappela-t-il. Et lorsqu’il l’avait vue à son agence, elle ne lui
avait pas fait meilleure impression. Certes, ses cheveux
méritaient une bonne coupe et ses vêtements manquaient
d’élégance, mais ce soir elle était différente. Il ne parvenait
pas à s’expliquer pourquoi.
— Vous ne ressemblez pas à rien, ce soir, lui dit-il d’un
ton abrupt. Vous me semblez…
Chaleureuse, sexy, classe ?
— Très bien, poursuivit-il à voix haute.
Son verre à la main, Mary le regarda, une étrange lueur
brillant dans son regard.
— Merci, répondit-elle enfin. C’est gentil à vous de le
dire, mais ne vous sentez pas obligé d’être poli. Ce n’est
que moi !
Elle se sentait bêtement ébranlée, c’était vraiment
ridicule de sa part. Après tout, Tyler n’était-il pas capable
de l’embrasser comme un fou avant de rejoindre
calmement son bureau pour passer ses coups de fil ? La
seule manière de surmonter le problème était d’en
plaisanter.
— Malgré tout, dit-elle d’un ton professoral, je vous
signale qu’aucune femme n’aime être qualifiée de « très
bien ». Quand votre fiancée vous demandera ce que vous
pensez d’elle, trouvez autre chose !
— Et quoi ? demanda-t-il. Belle ? Splendide ? Sexy ?
A ce dernier mot, un frisson parcourut l’échine de Mary.
Il s’agissait d’un cours, se remémora-t-elle. Il ne pensait
pas qu’elle était belle ou sexy. Comment l’aurait-il pu,
d’ailleurs ?
Avec une profonde inspiration, elle afficha un sourire.
— Tous ces termes conviennent parfaitement. Où en
étions-nous ? ajouta-t-elle avec légèreté.
— Vous m’expliquiez que vous aviez eu une relation
avec Alan.
— Ah oui. J’étais folle amoureuse de lui, bien sûr.
— Pourquoi « bien sûr » ?
— Parce qu’il incarnait l’idéal de toute femme, répondit-
elle avec simplicité. Il était beau et intelligent. Il avait
beaucoup voyagé, était très cultivé. Mais surtout c’était
quelqu’un à qui vous pouviez parler. Il vous écoutait
vraiment. Vous n’imaginez pas à quel point c’est rare chez
un homme.
» Je ne parvenais pas à croire qu’un type comme lui
puisse s’intéresser à moi. Quand il m’a demandé de
m’installer chez lui, j’étais aux anges. Cette cohabitation
présentait beaucoup d’avantages pour lui aussi. Comme il
était obligé de verser une pension alimentaire à son ex-
femme, il était soulagé que je contribue ainsi aux frais du
ménage. Je participais surtout au remboursement de
l’hypothèque. »
Tyler tiqua comme s’il désapprouvait cet arrangement
financier.
— Et de mon côté, reprit-elle, j’avais ainsi la possibilité
de vivre dans une belle maison. Mais surtout, en payant
l’emprunt avec lui, j’avais l’impression que nous étions
engagés l’un vis-à-vis de l’autre, même si son divorce était
trop récent pour qu’il envisage de se remarier. J’étais
heureuse.
— Alors pourquoi avoir mis fin à cette idylle ?
— Je suis tombée enceinte, dit-elle, tournant son verre
entre ses mains. C’était un accident. Depuis le début, Alan
m’avait dit clairement qu’il ne souhaitait pas d’enfant.
— Et pourquoi ?
— Il était plus âgé que moi et avait déjà trois garçons
adolescents de son premier mariage. Il pensait que c’était
assez, qu’il était trop vieux pour les nuits sans sommeil. Et
j’étais d’accord. J’étais si amoureuse que tout ce que je
demandais, c’était d’être avec lui.
Tyler émit un grognement.
— Alors que s’est-il passé ?
— J’avais trente-quatre ans, ce n’était pas exactement
ma dernière chance de devenir mère, mais je me suis
rendu compte soudain que c’était maintenant ou jamais. Et
que je désirais ce bébé.
Elle releva les épaules.
— Alan ne partageait pas ce désir. Il m’a sommée de
faire un choix.
— Et vous avez choisi l’enfant ?
— Oui, répondit-elle avec un soupir. J’ai choisi Bea. Et je
ne l’ai jamais regretté.
— Même si elle vous a coûté l’amour de votre vie ?
— Oui, dit-elle tristement. Même si j’ai du coup perdu
Alan. J’espérais qu’il changerait d’avis après la naissance,
mais il a refusé de la reconnaître.
— Il est quand même tenu de contribuer à son
éducation !
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas d’argent de lui. C’était ma décision de
la mettre au monde, je l’assume seule. De toute façon, il l’a
rejetée.
Tyler ne parut pas impressionné.
— S’il refusait toute autre paternité, il aurait pu prendre
ses précautions. Que cela lui plaise ou non, Bea est sa fille
et il doit vous aider financièrement à l’élever.
— Je ne le veux pas, répéta-t-elle d’un ton têtu. Alan
m’avait dit que je ne m’en sortirais pas seule avec un
enfant, et je veux lui prouver le contraire.
— En attendant, vous tirez le diable par la queue…
— C’est seulement parce qu’Alan ne m’a toujours pas
remboursé l’argent que je lui ai prêté pour sa maison.
Elle regarda son verre. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle
lui déballe ainsi toute sa vie. C’était sans doute à cause du
vin. Il était si délicieux qu’elle en avait bu un troisième verre
sans s’en rendre compte. Elle ferait mieux de s’arrêter là.
— Je n’ai pas perdu qu’Alan, poursuivit-elle. Mais
également mon travail, mon toit et mes économies, même
si j’espère toujours qu’il me remboursera un jour.
Tyler n’en revenait pas.
— Même moi, je ne vire pas mes employées quand elles
sont enceintes ! Il existe des lois qui interdisent de…
— Je n’ai pas exactement été renvoyée. Mais il m’aurait
été difficile de poursuivre sereinement ma grossesse en
continuant à travailler avec lui. C’est un des inconvénients
de coucher avec le patron.
— Et qu’en est-il de votre argent ?
— Au départ, Alan était d’accord pour me racheter ma
part de la maison — c’était la sienne initialement, et il avait
besoin d’un endroit pour accueillir ses enfants le week-end.
Je me suis donc installée chez une amie, mais comme je
ne pouvais pas m’éterniser chez elle, que je n’avais pas de
revenus et que je devrais retravailler après la naissance, ce
n’était pas simple. C’est alors que mon beau-père a quitté
ma mère. Elle était démolie, et rentrer à New York pour
emménager chez elle m’a semblé la meilleure solution. Je
lui tiendrais compagnie, elle pourrait m’aider avec la petite,
et cela me coûterait moins cher que de vivre à Londres.
Pourtant, je crois avoir commis une erreur. Dès que j’ai eu
un endroit où aller, Alan a cessé de se sentir coupable et
refusé de me rembourser ce qu’il me doit.
Tyler secoua la tête.
— Vous auriez dû lui intenter un procès ! N’avez-vous
pas signé un contrat sur la question ?
— Je m’en mords les doigts à présent, mais nous étions
heureux ensemble et je n’aurais jamais imaginé qu’il se
comporterait un jour ainsi. Il est en colère contre moi, je le
sais, mais cela n’excuse pas tout. De plus, il ne s’agit pas
non plus de millions, mais cela me permettrait de me loger.
Au lieu de quoi, me voilà obligée de m’installer un mois
chez vous… J’ignorais que vous teniez à votre
indépendance, je suis désolée, ajouta-t-elle avec un sourire
d’excuse.
— Ce n’est pas un problème, assura Tyler. Je crois
même que vous aviez raison, c’est la meilleure façon de
me former. J’ai déjà appris beaucoup de choses ce soir en
matière de relations humaines.
Elle lui sourit.
— Je suis là pour cela ! Quand je partirai, vous serez si
expert en la matière que votre prochaine petite amie sera
comblée !
Et si Tyler faisait l’amour comme il embrassait, elle
aurait également beaucoup de chance.
Elle vida son verre et le posa sur la table. Elle non plus
n’avait pas à se plaindre. Elle avait Bea et, bientôt, cinq
mille livres. De quoi louer un appartement. Que demander
de plus ?
Elle regarda Tyler et se remémora leur baiser, mais
s’interdit de laisser son imagination aller plus loin.
Un appartement et un bébé en bonne santé, elle n’avait
besoin de rien d’autre.

***
Mary sortit Bea du bain et l’enveloppa dans une
serviette. Elle adorait ce moment. Bea sentait bon et
gigotait en riant.
La journée avait été très occupée mais productive, et
elle se sentait agréablement fatiguée. Savoir que les
choses se mettaient enfin en place faisait du bien.
Lorsque Bea et elle étaient descendues prendre leur
petit déjeuner, Tyler avait quitté la maison depuis
longtemps. Dans la cuisine, elles avaient découvert
Mme Palmer, très ennuyée qu’elle ait tout rangé la veille au
soir.
— Vous auriez dû me laisser la vaisselle.
— La mettre dans le lave-vaisselle n’était pas très
compliqué. Honnêtement, cela ne m’a posé aucun
problème.
D’ailleurs, elle n’avait pas eu grand-chose d’autre à faire.
Après le dîner, Tyler avait regagné son bureau, et elle était
restée seule à regretter d’avoir trop bu et de lui avoir
raconté sa vie.
Elle avait lu un moment dans le petit salon. En temps
normal, dévorer un roman était un luxe inimaginable pour
elle, mais Tyler la hantait.
Elle l’avait imaginé assis à côté d’elle. Peut-être aurait-
elle dû lui suggérer de le faire ? Après tout, dans une
véritable relation, il n’aurait pas passé la soirée à travailler.
Ils se seraient blottis dans les bras l’un de l’autre devant
la cheminée, elle aurait enfoui sa tête dans son cou. Elle
aurait embrassé la veine qui battait derrière son oreille et
aurait promené ses lèvres sur sa joue jusqu’à ce qu’elle le
sente sourire. Puis il aurait capturé sa bouche, l’aurait
allongée sur le canapé, aurait glissé ses mains sous sa
jupe sans cesser de l’embrasser. Cette fois, ils n’auraient
eu aucune raison de s’interrompre et il…
Elle avait refermé son livre d’un coup sec et s’était
retirée dans sa chambre.
Quelle idiote ! se morigénait-elle encore à présent. Tyler
cherchait une jolie blonde sans enfant et lui avait dit
clairement qu’il ne la trouvait pas à son goût. De plus, il
était mal élevé, arrogant, et avait la sensibilité d’un
bulldozer : il était capable de l’embrasser comme un fou
puis de retourner tranquillement dans son bureau comme si
de rien n’était. A quoi bon l’imaginer en train de lui faire
l’amour ? Elle n’avait aucune chance que cela se produise.
Absolument aucune. Elle était ici pour effectuer un travail,
et c’est tout !
Malgré ces résolutions, elle luttait contre une excitation
croissante à l’idée de voir revenir Tyler ce soir.
— Je ne sais pas ce que je vais faire de toi demain, dit-
elle au bébé. J’ai rendez-vous avec Steven Halliday, et ce
ne serait pas très professionnel de venir avec un enfant,
mais ta grand-mère ne répond pas.
Bea éclata de rire. Elle adorait faire partie de la
conversation.
— Tu penses qu’elle est avec Bill ?
— Ya ! Ya !
— Si je suis obligée de t’emmener avec moi, il faudra
que tu sois très, très sage.
— Ga, ga !
Mary sourit à sa fille.
Quelle chance avait Bea de n’avoir à se soucier de rien.
Et surtout pas à chercher le bon équilibre avec Tyler Watts
quand il rentrerait à la maison !
Elle consulta sa montre. Il lui restait presque trois heures
pour calmer le pathétique émoi dont elle était la proie. Il ne
l’embrasserait pas, cette fois. La veille, ils avaient assez
travaillé le chapitre des retrouvailles. C’était une bonne
chose, bien sûr.
— De toute façon, dit-elle à voix haute à Bea, nous allons
bientôt dénicher un joli appartement, n’est-ce pas ?
Avant d’habiller l’enfant pour la nuit, elle continua de jouer
avec elle. Bea riait si fort que Mary n’entendit pas Tyler
rentrer. Quand celui-ci s’éclaircit la gorge pour leur signaler
sa présence, elle sursauta, surprise.
Il se tenait sur le seuil de la porte, si grand, si séduisant
qu’elle porta inconsciemment la main à sa gorge pour
tenter de maîtriser les battements de son cœur.
— Bonsoir, balbutia-t-elle. Je ne vous attendais pas si
tôt.
— Désolé, je ne voulais pas vous surprendre, répondit-il
en souriant. J’applique les principes de ma première leçon
et je m’efforce de passer plus de temps à la maison
puisque vous y êtes.
Elle lui rendit son sourire. Impossible de ne pas se sentir
flattée, même si elle savait que cela faisait partie de leur
comédie.
— Très bien, approuva-t-elle. Maintenant, je vais vous
apprendre à communiquer. Un e-mail ou un texto pendant
la journée pour me dire que vous pensez à moi serait
bienvenu !
Tyler se demandait si Mary parlait sérieusement quand
un téléphone retentit dans la pièce voisine.
La jeune femme se redressa précipitamment.
— C’est sûrement ma mère. Je lui ai demandé de me
rappeler. Cela vous ennuie-t-il de garder un œil sur la petite
pendant que je prends l’appel ?
— Euh… d’accord.
Seul avec le bébé, il éprouva un bref moment de
panique. Bea n’aimait pas être loin de sa mère et son petit
vi s a g e s’assombrit. Craignant qu’elle n’explose en
sanglots, il s’installa à côté d’elle.
Ils s’entre-regardèrent avec circonspection.
Il n’avait jamais été si près d’un enfant et observa Bea
avec fascination. Elle avait des cuisses dodues, des bras
potelés, et il eut l’impression que ses prunelles avaient la
même expression critique que celles de Mary. Lorsqu’il
tendit la main vers elle, elle attrapa son doigt avec une
force surprenante. Ridiculement nerveux, il essaya de
sourire, mais cela se révéla une erreur. La mimique de
Bea changea, et il crut un bref instant qu’elle allait fondre en
larmes.
— Non, non, ne fais pas ça, dit-il, tentant de la distraire
en lui chatouillant le ventre.
A son immense soulagement, l’œil de la petite s’éclaira,
et un sourire illumina sa frimousse. Encouragé, il
recommença, et elle éclata de rire. Elle avait l’air de
tellement s’amuser qu’il ne put s’empêcher de s’esclaffer.
— Elle vous aime bien, lança Mary qui les observait.
Se sentant idiot, il se redressa.
— Je craignais qu’elle ne se mette à pleurer, dit-il.
— Elle semble très contente, en tout cas, remarqua Mary
en se penchant vers sa fille. Cela t’a-t-il plu de jouer avec
Tyler, chérie ? demanda-t-elle à l’enfant.
Bea émit un cri de Sioux en agitant ses bras.
— Je crois que ça veut dire oui, déclara Mary.
Quand elle se mit à rire, il sentit sa gorge se serrer
absurdement.
6.
A présent, se dit Tyler, il devrait s’en aller. Il était passé
dire bonjour et avait gardé un œil sur la petite pendant que
Mary répondait au téléphone, mais plus rien ne le retenait
maintenant. Pourtant, il renâclait à quitter la salle de bains.
Mary le regarda.
— Aimeriez-vous que je vous apprenne à mettre une
couche ?
— Non, merci !
— Ce serait pourtant un bon exercice pour vous,
répliqua-t-elle en réprimant un sourire à la vue de son
expression. Vous voulez une progéniture, non ? Alors
autant vous habituer tout de suite à changer un bébé.
— Je ne m’occuperai pas de ça, répondit-il fermement
en observant Mary s’en charger avec dextérité.
— Un homme qui sait y faire avec les enfants touche
particulièrement les femmes. Pour la fiancée de vos rêves,
ce serait un véritable « plus ».
— J’espère qu’elle sera plus impressionnée par la cote
de ma société à la Bourse.
— Néanmoins, cette expérience vous serait très utile
quand vous serez père.
Devinant qu’elle se moquait de lui, il se rembrunit.
— Mon rôle consistera à gagner de quoi faire vivre ma
famille. Point final.
Avec un petit haussement d’épaules, Mary prit Bea dans
ses bras.
— Eh bien, vous passerez à côté de quelque chose. Les
bébés sont merveilleux. Pourquoi vouloir vous priver des
joies de la paternité ?
Elle fit mine de dévorer le ventre de Bea, qui éclata de
rire et lui tira les cheveux.
— Aïe ! Attention, ma puce ! s’exclama Mary en la
blottissant contre son épaule. Montre à Tyler comme tu
embrasses bien, ajouta-t-elle en riant.
Aussitôt, la petite colla ses lèvres contre la joue de sa
mère.
Mary la prit alors à bout de bras et la fit sauter en l’air.
— Quand vous aurez des enfants, vous n’aurez plus
envie d’aller au bureau, Tyler. Pour ne pas perdre un seul
de leurs baisers.
Tyler ne pouvait y croire. Il tenait à se marier et à fonder
une famille, mais il n’avait pas mesuré ce que cela signifiait
concrètement. Il n’avait pas pensé aux couches, aux
embrassades et aux rires des bébés. Comme il tentait de
s’imaginer père, son cœur se serra.
Surpris, il se rendit compte qu’il éprouvait un peu de
jalousie. Bien sûr, il n’était pas jaloux de Bea, ce serait
vraiment pathétique de sa part ! Mais enfin, ce bébé n’avait
qu’à tendre les bras pour que Mary la câline.
Peut-être ressentait-il un peu d’envie vis-à-vis du lien qui
unissait Mary à sa fille ? Il voyait à quel point elles riaient et
s’amusaient bien ensemble et comme il leur était facile de
faire preuve de tendresse. Intuitivement, il devinait qu’il
s’agissait d’amour, mais il ignorait ce genre d’émotion et
sans doute ne la connaîtrait-il jamais.
Il détourna les yeux.
— Va-t-elle se coucher maintenant ?
— Pas encore. Elle doit d’abord dîner.
L’enfant sur son épaule, Mary se leva.
— J’ai été faire des courses aujourd’hui, alors je vais
nous préparer un petit repas pour nous aussi. Vous m’y
avez autorisée, lui rappela-t-elle.
— Cela me va très bien, répondit-il, gêné pour une
raison incompréhensible. Merci.
— Quand aimeriez-vous passer à table ?
Se remémorant la leçon de la veille, il s’enquit à son tour.
— Et vous ?
Mary se mit à rire.
— Vous apprenez vite ! 20 heures, est-ce trop tôt pour
vous ?
— Cela me convient parfaitement.
— A présent, je vais m’occuper de la petite. Aussi, si
vous voulez en profiter pour travailler, il n’y a pas de
problème.
— D’accord. Je descends dans mon bureau.
Bizarrement, il se sentait congédié.

***
Tyler raccrocha et considéra la pile de dossiers qui
exigeaient son attention. Il s’empara du premier avant de le
rejeter avec un soupir exaspéré.
C’était ridicule. La veille au soir, déjà, il avait eu
beaucoup de mal à se concentrer, mais aujourd’hui c’était
pire encore. Pourtant, seul le balancier de l’horloge rompait
le silence.
Où se trouvait Mary ? Dans la cuisine, sans doute, à
nourrir Bea, à emplir la pièce de rires et de chaleur.
Il avait envie d’aller les rejoindre, mais il hésitait. Sans
doute préférait-elle être seule avec sa fille. De plus, il avait
du travail.
D’un autre côté, aller la trouver pour s’assurer qu’elle ne
manquait de rien serait faire preuve de courtoisie et de
gentillesse. Il pourrait lui préparer du thé ou autre chose.
« Imaginez-vous amoureux de moi », lui avait-elle
recommandé. Quand il ramènerait une véritable petite
amie, il devrait se montrer attentif à son égard.
Il tenta de se représenter sa future fiancée. Elle serait
grande et mince, parce que c’était le genre de femmes qui
lui plaisait. Elle serait soignée de sa personne et
n’encombrerait pas la maison avec des affaires de bébé.
Elle ne lui reprocherait pas de ne pas lui accorder assez
d’attention et ne se moquerait pas de lui en lui proposant
de changer des couches. Elle serait adorable, ravissante
et…
Ennuyeuse ? lui glissa une petite voix intérieure.
Parfaite, corrigea-t-il aussitôt.
Elle serait parfaite.
Mais pour réussir à l’épouser il devait travailler sur son
aptitude à nouer des relations humaines positives. Voilà
pourquoi il pouvait aller rejoindre Mary la conscience
tranquille.
Repoussant sa chaise, il se leva.
Comme il s’y attendait, elle était dans la cuisine. Bea
frappait avec une cuillère sur sa chaise haute tandis que
Mary goûtait la purée de légumes qu’elle lui avait préparée.
— Ça vient, ça vient, lança-t-elle à l’enfant.
Apercevant Tyler, elle grimaça.
— J’espère que vous avez l’estomac bien accroché.
Voir Bea dîner n’est pas un spectacle très appétissant.
— J’en prends le risque.
Il la regarda enfourner une cuillérée dans la bouche de la
petite fille. Cette dernière en recracha la moitié.
Il commençait à comprendre ce qu’avait voulu dire Mary.
— Je m’apprêtais à préparer un peu de thé, déclara-t-il.
En aimeriez-vous une tasse ?
Mary aurait eu besoin d’un gin tonic, mais il n’était pas
18 heures, et elle n’avait pas envie que Tyler la prenne pour
une alcoolique.
— Avec plaisir.
A la dérobée, elle le regarda remplir la bouilloire. Il avait
remonté les manches de sa chemise et retiré sa cravate, et
cette décontraction le rendait plus séduisant que jamais.
Indéniablement, il émanait de lui une force très
rassurante. Il donnait l’impression qu’on pouvait s’appuyer
sur lui en confiance, quoi qu’il advienne.
Maintenant, elle savait ce qu’on éprouvait dans ses bras.
Et il lui était impossible de l’oublier. Elle se remémora la
chaleur de son étreinte, la saveur de ses lèvres, et à ce
souvenir elle sentit l’émotion l’envahir.
La gorge serrée, elle se concentra sur la purée de Bea.
— Que lui avez-vous préparé ? s’enquit Tyler.
— Du poulet avec des carottes et des pommes de terre.
— Cela a l’air dégoûtant.
— J’ai prévu le même menu pour nous. Si vous n’aimez
pas ça, le dîner risque d’être frugal, ce soir.
Mary s’efforçait de garder un visage impassible, mais
Tyler dut deviner qu’elle était sur le point d’exploser de rire,
et il sourit de ce sourire qui la faisait frissonner.
— Cela ira, dit-il.
Inconscient de l’effet de son expression sur ses sens,
Tyler se tourna vers Bea.
— Elle semble apprécier, en tout cas.
Mary fut soulagée d’avoir une excuse pour s’intéresser à
sa fille. Bea n’avait que sept mois, elle mangeait comme
un cochon et de la purée était collée sur ses joues, dans
ses cheveux et sur son nez.
— Elle est encore un peu jeune pour prendre le thé au
Ritz. J’espère qu’elle va vite s’endormir. La journée a été
longue.
La bouilloire sifflait et Tyler remplit deux tasses.
— Vous l’avez emmenée à l’agence avec vous ?
— Oui, et elle a été très sage. Pourvu qu’elle le soit
autant demain !
— Pourquoi ?
— Je dois rencontrer Steven Halliday à 11 heures. Je
comptais confier la petite à maman, mais ça ne va pas être
possible.
— Est-ce elle qui vous appelait ?
— Oui, mais elle m’a appris qu’elle revoyait Bill demain.
Je ne voulais pas compliquer la situation en lui parlant de
Bea. Je la prendrai avec moi, voilà tout, ajouta-t-elle avec
un haussement d’épaules. Pensez-vous que Steven en
sera contrarié ?
Tyler lui tendit une tasse.
— Pas si je lui demande de ne pas l’être.
— Vous n’avez pas le droit de faire ça !
— Je fais ce que je veux, répliqua-t-il avec une certaine
arrogance. C’est ma société.
— Vos employés ont quand même leur mot à dire.
— Si ma façon de diriger la compagnie déplaît à Steven,
il peut aller travailler ailleurs. Je ne vois pas pourquoi la
présence de Bea le dérangerait. Mais peut-être trouverez-
vous difficile de vous concentrer si vous l’avez dans les
bras.
— C’est vrai. Mais il est un peu tard pour appeler une
amie.
— Je demanderai à ma secrétaire de s’occuper d’elle
pendant votre entretien. Je suis sûr que ça ne l’ennuiera
pas.
— Avec un peu de chance, Bea dormira et je n’aurai pas
besoin d’aide. Cela faciliterait tout.

***
Mais le lendemain, à l’heure du rendez-vous, Bea était
bien éveillée. Elle s’était assoupie dans la voiture et ne
semblait pas vouloir prolonger sa sieste.
— Typique de toi, lui dit Mary avec un soupir.
Comme elle entrait dans le bâtiment avec sa fille, elle se
remémora la soirée d’inauguration, lorsqu’elle avait dérapé
sur le sol marbré et que Tyler Watts s’était approché d’elle
pour lui demander des cours de relations humaines.
Cet épisode semblait remonter à une éternité. Elle avait
du mal à associer l’odieux homme d’affaires qu’elle avait
alors rencontré avec le Tyler qui jouait si gentiment avec sa
fille et la chatouillait pour qu’elle éclate de rire. Quand elle
avait fait sa connaissance, elle l’avait trouvé grossier et
arrogant, et maintenant… Elle préférait ne pas analyser de
trop près ce qu’elle éprouvait pour lui à présent. Tout ce
qu’elle savait, c’est qu’elle frissonnait chaque fois qu’elle le
voyait.
Ce jour-là, elle avait veillé à mettre des chaussures à
petits talons et il lui était ainsi plus facile de marcher. Sans
la foule, le hall paraissait immense et impressionnant.
La réceptionniste regarda Bea d’un air interrogateur
mais assura qu’elle allait prévenir Steven Halliday de son
arrivée. L’enfant dans les bras, Mary se posta devant les
baies vitrées pour contempler les bateaux qui passaient
lentement sur le fleuve.
Malgré le froid, la journée était belle. Les immeubles qui
longeaient les rives se reflétaient dans l’eau. Certains
étaient très anciens, d’autres plus modernes. Celui de la
compagnie Watts ne détonnait pas avec les autres mais
revendiquait son originalité.
Un peu comme Tyler, en fait.
Un homme en costume s’approcha d’elle, la main
tendue.
— Bonjour, madame, je suis très heureux de faire votre
connaissance.
Comme elle saluait chaleureusement Steven Halliday,
elle découvrit Tyler à son côté et sentit son cœur s’emballer
dans sa poitrine.
— J’ignorais que vous seriez présent à cette réunion,
balbutia-t-elle.
— Et ce ne sera pas le cas ! répliqua-t-il avec calme. Je
suis venu chercher Bea.
Dès que la petite reconnut Tyler, elle lui tendit les bras
avec des cris de joie.
Comme Mary confiait l’enfant à Tyler, ses mains
effleurèrent les siennes, et elle rougit.
— Merci beaucoup, dit-elle avec raideur. Mais si votre
secrétaire est occupée, promettez-moi de me la ramener.
— Je suis sûr que ce ne sera pas nécessaire.
Blottie contre l’épaule du grand patron, le bébé lui faisait
de grands sourires.
— Voulez-vous venir avec moi, mademoiselle ? s’enquit
Tyler.
— Ga !
Elle se laissa emporter sans un regard vers Mary.
L’entretien avec Steven Halliday fut très productif. Sans
être obséquieux, Steven pensait visiblement qu’elle
entretenait d’étroites relations avec son patron, et elle ne
pouvait décemment pas lui dire ce qu’elle était en réalité
pour lui.
A la fin de leur rendez-vous, Steven l’accompagna
jusqu’au bureau de Tyler, tout en haut du bâtiment. La vue
sur la ville était magnifique. Carol, une jeune blonde très
élégante, lui sourit avec chaleur.
— Vous cherchez votre petite fille ?
— Oui. Je la croyais avec vous…
Un doigt sur les lèvres, la secrétaire ouvrit sans bruit une
porte et l’invita à jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Stupéfaite, Mary découvrit Tyler arpentant la pièce, Bea
dans une main, un dossier dans l’autre.
— Cinq millions, cela me semble excessif. Qu’en
penses-tu ?
— Ba, ba, ba, répondit l’enfant avec sérieux.
— Je suis bien d’accord avec toi. D’un autre côté, le
cadre semble prometteur, non ?
— Ya !
Réprimant un sourire, Mary échangea un regard avec
Carol.
— Il a annulé deux réunions, murmura celle-ci. Il ne l’a
pas quittée un instant. Visiblement, il fond complètement
pour votre bout de chou.
Mary frappa doucement à la porte.
— Je vous dérange ? s’enquit-elle d’un ton léger.
A sa vue, Tyler parut gêné.
— J’essayais de l’amuser, répondit-il, sur la défensive.
Il avait l’air si coupable et Bea si contente qu’une bouffée
de chaleur envahit Mary. Elle se surprit à ressentir une
infinie tendresse pour Tyler, presque de l’amour.
Bien sûr, il s’agissait d’affection, rien de plus. Et, après
tout, elle avait le droit d’éprouver de l’affection pour un de
ses clients. Il venait de consacrer deux heures de son
temps à l’enfant. Elle pouvait le considérer comme un ami,
non ?
Mais pas comme un amoureux.
Avec une grimace embarrassée, l’objet de ses pensées
lui tendit la petite fille et il lui montra le dossier qu’il tenait à
la main.
— Je n’avais rien d’autre comme lecture…
— Aucune importance. Du moment que vous vous
intéressez à elle, elle est contente. N’est-ce pas, ma
puce ? ajouta-t-elle en l’embrassant.
— Elle a été formidable, répondit Tyler en la regardant.
Elle ne me critique jamais et pense que mes idées sont
géniales. C’est une compagne parfaite !
En proie à une soudaine timidité, Bea enfouit son visage
dans le cou de Mary avant de tourner la tête pour observer
subrepticement Tyler à travers ses longs cils en souriant.
— Cesse de flirter ! lui ordonna Mary avec une feinte
sévérité.
Mais elle ne put s’empêcher de rire à son tour, ce qui se
révéla une erreur. Elle pensait partager avec Tyler un
amusement innocent, mais soudain leurs sourires
s’évanouirent tandis que l’air se chargeait d’électricité.
Sous le regard bleu d’acier, une douce chaleur l’envahit,
et elle eut peur que Tyler ne voie le pourpre de ses joues.
Pourtant, elle fut incapable de détourner la tête.
Le souffle court, elle le dévisageait en silence, le cœur
battant la chamade.
Alors, comme si elle devinait qu’elle n’était plus le centre
d’attraction, Bea poussa un cri pour lui rappeler ses
priorités.
Surprise, Mary parvint enfin à détacher ses yeux de ceux
de Tyler. La gorge serrée, elle tenta de recouvrer ses
esprits.
— Merci de vous être occupé d’elle, dit-elle enfin. C’était
très gentil de votre part.
— De rien. Votre entretien a-t-il été fructueux ? s’enquit-il
après un instant.
— Très, grâce à vous.
Cet échange poli était horrible.
Bea gigotait dans ses bras, ce qui lui donnait une
excuse pour s’en aller. Elle s’efforça de sourire.
— Nous allons vous laisser travailler. A quelle heure
pensez-vous rentrer ce soir ?
Cette question paraissait d’un insupportable terre à
terre, se dit-elle trop tard.
— Revenez quand vous voulez, balbutia-t-elle. Nous nous
débrouillons très bien toutes seules.
Seigneur ! Pourquoi avait-elle sorti une telle idiotie ?
— Je veux dire, nous avons nos petites habitudes,
corrigea-t-elle, se rendant compte qu’elle devenait
écarlate.
Tyler ne semblait pas s’en soucier. Il était déjà revenu à
son bureau.
— Je serai à la maison vers 18 heures, répondit-il d’un
ton indifférent.
Mary aurait aimé rester aussi détachée, mais malgré
ses efforts elle ne cessa tout l’après-midi de consulter
l’horloge, s’étonnant que l’aiguille avance si lentement.
Lorsque, enfin, sonnèrent 18 heures, Tyler n’était pas là.
Elle s’en voulut de se sentir déçue. Il était presque la demie
quand elle entendit les pneus sur le gravier.
Il était là ! Le souffle court, elle s’obligea à inspirer
profondément. Son estomac était noué et elle se mit à
trembler.
« Pour l’amour de Dieu, calme-toi ! » s’ordonna-t-elle.
Tyler apparut quelques instants plus tard.
— Désolé, je suis en retard, dit-il. Il y avait une rupture de
stocks dans une des usines de Londres.
— Pas de problème.
Elle se rendit alors compte avec horreur qu’elle mourait
d’envie de se plaquer contre lui.
Pourquoi éprouvait-elle ce désir puissant d’enlacer cet
homme, de lever le visage vers lui, de l’embrasser ?
Elle devait sortir de cette pièce, et vite. Il lui fallait cesser
de faire l’idiote et se rappeler la raison de sa présence ici.
Tyler était un client, et leurs relations devaient rester à un
niveau purement professionnel. Certes, ce n’était pas facile
vu qu’ils vivaient ensemble, mais cela faisait partie de son
travail. S’installer chez lui avait été son idée, se remémora-
t-elle. Elle serait très bien payée. Il était temps de songer
aux cinq mille livres et d’arrêter de fantasmer sur cet
homme. Leur pseudo-relation amoureuse n’avait aucune
réalité. Il s’agissait d’une comédie, elle ferait mieux de ne
pas l’oublier.
— Je m’apprêtais à mettre Bea au lit, lança-t-elle en
prenant l’enfant dans ses bras. 20 heures, cela vous va
pour dîner ?
— Très bien, répondit Tyler, un peu surpris par cette
brusquerie. Je vais travailler, ajouta-t-il, frustré, en
s’adressant au dos de la jeune femme qui s’éloignait déjà.
Il avait attendu avec impatience le moment de rentrer à la
maison, de s’asseoir dans la cuisine, de la regarder nourrir
Bea. Mais visiblement Mary ne souhaitait pas sa
compagnie.

***
Lorsqu’il sortit de son bureau deux heures plus tard, de
délicieux effluves s’échappaient de la cuisine. Mary s’y
trouvait, coupant des tomates. Elle était très jolie dans son
pantalon rouge, mais son sourire paraissait un peu fragile.
— Puis-je vous aider ? s’enquit-il.
— Non, ça va, merci. Nous allons passer à table dans un
instant.
Comme elle mettait le couvert, il remarqua :
— Depuis que vous êtes là, je dîne à table et je me
nourris de nourriture maison… Je n’en avais pas
l’habitude.
— Que faisiez-vous en général le soir, avec vos
conquêtes ?
— Je les invitais à l’extérieur, répondit-il. Mme Palmer
nous laissait parfois quelque chose, mais nous ne le
mangions jamais. Je n’ai jamais eu de petits plats comme
celui-ci.
— Vous n’avez jamais goûté des côtelettes d’agneau
avec des haricots verts ?
— Au restaurant, si, ou réchauffées au micro-ondes.
Mais pas cuites à la poêle juste avant d’être servies.
Il ne parvenait pas à expliquer à quel point cela lui
semblait étrange. Etrange et sympathique.
Mary posa les assiettes sur la table.
— Pas même quand vous étiez enfant ? Votre mère ne
vous faisait pas la cuisine ?
— Je ne m’en souviens pas. Elle est morte quand j’avais
six ans, et c’est mon père qui m’a élevé. Ce n’était pas
exactement un homme d’intérieur. Quand il pensait à me
nourrir, il ouvrait une boîte de conserve.
La bouche de Mary s’arrondit en un « Oh ! » désolé.
— Il ne s’est pas remarié ?
— Non, et je ne pense pas qu’il ait jamais eu envie de
prendre femme. Ma mère était tombée enceinte, alors il
s’était senti obligé de régulariser la situation. A l’époque, il
n’était pas simple d’être mère célibataire.
— Cela ne l’est toujours pas, remarqua-t-elle. Mais je
comprends ce que vous voulez dire.
— Ce n’était pas un père très attentif. Je cherchais
toujours son approbation, mais il ne la donnait pas
facilement. Quand je rapportais des dessins de l’école, il
les posait dans un coin en les qualifiant de gribouillis. Mais
parfois, si je m’appliquais beaucoup et que le résultat était
vraiment valable, il me gratifiait d’un « c’est très bien » qui
avait plus d’importance pour moi que les bons points de
mes institutrices, avoua-t-il, se moquant de lui-même.
7.
Mary hocha la tête, consternée.
Pour sa part, elle avait hâte de voir les premiers chefs-
d’œuvre de Bea. Elle les accrocherait sur le frigo pour que
le monde entier puisse les admirer !
Comment l’enfant qu’avait été Tyler avait-il vécu le
dédain paternel ? Inutile de se demander pourquoi la
réussite comptait autant pour lui. Ni pourquoi il trouvait si
difficile d’entretenir des relations humaines satisfaisantes.
Il n’avait jamais vu un homme et une femme vivre heureux
ensemble, parler, rire, s’aimer, être des amis l’un pour
l’autre. Il ignorait ce que signifiait être aimé
inconditionnellement. Cela expliquait beaucoup de choses.
Elle avait envie de prendre sa main, de l’embrasser, de
bercer le petit garçon qu’il avait été.
Mais elle ne le pouvait pas. Les coachs professionnels
n’embrassaient pas leurs clients…
Au lieu de quoi, elle laissa Tyler lui verser du vin.
— Vous deviez vous sentir très seul, enfant, murmura-t-
elle.
Il haussa les épaules.
— Peut-être. Mais je n’en souffrais pas vraiment, c’était
normal pour moi.
— Moi aussi, j’étais enfant unique de parent unique. Mon
père est mort quand j’avais neuf ans. Mais mon enfance a
été très différente de la vôtre. Ma mère m’a toujours aimée,
et elle ne s’est remariée que lorsque j’ai quitté la maison.
— Comment avez-vous vécu ce remariage ?
— Au départ, j’ai éprouvé un peu de jalousie, bien sûr.
Mais peu à peu j’ai mesuré les sacrifices auxquels ma
mère avait dû consentir pour m’élever. Elle méritait d’être
heureuse.
— J’aurais mal supporté une belle-mère. De toute
manière, je me suis retrouvé orphelin à seize ans, et
depuis lors je n’ai compté que sur moi-même. Cela m’a
permis de prendre des risques. J’ai ainsi pu créer ma
première entreprise sans rien en poche, me casser la
figure et rebondir. Si j’avais eu la charge d’une famille, je
n’aurais rien tenté.
— Si vous vous mariez, vous devrez penser à d’autres
qu’à vous, remarqua Mary.
Cette perspective ne parut pas emballer Tyler.
— Sans doute. Mais ma femme n’aura pas à se mêler
de mes affaires.
— Et pourquoi pas ? Les époux sont censés tout
partager. Je ne suis pas en train de vous dire que votre
compagne prendra des décisions professionnelles à votre
place, mais elle voudra savoir si vous avez des soucis au
bureau. Vous aurez besoin de communiquer.
— Pourquoi les filles d’Eve n’ont-elles que ce mot à la
bouche : « communiquer » ? répliqua Tyler, irrité. La
plupart du temps, cela signifie « faire des reproches ».
Songeuse, elle avala une gorgée de vin.
— Si vous aviez écouté ce qu’elles avaient à vous dire,
vous ne seriez pas obligé de payer cinq mille livres pour le
réentendre. De toute façon, je vous déconseille d’épouser
quelqu’un avec qui vous ne soyez pas heureux de
bavarder. Une relation épanouie ne se résume pas au
sexe, vous savez.
— Insinuez-vous que nous ne devrions pas coucher
ensemble avant d’être mariés ? s’enquit-il d’un air ironique.
Lorsque je dis « nous », je ne parle pas de « vous et moi »,
précisa-t-il, un peu gêné. Mais de ma future fiancée et moi.
— J’avais compris. La sexualité est importante, mais
une femme n’a pas envie d’épouser un homme qui ne
s’intéresse à elle que pour assouvir ses pulsions sexuelles.
Elle se trouvait superdétachée et professionnelle.
Dommage qu’elle ne se sente pas du tout détachée et
professionnelle intérieurement !
— Vous m’encouragez donc à discuter avec elle ?
— Il y a de pires façons de passer ses soirées, répondit-
elle sèchement.
Mais Tyler ne semblait pas convaincu.
— A mon avis, ce doit être plutôt rasoir, dit-il.
— Pas si vous échangez des idées avec quelqu’un que
vous aimez, rétorqua-t-elle. Et ne levez pas les yeux au
ciel !
— Vous défendez le vieux principe romantique « mariez-
vous par amour », non ?
Elle serra les lèvres.
— Contrairement à ce que vous avez l’air de croire, une
épouse n’est pas un trophée avec qui se pavaner pour
impressionner ses amis. Mais quelqu’un qui peut illuminer
votre vie par sa simple présence, avec qui vous vous
sentez bien, qui vous rend heureux.
— Est-ce ce que vous éprouviez avec Alan ?
Avec un soupir, elle détourna les yeux.
— Oui, dit-elle tristement. Même si cela n’a pas duré.
Votre compagne sera votre prise de terre, votre port
d’attache, celle qui donnera sens à votre existence. Ce
n’est que lorsque vous aurez trouvé cette femme-là, et pas
avant, que vous pourrez vous marier. Dans votre cœur,
vous comprendrez alors que c’est la bonne, l’élue.
Tyler se rembrunit.
— Votre discours est pertinent à un moment donné, mais
les gens changent. Ils tombent amoureux, mais après
quelque temps l’amour s’éteint. Pour en avoir la preuve, il
suffit de regarder le nombre de divorces. Ou ce qui s’est
passé entre vous et Alan.
Avec un soupir, Mary planta ses yeux dans les siens.
Apparemment, Tyler ne supportait pas l’idée qu’Alan ait pu
être son élu, celui qui éclairait ses jours.
— Si mon histoire avec Alan a tourné court, ce n’est pas
parce que nous n’étions plus amoureux l’un de l’autre, mais
parce que nous n’avons pas réussi à trouver un compromis
à propos du bébé. Cette expérience malheureuse prouve à
quel point il est important d’apprendre à faire des
concessions pour réussir une relation amoureuse. Sinon, la
probabilité que vous rejoigniez les statistiques est très
forte, et je suis sûre que ce n’est pas ce que vous
souhaitez.
Tyler vida son verre et hocha la tête.
— En effet. A mon avis, pour minimiser les risques, le
mieux est de limiter les domaines de divergences et donc
les besoins de compromis en épousant quelqu’un qui a les
mêmes attentes que soi.
La conception froide et rationnelle de Tyler fit du bien à
Mary.
Parfois, elle le considérait presque comme un homme
dont il lui serait facile de tomber amoureuse. Lorsqu’il
souriait à Bea, par exemple, elle avait tendance à oublier
qu’il ne perdait jamais de vue ses buts. Et c’était
dangereux, car en réalité il voulait un mariage de
convenance, et à ses yeux elle n’avait pas le profil pour
postuler au poste. Qu’il le lui rappelle était une bonne
chose. Elle souffrait encore de l’échec de sa relation avec
Alan et n’avait pas besoin de se lier avec un type comme
Tyler qui ne croyait pas à l’amour.
— De toute façon, reprit-elle sur un ton résolument
professionnel, il vous faudra passer du temps à discuter
avec elle pour vous assurer que c’est le cas. Vous allez
devoir vous donner du mal pour convaincre une femme
intelligente d’accepter l’union que vous avez en tête.
— Voilà pourquoi vous êtes là.
Repoussant sa chaise, Mary empila les assiettes vides.
— A ce propos, il est temps de passer à la leçon
suivante, dit-elle.
— Encore une autre ?
Elle posa une tarte aux poires sur la table et se leva pour
aller chercher de la crème. Elle aurait dû s’en passer, elle
le savait, mais il était trop tard pour songer à un régime.
Elle se préoccuperait de sa ligne demain.
— Vous n’en avez eu que trois jusqu’à présent. La
première concernait les compromis, la seconde, la façon
de mettre à l’aise une femme, et la troisième visait à vous
apprendre à vous occuper d’un enfant. Vu la manière dont
vous vous en êtes tiré avec Bea ce matin, vous avez vingt
sur vingt sur ce plan, ajouta-t-elle.
— Alors quel est le programme du cours suivant ?
— La communication.
— La communication ? répéta Tyler d’un air affligé.
— Apparemment, vous ne savez même pas de quoi il
s’agit.
— Bien sûr que si ! Mais je ne vois pas de différence
entre communiquer et parler.
— Les deux sont liés, bien sûr. Mais dans mon esprit la
communication consiste à rester en contact. Vous avez
envie d’une véritable compagne, avec qui vous aurez
beaucoup en commun et avec qui vous ne vous ennuierez
pas, non ?
— Bien sûr, répondit-il, même s’il n’imaginait personne
correspondant à ce portrait, Mary mise à part, évidemment.
Mais il avait déjà décrété qu’elle n’était pas l’épouse
qu’il lui fallait.
— Appeliez-vous souvent vos précédentes petites amies
pendant la journée ? attaqua la jeune femme.
— Jamais, dit-il, surpris.
— Leur envoyiez-vous des courriels ? Un petit mot de
temps en temps ?
— Je me rends au bureau pour travailler, pas pour
donner des coups de fil ou rédiger des messages
personnels.
— Si je comprends bien, quand vous sortez de chez
vous, vous oubliez tout ce qui n’appartient pas à la sphère
professionnelle jusqu’au soir ?
— Bien sûr ! Comment pourrais-je me concentrer
sinon ?
Mal à l’aise, il se souvint pourtant à quel point il lui avait
été difficile d’effacer Mary de son esprit pendant la journée.
— Vous compartimentez votre vie, répliqua-t-elle. Mais
si vous voulez nouer une relation avec une femme il faut lui
montrer qu’elle est particulière à vos yeux et donc lui
envoyer des signes pour le lui faire comprendre.
— Je ne peux pas passer ma journée au téléphone, dit-il
avec irritation. J’ai du travail.
— Vous n’êtes pas obligé de l’appeler pendant des
heures, mais un petit message de temps en temps pour lui
prouver que vous pensez à elle lui ferait plaisir.
Devant sa mine butée, Mary poursuivit :
— Ce n’est quand même pas la mer à boire !
— Je ne saurais pas quoi dire.
— Inutile de vous casser la tête. Un « Je pense à toi » ou
« Tu me manques » seraient parfaits. Ou, si vous voulez
vraiment la toucher, « Je t’aime ». Ah non, j’oubliais que
vous ne souhaitez pas d’amour entre vous, n’est-ce pas ?
ajouta-t-elle avec sarcasme. En fait, ce que vous écrivez
n’a pas beaucoup d’importance, c’est juste une façon de lui
glisser qu’elle fait partie de votre vie. Je vous donnerai mon
numéro de téléphone portable afin que vous puissiez
m’envoyer un texto demain. Ce serait une bonne habitude
à prendre pour vous. Ainsi, quand vous rencontrerez la
femme de votre vie, vous le ferez sans même y penser.
J’aimerais bien avoir le vôtre aussi, d’ailleurs.
— Pour quoi faire ?
— Je pourrais en avoir besoin. Pour vous demander de
passer acheter du pain ou du lait si j’en manque, par
exemple.
— Je ne suis pas la bonne ! protesta-t-il.
— Pour que mes leçons portent leurs fruits, nous devons
nous comporter comme tous les couples, sur tous les
plans.
— Mis à part dormir ensemble…
— Exactement.

***
— Monsieur Watts ?
Tiré de ses pensées par sa secrétaire qui le dévisageait
avec une expression étonnée, Tyler sursauta. Il n’aimait
pas être pris en train de rêvasser.
— Etes-vous prêt pour la réunion ? poursuivit-elle.
La réunion ? Quelle réunion ?
Décidément, il se sentait désorienté ce matin. Au lieu de
travailler, il avait passé la dernière demi-heure le nez en
l’air, à se demander comment sortir Mary de son esprit.
Toute la matinée elle l’avait hanté, et ça finissait par être
embarrassant. Un peu plus tôt, alors qu’il présidait une
table ronde pour faire le point sur les objectifs annuels du
groupe, il avait remarqué les regards furtifs échangés entre
ses collaborateurs, qui avaient dû à plusieurs reprises se
gratter la gorge pour attirer son attention. Sa capacité de
concentration semblait l’avoir abandonné.
Il ne comprenait pas. Mary n’était même pas jolie.
Certes, elle avait de beaux yeux, mais sa bouche était trop
grande, son nez, trop gros, et son menton, trop pointu.
Pourtant, il émanait de son visage une telle chaleur et une
telle intelligence que très vite on oubliait ses disgrâces
physiques. Et plus il y songeait, plus il la trouvait attirante.
Il voulait une femme comme Mary, en fait.
Mais sans bébé, et sans ses idées ridicules du genre
« pas de sexe avant le mariage ». Il rêvait aussi d’une
épouse élégante, se rappela-t-il. Mary avait toujours l’air
d’avoir dormi dans ses vêtements. De plus, elle le critiquait
en permanence.
Non, il n’avait aucune envie de lui passer la bague au
doigt.
Pourtant, il devait reconnaître qu’il aimait la regarder
parler, voir la façon dont son visage s’éclairait tandis
qu’elle gesticulait, la lueur d’amusement qui dansait dans
ses yeux et la façon dont elle tentait parfois de ne pas
éclater de rire.
Carol le considéra avec inquiétude :
— Tout va bien, monsieur ?
— Oui ! rugit-il. Faites-les entrer. Non, attendez !
Donnez-moi cinq minutes.
D’un air perplexe, Carol hocha la tête et referma la porte.
Resté seul, il s’empara de son téléphone portable et le
considéra un instant avant de le reposer comme un objet
malfaisant.
Il ne rédigeait jamais de textos, il n’allait pas commencer
maintenant !
D’un autre côté, d’après Mary, c’était important. Et
apprendre à maîtriser cette technique n’était pas une
affaire. D’un mouvement brusque, il écrivit : « Je pense à
vous. » Ce qui était vrai, après tout. Il signa d’un T puis
l’envoya avant de changer d’avis.

***
— C’était parfait, approuva Mary le soir quand il rentra
chez lui. Ce n’était pas si difficile, si ?
Tyler se força à sourire. La véritable difficulté avait été
d’attendre sa réponse. Il avait passé la réunion à essayer
de visionner son mobile, et lorsqu’il avait vu qu’il l’avait
reçue il lui avait fallu faire preuve d’un énorme effort de
volonté pour ne pas la lire tout de suite.
Bêtement, il avait été tout excité de s’apercevoir que le
message venait bien de Mary, même si le texte en lui-
même l’avait un peu déçu : « Très bien. Je vous mets
20 sur 20, monsieur T. »
Le pire était qu’il l’avait relu plusieurs fois au cours de la
journée. Il ne parvenait pas à croire qu’il en était arrivé là.
Ce soir-là, il avait réussi à quitter son bureau à
18 heures, et le gardien avait même plaisanté sur ses
changements d’habitude.
— En général, vous partez beaucoup plus tard,
monsieur. Y a-t-il un problème ?
Non, aucun, se rassurait-il. Il y avait juste… Mary. Et il
faisait seulement ce qu’elle lui avait demandé de faire. Il
s’impliquait à fond dans cette formation.
Il s’installa dans la cuisine, Bea sur ses genoux, et
observa la jeune femme.
— Quelle est la leçon du jour ? s’enquit-il en écartant
avec douceur les petits doigts de l’enfant qui s’aventuraient
dans ses oreilles.
— J’y ai réfléchi, répondit Mary en s’essuyant les mains
sur son tablier. Rester en contact comme vous l’avez fait
aujourd’hui était très bien, mais vous devez penser à
d’autres moyens de lui montrer que vous êtes attentif à ses
besoins.
— Pouvez-vous être plus précise ? Je suis déjà perdu.
— Il s’agit de se mettre à sa place. Peut-être aura-t-elle
envie d’être un jour réconfortée, un autre rassurée ou
encore étonnée.
Tout cela semblait très vague aux oreilles de Tyler.
— Elle voudra se sentir aimée, désirée et appréciée,
expliqua Mary. Envoyez un mot pour lui dire que vous la
trouvez belle et à quel point elle compte pour vous.
— D’accord, j’essaierai.

***
Mary s’étonnait de la vitesse avec laquelle elle
s’habituait à cohabiter avec Tyler. Plus surprenant encore,
elle se sentait très à l’aise avec lui. Elle avait l’impression
d’avoir toujours vécu au manoir, et il lui était devenu
parfaitement naturel de raconter sa journée à Tyler ou de
l’écouter évoquer la sienne.
Mais parfois ce n’était pas si simple. Elle le regardait
jouer avec Bea et sa gorge se serrait, ou ses yeux se
posaient sur ses grandes mains d’homme et son cœur
s’affolait. Elle ne comprenait pas pourquoi.
Fidèle à sa parole, Tyler essayait d’être attentif, mais
visiblement ce n’était pas évident pour lui, et de temps en
temps ses manières abruptes reprenaient le dessus. Il
redevenait alors brusque, irritable, impatient, sardonique.
Elle n’avait vraiment aucune raison de frissonner dès qu’il
entrait dans son champ de vision.
Pourtant, elle continuait de réagir ainsi.
Bea l’adorait. Dès qu’il arrivait, elle criait de joie, et les
rares sourires de Tyler étaient pour elle. Sans s’être
vraiment consultés sur la question, ils avaient pris leurs
habitudes : Tyler nourrissait Bea pendant qu’elle préparait
le dîner. Du coin de l’œil, elle les surveillait et s’émerveillait
de voir l’homme d’affaires cassant se montrer si gentil et
patient avec le bébé. Il réussissait même à ne pas se
tacher pendant l’opération, ce qui était un véritable exploit.
Lorsque Bea avait bien mangé, elle avait le droit de
s’asseoir sur ses genoux, ce qu’elle adorait. Et si elle
pleurait, il s’efforçait de la calmer en la promenant dans la
pièce pour la bercer ou en la faisant sauter en l’air pour la
faire rire. Il refusait toujours de changer ses couches, mais
après tout Bea n’était pas sa fille, même si Mary avait
parfois tendance à l’oublier.
Une fois Bea couchée, ils s’attablaient dans la cuisine, et
elle se surprenait à attendre ce moment avec impatience. Il
était facile d’oublier qu’elle était un coach et qu’il était un
client. De temps en temps ils pensaient à discuter relations
humaines, mais le plus souvent ils se contentaient de
bavarder.
Ils étaient rarement d’accord et bataillaient âprement
pour avoir le dernier mot, mais elle n’en était pas
mécontente. Les échanges avec Tyler étaient stimulants.
Depuis qu’elle était devenue mère, elle avait passé
l’essentiel de son existence à se faire du souci : à propos
d’Alan, du bébé, de l’argent, de Virginia, de son agence.
Ses ennuis n’avaient pas disparu, mais pour la première
fois ils ne l’accablaient plus. Chez Tyler, elle vivait hors du
temps et des préoccupations quotidiennes. Elle se sentait
vivante et vibrante comme jamais.
Elle préférait ne pas se demander pourquoi.
Parfois, en pleine discussion, ils finissaient par éclater
de rire en se moquant d’eux-mêmes, et ensuite elle restait
éveillée des heures entières à s’efforcer de se rappeler
pourquoi elle ne devait pas l’aimer.
Un jour, il lui avait envoyé des fleurs. Mais seulement
parce qu’il s’était rappelé qu’il lui fallait se montrer attentif.
Cela ne signifiait rien. Même si le geste était adorable, ces
roses n’étaient pas pour elle. Il s’agissait seulement d’un
exercice pratique.
Il évitait soigneusement de la toucher, même par
inadvertance. En général, c’était lui qui mettait fin à leurs
conversations : il se levait brusquement et partait
s’enfermer dans son bureau. Il était manifeste qu’il ne
voyait pas l’intérêt de passer ses soirées en sa
compagnie.
Et pourquoi aurait-il réagi autrement ? Elle était un peu
enrobée, peu élégante, désordonnée, et sans doute aussi
ennuyeuse. Son univers se résumait à Bea et à son
agence, elle n’avait pas l’énergie pour autre chose. Elle ne
serait jamais glamour, inutile de se leurrer sur le sujet. Elle
n’était pas le genre de femme que Tyler avait envie de
montrer à ses amis, et voilà tout.
D’ailleurs, elle s’en moquait ! Mais il lui était de plus en
plus difficile de se rappeler pourquoi.

***
Le beau temps dura deux semaines, mais un matin,
quand Mary se réveilla, la pluie frappait les vitres avec
force.
La nuit avait été agitée. Bea avait un rhume, ce qui l’avait
obligée à se lever à plusieurs reprises pour la calmer. Les
cris de la petite avaient également réveillé Tyler, qui avait
débarqué pour lui proposer son aide.
Avec la petite hurlant dans ses bras à 3 heures du matin,
le visage écarlate, elle se demandait comment elle avait eu
la force de remarquer qu’il ne portait qu’un bas de pyjama.
Elle avait toujours vu Tyler impeccablement habillé d’un
costume. Avec les pieds nus et les cheveux ébouriffés, il
était très différent.
Très différent, et très, très séduisant.
Elle avait eu envie de se blottir contre lui. Une pensée
dangereusement excitante. Aussitôt, elle s’était sentie
coupable. Quelle sorte de mère était-elle pour s’émouvoir à
la vue d’un torse viril alors qu’elle avait un enfant malade
dans les bras ?
— Merci, mais il n’y a pas grand-chose à faire. Je suis
désolée de vous avoir réveillé.
Un instant, le regard de Tyler s’était promené sur elle.
— Je vais vous laisser alors, avait-il dit abruptement,
disparaissant comme s’il avait le diable à ses trousses.
Il était sans doute horrifié de la découvrir sans
maquillage. Son vieux pyjama en pilou était très confortable
mais peu seyant et la grossissait…
Quelle importance ? Elle ne serait jamais mince ni
séduisante, de toute façon.
Contrairement à la future épouse de Tyler. Elle était sûre
que cette dernière serait ravissante même à 4 heures du
matin. Elle serait blonde et svelte, aurait le visage d’un
ange et une chemise de nuit à dentelle blanche que Tyler
lui arracherait avec impatience.
— Pourquoi m’en soucier ? avait-elle demandé à sa
petite fille en la berçant pour l’endormir.
Il n’y avait pas de réponse. Elle savait seulement que
c’était le cas.
Le mauvais temps agissait sur son moral et elle se sentit
oppressée toute la journée. Pourtant, ses activités à
l’agence prenaient de l’essor, sa mère s’était réconciliée
avec Bill, et bientôt elle s’envolerait du manoir avec cinq
mille livres en poche. Elle aurait dû être aux anges !
Comme elle ne l’était pas, elle mit sa contrariété sur le
compte des nuages noirs qui obscurcissaient le ciel.
Cela n’avait rien à voir avec la perspective de quitter
bientôt Tyler, se dit-elle tandis qu’elle rentrait en voiture à la
maison. Il avait sans doute hâte qu’elles débarrassent le
plancher.
L’humeur de Bea n’était pas meilleure que la sienne, elle
pleurnichait à l’arrière, et il fallut un moment à Mary pour se
rendre compte que le moteur de sa vieille guimbarde avait
des ratés.
Il se mit à tousser, à fumer et finit par s’arrêter alors
qu’elles se trouvaient sur une route déserte loin de toute
habitation, à cinq bons kilomètres du manoir.
Avec un gémissement, elle posa la tête sur le volant. La
pluie mitraillait son pare-brise et les arbres se pliaient sous
les assauts du vent comme dans un film d’horreur.
Elle ouvrit la portière pour pousser la voiture sur le bas-
côté.
Lorsqu’elle revint dans l’habitacle, trempée comme une
soupe, elle alluma ses feux de détresse. Et maintenant,
que faire ? Elle ne pouvait pas rentrer à pied sous ce
déluge avec la petite !
Après coup, elle pensa à toutes les personnes qu’elle
aurait dû joindre pour leur demander de l’aide. Elle aurait
pu appeler un taxi ou prier Bill de venir à sa rescousse,
mais elle n’y songea pas. Il n’y avait qu’une personne
qu’elle avait envie d’appeler.
Elle composa le numéro de Tyler.
8.
— Allô ! aboya Tyler au bout du fil.
Pour une raison inexplicable, le simple fait de l’entendre
donna à Mary envie de pleurer.
— C’est moi, Mary.
— Je suis en réunion. Que se passe-t-il ?
— Je suis tombée en panne au milieu de nulle part,
répondit-elle, luttant contre les sanglots qui soulevaient sa
poitrine. Et je n’ai pas d’argent sur moi. Pourriez-vous prier
Carol d’appeler quelqu’un pour venir me dépanner ?
Tyler ne perdit pas de temps à s’apitoyer sur son triste
sort. Il lui demanda où elle se trouvait, lui ordonna de rester
dans la voiture jusqu’à l’arrivée des secours et raccrocha.
Résignée à une longue attente, Mary s’installa sur son
siège avec Bea, tentant de faire abstraction du froid et de
l’humidité ambiants. Mais très vite quelqu’un cogna à sa
vitre, et elle sursauta en reconnaissant Tyler muni d’un
parapluie.
— Sortez de là, dit-il.
Elle le dévisagea avec stupéfaction.
— Je croyais que vous étiez en réunion, balbutia-t-elle.
— Ils la termineront sans moi. Dépêchez-vous, je me fais
tremper, ajouta-t-il comme elle restait pétrifiée.
La houspillant comme une enfant récalcitrante, Tyler la
poussa avec Bea dans sa Porsche. Puis il téléphona à un
garagiste pour venir dépanner sa vieille guimbarde et reprit
le chemin du manoir. Son efficacité laissa Mary sans voix.
Quel bonheur d’être pour une fois prise en charge, de se
détendre dans le fauteuil de cuir dans une douce chaleur et
de s’en remettre à Tyler !
— Je suis désolée, dit-elle pourtant. Je ne voulais pas
perturber votre travail.
— Cela n’a pas d’importance, répondit-il sans la
regarder.
Il ne semblait pas avoir envie de parler, mais le silence
entre eux la gênait.
— Vous êtes arrivé très vite, poursuivit-elle. Vous avez
dû partir sur-le-champ.
En effet, à peine avait-il raccroché qu’il avait abandonné
ses collaborateurs, prenant à peine le temps de s’excuser.
Dès qu’il avait compris qu’elle avait un problème, il n’avait
eu qu’une idée : lui venir en aide.
— Je n’avais pas de raison de m’attarder là-bas,
déclara-t-il brièvement.
Il ignorait s’il était furieux qu’elle l’ait obligé à interrompre
une réunion ou furieux contre lui-même parce qu’il avait
éprouvé une angoisse mortelle à son sujet. En vérité, il
avait été d’une humeur de chien toute la journée. Les pleurs
de Bea l’avaient réveillé au cœur de la nuit, et ensuite il
n’avait pas pu se rendormir, hanté par l’image de Mary
dans son pyjama de pilou, les cheveux en bataille, les yeux
embués de sommeil. Si encore elle avait été vêtue d’une
tenue affriolante, il aurait pu comprendre son émoi ! Or, ce
vêtement difforme à force d’avoir été lavé était affreux.
Pourtant, il l’avait trouvée très attirante dans cet
accoutrement, il s’était surpris à s’imaginer en train de le
déboutonner, de glisser ses mains dessous pour caresser
ses formes douces et rondes…
Il s’était interdit d’aller plus loin.
Le bébé souffrait, et dans ce contexte fantasmer sur
Mary relevait de la perversité. De plus, sa réaction n’avait
aucun sens : Mary, s’était-il rappelé pour la énième fois,
n’avait aucune place dans son avenir. Imaginer lui faire
l’amour était absurde.
Depuis trois semaines, il avait perdu sa légendaire force
de travail. Il était pourtant connu pour sa grande capacité à
concentrer ses énergies sur un but, mais il ne parvenait
plus à s’absorber dans ses dossiers quand Mary était à la
maison. Ni même lorsqu’elle n’y était pas, d’ailleurs. Un
soir elle était sortie dîner avec sa mère, et jusqu’à son
retour il avait tourné en rond dans le manoir froid et désert.
Il avait l’impression de perdre la maîtrise de sa vie et il
détestait cela. Il lui fallait absolument réagir, se ressaisir.
Et maintenant, elle frissonnait sur le siège passager, les
cheveux trempés, le nez rouge. Elle n’avait rien de glamour,
et pourtant il n’avait qu’une envie : arrêter la voiture, la
prendre dans ses bras et la serrer contre lui jusqu’à ce
qu’elle cesse de trembler.
Mais il se contenta d’accélérer l’allure et de pousser le
chauffage à fond.
« Reviens sur terre ! » se réprimanda-t-il. A la limite, il
pouvait s’autoriser à considérer Mary comme une amie. En
revanche, il devait s’interdire d’aller plus loin.
Cela lui permit de se donner bonne conscience en lui
ordonnant d’aller prendre un bain dès qu’ils furent arrivés.
— Je m’occupe de Bea, dit-il. Allez vous réchauffer et
vous changer.

***
Avec un soupir de gratitude, Mary se plongea dans la
baignoire. D’un seul coup, la journée ne semblait plus si
terrible.
Pourtant, elle avait le sentiment désagréable que son
bien-être n’était pas dû uniquement à l’eau chaude. L’idée
que Tyler soit venu lui porter secours la rendait presque
euphorique, et c’était dangereux. Il avait abandonné pour
elle sa réunion, ses collaborateurs. Une première dans
l’histoire de la société ! Il aurait pu envoyer une
dépanneuse, mais il avait choisi de se déplacer lui-même
tel un prince charmant de conte de féess galopant à la
rescousse d’une princesse en détresse…
Tyler Watts n’avait rien d’un chevalier servant, et dans la
voiture il s’était montré brusque et peu communicatif. Mais
il l’avait touchée au cœur.
Dans l’habitacle, elle avait soudain été submergée par le
désir de poser la main sur lui. Il était si près d’elle, il aurait
été si simple de se blottir contre lui, de s’accrocher à son
cou, de presser ses lèvres contre les siennes. Pour lutter
contre ses pulsions, elle avait serré les poings de toutes
ses forces.
Si elle n’avait pas cédé à la tentation, ce n’était pas par
peur de gêner la conduite de Tyler mais par crainte de
passer pour une idiote.
Tyler n’était en aucun cas pour elle. Depuis le début, il lui
répétait qu’elle n’était pas son type. Il n’était donc pas
question de continuer à broder un roman. Il lui fallait cesser
d’urgence de s’imaginer le caresser, l’embrasser, le
mordiller, s’abandonner à lui…
Tremblant de tous ses membres, elle sortit du bain.
— Idiote ! reprocha-t-elle à son reflet dans la glace en
s’enveloppant dans une serviette.
Au lieu de veiller à maîtriser ses émotions, elle s’était
laissée aller à rêvasser comme une midinette, et à présent
elle était plus qu’à moitié amoureuse de Tyler Watts !
Désormais, elle devrait faire preuve d’une extrême
prudence. Pour sa propre survie, il lui fallait garder en
permanence à l’esprit la raison de sa présence au manoir.
Mais lorsqu’elle rejoignit la chambre de Bea et trouva
Tyler allongé sur le sol, redonnant avec patience à la petite
tous les jouets qu’elle envoyait promener, il lui fut difficile de
s’en souvenir. Apparemment, il avait su l’amuser. Oubliant
sa mauvaise humeur, l’enfant éclatait de rire à chaque
lancer de peluche.
Se rendant compte de son arrivée, Tyler se leva aussitôt.
— Comment vous sentez-vous ? s’enquit-il.
— Beaucoup mieux. Merci de vous être occupé de Bea.
Se pencher pour soulever la petite fille était une bonne
excuse pour éviter son regard.
— Viens, toi. Tu as besoin d’être changée.
Mais sa couche était propre.
Etonnée, elle se tourna vers Tyler, qui haussa les
épaules d’un air gêné.
— Je m’en suis chargé.
— Vous lui avez changé sa couche ?
— Vous preniez un bain, dit-il, presque sur la défensive.
La gorge de Mary était si serrée qu’elle ne parvenait plus
à parler.
Tyler avait refusé catégoriquement de s’intéresser à ce
genre de choses, mais ce soir il l’avait fait, et elle devinait
qu’il l’avait fait pour elle.
— Merci, balbutia-t-elle.
Bea dans les bras, elle déposa un rapide baiser sur la
joue de Tyler.
Sa peau était rugueuse, et en se rendant compte qu’il
n’avait qu’à tourner la tête pour l’embrasser elle retint son
souffle. Ils étaient tout près l’un de l’autre, semblables à
deux aimants attirés irrésistiblement l’un vers l’autre. Tyler
se raidit, et un instant elle pensa qu’il allait l’enlacer. Elle
attendit, mais il enfonça ses mains dans ses poches.
Ce n’est qu’alors qu’elle recula, le cœur en miettes.
Il y eut un silence gêné. Elle chercha frénétiquement le
moyen de faire passer l’épisode pour une plaisanterie
mais n’y parvint pas.
Il lui serait si facile de tomber amoureuse de Tyler, de
céder à la tentation, de s’abandonner. Mais que se
passerait-il s’il ne partageait pas ses sentiments ?
Elle ne pouvait prendre le risque. Peut-être aurait-elle
tenté sa chance si elle avait été seule en cause, mais elle
devait penser à Bea. Si Tyler ne l’aimait pas, elle
s’effondrerait, et elle n’en avait pas le droit avec un enfant.
Et il ne l’aimait pas, elle le savait.
Non, décidément, il lui fallait être raisonnable, se
rappeler les termes de leur accord et le fait qu’elle s’en irait
bientôt.
Elle se sentit curieusement détachée.
— Vous savez, maintenant que vous avez changé Bea,
j’estime vous avoir tout appris sur la manière de mener des
relations amoureuses réussies, dit-elle en plantant ses
yeux dans les siens. Il est temps à présent que vous
mettiez nos leçons en pratique.
Tyler fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
— Peut-être devriez-vous songer à sortir et à rencontrer
quelqu’un, répondit-elle en ouvrant un tiroir pour prendre un
pull pour Bea. Nous n’avons plus de raison de prolonger
les choses, si ?
A ces mots, Tyler eut l’impression de recevoir une gifle
magistrale. Il se félicita que Mary lui tourne le dos et ne
puisse voir son visage.
Son bref baiser l’avait mis à genoux. Les lèvres de la
jeune femme étaient si chaudes, si douces ! Il avait été sur
le point de se ridiculiser. Sans y penser, il avait failli
l’enlacer malgré la présence du bébé. Mais où cela les
aurait-il menés ? Aussi s’était-il détourné dans un effort
surhumain.
Lorsqu’elle lui avait rappelé avec calme leur accord
initial, il avait été surpris par la profondeur de sa déception.
Pourtant, depuis le départ, il voulait cantonner leurs
relations sur un terrain purement professionnel.
— Non, reconnut-il. Aucune. Je vais recommencer à
sortir, promit-il. Je rencontrerai bientôt quelqu’un.
Il refusa d’accorder de l’importance au sentiment de vide
qui le saisit alors.

***
Mary émergea de son mouchoir pour se rendre à
l’évidence. C’était sans doute inévitable, sa fille lui avait
transmis son rhume. A présent, elle avait mal à la tête, les
yeux rouges, le nez qui coulait, et elle toussait. A la vue de
son reflet dans le miroir, elle décida de rester à la maison.
De toute façon, elle n’avait plus de voiture.
Bien sûr, elle aurait pu prendre le bus, mais l’arrêt était
loin et il pleuvait.
A l’heure du déjeuner, Tyler l’appela sur son portable.
— Vous n’avez pas répondu à mon courriel, lui lança-t-il
d’un air accusateur. Où êtes-vous ?
— Au manoir. Je suis malade.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
— Je crois vous avoir assez dérangé hier, répliqua-t-elle
en toussant. D’ailleurs, c’est juste un rhume.
— Bon, je reviendrai tôt, ce soir. J’ai quelque chose pour
vous.
— Je n’ai besoin que d’un sirop contre la toux et
d’aspirine.
— Je vous en rapporterai aussi.
Et il raccrocha.
Fidèle à sa parole, Tyler rentra à 5 heures du soir. Il la
trouva sur le canapé, près d’une boîte de mouchoirs.
— Comment vous sentez-vous ?
— Mieux que j’en ai l’air, dit-elle en se redressant.
Toute la journée, elle s’était répété qu’elle avait pris la
bonne décision. Elle n’avait rien à gagner à tomber
amoureuse de Tyler Watts. Le mieux était de le quitter tant
qu’elle avait le cœur, l’amour-propre et le compte bancaire
intacts.
— M’avez-vous acheté les médicaments que je vous ai
demandés ?
— Oui. Et quelque chose d’autre aussi. Etes-vous
capable de sortir un instant ?
— Dehors ?
Etonnée, elle se leva, s’efforçant de ne pas remarquer à
quel point Bea semblait ravie dans les bras de Tyler. La
petite aussi le regretterait si elles s’en allaient.
Elles s’en allaient la semaine prochaine, se rappela-t-
elle. Il ne s’agissait pas d’un avenir hypothétique, elle avait
intérêt à s’habituer à cette idée.
Devant les marches du perron était garée une BMW.
— Elle est pour vous, expliqua Tyler.
— Pour moi ?
— Ce matin, j’ai discuté avec le garagiste. Votre vieille
guimbarde est bonne pour la casse. Celle-ci est à votre
nom et j’ai fait mettre un siège de bébé à l’arrière pour
Bea.
— C’est une voiture très luxueuse ! Ne serait-il pas
possible d’en louer une plus modeste ?
— Je ne l’ai pas louée, je vous l’ai achetée.
— Vous plaisantez !
— Pas du tout. Pourquoi en doutez-vous ?
— Mais c’est… extravagant ! protesta-t-elle. Je n’ai plus
qu’une semaine à passer ici.
Les yeux de Tyler s’assombrirent, mais il haussa les
épaules.
— Vous la garderez quand vous partirez.
— Je ne peux pas accepter un tel cadeau !
— Je croyais que vous aviez des problèmes d’argent
actuellement.
— C’est vrai, mais je n’en suis pas encore réduite à la
mendicité.
Tyler poussa un soupir exaspéré.
— Considérez-la comme une prime.
Elle secoua la tête fermement.
— Ecoutez, c’est très généreux de votre part et
j’apprécie l’attention, mais il n’en est pas question.
Il la dévisagea, frustré.
— Nous sommes censés nous comporter comme si
nous avions une véritable relation amoureuse, lui
remémora-t-il. Si vous étiez ma petite amie, cela ne vous
poserait pas de problème, si ?
— D’abord, je ne suis pas votre petite amie. Et même si
je l’étais, je refuserais.
— Et pourquoi ? Je pensais que les femmes aimaient
les bijoux, les voitures, les voyages, etc.
Elle poussa un soupir.
— Personnellement, un cadeau de cette importance me
met mal à l’aise. Il souligne notre différence de revenus. Je
ne veux pas me sentir achetée. Un présent est adorable s’il
est offert avec romantisme.
— Comme une bague de fiançailles ou un diamant ?
— Exactement, mais même alors il n’a pas besoin d’être
le plus gros du monde. Je préférerais une pierre toute
simple que vous avez choisie parce que vous m’aimez —
que quelqu’un aurait choisie parce qu’il m’aimerait,
corrigea-t-elle. Un geste attentionné touche plus qu’une
offrande ostentatoire.
— Ostentatoire ? répliqua-t-il, furieux. Vous le prenez
ainsi ? J’ai pourtant été attentionné ! Je me suis dit que
vous seriez coincée au manoir sans voiture et que vous
aviez besoin d’un moyen de transport pour vous rendre au
travail.
Elle se mordilla les lèvres.
— Oui, j’en suis sûre. Mais, vous savez, le fait que vous
ayez changé Bea hier alors que vous détestez cela m’a fait
bien plus plaisir !
Tyler serra les mâchoires.
— Vous refusez donc cette voiture ?
— Exactement.
— Utilisez-la au moins tant que vous êtes ici, grommela-
t-il.
Mary comprit qu’elle devait céder sur ce point. Elle
devinait qu’elle l’avait froissé, mais, honnêtement,
comment pouvait-il l’imaginer propriétaire d’une BMW ?
— D’accord, dit-elle. Merci. Je la laisserai quand je m’en
irai la semaine prochaine. Qui sait ? ajouta-t-elle, tentant
de le détendre, peut-être allez-vous bientôt rencontrer une
femme qui sera très heureuse de la conduire ?
— Cela m’étonnerait que ma future épouse veuille d’une
voiture d’occasion, déclara Tyler avec raideur.
Plus déçu par son refus qu’il ne voulait l’admettre, il
tendit Bea à Mary.
— Je vais dans mon bureau.
Il ne comprenait pas. Que représentait une malheureuse
BMW pour lui ? songeait-il, maussade, en s’enfermant
avec ses dossiers. Il n’imaginait pas une seule de ses
précédentes petites amies réagissant de cette façon. Il
avait cru qu’elle hurlerait de joie et s’installerait tout excitée
au volant. Il avait voulu qu’elle soit contente.
Pourquoi Mary se comportait-elle ainsi ? Pourquoi
n’avait-elle pas été ravie ? Pourquoi n’avait-elle pas battu
des mains et ne l’avait-elle pas embrassé pour lui montrer
sa gratitude ? Pourquoi n’était-elle pas mince et élégante ?
Pourquoi ne pouvait-elle pas être l’épouse dont il rêvait ?
En se mariant, il voulait impressionner ses copains. Qui
l’envierait s’il passait la bague au doigt d’une mère
célibataire avec quelques kilos en trop ?
Pourtant, quand il tentait de se représenter sa future
fiancée, son visage parfait, son corps de reine, il n’y
parvenait plus. Ses cheveux blonds disparaissaient
derrière des boucles auburn en bataille, et sa silhouette
fluide se métamorphosait en un corps plus chaleureux et
moins parfait.
Il ne voyait que Mary, et celle-ci ne cessait de lui répéter
qu’elle allait bientôt s’en aller. A la voir, on aurait juré qu’elle
avait hâte de le quitter.

***
Ce soir-là le dîner commença de façon tendue, mais
Mary s’efforça de relancer la conversation malgré la
mauvaise humeur qu’il manifestait.
— J’ai reçu une lettre d’Alan aujourd’hui, annonça-t-elle. Il
semble enfin prêt à me rembourser. Je ne sais pas ce qui
l’a décidé à se montrer enfin correct à mon égard, mais
apparemment je vais bientôt revoir mon argent.
— Voilà de bonnes nouvelles, marmonna-t-il.
Il était déjà au courant. Il avait prié son avocat de
menacer Alan d’un procès, et la méthode se révélait
efficace.
— N’est-ce pas ? A présent, mes problèmes de
logement sont résolus. Je pense commencer par louer
quelque chose, et ensuite je me mettrai à la recherche
d’une petite maison. Vous allez bientôt pouvoir retrouver
votre chère tranquillité.
« Et voilà. Cela m’apprendra à vouloir rendre service ! »
songea-t-il avec ironie.
Choqué de la manière dont cet Alan traitait Mary, il avait
voulu montrer à ce goujat que la jeune femme avait des
amis influents qui pourraient lui casser les reins s’il
persistait dans son attitude. C’était amusant de constater
qu’en aidant Mary à récupérer son dû il lui avait donné la
possibilité de le quitter.
De toute façon, c’était aussi bien qu’elle veuille s’en aller.
Il lui serait plus simple de se concentrer sur sa recherche
d’épouse quand elle ne serait plus là.
— C’est formidable, dit-il.
Se rendant compte que son ton manquait
d’enthousiasme, il s’éclaircit la gorge et répéta :
— Oui, vraiment formidable.
***
Malgré son soulagement de voir ses problèmes
financiers en voie d’amélioration, Mary était tendue,
nerveuse, triste. Quant à Tyler, il était d’une humeur de
chien. Même si tous deux se persuadaient que le prochain
déménagement de Mary était une bonne chose,
l’ambiance au manoir n’était pas très joyeuse. Dans cette
atmosphère à couper au couteau, Bea était la seule à
continuer à rire.
Lorsque Tyler rentra le vendredi suivant, la petite
l’accueillit avec de grands sourires, mais il la regarda à
peine et tendit une enveloppe à Mary.
— De quoi s’agit-il ?
— D’une invitation à une soirée habillée mercredi
prochain.
Retirant sa veste, Tyler l’accrocha au dos de sa chaise.
— Je dois absolument m’y rendre accompagné, et donc
vous feriez mieux de venir avec moi. Cela me permettra de
m’exercer à sortir avec une femme, et qui sait ? J’y
rencontrerai peut-être quelqu’un, et vous pourrez alors
m’aider à faire bonne impression.
Mary s’essuya les mains sur son tablier.
— Avez-vous déjà oublié mes leçons ? s’enquit-elle avec
un sourire déçu.
— Que voulez-vous dire ?
— Souhaitez-vous que nous décortiquions point par
point tout ce qui ne va pas dans votre proposition ?
Tyler la dévisagea avec irritation.
— Bon sang, je vous convie à une réception !
— « Vous feriez mieux de venir avec moi. » Vous, vous
savez parler aux femmes ! Mais si vous croyez qu’une
seule va être enthousiasmée par votre « invitation », vous
êtes loin du compte ! J’ai peut-être d’autres projets pour
mercredi soir.
Tyler poussa un soupir exaspéré.
— Est-ce le cas ?
— En fait, non, mais vous ne le savez pas. Et que vais-je
faire de Bea ? La laisser toute seule ?
— Bien sûr que non. Je présume que trouver une baby-
sitter n’est pas une affaire.
— Ne présumez pas, répliqua-t-elle, secrètement
soulagée de pouvoir laisser libre cours à sa mauvaise
humeur. Posez la question. Maintenant, si vous souhaitez
toujours que je vous accompagne à cette soirée,
reformulez votre demande. Et il est inutile de me préciser
que vous espérez rencontrer une autre femme à cette
soirée pour me remplacer !
— Elle ne vous remplacerait pas, cria Tyler. Au cas où
vous l’auriez oublié, vous n’êtes pas ma petite amie !
— Je m’en félicite, croyez-moi, répondit-elle froidement.
Elle mentait. Jusqu’à ces derniers jours, combien de fois
s’était-elle imaginée dans ce rôle ?
— Alors pourquoi cette scène ?
— Vous êtes censé vous exercer à nouer de bonnes
relations amoureuses avec moi. Vous n’avez donc pas à
me traiter comme une employée intérimaire, même si c’est
ce que je suis en réalité. Alors si vous avez envie que je
vienne, demandez-le-moi gentiment.
Tyler serra les dents.
— Très bien. Je recommence. Faites-vous quelque
chose mercredi soir, Mary ?
Elle pencha la tête sur le côté.
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Cela vous ferait-il plaisir de venir avec moi à une
réception à laquelle je suis invité ?
— Je pense que ce serait mieux si vous me faisiez
comprendre à quel point vous avez envie que j’y sois, dit-
elle d’un ton suave.
Les prunelles de Tyler s’assombrirent encore.
— Je serais vraiment très heureux que vous puissiez
m’accompagner.
— C’est un peu guindé. Mais pour un deuxième essai ce
n’est pas mal.
— Pensez-vous trouver une baby-sitter pour Bea ?
— Je vais demander à ma mère.
— Dois-je prendre cette réponse pour un « oui » ?
Elle le faisait répéter son texte comme un collégien, et
elle-même n’était pas capable de lui donner une réponse
claire !
Elle lui sourit.
— Si maman est d’accord pour se charger de Bea,
alors, oui, je serai ravie d’y aller.
9.
Un peu empruntée sur ses hauts talons, Mary s’avança
vers le bureau de Tyler. Elle ne pouvait s’empêcher de se
remémorer ceux qu’elle portait le soir de l’inauguration du
bâtiment et comment il l’avait rattrapée lorsqu’elle avait
trébuché.
Elle avait du mal à croire que cet épisode remontait à
près d’un mois. A l’époque, Tyler était pratiquement un
inconnu pour elle, et maintenant il faisait partie de sa vie. Et
même si elle s’était persuadée de la nécessité de se
protéger, elle devinait qu’il lui manquerait beaucoup quand
elle le quitterait.
Bien sûr, elle s’efforçait d’envisager l’avenir avec
optimisme. Elle avait déjà visité quelques appartements.
Mais après son séjour au manoir tous lui paraissaient
exigus et sombres. Heureusement, Bea était trop jeune
pour remarquer le manque d’espace.
Ou souffrir de l’absence de Tyler.
Mais il en serait autrement pour elle. Elle avait veillé à ne
pas tomber trop profondément amoureuse de lui — du
moins, l’espérait-elle —, mais elle devait rester sur ses
gardes pour conserver la maîtrise de la situation. Aucun
avenir n’étant envisageable avec lui, le mieux était de le
quitter au plus vite.
La veille au soir, elle s’était regardée sans complaisance
dans un miroir et avait décidé qu’elle devait réagir. Il n’était
pas question qu’elle soit mal coiffée et habillée comme l’as
de pique pour accompagner Tyler à cette réception.
Aussi avait-elle pris rendez-vous dans la matinée chez
un bon coiffeur et craqué pour une robe de soirée.
Cette tenue était censée la mettre en valeur, flatter ses
courbes généreuses, affiner sa taille et dissimuler ses
cuisses. Quant à son décolleté, il réussissait le tour de
force d’être osé sans être vulgaire. En tout cas, la
vendeuse le lui avait assuré.
De toute façon, il était trop tard pour revenir en arrière, et
après avoir dépensé tout cet argent elle n’avait plus qu’à
relever la tête et à paraître naturelle.
A cette heure tardive, le bâtiment était plongé dans un
silence surprenant. Tous les employés étaient partis, les
bureaux, vides. Sauf celui de Tyler.
Assis à sa table de travail, il était penché sur un dossier.
Concentré sur sa lecture, il ne l’entendit pas approcher.
Elle resta un instant le souffle coupé. Dans son smoking,
avec son nœud papillon, il était superbe !
Elle lissa les plis de sa robe et frappa.
Tyler leva d’abord les yeux puis les écarquilla.
— Vous… Comment avez-vous fait pour changer ainsi ?
dit-il, apparemment sidéré par sa métamorphose.
— Je me suis fait couper les cheveux. Qu’en pensez-
vous ?
Tyler était incapable de penser. Mary était
incroyablement sexy dans cette tenue, et tout ce qu’il avait
imaginé quand il l’avait vue dans son vieux pyjama en pilou
se révélait vrai.
Quant à sa nouvelle coiffure, elle la rajeunissait et lui
donnait du style.
En vérité, Mary lui paraissait soudain presque belle.
— Vous êtes très bien, dit-il en repoussant sa chaise.
Les sourcils de Mary se soulevèrent, et il se remémora la
première leçon.
Qu’avait-elle dit déjà ? Aucune femme n’avait envie de
s’entendre dire qu’elle était « bien ».
— Si vous étiez ma petite amie, je devrais trouver une
autre formulation, c’est cela ?
— Oui, cela vaudrait mieux. Elle voudra sentir que vous
appréciez ses efforts pour vous plaire, poursuivit-elle. Il faut
lui montrer que vous l’aimez et la désirez.
— Comme si je ne pouvais pas m’empêcher de la
toucher ?
— Exactement.
— Comme si j’avais hâte de rentrer pour lui faire
l’amour ? Comme si j’avais envie d’elle, là, maintenant, tout
de suite ?
Un instant, Mary en resta sans voix.
— Ce genre de choses, oui.
— Je vois.
Tyler contourna son bureau, lui prit les mains dans les
siennes et posa ses yeux pénétrants sur son visage.
Elle avait l’impression qu’il lisait en elle comme dans un
livre ouvert, qu’il devinait que son corps brûlait pour lui et
qu’il entendait les battements précipités de son cœur.
Lentement, il promena le regard sur sa robe. Le silence
les enveloppait, semblant les isoler du reste du monde.
— Il n’y a qu’un mot pour vous décrire, dit-il enfin, d’une
voix si rauque qu’elle sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Elle réussit à émettre un rire nerveux.
— Grosse ?
Mais Tyler secoua la tête.
— Ravissante. Vous êtes absolument ravissante.
Comme une idiote, elle se mit à rougir.
— Merci.
— Et si vous étiez ma petite amie, je vous
embrasserais… juste pour vous prouver ma sincérité.
— Sans doute, oui. Mais comme je ne…
— Pourquoi ne pas continuer à faire semblant ? Après
tout, nous pourrions tout aussi bien pousser la leçon un peu
plus loin pour voir si je l’ai bien comprise.
Penchant la tête, Tyler captura ses lèvres. Dès qu’il les
toucha, elle sentit une vague la soulever, et avant qu’elle
mesure pleinement ce qu’il était en train de faire il
l’étreignait comme un fou.
Un instant, elle se raidit dans ses bras, mais très vite,
abandonnant toute résistance, elle lui rendit ses baisers
avec ferveur, presque avec colère.
Submergés par des sensations délicieuses, animés par
une faim insatiable, ils se dévoraient avec une sorte de
rage. Les mains de Tyler la caressaient voluptueusement
et elle fondait sous ses assauts sensuels. Accrochée à lui,
elle poussa un gémissement de protestation quand il
releva la tête.
Pendant un long, très long moment, ils ne parvinrent qu’à
se dévisager l’un l’autre tandis qu’ils tentaient de recouvrer
leur souffle.
Mary n’arrivait pas à croire ce qui lui arrivait, avec quelle
force elle avait été emportée par l’ardeur de Tyler.
Qu’avait-il fait ? Dans le passé il l’avait déjà embrassée,
et cela lui avait plu, mais là elle avait eu l’impression d’un
ouragan.
Elle le maudit. Elle allait partir, leurs chemins allaient se
séparer. Pourquoi l’avait-il étreinte ainsi ? Son pire
cauchemar se réalisait. Il avait bouleversé sa vie, tout
changé.
— Je suis désolé, dit-il enfin, détournant les yeux. J’ai
été un peu plus loin que je ne le souhaitais. Je n’ai pas
réfléchi. J’ai oublié qu’il s’agissait de vous.
Traduction : « Je ne voulais pas vous embrasser. »
Avec effort, elle réussit à reprendre ses esprits. Son
corps tremblait encore, et elle n’avait qu’une envie : se jeter
dans les bras de celui qui ne la désirait pas.
— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle d’une voix un peu
tremblante. Et, après tout, c’est le genre de choses que
vous devrez faire quand votre véritable petite amie se
présentera devant vous. Vous méritez vingt sur vingt.
Fière d’avoir réussi à feindre de n’avoir pas pris ce
baiser au sérieux, elle s’enfuit dans les toilettes pour se
remaquiller.

***
Tyler avait demandé à un chauffeur de les conduire à la
réception. Assis à l’arrière du véhicule, ils veillèrent à ne
pas se parler ni se toucher pendant le trajet, mais
l’habitacle était rempli de tensions. Les bras croisés, Mary
regardait droit devant elle, luttant pour ne pas se blottir
contre Tyler, l’embrasser, enfouir son visage dans son cou,
sentir sa peau… Elle en mourait d’envie.
Lorsqu’ils parvinrent à destination, elle éprouva un
soulagement à pouvoir enfin s’écarter de lui. Elle bondit
presque hors de la limousine, et quand Tyler voulut lui
prendre le bras elle s’écarta.
— Mieux vaut ne pas nous afficher en couple, dit-elle
sans le regarder.
— Je pensais au contraire que vous étiez censée
m’accompagner, riposta Tyler, exaspéré.
Il était de mauvaise humeur, et s’interdire de poser les
mains sur Mary dans la voiture n’avait rien amélioré.
— Je dois m’exercer avec vous, non ?
— Je croyais que vous recherchiez une future fiancée ?
Il hésita, ne sachant plus quoi répondre.
— Aussi, c’est vrai.
— Comment pourriez-vous séduire quelqu’un si je suis
accrochée à vous ? Cela refroidirait les candidates.
Il se renfrogna. Il détestait ce genre de mondanités, Mary
le savait parfaitement. Et il la payait pour être à son côté.
Or, au lieu de l’encourager discrètement, elle
s’empressa d’aller bavarder avec des inconnus à l’autre
bout de la salle, et très vite un petit groupe composé
essentiellement d’hommes se forma autour d’elle.
Il ne pouvait les blâmer. Elle était ravissante ce soir,
chaude et vivante, le visage éclairé d’intelligence et
d’humour. Mais il n’aimait pas la façon dont ces types la
reluquaient. Il aurait voulu rester le seul à remarquer son
charme.
Avec un soupir morose, il prit un verre et se remémora
son objectif. Il y avait des centaines de jolies blondes dans
cette salle, il pouvait aborder l’une d’elles et tenter de la
séduire. Mais tant de personnes souhaitaient discuter
affaires avec lui qu’il n’y arrivait pas. Il devait se contenter
de regarder de loin Mary qui riait et semblait beaucoup
s’amuser. Elle avait manifestement oublié qu’elle était sa
cavalière pour cette soirée !
Au bout d’un long moment, pourtant, elle s’approcha
enfin de lui et posa sa main sur son bras avec un sourire
contrit pour ses interlocuteurs.
— Voulez-vous excuser Tyler un instant ? J’aimerais lui
présenter quelqu’un.
Comment fallait-il réagir ? Devait-il la remettre à sa
place ? S’en aller ?
— Détendez-vous, murmura-t-elle. Aucune femme ne va
vous approcher si vous avez l’air prêt à mordre. Souriez !
Mais il n’avait aucune envie de sourire. Visiblement, leur
baiser n’avait rien signifié pour elle. Il la dévisagea, décidé
à quitter la salle dans les minutes prochaines.
— Qui dois-je rencontrer ?
— Elle s’appelle Fiona, je pense qu’elle vous plaira. Elle
est ravissante, blonde, classe, et très intelligente. Elle
travaille dans les assurances. Elle serait parfaite pour vous.
Elle m’a confié qu’elle vient de rompre avec un petit ami de
longue date. Elle a vingt-cinq ans et pense sérieusement à
se marier et à fonder une famille.
— Qui vous a demandé de jouer les mères
maquerelles ? s’enquit-il. Vous êtes censée me conseiller
en matière de relations humaines, pas me rabattre des
proies.
Mary le regarda en face.
— Vous cherchez une fiancée, oui ou non ? siffla-t-elle,
exaspérée.
— Je suis capable de la trouver tout seul, merci !
— En discutant avec des quinquagénaires ? De quoi
parliez-vous, d’ailleurs ?
— Des taux de change.
— Très romantique !
— Nous ferions mieux de partir.
Il se tourna vers la porte, mais Mary le retint par le bras.
— Venez au moins faire sa connaissance. Je lui ai parlé
de vous.
Il se laissa entraîner et présenter à cette Fiona, qui
correspondait effectivement à la description qu’en avait
donnée Mary. Cette dernière bavarda un instant avec eux
puis les laissa en tête à tête sous un prétexte quelconque.
Elle semblait vouloir absolument le caser auprès d’une
autre !
Poliment, il s’efforça d’engager la conversation avec
Fiona, mais il entendait Mary rire et discuter dans son dos
et Fiona ne parvenait pas à retenir son attention. Pourtant,
elle était intelligente, très jolie et distinguée, exactement
comme il le souhaitait. Sa robe noire était parfaite et son
décolleté n’attirait pas les regards des hommes. Elle ne
riait pas trop fort, ne flirtait pas et n’abusait pas de
champagne.
Contrairement à Mary Thomas.
Mary n’était ni distinguée ni élégante. Elle n’était même
pas blonde. Elle était la dernière femme qu’il aurait voulu
épouser. Il se félicitait qu’elle s’en aille bientôt. Dans
quelques jours, il retrouverait sa tranquillité.
A la fin, comme il tendait à Fiona sa carte de visite, il se
remémora Mary faisant de même le mois dernier. Bon
sang, pourquoi fallait-il qu’il l’associe à tout ? Qu’est-ce
que ce serait quand elle serait partie ?
« Tu te retrouveras seul et triste », lui souffla une petite
voix.
Il refusa de l’écouter. Il se débrouillerait très bien sans
Mary. Il avait toujours vécu seul et ne voyait pas pourquoi
cela lui poserait tout à coup un problème. Sa vie serait
beaucoup plus simple, tout reviendrait à la normale et il
pourrait se remettre au travail. Sauf qu’une femme comme
Fiona prendrait la place de Mary.
Par la suite, il croisa un directeur financier et ils
discutèrent un moment, puis quelqu’un l’entreprit sur les
difficultés de se garer dans le centre-ville, et pendant ce
temps Mary bavardait et souriait à tout le monde sauf à lui.
A la fin, incapable d’en supporter davantage, il la prit par
le bras, murmurant une vague excuse à l’intention de son
interlocuteur.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, dit-il.
Mary était furieuse.
— Je parlais à cet homme ! s’exclama-t-elle, se libérant
de son emprise.
— Parler ? J’emploierais plutôt le mot flirter !
— Pour l’amour de Dieu, vous n’avez pas le droit
d’interrompre mes conversations ! Et je n’ai même pas eu
le temps de lui donner ma carte. Il possède une petite
affaire et j’aurais pu collaborer avec lui. A cause de vous,
c’est raté !
— Vous êtes censée travailler pour moi.
Ses yeux gris brillèrent de colère.
— Vous n’êtes pas mon seul client, remarqua-t-elle
d’une voix glaciale. J’ai une agence à faire marcher, j’ai
besoin de contrats. Cette rencontre s’annonçait fructueuse,
et vous êtes venu tout gâcher !
— Dans cette robe, cela ne m’étonne pas que vous
attiriez les hommes comme des mouches, dit-il d’un ton
désagréable.
— En tout cas, jusqu’ici, aucun ne m’a fait du chantage,
répliqua Mary. C’est agréable de parler affaires avec des
gens qui restent cantonnés à un domaine professionnel.
— Et allez-vous leur proposer de vous installer chez
eux ?
— Non, je ne referai pas la même erreur, rugit-elle.
D’ailleurs, j’ai rencontré ce soir un charmant agent
immobilier qui a beaucoup d’appartements à me montrer.
— Je suis navré d’avoir rompu le charme, rétorqua-t-il,
furieux à l’idée de Mary s’installant ailleurs. Mais il est
23 heures. N’avez-vous pas hâte de retrouver votre fille ?
— Elle est entre de bonnes mains, déclara Mary.
Mais, en vérité, elle était contente de rentrer.
La réception avait été épuisante. Paraître enjouée n’était
pas facile après avoir été embrassée par un homme qui
n’en avait pas envie, et il était plus difficile encore de lui
faire croire qu’elle n’avait pas pris ce baiser au sérieux.
Elle était tendue et ne savait plus si elle voulait frapper
Tyler, se jeter dans ses bras ou éclater en sanglots.
Et il leur fallait aller récupérer Bea.
Comme ils prenaient place dans la limousine, elle se
rendit compte que la seule manière de surmonter cette
épreuve était de se montrer froide et distante. Si elle se
remémorait à quel point Tyler avait été odieux ce soir, elle
serait moins assaillie par la tentation.
— Alors, dit-elle avec légèreté, comment cela s’est-il
passé avec Fiona ?
— Très bien.
— L’avez-vous trouvée jolie ?
— Très séduisante, oui.
— L’avez-vous invitée à dîner ?
— Je lui ai promis de l’appeler.
— J’espère que vous lui ferez meilleure impression au
téléphone que ce soir.
Il la dévisagea.
— Que voulez-vous dire ? Qu’ai-je fait de mal ?
— Vous étiez visiblement de mauvaise humeur, glacial
avec elle, et vous n’avez pas montré le moindre intérêt pour
elle. Dois-je continuer ?
— Elle m’intéressait, répliqua Tyler, pas entièrement
sincère. J’ai dit que je lui passerais un coup de fil, non ?
— Vous ne lui avez pas donné les bons signaux. Il aurait
fallu la regarder, l’effleurer, la faire rire…
— En tout cas, elle m’a donné sa carte.
— Ce n’est pas ainsi que vous allez vous marier. La
prochaine fois que vous la rencontrerez, vous devrez faire
plus d’efforts. J’espère qu’elle acceptera de vous revoir.
En réalité, c’était surtout ce qu’elle craignait. Imaginer
Tyler avec une autre lui brisait le cœur.

***
Fiona ne déclina pas l’invitation.
Le lendemain, à son retour du bureau, Tyler l’annonça à
Mary non sans une certaine fierté.
— Très bien, dit celle-ci sans le regarder, occupée à ses
fourneaux. Demain soir, vous ne dînerez donc pas ici.
Se focaliser sur les détails pratiques l’aidait à encaisser
le coup.
— Non.
Il prit Bea qui lui tendait les bras, réclamant son attention.
Son petit corps était chaud et doux, et son visage,
souriant. Elle lui faisait des mines et tendait sa frimousse
pour l’embrasser. Le cœur de Tyler se serra en songeant
qu’il ne serait pas là pour jouer avec elle le lendemain. Il ne
rentrerait pas à la maison, ne retrouverait pas ces deux
bouts de femmes dans la cuisine odorante et chaude.
Faisant sauter la petite sur ses genoux, il regarda Mary.
Ce soir, elle ne portait pas sa robe de soirée, ce qui
valait mieux pour sa pression artérielle. Elle avait enfilé un
pantalon rapiécé et un cardigan informe, mais avec sa
nouvelle coupe de cheveux elle avait quand même quelque
chose de très classe.
Il aurait aimé qu’elle se retourne pour lui sourire et
regretta d’avoir invité Fiona le lendemain.
Soudain, il se rendit compte qu’il avait commis une
terrible erreur.
— Mary, commença-t-il.
— Tyler, je…
Ils s’interrompirent tous les deux, gênés.
— Vous d’abord, ordonna-t-il.
— J’ai visité un appartement cet après-midi. Il sera
parfait pour nous.
— Pour nous ?
— Pour Bea et moi.
— Ah oui, bien sûr.
Quel idiot ! songea-t-il, humilié. Comment avait-il pu
croire qu’il faisait partie du mouvement ?
Mary lui remémorait à temps la réalité. Elle s’en allait. Il
n’était pas question de passer pour un imbécile en lui
avouant qu’il avait changé d’avis et préférait rester avec
elle et Bea plutôt que de sortir avec Fiona.
— Vous allez le prendre ?
— Je crois. Il n’est pas trop cher. Mais les locataires
précédents y sont pour deux semaines encore.
— Vous pouvez rester quinze jours de plus ici, si vous
voulez, dit-il d’un ton posé, sans lui montrer qu’il n’osait
l’espérer. Cela m’arrange. Après tout, maintenant que j’ai
rencontré quelqu’un, vos conseils me seront plus utiles que
jamais.
Mary évita son regard et se concentra sur sa sauce.
— Je vais y réfléchir.

***
Le samedi matin, elle était en train de donner son petit
déjeuner à Bea quand Tyler apparut.
En général, il partait bien avant son réveil, même le
week-end. Mais peut-être avait-il fait une exception après
une soirée torride, songea-t-elle.
— Bonjour, réussit-elle à dire avec calme. Il reste du café
si vous en voulez.
— Merci.
Tyler était aussi taciturne que d’habitude et elle le
considéra avec ressentiment.
Il avait passé la soirée de la veille à draguer une autre
femme dans un bon restaurant, et de son côté elle avait
souffert mille morts. Même dans ses pires moments avec
Alan, elle ne s’était jamais sentie à ce point triste et
désespérée ! Fiona avait le profil idéal. N’importe quel
homme serait fier de l’afficher à son bras. Toute la soirée,
elle s’était représenté Fiona et Tyler riant et flirtant en
dégustant des mets délicieux, s’était torturée à imaginer ce
que faisait Tyler, ce qu’il pensait. Il lui souriait, lui prenait la
main… Au moment de ramener Fiona chez elle, l’avait-il
embrassée, était-il monté chez elle ?
— Une autre tasse ? s’enquit Tyler.
— Merci.
Elle prit une profonde inspiration.
— Alors, comment s’est passé votre dîner hier soir ?
— Pas mal.
— C’est tout ?
— Non, répondit Tyler en levant les yeux vers Mary.
C’était bien.
Pourtant, il s’était senti mal à l’aise, attablé avec Fiona
alors que Mary était seule à la maison.
Il dînait dans un des meilleurs restaurants de la ville avec
une jolie femme qui s’intéressait à lui et qui avait toutes les
qualités requises pour devenir son épouse, il aurait dû être
content. Pourquoi regrettait-il de ne pas être assis dans la
cuisine, Bea sur les genoux, ses petits doigts lui
chatouillant les oreilles, Mary s’activant près de lui ? Il avait
passé la soirée à se remémorer son sourire et la manière
dont elle levait les yeux au ciel quand il disait quelque
chose qui la contrariait.
Fiona ne le contredisait pas. Elle ne soulignait pas ses
erreurs et ne le faisait pas reformuler ses phrases. Mais
elle ne le faisait pas rire non plus. Elle n’était pas Mary.
Mais Mary n’était pas l’épouse qu’il lui fallait.
D’ailleurs, il ne correspondait pas non plus à l’idéal
masculin de Mary, il en était certain.
— Allez, dites-m’en plus. Etait-elle bien habillée ?
— Oui.
De cela, au moins, il était sûr.
— Le lui avez-vous dit ?
— Je ne m’en souviens pas, répondit-il avec irritation.
Quelle importance ?
— Tyler ! fit-elle en levant les yeux au ciel, exactement
comme il aimait. C’est important pour qu’elle ait envie de
ressortir avec vous ! Vous auriez pu faire un effort pour
qu’elle sente que vous étiez content. Elle ne peut pas le
deviner si vous ne la regardez pas dans les yeux, si vous
n’effleurez pas sa main… J’espère au moins que vous allez
l’appeler pour lui dire que vous avez hâte de la revoir.
— Pourquoi vous en souciez-vous ?
— C’est mon travail de m’en soucier. Et je veux que vous
me versiez la prime promise, ajouta-t-elle froidement.
— Ah oui, votre argent, dit-il en avalant une gorgée de
café. Inutile de vous inquiéter, vous toucherez la somme
promise. Fiona me semble parfaite.
Il y eut un petit silence.
— Eh bien, voilà de bonnes nouvelles pour nous deux,
non ? dit Mary.
— Très bonnes, acquiesça-t-il. Bon, à plus tard,
poursuivit-il en se levant.
— Où allez-vous ?
— Au bureau. J’ai du travail.
Il aurait pu rapporter ses dossiers à la maison, mais il
avait besoin de se concentrer. Il préférait ne pas traîner
avec Mary et Bea toute la journée même s’il en mourait
d’envie.
Mary se mordilla les lèvres.
— Dans ce cas, je ferais mieux de vous dire au revoir
maintenant.
— Je reviens tout à l’heure.
— Je ne serai plus là. Bill ne va pas tarder à passer me
prendre.
— Vous prendre ? Pour quoi faire ?
— Je m’en vais.
A ces mots, il eut l’impression de recevoir un coup dans
le ventre.
— Je pensais que votre appartement ne serait pas prêt
avant deux semaines ?
Il comptait sur ce laps de temps supplémentaire. Pour
une raison inexplicable, il ne se sentait pas prêt à la quitter
maintenant.
— Nous nous installerons chez maman et Bill en
attendant.
— Pourquoi ne pas rester ici ?
10.
Mary poussa un soupir. Comment dire à Tyler qu’elle ne
supporterait pas de le voir avec Fiona ?
— Il est préférable que je m’en aille maintenant, répondit-
elle, évitant son regard. Après tout, j’ai fini mon travail.
Vous êtes en train de nouer une relation amoureuse avec
Fiona. Et pour vous donner toutes les chances de la
réussir, mieux vaut m’effacer. Que se passerait-il si elle
venait au manoir et qu’elle me voyait dans la cuisine ?
Tyler fronça les sourcils.
— Nous n’en sommes pas là.
— On ne sait jamais, répondit-elle avec un sourire. De
toute façon, j’ai hâte de retourner vivre en ville. Votre
maison est magnifique, mais habiter en banlieue n’est pas
très pratique, n’est-ce pas ?
En réalité, elle regretterait l’espace et le calme dont elle
jouissait dans cette belle demeure, et elle devinait que
Tyler lui manquerait davantage encore.
Le visage de Tyler se ferma.
— Si vous avez envie de partir, je ne peux rien faire pour
vous retenir. J’espère que vous vous souvenez quand
même que nous avions conclu un marché : vous devez être
à ma disposition pendant deux mois.
— Je n’ai pas oublié. Je continuerai à vous donner les
conseils dont vous aurez besoin.
— Je vais vous régler ce que je vous dois.
— Il n’y a pas d’urgence, répondit-elle, mal à l’aise.
Mais Tyler avait déjà quitté la pièce. Il revint avec un
chéquier, se rassit, rédigea un chèque et l’arracha avec
une telle violence qu’il le déchira, ce qui l’obligea à en
remplir un autre.
— Voilà, dit-il, visiblement furieux, en le laissant sur la
table.
— Tyler…
— Je reprendrai contact avec vous avant ma prochaine
rencontre avec Fiona, lui lança-t-il.
Que pouvait-elle répondre ?
— Vous savez où me trouver.
Sa colère apparemment un peu retombée, Tyler hésita.
— Bon… Eh bien, au revoir alors.
Mary essaya de sourire, mais elle n’y parvint pas.
— Au revoir.
Pendant un horrible moment, ils s’entre-regardèrent sans
rien dire, puis Tyler se dirigea vers la porte.
Bea poussa alors un vagissement de protestation qui le
fit se retourner. Elle n’avait jamais aimé être ignorée et
frappait la tablette de sa chaise haute d’un air indigné.
Tyler considéra Bea qui lui tendait les bras. Comment
pouvait-il la quitter ?
Les mâchoires serrées, il s’approcha d’elle.
Les traits de l’enfant s’éclairèrent, et elle lui fit
comprendre qu’elle voulait qu’il la prenne. Incapable de
résister, il la souleva et la serra un instant contre lui, sans
se soucier pour une fois de ses petits doigts poisseux sur
sa chemise. Comme elle se blottissait joyeusement au
creux de son épaule, il huma son odeur de bébé, attendri.
— Au revoir, Bea, dit-il en l’embrassant.
La donner à Mary fut une des plus douloureuses
épreuves de sa vie.
— Vous allez lui manquer, murmura Mary, les yeux
remplis de larmes.
Tyler préféra ne pas répondre, craignant de s’effondrer. Il
opina du menton et s’en alla à grands pas.
En le voyant s’éloigner, la petite fille explosa en sanglots,
l’appelant avec désespoir.
Tandis qu’il sortait de la maison, il entendit ses cris. Il
claqua la porte, mais ils le hantaient encore quand il prit
place dans sa voiture. Accablé, il laissa tomber sa tête sur
le volant. Puis, avec une profonde inspiration, il alluma le
moteur et démarra sans un regard en arrière.

***
La nuit tombait quand Tyler rentra chez lui. Les phares
de sa Porsche éclairèrent la BMW garée sous le vieux
cèdre, et son cœur s’emballa : Mary était encore là !
Mais dès qu’il ouvrit la porte le silence du manoir désert
le saisit. Elle lui avait laissé un mot dans l’entrée.
« Merci pour tout. Je laisse la voiture, mais j’ai emporté
le siège bébé. Dites-moi quand vous avez besoin de
conseils. Je suis toujours disponible pour des consultations
— ou pour vous aider à gérer vos recrutements. Bonne
chance avec Fiona.
» Meilleurs sentiments.
Mary.
» P.-S. : Je vous ai préparé à dîner et j’ai téléphoné à
Mme Palmer qui reviendra cuisiner pour vous dès lundi. »
« Meilleurs sentiments. Mary » ?
Il roula la feuille en boule et la jeta contre le mur.
Des sentiments, elle n’en avait pas pour lui. Si elle en
avait eu, elle ne l’aurait pas laissé seul dans cette grande
maison !
Sans elle et Bea, la cuisine était sinistre. Il promena les
yeux autour de lui comme s’il ne parvenait pas à croire que
la chaise haute avait disparu et Bea aussi. La petite n’était
plus là à frapper son assiette de sa cuillère. Mary n’était
plus à ses fourneaux, drapée dans le tablier de
Mme Palmer. Seul le ronronnement du réfrigérateur
rompait le silence.
Il n’avait pas faim, mais il n’était pas question de se
laisser abattre. Il ne servait à rien de rester assis à broyer
du noir. De toute manière, il était grand temps qu’il se
remette au travail.
Mais comme il s’installait à son bureau, il se surprit à
guetter les pas de Mary dans l’escalier. La vieille demeure
était remplie de son absence. Il regarda le bilan qu’il était
censé analyser et, pour la première fois depuis des
années, se remémora ce qu’il avait éprouvé, enfant, à la
mort de sa mère.
Il repoussa son dossier. Il n’allait quand même pas se
mettre à pleurer ! Il lui fallait se ressaisir.
D’un air de défi, il s’empara de la carte de visite de
Fiona et composa son numéro pour l’inviter à boire un
verre le lendemain soir. Il reprenait sa vie en main.
Le jour suivant, il se réveilla en proie à un malaise diffus,
avec une douleur à l’estomac. La journée s’étira
lamentablement. Il ne cessait de songer à Mary et à Bea.
Le soir, il retrouva Fiona et s’efforça de se rappeler les
leçons de Mary, mais chaque fois qu’il essayait de mettre
en pratique ses conseils il pensait à elle et non à Fiona.
Lorsqu’il croisait les jolis yeux bleus de cette dernière, il
voyait le gris des prunelles de Mary.
Vaillamment, il s’accrocha, sachant que renoncer n’était
pas la solution. Au moment de la quitter, il fut soulagé de
s’éloigner d’elle. Néanmoins, il convia la jeune femme à
dîner pour le week-end suivant, refusant de reconnaître que
cette invitation lui donnait surtout un bon prétexte pour
appeler Mary.
D’ailleurs, il s’était habitué à son absence. Il retrouvait
ses vieilles habitudes. Mary et Bea ne lui manquaient pas,
il en était persuadé. Il n’avait jamais été du genre
sentimental.
Pour ne pas avoir l’air d’avoir hâte de la revoir, il ne prit
pas rendez-vous. Le vendredi, il annonça à Carol qu’il
sortait déjeuner. Il comptait se rendre à l’agence à
l’improviste pour bavarder avec Mary. Peut-être
emmènerait-il ensuite Bea se promener ?
Se sentant ridiculement nerveux, il grimpa l’escalier et
frappa.
— Entrez !
Il prit une profonde inspiration et ouvrit la porte.
Mary était assise derrière son bureau. Un long, très long
moment, ils se regardèrent. Puis la jeune femme se leva et
contourna sa table.
— Bonjour, balbutia Mary d’une voix tremblante.
Elle avait tellement espéré ce moment sans oser y
croire.
Les derniers jours avaient été horribles. Quitter Tyler
avait paru la solution raisonnable, mais elle n’avait pas
mesuré à quel point il lui manquerait. A plusieurs reprises,
elle avait composé son numéro avant de raccrocher.
Et maintenant, il était là devant elle.
— Je vous dérange ? s’enquit Tyler.
Craignant d’exploser en sanglots ou de lui avouer à quel
point elle était contente de le revoir, elle évita son regard.
— J’ai un rendez-vous à 14 heures, mais dans
l’immédiat je suis libre, dit-elle, étonnée de pouvoir
s’exprimer normalement. Asseyez-vous.
Tyler s’assit et resta d’abord coi. Enfin, il rompit le
silence.
— Vous avez l’air en forme.
Elle lui sourit brièvement.
— Merci. Et vous, comment allez-vous ?
— Bien, bien.
Il promena les yeux autour de lui comme s’il refusait de
s’appesantir sur la question.
— Où est Bea ? demanda-t-il.
— Avec ma mère. J’ai plusieurs entretiens aujourd’hui. Il
était plus simple de la faire garder.
Il y eut un autre silence.
— Bien, dit enfin Mary. Que puis-je faire pour vous ?
— Je dîne avec Fiona demain. Et je me demandais si
vous pouviez m’aider à m’y préparer.
— Maintenant ?
Tyler se reprit précipitamment.
— Si vous préférez, nous pouvons en discuter ce soir
autour d’un verre.
— Je ne peux pas ce soir. Alan est à New York.
A ces mots, Tyler la dévisagea, stupéfait.
— Alan ? Le père de Bea ?
— Oui. Il m’a appelée il y a deux jours. Il songe à Bea et
aimerait que nous reprenions la vie commune.
Il y avait six mois, elle aurait tout donné pour entendre
Alan lui faire une telle déclaration. Mais, ironie du sort, elle
se rendait compte à présent qu’elle en aimait un autre.
— Qu’allez-vous faire ?
— Je… ne sais pas, répondit-elle avec sincérité. Je dois
y réfléchir. C’est le père de Bea.
— Jusqu’ici, il ne s’est pas comporté comme tel.
— Non, mais elle n’en a pas d’autre. Je ne sais pas si je
peux lui retirer la possibilité de grandir entre ses deux
parents. Nous nous sommes aimés, peut-être
parviendrions-nous à tout recommencer.
— Revivre avec vous est peut-être plus économique
pour lui que de vous rembourser ? insinua Tyler. Hum,
désolé, je n’aurais pas dû dire cela.
Elle se prit la tête entre les mains et se massa les
tempes.
— J’hésite, reconnut-elle. Une partie de moi espère sans
doute faire renaître la passion qui nous a unis dans le
passé, mais cela fait si longtemps… Je ne sais pas si cela
marcherait. J’essaie de penser à Bea.
— Je vois.
— Mais je ne veux pas vous ennuyer avec cela. Après
tout, c’est moi qui suis censée être l’experte en relations
humaines, non ? ajouta-t-elle avec un sourire. Quand
voulez-vous que nous nous revoyions ?
Mais Tyler se leva, le visage fermé.
— Vous feriez mieux de régler d’abord vos problèmes
avec Alan.
— En êtes-vous sûr ? dit-elle, étonnée. Je n’ai pas oublié
les termes de notre contrat.
— J’en suis certain.
— Très bien. Merci. Je dois reconnaître que cela me
facilite les choses. Peut-être pourrions-nous nous
recontacter dans deux ou trois jours ?
— Très bien, acquiesça Tyler. Appelez Carol pour
arranger un rendez-vous quand vous serez disponible.
Il se retrouva dans la rue sans très bien savoir comment,
accablé.
Un gros poids lui était tombé sur les épaules quand Mary
lui avait annoncé la réapparition d’Alan. Il ne s’attendait
certes pas à cette nouvelle. Mary lui avait confié avoir aimé
ce type comme une folle. Et c’était le père de Bea,
évidemment…
Dire qu’il avait eu envie de demander à Mary s’il
manquait à la petite ! Maintenant, la question lui paraissait
pathétique.
Dans deux ou trois jours, elle vivrait peut-être de nouveau
avec cet Alan.

***
— Mme Thomas est là, monsieur.
Le cœur de Tyler se serra dans sa poitrine. Il ne savait
plus s’il attendait ce moment avec impatience ou s’il le
craignait plus que tout.
— Merci, Carol. J’arrive.
La gorge serrée, il se leva.
A présent, il savait ce qu’il voulait, il avait reconnu qu’il
avait commis une erreur, ce qui n’avait pas été simple pour
lui. Maintenant, il était sûr de lui et cela le rassurait d’avoir
un objectif. En revanche, pour la première fois de sa vie, il
n’avait aucune stratégie. Il ignorait comment obtenir ce qu’il
désirait plus que tout.
Dans quelques instants, il saurait.
Dans la pièce voisine, Mary bavardait avec Carol. Avait-
elle renoué avec Alan ?
En le voyant apparaître, elle s’interrompit, mais Bea
l’avait aperçu la première et cria de joie.
S’accroupissant près de sa poussette, il lui tendit le
doigt. Quand elle s’en saisit avec force, la profonde
tristesse qui l’avait étreint lorsqu’il lui avait dit au revoir
s’apaisa un peu.
— J’ai été obligée de la prendre avec moi, dit Mary d’un
ton gêné. Ma mère était occupée cet après-midi.
— Je suis très content de la revoir.
Ce n’était rien de le dire ! songea-t-il en regardant la
petite main dans la sienne.
— Cela vous ennuierait-il que nous allions la promener
pendant notre entretien ? reprit Mary. Elle ne voudra jamais
rester assise dans votre bureau.
— Parfait.
— Avez-vous un manteau ? pousuivit Mary. Il fait froid
dehors.
— Ma veste suffira, dit-il en l’enfilant.
En silence, ils empruntèrent l’ascenseur puis se
dirigèrent vers le fleuve.
Un pâle soleil tentait d’éclairer la journée, mais il faisait
effectivement frisquet. Un petit vent glacé soufflait sur la
rivière et soulevait les feuilles d’automne. Mary s’arrêta
pour mettre ses moufles à Bea, et il enfonça les mains
dans ses poches.
Il était content de marcher à côté de Mary.
Ayant reconnu à quel point il l’aimait, il avait cru qu’elle lui
paraîtrait différente maintenant que les écailles lui étaient
tombées des yeux. Mais elle n’avait pas changé. C’était
toujours Mary.
Sa gorge se serra. Comment avait-il pu la trouver
quelconque un jour ? Quand s’était-il rendu compte à quel
point elle était belle ?
— Alors où en êtes-vous avec Alan ? s’enquit-il
abruptement.
Ce n’était pas ses affaires, mais il voulait savoir.
— Je pensais que ce serait dur de le revoir, mais en
réalité j’étais très calme et nous avions beaucoup de
choses à nous dire. Il m’a expliqué que, après mon départ,
il était en colère contre moi et ne voulait pas me
rembourser par esprit de revanche.
Avant de poursuivre, elle lui lança un regard de biais.
— Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que c’était vous qui
l’aviez poussé à me payer ce qu’il me devait ?
— Je n’ai rien fait, répliqua-t-il d’un ton évasif. J’ai juste
demandé à mes avocats de lui flanquer la frousse. Il n’était
pas juste envers vous.
Mary sourit.
— Grâce à cette intervention, Alan a pris conscience
qu’il lui fallait faire quelque chose pour me convaincre de
revenir vers lui.
— Il souhaite donc votre retour ?
— Il l’a dit. Il m’a affirmé que je lui manquais, qu’il avait
commis une erreur et envie de reprendre notre vie
commune.
— Vous allez repartir à Londres, alors ?
Il regarda droit devant lui pour ne pas la voir hocher la
tête et sourire.
— Non, répondit-elle brusquement. Je vis ici désormais.
— Mais… Et Bea ?
— C’est à cause de Bea que je reste. Alan accepte sa
présence parce que c’est la condition sine qua non pour
que je revienne, mais il refuse de s’occuper d’elle au
quotidien. Or, elle mérite mieux que d’être tolérée. Elle
voudra sans doute le connaître plus tard, mais pour le
moment ce n’est pas d’actualité.
— Il passe à côté de quelque chose, remarqua-t-il,
songeant au bonheur de câliner Bea et à l’émotion qui
l’étreignait quand elle tendait les bras vers lui.
Mary ne put réprimer un sourire.
— Vous avez changé sur ce point.
— Oui, j’ai changé.
Le silence tomba, et Tyler détourna la tête.
— Mais vous ? Vous m’aviez dit que vous aimiez Alan.
— Je l’aimais, oui. Terriblement. Mais je ne l’aime plus.
J’en ai pris conscience quand je l’ai revu. Il n’a pas été là
quand j’avais besoin de lui et je ne crois pas pouvoir le lui
pardonner. De plus…
Mary s’interrompit brusquement.
— De plus quoi ?
— Euh… Rien. Je me demande si je l’ai vraiment aimé.
Alan était comme un rêve. Je menais avec lui la vie que
j’avais envie de mener, mais nous n’avons jamais eu une
relation équilibrée. Il était plus vieux, plus expérimenté, et je
crois que j’étais fascinée. Je ne le suis plus.
A ces mots, un grand soulagement s’empara de Tyler. Il
ne savait pas s’il aboutirait à quelque chose avec Mary,
mais au moins elle n’avait pas choisi Alan. C’était déjà ça.
Ils parvinrent devant un banc libre.
— Voulez-vous vous asseoir un moment ? proposa-t-
elle. Ou avez-vous trop froid ?
Curieusement, il ne sentait pas la bise. Etre près d’elle
lui procurait une douce chaleur.
— Très bien.
— C’est votre expression préférée, dit-elle en riant.
— Alors, qu’allez-vous faire maintenant ?
Mary gara la poussette de façon à ce que Bea puisse
voir les gens passer.
— Ce que j’ai toujours fait, répondit-elle. Emménager
dans un nouvel appartement, élever Bea, continuer.
« Et tenter de vous oublier », ajouta-t-elle in petto.
Elle était si heureuse d’être de nouveau en compagnie
de Tyler ! Le simple fait d’être près de lui la réchauffait, la
comblait, et elle avait du mal à se rappeler qu’il ne
s’agissait que d’une consultation. Tout à l’heure, elle avait
failli ajouter qu’elle l’aimait. Quelle idiote ! Où avait-elle la
tête ? Tyler était là pour qu’elle lui donne des conseils à
propos de Fiona.
— Alors, reprit-elle, comment vont vos affaires avec
Fiona ? Et ne me dites pas « très bien » !
— Ce n’est pas ce que j’avais l’intention de vous
répondre. En fait, tout va mal.
— Ah bon ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
— Rien. Fiona est une femme très sympathique, mais je
ne sais pas comment lui parler.
— Je vous l’ai dit, il faut vous comporter avec elle
comme avec moi.
— Mais elle n’est pas vous ! Et c’est bien le problème.
Personne ne pourra jamais être vous. Après vous avoir vue
vendredi, je l’ai appelée pour annuler notre dîner de
samedi.
Elle tenta en vain de comprendre ce que disait Tyler.
— Qu’a-t-elle répondu ? demanda-t-elle, alors qu’elle
aurait préféré savoir ce qu’il entendait par « personne ne
pourra jamais être vous ».
— Je pense que c’était un soulagement pour elle aussi.
Elle m’a expliqué qu’elle avait accepté de sortir avec moi
dans le seul but de rendre son ex-fiancé jaloux, et nous
avons reconnu ensemble que nous étions tous les deux
stupides de refuser de nous avouer la vérité. Elle aime
toujours cet homme. Quant à moi… je suis désespérément
amoureux de vous.
— De moi ? balbutia-t-elle.
— De vous. Il s’avère que vous êtes l’élue.
Le cœur de Mary battait si fort qu’elle ne parvenait plus à
respirer, mais elle n’arrivait pas à y croire.
— Vous n’avez pas envie que ce soit moi, dit-elle d’une
voix tremblante.
Lorsqu’il prit son visage entre ses mains, son sourire la
fit fondre.
— Non ? Je regrette de contredire l’expert en relations
humaines que tu es, Mary, mais tu te trompes. Je vais te
montrer à quel point.
Il l’embrassa alors, d’un long, irrésistible baiser qui la
laissa pantelante.
Le cœur en fête, elle noua ses bras autour de son cou.
Leur étreinte devint si intense que Tyler déboutonna son
manteau et glissa sa main à l’intérieur pour la serrer plus
étroitement contre lui.
— Maintenant, dis-moi que je ne te désire pas,
chuchota-t-il, le souffle court.
— Mais je n’ai rien de ton idéal féminin !
— Je sais. C’est le côté ironique de l’affaire. J’étais si
décidé à épouser une grande blonde mince et élégante
que j’ai failli passer à côté de la femme merveilleuse qui se
trouvait sous mon nez.
En souriant, il plongea les yeux dans ses prunelles.
— Tu m’as terriblement manqué. Je n’avais plus envie
de rentrer au manoir parce que tu n’y étais pas et Bea non
plus. Quand tu es partie, je ne savais même pas que je
t’aimais. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me persuader du
contraire. Je n’avais jamais été amoureux, je refusais de
l’être. Mais quand tu m’as dit qu’Alan amorçait son retour
dans ta vie, je n’ai pu le nier plus longtemps.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé à ce moment-là ?
demanda-t-elle.
— Je pensais qu’il était trop tard, que tu retournerais
avec lui parce qu’il était le père de Bea et que tu l’avais
follement aimé.
— Toi qui prétendais ne pas croire à l’amour ! lui
rappela-t-elle en riant.
Tendrement, Tyler l’embrassa encore.
— Parce que je n’avais jamais été amoureux. A présent,
je sais ce qu’est l’amour. C’est toi qui me l’as appris.
— C’est vrai ? Qu’ai-je dit ?
— Que je devrais épouser une femme qui éclairerait ma
vie par sa seule présence. C’est ce que tu fais avec moi.
Sans toi, rien de tout ce qui me semblait important n’a plus
de valeur.
Elle l’étreignit plus fort, humant son parfum, le cœur
battant, et il posa sa joue contre ses cheveux.
— Je ne peux pas vivre sans toi, Mary. Je sais que tu
n’es ni blonde ni élégante, mais tu es réelle. Il y a beaucoup
de femmes minces et mieux habillées, mais elles ne sont
pas toi. Aucune d’elles ne fait battre mon cœur. Je ne me
suis jamais senti aussi bien chez moi qu’avec Bea et toi.
Ce n’est plus ma maison tant que vous n’y reviendrez pas.
— Oh, Tyler… Tyler.
En proie à une joie sans mélange, elle fondit en larmes.
Tyler la serra plus fort.
— Ne pleure pas, Mary.
— Je ne peux pas m’en empêcher. Je suis si heureuse !
Tu m’as aussi terriblement manqué. Et à Bea aussi.
A ces mots, un sourire se dessina sur les lèvres de Tyler,
et par un long baiser langoureux il lui fit oublier la tristesse
des derniers jours.
— Dis-moi que tu vas m’épouser, la pressa-t-il.
— Tu voulais une compagne et une famille que tu serais
fier de montrer à tes amis et collègues.
— Je vais les avoir, répondit-il en souriant. Une femme
que j’adore et qui m’aime et une ravissante petite fille. Qui
n’envierait ma chance ? Mais j’ai un nouveau but, dit-il sur
le ton de la confidence.
— Ah, et lequel ?
Le sourire de Tyler disparut et une expression très
sérieuse prit sa place.
— Te rendre heureuse, dit-il simplement. T’aimer jusqu’à
la fin de ma vie.
Les larmes ruisselaient sur les joues de Mary.
— Cela me paraît un excellent objectif.
— J’ai besoin d’aide pour mettre au point ma stratégie.
Tu sais que je ne suis pas très bon en relations
amoureuses.
A ces mots, elle se mit à rire.
— Manifestement, il te faut une formation intensive pour
être sûr de mener l’affaire à bien.
— C’est également ce que je me suis dit. Et je me
demandais si tu accepterais d’être mon coach. Combien
de temps te semble nécessaire pour atteindre mon but ?
Elle fit mine d’y réfléchir.
— Eh bien… Deux mois ne me semblent pas suffisants.
Une vie entière serait l’idéal, répondit-elle en riant. Nous
devrons tous deux y travailler, mais tant que nous nous
soucierons l’un de l’autre, nous y arriverons.
— Cela me semble une bonne tactique, dit-il en
l’embrassant de nouveau.
Depuis un moment, se rendant compte qu’elle n’était
plus le centre d’attraction, Bea commençait à protester.
En riant, Mary la détacha de sa poussette.
— Que penses-tu de tout cela, Bea ? Devons-nous aller
habiter de nouveau chez Tyler et le laisser changer tes
couches ?
— Si c’est la condition pour que vous reveniez, intervint
Tyler, je suis prêt à m’engager à le faire.
— Nous t’avons vraiment beaucoup manqué !
— Oui, plus jamais ça !
Il la prit sur ses genoux.
— Bea, c’est à toi de décider, lui dit-il. Es-tu d’accord
pour que j’épouse ta mère et que je m’occupe de vous
deux ?
Tout excitée, Bea battit des mains.
— Ga ! cria-t-elle.
Enlaçant Mary par les épaules, Tyler sourit.
— Je crois que ça veut dire oui.

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