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1.

Dehors, un claquement de portière résonna dans le silence. Emma Leighton, surprise, leva les
yeux de son livre. Il était tard et elle n’attendait personne. Larenzo Cavelli, qui l’employait comme
gouvernante, était en voyage d’affaires à Rome. Personne d’autre ne s’aventurait jamais jusqu’à cette
villa isolée dans les montagnes de Sicile.
Le gravier de l’allée crissa sous des pas pressés. Emma tendit l’oreille, à l’affût d’un coup
frappé à la porte. La maison disposait d’un système de sécurité sophistiqué dont elle seule
connaissait le code, en dehors de Larenzo. Ce dernier lui avait d’ailleurs recommandé de toujours
maintenir l’alarme allumée.
Elle retint son souffle en entendant grincer le lourd battant en chêne. S’ensuivit un long bip
indiquant que la sécurité avait été désactivée. Le cœur battant, Emma posa son livre et se leva.
Larenzo ne rentrait jamais à l’improviste. Il la prévenait afin que tout soit prêt à son arrivée : draps
propres, frigo rempli, piscine chauffée. Mais si ce n’était pas lui… alors qui ?
Le bruit de pas se rapprocha. Soudain, une silhouette élancée apparut dans l’embrasure de la
porte.
— Larenzo !
Emma laissa échapper un petit rire soulagé.
— Vous m’avez fait peur ! Je ne vous attendais pas…
— Ce n’était pas prévu.
Elle eut un choc en le voyant s’avancer dans le salon. Il avait le teint gris et des cernes profonds
creusaient ses yeux. Ses cheveux paraissaient avoir été mille fois repoussés en arrière.
— Tout… tout va bien ?
— Pourquoi cette question ?
— Vous n’avez pas l’air en forme.
C’était peu de le dire. Depuis neuf mois qu’elle travaillait pour lui, elle ne l’avait jamais vu
ainsi. Il était l’ombre de lui-même, comme vidé de l’énergie qui le caractérisait d’habitude.
— Etes-vous malade ? Je peux aller vous chercher quelque chose…
Il eut un rire sans joie.
— Non, pas malade. Mais j’imagine que j’ai une mine à faire peur.
— En effet.
— Merci pour votre franchise.
— Désolée…
— Ne le soyez pas, je déteste le mensonge, répliqua-t-il avec une soudaine férocité.
Il traversa le salon en direction du minibar.
— J’ai besoin d’un verre.
Emma la regarda se verser une rasade de whisky et l’avaler d’un trait. Il lui tournait le dos, la
soie de sa veste tendue sur ses larges épaules. Larenzo était un homme très séduisant, avec des
cheveux de jais, des yeux gris perçants et une stature athlétique que mettaient en valeur ses costumes
sur mesure. Elle l’admirait comme on admire le David de Michel-Ange : comme une œuvre d’art.
Cependant, en acceptant ce travail, elle s’était interdit de s’amouracher de son patron. D’ailleurs,
Larenzo Cavelli était beaucoup trop bien pour elle. Et, à en croire les tabloïds, il changeait de
maîtresse comme de chemise.
— Je ne vous attendais pas avant la fin du mois, dit-elle.
— J’ai eu un imprévu.
Il se versa un second verre de whisky.
Emma n’insista pas. Ils avaient peut-être développé une relation amicale au cours des neuf
derniers mois, mais il restait son patron, et affirmer qu’ils étaient proches serait un mensonge. Depuis
qu’elle avait pris son poste, il n’avait séjourné que trois fois à la villa, et jamais plus de quelques
jours d’affilée. Lorsqu’il n’était pas en voyage d’affaires pour Cavelli Enterprises, il demeurait à
Rome, où il possédait un appartement.
— Combien de temps resterez-vous ? s’enquit-elle.
De nouveau, il vida son verre d’une traite.
— Pas longtemps.
— Au moins cette nuit ?
Que s’était-il passé ? Une négociation qui avait échoué ? Une liaison qui s’était mal terminée ?
Quoi qu’il en soit, elle devait faire son travail.
— Votre lit est fait. Je vais de ce pas chauffer la piscine.
Larenzo posa son verre d’un geste abrupt.
— Pourquoi pas ? Autant en profiter une dernière fois.
Emma se rendit sur la terrasse, qui abritait une vaste piscine en forme de goutte d’eau. Une
dernière fois. Qu’avait-il voulu dire par là ? Songeait-il à vendre la villa ?
Son regard se perdit vers les monts Nébrodes. La nuit était calme, à peine troublée par le
sifflement du vent dans les pins. La demeure de Larenzo était isolée, à des kilomètres de Troina, la
ville la plus proche. De jour, on apercevait ses maisons aux toits de terre cuite nichées au creux de la
vallée. Emma s’y rendait plusieurs fois par semaine pour faire ses courses et voir du monde. Elle s’y
était même fait quelques amis parmi les commerçants.
L’air frais sur sa peau la fit frissonner. La villa lui manquerait si Larenzo la vendait. Oh ! nul
doute que l’appel de nouveaux horizons se serait fait ressentir, d’ici quelques mois. Elle ne restait
jamais très longtemps au même endroit. Mais ce lieu paisible, si riche en sujets de photographie, lui
plaisait. Elle serait triste de partir. Mais peut-être Larenzo parlait-il seulement de profiter une
dernière fois de la piscine avant de regagner Rome ?
Elle alluma le chauffage et manqua trébucher en se retournant. La haute silhouette de Larenzo se
dressait devant elle dans la pénombre. Il lui agrippa les épaules pour la stabiliser, et le cœur
d’Emma s’emballa. C’était la première fois qu’ils avaient un contact physique. La chaleur de ses
paumes s’infiltrait à travers le fin coton de son T-shirt.
Elle fit un pas de côté. Lui aussi. On les eût dit engagés dans une danse un peu empruntée. Il
laissa finalement retomber ses mains.
— Scusi.
— Il n’y a pas de mal, marmonna-t-elle en se hâtant vers la cuisine.
Il l’y suivit et alluma la lumière. Dans la vive clarté électrique, tout revint à la normale. Elle
sourit à Larenzo comme si de rien n’était, bien qu’elle sentît encore le poids de ses mains sur ses
épaules.
— Avez-vous dîné ? Je peux vous préparer quelque chose…
Il haussa les épaules.
— Pourquoi pas ?
— De quoi avez-vous envie ?
— Peu importe. Je vais me changer pendant que vous cuisinez.
Elle le regarda s’éloigner, perplexe. Elle n’avait jamais vu son patron ainsi. En fait, leurs
rapports se limitaient à quelques échanges triviaux sur l’état de la villa ou l’entretien de la piscine.
Mais, même dans ces moments-là, son charme opérait. Larenzo Cavelli était connu pour faire tourner
les têtes. Les hommes le jalousaient en secret, tandis que les femmes le déshabillaient du regard.
Emma s’estimait immunisée contre ce puissant magnétisme. Mais son apparition subite la mettait mal
à l’aise.
Elle ouvrit le frigo et fronça les sourcils. Elle faisait toujours d’importantes courses avant
l’arrivée de Larenzo afin de lui préparer de véritables repas gastronomiques. Une demi-douzaine
d’œufs, quelques tranches de pancetta, un reste de fromage… C’était tout ce dont elle disposait ce
soir. Avec un soupir, elle sortit ces quelques ingrédients. Tant pis. Pour une fois, il se contenterait
d’une simple omelette.
Elle la servait dans une assiette quand Larenzo réapparut, en T-shirt gris et jean passé, les
cheveux humides de la douche. Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait en tenue décontractée,
mais, peut-être parce qu’il semblait si différent ce soir, son cœur fit un soubresaut. Elle s’était
trompée : son magnétisme était intact. Et elle le subissait de plein fouet en cet instant.
— Désolée, ce n’est qu’une simple omelette, s’excusa-t-elle. J’irai faire les courses demain.
— Inutile. Vous ne vous joignez pas à moi ?
Il désigna l’unique assiette du menton. Jamais, lors de ses rares visites, il ne l’avait invitée à
partager un repas avec lui. Un dîner en tête à tête eût d’ailleurs paru trop intime. Elle préférait
manger seule à la cuisine, devant son livre de photographie adossé à la salière et au poivrier.
— Non merci, j’ai déjà dîné, répondit-elle.
— Prenez au moins un verre de vin. J’ai besoin de compagnie.
Etait-ce un ordre ? Après tout, pourquoi pas ? Un verre ne lui ferait pas de mal. Et puis, peut-
être Larenzo lui expliquerait-il enfin de quoi il retournait.
— D’accord, acquiesça-t-elle.
Il sélectionna une bouteille dans le casier au-dessus de l’évier, prit son assiette et se dirigea
vers la terrasse. Il était déjà à table lorsqu’elle le rejoignit, après un détour par le salon pour y
récupérer son pull. Il se leva à son approche et soumit la bouteille à son approbation, puis remplit les
deux verres qu’elle venait d’apporter.
— Tout cela est très formel, déclara-t-elle en s’asseyant en face de lui.
— Savourons ce moment, dit Larenzo.
Ils trinquèrent et elle goûta le vin. Un grand cru, à en juger par son arôme riche et sa robe
veloutée. Elle reposa son verre.
— Larenzo, êtes-vous sûr que tout va bien ?
— Aussi bien que cela puisse aller, répondit-il entre deux gorgées.
— C’est-à-dire ?
Il étendit nonchalamment les jambes devant lui.
— Peu importe. Je n’ai pas envie de parler de moi. Ce soir, je veux seulement oublier.
Oublier quoi ? se retint de demander Emma.
— Vous êtes ma gouvernante depuis bientôt un an. Comment se fait-il que j’ignore tout de vous ?
Elle le considéra avec surprise.
— Vous voulez que je vous parle de moi ?
— Pourquoi pas ?
— Je suis ennuyeuse à mourir…
— Laissez-moi juger de cela, dit-il avec un sourire.
Elle secoua la tête. Cette soirée prenait un tour surréaliste.
— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle.
— Où avez-vous grandi ?
— Oh ! un peu partout. Mon père était diplomate.
— C’est vrai, vous l’avez mentionné lors de votre entretien d’embauche.
Celui-ci avait eu lieu à Rome, où elle travaillait comme femme de chambre dans un hôtel. L’un
des nombreux emplois qu’elle avait occupés tandis qu’elle voyageait de ville en ville, explorant et
photographiant le monde.
— Vous devez vous sentir bien seule dans ce coin perdu…
— J’ai l’habitude, répondit-elle avec un haussement d’épaules.
Et cela lui convenait. Pas d’attaches, pas de déceptions. Ses rares moments de cafard étaient un
faible prix à payer pour une telle liberté.
— Vous aussi, vous aimez la solitude, puisque cette villa vous appartient, remarqua-t-elle.
— Moi, je suis le plus souvent en ville ou en voyage. Je ne passe pas mon temps ici.
— Cet endroit me convient.
Pour l’instant. Elle ne restait jamais longtemps nulle part, préférant aller de l’avant et vivre de
nouvelles expériences. Larenzo semblait l’avoir deviné.
— Vous êtes-vous fait des amis ici ?
— Oui. Quelques-uns à Troina.
— Et que faites-vous pour passer le temps ?
— Je lis. Je nage. Je me balade. Un rien m’occupe.
— Tant mieux.
Son regard s’égara vers les montagnes. Il avait l’air soucieux, tourmenté par des pensées
douloureuses.
— Gouvernante n’est pas le genre d’emploi que l’on garde à long terme, reprit-il après un
moment.
— Essayez-vous de vous débarrasser de moi ? ironisa-t-elle.
— En aucun cas. Mais si quelque chose arrivait…
Sa phrase resta en suspens.
— Que se passe-t-il ? le pressa Emma. Envisagez-vous de vendre la villa ? Dois-je commencer
à chercher un nouveau poste ?
Il exhala un soupir.
— Quoi qu’il arrive, je vous donnerai de bonnes références.
— « Quoi qu’il arrive » ?
— Vous comprendrez bien assez tôt. Que diriez-vous de piquer une tête ?
Il désigna la piscine, dont la surface miroitait au clair de lune.
— A cette heure ? Il fait un peu trop froid, dit Emma.
— Pas pour moi.
Sous ses yeux médusés, il se déshabilla et, en simple boxer, plongea dans l’eau. L’écho se
répercuta dans le silence nocturne. Elle le regarda, frissonnante, onduler sous l’eau avant de refaire
surface. D’une main, il repoussa ses cheveux mouillés en arrière.
— A votre tour, l’encouragea-t-il.
— Je viens à peine d’allumer le chauffage ! L’eau doit être glacée !
— Et ?
Il lui décocha un sourire de défi. Les yeux d’Emma étaient attirés par ses pectoraux sculptés
ruisselants. Dîner avec son patron était une chose. Mais se baigner avec lui dans une piscine gelée ?
— Allez, Emma. Jetez-vous à l’eau !
Il lui tendit une main, les yeux rieurs. Une vague de désir la parcourut. C’était totalement
déplacé ! Et dangereux. Pourtant… difficile de résister à la tentation qu’offrait Larenzo à demi nu
dans l’eau sous le clair de lune.
— On se dégonfle ?
Elle éclata de rire.
— Vous tenez vraiment à me voir dans cette piscine…
— J’ai besoin d’une partenaire de nage.
L’excitation fusa dans ses veines. Cherchait-il à la séduire ? Peu probable. Il ne s’était jamais
intéressé à elle auparavant.
— Très bien.
Elle retira son pull et, tout habillée, plongea à son tour. Lorsqu’elle refit surface, elle grelottait.
— Je sors, s’exclama-t-elle. L’eau est glacée !
— Je ne pensais pas que vous me prendriez au mot, lança Larenzo en riant.
Au moins, elle l’avait distrait. Risquer l’hypothermie n’avait pas été vain.
— Vous ignorez à qui vous avez affaire, répliqua-t-elle en se hissant sur le bord.
Pas facile avec le poids de ses habits la tirant vers le bas. Soudain, Larenzo fut derrière elle,
son corps ferme à quelques centimètres du sien. Elle retint son souffle en sentant ses mains ceindre sa
taille et la pousser vers le haut.
Sans grâce, elle s’affala sur le bord, chamboulée par ce contact pourtant anodin. Dans ses
vêtements trempés, elle était gelée jusqu’aux os. Larenzo sortit à son tour et alla chercher deux
serviettes dans l’armoire.
— Tenez. Enveloppez-vous là-dedans.
Emma baissa les yeux. Son T-shirt lui collait à la peau, révélant le motif fleuri de son soutien-
gorge et la forme de ses tétons durcis. Elle plaqua la serviette sur sa poitrine.
— Merci, marmonna-t-elle.
Un sourire incurva les lèvres de Larenzo, et une nouvelle onde de désir la parcourut.
— Je vais me coucher…
— Restez encore un peu.
Larenzo jeta sa serviette sur son épaule et se rassit à table. Elle le regarda remplir leurs deux
verres de vin, hypnotisée par le jeu de ses muscles déliés.
— Hum, je suis frigorifiée.
— Il y a des peignoirs dans l’armoire. Allez vous changer. Vous allez prendre froid.
— C’est que…
Pourquoi se défilait-elle, au juste ? Siroter un verre de vin en compagnie d’un homme aussi
séduisant était loin d’être un supplice. Et puis, il ne risquait pas de lui faire des avances. Malgré leur
rapprochement dans la piscine, il ne semblait pas du genre à mélanger plaisir et travail.
— Très bien.
Elle se dirigea vers l’armoire, dont la porte lui servit de paravent pendant qu’elle se
déshabillait pour s’envelopper dans le peignoir molletonné. Les manches étaient trop longues et la
ceinture traînait par terre, mais, au moins, il lui tenait chaud.
— De tous les endroits où vous avez grandi, lequel est votre préféré ? demanda-t-il comme elle
s’asseyait en face de lui.
Ses questions avaient le mérite de la distraire du spectacle de son torse nu. Mais d’où lui venait
cette soudaine attirance ? Elle ne se l’expliquait pas. Peut-être était-ce l’étrangeté de cette soirée.
Son retour inopiné, son insistance à ce qu’elle lui tienne compagnie.
— Cracovie, répondit-elle. J’y ai vécu de dix à douze ans. C’est une ville magnifique.
Ces deux années avaient sonné le glas de leur vie de famille unie. Peu après, sa mère était
rentrée seule aux Etats-Unis. Mais elle n’avait pas envie d’y penser.
— Et vous ? Où avez-vous grandi ? questionna-t-elle.
L’expression de Larenzo se durcit.
— A Palerme.
— D’où cette villa en Sicile ?
— C’est chez moi.
— Mais vous vivez à Rome la plupart du temps.
— Cavelli Enterprises y a son siège.
Il pinça les lèvres.
— A vrai dire, je n’ai jamais vraiment aimé Palerme, murmura-t-il. Trop de mauvais souvenirs.
Emma perçut sa réticence à en dire plus. Quels secrets pouvaient bien cacher cet homme
énigmatique ?
— Cet endroit va me manquer, dit-il en balayant des yeux la terrasse, puis le paysage alentour.
— Vous envisagez donc bien de partir ?
— Pas exactement…
Son regard se posa sur elle.
— Merci, Emma, pour le repas et la compagnie. Vous avez fait plus pour moi que vous ne
l’imaginez.
Ces paroles l’alarmèrent.
— S’il y a autre chose que je puisse faire…
A sa stupeur, il lui caressa doucement la joue.
— Bellissima…
Le cœur d’Emma se mit à battre la chamade.
— Non. Mais merci.
Sans un mot de plus, il débarrassa la table et s’en alla.
Emma resta immobile un long moment, frissonnante malgré le chaud peignoir qui l’enveloppait.
Elle aurait tant voulu le réconforter ! Mais que dire sans connaître sa situation ? Aurait-il seulement
accepté sa compassion ? C’était un homme orgueilleux, qui s’était laissé aller à un instant de
faiblesse. Nul doute qu’il regretterait cette conversation demain.
Repoussant sa chaise, elle rentra à son tour. Larenzo était déjà monté se coucher. Toutes les
lampes étaient éteintes et le système de sécurité réactivé.
Sur le palier de l’étage, elle hésita. Sa chambre était celle au fond du couloir à gauche. Celle de
Larenzo, la première à droite. Aucun rai de lumière ne filtrait sous la porte. Une petite voix lui
soufflait d’y frapper quand même, de dire quelque chose. Mais quoi ? Ils n’avaient pas ce genre de
relation. S’il lui ouvrait, échevelé et torse nu…
Non. Ce serait pousser trop loin l’irréalisme de cette soirée. Avec un soupir, elle se dirigea
droit vers sa chambre et ferma la porte derrière elle.
2.

Larenzo ne parvenait pas à dormir. Rien d’étonnant à cela, vu ce qui l’attendait. Résigné, il
renonça à trouver le sommeil et se leva.
Il était 2 heures du matin. Combien de temps lui restait-il ? Débarqueraient-ils à l’aube ou
arriveraient-ils à une heure plus décente ? Dans un cas comme dans l’autre, il n’avait aucune
échappatoire, Bertrano y avait veillé. Cet homme qu’il avait considéré comme un père…
Avec un soupir, il descendit au rez-de-chaussée, où régnait un silence paisible. Au lieu
d’attendre la fin à Rome, il avait préféré venir faire ses adieux à cet endroit, le seul où il se fût
jamais senti chez lui. Bertrano connaissait cette adresse. La police de Palerme était donc sûrement
déjà prévenue, ce qui lui laissait un court répit pour profiter une dernière fois de ce qu’il possédait.
C’était grâce à Bertrano et à un travail acharné qu’il avait gravi l’échelle sociale. Quelle ironie que
l’homme qui l’avait sauvé cherche aujourd’hui à le perdre !
Il promena ses doigts sur le piano du salon. Malgré son amour de la musique, il n’avait jamais
pris le temps d’apprendre à en jouer. Et n’en aurait plus jamais l’occasion. Sur la table basse devant
la fenêtre trônait un plateau d’échecs, ses pièces de marbre prêtes pour une partie qui n’aurait jamais
lieu.
Il caressa le roi de l’index. C’était aussi Bertrano qui lui avait appris les échecs et Larenzo
avait apprécié ces instants de complicité autour du damier. Pourquoi cet homme qui l’avait traité
comme un fils l’avait-il trahi ? Avait-il paniqué ? Cédé à un moment de faiblesse ? Non. Il avait dû
falloir des mois à Bertrano pour préparer son coup. Par conséquent, Larenzo se demandait comment
il avait pu être aussi aveugle…
Son regard tomba sur les pions alignés avec soin. Au fond, n’était-ce pas exactement ce qu’il
avait été pour Bertrano ? Un pion ? Il les balaya d’un revers rageur de main. Les pièces
s’éparpillèrent bruyamment sur le sol et l’ampleur de ce qu’il s’apprêtait à perdre le frappa de plein
fouet. Il enfouit le visage entre ses mains, secoué par un sanglot de désespoir.
Bertrano, comment as-tu pu me faire cela ? Je t’aimais et te considérais comme un père !
— Larenzo ?
Il releva la tête au son de la voix d’Emma. Debout sur le seuil, elle portait juste un short
minuscule sous un débardeur léger épousant sa poitrine menue. Une bouffée de désir l’envahit.
Exactement comme tout à l’heure dans la piscine. Il ne s’était jamais vraiment intéressé à sa
gouvernante, mais, ce soir, il lui enviait sa quiétude et sa liberté.
— Vous n’arriviez pas à dormir ?
Elle remarqua les pièces par terre et leva sur lui un regard interrogateur.
— Non, dit-il en se tournant vers la cheminée. Il fait froid, ici, vous ne trouvez pas ?
Il fit craquer une allumette qu’il approcha des bûches toutes prêtes. Derrière lui, il entendit
Emma ramasser les pions éparpillés. Un feu ne tarda pas à crépiter dans le foyer. Lorsqu’il se
retourna, la jeune femme achevait de replacer les pièces sur l’échiquier.
— Savez-vous jouer ?
La surprise se peignit sur ses traits.
— Hum, je connais les règles.
— Puisque ni vous ni moi n’arrivons à dormir, que diriez-vous d’une partie ?
— Pourquoi pas ? dit-elle après une hésitation.
Ils s’assirent dans les fauteuils de chaque côté de la table.
— Les blancs jouent en premier, déclara-t-il.
Elle se pencha sur l’échiquier en se mordillant la lèvre inférieure. Son air concentré était
adorable. Un nouvel éclair de désir le traversa. Cette partie serait le dernier plaisir auquel il
goûterait avant longtemps…
Enfin, elle bougea un pion, un vague sourire aux lèvres.
— Pourquoi ai-je l’intuition que vous allez me battre à plate couture ?
— Ne soyez pas défaitiste, repartit-il avec légèreté.
Elle rit. Le reflet des flammes dansait sur sa peau dorée et ses yeux verts pétillaient d’humour.
Larenzo étendit les jambes sous la table, frôlant sa fine cheville. Un courant électrique le parcourut.
L’avait-elle senti aussi ? Elle se raidit imperceptiblement et avança une autre pièce.
Ils jouèrent en silence, la tension dans l’air de plus en plus palpable. A nouveau, il effleura son
pied, avide du contact de sa peau soyeuse. Les doigts tremblants, elle déplaça sa tour.
— Quatre coups et vous êtes échec et mat, lui annonça-t-il.
— Je me doutais que cela finirait ainsi, répondit-elle sans se vexer.
Leurs regards se croisèrent et la force de leur attirance le déstabilisa. Il n’avait jamais
considéré sa gouvernante comme un objet de désir. Il s’interdisait toute aventure avec ses employées.
Mais ce soir était sa dernière chance. Il brûlait de toucher une femme, de donner et de recevoir du
plaisir…
La mâchoire serrée, il se concentra sur l’échiquier. Coucher avec Emma serait d’un égoïsme
sans nom. Il n’avait pas le droit de l’entraîner dans sa chute.
Comme il déplaçait son fou, Emma couvrit sa main de la sienne.
— Larenzo, dites-moi ce qui ne va pas.
Il ne répondit pas, hypnotisé par ses longs doigts pâles sur les siens. Du pouce, il lui caressa la
paume. Elle ne retira pas sa main.
— Il n’y a rien que vous puissiez faire, dit-il à voix basse. C’est entièrement ma faute.
Parce qu’il avait fait confiance à quelqu’un qu’il aimait. Parce qu’il l’avait cru animé
d’intentions pures. Quel imbécile !
— En êtes-vous sûr ? insista Emma.
Elle serra sa main et il ferma les yeux. Ce doux contact confinait au supplice. Il y avait bien une
façon dont elle pouvait l’aider. La seule capable de lui faire oublier le sort qui l’attendait à l’aube.
Mais ce serait trop égoïste de sa part.
— Oui. Personne ne peut rien pour moi.
Elle le fixa en silence, puis se leva de son fauteuil.
— Dans ce cas, je ferais mieux de vous laisser.
— Non ! Ne partez pas…
Elle se figea, et il devina sa surprise.
— Je n’ai pas envie d’être seul, confia-t-il.
Alors elle fit un pas vers lui et posa une main sur son épaule.
— Vous ne l’êtes pas, dit-elle simplement.

* * *

Qu’est-ce qui la poussait à rester ? La détresse manifeste de Larenzo ? L’attirance qui s’était
déceloppée entre eux ? Emma l’ignorait. Peut-être les deux. Elle avait envie de le réconforter, sans
parvenir à nier son désir lorsqu’il l’avait contemplée avec une telle concupiscence. Aucun homme ne
l’avait jamais regardée ainsi, et une ardeur fébrile s’était propagée dans tout son être.
Le temps semblait avoir suspendu son cours. L’épaule de Larenzo était douce et chaude sous sa
paume. Lentement, il approcha sa main et mêla ses doigts aux siens. Le feu dans son corps se mua
alors en brasier, nourri par une émotion profonde. Ce geste tout simple lui paraissait la chose la plus
intime au monde.
Larenzo retira sa main, rompant le charme. L’odeur acidulée de son après-rasage l’enveloppait
comme un doux manteau. Cet homme était plus qu’une œuvre d’art. C’était un être de chair et de sang,
viril en diable et si proche qu’elle aurait pu l’embrasser. Ce qu’elle mourait d’envie de faire.
— Avez-vous de la famille, Emma ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Cette question la tira de sa transe.
— O… oui.
— Etes-vous proches ?
Ses yeux argentés fouillaient les siens, en quête de réponses.
— Vous ne devez pas les voir souvent…, reprit-il.
— Mon père est actuellement en poste à Budapest. Je lui ai rendu quelques visites.
— Et votre mère ?
Pourquoi cet interrogatoire ? Elle n’avait aucune envie de parler de sa famille. Encore moins de
sa mère. Pourtant, dans l’intimité de ce moment, les mots vinrent d’eux-mêmes.
— Elle et moi ne sommes pas proches. Mes parents ont divorcé quand j’avais douze ans. Après
cela, je l’ai peu revue.
— Cela a dû être difficile.
Elle se contenta de hausser les épaules.
— Avez-vous des frères et sœurs ? poursuivit-il.
— Une sœur, Meghan. Elle est mère au foyer et vit dans le New Jersey.
Le genre de vie auquel elle avait délibérément tourné le dos.
— Nous sommes proches et restons en contact via Skype. Pourquoi toutes ces questions ?
— Je n’ai jamais eu de vraie famille, répondit Larenzo. Je suis curieux.
— Qu’est-il arrivé à la vôtre ?
— Ma mère m’a abandonné quand j’avais deux ou trois ans. A onze ans, je me suis enfui de
l’orphelinat, puis j’ai vécu plusieurs années dans la rue.
— C’est horrible. Je suis désolée.
Il racontait cela d’un ton impassible, sans une once d’apitoiement. Jamais elle n’aurait
soupçonné un tel passé à cet homme d’affaires riche et puissant.
— Etait-ce à Palerme ? s’enquit-elle.
— Oui.
— Je comprends mieux pourquoi vous y avez de mauvais souvenirs…
— Parlons d’autre chose.
Il s’assit sur le tapis devant la cheminée et lui fit signe de l’imiter. Elle obéit, frappée par le
côté irréel de la situation : deux quasi-étrangers, discutant par terre en pyjama au beau milieu de la
nuit. Pourtant, elle se sentait à l’aise, comme si, avec Larenzo, cela était tout naturel.
— Quels sont vos projets, Emma ? J’imagine que vous ne comptez pas rester gouvernante toute
votre vie ?
— Quel mal y aurait-il à cela ?
Il sourit.
— Aucun. Mais vous êtes jeune, belle et dynamique. N’avez-vous pas envie de voir le monde
plutôt que d’être coincée ici ?
— J’aime voyager, c’est vrai, admit-elle. Et j’ai déjà pas mal bougé.
— En suivant votre père diplomate ?
— Et après mes études. Il faut croire que j’avais attrapé le virus.
— Qu’avez-vous étudié ?
— La photographie, pendant un an. Puis je suis partie à l’aventure, sac au dos.
Résolue à profiter de ce que la vie avait à offrir. Pas d’attaches, pas de risques d’être blessée.
— Je vous ai aperçue quelques fois avec un appareil photo. Avez-vous pris des photos ici ?
— Oui.
— Puis-je les voir ?
Elle hésita. Elle ne les avait jamais partagées avec qui que ce soit. Les montrer à Larenzo
revenait à lui dévoiler son âme, un acte bien plus intime que de lui toucher la main.
— D’accord, dit-elle. Je vais les chercher.
Elle monta dans sa chambre et sélectionna quelques-unes de ses préférées dans ses albums. De
retour au salon, elle les tendit à Larenzo. Il les étudia avec attention, l’une après l’autre. Elle rongeait
son frein dans l’attente de son verdict, priant pour qu’il les apprécie. Qu’il les comprenne.
— Ce ne sont pas des photos de vacances, observa-t-il.
— Non…
Elle préférait photographier les gens, étrangers ou amis. Capturer des émotions sur le vif.
— Celle-ci.
Il désignait un portrait de Rosaria, une commerçante de Troina. Le cliché la montrait assise sur
un tabouret, les mains sur les cuisses, la tête renversée dans un éclat de rire qui illuminait son visage
ridé.
— La joie de cette femme est pure, déclara Larenzo.
Le cœur d’Emma se gonfla de fierté. Il comprenait exactement ce qu’elle avait voulu capturer !
— Je ne crois pas avoir déjà éprouvé cela. Et vous ?
Cette question la déstabilisa, et plus encore la réponse qui jaillit de ses lèvres.
— Non, moi non plus.
Elle avait parcouru le monde, fait de l’alpinisme et de la plongée sous-marine, vécu un millier
d’aventures. Elle s’était toujours considérée comme une personne heureuse. Mais cette joie-là,
profonde, authentique… Elle ne l’avait jamais ressentie. Et n’en avait jamais eu conscience avant
aujourd’hui.
— Vous avez du talent, affirma Larenzo en lui rendant ses photos. Pourquoi ne pas les exposer ?
Les avez-vous déjà montrées à un professionnel ?
— Vous êtes le premier à les voir.
Son regard accrocha le sien.
— Merci, murmura-t-il.
Emma hocha la tête, trop troublée pour parler. Des braises volèrent hors de la cheminée, mais ni
lui ni elle ne bougea. Une chaleur brûlante l’envahit, oblitérant toute pensée rationnelle. Plus rien
n’existait que ce moment, que cet homme qu’elle désirait comme jamais elle n’avait désiré
quiconque. Et à en croire la flamme dans les yeux de Larenzo, c’était réciproque.
Lentement, il posa une main sur sa joue. La chaleur de sa paume l’électrisa. Son pouce erra sur
ses lèvres, qui s’entrouvrirent d’elles-mêmes. S’il l’embrassait, elle se perdrait — et elle n’attendait
que cela.
Son autre main vint encadrer son visage, l’attirant inexorablement à lui. Déjà, sa bouche
s’emparait de la sienne, à la fois douce et brutale, froide et brûlante. Submergée par un flot de
sensations nouvelles, elle s’abandonna tout entière à son baiser.
Un baiser profond, affamé, provoqué par cette même fièvre qui la consumait. Très vite, elle se
retrouva à califourchon sur lui. Le renflement dur entre ses cuisses l’excita et elle s’agrippa à lui,
grisée par ce contact intime. Après une éternité qui lui parut encore trop courte, il libéra ses lèvres.
— Je n’avais pas l’intention de faire cela, s’excusa-t-il, la voix rauque, à bout de souffle.
— Je voulais que vous le fassiez.
Leurs cœurs battaient la chamade, à l’unisson. Larenzo appuya son front contre le sien.
— Je vous désire, Emma, comme jamais je n’ai désiré personne.
Une onde brûlante la parcourut.
— Moi aussi, chuchota-t-elle.
— Mais je ne peux vous offrir que cette nuit. Rien de plus.
— Je sais.
Lorsqu’il l’avait embrassée, elle n’avait songé qu’à l’instant présent. Elle n’attendait aucune
promesse de sa part.
— Je ne cherche pas une relation, dit-elle. Croyez-moi. Je ne veux rien d’autre que cette nuit,
avec vous.
— En êtes-vous certaine ?
Elle acquiesça. Jamais elle n’avait été aussi sûre d’elle. C’était la conclusion logique et
inévitable de cette soirée en tout point irréelle.
— Venez.
Il se dégagea et, d’un mouvement fluide, se leva du tapis. Puis, prenant sa main, il l’entraîna en
silence à l’étage. Dans sa chambre.
A la vue du lit qu’elle avait elle-même fait, un frisson la parcourut. Un frisson d’excitation. De
nervosité, aussi. Elle avait beau être sûre de son choix, cela était nouveau pour elle, et elle ne voulait
pas que Larenzo sache à quel point.
Il parut cependant percevoir son hésitation.
— Si vous avez changé d’avis…
— Non.
Elle ne lui parlerait pas de son inexpérience. C’était sans importance et elle craignait de le
rebuter.
— Et vous ? le défia-t-elle.
Pour toute réponse, il l’attira à lui et l’embrassa. Dès lors, elle oublia tout, submergée de désir
pour cet homme.
D’un geste leste, il lui ôta son T-shirt. Le contact de ses seins contre son torse lui procura un
plaisir intense, presque douloureux. Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante. Pas même au sommet
des plus hautes montagnes ni dans les profondeurs de l’océan. Ces aventures n’étaient rien à côté de
celle qu’elle était en train de vivre.
Elle laissa échapper un gémissement, qu’il recueillit de ses lèvres. Les mains sur ses fesses, il
la plaqua contre son érection, tandis que sa bouche s’égarait dans son cou. Oh ! Seigneur… La
caresse de sa langue sur sa peau sensible faisait naître une myriade de frissons en elle. Bientôt, il
l’entraîna vers le lit, où il couvrit son corps du sien.
Elle s’arqua contre lui, avide d’une fusion parfaite. Elle voulait être aussi proche de lui que
possible, même si ce n’était que pour quelques heures. Larenzo, elle le sentait, en avait besoin. Son
corps était le seul réconfort qu’elle pouvait lui offrir, et elle le ferait avec joie.
Larenzo fit glisser son short le long de ses jambes et le jeta par terre. Au contact de ses doigts
sur sa chair intime, elle cambra violemment les reins. Sa tête se renversa en arrière sous la puissance
des sensations qui la submergeaient. Elles explosèrent en elle, décuplées par les caresses de Larenzo.
Un cri sourd jaillit de ses lèvres, la laissant plus lasse qu’une poupée de chiffon.
— Oh…
— Ce n’est que le début, susurra-t-il.
Débarrassé de son bas de pyjama, il s’enfonça en elle. Et s’immobilisa.
— Emma…
La confusion se lisait sur son visage, et elle comprit alors qu’il avait perçu son inexpérience.
— Tu n’as jamais…
— C’est sans importance, affirma-t-elle.
Le corps d’Emma trouva d’instinct le rythme qui lui convenait. Larenzo s’y ajusta, la tête enfouie
dans le creux de son cou tandis qu’il allait et venait en elle. L’exquis frottement lui fit rapidement
oublier la douleur de l’intrusion. Le plaisir qui la submergeait était plus profond, plus intense encore
que celui qu’elle avait éprouvé quelques instants plus tôt.
Un cri lui déchira la gorge comme la jouissance la foudroyait. Dans un ultime spasme, Larenzo
déversa en elle sa semence et retomba sans forces sur elle. Après un moment, il l’enlaça et roula sur
le dos.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit que tu étais vierge ? demanda-t-il avec douceur.
Le corps d’Emma frémissait encore du bouleversant orgasme qu’il lui avait procuré.
— Je m’y serais pris autrement.
— Non, murmura-t-elle. C’était parfait.
Il rit doucement et resserra son étreinte.
— Merci, Emma, dit-il dans un souffle.
De quoi la remerciait-il ? Elle se redressa sur un coude et scruta son visage. Une mystérieuse
tristesse transparaissait derrière le contentement. Emma ne regrettait rien, hormis de n’avoir su
effacer ce pli soucieux de son front.
— C’est à moi de te remercier, dit-elle.
Larenzo sourit et tourna les yeux vers la fenêtre. La lune pâlissait déjà dans le ciel. Dans une
heure ou deux, le jour se lèverait.
— Tu devrais dormir un peu.
Lui demandait-il de partir ? Incertaine, elle fit mine de se dégager, mais il la retint.
— Reste, dit-il, la voix rauque d’émotion.
C’est ce qu’elle fit.
3.

Ils débarquèrent à l’aube. Larenzo entendit un crissement de pneus sur le gravier, un bruit de
portières que l’on claque. Ses bras se raidirent autour d’Emma.
Emma.
Il lui épargnerait cette scène déplaisante. Il lui devait bien cela. Discrètement, il se glissa hors
du lit, en ayant soin de ne pas la réveiller. Elle soupira dans son sommeil et roula sur le côté.
Il resta un moment à la contempler afin de graver dans sa mémoire chaque détail de son corps.
L’éclat doré de sa peau parsemée de taches de rousseur. Sa chevelure brun cuivré étalée sur
l’oreiller. Ses longs cils frémissant au gré de sa respiration. Sa Belle au bois dormant, confiante,
innocente. Lorsqu’elle ouvrirait les yeux, il serait parti.
Il enfila en hâte un jean et un T-shirt de rugby, remit un peu d’ordre dans ses cheveux. Inspirant
profondément, il lança un dernier regard à Emma. Dans ses bras, il avait goûté au bonheur, à la
jouissance. Savouré la plus absolue des libertés. Mais tout cela n’était déjà plus qu’un souvenir.
Avec détermination, il tourna les talons et quitta la chambre.

* * *

Emma fut réveillée par des pas précipités dans l’escalier, suivis d’une sorte de tumulte dans le
couloir. Elle émergeait à peine de son sommeil quand la porte s’ouvrit à la volée. Trois hommes
firent irruption dans la pièce, dardant sur elle un regard malveillant. Elle resta paralysée de terreur,
le cœur battant à tout rompre.
— Que…
Ils parlaient en italien, trop vite pour qu’elle comprenne, bien qu’elle eût acquis de solides
bases dans la langue après deux ans passés en Italie. Ce qu’elle entendait en revanche, c’était le
mépris dans leur ton. La moquerie.
Elle tira le drap sur sa poitrine, partagée entre peur et indignation.
— Chi sei ? Cosa stai facendo ?
« Qui êtes-vous ? » et « Qu’est-ce que vous faites ? ». Ils ne se donnèrent pas la peine de
répondre. L’un des hommes, leur chef à l’évidence, arracha le drap qui la couvrait.
— Putana, éructa-t-il.
Emma était sous le choc. Elle tremblait comme une feuille, la bouche sèche, avec l’impression
de vivre un cauchemar éveillé.
Où était Larenzo ?
L’un des intrus la tira sans ménagement du lit. Elle chancela et tenta de cacher son pubis et sa
poitrine de ses bras. Il ramassa son short et son T-shirt qu’il lui jeta à la figure.
— Vous êtes anglaise ? questionna-t-il d’une voix cinglante.
— Américaine. Mon consulat entendra parler de…
Il la coupa d’un rire railleur.
— Habillez-vous. Vous venez avec nous.
Elle s’exécuta avec des gestes maladroits. Une fois vêtue, bien qu’en simple pyjama, elle
retrouva un peu d’assurance.
— Où est le signor Cavelli ? demanda-t-elle en italien.
L’homme la toisa avec dédain.
— En bas, pour l’instant. Il s’apprête à passer le reste de ses jours en prison.
Emma tressaillit. En prison ? De quoi parlait-il ? Ces brutes étaient donc des policiers ?
— Avancez, commanda-t-il sèchement.
L’esprit assailli de questions, elle suivit les trois hommes au rez-de-chaussée. Larenzo leva la
tête lorsqu’elle entra dans le salon. Ses yeux gris flamboyèrent.
— Emma ! Ils ne t’ont pas fait de mal ?
— Silence !
L’ordre résonna tel un coup de feu, tout comme la gifle que reçut Larenzo. Il ne cilla pas, malgré
l’empreinte rouge visible sur sa joue.
— Non, ils ne m’ont rien fait, murmura-t-elle.
— Assez, aboya le policier. Vous n’êtes pas autorisés à communiquer entre vous. Qui sait
quelles informations vous pourriez échanger.
— Elle n’a rien à voir avec cette histoire, coupa Larenzo d’un ton méprisant, comme s’il
contrôlait la situation.
Avec horreur, elle s’aperçut qu’il était menotté.
— Vous croyez vraiment que je confierais la moindre information à une maîtresse d’un soir ?
Ma gouvernante, de surcroît ?
Elle savait qu’il essayait de la protéger, mais ces paroles, ponctuées d’un coup d’œil aussi
dédaigneux que celui des carabinieri, la blessèrent.
— Elle n’est rien pour moi, conclut-il.
— Peu importe. Nous l’emmenons pour l’interroger, gronda le policier.
Le regard de Larenzo flamboya de nouveau.
— Elle ne sait rien. Elle est américaine. Voulez-vous que le consulat s’en mêle ?
— Cette affaire, répliqua l’homme en pointant un doigt sur la poitrine de son prisonnier, est la
plus explosive que nous ayons connue en Sicile depuis vingt ans. Je me contrefiche du consulat.
Il parlait en italien et de façon volubile. Emma saisissait une bonne partie de leur échange, mais
n’avait aucune idée précise de ce dont on accusait Larenzo.
— S’il vous plaît, laissez-moi m’habiller, implora-t-elle en italien. Je suis prête à vous suivre et
à répondre à toutes vos questions.
L’homme lui lança un regard mauvais, avant d’acquiescer d’un signe de tête. Accompagnée d’un
policier, Emma monta dans sa chambre. Il attendit à l’extérieur pendant qu’elle enfilait des habits, et
elle en profita pour se brosser les dents, les cheveux, puis jeter pêle-mêle dans un sac à dos son
passeport, son portefeuille, ainsi que quelques vêtements de rechange. Au dernier moment, elle ajouta
son appareil photo et son album personnel. Qui sait quand elle aurait la possibilité de revenir ? A
cette pensée, sa terreur redoubla.
Inspirant profondément, elle quitta la chambre et suivit l’officier en bas. Dans la cour, elle vit
Larenzo être poussé sans ménagement dans une voiture.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— A Palerme.
— Palerme ? Mais c’est à trois heures de route !
— Navré pour le désagrément, ironisa le carabiniere.
Trois heures plus tard, Emma patientait dans une salle d’interrogatoire au siège de la police de
Palerme, un gobelet de café froid dans les mains. Après une longue attente, l’homme qui avait dirigé
leur arrestation à la villa entra et s’assit en face d’elle, les coudes sur la table.
— Votre petit ami est dans le pétrin jusqu’au cou, déclara-t-il.
Emma était épuisée, assommée par la peur et la confusion. Bizarrement, Larenzo lui manquait. Il
n’était pourtant guère plus qu’un étranger. Jusqu’à ce qu’il la serre dans ses bras et la chérisse
comme si elle était la femme la plus précieuse au monde…
— Ce n’est pas mon petit ami, objecta-t-elle.
— Peu importe. Il va passer le reste de sa vie en prison.
Elle humecta ses lèvres sèches.
— De quoi l’accuse-t-on ?
— Vous l’ignorez ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il est… était… le P-DG de Cavelli Enterprises.
Et que, lorsqu’il l’avait embrassée, toute pensée avait déserté son esprit. Qu’il avait allumé un
brasier en elle. Puis ses mots lui revinrent en mémoire. C’est entièrement ma faute. Quel délit avait-
il pu commettre ?
L’homme plissa des yeux soupçonneux.
— Vous savez quelque chose.
— Non.
— J’exerce ce métier depuis longtemps, signorina. Je sais quand un suspect ment.
— Je ne mens pas, protesta-t-elle. Je ne sais rien. J’ignore même quel genre de société est
Cavelli Enterprises.
— Et si je vous disais que Larenzo Cavelli a des liens avec la Mafia ?
La bile monta à la gorge d’Emma.
— Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez.
— La villa dispose d’un système de sécurité ultra-sophistiqué. Cela ne vous a pas intriguée ?
Elle songea à l’insistance de Larenzo à toujours l’activer.
— Non.
— Cessez de jouer les idiotes.
— Ecoutez, peut-être suis-je idiote, mais je ne sais rien. Beaucoup de gens ont recours à ce
genre de dispositif.
— Cavelli ne vous a jamais rien dit ?
Elle se remémora le visage torturé de Larenzo. La résignation dans sa voix. Son attitude étrange,
comme si cette nuit était sa dernière. Comme s’il s’attendait à être arrêté. Sans doute parce qu’il
avait compris que ses crimes avaient été découverts… Pourtant, elle ne parvenait pas à associer
l’homme qu’elle connaissait, l’amant tendre et prévenant, à la Mafia. Mais au fond, que savait-elle de
lui ? Rien. Absolument rien. Elle ignorait tout de ses activités en dehors de la villa.
— Signorina ?
— Je suis sa gouvernante, répondit-elle avec un soupir las. Je le voyais à peine. Je ne sais rien.
Huit interminables heures plus tard, elle put enfin quitter le commissariat.
— La maison de Cavelli fait l’objet d’une perquisition, l’informa-t-on lorsqu’elle demanda
l’autorisation d’y rentrer. Son accès est interdit jusqu’à nouvel ordre.
Emma n’insista pas. Elle n’avait pas vraiment de raison d’y retourner. Tout ce qu’elle y avait
laissé était quelques vêtements et livres de photographie sans valeur. Après avoir erré sans but dans
les rues de Palerme, elle atterrit dans un petit hôtel proche de la gare, où elle s’affala sur son lit,
rompue de fatigue.
Que faire, maintenant ?
Rentrer chez son père à Budapest, le temps de choisir sa prochaine destination ? Elle avait
l’habitude de bouger et d’aller de l’avant. Trouver un nouveau travail serait un jeu d’enfant. Cette
perspective, pourtant, la démoralisait. Peut-être parce qu’elle n’était pas prête à partir, cette fois.
Elle aimait sa vie en Sicile et se sentait chez elle à la villa. Quant à Larenzo…
Leur nuit ensemble ne les aurait menés nulle part, elle le savait. Pour autant, elle n’était pas
insignifiante. Elle avait ressenti un lien profond avec Larenzo. Une complicité. Une certaine
tendresse… Etait-ce seulement son imagination ? D’après la police, c’était un mafioso. Les preuves
contre lui étaient accablantes : extorsion, vol, agression, crime organisé. Face à un tel dossier, Emma
devait hélas admettre l’évidence : Larenzo Cavelli était un criminel.
Le lendemain, après une nuit blanche, Emma se rendit dans un cybercafé afin de réserver un
billet pour Budapest. Mais au moment de finaliser l’achat, elle s’aperçut qu’elle n’avait aucune envie
d’y aller. Ni de parcourir l’Europe sac au dos. Ce dont elle avait besoin, c’était d’un refuge. Un
endroit où panser ses blessures.
Sans hésiter, elle sortit son portable et composa le numéro de sa sœur.
— Emma ? Que se passe-t-il ? Tu n’as pas l’air en forme…
L’inquiétude perçait dans la voix de Meghan.
— Je suis un peu fatiguée. Et abattue, admit Emma.
Elle n’avait pas envie d’expliquer toute l’affaire en détail. Le choc était encore trop frais. Il ne
manquerait plus qu’elle fonde en larmes au milieu du cybercafé…
— Mon travail en Sicile s’est terminé plus tôt que prévu. Je me demandais si je pouvais passer
vous rendre visite…
— Bien sûr ! s’exclama Meghan. Ryan sera enchanté !
Emma sourit. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas revu son neveu, âgé de trois ans.
— Super, dit-elle. Je réserve un vol pour demain.
— Dis-moi l’heure et je viendrai te chercher à l’aéroport.
Vingt-quatre heures plus tard, elle atterrissait à New York et serrait sa sœur dans ses bras.
— Tout va bien ? demanda celle-ci en lui rendant son étreinte.
Emma opina, la gorge nouée. C’était un peu le chaos dans sa vie, mais les choses finiraient par
s’arranger. Elle avait seulement besoin d’un peu de temps pour digérer les derniers événements. Très
vite, elle reprendrait la route en quête de nouvelles aventures, son appareil photo autour du cou.
Elle passa l’essentiel de la semaine suivante à dormir, jouer avec Ryan et discuter avec
Meghan. Elle n’avait qu’une envie : se couper du monde. Mais c’était sans compter sur les journaux.
Un matin, sa sœur la dévisagea par-dessus son New York Times, les yeux plissés.
— Je viens de lire un article sur Larenzo Cavelli, un homme d’affaires arrêté pour son
implication avec la Mafia. N’était-ce pas ton patron ?
Emma blêmit.
— Si.
— Est-ce pour cela que tu as perdu ton poste de gouvernante ?
Elle opina tout en se versant du jus d’orange.
— Tu travaillais pour un mafioso ! s’exclama Meghan, la mine horrifiée.
— Je l’ignorais !
— Je n’en doute pas, Emma. Mon Dieu ! Quel soulagement que tu sois ici, en sécurité !
Emma ferma brièvement les yeux. Elle revit Larenzo penché sur elle, le visage empreint de
tendresse. Il lui avait prodigué plus de plaisir qu’elle n’aurait cru possible. Puis ces policiers avaient
fait irruption et l’avaient arrachée du lit, allant jusqu’à bafouer sa pudeur…
— Pour moi aussi, murmura-t-elle.
Dès lors, elle se tint informée en lisant les journaux. Elle apprit que Larenzo avait tout avoué et
qu’il n’y aurait pas de procès. Peu après, il fut condamné à la prison à perpétuité. Cela faisait alors
plus d’un mois qu’elle vivait chez sa sœur et ses règles tardaient à arriver. Un test de trois minutes
lui en fournit l’explication.
Elle était enceinte de Larenzo Cavelli.
4.

Dix-huit mois plus tard

— Tata, regarde-moi !
Emma sourit et fit signe à Ryan, au sommet du toboggan. En cette fin d’octobre, les érables du
parc, parés d’or et d’écarlate, offraient un spectacle féerique. Pourtant, c’était aux montagnes de
Sicile qu’elle songeait avec nostalgie. A l’air pur qu’on y respirait à cette période de l’année.
Elle se sermonna mentalement. A quoi bon ressasser le passé ? Jamais elle ne reverrait les
Nébrodes…
Ni Larenzo Cavelli.
Et tant mieux. Cet homme, après tout, était un criminel.
D’instinct, ses yeux se posèrent sur sa fille, qui somnolait dans sa poussette. Née la veille de
Noël, Ava avait dix mois et faisait le bonheur d’Emma. Qui aurait cru que sa vie prendrait un jour un
tel virage à cent quatre-vingts degrés ?
Certainement pas elle. Cette grossesse inattendue avait été un véritable choc. Le risque de
tomber enceinte ne l’avait même pas effleurée lorsqu’elle s’était offerte à Larenzo. Consumée de
désir, elle n’avait songé qu’à l’instant présent.
Meghan, avec sa sagacité habituelle, n’avait pas tardé à percer son secret et Emma lui avait
raconté toute l’histoire.
— Que comptes-tu faire ? lui avait demandé son aînée en lui tendant une boîte de mouchoirs.
Pour moi, un enfant est une bénédiction, mais je soutiendrai ta décision, quelle qu’elle soit.
— Merci, avait reniflé Emma. A vrai dire, je suis perdue. Me marier et fonder une famille n’a
jamais fait partie de mes projets. Non que le mariage soit une possibilité dans mon cas…
Meghan l’avait contemplée d’un air pensif.
— Pourquoi ce choix de vie ? Je veux dire, la plupart des gens cherchent une relation durable…
— Tu me connais. Je tiens trop à ma liberté.
— Avec un bébé, tu peux lui dire adieu, avait soupiré sa sœur.
— Je sais.
Ce constat aurait dû faciliter sa décision. Et pourtant…
— Le départ de maman t’a beaucoup affectée, avait repris Meghan. Plus que moi. J’étais déjà à
l’université, loin du nid familial…
— Il n’empêche, c’était aussi ta mère.
D’un accord tacite, Meghan et elle n’évoquaient jamais leur mère. Il y avait au moins cinq ans
qu’Emma ne l’avait pas vue. Elle était encore au lycée quand Louise Leighton s’était installée en
Arizona avec son nouveau mari. Emma les avait rejoints pendant quelques mois, mais la cohabitation
s’était révélée si tendue qu’elle avait claqué la porte après une énième dispute. Sa mère n’avait pas
cherché à la retenir.
Depuis, leurs échanges se limitaient à quelques mails laconiques. Emma ignorait si Meghan était
encore en contact avec elle et ne se souciait pas de le savoir.
— Toujours est-il que je comprends que la maternité t’effraie, avait conclu sa sœur. On ne peut
pas dire que tu aies eu le meilleur exemple.
— Je n’ai pas peur. Seulement l’impression d’un séisme dans ma vie. Après ce qui s’est passé
en Sicile…
L’émotion l’avait submergée et Meghan l’avait serrée très fort dans ses bras.
Au fil des jours, puis des semaines, Emma avait peu à peu accepté l’idée de cette vie qui
grandissait en elle, jusqu’à s’en réjouir. Elle rêvait de ce lien profond, de cette complicité unique qui
unissait Meghan et son fils. Ce petit être était une part d’elle-même et son amour pour lui augmentait
chaque jour un peu plus. Elle avait toujours imaginé sa vie comme une formidable suite d’aventures à
travers le monde. Mais peut-être était-ce cela, la plus grande aventure : devenir mère.
Et quelle aventure, songea-t-elle en contemplant sa fille endormie. Ava, avec ses boucles
noires et ses immenses yeux gris, possédait le charisme des Cavelli. Qu’elle exige l’attention ou
réclame son biberon à grands cris, sa forte personnalité ne faisait aucun doute. Elle était la fille de
son père.
Un père condamné à la prison à vie.
Un an et demi plus tard, Emma ne s’habituait toujours pas à l’idée qu’il soit un mafioso. Elle se
remémorait leur nuit ensemble avec nostalgie, mais une nostalgie amère, car l’homme qu’elle avait
cru découvrir s’était révélé une personne totalement différente.
— Prête à rentrer ?
La voix de Meghan, qui l’avait rejointe, la tira de ses réminiscences.
— Ryan a besoin de manger avant la garderie. Et Ava ne devrait pas tarder à réclamer aussi…
— Oh oui, confirma Emma.
— Emma…
Elle se raidit instinctivement. Elle ne devinait que trop la conversation qui se profilait. Cela
faisait maintenant dix-huit mois qu’elle vivait avec Meghan et son mari, Pete. Ils n’avaient pas hésité
à la soutenir financièrement pendant sa grossesse, tandis qu’elle contribuait aux dépenses
quotidiennes en enchaînant les petits contrats de femme de ménage. Puis Ava était née et la vie
d’Emma s’était muée en un tourbillon infernal entre couches, biberons et nuits blanches. Assommée
de fatigue, elle n’avait de forces pour rien d’autre que ce petit être dont l’existence continuait à la
stupéfier.
Mais Ava allait avoir un an. N’était-il pas temps pour Emma de reprendre sa vie en main —
pour elle-même autant que pour sa sœur ?
Elle remonta la couverture sur le menton d’Ava, fendu de la même fossette que celui de Larenzo.
— Je sais, murmura-t-elle. Je ne peux pas vivre chez toi éternellement…
— Ce n’est pas ce que j’allais dire ! protesta Meghan avec vigueur. Tu es la bienvenue chez
nous, Emma. Reste aussi longtemps que tu le souhaiteras.
Emma secoua la tête. Bien qu’elle apprécie la générosité de sa sœur, elle ne pouvait la prendre
au mot. Elle n’avait plus travaillé depuis la naissance d’Ava, et sa fille et elle occupaient la chambre
d’amis depuis trop longtemps. De plus, Meghan et Pete désiraient un deuxième enfant. Ils avaient
besoin d’intimité.
— J’y réfléchis depuis des mois, soupira-t-elle. Mais… je ne sais pas. J’ai parfois l’impression
d’être paralysée. Ava aspire toute mon énergie.
Elle émit un petit rire.
— Je ne sais pas comment tu fais…
— Etre mère n’est pas simple, répondit Meghan. Et c’est à toi que je pense, Emma. Je ne veux
que ton bien. Tu pourrais démarrer une nouvelle vie, peut-être même rencontrer quelqu’un…
Aucune chance, songea Emma. Elle n’était pas amoureuse de Larenzo Cavelli. Il ne lui avait pas
brisé le cœur. Mais l’expérience avait laissé sa marque. D’ailleurs, elle n’avait jamais été intéressée
par une relation sérieuse. Elle l’était encore moins avec un bébé à élever.
— Ce qu’il me faut, c’est un travail, affirma-t-elle.
— Ce n’est pas une question d’argent, Emma…
— Si, Meghan. Toi et Pete ne pouvez pas continuer à subvenir à mes besoins. J’ai choisi de
garder cet enfant. A moi d’assumer mes responsabilités.
Elle prit une profonde inspiration.
— Je pensais peut-être m’installer à New York. Trouver un travail en rapport avec la
photographie.
Ce n’était pas un projet très réaliste, elle en avait conscience. A en juger par l’expression de
Meghan, celle-ci partageait ses doutes.
— New York ? Les loyers y sont exorbitants ! Et les places sont rares dans le milieu de la
photographie.
— Je sais, mais…
L’alternative était de rester dans le New Jersey et de louer un deux-pièces exigu avec son
maigre salaire de serveuse ou de femme de ménage, les seuls emplois pour lesquels elle était
qualifiée.
— Pourquoi ne pas travailler comme gouvernante ? suggéra sa sœur. Ce serait l’idéal. Tu
pourrais habiter sur place avec Ava.
— Ce genre de poste ne court pas les rues…
— Il suffit d’une seule opportunité.
— C’est vrai.
Elle contempla sa fille, qui commençait à s’agiter dans sa poussette. La crise de hurlements
n’était pas loin.
— Nous ferions mieux de rentrer, dit Meghan. Princesse Ava a besoin de son biberon.
De retour à la maison, elles donnèrent à manger aux enfants, puis déjeunèrent à leur tour pendant
qu’ils s’amusaient sur le tapis de jeu.
— Bien. Et maintenant, au travail, déclara Meghan en ouvrant son ordinateur portable sur la
table.
Emma et elle étudièrent les annonces d’une agence proposant des contrats dans les secteurs de
l’hôtellerie et de l’entretien. Les offres n’étaient guère attrayantes : ménage de nuit dans une zone
d’activité à Newark, entretien dans une école élémentaire locale…
— Hum, je ne suis pas sûre que…
— Nous finirons par trouver, coupa Meghan. Rien ne presse.
Emma n’en était pas persuadée. Si Meghan se réjouissait de sa présence, qu’en était-il de Pete ?
En tant que seule source de revenus, il ressentait plus que quiconque le coup porté aux finances de sa
famille.
Elle, de son côté, rêvait d’autre chose que de changer des couches et de vivre dans une chambre
d’amis. Un deux-pièces exigu et un travail de femme de ménage seraient un premier pas vers son
indépendance. Petit à petit, elle économiserait de quoi s’installer ailleurs. Et pourquoi pas voyager
de nouveau, avec Ava cette fois ? Sillonner l’Europe en vivant de petits boulots, sa fille à ses
côtés… Oui, le projet était tentant. Quoique difficilement réalisable.
Une autre solution serait de retourner chez son père. Cette idée, cependant, ne l’enchantait guère.
Il ne s’était pas vraiment réjoui lorsqu’elle lui avait annoncé attendre l’enfant d’un homme condamné
à la prison à vie. D’ailleurs, il n’avait encore jamais vu Ava. Il était trop accaparé par son travail,
comme toujours depuis son divorce quinze ans plus tôt.
Non, elle devait se débrouiller seule. Suivre son propre chemin, si incertain fût-il.
— Laisse-moi jeter un coup d’œil, dit-elle à sa sœur en tirant l’ordinateur vers elle.
Elle continua ses recherches un moment, jusqu’à ce qu’Ava se mette à pleurer.
C’était l’heure de sa sieste de l’après-midi. La fillette protesta vigoureusement lorsque Emma la
coucha à l’étage. Ava n’était pas une enfant facile, mais Emma l’aimait de tout son être. Jamais elle
ne regretterait sa décision, même si cela signifiait nettoyer des toilettes pour le restant de sa vie.
Il ne tenait qu’à elle de faire de son quotidien une aventure. Simple question d’état d’esprit. Elle
savourerait chaque seconde passée avec sa fille. Peut-être même se remettrait-elle à la
photographie ? Elle n’avait plus touché à son appareil depuis la naissance d’Ava, sauf pour prendre
des photos d’elle. Traquer ces instants de grâce qu’elle aimait capturer sur la pellicule exigeait trop
de temps et d’énergie.
Lorsqu’elle regagna la cuisine, sa sœur était déjà partie à la garderie avec Ryan. La sonnette
retentit, à son grand dam, car Ava avait le sommeil léger. Elle s’empressa d’aller ouvrir… et étouffa
un cri.
Larenzo Cavelli se tenait devant elle, aminci, les traits anguleux. Une fine cicatrice courait sur
sa joue, de l’arcade sourcilière à la mâchoire. Tout en lui dénotait une dureté exacerbée. Elle nota
ces changements distraitement, l’esprit engourdi par le choc. Comment pouvait-il être là ? Et
pourquoi ?
— Larenzo, murmura-t-elle, la gorge nouée.
Aucune émotion ne transparut sur son visage.
— Bonjour, Emma.

* * *

Larenzo observait la jeune femme : elle semblait bouleversée. Lui n’éprouvait à cet instant
qu’une vague nostalgie douce-amère. Il avait l’étrange impression que cette nuit passée dans ses bras
était arrivée à quelqu’un d’autre. La prison changeait un homme, irréversiblement. Il en avait fait la
terrible expérience.
— Puis-je entrer ?
Elle recula lorsqu’il avança d’un pas.
— Non…
Il se figea. Elle avait peur de lui.
— Crains-tu que je t’agresse ?
Pourquoi en était-il surpris ? Tout le monde le prenait pour un monstre. Pour quelle raison
ferait-elle exception ?
Les yeux d’Emma s’agrandirent.
— Non, je… Je ne sais pas. Que fais-tu ici, Larenzo ?
Sa voix tremblait. Oui, elle avait peur. Elle voyait en lui un danger. Il croyait pourtant avoir
perdu toute illusion sur l’humanité. Sauf, apparemment, en ce qui concernait Emma. Le souvenir de
leur nuit ensemble avait été son unique réconfort en prison, et il regrettait de le voir terni aujourd’hui.
— Je suis venu payer ma dette, déclara-t-il froidement.
— Quelle dette ? Tu ne me dois rien.
— Au vu de la façon abrupte dont s’est terminé ton contrat, j’ai pensé que tu méritais un
dédommagement.
Il posa une enveloppe sur la console du vestibule.
— Six mois de paie. C’est pour toi.
Elle regarda l’enveloppe avec dégoût.
— Je ne veux pas de ton argent, siffla-t-elle. Je ne veux rien avoir affaire avec toi.
— Cet argent a été gagné honnêtement. Tu as ma parole.
— Ta parole ? Que vaut-elle ? D’ailleurs, que fais-tu ici ? Tu es censé être en prison…
— J’ai été libéré la semaine dernière. Tu ne lis pas les journaux ?
— Hum… non.
Elle se mordilla la lèvre.
— Je n’ai pas le temps.
— Si tu le faisais, tu saurais que toutes les charges contre moi ont été levées.
— Vraiment ?
Il surprit son regard furtif vers l’escalier. Doutait-elle de ses dires ? Planifiait-elle de se ruer à
l’étage et de se barricader dans une chambre ? Colère et désespoir l’envahirent. Il les refoula avec
fermeté. Il s’était raccroché au souvenir d’Emma pour survivre en prison, et c’était bien leur nuit
ensemble qui l’avait poussé à venir la trouver aujourd’hui, mais il n’éprouvait rien pour elle. A vrai
dire, il ne ressentait plus rien du tout.
— Oui. Sans quoi, je ne serais pas là, fit-il valoir. Ou croyais-tu que je m’étais évadé ?
— Je… je ne sais plus quoi penser.
Elle passa dans le salon et il l’y suivit.
— Comment m’as-tu retrouvée ? demanda-t-elle en se laissant choir sur le canapé.
— Cette adresse figurait sur ta candidature pour le poste de gouvernante.
— Et tu es venu jusqu’aux Etats-Unis pour me payer six mois de salaire ? Pourquoi ne pas avoir
effectué un simple virement ? En tant qu’ex-employeur, tu dois toujours posséder mes coordonnées
bancaires, non ?
Larenzo pinça les lèvres.
— J’étais aux Etats-Unis, de toute façon.
Il la dévorait des yeux, se remémorant le goût de sa peau dorée, cherchant dans son regard
sévère l’éclat rieur d’autrefois. Elle avait changé, nota-t-il. Son visage était plus rond, sa poitrine
plus généreuse sous le pull rose léger. Elle faisait plus femme. Et ces nouvelles courbes lui allaient à
ravir.
— Que fais-tu dans ce pays ?
Il s’arracha à sa contemplation.
— Je m’installe à New York.
— Quoi ?
— Est-ce un problème ?
— Non…
Elle leva furtivement les yeux vers l’escalier. C’était la seconde fois. Qu’y avait-il à l’étage ?
Lui cachait-elle quelque chose ? La méfiance était devenue une seconde nature chez lui. Plus jamais il
n’aurait confiance en qui que ce soit.
— Peu importe, dit-elle, comme si elle venait de prendre une décision.
Elle se leva du canapé.
— Merci pour le dédommagement. C’est très généreux de ta part, vu…
— Vu quoi ?
Le sang afflua aux joues de la jeune femme.
— Vu que je suis un criminel ? C’est ce que tu voulais insinuer, Emma ?
Il avait besoin de l’entendre le dire. L’entendre admettre tout haut son opinion sur lui. Peut-être
cela crèverait-il l’abcès.
— Et si c’était le cas ? le défia-t-elle en levant le menton.
— Je pensais que tu me connaissais mieux que cela.
— Tu étais mon patron, Larenzo. Je te voyais à peine. Nous n’avions jamais eu de vraie
conversation avant…
Elle s’interrompit, le visage écarlate.
— Avant quoi ? insista-t-il d’une voix rauque.
Il se punissait autant qu’elle en ravivant ces souvenirs. Mais c’était plus fort que lui.
— Avant que je te fasse l’amour ? Avant que tu n’enroules tes jambes autour de ma taille et…
— Tais-toi ! cria-t-elle. S’il te plaît.
Larenzo serra la mâchoire.
— Tu ne veux pas t’en souvenir ?
— Bien sûr que non !
Les yeux verts d’Emma lançaient des éclairs.
— J’ignore pourquoi tu as été libéré, Larenzo. Mais j’aimerais que tu disparaisses de ma vie.
La colère fusa dans les veines de Larenzo.
— Je me suis déplacé par courtoisie, gonda-t-il. Visiblement, c’était une perte de temps.
— Va-t’en, s’il te plaît.
Il serra les poings, luttant contre l’envie de la secouer comme un prunier. Qu’avait-il fait pour
qu’elle le prenne pour un truand ? Un mafioso ? Pourquoi tout le monde l’avait-il condamné ?
Parce que les preuves fabriquées par Bertrano l’accablaient. Parce qu’il avait avoué.
Il ouvrit la bouche pour clamer son innocence, puis se ravisa. A quoi bon ? Jamais elle ne le
croirait.
Comme il tournait les talons, les geignements d’un bébé lui parvinrent de l’étage. L’enfant de sa
sœur, sans doute. Il n’y aurait prêté aucune attention si, du coin de l’œil, il n’avait vu Emma se figer,
soudain très pâle.
Les pleurs redoublèrent. Emma ne bougea pas. Lui non plus. Tous ses sens étaient en alerte, sans
qu’il s’explique pourquoi.
— Tu ne montes pas ? demanda-t-il d’un ton dégagé.
Elle déglutit, l’air mal à l’aise.
— Si, quand tu seras parti.
— Est-ce l’enfant de ta sœur ? Pourquoi ne va-t-elle pas le chercher elle-même ?
— Elle est sortie. S’il te plaît, Larenzo, va-t’en.
— Tu devrais t’occuper du bambino d’abord…
— Non.
Il haussa un sourcil à cette réponse lapidaire.
— Que me caches-tu, Emma ?
— Rien.
La panique perçait dans sa voix. Il fit un pas vers elle, de plus en plus soupçonneux.
— Je suis sûr qu’il y a quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais…
— Que veux-tu que je te cache ? s’écria-t-elle. Un bébé ?
Le mot resta suspendu entre eux.
Larenzo la dévisagea en silence. L’idée n’avait pas vraiment pris forme dans son esprit avant
qu’elle ne l’exprime tout haut. Il se doutait qu’elle dissimulait quelque chose, avait perçu sa panique
aux premiers sanglots de l’enfant, sans pour autant faire le rapprochement.
Comme une fusée, il s’élança dans l’escalier.
— Larenzo !
Emma lui courut après, cherchant à le retenir.
— Larenzo, je t’en prie !
Le bambin pleurait toujours et appelait dans un cri plaintif : « Maman ! Maman ! »
— S’il te plaît, l’implora-t-elle de nouveau.
Il l’ignora et ouvrit grand la porte de la chambre. La vue du bébé agrippé aux barreaux du lit le
cloua sur place. Emma entra à sa suite et la fillette tendit les bras vers elle.
— Maman !
Ses derniers doutes s’envolèrent. Il lui suffisait de regarder l’enfant avec ses boucles noires, ses
grands yeux gris et sa fossette sur le menton pour le voir, pour savoir. Il se tourna vers Emma,
tremblant de rage contenue.
— Quand comptais-tu m’annoncer que j’avais une fille ?
5.

Emma vacilla devant la fureur de Larenzo. Que lui avait-il pris d’insinuer qu’elle cachait un
bébé ? Son but était de tourner l’hypothèse en ridicule, pas d’éveiller ses soupçons !
Elle s’appuya contre le chambranle de la porte, accablée.
— Voilà pourquoi tu étais si pressée de me voir partir, gronda Larenzo.
— Maman ! gémit Ava, la voix lourde de sanglots.
Emma se ressaisit et s’approcha du lit.
— S’il te plaît, laisse-moi la recoucher, murmura-t-elle. Ensuite, nous parlerons.
De quoi ? Elle n’en avait aucune idée. Larenzo resta dans le couloir pendant qu’elle berçait sa
fille. Ava n’avait dormi que vingt minutes, ce qui, hélas, n’était pas rare. Mais dans ses bons jours, il
lui arrivait de faire la sieste pendant une heure entière. L’enfant calmée, Emma la recoucha et sortit
discrètement de la chambre en refermant la porte derrière elle. Larenzo l’attendait, les bras croisés.
Un doigt sur les lèvres, elle lui fit signe de la suivre au rez-de-chaussée.
Dans la cuisine, elle s’affaira à remplir le lave-vaisselle pour gagner du temps. Elle ignorait
comment affronter Larenzo. Appuyé contre l’embrasure de la porte, il scrutait chacun de ses gestes,
plus intimidant que jamais.
— Tu ne nies pas qu’elle est de moi, lança-t-il soudain.
— Comment le pourrais-je ? C’est ton portrait craché.
— En effet.
Il secoua la tête, le regard fermé. Distant.
— Nous n’avons pas utilisé de protection…
— Non. Ni toi ni moi n’y avons pensé.
— Avoir un bébé a dû contrarier tes projets, ajouta-t-il après un silence.
Elle arqua un sourcil.
— Que veux-tu dire ?
— Tu disais avoir attrapé le virus du voyage…
Le fait qu’il s’en souvienne la flatta malgré elle, bien qu’elle n’appréciât guère son ton
accusateur.
— Mes priorités ont changé quand je suis tombée enceinte, rétorqua-t-elle.
— Tu n’as pas songé à avorter ?
— Bien sûr que non ! Tu aurais préféré ?
— Non !
La réponse avait jailli avec véhémence.
— Non, reprit-il. Mais j’aurais compris si…
— L’idée m’a traversé l’esprit, admit-elle. Je n’avais jamais projeté d’avoir d’enfants. Mais
elle faisait partie de moi…
Sa gorge se noua sous le coup de l’émotion.
— Je l’ai aimée avant même qu’elle soit née, conclut-elle avec sincérité.
— Tu vis ici depuis ton départ de Sicile ?
Le regard dont il balaya la petite cuisine la froissa.
— Ma sœur m’a été d’un précieux soutien.
— Certes, mais… et ton père ? Il vit toujours à Budapest ?
Il se souvenait donc de cela aussi ?
— Oui. Mais je préférais habiter ici, dit-elle. Il n’a pas bondi de joie en apprenant que j’étais
enceinte d’un…
— Criminel ?
Elle opina.
— Vous ne pouvez pas rester indéfiniment chez ta sœur, observa-t-il.
— Meghan n’y voit pas d’inconvénient, répliqua Emma.
Pas question de lui annoncer qu’elle envisageait de déménager bientôt.
— De toute façon, cela ne te concerne pas…
— C’est ma fille ! la coupa-t-il avec fureur.
Il fit une pause, comme pour reprendre le contrôle de ses émotions.
— Comment s’appelle-t-elle ?
Emma hésita, réticente à lui communiquer trop d’informations. Et s’il décidait de faire partie de
la vie d’Ava ? Comment ferait-elle face ?
— Emma, j’ai le droit de connaître son nom !
Sa voix était hachée par la colère et l’émotion. Emma fut prise de culpabilité en se remémorant
ce qu’il lui avait confié sur son enfance, sur le fait de n’avoir jamais eu de famille. D’autres
souvenirs remontèrent à la surface. Des souvenirs tendres, poignants, qu’elle refoulait depuis un an et
demi. Quels que soient ses crimes, l’espace d’une nuit, elle avait aimé Larenzo.
— Ava, murmura-t-elle.
— Ava, répéta-t-il avec une note d’émerveillement. Quel âge a-t-elle ?
— Dix mois. Elle est née la veille de Noël.
— M’en aurais-tu parlé un jour ? demanda-t-il.
Elle le contempla avec des yeux aussi tristes qu’impuissants.
— Tu étais en prison, Larenzo. Condamné pour collusion avec la Mafia. Comment aurais-je pu
t’en parler ?
Il soutint son regard, impassible face à ses arguments.
— Les charges ont été levées.
— Je l’ignorais. Et j’ignore toujours pourquoi elles l’ont été…
— Tu me crois toujours coupable ? l’interrompit-il durement.
— Je ne sais pas ! s’emporta-t-elle. Mets-toi à ma place, Larenzo. Ton arrestation… Ces
hommes…
Un an et demi après, elle en frissonnait encore.
— C’était horrible, poursuivit-elle. J’ai passé la journée entière à la brigade anti-Mafia de
Palerme. Les policiers parlaient de preuves irréfutables. Qu’étais-je censée croire ?
— Tu aurais pu croire en moi.
— Tu as avoué ! riposta-t-elle. J’ai donc bien été forcée de me dire que c’était la vérité.
Il pinça les lèvres.
— Evidemment…
— Mais tu sembles penser que j’aurais dû avoir foi en ton innocence.
Il garda le silence. Emma se sentait glacée à l’intérieur. Pendant dix-huit mois, elle avait été
convaincue de la culpabilité de Larenzo. Et voilà que le doute s’insinuait en elle, nourri par le
souvenir de leur nuit ensemble. Qui était le vrai Larenzo Cavelli ? Le mafioso ou l’homme qui lui
avait fait si tendrement l’amour ?
— Tu voulais me mettre dehors, reprit-il. Même en sachant que j’étais libre et que les charges
avaient été abandonnées, tu cherchais à m’éloigner de ma fille.
— Pour moi, tu restes quelqu’un de dangereux.
Le regard de Larenzo s’assombrit et elle faillit reculer. Non, il ne lui ferait aucun mal, elle en
avait la certitude. D’ailleurs, elle n’avait pas vraiment peur de lui.
Alors, de quoi avait-elle peur ?
— Même si tu es innocent des charges portées contre toi, ajouta-t-elle, tu dois bien avoir des
liens avec la Mafia. Sans quoi, la police n’aurait pas…
— Ce n’est pas ce que tu crois, la coupa Larenzo.
Son intonation se durcit.
— Je suis un homme libre. Tu n’as pas le droit de me séparer de ma fille.
— Nous en parlerons une autre fois. Ma sœur ne va pas tarder à rentrer et Ava est sur le point
de se réveiller.
Elle secoua la tête.
— Je pensais ne jamais te revoir, Larenzo. Et voilà que tu surgis sans crier gare ! Imagine mon
choc !
— Je comprends, dit-il calmement. Mais je reviendrai, Emma. Sois-en certaine. Ne crois pas un
instant pouvoir m’empêcher de voir Ava.
La lueur dans ses yeux reflétait une volonté implacable qui lui noua l’estomac.
— Nous en reparlerons, bredouilla-t-elle.
Larenzo soutint son regard un long moment. Puis il tourna les talons et s’en alla. Au cliquètement
de la porte d’entrée, Emma se laissa tomber sur une chaise, vidée de toute énergie et submergée par
un flot d’émotions contradictoires.
— Emma ?
Une minute plus tard, sa sœur faisait irruption dans la cuisine avec Ryan.
— Qui est cet homme qui sortait de chez nous ? Un admirateur secret ? questionna-t-elle avec un
air de conspiratrice.
— Pas vraiment. C’était Larenzo Cavelli.
— Quoi ?
Le sourire de Meghan s’évanouit. Encore sonnée elle-même, Emma lui expliqua la situation.
Puis elle monta chercher Ava qui s’était réveillée, profitant de ce répit pour remettre de l’ordre dans
ses idées.
— Maman !
Ava noua les bras autour de son cou. Le cœur d’Emma se serra comme Ava posait la tête sur sa
poitrine avec un soupir d’aise. Elle était prête à tout pour protéger sa fille, quitte à l’éloigner de son
père. Mais comment s’y prendre ? Et en avait-elle le droit, si Larenzo était effectivement innocent ?
— Qu’allons-nous faire, ma puce ? murmura-t-elle contre les cheveux d’Ava.
Elle changea sa couche et joua avec elle, repoussant la conversation qui l’attendait avec
Meghan. Elle n’avait aucune envie de penser à Larenzo Cavelli. Mais ses souvenirs revenaient en
force. Au Larenzo froid et impitoyable de tout à l’heure se superposait celui qu’il avait été la nuit où
leur fille avait été conçue. Elle se rappelait sa tendresse, sa prévenance. Son désespoir, aussi. Cette
résignation qu’elle avait perçue en lui, sans réussir à l’effacer. Par-dessus tout, elle se rappelait la
douceur de ses caresses…
Et s’il n’était pas coupable ?
Face à ces souvenirs, ses certitudes des dix-huit derniers mois s’éparpillaient comme cendres au
vent.
— Emma ?
La voix inquiète de Meghan lui parvint de l’escalier.
— J’arrive ! cria Emma.
Ava calée sur la hanche, elle descendit à la cuisine. Ryan s’amusait dans la salle de jeu
attenante et elle déposa sa fille à côté de lui avec quelques jouets. La connaissant, elle ne tarderait
pas à les jeter pour chercher à s’emparer du train de Ryan. Ava savait ce qu’elle voulait —
exactement comme son père.
Dans la cuisine, Meghan avait préparé deux tasses de thé.
— Je n’arrive pas à croire que Larenzo Cavelli soit venu ici, dit-elle, visiblement sous le choc.
Comment connaissait-il cette adresse ?
— Elle figurait sur mon CV, expliqua Emma.
— Et que veut-il ?
— Je l’ignore. Selon lui, je n’aurais pas le droit de le séparer de sa fille.
Meghan resta un moment silencieuse, le visage très pâle.
— Puisque les charges ont été levées, tu penses qu’il est innocent ? finit-elle par demander.
Emma se mordilla la lèvre.
— Je ne sais plus quoi penser, Meghan. Je croyais connaître la vérité, même si elle ne me
plaisait pas. Et maintenant…
— Tu crois que tu aurais pu te tromper ?
Meghan semblait sceptique. Non sans raison. Comment pouvoir faire confiance à Larenzo
Cavelli ?
— Commençons par vérifier pourquoi il a été libéré, suggéra-t-elle à son aînée.
Elle s’assit devant l’ordinateur portable resté sur la table. L’écran affichait encore la page de
l’agence de recrutement. Quelques heures plus tôt, trouver du travail constituait son plus gros sujet
d’inquiétude. Comme cela lui semblait secondaire, à présent !
Dans la barre de recherche, elle tapa « Larenzo Cavelli » et « charges levées ». Des centaines
de résultats s’affichèrent. Elle cliqua sur le premier et lut l’article à voix haute.

A la lumière de nouveaux éléments, toutes les charges contre Larenzo Cavelli ont été
levées. C’est son associé, Bertrano Raguso, qui serait en réalité derrière cette affaire…

— Tu crois que c’est vrai ? questionna Meghan.


— Aucune idée.
Emma parcourut le reste de l’article, en s’épargnant la liste des terribles actions imputées à
Larenzo. La première fois lui avait suffi.
— Si le véritable coupable est son associé, pourquoi Larenzo a-t-il avoué ? insista sa sœur.
— Je l’ignore.
Elle étudia la photo de Bertrano Raguso, un homme d’une soixantaine d’années aux cheveux
argentés affichant un visage défait.
— Mais s’ils ont libéré Larenzo…
— Ils n’avaient pas le choix s’ils possédaient d’autres aveux.
— Je doute que ce soit aussi simple, soupira Emma, sentant poindre un début de migraine.
Un bruit de cubes que l’on jette leur parvint de la salle de jeu, immédiatement suivi par les
pleurs de Ryan.
— Il faut que je m’occupe d’Ava, dit-elle. Je réfléchirai à cela plus tard.
— Tu devrais consulter un avocat, conseilla Meghan.
Emma frémit à cette idée. Elle n’avait aucune envie de s’engager dans une longue et éprouvante
bataille juridique pour la garde d’Ava. Une bataille qui ne manquerait pas d’être étalée dans les
journaux en raison de la notoriété de Larenzo. Mais si la seule solution était de l’autoriser à voir
Ava ? D’exposer sa fille à Dieu savait quel danger ?
A moins qu’il ne soit réellement innocent… Mais comment aurait-il pu tout ignorer des activités
de son associé ? Et pourquoi avoir avoué s’il n’avait rien fait ?
Mille questions se bousculaient dans sa tête, sans la moindre ébauche de réponse à l’horizon.
— Il n’a peut-être pas l’intention de s’impliquer dans la vie d’Ava, lança-t-elle. Peut-être
souhaite-t-il simplement la revoir une fois…
— Tu dois te préparer, l’exhorta Meghan avec fermeté. Emma, cet homme est un…
— Rien n’est sûr.
— Le doute est-il vraiment permis ?
— Je n’en sais rien !
Mais s’il y avait le moindre risque que Larenzo mette Ava en danger…
— Je vais contacter un avocat, assura-t-elle. Juste au cas où.
Elle alla récupérer sa fille et lui donna un petit livre illustré pour la distraire, avant de rejoindre
Meghan à la cuisine. Celle-ci avait déjà effectué une recherche sur Internet et sélectionné le nom d’un
avocat spécialisé en droit familial.
Encore hébétée par ce qui lui tombait dessus, Emma composa le numéro.
6.

Emma lissa sa jupe d’un geste nerveux avant d’entrer dans le restaurant où elle avait rendez-
vous avec Larenzo. Trois jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait débarqué à l’improviste chez sa
sœur. Elle s’était prise à espérer qu’il ait changé d’avis au sujet d’Ava, non sans éprouver une pointe
de déception à l’idée qu’il renonce si facilement. C’était absurde !
Deux jours plus tôt, elle était allée consulter un avocat. Ce dernier lui avait expliqué que les
charges contre lui ayant été levées, Larenzo était légalement en droit de voir sa fille. Un tribunal
pouvait limiter ce droit s’il estimait qu’il représentait un danger pour Ava. Mais la situation était loin
d’être simple.
Le lendemain, Larenzo l’avait appelée pour lui donner rendez-vous dans un restaurant du
quartier. Elle ignorait ce qu’elle attendait de cette entrevue. Dès qu’elle pensait à Larenzo, ses
émotions prenaient le pas sur sa capacité à réfléchir de façon rationnelle ; le souvenir de leur nuit
ensemble parasitait tout le reste.
Le restaurant en question était un endroit raffiné, à l’ambiance feutrée. Les chandelles sur les
nappes d’un blanc de neige ajoutaient à l’atmosphère romantique, ce qui n’arrangeait rien. Emma se
sermonna en son for intérieur. Quoi qu’elle et Larenzo décident au sujet d’Ava, il ne se passerait rien
entre eux.
Le maître d’hôtel la conduisit à une table dans un renfoncement intime. Larenzo était déjà là et se
leva à son approche. Même en simple chemise blanche et pantalon anthracite, il dégageait un puissant
magnétisme qui le démarquait de tous les autres convives. Une seule fois, elle y avait cédé.
L’expérience l’avait immunisée.
Alors pourquoi avait-elle l’impression d’étouffer, tout à coup ?
Elle déplia sa serviette afin de se donner une contenance tandis que Larenzo se rasseyait.
— Merci d’être venue, Emma.
— Je n’avais guère le choix.
Il pinça les lèvres. L’air entre eux était chargé de tension.
— Ne pourrions-nous avoir une conversation civilisée ?
— J’en doute, rétorqua-t-elle.
Elle s’était promis de garder son sang-froid. Mais sa façade posée commençait déjà à se
fissurer, laissant transparaître sa peur.
— Comment pourrais-je discuter de façon « civilisée » avec un homme lié à la Mafia qui
prétend prendre part à l’éducation de ma fille…
— Notre fille, la corrigea-t-il d’un ton tranchant. C’est aussi la mienne. Ne l’oublie jamais.
— Aucun risque.
Il s’adossa à sa chaise, ses yeux gris fixés sur elle.
— Est-ce que tu me hais, Emma ?
Elle tressaillit.
— C’est l’impression que tu donnes, ajouta-t-il.
— Je…
Elle chercha ses mots, troublée par cette question surgie de nulle part.
— Non, je ne te hais pas, répondit-elle. Je n’éprouve strictement rien envers toi.
Un mensonge éhonté. Elle ressentait bien quelque chose, mais elle ignorait quoi.
— Mais j’aime ma fille, poursuivit-elle. Je veux la protéger.
— De moi ?
— Je ne sais plus quoi penser, Larenzo. Que suis-je censée croire ?
— La vérité ?
— Quelle vérité ? riposta-t-elle en haussant la voix. Il y a dix-huit mois, tu as avoué une longue
liste de crimes sordides. La semaine dernière, ton associé a été condamné pour ces mêmes crimes à
la lumière de nouvelles preuves. Où est la vérité, Larenzo ? Comment puis-je te faire confiance ?
Il exhala un soupir.
— Tu as raison. On ne peut se fier à personne. Je l’ai appris à mes dépens.
— Pourquoi avoir avoué si tu étais innocent ?
Sa mâchoire se crispa.
— Parce que toutes les preuves étaient contre moi.
— Quelles preuves ?
— Je n’ai pas envie de revenir là-dessus. Le passé est le passé.
— Et tu voudrais que je me contente de cette explication ?
Les yeux gris de Larenzo flamboyèrent de colère.
— Emma, crois-tu vraiment que je risquerais la vie de ma propre fille ? Penses-tu que je serais
ici si ma présence la mettait en danger ?
Emma se mordilla la lèvre. Non, il n’aurait pas fait ça, elle l’en savait incapable. Mais sa peur
était tenace, de même que sa réticence à laisser Larenzo entrer dans la vie d’Ava. Et la sienne… Ses
liens potentiels avec la Mafia n’étaient pas la seule raison, réalisa-t-elle. Cet homme la troublait, et
elle craignait de retomber sous son emprise.
Larenzo se pencha au-dessus de la table.
— J’ai quitté l’Italie pour de bon et coupé tout lien avec Cavelli Enterprises. Bertrano Raguso
est en prison pour les crimes qu’il a commis. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.
— Pourquoi New York ? demanda-t-elle.
Le serveur apparut pour prendre leur commande. Elle avait l’estomac trop noué pour avoir
vraiment faim, aussi se contenta-t-elle d’un simple plat au poulet. Larenzo commanda à son tour et
attendit que le jeune homme s’en aille pour répondre.
— J’avais besoin d’un nouveau départ. Cavelli Enterprises n’a aucun ancrage aux Etats-Unis.
— Qu’est-il arrivé à la société ?
— Ses actifs ont été saisis. Tout est gelé tant que l’enquête est en cours.
— Donc même avec de nouvelles preuves…
Larenzo pinça les lèvres.
— Bertrano clame son innocence, mais les éléments contre lui sont irréfutables. L’entreprise
sera certainement liquidée et ses bénéfices redistribués entre les actionnaires.
Il parlait d’un ton détaché, comme si cela lui était égal. Mais sous le masque impassible perçait
une dureté qu’elle ne lui avait jamais vue avant.
— Etiez-vous proches, toi et ce Raguso ?
Il eut un moment d’hésitation.
— Un peu.
— Et tu penses qu’il est coupable ?
— Il l’est. Pendant que j’étais en prison, mes employés ont mené leur enquête et retracé ses
agissements. Mais assez parlé du passé, trancha-t-il brusquement. C’est l’avenir qui m’intéresse.
— Le passé est important, Larenzo…
— Je t’ai dit tout ce que tu avais besoin de savoir. Parlons d’Ava.
Emma était toujours aussi réticente à aborder le sujet, mais c’était tout de même le but de ce
rendez-vous, après tout.
— Que veux-tu savoir ?
Un sourire adoucit les traits de Larenzo. Il n’en fallut pas plus pour faire fondre le cœur
d’Emma.
— Quel genre d’enfant est-elle ? J’ai eu l’impression qu’elle avait du caractère…
— Oui. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle sait ce qu’elle veut.
— C’est un grand atout dans la vie.
— Je me le répète aussi souvent que possible.
A son grand étonnement, elle s’aperçut qu’elle souriait. Et Larenzo lui rendait son sourire.
— Je veux la voir, déclara-t-il avec fermeté.
Emma prit une profonde inspiration.
— Il y a une aire de jeux près de la maison…
L’expression de Larenzo s’assombrit et ses yeux flamboyèrent d’indignation.
— Une aire de jeux ? Tu penses pouvoir m’amadouer avec une heure ou deux dans un parc ?
— Ce serait un début…
— J’ai manqué les dix premiers mois de la vie de ma fille, Emma. Je veux passer du temps avec
elle, pas lui être présenté dans un lieu public comme un étranger.
Emma baissa les yeux. Elle avait espéré orchestrer son entrée dans l’univers d’Ava de façon à
maîtriser leurs interactions. Voire à les limiter. Elle aurait dû se douter que Larenzo y opposerait son
veto. N’était-ce pas toujours lui qui avait le contrôle ?
— Très bien, soupira-t-elle. Que suggères-tu ?
— J’habite un appartement à New York. Ce n’est pas la place qui manque. Je propose qu’Ava et
toi y emménagiez.
Le choc laissa Emma muette pendant plusieurs secondes.
— Tu veux que je m’installe avec toi ? dit-elle enfin.
— Il ne s’agit pas d’entamer une quelconque relation, objecta Larenzo. Cela ne m’intéresse pas.
Je tiens seulement à être présent dans la vie de ma fille. De ton côté, tu ne peux pas rester
indéfiniment chez ta sœur…
Il haussa les épaules.
— C’est la solution la plus évidente, conclut-il.
— Pour toi, peut-être, bafouilla Emma.
Elle souleva son verre et but une gorgée d’eau. Jamais elle n’aurait imaginé que Larenzo lui
propose pareil arrangement. Vivre avec lui… Etre exposée à la tentation au quotidien…
— Je ne vois pas d’autre possibilité, poursuivit-il. Je veux pouvoir voir ma fille sans
contraintes.
— Sans contraintes ? Larenzo, sois raisonnable…
Au mieux, elle était prête à accepter une garde partagée. Ce qu’il envisageait était bien trop
dangereux. Mais tellement séduisant…
— Où est le problème ? demanda-t-il d’un ton posé. N’est-il pas préférable pour Ava de grandir
auprès de deux parents aimants et attentifs ?
— Si, mais… cela ne signifie pas que nous devons vivre ensemble.
— Quelles sont précisément tes objections ? Tu auras ta chambre et ta propre salle de bains.
Tes conditions de vie par rapport à aujourd’hui s’en trouveront nettement améliorées.
Emma était de plus en plus désemparée. A l’écouter, tout paraissait si simple…
— C’est si soudain, balbutia-t-elle. J’ai besoin d’y réfléchir.
— Bien sûr. Prends ton temps. Tu as jusqu’à demain.
— Demain ?
— Je veux voir ma fille, Emma. J’ai déjà perdu trop de temps.
— Je comprends.
Sauf qu’elle ne s’était pas attendue à ce qu’il soit si résolu à jouer son rôle de père. Et n’était-ce
pas une bonne chose, au fond ? Elle savait ce que c’était d’avoir un parent qui vous excluait de son
existence. Alors, une part d’elle se réjouissait que Larenzo souhaite être présent dans la vie de sa
fille, mais une autre était terrifiée par ce que cela impliquait.
— Je ne peux pas vivre avec toi, répéta-t-elle.
Larenzo arqua un sourcil.
— Pourquoi ?
— Parce que…
Parce qu’elle avait peur de lui. De l’emprise qu’il exerçait sur elle.
— J’ai besoin d’avoir ma propre vie, répondit-elle. Je comptais justement déménager de chez
ma sœur pour cette raison. J’ai vingt-sept ans, Larenzo. Je ne peux pas continuer à vivre aux crochets
des autres.
— Donc, c’est une question d’argent ?
— Pas seulement. Je te parle d’indépendance. J’ai besoin d’être moi-même…
— Et habiter avec moi t’en empêcherait ?
Il traitait ses inquiétudes avec suffisance, comme si elles étaient insignifiantes. Devait-elle
renoncer à son autonomie pour se conformer à ses plans ? S’adapter à sa vie ?
— Je n’arrive pas à croire que je sois sérieusement en train d’envisager d’emménager chez toi,
soupira-t-elle.
— C’est la décision la plus sensée.
Elle ne répondit pas. Trois jours plus tôt, elle pensait Larenzo Cavelli derrière les barreaux
pour le restant de ses jours. La veille encore, elle était prête à tout pour le tenir éloigné de sa fille. Et
maintenant, elle songeait à vivre avec lui ?
Elle pressa les doigts sur ses tempes, qui commençaient à palpiter douloureusement.
— Cette situation est surréaliste…
— Peut-être, admit Larenzo avec un haussement d’épaules. Mais c’est la nôtre. Refuser n’est pas
une option.
Elle soutint son regard dur, impitoyable.
— Et si je refuse malgré tout ?
— Nous n’en arriverons pas là.
— Réponds à ma question.
Il hésita.
— J’engagerai une procédure judiciaire afin d’obtenir la garde d’Ava.
Emma fut prise d’une sueur froide.
— C’est un ultimatum ?
— Non.
— Alors comment appelles-tu le fait de me menacer de m’enlever ma fille si je ne t’obéis pas ?
— Et toi, Emma ? répliqua-t-il avec colère. Tu t’obstines à vouloir me tenir éloigné d’elle,
malgré mon innocence. A moins que tu en doutes encore ?
Elle inspira profondément. Se disputer ne les mènerait à rien.
— La situation a évolué, je l’admets. Mais tu ne peux pas m’imposer tes plans sans m’accorder
un temps de réflexion…
— Je te l’ai dit, tu as jusqu’à demain.
— Quelle générosité. Merci, ironisa-t-elle.
Impossible de le raisonner. Il ne changerait pas d’avis. Alors que faire ?
Le serveur réapparut avec leurs plats. Emma toucha à peine à son poulet, tant elle avait perdu
l’appétit. Soudain, la main de Larenzo enveloppa la sienne, exactement comme cette nuit à la villa,
dix-huit mois plus tôt. Jamais elle n’oublierait ces quelques secondes où elle s’était sentie plus
proche de cet homme que de quiconque sur terre.
— Pourquoi résistes-tu, Emma ? murmura-t-il, la voix empreinte de tristesse.
Le présent s’effaça et elle se retrouva catapultée dans le passé. Que n’aurait-elle donné pour le
réconforter, cette nuit-là ? Elle avait ressenti des choses si fortes dans ses bras, avait perçu une telle
tendresse dans ses yeux, une telle osmose dans leur étreinte !
Sa gorge se noua.
— Je ne sais pas, souffla-t-elle.
— Je veux seulement être avec Ava, dit Larenzo. Je n’ai jamais eu de famille, en dehors de…
Sa voix s’étrangla. Il secoua la tête.
— Je n’ai aucune envie de me battre, Emma. Tout ce que je désire, c’est me rapprocher de ma
fille. S’il te plaît, donne-moi cette chance.
Ses yeux gris brillaient d’émotion et de sincérité. Emma sentit fondre ses dernières réserves.
Elle croyait en Larenzo et en son innocence. Par-dessus tout, elle était convaincue qu’il ne désirait
que le bien d’Ava. Restait à savoir s’il coïncidait avec le sien…
7.

— Je n’arrive pas à croire que tu emménages avec lui, répéta une fois de plus Meghan d’une
voix mécontente.
Emma boucla sa valise. Elle n’en avait qu’une seule, ainsi qu’un sac contenant les affaires
d’Ava. C’était tout ce qu’elle emportait dans sa nouvelle vie.
— C’est la décision la plus sensée, répondit-elle, faisant écho aux mots de Larenzo.
La nuit dernière, alors qu’elle se tournait et se retournait dans son lit, trop anxieuse pour dormir,
un éclat de voix lui était parvenu du rez-de-chaussée. Elle s’était faufilée en haut de l’escalier pour
écouter.
— Elle doit partir, Meghan, avait assené Pete. J’ai été patient, mais je ne peux pas continuer à
nourrir deux bouches supplémentaires. Et si ce Cavelli est lié à la Mafia…
— Les charges ont été levées, l’avait coupé Meghan.
— Peu importe.
— Elle n’a nulle part où aller, Pete.
— Alors, qu’elle se trouve un endroit ! avait-il grondé.
Emma avait discrètement regagné sa chambre. Pete avait raison : elle ne pouvait pas rester chez
eux plus longtemps. D’ailleurs, elle avait accepté que Larenzo fasse partie de la vie d’Ava, bien
qu’elle en redoutât les conséquences. Pas pour Ava… pour elle.
— S’il te plaît, ne pars pas, l’implora Meghan.
Emma la fixa droit dans les yeux.
— Tu sais bien que ce n’est pas raisonnable.
Meghan s’empourpra.
— Alors, tu nous as entendus…
— Pete a raison, Meghan.
— Je suis contente de t’avoir à la maison, assura sa sœur. Il y avait si longtemps que tu n’étais
plus revenue…
— New York n’est pas loin. Je viendrai vous voir souvent, promis.
— J’ai peur de ce Cavelli. Même si les charges ont été abandonnées…
— Tu oublies la présomption d’innocence, répliqua Emma. Moi, j’ai confiance en lui. Jamais il
ne mettrait sa fille en danger. Et puis, c’était un excellent patron, tu sais.
Un accès de nostalgie lui étreignit la poitrine.
— Il a été très bon envers moi…
— Mais peux-tu vraiment te fier à lui ? insista Meghan.
Emma se remémora ce qu’il lui avait dit la veille au restaurant. On ne peut faire confiance à
personne. Je l’ai appris à mes dépens. Quand l’avait-il appris ? Enfant, à l’orphelinat ? Ou lorsqu’il
avait été jeté en prison pour des crimes qu’il n’avait pas commis ? Sa vie semblait n’avoir été qu’une
succession de trahisons. Et il y avait tant de choses, encore, qu’elle ignorait de lui…
— Oui, affirma-t-elle. En ce qui concerne Ava, j’ai toute confiance en lui.
Vingt minutes plus tard, Larenzo garait sa luxueuse berline devant la maison, déjà équipée d’un
siège bébé à l’arrière. Il fronça les sourcils en chargeant la valise et le sac dans le coffre.
— C’est tout ?
— Je voyage léger, répondit Emma.
— Et Ava ?
— Le lit, la table à langer et le reste appartiennent à Meghan et Pete. Ils espèrent avoir un
deuxième enfant…
— Pas de problème, dit Larenzo. Je me suis occupé de tout.
Emma eut du mal à cacher son étonnement.
— D’accord, merci.
Il tendit les bras vers Ava.
— Je peux ?
Sans un mot, elle lui confia la fillette. Il la tenait avec gaucherie, peu habitué à l’exercice.
— Bonjour, ma puce, murmura-t-il en souriant.
Ava lui attrapa le menton avec un gazouillis. A la surprise d’Emma, il éclata de rire. C’était la
première fois qu’elle l’entendait rire ainsi. Un rire rauque, un peu voilé, mais merveilleux, qui lui
rappela la photo de la boulangère de Troina. Un rire de joie pure. Une boule se forma dans sa gorge.
Elle déglutit et s’approcha de Larenzo, qui se débattait avec les sangles du siège bébé.
— Laisse-moi t’aider, dit-elle.
Elle boucla le harnais de sécurité sur le ventre de la fillette, troublée par la présence de Larenzo
penché par-dessus son épaule. Elle ferma les yeux et inspira profondément.
— Et voilà !
Comme elle se redressait, sa poitrine frôla le bras de Larenzo. Un éclair de désir la frappa. Elle
s’écarta et se hâta de monter dans la voiture, s’exhortant à garder son sang-froid. Il le fallait. Sans
quoi, la cohabitation s’annonçait difficile…

* * *

Larenzo jeta un coup d’œil furtif à Emma. Elle regardait défiler le paysage, le visage tourné vers
la vitre. A quoi pensait-elle ? Lui en voulait-elle encore de s’imposer dans la vie d’Ava ?
Il avait décrété de ne se fier à personne. Pourtant, n’exigeait-il pas d’elle précisément ce dont
lui-même était incapable ? Et ce en ce qui concernait l’être le plus précieux à ses yeux — leur fille ?
Hélas, il se savait impuissant à changer. Faire confiance lui était devenu impossible. C’est pourquoi
il appréciait d’autant plus le geste d’Emma.
— Merci, dit-il à brûle-pourpoint.
Elle tourna vers lui un visage méfiant.
— Pour quoi ?
— Pour avoir accepté d’emménager chez moi.
— C’était cela ou un procès. Je n’avais guère le choix.
Larenzo éprouva une pointe de culpabilité. Valait-il vraiment mieux que Bertrano en recourant à
un tel chantage ? Mais Emma, de son côté, n’aurait pas hésité à l’éloigner de sa fille et à lui dénier la
famille dont il rêvait depuis toujours.
— Je t’en suis reconnaissant malgré tout.
Elle ne répondit pas.
Le trajet se passa en silence, jusqu’à ce qu’Ava commence à s’agiter sur son siège. Emma tenta
de la distraire avec quelques jouets, puis un gâteau de riz. Tous finirent à terre au bout de trois
secondes.
— Désolée, dit-elle. Ava a mis des miettes partout dans ta belle voiture.
— Ce n’est pas grave.
— Es-tu vraiment préparé, Larenzo ? Ce n’est pas une enfant facile…
— Je veux être là pour elle.
Et il le serait.
— Voulais-tu des enfants ? demanda-t-elle. Je veux dire, avant…
— Avant que j’aille en prison ? Je n’y avais jamais réellement réfléchi. Je n’avais pas le temps
pour une relation.
— Tu enchaînais les conquêtes…
Il lui lança un regard en coin. Elle avait parlé d’un ton neutre, qui ne trahissait rien de ce qu’elle
pensait de cet aspect de son passé. Non que cela importât. Il ne se passerait jamais rien entre eux. Il
n’avait rien à offrir à Emma — ni à aucune femme.
— C’est vrai, admit-il.
— Avoir un bébé et sa mère sous ton toit ne risque-t-il pas d’être une entrave à ton mode de
vie ?
— Je ne suis plus intéressé par ce genre de choses.
Elle haussa un sourcil.
— Quel âge as-tu, Larenzo ? Trente-quatre, trente-cinq ans ? Tu ne vas pas rester abstinent toute
ta vie.
Abstinent. La dernière femme à qui il avait fait l’amour était Emma, et il l’avait désirée comme
jamais il n’avait désiré personne. La douceur de sa peau, l’innocence avec laquelle elle s’était
offerte à lui quand il avait eu le plus besoin d’elle… Ces souvenirs avivèrent dans sa chair une
ardeur d’une douloureuse intensité.
Il remua discrètement sur son siège. Il venait d’affirmer ne plus être intéressé par le sexe. Et
pour cause : sa libido l’avait totalement déserté durant son séjour en prison.
Jusqu’à ce qu’il revoie Emma.
— Et toi ? lança-t-il, soucieux de détourner la conversation. Tu pourrais rencontrer quelqu’un…
Cette perspective lui déplut instinctivement.
— Oh ! je m’imagine mal rencontrer qui que ce soit, soupira Emma. Ava monopolise toute mon
énergie.
— Elle ne sera pas toujours un bébé.
— Non, admit-elle. Encore une situation temporaire.
Il lui jeta un regard en biais.
— Que veux-tu dire par « encore » ?
— Je ne pourrai pas vivre éternellement chez toi, Larenzo. C’est pratique pour que tu crées des
liens avec Ava et pour son développement. Mais le moment viendra où j’aurai besoin de mener ma
propre vie, et toi aussi. Quand Ava sera un peu plus grande, nous réfléchirons à un système de garde
qui nous convienne à tous.
Larenzo ne répondit pas tout de suite. Elle avait raison, bien sûr. Mais tout son être se rebellait à
cette idée. Ava était sa seule famille. Il n’y renoncerait pas si facilement.
— Nous en reparlerons en temps voulu, dit-il d’un ton sans réplique.
Ils venaient de sortir du tunnel Lincoln qui débouchait sur Manhattan. Tous trois cillèrent à la
lumière du soleil retrouvé. Même Ava cessa de protester pour observer avec curiosité les gratte-ciel
rutilants et les rues grouillantes de passants. Quant à Emma, elle ouvrait des yeux aussi écarquillés
que sa fille.
— Etais-tu déjà venu à New York avant ? s’enquit-elle.
— Non, j’ai toujours vécu en Italie. Mon appartement est situé à Central Park West, non loin du
Muséum d’histoire naturelle. C’est un excellent quartier pour les enfants.
— Tu n’es aux Etats-Unis que depuis une semaine ! Comment as-tu trouvé un logement aussi
vite ?
— L’argent facilite les choses.
— Je croyais que les actifs de Cavelli Enterprises avaient été gelés ?
— Je possédais des économies, qui m’ont été restituées à ma libération.
Elle le fixa d’un regard aussi sérieux que direct.
— Connaîtrai-je un jour le fin mot de l’histoire, Larenzo ?
Ses doigts se crispèrent sur le volant.
— Je t’ai dit tout ce que tu avais besoin de savoir.
Etait-ce idiot de lui cacher la vérité au sujet de Bertrano ? Cela ne faisait aucune différence pour
elle. Mais pour lui, si. Il avait honte de sa loyauté persistante envers cet homme qui, après tout ce
qu’ils avaient partagé, l’avait trahi de la pire des façons. Il refusait d’admettre à quel point il avait
été naïf. Et plus encore combien cette trahison l’avait blessé.
Son émotion dut transparaître, car Emma posa une main légère sur son bras.
— J’espère que tu réussiras à m’en parler un jour, Larenzo. Pour notre bien à tous les deux.
Après cela, ils gardèrent le silence jusqu’à leur destination, un élégant immeuble en brique
bordant Central Park. Le portier hocha respectueusement la tête et se chargea de leurs bagages, tandis
qu’un voiturier s’avançait pour garer la berline.
Larenzo libéra sa fille de son siège et enfouit le nez dans ses boucles noires. Sa fille. Son
émerveillement était aussi fort qu’au premier jour. Il avait enfin une famille !
— Veux-tu que je la prenne ? proposa Emma.
Il secoua la tête.
— Non, cela ira.
Son assurance vacilla lorsque Ava commença à se débattre. Emma tendit les bras en riant et, à
contrecœur, il lui confia la fillette.
— J’ai l’impression qu’elle réclame sa mère…
— Elle a surtout très envie de se dégourdir les jambes, répondit Emma avec légèreté.
Elle lui adressa un sourire encourageant.
— Elle s’habituera, tu verras.
Il hocha la tête, la gorge serrée. Il s’était cru brisé. Une coquille vide, incapable d’émotion.
Mais découvrir qu’il avait une fille avait tout changé, et son cœur débordait d’amour pour ce petit
être qui l’avait ramené à la vie.

* * *
Emma suivit Larenzo dans le hall du luxueux immeuble, tout en marbre et cristal scintillant, puis
dans l’ascenseur. La cabine était immense, incluant un sofa et un large miroir orné de dorures.
— Très chic, déclara-t-elle tandis qu’ils s’élevaient vers le dernier étage.
Les portes s’ouvrirent et Larenzo la fit entrer dans son penthouse. Elle tapa du talon le sol du
vestibule.
— Tout ce marbre n’est pas très adapté pour un bébé, observa-t-elle. Ava pourrait tomber et se
blesser.
— Je ferai poser de la moquette dès demain, répondit Larenzo sans sourciller.
Emma se demanda si sa remarque l’avait vexé. S’était-il cru mis à l’épreuve ? Jusqu’où irait-il
pour le bien de sa fille ?
En proie à un tourbillon d’émotions contraires, c’est à peine si elle prêta attention au salon et à
sa vue spectaculaire sur Central Park. D’un côté, elle se réjouissait que Larenzo s’intéresse à Ava.
De l’autre… elle avait peur. Peur des ténèbres de son passé, des secrets qu’il lui dissimulait. Peur de
s’habituer à sa présence et de s’attacher à cet homme qui ne lui rendrait jamais ses sentiments. Etait-
elle vraiment aussi faible ?
Non, résolut-elle. Elle y veillerait.
— Veux-tu voir sa chambre ? proposa Larenzo.
Emma se retourna, Ava toujours dans les bras.
— Tu as pensé à lui prévoir un espace rien que pour elle ?
— Le mobilier est arrivé hier.
Elle le suivit dans un couloir comprenant plusieurs portes.
— Ma chambre est ici, dit-il en désignant celle sur sa gauche. La tienne est là.
Il indiqua la porte d’en face.
— La chambre d’enfant est attenante à ta chambre. Je me suis dit que tu préférerais que ce soit
comme ça.
— Oui, c’est le cas.
Un lieu pour elle seule, après dix mois de cohabitation avec Ava ? Voilà un luxe dont elle
entendait bien profiter.
— Merci d’y avoir pensé, ajouta-t-elle après coup.
Larenzo hocha la tête et ouvrit la porte de la chambre d’enfant. Emma s’était attendue à une
pièce dépouillée, meublée à la va-vite. Mais la chambre dans laquelle elle entra semblait le fruit de
mois entiers de réflexion. Les murs étaient d’une teinte lilas très douce et des rideaux assortis
encadraient les fenêtres. Des notes de violet disséminées çà et là apportaient une touche poétique : un
coussin dans le fauteuil à bascule, un abat-jour en soie, la photographie d’une violette en gros plan
sur le mur. C’était une chambre ravissante, originale sans être mièvre, idéale pour une petite fille.
— J’ai pensé que cela changerait du rose, expliqua Larenzo, une note d’incertitude dans la voix.
Bien sûr, si ça ne te plaît pas, nous la referons. Tu es libre de redécorer l’appartement comme bon te
semble.
— Elle est parfaite, répondit Emma avec sincérité. J’aime beaucoup.
— Tant mieux.
Elle posa Ava par terre, et celle-ci s’élança à quatre pattes vers un cheval à bascule violet et se
hissa debout en s’accrochant aux poignées.
— Elle est vive, remarqua Larenzo avec fierté. Elle ne va pas tarder à marcher…
— Et elle sera encore plus impossible, ajouta Emma.
Elle examina la chambre, notant chaque touche unique.
— As-tu engagé un décorateur ? demanda-t-elle.
— Non. C’est moi qui ai tout choisi.
— Cela a dû te prendre un temps fou !
— Un après-midi. J’ai fait venir des peintres pour les murs, puis monté les meubles moi-même.
Il marqua une pause.
— Je te l’ai dit, Emma. Je veux m’impliquer.
— Je sais, mais…
Elle secoua la tête, émue par les efforts qu’il avait déployés. Elle l’imagina avec ses outils et
son mode d’emploi, montant laborieusement le lit, puis la table à langer.
— Je ne te voyais pas en papa bricoleur, admit-elle.
Larenzo fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… Tu étais si obnubilé par ton travail quand j’étais ta gouvernante. C’est à
peine si tu passais de temps en temps à la villa. Sans parler de ton mode de vie…
— Les choses ont changé, lui fit-il observer.
Emma chassa les images qui prenaient forme dans sa tête, souvenirs de leur nuit ensemble.
— C’est vrai. Les choses ont changé.
Larenzo avait tourné la page. A elle d’en faire autant.
8.

Après avoir couché Ava pour sa sieste de l’après-midi, Emma entreprit de défaire sa valise.
Larenzo était dans la chambre d’en face et la simple pensée de cette proximité suffisait à éveiller des
papillons dans son ventre. Autant se rendre à l’évidence : elle était toujours attirée par lui. Peut-être
l’admettre l’aiderait-il à dépasser cette sorte de fascination qu’il exerçait sur elle ? Après tout, il lui
avait clairement signifié ne plus être intéressé par elle. Et c’était très bien ainsi. Peu importait ce
qu’elle éprouvait pour lui. Leur relation était déjà assez compliquée comme cela. Pourtant… La
considération qu’il lui avait témoignée, sa tendresse à l’égard d’Ava… Son attitude mettait à mal ses
défenses et ravivait des réminiscences anciennes. Des désirs qui n’avaient aucune place entre eux.
Elle avait beau croire en son innocence, cela ne le rendait pas moins dangereux.
Sa valise défaite, elle regagna le salon. C’était une pièce spacieuse, aménagée avec luxe,
quoique assez froide. Ni photo ni souvenirs personnels ne venaient l’égayer. Mais Larenzo n’habitait
l’appartement que depuis une semaine et sans doute l’avait-il acheté meublé.
Elle examina les vases anciens, les miroirs aux cadres dorés, nerveuse sans vraiment savoir
pourquoi. Les fenêtres donnaient sur Central Park paré des couleurs d’automne, et elle s’imagina
promenant Ava dans ses allées ombragées, explorant la ville avec sa fille. Cela lui remonta le moral.
Cet arrangement fonctionnerait, se persuada-t-elle. Il le fallait.
— Ta chambre te convient-elle ?
Elle fit volte-face. Larenzo se tenait sur le seuil, beau à se damner en costume de soie bleu
marine épousant sa carrure. Il dégageait un tel magnétisme qu’elle se sentait poussée vers lui malgré
elle. Elle résista à l’impulsion.
— Oui, merci. Cet appartement est magnifique, Larenzo.
— N’hésite pas à changer ce qui te déplaît.
Elle doutait de rester assez longtemps pour cela, mais n’eut pas le cœur de le lui dire et se
contenta de hocher la tête.
— J’ai une réunion d’affaires, ajouta-t-il. Je ne serai pas de retour avant ce soir.
— Oh ! D’accord.
Elle réprima sa surprise. Qu’avait-elle espéré ? Qu’elle et Larenzo passeraient la journée
ensemble ? Ava seule les liait. L’arrangement était clair : ils vivraient leur vie chacun de son côté.
N’était-ce pas ainsi qu’elle-même avait envisagé les choses ?
— Veux-tu que je prépare quelque chose pour le dîner ? proposa-t-elle.
Ce fut au tour de Larenzo de paraître surpris. Avait-elle franchi une limite invisible ? Peut-être
n’avait-il aucune intention de prendre ses repas avec elle et Ava. Elle ignorait tout des règles de leur
future cohabitation.
— Si cela ne te dérange pas, dit-il après un moment.
— Non, pas du tout.
Sur un hochement de tête, il s’en alla. Emma resta immobile, partagée entre un certain
soulagement et une vague déception. Puis elle se dirigea vers la cuisine, véritable temple de granit et
d’acier inoxydable équipé de tous les appareils dernier cri. Le frigo, en revanche, était totalement
vide. A se demander ce que Larenzo mangeait depuis une semaine…
Ava réveillée, elle l’installa dans la poussette dénichée dans l’entrée et quitta l’appartement.
Une brise douce soufflait sur Central Park West, dont les rues animées captivaient la fillette. Emma
mit le cap sur Colombus Avenue et ses nombreux magasins. Chaque pas qu’elle faisait la revigorait
un peu plus, comme si la ville vibrante de vie lui insufflait son énergie.
Dans une petite épicerie, elle acheta tous les ingrédients nécessaires à la préparation de
lasagnes. Puis, sur un coup de tête, elle entra chez un caviste et en ressortit avec une bouteille de
chianti. Elle avait déjà proposé de faire le dîner, autant se faire plaisir jusqu’au bout. C’était sa vie, à
présent, et elle comptait bien en profiter.
Ava commençait à s’agiter dans sa poussette, aussi Emma regagna-t-elle l’appartement. Dans la
cuisine, elle déballa ses achats pendant que la fillette s’amusait par terre avec une casserole et une
cuiller en bois, décidée à faire le plus de bruit possible.
Emma se détendit à mesure qu’elle s’activait. Elle aimait faire à manger et cela lui faisait du
bien d’être à nouveau maîtresse de sa cuisine. Meghan avait eu beau l’accueillir à bras ouverts, elle
avait toujours eu conscience d’être un poids pour sa sœur et Pete. Ici, au moins, elle avait un rôle à
jouer. Et pourquoi ne pas proposer à Larenzo de redevenir sa gouvernante ? Ce serait un bon moyen
de se rendre utile en compensation de son hébergement gratuit.
Elle glissait les lasagnes au four quand le clic de la porte d’entrée lui parvint. Larenzo apparut
sur le seuil de la cuisine, cravate desserrée et veste sur le bras. Une ombre de barbe ajoutait à son
côté décontracté et divinement sexy. Il contempla les détritus sur le comptoir, les cuillers et les
casseroles éparpillées sur le sol. Emma se mordilla la lèvre.
— Désolée. Cuisiner proprement n’est pas mon fort…
— Pas de problème.
Il balayait la pièce des yeux, son expression indéchiffrable.
— J’aime cette atmosphère, dit-il enfin. Veux-tu que je mette la table ?
Déjà, il ouvrait un tiroir, sortant fourchettes et couteaux. Une étrange pression étreignit la
poitrine d’Emma. Tout cela semblait si… normal. Si intime. Ava, qui avait aperçu son père, délaissa
ses jouets improvisés pour venir s’accrocher à ses jambes. Un sourire adoucit les traits de Larenzo,
et Emma détourna les yeux.
— Je crains qu’elle n’ait bosselé quelques-unes de tes casseroles, déclara-t-elle, concentrée sur
la salade qu’elle mélangeait.
— Ce n’est pas grave.
Soulevant Ava d’un bras, il la cala sur sa hanche et termina de dresser les couverts dans la
cuisine.
— C’est plus convivial ici, décréta-t-il. La table de la salle à manger peut recevoir au moins
vingt convives. Sauf que je ne connais pas vingt personnes qui accepteraient l’invitation, si ce n’est
pour alimenter les commérages.
Il avait parlé d’un ton égal, sans trace d’apitoiement. Emma le considéra avec curiosité.
— Tu n’as pas beaucoup d’amis aux Etats-Unis ?
— Je n’ai pas beaucoup d’amis tout court, répondit-il. Rien de tel qu’un séjour en prison pour
faire du vide dans son entourage.
Il tenta d’asseoir Ava sur sa chaise haute. Mais la fillette se mit à hurler en arquant le dos, les
jambes tendues comme des piquets. Emma regarda Larenzo se démener avec un sourire amusé.
— Elle a de la force, observa-t-il.
— Oui. Et elle déteste être attachée.
Elle sortit Ava de sa chaise et la déposa par terre.
— Elle viendra d’elle-même en nous voyant dîner.
— Il semble que j’aie beaucoup de choses à apprendre…
— Oh ! avec Ava, tu apprendras vite !
Elle apporta la salade et les lasagnes et ils se mirent à table. Comme prévu, Ava voulut se
joindre à eux. Larenzo sourit en la voyant tendre les bras. Il l’installa sur sa chaise haute, sans
difficulté cette fois.
— Parle-moi de ces dix derniers mois. Avant, même. Comment s’est passée ta grossesse ?
— Sans souci notable, répondit Emma. Les nausées matinales ont cessé après le premier
trimestre. Mais Ava donnait tant de coups de pied que je fermais à peine l’œil. J’avais l’impression
d’avoir un joueur de foot dans le ventre.
Larenzo sourit à cette description. Dieu que ce sourire était dangereux !
— Et l’accouchement ? s’enquit-il.
— Douloureux.
— Tu n’étais pas sous péridurale ?
— Il n’y a pas eu le temps. Elle est née avec une semaine d’avance. Les contractions étaient si
légères que je ne me doutais pas que le travail avait déjà commencé.
Elle eut un rire embarrassé.
— Je n’arrive pas à croire que je te raconte tout cela…
— Pourquoi ? Je n’étais pas là. Je veux savoir.
Mais aurait-il voulu savoir, à l’époque ? s’interrogea-t-elle. S’il n’était pas allé en prison,
aurait-il été un père impliqué ? Seraient-ils en couple, aujourd’hui ? Mariés, peut-être ? Ses joues
s’empourprèrent. Heureusement que Larenzo ne pouvait pas lire dans ses pensées…
Elle s’éclaircit la gorge.
— D’après Meghan, le premier enfant prend toujours son temps. J’espérais que les contractions
s’estomperaient, car je n’avais aucune envie de passer Noël à l’hôpital.
— C’est compréhensible.
— Quand j’ai réalisé qu’il fallait vraiment y aller, Ava était déjà sur le point de naître.
Elle sourit à ce souvenir.
— Meghan me poussait dans un fauteuil roulant tandis que je hurlais à pleins poumons. Je suis
très douillette…
— J’aurais aimé être là, murmura Larenzo.
Il était sincère, elle le savait. La question qui la taraudait jaillit alors de ses lèvres.
— Que crois-tu qu’il se serait passé si tu n’étais pas allé en prison ?
Larenzo fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Je serais restée ta gouvernante et t’aurais annoncé tout de suite que j’étais enceinte…
Avec un soupir, il s’adossa à sa chaise.
— Pour être franc, Emma… Si je n’étais pas allé en prison, il n’y aurait jamais eu de bébé. Ce
qui s’est passé n’est arrivé que parce que je savais que j’allais être arrêté le lendemain.
— Oh !
Pourquoi se sentait-elle aussi blessée ? C’était absurde !
— Tu m’as donné quelque chose de précieux, cette nuit-là, poursuivit-il.
— Ma virginité ? se força-t-elle à plaisanter.
— Pas seulement. Du réconfort aussi, un contact humain, du plaisir. Le plaisir physique, bien
sûr, mais également celui de ta compagnie. De discuter et jouer aux échecs avec toi. De regarder tes
photos. C’est ce souvenir qui m’a aidé à tenir le coup en prison.
— Oh…
Elle n’était plus blessée, mais honorée de lui avoir été si précieuse. Leur nuit ensemble avait
donc signifié autant pour lui que pour elle…
— C’est au moins une chose dont je me réjouis, murmura-t-elle.
— Et regarde le résultat…
Il sourit à Ava, qui avait de la sauce tomate jusque dans les cheveux.
— Je n’ai aucun regret, puisque j’ai aujourd’hui une fille. Qui semble avoir besoin d’un bon
bain…
— Veux-tu que je…
Mais il s’était déjà levé pour sortir Ava de sa chaise.
— Je m’en occupe.
— Elle risque de t’en faire voir de toutes les couleurs…
Comme pour confirmer ces dires, Ava se contorsionna dans les bras de Larenzo, dont la chemise
se retrouva tachée de sauce tomate. Il semblait totalement dépassé par les acrobaties de sa fille, aussi
Emma vola-t-elle à son secours.
Dans la salle de bains, l’enfant calée sur sa hanche, elle fit couler de l’eau dans la baignoire.
Larenzo l’observait, debout contre le chambranle.
— Par chance, Ava adore le bain, dit-elle en se tournant vers lui.
Son souffle se bloqua dans sa gorge. Il était en train de déboutonner sa chemise tachée. Le
mouvement de ses longs doigts bruns sur la boutonnière avait quelque chose de fascinant, à tel point
qu’elle était comme hypnotisée.
— Quelque chose me dit qu’Ava aime patauger dans son bain, remarqua-t-il.
La chemise tomba, révélant un T-shirt blanc qui épousait le relief de ses pectoraux.
— En effet, confirma Emma.
Au prix d’un immense effort, elle s’arracha à sa contemplation. Avait-il remarqué qu’elle le
fixait ? Et le désir dans ses yeux ? Elle espérait que non… Au lieu de redescendre à la cuisine, elle
observa Larenzo se débattre avec les vêtements d’Ava, puis l’installer dans l’eau, une main dans son
dos pour la maintenir assise.
— Est-ce ainsi qu’il faut faire ? demanda-t-il.
Le doute dans sa voix attendrit Emma.
— Oui… C’est parfait.
Ses émotions étaient un kaléidoscope que Larenzo secouait à chaque mot qu’il prononçait. Dans
ces moments-là, un flot de questions l’assaillaient. Et si les choses avaient été différentes ? Si cette
nuit s’était produite, même sans l’arrestation ? Larenzo et elle auraient-ils développé une relation
durable ? Auraient-ils formé une vraie famille plutôt que cet ersatz précaire ?
Ça suffit, se tança-t-elle en quittant la salle de bains. Le passé était le passé. On ne revenait pas
en arrière. Même si, après avoir vu Larenzo baigner leur fille, elle se surprenait à le regretter…
Une demi-heure plus tard, elle achevait de nettoyer la cuisine lorsqu’il la rejoignit, Ava en
pyjama dans ses bras.
— Tu l’as boutonné à l’envers, remarqua-t-elle, amusée.
— Ce truc est pire qu’une camisole de force. Il y a un millier de boutons !
— C’est un coup à prendre.
Il posa Ava par terre et retira son T-shirt mouillé. Emma détourna les yeux de sa musculature
parfaite. Dix-huit mois plus tôt, elle avait embrassé ce torse sculpté…
— Hum, c’est bientôt l’heure de la coucher, bredouilla-t-elle. Je vais préparer son biberon.
Elle sortit une boîte de lait maternisé, dont elle mélangea quelques cuillerées à de l’eau bouillie
puis refroidie.
— Au fait, tes placards sont un peu vides, côté provisions. Il n’y a rien pour le petit déjeuner.
— Je le ferai livrer. Sauf si tu préfères le préparer toi-même ?
— Justement, j’y réfléchissais…
Elle tendit le biberon prêt à Ava, qui l’attrapa avidement.
— Vivre à tes crochets me met mal à l’aise. Que dirais-tu que je redevienne ta gouvernante ?
Larenzo se figea.
— Tu n’aurais pas à me payer, précisa-t-elle. Ce serait une façon de te dédommager pour le gîte
et le couvert.
L’expression de Larenzo s’était assombrie à mesure qu’elle parlait.
— Ava est ma fille, la coupa-t-il. Tu es sa mère. Ce n’est pas une question de « gîte et de
couvert ».
Elle inspira profondément.
— Ça l’est pour moi, Larenzo.
Il ne répondit pas et elle continua, la voix tendue.
— Tu as dit toi-même que tu n’étais pas intéressé par une relation. Tu veux t’impliquer dans la
vie d’Ava et je respecte cela. Mais si je suis là, c’est uniquement parce qu’elle y est aussi. Il est
normal que j’aie un rôle à jouer vis-à-vis de toi, pas seulement envers Ava.
Diverses émotions passèrent sur le visage de Larenzo, qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer.
Espérait-il quelque chose de plus entre eux ? Prenait-elle ses désirs pour des réalités ?
Avec un soupir, elle récupéra Ava, qu’elle cala sur sa hanche.
— Je vais la coucher. Réfléchis-y.
Elle allait franchir la porte lorsque la voix de Larenzo l’arrêta.
— D’accord, joue les gouvernantes si cela te chante. Mais c’est autant de temps que tu ne
passeras pas avec Ava.
— De nombreuses femmes sont mères au foyer et gèrent leur maison tout en s’occupant de leurs
enfants, répliqua-t-elle d’un ton aussi calme que possible. Je ne m’en crois pas moins capable.
Il garda le silence et elle quitta la cuisine pour monter coucher Ava. Elle avait gagné cette
bataille…
Alors pourquoi sa victoire lui laissait-elle un goût amer ?
9.

Nouvelle nuit blanche. Larenzo avait l’habitude. Il dormait mal en prison, dans sa cellule exiguë,
parmi des milliers de détenus qui toussaient, grognaient et remuaient. Libre aujourd’hui, il dormait
toujours aussi mal dans cet appartement calme et confortable…
Avec Emma pour colocataire.
Il lui démangeait de se lever, de sortir de sa chambre et de se faufiler dans celle de la jeune
femme. Il la regarderait dormir, ses cheveux brun cuivré étalés sur l’oreiller, son corps de liane
moulé dans un pyjama léger semblable à celui qu’elle portait cette nuit-là. Puis il se glisserait entre
les draps, la serrerait contre lui et s’enfouirait en elle…
Avec un juron, il alla dans la salle de bains se passer de l’eau froide sur le visage. Penser à
Emma de cette façon était déplacé. Sa libido avait beau s’être réveillée à son contact, son cœur, lui,
demeurait vide. Il était incapable de la moindre relation. Incapable de faire confiance, d’aimer qui
que ce soit.
Sauf Ava. Il l’aimait parce qu’elle était sa fille, adorable et innocente. Mais une femme ? Lui
offrir ce cœur brisé en un million de fragments ? Impossible.
Quant à l’unique possibilité, une liaison purement physique, elle ne ferait que compliquer un
arrangement déjà fragile. Il pinça les lèvres en repensant à la proposition d’Emma. Gouvernante. Il
ne voulait pas d’elle comme employée. Elle vivait sous son toit en tant que mère de son enfant, parce
que là était sa place…
Non. Son front se plissa. Sa place était auprès d’Ava, pas de lui. Ils n’avaient pas — n’auraient
jamais — ce genre de relation. Alors peut-être avait-elle raison. Peut-être était-il préférable qu’elle
soit sa gouvernante. Il détestait cette idée, mais un rôle clairement défini aiderait à dissiper toute
confusion.
Des pleurs le tirèrent de ses réflexions. Dans la chambre d’enfant, il trouva Ava debout dans son
lit, son petit visage ruisselant de larmes. Une vague d’amour le submergea, décuplée par un puissant
instinct protecteur. Pauvre bébé ! Dormir dans un lieu inconnu devait être une expérience terrifiante
pour elle.
Il la prit dans ses bras et elle se blottit contre son torse, la joue sur son cœur. Une vive émotion
l’étreignit. Il se mit à lui masser doucement le dos en fredonnant une berceuse en italien. E dormi,
dormi, dormi, bambin de cuna. To mama no la gh’è la a-sé andà via…
Les mots lui venaient spontanément, jaillis des tréfonds de sa mémoire. Il caressa les cheveux
d’Ava qui, apaisée, s’était déjà rendormie. Avec précaution, il la recoucha et la contempla un long
moment.
— C’était une très jolie berceuse…
Il se raidit, surpris par la présence d’Emma dans l’embrasure de la porte. Elle portait
exactement ce qu’il avait imaginé : un short et un fin débardeur moulant sa poitrine. Avec ses cheveux
lâchés et ses grands yeux verts lumineux, elle était plus désirable que jamais. Larenzo sentit son
corps réagir sous son bas de pyjama. Si Emma baissait le regard…
— Ava s’est rendormie, chuchota-t-il avant de se hâter vers la sortie.
Son bras effleura la poitrine de la jeune femme au passage et son odeur l’enivra. Emma le suivit
dans le couloir et ferma la porte derrière eux. Quelques centimètres à peine les séparaient,
exactement comme cette nuit-là à la villa. Dans l’obscurité silencieuse, les barrières étaient tombées.
Eux seuls, alors, existaient dans cette bulle de solitude, cette intimité trouble où ils avaient cherché
— et trouvé — plaisir et réconfort.
Ce soir, à nouveau…
— Que signifie-t-elle ? demanda Emma à voix basse.
Larenzo se ressaisit, luttant contre l’impulsion de l’attirer dans ses bras et de tout oublier.
— Que signifie quoi ?
— La berceuse. Mon italien est un peu rouillé…
— Oh ! « Dors, dors, dors, bébé dans ton berceau. Maman n’est pas là, elle s’en est allée. »
Il grimaça à ces paroles.
— C’est la seule que je connaisse. Les paroles me sont revenues au fur et à mesure que je la
chantais.
— Un souvenir d’enfance ?
— Sans doute. Bien que je ne croie pas qu’on m’ait jamais chanté de berceuses…
Il ravala son amertume. Ruminer le passé ne servait à rien.
— Merci, souffla Emma en posant une main sur son épaule.
Ce contact l’électrisa autant que s’il avait fiché ses doigts dans une prise. Elle avait déjà eu ce
geste en Sicile. Il avait alors couvert sa main de la sienne et, l’espace d’une seconde, s’était senti
moins seul. Parce qu’il avait quelqu’un de son côté. Quelqu’un qui tenait à lui.
Mais ce n’était qu’une illusion. Leur nuit ensemble avait été une parenthèse hors du temps. Une
aberration. Une éternité s’était écoulée, depuis.
Il dégagea son épaule.
— Pas de quoi.
Et, sans un mot de plus, il regagna sa chambre.

* * *

Emma se réveilla aux gazouillis d’Ava dans la chambre d’enfant. Elle s’étira, savourant cet
ultime répit avant la nouvelle journée qui s’annonçait.
Puis le rire de Larenzo se mêla à celui d’Ava et la scène de la veille lui revint en mémoire :
Larenzo fredonnant une berceuse à sa fille blottie dans ses bras. Jamais elle ne l’avait trouvé aussi
sexy qu’en cet instant. Elle l’avait désiré avec la même intensité que cette fameuse nuit à la villa,
s’était languie de la chaleur de son corps contre le sien…
Quand, incapable de se retenir, elle lui avait touché l’épaule, elle avait perçu un conflit en lui,
comme s’il luttait contre la même tentation. Secrètement, elle avait espéré qu’il y cède. S’il l’avait
embrassée alors, toute résistance l’aurait désertée, exactement comme autrefois.
Mais il ne l’avait pas fait, et Emma avait passé le reste de la nuit à museler le désir qui la
tenaillait.
D’un bond, elle sauta du lit, enfila un jean et un sweat et entra dans la chambre du bébé.
Larenzo, en costume-cravate impeccable, avait déjà changé la couche d’Ava et tentait de lui
mettre son body. Ava résistait, l’air buté, le corps tendu comme un arc.
— Je crois qu’elle est en train de gagner, lança Emma.
Larenzo leva la tête et sourit.
— C’est même une certitude.
— Veux-tu que je m’en charge ?
— S’il te plaît.
Il s’écarta pour la laisser finir d’habiller Ava, qui se soumit docilement à l’opération.
— Tu as le coup de main, observa Larenzo.
— Des mois de pratique, répondit-elle.
Elle se retourna, le cœur battant. Le parfum boisé de son après-rasage provoquait d’agréables
sensations dans son ventre.
— Tu es très élégant. Tu vas quelque part ?
— J’ai une réunion au bureau, mais…
Il hésita.
— On peut petit-déjeuner ensemble, si tu veux, reprit-il. Il y a du café et des bagels.
— D’accord.
Elle le suivit à la cuisine, Ava sur la hanche.
— Si tu n’es plus P-DG de Cavelli Enterprises, que fais-tu au juste ? questionna-t-elle.
— Je lance une nouvelle société, LC Investments, répondit-il en remplissant deux tasses de café.
Emma installa Ava sur sa chaise haute et lui donna un morceau de bagel.
— Quel genre de société ?
— Mon but est d’investir dans des start-up, en particulier celles qui peinent à obtenir des prêts
de grandes banques.
— Une noble entreprise…
— J’ai de la sympathie pour les laissés-pour-compte.
Parce qu’il se retrouvait en eux ? pensa-t-elle. Larenzo Cavelli était si puissant. Si
charismatique. Même lors de son arrestation en Sicile, il avait gardé la tête haute. Aujourd’hui
encore, en costume irréprochable, son café entre les mains, il affichait une assurance sereine et sans
faille, digne d’un seigneur régnant sur son domaine. Pourtant, cet homme venait de la rue.
— Te sentais-tu laissé-pour-compte, quand tu étais enfant ?
Il prit un temps de réflexion.
— Je n’en avais pas conscience, dit-il enfin. J’essayais seulement de survivre.
— D’orphelin sans foyer, tu es devenu P-DG. Que de chemin parcouru ! Tu peux être fier de toi.
Il pinça les lèvres.
— On m’a aidé.
Qui ? voulut-elle demander, avant de se raviser.
— Cela n’enlève rien à ton mérite…
— Je dois y aller, annonça-t-il d’un ton cassant. Je ne sais pas quand je rentrerai. Ne m’attends
pas.
Emma hocha la tête. Elle se sentait rejetée, bien qu’elle n’en eût aucun droit. Larenzo parti, elle
termina son café, partagée entre plusieurs émotions. D’un côté, il lui tardait de sortir explorer New
York. De l’autre, Larenzo lui manquait déjà. Il restait une énigme pour elle, cet homme au cœur
endurci, aussi froid et méfiant qu’il pouvait se montrer doux et attentionné.
La sonnerie de son portable l’arracha à ses pensées. Elle décrocha.
La voix de sa sœur faillit l’assourdir tant elle criait dans l’écouteur.
— Emma ? Tu vas bien ? s’exclama Meghan.
Celle-ci contempla Central Park par la fenêtre, les bagels sur la table.
— Oui, très bien. Je finis mon petit déjeuner.
— Cavelli n’est pas… Il se comporte bien avec toi ?
— Mieux que bien. Il a déjà un lien très fort avec Ava. Il s’est même levé cette nuit pour la
bercer.
— Vraiment ? s’étonna Meghan sans cacher son scepticisme.
— Oui. Je te l’ai dit, Larenzo tient à s’impliquer.
— Alors, tu le défends, maintenant ?
— Meghan…
— Tu as changé ton fusil d’épaule, depuis hier, pesta sa sœur.
— Pas du tout !
— Comment sais-tu que Cavelli ne fait pas seulement semblant de s’intéresser à Ava ?
Emma grimaça à cette suggestion.
— Pourquoi ferait-il cela ?
— Je ne sais pas. Peut-être essaie-t-il de redorer son image ? Méfie-toi de lui, Emma. Les
charges ont beau avoir été levées, il n’y a pas de fumée sans feu…
— Et parfois, ce n’est que de la fumée.
La férocité de sa réponse les surprit toutes les deux.
— De toute façon, poursuivit Emma, tu sais comme moi que je ne peux pas empêcher Larenzo de
voir sa fille.
Et après l’avoir observé avec Ava, elle ne le souhaitait plus.
— Mais rien ne t’oblige à vivre avec lui, répliqua Meghan. J’ai informé ton avocat qu’il t’avait
quasiment forcé la main. Cela pourrait prouver qu’il est inapte à…
— Meghan.
Une colère froide s’était emparée d’Emma.
— Tu n’as aucun droit de discuter de ma vie privée avec un avocat.
— Je me fais du souci pour toi, protesta sa sœur. A l’évidence, tu as encore des sentiments pour
cet homme. C’est compréhensible. Mais tu ignores qui il est vraiment et ce dont il est capable. Je
pense à Ava…
— Moi aussi ! rétorqua Emma, la voix tremblante d’indignation. Larenzo est un bon père,
Meghan. Je ne le séparerai pas de sa fille, quel que soit son passé.
— Et s’il se révélait réellement dangereux ?
— Cela n’arrivera pas.
— Comment peux-tu en être sûre ?
— J’ai confiance en lui, décréta-t-elle sèchement.
Elle était sincère.
— Je dois y aller. Ava commence à s’agiter.
Elle raccrocha et jeta rageusement son téléphone sur la table. Elle n’avait qu’une envie :
prétendre que Meghan n’avait jamais appelé. Mais son attitude de grande sœur je-sais-tout ne faisait
que dissimuler une inquiétude réelle, et peut-être fondée. Après tout, Larenzo restait un étranger. Elle
avait seulement l’impression de le connaître…
Ava jeta son bagel par terre, et Emma décida qu’il était temps de sortir explorer le quartier. La
distraction serait la bienvenue. Elle habilla chaudement Ava et l’attacha dans sa poussette avec
quelques jouets, puis elles quittèrent l’appartement.
Central Park en automne était vraiment l’un des plus beaux endroits au monde, pensa-t-elle
tandis qu’elle sillonnait ses allées ombragées. Chaque couleur semblait plus vive, plus précise. Des
rires d’enfants s’élevaient d’une aire de jeux invisible et des touristes se prenaient en photo devant la
statue de Christophe Colomb.
Ava observait tout avec des yeux avides. Ensemble, elles se rendirent au zoo, dont elles
admirèrent l’emblématique horloge et sa farandole d’animaux de pierre. Puis Emma acheta un hot-
dog dont elle donna quelques morceaux à sa fille tout en contemplant les gens autour d’elle. Ava finit
par s’endormir et Emma fit un détour par la splendide fontaine Bethesda avant de se rediriger vers
Central Park West. Cette promenade insufflait une énergie nouvelle en elle. Pour la première fois,
elle prenait conscience de s’être enlisée dans une routine débilitante chez sa sœur. Vivre à New York
était une renaissance, et c’était à Larenzo qu’elle la devait.
Comme Ava se réveillait, elle l’emmena à l’aire de jeux située près de l’entrée du parc, au
niveau de son immeuble. Elle installa Ava dans une balançoire, pour le plus grand plaisir de la
fillette qui se mit à glousser de joie.
Emma perdit la notion du temps, tout à son bonheur de profiter de cette douce journée
d’automne. Sans doute s’attarda-t-elle plus longtemps que prévu, car le soleil sombrait déjà derrière
les immeubles lorsqu’une main s’abattit sur son épaule.
Elle fit volte-face, le cœur battant à tout rompre. Larenzo la dominait de toute sa hauteur, le
regard féroce.
— Où étais-tu passée ?
10.

— Bon sang, Larenzo !


Emma pressa une main sur sa poitrine.
— Qu’est-ce qui te prend de me faire peur comme cela ?
— Réponds à ma question, Emma.
Elle cilla, incrédule. Il semblait si différent, tout à coup. Dur. Impitoyable. Elle aurait presque
cru avoir affaire à un mafioso.
— Où j’étais ? riposta-t-elle, la voix enflée de colère. Ici, au parc avec Ava. Il faisait beau et
j’ai eu envie de prendre un peu l’air.
— Tu ne m’as pas prévenu que tu sortais.
— J’ignorais que je devais te tenir informé de mes moindres faits et gestes.
Elle soutenait son regard, consciente du fait que les passants, tout en feignant de ne pas écouter,
ne perdaient pas une miette de leur conversation.
— Pourquoi cet interrogatoire ? siffla-t-elle en sortant Ava de la balançoire.
Il ne répondit pas tout de suite, les traits encore déformés par la colère.
— Je n’aime pas ne pas savoir où tu es.
— Alors que comptes-tu faire ? répliqua-t-elle, exaspérée. M’implanter une puce dans le cou ?
M’obliger à porter un bracelet électronique ? Sérieusement, Larenzo, j’ai besoin de ma liberté !
Devant son silence, elle soupira et attacha Ava dans sa poussette.
— Rentrons. Nous sommes en train de nous donner en spectacle.
Larenzo jeta un coup d’œil autour de lui. Plusieurs mères chuchotaient entre elles en coulant
vers eux des regards spéculatifs.
— Très bien, dit-il en saisissant les poignées de la poussette.
Emma lui emboîta le pas en silence. Ils atteignaient l’entrée du parc lorsque Larenzo lui remit
brusquement la poussette entre les mains avant de traverser l’allée à grandes enjambées. Abasourdie,
elle le vit s’approcher d’un inconnu et lui arracher sans ménagement son appareil photo.
— Hé ! protesta l’homme. Vous n’avez pas le droit !
— Je vous interdis de photographier ma famille, gronda Larenzo.
Il appuya sur plusieurs boutons, sans doute pour effacer l’image, puis rendit l’appareil.
— Alors, les rumeurs disaient la vérité. Vous avez un enfant…
— Je le répète, somma-t-il, la mine menaçante. Ne prenez pas ma famille en photo.
Sur ces mots, il rejoignit Emma, qui avait assisté à la scène bouche bée.
— Cavelli, l’interpella l’homme. Est-ce vrai que vous avez piégé Raguso ? Les gens affirment
que…
— Allons-y, souffla Larenzo en récupérant la poussette.
Il se dirigea d’un pas résolu vers la sortie et Emma le suivit en silence.
De retour à l’appartement, elle installa Ava par terre avec quelques jouets, puis se tourna vers
Larenzo.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Tu peux m’expliquer ?
— Le photographe ?
Il haussa les épaules sans même la regarder.
— C’est un paparazzi. J’aurais dû me douter qu’ils me traqueraient. En attendant que le scandale
soit oublié, il vaudrait mieux que tu ne sortes plus en public avec Ava.
— Donc, je suis prisonnière ?
Il se tourna vers elle, les lèvres serrées.
— Cet appartement n’a rien d’une prison, Emma.
Emma s’empourpra, gênée de sa maladresse.
— Tu comprends ce que je veux dire. Je vais devenir folle si je suis assignée à résidence.
— C’est seulement pour quelques jours. Ce genre de scandale ne dure jamais très longtemps.
Elle prit une profonde inspiration.
— Pourquoi ce paparazzi pense-t-il que tu as piégé ton associé ?
La colère embrasa le visage de Larenzo. Une colère noire, intense. Mais c’est d’une voix
parfaitement mesurée qu’il répondit :
— Parce qu’il a besoin d’une histoire juteuse à vendre. Tu sais comment fonctionne la presse.
Elle se remémora l’avertissement de sa sœur. Il n’y a pas de fumée sans feu.
— Y a-t-il le moindre fond de vérité dans cette assertion ? insista-t-elle.
Il la dévisagea longuement, et elle eut l’impression de déceler une autre émotion derrière la
colère. L’avait-elle blessé ?
— De quoi m’accuses-tu au juste, Emma ?
— Je ne sais pas…
A vrai dire, elle ne le croyait coupable de rien. Mais elle ne parvenait pas à le cerner.
— J’aimerais seulement comprendre, Larenzo. Je sens que tu me caches quelque chose.
— Je te l’ai dit, Raguso est responsable de tout. Les preuves ne laissent aucun doute.
— Il existait aussi des preuves contre toi…
— Fabriquées de toutes pièces ! s’emporta Larenzo. J’ai été piégé, d’accord ? Mais j’étais trop
stupide pour m’en rendre compte.
Il passa une main rageuse dans ses cheveux.
— Satisfaite ?
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit dès le début ? questionna Emma d’un ton radouci.
— J’avais honte, lâcha Larenzo.
Son visage s’était fermé, mais sa voix vibrait d’émotion contenue. Les larmes montèrent aux
yeux d’Emma.
— Oh ! Larenzo…
— Le sujet est clos.
De nouveau, il la rejetait. Mais il avait enfin évoqué son expérience, même si cet aveu apportait
plus de questions que de réponses.
— Très bien. Nous ne sommes pas obligés d’en parler, concéda-t-elle. Mais pourquoi étais-tu si
furieux au parc ? Je n’aime pas être suivie à la trace.
— J’ai appelé plusieurs fois à l’appartement. Tu ne décrochais pas. J’étais inquiet.
— Tu as dit toi-même qu’il n’y avait aucun danger !
— J’avais peur que tu sois partie avec Ava sans laisser d’adresse…
Emma se tut, ébranlée par sa sincérité et la vulnérabilité qu’elle lisait dans ses yeux.
— Si je m’en allais, je ne le ferais pas en catimini, dit-elle enfin. Et puis, je viens d’arriver. Ce
n’est pas pour me sauver dès le lendemain.
Il haussa les épaules.
— Ta sœur n’apprécie pas que tu vives ici, je le sais, et vous êtes proches, alors je craignais
qu’elle t’ait appelée et fait changer d’avis.
Sa perspicacité stupéfia Emma.
— C’est vrai, nous avons discuté ce matin. Et en effet, elle n’approuve pas.
Elle s’abstint de mentionner son avocat. Derrière sa façade d’arrogance, Larenzo cachait une
étonnante sensibilité. Le fâcher ou, pire, le blesser était la dernière chose qu’elle souhaitait.
— Je comprends l’inquiétude de ta sœur, reprit-il.
Elle haussa un sourcil.
— Vraiment ?
— Bien sûr. A sa place, je me méfierais tout autant. J’espère seulement qu’avec le temps, elle
verra que tu n’es pas en danger. Et que toi aussi, tu le comprendras.
— Je le sais, Larenzo.
Elle ne doutait pas de lui et s’en voulait qu’il le croie.
— Désolée de te harceler de questions.
— C’est compréhensible, dit Larenzo. C’est une situation difficile, surtout pour toi.
— Merci de le reconnaître.
Il hocha la tête et Emma eut la sensation qu’ils venaient de faire la paix. Elle se pencha pour
prendre Ava, qui commençait à devenir grognon.
— Je prépare le dîner, annonça-t-elle. Je ne m’étais pas aperçue qu’il était si tard, au parc.
— Je m’occupe d’Ava, dit Larenzo.
Et, dans un geste qui lui parut à la fois étrange et naturel, elle lui confia la fillette, visiblement
ravie d’aller dans les bras de son père.

* * *

Une routine confortable s’installa les semaines suivantes. Ses obligations de gouvernante
remplies, Emma partait se promener en ville avec Ava. Elle aimait déambuler dans Central Park,
visiter le Children’s Museum ou découvrir les boutiques du quartier. Elle avait même inscrit la petite
à un cours de gymnastique pour bébés et fait connaissance avec plusieurs autres jeunes mères à la
bibliothèque locale. Ce n’était pas grand-chose, mais elle se sentait plus active qu’elle ne l’avait été
ces dix-huit derniers mois chez Meghan.
Larenzo, de son côté, se levait le premier et s’occupait d’Ava, pendant qu’elle savourait le luxe
inimaginable de dormir un peu plus longtemps. Ils déjeunaient ensuite tous les trois dans la cuisine,
puis Larenzo partait travailler. Le soir, il ne rentrait jamais après 18 h 30. Ils dînaient ensemble,
baignaient Ava, puis s’installaient avec elle sur le canapé pour lui lire des histoires. Emma chérissait
ces moments en famille, d’autant plus précieux qu’ils étaient peut-être comptés. Qui sait combien de
temps durerait ce fragile équilibre ?
Ava couchée, ils repartaient chacun de son côté. Larenzo travaillait dans son bureau tandis
qu’elle lisait ou regardait la télévision dans sa chambre.
Ce soir-là, d’humeur agitée, elle s’aventura dans le salon et passa en revue les coûteux volumes
reliés cuir de la bibliothèque. Larenzo s’arrêta net en la voyant.
— Tout va bien ?
— Oui…
Elle déglutit. En T-shirt et jean délavé, les cheveux ébouriffés, il était beau à se damner. Une
vive chaleur se répandit dans son ventre. Elle avait espéré s’habituer au fil du temps. Mais rien ne la
préparait jamais au choc de sa beauté ravageuse ni à la réaction incontrôlable de ses hormones.
Il pencha la tête d’un air inquisiteur. Elle eut un petit rire.
— Ce n’est rien. Je m’ennuie, c’est tout.
— Pourquoi ne sors-tu pas ? suggéra Larenzo. Tu pourrais aller au cinéma.
— Toute seule ?
— Je croyais que tu appréciais la solitude…
— C’est vrai, admit-elle. Mais pas tout le temps.
Elle en avait assez d’être seule. Sa cohabitation avec Larenzo lui avait appris à quel point la
compagnie de quelqu’un d’autre — et la sienne en particulier — pouvait se révéler agréable et
stimulante.
— Dans ce cas, que dirais-tu d’une partie d’échecs ?
Le souvenir de leur partie en Sicile, et la tension sexuelle sous-jacente lui revint en mémoire.
— D’accord.
Elle le suivit dans son bureau, une pièce somptueuse lambrissée de chêne. Deux fauteuils en cuir
flanquaient une table basse sur laquelle trônait un échiquier. Emma s’installa dans l’un d’eux et étudia
les pions délicatement sculptés.
— Quelque chose me dit que je vais encore perdre…
— Ne renonce pas avant d’avoir commencé, répondit Larenzo, une ébauche de sourire aux
lèvres. Les blancs jouent en premier, tu t’en souviens ?
— Je m’en souviens.
Ces trois mots flottèrent entre eux, lourds d’implications. Le cœur d’Emma s’affola sous le
regard intense de Larenzo.
— Moi aussi, je m’en souviens, souffla-t-il.
Parlaient-ils encore d’échecs ? Les pièces du plateau se brouillaient devant ses yeux.
— T’arrive-t-il de repenser à cette nuit ? demanda-t-elle dans un murmure.
— Tout le temps.
Elle releva la tête, stupéfaite. Une étincelle d’espoir s’alluma en elle.
— A toi de jouer, lança-t-il d’une voix bourrue.
L’esprit ailleurs, elle déplaça son cavalier.
Ils jouèrent en silence, un silence chargé de réminiscences et de désirs inavoués qui
emplissaient l’air de leur présence invisible. Il serait si facile à Larenzo de se pencher au-dessus de
l’échiquier. D’encadrer son visage de ses mains et embrasser ses lèvres offertes…
Ses doigts tremblaient tellement lorsque vint son tour qu’elle renversa plusieurs pièces.
— Désolée, s’exclama-t-elle.
— Ce n’est rien.
Il rétablit le jeu en un tournemain.
— J’allais te battre dans trois coups.
— Oh…
— Belle partie.
Il tendit la main, le regard étincelant. Lorsqu’elle la serra, un courant électrique fusa le long de
son bras. Les doigts de Larenzo étaient chauds et fermes autour des siens. Elle retira sa main à regret.
— Une autre ? proposa-t-il.
Elle acquiesça, désireuse de prolonger la soirée.
— D’accord.
A peine avançait-elle un pion qu’il contrait avec l’un des siens. Quelques coups plus tard, elle
perdait un fou.
— Je ne suis vraiment pas douée, soupira-t-elle.
Bien qu’elle n’ait aucune chance de gagner, elle savourait ce tête-à-tête avec Larenzo, dans
l’intimité de son bureau. Les lourds rideaux de damas étaient tirés, l’échiquier baigné d’une douce
lumière tamisée. Quant à Larenzo lui-même…
Avait-elle imaginé cette flamme de désir dans ses yeux ? Son corps, en tout cas, y avait réagi.
Elle l’épia furtivement. Il étudiait le jeu, les mains sous le menton, le visage concentré. Elle brûlait
de lui caresser la joue. De l’embrasser.
Elle reporta son attention sur l’échiquier.
— Où as-tu appris à jouer ? demanda-t-elle. J’imagine que ce n’est pas à l’orphelinat, n’est-ce
pas ?
— C’est mon associé qui m’a enseigné les règles.
Elle écarquilla les yeux de surprise.
— Ton associé ? Tu veux dire Bertrano Raguso ?
Il hocha la tête.
— Vous étiez donc vraiment proches…
— Oui. Nous étions bons amis.
— C’est lui qui t’a piégé avec de fausses preuves ?
Il acquiesça, à la consternation d’Emma. Pas étonnant qu’il n’eût confiance en personne !
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Ce doit être terrible d’être trahi par un ami.
— Je me demande quelles étaient ses raisons, dit Larenzo, les yeux fixés sur l’échiquier. S’il
était acculé… J’aurais aimé qu’il m’en parle. Je l’aurais aidé.
Puis, comme s’il en avait trop dit, il avança sa reine et remporta la partie.

* * *

Les arbres perdirent leur feuillage mordoré dans les semaines qui suivirent. Ava commençait à
marcher à quatre pattes et à explorer l’appartement en s’agrippant aux meubles. Le samedi, Emma
l’emmenait voir Meghan et sa famille dans le New Jersey. Sa sœur évitait consciencieusement le
sujet de Larenzo, ce qui était un progrès, sans doute. Mais Emma aurait aimé que Meghan, comme
elle, comprenne qu’il n’avait rien du gangster qu’elles avaient toutes deux imaginé.
Plus elle passait de temps avec lui, plus elle l’appréciait. Drôle, secret, déterminé, il l’avait
plus d’une fois émue par sa tendresse envers Ava. Son attirance pour lui devenait difficile à
contrôler. Qu’il la frôle dans l’ascenseur, ou lui effleure la main en lui tendant un objet, et tout son
être se liquéfiait de désir. N’avait-il pas lui-même avoué repenser sans cesse à leur nuit en Sicile ?
Qui sait s’il n’éprouvait pas, dans le secret de son cœur, la même chose qu’elle ?
Il était grand temps de réagir. En cessant de fantasmer sur lui… ou en lui demandant franchement
s’il désirait plus qu’une simple amitié. Mais un pas devait être fait, car, pour elle, le doute n’était
plus permis : elle était amoureuse du père de son enfant.
11.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Larenzo en scrutant Emma par-dessus sa tablette.


— Rien, assura-t-elle.
Ava jeta sa cuiller par terre et il se pencha pour la ramasser.
— Je vois bien que quelque chose te préoccupe, insista-t-il gentiment.
Une angoisse sourde lui vrillait l’estomac. Ces dernières semaines avec Emma et Ava avaient
été parfaites. Trop, peut-être. La perfection ne durait pas éternellement. Les matinées seul avec Ava,
les petits déjeuners à trois autour de la table…
Lui, le vagabond des bas quartiers de Palerme, avait fondé sa propre famille. Cela tenait du
miracle. Aussi l’agitation d’Emma lui faisait-elle craindre le pire. Cette « famille », après tout,
n’était qu’une façade. Ils n’étaient pas vraiment attachés l’un à l’autre.
Non. C’était faux. Il savait, dans son cœur, qu’il tenait à Emma autant qu’à Ava.
— Ce n’est rien, répéta-t-elle, sans croiser son regard.
Il n’insista pas. Il souhaitait que rien ne bouge et, à cet égard, le pli soucieux sur le front
d’Emma n’augurait rien de bon.
— Quels sont tes projets pour aujourd’hui ? demanda-t-il en changeant délibérément de sujet.
— Gymnastique avec Ava, puis quelques courses. Rien de très excitant.
Elle s’était levée de table et s’affairait dans la cuisine, l’air préoccupé. A quoi pensait-elle ?
N’était-elle pas heureuse ici ? Elle avait emménagé avec lui à contrecœur, mais semblait s’être
habituée à sa nouvelle vie, et même apprécier sa compagnie. Se leurrait-il ?
— Excellent programme, dit-il avec légèreté.
La jeune femme haussa les épaules. La méfiance de Larenzo s’accrut, tel un poison le rongeant
de l’intérieur. Emma lui cachait quelque chose. Les signes ne trompaient pas.
Il se leva de table, déposa un baiser sur le front d’Ava et, souriant à Emma comme si de rien
n’était, partit au travail.
Il louait un bureau à Manhattan, siège de sa nouvelle société, LC Investments. La route vers la
stabilité s’annonçait longue et pavée d’obstacles. Il en prenait un peu plus conscience chaque jour.
Les charges avaient beau avoir été levées, les soupçons persistaient. On continuait à le penser
impliqué, ou tout au moins au courant des activités criminelles de Bertrano. Et comment s’en
offenser ? Il avait été si aveugle ! Son seul salut était de se conduire de façon exemplaire et de réussir
dans son entreprise, pour prouver à tous qu’il était quelqu’un d’honnête.
A tous, mais surtout à Emma.
Croyait-elle en son innocence ? Lorsqu’il surprenait son regard brillant de désir par-dessus
l’échiquier, il le pensait. Puis ses questions, ses accusations, la façon dont elle avait tenté de lui
cacher l’existence d’Ava lui revenaient en mémoire. Alors il doutait. Il avait peur. Et la peur, avait-il
appris, était une force dévastatrice.
Muselant ses émotions, il se concentra sur son travail. Il avait rendez-vous l’après-midi même
avec un brillant scientifique en quête d’un financement pour une technologie qu’il venait juste de faire
breveter. Déjà, à l’époque où il dirigeait Cavelli Enterprises, il avait à cœur de soutenir ce genre de
projets. Pour cette raison, il avait délégué la gestion d’autres secteurs de la société à Bertrano. Une
erreur qu’il ne répéterait pas. Plus jamais il n’accorderait sa confiance — pas même aux personnes
qu’il aimait.

* * *

Sitôt Larenzo parti, Emma exhala un soupir. Décidément, rien ne lui échappait. Or lui dire ce qui
la préoccupait était la dernière chose qu’elle souhaitait.
Tout avait commencé le samedi précédent, lorsqu’elle s’était rendue chez Meghan avec Ava.
Thanksgiving approchant, sa sœur l’avait invitée pour les festivités.
— Bien sûr ! Nous serions ravis de venir, avait répondu Emma. Je demanderai à Larenzo.
— J’ignorais que tu avais besoin de sa permission, avait répliqué Meghan d’un ton glacial.
Au grand dam d’Emma. Ces dernières semaines, elles avaient conclu un cessez-le-feu tacite en
ce qui concernait Larenzo. Cette remarque marquait sans équivoque la reprise des hostilités.
— Non, je n’ai pas besoin de sa permission, avait-elle protesté.
A l’exception près qu’elle demandait toujours à Larenzo si elle pouvait aller voir sa sœur le
week-end, sachant que ces visites le privaient de précieux moments avec Ava. Il n’avait jamais
refusé. Mais ce n’était pas sa permission qu’elle sollicitait. Pas exactement.
— Je veux seulement m’assurer qu’il est libre, avait-elle expliqué.
— Qu’est-ce que cela peut faire, qu’il soit libre ou non ?
Elle avait fixé sa sœur sans comprendre. Meghan avait secoué la tête d’un air sévère.
— Emma, tu n’imagines tout de même pas que je l’invite aussi ?
Sa surprise avait été sincère. Thanksgiving était, plus que toutes les autres, une fête familiale. Et
Larenzo faisait à présent partie de sa famille, que Meghan l’accepte ou non.
— Eh bien, si.
Sa sœur avait opposé un refus catégorique.
— Que les choses soient claires, Emma. Je n’ouvrirai jamais ma porte à cet homme. Je ne veux
pas qu’il approche mes enfants. Le fait que tu aies pu l’envisager une seule seconde montre à quel
point il t’a lavé le cerveau…
— Je t’en prie, Meghan. Je suis capable de me forger ma propre opinion, avait-elle riposté
sèchement.
Sa sœur avait pincé les lèvres.
— Tu manques de recul en ce qui le concerne…
— Et toi, Meghan ? Que sais-tu de lui, à part ce que tu as lu dans des journaux prêts à tout pour
faire sensation ?
— Penses-tu vraiment qu’il soit entièrement innocent ? Les preuves s’accumulaient contre lui…
— Il s’est fait piéger. Il me l’a dit lui-même.
Meghan avait roulé des yeux exaspérés.
— Evidemment. Que voulais-tu qu’il dise d’autre ?
— Je le crois.
— Emma, cet homme te manipule peut-être…
— Et s’il n’avait vraiment rien fait ? Tu le juges sans le connaître.
Devant le silence de Meghan, elle avait persisté.
— Larenzo est le père d’Ava, et un bon père. Il fait partie de ma vie, maintenant. Ce chantage
doit cesser ou il finira par nous éloigner l’une de l’autre.
Meghan avait pâli.
— Alors, c’est lui ou moi.
— Non !
Les larmes étaient montées aux yeux d’Emma. Comment la discussion avait-elle pu dégénérer à
ce point ?
— S’il te plaît, Meghan…
— Tu dois faire un choix, avait assené sa sœur.
Un choix impossible, qui n’avait cessé de la tourmenter depuis. Son père vivait à Budapest et
elle n’avait plus aucun contact avec sa mère. Meghan était la seule famille qui lui restait. La personne
dont elle était le plus proche au monde. L’idée de la perdre lui était insupportable. Mais que lui
demandait vraiment Meghan ? De quitter Larenzo ? C’était impossible, même si elle le voulait.
Et elle ne le voulait pas.
Larenzo, cependant, s’était montré très clair : il ne souhaitait aucune relation. Confiance et
amour étaient devenus des concepts étrangers pour lui. Peu importaient leur alchimie ou le fait qu’ils
apprécient leur compagnie mutuelle. Larenzo ne changerait pas, ne voulait pas changer.
Meghan avait raison : elle devait prendre ses distances émotionnellement. Voire déménager.
Louer son propre appartement. Démarrer une nouvelle vie. Ils finiraient bien par trouver un accord au
sujet de la garde d’Ava.
Alors pourquoi tout son être se révoltait-il à cette idée ? C’était absurde ! Il n’y avait pire
souffrance qu’aimer une personne plus qu’elle ne vous aimait et être rejeté par elle. Elle en avait fait
l’amère expérience. Oui… Le mieux était encore de partir la première.

* * *

— Vas-tu me dire ce qui te tracasse ? la relança Larenzo lors du dîner.


Emma décela une pointe d’impatience dans son ton. Il détestait l’idée qu’elle lui cache des
choses.
— Qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose me tracasse ?
— Tu es d’une nature enjouée. Tu as cette…
Il eut un geste vague de la main.
— Cette lumière en toi.
— Une lumière ?
Elle se sentait ridiculement flattée par ces mots.
— Oui. Tu illumines tout ce qui t’entoure. Il est facile de détecter quand tu n’es pas toi-même…
Il but une gorgée de vin.
— Comme la première fois où je t’ai revue, chez ta sœur, par exemple. Mais ces dernières
semaines, tu as retrouvé un peu de cette lumière.
Un sourire flotta sur ses lèvres, sans atteindre ses yeux.
— Emménager à New York m’a fait du bien, admit-elle.
— Malgré ta réticence initiale, rappela Larenzo.
— Inutile de pavoiser.
Elle remua distraitement sa salade, cherchant ses mots.
— Chez Meghan, j’étais dans une impasse et c’est toi qui m’en as tirée. Je t’en suis
reconnaissante, Larenzo.
Il hocha la tête en silence. C’était le moment d’enchaîner sur le fait qu’elle était prête à aller de
l’avant. Louer son propre appartement. Retrouver du travail. Les mots ne venaient pas.
— Emma ? l’encouragea Larenzo.
— Ma sœur et moi avons eu une discussion lors de ma dernière visite. Elle… désapprouve que
je vive ici.
— Je sais.
— Elle a le sentiment que je deviens…
Elle hésita. Lui avouer ce qu’elle ressentait était hors de question. Mais elle avait besoin de lui
faire comprendre sa position et celle de Meghan.
— Que je deviens un peu trop amicale avec toi.
— N’est-il pas dans l’intérêt d’Ava que nous entretenions de bons rapports ? fit valoir Larenzo.
Un masque était tombé sur son visage et la température semblait avoir chuté de plusieurs degrés.
— C’est ce que je pense, dit Emma. Hélas, ma sœur n’est pas d’accord avec cette idée.
— Et que suggère-t-elle ?
— Que je garde mes distances, je suppose. Que notre cohabitation reste purement pratique.
Elle ne l’avait pas formulé en ces termes, mais Emma savait que c’était ce que souhaitait
Meghan.
— Comme tu préfères, dit Larenzo. C’est une demande raisonnable.
— Tu crois ?
Cette complaisance la blessa. Il était donc prêt à renoncer sans protester à leurs parties d’échecs
et à leurs précieux moments avec Ava ?
— L’essentiel est que nous aimions tous les deux notre fille, répondit-il avec un haussement
d’épaules. Peu importe ce qu’il y a ou non entre nous.
— Oui, bien sûr, murmura Emma.
— Je me charge de donner son bain à Ava et de la coucher. Si tu as besoin de moi après, je
serai dans mon bureau.
Elle le regarda s’éloigner avec Ava, la poitrine serrée. Quelques minutes avaient suffi pour que
s’écroule le fragile édifice qu’ils avaient si patiemment construit ces dernières semaines…
Elle ne revit pas Larenzo de la soirée. Le lendemain, il partait au travail lorsqu’elle entra dans
la cuisine. La porte à peine refermée, elle s’affala sur une chaise, Ava sur les genoux. Si elle lui avait
confié les inquiétudes de Meghan, n’était-ce pas, au fond, dans l’espoir qu’il la rassure ? Qu’il lui
dise combien lui se réjouissait de leur amitié ? Et, peut-être, qu’il espérait plus ? Mais son pari avait
échoué. Larenzo avait érigé un mur entre eux, preuve qu’il était à mille lieues d’éprouver la même
chose qu’elle.
Le cœur lourd, elle décrocha son portable et appela Meghan pour l’informer qu’elle acceptait
son invitation.
Le soir même, elle annonça à Larenzo qu’elle et Ava passeraient Thanksgiving chez sa sœur.
Elle précisa qu’elles partiraient du mercredi au samedi, sans lui demander son avis. Il fronça les
sourcils.
— Quatre jours ? N’est-ce pas trop ?
— Thanksgiving est une fête importante. Familiale, insista-t-elle, volontairement blessante.
Larenzo resta impassible.
— Je vois. Tu peux y aller.
— Je ne te demandais pas la permission, rétorqua-t-elle, piquée au vif.
— Je te la donne quand même, répondit-il avec calme. Je suis autant que toi le tuteur d’Ava.
— Pas légalement.
Un éclair passa dans ses yeux. Il posa une main à plat sur la table, dans un effort visible pour
contenir sa colère.
— Est-ce une menace ?
Le rouge monta au front d’Emma.
— Bien sûr que non. Je voulais seulement dire que nous n’avions aucun accord officiel…
— Qu’à cela ne tienne. Dès lundi, nous réglerons ça avec mon avocat.
— J’en ai déjà consulté un, riposta-t-elle dans le feu du ressentiment.
Il se figea.
— Vraiment ? Intéressant.
Elle chercha sur son visage une trace d’émotion, un indice suggérant qu’il tenait un tant soit peu
à elle. En vain. Meghan avait-elle raison ? La manipulait-il sous couvert d’amitié ? Au vu de sa
réaction, l’hypothèse n’était pas à exclure.
— Nous partons demain matin, décréta-t-elle.
Et, sans attendre sa réponse, elle quitta la pièce.

* * *

Thanksgiving ne lui apporta aucun réconfort. Elle essaya bien d’entrer dans l’esprit de la fête en
cuisinant une délicieuse tarte à la citrouille avec Meghan et Ryan. Mais chaque geste lui demandait un
effort démesuré, comme si un poids pesait sur ses épaules. Meghan, bien sûr, s’en aperçut.
— Tu tiens vraiment à lui, observa-t-elle gentiment.
La vaisselle était faite, les enfants couchés. Pete lisait une histoire à Ryan pendant qu’Emma et
Meghan sirotaient un verre de vin au salon, pelotonnées sur le canapé.
— Cela n’a pas d’importance, répondit Emma.
— Pourquoi ?
— Parce que je lui ai répété ce que tu m’as dit et qu’il s’est refermé comme une huître. Je doute
que nous continuions à passer nos soirées ensemble, à l’avenir…
— Intéressant.
Emma s’arracha à sa mélancolie.
— Ah oui ? En quoi ?
— Cela montre qu’il a le sens de l’honneur, dit Meghan.
— Que veux-tu dire ?
— Il a compris à quel point ta famille était importante pour toi. Il est prêt à respecter ton choix.
Elle secoua la tête.
— Je regrette ce que je t’ai dit. Peut-être ai-je été trop dure. Mais je me fais tellement de souci
pour toi, Emma.
— Je sais.
— S’il a vraiment été piégé, et qu’il est le père attentionné que tu décris, alors…
Sa phrase resta en suspens. Emma s’impatienta.
— Alors ?
— Je ne sais pas, soupira Meghan. Peut-être ne lui rendons-nous pas service. Si tu espères une
relation avec lui…
— Aucune chance que cela arrive. C’est à peine s’il m’adresse la parole.
— Tu lui as présenté mon ultimatum et tu m’as choisie, moi. Difficile de lui en vouloir, non ?
— Tu le défends, maintenant ? s’exclama Emma.
— Non. J’essaie seulement d’agir en adulte responsable plutôt qu’en grande sœur paniquée. Je
ne suis sûre de rien.
— Alors que suis-je censée faire ? Lui annoncer que j’ai changé d’avis ?
C’était l’échec assuré.
— De toute façon, il n’est pas intéressé par une relation, poursuivit-elle. Il dit lui-même avoir
perdu toute capacité à faire confiance.
— Pas étonnant, si son associé l’a piégé. Ce qui est sûr, c’est qu’une relation entre vous ne
serait pas un long fleuve tranquille. Tu n’as pas l’habitude…
Emma s’étrangla avec son vin.
— Quoi ? Que veux-tu dire par là ?
— Eh bien, tu ne tiens pas en place et ne t’es jamais investie dans quoi que ce soit à long terme.
Côté relation, tu n’as jamais rien connu de sérieux, avec ce que ça implique de hauts et de bas.
Emma était piquée au vif. Mais Meghan n’avait pas tort.
— Il y a une raison à cela.
— Je sais. Le divorce de papa et maman…
— Pas seulement leur séparation. Quand maman est partie, elle s’est totalement désintéressée de
nous.
— Tu lui as fait comprendre que toi aussi, tu te désintéressais d’elle, fit remarquer Meghan.
— Elle nous a rejetées ! s’écria Emma.
— Ne t’a-t-elle pas proposé d’habiter avec elle en Arizona l’année suivante ?
— Cela a été un désastre. Je suis partie au bout de deux mois.
Meghan garda le silence. Emma darda sur elle un regard soupçonneux.
— Quoi ?
— Rien, dit sa sœur en se levant du canapé. Il se fait tard. Je vais souhaiter bonne nuit à Ryan.
Après une hésitation, elle ajouta :
— Si tu crois en l’innocence de Larenzo… Si, vraiment, tu tiens à lui… Accroche-toi, Emma.
De toutes tes forces.
— Dire qu’il y a peu, tu menaçais de couper les ponts si je me rapprochais de lui, maugréa
Emma.
— Je sais, je suis désolée. J’ai paniqué. Mais il est le père d’Ava et tu sembles vraiment
l’aimer, donc…
Donc quoi ? Les paroles de Meghan la taraudèrent tout le reste de son séjour. Etait-elle prête à
« s’accrocher » à un homme qui refusait toute relation ? Leurs soirées en famille comptaient parmi les
moments les plus merveilleux de sa vie. Et elle savait qu’il était toujours attiré par elle, comme elle
par lui. Mais était-ce suffisant ?
Après la trahison de son associé, sa peine de prison pouvait l’avoir irrémédiablement brisé…
Voulait-elle essayer malgré tout ?
Cette question demeurait sans réponse lorsque vint le moment de rentrer à New York. Le train
eut du retard, ce qui mit Ava d’humeur grognon. Emma était épuisée quand, à 21 heures passées, elle
poussa la porte de l’appartement. Ava s’était finalement endormie dans le taxi et elle la coucha
aussitôt.
Tout était silencieux, plongé dans l’obscurité. Aucune trace de Larenzo. Elle finit par le trouver
dans son bureau, affalé dans un fauteuil, un verre de whisky à la main. Sa barbe de trois jours et sa
chemise ouverte sur sa gorge bronzée lui donnaient un air dangereusement sexy. Il leva la tête à son
approche, ses yeux gris empreints d’une tristesse sans fond.
— Alors, tu es revenue ?
12.

Larenzo fixait Emma, debout dans l’embrasure de la porte. Ses cheveux cuivrés formaient
comme un halo autour de son visage. Etait-ce une hallucination ? Peut-être avait-il bu plus que de
raison.
— Larenzo…
Il se redressa et posa son verre sur la table basse, d’un geste brusque et maladroit.
— Je ne pensais pas que tu reviendrais, déclara-t-il.
— Pourquoi ne serais-je pas revenue ?
— Tu m’en veux de t’avoir fait du chantage et forcée à vivre ici. C’était méprisable de ma part,
c’est vrai, mais…
Il se passa une main dans les cheveux, surpris par la facilité avec laquelle sa langue se déliait.
— Même maintenant, je ne regrette rien, conclut-il. Cela fait-il de moi une mauvaise personne ?
— Non, murmura Emma.
Elle vint s’asseoir dans le fauteuil d’en face, de l’autre côté de l’échiquier sur lequel ils avaient
disputé tant d’agréables parties.
— Tu n’es pas quelqu’un de mauvais, Larenzo.
— En es-tu sûre ?
Il reprit son verre et le vida d’une traite. L’alcool lui brûla la gorge jusqu’aux entrailles.
— Tout le monde continue à me croire coupable…
— Pas moi.
Il se tourna vers elle.
— Tu le penses vraiment ?
Sa voix tremblait, à sa grande honte.
— Oui, dit-elle, le regard assuré, sincère.
Qu’avait-il fait pour mériter cette confiance ? Lui qui était incapable de la lui rendre…
— Emma…
Sur une impulsion, il encadra son visage de ses mains. Comme cette nuit-là à la villa. Sa peau
était douce et chaude, ses lèvres charnues sous son pouce. Un flot de souvenirs le submergea, avec
une douloureuse intensité. Emma attendait, les yeux clos, la bouche légèrement entrouverte.
Comment ne pas l’embrasser ?
Comme il penchait la tête, quelque chose résista en lui. Il ne voulait pas d’une aventure avec
Emma. Pourtant, il se savait incapable de plus. Le désir pulsait dans ses veines, mais il n’avait rien à
lui offrir. Ni amour ni confiance.
Il recula, et elle rouvrit les yeux. Ils se dévisagèrent en silence. Elle semblait avoir compris. La
déception sur ses traits céda rapidement la place à une expression neutre, détachée.
— Tu as passé un bon Thanksgiving ? s’enquit-elle.
— Horrible. Et toi ?
— Pareil.
Il hocha la tête et changea de sujet.
— Tu sais que je n’ai jamais vu de photos d’Ava dans ses premiers mois ? Tu dois bien en
avoir ?
— Oui. Tu voudrais les regarder ?
— S’il te plaît.
Tandis qu’elle allait les chercher, il se laissa aller dans son fauteuil, s’efforçant de museler le
désir qui le tenaillait. Rien ne se passerait avec Emma. Il se l’interdisait.
Elle réapparut quelques minutes plus tard avec un album qu’elle lui tendit. Il l’ouvrit tandis
qu’elle se rasseyait. La première photo représentait Ava à la naissance, le visage rouge et ridé.
— On dirait une petite grand-mère, dit-il avec amusement.
— Meghan m’a affirmé que tous les nourrissons ressemblaient à cela.
— Elle semblait déjà avoir de la voix…
— Oh oui ! Elle est venue au monde en hurlant et en agitant les poings avec fureur.
Il sourit et tourna la page. Il examinait chaque photo avec attention, fasciné par l’évolution de sa
fille : d’abord minuscule avec un toupet noir au sommet du crâne, puis joufflue et presque sans
cheveux. Un autre cliché la montrait assise sur un tapis, affichant un large sourire qui découvrait deux
dents de lait.
— Ces photos sont incroyables, murmura-t-il.
L’émotion dans les yeux d’Emma le déconcerta. A présent que l’effet de l’alcool commençait à
se dissiper, il réalisait à quel point il avait baissé sa garde. Avec un raclement de gorge, il lui rendit
l’album.
— Tu pratiques toujours la photographie ? Je veux dire, en dehors de tes portraits d’Ava.
Emma sortit de sa rêverie. Le regarder parcourir ces images l’avait profondément émue. Il y
avait une telle affection, une telle tendresse dans ses yeux !
— Hum, pas vraiment. Je n’avais ni le temps ni l’énergie nécessaires, ces derniers mois.
— Tu devrais t’y remettre. Tu as du talent, Emma.
— Merci, c’est gentil.
— Tu ne me crois pas ?
Elle émit un rire hésitant.
— Si. C’est juste que… Disons que j’ai un peu laissé tomber.
— Pourquoi ?
Elle roula des yeux.
— A cause d’un certain bébé, peut-être ?
Il lui lança un regard inquisiteur.
— Est-ce vraiment la raison ?
— Que veux-tu dire ?
Les mots de Meghan résonnèrent dans sa tête. Tu ne t’es jamais investie dans quoi que ce soit à
long terme. C’était la vérité. Elle adorait la photographie, mais y avait renoncé, dépassée par les
exigences de la maternité.
— As-tu peur d’exposer ton travail ?
Elle se raidit.
— Peur ?
— La plupart des gens redoutent l’échec.
— Ils ont raison.
Larenzo arqua un sourcil. Elle s’empourpra.
— Je veux dire, personne n’aime échouer. De toute façon, je n’ai jamais eu d’ambition, ajouta-t-
elle avec légèreté. Que ce soit en photographie ou tout autre domaine.
— Pourquoi ?
Elle haussa les épaules dans l’espoir de le décourager. Ses questions pointues l’obligeaient un
peu trop à se dévoiler.
— J’ai toujours voulu voyager, vivre au jour le jour. Une carrière aurait été étouffante.
Il hocha la tête sans répondre. La croyait-il ? Elle n’était pas sûre d’y croire elle-même…
— Pourtant, tu as sacrifié cette liberté pour donner naissance à Ava, fit-il valoir après un
moment.
— Et je ne regrette pas ma décision.
— Une décision étonnante, au vu de tes précédents choix de vie.
— Oui, sans doute, admit-elle. Mais personne ne peut prévoir comment il réagira dans une telle
situation. Quand j’ai su que j’étais enceinte… qu’un petit être grandissait en moi…
Sa gorge se noua à ce souvenir. Avoir quelqu’un à aimer, quelqu’un qui vous aimerait en retour,
était la plus merveilleuse sensation au monde.
— Une famille, souffla Larenzo.
— Oui. Notre famille.
Leurs regards se croisèrent, et elle sut qu’il était aussi bouleversé qu’elle par cette simple, mais
puissante vérité.
— Merci, Emma, murmura-t-il.
De quoi la remerciait-il ? Par ce seul mot, il venait de rompre le charme. Ils formaient une
famille, oui. Mais pas celle qu’elle désirait du fond de son cœur.

* * *

Une nouvelle semaine s’écoula, sans qu’Emma sache sur quel pied danser. Elle et Larenzo
semblaient avoir conclu une trêve. Ils mangeaient ensemble, passaient du temps avec Ava. Mais le
plaisir n’était plus là, l’aisance de leurs échanges remplacée par une politesse un peu guindée. Leur
relation d’avant lui manquait. Qui sait quel bonheur serait le leur si chacun y mettait du sien ? Mais
elle n’était pas sûre d’avoir la force d’essayer. Quant à Larenzo, il ne laissait rien transparaître de
ses sentiments.
Elle repensa à ce moment, dans son bureau, où il avait failli l’embrasser. Elle n’attendait que
cela, il n’avait pu ignorer les signaux. Mais il avait reculé. Face à la possibilité de commencer
quelque chose de merveilleux, il avait battu en retraite. Elle devait l’accepter.
Pourtant, cette question continuait à la tourmenter. Larenzo était-il vraiment contre l’idée d’une
relation plus intime ? Pourquoi ne pas lui demander directement ? La peur d’être rejetée l’en
dissuadait. Elle l’avait déjà été une fois et en avait assez souffert pour ne plus jamais vouloir
s’exposer à ce risque.
Mue par le besoin de se changer les idées, elle sortit son appareil photo, attacha Ava dans sa
poussette et se dirigea vers Central Park.
En ce début de décembre, les arbres avaient perdu leur feuillage et déployaient leurs branches
nues sur le ciel hivernal. Emma prit toute une série de photos. Le bassin de la fontaine Bethesda
recouvert d’une fine pellicule de glace. Une barque dérivant au milieu du lac. L’allée pavée du Mall
scintillante de givre, avec ses bancs déserts alignés de chaque côté. Puis Ava commença à se
plaindre du froid et elle retourna à l’appartement.
A sa surprise, Larenzo était déjà là, bien qu’il fût à peine 17 heures. Elle sortit Ava de sa
poussette et lui retira sa combinaison. Sitôt par terre, la fillette s’élança vers Larenzo, les bras
tendus.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu sois déjà rentré, dit Emma. Je vais préparer le dîner.
Sa poitrine se serra à la vue de Larenzo soulevant Ava. S’habituerait-elle un jour à ces effusions
de tendresse ? L’amour qu’il portait à sa fille l’émouvait et lui donnait envie de tellement plus entre
eux…
— Je suis rentré plus tôt, car j’avais à te parler, annonça-t-il.
Son ton était si sérieux qu’Emma se demanda si elle devait se réjouir ou s’inquiéter.
— Il y a un problème ?
— Un problème ? Non, pas du tout.
Il déposa Ava par terre.
— C’est au sujet du gala organisé par un laboratoire de recherche à l’occasion du lancement de
leur dernière innovation technologique. Beaucoup de gens seront présents. Des gens que j’ai besoin
de rencontrer.
— D’accord, dit Emma. Je devrais pouvoir me passer de toi une soirée.
Elle avait dit cela sur le ton de la plaisanterie, mais Larenzo, loin de se dérider, prit un air plus
sérieux encore.
— A vrai dire, je me demandais si tu accepterais de m’accompagner.
Emma demeura interdite.
— Moi, t’accompagner ?
— J’engagerai une baby-sitter compétente et nous ne partirons qu’une fois Ava endormie.
— Pourquoi veux-tu que je vienne avec toi ? questionna-t-elle.
Il poussa un soupir.
— Après ce qui s’est passé, les gens continuent à se méfier de moi. Mon objectif est de regagner
leur confiance et ta présence pourrait y aider.
Emma eut l’impression d’avoir reçu un seau d’eau froide en pleine figure.
— Ta franchise t’honore, répondit-elle d’un ton acide.
Il fronça les sourcils.
— Tu es en colère…
— Pourquoi serais-je en colère ?
Si ce n’est parce que, l’espace d’une seconde, elle avait cru qu’il lui proposait un rendez-vous
galant ? Qu’il avait envie d’être avec elle ? Mais non, il ne cherchait qu’à l’utiliser pour restaurer
son image publique. Exactement comme Meghan l’avait prédit.
— En effet, tu n’as aucune raison de l’être, dit-il de ce ton mesuré qui servait à masquer son
impatience. Je t’invite à une soirée, rien de plus.
— Merci pour la clarification, marmonna-t-elle.
Larenzo paraissait décontenancé.
— Emma, qu’y a-t-il ?
— Rien.
Jouer les offensées était illogique de sa part, elle en avait conscience. Elle ne savait même plus
ce qu’elle ressentait ou attendait de lui.
— Rien du tout, répéta-t-elle en caressant distraitement l’appareil photo pendu à son cou.
Larenzo remarqua son geste.
— Tu as pris des photos, aujourd’hui ?
— Oui.
— Puis-je les voir ?
Avec un haussement d’épaules, elle lui tendit l’appareil. Il passa en revue ses derniers clichés,
les sourcils légèrement froncés. Emma se sentait nerveuse malgré elle. Elle voulait qu’il apprécie ce
qu’elle faisait. Qu’il l’apprécie, elle.
— Très réussies, déclara-t-il. Quoique un peu lugubres.
Vexée par sa critique, elle lui arracha l’appareil des mains. Néanmoins, en étudiant les images,
force lui fut de reconnaître que Larenzo avait raison ; le parc était bondé, mais elle l’avait fait
paraître morne et désolé.
— Il faut croire que j’étais d’humeur lugubre, grogna-t-elle.
Et elle s’enfuit dans la cuisine pour préparer le dîner.
13.

Emma contempla son reflet dans le miroir, des papillons dans le ventre. Elle avait choisi avec
soin la robe qu’elle porterait au gala, après avoir écumé pendant des heures les luxueuses boutiques
de la Cinquième Avenue, encouragée par Larenzo. Meghan, venue tout exprès du New Jersey, l’avait
accompagnée.
— Alors, que se passe-t-il entre Larenzo et toi ? l’avait-elle questionnée tandis qu’elle défilait
en robe de créateur dans le salon d’essayage.
Meghan, à son crédit, s’était montrée courtoise envers Larenzo lorsqu’elle était passée à
l’appartement, et il lui avait retourné la politesse. Mais leur relation restait tendue. Sans doute le
serait-elle toujours.
— Je ne sais pas, avait soupiré Emma en se laissant choir sur une méridienne. Il a bien précisé
qu’il m’invitait pour améliorer son image…
Meghan avait fait la grimace.
— Au moins, il est honnête.
— Oui, je suppose.
— Que penses-tu de celle-ci ?
Emma avait baissé les yeux sur la robe qu’elle essayait, en satin ivoire brodé de perles de
cristal.
— Magnifique. Mais elle ressemble trop à une robe de mariée.
Le regard compatissant de sa sœur l’avait agacée. Elle n’était pas là pour être prise en pitié,
mais pour acheter une tenue pour assister au gala avec Larenzo. Une soirée dont elle entendait bien
profiter, quelles que soient ses raisons de l’y avoir invitée.
Elle lissa de la main la robe vert émeraude qu’elle avait finalement choisie. Elle était d’une
simplicité trompeuse, avec un bustier froncé qui épousait sa silhouette avant de s’évaser au genou
dans un flot de satin. Ses cheveux ondulaient librement sur ses épaules, ses traits juste rehaussés par
une touche de gloss et d’eye-liner. Pour la première fois depuis longtemps, elle se trouvait belle. Et
elle espérait que Larenzo le penserait aussi.
Un coup léger retentit à sa porte.
— Emma, tu es prête ? Je couche Ava, puis il sera l’heure de partir.
— D’accord.
Après un dernier regard dans la glace, elle sortit de sa chambre. Son souffle se suspendit.
C’était la première fois qu’elle voyait Larenzo en smoking. La chemise d’un blanc immaculé mettait
en valeur son teint hâlé et son physique parfait. Ava, en pyjama, gigotait dans ses bras. Smoking et
bébé — une combinaison ravageuse. Jamais il ne lui avait paru aussi sexy, aussi admirable qu’en cet
instant.
Alors seulement, elle vit la lueur incandescente dans son regard. L’air lui manqua.
— Tu… tu aimes ?
— La robe ? Oui. Tu es magnifique, Emma.
— Merci.
Son cœur battait la chamade. Elle tendit les bras vers Ava.
— Je vais la coucher.
— Et si elle bave sur toi ? objecta Larenzo avec un petit sourire. Laisse, je m’en charge.
Emma profita de ce qu’il mettait Ava au lit pour aller chercher son étole. Quelques minutes plus
tard, la baby-sitter, recommandée par un organisme réputé, arrivait à l’appartement. Larenzo sortit de
la chambre d’Ava, un doigt sur les lèvres.
— Elle ne va pas tarder à s’endormir.
Après avoir donné ses instructions à la nounou, il escorta Emma vers l’ascenseur, une main
posée dans le creux de son dos. Une onde de désir la traversa. La cabine, bien que spacieuse, lui
paraissait soudain terriblement étroite.
— Toi aussi, tu es très élégant, assura-t-elle.
Larenzo arqua un sourcil.
— Merci.
Elle se sentait un peu idiote, mais n’en avait cure, résolue à savourer cette soirée. Pourquoi ne
pas prétendre qu’il s’agissait d’un rendez-vous ? Il serait toujours temps, demain, de revenir à la
réalité. Aujourd’hui… elle voulait vivre un conte de fées.

* * *

Larenzo observait Emma du coin de l’œil. Elle se tenait droite et fière, le menton levé haut,
resplendissante dans sa robe émeraude. Il brûlait de glisser les doigts dans cette chevelure cuivrée
qui cascadait sur ses épaules. D’approcher les lèvres des siennes, comme ce soir-là dans son bureau.
Sauf qu’il irait jusqu’au bout, cette fois. Il l’embrasserait et explorerait chaque recoin de sa bouche
pulpeuse…
La réaction de son corps ne se fit pas attendre. Au même moment, les portes de l’ascenseur
s’ouvrirent. La soirée s’annonçait longue. Mais, tandis qu’il aidait Emma à prendre place dans la
limousine, il savait qu’il en savourerait chaque seconde à ses côtés.
Vingt minutes plus tard, il n’en était plus si sûr. Une rumeur parcourut la foule à son entrée dans
la vaste salle de réception accueillant le gala. Les visages se tournèrent vers lui, autant de têtes aux
lèvres pincées. Chaque regard, chaque murmure lui semblait une moquerie dirigée contre lui. Emma,
de son côté, admirait la pièce avec des yeux émerveillés. N’avait-elle rien remarqué ? Etait-il
paranoïaque ? Possible. Il avait appris à se méfier de tout le monde. Y compris d’Emma.
Raison pour laquelle cette première sortie ensemble serait aussi la dernière.
Il croisa le regard d’un P-DG avec qui il entretenait de bons rapports avant son inculpation.
L’homme eut un hochement de tête crispé et détourna les yeux.
Depuis deux mois qu’il était aux Etats-Unis, Larenzo faisait profil bas. Il rencontrait
investisseurs et entrepreneurs en privé, lors de réunions individuelles ; il n’avait assisté à aucun
événement public, craignant ce genre de réaction. Mais cela ne pouvait plus durer. Il avait besoin de
sortir, de se montrer, de prouver au monde qu’il n’avait rien à se reprocher. La tâche s’annonçait plus
ardue qu’il ne l’avait anticipé.
Carrant les épaules, il guida Emma vers le bar.
— Champagne ?
— Absolument.
Il saisit deux flûtes et lui en tendit une. Le stress lui nouait les muscles, sans parler de la
migraine qu’il sentait poindre. Personne ne les approchait, mais tous leur jetaient des regards en coin.
— Je comprends mieux ton besoin de redorer ton image, dit soudain Emma en avalant une
gorgée de champagne.
Visiblement, elle aussi avait remarqué les coups d’œil qu’on leur lançait.
Il haussa les épaules, comme si cela ne le touchait pas. Il était passé maître dans l’art de
dissimuler ses émotions. Lorsqu’on grandissait dans un orphelinat où le moindre rire était puni, la
moindre peur raillée et méprisée, on apprenait vite.
— Et si nous allions à la rencontre des gens ? suggéra Emma. C’est bien pour cela que tu es ici,
non ?
Il acquiesça, bien qu’il redoutât ce moment. Son anxiété corrompait jusqu’à son plaisir d’être
avec Emma. L’inviter ce soir avait été une erreur. Il ne supportait pas l’idée qu’elle soit témoin de
son humiliation, de son ostracisme, tout en subissant la curiosité malsaine de la foule.
— Par qui commencer ? poursuivit-elle. Le scientifique ? Est-il ici ?
Sa ténacité le fit sourire.
— Oui. Laisse-moi te le présenter.
Il la conduisit auprès de Stephen Blane, sans doute la seule personne de l’assemblée croyant à
son innocence — ou du moins prête à faire affaire avec lui.
— Bonsoir, lança-t-elle gaiement.
Stephen serra la main qu’elle lui tendait, l’air médusé. Emma avait du tempérament, plus qu’elle
ne le pensait, songea Larenzo avec affection. Ava, quoi qu’elle en dît, ne tenait pas uniquement de lui
son fort caractère.
Ils bavardèrent longuement avec Stephen, et une poignée d’invités se greffa à leur groupe. La
conversation connaissait des moments de flottement, émaillés d’insinuations plus ou moins voilées
que Larenzo se contentait d’ignorer. Mais toutes se fichaient en lui comme autant de flèches
empoisonnées.
Quand cela finirait-il ? Combien de temps encore paierait-il la trahison de Bertrano et ses
propres erreurs ?
Emma gardait la tête haute et s’adressait à tous sur un ton enjoué. Mais il la sentait se raidir à
chacune de ces piques. Comment trouvez-vous les Etats-Unis, Cavelli ? La nourriture y est
meilleure que ce à quoi vous étiez habitué, pas vrai ? Lui restait impassible. L’essentiel était que
les personnes qui comptaient croient en lui.
En particulier Emma.
Au bout d’une heure, il en eut assez et entraîna la jeune femme sur la piste de danse. Elle l’y
suivit, visiblement surprise.
— Je n’aurais jamais imaginé que tu savais danser…
— Ah non ? Pourquoi ?
Il posa les mains sur ses hanches, et ses seins effleurèrent son torse lorsqu’elle noua les bras
autour de ses épaules. La chaleur de son corps l’irradiait à travers le satin léger de la robe. Onduler
ainsi au son de la musique confinait au supplice. Mais il résista à la tentation de la plaquer contre lui.
— En Sicile, tu travaillais tout le temps, répondit-elle. Je ne t’ai jamais vu te relaxer. Sauf
quand tu nageais, mais c’était de l’exercice.
— C’est vrai. Je le regrette.
— Comment cela ?
— J’ai travaillé si dur, et pour quoi ? En fin de compte, j’ai tout perdu, dit-il avec amertume.
J’aurais aimé profiter davantage de la vie.
— Oh ! tu en profitais pas mal, à en croire les photos de toi dans les tabloïds, toujours
accompagné d’une blonde différente…
Un sourire s’esquissa sur les lèvres de Larenzo.
— Jalouse ?
— Aucune chance, ironisa-t-elle.
Il en éprouva une certaine déception. Il aurait aimé qu’elle le soit. Qu’elle ressente la même
morsure que lui.
— C’était aussi une forme d’exercice, fit-il en manière de provocation.
— Dans ce cas, tu devais être en pleine forme, rétorqua-t-elle d’un ton pincé.
Il rit. Emma était la seule personne à avoir jamais réussi ce tour de force — le faire rire.
— Et maintenant, je suis un peu rouillé. Sais-tu à quand remonte la dernière fois où j’ai fait de
« l’exercice » ?
Elle s’empourpra, ses pupilles soudain dilatées. Il s’aventurait en terrain dangereux, mais ne
parvenait pas à s’arrêter.
— Je n’ai pas envie de savoir.
— A toi, susurra-t-il.
La rougeur de ses joues s’accentua. Il lui saisit le menton et l’obligea à le regarder.
— Et toi ?
— Moi ? Je suis tombée enceinte et j’élevais mon bébé chez ma sœur. A ton avis ?
Une émotion féroce envahit Larenzo, mélange de soulagement et de fierté.
— Bien.
— Bien ? répéta Emma, les sourcils froncés. Qu’est-ce que cela a de « bien » ? A quoi jouons-
nous, Larenzo ?
Il garda le silence. « A rien » était la seule réponse honnête à cette question. Emma se dégagea
de son étreinte.
— Excuse-moi, bredouilla-t-elle, avant de quitter précipitamment la piste de danse.

* * *

A quoi jouait-il ? Et elle ?


Emma étudia son reflet dans le miroir des toilettes pour dames. Ses joues étaient en feu, ses
pupilles dilatées. Elle avait l’air d’une femme en proie aux affres du désir. Et l’espace d’un instant,
sur la piste de danse, elle avait eu l’impression que ce désir était partagé. Larenzo flirtait avec elle,
elle n’avait pas rêvé ! Et puis…
Et puis, il avait fait marche arrière. Une fois de plus. Ouvrant le robinet, elle passa ses mains
sous l’eau froide pour apaiser sa fièvre. Chaque fois qu’elle croyait se rapprocher de lui, il prenait la
fuite. Et elle savait pourquoi. Il le lui avait dit lui-même : il n’avait confiance en personne et refusait
toute relation. Exactement comme elle avant. Mais vivre à ses côtés et le voir avec Ava l’avait
changée. Hélas, leur cohabitation n’avait eu aucun effet semblable sur lui…
Avec un soupir, elle se sécha les mains. Ce gala était émotionnellement éprouvant. Le mieux
était encore de demander à Larenzo de rentrer.
Deux femmes la frôlèrent au moment où elle sortait. Tout à leurs commérages, elles ne lui
prêtèrent aucune attention.
— Quel culot de se montrer ce soir ! s’offusquait l’une d’elles. Tu te rends compte ? A peine
libéré de prison !
— N’avait-il pas avoué, en plus ? renchérit l’autre. Cela cache quelque chose…
— Raguso était son mentor. Il l’avait recueilli enfant et élevé comme un père ! On se demande
qui a piégé qui…
Emma quitta les toilettes d’un pas chancelant. Elle n’avait pas réalisé que Larenzo était aussi
proche de Raguso. Elle savait qu’il était son associé, oui, et même un ami. Mais son mentor ?
L’homme qui l’avait élevé comme un père ? C’était cet homme-là qui l’avait trahi ?
Pas étonnant qu’il eût perdu toute capacité à faire confiance ! La félonie de Raguso avait dû le
blesser au plus profond de lui-même. S’en remettrait-il jamais ? Avait-elle la force de le soutenir ?
Tu ne t’es jamais investie dans quoi que ce soit à long terme.
Pour Larenzo, en serait-elle capable ? Elle était en train de tomber amoureuse de lui. Non…
Elle l’était déjà, éperdument. Parce qu’elle l’aimait, saurait-elle l’aider à guérir ? A faire confiance
et aimer à nouveau ?
A l’aimer, elle ?
Son cœur battait à tout rompre, la peur le disputant à l’excitation. Oui, elle voulait essayer. Pour
lui et pour elle-même.
— Tu es partie depuis un moment…
Emma tressaillit. Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas vu Larenzo approcher. Forte d’une
résolution nouvelle, elle lui sourit.
— Cette remarque n’est pas digne d’un gentleman, plaisanta-t-elle.
Il lui adressa un sourire incertain, visiblement déconcerté par sa légèreté.
— Toutes mes excuses.
— Si nous retournions danser ? suggéra-t-elle en glissant un bras sous le sien.
Il scruta son visage comme pour jauger son humeur.
— S’il te plaît, Larenzo.
Sans un mot, il la guida vers la piste. Cette fois, lorsqu’il l’enlaça, elle ne retint rien. Elle moula
son corps contre le sien, qui se raidit à son contact, et s’accrocha à son cou, cherchant à lui
communiquer qu’elle lui appartenait. Qu’il pouvait lui faire confiance. Oh ! elle ne s’attendait pas à
le convaincre en une seule danse, mais c’était un début.
Le début de tout, espérait-elle.
14.

Ils dansèrent pendant une heure, sans parler. Les mots étaient devenus superflus. Après le
premier slow, Larenzo s’était détendu, les lèvres enfouies dans ses cheveux. Emma avait fermé les
yeux, envahie par une délicieuse sensation de plénitude. Pour la première fois, elle sentait que
Larenzo et elle pouvaient aller plus loin, vers quelque chose d’infiniment fort et intime.
Il était 23 heures passées lorsqu’ils se détachèrent l’un de l’autre. Le regard de Larenzo brillait
d’une lueur intense. Sans un mot, il lui prit la main et l’entraîna vers la sortie.
L’air glacial de décembre leur fouetta le visage. Ils s’engouffrèrent dans la limousine, les doigts
toujours entrelacés. Leurs cuisses se frôlaient sur le siège en cuir. Larenzo regardait droit devant lui,
son expression indéchiffrable dans l’ombre. Mais elle percevait son désir, qui enflammait le sien et
saturait l’air d’une tension sensuelle et lourde. Dix minutes s’écoulèrent ainsi — dix minutes
d’exquise excitation retenue. A peine arrivaient-ils devant leur immeuble qu’ils sortirent et se
hâtèrent vers l’entrée.
— Bonsoir, monsieur Cavelli, déclara le portier.
Larenzo hocha la tête et, sans ralentir, entraîna Emma vers l’ascenseur.
La cabine paraissait encore plus exiguë qu’auparavant. Le cœur d’Emma battait à tout rompre et
son souffle saccadé emplissait tout l’espace. Larenzo, de son côté, gardait les yeux fixés sur les
numéros d’étage, qui défilaient inexorablement. Plus que quelques secondes, et ils se retrouveraient
seuls dans l’appartement.
Larenzo passa sa carte dans la serrure magnétique et Emma le suivit dans le vestibule. Le désir
gravé sur ses traits l’excita. La seconde d’après, il la plaquait contre la porte et se penchait sur elle
pour l’embrasser, son souffle chaud sur ses lèvres…
— Monsieur Cavelli ?
La voix de la baby-sitter les fit sursauter. Larenzo eut d’abord un mouvement de recul avant de
se porter à sa rencontre. Emma, déçue, les écouta échanger les politesses d’usage, puis s’écarta afin
de permettre à la jeune femme de s’en aller. Le tintement annonçant l’arrivée de l’ascenseur résonna
dans le vestibule. Larenzo alluma la pièce et Emma cilla, éblouie. Le charme était rompu.
Il se racla la gorge, le regard fuyant.
— Hum, il se fait tard.
— Oui, murmura-t-elle.
Le silence se prolongea. L’excitation était retombée, chassée par un sentiment d’occasion
manquée. Un soupir passa les lèvres de Larenzo, presque imperceptible. Ses épaules s’affaissèrent et
il tourna les talons.
— Bonne nuit, Emma.
Quelques secondes plus tard, le clic de la porte de sa chambre scellait ce nouvel échec. Elle se
retrouvait seule, une fois de plus. Seule et tourmentée par un désir inassouvi lancinant.
Machinalement, elle se dirigea vers la cuisine, fit un peu de rangement, mis le lave-vaisselle en
route. Tout en s’affairant, elle réfléchissait à un plan d’action. Elle pourrait entrer dans la chambre de
Larenzo, sans frapper. Se glisser furtivement à l’intérieur et… Quoi ? Le séduire ? Sa seule
expérience était leur nuit ensemble à la villa. Alors qu’il affichait d’innombrables conquêtes à son
tableau de chasse ! Elle eut un rire d’autodérision. En réalité, elle n’avait aucune idée de comment
s’y prendre. Mais elle pouvait toujours essayer. Larenzo ne tenterait jamais rien à cause de son passé.
C’était donc à elle de faire le premier pas, quitte à risquer son cœur.
Cette pensée fit courir un frisson d’anticipation le long de son échine. Une douce chaleur
l’inondait, exactement comme tout à l’heure dans l’ascenseur, quand elle était certaine que quelque
chose allait se passer.
Il n’était pas trop tard.
Elle ferma les yeux. Quel était le pire qui puisse arriver ? Que Larenzo repousse ses avances ?
Qu’il la renvoie dans son propre lit ? Elle en serait blessée et humiliée. Sans parler de la gêne
demain au petit déjeuner. Mais l’autre option — ne rien faire — lui était encore plus odieuse.
Résolue, elle se hâta vers sa chambre et troqua sa robe de soirée contre une nuisette de soie
blanche. Elle n’était guère affriolante, mais c’était ce qu’elle possédait de plus sexy. L’essentiel était
que ses intentions soient claires.
Prenant son courage à deux mains, elle alla frapper à la porte de Larenzo et, sans attendre la
réponse, entra. La pièce était plongée dans le noir, le lit au centre réduit à une masse sombre. Une
respiration rauque attira son attention et elle distingua Larenzo, debout devant la fenêtre, le col de sa
chemise déboutonné.
Elle resta paralysée, incapable d’agir. Après être arrivée jusque-là, elle ignorait comment
franchir l’étape suivante. Lui annoncer tout de go : « Je suis venue te séduire » ? De quoi mourir de
honte !
— Larenzo…
Elle n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. Comme propulsé par une force surhumaine,
Larenzo traversa la pièce et écrasa sa bouche sur la sienne. Le désir explosa en elle. Elle l’embrassa
à son tour, dévorée de fièvre. Déjà, Larenzo lui ôtait sa nuisette, qui tomba dans un froissement de
soie.
Elle tira sur sa chemise, si violemment que les boutons s’éparpillèrent sur le sol. Elle rit et
plaqua les mains sur son torse bronzé, les laissa s’égarer sur ses épaules avec un soupir de
satisfaction. Elle le désirait tellement ! Un désir à l’évidence partagé. Sans perdre de temps, il
l’emporta sur le lit où il s’allongea sur elle. Elle s’attaqua alors à sa braguette, et il suffit de quelques
secondes pour que son pantalon disparaisse, suivi par son boxer.
Emma retint sa respiration. Larenzo aussi lorsqu’elle enroula les doigts autour de son sexe érigé.
Il ferma les yeux et reprit sa bouche, encore et encore. Ils buvaient aux lèvres l’un de l’autre,
insatiables, leurs corps nus et étroitement enlacés. Mais ce n’était jamais assez.
Emma cambra les reins, offerte aux mains de Larenzo qui se réappropriaient chacune de ses
courbes. Bientôt, ses doigts se faufilèrent entre ses cuisses, pour une caresse si tendre, et à la fois si
experte, qu’elle en aurait pleuré. Mon Dieu, comme elle s’était languie de cela ! De lui.
— Tu… tu as un préservatif ?
Larenzo rit et roula sur le côté.
— Il se trouve que oui.
Elle se redressa sur un coude.
— Tu espérais donc qu’on en arrive là, le taquina-t-elle.
— Je suppose, oui. Même si je refusais de l’admettre.
Le cœur d’Emma se gonfla d’amour pour cet homme complexe, mélange d’orgueil et d’humilité,
de douceur et d’inflexibilité, d’arrogance et de vulnérabilité.
— Viens, murmura-t-elle, les bras tendus.
Alors il l’enveloppa de son corps et s’enfonça en elle, dans une union si intense qu’elle poussa
un gémissement. Il plissa des yeux inquiets.
— Je te fais mal ?
— Non…
Elle noua les jambes autour de ses hanches afin de l’attirer plus profondément en elle.
— Jamais.
Ces mots, dans son plaisir, sonnaient comme une promesse.

* * *

Larenzo serra Emma dans ses bras, le corps vibrant de leur étreinte passionnée. Elle se
pelotonna contre lui et une vague d’amour le submergea. A sa stupéfaction. Il se pensait incapable
d’éprouver une telle émotion, mais Emma avait su combler le vide qui l’habitait. Pourtant, il doutait
encore. Une relation entre eux pouvait-elle vraiment fonctionner ?
Il opta pour une approche légère.
— Avais-tu une idée derrière la tête en venant dans ma chambre ?
Elle rit.
— Tout à fait. Et elle s’est concrétisée.
Elle s’appuya sur un coude pour le regarder. Ses joues étaient encore roses de plaisir, mais ses
yeux verts brillaient d’un éclat sérieux.
— Larenzo… Ce soir, au gala, j’ai entendu quelque chose.
La douce torpeur qui s’était emparée de lui s’évanouit aussitôt.
— Quoi ?
— Deux femmes discutaient dans les toilettes…
Elle se mordit la lèvre, et une onde de feu fusa dans ses veines. Il se retint de la reprendre là,
sur-le-champ, d’autant que son instinct lui soufflait qu’il n’avait aucune envie d’entendre ce qu’elle
avait à lui dire.
— D’après elles, poursuivit-elle, Raguso était comme un père pour toi. Est-ce vrai ?
Le choc le laissa interdit. Il s’était attendu à ce qu’elle lui parle des rumeurs persistantes sur sa
culpabilité. Pas de Bertrano.
Il haussa les épaules.
— Je te l’ai dit. Nous étions proches.
— Je suis désolée, murmura-t-elle en lui effleurant la joue.
Ce geste simple le toucha. Elle était triste pour lui, sincèrement triste. Une boule d’émotion lui
noua la gorge.
— Tu n’as pas à l’être, dit-il d’une voix bourrue.
— Je suis navrée qu’un homme auquel tu étais si attaché t’ait trahi. Pas seulement un associé,
mais un père…
— Oui.
Il leva les yeux au plafond, plus près de pleurer qu’il ne l’avait jamais été.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ? demanda-t-elle.
Personne ne connaissait cette histoire. Mais ce soir, il avait envie qu’Emma l’entende.
— J’ai essayé de lui voler son portefeuille.
Elle laissa échapper un rire incrédule.
— Sérieusement ?
— Oui. J’avais douze ans, ajouta-t-il. Je vivais dans la rue depuis environ un an, survivant grâce
à de petits jobs et de menus larcins. Je dormais dehors, parfois dans un refuge. Un hiver, nous nous
sommes réunis à plusieurs pour squatter un immeuble abandonné.
Il vit Emma frissonner.
— Quelle horreur, murmura-t-elle.
— Moins que l’orphelinat. Certaines sœurs étaient cruelles. Elles n’aimaient rien mieux que de
nous punir et de nous faire souffrir. Je haïssais cet endroit. Au moins, dans la rue, j’étais maître de
mon destin…
Il attira Emma contre lui, assailli par une déferlante de souvenirs.
— Un jour, à douze ans, j’ai croisé Bertrano, un homme d’affaires prospère d’une quarantaine
d’années. Il portait un manteau en pur cachemire. Je n’avais jamais rien touché d’aussi doux.
— Que s’est-il passé ? Il t’a attrapé ?
— Oui. Il m’a agrippé par le col et secoué comme un prunier en menaçant d’appeler la police…
Ironie du sort, Bertrano avait bien fini par l’envoyer en prison. Cette blessure n’était toujours
pas refermée.
Emma lui caressa doucement la joue.
— Il t’a fait jurer de ne plus recommencer ?
— Oui. J’ai filé sans demander mon reste. Mais le lendemain, il m’a retrouvé et payé un repas.
Cela a continué pendant plusieurs mois. Je me méfiais de lui. Mais Bertrano, je crois, cherchait à
combler sa solitude. Il avait perdu sa femme et son fils dans un accident de voiture. Il n’avait plus de
famille…
— Et toi non plus.
— Non.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
Larenzo se força à continuer. Ces souvenirs-là étaient amers, souillés par la trahison de
Bertrano. Mais il avait besoin d’aller jusqu’au bout.
— Il a proposé de m’envoyer en pensionnat. Il voulait que je fasse quelque chose de ma vie.
J’ai d’abord refusé. Les institutions, j’avais déjà donné. Puis un de mes amis est mort, un garçon d’à
peine dix ans. Poignardé dans une ruelle. J’ai alors compris que si je ne voulais pas finir comme lui,
je devais saisir cette chance. Bertrano m’a envoyé dans une école privée près de Rome. Au début, je
n’ai pas été accepté. Les autres élèves devinaient d’où je venais. Mais je m’en fichais. Je portais des
vêtements chauds, dormais dans un lit, mangeais à ma faim. Et puis, j’aimais apprendre.
— Tu as dû avoir l’impression d’atterrir sur une autre planète, déclara Emma.
— Oui, un peu. Grâce à une bourse, j’ai intégré l’université, d’où je suis sorti diplômé. Bertrano
m’a alors proposé de travailler pour lui.
Sa gorge se serra.
— Quand j’ai eu vingt-cinq ans, il a changé le nom de la société en Raguso & Cavelli
Enterprises. A mes trente ans, elle est devenue simplement Cavelli Enterprises. Il m’a dit qu’il me
considérait comme un fils et voulait me léguer son affaire.
— Il t’aimait, dit Emma d’une voix douce.
Il déglutit.
— Et je l’aimais aussi. C’est pourquoi je n’arrive pas à accepter sa trahison.
Ils restèrent un moment sans parler, étroitement enlacés. C’est Emma qui rompit le silence.
— Tu penses qu’il regrette ? demanda-t-elle prudemment.
— Je ne sais pas, répondit Larenzo. J’ai envie de lui donner le bénéfice du doute. Peut-être
s’est-il trouvé dépassé par les responsabilités que je lui avais confiées, au point de se rapprocher de
la Mafia…
— C’est pour cela que tu as avoué ?
— J’ai avoué, car les preuves étaient là. J’étais le P-DG de la société. Bertrano a utilisé mon
nom pour ses activités criminelles parce que je lui en ai laissé toute latitude.
— Tu aurais quand même pu te défendre. Mais tu as cherché à le protéger.
— Oui.
Il ferma les yeux, submergé par l’émotion. Emma posa une main sur sa joue et l’obligea à la
regarder.
— Il n’y a aucune honte à avoir, affirma-t-elle.
— Tu le penses ? Il m’a peut-être aimé comme un fils, mais cela ne l’a pas empêché de se servir
de moi…
— Ce n’est qu’un vieil homme faible et peureux.
— Alors, tu lui pardonnes ?
Elle secoua la tête.
— Non. C’est à toi que je pardonne.
Il prit sa main qu’il porta à ses lèvres. Leurs regards se happèrent, et il sut qu’il était compris.
Pardonné. Aimé.
— Merci, murmura-t-il.
Elle sourit, les yeux embués de larmes.
— C’est aussi ce que tu m’as dit, la première fois où nous avons fait l’amour. Tu n’as pas à me
remercier, Larenzo.
— Je n’ai jamais raconté cette histoire à qui que ce soit, dit-il. Je te suis reconnaissant de
m’avoir écouté.
— Et moi, je te suis reconnaissante de t’être confié à moi, répondit-elle.
Après cela, ils cessèrent de parler. Ils n’en avaient plus besoin.
15.

Le lendemain matin, Emma fut réveillée par les pleurs d’Ava. Larenzo, lui, dormait du sommeil
du juste. Le drap enroulé autour des hanches, un bras jeté négligemment au-dessus de la tête, il offrait
un spectacle très agréable.
Les hurlements dans la chambre d’enfant redoublèrent. A contrecœur, elle s’arracha à sa
contemplation et alla s’occuper de la fillette. Cette nuit, sa relation avec Larenzo avait enfin opéré un
tournant. L’histoire de son enfance était d’une tristesse infinie, mais elle était si heureuse qu’il la lui
ait racontée ! Désormais, ils pourraient aller de l’avant et construire une relation solide, fondée sur la
sincérité.
Elle préparait les œufs brouillés quand Larenzo entra dans la cuisine, les cheveux en bataille. Il
avait passé un jean et un T-shirt, et une barbe naissante ombrait son menton. Il était si sexy qu’un
brusque désir lui noua le ventre.
— Salut, lança-t-il.
— Salut.
— Papa !
Dans un même sursaut de surprise, ils se tournèrent vers Ava, assise sur sa chaise haute.
— Papa, répéta-t-elle fièrement.
— Bravo, ma puce ! s’exclama Emma avec émotion.
Larenzo souleva sa fille dans ses bras.
— Tu sais que tu es une petite maligne, toi ?
Elle rit et lui tapota les joues, avant de se tortiller pour descendre. Il la posa par terre, stupéfait
de la voir s’accrocher à la chaise pour tendre une main vers la table dans l’espoir de l’attraper.
— Elle ne va vraiment plus tarder à marcher.
— Oui, peut-être d’ici Noël.
Un silence s’installa, pas vraiment gêné, mais pas naturel non plus. Emma se pencha sur ses
œufs brouillés. Qu’y avait-il au juste entre Larenzo et elle ?
— Emma…
Son intonation n’augurait rien de bon.
— Non, murmura-t-elle, le dos tourné. N’essaie pas de me ménager. Pas après tout ce que nous
avons partagé.
Elle entendit son soupir las.
— Je te remercie pour cette nuit, dit-il. Et pour tout le reste.
— Mais ?
Elle n’attendit pas sa réponse.
— Laisse-moi deviner. Tu n’as rien à m’offrir. Tu ne fais confiance à personne. Tu n’es pas
intéressé par une relation.
Elle ravala ses larmes avant de se retourner. Elle ne pleurerait pas. Plutôt la colère que la
faiblesse.
— Je me trompe ?
— Il y a quelques semaines, quelques jours même, je t’aurais répondu que non, admit-il d’une
voix douce.
Une lueur d’espoir s’alluma dans le cœur d’Emma.
— Mais ? insista-t-elle, dans l’expectative, cette fois.
— Mais j’en ai assez de vivre coupé de toute émotion. Peut-être ai-je eu besoin de cela, au
début. Pour me protéger. Pour… guérir, je suppose.
— Il y a donc un cœur qui bat sous cette armure, le taquina-t-elle.
Le sourire qu’il afficha était la plus éloquente des réponses.
— Es-tu en train de me dire, à ta façon, que tu serais prêt à te lancer dans une relation avec
moi ?
Il passa une main sur son visage, l’air embarrassé.
— Hum, oui.
Elle se jeta à son cou, des larmes de bonheur dans les yeux. Ava, agrippée au placard, les
regardait avec curiosité.
— Je suis si heureuse, hoqueta Emma.
— Moi aussi, souffla Larenzo en lui caressant les cheveux. Mais, tu sais… le reste est toujours
vrai. J’ignore ce que j’ai à t’offrir. J’ai l’impression…
Il chercha ses mots.
— L’impression de ne pas être entier. Comme si mon passé n’était pas encore vraiment derrière
moi.
— Tu as fait un grand pas en avant, Larenzo. Tout ne peut pas se résoudre en un jour. Mais cela
viendra.
Elle en était intimement convaincue.
— Et puis, le passé ne disparaît jamais, poursuivit-elle. Tu ne peux pas l’oublier. Seulement
apprendre à vivre avec.
— Avec ton aide, conclut Larenzo en l’enlaçant.
Emma enfouit son visage dans son T-shirt. Jamais elle n’avait éprouvé joie aussi pure, aussi
entière.
— Maintenant, je sais ce que la femme de la photo ressentait, murmura-t-elle.
Larenzo sourit et l’embrassa sur les lèvres.
— Moi aussi.

* * *

Ce bonheur dura près de trois semaines. Rien ne changea dans leur routine. Larenzo partait
travailler le matin et Emma restait à la maison avec Ava. Mais tout avait un éclat différent, car,
désormais, ils formaient une vraie famille.
Larenzo l’embrassait le soir en rentrant et Ava exigeait à grands cris d’être cajolée. Ils passaient
ensuite leurs soirées à regarder des films ou à jouer à des jeux de société, ou simplement à bavarder.
Parfois, Larenzo travaillait sur le canapé pendant qu’elle examinait ses dernières photos, les pieds
sur ses genoux.
Sa créativité avait explosé avec son bonheur tout neuf. Soudain, tout devenait matière à
photographie. Elle ne comptait plus les journées qu’elle passait avec Ava à explorer la ville et à
traquer ces instants fugitifs qu’elle aimait fixer sur la pellicule.
— Tu devrais vraiment songer à exposer, déclara Larenzo devant ses nouveaux clichés.
— Je vais y réfléchir. Pour l’instant, je suis contente d’avoir retrouvé l’inspiration, après le
marasme de cette dernière année.
— Je comprends ce que tu veux dire.
— Est-ce… ce que tu as ressenti en prison ? demanda-t-elle avec hésitation.
Ils n’avaient jamais évoqué sa peine de prison. A vrai dire, depuis cette nuit où Larenzo s’était
confié sur son enfance, ils n’étaient plus jamais revenus sur son passé. Seul comptait l’avenir,
affirmait-il. Leur avenir.
— Oui, je suppose, répondit-il. J’étais comme mort à l’intérieur. Comme si plus rien ne me
retenait en vie.
— Puis tu as été innocenté et libéré.
— Au début, je n’y croyais pas. Quand je suis sorti…
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas si simple. Je me sentais toujours aussi vide.
— Et maintenant ?
— Ta lumière me remplit, murmura-t-il.
Et il l’attira à lui.
Si leurs journées étaient restées les mêmes, leurs nuits, elles, s’étaient embrasées. Emma ne se
lassait pas d’explorer le corps de Larenzo, qui, de son côté, vénérait le sien. Comment avait-elle pu
se passer aussi longtemps du plaisir d’une telle intimité avec une autre personne ?
Larenzo parut se poser la même question.
— Comment se fait-il que tu aies été encore vierge à vingt-six ans ? demanda-t-il un soir après
lui avoir fait l’amour.
— Est-ce si bizarre ?
— A notre époque, oui.
Elle haussa les épaules.
— Il faut croire que je n’avais pas rencontré la bonne personne.
— Mais tu devais bien avoir eu des petits amis ?
Elle hésita. Cette discussion, qui glissait vers le territoire inexploré de son passé, la mettait mal
à l’aise.
— Oui, quelques-uns. Mais rien de sérieux. Je n’avais pas envie de m’attacher à qui que ce soit.
— Pourquoi ?
— Le divorce de mes parents m’a sans doute plus affectée que je ne le pensais…
Larenzo avait été honnête avec elle. Elle lui devait de l’être aussi. Et puis, son passé ne
renfermait aucune grande tragédie.
— Ma mère est partie quand j’avais douze ans, reprit-elle. Elle en avait assez de déménager
tous les deux, trois ans. Elle voulait rentrer aux Etats-Unis et s’y installer pour de bon.
— Et ton père s’y est opposé ?
— J’ignore si elle lui a laissé le choix. Il n’y avait ni tension ni disputes entre eux. Du moins,
pas que je sache. Un matin, elle nous a simplement annoncé qu’elle retournait aux Etats-Unis.
— Elle ne t’a pas proposé de venir avec elle ?
— Non. En fait…
Elle se tut. Ce souvenir était toujours aussi douloureux. Larenzo serra sa main dans la sienne, et
ce geste lui insuffla la force de continuer.
— Quand je lui ai demandé de m’emmener, elle a refusé.
— Je suis désolé, Emma.
Avec un soupir, elle roula sur le dos.
— C’est horrible, d’être rejetée ainsi par sa propre mère…
— Je sais, murmura Larenzo.
— Oh ! Larenzo, pardonne-moi ! s’exclama-t-elle, honteuse de sa maladresse. C’était vraiment
insensible de ma part…
— Non, ne t’excuse pas. C’est de toi que nous parlions. Pourquoi a-t-elle refusé de t’emmener ?
— Je l’ignore. Plutôt que de lui poser la question, je me suis réfugiée dans une attitude d’enfant
gâtée en prétendant que je préférais rester avec mon père. De son côté, elle est rentrée en Arizona et
a fini par se remarier.
Emma avait profondément souffert de l’abandon de sa mère. Malgré l’air détaché qu’elle
affectait, Larenzo semblait l’avoir compris.
— Et ensuite ? demanda-t-il. Que s’est-il passé ?
— Plus tard, elle m’a proposé de venir vivre avec elle. J’étais encore au lycée, à l’époque. Les
retrouvailles ont tourné au désastre. Elle n’en avait que pour ce type, son nouveau mari, pour qui je
n’étais pas vraiment la bienvenue.
Elle se remémora les tensions. Les disputes. Sa détresse grandissante.
— Quand j’ai claqué la porte, elle n’a même pas cherché à me retenir. Je l’ai pris comme un
second rejet. Depuis, nous avons coupé les ponts.
Larenzo la serra dans ses bras.
— C’est pour cette raison que tu as évité toute relation sérieuse ?
— Avec le recul, je pense que oui. Mais j’aimais voyager, être libre. Je ne ressentais pas le
besoin de plus.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer ?
— Toi, répondit-elle simplement. Tu es la première personne qui m’ait donné envie d’être
différente.
— Toi aussi, tu m’as donné envie d’être différent, murmura-t-il.
Ce bonheur, cependant, restait fragile. Le passé continuait à projeter son ombre sur leur petite
vie parfaite. Elle s’y était attendue, mais le défi se révélait éprouvant. Combien de fois s’était-elle
réveillée en pleine nuit dans un lit vide ? Elle retrouvait Larenzo dans son bureau, assis devant son
ordinateur à travailler, ou simplement les yeux perdus dans le vague.
— J’ai des insomnies, depuis la prison, lui avait-il expliqué.
Mais à la façon dont il fuyait son regard, elle devinait qu’il ne lui disait pas tout. Il lui arrivait
également de devoir essuyer ses coups d’éclat lorsqu’elle rentrait un peu plus tard que prévu avec
Ava.
— Tu aurais pu appeler ! s’était-il emporté un soir où elle était arrivée après le dîner.
— J’ai essayé. Il n’y avait pas de réseau, avait-elle répondu en s’efforçant de rester calme.
— Pas de réseau ? A Manhattan ? A moins que tu ne sois allée autre part ?
Elle avait soutenu son regard sans ciller.
— M’accuses-tu de quelque chose, Larenzo ?
Ses épaules s’étaient affaissées. Soudain, il avait eu l’air d’avoir cent ans.
— Non. Bien sûr que non.
La discussion en était restée là. Mais ces confrontations répétées minaient le moral d’Emma.
Accepter qu’une personne souffre d’un problème de confiance était une chose. Vivre avec elle au
quotidien en était une autre…
Plus épuisants encore étaient ses brusques accès de morosité. Il se repliait dans sa carapace et
rien de ce qu’elle disait ou faisait ne l’atteignait. Il finissait par en sortir, quelques heures ou
quelques jours plus tard, implorant des yeux son pardon, qu’elle lui accordait en silence. Il avait vécu
des choses difficiles, elle le comprenait. Cela ne l’aidait pas pour autant à faire face.
La semaine avant Noël, elle se rendit chez sa sœur avec Ava. Elle l’avait déjà prévenue qu’elle
passerait les fêtes en ville avec Larenzo. Meghan, bien que déçue, s’était montrée compréhensive.
— Tu as l’air fatiguée, remarqua-t-elle en la voyant. C’est Ava qui t’empêche de dormir ?
— Non. Elle commence même à faire ses nuits.
Si elle était épuisée, c’est parce que Larenzo avait eu une nouvelle crise d’insomnie la veille.
Lorsqu’elle avait tenté d’en discuter avec lui, il s’était énervé, avant de partir s’enfermer dans son
bureau. Au petit déjeuner, ils avaient évité le sujet, et elle commençait à se demander s’il en irait
toujours ainsi.
— Es-tu heureuse, Emma ? s’enquit Meghan à brûle-pourpoint. Pour être franche, on ne dirait
pas.
— Bien sûr que je suis heureuse. J’aime Larenzo.
— Aimer quelqu’un n’est pas toujours synonyme de bonheur…
N’était-ce pas censé l’être ? pensa Emma. Elle garda le silence, minée par un sentiment d’échec.
— Que se passe-t-il ? insista Meghan. Je vois bien que quelque chose ne va pas.
Elle poussa un soupir.
— Oh ! ce n’est rien. Disons que tu avais raison. Ce n’est pas un long fleuve tranquille, avec
Larenzo.
— Il traîne un lourd bagage émotionnel…
— Moi aussi, coupa précipitamment Emma.
A sa surprise, Meghan opina.
— Oui, c’est vrai. La plupart des enfants dont les parents divorcent n’ont aucun mal à
développer des relations saines une fois adultes.
Emma accusa le coup.
— Tu sous-entends que je ne suis pas normale ?
— Pas du tout ! se récria Meghan. Je pense seulement que le départ de maman a été très difficile
à vivre pour toi. Notre mode de vie, les déménagements successifs, la ronde des écoles… tout cela
n’a sans doute pas aidé.
Emma plongea dans ses souvenirs. Vers huit ans, elle avait cessé de s’attacher à ses camarades
de classe. Dans le circuit des écoles internationales, les élèves allaient et venaient dans un flot
ininterrompu. On se faisait un ami, puis cet ami partait et on le remplaçait par un autre. C’était aussi
simple que cela. Jusqu’au jour où c’était sa mère qui l’avait remplacée…
— Je lui ai demandé de m’emmener. Tu le savais ?
— Non, je l’ignorais, admit Meghan.
— Elle a refusé. C’est peut-être de là que vient ma peur de l’engagement.
— Peut-être…
Quelque chose dans l’intonation de sa sœur l’intrigua.
— Quoi ?
Meghan s’éclaircit la gorge.
— Maman ne t’a pas tout dit. Quand j’étais à l’université, elle m’a avoué qu’elle faisait une
dépression. Ce n’était pas facile, pour elle, de se faire aider.
— Une dépression ?
— Tu n’as jamais rien remarqué ? Elle était toujours fatiguée, apathique…
Emma se rappelait vaguement que sa mère dormait beaucoup. Souvent, lorsqu’elle rentrait de
l’école, elle la trouvait couchée. Mais cela ne l’avait jamais interloquée, sans doute parce qu’elle
n’avait aucun élément de comparaison.
— Oui, peut-être, éluda-t-elle.
— A son retour aux Etats-Unis, elle s’est fait hospitaliser dans un centre, poursuivit Meghan.
Elle y est restée six mois. C’est pour cela qu’elle ne voulait pas t’emmener.
Emma demeura interdite.
— Pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ?
— Je pense qu’elle avait honte, suggéra sa sœur.
Emma secoua la tête. Larenzo aussi avait eu honte. Pourtant, dans les deux cas, une discussion
franche aurait évité bien des malentendus.
— J’aurais aimé le savoir, maugréa-t-elle. Elle aurait pu me le dire quand je suis allée vivre
chez elle.
— Sans doute préférait-elle oublier cet épisode de son passé, répondit sa sœur.
— Cette tentative a été un désastre, Meghan. Sa dépression n’était pas seule en cause.
— Peut-être pas. Je tenais juste à ce que tu aies toutes les pièces du puzzle. Pour ce qui est de
ton emménagement avec eux… tu n’es pas restée longtemps, Emma. Maman pourrait s’être sentie
rejetée, elle aussi.
— Alors, c’est ma faute ? s’insurgea Emma.
— Non. Je te demande seulement de te mettre à sa place.
A sa place ? A bien y réfléchir, elle s’était toujours raccrochée à son statut de victime. Sa mère
l’avait rejetée. Sa mère l’avait abandonnée. Une attitude puérile, dont elle n’avait pas de quoi être
fière.
Cela ne se reproduirait pas avec Larenzo. Elle serait différente. Patiente. Compréhensive. Elle
croirait en lui et en sa capacité à l’aimer, à surmonter ses difficultés. Tant pis s’il mettait des années
à lui témoigner la même confiance.
— C’est compliqué, l’amour, soupira-t-elle.
Meghan éclata de rire.
— Tu l’as dit !
Cette question continua à la tarauder dans le train qui la ramenait à New York. Meghan l’avait
aidée à réexaminer son passé. N’était-ce pas à son tour d’aider Larenzo à affronter le sien ? Pas
seulement en faisant preuve de patience, mais en le poussant à l’action ?
De retour à l’appartement, elle alla coucher Ava, qui s’était endormie durant le trajet, avant de
rejoindre Larenzo dans le salon. Il affichait une mine légèrement inquiète, comme chaque fois qu’elle
rentrait de chez sa sœur.
— Larenzo, j’ai pris une décision, déclara-t-elle. Nous ne pouvons pas continuer ainsi.
Il se raidit perceptiblement.
— Je vois.
— Non, tu ne vois pas. Je ne vais nulle part, Larenzo. C’est toi qui dois partir.
Devant son air perplexe, elle se jeta à l’eau.
— Je veux que tu retournes en Sicile.
— Hors de question.
— Je veux que tu rendes visite à Bertrano…
— Jamais, assena-t-il, avec une dureté qu’elle ne lui avait encore jamais entendue. Je refuse de
lui parler, Emma.
— C’est pourtant nécessaire, pour toi comme pour moi, dit-elle avec douceur. En discutant avec
Meghan, j’ai compris à quel point j’étais dans l’évitement vis-à-vis de mon passé. On ne peut pas
enfouir ses mauvais souvenirs et prétendre qu’ils n’existent pas. Personne ne le peut.
— Moi, si.
— S’il te plaît, Larenzo. N’as-tu pas envie de connaître ses raisons ? De faire définitivement la
paix avec ton passé ?
Il détourna les yeux.
— Et si je n’y arrive pas ?
Elle posa une main encourageante sur son bras.
— Tu y arriveras. J’ai confiance en toi.
Il garda le silence un long moment, en proie à un conflit intérieur dont elle devinait la violence
dans ses yeux. Enfin, au prix d’un effort visible, il acquiesça d’un hochement de tête.
16.

Larenzo patientait dans la salle d’attente de la prison de Terni, dans le centre de l’Italie. Il avait
l’estomac noué et une sueur glacée perlait à son front. A peine deux mois plus tôt, c’est lui qui était
incarcéré derrière ces lourdes portes d’acier. Revenir dans ce lieu qui avait abrité les heures les plus
sombres de sa vie n’était pas une expérience plaisante.
Il inspira et expira profondément. Cela faisait près d’un quart d’heure qu’il attendait. Il n’avait
pas prévenu Bertrano de sa visite, de peur que celui-ci ne refuse de le voir. Emma avait raison : il
avait besoin de lui parler. De comprendre.
— Suivez-moi, intima le gardien en italien.
Larenzo lui emboîta le pas. Ils passèrent la lourde porte sécurisée, puis un détecteur de métaux,
avant de déboucher dans une cellule intermédiaire où il fut fouillé. Enfin, on l’introduisit dans le
parloir, une pièce austère où s’alignaient une demi-douzaine de box équipés de téléphones. Bertrano
attendait dans l’un d’eux.
Le revoir lui causa un choc, doublé d’une douloureuse nostalgie. Son ancien mentor était avachi
sur sa chaise, le visage hagard et strié de rides. A soixante-sept ans, il en paraissait cent. Il regarda
Larenzo s’asseoir en face de lui d’un œil vide.
Après une profonde inspiration, Larenzo souleva le combiné. Bertrano l’imita quelques
secondes plus tard.
— Alors, tu es venu, dit-il avec détachement.
— Oui. Contrairement à toi quand j’étais à ta place…
Le reproche avait franchi ses lèvres malgré lui.
— Tu ne pensais pas que je voudrais te voir ? poursuivit-il.
Bertrano haussa les épaules.
— Pour être franc, je m’en contrefiche.
Larenzo tressaillit. Il s’était attendu à de la honte, de la colère, voire de la provocation. Cette
totale indifférence le choquait.
— Pourquoi ? l’interrogea-t-il.
Le vieil homme ne parut pas comprendre.
— Pourquoi as-tu fait cela ? insista Larenzo d’une voix grave. Je me suis souvent posé la
question en prison. Pourquoi m’as-tu trahi ?
A son ébahissement, Bertrano éclata de rire.
— Trahi ? C’est ce que tu crois ?
— Que veux-tu dire ?
— Après ce que je t’ai fait, tu as encore besoin d’une explication ? C’est pourtant évident, non ?
A moins que tu ne sois stupide ? Cazzaro !
Larenzo reçut l’insulte comme une gifle.
— J’essaie seulement de comprendre…
— Comprendre quoi ? C’est simple. Je me suis servi de toi.
— Ça, je le sais. Ce que je veux savoir, c’est comment tu as pu en arriver là, après tout ce que tu
as fait pour moi. Tu m’as sauvé, Bertrano. Tu m’as traité comme un fils, seulement pour me trahir…
— Oh ! assez ! le coupa le vieil homme avec impatience. Epargne-moi tes pleurnicheries.
Il se pencha en avant, le regard brillant d’une malveillance que Larenzo ne lui connaissait pas.
— Pourquoi crois-tu que je t’aie sauvé ? Toi, un va-nu-pieds de Palerme, ignorant et bon à
rien ? A ton avis, hein ?
Larenzo le dévisagea en silence, la poitrine comprimée dans un étau. Il fixait cet homme qu’il
avait considéré comme un père et ne trouvait rien à répondre.
— Pas d’idée ? le nargua Bertrano. Evidemment, tu as toujours refusé de regarder la vérité en
face. Tu étais mon plan B, Larenzo. Rien de plus.
Larenzo serrait si fort le combiné que ses jointures avaient blanchi.
— Explique-toi, gronda-t-il.
— Il me fallait un bouc émissaire, répondit Bertrano avec un rictus cruel. Un pion, c’est tout ce
que tu as jamais été.
Larenzo serra la mâchoire. Une question lui brûlait les lèvres, une question dont il avait honte.
Mais il avait besoin de savoir.
— Tu n’as donc jamais eu la moindre affection pour moi ?
La réponse de Bertrano fut sans pitié.
— Non.
Larenzo refusait d’y croire.
— Toutes ces années… Mon éducation, l’entreprise…
Les sorties à la plage. Leurs soirées autour de l’échiquier… Il s’était senti accepté, aimé par
Bertrano. Tout n’était donc qu’un stratagème ? Il ne pouvait l’admettre.
— Je t’aimais bien, d’une certaine façon. Tu cherchais tellement à me plaire, tu étais d’une telle
bonne volonté, ricana Bertrano. Mais mon seul but en te recueillant était de te faire porter le chapeau
si les choses tournaient mal.
Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise.
— Tes avocats ont fait du bon boulot. J’étais sûr d’avoir détruit toutes les preuves contre moi.
Enfin, c’est ma faute, conclut-il avec un haussement d’épaules las.
Le geste d’un homme ayant perdu tout espoir. Comme lui lorsqu’il était en prison. Soudain,
toutes les actions de Bertrano s’éclairaient d’un jour nouveau. Les premières questions qu’il lui avait
posées : avait-il de la famille ? Quelqu’un qui se souciait de lui ? La façon dont il l’avait incité à
poursuivre ses propres intérêts au sein de la société pendant qu’il s’occupait du reste. Son insistance
à donner le nom de Cavelli à l’entreprise. Larenzo avait été reconnaissant à Bertrano de sa
générosité, quand ce dernier ne cherchait en réalité qu’à le piéger ! Le chagrin le submergea, plus
sombre et plus profond que tout ce qu’il avait ressenti jusque-là.
— Pauvre Larenzo, railla Bertrano. Pauvre petit garçon qui voulait être aimé…
C’en était trop pour Larenzo. Il raccrocha le combiné, si violemment que le support se fissura,
avant de quitter le parloir sans un regard en arrière.
Dehors, il prit appui contre sa voiture et respira profondément. Un mensonge. Tout n’était qu’un
mensonge. Depuis le début.
C’était pour entendre ces horreurs qu’il était revenu ? C’était cela qui était censé l’aider à aller
de l’avant ? Avec une lucidité nouvelle, il comprit que rien n’était réel. Désormais, il en avait la
certitude absolue : il ne pouvait faire confiance à personne.

* * *

Emma faisait les cent pas dans le salon, tenaillée par l’anxiété. Cela faisait trois jours que
Larenzo était parti. Quarante-huit heures plus tôt, il l’avait appelée de Terni pour lui annoncer son
intention de rendre visite à Bertrano dans la matinée. Il semblait déterminé et elle avait admiré son
courage. Il ne l’avait plus recontactée depuis.
Elle ajusta un ornement sur le sapin de Noël, que le portier l’avait gentiment aidée à transporter
jusqu’au salon. C’était un arbre majestueux dont la cime frôlait le plafond. Ava, qui marchait depuis
peu, avait battu des mains et Emma s’était résolue à laisser les branches inférieures vides afin que la
fillette n’arrache pas les décorations. A son pied s’étalaient plusieurs paquets : quelques jouets pour
Ava et une photographie dans un joli cadre pour Larenzo. La perspective de passer Noël avec eux, en
famille, la comblait de joie.
Alors pourquoi cette sensation qu’une ombre planait sur leur bonheur ?
Le bruit de la porte d’entrée la fit sursauter. Larenzo ne devait pourtant rentrer que le lendemain,
la veille de Noël. Des pas traversèrent le vestibule et il se matérialisa sur le seuil du salon. Son
visage affichait la même expression que cette fameuse nuit où il était arrivé à l’improviste à la villa.
Hagarde. Résignée. Comme si une part de lui-même lui avait été arrachée.
— Larenzo ! Je ne t’attendais pas avant demain, s’exclama-t-elle.
Il jeta sa carte magnétique sur la console et se dirigea droit vers le minibar.
— J’ai décidé de rentrer plus tôt.
— Pourquoi ne pas m’avoir appelée ? Je m’inquiétais. Comment cela s’est-il passé avec
Bertrano ?
Il se versa un verre de whisky, qu’il avala d’une traite.
— Oh ! notre petit entretien a été fort éclairant.
Elle tenta de sourire.
— Alors, éclaire-moi.
— Tu tiens vraiment à savoir ?
Son ton sardonique alarma Emma.
— Bien sûr. S’il te plaît, Larenzo, explique-moi ce qu’il se passe.
— A toi de me le dire, répliqua-t-il froidement. Figure-toi que je me suis rappelé avec quelle
facilité tu avais accepté de vivre ici. Pour quelqu’un d’aussi farouchement opposé à ce que je voie
ma fille, ce revirement est assez étrange, non ?
— Qu’insinues-tu, au juste ? demanda Emma d’une voix aussi calme que possible.
Intérieurement, elle avait envie de le gifler et de le secouer de toutes ses forces. Elle le voyait
glisser sur une pente dangereuse, une pente d’autodestruction, et elle se retrouvait impuissante à le
retenir.
— S’il te plaît, Larenzo. Essayons de discuter…
— N’est-ce pas ce que nous faisons ? Tu voulais me tenir éloigné d’Ava. Tu avais même
contacté un avocat. Et du jour au lendemain, tu as changé d’avis. Pourquoi ?
— Parce que j’ai compris mon erreur, expliqua-t-elle posément. Je sais ce que c’est de n’avoir
qu’un parent. Je ne voulais pas cela pour Ava.
Elle fit un pas vers lui.
— Que s’est-il passé en Italie ?
— Oh ! j’ai simplement eu la confirmation qu’on ne pouvait faire confiance à personne. Tout le
monde agit par intérêt. Y compris toi.
Emma eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing.
— Tu as décroché le jackpot, poursuivit-il. Un appartement luxueux à New York, tous frais
payés…
— J’ai offert de te dédommager.
— Bien sûr. Il fallait que tu paraisses convaincante, si tu voulais que je subvienne à tes besoins.
Peut-être même espérais-tu que je t’épouse ?
Emma n’en croyait pas ses oreilles.
— Bon sang, Larenzo ! Quelles idées cet homme diabolique t’a-t-il mises en tête ?
— Diabolique ? D’après toi, ce n’était qu’un vieillard vulnérable. Tu semblais avoir beaucoup
d’empathie pour lui.
— J’avais de l’empathie pour toi, rectifia-t-elle. Et elle fond comme neige au soleil.
Un sourire cruel étira les lèvres le Larenzo.
— Tant mieux.
— Tant mieux ?
Emma serra les poings de rage impuissante.
— Tu es prêt à renier tout ce que nous avons construit simplement à cause de ce que Bertrano t’a
dit ?
Il haussa un sourcil.
— Quelques semaines, Emma. Ce n’est pas grand-chose.
Le choc la paralysa. Il lui fallut plusieurs secondes pour se ressaisir.
— De quoi parles-tu, Larenzo ? Et Ava, dans tout cela ?
— Ava est ma fille et je ferai partie de sa vie, répondit-il. Cela ne change pas.
— Et nous ?
Une ombre imperceptible traversa ses yeux gris.
— Il n’y a pas de « nous ».
Emma laissa échapper un gémissement plaintif.
— J’ignore ce que cet homme t’a raconté…, déclara-t-elle.
Larenzo resta silencieux.
— Tu sais quoi ? Cela n’a pas d’importance. Rien de ce qu’il t’a dit ne peut justifier les
horreurs que tu viens de me lancer. Peut-être as-tu raison, après tout. Je t’ai fait confiance, Larenzo,
et c’était une erreur.
Un nerf tressauta sur sa joue. Ce fut sa seule réaction. Elle eut envie de le frapper, de lui faire
mal comme il lui faisait mal.
— Je te hais, s’écria-t-elle. Je te hais de m’avoir fait miroiter une vraie relation pour ensuite te
conduire comme le dernier des lâches !
Le visage ruisselant de larmes, elle prit Ava dans ses bras et s’enfuit hors du salon.
Seule dans sa chambre, elle s’effondra contre la porte. Ava s’échappa pour explorer la pièce.
De gros sanglots lui nouaient la gorge et sa tête bourdonnait. Comment les choses avaient-elles pu en
arriver là ? Elle se sentait perdue, aussi désemparée que le jour où la police était venue arrêter
Larenzo.
Ou celui où elle était partie de chez sa mère.
Ce fut un électrochoc. Mais oui ! Elle se comportait exactement comme elle l’avait fait alors —
claquer la porte, fuir le dialogue. Elle ne se rappelait même plus l’objet de sa dispute avec sa mère.
Seulement sa colère, sa peine, et le sentiment de ne pas être aimée. Plutôt que de s’y confronter, elle
avait préféré se réfugier à Berlin, chez son père. Aurait-elle la force, aujourd’hui, de rester et de se
battre ? Pour elle-même, pour Larenzo, et pour leur famille ?
Fuir avait été sa façon de se protéger, et il n’en avait résulté qu’un immense gâchis. Elle ne
commettrait pas deux fois la même erreur.
Forte de cette résolution, elle souleva Ava dans ses bras et retourna au salon. La vue de Larenzo
avachi dans un fauteuil, le visage enfoui entre ses mains, lui tordit les entrailles.
— Je ne te laisserai pas faire, déclara-t-elle.
Il leva les yeux, le teint gris de fatigue.
— Pardon ?
— Je ne te laisserai pas détruire notre bonheur. Il est trop précieux pour que je permette à un
vieillard aigri de le réduire à néant.
Elle prit une profonde inspiration.
— Je t’aime, Larenzo. Je ne renoncerai pas. J’ai sacrifié ma relation avec ma mère, quand
j’étais adolescente. Meghan m’a aidée à comprendre ma part de responsabilité dans cet échec. Cette
fois, je me battrai jusqu’au bout.
Elle saisit un paquet sous le sapin et le lui tendit.
D’un geste hésitant, il déchira l’emballage. Les branches de lierre entrelacées formant le cadre
d’argent avaient plu à Emma, car c’était une plante vivante, qui ne cessait de grandir. Comme leur
relation. Quant à l’image à l’intérieur…
C’était une photo de leur famille, prise quelques semaines plus tôt au parc. Leurs visages étaient
serrés les uns contre les autres, traversés par un même éclat de rire. Irradiant une joie pure,
authentique.
Larenzo traça de l’index leurs contours, puis ferma les yeux. Le cœur d’Emma se contracta dans
sa poitrine.
— Emma…
Elle retint son souffle.
— Bertrano m’a dit qu’il ne m’avait jamais aimé, murmura-t-il. S’il m’a recueilli, c’était
uniquement pour se servir de moi. Pour me faire porter le chapeau de ses crimes au cas où un jour il
se retrouverait coincé.
Il leva vers elle un regard torturé.
— C’est inhumain d’utiliser un enfant de la sorte. Mais il n’a eu aucun scrupule et son
stratagème a fonctionné.
— Oh ! Larenzo…
Elle devinait son désespoir face à une telle vérité. La trahison de Bertrano était encore plus
monstrueuse qu’ils ne l’avaient soupçonné.
— Je n’ai rien vu venir, ajouta-t-il. Bien sûr, je me méfiais, au début. Mais plus nous passions
de temps ensemble, plus je me sentais en sécurité. J’étais convaincu qu’il m’aimait comme un fils.
Il secoua la tête.
— Quand il m’a trahi, j’ai pensé que cette décision avait dû être terrible à prendre. Qu’il en
avait sûrement souffert. Quel imbécile j’ai été !
— Non, tu crois en la bonté des hommes. C’est une qualité rare, affirma Emma.
— J’ai avoué parce que je l’aimais, dit Larenzo avec une grimace de dégoût. J’aurais pu me
défendre, et peut-être même gagner. Mais j’ai voulu protéger cet homme, alors qu’il n’éprouvait que
mépris pour moi. Cela me rend malade.
— C’est Bertrano qui est malade. Tu n’es pas responsable de sa cruauté. Quel monstre faut-il
être pour traiter un enfant ainsi ?
Elle fit un pas vers lui.
— Ne le laisse pas nous détruire, Larenzo.
Un long silence s’ensuivit. Elle n’avait aucune idée de ce qui se passait dans sa tête. Mais elle
pressentait que leur avenir se jouait en cet instant.
— Je croyais t’aimer, avoua-t-il. Maintenant, je ne suis plus sûr de savoir ce qu’est l’amour…
— Moi, je sais, déclara-t-elle. L’amour, c’est nous trois riant ensemble autour du dîner. C’est la
berceuse que tu fredonnes à Ava au milieu de la nuit. Le sourire que tu affiches quand tu dors et dont
je sais être la raison. L’amour, c’est croire en nous, quoi qu’il arrive. C’est rester unis et ne jamais
laisser l’autre baisser les bras.
Sa lèvre tremblait et les larmes lui brûlaient les paupières.
— S’il te plaît, Larenzo.
— Papa !
Ils sursautèrent tous les deux. Ava s’était accrochée au pantalon de Larenzo, brisant sans
scrupules la solennité du moment. Il la hissa sur ses genoux et la serra contre lui.
— Je suis désolé.
Le regard qu’il lui lança était si débordant d’amour que le cœur d’Emma manqua éclater.
— Désolé de vous avoir tant fait souffrir et d’être si imparfait…
— Nous sommes tous imparfaits, dit Emma en souriant.
Il se leva, Ava dans les bras, et l’enlaça.
— Je t’aime, Emma. Je te suis si reconnaissant de t’être battue pour moi. Pour nous.
— Moi aussi, souffla-t-elle.
Ava leur tapotait les joues, ravie d’être au cœur de l’action.
— Papa, gazouilla-t-elle. Maman.
— Une famille, murmura Larenzo.
Et il déposa sur les lèvres d’Emma le plus tendre des baisers.
Epilogue

Un an plus tard

— Attention ! s’écria Larenzo.


Emma lui lança un regard espiègle par-dessus son épaule, avant de continuer à monter les
marches de l’escabeau.
Il ne restait que l’étoile à accrocher au sommet du sapin. En cette veille de Noël, un épais
manteau blanc recouvrait la ville. C’était aussi l’anniversaire d’Ava, dont ils avaient fêté les deux
ans le matin même en compagnie de Meghan, Ryan et sa nouvelle petite sœur Ella.
Quelle incroyable année cela avait été, pleine de rires, de joie et d’espoir ! Emma s’était enfin
décidée à montrer ses photos au monde et avait organisé sa première exposition à Soho. En mai,
l’enquête avait conclu à l’innocence de Larenzo, information largement relayée par la presse. Dès
lors, son entreprise, LC Investments, n’avait cessé de prospérer. Ils avaient quitté l’appartement pour
s’installer dans une charmante maison en grès rouge donnant sur Central Park, avec plusieurs
chambres destinées aux enfants qu’ils espéraient avoir. Ava adorait sa cousine Ella et ils avaient hâte
de lui donner un petit frère ou une petite sœur.
Perchée sur la pointe des pieds, Emma fixa tant bien que mal l’étoile.
— Est-elle droite ?
— Elle est parfaite, assura Larenzo.
— Belle, l’étoile ! s’écria Ava.
Emma sourit et descendit de l’escabeau, puis recula pour juger de l’effet.
— Elle n’est pas droite du tout ! s’exclama-t-elle en riant.
— Je préfère ainsi, dit Larenzo en l’attirant dans ses bras, tandis qu’Ava s’immisçait entre eux.
Cela me rappelle la chance que j’ai d’être aimé malgré mes imperfections.
Elle secoua la tête.
— Pour moi, tu es parfait.
Et elle l’embrassa avec tout l’amour qu’elle ressentait pour lui.
TITRE ORIGINAL : LARENZO’S CHRISTM AS BABY

Traduction française : ANNE-LAURE PRIEUR


© 2015, Kate Hewitt.
© 2016, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :

HARLEQUIN BOOKS S.A.


Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-5516-2

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83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47

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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre
d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
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