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Du même auteur

La Solitude des nombres premiers


Seuil, 2009
et « Points », no P 2367

Le Corps humain
Seuil, 2013
et « Points », no P 3340

Les Humeurs insolubles


Seuil, 2015
et « Points », no P 4491
Ce livre est édité par Martine Van Geertruyden

Titre original : Divorare il cielo


Éditeur original : Giulio Einaudi editore s.p.a., Turin
ISBN original : 978-88-06-22227-7
© original : Paolo Giordano, 2018
All rights reserved

ISBN 978-2-02-122083-4

© Éditions du Seuil, août 2019, pour la traduction française

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Rosaria et Mimino,
à Angelo et Margherita.
À leurs comptines.
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Première partie - Les grands égoïstes

Deuxième partie - Le fortin

Troisième partie - Lofthellir

Épilogue - Le jour noir

Textes cités
Toute allusion à des événements ou à des personnes ayant réellement
existé est le fruit d’un pur hasard. La réalité des lieux et l’époque à
laquelle certains faits sont décrits ont été modifiées pour des exigences
romanesques.
PREMIÈRE PARTIE

LES GRANDS ÉGOÏSTES


1

Je les vis se baigner dans la piscine, de nuit. Ils étaient trois et ils
étaient très jeunes, des enfants encore ou presque, comme moi à l’époque.
À Speziale, mon sommeil était sans cesse interrompu par de nouveaux
bruits : le chuintement du système d’irrigation, les chats sauvages qui se
battaient sur la pelouse, un oiseau qui émettait le même son à l’infini. Les
premiers étés chez ma grand-mère, j’avais l’impression de ne jamais
dormir. Du lit où j’étais allongée, je regardais les objets de la chambre
s’éloigner et se rapprocher, comme si la maison tout entière respirait.
Cette nuit-là, j’entendis des bruits dans la cour, mais je ne me levai pas
tout de suite : parfois l’agent de sécurité venait jusqu’à l’entrée et coinçait
un billet dans la porte. Puis il y eut des murmures et des rires étouffés.
Alors je me décidai.
J’évitai, sur le sol, le piège antimoustiques qui diffusait une lumière
bleue, atteignis la fenêtre et me penchai vers le bas, trop tard pour voir les
garçons se déshabiller, mais à temps pour surprendre le dernier d’entre
eux au moment où il se coulait dans l’eau noire.
L’éclairage du porche me permettait de distinguer leurs têtes, deux
sombres et la troisième comme argentée. À ce détail près, ils étaient quasi
identiques, vus d’en haut, agitant leurs bras en cercle pour se maintenir à
la surface.
Il régnait une sorte de tranquillité dans l’air, après le passage de la
tramontane. Un des garçons se mit à faire la planche au milieu de la
piscine. Je sentis ma gorge brûler à la vue soudaine de sa nudité, bien que
ce fût juste une ombre, mon imagination surtout. Puis il se cambra et
plongea en effectuant une culbute. Il ressurgit dans un cri et son ami à la
tête d’argent le frappa au visage pour le réduire au silence.
— Tu m’as fait mal, crétin ! protesta d’une voix encore forte le garçon
de la culbute.
L’autre l’enfonça sous l’eau et le troisième aussi se jeta sur lui. J’avais
peur qu’ils ne se battent, que l’un d’eux ne se noie, or ils se séparèrent
dans des rires. Ils s’assirent au bord de la piscine, du côté le moins
profond, tournant vers moi leurs dos mouillés. Le garçon du milieu, le plus
grand, écarta les bras et les passa autour du cou des autres. Il avait beau
chuchoter, je parvenais à saisir quelques mots çà et là.
Un instant, j’envisageai de descendre et de plonger avec eux dans
l’humidité de la nuit. La solitude de Speziale me rendait avide de contacts
humains mais, à quatorze ans, je manquais de courage pour certaines
choses. Je pensais qu’ils venaient de la propriété voisine, même si je ne les
avais jamais vus que de loin. Ma grand-mère les surnommait ceux de la
ferme.
Puis le grincement des ressorts d’un lit. Un toussotement. Les savates
en caoutchouc de mon père qui claquaient sur le sol. Sans me laisser le
temps de crier aux garçons de se sauver, il dévalait l’escalier, appelait le
gardien. La lumière éclaira la làmia [1] et Cosimo sortit au moment même
où mon père apparaissait dans la cour, en caleçon comme lui.
Les garçons bondirent et saisirent leurs vêtements éparpillés sur le sol.
Ils en abandonnèrent quelques-uns et s’élancèrent vers l’obscurité. Cosimo
se précipita derrière eux, il criait je vais vous tuer petits salopards je vais
vous casser la figure. Mon père eut une hésitation mais le suivit. Je le vis
ramasser une pierre.
Un cri retentit dans le noir, puis la gifle des corps contre la clôture, une
voix qui disait non, descends de là ! J’avais le cœur battant, comme si
c’était moi qui fuyais, moi qui étais traquée.
Un laps de temps assez long s’écoula et ils revinrent enfin. Mon père
se tenait le poignet droit, il avait une tache sur la main. Cosimo l’examina
de près et le poussa dans la làmia. Avant de disparaître à l’intérieur de la
maison à son tour, il scruta un instant l’obscurité qui avait englouti les
envahisseurs.

Le lendemain, au déjeuner, mon père avait la main bandée. Il raconta


qu’il avait trébuché en arrangeant un nid de pie. À Speziale, il se
transformait, sa peau brunissait en l’espace de quelques jours et le dialecte
modifiait sa voix. J’avais l’impression d’avoir affaire à un inconnu,
parfois je me demandais qui il était vraiment : l’ingénieur de Turin
toujours en costume cravate, ou cet homme mal rasé qui se promenait à
moitié nu dans la maison. Une chose était certaine, en tout cas : ma mère
avait choisi d’épouser uniquement l’un des deux, elle ne voulait rien
savoir de l’autre. Cela faisait des années qu’elle ne mettait plus les pieds
dans les Pouilles. Quand, début août, nous partions pour l’interminable
voyage en voiture vers le Sud, elle ne sortait même pas de sa chambre
pour nous dire au revoir.
Nous mangeâmes en silence jusqu’à ce que retentisse la voix de
Cosimo qui nous appelait dans la cour.
Sur le seuil, devant le gardien qui les dominait tel un agent de police,
se tenaient les trois garçons de la nuit. Au début, je ne reconnus que le plus
grand, à son cou fin et à la forme de sa tête, un peu oblongue. Puis mon
attention fut attirée par les deux autres. Le premier avait la peau très
claire, les cheveux et les sourcils aussi blancs que du coton ; le deuxième
était brun, bronzé, et avait les bras couverts d’égratignures.
— Ah, dit mon père, vous êtes venus chercher vos vêtements ?
Le plus grand répondit d’un ton neutre :
— Nous sommes venus nous excuser d’avoir pénétré sur votre terrain
hier soir et d’avoir utilisé votre piscine. Nos parents vous envoient ça.
Mon père saisit de sa main sans pansement le sac qu’il brandissait.
— Comment t’appelles-tu ?
Malgré lui, il s’était un peu radouci.
— Nicola.
— Et eux ?
— Lui, c’est Tommaso, dit le garçon en indiquant le plus pâle. Et lui,
Bern.
J’avais l’impression qu’ils étaient mal à l’aise dans leurs tee-shirts,
comme si on les avait forcés à les enfiler. J’échangeai un long regard avec
Bern. Il avait les yeux très noirs, légèrement rapprochés.
Mon père remua le sac, et les bocaux qu’il contenait se mirent à tinter.
Je crois qu’il lui était pénible de recevoir ces excuses.
— Il n’était pas nécessaire d’entrer en cachette, déclara-t-il. Si vous
vouliez vous baigner, il suffisait de le demander.
Nicola et Tommaso baissèrent les yeux, tandis que Bern continuait de
fixer les siens sur moi. La blancheur de la cour, derrière eux, était
aveuglante.
— Si l’un de vous avait eu un malaise…
Mon père hésita, de plus en plus gêné.
— Cosimo, as-tu offert un peu de limonade à ces garçons ?
Le gardien eut une grimace qui semblait demander s’il avait perdu la
raison.
— C’est bon, merci, dit poliment Nicola.
— Si vos parents vous y autorisent, vous pouvez venir vous baigner cet
après-midi.
Mon père se tourna vers moi, comme pour obtenir mon accord. C’est
alors que Bern prit la parole :
— Cette nuit, vous avez frappé Tommaso à l’épaule avec une pierre.
Nous avons commis une infraction en entrant dans votre propriété, mais
vous, vous en avez commis une plus grave en blessant un mineur. Si nous
le voulions, nous pourrions porter plainte contre vous.
Nicola lui assena un coup de coude dans les côtes, mais il était évident
qu’il n’avait aucune autorité : il était juste le plus grand.
— Je n’ai rien fait de tel, répondit mon père. J’ignore de quoi tu parles.
Je le revis se pencher pour ramasser la pierre et j’entendis de nouveau
les bruits dans le noir, le cri que je n’avais pas su interpréter.
— Tommi, montre ton bleu à M. Gasparro, s’il te plaît.
Tommaso recula, mais ne protesta pas quand Bern pinça le bord de son
tee-shirt et le releva délicatement, dénudant son dos : il était encore plus
clair que les bras, et sa pâleur faisait ressortir la tache bleue, aussi grosse
que le fond d’un verre.
— Vous voyez ?
Bern pressa l’index sur le bleu. Tommaso se libéra.
Mon père paraissait hypnotisé. Cosimo réagit à sa place, il lança un
ordre en dialecte aux garçons, qui prirent congé en s’inclinant posément.
Bern était déjà en plein soleil lorsqu’il se retourna pour observer notre
maison d’un air sévère.
— J’espère que votre main guérira vite.

Cet après-midi-là, un ouragan éclata. En l’espace de quelques minutes,


le ciel se teignit de violet et de noir, couleurs que je ne lui avais jamais
vues.
Les orages durèrent près d’une semaine, les nuages arrivaient à
l’improviste de la mer. La foudre brisa une branche de l’eucalyptus et
calcina la pompe qui tirait l’eau du puits. Furieux, mon père réprimanda
Cosimo.
Sur le canapé, ma grand-mère lisait ses romans policiers en édition de
poche. Pour passer le temps, je lui demandai de m’en conseiller un. Elle
m’invita à pêcher au hasard dans sa bibliothèque : ils étaient tous bons. Je
choisis Safari mortel, mais l’histoire était ennuyeuse.
Après avoir regardé dans le vide un moment, je l’interrogeai au sujet
des garçons de la ferme.
— Ils vont et viennent, dit-elle. Ils ne s’attardent jamais.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils attendent que leurs parents les reprennent, j’imagine. Ou alors
que quelqu’un d’autre se charge d’eux.
Comme si je lui avais désormais gâché le plaisir de la lecture, elle
posa son livre.
— Pendant ce temps-là ils prient. Ils appartiennent à une sorte de…
d’hérésie.
Quand le soleil revint, il y eut une invasion de grenouilles. Elles se
jetaient dans la piscine, la nuit, et il n’y avait pas moyen de les tenir à
distance, pas même en ajoutant du chlore. Nous les retrouvions
prisonnières des filtres ou broyées par les roues du robot. Les rescapées
nageaient impassiblement, certaines en couple, l’une agrippée au dos de
l’autre.
Un matin, je descendis dans la cour pour le petit déjeuner, vêtue du
short et du débardeur que je portais la nuit, et vis Bern. Au bord de la
piscine, il poursuivait les grenouilles avec un filet. Lorsqu’il en attrapait
une, il la faisait planer et la renversait dans un seau.
Un moment, j’envisageai de remonter m’habiller, mais je m’approchai
et lui demandai si mon père le payait pour cette besogne.
— Cesare n’aime pas que nous ayons de l’argent, répondit-il en
tournant à peine son visage vers moi.
Puis il ajouta après une pause :
— Alors l’un des Douze se rendit auprès des grands prêtres et leur
dit : que voulez-vous me donner, et moi je vous le livrerai ? Ceux-ci lui
versèrent trente pièces d’argent.
C’était à mes yeux une réponse insensée, mais je n’avais pas envie de
lui demander d’explication. Je regardai à l’intérieur du seau : les
grenouilles entassées s’élançaient vers le haut – en vain, car les parois de
plastique étaient trop raides.
— Qu’est-ce que tu vas en faire ?
— Les libérer.
— Si tu les libères, elles reviendront ce soir. Cosimo les tue à la soude
caustique.
Furieux, Bern leva les yeux.
— Je les conduirai assez loin, tu verras.
Je haussai les épaules.
— De toute façon, je ne comprends pas pourquoi tu fais ce travail
immonde sans être payé.
— C’est ma punition, pour avoir profité de votre piscine sans
autorisation.
— Vous vous êtes déjà excusés, non ?
— Cesare a pensé que nous devions réparer. Sauf qu’il n’y a pas eu
d’occasion jusqu’à aujourd’hui, à cause de la pluie.
Dans l’eau, les grenouilles se sauvaient à toute allure. Il les suivait
patiemment avec son filet.
— Qui est Cesare ?
— Le père de Nicola.
— Ce n’est pas aussi le tien ?
Bern secoua la tête.
— C’est mon oncle.
— Et Tommaso ? Lui au moins, c’est ton frère ?
Il eut de nouveau un geste de dénégation. Quand ils s’étaient présentés
à la porte, Nicola avait dit nos parents. Mais Bern ne m’aiderait
probablement pas à comprendre et je ne voulais pas lui faire le plaisir de
l’interroger plus avant.
— Comment va son bleu ? demandai-je.
— Il a mal quand il lève le bras. Le soir, Floriana lui prépare des
emplâtres au vinaigre de pomme.
— À mon avis, tu t’es trompé. Ce n’est pas mon père qui a lancé la
pierre. C’est sûrement Cosimo.
Bern semblait ne pas m’écouter, tant il était absorbé dans la pêche aux
grenouilles. Il portait un pantalon qui avait dû être bleu marine et avait les
pieds nus. Il affirma de but en blanc :
— Tu es vraiment une effrontée.
— Je suis quoi ?
— Accuser monsieur Cosimo pour disculper ton père. Je ne crois pas
que vous le payiez assez pour ça.
Une autre grenouille tomba dans le seau. Il devait y en avoir une
vingtaine, elles se gonflaient et se dégonflaient.
Pour étouffer mon mensonge, je changeai de sujet.
— Pourquoi tes amis ne sont pas venus ?
— C’est moi qui ai eu l’idée d’utiliser la piscine.
Je touchai mes cheveux, ils étaient brûlants. J’aurais pu me baisser,
tremper la main dans l’eau et me mouiller la tête, mais il y avait encore
des grenouilles dans la piscine.
Bern en pêcha une et plaça le filet devant moi.
— Tu veux la toucher ?
— Pas question !
— Je l’aurais parié, dit-il avec un sourire antipathique, avant d’ajouter,
comme si de rien n’était : Aujourd’hui Tommaso est allé rendre visite à
son père en prison.
Il attendit que cette information fasse son effet. Je gardai le silence.
— Il a tué sa femme avec un sabot en bois. Il a voulu ensuite se pendre
à un arbre, mais la police l’a arrêté à temps.
Agitées, les grenouilles se heurtaient à l’intérieur du seau. Cette masse
visqueuse… J’avais envie de vomir.
— Tu inventes ?
Le filet toujours en suspens, Bern répondit :
— Bien sûr que non.
Enfin, il captura la dernière grenouille, celle qui lui avait donné le plus
de fil à retordre. Il fléchit les genoux pour éviter de trop soulever le filet.
— Et tes parents ? demandai-je.
La grenouille s’enfuit d’un bond et se précipita vers le point le plus
profond du bassin.
— Merde ! Tu as vu ce que tu as fait ? Tu es une bousilleuse !
Je perdis patience :
— C’est quoi, une bousilleuse ? Tu inventes des mots ! Tu sais, ce
n’est pas moi qui ai fait mal à ton frère, ou à ton ami, ou à je ne sais qui,
bordel !
J’avais l’intention de tourner les talons, mais pour la première fois
Bern posa sur moi un regard sérieux. Son visage exprimait un regret
sincère et une sorte de naïveté. Encore ce léger strabisme paralysant.
— Je te prie d’accepter mes excuses, dit-il.
— Tu me pries de…
J’étais un peu nerveuse, comme la semaine précédente, lorsqu’il me
fixait par-dessus l’épaule de mon père. Je me penchai sur l’eau pour voir
où la grenouille s’était fourrée.
— C’est quoi, ces fils noirs ?
— Les œufs. Les grenouilles sont venues les déposer ici.
— C’est horrible.
Mais il se méprit sur mes paroles.
— Oui, c’est horrible. Non seulement vous tuez les grenouilles, mais
aussi tous leurs œufs. Chacun contient un être vivant.

Plus tard, je m’allongeai pour prendre un bain de soleil, mais il était


quatorze heures, le pire moment, et je ne résistai pas longtemps. Je
traversai la cour et franchis les cailloux qui la séparaient de la campagne.
Je vis à quel endroit les garçons avaient sauté la clôture : le grillage était
replié en haut et déformé au centre. De l’autre côté, il y avait encore des
arbres, juste un peu plus grands que les nôtres. Je me penchai, tentant en
vain de distinguer la ferme : elle était trop loin.
Avant de repartir, Bern m’avait invitée à l’enterrement des grenouilles
qu’il avait pêchées, mortes. Après toutes ces heures passées au soleil, il
n’avait même pas transpiré.
Je demandai à Cosimo de gonfler les pneus du vieux vélo de ma grand-
mère, que je trouvai un peu plus tard tout prêt dans la cour, huilé et
scintillant.
— Où vas-tu ? interrogea-t-il.
— Me promener, sur la route.
J’attendis que mon père aille rejoindre ses amis, puis m’élançai.
L’accès à la ferme étant situé du côté opposé au nôtre, il fallait faire le
tour pour y parvenir, à moins de sauter par-dessus des clôtures et de
couper à travers prés, comme les garçons l’avaient fait. Sur le tronçon
asphalté, les camions filaient tout près de moi. J’avais posé mon Walkman
dans le panier, ce qui m’obligeait à me pencher en avant, car le fil du
casque était court.
La ferme ne possédait pas de portail à proprement parler, juste une
barrière de fer, que je trouvai ouverte. Des mauvaises herbes poussaient au
milieu du sentier et les bords n’étaient pas bien délimités, à croire que le
passage répété des voitures avait décidé de son tracé. Je descendis de vélo
et continuai à pied. Il me fallut cinq minutes pour atteindre la maison.
J’avais déjà visité des fermes, mais celle-ci était particulière. Seule la
partie centrale était en pierre, le reste s’y rattachait comme une
incrustation. La cour – un pavement lisse chez nous – consistait en une
dalle de béton sillonnée de fissures.
Je couchai la bicyclette et me raclai la gorge afin d’attirer l’attention.
Personne ne se montra. Je fis alors quelques pas pour aller m’abriter du
soleil sous la tonnelle. La porte était grande ouverte derrière la
moustiquaire, mais je n’avais pas le courage d’entrer. Je m’appuyai plutôt
contre la table, intriguée par la toile cirée qui représentait la carte du
monde. J’y cherchai Turin en vain.
Je replaçai le casque sur mes oreilles et contournai le bâtiment en
lorgnant sans succès à travers les fenêtres : le contraste entre la pénombre
de l’intérieur et la lumière extérieure était trop marqué. Enfin, à l’arrière,
je tombai sur Bern.
Il était assis sur un tabouret, à l’ombre, penché vers le sol. Dans cette
position, ses vertèbres formaient une série de bosses au milieu de son dos.
Des monceaux d’amandes, une infinité d’amandes, l’entouraient, si
nombreuses que j’aurais pu m’allonger dessus, les bras écartés, et m’y
enfoncer.
Il ne remarqua ma présence que lorsque je l’eus rejoint et ne manifesta
alors aucun signe de surprise.
— Tiens, la fille du lance-pierre, murmura-t-il.
Un reflux d’embarras monta de mon estomac.
— En réalité, je m’appelle Teresa.
Pendant tout le temps que nous avions passé ensemble, le matin, il ne
m’avait pas demandé mon prénom. Il hocha la tête, mais comme si cette
précision ne l’intéressait pas le moins du monde.
— Qu’est-ce que tu fais ? dis-je.
— Ça ne se voit pas ?
Il ramassait les amandes par quatre ou cinq, en ôtait l’écale et les
laissait tomber sur un tas à part.
— Tu as l’intention de toutes les éplucher ?
— Bien sûr.
— C’est de la folie, il doit y en avoir des milliers.
— Tu pourrais m’aider au lieu de te tourner les pouces.
— Où est-ce que je m’assieds ?
Bern haussa les épaules. Je m’installai par terre, en tailleur.
Nous décortiquâmes les amandes pendant un moment. À en juger par
celles qu’il avait écalées, il devait être assis là depuis des heures.
— Tu es très lente, déclara-t-il soudain.
— C’est la première fois que je fais ça !
— Peu importe, tu es lente, un point c’est tout.
— Tu avais dit qu’on enterrerait les grenouilles.
— J’avais dit à six heures du soir.
— Je pensais qu’il était déjà six heures, mentis-je.
Bern jeta un coup d’œil au soleil et se désengourdit le cou. Je m’étirai
nonchalamment pour attraper une autre poignée d’amandes. L’astuce, pour
aller plus vite, consistait à ne pas faire attention à la pulpe qui se glissait
sous les ongles.
— C’est toi qui les as cueillies ?
— Oui, toutes.
— Qu’est-ce que tu veux en faire ?
Bern poussa un soupir.
— Ma mère doit venir dimanche, elle aime beaucoup les amandes,
mais elles ont besoin de deux jours, au moins, pour sécher au soleil. Et
puis il faut casser les coques, c’est le plus long. Je suis donc en retard. Je
dois tout terminer avant demain.
Je m’arrêtai : j’étais déjà fatiguée et le tas n’avait pas diminué. Je
remuai un peu pour attirer l’attention de Bern, mais il gardait les yeux
rivés au sol.
— Tu aimes la nouvelle chanson de Roxette ? demandai-je.
— Évidemment.
J’eus l’impression qu’il mentait, qu’il ne connaissait ni la chanson ni
Roxette.
Il ajouta au bout d’un moment :
— C’est ce que tu écoutais ?
— Tu veux l’entendre ?
Bern hésita avant d’abandonner les amandes. Je lui tendis mon
Walkman. Il plaça le casque sur ses oreilles et se mit à tourner et retourner
l’appareil entre ses mains.
— Il faut appuyer sur play.
Il l’examina encore, des deux côtés, puis me le rendit d’un geste
nerveux.
— Peu importe.
— Pourquoi ? Je vais t’expliquer comment…
— Peu importe.
Nous poursuivîmes notre tâche sans un regard ni un mot, au seul son
du claquement des amandes nues, toc, toc, toc, jusqu’à ce que les autres
garçons nous rejoignent.
— Qu’est-ce qu’elle fiche là ? lança Tommaso en me regardant de
haut.
Bern se leva afin de lui faire face.
— C’est moi qui l’ai invitée.
Plus aimable, Nicola me serra la main et me redit son prénom, croyant
sans doute que je ne l’avais pas mémorisé. Je me demandai qui, des trois,
avait fait la planche dans la piscine. La vision de cette nuit-là me donnait
un avantage déloyal sur eux.
Tommaso déclara :
— C’est prêt, là-bas, dépêchez-vous.
Puis il s’éloigna sans nous.
Un homme nous attendait sur un terre-plein entre les oliviers.
— Viens, ma chérie, me dit-il en écartant les bras.
Il portait une étole brodée de deux croix dorées et avait à la main un
petit livre relié en cuir. Malgré sa barbe noire, ses yeux étaient d’un bleu
très clair, presque transparents.
— Je m’appelle Cesare.
À ses pieds étaient creusées cinq petites fosses contenant les
grenouilles. Cesare entreprit de m’expliquer patiemment le sens de la
cérémonie :
— L’homme enterre ses morts, Teresa, il l’a toujours fait. C’est ainsi
que notre civilisation a commencé, c’est ainsi qu’on assure aux âmes un
parcours vers une autre demeure. Ou vers Jésus, lorsque leur cycle est
accompli.
Alors qu’il prononçait le nom Jésus, ils se signèrent tous deux fois,
puis déposèrent un baiser sur l’ongle de leur pouce.
Entre-temps, une femme s’était approchée, tenant une guitare par le
manche, et m’avait caressé la joue comme si elle me connaissait depuis
toujours.
— Sais-tu ce qu’est l’âme ? interrogea Cesare.
— Je n’en suis pas sûre.
— As-tu déjà vu une plante mourir ? Par exemple de soif ?
Le kentia de nos voisins, à Turin, avait séché sur le balcon : ses
propriétaires étaient partis en vacances sans s’en soucier. Comme
j’acquiesçais, il poursuivit :
— À un moment donné, les feuilles se recroquevillent, les branches
s’affaissent et la plante devient une chose misérable. La vie l’a déjà
abandonnée. Nos corps subissent le même processus quand l’âme les
quitte.
Il rapprocha légèrement la tête.
— Mais il y a une chose qu’on ne t’a pas apprise au catéchisme. Nous
ne mourons pas, Teresa, parce que les âmes transmigrent. Chacune a déjà
vécu de nombreuses vies et s’apprête à en vivre de nombreuses autres en
tant qu’homme, femme ou animal. Ces pauvres grenouilles aussi. Voilà
pourquoi nous les enterrons. Cela ne nous coûte pas grand-chose, n’est-ce
pas ?
Il me dévisagea, l’air satisfait, puis, les yeux toujours fixés sur moi,
dit :
— Quand tu veux, Floriana.
La femme empoigna sa guitare. L’instrument étant dépourvu de
courroie, elle dut fléchir un genou pour le soutenir. Dans cet équilibre
hésitant, elle se mit à jouer et entonna une chanson douce, qui parlait des
feuilles et de la grâce, du soleil et de la grâce, et encore de la mort et de la
grâce.
Au bout de quelques instants, les autres s’unirent à elle dans un
synchronisme parfait. La voix de Cesare, profonde et rauque, semblait
porter celles des garçons. Seul Bern avait les yeux fermés et le menton un
peu relevé. J’aurais aimé écouter sa voix ne serait-ce qu’un instant.
Soudain, ils se prirent par la main. Cesare, à ma gauche, me tendit la
sienne. Je ne savais que faire avec Floriana, occupée à jouer. Voyant que
Tommaso avait posé les doigts sur son épaule, je l’imitai pour éviter de
briser le cercle. Elle me sourit.
Au troisième refrain, je fus capable de chanter un peu. Peut-être
avaient-ils répété les paroles dans ce but. Bern pleurait-il ? Ou l’ombre de
ses cheveux sur son visage me trompait-elle ?
Les grenouilles étaient raides, desséchées, il me paraissait impossible
qu’il y eût une âme dans ces ventres gélatineux. Je me demandai si, selon
Cesare, ces âmes étaient encore là ou si elles s’étaient déjà envolées. Quoi
qu’il en fût, les animaux furent bénits, puis les garçons s’agenouillèrent
pour combler les fosses. Ils appartiennent à une sorte d’hérésie, m’avait
dit ma grand-mère.
Avant de s’éloigner, Cesare m’invita à revenir.
— Nous avons tant de choses à nous raconter, Teresa.

Le long du sentier, Bern tenait mon vélo par le guidon à ma place.


— Alors, ça t’a plu ?
Je lui répondis oui, surtout par politesse. Plus tard seulement, je
m’apercevrais que je n’avais pas menti.
— Ce n’est pas tes sacrifices que j’accuse, dit-il, tes holocaustes
constamment devant moi.
— Pardon ?
— Je ne prendrai pas de ta maison un taureau, ni de tes bergeries des
boucs.
Il répétait une des prières que Cesare avait lues un peu plus tôt.
— Je connais tous les oiseaux des cieux, toute bête des champs est
pour moi.
— Tu connais ça par cœur ?
— J’ai appris par cœur certains psaumes, mais pas encore tous,
précisa-t-il, comme pour s’excuser.
— Et pourquoi ?
— Je n’en ai pas eu le temps !
— Non, je voulais dire pourquoi tu les apprends par cœur ? À quoi ça
sert ?
— Les psaumes sont la seule façon de prier, la seule qui plaise à Dieu.
— C’est Cesare qui t’enseigne ces trucs-là ?
— Il nous enseigne tout.
— Vous trois, vous n’allez pas dans une école normale, hein ?
Il fit passer la roue du vélo sur un caillou, et la chaîne branla.
— Attention ! Cosimo vient juste de la rajuster.
— Cesare connaît bien plus de choses que celles qu’on apprend dans
les écoles normales, comme tu dis. Dans sa jeunesse il était explorateur, il
a vécu au Tibet tout seul à l’intérieur d’une grotte à cinq mille mètres
d’altitude.
— Pourquoi une grotte ?
— Tu te rends compte, il a fini par perdre la sensation du froid, il
pouvait s’y tenir nu par moins vingt degrés. Et il ne mangeait presque rien.
— C’est bizarre, commentai-je, sceptique.
Bern haussa les épaules.
— C’est là qu’il a découvert la métempsychose.
— La quoi ?
— La transmigration des âmes. Les Évangiles en parlent à plusieurs
endroits. Chez Matthieu, par exemple. Mais surtout chez Jean.
— Et tu y crois vraiment ?
Il me lança un regard sévère.
— Je parie que tu n’as pas lu une seule page de la Bible.
Nous avions atteint la barrière. Il s’immobilisa brusquement et dit en
me rendant le vélo :
— Tu peux revenir, si tu veux. Après le déjeuner, les autres font la
sieste, il n’y a que moi.
Il m’arrive de me demander pourquoi je retournai à la ferme, si j’y fus
poussée par l’envie de revoir Bern, par cette curiosité qui ne portait pas
encore de nom, ou seulement parce que je m’ennuyais à Speziale. En tout
cas, j’y allai l’après-midi suivant et l’aidai à nettoyer les amandes, dont
nous vînmes à bout ensemble.

Le dernier jour dans les Pouilles, il me fallut une matinée entière pour
rassembler mes affaires et les ranger dans ma valise. D’habitude, j’étais
enthousiaste à l’idée de partir, mais pas cette année-là. Après le déjeuner,
je pris le vélo et pédalai jusqu’à la ferme.
Bern n’était pas là. Je fis deux fois le tour de la maison en murmurant
son nom. J’avisai le tas d’amandes : privées de peau et de coque, elles
étaient réduites à une quantité insignifiante.
De retour sous la tonnelle, je m’assis sur la balancelle et lui imprimai
un léger élan. Deux chats dormaient sur le flanc, assommés par la chaleur.
Puis j’entendis mon prénom.
— Où es-tu ? demandai-je tout bas.
Bern attira mon regard vers une fenêtre du premier étage en chuchotant
lui aussi :
— Approche.
— Pourquoi tu ne descends pas ?
— Je n’arrive pas à me lever. J’ai le dos bloqué.
Je pensai aux heures qu’il avait passées, penché sur les amandes.
— Je peux monter ?
— Il ne vaut mieux pas. Tu réveillerais Cesare.
Cette conversation avec une fenêtre me donnait l’impression d’être
idiote.
— Je voulais te laisser quelque chose. Je pars ce soir.
— Où ?
— Je rentre chez moi. À Turin.
Bern observa quelques instants de silence avant de lancer :
— Alors, bon voyage.
Il était possible que quelqu’un, peut-être sa mère, vienne le chercher
au cours de l’hiver, et dans ce cas je ne le reverrais plus. Ils vont et
viennent, avait dit ma grand-mère. Un coléoptère s’approcha de mon pied,
je l’écrasai sous la semelle de mes sandales. Serait-il enterré, lui aussi ?
Je soulevai mon vélo. J’étais déjà en selle quand Bern m’appela une
nouvelle fois.
— Quoi encore ?
— Tu peux prendre des amandes. Emportes-en à Turin.
— Pourquoi ? Ta mère n’en a pas voulu ?
Je voulais être désobligeante et j’y parvins probablement. Bern parut
réfléchir un moment.
— Prends-en, finit-il par dire. Autant que tu veux. Mets-les dans le
panier de ton vélo.
Hésitante, j’actionnai le frein deux ou trois fois. Puis je descendis de
bicyclette et me dirigeai vers les amandes. Je ne savais pas ce que j’en
ferais ; pour sûr, je n’avais pas l’intention de les manger. Mais, poignée
par poignée, je remplis le panier à ras bord. Avant de me sauver, je cachai
le Walkman parmi les coques, un bout de scotch de couleur sur la touche
play.

Lorsque ma mère trouva la boîte contenant les amandes, nous étions


déjà en février, peut-être en mars. Elle avait profité de mes heures de
classe pour ranger ma chambre. Elle éprouvait toujours le besoin de
déplacer, jeter, déblayer. Elle laissa la boîte sur le lit, et cette vision à mon
retour suscita en moi une étrange impression, l’impression d’avoir négligé
quelque chose d’important. Je l’ouvris : elle était vide. De l’index, je
parcourus le fond, où s’était déposée une fine poussière, que j’avalai avec
ma salive. Elle n’était pas sucrée, elle n’avait pas de goût, mais elle me
ramena à l’esprit l’image de Bern aux prises avec les coques, et ce fut la
seule sur laquelle je réussis à me concentrer jusqu’à la fin de la journée.
Cet après-midi-là constitua toutefois une exception. Au cours de ces
premières années, à l’approche du printemps, Speziale et la ferme
devenaient irréels. Je les oubliais jusqu’au moment d’y retourner, en août.
J’ignorais s’il en allait de même pour Bern et les autres. Ils ne montraient
pas que je leur manquais, si tant est que ce fût le cas. Lors de nos
retrouvailles, nous ne nous effleurions ni les joues ni les mains, ne nous
posions aucune question à propos des mois précédents. Je n’étais à leurs
yeux qu’un élément de la nature parmi d’autres, un phénomène qui
apparaissait et disparaissait selon les saisons et sur lequel il eût été
superflu de trop réfléchir.
En les connaissant mieux, j’appris que le temps suivait, pour eux, un
autre cours que pour moi, ou plutôt qu’il n’en suivait pas du tout. Chacune
de leurs journées était scandée par trois heures d’études théoriques le
matin et autant de travail manuel l’après-midi, le dimanche excepté. Ce
rythme n’était jamais modifié, pas même l’été. Voilà pourquoi j’évitais la
ferme avant le déjeuner : les leçons de Cesare me donnaient le sentiment
d’être stupide. Il parlait des mythes de la création, des greffes en écusson
ou en fente sur les arbres fruitiers, du Mahabharata, des sujets dont
j’ignorais tout.
De temps à autre, les garçons s’éloignaient avec lui, un par un. Ils
s’asseyaient à l’ombre d’un grand chêne vert et parlaient. En vérité, c’était
toujours Cesare qui parlait, pendant que Bern, Tommaso ou Nicola
hochaient la tête. Il me dit un jour que j’étais la bienvenue si j’avais envie
de bavarder un peu. Je le remerciai, mais je n’eus jamais le courage de
l’accompagner sous l’arbre.

Et pourtant, au fil des ans, je fus à mon tour adoptée. L’été de la


seconde. Mon père n’était pas enthousiaste, mais il ne disait rien, car il
préférait me savoir chez les voisins plutôt que de me voir errer toute la
journée dans la maison, l’air grognon. Ma grand-mère pensait de même,
j’imagine.
En échange de l’hospitalité à la ferme, je contribuais aux travaux
comme je le pouvais. Je cueillais haricots verts et tomates, arrachais des
touffes de porcelle sur le sentier et apprenais à tresser des brins secs pour
fabriquer des guirlandes. J’étais maladroite, mais personne ne me le
reprochait. Quand ma tresse était trop emmêlée, Bern et Nicola venaient à
mon secours. Ils la défaisaient jusqu’à l’endroit où je m’étais trompée,
puis m’expliquaient la séquence pour la énième fois, prends ce bout,
passe-le dessous, maintenant au milieu et serre, voilà, tu peux repartir. Ils
auraient été capables de nouer ces brins les yeux fermés, de former des
guirlandes de plusieurs kilomètres, même si cela ne servait à rien : elles
étaient aussitôt brûlées. Le jour où je demandai à Bern pourquoi ils
perdaient ainsi leur temps, il me répondit :
— C’est pour l’humilité. Juste un exercice.
Je me souviens d’un soir où nous étions tous réunis sous la tonnelle, la
tête surmontée de grappes de raisin noir. Nicola allumait un feu à
l’intérieur du brasero, tandis que les autres garçons portaient la vaisselle
sale à la cuisine. Je n’avais presque pas touché à mon assiette. Les
occupants de la ferme étaient tous végétariens, or à l’époque je ne
mangeais presque pas de légumes. Mais je résistais à la faim pour rester
là, dans cette paix éloignée de tout, près de Bern et du feu.
Cesare nous relata la vision de son existence précédente qu’il avait eue
à l’âge de vingt ans.
— J’étais une mouette, dit-il, ou un albatros, en tout cas un animal de
l’air.
J’avais l’impression que les autres connaissaient cette histoire, et
pourtant ils écoutaient attentivement. Cesare raconta qu’au cours de ce
rêve éveillé il avait volé jusqu’au lac Baïkal. Il nous mit au défi de trouver
le lac sur la carte de la nappe. Comme des furies, les garçons écartèrent ce
qui encombrait encore la table et entreprirent de sonder les continents.
Ce fut Nicola qui hurla le premier :
— Le voici ! Il est là !
Cesare lui offrit un peu d’alcool en guise de récompense. Nicola le
sirota, l’air triomphant, alors que Bern et Tommaso se rembrunissaient.
Surtout Bern. Il fixait la nappe, la tache bleu ciel du lac Baïkal, comme
s’il voulait mémoriser chaque nom une fois pour toutes.
Puis Floriana servit de la crème glacée et le calme revint. Cesare
continua d’évoquer les vies précédentes, celles des garçons cette fois. J’ai
oublié ce qu’il dit à propos de Nicola ; il déclara que Tommaso avait été
un félin et que Bern avait dans le sang quelque chose de souterrain. Ce fut
ensuite mon tour.
— Et toi, chère Teresa ?
— Moi ?
— Quel animal penses-tu avoir été ?
— Je ne sais pas.
— Allez, fais un effort.
Tous les regards étaient tournés vers moi.
— Je n’en ai aucune idée.
— Alors ferme les yeux. Et dis-moi la première chose que tu vois.
— Je ne vois rien.
Ils étaient déçus.
— Je regrette, murmurai-je.
Cesare me dévisageait à l’autre bout de la table.
— Moi, je crois le savoir. Teresa est restée longtemps sous l’eau. Elle a
appris à respirer sans oxygène. N’est-ce pas ?
— Un poisson ! s’exclama Nicola.
Cesare m’observait comme s’il voyait à travers mon corps et à travers
mon présent.
— Non, pas un poisson. Plutôt un batracien. Voyons si j’ai raison.
Comprenant qu’un autre concours allait débuter, les garçons
s’animèrent sur-le-champ.
— Je vais compter. À trois, vous retiendrez votre souffle. Celui qui
résistera le plus longtemps aura gagné.
Il compta lentement. À deux, je remplis mes joues d’air et
m’immobilisai. Nous nous scrutions, sans la moindre envie de rire, tandis
que Cesare passait derrière les chaises et plaçait un index sous nos narines
pour s’assurer que nous ne trichions pas.
Nicola fut le premier à céder. De rage, il se leva et s’engouffra dans la
maison. Bern fut le second. Alors Cesare se planta entre Tommaso et moi,
nous surveillant à tour de rôle. Ma gorge commença à trembler, mais
Tommaso, le cou d’un violet inquiétant, ouvrit grand la bouche un instant
avant moi.
Cesare m’offrit le petit verre de liqueur que j’avais gagné. Je le bus
trop vite et la chaleur de l’alcool explosa dans mon estomac. Tout était
extrêmement sérieux et solennel, alors que les autres me regardaient boire,
comme si j’étais, par ce geste, sacrée membre honoraire de la famille : la
première sœur de la ferme. Je me gardai d’admettre que je m’étais exercée
pendant des jours à retenir mon souffle dans la piscine, un des jeux
auxquels je me livrais seule. Croire en une vie antérieure où je ressemblais
aux grenouilles qui avaient pullulé deux étés plus tôt dans la campagne
était beaucoup plus fascinant. Je pouvais choisir une croyance. Jusque-là
je l’ignorais.
Et pourtant, j’aurais dû déjà remarquer la légère insatisfaction qui
contaminait tout, en particulier Bern. J’aurais dû mesurer combien il
souffrait à l’idée de ce qu’il n’avait jamais fait, jamais vu, jamais
expérimenté ; deviner l’envie que suscitait sans doute en lui ma vie qui se
déroulait au loin et où Speziale ne constituait qu’une parenthèse.
Cette année-là, il tint à me prêter un livre. Il affirma que cet ouvrage
l’avait énormément touché, qu’il semblait parler de lui. Alors que je le
tournais et le retournais entre mes mains, je sentais que Bern jetait sur moi
un regard différent, comme s’il était en présence d’une pierre brute et se
demandait s’il valait vraiment la peine de la travailler, si elle supporterait
la transformation ou si elle se révélerait trop fragile.
À la maison, je posai l’exemplaire du Baron perché sur ma table de
nuit. Ma grand-mère le remarqua.
— On t’a donné Calvino à lire pour les vacances ?
— Non.
— C’est donc toi qui l’as choisi.
— Plus ou moins.
— Tu vas trouver ça difficile.
Au cours des heures suivantes, j’emportai ce livre partout, dans la
cour, à la piscine, mais, pour une raison ou une autre, je ne l’ouvris jamais.
J’essayais, le soir au lit, et me déconcentrais aussitôt.
Quelques jours plus tard, Bern voulut savoir s’il m’avait plu.
— Je ne l’ai pas encore terminé.
— Mais tu es arrivée à Gian dei Brughi ? C’est mon passage préféré.
— Je ne crois pas. Je ne suis peut-être pas loin.
Nous marchions sur le sentier. Le soir était humide, de la musique de
discothèque nous parvenait de loin.
— Et à la balançoire ?
— Je ne crois pas.
— Alors tu n’as rien lu ! grogna-t-il. Rends-le-moi tout de suite !
Il tremblait. Je le suppliai de me laisser le livre encore quelques jours,
mais il exigea que j’aille le chercher. Après quoi, il s’éloigna sans un mot
en le serrant contre lui.
Tandis qu’il disparaissait dans la pénombre, je fus envahie par un élan
de tristesse. Cela m’arrivait souvent vers la fin des vacances. Mes pensées
se répétaient : c’est la dernière fois que tu enfiles ton maillot, c’est la
dernière fois que tu vois le chat s’approcher de la piscine, c’est la dernière
fois que tu quittes la ferme, c’est la dernière fois que tu le regardes.
La dernière fois que tu le regardes.
Ce soir-là déjà, un autre sentiment se mêlait peut-être à la tristesse :
une sorte d’affection intense. En y repensant, je me dis que ce fut là le
problème : en ce qui concernait Bern, je n’apprendrais jamais à les scinder.

Et puis l’été suivant. J’avais dix-sept ans, Bern dix-huit depuis mars.
Une cannaie avait surgi sur le terrain à la faveur d’une source souterraine
qui affleurait et coulait sur un tronçon en un ruisseau avant d’être de
nouveau engloutie par le sol. On l’atteignait à partir de la ferme en
marchant pendant une dizaine de minutes à travers les oliviers. Bern m’y
conduisit aux heures les plus chaudes de la journée, alors que les autres
dormaient, nos heures secrètes depuis le début.
Nous nous allongeâmes par terre et je fermai les yeux. Soudain la
couleur imprimée sur mes paupières changea. Je pensai que c’était à cause
d’un nuage ; en les rouvrant, je découvris le visage de Bern tout près du
mien. Légèrement haletant, il m’observait d’un air sérieux. Je lui adressai
un signe d’acquiescement presque imperceptible, et il baissa la tête pour
m’embrasser.
Ce jour-là, je le laissai me caresser le visage et les hanches pendant
que nous nous embrassions, rien de plus. Mais nous étions toujours très
peu vêtus à Speziale et la cannaie était loin de tout. Nous y retournâmes
chaque après-midi, nous montrant de plus en plus audacieux.
Près du ruisseau, la terre était meuble. Je la sentais se coller à mon
dos, à mes cheveux, à mes pieds, et j’avais l’impression que le corps de
Bern, sur le mien, était lui aussi en argile. Je m’agrippais d’une main à son
dos osseux et enfonçais l’autre dans le sol, au milieu des cailloux et des
vers. De temps en temps, je regardais en l’air : les tiges des roseaux me
paraissaient immenses.
Au cours de ce mois d’août, Bern examina le moindre repli de mon
corps, d’abord avec ses doigts, puis avec sa langue. À certains moments,
j’étais tellement gênée et épuisée par l’excitation que je ne savais plus où
se trouvaient sa tête, sa bouche, ses mains. La première fois, j’empoignai
son sexe et le guidai entre mes jambes, car il semblait paralysé de peur. Je
n’étais jamais sortie avec un garçon, et en un seul été il me prit tout ce
qu’il y avait à prendre.
Il essuyait ensuite ma transpiration à l’aide de ses mains. Il soufflait
sur mon front pour me rafraîchir et je humais nos odeurs mêlées. Il
mouillait son pouce de salive et ôtait les taches de terre sur ma peau, les
feuilles de mes cheveux, l’une après l’autre. Nous avions toujours besoin
de faire pipi, et nous le faisions côte à côte, moi accroupie et lui à genoux.
Je regardais les filets d’urine se frayer un chemin sur le sol en souhaitant
qu’ils se réunissent, ce qui arrivait parfois. Nous regagnions ensuite la
ferme sans nous tenir par la main, sans un mot.
Au début, je craignais qu’il ne raconte tout à Cesare durant leurs
bavardages à l’ombre du chêne vert, mais quelque chose semblait s’être
gâté entre eux pendant l’année. De tout l’été, je n’assistai pas à une seule
prière, à l’exception de celles qui précédaient les repas. Il n’y eut ni chants
ni leçons. En septembre, Bern et Tommaso iraient au lycée à Brindisi pour
préparer l’examen de fin d’études secondaires, comme Nicola l’année
précédente.
Désormais nous passions beaucoup de temps à l’extérieur de la ferme.
À cause du teint de Tommaso, nous attendions les heures les plus fraîches,
puis montions à bord de la Ford de Floriana. Il y avait une crique étroite à
Costa Merlata, et nous nous étendions sur la dalle de béton qui tenait lieu
de plage, sans même une serviette de bain. L’eau était, au gré du vent,
tantôt limpide, tantôt boueuse, mais en général la mer était calme, bleu vif
dans les zones profondes, verte près du rivage. Nicola et Bern plongeaient
du point le plus élevé de la falaise. En bas, Tommaso et moi attribuions
des notes. Nous ne savions pas nous parler. De minuscules poissons de
fond me mordillaient les talons et les chevilles, je les chassais en agitant
les pieds, mais un instant après ils étaient de nouveau là.
Puis Bern et Nicola nous rejoignaient à la nage. Bern me soutenait
d’une main en cachette, il écartait mon maillot, sans cesser de discuter
avec les autres.
Le soir nous allions au Scalo. Une coopérative de jeunes s’était
installée sur l’étendue de roche qui séparait le maquis de la mer, près
d’une tour de guet abandonnée. Il y avait là quelques bancs et quelques
tables autour d’une caravane peinte en rose ; un filet de musique
s’échappait en grésillant des enceintes, et il valait mieux ne pas se
déchausser pour danser, à cause des fossiles tranchants incrustés dans le
rocher. Bern et les autres connaissaient tout le monde, ils n’arrêtaient pas
de saluer des gens. Je me retrouvais toujours à l’écart, sirotant une bière
dans mon coin, seule ou en compagnie d’un inconnu à l’air défoncé.
Une nuit, je fus abasourdie en voyant Bern et Tommaso avaler un
sandwich aux pezzetti. J’étais certaine que manger de la viande de cheval
constituait, pour Cesare, une très grave infraction à la règle. Nicola
grignotait ses frites avec indifférence, comme s’il était habitué à cette
attitude, mais quand Bern lui dit, après avoir ôté du dos de la main le
ketchup de ses lèvres, un jour je dévorerai aussi une des belles poules de
ton père, il bondit et le défia de toute sa taille. Bern et Tommaso se
moquèrent de lui en agitant les coudes comme deux poulets.
Vers minuit, nous retournions à la voiture en parcourant le sentier entre
les buissons de myrte, chacun agrippé aux épaules de celui qui le
précédait.
Une fois à la villa, les garçons descendaient pour m’escorter jusqu’à
l’entrée. À cette heure-là, la piscine était attirante, aussi envisagions-nous
en plaisantant d’y plonger tout habillés, ce qui nous vaudrait des jets de
pierres de la part de mon père ; mais nous ne cédâmes jamais à cette envie.
De la fenêtre de ma chambre, j’entendais la Ford redémarrer. J’avais les
cheveux crêpés par le sel, les doigts qui sentaient le tabac, les idées
embrouillées par la bière, et je n’avais jamais été aussi heureuse.

Puis la cannaie ne nous suffit plus. L’idée du lit devint une fixation
pour Bern. Lorsque je lui demandais ce que cela changerait, il me livrait
une réponse vague :
— On peut essayer beaucoup plus de trucs.
Mais nous ne savions comment faire : Cesare était toujours à la ferme,
et à la villa Cosimo et Rosa montaient une garde constante. Nous
examinions sans cesse toutes les possibilités.
En attendant, la Saint-Laurent était passée, et la chaleur n’avait plus la
même intensité, l’été s’atténuait un peu. Tout ce qui nous entourait
transmettait un sentiment d’urgence.
— Je viendrai la nuit, finit par déclarer Bern tout en dessinant, du bout
des doigts, des cercles autour de mon nombril.
— Où ça ?
— Chez toi.
— Tu te feras prendre. Nicola prétend que, de vous tous, c’est lui qui a
le sommeil le plus léger.
— Ce n’est pas vrai, c’est moi. Et, de toute façon, Nicola n’est pas un
problème.
— Et si mon père nous entend ?
Bern tourna la tête. Ses yeux étaient tout près des miens, presque
insoutenables.
— Je ne fais pas de bruit. C’est toi qui devras faire attention.
Plusieurs jours s’écoulèrent toutefois avant le passage à l’acte, et
pendant ce laps de temps nous évitâmes la cannaie, car Bern était
concentré sur les détails. Je le regrettais, mais je ne le lui dis pas. C’était
juste un aveu parmi d’autres que je n’arrivais pas à formuler cet été-là,
comme, par exemple, le fait d’être tombée amoureuse de lui. J’essayais de
toutes mes forces de chasser le sentiment que conquérir mon lit était
devenu, à ses yeux, plus important que d’y être avec moi, même si ce
soupçon me tourmentait de plus en plus quand, l’après-midi, il me prenait
par la main et, au lieu de me conduire au-delà des lauriers-roses,
s’engageait sur le sentier.
Nous examinions en cachette la maison de ma grand-mère.
— Je peux poser un pied sur cette saillie puis m’agripper à la
gouttière, disait Bern. Tu sais si c’est résistant ? De là, je devrais arriver
au rebord de la fenêtre, mais il faudra que tu m’aides. Tu te pencheras
quand tu entendras ce son.
Il rentrait sa lèvre inférieure et poussait un sifflement semblable au
chant d’un oiseau.
Le soir en question, nous boudâmes le Scalo. Bern dit aux autres qu’il
n’en avait pas envie : après tout, nous y avions passé toutes nos nuits,
n’étions-nous pas capables d’inventer autre chose ?
— Genre ? interrogea Nicola, un peu vexé.
— Genre acheter de quoi boire et l’emporter sur la place.
Bern avait toujours le dernier mot, aussi nous allâmes à Ostuni. Sur la
piazza Sant’Oronzo, des enfants couraient dans tous les sens. Nous nous
assîmes au milieu, au pied de la statue du saint. Une dizaine de jours nous
séparaient de la fête patronale, mais les illuminations avaient déjà été
installées et Bern nous laissa entrevoir combien il serait agréable d’avoir
les mêmes à la ferme.
Nous avions acheté une grande bouteille de bière : c’était moins cher
et surtout nous aimions nous la tendre, boire en partageant notre salive.
— Mon père m’a demandé s’il y avait d’autres filles avec nous, dis-je.
— Qu’est-ce que tu as répondu ? lança Tommaso.
— J’ai dit : Évidemment.
J’avais le dos contre les genoux de Nicola, les jambes allongées sur
celles de Tommaso et la tête de Bern sur mon épaule. Les garçons
n’avaient jamais été autant collés à moi, et cela me plaisait. Et puis il y
avait le secret, notre projet pour la nuit.
Quand nous regagnâmes le parking, vers une heure, le centre historique
était assiégé par les voitures. Elles formaient une guirlande de phares
ininterrompue qui courait autour de la ville blanche. Près de la Ford se
tenaient des jeunes qui avaient posé des bouteilles sur son toit. Nicola leur
dit de les enlever – un peu brusquement peut-être, mais pas au point de
justifier le ton sur lequel l’un d’eux lui enjoignit de répéter en ajoutant s’il
te plaît.
Bern me barra le passage. Je vis Nicola saisir les bouteilles et les
placer l’une après l’autre sur la voiture du groupe. Ses membres
poussèrent en chœur un cri qui raillait sa bravade. Immobile, Bern
m’empêchait d’avancer, son bras droit tendu en guise de protection.
Puis un garçon en maillot de surfeur rouge et chaussures Nike
immaculées offrit une bière à Nicola.
— Détends-toi, chef. Bois un coup.
Nicola secoua la tête, mais l’autre insista :
— Pour faire la paix.
Nicola avala une gorgée et lui rendit la bouteille. Il ouvrit la portière
de la Ford. Les choses en seraient restées là, il aurait reculé et nous serions
montés pour nous unir à la ribambelle de voitures qui se dirigeait vers
Speziale si un autre membre du groupe n’avait pas indiqué Tommaso en
disant :
— On l’a lavé à l’eau de Javel ?
De sa main ouverte, Nicola lui assena un coup très rapide en plein
visage. C’était la première fois que je voyais une personne en agresser une
autre de cette façon. Je serrai le bras de Bern, qui n’avait pas bougé d’un
pouce, comme s’il avait tout prévu à l’instant précis où nous étions arrivés
sur le parking.
Les garçons du groupe étaient abasourdis. Je les comptai : ils étaient
cinq, probablement plus jeunes que nous et, pour sûr, moins forts que
Nicola. Sans doute perçurent-ils eux aussi leur infériorité, car le coup qui
s’ensuivit était faible, presque un dû : Nicola n’oscilla même pas. Avec la
même rapidité que précédemment, il agrippa son assaillant par les épaules
et le plaqua contre l’automobile, puis il se pencha sur lui et murmura une
phrase qu’aucun de nous n’entendit.
Des voitures traversaient le parking au pas, nous éclairant de leurs
phares, mais aucune ne s’arrêta. Nous montâmes dans la nôtre, Tommaso
et moi derrière, Bern et Nicola devant.
Une fois sur la chaussée, bloqués dans la file, ils se mirent à hurler
sous l’effet de l’excitation. Bern mima la tape de Nicola, puis lui tâta les
muscles des épaules et du cou, comme à un boxeur.
De retour à la maison, je trouvai ma grand-mère au salon. Elle s’était
endormie devant le téléviseur allumé. Je lui effleurai un bras et elle
sursauta.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle en se massant les joues.
— À Ostuni. Sur la place principale.
— Il y a une pagaille horrible à Ostuni. Tous ces touristes vulgaires…
Tu veux une tisane ?
— Non, merci.
— Sois gentille, prépares-en une pour moi.
Quand je lui apportai la tasse, elle était immobile à la même place, les
yeux écarquillés, face à l’écran.
— C’est le brun ? dit-elle sans tourner la tête.
La tasse teinta sur la petite assiette.
— Quoi ?
— Oui, c’est le brun. L’autre aussi, le vrai fils, est mignon. Mais le
brun a sans aucun doute plus de charme. Comment s’appelle-t-il ?
— Bern.
— Bern, c’est tout ? Ou Bern comme Bernardo ?
— Je ne sais pas.
Elle garda le silence un instant. Puis elle déclara :
— J’essayais de me rappeler ce qu’on faisait le soir quand j’avais ton
âge. Tu sais ce qu’on faisait ? On allait sur la place principale d’Ostuni. Il
est gentil avec toi ?
— Oui.
— C’est ce qui compte.
— Je monte la tisane dans ta chambre. Tu pourras t’allonger.
Elle me suivit dans l’escalier. Avant de la quitter, j’ajoutai :
— Ne le lui dis pas, s’il te plaît.
Je pris son sourire pour un oui. Dans le couloir, je m’immobilisai
devant la porte de mon père et entendis sa respiration profonde.
Je me douchai, ôtai et remis mon short de pyjama, essayai au moins
quatre tee-shirts différents, m’allongeai sur le drap, puis m’assis sur une
chaise en songeant que Bern n’aimerait peut-être pas se coucher dans un
lit tiède. La pensée de ce qui était naturel à la cannaie m’inquiétait à
présent.
À trois heures, je me dis qu’il ne viendrait pas : il n’avait peut-être pas
réussi à sortir, ou il avait oublié. Je me concentrai sur la seconde
hypothèse. Oui, la bagarre frôlée avait chassé notre rendez-vous de son
esprit.
Mais bientôt j’entendis un claquement. J’imaginai son pied sur la
gouttière. Je m’obligeai à ne pas bouger jusqu’au sifflement. Quand il
retentit, j’ouvris les volets et aidai Bern à monter. Il m’embrassa avec
fougue. Son haleine sentait la bière, il ne s’était pas lavé les dents ou avait
peut-être de nouveau bu. Ses mains cherchèrent mes seins, d’abord à
travers le tee-shirt, puis après l’avoir enlevé.
— Tu es tendue, déclara-t-il sans cesser de me caresser et de me
déshabiller.
— J’ai peur qu’on nous entende.
— On ne nous entendra pas.
Il s’écarta pour regarder le lit, contre le mur.
— Tu veux te mettre sur le drap ou dessous ?
— Je ne sais pas.
— Moi, je préfère dessus. Et la lampe ? On la laisse allumée ?
Nous nous agenouillâmes sur le lit, face à face. Il s’était également
déshabillé. Le voir ainsi, nu en pleine nuit, son érection dans la tache
sombre des poils, me coupa le souffle.
Il se pencha vers moi avec la même frénésie qu’avant, mais cette fois
je l’arrêtai. Je lui dis que nous ferions ça d’une autre façon, que nous
ferions ça doucement. Nous étions sur le lit et nous avions tout notre
temps. Il recula, l’air embarrassé. Alors je m’avançai, l’invitai à
s’allonger et posai un genou de chaque côté de sa taille.
Je commençai à me frotter contre lui d’avant en arrière, du ventre
jusqu’aux jambes, d’avant en arrière, d’abord lentement puis de plus en
vite, jusqu’à ce qu’une sensation se forme à l’endroit où nous étions en
contact, une sorte de chaleur qui me monta aussitôt à la gorge. C’était la
première fois que cela se produisait.
Bern fixait sur moi un regard stupéfait, les mains posées sur le drap,
comme s’il craignait de m’interrompre. Le voir ainsi me procura une autre
décharge.
Ma première pensée, après, fut que nous avions fait trop de bruit, que
j’avais crié, ou qu’il avait crié, lui. Je ne m’étais plus rendu compte de
rien.
— Je voyais ça autrement, dit-il. Tu ne m’as même pas laissé bouger.
— Pardon.
— Non, se hâta-t-il d’ajouter. Ça allait.
Le front contre sa clavicule, j’avais envie de dormir, mais je sentais
ses muscles encore tendus.
— Il faut que je m’en aille.
Je le regardai se rhabiller. Je n’étais pas gênée par ma nudité. Ce qui
me gênait, c’était d’avoir encore envie de lui alors qu’il se préparait à
regagner la ferme.
— Tu peux sortir par la porte.
Mais il grimpait déjà sur le rebord de la fenêtre. Je m’approchai. Il
commençait à descendre quand il leva une dernière fois la tête.
— Nicola a été génial, non ? Il nous a tous défendus.
Il posa un pied entre les pierres de la façade et sauta au sol. À la
hauteur de la piscine, il m’adressa un signe de salut, puis s’élança.

Le lendemain, mon père me proposa de l’accompagner à Fasano chez


un ami d’enfance. Je n’en avais pas envie, mais, me sentant coupable de ce
qui s’était produit durant la nuit, j’acceptai.
Cet ami vivait en banlieue, dans un lotissement de pavillons mitoyens
peints en jaune. Très gros, il respirait laborieusement, et il ne bougea pas
une seule fois de son fauteuil. Une fille de mon âge lui apportait de l’eau
quand il avait soif et ramassait son oreiller qui n’arrêtait pas de tomber ; à
un moment donné, s’étant aperçue que la lumière le gênait, elle baissa de
quelques centimètres le volet roulant. Elle accomplissait cette besogne
avec détachement, voire avec distraction, puis se rasseyait sagement pour
écouter la conversation ou, sans doute, pour ne pas écouter du tout. Je me
surpris à observer ses jambes bronzées et maigres qui dépassaient de sa
salopette.
L’ami de mon père ne cessait de tousser dans un mouchoir froissé,
qu’il examinait ensuite. Je demandai l’autorisation de sortir prendre l’air.
Au bout de quelques minutes, la fille me rejoignit. Je fumais une
cigarette à l’abri du mur.
— J’ai de l’herbe si tu as envie, proposa-t-elle.
Elle prit un sachet en plastique dans sa poche de poitrine, réclama une
cigarette et, avec des gestes précis, en ôta le tabac, qu’elle garda en
réserve dans une main. Elle avait les ongles peints d’un vernis un peu
écaillé.
— Tu peux faire un filtre ? me demanda-t-elle.
Pendant que j’en préparais un, elle mélangea l’herbe et le tabac, puis
roula délicatement le joint. Nous tirâmes dessus plusieurs fois chacune.
— C’est grave ? dis-je.
La fille haussa les épaules tout en soufflant sur l’extrémité du joint,
qui brilla d’une lueur rouge.
— Je crois qu’il va mourir.
Je me présentai en tendant la main d’une façon un peu gauche.
— Moi, c’est Violalibera [2], annonça-t-elle.
— Super prénom.
Elle eut une grimace de timidité qui dessina sur ses joues deux
fossettes.
— J’en avais un autre, mais il ne me plaisait plus.
— C’était quoi ?
Elle regarda longuement sur le côté, hésitante.
— Un prénom albanais, finit-elle par lâcher comme si cela suffisait.
Je ne savais pas quoi dire, je craignais d’avoir été indiscrète, aussi
changeai-je de sujet.
— Tu ne vas jamais au Scalo ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une espèce de boîte en plein air, au bord de la mer. On y passe des
films. Il y a aussi un bar, mais on n’y vend que de la bière et des
sandwichs à la viande de cheval.
— Berk.
— C’est un peu gras. Mais on s’habitue.
Nous terminâmes le joint, concentrées. Devant nous s’étendait une
autre rangée de pavillons identiques à celui de l’ami de mon père, mais
encore inachevés. Leurs escaliers s’élevaient vers le vide et leurs fenêtres
étaient dépourvues de vitres. Tout autour, les habituels murs menaçants de
figuiers de Barbarie.
— Tu peux me filer un peu d’herbe ? dis-je.
Je pensais que cela ferait plaisir à Bern et aux autres. Ils envisageaient
souvent d’en acheter, mais n’avaient jamais de quoi.
— Je te la paie, précisai-je.
Violalibera exhiba son sachet.
— Prends-la. J’en ai d’autre.
Elle fourra un bonbon dans sa bouche et m’en offrit un. Quand nous
eûmes regagné le pavillon, elle servit du sirop d’orgeat. Le maître de
maison toussa et faillit s’étouffer. Mon père s’approcha, mais il ignorait
comment l’aider. Violalibera lui dit de ne pas s’inquiéter. Elle donna des
petites tapes sur le dos de l’homme jusqu’à ce que sa toux cesse, puis
rapporta à la cuisine le plateau avec la carafe. Pendant tout le reste de
notre visite, je collai mon menton sur ma poitrine pour éviter de pouffer
sans raison.
Au retour, mon père était triste. Il me proposa de marcher un moment
sur la promenade du bord de mer et de manger une glace. J’avais hâte de
rentrer, il ne me restait que quelques jours et je perdais du temps, mais
cette fois encore je n’eus pas le courage de le décevoir.
Nous atteignîmes la plage de Santa Sabina. Le sable était compact, les
barques des pêcheurs ondoyaient près du rivage. Mon père glissa un bras
sous le mien.
— Quand nous étions jeunes, Giovanni et moi venions pêcher ici, dit-il
en indiquant un point indéfini au large. Nous rentrions avec des seaux
remplis de poissons. C’était encore autorisé, il n’y avait pas tous les
interdits d’aujourd’hui. Nos prises nous appartenaient.
Il tournait sa glace entre les doigts en la polissant de la langue.
— J’aimerais bien revenir vivre ici un jour. Qu’en penses-tu ?
— Je pense que maman ne sera pas d’accord.
Il haussa les épaules. Au bout du quai se trouvait un manège éteint
dont les sièges étaient attachés les uns aux autres par une chaîne.
— Giovanni connaissait le père de ton ami.
— Cesare ?
— Non, le père de l’autre garçon. Bern, c’est ça ?
Il me dévisageait de très près. Était-ce ma grand-mère qui lui avait
parlé de Bern ? J’espérais qu’il n’ajouterait rien, mais :
— On le surnommait l’Allemand. Personne ne sait ce qu’il est devenu.
— Le père de Bern est mort. C’est lui qui me l’a dit.
Il me fit un clin d’œil.
— Il ne me donne pas l’impression d’être très sincère.
— On rentre, papa ?
— Attends. Tu ne veux pas connaître la raison de ce surnom ? C’est
une histoire bizarre. Tu as entendu parler des pilleurs de tombes ?
Un encadré sur une page de mon manuel d’histoire me revint à l’esprit.
Je gardai le silence.
— Ici, le sol est bourré de vestiges : des pointes de flèches, de
l’obsidienne, des morceaux de vases. En général, des objets sans grande
valeur, mais pas toujours. Moi aussi j’en ai ramassé dans ma jeunesse. Je
te l’ai dit, à l’époque on pouvait s’approprier tout ce qu’on trouvait. Mais
l’Allemand et ses amis venaient ici en vacances et, au lieu de se baigner,
se consacraient à l’archéologie. Façon de parler.
Il essuya ses lèvres et ses doigts poisseux avec la serviette en papier de
la glace, qu’il froissa et jeta par terre.
— Ils creusaient la nuit. Quand ils avaient fait le plein, l’Allemand
chargeait la marchandise dans un camion et allait la vendre en Allemagne.
Ça lui a rapporté pas mal d’argent. Une année, il est arrivé à Speziale à
bord d’une Mercedes. Les carabiniers voulaient l’arrêter. Alors tu sais ce
qu’il a fait ? Il a vidé en une seule fois une énorme nécropole, puis il a
disparu. Cet épisode a fait beaucoup de bruit, tu peux l’imaginer. D’après
Giovanni, on ne parlait que de ça ici.
Les mouettes ne s’écartaient pas à notre passage. Elles criaient et
agitaient leurs ailes nerveusement.
— Rentrons, s’il te plaît, dis-je dans un souffle.

Je refusais de l’admettre, et pourtant ce récit m’avait troublée, comme


si, en me parlant de l’Allemand et des tombes, mon père avait voulu
m’éloigner de Bern.
Quand je retournai à la cannaie avec lui, je fus incapable de
m’abandonner. Les racines m’égratignaient le dos, et la saleté me gênait.
Je sentais mille yeux pointés sur nous.
Un chasseur bombardier traversa le ciel entre les cimes des bambous.
Puis il y eut un bruissement et, quand je relevai la tête pour regarder, je vis
les roseaux osciller. J’entendis des pas s’éloigner à toute allure. Je le dis à
Bern, qui se montra indifférent.
— C’était sans doute un chat. Ou alors tu l’as imaginé.
Nous regagnâmes la tonnelle où nous feignions toujours d’attendre les
autres pour jouer au skat. Tommaso me salua du bout des lèvres.
Désormais nous passions notre temps à nous disputer l’attention de Bern.
Cesare apparut lui aussi quelques minutes plus tard. Il m’adressa un
sourire distrait, puis lança aux garçons :
— Il faut nettoyer le poulailler. Vous venez m’aider ?
Bern et Tommaso échangèrent un regard sombre et firent semblant de
ne pas avoir entendu. L’air résigné, Nicola répondit :
— J’arrive dans un instant.
Cesare attendit encore quelques secondes avant de hocher la tête et de
s’éloigner.
Bern annonça Schneider et déposa une main gagnante. Tandis qu’il
réunissait les cartes, je pensai à sa façon de prononcer les termes
allemands du jeu. Son père les lui a sans doute appris, me dis-je. Puis je
m’efforçai de chasser ce soupçon de mon esprit.

Cette année-là, mon départ coïncidait avec le jour du dix-huitième


anniversaire de Tommaso. Le dernier soir, nous avions donc plusieurs
événements à fêter, plusieurs raisons de nous étourdir.
Nous emportâmes à la plage un sac contenant des vêtements de
rechange, et je me déshabillai à l’abri d’un muret. Je chaussai une paire
d’espadrilles, enfilai une jupe achetée au printemps avec ma mère et un
top. L’étoffe grattait un peu ma peau voilée de sel.
Je me rappelle aussi les tenues des autres : le tee-shirt jaune moutarde
de Tommaso, celui de Bern – noir, marqué de l’inscription ZOO SAFARI –
qu’il posséderait encore dix ans plus tard, et la chemise voyante de Nicola.
Et je me rappelle ma nervosité, qui montait d’heure en heure, à l’idée de
partir le lendemain matin.
Au moment où nous atteignîmes le Scalo, le ciel était rose. Je montrai
aux garçons l’herbe de Violalibera et, bien que Nicola voulût la goûter tout
de suite, nous décidâmes de la garder pour plus tard. Bern et lui avaient
préparé une surprise à l’intention de Tommaso : ils avaient commandé une
bouteille de gin et du jus d’ananas. Nous les mélangeâmes dans une carafe.
Ce cocktail était si fort que moins d’une demi-heure plus tard nous étions
vautrés sur des chaises longues. La pénombre nous surprit ainsi.
Sur l’écran installé au centre de la cour passaient les images d’un film
en noir et blanc dont les acteurs semblaient se mouvoir de façon saccadée.
J’avais tout de suite compris que l’anniversaire de Tommaso éclipserait
mon départ et je décidai d’obliger Bern à m’embrasser devant les autres
avant la nuit. Autrement, que rapporterais-je à Turin ?
Nous allâmes fumer à l’écart et chacun fit un vœu pour la majorité de
Tommaso. Je lui souhaitai de trouver rapidement une petite amie. Il me
remercia, mais avec une espèce de rictus. Bern prit la parole le dernier :
— Que tu puisses apprendre à plonger de n’importe quelle hauteur.
Il demeurait distant, distrait, à mon égard. Nicola et lui proposaient
des toasts uniquement en l’honneur de Tommaso, puis le faisaient sauter
en l’air en le tenant par les aisselles. N’ayant plus de jus d’ananas, nous
avions renoncé à diluer le gin. La bouteille échoua dans les mains de
Tommaso et n’en bougea plus. Il avala des gorgées qui lui coupaient le
souffle.
Puis Bern déclara que nous devions monter dans la tour, il avait
quelque chose à me montrer. Nicola se déroba – il y était déjà allé, dit-il –,
tandis que Tommaso se joignait à nous à contrecœur – pour éviter de nous
laisser en tête à tête, pensai-je.
Nous approchâmes de la clôture de barbelés qui entourait les ruines. La
lumière lointaine nous permettait à peine de lire le panneau d’accès
interdit. Bern arracha un piquet afin de pratiquer un passage. Il fallait
franchir une étendue d’orties et j’avais les jambes nues, aussi objectai-je
que je me piquerais partout. En vain : il continua son chemin.
L’escalier débutait à un mètre cinquante de hauteur. Nous nous
hissâmes et gravîmes une dizaine de marches très raides pour arriver au
centre de la tour. Il y avait une meurtrière en direction de la mer, mais elle
dessinait juste un rectangle d’obscurité. Bern alluma une torche.
— Par ici.
Nous nous engageâmes sur une rampe, cette fois en descente. Les murs
étaient couverts d’inscriptions dessinées ou gravées, et les éclats de verre
qui parsemaient le sol crissaient sous mes sandales. Un filet de sueur se
mit à couler le long de mon corps. Je suppliai Bern de rebrousser chemin,
mais il répliqua qu’il voulait m’emmener jusqu’au fond.
— Non, sortons.
— Nous sommes presque arrivés. Calme-toi.
Je sentais derrière moi l’haleine alcoolisée de Tommaso. Je m’agrippai
au tee-shirt de Bern, le tirai, sans succès.
Puis la rampe se termina. Nous avions débouché dans une pièce dont je
fus incapable de mesurer l’ampleur jusqu’à ce que Bern l’éclaire à trois
cent soixante degrés.
— Nous y voici.
Il pointa sa torche sur un matelas gisant dans un coin. Autour, des
bouteilles vides et des canettes étaient disposées en bon ordre. Il se pencha
pour en prendre une et me montra l’étiquette fanée.
— Regarde la date : 1971. C’est incroyable, non ?
Dans l’obscurité aussi ses yeux brillaient d’enthousiasme. Mais je me
moquais bien de la canette et du reste. J’imaginais que des cafards
rampaient dans le noir, près de mes pieds.
— Allons-nous-en !
Il remit la canette à sa place.
— Parfois tu te conduis comme une enfant gâtée.
Je ne le voyais pas mais j’eus l’impression que Tommaso souriait dans
mon dos.
Bern regagna rapidement l’escalier, me distançant. Je tendais les bras
en avant pour éviter de heurter les murs qui se dressaient soudain devant
moi. Dehors, je vomis mon dîner sur les orties. Bern garda le silence et
s’abstint de m’aider. Du pouce, il ne cessait d’actionner le bouton de sa
torche. Il me regardait froidement, comme s’il m’évaluait. Alors que je
m’apprêtais à passer sous les barbelés, il m’offrit enfin sa main, que je ne
saisis pas.
Entre-temps, le Scalo s’était rempli. Nous commençâmes à danser.
J’avais l’impression d’être de plus en plus exclue de l’émotion de cette
soirée, mais je me battais pour que le chagrin ne gâche mes derniers
moments. La musique de Robert Miles, une musique sans mots,
mélancolique et rêveuse, flottait dans l’air, j’aurais aimé qu’on en change
aussitôt ou alors qu’elle se dévide à l’infini : j’étais partagée à propos de
tout.
Pendant que nous dansions, Tommaso se jeta sur Bern, le front contre
son estomac, et fondit en sanglots. Bern lui prit la tête entre les mains, se
pencha pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Tommaso secoua
violemment la tête sans s’écarter.
— Viens avec moi, me lança Nicola.
Nous commandâmes deux bières. Je pensai à l’effet qu’aurait le
mélange de l’herbe avec tous ces alcools et à l’état dans lequel
j’affronterais le voyage en voiture, le lendemain, puis songeai : rien à
foutre. Bern et Tommaso se trouvaient encore au centre de la piste
improvisée, mais le second s’était redressé et ils étaient enlacés, comme
s’ils dansaient un slow.
— Qu’est-ce qui lui a pris ? demandai-je à Nicola.
Il répondit, les yeux baissés :
— Il a juste trop bu.
Un mois plus tard, Nicola entrerait à l’université, à Bari. Durant tout
l’été, ce projet et cette année d’avance sur les autres avaient paru le tenir
un peu à distance.
— Il est plus de trois heures, poursuivit-il. Il faut qu’on rentre. Cesare
doit être furax. Et ton père aussi.
Tommaso et Bern s’étaient éloignés vers la mer. Ils s’assirent sur les
rochers et posèrent le dos par terre, comme dans l’attente que la mer les
emporte.
— On les attend, dis-je d’une voix qui ne semblait plus m’appartenir :
toute cette déception…
— Ne t’occupe pas d’eux.
Nicola tenta de m’entraîner par un bras. Je me dégageai et me
précipitai vers Bern. Sa tête et celle de Tommaso étaient proches, mais ils
ne parlaient pas, ils se contentaient de contempler le ciel noir.
Me voyant, Bern se leva avec une sorte de complaisance, comme s’il
s’y préparait. Nous fîmes quelques pas en direction d’une pénombre
encore plus sombre.
— Je m’en vais, déclarai-je.
J’étais incapable de canaliser mon angoisse, elle me secouait tout
entière.
— Fais bon voyage demain.
— C’est tout ce que tu as à me dire ? Fais bon voyage demain ?
Bern jeta un coup d’œil à Tommaso, qui n’avait pas bougé, puis respira
profondément. Soudain j’eus la certitude qu’il était parfaitement maître de
lui-même : l’herbe et le gin n’avaient pas altéré sa lucidité un seul instant.
— Retourne à Turin, Teresa. À ton appartement, à tes camarades de
classe, à ton confort. Ne pense pas à ce qui se passe ici. Quand tu
reviendras, l’année prochaine, rien n’aura changé.
— Pourquoi ne m’embrasses-tu jamais devant les autres ?
Bern hocha la tête deux fois. Il avait les mains dans les poches. Il se
rapprocha et m’attrapa par les hanches.
Ce ne fut un baiser ni hâtif, ni maladroit. Au contraire, il attira mon
corps tout contre le sien. D’une main, il parcourut mon dos et me saisit les
cheveux. Mais j’avais l’impression d’embrasser quelqu’un d’autre, un
inconnu. Ce fut, pensai-je à cet instant précis, la simulation parfaite d’un
baiser.
— C’est ce que tu voulais, j’imagine, dit-il.
Bien qu’il eût les yeux fermés, Tommaso était présent entre nous. Bern
me dévisageait sans rage, plutôt avec regret, comme si j’étais déjà à bord
d’une voiture qui filait, inaccessible derrière la vitre. Je reculai en le
regardant encore, avant de pivoter et de me mettre à courir. Je le laissai
devant les ruines de la tour, les rochers humides, la mer silencieuse et, tout
autour, la nuit impitoyablement pure du Sud.

Désormais j’étais habituée à trouver Turin plus inhospitalier que


lorsque je le quittais, les avenues trop larges, le ciel aussi blanc et
oppressant qu’une bâche en plastique. Un jour, Cesare avait affirmé : À la
fin, tout ce que l’homme a construit sera réduit à une couche de poussière
de moins d’un centimètre. Nous sommes tellement insignifiants. Seule la
pensée de Dieu nous rend dignes. Ses propos me revenaient en mémoire
entre les immeubles du centre-ville, et tout me semblait précaire, fictif.
Mon état, je le savais, était tout aussi provisoire : en l’espace d’une ou
deux semaines, le tourbillon qui s’était formé dans ma poitrine, à mi-
chemin entre la faim et la nausée, s’évanouirait et les choses
retourneraient à la normale. Il en était toujours allé ainsi. Mais, cette
année-là, ma tristesse dura beaucoup plus longtemps. À Noël, j’étais
encore en proie à la nostalgie de Speziale.
Mes camarades de classe vivaient dans une frénésie constante. Nous
devenions majeurs, l’un après l’autre, et il paraissait crucial de fêter
l’anniversaire de chacun d’entre nous. Umberto Jona fut le premier. Il loua
le Cercle des Officiers, ainsi que les deux seules limousines qui circulaient
en ville. Nous bûmes du prosecco dans la voiture avant d’arriver à la fête.
Les garçons portaient un smoking, nous autres filles une robe longue.
Après avoir dansé une valse avec sa mère, Umberto me rejoignit sur le
balcon. Il déclara qu’ainsi, à l’écart, une cigarette et un verre entre les
mains, j’avais l’air d’une princesse déprimée. Et qu’il avait de l’ecstasy
dans sa poche.
Le lendemain matin, mon sentiment d’étrangeté était presque
insupportable. Si j’avais eu les amandes de Bern, je les aurais cherchées
pour plonger les mains dedans et sentir la chaleur qu’elles dégageaient
peut-être encore, mais elles avaient été jetées depuis longtemps. Il ne me
restait rien de lui, sinon un souvenir de plus en plus flou au fil des jours et
la honte de l’avoir obligé à m’embrasser le dernier soir.
En juin, le mois de mon anniversaire, mon père me demanda avec un
peu d’appréhension de quelle manière je souhaitais le fêter. Je lui répondis
que j’y réfléchirais, mais je ne revins plus sur ce sujet. Lui non plus. Le
jour dit, je trouvai sur mon oreiller une enveloppe contenant des billets de
banque et une carte sur laquelle un grand cœur asymétrique, où était
enchâssé le chiffre dix-huit, avait été dessiné au stylo. Je glissai l’argent
entre les pages de mon dictionnaire de français, puis attendis toute la
journée un appel de Bern – en vain. Je lui avais pourtant donné la date, je
l’avais même écrite dans une lettre envoyée quelques semaines plus tôt, à
laquelle il n’avait pas répondu.
Ma grand-mère, en revanche, me téléphona. Elle fut prise au dépourvu
quand je lui réclamai des nouvelles de Bern, de Tommaso et de Nicola.
Elle répéta les mots qu’elle avait utilisés un jour, ils vont et viennent, et
j’eus le sentiment qu’elle le faisait délibérément.
Les notes finales furent affichées sans surprise, mais je n’avais pas
envie de fêter ça non plus. En juillet, mes amis partirent pour les vacances
qu’ils projetaient depuis des mois en Espagne et j’eus enfin tout loisir de
me livrer au décompte des jours qui me séparaient de Speziale.
Je dépensai en un seul après-midi l’argent du dictionnaire. J’achetai un
maillot deux-pièces Banana Moon et donnai le reste à un jeune Tunisien
contre une barrette de shit. De retour chez moi, je la dissimulai entre deux
moitiés creusées de savonnette, ainsi qu’il me l’avait recommandé. Bern
avait juré que tout serait identique à l’année précédente.

Le dernier tronçon de voie express, après Bari, longeait une série de


pépinières. Derrière les clôtures jaillissaient des palmiers disposés en
rangées. Ils annonçaient depuis toujours qu’on approchait de Speziale.
J’ignorais s’ils étaient en vente, mais il était difficile d’imaginer comment
on pouvait les transporter ailleurs. Cette année-là, ils étaient tous
décapités, les troncs alignés comme les dents d’un râteau. Je demandai à
mon père ce qui était arrivé, il leur jeta un coup d’œil distrait.
— Je ne sais pas. On les a sans doute taillés.
Les deux palmiers qui se dressaient à l’entrée de la villa étaient morts
eux aussi. Cosimo expliqua qu’une pelleteuse avait été nécessaire pour
arracher leurs racines.
— Je vais te montrer un de ces salopards, ajouta-t-il.
Il nous invita à l’accompagner dans la làmia, ce que je fus la seule à
accepter. Il attrapa un bocal sur une étagère où étaient entassés des outils.
Au fond reposait un scarabée d’un rouge venimeux, muni d’un long rostre
recourbé.
— Le charançon rouge, dit-il en agitant le bocal sous mes yeux,
s’introduit dans l’écorce et y dépose ses œufs. Un seul œuf donne des
milliers de larves. Ils dévorent le palmier de l’intérieur et, lorsqu’ils ont
terminé, s’attaquent au suivant. Ils viennent de Chine, ces fumiers.
Tout l’après-midi, je pris sur moi pour éviter de me précipiter chez
Bern. Le soir, je m’attardai avec ma grand-mère et mon père sur la
terrasse, racontai l’année scolaire jusqu’à ce que ma propre voix me lasse.
Ma grand-mère m’écoutait patiemment, ce à quoi je n’étais pas habituée.
Je tournais le dos à la balustrade, mais lorsque je me levai pour m’occuper
des assiettes, je regardai vers la ferme et aperçus, au-delà des chevelures
des oliviers, un petit point lumineux, jaune, très faible, qui semblait briller
à une distance infinie.
Le matin, le ciel était laiteux. J’avais imaginé mes retrouvailles avec
Bern par une belle journée, et cela me désola. J’annonçai à ma grand-mère
que je sortais me promener et que je passerais peut-être à la ferme dire
bonjour aux garçons. J’avais enfilé une robe de plage blanche sur mon
maillot Banana Moon et j’espérais qu’on ne verrait ni mes tremblements
ni l’ivresse de l’impatience qui m’habitait. J’avais glissé dans mon sac en
paille la savonnette contenant le shit : je comptais la confier
immédiatement à Bern afin de le surprendre, mais aussi parce qu’il était
trop risqué de la conserver à la maison, où Rosa fourrait ses mains partout.
Or, ma grand-mère me retint.
— D’abord, le petit déjeuner.
Un croissant aux griottes attendait sur la table, à côté d’un verre de
lait. J’hésitai, puis m’assis sur le bord de la chaise, tandis qu’elle
s’installait de l’autre côté. Je rompis le croissant et en mâchai un morceau.
— C’est bon ? interrogea ma grand-mère.
— C’est mon préféré, tu le sais, répondis-je en songeant qu’il me
faudrait maintenant rentrer pour me relaver les dents et que je perdrais
encore du temps.
— Parfait, savoure-le. Il n’y en a pas à Turin.
Un de ses livres était posé sur la table. Je le retournai pour voir la
couverture. L’Île des morts.
— C’est bien ? demandai-je, juste pour dire quelque chose.
La main de ma grand-mère décrivit une arabesque.
— Je viens juste de le commencer. Je ne trouve pas ça mal.
— Tu devines toujours l’assassin ?
— Presque toujours. Mais parfois ces romans sont trompeurs, tu sais.
Il devait y avoir une cigale cachée tout près de là, car elle se taisait à
chacun de mes mouvements, pour reprendre ensuite son chant exténuant.
Plus loin, Cosimo s’affairait autour de l’installation d’irrigation. Il se
plaça au centre des jets, les bras croisés.
Je finis mon croissant en silence et bus le lait. Ma grand-mère ne me
tenait jamais compagnie durant le petit déjeuner, elle me regardait plutôt
de loin d’un air réprobateur en raison de mes horaires déréglés. Elle avait
été gentille la veille au soir et elle l’était de nouveau. Elle corna la
couverture de son livre.
— Tu ne le trouveras pas à la ferme, dit-elle enfin.
— Quoi ?
Des miettes grasses étaient accrochées à mes doigts, mais il n’y avait
pas de serviette. Pour éviter de salir ma robe, je les essuyai sur mes
jambes.
— Bern. Tu ne l’y trouveras pas.
Je posai un coude sur la table. Bien que le ciel fût couvert, la lumière
était forte et j’avais mal aux yeux. Le goût du croissant remonta à mes
lèvres en un rot que je retins. Ma grand-mère abandonna son livre et tendit
une main vers moi. Je reculai.
— Le jour de ton anniversaire, tu m’as demandé de ses nouvelles, tu
t’en souviens ?
— Oui.
— Je ne voyais aucun occupant de la ferme depuis un bon moment.
Bern et l’autre garçon…
— Tommaso ?
— Non, pas Tommaso. Yoan.
— Il n’y a pas de Yoan.
— Tu n’as peut-être pas eu le temps de faire sa connaissance. Il est
arrivé à la fin de l’été dernier. Il a travaillé ici en décembre avec Bern à la
cueillette des olives. Bern a l’air frêle, mais il tenait le peigne pendant des
heures sans jamais le lâcher, même Cosimo était impressionné. Yoan
installait les filets et les vidait. Nous avons eu une huile exquise. Mais tu
l’as goûtée, bien sûr, j’en ai envoyé à ton…
— Et alors ?
Ma grand-mère soupira.
— Après la récolte, il n’y avait pas grand-chose à faire, je ne les ai
donc pas rappelés. Mais il y a quelques semaines, j’ai eu envie de savoir
comment ils allaient. Bern m’avait confié qu’il avait des problèmes en
maths, je lui avais proposé mon aide, et je me suis sentie coupable de ne
plus lui avoir demandé de nouvelles. Je suis donc allée à la ferme. C’était
en juillet, je crois. Floriana était seule, elle m’a appris… eh bien, ce qui
s’est passé.
Je vis mon père surgir de derrière la maison. Nous apercevant, il
s’éclipsa.
— Que s’est-il passé, mamie ?
— Bern aurait fait une bêtise…, répondit-elle en me regardant
fixement. Avec une fille.
De l’index, je ramassai, l’une après l’autre, les dernières miettes. Sans
réfléchir, je portai mon doigt à ma bouche et le suçai.
— Quelle bêtise ?
Ma grand-mère eut un sourire triste.
— La seule bêtise qu’on puisse faire avec une fille, Teresa. Il l’a mise
enceinte.
Je bondis sur mes pieds. Ma chaise tomba à la renverse, heurtant la
pierre. Ma grand-mère sursauta.
— Je vais voir, dis-je.
L’idée de relever la chaise ne me traversa pas l’esprit.
— Tu ne peux pas y aller.
— Où est le vélo ? Où avez-vous fourré ce putain de vélo ?

Je trouvai la barrière cadenassée, mais me glissai dessous après avoir


jeté la bicyclette par terre. À ma droite, je remarquai un arbre couvert de
poires jaunes et, sur le sol, un grand nombre de fruits qui dégageaient une
odeur de pourri.
La ferme était déserte. Je m’assis sur la balancelle branlante et
patientai là plus d’une heure, je crois.
Bern a mis une fille enceinte.
Je regardais les chats se déplacer le long des murs. Il y en avait de
nouveaux depuis l’année précédente. L’un d’eux, gigantesque et au poil
roux, me dévisagea longuement.
Bern a mis une fille enceinte. Pourquoi pas moi ?
Quand j’entendis la voiture approcher, je m’abstins de bouger. Cesare
et Floriana portaient des tenues de ville – lui un costume de coton bleu et
une cravate, elle une petite robe fantaisie. Derrière eux marchait, tête
basse, un garçon tout aussi élégant, mais sans cravate. Cesare s’était coupé
les cheveux. J’aurais aimé me précipiter à sa rencontre, mais je n’en fis
rien.
— Teresa, ma chérie ! s’exclama Floriana en saisissant mes bras et en
les écartant, comme si elle entendait m’examiner de la tête aux pieds.
Nous étions à la messe. Tu as beaucoup attendu ? Avec cette canicule… Je
vais tout de suite te chercher un verre de thé glacé.
— C’est inutile, merci.
Mon cœur battait à tout rompre. Je craignais qu’elle ne le sente dans
les veines de mes poignets.
— Mais si. Un peu de thé glacé pour nous rafraîchir. Je l’ai préparé
hier. Et j’ai utilisé du sirop d’agave à la place du sucre, ce n’est donc pas
mauvais pour la ligne. Tu ne connais pas notre cher Yoan, n’est-ce pas ?
Elle disparut rapidement dans la maison. Yoan m’adressa une sorte de
courbette, puis s’éclipsa à son tour. Cesare desserra le nœud de sa cravate
en soufflant sous l’effet de la chaleur. Il tira une chaise de sous la table, la
plaça devant moi et dit :
— Nous avons trouvé une paroisse. Elle est un peu éloignée, à
Locorotondo, mais son curé est le premier prêtre que je rencontre à ne pas
avoir les trois ou quatre habituelles idées fixes. Le père Valerio. C’est un
homme ouvert, et je crois qu’il a beaucoup de considération pour moi. Il
fait un travail formidable avec Yoan. En réalité, ce garçon est orthodoxe,
même s’il ignore ce que cela signifie exactement. En tout cas, il nous
accompagne volontiers. J’aimerais bien te présenter le père Valerio. Tu es
de passage ou tu t’attardes un peu cette année aussi ?
Quelque chose, dans sa façon de parler, me causa un intense chagrin.
Floriana et lui n’avaient guère manifesté de chaleur à ma vue. Un instant,
tandis qu’ils me rejoignaient, j’avais même pensé qu’ils n’étaient pas
heureux de me voir.
— Tu n’as pas de chance avec la météo, poursuivait Cesare. Il faisait
un temps magnifique hier encore, mais aujourd’hui… trop d’humidité. Et
ça n’a pas l’air de vouloir changer.
— J’étais venue dire bonjour à Bern.
Pour éviter de sembler mal élevée, j’ajoutai :
— Et Nicola.
Cesare abattit les paumes sur ses genoux.
— Oh, Nicola, mon cher fils ! On ne le voit pas souvent depuis qu’il
est à l’université. Mais il est brillant, il faut le reconnaître. Il a passé tous
ses examens avec succès, à l’exception du droit privé. C’est connu, le droit
privé est un sacré morceau. Des centaines de pages à apprendre par cœur.
— Et Bern ?
Cesare parut ne pas avoir entendu. Il grattait une tache sur sa chemise,
d’un doigt mouillé de salive. Sa barbe n’existait plus : c’était l’autre
différence. Tout lisse, son visage rond avait un air enfantin.
— Nicola arrive dans quatre jours. Pour une semaine. Il va devoir
réviser, je crois, il dit toujours qu’il doit travailler, mais je suis certain
qu’il sera content de te voir.
Floriana revint avec un verre de thé glacé. Le bord était blanc de
calcaire, ce qui ne m’aurait pas gênée en d’autres circonstances, pourtant
je décidai de ne pas y poser les lèvres. Chaque détail me frappait comme
une trahison supplémentaire : l’aspect de Cesare, la rapidité avec laquelle
Floriana allait étendre du linge sur un fil tendu entre deux arbres plutôt
que de bavarder avec nous, et ce nouveau garçon, Yoan, qui s’était changé
entre-temps et avait filé, à moitié nu, vers la campagne.
J’avais passé un nombre d’heures incalculable à rêver à la ferme et à
eux tous.
Pour ne pas avoir à m’enquérir de Bern une troisième fois, je demandai
où était Tommaso.
— Tommi a grandi, lui aussi. Il mène sa vie. Il travaille à Massafra
dans un hôtel pour riches. Comment ça s’appelle déjà, Floriana ? lança-t-il
en haussant le ton à cause de la distance.
— Le Relais des Sarrasins.
— Le Relais des Sarrasins, c’est ça. Celui qui l’a inventé ne savait
probablement pas ce que les Sarrasins ont fabriqué dans le coin.
Il ricana, et je l’imitai par réflexe.
Il m’aurait suffi de prononcer ces mots : est-il vrai que Bern a mis une
fille enceinte ? Mais cela serait revenu à gifler Cesare. Je le regardai
s’appuyer contre le dossier de la chaise et respirer profondément.
— Je crois que nous allons sauter le déjeuner. Il fait trop chaud. Mais,
si tu veux rester, tu es la bienvenue.
— On m’attend à la maison.
Quelque part, Yoan tapait sur un amandier pour en faire tomber les
fruits. On entendait les claquements des branches, suivis d’averses de
grêle. Cesare se frotta le visage avec fougue.
— Dans ce cas, je dirai à Nicola que tu es là.

Je ne saurais décrire les jours suivants, le gouffre dans lequel je


dégringolai. C’était un peu comme la peur du noir de mon enfance, quand
je fixais le piège à moustiques au point d’entendre la respiration de la
chambre se dilatant et se resserrant. Je n’avais aucune raison de
m’attarder, à l’exception de l’espoir lointain et insensé que Bern
reviendrait. Je décidai toutefois d’attendre l’arrivée de Nicola.
Je passais de nombreuses heures à la piscine, allongée sur un matelas
gonflable. Tout en imprimant à ce dernier de légères poussées d’un bord à
l’autre, je repensais à la nuit où les garçons s’étaient baignés. Depuis, le
bassin avait été plusieurs fois vidé et rempli, l’eau traitée à répétition avec
du chlore et de l’anti-algues, mais quelques molécules de la peau de Bern
avaient peut-être survécu. Je trempais mes mains, les frottais contre mon
ventre et mes épaules.
Ma grand-mère se montrait toujours aussi attentionnée que le premier
jour. Elle était prête à quitter son canapé pour une chaise longue, au bord
de la piscine, où lire et me tenir compagnie. Elle se blottissait dans le
carré d’ombre que projetait le parasol et, une fois même, elle mit un
maillot. Ses jambes, que je n’avais pas vues nues depuis des années,
étaient flasques et pâles, ponctuées de taches noisette. Cet après-midi-là,
elle resta pensive un bon moment, son livre fermé entre les mains, comme
si elle réfléchissait, puis, l’air résolu, elle me lança :
— Savais-tu que ton père avait failli se marier avant de rencontrer ta
mère ?
Je m’agrippai à l’échelle pour m’immobiliser.
— Il avait ton âge quand il a fait sa connaissance. Elle s’appelait
Mariangela. Une jolie fille.
J’abandonnai le matelas pour me couler dans l’eau peu profonde.
— Le jour où il m’a annoncé qu’il voulait l’épouser, j’ai eu un choc. Je
n’étais pas d’accord, mais ton père est têtu, tu le connais. Nous avons donc
conclu un pacte : il finirait ses études universitaires puis il se marierait.
J’essayai de me représenter la fille, en vain. Un instant, ma grand-mère
tourna la tête vers la villa, comme troublée. Craignait-elle que mon père
ne nous écoute ? Ou hésitait-elle à me faire cette confidence ?
— Il est parti à Turin pour étudier dans une école d’ingénieurs.
Lorsqu’il est revenu pour les vacances, il a couru la retrouver, mais il a
compris dès le premier instant qu’ils n’avaient plus rien en commun. Ils se
sont séparés l’après-midi même. Ça a été pour nous tous un été horrible.
Elle allongea les jambes devant elle, pieds tendus, et affirma d’un ton
neutre :
— L’année suivante, il a rencontré ta mère.
— Elle est au courant ?
— Ta mère ? Peut-être. Mais je ne crois pas.
— Tu penses qu’il ne le lui a jamais dit ?
— Oh, Teresa ! Ce n’est pas parce que deux personnes se marient
qu’elles se racontent tout.
De ma grand-mère, j’avais hérité les ongles bombés des pieds et des
mains. Je n’avais pas encore établi si c’était une qualité ou un défaut. Elle
se plaignait de leur tendance à s’incarner, avec l’âge.
Elle continua :
— Tout ça pour te dire qu’il est stupide d’imaginer que les différences
entre deux personnes disparaissent uniquement parce qu’on le désire. Ton
père n’a obtenu qu’un seul résultat : gaspiller des années qu’il aurait pu
employer beaucoup mieux. Mariangela et lui auraient été heureux
ensemble, c’est presque certain.
— Comment ça, heureux ?
— Malheureux. J’ai dit qu’ils auraient été malheureux ensemble.
— Je crois que tu as dit heureux.
Ma grand-mère secoua la tête puis passa les mains sur ses cuisses.
— Regarde-moi ces horribles genoux, commenta-t-elle en les pressant
comme des oranges, avant d’ajouter avec un sourire : Il y a toujours
beaucoup à apprendre sur la vie des autres, Teresa. On n’en finit jamais. Et
parfois il vaudrait mieux ne pas commencer du tout.
Un soir, Nicola vint à la villa. Je le vis à travers la fenêtre à côté de
Rosa qui, à cause de leur différence de taille, paraissait minuscule. Il avait
l’air de lui expliquer quelque chose. Nicola hochait la tête, mais je
n’arrivais pas à distinguer leurs paroles, et de toute façon cela ne
m’intéressait pas. Je le laissai patienter un peu, tandis que je m’habillais et
mettais du mascara.
Je remarquai aussitôt que ses manières avaient changé, il se conduisait
avec une retenue étudiée. Il n’avait jamais été le plus déchaîné du groupe,
mais l’absence des autres accentuait son côté sérieux. Quand il me proposa
de faire une promenade, je le suppliai de m’emmener le plus loin
possible : au fil des jours, la villa de ma grand-mère avait pris des allures
de prison.
Il n’y avait pas grand monde au Scalo. Nous nous installâmes à une
table au milieu du terre-plein. En raison de la tramontane, la mer était
agitée. Nicola alla chercher deux bières. Il paraissait fier de pouvoir enfin
me montrer sa galanterie, fier d’être en tête à tête avec moi, et cela
m’agaça.
Je regrettai immédiatement de l’avoir incité à m’emmener là. Nous
étions incapables d’entamer la conversation. Je finis par lancer d’un ton
nonchalant :
— Ton père dit que tu as de bons résultats à l’université.
— Il dit ça à tout le monde. Mais en réalité ils n’ont rien
d’extraordinaire. Tu aimerais venir à Bari ? Je pourrais t’y emmener un de
ces jours.
— Peut-être.
Ses mains, grandes et très lisses sur le dos, m’intimidaient un peu. Il
avait mis trop de parfum.
— Tu as trouvé une petite amie là-bas ? lançai-je pour chasser de son
esprit toute rêverie nous concernant, l’excursion à Bari comprise.
Il se rembrunit.
— Pas vraiment.
Les guirlandes d’ampoules tremblaient au vent. Certaines étaient
grillées. Je me demandai si c’étaient les mêmes que l’été précédent.
— Et toi ? dit Nicola.
— Rien d’important.
Mais je ne voulais pas qu’il me prenne en pitié. Tout ce temps passé à
attendre un garçon que je ne reverrais pas… J’ajoutai :
— Des flirts.
— Des flirts, répéta-t-il, déçu.
— Où est-il ?
Nicola avala calmement une gorgée de bière.
— Je ne sais pas. Il a disparu.
— Disparu ?
— Il est parti. Tu as sans doute remarqué qu’il était déjà un peu bizarre
l’été dernier.
— Pas vraiment.
Je ne comprenais pas pourquoi je me montrais aussi hostile, comme si
c’était lui, le coupable.
— Comment ça, bizarre ?
— Il était devenu… je ne sais pas. Nerveux. Méchant, en particulier
avec Cesare.
Je ne m’étais jamais habituée au fait qu’il désignait ses parents par
leurs prénoms. Il poursuivit :
— Cesare est tolérant. Pour lui, chacun peut agir comme il veut tant
qu’il ne blesse pas les autres. Mais Bern… le provoquait. Surtout depuis
qu’il avait commencé à lire tous ces livres et qu’il les agitait sous son nez.
— Quels livres ?
— Il suffisait qu’ils critiquent Dieu. Chaque jour, ou presque, il en
déposait un sur la table, après avoir surligné les passages les plus terribles
afin qu’ils ne lui échappent pas.
Il avait ramassé une brindille échouée sur son banc et il s’en servait à
présent pour graver des lignes verticales sur la surface claire de la table.
— Il n’y avait aucune raison de le traiter de la sorte, continua-t-il
avant de marquer une pause. Tu sais ce que Cesare m’a confié un jour ?
— Quoi ?
— Que le cœur de Bern a été touché par le malin.
— Le malin ?
— Le diable, Teresa. Cesare savait que le diable habitait quelque part
en lui. Il priait chaque jour pour qu’il ne se réveille pas. Sans succès.
— Tu crois vraiment à ces trucs-là ? m’exclamai-je, indignée.
La brindille se brisa entre ses doigts. Nicola l’examina, déçu, puis jeta
les deux bouts.
— Si tu le connaissais bien, tu y croirais aussi.
Je le connaissais bien. Nous avions couché ensemble dans la cannaie.
Il l’avait fait aussi avec la langue.
— Ce n’est pas parce que Cesare le dit que c’est la vérité.
— Bern lui reprochait le départ de Tommaso. Il prétendait que Cesare
l’avait chassé. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Il est normal que les
garçons majeurs s’éloignent de la ferme pour mener leur vie. C’est
l’usage. Sans Cesare, Tommaso vivrait encore à l’orphelinat, près de la
prison. De toute manière, Bern ne le lui pardonnait pas. Ils ont toujours été
comme des frères siamois. Tu te rappelles leurs larmes le soir de
l’anniversaire de Tommaso ?
D’instinct, je me tournai vers l’endroit où Bern et Tommaso s’étaient
allongés pendant la fête. Il n’y avait là que des rochers plats. Plus loin, les
barbelés et les broussailles, la tour. Je crus voir un animal bouger parmi
les orties.
— Et la fille ?
Nicola me scruta afin de lire sur mon visage ce que je savais. Si je ne
l’avais pas mentionnée, il n’aurait pas abordé ce sujet. Il secoua la tête
comme s’il n’y avait rien à ajouter. J’insistai :
— Qui est-ce ?
Il porta son verre à ses lèvres et se rendit compte qu’il était vide. À
présent, il paraissait un peu ahuri. Peut-être avait-il imaginé un autre genre
de soirée. Je poussai vers lui la bière à laquelle je n’avais pratiquement
pas touché, et il me remercia d’un signe.
— Je ne l’ai vue que deux ou trois fois, parce que j’étais toujours à
Bari. Elle avait des problèmes d’argent et… je ne sais pas, peut-être de
drogue aussi. Quand elle s’est retrouvée enceinte, Cesare a accepté de
l’héberger à la ferme. Elle n’avait pas d’autre endroit où aller.
Il évalua ma réaction. J’adoptai un air impassible, tout en pensant à la
savonnette transformée en écrin pour le shit. Maintenant que les
événements m’avaient dépassée dans toutes les directions, cet exploit me
semblait vraiment stupide.
Puis Nicola dit :
— Elle avait un prénom bizarre. Violalibera.
J’eus l’impression de tomber à la renverse, je m’agrippai au banc.
— Violalibera, répétai-je.
— Elle est…
J’étais abasourdie et probablement très pâle.
— Elle est quoi ?
Nicola tendit une de ses mains énormes vers mon visage, il écarta les
cheveux qui me couvraient le front et me caressa la joue avec une
délicatesse inattendue.
— Je suis désolé pour toi.
— Je veux rentrer.
— Tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
— Comme tu veux.
Mais plusieurs minutes s’écoulèrent encore avant que nous nous
levions. Le Scalo se remplissait à grand-peine. La fille qui servait les
boissons était appuyée sur le comptoir de la caravane, l’air ennuyé. Nous
nous dévisageâmes un bon moment par-dessus l’épaule de Nicola, puis
elle écarquilla les yeux comme pour me demander ce que j’avais, bordel, à
la fixer.

Le lendemain matin, j’annonçai à mon père ma décision de regagner


Turin. Il m’en demanda la raison, comme s’il ne pouvait pas l’imaginer, et
je répondis, comme si je le croyais, que je voulais me préparer au début de
l’année scolaire avec Ludovica, qui se trouvait en réalité à Formentera
avec son fiancé. Il répliqua qu’il était hors de question que j’effectue un
trajet aussi long toute seule en train, mais ma grand-mère finit sans doute
par le convaincre car, après le déjeuner, nous allâmes à la gare acheter un
billet pour l’Intercity qui partait le lendemain soir.
Je fis mes bagages. De temps en temps, la nausée m’obligeait à
m’asseoir et à respirer profondément. Je reprochai à Rosa d’avoir mis un
de mes jeans à la machine à laver. Moins d’une heure après, il était déjà
repassé et plié sur mon lit, près de la valise.
Le lendemain matin, je la vis partir en voiture en compagnie de
Cosimo. L’idée me vint-elle à ce moment-là, ou avais-je conçu ce projet
étrange dans l’angoisse de la nuit ? Je ne m’en souviens pas. Je m’emparai
du double des clefs de la làmia, y pénétrai et attrapai sur l’étagère des
outils le bocal contenant le charançon rouge. Puis j’enfourchai le vélo et
filai à la ferme en pédalant à perdre haleine.
À genoux par terre, Cesare s’affairait autour de la fosse septique. Il
portait de grandes bottes et des gants en caoutchouc. Yoan se tenait à côté
de lui, debout, appuyé à une pelle. Il émanait de la fosse une odeur infecte.
Je fourrai le bocal du parasite sous le nez de Cesare et dis :
— Lui aussi ? Mérite-t-il lui aussi un enterrement ?
Il me lança un regard interdit.
— Alors ? poursuivis-je. Il doit bien y avoir une âme là aussi ? Il faut
qu’on l’enterre.
Il se leva lentement et ôta ses gants.
— Bien sûr, Teresa, murmura-t-il.
J’exigeai que tout le monde se réunisse, y compris Floriana et Nicola.
Cesare creusa, de l’index, un trou minuscule et y déposa le charançon. Il
lut un psaume à voix haute – Sous ton courroux tous nos jours déclinent,
nous consommons nos années comme un soupir –, puis Floriana chanta
sans sa guitare. Sa voix vulnérable me fit monter les larmes aux yeux.
Le trou fut comblé et je me jurai que tout était terminé : je ne
laisserais plus la pensée de Bern me dévorer de l’intérieur.
Je me promenai ensuite dans la campagne avec Nicola. Nous gardâmes
le silence un bon moment, puis je dis :
— Je m’en vais. Je ne crois pas que je reviendrai à Speziale.
Un instant, je me demandai si ce n’était pas trop cruel, mais j’ajoutai
quand même :
— Je n’ai plus aucune raison de revenir.
Nous longions un mur de pierres sèches à moitié écroulé. Je
m’immobilisai près d’une fleur de câprier qui avait éclos dans une fissure,
la détachai et la tournai deux ou trois fois entre les doigts avant de la jeter
au sol.
Nous franchîmes un talus et débouchâmes, à ma grande surprise,
devant la cannaie.
— Pourquoi nous sommes ici ?
Nicola posa la main sur le tronc d’un olivier et baissa les yeux vers le
sol, non à l’endroit exact où Bern et moi nous allongions, juste un peu plus
à droite.
— Je t’ai demandé pourquoi nous sommes ici, répétai-je, la gorge
nouée par l’inquiétude.
— Bern et Tommaso étaient des frères pour moi. Eux deux étaient
peut-être siamois, mais j’étais quand même leur frère.
— Et alors ?
— Nous trois, on partageait tout. Vraiment tout. Mais Bern n’a jamais
voulu te partager avec nous. Il disait que tu lui appartenais, point.
Il passa une main dans ses cheveux. Le ruisseau coulait dans un doux
gargouillement, j’ignorais d’où il venait et où il allait se perdre.
— Je dois prendre le train, déclarai-je.
Je fis demi-tour et me dirigeai en toute hâte vers la ferme. Nicola
s’abstint de me suivre. Une fois éloignée, je me retournai : il était dans la
même position, un bras abandonné le long du corps, l’autre contre l’arbre,
occupé à épier mon fantôme et celui de Bern enlacés, ou peut-être ceux de
Bern et de Violalibera, ou de quiconque se fût couché sur cette terre que je
m’étais naïvement appropriée.
Dans le train, je regardai les lumières défiler de l’autre côté de la vitre
couverte de traces de doigts, puis les longs tronçons d’obscurité de la
campagne et les panneaux qui annonçaient des gares de villages dont je
n’avais jamais entendu parler. Nous devions être dans les Abruzzes ou
peut-être dans les Marches lorsqu’une pluie fine se mit à tomber, embuant
les vitres et imprégnant le compartiment d’une humidité étouffante.
J’avais envie de faire pipi, mais je demeurai à ma place. J’étais comme
paralysée. Je n’avais jamais éprouvé un chagrin aussi immense, comme
une injection massive de poison. L’image de Bern et de Violalibera
ensemble mobilisait mes pensées et je ne cessai de les remâcher jusqu’au
matin, quand surgit au-dessus de la plaine un soleil opaque qui me surprit
encore éveillée, toujours éveillée.

Durant la dernière année de lycée, je m’abîmai dans mes études, car je


ne savais que faire d’autre de moi-même. C’était le seul moyen
d’empêcher mon esprit de parcourir en un éclair les mille kilomètres qui
me séparaient de Speziale. J’échangeai deux ou trois lettres avec Nicola,
mais les siennes comme les miennes étaient plates et banales. Je cessai de
lui répondre.
Dans mon sommeil aussi, les mêmes images se présentaient à mon
esprit. Les garçons dans la piscine. Nous quatre au centre de la place
d’Ostuni, parmi toutes ces lumières. La cannaie et les retours exténuants à
côté de mon père, lui qui voulait écouter une seconde fois Stella stai et
moi qui ne savais comment dissimuler ma mélancolie. Le matin, ma mère
me retrouvait, la tête sur mon bureau. Elle me réveillait en me caressant le
front, mais mon torticolis ne s’estompait qu’au bout de plusieurs heures.
Un soir sur deux, j’allais à la piscine municipale et alignais les
longueurs jusqu’à l’épuisement. La première cigarette que je fumais en
sortant avait un goût étrange, de plastique brûlé, elle me surprenait chaque
fois.
J’obtins la meilleure note à l’examen de fin d’études secondaires et
reçus de multiples éloges. Personne ne voyait en moi ce que j’étais
vraiment : une bûcheuse qui tentait d’oublier le garçon avec lequel elle
avait eu une aventure deux ans plus tôt, le garçon qui avait engrossé une
autre fille avant de disparaître.
En août, mon père partit seul pour Speziale. Le matin, je ne me levai
même pas pour lui dire au revoir. Je tergiversai les jours suivants puis
m’abstins de lui téléphoner.
J’étais décidée à ne pas lui poser non plus de questions, à son retour,
mais il entra dans ma chambre dans un sillage de sueur, après son long
trajet au volant. Je regardais MTV, le clip de Secretly.
— Cette année, il a fait encore plus chaud que d’habitude, déclara-t-il.
— J’ai entendu.
— Les anciens ne se souviennent pas d’avoir jamais vu une telle
sécheresse. Ça fera du bien aux olives, ajouta-t-il en s’asseyant sur mon
lit. Mais je suis allé me baigner plusieurs fois. La mer était parfaite.
Calme, plate, avec des reflets extraordinaires. L’eau était aussi chaude que
du bouillon. À la ferme…
Je me tournai vers le téléviseur et feignis de me concentrer, ce qui ne
découragea pas mon père. Les trois héros du clip mettaient la chambre
d’un motel sens dessus dessous.
— Pourrais-tu éteindre un moment ? demanda-t-il alors.
Je cherchai la télécommande. Au lieu d’éteindre, je baissai le volume
au minimum.
— Je te disais que la ferme est abandonnée. Il y a un panneau À
VENDRE.
Je m’enquis de Cesare tout bas.
— Il est parti. J’ai posé des questions, au village, mais personne ne
savait rien. Ils vivaient plutôt à l’écart, ceux-là.
Il prononça ceux-là d’une manière étrange, comme s’il parlait d’un
groupe d’extraterrestres.
— Il va avoir du mal à vendre. Il faudrait abattre la maison et
reconstruire. En fait, je ne sais même pas si c’est possible. Je pense qu’une
bonne partie des bâtiments ont été élevés sans autorisation. De toute façon,
je ne vois pas qui voudrait d’une telle propriété. D’après ta grand-mère, ils
ont déterré des pierres pendant des années.
Il se leva enfin et, d’un coup, chassa la poussière de son pantalon.
— Il vaut mieux que je prenne une douche. Je suis épuisé. J’oubliais,
ta grand-mère t’envoie ça.
Il me tendit un petit paquet. Au toucher, je me rendis compte qu’il
s’agissait d’un livre.
— Elle a beaucoup regretté ton absence cette année.
J’essayais de visualiser la ferme déserte, portes et fenêtres closes, le
panneau À VENDRE. Je regardai mon père sortir.
Les images de Secretly continuaient de défiler sans le son, c’était la
dernière scène. J’éteignis le téléviseur et ouvris le paquet de ma grand-
mère. Il contenait un de ses romans, Le Collier miraculeux, de Martha
Grimes. Quelle idiotie, pensai-je. Je le posai sur une étagère sans même le
feuilleter.

1. Petite construction typique des Pouilles caractérisée par des murs en pierres sèches et une
voûte en berceau. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
2. Littéralement « Viola libre ».
2

De nombreuses années plus tard, il n’y aurait plus que Tommaso et


moi pour nous remémorer ces étés. Nous étions désormais adultes, nous
avions plus de trente ans, et j’étais encore incapable de dire si nous nous
considérions comme des amis ou comme l’exact contraire. Mais nous
avions passé une bonne partie de notre vie ensemble, la plus importante
peut-être, et la quantité de nos souvenirs communs nous rendait plus
semblables, plus intimes, que nous n’aurions été prêts à l’admettre.
Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, à l’exception d’un soir où je
m’étais présentée chez lui à l’improviste : il m’avait alors chassée et, par
vengeance, je lui avais jeté au nez ce qui était arrivé à Bern. Mais, la nuit
de Noël 2012, je me retrouvai dans son appartement de Tarente, assise près
du lit où il était couché, si ivre que ses bras tremblaient. Il était dans un tel
état qu’il ne pouvait pas s’occuper de sa fille, aussi m’avait-il appelée,
moi, la dernière personne à laquelle il avait envie de demander de l’aide,
mais la seule – il le savait – à partager sa solitude, cette nuit-là.
Vers vingt-trois heures, Ada s’était endormie sur le canapé et j’avais
regagné la chambre verrouillée de Tommaso. Il était réveillé, peut-être
parce qu’il devinait que je réclamerais une contrepartie : j’exigerais de
connaître une fois pour toutes, avec quinze ans de retard, la vérité sur le
compte de la fille, Violalibera.
Il contemplait à présent le revers du drap, l’air résigné, tout en
cherchant ses mots. Médée, sa chienne, somnolait, blottie à ses pieds. Une
lampe était allumée sur une des tables de nuit, de l’autre côté du lit, et la
lumière demeurerait inchangée jusqu’à l’aube, jusqu’à l’instant où je me
lèverais, la tête remplie du vrombissement néfaste de toutes les choses que
j’avais si longtemps ignorées.
— L’institut, commença Tommaso après un long silence, était un
endroit sauvage.
Il soufflait les mots à travers ses dents, non sans mal. Sa peau était un
peu grise, à cause de tout ce qu’il avait bu.
— Quel institut ?
— Celui où on m’a placé après l’arrestation de mon père.
— Quel est le rapport ?
Ce n’était pas pour entendre parler de cet orphelinat que je m’étais
assise là. Quelque chose de beaucoup plus important était resté en suspens
entre nous, une chose qui concernait Bern, Nicola et Cesare, nos premiers
étés à la ferme et Violalibera, ce prénom qui ressurgissait de temps à autre
dans mon existence.
— Pour moi, c’est là que tout débute.
— D’accord, répondis-je en m’efforçant de maîtriser mon impatience.
Vas-y.
Avant de poursuivre, Tommaso pressa deux fois les mains sur ses joues
très claires. Il semblait surpris par la consistance de son corps.
— Ça puait toujours horriblement, surtout dans le couloir. Soupe, pisse
ou désinfectant, selon l’heure de la journée. Voilà pourquoi, pendant que je
patientais, assis sur le banc, je respirais ma peau, le creux frais de mon
coude.
Sa voix se faisait plus nette à chaque phrase, comme si ses poumons,
sa gorge et son palais se réveillaient eux aussi de l’étourdissement.
— Ma mère prétendait que, si je suis aussi sensible aux odeurs, c’est
parce que je suis albinos. Elle avait toujours la même justification pour
tout : Tu es albinos. Mais à l’époque dont on parle, elle ne pouvait plus le
dire parce qu’elle était morte.
Il me chercha du regard, à la dérobée, pour étudier ma réaction. Je
n’éprouvais pas de chagrin pour lui. J’en avais eu peut-être, mais il y avait
de cela très longtemps. Je voulais juste qu’il continue.

— J’ai perçu leur présence avant même de les voir, à leur odeur. Je
parle de Cesare et de Floriana. Savon, bonbon à la menthe et sillage de pet.
Je tremblais un peu, je crois. Cela me paraît normal aujourd’hui : tu as dix
ans et tu attends que des inconnus t’emmènent. Floriana s’est assise et m’a
caressé la main sans la prendre, Cesare est resté debout. Moi, j’avais
toujours le nez dans le creux de mon coude et je ne les regardais pas
directement, je voyais juste l’ombre de Cesare à la limite du sol et de la
cloison. Il m’a touché le menton, m’obligeant à soulever la tête. Il portait
encore une moustache, qu’il lissait quand il était ému. C’est ce qu’il a fait
après m’avoir donné son nom. Mais je le connaissais déjà : les assistantes
sociales m’avaient parlé de Floriana et de Cesare, elles m’avaient tendu
une photo qui les montrait enlacés devant un mur jaune. L’une d’elles
avait commenté : Deux personnes pieuses. « Regarde-le, a dit Cesare à
Floriana. Il ne te rappelle pas l’archange Michel ? Dans le tableau de
Guido Reni. »
Puis il s’est tourné vers moi. « L’archange Michel a vaincu un terrible
dragon. J’ai envie de te raconter son histoire du début à la fin, Tommaso.
Heureusement, nous aurons le temps en voiture. Maintenant rassemble tes
affaires. »
Mais en voiture, il n’a rien raconté. Il a juste ajouté que leur maison se
situait sur la ligne de l’archange, une ligne qui allait de Jérusalem au mont
Saint-Michel. C’était peut-être là toute l’histoire.
J’essayais de mémoriser la route, la direction dans laquelle se trouvait
mon père, mais, entre l’infinité d’arbres identiques et les murets en pierres
sèches, j’ai perdu l’orientation. Et quand nous sommes descendus de
voiture, j’avais l’impression d’être inaccessible. « Je m’occupe des sacs, a
déclaré Cesare. Toi, va chercher tes frères. – Je n’ai pas de frères,
monsieur. – Tu as raison. J’ai parlé trop vite, pardonne-moi. Tu décideras
du nom que tu leur donneras. Mais dépêche-toi, ils sont sûrement dans les
parages. Derrière les lauriers-roses. »
J’ai traversé les buissons et erré un moment dans l’oliveraie, au début
tout près de la maison, puis de plus en plus loin. J’avais encore l’espoir
insensé de m’enfuir, de retrouver l’institut à quelques pas de là. Je n’étais
pas habitué à la campagne. Je m’apprêtais à rebrousser chemin quand j’ai
entendu une voix m’appeler : « Ici, en haut ! »
J’ai tourné sur moi-même, mais je n’ai vu personne, juste des arbres
espacés. « Au mûrier, a dit la voix. – Je ne sais pas reconnaître les
mûriers. »
Il y a eu un silence, puis j’ai entendu des pas. Bern a surgi de l’ombre.
Il a expliqué : « Ça, c’est un mûrier, tu vois ? »
Je me suis approché, il faisait noir et frais sous le feuillage. Une
échelle menait à une cabane construite au milieu des branches. Bern
m’examinait. Il m’a effleuré la joue et a prononcé cette phrase : « Tu es
extrêmement blanc, tu as l’air très fragile. »
J’ai répondu que je n’étais pas du tout fragile. Il a grimpé à l’échelle et
je l’ai suivi. À l’intérieur de la cabane, Nicola était assis en tailleur. « Tu
as vu comment il est ? » lui a lancé Bern, mais Nicola n’a même pas
daigné m’accorder un coup d’œil. « Au moins, il a le courage de monter,
lui. »
En effet, la cabane ne me donnait pas une impression de grande
stabilité. J’ai voulu savoir si c’étaient eux qui l’avaient construite, mais ils
m’ont ignoré. « Tu sais jouer au skat ? a demandé Nicola. – Je sais jouer
au poker. – C’est quoi, ce truc ? Assieds-toi, on va t’apprendre le skat. Il
nous manquait justement un troisième. »
Ils ont énuméré les règles dans le désordre et en parlant en même
temps. Pendant le reste de l’après-midi, nous n’avons pas prononcé
d’autres mots que ceux du jeu. Puis ils ont dit que le moment de prier était
arrivé. Comme je priais aussi à l’institut, ça ne m’a pas étonné. Je ne
pouvais pas imaginer à quel point ce serait différent. Nous avons descendu
l’échelle l’un après l’autre. Derrière les lauriers-roses, nous avons vu
briller l’ampoule nue de la tonnelle. Bern a placé un bras autour de mon
cou et je l’ai laissé faire. Je n’avais jamais eu de frères, et avant ce jour-là
je ne savais même pas que c’était ce genre de frères que je souhaitais.

Tommaso marqua une pause. J’avais l’impression qu’un certain calme


avait envahi son corps pendant qu’il évoquait son premier jour à la ferme.
Je connaissais cette sensation, le réconfort périlleux de tout souvenir
concernant ces lieux et Cesare.
— Son regard éclairait tout, reprit-il, la ferme et le terrain qui
l’entourait, mais surtout nous autres gamins. Il suffisait que tu pousses un
soupir pendant les leçons pour que Cesare enferme ton bras dans son étau
inflexible et te dise viens, on va parler un peu.
Sous le chêne vert, il était prêt à attendre une demi-heure que tu laisses
échapper une phrase, un indice quelconque. Quand on a dix ans, c’est
insupportable de garder le silence aussi longtemps à côté d’un adulte. Je
pensais aux autres, assis à table, affamés, impatients de déjeuner, je ne
comprenais pas ce que Cesare me voulait. Mais il attendait, encore et
encore, les paupières plissées, somnolant peut-être, même si sa main sur
mon épaule ne relâchait pas sa prise. Puis un mot me venait soudain aux
lèvres, comme une bulle de salive. Cesare branlait du chef en guise
d’encouragement. D’autres mots se raccrochaient au premier et tout
finissait par se déverser. C’était alors son tour. Il commentait longuement
mes paroles, comme s’il avait su dès le début ce que je lui avouerais. Nous
priions ensemble, invoquant la miséricorde et la sagesse, puis nous
rejoignions les autres et pendant quelques heures je me sentais léger,
propre.
Nous avions l’impression d’être à l’abri uniquement dans la cabane du
mûrier. Le feuillage était si épais que Cesare ne pouvait pas nous voir
quand nous étions là-haut. Il s’approchait du tronc et nous demandait :
« Tout va bien ? »
Il lorgnait entre les branches, mais nous avions couvert le plancher
d’une toile dénichée dans la remise à outils. Alors il perdait patience et
s’éloignait. Il m’arrive de penser que c’est moi qui ai apporté la corruption
dans la cabane. Pour sûr, c’est moi qui ai appris à Bern et à Nicola les gros
mots que j’avais entendus à la cantine de l’orphelinat. Ils les répétaient
l’un après l’autre pour en savourer le goût. Une console de jeux vidéo
avait échappé à l’inspection de mes sacs, et ils l’ont utilisée avidement
jusqu’à ce que les piles soient mortes. Je me rappelle que, durant une
période, nous avons joué à goûter toutes les feuilles, les racines, les baies,
toutes les graines et les fleurs de la ferme. Imaginer lequel d’entre nous
tomberait le premier sur du poison nous électrisait. Après quoi, nous nous
remplissions la bouche de mûres pour en chasser l’amertume.
Un après-midi Bern a trouvé un lièvre blessé près du bûcher. Nous
l’avons monté dans la cabane. Il nous scrutait de ses yeux de verre,
brillants et angoissés. Nous avons tous été saisis de frénésie. Bern a dit :
« Tuons-le ! – On sera damnés, a répondu Nicola. – Non. Pas si c’est un
sacrifice pour le Seigneur. Tommi, soulève-le. »
J’ai attrapé le lièvre par les oreilles, touché la consistance étrange du
cartilage. Je sentais dans mes doigts les battements rapides de son cœur,
mais c’était peut-être le mien. Bern a ouvert des ciseaux et a passé la lame
sur le cou de la bête, mais trop légèrement, il n’a pas réussi à l’inciser. Le
lièvre a eu une contraction, il m’a presque échappé. « Coupe ! » s’est écrié
Nicola.
À présent, ses yeux étaient furibonds. Bern a tiré l’animal par sa bonne
patte. Étendu de la sorte, il était très long. Il a refermé les ciseaux et les a
plantés dans sa gorge comme un poignard. J’ai vu le bout pointer contre la
fourrure du côté opposé sans la transpercer. Quand les ciseaux sont
ressortis, accompagnés d’un flot de sang sombre, le lièvre se débattait
encore.
Bern était paralysé, ses ciseaux au poing. On aurait dit que l’animal le
suppliait de s’en servir, de l’achever au plus vite. Nicola a écarté Bern
d’un coup de coude, il a plongé les ciseaux dans l’entaille et les a ouverts
d’un coup. Du sang a giclé sur mon visage.
Nous l’avons enterré le plus loin possible de la maison. Bern et moi
creusions avec nos mains, tandis que Nicola montait la garde. Quand nous
y sommes retournés, quelques heures plus tard, une croix faite de deux
bouts de bois était plantée dans le sol. Cesare n’a rien dit, mais le soir il a
lu, en observant de longues pauses éloquentes, un passage du Lévitique :
Vous tiendrez pour impur le chameau parce que, bien que ruminant, il n’a
pas le sabot fourchu ; vous tiendrez pour impur le daman parce que, bien
que ruminant, il n’a pas le sabot fourchu ; vous tiendrez pour impur le
lièvre parce que, bien que ruminant, il n’a pas le sabot fourchu ; vous
tiendrez pour impur le porc parce que, tout en ayant le sabot fourchu,
fendu en deux ongles, il ne rumine pas. Vous ne mangerez pas de leur chair
ni ne toucherez à leur cadavre, vous les tiendrez pour impurs.

— Vous les tiendrez pour impurs, répéta Tommaso, avant de le dire


encore une fois en murmurant : Impurs.
Il joignit les mains et se perdit dans la contemplation de je ne sais
quoi.
— Mais c’est Nicola qui a apporté les revues, continua-t-il au bout
d’un instant. Floriana l’envoyait parfois au village faire des commissions.
Ce privilège insupportait Bern. Il savait que Nicola en profitait souvent
pour s’acheter un cornet de glace avec la monnaie. Mais ce n’étaient pas
les glaces qui motivaient sa jalousie, c’était son accord tacite avec
Floriana, sur lequel Cesare fermait les yeux. Floriana le privilégiait
d’innombrables manières par rapport à nous. Ça m’était égal, il me
suffisait de ne pas avoir l’impression de déranger. Et puis, une fois par
mois, j’avais la permission d’aller en ville voir mon père. Bern était le
seul à ne jamais franchir les frontières vagues de la propriété. Quand
Nicola ou moi rentrions de nos brèves excursions, il nous mettait en pièces
du regard, même s’il disait ensuite : « Dehors ? Voyons voir ce qui devrait
tant m’intéresser dehors ? »
Nicola avait avisé des revues sur le présentoir du kiosque à journaux.
Juste un regard, c’était du moins ce qui lui avait semblé, mais le vendeur
l’avait invité à se servir : « Prends-en deux. Je te les offre. »
Nicola s’apprêtait à battre en retraite quand l’homme avait insisté :
« Ne t’inquiète pas, je ne le dirai pas à ton père. »
Dans la cabane, nous avons discuté longuement avant de les ouvrir.
Puis nous avons décidé de ne regarder que deux pages par jour, cela
allégerait notre faute. Nous parlions beaucoup de la faute, des
commandements et des péchés. C’était en cela surtout que consistait la foi
que Cesare nous inculquait. Ou plutôt non, nous étions simplement
incapables de comprendre autre chose de la foi qu’il essayait de nous
transmettre.
Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas respecté notre accord. Nous avons
feuilleté toute la revue au cours de l’après-midi, bouleversés, impatients et
sérieux, comme si nous contemplions l’intérieur d’un abîme infernal. À
l’époque déjà, je savais que je m’attachais aux mauvais détails, je
n’examinais pas ces photos de la même façon que mes frères, mais ils ne
s’en apercevaient pas.
Bern et Nicola ont baissé leur pantalon. On était début juin, les grappes
de mûres teintaient en violet le plancher, nos coudes et nos genoux. « Toi
aussi, m’a dit Bern. – J’ai pas envie. – Toi aussi », a-t-il répété, et je lui ai
obéi.
Nous avons laissé tomber les revues. Nous n’en avions plus besoin et
nous nous en passerions désormais. Il nous suffisait d’échanger un regard.
Le soir, au dîner, notre honte était si grande qu’elle nous rendait
impénétrables aux yeux de Cesare.
D’autres garçons sont venus vivre à la ferme, leurs prénoms se
mélangent. Cesare nous obligeait à jouer avec eux, mais nous les tenions à
distance, nous n’autorisions personne à grimper dans l’arbre. De toute
façon, ils ne s’attardaient jamais, ils disparaissaient un beau matin sans
qu’on nous ait avertis.
La cabane du mûrier a fini par être trop petite. Les hivers ont peu à peu
dévoré les planches du sol, puis les cordes qui les unissaient. Nicola y est
monté le dernier et a trouvé un nid de bourdons enchâssé entre les
branches. De peur, il a sauté en arrière, le bois a cédé sous ses pieds et il
s’est cassé la clavicule en atterrissant. Nous n’arrêtions pas de dire que
nous reconstruirions un nouvel abri, plus spacieux, de préférence distribué
entre plusieurs arbres que des ponts tibétains relieraient, mais le temps a
été plus rapide que nous. En septembre 1997…

Il se mit à compter très lentement et en silence sur ses doigts, comme


si le calcul exigeait de son cerveau imbibé d’alcool des efforts supérieurs
à ses capacités. Une partie de moi-même voulait encore l’encourager, mais
une autre avait envie de se perdre dans les souvenirs de ses premières
années à la ferme pour retrouver cette tiédeur que je connaissais bien.
— Non, nous étions encore en 1996, dit-il, en septembre 1996. Nicola
est entré au lycée de Brindisi en terminale. Pour être au niveau, il avait
pris des cours privés avec un professeur de Pezze di Greco. Pour mieux se
concentrer, il avait quitté la chambre que nous partagions et s’était installé
dans la pièce où Cesare conservait ses peintures à l’huile. Cette pièce était
toujours fermée à clef. Cesare était timide en ce qui concernait ses
tableaux. Nicola racontait qu’il en vendait autrefois au marché de Martina
Franca, mais que le commentaire d’un passant l’avait décidé à ne plus les
montrer. Naturellement, nous avions fait irruption plusieurs fois dans la
pièce et nous savions qu’il peignait toujours le même sujet : un pré
ponctué de fleurs rouges sur lequel se dressaient des oliviers, et au premier
plan une fleur beaucoup plus grande que les autres. Ce coquelicot géant
représentait Cesare, c’est évident, non ? Mais je ne sais pas si je le
comprenais aussi clairement à l’époque.
Maintenant Nicola possédait des livres flambant neufs, un dictionnaire
d’anglais pour lui tout seul et un autre de latin, alors que Bern et moi
continuions d’en consulter un vieux, cassé en trois et presque illisible.
Nicola nous a interdit de toucher à ses manuels, il a prétendu qu’ils
coûtaient cher.
Le matin, il partait avec Floriana à bord de la Ford et rentrait après le
déjeuner en car. Comme il devait faire ses devoirs, il avait été dispensé des
travaux de la ferme, et sa part avait été distribuée entre Bern et moi, ce qui
amputait nos leçons. De toute façon, Cesare semblait moins désireux de
s’attarder avec nous. Il nous laissait écrire des rédactions, qu’il oubliait
souvent de lire.
Puis l’ordinateur est arrivé. Deux cartons imposants sur la table de la
cuisine, mystérieux comme des totems. Le technicien les a ouverts avec un
cutter et en a tiré les pièces, protégées par du polystyrène. Après toutes ces
années passées chez Cesare, j’avais perdu l’habitude de la technologie,
nous n’avions même pas de radio. Et voilà qu’un ordinateur pénétrait dans
la maison ! « Dans ma chambre », a précisé Nicola au technicien qui
montrait une prise murale.
Bern a bondi. « Pourquoi ? »
Il a barré le passage à l’homme, l’a presque fait trébucher. Voyant qu’il
ne l’arrêterait pas, il a demandé : « Et nous, on pourra l’utiliser ? »
Cesare a mis ses lunettes de lecture afin de déchiffrer les petites
inscriptions sur le carton, mais elles étaient incompréhensibles pour lui,
comme en témoignait le pli inquiet de ses sourcils. « On pourra l’utiliser,
oui ou non ? » a insisté Bern.
Cesare a respiré profondément. Les yeux dans ceux de Bern, il a parlé
sans crainte, et pourtant, pour la première fois depuis que je le connaissais,
sa voix a semblé céder à l’incertitude : « Cet ordinateur appartient à
Nicola. Son professeur…, a-t-il commencé avant d’observer une pause.
Soyez patients, votre tour viendra. »
Floriana était appuyée au plan de travail, elle regardait son mari, les
lèvres pincées, et j’ai compris que c’était une décision qu’ils avaient prise
ensemble.
Bern était au bord des larmes, l’ordinateur désormais placé dans le
seul endroit interdit de la maison, objet d’un désir irrépressible dont nous
ignorions un instant plus tôt l’existence. « Au nom de quoi ? » a-t-il
interrogé.
Personne ne lui a répondu. Le technicien déroulait les fils, les
branchait. « Au nom de quoi, Cesare ? » a répété Bern.
C’est à cet instant-là, dans le laps de temps qui a séparé la question de
la réponse, que quelque chose s’est gâté entre eux. Cesare a dit : « Tu ne
convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne désireras ni sa maison, ni
son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni… »
Mais il a été interrompu par le claquement de la porte d’entrée.
Plus tard, dans la chambre, Bern s’est épanché : « Ce n’est pas juste.
Ils lui avaient déjà attribué l’atelier. – Nicola est plus âgé, ai-je répliqué. –
Il a juste un an de plus que nous. »
Je ne lui ai pas expliqué que c’était mieux pour moi. Quand je me
réveillais en pleine nuit, arraché au cauchemar récurrent dans lequel
j’étais avec mon père, je pouvais regarder Bern dormir sans craindre d’être
épié à mon tour. Je pouvais m’approcher de son lit et laisser sa respiration
me calmer. « Toi, tu te fiches pas mal que Nicola aille au lycée, alors que
nous sommes emprisonnés ici, a-t-il lancé. Tu ne veux rien apprendre. Tu
ne t’intéresses à rien. »
Ce n’était pas vrai. Bavarder avec lui dans l’obscurité ou écouter en
silence les gouttes tomber de la corniche, après l’orage du soir : voilà ce
qui m’intéressait, et c’était mieux que tout ce que j’avais jamais eu.
Pourquoi ne pouvait-il pas s’en contenter, lui aussi ? « Comment crois-tu
qu’ils paient les cours privés de Nicola ? a-t-il insisté. – Je ne sais pas.
Avec le salaire de Floriana ? »
Un objet m’a heurté le visage : une chaussette roulée en boule. Je la lui
ai renvoyée sans atteindre ma cible. « Et comment crois-tu qu’ils ont payé
l’ordinateur, pauvre naïf ? – Toujours avec le salaire de Floriana ? – Tu
sais, Cesare est payé pour te garder. »
Je n’avais pas envie que Bern en parle. L’indemnité, voilà le nom que
cela portait sur les formulaires destinés à la légitimation adoptive.
L’indemnité. J’avais l’impression de la porter sur moi, comme l’étiquette
des tricots neufs. « Et alors ? ai-je dit. – Et alors ma mère aussi envoie de
l’argent à Cesare, qu’est-ce que tu crois ? Même si c’est son frère. Elle lui
en envoie chaque mois. Et lui, il en profite. »
J’ai vu son ombre s’asseoir sur le lit. « Demain nous ferons grève. –
Qu’est-ce que ça veut dire ? – Nous imiterons le baron perché, le jour où
il s’est enfui dans les arbres. – Tu parles. Cesare nous fera descendre tout
de suite. »
Et pourtant, j’aurais obéi s’il me l’avait demandé, j’étais prêt à faire
n’importe quoi pour lui, y compris cesser de toucher la terre de mes pieds.
« Oui, comme le baron perché, a-t-il continué en une sorte de monologue
désormais. Il faut qu’on s’inspire de son attitude. À partir de demain, plus
de cours. Plus de prières. Plus de services. »
J’ai tourné mon visage contre le mur. Une nuit, des années plus tôt,
nous avions dormi dans la cabane sous prétexte d’observer les étoiles
filantes. À l’aube, l’air était si froid et si humide que nous nous étions
serrés l’un contre l’autre, mais ça n’avait pas suffi. Nous avions regagné la
maison, pieds nus, et j’avais marché sur un escargot gélatineux. Cesare
nous avait apporté des tasses de camomille fumantes pour nous réchauffer.
Il avait été bon avec moi, plus que quiconque. Il ne méritait pas ma
désobéissance. « Alors, tu es d’accord ? – En grève », ai-je murmuré,
expérimentant ce son.
Le lendemain nous nous sommes rassemblés sous le chêne vert pour
les laudes. Cesare ne nous permettait de porter les tuniques que le matin. Il
disait que nous étions plus purs au réveil.
Il a lu un passage d’Ézéchiel. Je n’ai écouté que d’une oreille : c’est
terminé, me répétais-je avec soulagement, le sommeil a libéré le cœur de
Bern.
Cesare lui a demandé de chercher dans l’Évangile de Matthieu les
versets sur le jardin de Gethsémani. Floriana lui a tendu la bible et Bern
l’a ouverte. Il retrouvait les versets plus vite que nous, presque plus vite
que Cesare désormais. Il a posé le livre ouvert devant lui, a respiré
profondément avant de commencer à lire, mais aucun son n’est sorti de sa
bouche. « Courage », l’a incité Cesare.
Bern a jeté un coup d’œil au ciel et de nouveau au livre. Il l’a refermé.
« Je ne lirai pas. – Tu ne liras pas ? Et pourquoi ? »
Ses joues ont viré au cramoisi. J’espérais qu’il ne mentionnerait pas
l’ordinateur. S’il l’avait fait, il se serait ridiculisé à mes yeux aussi. Mais
Cesare n’en a pas eu besoin pour comprendre. Il a décroisé les jambes et
s’est étiré pour saisir la bible. « Tommaso, tu vas lire pour nous ce matin,
sois gentil. »
Les oliviers nous étreignaient de toutes parts. Nous aurions vraiment
pu être les disciples réunis dans le jardin de Gethsémani. « Luc ? ai-je
demandé en tournant lentement les pages. – On avait dit Matthieu, a
rectifié Cesare, 26, 36. »
J’ai trouvé l’endroit. Bern attendait un geste de loyauté de ma part.
Mais il me pardonnerait de toute façon. Oui, cela lui passerait tôt ou tard.
J’avais des fourmis dans les mollets, écrasés sous mes fesses. Or il s’est
exclamé : « Ne lis pas ! »
Son ton était dépourvu d’arrogance, c’était plutôt une prière.
« Tommaso, nous t’écoutons », m’a pressé Cesare.
« Alors Jésus parvint avec eux à un domaine appelé Gethsémani… –
Ne lis pas, Tommi », a dit Bern plus bas.
Il savait qu’il me tenait dans son poing.
J’ai posé le livre. Cesare l’a pris et l’a tendu d’un geste patient à
Nicola, qui a commencé à lire. Il était si gêné qu’il trébuchait sans cesse
sur les mots, et ses phrases étaient hachées par l’embarras. Il n’avait pas
terminé quand Bern s’est brusquement levé. De ses mains croisées derrière
la tête, il a retroussé la tunique et l’a ôtée. Il l’a jetée au sol comme un
chiffon. Debout, en slip, il respirait vite, je m’en suis aperçu au
tremblement de ses épaules. Il avait l’air extrêmement vulnérable,
extrêmement furibond.
On n’entendait que le bruit des feuilles agitées par le vent. Je me suis
penché en avant pour me libérer à mon tour de la tunique, mais je l’ai fait
avec plus de maladresse que Bern. Cesare avait de toute façon cessé de
nous regarder. Les yeux fermés, il a entonné l’Alléluia. À la deuxième
strophe, Nicola et Floriana se sont joints à lui, les paupières baissées,
comme s’ils se refusaient à contempler cette version nue et infidèle de nos
personnes. Bern a brisé le cercle, il s’est dirigé vers la maison. Je l’ai
suivi, poussé par le chant accusateur de Nicola et de ses parents. À mi-
chemin, je me suis tourné vers eux, assis sous l’arbre. Le temps de
quelques secondes, je suis resté suspendu entre Bern et eux trois, deux
familles soudain scindées, et dont aucune, ai-je compris à cet instant, ne
deviendrait jamais vraiment la mienne.
La grève a duré jusqu’au début de l’été. La première semaine, Cesare
espérait encore qu’il s’agirait d’un caprice passager. Il s’asseyait sous la
tonnelle, les livres bien empilés près de lui, et nous jetait des coups d’œil
qui me donnaient la nausée. Mais, au bout d’un moment, il s’est lassé et a
cessé de nous attendre.
Il s’est bientôt mis à tousser bizarrement. Un jour il a eu une longue et
forte quinte de toux, et je lui ai apporté un verre d’eau en cachette de Bern.
Il l’a accepté, puis il m’a saisi la main et l’a pressée sur sa poitrine.
« L’amour est imparfait, Tommaso, a-t-il dit, tu le comprends, n’est-ce
pas ? Tout être humain est imparfait. Si seulement tu pouvais le ramener à
la raison… »
J’ai libéré ma main de cet étau et l’ai planté là. Après cet épisode, il
n’a plus jamais demandé mon aide et a cessé de nous déranger. Il acceptait
que Bern et moi nous asseyions à table, il versait encore de l’eau dans nos
verres et les teintait de cette goutte de vin rouge à laquelle il nous avait
habitués, mais nous étions comme des étrangers. Nous ne parlions plus,
nous ne chantions plus.
Un soir, Nicola a perdu son sang-froid, il s’est rué sur Bern et lui a
flanqué une claque. Au lieu de réagir, Bern a tourné lentement le visage et
lui a offert l’autre joue avec un sourire moqueur. Cesare a immobilisé le
bras de Nicola et l’a obligé à demander pardon. Floriana a quitté la
cuisine, laissant son assiette à moitié pleine. C’était la première fois, me
semblait-il. « Encore combien de temps ? ai-je lancé à Bern une fois au lit.
– Tout le temps qu’il faudra. »
Nous n’avions pas encore cessé de prier, nous le faisions en cachette.
Bern citait de mémoire des passages entiers des Écritures, surtout des
psaumes, et se laissait aller parfois à des invocations sereines, poignantes.
Mais, au cours des semaines suivantes, de nouveaux désirs ont surgi en lui.
Plus d’une nuit, en ouvrant les yeux, je l’ai surpris debout devant la
fenêtre. Il écoutait les bruits des fêtes lointaines, il regardait les feux
d’artifice muets à l’horizon. Il voulait être là-bas, peu importait de quoi il
s’agissait. « N’aie pas peur, disait-il sans se retourner, je m’occuperai de
toi. »

Tommaso but un peu d’eau. Tout en avalant, il grimaça : ce long


monologue avait dû lui assécher la gorge.
— Et puis les palmiers ont commencé à mourir, dit-il. Le bruit s’est
répandu parmi les agriculteurs que le parasite s’attaquerait aussi aux
oliviers et qu’il fallait abattre les palmiers par mesure de précaution. Il y
avait à la ferme un palmier-dattier qui produisait chaque année des fruits
poisseux et immangeables. Cesare a hésité pendant des jours. Il tournait
autour de la tige en l’examinant. Il n’a jamais pensé que les végétaux
étaient dotés d’une âme, mais il a toujours eu un respect instinctif pour les
plus grands d’entre eux. En juillet, il y a eu une vague de chaleur torride.
Le sirocco faisait tourbillonner la terre réduite en poussière. J’ignore si
Cesare y a vu le signe qu’il attendait, s’il craignait que le vent n’apporte
les parasites du sud. Mais, un matin, on a entendu le vrombissement de la
tronçonneuse et, de sous la tonnelle, on l’a vu en haut d’une échelle
appuyée contre le palmier. Cesare coupait les palmes. Après quoi, il s’est
attaqué à la tige. La lame glissait contre l’écorce, j’ai fermé les yeux à
deux reprises, croyant qu’elle lui échappait des mains.
Les poings sur la table, Bern a déclaré : « Il n’y arrivera pas. »
Il se trompait : Cesare a réussi à entailler l’écorce et il ne lui a pas
fallu longtemps pour se ménager une brèche. Un instant, la cime a résisté,
puis elle a penché du côté opposé à l’entaille et s’est écrasée au sol.
Il a glissé une corde sous la tige. En l’attachant à sa taille, il a secoué
le cadavre du palmier. Il cherchait un espace libre où le brûler. La tige l’a
suivi pendant quelques mètres, mais Cesare a poussé un cri avant de
tomber à genoux, épuisé. J’ai dit : « Il faut qu’on l’aide. »
Mon cœur battait à toute allure. J’avais peur qu’il ne se soit brisé le
dos pendant que nous le regardions avec indifférence. J’ai fait un pas vers
lui, mais Bern m’a retenu par le bras : « Pas encore. »
Cesare s’est relevé, il a fixé à ses épaules la corde liée à son bassin et,
comme un taureau, s’est remis à tirer. Le tronc a oscillé, mais Cesare est
tombé une nouvelle fois, en proie à une féroce quinte de toux. « Il va se
faire mal ! » Soudain Bern a paru se réveiller. Nous nous sommes dirigés
vers Cesare. Bern lui a tendu une main pour l’aider à se relever puis l’a
passée délicatement sur son front moite. « Tu vas nous autoriser à aller au
lycée, comme Nicola, a-t-il affirmé. – Qu’est-ce que tu espères y trouver,
Bern ? »
Cesare était essoufflé, pas seulement à cause des efforts et de terribles
quintes de toux. « Tu vas nous autoriser à aller en classe, a répété Bern en
lui effleurant le torse où la corde avait imprimé une marque rouge. – J’ai
beaucoup prié pour toi. Jour et nuit. Pour que le Seigneur revienne éclairer
ton cœur. Tu te rappelles l’Ecclésiaste, Bern ? Plus de savoir, plus de
douleur. »
Bern continuait à lui essuyer le cou et la poitrine avec une douceur que
j’aurais aimé qu’il me destine. « Tu le feras ? »
Cesare a mordu ses lèvres gercées par le vent. « Si c’est ce que tu
désires », a-t-il murmuré.
Mais Bern n’avait pas terminé, pas encore. « Tu nous laisseras sortir
avec Nicola le soir aussi, chaque fois qu’on voudra. Et tu nous donneras
une partie de l’argent que tu reçois pour notre garde. »
Un éclair a traversé les yeux de Cesare. « C’est de ça qu’il s’agit ?
D’argent ? – Tu le feras ? a insisté Bern en se ceignant déjà de la corde. –
Je le ferai. – Tommi, va dans la remise en chercher une autre. »
Tout en fouillant parmi les outils je me suis demandé si Bern le savait,
ou si j’étais le seul à en être conscient : s’il savait que Cesare, qui ne
pouvait se l’avouer, l’avouer à Floriana ni peut-être même à Dieu, l’aimait
plus que tout, plus que son propre fils. Car si Bern ne possédait qu’une
partie de son sang, leurs âmes étaient identiques, parfaitement calquées
l’une sur l’autre. Rien de ce genre n’unissait Cesare et Nicola. Quelle
culpabilité atroce, pour un parent, que d’aimer un autre plus que son
propre enfant ! Et quelle condamnation cruelle, pour ce fils, que de se
savoir au deuxième rang dans le cœur de son père…
Il y a eu une trêve après ce jour-là, une certaine normalité s’est
rétablie, mais rien n’était plus comme avant. Maintenant, pendant les
prières, nous nous prenions les mains avec une sorte de réserve. Floriana
était devenue ouvertement hostile. Aujourd’hui je suis certain qu’elle avait
proposé à Cesare de nous renvoyer et qu’il avait refusé. Un après-midi,
pendant que nous ramassions des tomates, je l’ai vue en fixer une trop
mûre et la broyer avec rage dans son poing.
Bern et moi avons démoli ce qui restait de la cabane du mûrier.
Désormais les promesses n’existaient pour nous qu’au-delà de la barrière
sur le sentier.
Le premier après-midi où nous nous sommes aventurés en voiture tous
les trois, nous sommes allés vers le sud, vers Leuca, pour voir jusqu’où il
était possible de nous éloigner. Nous nous sommes promenés près du phare
et Bern a eu l’impression de distinguer les contours de l’Albanie. Au
retour, nous nous sommes perdus dans un enchevêtrement de routes près
de Maglie.
Nous partions à la chasse aux soirées. À Speziale, il ne se passait
jamais rien et de toute façon nous n’étions pas bien vus. Un soir, la
musique nous a conduits à Borgo Ajeni, à une fête de village. Une fumée
chargée de graisse animale s’élevait des étals. Bern et Nicola se sont
bouché le nez, ils se seraient sauvés tout de suite s’ils n’avaient pas été
attirés par les gens, le mouvement, les musiciens. L’odeur de viande rôtie
m’a mis l’eau à la bouche. J’en mangeais chaque fois que je voyais mon
père et j’en rêvais le reste du temps, mais Nicola et Bern l’ignoraient.
Bern a dû saisir quelque chose dans mon regard. « J’en prends, a-t-il
dit avec cette frénésie qui l’envahissait de plus en plus fréquemment. – Ne
fais pas ça ! » a tenté de le dissuader Nicola.
Mais Bern se penchait déjà vers la femme qui retournait la viande
hachée sur la plaque de cuisson.
Je me suis contenté d’un burger. Il en a avalé quant à lui un deuxième,
puis un troisième, comme drogué. La graisse brillait sur ses lèvres et son
menton.
Nicola s’est rembruni et a perdu toute envie de s’amuser. « Vous êtes
des sanguinaires », nous a-t-il reproché alors que nous rejoignions la
voiture.

Un moment, Tommaso s’efforça de joindre le bout de ses doigts,


l’auriculaire contre l’auriculaire, l’annulaire contre l’annulaire, etc.,
comme pour évaluer son niveau de lucidité.
— Puis nous avons découvert le Scalo, déclara-t-il d’une voix neutre.
Il claqua des doigts, et Médée se dressa aussitôt, tendit le nez pour
renifler sa main, puis la lécha. Tommaso l’essuya distraitement sur la
couverture.
Je lui accordai ce laps de temps pour reprendre son souffle et
l’employai à les imaginer, Bern, Nicola et lui, durant ces nuits d’été,
attirés çà et là par la musique, comme des animaux errants, alors qu’ils se
présentaient pour la première fois au Scalo.
Mais quand Tommaso reprit, il ne repartit pas de ce soir-là :
— Cette liberté soudaine avait octroyé à Bern non seulement des
sorties et de la viande, mais la possibilité de se rendre autant qu’il le
voulait à la bibliothèque municipale d’Ostuni et d’emprunter le plus de
livres possible. Cette frénésie nous semblait incompréhensible. Après le
déjeuner, il se réfugiait derrière la maison et lisait, le dos contre le mur,
plongé dans une concentration hostile. Pendant ce temps-là, je me faufilais
dans la chambre de Nicola. L’ordinateur n’avait pas été acheté pour les
jeux, mais il y en avait un certain nombre dans le système et nous en
avions obtenu d’autres par nos nouvelles connaissances du Scalo. Nous
jouions à tour de rôle sans joystick, en utilisant les flèches avec délicatesse
pour éviter que Cesare et Floriana, endormis dans la pièce voisine, ne s’en
aperçoivent. Il y avait un niveau de Prince of Persia que nous n’arrivions
pas à franchir, un petit tas d’os se recomposait en un squelette et nous
barrait le passage. Nous étions tués à tour de rôle. Un jour où j’attendais
que Nicola échoue pour le remplacer une nouvelle fois, j’ai été distrait par
un mouvement de l’autre côté de la fenêtre. C’est alors que je vous ai vus.
Tommaso me jeta un coup d’œil.
— Tu nous as vus ? lui lançai-je.
J’avais compris à quoi il faisait allusion, pas au jour précis, non, mais
je savais qu’il parlait des après-midi que je partageais avec Bern, de nos
heures secrètes.

— Vous étiez en train de traverser le petit désert de terre qui séparait la


maison des lauriers-roses. Je vous revois très bien, le dos de Bern bronzé,
aux omoplates saillantes, toi un peu plus claire dans une robe de plage
orange. Nicola était tellement absorbé par le jeu vidéo qu’il ne s’en est pas
rendu compte. Je m’apprêtais à lui dire regarde, mais quelque chose m’a
retenu. Je vous ai observés pendant que vous disparaissiez de l’autre côté
des buissons. Il n’y avait dans cette direction que des oliviers et des
cachettes.
Nicola m’a dit : « Vas-y. – Quoi ? – C’est ton tour. Dégomme ce putain
de squelette ! – Continue. J’ai plus envie. »
J’ai regagné ma chambre. Je me suis allongé sur le lit, mais, quand je
fermais les yeux, je voyais Bern marcher sur la terre rougeâtre avec toi. Je
me suis levé précipitamment, ai dévalé l’escalier et suis sorti. J’ai jeté un
coup d’œil à la fenêtre. Nicola n’avait pas bougé. Un lézard a filé devant
moi, puis a grimpé sur un tronc. J’ai atteint le mûrier, persuadé que vous
vous y étiez rendus, et, bizarrement, j’ai été soulagé de ne pas vous y
trouver. Ils doivent être aux buissons de ronces, me suis-je dit. Je passais
de l’ombre d’un arbre à celle du suivant afin de protéger mes épaules du
soleil. Je pensais vous avoir perdus quand j’ai aperçu une silhouette
debout dans la cannaie. Je me suis approché. C’était Cesare. Il regardait
quelque chose entre les tiges des bambous, et son buste massif m’a semblé
parcouru d’un tremblement. Il portait juste un caleçon et des sandales, il
avait probablement quitté sa chambre ainsi. Je m’apprêtais à l’appeler
lorsqu’il s’est brusquement retourné et s’est élancé vers moi en secouant
les roseaux.
Cesare courait, ce qui était étrange car cela ne lui arrivait jamais.
Quand il m’a vu, il a été bouleversé. Nous nous sommes fait face une
fraction de seconde. Le soleil à pic dévoilait impitoyablement son
excitation. Il l’a couverte d’une main et a dévié vers la droite, ma droite.
Malgré tout, je n’avais pas encore compris ce qui se cachait de l’autre
côté de la barrière émeraude des roseaux. Puis je vous ai vus sortir de cette
petite forêt avec la même prudence qu’au moment où je vous avais
aperçus à travers la fenêtre de Nicola. Mais vous aviez l’air différents,
apparemment plus gênés et plus fatigués, plus complices, comme si vous
veniez de nager ensemble vers le large. Je me suis caché derrière le tronc
d’un olivier pour éviter que vous ne remarquiez ma présence.

Désormais la voix de Tommaso était faible et, au moment où elle se


tut, j’eus l’impression que le silence l’avait totalement absorbée. Avions-
nous donc honte d’un épisode qui s’était déroulé lors de notre
adolescence ? Était-ce possible ? Oui, c’était possible, car je n’avais
maintenant qu’un seul désir : que Tommaso continue, qu’il nous laisse en
paix, Bern et moi, à la cannaie. Il n’avait pas le droit de s’immiscer dans
ces souvenirs.

Il se racla la gorge.
— Au cours des heures suivantes, Cesare et moi avons évité de nous
croiser et, lorsque cela arrivait, nous détournions les yeux. Je sentais la
trahison partout : Bern et toi, Cesare caché au milieu des roseaux, Nicola
vers sa nouvelle vie à Bari.
Au dîner, Cesare a prononcé une prière plus longue que d’habitude. Il
tenait Floriana par la main et plissait les paupières, il les plissait si fort
que ses tempes étaient striées de blanc quand il les a rouvertes. Il a fouillé
la poche de son pantalon et en a tiré une feuille de papier pliée. « Il y a
longtemps que je voulais vous lire cette homélie. Je ne m’en suis souvenu
qu’aujourd’hui. »
M’a-t-il lancé un regard avant de poursuivre ? C’est possible, je n’en
suis plus certain. Il a lu : « Le Père lui-même n’est pas impassible ! Si on
le prie, il a pitié, il compatit, il éprouve des tendresses et il se met dans
une condition compatible avec la grandeur de sa nature. »
Pendant quelques secondes il est resté là, debout parmi nous qui étions
assis, hésitant, puis il a ajouté : « Des tendresses que nous possédons tous.
Chacun d’entre nous. Nous sommes parfois incapables de nous y opposer.
Nous aimerions imiter Jésus, mais… »
Il s’est interrompu une nouvelle fois. Il semblait de plus en plus
troublé. « Il est tard. Mangeons. »
Il s’est assis sans se signer. Pour la première et la dernière fois.
Je savais que Cesare avait choisi cette homélie pour moi. Avait-il
voulu se justifier ? Me demander pardon ? Il ne pouvait pas imaginer
combien j’étais solidaire. Les autres l’aimaient peut-être parce qu’ils
l’estimaient infaillible, mais pas moi. Moi, je l’aimais, un point c’est tout.
Ce soir-là, au Scalo, je me suis caché derrière la caravane et j’ai bu
autant que je pouvais. Je n’ai aucun souvenir du retour, mais je me
rappelle qu’une fois dans la chambre Bern s’est approché de mon lit, a
posé une main sur mon front et m’a demandé si je voulais du jus de citron.
Je lui ai dit de me laisser tranquille.
Le lendemain matin, Cesare m’a invité à le rejoindre sous le chêne
vert. Assis sur le banc, il affichait son expression des bons jours. Il avait
enfilé sa tunique. Il a tambouriné sur la place libre à côté de lui. « Je me
suis levé très tôt, a-t-il déclaré, il faisait encore nuit, je crois que vous
veniez juste de rentrer. Je suis allé dans la chambre de Nicola, puis dans la
vôtre, je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Je vous ai regardés dormir
un moment. Il est toujours miraculeux de regarder l’innocence dormir. Et,
même si vous ne le croyez plus, vous êtes encore le miroir de cette
innocence. Vous l’êtes encore, oui, même si vous avez maintenant du poil
aux joues. »
Ce n’était pas vrai. J’avais juste un duvet qui se voyait à contre-jour,
comme les filles.
Il a continué : « Je repensais au jour où Floriana et moi sommes venus
te chercher. Je me rappelle que je lui ai dit : ce garçon est destiné à un
avenir extraordinaire. »
D’une main, il a lissé le bas de sa tunique et a pincé le bord entre les
genoux. Sous le chêne vert, nous autres adolescents n’étions pas censés
parler sans être interpellés, voilà pourquoi j’ai gardé le silence.
Il a poursuivi : « Il me semble que c’était hier, alors qu’il s’est
écoulé… combien d’années ? – Huit. – Huit, miséricorde ! Et tu seras
majeur dans quelques jours, un homme à tous les points de vue pour notre
société. Mais il me semble que nous en avons déjà parlé. – Oui, je crois. –
Donc, comme tu le sais, Tommaso, le moment de trouver ta voie, de
suivre ton chemin est arrivé. »
J’ai senti mon corps s’affaisser. « Je pensais rester jusqu’à la fin de
mes études. Jusqu’au diplôme. »
Cesare a passé un bras autour de mes épaules. « Oh, ç’aurait été
possible, bien sûr, si j’avais continué à être ton, votre, tuteur. Mais
l’instruction publique vous appelle, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas, je
comprends ce désir. Le Seigneur aussi le comprend, il l’a peut-être suscité
parce qu’il a un projet précis pour vous. Qui sommes-nous pour nous y
opposer ? En y réfléchissant bien, à ton âge j’organisais déjà mon premier
voyage. Je n’avais pas un sou en poche, mais je suis allé jusqu’au Caucase
en stop. »
Il était impossible d’être assis confortablement sur le banc, c’était sans
doute une des raisons pour lesquelles Cesare nous y attirait. Mais il
répétait : c’est l’impatience qui agite vos muscles. « Tu vas fréquenter un
véritable établissement scolaire, en tant que majeur, il n’y a donc plus de
raison pour que tu restes ici. J’ai parlé à une de mes connaissances, Nacci.
Il possède un domaine à Massafra. Un endroit magnifique, peut-être un
peu trop luxueux à mon goût, mais enchanteur. – Massafra est à plus d’une
heure de car d’ici. – Il y a un lycée, qu’est-ce que tu crois ? » a répondu
Cesare avec un sourire.
Puis il a repris brusquement son sérieux. J’ai eu l’impression de lui
revoir l’expression de la veille, lorsqu’il s’était immobilisé devant moi
pendant une fraction de seconde. « Nous nous sommes déjà entendus. Tu
pourras t’y installer la semaine prochaine. Tu seras très bien accueilli et
Nacci a juré que le travail ne serait pas pénible. Tu gagneras un peu
d’argent pendant la journée et, le soir, tu auras la possibilité de suivre les
cours en ville. – Floriana est au courant ? ai-je demandé, espérant qu’elle
le persuaderait peut-être de me garder encore un peu. – Oh, c’est elle qui a
eu l’idée de Massafra ! Je n’y avais pas pensé. – Et les autres ? – Nous le
leur dirons plus tard. Ensemble, si tu en as envie. Et maintenant serrons-
nous la main. »
Je lui ai tendu la mienne sans force et, tandis qu’il la serrait, je me suis
demandé si c’était vraiment la dernière fois que je touchais ses doigts
moites. Les mots justes se pressaient à mes lèvres, je ne lui dirai pas ce
que j’ai vu, je te le promets !, mais ce n’était pas le genre de phrases qui
étaient admises sous les branches accusatrices du chêne vert. « Prions pour
ta nouvelle aventure, a-t-il dit. Pour que le Seigneur soit à tes côtés à
chaque instant. »
Mais je n’ai pas écouté la prière. Je regardais la maison, Nicola sur la
balancelle, Bern qui le taquinait en poussant le dossier, les grappes de
tomates et les tresses d’oignons accrochées au mur. Une pioche
abandonnée par terre. Je n’arrivais pas à croire que ma vie s’achevait de la
sorte, subitement, une deuxième fois.

— C’est comme ça que tu t’es retrouvé au Relais, commentai-je.


Mais Tommaso m’ignora. Son expression s’était durcie.
— Floriana m’y a accompagné. Quand j’ai vu la Tropical Pool avec les
passerelles et la gigantesque fontaine au milieu, j’ai eu du mal à le croire.
Tout était très luxueux.
Il respira profondément.
— Le premier jour, Nacci a voulu savoir ce qui avait cloché dans ma
famille pour que je sois confié à Cesare. Je le lui ai raconté en quelques
phrases et il s’est s’exclamé : Nom de Dieu ! Je ne peux pas croire qu’un
homme puisse faire une chose pareille à sa femme ! En l’entendant, j’ai
mesuré la distance qui me séparait de la ferme. Là-bas, personne n’aurait
blasphémé. Nacci n’a jamais été dur avec moi, mais il était différent de
Cesare, je l’ai tout de suite compris. Il n’a jamais ressemblé à un père. Je
me suis inscrit aux cours du soir, mais je ne me suis même pas présenté au
premier, et il ne m’a pas encouragé, il ne s’en est peut-être même pas
aperçu. J’ai commencé en l’appelant monsieur Nacci, et j’ai continué
jusqu’à…
Jusqu’à la nuit de l’accident, pensai-je. J’étais certaine que Tommaso
avait été interrompu par la même pensée, mais peut-être ne l’appelait-il
pas la nuit de l’accident. Je me demandais quel genre de mots il employait
en son for intérieur.
— Je vivais dans l’annexe, continua-t-il. L’été, à cause des réceptions
incessantes, et l’automne, durant les vendanges, il nous arrivait de coucher
jusqu’à sept ou huit dans la même chambre, dans des lits superposés. Et
comme il n’y avait pas de moustiquaires aux fenêtres, les nuits étaient
rythmées par les gifles. Après m’être frappé les bras ou le cou, je pensais à
la ferme, où il était interdit de tuer jusqu’aux plus petits des animaux.
Quand le bourdonnement retentissait de nouveau à mes oreilles,
j’éprouvais presque du soulagement. Nacci s’est rendu compte que je ne
savais rien faire, que je n’avais jamais curé de piscine, que j’étais
incapable de servir à table, que j’avais juste quelques connaissances sur
les plantes. Alors il m’a présenté à Corinne et m’a conseillé de rester collé
à elle tout le temps qu’il faudrait. Il a dit tout le temps qu’il faudrait, mais
j’ignore si cela signifiait aussi longtemps.
Tommaso eut un sourire. Puis il tira le bord du drap pour mieux se
couvrir. Pour se protéger contre ses propres mots, pensai-je.

— La première chose que Corinne m’a dite c’était : Tu ressembles au


répliquant fou de Blade Runner. Ce n’était pas une plaisanterie, elle était
sérieuse, glaciale. Quand elle s’est éloignée, Nacci a murmuré à mon
oreille : Ne crois pas tout ce qu’elle dit. Et méfie-toi. C’est une toxico.
Corinne m’a appris à me déplacer entre les tables, les épaules en
arrière, et à me pencher légèrement en avant pour présenter le plateau aux
invités. Dans les simulations que nous faisions, elle était toujours le client,
un client capricieux qui saisissait chaque prétexte pour m’humilier. « Il
faut que tu t’habitues. Les gens s’estiment meilleurs que toi pour la seule
raison que tu leur tends des verres. »
Elle m’a montré comment déboucher le vin et renifler le bouchon,
comment verser de l’eau. Puis le jour où elle a constaté que je l’avais
surpassée, elle a perdu patience et déclaré que les leçons étaient terminées.
En octobre, j’ai revêtu la tenue de serveur pour la première fois. On
fêtait au Relais le mariage d’une actrice. Je ne la connaissais pas, mais elle
semblait dépaysée au milieu de ce désordre. Voyant qu’elle n’avait rien
mangé, je lui ai apporté en cachette une assiette de fruits coupés en
morceaux. « Mangez au moins ça, sinon vous aurez un malaise », lui ai-je
dit.
En récompense, elle m’a souri de ses dents parfaites. À la cuisine,
Corinne s’est exclamée dans mon dos : « Pourquoi tu as fait ça ? –
Pourquoi j’ai fait quoi ? – Mangez au moins ça, sinon vous aurez un
malaise, a-t-elle répété en me singeant, l’air geignard. – J’ai eu tort ? »
Elle a roulé des yeux. « Tu es vraiment chiant, Blade ! Tu prends tout
au sérieux ! »
Et elle m’a balancé son poing dans l’estomac, comme l’aurait fait un
garçon pour plaisanter. Mais je l’ai soupçonnée d’avoir juste voulu me
toucher.
La soirée s’est terminée tard. Nous avons regagné le vestiaire en pleine
nuit. Corinne, qui s’était pourtant déjà changée, s’est assise sur un banc et
m’a regardé ôter ma veste, ma chemise et enfin mon pantalon. Elle m’a
demandé : « Tu veux voir un endroit ? » J’ai consulté la pendule. « Quoi,
t’es fatigué ? Pas de problème », a-t-elle dit en se levant. Toujours le
même ton agressif. À l’époque déjà, j’étais incapable de me défendre.
« D’accord », ai-je répondu.
Je l’ai suivie à travers les pièces obscures jusqu’à la porte qui menait
au sous-sol. « Je suis déjà allé à la cave. De toute façon, elle est fermée. »
Corinne a fouillé dans la poche de son jean et en a tiré une clef.
« Surprise ! – Comment tu l’as eue ? – Par un type qui travaillait ici. » Elle
a actionné la clef et a entrouvert sans faire le moindre bruit. « Si tu le
racontes à Nacci, je te tue, Blade, je le jure. » Nous sommes passés entre
les outils et les fûts en acier. « Assieds-toi là ! m’a-t-elle ordonné. – Par
terre ? – Tu fais des chichis ? »
Je l’ai regardée chercher à tâtons quelque chose derrière un fût. Elle a
trouvé un verre et l’a rempli au robinet placé en bas. Elle a bu cul sec, puis
elle s’est resservie. « Offrir du vin à tous ces clients, ça ne te donne pas
envie ? – Qu’est-ce que c’est ? » ai-je demandé en prenant le verre. Au
toucher, je me suis aperçu que c’était le fond coupé d’une bouteille en
plastique. « Du moût. » J’ai avalé une gorgée. « Finis, m’a encouragé
Corinne, on en a autant qu’on veut. »
J’ai continué. Je sentais qu’elle m’observait dans le noir. Quand je lui
ai rendu le fond de la bouteille, elle s’est étonnée : « Je croyais que vous
autres, Témoins de Jéhovah, n’y aviez pas droit. – Qui t’a dit que j’étais
Témoin de Jéhovah ? – C’est ce qu’on raconte. – Je ne suis pas Témoin
de Jéhovah. – Tu peux être ce que tu veux, je m’en fous. »
Elle a tourné la tête pour me regarder droit dans les yeux. J’ai
répliqué : « On raconte des trucs sur toi aussi. » Elle s’est rapprochée au
point d’être tout près de mon visage, comme si elle voulait me mordre le
nez, et je n’ai pas osé bouger. Elle a murmuré : « Je te fais peur, Blade ? »
Je suis resté immobile jusqu’à ce qu’elle s’écarte en ricanant. « Que
les gens racontent ce qu’ils veulent. Ils sont juste curieux. Et jaloux. Allez,
pose-moi une question. Qu’est-ce que tu veux savoir ? Si j’utilisais des
seringues ? Si je les partageais avec les autres ? – Ça ne m’intéresse pas. –
C’est ce qui intéresse tout le monde. Si on échangeait nos seringues et où
je trouvais le fric. Les gens ont de drôles d’idées. Toi aussi, tu as de drôles
d’idées, Blade ? – Non. »
Je n’osais plus la regarder, et le contact de sa main sur mon cou m’a
surpris. Juste une caresse, légère. « Si tout le monde pouvait être comme
toi… »
Puis elle s’est levée pour se verser encore du moût. Nous nous sommes
passé le verre en silence un moment. « Tu as été à Jakarta ? » ai-je fini par
demander.
Corinne a écrasé son menton contre son sweat-shirt. « Non. C’est mon
père qui me l’a offert. Depuis le jour où je lui ai dit que j’aimais le Hard
Rock Cafe, il m’en rapporte un de chaque ville. J’ai les cinq continents. Il
est diplomate, a-t-elle ajouté avec une pointe d’agacement. Avant d’avoir
treize ans, j’avais déjà vécu à… voyons si mes souvenirs sont bons… »
Elle a compté sur ses doigts. « En Russie, au Kenya, au Danemark. Et en
Inde. Mais juste quelques mois. »
J’ai vu chacun de ces pays de la couleur qui les représentait sur la
nappe de la ferme. J’ai vu la nappe entière, très nettement, comme si elle
était étendue devant mes yeux.
Corinne s’était mise à caresser le cercle jaune en relief sur son sweat-
shirt. « Je lui ai dit que j’aimais ces sweats il y a trois ans, et il continue de
m’en offrir. Je les utilise pour aller à la gym. »
Elle a terminé le moût et s’est levée pour la énième fois. Mais au
moment d’ouvrir le robinet, elle a hésité. « Je vais te montrer une façon de
se défoncer rapidement. Lève-toi ! Allez, debout ! Monte là-dessus. »
Je lui ai obéi. J’ai grimpé sur la petite échelle du fût. Quand j’ai atteint
le sommet, Corinne m’a expliqué comment ouvrir la trappe. « Garde la
tête en arrière. Il ne faut pas que les premières vapeurs entrent en contact
avec tes yeux, sinon elles t’aveugleront. Inspire tout doucement. »
J’ai inhalé la vapeur et ça a été comme une gifle, j’ai failli être
propulsé en arrière. C’était aussi surprenant que le jour où Nicola et moi
avions puisé dans la réserve d’alcool de Floriana, mais l’effet de ses
liqueurs n’était rien en comparaison. Je me suis penché et j’ai de nouveau
respiré. Je ne sais pas comment je me suis débrouillé pour redescendre. En
revanche, je sais que j’ai éclaté de rire, j’ai ri si fort que Corinne a dû
plaquer sa main sur ma bouche pour me faire taire. Et comme cela ne
suffisait pas, elle a enfermé ma tête entre ses bras et l’a pressée contre sa
poitrine. Nous nous sommes effondrés par terre, enlacés. « Arrête ! Tu vas
réveiller tout le monde ! »
J’ai respiré à travers le coton de son sweat-shirt, à travers l’inscription
rêche Hard Rock Cafe. Je bandais et, pour éviter qu’elle le remarque, je
me suis dégagé. « T’es vraiment incontrôlable, Blade, a-t-elle dit en me
laissant filer. Je me demande de quelle putain de planète d’où tu viens. »
Puis l’hiver est arrivé. Il pleuvait tout le temps. Les feuilles de vigne
se détachaient et tombaient sous le poids de l’eau. Je me promenais
parfois dans le vignoble et, quand j’étais assez loin, je me mettais à
chanter. Mes bottes en caoutchouc noyées dans la terre, je chantais l’Agnus
Dei ou le Salve Regina parmi les sarments dégoulinants et je pensais à
Bern. Il m’écrivait de temps en temps, et j’avais du mal à lui répondre. Je
lui avais raconté le mariage de l’actrice, mes nouvelles fonctions et la
rapidité avec laquelle je les avais apprises, pas grand-chose de plus, car
ma prose semblait enfantine par rapport à la sienne. Mais Bern ne se
lassait pas d’écrire, comme s’il devinait mes difficultés. À y repenser,
c’était ridicule : les téléphones portables existaient déjà et nous nous
échangions des lettres à cinquante kilomètres l’un de l’autre.
Au bas des siennes, il répétait toujours les mêmes questions. Il m’a
fallu un moment pour comprendre qu’elles ne m’étaient pas vraiment
adressées. Tu crois toujours en Dieu, Tommaso ? Tu crois sans avoir besoin
de t’y obliger ? Et le soir, tu pries ? Combien de temps ?
Puis Dieu a disparu brusquement de ses lettres. Il n’y en avait plus
aucune trace. J’ai pensé lui demander ce qui s’était produit, mais une fois
de plus je n’en ai pas eu le courage. Je me faisais du souci pour lui. Je
savais qu’il n’existe pas de solitude plus profonde au monde que celle des
croyants qui ont cessé de croire. Et Bern croyait de la façon la plus absolue
qui soit. Comparé à lui, même Cesare semblait douter.
C’était le lycée. C’étaient les gens du dehors. En septembre Bern avait
passé un examen pour entrer en terminale en section scientifique à
Brindisi. À l’entendre, il avait coupé le souffle à la commission en citant
par cœur un passage des Métamorphoses. Nous avions étudié Ovide à fond
avec Cesare, qui voyait en lui un précurseur de la doctrine de la
réincarnation. Nous en avions discuté jusqu’à l’épuisement sous le chêne
vert, mais Bern avait été le seul à en apprendre des pages entières, vers
après vers. Il avait une manière bien à lui de s’approprier les choses, il
devait les avaler toutes rondes dans son corps nerveux et en apparence
dénutri. Mais après le latin, il y avait eu l’épreuve de maths. Bern n’avait
pas su transcrire au tableau noir l’expression qu’on lui dictait. Sinus ou
cosinus ? Il n’en avait jamais entendu parler. Ceci est une section
scientifique, monsieur Coriano, avait dit le professeur de maths. On ne
vous l’a pas l’expliqué ?
On avait fini par l’accepter en seconde. Deux années de différence
étaient suffisantes pour qu’il domine ses camarades comme une asperge
sauvage. Il y avait dans sa classe un groupe de garçons issus de la banlieue
de Brindisi qui avaient d’autres codes que les siens. Je connaissais ce
genre d’individus, j’avais vécu dans les mêmes quartiers qu’eux dans mon
enfance, mais Bern n’en savait rien. Ils l’ont pris pour cible. Je n’avais
aucun mal à le voir, essayant de les repousser par les mots, aussi démuni
que Jésus parmi les docteurs du Temple. Ils sont pleins de rage, j’en suis
navré pour eux, a-t-il écrit un jour. Il utilisait encore des expressions telles
que j’en suis navré pour eux. Imagine…
Je l’ai supplié de ne pas se mêler à eux, mais il ne m’a pas écouté. Je
n’ai jamais su de quelle façon ils le harcelaient, s’ils étaient deux, cinq, ou
une bande entière. Bern pensait qu’il l’emporterait par la patience, qu’ils
finiraient par se lasser. Mais c’est lui qui a dû capituler quelques mois plus
tard, à cause de ce groupe et parce que certains profs le tarabustaient : il y
avait trop de choses qu’il n’avait pas apprises ou qu’il avait apprises de
manière différente. Le lycée n’est pas fait pour moi, m’a-t-il écrit en
janvier, il vaut beaucoup mieux apprendre en autodidacte. Il évoquait
ensuite des sujets qui n’avaient aucun rapport avec ça, le nouveau garçon
que Cesare avait accueilli à la ferme, Yoan, son caractère taciturne et
craintif. Ils avaient cueilli ensemble les olives chez ta grand-mère. Cette
année, elles sont plus juteuses que jamais, voilà comment il les décrivait.
Mais la tristesse ôtait toute portée à ses phrases. À la fin de cette lettre, il
cédait brièvement à l’abattement : Tu me manques beaucoup. Je prie
encore, mais la plupart du temps je ne sais pas ce que je prie.
Parles-en à Cesare, lui ai-je répondu, confie-toi à lui, il comprendra et
saura t’aider. Sa réponse m’est arrivée par retour du courrier. Juste une
ligne : Cesare t’a chassé. Lui et moi n’avons plus rien en commun.
Pour éviter d’éveiller les soupçons, il continuait de sortir chaque
matin, mais, au lieu de prendre le car, il allait à pied à Ostuni en coupant à
travers champs. Il passait la journée à la bibliothèque municipale. Il avait
décidé de lire tous les ouvrages qu’elle contenait par ordre alphabétique.
C’était le genre d’exploit qui lui plaisait, comme à l’époque où il
envisageait la vie sur les arbres du baron perché, où il nous avait
convaincus de mâcher les graines, les racines et les feuilles de toutes les
plantes qui poussaient à la ferme, où il m’avait entraîné dans sa grève à
cause de l’ordinateur.
Il s’est entêté dans ce projet pendant trois mois, période durant
laquelle il m’a rarement écrit et toujours à propos des livres. Il était arrivé
à la lettre G, et même plus loin encore, quand il s’est lié d’amitié avec le
bibliothécaire qui l’a arraché à ce plan pour lui en proposer un autre.
Il me fait connaître des auteurs dont je n’avais jamais entendu parler.
Que de choses ignorions-nous, Tommaso ! Je remets maintenant tout en
question, tout ! Depuis les fondations. J’ai l’impression de renaître.
Le bibliothécaire était un anarchiste, m’a-t-il expliqué, même si cette
explication n’avait guère de valeur pour moi. Nous lisons Max Stirner.
Chaque page m’ouvre tout grands les yeux. Nous avons vécu dans les
ténèbres, mon frère.
Il ramenait à ce livre toutes ses pensées. Il l’appelait L’Unique et je
découvrirais bien plus tard que ce n’était pas son titre complet. Mais Bern
ne se rendait plus compte de ce que je savais et, de toute façon, il n’y
aurait pas accordé d’importance. Il a commencé à signer Le Grand
Égoïste. Il écrivait en caractères énormes au milieu de la feuille : NOUS
AVONS POUR TÂCHE DE DONNER L’ASSAUT DU CIEL ! Il écrivait :
Nous devons dévorer le ciel ! Désormais il ne dialoguait plus avec moi, et
cette constatation me plongeait dans une solitude inédite. Dans la lettre
qui a précédé un long silence, il citait une phrase qui était le point
d’arrivée de toutes ces recherches : Ce n’était pas moi qui n’arrivais pas à
prier, Tommaso. Je viens de le comprendre. Ce n’était pas moi qui me
trompais. Dieu est une invention banale. Seuls les vivants ont raison.

— Son exemplaire est encore ici, dit Tommaso en étirant le cou et en


indiquant un point sur ma gauche. Là, sur l’étagère.
Je me levai trop brusquement et eus un vertige. Médée se redressa au
même instant, en alerte. Me voyant aller vers l’étagère, elle se recoucha.
Les livres étaient tous renversés sur le côté.
— Il a le dos…
— Je l’ai trouvé.
Son titre complet était L’Unique et sa propriété. Il me transmit la
chaleur de tout objet que je savais avoir appartenu à Bern. Je le tendis à
Tommaso, qui se mit à le feuilleter.
— Regarde, il a souligné presque chaque ligne.
Il le touchait avec précaution, comme une relique. Puis il le referma et
le posa de travers sur le coin de sa table de nuit.
— J’ai la tête qui explose, dit-il.
— Tu veux que j’aille te chercher un cachet ?
— J’ai peur de les avoir tous avalés. Toi, tu n’en as pas ?
— Non.
— Dans ce cas, tant pis pour moi.

Il se massa le front. Quand il écarta la main, il avait des marques


rouges. Puis il reprit son récit, de plus en plus égaré dans le passé, comme
si je n’étais pas là.
— J’ai pris l’habitude de descendre à la cave avec Corinne. Nous y
allions à la fin du service. Nous discutions longuement en nous passant
cette espèce de verre, puis nous grimpions sur les fûts. À partir de là tout
se brouillait.
Je voulais monter encore, et Corinne me tirait par les talons. « Ça
suffit, Blade ! Tu veux te tuer ? »
Mais je refusais de lui obéir, j’inhalais encore et encore, la trachée en
feu, au point de devenir aussi léger et inconsistant que ces bouffées de
vapeur alcoolique. Corinne finissait toujours par prononcer la même
phrase : « Tu es vraiment incontrôlable. » C’était une sorte de signal qui
signifiait que le moment était venu de nous séparer, sinon nous aurions été
obligés d’aller plus loin, de faire une chose que je n’étais pas sûr de
pouvoir faire. Je montais l’escalier de la cave le premier et nous nous
évitions les jours suivants.
Un soir, Nacci m’a convoqué. « Tes collègues racontent que tu joues
aux cartes. » Il avait les mains jointes sur son bureau, alors que les
miennes étaient croisées dans mon dos. « Ce n’est pas vrai. – Ne me mens
pas, Tommaso. Je comprends qu’on ait besoin de distractions. »
Il a puisé dans le tiroir un paquet de cartes. « À quoi sais-tu jouer ? –
Skat, bridge, canasta. Scopa également, mais pas aussi bien. – Les
employés disent que vous jouez au poker. – Et poker, oui. – Je t’ai dit de
ne pas me mentir, Tommaso. Tu connais le black jack ? »
J’hésitais. « Tu connais, oui ou non ? – Vous voulez dire le vingt-et-
un ? » Mon père m’avait appris à y jouer. Tous les jeux de cartes venaient
de mon père. À l’exception du skat : le skat, c’étaient Bern et la cabane du
mûrier. « Vingt-et-un, appelle ça comme tu veux, a dit Nacci. – Dans ce
cas, je connais. »
Il a poussé le paquet vers moi, des cartes neuves, brillantes et
élastiques. « Mélange-les. » Je l’ai fait de façon classique, Nacci observait
mes mains. « Pas comme ça, a-t-il repris, à l’américaine. » J’ai coupé le
paquet en deux, j’ai posé les cartes sur le bureau et les ai mélangées. « Tu
sais en garder une en haut ? – C’est de la tricherie. – Tu sais, oui ou
non ? »
Je lui ai montré que j’en étais capable, mais une carte m’a échappé des
mains et a atterri sur le sol. « Excusez-moi, ai-je murmuré. – Tu es
maladroit, a-t-il commenté, et lent. Mais tu peux t’améliorer. Le vendredi
soir, je reçois des amis. Nous aimons jouer un peu. Je te paie une journée
de travail supplémentaire. Tu peux garder dix pour cent des gains de la
banque. Nous nous sommes compris ? »
Nous nous étions compris. J’ai commencé cette semaine-là et continué
chaque vendredi. Quand les amis voulaient jouer au poker et qu’il n’avait
pas de quatrième, Nacci me prêtait de l’argent pour m’asseoir à la table.
Mais en général, ils préféraient le black jack. Ils parlaient très peu. En
revanche ils n’arrêtaient pas de fumer et buvaient du Jameson dans des
verres à eau. J’aimais ce travail, j’aimais voir la crainte se peindre sur leur
visage quand je les arrêtais, car ils s’étaient hasardés à mettre les mains
sur les cartes. À l’aube, leur pèlerinage vers les toilettes s’intensifiait, ils
pissaient sans plus avoir la décence de fermer la porte. Je n’avais jamais
sommeil, parce que je ne buvais pas ces nuits-là, ou parce que les jeux de
cartes me procuraient depuis toujours une frénésie particulière.
Quand ils quittaient le salon, ivres morts, je rangeais tout : le tapis vert
replié dans le tiroir, les jetons dans la boîte. Je vidais les cendriers et
rinçais les verres. Avant de regagner le dortoir, je faisais une promenade
jusqu’au vignoble. Seuls les animaux sauvages étaient réveillés à cette
heure-là.
Entre les soirées de cartes et ce que j’économisais sur mon salaire, j’ai
bientôt mis de l’argent de côté. Un jour, je suis allé dans la zone
commerciale de Massafra, un rouleau de billets de banque dans ma poche.
J’ai trouvé un garage qui exposait des motos sur le trottoir. Elles avaient
l’air en mauvais état, mais ça ne me dérangeait pas. J’ai montré au
propriétaire les billets et lui ai demandé ce que je pouvais acheter avec.
« Tu as le permis, au moins ? »
Je lui ai proposé une nouvelle fois l’argent. S’il ne l’avait pas accepté,
je serais allé ailleurs. « C’est vrai, ça ne me regarde pas », a-t-il dit alors.
Il a saisi les billets et les a comptés. C’étaient des petites coupures de dix
et de cinq mille lires, comme si j’avais braqué un bureau de tabac. C’est
exactement ce qu’il a pensé, je crois. « Je peux te donner celle-ci. Une
Atala Master. Elle est impeccable. »
Je m’habituais à ma nouvelle vie. J’avais mon service, les nuits avec
les cartes, celles avec Corinne, et maintenant l’Atala pour rouler dans les
environs quand j’en avais envie. Je pouvais vivre ainsi. J’aurais pu vivre
ainsi.
Mais Bern est apparu un jour dans la cour à l’improviste, chaussé de
rangers noirs et vêtu d’un pantalon crotté, à croire qu’il avait traversé un
marécage. En le voyant, j’ai resserré ma prise sur la corbeille que je
portais. « Qu’est-ce que tu fais ici ? » J’ai posé la corbeille par terre. Je
voulais embrasser mon frère, mais j’ai attendu qu’il fasse le premier pas.
Il n’a pas bougé. « Je suis venu te libérer, a-t-il dit, prends tes affaires, on
s’en va. – On s’en va ? Et où ? – Je te montrerai. Allez, dépêche-toi. »
Nacci est survenu à ce moment-là. Je lui ai expliqué que Bern était un
ami, et il a regardé le terre-plein. Comme il n’y avait pas de voitures, il a
demandé : « Et comment es-tu arrivé ? – À pied. – À pied d’où ? – De la
gare de Tarente. »
Nacci a éclaté de rire, mais il s’est arrêté quand il a compris que Bern
était sérieux. « Je sais qui tu es, a-t-il dit. Tu es le neveu de Cesare et
Floriana. Ils t’ont toujours décrit comme un original. »
Il a invité Bern à dîner. C’est la seule fois où j’ai mangé chez lui,
même s’il a beaucoup parlé avec Bern durant le repas. Puis il m’a lancé en
quittant la table : « Emmène ce garçon, il ne tient plus debout. Et toi, salue
Floriana et Cesare de ma part. »
Quand nous avons entendu la télé dans la pièce voisine, Bern s’est
brusquement levé. Il a fourré du pain dans une serviette, ainsi que ses
restes, et m’a exhorté du regard à l’imiter. Il a ouvert le frigo, a attrapé des
canettes de Coca-Cola et un paquet de yaourts, qu’il a cachés sous son
sweat-shirt. « Qu’est-ce que tu fais ? – Juste ça. Et ça aussi, a-t-il ajouté en
prenant une boîte d’œufs. – On ne peut pas, Bern ! – Personne ne s’en
apercevra. Il y a tellement de trucs ici. »
Nous avons filé et nous sommes repliés dans l’annexe. Bern s’est
immobilisé sur le seuil pour examiner la pièce. « Ça, c’est mon lit, ai-je
dit, mais il ne semblait pas y accorder d’intérêt. – Grouille, a-t-il répliqué.
– Je ne peux pas retourner à la ferme. Cesare a été très clair. – On ne va
pas à la ferme. »
Il a fait un pas et a failli tomber à genoux. Il s’est agrippé au montant
de la porte. « Qu’est-ce que tu as ? – Juste un élancement dans le dos. Je
m’assieds ici un moment. » Il s’est couché, perpendiculairement à deux
lits joints. Il fixait le plafond en respirant fort. Son pull était retroussé de
quelques centimètres, et je me suis aperçu qu’il était très maigre. « Que
s’est-il passé, Bern ? ai-je demandé. – Il a détruit tous mes livres. – Qui
ça ? – Cesare. »
Il a observé une pause, mais je savais qu’il poursuivrait. « Un soir, il
est entré dans notre chambre et les a fait tomber de l’étagère. Il criait c’est
terminé, tu ne souilleras plus cette maison ! Puis il en a ramassé un par
terre et a commencé à en arracher les pages. Je ne l’ai pas arrêté tout de
suite, j’étais hypnotisé, ou alors je voulais voir jusqu’où il irait. Il
déchirait les livres au milieu, l’un après l’autre. Mais ce n’étaient pas les
miens, ils venaient de la bibliothèque. Alors je me suis réveillé. J’ai
essayé de lui en reprendre un. Il ne voulait pas le lâcher, il disait je fais ça
pour toi, Bern, permets au Seigneur de te libérer ! Il m’a flanqué une gifle,
puis il m’a regardé, le livre à moitié détruit entre les mains et l’air
stupéfait. »
Une larme s’est formée au coin de son œil gauche. Je me suis couché à
côté de mon frère, la tête tout près de la sienne. Il a tourné le visage vers
moi. Quand il a repris, j’ai senti son haleine aigre : « Depuis ce soir-là,
nous ne nous adressons plus la parole. Et je me suis juré de ne plus jamais
le faire. » Nous n’avons rien ajouté. Nous nous tenions la main sans rien
dire.
Sur la mobylette, il s’est agrippé à ma taille et, à un moment donné, a
posé une oreille contre mon épaule. Il a tendu un bras et écarté les doigts
comme s’il voulait arrêter le flux d’air qui venait vers nous. Le sac en
plastique où nous avions entassé les restes de nourriture voletait au vent.
Je n’avais jamais roulé aussi longtemps. Lorsque nous avons atteint les
environs de Speziale, j’avais mal aux bras. Mais Bern a dit : « Continue
vers la mer, on va au Scalo. – C’est le printemps, il n’y aura personne. –
Allons-y. »
Nous avons donc parcouru la bretelle sur la colline d’Ostuni. La vue de
la ville m’a surpris, comme si je l’avais totalement oubliée. J’ai desserré
ma prise sur le frein et laissé la descente nous mener à la côte. Nous avons
abandonné l’Atala au début du maquis et continué à pied. Le sentier était
tout juste esquissé, mais Bern se déplaçait avec assurance. Il a dévié vers
la tour. Il a soulevé le piquet de la clôture et s’est avancé au milieu des
orties. Il a allumé une lampe de poche et dessiné une arabesque sur le mur.
« Tu te souviens comment on fait ? »
Il est monté le premier. Puis il a éclairé en bas pour que je puisse me
hisser à mon tour. Mon genou a raclé contre une saillie. Rien n’avait
changé depuis l’été, à l’exception du bruit rassurant de la musique, absent.
Dans le silence, l’intérieur de la tour était fantomatique. En bas, ou
presque, une lueur nous a rejoints. « On est là », a annoncé Bern.
Je m’apprêtais à lui répondre que je le savais quand je me suis rendu
compte qu’il ne s’adressait pas à moi. Dans la pièce éclairée par une
lampe de camping se trouvaient Nicola et une fille. Ils étaient assis sur le
matelas, elle en tailleur, lui les jambes tendues. « Salut, Tommaso, a dit
Nicola comme si ma présence ne le surprenait pas. – C’est lui, le
troisième ? » a demandé la fille. Au lieu de se lever et de me serrer la
main, elle a tendu un bras vers le sac en plastique. « Qu’est-ce que vous
avez apporté ? »
Bern a jeté le sac sur le matelas, et elle a fouillé dedans comme une
forcenée. « T’as pas pris de Snickers ? – Ce qu’il y avait, a répondu
vaguement Bern avant d’ajouter à mon adresse : Violalibera aime les
Snickers. Si tu peux, prends-en un peu la prochaine fois. – Il ne reste pas ?
a interrogé Nicola. – Non, il aime l’endroit où il vit. Là-bas, les oliviers
taillés ont l’air de bibelots. »
Violalibera a dit : « C’est vrai que vous recevez des actrices de télé ? »
J’ai hoché la tête, mais j’étais encore abasourdi. « Et comment elles sont ?
Elles ont de gros nichons ? » Nicola a ricané. « Elles sont normales, ai-je
répliqué. – Quoi ? T’aimes pas les actrices ? » a lancé Violalibera.
Elle portait un serre-tête qui lui soulevait les cheveux en couronne.
Elle avait les cheveux très épais. « Elles sont beaucoup plus belles que
moi ? – Violalibera est arrivée il y a un mois, a expliqué Bern. Quand on
entre dans ce genre d’endroit, on s’attend à n’y trouver personne, tout au
plus quelques rats, et au lieu de ça… – En réalité, il y avait bien un rat », a
précisé la fille.
Bern l’a ignorée. « Et au lieu de ça, j’entre et j’ai failli crever de
trouille. Violalibera dormait dans le noir, et je l’ai éclairée avec ma torche.
Quand elle s’est réveillée et qu’elle m’a vu, elle n’a même pas eu peur. »
Entre-temps, il s’était jeté sur le matelas, tout près d’elle. J’étais le
seul debout.
Violalibera a avalé le yaourt à même le pot. Elle a léché l’intérieur
d’une manière obscène. Le moisi : voilà ce que sentait le refuge. Bern
avait posé une main sur la cuisse de la fille. S’il avait écarté les doigts, il
lui aurait effleuré l’aine. Elle a ouvert un autre pot de yaourt, en a mangé
un peu et l’a tendu à Nicola. « Ici il n’y a pas assez de place pour quatre »,
a-t-elle affirmé.
Bern a peut-être pressé sa cuisse plus fort. « Je t’ai déjà dit qu’il ne
reste pas. »
J’ai eu comme un vertige, j’avais besoin de m’asseoir, mais le matelas
était presque entièrement occupé et je ne voulais pas m’accroupir par
terre. « Tu couches ici ? ai-je demandé à Bern. – Quand ça me va. On peut
vivre comme on en a envie. »
Nicola a souri, ses dents ont brillé à la lumière de la lampe. Il y avait
quelque chose de différent en lui, une sorte d’excitation. « T’es tout blanc
en bas aussi ? a questionné Violalibera. – Encore plus, a répondu Nicola. –
Alors c’est lui le troisième », a-t-elle répété.
Bern a ouvert l’un des emballages contenant les restes, la graisse avait
imprégné le papier. « Prenez et mangez-en tous », a-t-il dit.
Les deux autres se sont jetés sur lui, mains en avant. « Et toi, tu
couches ici ? ai-je demandé à Nicola. – Uniquement quand je n’ai pas
cours le lendemain matin. – On peut vivre comme on en a envie », a répété
Bern.
Puis il a tiré d’un tas de babioles un magnétophone. « Mets-la du
début ! » s’est exclamée Violalibera.
Bern a rembobiné la cassette mais, comme elle était usée et que
l’enceinte était minuscule, la musique qui en a jailli était distordue.
Violalibera a bondi sur ses pieds, puis a tendu une main à Bern et l’autre à
Nicola. Bien obéissants, ils se sont levés et se sont mis à ondoyer à ses
côtés, presque collés à elle. Nicola a plongé le nez dans ses cheveux,
derrière l’oreille, il l’a peut-être embrassée. Elle a haussé les épaules à
cause du chatouillement.
De la pointe du pied, elle a touché mon genou écorché. « Et toi, qu’est-
ce que tu attends ? »
Maintenant Bern tenait une main de Violalibera sur son ventre et
agitait l’autre juste au-dessus de sa tête. Je me suis approché et elle m’a
attiré à elle. Nicola et Bern se sont un peu écartés. J’ai respiré l’odeur de
ses cheveux et celle du yaourt, aigre, qui s’échappait de sa bouche. Puis les
deux autres se sont refermés sur nous. « Je dois… », ai-je murmuré.
Mais c’est tout ce que j’ai eu la force de dire. Bern a chuchoté à mon
oreille : « Plus personne ne nous donne d’ordres. »
Puis l’un d’eux m’a déshabillé, ou alors je l’ai fait moi-même. Nous
nous sommes dévêtus mutuellement, tandis que la musique égratignait les
murs, et nous nous sommes écroulés sur le matelas, enchevêtrés.
J’avais le visage tout près des seins de Violibera. À côté de moi, Nicola
la suçait à cet endroit-là et j’ai deviné que je devais l’imiter. Bern s’est
glissé entre nous. Nos deux corps étaient entièrement en contact, je crois
que j’en ai été paralysé pendant quelques secondes.
Nous nous sommes pendus à tour de rôle aux mamelons de Violalibera
comme si nous buvions à une fontaine. L’un de nous, peut-être elle, m’a
saisi la main et l’a descendue vers le bas. J’ai découvert que nous étions là
aussi tous les quatre nus et excités. Je me suis laissé guider, puis la main
qui m’avait conduit s’est perdue et j’ai continué à l’aveuglette, jusqu’à ce
que je trouve Bern. J’étais terrifié quand j’ai empoigné cette partie
interdite de sa personne, ainsi que j’avais imaginé le faire d’innombrables
fois, certain que cela ne se produirait jamais. Mais il ne s’en est pas
aperçu, tant nous étions entremêlés, ou alors il s’en est aperçu et m’a
laissé faire. Je savais qu’il m’en aurait empêché si nous avions été en tête
à tête, mais là, dans cette tour, tout était permis.
Avant de s’écarter, il m’a souri et j’ai repris mon souffle. De Nicola, je
ne voyais plus maintenant que le dos large et lisse, bleu à la lumière de la
lampe de camping. Son visage était encore noyé à l’intérieur de
Violalibera qui respirait de plus en plus fort, les bras écartés et les yeux
écarquillés, tournés vers le haut. Elle paraissait privée de forces, comme si
elle ne pouvait plus résister, comme si nous formions à nous trois un grand
animal tordu, un animal pourvu de plusieurs têtes, jambes et bras, qui
s’agitait au-dessus d’elle et en elle en la faisant gémir.
Un instant, j’ai levé les yeux dans la direction qu’elle regardait, mais il
n’y avait là que le plafond gris et écrasant. J’ai imaginé ce qui existait
encore de l’autre côté des murs, les orties, les rochers polis par l’écume, la
nuit partout. Rien de tout cela ne comptait plus dans cet endroit. Nous
étions protégés et seuls, inaccessibles. Et j’aurais aimé que cela ne
s’achève jamais.

Nous regagnâmes le présent : nous deux adultes, la nuit de Noël, sa


fille endormie de l’autre côté de la cloison. Tommaso renversa la tête en
arrière. D’instinct, je regardai moi aussi vers le plafond, mais il n’y avait
rien, à l’exception du halo circulaire que projetait la lampe. Ce n’était pas
ce qu’il voyait, je le savais.
Je changeai de position sur la chaise. J’éprouvais une sorte de nausée,
de nausée et d’incrédulité, ainsi qu’un sentiment moins avouable : de la
jalousie parce que je n’avais pas été avec eux dans la tour ? Un instant,
j’envisageai de dire à Tommaso que ça suffisait, qu’il garde le reste pour
lui. À quoi bon tout savoir maintenant ? Mais il redressa lentement la tête
et je le laissai poursuivre.

— Ce n’est pas bien, me disais-je, ce que nous faisons n’est pas bien.
C’est immoral. Et pourtant, dès que je le pouvais, je retournais là-bas. Pas
souvent, en réalité, quatre fois ou peut-être cinq en tout. Oui, au maximum
cinq, répéta-t-il, peut-être six. Après mon travail au Relais, j’enfourchais
l’Atala, coupais par Martina Franca et fonçais sur la côte. Je voulais
arriver le plus vite possible à la tour.
Quand j’ai demandé à Nacci la énième autorisation de m’absenter, il a
dit : « Il y a une fille là-dessous. » Je n’ai pas répondu. Au fond, ce n’était
pas un mensonge. « Un bel âge que le vôtre, un âge unique, a-t-il ajouté
avant de tirer de sa poche cinquante mille lires. Amène-la au restaurant. »
J’ai utilisé cet argent pour acheter des pâtes et de la poitrine fumée,
des Snickers et deux bouteilles de primitivo. Nous avons cuisiné sur le
réchaud, près de la rampe, pour que la fumée sorte au moins en partie. À
l’extérieur de la tour, les journées allongeaient, elles me pesaient. Je
préférais désormais la nuit éternelle de la tour, la lumière froide de la
lampe de camping.
Ce soir-là nous avons fumé du tabac à la pomme avec un narguilé que
Nicola avait acheté à un marché aux puces de Bari et nous nous sommes
soufflé la fumée au visage. Puis nous avons joué aux ombres chinoises sur
les murs : Nicola était un chien de profil, Bern un rat, Violalibera un paon
et moi une chauve-souris. Nos ombres animales s’effleuraient, se
taquinaient. Mais nous étions pires que des animaux.
Un jour, lors d’une réception, Corinne m’a attrapé par la manche. J’ai
failli renverser le plateau des hors-d’œuvre. « Alors, tu n’as plus envie de
te défoncer ? a-t-elle dit. – Non. Euh, si. Pourquoi ? – Tu ne descends plus
à la cave. – Je suis juste un peu fatigué. – Où tu vas ? – Nulle part. »
Les invités s’étaient déjà déchaussés, ils se promenaient sur la pelouse
entre les cycas. Elle a insisté : « On raconte que tu as une petite copine à
Pezze di Greco. – Et tu le crois ? – Pourquoi je ne devrais pas ? » Elle
avait du mal à ravaler son ressentiment. « Ce n’est pas vrai, ai-je répondu
d’un filet de voix. – De toute façon je ne vois pas pourquoi ça devrait
m’intéresser, hein ? Hein, Blade ? »
Elle a écrasé sa cigarette dans une fente entre deux pierres du mur.
« Comme tu veux », a-t-elle dit avant de s’éloigner en me heurtant
l’épaule.
J’ai vraiment laissé tomber le plateau. Les verrines contenant des
crevettes à la sauce rose se sont répandues sur le sol. J’ai remis en place
celles qui étaient encore présentables et les ai distribuées aux invités.
Plus tard, j’ai emballé les restes de la soirée : des boulettes à la viande,
des carrés d’aubergines à la parmesane, des beignets de légumes qui
s’abîmeraient à l’intérieur des serviettes en papier, mais que nous
mangerions quand même, ramollis et froids.
On était en juin, la saison du Scalo allait commencer. Des tables et des
bancs étaient déjà empilés sur le terre-plein rocheux, la caravane rose du
bar se détachait sur la mer.
Désormais je grimpais dans la tour et descendais l’escalier sans
allumer la lampe, en tâtant les murs farineux. « Beignets », ai-je annoncé
en faisant glisser mon sac à dos.
Et je l’ai répété puisque personne ne répondait.
C’est Nicola que j’ai vu le premier. Assis sur le matelas, la tête entre
les mains. Il ne s’est pas tourné vers moi. Une phalène se heurtait à la
lampe. Je me suis demandé comment elle était arrivée là. Bern était
allongé par terre, sur le dos, les mains croisées sur la poitrine. J’ai sorti le
sachet des restes et l’ai agité devant lui. « Laisse-le tranquille, a dit
Nicola, il a mal au dos. »
Bern n’a pas bougé, il avait les yeux fermés. Si je n’avais pas su qu’il
ne priait plus depuis longtemps, j’aurais pu penser qu’il le faisait.
Aujourd’hui je me dis qu’il priait peut-être vraiment cette fois-là. J’ai
demandé : « Où est Violalibera ? »
Pas de réponse. En réalité, j’étais soulagé de ne pas la trouver là. Nous
serions enfin entre nous, comme autrefois. J’ai regardé Bern, qui appuyait
maintenant les doigts sur sa poitrine. « C’est sans doute l’humidité qui t’a
pénétré les os. – Combien d’argent tu as ? » m’a lancé Nicola.
J’ai fouillé la poche de mon pantalon et approché mon portefeuille de
la lampe. « Quinze. Tu en as besoin pour quoi ? – Combien tu en as de
côté ? – Je vous apporte toujours de quoi manger. » Personne d’autre ne
s’en chargeait. Nicola dépensait l’argent que ses parents lui versaient
chaque mois pour sa vie à Bari et son essence, Bern et Violalibera ne
possédaient rien. « Ce type ne te paie pas pour jouer aux cartes ? a
continué Nicola. – Je ne joue pas aux cartes. Je suis le croupier. »
Soudain j’ai remarqué qu’il avait les larmes aux yeux. Alors que je lui
donnais le montant de mes économies, pas la somme réelle, environ la
moitié, il s’est de nouveau pris la tête entre les mains. « Vous en avez
besoin pour quoi ? » ai-je demandé.
Personne n’a répondu. La phalène s’était posée sur le point le plus
lumineux, elle semblait vibrer. Bern a fini par prendre la parole,
s’adressant au plafond d’une voix fatiguée. « Vas-y, Nicola, dis-le-lui. –
Pourquoi tu ne le dis pas, toi ? – Alors, vous en avez besoin pour quoi ? –
Il semblerait qu’on ait fait une connerie », a répondu Nicola.
Son rire a éclaté dans le refuge, totalement inattendu. « Une grosse
connerie, oui. »
Il a brusquement cessé de rire et s’est mis à trembler. La phalène a
recommencé à voler nerveusement en cercle, me frôlant le visage. « Elle
est enceinte », a annoncé Bern.
Une fois calmé, Nicola a plongé les yeux dans les miens. « Et si c’était
toi ? Le petit naîtra avec des cils tout blancs. »
Il a de nouveau cédé à un rire hystérique. Bern s’est levé lentement. Il
a croisé les jambes et essayé de bouger les épaules. Les élancements dont
il souffrait, disait-il, partaient des tempes et s’unissaient comme deux
branches pour descendre le long de sa colonne vertébrale jusqu’à l’aine.
Cela durait parfois une semaine. Mais tu le sais.
« Sortons », a-t-il jeté.
Je l’ai aidé à se lever puis à monter l’escalier. Là où les marches
manquaient, il s’est laissé glisser. Nous avons traversé les broussailles et
nous sommes assis sur le crochet d’attelage de la caravane. Bern scandait
tout bas ses mots. « Il y a un médecin à Brindisi. Il s’occupe de tout
discrètement. Mais il veut, paraît-il, un million. »
J’ai demandé une nouvelle fois où était Violalibera. Nicola a fondu en
larmes. Bern l’observait, l’air détaché. « Pour l’instant, nous avons deux
cent mille lires, a-t-il continué en grimaçant. Floriana en donnera autant à
Nicola la semaine prochaine. Avec ton argent, on arrive presque à cinq
cents. »
Nicola paniquait. « Vous vous rappelez les paroles de Cesare ? Hein ?
Vous vous rappelez ? »
J’avais peur qu’on ne nous entende s’il continuait de parler aussi fort,
mais il n’y avait personne dans un rayon de plusieurs kilomètres, juste des
geckos tapis sous les buissons, juste des crabes cachés dans les fentes des
rochers.
Bern lui a pressé un bras, mais il s’est dégagé. « Qu’arrive-t-il aux
enfants tués avant leur naissance, vous vous souvenez ? – Tu te conduis de
façon irrationnelle, Nicola. La réincarnation n’existe pas, le châtiment
n’existe pas et il n’y a pas d’être divin. Nous en avons déjà parlé. Si tu
avais lu L’Unique… – Tais-toi ! C’est à cause de ce bouquin qu’on en est
arrivé là ! – Les poissons », ai-je murmuré.
Certaines tribus, racontait Cesare, jetaient les nouveau-nés morts dans
les torrents, car ils n’avaient pas encore d’âme et, sans âme, ils ne se
réincarneraient pas. Elles les donnaient à manger aux poissons pour que
l’âme les trouve là. « Nous serons damnés », a ajouté Nicola en
pleurnichant.
Qui n’offre pas l’hospitalité à un visiteur se réincarnera en tortue,
prétendait Cesare. Qui tue un animal adulte deviendra fou. Qui mange de
la viande sera de couleur rouge ou rousse, une coccinelle ou un renard. Qui
vole rampera. Qui tue un être humain renaîtra comme la plus abominable
des créatures, voilà ce qu’affirmait Cesare. Puis il ajoutait : Priez notre
Seigneur Dieu afin qu’il ait pitié de vous, demandez sans cesse son
pardon.
J’ai dit : « En réalité, j’ai deux cent mille. J’ai menti tout à l’heure.
J’ai deux cent mille lires au Relais. – Alors on est à six cents. Il nous
manque quatre cents. – Peut-être deux cent quarante, je ne sais pas. Il faut
que je vérifie. »
Nicola s’est redressé. « Vous ne m’avez pas entendu ? Vous avez tout
oublié ? Dieu nous haïra ! Il nous hait déjà ! » De nouveau Bern a répondu
d’une voix paisible : « Il reste toujours une autre solution, si celle-ci ne te
satisfait pas. »
Nicola a lancé un regard circulaire, égaré. Il s’est éloigné de quelques
pas et s’est arrêté. Tout ce vide… « Tu vois ? a dit Bern. Il n’y a que nous.
Les grands égoïstes. Il n’y a aucun dieu pour nous haïr. »
Son calme m’effrayait plus que le désespoir de Nicola, mais c’était
peut-être la raideur de son dos qui lui donnait cet air imperturbable. Il a
poursuivi au prix d’un effort : « Tout ce que Cesare nous a raconté est un
mensonge. La vie humaine n’est que… »
Mais Nicola a sauté sur lui et l’a secoué avec rage. « Cesare est mon
père ! Mon père, tu as compris, fumier ? Il n’y a que toi qui mens, Bern !
Regarde dans quelle galère tu nous as fourrés ! »
Je l’ai attrapé par le cou, l’obligeant à lâcher Bern pour se libérer de
mon étau. Quand j’ai desserré ma prise, il a commencé à tousser. « On
trouvera l’argent qui manque », a promis Bern.
Soudain la fatigue s’est abattue sur nous. J’ai regardé l’étendue de
rochers et c’est alors que j’ai vu une silhouette debout au bord, une ombre
légèrement plus sombre que le reste, au loin. Violalibera.
Plus près de nous se trouvaient les taches de sable sur lesquelles nous
avions dansé l’été précédent. Mais nous avions tout oublié. Le temps de la
danse avait pris fin d’un coup, la grâce et la jeunesse s’étaient
brusquement évanouies.
La nuit est faite pour dormir, voilà ce que disait aussi Cesare avant
d’éteindre la lumière de notre chambre, avant de nous gratifier dans la
pénombre d’une dernière bénédiction murmurée. La nuit est faite pour
dormir. Mais nous, nous ne voulions pas dormir. Nous attendions qu’il se
soit éloigné dans le couloir, puis allumions une lampe de poche et
montions sur le lit de Bern. Sur ce radeau, nous poursuivions nos jeux
jusque tard dans la nuit, nos jeux d’enfants, des jeux innocents, puis de
plus en plus audacieux, de plus en plus dangereux, au fil des nuits. Soudain
j’ai vu la silhouette sauter de la falaise. Le bruit du plongeon était tout
juste audible. « Elle s’est jetée à l’eau », ai-je dit sans réussir à bouger.
Bern et Nicola se sont retournés et ont couru vers la falaise en hurlant
le nom de Violalibera. Alors je les ai suivis. Nous avons atteint le bord des
rochers et crié tous les trois. Les vagues heurtaient la paroi en soulevant de
l’écume. Par chance, la lune brillait un peu, Nicola a indiqué un point dans
l’eau : « Là ! Elle est là ! »
Mais il n’a pas eu le courage de plonger. Bern l’a fait à sa place sans
regarder ce qu’il y avait dessous. « Putain ! » s’est écrié Nicola.
J’ai sauté à mon tour. L’eau était si froide qu’elle m’a coupé le souffle.
J’ai heurté quelque chose sur le fond, j’ai rejailli et nagé vers Bern qui
avait attrapé entre-temps Violalibera et lui tenait la tête hors de l’eau.
Nicola nous a rejoints. Nous nous sommes accrochés à elle jusqu’à ce
qu’elle dise : « Ça va, lâchez-moi ! Lâchez-moi ! »
Nous avons nagé vers le rivage et nous sommes aidés mutuellement à
grimper sur les rochers. Le courant m’a repoussé deux fois avant que je
parvienne à me hisser.
Je tremblais de froid. Violalibera nous a dit d’ôter nos vêtements :
sinon nous attraperions une pneumonie. Nous lui avons obéi, nous avons
tout enlevé. Puis elle nous a ordonné de nous rapprocher pour la
réchauffer, et nous avons de nouveau obéi. Elle a éclaté de rire. « Je vous
ai fait peur, hein ? » s’est-elle exclamée tout en nous séchant à l’aide de
ses mains, de ses lèvres et de ses cheveux.
Je me suis retrouvé à genoux sur les rochers pointus, puis allongé sur
le dos. La peur nous avait excités. J’ai regardé le ciel avant qu’un des trois
autres ne l’obstrue. Malgré la lune on voyait d’innombrables étoiles.
Le lendemain Nicola m’attendait devant la cathédrale de Brindisi.
« Laisse ta mobylette ici, a-t-il dit, on y va à pied. – Pourquoi tu ne montes
pas ? – Je ne monte pas sur ces trucs-là, a-t-il répliqué avec un regard
méprisant. – Si je la laisse ici on me la volera. »
Mais il avançait déjà. Je l’ai suivi tant bien que mal en poussant
l’Atala, moteur éteint.
Nous nous sommes engagés sur la promenade du bord de mer. C’était
bizarre d’être là tous les deux en plein jour.
Soudain Nicola a déclaré : « J’ai réfléchi. Bern a passé plus de temps
que nous dans le refuge. Beaucoup plus de temps. – Qu’est-ce que ça veut
dire ? – Rien. Juste qu’il a passé plus de temps que nous avec Violalibera.
C’est un fait. Comment savoir ce qu’ils fabriquent en notre absence ? –
Nous y étions, nous aussi, Nicola. – Ça n’a pas pu m’arriver, j’en suis
certain. – Non, tu ne peux pas. »
Il m’a lancé un regard de travers. « De toute façon, tu prends toujours
sa défense. Tu ne vois même pas ce qu’il est devenu. – Et qu’est-ce qu’il
est devenu ? – Un fanatique, voilà. Et uniquement pour provoquer Cesare.
– Oui, mais Cesare… »
Nicola s’est brusquement immobilisé, et nous avons failli nous heurter
l’un à l’autre. « Quoi, Cesare ? Vous êtes toujours prêts à vous en prendre
à lui. Il vous a accueillis et entretenus. Sans Cesare, vous seriez
maintenant… – Il a détruit tous ses livres. – Tous ses livres ? C’est ce qu’il
t’a raconté ? Deux livres. Juste deux. – Deux », ai-je répété tout bas.
J’essayais de me rappeler les détails de ma conversation avec Bern
dans le dortoir du Relais. Mais deux ou cinquante, quelle différence ?
Nicola a dit : « Tu ignores comment il se conduisait avec Cesare. Il
n’arrêtait pas d’agiter ces blasphèmes sous son nez et de se moquer de lui.
C’est Bern qui devrait payer pour tout ça. C’est lui qui a commencé. »
Entre-temps nous avions atteint l’immeuble que nous cherchions dans
une rue de la vieille ville. Un de ses balcons vomissait les branches d’une
plante grasse, qui s’accrochaient à la balustrade comme des tentacules.
Nicola a vérifié le numéro sur une feuille de papier pliée dans sa poche.
« C’est ici, a-t-il annoncé. Sonne. – Pourquoi moi ? – Sonne, putain ! »
Une vieille femme nous a ouvert et, sans un mot, a reculé en laissant la
porte entrebâillée. Elle nous a indiqué le canapé d’un geste las, puis s’est
assise sur le fauteuil voisin, devant une émission de variétés à la
télévision. J’avais inventé une excuse à l’intention de Nacci, toujours à
propos de cette fiancée qui n’existait pas. En voyant les actrices sur
l’écran, j’ai pensé pour la première fois au Relais avec regret. À Corinne.
La voix d’un homme s’est élevée derrière nous. « Venez. »
Il avait une barbe épaisse et soignée, des lunettes à monture
transparente. Il nous a poussés dans la cuisine. « Où est-elle ? – Elle n’a
pas pu venir. – Je suis censé examiner l’un de vous ? – Nous ne pensions
pas…, commença Nicola avant de se taire sous l’effet de la honte. – À
quelle semaine en est-elle ? – Au début. Nous croyons, ai-je répondu
comme un idiot. – Qui est le père ? »
Cette fois, nous avons tous deux gardé le silence. Le médecin s’est
tourné vers l’évier et a rempli au robinet un verre qu’il a bu d’un trait. Il
l’a ensuite remis sur l’égouttoir sans le rincer. Il ne nous a rien offert. « Je
comprends, a-t-il murmuré. Elle est mineure, n’est-ce pas ? – Elle a seize
ans. – Il faut que vous me l’ameniez au plus vite, vous comprenez ? »
Il a prononcé ces mots d’un air las et dégoûté. On entendait le
bavardage de la télévision dans la pièce d’à côté. L’odeur typique des
vieillards flottait dans l’appartement. « L’opération coûte un million et
demi, a-t-il ajouté. – On nous avait dit un million », a répliqué Nicola,
soudain nerveux.
Le médecin nous a adressé une sorte de sourire. « Vous ne savez pas
qui est le père et vous ne savez même pas à quelle semaine elle en est.
Mais vous connaissez le prix, pas vrai ? Eh bien, le prix a changé. Si on ne
peut rien faire, je vous rendrai un million trois cent mille. Je ne garderai
que le coût de la consultation. – Comment ça, rien faire ? a répété Nicola.
– Docteur, ai-je dit. – Quoi ? – Comment ça se passe ? »
Il m’a dévisagé pendant quelques secondes. Puis il s’est retourné, a
ouvert un tiroir et y a pris un couteau. Il l’a brandi un moment pour bien
me le montrer, a posé la lame crantée sur la surface de la table et l’a frotté
dessus comme s’il raclait quelque chose, une patine. « Tu comprends
maintenant ? »
Nicola avait blêmi. « C’est vous, les responsables, a continué le
médecin. Pas moi. »
De retour au Scalo, nous avons oublié de manger. La musique nous
parvenait du dehors, ouatée. Violalibera a saisi un morceau de papier, elle
l’a enflammé avec un briquet, puis l’a laissé brûler entre ses doigts. Cette
flamme très brève a été ce que j’ai vu de plus lumineux en ces lieux.
Pendant quelques secondes elle a totalement dévoilé nos visages atterrés.
Nous avons compté une nouvelle fois l’argent : neuf cent mille. J’avais
épuisé toutes mes économies. « On n’y arrivera jamais », a dit Nicola.
J’avais peur qu’il ne repique une crise de nerfs. « Tu pourrais
demander un prêt, lui a lancé Bern. – Ah oui ? Et à qui ? – À tes camarades
d’université. Ils ont sûrement du fric. – Et pourquoi tu ne t’en occupes pas,
toi ? Tu passes ton temps ici à donner des ordres sans jamais rien foutre. »
Bern a souri. « À ce que je vois, tes études de droit ont amélioré ton
éloquence. »
Violalibera a ricané. Elle portait ce soir-là un débardeur qui lui
dénudait le nombril. Elle a tendu son pied nu vers le centre de la pièce,
vers Nicola, le lui a frotté sur la cuisse puis contre l’aine. Nicola l’a saisi
comme s’il voulait le broyer et l’a repoussé. « T’es tarée. »
C’est alors que Bern s’est tourné vers moi. Son mal de dos ne s’était ni
aggravé ni amélioré, mais il ne se plaignait plus. Il concentrait toute son
attention sur Violalibera, veillait à ce qu’elle ait à boire, à ce qu’elle soit
confortablement installée. Pour éviter de la laisser seule, il n’était pas
retourné à la ferme. J’ignorais ce qu’en pensaient Cesare et Floriana, s’ils
mouraient d’inquiétude : il n’en parlait pas. L’intérieur pourri de la tour
était devenu son nouveau domicile. Et au lieu de dormir sur le matelas, à
côté de Violalibera, il couchait contre le dallage, malgré son dos
douloureux, pour qu’elle ait davantage de place. « Il faut que tu trouves
l’argent qui manque, m’a-t-il dit. – Et comment ? – Au Relais, il y a
sûrement du liquide. – Tu veux que je le vole ? »
Il était assis devant moi, maigre, pâle. « Prends-le dans la caisse le
premier soir où il y aura de nombreux invités. Pas trop, laisses-en assez
pour ne pas éveiller les soupçons. Sois rusé. S’il le faut, fais ça en
plusieurs fois. – Bern, ai-je murmuré, non. Je t’en prie. »
Il a glissé sur ses fesses vers le matelas. Il s’est assis à côté de moi, a
poussé ma tête contre son épaule et m’a caressé le cou. « Pauvre
Tommaso. Nous te sommes tous très reconnaissants de ce que tu fais. –
Bern… » Il a tapoté tout doucement ma nuque. « Tu le sais, non ? »
Je crois que j’ai pleuré un moment, sans bouger. Mais je n’ai pas versé
de larmes : cet effondrement s’est produit en secret au fond de moi.
Sous le chêne vert, à une époque qui semblait maintenant étrangère à
celle que nous vivions, Cesare nous avait donné un cours sur les
commandements. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi : le Seigneur a
dicté à Moïse ce précepte en premier, mais pourquoi ? avait-il demandé.
Pourquoi ce précepte avant d’autres apparemment plus importants, avant
Tu ne tueras pas, par exemple ? Il nous avait dévisagés à tour de rôle.
Nous nous taisions. Alors il avait répondu pour nous, comme d’habitude :
lorsque le Seigneur est remplacé dans notre cœur, le reste n’est plus
qu’une dégringolade infinie et, pendant cette chute incessante, tous les
autres préceptes sont enfreints. Quand le Seigneur est remplacé dans notre
cœur, on en arrive toujours, immanquablement, à tuer.
Durant cette période, je m’en souviens, j’ai rendu visite à mon père en
prison. Au parloir, il n’y avait que lui, le gardien et moi. Il était assis de
l’autre côté de la table vide et brillante, une table identique à toutes celles
de la pièce. Malgré l’immobilité, on transpirait. Nous ne nous touchions
jamais les mains, c’était déjà le cas avant la prison. J’avais parfois
l’impression que mon père en avait envie, qu’il se serait volontiers penché
pour le faire, mais qu’il se l’interdisait. Au début, j’étais réticent, mais à
présent je l’aurais laissé prendre mes mains dans les siennes. « Tu as
appris à porter les assiettes en équilibre ? m’a-t-il demandé. – Trois à la
fois. Même quatre si quelqu’un les pose sur mes bras. – Quatre. Moi, je les
ferais toutes tomber. »
Il mettait toujours une chemise quand je venais le voir, la même, à
petits carreaux, les deux premiers boutons ouverts. Une fine croix en
argent se balançait à son cou. « Tu es triste, a-t-il dit. – Ça va. – C’est une
fille ? Une fille que tu as rencontrée à Massafra ? »
J’ai baissé la tête. Il a écarté légèrement les doigts, où le sang a afflué,
puis il a refermé les poings. C’est peut-être moi qui l’ai mise enceinte,
papa. C’est peut-être moi, ou peut-être pas, mais j’étais présent. Je
désirais les autres davantage qu’elle, mais j’y étais.
Comme s’il avait deviné quelque chose, il a affirmé : « Ne t’inquiète
pas, Tommaso. Tu ne feras pas ce que j’ai fait. » Puis le gardien s’est
approché. Il n’a pas annoncé que la visite était terminée, ni indiqué
l’horloge murale. Nous étions tous trois habitués à la procédure. Je me
suis levé le premier. Mon père était ému pour de mauvaises raisons.
Le lendemain, le jardin du Relais était décoré, un excès de rose et de
blanc partout. J’ai aidé les jardiniers à égaliser les haies de buis, puis j’ai
fait une dernière inspection des tables : dessous-de-plat et couverts en
argent, nappes frôlant le sol, et au centre de chacune une composition de
fleurs fraîches. Je me suis assuré qu’il y avait pour chaque couvert une
serviette pliée en forme de cygne. De manière inattendue, les petits
travaux de Floriana s’étaient révélés utiles, les serviettes pliées en forme
de cygne remplissaient Nacci de satisfaction.
La fête a dégénéré vers quatre heures de l’après-midi. Les enfants
jouaient dans la cour, le volume de la musique a augmenté et les invités se
sont partagés entre le chapiteau où l’on dansait et le bar. Les alcools forts
et les liqueurs n’étaient pas inclus dans le prix parce qu’ils fournissaient à
Nacci la plus grosse marge. Corinne et moi les servions en alternance.
Depuis notre dispute, nous ne nous étions plus adressé la parole. Profitant
d’un moment de désordre, j’ai ouvert la caisse enregistreuse et raflé une
poignée de billets que j’ai fourrée dans la poche de mon pantalon.
L’héroïne de la fête, une fillette de huit ans qui avait fait sa première
communion le matin, a commencé à ouvrir ses cadeaux. Les invités se
sont tous pressés autour d’elle et j’en ai profité pour glisser les mains dans
le tiroir-caisse une deuxième fois. J’ai lancé ensuite un regard circulaire et
j’ai vu que Corinne m’observait à travers la baie vitrée. Elle n’a pas
secoué la tête, ni quoi que ce soit de ce genre, mais elle m’a dévisagé
assez longtemps pour que je comprenne qu’elle savait ce que j’avais
commis. Après quoi, elle s’est éloignée dans la cour.
Dans l’annexe, j’ai sorti les billets, ils étaient moites. J’ai attendu
d’être en sécurité à l’intérieur de la tour, avec mes frères, la nuit même,
pour les compter. En agissant à l’aveuglette, j’en avais volé moins que je
ne le croyais. Mais Nicola s’était décidé à demander un prêt à des amis.
Nous avions à présent un million et deux cent mille lires.
La pile de la lampe de camping était presque morte et la lumière
tremblait. Bern a demandé : « Quand a lieu la prochaine fête ? – Dans une
semaine, je crois. – Tu ne pouvais pas en prendre plus ? s’est exclamé
Nicola. – On s’en serait aperçu. – Si on attend encore, le médecin ne fera
rien. Il l’a dit. »
Violalibera avait une mine affreuse. Je crois qu’elle vomissait parfois,
même si elle ne mangeait presque rien de ce que j’apportais. J’ignorais
depuis combien de jours elle ne se lavait pas. « Venez, a dit Bern. Vous
tous. Plus près. »
Je me suis rapproché, comme toujours obéissant. Tout raide, il avait
appuyé son dos en mauvais état contre le mur. Violalibera s’est agrippée à
son corps de l’autre côté. Puis il a ordonné à Nicola : « Toi aussi. – Non.
Vous ne vous rendez donc pas compte ? – Ici », a insisté Violalibera.
Nicola s’est exécuté et, comme s’il cédait soudain, il s’est affaissé, la
tête sur ses jambes. « Nous avons été trop longtemps séparés », a dit Bern,
qui semblait nous unir en une seule et solide étreinte.
C’est alors que j’ai déclaré : « Je vais aller voir Cesare. – Et qu’est-ce
que tu lui diras ? – Je vais aller voir Cesare », ai-je répété.
Ma proposition a été acceptée sans un mot. Entre les corps, Violalibera
a cherché ma main. Maintenant nous étions tous en contact l’un avec
l’autre. N’était-ce pas notre jeu ? Nous enlacer de tous nos muscles et de
tous nos nerfs ? Puis explorer chaque centimètre de Violalibera, chaque
centimètre de chaque surface, à l’intérieur et au-dedans d’elle ? Je sentais
la pulsation du sang dans son poignet fragile. Je me suis demandé si c’était
aussi le battement de la chose qu’elle avait en elle.
En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces
plus petits de mes frères…
Mais il n’y avait aucun dieu, il n’y aurait donc aucun jugement. La
lumière de la lampe brillait par intermittence, la pile usée.
À mon réveil, nous étions tous encore unis. La lampe s’était éteinte. Le
souffle de Violalibera me frôlait l’avant-bras, muet, contrairement à celui
de Nicola, rêche. J’ai écarté ma joue de la cuisse moite de Bern. Je me suis
dégagé avec prudence de cet entrelacement de jambes et de bras, puis me
suis dirigé à quatre pattes vers la rampe. Quand j’ai ressurgi à l’air libre,
la stupeur habituelle s’est emparée de moi : le monde à l’extérieur de la
tour existait encore.
Au cours des derniers jours, j’avais roulé pendant des heures, d’une
côte à l’autre, et les stries que le caoutchouc surchauffé du guidon avait
imprimées à mes mains ne s’effaceraient peut-être pas. Mais l’air de la
campagne, ce dimanche matin, était frais, revigorant. Huit heures
n’avaient pas encore sonné quand je suis arrivé à la ferme.
Je n’avais quitté cet endroit que dix mois plus tôt, et il m’accueillait
déjà comme un étranger. Les tas de bois en désordre, les chevelures
sauvages des arbres, dans le potager les plants de concombres
envahissaient les autres en tous sens. Je m’étais désormais habitué au
jardin domestiqué du Relais. J’espérais que Cesare serait le seul levé, mais
ce n’était pas le cas. Il prenait son petit déjeuner sous la tonnelle en
compagnie de Floriana et du jeune Bulgare. « Tommaso, mon Dieu !
Quelle surprise ! Et à cette heure de la journée ! Viens, assieds-toi.
Déjeune avec nous. Yoan, sois gentil, apporte une chaise. Mais d’où sors-
tu, mon cher enfant ? »
Il m’a étreint. Voilà que je retrouvais son corps, cette tiédeur si
particulière, le parfum rassurant de son après-rasage. Je me suis assis.
Floriana m’a effleuré la main et a poussé vers moi une assiette contenant
des tranches de pain. « Mets-y du beurre, a insisté Cesare. Nous l’achetons
dans une exploitation agricole, juste après la propriété des Apruzzi. Tu te
rends compte, elle est située à moins d’un kilomètre d’ici et nous en
ignorions l’existence. Yoan est passé devant par hasard. Il y a tant de
choses que nous ne voyons pas alors que nous les avons sous le nez ! Ils
ont des bêtes magnifiques, des vaches blanches et bien grasses. »
J’ai plongé le couteau dans le pain de beurre ramolli par la chaleur qui
augmentait de minute en minute, et l’ai étalé sur le pain. Je mourais de
faim et je ne m’en étais même pas rendu compte. « Mets-en encore. Et du
sucre dessus. Le beurre et le sucre ne font pas de mal à ton âge. C’est moi
qui devrais faire attention, mais qu’est-ce que j’y peux ? J’ai toujours été
gourmand. »
Il m’a regardé mordre dans le pain et mâcher. Puis il a souri. « Pour
sûr, on a dû t’habituer à des mets de choix au Relais. Comment va Nacci ?
Nous ne nous sommes pas parlé depuis l’été dernier. – Il y a beaucoup de
travail, entre les mariages et tout le reste. – Les grandes fêtes, c’est
l’usage aujourd’hui. Floriana et moi avons tout préparé seuls, ici, à cet
endroit même. À l’époque, le marié n’allait pas se faire manucurer avant
la cérémonie, si tu vois ce que je veux dire. »
Il a cligné de l’œil. « Il faut que je te parle, ai-je dit d’une voix plus
abrupte que je ne l’aurais voulu. – Je suis là, Tommaso. Je t’écoute. Nous
avons encore une demi-heure avant d’aller à la messe. »
J’ai jeté un coup d’œil à Floriana. Elle avait les lèvres pincées. À ma
droite, Yoan continuait de manger du pain beurré avec une voracité
incroyable. « Il faut que je te parle seul à seul. » Cesare s’est levé. « Bien
sûr. Alors allons à notre endroit habituel, d’accord ? »
Nous nous sommes dirigés vers le chêne vert, Cesare me précédant de
quelques pas. J’avais espéré qu’il me conduirait ailleurs, mais je me suis
concentré sur ce que Bern affirmait : ce que Cesare nous avait raconté
n’était pas vrai, ce n’étaient que des jeux illusoires, des conditionnements.
Il n’y avait que nous au monde. Je me suis assis sur le banc délavé comme
s’il s’agissait d’une planche de bois quelconque. « Veux-tu que nous
priions ensemble avant ? »
J’ai hoché la tête malgré moi. Il a entamé le psaume 139, les yeux mi-
clos, la voix enveloppante d’autrefois : « Yahvé, tu me sondes et me
connais ; que je me lève ou m’assois, tu le sais, tu perces de loin mes
pensées ; que je marche ou me couche, tu le sens, mes chemins te sont tous
familiers. »
Ces mots ont déclenché en moi une exaltation subite. Je n’étais pas
prêt, et j’ai eu du mal à la repousser. Des années durant, j’avais eu honte
d’être le seul occupant de la ferme à être imperméable à la parole de Dieu,
je pensais que je ne l’entendais pas aussi profondément que mes frères, et
souvent, assis à l’ombre du chêne vert, j’avais révélé à Cesare cette
incertitude. Il l’avait toujours accueillie avec la même réponse : personne
n’est capable de prier, Tommaso. Ton désir est déjà ta prière. « Qu’est-ce
qui t’inquiète au point de t’amener ici à cette heure de la journée ? »
J’ai respiré profondément et dit : « J’ai besoin d’argent. »
Cesare a redressé les épaules et levé les sourcils. « Je ne m’y attendais
pas. Je l’admets, vraiment pas. Je croyais que Nacci te versait un salaire.
Ce n’est pas suffisant ? Je peux lui parler, si tu veux. – J’ai besoin de six
cent mille lires. » J’ignore pourquoi j’ai avancé cette somme alors que la
moitié aurait suffi. Mais le souvenir de notre dernière conversation au
même endroit, le jour où il m’avait chassé, était remonté à ma mémoire.
Il a gonflé ses joues et retenu son souffle un instant. « Je ne m’y
attendais vraiment pas. Te serais-tu fourré dans le pétrin ? – Ce sont mes
affaires. »
Jamais je n’avais osé m’adresser à lui sur ce ton-là, ni même osé
l’imaginer. Mais Cesare n’a pas bronché. « Vous êtes imprévisibles, vous
autres jeunes, a-t-il commenté, un mystère pour moi. Est-ce que cela a un
rapport avec notre cher Bern ? Nous ne l’avons pas vu depuis plusieurs
jours. Plus il grandit et moins je le comprends. »
Si j’avais croisé son regard à cet instant-là, il aurait lu toute la vérité
dans le mien. Voilà pourquoi je fixais un caillou et une touffe d’herbe. J’ai
martelé ma menace : « Si tu ne me les donnes pas, je raconterai tout à
Floriana. »
Il y a eu un instant de silence, uniquement brisé par le sifflement d’un
oiseau caché parmi les feuilles, au-dessus de nous. « Qu’est-ce que tu
raconteras à Floriana, Tommaso ? a demandé Cesare tout bas. – Tu le sais
très bien. – Non. Je ne le sais pas. »
J’ai respiré à fond. « Que tu épiais Bern et Teresa à la cannaie. »
Je me répétais : Ne le regarde pas. Ne détourne pas les yeux du caillou
et de la touffe d’herbe. « Tu me fais beaucoup de peine, Tommaso. – Six
cent mille. Je viendrai les chercher jeudi soir. »
J’avais décidé de me lever aussitôt, mais les muscles de mes jambes ne
m’ont pas obéi. Je suis resté là, comme autrefois, dans l’attente d’une
absolution. « Un maître chanteur. Voilà donc ce que tu es devenu ? – Jeudi
soir. »
Je me suis dirigé vers l’Atala sans me retourner. La béquille résistait,
je l’ai relevée maladroitement et j’ai fait un demi-tour pour reprendre le
sentier. C’est alors que j’ai regardé Cesare dans le rétroviseur. Il était
encore là, sous le chêne vert, les yeux écarquillés, stupéfaits. J’ai vu en lui
un homme vaincu, rien de plus, exactement comme le disait Bern. Et
pourtant, sur le chemin du retour, plus j’accélérais pour fuir ces lieux, plus
le vent m’éclaboussait de honte.
Quand j’ai atteint le Relais, il pleuvait, on aurait dit qu’il faisait nuit
en plein jour. Je suis entré dans le dortoir et j’ai immédiatement remarqué
le verre de Corinne, le fond de la bouteille en plastique au milieu de mon
lit. Je l’ai saisi, au début sans comprendre. À l’intérieur brillait la clef de
la cave.
Je me suis de nouveau précipité dehors. J’ai traversé la salle de
réception, indifférent aux empreintes que je laissais sur le marbre. Dans
les vestiaires, j’ai ouvert le placard de Corinne : vide. Son sac Reebok
avait disparu, tout comme sa tenue et ses provisions de bonbons. Je suis
entré dans le bureau de Nacci sans demander l’autorisation. Il a levé vers
moi un regard interrogateur. « Tu m’as tout l’air d’être sorti sans
parapluie, m’a-t-il lancé en ricanant. – Où est Corinne ? »
Nacci a eu un geste méprisant de la main. « Partie. – Qu’est-ce que ça
veut dire ? – C’est une toxico, il me semble te l’avoir dit. Il n’y a pas
d’espoir pour les gens de son espèce. Ils ne changent jamais. »
Mon tee-shirt trempé et collé à mon dos m’a provoqué un frisson.
Nacci a soupiré. « Elle a cru bon de s’octroyer une partie des gains du bar.
Et elle l’avait certainement fait plusieurs fois. Sauf que le trou d’hier était
si important qu’il ne laisse aucune place au doute. – C’est elle qui te l’a
dit ? »
Nacci m’a de nouveau lancé un regard perplexe. « Tu as déjà entendu
un toxico s’accuser ? Mais quand je lui ai posé la question, elle n’a pas
nié. Je lui ai dit tu peux me rendre l’argent ou partir tout de suite.
Naturellement elle a choisi de partir. – Corinne ne le fait plus », ai-je
protesté avec un filet de voix.
Mais Nacci était retourné aux papiers qu’il examinait. « Ce qu’elle fait
ou ne fait pas ne me concerne plus depuis environ… deux heures, a-t-il
ajouté après avoir consulté sa montre. Je l’ai engagée pour rendre service à
son père. Un peu comme toi. » Il a haussé les épaules comme s’il trouvait
la coïncidence amusante. « Va te sécher maintenant. De toute façon, la
terre est dans un tel état qu’il est impossible d’y planter les lantaniers. Ou
plutôt, non. Puisque tu es déjà mouillé, tu pourrais passer de l’insecticide
sur la pelouse. Avec l’eau, ces saletés de moustiques pondent. »
L’orage a cessé, mais il a continué de gronder au loin. Les premiers
rayons de soleil qui ont transpercé les nuages étaient brûlants. La
bandoulière du jerrycan m’entamait l’épaule et le liquide qui allait et
venait à l’intérieur me déséquilibrait. J’ai répandu le produit sur chaque
buisson, chaque fleur, chaque tige d’herbe sans penser au minuscule
massacre que j’effectuais. Je revoyais Cesare me demander encore et
encore : Voilà donc ce que tu es devenu ? Le soir, au lit, j’ai frotté sur mes
lèvres le bord du cadeau d’adieu de Corinne. Au terme de cette journée de
pluie et d’erreurs, je me suis surpris à penser à elle avec nostalgie.
Au cours de la semaine suivante, quand je ne travaillais pas, je
contemplais, allongé sur le lit, les pointes rouges des branches de
l’abricotier de l’autre côté de la fenêtre. Je me demandais si Cesare priait
pendant ce temps en invoquant un guide et si je serais vraiment capable de
révéler à Floriana ce que j’avais menacé de révéler. Quels mots
emploierais-je ? Si le plan échoue, me disais-je, je volerai encore Nacci et
j’échouerai en prison comme mon père. Je me laissais volontiers emporter
par ces rêveries d’héroïsme puis je cédais à la nausée. Mais, le jeudi, je me
suis rendu à la ferme, le cœur étrangement léger. J’ai abandonné mon
Atala à la barrière et j’ai poursuivi à pied. Sur le poirier, les fruits étaient
déjà colorés. C’était le couchant, ce moment qui m’avait amené à croire,
des années durant, qu’il était impossible de vivre ailleurs que sur ce
rectangle de terre.
J’ai frappé, et la voix de Cesare m’a invité à entrer. Encore une fois
j’espérais le trouver seul et encore une fois Floriana était à ses côtés,
assise à la table. Cesare m’a prié de m’asseoir et m’a offert du vin, que
j’ai refusé. Floriana ne m’a pas adressé la parole. « Alors, tu es revenu
pour l’argent », a dit Cesare.
Et, comme je gardais le silence, il a ajouté : « C’est bien ça ? – Et si
nous sortions ? »
Mais il a ignoré ma proposition. « Je ne peux pas te donner cet argent,
Tommaso. Je regrette. J’ai parlé à Floriana, je lui ai tout raconté. Et je dois
te remercier, vois-tu. Sans ton intercession, je n’en aurais pas eu la force,
j’aurais conservé ce fardeau trop longtemps. La honte suscite en nous ce
qu’il y a de pire. – Tu n’es qu’un petit fumier affamé d’argent ! » m’a
lancé Floriana.
Cesare lui a touché le bras pour la calmer. Il a fermé les yeux et
murmuré une phrase pour racheter sur-le-champ ces paroles. Puis il a dit :
« La même occasion se présente maintenant à toi, Tommaso. Raconte-nous
ce qui est arrivé. Nous pourrons peut-être t’aider. »
Mais je ne pouvais pas rester. Je me suis sauvé, j’ai couru à travers la
cour et sur le sentier. J’ai sauté sur l’Atala et suis parti.
Au Scalo, j’ai rejoint la tour sans prendre la moindre précaution. Bern
et Violalibera étaient endormis dans la cachette. Ils passaient presque tout
leur temps ainsi, ce lieu les épuisait. La lampe était encore allumée,
Nicola leur avait peut-être apporté des piles neuves. J’ai secoué Bern en
tirant sur son tee-shirt crasseux. Il a eu du mal à ouvrir les yeux. « Tommi,
a-t-il dit. – Il ne nous donnera pas d’argent. »
Il avait les lèvres gercées et mauvaise haleine. Je lui ai touché le front.
« Tu as de la fièvre, Bern. – Ce n’est rien. Aide-moi à me lever.
Aujourd’hui, mon dos refuse de m’obéir. »
Sur le matelas, Violalibera dormait toujours, couchée sur le côté. « Tu
n’aurais pas un peu de monnaie pour deux bières ? a demandé Bern. J’en ai
envie. J’aimerais sortir un peu. »
Mais nous sommes restés encore un bon moment dans le refuge avant
de nous décider, nous chuchotions ou peut-être ne disions rien. Pour sûr,
cela a duré un certain temps, car alors que je l’aidais enfin à se lever, le
corps brûlant de fièvre, Cesare est apparu dans la pièce. Comme si la
pénombre l’avait engendré. « Bern », a-t-il dit.
Bern a tenté de s’écarter et a failli s’écrouler par terre. Je l’ai retenu.
« Pourquoi l’as-tu amené ? m’a-t-il lancé d’une voix remplie de tristesse.
– Je ne l’ai pas amené. – Laisse-moi t’aider, Bern. »
Cesare a fait un pas vers nous. Il a glissé ses bras autour de la taille de
mon frère, qui a cédé à cette étreinte avec un tel abandon que je l’ai cru
évanoui. « Je te demande pardon », a murmuré Cesare à son oreille.
Yoan avait dû s’être posté quelque part et m’avoir suivi. Une fois au
Scalo, il avait appelé Cesare. Et voilà que Cesare était avec nous et que
Bern sanglotait contre sa poitrine.
Il était inutile d’expliquer la présence de Violalibera, qui s’était
réveillée entre-temps. Cesare n’a pas posé de question, il s’est contenté de
dire : « Venez avec moi. Je m’occuperai de vous. »
Il s’est penché sur elle et a caressé son visage défait. « De toi aussi.
Courage. »
Nous l’avons docilement suivi le long de la montée puis de la
descente. Au milieu des orties, il soutenait Bern d’un côté et Violalibera de
l’autre. Avant de quitter le refuge, j’avais fourré dans ma poche l’argent
que nous avions glané.
Nous nous sommes frayé un chemin parmi les garçons et les filles du
Scalo, certains nous ont salués. Nous sommes montés à bord de la Ford et
Cesare a roulé vers la ferme sans un mot. Ou plutôt non, il a prononcé une
phrase, une seule, à l’adresse de Violalibera : « L’endroit où nous allons va
te plaire. »
J’ai pensé : elle le sait déjà.
Comme si le plan était encore plus vaste qu’il ne m’avait semblé,
Nicola nous attendait sous la tonnelle en compagnie de Floriana.
Maintenant que j’y pense, c’est peut-être lui qui avait indiqué à Cesare
notre refuge. Bizarre, je n’avais jamais envisagé cette hypothèse. S’il y
avait l’un de nous à qui Cesare savait tirer les vers du nez, c’était bien
Nicola. Quoi qu’il en soit, il m’a jeté un regard éloquent, un regard dont je
me souviens très bien.
Floriana a téléphoné au médecin de Speziale afin qu’il vienne
examiner Violalibera, oui à cette heure-ci, oui, immédiatement. Bern,
Nicola et moi l’avons abandonnée à leurs soins et nous sommes éloignés.
Nous avons marché jusqu’au milieu de l’oliveraie, où la panique de Nicola
s’est déversée sur moi. « Qu’est-ce que tu lui as dit ? Putain, qu’est-ce qui
t’a pris ? – Il ne lui a rien dit, a répondu Bern à ma place. Pour ce qui est
de Violalibera, Cesare a sans doute compris tout seul. – Vous devez me
laisser en dehors de cette histoire. S’il vous plaît ! Je vous donnerai ce que
vous voulez. »
Nicola nous suppliait. La terreur lui tordait le visage. Bern lui a
ordonné de se taire d’un ton si résolu qu’il s’est exécuté. Puis il a ajouté :
« Nous devons décider qui d’entre nous est le père. Quand le médecin
viendra, il voudra le savoir. Cesare et Floriana aussi. – Pas moi », a
répondu Nicola en pleurnichant.
Bern a scruté les environs. « Voilà ce que nous allons faire. Nous
allons ramasser chacun un caillou. Nous les lancerons l’un après l’autre en
direction de ces arbres. Celui qui aura effectué le lancer le plus court
déclarera qu’il est le père. – T’es complètement dingue ! s’est écrié
Nicola. – Si tu as une meilleure proposition, je t’écoute. Non ? Je m’en
doutais. Alors ramassons chacun un caillou d’environ la même dimension.
Comme celui-ci. »
J’en ai trouvé un, que j’ai frotté à l’aide de mon pouce pour ôter la fine
couche de terre qui le recouvrait. « Et si ce n’était pas vrai ? Si le père
n’était pas le perdant ? – La vérité est morte, a déclaré Bern, impassible.
C’est une lettre de l’alphabet, un mot, un matériau que je puis utiliser. – Et
si Violalibera n’était pas d’accord ? – Elle est déjà d’accord. Mais nous
devons faire un serment. – Un serment ? – Une fois que les lancers en
auront décidé, plus aucun d’entre nous ne parlera de ce moment, ni de la
tour. Nous n’en parlerons pas aux autres et nous n’en parlerons pas entre
nous. Jamais plus. – D’accord, ai-je affirmé. – Il faut que vous le disiez :
jusqu’à la mort. – Jusqu’à la mort, a juré Nicola. – Jusqu’à la mort, ai-je
juré à mon tour. – Nicola, commence. »
Il a vidé ses poumons, les a de nouveau remplis, s’est cambré et a jeté
son caillou si haut et si loin qu’il a atterri au-delà de la troisième ou de la
quatrième rangée d’arbres. J’ai eu du mal à le distinguer. Il a rebondi
mollement, puis nous l’avons perdu de vue. « Maintenant, à toi, Tommaso.
Non, prends ça. »
Il m’a tendu une pierre plus lisse que la mienne. « Si tu l’aides, ça ne
compte pas », a protesté Nicola.
Mais il s’est tu immédiatement : il savait que j’étais incapable de
l’égaler. En voyant mon caillou s’écraser à une vingtaine de mètres à
peine, je me suis demandé si cette épreuve n’était pas un piège. J’avais
toujours été le moins doué dans ce genre de compétition. Mais jusqu’alors
je ne m’étais jamais rebellé contre les décisions de Bern. Pour la première
fois, cet après-midi-là, j’ai espéré le battre.
Était-ce prémédité ? Était-ce son dos, ou la fièvre ? Ou encore était-ce
un pur hasard ? Je l’ignore. Et notre serment m’interdirait de le lui
demander jusqu’à la fin de mes jours. Bern a levé la main au-dessus de sa
tête, et une brusque douleur a semblé le figer dans cette position, si bien
que la pierre lui a échappé et a atterri juste derrière l’olivier le plus
proche. Nous avons gardé tous les trois le silence. Nous contemplions ce
point comme nous avions contemplé des années plus tôt la croix en bois
qui avait surgi sur la fosse du lièvre.
Puis Bern a dit : « J’imagine que ça sera moi. »
De retour à la ferme, il s’est approché de Violalibera, qui fixait
l’assiette vide devant elle, et a posé une main sur son épaule. Elle n’a pas
réagi, mais ce geste a suffi pour que Floriana et Cesare comprennent ce
que cela signifiait, qui de nous trois était le coupable. Cesare a placé une
chaise près de celle de Violalibera à l’intention de Bern. Après quoi, il
s’est conduit de façon inattendue. Il est sorti quelques instants avant de
revenir, muni d’une cuvette, celle dans laquelle nous mettions autrefois les
melons au frais. Il l’a remplie à l’évier puis l’a posée par terre, devant
Bern et Violalibera. Il leur a ôté leurs baskets, leurs chaussettes, et a
plongé leurs pieds nus dans l’eau. « Qu’est-ce que vous faites ? Ça pue,
vous savez ! » s’est exclamée Violalibera en ricanant.
Mais le sérieux de Cesare lui a imposé le silence. Il leur a frotté les
pieds jusqu’à ce qu’ils soient propres. Leurs quatre pieds côte à côte, aussi
impeccables que ceux de deux mariés. Puis Violalibera a agité les siens
dans la cuvette, produisant des éclaboussures. Alors nous avons tous souri.
La tension s’est dissipée, comme la saleté dans l’eau. De nouveau il y
avait quelqu’un qui prenait des décisions pour nous.
Cesare les a ensuite séchés dans un linge. Il est resté agenouillé si
longtemps qu’il a dû s’agripper à la table au moment de se relever. « Je
sais ce que vous projetiez, a-t-il dit, mais c’est la peur qui a engendré ces
pensées. Maintenant, elles ont disparu. Cet enfant naîtra. Prenez-vous par
la main. Comme ça. Priez avec moi. »
Le médecin est arrivé une demi-heure plus tard. Il a examiné
Violalibera dans notre chambre et l’a trouvée dénutrie. Il lui a prescrit un
repos total et quelques médicaments. Le lendemain, Cesare et Bern
devraient la conduire chez un spécialiste pour une échographie. Nicola et
moi étions encore là, dans la cuisine, mais déjà comme deux spectateurs.
J’étais censé tondre la pelouse du Relais quelques heures plus tard,
aussi je les ai salués. Dans le rétroviseur de l’Atala, la ferme est devenue
un point de plus en plus petit, avant de disparaître.

La voix de Tommaso était éprouvée par la fatigue ou, peut-être, par les
souvenirs.
Au cours de cette longue portion de nuit où il avait parlé et où j’avais
écouté, où il occupait la moitié du grand lit et moi une chaise qui me
semblait de plus en plus inconfortable, durant tout ce temps-là, nos
regards s’étaient rarement croisés. Nous préférions fixer à tour de rôle un
bout du couvre-lit, les vêtements qui débordaient de l’armoire ouverte, le
nez humide de Médée. Mais, à présent, je n’arrivais plus à détourner les
yeux de lui et je ne cessais de me demander comment il avait réussi à
cacher derrière sa pâleur toute cette histoire, et pendant si longtemps. Et
Bern, comment y était-il parvenu ? Mais les mots restèrent bloqués dans
ma gorge. Je bus la dernière gorgée d’eau dans son verre pour les avaler,
avec l’image des pieds de Bern et de Violalibera dans la cuvette et l’aveu
silencieux selon lequel il était le père de cet enfant. Leur enfant. Et encore,
Bern et Violalibera dans la tour, Cesare au milieu des oliviers, les
partouses.
Les partouses.
— Ce qui s’est produit ensuite, c’est Nicola qui me l’a raconté au
téléphone, reprit Tommaso. Une des serveuses est venue me chercher alors
que je cueillais des haricots verts.
Il soupira.
— Violalibera avait sans doute pensé qu’une dizaine de feuilles
seraient un nombre approprié, mortel pour l’enfant mais pas pour elle.
D’après Nicola, elle avait sucré la tisane de laurier-rose avant de la boire.
Puis elle était sortie et avait marché jusqu’à la cannaie. Yoan l’avait
retrouvée quelques heures plus tard. À l’arrivée des secours, elle respirait
encore, à l’hôpital aussi, mais le soir elle était morte. Quand il l’a appris,
Bern s’est enfui à la tour, mais Cesare et Floriana ne sont jamais allés l’y
rechercher.
Tu es arrivée quelques semaines plus tard. Le soir où Nicola t’a
amenée au Scalo, j’y étais avec Bern. Près de la tour, à l’endroit le plus
sombre. Tu étais assise de dos, mais tu t’es retournée brièvement. On
aurait dit que tu regardais dans notre direction, que tu nous regardais. Je
me souviens que j’ai pensé : elle a senti une odeur dans l’air. Il aurait suffi
à cet instant que nous remuions la main pour que tu nous remarques. Bern
a fait un pas en avant, vers la lumière, mais je l’ai retenu. N’y avait-il pas
déjà eu assez d’ennuis comme ça ? Tu as alors repris ta position, en face
de Nicola.
À l’automne, Cesare et Floriana ont quitté eux aussi la ferme. Ils sont
partis sans rien toucher, ils ont juste rempli le coffre de la Ford. Ils n’ont
même pas fermé la barrière du sentier. Comme si cette mort avait
définitivement maudit la terre, comme si toutes les prières dont Cesare
était capable ne pouvaient suffire à la purifier. Quant à Yoan, je n’ai jamais
su ce qu’il est devenu.

Tommaso observa une pause pendant quelques secondes, comme pour


m’accorder le temps de digérer ces informations. Puis il ajouta :
— Elle s’était attaché les poignets avec une corde. Celle-là même que
nous avions utilisée, Bern et moi, pour traîner le tronc du palmier. Elle
voulait s’empêcher de se sauver à la maison et d’appeler à l’aide avant
d’avoir avorté. J’ignore où elle avait appris à faire un nœud de ce genre, ce
n’est pas à la portée de tous. Elle s’était vomie dessus. Quand on boit un
extrait de laurier-rose, paraît-il, les crampes surviennent très vite, mais le
poison met plusieurs heures pour atteindre le cœur. Les battements
ralentissent au point de s’arrêter, ou presque, puis s’accélèrent de nouveau
à toute allure. Yoan a dit à Nicola, et Nicola me l’a répété, que le corps de
Violalibera était si léger qu’il l’avait soulevé sans aucun effort. Il s’était
précipité à la maison en la portant dans ses bras et l’avait déposée sur la
balancelle. Lorsque Floriana lui avait soulevé les paupières, les yeux
étaient tout blancs. Bern était présent, il regardait, mais seul avec son
égoïsme.
Tommaso saisit le livre de Stirner, sur la table de nuit, et l’ouvrit.
— Je ne l’ai lu que récemment. C’est un livre assommant. Assommant
et confus. Ou alors je ne suis pas assez intelligent pour le comprendre.
Quoi qu’il en soit, j’ai retrouvé la phrase que Bern avait récitée avant que
nous lancions les cailloux dans l’oliveraie.
Il feuilleta le livre jusqu’à ce qu’il trouve la page qu’il cherchait.
— Toute vérité est en soi chose morte, un cadavre, elle n’est vivante
que de la même façon que mes poumons sont vivants. Voilà ce qu’a dit
Bern. Mais écoute la conclusion : Les vérités sont des matériaux, comme le
blé ou l’ivraie ; sont-elles blé ou ivraie, à moi d’en décider. Le blé et
l’ivraie. On dirait une prémonition. Ça m’a bouleversé.
— C’est juste une phrase comme tant d’autres, parvins-je à articuler :
j’avais du mal à parler.
— Oui, tu as certainement raison.
Il reposa le livre sur la table de nuit, le regarda encore un moment.
— Nous avons tenu tous les trois notre promesse. Nous n’avons jamais
reparlé de Violalibera, ni avec les autres, ni entre nous. Du moins jusqu’à
cette nuit.
DEUXIÈME PARTIE

LE FORTIN
3

J’avais vingt-trois ans quand ma grand-mère mourut. Après l’été de


ma première, je ne l’avais revue qu’une seule fois : elle était venue à Turin
subir un examen à la gorge, ou peut-être à l’oreille, et avait passé deux
nuits à l’hôtel. Un soir, elle avait dîné chez nous et avait bavardé de tout et
de rien très cordialement avec ma mère. En sortant, elle m’avait demandé
si j’avais apprécié le livre qu’elle m’avait adressé par l’intermédiaire de
mon père. Je n’en avais qu’un vague souvenir, mais, pour éviter de la
vexer, j’avais répondu par l’affirmative.
« Dans ce cas, je t’en enverrai d’autres », avait-elle dit, même si elle
avait dû oublier ensuite cette promesse.
Personne ne savait à quel moment elle avait pris l’habitude d’aller se
baigner de bonne heure dans la mer. Mon père même l’ignorait.
— En février, nager en février ! s’exclama-t-il. Vous savez comme
l’eau est froide en février ?
Ma mère lui caressait la manche de sa veste, alors qu’il tremblait de
façon effroyable.
Un pêcheur avait remarqué le cadavre qui battait contre les écueils de
la Cala dei Ginepri. Je connaissais cette crique et, durant tout l’après-midi,
je ne cessai de voir le corps de ma grand-mère heurtant violemment les
rochers. Quand on l’avait repêchée, elle se trouvait là depuis des heures, la
peau du visage et des doigts toute fripée, ses genoux, dont elle avait une si
grande honte, piquetés par les poissons d’eaux profondes.
Mon père décida de partir le jour même. Dans la voiture, le silence
régnait, aussi somnolai-je sur la banquette arrière. Lorsque nous
atteignîmes Speziale, le jour se levait et une nappe de brouillard était
suspendue au-dessus de la campagne.
J’errai, hébétée, dans la cour de la villa, un goût infect dans la bouche.
J’allai vers la piscine, recouverte de sa bâche, au centre de laquelle brillait
un halo de calcaire. Je piétinai un des coussins remplis d’eau qui
entouraient le bassin. Tout sentait l’abandon.
Le va-et-vient se poursuivit jusqu’à l’heure du dîner. Je reconnus des
élèves de ma grand-mère, désormais adolescents et pourtant escortés de
leur mère. Ils parlaient d’elle en la qualifiant de « maîtresse »,
s’asseyaient à tour de rôle sur le canapé qui avait été son radeau et
présentaient à voix basse leurs condoléances à mon père.
Les fenêtres étaient grandes ouvertes et des rafales d’air froid
parcouraient la pièce. Je ne m’approchai pas du cercueil : il me suffisait de
voir les pieds qui en dépassaient un peu. Rosa offrait aux visiteurs de
petits verres de liqueur et des gâteaux à la pâte d’amande, Cosimo était
adossé au mur, les mains jointes, avec un air de chien battu. Ma mère lui
parlait de très près.
Soudain elle le planta là et se dirigea vers moi.
— Viens, m’ordonna-t-elle en m’attrapant le bras.
Elle me conduisit dans ma chambre où rien, absolument rien, n’avait
changé depuis le dernier été.
— Tu savais qu’il existait un testament ?
— Un testament ?
— Ne me mens pas, Teresa. Ne t’y hasarde même pas. Je sais que vous
étiez liées toutes les deux par une grande complicité.
— Voyons, je ne lui téléphonais jamais.
— Elle te l’a léguée. La maison. Ainsi que les meubles et les terres. Y
compris la làmia où vivent Cosimo et son insupportable femme.
Il me fallut un moment pour comprendre la portée de ces mots. Le
testament, Cosimo, les meubles. J’étais étourdie par l’émotion subite
qu’avait suscitée en moi la vision du lit refait.
— Écoute-moi bien, Teresa. Tu vas immédiatement vendre cette
maison sans prêter attention aux objections de ton père. Ce n’est qu’une
vieille baraque bourrée d’infiltrations. Cosimo est prêt à l’acheter. Laisse-
moi m’en occuper.

L’enterrement eut lieu le lendemain. L’église de Speziale était trop


petite pour nous accueillir tous, aussi bon nombre de personnes se
pressèrent à l’entrée, faisant écran à la lumière. À la fin de la messe, le
curé s’approcha de notre rangée et me pressa les mains.
— Tu es sans doute Teresa. Ta grand-mère parlait beaucoup de toi.
— Vraiment ?
— Cela t’étonne ? demanda-t-il avec un sourire, avant de me caresser
le visage.
Nous suivîmes le corbillard jusqu’au cimetière. Une niche avait été
ouverte à côté de celle de mon grand-père et d’ancêtres dont j’ignorais
tout. Alors que le croque-mort s’affairait, armé de sa truelle, et qu’un
monte-charge soulevait le cercueil, mon père se remit à sangloter. Je
détournai le regard. C’est alors que je le vis.
Il se tenait à l’écart, caché derrière une colonne. Ses vêtements me
frappèrent : ils montraient, mieux que tout, combien nous avions grandi. Il
portait un manteau sombre, sous lequel on distinguait le nœud d’une
cravate. Bern. En croisant mon regard, il passa un index sur son sourcil et
je ne sus déterminer s’il s’agissait d’un geste d’embarras ou d’un code
secret que j’étais désormais incapable de déchiffrer. Puis il se dirigea
rapidement vers une des chapelles familiales et disparut dedans. Quand je
posai de nouveau les yeux sur le cercueil, qu’on poussait à présent à
l’intérieur de la niche dans des raclements et des grincements, j’étais si
troublée, si distraite, que j’omis d’adresser une dernière pensée à ma
grand-mère.
Les gens commencèrent à s’égailler. Je murmurai à l’oreille de ma
mère que je voulais saluer certains d’entre eux et que je la rejoindrais donc
plus tard à la maison. Je fis lentement le tour de l’enceinte. Quand
j’atteignis le portail, tout le monde s’était éloigné. Je rentrai dans le
cimetière. Le croque-mort, désormais seul, achevait de sceller la plaque de
marbre. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la chapelle. Bern n’y était
plus. Alors je fus saisie d’une frénésie irrépressible.
Je regagnai le village au pas de course. Au lieu de virer vers la villa de
ma grand-mère, je continuai mon chemin en direction de la ferme. La
barrière d’entrée était ouverte. En parcourant le sentier jusqu’à la maison,
j’eus l’impression de m’enfoncer de tout mon corps dans un souvenir
d’enfance, un souvenir qui m’avait attendu, intact. Je reconnaissais tout,
chaque arbre, chaque fissure de chaque caillou.
J’avisai Bern sous la tonnelle, assis au milieu d’autres personnes. J’eus
une dernière hésitation : cette fois encore, il ne m’invitait pas à le
rejoindre. Mais un instant plus tard, j’étais parmi eux. Bern, Tommaso,
Corinne, Danco, Giuliana : les êtres avec lesquels je partagerais les années
suivantes de mon existence, les meilleures dans l’absolu, et le prélude
inconscient des pires.
Bern me présenta d’un ton neutre, il dit que j’étais la petite-fille de la
prof, que je vivais à Turin et que je passais autrefois mes vacances à
Speziale. Rien de plus. Pas de quoi entrevoir l’intimité qui avait été la
nôtre. Mais il se leva pour aller me chercher une chaise. Tommaso
m’adressa tout bas ses condoléances sans me regarder dans les yeux. Un
bonnet en laine couvrait ses cheveux très clairs, ses joues étaient
congestionnées par le froid et, en le voyant agiter nerveusement une
jambe, j’eus de nouveau le sentiment qu’il ne voulait pas de moi à la
ferme.
Des bières apparurent, et Giuliana renversa sur la table un sachet en
plastique contenant des pistaches. Tout le monde s’en remplit les mains.
— Je savais que la ferme était en vente, dis-je pour briser le silence.
Mais pas que vous l’aviez achetée.
— Achetée ? C’est ce que tu lui as raconté, Bern ? interrogea Danco.
— Je ne lui ai rien raconté.
— Je regrette de te décevoir, Teresa. Nous ne l’avons pas achetée.
Aucun de nous n’aurait assez d’argent pour le faire.
— Corinne si, objecta Giuliana. Il lui suffirait de passer un coup de fil
à papa, non ?
Corinne lui montra son majeur dressé.
— Vous êtes donc en location.
Cette fois, ils rirent de bon cœur. Seul Tommaso garda son sérieux.
— Je vois que tu as une notion plutôt canonique de la propriété privée,
commenta Danco.
Bern me jeta un coup d’œil à la dérobée. Il était vautré sur sa chaise,
les mains enfoncées dans les poches de son manteau.
— Je crois qu’on peut nous qualifier de squatters, expliqua-t-il presque
laborieusement. Même si Cesare est sans doute au courant de notre
présence ici. Mais cet endroit ne l’intéresse plus. Il vit maintenant à
Monopoli.
— On est des squatters et on n’a donc pas l’électricité, déclara
Corinne. Ça fait vraiment chier.
— Nous avons un générateur, rétorqua Danco.
— On ne le branche qu’une heure par jour !
— Thoreau vivait près d’un lac glacé sans électricité. Ici, la
température ne descend jamais sous les dix degrés.
— Mais Thoreau n’avait pas les cheveux longs jusqu’au cul, comme
pépette.
Corinne se leva pour s’approcher de Tommaso, qui recula sa chaise et
l’accueillit sur ses genoux.
— Je me pèle les fesses. Frotte-moi fort, lui ordonna-t-elle en se
blottissant contre sa poitrine. Pas comme une putain de bestiole, j’ai dit
fort !
En ôtant avec les ongles quelque chose de son pull, Giuliana affirma :
— Il suffirait d’un câble pour nous brancher au pylône de l’Enel.
— Nous en avons déjà discuté, répondit Danco, et nous avons voté, me
semble-t-il. S’ils s’aperçoivent qu’on leur pique le courant, ils nous
délogeront. Et ils s’en apercevront certainement très vite.
Corinne lui lança un regard froid.
— Tu arrêtes un peu de jeter les coques par terre ?
— Elles sont bio-dé-gra-da-bles.
Avec un petit sourire de défi, Danco lança une autre coque de pistache
derrière lui.
Je sentais que Giuliana m’observait, mais je n’osais pas me tourner de
son côté. Je portai lentement la bouteille de bière à mes lèvres en essayant
de vaincre ma timidité.
— Alors qu’est-ce que tu fais à Turin ? demanda-t-elle.
— Mes études. À l’université.
— Des études de quoi ?
— De sciences naturelles. Je voudrais devenir biologiste marine.
Danco se mit à ricaner. Corinne lui assena un coup sur la poitrine de sa
main cachée dans la manche de son sweat-shirt.
— Teresa qui vivait autrefois dans la mer, commenta Tommaso à mi-
voix.
Corinne roula les yeux.
— Oh non, ça suffit, avec ce jeu idiot des vies précédentes !
— Tu t’intéresses aussi aux chevaux ? interrogea Danco qui avait
retrouvé son sérieux.
— Je m’intéresse à tous les animaux.
Je remarquai qu’ils échangeaient des regards, mais personne ne parla.
Au bout d’un moment Danco dit, comme si je venais de passer un test avec
succès :
— Très bien.
Nous bûmes en silence pendant quelques minutes, tandis que Corinne
taquinait Tommaso en le chatouillant derrière l’oreille. Puis je lançai :
— Et Nicola ?
Bern termina sa bière d’un trait et abattit la bouteille sur la table.
— Il mène la belle vie à Bari.
— Il a sans doute obtenu sa licence.
— Il a quitté l’université, répondit-il, de plus en plus sombre. Il a
préféré se ranger du côté des keufs. Ils reflètent mieux sa personnalité,
semble-t-il.
— Les keufs ?
— La police, intervint Giuliana. Vous les appelez comment à Turin ?
Tommaso affirma :
— Ça fait deux ans.
— Gauche ! Droite ! Gauche ! s’écria Danco en agitant les bras avec
raideur. Matraques en l’air ! Taper comme des sauvages !
— Je ne crois pas que les flics marchent au pas cadencé, commenta
Corinne.
— En tout cas, ils ont des matraques.
Giuliana alluma une cigarette et jeta le paquet sur la table.
— Encore ? s’exclama Danco, indigné.
— Ce n’est que la deuxième.
— Bien. Ce sont juste dix ans de plus de déchets synthétiques.
Giuliana aspira une longue bouffée et, l’air malicieux, souffla une
fumée épaisse dans sa direction. Danco soutint impassiblement son regard.
Puis il se tourna vers moi.
— Tu sais combien de temps les cigarettes mettent pour se
décomposer ? Plus ou moins dix ans. Le problème, c’est le filtre. Et ça ne
sert à rien de l’émietter, comme le fait Giuliana.
Je demandai à cette dernière l’autorisation d’en prendre une.
— Première règle de la ferme, dit-elle en poussant le paquet vers le
centre de la table. Ne jamais demander d’autorisation.
— Et oublie ton concept de propriété, ajouta Danco.
— Si tu y arrives, termina Giuliana.
Corinne déclara :
— J’ai faim. Et je vous avertis que je n’ai pas l’intention de me
contenter de pistaches au déjeuner. Aujourd’hui, c’est ton tour, Danco,
bouge-toi les fesses.
Mais ils se mirent à bavarder, comme s’ils avaient oublié ma présence.
Je me penchai vers Bern et l’invitai tout bas à me raccompagner. Il
réfléchit un moment avant de se lever. Nous nous éloignâmes sans que les
autres nous prêtent attention.

Et voilà que nous parcourions le même trajet que dans notre


adolescence. La campagne était différente en hiver, plus mélancolique, je
n’y étais pas habituée. Le sol, poussiéreux et rouge en août, était recouvert
d’herbes hautes et luisantes. Comme Bern gardait le silence, je dis :
— Ces vêtements te vont bien.
— Ils appartiennent à Danco. Ils sont trop grands, tu vois ?
Il retourna le poignet : le bord était replié vers l’intérieur et fixé par
une épingle à nourrice afin que la manche ait l’air plus courte.
— Pourquoi tu ne m’as pas attendue après l’enterrement ?
— Il valait mieux qu’ils ne me voient pas.
— Qui ?
Il ne répondit pas. Il s’obstinait à river les yeux au sol.
— Il y avait un tas de gens. Je n’aurais jamais imaginé une chose
pareille. Ma grand-mère était toujours seule.
— C’était une femme généreuse.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Bern releva son col puis le baissa de nouveau. Porter ce manteau
semblait absorber une bonne partie de son énergie.
— Elle m’a aidé dans mes études.
— Ma grand-mère ?
Il acquiesça, toujours à l’adresse du sentier.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— Je voulais passer l’examen d’entrée en première, mais j’ai fini par
laisser tomber.
Il avait accéléré le pas. Il soupira.
— En échange des cours, j’aidais Cosimo.
— Et où vivais-tu ?
— Ici.
— Ici ?
J’eus un étourdissement, mais Bern ne s’en aperçut pas.
— Quand j’ai appris que Cesare et Floriana étaient partis, j’ai décidé
de revenir. J’avais passé une période au Scalo, dans la tour. Je t’y ai
emmenée un jour.
Il avait vécu là, à la ferme, à l’endroit même où je l’avais imaginé
pendant tout ce temps-là, avec Violalibera et leur enfant. Voilà ce que je
dus penser et, pour sûr, je me demandai où ils étaient à ce moment-là – il
semblerait que Bern ait fait une bêtise… –, mais je ne parvins pas à le
formuler.
— Je l’ignorais, murmurai-je plutôt. Ma grand-mère ne me l’a pas dit.
Bern me lança un regard.
— Vraiment ?
Je branlai du chef. Je me sentais faible.
— C’est bizarre. J’étais sûr du contraire. J’ai cru que tu n’avais plus
envie de venir.
Au bout d’un moment, il ajouta :
— C’était peut-être mieux. Mieux pour toi.
— Bordel, pourquoi est-ce qu’elle ne me l’a pas dit ?
— Calme-toi maintenant.
Mais j’en étais incapable, je continuais de répéter pourquoi, pourquoi,
pourquoi, en proie à une crise de nerfs. Bern me serra l’épaule.
— Calme-toi, Teresa. Assieds-toi ici une seconde.
Je m’appuyai contre un mur en pierres sèches, le souffle court. Il
patienta à côté de moi. Puis il se pencha et arracha une feuille au sol, qu’il
frotta entre ses mains au point de la réduire en bouillie. Il l’approcha de
mon nez.
— Sens.
J’inspirai fort, mais l’odeur que je reconnus n’était pas celle de la
plante : c’était celle de sa peau.
— De la mauve, dit-il en reniflant à son tour. Ça aide à se détendre.
Nous observâmes un moment la campagne verte et silencieuse, assis
sur le muret. J’étais plus tranquille, mais la tranquillité m’avait apporté
une lassitude insurmontable, ainsi qu’une sorte de regret.
— Elle allait déjà nager ? demandai-je.
— Je l’ai accompagnée plusieurs fois. Je m’asseyais sur le sable. Elle
s’aventurait au large, en dos crawlé, je ne voyais que le point rose de son
bonnet. Quand elle revenait au rivage, je l’attendais, sa serviette dépliée,
et elle me disait tu ne sais pas ce que tu perds. Elle le disait toujours.
Soudain, j’avais une envie folle de le regarder, de le toucher, un désir
épouvantable se déversait en moi. Je glissai un bras sous le sien et me
laissai tomber sur lui.
— Tu m’écrases, dit-il.
Je fourrai brusquement la main dans ma grosse veste. De quel droit
m’étais-je agrippée à lui de cette façon ?
— Je ne voulais pas dire d’arrêter, ajouta-t-il. Juste de relâcher un peu
la pression.
Mais je gardai les mains dans mes poches. Je me levai et continuai ma
route le plus vite possible, comme si je fuyais cet accès de faiblesse.
Devant nous, le paysage changea subitement. Nous étions au bord d’une
étendue d’arbres plus petits que les oliviers, privés de feuilles, sur les
branches desquels avaient éclos des fleurs blanches.
— Voilà, annonça Bern comme s’il avait l’intention depuis le début de
me conduire là.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des amandiers. Je pensais bien que tu n’en avais jamais vu comme
ça. Cette année, ils ont fleuri de bonne heure. Et maintenant le froid risque
de tout gâcher.
Nous avançâmes dans le verger. Les talons de nos chaussures
s’enfonçaient dans les mottes de terre meuble.
— Je t’en cueille une, si tu veux.
— Ce n’est pas la peine. Elles sont mieux, vues d’ici.
— Tu te rappelles le Walkman que tu m’avais laissé parmi les coques
d’amandes ? Quand je me sentais seul dans la tour, j’écoutais ta cassette,
je l’écoutais entièrement, si bien qu’elle a fini par s’user.
— Quelle horreur, cette musique…
Bern me lança un regard incrédule.
— Elle était merveilleuse.
Au bout de quelques minutes, nous nous retrouvâmes, à ma surprise,
devant le portail de la villa. J’avais perdu l’orientation, peut-être à cause
de ma crise de nerfs, un peu plus tôt, de toutes ces découvertes, ou
simplement de ce lieu qui me bouleversait.
— Quand repars-tu ?
— Aujourd’hui. Tout à l’heure.
Bern opina. Je pensai que mille kilomètres d’autoroute suffiraient.
Tant de choses m’attendaient à Turin : les cours à l’université, la session
d’examens, d’autres cours et un sujet de mémoire à choisir. Tout
reviendrait à la normale. C’est alors que Bern leva les yeux : son léger
strabisme me fit le même effet que la première fois où je l’avais croisé,
nous deux de chaque côté du seuil de la villa. C’est moi, j’en suis certaine,
qui me penchai et l’embrassai sur les lèvres.
— Pourquoi ? interrogea-t-il naïvement après m’avoir rendu mon
baiser.
Il affichait un sourire mélancolique qui me troubla encore plus.
Pourquoi ? Parce que je n’avais rien désiré d’autre depuis le jour où j’étais
allée le chercher en vain à la ferme, comme si tout était resté en suspens
depuis lors. Et ce n’était pas parce que j’avais oublié ce désir à un moment
donné qu’il ne perdurait pas, vivant, intact.
Mais, au lieu de le lui avouer, je lui demandai :
— Bern, tu as un enfant ?
Il recula brusquement et jeta un regard sur le côté.
— Non, je n’ai pas d’enfant.
— Et la fille ?
Je n’avais pas assez de souffle pour prononcer son prénom.
— Il n’y a aucune fille, Teresa.
Je le crus. Chaque fibre de mon corps voulait le croire. Nous n’en
reparlerions jamais.

— Où étais-tu passée ? demanda ma mère, alors que j’entrais dans la


maison. Papa veut partir tout de suite. Il n’a pas réussi à dormir, le pauvre.
Je vais être obligée de conduire. Rosa nous a préparé des sandwichs, nous
mangerons dans la voiture.
Plusieurs objets avaient disparu du salon : les cadres en argent
contenant des photos, un vase, la pendule en laiton reposant sur les
trompes de deux éléphants. Je la vis briller dans un sac ouvert, près de
l’entrée. Ma mère intercepta mon regard.
— Vérifie si tu as d’autres choses à prendre.
Dans ma chambre, je remplis ma valise à roulettes avec les quelques
vêtements que j’avais emportés. J’observai à travers la fenêtre mes parents
en compagnie de Cosimo et de Rosa, les portières de la voiture ouvertes.
Mon père leva les yeux dans ma direction, probablement sans me voir.
J’avais un peu de mal à respirer. Je m’assis sur le lit, près de mon bagage
déjà fermé, et demeurai là quelques minutes. Au cours de ce bref laps de
temps je pris ma décision sans la prendre vraiment. Tandis que je
descendais l’escalier, j’avais l’impression de ne pas avoir de poids,
d’effleurer tout juste les marches.
— Et tes affaires ? interrogea ma mère.
— Elles sont là-haut.
— Tu ne les as pas descendues ? Réveille-toi !
— Je reste ici.
Mon père se retourna brusquement, mais c’est elle qui continua :
— Qu’est-ce que tu racontes ? Allez, dépêche-toi !
— Je reste. Deux ou trois nuits. Rosa et Cosimo peuvent m’héberger,
n’est-ce pas ?
Les gardiens hochèrent la tête, un peu incrédules.
— Peut-on savoir ce que tu as l’intention de faire ici ? me pressa ma
mère. Cosimo a déjà éteint le chauffage.
— Tu as vu ce garçon, dit alors mon père.
Il n’y avait pas de trace d’irritation dans sa voix, juste une incroyable
fatigue. Ma grand-mère était morte et il n’avait pas fermé l’œil depuis.
— De qui parlez-vous ? insista ma mère. Je vais m’énerver, je
t’avertis, Teresa.
Mais je ne l’écoutais déjà plus. Elle ignorait tout de cet endroit, elle ne
comprenait pas et ne comprendrait jamais. Mon père, oui. Car nous étions
tous deux malades de Speziale.
— Tu l’as vu ?
Je fus incapable d’affronter son regard.
— Monte en voiture, Teresa.
— Ce n’est que pour deux ou trois nuits. Je rentrerai en train à Turin.
— Nous partons immédiatement !
Les gardiens nous observaient. Mon père s’appuya d’une main à la
portière. Il avait les paupières violacées.
— Tu le savais, murmurai-je.
Il se tourna vers moi, les yeux écarquillés.
— Tu savais qu’il était ici et tu ne me l’as pas dit.
— Je n’en savais rien, répliqua-t-il d’une voix veinée d’incertitude.
— Comment as-tu pu ?
— Allons-nous-en, Mavi, lança-t-il à ma mère.
— Tu comptes la laisser ici ? Tu as perdu la tête ?
— Je t’ai dit de monter en voiture.
Il serra hâtivement les mains de Rosa et de Cosimo, murmura quelques
recommandations, puis s’assit au volant.
— Je t’attends à la maison. Dans deux jours, au maximum.
Il alluma le moteur, puis sembla se raviser. Il se tordit sur son siège
pour prendre son portefeuille dans la poche de son pantalon, en tira
quelques billets, qu’il me tendit sans les compter.
Quelques secondes plus tard, ils étaient partis, et je me retrouvais dans
la cour en compagnie des gardiens, au milieu de la campagne silencieuse.

Mieux vaut attendre demain, me disais-je, ne pas y retourner tout de


suite, sinon il pensera que j’ai repoussé mon départ pour lui. Mais il n’y
avait rien chez ma grand-mère qui puisse me retenir, juste de l’impatience,
et deux heures plus tard j’avais déjà regagné la ferme.
Ils étaient tous à l’extérieur, réunis autour d’un étrange objet, une sorte
de parapluie renversé, garni d’aluminium.
— Voyons voir si elle, au moins, devine ce que c’est, déclara Danco
sans se montrer surpris de me revoir.
— Une antenne parabolique ? hasardai-je.
— Je te l’avais dit ! s’exclama Corinne. C’est impossible.
— Un autre essai, allez ! me lança Danco.
— Une poêle géante ?
Giuliana eut un geste de mépris.
— Tu chauffes, dit Tommaso.
Corinne s’impatienta.
— Alors dis-lui !
— Ceci est le progrès, Teresa. L’innovation unie au respect de
l’environnement. C’est un concentrateur solaire parabolique. Si tu mets un
œuf ici, au centre, tu peux le faire cuire avec la seule lumière. L’été,
évidemment.
— Dommage qu’on soit en février, commenta Corinne, qui profita de
mon peu d’enthousiasme apparent pour critiquer Danco une fois de plus.
Tu as vu ? Elle trouve que c’est une connerie. Danco l’a acheté avec la
caisse commune sans même nous avertir.
— Je ne trouve pas que c’est une connerie, objectai-je, hésitante.
— On peut encore le renvoyer, proposa Tommaso.
— Je ne te conseille pas d’essayer, le menaça Danco.
Bern me regardait, mais pas de la même façon que le matin, comme
s’il s’était soudain rappelé quelque chose.
— Alors tu es restée, murmura-t-il.
Danco annonça que le moment était venu de se remettre au travail et
agita les bras pour nous disperser.
— Tu viens m’aider à la food forest ? me proposa Bern.
J’acquiesçai, même si j’ignorais de quoi il parlait.
— Il y avait bien des lauriers-roses ici, non ? dis-je, tandis que nous
nous éloignions de la maison.
— Nous les avons laissés sécher il y a deux étés. Il leur fallait trop
d’eau. Cesare était incroyablement léger dans ce domaine. Il pensait qu’il
suffisait de ne rien tuer pour nous sauver.
— Nous sauver de quoi ?
Bern me lança un regard soutenu.
— Nous avons presque atteint la crise hydrique. Tu sais ce qui se passe
à force de pomper de l’eau à tous les puits artésiens qui sont ici ?
Bien entendu, je ne le savais pas. Il poursuivit :
— La nappe phréatique se vide et la mer la remplit. Si nous continuons
de la sorte, notre terre se changera en désert. Il n’y a qu’une solution :
régénérer.
Il martela le mot régénérer.
Je songeai que, sans électricité, ils ne pouvaient de toute façon pas
utiliser le puits. Chaque fois qu’il y avait une panne de courant chez ma
grand-mère, les robinets étaient à sec. Je lui demandai comment ils se
débrouillaient, et il se tourna vers moi pour me répondre, sans cesser de
marcher.
— Quand on ne peut pas voler l’eau à la terre, d’où la prend-on ? dit-il
en indiquant le ciel.
— Vous n’utilisez que de l’eau de pluie ?
Il hocha la tête.
— Vous la buvez aussi ? N’est-elle pas pleine de germes ?
— Nous la filtrons avec du chanvre. Je te montrerai plus tard, si tu
veux.
Entre-temps nous avions atteint le mûrier. J’eus du mal à le reconnaître
sans son feuillage. Tout autour, la végétation avait poussé de manière
anarchique, me sembla-t-il à première vue : arbustes, mauvaises herbes de
toutes sortes, plants d’artichauts, courges, choux-fleurs.
Bern s’accroupit.
— Il vaut mieux faire ça à la main. Il faut enlever tout ce que tu vois
là.
Il saisit des feuilles pourries et les posa derrière lui.
— Faisons un tas ici. Je reviendrai avec une brouette.
— Pourquoi l’avez-vous abandonné ? demandai-je en m’agenouillant
non sans réticence, car le jean que je portais était le seul que j’avais.
— Quoi ?
— Le potager. Il est en désordre.
— Tu te trompes, tout est exactement à sa place. Danco a mis des mois
pour concevoir la food forest.
— Tu veux dire que vous avez choisi de planter les arbres et le reste de
cette manière ?
— N’arrête pas de travailler pendant que tu parles, dit Bern en
regardant mes mains.
Il respira profondément.
— L’été, le mûrier assure de l’ombre. Et nous l’avons taillé de façon
qu’il s’élargisse le plus possible. Tout autour, il y a des arbres fruitiers et,
dessous, des légumes qui servent à fixer l’azote.
— Tu t’exprimes comme un spécialiste.
— Le mérite en revient à Danco, rétorqua-t-il avec un haussement
d’épaules.
Sous les feuilles, la terre était tiède. Comme mon pantalon était
maintenant taché aux genoux, je décidai de m’installer confortablement.
Je ramassai des brassées de plus en plus grosses et les jetai sur le tas.
— Nous sommes presque autosuffisants, reprit Bern, et nous
arriverons bientôt à vendre une partie de notre récolte. Tout ce que tu vois
est nu maintenant, mais l’été la production est abondante.
— Abondante, répétai-je tout bas.
— Oui, abondante. Pourquoi ?
— Rien. J’avais juste oublié.
— Quoi ?
— Les mots que tu emploies parfois.
Il hocha la tête, comme s’il ne comprenait qu’à moitié.
— Pourquoi ôtons-nous toutes ces feuilles ? demandai-je, en proie à
une mystérieuse envie de rire.
— Il vaut mieux enlever les déchets végétaux avant le printemps. Pour
que la chaleur puisse atteindre le sol.
— C’est ce que dit Danco, j’imagine.
Je voulais le provoquer par une pique, or il répondit avec le plus grand
sérieux :
— Oui, c’est ce que dit Danco.
Une demi-heure supplémentaire s’écoula dans un silence presque
complet. Je commençais à deviner que Bern ne m’interrogerait pas sur la
vie que j’avais menée durant les années où nous avions été séparés, ainsi
qu’il le faisait dans son adolescence. Comme si ce qui se produisait loin de
lui, du tronc de ce mûrier, n’existait pas, ou n’avait aucune importance.
Mais cela ne me dérangeait pas. Il me suffisait d’être à ses côtés, de
fouiller parmi les plantes et de respirer avec lui cet air saturé d’humidité.

Je m’attardai à la ferme jusqu’au couchant, puis jusqu’à l’heure du


dîner, me répétant chaque fois que je partirais juste après. Nous
mangeâmes une omelette aux courgettes préparée par Corinne, totalement
privée de sel, même si je ne me hasardai pas à le dire car tout le monde
paraissait l’apprécier. J’avais encore faim, mais il n’y avait rien d’autre,
aussi continuai-je de grignoter du pain, en proie à l’impression que
Giuliana comptait mes bouchées.
L’unique heure d’électricité de la journée s’acheva avec le repas. Nous
nous installâmes ensuite devant la cheminée allumée. C’était la seule
source de lumière dans la pièce, avec quelques bougies, dont certaines
avaient à moitié fondu sur le sol. Nous avions beau nous serrer les uns
contre les autres, une couverture sur les épaules, nous avions froid. Et
pourtant, je n’envisageai pas vraiment de m’en aller, de quitter Bern, les
autres et le feu qui se reflétait dans les yeux de chacun de nous.
Vers vingt heures, Danco se débarrassa de sa couverture et déclara que
le moment était venu d’agir. Tous les autres se levèrent, et je restai la seule
assise par terre. Me regardant de haut, Danco lança :
— Tu viens avec nous ?
Je n’eus pas le temps de demander où : Giuliana objectait déjà qu’il
n’y avait pas assez de place à bord de la Jeep. Mais il l’ignora.
— Tu es arrivée à un moment particulier, Teresa, poursuivit-il. Une
action est prévue pour ce soir.
— Une action ?
— Nous te l’expliquerons en voiture. Il te faut des vêtements noirs.
Un instant plus tôt, ils étaient encore tous engourdis, sur le point de
s’endormir, et voilà qu’une énergie sauvage s’emparait d’eux.
— Je n’ai que la robe de l’enterrement, dis-je, de plus en plus troublée,
mais elle est à la villa.
— Il ne manquerait plus qu’elle vienne avec ça ! Reste ici, Teresa.
Crois-moi, c’est mieux, répliqua Giuliana en me caressant la joue.
Mais Danco la fit taire une fois pour toutes :
— Arrête, Giuli. Nous en avons déjà parlé.
Corinne me prit par le bras.
— Viens, nous avons une armoire pleine de fringues là-haut.
J’accompagnai les deux filles à l’étage. Corinne se mit à fouiller parmi
des vêtements entassés comme des chiffons, tandis que Giuliana se
déshabillait.
— À qui appartiennent-ils ? lançai-je.
— À nous. À nous toutes. Ici, c’est le côté féminin.
— Vous mélangez vos vêtements ?
Giuliana eut un petit rire aigre.
— Eh bien oui, on les mélange. Mais ne t’inquiète pas, ils sont propres.
Entre-temps, Corinne avait tiré du monceau des leggings noirs. Elle
me les jeta.
— Essaie ça, dit-elle. Et ça aussi, ajouta-t-elle en puisant un sweat-
shirt semblable au sien.
Elle me fixa pendant que j’ôtais mon pull.
— Tu as des seins d’enfer. Tu as vu, Giuli ? Il te suffirait d’avoir le
quart des siens pour ne pas ressembler à un homme.
Je n’osai pas objecter que les leggins m’allaient très mal, que, d’après
ma mère, mon physique ne se prêtait pas aux tenues moulantes et que je
mourrais sans doute de froid.
— Arrête de t’admirer, déclara Giuliana. On ne va pas à un défilé de
mode.
Nous étions serrées sur la banquette arrière avec Tommaso, qui fixait
les champs sombres au-delà de la voie express.
— Où va-t-on ? demandai-je.
— Foggia, répondit Danco.
— Mais il faut au moins trois heures.
— Plus ou moins, dit-il sans changer d’expression. Il vaudrait mieux
que tu dormes un peu.
Mais je ne voulais pas dormir. Je pressai de questions Danco, qui se
décida enfin à m’expliquer en quoi consistait ce qu’ils qualifiaient
d’action. Il parlait tout bas, m’obligeant à me concentrer. Il m’apprit qu’il
y avait un abattoir de chevaux à San Severo, que les chevaux étaient
transportés là de toute l’Europe sur des milliers de kilomètres sans eau ni
nourriture. Et qu’ils étaient abattus de manière féroce.
— Un coup de pistolet à l’encolure avant de les équarrir, précisa-t-il.
On dirait que c’est une mort rapide, mais ceux qui attendent leur tour
voient tout ce qui se passe, ils se débattent et on les frappe à coups de
gourdin pour les étourdir. C’est là que nous allons, Teresa. À l’intérieur
d’un cauchemar.
— Et une fois sur place, qu’est-ce qu’on fait ?
Danco me sourit dans le rétroviseur.
— On libère les chevaux, non ?

Nous atteignîmes l’abattoir en pleine nuit. La tension m’avait tenue


éveillée pendant que l’autoradio diffusait un jazz monotone. Je n’étais
plus certaine d’avoir eu raison de les suivre.
Nous laissâmes la Jeep à l’abri des arbres pour continuer à pied le long
d’un champ. La faible lumière lunaire permettait juste de ne pas trébucher.
— Et si on nous voit ? demandai-je tout bas à Bern.
— Ça n’est jamais arrivé.
— Mais si ça arrive ?
— Ça n’arrivera pas.
Le hangar se détachait au loin, un projecteur éclairait le terre-plein qui
s’étendait devant.
— Ils sont là-dedans, indiqua Danco.
Étonnamment, Bern posa une main sur mon cou.
— Tu trembles.
Forcer le cadenas du portail fut facile. Nous avançâmes en rasant le
mur d’enceinte. Je sentais l’humidité de la nuit à travers la toile fine des
leggings. Un instant, je me vis avec les yeux de ceux qui me connaissaient
à Turin. Qu’est-ce que je fichais là ? Mais cette hésitation engendra une
joie effrénée.
Giuliana et moi étions chargées de surveiller la maison des
propriétaires. Les fenêtres étaient toutes éteintes.
— Alors Bern et toi étiez ensemble ? interrogea-t-elle quand nous
restâmes en tête à tête.
— Oui, répondis-je, même si je n’étais pas sûre que ce fût vrai.
— Ça fait combien de temps que tu ne l’avais pas vu ?
— Très longtemps.
Nous entendions les autres s’affairer autour des tricoises, derrière
nous, pester parce que le cadenas était plus résistant que celui du portail.
— Toi, tu es avec Danco ?
Giuliana leva les sourcils.
— Parfois.
Puis un tac différent, sec, retentit, suivi par le bruit d’une chaîne
tombant sur le béton. Nous nous retournâmes au moment exact où la porte
s’ouvrit et où l’alarme se déclencha.
Les lumières s’allumèrent aussitôt dans la maison : une, deux, puis
trois. Bern et les autres avaient disparu.
— Putain, viens ! s’écria Giuliana en me tirant par le bras.
Je me retrouvai à l’intérieur du hangar, dans la pénombre. Danco,
Bern, Tommaso et Corinne ouvraient les portes des box et criaient aux
chevaux de s’enfuir, les giflant sur les côtés. Me réveillant en quelque
sorte, je les imitai, mais les chevaux ne bougeaient pas, ils piaffaient,
énervés par le son de la sirène.
— Ils arrivent ! s’exclama Corinne.
Alors Tommaso fit quelque chose. J’ai pincé un cheval avec les
tricoises, nous expliquerait-il plus tard, dans la voiture, alors que nous
rebroussions chemin en dérapant sur l’autoroute, bourrés d’adrénaline, et
que nous nous coupions la parole.
Le cheval pincé se mit à galoper vers la sortie, et le chaos se produisit.
Les autres s’engouffrèrent derrière lui en se heurtant mutuellement. Je
m’aplatis contre un pilier pour éviter d’être écrasée, jusqu’à ce que Bern
me rejoigne, surgi d’on ne savait où, de cette masse mobile de crinières et
de jambes.
Nous nous précipitâmes dehors, derrière les derniers. Il y avait des
hommes sur le terre-plein, mais ils hésitaient à arrêter les chevaux ou nous
autres, ce qui nous offrit un avantage. Nous nous sauvâmes à travers le
champ. Je vis Danco en tête et Corinne.
Des coups de feu retentirent. Les chevaux s’énervèrent davantage,
mais ils galopaient en rond. Ils s’étaient éparpillés devant le hangar, car
nous n’avions pas eu le temps de les pousser vers la sortie de l’enceinte.
Rares étaient ceux qui avaient compris.
Les hommes avaient renoncé à nous suivre. L’un d’eux refermait le
portail, un autre courait derrière les bêtes en fuite. Nous savourâmes ce
spectacle de liberté pendant quelques secondes.
— Putain, on a réussi ! hurla Tommaso.
Je ne l’avais jamais vu comme ça.
Sur la route du retour, alors que notre enthousiasme se dissipait,
certains fermèrent les yeux et posèrent leur tête en nage sur l’épaule de
leur voisin, moi sur celle de Bern, qui s’immobilisa pour éviter de me
réveiller.
Je rêvai que les chevaux libres formaient un troupeau entier, ils
galopaient à travers une clairière nue, soulevant un nuage de poussière si
épais qu’ils semblaient flotter dans l’air. Ils étaient tous noirs et je ne me
contentais pas de les regarder, je n’étais même pas l’un d’eux, j’étais plus
encore : j’étais cette multitude.

Le matin, je fus réveillée par une main qui me caressait le visage. Un


reste de l’effervescence de la nuit était encore perceptible. Je me rappelais
vaguement que nous avions passé un moment ensemble à boire du vin à la
cuisine, que Tommaso et Corinne étaient montés les premiers, suivis de
Danco et Giuliana, ou peut-être le contraire ; que Bern et moi, en tout cas,
étions restés en tête à tête et que notre étourdissement nous avait poussés
dans l’escalier, jusqu’à sa chambre, dans son lit glacial.
Mais je me rappelais exactement ce qui s’était produit ensuite, ce que
Bern m’avait fait et ce que je lui avais fait, la fougue avec laquelle il
m’avait prise une première fois, en proie à une excitation si intense que
j’avais eu mal partout, puis une seconde, de manière calme, presque
méthodique. Nous avions répété chacun de nos gestes secrets de la
cannaie. La mémoire de nos corps était ahurissante.
Et voilà qu’il coiffait mes cheveux sur mon front, les séparant en deux
moitiés, comme s’il s’efforçait de reconstituer la coiffure que j’avais au
cours de notre dernier été ensemble.
— Les autres sont déjà en bas, dit-il.
Le sommeil m’empêchait de parler. De plus, j’étais gênée par le goût
très étrange que j’avais dans la bouche et qu’il sentait peut-être lui aussi.
— Quelle heure est-il ?
— Sept heures. Ici on commence avec le jour.
Il fixa une mèche derrière mon oreille et sourit comme s’il avait enfin
trouvé ce qu’il voulait.
— Il y a de l’eau froide pour se laver, je suis désolé. Je peux en faire
bouillir un peu dans une casserole.
Je l’observai attentivement. Sa proximité me bouleversait.
— Il faut que je reparte, dis-je.
Bern sortit du lit et, nu comme il était, se planta devant la fenêtre, de
dos. Il était encore d’une maigreur inquiétante.
— Alors qu’est-ce que tu attends ? Prépare-toi.
— Tu vas t’enrhumer. Reviens sous les couvertures.
— J’espère que tu as apprécié cette petite distraction.
Il s’empara des vêtements entassés sur le sol et, les tenant dans ses
bras, quitta la pièce.
Quelques minutes plus tard, j’entendis sa voix alterner avec celle de
Giuliana. Je cherchai à tâtons mon téléphone sur la table de nuit. Je l’avais
éteint la veille, dans l’après-midi, pour économiser la batterie. Il n’y avait
pas beaucoup de réseau, mais assez pour que l’écran se remplisse de
notifications, une dizaine de messages, tous de mon père. Dans les
premiers, il demandait simplement où j’étais, puis il se montrait de plus
en plus inquiet et enfin furibond. Dans le dernier SMS il écrivait juste que
j’étais une ingrate.
Paniquée, je tapai la réponse : pardon plus de batterie je reste jusqu’à
demain puis je rentre promis. Je l’envoyai et, un instant après, le téléphone
s’éteignit.
Une fois encore les autres m’accueillirent sans surprise, comme si
j’habitais là. La maison était encore plus froide que la veille au soir, même
si la cheminée était allumée. Corinne me tendit une tasse de café. Je
reconnus le service de Floriana.
— Bien, Teresa est enfin arrivée, j’espère qu’elle pourra nous
départager, commença Danco.
— J’en doute, jeta Tommaso, les dents serrées.
— Tommi prétend qu’il n’est pas bon de semer de la chicorée
aujourd’hui, car, dit-il, la lune est décroissante. J’ai essayé de lui
expliquer qu’il n’existe aucune raison scientifique en vertu de laquelle la
lune aurait quelque chose à voir avec l’agriculture.
— Ça fait des milliers d’années que les paysans attendent que la lune
soit croissante pour semer la chicorée, l’interrompit Tommaso, des
milliers d’années. Et toi, tu crois en savoir plus qu’eux ?
— Voilà ! J’en étais sûr ! J’étais persuadé qu’elle finirait par ressortir !
La tradition.
Danco se leva, très énervé.
— Au nom de la tradition, il y a encore quelques dizaines d’années, les
gens d’ici se versaient de l’huile sur la tête pour chasser le mauvais œil.
Au nom de la tradition, les hommes n’ont cessé de s’entre-tuer.
Son regard se posait tantôt sur Tommaso, tantôt sur moi.
— Je suis content que ça te fasse rire, me lança-t-il. Je rirais moi aussi
si nous n’avions pas cette conversation pour la dixième fois au moins.
— Tu n’as qu’à parler de pratique, si tu préfères, rétorqua Tommaso.
— Écoute-moi. Primo, contrairement à moi, aucun des paysans pleins
de bonne volonté que tu mentionnes n’a de maîtrise en physique.
— Tu n’as pas de maîtrise ! intervint Corinne.
— Il me reste juste mon mémoire à écrire.
— Je connais un tas de gens qui ont juste leur mémoire à écrire.
— Deuzio, poursuivit Danco en haussant le ton, j’attends encore que tu
m’apportes un semblant de raison scientifique. Heureusement, nous avons
Teresa, non ? On lui a peut-être appris dans ses cours de sciences
naturelles quelque chose à propos de la lune qu’on a oublié de
m’expliquer.
Je haussai les épaules. Je pensais qu’il n’attendait pas vraiment de
réponse de ma part : c’était de toute évidence un jeu dans lequel ils
voulaient m’entraîner. Je plaçai mon menton au-dessus de la vapeur du
café.
— Alors ? me pressa-t-il.
Tommaso me dévisageait, comme s’il se remémorait quelque chose.
— Si je ne m’abuse, on dit que la lumière de la lune a un effet de
pénétration dans le sol supérieur à celui de la lumière du soleil, répondis-
je. Et c’est ce qui favorise la germination. Mais je n’en suis pas certaine.
— Ah ! s’exclama Tommaso en bondissant sur ses pieds, l’index pointé
contre son adversaire.
Danco se tordit sur sa chaise comme s’il avait des convulsions.
— Un pouvoir de pénétration supérieur ? C’est quoi, ce putain de
pouvoir de pénétration ? Bordel, j’ai l’impression d’être tombé dans un
repaire de sorciers ! Si on continue comme ça, on fera la danse de la pluie.
Teresa, j’avais confiance en toi. Enfin une alliée, me disais-je. Et voilà que
tu défends les phases de la lune. Pouvoir de pénétration !
— C’est semble-t-il la seule chose qui l’intéresse, commenta Giuliana,
nous plongeant dans un silence soudain.
J’étais si embarrassée que je craignais de m’évanouir. Je n’osai
regarder ni Bern ni personne. Puis elle reprit :
— Quoi, on n’a plus le droit de blaguer ?
Après le petit déjeuner, nous aidâmes Tommaso à semer de la chicorée
dans la serre. La technique me paraissait étrange et inefficace : nous
formions entre nos doigts des boulettes d’argile que nous laissions tomber
un peu au hasard dans des pots.
— Pour imiter le vent, m’expliqua Bern d’un ton grave.
Il n’avait plus l’air en colère, juste triste.
Quand nous eûmes terminé, Tommaso abattit les mains sur son
pantalon et déclara :
— Elle ne poussera pas. Comme ça, vous m’écouterez la prochaine
fois.

Il se trompait. La chicorée poussa, et j’étais encore à la ferme


lorsqu’elle fut prête à être plantée dans la food forest, j’y étais encore
quand, au début de l’été, elle éclata en de gros buissons charnus. Au cours
de notre dernier coup de téléphone, mon père avait juré de ne plus
m’adresser la parole tant que je ne serais pas rentrée à la maison.
Lui excepté, ma vie d’avant, Turin, ne me manquaient nullement, mais
je n’essayais même pas de l’expliquer à ma mère ni à tous ceux qui
appelaient en demandant le pourquoi de ma disparition : ils n’auraient pas
compris. Ce qui comptait, c’était me coucher le soir avec Bern, l’avoir
contre moi le matin, regarder ses paupières encore nimbées de sommeil, à
l’intérieur d’une pièce qui était uniquement à nous et d’où l’on ne voyait
que des arbres et du ciel. Et le sexe, surtout le sexe, aveugle, abrutissant :
les premiers mois, il nous prit comme une fièvre.
Mais il y avait aussi l’euphorie d’avoir enfin de vrais amis, mieux, des
frères et des sœurs. Bien sûr, il me fallut un certain temps pour m’habituer
aux toilettes sèches dehors, à l’absence d’intimité que cela comportait, de
même qu’à l’électricité rationnée, à l’eau qui sentait le pourri et aux
corvées à effectuer à tour de rôle : pour le ménage, pour la cuisine, pour
brûler les ordures. Mais j’ai oublié ces difficultés. En revanche, je me
souviens des longs moments passés sous la tonnelle à boire de la bière et à
jouer aux cartes.
Du reste, nous pratiquions une agriculture du non-agir : ne pas agir là
où la nature s’y employait elle-même. Nous voulions comprendre son
intelligence et l’exploiter au maximum à notre avantage. Et nous voulions
régénérer, régénérer tout ce dont on avait violemment privé cette terre.
Danco nous guidait tout en nous étudiant l’un après l’autre. Il fit un
jour une analyse très compliquée de la personnalité de Tommaso en se
fondant sur l’habitude qu’il avait d’ouvrir un nouveau pot de confiture
avant que le précédent soit terminé. Je n’y compris pas grand-chose, mais
je m’aperçus que cela avait troublé Tommaso. Corinne intervint pour le
défendre :
— Maintenant tu t’intéresses à ce qu’on fait des pots de confiture ? Tu
es vraiment un pervers.
En réunissant les divers fragments de récits, je parvins à établir
comment il était arrivé à la ferme en compagnie de Giuliana.
Bern y avait vécu seul pendant environ un an, l’année durant laquelle il
avait travaillé pour ma grand-mère en échange de cours privés. Puis
Tommaso s’était décidé à le rejoindre avec Corinne.
— On s’emmerdait, disaient-ils de cette période. Heureusement,
Danco et Giuli sont arrivés.
Ils les avaient rencontrés dans la zone commerciale de Brindisi. Bern
et les autres y faisaient les courses parce qu’on dépensait moins dans les
discounts. Plusieurs versions circulaient à propos de cet après-midi-là, une
pour chacun d’eux, et je les entendis toutes durant mes premiers mois à la
ferme. Leur rencontre sur le parking du supermarché était devenue
légendaire, et elle le devint dans une certaine mesure pour moi aussi.
Le coup de foudre, telle était la description de Giuliana.
Danco et elle manifestaient devant l’entrée du supermarché avec
d’autres personnes, qu’ils nommèrent rapidement. Ils avaient intercepté
Bern à la sortie.
— Tu peux me montrer ce que tu as là ? lui avait demandé Danco.
Tommaso et Corinne étaient prêts à s’en aller, mais Bern s’était déjà
laissé approcher et avait ouvert son sac avec obéissance. En fouillant
dedans, Danco lui avait lancé :
— Pourquoi tu achètes ces trucs-là ? Tu as pourtant l’air d’un type
bien. Je peux te demander ce dont tu t’occupes ?
— Je m’occupe de moi-même, avait répondu Bern.
— Et puis ?
— De moi-même et c’est tout.
Stupéfait par cette réponse, Danco avait expliqué à Bern pourquoi le
fromage qu’il avait dans son sac en plastique était du poison, pourquoi le
sac même était une abomination et comment ces tomates cultivées au
Maroc, à des milliers de kilomètres de distance, conduiraient la planète
entière à sa ruine.
— J’ai une proposition à te faire, avait-il ajouté. Si j’ai éveillé ta
curiosité, reviens demain, même si c’est pour me dire que je t’ai raconté
des conneries et que tu préfères continuer à t’occuper de ta petite
personne. Si tu viens, je t’apporterai un truc.
Ce soir-là, à la ferme, Bern n’avait pas touché à la nourriture. Quand il
était retourné à Brindisi, Danco l’attendait seul sur le parking. Il lui avait
apporté un exemplaire de La Révolution d’un seul brin de paille acheté
tout exprès ce matin-là.
Ils s’étaient ensuite revus, et Bern avait invité Danco à la ferme. Ce
dernier n’avait pas encore de projet précis, il en cherchait un. Il était en
contact avec des gens qui s’étaient consacrés à de nouvelles formes
d’agriculture et qui avaient pour la plupart quitté l’université comme lui.
Il avait vu le petit potager de Tommaso et eu sa vision. C’est ainsi que tout
avait commencé.
J’étais arrivée bien plus tard.
Et maintenant, presque chaque soir, Danco nous lisait encore ce livre :
— Cette paille de riz paraît légère et insignifiante… elle pourrait
devenir assez puissante pour changer le pays et le monde.
Quand il arrivait à la fin, nous le suppliions de recommencer du début.
Nous aimions surtout les premiers chapitres où Fukuoka découvre sa
mission après une nuit d’épuisement, et le priions de sauter la partie
assommante sur la culture du riz, puisqu’il n’y aurait jamais personne
pour cultiver du riz dans les Pouilles. Or il exigeait de tout lire, sinon nous
raterions des intuitions capitales. En réalité, il voulait juste mesurer notre
fidélité à la cause.
Au moment des « quatre principes », nous les énumérions en chœur,
plaisantant sur notre dévouement, mais y croyant de tout notre être : « Ne
pas cultiver ! Pas de fertilisant chimique ! Ne pas désherber ! Pas de
dépendance envers les produits chimiques ! »
Nous avions le sentiment d’être le début de quelque chose, le début
d’un changement. Chaque instant avait la pureté d’un réveil.

Nous nous livrâmes à deux autres actions, la première en nous postant


dans une des innombrables décharges illégales, cachés sous des draps
sombres, et en effrayant à mort ceux qui s’approchaient avec des ordures.
Mais c’étaient surtout les pelouses qui suscitaient notre indignation, ces
pelouses à l’anglaise bien soignées devant des maisons à louer pour les
vacances, si parfaites, si incongrues. À la ferme, nous économisions le
moindre centilitre : nos légumes devaient pousser grâce à la seule
humidité du sol, y compris par les journées torrides du mois de juin ; nous
les laissions s’épuiser et parfois mourir de soif parce que c’était juste,
alors que cette herbe décorative était abondamment arrosée avec l’eau de
la nappe phréatique.
Nous avions surveillé pendant des jours la multipropriété de Carovigno
et nous savions qu’il n’y avait pas encore de locataires, juste un paysan qui
passait deux fois par semaine pour s’assurer que tout était en ordre. Le
local technique n’était même pas fermé à clef. Vandaliser la centrale
d’irrigation nous parut trop violent, même si Giuliana insistait, aussi
Danco s’employa-t-il à la démonter méticuleusement à l’aide d’un
tournevis. Nous en ôtâmes la carte mère que nous détruisîmes, puis nous
reposâmes le couvercle. À la fin de l’opération, l’appareil semblait intact.
Nous retournâmes sur les lieux deux jours plus tard. La pelouse avait
jauni, et il était évident qu’elle sécherait totalement en l’espace de
quarante-huit heures. Mais le paysan s’en aperçut sans doute et y remédia
à temps car, la fois suivante, les jets fonctionnaient à plein régime.
L’herbe avait déjà repris sa couleur.
Au fil du temps, cependant, nos actions s’espacèrent. Parce que nous
n’avions pas obtenu de grands succès et parce que nous nous intéressions
de plus en plus à notre projet à la ferme, et de moins en moins à ce qui se
produisait au-delà de ses frontières. Si nous étions impuissants dehors, là
au moins nous pouvions rectifier le monde.
Giuliana se procura des graines de Super Skunk, que Tommaso sema à
l’abri de la maison, entre les buissons de citronnelle. Elle poussait
extraordinairement bien, chargée de fleurs poisseuses que nous faisions
sécher à l’ombre pour les mélanger ensuite au tabac. Nous en tirâmes un
peu d’argent en la vendant à une connaissance de Brindisi. Mais toujours
sans excès : notre projet ne consistait pas à nous enrichir.
Nous n’avons pas besoin de plus d’argent, nous avons besoin de plus
de connaissances, répétait Danco.
Et pourtant, l’argent était une obsession. Plus nous le méprisions, plus
nous en parlions. Quand nous réduisions nos besoins, en nous contentant
par exemple d’une marque de bière encore plus médiocre, la batterie de la
Jeep nous trahissait pour la seconde fois en l’espace de quelques mois.
Corinne :
— Parce que c’est une poubelle !
Danco :
— Mesure tes mots, cette Willys a fait la Seconde Guerre mondiale.
Puis, une semaine après avoir remplacé la batterie, Giuliana perdait le
bridge de ses prémolaires et il fallait trouver un dentiste acceptant d’être
payé par règlements échelonnés.
Tommaso était le seul à avoir un emploi fixe. Chaque matin, il partait à
mobylette vers le Relais des Sarrasins et rentrait souvent tard le soir.
Durant certaines périodes, il était si fatigué qu’il préférait coucher sur
place. Il mettait tout son salaire à notre disposition, le reversant à Danco le
jour même de la paie. Je ne l’entendis jamais se plaindre.

Août. Des tas d’algues sèches recouvraient la plage de Torre Guaceto,


de minuscules crabes surgissaient du sable pour disparaître. Nous nous
étions introduits dans une des criques interdites aux touristes, car nous
n’étions pas des touristes et nous n’aimions pas les restrictions.
Danco proposa un exercice :
— Nous allons nous déshabiller à tour de rôle les uns devant les autres.
Mais pas tous en même temps, ce serait trop facile. Un par un.
— Me déshabiller devant toi ? Hors de question ! déclara Corinne.
Danco lui répondit patiemment :
— Qu’est-ce que tu crois que ton maillot cache ? Quelque chose de
mystérieux ? Nous pouvons tous imaginer ce qu’il y a dessous. Anatomie,
rien de plus.
— Très bien, dans ce cas, continue de l’imaginer.
— C’est juste la perception que tu as de ton corps, Corinne. On t’a
appris à penser qu’il y a quelque chose d’absolument privé sous ces
quelques centimètres carrés de tissu synthétique. C’est le symbole de tes
limites mentales. Mais il n’existe rien d’absolument privé.
— Arrête, Danco ! Tu veux juste regarder mes seins.
— Non. J’aimerais que tu sois libre des préjugés. Que vous le soyez
tous.
Il fit glisser son short de bain jusqu’à ses chevilles et resta nu devant
nous, à contre-jour, assez longtemps pour que nous nous familiarisions
avec les poils roussâtres qui entouraient son sexe.
— Regarde-moi, Corinne, supplia-t-il, regardez-moi, courage ! Je n’ai
rien à vous cacher. Si je pouvais m’ouvrir le ventre et vous montrer mes
entrailles, je le ferais.
Alors nous l’imitâmes, l’un après l’autre, d’abord les garçons, puis
nous autres filles. Mes doigts tremblaient tandis que je cherchais le lien
dans mon dos, Bern vint à mon secours. Nos maillots finirent par joncher
la couche d’algues, comme les lambeaux d’une vieille peau.
Mais, au lieu de se dissiper au fil des minutes, notre gêne ne cessait de
croître. Alors nous plongeâmes dans l’eau turquoise.
— Courons à poil sur la plage ! s’exclama Giuliana, tout exaltée.
— Les gens appelleront la police.
— Si on court, il ne nous arrivera rien, dit Danco. Mais ensemble, sans
distancer personne.
Nous attrapâmes nos maillots et gravîmes la falaise puis nous jetâmes
comme un troupeau d’hommes et de femmes préhistoriques sur l’immense
plage ponctuée de parasols. Je pensai que je n’aurais pas assez de souffle
pour courir jusqu’à l’autre bout.
Les baigneurs se soulevaient sur leurs coudes afin de mieux nous
observer, les enfants ricanaient, scandalisés, et il y eut même des
sifflements d’approbation. Corinne et Giuliana filaient en tête, à toute
allure, aussi légères que des autruches. Alors que je perdais un peu de
terrain par rapport au groupe, j’entendis le commentaire d’un homme dont
je ne distinguais pas le visage. Il prononça des mots qui me reviendraient à
l’esprit de nombreux mois plus tard, alors que les événements se
précipitaient :
— Les pauvres, je me demande bien ce qu’ils essaient de prouver.

En septembre, Cosimo se présenta à la ferme. Il tira de son véhicule


agricole deux jerrycans remplis d’un liquide clair. Bern l’invita à
s’asseoir, lui offrit du vin. Ils entretenaient une relation cordiale mais
froide, comme si leur sympathie réciproque ne suffisait pas à effacer
totalement le souvenir de leur première rencontre, la poursuite à travers la
propriété, le caillou lancé à l’aveuglette par mon père.
Cosimo refusa le vin d’un geste de la main.
— Je vous ai apporté du diméthoate, dit-il. Avec la chaleur qu’il fait,
les mouches vont arriver en quantité. Les olives de vos arbres près de la
clôture sont déjà trouées.
— C’est très gentil de votre part, déclara Danco en se levant, mais
vous pouvez garder vos jerrycans. Nous n’en avons pas besoin.
Cosimo était interdit.
— Vous l’avez déjà passé ?
Danco croisa les bras.
— Non, monsieur. Nous n’avons pas arrosé nos oliviers de diméthoate.
Ici, nous préférons renoncer aux insecticides. De même qu’aux
désherbants et aux produits phytosanitaires en tout genre.
— Si vous n’utilisez pas de diméthoate, les mouches gâcheront toutes
les olives. Puis elles viendront chez moi. On n’en sent pas le goût dans
l’huile.
Sans parvenir à masquer totalement sa timidité, il ajouta :
— Tout le monde l’emploie.
Bern dut éprouver la même gêne que moi, car il se précipita vers
Cosimo, s’empara des jerrycans et affirma :
— Merci de ton attention.
Mais l’ordre de Danco l’atteignit dans le dos comme une flèche :
— Lâche ça, Bern. Je ne veux pas que cette saloperie entre chez nous.
Bern chercha le regard de son ami pour lui dire c’est juste par
politesse, ça ne nous coûte rien, nous les prenons et nous ne les utilisons
pas. Mais Danco lui opposait un visage inexpressif, aussi recula-t-il en
murmurant :
— Merci quand même.
Nous l’avions mortifié. Cosimo, un paysan aux cheveux blancs et à la
peau tannée, humilié par une bande de gamins prétentieux. Corinne
s’employait à ôter quelque chose de sous ses ongles. Giuliana tourmentait
la pierre à feu de son briquet, de minuscules étincelles jaillissaient de son
poing.
— Attends, je vais t’aider, déclara Bern en se penchant encore une fois
vers les jerrycans.
Mais cette fois ce fut Cosimo qui l’arrêta d’un mouvement brusque.
— Je m’en tire très bien tout seul.
Après avoir remis les jerrycans sur la plateforme, il fit demi-tour et,
ses roues projetant un peu de boue, s’engagea de nouveau dans le sentier,
non sans m’avoir décoché un regard plein de reproches.
— Il n’y avait aucune raison de le traiter comme ça, affirmai-je quand
il se fut éloigné.
On entendait encore le vrombissement saccadé du véhicule agricole.
— Tu veux vraiment assaisonner ta salade avec ce truc ? s’écria
Danco. La meilleure qualité organoleptique qu’il possède, c’est d’être
cancérogène. Qu’il verse donc son diméthoate dans son puits ! Qu’ils le
boivent, sa femme et lui !
— Il essayait juste de nous aider.
— Dans ce cas fais un autre essai et tu auras plus de chance, Cosimo !
jeta Danco d’une voix gaie.
Il s’attendait à être approuvé, mais Giuliana fut la seule à esquisser un
sourire. Il reprit son sérieux.
— Ils utiliseraient du DDT s’ils en trouvaient encore au supermarché.
Ils répandent leurs saletés chimiques partout. Et ils ne savent même pas ce
qu’elles contiennent. Vous avez vu sa tête quand j’ai dit produit
phytosanitaire ? Il ne connaissait même pas cette expression !
— Qu’est-ce qu’on fait pour les mouches ? interrogea Tommaso.
Il était allé jusqu’à l’olivier le plus proche, avait cueilli une grappe de
fruits encore de petite taille et les avait renversés sur la table.
— Il y a des larves.
Danco tâta les olives.
— Solution de miel et de vinaigre à un pour dix. Ça fait des années
qu’on utilise ce moyen dans les cultures bio. Les mouches sont attirées par
le miel, et le vinaigre les tue. En deux mots, des pièges.
Nous nous mîmes au travail l’après-midi même, remplissant une
cinquantaine de bouteilles en plastique et les suspendant à diverses
hauteurs à l’extrémité des branches. Quand nous eûmes terminé, le terrain
était décoré comme dans l’attente d’une fête. La lumière rasante du
couchant éclaira les cylindres, on aurait dit d’innombrables lanternes.
Après le dîner, Danco nous pressa de débarrasser la table. Il y posa un
rectangle en carton et un bidon de peinture restant des derniers travaux.
— Écris, toi, lança-t-il en me tendant un pinceau. LA FERME. TERRE
LIBRE DE TOUS LES POISONS.
Le panneau fut fixé avec du fil de fer au milieu de la barrière d’entrée,
à la place de celui qui annonçait À VENDRE. Il y demeurerait longtemps,
des années, se délavant lentement au soleil et à la pluie, de moins en
moins lisible au fil des saisons, de plus en plus incongru, de plus en plus
faux.

Les pièges attirèrent les mouches. Nous vidâmes les bouteilles et les
remplîmes à plusieurs reprises au cours de l’automne. Les olives
donnèrent de l’huile en abondance. Quand nous eûmes terminé avec notre
terrain, nous travaillâmes pour d’autres. Nous nous étions placés sur le
marché et nous battions les coopératives professionnelles en offrant nos
services à un prix défiant toute concurrence, la moitié de ce qu’elles
réclamaient. Nous poussâmes vers le nord jusqu’à Monopoli et au sud au-
delà de Mesagne. Danco se procura une remorque auprès de vieux amis et
Tommaso parvint à remettre en marche l’effeuilleuse mécanique de
Cesare. Nous devions avoir l’air bizarre, minable, quand nous nous
présentions sur place à sept heures du matin. On lisait toujours dans les
yeux des propriétaires la même pensée : d’où sortent-ils ? Mais nous
étions jeunes, soudés et extraordinairement énergiques, aussi n’était-il pas
rare qu’on nous verse un pourboire à la fin de la journée.
Par temps clément, nous nous asseyions sous un arbre pour déjeuner de
sandwichs maison. Quand le propriétaire n’était pas dans les parages,
Giuliana exhibait un joint et, au moment de reprendre le travail, nous nous
sentions légers et stupides, piquions des fous rires. Danco calcula qu’à la
fin de la saison nous aurions cueilli au moins cent tonnes d’olives.
L’argent ainsi gagné (pas autant que nous avions espéré, tout compte
fait) nous servit à acheter des ruches d’occasion et des abeilles pour les
peupler. Au terme de discussions exténuantes, nous décidâmes de les
installer à proximité de la cannaie : c’était un endroit suffisamment
éloigné de la maison, protégé de la tramontane, et la source naturelle
permettait d’y planter des fleurs. Mais la première génération d’abeilles
mourut en moins d’une semaine. Selon un vieux réflexe, Tommaso et Bern
creusèrent une fosse et y déversèrent les cadavres rayés sous le regard
glacial de Danco. Aucune prière ne fut toutefois prononcée, il y eut juste
des débats, encore plus animés, sur les erreurs que nous avions commises.
Enfin Bern emprunta à la bibliothèque d’Ostuni un manuel
d’apiculture durable. Je fus chargée de l’étudier puis d’expliquer aux
autres comment s’occuper de la colonie. Cela marcha. Danco ne manquait
pas de le souligner chaque matin, lorsqu’il plongeait avec satisfaction sa
cuiller dans le pot de miel brun. Pendant une certaine période, Giuliana me
surnomma sarcastiquement la fée des abeilles.
En février, nous fêtâmes le premier anniversaire de mon arrivée. Le
jour où je m’étais installée là en traînant les roues en plastique de ma
valise sur le sentier avait été désigné comme celui de la fondation. Tandis
que Danco prononçait un discours vibrant, j’avais du mal à croire qu’une
année s’était déjà écoulée.
Ce soir-là nous bûmes beaucoup et, à un moment donné, Bern se laissa
aller à une confidence. Il évoqua la période où il dormait tout seul dans la
tour du Scalo, les nuits où la mer grondait si fort qu’elle l’empêchait de
dormir. Il posait alors sur ses oreilles le casque du Walkman que je lui
avais offert, le volume au maximum, et se sentait de nouveau en sécurité.
Ne raconte pas ça, le suppliais-je en silence pendant qu’il parlait, garde
au moins ce secret pour nous. Mais il ne s’arrêtait pas, notamment parce
que la propriété privée des souvenirs était elle aussi abolie à la ferme.
— J’ai usé chaque millimètre de cette cassette, dit-il, la voix pâteuse
et les lèvres noircies par le vin.
— Quelle cassette ? demanda Danco, un peu sceptique.
Il n’aimait pas que d’autres concentrent aussi longtemps l’attention sur
eux.
— Une cassette avec des chanteurs différents. Je n’ai jamais su
comment elle s’intitulait. Quel était son titre, Teresa ?
— Je ne sais pas, mentis-je. C’était juste une compilation.
Bern poursuivit, inondé par l’émotion :
— Il y en avait une que j’aimais particulièrement. Je l’écoutais, puis la
remettais au début et la réécoutais. J’avais fini par savoir combien de
secondes exactement je devais presser la touche pour la rembobiner.
Les yeux mi-clos, le visage empreint d’une béatitude désarmée, il
entonna la mélodie. Je ne l’avais plus entendu chanter depuis les premiers
étés à la ferme et j’aurais aimé qu’il continue, mais Corinne s’exclama :
— Je la connais ! C’est une chanson de cette nana… Comment elle
s’appelle ? Allez, Teresa, aide-moi !
— Je ne m’en souviens pas.
Danco éclata d’un de ses rires violents.
— Mais oui, la rousse au piano !
Je sentais que Tommaso me regardait pendant que je regardais Bern en
le suppliant toujours en silence, mais désormais de dire quelque chose, de
les arrêter avant qu’ils ne gâchent tout.
Incapable ne serait-ce que de me rendre ce regard, il ne dit rien. Danco
s’exclama :
— Quelle histoire pathétique !
Je vis Bern déglutir puis accorder à son nouveau frère, à son nouveau
guide suprême, un sourire gêné et soumis.

Au printemps, je retournai à Turin, pour la seule fois. Bern s’était


opposé à ce voyage, mais il était nécessaire : je n’avais pas vu mes parents
depuis trop longtemps. Quand il comprit qu’il ne m’en dissuaderait pas, il
me mit en garde :
— Ne les laisse pas te convaincre de rester. Je compterai les minutes et
les heures.
Dans le train, je sentais la peur grandir en moi. Je descendis à Turin,
certaine que mon père userait de la force, qu’il me malmènerait et
m’enfermerait, m’isolerait comme une droguée avec les méthodes brutales
que Corinne avait subies de la part de ses parents. J’avançais sur le quai
puis à travers les salles sonores de Porta Nuova, déjà déshabituée des gens,
les jambes tremblantes à l’idée de le revoir.
Ce ne fut pas le cas. Il ne se montra tout simplement pas. Ma mère
affirma qu’il en avait décidé ainsi.
— À quoi t’attendais-tu, Teresa ? À une fête de bienvenue ?
Nous déjeunâmes en tête à tête, ce fut très bizarre. Je regardais la boîte
de biscuits pour le petit déjeuner dans son dos, la boîte en fer-blanc qui
s’était toujours trouvée sur cette étagère et qui devait encore contenir des
Bucaneve Doria : mon père les empilait sur ses auriculaires, trois de
chaque côté, puis les rongeait en tordant la tête, ce qui m’amusait
beaucoup quand j’étais enfant.
J’essayai à deux reprises d’aborder le sujet de la ferme. J’aurais aimé
raconter à ma mère que nous avions acheté des poules et que nous avions à
présent des œufs frais chaque matin. À mon prochain passage, je lui en
apporterais peut-être, avec de la confiture de mûres. Je voulais qu’elle
sache que nous avions économisé assez d’argent pour acheter des
panneaux solaires : dès la semaine suivante, nous aurions de l’électricité à
chaque heure de la journée, de l’énergie propre et gratuite, autant que nous
le désirions. Je souhaitais vraiment le lui raconter, de même que je
souhaitais lui confier le malaise que les discours de Danco suscitaient
parfois en moi, me donnant le sentiment d’être insignifiante et sans
opinions.
Et je voulais parler de Bern, surtout de lui, elle en tomberait
amoureuse si, pour une fois, elle m’écoutait attentivement, puis elle
persuaderait mon père d’abandonner son absurde vengeance du silence. La
situation qui lui semblait à présent extravagante se révélerait naturelle,
comme elle l’était pour moi. Mais rien de tout cela ne sortit de mes lèvres.
Je mangeai rapidement puis battis en retraite dans ma chambre.
Ma chambre : accueillante et enfantine. Les photos accrochées au mur
qui ne me disaient plus rien, les livres de l’université encore empilés sur le
bureau. Les avais-je vraiment laissés ainsi ? Ou était-ce encore un
message implicite de mes parents ? L’appartement entier était parsemé de
pièges émotifs : du miel pour attirer les mouches, du vinaigre pour les
tuer.
Je m’accordai un long bain, bien que je fusse dérangée par la voix de
Danco qui me reprochait ce gaspillage. Elle retentissait de plus en plus
souvent dans ma tête, telle une nouvelle conscience, sévère, implacable.
Mais l’eau était tiède et parfumée à la lavande, mon corps fondait
doucement dans cette chaleur. Je m’y abandonnai.
Encore pieds nus et les cheveux réunis dans une serviette de bain, je
pris sur l’étagère le livre de Martha Grimes que ma grand-mère m’avait
envoyé des années plus tôt par l’intermédiaire de mon père. Je m’assis par
terre, le dos contre la penderie, et fis bruisser les pages d’avant en arrière,
puis d’arrière en avant. Au milieu, je trouvai un Post-it. Je reconnus
l’écriture de ma grand-mère, celle qui lui servait à commenter dans la
marge les devoirs de ses élèves :
Chère Teresa, j’ai beaucoup réfléchi. Tu avais raison ce jour-là. Tandis
que nous bavardions près de la piscine, j’avais confondu le mot
« malheureux » avec son contraire.
Le message se poursuivait au verso :
Au cours de ma vie, j’ai vu de nombreuses personnes commettre la
même erreur. Et je ne veux pas que cela t’arrive, du moins pas par ma
faute. J’ai vu ton Bern à la ferme. Je pensais que tu devais le savoir. Mais
motus et bouche cousue. Affectueusement, mamie.
Je pleurai un peu après l’avoir lu, essentiellement de rage. Pourquoi
n’avait-elle pas choisi un moyen plus simple de communiquer avec moi ?
S’était-elle persuadée, à force de lire des polars, qu’elle en était un
personnage ? Mais je pleurai aussi sous l’effet d’un soulagement
inattendu, excessif, parce qu’elle ne m’avait pas trahie et parce que ces
mots, découverts avec un si grand retard, constituaient sa bénédiction pour
la vie que j’avais choisie.
Soudain il me sembla absurde d’être là. Que faisais-je dans cette
chambre qui transpirait mon ancien égoïsme ? Je n’avais plus rien à voir
avec la fille qui avait grandi là, je devais regagner la ferme au plus vite.
Je demandai à ma mère de me prêter la valise la plus grosse qu’elle eût
et promis de la lui rendre.
— Par la poste, ajoutai-je pour qu’elle n’imagine pas que je
reviendrais.
J’y fourrai les vêtements qui ne m’embarrasseraient pas devant
Corinne et les autres, évitant les articles de marque. Le lendemain, j’étais
de nouveau dans le train, rassurée. Désormais j’appartenais à Speziale.
Seul mon fantôme s’était éloigné de la ferme pour remonter vers le Nord.
Et tant pis si je n’avais pas vu mon père, c’était lui qui en avait décidé
ainsi. Je tentai de me distraire en lisant le roman de ma grand-mère, mais
trop de pensées se pressaient dans mon esprit. Je finis par capituler et par
regarder à travers la vitre jusqu’à ce que la nuit tombe.

Nous avions enfin de l’électricité à notre disposition. Nous avions un


tracteur pour déplacer les poules jusqu’au terrain qu’elles étaient censées
fertiliser. Nous avions des légumes toute l’année et nous étions presque
autosuffisants du point de vue hydrique. Nous avions une poêle solaire
pour préparer des œufs brouillés et maintenant de minuscules cylindres de
céramique pour mieux purifier l’eau de pluie, une invention japonaise
découverte par Danco.
Et pourtant j’aurais dû remarquer les forces hostiles qui rivalisaient
silencieusement sous la surface. Désormais Giuliana et moi nous
adressions tout juste la parole. L’antipathie instinctive du début ne s’était
pas atténuée ; au contraire, elle n’avait fait que se renforcer : au bout d’un
an de cohabitation, elle me traitait encore comme une intruse. Danco
s’était de plus en plus ancré dans son rôle de leader et nombre d’entre
nous, c’est-à-dire nous tous à l’exception de Bern, étions tiraillés entre
l’adoration et l’agacement que suscitait son autorité.
C’étaient toutefois Corinne et Tommaso qui montraient les signes les
plus inquiétants. Ils vivaient dans une alternance de rage et d’attachement
morbide. Très fréquemment, Tommaso passait la nuit au Relais
des Sarrasins et Corinne refusait de se joindre à nous pour le dîner. Elle
s’enfermait dans sa chambre jusqu’au matin, seule, l’estomac vide.
Un jour, vers la fin août, alors que nous lavions les tasses du petit
déjeuner, elle me prit au dépourvu.
— Combien de fois vous le faites, Bern et toi ? demanda-t-elle
soudain.
J’avais compris, mais je gagnai du temps.
— Quoi ?
— Plus d’une fois par semaine ? Ou moins ?
Elle braquait obstinément les yeux vers le bas, sur les tasses empilées.
— Plus ou moins, répondis-je.
— C’est-à-dire ? Une fois par semaine ?
Beaucoup plus, faillis-je dire, mais je devinais que cela l’aurait
blessée.
— Oui.
Corinne se retourna brusquement, réunit les petites cuillers qui étaient
sur la table et les jeta sur les tasses.
Alors je me hasardai à affirmer :
— Tommaso travaille beaucoup.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu me consoles ? Putain, pour qui tu te
prends ?
Elle s’était agrippée des deux mains au bord de l’évier.
— Et puis vous pourriez faire moins de bruit, vous deux. C’est
dégueulasse !
Elle ouvrit tout grand le robinet, puis le referma aussitôt.
— Cette conne de Giuliana ! Qu’elle lave sa tasse elle-même ! Je lui ai
dit mille fois de ne pas éteindre ses cigarettes dedans. Tout le monde est
infect ici !

Un autre jour, nous étions tous réunis sous la tonnelle pour le petit
déjeuner, à l’exception de Tommaso. Nous entendîmes des cris, trois,
rapprochés.
Bern fut le premier à se lever avec fougue. Il se précipita comme une
furie derrière la maison, à travers l’oliveraie. Il avait une destination
précise en tête, comme s’il savait exactement ce qui s’était produit,
comme s’il l’avait vu. Danco lui avait emboîté le pas, et moi aussi.
Corinne avait écarquillé les yeux d’une manière anormale en une
expression d’une vacuité absolue, un instant de paralysie avant de se lever
à son tour et de courir derrière nous, derrière Bern.
Giuliana, en revanche, n’avait pas bougé jusqu’à ce que nous
réapparaissions avec le corps déformé de Tommaso. Corinne pleurait de
façon hystérique, Bern portait encore la combinaison en papier
d’apiculteur, blanc de la tête aux pieds.
Nous avions aperçu Tommaso à genoux, la tête surmontée de nuées
d’abeilles tourbillonnantes, bruyantes, qu’il essayait de chasser en agitant
les bras, puis il s’était effondré, inconscient. Il était vêtu d’une chemise à
manches courtes à gros carreaux rouges et bleus, ouverte jusqu’au
nombril. Les abeilles s’acharnaient sur lui, désorientées, comme si elles
n’arrivaient pas à croire qu’elles avaient abattu un animal aussi énorme.
Bern nous avait empêchés d’approcher. Il s’était rué vers la cabane à
outils et en était ressorti dans la combinaison en papier. Il avait balayé de
la main les abeilles collées aux cheveux, aux vêtements et au reste du
corps de Tommaso. Derrière elles, comme une toile de fond, les ruches
colorées et le drap bruissant de la cannaie. Corinne criait si fort que
j’aurais voulu la bâillonner.
Bern avait traîné Tommaso vers nous en le tenant par les aisselles. Sa
peau semblait enfler à vue d’œil : on aurait dit que les abeilles avaient
pénétré dessous et qu’elles poussaient pour se libérer. Il avait un double
nez, dix paupières, les lèvres boursoufflées et un téton méconnaissable
parmi les cloques. La tête que fit Giuliana en le voyant traduisit l’horreur
que nous n’avions pas pleinement mesurée.
C’est moi qui conduisis jusqu’à l’hôpital d’Ostuni sans me soucier des
feux rouges ni des priorités. Sur le siège du passager, Corinne fixait la
route, les yeux écarquillés. Elle ne pleurait plus, mais elle était incapable
de parler. Bern et Danco avaient assis Tommaso entre eux sur la banquette
arrière. Avant de regarder la voiture filer devant elle, Giuliana leur avait
tendu d’un mouvement très rapide le couteau que nous avions utilisé pour
couper le pain.
— De l’ail ! Donne-nous de l’ail ! lui avait ordonné Bern.
Elle s’était exécutée après avoir pirouetté vainement sur elle-même. Et
maintenant Bern raclait la peau de Tommaso avec la partie lisse de la lame
pour en extraire les dards. Danco, qui avait épluché une gousse d’ail,
déclara :
— Tu es sûr ? Ça m’a tout l’air d’une connerie de paysans.
— Contente-toi de frotter !
Combien de piqûres y avait-il ? Vingt ? Trente ? Cinquante-huit, nous
apprit-on à l’hôpital. Les abeilles avaient également piqué Tommaso sur la
tête et à l’intérieur d’une oreille. Certaines, prisonnières de son slip,
s’envolèrent quand on le déshabilla sur le brancard. Bern nous le
raconterait plus tard, car il fut le seul à le suivre au-delà des portes
battantes des Urgences. Il était encore vêtu de sa combinaison en papier.
Entre-temps nous nous employions à mentir à propos de l’accident.
Non, nous n’avions pas d’élevage d’abeilles, il fallait une autorisation
pour cela, nous le savions très bien. Tommaso était tombé sur un nid alors
qu’il nettoyait la gouttière… Un nid énorme, oui, nous n’en avions jamais
vu d’aussi gros…
Plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’on nous annonce qu’il était hors
de danger, mais sous calmants, et qu’on le garderait en observation. Nous
demeurâmes toute la journée et une bonne partie de la nuit dans la salle
d’attente, sur des chaises en plastique fixées au sol avec des boulons, sous
les néons.
Quand tout fut terminé et que nous nous retrouvâmes réunis sous la
tonnelle, Danco agressa Tommaso :
— Bordel, on peut savoir ce que tu voulais faire ?
— Elles ont surgi à l’improviste.
— Tu parles ! Ne te fous pas de notre gueule, Tom. Tu as mis les mains
à l’intérieur des ruches ? Qu’est-ce que tu voulais faire, hein ?
— Je n’ai pas mis les mains à l’intérieur des ruches.
— Ta chemise était ouverte !
— Ça suffit maintenant, Danco. Laisse-le tranquille, intervint Bern.
Il s’était exprimé de sa voix inflexible d’autrefois, la voix avec
laquelle, encore adolescent, il avait défié mon père sur le seuil de notre
maison. Danco lui obéit.

Et puis, de nouveau, des olives à cueillir, par quintaux. Il n’arrêtait pas


de pleuvoir, les filets étaient incrustés de boue, nos bottes étaient
incrustées de boue et mes cheveux aussi. La maison sentait l’œuf pourri et
personne ne parvenait à comprendre pourquoi. L’obligation de rester à
l’intérieur nous rendait intolérants, hostiles, et nous étions fatigués, de
plus en plus fatigués.
Bern s’alita pendant dix jours, le dos bloqué. Durant cette période, il se
laissa pousser la barbe.
— C’est pour imiter Danco ? lui demandai-je, craintive.
— Non, c’est pour conserver ton odeur intime.
Je fus incapable de déterminer s’il était sérieux ou s’il se moquait de
moi.
Cette année-là, les pièges de Danco échouèrent. Les mouches s’étaient
peut-être passé le mot. Après une querelle furieuse, nous votâmes en
faveur du diméthoate, mais c’était trop tard. La récolte fut misérable,
l’huile de très mauvaise qualité. Nous n’en vendîmes pas plus de trente
litres et nous l’utilisions nous-mêmes de mauvais gré.
Mais si l’infestation était une fatalité, il en allait tout autrement des
panneaux photovoltaïques. Un matin, nous nous réveillâmes sans
électricité. En vérifiant l’installation, Danco trouva les modules couverts
d’un mélange de colle et de terre. Nous formulâmes pendant des heures
des hypothèses sur l’identité des saboteurs. Nous nous étions entourés
d’ennemis en privant d’autres personnes du travail dans les champs et en
vendant çà et là nos produits.
Le vieux générateur électrique ne démarrait plus et nous ne fîmes pas
beaucoup d’efforts pour le réparer. Pour la première fois nous étions saisis
d’un découragement insurmontable.
Corinne piqua une crise de nerfs. Tommaso mit près d’une heure à la
calmer, tandis qu’elle répétait :
— Tu en prends la responsabilité ? Tu veux m’obliger à rester au froid,
les cheveux mouillés, juste maintenant ?
Ce soir-là, Bern me conduisit dans notre chambre et me dit :
— Il faut que nous demandions de l’aide à Cosimo. Va le voir.
Demande-lui l’autorisation de nous brancher à son compteur électrique
jusqu’à ce que nous ayons résolu ce problème. Nous lui paierons notre
consommation.
— Il n’acceptera jamais. Tu as oublié comment nous l’avons traité ?
— Il ne pourra pas te refuser ce service. Il aimait beaucoup ta grand-
mère.
Je le suppliai :
— Non, Bern. Ne m’y oblige pas. Je t’en prie.
— Tommaso t’accompagnera, répliqua-t-il en me caressant le cou avec
une certaine rudesse, comme si c’était celui d’un animal. Mais mieux vaut
éloigner Danco.
Je décidai d’y aller seule. Un feu avait sans doute été allumé quelque
part, l’air sentait le brûlé. Je criai les noms de Cosimo et de Rosa, la làmia
était à peine visible de là où j’étais, mais ils auraient dû m’entendre. En
ces nuits silencieuses on entendait même les crapauds sauter sur la
pelouse. Personne ne répondit.
Le mur d’enceinte était trop haut pour tenter de l’escalader. Je regagnai
le terrain de la ferme, en le contournant jusqu’au point exact d’où les
garçons avaient fait irruption autrefois. Je pointai les pieds entre les
mailles du grillage, la structure ondoya sous mon poids. Tandis que la
torche glissée dans la poche arrière de mon pantalon éclairait inutilement
le ciel, je passai de l’autre côté.
Je frappai à la porte de la làmia. Rosa m’ouvrit. Elle serra les pans de
sa robe de chambre contre elle et scruta l’obscurité derrière moi avant de
m’inviter à entrer. Cosimo regardait la télévision, assis dans un fauteuil. À
ma vue, il s’efforça d’aplatir ses quelques cheveux, que le dossier avait
dressés sur la tête.
Je lui racontai l’incident des panneaux solaires sans admettre qu’ils
avaient été volontairement endommagés. Nous autoriserait-il à utiliser son
courant un moment ? Le temps nécessaire pour trouver une solution.
— Cet endroit t’appartient, dit-il d’un ton grave. Mais il faudra
plusieurs centaines de mètres de rallonge.
— Les câbles des panneaux devraient suffire. Sinon nous en ajouterons
d’autres.
Il posa les yeux sur moi avec une bienveillance inattendue.
— Tu es devenue débrouillarde. Il doit y avoir plusieurs mètres de
câble à la cave.
— Merci. Nous te rembourserons.
Je m’apprêtais à repartir quand il me saisit la main.
— Il est temps de décider de ce que tu veux faire de la villa, Teresa.
Rosa et moi continuons de nous en occuper, mais elle s’abîmera si
personne ne l’habite. Et nous ne pouvons plus le faire gratuitement.
— D’accord, répondis-je, uniquement parce que je voulais retourner à
la ferme.
Entre-temps Rosa avait rempli un panier de bocaux.
— Ce sont des conserves maison. J’espère qu’elles vous plairont.
Cosimo m’accompagna jusqu’au portail.
— Ces garçons, commença-t-il, surtout le frisé…
— Danco.
— Ça ne me regarde pas. Mais tu es une demoiselle comme il faut,
Teresa, et eux, ils sont différents. Ils ont grandi avec des racines trop
courtes. Tôt ou tard le vent les arrachera et les emportera.
Cosimo ignorait ce que nous savions : les plantes qui ont poussé en
sécurité dans des pots, entourées de longues racines, ne s’adaptent pas à la
terre. Seules celles qui ont des racines libres, extirpées tôt en hiver,
tiennent bon. Comme nous.
— Nous viendrons demain avec le câble, dis-je. Ne t’inquiète de rien.
Il acquiesça. Dans la pénombre, il paraissait plus vieux.
— Bonne nuit, Teresa.

Quelques jours plus tard, j’avouai aux autres que j’étais propriétaire de
la villa. Ils réagirent non par de la rage, comme je m’y attendais, mais par
une étrange incrédulité. Ils gardèrent le silence un moment, puis Danco
demanda :
— Combien offre Cosimo ?
— Cent cinquante mille euros.
— Cette maison en vaut beaucoup plus.
— Je crois que c’est tout ce qu’il a.
— C’est son problème.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mais Giuliana s’interposa :
— Combien, Danco ?
— Elle en vaut au moins le double, à la louche.
— Maintenant, tu es aussi spécialiste de l’immobilier ? lança Corinne
en guise de provocation.
Danco ne releva pas.
— Elle est en mauvais état mais elle est ancienne. Et il y a combien
d’hectares autour, trois ?
Je secouai la tête. Je n’en avais aucune idée.
— Il nous a dépannés avec son électricité, déclarai-je.
J’avais compris où il voulait en venir.
— On la lui a payée.
— Mais je lui ai promis.
— Et tu penses que les promesses ont une valeur dans ce genre de
situation ?
Je cherchai le regard de Bern pour avoir son soutien, or il affirma :
— Si ta grand-mère avait souhaité lui léguer la maison, elle l’aurait
fait.
— Et tous nos beaux discours sur l’abolition de la propriété ?
Danco m’adressa un sourire compatissant.
— Tu as peut-être mal compris certains aspects, Teresa. Il y a une
différence radicale entre le fait de vivre sur un pied d’égalité et celui de se
conduire comme des idiots. Nous ne sommes pas des imbéciles dont on
peut profiter.
Une excitation se diffusait dans le groupe, je la percevais.
— Teresa avait gardé son trésor bien caché, murmura Giuliana.

Je ne saurais dire aujourd’hui avec exactitude comment ils


m’entraînèrent dans ce qui suivit. Je devais être très vulnérable, avoir les
idées très embrouillées. Nous contactâmes une agence à Ostuni, et un
agent immobilier vint visiter la villa. Tandis qu’il prenait des photos et me
posait des questions auxquelles j’étais incapable de répondre, Rosa
demeura plantée sur le seuil, comme si l’accès à la maison dont elle
s’occupait depuis quarante ans lui était soudain interdit. Cosimo ne se
montra pas. L’agent me demanda ce que je comptais faire des meubles : ils
n’étaient pas en excellent état, mais on pouvait envisager de les vendre en
bloc. Il voulut ensuite jeter un coup d’œil à la maison des gardiens.
L’agence reçut l’offre de Cosimo : cent soixante mille euros. Alors que
nous discutions, à la ferme, de l’opportunité de l’accepter, une autre
proposition arriva d’un architecte milanais : cent quatre-vingt-dix mille.
— On vote ? lança Bern.
Ils me regardaient tous, aussi dis-je :
— On vote, bien sûr.
Quelques semaines plus tard, je rencontrai l’architecte à l’étude du
notaire. Tout en me tendant le contrat pour que je le contresigne, il
déclara :
— La villa de votre grand-mère est magnifique, vous en séparer doit
être douloureux. Je vous promets de la remettre à neuf en respectant son
esprit.
— Merci, murmurai-je.
Bern m’avait accompagnée au rendez-vous, mais n’avait pas voulu
entrer. Il m’attendait dans un bar.
— Cette terre est bénie du Ciel, affirma l’architecte.
Puis, détournant les yeux du contrat, il ajouta :
— Que me dites-vous des gardiens ? Ce sont des gens fiables ?
J’envisage de les conserver.
Mais Cosimo et Rosa s’en allèrent quelques jours plus tard. Et une
semaine après, la police se présenta à la ferme. Je ne fus pas vraiment
surprise quand l’agent, une fille un peu plus âgée que nous, avec une
queue-de-cheval qui surgissait de sa casquette, nous apprit que le
commissariat avait reçu un appel téléphonique signalant notre présence
illégale en ces lieux. Que pouvions-nous attendre d’autre ?
Tommaso et moi la regardâmes tirer un carnet de la poche intérieure de
sa veste et le feuilleter.
— Il semble que vous soyez six, c’est ça ? Je vous serais
reconnaissante de rassembler les autres.
Lorsque nous fûmes tous réunis sous la tonnelle, elle nous pria de lui
montrer nos pièces d’identité.
— Et si nous refusons ? lança Giuliana avec un air de défi.
— Vous nous suivrez au commissariat pour un contrôle.
Chaque couple monta donc dans sa chambre chercher les papiers qui
attestaient de notre appartenance, malgré tout, à la société civile.
— On va nous arrêter ? demandai-je à Bern au cours des quelques
instants que nous passâmes en tête à tête.
Il déposa un baiser sur ma tempe.
— Ne dis pas de bêtises.
La policière nota l’identité de chacun d’entre nous. Pendant ce temps,
son collègue, plus âgé et taciturne, alla faire quelques pas. Giuliana le
talonnait, s’efforçant par tous les moyens de l’éloigner de la plantation de
Super Skunk. Afin de le distraire, elle l’invita à croquer dans un radis
qu’elle déterra et finit par manger elle-même, peut-être pour lui prouver
qu’il n’y avait rien de ridicule dans sa proposition.
Constater l’indifférence que ce lieu, un lieu qui était pour nous
prodigieux, suscitait chez ces deux étrangers fut à mes yeux bien pire que
cette attente.
L’agent voulut savoir si l’un de nous pouvait se prévaloir du droit
d’occuper le terrain. Bern répondit :
— Le propriétaire nous a donné la permission de séjourner ici.
Elle feuilleta de nouveau son carnet.
— Vous voulez dire M. Belpanno ?
— C’est mon oncle.
Depuis mon arrivée, c’était la première fois que je l’entendais
réaffirmer son lien de sang avec Cesare.
— J’ai parlé à M. Belpanno au téléphone ce matin même. Il ignorait
que quelqu’un vivait ici. La propriété est en vente et elle devrait être vide.
C’est vous qui avez remplacé le panneau ?
— Il n’y a jamais eu aucun panneau, mentit Danco.
La policière nota son affirmation dans son carnet. Pour le procès-
verbal qu’elle dresserait, pensai-je. Soudain les reproches de mes parents
s’abattirent sur moi, surgissant de Turin.
— Vous avez un mandat au moins ? interrogea Giuliana d’un ton dur.
— Nous ne sommes pas en train d’effectuer une perquisition,
mademoiselle. Quoi qu’il en soit, si nous avions un mandat, nous ne
serions pas tenus de vous le présenter, à en juger par votre situation.
— Il y a un malentendu, intervint Bern d’une voix limpide. Laissez-
moi parler à mon oncle et je vous le prouverai.
— M. Belpanno a demandé que la propriété soit évacuée d’ici une
semaine. Faute de quoi, il portera plainte.
Elle posa le carnet sur la table, puis poursuivit d’une voix plus
aimable, comme si elle eût préféré être de notre côté.
— Écoutez, nous avons des photos. Nous avons les preuves d’une
dérivation illégale du courant électrique par des câbles à haute tension,
d’une installation tout aussi illégale de panneaux photovoltaïques, que je
trouverais probablement si j’allais faire un tour par là…
Elle indiqua la bonne direction.
— … d’un élevage d’abeilles non déclaré, ainsi que d’une plantation
de marijuana.
— Plantation est un terme excessif, rétorqua Tommaso non sans
imprudence.
Nous nous tournâmes tous vers lui.
L’agent feignit de ne pas avoir entendu cet aveu.
— Je vous conseille de ne plus être là quand nous reviendrons dans une
semaine.
Elle jeta un coup d’œil discret à Bern et parut frappée par quelque
chose. Entre-temps Corinne s’était faufilée dans la maison. Elle en
ressortit avec deux pots de miel, qu’elle posa sur la table devant les
policiers.
— Puisque vous êtes au courant. C’est du miel toutes fleurs de notre
production.
— Tu essaies de les corrompre avec du miel ? lui lança Danco,
horrifié. Tu es vraiment stupide.
— Je suis certaine que ce miel est excellent, mais nous ne pouvons pas
accepter.
La policière regarda de nouveau Bern et dit :
— Je me souviens de vous. Nous avions discuté à propos de la jeune
fille. C’est bien ici que ça s’est passé, n’est-ce pas ?
Elle prononça ces mots, mais j’étais sourde : volontairement,
obstinément sourde.
— Vous vous trompez, répondit-il en la fixant. C’est la première fois
que je vous vois.

Quelques minutes plus tard, nous étions de nouveau seuls, tous les six,
sous notre tonnelle, près de notre maison, entourés par notre terre, par tout
ce qui était à nous et qui nous était soudain refusé.
Bern posa six bières sur la table, mais personne ne se pencha pour se
servir.
— Arrêtez de vous conduire ainsi.
— On dirait que tu t’en fiches, l’agressa Danco.
— Nous avons l’argent que Teresa a gagné avec la vente de la villa.
Nous pouvons acheter la ferme à Cesare. Elle est en vente, non ? Plus de
subterfuges.
— Et combien voudrait ce Cesare ? interrogea Danco, sceptique.
— Il acceptera ce que nous lui offrirons. Surtout s’il s’agit de nous.
— Je n’ai pas l’impression que ton cher oncle ait beaucoup d’affection
pour toi.
Après avoir signé le contrat, j’avais annoncé que le montant de la
vente nous appartenait à tous. Une ovation chaleureuse m’avait accueillie,
et Bern m’avait dit plus tard, le visage pressé contre ma nuque, je suis fier
de toi. Et pourtant, à partir de ce jour-là, nous avions dépensé avec
davantage de parcimonie, comme si le fait d’en posséder en grande
quantité rendait cet argent sacré, comme si nous étions tous secrètement
effrayés par les changements que cette fortune imméritée entraînerait
entre nous.
Bern proposa de voter pour ou contre l’achat de la ferme.
— Que ceux qui souhaitent que cette terre soit vraiment et
définitivement à nous lèvent la main.
Je levai la main. Mais je fus la seule, Bern excepté.
— Quoi ? s’exclama-t-il. Qu’est-ce que ça signifie ?
Corinne se décida alors à attraper une bière. Elle la décapsula
nerveusement avec le fond de son briquet, but une gorgée puis referma les
mains autour de la bouteille.
— Nous avions une chose à vous dire, commença-t-elle. Nous pensions
le faire à un autre moment, mais étant donné les circonstances… Tom et
moi nous en allons. Je suis enceinte.
Elle leva sa bouteille comme pour proposer un toast triste. Tommaso
était blême.
— Comment ça, enceinte ? demanda Bern, l’air ébahi.
— Tu as besoin que je te l’explique ?
Mais Bern n’eut pas le temps de relever ces sarcasmes : il fut
submergé par une vague de tendresse.
— Enceinte ! C’est une nouvelle grandiose ! Vous ne comprenez pas ?
Une nouvelle époque commence. Nous aurons des enfants. Teresa, Danco,
Giuliana… vous avez compris ? Nous devons nous dépêcher, nous aussi.
Ils grandiront tous ensemble, ici.
L’idylle qu’il avait imaginée en un éclair agitait tout son corps. Il se
plaça derrière Tommaso et Corinne, les étreignit, puis les embrassa sur les
joues.
— Enceinte ! répétait-il sans remarquer que Tommaso était au bord des
larmes.
— De combien de mois ? interrogea Danco.
— Cinq, répondit Corinne en nous regardant droit dans les yeux à tour
de rôle.
Bern continua :
— Qu’est-ce que vous attendiez pour le dire, hein ? Il n’est plus
nécessaire de voter. Nous achèterons le terrain, nous en ferons un lieu idéal
pour les enfants. Ils auront des oncles, des tantes et des frères en
abondance.
Corinne se dégagea de son étreinte.
— Tu n’as pas entendu ? J’ai dit que nous partions, Bern. Tu penses
vraiment que je pourrais faire grandir mon enfant ici ? Pour qu’il attrape
la tuberculose ?
Il fallut à Bern quelques secondes pour enregistrer cette information
que nous avions, nous autres, comprise dès le début et que les épaules
courbées de Tommaso n’avaient cessé de confirmer.
— Vous partez, dit-il.
Corinne se mit à jouer avec une de ses boucles d’oreilles.
— Mes parents nous ont trouvé un appartement à Tarente. Nous serons
près les uns des autres, et ils pourront nous donner un coup de main. Il
n’est pas très grand, mais en plein centre.
— Et nous ?
— Bordel, Bern ! Il te manque des boulons, ou quoi ? lança Corinne,
impatiente.
Mais il ne lui prêtait plus attention. Il fixait son frère en attendant qu’il
lui rende son regard. Et pourtant, quand il prononça son prénom tout bas,
puis juste un peu plus fort, Tommaso ne bougea pas.
Il retourna s’asseoir à côté de moi. Il termina sa bière en silence, puis
s’adressa à Danco :
— C’est donc à nous quatre de décider.
Danco souffla l’air qu’il avait dans les joues.
— Il est absurde d’acheter cette propriété. Tu ne vois pas dans quel
état elle est ? La terre n’est pas bonne. On est obligés de trimer comme des
dingues.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Vous avez perdu la tête ou quoi,
aujourd’hui ? Nous avons la food forest. Nous avons des poules, des
abeilles, tout le nécessaire.
— La police, Bern, répliqua Danco, l’air de se battre contre un ennemi
intérieur. Je ne veux rien avoir à faire avec la police. Et puis, tu as vu
comment ça s’est terminé avec les panneaux ? Et cette merde de Cosimo ?
Nous ne sommes pas les bienvenus.
— Nous n’avons jamais pensé que nous l’étions.
Je pris sa main. Elle était froide, et ses doigts tremblaient un peu. Je
les serrai.
Danco frotta ses paumes contre son jean.
— Qu’est-ce que tu en dis, Giuli ? Il me semble que l’heure de
décamper est arrivée.
Le claquement de langue avec lequel elle lui répondit traduisait
parfaitement l’idée qu’elle ne demandait pas mieux. Bern assistait,
immobile, à cette mutinerie.
Mais Danco avait encore quelque chose à dire :
— Je crois qu’il n’est pas juste de se partager en parts égales l’argent
de la villa. Après tout, elle appartenait à Teresa. Mais chacun de nous
devrait avoir quelque chose, non ? Une sorte d’indemnité de sortie. Nous
avons tous travaillé ici, nous avons tous investi. Qu’en penses-tu, Teresa ?
C’est toi qui as proposé de verser l’argent dans la caisse commune.
Naturellement, maintenant que les choses changent, tu peux revenir sur ta
parole, mais… nous avons tous contribué.
Malgré ses efforts, il n’arrivait pas à conserver sa clarté habituelle,
cette impartialité que les études scientifiques lui avaient apprise.
— Je propose que ceux qui partent reçoivent vingt mille euros et
n’emportent rien d’autre. Vingt mille par personne, se hâta-t-il de préciser.
Bern et Teresa garderont le reste. Environ cent mille. Cela devrait suffire
pour acheter la ferme.
— Cette idée t’est venue maintenant ? demanda Bern avec une dureté
qu’il n’avait jamais employée avec lui.
— Quelle différence ça fait ?
— Cette idée t’est venue maintenant, ou tu avais déjà fait tes calculs
avant, Danco ?
Danco soupira.
— Bern, les personnes non plus ne sont pas une propriété.
— N’essaie pas de me faire une leçon de morale.
Danco souffla.
— Comme tu veux. Alors, Teresa, tu es d’accord ?
— Teresa est d’accord, répondit Bern à ma place.
Je lui serrais encore la main.
— Bien. Alors, qu’en dites-vous, on porte un toast à l’augmentation de
la population mondiale ? Mais avec du bon vin.
Bern se maîtrisa tout le temps que cela dura. Il choqua son verre contre
ceux des autres, y compris celui de Danco. Nous feignions de fêter un
nouveau début, la conception et je ne sais quoi d’autre, mais nous étions
tous conscients que ce toast marquait surtout la fin : la fin des nuits
ensemble sous la tonnelle, la fin de l’amitié peut-être ; la fin d’un rêve
opaque qu’aucun de nous, à la seule exception de Bern, n’avait jamais cru
pouvoir se réaliser sérieusement puis durer.

Ces jours-là… Une inquiétude venimeuse agitait Bern. Il passait


beaucoup de temps avec Tommaso. Le supplice de leur nouvelle séparation
était identique à celui qu’ils avaient subi de nombreuses années plus tôt au
Scalo, mais leur attitude avait changé. Ils se contentaient de se promener
ensemble. Je ne les surpris qu’une seule fois s’étreignant parmi les
boutons gigantesques de chou qui ponctuaient la food forest. Cependant je
n’éprouvai pas la jalousie d’autrefois, juste un grand chagrin pour eux.
La division de la garde-robe entre nous autres filles se déroula sans
querelles. Chacune récupéra ce qui lui appartenait avant, comme si nous
avions simplement mélangé nos jouets pendant tout ce temps-là, trois
gamines à une fête. Nous nous offrîmes mutuellement un vêtement et
plaisantâmes sur ceux que Corinne ne serait plus en mesure de porter.
Danco et Giuliana furent les premiers à partir. Ils se dirigeaient vers le
sud, ils ne savaient pas exactement où. Devant leur Jeep bourrée
d’affaires, Danco proposa une dernière fois à Bern de le suivre. Je retins
mon souffle, dans la crainte que la tourmente présente ne le pousse à
accepter. Or, il serra la main de son ami et déclara :
— Si je m’éloigne de cet endroit, je mourrai. Je le sais maintenant.
Deux jours avant le terme de l’ultimatum de la police, nous nous
retrouvâmes en tête à tête, Bern et moi. Nous nous assîmes sur le banc,
sous le chêne vert. Plus personne ne l’utilisait depuis longtemps, peut-être
parce qu’il était fait pour deux. Bern me serra contre lui. La campagne
était tellement silencieuse et immobile que nous avions l’impression
d’être les derniers êtres humains sur la Terre, ou les premiers. Bern
élabora sans doute une pensée similaire car il dit :
— Adam et Ève.
— Il manque le pommier.
— D’après Cesare, il s’agissait en réalité d’un grenadier.
— Alors nous l’avons.
Sa poitrine se gonflait et se dégonflait. Puis ses doigts grimpèrent sur
les miens, délicatement, et cherchèrent un passage sous ma manche,
jusqu’à ce que le tissu les arrête.
— Nous irons le voir demain, annonça-t-il. Nous lui ferons une offre
pour la ferme.
— Il ne nous restera plus d’argent après.
— Quelle importance !
Je lançai un regard circulaire. Je fus saisie de découragement à la
pensée du travail qui retomberait sur nos seules épaules désormais. Si
j’envisageais encore, dans un quelconque recoin de mon esprit, de
reprendre mes études, de rattacher mon existence d’autrefois à celle que je
menais maintenant, comme une greffe entre deux branches, je compris à
ce moment précis que cela ne se produirait pas. Il n’y avait que Bern, la
ferme et moi. Rien d’autre. J’avais vingt-cinq ans, j’ignorais si c’était un
âge pour vivre de la sorte et je me moquais de le savoir. J’aimais Bern plus
que jamais à cet instant, comme si notre solitude subite s’était effacée
devant ce sentiment qui se dilatait et occupait enfin tout.
Voilà pourquoi à la seconde où il dit :
— Il faut que nous ayons un enfant, comme Tommaso et Corinne…
Pas j’aimerais ou nous pourrions, mais il faut, à croire qu’il n’existait
pas d’autre possibilité… à la seconde où il le dit, je fus certaine qu’il avait
raison. Et je répondis :
— Nous en aurons un.
— Cette nuit ?
— Maintenant.
Plusieurs minutes s’écoulèrent toutefois avant que nous nous décidions
à nous lever, à pénétrer dans la maison et à monter à l’étage. Dans cet
interlude silencieux sous le chêne vert, nous vîmes devant nous l’image
d’une fillette, notre enfant, qui sait pourquoi de ce sexe-là, qui dansait à
quelques pas de nous, ramassait un pissenlit dans l’herbe éphémère et nous
le tendait. C’était une rêverie et nous ne nous l’avouâmes jamais, mais
j’étais certaine, et je le suis encore aujourd’hui, que nous la vîmes devant
nous, vivante et identique. Car c’est ce qui arrivait entre Bern et moi au
cours de ces années-là : nous utilisions de moins en moins la parole, mais
nous étions encore capables de reconnaître ensemble le visible et
d’inventer également, d’un accord tacite, l’invisible.
4

Je surpris Bern dessinant sur un mur de la ferme exposé au nord. Des


coups de pinceau sombres, avec le restant de vernis marron utilisé pour la
rénovation des portes, qui se détachaient sur la chaux rêche et blanche. Les
matins étaient encore froids, humides de rosée. Je relevai le col de mon
pull sur mon menton.
— Oui, c’est un phallus, confirma-t-il sans se retourner.
— C’est bien ce qui me semblait, dis-je en m’efforçant de masquer ma
surprise. Un énorme phallus sur le mur de la maison. Les voisins vont
adorer ça.
— Au Tibet, on considère ce dessin comme propitiatoire.
Je remarquai alors, sur le sol, un livre illustré provenant sans doute de
la bibliothèque d’Ostuni où Bern disparaissait parfois des après-midi
entiers. C’était là que se trouvait le modèle du phallus.
Je m’approchai afin de comparer la photo au résultat. Le dessin de
Bern était trop stylisé : plus qu’à l’original, il ressemblait au graffiti
obscène d’un gamin.
— Nous revoilà à la pensée magique ? demandai-je en posant une main
sur son épaule.
Il eut un petit sourire.
— Qui ne risque rien n’a rien. Attirons un esprit bienveillant. Pour
notre cause.
Notre cause : la fille fantôme qui s’était désormais emparée de toutes
nos conversations, de toutes nos pensées et de tous nos désirs. Près de
deux années s’étaient écoulées depuis l’après-midi où nous l’avions
imaginée pour la première fois, où nous l’avions suivie comme une
hallucination dans l’escalier et dans notre lit afin de la rendre vraie.
Une chambre l’attendait à l’étage : celle qu’avaient occupée Tommaso
et Corinne, et avant eux Cesare et Floriana. Bern avait sculpté un berceau
dans une souche d’olivier, mais ce berceau était vide au milieu d’une pièce
tout aussi dépouillée.
— Tu pourrais m’aider, dit-il. Tu dessines mieux que moi.
Je pris pot de peinture et pinceau, puis tentai de corriger les contours.
Bern m’observait par-dessus mes épaules.
— C’est beaucoup mieux comme ça, finit-il par affirmer.
— Je me demande ce que les gens en penseront.
— Peu importe ce qu’ils en pensent. Et de toute façon, personne ne
vient jamais ici.
C’était la vérité. Pas même Tommaso et Corinne. Depuis qu’ils avaient
Ada, ils vivaient barricadés dans le bel appartement qu’avait financé le
père de Corinne, épuisés par leurs levers nocturnes et toutefois pleinement
rassasiés. Nous allions les voir assez souvent, mais de moins en moins
volontiers depuis que nos échecs s’étaient transformés en une sorte de
malheur chronique. Et lorsque nous évitions de conduire jusqu’à Tarente et
de nous infliger cette piqûre d’envie, les prouesses d’Ada nous parvenaient
par téléphone. Ada qui s’était levée en s’agrippant aux barreaux de son
petit lit. Ada qui saluait d’un geste de la main. Ada qui touchait ses dents
de lait.
Les visites de Danco et Giuliana étaient également de plus en plus
rares. Voilà pourquoi nous étions là, Bern et moi, deux propriétaires
terriens encore jeunes mais incroyablement découragés, en adoration
devant un totem païen.
Je déclarai :
— Ça marchera peut-être.
— Espérons.
— À moins que le moment ne soit venu de voir un médecin, Bern.
Il se tourna brusquement vers moi.
— Un médecin ?
— Il y a peut-être un problème. Chez moi.
— Il n’y a pas de problème. Nous devons juste nous obstiner.
Il me prit par la main et nous regagnâmes la maison où je préparai le
petit déjeuner. Novembre était le mois des étourneaux, qui affluaient et
pillaient les oliviers. Nous entendîmes au loin un chasseur tirer. De la
fenêtre, je vis l’éventail noir des oiseaux s’élargir pendant quelques
secondes sous l’effet de la peur, puis se resserrer comme si de rien n’était.

Le dessin sur le mur ne servit à rien. Mes règles continuèrent à se


présenter avec une ponctualité féroce, ce qui augmentait chaque fois la
déception et la nervosité de Bern. J’en vins à dissimuler mes serviettes
hygiéniques, mais il s’en apercevait de toute façon quand, le soir, il se
collait à mon dos pour tenter une nouvelle attaque. Ce n’est pas possible,
lui disais-je sans me retourner. Alors il retombait sur le matelas et
calculait le nombre de jours qui nous séparaient de la prochaine tentative.
C’était surtout le sexe qui avait changé. Avant, nous étions sauvages ;
maintenant, Bern poussait avec une régularité martiale, comme s’il
cherchait un point précis en moi. Avant, Bern continuait avec les doigts, y
compris quand il avait joui, jusqu’à ce que mon ventre se mette à trembler
de façon incontrôlée ; maintenant, il se retirait tout de suite, comme s’il
craignait de troubler le processus biologique en cours. Avant, nous
demeurions couchés l’un contre l’autre, épuisés et vidés ; maintenant, il
m’obligeait à garder le bassin soulevé pendant dix minutes, qu’il comptait
sur sa montre. Pas trop haut, me corrigeait-il, voilà, comme ça, de manière
à former une ligne des genoux jusqu’au cou. Le ventre nu, exposé au froid
de la chambre, je frissonnais. J’aurais aimé qu’il me recouvre d’un drap,
mais je m’abstenais de le lui demander, de peur qu’il ne me trouve
geignarde.
Nous ne connaissions pas de spécialiste en mesure de nous aider, nous
ne connaissions aucun médecin, voilà pourquoi nous allâmes au bar de
Speziale consulter l’annuaire du téléphone. Nous recopiâmes quatre ou
cinq numéros de gynécologues exerçant à Brindisi et dans les environs,
sans cesser de jeter des coups d’œil à la ronde comme si tout le monde
savait ce que nous faisions.
Nous retournâmes à la ferme pour téléphoner. Bern me laissa choisir
entre les noms. Tout en marchant en rond entre le chêne vert et la maison,
j’exposai au médecin notre situation, les mois d’échecs. Prononcées à voix
haute, les peurs qui étaient toujours restées floues se firent soudain
concrètes. Le médecin me posa des questions, des questions qui devinrent
évidentes au cours des semaines suivantes, mais qui, lors de cette première
conversation, avaient des allures d’accusation : notre âge (vingt-sept et
vingt-huit ans), les pathologies préexistantes (aucune), les caractéristiques
de mon cycle (régulier, abondant), la présence de saignements anormaux
(non), depuis quand nous avions interrompu la contraception (environ
deux ans) et par quel mystère nous avions autant attendu pour appeler.
De toute façon, il ne s’occupait pas de fertilité, conclut-il avant de me
dicter le numéro d’un confrère, le docteur Sanfelice, non pas à Brindisi,
mais à Francavilla Fontana, nous pouvions lui téléphoner de sa part.
Je décrivis donc de nouveau la situation, avec plus de désinvolture et
moins de courage, les mêmes questions et les mêmes réponses, presque
dans le même ordre, en continuant de marcher entre le chêne vert et la
maison, tandis que Bern me servait de pivot et écoutait chaque mot,
m’encourageant en silence.
Le lendemain nous pénétrâmes, bien habillés, dans la salle d’attente du
docteur Sanfelice, comme si notre réussite dépendait de l’impression que
nous lui ferions. Sur le mur était accrochée une reproduction de l’appareil
génital de la femme, pourvu de lignes noires rattachant les organes à des
noms : trompes de Fallope, col de l’utérus, petites et grandes lèvres. Il y
avait là deux autres couples, un seul gros ventre. Les femmes
m’adressèrent des sourires bienveillants, comprenant peut-être que j’étais
là pour la première fois.
Sanfelice me pria de m’allonger sur le lit d’examen, enfila un gant en
latex, m’invita à me détendre et me donna une petite tape sur la fesse.
— Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu de gynécologue,
madame ?
— Depuis deux ou trois ans. Je ne m’en souviens pas.
Il ne cessait de parler en remuant la sonde. Il n’avait enregistré qu’une
seule information à notre sujet, peut-être parce que c’était la seule qui
l’avait intrigué : que nous vivions à la campagne. Il possédait une
résidence secondaire dans la partie la plus noble de la Valle d’Itria, dit-il,
neuf hectares en tout. Creuser le puits artésien avait été toute une affaire à
cause de l’altitude, et il n’avait obtenu de l’eau limpide qu’à la troisième
tentative. Près de quinze mille euros, le coup de fusil. J’espérais que Bern
ne ferait pas de commentaires sur les puits et sur les nappes phréatiques, je
vis qu’il avait du mal à se retenir. Par chance, Sanfelice aborda le sujet du
pressurage de la pâte d’olives, tenant à nous préciser qu’il le supervisait
lui-même. Il nous demanda quel taux d’acidité nous obtenions, et répliqua
que celui de son huile était plus bas.
— Quelle est la fréquence de vos relations sexuelles ? lança-t-il quand
nous nous rassîmes devant son bureau. Vous n’imaginez pas combien de
couples se présentent ici en disant : Docteur, ça fait un an qu’on essaie.
Alors je leur pose la question : Combien de fois par an ? Et eux : Au moins
cinq ou six !
Il rit, comme à la chute d’une blague, mais reprit aussitôt son sérieux,
peut-être parce que nous avions gardé le nôtre.
— Je vous le demande, parce qu’à première vue tout a l’air d’aller
chez madame.
— Tous les jours, dit Bern.
— Tous les jours ? répéta le médecin, les yeux écarquillés. Pendant
plus d’un an ?
— Oui.
Sanfelice grimaça. Il joua avec une loupe puis la reposa. Enfin, il
s’adressa à moi :
— Dans ce cas, il convient d’approfondir l’investigation.
— De quoi peut-il s’agir ? interrogea Bern.
— Des spermatozoïdes lents ou rares, ou aussi lents et rares. Les
ovaires de madame, même s’il n’y a pas de fibromes. Une endométriose
dans la pire des hypothèses. Mais il est inutile d’en parler tant que nous
n’aurons pas les résultats d’une batterie d’examens.
Il se mit à remplir les prescriptions, ce qui dura un certain temps. Bern
fixait ses mains.
— Revenez quand vous aurez tout, dit le médecin en me tendant les
feuilles. Je n’ai pas marqué le spermogramme car vous pouvez l’effectuer
chez nous. La collecte a lieu le mardi, vous trouverez les instructions ici,
ajouta-t-il en nous donnant un autre imprimé. C’est cent vingt euros.
Contrôlez, si vous voulez, mais vous ne trouverez pas de meilleur prix
ailleurs.
— Y a-t-il une solution, docteur ? demanda Bern alors que nous étions
déjà debout.
— Bien sûr. Nous sommes au troisième millénaire. Désormais la
médecine peut tout faire, ou presque !
Dans les rues éclairées du centre de Francavilla, les gens entraient dans
les magasins et en sortaient, se réfugiaient dans les bars pour l’apéritif. Un
étal vendait des écorces d’orange confites. Je priai Bern de m’en acheter
un sachet, mais il lança :
— Allons au restaurant !
Nous n’y étions jamais allés en tête à tête. Je fus saisie d’une étrange
nervosité, comme si je n’étais pas prête.
— Nous avons toutes ces analyses à payer.
— Tu n’as pas entendu ce qu’a dit Sanfelice ? Tout est possible. Nous
aurons bientôt notre petite fille. Il faut fêter ça ! J’aurais dû t’écouter et
venir ici plus tôt. Choisis le restaurant.
Je tournai sur moi-même au centre de la place, aussi émerveillée
qu’une gamine qui voit pour la première fois la ville, les réverbères
allumés et les palais baroques.
— Là.
Je m’agrippai au bras de Bern, en extase, comme au premier rendez-
vous que nous n’avions jamais eu. Je le laissai m’entraîner vers le
restaurant. Nous étions un couple d’amoureux comme tant d’autres, au
moins pour ce soir-là.
Le résultat de toutes ces analyses coûteuses et parfois pitoyables – voir
Bern pénétrer dans les toilettes pour se procurer son propre plaisir et en
ressortir au bout de quelques minutes, muni d’un échantillon de sperme
opalin – fut : rien de rien. Il n’y avait rien d’anormal dans le calcul de ses
spermatozoïdes : ils étaient nombreux et impatients. Il n’y avait rien
d’anormal non plus dans mes taux de progestérone, de prolactine et
d’estradiol, dans les LH, TSH et FSH, tous ces sigles dont j’ignorais
encore la signification. Et pourtant, je ne tombais pas enceinte. Il semblait
que quelque chose – c’était ce que le docteur Sanfelice pensait, mais
n’osait pas suggérer – ne marchait pas chez Bern et moi ensemble.
— Écartons cette incertitude, déclara le médecin en contemplant
l’exposition de ces rapports sur son bureau. Un cycle d’insémination, et le
problème est résolu.
Il était toutefois nécessaire d’en passer d’abord par la stimulation
ovarienne. Un tableau sévère d’horaires et de prises : pour cela aussi,
Sanfelice disposait d’un imprimé qu’il me tendit avec un sourire
encourageant.
Au cours de cette période, Bern décida de reconstruire la cabane sur le
mûrier à l’endroit même où elle se trouvait auparavant. Cela plairait à la
petite, dit-il. Il décrivait ce projet comme une priorité absolue. Il était
inutile de le raisonner, de lui rappeler que, dans le meilleur des cas, notre
fille ne grimperait pas dans cet arbre avant quatre ou cinq ans. Il arriva à
la ferme avec un chargement de planches, puis chercha pendant des heures
sur le terrain des branches souples pour fabriquer le toit.
En réalité, il ne supportait pas de se tourner les pouces pendant que je
poussais mes ovaires à produire plus, encore plus, jusqu’au seuil de
l’épuisement. Et tandis qu’il s’élevait dans son rêve de paternité, j’étais
écrasée au sol par mon ventre alourdi, par mes seins durs, par les taches de
cellulite apparues du jour au lendemain sur mes cuisses.
— Ne me regarde pas, lui disais-je le soir au moment de me
déshabiller.
— Et pourquoi ça ? Je te regarde tout le temps.
Malgré tout, je le savais, il ne pouvait empêcher son regard de
m’analyser, d’enregistrer la moindre détérioration.
— Ne me regarde pas, un point c’est tout.
C’était lui qui s’occupait des piqûres, fort de lointains enseignements
de Floriana dans ce domaine. Et c’était toujours lui qui se présentait, les
pilules au creux d’une main, un verre d’eau pour les avaler dans l’autre.
Cet empressement m’agaçait autant qu’il me réconfortait. Il me donnait le
sentiment d’être encore plus enrayée, encore moins désirable.
— J’aimerais pouvoir prendre ce traitement à ta place, affirmait-il,
devinant la complexité de ce mélange d’émotions.
— Eh bien non.
Puis j’ajoutai sous l’effet des remords :
— Contente-toi de tes vitamines.
Sanfelice les lui avait prescrites pour améliorer la qualité de son
sperme. J’avais du mal à croire qu’elles servaient à quelque chose, mais
Bern les prenait scrupuleusement, comme si toute notre entreprise
dépendait d’elles.

Un jour, Nicola se montra à la ferme. Nous n’avions plus de contacts


depuis longtemps. Les seules informations que je possédais sur son
compte provenaient de la brève rencontre que nous avions eue avec
Floriana pour l’achat du terrain, deux ans plus tôt. Elle avait été
laconique : il allait bien, avait-elle dit, et je n’avais pas osé insister.
Il arriva justement au beau milieu de la stimulation ovarienne, un
radieux dimanche matin de mai. Il descendit d’une voiture de sport bien
astiquée, tout comme lui, d’ailleurs : il portait des chaussures en cuir et
une chemise d’un blanc immaculé, un peu ouverte sur sa poitrine bronzée.
Il était plus robuste que la dernière fois où je l’avais vu, plus robuste en
mieux, pensai-je. Il avait perdu son allure nonchalante et le halo de
mécontentement qui l’accompagnaient dans son adolescence. À présent, il
ressemblait davantage à Cesare : il avait la même prestance musculaire et
un peu de sa luminosité.
J’énumérai mentalement les détails qui me donnaient l’air négligé : les
cheveux attachés et sales, le bermuda de Bern que j’utilisais pour les
travaux dans le potager, le voile de sueur sur mon front et les traces encore
plus visibles sous les aisselles. Ma peau qui suintait la gonadotrophine.
— J’espère que je ne dérange pas, commença-t-il. Je passais dans le
coin.
— Je suis seule, répondis-je, certaine qu’il était venu pour Bern.
Il jeta un regard circulaire, les mains sur les côtés, apparemment
satisfait.
— Cesare m’avait dit que je trouverais tout changé. Mais ça ne me
semble pas très différent. Il y a même la balancelle.
— Ne t’y assieds pas, elle est branlante. Nous avons fait des
modifications à l’intérieur. Et au potager aussi, cette partie est nouvelle. Je
t’apporte de la limonade, tu veux ?
Quand je ressortis, Nicola composait un message sur son téléphone,
assis à la table. Il escamota l’appareil et but la limonade d’un trait. Je
remplis de nouveau son verre.
Il indiqua le côté de la maison, une expression amusée sur le visage.
La peinture murale de la fertilité était là depuis si longtemps que je ne la
remarquais plus. Nous l’avions recouverte d’une couche de peinture
blanche, mais les contours sombres étaient ressortis quand elle avait
séché.
— Un pari, expliquai-je, certainement cramoisie.
— Un pari perdu, j’imagine.
Je ne m’étais jamais sentie mal à l’aise en sa présence. Des deux,
c’était lui l’empoté. Mais, lors du passage à l’âge adulte, il y avait eu des
avancées invisibles, des renversements. Plus je vieillissais, plus il m’était
pénible de revoir les gens après une longue absence.
— Tu es toujours dans la police ? demandai-je, ne serait-ce que pour
briser cet enchaînement de pensées.
— Brigadier Belpanno, à vos ordres.
Il me montra un minuscule insigne doré sur sa chemise.
Si Danco avait été là, il l’aurait assailli de sarcasmes.
— Et ça te plaît ?
Nicola imprima un demi-tour à son verre, geste qui me rappela
l’adolescent d’autrefois.
— Je crois avoir toujours eu l’idée fixe de l’ordre. Des trois, je suis
sans doute le plus posé. Peut-être parce que je suis l’aîné.
À l’entendre, l’unité avec Bern et Tommaso existait encore. Savait-il
qu’ils ne parlaient jamais de lui ? Voilà ce que nous avions en commun, lui
et moi : nous demeurions fidèles, y compris lorsqu’il était trop tard.
— Cesare a eu du mal à digérer ça. À cause des armes, tu sais. Puis il a
compris que les armes n’avaient pas beaucoup d’importance. Il s’agit
d’avoir un certain idéal.
Il observa une pause, comme s’il réfléchissait à ses propos. Puis il
secoua la tête.
— Je ne suis pas taillé pour le genre de liberté qu’il entend. Et toi ? Tu
aimes la vie que tu mènes ici ?
Je refermai les bras sur ma poitrine.
— C’est fatigant. Cultiver la terre et vendre les produits à deux. Mais
je n’arrive pas à imaginer une vie différente. Parfois j’ai la sensation
étrange de faire partie du paysage. Comme les plantes et les animaux.
C’est un peu ce que disait ton père.
Pourquoi lui confiais-je tout cela ?
— Vous devriez venir en ville de temps en temps. J’ai une chambre
d’amis. J’aimerais te présenter Stella.
— C’est ta fiancée ?
— Depuis deux ans. Mais nous ne vivons pas ensemble.
Il attendit que j’accepte son invitation, ou que je la refuse, une
réaction. Bern et moi en visite chez lui à Bari.
— Ça t’embête ? demanda-t-il.
— Quoi ?
— Qu’il y ait Stella. Que nous soyons ensemble.
Je redressai ma chaise.
— Pourquoi ça devrait m’embêter ?
— Il n’y aurait rien de mal à ça. Moi, ça m’a embêté quand j’ai appris
que tu étais avec Bern.
— Je suis heureuse pour toi. Tu veux des biscuits ? J’expérimente de la
farine d’amandes. Ils ne sont pas excellents, mais acceptables.
Nicola patienta sans broncher. Quand je revins avec une assiette, il en
prit un qui s’émietta au moment où il mordit dedans.
— Ils sont trop friables, je sais.
Il sourit.
— Il suffit d’avoir le tour de main.
Malgré notre long éloignement, nous avions déjà épuisé les sujets de
conversation. Non, ce n’était pas vrai. Nous aurions pu évoquer le passé,
l’époque où nous jouions aux cartes sur cette même table, l’entrelacement
compliqué d’attirances qui nous liait quand nous étions adolescents, le
bracelet en corail qu’il m’avait offert et que je n’avais jamais porté mais
que je possédais encore, les raisons pour lesquelles j’avais cessé de
répondre à ses lettres. Mais c’était trop dangereux, nous le devinions tous
deux.
— Bern et moi voulons un enfant.
Cette phrase avait jailli brusquement de mes lèvres, sans calcul ni
préméditation, suivie d’un sillage de honte.
— Je prends un traitement. Des hormones.
— Je suis désolé, murmura Nicola.
Tout en moi galopait soudain. Les larmes m’étaient montées aux yeux.
— Les analyses sont bonnes, mais ça ne vient pas.
Je l’avais gêné. Et chagriné. Et irrité probablement.
— Un de mes collègues était atteint de varicocèle et cela le…
— Voici Bern, l’interrompis-je.
Nicola se retourna sur sa chaise. Il agita la main en direction de Bern,
qui ne lui rendit pas son salut. Nous le regardâmes tous deux avancer sur
le sentier. J’avais les yeux remplis de larmes, je n’arrivais pas à les ravaler
et, pour une mystérieuse raison, je n’en avais même pas envie. Je me
bornai à les essuyer du poignet.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Teresa, c’est toi qui l’as invité ? Qu’est-
ce que tu viens faire ?
Je me levai, saisis la main de Bern.
— Il est venu nous dire bonjour. Ça fait longtemps que nous ne
l’avions pas vu. Je lui ai offert de la limonade.
Nicola nous observait, énigmatique.
Bern était terriblement nerveux.
— Pourquoi est-ce que tu pleures ? De quoi avez-vous parlé ?
Il posa brusquement les yeux sur Nicola.
— De quoi, hein ?
— De rien, répondit Nicola en soutenant son regard.
Bern ne m’aurait pas pardonné d’avoir évoqué mon traitement.
— Il faut que tu partes. Ici, tu n’es plus chez toi. Nous avons payé cette
maison, tu comprends ? Va-t’en !
Nicola se mit lentement debout. Il poussa correctement la chaise sous
la table, puis jeta de nouveau un regard circulaire, comme s’il voulait
s’imprégner une dernière fois de la splendeur de la ferme.
— J’ai été content de te voir, finit-il par me dire.
Il attrapa Bern par les épaules en une espèce d’étreinte et rapprocha sa
joue de la sienne. Il lui frôla délicatement la barbe, qu’il ne lui avait sans
doute jamais vue aussi longue. Immobile, Bern ne s’y opposa pas. Après
quoi, Nicola monta en voiture et partit en accompagnant son demi-tour de
deux coups de klaxon.
Je saisis la carafe de limonade, puis, ne sachant qu’en faire, la reposai.
— Pourquoi tu l’as traité comme ça ?
— Il n’a pas le droit de venir.
Bern s’était assis, il contemplait le centre vide de la table.
— Vous étiez comme des frères. Maintenant Tommaso et toi faites
comme s’il n’avait jamais existé.
De l’ongle du pouce, il entailla la nappe en plastique.
— Les flics de son espèce doivent garder leurs distances.
— Tu l’as chassé comme un criminel. On aurait dit que c’était toi, le
flic !
Bern baissa la tête.
— Ne sois pas courroucée. Je t’en supplie.
Sa voix était extrêmement désarmée, extrêmement douce, et il avait
employé le mot courroucée. Ma rage fut balayée en un instant et
remplacée par l’habituel océan de dévotion.
Je m’assis. Je posai mon bras sur la table et ma tête dessus. Les doigts
de Bern ne tardèrent pas à se glisser dans mes cheveux.
— Nous sommes très fatigués, déclara-t-il, mais les choses seront
bientôt réglées.
Ses doigts pressaient la racine en rythme. Les yeux fermés, le soleil de
la fin mai contre mes paupières, le silence de la campagne : je laissai tout
cela m’envelopper, telle une nouvelle promesse.

Quand j’étais en cinquième, le médecin de famille m’avait brûlé une


verrue sous le gros orteil. Avant de commencer, il avait dit nous allons
faire une jolie soudure à cette petite fille. Mon père me serrait la main et
me répétait de ne pas regarder vers le bas, de continuer à lui parler. Ce fut
la seule intervention clinique à laquelle je m’étais soumise. Voilà
pourquoi, le jour du prélèvement des ovocytes, alors que, à l’abri du
paravent, j’ôtais lentement mes vêtements et enfilais la blouse humiliante
de papier rêche, au son des voix de Bern et de Sanfelice, mon corps
tremblait comme si un froid subit avait envahi le cabinet.
Mais cela fut bref. Le médecin commentait les étapes de sa pêche
miraculeuse à l’intérieur de mes cavités anesthésiées. C’était une façon de
me rassurer, mais j’aurais préféré qu’il se taise. Je regardais son assistante
sourire affectueusement derrière son masque, une fille de mon âge qui,
selon toutes les probabilités, ne serait pas obligée de se soumettre à ce
genre de traitement. Depuis un certain temps, il m’arrivait de classer les
femmes en deux catégories : celles qui pouvaient concevoir facilement et
celles qui étaient comme moi.
— Neuf ! s’exclama Sanfelice en lui tendant la sonde.
— Neuf quoi ? demanda Bern, ensorcelé par l’habileté avec laquelle
Sanfelice enlevait ses gants, se dégourdissait les doigts en l’air et
griffonnait quelque chose sur le dossier.
— Neuf follicules. Nous aurons assez d’ovocytes pour faire une
nichée. Un excellent travail, Teresa.
À travers le drap, il me donna une petite tape sur la fesse comme la
première fois. Avant le prélèvement, il avait commencé à m’appeler par
mon prénom, car nous étions à présent tous deux alliés, en première ligne
dans cette guerre.
La suite se déroulerait au laboratoire, sous la lentille d’un microscope.
Là, loin de nos yeux, le liquide de Bern serait mélangé au mien en un coït
silencieux dans une pièce parfaitement stérile. La nature se chargerait du
reste, même si je n’utilisais plus ce mot, nature, du moins pas devant
Sanfelice, depuis qu’il s’en était pris à moi au beau milieu de la
dilatation :
— Naturel ? s’était-il écrié. Qu’est-ce que vous trouvez naturel,
Teresa ? Les vêtements que vous portez sont-ils naturels ? La nourriture
que vous mangez est-elle naturelle ? Oh, bien sûr, je sais que vous
produisez vos légumes, ceux que vous m’avez apportés la dernière fois
étaient excellents. Et vous n’employez probablement pas de pesticides ou
de substances de ce genre, mais si vous croyez que vos tomates sont
naturelles, pardonnez-moi ma franchise, vous êtes naïve. Il n’existe plus
rien de naturel sur cette terre depuis des centaines d’années. Tout est le
fruit de manipulations. Tout. Et vous savez quoi ? Dieu soit loué pour cela,
même s’il n’existe pas. Car sinon nous mourrions encore de la vérole, de
la malaria, de la peste bubonique et en couches.
Bern ne s’était pas opposé à cette sortie, et il ne le fit pas non plus
ensuite. Je me demandais s’il se rappelait encore ce que Fukuoka disait de
la médecine et des médecins. Mais non, Fukuoka n’existait plus, balayé
par son désir, par sa confiance inconditionnelle en Sanfelice et en ses
techniques.
À l’extérieur du cabinet, après le prélèvement, j’eus un malaise. Je
n’avais rien avalé depuis la veille au soir, pas même la tasse de thé sucré
que le médecin m’avait conseillé de boire. Bern m’attrapa avant que je ne
tombe.
— Ce sont tous ces médicaments, pleurnichai-je.
Il m’embrassa sur le trottoir, au milieu des gens qui nous croisaient
sans rien savoir de nous.
— C’est terminé, promit-il.
Le soir, en effet, je me sentais plus légère, les effets de l’anesthésie
locale s’estompaient, je me réappropriais mes jambes, la fatigue des jours
précédents se dissipait, même si je n’avais pas interrompu les hormones.
La pensée de notre future fille m’encourageait. Peut-être existait-elle déjà
sous le microscope et elle serait bientôt en moi.
L’assistante de Sanfelice nous téléphona le lendemain et nous
convoqua en refusant de nous dire pourquoi. Nous abandonnâmes la
cuisson de la confiture d’abricots, les fruits à moitié écrabouillés à la
surface du liquide. Sur la route qui menait à Francavilla, nous étions
tellement consternés par le présage de cet appel que nous n’échangeâmes
pas un mot.
Sanfelice était de bonne humeur et plein de verve, y compris pendant
qu’il nous annonçait que les neuf follicules dont il s’était félicité moins de
vingt-quatre heures plus tôt, si prometteurs, étaient vides, sans un seul
ovocyte à l’intérieur.
Comme toujours, ma compréhension peinait derrière ses mots.
— Comment est-ce possible ? demandai-je, tandis que le vide dont
Sanfelice avait parlé s’élargissait dans mon abdomen, ma poitrine, ma
gorge.
— Tout est possible.
À cause d’un tic nerveux, il fermait les yeux et les rouvrait avec une
sorte de stupeur. Il le fit deux fois avant d’ajouter :
— Nous nous mouvons dans le royaume de la statistique, Teresa. Mais
je compte modifier le traitement. Nous allons remplacer le Decapeptyl que
vous m’avez dit, du reste, ne pas bien supporter, par du Gonal-F associé à
du Luveris. Vous ai-je déjà parlé du Luveris ? Non, en effet. Et nous
augmenterons un peu les doses.
— Une autre stimulation ?
Au cours de ces semaines, je pleurais avec une lamentable facilité.
C’était un des possibles effets secondaires du médicament, comme
l’indiquait la notice, que j’avais lue et relue.
— Allons, courage, madame ! me lança le médecin, dont la voix
trahissait une pointe de nervosité. Il faut parfois accepter quelques
sacrifices pour obtenir un bon résultat, n’est-ce pas ?
Il répéta :
— N’est-ce pas ?
Bern acquiesça à ma place.
Puis nous étions de nouveau dans la rue, dans ce coin de Francavilla
qui deviendrait le décor de tous les souvenirs liés à cette période. Il y avait
une boutique de fruits et légumes devant l’entrée du cabinet. Le
propriétaire se tenait toujours dehors, appuyé au montant de la porte, les
yeux fixés sur les patients qui entraient et sortaient. Était-il au courant de
ce qui se produisait ?
— Je ne sais pas si j’y arriverai, dis-je à Bern.
— Mais si, tu y arriveras.
Il me conduisait déjà vers la pharmacie, parce que nous avions besoin
de nouveaux médicaments, de nouveaux moyens d’obliger la nature,
quelle qu’elle fût, à faire ce qu’elle n’avait aucunement l’intention de
faire.
Le second cycle de stimulation fut une torture. L’abdomen, les
hanches, le dos, les mollets, tous mes muscles étaient douloureux.
Incapable de me lever, je restais confinée dans notre chambre transformée
en infirmerie de campagne : les boîtes des anciens médicaments et des
nouveaux, les emballages ouverts des seringues à usage unique, les verres
qui s’accumulaient partout, avec au fond un reste de la poudre soluble que
Sanfelice m’avait prescrite au téléphone contre le mal de tête.
Bern n’arrivait pas à remédier à ce désordre. Le jour, il se chargeait
seul du travail de la terre, si bien que je craignais qu’il ne se bloque le
dos : nous aurions vraiment été dans le pétrin. Entre deux tâches, il passait
la tête dans l’entrebâillement de la porte pour savoir si ça allait mieux. Il
ne demandait jamais comment je me sentais, juste si ça allait mieux, puis
il s’éclipsait, épouvanté par ma réponse. Le soir, épuisé, il s’endormait au
bord du lit pour me laisser le plus de place possible.
Une nuit, les crampes furent si fortes que je le réveillai. Il descendit et
revint avec une casserole d’eau bouillante, comme si je m’apprêtais à
accoucher. Je lui criai quelque chose, alors il disparut une nouvelle fois et
ressurgit avec une bassine d’eau froide. Il y plongea le coin de son tee-
shirt et me frictionna le front.
— Ne grince pas des dents comme ça, me suppliait-il.
Je lui dis que je risquais de mourir, et il secoua la tête, paniqué.
— Pas toi, répétait-il, pas toi.
Il voulait appeler une ambulance, mais cela l’aurait obligé à marcher
jusqu’au bout du sentier et jusqu’au croisement avec la route asphaltée,
m’abandonnant tout ce temps-là, pour qu’on nous trouve.
Il abattit son poing sur sa cuisse comme s’il essayait d’attirer ma
souffrance sur lui. Je lui dis d’arrêter. Soudain, j’étais enveloppée d’un
grand calme et d’une sorte de pitié, pas pour moi, juste pour lui, pour son
visage tourmenté par la peur.
Je finis par m’endormir. Quand je rouvris les yeux, la lumière du soleil
inondait la pièce. Bern était encore à mes côtés. Il avait cueilli des fleurs
de cerfeuil et les avait disposées dans un bocal avec une branchette de
laurier, sur la table de nuit. Il me caressa la tête, et je me rapprochai.
— J’ai parlé à Sanfelice, déclara-t-il. Il faut suspendre immédiatement
le traitement.
Il ne parvenait pas à me regarder.
— Il ne reste que six jours.
— Il faut le suspendre.
— J’ai exagéré cette nuit. Je regrette. Mais je vais aller mieux, j’en
suis certaine.
— Non.
L’univers entier lui était tombé sur la tête. Je regardai ses paupières
rougies par le manque de sommeil, sa barbe si longue qu’elle frisait et le
sentiment de défaite qui semblait l’écraser.
Du calvaire de la nuit je n’avais gardé que cette étrange lucidité. Et
j’avais peut-être rêvé, même si je n’arrivais pas à me rappeler quoi
exactement.
— Ce n’est pas toi, le problème, dis-je.
Il ne se tourna pas vers moi. Mais ses épaules se raidirent un instant.
— Ce n’est pas à toi de…
— Il y a une autre solution, m’interrompit-il. Sanfelice veut nous
l’exposer de vive voix. Habille-toi, nous allons au cabinet.

— Je travaille depuis de nombreuses années avec cette clinique,


affirma le médecin. Elle est située à Kiev. Vous connaissez ? Une ville
délicieuse où tout est bon marché.
Il attendit que nous secouions la tête.
Kiev.
— Mon confrère, le docteur Fedetchko, très coté dans le domaine de la
fertilité, et moi y prenons en charge, comment dire… les situations que la
fécondation assistée traditionnelle ne peut résoudre. Au point où nous en
sommes, je dirais que c’est notre cas, malgré votre jeune âge. Il se peut
que madame soit affectée du syndrome du follicule vide. Pour dire la
vérité, c’est assez rare, mais pas rarissime. De toute façon, nous ne
pouvons pas nous en assurer car vous ne semblez pas supporter la
stimulation ovarienne. N’est-ce pas ?
Il me fixa intensément, comme s’il attendait un démenti de ma part,
l’aveu selon lequel les douleurs de la nuit avaient été une exagération, une
mise en scène.
— Justement, poursuivit-il. Nous ne pouvons pas nous permettre le
risque d’une hyperstimulation. Il ne nous reste donc que la voie de
l’hétérologue.
— L’enfant ne sera donc pas le mien, murmurai-je.
Bern ne comprenait pas. Ses yeux se posaient sur moi, sur Sanfelice,
puis de nouveau sur moi. Au cours des dernières semaines, il n’avait pas lu
ce que j’avais lu. Il s’obstinait à croire que ce procédé était un moyen
parmi tant d’autres de hâter ce qui se produirait quoi qu’il en soit. Un
moyen inoffensif, comme ses vitamines.
— Ne dites pas de bêtises, Teresa, reprit Sanfelice en joignant les
mains. Ces bêtises que tout le monde pense au début. Vous n’imaginez pas
combien d’enfants ont été conçus de la sorte. Allez demander aux mères si
ce ne sont pas leurs enfants.
Il se pencha vers moi.
— Les enfants appartiennent à la femme qui les porte dans son utérus.
Qui les met au monde et les élève. Vous savez ce que disent les études les
plus récentes ? Je parle d’études américaines, publiées dans The Lancet.
Elles disent que le fœtus adopte un nombre incroyable des caractéristiques
de la mère porteuse, même s’il ne partage pas son patrimoine génétique.
Incroyable.
— Pourquoi ne partagerait-il pas son patrimoine génétique ? demanda
Bern, de plus en plus désarçonné.
Mais il n’obtint aucune réponse. Je me débattais encore avec le mot
porteuse.
— Vous savez ce qui se passe ? Les femmes reviennent ici au bout de
quelques années dans le seul but de me dire : Docteur, mon enfant me
ressemble. Il me ressemble plus qu’à son père. Et moi : Qu’y a-t-il
d’étonnant à ça ? Je vous l’avais promis. En ce qui concerne les
donneuses, nous respectons les paramètres principaux : taille, couleur des
yeux et des cheveux. La femme en question sera probablement votre sosie,
même si vous ne la verrez jamais. Si vous préférez un enfant aux cheveux
roux, ou très grand, parfait, nous chercherons une donneuse adaptée. Une
de mes patientes a voulu avoir à tout prix une fille métisse, et nous l’avons
contentée. Si vous voyiez cette petite, sa peau café-au-lait… Elle va déjà à
l’école.
Choisie comme dans un catalogue, pensai-je. Tout cela était
incroyable.
Sanfelice s’adressa de nouveau à Bern :
— Et puis, les Ukrainiennes sont de vraies beautés. Les gens pensent
immédiatement aux Russes, mais ils se trompent. Elles n’ont pas les traits
slaves, elles nous ressemblent beaucoup plus.
Il s’appuya sur le dossier de son fauteuil, dans l’attente de nos
questions. Mais nous étions tous deux trop désorientés pour prendre la
parole, et ce fut donc lui qui brisa encore une fois le silence :
— J’espère qu’il ne s’agit pas d’un problème religieux. Car j’ai
d’excellentes raisons à vous exposer dans ce domaine aussi. La clinique de
Fedetchko reçoit une quantité de juifs orthodoxes, par exemple. Et de
musulmans. Vous n’imaginez pas les problèmes de fertilité qu’ont ces
gens-là.
— C’est illégal ? interrogeai-je.
Sanfelice grimaça.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Il faut du temps pour changer
les mentalités des gens, surtout ici. Si vous me demandez ce qui arrivera
une fois que vous aurez un bel embryon bien sain implanté dans l’utérus,
si quelqu’un pourra venir le réclamer, alors la réponse est non. Tout ce qui
grandit dans votre ventre vous appartient. Quand nous en serons là, vous
aurez déjà oublié votre excursion à Kiev. Sauf si vous revenez me voir
pour en avoir un second.
Il se déplaçait d’un côté à l’autre sur son fauteuil pivotant et écartait
les bras.
— Pensez donc à l’époque où cela n’existait pas ! Aujourd’hui, les
possibilités sont infinies !
Sur ce, il se mit à expliquer en détail le procédé et les délais, le
nouveau traitement hormonal, beaucoup plus doux que le précédent, une
promenade de santé. Le grand avantage, c’était que je devais maintenant
me préparer à n’être qu’une enveloppe.
Une enveloppe.
Je perdis de nouveau le fil de son discours. Que savais-je de
l’Ukraine ? Uniquement le désastre de Tchernobyl, les récits de ma mère
qui avait cessé d’acheter du lait frais parce qu’on racontait que le bétail
était radioactif. Je m’imaginais des villages abandonnés et gris,
d’immenses étendues de céréales sous un ciel de fer.
Bern s’était avancé jusqu’au bord de sa chaise, penché vers Sanfelice,
attiré par l’aimant de ses connaissances. Il écoutait ses phrases comme
autant de formules magiques.
— Nous essayons de maintenir les prix au plus bas, conclut le
médecin. Huit mille euros suffisent pour le tout. Plus le coût des vols et de
l’hôtel, bien sûr.
Mais huit mille euros était une somme bien supérieure à celle que nous
possédions. Nos dernières économies s’étaient envolées dans la tentative
d’insémination. Nous n’atteignions même pas mille euros.
Bern et moi nous dévisageâmes pour la première fois depuis le début
de la consultation. Dès lors notre appréhension fut de nouveau déviée vers
le moyen de nous procurer de l’argent, comme si la décision en soi – avoir
recours à la fécondation ou pas, la considérer comme un acte juste ou
ignoble et méprisable – était sans importance. Il ne valait même pas la
peine d’y réfléchir. En fin de compte, nous n’avions pas le choix.
Huit mille euros. En ajoutant le coût des billets d’avion, de l’hôtel et
des repas à Kiev (un séjour de près d’une semaine pour respecter les délais
biologiques et techniques, la collecte du liquide séminal, la congélation et
autres démarches obscures de laboratoire, puis le mûrissement de
l’embryon et son implantation dans mon corps), le total frôlerait dix mille.
Il était impossible de réunir une telle somme rapidement. Compte tenu des
marges infimes de nos ventes au marché, cela nous prendrait au moins
deux ou trois ans, sans compter les imprévus : tout ce qui tombait en
panne régulièrement à la ferme et les récoltes dévastées en l’espace d’une
nuit par la grêle, le gel, les taupes.
Le médecin disait que nous étions désormais au troisième millénaire,
l’ère des possibilités infinies, où des hommes et des femmes en blouses et
gants stériles à l’intérieur de pièces silencieuses, à Kiev, pouvaient
s’occuper de tout ce que nous n’étions pas en mesure de faire. Mais Bern
et moi vivions encore dans le millénaire précédent, nous dépendions du
soleil, de la pluie et des saisons.
Nous avions entendu parler d’un prêteur à Pezze di Greco, qui avait
toutefois la réputation d’être un usurier. Nous écartâmes donc cette idée.
Sans en parler à Bern, je téléphonai à mon père. C’était toujours moi
qui appelais, quoique rarement. Nous avions recommencé à dialoguer,
mais il se conduisait encore comme si je vivais dans un coin du monde
inaccessible. Il y eut un éclair de stupeur dans sa voix, après quoi il
s’enfonça dans son laconisme habituel.
J’allai droit au but :
— Si tu pouvais me prêter de l’argent… Je te rembourserai tout après
la récolte des olives.
— Combien ?
— Dix mille euros. Nous devons réparer le toit.
Je fus surprise de constater combien il m’était facile de mentir. Il
poussa un soupir dans le combiné.
— Il faut payer tes frais d’inscription à l’université. Nous avons reçu
l’imprimé.
— Il est inutile de payer mes frais d’inscription à l’université.
Je fus prise d’un léger essoufflement. Mon corps ne s’était pas
entièrement ressaisi après les traitements hormonaux.
— Maintenant, nous avons besoin d’argent pour le toit, papa.
— La maison de ta grand-mère avait un toit bien solide.
— Je regrette, je te l’ai déjà dit.
— Ne t’attends pas à un centime de ma part. Et ne te risque pas à
demander de l’argent à ta mère. Je finirais par l’apprendre.
Il raccrocha. Je demeurai immobile quelques secondes, le combiné
collé en vain à mon oreille. Curieusement, il me semblait que la terre
entourant la ferme s’était soudain étendue dans toutes les directions, sur
des centaines de kilomètres, nous laissant, Bern et moi, seuls au milieu
d’une plaine dépeuplée.
La déception me poussa à avouer ma tentative. Nous étions au lit.
Contrairement à ce que je craignais, Bern ne s’emporta pas, il ne prononça
pas non plus les commentaires désagréables que j’attendais sur le compte
de mon père. Il garda le silence, plissant les paupières comme s’il isolait
une pensée de plus en plus précise. Puis il sourit sans desserrer les dents.
D’une certaine façon, c’est moi qui lui avais donné l’idée.
— Tes parents sont des gens bien, dit-il sans le moindre accent de
méchanceté ou de mépris. Ils tiennent aux conventions. Il est donc
nécessaire de trouver une situation à laquelle ils ne pourront pas se
dérober, par bienséance.
— Il y en a une ?
— Bien sûr. Tu ne la vois pas ?
— Non.
— Épouse-moi, Teresa.
Malgré ce contexte absurde, malgré la distraction avec laquelle Bern
les avait prononcés, comme s’il ne pensait pas le moins du monde à leur
signification, mais à quelque chose de bien plus important qui se trouvait
après, ces mots cruciaux me causèrent un intense fourmillement aux joues,
qui s’éparpilla très vite dans le reste de mon corps.
— Nous avons toujours dit que le mariage était un lien social, Bern.
Nous en avons parlé avec Danco.
J’avais peur que cette impassibilité ne parvienne pas à cacher la fille
conventionnelle que j’étais, comme si Danco se tenait en chair et en os
dans la chambre, scrutant les traces de l’émotion stupide qui bouleversait
mes traits.
Bern se glissa hors des draps, s’agenouilla sur le lit, à moitié nu,
ébouriffé.
— Si nous nous marions, ils seront obligés de nous faire un cadeau.
— Tu veux transformer notre mariage en une récolte de fonds ?
— Ce sera une fête, Teresa ! Ici. Tous les arbres ornés de rubans
blancs. Et ensuite nous pourrons aller à Kiev. Lève-toi ! Lève-toi, vite !
J’écartai le drap et me mis debout sur le matelas. Bern s’était
agenouillé devant moi. Vus de haut, ses yeux rapprochés faisaient encore
plus d’effet, je pensai qu’ils avaient été créés dans le seul but de prononcer
cette formule, de la répéter, mais cette fois avec une véritable inspiration,
avec toute la peur et tout l’espoir réservés aux jeunes gens qu’au fond nous
étions encore :
— Teresa Gasparro, veux-tu devenir ma femme ?
Je saisis sa tête et l’attirai contre moi, pressant son oreille sur mon
nombril afin qu’il entende jaillir de là la réponse qui y était encastrée
depuis des années, afin qu’il l’entende ruisseler de l’antre où elle avait
patienté durant tout ce temps-là : plus que tout au monde, oui.

Peu importait que ce fût juste un expédient, une représentation, une


arnaque. Je crus à ce mariage avec toute la conviction possible. Les
promesses que nous avions échangées suffirent à masquer l’attente du
voyage à Kiev, effrayante, en arrière-fond. Je n’y pensais pas, je
m’employais de toutes mes forces à l’ignorer. Pour la première fois depuis
de nombreux mois, j’étais de nouveau heureuse.
Notre première liste d’invités se limitait à cinquante personnes. Pas
assez, même en admettant qu’elles fussent d’une générosité
extraordinaire. Nous l’étendîmes alors aux relations qui s’étaient
affaiblies, voire pratiquement oubliées. Cela ne suffisait toujours pas. Elle
fut élargie surtout de mon côté. Je tirai un nom de mon esprit et le
proposai à Bern :
— Les Varetto.
— De qui s’agit-il ?
— Des amis de mes parents. Ils venaient dîner chez nous de temps en
temps. Un été, je suis allée en colonie de vacances avec leur fille. Ginevra.
Ou peut-être Benedetta.
— Dans ce cas, ajoutons-la aussi. Tu penses qu’elle a un fiancé ?
— Mettons plus un.
Je doutais que cela puisse marcher, mais Bern semblait sûr de lui :
— Tout le monde aime les fêtes. En particulier les mariages.
Et, comme il l’avait prévu, le succès fut éclatant. Sur les deux cents
personnes contactées, près de cent cinquante répondirent qu’elles
viendraient, malgré la distance et le bref délai. En septembre, déjà ? Oui,
nous avions été emportés par une vague d’enthousiasme. Parfois, ils ne
cachaient pas leur surprise, nous nous étions perdus de vue si longtemps…
Mais j’ai souvent pensé à toi au cours de ces années, et en prononçant ces
mots j’y croyais presque. Ils étaient émus. Y aura-t-il une cérémonie
religieuse ? Non, nous avons choisi un mariage civil, Bern et moi sommes
un peu sceptiques à propos de la religion.
Puis j’abordai le sujet le plus délicat : nous avons décidé de renoncer
aux cadeaux, nous n’avons besoin de rien, mais nous rêvons d’un voyage
lointain, nous n’avons pas encore déterminé où. Il y aura une jarre où
déposer ce que vous voulez.
Nous vantions ensuite la douceur du paysage des Pouilles, la lumière et
la mer au mois de septembre. Au moins, nous ne mentions pas à ce sujet.
Bern accepta sans protester d’appeler Cesare, Floriana et Nicola,
comme s’il avait oublié ses rancœurs.
— Il y a aussi notre voisin, dit-il quand nous eûmes épuisé toutes nos
idées. Le type qui a acheté la villa.
— L’architecte ? Je ne l’ai jamais revu.
— Alors rends-lui visite.
Je cueillis des légumes et marchai, munie d’un panier plein, jusqu’à
l’entrée de la villa.
La zone pavée avait été élargie et les arbres qui s’y trouvaient étaient
tous entourés d’une plate-bande. La lamià était méconnaissable, fermée
par une longue baie vitrée aveuglante sur laquelle battait le soleil de
l’après-midi. Plus de taches d’humidité, plus d’éraflures. Je me demandai
si cela aurait plu à ma grand-mère. Un mur d’environ deux mètres avait
été érigé autour de la cour : une sorte de fortification qui incluait la
piscine et excluait la campagne.
— J’ai un peu peur le soir, expliqua l’architecte en me rejoignant dans
la cour. Je suis impressionnable.
— Je ne vous dérange pas, au moins ?
— Au contraire. J’espérais que vous viendriez un jour ou l’autre voir
ce que j’avais fabriqué ici. Teresa, n’est-ce pas ? Moi, c’est Riccardo.
— Je m’en souviens.
Je lui tendis le panier de légumes. C’était un cadeau naïf et peu adapté
à l’occupant de ces lieux, quel qu’il fût, mais Riccardo posa sur lui un
regard émerveillé. Il le plaça à un endroit précis sur les pavés, à l’ombre,
et le photographia avec son téléphone portable en cherchant le meilleur
angle de vue.
— C’est une composition de couleurs parfaite. Je l’utiliserai pour mon
blog.
— Vous pouvez aussi les manger, après.
— Vous avez raison. Bien sûr.
Il m’invita à visiter l’intérieur, tandis que la gêne du début se dissipait.
Les pièces étaient toujours les mêmes, mais l’amoncellement de vieux
meubles et d’objets avait été remplacé par un espace essentiellement vide.
Je fus surtout frappée par l’absence du canapé à fleurs d’où ma grand-
mère imposait son inertie à tout le reste.
— J’étais venue t’inviter à mon mariage, dis-je lorsque nous eûmes
regagné le point de départ.
Nous étions passés au tutoiement sans nous en rendre compte.
— À ton mariage ? Vraiment ?
— Tu es notre voisin, après tout.
Il répondit qu’il y réfléchirait, puis il se corrigea : il était flatté et il
ferait tout son possible. Je retraversai la cour. Je n’avais parlé ni du
cadeau, ni du voyage vers une destination inconnue, ni de la jarre. Ma
mission avait donc échoué d’une certaine façon. Mais Riccardo avait l’air
si honnête, si reconnaissant, que je n’avais pas eu le courage de me
moquer de lui.
De l’autre côté du portail, je coupai deux brins d’herbe et, sur le trajet
qui menait à la ferme, tentai de les tresser en une petite couronne, forte du
souvenir des gestes que Floriana et les garçons m’avaient appris. Je me
lassai avant d’y parvenir.
Bern avait aussi prévu avec exactitude la réaction de mes parents. S’ils
ne furent pas prompts à se réjouir au téléphone, ils durent se rendre
compte un peu plus tard qu’une fois encore ils ne pouvaient s’opposer à
mon projet. Ma mère rappela une demi-heure après la première
conversation et se montra même un peu émue.
— Nous irons choisir ta robe ensemble, déclara-t-elle, n’essaie même
pas de refuser. Et je n’ai pas l’intention de l’acheter là-bas. Papa est déjà
allé prendre un billet d’avion.
Ces mots ne faisaient que réaffirmer son manque de considération pour
la vie que j’avais choisie et ce lieu qu’elle détestait bien avant que je m’y
installe, mais à cet instant précis sa voix et son ton péremptoire me
réconfortèrent. Je gardai le silence afin de dissimuler ma faiblesse.
Elle ajouta :
— Il peut venir aussi, s’il le souhaite. Mais il ne pourra pas voir la
robe. Ça porte malheur.
Oh, mais si tu savais, maman, nous sommes déjà malheureux ! C’est le
malheur justement qui nous pousse à cet extrême ! Ma poitrine vibrait,
tant je brûlais de tout raconter. Mais, parmi les premières décisions que
Bern et moi avions prises concernant notre voyage à Kiev, figurait le
secret absolu. Si une seule personne, en dehors de nous et de Sanfelice,
avait appris la vérité, notre fille n’aurait été qu’en partie à nous.
Je ne proposai pas à Bern de m’accompagner à Turin. J’étais certaine
qu’il refuserait et, s’il avait accepté, je n’aurais sans doute pas pu
supporter sa présence à côté de mes parents.
Le tissu de la robe était si fin et si délicat que je veillais à ne pas le
toucher en l’enfilant, de peur d’y laisser des empreintes. Il avait sur le
devant un élégant croisement de drapés qui s’unissaient en un nœud du
côté opposé. Sans châle, mon dos resterait en grande partie nu. Tu es
jeune, tu peux te le permettre, avait dit ma mère. La vendeuse avait ajouté
que mes omoplates étaient parfaites.
L’après-midi avec ma mère fut rapide, presque insaisissable, tout
comme le dîner à la maison et la nuit dans mon lit de fillette.
La robe arriverait par la poste à Speziale une vingtaine de jours plus
tard. Je décidai de ne rien révéler à Bern, s’il me demandait son prix, de
lui mentir. Le coût du vêtement et des chaussures nous aurait rapprochés
de Kiev d’un millier de kilomètres au moins.
Quelques semaines plus tard, j’allai avec lui choisir son costume.
J’avais dû le convaincre de la nécessité d’en porter un, il prétendait
pouvoir s’en tirer avec ce qu’il avait, le costume de Danco arboré à
l’enterrement de ma grand-mère, éventuellement en empruntant quelque
chose à Tommaso. J’avais eu recours à toute la fermeté dont j’étais
capable, je lui avais juré que je ne l’épouserais pas dans un costume porté
à un enterrement, ni dans une tenue de serveur.
À l’intérieur du magasin, dans un centre commercial situé aux
environs de Mesagne et entouré de hangars industriels, il était aussi
récalcitrant qu’un enfant. Il saisissait la veste que lui tendait le vendeur,
examinait d’un air torve l’étiquette du prix, puis secouait la tête et la
rendait sans même l’essayer. Ce manège se poursuivit jusqu’à ce que le
garçon n’eût plus rien à nous proposer.
— On ne peut pas dépenser moins pour un costume de marié, le
suppliai-je, ou presque.
— Deux cents euros ! répliqua-t-il en modérant sa voix à grand-peine.
— Il faudra bien que tu t’habilles, Bern.
— Tu ne veux pas m’habiller. Tu veux m’attifer !
Je fus soudain envahie par une grande fatigue et me laissai tomber sur
une chaise. La chaleur était insupportable, malgré l’air conditionné. Le
vendeur m’apporta de l’eau.
Me voir ainsi, pâle, découragée, étrangère, produisit sans doute une
réaction chez Bern : il prit sur le comptoir le complet bleu marine à deux
cents euros, entra dans une cabine d’essayage, d’où il ressortit quelques
minutes plus tard, le bas du pantalon traînant sur le sol et la veste ouverte
sur sa poitrine. J’entrevis ses tétons bruns quand il écarta les bras et
effectua un tour sur lui-même.
Il attendit que le vendeur lui apporte une chemise blanche, une paire de
mocassins et une cravate. La cravate était criarde, mais je gardai le silence
pour éviter de rompre le charme. Bern paya tout et nous sortîmes de la
boutique, puis du centre commercial, sur l’immense parking liquéfié par le
soleil de juillet.

Avec l’aide de Danco, il se procura des éclairages pour les fêtes de


village : trois arcs blancs imposants remplis de formes alambiquées, avec
des centaines d’ampoules rondes vissées l’une derrière l’autre qui,
allumées toutes ensemble, enflammaient la nuit de la ferme. Ils les
placèrent côte à côte, comme les panneaux d’un retable. Des cordes furent
nécessaires pour les hisser et des étais pour les maintenir droits.
Je ne posai pas de question sur leur provenance, pas plus que sur celle
des tables en bois, des bancs, des nappes et des dizaines de bougies,
également blanches, à suspendre aux branches dans autant de bocaux. Le
mérite en revenait probablement en grande partie à Danco, qui avait des
relations dans toutes les Pouilles, des gens auxquels demander un service.
Les préparatifs me conduisirent au jour du mariage à mon insu, ou
presque. Je fus catapultée sur les marches de la mairie d’Ostuni, au bras de
Bern, son épouse désormais, parmi des explosions de riz. Les grains
s’accrochaient à mes cheveux et laissaient une fine poudre sur la coiffure
que ma mère m’avait faite le matin.
Nous parcourûmes ensuite à pied le sentier de la ferme, tandis que le
soleil se couchait de côté en étirant mon ombre et celle de Bern fondues en
une seule, au point qu’elles effleuraient celles des premiers fruitiers. La
campagne et nous deux, enfin un tout.
Les invités nous suivaient, divisés en petits groupes. De temps en
temps, l’un d’eux gagnait du terrain pour nous photographier. Tommaso
était resté à la ferme pour diriger les jeunes membres d’une coopérative
agricole transformés en cuisiniers et en serveurs.
Puis la nuit engloutit les derniers restes de lumière et nous nous
retrouvâmes sous les centaines d’ampoules allumées.
— Il n’y a jamais eu autant de monde ici, me dit Cesare en posant une
main sur ma joue.
— J’espère que ça ne t’ennuie pas.
— Et pourquoi cela devrait-il m’ennuyer ?
— Tu as toujours vu cet endroit comme un lieu de paix.
Il fit glisser sa main de mon visage à mon cou, en un contact si intime
que j’aurais reculé s’il s’était agi d’un autre. Mais sa présence ce jour-là
me remplissait de confiance.
— J’y ai toujours vu un lieu sacré, rectifia-t-il, et je ne vois pas de
meilleure façon de le célébrer.
Il me sourit. Il cherchait ce que mon expression cachait.
— Un jour, je t’ai dit que tu avais été un batracien dans ton incarnation
précédente, tu te souviens ?
Je m’en souvenais, bien sûr, mais j’étais étonnée qu’il s’en souvienne,
lui.
— Eh bien, aujourd’hui j’en suis certain. Tu es capable de t’adapter à
de nombreux mondes, Teresa. Tu sais respirer sous l’eau et sur la terre.
Il aurait suffi d’un souffle pour lui confier ce qui me pesait sur le
cœur, y compris au milieu de ce vacarme.
Nous voulons voler une petite fille. Nous voulons voler notre petite
fille.
Je sentais qu’il flairait l’existence d’un secret. Il m’encouragea du
regard, mais je tournai la tête.
— Merci d’être venu.
— Ne te sauve pas. Je voudrais te présenter quelqu’un.
Je le suivis sous la tonnelle. Cesare toucha l’épaule d’une femme aux
cheveux noirs épars, vêtue d’une robe bleu vif qui découvrait ses jambes
minces.
— Voici ma sœur, Marina. La mère de Bern. Je crois que vous ne vous
êtes jamais rencontrées.
Je l’avais compris avant même qu’il ne le dise, je l’avais compris aux
yeux rapprochés qui fixaient les miens avec une étrange stupeur, des yeux
identiques à ceux de mon mari. Si je n’avais pas su ce qu’il en était,
j’aurais pensé qu’il s’agissait de sa sœur aînée. Un enfant s’agrippa à sa
jambe. Marina rougit.
— Bern m’avait demandé de ne pas l’emmener, mais c’était
impossible.
— Vous avez bien fait, déclarai-je, incapable de regarder une deuxième
fois le petit garçon, reconstruisant en un instant une autre portion de vie
que Bern m’avait dissimulée : la nouvelle famille de cette mère-sœur qu’il
ne mentionnait jamais, qui avait été insérée dans la liste des invités puis
ôtée, avant d’y être remise, en partie effacée par un trait de stylo, à la fois
présente et absente, et un demi-frère qui aurait eu quelques années de plus
que notre fille si le destin nous avait été favorable dès le début.
— Marina est très heureuse de faire ta connaissance, affirma Cesare.
Mais elle avait déjà penché le menton vers le petit, qu’elle invitait
dans un murmure à mieux se conduire devant cette étrangère.
— Vous êtes déjà venue ici ? interrogeai-je dans le seul but de dire
quelque chose.
Je me rappelai les tas d’amandes, l’attente déçue de Bern, son dos
bloqué par l’effort.
Marina acquiesça.
— J’aime bien les fleurs que tu as dans les cheveux.
Je voulais qu’elle m’adresse un autre compliment. Quelques minutes
plus tôt je ne la connaissais pas encore, et voilà qu’elle était l’invitée la
plus importante de la fête.
Mais elle était en difficulté, gênée. Elle demanda :
— Quand repart-on, Cesare ?
— Après le gâteau, dit-il avec douceur.
C’est alors que le petit garçon s’élança au milieu de la forêt de jambes,
comme s’il fuyait cette conversation. Marina le suivit en me jetant de
rapides excuses. Cesare répondit à mon regard par une ébauche de sourire,
avant de se détourner lui aussi.

Je participais à des bribes de conversations, je riais même quand je ne


comprenais pas la plaisanterie, j’errais en m’assurant que chacun était à
son aise, que tout le monde avait mangé à satiété. De temps en temps, je
cherchais Bern du regard, je le voyais entouré d’autres invités, trop loin.
Mais je ne permettais pas à cette distance de me blesser. J’avais l’intention
de savourer chaque seconde.
Corinne m’arracha à un groupe d’anciens camarades du lycée qui me
posaient des questions tendancieuses sur ma vie à la ferme.
— Ton père est en train de faire une scène, m’annonça-t-elle, le visage
contracté par la rage. Il se plaint du vin. D’accord, il n’est pas terrible,
mais ce n’était pas la peine d’agresser Tommaso. Il l’a accusé de le servir
froid dans le seul but d’en masquer le goût.
Nous gagnâmes la table des boissons, où mon père affrontait
Tommaso. Il me saisit par les épaules.
— Te voici, heureusement. Ce vin est infect, Teresa, on dirait du
poison. Tamponi l’a craché au milieu des fleurs. Il faut en apporter
d’autre.
Tamponi était son chef de bureau. Mon père concentrait sur lui son
attention depuis la mairie.
— Nous n’en avons pas d’autre ? demandai-je à Tommaso.
Il secoua la tête.
— Qu’est-ce qui vous a pris de servir cette piquette !
— C’est peut-être la bouteille, papa.
— J’en ai déjà essayé trois. Trois ! Et ce type n’arrête pas de me
regarder avec un sourire à la con.
— Tu as vu ? s’écria Corinne comme si c’était ma faute.
— Que voulez-vous que je fasse, monsieur Gasparro ? J’ai une idée.
Apportez-moi cette jarre, dit Tommaso en indiquant la jarre du voyage.
J’arriverai peut-être à transformer l’eau en vin de qualité. Dans le cas
contraire, vous pourrez me lapider, comme au bon vieux temps.
Je vis mon père sauter par-dessus la table pour l’agripper, je le vis
avec la partie la plus fervente de mon imagination, mais, par chance, les
musiciens étaient survenus entre-temps, des amis de Danco enrôlés on ne
savait où et en échange d’on ne savait quoi, son cadeau de mariage
personnel (même si Bern et moi espérions qu’il ne renoncerait pas à
glisser un peu d’argent dans le col étroit de la jarre). Les invités se
dirigèrent d’un seul mouvement vers eux. Une main m’entraîna et me
poussa au milieu du cercle qui s’était formé.
Le garçon au tambourin m’adressa une courbette et aussitôt après Bern
se matérialisa, aussi dépaysé que moi. Il obéit le premier aux incitations
qui nous parvenaient de toutes parts, il remuait les bras et les jambes en
me tournant autour. Il était plus doué que moi pour la pizzica [1], mais
quelle importance cela avait-il ? Je le regardai : mon mari. Je me fiai à lui.
— Les pieds nus ! cria quelqu’un.
Alors Bern se pencha et défit les brides de mes chaussures. Je posai
mes pieds nus sur le sol. C’était peut-être le signal de départ que les
invités attendaient, car le cercle se brisa autour de nous et tout le monde se
mit à danser.
Bern murmura à mon oreille qu’il était l’homme le plus heureux de la
terre. Et comme si cela ne suffisait pas, il le cria :
— Je suis l’homme le plus heureux de la terre !
Des personnes se glissèrent entre nous, je le perdis de vue, et finis par
danser avec d’autres, y compris avec mon père, qu’on avait poussé dans la
mêlée. Je dansai longtemps, dans une sorte d’étourdissement. Puis, prise
de vertige, je faillis trébucher. Alors je saisis les chaussures que les
danseurs avaient soigneusement évitées et gagnai la tonnelle à travers la
foule.
À la cuisine, il y avait des moules entassés, des plats contenant des
restes, des nappes sales amoncelées. Les jeunes de la coopérative se
mouvaient dans ce désordre, mais ils me sourirent à tour de rôle,
intimidés.
J’entrai dans la salle de bains. Le miroir me renvoya l’image de ma
coiffure défaite, les boutons de fleurs qui avaient plu à Marina effondrés
sur le côté, mes joues cramoisies. Je regrettai un peu d’avoir perdu la
dignité du début, de voir ressurgir sous le maquillage la paysanne rustique
que j’étais devenue. Je mouillai une serviette de bain et l’utilisai pour me
frictionner le visage.
C’est alors que la porte s’ouvrit toute grande. Je vis dans le miroir la
masse de Nicola, lui aussi ébouriffé, sa cravate à moitié dénouée. Au lieu
de reculer, il referma la porte derrière lui.
— Je te laisse la salle de bains tout de suite, dis-je.
Mais il ne bougea pas. Il haletait. Il avança, me saisit par les coudes et
baissa son visage sur ma nuque, comme s’il voulait la mordre. Il remonta
en m’embrassant avec fougue dans le cou, jusqu’à l’oreille, avant que
j’arrive à me dégager. Tandis que je le poussais, mon poignet heurta le
bord du lavabo.
— Sors d’ici !
Cette fois encore Nicola demeura immobile, ses yeux exorbités fixant
non plus ma personne, mais mon image dans le miroir.
— Sors, Nicola !
Il s’assit sur le rebord de la baignoire et jeta un regard circulaire,
semblant reprendre contact avec la pièce, avec chacun de ses objets. Puis il
plongea le visage dans ses mains. Ses épaules se soulevaient brusquement,
pourtant je n’étais pas sûre qu’il pleurait, on aurait dit qu’il avait des
contractions nerveuses.
À présent, je me sentais coupable de l’abandonner à son désespoir,
mais je redoutais sa réaction si je m’approchais trop.
— Qu’est-ce que tu as ?
Il ne répondit pas.
— Tu as trop bu. Pourquoi n’es-tu pas venu avec Stella ? Tu pouvais
l’emmener.
Il secoua de nouveau la tête. Il se leva, ouvrit le robinet et contempla
le jet d’eau, l’air hébété.
— Tu as toujours des sentiments très simples, hein ? lâcha-t-il.
Limpides. Mais tu n’as encore rien compris, Teresa. Ni à cet endroit, ni à
moi. Ni même à l’homme que tu as épousé.
Je posai la serviette humide sur le lavabo afin qu’il puisse s’en servir.
— On se verra dehors, Nicola.
J’ouvris la porte et jetai un coup d’œil dans le couloir, des deux côtés,
pour m’assurer que personne ne nous avait vus, qu’il n’y avait pas de
témoin de cette trahison à laquelle je n’avais pas participé.

Puis le moment du dessert arriva. J’étais encore désorientée. Je


regardai le gâteau passer, rond, décoré de fruits multicolores, brillant sous
une couche de gélatine, porté par deux garçons qui le déposèrent sur une
table placée sous le chêne vert. J’ignorais que Bern avait prévu de le servir
là. Une fois encore je me sentis entraînée malgré moi, et une fois encore
un cercle se forma autour de moi.
Bern monta sur le banc et me tendit la main pour que je l’y rejoigne. Il
y eut des sifflements et des applaudissements. Danco, le plus déchaîné,
réclama un discours, et les autres s’unirent à lui. Mais j’étais incapable de
prononcer la moindre phrase, et Bern cacha sa tête derrière mon dos. Les
invités se firent plus silencieux, ils attendaient vraiment qu’un de nous
prenne la parole.
C’est alors que Cesare intervint :
— Puisque les mariés sont trop émus pour parler, j’aimerais dire
quelques mots à leur place. S’ils m’y autorisent, évidemment.
Le tronc du chêne vert, Bern et moi, le gâteau aux morceaux de fruits
disposés en cercle, puis Cesare et, devant, la foule : je me rappelle très
bien ce moment-là, peut-être mieux que tout autre.
— Merci, Cesare. Sauve-nous, dis-je, avant que Bern n’ait l’idée de
l’arrêter.
Cesare rassembla ses idées, puis finit par déclarer :
— Teresa et Bern ont préféré ne pas se marier sous la conduite du
Seigneur. Cela ne signifie pas toutefois que Dieu n’est pas ici, au-dessus
d’eux, au-dessus de nous tous en cet instant précis. Il a beau ne pas avoir
été invité, il nous tient dans ses bras chauds et forts. Pouvez-vous le
sentir ?
Il se tourna vers les invités, l’index dressé comme pour indiquer
quelque chose dans le ciel.
— Pouvez-vous sentir la douce densité de l’air ? Moi je la sens. C’est
le contact de ses bras.
Je lorgnai avec inquiétude le visage des invités, mais seul Danco avait
croisé les bras d’un air moqueur et affiché un sourire de mépris. Les autres
semblaient déjà captivés par Cesare, par ses pauses solennelles. Je
cherchai la main de Bern. Il était calme.
— Je voudrais vous raconter une histoire, poursuivit Cesare, une
histoire que vous connaissez peut-être. L’histoire des gardiens.
Il parla alors des anges gardiens, de leur mutinerie, de leur décision de
descendre sur Terre, attirés par la beauté des femmes, de leur union avec
elles et des géants monstrueux qui en naquirent. De la révolte des géants
contre les hommes qui en résulta, du sang et de la souffrance qui se
répandirent sur Terre. Des sortilèges, des propriétés des plantes et de la
fabrication des armes que les anges apprirent aux hommes pour qu’ils
puissent se défendre contre leurs créatures. Il en parla à nos invités qui
étaient venus se distraire et peut-être épier notre étrange vie, et les invités
l’écoutèrent par curiosité et par politesse.
Puis il dit :
— Je vois que certains d’entre vous se sont rembrunis. Pourquoi nous
raconte-t-il une histoire aussi macabre, vous demandez-vous sans doute.
Veut-il nous gâcher la fête ? Que veut-il donc nous dire ?
Il y eut des ricanements. Cesare sourit lui aussi, désormais plein de
ferveur.
— Que toute entreprise glorieuse de l’homme naît de l’infraction et du
péché, voilà ce que je veux vous dire. Que toute union entre êtres humains,
ce mariage compris, est l’union de la lumière et des ténèbres. Ne vous
indignez pas, je vous prie. Je connais les mariés depuis leur enfance, je les
considère comme mes enfants. Je connais la limpidité de leurs cœurs.
Mais le prophète Hénoch veut nous mettre en garde contre l’ombre qui
réside en chacun d’eux aussi et dont ils ignorent peut-être l’existence.
Teresa, Bern, ne l’oubliez jamais : nous épousons en même temps la vertu
et le péché. Si vous ne le voyez pas encore, parce que vous êtes éblouis par
la passion, vous le comprendrez plus tard. Ce moment arrive toujours. Et
quand il viendra, vous devrez vous remémorer votre promesse de cette
nuit.
Il chercha du regard Floriana et la fixa comme s’il parlait d’eux, lui
rappelait quelque chose d’important. Puis il tourna le dos aux invités et
s’adressa à Bern et à moi, encore debout sur le banc, un peu ridicules sur
cette estrade.
— Vous étiez des enfants lorsque vous vous êtes rencontrés, mais peut-
être étiez-vous déjà amoureux. Floriana et moi en parlions. N’est-ce pas ?
Ces deux-là nous cachent quelque chose, disions-nous. Cette nuit vous
avez promis de veiller l’un sur l’autre. Eh bien, ne manquez jamais à cette
promesse.
Il recula de quelques pas. Il y eut quelques applaudissements, peu
convaincus et sans suite.
Au milieu de cette perplexité, Bern descendit du banc, longea la table,
s’approcha de Cesare et posa la tête sur sa poitrine. Par-dessus ses cheveux
noirs, Cesare m’invita à les rejoindre. Je descendis prudemment à mon
tour et nous nous retrouvâmes tous deux dans ses bras, profitant de cette
bénédiction qui nous avait tant manqué, même si nous l’ignorions jusqu’à
ce moment-là.

Corinne et Tommaso furent parmi les derniers à partir, lui tellement


ivre et énervé qu’il fallut l’accompagner à sa voiture et contenir l’éclat de
colère avec lequel il revendiquait son droit à conduire. Lorsque nous
fûmes en tête à tête, Bern et moi nous assîmes sur la balancelle sans nous
soucier qu’elle s’écroule sous notre poids. Mari et femme. Un certain
nombre des rubans que nous avions accrochés aux arbres gisaient au sol,
souillés.
Il restait sur la table des sachets de dragées. J’allai en chercher un puis
regagnai la balancelle. Je brisai une dragée entre les dents et en offris une
moitié à Bern, mais au même instant il se mit à sangloter. Je lui demandai
ce qu’il avait. Il pleurait tant qu’il ne parvenait pas à répondre. Alors je lui
pris la tête entre les mains.
— Arrête, s’il te plaît. Tu me fais peur.
Il avait le visage bouleversé, taché de rouge sous les yeux, et il était
tout essoufflé.
Il balbutia :
— C’était tellement bien… le plus beau jour de ma vie… tout le
monde était là… tu as vu ? Tout le monde.
Il prononça ces mots comme s’il avait le pressentiment que plus rien
de ce genre ne se reproduirait. Soudain, pour la première fois, je mesurai
la puissance de sa mélancolie, la nostalgie qu’il avait de sa mère et de son
père, de Cesare et Floriana, de Tommaso et de Danco, peut-être même de
Nicola.
Je me levai.
— Où vas-tu ? me lança-t-il, inquiet, comme si je risquais à mon tour
de disparaître.
— Te préparer une tasse de thé.
— Je n’en veux pas.
— Ça te fera du bien.
À l’intérieur, je posai les mains sur la table. Ma robe était tachée
devant, elle me serrait. Je montai dans ma chambre et la troquai contre un
jean et un tee-shirt. Je m’apprêtais à l’abandonner par terre, puis me
ravisai et l’étendis sur le lit.
Bern s’était calmé, il se berçait lentement sur la balancelle en
regardant droit devant lui. Il souffla sur la tasse de thé. Je me rassis à ma
place.
Nous demeurâmes un moment ainsi. Pas de commentaire sur la robe
que j’avais enlevée, peut-être ne l’avait-il même pas remarqué. Il semblait
avoir tout oublié, la crise de pleurs qui avait duré dix minutes, tout comme
les gens qui s’étaient pressés à la ferme et dont il croyait un instant plus
tôt ne pas pouvoir se passer. Enfin il se leva, souleva la jarre de l’argent et
la projeta contre la dalle de béton de la cour, si fort que le choc éloigna les
moucherons pendant quelques minutes.
À genoux, nous séparâmes les billets des lettres, les chèques des
tessons, puis ouvrîmes toutes les enveloppes et en puisâmes l’argent sans
même lire les vœux qui les accompagnaient. Quand nous eûmes terminé,
la table était à moitié encombrée de billets de banque. Un souffle de
tramontane les fit frémir et en entraîna certains sur le sol.
Nous commençâmes à compter. Cesare ne voulait pas qu’on manie de
l’argent à la ferme, et voilà que Bern et moi nous le passions avidement.
Si nos invités avaient su comment notre nuit de noces se déroulait… Sous
la nappe de coton blanc, il y avait encore la toile cirée de Floriana, la carte
du monde abîmée par des brûlures en forme d’anneau, là où l’on avait
posé des assiettes brûlantes.
— Neuf mille trois cent cinquante, dit Bern après que je lui eus tendu
les derniers billets. Il se pencha vers moi et m’embrassa enfin.
— On a réussi.
Une joie hystérique s’empara de nous. Tout cet argent… et il nous
appartenait.
Nous regagnâmes la maison et allâmes nous doucher à tour de rôle.
Encore humide, Bern monta sur moi et me pénétra en se frayant un chemin
maladroitement, sans écarter sa bouche de la mienne. Gâchées par la peur
de l’échec et par les quintaux d’hormones injectées, nos relations
sexuelles s’étaient vidées de sens, mais elles ne le furent pas en cette nuit
de septembre. Bien que nous bougions avec plus d’assurance qu’à
l’époque de nos dix-sept ans où nous nous allongions sur la terre trempée
de la cannaie, bien qu’il n’y eût plus de surprise dans la façon dont Bern
suçait ma langue, dans la soudaineté de mon orgasme ni dans la manière
dont il serrait les dents en succombant au sien, la frénésie subite de nos
corps fut une nouvelle révélation, et pendant quelques secondes nous
cessâmes de penser à l’avenir. Dans cette portion de nuit, nous étions les
seuls à exister. Mais ce fut la dernière fois.

Quelques jours plus tard, nous apportâmes des dragées à Sanfelice. Il


les mâcha voracement l’une après l’autre. Les doigts encore poisseux, il
feuilleta le calendrier et annonça qu’il nous faudrait patienter jusqu’au
mois de janvier pour entreprendre notre voyage. Octobre ne s’accordait
pas avec mon cycle menstruel, novembre était complet et en décembre il
emmenait sa femme et ses enfants aux sports d’hiver.
Lisant la déception sur nos visages, il manifesta encore plus
d’enthousiasme. Janvier, c’était parfait ! Il y avait de la neige, des
montagnes de neige sur Kiev ! La neige était de bon augure, le taux de
succès augmentait de façon extraordinaire. Il nous abandonna là, muets,
tandis qu’il cherchait des graphiques sur son ordinateur, puis tourna
l’écran vers nous.
— Voilà. Février 2008. Cent pour cent de grossesses.
Ni Bern ni moi n’osâmes lui demander si la neige portait chance en
général ou si cela ne s’appliquait qu’à lui. Y avait-il un motif, une preuve
scientifique ? Nous étions trop désorientés par la peur et par l’espoir en
parts égales. Un cent pour cent net, promit le médecin. Il déclara que la
neige lui portait chance et nous le crûmes. Au point où nous en étions,
nous étions prêts à tout croire.
— Vous êtes-vous déjà entendus avec ma secrétaire pour l’hôtel ?
Nous avons un excellent partenariat. Je descends toujours au Premier
Palace, mais certains le trouvent trop cher. Il y a aussi un spa. Un massage
avant le transfert embryonnaire aide à détendre les tissus. Pour vous non,
dit-il à Bern, pas de massage, un peu d’huile de coude suffira. Allez ! Et
espérons qu’il neigera beaucoup !

Je n’ai guère de souvenirs des mois suivants, si ce n’est que je subis un


nouveau traitement hormonal, moins accablant. La secrétaire du médecin
nous téléphona pour l’achat des billets d’avion : elle s’occuperait de tout.
Alors nous choisissions l’autre hôtel ? En étions-nous vraiment sûrs ? La
différence de prix n’était pas si élevée et il y avait aussi au Premier Palace
un médecin qui pouvait nous être utile. Profiterions-nous de la visite
guidée de la ville ? Du mardi (le jour de la collecte de sperme) au samedi
matin (le jour du transfert embryonnaire), il n’y avait pas grand-chose à
faire. Le médecin conseillait la visite à tout le monde, ses clients sous-
estimaient souvent les charmes de Kiev.
Nous allâmes fêter le premier de l’An chez Corinne et Tommaso, mais
ils étaient bizarres, distraits par leur fille qui avait été récemment
hospitalisée pour un petit accident domestique. Ils étaient concentrés sur
les gargouillements de l’écoute-bébé et ne cessaient de bondir sur leurs
pieds à tour de rôle pour la surveiller dans l’autre pièce.
Danco monopolisait la conversation, et quand il se tut enfin, personne
ne fut à même de combler le vide. Giuliana bâillait effrontément avant
même que sonne minuit, et nous nous laissâmes tous contaminer par le
sommeil.
Bern et moi montâmes en voiture juste après le toast, farouches et
envieux.
— Ils ont un appareil pour piler la glace, dit Bern. Tu imagines la
quantité d’électricité que ce truc-là consomme inutilement ?
Vint le moment de préparer les valises, puis celui du départ. À
l’aéroport, Bern errait, stupéfait. Tout était nouveau pour lui. Je dus le
conduire par la main au comptoir du check-in, puis aux queues des
contrôles de sécurité.
Il regarda attentivement nos bagages transportés puis engloutis par le
tapis roulant. Quand nous atteignîmes la porte de départ, il attira mon
attention sur la manœuvre d’un Boeing de l’autre côté de la baie vitrée. Il
le vit accélérer le long de la piste de décollage, se détacher du sol avec
agilité, et sourit comme un enfant. Qui prend encore l’avion pour la
première fois à vingt-neuf ans ? me demandai-je.
Je lui laissai la place près du hublot. Pendant tout le trajet, ou presque,
il contempla la couche mousseuse de nuages.
— Tu imagines ce que ça doit être de marcher dessus ? lança-t-il en la
montrant du doigt.
Pour économiser, nous avions choisi une correspondance peu pratique :
près de neuf heures d’attente à Francfort. Bern refusa de mettre les pieds
dans un des fast-foods sous prétexte que leur viande provenait
certainement d’élevages intensifs. Le reste était tout simplement trop cher.
Nous mangeâmes d’abord du chocolat, puis du pain misérablement
accompagné de moutarde et de cornichons. Quand nous montâmes enfin
dans le second avion, j’étais si affamée que je dévorai le sandwich offert
par l’hôtesse et aussitôt après celui qu’elle avait déposé sur la tablette de
Bern, endormi.
J’étais inquiète à la pensée de la canule. Quelques jours plus tôt,
Sanfelice avait tenté de l’introduire, un test sur piste, l’avait-il défini. Il
suivait son parcours sur l’écran de l’échographe en parlant d’autre chose.
Il m’avait invitée à regarder à mon tour, mais j’avais fermé les yeux. Ce
n’était pas douloureux. Cela vous amenait juste à agripper le papier sur
lequel vous étiez allongée. Je suis obligé de faire du gymkhana à cause de
votre col de l’utérus, avait-il commenté. Puis, victorieux, il s’était
exclamé : Nous y voici. C’est là exactement qu’on le placera, le maudit !
Y parviendrait-il de nouveau avec la même facilité ? Nous avions
choisi de transférer le maximum d’embryons : trois d’un seul coup. Et si
des jumeaux naissaient, ce serait tant mieux.

Je me réveillai en sursaut avant l’atterrissage. La nourriture me


retournait l’estomac et une régurgitation de moutarde me monta à la
gorge.
— Tu es prête ? interrogea Bern.
Il avait l’air grave, comme s’il avait réfléchi intensément pendant
plusieurs minutes après son réveil.
Je dissimulai mon mal de ventre.
— Bien sûr, je suis prête.
À l’extérieur de Boryspil, le vent soulevait des tourbillons de poussière
glacée, cristaux coupants qui se collaient au visage. Les doigts transis de
froid, j’eus grand-peine à enfiler mes gants. Notre accompagnatrice,
Nastia, nous précédait de quelques pas, mais, contrairement à nous, elle ne
baissait pas la tête pour se protéger de la tourmente.
— Ce sont les heures les plus chaudes de la journée, déclara-t-elle en
prononçant l’italien de façon un peu militaire.
Elle avait les cheveux teints en un roux artificiel, très courts, une
longue mèche pendant sur le côté. Elle rit à gorge déployée.
— Hier, moins vingt. Première fois en Ukraine, hein ?
Comme hypnotisé, Bern se dirigea vers un rond-point, au milieu du
parking, où la neige formait une couche d’une dizaine de centimètres. Ce
n’étaient pas les tas de neige que Sanfelice nous avait promis, juste une
strate durcie. Bern posa sa main nue dessus.
— J’avais oublié, dit-il.
Mais je n’avais aucune envie de céder à son émerveillement devant la
neige, alors même que j’avais les jambes et le visage gelés, que cette
femme nous attendait près de la voiture et que mes entrailles semblaient
broyées par des tenailles.
Dans l’habitacle, Nastia se plaça de travers pour nous parler :
— Vous savez qui étaient les hussards ? lança-t-elle en hachant les
s. C’étaient des cavaliers, des ivrognes. Écoutez ça. Le colonel des
hussards invite les hommes de son régiment à l’anniversaire de sa fille.
Avant la soirée, il leur fait des recommandations : ne buvez pas comme
des trous, ne vous empiffrez pas comme des porcs et ne dites pas de gros
mots. Les hussards se retrouvent à la table où le dîner est servi, guindés et
furieux de ne pouvoir ni boire ni parler.
Elle chercha l’approbation de Bern qui lui adressa un signe
d’acquiescement de la tête.
— Voilà que se présente la femme du colonel, qui a une voix toute
fluette. Elle salue les hussards de plus en plus fumasses et leur dit : j’ai
acheté ces merveilleuses bougies de cire belge et ces beaux chandeliers de
Venise. Mais j’ai un problème, chers invités. Car il y a dix-neuf bougies et
seulement dix-huit trous dans les chandeliers. Dites-moi ce que je dois
faire de la bougie de trop ? C’est alors que le colonel se lève et s’écrie :
messieurs les officiers, taisez-vous !
Bern sourit. Il paraissait fasciné par cette femme, par sa diction
désagréable.
— Vous êtes inquiets, dit-elle en changeant d’expression.
— Non.
— Si, si. Vous avez des frimousses apeurées. Regardez.
Elle fouilla dans son sac et en tira son téléphone, puis nous montra la
photo de ses deux enfants.
— Tous les deux avec le docteur Fedetchko. Mon mari Taras a des
spermatozoïdes ivres.
Elle gonfla les joues pour imiter les spermatozoïdes de son mari. Les
enfants de la photo tenaient, radieux, un plateau couvert de billets de
banque.
— Mille trois cents dollars. Gagnés au casino ! Taras veut toujours des
garçons, des garçons. Seulement des garçons. Avez-vous fait la sex
selection ?
Dehors, commençaient à défiler les immeubles gigantesques de la
banlieue. Étaient-ce les habitantes de ces monolithes de béton qui offraient
leurs œufs en échange d’argent ?
Bern fut bouleversé par la vue du Dniepr glacé.
— Regarde ! Regarde là ! lança-t-il en m’effleurant le poignet.
Sur la colline, on voyait un groupe de coupoles dorées.
— Pechersk Lavra, la laure des Grottes, expliqua Nastia, nous irons la
visiter demain. Et là-haut, c’est la femme d’acier. Dernière statue
soviétique voulue par Nikita Khrouchtchev. Vu gros seins ? Seins de
Russe.
Elle agita les mains en un geste vulgaire.
La douleur, à présent diffuse, me prenait au bas du dos. Si je n’allais
pas rapidement aux toilettes, ce serait un désastre.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Bern.
— Combien de temps faut-il pour arriver à l’hôtel ?
Nastia indiqua vaguement le pont, devant elle.
— Après le pont, commence le centre. Autre blague sur les hussards ?
— Il ne vaut mieux pas pour le moment, lui répondit poliment Bern,
qui me scrutait, inquiet.
Nastia commenta pour elle-même :
— Frimousses très très apeurées, oui.
Les colonnes qui ornaient le hall de l’hôtel étaient recouvertes d’un
plastique imitant les veines du marbre. Une moquette rouge s’étendait
partout. Assis dans les coins, les hommes du personnel, tous en uniforme,
nous regardaient, l’air somnolent, remettre nos passeports, remplir les
formulaires de nos noms et prénoms, écouter les dernières instructions de
Nastia.
— Ici en bas à dix-sept heures, avec joli pot de sperme. Conseil de
Nastia : un petit verre de vodka avant, juste un, et une tranche de salo, le
lard. Rend le sperme plus fort. Secret de Taras.
Nous poussâmes nos valises vers les ascenseurs. J’avais l’impression
que tout le monde connaissait la raison de notre présence.
La chambre au deuxième étage ne possédait qu’une fenêtre donnant sur
un parking encombré de gravats. Du côté opposé se dressait un bâtiment
éventré par un écroulement ou inachevé.
Je m’enfermai à clef dans la salle de bains, tandis que Bern se
renversait sur le couvre-lit en chenille. Je remplis la baignoire et y
demeurai assez pour me liquéfier, même si l’eau qui sortait des tuyaux me
semblait contaminée comme tout le reste. Mais au moins elle était
bouillante et servit à calmer mes frissons.
Bern prit Nastia au mot. Je voulais rester dans la chambre, me glisser
sous les couvertures et attendre, mais il m’obligea à me rhabiller. Nous
devions chercher du salo.
Dehors, dans la rue Khreshchatyk, des colonnes d’air sibérien, glacé et
dur, s’abattaient sur nous. Nous marchâmes pendant plus d’une demi-
heure, longeant d’abord un parc, puis descendant une avenue qui menait à
la gare. L’esplanade consistait en une énorme et insidieuse plaque de
glace, et l’humanité qui la peuplait, uniquement des hommes aux bonnets
enfoncés sur les yeux, me poussa à supplier Bern de nous éloigner
immédiatement.
Nous rebroussâmes chemin et entrâmes dans un café où le temps
semblait s’être figé à un autre siècle : petits rideaux à dentelles aux
fenêtres, boiseries, lumières de Noël par intermittence. Bern parvint, par
gestes, à commander du lard. La femme le lui apporta, coupé en tranches
épaisses et accompagné de cornichons.
— Ça a l’air dégoûtant, dis-je.
— C’est pour la cause, répliqua-t-il, amusé.
Il en saisit une tranche entre le pouce et l’index et la suspendit au-
dessus de sa bouche avant de l’avaler. Mes intestins se contractèrent une
nouvelle fois. Bern finit tout le lard.
Nous avions encore du temps devant nous, et il avait envie de marcher.
La frénésie de son premier voyage à l’étranger, si loin de Speziale, à
l’exception de la mystérieuse année qu’il avait passée avec son père en
Allemagne, encore trop jeune pour s’en souvenir sinon en de vagues flashs
dont il ne parlait jamais. La forte condensation qui s’échappait de nos
bouches lui paraissait sensationnelle. Je décidai de me laisser contaminer
par son exubérance. Après tout, c’était notre voyage de noces, extravagant,
inquiétant, mais tout de même notre voyage de noces. Pour Danco et les
autres, nous jouions en ce moment les touristes à Budapest. Je pouvais au
moins faire semblant d’en être une.
Quand nous regagnâmes l’hôtel, les autres couples étaient réunis
autour de Nastia dans le petit salon du hall. La femme écarta les bras vers
nous et s’exclama d’une voix honteusement forte :
— Voilà qui manquait à l’appel. Le pot, vite !
Elle demanda à Bern s’il avait besoin de journaux ou de photos, elle en
avait une quantité dans son sac. Il refusa, bien qu’il fût fasciné par tant
d’effronterie. Il me pria de l’attendre là.
Nastia me conduisit vers les fauteuils et me força presque à m’asseoir
sur le seul libre. La femme qui était à côté se tourna vers moi et
m’annonça :
— Hier j’avais un endomètre de quatorze millimètres d’épaisseur.
D’après Sanfelice, c’est parfait.
Elle ne se présenta pas, ne me tendit pas la main, ne choisit aucune
phrase de circonstance pour entamer la conversation, me communiquant
uniquement cette nouvelle. Puis elle ajouta :
— C’est la septième fois que nous venons. Mais il était de plus en plus
mince. Et puis tu as vu toute cette neige dans la rue ?
Elle me tourna le dos pour écouter Nastia qui, debout au centre,
racontait la blague sur les hussards qui ne m’avait même pas tiré un
sourire quelques heures plus tôt. Je fixai les portes de l’ascenseur au fond
du hall jusqu’à ce que Bern ressurgisse. Il traversa l’espace vide et remit
l’échantillon à Nastia, devant tout le monde, sans aucune trace d’embarras.
— Le retardataire, affirma-elle avant d’étudier le pot à contre-jour.
Bien, bien, il y en a beaucoup. Vous savez ce qu’on dit à Kiev ? Qu’il faut
faire des réserves pour le jour noir. Qui finit toujours par arriver. Qui
arrive toujours. Tchorny den’, le jour noir.

Le lendemain matin, certains couples rentrèrent en Italie – ceux qui


avaient assez d’argent pour aller et venir en avion. Les autres erraient dans
l’hôtel, comme nous, aussi hébétés et pleins d’espoir que nous. Mais nous
ne nous parlâmes guère. On aurait dit qu’une compétition muette nous
opposait.
Une tempête de neige nous confina dans notre chambre pendant deux
jours. Les rafales étaient si violentes que les vitres crissaient. Le vent se
nommait buran, le tourbillon de neige purga. Bern, qui trouvait ça
amusant, ne cessait de répéter ces mots : buran, purga, purga, buran.
J’étais incapable de faire quoi que ce soit. Couchée sur mon lit, je
regardais les taches d’humidité sur la tapisserie en essayant de deviner la
couleur d’origine. À côté de moi, Bern étudiait le guide touristique avec
l’exclusivité qu’il réservait toujours aux livres. Il lisait parfois un passage
à voix haute puis cherchait un crayon et soulignait quelques lignes.
Le troisième jour, la veille du transfert, le soleil brillait, privé de
chaleur, mais éblouissant à cause de la neige. Nastia nous attendait dans le
hall pour la visite touristique. Je n’avais pas envie d’y participer, ce que
Bern ne comprenait pas : nous étions là, nous avions toute la ville à notre
disposition et la journée était radieuse.
— Jeunes gens courageux, déclara Nastia à notre vue. Allons-y.
La ville me parut aussi hostile et terrifiante qu’au début : les passages
souterrains aux boutiques asphyxiantes, les sans-abri usés par l’alcool, et
plus bas, le long des escalators du métro, si longs et si raides qu’ils
semblaient mener au centre de la terre, les noms des stations écrits dans
cet alphabet incompréhensible. Bern et Nastia me précédaient toujours de
quelques pas, enfermés dans une conversation que je n’avais ni la force ni
la volonté de suivre. Chaleur étouffante à l’intérieur des bâtiments, froid
paralysant dehors, je tentais de couvrir mon nez et ma bouche avec mon
écharpe.
Dans la montée Andreevski, je perdis deux fois l’équilibre. Bern se
retourna et me lança un regard étrangement indifférent, presque choqué. Il
était attiré par les étals et voulut à tout prix acheter un masque à gaz de
l’époque de la guerre froide, que Nastia l’aida à mettre.
— Ça plairait à Danco, expliqua-t-il.
Mais nous étions à court d’argent et pas certains qu’on trouve ce genre
d’articles à Budapest, aussi l’abandonna-t-il sur place.
J’observais les filles. Elles étaient belles, comme Sanfelice l’avait
promis, élancées, minces, les cheveux foncés et la peau très claire. Ce
pourrait être elle, pensais-je en croisant les yeux limpides d’une passante.
Comment s’appelle-t-elle ? Natalia ? Solomia ? Liudmila ? A-t-elle
d’autres enfants ? Je n’arrivais pas à chasser ces pensées de mon esprit et
n’osais pas les confier à Bern. Il m’aurait dit d’arrêter avec ces bêtises, il
aurait récité les phrases de Sanfelice ainsi qu’il récitait autrefois les
psaumes.
Je le persuadai de prendre un taxi pour regagner l’hôtel. Nastia me
soutint : je devais être reposée pour le lendemain.
Pendant que nous remontions la grande avenue bordée d’arbres,
l’autoradio diffusait une chanson que je connaissais. J’en chantonnai une
strophe tout bas.
— C’est quoi ? interrogea Bern.
— Roxette. Joyride. J’écoutais ce morceau quand j’étais gamine.
— Roxette, yeah ! s’exclama le chauffeur. You like music Nineties ?
Je répondis par l’affirmative, oui, j’aimais ça, mais surtout pour ne pas
tempérer son enthousiasme.
I also, dit-il en tournant ses yeux transparents vers les miens à travers
le rétroviseur. Listen.
Pendant tout le reste du trajet, jusqu’à la rue Khreshchatyk, il passa des
chansons pour moi, en réclamant à chacune, d’un signe, mon approbation :
Don’t Speak, Killing Me Softly, puis Wonderwall. Je regardais à travers la
vitre. Le soleil s’était couché depuis un moment, les coins de trottoirs les
plus éloignés des réverbères étaient plongés dans le noir.
Devant l’entrée de l’hôtel, Nastia déclara :
— Demain argent, n’oubliez pas. En liquide, euros.

Les portes coulissantes de la clinique étaient surmontées d’une


cigogne. En pierre, mais si bien reproduite que je la crus vraie. Sanfelice
avait décidé de procéder par ordre alphabétique selon les noms de famille
des femmes, nous étions le troisième couple.
Une fois ces portes franchies, nous débouchâmes dans un espace
moderne, un bout de futur au milieu d’un quartier où tout paraissait vieux
et usé. Nastia me tenait par le bras, comme si je risquais de me sauver. Sur
le paillasson, elle me tendit deux sachets en nylon.
— Pour les chaussures. Toi aussi, dit-elle à Bern qui nous suivait en
silence.
Elle le traitait plus brusquement que la veille, comme s’il n’était plus
qu’une gêne.
Je recouvris donc mes chaussures de plastique bleu. Ces mesures
d’hygiène auraient dû me rassurer, et pourtant je sentais ma nervosité
monter, tandis que je gravissais l’escalier astiqué et qu’on conduisait Bern
vers un autre couloir sans nous laisser le temps d’échanger un mot, tandis
que je remplissais des formulaires pré-imprimés, dans un anglais bourré
d’erreurs grammaticales, qui réclamaient mon autorisation pour la
congélation des embryons et leur destruction au bout de dix ans.
Les infirmières parlaient entre elles en ukrainien, ou peut-être en
russe. Lorsqu’elles croisaient par mégarde mon regard désorienté, elles
souriaient de façon tellement cordiale et impersonnelle que je me
demandais si, à leurs yeux, je n’appartenais pas à une autre espèce.
Je me retrouvai allongée dans une salle d’opération carrelée jusqu’au
plafond et équipée de machines et de lampes. D’un côté, le docteur
Fedetchko, un homme extrêmement grand à la moustache blonde ; de
l’autre, Sanfelice, un peu moins gai que d’habitude, comme soumis à
l’autorité de son confrère.
— Nous avons des blastocystes de première catégorie, dit-il. Rien que
des 3AA. Pour votre information, ceux de la dame d’avant n’étaient que
des B.
Pendant ce temps Fedetchko introduisait sa canule et cherchait en moi
le chemin le moins compliqué avec plus de délicatesse que Sanfelice lors
de l’essai. Cela ne dura qu’un instant. Les médecins me félicitèrent. De
quoi ? Je ne le compris pas. J’étais restée immobile, rien de plus, et tout ce
qui s’était produit semblait ne pas me concerner, ou tout au plus très
vaguement.
On m’amena dans une autre salle, plus petite et dotée d’une grande
fenêtre. Je patientai pendant un temps qui me parut interminable. À travers
la vitre, on voyait la colline enneigée et, au centre de tout ce blanc, les
coupoles dorées de la laure des Grottes. Nous l’avions visitée la veille,
mais elle était plus fascinante, épiée de loin, tel un mirage.
J’avais froid. Et où était Bern ? Soudain j’eus l’impression qu’il n’était
plus dans le bâtiment, peut-être même plus en ville, et tout devint aussi
lointain et inaccessible que la miniature de la laure sur la colline.
Puis la porte s’ouvrit toute grande. Et il entra, comme rapetissé,
derrière Sanfelice, le docteur Fedetchko et deux infirmières. Il n’osa
approcher du lit que lorsque nous fûmes seuls. Alors il m’aida à me lever
et à m’habiller avec les vêtements qu’une main surnaturelle avait
transportés du vestiaire où je les avais ôtés jusqu’à l’armoire de cette
chambre.
Sans plus aucune escorte, nous parcourûmes plusieurs couloirs. Bern
avait mémorisé le chemin en mon absence, comme s’il avait trompé le
temps en explorant les méandres de la clinique à la cigogne. Nous
descendîmes d’autres escaliers et atteignîmes le hall. Nastia se pencha
pour enlever les sur-chaussures de nylon que j’avais aux pieds et indiqua
la voiture qui nous attendait dehors.

La végétation de la ferme somnolait à cause de l’hiver. La lymphe


coulait lentement à l’intérieur des plantes. Bern et moi étions en suspens,
comme la nature environnante. Il me scrutait en silence à la recherche
d’un changement dans mon corps, dans mon métabolisme, dans mon
sommeil. Je lui reprochais des bêtises : par exemple, il n’avait pas balayé
la dalle en béton de la cour, et les feuilles mortes avaient bouché
l’évacuation. En réalité, j’aurais voulu lui crier : arrête de me suivre,
arrête de me demander comment je vais, arrête de me torturer du regard,
où que j’aille ! De toute façon, la vie se crée en sourdine dans les
profondeurs de mon ventre, il n’y a pas moyen de l’épier. Et pourtant,
j’étais moi aussi persuadée que mes nerfs étaient assez tendus et ma
perception assez vive pour saisir n’importe quelle variation. La vérité,
c’était que je ne sentais aucun changement en moi, j’étais juste plus
désabusée, plus irascible.
Je ne fus donc pas vraiment surprise quand, après avoir manié la sonde
intra-utérine et interrogé l’écran rempli d’ombres vagues, Sanfelice
annonça qu’il n’y avait rien, rien qui bougeait.
— Dommage. Tous ces merveilleux blastocystes… Quoi qu’il en soit,
le prochain voyage a lieu en mars.
Bern ne m’avait pas accompagnée à la consultation. Faisons comme si
c’était une journée parmi tant d’autres, avait-il dit.
Je lui téléphonai, il était au marché de Martina Franca. Il laissa mon
appel en attente pendant qu’il servait une cliente. J’écoutai leurs échanges,
puis imaginai qu’il fléchissait les genoux, se dissimulant sous l’étal, pour
plus de discrétion. La conspiration était désormais une de nos habitudes.
— Alors ? murmura-t-il.
Je lui livrai le résultat sans préambule, presque brutalement. Puis, le
regrettant aussitôt, ajoutai :
— Je suis désolée pour toi.
— Tout va bien, répondit-il le souffle court.
— Je suis vraiment désolée pour toi.
— Pourquoi dis-tu ça ? Pourquoi es-tu désolée pour moi ?
— Je m’en aperçois maintenant. Mais c’est la vérité. J’ai davantage de
chagrin pour toi que pour moi-même.
— Tu ne penses pas ce que tu dis, Teresa. Tu es juste bouleversée. Tu
ne le penses pas une seconde.
— Tu devrais trouver une autre fille, Bern. Une fille plus efficace.
Je compris que j’avais raison au cours du silence qui s’ensuivit, avant
que Bern réponde que ce n’était pas vrai, qu’il ne fallait pas que je
m’exprime ainsi, que c’était une de mes bêtises habituelles ; une pause
très brève, une hésitation, le temps de respirer profondément, rien de plus.
Il prenait en considération la possibilité que je lui avais offerte. Un
instant, il posa sur les plateaux de la balance deux poids antinomiques : le
désir qu’il éprouvait pour moi et son désir poignant d’enfant. C’était
possible. Il était possible que des désirs inconciliables se forment chez les
êtres. Ce n’était pas juste, mais c’était inévitable, et cela nous était arrivé.
Son incertitude m’indiqua le désir qui prévalait en lui, même s’il le
niait à présent avec toute la fougue que lui permettait une conversation
téléphonique au milieu du marché. Mais je ne lui en voulais pas. Au
contraire, j’étais calme, lucide, comme la nuit des crampes. Je ne
ressentais plus rien.
Je dis :
— Tu ne t’en rends peut-être pas compte maintenant. Mais dans cinq,
dix ou vingt ans, peu importe, tu finiras par ressentir l’absence de ce que
je t’ai enlevé et tu me détesteras. Parce que je t’aurai gâché la vie.
— Tu délires, Teresa. C’est la déception qui parle à ta place. Rentre à
la maison. Rentre à la maison et repose-toi. Nous ferons un autre voyage,
une autre tentative.
— Non, Bern. Il n’y aura pas d’autre voyage. Nous sommes allés trop
loin. Et ça ne servirait à rien. Ne me demande pas comment je le sais, mais
je le sais.
Le vacarme du marché autour de lui. Je pouvais voir Bern, de plus en
plus recroquevillé sous l’étal.
— Nous sommes mariés, Teresa.
Il prononça ces mots avec sévérité, comme si cela suffisait à mettre fin
à la discussion. Cela ne marcherait pas, pas comme ça. Bern insisterait,
supplierait si nécessaire, puis nous nous retrouverions à la maison et il
recoudrait cette déchirure au moyen de ses phrases précises, mot après
mot. Les éclats lancés par ses iris noirs auraient raison de moi, et nous
recommencerions tout du début. Une autre recherche absurde d’argent, un
autre traitement, un autre voyage vain vers l’endroit le plus inhospitalier
de la terre, puis la déception et ainsi de suite, à l’infini, jusqu’à ce que
nous nous détruisions mutuellement.
Je revis le visage inexpressif de la femme dans le fauteuil de l’hôtel de
Kiev, l’acharnement qui l’avait défigurée année après année. Je ne voulais
pas l’imiter. Nous étions encore jeunes.
Je dis :
— Nous avons commis une erreur.
— Arrête !
Je n’avais pas prévu cette étrange inversion de rôles entre nous. Je
n’avais rien prévu de tout cela. C’était moi qui, dès le début, m’étais
préparée à être abandonnée, moi qui l’avais aimé comme une imbécile à
mille kilomètres de distance, alors qu’il faisait une bêtise avec une autre.
Et, grâce au souvenir réprimé de cet été-là, peut-être, je savais maintenant
comment agir, comment sortir de la spirale dans laquelle nous nous étions
fourrés, une spirale actionnée au moment même où Tommaso et Corinne
nous avaient parlé de leur petite fille et où nous avions commencé à rêver
à la nôtre. Oui, il n’y avait qu’une seule façon de rendre à Bern sa liberté
et de reprendre la mienne.
— Il y a quelqu’un d’autre, déclarai-je.
— Quelqu’un d’autre ? répéta-t-il en murmurant.
Je le connaissais assez pour savoir que c’était le seul moyen possible.
J’étais lucide et consciente. J’étais épuisée, pleine de rage, et j’avais le
cœur brisé. Je ne m’arrêterais pas.
— Oui. J’ai quelqu’un d’autre.
— Tu mens.
Je cessai de répondre, pour éviter qu’il ne comprenne.
Alors sa voix changea. En l’espace de quelques secondes, Bern se
transforma en un inconnu, un inconnu furibond.
— C’est lui, hein ? C’est lui, Teresa ? Dis-moi, c’est lui ? criait-il.
— Peu importe de qui il s’agit.
Ce furent les derniers mots que nous échangeâmes avant longtemps.
Peu importe de qui il s’agit. En effet, ce furent presque les derniers mots
de notre bref, malheureux, absurde et malgré tout incomparable mariage.

Je ne retournai pas à la ferme. J’errai en voiture pendant des heures


jusqu’au couchant et au-delà. Je serais ensuite incapable de reconstruire
mon trajet dans la banlieue de Francavilla, puis dans le réseau de chemins
de terre qui se concluaient parfois par un portail, des chiens de garde qui
accouraient à la clôture en aboyant comme des forcenés.
Je regagnai Speziale, mais je ne pouvais pas rentrer à la maison. Je
pressentais que Bern était là-bas, attendant de voir de ses propres yeux si
ce que je lui avais dit au téléphone était vrai, attendant de questionner mon
corps à la place de ma voix. La trahison inexistante que je lui avais avouée
n’aurait de consistance que si je passais la nuit dehors.
C’est lui, hein ?
C’est lui ?
Avant de croiser le sentier de la ferme, je virai vers la maison de ma
grand-mère. Je sonnai et attendis que le portail électrique s’ouvre ; la
lampe clignotante qui le surmontait éclaira la campagne par intermittence.
Riccardo vint à ma rencontre, vêtu d’un survêtement de sport. Je le
priai de m’héberger pour la nuit dans la làmia. C’était une demande
effrontée, presque ridicule, mais je lui parus sans doute si bouleversée
qu’il répondit :
— Bien sûr, mais il fait un froid de loup dans la làmia.
— Ça m’est égal.
— La chambre des amis est libre. Entre. Je vais chercher des draps.
La chambre des amis était ma chambre. Après m’avoir donné des
draps et des serviettes de bain, après que j’eus refusé d’avaler quoi que ce
fût, Riccardo ferma la porte en me souhaitant une bonne nuit, devinant
qu’un instant plus tard sa présence me serait insupportable.
Je me retrouvais donc au point de départ, dans ma chambre d’enfant,
tandis que la villa baignait dans le noir depuis des heures et que je veillais,
en proie à la fatigue, cette fatigue vibrante qui a déjà dépassé toute
possibilité de dormir. Couchée dans le lit où tout avait commencé.
Une lueur filtra à travers les volets. La lune qui se levait, pensai-je.
Mais ce ne pouvait pas être la lune, car c’était une lumière mobile. Je
quittai le lit, ouvris la fenêtre, m’exposant au froid, et vis le feu, les éclats
changeants des flammes et la colonne de fumée qui montait tout droit en
l’absence de vent, se dissipant dans le ciel noir, à l’endroit exact où se
dressait la ferme. Ni son ni odeur d’incendie ne me parvenaient, juste cette
éraflure de lumière entre les chevelures des arbres.
Mon premier instinct fut de me précipiter là-bas, mais un instant me
suffit pour comprendre que c’était un signal, le dernier appel lancé par
Bern dans la nuit afin que j’accoure et nie ce que je lui avais dit au
téléphone. Un bûcher qui signifiait : tant que ça brûlera, j’attendrai ici,
prêt à croire tout ce que tu me diras, prêt à oublier. Mais quand les
flammes se seront dissipées et que la braise aura refroidi, je ne serai plus
là et tes paroles seront pour toujours vraies.
Je me demandai à quoi il avait mis le feu, à la cabane à outils, à la
serre ou à la maison, avec toutes ses affaires et les miennes. Le lendemain,
je découvrirais qu’il avait incendié le bois, toute la réserve. Mais, dans la
chambre de la villa, je l’ignorais encore. Je ne pouvais que regarder, sans
détacher les pieds de la pierre glacée, sans me pencher vers le lit pour
saisir la couverture et l’enrouler autour de mes épaules, regarder et c’est
tout, jusqu’à ce que les flammes faiblissent et qu’à l’aube elles
disparaissent totalement.

Deux jours après cette séparation brutale et choquante, je regagnai


Turin. J’avais l’impression que je n’avais plus rien à faire à Speziale. Trop
vieille, je poursuivrais maintenant ce que j’avais abandonné trop jeune.
Mais je ne résistai même pas un mois. Le mécanisme efficace et froid
de la ville, la pluie ainsi que les lumineuses et déchirantes journées de
mars, surtout la tolérance prudente de mes parents, leur satisfaction tacite
face à cet échec : j’avais toujours les nerfs à fleur de peau. Désormais mon
présent était dans les Pouilles, et j’y retournai donc. Non pas avec
l’impatience de mon adolescence, ni avec le soulagement des dernières
années, mais avec une légère résignation, comme s’il n’existait plus
d’alternative pour moi. J’étais certaine que Bern ne serait pas là, et je ne
me trompais pas.
Parfois la peur m’empêchait de dormir. Mon esprit se peuplait de
vieilles histoires macabres qui avaient pour décor ces campagnes : un
homme avait été agressé chez lui par des individus qui lui avaient attaché
mains et pieds avant de le torturer pendant des heures avec un fer chauffé
à blanc. Pour sûr, il s’agissait de légendes, mais dans le noir et le silence,
elles avaient raison de moi. Une nuit, j’entendis battre quelque chose de
métallique dehors, tout près de la maison. J’ouvris la porte en tremblant.
Un chien fouillait dans le seau renversé des ordures. Il me fixa pendant
quelques secondes avant de s’en aller.
Mais je finis par m’habituer. D’une certaine façon, après le départ de
Danco et des autres, tout n’avait été qu’un long entraînement à la solitude
qui s’accomplissait maintenant. J’acceptais ce que le réconfort rude de la
nature était capable de m’offrir. Pour diminuer un peu ma sensation
d’isolement, j’achetai une chèvre que je laissai se promener en toute
liberté sur la propriété. Je me rendis plus souvent au village, m’inscrivis
au centre de loisirs, à une équipe de volley-ball amateur et à la chorale
paroissiale. Je fis installer à la ferme une ligne téléphonique et une
connexion Internet. Tel un rabdomancien, le technicien de la compagnie,
un garçon à queue-de-cheval, se déplaça sur le terrain armé d’un poteau
métallique, essayant d’attraper la meilleure cellule. Il monta une antenne
et constata, abasourdi, mon incompétence totale en matière d’ordinateur. Il
me donna les instructions nécessaires et sa carte de visite en cas de besoin.
Une ancienne élève de ma grand-mère, qui enseignait à présent à
l’école primaire, eut l’idée d’organiser des visites guidées de la ferme. Le
projet que nous y avions développé était précieux, affirma-t-elle, je
pouvais transmettre le respect de la tradition et de la terre. J’étais
sceptique, je n’avais aucune expérience en matière d’élèves et je ne me
sentais pas autorisée à parler des principes que nous avions mis à
exécution : ils appartenaient à Bern et à Danco, je m’étais contentée de les
imiter. Mais cette tâche se révéla plus facile que prévu. Je me surpris à
expliquer que le paillage permet d’économiser jusqu’à quatre-vingt-dix
pour cent de l’eau et pourquoi il est crucial de l’employer. J’apprenais aux
enfants qu’un potager en spirale est plus efficace que les potagers
rectangulaires auxquels ils étaient habitués, improvisais des jeux où ils
devaient reconnaître, les yeux bandés, les herbes aromatiques en les
touchant ou en les reniflant. Je les fis semer et arroser et, pour susciter
leur indignation, leur montrai le fonctionnement des toilettes sèches, la
façon dont cela servait d’engrais au sol. Seuls les plus courageux se
penchaient sur la fosse nauséabonde du compost.
Quant à Bern, il avait erré un moment, je le savais, mais il vivait
maintenant dans un appartement à Tarente, en compagnie de Tommaso,
depuis que Corinne et lui s’étaient séparés. Ce fut Danco qui me le confia :
je n’avais plus de contacts avec eux. Il se présenta un jour à la ferme,
envoyé par Bern avec une liste d’objets à récupérer.
— Il aurait pu venir, commentai-je.
— Après ce que tu lui as fait ?
Sans doute se rendit-il compte de sa grossièreté, car il ajouta :
— De toute façon, ce ne sont pas mes oignons.
Il se déplaçait avec désinvolture dans les pièces, comme si la maison
lui appartenait encore. Il consultait la feuille sur laquelle s’étalait
l’écriture de Bern.
— Comment va-t-il ? lui demandai-je.
— Il va bien.
Le savoir en sécurité aurait dû me réconforter, mais je n’étais pas
capable d’une telle générosité. Soudain lasse, je m’assis à la table de la
cuisine et regardai Danco fouiller dans les tiroirs.
— Bern est fait pour de grandes ambitions, déclara-t-il soudain. Aucun
d’entre nous n’a le droit de le limiter.
— C’est ce que j’ai fait, d’après toi ? Le limiter ?
Il haussa les épaules.
— Je dis juste qu’avant ton arrivée à la ferme nous avions des projets.
Et que nous pouvons les reprendre maintenant.
— Et de quels projets s’agit-il ? Je suis curieuse. Libérer des vaches ?
Des moutons ?
Il se tourna vers moi.
— Il existe quelque chose de plus important que nous-mêmes, Teresa.
Tu as toujours été esclave de ta conception du bonheur.
Mais je n’avais pas envie de subir ses leçons, plus maintenant.
— Et ces projets, vous les réalisez avec l’argent de la maison de ma
grand-mère ? Lâche cette cafetière, repose-la ! C’est moi qui l’ai achetée,
elle m’appartient. Si Bern l’a inscrite dans sa liste, il s’est trompé.
Il s’exécuta.
— Comme tu veux.
J’attendis qu’il en finisse. Je restai assise tout ce temps-là, enfermée
dans une sorte de rancœur qui me donnait le sentiment d’être stupide.
Avant de sortir, Danco me serra la main. Sur la table de la tonnelle, je
trouvai la feuille de la liste, au dos de laquelle était inscrite la nouvelle
adresse de Tommaso.

De Bern, je ne sus plus rien pendant un an. Jusqu’au matin où je fus


réveillée par un bruissement de pneus sur le sentier. Le jour s’était levé
depuis peu.
J’atteignis la porte alors qu’on frappait déjà avec décision. Je ne
demandai pas à qui j’avais affaire avant d’ouvrir, j’attrapai ma grosse
veste pendue à la patère et l’enfilai sur ma chemise de nuit.
Un des policiers se présenta, mais j’oublierais son nom, je ne le saisis
peut-être même pas. Il interrogea :
— Êtes-vous madame Coriano ?
— Oui.
— La femme de Bernardo Coriano ?
J’acquiesçai de nouveau, bien qu’il fût étrange d’entendre ce rappel
dans le froid de l’aube.
— Votre mari est-il à la maison ?
— Il n’habite plus ici.
— Il ne s’est pas présenté au cours des dernières heures ?
— Je vous l’ai dit, il n’habite plus ici.
— Savez-vous où il pourrait se trouver en ce moment ?
Quelque chose me poussa à dire non, un vague instinct de protection. Il
y avait encore quelque part la feuille où était notée l’adresse de Tommaso,
et en tout cas je l’avais mémorisée à force de la regarder. Mais je répondis
par la négative.
Vous avez promis de veiller l’un sur l’autre… Ne manquez jamais à
cette promesse.
— Préférez-vous que nous entrions et nous asseyions, madame ?
— Non. Je préfère rester debout. Ici.
— Comme vous voulez. J’imagine que vous n’êtes pas au courant des
événements de cette nuit.
Comme gêné, le policier s’effleura le menton.
— Il semble que votre mari soit impliqué dans un meurtre.
La couture intérieure de ma veste me frottait le cou. Il valait mieux la
porter sur un pull à col rond ou une écharpe.
— Vous vous trompez, dis-je, avant de laisser échapper un rire
nerveux.
— Il y a eu un affrontement à propos de l’abattage de quelques
oliviers. Il se trouvait parmi les contestataires.
L’absurdité de ce moment. La lumière blanchâtre, opaque dans laquelle
baignait la campagne.
— Un meurtre ? demandai-je.
— Un agent de police. Il s’appelait Nicola Belpanno.

1. Danse traditionnelle des Pouilles dérivant de la tarentelle.


5

Tommaso avait encore les mains posées sur le couvre-lit. Il les


regardait sans pencher le menton, ne bougeant que les yeux, comme s’il
était capable de voir à travers et de compléter le dessin géométrique – des
losanges rouges et bleus – de l’étoffe. Les doigts écartés, l’air de dire :
c’est tout, il n’y a rien d’autre à savoir et cette fois je n’ai rien omis.
Il y avait donc l’histoire que je connaissais, et il y en avait une autre.
Dans l’histoire secrète, une fille et son bébé mouraient. Mais Bern ne
m’en avait jamais parlé, il avait maintenu jusqu’au bout la promesse qu’il
avait faite aux autres. Pas une histoire, mais deux, me répétais-je,
également vraies, aussi vraies que Tommaso et moi en chair et en os dans
cette chambre dont les radiateurs étaient éteints depuis des heures. Deux
versions semblables aux arêtes opposées d’une boîte, qu’on ne peut voir
ensemble qu’en imagination. Cette imagination à laquelle je m’étais
refusée avec obstination à recourir au sujet de Bern et de Violalibera, de
leur enfant et des autres. Aveugle et sourde. Pis encore. Obstinée.
Inébranlable.
Et pourtant, je ne disais rien. Je n’avais même pas dit : alors, ça s’est
passé comme ça. Je gardais le silence depuis que Tommaso avait évoqué
Violalibera attachée à l’olivier. Et maintenant il se taisait. Cinq minutes
s’étaient écoulées, peut-être plus.
Puis il me lança :
— Pourrais-tu jeter un coup d’œil à Ada ?
Et je me levai, presque soulagée.
Je m’approchai du canapé au point de distinguer la pulsation lente et
rythmée de la couverture à la hauteur de la poitrine d’Ada. Tout le calme
du monde était concentré dans cette respiration. Je lui donnai le temps de
s’insinuer en moi, après quoi je retournai auprès de Tommaso, hésitant à
m’asseoir de nouveau sur cette chaise de torture ou à rester debout.
— Elle est calme, annonçai-je.
Il avait ôté ses mains du couvre-lit, ces mains exsangues d’éternel
enfant, pour les croiser sur le revers du drap.
— J’ai un autre service à te demander, dit-il. Il faudrait que tu sortes
Médée.
Je regardai la chienne pelotonnée au fond du lit, peut-être sur les pieds
de Tommaso.
— Elle a l’air de dormir béatement.
— J’y vais, j’y arriverai.
Il écarta les couvertures et posa un pied par terre. Il portait juste un
caleçon blanc sous son tee-shirt. La vue soudaine de ses jambes nues me
troubla un instant. Il se leva, mais perdit l’équilibre presque
immédiatement.
— Il ne vaut peut-être mieux pas, déclara-t-il en se recouchant. Dès
que je change de position, tout se remet à tourner.
Non sans réticence, je saisis la laisse accrochée à la table de nuit.
Médée s’était redressée au cliquetis du mousqueton. Elle bondit au sol et
aboya deux fois avant que Tommaso lui ordonne de se taire.
— Si tu rencontres d’autres chiens, tiens-la le plus fort possible. Même
s’ils sont derrière une balustrade. Parfois elle fait des sauts
impressionnants.

Je me dirigeai vers le port. Médée se promenait en reniflant


l’extrémité du quai, traces invisibles de chiens qui l’avaient précédée, ou
odeur du poisson qu’on y déchargeait chaque jour. Jamais je n’avais vécu
un Noël aussi étrange.
Elle tira sur la laisse et je la retins trop violemment, son collier
l’étranglant un instant. Elle m’adressa un regard vexé. Et si Violalibera
avait accepté de garder l’enfant ? Si elle n’était pas restée seule ce matin-
là, si la première gorgée de tisane de laurier-rose l’avait dégoûtée et
qu’elle avait vidé le reste dans le lavabo ? Il était étrange de constater que
votre destin dépendait du choix d’une autre personne, de son moment de
faiblesse. Aussi décevant qu’une arnaque. En pensée, en parole, par action
et par omission, disait la prière, mais jamais personne ne se souciait des
omissions. Ni Bern ni moi ne nous en étions souciés non plus.
Et pourtant, ma solitude s’interrompait pour la première fois depuis
des mois pendant que je marchais dans le port avec Médée, en l’absence
d’êtres humains. Comme si, maintenant que je connaissais les faits, ma vie
s’étirait vers l’arrière et de côté, dans toutes les directions, rejoignant celle
de Violalibera, de Bern et des autres garçons. Comme si j’avais enfin
plongé avec eux dans la piscine où ils s’étaient baignés en cachette la
première nuit. Bern aurait su exprimer ces pensées mieux que moi.
Je regardai le petit tas sombre que Médée avait laissé au centre du
quai, puis je me décidai à me pencher et à utiliser un des sachets noués à la
laisse.

Tommaso somnolait, assis. C’était la seule position qui empêchait les


meubles de la chambre de se précipiter sur lui dès qu’il fermait les yeux,
m’avait-il expliqué au début de cette nuit absurde. Je lui effleurai le bras,
mais il ne se réveilla pas. Alors je le secouai.
— Quoi ?
— Vous n’étiez donc pas sûrs.
— Personne, pas même à Guantánamo, n’obligerait un individu dans
mon état à rester éveillé, tu sais ?
— Vous n’étiez pas sûrs de l’identité du père.
— Chacun de nous était persuadé d’être le père et chacun de nous était
persuadé de ne pas l’être. Je ne crois pas qu’on puisse mieux l’expliquer.
— Et vous avez décidé de jouer cette paternité au lancer de cailloux.
Tommaso restait immobile. Il avait déjà raconté ces faits, les répéter
n’était pour moi qu’une façon de m’acharner.
— Mais Bern a choisi de perdre, continuai-je. Il voulait cet enfant.
Ou la fille. Mais ni lui ni moi n’avons prononcé ces mots.
Médée était de nouveau blottie au pied du lit, comme si elle n’en avait
jamais bougé.
— Et Violalibera n’a rien dit ? N’avait-elle pas le droit d’avoir une
préférence ?
— Bern lui avait parlé. Je crois. Il l’avait sans doute fait.
— De vous trois, n’importe lequel lui aurait peut-être convenu. Et si
ç’avait été toi ?
Tommaso tourna le visage vers moi. Il ne m’avait jamais regardée
aussi délibérément en me parlant : il me surprit. Puis il posa les yeux sur
le couvre-lit, lentement, peut-être parce que le mouvement soudain de sa
tête lui avait causé une violente douleur.
— J’imagine qu’il avait exposé ses intentions à Violalibera, qu’il lui
avait promis de lancer le caillou le moins loin. Ils avaient commencé
ensemble et ils finiraient ensemble. Un pacte entre eux, quelque chose de
ce genre. Je ne sais pas, je n’y ai pas trop réfléchi à l’époque. Aujourd’hui
je pense que Violalibera a fini par s’apercevoir qu’aucun de nous ne lui
convenait. Elle était très bizarre. On pouvait s’attendre à tout d’une fille
pareille.
Tommaso se frotta le visage, puis pressa ses paumes sur ses yeux.
— Je veux que tu me parles du fortin, de cette nuit-là, dis-je.
— Je n’y étais pas.
— Mais c’était ici que Bern vivait, n’est-ce pas ? Ici avec toi. La
police est venue le chercher à la ferme, mais il était ici avant d’y aller.
— Il est deux heures.
Je ne bougeais pas et Tommaso comprit que je ne lâcherais pas. Il
capitula donc au terme d’une pause un peu plus longue :
— D’accord. Mais va chercher du vin. Il doit y avoir une bouteille
ouverte sous l’évier. Si je ne l’ai pas bue.
— Tu plaisantes, ou quoi ?
— Ça me fera du bien. Je suis un pro, je te l’ai dit. Et puis, c’est la nuit
de Noël, oui ou non ?
Je trouvai le vin, le versai et regagnai la chambre. La porte
entrebâillée. La même lampe allumée sur la table de nuit. Sa lèvre
inférieure sèche, pâle et maintenant tachée de rouge.
— Tu te souviens du jour des abeilles ?
— Quel est le rapport ?
— Corinne me l’avait dit la veille au soir. Qu’elle était enceinte.
Qu’elle attendait Ada. Elle a toujours eu l’habitude de m’annoncer les
choses après coup. Y compris quand elle a décidé de s’attribuer la
responsabilité du vol chez Nacci, instaurant cette dette implicite entre
nous. Sans cette dette, je n’aurais pas essayé de la retrouver, je n’ai pas
honte de l’admettre aujourd’hui. Je ne serais pas allé la chercher dans
l’auberge de jeunesse où elle s’était installée provisoirement et je ne
l’aurais pas amenée à la ferme en la présentant à Bern comme ma petite
amie. Même si, pour être précis, c’est elle qui s’en est chargée. À notre
arrivée, le premier jour, elle m’a saisi la tête, l’a tournée et a pressé sa
bouche contre la mienne. Maintenant je suis ta petite amie, voilà ce que ça
signifiait. N’oublie pas que tu as une dette envers moi.
— Je croyais que tu étais amoureux de Corinne.
Tommaso respira plus profondément.
— Je suppose que, pour certains, ces choses-là sont plus compliquées
qu’elles le semblent. De toute façon, Corinne a décidé à un moment donné
d’arrêter la pilule. Sans demander mon autorisation, avec la même
résolution aveugle et égocentrique. Mais la petite, Ada, n’était pas le
véritable but. Ça aussi, c’est typique de Corinne. On met beaucoup de
temps à comprendre les gens. Trop de temps.
— Nous épousons la lumière et les ténèbres.
— Oui. J’imagine que Cesare avait raison. Il avait raison sur un tas de
choses. Et, de toute façon, Corinne ne rêvait pas d’avoir des enfants, ça ne
l’intéressait pas. Une grossesse était tout simplement le chemin le plus
rapide pour m’éloigner de la ferme une fois pour toutes. J’ai l’air injuste,
je le sais. Elle t’a sans doute raconté des trucs terribles sur moi ces
derniers temps.
— Ça fait très longtemps que je ne l’ai pas vue.
— Mais elle ne s’en rendait pas compte. La vérité, c’est qu’elle
détestait la ferme. Cela ne l’avait pas dérangée tant que ç’avait été un
moyen de faire enrager son père, puis elle lui était apparue telle qu’elle
était vraiment : inconfortable, sordide, hostile. Je ne veux pas te vexer. Au
fil du temps, la maison a changé. Bern et toi l’avez beaucoup améliorée,
mais à ce moment-là, elle était abandonnée depuis longtemps, et elle était
vraiment comme ça : inconfortable, sordide, hostile.
S’il avait repris cette conversation avec une certaine prudence, il
semblait à présent ne plus vouloir s’arrêter.
— Et puis Corinne ne supportait plus Danco, son arrogance, ses
invectives. Mais elle savait que je ne partirais pas si elle me le demandait,
même si je la considérais désormais comme ma fiancée à tous points de
vue et si j’avais pratiquement cessé de repenser à la façon dont les choses
avaient commencé, en particulier après ton arrivée.
— Pourquoi moi ?

De l’ongle du pouce, Tommaso parcourut le contour d’un losange du


couvre-lit.
— Nous étions désormais tous en couple, non ? Mais Corinne savait
que je ne céderais pas si elle me demandait de partir. Elle n’a donc pas
essayé, elle a juste arrêté de prendre la pilule pendant une ou deux
semaines, des mois, je ne sais pas. Le temps nécessaire. Et elle ne m’a rien
avoué, pas même quand son retard a atteint cinq ou six jours. J’ai
reconstruit les faits ensuite. Elle a soudain cessé d’être mécontente, de
respirer l’insatisfaction, ce qui m’a rendu plus paisible moi aussi.
Elle ne m’a rien dit non plus après le test de grossesse. Elle en a
d’abord parlé à son père et à sa mère, elle les a laissés l’accompagner chez
le gynécologue. Ils y sont allés tous les trois, la famille recomposée, ils
ont aussi choisi l’appartement qui deviendrait le nôtre. Puis elle m’a
annoncé qu’elle était enceinte. Elle avait un air vaguement coupable, mais
surtout triomphant et victorieux. Elle a dit que nous quitterions la ferme le
plus vite possible, que l’appartement, un dernier étage avec terrasse, serait
prêt quelques semaines plus tard, il n’y manquait que quelques meubles,
qu’elle voulait choisir avec moi. Et elle a ajouté : « Ne t’inquiète pas, mon
père a pensé à tout. »
Elle m’a obligé par cette déclaration lapidaire à oublier toutes les
horreurs qu’elle m’avait racontées sur son compte. Ce soir-là, j’ai eu une
perception très nette de vous dans les autres pièces. Je me répétais : il faut
que tu mémorises tout, parce que ceci est la première des dernières nuits.
J’avais même l’impression de sentir le souffle du bébé dans le ventre de
Corinne, cet être qui n’était encore qu’une affirmation, rien de plus.

Au fil de ses propos, Tommaso était de plus en plus concentré, alors


que je pensais : c’est comme ça que la vie choisit. Elle choisit sans choisir,
elle germe à un endroit, pas à un autre, au hasard. Corinne, Tommaso et
leur amour défectueux convenaient. Bern et moi, non.
— Le lendemain, c’était dimanche, continua-t-il. Quitter la ferme à
l’aube pour aller travailler aurait peut-être pansé mon désespoir, cela
m’aurait empêché de m’attarder au lit avec Corinne, avec les pensées
lugubres de la nuit. J’étais atterré à l’idée de m’asseoir sous la tonnelle
avec vous tous en sachant que mes jours à la ferme étaient comptés. Voilà
pourquoi j’ai bondi hors du lit, attrapé mes vêtements et suis sorti. J’ai
erré un moment avant d’atteindre la cannaie. Les rayons du soleil
perçaient les feuilles. J’ai vu les ruches. Vraiment, je n’y avais pas pensé
plus tôt. Je n’y ai pas pensé non plus sérieusement pendant que je
soulevais un des couvercles, hypnotisé par le remue-ménage à l’intérieur,
par ce grouillement poisseux. Les abeilles n’ont pas eu peur, elles se sont
juste un peu énervées, comme surprises par l’ombre d’un nuage. J’ai glissé
prudemment une main dans la ruche, puis l’autre. Elles se sont agrippées à
mes doigts et mes poignets, à la recherche de quelque chose. J’ai
brusquement serré les poings. Le reste, je ne me le rappelle pas, à
l’exception de Bern, assis près de mon lit, à l’hôpital, un peu comme toi
maintenant, sauf que c’était de l’autre côté car je devais tourner la tête
vers la droite pour le regarder. Tout mon corps vibrait, mais sans
souffrance, et Bern était flou, car j’avais aussi les pommettes et les
paupières enflées. J’ai essayé de lui parler, mais ma langue était
engourdie, et il m’a ordonné de me taire, de rester calme, de refermer les
yeux. Il a promis qu’il ne s’éloignerait pas pendant que je dormirais. Je ne
voulais personne d’autre, rien que lui. J’espère que ça ne t’embête pas que
je te le dise.
M’embêter ? Étais-je jalouse, tandis que je l’écoutais ? Peut-être pas,
pour la première fois. Quelle bêtise que cette compétition entre nous !
Comme s’il n’y avait eu dans le cœur de chacun de la place que pour une
personne. Comme si le cœur de Bern n’avait pas été une ruche remplie de
recoins, un pour chacun d’entre nous.
— Continue, dis-je.
— Il y avait tellement de placards dans l’appartement que mes
vêtements et ceux de Corinne en remplissaient juste la moitié. Pendant des
mois, nous n’avons pas arrêté d’acheter. Elle attendait que je rentre du
Relais, puis nous nous promenions dans le centre-ville en passant en revue
les boutiques. Des objets pour la petite, surtout, des vêtements pour elle et
pour moi, ainsi que des appareils électroménagers, car la cuisine aussi
était à moitié vide : un mixer, un grille-pain, une yaourtière et une
machine à pop-corn. Corinne payait tout avec une carte de crédit flambant
neuve. Nous étions si différents, méconnaissables. Et nous ne parlions
jamais de la ferme, ni de vous. Je n’étais pas malheureux, pas exactement.
Il y avait quelque chose de libérateur dans cette nouvelle vie : nous nous
étions débarrassés de tous les interdits de Danco. Et puis je retrouvais la
ville, son désordre, après tant d’années. J’aimais voir Corinne radieuse,
euphorique et malicieuse, comme jamais elle ne l’avait été à la ferme.
Nous avons choisi le prénom de la petite et nous nous sommes habitués à
l’appeler comme ça. Jour après jour, elle est devenue de plus en plus
concrète… Mais non. Ce n’est pas entièrement vrai, s’est corrigé
Tommaso. Démembré, voilà comment j’étais. Démembré.
Sa tendance à se perdre de plus en plus dans des abstractions m’irritait.
C’était la fatigue, la fatigue et tout cet alcool.
— Parce que j’appartenais à Corinne et à Bern, ajouta-t-il avant
d’éclater de rire.
— Tu vas réveiller Ada.
— Ou plutôt non, rectifia-t-il une nouvelle fois. J’appartenais à Bern,
juste à lui. C’est ce que je veux dire, en réalité. Mais, à l’époque, j’avais
les idées embrouillées. Ça t’agace ? C’est ton droit.
Il se frotta le front, comme pour ménager de l’espace à d’autres
pensées.
— Le matin, j’étais réveillé par les cris des mouettes. Corinne était
allongée à côté de moi et je me répétais : arrête de penser, concentre-toi
sur la série de gestes que tu vas bientôt devoir faire et, tu verras, ça ira
mieux. Et ce, pour le reste de ta vie, chaque jour, à partir de maintenant.
Parce que… eh bien, je comptais les semaines, les yeux écarquillés à côté
de Corinne enceinte. Je comptais les semaines qui nous séparaient de
l’accouchement, et à cinq, je me disais encore cinq, et puis il faudra
trouver un autre moyen. Tu vois à quoi je fais allusion ? Au sexe, voilà.
Les choses se seraient assez bien déroulées s’il n’y avait pas eu ce détail,
le sexe. Mais ce n’est pas un détail insignifiant pour un couple, pas vrai ?
Non, ça ne l’est pas. Et tu sais quoi ? Je passais beaucoup de temps à
imaginer comment c’était entre Bern et toi. C’est horrible, je le sais. Mais
voilà où nous en sommes. Toute la vérité, rien que la vérité, Teresa.
J’imaginais comment c’était entre Bern et toi, sans détails malsains, il ne
s’agissait pas de ça, même si j’y ai parfois cédé. C’était surtout la
sensation qui me manquait, ce qu’on éprouvait lorsqu’on s’abandonnait à
une attirance aussi heureuse et aussi pleine.
Voilà pourquoi je comptais les semaines qui me restaient avant que la
trêve s’achève. Car je pouvais aimer immensément Corinne, mais je ne
pouvais l’aimer que sans le sexe. En admettant que cela ait un sens. Elle le
savait aussi, je crois, depuis l’époque de la ferme, mais elle était
persuadée qu’elle me ferait changer, qu’elle me corrigerait. Ou que
l’habitude au moins y parviendrait. Elle était en général déterminée,
aucune phrase, aucun sujet ne l’effrayait, mais elle ne parlait jamais de ça,
du sexe.
Encore cinq semaines, me disais-je, puis quatre, puis trois, et la trêve
prendrait fin, et une belle nuit nous nous retrouverions dans cette chambre
comme avant, Corinne se rapprocherait, toute craintive, et me dirait :
Qu’est-ce que tu en penses, on le fait ?

Tommaso se tourna vers moi.


— Ça te gêne que je dise ça.
— Non, mentis-je.
Il versa de nouveau du vin, le porta à ses lèvres, mais ne le but pas. Il
tint le verre en équilibre pendant un instant comme s’il reprenait haleine
avant de poursuivre son récit.
— Un soir, nous avons invité à dîner les parents de Corinne. Elle me
disait : Ils nous ont offert cet appartement et tout le reste, et nous, nous ne
les avons jamais invités officiellement. Cette précision, officiellement,
typique de sa famille, me faisait sourire. Ses parents sont exactement le
genre de personnes qui font la différence entre une invitation officielle et
une invitation officieuse.
Elle m’a demandé au moins dix fois ce que je pensais préparer pour le
dîner, elle était inquiète. D’après ce que j’ai compris, elle avait exagéré de
beaucoup mes talents de cuisinier aux yeux de son père. Je ne le lui ai pas
reproché. Elle était entrée dans son dernier mois de grossesse et elle avait
de terribles crampes aux jambes. Elle semblait toujours sur le point de
s’écrouler.
Ses parents se sont présentés avec un bouquet de fleurs blanches et
rouges. Son père m’a tendu une bouteille de vin rouge et m’a ordonné de
l’ouvrir immédiatement. J’ai objecté que le dîner serait à base de poisson.
Il a déclaré : « Je préférerais boire ce vin, sois gentil, Tommaso. »
Le repas était bon, mais Corinne a insisté pour m’attirer plus de
compliments que nécessaire. Ils me les ont distribués avec
condescendance. À un moment donné, j’ai croisé le regard du père. Il
souriait, mais d’un sourire plein de sous-entendus, comme s’il affirmait :
Tu vois ce que nous sommes prêts à faire pour elle ? Il a dit qu’ils étaient
allés quelques soirs plus tôt dans un nouveau restaurant étoilé dans le
centre. Je pouvais peut-être y envoyer mon CV.
Lorsqu’ils sont partis, j’ai dit à Corinne : « C’est la première fois
qu’un diplomate s’émerveille des qualités d’un serveur. »
Elle ramassait les miettes avec les doigts. « Tu te sous-évalues, je
n’arrête pas de te le répéter. » Il y avait dans sa voix une pointe de
tristesse, comme si elle s’apercevait soudain que quelque chose lui avait
manqué au cours de la soirée.
J’ai répliqué : « S’il y avait mis un peu moins d’enthousiasme, je
l’aurais peut-être cru. »
Elle a posé sur moi deux grands yeux indignés. Elle s’est levée de table
non sans mal et s’est dirigée vers la chambre.
Puis Ada est arrivée, deux semaines avant la fin du compte à rebours.
Nous avons sauté en voiture à quatre heures du matin, et moins d’une
heure plus tard elle était dans les bras de Corinne, pendant que je
remplissais des formulaires à l’étage du dessous.
Elle a apporté un bonheur auquel je ne m’attendais pas, mais ça n’a pas
duré longtemps, quelques semaines, peut-être quelques mois. Je ne veux
pas dire que j’ai cessé d’être content, non. Mais l’ivresse qui m’avait
envahi à sa naissance se dissipait rapidement : chaque jour, je perdais un
gramme d’étonnement et gagnais un gramme de malaise. Ma nature
reprenait le dessus. Je me répétais ce que Cesare disait souvent sous le
chêne vert pour nous consoler : l’humanité entière a traversé ça, ces
mêmes étapes, et elle est encore là, voilà pourquoi tu seras capable toi
aussi de surmonter cette nuit difficile.
La trêve avec Corinne a pris fin. Nous recommencions à nous blesser,
comme si nous en étions restés au soir du dîner avec ses parents, moi
debout à côté de l’évier, et elle qui ramassait les miettes sur la table. Je
n’arrêtais pas de me demander si je l’aimais ou pas, et dans quelle mesure.
On peut se rendre fou en se demandant si l’on aime quelqu’un.

Il marqua une pause. Il laissa cette dernière allusion remplir l’air déjà
saturé de révélations.
— Au cours de la même heure, je pouvais la désirer comme personne
d’autre, deux ou trois fois, et souhaiter le même nombre de fois ne plus
jamais la voir, vouloir qu’elle se dématérialise devant mes yeux ou, mieux
encore, que je m’évanouisse, moi. Je l’épiais pendant qu’elle allaitait Ada,
la clavicule nue, j’entendais sa façon de murmurer quand elle se croyait
seule. J’aurais été prêt à l’instant même à m’agenouiller devant elle et à
implorer son pardon. Mais il suffisait qu’elle perçoive ma présence, non à
un bruit, mais au léger changement de pression que produit un regard, il
suffisait qu’elle lève la tête un peu plus vite que nécessaire, pour que mon
adoration se change en refus. Je n’étais en paix qu’au Relais, loin de
l’appartement et d’elles.
— Je suis désolée, dis-je.
Mais Tommaso ne m’avait pas entendue. Il était maintenant
entièrement plongé dans les ténèbres de sa mémoire.
— Le soir, je prenais Ada dans mes bras. Je la berçais pour l’endormir
et je sentais que son poids avait augmenté imperceptiblement. Je regardais
la couleur de ses joues et j’étais saisi d’une sorte d’incrédulité. Je ne
pouvais pas avoir engendré une enfant si normale, si parfaite. Je
l’examinais à la loupe, je scrutais ses yeux encore gris, au point d’avoir
peur de ce que je faisais. Alors je la reposais dans son berceau. Quand elle
pleurait, je la confiais à sa mère. Et puis j’ai commencé à épier Corinne
aussi. Comme si c’était une ennemie. Oh, elle s’est vengée par la suite !
Elle m’a humilié de toutes les façons possibles. Mais ce n’est pas grand-
chose par rapport à la quantité de pensées hostiles qui m’encombraient
l’esprit pendant la première année de notre fille. Elle avait gardé de sa
grossesse des poches violettes sous les yeux, dues aux innombrables nuits
blanches évidemment, mais mon regard ne lui accordait aucune
circonstance atténuante. Pas plus qu’à son attitude vulgaire quand elle
était assise, à ses cheveux qu’elle ne lavait pas assez souvent, à ses
bâillements de crocodile, au fait qu’elle tenait sa fourchette trop en arrière
et au volume de sa voix. Il n’existait qu’un seul moyen pour arrêter. En
buvant suffisamment, ma vie dans cet appartement redevenait tolérable.
Au début, je me contentais d’avaler quelque chose avant de rentrer, dans
un bar de la rue où on m’apportait toujours une coupelle de cacahouètes
auxquelles je ne touchais pas. Je descendais trois verres de rosé, comme
un médicament, puis je me remettais au volant.
— Tu as l’air de te justifier.
— Peut-être. Tu as peut-être raison, je me justifie. Mais je te raconte
aussi ce qui m’arrivait, exactement comme je l’ai raconté un soir à Bern.
Il s’est montré très sévère. Il a dit que c’était honteux, que je méprisais ma
chance. Ou plutôt non, il n’a pas dit honteux, il a employé un de ses
adjectifs qui semblaient choisis dans le seul but de se planter dans ta chair.
Déplorable, voilà ce qu’il a dit. Puis il a ajouté que je ne méritais pas
d’avoir une fille si je n’étais pas capable d’éprouver de la joie pour elle. Il
y avait… oui, votre problème en jeu, j’étais déjà au courant, mais je
t’assure qu’avant d’entendre son commentaire je n’avais même pas fait le
lien entre les deux situations.
— Comment ça, notre problème ?
La tête légèrement baissée, Tommaso garda le silence assez longtemps
pour que je comprenne qu’il ne répondrait pas.
— Quel problème ? répétai-je.
— Je n’aurais pas dû en parler.
— Tu n’aurais pas dû parler de quoi ?
J’avais envie de saisir ses mains, si pâles et si molles, et de les broyer.
— L’insémination. Kiev. Etc.
Je bondis sur mes pieds. Médée leva brusquement le museau.
Tommaso me lança un regard privé de compassion et de remords. Puis
il m’ordonna :
— Assieds-toi, s’il te plaît.
Et comme je n’avais aucun autre endroit où aller, je lui obéis.
Je dis :
— Il semblerait que les secrets n’ont pas tous la même valeur.
— Bern et moi nous disions…
— Tout, oui, je sais.
Tommaso toussa, puis se racla la gorge.
— J’avais une réserve domestique pour survivre aux week-ends.
Essentiellement de la vodka. Je me démarquais en cela de mon père. Lui,
il ne touchait pas aux alcools forts, juste au vin, qui l’enivrait plus
lentement et le déglinguait. Dans un certain sens, c’était un progrès.
Il m’adressa un sourire ironique, mais je ne lui accordai aucune
complicité.

— Il m’arrivait de repenser aux propos de Bern. Alors j’ai inventé un


toast : Aux dons de Dieu et aux hommes déplorables ! Je m’y suis
tellement habitué que j’y ai encore recours. Je répète cette formule
mentalement.
J’ignore en quelle mesure Corinne s’en rendait compte. Probablement
davantage que je n’étais disposé à l’admettre. Mais elle gardait le silence.
Parfois je saisissais encore chez elle une expression furtive, effrayée. Ce
côté de Corinne était vraiment nouveau. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle
puisse se laisser intimider. Je me disais : elle a raison de me craindre.
Après la nuit où je lui avais parlé, je n’ai pas vu Bern pendant
longtemps. À d’autres moments cela m’aurait rendu inconsolable, mais
pour la première fois ça m’intéressait beaucoup moins. Dans cette
désintégration, notre amitié était une pièce supplémentaire qui se
détachait. Et puis il suffisait de moduler les doses d’alcool pour atténuer
ce chagrin.
Un jour il s’est présenté à l’improviste. Au début de l’été. Corinne
était à la plage avec ses parents et la petite.
J’ai dit : « J’ouvre deux bières. – Je ne m’attarde pas. – Tu as un
rendez-vous urgent ? »
Soudain nous avons tous deux mesuré l’absurdité de cette distance, de
cette méfiance réciproque. J’ai eu envie de l’étreindre, il s’en est aperçu et
m’a souri, il s’est vautré sur le canapé et a dit qu’il accepterait volontiers
la bière à condition qu’elle soit glacée. Nous avons bu un peu au goulot,
taciturnes, comme si nous nous habituions à cette intimité.
Je me sentais bien. En paix. « Les mûriers ont des fruits », a-t-il
déclaré à un moment donné.
J’ai vu devant moi le grand arbre de la ferme et nous autres gamins qui
essayions d’atteindre les mûres en haut. Je lui ai été reconnaissant de cette
image. « Vous allez en faire quelque chose ? »
Mais il a changé de sujet. « Teresa et moi nous marions. En septembre.
J’aimerais te demander un service pour ce jour-là. »
J’ai pensé : Il va me proposer d’être son témoin, et j’accepterai,
évidemment j’accepterai. Je me lèverai et je l’embrasserai
fraternellement, comme il sied à deux adultes dans de telles circonstances.
Mais Bern a dit : « J’aimerais que tu organises la réception. Nous
n’avons pas beaucoup d’argent. Nous devrions faire ça avec peu de
moyens, et toi tu es doué pour ce genre de trucs. – Bien sûr », ai-je
répondu machinalement, ainsi que je l’avais envisagé, même si c’était à
une autre question. « Teresa a déjà des idées. Il vaut peut-être mieux que
vous en parliez ensemble. Moi, je m’occupe du reste avec Danco. »
Quand il est reparti, le soleil était à moitié coupé par la plaque de la
mer, une boule moite qui diffusait une lumière orange dans l’appartement.
Je suis resté debout jusqu’à ce que la nuit tombe, puis je me suis conduit
avec une détermination insensée. J’ai allumé toutes les lumières dans
toutes les pièces et j’ai actionné tous les appareils électroménagers. Lave-
linge, lave-vaisselle, climatiseurs, aspirateur, ventilateur de la hotte et
même le mixeur au maximum. J’ai attrapé une bouteille de vin blanc dans
le frigo dont j’ai laissé la porte ouverte afin qu’il se mette lui aussi à
bourdonner. Je me suis rassis sur le canapé, la bouteille entre les mains,
pendant que vibrait tout ce qui avait rendu ma vie plus nouvelle et plus
digne, tout ce qui l’avait envahie et détruite.
Oh, ça a été un mariage formidable ! Traversé par un joyeux
égarement. J’espère ne pas te blesser, mais j’en ai ce souvenir très précis.
Il est probable que ce soit le fruit d’une perspective personnelle. Je me
tenais à l’abri, derrière la table des boissons, à la fête sans y être,
j’observais plus que je ne participais. Et je suis arrivé l’estomac bien lesté.
J’ai dû inventer une excuse pour que Corinne conduise de Tarente à
Speziale. J’avais avalé un alcool très sucré, du Baileys, je crois, et j’avais
des haut-le-cœur. Heureusement, Corinne était furieuse contre Bern. Elle
répétait : « Avoir choisi Danco comme témoin à ta place, c’est vraiment
typique de ce connard. »
Ce qui l’indignait plus encore, c’était qu’il m’avait demandé de
travailler ce soir-là. Pour une fois, j’étais content de l’entendre critiquer la
ferme, vous tous, de l’avoir dans mon camp. J’ai posé la main sur la
sienne, je l’y ai laissée après qu’elle s’est tue.
Quand vous êtes revenus de la cérémonie, heureux et un peu défaits,
comme le jour où je vous avais surpris sortant de la cannaie, je n’avais pas
encore dessaoulé. Les invités se présentaient par petits groupes en me
demandant comment se disposer aux tables, et j’avais du mal à les
comprendre. Quand tout a semblé en ordre, je me suis permis de quitter
mon poste pour danser un peu. Nous avons aussi dansé ensemble, toi et
moi. Corinne se déplaçait pieds nus, elle m’a attrapé par la cravate. Je l’ai
embrassée avec plus de conviction que jamais. Un instant, nous nous
sommes immobilisés au milieu des gens. Je me souviens que j’ai pensé :
tout ça peut marcher, je croyais le contraire, mais ça peut marcher. Demain
tu changeras, demain, oui. Bern avait raison de m’engueuler. Puis je suis
retourné m’occuper du buffet.
C’est alors que Nicola s’est approché. Sans cette légèreté momentanée,
il ne m’aurait peut-être pas pris au dépourvu. Et j’aurais peut-être réussi à
gérer la situation différemment. Je l’ai surpris en train de fouiller sous la
table.
Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu veux ? – Ah, te voilà », a-t-il
lancé en se redressant. Il avait l’air un peu ahuri. « Où sont les alcools
forts ? »
Je lui ai tendu la flasque que je gardais dans ma veste et il m’a dit que
j’étais un fils de pute, qu’il était sûr de ne pas se tromper en s’adressant à
moi. Il a prononcé ces mots de façon affectueuse, ou presque, puis il a vidé
la flasque d’un trait et a roté. « Tenez, serveur, a-t-il ajouté en me
dévisageant. Ou plutôt non. Ce n’est pas poli de remercier les serveurs,
n’est-ce pas ? Ils font juste leur métier. »
Cette envie de me provoquer lui était venue d’un coup, j’en suis
certain. Quelque chose en moi l’avait énervé. Il y avait deux bouteilles
ouvertes sur la table, juste entre nous. Il les a contemplées, puis il les a
renversées l’une après l’autre avec l’index, comme des quilles. Le vin a
inondé la table, mon pantalon et mes chaussures. « Oups, a-t-il fait. – Tête
de nœud. – De toute façon, maintenant tu as quelqu’un pour t’acheter des
vêtements neufs. »
J’ignorais d’où il tenait ça, nous ne nous fréquentions plus depuis
longtemps. Plus tard seulement j’ai compris qu’il n’avait jamais cessé de
nous épier, tous, quand nous vivions ensemble à la ferme et par la suite.
Il a déclaré qu’il était vraiment fâcheux de voir un serveur se renverser
du vin dessus et que, heureusement, Bern avait choisi quelqu’un d’autre
comme témoin. Il me connaissait bien, il savait exactement où porter ses
coups. Je ne lui ai même pas répondu, je me suis contenté de lui lancer la
serviette avec laquelle je me nettoyais, rien de plus, mais il a bondi
comme une bête féroce. Il a saisi une des bouteilles et l’a brandie, prêt à
me la briser sur la tête. Il a gardé cette position quelques instants, puis il a
éclaté de rire, comme si c’était une plaisanterie.
Bern nous a rejoints à ce moment-là. Il n’avait assisté qu’à la fin de la
scène, quand Nicola riait, car il ne semblait ni inquiet ni troublé. Les trois
frères ensemble, après tant d’années. Dans une autre circonstance, cet
instant m’aurait paru sacré.
Nicola a passé un bras autour de son cou. « Voici le marié ! Vive le
marié ! s’est-il écrié. Serveur, trois verres, vite. Portons un toast en
l’honneur du marié ! »
Nous avons vraiment trinqué, Bern était songeur, Nicola de plus en
plus excité. Soudain il s’est exclamé : « Vous vous l’êtes coulée douce ici,
hein ? Et pas une seule invitation à dîner pour votre frère aîné ! »
Bern a baissé la tête. Alors Nicola a jeté un coup d’œil à la ronde,
comme s’il cherchait quelque chose. « C’est là-bas que nous avons lancé
les cailloux, n’est-ce pas ? Exactement là, me semble-t-il. Le tien, Tommi,
est arrivé jusqu’à cet olivier. Non ? C’est bien ça, Bern ? – Nicola, pas
maintenant », l’ai-je supplié.
Bern gardait toujours le silence. « Et pourquoi ? Pourquoi pas
maintenant ? Nous n’avons jamais l’occasion d’échanger le moindre
souvenir ! Alors trinquons de nouveau au marié ! Remplis les verres,
vite ! »
Nous avons de nouveau bu, légèrement plus fatigués. « Alors, le marié,
raconte ! a dit Nicola en plaçant devant Bern un micro inexistant. Quel
effet ça fait de promettre d’être fidèle dans ce lieu maudit ? »
Bern a respiré profondément. Il a posé son verre sur la table et s’est
apprêté à regagner la piste de danse. Mais Nicola n’avait pas terminé. Il a
soudain repris son sérieux et a demandé : « Au moins, elle sait où elle se
marie ? – Nous avons fait un serment », a murmuré Bern. Nicola a fait un
pas vers lui. « Car si elle ne le sait pas, je peux le lui expliquer. »
Maintenant c’était Bern qui se rapprochait, et il regardait Nicola de bas
en haut sans la moindre trace de peur ou de soumission. Il a martelé : « Si
tu lui dis un seul mot, je te tue. »
Il s’est exprimé ainsi, sans cette hésitation qui accompagne souvent les
menaces : avec une retenue froide, typique de lui qui choisissait chaque
mot pour sa signification précise.
Nicola a eu un rire nerveux. « Je te rappelle que je fais partie de la
police. »
Ils se sont fait face encore quelques instants, encadrés par les dessins
baroques des ampoules allumées. Puis Bern a pivoté. Mais Nicola n’avait
toujours pas terminé. Il lui a crié ces mots.

Tommaso se tut. Peut-être cherchait-il un moyen de reculer, de ravaler


ses dernières phrases.
— Quels mots ?
— Ça n’a plus d’importance.
— Dis-moi ces mots, Tommaso.
— Il a dit : « J’ai appris que ta femme et toi aviez des problèmes. »
Bern ne s’est pas retourné. Mais il s’était arrêté, les bras ballants.
Nicola a continué : « On s’était peut-être trompé l’autre fois. Si tu as
besoin d’aide, il suffit de siffler. Faisons comme au bon vieux temps. »
Bern n’avait toujours pas bougé, comme s’il refusait de recevoir cette
dernière série de coups en plein visage. Quelques secondes se sont encore
écoulées, puis il s’est dirigé d’un pas très lent vers les invités et a disparu
parmi eux. Plus tard, il y a eu le gâteau et le discours de Cesare. Toutes ces
idioties sur le livre de Hénoch. Qui pouvait vraiment le comprendre ?
Juste nous : Bern, Nicola et moi. Nous seuls étions les anges. Qui étaient
tombés du ciel, de ce paradis que Cesare avait créé, et qui avaient sombré
dans la fornication. Damnés pour l’éternité. Il a saisi cette occasion pour
nous dire qu’il n’avait pas oublié, qu’il en savait beaucoup plus long que
nous ne voulions le croire et qu’il n’y aurait pour nous aucun rachat
possible tant que nous nous obstinerions à garder le secret. Son Sermon
sur la Montagne, son dernier sermon. C’était une belle fête, oui. J’ai goûté
le gâteau, écouté Cesare, regardé les feux d’artifice et suivi les tisons
éteints qui retombaient dans l’obscurité de l’oliveraie. Mais je n’arrivais
plus à rien savourer. Mes bonnes résolutions pour le lendemain étaient
déjà remisées.
— Qu’est-ce que ça veut dire : Nicola nous avait épiés tout ce temps-
là ?
J’en étais encore là. J’avais entendu le reste, mais sans vraiment le
comprendre.
— Il nous surveillait pendant que nous occupions la ferme avec Danco.
Et après aussi, j’imagine, quand il n’y avait plus que Bern et toi.
— Et plus tard aussi, ajoutai-je plus pour moi-même que pour lui.
Après le départ de Bern, après qu’il eut brûlé en une seule nuit la
provision de bois et que j’étais restée toute seule dans la maison, entourée
des bruits de la campagne et d’un silence encore plus effrayant, j’avais eu
l’impression qu’il y avait quelqu’un dehors, que quelqu’un regardait la
maison. Je n’avais pas eu besoin de chercher pour en avoir la certitude, je
n’avais même pas eu besoin d’écouter les bruits avec plus d’attention.
Mais je pensais que c’était Bern. Blessé dans son orgueil et pourtant fidèle
au commandement que Cesare nous avait donné le jour de notre mariage.
J’avais sans doute prononcé une partie de ces pensées à voix haute, car
Tommaso objecta :
— Non, ce n’était pas lui. Que je sache, Bern n’est allé à la ferme
qu’une seule fois. Il vivait déjà ici. Et il a trouvé la voiture de Nicola garée
au bord de la route. Vide. C’est ainsi qu’il a eu la confirmation que vous…
— Que nous ?
— Ce ne sont pas mes affaires, coupa-t-il court. Et de toute façon, j’ai
essayé de le convaincre qu’il n’en était rien.
Dans l’autre pièce, Ada respirait différemment. Plus fort, presque
comme une adulte.
— Je n’y comprends plus rien, dis-je.
— Si tu me laissais te raconter les choses dans l’ordre…
Sa voix s’était durcie. Il porta la main droite à sa bouche et tapota ses
lèvres exsangues plusieurs fois, comme s’il devait aider les phrases
suivantes à en sortir.
— Tu te rappelles l’histoire des panneaux solaires ? Nous pensions
qu’un paysan ou un rival les avait détruits. Mais c’était Nicola. Avec des
collègues.
— Tu dis ça parce que tu le détestais. Comme Bern.
Tommaso secoua la tête, l’air impassible.
— Et comment aurais-tu pu le découvrir ?
— C’est lui qui me l’a avoué. Nicola. Plusieurs semaines après le
mariage, il a débarqué au Relais. Comme ça, sans prévenir. Je me suis
approché d’une table pour prendre les commandes et il se tenait là,
souriant, dans une veste de sport marron clair. Il m’a présenté aux trois
types qui l’accompagnaient, avec beaucoup de suffisance, comme s’ils
étaient venus de Bari exprès pour moi. C’était l’hiver, ou presque, car les
tables étaient dressées à l’intérieur. Peut-être en novembre. Peu importe.
Il m’a tiré par le bras et a dit à ses collègues : « C’est mon frère. » Puis
il a précisé que nous n’avions en commun ni notre père, ni notre mère, ni
aucun parent, mais que cela ne comptait pas, car nous étions plus proches
que deux frères de sang. Il a dit : « On se branlait ensemble. » Ça a
beaucoup plu à ses amis. L’un d’eux a déclaré que probablement je le
faisais encore : à en juger par mon teint, je ne sortais pas souvent de chez
moi. Alors ils ont ri encore plus fort, Nicola compris. Mais il a ensuite
pointé l’index contre son collègue et lui a dit que personne ne devait se
permettre de se moquer de son frère.
Je ne comprenais pas. La dernière fois, au mariage, il n’avait pas cessé
de me provoquer, Bern et lui en étaient presque venus aux mains, et voilà
que dans la salle du Relais il jouait le frère aîné devant les autres flics en
civil.
Ils ont commandé deux bouteilles de Veuve Clicquot. Personne ne
commandait de champagne au Relais, car son prix était exorbitant. J’ai
travaillé toute la soirée en proie à un léger malaise, à l’impression que
Nicola n’arrêtait pas de me fixer. Mais c’était peut-être le contraire, c’était
peut-être moi qui n’arrivais pas à oublier sa présence. Je l’épiais de loin et
essayais de concilier l’homme gai qui était assis à la table, l’individu
furibond du mariage, et même le Nicola adolescent.
La salle s’est vidée, et il n’est bientôt plus resté qu’eux. Il était très
tard. J’avais laissé à leur table deux bouteilles d’eau-de-vie, qu’ils
semblaient décidés à vider. Nacci m’a fait signe de le rejoindre. Il a dit :
« Tes copains veulent jouer aux cartes. C’est toi qui leur en as parlé ? »
De toute évidence, Nicola se rappelait ce que je lui avais raconté à
l’époque du Scalo. Nacci les a contemplés un moment. « Je ne sais pas ce
que tu as dans le crâne. Ce sont des flics, bordel ! De toute façon, je suis
d’accord. Conduis-les dans la petite salle. – Je devrais rentrer chez moi »,
ai-je objecté. Il s’est rapproché. « Écoute-moi bien. C’est toi qui nous as
fourrés dans ce pétrin. Tes copains veulent jouer aux cartes, après avoir
sifflé deux bouteilles de champagne. Et on ne va pas les décevoir, pas
vrai ? »
J’ai donc dû interpréter mon rôle de croupier pour Nicola et ses
collègues. Black jack jusqu’à cinq heures du matin. Ils ont perdu au moins
deux cents euros chacun, mais quand ils sont partis, ils étaient
euphoriques. Je les ai accompagnés à leur voiture. De la brume s’élevait
des champs. Nicola m’a attrapé la tête et a imprimé un baiser sur ma
bouche. Il a même eu des mots affectueux, presque sentimentaux. Il était
vraiment bourré.
À partir de ce soir-là, ils ont pris l’habitude de venir tous les samedis.
Ils dînaient, puis jouaient aux cartes. Nacci les traitait maintenant comme
des invités d’honneur et bavardait souvent avec eux. Il me payait les
heures supplémentaires avec un pourcentage du gain de la banque, comme
autrefois.
Bien entendu, Corinne ne voyait pas ces nuits d’un bon œil. Elle était
au courant pour les cartes, mais je ne lui ai pas parlé de Nicola. Comme si
l’aspect le plus scabreux de l’histoire ne résidait pas dans le jeu de hasard
et l’alcool, ni même dans l’obligation de veiller aussi tard puis de dormir
presque toute la journée, la seule de la semaine que j’aurais pu consacrer
entièrement à la petite et à elle, non, l’aspect le plus scabreux, c’était
qu’un de mes frères était au centre de ces soirées.
Au bout de quelques semaines, n’en pouvant plus, elle a décidé de
m’affronter. C’était un dimanche après-midi et j’étais encore au lit. Elle
est entrée dans la chambre, mais elle a gardé ses distances. – « Pourquoi tu
fais ça ? a-t-elle lancé. – C’est de l’argent en plus. Ça nous arrange. –
Nous n’avons pas besoin d’argent. On en a plus qu’on n’en dépense. –
Non. Tu en as plus qu’on n’en dépense. Sur mon compte, il y a toujours la
même somme. »
Je lui avais parlé d’un ton glacial. Exprès. Elle se tenait debout au
milieu de la chambre, et moi, j’étais couché, comme si je trouvais inutile
de me donner une contenance. La lumière pressait derrière les rideaux
tirés, empiétant sur les bords. Je crois que Corinne s’est mise à pleurer, je
n’en étais pas sûr à cause de la pénombre. Quoi qu’il en soit, je suis resté
allongé jusqu’à ce qu’elle sorte.

Tommaso agita un pied sous la couverture, faisant sursauter Médée,


qui ne se réveilla pas. Il lui adressa un léger sourire.
— Ils savaient faire la fête. Nicola et ses copains. Un soir, j’en ai
surpris deux aux toilettes en train de sniffer l’un après l’autre un rail de
coke. D’un signe de la tête, ils m’ont invité à me joindre à eux, et pour
toute réponse je suis allé chercher Nacci. Je lui ai raconté ce que je venais
de voir. Je crois qu’une partie de moi-même voulait encore les éloigner.
Il m’a répondu : « Tu joues le père la morale maintenant ? Laisse-les
s’amuser. Ou alors tu as l’intention de dénoncer des policiers à la
police ? »
Il a tourné les talons en riant de son bon mot. Sa réponse a été pour
moi comme une bénédiction perverse. Dès lors j’ai lâché prise. Je jouais
souvent au poker avec mon argent, si bien que l’addition des heures
supplémentaires et de mes pertes équivalait plus ou moins à zéro. Je
buvais s’il y avait de quoi boire et je me joignais aux pèlerinages dans les
toilettes privées de Nacci.
C’est là que Nicola me l’a dit. Non parce qu’il regrettait ni pour me
provoquer. Il y avait désormais entre nous quelque chose de violemment
sincère, comme si nous avions balayé tous les comptes en suspens et que
notre fraternité, toujours entravée par Bern, avait enfin trouvé l’occasion
de s’exprimer. « Tu te souviens des panneaux solaires ? C’étaient Fabrizio
et moi. Ça nous a pris près de deux heures. – Pourquoi ? – Vous ne m’avez
pas appelé une seule fois. Pendant tout ce temps-là, pas une seule fois. Je
vous voyais. Je voyais ce que vous faisiez, le soir tous ensemble sous la
tonnelle. Cet endroit m’appartenait aussi. »
Quelques jours avant Noël, ils ont loué le Relais, tout entier, pour une
soirée de gala. J’ai aidé Nicola aux préparatifs. Désormais j’étais
spécialisé dans l’organisation des fêtes d’autrui. Nous avons choisi un
menu à base de poisson, nous avons trouvé un DJ, et un matin je l’ai
accompagné dans un magasin en gros aux environs de Gallipoli où nous
avons fait une razzia d’alcools et de gadgets : bâtonnets lumineux, serre-
têtes à oreilles en peluche, pétards, loups argentés et dorés. Nous en avions
mis un sur le visage pour nous présenter à la caisse, comme deux gamins.
J’étais content.
Sur le chemin du retour, Nicola m’a parlé de la fille qu’il fréquentait,
Stella. Il m’a confié des détails très privés, peut-être pour
m’impressionner. Il a dit qu’ils avaient passé un accord : pendant un mois
l’un d’eux avait le pouvoir absolu sur l’autre. Quand c’était le tour de
Nicola, il pouvait ordonner à Stella de faire n’importe quoi à n’importe
quel moment, et vice versa. Naturellement, toutes ces instructions étaient
liées au sexe. Ils mêlaient souvent à leurs jeux d’autres couples, ou des
filles et des garçons célibataires qu’ils payaient. Il ne s’exprimait pas sur
le ton du triomphe ou de la plaisanterie. Pour lui, c’était quelque chose de
très sérieux. Il avait juste besoin de se soulager d’un fardeau.
Soudain je lui ai demandé : « Tu aimes ça ? » Il a plissé les paupières
pour fixer plus intensément la route qui se dévidait entre les vignobles. Il a
dit : « Sans ça, je ne ressens rien. Rien de rien. » Il a martelé ces mots avec
une grande tristesse. Puis il a ajouté : « Ce n’est pas pareil, pour toi ? »
J’ai éludé la question. « Tu l’as présentée à Cesare et à Floriana ? »
Il a éclaté de rire. « Présentée ? Seigneur, non ! Non ! L’idée même est
absurde. – Et tu penses encore beaucoup à elle ? »
J’avais du mal à réaliser que Nicola et moi nous étions aventurés sur
un terrain aussi intime. J’avais toujours considéré qu’il était incapable
d’avoir un terrain intime. Mais je m’étais mépris pendant des années. Je
n’avais pas essayé de le comprendre.
Quand je lui ai demandé s’il pensait encore beaucoup à elle, je faisais
allusion à Violalibera. Mais Nicola a répondu : « Maintenant elle l’a
épousé. Qu’est-ce que j’y peux ? »

Je me levai brusquement.
— Ça t’ennuie si j’ouvre la fenêtre un instant ? On étouffe ici.
— Fais ce que tu veux.
L’air froid me frappa au visage, il sentait vaguement la mer, même si
l’on ne voyait pas la mer de là : on ne voyait que des immeubles, tous
noirs. Je respirai cet air pendant quelques secondes, puis refermai la
fenêtre et retournai m’asseoir. Tommaso patientait, l’air un peu rêveur.
— Ça va ?
— Oui.
— Je peux m’arrêter, si tu préfères.
— Continue.
— Tu devrais boire un peu de vin toi aussi.
— Continue, je t’ai dit.
— À la soirée, il y avait environ quatre-vingts personnes, que des flics
et leurs fiancées respectives. Ils ont gardé une certaine dignité pendant le
dîner, presque gênés, en particulier les plus jeunes. Puis le DJ a monté le
son, on a baissé les lumières, distribué les bâtons lumineux et les oreilles
en peluche. Tout le monde s’est levé pour danser. Nacci se tenait sur le
seuil, il comptait les seaux de Veuve Clicquot qui passaient sous son nez.
Nicola et ses copains sont montés sur une table et ont dansé sur cette
estrade improvisée. Il y avait aussi Stella. En la voyant, j’ai eu du mal à
croire qu’elle faisait tout ce que Nicola m’avait raconté.
Je ne saurais dire à quel moment j’ai rejoint la fête ni comment. J’étais
épuisé, j’avais profité des réserves de coke à disposition dans les toilettes
et avalé un nombre incroyable de verres à moitié pleins avant de les
retourner dans le lave-vaisselle. Je me souviens que j’ai pensé : si le père
de Corinne me voyait, il serait bouche bée, je suis incapable de toucher le
bout de mon nez, les yeux fermés, mais je sais encore porter un plateau de
trente flûtes. Je me suis retrouvé debout sur la table, comme si on m’y
avait hissé de force. C’est peut-être ce qui s’est passé. Une nouvelle
perspective sur cette salle que j’avais parcourue des milliers de fois dans
toutes les directions.
Nicola dansait derrière moi, il m’a saisi les mains et les a agitées
comme si j’étais un pantin. Il m’a pris en sandwich entre lui et Stella, qui
a ôté son serre-tête à oreilles et me l’a mis. Puis d’autres personnes sont
montées, des types énormes aux chemises tendues sur leur poitrine.
Désormais, je n’obéissais plus à mes muscles, mais à tous ces corps collés
à moi.
Après, j’ai un trou de mémoire de quelques heures. Je me souviens que
je suis entré dans un appartement aussi étroit et long qu’un couloir, doté
d’un mur noir sur lequel on pouvait écrire avec des craies de couleur et
que j’ai écrit un truc qui a amusé les autres. Dehors, il faisait déjà clair,
mais le soleil ne s’était pas encore levé. Nous étions cinq, le lendemain
matin au moins.
Je me suis réveillé sur le tapis. La même impression d’irréalité qu’il
m’arrivait d’éprouver au Scalo. Mais cette fois j’ai également été pris de
terreur.
Je suis descendu dans la rue. On aurait dit un dimanche matin comme
tant d’autres, lumineux et tiède pour le mois de décembre. Je me suis
rendu compte que j’étais à quelques pâtés de maisons de chez moi. Je suis
entré dans un bar et, aux toilettes, j’ai essayé de me ressaisir, j’avais la
vue un peu embrumée.
Quand je suis arrivé, Corinne a gardé le silence pendant quelques
minutes. Elle n’arrêtait pas d’arpenter les pièces. « Il est onze heures, a-t-
elle fini par dire comme si elle avait mentionné chaque heure qui s’était
écoulée. – La soirée s’est terminée tard. J’ai dormi au Relais pour éviter
de te réveiller. – Pour éviter de me réveiller ? Vraiment ? J’ai téléphoné au
Relais à huit heures. On m’a répondu que tu étais parti depuis
longtemps. »
Je me suis approché. Je lui ai touché les bras, mais elle s’est raidie
comme si elle crevait de peur. Elle a dit : « Je dois sortir. Il faut que tu
changes Ada. Il faut que tu t’occupes d’elle. »
Puis elle a pris ses affaires et a quitté l’appartement, comme en transe.
J’avais les idées embrouillées. J’étais fatigué. Et mes mains
tremblaient. Je connaissais à la perfection les effets d’une cuite, si ça
n’avait été que ça… Mais j’avais sniffé pas mal de cocaïne. Et des
souvenirs de la nuit me revenaient par flashs. Je me suis assis sur le
canapé et me suis probablement écroulé. J’ai été réveillé par Ada qui
pleurait dans son lit, ou plutôt qui hurlait depuis je ne sais combien de
temps. Je l’ai soulevée et l’ai prise dans mes bras. J’avais faim, je n’avais
rien mangé depuis la soirée, mais quand je l’ai posée par terre, elle a
aussitôt recommencé à pleurer, alors je l’ai reprise. J’ai mis une casserole
d’eau sur le feu, j’ai cherché un reste de sauce dans le réfrigérateur, les
pâtes. Je tenais Ada du bras gauche, comme des centaines de fois. Elle a
peut-être fait un mouvement brusque. Elle s’est renversée en arrière.
J’avais laissé le battant du placard ouvert.
Elle saignait énormément, je n’arrivais même pas à voir sa plaie. Les
médecins des Urgences ont dit qu’elle avait été privée d’oxygène pendant
quelques secondes, non pas à cause du coup, mais de la violence de ses
cris. La peur lui avait coupé le souffle. Corinne était déjà là, tout comme
ses parents et d’autres gens, présents pour une raison que j’ignorais. On
m’a apporté du thé du distributeur automatique, il avait un goût de citron
concentré, j’en ai bu une gorgée, puis l’ai laissé refroidir. Je ne cessais de
me demander pourquoi Corinne ne déversait pas sa colère sur moi. Le
médecin lui a parlé, mais il n’a pas dit d’avoir confiance, d’espérer. J’ai
pensé à Cesare avec une nostalgie poignante. Dans un tel moment, il aurait
prononcé les mots utiles.
Le soir, sa tête avait dégonflé. Corinne est allée se reposer à
l’appartement. Les infirmières m’ont demandé de sortir un moment de la
chambre. Dans le couloir se tenait le père de Corinne. Il s’était changé et
rasé. Il a posé une main sur mon épaule. C’était peut-être la première fois
qu’il me touchait de façon aussi délibérée. Il s’est adressé à moi avec
douceur, comme rasséréné. Voilà un vrai diplomate, ai-je pensé, voilà
quelqu’un qui sait construire un discours comme il se doit. Il a dit que
l’irréparable s’était produit ce matin-là et a résumé les événements,
comme si j’avais pu les oublier. J’étais mal à l’aise, surtout à cause de ma
tenue négligée et de ma mauvaise odeur. Il a dit qu’il n’avait jamais vu sa
fille aussi malheureuse que ces derniers temps, pas même dans les pires
années de sa jeunesse. Il ne l’a jamais désignée par son prénom, il l’a
toujours appelée ma fille. Le moment était venu pour moi de me faire
soigner, mon problème était désormais d’une gravité inquiétante. Mon
problème. « Maintenant tu regrettes, tu es certain de vouloir réparer et tu
penses que la peur de ces dernières heures te donnera la force d’y parvenir.
Mais il n’en est rien. Tu pourrais retourner auprès d’elle et lui promettre
que tout va changer, pourtant nous savons toi et moi que ce n’est pas la
vérité. »
Puis il m’a exposé la solution qu’il venait d’élaborer, ou qu’il avait
probablement en réserve depuis longtemps et qui attendait juste l’occasion
adéquate. Il m’a parlé d’un appartement qui s’était libéré, l’appartement
où nous sommes à présent. Pour ne pas le laisser filer, il avait déjà versé
plusieurs mois de loyer, il ne me les réclamerait pas. Je pouvais considérer
son geste comme une aide pour repartir. Bien sûr, je continuerais de voir
Ada, tout serait décidé devant le juge avec une grande sérénité. Je devrais
peut-être accepter la présence de sa femme avec nous, au début du moins,
le temps nécessaire pour me remettre sur pied. D’ailleurs, s’ils avaient eu
l’intention de me créer des problèmes, ils n’auraient eu aucun mal à le
faire, étant donné la façon dont les choses s’étaient passées, non ? Mais on
ne punit pas un homme pour un accident. On n’efface pas un père pour la
seule raison qu’il a des faiblesses. Qui n’en a pas ?
En échange de sa clémence, il me demandait juste un service : ne pas
rapporter notre conversation à Corinne, assumer toute la responsabilité de
ce projet. Elle en souffrirait un peu au début, mais elle finirait par
apprécier. Car les femmes sont reconnaissantes aux hommes qui ont le
courage de leurs décisions, a-t-il dit. À ma place, il attendrait quinze jours,
le temps de surmonter la peur. À ma place, il laisserait passer le nouvel an,
mais pas plus, car ensuite tout se compliquerait pour tout le monde. À ma
place… Et je l’ai laissé être à ma place.

Tommaso se tut une nouvelle fois. J’eus l’impression qu’il


réfléchissait, enfin il me demanda de lui apporter une cigarette.
— Ça ne va pas aggraver ton état ?
— Non, ça ne va pas aggraver mon état.
Je gagnai l’autre pièce, trouvai le paquet et retournai dans la chambre.
J’en allumai une pour Tommaso et une pour moi. Un verre servirait de
cendrier.
— Au fond, c’était ce que je souhaitais. Déguerpir. Me débarrasser de
Corinne et de toutes ses attentes déçues. Ma dette était remboursée depuis
longtemps. Et pourtant, les premières semaines furent les pires. Quand je
ne travaillais pas au Relais, j’étais au bar, devant le port.
C’est là que je voyais Ada, en compagnie de la mère de Corinne.
« Pourquoi n’irions-nous pas chez toi ? m’a-t-elle proposé au bout d’un
moment. Ce serait bien que la petite voie où tu vis. Qu’elle n’imagine pas
que son père n’a pas de toit. – Son père n’a pas de toit », ai-je répondu, et
elle n’a pas insisté.
Ces retrouvailles étaient pénibles. Ada était peut-être la seule à ne pas
s’en rendre compte. Elle se promenait entre les tables du bar, les clients
lui souriaient. La mère de Corinne apportait toujours des jouets, des jouets
que j’avais achetés moi-même avant de m’en aller. Mais elle l’ignorait.
Difficile de savoir ce que Corinne lui avait raconté. Elle m’expliquait
comment m’en servir, mais je préférais regarder. Dès qu’elles repartaient,
je commandais un verre. Cela a duré environ deux mois, mais à y
réfléchir, ce laps de temps paraît interminable. Assis dans ce bar, tandis
que les cartes virtuelles défilaient sur les écrans des machines à sous.
Et puis Bern a surgi. Du néant, comme chaque fois, dans ce bar.
L’endroit qui lui convenait le moins sur terre. Il a examiné les lieux
pendant quelques secondes avant de s’approcher. « Allons-nous-en, a-t-il
dit. – Pourquoi ? – Allons-nous-en, c’est tout. »
Je me suis simplement levé, comme s’il suffisait qu’on me l’ordonne.
Ou parce que c’était lui qui me l’ordonnait. « Comment tu savais ? lui ai-
je demandé un jour. – Corinne. Elle se fait du souci pour toi. – Ça
m’étonnerait. – Où habites-tu ? J’ai un sac dans la voiture, mais je dois la
ramener à Danco d’ici ce soir. »
C’est ainsi qu’il a tenu la promesse qu’il m’avait faite de nombreuses
années plus tôt, une nuit, devant la fenêtre de la ferme, la promesse de
s’occuper de moi.
Le lendemain, nous avons arraché le papier peint crasseux. Nous avons
apporté à la décharge les meubles les plus abîmés et en avons acheté des
neufs dans un magasin. Bern parlait beaucoup, presque sans s’arrêter. Les
derniers jours, il avait vécu avec Danco dans une sorte de campement. Le
fortin, tel était le nom qu’il lui donnait. Depuis que la pandémie de Xylella
s’était déclenchée, Danco et d’autres s’étaient mobilisés pour empêcher
l’abattage des oliviers malades. Ils avaient fondé une sorte de groupe
militant. Ils couchaient dans des tentes igloos autour de la maison d’un
paysan. C’était lui, le paysan, qui leur avait dit que l’abattage était inutile,
que cette opération cachait sans doute des intérêts économiques. Il
soignait les oliviers malades avec du sulfate de cuivre et de la chaux. Bern
me racontait ces détails, tout enflammé. Mais, à travers sa voix, c’était
Danco qui parlait. Pendant ce temps, il arrachait des bandes de tapisserie
et peignait les murs nus en un rose ridicule, qui plairait toutefois à la
petite. Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Je ne te regarde pas comme ça.


Tommaso écrasa sa cigarette au fond du verre, puis garda ce cendrier
improvisé contre son ventre.
— Si. Tu me regardes comme ça parce que je n’ai rien dit sur Bern et
toi. Je ne t’ai pas dit ce qu’il m’a raconté. Mais il en parlait peu. C’est la
vérité. Juste un soir, alors que nous mangions chinois, assis par terre, il a
dit : « Courir derrière un désir égoïste nous a détruits. » Puis il a rejeté la
faute sur votre médecin. Il était allé le voir quelques jours plus tôt. Je crois
qu’il avait fait une scène, qu’il l’avait menacé d’une manière grotesque.
De clamer sur tous les toits ce qu’il faisait, d’en parler aux journaux.
— C’est Bern qui t’a dit ça ? Qu’il était allé menacer Sanfelice ?
— Je crois qu’il en avait honte. Ou peut-être pas. De toute façon, il
devait être hors de lui à ce moment-là, parce qu’il ne s’est pas attardé sur
les détails. Il a juste dit qu’il avait fait irruption dans le cabinet au beau
milieu d’une consultation, alors que la secrétaire essayait de l’arrêter, et
qu’il avait dit ses quatre vérités au médecin. Nous étions assis par terre,
souillés de peinture rose. Nous nous passions l’emballage en polystyrène
contenant les nouilles chinoises toutes collées. Puis il a déclaré : Teresa est
sortie avec lui. Avec Nicola. J’ai vu sa voiture garée devant la ferme. Il y a
quelques jours.
— Et toi ?
Tommaso s’était tourné vers la fenêtre.
— Tu ne lui as rien dit ? Tu avais déjà parlé à Nicola. Tu savais qu’il
venait épier à la ferme. Pourquoi tu ne lui as rien dit ?
Il était immobile, comme si ma voix pouvait ainsi passer à côté de lui
sans le frôler. Je le saisis par un bras, mais il le retira brusquement.
— Regarde-moi, Tommaso !
Ses yeux avaient changé, maintenant ils étaient écarquillés, remplis de
rage ou de terreur.
— Pourquoi tu ne lui as pas dit la vérité ?
— Je ne pouvais pas en être sûr, répondit-il tout bas.
Je respirai profondément avant de marteler mon accusation :
— Non. Tu ne lui as pas dit ce que tu avais appris sur le compte de
Nicola parce que tu voulais qu’il reste avec toi. Tu as gardé le silence et tu
l’as laissé imaginer ce qu’il imaginait déjà.
Tommaso continuait de me fixer de ses yeux ronds.
— C’est vrai ?
— Je crois.
Je me levai, allai à la cuisine et pris deux verres propres. Je les remplis
de vin. J’avais envie d’enfiler mon manteau et de partir, de ne plus rien
entendre. Mais pas cette fois. J’écouterais tout jusqu’au bout. Je regagnai
la chambre et donnai à Tommaso le vin, qu’il se mit à boire à petites
gorgées.
— Et après ?
— Rien. Du moins pendant un moment. En l’espace de deux semaines
l’appartement a été prêt à accueillir Ada. La mère de Corinne est venue
s’en assurer. Elle s’est mise un peu à l’écart et a regardé Bern, tonton
Bern, faire tournoyer la petite. Puis elle a dit que sa présence était
superflue. Bern adorait Ada, et elle l’adorait. N’importe qui m’aurait
rendu jaloux, mais pas lui. Nous avons vécu des mois heureux. Les
meilleurs, peut-être.
— On dirait un rêve qui se réalise, dis-je d’un ton fielleux.
Soudain Tommaso fondit en pleurs. Prisonnier du lit, il se couvrit les
yeux d’une main en sanglotant. Je l’observai un moment.
— Excuse-moi. Je n’aurais pas dû…
Il pleurait presque sans bruit. J’attendis qu’il écarte les mains de son
visage.
— Tout le monde a le droit de…
Mais je ne conclus pas ma phrase. Tommaso but un peu de vin et
s’essuya les lèvres du dos de la main.

— Bern m’a emmené au fortin. Les arbres malades étaient marqués


d’une croix à la peinture rouge au milieu du tronc, dans l’attente d’être
éliminés. Danco et sa troupe juraient qu’ils ne laisseraient personne
approcher.
Le soir nous avons cuit des hamburgers sur une grille noire de graisse,
en plein air. En réalité, il n’y avait pas grand-chose à faire. Pas de menace
imminente, pas de plan. Dans les rangs des contestataires se trouvaient de
nombreux étudiants, un livre ouvert sur le ventre. À la nuit tombée, Danco
a tenu un de ses discours habituels. Un discours peu concluant, en fait.
Mais toute l’assistance était plus jeune que lui, attirée par ses citations.
Alors que je voulais rentrer à la maison, Bern a insisté pour dormir sur
place. Il est allé dans la tente de Danco et de Giuliana, et je me suis
retrouvé avec deux types, à l’intérieur d’un sac de couchage qui puait la
transpiration.
Le lendemain, Bern et moi sommes partis de bonne heure, alors que
tout le monde dormait. Nous avons bu le reste de café froid d’un thermos.
« Ça t’a plu ? m’a-t-il demandé dans la voiture. – C’est dommage pour ces
oliviers. – Ce n’est pas dommage, c’est un crime », a-t-il répliqué, les
yeux fixés sur la route.
Maintenant j’avais mes nuits à la maison avec Bern et la petite. J’avais
mes nuits au fortin. Et j’avais mes nuits sauvages avec Nicola et ses
copains. Des vies séparées qui ignoraient tout l’une de l’autre : ma
spécialité.
L’infestation de Xylella s’est rapidement propagée vers le nord. Deux
ou trois journalistes se sont présentés au fortin et ont interviewé Danco,
j’étais présent ce jour-là. Selon le protocole, les oliviers devaient être
abattus dans un rayon de cent mètres autour de chaque exemplaire malade.
Désormais le fléau était si étendu que cela équivalait à raser tous les
arbres de la région. Danco a piqué une crise, il criait aux journalistes que
c’étaient des mensonges, il a parlé de multinationales et de lobbys. Nous
avons tous trouvé ça efficace.
Le soir nous nous sommes réunis dans la maison du paysan. La
nouvelle a été transmise vers la fin du journal. L’intervention de Danco
avait été réduite à quelques secondes au cours desquelles il affirmait que
la bactérie était une invention des médias. Sur l’écran, il apparaissait agité
et cramoisi. Suivait l’interview d’un fonctionnaire du ministère qui
fournissait des données précises sur l’extension du désastre.
Nous avons regagné nos tentes en proie à un sentiment de défaite et de
frustration. Bern est allé s’asseoir au pied d’un des oliviers. Il est resté là,
les yeux écarquillés, jusque tard dans la nuit.
En juin, Ada a eu trois ans. Elle a fêté son anniversaire avec Corinne et
ses grands-parents, puis avec Bern et moi. Nous avons préparé un gâteau et
nous sommes bien habillés. Nous étions un peu ridicules. À la fin du dîner,
j’ai éteint la lumière, apporté le gâteau et nous avons chanté sur la mélodie
métallique de la bougie. Nous chantions sans la moindre honte, et Ada
était radieuse. Bern lui avait acheté des cubes en bois sur lesquels étaient
gravés des lettres et des chiffres. Elle ne leur a pas accordé beaucoup
d’attention, et il a été déçu. Il s’est rembruni en voyant sa réaction à mon
cadeau, une poupée. Il a lancé, rageur : « Elle est tout en plastique. »
Puis il a quitté l’appartement, nous plantant là. Il est rentré quelques
jours plus tard et nous n’avons pas mentionné l’anniversaire.
Les choses ont continué de la sorte pendant tout l’été et tout
l’automne. Bern passait de plus en plus de temps au fortin, mais il ne m’en
parlait plus, et ça ne m’intéressait pas tellement. Il est resté dans le vague
aussi le jour où il s’est présenté, l’épaule bandée, mais cette fois il s’est
attardé plus longtemps. A posteriori tout paraît évident, j’aurais dû
comprendre ce qui se préparait.
En décembre, l’infestation a atteint le Relais des Sarrasins. En réalité,
Nacci n’a pas fait analyser ses arbres, il s’est contenté de les scruter et de
m’indiquer les branches jaunies. Le soleil et la sécheresse en étaient peut-
être responsables, mais il avait décidé d’éliminer une partie des oliviers. Il
avait déjà pris des accords. « Les dispositions extraordinaires sur Xylella
lui en donnent le droit, ai-je dit à Bern et à Danco un soir. – Mais
pourquoi ? s’exclamait Danco. C’est absurde, c’est une perte pour lui
aussi ! »
Il faisait des calculs mentaux qui ne tombaient pas juste, il ne voyait
pas où était l’intérêt de Nacci. Alors j’ai ajouté : « Il abat les oliviers parce
qu’il veut construire un terrain de golf. »
Le silence s’est fait. Danco et Bern se dévisageaient. Voilà l’occasion
qu’ils attendaient. Ils en avaient assez d’effacer des croix peintes sur les
troncs, de boire de la mauvaise bière avec un paysan analphabète sans rien
faire. Il s’agissait maintenant d’une action importante et grave, concrète.
Après ce soir-là, Bern ne s’est plus montré. Deux mois se sont écoulés
sans qu’il donne de nouvelles, deux mois, oui, car lorsque je l’ai trouvé
chez moi, par surprise comme toujours, nous étions déjà en février. J’ai
remarqué immédiatement le carton près du canapé et je lui ai demandé ce
qu’il contenait. « Quelques affaires, a-t-il répondu d’un ton évasif. Ne le
touche pas, s’il te plaît, je t’en débarrasserai vite. »
Bien entendu, j’ai regardé à l’intérieur, une fois seul. J’ai ôté le scotch
avec précaution de façon à pouvoir bien le remettre en place. Il y avait là
des sacs de nitrate d’ammonium, je connaissais cette substance car on
l’utilisait au Relais en guise d’engrais.
J’étais chez moi avec Ada quand Bern est revenu, deux semaines plus
tard. Il n’a même pas enlevé sa veste en entrant, il s’est tout de suite dirigé
vers le carton. Les pelleteuses étaient attendues au Relais le lendemain. –
« Tu seras avec nous ? a-t-il demandé. – Tu sais bien que je ne peux pas. Je
travaille là-bas. »
Soudain j’ai compris que j’aurais dû tout jeter pendant son absence :
« Laisse ça là. – Tu seras des nôtres, oui ou non ? – Laisse ça là, Bern.
C’est stupide. » Il a baissé la tête. « À partir de maintenant, ça ne te
concerne plus, Tommi. »
Je me suis assis sur le carton, comme un gosse. « Pousse-toi », a lancé
Bern. Il avait changé de voix. Il avait substitué à son ton sévère un ton
ému, dolent, ce ton avec lequel il m’avait supplié de ne pas lire l’Évangile
de Matthieu sous le chêne vert et demandé de voler la recette au Relais.
Il m’a saisi les mains et m’a soulevé. Puis il s’est penché sur le carton.
« Tu peux venir avec moi, nous pouvons être ensemble cette fois aussi.
C’est notre entreprise la plus importante. »
C’était faux. Ce n’était pas ça, mon entreprise la plus importante. Ada
était assise sur le canapé, hypnotisée par les dessins animés. « Non », ai-je
dit.
Bern a hoché la tête, le carton en équilibre sur les bras, la porte déjà
ouverte. « Appelle l’ascenseur. Tu peux ? »
Je suis passé à côté de lui. J’ai pressé le bouton. Nous n’avons rien
ajouté pendant le temps qu’a mis l’ascenseur pour arriver. Les portes se
sont ouvertes, Bern est entré, l’ascenseur s’est refermé. Je ne l’ai plus
revu.

Soudain Tommaso écarta le drap, découvrant ses jambes pâles, et se


leva.
— Fais attention, lui dis-je.
Il semblait avoir soudain recouvré la maîtrise de soi. Il quitta la
chambre, pieds nus, et se rendit à la salle de bains. J’entendis le jet dans la
cuvette, puis la chasse d’eau et le robinet, longuement. Il était inutile qu’il
ajoute quoi que ce soit. Sa déposition au procès contre Danco et Bern
m’avait appris le reste. Tout comme celles des témoins et les
reconstitutions des journalistes.
Cette nuit-là, Tommaso avait téléphoné à Nicola. Il s’était laissé
gagner par la panique et il ne savait qui appeler d’autre. Il pensait que
Nicola parviendrait à raisonner Bern et ses camarades sans recourir aux
arrestations. Comme un ami. Comme le frère qu’il était, après tout.
Nicola alla au Relais avec son collègue, Fabrizio. Ils n’étaient pas de
service et ils étaient armés. Les pelleteuses s’apprêtaient à entrer en action
et les membres du fortin formaient un cordon, main dans la main, leur
bonnet enfoncé sur les yeux et leur écharpe devant la bouche, transis de
froid.
Ils arrivèrent au moment même où Nacci levait les mains sur Danco, le
premier, oui, afin de baisser son écharpe. Danco le poussa et Nicola les
sépara. Il déclara qu’il était de la police et saisit les bras de Danco dans le
but de le menotter. Alors Bern se rua sur son frère pour libérer son ami, et
le collègue de Nicola, Fabrizio, se rua sur lui. Nacci regagna le Relais en
courant.
Entre-temps, la chaîne des activistes s’était brisée en plusieurs points.
Les conducteurs des machines, agacés par ce retard et ensommeillés,
démarrèrent et avancèrent à travers la brèche qui s’était ouverte. Un
garçon fut saisi de panique – le procès ne détermina pas qui. Il actionna un
des engins incendiaires fabriqués à la hâte juste avant et placés à des
points stratégiques. L’explosion ne fut pas assez puissante pour renverser
les pelleteuses, mais elle suffit à les arrêter et à éparpiller les activistes
entre les oliviers. Deux d’entre eux furent légèrement blessés.
Nicola et son collègue dégainèrent les pistolets qu’ils n’auraient pas dû
avoir sur eux. Fabrizio poursuivit le groupe et Nicola affronta Bern et
Danco, pendant que tout le monde s’enfuyait.
Le conducteur d’une des pelleteuses fut le seul à voir, quoique
vaguement, ce qui se produisit au cours des secondes suivantes, à travers
le voile de terre, de poussière et de fumée qui ne s’était pas encore dissipé.
Il vit Bern au sol et Nicola agenouillé au-dessus de lui, son arme
pointée. Puis il entendit un coup, non de pistolet, un coup étouffé. Nicola
était allongé. Près de lui, Danco tenait encore sa bêche, qu’il lâcha
quelques secondes plus tard.
Alors l’homme descendit de sa machine pour porter secours à Nicola.
Quand il le rejoignit, Danco était déjà en fuite, tandis que Bern fixait le
corps de son frère, incrédule, abasourdi. L’homme essaya de le retenir,
mais Bern s’élança lui aussi dans l’oliveraie qui n’existerait bientôt plus,
qui serait transformée en terrain de golf à l’herbe douce et luisante sous le
soleil.

Tommaso quitta la salle de bains, puis s’attarda un moment dans le


salon. Il regarde sans doute Ada dormir, pensai-je. Quand il réapparut, il
sentait vaguement le dentifrice.
— Nous pouvons dormir un peu, annonça-t-il.
— Je m’en vais maintenant.
— Il est trop tard. Reste ici. Ce côté du lit n’est pas aussi sale qu’il en
a l’air. Descends, Médée, descends.
J’étais fatiguée. Si j’étais repartie en voiture, j’aurais lutté jusqu’à la
ferme pour garder les yeux ouverts. Et peut-être n’avais-je pas envie de
me réveiller quelques heures plus tard, le matin de Noël, de nouveau seule,
après tout ce que j’avais entendu.
À quatre pattes sur le lit, Tommaso achevait d’ôter les poils de Médée
sur les draps.
— Voilà. Cela fait au moins une semaine que je n’ai pas vu de punaise.
— Quoi ?
— Je rigole. Détends-toi.
Il s’empara de l’oreiller qu’il avait gardé une bonne partie de la nuit,
pressé sur l’autre, sous sa tête d’argent, et tenta en vain de lui redonner
une forme.
— Ça va, ai-je dit. Ne t’inquiète pas.
Il se coucha de son côté, tout près du bord, pour me laisser le plus de
place possible. J’enlevai mes chaussures, mais gardai mon chemisier et
mon jean. Puis je me coulai sous la couverture.
Bern, Danco et Giuliana s’étaient mystérieusement réunis dans leur
course entre les oliviers. Peut-être s’étaient-ils donné un point de
retrouvailles, peut-être leur projet avait-il été conçu de façon moins
approximative que le procureur ne l’avait affirmé. Une partie de leurs
vêtements avaient été retrouvés dans la tour du Scalo.
Tommaso me tournait le dos. Il était immobile, comme s’il dormait
déjà, mais il ne dormait pas. Mon rival depuis le début. Je posai une main
sur son épaule, je n’en avais aucun droit et jamais je n’aurais imaginé faire
une chose pareille, mais je l’ai faite. Au bout de quelques instants il posa
la sienne dessus. Alors nous parvînmes à dormir un peu, juste quelques
heures, mais d’un sommeil profond comme je n’en avais pas goûté depuis
des années. La lampe était encore allumée près de moi. L’aube s’était
levée, mais je ne la vis pas.
TROISIÈME PARTIE

LOFTHELLIR
6

Du matin où se présentèrent les policiers je me rappelle surtout le


silence. Un silence différent, comme si les oiseaux s’étaient tus et que les
lézards s’étaient immobilisés dans l’herbe pour écouter ces mots qui
changeaient tout : Il semble que votre mari soit impliqué dans un
meurtre… Il s’appelait Nicola Belpanno.
Le policier me demanda l’autorisation d’entrer. Je n’avais aucune
raison de la lui refuser, mais j’attendis un moment pour m’écarter et le
laisser passer, il lui fallut la demander une seconde fois puis se glisser
entre mon épaule et le montant. Son collègue lui emboîta le pas, la tête
basse sous l’effet de l’embarras.
Je regardai l’intérieur ainsi qu’il devait leur apparaître : la table en
désordre de la veille au soir, dressée pour une personne, les bottes
souillées de terre jetées sur le tapis, la couverture roulée en boule sur le
canapé. La négligence des gens qui n’attendent jamais de visites.
— Pouvons-nous monter ?
— Je n’ai pas encore refait le lit, répondis-je bêtement.
Je m’appuyai contre le mur de la cheminée. J’aurais aimé rétorquer
qu’il n’y avait là aucun secret, rien de ce qu’ils cherchaient : Bern ne
traversait plus ces pièces depuis longtemps, même si je l’avais imaginé
presque tous les soirs avant de m’endormir seule, si je l’avais vu fendre
l’air de ses longues enjambées et lui avais parlé – parlé tout haut, oui.
Mais j’observai les policiers qui se déplaçaient en silence et s’engageaient
dans l’escalier.
Il semble que votre mari… Il s’appelait Nicola Belpanno.
J’arrivais presque à comprendre les phrases séparément, mais leur
rapport continuait de m’échapper. Comme si je tentais de recoller deux
pots différents en réunissant un morceau de l’un et un morceau de l’autre :
les arêtes et les cassures ne correspondaient pas.
Je n’offris aux policiers ni café ni verre d’eau. Cette idée ne me
traversa simplement pas l’esprit.
Quand nous nous retrouvâmes de nouveau dans l’entrée, le seul qui
semblait autorisé à prendre la parole affirma :
— Je crois que nous reviendrons pour une inspection plus approfondie.
Peut-être aujourd’hui même. Je vous serais reconnaissant de ne pas vous
éloigner au cours des prochaines heures.
Puis ils partirent.
Je m’assis sur la balancelle. J’étais incapable de réfléchir, et pourtant
des pensées se formaient dans ma tête, j’en suis sûre, des pensées qui se
chevauchaient sans aucun sens. Un nouveau genre d’effroi se concrétisait
minute après minute. La structure branlante de la balancelle grinçait,
même si j’avais l’impression d’être immobile.
Je savais que la tranquillité ne durerait pas longtemps, mais à cet
instant précis il ne se produisait encore rien : il y avait la ferme et moi, et
il y avait des mots prononcés, de l’air insufflé dans de l’air.
… impliqué dans un meurtre.
Vers neuf heures, la sonnerie du téléphone fixe retentit. Voilà, me dis-
je, ça commence, mais je ne bougeai pas. J’étais soudain consciente de
chacun des gestes que la veille encore j’effectuais machinalement : se
lever, marcher, saisir le combiné, répondre.
C’était l’employée d’un centre d’appels. Je la laissai terminer,
enregistrant tout ce qu’elle disait, des informations négligeables à propos
d’un rabais sur des chaînes de sport et d’un décodeur en location. Puis je
déclarai que je ne possédais pas de téléviseur, et le ton de ma voix
l’effraya sans doute, car elle coupa court.
Je contemplai le téléphone muet un moment, comme dans l’attente du
bon appel. Puis je retournai m’asseoir sous la tonnelle. Le policier m’avait
demandé de ne pas m’éloigner et je ne m’éloignerais pas. Je resterais là
jusqu’à ce que la version ridicule des faits que j’avais écoutée à l’aube se
révèle fausse.
Il s’appelait Nicola Belpanno.

Ils revinrent au début de l’après-midi dans trois voitures et firent


crisser leurs pneus inutilement avant de se garer. Ils étaient munis d’un
mandat de perquisition et affichaient une expression plus résolue qu’au
matin, presque agressive.
Je préférai rester dehors pendant qu’ils touchaient, renversaient,
ouvraient et vidaient le moindre objet. J’allai m’asseoir sous le chêne vert.
Sur le banc, je remarquai que quelques feuilles étaient ponctuées de jaune.
J’en détachai une et l’examinai à contre-jour.
L’agent avec lequel j’avais parlé un peu plus tôt me rejoignit et s’assit
à côté de moi.
— Recommençons du début, d’accord ?
— Comme vous voulez.
— Ce matin vous avez déclaré que votre mari ne fréquente plus cette
maison depuis longtemps.
— Trois cent quatre-vingt-quinze jours.
Il parut surpris. Il l’était, évidemment. Le soir de notre mariage,
pensai-je, Bern était debout à l’endroit exact où lui-même était assis à
présent.
— Dois-je en déduire que votre mari et vous n’êtes plus ensemble ?
— Vous le pouvez, j’imagine.
— Et pourtant, d’après l’état civil, il réside encore ici. Vous n’avez pas
entamé la procédure de séparation.
J’aurais dû lui expliquer que notre séparation avait été annoncée, et
comment, annoncée par un tas de bois incendié en pleine nuit, un feu
immense. S’il avait bien regardé, il en aurait distingué l’ombre sur la
terre. Et j’aurais dû lui expliquer que Bern ne pouvait troquer ce lieu de
résidence contre aucun autre au monde, car son âme était encastrée ici,
entre ces arbres, entre ces cailloux. Mais je gardai le silence. Le policier
tambourina de son stylo-bille contre son carnet.
— Pouvez-vous me dire où a vécu votre mari au cours de cette
dernière année ?
Je mentis, comme quelques heures plus tôt en répondant à la même
question. Mais si, le matin, j’avais obéi à un vague instinct de prudence,
devinant juste qu’il était nécessaire de mentir, je le fis maintenant de
façon délibérée pour protéger Bern. Quoi qu’il eût commis.
— Je ne le sais pas.
Dès lors l’interrogatoire devint plus serré. L’agent s’était efforcé d’être
amical, mais il était évident que nous n’étions pas du même côté. Étais-je
au courant des relations de mon mari avec les franges extrêmes des
groupes écologistes ? Avais-je eu moi aussi des contacts avec ces
associations ? Existait-il des lieux que mon mari fréquentait
habituellement, des lieux dont il parlait souvent ? L’avais-je vu fabriquer
des armes ? S’intéressait-il aux engins explosifs ?
Non, non, non, je me bornais à répéter non. Vus de loin, le policier et
moi ne devions pas être très différents des garçons qui s’asseyaient à tour
de rôle à côté de Cesare, lui parlant et moi me taisant, le regard fixé dans
le vide ou sur mes pieds, quelques monosyllabes arrachés de temps en
temps. Il n’y avait toujours rien dans son carnet, juste ce nombre magique,
395, noté en haut.
— Madame Coriano, je vous conseille de collaborer. C’est dans votre
intérêt.
— Je collabore.
— Donc Bernardo Coriano n’est pas lié à des groupes extrémistes ?
— Non.
— Et Danco Viglione ? Qu’avez-vous à dire à son sujet ?
— Danco est un pacifiste.
— Vous en parlez comme si vous le connaissiez bien.
— Nous avons vécu ensemble. Ici, pendant deux ans.
— Je comprends. Coriano, Danco Viglione, vous et qui d’autre ?
— La petite amie de Danco. Et un autre couple.
— Giuliana Mancini, Tommaso Foglia et Corinne Argentieri.
— Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ?
Le policier ignora ma question.
— Voyez, je trouve très étrange que vous décriviez Viglione en ces
termes. Qualifier de pacifiste, carrément, un repris de justice…
J’eus le souffle coupé.
— Repris de justice ?
— Ah, vous l’ignoriez ?
L’homme feuilleta son carnet en arrière et lut :
— Pour dégradation volontaire en 2001. Résistance à agent de la force
publique en 2002, à Rome. Ses camarades et lui se sont dénudés lors d’un
sommet international. Étrange, non ? Votre colocataire a passé plusieurs
nuits en détention. Vous n’étiez pas au courant, j’imagine.
On fouillait dans ma chambre, je voyais un homme passer d’un côté à
l’autre derrière la fenêtre. Mais il n’y trouverait que de la nostalgie.
— Quant à Giuliana Mancini, poursuivit l’agent, elle a été arrêtée deux
fois en compagnie de Viglione, mais elle n’a été accusée que de fraude
informatique. Elle est elle aussi introuvable pour le moment.
Il se redressa et posa son carnet retourné sur ses cuisses, comme s’il
déposait les armes.
— Dites-moi un peu, comment vous débrouilliez-vous ici tous
ensemble ?
— Nous cueillions les olives. Nous vendions nos produits au marché.
Nous réalisions une utopie. Mais je m’abstins de prononcer ces mots.
— Bref, vous étiez des paysans. Et votre mari, Coriano, est lui aussi
pacifiste ?
— Bern a ses convictions.
— Expliquez-vous mieux. En quoi croit-il exactement ?
En quoi ? Il avait cru en tout et cessé de croire à tout. Au point où nous
en étions, je ne le savais plus.
Je dis :
— Il a une grande confiance en Danco.
Le policier me scrutait. Une esquisse de triomphe brilla dans son
regard. Si Bern était un disciple de Danco, et Danco un repris de justice,
alors Bern devait être lui aussi un sujet dangereux. J’avais eu tort de
répondre de la sorte, mais maintenant il était trop tard. L’agent gardait le
silence, attendant peut-être que j’aille plus loin dans mes révélations, or je
me tus. Sous le chêne vert, l’air sentait la résine.
— Comment est-il mort ? finis-je par demander.
— On lui a fracassé le crâne. Avec une bêche.
Il avait employé à dessein cette expression crue, je crois, pour se
venger de ma réticence. Cela marcha, car cette image se ficha dans mes
yeux : la tête de Nicola fracassée par une bêche. Elle ne disparaîtrait plus.
— Avez-vous déjà parlé à son père ?
— Le père de Belpanno ? Il y a quelqu’un avec ses parents en ce
moment. Pourquoi me posez-vous cette question ?
Je plongeai les yeux dans les siens.
— Le connaissez-vous ?
Il avait l’air désarmé, comme s’il s’apercevait qu’il s’était entretenu
tout ce temps-là avec la mauvaise personne.
— Nicola et Bern sont comme des frères. Ils ont grandi ensemble.
Vous pensez que Bern a fait du mal à Nicola, mais vous vous trompez. Son
père, Cesare, vous le confirmera.
L’agent me pria de ne pas bouger. Je le vis s’éloigner, puis parler au
téléphone. D’un index, il bouchait son oreille libre. Il ne revint pas
m’interroger.
Après quoi, ils repartirent. Le calme assourdissant du matin s’abattit
de nouveau sur la ferme. J’ouvris l’enclos de la chèvre, la regardai sortir et
brouter paresseusement l’herbe de l’hiver. Elle cherchait les campanules
cachées parmi les tiges.
J’entrai dans la maison, certaine de la trouver sens dessus dessous, or
elle était en ordre, un ordre un peu glacial qui ne m’appartenait pas,
comme si les policiers avaient voulu me reprocher ma négligence en
remettant les choses en place. Je m’assis à mon ordinateur. La nouvelle
figurait sur le site du Corriere del Mezzogiorno : Policier blessé à mort
lors d’une manifestation anti-abattage. Suspects en fuite.
On pouvait cliquer sur le titre ou sur l’un des approfondissements : Le
lieu de l’affrontement – Carte interactive de la Xylella – Une vie au
service de l’État.
Aucune allusion au lien de parenté entre Nicola et Bern. Je commençai
à lire l’article principal, mais je fus saisie de tremblements si violents que
je dus me lever, sortir et marcher longuement.
Quand la sonnerie du téléphone retentit, je courus décrocher. Entendre
la voix de ma mère fut étrange. Depuis que Bern n’habitait plus là, depuis
que l’obstacle de Bern avait été levé, nous nous parlions au moins deux
fois par semaine, mais ce n’était pas le jour prévu, ce n’était pas l’heure.
— Oh, quel malheur, Teresa ! Quel malheur !
Elle pleurait. Je la priai d’arrêter. Un équilibre très fragile était en jeu.
Quelque chose d’énorme et d’irréparable s’apprêtait à exploser en moi et
je savais ce qui se produirait si je l’écoutais encore sangloter.
— On en parle aussi à la radio.
— Bien sûr, répondis-je tout en pensant que mes parents n’écoutaient
pas la radio.
Les choses avaient peut-être changé en mon absence. Le faisaient-ils à
présent ?
— Viens, Teresa. Reviens à la maison. Je vais à l’agence de voyages
t’acheter un billet.
— Je ne peux pas m’éloigner. La police m’a demandé de rester dans
les parages.
Le mot police lui causa une nouvelle crise de nerfs. Mais cette fois
cela ne m’ébranla pas.
— Papa n’est pas là ?
— Il est allé se coucher. Je l’ai persuadé de prendre un somnifère. Il
était hors de lui.
— Maman, il faut que je raccroche.
— Attends ! Attends, ton père a insisté, dis à Teresa que nous n’y
croyons pas. Nous n’y croyons pas, tu as compris ? Nous le connaissons. Il
ne ferait de mal à personne.

Le lendemain, le vent avait balayé les nuages. Je m’attendais à une


autre journée laiteuse, à des restes de pluie, paysage adapté à ma
prostration, or le ciel était pur et les rayons de soleil qui découpaient la
campagne apportaient une chaleur nouvelle. Le premier jour du printemps
avec une semaine d’avance.
Devant le kiosque du village trônait une affiche aux gros caractères :
TRAGÉDIE DANS UNE FAMILLE DE SPEZIALE. La nouvelle
manquante était donc arrivée.
— On en parle où ? demandai-je à Maurizio, le kiosquier.
— Partout. Mais surtout ici.
Je regardai à la hâte les titres du Quotidiano di Puglia et de La
Gazzetta del Mezzogiorno. Sur la première page des deux quotidiens
figurait la photo de Nicola que j’avais trouvée en ligne la veille. Je
cherchai des pièces au fond de mon sac.
— Pas la peine, dit Maurizio en repliant les journaux.
— Je ne vois pas pourquoi, répliquai-je en lui tendant un billet de
cinquante euros. Je n’ai que ça.
— Tu me les paieras une autre fois.
— J’ai dit non.
Il prit la monnaie dans la caisse. Pendant ce temps d’autres clients
entrèrent. Je les connaissais, de même qu’ils me connaissaient. Je sentais
leurs regards, ils allaient du titre du journal jusqu’à mon visage et
retournaient au titre. Maurizio comptait lentement les billets. Lorsqu’il
releva la tête, il avait une autre expression.
— Quand ils étaient petits, ils venaient au kiosque et regardaient tout,
les yeux exorbités. Mon père le racontait toujours.
Dans la voiture, je lus vaguement l’article de La Gazzetta : il n’ajoutait
rien à ce que je savais déjà, sinon que la recherche des fugitifs s’était
étendue aux Pouilles entières. Je fus frappée par ce mot, fugitifs. Des
photos de Bern, de Danco et de Giuliana étaient fournies, on invitait les
lecteurs à collaborer.
Je m’aperçus que l’âge de Nicola était erroné, trente et un ans au lieu
de trente-deux. Il les avait eus le mois précédent, le 16 février, je lui avais
envoyé un message de vœux et il avait répondu merci avec de nombreux
points d’exclamation. Depuis des années, nous nous bornions à ça, à des
messages de vœux absurdes.
Je cherchai la page de la nécrologie. L’avis de son décès était le
premier. Il y avait le faire-part de ses parents et, dans l’encadré suivant,
celui de ses collègues. Pas de mention, en revanche, de l’enterrement. Je
m’emparai du Quotidiano di Puglia et y relus les mêmes informations, la
même erreur sur l’âge de Nicola, mais on y signalait que les obsèques
étaient repoussées en raison de l’autopsie. Quand je détournai les yeux de
ces pages, je vis un vieillard, un des habitués de la grand-place, immobile
sur son vélo à quelques pas de la voiture. Il me scrutait.
Je rentrai chez moi et trouvai le car scolaire garé devant la ferme. Les
enfants étaient réunis autour, munis de leur petit sac à dos contenant leur
pique-nique. J’avais totalement oublié la visite fixée ce matin-là. Elvira,
l’institutrice, et sa collègue m’attendaient sous la tonnelle en se
tourmentant les mains. Je les priai d’excuser mon retard, mentionnant
vaguement un imprévu. Des phrases qui semblèrent ridicules.
— Nous n’étions pas sûres que tu en aurais le courage, déclara Elvira.
— Tout va bien.
— Je suis certaine que tout s’éclaircira, Teresa.
Elle me prit délicatement par le bras et ce contact inattendu me fit
sursauter. Je m’adressai aux enfants :
— Vous avez trouvé la biquette ? Hier j’ai laissé son enclos ouvert.
Allez la chercher. D’habitude, elle s’en va de ce côté.
J’effectuai un geste de la main pour les éloigner, et ils s’élancèrent
dans la direction que j’avais indiquée.
Plus tard, je les regardai couper des courges et renverser la pulpe
orange sur la terre. Je leur distribuai des graines de carotte, une à chacun,
puis les observai pendant qu’ils les déposaient dans la terre, qu’ils avaient
creusée avec les doigts, et les recouvraient, pleins d’espoir. Je leur promis
de m’occuper des plantes tout en sachant que je n’arroserais pas ces semis
une seule fois, que je les laisserais mourir de soif.
— Et maintenant, faites ce que vous voulez, dis-je. Courez, grimpez,
arrachez les feuilles.
J’entrai chez moi sans daigner adresser un salut aux institutrices. Je
fermai la porte et me jetai sur le canapé. J’étais encore là, parfaitement
éveillée, quand le car scolaire s’éloigna sur le sentier.

Contrairement à l’hypothèse initiale, Nicola n’avait pas été tué par le


coup de bêche sur la nuque. D’après l’autopsie, ce coup avait provoqué un
traumatisme crânien assez léger. C’était le choc contre une pierre pointue
qui avait causé une hémorragie interne, un choc que la seule chute ne
justifiait pas. Un autre élément a sans doute pressé ensuite avec force la
tête de Belpanno contre la pierre, rapportait le communiqué de presse. Un
autre élément. La tempe, du côté opposé, était marquée de bleus
compatibles avec la semelle d’une grosse chaussure, d’une botte ou peut-
être d’un ranger. On lui avait écrasé, du pied, la tête contre la pierre.
Au moment même où l’on annonçait la date de l’enterrement, la Jeep
de Danco fut retrouvée sur la côte, garée sur un terre-plein herbeux.
L’endroit était peu fréquenté l’hiver, disait l’article en ligne, alors qu’il
était toujours bondé l’été, car il était situé à quelques pas d’un célèbre
point de rencontre pour jeunes, le Scalo. En lisant ce nom, j’eus le vertige.
Je me revis là-bas en compagnie de Nicola, des années plus tôt, moi
insatisfaite de ce tête-à-tête, et lui cherchant un prétexte pour me retenir.
Selon les enquêteurs, Bern, Danco et Giuliana s’étaient éloignés par la
mer avec l’aide d’un complice. Aucun d’eux, en effet, ne semblait avoir
d’expérience nautique. À l’intérieur de la tour en ruine, à quelques
centaines de mètres de la Jeep, les carabiniers avaient mis la main sur un
sac contenant des vêtements et des restes de nourriture. Le journaliste
affirmait que cette fuite était l’aveu implicite du meurtre. Et le repaire,
ainsi qu’il s’obstinait à l’appeler, le signe de la préméditation.
La pensée de Cesare me tourmentait. Devais-je lui envoyer un
télégramme ? Était-il déjà trop tard ? Il y avait sur Internet des listes de
phrases de circonstances. Je les lisais et les relisais, mais aucune ne me
paraissait ne serait-ce que vaguement appropriée.
De tout cœur avec vous…
Le souvenir indélébile de…
Ma mère me téléphonait avec une fréquence inhabituelle et ne cessait
de me demander si je m’étais occupée du télégramme, mais je la
soupçonnais de ne pas en être elle-même convaincue. Là où les
événements nous avaient poussés, il n’y avait plus aucune étiquette à
respecter. J’abandonnai cette idée et elle s’abstint d’en reparler.
J’hésitai jusqu’au bout également à propos de l’enterrement. Une
heure avant le début j’étais encore à la ferme, en tenue de travail, espérant
que le temps effectuerait un bond en avant de trois heures, mieux, de dix
ans. Il me fallut rouler à toute allure sur la voie express, sous une pluie
obstinée, rageuse, en me coiffant des mains et en frottant mes yeux pour
essayer de chasser de mon visage l’air égaré qui le déformait depuis
plusieurs jours.
La police avait tenu à ce que Nicola bénéficie d’un hommage national :
un signal évident de solidarité envers les forces de l’ordre. Les bancs de la
cathédrale d’Ostuni étaient tous occupés, le fond et les allées latérales
étaient également remplis de personnes debout : policiers avec leurs
familles, carabiniers en tenue de cérémonie, citoyens ordinaires attirés par
l’indignation.
Je gardai mes distances avec quiconque aurait pu me reconnaître, en
particulier Cesare et Floriana, presque inaccessibles de toute façon,
écrasés entre le vide où se trouvaient le cercueil de Nicola, inondé de
fleurs, et le mur de gens dans leur dos.
Je vis Tommaso, adossé à un pilier de l’autre côté de l’église, désireux
tout comme moi de passer inaperçu, pensai-je, mais beaucoup plus visible
en raison de son extrême pâleur et de ses cheveux de coton. Je vis
Tommaso et il me vit, mais nous n’échangeâmes que ce regard, un regard
plus hostile qu’ému, car notre méfiance réciproque persistait, ravivée par
l’effroi.
La cérémonie se déroula dans le plus grand silence et la plus grande
dignité, comme si nous étions surveillés d’en haut. L’évêque appela à
l’ambon un curé plus jeune, le père Valerio. Il me fallut l’entendre
s’exprimer un moment, dire Je suis allé plusieurs fois dans la maison où
Nicola vivait avec ses parents, j’ai béni cette maison année après année,
pour me rappeler que, par une journée torride du mois d’août, Cesare
m’avait parlé de son ami prêtre à Locorotondo.
Et le père Valerio était là, son front étroit dépassant tout juste du
pupitre, les yeux sombres et flamboyants. Il décrivit la ferme comme une
portion de monde parfaite, où le mal ne pouvait s’insinuer. Mais le mal,
dit-il, s’était insinué sous forme de serpent y compris dans le jardin
d’Éden.
L’évêque s’était assis. Il écoutait le prêtre, les yeux clos. Le père
Valerio continua :
— Il est une chose que nous ne pouvons accepter. Le Seigneur ne nous
avait-il pas promis la vie éternelle à travers nos enfants ? Et il semble
maintenant révoquer cette promesse. Cesare et Floriana auraient le droit
de douter de Dieu aujourd’hui, mais je sais qu’ils ne le feront pas. Car ils
ont fondé le moindre de leurs actes sur la foi. Écoutez bien ce qu’ils ont à
nous apprendre en cette journée de deuil, où le ciel même s’est uni à nos
pleurs : chaque moment de notre séjour sur cette terre a un sens tant que
nous croyons en Jésus et en la vie éternelle. Si nous cessons d’y croire,
autant nous asseoir dans un coin et nous laisser mourir.
Il marqua une longue pause. L’évêque avait penché la tête. Je cherchai
encore Tommaso du regard, mais il n’était plus là. Le père Valerio fléchit
la tige du micro vers sa bouche. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut plus
doucement, comme s’il n’avait plus de forces :
— J’écoute les nombreux bavardages ces jours-ci. J’entends formuler
des accusations. Comme souvent, les gens parlent sans savoir ce qu’ils
disent. Nous aimons tous les racontars, n’est-ce pas ? Et qu’y a-t-il de
mieux qu’une mort violente pour entraîner des racontars ? Eh bien, j’ai vu
Nicola avec celui qu’il considérait comme son frère. Avec Bernardo.
Son nom eut sur moi l’effet d’une décharge. Les corps entassés dans la
cathédrale frémirent, les bancs en bois grincèrent, il y eut des
toussotements.
— Lorsque je les ai connus, j’ai vu deux garçons incapables de faire du
mal à quiconque, et encore moins l’un à l’autre. L’amour dans lequel ils
avaient grandi les rendait imperméables à la méchanceté. Je pourrais me
tromper, bien sûr. Je vous l’ai déjà dit, le serpent a corrompu jusqu’à
Adam et Ève. Mais soyons prudents, je vous en prie. Attendons que la
vérité soit faite. Ce n’est pas encore le moment. Le moment que nous
vivons est celui de l’affliction et de la prière.
Son intervention fut suivie d’une autre : un collègue de Nicola déplia
une feuille de papier, les doigts tremblants, et lut en trébuchant sur chaque
mot. Il décrivit un Nicola si différent de ce qu’il était dans la réalité que je
perdis le fil de son discours en me rappelant le jour où le vrai Nicola nous
avait rendu visite à la ferme, si lumineux et si imposant que j’avais eu
honte de le trouver désirable, et pourtant accompagné de cette mélancolie
qui ne le quittait jamais, comme si le bonheur était pour lui un objet oublié
quelque part. Lors du mariage, il avait collé sa bouche contre mon cou
pour sucer le poison qui m’avait selon lui infectée, comme si, une fois
désinfectée, je m’apercevrais enfin que je lui appartenais. Mais je ne lui
avais jamais appartenu. Nicola avait constitué un arrière-fond dans ma vie,
plus réel et plus présent maintenant, couché à quelques pas de l’autel,
qu’au cours de ces dernières années.
Le policier descendit les marches et regagna sa place. On n’entendit
bientôt plus que le vacarme de la pluie qui martelait le toit, pendant que
l’évêque bénissait le bois du cercueil. Un sentiment d’injustice était
prisonnier des immenses voûtes.
C’est alors qu’un cri retentit. Un cri animal, qui s’élevait d’une
profondeur horrible, un cri que les actualités locales retransmettraient le
soir même, le lendemain et le surlendemain. Cesare avait refermé ses bras
sur Floriana qui essayait de bondir en avant, pas exactement vers le
cercueil : vers une chose qu’elle seule était en mesure de voir.
Je me frayai un chemin parmi les gens figés et irrités par mon manque
de tact. Non pour aller vers Floriana, mais dans la direction opposée, vers
la sortie bloquée par la foule.
Il y avait du monde aussi à l’extérieur. Je passai sous les parapluies en
poussant pour avancer. L’évêque avait repris la parole, les haut-parleurs
diffusaient ses prières :
— Accorde-lui, ô Seigneur, le repos éternel…
Une main me saisit par l’épaule. Je tentai de me dégager, mais elle
serra plus fort. Je me retournai. Cosimo me fixait, l’air hébété.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Qu’est-ce que vous avez fait à ce
pauvre garçon ?
Son visage taché de rouge se trouvait à quelques centimètres du mien.
Ses cheveux blancs étaient trempés, les épaules rembourrées de sa veste,
imprégnées de pluie comme des éponges.
— Je n’ai rien à voir avec ça.
Il maintenait son étau. Une femme nous observait de très près, mais
n’intervenait pas.
— Il n’y a que l’enfer pour les gens de votre espèce !
Je parvins à me libérer, mais ce fut peut-être lui qui relâcha sa prise.
Sa voix m’atteignit toutefois dans le dos, parmi les ruissellements de
pluie :
— Maudits soyez-vous ! Toi et ces salopards ! Maudits soyez-vous !
Je m’extirpai de la foule. J’étais moi aussi trempée. Mon parapluie
était resté dans l’église, mais je n’envisageai pas une seconde de
rebrousser chemin. La pluie avait transformé l’esplanade en patinoire. Je
tombai, me tordant une cheville. Quelqu’un s’approcha pour m’aider, mais
j’étais déjà debout et je courais encore plus périlleusement qu’avant.
Tout en roulant vers la ferme, j’essayais de chasser de mon esprit les
pensées qui s’y étaient accumulées durant l’enterrement, le cri animal de
Floriana, les paroles du père Valerio et celles de Cosimo, la couronne de
fleurs humides posée sur le cercueil. Les essuie-glaces balayaient la vitre à
la vitesse maximale, mais cela ne suffisait pas, il y avait trop d’eau, trop,
on ne distinguait même pas la route.

Des semaines qui suivirent je n’ai guère de souvenirs. Il y eut encore


de la pluie, d’abord battante puis par intermittence, jusqu’à ce qu’il ne
reste plus que des flaques éparses sur le sol, qui finirent par sécher elles
aussi. Les grenouilles firent alors entendre leur coassement inconsolable
pendant toute la nuit : je pensais au premier été avec Bern.
Avril. Sur un mur de la rue principale de Speziale apparut une
inscription : NICOLA VIT. Quelques jours plus tard, le T était recouvert
d’un L rouge, VIL, et le A était entouré d’un cercle de la même couleur,
formant le symbole des anarchistes.
Mai. Je vivais comme en suspens. Le sirocco souffla pendant des
semaines et l’on commença à parler de la sécheresse qui dévasterait les
campagnes au cours des prochains mois. Ce printemps normal, étouffant et
sec, accroissait mon sentiment d’inertie.
La perquisition de la police avait déterré des traces du passé. Je trouvai
une bible qui avait appartenu à Bern et aux autres. Je passais beaucoup de
temps à la feuilleter. Dans les marges, en lettres minuscules de trois
écritures différentes, étaient notées les significations des mots les plus
compliqués :

étranger (homme d’un autre pays)


diadème (espèce de collier pour la tête)
fétide (qui sent très mauvais)
antre (grotte)
suinter (goutter)
éphémère (destiné à vivre peu de temps)
longe (corde pour chevaux)
pervers (qui a des pensées interdites et mauvaises)
fléau (catastrophe, grand malheur, souvent envoyé par Dieu à cause
d’un péché commis)
vagabond (qui n’a plus d’endroit où aller et erre donc de par le monde,
comme un exilé, humilié et solitaire)

Vagabond. Je répétais ce mot tout bas. Je ne cessais de me demander


où était Bern. Seul son retour était susceptible de rétablir le fil normal du
temps et des saisons.
Les micros espions me tenaient compagnie. En vérité, je n’en avais
trouvé aucun, ni ne les avais cherchés, mais je savais qu’il y en avait, que
les policiers les avaient disséminés dans la maison. Je savais que le
téléphone était sur écoutes, que des agents en civil se présentaient de
temps en temps à la barrière en voiture et s’attardaient un peu avant de
repartir. Cela avait un sens. Cette agitation de leur part avait un sens. Mon
mari était soupçonné d’avoir tué un de leurs collègues, un mandat d’arrêt
international avait été émis contre lui.
Cependant ce que les mouchards interceptaient était négligeable. Non
seulement parce que Bern ne viendrait ni ne téléphonerait jamais, mais
surtout parce qu’ils ne pouvaient pas capter ce que la ferme était vraiment,
ce qu’elle avait été. Ils traquaient des indices cryptés dans mes
conversations, interprétaient les bruits, mais ils n’interceptaient pas les
innombrables moments de bonheur, les années de coexistence entre Bern
et moi, les grasses matinées et les repas interminables, quand nous nous
laissions hypnotiser par le mouvement bruissant du poivrier, de l’autre
côté de la fenêtre. Ils n’interceptaient pas l’exaltation des années où nous
avions vécu là à six, dans une glorieuse confusion, ni l’intensité des
sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre, du moins au début. Et
ils n’interceptaient pas l’espoir dont la ferme était imprégnée depuis
l’époque de Cesare. Les micros cachés ne pouvaient relever qu’un portrait
acoustique de ma solitude. Le claquement des assiettes et des couverts. Le
jet des robinets. Le cliquetis du clavier de l’ordinateur et, au milieu, de
longues heures de silence.

Le père de Giuliana fut le premier à apparaître à la télévision. Il


raconta ce que je savais déjà : qu’il n’avait aucun contact avec sa fille
depuis dix ans. Mais Danco et Giuliana n’intéressaient guère le public. Ce
qui le fascinait, c’était le lien de sang des cousins inséparables qui en
étaient arrivés à s’entre-tuer. Bernardo et Nicola. Nicola et Bernardo. Il
suffisait qu’on évoque ces deux prénoms pour qu’on comprenne, partout
en Italie, de qui l’on parlait. Ou alors de mentionner Speziale. Une nuée de
racontars s’élevait autour de la ferme. Depuis que l’incubateur de ce
scandale avait été découvert, les reporters et les cameramen s’aventuraient
jusqu’à ma porte. Après les avoir éloignés, je les voyais se déplacer sur le
terrain, cherchant la meilleure perspective pour filmer la maison. Ils
voulaient me photographier, deux ou trois y parvinrent.
Il y eut des appels téléphoniques et des mails sur le site de la Ferme
Didactique, essentiellement de chaînes de télévision, mais aussi des
insultes obscènes. Mes parents tentèrent une nouvelle fois de m’attirer
chez eux afin que je retrouve un peu de paix en attendant que les choses se
calment.
Au kiosque de Speziale, les couvertures d’hebdomadaires consacrées à
Bern et Nicola étaient toujours exposées à l’extérieur, exhibées avec une
fierté perverse. Je cessai de passer devant, puis je cessai de fréquenter le
village. Je faisais mes courses dans des supermarchés situés à des
kilomètres de là, gérés par des immigrés, et toujours aux heures où ils
étaient déserts.
Alors même que les médias étaient à court de nouvelles, alors même
que l’attention sur Bern et Nicola faiblissait un peu, Floriana participa à
une émission de télévision. Diffusée le mercredi en début de soirée et
suivie par plus d’un million de téléspectateurs, elle prévoyait une
interview d’environ une heure, sans les interruptions publicitaires.
Comme il n’y avait pas de téléviseur à la ferme, je me rendis ce soir-là
à San Vito dei Normanni, où personne ne me connaissait. Les rues à sens
unique étaient bourrées de voitures. À travers la vitre d’un bar, j’aperçus
un écran accroché au mur. Je me garai. Il n’y avait là que des hommes, si
l’on exceptait la barmaid, une femme corpulente, vêtue d’un débardeur
jaune et moulant, au bras tatoué. Ils m’examinèrent sans mot dire pendant
que j’avançais entre les tables.
Je m’assis le plus près possible de l’écran, tournant le dos à tout le
monde, mais consciente de l’insistance des regards qui me fixaient. Je
commandai un café et ne vis pas la femme le poser sur la table, car
Floriana était déjà apparue sur l’écran, cadrée à la hauteur des épaules.
Derrière elle, les placards d’une cuisine bon marché.
Elle répondit d’un signe de tête au bonjour de la présentatrice qui
déclara ensuite :
— De nombreux téléspectateurs ont peut-être oublié Floriana, mais pas
moi. Elle est un symbole pour les femmes de ma génération, qui ont eu
vingt ans dans les années soixante-dix. Floriana Ligorio a été une des
premières femmes à s’opposer à l’ignoble pratique du caporalato [1] dans
la région dont elle est originaire, les Pouilles. Voulez-vous nous rafraîchir
la mémoire, Floriana ?
— Il y avait des filles…, commença cette dernière comme si elle avait
une réponse toute prête, avant de s’interrompre.
La présentatrice lui vint en aide :
— Quelles filles ?
— Elles travaillaient dans les champs, reprit Floriana avec moins de
fougue, des champs de tomates surtout. Pendant douze heures d’affilée.
Parfois les « caporaux » les frappaient, parfois ils les violaient. Un grand
nombre d’entre elles mouraient pendant le trajet à cause de la chaleur ou
du manque d’air. On les entassait par vingt dans un fourgon pour neuf.
Selon la version officielle, il s’agissait d’accidents de la route. C’est alors
que j’ai formé un groupe.
Floriana et la présentatrice étaient filmées l’une après l’autre.
— Que faisiez-vous ?
— Nous nous plantions au milieu de la route pour bloquer les
fourgons, nous essayions de convaincre les travailleuses de descendre.
— Elles descendaient ?
— Non, pas pour la plupart. Elles étaient pauvres, elles avaient peur de
perdre leur emploi. D’être frappées chez elles aussi.
— Et pourtant vous continuiez. Un jour, les caporaux ont appelé la
police et Floriana a été arrêtée.
Floriana se contenta d’acquiescer, car ce n’était pas une question. La
présentatrice poursuivit, s’adressant à présent au public :
— Il y avait une photo célèbre à l’époque. Nous l’avons retrouvée.
Voilà, la jeune fille que le policier tient par le bras est Floriana Ligorio.
L’image remplit l’écran pendant quelques secondes, puis se retrouva
en petit format sur la table entre les deux femmes. Floriana la regardait
sans la toucher, semblant se demander si elle la représentait vraiment.
— À quoi pensez-vous quand vous revoyez cette photo ?
— Je pense que nous avons fait du bien. Nous avons sauvé des vies.
— Faut-il parfois se battre pour obtenir ce qui est juste, Floriana ? Se
battre aussi contre un policier ?
— Il me serrait le bras, j’essayais de me libérer, c’est tout.
— Dans une interview de cette période, vous avez qualifié ce policier
de crapule.
— Notre bataille était juste.
— Pensez-vous que votre fils Nicola pourrait être le policier serrant le
bras de la fille sur une photo prise aujourd’hui ?
Floriana leva brusquement la tête.
— Il n’aurait jamais fait ça.
— Pouvez-vous me décrire votre relation ?
— Il venait chez nous le dimanche. Déjeuner. Quand il n’était pas en
service.
— Vous ne vous disputiez jamais ? Vous aviez certainement des idées
différentes. Vous avez été un symbole de la dissidence et Nicola est
devenu policier.
— Une mère sait accepter les choix de son fils.
La présentatrice écarta la première des quelques feuilles de papier
empilées devant elle. Elle la plaça à côté des autres et jeta un coup d’œil à
une note.
— D’après certains collègues de Nicola, vos relations se sont presque
interrompues au moment de son entrée dans les forces de l’ordre. L’un
d’eux a déclaré, je cite : Ses parents ne lui ont jamais pardonné cette
décision, Nicola en parlait beaucoup, c’était une obsession.
— Quel est le rapport ? dit Floriana d’un filet de voix.
— Nicola venait-il, oui ou non, déjeuner chez vous le dimanche ?
— Parfois.
— Quand est-il venu pour la dernière fois ?
— Je ne sais pas. À Noël, je crois.
La barmaid à débardeur jaune s’approcha de la table et me demanda si
quelque chose clochait dans le café. Je lui répondis que tout allait bien.
— Tu ne l’as pas bu, répliqua-t-elle en saisissant la tasse.
Sur l’écran, la présentatrice avait remarqué la nervosité de Floriana,
une nervosité qu’elle avait elle-même provoquée, et elle déclarait à
présent, pour la rassurer, que tout le monde, à commencer par elle,
partageait le chagrin que lui causait la perte de son fils, une perte
inhumaine.
— Mais nous sommes ici, et c’est une occasion unique, pour faire la
lumière sur tous les aspects de cette histoire. Il faut être courageuse,
Floriana. Nous disposons de nombreux témoignages de manifestants qui se
trouvaient sur les lieux du crime. Ils ont assisté à l’arrivée de Nicola et de
son collègue. Ils décrivent une attitude agressive, de défi. Certains
prétendent avoir été attaqués verbalement, d’autres affirment que Nicola
ne cessait de toucher le ceinturon de son pistolet en guise de provocation.
Floriana perdit alors son sang-froid.
— C’est mon fils qui a été tué. Mon fils Nicola a été assassiné par un
groupe de terroristes. C’est lui qui est mort ! Voilà ce dont nous devrions
parler !
— C’est ainsi que vous les considérez ? Comme des terroristes ?
— Que sont-ils d’autre ?
— Bien. Nous continuerons sur ce sujet, Floriana. Juste après la pause.
La publicité fut transmise à un volume un peu plus élevé. Entre-temps
le bar s’était rempli. Un type énorme au pantalon et au visage souillés de
peinture sèche raconta une blague en dialecte à laquelle la barmaid rit
vulgairement.
Je poussai ma chaise vers l’écran, mais cela ne suffisait pas. Je me
levai et tendis l’oreille. L’émission reprit. La présentatrice résuma ce qui
avait déjà été dit, puis rappela au public que les principaux suspects du
meurtre de Nicola Belpanno étaient Danco Viglione et Bernardo Coriano,
le cousin de la victime. Leurs photos apparurent. La femme demanda à
Floriana si quelque chose dans le passé de Bern, un épisode, laissait
entrevoir le garçon violent qu’il deviendrait.
— Il était un peu extravagant, comme tous les enfants. Il a grandi sans
parents.
— Voulez-vous dire que Bernardo est orphelin ?
— Pas vraiment orphelin.
— Expliquez-nous mieux alors.
— La sœur de Cesare, Marina…
— Cesare est votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Nous parlons donc de votre belle-sœur. Nous voulons juste que les
choses soient plus claires pour ceux qui nous regardent, Floriana.
Continuez.
— Marina était très jeune quand elle est tombée enceinte, elle n’avait
que quinze ans.
— Quinze ans ?
— Elle est venue chez nous parce qu’elle ne savait pas où aller. Si elle
l’avait raconté à la maison… Mes beaux-parents étaient très sévères.
Nicola venait de naître et nous avions acheté une petite maison à la
campagne, que nous avions retapée. Il n’y avait même pas de puits. Nous
devions aller chaque jour à la fontaine du village remplir des bidons d’eau.
— Vous étiez des hippies ?
— Non. Nous ne nous considérions pas comme des hippies. Les
hippies ne croient pas en Dieu.
— Alors que votre mari et vous êtes très croyants.
— Oui.
— Votre mari a même fondé une secte.
— Il n’aimerait pas qu’on dise ça.
— Revenons à Marina, votre belle-sœur. Elle vous a demandé de l’aide
parce qu’elle était enceinte. Si jeune… Le sud de l’Italie à cette époque…
ça ne devait pas être facile.
— Elle voulait trouver une solution.
— Quel genre de solution ?
— Elle n’avait que quinze ans, elle était effrayée.
— Vous voulez dire qu’elle souhaitait avorter ?
— Cesare se faisait beaucoup de souci pour elle. C’est son frère aîné, il
a dix ans de plus, et dans leur famille… il a toujours été un père pour
Marina. Mais il était lui aussi très jeune. Nous étions tous très jeunes et
nous n’avions pas d’argent. Un soir, Cesare s’est éloigné. Il a passé la nuit
dehors et, à son retour, il a déclaré que nous nous occuperions de l’enfant
de Marina, quel qu’en soit le prix.
— Qu’avait-il fait pendant la nuit ?
— Il avait prié.
— C’était dans ses habitudes ? Il pouvait passer une nuit entière à prier
dehors ?
— Ça lui est arrivé.
— L’a-t-il fait aussi après la mort de votre fils ?
— Oui.
— Cesare a donc décidé que l’enfant de sa sœur devait naître. Il ne
vous a pas demandé votre avis, ni celui de Marina. Il a juste dit ce que
vous deviez faire.
— Il avait reçu cet ordre.
— Reçu cet ordre ? Vous voulez dire de Dieu ?
— Oui.
— Nous pouvons donc affirmer que Bernardo est né d’une prière de
votre mari.
— De Cesare.
— Et nous pouvons affirmer aussi que, du fait de cette prière, votre
mari a sauvé l’enfant qui tuerait trente ans plus tard son propre fils.
Floriana effleura la monture transparente de ses lunettes comme pour
s’assurer qu’elles étaient encore là. Il y eut quelques secondes de silence.
La présentatrice déplaça des feuilles de papier.
— Je voudrais revenir à la question que nous avons laissée en suspens.
Y a-t-il eu quelque chose de particulier dans l’enfance de Bernardo ? Une
sorte de signal d’alarme ? Une conduite, un épisode.
— Il était très agité.
— De nombreux enfants sont agités. Donnez-nous un exemple.
— Un jour, il a capturé un lièvre. Il l’a égorgé avec des ciseaux juste
pour voir ce que ça faisait. Nicola est venu me le raconter, en larmes,
bouleversé. Il m’a suppliée de ne pas le dire à Bern. Il avait peur qu’il lui
fasse la même chose.
— C’est à cause de comportements de ce genre que vous avez décidé
de l’envoyer en Allemagne, chez son père ?
— Il y était allé avant. Nous avions demandé au père de Bern de
l’héberger un moment. Il vivait à Freiberg. Nous pensions qu’un
changement lui ferait du bien.
— La mère de Bernardo était d’accord ?
— Elle avait confiance en Cesare.
— Faisait-elle tout ce que Cesare lui disait ?
— Cesare est son frère aîné.
— Vous avez donc décidé d’envoyer Bernardo en Allemagne, chez son
père. Quel genre d’homme était-ce ?
— Nous ne le connaissions pas bien.
— Et pourtant vous avez choisi de lui confier le petit.
— C’était son père, après tout.
— Comment les choses se sont-elles passées à Freiberg ?
— Bern s’est entêté dès le début. Il refusait de s’intégrer. Au bout de
quelque mois, l’Allemand nous a envoyé une lettre dans laquelle…
— L’Allemand ?
— Le père de Bern.
— Il vous a envoyé une lettre ? Pourquoi n’a-t-il pas téléphoné ?
— Nous n’avions pas le téléphone à la ferme.
— Expliquez-nous ça mieux, Floriana. De quelle année parlons-nous ?
1987 ?
— Environ. Il me semble.
— Et en 1987 vous n’aviez pas le téléphone ?
— Nous préférions laisser les contaminations à l’extérieur de la ferme.
— Les contaminations ? Vous parlez des appels téléphoniques ?
— Toutes les contaminations qui venaient du monde du dehors. Du
téléphone aussi.
— Ainsi Bernardo ne pouvait pas vous parler lorsqu’il était en
Allemagne parce que vous n’aviez pas le téléphone.
— Il pouvait nous écrire.
— Et pouvait-il parler à sa mère ?
— Il pouvait lui écrire à elle aussi.
— Un enfant de huit ans qui écrit des lettres.
— Bern écrit très bien. Il a appris de bonne heure.
— Retournons en Allemagne. Bernardo y séjourne avec son père…
— Bern. Nous l’avons toujours appelé Bern. Personne ne dit Bernardo.
— Bern, bien sûr. Excusez-moi. Bern se trouve à présent avec son père
qu’il ne connaît pas très bien, dans une ville qu’il ne connaît pas du tout, et
il s’entête.
— Un jour, il a cessé de manger. C’est ce que son père nous a écrit. Le
matin, avant d’aller travailler, il lui laissait des céréales et du lait, et à son
retour tout était encore là. Un soir, il l’a trouvé évanoui. Il a alors décidé
de nous le renvoyer. La lettre est arrivée quelques jours avant Bern.
— À son retour, il avait déjà neuf ans.
— Oui.
— Et Marina, sa mère, avait commencé à travailler, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ne pouvait-elle pas prendre Bern chez elle ?
— Il valait mieux que Cesare continue de s’en occuper. Cesare et moi.
Marina est une brave fille, mais elle n’est… Nous savions mieux nous
débrouiller.
Il y eut une nouvelle pause publicitaire. Quand elle recommença,
l’émission ne proposa pas la suite de l’interview de Floriana, mais des
images du centre de Speziale : la rue qui coupait le village en deux, le bar,
l’épicerie et la petite église où des années plus tôt j’avais assisté à
l’enterrement de ma grand-mère.
Une voiture s’aventurait sur les routes de campagne bordées de murs
en pierres sèches que je connaissais bien. Parcourant le trajet le plus long,
de tous ceux qui étaient possibles, elle atteignait la barrière de la ferme.
Sans le moindre scrupule, le journaliste se glissait dessous et s’engageait
sur le sentier, à l’intérieur de ma propriété, suivi par la caméra. Il arrivait
à la maison. Portes et fenêtres étaient fermées.
La présentatrice dit :
— Votre mari préférait s’occuper lui-même de l’éducation de Nicola et
de Bernardo. Pourquoi ?
— Cesare est un homme cultivé.
— Il y a beaucoup de personnes cultivées qui décident d’envoyer leurs
enfants à l’école.
— Nous avions nos convictions. Nous les avons encore.
— Voulez-vous dire par là que si c’était à refaire, vous le referiez de la
même manière ?
— Oui. Ou peut-être pas tout. Pas tout.
— À la lumière de ce qui s’est produit, ne pensez-vous pas que cet
isolement a contribué à altérer la personnalité de Bernardo ?
— Bern.
— De Bern, excusez-moi.
— Cesare leur a donné à tous une excellente culture. Meilleure que
celle des autres enfants de leur âge.
— Est-il vrai qu’il les obligeait à apprendre par cœur des extraits de la
Bible ?
— Non, ce n’est pas vrai.
— La première fois où nous nous sommes parlé, vous m’avez raconté
que…
— J’ai dit que Bern apprenait par cœur des passages de la Bible. C’est
lui qui le voulait. Cesare ne l’y a jamais obligé. Il lui suffisait que les
garçons connaissent de courts passages, le nécessaire.
— Le nécessaire pour quoi ?
— Pour qu’ils comprennent.
— Pour qu’ils comprennent quoi, Floriana ?
La caméra cadra un instant l’intervieweuse, qui était à présent irritée.
— Floriana, il est important, je le crois, d’éclaircir ce point. Qu’est-ce
que les garçons devaient à tout prix savoir ?
— Les principes de la foi. Les principes de la… conduite.
— Des punitions étaient-elles prévues pour ceux qui se refusaient
d’apprendre ce que Cesare estimait nécessaire ?
Floriana secoua légèrement la tête, comme saisie d’un frisson.
— Au cours de notre première conversation, vous m’avez dit qu’il y
avait des conséquences sévères pour les récalcitrants.
Floriana gardait le silence. La femme baissa le ton.
— Nicola, votre fils, et Bernardo ont-ils reçu des punitions corporelles
de la part de Cesare ?
Floriana tourna délibérément la tête, comme si elle cherchait
quelqu’un. Puis il y eut une coupure brusque du montage. Dans le plan
suivant, on remarquait un verre d’eau à moitié plein à côté d’elle. Sa lèvre
supérieure était un peu humide. La présentatrice, plus raide qu’avant,
reprit :
— Après la mort de Nicola, vous avez décidé de vous séparer de votre
mari. Le croyez-vous en partie responsable des événements qui se sont
produits ?
Floriana avala une gorgée d’eau. Elle contempla le verre, l’air éteint.
Puis elle acquiesça.
— Pourquoi avez-vous décidé de partager votre histoire aujourd’hui ?
— Parce que je veux qu’on sache la vérité.
— La vérité nous rend-elle libres ?
Floriana hésita, comme si cette question avait entraîné un souvenir
inattendu. Un moment, elle écarquilla les yeux. D’un ton convaincu, elle
scanda :
— Oui, je le pense.
— Que diriez-vous aujourd’hui à Bern si vous saviez qu’il nous
regarde ?
— Je lui dirais d’affronter ses responsabilités. Comme on le lui a
appris.
— Et que diriez-vous à Nicola, si vous le pouviez, Floriana ? Que
diriez-vous à votre fils ?
— Je…
— Pourriez-vous apporter un mouchoir à Floriana ? Ne vous inquiétez
pas. Prenez tout le temps nécessaire. Buvez encore un peu d’eau. Avez-
vous envie de continuer ? Nous parlions de Nicola. Quand je vous ai rendu
visite, vous m’avez raconté que Cesare a une idée très particulière de la
religion catholique. Il est persuadé que les âmes se réincarnent. Alors, si
vous deviez fermer les yeux et… Fermez les yeux, Floriana. Essayez
d’imaginer : en quelle créature votre fils a-t-il pu se transformer ?
L’image changea alors que les lèvres de Floriana s’ouvraient. Une
émission musicale apparut sur l’écran.
J’allai au comptoir, mais la barmaid était trop occupée à écouter le
type au visage taché de peinture raconter une autre histoire pour me prêter
attention. Lorsque je les interrompis, ils pivotèrent tous deux dans ma
direction.
— S’il vous plaît, remettez la chaîne de l’interview.
— Ça n’intéresse personne.
— Moi si. Je la regardais.
La télécommande était sur le comptoir. Un instant, j’envisageai de
l’attraper.
— Pour un café, tu peux bien regarder la télé chez toi, répliqua la
barmaid avant de se tourner vers son interlocuteur.
L’homme ne dit rien. Il porta la bouteille de bière à ses lèvres et avala
une gorgée sans cesser de me fixer.
— Je vais prendre une bière, moi aussi, déclarai-je.
— Tu es venue ici faire l’aumône ?
— C’est important, je vous en prie.
Elle s’empara de la télécommande et, au lieu de changer de chaîne, la
posa sur l’étagère des bouteilles, derrière elle.
— C’est la maison qui offre le café. Maintenant va-t’en. On a compris
que tu es une amie de ces types-là.
Je sortis. J’errai, abasourdie, dans les rues de San Vito à présent
désertes. Je ne trouvai pas d’autre bar, juste un étal qui vendait des
pastèques, surmonté d’un petit téléviseur, mais je jetai un coup d’œil à
l’homme qui y était assis et n’osai pas m’approcher. Je songeai à sonner
chez quelqu’un au hasard, mais j’avais déjà fait assez de folies, j’étais
fatiguée, vidée.
Je ne vis pas la fin de l’interview. Quelques mois plus tard seulement
j’appris ce que Floriana avait répondu à la question : qu’elle n’avait
jamais vraiment cru à la réincarnation, qu’elle avait laissé son mari la
leurrer pendant de nombreuses années, mais que c’était terminé. Elle
affirma que le Seigneur n’accorde qu’une seule vie sur terre, celle-ci, et
qu’il n’y en a pas d’autre ensuite.

Un après-midi d’août, j’observais un des intrus à travers les volets de


ma chambre. Il n’avait ni caméra ni appareil photo. Après avoir frappé, il
s’était promené un moment dans la cour. Je l’avais perdu de vue tandis
qu’il contournait la maison, puis il avait ressurgi et regardé résolument
vers ma fenêtre, comme s’il devinait ma présence. Il s’était assis à la table
de la tonnelle, à moitié dissimulé par la trame serrée de la vigne, et n’avait
plus bougé.
Une demi-heure s’écoula sans qu’il fasse mine de s’en aller. Emportée
par une rage subite, je descendis et ouvris la porte comme une furie.
— Fichez le camp immédiatement ! m’écriai-je. Vous ne pouvez pas
rester là !
Il bondit sur ses pieds. Un instant, il parut décidé à m’obéir, mais il
demeura planté là.
— C’est toi, Teresa ?
Il était plus jeune que moi, corpulent et apparemment inoffensif. Il
portait des sandales Birkenstock abîmées et un tee-shirt taché de
transpiration.
— Fichez le camp, répétai-je. Sinon, j’appelle la police municipale.
Au lieu de s’éloigner, il sembla rassembler son courage. Il avança d’un
pas vers moi et inclina la tête en une sorte de courbette.
— Je suis un de ses amis.
— Un ami de qui ?
— De Bern. Il m’a…
Je plaquai ma main sur sa bouche et l’invitai, d’un signe, à me suivre
vers l’oliveraie.
Quand nous eûmes atteint une distance raisonnable de la maison, je le
bombardai de questions, bouleversée. Daniele me répondait patiemment,
comme s’il s’attendait à cette réaction de ma part. Il m’apprit qu’il avait
rencontré Bern au fortin d’Oria, plus d’un an plus tôt, et qu’il ne l’avait
plus quitté ensuite. Il était également avec lui la nuit du Relais
des Sarrasins, mais il n’avait pas vu ce qui s’était passé. Tout en parlant, il
évitait de croiser mon regard. Il s’adressait à quelque chose, à ma droite,
et, de la main, essuyait de temps en temps son front congestionné.
— Pouvons-nous nous mettre à l’ombre ? me lança-t-il soudain.
Je m’aperçus alors que je l’avais conduit au milieu d’un terre-plein
ensoleillé, sur le sol brûlant, comme si les arbres aussi étaient infestés de
micros.
Nous allâmes au pied d’un olivier. Il haletait un peu. Je lui demandai
pourquoi il avait attendu si longtemps avant de me contacter.
— J’étais en résidence surveillée. J’y suis resté quatre mois. La police
croyait que j’étais le responsable de l’arsenal, uniquement parce que je
fais des études de chimie. Mais ils n’avaient aucune preuve. Et faire des
études de chimie n’est pas un crime.
— C’était vrai ?
— Quoi ?
— Que tu étais le responsable de l’arsenal ?
Prononcer ce mot, arsenal, me sembla un peu ridicule. Daniele haussa
les épaules.
— N’importe qui est en mesure de fabriquer ces explosifs. Il y a des
milliers de tutoriels sur Internet.
Il jeta un regard circulaire, plissa les paupières en direction de la
maison, comme s’il la cherchait au-delà de la barrière des arbres, puis
pivota brusquement.
— La food forest est de ce côté, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Bern parlait tout le temps de cet endroit. De la ferme. Il nous l’a
décrite dans ses moindres détails. Vous aviez des abeilles là-bas. Là où se
trouve la cannaie.
En l’entendant mentionner la cannaie, j’eus le vertige.
— Je mets de l’argent de côté, continua-t-il sans le remarquer. Quand
j’en aurai assez, j’achèterai un terrain. Pour être sincère, je l’ai déjà
trouvé. Il n’y a qu’une ruine pour le moment, mais on peut l’arranger. Ce
sera comme la ferme.
— Tu veux voir la food forest ?
Ses yeux s’éclairèrent.
— Tu peux me la montrer ?
Mais, tandis que nous marchions parmi les plantes ramollies par la
canicule, j’eus l’impression que Daniele était déjà passé par là. Sans doute
en attendant que je sorte de la maison.
— Tu n’arroses jamais ? Pas une seule goutte ?
— Si, ces jours-ci. Deux fois par semaine.
Il fléchit les genoux pour examiner le mur de branches sur lequel
poussaient les herbes aromatiques. Il l’effleura.
— C’est exactement comme il l’avait décrit.
Je lui demandai son âge.
— Vingt et un, répondit-il avant de se relever. Je n’avais jamais
rencontré personne comme lui. Il m’a beaucoup influencé.
— Emmène-moi là-bas, dis-je.
Je n’avais pas prévu de l’en prier. Je n’avais même pas prévu de le
souhaiter.
— Où ?
— Là où ça s’est passé.
Il secoua la tête.
— Il vaut mieux qu’on ne me voie pas dans le coin.
Il y eut un moment de silence, puis il ajouta :
— Si tu veux, on peut aller au fortin. À Oria.
— Le fortin a été évacué.
Il lança un regard à la ronde.
— Tu as mieux à faire ?

— De toute façon, le fortin ne peut pas être évacué, annonça-t-il une


fois en voiture. La police peut nous chasser, mais nous continuons
d’exister. C’est Bern qui nous l’a appris. Nous avons déjà trouvé un
endroit près de Tricase, une vieille carrière de tuf. Mais nous attendons
que les eaux se calment.
On voyait difficilement la route à travers le pare-brise strié de terre.
Daniele serrait le volant nerveusement, penché en avant. De la main
droite, il actionnait avec force le levier de vitesse. Il reprit :
— Nous sommes encore nombreux à être contrôlés. L’un de nous est
même tombé sur un flic en civil à l’université. La prof de chimie
organique lui a demandé s’il était nouveau. Elle a écrit une synthèse au
tableau noir et a voulu savoir s’il la comprenait. Le flic est devenu
cramoisi, il a quitté la salle en courant. Il avait même apporté un cahier.
La voiture cahota pendant qu’il changeait de vitesse. Il se racla la
gorge et poursuivit :
— Mais nous sommes dans le Sud, ici rien ne marche longtemps de
manière efficace. Tu imagines ce que ça représente de nous espionner
tous ? Les flics en civil ne tarderont pas à disparaître. Bern aimait la
carrière. S’il était là, il aurait certainement une idée géniale, ce qui n’est
pas mon cas.
Un morceau de rock metal s’échappait de l’autoradio. De temps en
temps, Daniele secouait la tête en rythme, chantant le texte du bout des
lèvres. Puis il me demanda :
— Qu’est-ce que tu sais d’Oria ?
Je tournai la tête vers la vitre, un peu gênée. Rien, je ne savais rien.
— Nous étions une quarantaine, expliqua-t-il. Nous faisions des rondes
jour et nuit par groupes, c’était épuisant. Mais le territoire était de toute
façon trop grand pour qu’on le couvre. Des centaines d’oliviers marqués
d’un X rouge, tu imagines ? Danco préparait des tableaux de rondes très
compliqués avec horaires et trajets. Si un groupe tombait sur l’une des
coopératives engagées pour les abattages, un de ses membres devait courir
chercher des renforts. Les autres étaient peu nombreux pour protéger les
oliviers. Sans compter que les coopératives arrivaient de plusieurs endroits
en même temps. Bref, ils nous écrasaient.
— On dirait que tu parles d’une guerre.
Daniele se retourna.
— C’en est une !
La route était maintenant bordée d’ordures. Au-delà du bas-côté
s’étendaient des champs de tomates et des oliveraies, une ligne violacée de
brume à l’horizon.
Daniele continua :
— La stratégie de Danco ne pouvait pas marcher. Il proposait des
solutions de plus en plus compliquées, il envoyait les plus jeunes mesurer
les distances entre les oliviers. Il disait qu’une carte précise lui permettrait
de tout contrôler. Pendant ce temps l’épidémie de Xylella se propageait.
Nous étions au point mort.
Bientôt, nous aperçûmes Oria au loin. Nous nous engageâmes sur une
route en terre battue. D’instinct, je jetai un coup d’œil à mon téléphone : il
n’y avait pas de réseau. Daniele appuyait ses sandales sur les pédales,
martelant de nouveau en silence les paroles de la chanson. J’étais montée
dans la voiture d’un inconnu, je l’avais autorisé à m’emmener dans un
coin de campagne perdu d’où je ne pourrais pas réclamer de l’aide, juste
parce qu’il avait affirmé qu’il était un ami de Bern. Je lui demandai si
nous étions arrivés. Il acquiesça sans se tourner vers moi et reprit au bout
d’un moment :
— Bern ne se mettait pas en avant. Il restait dans l’ombre de Danco,
comme une sorte d’écuyer. Je ne l’avais presque pas remarqué. Ça a l’air
incroyable, mais c’est la vérité.
Nous descendîmes de voiture au milieu de nulle part, traversâmes un
champ de blé fauché et atteignîmes la limite de ce qui avait dû être une
oliveraie. Mais il ne restait plus des arbres que la base plate des troncs,
ainsi que des tas de branches et de feuilles sèches. Du fortin il n’y avait
plus une trace. Daniele poursuivait son récit :
— Un jour, nous nous sommes tous sentis découragés. Un silence de
plomb s’était abattu sur nous, nous étions assis en tailleur, l’un de nous
dessinait inutilement sur le sol avec un bout de bois. Bern s’est levé. Il
s’est mis à marcher. Il passait d’un olivier à l’autre, comme s’il écoutait
une voix intérieure qui lui disait par-là maintenant, tourne-toi, encore dix
pas. Puis je l’ai vu s’agripper à la branche portante d’un vieil olivier
majestueux, même si ce n’était pas le plus vieux ni le plus majestueux.
Il me sourit et désigna une souche à une vingtaine de pas de distance.
— Celui-ci.
Nous nous approchâmes. Daniele toucha la partie plate du tronc et, du
doigt, parcourut un des anneaux. J’aurais aimé l’imiter, mais j’étais gênée
de partager avec lui des émotions concernant Bern. Il dit :
— Tu peux l’imaginer ? Il était immense. Bern a grimpé dessus. Nous
l’avons regardé escalader les branches et monter assez haut pour devenir
invisible. Il est resté là tout le reste de la journée. Bon nombre d’entre
nous lui ont demandé de redescendre, mais il n’écoutait personne. Il
répondait par monosyllabes ou ne répondait pas du tout, du moins c’est ce
qu’on m’a raconté, car je ne me suis approché que le lendemain matin. La
situation n’avait pas changé, Bern était toujours dans l’arbre, juste à un
endroit différent, un endroit qui lui avait paru plus confortable pour passer
la nuit. Désormais nous étions tous réunis au pied de l’olivier. Ça a peut-
être été la première leçon que Bern a voulu nous donner : un geste
symbolique est plus fort que mille actions évidentes et répétées. Mais
c’est ce que je dis aujourd’hui. Il m’a fallu du temps pour comprendre
certaines choses.
Il se tut quelques secondes, comme si c’était vraiment ce à quoi il
s’employait à cet instant précis : comprendre ce qui lui avait auparavant
échappé. Puis il poursuivit :
— Deux jours plus tard, on ne parlait que de ça. Bern refusait de
descendre de l’arbre et il avait fallu improviser une poulie pour lui monter
des repas, de l’eau, sa brosse à dents et du dentifrice. Un soir, la
température a chuté et, à l’aube, les tentes étaient toutes trempées de
rosée. Bern a demandé un sac de couchage et quelqu’un lui a répondu qu’il
pouvait très bien venir le chercher. La situation commençait à énerver
certains de nous. Son attitude ridiculisait à leur avis notre action. Danco
évitait lui aussi l’olivier et passait beaucoup de temps dans sa tente à
établir des tableaux de plus en plus compliqués, des stratégies de
patrouilles et de communication à distance. Pas moi. Je devinais la force
du geste de Bern, je la devinais de façon épidermique. Je lui ai donc
apporté un sac de couchage. Je l’ai roulé, enfoncé dans sa housse et j’ai
grimpé. Pas sur cette branche, a-t-il dit. Je m’en souviens parfaitement :
Pas sur cette branche, elle ne nous portera pas tous les deux. Comme si
l’olivier était une extension grandiose de son corps et qu’il en connaissait
la résistance, ainsi que chacun de nous connaît la résistance de ses propres
bras et doigts. J’ai laissé le sac de couchage là où il me l’a indiqué. Un
moment, nous avons regardé le lac d’oliviers qui s’ouvrait devant nous,
sans rien dire. Bern semblait ne pas s’apercevoir de ma présence,
probablement aussi négligeable à ses yeux que celle des oiseaux qui se
posaient et s’envolaient. Il avait quelque chose dans le regard. Une
détermination. Une flamme. Les autres se préparaient pour le dîner, leur
agitation paraissait insignifiante vue d’en haut. Puis Bern a dit : Demain,
je voudrais un seau et du savon. Pas s’il te plaît, ni tu crois que tu pourras
me les apporter ? Et pour me montrer qu’il ne voulait pas que je remonte,
il a précisé : Tu peux utiliser la poulie.
Daniele s’était assis sur la souche. Il se tourna de nouveau vers moi
pour me sourire et je me rendis compte qu’il était ému. Alors je pris place
à ses côtés. J’eus l’impression que le bois transmettait une étrange chaleur.
— Je suis devenu son assistant au sol. Son assistant, oui, les autres le
reconnaissent aujourd’hui. Ils reconnaissent que j’ai été le premier à lui
faire confiance. Sans mon dévouement, Bern n’aurait pas réussi. Ils
l’auraient affamé pour l’obliger à descendre, ou l’auraient peut-être laissé
mourir de faim. En tout cas, nous ne serions pas ce que nous sommes
aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûr de mériter cette reconnaissance. Ça te
semblera peut-être absurde, pourtant je suis convaincu que c’est lui qui
m’a choisi. Chaque matin, je fourrais dans un panier ce dont il avait besoin
et le lui montais avec la poulie. Il secouait la corde deux fois, et je
redescendais le panier. Il y avait à l’intérieur une liste pour le lendemain.
Il lavait ses vêtements tout seul, dans le seau, et les faisait sécher sur les
branches les plus fines. Pendant la journée, il restait immobile des heures
entières et, la nuit, il disparaissait dans son sac de couchage. Rien ne l’a
découragé, pas même la pluie. Au début, il l’a laissée tomber sur sa tête.
Puis il m’a demandé un rouleau de corde et des ciseaux. C’est la seule fois
où il a ajouté : S’il te plaît. Il n’y avait de corde nulle part, aussi j’ai été
pris d’une étrange inquiétude. Je n’envisageais même plus que Bern puisse
descendre et se mettre à l’abri. Ç’aurait été une énorme trahison. Il
pleuvait de plus en plus fort. J’ai fini par ôter les cordelettes de ma tente
qui s’est affaissée sous l’averse. Je les ai envoyées à Bern. Puis je l’ai épié
entre les branches ruisselantes, tandis que de grosses gouttes me tombaient
dans les yeux. Je l’ai vu casser des branches soigneusement choisies et les
entrelacer selon une technique très compliquée. En une heure il a fabriqué
un toit qui couvrait son sac de couchage au moins en partie, un toit assez
résistant pour que l’eau soit déviée d’un côté et retombe en un seul gros
jet. Il s’est glissé dessous, à l’intérieur du sac de couchage, et ne m’a plus
rien demandé.
Nous nous levâmes et commençâmes à déambuler entre les moignons
des oliviers. Daniele transpirait de plus en plus, et moi aussi. Il continua :
— Ils sont arrivés en pleine nuit. C’était la meilleure façon de nous
surprendre. Ils ont surgi de plusieurs endroits à la fois. Nous avons tout de
suite compris qu’ils voulaient non seulement abattre le plus d’arbres
possible, mais aussi évacuer définitivement le fortin. Les carabiniers
étaient là, c’était une embuscade dans les règles de l’art. Nous avons jailli
de nos tentes. Nous savions comment réagir, Danco nous avait préparés,
nous nous sommes éparpillés par petits groupes, un par arbre, à des
positions stratégiques. Le plus de couverture possible, avait l’habitude de
dire Danco. Il faisait un froid de loup, la terre était molle sous l’effet de la
condensation et nous étions pieds nus, certains en slip et en tee-shirt, et
pourtant nous nous sommes déployés comme prévu, chaque groupe à son
olivier, le dos collé au tronc, en nous tenant par les mains. Nous nous
lancions des encouragements mutuels, et à eux des insultes, en essayant de
couvrir le bruit des sirènes et le vacarme des moteurs, puis des
tronçonneuses, comme si les bûcherons étaient prêts à couper en deux le
moindre obstacle sur leur chemin, nous aussi si nécessaire. Les carabiniers
ont réussi à éloigner les premiers groupes. Il y avait là beaucoup de jeunes
encore mineurs, et il suffisait de les menacer d’appeler leurs parents pour
les disperser. J’étais en couple avec Emma, une des fondatrices du fortin.
Elle avait les mains glacées, les lèvres blêmes, mais elle était tellement
enragée qu’elle ne le remarquait pas. J’avais peur qu’elle ne s’élance
contre un tracteur et tente de l’arrêter à coups de poing et de pied si je la
lâchais. La vérité, c’était que nous étions impuissants. Je lui tenais les
mains et elle se débattait, car tout ce que nous pouvions faire, c’était de
protéger ce seul olivier. Tu as déjà entendu le bruit que produit un arbre
séculaire quand il s’écroule ? Ce n’est pas un choc, c’est une explosion. La
terre tremblait. Et soudain je me suis souvenu de Bern, de Bern en haut de
l’olivier que je distinguais par intermittence dans le bleu des gyrophares.
J’étais certain qu’il n’avait pas bougé. Son arbre dépendait de Danco et de
Giuliana, j’ai failli les rejoindre pour renforcer cette défense, mais je ne
pouvais pas abandonner mon poste, le plan ne le prévoyait pas. Puis les
bûcherons ont éteint leurs tronçonneuses et ont reculé de plusieurs
dizaines de mètres. Les carabiniers ont mis des masques à gaz et ont lancé
des lacrymogènes. De cette manière, ils ont réussi à nous écarter des
troncs. L’ordre qu’ils avaient reçu devait être clair : plus d’hésitation. Ils
nous ont autorisés à récupérer nos couvertures et nos vêtements dans nos
tentes. Nous les avons cherchés à l’aveuglette, car les yeux nous brûlaient
à cause des gaz. Les plus énervés, dont Emma, ont été menottés. Ça n’a
pas été nécessaire pour Danco ni pour moi : nous avions compris qu’il
était inutile de s’agiter. Nous avons regardé les bûcherons avec leurs
casques de protection et leurs combinaisons réfléchissantes abattre un
olivier après l’autre dans le plus grand calme, en proie à une sorte de
satisfaction.
Daniele écarta les bras et dit :
— Imagine une forêt. Ici. Partout. Et regarde maintenant ce terre-plein.
Quelques jours plus tard, Bern m’a raconté comment, d’en haut, il avait
assisté à cette scène et vu les chevelures des arbres s’incliner l’une après
l’autre. Il m’a avoué qu’il avait d’abord pleuré, puis qu’il s’était arrêté, et
que l’espace laissé par la tristesse s’était soudain rempli de rage. Cette
rage n’était pas tournée contre les hommes qui abattaient les oliviers, ni
contre les carabiniers qui répandaient le gaz, mais contre quelque chose de
plus grand et de plus abstrait dont ils étaient eux aussi les victimes. De là-
haut, a-t-il dit, on ne voyait pas les hommes qui sciaient les troncs. On
voyait juste les chevelures disparaître, comme englouties par une entité
invisible. Ça a pris des heures, toute la nuit. À la fin, il n’y avait plus
qu’un arbre debout. Les carabiniers avaient distingué Bern parmi les
branches, son linge étendu, le toit pour s’abriter, le système de la poulie et
des seaux. Ils voulaient le garder pour la fin. Il était presque midi quand
ils l’ont apostrophé. Ils lui ont ordonné de descendre, autrement ils
monteraient le chercher et l’arrêteraient. Il ne répondait pas. Il ne leur a
jamais répondu, comme s’il ne parlait pas leur langue. Les carabiniers se
sont consultés, puis deux d’entre eux ont grimpé, précédés d’un bûcheron
très agile qui leur montrait le chemin. Quand ils se sont rapprochés, Bern a
bougé. Il a grimpé plus haut avec autant de légèreté qu’une araignée. Et
lorsque les trois hommes ont atteint la branche où il les attendait, il s’est
dirigé vers l’extrémité à l’aide des mains et des genoux, en serrant entre
ses jambes la branche de plus en plus fine. Le bois a un peu plié. La pointe
était si frêle qu’elle n’aurait même pas soutenu un enfant. Bern regardait
ses poursuivants en silence, mais ce qu’il leur disait était évident : encore
un pas, et la branche se brisera. Nous étions tous debout. L’un de nous
s’est mis à applaudir, nous répétions son prénom, Bern, Bern, Bern.
Maintenant, les carabiniers étaient nerveux. Ceux qui étaient au sol ont
ordonné à ceux qui étaient sur l’arbre de le faire revenir, sinon il se tuerait.
Ces derniers ont adressé le même ordre à Bern, mais sans conviction, car
ils avaient peur. Ils ont reculé très prudemment en essayant de ne pas
toucher la moindre feuille. Bern est resté sur l’extrémité fragile jusqu’à ce
que le deuxième carabinier soit descendu. Il avait gagné. Nous avions
gagné. Certains se sont étreints, moi, je gardais les yeux fixés sur lui. Je
l’ai donc vu avancer la main et j’ai vu la branche céder d’un coup, comme
si l’arbre, qui avait résisté tout ce temps avec lui, était maintenant épuisé.
Avant de s’abandonner au vide, Bern a réussi à s’agripper, mais son épaule
a heurté le tronc. Tout aurait peut-être recommencé du début, les
carabiniers auraient grimpé et il aurait cherché refuge sur une autre
branche, et la troisième ou la quatrième fois il serait peut-être vraiment
tombé. Mais il avait mal à l’épaule et ne pouvait donc pas continuer à
l’infini. Il nous l’expliquerait plus tard, entre autres choses, en attendant le
compte rendu de la radio aux Urgences de Manduria. Mais quand je l’ai vu
descendre, j’ai été déçu.
Le soleil disparaissait derrière nous. Le vent cessa d’un coup. J’eus
l’impression que la campagne se taisait pour écouter la fin du récit de
Daniele.
— L’arbre a été abattu. Le silence régnait. Danco s’est approché de
Bern et a passé un bras autour de sa taille. Ils ont contemplé ensemble ce
qui avait été peut-être une défaite, ou peut-être une victoire. Nous sommes
allés à l’hôpital de Manduria et nous en sommes revenus, Bern avec un
bandage et une réserve d’analgésiques. Il me traitait cordialement, mais
comme s’il me connaissait à peine, comme si je ne m’étais pas occupé de
lui pendant tout le temps qu’il était resté dans l’arbre. J’en souffrais un
peu. Il a décidé de partir quelques jours chez un ami à Tarente. À son
retour ici, au campement que nous n’avions pas encore eu le temps de
déménager, il nous a apporté la nouvelle de l’abattage prévu au Relais
des Sarrasins. Il a décrit un parc aux magnifiques oliviers. Il savait qu’ils
n’étaient pas vraiment malades. Puis il a dit que ce serait différent
désormais.
— Différent comment ? demandai-je.
Pour une raison que je comprenais vaguement, sa dernière phrase
m’avait noué l’estomac. Comme un présage, un présage qui s’était déjà
réalisé.
— Il avait compris que résister ne suffisait plus. À partir de
maintenant nous parlerons de combat, a-t-il dit, et chaque combat a besoin
d’armes, même si cela vous indigne, même si vous aviez imaginé autre
chose. Mais regardez autour de vous. Regardez ce qu’ils ont fait ! Et
pendant que nous essayions de nous familiariser avec ce qui n’était encore
que des idées, des idées scandaleuses certes, mais juste des idées, Bern
s’est mis à chanter. Sur la souche, devant nous. Jamais je n’avais vu d’acte
plus courageux.

Les visites à la Ferme Didactique ne recommencèrent pas avec le


début de l’année scolaire. Je téléphonai à Elvira, l’institutrice, mais elle ne
répondit pas. J’essayai de nouveau quelques heures plus tard, puis le
lendemain et le surlendemain. Enfin elle accepta mon appel sans parvenir
à maîtriser son agacement.
— Je voulais connaître le calendrier de l’automne.
— Je regrette, Teresa. Il n’y a pas de rendez-vous programmé.
— J’ai l’intention de fabriquer une volière, d’y réunir toutes les
espèces de la région. Rouges-queues, traquets, grives.
L’idée de la volière m’avait traversé l’esprit une heure plus tôt. Je ne
savais même pas comment m’y prendre pour la construire. Des oiseaux de
différentes espèces pouvaient-ils cohabiter dans la même cage ?
— Je suis certaine que ça plaira aux enfants.
— Le conseil des professeurs a décidé qu’il n’y aurait pas d’activités
extrascolaires à la ferme cette année. Je suis désolée.
— La dernière visite a été décevante, je le sais. La ferme était sens
dessus dessous.
Devais-je la supplier ? Et la supplier changerait-il quelque chose ?
Elvira ne m’en laissa pas le temps. Son ton changea brusquement.
— Comment penses-tu que je pourrais justifier auprès des parents une
excursion chez un…
Elle s’interrompit, incapable de prononcer le mot. Puis, comme si elle
exprimait une rancœur mûrie tout l’été, elle ajouta :
— Tu aurais dû me le dire, Teresa.
— Te dire quoi ?
— J’ai emmené des enfants à la ferme, bon Dieu ! Des enfants ! J’ai
assumé cette responsabilité !
Après cet appel, la ferme m’apparut sous un nouveau jour. La gouttière
s’était détachée au cours d’un orage quelques mois plus tôt, les lantanas
étaient morts de soif et la food forest était un désastre. Quant à moi, je
semblais n’avoir qu’un vague lien de parenté avec la femme en tablier qui
souriait, une guirlande entre les mains, sur la photo du site Internet.
Je comptai l’argent qui restait dans la boîte à thé : quarante-deux
euros. J’éclatai de rire.
Faute de paiement, le jardinier perdit lui aussi patience. Il se présenta
une dernière fois, confirma que le chêne vert était malade et me montra les
striures de résine le long du tronc, pareilles à des plaies sanglantes. Il
mourrait lentement, cela prendrait peut-être des années. Voulais-je qu’il
revienne l’abattre ? Je lui répondis que ce n’était pas nécessaire. Je
préférais que le chêne vert demeure où il était, agonisant lentement, jour
après jour, avec moi.
Je vendis d’abord les poules. Puis les ruches. Je vendis quelques outils
et enfin je vendis la chèvre à une coopérative de Latiano. On ne la tuerait
pas car elle était trop vieille, mais elle pouvait encore être engrossée et les
chevreaux naîtraient à temps pour Pâques. On me proposa de m’en garder
un. Je refusai.
Grâce à la sécheresse des derniers mois, les figues avaient mûri en
abondance. Je passai au crible les arbres de la ferme et ceux du terrain de
ma grand-mère. Riccardo était parti deux semaines plus tôt, il ne
l’apprendrait pas. J’installai les plus beaux fruits dans des cagettes que
j’essayai d’embellir à l’aide de feuilles. Avec les autres, je préparai de la
confiture. Le soir, j’avais les doigts si poisseux que je dus les frotter avec
du dissolvant pour les ongles.
Le lendemain, je chargeai la voiture et roulai jusqu’au rond-point entre
Ostuni et Ceglie. Je me garai sur le bas-côté, disposai la marchandise dans
le coffre ouvert et m’assis sur le muret, à l’ombre.
J’étais donc devenue une vendeuse ambulante, comme les vieillards
qui proposaient, torse nu, des pastèques sur les routes départementales.
Quand je les voyais, enfant, je me demandais comment ils survivaient et
j’obligeais souvent mon père à se garer et à leur acheter quelque chose. Il
m’expliquait alors qu’il s’agissait d’agriculteurs, pas de pauvres, mais je
m’entêtais.
De nombreux automobilistes ralentissaient pour jeter un coup d’œil
aux cagettes, mais s’arrêtaient rarement. La campagne regorgeait de
figues, et les touristes, seuls clients potentiels, étaient déjà partis. Un type
baissa sa vitre et, derrière ses lunettes de soleil, me fit une proposition
obscène sur un ton parfaitement cordial. Je reconnus un paysan de
Speziale et sa femme, à bord d’un triporteur à moteur Ape 50, et ils me
reconnurent. Ils possédaient un terrain tout près de la ferme. Ils
poursuivirent leur chemin sans un signe.
Avant le couchant, j’avais toutefois vendu la totalité des cagettes et
une partie de la confiture. Il me faudrait trouver bientôt une autre idée,
mais en attendant j’avais de quoi vivre pendant plusieurs semaines si je
réduisais mes besoins au strict minimum.
Un soir, je vis de loin l’Ape 50 du voisin s’arrêter devant la barrière.
L’homme descendit, déposa quelque chose par terre et repartit. Je
parcourus le sentier parsemé de mauvaises herbes déjà vigoureuses. Il y
avait là un panier contenant des légumes frais, deux paquets de pâtes, une
bouteille d’huile et une de vin. L’aumône. Jamais je ne comprendrais
totalement cet endroit, jamais je ne comprendrais les règles de Speziale ni
ses habitants, leur oscillation constante entre la haine et la miséricorde,
leurs manières rageuses et leurs empressements tout aussi brusques. Je
cuisinai les légumes et dressai la table sous la tonnelle. Ce fut le premier
repas que je consommais assise depuis des mois.

Les changements de l’année précédente à la ferme m’avaient au moins


laissé la connexion Internet. Elle marchait de façon saccadée, mais le débit
était acceptable. De toute façon, je n’aurais pas souhaité qu’elle fût plus
rapide : les secondes d’attente devant l’écran blanc, pendant que la page se
chargeait, étaient des moments d’absence pure, indolores.
Je regardais surtout des vidéos sur YouTube. J’en choisissais une au
hasard, puis me laissais propulser d’un lien à l’autre, bercée par cette
géographie éphémère. Dehors, la nuit tombait, la maison plongeait dans
l’obscurité, à l’exception du rectangle lumineux sur lequel je m’abîmais
les yeux. Je m’obstinais longtemps, jusqu’au cœur de la nuit. J’étais alors
tellement abrutie que je me traînais jusqu’au canapé pour y dormir.
Un matin je fus réveillée par un bruit de roues sur le terre-plein. Je
n’avais pas encore ouvert les volets, même si la matinée était sans doute
bien avancée. Je restai couchée, fixant la grille de lumière sur le plafond.
J’entendis frapper une première fois, puis une autre quelques secondes
plus tard.
— Livraison ! s’écria une voix d’homme.
Je m’approchai de la fenêtre. J’ouvris suffisamment les volets pour
regarder en bas, les paupières plissées, à cause du soleil. Le livreur agita
un paquet dans ma direction.
— Vous êtes bien madame Gasparro ? J’ai besoin d’une signature.
J’enfilai un vieux tee-shirt de Bern et descendis.
— Je regrette de vous avoir réveillée.
— Je ne dormais pas. J’ai la grippe, mentis-je.
— Ce lieu-dit n’a pas de nom, n’est-ce pas ? J’ai eu du mal à trouver
l’adresse.
Le symbole d’Amazon était imprimé sur le paquet.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Si vous ne le savez pas, vous qui l’avez commandé…, dit le livreur
en souriant.
— Je n’ai rien commandé. Je n’ai même pas de compte chez Amazon.
Il haussa les épaules et m’indiqua un écran où signer.
— Utilisez votre doigt. Peu importe si la signature n’est pas parfaite.
Il rangea l’appareil dans une poche latérale de son pantalon.
— Alors ce doit être un cadeau. D’habitude, il y a un mot à l’intérieur.
Une fois seule, j’ouvris le paquet. Il contenait un flacon, sur l’étiquette
duquel étaient dessinés un arbre et une espèce de pou agrandi. Il s’agissait
de toute évidence d’un produit de jardinage, mais les indications étaient en
allemand et dans des langues que je n’étais même pas capable d’identifier.
C’était sans doute une erreur. Mais, comme je n’avais rien à faire, je
m’assis devant l’ordinateur et transcrivis patiemment les indications sur le
traducteur de Google. Le résultat, difficile à comprendre, suffit à me
confirmer que j’avais affaire à un pesticide naturel. Il fallait en diluer un
bouchon dans dix litres d’eau et l’utiliser pour arroser les arbres malades
un soir sur deux. Le jardinier avait donc eu pitié de moi, ou du chêne vert.
Encore une aumône. J’administrai la première dose de ce produit à l’arbre
et me sentis aussitôt mieux.

Un jour Daniele revint à la ferme. Nous passâmes un long moment


sous la tonnelle à siroter la liqueur de caroube qu’il avait apportée. Quand
nous nous levâmes, la bouteille était vide.
Saoule, je le conduisis à l’intérieur, le long de l’escalier jusqu’à ma
chambre et celle de Bern. Il ne s’y opposa pas. Je le regardai se déshabiller
devant le lit, se tenir non sans mal en équilibre sur une jambe, puis sur
l’autre pour ôter ses chaussettes. À la vue de son ventre mou, j’éclatai de
rire.
J’ignore ce qui me prit ensuite. Je lui léchai le visage, lui mordillai les
épaules jusqu’à ce que, sous l’effet de la douleur, il me supplie d’arrêter.
Alors je perdis toutes mes forces et fus emportée par une cascade de
tristesse. Je m’abandonnai au lit et, en un instant, fus très loin de là. Je le
laissai faire ce qu’il devait jusqu’à la fin. Les objets de la pièce
grossissaient et rapetissaient comme dans mon enfance.
Plus tard seulement, je me souvins des micros espions. Je me
demandai ce que les policiers qui écoutaient avaient pensé, comment ils
jugeaient la femme du terroriste qui, après avoir séduit un homme plus
jeune, lui avait parlé pendant une heure de son mari disparu et avoué que
sa chair lui manquait, qu’elle lui manquait encore un instant plus tôt. Et
comment ils le jugeaient, lui, qui avait accueilli ces aveux sans les
interrompre, sans cesser de lui caresser les cheveux.
Le matin, je me réveillai seule. Daniele était à la cuisine, il avait
préparé le petit déjeuner. Les verres que nous avions utilisés la veille au
soir étaient propres et renversés près de l’évier. Nous mangeâmes en
silence puis je le priai de s’en aller et de ne plus revenir. Il ne réclama pas
d’explications.
Je regrettai de l’avoir chassé dès que sa voiture eut disparu de ma vue.
Le deuxième colis arriva quelques semaines plus tard, en octobre. Le
même fourgon garé de travers près du potager aride, le même livreur.
— Vous avez fini par ouvrir un compte, déclara-t-il en me tendant le
paquet.
— Un compte ?
— Chez Amazon. Ne me dites pas qu’il s’agit encore d’une erreur, je
n’y crois pas.
— Je crains que ce soit le cas.
— Amazon ne commet jamais d’erreurs. Êtes-vous vraiment sûre de ne
rien avoir commandé ?
Je signai d’un doigt sur l’écran.
— Si j’étais vous, je jetterais un coup d’œil à ma carte de crédit,
affirma-t-il. Par sécurité.
Cette fois, je n’attendis pas son départ pour ouvrir le paquet.
— Il y a un mot ? interrogea-t-il pendant que je fixais, éberluée, la
couverture du livre.
Puis il partit, il partit certainement à un moment donné, bien que je
sois incapable de déterminer quand exactement, car je ne me rappelle rien,
de ces minutes, sinon que j’étais de nouveau seule, encore sous la tonnelle,
tenant le livre entre mes mains tremblantes, incapable d’en détourner les
yeux, ni même de le feuilleter.
C’était une édition différente de celle que je connaissais, plus colorée,
plus lisse, et pourtant c’était le livre que j’avais tenté de lire sans succès
bien des années plus tôt. Même auteur, même titre : Italo Calvino, Le
Baron perché.
Je m’assis devant l’ordinateur et allai sur le site d’Amazon. Je tapai
mon adresse mail sans cesser de me tromper, car mes doigts tremblaient.
Je suivis le parcours nécessaire pour restaurer le mot de passe, un mot de
passe que je n’avais jamais créé. Un code me fut envoyé sur ma boîte
électronique bourrée de messages non lus, de publicités, de promesses de
rabais et de propositions sexuelles grotesques.
Je recopiai le code. Maintenant, il me fallait choisir un nouveau mot de
passe. Je contemplai l’écran un bon moment, la tête complètement vide,
sans réussir à agencer la moindre série de lettres et de chiffres. Quand j’y
parvins enfin, je me retrouvai sur mon compte Amazon, un compte que je
n’avais jamais ouvert.
Je cliquai sur Mes commandes, et en vis apparaître deux : le pesticide
naturel et Le Baron perché. Je choisis le livre. Un nouvel écran m’informa
que je l’avais acheté le 16 octobre 2010.
Il y avait certainement une section consacrée aux paiements, mais
j’eus du mal à la débusquer. La carte de crédit enregistrée correspondait à
la mienne, comme le prouvaient les derniers numéros en clair.
De plus en plus déconcertée, je sortis de chez moi et roulai jusqu’à
l’unique distributeur automatique de Speziale. Il avait été arraché durant
l’été avec un crochet de trait, mais on l’avait remplacé. Le solde de mon
compte courant était de nouveau créditeur, alors que je n’avais effectué
aucun versement. J’imprimai le relevé. Y figuraient un virement de mille
euros datant d’un mois plus tôt, puis les dépenses d’Amazon et celles qui
étaient inhérentes à la carte. Le virement provenait de mon père.
Je regagnai la ferme. La carte de visite devait être encore quelque part
sur l’étagère. Dans la négligence à laquelle j’avais cédé, je m’étais
contentée d’accumuler : tickets de caisse, dépliants publicitaires,
emballages de nourriture vides, sacs en plastique en boule. Je fouillai dans
ce désordre, d’abord sans méthode, avec les doigts, puis en jetant par terre
ce qui ne m’intéressait pas. Je dénichai la carte : Alessandro Breglio –
Assistance informatique. Je composai le numéro, mais m’interrompis
avant le dernier chiffre. On risquait de m’écouter.
Une heure plus tard, je pénétrai dans la boutique de Brindisi
encombrée d’écrans et de claviers à réparer. Le garçon me dévisagea,
cherchant à m’identifier, mais je ne lui en donnai pas le temps.
— Est-il possible que quelqu’un se soit introduit dans mon ordinateur,
qu’il ait fait des choses à ma place, comme acheter des objets ?
Ses yeux s’éclairèrent.
— Vous avez été piratée ? C’est possible, bien sûr.
— Et d’où cela peut-il être fait ?
— De partout, y compris de la lune, répondit-il en laissant échapper un
sourire. Je peux venir voir, si vous voulez. Nous avons un pare-feu à un
prix très intéressant.
— Il faut que je retrouve la personne qui a fait ces achats.
— Ça, c’est très difficile. Vous pouvez essayer avec la police, mais je
peux vous dire par expérience qu’on ne vous écoutera pas. Asseyez-vous,
je vais vous expliquer comment marche notre pare-feu.
— Je ne veux pas de votre pare-feu !
J’avais peut-être crié car il se renfonça dans son fauteuil, troublé. Au
bout d’un moment, il dit :
— Si j’étais vous, j’y réfléchirais. Ces hackers sont diaboliques. Ils
sont capables de vous espionner. Vous voyez la webcam ? Le petit objectif
au-dessus de l’écran ? Ça. Si vous laissez votre ordinateur allumé, ils
peuvent vous regarder par là.
J’essayai de me rappeler si mon ordinateur était encore allumé la nuit
où j’avais emmené Daniele dans ma chambre.
— Alors, vous voulez que je vienne voir votre ordinateur, ou non ?
Mais j’avais déjà fait demi-tour, je sortais de la boutique.
Au retour, je roulai très doucement. Je suivis sur un long tronçon un
camion qui transportait de la paille, dont les brins se détachaient et
flottaient dans l’air. Une file de voitures se forma derrière moi, mais je
n’essayai pas de le dépasser. Je voulais demeurer le plus longtemps
possible dans la nostalgie que cette vision suscitait en moi.
À la maison, je téléphonai à Turin. Mon père me répondit.
— J’avais juste envie d’avoir des nouvelles, dis-je.
— Attends.
Je l’entendis se rendre dans une autre pièce et fermer une porte.
— Et je voulais te remercier pour l’argent, ajoutai-je.
C’était peut-être un faux pas. Écoutée par quelqu’un, cette simple
phrase risquait de provoquer une réaction en chaîne. Et si mon père n’était
pas l’auteur du virement ? J’avançais à tâtons dans un plan que je ne
connaissais pas. Je ne pouvais me fier qu’à mon instinct, à mon instinct et
à ma confiance aveugle en Bern.
Mon père se racla la gorge.
— Je continue de penser à ce que tu m’as écrit.
Ce qu’il affirma ensuite d’une voix hâtive, timide, me surprit tant que
je ne suis pas certaine de lui avoir répondu avant de raccrocher. Il
prononça la phrase la plus naturelle qui soit pour un père et sa fille, la plus
artificielle pour nous :
— Tu sais bien que je t’aime moi aussi.
Pendant quelques minutes, j’observai les papiers éparpillés sur le sol,
comme si ce désordre contenait un message secret à déchiffrer.
J’ouvris une bouteille de primitivo et l’emportai dehors. L’air était
doux et parfumé, je distinguais l’odeur des grains de poivre qui séchaient
sur les branches. Le buisson d’hibiscus que j’avais planté l’année
précédente avait escaladé la moitié du mur. Chaque élément produisait sur
moi une impression vive, presque douloureuse.
Je lus le livre que Bern m’avait envoyé. Je laissai les lignes se
dérouler, l’une après l’autre, sous mon regard jusqu’à la fin. L’exemplaire
n’était pas passé entre ses mains, je le savais, il était allé de l’étagère d’un
entrepôt à la ferme, et pourtant je l’approchai de mon nez et le reniflai.
La nuit était tombée quand je me levai. Le puzzle de l’écran de veille
se composait et se décomposait dans la pénombre, comme une respiration.
Je touchai la souris, et la page que j’avais abandonnée quelques heures
plus tôt ressurgit. L’œil translucide de la webcam semblait éteint. Bern
était quelque part, il ne pouvait pas me dire où, mais il avait trouvé le
moyen de me le faire comprendre, le seul moyen qui échappait aux micros
espions. Peut-être me regardait-il à cet instant précis.
Je laissai tomber ma veste par terre, ôtai mon sweat-shirt. Pour enlever
mon tee-shirt, je me retournai et le fis sensuellement, presque avec ironie,
comme si je jouais devant un miroir. Puis je me mis à ondoyer, une
esquisse de mouvement, pas vraiment en dansant, même si j’essayais de
reproduire une chanson mentalement.
Je plongeai mes yeux dans la pupille froide de l’ordinateur tout en
déboutonnant mon jean, en m’exhibant en lingerie, en dégrafant mon
soutien-gorge et en ôtant ma culotte, certaine que Bern me voyait, la
lentille de l’ordinateur pareille à ses yeux noirs superposés. Je bougeai
encore, d’une manière qui lui plairait, celle que je lui avais parfois
réservée. Un instant, ses mains furent sur moi.

J’attendais chaque jour une nouvelle livraison. Et, comme elle


n’arrivait pas, je consultais chaque jour mon compte Amazon pour voir
s’il y avait du nouveau. En vain.
Puis, un matin de novembre, Daniele se présenta à la ferme avec un
autre garçon. Je le rejoignis alors qu’il descendait de voiture.
— Je t’avais dit de ne pas revenir.
— Il faut que tu nous accompagnes.
— Tu m’entends ? Tu es sur ma propriété.
— Nous n’avons pas le temps. Monte !
Il y avait dans sa voix une autorité qui me poussa à lui obéir. Il
avançait déjà le siège avant pour me faire de la place.
— Tu n’as besoin de rien, monte et c’est tout, déclara-t-il en
interceptant le regard hésitant que je lançai à la maison, où se trouvaient
mon sac, mon portefeuille, mes clefs.
Dans le brusque demi-tour, les roues soulevèrent un nuage de
poussière. L’autre garçon tapait très rapidement sur son téléphone. Il ne
daigna pas m’accorder un regard.
— Tu as entendu ? interrogea Daniele.
— Quoi ?
— Danco a été arrêté.
Le garçon qui composait un message sur son téléphone affirma :
— Ils sont presque arrivés.
— Merde !
Daniele hasarda un dépassement très dangereux avant un virage. La
voiture qui nous frôla du côté opposé, une fraction de seconde plus tard,
laissa dans l’air le son accusatoire de son klaxon.
Je m’étais penchée entre les deux sièges, soudain très agitée. Il y avait
beaucoup de circulation sur la voie express, mais nous filions en
zigzaguant entre les voitures.
— Et Bern ? demandai-je, la bouche sèche.
Daniele secoua la tête.
— Je ne sais pas.
L’autre garçon passait son pouce sur l’écran du téléphone. Il agrandit
une image et la montra à Daniele, qui acquiesça avant de respirer
profondément et de me regarder dans le rétroviseur.
— Il faut que nous atteignions Brindisi avant qu’on le place en cellule.
Pendant tout le reste du voyage, ils firent comme si je n’étais pas là,
parlant au téléphone avec d’autres activistes, ou entre eux, dans un jargon
que j’avais du mal à comprendre et qui ne m’intéressait pas vraiment. Je
m’appuyai contre le dossier de la banquette. Je priai en silence et avec
ferveur pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Pour que Bern soit sain et sauf.
À Brindisi, le garçon s’occupa de la voiture pendant que Daniele et
moi nous précipitions vers le commissariat. Deux voitures de police y
arrivèrent juste après nous.
Une foule bouchait le perron. Je pensai qu’il s’agissait de journalistes,
mais, à la vue des agents qui sortaient de voiture, suivis d’un homme
menotté qu’ils saisirent chacun par un bras, à la vue du sourire effronté
que cet homme, Danco, leur adressait, ils formèrent une chaîne humaine,
entrelacés par les coudes.
Daniele me poussa vers l’avant, mais je résistai. Je regardais Danco, sa
satisfaction tandis qu’il se dirigeait vers ses camarades, je regardais ces
derniers osciller comme une corde secouée par le vent, reculer légèrement
sans céder, alors que les agents leur ordonnaient de se déplacer.
De nouveau, Daniele me poussa.
— Allons-y !
— Non.
Comprenant que je ne bougerais pas, il s’élança vers les manifestants.
Les deux camps s’étudiaient en silence. Danco semblait étranger à ce qui
se produisait autour de lui.
C’est alors qu’il tourna la tête vers moi, comme s’il savait exactement
où me trouver. Il me fixa un instant, puis étira les lèvres en un sourire
plein de tristesse.
Deux camionnettes blindées surgirent et déversèrent un groupe de
policiers en tenue antiémeute qui forcèrent sans difficulté la barrière
humaine, créant un couloir à l’intérieur duquel ils firent passer Danco, qui
disparut dans le commissariat.

À partir de ce soir-là, les actualités diffusèrent un bulletin quotidien du


silence de Danco. Il ne parlait pas : ni du lieu où il avait séjourné tout ce
temps-là, ni des complices qui étaient peut-être avec lui, ni de la raison
pour laquelle il avait soudain décidé de rentrer et de se constituer
prisonnier. Son entêtement stupéfiait tout le monde, sauf moi.
Par la suite, il fut évident qu’il préparait son grand moment. La
nouvelle année était déjà entamée quand il décida de raconter sa version
des événements. Il le fit à travers une déclaration qu’il lut devant le juge et
les journalistes en exigeant d’être écouté sans interruption du début à la
fin.
Il était beaucoup plus soigné que le jour où je l’avais vu devant le
commissariat. Les cheveux et la barbe plus courts, il portait un costume
gris avec, à la place de la pochette, un rameau d’olivier qui susciterait les
sarcasmes de multiples commentateurs.
Il lut d’une voix assurée, cinglante, ses yeux allant et venant du juge à
la feuille de papier et vice versa, sans aucune timidité. Il lut à l’adresse de
l’assistance, mais aussi de tous ceux d’entre nous qui l’écouteraient en
différé, conscient de notre grand nombre. Il lut sa lettre de la prison, non
comme des aveux ou une capitulation, mais comme un message en
diffusion simultanée.
Il décrivit un complot derrière l’abattage des oliviers. Il évoqua un
eurodéputé, un certain De Bartolomeo, qui avait signé le premier ordre
d’abattage et indiqué aussitôt après une nouvelle espèce pour remplacer la
précédente. Des oliviers génétiquement modifiés, résistants à Xylella, avec
un brevet enregistré par une société de Chypre, une société dont la femme
de De Bartolomeo était, comme par hasard, actionnaire. Il y avait là des
millions en jeu. Il expliqua que le propriétaire du Relais des Sarrasins,
Nacci, avait versé des pots-de-vin à De Bartolomeo pour que ses oliviers
soient inclus dans le projet de déracinement. Des oliviers parfaitement
sains. Et ce, afin de satisfaire les exigences d’un capitalisme de plus en
plus aveugle, affamé et féroce.
De temps en temps, il portait un verre d’eau à ses lèvres. Ces pauses
aussi semblaient étudiées. Assis à côté de lui, les bras croisés, son avocat
affichait un air de défi. Danco précisa qu’il avait toujours jugé répugnant
l’usage de la violence et que, pour cette raison, il se dissociait des
événements déplorables qui s’étaient produits pendant la nuit au Relais
des Sarrasins.
— En ce qui concerne la mort de Nicola Belpanno, conclut-il toujours
sans la moindre émotion, je peux juste affirmer que ce n’est pas moi qui
lui ai écrasé la tête. J’étais là, j’ai vu ce qui s’est passé, mais ce n’était pas
moi. Je n’ai rien d’autre à dire sur ce sujet.

L’hiver, la mousse poussait dans les fissures du béton, un petit coussin


doux et brillant qui se désagrégeait au début de l’été pour se reformer
ensuite.
Je peignis les murs extérieurs de la maison que la pluie avait souillés
de coulées marron. Le dessin obscène que Bern et moi avions fait un jour
avait complètement disparu, enseveli sous les couches et les couches de
chaux. Je grattai avec les doigts pour en retrouver la trace, en vain.
Les dernières déclarations officielles concernant la mort de Nicola
étaient celles que Danco avait prononcées dans la salle du tribunal.
L’accusation avait objecté que la disposition des bleus sur la joue de la
victime était compatible avec la semelle d’une de ses chaussures, mais la
défense avait prouvé que ces hématomes étaient si confus qu’ils pouvaient
être compatibles avec la chaussure de n’importe qui. Restait donc sa
déposition, un témoignage unilatéral, qui inculpait Bern, quoique de
manière indirecte. Mais Danco mentait, je le savais. L’innocence de Bern
était imprimée dans ma chair comme la certitude des jours que nous
avions vécus ensemble.
Je présentai à la prison de Brindisi une demande pour un entretien
privé. Malgré mille résistances, cette demande fut acceptée, mais quand je
m’assis au parloir, Danco ne se présenta pas. Je fis une seconde tentative,
encore une fois sans succès. À la troisième, le personnel de garde me
communiqua que le détenu préférait ne pas recevoir de visites.
Au téléphone, ma mère répétait toujours la même phrase : Tu es encore
jeune. C’était une consolation au début, Tu es encore jeune, tu peux refaire
ta vie, or plus les mois passaient, plus ce message se révélait sinistre. Tu es
encore jeune, mais plus pour longtemps, trente et un ans, trente-deux
maintenant, et tu dois tout recommencer du début. Recommencer quoi ?
J’avais l’impression que le temps s’était arrêté. Cela s’était produit
bien avant la mort de Nicola, avant l’éloignement de Bern, peut-être au
moment où j’avais compris que quelque chose clochait dans mon utérus.
Les montres marquaient éternellement cet instant.
Ma situation financière au moins s’améliorait. Un jeune couple de
Noci, deux rêveurs, m’engagea comme conseil. Ils voulaient démarrer un
projet de permaculture. Étaient-ils au courant de mon lien avec le meurtre
du policier ? Probablement, mais en réalité on n’en parlait plus depuis
longtemps.
Le propriétaire de quelques terres voisines me proposa de louer ma
serre. Il payait peu, mais régulièrement. De plus, mon père me versait
maintenant de l’argent chaque mois. J’appris qu’il me décrivait comme
une agronome spécialisée. J’avais longtemps pensé qu’il était le seul
chaînon manquant de ma vie. Pendant la période où il avait refusé de
m’adresser la parole, je me répétais que ma vie serait parfaite si seulement
les choses s’arrangeaient entre nous. À présent, cette pensée me semblait
infantile.

Près de deux ans : tel fut le laps de temps qui s’écoula entre le moment
où Danco s’était livré à la police et celui où Mediterranea Travel, une
agence de voyages de Francavilla Fontana, téléphona pour m’annoncer que
mon billet d’avion avait été émis et que le vol était confirmé pour le
surlendemain.
— Vous vous êtes trompée de numéro, objectai-je.
La femme qui était à l’autre bout du fil prit le temps de consulter
quelque chose avant de me demander :
— Êtes-vous bien madame Gasparro ? Teresa Gasparro, née à Turin le
6 juin 1980.
— Oui, c’est moi.
— Dans ce cas, nous nous sommes parlé hier. Vraiment, vous avez
oublié ? Vous m’avez dit de réserver d’urgence un siège sur ce vol.
Une décharge d’adrénaline se répandit dans mes bras et mes jambes.
— Mais bien sûr. J’avais la tête ailleurs, excusez-moi. Pouvez-vous
avoir la gentillesse de me redonner l’horaire des vols ?
— Départ de Brindisi à 20 h 10. Vous avez deux heures d’attente à
Malpensa. Le vol Icelandair décolle à 23 h 40. Il arrive à Reykjavik à
1 h 55.
Quand le téléphone avait sonné, j’étais occupée à butter les fraisiers.
De la terre grasse et sombre s’était insinuée sous mes ongles.
— Je vous envie un peu, dit la femme au téléphone. J’y suis allée il y a
deux ans, et ça a été le plus beau voyage de ma vie. Ne ratez pas le glacier
qui tombe dans la mer, j’insiste. On peut faire une promenade en bateau
entre les icebergs. Trois jours, ce n’est pas beaucoup, mais ne renoncez
pas à ça.
Je lui demandai si je pouvais retirer mon billet à l’agence. Elle déclara
que c’était un billet électronique, qu’elle avait déjà envoyé la réservation à
mon adresse mail. Si je préférais, elle s’occuperait aussi des cartes
d’embarquement. Elle voulut savoir si je voyagerais juste avec un bagage
cabine, comme prévu.
Je ne me rappelle plus comment se conclut notre conversation. Je me
contentai peut-être de raccrocher. Quelques instants plus tard, j’étudiais
déjà ma carte d’embarquement sur l’écran de mon ordinateur. Je lus
entièrement les conditions de transport, écrites en caractères minuscules,
comme si elles dissimulaient un indice crucial. Mais il n’y avait qu’un
numéro de siège et la publicité d’un hôtel promettant une remise sur
l’accès au lagon Bleu à côté de la photo d’un homme et d’une femme
enveloppés dans des peignoirs de bain, qui regardaient l’horizon à travers
des vapeurs sulfureuses.
Je devais mesurer ma valise cabine, la remplir, vérifier les
températures minimales et maximales à Reykjavik, peut-être arranger mes
cheveux, que j’avais pris l’habitude au cours des derniers mois de couper
avec les ciseaux de cuisine. Au lieu de ça, je sortis et m’assis sous la
tonnelle. L’été avait déjà changé, le soir tombait d’un coup, mais pendant
une demi-heure, ou un peu plus, le couchant projetait des faisceaux d’une
lumière émouvante sur la campagne.
La nappe où était dessinée la carte du monde était si fanée que la
couche supérieure de plastique s’écaillait. Je touchai la tache dentelée,
rose pâle, de l’Islande. Un bout de continent à la dérive.

1. Système d’exploitation des travailleurs agricoles, lié aux diverses mafias, dans le sud de
l’Italie.
7

Je me réveillai alors que le train d’atterrissage heurtait la piste.


Pendant quelques secondes, j’eus du mal à bouger le cou. J’avais décidé de
rester éveillée pendant tout le trajet, de mémoriser chaque détail précédant
le moment où je reverrais Bern, mais l’heure et la légère carence en
oxygène de la cabine pressurisée l’avaient emporté sur ces intentions.
Dans l’escalier, je fus surprise par le vent froid et très sec. La nuit était
bien avancée, mais le ciel demeurait clair ; en bas, sur l’horizon, une ligne
d’un jaune étincelant. J’aurais dû le savoir, et pourtant j’avais imaginé que
je débarquerais à Reykjavik dans l’obscurité.
Je traversai la salle de livraison des bagages. Les boutiques de
l’aéroport étaient fermées par des rideaux de fer. Quand je franchis les
portes coulissantes, mon pas adopta la légèreté de l’incertitude, un peu
comme à chacun de mes retours à Turin, quand j’éprouvais la crainte de
tout trouver changé.
Derrière une barrière, plusieurs personnes attendaient les passagers.
Elles portaient des tenues de montagne, des bonnets de laine qui me
paraissaient totalement incongrus comparés à l’été d’où je venais, l’été
d’où j’avais été catapultée là. Sans cesser d’avancer, je cherchai Bern, lui
ou ses vêtements noirs parmi ces couleurs vives. Je le cherchai parmi les
premiers, puis parmi les derniers, interceptant des coups d’œil complices
de la part de ceux qui pensaient que mon nom devait correspondre à celui
de leurs affichettes. Je cherchai Bern à l’intérieur de ce minuscule
aéroport, mais c’est Giuliana que je découvris, à l’écart, près de la baie
vitrée.
Elle leva la main, non en guise de salut, mais pour annoncer sa
présence. Puis elle s’éloigna vers la sortie.
Je la rejoignis à l’extérieur. Les inscriptions lumineuses de l’aéroport
scintillaient de façon extraordinaire, tout était extrêmement net, comme
s’il n’y avait pas la moindre particule de poussière pour souiller l’air.
— Tu n’as que ça ? demanda-t-elle en regardant ma veste.
— Elle est assez chaude.
J’avais consulté à plusieurs reprises la météo de Reykjavik, mais je
n’avais pas mesuré l’amplitude thermique par rapport à Speziale. J’eus
honte. C’était Giuliana, sa présence, qui suscitait en moi ce sentiment. Elle
coupa court.
— J’ai quelque chose pour toi dans la voiture.
Tandis que nous marchions en diagonale dans le parking, moi peinant
un peu derrière elle, j’avais d’innombrables questions en suspens à lui
poser. Dont la plus importante : où était-il ? Mais nous gardâmes le silence
jusqu’à l’auto, puis pendant que Giuliana saisissait mon sac pour le fourrer
dans le coffre, m’effleurant les doigts pour la première fois,
involontairement, je crois, et enfin alors qu’elle tirait d’un autre sac un
coupe-vent et me le jetait pratiquement à la figure.
Nous parcourûmes les premiers kilomètres à travers une plaine
surréelle, les phares éclairant des lichens fluorescents et de petites flaques
d’un liquide qui ressemblait à du lait. Giuliana déclara que nous
passerions le reste de la nuit dans un village proche, Grindavík. Cela
allongerait un peu notre trajet, mais pas de beaucoup. Elle n’avait pas
trouvé d’autre hébergement.
— Nous devons aller dans un endroit trop éloigné pour nous mettre en
route maintenant. Nous partirons de bonne heure demain matin.
Puis elle voulut savoir si j’avais changé des devises à l’aéroport.
— Je n’ai pas eu le temps.
— D’habitude, les maisons d’hôtes acceptent les euros, répliqua-t-elle,
l’air contrarié, mais à un taux de merde.
Était-ce juste sa coupe de cheveux très courte, masculine, avec une
minuscule frange toute droite, qui soulignait son crâne pointu ? En
l’épiant, je m’aperçus que son corps aussi avait changé. Elle s’était
rabougrie. J’imaginai une maigreur inquiétante sous sa doudoune rouge, le
prolongement de ses doigts minces, nerveux, serrés sur le volant.
Nous nous enfonçâmes dans un réseau de maisons identiques et
parfaites aux façades en tôle colorée semblables à celles d’une maquette.
Grindavík. On aurait dit que ce village avait été construit en une nuit. Plus
loin, au-delà d’un port tout aussi pimpant, on apercevait l’émail compact
de la mer.
Un adolescent très blond nous accueillit à la réception. Ou plutôt non,
il ne nous accueillit pas : pas un instant il ne cessa de fixer un film sur
l’écran de son iPad, y compris tandis qu’il photocopiait nos papiers,
prenait mon argent et nous confiait une seule clef.
Giuliana lui adressa avec une grande désinvolture une phrase dans une
langue qui n’était pas de l’anglais. Pendant que nous montions l’escalier,
je lui demandai si elle avait appris l’islandais.
— Le minimum indispensable, répondit-elle.
— Depuis quand es-tu ici ?
Elle s’affaira autour de la serrure magnétique, qui mit un certain temps
à reconnaître la carte.
— Nous sommes ici depuis un an et demi.
La chambre aux murs recouverts de bois était microscopique. Il y
flottait une étrange odeur, provenant peut-être de la moquette. Le lit à
deux places était plus étroit qu’un lit normal. Quant à la salle de bains, elle
était en commun. Giuliana s’y rendit la première et y resta très peu de
temps.
Je me lavai les dents et la figure, envisageai de me glisser sous la
douche, mais le rideau en plastique était taché de noir et collé au bas par
l’eau. J’enfilai mon pyjama, mal choisi comme le reste de mes vêtements,
et regagnai la chambre.
Giuliana n’avait ôté que sa doudoune et ses chaussures, qu’elle avait
jetées par terre. Elle s’était couchée en position fœtale, du côté de la
fenêtre, de façon à me présenter son dos. Immobile, elle paraissait déjà
dormir.
J’hésitai, de crainte de la réveiller, puis je finis par lui lancer :
— Où allons-nous demain ?
— À Lofthellir.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un endroit au Nord.
— C’est là qu’il est ?
— Oui.
Allongée de dos, la tête presque rasée, elle ressemblait encore plus à
un homme. Elle ne se tourna pas, j’avais compris qu’elle s’en abstiendrait.
Je posai sur le lit un genou, hésitant à partager cette intimité forcée, puis
l’autre.
— Pourquoi n’est-il pas venu ?
— Il ne pouvait pas. Tu comprendras demain.
J’ignore ce qui me prit, pourquoi je me mis à la secouer en répétant
pourquoi n’est-il pas avec toi ? je veux savoir pourquoi, je veux le savoir
maintenant ; à la secouer jusqu’à ce qu’elle me saisisse le bras et le rejette
d’un geste tout aussi violent.
— N’essaie plus jamais de me toucher.
Après avoir arrangé son oreiller sous sa tête, elle ajouta :
— Et maintenant dors. Ou ne dors pas, je m’en fiche. Il suffit que tu te
taises.
Elle s’endormit. Je restai appuyée contre le revêtement de bois clair. Je
me rendis compte que je n’avais pas vu un seul arbre pendant tout le trajet
depuis l’aéroport. Au plafond, le détecteur de fumée émettait des éclairs
verts à intervalles réguliers. La fenêtre était à moitié obstruée par un store
enrouleur en plastique qui laissait passer un peu de lumière. Il ne faisait
pas jour, mais pas nuit non plus, et j’étais là à attendre je ne savais quoi
dans ce crépuscule infini.

Quand j’ouvris les yeux, Giuliana enfilait ses grosses chaussures.


— Il est six heures, dit-elle. Il faut partir.
Elle finit de nouer les lacets, se leva et ouvrit la porte.
— On se retrouve en bas.
Je l’entendis marcher dans le couloir, le bruissement synthétique des
manches de sa veste. J’étais paralysée. Au bout de quelques instants, je
rassemblai les affaires que j’avais éparpillées dans la chambre. Avant de
sortir, je jetai un dernier coup d’œil à l’intérieur. Le lit n’était qu’à moitié
défait : à un moment donné, j’avais dû avoir froid et me glisser sous les
couvertures, mais je ne m’en souvenais pas. Du côté de Giuliana, la
couverture était encore tirée, le revers du drap à peine froissé.
Je retournai dans la salle de bains et reconnus cette fois l’odeur de
soufre que je n’avais pas réussi à identifier quelques heures plus tôt : elle
montait des tuyaux, à moins que ce ne fût celle de l’eau.
À l’étage inférieur, le hall était désert. Il y avait une machine à café,
mais elle était éteinte. Je vis le tout-terrain immobile de l’autre côté de la
porte d’entrée et Giuliana au volant, impatiente.
— Tu peux déjeuner avec ça, dit-elle en me flanquant un sac de
supermarché sur les genoux.
Il contenait des sandwichs au pain de mie et des snacks, certains
familiers, d’autres aux noms inconnus.
— Quoi, ça ne te convient pas ?
— Si, bien sûr.
J’ouvris l’emballage des sandwichs. Il y en avait deux, j’en pris un et
le lui tendis. Elle sembla alors se détendre un peu. Après avoir mâché une
bouchée, elle déclara :
— Ici on ne trouve que des saletés. On finit par ne plus s’en apercevoir.
Mais on pourra s’arrêter plus loin pour boire un café. Si tu veux.
Je ne suis pas certaine de pouvoir reconstituer de façon vraisemblable
notre conversation des heures suivantes. Tous ces mots forment un agrégat
compact de souvenirs dont l’ordre se mélange, et pas seulement à cause du
récit de Giuliana, souvent animé et fragmentaire, mais aussi parce que le
sommeil que je n’avais pas réussi à récupérer pendant la brève nuit à la
maison d’hôte se déversait sur moi à l’improviste. Je dormais quelques
minutes et, quand je me réveillais, Giuliana reprenait la parole, parfois en
réponse à mes questions, car je l’interrompis certainement plus
fréquemment que je me le rappelle, mais ma voix, négligeable par rapport
au compte rendu de la période où Danco, Bern et elle fuyaient, par rapport
à la série tortueuse d’événements qui n’avaient conduit que deux d’entre
eux sur cette île, a été effacée. Oui, mon cerveau a sans doute classé ces
informations dans l’ordre qui lui convenait, mais cela n’a pas
d’importance, cela n’a vraiment plus d’importance aujourd’hui.
Le paysage était de plus en plus difficile à reconnaître. Prés uniformes
et immenses, fermes perdues dans le néant, étendues de roches criblées de
trous, fjords abrupts, plages volcaniques, et cette unique route sans rails de
sécurité, lisse et en légère pente qui se dévidait à l’infini devant nous, la
route à laquelle Giuliana s’adressait plus volontiers qu’à moi. Sans doute
dit-elle vraiment : Bon, j’imagine que tu veux savoir, et ce, avec une
méchanceté que je n’ai pas oubliée. Et sans doute répondis-je vraiment :
Oui, je veux savoir.
Ce dont je suis sûre, c’est que ses bras eurent un mouvement brusque
et vain en lâchant le volant, que ses joues tremblèrent comme si elle
serrait fort les mâchoires.
— Et qu’est-ce qui te donne le droit de savoir ?
Alors je posai les yeux sur mon alliance, lui imprimai un demi-tour à
l’annulaire. La date de mon mariage était gravée à l’intérieur :
13 septembre 2008.
Ceci, pensai-je, ceci m’en donne le droit.
— Nous sommes restés longtemps au même endroit, commença
Giuliana, qui se battait encore contre sa réticence. Cachés. C’est un
miracle que nous ne nous soyons pas entre-tués pendant cette période.
Enfermés à trois dans un garage, nuit et jour. Pendant trois mois.
— En Grèce, commentai-je tout bas.
— En Grèce ? Pourquoi tu dis ça ?
— C’est ce que les journaux racontaient. Que vous étiez arrivés en
canot pneumatique à Corfou. Ou que vous étiez passés par Durazzo.
Elle secoua la tête. Son rire était amer.
— J’ai dû rater ça. Bon, en fin de compte, le plan de Danco a marché.
— Quel plan ?
— Laisser la Jeep sur la côte. J’étais persuadée que personne ne
goberait ça. Les gilets de sauvetage sur les rochers, putain ! C’était
tellement théâtral… Il ne manquait qu’un mot disant : nous sommes partis
par là.
Je revis les images du reportage à la télévision, les rues d’Athènes
jonchées de papiers sales. Je laissai ce décor se désagréger dans mon
esprit, puis déclarai :
— Vous n’avez donc pas couché dans la tour.
— Non, nous n’avons jamais couché dans la tour. Et nous n’avons
jamais été en Grèce, cette idée ne nous a jamais traversé l’esprit. Nous
avions décidé dès le début d’aller vers le nord.
Je gardai le silence en guise d’encouragement. Comment ça, vers le
nord ? Et jusqu’où ? Avec qui, pendant combien de temps et pour trouver
quoi ?
Elle reprit :
— Par l’intermédiaire d’un des nôtres, nous avions contacté un
chauffeur routier, un Polonais qui faisait le va-et-vient le long de la côte
adriatique. Il suffisait de le regarder pour comprendre qu’il ne pouvait
avoir aucun rapport avec la cause, bref, il n’avait rien d’un écologiste. Il
conduisait un camion porte-voitures.
— Un camion porte-voitures ?
Giuliana attendit un instant avant de continuer, le temps nécessaire
pour que ce grain d’ignorance se dépose entre nous, marquant une distance
supplémentaire.
— Un camion à deux étages, tu vois ? Cette solution nous paraissait
assez sûre. On nous a conduits au parking d’où il devait partir.
— Qui vous y a conduits ?
— Daniele.
Curieusement, je ne remarquai pas tout de suite qu’elle mentionnait
Daniele comme s’il lui semblait évident que je le connaissais.
J’avais un peu la nausée, le goût du sandwich stagnait dans ma bouche.
Je me sentais en proie à la fois au sommeil et à une agitation irrépressible.
Giuliana poursuivit :
— Je ne savais pas ce qui s’était passé. Juste que Bern et Danco
avaient dévalé le talus d’oliviers en criant vite, vite, on dégage ! Et puis
que nous étions dans la voiture de Daniele, que Danco n’arrêtait pas de se
tourner vers la lunette arrière, contrairement à Bern, assis devant. Il avait
les mains bizarrement posées sur ses genoux, comme si elles ne lui
appartenaient pas. Plus tard, sur le parking, alors que nous attendions
Bazyli, je me suis aperçue que sa posture aussi était bizarre, qu’il avait
une espèce de raideur. Il a voulu une cigarette, je la lui ai donnée et j’ai
soudain compris pourquoi il avait gardé les doigts agrippés à ses genoux
pendant tout le trajet : ses mains étaient blessées, deux taches de sang
foncé et déjà sec. Je les lui ai frottées avec un mouchoir, mais sans eau le
sang ne partait pas. Alors Bern a craché dessus. Il me tendait les mains
avec une complaisance qui ne lui ressemblait pas, elles étaient… molles.
Je lui ai demandé si je lui faisais mal, il m’a dit de ne pas m’inquiéter. J’ai
nettoyé une de ses mains, puis l’autre, il n’y avait pas de plaie. Je l’ai
dévisagé, mais il est resté impassible, il a laissé l’information filtrer à
travers ses yeux. Voilà ce qui s’était passé. Voilà ce qu’ils avaient fait. J’ai
allumé une cigarette à mon tour et nous sommes restés là sans avoir rien à
dire, au milieu du parking, nous deux debout et Danco allongé par terre.
C’est lui qui a parlé d’un accident : Ils nous ont attaqués.
Mentionner la cigarette qu’elle avait fumée sur le parking au cours de
cette nuit cruciale poussa Giuliana à chercher son paquet dans la poche de
sa veste et à utiliser l’allume-cigare de la voiture. Elle approcha du bout le
cercle incandescent avec un geste précis et attendit d’avoir rejeté le
premier jet de fumée par les narines pour me demander si cela me
dérangeait.
— Je t’en prie, ai-je répondu.
Elle baissa la vitre de quelques centimètres et se mit dès lors à souffler
la fumée à travers cette fente.
— Bazyli n’était pas surpris de nous voir, continua-t-elle. Il ne nous a
pas posé de questions. Il s’est contenté de répéter le nom de la destination
où il nous déposerait. Nous étions convenus d’une somme, deux cents
euros par personne, et il a exigé d’être payé immédiatement. Chacun de
nous était allé au Relais avec de l’argent, car il était impossible de prévoir
comment cela tournerait. Nous avons donc tendu les billets à Bazyli qui
les a roulés et fourrés dans la poche de son jean. Puis il nous a indiqué les
voitures à bord desquelles il nous transporterait, une par personne parce
que nous devions y rester allongés et ne lever la tête sous aucun prétexte.
Il nous a tout expliqué dans un italien uniquement composé de noms et
d’infinitifs, y compris la manière de monter à l’étage supérieur du porte-
voitures, qui était plus sûr. Il n’y avait là que des Citroën, il m’en a
attribué une blanche. J’ai vu Danco et Bern monter chacun dans la sienne,
nous n’avons échangé ni un au revoir, ni un encouragement, ni un regard.
Les sièges étaient couverts de housses en nylon, et je me suis allongée
dessus. Je n’ai même pas entendu le ferraillement du camion qui
démarrait : je m’étais déjà endormie.
Le froid m’a réveillée deux ou trois heures plus tard. Le ciel était clair,
d’un blanc compact. L’habitacle était glacial. Je me suis recroquevillée en
m’enveloppant dans le nylon, mais ça n’a servi à rien. Bazyli avait
annoncé en marmonnant que le trajet durerait environ seize heures, je
savais que je ne résisterais pas à cette température. Et puis j’avais envie de
faire pipi. À cause du froid probablement et de la tension. J’ai lutté près
d’une heure, et j’ai fini par céder. Bazyli n’avait pas parlé d’arrêts, il
n’avait pas laissé de numéro de téléphone, et de toute façon Danco nous
avait confisqué nos cartes SIM pour que nous ne soyons pas tentés
d’utiliser nos appareils. Je me suis glissée entre les deux sièges avant, les
jambes tremblant sous l’effort que je faisais pour me retenir et j’ai appuyé
sur le klaxon dix bonnes minutes. Enfin, je me suis aperçue que nous nous
garions, mais il s’est écoulé encore un bon moment avant que Bazyli ouvre
la portière. Il m’a aussitôt agressée : « Tu fous quoi ? »
Je lui ai expliqué que j’avais un besoin urgent d’aller aux toilettes.
Alors il m’a aidée à descendre et m’a dit de me dépêcher. Devant les
toilettes j’ai croisé Danco, mais nous avons fait semblant de ne pas nous
connaître. C’est bizarre, nous ne nous étions pas entendus sur ce point,
nous suivions juste notre instinct. Je lui ai fait comprendre que j’avais
froid et il a cherché dans la station-service de quoi me couvrir, mais il n’y
avait là que de ridicules imperméables pour enfants, avec des dessins de
superhéros. Il en a pris deux sur le présentoir. Je n’avais plus d’argent.
Près de la sortie, j’ai attrapé un paquet de biscuits, puis l’ai remis en place.
Danco a de nouveau compris, il a acheté les biscuits ainsi que des
crackers. Nous sommes sortis l’un après l’autre.
Quand nous avons tourné au coin pour regagner le parking des
camions, nous avons découvert Bazyli en compagnie de deux flics. Il leur
expliquait quelque chose par gestes. J’ai eu tellement peur que je me suis
figée sur place. Puis j’ai senti la main de Danco qui m’agrippait le bras et
me tirait en arrière. Nous sommes restés là, sans respirer ou presque,
adossés au mur : les flics risquaient de déboucher d’un moment à l’autre.
Bern était toujours dans sa cachette. Ils l’avaient peut-être déjà trouvé. J’ai
dit à Danco qu’il fallait partir, enjamber le rail de protection et courir à
travers la campagne. Il a répondu qu’il était hors de question de laisser
Bern tout seul. Lorsque nous nous sommes penchés en avant, les flics
avaient disparu. Bazyli attendait à côté de son camion. « Qu’est-ce qu’ils
voulaient ? » lui ai-je demandé, mais il nous a ordonné d’un geste de
retourner à nos places le plus vite possible.
Il m’a tendu une bouteille en plastique vide en disant : « Prochaine fois
dedans. »
Il a ensuite indiqué les paquets que j’avais à la main et m’a prévenue
d’un geste sans équivoque qu’il m’étranglerait si je mettais des miettes
dans la voiture. Je crois qu’il parlait sérieusement. Jamais nous n’aurions
pu trouver meilleure aide : il se fichait pas mal du sort des arbres, du nôtre
ou de n’importe quoi d’autre sur Terre. Seul l’argent l’intéressait.

Giuliana écrasa son mégot dans le cendrier entre nous. Il y en avait


d’autres : ce petit tas dégageait une odeur intense. Elle remarqua
probablement mon regard :
— Dix ans de décomposition, je sais. Et ici, dans l’île, les cigarettes
coûtent une fortune. Mais ce n’est pas le moment d’arrêter.
Elle rabattit le cendrier.
— Tu as du chewing-gum ?
— Non.
Elle ne cessait de plisser les paupières, un tic nerveux que je ne lui
connaissais pas. Pour éviter un camion qui venait en sens inverse, elle
s’écarta trop à droite, les roues mordirent sur le bas-côté, un caillou gicla
et heurta le pare-brise.
— Et tu sais combien de temps met un chewing-gum pour se
décomposer ?
— Non.
— Cinq ans. Les piles alcalines ?
— Je ne sais pas.
— Allez, tente ta chance.
— On peut laisser tomber les devinettes ?
Giuliana haussa les épaules.
— On jouait à ça à Freiberg. Un des multiples moyens de passer le
temps.
— À Freiberg ?
— Chez le père de Bern. C’est lui qui nous a hébergés. Il a envoyé un
ami nous récupérer là où Bazyli nous avait déposés pour nous conduire à
l’un de ses garages.
— Bern ne voyait pas son père depuis qu’il était petit.
Giuliana se tourna vers moi un bref instant.
— Il ne le voyait peut-être pas, mais il lui téléphonait certainement.
Sinon il n’aurait pas connu son numéro par cœur. Il n’aimait sans doute
pas qu’on le sache. Bern est parfois très réservé sur certains sujets, ou
plutôt non, pas réservé, inaccessible. J’imagine que son père en fait partie,
et je ne peux pas lui donner tort.
Parler de Bern de cette façon, en me laissant entendre qu’elle le
connaissait désormais mieux que moi, lui procurait un grand plaisir.
Malgré tout, je ne pus m’empêcher de lui demander pourquoi. Elle
répondit :
— Disons que ce n’est pas le voisin idéal. Il revend des œuvres d’art
de provenance douteuse.
— Volées ?
Giuliana porta un de ses pouces à ses lèvres et le mordit.
— Je suis persuadée qu’il les place pour le compte d’un autre, sinon il
serait beaucoup plus riche. Mais il en a un entrepôt bourré, surtout des
statues, art africain et précolombien. Masques, pots, sculptures, etc. Le
tout amoncelé dans ce garage qui, pour une raison que j’ignore, possède
des toilettes et un petit frigo, comme ceux des hôtels. Et d’une connexion
Internet. Il y a sans doute passé de longues périodes. De toute façon, c’est
là qu’il nous a hébergés. Pendant huit mois.
Avant notre mariage, lorsque j’avais proposé à Bern de retrouver son
père pour l’inviter à la cérémonie, un élan qui m’avait coûté beaucoup
d’efforts à cause des barrières vertigineuses qu’il élevait autour d’une
partie de sa vie, il avait posé sur moi un regard incrédule et secoué la tête
comme s’il s’agissait d’une idée absurde.
Or son père était resté dans la même ville, à Freiberg, et Bern lui
téléphonait. Quand le faisait-il ? Lorsque nous n’étions pas ensemble ?
Lorsqu’il s’éloignait entre les oliviers, comme s’il répondait à l’appel
irrésistible de la campagne ?
— Notre période allemande, reprit Giuliana en ricanant. Freiberg.
Même si nous n’avons pas vu grand-chose de la ville. Il nous arrivait de
sortir à tour de rôle, mais nous devions être très prudents. L’Allemand
l’exigeait.
L’Allemand. Le pilleur de tombes. Une tristesse inattendue s’abattit
sur moi. Giuliana ne s’en rendit pas compte.
— Danco était mal à l’aise. L’histoire des œuvres d’art le dérangeait.
Tous ces objets auraient dû être dans un musée. En restant là, disait-il,
nous devenions des complices. Comme si c’était ça, le vrai problème.
Mais il n’était pas très lucide. Il se réveillait en pleine nuit, oppressé, il
repoussait brusquement le drap, nous découvrant tous les trois, puis il
faisait les cent pas dans le garage en haletant. Ça lui était déjà arrivé à
l’université : il avait eu des crises de panique à cause des examens. Mais
ce n’était rien en comparaison.
— Vous dormiez tous les trois ensemble ?
Mon esprit s’était figé sur ce détail insignifiant.
— Il n’y avait qu’un seul lit, expliqua Giuliana, l’air détaché.
— Danco a déclaré qu’il ne l’avait pas tué.
Une fois cette phrase prononcée, j’eus des fourmillements dans les
joues, puis ces fourmillements se transformèrent en une brûlure qui se
répandit à mon cou et à mes bras.
— Tu as vu son avocat ? lança Giuliana. Engagé par papa. Viglione
senior mourait d’envie de se rendre utile. Danco a toujours su qu’il avait
ses arrières protégés. Mais j’imagine que c’est comme ça pour tout le
monde : à la fin on retourne au point de départ. Ce qui est un problème
plutôt grave pour moi.
Elle éclata d’un rire caustique. Je me rappelai ses récits, lorsqu’elle
jouait avec Corinne à celle qui avait eu le pire passé. Cela ne m’intéressait
plus désormais, j’éprouvais même de l’agacement pour la fille
condescendante que j’avais été. Le public raisonnable de leurs
récriminations.
— Il mentait, n’est-ce pas ? dis-je.
Un instant, Giuliana agita les doigts en l’air avant de les reposer sur le
volant.
— Impossible à dire.
— Comment ça ? Tu étais là. Et tu as ensuite passé beaucoup de temps
avec eux.
— Je regrette. Je ne peux pas t’aider sur ce point. Je comprends que
cela puisse te paraître important, mais ça ne l’est pas pour moi.
Je sentais maintenant une tension dans son corps, comme si elle se
préparait à une bataille. À moins que ce ne fût mon cas.
— Ce n’est pas important ? Tu veux dire que tu ne leur as jamais
demandé comment les choses s’étaient vraiment passées ?
Giuliana secoua la tête, les yeux toujours fixés sur la route. Je me
penchai peut-être vers elle.
— Vous avez vécu pendant huit mois dans un garage, vous avez dormi
tout ce temps dans le même lit et vous n’avez jamais parlé de cette nuit-
là ?
— C’était arrivé. Il était impossible d’y changer quoi que ce soit.
Fallait-il que nous nous partagions la faute selon des proportions
adéquates ? Nous étions ensemble au Relais. Avec trente autres personnes.
Cela aurait pu arriver à n’importe qui.
— Tu plaisantes ou quoi ?
— Tu t’énerves un peu trop, Teresa.
— Un homme est mort ! Un homme que je connaissais !
— Oui, Bern nous l’a dit. Ce flic et toi aviez une liaison.
— Tu as demandé à Danco comment les choses s’étaient passées au
Relais, oui ou non ? Tu l’as demandé à Bern ?
Giuliana effleura distraitement ses cheveux, ce qu’il en restait. Elle
sembla étonnée qu’ils ne fussent pas longs, comme autrefois.
— Arrêtons-nous ici, dit-elle en s’engageant sur une bretelle de sortie.
Nous devons prendre de l’essence. J’espère qu’il te reste du liquide.

Nous nous séparâmes à l’intérieur de la station-service. Il n’y avait pas


de bar à proprement parler, juste un coin avec de grands thermos de café,
près d’une tour de gobelets en papier. Le prix à payer à la caisse était
indiqué sur une pancarte. N’importe qui aurait pu boire du café et sortir
sans payer : personne ne s’en serait aperçu. Mais cela ne marchait sans
doute pas ainsi dans l’île.
J’errai un moment parmi les rayons, les souvenirs que je reverrais les
jours suivants, mais qui étaient nouveaux à ce moment-là : peluches en
forme de phoque, pulls en laine épaisse à motifs typiques, bonnets avec
des cornes de Viking et trolls en miniature.
Une grande carte de l’Islande, un peu jaunie, était accrochée à un mur.
Des cadres soulignaient les attractions touristiques : geysers, volcans et
cascades aux noms imprononçables. Je crus reconnaître sur une photo les
icebergs dont m’avait parlé la fille de l’agence de voyages. Curieusement,
je regrettai de ne pas les voir.
— Nous sommes presque à Blönduós, m’annonça Giuliana, qui avait
deux gobelets de café à la main. Elle m’en tendit un et pointa l’index vers
la carte.
— Nous parcourons cette route. Elle forme un anneau autour de l’île.
Nous devons arriver là.
Un lac, presque au centre, vers le nord.
— Mývatn.
Giuliana corrigea mon accent, puis me parla de la construction des
mots en islandais. Soudain je mesurai l’absurdité de ma présence dans
cette boutique, en ce lieu éloigné de la terre, en compagnie de cette femme
qui était désormais à tous points de vue une étrangère pour moi, parmi des
magnets commémorant l’éruption volcanique qui avait couvert de cendres
la moitié de l’Europe deux ans plus tôt. Et pourtant, me trouver là avec
Giuliana, en route vers une destination dont j’étais incapable de prononcer
correctement le nom, était une des premières expériences vivantes que
j’affrontais depuis longtemps.
— Pourquoi à cet endroit précis ? demandai-je.
— Nous cherchions un lieu qui ne soit pas corrompu par l’homme.
Quelque chose d’intact.
— Et vous l’avez trouvé ?
Giuliana me tourna brusquement le dos.
— Il l’a trouvé, oui. Allons-y.
Nous roulâmes un moment en silence. Je contemplais un amas de
nuages sur ma droite, aussi haut et gonflé qu’une explosion nucléaire,
immobile dans le ciel. Les nuages aussi avaient quelque chose de
différent. Nous avions beau avancer, le cumulus ne se déplaçait pas par
rapport à nous, il était impossible de l’atteindre, impossible de le
contourner, impossible de l’éviter. Puis Giuliana reprit :
— C’était un équilibre fragile. Il faut que tu essaies de le comprendre.
Aucun d’entre nous ne s’était jamais trouvé dans une telle situation. Ni ne
l’avait imaginé.
Elle respira profondément, actionna par erreur les essuie-glaces qui
crissèrent contre le pare-brise sec. Un instant, elle parut se troubler.
— Une semaine après notre arrivée, l’Allemand nous a rendu visite. Je
l’aurais reconnu même s’il n’avait pas ouvert la bouche. Il se tenait debout
devant Bern, une ressemblance inouïe, si ce n’est que l’Allemand avait les
cheveux gris et les yeux clairs. Il a ouvert les bras et Bern s’est précipité
vers lui comme un objet attiré par un aimant, pour s’abandonner.
Étrangement, ce geste m’a émue, nous étions encore tous bouleversés, cela
faisait une semaine que nous étions enfermés dans ce garage sans
nouvelles, comme en suspens. Il y avait bien quelqu’un qui nous apportait
de quoi manger, mais sans nous dire un mot. Et voilà que le père de Bern
se présentait et que Bern se laissait embrasser comme un gosse.
L’Allemand a serré la main de Danco et la mienne. Il nous a demandé
si nous nous ennuyions. Nous n’y avions même pas pensé. Puis il a voulu
savoir si nous avions utilisé l’ordinateur, mais nous ne l’avions pas
envisagé non plus. Alors il s’est assis à la table et nous a expliqué que
nous pouvions naviguer tranquillement. Il avait un pare-feu digne du
Pentagone, et une adresse IP masquée. Il n’a pas précisé que ces
précautions exceptionnelles étaient liées au commerce illégal d’œuvres
d’art. Nous l’avions déjà compris, du moins je l’avais compris, moi,
Danco aussi je crois, mais Bern avait peut-être les idées toujours
embrouillées. L’Allemand s’est assis à l’ordinateur, moi derrière lui, Bern
derrière moi, et enfin Danco, qui voulait garder ses distances mais était
intrigué. C’était notre première distraction après des jours d’inertie.
L’Allemand a demandé si l’un de nous connaissait TOR. J’ai répondu
par l’affirmative : à l’université, nous étions nombreux à l’utiliser, surtout
pour acheter du shit. À cette époque, s’improviser hacker vous garantissait
une certaine notoriété.
Il a dit : « Dans ce cas, assieds-toi à ma place. Je crois que vous avez
besoin d’un changement, à moins que vous ne vouliez rester ici
éternellement. Il est impossible de modifier votre visage, mais on peut
vous doter d’une nouvelle identité. »
Il s’est levé et je l’ai remplacé devant l’écran. La marche à suivre était
assez simple. Il suffisait de prendre des photos et de les télécharger pour
obtenir trois passeports flambant neufs quelques semaines plus tard. Nous
pouvions choisir la nationalité que nous voulions, mais l’Allemand nous a
donné ce conseil : à moins de parler parfaitement une autre langue, mieux
valait rester italiens. Il nous apporterait un appareil photo. Les papiers
seraient livrés à une boîte postale qu’il utilisait pour ses expéditions. Tout
en parlant, il transmettait un calme incroyable, il semblait presque amusé.
Il s’est attardé un moment avec nous. Il nous a décrit le système grâce
auquel les œuvres du garage étaient authentifiées et vendues en ligne, un
système compliqué dont il était apparemment très fier, puis il a promis de
revenir vite. Avant de sortir, il a ébouriffé Bern d’un geste paternel.
Bern a proposé que nous choisissions le même nom de famille, comme
deux frères et une sœur. Nous avons examiné cette hypothèse, mais elle ne
me semblait pas avantageuse, car elle ajoutait un élément de risque. Nous
avons alors parlé du lieu où nous nous rendrions une fois en possession de
ces papiers. Hors d’Europe, c’était évident. Bern et moi énumérions des
destinations, que nous explorions sur Google Earth. Chaque soir, nous
pensions avoir trouvé la bonne : Cuba, l’Équateur, le Laos, Singapour. Le
matin, nous remettions tout en discussion. Désormais Danco refusait de
participer à ces conversations. Il répétait que les faux passeports étaient
une saloperie. À quelles organisations criminelles demandions-nous
implicitement de l’aide ? Il restait attaché à ses principes de moralité,
rigides, immuables. Il ne comprenait pas ce que Bern et moi avions
parfaitement saisi : que nous avions déjà franchi cette ligne. Là où nous
étions, la morale qu’il défendait nous semblait juste mesquine.

Giuliana tendit un bras vers la banquette arrière et fouilla dans son sac.
Mais, comme elle ne parvenait pas à y trouver ce qu’elle cherchait, elle
l’attrapa et le posa sur ses cuisses.
— Regarde, dit-elle en exhibant un passeport.
Le visage aux cheveux déjà très courts, sous les reflets changeants du
papier plastifié, était bien le sien. À côté, son nouveau nom : Caterina
Baresi.
— Quand nous serons arrivés, appelle-moi comme ça, ajouta-t-elle
avec une certaine gravité.
— Et lui, quel nom a-t-il choisi ?
— Tomat. Un nom du Frioul, plutôt facile à reconnaître, et on peut tout
dire de l’accent de Bern, sauf qu’il semble frioulan. Mais il a refusé de
renoncer à son prénom, et il a donc dû prendre le seul Bernardo disponible.
Pour Danco, les choses ont été encore plus compliquées. Nous avons dû le
photographier en cachette et n’avons obtenu un cliché acceptable qu’au
bout de plusieurs jours. Sa relation avec Bern s’était encore détériorée, il
ne lui adressait plus la parole. Ce n’est pas facile de vivre à trois dans un
garage quand il y en a deux qui ne se parlent pas. En son for intérieur,
Danco considérait Bern comme responsable de ce qui était arrivé.
Nous étions à l’extrémité d’un fjord. Devant la falaise se dressaient
deux maisons jumelles au toit en pente, éloignées du reste.
— Ils étaient déjà brouillés avant le Relais. Danco n’acceptait pas
l’idée des armes. Elles étaient contraires à ses convictions de toujours,
disait-il, et c’était vrai, je savais que c’était vrai. Mais elles étaient
également contraires à mes convictions et à celles de Bern, à celles de tous
les membres du fortin. Le problème, c’était qu’elles étaient devenues
nécessaires. Que pouvions-nous y faire ? Il faut parfois dépasser ce qu’on
estime juste pour atteindre un objectif plus élevé. Le nouvel ordre doit
passer par le désordre, voilà ce que Bern nous a expliqué. Mais Danco s’y
refusait.
Je pensai au jour où il s’était présenté à la ferme avec sa liste d’objets
à récupérer, à la détermination de son regard, une détermination mauvaise
que je n’avais pas comprise.
— Mais un jour, au fortin d’Oria, Bern l’avait emmené marcher entre
les souches d’oliviers et l’avait convaincu.
Giuliana baissa la vitre, glissa un bras à l’extérieur dans l’air froid,
puis se pencha pour offrir aussi son visage au vent.
— Du moins en apparence, ajouta-t-elle sur un ton amer. Tu peux
conduire un peu ?
Je n’en avais pas le courage. La somnolence ne m’avait pas quittée,
elle s’était mêlée à l’acidité du sandwich et de l’horrible café peu avant. Et
je me sentais incapable de rouler aussi vite que Giuliana sur cette route où
chaque virage semblait nous éjecter.
— Il me suffit d’une demi-heure. Fermer les yeux, insista-t-elle.
Nous changeâmes de place. Avant de remonter à bord, Giuliana attrapa
ses chevilles et maintint cette position pendant une vingtaine de secondes,
les muscles tendus sous son jean. Elle avait la souplesse d’une danseuse.
Elle effectua une série d’exercices, des mouvements qui évoquaient un art
martial.
Le long des premiers kilomètres, elle garda les yeux fermés et la tête
aussi droite qu’une statue, mais elle ne dormait pas, je le savais. Quand
elle rouvrit les paupières, elle dit :
— Les oliviers me manquent. Presque tout me manque. Surtout la
chaleur. Ici, l’été n’a même pas duré un mois. C’est à cause du
réchauffement global. Le glacier qui a fondu au Groenland a refroidi le
courant du golfe. Alors que le reste du monde se liquéfie au soleil, nous
crevons de froid en août aussi.
— Je suis allée au fortin, affirmai-je pour la réconforter peut-être, ou
pour l’exact contraire, parce que je souhaitais aggraver sa nostalgie.
— Je le sais.
— Tu le sais ?
— Daniele me l’a dit.
— Tu as parlé à Daniele ?
Giuliana me jeta un coup d’œil.
— Je lui parle presque tous les jours. Sinon pourquoi t’aurait-il
contactée ?
Elle eut aussitôt après une énième saute d’humeur. Elle ajouta, soudain
plus conciliante :
— Nous avons recommencé à communiquer deux mois après notre
arrivée à Freiberg. Ça n’a pas été simple. Si mes compétences
informatiques étaient rouillées, celles de Danco étaient lamentables. Et il
fallait lui envoyer un premier message sans laisser de traces. J’ai pensé à
Amazon. Daniele était en résidence surveillée, il était donc plausible qu’il
commande du matériel par Internet. Je lui ai donc fait acheter une brosse à
dents électrique, un objet à propos duquel nous avions plaisanté ensemble.
Il m’avait raconté que sa mère l’obligeait à en emporter une. Il se
promenait partout avec cet engin vrombissant, y compris au fortin, en
pleine campagne. J’ai mis un peu de temps pour accéder à son ordinateur
et à sa carte de crédit. Mais, quand il a reçu la brosse à dents électrique, il
a compris. Je lui ai envoyé des instructions dans une série de mails que
n’importe qui aurait pris pour des spams. Et en l’espace de quelques jours
nous avons disposé d’un réseau protégé pour nous écrire directement.
Elle posa un pied sur le tableau de bord et se tassa sur le siège.
— Je ne sais même pas pourquoi je te dis tout ça. Tu pourrais rentrer
en Italie et tout raconter à la police.
— C’est ce que Bern a fait aussi avec moi. Il m’a envoyé un produit
pour les arbres et un livre.
— Bern et moi te les avons envoyés, précisa Giuliana en me lançant un
regard ironique. Ou plutôt, en ce qui concerne l’engrais : Bern, Danco et
moi. Bern serait incapable d’allumer l’ordinateur tout seul.
— Mais pourquoi tu n’as pas demandé à Daniele de me dire où vous
étiez ? Puisque tu étais déjà en contact avec lui.
— Bordel, ça ne m’était pas venu à l’esprit !
Elle éclata de rire.
— Alors, pourquoi ?
— C’est Daniele qui a refusé. Il t’a étudiée un peu et il a fini par
décréter que tu n’étais pas fiable.
Il m’avait étudiée. Il avait couché avec moi.
— Vous pouviez me voir ?
— Oui, quand ton écran était allumé. À mon avis, tu as une culotte qui
m’appartient.
Elle éclata de nouveau de rire avec méchanceté, de façon un peu
forcée. Je ralentis et immobilisai le tout-terrain sur un emplacement
recouvert de gravier.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je descendis et m’éloignai parmi les buissons de bruyère. L’île était
aride, on ne voyait rien dans la direction que j’avais prise, le vide absolu,
j’aurais pu marcher à l’infini sans rencontrer le moindre obstacle.
J’entendis la portière claquer.
Giuliana s’écria :
— Hé, reviens ! Je suis désolée, je ne voulais pas te vexer. Reviens !
Mais je poursuivis mon chemin. Entre les plantes, la terre était
sombre, presque noire. Giuliana avait dû s’élancer : elle apparut à côté de
moi, puis devant, me barrant le passage.
— Nous avons encore beaucoup de route à faire. Si nous perdons du
temps, nous devrons attendre jusqu’à demain. Et demain pourrait être trop
tard.
— Trop tard pour quoi ?
Je continuais d’avancer, l’obligeant à marcher à reculons.
— Tu verras. Allons-y maintenant.
— Où est Bern ? Je ne remonterai pas en voiture tant que tu ne m’auras
pas dit où il est.
— Je t’ai dit que tu le verrais.
— Putain, où est-ce qu’il est ? lui criai-je au visage.
— Dans une grotte.
— Une grotte ?
— Il est bloqué dedans. Et il ne résistera sans doute pas longtemps.
Je m’immobilisai. Giuliana m’imita. Le vent nous frappait de travers,
non en rafales comme la tramontane de Speziale : c’était un vent constant.
Je n’étais pas surprise, pas tellement. Bern à l’intérieur d’une grotte :
c’était possible. Durant toutes ces années, il m’avait habituée à tant
d’extravagances… Il avait vécu dans une tour en ruine, dans une maison
sans électricité, sur un arbre. Je me contentai de demander :
— Depuis quand ?
— Près d’une semaine.
— Et il ne peut pas sortir ?
— Non. Il ne peut pas sortir.
Ce vent obstiné, rageur, les touffes de bruyère qui tremblaient,
agrippées aux rochers. Giuliana saisit le bord de ma veste.
Je la laissai me reconduire au tout-terrain. Elle se remit au volant et je
ne m’y opposai pas. Je me recroquevillai sur le siège, le plus loin possible
d’elle. Nous ne roulâmes pas longtemps. Elle se gara devant un bâtiment
particulièrement grand, perché sur une colline.
— Nous pourrons manger ici quelque chose de correct, déclara-t-elle.
Je pense que nous en avons besoin.

Il y avait une cheminée allumée à l’intérieur. Aux murs étaient


accrochées des têtes d’animaux en peluche, comme si cet ameublement
alpin était une parodie, puisque personne n’aurait jamais songé à empailler
des animaux. Nous nous assîmes dans un coin, moi le dos à une fenêtre. Je
sentais une fatigue diffuse dans tous les membres. Quand on nous apporta
le menu, je n’eus pas la force de le consulter. C’eût été un geste trop
délibéré, trop normal. Une question non prononcée, non prononçable,
m’interdisait tout mouvement : s’il ne peut pas sortir, que lui arrivera-t-
il ?
Giuliana commanda à ma place. On avait l’air de la connaître. Mais
probablement connaissait-on Caterina, pas elle. La serveuse au visage et
aux gestes limpides nous apporta deux soupes blanches de crème. Des
morceaux sombres flottaient à la surface.
— Un velouté de champignons, m’informa Giuliana. J’espère que ça te
plaira.
Je devais être très pâle, à moins qu’il n’y eût en moi quelque chose de
plus grave que la pâleur, quelque chose d’inquiétant, car ce genre
d’empressement ne lui ressemblait pas. Je ne me souviens pas si elle posa
ma main sur la cuiller, ou si je le fis spontanément. En tout cas, j’avalai la
soupe, gorgée après gorgée, les fragments de champignons durs, sans
saveur, comme des copeaux de polystyrène.
Je me sentais un peu mieux, mais je ne touchai pas au saumon qui
suivit. À sa seule vue, j’eus de nouveau un haut-le-cœur. Je me précipitai
vers les toilettes et vomis.
Je passai un long moment devant le miroir à observer un visage que je
ne reconnaissais pas, les joues rougies par la chaleur du restaurant ou par
le froid de l’extérieur, ou encore par l’effroi. Quand je retournai auprès de
Giuliana, la table avait été débarrassée. Elle me demanda si ça allait
mieux, je ne lui répondis pas.
Elle adressa un signe à la serveuse, qui se présenta quelques minutes
plus tard avec l’addition. Comme toujours, Giuliana attendit que je prenne
mon portefeuille et paye pour nous deux. Je m’apprêtai à ramasser les
couronnes islandaises de la monnaie quand elle m’arrêta d’un geste de la
main.
— Laisse ça pour le pourboire.

Il s’était mis à pleuvoir, des gouttes fines, très légères. En jetant un


coup d’œil à ma manche, je m’aperçus que ce n’était pas vraiment de la
pluie, mais du grésil. Fin août. Je revis Bern, à Kiev, s’éloignant vers le
bord du parking couvert de neige glacée et y posant la main, la stupeur de
son regard.
— Pourquoi m’avez-vous envoyé ces objets ? dis-je. L’antiparasitaire,
le livre ? Pourquoi, puisque vous n’aviez pas confiance ?
— C’est Bern qui a insisté. Tu avais l’air si triste, il se faisait du souci
pour toi. Et pour l’arbre. Sur les forums où tu demandais comment le
traiter, on ne te répondait que des conneries. Évidemment, c’est Danco qui
a trouvé l’antiparasitaire. Ça a été une des rares occasions où il s’est mis
au clavier et a collaboré avec nous. Il ne nous adressait pratiquement plus
la parole. La nuit, il faisait des cauchemars affreux, ou ne fermait pas
l’œil. J’avais demandé à l’Allemand de m’apporter des somnifères et je
les émiettais parfois dans sa nourriture. J’ai un peu honte en y repensant,
mais je faisais ça pour lui. J’avais vraiment peur qu’il pète un plomb.
— Daniele savait donc où vous étiez ?
Je n’arrivais pas à m’arracher à cette pensée.
— Nous avions un besoin désespéré de faire quelque chose. Nous
étions en possession des passeports, de nouvelles identités immaculées.
Daniele nous envoyait les photos du Relais des Sarrasins, de ce qui avait
été un parc. Les cratères à la place des oliviers. Les premières semaines au
moins on parlait de nous, on nous traquait, nous sentions ce mouvement,
mais avec l’arrivée de l’automne, la monotonie est devenue insupportable.
Nous engraissons ici pendant qu’on détruit tout là-bas, disait Bern.
Elle soupira, comme si elle avait déjà raconté cette histoire des
dizaines de fois et qu’il lui était pénible de la répéter.
— Un jour, je suis entrée dans l’ordinateur de Nacci. Exactement
comme je l’avais fait avec Daniele et avec toi. J’étais entraînée, et son mot
de passe était d’une telle naïveté que je l’ai deviné à la cinquième ou à la
sixième tentative. J’y ai trouvé toutes sortes de saloperies. Surtout, j’ai
trouvé sa correspondance avec un eurodéputé, De Bartolomeo, la preuve
que nous avions raison depuis le début à propos du terrain de golf et du
reste. Si seulement on nous avait écoutés, ce qui est arrivé ne serait pas
arrivé.
Soudain, la facilité avec laquelle elle racontait me mit hors de moi.
— Pourquoi tous ces regrets ? Pour Nicola, qui a été tué ? Pour les
oliviers ? Ou alors simplement pour toi ?
Le regard de Giuliana trahit pour la première fois une certaine
hésitation.
— Les oliviers, c’était ce qui comptait le plus, murmura-t-elle.
— Les oliviers ? Tu crois vraiment que les oliviers comptent plus
qu’une personne tuée ?
— C’est ce que je pensais à ce moment-là. C’est ce que nous pensions,
je crois. Nous nous trompions peut-être.
Oui, vous vous trompiez, vous vous trompiez, et comment !
Mais je ne le dis pas. Ce que je dis, du même ton accusateur, fut :
— Vous aviez des explosifs.
Giuliana haussa les épaules comme si cela n’avait plus guère
d’importance. Elle attendit quelques minutes avant de continuer :
— Mes recherches dans les affaires de Nacci ont semblé réveiller
Danco. Soudain il s’est remis à parler, à parler énormément, à envisager
un moyen de faire éclater la vérité au grand jour. En réalité, il avait déjà
décidé de se constituer prisonnier, mais ni Bern ni moi ne l’imaginions.
Danco est le plus grand dissimulateur que j’aie jamais connu.
Giuliana fouilla dans la poche de sa doudoune. Elle ouvrit un paquet de
chewing-gums et en fourra un dans sa bouche. Elle avait le bras gauche
replié contre la vitre et la tête appuyée sur le bras.
— Un matin, quand Bern et moi nous sommes réveillés, il n’était plus
là. Il n’était pas prévu que l’un de nous sorte sans en discuter d’abord avec
les autres, l’Allemand avait insisté sur ce point, et surtout ce n’était pas le
bon moment : les rues étaient remplies de gens qui allaient travailler. Nous
avons patienté deux heures, de plus en plus nerveux, puis, n’en pouvant
plus, Bern est parti à sa recherche. Il est revenu, une expression
affreusement lasse, défaite, sur le visage. Il avait compris.
Ensuite il a changé. Je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être à
cause de la vision de Danco, menotté, se laissant conduire au
commissariat. Il m’a demandé : « Il a l’air libre, non ? – Libre ? » ai-je
répété en feignant de ne pas saisir.
Mais c’était vrai. Danco menotté paraissait libre, beaucoup plus que
nous, bloqués dans ce garage. De toute façon, il était trop tard pour penser
à ce que nous ressentions. Il fallait partir sans tarder. Danco avait peut-être
déjà révélé notre cachette à la police. Nous avons préparé nos sacs. Bern a
préféré ne pas avertir l’Allemand. Après la première fois, après leur
étreinte, ils avaient gardé leurs distances, rien n’avait plus laissé entendre
qu’ils étaient père et fils. Il a écrit un mot d’adieu qu’il a longuement
contemplé avant de le froisser dans son poing. Il ne pouvait même pas
saluer son père comme il le souhaitait. Il était brisé.

Giuliana s’était abandonnée, et la tendresse l’avait envahie. Elle avait


les larmes aux yeux. En la voyant aussi émue, perdue dans ce souvenir qui
concernait Bern et son père, je compris. Non pas comme si j’appréhendais
une chose auparavant mystérieuse et inconcevable, mais ainsi qu’on
attrape un flocon de poussière qui volette dans l’air, après l’avoir
longuement suivi du regard. Je compris ce que je savais déjà et que je
n’avais jamais voulu admettre. Je le savais depuis l’instant où j’avais
cherché mon mari au milieu de la petite foule, aux arrivées de l’aéroport,
et où je l’avais trouvée, elle.
Je dis :
— Pourquoi t’es-tu coupé les cheveux comme ça ?
Elle eut de nouveau le geste qu’elle avait répété plusieurs fois la veille
au soir : des doigts, elle chercha la chevelure qui n’existait plus.
— Je ne sais pas.
— Pour qu’on te reconnaisse moins facilement ?
— Non, répondit-elle avant de se corriger : Peut-être. J’ai pensé… Je
les préférais comme ça.
— C’est Bern qui les préfère comme ça, non ?
Oui, je le savais avant même d’atterrir sur cette île éloignée et froide.
Bien avant. L’hostilité avec laquelle Giuliana m’avait accueillie à la
ferme, qui ne s’était jamais dissipée, ses regards fixés sur Bern, l’habitude
de poser les mains sur ses épaules en fin de journée, de lui masser les
omoplates et le cou, pendant qu’il fermait les yeux ; un geste amical, rien
de plus, me disais-je, et pourtant il me fallait chaque fois trouver une
occupation pour éviter de les voir, de voir l’expression d’abandon qui se
peignait sur le visage de Bern.
— Vous avez couché ensemble.
Et comme Giuliana gardait le silence, ne m’accordant que cet
acquiescement muet, je poursuivis :
— Et avant aussi. Avant que j’arrive à la ferme.
— Quelle différence ça fait maintenant ?
Elle chercha son paquet de cigarettes, en tira une, l’alluma. Ses doigts
tremblaient.
— Et pendant que j’étais là ?
— Arrête de faire ta parano.
Je lui saisis le bras. Je le serrai de toutes mes forces. Je n’avais pas
l’intention de lui faire mal, juste de la retenir, comme si son corps était lié
à la vérité qu’elle refusait de dire. Elle se raidit, mais ne tenta pas de se
dégager.
— J’ai le droit de savoir, murmurai-je.
— Deux fois seulement. Au début.
Je lâchai son bras, reculai.
— Et Danco ?
Giuliana haussa les épaules, un mouvement qui signifiait peut-être
qu’elle se fichait de Danco désormais. Ou alors que Danco était au
courant, que toute cette histoire, son éloignement soudain de Bern et peut-
être aussi son arrestation avaient quelque chose à voir avec cette certitude.
Les choses avaient mal tourné entre eux à cause de Giuliana. Les oliviers,
les bombes et même le meurtre : tout était lié sans l’être.
Soudain j’éprouvai de nouveau la sensation aliénante des objets qui
s’éloignaient en rapetissant, mais à un détail près : cette fois, c’était moi
qui reculais à une vitesse folle à l’intérieur d’un tunnel qui s’était ouvert
dans ma tête.
— Arrête-toi ! ordonnai-je à Giuliana.
Mais elle continua et je n’eus pas le temps de le redire : un flux acide
jaillit de mon estomac et me remplit la bouche, sur laquelle je plaquais les
mains. Giuliana pila. J’ouvris la portière et vomis le reste de la soupe, tous
ces champignons vénéneux.
Elle me tendit un mouchoir et, comme je refusais de le prendre, le posa
sur mes genoux. Je l’utilisai pour m’essuyer la bouche.
Puis je m’abandonnai une nouvelle fois contre le dossier, les yeux
fermés, tandis que les battements de mon cœur retournaient lentement à la
normale. D’un signe de tête, je lui indiquai qu’elle pouvait redémarrer.
Je sentis le tout-terrain regagner la chaussée, la vitesse augmenter,
mais je gardai les paupières fermées, je n’avais pas envie de découvrir que
tout s’était désormais détaché irréversiblement de moi.

Nous atteignîmes le lac deux heures plus tard. Le ciel s’était dégagé ; à
présent, on percevait l’été. De la fissure d’une montagne aride s’élevait
une vapeur dense. Odeur de soufre là aussi, plus forte qu’à la maison
d’hôte.
Nous longeâmes la côte un moment, la surface de l’eau scintillait ; çà
et là surgissaient des îlots recouverts d’herbe. Un lieu plus familier, plus
rassurant que la nature dépeuplée et étrangère des heures précédentes.
Giuliana vira sur un parking en légère pente. Elle éteignit le moteur.
— Ici il y a des toilettes.
J’avais l’impression d’être faible, engourdie. Je demandai si nous nous
arrêtions là.
— Nous devons changer de Jeep. Celle-ci ne permet pas d’aller jusqu’à
la grotte.
Le nouveau tout-terrain avait des roues gigantesques,
disproportionnées, comme si un plaisantin les avait trop gonflées. Il
appartenait à une agence de voyages organisés, un nom qui contenait le
mot Adventure, ou peut-être Outdoor, j’ai oublié. Mais je me rappelle
l’image imprimée sur un côté : un groupe faisant du rafting, des
éclaboussures d’écume à côté de visages souriants.
Giuliana me présenta notre guide, Jónas. Il n’avait pas plus de vingt-
cinq ans et il portait des manches courtes malgré la température, une veste
imperméable nouée à la taille. Ils s’entretinrent dans un anglais rapide,
sec, que je fus incapable de comprendre. Puis Jónas me demanda avec une
extrême cordialité si j’avais des gants et si je ne possédais pas d’autres
chaussures. Giuliana répondit aux deux questions : j’utiliserais son
équipement. Jónas m’aida à monter sur le marchepied très haut de la Jeep,
pendant qu’elle observait d’en bas, et un instant plus tard nous étions
repartis.
Nous reprîmes en sens inverse la route qui entourait le lac et roulâmes
pendant environ une demi-heure. Puis Jónas tourna à droite sur un terre-
plein privé d’indications. Giuliana et moi n’étions pas assises sur la même
rangée. Le véhicule disposait d’une douzaine de places, toutes vides, à
l’exception des nôtres.
J’observais le paysage, je commençais à m’habituer à cette immensité.
Je me surpris à imaginer la réaction qu’avait eue Bern en voyant cette
terre la première fois, la stupeur qui l’avait sans doute saisi, car chez lui la
stupeur était toujours hors norme.
Nous cherchions un endroit qui ne soit pas corrompu par l’homme.
Quelque chose d’intact.
Je voulais demander à Giuliana de mieux s’expliquer, mais je n’aurais
pas supporté de l’entendre encore parler de Bern, pas maintenant.
Au bout de quelques kilomètres, la route devint plus accidentée. La
piste du début s’était rétrécie au point de former une double bande de terre
tout juste visible, probablement tracée par les roues énormes de la Jeep qui
nous transportait. L’herbe poussait au milieu. Elle me rappela le sentier de
la ferme, mais dans une version dangereuse et négligée, comme après une
inondation. Elle était ponctuée de creux, de nids-de-poule et de rochers
saillants. Ondoyant sur ses suspensions, la Jeep paraissait sur le point de
se renverser.
À travers le rétroviseur, Jónas m’invita à m’agripper à la poignée de
caoutchouc qui pendait du toit et je la saisis juste avant qu’un nid-de-poule
plus profond que les autres m’éjecte de mon siège.
Il s’arrêta un peu plus loin, descendit et se pencha pour examiner un
pneu. Je le vis contourner le véhicule et ouvrir la portière arrière. Il
ressurgit avec une caisse à outils.
— Nous avons crevé ? demandai-je à Giuliana.
D’instinct j’avais pivoté vers elle dans un mouvement qui semblait
marquer une trêve, ce que je regrettai aussitôt.
Elle me jeta à peine un coup d’œil.
— Il faut qu’il diminue la pression pour augmenter l’adhérence. La
piste qui nous attend est encore plus mauvaise.
Quand Jónas eut effectué l’opération sur les pneus, nous repartîmes.
J’avais du mal à croire que le sentier pouvait être encore plus accidenté.
C’était pourtant le cas. Au cours de l’heure suivante, je fus obligée de
m’accrocher d’une main à la poignée et, de l’autre, à la base du siège.
Les cahots ne parvenaient à masquer qu’en partie le tremblement qui
m’avait envahie, la peur du lieu dont nous approchions. Non, ce n’était pas
vrai : je n’avais pas peur d’un lieu, mais de me retrouver avec Bern après
une si longue absence. Et ce tremblement, une sorte de convulsion, sans
doute invisible, perdura après la fin du tronçon accidenté, alors que nous
foulions un tapis moelleux de sable sombre, au pied d’une pente qui
menait à un cratère volcanique. Le ciel était encore plus bizarre
qu’ailleurs, d’un bleu terne sillonné de raies blanches qui se croisaient
dans toutes les directions.
Jónas répéta l’opération sur les pneus, cette fois en augmentant la
pression. Je m’abîmai dans la contemplation des arbustes, semblables à
des rhododendrons, qui poussaient au pied du volcan. Puis je distinguai au
loin une remorque, la seule trace humaine au milieu de ce néant.

À l’intérieur, des bottes étaient disposées sur des étagères en bois par
ordre de pointure. Du côté opposé, jetés en vrac dans une caisse, des
casques de protection maculés d’éclaboussures de boue.
— Échangeons nos chaussures, dit Giuliana.
— Je peux garder les miennes.
Étant donné la situation, il était inconcevable d’accepter une aide de sa
part. Mais la dureté avec laquelle elle répliqua m’amena à me baisser et à
délacer mes Adidas. J’enfilai ses chaussures de montagne.
— Croise les lacets en haut. Tire-les davantage, m’ordonna-t-elle,
toujours péremptoire.
Après quoi Jónas me fournit une paire de bottes, un casque et des
chaussettes en laine qui sentaient la transpiration. Je m’équiperais juste
avant d’entrer dans la grotte, m’expliqua-t-il : il fallait marcher une demi-
heure pour l’atteindre. Il indiqua la direction que nous prendrions.
— Lava camp, dit-il, tourné vers l’étendue de roches larges et plates
qui nous faisait face.
De petits canyons la parcouraient, telles des veines. La grotte se
trouvait quelque part, au milieu. Bern se trouvait quelque part au milieu.
La marche dura plus longtemps que prévu. J’étais peut-être plus lente
que Jónas l’avait pensé, à moins que nous ne suivions un trajet tortueux,
car Jónas et Giuliana semblaient eux aussi avancer d’instinct, ayant à
l’esprit un point précis, non un parcours exact parmi les rochers.
J’étais fatiguée, pis, épuisée, et pourtant la tension me soutenait. Je
posai mal le pied sur un caillou. Giuliana fut assez prompte pour me
retenir par-derrière, m’empêchant de trébucher, mais je fus obligée de
m’arrêter quelques minutes. Jónas s’accroupit devant moi, m’invita à
allonger la jambe sur son genou, délaça la chaussure et remua mon pied
avec prudence, des deux côtés. Il demanda si je pouvais continuer : j’avais
besoin d’une totale mobilité pour entrer dans la grotte. Ma cheville était
douloureuse, mais je répondis par l’affirmative, puis je m’appliquai à
dissimuler ma boiterie.
À l’embouchure de la grotte, nous rencontrâmes deux autres garçons.
Ils avaient monté une tente et étaient assis à une table de camping, devant
deux thermos. Les présentations furent rapides. Ils échangèrent quelques
mots avec Giuliana à propos de notre retard : peut-être valait-il mieux
attendre le lendemain pour descendre, dirent-ils. Giuliana insista. Ils
s’entendirent sur le fait que nous devions être ressortis avant une heure.
Pendant qu’ils discutaient, je m’approchai du cratère : d’une dizaine de
mètres de large, il était invisible jusqu’à ce qu’on l’atteigne. Sur le fond
brillait une couche de mousse recouvrant un tas de cailloux, probablement
les suites de l’éboulement qui avait ouvert l’accès. Un escalier en fer doté
d’une corde en guise de rampe courait sur un versant. Je fis un pas pour
mieux regarder, mais, prise de vertige, je reculai.
Je n’écoutai pas grand-chose aux recommandations de Jónas. Je
désirais avec autant d’intensité me couler dans la grotte et m’éloigner le
plus vite possible, rentrer chez moi. Je compris que les parois étaient
recouvertes de glace, que les clous montés sur les bottes évitaient de
déraper, mais qu’il me fallait être prudente. Jónas demanda si j’étais
claustrophobe, il fut obligé de répéter ce terme deux fois en anglais.
Nous descendîmes, lui devant. Giuliana ne nous suivit pas : elle était
restée à l’embouchure avec les deux jeunes. Je remontai les quelques
échelons.
— Tu ne viens pas ?
Elle avait les bras croisés, et ses yeux étaient cernés, à moins que ce ne
fût la lumière.
— Il veut te parler, répondit-elle. C’est ce qu’il m’a demandé. Alors
vas-y.
Puis elle se retourna et je mesurai combien il lui en avait coûté de
prononcer ces mots, combien il lui en avait coûté de m’accueillir à
l’aéroport de Reykjavik, de partager avec moi un lit, puis, pendant dix
heures, l’habitacle d’une voiture, tout cela afin de me conduire auprès de
l’homme que nous nous étions disputé en silence pendant des années.
J’eus de la peine pour elle.
Au pied de l’escalier, la lumière était faible, mais on voyait la grille
métallique qui marquait l’entrée de la grotte. Nous nous immobilisâmes à
quelques pas du glacier. Jónas me dit d’enfiler les chaussettes en laine, les
bottes cloutées et le casque, dont il alluma la lampe frontale. Il avait
apporté un pull supplémentaire. J’avais déjà chaud, mais il m’obligea à le
mettre : à l’intérieur de la grotte, la température avoisinait zéro degré, je
comprendrais rapidement ce que cela signifiait.
L’entrée était le passage le plus difficile, je l’ignorais encore. Il fallait
grimper sur un rocher glissant et ramper sur le ventre à travers une fente
d’environ cinquante centimètres. Jónas me précéda et me montra comment
faire, mais je m’y repris à cinq fois avant de réussir. J’avançai ensuite,
courbée, le long d’un boyau. Je manquais d’air et mon cœur battait la
chamade. J’avais peut-être menti, j’étais peut-être claustrophobe. Je me
rappelai la nuit où Bern m’avait amenée dans la tour, les marches noires et
la panique qui m’avait poussée à le supplier de repartir au plus vite.
Le glacier était compact et le faisceau de lumière révélait les formes
qui en étaient prisonnières, des galets de couleur qui étincelaient sous
cette couche cristalline.
Quand le tunnel devint pentu, Jónas me dit de me laisser glisser en me
tenant à la corde. Il m’aiderait pour l’atterrissage. Un moment, mes bras
refusèrent de lâcher prise, mais je l’entendis m’encourager d’une voix
terriblement lointaine, et je m’abandonnai.
Enfin nous débouchâmes dans une salle, une grande cavité au sol
glacé, dominée par des roches sombres. Jónas m’invita à ne pas heurter les
stalagmites disséminées partout, certaines mesurant quelques centimètres,
d’autres atteignant la hauteur de mon front. Elles avaient mis des
centaines d’années à se former, et il aurait suffi de les effleurer pour
qu’elles se brisent, expliqua-t-il. Je devais poser mes pieds à l’endroit
exact où il posait les siens.
Au début, j’effectuai des pas minuscules, puis je me familiarisai avec
le sol glissant. Nous traversâmes la salle et, par une ouverture entre les
rochers, pénétrâmes dans la suivante. Je tournai la tête pour en mesurer
l’ampleur. Elle était plus petite et apparemment dépourvue de sorties. La
grotte paraissait s’achever là.
Jónas leva un bras et indiqua quelque chose devant nous, en hauteur.
Alors je distinguai une fente horizontale, très étroite.
— He’s in there.
Il porta les mains à sa bouche et appela Bern. Son prénom produisit un
écho qui me sembla interminable.
Le silence n’était pas parfaitement retombé quand Bern répondit :
— Yes.
Alors je ne parvins plus à me retenir, un flot de larmes explosa dans
ma poitrine et me monta aux yeux. Plus tard, bien plus tard, en me
remémorant ce moment, je penserais que ces larmes tombées au sol
s’étaient ajoutées à la couche de glace éternelle. Mais il n’y avait alors que
Bern, derrière une paroi rocheuse dont je n’imaginais pas l’épaisseur.
Jónas m’aida à gravir deux mètres vers la fente. Il indiqua un rocher où
m’asseoir, il m’était impossible de monter davantage, mais Bern
m’entendrait, il suffisait que je parle fort. Il resterait quant à lui au fond de
la salle : il ne pouvait pas courir le risque de me laisser seule.
— Bern, commençai-je.
Il n’y eut pas de réponse. Jónas me conseilla de hausser le ton. Je
répétai le prénom en hurlant, ou presque.
— Te voici, répondit-il alors.
J’avais l’impression qu’il se tenait plus bas, par rapport à moi, tant le
son était lointain, ouaté, mais je me trompais peut-être. Que lui dirais-je
maintenant ?
C’est lui qui prit la parole :
— Tu es arrivée à temps. Je savais que tu réussirais. Je ne pouvais pas
envisager de ne plus entendre ta voix.
— Pourquoi tu ne reviens pas, Bern ? S’il te plaît, reviens.
Le froid me coupait le souffle. L’air était dense, pénible à inhaler.
— Oh, Teresa, j’aimerais bien. Mais je crains qu’il ne soit trop tard. Je
n’en suis plus capable. J’ai dû me casser quelque chose en tombant. Le
tibia, je crois. Et peut-être une côte, même si la douleur au côté est
fluctuante. Je ne la sens plus depuis quelques heures.
— On va venir te chercher. On peut entrer et te récupérer.
Jónas était quelque part dans le noir. Il avait éteint la lampe de son
casque, peut-être pour nous offrir une illusion d’intimité.
Bern parut ne pas m’avoir entendue.
— Il y a ici une paroi immense et lisse. Une sorte de plaque d’argent,
sur laquelle coule un voile d’eau très fin. On dirait un miroir, je peux
distinguer la forme de ma tête quand je projette la lumière d’une certaine
façon, même si mes piles ne dureront plus longtemps. J’aimerais tant que
tu puisses voir cette merveille, Teresa. Tu sais quoi ? Je vais imaginer que
le visage que j’entrevois est le tien, et non le mien. Peux-tu faire quelque
chose pour moi ?
— Bien sûr, murmurai-je.
Mais il ne pouvait pas m’entendre, aussi criai-je ces mots.
Les adieux les plus bizarres de l’histoire du monde : nous étions
obligés de crier ce que nous aurions autrement chuchoté.
— Regarde autour de toi. Choisis une forme, un rocher qui ressemble à
un visage, qui me ressemble.
Je balayai rapidement la paroi avec le faisceau de lumière, mais n’y
vis que les arêtes, les saillies et les tuméfactions de ce lieu effrayant.
Bern gardait le silence, m’accordant le temps nécessaire, puis il lança :
— Tu as trouvé ?
— Oui, mentis-je.
— Bien, maintenant tu peux me regarder. Est-ce que tu entends le bruit
des gouttes ? Tu l’entendras si nous nous taisons un moment. On dirait des
notes, les notes d’un xylophone qu’on effleure. Mais il faut éteindre pour
éviter que l’esprit ne soit distrait par le regard. La vue accapare toujours
notre attention, Teresa. Chut, écoute maintenant.
Je lui obéis. Je m’affairai autour de la lampe jusqu’à ce qu’elle
s’éteigne. La grotte plongea dans une obscurité totale, l’obscurité la plus
absolue que j’eusse jamais expérimentée.
Au bout de quelques instants, j’entendis les gouttes tinter. Certaines
produisaient un bruit sec, comme du petit bois, d’autres émettaient des
notes à intervalles réguliers. Il s’en ajoutait sans cesse, comme si mon
cerveau s’habituait lentement à les capter, comme si mes oreilles les
arrachaient au silence. Le son acquit une plénitude, un concert de
centaines d’instruments minuscules, et j’eus l’impression de voir de
nouveau, mais à l’aide d’un sens que je n’avais encore jamais utilisé et qui
reconstruisait l’espace environnant.
— Tu as entendu ? interrogea Bern, dont la voix était maintenant un
vacarme par rapport à l’égouttement. Seul Dieu peut avoir créé une chose
pareille.
— Tu crois de nouveau en Dieu, Bern ?
— De tout mon être. Je n’ai jamais vraiment cessé. Même si c’est
différent maintenant. Il occupe tout mon corps, à l’intérieur et au-dehors.
Je n’ai plus d’efforts à accomplir. Tu connais cette expression, Teresa ?
J’ai fui ta main pour ta main. Tu la connais ?
— Non, je ne la connais pas, dis-je, le cœur brisé.
— C’était une des préférées de Cesare, quand nous lui causions du
chagrin. Parfois nous le faisions exprès. Il feignait l’indifférence. De toute
façon, il savait que nous lui reviendrions. Et quand cela se produisait, il
nous murmurait ces mots à l’oreille : J’ai fui ta main pour ta main.
Il marquait de longues pauses entre deux phrases, comme s’il était à
bout de souffle.
— Parle-moi de la ferme, Teresa. Je t’en supplie. Elle me manque plus
que tu ne pourrais jamais l’imaginer. Il n’y a pas grand-chose que je
regrette depuis que je suis dans cette grotte, sinon de ne pas te voir. Et la
ferme. Dis-moi comment elle était quand tu es partie.
— Les figues étaient mûres.
— Les figues. Et tu les as cueillies ?
— Toutes celles que j’ai pu.
— Et le chêne vert ? Tu as réussi à le guérir ?
— Oui.
— C’est une bonne nouvelle. Je me suis fait beaucoup de souci. Et
puis ? Dis-moi autre chose.
Mais les larmes m’empêchaient de parler, j’avais la gorge nouée.
— Le grenadier a beaucoup de fruits ! criai-je en direction de la
fissure.
— Le grenadier. Il faudra attendre encore un peu, au moins jusqu’en
novembre. Mais tu connais cet arbre. Il promet toujours des fruits
magnifiques et ils se fendent une semaine avant de mûrir. Cesare le disait.
Il disait que quelque chose clochait dans ses racines. C’est peut-être le
voisinage du poivrier, mais je n’en suis pas sûr. Couvre-le dès les premiers
froids.
— Je le ferai.
— Tu sais quel était mon moment préféré ? Nos promenades. Vers le
couchant, quand nous avions fini de travailler. Tu t’attardais toujours un
peu, pendant que je t’attendais sur le banc. Puis nous nous acheminions sur
le sentier. Après la barrière, nous tournions d’habitude vers la droite, mais
pas toujours, parfois nous virions à gauche. Mais nous n’hésitions jamais.
Nous savions où aller, comme si nous l’avions décidé avant. Le soleil bas
nous éclairait de la tête aux pieds. J’arrive encore à le sentir, tu sais ?
Faiblement, mais je le sens encore. Quand les figues étaient mûres, nous
en cueillions aussi sur les arbres qui ne nous appartenaient pas. Car, en
réalité, tout nous appartenait. N’est-ce pas, Teresa ?
— Oui, Bern.
— Tout nous appartenait. Les arbres et les murs en pierres sèches. Le
ciel. Le ciel aussi nous appartenait, Teresa.
— Oui, Bern.
C’étaient les seuls mots que j’étais capable de répéter, Oui, Bern, car
mon esprit s’éloignait, il courait vers le moment où il ne serait plus
possible d’écouter Bern.
Dans l’obscurité d’où il me surveillait, Jónas déclara que le moment de
partir était arrivé. Je fis semblant de ne pas l’entendre. Comment pouvait-
on décréter la fin de ce moment ? Comment pouvait-on interrompre ce
dialogue et abandonner Bern à sa solitude ? Je savais pourtant que je ne
résisterais pas longtemps : à l’intérieur des bottes, mes pieds s’étaient
raidis sous l’effet du froid. Je ne parvenais plus à bouger les doigts.
— Il faut que je te pose une question, Bern. À propos de Nicola.
Il attendit un moment avant de répondre calmement :
— Parle plus fort. Je ne t’entends pas.
Était-ce la vérité, ou voulait-il seulement m’obliger à répéter ? Peut-
être savait-il que mon courage faiblissait : il me connaissait mieux que
quiconque.
Mais je réussis à le dire une seconde fois, à le crier pour l’empêcher de
feindre qu’il n’entendait pas. L’écho de la grotte projeta mes doutes sur
tous les rochers et me les renvoya, multipliés.
— Il faut que je sache, pour Nicola. C’est toi qui as fait ça, Bern ?
J’imaginai ses yeux rapprochés dans le noir, son expression. Je n’avais
pas besoin de chercher un rocher qui lui ressemble, il était imprimé en
moi.
— J’aimerais te mentir, jurer que ce n’était pas moi. Mais il n’y aura
plus de mensonges, je l’ai promis.
— Pourquoi as-tu fait ça, Bern, pourquoi ?
— Une force a poussé mon pied. Une force énorme. La tête de Nicola
était sur le caillou, cette force a soulevé mon pied et l’a abattu. Le
Seigneur a arrêté la main d’Abraham, mais là-bas, dans l’oliveraie, il n’a
pas arrêté mon pied. Dieu n’était pas présent à ce moment-là, c’était son
contraire qui était là avec moi, et il a écrasé mon pied sur la tête de Nicola.
J’aimerais te dire que tout cela n’est pas vrai, Teresa. C’est ce que je
souhaiterais le plus au monde.
— C’était ton frère. Je ne comprends pas.
— Lui… Vous deux…
— Ce n’est pas vrai, Bern ! Ce n’est pas vrai ! Il n’y avait que toi.
— Et puis il avait prononcé cette phrase.
— Quelle phrase ?
De nouveau, il se taisait.
— Quelle phrase, Bern ?
— C’est lui qui lui a donné les feuilles. Il a arraché les feuilles du
laurier-rose et les lui a mises dans les mains. Il l’a fait pour se protéger.
— Quelles feuilles ? De quoi parles-tu, Bern ?
— Parfois nous nous perdons nous-mêmes, Teresa.
La lampe de Jónas brilla au fond de la grotte. Il vint vers moi.
— We have to leave now.
— No.
— We have to leave !
Il m’arracha au rocher. La descente se révéla plus difficile. J’étais
épuisée par le froid et par le chagrin. J’essayai de pointer le pied dans la
cannelure que Jónas m’indiquait, mais ma botte ne tenait pas, je n’avais
plus aucune sensibilité. Je glissai jusqu’à ce qu’il me freine de ses mains.
Il déclara que nous devions nous hâter, que je risquais l’hypothermie.
La voix de Bern remplit une nouvelle fois la salle.
— Tu reviendras ?
Je le lui promis. Puis nous rebroussâmes chemin parmi les stalagmites
de glace extrêmement fragiles, rampant le long de la montée, accroupis
dans le boyau, et cette fois Jónas ne lâcha pas une seconde la manche de
ma veste, comme s’il craignait que je ne m’égare.
Puis il y a un trou dans mes souvenirs, jusqu’à ce que je me retrouve
couchée sur les grandes roches du champ de lave, sous le ciel, cette espèce
de nuit trop claire, et deux couvertures. Penchée, Giuliana m’observait.
Elle m’expliqua que j’avais perdu connaissance en gravissant l’escalier
métallique, que j’avais failli dégringoler.
Quand je parvins à m’asseoir, on me donna à boire du café à petites
gorgées. Une demi-heure s’était écoulée, peut-être moins.
— Il va mourir, dis-je.
Giuliana détourna les yeux. Elle remplit de café le bouchon du
thermos.
— Bois encore.
— Comment a-t-il fait pour survivre tous ces jours-ci ?
— Il a un bon équipement. De la nourriture. De l’eau. Il avait de quoi
rester là une semaine. Et sa résistance est incroyable.
— Pourquoi ne le remonte-t-on pas ?
— Personne ne peut se glisser là-dedans. Et même si quelqu’un y
parvenait, il ne saurait pas comment l’aider.
— On peut casser la roche. Ouvrir une brèche.
Ses yeux s’enflammèrent.
— La grotte est un lieu protégé.
— Mais il y a Bern dedans !
Giuliana posa une main sur ma joue, une main froide et sèche.
— Tu ne comprendras jamais, hein ?

Nous retournâmes au lac dans ce crépuscule très lent, avec les deux
garçons. Le trajet me parut plus bref qu’à l’aller.
Il y avait une chambre pour moi dans l’appartement où vivaient les
guides. Elle était aussi nue que celle d’un hôpital, la couette pliée sur le
lit. L’heure du dîner était passée. Plus rien n’était ouvert, affirma Giuliana,
mais si j’avais faim, il y avait des distributeurs de snacks au rez-de-
chaussée.
Je restai longtemps sous le jet de la douche pour effacer le froid qui
semblait m’avoir pénétrée jusqu’à la moelle. Quand je ressortis, la pièce
était saturée de vapeur blanche. Je n’eus même pas la force de prendre du
linge propre dans mon bagage : je m’enveloppai toute nue dans la couette
et m’endormis.
Cette nuit-là, je rêvai de la ferme. Je ne pouvais pas y entrer, car la
porte était barrée, mais je savais que Bern était dans notre chambre, au lit,
je l’appelais depuis la cour, il ne répondait pas. Soudain un caillou
jaillissait de la fenêtre ouverte. Je le ramassais et le relançais. Bern avait
peut-être choisi ce moyen pour communiquer avec moi. Puis d’autres
cailloux ruisselaient du même endroit, bientôt par poignées. Enfin, ils
pleuvaient aussi du ciel, une grêle sombre et bruyante qui, en un instant,
ensevelissait la maison et recouvrait la campagne, me laissant au milieu
d’un désert illimité.

Au matin, nous regagnâmes Lofthellir. Un des deux garçons qui, la


veille, surveillaient l’intérieur de la grotte nous accompagna. Il s’assit
devant et bavarda avec Jónas pendant tout le trajet – bribes de
conversation dans cette langue gutturale, primitive, odieuse. Il leur arrivait
de rire, mais ils se ressaisissaient aussitôt, comme s’ils mesuraient leur
manque de tact envers moi.
Au petit déjeuner, Giuliana s’était approchée de ma table. Avant de
poser la maigre assiette qu’elle s’était préparée, elle m’avait demandé si je
préférais rester seule. Je l’avais invitée à s’asseoir, mais sans grande
politesse. Nous avions échangé quelques commentaires laborieux sur le
fait qu’il était inconcevable, pour nous autres Italiennes, de manger des
harengs fumés à cette heure de la journée, y compris après un séjour de
plusieurs mois.
À bord de la Jeep, nous parvînmes à renouer les fils de la conversation.
Je l’interrogeai sur le choix de l’Islande, de cette grotte, de la fissure
inaccessible de cette grotte.
— À cause de Carlos.
— Qui est Carlos ?
Giuliana tira sur le bord de ses manches au point de dissimuler ses
doigts.
— Un type de Barcelone. C’est là que nous sommes allés après
Freiberg. Nous avions pris contact avec un groupe.
— Un groupe de quoi ?
— Il y avait un peu de tout. Indépendantistes, black blocs en attente
d’un prétexte pour se déchaîner. Nous y sommes arrivés avec une voiture
de location, nous pensions être suivis, nous avons conduit d’une traite. Par
miracle, nous n’avons pas rencontré de barrages. Mais nous ne nous
sommes pas attardés, cette situation ne me plaisait pas, et Bern surtout
m’inquiétait. Il était incroyablement angoissé.
Elle étendit les jambes sous le siège et les contempla pendant quelques
secondes.
— Il refusait de quitter l’appartement. Tout est malade dehors, disait-
il. Tu ne vois pas ? Tu ne vois pas que nous avons tout abîmé ? Nous
avions discuté de ces sujets un million de fois, mais le sens de ces paroles
était différent, il m’échappait en partie. Un jour, il a raconté qu’enfant il
avait dormi dans un arbre avec ses frères. Il les avait persuadés de coucher
dehors pour regarder les étoiles filantes. En fixant le ciel noir, il avait eu
le sentiment d’appartenir à quelque chose qui le dépassait. C’était un récit
bourré de détails, mais je n’avais pas l’impression qu’il était vraiment
lucide pendant qu’il parlait. À ce moment-là, j’ai ressenti l’amour
démesuré qu’il éprouvait. Ça ne concernait pas seulement les arbres, ça
concernait tout et tout le monde, et ça l’empêchait de respirer, ça
l’étouffait. Tu trouves ça fou ?
Je ne trouvais pas ça fou. Jamais je n’avais entendu de description plus
sérieuse de Bern. Giuliana l’aimait donc sincèrement. Mais cette pensée
ne me déplaisait plus. Je l’accueillis, c’est tout.
— Quoi qu’il en soit, nous avons reçu la visite d’un des leaders du
groupe catalan, et ça a été le point de rupture. Cet homme, Carlos, avait
travaillé sur les bateaux de Greenpeace en Arctique. Ils ont discuté
longuement. Bern était ensorcelé. C’est Carlos qui a mentionné le premier
l’anthropocène.
— L’anthropocène ?
— L’ère géologique à laquelle nous vivons, où tout aspect de la
planète, tout lieu, tout écosystème a été altéré par la présence de l’homme.
J’avais déjà entendu ce concept, mais pas Bern, et ça a été pour lui une
révélation. Les jours suivants, il n’a pas arrêté d’en parler. Le désir de
trouver au moins une exception a commencé à grandir en lui. Quelque
chose de jamais vu, d’intact. Quelque chose de pur.
— C’est pour cette raison que vous êtes venus ici ?
Giuliana m’a lancé un regard de suffisance.
— L’Islande est l’exact contraire de la pureté. Les Vikings ont abattu
tous les arbres de l’île il y a des siècles. D’un certain point de vue,
l’Islande est la réalisation maximale de l’anthropocène, même si les gens
viennent y chercher des espaces immaculés. C’est pour cette raison que
Carlos l’a mentionnée. Il a dit Islande comme il aurait pu dire forêt
amazonienne, et Bern y a vu un mot d’ordre. Nous sommes venus ici à la
recherche d’une exception. Notre argent a vite filé. En moins de deux
semaines nous n’avions plus rien. Nous avons travaillé pendant plusieurs
mois dans une ferme, dans la région des fjords. Un endroit terriblement
isolé.
Un instant, la jalousie refit son apparition : Bern et Giuliana dans une
de ces maisons de tôle peinte, enveloppés dans le brouillard, chaleur à
l’intérieur et froid dehors. Leurs relations sexuelles. Je chassai cette image
le plus loin possible.
— Après l’hiver, nous sommes allés vers le lac. Nous avons fait la
connaissance de Jónas et des autres. Ils avaient besoin de personnel
supplémentaire pour la haute saison, de gens prêts à tout. Les excursions
qu’ils organisent sont parfois dangereuses. Mais Bern n’avait pas oublié
son projet. Nous avons visité avec Jónas les coins les plus reculés de l’île,
ils ne lui convenaient jamais. Le seul fait d’être accessibles le prouvait.
Enfin nous avons découvert la grotte.
— Mais on peut y entrer, il y a même une grille métallique.
— Jusqu’à l’endroit que tu as atteint. Personne n’est jamais allé dans
la salle suivante. On connaissait son existence, mais il était trop
dangereux, trop difficile, d’y entrer.
— Bern a donc décidé d’être le premier.
— Et probablement le dernier, étant donné la façon dont les choses ont
tourné.
— Pourquoi personne ne le lui a interdit ?
Giuliana tourna rapidement les yeux vers moi, avant de les poser de
nouveau sur l’extérieur.
— Tous ces garçons auraient aimé faire ce qu’il a fait. Ils voulaient
voir ce qu’il y avait de l’autre côté, et ainsi ils auraient participé à la
découverte. Ils ont étudié les courants d’air à l’intérieur de Lofthellir. Ils
sont persuadés qu’il existe une issue. Quelque part sur le champ de lave.
— Bern pourrait donc trouver un moyen de remonter ?
— S’il ne s’était pas cassé la jambe. Dans son état, c’est impossible.
Nous gardâmes le silence un moment. Nous roulions sur le pire
tronçon de la route, la Jeep rebondissait sur les amortisseurs, mais cette
fois la violence des secousses ne me surprit pas.
Pour chasser peut-être le pressentiment angoissant qui s’était abattu
entre nous, Giuliana affirma :
— Les touristes s’amusent beaucoup sur cette route. Certains se
mettent à hurler comme s’ils étaient sur des manèges. Bern aussi aimait
ça. Tout ce qu’il voyait sur l’île l’enthousiasmait. Quand il est entré dans
la grotte la dernière fois, il souriait. Même s’il savait que cela risquait de
mal tourner, même s’il n’était plus qu’une boule de nerfs et de
détermination. Je ne l’avais jamais vu aussi heureux. À l’exception du jour
de votre mariage peut-être.
Aujourd’hui encore j’ignore si Giuliana a prononcé ces mots pour me
faire plaisir, mais à ce moment-là je décidai de la croire.
— Une boule de nerfs ?
— Il a perdu près de vingt kilos. Un enfant ne serait jamais passé par
là, alors imagine un adulte… Mais il était certain de réussir, et il avait
raison. Il a mis au point pendant des mois la série de mouvements, les
contorsions nécessaires. Nous avons mesuré la brèche, chaque saillie et
chaque irrégularité aussi loin que la lumière de la torche pouvait aller, et il
a fabriqué un moule en plâtre identique. Il l’avait placé dans la cour,
derrière la maison. Il est encore là, il pèse une tonne. De la chambre, je le
voyais s’exercer.
— De votre chambre ? l’interrompis-je, incapable de me retenir.
— Oui, de notre chambre, dit-elle d’une voix lasse. Il s’entraînait
comme pour une chorégraphie. Il notait chaque détail dans un carnet. Le
reste du temps, il se tenait immobile, assis en tailleur sur la pelouse,
comme s’il méditait ou priait, en attendant que fondent les dernières
molécules de graisse de son corps. Le jeûne ne lui pesait pas du tout. Son
oncle avait jeûné un mois d’affilée dans sa jeunesse, m’a-t-il raconté, il
pouvait par conséquent survivre avec une tasse de bouillon et quelques
fruits par jour. Il était devenu impossible de lui faire avaler autre chose.
— Pourquoi ?
— Il voyait de la manipulation dans chaque aliment. Le soir, il
énumérait toutes les façons dont l’homme avait modifié le milieu
environnant et par conséquent la nourriture.
— C’était son obsession. Depuis sa rencontre avec Danco au moins.
Et avec toi, aurais-je voulu ajouter, mais je m’en abstins. C’eût été
superflu.
— Pas autant, rétorqua Giuliana. Il refusait maintenant de manger des
tomates parce qu’elles n’existaient pas en Islande avant que les hommes
les apportent. Le problème, c’était qu’il n’y avait rien de comestible en
Islande avant l’arrivée des hommes. Voilà pourquoi il buvait des bouillons
d’une herbe locale. Si c’était moi qui les préparais, j’y ajoutai de la viande
en cachette. Il s’en rendait sûrement compte, mais il faisait semblant de
rien. Il était d’une fragilité incroyable. Une phrase déplacée aurait pu le
blesser, le broyer. Et pas seulement à cause de sa maigreur. Mais le jour où
il a été prêt à entrer dans la grotte, après tout son entraînement, après avoir
modifié avec Jónas ses vêtements de façon qu’ils collent le plus possible à
son corps en lui tenant chaud, après que nous les avions enduits de gras de
poisson pour l’aider à glisser entre les rochers, il était heureux. Et il
souriait.

Ce jour-là aussi Giuliana attendit dehors. Peut-être avait-elle déjà fait


ses adieux à Bern avant mon arrivée, je ne le lui demanderais pas ensuite.
Jónas m’accompagna de nouveau. J’étais plus détendue et il nous fallut
deux fois moins de temps pour atteindre le fond de la grotte. Je me rassis
sur le rocher plat, à l’intérieur de ce confessionnal absurde et sonore, puis
appelai.
Bern ne répondit qu’à la troisième ou à la quatrième fois, alors que
mon cœur tambourinait de peur. Sa voix était plus faible, plus lointaine,
comme si, pendant la nuit, il avait glissé quelques mètres plus bas sur la
pente de glace où je l’imaginais, enveloppé par les ténèbres.
Il ne dit pas mon prénom, pas tout de suite. Ses premiers mots furent :
— Il fait très froid.
Je lui demandai s’il avait essayé de bouger les jambes, de se lever,
mais il déclara, comme s’il y avait plus important :
— Ce n’était pas ça, l’aventure que je voulais, Teresa. L’aventure que
je voulais était avec toi.
Mais ce n’était pas Bern qui parlait. Bern n’était plus là. Un fantôme
s’exprimait à sa place, un écho de sa voix demeurée prisonnière de cette
cavité de glace et de pierres.
Pendant quelques secondes, il n’y eut que le ploc-ploc argentin des
gouttes. Enfin il s’écria :
— Pardon !
Ce fut le dernier mot qu’il prononça, le dernier son capable de se
hisser en haut de la roche, d’enjamber la fente et de descendre vers moi.
Comme s’il avait résisté toute la nuit et toute la matinée dans le seul but
de l’émettre.
Je l’appelai encore et encore, je ne sais combien de temps, jusqu’à ce
qu’une lumière apparaisse, braquée sur mes yeux, que deux bras se
referment autour de mes épaules et que Jónas m’emmène, peut-être en me
traînant.

Giuliana avait obtenu que les visites touristiques fussent suspendues ce


matin-là, mais c’était le sommet de la saison d’été, tout devait être revenu
à la normale en début d’après-midi. Vers quinze heures, un groupe d’une
dizaine de personnes arriva. Je les vis avancer en file indienne à travers le
champ de lave, un casque et des bottes dans les bras. Savaient-elles qu’il y
avait quelqu’un là-dessous ? Un mourant ?
Giuliana resta à mes côtés pendant qu’un des guides leur expliquait la
conduite à adopter à l’intérieur de la grotte, l’explication même que
j’avais entendue la veille. J’avais l’impression qu’elle me surveillait au
cas où j’agirais de façon inappropriée. Mais je me contentai d’aller vers le
guide, quand il eut terminé, et de le prier de m’emmener avec le groupe.
Jónas intervint, il se montra gentil, mais ferme. Son employé, l’autre
garçon, appellerait Bern. S’il répondait, il me conduirait à l’intérieur
encore une fois.
Une heure interminable s’écoula. Je creusai dans une rigole de terre
avec la pointe d’une branchette, je recouvris le trou, puis creusai de
nouveau plus profondément. Quand le guide ressurgit en haut de l’escalier
métallique, il ne s’adressa pas à moi, mais de nouveau à Jónas. Il secoua la
tête et je compris que Bern n’avait pas répondu.
Nous regagnâmes la Jeep. Je m’assis dans le fond. Pendant tout le reste
du trajet, je remâchai une rage sourde à l’encontre des touristes, de leur
gaieté et de l’effronterie avec laquelle ils se passaient une tablette de
chocolat de main en main pour finir par m’en offrir. C’était absurde. Ils
étaient absurdes et ma colère était absurde. Giuliana se tenait à côté de
moi, mais sa présence ne me réconfortait en rien.

Je n’avais plus aucune raison de m’attarder en Islande, mais je


modifiai mon billet de retour une première, puis une seconde fois. En tout,
je demeurai deux semaines dans l’appartement d’où l’on voyait la surface
paisible du lac Mývatn. Je téléphonai à mon père et lui demandai d’aller à
la ferme s’occuper du potager et du reste. Je ne pouvais pas lui dire où je
me trouvais, ni ce qui s’était produit, mais il comprit qu’il s’agissait de
Bern en m’entendant pleurer au téléphone sans parvenir à m’arrêter. Il
partirait le lendemain, me promit-il. Je lui expliquerais ce qu’il fallait
faire après son arrivée.
Je ne retournai pas à la grotte. Chaque matin je m’habillais comme si
je devais m’y rendre et me présentais au départ de la Jeep, mais quand les
touristes se rassemblaient, de jeunes couples passionnés par les climats
rudes, des spéléologues amateurs, des femmes corpulentes qui ne
parviendraient probablement pas à entrer, je perdais courage. J’avais le
sentiment d’être une intruse. Alors je m’approchais de Jónas ou du guide
de service et le priais d’appeler Bern une fois à l’intérieur. À la fin je n’eus
plus à le dire, ils me rassuraient patiemment d’un signe. J’imagine qu’ils
avaient cessé très vite de le faire, mais je m’agrippais à l’idée qu’il n’en
était rien : il ne me restait guère plus que cette persévérance.
J’ignorais encore si Jónas savait pour quelle raison Bern et Giuliana
avaient échoué là. Mais, le moment venu, il n’insista pas pour signaler la
disparition de Bern aux autorités, comme s’il devinait que l’homme qui
s’était aventuré dans cette partie interdite de la grotte existait sans exister
pour le reste du monde. Comme s’il devinait que, moi exceptée, personne
ne le réclamerait.
Pour survivre, j’effectuais de longues promenades autour du lac, le
matin dans un sens, l’après-midi dans l’autre, la plupart du temps seule.
Parfois Giuliana m’accompagnait. Elle avait abandonné en partie la
réserve des premières heures passées ensemble. Je me penchais sur l’eau
pour voir s’il y avait des poissons, mais je ne voyais jamais rien, juste les
algues qui ondoyaient près de la rive, sous la surface, puis le fond qui
s’enfonçait rapidement dans le noir.

La nuit qui précéda mon départ, je fus réveillée par des coups à la
porte de ma chambre. Je restai couchée, hésitante, me demandant s’il
s’agissait d’un rêve. Puis une autre série de coups retentirent. Je me levai
et ouvris. Giuliana était vêtue de pied en cap.
— Enfile quelque chose. Rejoins-moi dehors, dépêche-toi.
Sans me laisser le temps de l’interroger, elle s’engouffra dans
l’escalier recouvert de moquette. Je passai un jean et une polaire que
j’avais achetée pour résister tout ce temps-là.
Les garçons se tenaient sur la pelouse. Jónas indiqua le ciel. Des draps
d’un vert scintillant y étaient suspendus.
— On n’en voit jamais à cette période de l’année. C’est une sorte de
miracle.
Armés de leurs téléphones, ils cherchaient tous le meilleur angle pour
prendre une photo, ils étaient déchaînés, même si j’étais sans nul doute la
seule à assister à ce phénomène pour la première fois. Les rayons verts
semblaient irradier d’un point précis à l’horizon et se répandre dans l’air
comme de la fumée.
— On dirait que c’est fait exprès pour toi, déclara Giuliana, et je sus au
même moment qu’il en était vraiment ainsi.
Je ne demandai ni à Jónas ni à elle si ces lumières provenaient de la
direction de la grotte. J’en étais certaine, cette énergie se libérait du
cratère circulaire, au milieu du champ de lave.
L’un après l’autre, ils se lassèrent de regarder et rentrèrent. Jónas et
Giuliana s’en allèrent enfin. Les lumières persistaient dans le ciel. Elles
bougeaient peut-être, mais d’un mouvement assez lent pour être
imperceptible. De retour dans ma chambre, je soulevai le store en
plastique pour continuer de les voir. Le matin, à mon réveil, elles avaient
disparu.

Devant l’aéroport, Giuliana et moi partageâmes une cigarette. Je n’en


avais pas envie, mais je tenais à prolonger ce moment.
— Tu vas rester ici ? interrogeai-je.
Elle contempla le paysage environnant comme s’il lui fallait décider
tout de suite.
— Pour l’instant, je n’arrive pas à imaginer un autre endroit. Et toi ?
Tu retournes à la ferme ?
— Pour l’instant, je n’arrive pas à imaginer un autre endroit.
Elle me sourit. Elle coupa la partie allumée de la cigarette et glissa le
mégot dans sa poche, ce filtre qui mettrait des années à se décomposer.
Chaque chose disposait d’un délai pour s’achever, mais cela arriverait tôt
ou tard, y compris au chagrin que nous avions en commun.
— Il se peut que tu me voies un jour apparaître, dit-elle.
Nous nous effleurâmes les joues timidement, puis j’entrai dans
l’aéroport. Quand je me retournai, elle n’était plus derrière les baies
vitrées.
Il me restait quelques couronnes. Je passai en revue les souvenirs,
ceux-là mêmes que j’avais remarqués partout les premiers jours. J’achetai
la statuette d’un troll, un petit vieillard ridé qui s’appuyait sur une canne
et jetait un regard moqueur sur le côté.
À bord de l’avion je m’aperçus qu’un œil m’épiait entre les sièges : un
petit garçon de trois ou quatre ans. Je le regardai à mon tour, et le visage
disparut quelques secondes. Nous jouâmes de la sorte un moment : l’œil
de l’enfant surgissait et je simulais la distraction pour recommencer à le
fixer d’un coup, alors il reculait, effrayé et amusé. Quand je me lassai, il
monta sur le siège et se pencha en avant. Sa mère essaya de le retenir,
mais il se déroba. Nous nous étudiâmes, puis je tendis la main et il me
saisit l’index. Ce geste provoqua ses rires. Enfin satisfait, il se rassit et ne
se retourna plus. Au moment du débarquement, il me salua en agitant la
main par-dessus l’épaule de sa mère.
8

Chaque matin, à la ferme, mon père répétait :


— Tu n’as plus besoin de moi, il vaut mieux que je retourne auprès de
ta mère.
Mais une journée supplémentaire s’écoulait et il était encore là : il
devait m’aider à cueillir les tomates, il fallait réparer les gonds de la porte,
ou alors il voulait fabriquer une chaise artistique avec du matériau
récupéré çà et là. Je lui avais raconté chaotiquement ce qui s’était passé en
Islande, surprise par l’étrangeté de ce que je disais, doutant même de mes
propres mots. Mais il avait tout écouté et, à la fin, m’avait longuement
serrée dans ses bras. J’avais pleuré contre lui, ce que je ne me rappelais
pas avoir jamais fait.
Il avait pris sa retraite un an plus tôt, de façon anticipée, car la crise
avait réduit les commandes de son entreprise. Au téléphone, ma mère
parlait ouvertement de sa dépression. J’imaginais qu’il s’attardait à la
ferme pour cette raison, et pourtant une partie de moi s’obstinait à croire
qu’il entendait juste m’épauler. Notre première cohabitation en tête à tête,
après les étés chez ma grand-mère.
Les journées raccourcissaient, la nuit nous obligeait à interrompre nos
travaux. Nous cuisinions ensemble et, après le dîner, nous couchions tôt.
Le chagrin m’attendait dans ma chambre, renouvelé, mais je savais que
mon père n’était pas loin, dans le même couloir, je percevais son
ronflement à travers les portes entrebâillées, ce son même que je trouvais
autrefois répugnant et qui me mettait maintenant hors de danger. Alors je
pensais aux paroles de Bern dans l’obscurité de Lofthellir : J’ai fui ta main
pour ta main. Ça nous était arrivé à nous aussi, à mon père et à moi.
Le jour de son départ, j’étais prête à vivre seule. Tandis que je
l’accompagnais à Brindisi, il dit :
— Il faudra que tu avertisses ses parents.
— Je n’en suis pas certaine.
— Ce sont ses parents, répliqua-t-il, comme si cela suffisait à balayer
toute objection.
Plusieurs semaines s’écoulèrent. Je ne recevais guère de visites, à
l’exception de celles que le travail prévoyait : la livraison des légumes le
lundi et le jeudi, les rendez-vous pour l’entretien ordinaire, l’aide qui
venait un après-midi sur deux. La fin de l’été était douce, l’automne
tardait, et les pieds d’aubergines ne cessaient de produire, ils étaient
désormais aussi hauts que des arbustes. Je passais presque toute la journée
en plein air, toujours occupée, cela ne me pesait pas. Le travail me
permettait de ne pas beaucoup penser et il s’agissait essentiellement de
pensées pratiques. Toutefois il m’arrivait de m’immobiliser au milieu de
la food forest, le regard dans le vague. Tôt ou tard certaines questions me
harcèleraient : et maintenant ? où je reprends le fil ? J’avais trente-deux
ans, ce qui signifiait un océan de temps à remplir. Resterais-je à jamais sur
cette terre, subissant l’arrogance des saisons ?

Je rangeais du bois à côté de la cabane à outils quand je vis la voiture


surgir du sentier. Un petit véhicule que je ne connaissais pas, le devant à
moitié enfoncé par un choc. Je m’approchai en ôtant mes gants et, au
moment où il s’arrêtait, reconnus Cesare. Il m’adressa un signe de salut. À
côté de lui était assise sa sœur, qui attendit, quant à elle, pour me saluer de
se trouver en face de moi. Alors elle me tendit sa main fine, identique à
mon souvenir du mariage.
— Vous entrez ? proposai-je. Je pense qu’il va pleuvoir.
Cesare ouvrit toute grande la bouche et aspira autant d’air qu’il le
pouvait. Il semblait le savourer, le mâcher. L’odeur de la ferme : je savais
exactement ce qu’il cherchait.
— J’aimerais que tu m’emmènes d’abord faire un tour, répondit-il,
l’air radieux. Oui, j’aimerais tout comprendre, si ça ne t’ennuie pas.
Je le guidai donc à travers le terrain qui lui avait appartenu, lui
expliquai tous les changements, ainsi que Bern et Danco me les avaient
expliqués autrefois : le système de canalisation et de filtrage de l’eau, le
mur de bois et paille où poussaient les herbes aromatiques. Chaque
information paraissait le toucher pleinement, il m’écoutait les mains
jointes dans le dos, puis commentait :
— Magnifique.
Marina nous suivait, son regard s’égarait et, quand il lui demandait son
avis, elle protestait.
— Tu as ressuscité cet endroit, finit par décréter Cesare avec la
solennité qui le caractérisait et qui aurait été ridicule chez n’importe qui
d’autre.
Nous nous assîmes sous la tonnelle. Il observait avec un mélange de
stupeur et de perplexité, peut-être aussi de nostalgie, la nappe avec la carte
du monde. Puis il tourna ce même regard vers moi.
— Je n’en ai jamais trouvé d’autre qui me convienne, déclarai-je. Mais
le moment est peut-être venu.
J’apportai une carafe d’eau, une bouteille de vin ouverte et des
amandes grillées.
— J’ai reçu ton mot, dit Cesare. Nous l’avons reçu. Marina t’est très
reconnaissante de nous avoir informés. N’est-ce pas ?
Il toucha affectueusement le bras de sa sœur, qui hocha la tête avec la
même timidité qu’avant.
— Ce garçon était capable d’exploits incroyables. Mais la trouvaille de
la grotte m’a épaté.
— Je ne vous ai pas contactés après l’enterrement de Nicola. Je le
regrette.
— Un chagrin authentique vaut mieux que mille gestes, Teresa. Que
tous les coups de fil de ce monde. Et je savais que tu avais du chagrin, je le
sentais à mes côtés.
Ils n’avaient pris ni vin ni eau. J’aurais dû remplir les verres, mais
j’étais comme engourdie.
— Et Floriana ?
— Oh, ma chère Floriana. Le chagrin a empoisonné son cœur.
J’aimerais avoir un antidote pour le soigner, mais je n’en connais pas. La
patience peut-être. Le temps ? Je n’arrive pas à croire que nous resterons
longtemps séparés, tu sais. Le Seigneur voudra peut-être exaucer la prière
d’un homme de plus en plus vieux.
Il sourit. Ce qu’il avait dit était vrai : les dernières années pesaient sur
son visage, elles avaient creusé des rides sur son front et autour de sa
bouche, légèrement enfoncé ses yeux bienveillants, fait reculer ses
cheveux, qui avaient à présent une longueur moyenne, non comme s’il
avait l’intention de les laisser repousser, plutôt comme s’il n’y avait plus
personne pour lui rappeler qu’ils avaient besoin d’une coupe de temps en
temps.
— Et toi, comment t’en tires-tu ? lança-t-il.
Je n’étais pas préparée à autant de franchise.
— Il y a toujours beaucoup de travail.
Il acquiesça, il semblait se demander si ma réponse était satisfaisante
ou pas.
— Quand as-tu l’intention de cueillir les olives ?
— Je crois que je commencerai en novembre. Mais s’il pleut fort, je le
ferai peut-être avant. L’eau de septembre n’est pas bonne pour les olives.
Honteuse d’avoir parlé ainsi, honteuse de mon arrogance, j’ajoutai :
— Mais tu le sais mieux que moi.
— Il y a un dicton populaire à ce sujet, dit-il, les paupières plissées.
Mais je crois que je l’ai oublié.
Cette hypocrisie vide, ce bavardage au bord de nos précipices me
blessaient, surtout avec lui. Mais nous continuâmes de la sorte. Cesare
voulut savoir si je presserais uniquement les olives cueillies sur les arbres,
ou aussi celles qui seraient tombées. Je lui expliquai que je vendrais ces
dernières au pressoir.
— Alors tu obtiendras sûrement une huile exceptionnelle.
Nous gardâmes ensuite un silence gêné. Je vis Cesare chercher le
regard de sa sœur, comme pour lui demander sa permission, et je la vis
étirer les lèvres nerveusement.
— Marina et moi, reprit-il d’un ton plus grave, sommes venus te
demander un service. Nous comprenons que les circonstances de la mort
de Bern ne permettent pas d’avoir son corps ici, physiquement, et de
l’enterrer. Mais tu sais combien c’est important pour nous. L’enterrement
est le seul moyen que possède l’âme pour être libérée et chercher une
nouvelle demeure. Tu te rappelles le jour où nous avons enterré les
grenouilles ici ? Lors de ta première visite à la ferme ?
— Oui.
— Eh bien, Marina et moi sommes certains que Bern aimerait que son
enterrement symbolique, tout ce que nous pouvons nous permettre de
faire, ait lieu ici. Tu n’es pas d’accord ?
— Nous ne savons pas s’il est mort.
— D’après ce que tu m’as écrit, d’après la façon dont tu t’es exprimée
dans ton mot, je crois comprendre que c’est le cas.
— Ce n’est pas possible, je regrette, répétai-je, cette fois d’un ton
résolu, mais en regardant Marina plutôt que lui.
— Rester inutiles dans un corps qui ne marche plus est un grand
tourment pour les âmes, insista Cesare. Elles sont prisonnières.
— Je comprends.
J’hésitai avant d’ajouter :
— C’est ce que tu penses.
Et pourtant ses mots avaient évoqué avec une limpidité déchirante
l’image de Bern couché dans l’antre sombre de la grotte, sa jambe
fracturée dessinant un angle anormal sur la glace, la peau dure de son
visage, ses yeux écarquillés de la même couleur que l’air et la roche. Bern
à l’abri de toute évolution ou détérioration, pour l’éternité.
— Veux-tu nous excuser une seconde, Marina ? lança Cesare en se
levant. Teresa, viens avec moi, s’il te plaît.
— Où ?
— Tu ne m’as pas emmené voir le chêne vert, après tout ce temps.
Allons nous asseoir là un moment.
Je le suivis. En le regardant marcher devant moi, je me rendis compte
que l’état de sa hanche s’était aggravé : il avait une démarche irrégulière.
Il semblait tomber sur son pied gauche chaque fois qu’il le posait.
Nous nous assîmes sur le banc. Cesare tendit la main pour détacher une
feuille, en étudia les contours puis, rembruni, observa le tronc.
— Je le soigne. D’après le jardinier, il est déjà guéri.
— Grâce au ciel. Ce serait une perte inestimable.
Il agita la feuille par le pétiole, d’un côté et de l’autre.
— Bern et les jeunes gens qu’il fréquentait les derniers temps avaient
une vénération particulière pour les arbres, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai.
— J’ai lu des articles à ce sujet, je ne suis pas certain d’avoir tout
compris. Je sens qu’ils n’avaient pas tort, mais j’aurais aimé que Bern
m’en parle. Nous serions peut-être arrivés à quelque chose. Nous parlions
très bien, tous les deux. Il était immensément doué dans les questions de
foi, intuitif, mais il avait toujours tendance à la précipitation. Les arbres
peuvent nous inspirer le sentiment du sacré, je ne le nie pas, mais leur âme
n’est pas semblable à la nôtre. Et pourtant ils sont magnifiques, non ? Des
cadeaux. Regarde au-dessus de nous.
Je m’exécutai, même si je connaissais déjà ce point de vue, je le
connaissais à toutes les saisons de l’année.
— Tu me caches quelque chose, Teresa.
— Non, répondis-je, peut-être trop hâtivement.
Nous gardâmes le silence un long moment. J’avais les yeux tournés
vers la maison. Cesare balançait légèrement le buste, d’avant en arrière, la
feuille entre les doigts. J’avais l’impression qu’il souriait, mais je n’osais
pas m’en assurer. J’étais de plus en plus impatiente.
Il finit par se produire ce qu’il attendait depuis le début. Les aveux
jaillirent alors que mon esprit était parfaitement vide, désarmé :
— C’est lui qui l’a tué.
C’était la première fois que je prononçais ces mots, je n’avais même
pas réussi à les dire à mon père. Ils enflammèrent l’air de l’après-midi.
Cesare posa une main sur la mienne.
— Pauvre Teresa, quel fardeau tu as dû porter… Je sais combien tu les
aimais tous les deux.
Il respira laborieusement, puis continua :
— Je pense vraiment que notre cher Bern souhaitait être enterré ici.
Je le dévisageai, ébahie.
— Tu as entendu ce que j’ai dit ?
— J’ai entendu.
— Alors pourquoi tu te soucies de sa sépulture ? C’est absurde.
Il renversa de nouveau la tête pour regarder vers le haut. Il ferma les
yeux. Quand il les rouvrit, ils paraissaient remplis de gratitude. Je le revis,
jeune, je me rappelai la sagesse et la bienveillance qui se dégageaient de
son corps.
— Parce que c’est Bern. Mon fils.
— Mais il a tué Nicola ! C’était lui, ton fils ! Comment peux-tu lui
pardonner ?
— Réfléchis, Teresa. Qu’en serait-il de tout ce que je vous ai appris, si
je n’étais pas capable de pardonner à Bern aujourd’hui ?
Il chercha un moment ses mots, puis récita :
— Combien de temps mon frère pourra-t-il pécher contre moi et
devrai-je lui pardonner ? Irai-je jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te
dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.
Soixante-dix fois sept fois. Je n’ai même pas commencé, tu vois ? Et
j’espère que tu m’aideras.
Je m’efforçai de recouvrer mon sang-froid.
— Les guides savaient que la grotte avait une sortie. Ils en étaient
certains. Il pourrait encore être vivant.
Cesare me scruta intensément.
— Ton espoir m’émeut, et le Seigneur saura certainement le
récompenser. Je te demande juste d’y réfléchir. Si rien ne change et si tu
sens que le bon moment est arrivé.
— Pourquoi ne le faites-vous pas vous-mêmes ? Si c’est si important.
Vous n’avez pas besoin de moi.
— Je crains que ce ne soit pas la même chose. Tu es sa femme. C’est
ta présence, plus que celle de quiconque, qu’il souhaiterait.
— On rejoint Marina ?
Je n’attendis pas sa réponse. Je le précédai vers la tonnelle.
— Es-tu prête à partir ? demanda Cesare à sa sœur.
Elle se leva. Elle me tendit la main, comme au début, puis se pencha
vers moi et déposa un baiser sur ma joue.
— J’aurais aimé mieux te connaître, murmura-t-elle.
Je saisis la coupelle contenant les amandes comme s’il était urgent de
la porter à l’intérieur, mais je restai bêtement à ma place et la remis sur la
table. Marina en prit une et la mangea.
— Elles sont bonnes, dit-elle.
Je les accompagnai à la voiture. Cesare boucla sa ceinture de sécurité
avant de démarrer.
— Au revoir, Teresa, lança-t-il à travers la vitre baissée.
Mais à présent, c’était moi qui n’étais pas prête à le laisser partir.
— Bern a parlé des feuilles de laurier-rose.
Il fronça le front.
— Je ne vois pas.
— Il avait peut-être les idées embrouillées, mais cela avait l’air
important. Quelque chose que Nicola savait. Quelque chose de grave.
Alors son regard fuit en direction de l’oliveraie. Plus précisément –
même si je n’étais pas encore en mesure de faire le lien – vers la cannaie
qui bruissait, invisible, derrière les arbres.
— Il parlait probablement de cette fille. Violalibera.
La vieille explosion dans mon estomac, embarras et peur.
— Violalibera ? répétai-je tout bas.
— C’était une pauvre créature. Et les garçons étaient encore si jeunes.
Après ça, Bern n’a plus été le même. J’étais certain qu’il t’en avait parlé.
— Bien sûr… Évidemment.
Sur ce, ils s’éloignèrent. Si les révélations existent vraiment, celle que
j’eus se produisit à ce moment-là, alors que la voiture de Cesare
disparaissait au fond du sentier et que sa présence remplissait encore l’air,
elle se produisit au son de ce prénom perdu, Violalibera, un prénom qui
revenait après de nombreuses années, jaillissant de la terre comme une
herbe capricieuse. Le nom, je le compris tout de suite, qui renfermait le
nœud inextricable de nos existences.

Le soir même je partis à la recherche de Tommaso. Je m’en étais


abstenue à mon retour d’Islande. La pensée qu’il avait le droit de savoir ce
qui était arrivé à Bern me harcelait, cependant je ne me décidais pas à
l’affronter. Désormais il était impossible de renvoyer ce projet à plus tard :
si quelqu’un pouvait me raconter tout ce qui concernait Violalibera, c’était
bien lui.
La pluie avait fini par se décider à tomber. Les automobilistes avaient
été surpris et un certain désordre s’était créé, si bien que je me retrouvai à
l’arrêt à l’entrée de Tarente. La lagune qui s’étendait à ma gauche était
plate et noire. J’allumai la radio, mais, énervée par la musique, énervée
par les voix et la publicité, je l’éteignis et me laissai envelopper par le
vacarme de la pluie contre le toit.
Je garai ma voiture en biais, bloquant en partie un portail, et actionnai
les feux de détresse. Je comptais m’attarder peu, le temps nécessaire. Les
noms qui étaient inscrits sur les boutons étaient pour la plupart étrangers :
slaves, arabes, chinois, regroupés çà et là par six ou sept. Au centre se
détachait un bout de papier jaune, déchiré maladroitement et fixé par du
scotch, où s’étalaient les lettres T. F. Je sonnai. Tommaso ouvrit aussitôt
sans rien demander.
Ne connaissant pas l’étage, je montai à pied. Alors que j’atteignais le
quatrième, la minuterie de l’éclairage s’arrêta. La porte qui se trouvait à
ma droite était entrebâillée. Une clarté rougeâtre filtrait à travers la fente.
Des voix résonnaient à l’intérieur, et je m’approchai. Assis autour d’une
table recouverte d’un tapis vert, quatre hommes jouaient aux cartes. La
fumée de leurs cigarettes avait créé une sorte de brume. Tommaso se
dressa devant moi. Il tenait des billets de banque et semblait déconcerté.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Tu m’as ouvert.
Un rire éclata dans l’appartement. Un des hommes prononça quelques
mots, les autres voix se superposèrent à la sienne. Tommaso se faufila sur
le palier. Pendant une dernière fraction de seconde, je distinguai dans
l’entrebâillement une femme, de longues jambes nues sous un short, les
cheveux blonds déliés dans le dos. Elle traversa cet espace comme une
apparition.
— Il faut que tu t’en ailles ! s’exclama Tommaso.
— Qui sont ces gens ?
— Putain, ce sont pas tes oignons. Des gens.
— Je le vois bien.
— Je travaille.
— C’est ça que tu fais ?
— Qu’est-ce que tu me veux, on peut le savoir ?
Il m’agrippa l’épaule, mais ce contact nous troubla tous deux et il
retira aussitôt sa main.
— Violalibera, dis-je en attendant que ce nom produise une réaction
sur son visage.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Il ouvrit brusquement la porte et se coula à l’intérieur. J’eus le temps
de la bloquer d’une main avant qu’il me la referme au nez.
— Dis-moi ce qui s’est passé, Tommaso.
— Demande-le donc à Bern, puisque ça t’intéresse tant. Et maintenant
dégage.
— Bern est mort.
Ce soir-là je crachai au visage de Tommaso ce que j’avais nié de toutes
mes forces quelques heures plus tôt face à Cesare. Ses yeux perdirent
soudain toute énergie. Il baissa légèrement la tête.
— Ne reviens jamais plus, murmura-t-il.
J’ôtai la main de la porte et il la referma. J’entendis un des hommes
s’enquérir des pizzas, puis il y eut d’autres rires. Tommaso rouvrirait, il
me prierait de lui expliquer comment les choses s’étaient vraiment
passées, il me conjurerait d’entrer. Il suffisait que je patiente un peu. Je
cherchai l’interrupteur sur le mur.
D’autres minutes, la lumière s’éteignit de nouveau, je la rallumai.
L’ascenseur se mit en marche et quelqu’un descendit un étage plus haut,
un cliquetis de clefs retentit. Par quel mystère lui avais-je demandé si
c’était là son travail ? De quel droit ? Ce que Tommaso faisait ne me
regardait plus depuis longtemps et ne m’avait probablement jamais
regardée. Lorsque la lumière s’éteignit une deuxième fois, je partis.

Après cette rencontre je contractai une sorte de maladie. Aujourd’hui il


me semble naturel de parler de maladie, mais au cours de ces semaines-là
rien ne me paraissait parfaitement normal. Je voyais Bern. Pas clairement,
pas en chair et en os devant moi, il s’agissait plutôt de préfigurations,
comme si j’étais chaque fois sur le point de le voir en chair et en os. Cela
se produisait surtout lorsque je rentrais en voiture à la ferme. À un instant
précis, juste avant de m’engager sur le sentier, j’avais la certitude que je le
trouverais, m’attendant dans la cour, assis de biais sur la balancelle, ou
debout, de dos. Sa position changeait, mais la façon dont il se présentait à
mon esprit était toujours aussi détaillée, la conviction qui l’accompagnait
aussi intense. Quand je sortais des toilettes au rez-de-chaussée. Quand je
me relevais après avoir longuement travaillé, baissée, dans la serre. Quand
une fenêtre claquait. À chacun de ces moments je savais sans l’ombre d’un
doute que Bern serait là. Je me disais le voici, sans la moindre surprise. Ce
qui me surprenait plutôt, c’était de ne pas le voir venir. Mais cette
déception aussi était brève, comme s’il était tout simplement en retard, ou
ailleurs, tout près.
La clarté de ces prémonitions ne m’inquiétait pas. Et pourtant une
prudence m’empêchait d’en parler aux autres, de fréquenter les autres en
général. Lorsque décembre arriva, j’annonçai à mes parents que je ne
rentrerais pas à Turin pour Noël. Peut-être plus tard, promis-je. Je devais
paraître raisonnable, car ils n’insistèrent pas.
Je décorai le chêne vert avec quatre guirlandes lumineuses, ce furent
mes seuls préparatifs. Malgré le désintérêt que j’éprouvais, je me battis la
veille de Noël contre un chagrin qui semblait assiéger la ferme. Vers dix-
neuf heures, j’étais allongée sur le canapé, l’obscurité avait pénétré dans la
maison depuis que je m’étais étendue là et j’envisageais de ne pas bouger
jusqu’au lendemain, jusqu’à ce que Noël fût passé et que tout fût revenu à
la normale.
Quand le téléphone sonna, j’attendis un moment avant de me lever.
— C’est moi, dit une voix.
Puis elle ajouta une phrase peu compréhensible comme si son
propriétaire avait brusquement écarté le micro de sa bouche.
— Tommaso.
Silence.
— Tommaso, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu m’as appelée ?
Je l’entendis respirer deux fois profondément.
— Ah. Teresa. J’espère que je ne dérange pas ton dîner.
Ricanait-il ? L’éclat des lumières autour du chêne vert révélait par
intermittence les objets de la pièce.
— Tu ne déranges rien.
— C’est bien ce que je pensais.
— Tu m’as téléphoné pour te foutre de moi ?
— Non. Excuse-moi. Vraiment pas.
D’autres respirations profondes, puis des gargouillements. Il avait de
nouveau éloigné le combiné de sa bouche.
— J’attends Ada, dit-il après s’être raclé la gorge. Cette année, c’est
moi qui ai sa garde la nuit de Noël. Mais je crois que je suis tombé
malade. Voilà, je me demandais si tu ne pouvais pas venir t’en occuper.
Il avait donc besoin de moi. Après m’avoir chassée de chez lui, il
pensait que je pouvais lui être utile. Je laissai s’écouler quelques secondes.
— Alors ? insista-t-il.
J’avais envie de me montrer hostile, mais je n’y parvenais pas. Il
n’avait donc vraiment personne d’autre à appeler ?
— Je peux venir.
— Ada sera ici dans une heure.
— Je ne crois pas que j’arriverai aussi vite.
— Ben, fais ton maximum. Il vaudrait mieux qu’elle ne me voie pas
comme ça.
Je cherchai dans le noir mes chaussures et mon coupe-vent, puis les
clefs de la voiture. En m’affairant, je fis tomber du bureau un pot de
stylos, que je ne songeai même pas à ramasser. Juste avant de sortir, je me
dis que Tommaso n’avait peut-être pas acheté de cadeau pour sa fille. Le
troll se trouvait encore là où je l’avais posé, à mon retour de Reykjavik,
sur un espace libre de la bibliothèque. Risquait-il de l’effrayer ? J’y
penserais plus tard.

Quand j’atteignis le quatrième étage, la porte était entrebâillée comme


la fois précédente, mais le silence régnait. J’entrai prudemment.
— Par ici, lança la voix de Tommaso depuis une autre pièce.
À moitié couché, il avait les yeux et le visage terreux. Il essaya de
redresser la tête, mais ses traits se déformèrent. Je distinguai une cuvette
en plastique sous le lit et reconnus l’odeur qui saturait l’air.
— Tu n’es pas malade. Tu tiens une cuite.
— Aïe, aïe… Bingo !
Il eut un petit sourire. Un chien était couché sur la moitié vide du lit à
deux places. Il me regardait d’un air résigné.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit au téléphone ?
— Je craignais de ne pas te faire autant de peine.
— Je ne suis pas venue parce que tu me fais de la peine.
— Ah non ? Et pourquoi alors ?
— Parce que…
Mais je n’ai pas réussi à conclure. Parce que nous sommes amis ?
— Un père modèle, n’est-ce pas ? jeta Tommaso. Noël avec papa
bourré. Il y a de quoi appeler une assistante sociale. Corinne n’attend que
ça.
Il tenta de nouveau de s’asseoir, mais il fut pris d’un vertige si violent
que je dus le retenir avant qu’il glisse du lit.
— Couche-toi ! m’écriai-je, paniquée. Qu’est-ce que tu as bien pu
boire pour te mettre dans cet état ?
— J’ai enfreint toutes les règles du buveur responsable.
Il pressa sa paume sur son front comme pour freiner quelque chose qui
tourbillonnait.
— Ne pas mélanger, ne pas descendre dans les degrés, ne pas boire
l’estomac vide. Et surtout ne pas commencer avant cinq heures de l’après-
midi.
— À quelle heure as-tu commencé ?
— À six heures. Mais hier.
Le petit rire que j’avais entendu au téléphone lui échappa une nouvelle
fois.
— Je n’ai jamais vu personne dans un état pareil, dis-je.
Il écarta sa main avec précaution, comme s’il voulait s’assurer que son
cerveau restait à sa place.
— Alors ça fait vraiment longtemps qu’on ne s’est pas fréquentés,
Teresa.
Il me demanda de l’enfermer à clef dans la chambre. Le faire de
l’intérieur ne lui inspirait pas confiance. Il me fallut lui jurer que je
n’ouvrirais sous aucun prétexte pendant qu’Ada serait là, même si elle
essayait d’entrer par tous les moyens.
— Si elle me voit comme ça, elle le racontera à sa mère, et si elle le
raconte à sa mère…
— Ça va, j’ai compris. Dois-je descendre la chercher ?
— Il suffit que tu ouvres. Elle monte toute seule, ça nous évite, à
Corinne et à moi, de nous rencontrer. Ne dis rien dans l’interphone s’il te
plaît. Ouvre, c’est tout. Si elle entend une voix de femme…
— De toute façon, elle racontera qu’il y avait une femme.
Tommaso abattit ses poings sur le matelas.
— Exact. Putain, quel bordel ! Quel putain de bordel !
— Ne t’énerve pas.
Il était imbibé d’alcool, répugnant. Ses paupières tremblaient. Après
lui avoir apporté un verre d’eau et l’avoir emprisonné dans sa chambre, je
me démenai pour rendre la salle de séjour accueillante. Avant cette nuit-là,
je pensais que les collections de bouteilles vides étaient une exagération
des films, mais j’en débusquai dans les endroits les plus insoupçonnables
de l’appartement. Je les mis toutes sur le balcon. Médée, la chienne, me
suivait, l’air impassible. Tommaso avait voulu qu’elle reste avec moi : sa
présence rassurerait la petite.
Sur l’écran en noir et blanc de l’interphone, je vis Ada saluer, l’air
radieux, persuadée de s’adresser à son père. Corinne était quelques pas
derrière elle, on n’apercevait que ses jambes. Je pressai le bouton sans un
mot.
De toute évidence, Ada avait l’autorisation de monter seule, mais pas
d’utiliser l’ascenseur. J’écoutai ses pas se rapprocher. Elle s’était élancée,
mais elle avait à présent ralenti. Sur le palier, je rallumais la lumière
chaque fois qu’elle s’éteignait. Alors elle s’arrêtait, peut-être surprise par
ce petit miracle.
Se souviendrait-elle de moi, ne serait-ce que vaguement ?
Probablement pas. Quand elle apparut sur le palier, pimpante, coiffée d’un
bonnet de laine à pompon, la peau claire mais pas autant que son père, j’en
eus la certitude. Ses yeux trahissaient la crainte de s’être trompée de porte,
d’étage, d’immeuble, de jour. Ne sachant comment se conduire, elle fit
mine de rebrousser chemin, mais je lui dis :
— Il est ici, Ada. Ne t’inquiète pas.
Elle sursauta en entendant son prénom.
— Je m’appelle Teresa, je suis une amie de ton papa. Il ne se sent pas
bien ce soir, il a un peu de fièvre, alors je suis là.
Elle hésita encore, tiraillée entre la recommandation de ne pas parler
aux inconnus, qui tourbillonnait sous son bonnet, et l’absence
d’alternative, l’obligation de faire confiance.
— Nous nous sommes déjà rencontrées, ai-je continué.
Ada secoua lentement la tête.
— Mais tu étais toute petite. Comme ça.
Ce geste la rassura d’une certaine façon, car elle lâcha la rampe et
s’avança vers moi. En entrant, elle vérifia qu’il s’agissait bien de
l’appartement qu’elle connaissait. Puis elle courut vers la chambre de
Tommaso et tenta en vain d’ouvrir la porte.
— Il dort. Tu lui diras bonjour plus tard, c’est promis.
Mais elle s’acharnait sur la poignée, avec cette fougue qui s’empare
des enfants face aux portes fermées. Heureusement, Médée sortit de la
cuisine, aboya deux fois et laissa la petite la caresser et frotter sa joue
contre son nez. Je profitai de ce moment :
— Ça te plairait de préparer des biscuits pour le père Noël ? On les
mettra devant la fenêtre avec une tasse de lait.
Pas de réponse, pas un regard gentil de sa part. J’avais maté des classes
entières et voilà qu’une fillette me plongeait dans l’embarras par son
mutisme. Elle s’écroula sur le canapé, encore vêtue de son manteau et de
son bonnet. Elle avait l’air déçu. Au même moment le ronflement de
Tommaso s’échappa de sa chambre. Il fallait absolument que je dise
quelque chose, que je couvre ce bruit, alors je me mis à jacasser à propos
du père Noël, du moment où il entrerait par la fenêtre, je ne savais même
pas ce que je racontais, mais je parlais fort et je réussis à la convaincre,
car lorsque j’eus terminé elle était plus calme. Elle déclara :
— J’ai faim.
Une occupation, parfait, un moyen de quitter cette pièce et de gagner la
cuisine. Je la persuadai de se déshabiller. J’ouvris le réfrigérateur et le
garde-manger. Il y avait d’autres bouteilles vides.
— Des pâtes à l’huile. Ce sera notre menu de Noël. Qu’est-ce que tu en
dis ?
Ada hocha la tête et je crus distinguer sur ses lèvres une esquisse de
sourire. À table, elle mangea, les yeux fixés sur le petit sapin de Noël,
dans un coin. De temps en temps, elle glissait une main sous la table pour
offrir une croûte de pain de mie à Médée.

Deux heures plus tard, lorsqu’elle se fut endormie sur le canapé, la


mâchoire se contractant en rythme, je tirai la clef de ma poche et ouvris la
porte de la chambre.
— Elle dort ? demanda Tommaso.
— Oui. Je pensais que tu dormais, toi aussi. Ou que tu étais mort. Je
m’inquiétais un peu.
— Je suis réveillé. Mais vivant, je ne peux pas le garantir. Comment ça
s’est passé ?
— Bien. Nous avons préparé des biscuits et dessiné.
— C’est une gentille petite fille, dit-il, apparemment vidé par sa cuite.
— Il faut que tu boives de l’eau. Je vais t’en apporter.
Je posai un verre plein sur sa table de nuit. J’arrangeai le drap et le
couvre-lit, puis l’aidai à soulever le buste un moment pour placer le
second oreiller derrière sa tête. Tommaso regardait avec curiosité mes
mains bouger autour de son corps.
— Je n’aurais jamais imaginé ça, commenta-t-il.
— Moi non plus, tu peux en être certain.
Lorsqu’il me sembla confortablement installé, je le toisai et dis :
— Violalibera.
Il ferma les paupières.
— Pitié…
— Je peux aller la réveiller tout de suite.
— Tu ne ferais jamais ça.
Alors je criai le prénom de sa fille, non de toute ma voix, mais assez
fort pour la réveiller. Tommaso sursauta.
— Arrête ! T’es folle ou quoi ?
— Violalibera. Je ne le répète qu’une fois. Après quoi je téléphonerai à
Corinne.
La rage grandit en lui avec toute la force d’autrefois. Il serra les poings
sur le couvre-lit.
— Bon, d’accord.
— J’attends.
Je craignais de perdre brusquement ma détermination.
— Prends cette chaise.
Il en indiqua une à côté du placard, ensevelie sous des vêtements.
— Ça va être long ?
— Prends-la. J’ai de nouveau mal à la tête à force de te regarder
debout.
Je m’approchai de la chaise, attrapai les vêtements en une seule
brassée et les déposai par terre, puis je plaçai la chaise à côté du lit.
Tommaso avait refermé les yeux.
L’appartement était enveloppé dans le silence, à l’exception de la
respiration humide de Médée et de celle d’Ada, un peu plus agitée, dans
l’autre pièce. Au bout d’un moment, Tommaso ouvrit la bouche, mais
hésita. Ce n’était pas par là qu’il voulait commencer, peut-être. Cela
prendrait davantage de temps que je ne l’imaginais.
— L’institut, dit-il, était un endroit sauvage.
Épilogue

Le jour noir

Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait déclaré qu’on n’en finit
jamais de connaître les gens. J’étais plongée dans la piscine jusqu’aux
hanches alors que, allongée sur sa chaise longue, elle s’agrippait à ses
genoux, observant ce que son corps était devenu.
On n’en finit jamais, Teresa. Et parfois il vaudrait mieux ne pas
commencer.
Cet après-midi-là, je n’y avais pas prêté attention. J’avais dix-huit ans
et les recommandations m’insupportaient. Ma mère me reprochait sans
cesse d’être à la fois impulsive et obstinée, un binôme, prétendait-elle, qui
ne déboucherait sur rien de bon. Mais les paroles de ma grand-mère sont
restées vivantes quelque part, et après ma nuit chez Tommaso, cette nuit
interminable de veille, d’immobilité et de rancœur, il m’est souvent arrivé
d’y repenser.
Il y a toujours beaucoup à apprendre de la vie des autres. On n’en finit
jamais… Il vaudrait mieux ne pas commencer.
La vérité sur les gens. Voilà ce à quoi elle faisait allusion, je crois.
Pouvons-nous à un moment donné affirmer que nous la savons ? La vérité
sur Bern, Nicola, Cesare, Giuliana et Danco, la vérité sur Tommaso et de
nouveau sur Bern, surtout sur Bern, comme toujours. Après avoir mis de
l’ordre dans les vides de son histoire, de notre histoire, puis-je dire que je
le connais vraiment ? Je suis certaine que ma grand-mère répondrait par la
négative, que n’importe quel être sensé répondrait par la négative : car la
vérité sur les gens, sur n’importe qui, n’existe tout bonnement pas.
Et pourtant, malgré tout ce que j’avais appris sur Bern par Tommaso et
par Giuliana, par tous ceux qui avaient eu le privilège d’être auprès de lui
quand je n’y étais pas, je conservais ma conviction du début, la réponse
même que j’avais omis de livrer à ma grand-mère de crainte de l’agacer :
je le connais. Je le connaissais. Et personne d’autre que moi.
Parce que tout ce qu’il y avait à savoir sur Bern, je l’avais appris dans
le premier regard qu’il m’avait lancé devant le seuil de la maison, quand il
était venu présenter ses excuses pour une infraction ridicule. La vérité sur
lui était tout entière contenue dans ses yeux sombres, rapprochés, et je
l’avais vue.

Le matin de Noël, quand je me réveillai, Tommaso n’était pas dans la


chambre, et la porte était fermée. De son côté, les draps formaient un
enchevêtrement, l’oreiller était à moitié plié. La nausée l’avait peut-être
obligé à se rasseoir. La lumière hivernale, poussiéreuse, inondait la pièce.
Du tumulte que le récit de la nuit avait déchaîné en moi, il ne restait qu’un
sillage d’épuisement.
J’entendis sa voix, puis celle d’Ada, sonore, dans l’autre pièce. Un
objet qui rebondissait contre le sol plusieurs fois. La sonnerie retentit et ils
sortirent. Silence. Alors je me levai et remontai le volet roulant. J’étais
frappée par la réalité des objets que je touchais comme par un phénomène
nouveau. J’ouvris la fenêtre, et l’air de décembre se déversa à l’intérieur.
Quatre étages plus bas, sur le trottoir, se tenait Corinne, vêtue d’un
manteau crème. Cette élégance lui allait bien. Tommaso et Ada surgirent
devant elle, je les regardai parler. Puis Tommaso se baissa pour embrasser
sa fille. En se redressant, il se pencha vers Corinne avec une certaine
audace. Ils s’effleurèrent les joues, enfin elle s’éloigna en tenant Ada par
la main.
Lorsque Tommaso rentra, je préparais du café.
— J’ai préféré qu’elle ne te dise pas au revoir, commença-t-il. Il valait
mieux qu’elle ne te voie pas ici ce matin, ça aurait été un peu compliqué à
expliquer.
— Comment tu te sens ?
— Comme si on m’avait décapité et recollé la tête à l’envers.
Effectivement, il avait une mine affreuse. Il s’appuya contre le plan de
travail.
— Elle était toute fière du monstre que tu lui as offert.
— Ce n’est pas un monstre. C’est un troll.
— Elle m’a parlé de toi. Des biscuits que vous avez préparés pour le
père Noël.
— Je m’en suis assez bien tirée, je crois. Mais les biscuits étaient
dégueulasses. Tu n’as même pas de beurre dans ton frigo, tu es au
courant ?
Nous bûmes le café. Je savais que mon tour était venu. Mais je ne
parlai pas longtemps, je ne fus pas aussi exhaustive qu’il l’avait été avec
moi. Je racontai à Tommaso ce que j’avais écrit à Cesare, peut-être un peu
plus. Je lui décrivis la fissure de la grotte où Bern avait trouvé le moyen de
pénétrer, comme s’il voulait féconder la terre entière, mais je tus ce que
nous nous étions dit à travers la roche humide. Je ne parlai pas non plus de
l’Allemagne, ni du père de Bern, ni de Giuliana.
L’expression de Tommaso resta inchangée, il ne pleura pas ni ne posa
de questions quand j’eus terminé.
J’allai ensuite chercher mon sac. Une blague sur le fait de quitter
l’appartement d’un homme au matin me traversa l’esprit, mais la
prononcer nous aurait tous deux attristés. Ce calme constituait une
pellicule très fine qu’il ne fallait pas déchirer. Nous étions encore si
imprégnés de Bern, habités par son absence, comme nous l’avions été
autrefois par sa présence.
Tommaso me demanda si j’avais des projets pour le déjeuner.
— Pas de projets, pas de déjeuner. Et toi ?
— Idem.
Sur le palier, je pensai que c’était la dernière fois que je le voyais, mon
ennemi le plus cher.
— Merci de m’avoir sauvé hier, dit-il. J’imagine que dans ce genre de
cas, on propose de renvoyer l’ascenseur, mais je ne saurais pas comment.
Je n’avais pas envie de rentrer chez moi, aussi je m’accordai une petite
promenade. Je traversai la vieille ville, parmi les maisons croulantes et les
cours abandonnées. J’atteignis le pont tournant et le franchis. Dans le
centre aussi les bars et les magasins étaient fermés, il n’y avait dans la rue
que des familles revenant de la messe, certaines munies de bouquets de
fleurs et de sacs bourrés de cadeaux. J’arrivai devant l’immeuble de
Corinne à mon insu. De loin, je jetai un coup d’œil aux fenêtres et j’eus
l’impression de distinguer une silhouette derrière la vitre. Corinne me
manquait, sa voix, son sourire dur me manquaient. Un jour je la
contacterais peut-être. En rebroussant chemin assez lentement je
dépasserais, indemne, l’heure du déjeuner. La solitude ne m’effrayait pas,
mais cela me semblait plus facile ainsi.
Quand je m’engageai sur le sentier, près de deux heures plus tard, je
m’attendais à l’habituelle préfiguration de Bern, mais cela ne se produisit
pas ce jour-là. Où qu’il eût demeuré les derniers mois, dans la campagne
autour de la ferme ou uniquement dans mon cerveau, son fantôme s’était
évanoui ce matin de Noël et il ne reviendrait pas. Tout était exactement tel
que je l’avais laissé la veille au soir. Les stylos tombés du bureau étaient
éparpillés sur le sol, certains avaient perdu leur bouchon. Je les ramassai
et les rangeai dans le pot.
Mais en ce qui concernait Tommaso, le fait de ne plus le voir, je me
trompais. Je l’appelai quelques mois plus tard. Le printemps avait débuté,
j’avais acheté un grand hortensia en fleurs que j’avais planté contre le mur
nu de la maison, où l’auvent lui garantirait suffisamment d’ombre.
L’hortensia exigeait une quantité d’eau scandaleuse, mais j’avais toujours
souhaité en avoir un, et je commençais peut-être à me lasser de l’aridité
sévère de la cour. Après tout, cela ne ferait de mal à personne, cela
n’aggraverait pas l’état de cette terre. Et cela m’aiderait chaque fois que je
regarderais les ballons luxuriants de ses pétales blancs.
Je téléphonai à Tommaso et lui demandai si sa proposition de me
renvoyer l’ascenseur, après le service que je lui avais rendu à Noël, était
encore valable. Il répondit par l’affirmative, mais avec prudence, comme
s’il craignait que ma demande ne le mette en difficulté.
— Tu m’accompagnerais en voyage ?
— Un voyage lointain ?
— Assez lointain. Mais tous frais payés.
En février j’étais retournée au cabinet de Sanfelice, à Francavilla. Je
n’avais pas pris rendez-vous, je m’étais juste présentée là et j’avais
attendu une pause entre deux consultations sous le regard scrutateur de la
nouvelle secrétaire, une fille radieuse et polie. Si j’avais respecté la
procédure, j’aurais peut-être manqué de courage pour aller jusqu’au bout.
Au lieu de ça, j’étais là.
À ma vue, Sanfelice s’était redressé sur son siège, le visage inquiet,
une main déjà posée sur le téléphone pour appeler de l’aide.
— Il n’est pas là, avais-je dit, ne vous inquiétez pas.
Il avait ôté la main du combiné, encore hésitant.
— La dernière fois qu’il est venu, il a épouvanté les patients. Et moi
aussi, pour être sincère. Vous voyez ce rouleau de papier ? Il en a attrapé
un et s’est mis à tout détruire.
Il avait secoué la tête pour chasser cette image. Puis, s’apercevant que
j’étais encore debout, il m’avait invitée à m’asseoir. Il s’était employé de
toutes ses forces à retrouver sa contenance habituelle. Le verre du porte-
photos qui montrait les images de ses enfants était fendu en deux par une
fissure diagonale. Était-ce Bern qui l’avait cassé ?
J’avais annoncé à Sanfelice que je désirais faire une nouvelle tentative.
— Votre mari est d’accord ?
— Je vous l’ai déjà dit, il n’est pas là.
Peut-être s’était-il demandé s’il valait la peine d’approfondir la
question, mais il avait décidé de s’en abstenir. Sur les formulaires que
Bern et moi avions signés à Kiev, lui avais-je expliqué, figurait
l’autorisation de congeler les embryons. Peut-être étaient-ils encore là.
— Bon, c’est facile à vérifier.
Il avait sorti un agenda et composé un numéro. Il avait discuté un peu
en anglais avec le docteur Fedetchko en hochant la tête à mon adresse.

Ainsi, en avril, quatre ans après avoir parcouru cette rue avec Bern, je
traversais une nouvelle fois le pont sur le Dniepr, étincelant par une
journée encore froide, d’une luminosité presque insupportable. Les
bateaux se mouvaient lentement dans les deux directions, fendant les eaux
en éventail.
Je me rendis compte que Nastia jetait des coups d’œil hostiles à
Tommaso dans le rétroviseur. Depuis l’aéroport, nous n’avions échangé
que quelques mots.
— Je sais ce que tu penses, dis-je, mais c’est juste un ami. Bern ne
pouvait pas venir.
— Ah, je ne me mêle pas des affaires des autres, répondit-elle, piquée
au vif.
Mais je compris que cette précision l’avait soulagée.
— Je suis ici car le jour noir est arrivé, déclarai-je.
— Le jour noir ?
— C’est toi qui me l’as dit. Qu’il faut mettre les choses de côté en
prévision du jour noir. Il est arrivé.
Elle me sourit.
— Alors, je suis heureuse de l’avoir dit.
Après le transfert, Tommaso entra discrètement dans la chambre où
l’on m’avait installée pour que je me repose.
— Je ne dors pas. Viens.
Il portait des sur-chaussures en nylon bleu et une blouse en papier
nouée dans le dos. Son zèle m’émut.
— Tu vois ces coupoles, là-bas ? indiquai-je. C’est la Lavra. Elle
plaisait beaucoup à Bern.
Mais Tommaso était occupé à m’observer avec une appréhension
évidente.
— Tu te sens bien ?
— Oui.
— Et qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
— On rentre à la maison. Apporte-moi mes vêtements, s’il te plaît. Ils
devraient être dans l’armoire.
Je crois avoir pris la décision à cet instant-là, tandis que Tommaso
m’aidait à glisser les bras dans les manches de mon tee-shirt, avec
délicatesse, peut-être légèrement gêné d’avoir affaire à mon corps à moitié
nu. Je décidai d’exaucer le souhait de Cesare.

Mais j’attendis que s’achève le mois de mai, puis celui de juin, si bien
qu’au moment où je l’appelai et quand le jour fixé arriva, l’été était déjà à
son paroxysme.
Cesare se présenta, une étole violette autour du cou.
— Quel endroit as-tu choisi ? interrogea-t-il.
— Le mûrier.
Nous nous dirigeâmes de ce côté, là où Bern et ses frères avaient
autrefois trouvé refuge. Cesare et moi marchions devant, Marina nous
suivait de près, Tommaso était plus loin. Ada sautillait autour de lui.
La stridulation des cigales nous accompagnait entre les oliviers,
incessante, exactement comme au cours de mes premiers étés, quand
Speziale n’existait pour moi qu’à cette saison.
Cesare pria Marina de tenir son étole pendant qu’il creusait.
— Montre-moi ce que tu as apporté, dit-il.
Je me tournai vers Tommaso. Il tira de la poche latérale de son
pantalon un petit livre jaune aux coins tout cornés.
— Je l’ai retrouvé, déclara-t-il.
Cesare lui prit des mains l’exemplaire du Baron perché qui avait
appartenu à Bern dans son adolescence. Il le feuilleta, toujours accroupi. Il
se concentra un instant sur une phrase soulignée.
— Ça me semble approprié.
Il déposa le livre dans le trou. Il récita un psaume puis un passage de
l’Évangile de Jean, enfin il demanda si l’un de nous voulait ajouter
quelque chose. Nous gardâmes tous le silence, les yeux fixés sur la
couverture du livre.
Alors, comme personne ne parlait, il entonna un chant. Il avait un peu
perdu son timbre d’autrefois et sa voix semblait parfois sur le point de se
casser, surtout lorsqu’il abordait les notes les plus aiguës de ce ton un peu
nasal que je n’avais pas oublié, mais la détermination avec laquelle le
chant se répandait dans l’air bouillant n’avait en rien changé. Je pensais
qu’il continuerait tout seul jusqu’à la fin, mais Tommaso s’unit à lui à la
seconde strophe. Ensemble ils chantèrent le reste.
Ada, je crois, percevait la solennité du moment. Elle regardait son père
chanter comme si cet acte très simple lui révélait un aspect inattendu et
très important de sa personne.
Nous comblâmes la fosse. Cesare nous envoya chercher des cailloux et
les posa à l’endroit où se trouvait le livre, formant une petite pyramide.
Adieu, mon amour, pensai-je.
Quand Cesare et Marina furent repartis, Tommaso et moi marchâmes
un moment encore parmi les oliviers, tandis qu’Ada poursuivait un des
chats sauvages.
— Tu reviendras ? demandai-je.
J’étais certaine qu’il voyait des êtres et des situations du passé où qu’il
pose le regard, exactement comme moi.
— Ce lieu plaît à Ada, répondit-il. On dirait qu’elle s’y est déjà
attachée.
— J’aurai besoin d’aide à partir de maintenant. Gratuite.
Tommaso sourit.
— Gratuite.
Mais nous ne nous promîmes rien. Cela nous convenait. Je lui parlai
des draps verts apparus au-dessus du lac après la mort de Bern, je ne
l’avais pas encore fait, mais pour une mystérieuse raison je sentais que je
le lui devais.
— Les aurores boréales sont très rares à cette période de l’année, c’est
ce qu’on m’a expliqué.
— Mais tu n’as pas été surprise.
— Non, en effet. Parfois j’ai l’impression d’être folle. Regarde ce que
nous venons de faire, nous avons enterré un livre.
De l’index, Tommaso dessina une arabesque dans l’air.
— C’est peut-être fou, dit-il. Et ce que tu as vu n’est probablement
qu’un phénomène atmosphérique aux causes bien précises. Sauf qu’il est
terriblement triste de le penser.
— Tu sais ce que Danco se mettrait à crier maintenant ?
— Obscurantistes ! Sales réacs !
— Maudits arriérés !
Nous éclatâmes de rire. Puis Tommaso reprit :
— J’ai entendu dire qu’il était retourné à Rome.
— Oui, moi aussi.
Une pie s’envola du sol pour aller se poser sur une branche. Un instant,
nos regards se retrouvèrent là-haut.
Nous jouâmes encore avec Ada, puis ils repartirent, eux aussi. Je
m’assis sur la balancelle. J’avais des accès de fatigue subits, comme si
tout mon sang était brusquement avalé par un seul point. Sanfelice avait
dit que cela pouvait arriver, surtout les premiers mois. J’attendis que ces
minutes s’écoulent.
Le soleil avait desserré son étau, à présent la lumière était
enveloppante et parfaite, au point de m’amener à désirer qu’elle demeure
toujours ainsi. C’était l’heure où l’on s’amourachait inévitablement de ce
lieu. Je repensai à l’émotion qui s’emparait de Bern chaque fois qu’il
admirait la campagne au couchant. Cette émotion se transmettrait-elle ?
Était-elle écrite dans un tronçon du code génétique, ou s’évanouirait-elle ?
Je l’ignorais. Mais j’espérais qu’elle ne se perdrait pas. Tout ce que je
pourrais faire, un jour, ce serait d’expliquer à ma fille qui était son père,
de lui décrire ce qu’il vénérait et les erreurs qu’il avait commises sur ce
chemin. Lui dire que dans sa vie si courte il n’avait cessé d’aimer la terre
et le ciel avec tout l’abandon et tout l’élan qui sont permis aux hommes.
Textes cités

La Bible de Jérusalem, Paris, Mame-Cerf, 2001.


Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille. Une
introduction à l’agriculture sauvage, traduction de B. Prieur Dutheillet
de Lamothe, Paris, Guy Trédaniel, 2005.
Origène, Homélies sur Ézéchiel, VI, 6, traduction de M. Borrel, Paris,
Cerf, 1989.
Max Stirner, L’Unique et sa propriété, traduction de H. Lasvignes, Paris,
La Table ronde, 2000.
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