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Le Corps humain
Seuil, 2013
et « Points », no P 3340
ISBN 978-2-02-122083-4
www.seuil.com
Titre
Du même auteur
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Dédicace
Textes cités
Toute allusion à des événements ou à des personnes ayant réellement
existé est le fruit d’un pur hasard. La réalité des lieux et l’époque à
laquelle certains faits sont décrits ont été modifiées pour des exigences
romanesques.
PREMIÈRE PARTIE
Je les vis se baigner dans la piscine, de nuit. Ils étaient trois et ils
étaient très jeunes, des enfants encore ou presque, comme moi à l’époque.
À Speziale, mon sommeil était sans cesse interrompu par de nouveaux
bruits : le chuintement du système d’irrigation, les chats sauvages qui se
battaient sur la pelouse, un oiseau qui émettait le même son à l’infini. Les
premiers étés chez ma grand-mère, j’avais l’impression de ne jamais
dormir. Du lit où j’étais allongée, je regardais les objets de la chambre
s’éloigner et se rapprocher, comme si la maison tout entière respirait.
Cette nuit-là, j’entendis des bruits dans la cour, mais je ne me levai pas
tout de suite : parfois l’agent de sécurité venait jusqu’à l’entrée et coinçait
un billet dans la porte. Puis il y eut des murmures et des rires étouffés.
Alors je me décidai.
J’évitai, sur le sol, le piège antimoustiques qui diffusait une lumière
bleue, atteignis la fenêtre et me penchai vers le bas, trop tard pour voir les
garçons se déshabiller, mais à temps pour surprendre le dernier d’entre
eux au moment où il se coulait dans l’eau noire.
L’éclairage du porche me permettait de distinguer leurs têtes, deux
sombres et la troisième comme argentée. À ce détail près, ils étaient quasi
identiques, vus d’en haut, agitant leurs bras en cercle pour se maintenir à
la surface.
Il régnait une sorte de tranquillité dans l’air, après le passage de la
tramontane. Un des garçons se mit à faire la planche au milieu de la
piscine. Je sentis ma gorge brûler à la vue soudaine de sa nudité, bien que
ce fût juste une ombre, mon imagination surtout. Puis il se cambra et
plongea en effectuant une culbute. Il ressurgit dans un cri et son ami à la
tête d’argent le frappa au visage pour le réduire au silence.
— Tu m’as fait mal, crétin ! protesta d’une voix encore forte le garçon
de la culbute.
L’autre l’enfonça sous l’eau et le troisième aussi se jeta sur lui. J’avais
peur qu’ils ne se battent, que l’un d’eux ne se noie, or ils se séparèrent
dans des rires. Ils s’assirent au bord de la piscine, du côté le moins
profond, tournant vers moi leurs dos mouillés. Le garçon du milieu, le plus
grand, écarta les bras et les passa autour du cou des autres. Il avait beau
chuchoter, je parvenais à saisir quelques mots çà et là.
Un instant, j’envisageai de descendre et de plonger avec eux dans
l’humidité de la nuit. La solitude de Speziale me rendait avide de contacts
humains mais, à quatorze ans, je manquais de courage pour certaines
choses. Je pensais qu’ils venaient de la propriété voisine, même si je ne les
avais jamais vus que de loin. Ma grand-mère les surnommait ceux de la
ferme.
Puis le grincement des ressorts d’un lit. Un toussotement. Les savates
en caoutchouc de mon père qui claquaient sur le sol. Sans me laisser le
temps de crier aux garçons de se sauver, il dévalait l’escalier, appelait le
gardien. La lumière éclaira la làmia [1] et Cosimo sortit au moment même
où mon père apparaissait dans la cour, en caleçon comme lui.
Les garçons bondirent et saisirent leurs vêtements éparpillés sur le sol.
Ils en abandonnèrent quelques-uns et s’élancèrent vers l’obscurité. Cosimo
se précipita derrière eux, il criait je vais vous tuer petits salopards je vais
vous casser la figure. Mon père eut une hésitation mais le suivit. Je le vis
ramasser une pierre.
Un cri retentit dans le noir, puis la gifle des corps contre la clôture, une
voix qui disait non, descends de là ! J’avais le cœur battant, comme si
c’était moi qui fuyais, moi qui étais traquée.
Un laps de temps assez long s’écoula et ils revinrent enfin. Mon père
se tenait le poignet droit, il avait une tache sur la main. Cosimo l’examina
de près et le poussa dans la làmia. Avant de disparaître à l’intérieur de la
maison à son tour, il scruta un instant l’obscurité qui avait englouti les
envahisseurs.
Le dernier jour dans les Pouilles, il me fallut une matinée entière pour
rassembler mes affaires et les ranger dans ma valise. D’habitude, j’étais
enthousiaste à l’idée de partir, mais pas cette année-là. Après le déjeuner,
je pris le vélo et pédalai jusqu’à la ferme.
Bern n’était pas là. Je fis deux fois le tour de la maison en murmurant
son nom. J’avisai le tas d’amandes : privées de peau et de coque, elles
étaient réduites à une quantité insignifiante.
De retour sous la tonnelle, je m’assis sur la balancelle et lui imprimai
un léger élan. Deux chats dormaient sur le flanc, assommés par la chaleur.
Puis j’entendis mon prénom.
— Où es-tu ? demandai-je tout bas.
Bern attira mon regard vers une fenêtre du premier étage en chuchotant
lui aussi :
— Approche.
— Pourquoi tu ne descends pas ?
— Je n’arrive pas à me lever. J’ai le dos bloqué.
Je pensai aux heures qu’il avait passées, penché sur les amandes.
— Je peux monter ?
— Il ne vaut mieux pas. Tu réveillerais Cesare.
Cette conversation avec une fenêtre me donnait l’impression d’être
idiote.
— Je voulais te laisser quelque chose. Je pars ce soir.
— Où ?
— Je rentre chez moi. À Turin.
Bern observa quelques instants de silence avant de lancer :
— Alors, bon voyage.
Il était possible que quelqu’un, peut-être sa mère, vienne le chercher
au cours de l’hiver, et dans ce cas je ne le reverrais plus. Ils vont et
viennent, avait dit ma grand-mère. Un coléoptère s’approcha de mon pied,
je l’écrasai sous la semelle de mes sandales. Serait-il enterré, lui aussi ?
Je soulevai mon vélo. J’étais déjà en selle quand Bern m’appela une
nouvelle fois.
— Quoi encore ?
— Tu peux prendre des amandes. Emportes-en à Turin.
— Pourquoi ? Ta mère n’en a pas voulu ?
Je voulais être désobligeante et j’y parvins probablement. Bern parut
réfléchir un moment.
— Prends-en, finit-il par dire. Autant que tu veux. Mets-les dans le
panier de ton vélo.
Hésitante, j’actionnai le frein deux ou trois fois. Puis je descendis de
bicyclette et me dirigeai vers les amandes. Je ne savais pas ce que j’en
ferais ; pour sûr, je n’avais pas l’intention de les manger. Mais, poignée
par poignée, je remplis le panier à ras bord. Avant de me sauver, je cachai
le Walkman parmi les coques, un bout de scotch de couleur sur la touche
play.
Et puis l’été suivant. J’avais dix-sept ans, Bern dix-huit depuis mars.
Une cannaie avait surgi sur le terrain à la faveur d’une source souterraine
qui affleurait et coulait sur un tronçon en un ruisseau avant d’être de
nouveau engloutie par le sol. On l’atteignait à partir de la ferme en
marchant pendant une dizaine de minutes à travers les oliviers. Bern m’y
conduisit aux heures les plus chaudes de la journée, alors que les autres
dormaient, nos heures secrètes depuis le début.
Nous nous allongeâmes par terre et je fermai les yeux. Soudain la
couleur imprimée sur mes paupières changea. Je pensai que c’était à cause
d’un nuage ; en les rouvrant, je découvris le visage de Bern tout près du
mien. Légèrement haletant, il m’observait d’un air sérieux. Je lui adressai
un signe d’acquiescement presque imperceptible, et il baissa la tête pour
m’embrasser.
Ce jour-là, je le laissai me caresser le visage et les hanches pendant
que nous nous embrassions, rien de plus. Mais nous étions toujours très
peu vêtus à Speziale et la cannaie était loin de tout. Nous y retournâmes
chaque après-midi, nous montrant de plus en plus audacieux.
Près du ruisseau, la terre était meuble. Je la sentais se coller à mon
dos, à mes cheveux, à mes pieds, et j’avais l’impression que le corps de
Bern, sur le mien, était lui aussi en argile. Je m’agrippais d’une main à son
dos osseux et enfonçais l’autre dans le sol, au milieu des cailloux et des
vers. De temps en temps, je regardais en l’air : les tiges des roseaux me
paraissaient immenses.
Au cours de ce mois d’août, Bern examina le moindre repli de mon
corps, d’abord avec ses doigts, puis avec sa langue. À certains moments,
j’étais tellement gênée et épuisée par l’excitation que je ne savais plus où
se trouvaient sa tête, sa bouche, ses mains. La première fois, j’empoignai
son sexe et le guidai entre mes jambes, car il semblait paralysé de peur. Je
n’étais jamais sortie avec un garçon, et en un seul été il me prit tout ce
qu’il y avait à prendre.
Il essuyait ensuite ma transpiration à l’aide de ses mains. Il soufflait
sur mon front pour me rafraîchir et je humais nos odeurs mêlées. Il
mouillait son pouce de salive et ôtait les taches de terre sur ma peau, les
feuilles de mes cheveux, l’une après l’autre. Nous avions toujours besoin
de faire pipi, et nous le faisions côte à côte, moi accroupie et lui à genoux.
Je regardais les filets d’urine se frayer un chemin sur le sol en souhaitant
qu’ils se réunissent, ce qui arrivait parfois. Nous regagnions ensuite la
ferme sans nous tenir par la main, sans un mot.
Au début, je craignais qu’il ne raconte tout à Cesare durant leurs
bavardages à l’ombre du chêne vert, mais quelque chose semblait s’être
gâté entre eux pendant l’année. De tout l’été, je n’assistai pas à une seule
prière, à l’exception de celles qui précédaient les repas. Il n’y eut ni chants
ni leçons. En septembre, Bern et Tommaso iraient au lycée à Brindisi pour
préparer l’examen de fin d’études secondaires, comme Nicola l’année
précédente.
Désormais nous passions beaucoup de temps à l’extérieur de la ferme.
À cause du teint de Tommaso, nous attendions les heures les plus fraîches,
puis montions à bord de la Ford de Floriana. Il y avait une crique étroite à
Costa Merlata, et nous nous étendions sur la dalle de béton qui tenait lieu
de plage, sans même une serviette de bain. L’eau était, au gré du vent,
tantôt limpide, tantôt boueuse, mais en général la mer était calme, bleu vif
dans les zones profondes, verte près du rivage. Nicola et Bern plongeaient
du point le plus élevé de la falaise. En bas, Tommaso et moi attribuions
des notes. Nous ne savions pas nous parler. De minuscules poissons de
fond me mordillaient les talons et les chevilles, je les chassais en agitant
les pieds, mais un instant après ils étaient de nouveau là.
Puis Bern et Nicola nous rejoignaient à la nage. Bern me soutenait
d’une main en cachette, il écartait mon maillot, sans cesser de discuter
avec les autres.
Le soir nous allions au Scalo. Une coopérative de jeunes s’était
installée sur l’étendue de roche qui séparait le maquis de la mer, près
d’une tour de guet abandonnée. Il y avait là quelques bancs et quelques
tables autour d’une caravane peinte en rose ; un filet de musique
s’échappait en grésillant des enceintes, et il valait mieux ne pas se
déchausser pour danser, à cause des fossiles tranchants incrustés dans le
rocher. Bern et les autres connaissaient tout le monde, ils n’arrêtaient pas
de saluer des gens. Je me retrouvais toujours à l’écart, sirotant une bière
dans mon coin, seule ou en compagnie d’un inconnu à l’air défoncé.
Une nuit, je fus abasourdie en voyant Bern et Tommaso avaler un
sandwich aux pezzetti. J’étais certaine que manger de la viande de cheval
constituait, pour Cesare, une très grave infraction à la règle. Nicola
grignotait ses frites avec indifférence, comme s’il était habitué à cette
attitude, mais quand Bern lui dit, après avoir ôté du dos de la main le
ketchup de ses lèvres, un jour je dévorerai aussi une des belles poules de
ton père, il bondit et le défia de toute sa taille. Bern et Tommaso se
moquèrent de lui en agitant les coudes comme deux poulets.
Vers minuit, nous retournions à la voiture en parcourant le sentier entre
les buissons de myrte, chacun agrippé aux épaules de celui qui le
précédait.
Une fois à la villa, les garçons descendaient pour m’escorter jusqu’à
l’entrée. À cette heure-là, la piscine était attirante, aussi envisagions-nous
en plaisantant d’y plonger tout habillés, ce qui nous vaudrait des jets de
pierres de la part de mon père ; mais nous ne cédâmes jamais à cette envie.
De la fenêtre de ma chambre, j’entendais la Ford redémarrer. J’avais les
cheveux crêpés par le sel, les doigts qui sentaient le tabac, les idées
embrouillées par la bière, et je n’avais jamais été aussi heureuse.
Puis la cannaie ne nous suffit plus. L’idée du lit devint une fixation
pour Bern. Lorsque je lui demandais ce que cela changerait, il me livrait
une réponse vague :
— On peut essayer beaucoup plus de trucs.
Mais nous ne savions comment faire : Cesare était toujours à la ferme,
et à la villa Cosimo et Rosa montaient une garde constante. Nous
examinions sans cesse toutes les possibilités.
En attendant, la Saint-Laurent était passée, et la chaleur n’avait plus la
même intensité, l’été s’atténuait un peu. Tout ce qui nous entourait
transmettait un sentiment d’urgence.
— Je viendrai la nuit, finit par déclarer Bern tout en dessinant, du bout
des doigts, des cercles autour de mon nombril.
— Où ça ?
— Chez toi.
— Tu te feras prendre. Nicola prétend que, de vous tous, c’est lui qui a
le sommeil le plus léger.
— Ce n’est pas vrai, c’est moi. Et, de toute façon, Nicola n’est pas un
problème.
— Et si mon père nous entend ?
Bern tourna la tête. Ses yeux étaient tout près des miens, presque
insoutenables.
— Je ne fais pas de bruit. C’est toi qui devras faire attention.
Plusieurs jours s’écoulèrent toutefois avant le passage à l’acte, et
pendant ce laps de temps nous évitâmes la cannaie, car Bern était
concentré sur les détails. Je le regrettais, mais je ne le lui dis pas. C’était
juste un aveu parmi d’autres que je n’arrivais pas à formuler cet été-là,
comme, par exemple, le fait d’être tombée amoureuse de lui. J’essayais de
toutes mes forces de chasser le sentiment que conquérir mon lit était
devenu, à ses yeux, plus important que d’y être avec moi, même si ce
soupçon me tourmentait de plus en plus quand, l’après-midi, il me prenait
par la main et, au lieu de me conduire au-delà des lauriers-roses,
s’engageait sur le sentier.
Nous examinions en cachette la maison de ma grand-mère.
— Je peux poser un pied sur cette saillie puis m’agripper à la
gouttière, disait Bern. Tu sais si c’est résistant ? De là, je devrais arriver
au rebord de la fenêtre, mais il faudra que tu m’aides. Tu te pencheras
quand tu entendras ce son.
Il rentrait sa lèvre inférieure et poussait un sifflement semblable au
chant d’un oiseau.
Le soir en question, nous boudâmes le Scalo. Bern dit aux autres qu’il
n’en avait pas envie : après tout, nous y avions passé toutes nos nuits,
n’étions-nous pas capables d’inventer autre chose ?
— Genre ? interrogea Nicola, un peu vexé.
— Genre acheter de quoi boire et l’emporter sur la place.
Bern avait toujours le dernier mot, aussi nous allâmes à Ostuni. Sur la
piazza Sant’Oronzo, des enfants couraient dans tous les sens. Nous nous
assîmes au milieu, au pied de la statue du saint. Une dizaine de jours nous
séparaient de la fête patronale, mais les illuminations avaient déjà été
installées et Bern nous laissa entrevoir combien il serait agréable d’avoir
les mêmes à la ferme.
Nous avions acheté une grande bouteille de bière : c’était moins cher
et surtout nous aimions nous la tendre, boire en partageant notre salive.
— Mon père m’a demandé s’il y avait d’autres filles avec nous, dis-je.
— Qu’est-ce que tu as répondu ? lança Tommaso.
— J’ai dit : Évidemment.
J’avais le dos contre les genoux de Nicola, les jambes allongées sur
celles de Tommaso et la tête de Bern sur mon épaule. Les garçons
n’avaient jamais été autant collés à moi, et cela me plaisait. Et puis il y
avait le secret, notre projet pour la nuit.
Quand nous regagnâmes le parking, vers une heure, le centre historique
était assiégé par les voitures. Elles formaient une guirlande de phares
ininterrompue qui courait autour de la ville blanche. Près de la Ford se
tenaient des jeunes qui avaient posé des bouteilles sur son toit. Nicola leur
dit de les enlever – un peu brusquement peut-être, mais pas au point de
justifier le ton sur lequel l’un d’eux lui enjoignit de répéter en ajoutant s’il
te plaît.
Bern me barra le passage. Je vis Nicola saisir les bouteilles et les
placer l’une après l’autre sur la voiture du groupe. Ses membres
poussèrent en chœur un cri qui raillait sa bravade. Immobile, Bern
m’empêchait d’avancer, son bras droit tendu en guise de protection.
Puis un garçon en maillot de surfeur rouge et chaussures Nike
immaculées offrit une bière à Nicola.
— Détends-toi, chef. Bois un coup.
Nicola secoua la tête, mais l’autre insista :
— Pour faire la paix.
Nicola avala une gorgée et lui rendit la bouteille. Il ouvrit la portière
de la Ford. Les choses en seraient restées là, il aurait reculé et nous serions
montés pour nous unir à la ribambelle de voitures qui se dirigeait vers
Speziale si un autre membre du groupe n’avait pas indiqué Tommaso en
disant :
— On l’a lavé à l’eau de Javel ?
De sa main ouverte, Nicola lui assena un coup très rapide en plein
visage. C’était la première fois que je voyais une personne en agresser une
autre de cette façon. Je serrai le bras de Bern, qui n’avait pas bougé d’un
pouce, comme s’il avait tout prévu à l’instant précis où nous étions arrivés
sur le parking.
Les garçons du groupe étaient abasourdis. Je les comptai : ils étaient
cinq, probablement plus jeunes que nous et, pour sûr, moins forts que
Nicola. Sans doute perçurent-ils eux aussi leur infériorité, car le coup qui
s’ensuivit était faible, presque un dû : Nicola n’oscilla même pas. Avec la
même rapidité que précédemment, il agrippa son assaillant par les épaules
et le plaqua contre l’automobile, puis il se pencha sur lui et murmura une
phrase qu’aucun de nous n’entendit.
Des voitures traversaient le parking au pas, nous éclairant de leurs
phares, mais aucune ne s’arrêta. Nous montâmes dans la nôtre, Tommaso
et moi derrière, Bern et Nicola devant.
Une fois sur la chaussée, bloqués dans la file, ils se mirent à hurler
sous l’effet de l’excitation. Bern mima la tape de Nicola, puis lui tâta les
muscles des épaules et du cou, comme à un boxeur.
De retour à la maison, je trouvai ma grand-mère au salon. Elle s’était
endormie devant le téléviseur allumé. Je lui effleurai un bras et elle
sursauta.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle en se massant les joues.
— À Ostuni. Sur la place principale.
— Il y a une pagaille horrible à Ostuni. Tous ces touristes vulgaires…
Tu veux une tisane ?
— Non, merci.
— Sois gentille, prépares-en une pour moi.
Quand je lui apportai la tasse, elle était immobile à la même place, les
yeux écarquillés, face à l’écran.
— C’est le brun ? dit-elle sans tourner la tête.
La tasse teinta sur la petite assiette.
— Quoi ?
— Oui, c’est le brun. L’autre aussi, le vrai fils, est mignon. Mais le
brun a sans aucun doute plus de charme. Comment s’appelle-t-il ?
— Bern.
— Bern, c’est tout ? Ou Bern comme Bernardo ?
— Je ne sais pas.
Elle garda le silence un instant. Puis elle déclara :
— J’essayais de me rappeler ce qu’on faisait le soir quand j’avais ton
âge. Tu sais ce qu’on faisait ? On allait sur la place principale d’Ostuni. Il
est gentil avec toi ?
— Oui.
— C’est ce qui compte.
— Je monte la tisane dans ta chambre. Tu pourras t’allonger.
Elle me suivit dans l’escalier. Avant de la quitter, j’ajoutai :
— Ne le lui dis pas, s’il te plaît.
Je pris son sourire pour un oui. Dans le couloir, je m’immobilisai
devant la porte de mon père et entendis sa respiration profonde.
Je me douchai, ôtai et remis mon short de pyjama, essayai au moins
quatre tee-shirts différents, m’allongeai sur le drap, puis m’assis sur une
chaise en songeant que Bern n’aimerait peut-être pas se coucher dans un
lit tiède. La pensée de ce qui était naturel à la cannaie m’inquiétait à
présent.
À trois heures, je me dis qu’il ne viendrait pas : il n’avait peut-être pas
réussi à sortir, ou il avait oublié. Je me concentrai sur la seconde
hypothèse. Oui, la bagarre frôlée avait chassé notre rendez-vous de son
esprit.
Mais bientôt j’entendis un claquement. J’imaginai son pied sur la
gouttière. Je m’obligeai à ne pas bouger jusqu’au sifflement. Quand il
retentit, j’ouvris les volets et aidai Bern à monter. Il m’embrassa avec
fougue. Son haleine sentait la bière, il ne s’était pas lavé les dents ou avait
peut-être de nouveau bu. Ses mains cherchèrent mes seins, d’abord à
travers le tee-shirt, puis après l’avoir enlevé.
— Tu es tendue, déclara-t-il sans cesser de me caresser et de me
déshabiller.
— J’ai peur qu’on nous entende.
— On ne nous entendra pas.
Il s’écarta pour regarder le lit, contre le mur.
— Tu veux te mettre sur le drap ou dessous ?
— Je ne sais pas.
— Moi, je préfère dessus. Et la lampe ? On la laisse allumée ?
Nous nous agenouillâmes sur le lit, face à face. Il s’était également
déshabillé. Le voir ainsi, nu en pleine nuit, son érection dans la tache
sombre des poils, me coupa le souffle.
Il se pencha vers moi avec la même frénésie qu’avant, mais cette fois
je l’arrêtai. Je lui dis que nous ferions ça d’une autre façon, que nous
ferions ça doucement. Nous étions sur le lit et nous avions tout notre
temps. Il recula, l’air embarrassé. Alors je m’avançai, l’invitai à
s’allonger et posai un genou de chaque côté de sa taille.
Je commençai à me frotter contre lui d’avant en arrière, du ventre
jusqu’aux jambes, d’avant en arrière, d’abord lentement puis de plus en
vite, jusqu’à ce qu’une sensation se forme à l’endroit où nous étions en
contact, une sorte de chaleur qui me monta aussitôt à la gorge. C’était la
première fois que cela se produisait.
Bern fixait sur moi un regard stupéfait, les mains posées sur le drap,
comme s’il craignait de m’interrompre. Le voir ainsi me procura une autre
décharge.
Ma première pensée, après, fut que nous avions fait trop de bruit, que
j’avais crié, ou qu’il avait crié, lui. Je ne m’étais plus rendu compte de
rien.
— Je voyais ça autrement, dit-il. Tu ne m’as même pas laissé bouger.
— Pardon.
— Non, se hâta-t-il d’ajouter. Ça allait.
Le front contre sa clavicule, j’avais envie de dormir, mais je sentais
ses muscles encore tendus.
— Il faut que je m’en aille.
Je le regardai se rhabiller. Je n’étais pas gênée par ma nudité. Ce qui
me gênait, c’était d’avoir encore envie de lui alors qu’il se préparait à
regagner la ferme.
— Tu peux sortir par la porte.
Mais il grimpait déjà sur le rebord de la fenêtre. Je m’approchai. Il
commençait à descendre quand il leva une dernière fois la tête.
— Nicola a été génial, non ? Il nous a tous défendus.
Il posa un pied entre les pierres de la façade et sauta au sol. À la
hauteur de la piscine, il m’adressa un signe de salut, puis s’élança.
1. Petite construction typique des Pouilles caractérisée par des murs en pierres sèches et une
voûte en berceau. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
2. Littéralement « Viola libre ».
2
— J’ai perçu leur présence avant même de les voir, à leur odeur. Je
parle de Cesare et de Floriana. Savon, bonbon à la menthe et sillage de pet.
Je tremblais un peu, je crois. Cela me paraît normal aujourd’hui : tu as dix
ans et tu attends que des inconnus t’emmènent. Floriana s’est assise et m’a
caressé la main sans la prendre, Cesare est resté debout. Moi, j’avais
toujours le nez dans le creux de mon coude et je ne les regardais pas
directement, je voyais juste l’ombre de Cesare à la limite du sol et de la
cloison. Il m’a touché le menton, m’obligeant à soulever la tête. Il portait
encore une moustache, qu’il lissait quand il était ému. C’est ce qu’il a fait
après m’avoir donné son nom. Mais je le connaissais déjà : les assistantes
sociales m’avaient parlé de Floriana et de Cesare, elles m’avaient tendu
une photo qui les montrait enlacés devant un mur jaune. L’une d’elles
avait commenté : Deux personnes pieuses. « Regarde-le, a dit Cesare à
Floriana. Il ne te rappelle pas l’archange Michel ? Dans le tableau de
Guido Reni. »
Puis il s’est tourné vers moi. « L’archange Michel a vaincu un terrible
dragon. J’ai envie de te raconter son histoire du début à la fin, Tommaso.
Heureusement, nous aurons le temps en voiture. Maintenant rassemble tes
affaires. »
Mais en voiture, il n’a rien raconté. Il a juste ajouté que leur maison se
situait sur la ligne de l’archange, une ligne qui allait de Jérusalem au mont
Saint-Michel. C’était peut-être là toute l’histoire.
J’essayais de mémoriser la route, la direction dans laquelle se trouvait
mon père, mais, entre l’infinité d’arbres identiques et les murets en pierres
sèches, j’ai perdu l’orientation. Et quand nous sommes descendus de
voiture, j’avais l’impression d’être inaccessible. « Je m’occupe des sacs, a
déclaré Cesare. Toi, va chercher tes frères. – Je n’ai pas de frères,
monsieur. – Tu as raison. J’ai parlé trop vite, pardonne-moi. Tu décideras
du nom que tu leur donneras. Mais dépêche-toi, ils sont sûrement dans les
parages. Derrière les lauriers-roses. »
J’ai traversé les buissons et erré un moment dans l’oliveraie, au début
tout près de la maison, puis de plus en plus loin. J’avais encore l’espoir
insensé de m’enfuir, de retrouver l’institut à quelques pas de là. Je n’étais
pas habitué à la campagne. Je m’apprêtais à rebrousser chemin quand j’ai
entendu une voix m’appeler : « Ici, en haut ! »
J’ai tourné sur moi-même, mais je n’ai vu personne, juste des arbres
espacés. « Au mûrier, a dit la voix. – Je ne sais pas reconnaître les
mûriers. »
Il y a eu un silence, puis j’ai entendu des pas. Bern a surgi de l’ombre.
Il a expliqué : « Ça, c’est un mûrier, tu vois ? »
Je me suis approché, il faisait noir et frais sous le feuillage. Une
échelle menait à une cabane construite au milieu des branches. Bern
m’examinait. Il m’a effleuré la joue et a prononcé cette phrase : « Tu es
extrêmement blanc, tu as l’air très fragile. »
J’ai répondu que je n’étais pas du tout fragile. Il a grimpé à l’échelle et
je l’ai suivi. À l’intérieur de la cabane, Nicola était assis en tailleur. « Tu
as vu comment il est ? » lui a lancé Bern, mais Nicola n’a même pas
daigné m’accorder un coup d’œil. « Au moins, il a le courage de monter,
lui. »
En effet, la cabane ne me donnait pas une impression de grande
stabilité. J’ai voulu savoir si c’étaient eux qui l’avaient construite, mais ils
m’ont ignoré. « Tu sais jouer au skat ? a demandé Nicola. – Je sais jouer
au poker. – C’est quoi, ce truc ? Assieds-toi, on va t’apprendre le skat. Il
nous manquait justement un troisième. »
Ils ont énuméré les règles dans le désordre et en parlant en même
temps. Pendant le reste de l’après-midi, nous n’avons pas prononcé
d’autres mots que ceux du jeu. Puis ils ont dit que le moment de prier était
arrivé. Comme je priais aussi à l’institut, ça ne m’a pas étonné. Je ne
pouvais pas imaginer à quel point ce serait différent. Nous avons descendu
l’échelle l’un après l’autre. Derrière les lauriers-roses, nous avons vu
briller l’ampoule nue de la tonnelle. Bern a placé un bras autour de mon
cou et je l’ai laissé faire. Je n’avais jamais eu de frères, et avant ce jour-là
je ne savais même pas que c’était ce genre de frères que je souhaitais.
Il se racla la gorge.
— Au cours des heures suivantes, Cesare et moi avons évité de nous
croiser et, lorsque cela arrivait, nous détournions les yeux. Je sentais la
trahison partout : Bern et toi, Cesare caché au milieu des roseaux, Nicola
vers sa nouvelle vie à Bari.
Au dîner, Cesare a prononcé une prière plus longue que d’habitude. Il
tenait Floriana par la main et plissait les paupières, il les plissait si fort
que ses tempes étaient striées de blanc quand il les a rouvertes. Il a fouillé
la poche de son pantalon et en a tiré une feuille de papier pliée. « Il y a
longtemps que je voulais vous lire cette homélie. Je ne m’en suis souvenu
qu’aujourd’hui. »
M’a-t-il lancé un regard avant de poursuivre ? C’est possible, je n’en
suis plus certain. Il a lu : « Le Père lui-même n’est pas impassible ! Si on
le prie, il a pitié, il compatit, il éprouve des tendresses et il se met dans
une condition compatible avec la grandeur de sa nature. »
Pendant quelques secondes il est resté là, debout parmi nous qui étions
assis, hésitant, puis il a ajouté : « Des tendresses que nous possédons tous.
Chacun d’entre nous. Nous sommes parfois incapables de nous y opposer.
Nous aimerions imiter Jésus, mais… »
Il s’est interrompu une nouvelle fois. Il semblait de plus en plus
troublé. « Il est tard. Mangeons. »
Il s’est assis sans se signer. Pour la première et la dernière fois.
Je savais que Cesare avait choisi cette homélie pour moi. Avait-il
voulu se justifier ? Me demander pardon ? Il ne pouvait pas imaginer
combien j’étais solidaire. Les autres l’aimaient peut-être parce qu’ils
l’estimaient infaillible, mais pas moi. Moi, je l’aimais, un point c’est tout.
Ce soir-là, au Scalo, je me suis caché derrière la caravane et j’ai bu
autant que je pouvais. Je n’ai aucun souvenir du retour, mais je me
rappelle qu’une fois dans la chambre Bern s’est approché de mon lit, a
posé une main sur mon front et m’a demandé si je voulais du jus de citron.
Je lui ai dit de me laisser tranquille.
Le lendemain matin, Cesare m’a invité à le rejoindre sous le chêne
vert. Assis sur le banc, il affichait son expression des bons jours. Il avait
enfilé sa tunique. Il a tambouriné sur la place libre à côté de lui. « Je me
suis levé très tôt, a-t-il déclaré, il faisait encore nuit, je crois que vous
veniez juste de rentrer. Je suis allé dans la chambre de Nicola, puis dans la
vôtre, je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Je vous ai regardés dormir
un moment. Il est toujours miraculeux de regarder l’innocence dormir. Et,
même si vous ne le croyez plus, vous êtes encore le miroir de cette
innocence. Vous l’êtes encore, oui, même si vous avez maintenant du poil
aux joues. »
Ce n’était pas vrai. J’avais juste un duvet qui se voyait à contre-jour,
comme les filles.
Il a continué : « Je repensais au jour où Floriana et moi sommes venus
te chercher. Je me rappelle que je lui ai dit : ce garçon est destiné à un
avenir extraordinaire. »
D’une main, il a lissé le bas de sa tunique et a pincé le bord entre les
genoux. Sous le chêne vert, nous autres adolescents n’étions pas censés
parler sans être interpellés, voilà pourquoi j’ai gardé le silence.
Il a poursuivi : « Il me semble que c’était hier, alors qu’il s’est
écoulé… combien d’années ? – Huit. – Huit, miséricorde ! Et tu seras
majeur dans quelques jours, un homme à tous les points de vue pour notre
société. Mais il me semble que nous en avons déjà parlé. – Oui, je crois. –
Donc, comme tu le sais, Tommaso, le moment de trouver ta voie, de
suivre ton chemin est arrivé. »
J’ai senti mon corps s’affaisser. « Je pensais rester jusqu’à la fin de
mes études. Jusqu’au diplôme. »
Cesare a passé un bras autour de mes épaules. « Oh, ç’aurait été
possible, bien sûr, si j’avais continué à être ton, votre, tuteur. Mais
l’instruction publique vous appelle, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas, je
comprends ce désir. Le Seigneur aussi le comprend, il l’a peut-être suscité
parce qu’il a un projet précis pour vous. Qui sommes-nous pour nous y
opposer ? En y réfléchissant bien, à ton âge j’organisais déjà mon premier
voyage. Je n’avais pas un sou en poche, mais je suis allé jusqu’au Caucase
en stop. »
Il était impossible d’être assis confortablement sur le banc, c’était sans
doute une des raisons pour lesquelles Cesare nous y attirait. Mais il
répétait : c’est l’impatience qui agite vos muscles. « Tu vas fréquenter un
véritable établissement scolaire, en tant que majeur, il n’y a donc plus de
raison pour que tu restes ici. J’ai parlé à une de mes connaissances, Nacci.
Il possède un domaine à Massafra. Un endroit magnifique, peut-être un
peu trop luxueux à mon goût, mais enchanteur. – Massafra est à plus d’une
heure de car d’ici. – Il y a un lycée, qu’est-ce que tu crois ? » a répondu
Cesare avec un sourire.
Puis il a repris brusquement son sérieux. J’ai eu l’impression de lui
revoir l’expression de la veille, lorsqu’il s’était immobilisé devant moi
pendant une fraction de seconde. « Nous nous sommes déjà entendus. Tu
pourras t’y installer la semaine prochaine. Tu seras très bien accueilli et
Nacci a juré que le travail ne serait pas pénible. Tu gagneras un peu
d’argent pendant la journée et, le soir, tu auras la possibilité de suivre les
cours en ville. – Floriana est au courant ? ai-je demandé, espérant qu’elle
le persuaderait peut-être de me garder encore un peu. – Oh, c’est elle qui a
eu l’idée de Massafra ! Je n’y avais pas pensé. – Et les autres ? – Nous le
leur dirons plus tard. Ensemble, si tu en as envie. Et maintenant serrons-
nous la main. »
Je lui ai tendu la mienne sans force et, tandis qu’il la serrait, je me suis
demandé si c’était vraiment la dernière fois que je touchais ses doigts
moites. Les mots justes se pressaient à mes lèvres, je ne lui dirai pas ce
que j’ai vu, je te le promets !, mais ce n’était pas le genre de phrases qui
étaient admises sous les branches accusatrices du chêne vert. « Prions pour
ta nouvelle aventure, a-t-il dit. Pour que le Seigneur soit à tes côtés à
chaque instant. »
Mais je n’ai pas écouté la prière. Je regardais la maison, Nicola sur la
balancelle, Bern qui le taquinait en poussant le dossier, les grappes de
tomates et les tresses d’oignons accrochées au mur. Une pioche
abandonnée par terre. Je n’arrivais pas à croire que ma vie s’achevait de la
sorte, subitement, une deuxième fois.
— Ce n’est pas bien, me disais-je, ce que nous faisons n’est pas bien.
C’est immoral. Et pourtant, dès que je le pouvais, je retournais là-bas. Pas
souvent, en réalité, quatre fois ou peut-être cinq en tout. Oui, au maximum
cinq, répéta-t-il, peut-être six. Après mon travail au Relais, j’enfourchais
l’Atala, coupais par Martina Franca et fonçais sur la côte. Je voulais
arriver le plus vite possible à la tour.
Quand j’ai demandé à Nacci la énième autorisation de m’absenter, il a
dit : « Il y a une fille là-dessous. » Je n’ai pas répondu. Au fond, ce n’était
pas un mensonge. « Un bel âge que le vôtre, un âge unique, a-t-il ajouté
avant de tirer de sa poche cinquante mille lires. Amène-la au restaurant. »
J’ai utilisé cet argent pour acheter des pâtes et de la poitrine fumée,
des Snickers et deux bouteilles de primitivo. Nous avons cuisiné sur le
réchaud, près de la rampe, pour que la fumée sorte au moins en partie. À
l’extérieur de la tour, les journées allongeaient, elles me pesaient. Je
préférais désormais la nuit éternelle de la tour, la lumière froide de la
lampe de camping.
Ce soir-là nous avons fumé du tabac à la pomme avec un narguilé que
Nicola avait acheté à un marché aux puces de Bari et nous nous sommes
soufflé la fumée au visage. Puis nous avons joué aux ombres chinoises sur
les murs : Nicola était un chien de profil, Bern un rat, Violalibera un paon
et moi une chauve-souris. Nos ombres animales s’effleuraient, se
taquinaient. Mais nous étions pires que des animaux.
Un jour, lors d’une réception, Corinne m’a attrapé par la manche. J’ai
failli renverser le plateau des hors-d’œuvre. « Alors, tu n’as plus envie de
te défoncer ? a-t-elle dit. – Non. Euh, si. Pourquoi ? – Tu ne descends plus
à la cave. – Je suis juste un peu fatigué. – Où tu vas ? – Nulle part. »
Les invités s’étaient déjà déchaussés, ils se promenaient sur la pelouse
entre les cycas. Elle a insisté : « On raconte que tu as une petite copine à
Pezze di Greco. – Et tu le crois ? – Pourquoi je ne devrais pas ? » Elle
avait du mal à ravaler son ressentiment. « Ce n’est pas vrai, ai-je répondu
d’un filet de voix. – De toute façon je ne vois pas pourquoi ça devrait
m’intéresser, hein ? Hein, Blade ? »
Elle a écrasé sa cigarette dans une fente entre deux pierres du mur.
« Comme tu veux », a-t-elle dit avant de s’éloigner en me heurtant
l’épaule.
J’ai vraiment laissé tomber le plateau. Les verrines contenant des
crevettes à la sauce rose se sont répandues sur le sol. J’ai remis en place
celles qui étaient encore présentables et les ai distribuées aux invités.
Plus tard, j’ai emballé les restes de la soirée : des boulettes à la viande,
des carrés d’aubergines à la parmesane, des beignets de légumes qui
s’abîmeraient à l’intérieur des serviettes en papier, mais que nous
mangerions quand même, ramollis et froids.
On était en juin, la saison du Scalo allait commencer. Des tables et des
bancs étaient déjà empilés sur le terre-plein rocheux, la caravane rose du
bar se détachait sur la mer.
Désormais je grimpais dans la tour et descendais l’escalier sans
allumer la lampe, en tâtant les murs farineux. « Beignets », ai-je annoncé
en faisant glisser mon sac à dos.
Et je l’ai répété puisque personne ne répondait.
C’est Nicola que j’ai vu le premier. Assis sur le matelas, la tête entre
les mains. Il ne s’est pas tourné vers moi. Une phalène se heurtait à la
lampe. Je me suis demandé comment elle était arrivée là. Bern était
allongé par terre, sur le dos, les mains croisées sur la poitrine. J’ai sorti le
sachet des restes et l’ai agité devant lui. « Laisse-le tranquille, a dit
Nicola, il a mal au dos. »
Bern n’a pas bougé, il avait les yeux fermés. Si je n’avais pas su qu’il
ne priait plus depuis longtemps, j’aurais pu penser qu’il le faisait.
Aujourd’hui je me dis qu’il priait peut-être vraiment cette fois-là. J’ai
demandé : « Où est Violalibera ? »
Pas de réponse. En réalité, j’étais soulagé de ne pas la trouver là. Nous
serions enfin entre nous, comme autrefois. J’ai regardé Bern, qui appuyait
maintenant les doigts sur sa poitrine. « C’est sans doute l’humidité qui t’a
pénétré les os. – Combien d’argent tu as ? » m’a lancé Nicola.
J’ai fouillé la poche de mon pantalon et approché mon portefeuille de
la lampe. « Quinze. Tu en as besoin pour quoi ? – Combien tu en as de
côté ? – Je vous apporte toujours de quoi manger. » Personne d’autre ne
s’en chargeait. Nicola dépensait l’argent que ses parents lui versaient
chaque mois pour sa vie à Bari et son essence, Bern et Violalibera ne
possédaient rien. « Ce type ne te paie pas pour jouer aux cartes ? a
continué Nicola. – Je ne joue pas aux cartes. Je suis le croupier. »
Soudain j’ai remarqué qu’il avait les larmes aux yeux. Alors que je lui
donnais le montant de mes économies, pas la somme réelle, environ la
moitié, il s’est de nouveau pris la tête entre les mains. « Vous en avez
besoin pour quoi ? » ai-je demandé.
Personne n’a répondu. La phalène s’était posée sur le point le plus
lumineux, elle semblait vibrer. Bern a fini par prendre la parole,
s’adressant au plafond d’une voix fatiguée. « Vas-y, Nicola, dis-le-lui. –
Pourquoi tu ne le dis pas, toi ? – Alors, vous en avez besoin pour quoi ? –
Il semblerait qu’on ait fait une connerie », a répondu Nicola.
Son rire a éclaté dans le refuge, totalement inattendu. « Une grosse
connerie, oui. »
Il a brusquement cessé de rire et s’est mis à trembler. La phalène a
recommencé à voler nerveusement en cercle, me frôlant le visage. « Elle
est enceinte », a annoncé Bern.
Une fois calmé, Nicola a plongé les yeux dans les miens. « Et si c’était
toi ? Le petit naîtra avec des cils tout blancs. »
Il a de nouveau cédé à un rire hystérique. Bern s’est levé lentement. Il
a croisé les jambes et essayé de bouger les épaules. Les élancements dont
il souffrait, disait-il, partaient des tempes et s’unissaient comme deux
branches pour descendre le long de sa colonne vertébrale jusqu’à l’aine.
Cela durait parfois une semaine. Mais tu le sais.
« Sortons », a-t-il jeté.
Je l’ai aidé à se lever puis à monter l’escalier. Là où les marches
manquaient, il s’est laissé glisser. Nous avons traversé les broussailles et
nous sommes assis sur le crochet d’attelage de la caravane. Bern scandait
tout bas ses mots. « Il y a un médecin à Brindisi. Il s’occupe de tout
discrètement. Mais il veut, paraît-il, un million. »
J’ai demandé une nouvelle fois où était Violalibera. Nicola a fondu en
larmes. Bern l’observait, l’air détaché. « Pour l’instant, nous avons deux
cent mille lires, a-t-il continué en grimaçant. Floriana en donnera autant à
Nicola la semaine prochaine. Avec ton argent, on arrive presque à cinq
cents. »
Nicola paniquait. « Vous vous rappelez les paroles de Cesare ? Hein ?
Vous vous rappelez ? »
J’avais peur qu’on ne nous entende s’il continuait de parler aussi fort,
mais il n’y avait personne dans un rayon de plusieurs kilomètres, juste des
geckos tapis sous les buissons, juste des crabes cachés dans les fentes des
rochers.
Bern lui a pressé un bras, mais il s’est dégagé. « Qu’arrive-t-il aux
enfants tués avant leur naissance, vous vous souvenez ? – Tu te conduis de
façon irrationnelle, Nicola. La réincarnation n’existe pas, le châtiment
n’existe pas et il n’y a pas d’être divin. Nous en avons déjà parlé. Si tu
avais lu L’Unique… – Tais-toi ! C’est à cause de ce bouquin qu’on en est
arrivé là ! – Les poissons », ai-je murmuré.
Certaines tribus, racontait Cesare, jetaient les nouveau-nés morts dans
les torrents, car ils n’avaient pas encore d’âme et, sans âme, ils ne se
réincarneraient pas. Elles les donnaient à manger aux poissons pour que
l’âme les trouve là. « Nous serons damnés », a ajouté Nicola en
pleurnichant.
Qui n’offre pas l’hospitalité à un visiteur se réincarnera en tortue,
prétendait Cesare. Qui tue un animal adulte deviendra fou. Qui mange de
la viande sera de couleur rouge ou rousse, une coccinelle ou un renard. Qui
vole rampera. Qui tue un être humain renaîtra comme la plus abominable
des créatures, voilà ce qu’affirmait Cesare. Puis il ajoutait : Priez notre
Seigneur Dieu afin qu’il ait pitié de vous, demandez sans cesse son
pardon.
J’ai dit : « En réalité, j’ai deux cent mille. J’ai menti tout à l’heure.
J’ai deux cent mille lires au Relais. – Alors on est à six cents. Il nous
manque quatre cents. – Peut-être deux cent quarante, je ne sais pas. Il faut
que je vérifie. »
Nicola s’est redressé. « Vous ne m’avez pas entendu ? Vous avez tout
oublié ? Dieu nous haïra ! Il nous hait déjà ! » De nouveau Bern a répondu
d’une voix paisible : « Il reste toujours une autre solution, si celle-ci ne te
satisfait pas. »
Nicola a lancé un regard circulaire, égaré. Il s’est éloigné de quelques
pas et s’est arrêté. Tout ce vide… « Tu vois ? a dit Bern. Il n’y a que nous.
Les grands égoïstes. Il n’y a aucun dieu pour nous haïr. »
Son calme m’effrayait plus que le désespoir de Nicola, mais c’était
peut-être la raideur de son dos qui lui donnait cet air imperturbable. Il a
poursuivi au prix d’un effort : « Tout ce que Cesare nous a raconté est un
mensonge. La vie humaine n’est que… »
Mais Nicola a sauté sur lui et l’a secoué avec rage. « Cesare est mon
père ! Mon père, tu as compris, fumier ? Il n’y a que toi qui mens, Bern !
Regarde dans quelle galère tu nous as fourrés ! »
Je l’ai attrapé par le cou, l’obligeant à lâcher Bern pour se libérer de
mon étau. Quand j’ai desserré ma prise, il a commencé à tousser. « On
trouvera l’argent qui manque », a promis Bern.
Soudain la fatigue s’est abattue sur nous. J’ai regardé l’étendue de
rochers et c’est alors que j’ai vu une silhouette debout au bord, une ombre
légèrement plus sombre que le reste, au loin. Violalibera.
Plus près de nous se trouvaient les taches de sable sur lesquelles nous
avions dansé l’été précédent. Mais nous avions tout oublié. Le temps de la
danse avait pris fin d’un coup, la grâce et la jeunesse s’étaient
brusquement évanouies.
La nuit est faite pour dormir, voilà ce que disait aussi Cesare avant
d’éteindre la lumière de notre chambre, avant de nous gratifier dans la
pénombre d’une dernière bénédiction murmurée. La nuit est faite pour
dormir. Mais nous, nous ne voulions pas dormir. Nous attendions qu’il se
soit éloigné dans le couloir, puis allumions une lampe de poche et
montions sur le lit de Bern. Sur ce radeau, nous poursuivions nos jeux
jusque tard dans la nuit, nos jeux d’enfants, des jeux innocents, puis de
plus en plus audacieux, de plus en plus dangereux, au fil des nuits. Soudain
j’ai vu la silhouette sauter de la falaise. Le bruit du plongeon était tout
juste audible. « Elle s’est jetée à l’eau », ai-je dit sans réussir à bouger.
Bern et Nicola se sont retournés et ont couru vers la falaise en hurlant
le nom de Violalibera. Alors je les ai suivis. Nous avons atteint le bord des
rochers et crié tous les trois. Les vagues heurtaient la paroi en soulevant de
l’écume. Par chance, la lune brillait un peu, Nicola a indiqué un point dans
l’eau : « Là ! Elle est là ! »
Mais il n’a pas eu le courage de plonger. Bern l’a fait à sa place sans
regarder ce qu’il y avait dessous. « Putain ! » s’est écrié Nicola.
J’ai sauté à mon tour. L’eau était si froide qu’elle m’a coupé le souffle.
J’ai heurté quelque chose sur le fond, j’ai rejailli et nagé vers Bern qui
avait attrapé entre-temps Violalibera et lui tenait la tête hors de l’eau.
Nicola nous a rejoints. Nous nous sommes accrochés à elle jusqu’à ce
qu’elle dise : « Ça va, lâchez-moi ! Lâchez-moi ! »
Nous avons nagé vers le rivage et nous sommes aidés mutuellement à
grimper sur les rochers. Le courant m’a repoussé deux fois avant que je
parvienne à me hisser.
Je tremblais de froid. Violalibera nous a dit d’ôter nos vêtements :
sinon nous attraperions une pneumonie. Nous lui avons obéi, nous avons
tout enlevé. Puis elle nous a ordonné de nous rapprocher pour la
réchauffer, et nous avons de nouveau obéi. Elle a éclaté de rire. « Je vous
ai fait peur, hein ? » s’est-elle exclamée tout en nous séchant à l’aide de
ses mains, de ses lèvres et de ses cheveux.
Je me suis retrouvé à genoux sur les rochers pointus, puis allongé sur
le dos. La peur nous avait excités. J’ai regardé le ciel avant qu’un des trois
autres ne l’obstrue. Malgré la lune on voyait d’innombrables étoiles.
Le lendemain Nicola m’attendait devant la cathédrale de Brindisi.
« Laisse ta mobylette ici, a-t-il dit, on y va à pied. – Pourquoi tu ne montes
pas ? – Je ne monte pas sur ces trucs-là, a-t-il répliqué avec un regard
méprisant. – Si je la laisse ici on me la volera. »
Mais il avançait déjà. Je l’ai suivi tant bien que mal en poussant
l’Atala, moteur éteint.
Nous nous sommes engagés sur la promenade du bord de mer. C’était
bizarre d’être là tous les deux en plein jour.
Soudain Nicola a déclaré : « J’ai réfléchi. Bern a passé plus de temps
que nous dans le refuge. Beaucoup plus de temps. – Qu’est-ce que ça veut
dire ? – Rien. Juste qu’il a passé plus de temps que nous avec Violalibera.
C’est un fait. Comment savoir ce qu’ils fabriquent en notre absence ? –
Nous y étions, nous aussi, Nicola. – Ça n’a pas pu m’arriver, j’en suis
certain. – Non, tu ne peux pas. »
Il m’a lancé un regard de travers. « De toute façon, tu prends toujours
sa défense. Tu ne vois même pas ce qu’il est devenu. – Et qu’est-ce qu’il
est devenu ? – Un fanatique, voilà. Et uniquement pour provoquer Cesare.
– Oui, mais Cesare… »
Nicola s’est brusquement immobilisé, et nous avons failli nous heurter
l’un à l’autre. « Quoi, Cesare ? Vous êtes toujours prêts à vous en prendre
à lui. Il vous a accueillis et entretenus. Sans Cesare, vous seriez
maintenant… – Il a détruit tous ses livres. – Tous ses livres ? C’est ce qu’il
t’a raconté ? Deux livres. Juste deux. – Deux », ai-je répété tout bas.
J’essayais de me rappeler les détails de ma conversation avec Bern
dans le dortoir du Relais. Mais deux ou cinquante, quelle différence ?
Nicola a dit : « Tu ignores comment il se conduisait avec Cesare. Il
n’arrêtait pas d’agiter ces blasphèmes sous son nez et de se moquer de lui.
C’est Bern qui devrait payer pour tout ça. C’est lui qui a commencé. »
Entre-temps nous avions atteint l’immeuble que nous cherchions dans
une rue de la vieille ville. Un de ses balcons vomissait les branches d’une
plante grasse, qui s’accrochaient à la balustrade comme des tentacules.
Nicola a vérifié le numéro sur une feuille de papier pliée dans sa poche.
« C’est ici, a-t-il annoncé. Sonne. – Pourquoi moi ? – Sonne, putain ! »
Une vieille femme nous a ouvert et, sans un mot, a reculé en laissant la
porte entrebâillée. Elle nous a indiqué le canapé d’un geste las, puis s’est
assise sur le fauteuil voisin, devant une émission de variétés à la
télévision. J’avais inventé une excuse à l’intention de Nacci, toujours à
propos de cette fiancée qui n’existait pas. En voyant les actrices sur
l’écran, j’ai pensé pour la première fois au Relais avec regret. À Corinne.
La voix d’un homme s’est élevée derrière nous. « Venez. »
Il avait une barbe épaisse et soignée, des lunettes à monture
transparente. Il nous a poussés dans la cuisine. « Où est-elle ? – Elle n’a
pas pu venir. – Je suis censé examiner l’un de vous ? – Nous ne pensions
pas…, commença Nicola avant de se taire sous l’effet de la honte. – À
quelle semaine en est-elle ? – Au début. Nous croyons, ai-je répondu
comme un idiot. – Qui est le père ? »
Cette fois, nous avons tous deux gardé le silence. Le médecin s’est
tourné vers l’évier et a rempli au robinet un verre qu’il a bu d’un trait. Il
l’a ensuite remis sur l’égouttoir sans le rincer. Il ne nous a rien offert. « Je
comprends, a-t-il murmuré. Elle est mineure, n’est-ce pas ? – Elle a seize
ans. – Il faut que vous me l’ameniez au plus vite, vous comprenez ? »
Il a prononcé ces mots d’un air las et dégoûté. On entendait le
bavardage de la télévision dans la pièce d’à côté. L’odeur typique des
vieillards flottait dans l’appartement. « L’opération coûte un million et
demi, a-t-il ajouté. – On nous avait dit un million », a répliqué Nicola,
soudain nerveux.
Le médecin nous a adressé une sorte de sourire. « Vous ne savez pas
qui est le père et vous ne savez même pas à quelle semaine elle en est.
Mais vous connaissez le prix, pas vrai ? Eh bien, le prix a changé. Si on ne
peut rien faire, je vous rendrai un million trois cent mille. Je ne garderai
que le coût de la consultation. – Comment ça, rien faire ? a répété Nicola.
– Docteur, ai-je dit. – Quoi ? – Comment ça se passe ? »
Il m’a dévisagé pendant quelques secondes. Puis il s’est retourné, a
ouvert un tiroir et y a pris un couteau. Il l’a brandi un moment pour bien
me le montrer, a posé la lame crantée sur la surface de la table et l’a frotté
dessus comme s’il raclait quelque chose, une patine. « Tu comprends
maintenant ? »
Nicola avait blêmi. « C’est vous, les responsables, a continué le
médecin. Pas moi. »
De retour au Scalo, nous avons oublié de manger. La musique nous
parvenait du dehors, ouatée. Violalibera a saisi un morceau de papier, elle
l’a enflammé avec un briquet, puis l’a laissé brûler entre ses doigts. Cette
flamme très brève a été ce que j’ai vu de plus lumineux en ces lieux.
Pendant quelques secondes elle a totalement dévoilé nos visages atterrés.
Nous avons compté une nouvelle fois l’argent : neuf cent mille. J’avais
épuisé toutes mes économies. « On n’y arrivera jamais », a dit Nicola.
J’avais peur qu’il ne repique une crise de nerfs. « Tu pourrais
demander un prêt, lui a lancé Bern. – Ah oui ? Et à qui ? – À tes camarades
d’université. Ils ont sûrement du fric. – Et pourquoi tu ne t’en occupes pas,
toi ? Tu passes ton temps ici à donner des ordres sans jamais rien foutre. »
Bern a souri. « À ce que je vois, tes études de droit ont amélioré ton
éloquence. »
Violalibera a ricané. Elle portait ce soir-là un débardeur qui lui
dénudait le nombril. Elle a tendu son pied nu vers le centre de la pièce,
vers Nicola, le lui a frotté sur la cuisse puis contre l’aine. Nicola l’a saisi
comme s’il voulait le broyer et l’a repoussé. « T’es tarée. »
C’est alors que Bern s’est tourné vers moi. Son mal de dos ne s’était ni
aggravé ni amélioré, mais il ne se plaignait plus. Il concentrait toute son
attention sur Violalibera, veillait à ce qu’elle ait à boire, à ce qu’elle soit
confortablement installée. Pour éviter de la laisser seule, il n’était pas
retourné à la ferme. J’ignorais ce qu’en pensaient Cesare et Floriana, s’ils
mouraient d’inquiétude : il n’en parlait pas. L’intérieur pourri de la tour
était devenu son nouveau domicile. Et au lieu de dormir sur le matelas, à
côté de Violalibera, il couchait contre le dallage, malgré son dos
douloureux, pour qu’elle ait davantage de place. « Il faut que tu trouves
l’argent qui manque, m’a-t-il dit. – Et comment ? – Au Relais, il y a
sûrement du liquide. – Tu veux que je le vole ? »
Il était assis devant moi, maigre, pâle. « Prends-le dans la caisse le
premier soir où il y aura de nombreux invités. Pas trop, laisses-en assez
pour ne pas éveiller les soupçons. Sois rusé. S’il le faut, fais ça en
plusieurs fois. – Bern, ai-je murmuré, non. Je t’en prie. »
Il a glissé sur ses fesses vers le matelas. Il s’est assis à côté de moi, a
poussé ma tête contre son épaule et m’a caressé le cou. « Pauvre
Tommaso. Nous te sommes tous très reconnaissants de ce que tu fais. –
Bern… » Il a tapoté tout doucement ma nuque. « Tu le sais, non ? »
Je crois que j’ai pleuré un moment, sans bouger. Mais je n’ai pas versé
de larmes : cet effondrement s’est produit en secret au fond de moi.
Sous le chêne vert, à une époque qui semblait maintenant étrangère à
celle que nous vivions, Cesare nous avait donné un cours sur les
commandements. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi : le Seigneur a
dicté à Moïse ce précepte en premier, mais pourquoi ? avait-il demandé.
Pourquoi ce précepte avant d’autres apparemment plus importants, avant
Tu ne tueras pas, par exemple ? Il nous avait dévisagés à tour de rôle.
Nous nous taisions. Alors il avait répondu pour nous, comme d’habitude :
lorsque le Seigneur est remplacé dans notre cœur, le reste n’est plus
qu’une dégringolade infinie et, pendant cette chute incessante, tous les
autres préceptes sont enfreints. Quand le Seigneur est remplacé dans notre
cœur, on en arrive toujours, immanquablement, à tuer.
Durant cette période, je m’en souviens, j’ai rendu visite à mon père en
prison. Au parloir, il n’y avait que lui, le gardien et moi. Il était assis de
l’autre côté de la table vide et brillante, une table identique à toutes celles
de la pièce. Malgré l’immobilité, on transpirait. Nous ne nous touchions
jamais les mains, c’était déjà le cas avant la prison. J’avais parfois
l’impression que mon père en avait envie, qu’il se serait volontiers penché
pour le faire, mais qu’il se l’interdisait. Au début, j’étais réticent, mais à
présent je l’aurais laissé prendre mes mains dans les siennes. « Tu as
appris à porter les assiettes en équilibre ? m’a-t-il demandé. – Trois à la
fois. Même quatre si quelqu’un les pose sur mes bras. – Quatre. Moi, je les
ferais toutes tomber. »
Il mettait toujours une chemise quand je venais le voir, la même, à
petits carreaux, les deux premiers boutons ouverts. Une fine croix en
argent se balançait à son cou. « Tu es triste, a-t-il dit. – Ça va. – C’est une
fille ? Une fille que tu as rencontrée à Massafra ? »
J’ai baissé la tête. Il a écarté légèrement les doigts, où le sang a afflué,
puis il a refermé les poings. C’est peut-être moi qui l’ai mise enceinte,
papa. C’est peut-être moi, ou peut-être pas, mais j’étais présent. Je
désirais les autres davantage qu’elle, mais j’y étais.
Comme s’il avait deviné quelque chose, il a affirmé : « Ne t’inquiète
pas, Tommaso. Tu ne feras pas ce que j’ai fait. » Puis le gardien s’est
approché. Il n’a pas annoncé que la visite était terminée, ni indiqué
l’horloge murale. Nous étions tous trois habitués à la procédure. Je me
suis levé le premier. Mon père était ému pour de mauvaises raisons.
Le lendemain, le jardin du Relais était décoré, un excès de rose et de
blanc partout. J’ai aidé les jardiniers à égaliser les haies de buis, puis j’ai
fait une dernière inspection des tables : dessous-de-plat et couverts en
argent, nappes frôlant le sol, et au centre de chacune une composition de
fleurs fraîches. Je me suis assuré qu’il y avait pour chaque couvert une
serviette pliée en forme de cygne. De manière inattendue, les petits
travaux de Floriana s’étaient révélés utiles, les serviettes pliées en forme
de cygne remplissaient Nacci de satisfaction.
La fête a dégénéré vers quatre heures de l’après-midi. Les enfants
jouaient dans la cour, le volume de la musique a augmenté et les invités se
sont partagés entre le chapiteau où l’on dansait et le bar. Les alcools forts
et les liqueurs n’étaient pas inclus dans le prix parce qu’ils fournissaient à
Nacci la plus grosse marge. Corinne et moi les servions en alternance.
Depuis notre dispute, nous ne nous étions plus adressé la parole. Profitant
d’un moment de désordre, j’ai ouvert la caisse enregistreuse et raflé une
poignée de billets que j’ai fourrée dans la poche de mon pantalon.
L’héroïne de la fête, une fillette de huit ans qui avait fait sa première
communion le matin, a commencé à ouvrir ses cadeaux. Les invités se
sont tous pressés autour d’elle et j’en ai profité pour glisser les mains dans
le tiroir-caisse une deuxième fois. J’ai lancé ensuite un regard circulaire et
j’ai vu que Corinne m’observait à travers la baie vitrée. Elle n’a pas
secoué la tête, ni quoi que ce soit de ce genre, mais elle m’a dévisagé
assez longtemps pour que je comprenne qu’elle savait ce que j’avais
commis. Après quoi, elle s’est éloignée dans la cour.
Dans l’annexe, j’ai sorti les billets, ils étaient moites. J’ai attendu
d’être en sécurité à l’intérieur de la tour, avec mes frères, la nuit même,
pour les compter. En agissant à l’aveuglette, j’en avais volé moins que je
ne le croyais. Mais Nicola s’était décidé à demander un prêt à des amis.
Nous avions à présent un million et deux cent mille lires.
La pile de la lampe de camping était presque morte et la lumière
tremblait. Bern a demandé : « Quand a lieu la prochaine fête ? – Dans une
semaine, je crois. – Tu ne pouvais pas en prendre plus ? s’est exclamé
Nicola. – On s’en serait aperçu. – Si on attend encore, le médecin ne fera
rien. Il l’a dit. »
Violalibera avait une mine affreuse. Je crois qu’elle vomissait parfois,
même si elle ne mangeait presque rien de ce que j’apportais. J’ignorais
depuis combien de jours elle ne se lavait pas. « Venez, a dit Bern. Vous
tous. Plus près. »
Je me suis rapproché, comme toujours obéissant. Tout raide, il avait
appuyé son dos en mauvais état contre le mur. Violalibera s’est agrippée à
son corps de l’autre côté. Puis il a ordonné à Nicola : « Toi aussi. – Non.
Vous ne vous rendez donc pas compte ? – Ici », a insisté Violalibera.
Nicola s’est exécuté et, comme s’il cédait soudain, il s’est affaissé, la
tête sur ses jambes. « Nous avons été trop longtemps séparés », a dit Bern,
qui semblait nous unir en une seule et solide étreinte.
C’est alors que j’ai déclaré : « Je vais aller voir Cesare. – Et qu’est-ce
que tu lui diras ? – Je vais aller voir Cesare », ai-je répété.
Ma proposition a été acceptée sans un mot. Entre les corps, Violalibera
a cherché ma main. Maintenant nous étions tous en contact l’un avec
l’autre. N’était-ce pas notre jeu ? Nous enlacer de tous nos muscles et de
tous nos nerfs ? Puis explorer chaque centimètre de Violalibera, chaque
centimètre de chaque surface, à l’intérieur et au-dedans d’elle ? Je sentais
la pulsation du sang dans son poignet fragile. Je me suis demandé si c’était
aussi le battement de la chose qu’elle avait en elle.
En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces
plus petits de mes frères…
Mais il n’y avait aucun dieu, il n’y aurait donc aucun jugement. La
lumière de la lampe brillait par intermittence, la pile usée.
À mon réveil, nous étions tous encore unis. La lampe s’était éteinte. Le
souffle de Violalibera me frôlait l’avant-bras, muet, contrairement à celui
de Nicola, rêche. J’ai écarté ma joue de la cuisse moite de Bern. Je me suis
dégagé avec prudence de cet entrelacement de jambes et de bras, puis me
suis dirigé à quatre pattes vers la rampe. Quand j’ai ressurgi à l’air libre,
la stupeur habituelle s’est emparée de moi : le monde à l’extérieur de la
tour existait encore.
Au cours des derniers jours, j’avais roulé pendant des heures, d’une
côte à l’autre, et les stries que le caoutchouc surchauffé du guidon avait
imprimées à mes mains ne s’effaceraient peut-être pas. Mais l’air de la
campagne, ce dimanche matin, était frais, revigorant. Huit heures
n’avaient pas encore sonné quand je suis arrivé à la ferme.
Je n’avais quitté cet endroit que dix mois plus tôt, et il m’accueillait
déjà comme un étranger. Les tas de bois en désordre, les chevelures
sauvages des arbres, dans le potager les plants de concombres
envahissaient les autres en tous sens. Je m’étais désormais habitué au
jardin domestiqué du Relais. J’espérais que Cesare serait le seul levé, mais
ce n’était pas le cas. Il prenait son petit déjeuner sous la tonnelle en
compagnie de Floriana et du jeune Bulgare. « Tommaso, mon Dieu !
Quelle surprise ! Et à cette heure de la journée ! Viens, assieds-toi.
Déjeune avec nous. Yoan, sois gentil, apporte une chaise. Mais d’où sors-
tu, mon cher enfant ? »
Il m’a étreint. Voilà que je retrouvais son corps, cette tiédeur si
particulière, le parfum rassurant de son après-rasage. Je me suis assis.
Floriana m’a effleuré la main et a poussé vers moi une assiette contenant
des tranches de pain. « Mets-y du beurre, a insisté Cesare. Nous l’achetons
dans une exploitation agricole, juste après la propriété des Apruzzi. Tu te
rends compte, elle est située à moins d’un kilomètre d’ici et nous en
ignorions l’existence. Yoan est passé devant par hasard. Il y a tant de
choses que nous ne voyons pas alors que nous les avons sous le nez ! Ils
ont des bêtes magnifiques, des vaches blanches et bien grasses. »
J’ai plongé le couteau dans le pain de beurre ramolli par la chaleur qui
augmentait de minute en minute, et l’ai étalé sur le pain. Je mourais de
faim et je ne m’en étais même pas rendu compte. « Mets-en encore. Et du
sucre dessus. Le beurre et le sucre ne font pas de mal à ton âge. C’est moi
qui devrais faire attention, mais qu’est-ce que j’y peux ? J’ai toujours été
gourmand. »
Il m’a regardé mordre dans le pain et mâcher. Puis il a souri. « Pour
sûr, on a dû t’habituer à des mets de choix au Relais. Comment va Nacci ?
Nous ne nous sommes pas parlé depuis l’été dernier. – Il y a beaucoup de
travail, entre les mariages et tout le reste. – Les grandes fêtes, c’est
l’usage aujourd’hui. Floriana et moi avons tout préparé seuls, ici, à cet
endroit même. À l’époque, le marié n’allait pas se faire manucurer avant
la cérémonie, si tu vois ce que je veux dire. »
Il a cligné de l’œil. « Il faut que je te parle, ai-je dit d’une voix plus
abrupte que je ne l’aurais voulu. – Je suis là, Tommaso. Je t’écoute. Nous
avons encore une demi-heure avant d’aller à la messe. »
J’ai jeté un coup d’œil à Floriana. Elle avait les lèvres pincées. À ma
droite, Yoan continuait de manger du pain beurré avec une voracité
incroyable. « Il faut que je te parle seul à seul. » Cesare s’est levé. « Bien
sûr. Alors allons à notre endroit habituel, d’accord ? »
Nous nous sommes dirigés vers le chêne vert, Cesare me précédant de
quelques pas. J’avais espéré qu’il me conduirait ailleurs, mais je me suis
concentré sur ce que Bern affirmait : ce que Cesare nous avait raconté
n’était pas vrai, ce n’étaient que des jeux illusoires, des conditionnements.
Il n’y avait que nous au monde. Je me suis assis sur le banc délavé comme
s’il s’agissait d’une planche de bois quelconque. « Veux-tu que nous
priions ensemble avant ? »
J’ai hoché la tête malgré moi. Il a entamé le psaume 139, les yeux mi-
clos, la voix enveloppante d’autrefois : « Yahvé, tu me sondes et me
connais ; que je me lève ou m’assois, tu le sais, tu perces de loin mes
pensées ; que je marche ou me couche, tu le sens, mes chemins te sont tous
familiers. »
Ces mots ont déclenché en moi une exaltation subite. Je n’étais pas
prêt, et j’ai eu du mal à la repousser. Des années durant, j’avais eu honte
d’être le seul occupant de la ferme à être imperméable à la parole de Dieu,
je pensais que je ne l’entendais pas aussi profondément que mes frères, et
souvent, assis à l’ombre du chêne vert, j’avais révélé à Cesare cette
incertitude. Il l’avait toujours accueillie avec la même réponse : personne
n’est capable de prier, Tommaso. Ton désir est déjà ta prière. « Qu’est-ce
qui t’inquiète au point de t’amener ici à cette heure de la journée ? »
J’ai respiré profondément et dit : « J’ai besoin d’argent. »
Cesare a redressé les épaules et levé les sourcils. « Je ne m’y attendais
pas. Je l’admets, vraiment pas. Je croyais que Nacci te versait un salaire.
Ce n’est pas suffisant ? Je peux lui parler, si tu veux. – J’ai besoin de six
cent mille lires. » J’ignore pourquoi j’ai avancé cette somme alors que la
moitié aurait suffi. Mais le souvenir de notre dernière conversation au
même endroit, le jour où il m’avait chassé, était remonté à ma mémoire.
Il a gonflé ses joues et retenu son souffle un instant. « Je ne m’y
attendais vraiment pas. Te serais-tu fourré dans le pétrin ? – Ce sont mes
affaires. »
Jamais je n’avais osé m’adresser à lui sur ce ton-là, ni même osé
l’imaginer. Mais Cesare n’a pas bronché. « Vous êtes imprévisibles, vous
autres jeunes, a-t-il commenté, un mystère pour moi. Est-ce que cela a un
rapport avec notre cher Bern ? Nous ne l’avons pas vu depuis plusieurs
jours. Plus il grandit et moins je le comprends. »
Si j’avais croisé son regard à cet instant-là, il aurait lu toute la vérité
dans le mien. Voilà pourquoi je fixais un caillou et une touffe d’herbe. J’ai
martelé ma menace : « Si tu ne me les donnes pas, je raconterai tout à
Floriana. »
Il y a eu un instant de silence, uniquement brisé par le sifflement d’un
oiseau caché parmi les feuilles, au-dessus de nous. « Qu’est-ce que tu
raconteras à Floriana, Tommaso ? a demandé Cesare tout bas. – Tu le sais
très bien. – Non. Je ne le sais pas. »
J’ai respiré à fond. « Que tu épiais Bern et Teresa à la cannaie. »
Je me répétais : Ne le regarde pas. Ne détourne pas les yeux du caillou
et de la touffe d’herbe. « Tu me fais beaucoup de peine, Tommaso. – Six
cent mille. Je viendrai les chercher jeudi soir. »
J’avais décidé de me lever aussitôt, mais les muscles de mes jambes ne
m’ont pas obéi. Je suis resté là, comme autrefois, dans l’attente d’une
absolution. « Un maître chanteur. Voilà donc ce que tu es devenu ? – Jeudi
soir. »
Je me suis dirigé vers l’Atala sans me retourner. La béquille résistait,
je l’ai relevée maladroitement et j’ai fait un demi-tour pour reprendre le
sentier. C’est alors que j’ai regardé Cesare dans le rétroviseur. Il était
encore là, sous le chêne vert, les yeux écarquillés, stupéfaits. J’ai vu en lui
un homme vaincu, rien de plus, exactement comme le disait Bern. Et
pourtant, sur le chemin du retour, plus j’accélérais pour fuir ces lieux, plus
le vent m’éclaboussait de honte.
Quand j’ai atteint le Relais, il pleuvait, on aurait dit qu’il faisait nuit
en plein jour. Je suis entré dans le dortoir et j’ai immédiatement remarqué
le verre de Corinne, le fond de la bouteille en plastique au milieu de mon
lit. Je l’ai saisi, au début sans comprendre. À l’intérieur brillait la clef de
la cave.
Je me suis de nouveau précipité dehors. J’ai traversé la salle de
réception, indifférent aux empreintes que je laissais sur le marbre. Dans
les vestiaires, j’ai ouvert le placard de Corinne : vide. Son sac Reebok
avait disparu, tout comme sa tenue et ses provisions de bonbons. Je suis
entré dans le bureau de Nacci sans demander l’autorisation. Il a levé vers
moi un regard interrogateur. « Tu m’as tout l’air d’être sorti sans
parapluie, m’a-t-il lancé en ricanant. – Où est Corinne ? »
Nacci a eu un geste méprisant de la main. « Partie. – Qu’est-ce que ça
veut dire ? – C’est une toxico, il me semble te l’avoir dit. Il n’y a pas
d’espoir pour les gens de son espèce. Ils ne changent jamais. »
Mon tee-shirt trempé et collé à mon dos m’a provoqué un frisson.
Nacci a soupiré. « Elle a cru bon de s’octroyer une partie des gains du bar.
Et elle l’avait certainement fait plusieurs fois. Sauf que le trou d’hier était
si important qu’il ne laisse aucune place au doute. – C’est elle qui te l’a
dit ? »
Nacci m’a de nouveau lancé un regard perplexe. « Tu as déjà entendu
un toxico s’accuser ? Mais quand je lui ai posé la question, elle n’a pas
nié. Je lui ai dit tu peux me rendre l’argent ou partir tout de suite.
Naturellement elle a choisi de partir. – Corinne ne le fait plus », ai-je
protesté avec un filet de voix.
Mais Nacci était retourné aux papiers qu’il examinait. « Ce qu’elle fait
ou ne fait pas ne me concerne plus depuis environ… deux heures, a-t-il
ajouté après avoir consulté sa montre. Je l’ai engagée pour rendre service à
son père. Un peu comme toi. » Il a haussé les épaules comme s’il trouvait
la coïncidence amusante. « Va te sécher maintenant. De toute façon, la
terre est dans un tel état qu’il est impossible d’y planter les lantaniers. Ou
plutôt, non. Puisque tu es déjà mouillé, tu pourrais passer de l’insecticide
sur la pelouse. Avec l’eau, ces saletés de moustiques pondent. »
L’orage a cessé, mais il a continué de gronder au loin. Les premiers
rayons de soleil qui ont transpercé les nuages étaient brûlants. La
bandoulière du jerrycan m’entamait l’épaule et le liquide qui allait et
venait à l’intérieur me déséquilibrait. J’ai répandu le produit sur chaque
buisson, chaque fleur, chaque tige d’herbe sans penser au minuscule
massacre que j’effectuais. Je revoyais Cesare me demander encore et
encore : Voilà donc ce que tu es devenu ? Le soir, au lit, j’ai frotté sur mes
lèvres le bord du cadeau d’adieu de Corinne. Au terme de cette journée de
pluie et d’erreurs, je me suis surpris à penser à elle avec nostalgie.
Au cours de la semaine suivante, quand je ne travaillais pas, je
contemplais, allongé sur le lit, les pointes rouges des branches de
l’abricotier de l’autre côté de la fenêtre. Je me demandais si Cesare priait
pendant ce temps en invoquant un guide et si je serais vraiment capable de
révéler à Floriana ce que j’avais menacé de révéler. Quels mots
emploierais-je ? Si le plan échoue, me disais-je, je volerai encore Nacci et
j’échouerai en prison comme mon père. Je me laissais volontiers emporter
par ces rêveries d’héroïsme puis je cédais à la nausée. Mais, le jeudi, je me
suis rendu à la ferme, le cœur étrangement léger. J’ai abandonné mon
Atala à la barrière et j’ai poursuivi à pied. Sur le poirier, les fruits étaient
déjà colorés. C’était le couchant, ce moment qui m’avait amené à croire,
des années durant, qu’il était impossible de vivre ailleurs que sur ce
rectangle de terre.
J’ai frappé, et la voix de Cesare m’a invité à entrer. Encore une fois
j’espérais le trouver seul et encore une fois Floriana était à ses côtés,
assise à la table. Cesare m’a prié de m’asseoir et m’a offert du vin, que
j’ai refusé. Floriana ne m’a pas adressé la parole. « Alors, tu es revenu
pour l’argent », a dit Cesare.
Et, comme je gardais le silence, il a ajouté : « C’est bien ça ? – Et si
nous sortions ? »
Mais il a ignoré ma proposition. « Je ne peux pas te donner cet argent,
Tommaso. Je regrette. J’ai parlé à Floriana, je lui ai tout raconté. Et je dois
te remercier, vois-tu. Sans ton intercession, je n’en aurais pas eu la force,
j’aurais conservé ce fardeau trop longtemps. La honte suscite en nous ce
qu’il y a de pire. – Tu n’es qu’un petit fumier affamé d’argent ! » m’a
lancé Floriana.
Cesare lui a touché le bras pour la calmer. Il a fermé les yeux et
murmuré une phrase pour racheter sur-le-champ ces paroles. Puis il a dit :
« La même occasion se présente maintenant à toi, Tommaso. Raconte-nous
ce qui est arrivé. Nous pourrons peut-être t’aider. »
Mais je ne pouvais pas rester. Je me suis sauvé, j’ai couru à travers la
cour et sur le sentier. J’ai sauté sur l’Atala et suis parti.
Au Scalo, j’ai rejoint la tour sans prendre la moindre précaution. Bern
et Violalibera étaient endormis dans la cachette. Ils passaient presque tout
leur temps ainsi, ce lieu les épuisait. La lampe était encore allumée,
Nicola leur avait peut-être apporté des piles neuves. J’ai secoué Bern en
tirant sur son tee-shirt crasseux. Il a eu du mal à ouvrir les yeux. « Tommi,
a-t-il dit. – Il ne nous donnera pas d’argent. »
Il avait les lèvres gercées et mauvaise haleine. Je lui ai touché le front.
« Tu as de la fièvre, Bern. – Ce n’est rien. Aide-moi à me lever.
Aujourd’hui, mon dos refuse de m’obéir. »
Sur le matelas, Violalibera dormait toujours, couchée sur le côté. « Tu
n’aurais pas un peu de monnaie pour deux bières ? a demandé Bern. J’en ai
envie. J’aimerais sortir un peu. »
Mais nous sommes restés encore un bon moment dans le refuge avant
de nous décider, nous chuchotions ou peut-être ne disions rien. Pour sûr,
cela a duré un certain temps, car alors que je l’aidais enfin à se lever, le
corps brûlant de fièvre, Cesare est apparu dans la pièce. Comme si la
pénombre l’avait engendré. « Bern », a-t-il dit.
Bern a tenté de s’écarter et a failli s’écrouler par terre. Je l’ai retenu.
« Pourquoi l’as-tu amené ? m’a-t-il lancé d’une voix remplie de tristesse.
– Je ne l’ai pas amené. – Laisse-moi t’aider, Bern. »
Cesare a fait un pas vers nous. Il a glissé ses bras autour de la taille de
mon frère, qui a cédé à cette étreinte avec un tel abandon que je l’ai cru
évanoui. « Je te demande pardon », a murmuré Cesare à son oreille.
Yoan avait dû s’être posté quelque part et m’avoir suivi. Une fois au
Scalo, il avait appelé Cesare. Et voilà que Cesare était avec nous et que
Bern sanglotait contre sa poitrine.
Il était inutile d’expliquer la présence de Violalibera, qui s’était
réveillée entre-temps. Cesare n’a pas posé de question, il s’est contenté de
dire : « Venez avec moi. Je m’occuperai de vous. »
Il s’est penché sur elle et a caressé son visage défait. « De toi aussi.
Courage. »
Nous l’avons docilement suivi le long de la montée puis de la
descente. Au milieu des orties, il soutenait Bern d’un côté et Violalibera de
l’autre. Avant de quitter le refuge, j’avais fourré dans ma poche l’argent
que nous avions glané.
Nous nous sommes frayé un chemin parmi les garçons et les filles du
Scalo, certains nous ont salués. Nous sommes montés à bord de la Ford et
Cesare a roulé vers la ferme sans un mot. Ou plutôt non, il a prononcé une
phrase, une seule, à l’adresse de Violalibera : « L’endroit où nous allons va
te plaire. »
J’ai pensé : elle le sait déjà.
Comme si le plan était encore plus vaste qu’il ne m’avait semblé,
Nicola nous attendait sous la tonnelle en compagnie de Floriana.
Maintenant que j’y pense, c’est peut-être lui qui avait indiqué à Cesare
notre refuge. Bizarre, je n’avais jamais envisagé cette hypothèse. S’il y
avait l’un de nous à qui Cesare savait tirer les vers du nez, c’était bien
Nicola. Quoi qu’il en soit, il m’a jeté un regard éloquent, un regard dont je
me souviens très bien.
Floriana a téléphoné au médecin de Speziale afin qu’il vienne
examiner Violalibera, oui à cette heure-ci, oui, immédiatement. Bern,
Nicola et moi l’avons abandonnée à leurs soins et nous sommes éloignés.
Nous avons marché jusqu’au milieu de l’oliveraie, où la panique de Nicola
s’est déversée sur moi. « Qu’est-ce que tu lui as dit ? Putain, qu’est-ce qui
t’a pris ? – Il ne lui a rien dit, a répondu Bern à ma place. Pour ce qui est
de Violalibera, Cesare a sans doute compris tout seul. – Vous devez me
laisser en dehors de cette histoire. S’il vous plaît ! Je vous donnerai ce que
vous voulez. »
Nicola nous suppliait. La terreur lui tordait le visage. Bern lui a
ordonné de se taire d’un ton si résolu qu’il s’est exécuté. Puis il a ajouté :
« Nous devons décider qui d’entre nous est le père. Quand le médecin
viendra, il voudra le savoir. Cesare et Floriana aussi. – Pas moi », a
répondu Nicola en pleurnichant.
Bern a scruté les environs. « Voilà ce que nous allons faire. Nous
allons ramasser chacun un caillou. Nous les lancerons l’un après l’autre en
direction de ces arbres. Celui qui aura effectué le lancer le plus court
déclarera qu’il est le père. – T’es complètement dingue ! s’est écrié
Nicola. – Si tu as une meilleure proposition, je t’écoute. Non ? Je m’en
doutais. Alors ramassons chacun un caillou d’environ la même dimension.
Comme celui-ci. »
J’en ai trouvé un, que j’ai frotté à l’aide de mon pouce pour ôter la fine
couche de terre qui le recouvrait. « Et si ce n’était pas vrai ? Si le père
n’était pas le perdant ? – La vérité est morte, a déclaré Bern, impassible.
C’est une lettre de l’alphabet, un mot, un matériau que je puis utiliser. – Et
si Violalibera n’était pas d’accord ? – Elle est déjà d’accord. Mais nous
devons faire un serment. – Un serment ? – Une fois que les lancers en
auront décidé, plus aucun d’entre nous ne parlera de ce moment, ni de la
tour. Nous n’en parlerons pas aux autres et nous n’en parlerons pas entre
nous. Jamais plus. – D’accord, ai-je affirmé. – Il faut que vous le disiez :
jusqu’à la mort. – Jusqu’à la mort, a juré Nicola. – Jusqu’à la mort, ai-je
juré à mon tour. – Nicola, commence. »
Il a vidé ses poumons, les a de nouveau remplis, s’est cambré et a jeté
son caillou si haut et si loin qu’il a atterri au-delà de la troisième ou de la
quatrième rangée d’arbres. J’ai eu du mal à le distinguer. Il a rebondi
mollement, puis nous l’avons perdu de vue. « Maintenant, à toi, Tommaso.
Non, prends ça. »
Il m’a tendu une pierre plus lisse que la mienne. « Si tu l’aides, ça ne
compte pas », a protesté Nicola.
Mais il s’est tu immédiatement : il savait que j’étais incapable de
l’égaler. En voyant mon caillou s’écraser à une vingtaine de mètres à
peine, je me suis demandé si cette épreuve n’était pas un piège. J’avais
toujours été le moins doué dans ce genre de compétition. Mais jusqu’alors
je ne m’étais jamais rebellé contre les décisions de Bern. Pour la première
fois, cet après-midi-là, j’ai espéré le battre.
Était-ce prémédité ? Était-ce son dos, ou la fièvre ? Ou encore était-ce
un pur hasard ? Je l’ignore. Et notre serment m’interdirait de le lui
demander jusqu’à la fin de mes jours. Bern a levé la main au-dessus de sa
tête, et une brusque douleur a semblé le figer dans cette position, si bien
que la pierre lui a échappé et a atterri juste derrière l’olivier le plus
proche. Nous avons gardé tous les trois le silence. Nous contemplions ce
point comme nous avions contemplé des années plus tôt la croix en bois
qui avait surgi sur la fosse du lièvre.
Puis Bern a dit : « J’imagine que ça sera moi. »
De retour à la ferme, il s’est approché de Violalibera, qui fixait
l’assiette vide devant elle, et a posé une main sur son épaule. Elle n’a pas
réagi, mais ce geste a suffi pour que Floriana et Cesare comprennent ce
que cela signifiait, qui de nous trois était le coupable. Cesare a placé une
chaise près de celle de Violalibera à l’intention de Bern. Après quoi, il
s’est conduit de façon inattendue. Il est sorti quelques instants avant de
revenir, muni d’une cuvette, celle dans laquelle nous mettions autrefois les
melons au frais. Il l’a remplie à l’évier puis l’a posée par terre, devant
Bern et Violalibera. Il leur a ôté leurs baskets, leurs chaussettes, et a
plongé leurs pieds nus dans l’eau. « Qu’est-ce que vous faites ? Ça pue,
vous savez ! » s’est exclamée Violalibera en ricanant.
Mais le sérieux de Cesare lui a imposé le silence. Il leur a frotté les
pieds jusqu’à ce qu’ils soient propres. Leurs quatre pieds côte à côte, aussi
impeccables que ceux de deux mariés. Puis Violalibera a agité les siens
dans la cuvette, produisant des éclaboussures. Alors nous avons tous souri.
La tension s’est dissipée, comme la saleté dans l’eau. De nouveau il y
avait quelqu’un qui prenait des décisions pour nous.
Cesare les a ensuite séchés dans un linge. Il est resté agenouillé si
longtemps qu’il a dû s’agripper à la table au moment de se relever. « Je
sais ce que vous projetiez, a-t-il dit, mais c’est la peur qui a engendré ces
pensées. Maintenant, elles ont disparu. Cet enfant naîtra. Prenez-vous par
la main. Comme ça. Priez avec moi. »
Le médecin est arrivé une demi-heure plus tard. Il a examiné
Violalibera dans notre chambre et l’a trouvée dénutrie. Il lui a prescrit un
repos total et quelques médicaments. Le lendemain, Cesare et Bern
devraient la conduire chez un spécialiste pour une échographie. Nicola et
moi étions encore là, dans la cuisine, mais déjà comme deux spectateurs.
J’étais censé tondre la pelouse du Relais quelques heures plus tard,
aussi je les ai salués. Dans le rétroviseur de l’Atala, la ferme est devenue
un point de plus en plus petit, avant de disparaître.
La voix de Tommaso était éprouvée par la fatigue ou, peut-être, par les
souvenirs.
Au cours de cette longue portion de nuit où il avait parlé et où j’avais
écouté, où il occupait la moitié du grand lit et moi une chaise qui me
semblait de plus en plus inconfortable, durant tout ce temps-là, nos
regards s’étaient rarement croisés. Nous préférions fixer à tour de rôle un
bout du couvre-lit, les vêtements qui débordaient de l’armoire ouverte, le
nez humide de Médée. Mais, à présent, je n’arrivais plus à détourner les
yeux de lui et je ne cessais de me demander comment il avait réussi à
cacher derrière sa pâleur toute cette histoire, et pendant si longtemps. Et
Bern, comment y était-il parvenu ? Mais les mots restèrent bloqués dans
ma gorge. Je bus la dernière gorgée d’eau dans son verre pour les avaler,
avec l’image des pieds de Bern et de Violalibera dans la cuvette et l’aveu
silencieux selon lequel il était le père de cet enfant. Leur enfant. Et encore,
Bern et Violalibera dans la tour, Cesare au milieu des oliviers, les
partouses.
Les partouses.
— Ce qui s’est produit ensuite, c’est Nicola qui me l’a raconté au
téléphone, reprit Tommaso. Une des serveuses est venue me chercher alors
que je cueillais des haricots verts.
Il soupira.
— Violalibera avait sans doute pensé qu’une dizaine de feuilles
seraient un nombre approprié, mortel pour l’enfant mais pas pour elle.
D’après Nicola, elle avait sucré la tisane de laurier-rose avant de la boire.
Puis elle était sortie et avait marché jusqu’à la cannaie. Yoan l’avait
retrouvée quelques heures plus tard. À l’arrivée des secours, elle respirait
encore, à l’hôpital aussi, mais le soir elle était morte. Quand il l’a appris,
Bern s’est enfui à la tour, mais Cesare et Floriana ne sont jamais allés l’y
rechercher.
Tu es arrivée quelques semaines plus tard. Le soir où Nicola t’a
amenée au Scalo, j’y étais avec Bern. Près de la tour, à l’endroit le plus
sombre. Tu étais assise de dos, mais tu t’es retournée brièvement. On
aurait dit que tu regardais dans notre direction, que tu nous regardais. Je
me souviens que j’ai pensé : elle a senti une odeur dans l’air. Il aurait suffi
à cet instant que nous remuions la main pour que tu nous remarques. Bern
a fait un pas en avant, vers la lumière, mais je l’ai retenu. N’y avait-il pas
déjà eu assez d’ennuis comme ça ? Tu as alors repris ta position, en face
de Nicola.
À l’automne, Cesare et Floriana ont quitté eux aussi la ferme. Ils sont
partis sans rien toucher, ils ont juste rempli le coffre de la Ford. Ils n’ont
même pas fermé la barrière du sentier. Comme si cette mort avait
définitivement maudit la terre, comme si toutes les prières dont Cesare
était capable ne pouvaient suffire à la purifier. Quant à Yoan, je n’ai jamais
su ce qu’il est devenu.
LE FORTIN
3
Les pièges attirèrent les mouches. Nous vidâmes les bouteilles et les
remplîmes à plusieurs reprises au cours de l’automne. Les olives
donnèrent de l’huile en abondance. Quand nous eûmes terminé avec notre
terrain, nous travaillâmes pour d’autres. Nous nous étions placés sur le
marché et nous battions les coopératives professionnelles en offrant nos
services à un prix défiant toute concurrence, la moitié de ce qu’elles
réclamaient. Nous poussâmes vers le nord jusqu’à Monopoli et au sud au-
delà de Mesagne. Danco se procura une remorque auprès de vieux amis et
Tommaso parvint à remettre en marche l’effeuilleuse mécanique de
Cesare. Nous devions avoir l’air bizarre, minable, quand nous nous
présentions sur place à sept heures du matin. On lisait toujours dans les
yeux des propriétaires la même pensée : d’où sortent-ils ? Mais nous
étions jeunes, soudés et extraordinairement énergiques, aussi n’était-il pas
rare qu’on nous verse un pourboire à la fin de la journée.
Par temps clément, nous nous asseyions sous un arbre pour déjeuner de
sandwichs maison. Quand le propriétaire n’était pas dans les parages,
Giuliana exhibait un joint et, au moment de reprendre le travail, nous nous
sentions légers et stupides, piquions des fous rires. Danco calcula qu’à la
fin de la saison nous aurions cueilli au moins cent tonnes d’olives.
L’argent ainsi gagné (pas autant que nous avions espéré, tout compte
fait) nous servit à acheter des ruches d’occasion et des abeilles pour les
peupler. Au terme de discussions exténuantes, nous décidâmes de les
installer à proximité de la cannaie : c’était un endroit suffisamment
éloigné de la maison, protégé de la tramontane, et la source naturelle
permettait d’y planter des fleurs. Mais la première génération d’abeilles
mourut en moins d’une semaine. Selon un vieux réflexe, Tommaso et Bern
creusèrent une fosse et y déversèrent les cadavres rayés sous le regard
glacial de Danco. Aucune prière ne fut toutefois prononcée, il y eut juste
des débats, encore plus animés, sur les erreurs que nous avions commises.
Enfin Bern emprunta à la bibliothèque d’Ostuni un manuel
d’apiculture durable. Je fus chargée de l’étudier puis d’expliquer aux
autres comment s’occuper de la colonie. Cela marcha. Danco ne manquait
pas de le souligner chaque matin, lorsqu’il plongeait avec satisfaction sa
cuiller dans le pot de miel brun. Pendant une certaine période, Giuliana me
surnomma sarcastiquement la fée des abeilles.
En février, nous fêtâmes le premier anniversaire de mon arrivée. Le
jour où je m’étais installée là en traînant les roues en plastique de ma
valise sur le sentier avait été désigné comme celui de la fondation. Tandis
que Danco prononçait un discours vibrant, j’avais du mal à croire qu’une
année s’était déjà écoulée.
Ce soir-là nous bûmes beaucoup et, à un moment donné, Bern se laissa
aller à une confidence. Il évoqua la période où il dormait tout seul dans la
tour du Scalo, les nuits où la mer grondait si fort qu’elle l’empêchait de
dormir. Il posait alors sur ses oreilles le casque du Walkman que je lui
avais offert, le volume au maximum, et se sentait de nouveau en sécurité.
Ne raconte pas ça, le suppliais-je en silence pendant qu’il parlait, garde
au moins ce secret pour nous. Mais il ne s’arrêtait pas, notamment parce
que la propriété privée des souvenirs était elle aussi abolie à la ferme.
— J’ai usé chaque millimètre de cette cassette, dit-il, la voix pâteuse
et les lèvres noircies par le vin.
— Quelle cassette ? demanda Danco, un peu sceptique.
Il n’aimait pas que d’autres concentrent aussi longtemps l’attention sur
eux.
— Une cassette avec des chanteurs différents. Je n’ai jamais su
comment elle s’intitulait. Quel était son titre, Teresa ?
— Je ne sais pas, mentis-je. C’était juste une compilation.
Bern poursuivit, inondé par l’émotion :
— Il y en avait une que j’aimais particulièrement. Je l’écoutais, puis la
remettais au début et la réécoutais. J’avais fini par savoir combien de
secondes exactement je devais presser la touche pour la rembobiner.
Les yeux mi-clos, le visage empreint d’une béatitude désarmée, il
entonna la mélodie. Je ne l’avais plus entendu chanter depuis les premiers
étés à la ferme et j’aurais aimé qu’il continue, mais Corinne s’exclama :
— Je la connais ! C’est une chanson de cette nana… Comment elle
s’appelle ? Allez, Teresa, aide-moi !
— Je ne m’en souviens pas.
Danco éclata d’un de ses rires violents.
— Mais oui, la rousse au piano !
Je sentais que Tommaso me regardait pendant que je regardais Bern en
le suppliant toujours en silence, mais désormais de dire quelque chose, de
les arrêter avant qu’ils ne gâchent tout.
Incapable ne serait-ce que de me rendre ce regard, il ne dit rien. Danco
s’exclama :
— Quelle histoire pathétique !
Je vis Bern déglutir puis accorder à son nouveau frère, à son nouveau
guide suprême, un sourire gêné et soumis.
Un autre jour, nous étions tous réunis sous la tonnelle pour le petit
déjeuner, à l’exception de Tommaso. Nous entendîmes des cris, trois,
rapprochés.
Bern fut le premier à se lever avec fougue. Il se précipita comme une
furie derrière la maison, à travers l’oliveraie. Il avait une destination
précise en tête, comme s’il savait exactement ce qui s’était produit,
comme s’il l’avait vu. Danco lui avait emboîté le pas, et moi aussi.
Corinne avait écarquillé les yeux d’une manière anormale en une
expression d’une vacuité absolue, un instant de paralysie avant de se lever
à son tour et de courir derrière nous, derrière Bern.
Giuliana, en revanche, n’avait pas bougé jusqu’à ce que nous
réapparaissions avec le corps déformé de Tommaso. Corinne pleurait de
façon hystérique, Bern portait encore la combinaison en papier
d’apiculteur, blanc de la tête aux pieds.
Nous avions aperçu Tommaso à genoux, la tête surmontée de nuées
d’abeilles tourbillonnantes, bruyantes, qu’il essayait de chasser en agitant
les bras, puis il s’était effondré, inconscient. Il était vêtu d’une chemise à
manches courtes à gros carreaux rouges et bleus, ouverte jusqu’au
nombril. Les abeilles s’acharnaient sur lui, désorientées, comme si elles
n’arrivaient pas à croire qu’elles avaient abattu un animal aussi énorme.
Bern nous avait empêchés d’approcher. Il s’était rué vers la cabane à
outils et en était ressorti dans la combinaison en papier. Il avait balayé de
la main les abeilles collées aux cheveux, aux vêtements et au reste du
corps de Tommaso. Derrière elles, comme une toile de fond, les ruches
colorées et le drap bruissant de la cannaie. Corinne criait si fort que
j’aurais voulu la bâillonner.
Bern avait traîné Tommaso vers nous en le tenant par les aisselles. Sa
peau semblait enfler à vue d’œil : on aurait dit que les abeilles avaient
pénétré dessous et qu’elles poussaient pour se libérer. Il avait un double
nez, dix paupières, les lèvres boursoufflées et un téton méconnaissable
parmi les cloques. La tête que fit Giuliana en le voyant traduisit l’horreur
que nous n’avions pas pleinement mesurée.
C’est moi qui conduisis jusqu’à l’hôpital d’Ostuni sans me soucier des
feux rouges ni des priorités. Sur le siège du passager, Corinne fixait la
route, les yeux écarquillés. Elle ne pleurait plus, mais elle était incapable
de parler. Bern et Danco avaient assis Tommaso entre eux sur la banquette
arrière. Avant de regarder la voiture filer devant elle, Giuliana leur avait
tendu d’un mouvement très rapide le couteau que nous avions utilisé pour
couper le pain.
— De l’ail ! Donne-nous de l’ail ! lui avait ordonné Bern.
Elle s’était exécutée après avoir pirouetté vainement sur elle-même. Et
maintenant Bern raclait la peau de Tommaso avec la partie lisse de la lame
pour en extraire les dards. Danco, qui avait épluché une gousse d’ail,
déclara :
— Tu es sûr ? Ça m’a tout l’air d’une connerie de paysans.
— Contente-toi de frotter !
Combien de piqûres y avait-il ? Vingt ? Trente ? Cinquante-huit, nous
apprit-on à l’hôpital. Les abeilles avaient également piqué Tommaso sur la
tête et à l’intérieur d’une oreille. Certaines, prisonnières de son slip,
s’envolèrent quand on le déshabilla sur le brancard. Bern nous le
raconterait plus tard, car il fut le seul à le suivre au-delà des portes
battantes des Urgences. Il était encore vêtu de sa combinaison en papier.
Entre-temps nous nous employions à mentir à propos de l’accident.
Non, nous n’avions pas d’élevage d’abeilles, il fallait une autorisation
pour cela, nous le savions très bien. Tommaso était tombé sur un nid alors
qu’il nettoyait la gouttière… Un nid énorme, oui, nous n’en avions jamais
vu d’aussi gros…
Plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’on nous annonce qu’il était hors
de danger, mais sous calmants, et qu’on le garderait en observation. Nous
demeurâmes toute la journée et une bonne partie de la nuit dans la salle
d’attente, sur des chaises en plastique fixées au sol avec des boulons, sous
les néons.
Quand tout fut terminé et que nous nous retrouvâmes réunis sous la
tonnelle, Danco agressa Tommaso :
— Bordel, on peut savoir ce que tu voulais faire ?
— Elles ont surgi à l’improviste.
— Tu parles ! Ne te fous pas de notre gueule, Tom. Tu as mis les mains
à l’intérieur des ruches ? Qu’est-ce que tu voulais faire, hein ?
— Je n’ai pas mis les mains à l’intérieur des ruches.
— Ta chemise était ouverte !
— Ça suffit maintenant, Danco. Laisse-le tranquille, intervint Bern.
Il s’était exprimé de sa voix inflexible d’autrefois, la voix avec
laquelle, encore adolescent, il avait défié mon père sur le seuil de notre
maison. Danco lui obéit.
Quelques jours plus tard, j’avouai aux autres que j’étais propriétaire de
la villa. Ils réagirent non par de la rage, comme je m’y attendais, mais par
une étrange incrédulité. Ils gardèrent le silence un moment, puis Danco
demanda :
— Combien offre Cosimo ?
— Cent cinquante mille euros.
— Cette maison en vaut beaucoup plus.
— Je crois que c’est tout ce qu’il a.
— C’est son problème.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mais Giuliana s’interposa :
— Combien, Danco ?
— Elle en vaut au moins le double, à la louche.
— Maintenant, tu es aussi spécialiste de l’immobilier ? lança Corinne
en guise de provocation.
Danco ne releva pas.
— Elle est en mauvais état mais elle est ancienne. Et il y a combien
d’hectares autour, trois ?
Je secouai la tête. Je n’en avais aucune idée.
— Il nous a dépannés avec son électricité, déclarai-je.
J’avais compris où il voulait en venir.
— On la lui a payée.
— Mais je lui ai promis.
— Et tu penses que les promesses ont une valeur dans ce genre de
situation ?
Je cherchai le regard de Bern pour avoir son soutien, or il affirma :
— Si ta grand-mère avait souhaité lui léguer la maison, elle l’aurait
fait.
— Et tous nos beaux discours sur l’abolition de la propriété ?
Danco m’adressa un sourire compatissant.
— Tu as peut-être mal compris certains aspects, Teresa. Il y a une
différence radicale entre le fait de vivre sur un pied d’égalité et celui de se
conduire comme des idiots. Nous ne sommes pas des imbéciles dont on
peut profiter.
Une excitation se diffusait dans le groupe, je la percevais.
— Teresa avait gardé son trésor bien caché, murmura Giuliana.
Quelques minutes plus tard, nous étions de nouveau seuls, tous les six,
sous notre tonnelle, près de notre maison, entourés par notre terre, par tout
ce qui était à nous et qui nous était soudain refusé.
Bern posa six bières sur la table, mais personne ne se pencha pour se
servir.
— Arrêtez de vous conduire ainsi.
— On dirait que tu t’en fiches, l’agressa Danco.
— Nous avons l’argent que Teresa a gagné avec la vente de la villa.
Nous pouvons acheter la ferme à Cesare. Elle est en vente, non ? Plus de
subterfuges.
— Et combien voudrait ce Cesare ? interrogea Danco, sceptique.
— Il acceptera ce que nous lui offrirons. Surtout s’il s’agit de nous.
— Je n’ai pas l’impression que ton cher oncle ait beaucoup d’affection
pour toi.
Après avoir signé le contrat, j’avais annoncé que le montant de la
vente nous appartenait à tous. Une ovation chaleureuse m’avait accueillie,
et Bern m’avait dit plus tard, le visage pressé contre ma nuque, je suis fier
de toi. Et pourtant, à partir de ce jour-là, nous avions dépensé avec
davantage de parcimonie, comme si le fait d’en posséder en grande
quantité rendait cet argent sacré, comme si nous étions tous secrètement
effrayés par les changements que cette fortune imméritée entraînerait
entre nous.
Bern proposa de voter pour ou contre l’achat de la ferme.
— Que ceux qui souhaitent que cette terre soit vraiment et
définitivement à nous lèvent la main.
Je levai la main. Mais je fus la seule, Bern excepté.
— Quoi ? s’exclama-t-il. Qu’est-ce que ça signifie ?
Corinne se décida alors à attraper une bière. Elle la décapsula
nerveusement avec le fond de son briquet, but une gorgée puis referma les
mains autour de la bouteille.
— Nous avions une chose à vous dire, commença-t-elle. Nous pensions
le faire à un autre moment, mais étant donné les circonstances… Tom et
moi nous en allons. Je suis enceinte.
Elle leva sa bouteille comme pour proposer un toast triste. Tommaso
était blême.
— Comment ça, enceinte ? demanda Bern, l’air ébahi.
— Tu as besoin que je te l’explique ?
Mais Bern n’eut pas le temps de relever ces sarcasmes : il fut
submergé par une vague de tendresse.
— Enceinte ! C’est une nouvelle grandiose ! Vous ne comprenez pas ?
Une nouvelle époque commence. Nous aurons des enfants. Teresa, Danco,
Giuliana… vous avez compris ? Nous devons nous dépêcher, nous aussi.
Ils grandiront tous ensemble, ici.
L’idylle qu’il avait imaginée en un éclair agitait tout son corps. Il se
plaça derrière Tommaso et Corinne, les étreignit, puis les embrassa sur les
joues.
— Enceinte ! répétait-il sans remarquer que Tommaso était au bord des
larmes.
— De combien de mois ? interrogea Danco.
— Cinq, répondit Corinne en nous regardant droit dans les yeux à tour
de rôle.
Bern continua :
— Qu’est-ce que vous attendiez pour le dire, hein ? Il n’est plus
nécessaire de voter. Nous achèterons le terrain, nous en ferons un lieu idéal
pour les enfants. Ils auront des oncles, des tantes et des frères en
abondance.
Corinne se dégagea de son étreinte.
— Tu n’as pas entendu ? J’ai dit que nous partions, Bern. Tu penses
vraiment que je pourrais faire grandir mon enfant ici ? Pour qu’il attrape
la tuberculose ?
Il fallut à Bern quelques secondes pour enregistrer cette information
que nous avions, nous autres, comprise dès le début et que les épaules
courbées de Tommaso n’avaient cessé de confirmer.
— Vous partez, dit-il.
Corinne se mit à jouer avec une de ses boucles d’oreilles.
— Mes parents nous ont trouvé un appartement à Tarente. Nous serons
près les uns des autres, et ils pourront nous donner un coup de main. Il
n’est pas très grand, mais en plein centre.
— Et nous ?
— Bordel, Bern ! Il te manque des boulons, ou quoi ? lança Corinne,
impatiente.
Mais il ne lui prêtait plus attention. Il fixait son frère en attendant qu’il
lui rende son regard. Et pourtant, quand il prononça son prénom tout bas,
puis juste un peu plus fort, Tommaso ne bougea pas.
Il retourna s’asseoir à côté de moi. Il termina sa bière en silence, puis
s’adressa à Danco :
— C’est donc à nous quatre de décider.
Danco souffla l’air qu’il avait dans les joues.
— Il est absurde d’acheter cette propriété. Tu ne vois pas dans quel
état elle est ? La terre n’est pas bonne. On est obligés de trimer comme des
dingues.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Vous avez perdu la tête ou quoi,
aujourd’hui ? Nous avons la food forest. Nous avons des poules, des
abeilles, tout le nécessaire.
— La police, Bern, répliqua Danco, l’air de se battre contre un ennemi
intérieur. Je ne veux rien avoir à faire avec la police. Et puis, tu as vu
comment ça s’est terminé avec les panneaux ? Et cette merde de Cosimo ?
Nous ne sommes pas les bienvenus.
— Nous n’avons jamais pensé que nous l’étions.
Je pris sa main. Elle était froide, et ses doigts tremblaient un peu. Je
les serrai.
Danco frotta ses paumes contre son jean.
— Qu’est-ce que tu en dis, Giuli ? Il me semble que l’heure de
décamper est arrivée.
Le claquement de langue avec lequel elle lui répondit traduisait
parfaitement l’idée qu’elle ne demandait pas mieux. Bern assistait,
immobile, à cette mutinerie.
Mais Danco avait encore quelque chose à dire :
— Je crois qu’il n’est pas juste de se partager en parts égales l’argent
de la villa. Après tout, elle appartenait à Teresa. Mais chacun de nous
devrait avoir quelque chose, non ? Une sorte d’indemnité de sortie. Nous
avons tous travaillé ici, nous avons tous investi. Qu’en penses-tu, Teresa ?
C’est toi qui as proposé de verser l’argent dans la caisse commune.
Naturellement, maintenant que les choses changent, tu peux revenir sur ta
parole, mais… nous avons tous contribué.
Malgré ses efforts, il n’arrivait pas à conserver sa clarté habituelle,
cette impartialité que les études scientifiques lui avaient apprise.
— Je propose que ceux qui partent reçoivent vingt mille euros et
n’emportent rien d’autre. Vingt mille par personne, se hâta-t-il de préciser.
Bern et Teresa garderont le reste. Environ cent mille. Cela devrait suffire
pour acheter la ferme.
— Cette idée t’est venue maintenant ? demanda Bern avec une dureté
qu’il n’avait jamais employée avec lui.
— Quelle différence ça fait ?
— Cette idée t’est venue maintenant, ou tu avais déjà fait tes calculs
avant, Danco ?
Danco soupira.
— Bern, les personnes non plus ne sont pas une propriété.
— N’essaie pas de me faire une leçon de morale.
Danco souffla.
— Comme tu veux. Alors, Teresa, tu es d’accord ?
— Teresa est d’accord, répondit Bern à ma place.
Je lui serrais encore la main.
— Bien. Alors, qu’en dites-vous, on porte un toast à l’augmentation de
la population mondiale ? Mais avec du bon vin.
Bern se maîtrisa tout le temps que cela dura. Il choqua son verre contre
ceux des autres, y compris celui de Danco. Nous feignions de fêter un
nouveau début, la conception et je ne sais quoi d’autre, mais nous étions
tous conscients que ce toast marquait surtout la fin : la fin des nuits
ensemble sous la tonnelle, la fin de l’amitié peut-être ; la fin d’un rêve
opaque qu’aucun de nous, à la seule exception de Bern, n’avait jamais cru
pouvoir se réaliser sérieusement puis durer.
Il marqua une pause. Il laissa cette dernière allusion remplir l’air déjà
saturé de révélations.
— Au cours de la même heure, je pouvais la désirer comme personne
d’autre, deux ou trois fois, et souhaiter le même nombre de fois ne plus
jamais la voir, vouloir qu’elle se dématérialise devant mes yeux ou, mieux
encore, que je m’évanouisse, moi. Je l’épiais pendant qu’elle allaitait Ada,
la clavicule nue, j’entendais sa façon de murmurer quand elle se croyait
seule. J’aurais été prêt à l’instant même à m’agenouiller devant elle et à
implorer son pardon. Mais il suffisait qu’elle perçoive ma présence, non à
un bruit, mais au léger changement de pression que produit un regard, il
suffisait qu’elle lève la tête un peu plus vite que nécessaire, pour que mon
adoration se change en refus. Je n’étais en paix qu’au Relais, loin de
l’appartement et d’elles.
— Je suis désolée, dis-je.
Mais Tommaso ne m’avait pas entendue. Il était maintenant
entièrement plongé dans les ténèbres de sa mémoire.
— Le soir, je prenais Ada dans mes bras. Je la berçais pour l’endormir
et je sentais que son poids avait augmenté imperceptiblement. Je regardais
la couleur de ses joues et j’étais saisi d’une sorte d’incrédulité. Je ne
pouvais pas avoir engendré une enfant si normale, si parfaite. Je
l’examinais à la loupe, je scrutais ses yeux encore gris, au point d’avoir
peur de ce que je faisais. Alors je la reposais dans son berceau. Quand elle
pleurait, je la confiais à sa mère. Et puis j’ai commencé à épier Corinne
aussi. Comme si c’était une ennemie. Oh, elle s’est vengée par la suite !
Elle m’a humilié de toutes les façons possibles. Mais ce n’est pas grand-
chose par rapport à la quantité de pensées hostiles qui m’encombraient
l’esprit pendant la première année de notre fille. Elle avait gardé de sa
grossesse des poches violettes sous les yeux, dues aux innombrables nuits
blanches évidemment, mais mon regard ne lui accordait aucune
circonstance atténuante. Pas plus qu’à son attitude vulgaire quand elle
était assise, à ses cheveux qu’elle ne lavait pas assez souvent, à ses
bâillements de crocodile, au fait qu’elle tenait sa fourchette trop en arrière
et au volume de sa voix. Il n’existait qu’un seul moyen pour arrêter. En
buvant suffisamment, ma vie dans cet appartement redevenait tolérable.
Au début, je me contentais d’avaler quelque chose avant de rentrer, dans
un bar de la rue où on m’apportait toujours une coupelle de cacahouètes
auxquelles je ne touchais pas. Je descendais trois verres de rosé, comme
un médicament, puis je me remettais au volant.
— Tu as l’air de te justifier.
— Peut-être. Tu as peut-être raison, je me justifie. Mais je te raconte
aussi ce qui m’arrivait, exactement comme je l’ai raconté un soir à Bern.
Il s’est montré très sévère. Il a dit que c’était honteux, que je méprisais ma
chance. Ou plutôt non, il n’a pas dit honteux, il a employé un de ses
adjectifs qui semblaient choisis dans le seul but de se planter dans ta chair.
Déplorable, voilà ce qu’il a dit. Puis il a ajouté que je ne méritais pas
d’avoir une fille si je n’étais pas capable d’éprouver de la joie pour elle. Il
y avait… oui, votre problème en jeu, j’étais déjà au courant, mais je
t’assure qu’avant d’entendre son commentaire je n’avais même pas fait le
lien entre les deux situations.
— Comment ça, notre problème ?
La tête légèrement baissée, Tommaso garda le silence assez longtemps
pour que je comprenne qu’il ne répondrait pas.
— Quel problème ? répétai-je.
— Je n’aurais pas dû en parler.
— Tu n’aurais pas dû parler de quoi ?
J’avais envie de saisir ses mains, si pâles et si molles, et de les broyer.
— L’insémination. Kiev. Etc.
Je bondis sur mes pieds. Médée leva brusquement le museau.
Tommaso me lança un regard privé de compassion et de remords. Puis
il m’ordonna :
— Assieds-toi, s’il te plaît.
Et comme je n’avais aucun autre endroit où aller, je lui obéis.
Je dis :
— Il semblerait que les secrets n’ont pas tous la même valeur.
— Bern et moi nous disions…
— Tout, oui, je sais.
Tommaso toussa, puis se racla la gorge.
— J’avais une réserve domestique pour survivre aux week-ends.
Essentiellement de la vodka. Je me démarquais en cela de mon père. Lui,
il ne touchait pas aux alcools forts, juste au vin, qui l’enivrait plus
lentement et le déglinguait. Dans un certain sens, c’était un progrès.
Il m’adressa un sourire ironique, mais je ne lui accordai aucune
complicité.
Je me levai brusquement.
— Ça t’ennuie si j’ouvre la fenêtre un instant ? On étouffe ici.
— Fais ce que tu veux.
L’air froid me frappa au visage, il sentait vaguement la mer, même si
l’on ne voyait pas la mer de là : on ne voyait que des immeubles, tous
noirs. Je respirai cet air pendant quelques secondes, puis refermai la
fenêtre et retournai m’asseoir. Tommaso patientait, l’air un peu rêveur.
— Ça va ?
— Oui.
— Je peux m’arrêter, si tu préfères.
— Continue.
— Tu devrais boire un peu de vin toi aussi.
— Continue, je t’ai dit.
— À la soirée, il y avait environ quatre-vingts personnes, que des flics
et leurs fiancées respectives. Ils ont gardé une certaine dignité pendant le
dîner, presque gênés, en particulier les plus jeunes. Puis le DJ a monté le
son, on a baissé les lumières, distribué les bâtons lumineux et les oreilles
en peluche. Tout le monde s’est levé pour danser. Nacci se tenait sur le
seuil, il comptait les seaux de Veuve Clicquot qui passaient sous son nez.
Nicola et ses copains sont montés sur une table et ont dansé sur cette
estrade improvisée. Il y avait aussi Stella. En la voyant, j’ai eu du mal à
croire qu’elle faisait tout ce que Nicola m’avait raconté.
Je ne saurais dire à quel moment j’ai rejoint la fête ni comment. J’étais
épuisé, j’avais profité des réserves de coke à disposition dans les toilettes
et avalé un nombre incroyable de verres à moitié pleins avant de les
retourner dans le lave-vaisselle. Je me souviens que j’ai pensé : si le père
de Corinne me voyait, il serait bouche bée, je suis incapable de toucher le
bout de mon nez, les yeux fermés, mais je sais encore porter un plateau de
trente flûtes. Je me suis retrouvé debout sur la table, comme si on m’y
avait hissé de force. C’est peut-être ce qui s’est passé. Une nouvelle
perspective sur cette salle que j’avais parcourue des milliers de fois dans
toutes les directions.
Nicola dansait derrière moi, il m’a saisi les mains et les a agitées
comme si j’étais un pantin. Il m’a pris en sandwich entre lui et Stella, qui
a ôté son serre-tête à oreilles et me l’a mis. Puis d’autres personnes sont
montées, des types énormes aux chemises tendues sur leur poitrine.
Désormais, je n’obéissais plus à mes muscles, mais à tous ces corps collés
à moi.
Après, j’ai un trou de mémoire de quelques heures. Je me souviens que
je suis entré dans un appartement aussi étroit et long qu’un couloir, doté
d’un mur noir sur lequel on pouvait écrire avec des craies de couleur et
que j’ai écrit un truc qui a amusé les autres. Dehors, il faisait déjà clair,
mais le soleil ne s’était pas encore levé. Nous étions cinq, le lendemain
matin au moins.
Je me suis réveillé sur le tapis. La même impression d’irréalité qu’il
m’arrivait d’éprouver au Scalo. Mais cette fois j’ai également été pris de
terreur.
Je suis descendu dans la rue. On aurait dit un dimanche matin comme
tant d’autres, lumineux et tiède pour le mois de décembre. Je me suis
rendu compte que j’étais à quelques pâtés de maisons de chez moi. Je suis
entré dans un bar et, aux toilettes, j’ai essayé de me ressaisir, j’avais la
vue un peu embrumée.
Quand je suis arrivé, Corinne a gardé le silence pendant quelques
minutes. Elle n’arrêtait pas d’arpenter les pièces. « Il est onze heures, a-t-
elle fini par dire comme si elle avait mentionné chaque heure qui s’était
écoulée. – La soirée s’est terminée tard. J’ai dormi au Relais pour éviter
de te réveiller. – Pour éviter de me réveiller ? Vraiment ? J’ai téléphoné au
Relais à huit heures. On m’a répondu que tu étais parti depuis
longtemps. »
Je me suis approché. Je lui ai touché les bras, mais elle s’est raidie
comme si elle crevait de peur. Elle a dit : « Je dois sortir. Il faut que tu
changes Ada. Il faut que tu t’occupes d’elle. »
Puis elle a pris ses affaires et a quitté l’appartement, comme en transe.
J’avais les idées embrouillées. J’étais fatigué. Et mes mains
tremblaient. Je connaissais à la perfection les effets d’une cuite, si ça
n’avait été que ça… Mais j’avais sniffé pas mal de cocaïne. Et des
souvenirs de la nuit me revenaient par flashs. Je me suis assis sur le
canapé et me suis probablement écroulé. J’ai été réveillé par Ada qui
pleurait dans son lit, ou plutôt qui hurlait depuis je ne sais combien de
temps. Je l’ai soulevée et l’ai prise dans mes bras. J’avais faim, je n’avais
rien mangé depuis la soirée, mais quand je l’ai posée par terre, elle a
aussitôt recommencé à pleurer, alors je l’ai reprise. J’ai mis une casserole
d’eau sur le feu, j’ai cherché un reste de sauce dans le réfrigérateur, les
pâtes. Je tenais Ada du bras gauche, comme des centaines de fois. Elle a
peut-être fait un mouvement brusque. Elle s’est renversée en arrière.
J’avais laissé le battant du placard ouvert.
Elle saignait énormément, je n’arrivais même pas à voir sa plaie. Les
médecins des Urgences ont dit qu’elle avait été privée d’oxygène pendant
quelques secondes, non pas à cause du coup, mais de la violence de ses
cris. La peur lui avait coupé le souffle. Corinne était déjà là, tout comme
ses parents et d’autres gens, présents pour une raison que j’ignorais. On
m’a apporté du thé du distributeur automatique, il avait un goût de citron
concentré, j’en ai bu une gorgée, puis l’ai laissé refroidir. Je ne cessais de
me demander pourquoi Corinne ne déversait pas sa colère sur moi. Le
médecin lui a parlé, mais il n’a pas dit d’avoir confiance, d’espérer. J’ai
pensé à Cesare avec une nostalgie poignante. Dans un tel moment, il aurait
prononcé les mots utiles.
Le soir, sa tête avait dégonflé. Corinne est allée se reposer à
l’appartement. Les infirmières m’ont demandé de sortir un moment de la
chambre. Dans le couloir se tenait le père de Corinne. Il s’était changé et
rasé. Il a posé une main sur mon épaule. C’était peut-être la première fois
qu’il me touchait de façon aussi délibérée. Il s’est adressé à moi avec
douceur, comme rasséréné. Voilà un vrai diplomate, ai-je pensé, voilà
quelqu’un qui sait construire un discours comme il se doit. Il a dit que
l’irréparable s’était produit ce matin-là et a résumé les événements,
comme si j’avais pu les oublier. J’étais mal à l’aise, surtout à cause de ma
tenue négligée et de ma mauvaise odeur. Il a dit qu’il n’avait jamais vu sa
fille aussi malheureuse que ces derniers temps, pas même dans les pires
années de sa jeunesse. Il ne l’a jamais désignée par son prénom, il l’a
toujours appelée ma fille. Le moment était venu pour moi de me faire
soigner, mon problème était désormais d’une gravité inquiétante. Mon
problème. « Maintenant tu regrettes, tu es certain de vouloir réparer et tu
penses que la peur de ces dernières heures te donnera la force d’y parvenir.
Mais il n’en est rien. Tu pourrais retourner auprès d’elle et lui promettre
que tout va changer, pourtant nous savons toi et moi que ce n’est pas la
vérité. »
Puis il m’a exposé la solution qu’il venait d’élaborer, ou qu’il avait
probablement en réserve depuis longtemps et qui attendait juste l’occasion
adéquate. Il m’a parlé d’un appartement qui s’était libéré, l’appartement
où nous sommes à présent. Pour ne pas le laisser filer, il avait déjà versé
plusieurs mois de loyer, il ne me les réclamerait pas. Je pouvais considérer
son geste comme une aide pour repartir. Bien sûr, je continuerais de voir
Ada, tout serait décidé devant le juge avec une grande sérénité. Je devrais
peut-être accepter la présence de sa femme avec nous, au début du moins,
le temps nécessaire pour me remettre sur pied. D’ailleurs, s’ils avaient eu
l’intention de me créer des problèmes, ils n’auraient eu aucun mal à le
faire, étant donné la façon dont les choses s’étaient passées, non ? Mais on
ne punit pas un homme pour un accident. On n’efface pas un père pour la
seule raison qu’il a des faiblesses. Qui n’en a pas ?
En échange de sa clémence, il me demandait juste un service : ne pas
rapporter notre conversation à Corinne, assumer toute la responsabilité de
ce projet. Elle en souffrirait un peu au début, mais elle finirait par
apprécier. Car les femmes sont reconnaissantes aux hommes qui ont le
courage de leurs décisions, a-t-il dit. À ma place, il attendrait quinze jours,
le temps de surmonter la peur. À ma place, il laisserait passer le nouvel an,
mais pas plus, car ensuite tout se compliquerait pour tout le monde. À ma
place… Et je l’ai laissé être à ma place.
LOFTHELLIR
6
Près de deux ans : tel fut le laps de temps qui s’écoula entre le moment
où Danco s’était livré à la police et celui où Mediterranea Travel, une
agence de voyages de Francavilla Fontana, téléphona pour m’annoncer que
mon billet d’avion avait été émis et que le vol était confirmé pour le
surlendemain.
— Vous vous êtes trompée de numéro, objectai-je.
La femme qui était à l’autre bout du fil prit le temps de consulter
quelque chose avant de me demander :
— Êtes-vous bien madame Gasparro ? Teresa Gasparro, née à Turin le
6 juin 1980.
— Oui, c’est moi.
— Dans ce cas, nous nous sommes parlé hier. Vraiment, vous avez
oublié ? Vous m’avez dit de réserver d’urgence un siège sur ce vol.
Une décharge d’adrénaline se répandit dans mes bras et mes jambes.
— Mais bien sûr. J’avais la tête ailleurs, excusez-moi. Pouvez-vous
avoir la gentillesse de me redonner l’horaire des vols ?
— Départ de Brindisi à 20 h 10. Vous avez deux heures d’attente à
Malpensa. Le vol Icelandair décolle à 23 h 40. Il arrive à Reykjavik à
1 h 55.
Quand le téléphone avait sonné, j’étais occupée à butter les fraisiers.
De la terre grasse et sombre s’était insinuée sous mes ongles.
— Je vous envie un peu, dit la femme au téléphone. J’y suis allée il y a
deux ans, et ça a été le plus beau voyage de ma vie. Ne ratez pas le glacier
qui tombe dans la mer, j’insiste. On peut faire une promenade en bateau
entre les icebergs. Trois jours, ce n’est pas beaucoup, mais ne renoncez
pas à ça.
Je lui demandai si je pouvais retirer mon billet à l’agence. Elle déclara
que c’était un billet électronique, qu’elle avait déjà envoyé la réservation à
mon adresse mail. Si je préférais, elle s’occuperait aussi des cartes
d’embarquement. Elle voulut savoir si je voyagerais juste avec un bagage
cabine, comme prévu.
Je ne me rappelle plus comment se conclut notre conversation. Je me
contentai peut-être de raccrocher. Quelques instants plus tard, j’étudiais
déjà ma carte d’embarquement sur l’écran de mon ordinateur. Je lus
entièrement les conditions de transport, écrites en caractères minuscules,
comme si elles dissimulaient un indice crucial. Mais il n’y avait qu’un
numéro de siège et la publicité d’un hôtel promettant une remise sur
l’accès au lagon Bleu à côté de la photo d’un homme et d’une femme
enveloppés dans des peignoirs de bain, qui regardaient l’horizon à travers
des vapeurs sulfureuses.
Je devais mesurer ma valise cabine, la remplir, vérifier les
températures minimales et maximales à Reykjavik, peut-être arranger mes
cheveux, que j’avais pris l’habitude au cours des derniers mois de couper
avec les ciseaux de cuisine. Au lieu de ça, je sortis et m’assis sous la
tonnelle. L’été avait déjà changé, le soir tombait d’un coup, mais pendant
une demi-heure, ou un peu plus, le couchant projetait des faisceaux d’une
lumière émouvante sur la campagne.
La nappe où était dessinée la carte du monde était si fanée que la
couche supérieure de plastique s’écaillait. Je touchai la tache dentelée,
rose pâle, de l’Islande. Un bout de continent à la dérive.
1. Système d’exploitation des travailleurs agricoles, lié aux diverses mafias, dans le sud de
l’Italie.
7
Giuliana tendit un bras vers la banquette arrière et fouilla dans son sac.
Mais, comme elle ne parvenait pas à y trouver ce qu’elle cherchait, elle
l’attrapa et le posa sur ses cuisses.
— Regarde, dit-elle en exhibant un passeport.
Le visage aux cheveux déjà très courts, sous les reflets changeants du
papier plastifié, était bien le sien. À côté, son nouveau nom : Caterina
Baresi.
— Quand nous serons arrivés, appelle-moi comme ça, ajouta-t-elle
avec une certaine gravité.
— Et lui, quel nom a-t-il choisi ?
— Tomat. Un nom du Frioul, plutôt facile à reconnaître, et on peut tout
dire de l’accent de Bern, sauf qu’il semble frioulan. Mais il a refusé de
renoncer à son prénom, et il a donc dû prendre le seul Bernardo disponible.
Pour Danco, les choses ont été encore plus compliquées. Nous avons dû le
photographier en cachette et n’avons obtenu un cliché acceptable qu’au
bout de plusieurs jours. Sa relation avec Bern s’était encore détériorée, il
ne lui adressait plus la parole. Ce n’est pas facile de vivre à trois dans un
garage quand il y en a deux qui ne se parlent pas. En son for intérieur,
Danco considérait Bern comme responsable de ce qui était arrivé.
Nous étions à l’extrémité d’un fjord. Devant la falaise se dressaient
deux maisons jumelles au toit en pente, éloignées du reste.
— Ils étaient déjà brouillés avant le Relais. Danco n’acceptait pas
l’idée des armes. Elles étaient contraires à ses convictions de toujours,
disait-il, et c’était vrai, je savais que c’était vrai. Mais elles étaient
également contraires à mes convictions et à celles de Bern, à celles de tous
les membres du fortin. Le problème, c’était qu’elles étaient devenues
nécessaires. Que pouvions-nous y faire ? Il faut parfois dépasser ce qu’on
estime juste pour atteindre un objectif plus élevé. Le nouvel ordre doit
passer par le désordre, voilà ce que Bern nous a expliqué. Mais Danco s’y
refusait.
Je pensai au jour où il s’était présenté à la ferme avec sa liste d’objets
à récupérer, à la détermination de son regard, une détermination mauvaise
que je n’avais pas comprise.
— Mais un jour, au fortin d’Oria, Bern l’avait emmené marcher entre
les souches d’oliviers et l’avait convaincu.
Giuliana baissa la vitre, glissa un bras à l’extérieur dans l’air froid,
puis se pencha pour offrir aussi son visage au vent.
— Du moins en apparence, ajouta-t-elle sur un ton amer. Tu peux
conduire un peu ?
Je n’en avais pas le courage. La somnolence ne m’avait pas quittée,
elle s’était mêlée à l’acidité du sandwich et de l’horrible café peu avant. Et
je me sentais incapable de rouler aussi vite que Giuliana sur cette route où
chaque virage semblait nous éjecter.
— Il me suffit d’une demi-heure. Fermer les yeux, insista-t-elle.
Nous changeâmes de place. Avant de remonter à bord, Giuliana attrapa
ses chevilles et maintint cette position pendant une vingtaine de secondes,
les muscles tendus sous son jean. Elle avait la souplesse d’une danseuse.
Elle effectua une série d’exercices, des mouvements qui évoquaient un art
martial.
Le long des premiers kilomètres, elle garda les yeux fermés et la tête
aussi droite qu’une statue, mais elle ne dormait pas, je le savais. Quand
elle rouvrit les paupières, elle dit :
— Les oliviers me manquent. Presque tout me manque. Surtout la
chaleur. Ici, l’été n’a même pas duré un mois. C’est à cause du
réchauffement global. Le glacier qui a fondu au Groenland a refroidi le
courant du golfe. Alors que le reste du monde se liquéfie au soleil, nous
crevons de froid en août aussi.
— Je suis allée au fortin, affirmai-je pour la réconforter peut-être, ou
pour l’exact contraire, parce que je souhaitais aggraver sa nostalgie.
— Je le sais.
— Tu le sais ?
— Daniele me l’a dit.
— Tu as parlé à Daniele ?
Giuliana me jeta un coup d’œil.
— Je lui parle presque tous les jours. Sinon pourquoi t’aurait-il
contactée ?
Elle eut aussitôt après une énième saute d’humeur. Elle ajouta, soudain
plus conciliante :
— Nous avons recommencé à communiquer deux mois après notre
arrivée à Freiberg. Ça n’a pas été simple. Si mes compétences
informatiques étaient rouillées, celles de Danco étaient lamentables. Et il
fallait lui envoyer un premier message sans laisser de traces. J’ai pensé à
Amazon. Daniele était en résidence surveillée, il était donc plausible qu’il
commande du matériel par Internet. Je lui ai donc fait acheter une brosse à
dents électrique, un objet à propos duquel nous avions plaisanté ensemble.
Il m’avait raconté que sa mère l’obligeait à en emporter une. Il se
promenait partout avec cet engin vrombissant, y compris au fortin, en
pleine campagne. J’ai mis un peu de temps pour accéder à son ordinateur
et à sa carte de crédit. Mais, quand il a reçu la brosse à dents électrique, il
a compris. Je lui ai envoyé des instructions dans une série de mails que
n’importe qui aurait pris pour des spams. Et en l’espace de quelques jours
nous avons disposé d’un réseau protégé pour nous écrire directement.
Elle posa un pied sur le tableau de bord et se tassa sur le siège.
— Je ne sais même pas pourquoi je te dis tout ça. Tu pourrais rentrer
en Italie et tout raconter à la police.
— C’est ce que Bern a fait aussi avec moi. Il m’a envoyé un produit
pour les arbres et un livre.
— Bern et moi te les avons envoyés, précisa Giuliana en me lançant un
regard ironique. Ou plutôt, en ce qui concerne l’engrais : Bern, Danco et
moi. Bern serait incapable d’allumer l’ordinateur tout seul.
— Mais pourquoi tu n’as pas demandé à Daniele de me dire où vous
étiez ? Puisque tu étais déjà en contact avec lui.
— Bordel, ça ne m’était pas venu à l’esprit !
Elle éclata de rire.
— Alors, pourquoi ?
— C’est Daniele qui a refusé. Il t’a étudiée un peu et il a fini par
décréter que tu n’étais pas fiable.
Il m’avait étudiée. Il avait couché avec moi.
— Vous pouviez me voir ?
— Oui, quand ton écran était allumé. À mon avis, tu as une culotte qui
m’appartient.
Elle éclata de nouveau de rire avec méchanceté, de façon un peu
forcée. Je ralentis et immobilisai le tout-terrain sur un emplacement
recouvert de gravier.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je descendis et m’éloignai parmi les buissons de bruyère. L’île était
aride, on ne voyait rien dans la direction que j’avais prise, le vide absolu,
j’aurais pu marcher à l’infini sans rencontrer le moindre obstacle.
J’entendis la portière claquer.
Giuliana s’écria :
— Hé, reviens ! Je suis désolée, je ne voulais pas te vexer. Reviens !
Mais je poursuivis mon chemin. Entre les plantes, la terre était
sombre, presque noire. Giuliana avait dû s’élancer : elle apparut à côté de
moi, puis devant, me barrant le passage.
— Nous avons encore beaucoup de route à faire. Si nous perdons du
temps, nous devrons attendre jusqu’à demain. Et demain pourrait être trop
tard.
— Trop tard pour quoi ?
Je continuais d’avancer, l’obligeant à marcher à reculons.
— Tu verras. Allons-y maintenant.
— Où est Bern ? Je ne remonterai pas en voiture tant que tu ne m’auras
pas dit où il est.
— Je t’ai dit que tu le verrais.
— Putain, où est-ce qu’il est ? lui criai-je au visage.
— Dans une grotte.
— Une grotte ?
— Il est bloqué dedans. Et il ne résistera sans doute pas longtemps.
Je m’immobilisai. Giuliana m’imita. Le vent nous frappait de travers,
non en rafales comme la tramontane de Speziale : c’était un vent constant.
Je n’étais pas surprise, pas tellement. Bern à l’intérieur d’une grotte :
c’était possible. Durant toutes ces années, il m’avait habituée à tant
d’extravagances… Il avait vécu dans une tour en ruine, dans une maison
sans électricité, sur un arbre. Je me contentai de demander :
— Depuis quand ?
— Près d’une semaine.
— Et il ne peut pas sortir ?
— Non. Il ne peut pas sortir.
Ce vent obstiné, rageur, les touffes de bruyère qui tremblaient,
agrippées aux rochers. Giuliana saisit le bord de ma veste.
Je la laissai me reconduire au tout-terrain. Elle se remit au volant et je
ne m’y opposai pas. Je me recroquevillai sur le siège, le plus loin possible
d’elle. Nous ne roulâmes pas longtemps. Elle se gara devant un bâtiment
particulièrement grand, perché sur une colline.
— Nous pourrons manger ici quelque chose de correct, déclara-t-elle.
Je pense que nous en avons besoin.
Nous atteignîmes le lac deux heures plus tard. Le ciel s’était dégagé ; à
présent, on percevait l’été. De la fissure d’une montagne aride s’élevait
une vapeur dense. Odeur de soufre là aussi, plus forte qu’à la maison
d’hôte.
Nous longeâmes la côte un moment, la surface de l’eau scintillait ; çà
et là surgissaient des îlots recouverts d’herbe. Un lieu plus familier, plus
rassurant que la nature dépeuplée et étrangère des heures précédentes.
Giuliana vira sur un parking en légère pente. Elle éteignit le moteur.
— Ici il y a des toilettes.
J’avais l’impression d’être faible, engourdie. Je demandai si nous nous
arrêtions là.
— Nous devons changer de Jeep. Celle-ci ne permet pas d’aller jusqu’à
la grotte.
Le nouveau tout-terrain avait des roues gigantesques,
disproportionnées, comme si un plaisantin les avait trop gonflées. Il
appartenait à une agence de voyages organisés, un nom qui contenait le
mot Adventure, ou peut-être Outdoor, j’ai oublié. Mais je me rappelle
l’image imprimée sur un côté : un groupe faisant du rafting, des
éclaboussures d’écume à côté de visages souriants.
Giuliana me présenta notre guide, Jónas. Il n’avait pas plus de vingt-
cinq ans et il portait des manches courtes malgré la température, une veste
imperméable nouée à la taille. Ils s’entretinrent dans un anglais rapide,
sec, que je fus incapable de comprendre. Puis Jónas me demanda avec une
extrême cordialité si j’avais des gants et si je ne possédais pas d’autres
chaussures. Giuliana répondit aux deux questions : j’utiliserais son
équipement. Jónas m’aida à monter sur le marchepied très haut de la Jeep,
pendant qu’elle observait d’en bas, et un instant plus tard nous étions
repartis.
Nous reprîmes en sens inverse la route qui entourait le lac et roulâmes
pendant environ une demi-heure. Puis Jónas tourna à droite sur un terre-
plein privé d’indications. Giuliana et moi n’étions pas assises sur la même
rangée. Le véhicule disposait d’une douzaine de places, toutes vides, à
l’exception des nôtres.
J’observais le paysage, je commençais à m’habituer à cette immensité.
Je me surpris à imaginer la réaction qu’avait eue Bern en voyant cette
terre la première fois, la stupeur qui l’avait sans doute saisi, car chez lui la
stupeur était toujours hors norme.
Nous cherchions un endroit qui ne soit pas corrompu par l’homme.
Quelque chose d’intact.
Je voulais demander à Giuliana de mieux s’expliquer, mais je n’aurais
pas supporté de l’entendre encore parler de Bern, pas maintenant.
Au bout de quelques kilomètres, la route devint plus accidentée. La
piste du début s’était rétrécie au point de former une double bande de terre
tout juste visible, probablement tracée par les roues énormes de la Jeep qui
nous transportait. L’herbe poussait au milieu. Elle me rappela le sentier de
la ferme, mais dans une version dangereuse et négligée, comme après une
inondation. Elle était ponctuée de creux, de nids-de-poule et de rochers
saillants. Ondoyant sur ses suspensions, la Jeep paraissait sur le point de
se renverser.
À travers le rétroviseur, Jónas m’invita à m’agripper à la poignée de
caoutchouc qui pendait du toit et je la saisis juste avant qu’un nid-de-poule
plus profond que les autres m’éjecte de mon siège.
Il s’arrêta un peu plus loin, descendit et se pencha pour examiner un
pneu. Je le vis contourner le véhicule et ouvrir la portière arrière. Il
ressurgit avec une caisse à outils.
— Nous avons crevé ? demandai-je à Giuliana.
D’instinct j’avais pivoté vers elle dans un mouvement qui semblait
marquer une trêve, ce que je regrettai aussitôt.
Elle me jeta à peine un coup d’œil.
— Il faut qu’il diminue la pression pour augmenter l’adhérence. La
piste qui nous attend est encore plus mauvaise.
Quand Jónas eut effectué l’opération sur les pneus, nous repartîmes.
J’avais du mal à croire que le sentier pouvait être encore plus accidenté.
C’était pourtant le cas. Au cours de l’heure suivante, je fus obligée de
m’accrocher d’une main à la poignée et, de l’autre, à la base du siège.
Les cahots ne parvenaient à masquer qu’en partie le tremblement qui
m’avait envahie, la peur du lieu dont nous approchions. Non, ce n’était pas
vrai : je n’avais pas peur d’un lieu, mais de me retrouver avec Bern après
une si longue absence. Et ce tremblement, une sorte de convulsion, sans
doute invisible, perdura après la fin du tronçon accidenté, alors que nous
foulions un tapis moelleux de sable sombre, au pied d’une pente qui
menait à un cratère volcanique. Le ciel était encore plus bizarre
qu’ailleurs, d’un bleu terne sillonné de raies blanches qui se croisaient
dans toutes les directions.
Jónas répéta l’opération sur les pneus, cette fois en augmentant la
pression. Je m’abîmai dans la contemplation des arbustes, semblables à
des rhododendrons, qui poussaient au pied du volcan. Puis je distinguai au
loin une remorque, la seule trace humaine au milieu de ce néant.
À l’intérieur, des bottes étaient disposées sur des étagères en bois par
ordre de pointure. Du côté opposé, jetés en vrac dans une caisse, des
casques de protection maculés d’éclaboussures de boue.
— Échangeons nos chaussures, dit Giuliana.
— Je peux garder les miennes.
Étant donné la situation, il était inconcevable d’accepter une aide de sa
part. Mais la dureté avec laquelle elle répliqua m’amena à me baisser et à
délacer mes Adidas. J’enfilai ses chaussures de montagne.
— Croise les lacets en haut. Tire-les davantage, m’ordonna-t-elle,
toujours péremptoire.
Après quoi Jónas me fournit une paire de bottes, un casque et des
chaussettes en laine qui sentaient la transpiration. Je m’équiperais juste
avant d’entrer dans la grotte, m’expliqua-t-il : il fallait marcher une demi-
heure pour l’atteindre. Il indiqua la direction que nous prendrions.
— Lava camp, dit-il, tourné vers l’étendue de roches larges et plates
qui nous faisait face.
De petits canyons la parcouraient, telles des veines. La grotte se
trouvait quelque part, au milieu. Bern se trouvait quelque part au milieu.
La marche dura plus longtemps que prévu. J’étais peut-être plus lente
que Jónas l’avait pensé, à moins que nous ne suivions un trajet tortueux,
car Jónas et Giuliana semblaient eux aussi avancer d’instinct, ayant à
l’esprit un point précis, non un parcours exact parmi les rochers.
J’étais fatiguée, pis, épuisée, et pourtant la tension me soutenait. Je
posai mal le pied sur un caillou. Giuliana fut assez prompte pour me
retenir par-derrière, m’empêchant de trébucher, mais je fus obligée de
m’arrêter quelques minutes. Jónas s’accroupit devant moi, m’invita à
allonger la jambe sur son genou, délaça la chaussure et remua mon pied
avec prudence, des deux côtés. Il demanda si je pouvais continuer : j’avais
besoin d’une totale mobilité pour entrer dans la grotte. Ma cheville était
douloureuse, mais je répondis par l’affirmative, puis je m’appliquai à
dissimuler ma boiterie.
À l’embouchure de la grotte, nous rencontrâmes deux autres garçons.
Ils avaient monté une tente et étaient assis à une table de camping, devant
deux thermos. Les présentations furent rapides. Ils échangèrent quelques
mots avec Giuliana à propos de notre retard : peut-être valait-il mieux
attendre le lendemain pour descendre, dirent-ils. Giuliana insista. Ils
s’entendirent sur le fait que nous devions être ressortis avant une heure.
Pendant qu’ils discutaient, je m’approchai du cratère : d’une dizaine de
mètres de large, il était invisible jusqu’à ce qu’on l’atteigne. Sur le fond
brillait une couche de mousse recouvrant un tas de cailloux, probablement
les suites de l’éboulement qui avait ouvert l’accès. Un escalier en fer doté
d’une corde en guise de rampe courait sur un versant. Je fis un pas pour
mieux regarder, mais, prise de vertige, je reculai.
Je n’écoutai pas grand-chose aux recommandations de Jónas. Je
désirais avec autant d’intensité me couler dans la grotte et m’éloigner le
plus vite possible, rentrer chez moi. Je compris que les parois étaient
recouvertes de glace, que les clous montés sur les bottes évitaient de
déraper, mais qu’il me fallait être prudente. Jónas demanda si j’étais
claustrophobe, il fut obligé de répéter ce terme deux fois en anglais.
Nous descendîmes, lui devant. Giuliana ne nous suivit pas : elle était
restée à l’embouchure avec les deux jeunes. Je remontai les quelques
échelons.
— Tu ne viens pas ?
Elle avait les bras croisés, et ses yeux étaient cernés, à moins que ce ne
fût la lumière.
— Il veut te parler, répondit-elle. C’est ce qu’il m’a demandé. Alors
vas-y.
Puis elle se retourna et je mesurai combien il lui en avait coûté de
prononcer ces mots, combien il lui en avait coûté de m’accueillir à
l’aéroport de Reykjavik, de partager avec moi un lit, puis, pendant dix
heures, l’habitacle d’une voiture, tout cela afin de me conduire auprès de
l’homme que nous nous étions disputé en silence pendant des années.
J’eus de la peine pour elle.
Au pied de l’escalier, la lumière était faible, mais on voyait la grille
métallique qui marquait l’entrée de la grotte. Nous nous immobilisâmes à
quelques pas du glacier. Jónas me dit d’enfiler les chaussettes en laine, les
bottes cloutées et le casque, dont il alluma la lampe frontale. Il avait
apporté un pull supplémentaire. J’avais déjà chaud, mais il m’obligea à le
mettre : à l’intérieur de la grotte, la température avoisinait zéro degré, je
comprendrais rapidement ce que cela signifiait.
L’entrée était le passage le plus difficile, je l’ignorais encore. Il fallait
grimper sur un rocher glissant et ramper sur le ventre à travers une fente
d’environ cinquante centimètres. Jónas me précéda et me montra comment
faire, mais je m’y repris à cinq fois avant de réussir. J’avançai ensuite,
courbée, le long d’un boyau. Je manquais d’air et mon cœur battait la
chamade. J’avais peut-être menti, j’étais peut-être claustrophobe. Je me
rappelai la nuit où Bern m’avait amenée dans la tour, les marches noires et
la panique qui m’avait poussée à le supplier de repartir au plus vite.
Le glacier était compact et le faisceau de lumière révélait les formes
qui en étaient prisonnières, des galets de couleur qui étincelaient sous
cette couche cristalline.
Quand le tunnel devint pentu, Jónas me dit de me laisser glisser en me
tenant à la corde. Il m’aiderait pour l’atterrissage. Un moment, mes bras
refusèrent de lâcher prise, mais je l’entendis m’encourager d’une voix
terriblement lointaine, et je m’abandonnai.
Enfin nous débouchâmes dans une salle, une grande cavité au sol
glacé, dominée par des roches sombres. Jónas m’invita à ne pas heurter les
stalagmites disséminées partout, certaines mesurant quelques centimètres,
d’autres atteignant la hauteur de mon front. Elles avaient mis des
centaines d’années à se former, et il aurait suffi de les effleurer pour
qu’elles se brisent, expliqua-t-il. Je devais poser mes pieds à l’endroit
exact où il posait les siens.
Au début, j’effectuai des pas minuscules, puis je me familiarisai avec
le sol glissant. Nous traversâmes la salle et, par une ouverture entre les
rochers, pénétrâmes dans la suivante. Je tournai la tête pour en mesurer
l’ampleur. Elle était plus petite et apparemment dépourvue de sorties. La
grotte paraissait s’achever là.
Jónas leva un bras et indiqua quelque chose devant nous, en hauteur.
Alors je distinguai une fente horizontale, très étroite.
— He’s in there.
Il porta les mains à sa bouche et appela Bern. Son prénom produisit un
écho qui me sembla interminable.
Le silence n’était pas parfaitement retombé quand Bern répondit :
— Yes.
Alors je ne parvins plus à me retenir, un flot de larmes explosa dans
ma poitrine et me monta aux yeux. Plus tard, bien plus tard, en me
remémorant ce moment, je penserais que ces larmes tombées au sol
s’étaient ajoutées à la couche de glace éternelle. Mais il n’y avait alors que
Bern, derrière une paroi rocheuse dont je n’imaginais pas l’épaisseur.
Jónas m’aida à gravir deux mètres vers la fente. Il indiqua un rocher où
m’asseoir, il m’était impossible de monter davantage, mais Bern
m’entendrait, il suffisait que je parle fort. Il resterait quant à lui au fond de
la salle : il ne pouvait pas courir le risque de me laisser seule.
— Bern, commençai-je.
Il n’y eut pas de réponse. Jónas me conseilla de hausser le ton. Je
répétai le prénom en hurlant, ou presque.
— Te voici, répondit-il alors.
J’avais l’impression qu’il se tenait plus bas, par rapport à moi, tant le
son était lointain, ouaté, mais je me trompais peut-être. Que lui dirais-je
maintenant ?
C’est lui qui prit la parole :
— Tu es arrivée à temps. Je savais que tu réussirais. Je ne pouvais pas
envisager de ne plus entendre ta voix.
— Pourquoi tu ne reviens pas, Bern ? S’il te plaît, reviens.
Le froid me coupait le souffle. L’air était dense, pénible à inhaler.
— Oh, Teresa, j’aimerais bien. Mais je crains qu’il ne soit trop tard. Je
n’en suis plus capable. J’ai dû me casser quelque chose en tombant. Le
tibia, je crois. Et peut-être une côte, même si la douleur au côté est
fluctuante. Je ne la sens plus depuis quelques heures.
— On va venir te chercher. On peut entrer et te récupérer.
Jónas était quelque part dans le noir. Il avait éteint la lampe de son
casque, peut-être pour nous offrir une illusion d’intimité.
Bern parut ne pas m’avoir entendue.
— Il y a ici une paroi immense et lisse. Une sorte de plaque d’argent,
sur laquelle coule un voile d’eau très fin. On dirait un miroir, je peux
distinguer la forme de ma tête quand je projette la lumière d’une certaine
façon, même si mes piles ne dureront plus longtemps. J’aimerais tant que
tu puisses voir cette merveille, Teresa. Tu sais quoi ? Je vais imaginer que
le visage que j’entrevois est le tien, et non le mien. Peux-tu faire quelque
chose pour moi ?
— Bien sûr, murmurai-je.
Mais il ne pouvait pas m’entendre, aussi criai-je ces mots.
Les adieux les plus bizarres de l’histoire du monde : nous étions
obligés de crier ce que nous aurions autrement chuchoté.
— Regarde autour de toi. Choisis une forme, un rocher qui ressemble à
un visage, qui me ressemble.
Je balayai rapidement la paroi avec le faisceau de lumière, mais n’y
vis que les arêtes, les saillies et les tuméfactions de ce lieu effrayant.
Bern gardait le silence, m’accordant le temps nécessaire, puis il lança :
— Tu as trouvé ?
— Oui, mentis-je.
— Bien, maintenant tu peux me regarder. Est-ce que tu entends le bruit
des gouttes ? Tu l’entendras si nous nous taisons un moment. On dirait des
notes, les notes d’un xylophone qu’on effleure. Mais il faut éteindre pour
éviter que l’esprit ne soit distrait par le regard. La vue accapare toujours
notre attention, Teresa. Chut, écoute maintenant.
Je lui obéis. Je m’affairai autour de la lampe jusqu’à ce qu’elle
s’éteigne. La grotte plongea dans une obscurité totale, l’obscurité la plus
absolue que j’eusse jamais expérimentée.
Au bout de quelques instants, j’entendis les gouttes tinter. Certaines
produisaient un bruit sec, comme du petit bois, d’autres émettaient des
notes à intervalles réguliers. Il s’en ajoutait sans cesse, comme si mon
cerveau s’habituait lentement à les capter, comme si mes oreilles les
arrachaient au silence. Le son acquit une plénitude, un concert de
centaines d’instruments minuscules, et j’eus l’impression de voir de
nouveau, mais à l’aide d’un sens que je n’avais encore jamais utilisé et qui
reconstruisait l’espace environnant.
— Tu as entendu ? interrogea Bern, dont la voix était maintenant un
vacarme par rapport à l’égouttement. Seul Dieu peut avoir créé une chose
pareille.
— Tu crois de nouveau en Dieu, Bern ?
— De tout mon être. Je n’ai jamais vraiment cessé. Même si c’est
différent maintenant. Il occupe tout mon corps, à l’intérieur et au-dehors.
Je n’ai plus d’efforts à accomplir. Tu connais cette expression, Teresa ?
J’ai fui ta main pour ta main. Tu la connais ?
— Non, je ne la connais pas, dis-je, le cœur brisé.
— C’était une des préférées de Cesare, quand nous lui causions du
chagrin. Parfois nous le faisions exprès. Il feignait l’indifférence. De toute
façon, il savait que nous lui reviendrions. Et quand cela se produisait, il
nous murmurait ces mots à l’oreille : J’ai fui ta main pour ta main.
Il marquait de longues pauses entre deux phrases, comme s’il était à
bout de souffle.
— Parle-moi de la ferme, Teresa. Je t’en supplie. Elle me manque plus
que tu ne pourrais jamais l’imaginer. Il n’y a pas grand-chose que je
regrette depuis que je suis dans cette grotte, sinon de ne pas te voir. Et la
ferme. Dis-moi comment elle était quand tu es partie.
— Les figues étaient mûres.
— Les figues. Et tu les as cueillies ?
— Toutes celles que j’ai pu.
— Et le chêne vert ? Tu as réussi à le guérir ?
— Oui.
— C’est une bonne nouvelle. Je me suis fait beaucoup de souci. Et
puis ? Dis-moi autre chose.
Mais les larmes m’empêchaient de parler, j’avais la gorge nouée.
— Le grenadier a beaucoup de fruits ! criai-je en direction de la
fissure.
— Le grenadier. Il faudra attendre encore un peu, au moins jusqu’en
novembre. Mais tu connais cet arbre. Il promet toujours des fruits
magnifiques et ils se fendent une semaine avant de mûrir. Cesare le disait.
Il disait que quelque chose clochait dans ses racines. C’est peut-être le
voisinage du poivrier, mais je n’en suis pas sûr. Couvre-le dès les premiers
froids.
— Je le ferai.
— Tu sais quel était mon moment préféré ? Nos promenades. Vers le
couchant, quand nous avions fini de travailler. Tu t’attardais toujours un
peu, pendant que je t’attendais sur le banc. Puis nous nous acheminions sur
le sentier. Après la barrière, nous tournions d’habitude vers la droite, mais
pas toujours, parfois nous virions à gauche. Mais nous n’hésitions jamais.
Nous savions où aller, comme si nous l’avions décidé avant. Le soleil bas
nous éclairait de la tête aux pieds. J’arrive encore à le sentir, tu sais ?
Faiblement, mais je le sens encore. Quand les figues étaient mûres, nous
en cueillions aussi sur les arbres qui ne nous appartenaient pas. Car, en
réalité, tout nous appartenait. N’est-ce pas, Teresa ?
— Oui, Bern.
— Tout nous appartenait. Les arbres et les murs en pierres sèches. Le
ciel. Le ciel aussi nous appartenait, Teresa.
— Oui, Bern.
C’étaient les seuls mots que j’étais capable de répéter, Oui, Bern, car
mon esprit s’éloignait, il courait vers le moment où il ne serait plus
possible d’écouter Bern.
Dans l’obscurité d’où il me surveillait, Jónas déclara que le moment de
partir était arrivé. Je fis semblant de ne pas l’entendre. Comment pouvait-
on décréter la fin de ce moment ? Comment pouvait-on interrompre ce
dialogue et abandonner Bern à sa solitude ? Je savais pourtant que je ne
résisterais pas longtemps : à l’intérieur des bottes, mes pieds s’étaient
raidis sous l’effet du froid. Je ne parvenais plus à bouger les doigts.
— Il faut que je te pose une question, Bern. À propos de Nicola.
Il attendit un moment avant de répondre calmement :
— Parle plus fort. Je ne t’entends pas.
Était-ce la vérité, ou voulait-il seulement m’obliger à répéter ? Peut-
être savait-il que mon courage faiblissait : il me connaissait mieux que
quiconque.
Mais je réussis à le dire une seconde fois, à le crier pour l’empêcher de
feindre qu’il n’entendait pas. L’écho de la grotte projeta mes doutes sur
tous les rochers et me les renvoya, multipliés.
— Il faut que je sache, pour Nicola. C’est toi qui as fait ça, Bern ?
J’imaginai ses yeux rapprochés dans le noir, son expression. Je n’avais
pas besoin de chercher un rocher qui lui ressemble, il était imprimé en
moi.
— J’aimerais te mentir, jurer que ce n’était pas moi. Mais il n’y aura
plus de mensonges, je l’ai promis.
— Pourquoi as-tu fait ça, Bern, pourquoi ?
— Une force a poussé mon pied. Une force énorme. La tête de Nicola
était sur le caillou, cette force a soulevé mon pied et l’a abattu. Le
Seigneur a arrêté la main d’Abraham, mais là-bas, dans l’oliveraie, il n’a
pas arrêté mon pied. Dieu n’était pas présent à ce moment-là, c’était son
contraire qui était là avec moi, et il a écrasé mon pied sur la tête de Nicola.
J’aimerais te dire que tout cela n’est pas vrai, Teresa. C’est ce que je
souhaiterais le plus au monde.
— C’était ton frère. Je ne comprends pas.
— Lui… Vous deux…
— Ce n’est pas vrai, Bern ! Ce n’est pas vrai ! Il n’y avait que toi.
— Et puis il avait prononcé cette phrase.
— Quelle phrase ?
De nouveau, il se taisait.
— Quelle phrase, Bern ?
— C’est lui qui lui a donné les feuilles. Il a arraché les feuilles du
laurier-rose et les lui a mises dans les mains. Il l’a fait pour se protéger.
— Quelles feuilles ? De quoi parles-tu, Bern ?
— Parfois nous nous perdons nous-mêmes, Teresa.
La lampe de Jónas brilla au fond de la grotte. Il vint vers moi.
— We have to leave now.
— No.
— We have to leave !
Il m’arracha au rocher. La descente se révéla plus difficile. J’étais
épuisée par le froid et par le chagrin. J’essayai de pointer le pied dans la
cannelure que Jónas m’indiquait, mais ma botte ne tenait pas, je n’avais
plus aucune sensibilité. Je glissai jusqu’à ce qu’il me freine de ses mains.
Il déclara que nous devions nous hâter, que je risquais l’hypothermie.
La voix de Bern remplit une nouvelle fois la salle.
— Tu reviendras ?
Je le lui promis. Puis nous rebroussâmes chemin parmi les stalagmites
de glace extrêmement fragiles, rampant le long de la montée, accroupis
dans le boyau, et cette fois Jónas ne lâcha pas une seconde la manche de
ma veste, comme s’il craignait que je ne m’égare.
Puis il y a un trou dans mes souvenirs, jusqu’à ce que je me retrouve
couchée sur les grandes roches du champ de lave, sous le ciel, cette espèce
de nuit trop claire, et deux couvertures. Penchée, Giuliana m’observait.
Elle m’expliqua que j’avais perdu connaissance en gravissant l’escalier
métallique, que j’avais failli dégringoler.
Quand je parvins à m’asseoir, on me donna à boire du café à petites
gorgées. Une demi-heure s’était écoulée, peut-être moins.
— Il va mourir, dis-je.
Giuliana détourna les yeux. Elle remplit de café le bouchon du
thermos.
— Bois encore.
— Comment a-t-il fait pour survivre tous ces jours-ci ?
— Il a un bon équipement. De la nourriture. De l’eau. Il avait de quoi
rester là une semaine. Et sa résistance est incroyable.
— Pourquoi ne le remonte-t-on pas ?
— Personne ne peut se glisser là-dedans. Et même si quelqu’un y
parvenait, il ne saurait pas comment l’aider.
— On peut casser la roche. Ouvrir une brèche.
Ses yeux s’enflammèrent.
— La grotte est un lieu protégé.
— Mais il y a Bern dedans !
Giuliana posa une main sur ma joue, une main froide et sèche.
— Tu ne comprendras jamais, hein ?
Nous retournâmes au lac dans ce crépuscule très lent, avec les deux
garçons. Le trajet me parut plus bref qu’à l’aller.
Il y avait une chambre pour moi dans l’appartement où vivaient les
guides. Elle était aussi nue que celle d’un hôpital, la couette pliée sur le
lit. L’heure du dîner était passée. Plus rien n’était ouvert, affirma Giuliana,
mais si j’avais faim, il y avait des distributeurs de snacks au rez-de-
chaussée.
Je restai longtemps sous le jet de la douche pour effacer le froid qui
semblait m’avoir pénétrée jusqu’à la moelle. Quand je ressortis, la pièce
était saturée de vapeur blanche. Je n’eus même pas la force de prendre du
linge propre dans mon bagage : je m’enveloppai toute nue dans la couette
et m’endormis.
Cette nuit-là, je rêvai de la ferme. Je ne pouvais pas y entrer, car la
porte était barrée, mais je savais que Bern était dans notre chambre, au lit,
je l’appelais depuis la cour, il ne répondait pas. Soudain un caillou
jaillissait de la fenêtre ouverte. Je le ramassais et le relançais. Bern avait
peut-être choisi ce moyen pour communiquer avec moi. Puis d’autres
cailloux ruisselaient du même endroit, bientôt par poignées. Enfin, ils
pleuvaient aussi du ciel, une grêle sombre et bruyante qui, en un instant,
ensevelissait la maison et recouvrait la campagne, me laissant au milieu
d’un désert illimité.
La nuit qui précéda mon départ, je fus réveillée par des coups à la
porte de ma chambre. Je restai couchée, hésitante, me demandant s’il
s’agissait d’un rêve. Puis une autre série de coups retentirent. Je me levai
et ouvris. Giuliana était vêtue de pied en cap.
— Enfile quelque chose. Rejoins-moi dehors, dépêche-toi.
Sans me laisser le temps de l’interroger, elle s’engouffra dans
l’escalier recouvert de moquette. Je passai un jean et une polaire que
j’avais achetée pour résister tout ce temps-là.
Les garçons se tenaient sur la pelouse. Jónas indiqua le ciel. Des draps
d’un vert scintillant y étaient suspendus.
— On n’en voit jamais à cette période de l’année. C’est une sorte de
miracle.
Armés de leurs téléphones, ils cherchaient tous le meilleur angle pour
prendre une photo, ils étaient déchaînés, même si j’étais sans nul doute la
seule à assister à ce phénomène pour la première fois. Les rayons verts
semblaient irradier d’un point précis à l’horizon et se répandre dans l’air
comme de la fumée.
— On dirait que c’est fait exprès pour toi, déclara Giuliana, et je sus au
même moment qu’il en était vraiment ainsi.
Je ne demandai ni à Jónas ni à elle si ces lumières provenaient de la
direction de la grotte. J’en étais certaine, cette énergie se libérait du
cratère circulaire, au milieu du champ de lave.
L’un après l’autre, ils se lassèrent de regarder et rentrèrent. Jónas et
Giuliana s’en allèrent enfin. Les lumières persistaient dans le ciel. Elles
bougeaient peut-être, mais d’un mouvement assez lent pour être
imperceptible. De retour dans ma chambre, je soulevai le store en
plastique pour continuer de les voir. Le matin, à mon réveil, elles avaient
disparu.
Le jour noir
Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait déclaré qu’on n’en finit
jamais de connaître les gens. J’étais plongée dans la piscine jusqu’aux
hanches alors que, allongée sur sa chaise longue, elle s’agrippait à ses
genoux, observant ce que son corps était devenu.
On n’en finit jamais, Teresa. Et parfois il vaudrait mieux ne pas
commencer.
Cet après-midi-là, je n’y avais pas prêté attention. J’avais dix-huit ans
et les recommandations m’insupportaient. Ma mère me reprochait sans
cesse d’être à la fois impulsive et obstinée, un binôme, prétendait-elle, qui
ne déboucherait sur rien de bon. Mais les paroles de ma grand-mère sont
restées vivantes quelque part, et après ma nuit chez Tommaso, cette nuit
interminable de veille, d’immobilité et de rancœur, il m’est souvent arrivé
d’y repenser.
Il y a toujours beaucoup à apprendre de la vie des autres. On n’en finit
jamais… Il vaudrait mieux ne pas commencer.
La vérité sur les gens. Voilà ce à quoi elle faisait allusion, je crois.
Pouvons-nous à un moment donné affirmer que nous la savons ? La vérité
sur Bern, Nicola, Cesare, Giuliana et Danco, la vérité sur Tommaso et de
nouveau sur Bern, surtout sur Bern, comme toujours. Après avoir mis de
l’ordre dans les vides de son histoire, de notre histoire, puis-je dire que je
le connais vraiment ? Je suis certaine que ma grand-mère répondrait par la
négative, que n’importe quel être sensé répondrait par la négative : car la
vérité sur les gens, sur n’importe qui, n’existe tout bonnement pas.
Et pourtant, malgré tout ce que j’avais appris sur Bern par Tommaso et
par Giuliana, par tous ceux qui avaient eu le privilège d’être auprès de lui
quand je n’y étais pas, je conservais ma conviction du début, la réponse
même que j’avais omis de livrer à ma grand-mère de crainte de l’agacer :
je le connais. Je le connaissais. Et personne d’autre que moi.
Parce que tout ce qu’il y avait à savoir sur Bern, je l’avais appris dans
le premier regard qu’il m’avait lancé devant le seuil de la maison, quand il
était venu présenter ses excuses pour une infraction ridicule. La vérité sur
lui était tout entière contenue dans ses yeux sombres, rapprochés, et je
l’avais vue.
Ainsi, en avril, quatre ans après avoir parcouru cette rue avec Bern, je
traversais une nouvelle fois le pont sur le Dniepr, étincelant par une
journée encore froide, d’une luminosité presque insupportable. Les
bateaux se mouvaient lentement dans les deux directions, fendant les eaux
en éventail.
Je me rendis compte que Nastia jetait des coups d’œil hostiles à
Tommaso dans le rétroviseur. Depuis l’aéroport, nous n’avions échangé
que quelques mots.
— Je sais ce que tu penses, dis-je, mais c’est juste un ami. Bern ne
pouvait pas venir.
— Ah, je ne me mêle pas des affaires des autres, répondit-elle, piquée
au vif.
Mais je compris que cette précision l’avait soulagée.
— Je suis ici car le jour noir est arrivé, déclarai-je.
— Le jour noir ?
— C’est toi qui me l’as dit. Qu’il faut mettre les choses de côté en
prévision du jour noir. Il est arrivé.
Elle me sourit.
— Alors, je suis heureuse de l’avoir dit.
Après le transfert, Tommaso entra discrètement dans la chambre où
l’on m’avait installée pour que je me repose.
— Je ne dors pas. Viens.
Il portait des sur-chaussures en nylon bleu et une blouse en papier
nouée dans le dos. Son zèle m’émut.
— Tu vois ces coupoles, là-bas ? indiquai-je. C’est la Lavra. Elle
plaisait beaucoup à Bern.
Mais Tommaso était occupé à m’observer avec une appréhension
évidente.
— Tu te sens bien ?
— Oui.
— Et qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
— On rentre à la maison. Apporte-moi mes vêtements, s’il te plaît. Ils
devraient être dans l’armoire.
Je crois avoir pris la décision à cet instant-là, tandis que Tommaso
m’aidait à glisser les bras dans les manches de mon tee-shirt, avec
délicatesse, peut-être légèrement gêné d’avoir affaire à mon corps à moitié
nu. Je décidai d’exaucer le souhait de Cesare.
Mais j’attendis que s’achève le mois de mai, puis celui de juin, si bien
qu’au moment où je l’appelai et quand le jour fixé arriva, l’été était déjà à
son paroxysme.
Cesare se présenta, une étole violette autour du cou.
— Quel endroit as-tu choisi ? interrogea-t-il.
— Le mûrier.
Nous nous dirigeâmes de ce côté, là où Bern et ses frères avaient
autrefois trouvé refuge. Cesare et moi marchions devant, Marina nous
suivait de près, Tommaso était plus loin. Ada sautillait autour de lui.
La stridulation des cigales nous accompagnait entre les oliviers,
incessante, exactement comme au cours de mes premiers étés, quand
Speziale n’existait pour moi qu’à cette saison.
Cesare pria Marina de tenir son étole pendant qu’il creusait.
— Montre-moi ce que tu as apporté, dit-il.
Je me tournai vers Tommaso. Il tira de la poche latérale de son
pantalon un petit livre jaune aux coins tout cornés.
— Je l’ai retrouvé, déclara-t-il.
Cesare lui prit des mains l’exemplaire du Baron perché qui avait
appartenu à Bern dans son adolescence. Il le feuilleta, toujours accroupi. Il
se concentra un instant sur une phrase soulignée.
— Ça me semble approprié.
Il déposa le livre dans le trou. Il récita un psaume puis un passage de
l’Évangile de Jean, enfin il demanda si l’un de nous voulait ajouter
quelque chose. Nous gardâmes tous le silence, les yeux fixés sur la
couverture du livre.
Alors, comme personne ne parlait, il entonna un chant. Il avait un peu
perdu son timbre d’autrefois et sa voix semblait parfois sur le point de se
casser, surtout lorsqu’il abordait les notes les plus aiguës de ce ton un peu
nasal que je n’avais pas oublié, mais la détermination avec laquelle le
chant se répandait dans l’air bouillant n’avait en rien changé. Je pensais
qu’il continuerait tout seul jusqu’à la fin, mais Tommaso s’unit à lui à la
seconde strophe. Ensemble ils chantèrent le reste.
Ada, je crois, percevait la solennité du moment. Elle regardait son père
chanter comme si cet acte très simple lui révélait un aspect inattendu et
très important de sa personne.
Nous comblâmes la fosse. Cesare nous envoya chercher des cailloux et
les posa à l’endroit où se trouvait le livre, formant une petite pyramide.
Adieu, mon amour, pensai-je.
Quand Cesare et Marina furent repartis, Tommaso et moi marchâmes
un moment encore parmi les oliviers, tandis qu’Ada poursuivait un des
chats sauvages.
— Tu reviendras ? demandai-je.
J’étais certaine qu’il voyait des êtres et des situations du passé où qu’il
pose le regard, exactement comme moi.
— Ce lieu plaît à Ada, répondit-il. On dirait qu’elle s’y est déjà
attachée.
— J’aurai besoin d’aide à partir de maintenant. Gratuite.
Tommaso sourit.
— Gratuite.
Mais nous ne nous promîmes rien. Cela nous convenait. Je lui parlai
des draps verts apparus au-dessus du lac après la mort de Bern, je ne
l’avais pas encore fait, mais pour une mystérieuse raison je sentais que je
le lui devais.
— Les aurores boréales sont très rares à cette période de l’année, c’est
ce qu’on m’a expliqué.
— Mais tu n’as pas été surprise.
— Non, en effet. Parfois j’ai l’impression d’être folle. Regarde ce que
nous venons de faire, nous avons enterré un livre.
De l’index, Tommaso dessina une arabesque dans l’air.
— C’est peut-être fou, dit-il. Et ce que tu as vu n’est probablement
qu’un phénomène atmosphérique aux causes bien précises. Sauf qu’il est
terriblement triste de le penser.
— Tu sais ce que Danco se mettrait à crier maintenant ?
— Obscurantistes ! Sales réacs !
— Maudits arriérés !
Nous éclatâmes de rire. Puis Tommaso reprit :
— J’ai entendu dire qu’il était retourné à Rome.
— Oui, moi aussi.
Une pie s’envola du sol pour aller se poser sur une branche. Un instant,
nos regards se retrouvèrent là-haut.
Nous jouâmes encore avec Ada, puis ils repartirent, eux aussi. Je
m’assis sur la balancelle. J’avais des accès de fatigue subits, comme si
tout mon sang était brusquement avalé par un seul point. Sanfelice avait
dit que cela pouvait arriver, surtout les premiers mois. J’attendis que ces
minutes s’écoulent.
Le soleil avait desserré son étau, à présent la lumière était
enveloppante et parfaite, au point de m’amener à désirer qu’elle demeure
toujours ainsi. C’était l’heure où l’on s’amourachait inévitablement de ce
lieu. Je repensai à l’émotion qui s’emparait de Bern chaque fois qu’il
admirait la campagne au couchant. Cette émotion se transmettrait-elle ?
Était-elle écrite dans un tronçon du code génétique, ou s’évanouirait-elle ?
Je l’ignorais. Mais j’espérais qu’elle ne se perdrait pas. Tout ce que je
pourrais faire, un jour, ce serait d’expliquer à ma fille qui était son père,
de lui décrire ce qu’il vénérait et les erreurs qu’il avait commises sur ce
chemin. Lui dire que dans sa vie si courte il n’avait cessé d’aimer la terre
et le ciel avec tout l’abandon et tout l’élan qui sont permis aux hommes.
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