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DANS MON PALAIS

D’ARGENT

Anne-Sophie Trassard

Roman

1
« Elle
oublie le temps dans ce palais d’argent.
Pour
ne pas voir qu’un nouveau jour se lève,
elle ferme les yeux et dans ses rêves, elle part,
jolie petite histoire. »

Téléphone (« Cendrillon »)

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1

Je ne retournerai jamais à l’île Maurice.

Nous avons atterri le 23 décembre. Le séjour


allait durer dix jours. Au programme : chaleur,
confort et gaieté obligatoire, formule « all inclusive ».
À la première gorgée du cocktail de bienvenue
offert à la descente du car, sous les applaudissements
hystériques des animateurs tout de blanc vêtus, j’ai
pensé que les vacances démarraient bien. Le chef
s’est posté sur une estrade pour former les groupes.
Dans le car, chacun avait reçu une enveloppe sur
laquelle était inscrit un numéro de chambre.
– Les « 100 », regroupez-vous à ma droite ! Les
« 200 » à ma gauche ! Et les « 300 » devant moi ! ».
Son intervention a provoqué une bousculade et
quelques grognements mécontents. D’instinct, tout le
monde voulait être le premier. Il a désigné un
animateur à la tête de chaque groupe pour nous
mener aux chambres. Le nôtre s’appelait Steve.

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Le site était fidèle aux photos du catalogue —
vaste, fleuri et d’une propreté irréprochable. La
pelouse était tondue à ras, les arbustes taillés au
cordeau et les dalles des allées immaculées. Un vrai
coin de paradis, entretenu par le personnel local que
nous avons croisé nombreux sur le chemin. Ici, la
main-d’œuvre devait être à volonté, pour une somme
modique. En d’autres circonstances, j’aurais été
choquée, là, non.
– Et voilà votre chez vous ! a dit Steve devant notre
porte.
La chambre était aussi grande que notre
appartement et plus luxueuse. Vraiment, tout cela
démarrait très bien.
– Alors, qu’est-ce que tu en dis, Tom ?
– J’en dis que tes parents se sont pas foutus de
notre gueule. On peut même dire qu’ils ont mis le
paquet.
Sa remarque m’a irritée, j’ai préféré l’ignorer. Le
démarrage était trop bon pour risquer de le gâcher
avec une énième dispute à propos de mes parents.
Quand ils nous avaient offert ce séjour à l’île Maurice,

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Tom n’avait pas caché sa contrariété. « On n’a pas
besoin d’un truc aussi énorme. Et mes parents vont
avoir l’air de quoi ? Ils peuvent pas suivre sur ce
terrain. » La différence de moyens entre nos deux
familles était un problème récurrent. Tom craignait
d’être perçu comme un profiteur. « C’est ce que tout
le monde pense, Mel. » Il avait honte. Honte de ses
parents peu éduqués, honte de ses propres lacunes,
honte de n’être qu’un ouvrier. Tom avait honte de ce
qu’il était et ne manquait pas une occasion de me le
rappeler. Je n’étais pas dupe, je savais ce qui nous
séparait. Détestable, ses fautes de langage à
répétition, qu’il dise « c’te », « la mère à », « au
coiffeur » ou qu’il utilise le conditionnel après « si ».
Horripilant, les bêtises qu’il débitait à propos de la
libération des femmes, sa façon grotesque de s’en
réjouir, ou ses critiques violentes contres les hommes
politiques « à mettre dans le même panier », « pas un
pour rattraper l’autre », « tous pourris, quoi ». Et
cette manie de jurer tout et n’importe quoi sur la vie
de sa mère ! Ce que les autres voyaient, moi aussi je
pouvais le voir. Mais, depuis le piédestal où il m’avait

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hissée, j’avais une meilleure vue. Une vue imprenable
sur notre intimité. Son regard flatteur, son désir
intact et son amour sans faille. J’avais une place de
choix, le reste ne faisait pas le poids.
– Tu as raison, Tom, la chambre est vraiment top
et je sens qu’on va passer des super vacances ! Tu vas
récupérer la valise au point bagages ?
Une fois seule, je me suis assise sur le bord du lit.
Les yeux rivés à la bague qu’il m’avait offerte, j’ai
songé à notre rencontre.
*
Suite à une grosse dispute avec Samuel, j’avais
suivi une copine à l’Etna, notre boîte de nuit favorite.
– Je connais un des barmans, on va pouvoir se
soûler à l’œil, Mel.
Trois verres plus tard, j’ondulais sur la piste au
rythme des « Sunlights des tropiques » quand j’ai
senti un souffle contre ma nuque. J’ai fait volte-face
et suis tombée nez à nez avec un type qui me fixait,
les yeux plissés. Il ressemblait à Patrick Swayze. Le
DJ a choisi cet instant pour lancer « Cendrillon ». Je
me suis retrouvée à tournoyer sur la piste, guidée de

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main de maître par ce garçon qui n’avait rien à envier
au héros de « Dirty dancing ». J’étais loin de me
douter que cette chanson deviendrait la nôtre et
qu’aucune soirée n’aurait lieu sans qu’elle nous soit
dédiée. Après cette première danse, Tom m’a offert
un verre, un deuxième et m’a proposé qu’on rentre
ensemble.
– Où ?
– Chez mes parents, ils sont pas là ce week-end.
J’ai accepté sans hésiter.
– Tu vas voir, c’est immense chez eux. Je te dis ça,
histoire que tu sois pas trop impressionnée.
Le palace annoncé était un banal pavillon. À
l’avant, la pelouse bien entretenue de Madame,
parsemée de nains de jardin et à l’arrière, le potager
de Monsieur, agrémenté de poules et de lapins.
– Je te les montrerai demain, si tu veux.
– Oui, pourquoi pas.
Je vivais moi-même dans une propriété de
plusieurs hectares que les gens de la région
appelaient « Le château ». Mes parents ne chassant
pas, le gibier venait s’y réfugier. Il arrivait souvent de

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surprendre une biche près de l’étang à l’aube, ou de
voir détaler des lièvres le long du chemin qui
conduisait à la demeure. Pas de poulailler ni de
clapier.
– Je t’ai prévenue que c’était immense. Tu veux
visiter ?
– Plutôt demain, non ?
La chambre de Tom était petite et moche.
L’ameublement se résumait à une armoire branlante,
un lit d’enfant et face au lit, une étagère remplie de
trophées.
– Tu es un sportif à ce que je vois.
– Ouais.
– Quel sport ?
– Le foot.
Je détestais le foot.
– Tu as aussi l’air d’être branché par les arts
martiaux, ai-je ajouté en découvrant le poster de
Bruce Lee punaisé au-dessus du lit.
– Dans ma jeunesse, oui. Mais je fais plus que du
foot.
– Super.

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– Je suis pas mauvais, j’aurais pu faire carrière.
Je me suis demandé ce que je foutais là, avec ce
type dont je pressentais n’avoir rien en commun,
mais quand il m’a basculée sur le lit et a entrepris de
me déshabiller, la raison est devenue évidente : je
n’avais jamais éprouvé un tel désir pour un homme.
*
Quatre ans plus tard, nous étions un couple,
mais ce matin-là, en le quittant, je n’avais pas
imaginé un instant qu’il serait ma plus grande
histoire d’amour.
- Mel, il a l’air trop cool ce club ! a dit Tom en
entrant dans la chambre. Il y a même un terrain de
foot !

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La veille de Noël, nous avons rejoint tôt notre


chambre. Les festivités de la soirée démarraient à
dix-neuf heures. Les animateurs nous l’avaient
rabâché tout au long de la journée, notre présence
était capitale.
– Comment tu me trouves ?
Tom m’a fixé quelques secondes d’un air
mauvais
– Si le but c’est d’affoler les mecs, tu es parfaite.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Tu as juste l’air d’une pute.
– Ça ne va pas de me parler comme ça !
– Je te préviens, si tu te changes pas, je sors pas de
la chambre.
– Dans ce cas, tu passeras ton réveillon de Noël
tout seul dans ta piaule. Moi, je me casse.
Tom m’a saisie par le bras.
– J’ai dit, tu bouges pas d’ici, c’est clair ?

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– Lâche-moi espèce de malade ! Lâche-moi ou je
hurle !
– Gueule tant que tu veux, mais tu sortiras pas de
cette chambre sapée comme ça.
Furieuse, je me suis dégagée pour courir vers la
salle de bain, Tom à mes trousses. J’ai attrapé ma
lime à ongles en métal sur le bord du lavabo et l’ai
plantée dans son épaule.
– Putain, mais t’es folle !
La vue du sang jaillissant de la blessure m’a
calmée d’un coup et j’ai fondu en larmes. Tom m’a
prise dans ses bras et guidée vers le lit en caressant
mes cheveux, mon dos, mes fesses.
– J’ai envie, ma princesse.
Moi aussi j’en avais envie et je l’ai laissé me faire
l’amour.
Un peu plus tard, lovée contre lui, je ronronnais
de plaisir sous ses caresses. Du bout des doigts, il
allait et venait le long de ma colonne, exactement
comme j’aimais.
– Tout ça pour une malheureuse robe, Tom.

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– J’aime pas que d’autres mecs te matent. Tu es à
moi.
– Tu pourrais me faire confiance.
– Je t’aime, c’est tout. On est jaloux de ce qu’on
aime.
Cette réponse-là, je l’avais entendue un millier
de fois. Pendant longtemps, elle m’avait flattée, et
même rassurée. La jalousie comme preuve d’amour,
un beau cliché. J’avais fini par me lasser. Désormais,
sa jalousie me semblait pesante, ridicule et puérile.
Elle nous avait gâché tant de soirées. Presque toutes.
Encore notre dernière sortie à l’Etna.
*
Ce soir-là, Tom était installé au bar pendant que
je dansais en prenant garde à ce qu’aucun homme ne
m’approche de trop près. Il faisait chaud et j’étais
fatiguée. Quand j’ai quitté la piste, un jeune garçon
m’a arrêtée pour me demander du feu. L’échange a
été bref, je n’en avais pas.
– Qu’est-ce qu’il te voulait ce petit con ?
– Rien, du feu.

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– C’est ça, ouais. Je vais lui péter la gueule à ce
morveux.
– Tom, c’est un môme, il voulait juste allumer sa
clope.
– Il sait pas à qui il a affaire.
– Tu as trop bu, tu délires complètement. Arrête
tes conneries et laisse ce gamin tranquille. Viens, on
va danser.
Tom ne s’est pas calmé. Il a traîné le garçon
jusqu’aux toilettes pour lui infliger une correction
sévère. Le videur est intervenu avant qu’il lui fracasse
le crâne contre le radiateur. La soirée a tourné court,
nous avons été expulsés sur-le-champ. Ivre de rage,
Tom refusait de monter dans la voiture.
– Donne-moi les clés, Mel.
– C’est hors de question, tu n’es pas en état de
conduire. Tu aurais pu le tuer.
– C’est tout ce qu’il méritait. Ça lui apprendra à
s’attaquer à ma femme. File-moi ces putains de clés.
– Non, tu es complètement bourré, on va se foutre
en l’air. C’est moi qui conduis.
Il n’a pas cédé, moi non plus.

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– Je rentre à pied si tu me files pas les clés.
– Très bien, ça te rafraîchira les idées.
Et je l’ai planté là, sûre qu’il trouverait quelqu’un
pour le raccompagner.
Le lendemain matin, je l’ai découvert
profondément endormi sur notre canapé, le visage en
sang. J’ai paniqué. J’avais beau crier, le secouer,
impossible de le réveiller.
– Tom ! Réponds-moi ! Tom ! Réveille-toi nom de
Dieu !
– Arrête de gueuler comme ça, j’ai mal au crâne, a-
t-il fini par marmonner.
– Dis-moi ce qui s’est passé, Tom !
– J’ai baptisé toutes les putains de gouttières qui
ont croisé ma route, c’est tout.
– Quoi ? Comment ça ? Quelles gouttières ?
Qu’est-ce que tu racontes ?
Tom était rentré à pied. Il avait parcouru à pied
les quinze kilomètres qui le séparaient de notre
appartement et défoncé à coups de tête chaque
gouttière de chaque village qu’il avait traversé.
– C’était le seul moyen de me calmer, Mel.

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Foutue jalousie. J’avais beau être à l’affût, elle
finissait toujours par frapper là où je ne l’attendais
pas. Comme cette fois, après une dispute à propos
d’un type que Tom m’accusait d’avoir regardé avec
un peu trop d’insistance. J’avais quitté l’appartement
en lui assurant qu’il n’était pas près de me revoir. À
mon retour, je l’avais trouvé agenouillé dans le salon,
occupé à se lacérer le torse avec la pointe d’un
couteau.
– Je veux pas que tu me quittes, Mel.
Ou encore, quand il m’avait fait cette scène
effroyable, parce que j’avais oublié chez
l’esthéticienne le pendentif qu’il venait de m’offrir.
– Tu veux me faire gober ça à moi ! Chez
l’esthéticienne, mon cul ! Tu veux que je te dise où il
est ce pendentif ? Chez ce mec qui te saute dès que
j’ai le dos tourné !
Il ne m’avait pas adressé la parole pendant deux
semaines. Il m’avait fallu deux semaines entières
pour lui faire admettre que peut-être, je ne le
trompais pas.

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– Comme j’ai pas de preuves, je t’accorde le
bénéfice du doute, Mel.
*
Pas moyen de lutter, je devais faire avec, voilà
tout.
C’est d’accord, Tom. Si tu y tiens, je vais mettre
une autre robe.

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Le 27 décembre, nous nous sommes levés à


l’aube pour participer à une excursion en 4X4.
Comme il manquait un conducteur, Tom s’est porté
volontaire. L’objectif était un restaurant situé dans la
montagne.
- Ce restaurant est typiquement mauricien, vous
ne serez pas déçus, les amis ! nous a dit Nash,
l’accompagnateur.
Sur le trajet, nous avons fait plusieurs arrêts
pour prendre des photos et acheter des babioles. À
12 h 30 précises, nous entrions dans le restaurant. Le
parfait piège à touristes, avec la grande tablée nappée
de Madras, les serviettes pliées en forme de fleurs, les
verres de cantine et les serveuses déguisées comme
les poupées miniatures que nous avions tous achetées
à l’arrêt précédent. La mère de Tom collectionnait ces
poupées dont la plupart étaient Bretonnes ou
Autrichiennes.

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Pendant le déjeuner, Tom n’a goûté qu’une
bouchée du gratin de crabe, il a laissé les trois quarts
du Bol renversé dans son assiette, boudé les bananes
flambées et bu de l’eau. Il se sentait barbouillé.
En quittant le restaurant, nous étions tous repus
et pas mal éméchés par les nombreux cocktails
sirotés au cours du repas, excepté Tom qui s’est
installé au volant en se plaignant d’un mal de tête.
– Si tu veux, je te remplace, lui a proposé Nash.
– Non, je crois que ça va aller.
– Comme tu veux, mon ami.
Le convoi a démarré. Grisée par les cocktails, je
me suis laissée aller contre le siège. Les paupières
closes, je me sentais bien, heureuse, la vie était belle.
Un moment de bonheur qui a tourné court quelques
kilomètres plus loin, lorsque Tom s’est garé sur le
bas-côté.
– Que se passe-t-il ? l’ai-je interrogé en redressant
mollement la tête.
Sans me répondre, il est sorti de la voiture pour
aller s’accroupir contre un arbre où je l’ai rejoint.

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– Tom, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es blanc
comme un linge.
– J’ai mal au cerveau.
J’ai ri.
– Ne dis pas de conneries, tu as dû manger un truc
qui n’est pas passé.
– Ouais, sûrement.
– Tu as envie de vomir ?
– Ouais, je sais pas, je crois pas.
– Eh ! Ça va aller mes amis ? s’est enquis Nash.
– Oui oui, on arrive tout de suite ! Tom, ce serait
bien que tu remontes en voiture, tout le monde
s’impatiente. Tu peux te lever ?
– Je suis pas sûr.
– Lève-toi, je vais t’aider. Nash va prendre le
volant.
Tom s’est redressé, il était chancelant et moi, un
peu inquiète. Je l’ai aidé à s’asseoir sur le siège
passager et demandé à Nash de le mettre en position
allongée.
– T’as pas l’air en forme, mon ami.
– Non, pas trop.

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Les remarques ont commencé à fuser dans les
rangs. Le groupe, hilare quelques minutes plus tôt,
avait de moins en moins envie de rire. Ce
contretemps devenait agaçant.
– Bon, on y va ou quoi ?
– On va pas y passer la journée quand même !
– On va finir par être en retard pour l’apéro !
J’ai jeté un regard noir à cette bande de cons et
ordonné à Nash de démarrer.
Le drame est survenu trois minutes plus tard. Le
sang a jailli de la bouche de Tom, des litres de sang
qui giclaient partout, sur le tableau de bord, le pare-
brise, sur moi.
- Arrête-toi ! ai-je hurlé à Nash.
Il a pilé et je me suis jetée sur Tom. Son corps
était tendu comme un arc et agité de soubresauts.
– Tom ! Réponds-moi ! Tom ! Tu as mal où ?
Réponds-moi !
Seul un râle s’exhalait de sa gorge. Son visage
était contracté.
– Tom, je t’en prie, dis-moi où tu as mal, je t’en
supplie.

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Une femme du groupe s’est précipitée vers nous.
– Je suis infirmière. Que se passe-t-il ?
– Je ne sais pas, je ne sais pas, il saigne, il tremble,
ai-je dit en étreignant Tom encore plus fort.
– Vous allez l’étouffer. Laissez-le respirer.
– Il va mourir, il est en train de mourir.
– Mais non, il ne va pas mourir ! Calmez-vous, ça
va aller. Nash, où est l’hôpital le plus proche ?
– Environ dix minutes en roulant vite.
– Alors fonce.
Il a démarré en trombe. Tom avait un teint de
cendre, il ruisselait de sueur, mais le sang s’était tari
et les tremblements faiblissaient.
– Tom ? Tu m’entends, Tom ? Réponds-moi, mon
amour. Je suis là, je t’aime.
Quand nous nous sommes garés devant l’hôpital,
deux types ont accouru vers nous, installé Tom sur
un brancard rouillé et l’ont emmené. Nash m’a
empêchée de les suivre.
– Mais ils vont où ? Ils l’emmènent où ?
– Ils vont le soigner.
– Je veux voir le médecin, lui expliquer.

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– Viens, on va aller attendre à l’intérieur. Dès
qu’ils l’auront ausculté, ils viendront te parler.
Je n’ai pas insisté et l’ai suivi. Le couloir était
envahi par une foule de gens, certains assis sur le sol,
d’autres, allongés, tous l’air miséreux.
– Nash, on est où là ?
– À l’hôpital.
– Mais qu’est-ce qu’ils font tous là ?
– Ils attendent leur tour.
– C’est horrible.
– Les gens sont pauvres ici. C’est pas comme chez
vous.
– Où est Tom ? On ne peut pas rester ici. Nash, tu
dois m’aider, il faut qu’on parte, qu’on l’emmène
dans un autre hôpital, un vrai.
– Calme-toi. Je vais téléphoner au chef pour voir
ce qu’on doit faire.
– Oui, c’est ça, téléphone au club, on ne peut pas
rester ici, c’est impossible, ils doivent nous aider, ils
sont obligés.
– D’accord, d’accord. Je sors téléphoner et je
reviens, OK ?

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– Je t’attends, dépêche-toi.
Restée seule, je me suis accroupie et j’ai enfoui
ma tête dans mes bras pour ne plus voir tous ces gens
qui m’entouraient. Je voulais partir, quitter cet
endroit qui puait la misère et la mort. Ici, Tom ne
survivrait pas, j’en étais sûre.
– C’est bon, j’ai eu le chef, m’a dit Nash à son
retour.
– Alors ?
– Il va être transféré dans une clinique.
– Quand ?
– Maintenant.
Sans avoir vu un médecin, je me suis retrouvée
aux côtés de Tom dans une ambulance cabossée. Il
était toujours inconscient. – Tom, on va s’occuper de
toi, ne t’inquiète pas, tout va bien aller.

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4

À notre arrivée à la clinique des Fleurs, je me


suis sentie soulagée. Le lieu était propre, moderne et
le personnel en blouse blanche avait l’air
professionnel. Par chance, le médecin qui m’a
accueillie parlait couramment le français.
– J’ai fait une partie de mes études à Strasbourg,
m’a-t-il dit. Racontez-moi ce qui s’est passé.
– Je ne sais pas. Il avait mal à la tête, il s’est
allongé dans la voiture pour se reposer un peu et
soudain, il y a eu du sang partout.
– Il s’est blessé ?
– Mais non, je ne comprends pas, il dormait et
puis il s’est mis à saigner et à grelotter.
– À grelotter ?
– Oui, enfin non, c’était pire que ça. Tout son
corps tremblait, ça faisait comme des secousses, des
spasmes plutôt.

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– Je vois.
– Vous pensez que c’est grave ?
– Mais non, sûrement pas. Je vais aller le voir et je
reviens pour qu’on en parle. Il y a un petit jardin à
l’arrière, au bout de ce couloir. Allez m’attendre là-
bas.
J’ai longé le couloir et aperçu le jardin à travers
une baie vitrée. J’ai souri à la vue des palmiers
décorés de guirlandes. Aussitôt installée, une jeune
femme est apparue.
- Good afternoon, Miss. Do you want to eat or
drink something ?
- May be a coffee, please.
Quelques minutes plus tard, elle a déposé sur la
table un pot de café et une assiette de fruits
exotiques.
- Don’t worry, Miss, the doctor is a good doctor.
J’étais touchée par sa sollicitude, j’en aurais
pleuré. J’ai commencé à manger les morceaux de
fruits en me remémorant les heures qui venaient de
s’écouler. Tout ça me paraissait irréel. Ce matin
encore, Tom était en parfaite santé, notre vie était

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normale et puis tout avait basculé. Incroyable. Tom
était fort, inébranlable. Rien de grave ne pouvait lui
arriver. Je m’étais laissée impressionner par le sang,
mais il devait y avoir une explication. Bientôt, le
médecin viendrait m’annoncer que tout était rentré
dans l’ordre, que nous pouvions repartir, rentrer au
club et poursuivre nos vacances. L’épisode
deviendrait un souvenir dont nous ririons. Nous
l’évoquerions chaque fois que nous partirions en
vacances à l’étranger. L’apparition du médecin m’a
interrompue dans mes pensées.
– Bien, Mélanie. Je peux vous appeler Mélanie ?
Le sourire confiant qu’il affichait à l’arrivée avait
disparu. Le masque était grave. J’aurais voulu que le
temps s’arrête, là, maintenant. Surtout ne pas
entendre ce qu’il s’apprêtait à m’annoncer, trouver
vite un moyen pour l’en empêcher.
– Oui, bien sûr, vous pouvez m’appeler Mélanie,
ou Mel si vous préférez. La plupart de mes amis
m’appellent Mel, ou Mela d’ailleurs. Non, en fait, ce
sont mes parents qui disent Méla. C’est une manie

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chez les gens, ils adorent les diminutifs. Je ne sais
pas pourquoi, mais…
– Mélanie, m’a-t-il coupé d’une voix douce. Tom a
fait une crise d’épilepsie dans la voiture.
– Quoi ? Mais tout ce sang ?
– Il a saigné parce qu’il s’est mordu la langue.
C’est très courant lors d’une telle crise. Vous avez dû
remarquer que tous les muscles de son corps étaient
contractés.
– Oui, c’est ce que je vous disais, il avait comme
des spasmes.
– C’est caractéristique d’une crise d’épilepsie.
Contraction, convulsion des muscles, notamment des
muscles masticateurs. Puis, vient la phase
d’inconscience qui s’accompagne d’un…
J’ai arrêté de l’écouter. Une crise d’épilepsie,
Tom avait fait une crise d’épilepsie. D’après ce que je
savais, on n’en mourrait pas. Au lycée, j’avais connu
un garçon épileptique qui vivait normalement. Il
avait juste l’air un peu plus fragile que les autres. Ses
crises étaient rares, m’avait-il confié, car il prenait un

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traitement qui l’en protégeait. Un petit cachet chaque
matin et voilà tout. Pas si grave.
– Mélanie ? Vous comprenez ce que je vous dis ?
– Oui, très bien. Que va-t-il se passer maintenant ?
Quand pourrons-nous retourner au club ?
– Mélanie, Tom ne pourra pas retourner là-bas.
Vous allez être rapatriés.
– Rapatriés ? Mais pourquoi ?
– Cette crise l’a beaucoup secoué. Il n’est pas en
forme. Vous devez retourner en France pour qu’il soit
soigné. Pour l’instant, il n’est pas en état de voyager.
Notre objectif est de réduire l’œdème cérébral afin
qu’il puisse prendre l’avion.
– Comment ça l’œdème cérébral ?
– La crise d’épilepsie n’est qu’un symptôme. Notre
problème est l’œdème. Nous devons le réduire.
– Comment ?
– En lui donnant de la cortisone.
– Et après ?
– Après, ce sont les médecins français qui se
chargeront de lui. Le traitement risque d’être long,
mieux vaut qu’il soit entrepris dans votre pays.

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Mille questions se bousculaient dans ma tête. Je
n’en ai posé aucune.
– Bien sûr, vous pouvez rester ici avec lui, a
poursuivi l’autre. On va vous donner une chambre
double.
– Quand pourrais-je le voir ?
– Maintenant. Pendant que nous parlions, les
infirmières l’ont installé. Suivez-moi.
La chambre était grande, éclairée par un néon.
Le mur face à la porte était percé d’une minuscule
fenêtre placée au ras du plafond. Les lits étaient
disposés de chaque côté de la pièce. Au moins deux
mètres les séparaient. Tom était étendu sur l’un
d’eux.
– C’est normal qu’il respire si fort ?
– Oui, c’est normal.
– Quand va-t-il se réveiller ?
– Je ne sais pas, peut-être aujourd’hui, peut-être
demain. Essayez de vous reposer. Je repasserai vous
voir plus tard.
Après son départ, je me suis assise sur le bord de
mon lit et j’ai regardé Tom. Sa respiration saccadée

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me rappelait celle d’un chien haletant en pleine
canicule, la gueule ouverte et la langue pendante. J’ai
songé à prévenir ses parents. Mais pour leur dire
quoi ? Que leur fils avait fait une crise d’épilepsie ?
Qu’il avait un œdème cérébral ? Que je n’avais pas la
moindre idée de ce qu’il allait advenir de lui ? Dans
l’affolement, Josette serait fichue de prendre le
premier avion pour venir au secours de son fils.
« Quoi ? Il a fait un infractus ? Je viens tout de suite,
je fonce à l’aréoport et je viens ! » À l’arrivée, elle
m’étoufferait contre ses gros seins en se lamentant
du grand malheur qui nous frappait et face à Tom,
elle perdrait toute maîtrise. Non, la présence de
Josette était la dernière chose dont j’avais besoin ;
elle ne ferait qu’empirer les choses. Le mieux était
d’attendre le réveil de Tom. Cette décision prise, je
me suis allongée sur le lit et j’ai plaqué mes mains
contre mes oreilles pour ne plus l’entendre respirer.

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5

Tom s’est réveillé le lendemain, sans le moindre


souvenir de ce qu’il lui était arrivé. Il ne semblait pas
inquiet.
– On est où ?
– Dans une clinique. Tu as eu un malaise.
– Je me souviens de rien.
Quand le médecin est passé en fin de matinée, il
ne s’est pas davantage formalisé d’apprendre que nos
vacances s’arrêtaient là.
- Ah bon ? a-t-il dit.
Dans l’après-midi, je suis allée au club pour
récupérer nos affaires. La valise bouclée, je suis
repartie aussi seule que j’étais venue. Aucun
animateur survolté pour me saluer ni de cocktails
sucrés.
Les jours suivants, Tom a dormi la plupart du
temps. Je restais près de lui, m’échappant de temps à

31
autre pour aller fumer une cigarette dans le jardin. Je
supportais de moins en moins cet enfermement.
Le matin du 31 décembre, le médecin nous a
annoncé notre départ imminent.
– On rentre ! Enfin !
Ma joie a été de courte durée.
– Vous allez commencer par rejoindre l’île de la
Réunion, Mélanie.
– La Réunion ? Pourquoi ?
– L’œdème n’est pas assez résorbé pour que Tom
puisse supporter un long voyage en avion. Là-bas,
vous serez pris en charge par une équipe de médecins
français. J’ai déjà tout organisé, ils vous attendent.
Vous partez demain et je pense que d’ici une
semaine, vous serez rentrés en métropole.
– J’espère, ai-je dit.
J’étais désespérée. Furieuse aussi. En fait,
j’enrageais. Si nous étions là, c’était à cause de Tom.
S’il n’avait pas fait cette crise, à l’heure qu’il était, je
me pomponnerais en vue de passer une excellente
soirée. À la place, j’étais coincée dans cette clinique

32
pourrie, dans cette chambre pourrie, sur ce lit pourri.
Tom avait tout gâché.
– Quelque chose de spécial vous ferait-il plaisir
pour le dîner de ce soir ?
– Ce soir ?
– C’est le Premier de l’an, vous savez.
– Ah oui, c’est vrai. Je ne sais pas, peut-être de la
noix de Coco.
À trois heures du matin, allongée sur mon lit, un
bol rempli de morceaux de noix de Coco posé sur le
ventre, je regardais sur l’écran de la télévision des
milliers de gens s’embrasser sur les Champs-Élysées,
pendant que Tom ronflait comme un sonneur dans le
lit voisin. C’était déprimant d’être là, seule, loin de
tous ceux que j’aimais et qui n’avaient pas la moindre
idée de ce que je vivais. J’avais envie de parler à ma
mère. Je me suis levée et le bol est tombé. Le bruit
n’a pas réveillé Tom.
Maman a décroché après trois sonneries.
– Mélanie ! Comme c’est gentil de m’appeler !
Bonne année, ma chérie !
– Je suis à l’hôpital, maman.

33
– À l’hôpital ?
– Il y a eu un problème.
– Quoi ! Quel problème ? Méla, dis…
– C’est Tom, maman.
J’ai senti son soulagement, mais elle s’est vite
reprise.
– Que s’est-il passé, chérie ? Tom a eu un
accident ?
Je lui ai tout raconté, chaque détail et à la fin,
elle m’a proposé de venir.
– Non, c’est inutile, maman. Nous serons bientôt
en France.
– Tu es sûre ? Tu vas t’en sortir toute seule ?
– Oui, il va bien falloir.
– Et ses parents ? Tu les as prévenus ?
– Non.
– Tu veux que je m’en occupe ?
– Non, je les appellerai quand nous serons à la
Réunion et que j’en saurai plus.
– Comme tu veux, ma chérie. Mais ça te faciliterait
la tâche que je le fasse.

34
Après avoir raccroché, je me sentais encore plus
déprimée. Raconter mon histoire m’avait procuré
plaisir et excitation, il ne restait que l’angoisse et la
peur, le poids de la solitude. Pour la première fois, je
me retrouvais livrée à moi-même. Ma mère m’avait
toujours soutenue, assistée dans mes démarches,
accompagnée à chacun de mes pas, protégée contre
vents et marées. Elle avait souvent choisi à ma place
pour pallier mon indécision permanente. Grâce à
notre relation fusionnelle, elle m’avait gardée en
équilibre. Mon père n’avait pas de place dans ce duo.
Maman ne lui en avait accordé aucune. Je pouvais le
comprendre. Il l’avait fait souffrir. Elle m’avait
raconté dès mes treize ans ses frasques. Il l’avait
trompée à plusieurs reprises avec des prostituées et
avait multiplié des sorties en boîte de nuit avec le
maire de notre petite ville, réputé pour sa vie
dissolue. Elle avait rêvé d’un homme sur lequel se
reposer, un homme avec qui elle aurait partagé ses
pensées, ses doutes, ses peurs. Il était faible et
incapable de communiquer avec elle. À force de
déceptions et de frustrations, elle était parvenue à le

35
mépriser. Maman était devenue cassante avec lui et
n’hésitait pas à l’humilier en public. La dernière fois
c’était lors d’un dîner entre amis où elle l’avait accusé
de « manquer de couilles ». Cela avait jeté un froid
vite comblé par le rire triomphant de ma mère.
Même si j’étais gênée par ses éclats, je savais que
mon père les méritait. On récolte ce que l’on sème,
comme le disait-elle. S’il m’avait dégoûtée pendant
longtemps, à présent il ne m’inspirait plus
qu’indifférence. Ma mère représentait tout pour moi,
elle était mon filet, je pouvais chuter sans aucune
crainte. Là, je me retrouvais dans une situation
inédite puisque je devais affronter une épreuve sans
son aide. Je n’étais pas préparée à cela et j’étais
honteuse de me lamenter davantage sur mon sort
que sur celui de Tom.
Je suis retournée dans la chambre et me suis
glissée à ses côtés. Dans son sommeil, il m’a enlacée.
Son geste m’a rassurée, je n’étais pas seule, j’avais
Tom.

36
6

Quand nous avons atterri à Saint-Denis, il faisait


nuit. Une ambulance nous attendait sur le tarmac. Le
trajet jusqu’à l’hôpital m’a semblé plus long que le
vol. À l’arrivée, la modernité du bâtiment m’a
frappée. Il ressemblait à n’importe quel CHU de
métropole. L’accueil n’a pas été chaleureux. Des
types ont installé Tom sur un brancard et l’ont
emmené sans un mot. Je les ai suivis en traînant
péniblement ma valise jusqu’au service de
neurologie. Là, j’ai attendu dans le couloir. J’étais
fatiguée. Plusieurs infirmières sont passées et
repassées devant moi et l’une d’elles m’a finalement
demandé qui j’étais.
– Je suis avec le jeune homme qui vient d’arriver.
J’attends de voir un médecin.
– Il est parti depuis longtemps le médecin. Vous
ne le verrez pas avant demain matin. Je vous
conseille de rentrer à votre hôtel.

37
– Je n’ai pas d’hôtel, je pensais que je pourrais
rester ici.
– Ah, mais ça, c’est pas possible.
– À l’île Maurice, on nous avait donné une
chambre double.
– Peut-être, mais ici, c’est la France. Il n’y a pas de
lits prévus pour les accompagnateurs.
– Où vais-je dormir alors ?
– Ça, je ne sais pas.
– Je peux rester dans le couloir ?
– Oui, si vous voulez.
Il était à peine minuit. Le médecin n’arriverait
pas avant sept heures, peut-être plus tard, la nuit
allait être longue. Je suis descendue fumer une
cigarette. L’air était moite. Assise sur une marche, les
yeux fixés sur le bout incandescent de ma cigarette,
j’ai repensé à nos précédentes vacances, l’été dernier.
*
Nous avions pris la route un soir de juillet,
direction le sud de la France, sans penser qu’à cette
époque de l’année, tout serait complet.

38
Après des heures de vaines recherches, Tom a
déniché un bungalow dans un camping deux étoiles.
Avec ses murs passés à la chaux et son sol en ciment
brut, le bungalow était spartiate, mais propre.
– On va être comme des coqs en pâte, mon cœur !
Notre pécule nous a permis de tenir dix jours.
Nous passions nos journées à la plage à imaginer la
maison de nos rêves dont Tom dessinait les plans sur
des bouts de feuilles, nous prendre en photo ou nous
filmer avec la vieille caméra que mes parents nous
avaient donnée. Nous consacrions aussi des heures à
épier ceux qui nous entouraient, pour la plupart des
couples affublés de jeunes enfants braillards qu’ils
houspillaient pour un oui ou pour un non, quand ils
ne s’engueulaient pas entre eux.
– Tu crois qu’un jour on ressemblera à ça, Tom ?
– Aucune chance.
– Comment peux-tu en être sûr ?
– Nous sommes différents, nous nous aimons.
– Je suis certaine qu’eux aussi se sont aimés un
jour. Ils ont juste vieilli. C’est la seule différence que
je vois entre eux et nous.

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– Nous, nous ne vieillirons pas, ma princesse.
– Et par quel miracle ?
– Je serai mort avant d’être vieux.
*
Au souvenir de ces paroles, une boule s’est logée
au creux de mon ventre. Qu’avais-je rétorqué ? Avais-
je pouffé de rire ? Souri ? J’étais incapable de me le
rappeler. Je revoyais la plage bondée, Tom étendu
sur sa serviette Johnny Walker, son maillot de bain
rose délavé et même sa peau luisante d’huile au
Monoï dont il s’enduisait pour bronzer « un max »,
disait-il. Je revoyais le couple qui venait de s’étriper
pour un pauvre paquet de gâteaux et leur gosse d’une
dizaine d’années accroupi devant eux, occupé à faire
rouler une petite voiture sur un circuit qu’il avait
dessiné dans le sable. Je revoyais tout, j’entendais
tout, mais il m’était impossible de savoir quelle avait
été ma réaction lorsque Tom avait déclaré : « Je serai
mort avant d’être vieux. » Cet oubli était douloureux,
il prenait toute la place, m’empêchait de respirer. Je
devais me souvenir, c’était capital. Pour m’aider, j’ai
clos les paupières et prononcé à haute voix les

40
paroles de Tom, une fois, deux fois, trois fois, et je me
suis enfin revue étendue à ses côtés, à l’instant précis
où il prononçait cette phrase. Je n’avais pas ri, pas
souri, ni même prononcé une parole. J’avais juste
ouvert les yeux et fixé le soleil en pensant que si je
tenais jusqu’à dix, Tom ne mourrait pas. J’avais tenu.
Je m’étais aveuglée, mais j’avais tenu ! Ma
respiration s’est aussitôt libérée et je me suis sentie
intensément vivante. Il ne pouvait rien arriver à Tom.
*
Puis, je suis retournée m’asseoir dans mon
couloir. J’ai posé mes bras sur mes genoux, ma tête
sur mes bras et je me suis endormie.

41
7

C’est le bruit des chariots du petit-déjeuner qui


m’a réveillée. J’avais très mal à la nuque. Une
infirmière m’a proposé un plateau. Comme sa tête ne
me disait rien, j’ai supposé que l’équipe avait changé.
Celle de jour avait l’air plus sympathique que celle de
nuit.
– Café ou thé ?
– Je veux bien un café, s’il vous plaît.
– Je vous mets le plateau dans la chambre de votre
fiancé. C’est la 301.
Quand je suis entrée dans la chambre, Tom avait
l’air en pleine forme. Je lui en ai voulu d’être aussi
pimpant. Nous avons mangé en silence et le médecin
est arrivé. Il a demandé à Tom comment il se sentait,
s’il avait bien dormi, ce genre de banalités.
- Je peux vous voir ? m’a-t-il dit.
Dès que nous avons été dans le couloir, il m’a
parlé d’anévrisme. J’ai tout de suite compris que

42
c’était grave. Le père d’un copain était mort d’une
rupture d’anévrisme. Je quittais un monde magique
dans lequel résister dix secondes face au soleil
protégeait de la mort, pour rejoindre celui de la
réalité où la vie ne tenait qu’à un fil.
– Il va s’en sortir ?
Il n’a pas répondu, mais à observer son air
inquiet, je me suis doutée qu’on était en mauvaise
posture.
– Il faut qu’on vérifie si c’est bien ça.
– Comment ?
– En lui faisant une artériographie.
Il m’a tout expliqué et j’ai noté qu’il était plus à
l’aise pour me décrire la procédure que pour
répondre à mes questions concernant l’avenir de
Tom. Je pouvais le comprendre. L’idée globale était
qu’on allait introduire une sonde dans l’artère
fémorale de Tom et remonter jusque dans ses artères
cérébrales. Un produit de contraste serait alors
injecté pour visualiser les artères en question et plus
particulièrement vérifier l’état de la paroi artérielle,

43
le fameux anévrisme, le fil auquel la vie de Tom
tenait. L’examen durerait entre une et deux heures.
– Quand allez-vous lui faire ?
– Le plus vite possible, c’est urgent.
Je ne l’ai pas interrogé davantage. Ce type ne
m’inspirait pas confiance. Je le sentais anxieux. Je
suis retournée dans la chambre pour annoncer à Tom
qu’il allait subir un examen. Je lui ai expliqué de quoi
il s’agissait, le résumé a paru le satisfaire. C’était
vraiment étonnant cette façon qu’il avait de ne pas se
sentir concerné. Ils l’ont emmené peu de temps
après.
Pendant son absence, j’ai pu prendre une douche
grâce à la gentille infirmière. Je me suis lavé les
cheveux et j’ai mis des vêtements propres. Après ça,
j’ai préféré attendre dans le couloir pour ne pas
manquer le médecin quand il remonterait du bloc. La
douche m’avait requinquée, j’étais moins inquiète
pour Tom. Je me disais que s’il avait survécu jusque-
là, c’était bon signe. Et puis merde, j’avais tenu dix
secondes les yeux dans les yeux avec le soleil sans
ciller !

44
J’ai sérieusement déchanté lorsque j’ai vu son lit
rouler à toute allure vers moi, le médecin qui courait
derrière, l’air paniqué.
– C’est la fin, je vous avais prévenue, m’a-t-il dit en
passant. J’étais hébétée. Je n’avais pas compris si
Tom était mort ou vif. J’ai rejoint à pas lents la salle
où le convoi s’était engouffré et suis restée sur le seuil
à les observer s’affairer autour de Tom. Tout le côté
droit de son corps était paralysé et ses yeux clignaient
étrangement. Je me suis juré de l’épouser et lui
donner des enfants s’il s’en sortait. Quand le médecin
m’a aperçue, il est venu vers moi.
– L’examen ne s’est pas bien passé. Il a dû faire
une embolie, c’était le risque.
J’ai songé qu’il ne m’avait parlé d’aucun risque
jusque-là.
– La moitié droite de son corps est paralysé, pas
sûr qu’il récupère. On n’a rien pu faire.
Pendant qu’il me parlait, je regardais Tom et
repensé à cette fois où nous avions discuté de ce que
nous serions prêts à endurer pour rester vivants. « Je
pourrais tout supporter, sauf d’être paralysé, Mel. Si

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je suis paralysé, je préfère mourir. ». Je me souvenais
avoir été d’accord avec lui. Moi non plus, je ne
m’imaginais pas dans un fauteuil roulant. Nous
étions allés jusqu’à nous promettre d’aider l’autre à
mourir. Mais maintenant que la question se posait, je
n’étais pas certaine de pouvoir tenir ma promesse.
– Il va mourir ?
– C’est possible. À ce stade, je ne peux pas être
formel, a-t-il dit avant de me tourner le dos.
J’ai appelé ma mère, mais je sanglotais tellement
que je n’arrivais plus à articuler. Il m’a fallu quelques
secondes pour parvenir à lui expliquer que Tom allait
sans doute mourir d’une minute à l’autre.
– J’arrive, je prends le premier avion et j’arrive.
Après avoir raccroché, l’aide-soignante m’a
prévenue que le médecin souhaitait me parler. Je suis
sortie du bureau, prête à entendre le pire.
– Il a retrouvé ses capacités motrices. Nous allons
le transférer en soins intensifs.
– Et vous faites quoi pour l’anévrisme ?
– Il n’y a pas d’anévrisme.

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– Comment ça pas d’anévrisme ? Qu’est-ce qu’il a
alors ?
– Vous verrez ça avec le docteur Fougeot. Il est
neurochirurgien, c’est lui qui va prendre le patient en
charge. Je vous souhaite bon courage.
Je ne l’ai jamais revu.
J’ai rejoint Tom dans la grande salle où il s’était
endormi.
- Va falloir lui faire sa toilette, vous voulez vous en
charger ? m’a dit une infirmière.
– Oui, je veux bien.
– Vous avez ce qu’il faut ?
– Comment ça ?
– Gant, serviette, le nécessaire de toilette, quoi.
– Non, je n’ai rien.
Elle a tourné les talons en soupirant pour revenir
trois minutes plus tard avec une bassine, du savon et
un torchon en guise de gant.
– Vous savez comment faire ?
– Oui, je crois.

47
En fait, je ne savais pas et ça s’est vite vu.
L’infirmière ne me quittait pas des yeux, son
agacement était palpable.
– C’est pas évident.
– Oui, bon, laissez-moi faire sinon on y sera
encore à la Saint-Glinglin.
Sa brusquerie m’a déplu, mais j’étais contente
qu’elle prenne les choses en main. Je me suis mise un
peu en retrait et l’ai regardée faire. Sa dextérité était
fascinante, on sentait les années d’expérience. Dix
minutes plus tard, la toilette était une affaire réglée.

48
8

Tom est resté inconscient toute la journée. Il


l’était encore lorsque nous sommes arrivés aux soins
intensifs. Ce service n’avait rien à voir avec celui que
nous venions de quitter. On se serait cru dans un
quartier de haute sécurité. Avant d’y pénétrer, j’ai dû
enfiler une blouse, des protège-chaussures et poser
un masque sur ma bouche. Nous avons franchi une à
une les portes, toutes protégées par un code. Ici, pas
de chambres individuelles, mais un grand dortoir où
les lits étaient garés les uns à côté des autres. Chaque
patient était relié à une ou plusieurs machines qui
clignotaient et émettaient des bips en continu. Au
fond de la pièce, une grande vitre séparait cet espace
de celui du personnel. J’avais l’impression d’être
dans un vaisseau spatial.
– Le docteur Fougeot va vous recevoir, m’a dit une
infirmière.

49
– Je pourrai revenir après ?
– Vous verrez ça avec le docteur. Suivez-moi.
J’ai d’emblée aimé le docteur Fougeot. Depuis
mon arrivée sur cette île, il était le premier à
s’enquérir de mon état. L’attention m’a touchée.
– Mélanie, j’ai quelques questions à vous poser à
propos de Tom. Elles risquent de vous surprendre,
mais je vous demande de me répondre sincèrement.
– Pas de problème.
– J’aimerais savoir si Tom boit.
– S’il boit ?
– De l’alcool.
D’instinct, j’ai eu envie de prendre la défense de
Tom.
– Non, enfin, un peu.
– Vous diriez quelle quantité ?
– Je ne sais pas.
– Tous les jours ? Un jour sur deux ? Quelles sont
ses habitudes ?
Son insistance me mettait mal à l’aise. Est-ce que
Tom était alcoolique ? Lors de nos sorties, sa
consommation pouvait être déraisonnable, mais pas

50
plus que la mienne ou celle de nos amis. L’alcool était
le compagnon fidèle de nos réunions, personne
n’aurait imaginé passer une soirée sans en boire.
Comme nous tous, Tom buvait pour faire la fête. Nos
abus ne pouvaient en aucun cas être responsables du
malheur qui le frappait, je ne pouvais pas, ne voulais
pas y croire.
– Mélanie ?
– Oui, excusez-moi, je réfléchissais. En fait, je
dirais qu’il boit quand on sort, entre amis.
– Quoi ? Une fois par semaine ? Plus ?
– Oui, une fois par semaine. Parfois plus.
– Quelle sorte d’alcool ?
– Du Whisky, le plus souvent.
– Bien. Et la drogue ?
– Comment ça la drogue ?
– Est-ce qu’il en consomme ?
J’ai repensé à cette fois où nous avions fumé de
l’herbe avec son cousin sans voir le rapport entre cet
épisode unique et l’état actuel de Tom.
– Non, Tom n’est ni drogué ni alcoolique si c’est ce
que vous voulez savoir.

51
– Mélanie, je comprends que mes questions
puissent vous heurter, mais je vous les pose
uniquement pour pouvoir affiner le diagnostic. Il n’y
a aucun jugement de ma part.
– Oui, je sais, c’est juste que je ne comprends pas
bien où vous voulez en venir. Franchement, peut-être
que Tom boit un peu plus qu’il ne le devrait, c’est vrai
que parfois, il abuse, mais je ne pense pas qu’on
puisse dire qu’il est alcoolique. C’est pareil pour la
drogue, il a déjà fumé quelques joints et c’est tout.
– Très bien.
Il a posé son stylo et m’a regardée droit dans les
yeux.
– Mélanie, ce que j’ai à vous annoncer n’est pas
une bonne nouvelle.
Mon cœur s’est arrêté de battre. Pendue à ses
lèvres, les yeux rivés aux siens, j’attendais qu’enfin il
me révèle le secret qu’il me cachait depuis le début de
notre entretien.
– Mélanie, Tom a une tumeur cérébrale.
Une tumeur cérébrale. La nouvelle était
catastrophique pourtant elle m’a soulagée. Tom

52
n’était coupable de rien, il avait une tumeur au
cerveau.
– Est-ce que ça se soigne ?
– Pour répondre à votre question, il faudrait faire
des examens plus poussés. Mais je pense qu’il
vaudrait mieux que Tom soit pris en charge en
métropole. Nous allons tout mettre en œuvre pour
qu’il puisse voyager le plus rapidement possible.
– Oui, bien sûr, je comprends.
– Vous avez prévenu sa famille ?
– Non, pas encore.
– Je pense que vous devriez.
– Oui, je vais téléphoner à ses parents.
– Vous êtes à quel hôtel ?
– Je n’ai pas d’hôtel. J’ai passé la nuit dernière
dans le couloir.
– Et ce soir, vous comptez dormir où ?
– Je ne sais pas. Dans un couloir, je suppose.
– Non, ce n’est pas possible. On va trouver une
solution. Attendez-moi là, je vais voir ce que je peux
faire.

53
Pendant son absence, j’ai observé la pièce et
constaté qu’elle ne comportait aucune trace
personnelle. Pas de photos sur le bureau, ni de
dessins d’enfants aux murs.
– C’est réglé, m’a-t-il annoncé en réapparaissant.
J’ai parlé avec le docteur Carnon, vous allez dormir
chez lui.
Je me suis imaginée dans le studio d’un type
célibataire et lubrique, je ne m’y voyais pas.
– Il a téléphoné à sa femme, ça ne la dérange pas
du tout. Elle vient vous chercher, car il est de service
cette nuit. Au moins, vous ne serez pas seule ce soir,
je préfère ça. Je vais vous accompagner en bas, sa
femme sera là d’une minute à l’autre. Vous verrez,
Valérie est charmante.

54
9

Elle m’a d’emblée proposé qu’on se tutoie.


– C’est vraiment gentil de ta part de me recevoir
comme ça, à l’improviste. Je me sens un peu gênée.
– Ne le sois pas. Ça me fait plaisir de rendre
service et puis, grâce à toi, je ne passerai pas la soirée
seule. Monte, on va passer prendre mon fils au judo
avant de rentrer à la maison.
Durant le trajet, Valérie a été bavarde. Sa voix
était douce, c’était agréable de l’écouter. Je me suis
peu à peu détendue et quand nous sommes arrivées
chez elle, j’avais l’impression de la connaître depuis
toujours. La perspective de passer une soirée avec
elle me réjouissait.
– Je vais te montrer ta chambre et la salle de bain.
Tu fais comme chez toi. Je suppose que tu rêves de
prendre une douche, pas vrai ?
– Avec plaisir, oui.

55
– Prends tout ton temps. Moi, je m’occupe de faire
dîner Mathieu, je le couche et après ça, je serai toute
à toi. On pourra discuter tranquillement en buvant
un verre de vin.
– D’accord. Tu es sûre que tu ne veux pas que je
t’aide ?
– Surtout pas.
Si je m’étais laissée aller, je l’aurais prise dans
mes bras tellement je me sentais reconnaissante. Je
n’ai pas osé.
Un peu plus tard, sous la douche, en les
entendant rire de l’autre côté de la cloison, j’ai pensé
que le bonheur ressemblait à ça et que moi aussi je le
vivrais si Tom s’en sortait. La jolie maison, le mari
médecin et l’enfant édenté, l’image était parfaite.
Puis, je me suis revue devant ma poêle, en train de
faire cuire des steaks pour Tom et son chef, pendant
qu’ils prenaient l’apéro dans la pièce voisine, et je me
suis rappelé l’angoisse que j’avais alors ressentie.
Non, cette vie-là ne me tentait pas, la petite famille
unie, maman aux fourneaux, papa au boulot, tout ça
n’était pas pour moi. J’avais d’autres ambitions. Je ne

56
savais pas très bien lesquelles, mais je rêvais d’autre
chose.
Lorsque je suis entrée dans la cuisine, Valérie
avait dressé deux couverts et ouvert une bouteille de
vin.
– Mathieu est au lit, notre soirée peut commencer.
Je te sers un verre ?
– Volontiers.
Pendant le dîner, elle m’a raconté sa vie sur l’île,
les problèmes qu’elle rencontrait, les prix déments au
supermarché, les relations parfois difficiles avec les
locaux qui ne voyaient pas d’un très bon œil les
métropolitains venus s’engraisser chez eux.
– Je peux te dire que la première fois que j’ai
découvert une poule morte dans mon jardin, je n’en
menais pas large.
– Un poule morte ? Qu’est-ce que ça signifie ?
– C’est une façon de dire « Vous n’êtes pas les
bienvenus, rentrez chez vous ». Mais maintenant, ça
va mieux.

57
Elle a débouché une autre bouteille et m’a
évoqué son mari, leur histoire, ce qu’il représentait
pour elle.
– Et toi Mélanie ?
– Tu sais, il n’y a pas grand-chose à dire, j’ai une
vie banale.
– Ce qu’il t’arrive, ce n’est pas banal.
Valérie, la fatigue, l’alcool m’ont donné envie de
vider mon sac. Je lui ai parlé de la relation que
j’entretenais avec ma mère, de la dépendance qui me
liait à elle, des doutes qui commençaient à me hanter.
– J’ai vingt-quatre ans et j’ai l’impression d’être
encore une petite fille. À la fois ça me rassure que ma
mère soit toujours là pour moi, mais je me demande
si c’est très sain.
– Et ton père ?
Sa question m’a laissée songeuse. Ces derniers
jours, j’avais pensé à lui et m’étais interrogée sur
cette distance entre nous. Ma mère en était
responsable, elle m’avait associée à son ressentiment
et sa souffrance. Elle avait partagé avec moi les
détails de sa vie intime. J’avais jugé sévèrement mon

58
père. Je ne l’avais vu qu’au travers du regard de sa
femme humiliée.
– Il a eu tort de la tromper, mais il faut avouer
qu’elle lui a toujours mené la vie dure. C’est une
insatisfaite chronique. Maintenant je ne sais plus, je
me demande si c’est bien à moi de le juger. Comme
père, il n’a commis aucune faute après tout.
Quand j’ai eu fini, elle a posé sa main sur la
mienne et l’a pressée légèrement.
Je me suis endormie aussitôt couchée et cette
nuit-là, j’ai rêvé aux jouets de mon enfance. Ils
étaient tous présents - les poupées Chapi-Chapo
rouge et bleu, Pepo, le tigre grelot, le grand lapin à
pois, Julie, la pomme verte sur ressort et l’arbre
magique. À mon réveil, j’ai gardé les paupières closes
pour prolonger mon rêve, mais les petits pas de
Mathieu dans le couloir l’ont chassé d’un coup. Je me
suis rappelé où j’étais et pourquoi j’y étais. J’ai bondi
de mon lit, direction la salle de bain. Sous la douche,
j’ai remarqué que mes poils pubiens avaient repoussé
et qu’il était temps de les tailler. Les jambes et les
aisselles n’étaient pas en meilleur état. Quel jour

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étions-nous ? En jetant un œil à ma montre, j’ai
découvert avec stupeur qu’on était le 3 janvier, date à
laquelle nous aurions dû prendre l’avion pour rentrer
en France. À l’heure qu’il était, les animateurs du
club devaient être en train de chanter à tue-tête « Ce
n’est qu’un au revoir », au pied du car bondé de
vacanciers abrutis par ce réveil matinal après onze
jours de farniente. Au moins, la tumeur de Tom nous
avait épargné ça.
Ma douche prise, je me suis habillée avant de
rejoindre Valérie et son fils. À la lumière du jour, la
maison, que j’avais trouvée chaleureuse et
accueillante la veille, m’a semblé moche et
bordélique. Le canapé défoncé, les jouets du gosse
qui traînaient un peu partout, le plaid couvert de
poils de chien, les assiettes sales de la veille entassées
dans l’évier et les miettes éparpillées sur la table de la
cuisine, j’avais hâte de la quitter.
Valérie a déposé son fils à l’école et m’a conduite
à l’hôpital. Nous avons peu parlé dans la voiture. La
magie était rompue.
– Si tu veux, tu peux revenir à la maison ce soir.

60
– Merci, mais ma mère va arriver aujourd’hui. Elle
va réserver une chambre d’hôtel. Merci pour tout.
– Ça m’a fait plaisir de te rencontrer.
Quand je me suis retournée pour lui faire signe,
la voiture avait disparu. Je me doutais que je ne
reverrais jamais Valérie et l’idée m’a rendue triste.

61
10

Avant d’entrer dans l’hôpital, j’ai allumé une


cigarette. Il était à peine neuf heures, mais il faisait
déjà très chaud. J’avais hâte que maman soit là et
s’occupe de tout. Cette pensée m’a fait tristement
sourire. Je me conduisais comme une gamine. Je
voulais être traitée en adulte, mais j’étais loin de me
comporter comme telle. J’étais incapable de remplir
des papiers administratifs, repérer un trajet en
voiture ou réserver un billet de train. Jusqu’alors,
j’avais assumé ce rôle de femme enfant, maintenant,
mon attitude me semblait juste puérile et affligeante.
Tom était hospitalisé dans un service de soins
intensifs, il avait une tumeur cérébrale, c’était
sérieux. Il était temps de grandir.
Parvenue au deuxième étage, j’ai enfilé mon
costume de cosmonaute, franchi les portes sécurisées

62
et retrouvé Tom dans la salle des machines où une
infirmière finissait de le raser.
– Et voilà, vous êtes tout beau maintenant !
Ça m’a fait un choc de découvrir son visage
imberbe. Depuis des années, il conservait une barbe
de trois jours pour me plaire. L’idée lui était venue
peu de temps après notre rencontre, quand il avait su
combien j’aimais Serge Gainsbourg. Avec ou sans
barbe, il était loin de lui ressembler, mais l’attention
m’avait touchée. Je lui ai caressé la joue.
– Salut Tom. Comment te sens-tu ?
– Bof.
– Tu as bien dormi ?
– Ouais, je crois.
– Tom, tu ne penses pas que je devrais prévenir
tes parents ?
– Si tu veux.
– Je vais descendre pour les appeler. Tu veux que
je te ramène quelque chose ?
– Non, ça va.
Avant de sortir, je suis allée trouver une
infirmière pour la prévenir de mon absence et lui

63
demander ce qu’elle pensait de l’état de Tom.
Personnellement, je le trouvais amorphe, déprimé.
– Il a eu une nuit agitée, mais il va très bien ce
matin, m’a-t-elle dit.
Le « très bien » m’a semblé exagéré, mais
comparé à la bande de comateux qui l’entouraient, il
fallait admettre qu’il avait l’air fringant.
Arrivée dans le hall principal, j’ai composé le
numéro des parents de Tom, me doutant qu’à cette
heure, ils étaient devant leurs bols de café. Ma
nouvelle risquait de leur couper l’appétit. C’est
Josette qui a décroché. Sa voix haut perchée m’a
tellement crispée que j’ai failli raccrocher.
– Allo ? Y’a quelqu’un ? Allo ?
– Josette, c’est Mélanie.
– Mélanie ! Comment allez-vous ma petite fille ?
Vous êtes rendus à Paris ?
– Non, nous sommes à l’île de la Réunion.
– Ah bon ? Pourquoi ça ?
– Tom a dû être hospitalisé.
– Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a ?

64
– Il a fait un malaise à l’île Maurice et nous avons
été rapatriés à la Réunion. Il est en soins intensifs.
– Où ça ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je
comprends rien. Marcel ! Viens voir, c’est Mélanie au
téléphone ! Elle dit que Tom est à l’hôpital !
J’ai attendu que Marcel la rejoigne.
– C’est bon, il est là. Allez-y, répétez tout depuis le
début, il vous écoute.
Ça m’a serré le cœur d’imaginer Marcel, la tête
contre celle de sa femme, l’oreille plaquée au plus
près du combiné. J’ai expliqué du mieux que je
pouvais.
– S’il serait pas parti là-bas, ce serait jamais arrivé.
Son ton accusateur m’a blessée. J’ai pris une
longue inspiration avant de lui répondre.
– Ça n’a rien à voir avec notre voyage, Josette.
– Je vois pas autre chose. Tom a jamais été
malade. Il était pas malade en partant. Il a sûrement
dû attraper un microbe là-bas.
– Le médecin dit qu’il a probablement cette
tumeur depuis longtemps.
– J’y crois pas.

65
– Mais tais-toi donc ! l’a interrompue Marcel.
Mélanie, dites-nous quand vous serez là.
– Je ne sais pas. D’ici quelques jours. Je vous
téléphonerai dès que je le saurai.

66
11

Après avoir raccroché, je suis restée clouée sur


place, le regard dans le vide. Je me sentais coupable
d’avoir tant tardé pour les appeler. Ils étaient les
parents de Tom. Tom, leur fils chéri, l’enfant préféré
de Josette. Elle me l’avait dit sans équivoque, dès
notre première rencontre. Je me revoyais encore,
assise sur leur canapé en faux cuir, en train d’écouter
d’un air faussement attentif sa logorrhée, maudissant
Tom de m’infliger ça.
*
C’est lui qui avait insisté pour me présenter à ses
parents.
– C’est important pour moi, tu peux pas me le
refuser, Mel.
– Mais Tom, nous ne sommes ensemble que
depuis deux mois. Il n’y a aucune urgence.
– Fais-le pour moi, pour me faire plaisir.
– Je ne sais pas. Je trouve ça un peu prématuré.

67
– S’il te plaît. Qu’est-ce que ça te coûte ?
– Rien.
– Ben alors, accepte.
J’avais fini par céder.
Trois jours plus tard, quand nous avons franchi
le portail, le père de Tom nous attendait dehors.
Posté près de la descente du garage, il pointait du
doigt une plaque en métal qui se trouvait au centre
de la cour.
– Je le sais que je dois pas rouler sur ta putain de
plaque, a dit Tom. Chaque fois que je viens, j’y ai
droit. Ce qu’il peut être chiant.
J’ai levé les yeux vers le balcon qui ornait la
façade. Une femme s’y tenait, une main posée sur la
rambarde et l’autre en visière au-dessus des yeux.
Elle portait une longue tunique très colorée sur un
caleçon informe. Sa tenue ne l’avantageait pas, elle
était obèse.
– C’est ta mère ?
– En personne.
Son père m’a plu d’emblée.

68
– Mon fils, tu ne m’avais pas dit qu’elle était si
jolie. Je vous souhaite la bienvenue Mademoiselle.
– Merci, Monsieur.
Aussitôt le seuil franchi, Josette s’est précipitée
vers moi, les bras grands ouverts.
– On a enfin l’honneur de rencontrer la
mystérieuse fiancée de notre garçon !
La main tendue, je ne perdais pas de vue qu’elle
m’avait trouvé une tête de droguée quelques
semaines plus tôt, lorsqu’elle m’avait brièvement
aperçue dans sa cour à l’aube. Tom me l’avait
rapporté.
– Ah non, on s’embrasse !
L’étreinte a été longue, trop à mon goût. Le nez
collé contre sa poitrine opulente, j’ai cru que j’allais
étouffer.
– Allez, maintenant, je vous fais visiter !
J’étais déjà venue ici, sans rien voir des lieux
hormis la chambre de Tom. Cette fois, j’ai eu droit à
la visite complète.
En passant d’une pièce à l’autre, j’ai noté que la
décoration n’était pas récente. Les papiers peints

69
psychédéliques, carrelages mouchetés et meubles de
cuisine en Formica marron dataient des années
soixante-dix. L’ensemble était plutôt moche.
– Et pour finir, la salle de bain !
Je suis demeurée sans voix. Elle était
entièrement rose. Le lavabo, la baignoire, le bidet, la
moquette et tous les accessoires étaient du même
vieux rose délavé.
– J’adore le rose ! Pas vous ?
J’ai acquiescé par un sourire et nous avons
rejoint les hommes au salon. Avant de m’asseoir, j’ai
jeté un regard noir à Tom pour bien lui signifier
combien je lui en voulais de m’avoir abandonnée
seule avec sa mère.
- Qu’est-ce que je vous sers ? m’a demandé Marcel.
Porto ? Whisky ?
– Je veux bien un Porto, s’il vous plaît.
Josette s’est mise à battre des mains.
– On a les mêmes goûts ! C’est un signe, ça ! Ça
veut dire qu’on va bien s’entendre toutes les deux. Je
veux que vous vous sentiez comme chez vous ici.
Pour moi, c’est comme si vous étiez ma fille.

70
Cette bonne femme commençait à me taper sur
les nerfs et je n’ai pas pu m’empêcher de lui lancer
une pique.
– J’ai déjà une mère, vous savez.
– Eh bien, disons que je serai votre deuxième
maman.
Marcel est venu à mon secours.
– Fiche-lui donc un peu la paix, Josette. Tu la mets
mal à l’aise avec tes sottises.
La remarque l’a vexée, mais elle n’a pas rétorqué.
Je jubilais.
– On passe à table ? Je vous ai fait tout ce que Tom
préfère. T’es content mon garçon ?
– Je te le dirai quand j’aurai goûté.
– Oh, ce que tu peux être vilain ! Comme si ta
maman te faisait pas toujours que des bonnes choses
à manger.
Je n’avais jamais rencontré un spécimen de son
espèce auparavant. Josette était aussi attachante
qu’insupportable. Je me demandais comment Tom
pouvait l’endurer. J’ai eu la réponse durant le dîner.
Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, il la rabrouait

71
ou se moquait d’elle. Plus il la rembarrait, plus elle
était affectueuse avec lui. C’était un jeu entre eux, le
lien qui les unissait était puissant.
– Vous savez, Mélanie, Tom est mon petit dernier.
Avant lui, j’avais déjà eu trois filles et quand j’ai su
que j’étais encore enceinte, j’ai d’abord eu l’idée de le
faire passer. Mais j’ai pas pu. Ah ça, je l’ai pas
regretté. À l’accouchement, quand j’ai vu son petit
zizi, j’étais aux anges. Je peux vous assurer qu’il a été
couvé celui-là. Et je vais vous dire, je sais que ça se
dit pas ces choses-là, mais je vais vous le dire quand
même, ce garçon-là, c’est mon enfant préféré, la
prunelle de mes yeux. Je donnerais ma vie pour lui.
Elle avait les yeux larmoyants et j’ai cru qu’elle
allait pleurer pour de bon. C’était à la fois touchant et
pathétique cette déclaration qu’elle faisait à son fils
entre le fromage et le dessert. Inhabituel pour moi,
dans ma famille, on n’exprimait pas aussi crûment
nos sentiments.
– Arrête un peu, maman, tu vas tous nous faire
chialer avec tes conneries.
Elle a éclaté de rire.

72
– T’as raison, mon garçon, je suis qu’une vieille
folle trop sentimentale. Bon allez, on passe au
dessert. Je vous ai fait une Charlotte aux fraises.
Après le pâté en croûte, la terrine de poisson, le
poulet fermier accompagné de pommes de terre
sautées, la salade du jardin et le fromage, le gâteau
était au-dessus de mes forces.
– Je suis désolée, tout était délicieux, mais je n’ai
vraiment plus faim. Si je mange une bouchée de plus,
je vais exploser.
– Mais non ! C’est tout léger la Charlotte, ça passe
tout seul. Vous pouvez pas me refuser une part.
– Une toute petite alors.
Elle m’a servi une énorme portion et épiée
jusqu’à ce que mon assiette soit vide. À la fin, mon
estomac était tellement gonflé que j’ai dû
déboutonner mon jean.
– Ben vous voyez, vous l’avez mangée finalement !
– Je n’en peux plus. Après un repas pareil, je
pense que je ne pourrai rien avaler pendant au moins
une semaine.

73
– Vous surveillez votre ligne ? À voir comme vous
êtes maigrichonne, ça m’étonnerait pas.
– Non, pas spécialement. Je fais juste un peu
attention.
– J’en étais sûre ! Toutes les filles sont
anoxériques maintenant ! C’est pas croyable ! Mais si
vous voulez mon avis, quelques kilos en plus vous
feraient pas de mal. Les hommes préfèrent les
femmes qui ont des formes. Pas vrai, Tom ?
– Hum.
– Dis pas le contraire, je le sais.
– Ce que tu peux être chiante.
– Et voilà ! Regardez comme il me parle celui-là !
Je lui ai tout donné et voilà ce que je récolte en
retour. Si c’est pas injuste.
– Arrête un peu ton cinéma, maman. Tu sais bien
que je t’aime.
– Ben oui, je le sais bien. Les garçons, ça s’arrête
jamais d’aimer leur maman, c’est pas comme les
filles. Hein mon fils ?
– Hum. On va y aller.
– Déjà ?

74
– Il est presque onze heures, je suis crevé.
– Tu voudrais pas me faire un petit massage avant
de partir ? J’ai un peu mal à la tête et ton père, il fait
pas ça aussi bien que toi.
Sa voix était enjôleuse et j’ai cru déceler du défi
dans le regard qu’elle m’a jeté quand Tom enfouissait
ses doigts dans sa chevelure.
– Tu as des mains de fée, mon fils. Vous savez,
Mélanie, quand il était petit et que j’avais mes
migraines, il passait des heures à me masser le crâne.
Il a un don. Hum, ça fait du bien. »
Je la trouvais indécente à ronronner de plaisir
sous les doigts de son fils. Elle me dégoûtait.

75
12

Avant d’entrer dans la salle, je suis restée sur le


seuil à observer Tom. Il avait l’air si fragile, on aurait
dit un enfant.
– J’ai eu tes parents. Ils t’embrassent très fort.
– Comment a réagi ma mère ?
– Pas très bien, comme tu peux l’imaginer.
– Ma pauvre petite maman.
C’est là que j’ai réalisé pourquoi j’avais tenu sa
mère à l’écart. Je ne supportais pas l’intimité qui les
unissait. Encore moins cette façon qu’elle avait de
l’étaler. Notre première rencontre n’avait été qu’une
mise en bouche. Depuis, j’avais subi à maintes
reprises son ingérence. Son sans-gêne était sans
limites. Jusqu’à se permettre de venir faire du
ménage chez nous en notre absence. « C’est pour être
utile ! s’était-elle défendue quand je le lui avais
reproché. Mais si ça vous dérange, je recommencerai
pas. » Évidemment, elle n’avait pas tenu sa

76
promesse. Il lui arrivait aussi très souvent de passer à
l’improviste, quand Tom travaillait et qu’elle était
sûre de m’y trouver. « Pour un petit moment
privilégié entre femmes. » disait-elle. Je redoutais ces
visites dont l’unique but était de me questionner sur
son fils, nos projets ou l’état de notre relation.
Pendant longtemps, j’avais pris sur moi pour rester
aimable avec elle, jusqu’au jour où elle avait dépassé
les bornes.
*
Ce matin-là, j’avais traîné au lit et quand la
sonnette a retenti à onze heures, j’étais encore en
pyjama. Par le judas, j’ai vu que c’était Josette et
hésité avant de lui ouvrir. Elle est entrée sans que je
l’y invite.
– Comme je passais dans le quartier, je viens
prendre de vos nouvelles. Tom m’a dit que vous étiez
malade.
– J’ai eu une infection urinaire, mais ça va mieux.
– Une infection urinaire ? Vous êtes sûre ?
– Mais oui.

77
– Je vous dis ça parce que, nous les femmes, on a
souvent des petits problèmes de ce côté-là. Vous
voyez ce que je veux dire.
Je m’attendais au pire.
– Pas vraiment, non.
– Ce que je veux dire c’est que les relations
sexuelles, ça peut irriter à force.
– Pardon ?
– Ben oui, peut-être que Tom y est allé trop fort.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
– Josette, je…
– D’autant plus que je suis bien placée pour savoir
qu’il est très bien monté.
J’étais sidérée.
– Si vous voulez, je pourrai lui en parler. Il
faudrait quand même qu’il fasse un peu attention.
Cette femme était folle.
– Vous m’excuserez, Josette, mais je pense que ça
ne vous concerne pas.
– Je voulais juste rendre service, soyez pas
choquée, ma petite fille.

78
Le soir, j’ai répété à Tom les propos de sa mère et
exigé qu’il intervienne auprès d’elle.
– Elle est allée trop loin. C’est inacceptable.
– Elle fait ça pour bien faire, mon cœur.
– Ça ne change rien au problème. Je veux que tu
lui parles !
– OK, je vais le faire. Mais tu as tort de penser
qu’elle te cherche des noises. Ma mère t’adore. Elle
t’aime comme si tu étais sa propre fille.
– Je t’en prie, Tom. Pas toi.
J’avais souvent menacé Tom de le quitter à cause
de Josette. Sa position était délicate. D’un côté sa
mère, dont il se sentait redevable, de l’autre, sa petite
amie qu’il ne voulait pas perdre. La plupart du temps,
il temporisait. Jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus de nos
doléances. Alors, il explosait, m’accusant de paranoïa
et jurant à sa mère de ne plus remettre les pieds chez
elle. Ce genre de scène était l’occasion pour Josette
de déployer son talent d’actrice. Elle ne lésinait pas
pour attendrir son fils. Elle fondait en larmes,
gémissait, implorait son pardon, jusqu’à se mettre à
genoux. Je le savais par Tom qui ne m’épargnait

79
aucun détail à son retour. « Ça m’a fait mal au cœur,
Mel, de la voir dans cet état. Elle pouvait plus parler
tellement elle pleurait. » Personnellement, les
jérémiades de Josette ne m’avaient jamais inspiré
qu’agacement et, le plus souvent, je clôturais le sujet
par un « pff » méprisant.
*
À présent, nos tiraillements, nos « histoires de
bonnes femmes », comme disait Tom, me
paraissaient un peu dérisoires. Josette adorait son
fils. Elle était trop expansive à mon goût, mais elle
n’avait pas une once de méchanceté. Elle m’aimait
moi aussi et je la savais sincère. Je l’avais jugée
durement dès notre rencontre, à la manière de ma
mère qui ne se lassait pas de critiquer les autres,
jamais à la hauteur de ses attentes. J’imaginais sans
mal l’état d’angoisse dans lequel mon appel avait
plongé Josette et je devais admettre que cette fois,
elle avait de bonnes raisons de s’en faire. Avec la
découverte de cette tumeur dans la tête de son fils, je
n’avais pas fini d’entendre parler d’elle.

80
13

Quand j’ai vu ma mère, j’ai failli fondre en


larmes. Ma joie était indescriptible. Ça m’a rappelé ce
que je ressentais petite lorsqu’elle venait me chercher
à l’école maternelle. L’émotion était si forte que
j’éclatais en sanglots dès qu’elle apparaissait.
– Comment va Tom, ma chérie ?
– Mieux, ils disent qu’on pourra sûrement repartir
d’ici quelques jours.
– Je peux le voir ?
– Bien sûr. Suis-moi.
Sur notre passage, j’ai salué plusieurs personnes.
En deux jours, j’étais devenue une habituée. Avant de
pénétrer dans le service, j’ai tendu à ma mère un kit
de protection.
– C’est nécessaire tout ça ?
– Oui, c’est la règle.
Nous avons enfilé nos costumes, puis franchi une
à une les portes. Je connaissais les codes par cœur.

81
– Mon Dieu, a-t-elle dit en découvrant Tom. Il a
tellement maigri.
– Un peu, oui. Tom, regarde qui est là !
Tom lui a souri.
– Michèle, comme c’est gentil de votre part d’être
venue me voir.
– Bonjour Tom, comment te sens-tu ?
– Comme vous voyez, ça pourrait aller mieux,
mais bon, on fait aller.
Il s’est endormi peu de temps après. Chacune
d’un côté du lit, nous sommes restées à l’écouter
ronfler sans échanger une parole. Une main posée
sur celle de Tom, ma mère ne le quittait pas des yeux,
l’air ému. À observer ce tableau si touchant, je n’ai
pas pu m’empêcher de repenser à leur rencontre.
*
Tom y accordait une grande importance,
persuadé qu’elle serait décisive. Il craignait de ne pas
plaire, de ne pas être à la hauteur. Durant toute la
semaine qui avait précédé l’entrevue, il m’avait
interrogée sans relâche sur mes parents. Je lui avais
fourni tous les renseignements qu’il me réclamait, de

82
leur âge à leur couleur favorite, en passant par leurs
lieux de naissance ou leurs préférences politiques.
Tom était anxieux et à sa place, moi aussi je l’aurais
été.
Puis, le grand jour est arrivé.
– Je préfèrerais qu’on se retrouve directement au
restaurant, mon cœur.
– Ce serait mieux qu’on arrive ensemble, Tom.
– Non, je veux te faire une surprise.
– Une surprise ? Quel genre de surprise ?
– Ça concerne ma tenue. Je veux que tu me
découvres en même temps qu’eux.
– Tu m’inquiètes, Tom.
– Pour qui tu me prends ?
– Je me demande juste ce que tu mijotes.
– T’inquiète pas, je te ferai honneur. Tu vas pas en
croire tes yeux.
Pas en croire mes yeux, cela n’augurait rien de
bon. Quand je m’étais installée chez lui, j’avais opéré
un grand tri dans sa garde-robe. Exit la salopette, le
jean cow-boy, les chemises hawaïennes et les pulls
jacquards. Tom avait accepté sans rechigner ce grand

83
balayage, mais catégoriquement refusé d’ôter ses
boucles d’oreilles, deux petits anneaux en or, un à
chaque oreille. Ces bijoux faisaient partie intégrante
de lui, s’était-il défendu lorsque je lui avais suggéré
de s’en débarrasser. Soit. Les boucles faisaient un peu
tache, mais l’essentiel avait été réglé. J’avais fait
place nette, plus aucun risque de dérapage
vestimentaire. Pourtant, la surprise qu’il me
concoctait me rendait nerveuse. J’avais nettoyé
l’armoire de notre appartement, mais j’avais omis
d’inspecter celle qui était dans sa chambre de garçon,
la petite armoire branlante qui se trouvait chez ses
parents. Grosse erreur de ma part. S’il envisageait de
se servir là-bas, le pire était à craindre.
– Tu sais, Tom, le restaurant où nous allons n’est
pas spécialement chic.
– Je compte pas mettre un smoking, t’inquiète. Je
veux juste faire bonne impression et que tu sois fière
de moi.
– Je t’aime comme tu es, Tom.

84
– Je le sais, mon cœur. Bon allez, du balai
maintenant, il faut que je me prépare. On se retrouve
direct là-bas.
Je suis arrivée en avance au restaurant. Tom s’y
trouvait déjà, posté devant l’entrée. Sa mise était bien
pire que tout ce que j’avais imaginé. Il portait un
pantalon gris au tissu luisant, une chemise rose pâle,
une cravate ornée d’une multitude de Betty Boop et,
la pièce maîtresse de son accoutrement, une veste
écossaise beige et marron aux revers en faux daim. Il
était grotesque.
– Alors ? Comment tu me trouves ? La classe,
non ?
– Je ne m’attendais pas à ça, Tom.
– Je t’avais prévenue que t’en reviendrais pas.
– C’est le moins qu’on puisse dire, en effet.
– Je te plais comme ça ?
– Tu es super.
– Tant mieux, j’avais peur que tu trouves ça too
much.
– Mais non, tu es parfait.

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– Tu crois que je vais faire bonne impression à tes
parents ?
– J’en suis sûre.
Un mensonge. Je savais ce que penserait ma
mère en découvrant Tom, qu’il avait l’air d’un
péquenaud endimanché. J’espérais juste qu’elle
serait assez fine pour ne pas le laisser paraître. Je ne
craignais rien de la part de mon père. Comme à son
habitude, il ne moufterait pas.
Je ne m’étais pas trompée. Elle a détaillé Tom de
haut en bas avant de lui serrer la main et n’a rien
répondu lorsqu’il lui a dit combien il était heureux de
faire sa connaissance. Durant le dîner, J’ai rougi à
plusieurs reprises, embarrassée par les sottises que
Tom débitait. Surtout quand il a déclaré avec
emphase combien il était amoureux de moi, encore
plus lorsqu’il a cru bon d’ajouter être prêt à tout pour
leur fille, y compris à se faire arracher un œil.
– Et même les deux, a-t-il ajouté.
Interloqué, mon père a éclaté de rire et ma mère
lui a lancé un regard méprisant.

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– Je t’en prie Yves, je ne vois vraiment pas ce qu’il
y a de drôle.
Tom n’a pas perçu la condescendance qu’elle lui
avait réservée depuis le début du dîner. Moi, je
n’avais aucun doute sur ce qu’elle pensait de lui.
– Surprenant, m’a-t-elle dit à la sortie du
restaurant. Il est très différent de toi. Je ne
comprends pas très bien ce que tu lui trouves.
– Il était impressionné de vous rencontrer.
– Je l’ai trouvé plutôt à l’aise.
– Ne sois pas méchante.
– C’est seulement que je ne vois pas ce que vous
avez en commun tous les deux.
– Nous sommes amoureux l’un de l’autre.
– Ça ne suffit pas toujours, Méla.
*
Depuis, ma mère avait révisé son jugement sur
Tom. Si, fut un temps, elle avait estimé qu’il ne
m’arrivait pas à la cheville, elle voyait désormais en
lui le gendre idéal. Un revirement spectaculaire que
j’avais découvert avec stupeur après lui avoir un jour
évoqué mes doutes quant à la pérennité de mon

87
couple. « Méfie-toi, Mélanie, aucun autre homme ne
t’aimera jamais comme il t’aime. »
Encore aujourd’hui, la phrase résonnait dans ma
tête. Réconfort ou menace ? Les deux sans doute.
Depuis ce dîner épouvantable de leur rencontre, ma
mère avait eu le temps de découvrir que Tom lui
obéissait au doigt et à l’œil et lui rendait de
nombreux services. Il lui était inférieur socialement
et économiquement, le parfait faire valoir pour une
femme dont l’aplomb n’était qu’une façade. Et
surtout, Tom ne représentait pas un obstacle entre
nous deux.
– Je propose qu’on y aille, maman.
– Si tu veux, ma chérie.
J’étais impatiente de quitter cet endroit. Le bip
— bip des machines me portaient sur les nerfs et je
trouvais tous ces types à l’air plus mort que vif
déprimants.
– Tu ne crois pas qu’on devrait réveiller Tom ?
– Non, c’est inutile.
J’ai baissé mon masque pour lui déposer un
baiser sur le front et nous sommes sorties. J’étais

88
soulagée de laisser tout ça derrière moi. Je me
doutais que ce soir, je me doucherais dans un lieu
confortable, dînerais dans un bon restaurant et me
coucherais dans un lit moelleux. Je me réjouissais
d’avance de la soirée.

89
14

Un taxi nous a déposées devant l’hôtel le plus


luxueux de la ville. Ma mère y avait réservé une suite
somptueuse, comme j’ai pu le constater en entrant
dans le salon.
– C’est super beau !
La pièce était vaste. Deux canapés en lin
trônaient en son centre, le reste de l’ameublement
était en Wengé.
– Et la chambre ! C’est top !
Étendue en croix sur l’un des deux lits king size,
j’exultais. J’avais l’impression de me réveiller d’un
cauchemar.
– Méla, viens voir la salle de bain, je crois que ça
va te plaire.
J’ai poussé un cri en découvrant la pièce. Tout en
marbre, elle comportait deux lavabos, une baignoire
d’angle et une immense douche à l’italienne.
– On se commande deux coupettes, ma chérie ?

90
– Volontiers !
Pendant qu’elle appelait le room service, j’ai fait
couler un bain. Une série de petits flacons d’huile
essentielle était posée sur le bord de la baignoire. J’ai
versé quelques gouttes d’huile de lavande dans l’eau
avant de m’y plonger. La dernière fois que je m’étais
allongée dans une telle baignoire, Tom m’y avait
rejointe. Un souvenir inoubliable.
*
Une semaine auparavant, il m’avait prévenue
que le week-end suivant, il me réservait une surprise.
« Deux jours rien que toi et moi, ma princesse. » Je
l’avais harcelé pour en savoir plus, mais il n’avait rien
voulu me dévoiler, juste précisé que je devais prévoir
une jolie robe. « Genre classe. »
Le samedi, en début d’après-midi, nous avons
pris la route et dix minutes plus tard, Tom se garait
devant le « Faisan doré », un hôtel restaurant classé
« Relais et Château », situé en plein centre de notre
petite ville.
– Qu’est-ce qu’on fait là, Tom ?

91
Sans un mot, il est sorti de la voiture pour venir
ouvrir ma portière.
– Si Madame veut bien se donner la peine.
Pour avoir souvent dîné ici avec mes parents, je
savais que l’endroit n’était pas dans les moyens de
Tom.
– Là, avoue que je t’ai bien eue, m’a-t-il dit lorsque
nous franchissions les portes vitrées.
La propriétaire des lieux s’est aussitôt avancée
vers nous pour nous saluer.
– Je vous souhaite la bienvenue dans notre
établissement, chère Mademoiselle, cher Monsieur.
Ton mielleux, regard glacial, l’hypocrisie
personnifiée à laquelle Tom a réagi magistralement
en saisissant la main qu’elle lui tendait pour
l’effleurer d’un baiser. La mégère en est restée coite.
*
– Le Champagne est servi, Méla !
J’ai ouvert les yeux en sursautant. Ma mère se
tenait devant moi, une coupe dans chaque main.
– Tu m’as fait peur, maman.
– Désolée, ma chérie. Bon, on trinque à quoi ?

92
– À Tom, évidemment. À son rétablissement.
Nous avons entrechoqué nos verres et j’ai bu une
gorgée avant de lui demander si elle se souvenait de
l’histoire du baisemain.
– Non, je ne vois pas.
– Mais si, souviens-toi, la fois où Tom m’a
emmené en week-end au « Faisan doré » et qu’il a fait
un baisemain à la mère machin.
– Ah oui, peut-être, ça me dit vaguement quelque
chose. Mais pourquoi me parles-tu de ça ?
– Pour rien, laisse tomber.
– Ne reste pas trop longtemps dans ton bain, ma
chérie. J’ai réservé une table pour 20 h.
J’ai posé ma coupe sur le rebord et me suis
étendue dans la baignoire. Les paupières closes, j’ai
repensé à ce fameux week-end. Une folie. C’est ce
qu’avaient pensé les parents de Tom en l’apprenant.
Je revoyais encore leurs têtes.
*
Personnellement, j’aurais préféré qu’on n’en
parle pas, mais Tom l’a évoquée dès l’apéritif.

93
– Vous devinerez jamais où Mel et moi avons
passé le week-end dernier.
– Où ça, mon garçon ?
– Au « Faisan Doré ».
– Ah bon ? Les parents de Mélanie t’ont encore
invité à manger là-bas ? Ils sont vraiment trop
gentils.
– Non, maman, ses parents n’ont rien à voir avec
ça. Cette fois, c’est moi qui ai invité Mel. Et on a pas
fait qu’y dîner, on a carrément dormi sur place.
– Eh ben dis donc, c’est un beau cadeau ça. Hein
Marcel ?
– C’est sûr.
– Et alors ? Raconte-nous comment c’était.
Tom ne leur a rien épargné. Il a décrit la suite
plus grande que leur salon, le lit rond, la salle de bain
en marbre, le Champagne à la pêche de vigne et ses
œufs de caille au plat dans le petit salon tapissé de
miroirs fumés, le menu « Vagabondage » dans la salle
clinquante à l’ambiance compassée, la bonne chère,
le bon vin et les mignardises fameuses. Il n’a rien
omis. Josette en est restée bouche bée.

94
– Tout ça a dû te coûter beaucoup d’argent, Tom.
– Mon treizième mois, papa.
- Quoi ? s’est exclamée Josette. Ton treizième
mois ? Mais tu es tombé sur la tête, mon garçon !
– Quand on aime, on compte pas.
– Quand même, ton treizième mois. J’en reviens
pas. C’est pas comme ça qu’on t’a élevé.
– Tais-toi donc, Josette. Cet argent, Tom l’a gagné
et il en fait ce qu’il veut. On n’a pas à s’en mêler.
*
Je suis sortie de mon bain en songeant que
Josette avait raison, ce n’est pas comme ça qu’elle
avait élevé son fils. S’il ne m’avait pas rencontrée,
Tom n’aurait jamais eu l’idée de réserver dans un
endroit pareil. La somme qu’il avait dépensée était
indécente et je comprenais qu’elle en soit
scandalisée. Comme elle le serait sans doute autant
de me voir me prélasser dans ce palace pendant que
son fils était à l’hôpital.

95
15

Tom a quitté les soins intensifs pour le service de


médecine générale. Son état s’améliorait de jour en
jour. Quand le docteur Fougeot nous a prévenus que
nous prendrions le prochain avion, Tom n’a pas
réagi. Sa seule préoccupation était la nourriture.
Chaque matin, j’achetais à la boutique de l’hôpital un
stock de Mars, Twix et autres friandises dont il se
gavait pendant que nous jouions au Rami. Il était
capable d’engloutir des quantités énormes et je
devais le réapprovisionner avant de partir.
Le dernier matin, ma mère et moi sommes
arrivées plus tard qu’à notre habitude à l’hôpital. En
découvrant la chambre vide, j’ai d’emblée imaginé le
pire. Ma frayeur a été de courte durée puisque Tom
est aussitôt apparu sur le seuil de la porte.
– Ah ben vous êtes là !

96
Je l’ai fixé quelques secondes, incapable de
prononcer une parole, à la fois soulagée qu’il soit
vivant et furieuse de l’insouciance qu’il affichait.
– Tu en fais une tête, mon cœur. Il y a un
problème ou quoi ?
– Où étais-tu, Tom ?
– J’ai été faire quelques courses, m’a-t-il dit en
soulevant le sac qu’il tenait dans une main.
– Des courses ? Quelles courses ?
– Ben comme tu arrivais pas, je suis descendu
m’acheter des trucs.
– Tu es descendu à la boutique ? Tout seul ?
– Ouais.
– Les infirmières t’ont laissé partir comme ça ?
– Ouais. Enfin, je leur ai pas demandé leur avis.
– C’est complètement inconscient, Tom !
– Ben quoi, j’ai rien fait de mal. J’avais la dalle,
c’est tout.
– Tu n’as pas le droit de quitter le service sans
prévenir. Je me suis fait un sang d’encre, merde !
– Je suis désolé, ma princesse. C’est quand même
pas si grave, si ?

97
Ma colère a fondu comme neige au soleil devant
son air contrit. Mon attitude de mère autoritaire était
déplacée. Tom n’était pas mon enfant.
– Non, tu as raison, ce n’est pas grave. C’est juste
que je me suis inquiétée de ne pas te trouver dans la
chambre en arrivant.
– Et si tu nous montrais ce que tu as acheté ?
Le ton enjoué de ma mère a détendu
l’atmosphère. Tom s’est a approché du lit pour y
déverser le contenu du sac.
– Impressionnant, ai-je dit, les yeux fixés sur la
montagne de friandises.
Il a sorti de sa poche des barres chocolatées
– Ça, c’est cadeau !
– Ils te les ont offertes ?
– Non, je les ai volées !
À la mine consternée de ma mère, j’ai pensé qu’il
aurait dû s’abstenir.
– Tu es devenu dingue ou quoi, Tom ? Tu imagines
si tu t’étais fait prendre ?
– C’était juste pour rigoler.

98
– Franchement, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle,
c’est juste très con.
Ma remarque l’a blessé. Il m’a dévisagée un
instant avant de me tourner le dos.
– Tu as pas toujours pensé ça, il y a même une
époque où tu trouvais ça plutôt cool de voler.
J’ai senti mon visage s’empourprer. C’était un
vrai coup bas de sa part d’évoquer ça devant ma
mère. Mes parents étaient commerçants et pour eux,
le vol était une faute impardonnable. Tom le savait.
– Mais de quoi parlez-vous les enfants ?
– Rien qui vaille la peine qu’on s’y attarde,
maman. Je sors fumer une clope.
En allumant ma cigarette, mes mains
tremblaient. J’éprouvais de la honte et de la peur,
comme si j’avais été prise la main dans le sac.
L’histoire était ancienne, mais je me doutais
qu’encore aujourd’hui, ma mère serait choqués
d’apprendre les vols que Tom et moi avions commis
quelques années plus tôt.
*

99
En vacances à Avignon où nous louions une villa
avec piscine, l’ennui nous avait conduits jusqu’aux
Baux-de-Provence. Nous avons passé des heures à
flâner dans les ruelles étroites, visitant chaque
échoppe pour passer le temps et nous rafraîchir un
peu. En fin d’après-midi, j’ai montré à Tom un
chapelet en bois qui me rappelait celui de ma grand-
mère.
– Tu le veux ?
– C’est vrai qu’il est joli. Mais non, je ne vois pas
très bien à quoi il me servirait.
Un peu plus tard, nous nous sommes installés à
la terrasse d’un café et Tom a déposé le chapelet sur
la table.
– Pour toi, ma princesse.
– Tu l’as acheté finalement ? Merci, ça me fait
vraiment plaisir. C’est dingue, je n’ai rien vu. Tu l’as
acheté à quel moment ?
– Je l’ai pas acheté, je l’ai volé.
– Quoi ?
– Je l’ai mis dans ma poche et hop, je suis sorti. Ni
vu, ni connu.

100
– Tu es fou ! Tu imagines si le mec t’avait vu ?
– Ben ouais, mais il m’a pas vu.
– Tu es sûr ?
– Cent pour cent sûr, ma puce.
J’ai jeté un regard alentour pour m’assurer que le
type de l’échoppe n’était pas à nos trousses. Rien à
l’horizon, juste des touristes qui déambulaient. J’ai
alors ressenti une sorte d’excitation et même de
jubilation. Le chapelet ne coûtait rien, nous aurions
pu le payer, mais ce vol lui donnait une valeur
particulière. Celle de l’interdit.
– Je sais que c’est mal, Tom, mais je me sens tout
excitée. Tu avais déjà volé avant ?
– Non. Peut-être des bonbons quand j’étais môme
et encore, je crois pas.
– Pourquoi tu as fait ça ?
– Je sais pas, ça m’est venu comme ça.
– Tu serais capable de le refaire ?
– Pourquoi pas ?
Durant les semaines qui ont suivi, nous avons
continué à voler, toujours des petites choses. Chaque
vol commis par l’un était destiné à l’autre. Ainsi, Tom

101
m’a offert une série de barrettes décorées de strass,
un carnet à l’effigie de Mafalda qui, l’index pointé
vers son nombril, déclarait : « Ça, c’est la marque de
fabrique de ma maman », un bracelet indien dans les
tons pastel et un pendentif soleil en métal qui me
faisait davantage penser à une étoile de la mort.
J’adorais ce pendentif. De ma part, il a reçu une paire
de chaussettes Titi et Gros Minet, des fausses Ray-
Ban, une pierre d’Alun et un bracelet indien noir et
blanc. Voler était devenu notre activité favorite.
Autour de nous, personne ne savait, aucun de nos
amis. Le vol nous soudait, car nous le gardions
secret. Je l’ai réalisé le jour où une amie m’a fait une
remarque sur mon pendentif « étoile de la mort ».
– C’est nouveau, non ? C’est Tom qui te l’a offert ?
– Oui, ai-je répondu en échangeant avec Tom un
sourire complice.
Le soir même, nous en avons reparlé avec Tom.
– Je crois que ce que qui me plaît le plus dans tout
ça, ma princesse, c’est de savoir que c’est le seul truc
que tu as jamais fait avec un autre.

102
J’étais d’accord avec lui, le vol rendait notre
couple unique.
*
Mais c’était notre secret. Comment Tom avait-il
pu le révéler à ma mère ? Ça me semblait
incompréhensible. Depuis sa crise d’épilepsie, il
n’était plus le même. Il se comportait comme un
môme. Une vraie métamorphose. Mais bon,
j’imaginais que bientôt, tout rentrerait dans l’ordre.
Une fois la tumeur disparue, Tom redeviendrait ce
qu’il avait toujours été et nous ririons bien de ces
enfantillages. Pour l’heure, je devais être patiente et
le surveiller de près.

103
16

En fin de journée, une ambulance nous a


conduits à l’aéroport. Nous sommes entrés les
premiers dans l’avion, accompagnés du médecin
délégué par notre assurance. Tom était furieux d’être
en fauteuil roulant. Le médecin est resté inflexible,
c’était la procédure. Il s’est un peu calmé face à la
ravissante hôtesse chargée de nous accueillir. Après
nous avoir souhaité la bienvenue à bord, elle nous a
informés que le médecin et son patient voyageraient
en Première.
– Et moi ?
– En classe économique, Mademoiselle.
– C’est impossible ! Vous ne pouvez pas nous
séparer !
– Je suis désolée, mais dans le cadre d’un
rapatriement, seuls le médecin accompagnateur et
son patient sont prévus en Première.

104
J’ai fondu en larmes. Je ne supportais pas l’idée
d’être éloigné de Tom. L’hôtesse avait l’air navrée.
Elle s’est absentée quelques minutes et à son retour,
nous a annoncé qu’à titre exceptionnel, la
responsable cabine acceptait que ma mère et moi
soyons surclassées.
Tom et moi n’étions pas côte à côte, car il devait
rester auprès du médecin. Encore la procédure, mais
c’était déjà bien que nous soyons à proximité l’un de
l’autre. L’avion s’est rempli progressivement. Je
n’avais jamais voyagé en première classe et j’étais
bluffée. Rien à voir avec la classe économique où les
genoux butent contre le dossier du siège avant et les
coudes frôlent ceux du voisin. Ici, le luxe, c’était
l’espace. Il était tel qu’il permettait de s’étendre sans
gêner personne. Le plus incroyable était qu’en un
clic, le fauteuil se transformait en lit. Un autre
monde. Et ce n’était pas le seul avantage. Chaque
passager disposait d’une trousse contenant tout le
nécessaire de toilette, d’un pyjama, d’une paire de
chaussettes et d’un plaid en Mohair. Ça changeait de

105
la petite couverture synthétique enveloppée dans un
plastique.
Avant le décollage, une hôtesse est passée dans
les rangs avec un plateau garni de verres de jus
d’orange et de coupes de Champagne. J’ai pris une
coupe, l’ai avalée d’une traite et nous avons décollé.
Tom s’est mis à dérailler peu de temps après.
Quand nous avons été autorisés à circuler dans
l’avion, il est venu me rejoindre. J’ai tout de suite
senti qu’il n’était pas dans son état normal lorsqu’il
s’est assis sur l’accoudoir de mon voisin de couloir et
a entrepris de lui raconter d’une voix criarde
pourquoi il se trouvait là.
– Vous savez, Monsieur, je suis gravement malade.
Vous voyez, le mec qui est là-bas ? C’est mon
médecin. Il est là spécialement pour moi.
– Ah bon ? Que vous est-il arrivé ?
– En fait, c’est un truc complètement dingue, mais
j’ai la moitié de mon cerveau qui est tombé.
Le type et moi avons échangé des regards
embarrassés.

106
– Mais bon, ça va s’arranger. Les médecins en
France vont me remettre ça en place. Hein mon
cœur ?
– Oui.
– Et ce qui est cool, c’est que grâce à ça, on voyage
en Première.
– Tom, je crois que le Monsieur aimerait bien être
tranquille.
– C’est vrai ? Je vous embête, Monsieur ?
– Non, pas du tout.
Le ton était poli, mais j’ai bien vu que le type
était gêné.
– Ben tu vois, Mel, je l’embête pas le Monsieur. On
peut discuter quand même !
Il a continué à l’importuner jusqu’à ce qu’une
hôtesse lui demande de retourner à sa place, car le
repas allait être servi. Tom a décrété qu’il souhaitait
dîner avec moi et le médecin a dû intervenir.
– C’est mieux que vous restiez avec moi, Tom.
– Je vois pas ce que ça change que je sois ici ou là-
bas. Je risque pas de m’échapper, hein ?

107
– Nous sommes censés voyager ensemble, l’un à
côté de l’autre, j’entends.
– Allez, soyez sympa, juste le temps du repas.
Le médecin a capitulé.
– Bon, c’est d’accord, mais vous n’avez pas droit à
l’alcool. Pas une goutte.
– Promis. Sur la vie de ma mère, je toucherai pas
un verre !
– Je compte sur vous pour le surveiller, m’a dit le
médecin.
– Oui, ne vous inquiétez pas.
Ma mère a cédé sa place à Tom.
Le dîner a été somptueux. Foie gras sur toast,
filets de Bar et ses petits légumes vapeur, plateau de
fromages et assortiments de desserts — le tout servi
dans de la vaisselle en porcelaine. Tom n’a pas laissé
une miette. Au cours du repas, il a tenté d’échapper à
ma vigilance en tendant son verre à l’hôtesse pour
qu’elle lui verse du vin, mais face à mon refus ferme,
il n’a pas insisté. Quand il est retourné auprès du
médecin, je me suis sentie délivrée d’un poids.

108
17

À l’atterrissage, dix heures plus tard, il était


moins pimpant. Son visage était gonflé et il souffrait
d’un mal de tête.
– Avec le vol, l’œdème a dû enfler, m’a dit le
médecin. Il était temps qu’on arrive.
Ils sont sortis les premiers de l’avion. Une
ambulance devait récupérer Tom sur le tarmac et
l’emmener jusqu’à l’hôpital de Tours. Cette fois,
maman et moi ne faisions pas partie du voyage. Nous
avons quitté l’avion avec le reste de la troupe,
récupéré nos bagages sur le tapis roulant et retrouvé
mon père. Ça m’a soulagée qu’il soit seul.
– Josette et Marcel ne sont pas venus ?
– Non, ils nous rejoignent là-bas.
Lorsque nous sommes arrivés à Tours, la ville
était plongée dans le brouillard. Nous sommes
directement montés au service de neurologie où une

109
infirmière nous a indiqué la chambre de Tom. En
entrant, j’ai découvert un homme, installé dans un
fauteuil près du lit, qui m’a aussitôt demandé de les
laisser. J’ai obéi en claquant la porte, vexée d’être
chassée aussi sèchement. Quelques minutes plus
tard, le type est sorti de la chambre.
– Vous êtes ?
– Sa fiancée. Et vous ?
– Le psychologue du service.
– Que vous a dit Tom ?
– Je ne suis pas à même de vous répondre. Nous
avons un peu parlé, je pense que ça lui a fait du bien.
Il est parti sans rien ajouter. J’étais furieuse.
– Non, mais vous avez vu comment il m’a traité ce
con ! Pour qui se prend-il ?
Un peu gêné par mon éclat, mon père a proposé
qu’on entre dans la chambre où j’ai aussitôt interrogé
Tom.
– Qu’est-ce qu’il te voulait ce mec ?
– Quel mec ?
– Le psy qui vient de sortir d’ici.

110
– Ah lui ? Je sais pas trop, savoir comment je
vivais tout ça, ce genre de trucs. Je lui ai dit que
c’était pas la peine de revenir.
Ça m’a fait plaisir qu’il ait congédié ce sale type.
Marcel et Josette sont arrivés peu de temps
après. À ma grande surprise, Josette est restée sobre.
Elle a embrassé son fils, lui a demandé comment il se
sentait, si le voyage n’avait pas été trop long puis et
elle s’est assise. Pendant presque deux heures, elle est
demeurée sur sa chaise, muette et souriante. Je n’en
croyais pas mes yeux. À l’inverse, Marcel était
inhabituellement bavard. Tout cela était vraiment
étrange. Un médecin est venu dans la chambre pour
nous expliquer la suite des événements. Il a confirmé
que le vol avait fait enfler l’œdème et qu’avant toute
chose, il allait s’employer à le réduire en donnant à
Tom des corticoïdes à haute dose.
– Ensuite, on pourra pratiquer la biopsie, a-t-il
conclu.
Son propos a jeté un froid.
– C’est pour remettre mon cerveau en place ce
truc ?

111
– Non, c’est pour prélever un petit morceau du
tissu cible qui nous permettra de classifier la nature
de la lésion et bien sûr, décider du traitement.
– Ah d’accord.
Personne n’a ajouté un mot et le médecin est
sorti. Le silence était pesant dans la chambre.
– Bien, je crois qu’on va y aller, a dit Marcel. On va
te laisser te reposer, mon garçon.
– Nous aussi, on va rentrer, a enchaîné ma mère.
On t’emmène Méla ?
– Je préfèrerais rester là.
– Je ne suis pas sûr qu’ils vont t’autoriser à dormir
ici, ma chérie.
– Je vais quand même demander.
L’infirmière en chef a donné son accord et fait
installer un lit d’appoint à côté de celui de Tom.
18

Avant de me coucher, j’ai lavé ma culotte dans le


lavabo de la salle de bain. Je commençais à être à
court de linge propre.

112
– Demain, je retournerai à la maison prendre
quelques affaires, Tom. J’en profiterai pour t’acheter
un pyjama. Tu dois en avoir marre de leur chemise de
nuit.
– Hum. J’ai la dalle.
– Tom, tu viens de manger un plateau entier et la
moitié du mien.
– Il reste pas un Mars ?
– Non, tu les as tous mangés. Essaie de penser à
autre chose. On dort ?
J’ai éteint la lumière. Le lit était confortable,
j’espérais que la nuit serait bonne.
– Mel ? Tu dors ?
– Non.
– Je voudrais te parler d’un truc.
– Quoi ?
– J’ai peur de plus pouvoir te faire l’amour.
– Comment ça ?
– On l’a pas fait depuis longtemps.
– C’est un peu normal, les conditions ne s’y
prêtaient pas vraiment.

113
– Je sais, mais ça m’est jamais arrivé de pas le
faire pendant autant de temps.
– Où veux-tu en venir, Tom ?
– Je voudrais qu’on le fasse, pour voir si ça marche
encore.
– Tom, on est dans un hôpital ! N’importe qui peut
entrer dans la chambre à n’importe quel moment,
c’est de la folie !
– S’il te plaît. Pour qu’on en ait le cœur net. Je
pourrai pas dormir sinon.
J’avais envie d’accepter, mais la seule pensée
qu’on puisse nous surprendre me tétanisait.
– Imagine que quelqu’un entre, on aurait l’air de
quoi ?
– Je t’ai connue plus courageuse.
– Comment ça plus courageuse ?
– Me dis pas que tu as oublié la fois où on l’a fait à
l’Etna ?
– Tom, les circonstances étaient différentes.
– Je vois pas en quoi.
*

114
Ce soir-là, Tom m’avait rejointe dans la salle de
bain pendant que je me maquillais.
– Je me demandais un truc, Mel.
– Hum, quoi ?
– Est-ce que tu as des fantasmes ?
– Des fantasmes ? Quel genre de fantasme ?
– Ben du genre sexuel.
– Je ne sais pas. Non, je ne crois pas.
– C’est pas possible, tout le monde en a.
– Là, comme ça, je ne vois pas.
– Allez, fais un effort, tu en as au moins un.
– Il y a bien ce truc quand j’étais môme.
– Raconte-moi.
– Et bien, quand j’étais petite, avant de
m’endormir, j’adorais me planquer sous mon drap en
imaginant que j’étais sous une tente, qu’il pleuvait
dehors et qu’on était en guerre.
– Je vois pas ce qu’y a de sexuel là-dedans.
– Attends la suite. Donc, c’était la nuit, j’étais à
l’abri sous ma tente, j’entendais la pluie taper contre
la toile et je sentais que j’allais m’endormir. Et là,
soudain, un homme entrait, un inconnu, je veux dire.

115
– Et il te faisait quoi ?
– Il me caressait très doucement.
– Et ?
– C’est tout.
– C’est tout ?
– J’étais une môme, je te signale.
– Ouais. Tu as rien de plus croustillant ?
– Le viol, comme toutes les filles.
– Toutes les filles rêvent de se faire violer ?
– À condition de l’être par un beau mec dont on a
envie, je suppose que oui.
– Si tu es consentante, c’est pas un viol.
– Disons une mise en scène de viol alors.
– Tu aimerais que je te le fasse ?
– Je ne sais pas. Et toi ? Je suis sûre que tu as
plein de fantasmes.
– Des tonnes. Il y a un tas de trucs que j’aimerais
faire.
– Comme quoi ?
– Me taper une pute de luxe, par exemple.
– Merci pour moi. Quoi d’autre ?
– Faire l’amour dans un lieu public.

116
– Ça, c’est déjà mieux.
– Tu serais d’accord ?
– Pour qu’on baise dans un lieu public ?
– Ben ouais.
– Non, j’aurais trop la trouille qu’on nous
surprenne.
– C’est le but.
– D’être pris en flagrant délit ?
– Non, d’en avoir peur. Alors ? Cap ou pas cap ?
Le défi était tentant, je l’ai relevé.
Quelques heures plus tard, nous étions à l’Etna.
Sur le conseil de Tom, je ne portais pas de culotte
sous ma jupe. J’étais nerveuse et lui ai proposé de
prendre un verre avant de mettre notre plan à
exécution. Aussitôt nos verres vidés, il m’a conduite
jusqu’à un petit salon que je ne connaissais pas.
– C’est fermé au public ?
– Pas vraiment, mais personne n’y vient jamais.
– Tu es sûr ?
– Non, mais c’est ça qui est excitant.
Anxieuse, je me suis assise sur l’une des
banquettes en velours rouge. Tom a déboutonné son

117
jean et sorti son sexe. Il a relevé ma jupe, m’a fait
glisser vers lui et pénétrée. Pendant qu’il allait et
venait en moi, je n’ai pas quitté des yeux la porte, à la
fois craignant que quelqu’un apparaisse et l’espérant
presque. Visiblement, Tom ne partageait pas mon
inquiétude. La tête enfouie dans mon cou, il était
concentré sur sa tâche. Après avoir joui, il n’a pas
paru davantage soucieux qu’on nous surprenne
puisqu’il est resté en moi sans bouger.
– C’était trop bon, mon cœur. Pour toi aussi ?
– Oui, mais, excuse-moi, je ne suis pas très
confortable dans cette position.
Avant de se retirer, il a sorti un mouchoir de sa
poche pour le placer sous moi.
– Je vois que tu as pensé à tout.
– Tu te voyais quand même pas sortir d’ici
dégoulinante de sperme ?
*
Tom disait vrai. À l’époque, j’étais moins
farouche qu’aujourd’hui. Si j’avais été capable de
dominer ma peur pour assouvir un fantasme, je
pouvais bien la surmonter pour le rassurer.

118
L’infirmière étant passée un quart d’heure plus tôt
prendre sa température, j’ai calculé qu’elle ne
reviendrait pas avant deux heures. Ça nous laissait le
temps.
– D’accord, je suis d’accord pour qu’on le fasse,
Tom.
Je l’ai rejoint dans son lit et me suis collée contre
lui. Son sexe était tout mou.
– Va falloir que tu m’aides, mon cœur.
– Je m’occupe de tout, laisse-toi aller.
J’ai commencé à le caresser. Son sexe s’est dressé
petit à petit, mais sans parvenir à une totale érection.
En temps normal, j’aurais laissé tomber en riant de
son coup de fatigue, mais là, je ne pouvais pas. Je
savais l’importance que Tom accordait à cette séance
et je ne voulais pas le décevoir. Pour lui, c’était une
question de dignité. Quand l’érection m’a semblé
suffisante, je suis venue sur lui et j’ai ôté ma chemise
de nuit.
– Tu es belle. J’ai envie de toi.
Tant bien que mal, je l’ai introduit en moi. Le but
n’était ni de prendre du plaisir ni d’en donner. Le but

119
était qu’il éjacule. Ce serait la preuve irréfutable qu’il
était toujours un homme. L’enjeu était de taille, je ne
devais pas faiblir. J’y ai mis tout mon cœur, toute
mon énergie et j’y suis parvenue. Tom a joui dans un
petit râle. J’ai aussitôt rabattu le drap sur nous en
plaquant mon torse contre le sien.
– Je t’aime, ma princesse.
– Moi aussi, mon amour.
Dès qu’il a été endormi, je me suis glissée hors de
son lit pour rejoindre le mien. Seulement quelques
gouttes de sperme se sont écoulées de moi. On avait
connu mieux, mais c’était sans importance.
L’honneur était sauf.

120
19

Le lendemain matin, en allumant la télévision,


nous avons appris la mort de François Mitterrand.
– Ben merde alors ! Je savais qu’il était malade,
mais quand même, ça me fait drôle. Ça te fait pas
bizarre à toi, Mel ?
Je m’en foutais pas mal que l’ancien président
soit mort.
– Il était vieux, Tom.
J’ai éteint la télévision et deux infirmières sont
entrées dans la chambre.
– Nous allons vous demander de sortir. Nous
devons préparer le patient pour la biopsie.
Je me suis réfugiée dans la salle d’attente du
service. Un couple s’y trouvait déjà. La femme était
petite et menue, elle avait l’air très jeune. Une
parcelle de ses cheveux était rasée et je pouvais voir
la cicatrice sur son crâne. En écoutant leur

121
conversation, j’ai compris qu’elle avait échappé à une
rupture d’anévrisme. L’opération avait eu lieu juste à
temps. Une miraculée. Je me suis demandé si Tom et
moi nous retrouverions là, comme eux, en train de
discuter après qu’un chirurgien lui aura ôté sa
tumeur. J’espérais que oui. Quand le couple a quitté
la pièce, je me suis approchée de la table sur laquelle
étaient éparpillés des magazines, le regard attiré par
la couverture d’un vieux Paris Match, une photo en
noir et blanc d’Isabelle Adjani posant avec son bébé.
Le gosse était marrant avec ses cheveux dressés sur la
tête et sa mère était magnifique. J’ai rejoint le
couloir, au moment où les deux infirmières sortaient
le lit de la chambre. Lorsqu’ils sont arrivés à ma
hauteur, j’ai éprouvé un choc. Une armature en métal
ceignait le crâne de Tom. Le casque était comme
planté dans sa chair. Ça faisait film d’horreur. J’ai
pris une longue inspiration avant de m’approcher de
lui, l’air le plus détaché possible.
– Coucou Tom ! Ça va ?
Ma question était grotesque, je le savais.
– J’ai peur, Mel. Me laisse pas.

122
J’ai posé ma main sur la sienne, la gorge nouée.
– Je suis là.
– Je veux pas mourir.
Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes et le
convoi s’y est engouffré.
– Je t’aime, mon amour, ai-je dit quand les portes
se refermaient.
Je n’étais pas certaine qu’il m’ait entendu et suis
restée figée quelques secondes avant de descendre
fumer une cigarette.
Le brouillard de la veille s’était dissipé, le ciel
était d’un bleu pur et il faisait froid. À vol d’oiseau,
j’étais près du studio qu’une amie me prêtait depuis
que j’avais repris des études de psycho, un an et demi
plus tôt. Tom m’avait encouragée à me lancer dans
cette aventure et depuis, il ne tarissait pas d’éloges
sur mon courage, ma détermination et ma grande
intelligence. « Je suis tellement fier d’elle », répétait-
il aux uns et aux autres. Bien sûr, il exagérait, mais
son soutien m’avait permis de ne pas me décourager.
C’était une première. Après l’obtention de mon bac,
je m’étais lancée dans nombre de projets que j’avais

123
tous abandonnés au premier obstacle. Son
admiration sans bornes me portait. Ma mère m’avait
tant couvée que la moindre difficulté me terrifiait.
Grâce à Tom, je croyais enfin en moi et j’avais un peu
moins peur.
En jetant un œil à ma montre, j’ai réalisé qu’on
était le 8 janvier et que les cours reprenaient
aujourd’hui. Je n’irais pas cette semaine, mais
j’espérais pouvoir y retourner la suivante. Tom
resterait sûrement hospitalisé ici un petit moment, ce
serait facile de concilier le tout. À sa sortie, il pourrait
s’installer avec moi dans le studio, le temps de sa
convalescence. Ce ne serait pas idéal d’étudier dans
l’unique pièce en sa présence, mais c’était faisable.
J’avais vraiment hâte que tout ça soit fini et qu’on
retrouve une vie normale.
Quand je suis remontée dans le service, j’ai
rejoint la salle d’attente où un type regardait un
documentaire sur François Mitterrand à la télévision.
Comme ça ne me disait pas grand-chose, j’ai clos mes
paupières et je me suis endormie.

124
À mon réveil, j’étais seule et la télévision était
éteinte. Je suis allée voir l’infirmière en chef qui m’a
prévenue que Tom serait là d’une seconde à l’autre.
Je suis allée me poster près de l’ascenseur. Quand
Tom est apparu, il dormait.
– L’examen s’est bien passé, m’a dit le médecin.
J’aurai les résultats d’ici quatre à cinq jours.
– Et en attendant, il fait quoi ?
– Il reste dans le service.
– Vous pensez que je vais pouvoir m’absenter ? Il
faudrait que je rentre chez nous récupérer des
affaires.
– Bien sûr. Il ne se passera pas grand-chose
jusqu’aux résultats.
– Et après ?
– Quand on connaîtra la nature exacte de la
tumeur, on décidera du traitement.

125
20

Ma mère est venue me chercher en fin de


journée. Je n’avais pas envie de quitter Tom. J’étais
inquiète de le laisser seul, un peu vexée aussi que lui
ne le soit pas. Son seul tracas était sa réserve de
friandises. Il craignait d’en manquer durant mon
absence.
– Tu es sûre que j’en aurai assez, Mel ?
– Tom, ton tiroir est rempli de gâteaux et de
bonbons. Et puis, je reviens demain.
Dans la voiture, ma mère m’a suggéré de passer
la nuit chez eux, j’ai refusé. Pendant le trajet, j’ai
regardé la route défiler en essayant de compter les
arbres et pensé à l’assiette de coquillettes au Ketchup
et gruyère que je me préparerai pour le dîner.
Devant mon immeuble, maman a insisté pour
me ramener chez elle, j’ai encore décliné.

126
– Ton père est de mon avis, tu ne devrais pas
rester seule.
– Depuis quand son avis compte ?
À sa mine crispée, j’ai compris que ma remarque
l’avait vexée.
– Et toi, depuis quand tu me parles sur ce ton,
Mela ?
– Désolée, c’est juste que j’ai envie d’être seule. Je
t’appellerai demain.
– Comme tu veux.
Le ton était froid et elle ne m’a pas dit au revoir.
C’était inhabituel que je me rebiffe. En temps normal
j’aurais dormi à la maison sans qu’elle me le propose.
Cette fois, je ne voulais pas me réfugier dans les
jupons de ma mère. J’avais envie d’affronter seule la
situation.
Dans l’appartement, j’ai déballé la valise, mis
une machine en route et pris une douche. C’était bon
d’être chez soi. L’idée de repartir le lendemain était
déprimante. Après ma douche, j’ai enfilé un vieux
pyjama et mis de l’eau à bouillir. Le dernier disque de
France Gall traînait sur la chaîne, j’ai eu envie de

127
l’écouter. Pendant que le disque passait, j’ai fini de
préparer les pâtes et suis revenue dans le salon pour
manger, pile quand « La minute de silence »
démarrait. J’ai songé que cette chanson serait
parfaite pour l’enterrement de Tom et un souvenir a
surgi du fin fond de ma mémoire. Le genre de
souvenir que j’aurais préféré garder bien enfoui.
Prostrée au milieu de mon salon, je me suis retrouvée
trois ans plus tôt, le jour où Tom avait entrepris
quelques travaux d’électricité dans l’appartement.
*
Sur sa demande, je m’étais postée dans l’entrée,
près du compteur électrique, prête à le faire
disjoncter dès qu’il me l’ordonnerait.
– Vas-y coupe ! m’a-t-il crié depuis la pièce
voisine.
Le doigt posé sur le bouton, je me suis demandé
ce qu’il arriverait si je ne coupais pas. Est-ce que Tom
mourrait électrocuté ?
- Mel ! a hurlé Tom, quand je rabattais le bouton.
Le silence qui a suivi m’a semblé infini.

128
– Putain, mais qu’est-ce que t’as foutu, Mel ! J’ai
pris une décharge, merde !
Je le dévisageais, incapable de prononcer une
parole tant j’étais hébétée d’avoir envisagé de le tuer
et terrifiée aussi d’être démasquée.
– Tu m’as pas entendu ou quoi ? Putain, faut pas
déconner avec ces trucs-là. J’ai pas envie de me
retrouver à l’hosto. Bon, j’y retourne. Cette fois, reste
concentrée et coupe quand je te le dis, OK ?
*
J’avais voulu tuer Tom. Un bref instant, j’avais
souhaité sa mort et je me demandais si je n’avais pas
mis en branle une malédiction ce jour-là. Non, seul
un enfant pouvait y croire. Moi, je savais qu’il ne
suffisait pas de désirer une chose pour l’obtenir. Dans
la réalité, les pensées magiques n’existaient pas. Il n’y
avait que le hasard ou la fatalité. Pas de coupable. Ma
seule faute était d’avoir hésité devant ce foutu
compteur électrique. Tom n’allait pas mourir, je
déraillais complètement.

129
La sonnerie du téléphone m’a interrompue dans
mes pensées. L’appel provenant de chez les parents
de Tom, je me suis doutée que c’était Josette.
– Mélanie ? C’est moi.
– Bonjour Josette.
– Ah oui, bonjour. Vous êtes rentrée à la maison,
alors ?
– Oui.
– C’est Tom qui me l’a dit.
– Hum.
– J’ai voulu parler au docteur, mais il était
injoignable. C’est pour ça que je vous appelle. J’arrête
pas de réfléchir pour comprendre d’où ça peut venir
sa tumeur.
– Josette…
– Et je me suis rappelé que quand il était
adolescent, il a eu un traumatisme crânien en jouant
au foot. Vous pensez pas que ça pourrait venir de ça ?
– Je ne sais pas, Josette. Je ne pense pas. Il faudra
demander au médecin.
– Je vois rien d’autre. À mon avis, c’est sûrement
ça.

130
– Peut-être.
– Et sinon, ça va vous ? Pas trop fatiguée ?
– Non, ça va.
– Ma pauvre petite, avec tout ce que vous avez
vécu.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, Josette.
– Je vous remercie de vous occuper si bien de
Tom. Sans vous, je sais pas ce qu’il deviendrait.
– Il a aussi besoin de vous.
– Je sais, mais c’est pas pareil. Bon, ben, je vais
vous laisser. On se voit demain ?
– Oui, à demain.
J’étais émue en raccrochant. J’avais sous-estimé
Josette et je me sentais honteuse de ma mesquinerie.
Elle me donnait une belle leçon. J’ai jeté dans la
poubelle les coquillettes et éteint la musique. Avant
de me coucher, j’ai fumé une dernière cigarette
devant la fenêtre ouverte. Il faisait froid dehors. En
regardant le ciel, je me suis demandé à quoi pouvait
ressembler la tumeur que Tom avait dans la tête.

131
21

Le lendemain matin, j’ai décidé de ne pas


retourner à Tours et téléphoné à Tom pour l’en
informer.
– J’ai plein de machines à faire tourner. Ça ne
t’ennuie pas si je ne viens pas aujourd’hui ?
– Non.
– Tes parents vont passer te voir cet après-midi.
– Ben comme ça, ils pourront aller m’acheter des
trucs à la boutique, il me reste pas grand-chose.
– Tom, tu devrais freiner un peu sur la bouffe.
– T’inquiète pas, je contrôle.
J’étais soulagée d’avoir obtenu ce répit. J’allais
pouvoir m’occuper de moi et reprendre mon souffle.
J’en avais besoin. J’ai commencé par m’épiler.
Pendant que la crème Veet reposait, j’ai pris rendez-
vous chez le coiffeur et réservé la manucure. Je me
sentais revivre. J’ai posé un patch anti-points noirs
sur mon nez. Après l’avoir retiré, j’ai observé la

132
récolte, fascinée par la multitude de brins dressés sur
la surface collante. Avant de sortir, j’ai appelé ma
mère pour la prévenir que je ne retournerai pas à
l’hôpital aujourd’hui.
– C’est une bonne idée, ma chérie. Et si on allait
au « Faisan doré » ce soir ?
La dernière fois que j’avais dîné là-bas, c’était
avec Tom, lors de ce fabuleux week-end qu’il m’avait
offert.
– Je ne sais pas, maman. Tom est à l’hôpital et…
– Passer un bon moment ne changera rien à la
situation, Méla. Tu dois aussi penser à toi. Tu ne vas
tout de même pas sacrifier toute ton existence à Tom.
Tu as vingt-quatre ans ma chérie, tu dois profiter de
la vie. Je réserve alors ?
J’ai accepté l’invitation, pour faire plaisir à ma
mère et parce que j’avais envie de dîner dans le
meilleur restaurant de la ville. Cette distraction ne
me ferait pas de mal, pas plus qu’à Tom qui n’avait
aucune raison de l’apprendre.
Je n’ai pas parlé de Tom à mon coiffeur. Je l’ai
écouté me raconter les derniers potins et ri

133
d’apprendre qu’on soupçonnait la pharmacienne de
coucher avec le charcutier. Habituellement, je
détestais ce genre de commérages, mais là, ils
m’apaisaient. La vie continuait, c’était réconfortant.
– Et vos vacances alors ?
– C’était parfait, vraiment idyllique.
– L’île Maurice, ça fait rêver. Il n’y a rien de mieux
que le soleil l’hiver, c’est ce que je dis toujours. Par
contre, bonjour le choc thermique au retour !
– Oui.
– Il faut crémer un maximum sinon, c’est la pelade
assurée.
– C’est vrai.
En sortant de chez lui, j’étais sereine. Jusqu’à ce
que je croise Juliette. Mon moral est descendu en
flèche. À elle, je ne pourrais pas mentir.
– Mélanie ? Vous êtes rentrés depuis quand ? Vous
êtes restés plus longtemps que prévu, non ? Tu n’es
pas tellement bronzée. C’est drôle, on parlait de vous
hier avec Jérôme, on trouvait bizarre de n’avoir
aucune nouvelle. Tu as le temps de prendre un café ?

134
Je n’ai trouvé aucun prétexte pour décliner et l’ai
suivie sans broncher.
Je lui ai tout raconté, d’une voix monocorde et
en évitant son regard. J’imaginais sans mal comment
elle allait réagir, sa stupeur, son inquiétude et pour
finir sa pitié. J’aurais donné cher pour être ailleurs.
– Je n’arrive pas à y croire, Mel. C’est
complètement dingue cette histoire. Jérôme va être
choqué quand je vais lui annoncer ça.
Jérôme était le meilleur ami de Tom. Il m’avait
présenté le couple peu de temps après notre
rencontre. Depuis, nous étions devenus proches,
mais le souvenir de cette première entrevue était
mitigé.
*
Tom m’avait donné rendez-vous chez eux. Je suis
arrivée en retard et il n’a pas manqué de me le
reprocher.
– Ben c’est pas trop tôt.
– Désolée, j’ai pris un verre avec une copine et ça
s’est un peu éternisé.
– Tu aurais pu prévenir.

135
– J’ai dit que j’étais désolée.
Heureusement, Juliette est intervenue.
– Bon, c’est pas bien grave. Qu’est-ce que je te
sers, Mélanie ?
– Vous buvez quoi ?
– Whisky Coca.
– Très bien, je vais prendre la même chose.
Après quatre tournées, l’ambiance s’était
détendue.
– Je vous l’ai pas encore dit, les amis, mais
Mélanie est la femme de ma vie.
– Tu n’as pas arrêté de nous le répéter avant
qu’elle arrive, Tom. Je crois qu’on a bien compris, là.
– Ouais, mais je tenais à préciser que cette fille est
le mieux qui m’est jamais tombé dessus. Ça s’appelle
un cadeau de la vie un truc pareil, un putain de
cadeau de la vie.
Le débit était lent et la voix pâteuse. Je ne savais
plus où me mettre. Il m’a fallu deux verres
supplémentaires pour être au diapason. À ce stade,
tout le monde était bourré. Tom continuait à raconter
n’importe quoi, mais désormais, je le trouvais drôle.

136
– Et il y a un autre truc que vous savez pas sur elle,
les amis.
– Vas-y, Tom, dis-nous tout.
– Et ben cette gonzesse, c’est une putain de
danseuse ! Je peux vous dire qu’elle sait remuer son
cul comme personne. Montre-leur, Mel !
– Non, Tom, je n’ai pas envie.
– Allez, fais pas ta timide ! On est entre nous, là !
– C’est pas vraiment le lieu.
– Tu es moins coincée quand il s’agit de te
trémousser en boîte de nuit ! Jérôme, envoie la
musique, elle va nous faire une petite démo. Hein
Mel ?
– Si tu y tiens vraiment.
Je me suis postée devant eux, un peu
chancelante, et les idées confuses.
- Tu veux quoi ? m’a demandé Jérôme.
– Ce que tu veux. Un petit Nirvana, si tu as.
– J’ai, tu veux laquelle ?
– Lithium.

137
Le temps qu’il mette le disque en route, j’ai
tourné le dos au canapé sur lequel Tom et Juliette
étaient installés.
– C’est parti, m’a prévenu Jérôme avant de les y
rejoindre.
J’ai commencé par balancer lascivement mon
bassin en suivant la cadence lente des premières
mesures. La musique m’envahissait peu à peu,
j’ondulais à son rythme, vaguement consciente des
regards posés sur moi. Au refrain, je me suis laissée
aller, lançant ma tête et mes bras d’un côté puis de
l’autre, me déhanchant de plus belle. Lorsque le
rythme a de nouveau ralenti, j’ai posé mes mains sur
mes cuisses et remonté progressivement ma robe.
J’étais dans un état de transe. J’éprouvais un plaisir
vif à me donner en spectacle, un plaisir presque
sexuel qui a disparu aussitôt que la musique s’est
arrêtée. J’ai alors laissé retomber les pans de ma robe
et attendu quelques secondes avant d’oser faire face à
mon public. Quand je me suis retournée, les trois me
fixaient bouches bées. Le silence a été rompu par un
« Waou ! » admiratif de Juliette, accompagné

138
d’applaudissements enthousiastes. Jérôme l’a imitée
et Tom s’est joint à eux. Ses battements étaient moins
frénétiques.
*
Depuis, il n’avait plus jamais exigé que je
m’adonne à ce genre d’exercice. Aujourd’hui, Juliette
était devenue une très bonne amie et pourtant, je
n’avais éprouvé ni l’envie ni le besoin de la prévenir
pour Tom. Je l’observais face à moi et bizarrement,
elle me faisait l’impression d’être une étrangère.
– On peut aller le voir ?
– Pas pour le moment.
– Et toi, tu as besoin de quelque chose ?
– Non, rien.
– Et ses parents, pas trop lourds ?
– Non, pourquoi me dis-tu ça ?
– Non, pour rien, c’est juste que je sais que
parfois, tu as un peu de mal avec Josette.
– Tu sais, dans une telle situation, tout ça devient
un peu insignifiant.

139
– Oui, bien sûr, tu as raison, excuse-moi. Enfin, je
voulais te dire que tu peux compter sur nous, n’hésite
surtout pas.
– C’est gentil. Écoute, Juliette, tu m’excuseras,
mais il faut que je te laisse. J’ai pas mal de trucs à
régler avant de retourner à Tours.
– Bien sûr, je comprends. Je t’appellerai pour
prendre des nouvelles.
– Voilà, on fait comme ça. À bientôt.

140
22

En sortant du bar, j’ai traversé la place à toute


allure pour aller me réfugier dans ma voiture. Je
regrettais d’avoir été si froide avec Juliette. Après
tout ce que nous avions vécu ensemble, elle avait dû
trouver mon attitude étrange. Tom et moi l’avions
mêlée si souvent à nos histoires. Trop souvent. La
plus mémorable était sans doute celle qui avait eu
lieu le soir où les parents de Tom avaient invité les
miens à dîner.
*
C’était la première fois qu’ils se rencontraient.
Pour l’occasion, Josette avait mis les petits plats dans
les grands et composé le menu le plus indigeste de
tous les temps - terrine de sanglier, Couscous et pour
finir, gâteau de riz à la crème anglaise. Pour elle, mes
parents étaient des invités de marque qu’elle ne
voulait surtout pas décevoir. L’honneur de Tom en
dépendait. Elle en faisait trop, leur donnant du
Monsieur et du Madame, s’enquérant de leur bien-

141
être à tout bout de champ, le tout sur un ton que je
trouvais obséquieux, mais qui, je le savais, traduisait
seulement son respect.
– Une autre part de gâteau, Madame ?
– Non, merci, Josette, il est délicieux, mais je suis
repue. Et je vous en prie, appelez-moi Michèle.
– Oh, je ne sais pas si je vais pouvoir.
– Mais si voyons.
– Un petit café, Michèle ?
– Volontiers.
– Bougez pas, je vais aller en faire.
– Tu pourrais peut-être aider à débarrasser, m’a
suggéré Tom quand sa mère s’est levée.
– Pardon ?
– Je disais que tu devrais peut-être aider à
débarrasser.
Folle de rage, j’ai ramené une pile d’assiettes
dans la cuisine et jusqu’à notre départ, fait l’effort de
rester aimable et souriante. Je ne voulais pas me
donner en spectacle devant nos deux familles.
Dans la voiture, je me suis murée dans le silence
et lorsque nous sommes arrivés chez nous, j’ai

142
directement filé dans la salle de bain en me jurant de
ne plus jamais lui adresser la parole. Ma colère l’a
emporté et j’ai rompu mon vœu dès que Tom m’a
demandé pourquoi je faisais la tête.
– Tu oses me poser la question ?
– J’avais l’impression que tout s’était bien passé.
Tes parents avaient l’air content, non ?
– Il ne s’agit pas de mes parents.
– Ben quoi alors ?
– Je me demande vraiment pour qui tu te prends !
– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
– Ce que tu as fait ? On peut dire que tu as la
mémoire courte. Tu as dû oublier le moment où tu
m’as ordonné de débarrasser la table pendant que
toi, tu te la coulais douce, vautré sur ta chaise. Tu te
crois où pour me donner des leçons de savoir-vivre ?
Venant de toi, c’est un comble !
– C’est à cause de ça ? Je voulais pas te vexer, mon
cœur, j’ai dit ça comme ça. Je pensais pas à mal.
– Je ne te pardonnerai jamais de m’avoir humiliée
de cette façon devant mes parents !

143
– Mel, tu exagères un peu quand même.
Franchement, si je t’ai blessée, je m’excuse.
– J’en ai rien à foutre de tes excuses, tu peux te les
garder.
– Avoue que c’est idiot de s’engueuler pour
quelques malheureuses paroles. Je te jure que je
recommencerai pas, sur la vie de ma mère.
Plus il parlait et plus ma colère grandissait. Mais
s’il s’était tu, s’il m’avait ignoré, le résultat aurait été
le même. Dans l’état où j’étais, aucune de ses
tentatives de réconciliation ne pouvait aboutir.
– Mon cœur, je ne suis pas ton ennemi, je suis ton
ami.
Mon seul désir était de le blesser et j’ai profité de
l’aubaine pour lui décocher d’un ton glacial :
– Je ne veux pas être ton amie, Tom. Je ne le serai
jamais.
L’effet a été immédiat, il est devenu blanc
comme un linge. J’avais touché dans le mille.
– Dans ce cas, on n’a rien à faire ensemble.
Et il est sorti en claquant la porte. Je suis restée
seule au milieu de la pièce, dépitée et furieuse qu’il

144
ait osé me planter là. Il était le coupable, il aurait dû
implorer mon pardon, se traîner à mes pieds pour
que je le lui concède. À la place, il avait inversé les
rôles, endossant celui de la victime. Je ne décolérais
pas. Durant l’heure suivante, je ressassais ma
vengeance et répertoriais tout ce que je lui ferais
subir à son retour. Peu à peu, ma rancœur s’est muée
en inquiétude. Et si Tom ne revenait pas ?
Habituellement, c’était moi qui quittais
l’appartement, pas lui. Cette fois, j’étais peut-être
allée trop loin et il m’avait abandonnée. L’idée m’a
terrifiée. Je devais le retrouver, lui expliquer,
l’obliger à rentrer. Vu l’heure tardive, j’étais sûre qu’il
s’était réfugié chez Jérôme et Juliette. J’ai téléphoné
chez eux et suis tombée sur elle.
– Tom est là ?
– Oui, mais il ne veut pas te parler.
– Insiste, s’il te plaît.
– Je suis désolée, Mélanie, mais il ne veut pas.
– Il ne peut pas refuser !
– Écoute, sois raisonnable. Vous vous verrez
demain, au calme.

145
J’ai raccroché, encore plus anxieuse. Juliette ne
comprenait pas, elle n’avait pas la moindre idée de
mon état. « Sois raisonnable », avait-elle osé me dire.
Ma vie était foutue et elle me conseillait d’être
raisonnable. Elle allait voir ce que c’était d’être
raisonnable, cette conne ! J’ai couru jusqu’à la salle
de bain où j’ai fouillé dans le tiroir, à la recherche
d’une lame de rasoir. Je n’en ai trouvé aucune. J’ai
pensé au cutter rangé dans la boîte à outils et foncé
dans la cuisine. Le cutter était plus gros que je ne le
pensais. Je me suis installée sur le canapé et, le poing
serré, j’ai posé la lame sur l’intérieur de mon poignet.
Je l’ai fait glisser en appuyant légèrement. Du sang a
perlé. L’entaille était fine et peu profonde, une simple
griffure. Pour atteindre les veines, il aurait fallu
trancher plus profond, mais je n’en avais pas le cran.
À la place, je me suis tailladé superficiellement les
deux avant-bras avant de retourner dans la salle de
bain où, face au miroir, je me suis balafré le front.
Cette séance d’automutilation n’est pas parvenue à
m’apaiser. Mon reflet dans le miroir ne me suffisait
pas, j’aurais voulu être plus laide encore. Il m’est

146
alors venu une autre idée, j’allais couper mes
cheveux. J’ai penché ma tête vers l’avant, rassemblé
mes cheveux et les ai torsadés jusqu’à former un
boudin compact que j’ai tranché tant bien que mal à
dix centimètres de mon crâne. J’avais vu un coiffeur
user de cette technique à la télévision et obtenir ainsi
un parfait dégradé. Dans mon cas, le résultat était
moins probant. J’avais des mèches de toutes les
longueurs et sans aucune symétrie. Un vrai saccage.
Satisfaite, je suis allée me coucher.
Le lendemain matin, Juliette a poussé un cri
d’effarement quand je lui ai ouvert ma porte.
– Mon Dieu ! Qu’est-ce que tu t’es fait ?
– Quoi ?
– Tes cheveux !
– J’avais envie de changer de tête.
– Changer de tête ? Et le front ? Qu’est-ce que tu as
sur le front ?
– Ce n’est rien, juste des griffures.
– Tu es complètement folle ! Tu as vu ta tronche ?
– Non, pas depuis hier.
– Tu devrais aller jeter un œil.

147
Face au miroir, j’ai éprouvé un choc. L’estafilade
sur mon front avait la forme d’un Z et ma coupe de
cheveux me rappelait celle de la vilaine sorcière dans
Merlin l’enchanteur. J’étais grotesque. À la lumière
du jour, le parfum de drame de la veille s’était
évaporé ; il ne restait que la honte.
– Juliette, qu’est-ce que j’ai fait ?
– On peut dire que tu as sérieusement déconné.
Pour les cheveux, je peux peut-être tenter d’arranger
le coup, mais pour le reste, je ne vois pas ce que je
peux faire. J’espère pour toi que tu n’auras pas de
cicatrice sinon tu es bonne pour te trimballer avec le
Z de Zorro gravé sur le front pour le restant de tes
jours. Tu as des ciseaux ?
Juliette m’a égalisé les cheveux, j’ai posé un
pansement sur mon front de sorte que le Z soit
indéchiffrable et enfilé un chemisier à manches
longues qui cachait mes blessures.
– Mais enfin, Mélanie, qu’est-ce qui t’as pris ?
– Je ne sais pas. Quand Tom a refusé de me
prendre au téléphone, j’ai cru que tout était fini.

148
– Je t’ai dit de laisser passer la nuit. Tu le connais
quand même ! Il était vexé, mais c’était sûr qu’il
rentrerait aujourd’hui.
– Je me sens tellement ridicule, c’est horrible.
– On peut dire que vous vous êtes trouvés tous les
deux.
– Promets-moi que tu ne lui diras rien, Juliette.
– Je n’ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit, il
va constater lui-même les dégâts. Je ne vois pas
comment tu vas pouvoir lui cacher ça. Et si tu veux
mon avis, il ne va pas apprécier. Enfin, je dis ça, mais
avec vous, on ne peut jamais savoir.
Au retour de Tom, je n’en menais pas large. Nous
avions convenu avec Juliette qu’elle l’accueillerait et
lui expliquerait ce que j’avais fait avant qu’il me voie.
Lorsqu’il est entré dans la pièce, il m’a prise dans ses
bras en me déclarant que pour lui, mon acte était une
vraie preuve d’amour. Juliette en est restée coite.
– Vous êtes vraiment aussi tarés l’un que l’autre.
*

149
Elle n’avait pas tort. Nous avions été capables du
pire. Mais à présent, tout avait changé. Tom était
malade. On avait fini de jouer.

150
23

Deux jours plus tard, j’ai éprouvé un choc en


découvrant Tom. Il était méconnaissable. Tout son
corps était gonflé comme un ballon de baudruche et
sa respiration était suffocante. Il avait l’air d’un
éléphant de mer. Un gros éléphant de mer échoué
dans son fauteuil. C’était stupéfiant.
– Je suis content de te voir, mon cœur.
Visiblement, il n’était pas conscient de sa
métamorphose et j’ai pensé qu’il valait mieux être
prudente.
– Tout va bien Tom ?
– Ben ouais, ça va.
– Tu as l’air essoufflé.
– Un peu, ouais.
– Je suis désolée d’être partie plus longtemps que
prévu. Mais comme ça, j’ai pu tout régler.
– Tant mieux.

151
– Et sinon, tu as eu des nouvelles du médecin ?
– Non, pourquoi ?
– Il devrait avoir les résultats de la biopsie.
– Ah ben, je sais pas.
– Je vais aller me renseigner.
Dans le couloir, je suis tombée sur le médecin.
– Justement, je venais vous voir, m’a-t-il dit.
– Tom n’a pas l’air bien, il a beaucoup grossi. Que
se passe-t-il ?
– C’est à cause des corticoïdes.
– Comment ça ?
– Il est censé être au régime sans sel et il n’a pas
été très raisonnable.
– Mais personne ne nous l’a dit !
– C’est rentré dans l’ordre maintenant.
– Et pourquoi est-il si essoufflé ?
– Il a pris en quelques jours le poids qu’une
femme enceinte prend en neuf mois. Vous imaginez ?
C’est un coup dur pour son organisme. L’adaptation
est difficile. Mais s’il respecte le régime sans sel, il va
dégonfler. Il faut le surveiller, c’est tout.
– Vous l’avez prévenu ?

152
– Oui, il est au courant. J’ai eu les résultats de la
biopsie.
Une boule s’est logée au creux de ma poitrine et
j’ai songé que ce con aurait pu prendre la peine de me
convier dans un bureau pour me livrer le verdict.
– Comme nous le supputions, c’est un
Astrocytome grade 2.
Le nom m’a évoqué une météorite. J’imaginais la
tumeur comme une espèce de petit caillou rugueux
en suspension dans la tête de Tom.
– Le problème est que cette tumeur est infiltrante.
La météorite s’est aussitôt transformée en un
long serpent entortillé dans les méandres de son
cerveau. L’image était plus angoissante.
– Mais elle est bénigne.
« Bénigne », je connaissais. Ça signifiait sans
conséquence.
– Vous allez lui ôter ?
– La tumeur étant infiltrante, la chirurgie n’est pas
envisageable.
– Quoi alors ?

153
– L’équipe doit se réunir tout à l’heure pour
décider du protocole. Je viendrais vous voir après la
réunion.
J’ai senti qu’il ne m’en dirait pas plus. J’avais
l’habitude. Depuis le début de cette histoire, les
informations étaient données au compte-gouttes.
Cette part de mystère m’arrangeait. La tumeur était
bénigne, je n’avais pas besoin d’en savoir plus.
– Mon amour, j’ai une super nouvelle, ai-je dit à
Tom en le rejoignant dans la chambre. Tu es sauvé,
tu vas guérir, la tumeur est bénigne.
– Quelle tumeur ?
J’ai cru qu’il plaisantait.
– Mais enfin, Tom, la tumeur que tu as au cerveau.
– Ah oui, la tumeur.
Son désintérêt m’a désarçonnée et j’ai préféré ne
pas insister. Après tout, c’était lui qui avait ce truc
dans la tête et je pouvais comprendre qu’il préfère
l’oublier.
– Ça te dirait de sortir un peu ?
– Si tu veux.

154
La surveillante a accepté, à condition que Tom
soit en fauteuil roulant. Je craignais qu’il s’y oppose,
mais non.
– Je fumerais bien une porte, m’a-t-il dit une fois
dehors.
– Quoi ?
– Tu sais, le truc en forme de tube, je sais plus
comment ça s’appelle.
– Une cigarette ?
– Ouais, c’est ça, une cigarette.
– Tom, tu n’as pas fumé depuis presque un mois,
c’est un peu con de reprendre maintenant.
– J’ai envie d’essayer. File-moi une verte.
Je ne l’ai pas repris et lui ai tendu une cigarette.
J’ai dû l’aider à l’allumer, car il ne parvenait pas à
faire fonctionner le briquet.
– Mel, je crois que je sais plus fumer. J’y arrive
pas. Je comprends pas.
– C’est une bonne chose, Tom. Jette-la.
– Je préfèrerais qu’on rentre, il fait un froid de
canard, je suis emmuré.

155
Le lapsus m’a glacé le sang, je n’ai pas relevé. La
tumeur était bénigne, c’était tout ce qui comptait.
Le médecin est passé en début d’après-midi.
– J’ai parlé avec l’équipe et nous sommes tous
d’accord sur le traitement à adopter. La tumeur
n’étant pas opérable, nous avons opté pour la
radiothérapie.
– Tom doit rester hospitalisé ?
– Non, il peut sortir.
– Quand ?
– Demain matin.
– C’est vous qui allez le suivre ?
– Non, le radiothérapeute. Vous devez le
rencontrer, c’est lui qui vous expliquera la procédure.
Voyez avec la surveillante pour le rendez-vous.
Tom n’a pas dit un mot pendant tout l’entretien.
J’ai failli lui en faire la remarque, mais j’ai laissé
tomber.
- Ça va aller ? s’est enquis le médecin.
– Oui puisque la tumeur est bénigne.

156
L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait ajouter
quelque chose, mais il s’est ravisé et m’a tendu la
main en me souhaitant bon courage pour la suite.

157
24

Quand les parents de Tom sont arrivés, je me


suis empressée de tout leur expliquer. Ils n’avaient
pas l’air aussi réjoui que moi.
– C’est une bonne nouvelle, non ?
– Je comprends pas pourquoi ils opèrent pas, a dit
Josette.
– Comme je vous l’ai expliqué, ils ne peuvent pas
opérer, car la tumeur est infiltrante.
– C’est quel médecin qui vous a dit ça ?
– Celui que vous avez rencontré le jour de
l’arrivée.
– C’est un interne celui-là.
– Je ne crois pas.
– Si, je le sais. Pourquoi on voit pas le chef de
service ?
– Je ne sais pas, Josette. Ça ne change rien.

158
– Pour moi, ça change. J’ai l’impression qu’ils
veulent se débarrasser de Tom.
J’ai regardé Marcel, dans l’espoir qu’il vienne à
mon secours, mais il est demeuré silencieux. Assis à
côté du lit, la tête baissée, il tenait la main de son fils.
– Moi, je dis que c’est bizarre tout ça. Ils nous
cachent quelque chose.
– Le résultat de la biopsie, c’est tout de même une
preuve, Josette.
– Le bout qu’ils prélèvent est juste censé être
représentatif de la tumeur, c’est pas garanti.
Je me suis demandé d’où elle sortait
l’information, mais me suis bien gardée de lui poser
la question. Je ne voulais pas partager ses doutes et
me laisser contaminer par son angoisse. Elle
divaguait. Le plus surprenant était le mutisme de
Marcel. Habituellement, il la faisait taire quand elle
débitait ses sottises. Pourquoi n’intervenait-il pas
cette fois ?
– Je ne comprends pas très bien votre méfiance,
Josette. Les médecins n’ont aucune raison de nous
mentir.

159
– Je dis pas qu’ils mentent, mais j’aime pas
beaucoup cette façon qu’ils ont de nous éviter. On a
le droit de savoir.
J’ai abandonné la partie, consciente qu’aucun de
mes arguments ne la convaincrait. Elle était la mère,
sa peur était légitime. Peu importait que je sois la
seule à comprendre la situation, l’essentiel était la
guérison de Tom. Demain, il quitterait l’hôpital pour
s’installer avec moi dans le studio. Pendant quelques
semaines, il irait à ses séances de radiothérapie et la
vie reprendrait son cours. Il ne resterait aucune trace
de ce cauchemar, pas la plus petite cicatrice puisque
cette foutue tumeur était inopérable. Contrairement
à Marcel et Josette, je voyais plus loin, je me projetais
vers l’avenir. Contrairement à eux, je ne restais pas
figée dans la réalité actuelle qui, je devais l’avouer,
n’était pas fameuse. Bien sûr, Tom n’était pas au
mieux de sa forme. Il était physiquement
méconnaissable et mentalement bancal, je ne pouvais
pas le nier. Mais j’avais la certitude que la
radiothérapie nous le rendrait. Que ses parents y
croient ou pas ne changerait rien à ça.

160
Après leur départ, Tom m’a demandé de le
rejoindre dans son lit. Je me suis glissée à ses côtés et
serrée tout contre lui. Je me sentais bien, à l’abri.
– Je pensais à un truc, Mel.
– Hum, quoi ?
– En fait, après moi, mon nom de famille
disparaîtra.
– Pourquoi tu penses à ça ?
– Ben, comme on a pas eu cet enfant…
– Arrête, Tom.
Ce sujet-là, je n’avais pas envie de l’aborder.
Cruel de sa part de me rappeler ce qui s’était passé.
Surtout maintenant.
*
Deux ans plus tôt, alertée par un retard de mes
règles, j’avais acheté un test de grossesse qui m’a
confirmé ce que je soupçonnais, j’étais enceinte. La
nouvelle m’a submergée de bonheur. Un bonheur
aussi vertigineux qu’inexplicable. Toute la journée,
j’ai attendu le retour de Tom et dès que j’ai entendu
sa clé dans la serrure, je me suis précipitée à la porte.
– Je suis enceinte !

161
Il est resté sans réaction. Immobile et muet.
– C’est tout l’effet que ça te fait ?
– Je sais pas comment je suis censé réagir.
– Tu pourrais avoir l’air heureux, par exemple.
– Tu veux dire que tu es d’accord pour le garder ?
– Mais oui, évidemment !
Il m’a alors prise dans ses bras et m’a faite
tourner, tourner, tourner.
Le lendemain, j’ai téléphoné à ma mère pour lui
annoncer la bonne nouvelle.
– J’ose espérer que tu ne vas pas le garder.
– Comment ça, pas le garder ? Bien sûr que je le
garde.
– C’est une folie. Tu vas t’en mordre les doigts. Ne
compte pas sur moi pour t’aider sur ce coup-là.
– (…)
– J’ai tout fait pour toi, c’est comme ça que tu me
remercies ? Tu as vraiment perdu la raison, Mélanie.
– Excuse-moi, maman, mais je dois raccrocher,
quelqu’un frappe à la porte.
J’étais hébétée. J’avais menti pour que cette
conversation tourne court. Maman pouvait être si

162
cinglante. Et moi, tellement à sa merci. Cette fois elle
n’obtiendrait pas gain de cause. La décision me
revenait.
Le lendemain, nous avons dîné chez les parents
de Tom et au dessert, leur avons révélé ma grossesse.
- Magnifique ! s’est écriée la mère. Je suis
tellement contente ! Venez vite dans mes bras, ma
fille !
Le père a été plus mesuré, mais j’ai noté qu’il
avait la larme à l’œil.
Cette nuit-là, je me suis remémoré les paroles de
ma mère et le doute s’est insinué en moi. Si l’idée
d’un enfant me plaisait, je n’étais pas sûre de le
vouloir avec Tom. Un enfant me lierait à lui
irrévocablement. Un tel engagement avait de quoi
m’inquiéter, surtout quand je pensais à ce dont il
m’avait menacée peu de temps auparavant, si, une
fois mariés et parents, je le quittais.
– Pour me venger, je viendrais me pendre juste
devant ta porte. Comme ça, nos enfants se rendraient
bien compte du mal que tu m’as fait.

163
– Mais c’est horrible, Tom. Comment peux-tu
imaginer un truc aussi sordide ?
– Je t’aime comme un fou, je pourrais pas
supporter que tu me quittes.
Le souvenir m’a fait frémir. Garder cet enfant
était peut-être une erreur.
La semaine suivante, j’ai consulté ma
gynécologue.
– C’est une merveilleuse nouvelle, Mélanie !
Toutes mes félicitations !
– Je ne suis pas sûre de vouloir le garder.
– Ah.
– La décision est difficile à prendre, vous
comprenez.
– Mélanie, en tant que médecin, mon rôle est de
sauver les vies, pas d’y mettre fin. Éthiquement, je ne
peux pas vous conseiller l’avortement.
– Il est pourtant légal, non ?
– Écoutez, ce que je vous propose, c’est de passer
une échographie. Quand vous aurez entendu les
battements de cœur de votre bébé, vous serez à
même de prendre votre décision.

164
– Vous croyez ?
Je me suis rendue seule chez l’échographe.
L’image m’a laissée de marbre, le bébé ressemblait à
un fayot comme j’en mangeais à la cantine enfant,
mais quand le type a mis le son, j’ai éprouvé un choc.
– C’est quoi ce bruit ?
– Les battements de cœur. Ils sont parfaits.
– Ah oui ?
En sortant, ma décision était prise, j’allais
avorter. Ma mère n’avait pas tort, c’était une folie de
s’encombrer d’un enfant à mon âge.
Comme je le craignais, Tom l’a mal pris.
– Pourquoi ? Pourquoi tu me fais ça ?
– Je ne me sens pas prête, c’est tout.
– Tu te fous de ma gueule ?
– Non, Tom. C’est juste que ça me fait trop peur.
– De quoi tu as peur ? D’avoir un enfant tout court
ou de l’avoir avec moi ?
– Je ne sais pas. Les deux.
– Tu es vraiment trop dégueulasse !
– Je suis désolée.

165
Le jour de l’intervention, j’ai refusé que Tom
m’accompagne. J’ai pensé qu’ainsi, le souvenir serait
plus vite effacé.
*
Je m’étais trompée. Un avortement n’avait rien
de banal. Je n’en étais pas sorti indemne. J’avais
éprouvé un profond sentiment de culpabilité que ma
mère avait balayé d’un geste de la main. « Passe à
autre chose, Méla. Cet enfant aurait été un fil à la
patte. Tu n’avais pas d’autre choix ».
– Tom, je te promets qu’une fois guéri, on aura
tous les enfants que tu veux. Je te le jure. Sur la vie
de ma mère.

166
25

Le radiothérapeute nous a reçus dans un bureau


situé au sous-sol de l’hôpital. La pièce était
minuscule et très sombre. Le docteur Sablé n’avait
pas du tout la tête de l’emploi. Une vraie gravure de
mode.
Il a commencé par nous rappeler quelques
règles, notamment l’interdiction formelle pour Tom
de consommer du sel. Il a insisté sur ce point, nous
énumérant les aliments qu’il devait à tout prix éviter.
La liste était si longue qu’il aurait été plus rapide de
nous dire ce à quoi Tom avait droit.
– Et évidemment, pas de fruits de mer.
– Pourquoi ?
– À cause de l’eau salée dont ils sont imprégnés.
– Je n’y aurais pas pensé.
Il nous a expliqué la procédure. Le traitement
allait s’étaler sur sept semaines, à raison de six
séances par semaine. Du lundi au samedi.

167
– Pourquoi pas le dimanche ?
– On fait une pause le dimanche, ça permet au
patient de souffler et de profiter de sa famille.
– Mais dans notre cas, la famille habite à cent
kilomètres d’ici. Une journée, c’est un peu court pour
faire l’aller-retour. Ce n’est pas possible d’avoir les
week-ends ?
– C’est possible, mais dans ce cas, il faudra
allonger la durée du traitement pour qu’il reçoive sa
dose d’irradiation.
– Ce n’est pas tellement un problème ça. Qu’est-ce
que tu en penses Tom ? Ce serait mieux de pouvoir
retourner à la maison le week-end, non ?
– Ben oui, on a qu’à faire comme ça.
Nous sommes rentrés à pied, main dans la main
et en silence. Je me sentais bien, détendue. Nous
étions dans la dernière ligne droite. Plus que huit
semaines à tenir. Mi-mars, nous serions enfin
débarrassés de cette tumeur qui m’avait volé Tom.
Les jours de cette salope étaient comptés. Les rayons
n’en feraient qu’une bouchée. Ils la brûleraient vive
et elle fondrait comme du caoutchouc sous les

168
flammes, jusqu’à se consumer entièrement et
disparaître définitivement. Bon débarras.
En entrant dans le studio, le téléphone sonnait.
C’était Christian, le chef de Tom, qui appelait pour
prendre de ses nouvelles.
– La première séance de radiothérapie est pour
lundi.
– C’est bien, ils ne perdent pas de temps.
– Je ne sais pas quand il pourra reprendre à
l’usine.
– Aucune importance. Le principal est qu’il se
rétablisse.
– De toute façon, je te tiens au courant.
– OK. Dis-lui que l’équipe pense bien à lui. Les
femmes se sont cotisées pour lui faire un cadeau, je
passerai vous le déposer.
Les larmes me sont montées aux yeux. J’étais à
fleur de peau ces derniers temps. C’était idiot.
– Merci Christian. Il sera touché de l’attention.
Tom travaillait depuis douze ans dans cette
usine. En charge de la maintenance d’une machine, il
bossait en deux-huit, une semaine du matin, une

169
semaine du soir. Le travail à la chaîne étant réservé
aux femmes, le personnel était majoritairement
féminin. Elles étaient des centaines à travailler là-
bas. La sortie d’usine était un spectacle
impressionnant. Toutes ces femmes qui se
précipitaient comme une seule dès que la sonnerie
retentissait, il fallait voir ça. Elles ne marchaient pas,
elle couraient.
- Pourquoi sont-elle si pressées ? ai-je demandé à
Tom, la première fois que j’ai assisté à cette ruée.
– Tu connais beaucoup d’ouvriers qui ont envie de
traîner à l’usine ?
À part lui, je n’en connaissais pas. Les ouvriers,
on m’en avait parlé à l’école et je les voyais à la
télévision lorsqu’ils faisaient grève parce qu’une
usine fermait. Avec Tom, je découvrais un univers,
jusque-là seulement incarné par Georges Marchais
qui m’avait beaucoup fait rire dans mon enfance.
J’avais l’impression de me frotter à la réalité, presque
de vivre une aventure. Pour moi, ce monde ouvrier
avait quelque chose d’exotique.
– Mais toi, tu ne cours pas, Tom.

170
– Je me retiens. Ça me ferait trop mal au cul de me
comporter en prolo de base.
Sur l’instant, je n’avais pas mesuré son malaise.
Ce n’est que plus tard, lors de notre voyage en Grèce,
que j’ai découvert combien sa position sociale le
gênait.
*
Tom avait réservé ce séjour par l’intermédiaire
de son comité d’entreprise. À notre arrivée, nous
avons fait la connaissance de Vanessa et Philippe,
deux kinésithérapeutes cannois.
– Et toi, Tom, tu fais quoi ?
– Je suis cadre dans une usine spécialisée dans la
fabrication de colliers de serrage destinés à
l’automobile.
Sa réponse m’a laissée sans voix. Je savais
pourquoi il avait menti. Avouer qu’il était simple
ouvrier à ce couple clinquant aurait été trop
dévalorisant pour lui. Je le comprenais. C’était ça le
pire.
Depuis, nous n’en avions jamais reparlé.
*

171
– Tu sais, Tom, j’ai l’impression que tu leur
manques là-bas.
– Christian t’a dit qui me remplace ?
– Il m’a parlé d’un certain Pierrot.
– Et ben, ils sont pas sortis de l’auberge avec un
cave pareil.
– Hum, j’ai cru comprendre qu’il galérait pas mal.
– Ça m’étonne pas. Personne connaît mieux cette
machine que moi.

172
26

Le lendemain matin, j’ai accompagné Tom à


l’hôpital pour sa séance de repérage. La salle
d’attente était bondée. Parmi l’assistance, personne
n’avait l’air malade hormis un enfant chauve assis
aux pieds de sa mère, occupé à faire rouler un camion
de pompier sur le sol. J’ai détourné mon regard de la
petite silhouette pour me plonger dans la lecture d’un
magazine qui traînait là. Tom a été appelé peu de
temps après et on m’a conviée à le suivre.
Durant presque une heure, je me suis tenue près
du technicien qui m’expliquait ce qu’il faisait au fur
et à mesure. À travers la vitre qui nous séparait de la
salle du simulateur, j’observais Tom. Étendu sous
une grosse machine, il demeurait immobile,
exactement comme on le lui avait indiqué.
– C’est un bon élève, m’a dit le type. Maintenant,
on va pouvoir tatouer.

173
– Tatouer ? Comment ça tatouer ?
– Les points de repère sont tatoués sur le crâne.
C’est le moyen le plus sûr. Si on ne tatoue pas, les
marques risquent de s’effacer et il faut tout
recommencer.
– C’est un vrai tatouage ?
– Oui, mais il est fait avec des aiguilles très fines,
c’est complètement indolore. Et quand les cheveux
repoussent, on ne voit rien.
– Parce qu’il va perdre ses cheveux ?
– Seulement là où il sera irradié.
Ça m’a fichu un coup d’apprendre qu’il perdrait
ses cheveux. Mais le plus choquant était le tatouage.
Certes, ce n’était pas le premier, un autre ornait déjà
son bras droit, mais ce tatouage-là avait été souhaité.
Je me souvenais du jour où nous avions pris la
décision de le faire.
*
L’idée était de moi. Depuis longtemps, j’avais
envie d’un tatouage et lorsque j’en ai parlé à Tom, il
m’a encouragé à sauter le pas.

174
– Je trouve ça hyper cool, Mel. Tu as déjà une idée
de ce que tu aimerais comme tatouage ?
– Maya l’abeille.
– Maya l’abeille ? Pourquoi ?
– C’était mon dessin animé préféré quand j’étais
môme.
– Ah ouais, je m’en rappelle ! C’est vrai que c’était
pas mal. Moi aussi, je vais me faire tatouer. J’ai qu’à
choisir un autre personnage du dessin animé, qu’est-
ce que tu en penses ?
J’ai trouvé l’idée amusante et, après une rapide
concertation, notre préférence est allée à Flip la
sauterelle.
Nous nous sommes rendus chez le tatoueur avec
sous le bras le 45 tours de Maya l’abeille, vestige de
mon enfance. Sur la pochette, Maya en plein vol,
souriante, blonde à souhait et Flip, vautré sur une
feuille, jambes croisées, chapeau haut de forme sur la
tête et fleur dans le bec, l’air détendu. Quelques
heures plus tard, l’une se retrouvait posée sur mon
épaule et l’autre sur le bras de Tom. Le résultat était
parfait.

175
– Ça nous rend inséparables, ma princesse.
*
Pour lui, cette stupide sauterelle était la preuve
vivante de notre amour, elle le rendait éternel. Ce
nouveau tatouage ne serait qu’une trace indélébile de
sa maladie. Tom serait marqué, comme un bestiau,
ou un prisonnier. Moins romantique.
Nous avons pris un bus pour rentrer. Ne sachant
pas s’il avait compris pour le tatouage, je ne l’ai pas
évoqué. Plus le temps passait et plus j’avais envie de
le protéger.
– J’ai les lèvres gercées, m’a-t-il dit quand nous
sommes arrivés en bas de l’immeuble. Je vais aller
acheter un stick à la pharmacie.
– Tu veux que je t’accompagne ?
– Non, ça va aller.
Aussitôt entrée dans le studio, je l’ai entendu
m’interpeller depuis la rue et me suis précipitée à la
fenêtre.
– Je sais plus où je dois aller, Mel. Je me souviens
plus.
– Tom, tu vas à la pharmacie.

176
– À la pharmacie ? Pour quoi faire ?
– T’acheter un stick parce que tes lèvres sont
gercées.
– Ah oui, c’est ça. C’est con, j’arrivais pas à me
rappeler.
– Tu veux que je vienne avec toi ?
– Non, non, c’est bon.
J’ai laissé la fenêtre entrouverte et me suis
installée à mon bureau, refusant de m’attarder sur ce
qui venait de se produire. Je ne devais pas
m’inquiéter, tout ceci était transitoire, la tumeur lui
faisait perdre les pédales, mais quand on l’aurait
liquidée, il ne resterait aucune trace de son passage.
À son retour, Tom était fier de lui.
– T’as vu ça, Mel ? Je me suis débrouillé comme
un chef !
Il a allumé la télévision et s’est étendu sur le
canapé.
– Ça te dérange pas trop la télé ?
– Non, ça va.

177
En réalité, le bruit était insupportable, mais je ne
me voyais pas lui imposer le silence. Dans son état, il
aurait été incapable de se concentrer sur autre chose.
– Tu sais, Tom, j’ai cours cet après-midi. Tu vas
devoir rester seul pendant quelques heures.
– Hum.
– Qu’est-ce que tu comptes faire pendant mon
absence ?
– Je sais pas.
– Tu pourrais en profiter pour faire une sieste. Ce
serait mieux que tu ne sortes pas, il fait super froid.
– Ouais, je verrai.
J’ai fermé la porte à clé pour m’assurer qu’il ne
s’échappe pas. Je me sentais coupable de le boucler
ainsi, mais après l’épisode de la pharmacie, la
précaution était justifiée. J’aurais l’esprit plus
tranquille de le savoir en sécurité dans le studio
plutôt qu’errer dans les rues, incapable de se rappeler
son adresse. Jusqu’à sa guérison, j’étais responsable
de lui, qu’il le veuille ou non.

178
27

À mon arrivée dans l’amphithéâtre, la foule m’a


surprise. Habituellement, nous étions moins
nombreux. J’ai compris pourquoi en découvrant que
le cours portait sur le traitement des
dysfonctionnements sexuels par les thérapies éclairs.
Le sexe fascine. Le cours a démarré dans un silence
quasi religieux, mais très vite, des ricanements gênés
ont fusé chaque fois que les mots « éjaculation
précoce » ou « vaginisme » étaient prononcés. Agacé
par ces gloussements prépubères, le prof a
interrompu le cours pour nous rappeler à l’ordre.
– Je comprends que tout cela vous amuse, mais je
vous conseille d’être attentifs, car les
dysfonctionnements sexuels nourrissent plus d’un
psychologue. Ceux que ça n’intéresse pas peuvent
toujours sortir.
J’ai profité de cet intermède pour me lever et
quitter l’amphi. Dans d’autres circonstances, les

179
troubles de l’érection et autres contractions
pelviennes involontaires m’auraient sans doute
passionnée, mais là, je m’en fichais. Le ciel m’était
tombé sur la tête, j’étais incapable d’accorder le
moindre intérêt à tout ça.
– En voilà au moins une qui a le courage de ses
opinions, a dit le prof quand la porte se refermait sur
moi.
Sa remarque m’a déplu et j’ai hésité à faire demi-
tour pour justifier mon départ. Je n’ai pas osé. Tom,
ses pertes de mémoire, ses lapsus, son obsession de
la nourriture — tout ce que je devais supporter à
longueur de temps n’intéressait que moi. Et si cette
croix me semblait lourde à porter, le silence me
protégeait, il me permettait presque de croire que la
métamorphose de Tom n’existait pas.
Plutôt que rentrer directement au studio, j’ai
préféré m’arrêter prendre un café. À cette heure, la
place Plume était encore déserte et je suis entrée
dans le premier bar venu où j’ai commandé un thé.
Trois jeunes femmes déguisées en secrétaires se sont
installées à la table voisine. Leur air de famille ne

180
laissait aucun doute, elles étaient sœurs. Elles m’ont
rappelé celles de Tom, les trois petits cochons,
comme je les avais surnommées. Pourtant, je ne les
avais jamais vues toutes réunies. J’avais d’abord
rencontré Sandrine, puis Dominique et, cerise sur le
gâteau, Gloria, l’aînée des quatre, celle qui avait fait
toutes les conneries et à qui les parents avaient tout
pardonné parce qu’à force de se prendre pour le
centre du monde, elle était parvenue à les convaincre
qu’elle l’était bel et bien. Madame vivait en Corse.
C’était là-bas, sur « son île », comme elle disait, que
nous nous étions rencontrées elle et moi.
*
J’ai d’emblée senti qu’elle ne m’aimerait pas.
Gloria détonnait dans cette famille. Sophistiquée,
prétentieuse et arrogante, elle semblait sûre de son
pouvoir de séduction. Je n’étais pas dupe et elle l’a
compris.
– Bienvenue sur mon île, ma chère.
– Merci, Gloria. C’est gentil de ta part de nous
recevoir pour les vacances.
Civilité oblige.

181
La maison était un pavillon moderne situé en
hauteur, non loin de Bastia. En arrivant, j’ai fait la
connaissance du mari, Jean-Pierre, un homme pas
mal, genre bourru.
– Tu aurais pu te décrasser les ongles, lui a dit
Gloria avant de proposer qu’on passe à table.
Durant le repas, elle a accaparé la conversation
pour nous parler de son île merveilleuse et de ses
merveilleux habitants.
– Personnellement, je soutiens le FLNC à cent
pour cent, c’est grâce à eux que l’île est préservée.
Jean-Pierre est demeuré muet du début à la fin.
Je savais par Tom que Gloria avait eu une aventure
avec un type du coin, proche du mouvement
nationaliste. Lorsqu’il l’avait appris, le mari cocu
n’avait pas eu d’autre choix que ravaler sa rage, sous
peine de représailles.
- Alors, comment tu l’as trouvée ? m’a demandé
Tom quand nous avons été seuls.
– Elle est assez différente du reste de la famille,
non ?

182
– Ça, c’est sûr. Elle, on peut dire qu’elle en a dans
le ciboulot.
– Comment ça ?
– Disons qu’elle sait y faire. C’est une sacrée
maligne.
– Je ne suis pas sûre de bien comprendre.
– Pour elle, tous les moyens sont bons pour arriver
à ses fins. Rien ne l’arrête.
– Tu voudrais bien être plus clair ?
– Ben, elle a tout obtenu par le cul quoi. Elle peut
bien prendre ses grands airs, c’est en couchant qu’elle
a grimpé les échelons.
– Je croyais que tu l’admirais.
– C’est qu’une pute, mais je dois dire qu’elle s’est
quand même bien démerdée.
– Je trouve ça triste pour Jean-Pierre. Il me fait de
la peine, le pauvre.
– Ouais, c’est sûr, mais en même temps, il savait
où il mettait les pieds avec une fille comme elle. Il l’a
voulue, il l’a eue.
– Je te trouve un peu dur. Il me paraît sympa, ce
mec.

183
– Je l’aime bien, c’est pas ça, mais bon, Gloria,
c’est ma sœur.
– Et alors ?
– Ben je sais pas, j’ai l’esprit de famille.
*
Un esprit de famille que Gloria était loin de
partager. Des trois sœurs, elle était la seule à n’avoir
pas fait le déplacement pour rendre visite à Tom.
– Elle m’a dit qu’elle viendrait si les choses
s’aggravent, m’avait dit Josette.
– Ah bon ? C’est un peu bizarre, non ?
– Elle a beaucoup de responsabilités dans son
travail, elle peut pas s’absenter facilement. Vous
comprenez, c’est quelqu’un d’important.
Non, je ne comprenais pas.
– D’après vous Josette, qu’entend-elle au juste par
« si les choses s’aggravent » ?
– (…)
– Il me semble que nous sommes au plus grave,
non ? Que pourrait-il survenir de pire ?
– Malheureusement, ça, personne peut le savoir.
Comme souvent, elle avait fondu en larmes

184
– Je suis désolée, Josette. Je ne voulais pas vous
faire de peine. On est tous un peu à cran en ce
moment, mais tout va s’arranger.
– Vous dites toujours ça.
– Je dis ça parce que c’est la vérité.
– Vous voulez jamais qu’on en parle, on dirait que
vous refusez de voir les choses.
– Pff, n’importe quoi !
Depuis cet échange, j’avais évité de me retrouver
en tête-à-tête avec Josette. Je n’avais pas la force de
supporter ses craintes, je ne voulais surtout pas en
devenir complice. Si elle souhaitait s’épancher,
qu’elle s’adresse à son mari et à ses filles. Moi, j’avais
plus important à faire qu’écouter ses lamentions.
J’avais Tom à maintenir debout jusqu’à sa guérison.
Le reste ne comptait pas.

185
28

Sur le chemin du retour, je suis passée à la


boulangerie récupérer la baguette sans sel
commandée la veille. J’étais joyeuse, tout se déroulait
sans problème, j’avais la situation en main. Ma joie
s’est évaporée quand j’ai poussé la porte du studio et
découvert Tom allongé sur le canapé, en train de
manger des chips.
– Qu’est-ce que tu fais, Tom ?
– Rien, je regarde la télé.
– C’est quoi ça ?
– Quoi ?
– Ce que tu manges.
– Ben, des chips, pourquoi ?
– D’où sortent-elles ?
– Du placard.
C’était impossible. J’avais pris soin de me
débarrasser de toutes les friandises qui traînaient
dans le studio.

186
– Tu me mens, Tom.
– Non, je te jure.
– Je n’ai pas acheté ces Chips. Si ce n’est pas moi,
qui d’autre ?
– Ben, moi.
– Quand as-tu acheté ces merdes ?
– Je sais plus, moi.
– Tu te fous vraiment de ma gueule !
J’ai entrepris de fouiller chaque recoin du studio.
La pêche a été bonne et même miraculeuse. Des
paquets de gâteaux salés et sucrés étaient planqués
un peu partout, dans la kitchenette, la salle de bain et
même sous le matelas de notre lit où j’ai déniché un
stock de mini Mars. Pendant mes recherches, Tom
n’a pas bougé du canapé ni prononcé une parole. Il
continuait à manger ses chips, l’air indifférent au
remue-ménage ambiant. J’étais sidérée. Sidérée et
furieuse. À bout de nerf, je lui ai arraché le paquet
des mains.
– Eh ! J’ai pas terminé !
– Si, c’est terminé ! Tu ne peux pas manger ces
trucs-là ! C’est bourré de sel, merde !

187
– C’est pas quelques malheureuses Chips qui vont
me faire du mal. J’ai faim, moi !
Ma colère est retombée comme un soufflé. Tom
ne jouait pas. Il avait l’apparence d’un homme, mais
son esprit était devenu celui d’un enfant. J’en aurais
pleuré.
– Tom, est-ce que tu sais pourquoi tu ne dois pas
manger de sel ?
– Ben oui.
– Pourquoi ?
– Euh…
– À cause des médicaments que tu prends, les
corticoïdes.
– Ouais, c’est ça, à cause des médicaments.
– Et, est-ce que tu sais pourquoi tu as un
traitement ?
– Ça, je sais ! C’est à cause de mon cerveau qui est
tombé en miettes.
– Non, Tom. Ton cerveau n’est pas tombé en
miettes, tu as une tumeur cérébrale.
– Ah bon ?

188
– Oui. Mais grâce aux rayons que tu vas recevoir
chaque matin à l’hôpital, bientôt elle aura disparu et
tout redeviendra comme avant.
– Cool.
– Mais en attendant, tu dois me promettre de ne
plus faire de sottises comme te gaver de saloperies
dès que j’ai le dos tourné. C’est vraiment important,
Tom. Tu comprends ?
– Oui.
– Jure-moi que tu ne désobéiras plus.
– Je te le jure.
– Sur la vie de ta mère ?
– Oui, je te le jure sur la vie de ma mère. Ça va
comme ça ? T’es contente ?
– Oui.
Je me suis assise à ses côtés et l’ai serré dans mes
bras. Je savais qu’il tiendrait sa promesse. Ce genre
d’engagement était sérieux pour lui. Dans son esprit,
rompre un tel pacte équivaudrait à mettre en péril
l’existence de Josette. Il y croyait dur comme fer.
J’avais toujours jugé grotesque cette croyance et je ne
me sentais pas fière d’en avoir usé, mais c’était le seul

189
moyen de le préserver. Maintenant qu’il avait juré, je
pouvais être certaine qu’il n’en démordrait pas.
– Tu sais ce qu’on va faire, Tom ? On va dîner vite
fait et après ça, on se regardera un film au lit, bien au
chaud sous la couette.
Cette nuit-là, après avoir éteint la télévision,
Tom a voulu me faire l’amour. Je n’en avais pas
envie, mais je l’ai laissé faire. Lorsqu’il est venu sur
moi, j’ai pensé à une chanson de Johnny qui évoque
un corps « lourd comme un cheval mort ». Ces
paroles m’avaient toujours semblé risibles pourtant,
c’était exactement ça. Je me sentais écrasée par le
corps de Tom et ce n’était pas agréable. Il a glissé
tant bien que mal son sexe en moi, mais après deux
ou trois aller-retour, il était si essoufflé qu’il a dû
abandonner.
– Tu veux que je vienne sur toi ?
– Non, ça sert à rien, j’arrive même pas à bander.
– C’est à cause de tous les médicaments que tu
prends, Tom.

190
– De toute façon, j’ai plus envie de baiser. Je
voulais juste voir si ça reviendrait en le faisant, mais
non.
– On se rattrapera quand tu seras guéri.
– Ouais, peut-être.

191
29

Un rituel s’est installé. Il a duré huit semaines.


Chaque matin, j’accompagnais Tom à l’hôpital.
Pendant sa séance de radiothérapie, je restais dans la
salle d’attente, le nez plongé dans un livre pour
dissuader quiconque de m’adresser la parole. Je ne
voulais sympathiser avec aucun des habitués des
lieux, ne rien connaître de leur maladie, encore
moins évoquer celle de Tom. Je me doutais qu’en
acceptant l’échange, je m’exposerais à des
comparaisons ou pire, des prévisions et ça ne
m’intéressait pas.
En fin de semaine, le docteur Sablé nous recevait
dans son petit bureau sombre, pour faire le point,
savoir comment Tom supportait le traitement.
L’entretien était vite expédié, car il le supportait bien.
Ses cheveux ont commencé à tomber la
deuxième semaine. Peu à peu, la partie droite de son

192
crâne s’est dégarnie et Tom est allé chez le coiffeur. À
son retour, il avait le crâne rasé. Maintenant, il avait
vraiment l’air malade.
Le soir même, nous sommes allés au cinéma voir
« Seven ». En sortant, Tom avait si mal à la tête qu’il
a dû s’asseoir sur le trottoir.
– J’ai l’impression que ma tête va exploser, Mel.
Je me suis assise à ses côtés et l’ai pris dans mes
bras.
– Je suis désolée, Tom, je n’aurais jamais dû
t’emmener au cinéma, c’est ma faute.
Je me sentais coupable, mais pas inquiète. Pour
moi, ce mal de tête était un bon signe, il prouvait
l’efficacité des rayons. Sous leur effet, la tumeur se
tordait de douleur et par ricochet, Tom souffrait. Un
mal pour un bien, c’était l’explication la plus
plausible.
– Ça va passer Tom, ne t’inquiète pas.
Lors du rendez-vous suivant avec Sablé, Tom
avait oublié l’épisode et je ne l’ai pas évoqué. Je
préférais m’en tenir à mon idée. Il me semblait

193
évident qu’exterminer cette garce ne pouvait pas se
faire sans heurt. Inutile de s’appesantir là-dessus.
Chaque vendredi, nous rentrions chez nous. Les
week-ends passaient à la vitesse de l’éclair puisque
nous devions repartir le dimanche soir afin que Tom
soit sur place pour sa première séance du lundi
matin. Durant ces deux journées de liberté, nous
partagions notre temps entre mes parents et ceux de
Tom chez qui Jérôme et Juliette venaient nous
rendre visite. C’étaient les seuls amis que nous
fréquentions encore. Les autres, je les avais
progressivement écartés. « Les visites le fatiguent
trop, il a besoin de se reposer, avais-je dit aux uns et
aux autres. On se rattrapera quand il sera guéri. » En
réalité, je voulais me débarrasser d’eux. Je ne
supportais pas leur enthousiasme forcé qui ne
parvenait pas à masquer la gêne que le nouveau Tom
leur inspirait. Tous avaient respecté mon souhait
sans rechigner et je les soupçonnais d’en être
soulagés. Tous, sauf Jérôme et Juliette qu’aucun de
mes barrages n’avait dissuadés. Pour les forcer, ils

194
avaient choisi un moyen imparable : venir sans
s’annoncer.
Fin février, ils sont passés à l’improviste, juste
quand nous finissions le déjeuner gargantuesque de
Josette qui s’est empressée de leur proposer une part
de son gâteau garanti cent pour cent sans sel. Leur
arrivée m’a contrariée.
– Vous étiez dans les parages ?
Ma question a jeté un froid et Josette est
intervenue.
– Ben ils ont pas besoin d’être dans le coin pour
venir nous voir quand même ! Les amis de Tom ont
toujours été les bienvenus à la maison.
– En fait, on est passé parce qu’on a une nouvelle à
vous annoncer, a dit Juliette.
– Une nouvelle ? Quelle nouvelle ?
– Jérôme et moi allons nous marier.
J’ai aussitôt pensé qu’ils nous coupaient l’herbe
sous le pied et je leur en ai voulu.
– Bravo ! Félicitations ! a braillé Josette. Venez
dans mes bras que je vous embrasse, ma petite

195
Juliette ! On peut dire que ça, c’est une bonne
nouvelle, hein les enfants ?
– Je ne m’attendais pas à ça, ai-je dit.
– Jérôme m’a demandé ma main la semaine
dernière. Dans les règles en plus. Regarde la bague
qu’il m’a offerte, Mel.
– Ah oui, elle est belle. Félicitations à tous les
deux.
Juliette était trop excitée pour s’offusquer de ma
froideur. Elle ne la percevait pas.
– Ça me fait tout drôle de savoir que je vais me
marier, tu peux même pas t’imaginer ! Je vais avoir
une tonne de trucs à préparer.
– C’est sûr.
– Le plus dur, ça va être la robe. J’ai commencé à
regarder des magazines, mais je n’arrive pas trop à
me décider.
– Le mieux est d’essayer, je suppose.
– Tu as raison. J’aimerais que tu viennes avec moi
pour m’aider à choisir. Tu serais d’accord ?
– Pourquoi pas ? Vous avez déjà fixé la date ?

196
– Oui, le 27 juillet. On n’a pas eu le choix, c’était la
seule date qui restait pour avoir la salle des fêtes. Tu
penses que j’ai tout de suite appelé pour…
– Je peux en placer une ? l’a interrompue Jérôme.
– Oh oui, excuse-moi.
Jérôme lui a souri et s’est tourné vers Tom.
– Ben alors, mon vieux, tu félicites pas ton
meilleur pote ?
– J’attendais juste que ta future femme se taise un
peu. Maintenant que c’est fait, je peux enfin vous
présenter tous mes vœux de bonheur.
– Avoue que ça te la coupe, hein ?
– Ben ouais, c’est sûr. Mon meilleur pote qui se
marie, ça n’arrive pas tous les jours.
– À ce sujet, je voulais te demander si tu acceptais
d’être mon témoin.
– Ça m’aurait vexé que tu me le proposes pas.
Après que les deux garçons se sont embrassés,
Marcel a félicité à son tour les deux tourtereaux et
Josette a sorti du frigo une bouteille de mousseux.
Nous avons trinqué au mariage et les conversations
ont repris. Juliette et Josette jacassaient à propos des

197
préparatifs, pendant que les hommes étaient passés
au foot. Je les observais en silence, de plus en plus
agacée par la joie qu’ils affichaient tous.
– Ben alors, on vous entend pas, ma petite
Mélanie !
– J’étais seulement en train de penser que Tom
devrait se reposer un peu.
Juliette s’est levée pour annoncer leur départ.
J’étais contente qu’ils déguerpissent. Leur histoire de
mariage commençait à me porter sur les nerfs.
J’avais envie de me retrouver seule avec Tom, loin de
l’hystérie de Juliette, de ses bavardages incessants à
propos de sa robe, du type de buffet qui conviendrait
le mieux ou du photographe qu’elle choisirait pour
immortaliser « le plus beau jour de sa vie ». Je me
fichais de tous ces détails et qu’elle n’ait pas eu la
décence de me les épargner m’avait mise de très
méchante humeur. Elle pouvait bien acheter
n’importe quelle robe, je savais d’avance qu’aucune
ne siérait à son postérieur géant. Pour le buffet, je me
doutais qu’elle finirait par opter pour le Campagnard
parce qu’il serait le moins onéreux. Quant au

198
photographe, qu’elle choisisse celui-ci ou celui-là, elle
finirait comme les autres, en poster dans une vitrine,
et deviendrait la risée de la ville. J’imaginais sans mal
la photo du petit couple posant au milieu d’un parc,
elle, boudinée dans sa robe meringue et lui, engoncé
dans son costume bon marché, les deux souriant
béatement, leurs regards plongés vers l’horizon.
Ridicule.
– Je t’appelle pour qu’on fixe ensemble la date qui
te convient le mieux pour la robe ?
– Oui, c’est ça, appelle-moi.

30

Trois semaines plus tard, je la retrouvais « Au


palais des rêves » pour assister à son premier
essayage. Ce jour-là, je me sentais particulièrement
joyeuse, car le vendredi précédent, Tom avait subi sa
dernière séance de radiothérapie. Il ne lui restait plus
qu’à passer l’IRM de contrôle qui mettrait un point
final à l’affaire. Une simple formalité qui aurait lieu
l’après-midi même. Assise sur une banquette,

199
j’attendais que Juliette sorte de la cabine, prête à
m’extasier, quelle que soit la robe qu’elle porterait.
Lorsqu’elle est apparue devant moi, j’ai eu le
souffle coupé. Elle était magnifique.
– Tu as l’air d’une vraie princesse, Juliette.
– Sincèrement?
– Cette robe est faite pour toi. Tu vas être une très
belle mariée.
– Ça me fait plaisir que tu me dises ça parce que
j’avais l’impression que ce mariage ne te réjouissait
pas tant que ça.
– Mais pas du tout ! Comment as-tu pu penser un
truc pareil ?
– Je ne sais pas, juste une impression.
– Tu te trompes totalement. J’étais focalisée sur
Tom, c’est tout.
– Je comprends, c’est normal.
– Mais maintenant qu’il est guéri, tout va
redevenir comme avant.
– Bon, je vais essayer l’autre.
Elle coupait court et ça ne m’étonnait pas. Dans
mon entourage, j’étais la seule à ne pas douter de la

200
guérison de Tom. Les autres refusaient de crier
victoire jusqu’au résultat de l’IRM. Pourtant, Tom
était guéri, c’était évident. La seule trace persistante
de sa maladie était sa calvitie qui bientôt disparaîtrait
aussi. Pour le reste, il était redevenu lui-même.
Après avoir quitté Juliette, j’ai retrouvé Tom au
studio et l’ai accompagné à l’hôpital pour qu’il passe
son IRM de contrôle. Pour une fois, l’attente n’a pas
été trop longue et je me suis dit que c’était un signe.
Un bon, évidemment.
Les clichés sous le bras, nous sommes descendus
au sous-sol où Sablé nous attendait dans son petit
bureau sombre. Il a sorti les clichés de l’enveloppe et
les a glissés sur sa tablette lumineuse. Pendant qu’il
les observait, je me suis souvenue que cette tablette
s’appelait un négatoscope. C’est Sablé qui me l’avait
appris lors d’une de nos visites et j’étais surprise de
me le rappeler. J’ai repensé à la robe de Juliette, à
leur mariage, et réfléchi à la tenue que je porterais.
Peut-être l’ensemble Kenzo que ma mère venait de
m’acheter.

201
– Bien, je crois qu’on peut parler de rémission, a
déclaré Sablé en se tournant vers nous.
Son annonce ne m’a ni étonnée ni soulagée. Tout
se déroulait comme je l’avais présagé.
– Je tenais à vous remercier pour ce que vous avez
fait pour Tom. Je sais que pour vous, il n’est qu’un
patient parmi d’autres, mais pour nous, vous êtes son
sauveur.
– Détrompez-vous, je suis loin de considérer Tom
comme un patient parmi d’autres. Pour moi, ce n’est
pas banal de traiter une tumeur cérébrale chez un
homme si jeune.
– J’imagine. Mais tout de même, merci pour tout.
Nous avons échangé des poignées de mains.
– Je vous souhaite bon courage et bonne chance
pour la suite.
Ses paroles m’ont fait l’effet d’une mise en garde.
Il me semblait que notre courage était derrière nous,
absorbé par la maladie de Tom. Quant à la chance,
l’expérience m’avait appris qu’on ne pouvait pas
compter sur elle. En appeler au courage et à la chance
après l’annonce d’une guérison avait de quoi

202
déboussoler. Mais peut-être n’était-ce qu’une simple
formule de politesse que Sablé avait pour habitude
d’adresser à ses patients convalescents.
Convalescent, Tom l’était. Atomiser cette tumeur lui
avait réclamé beaucoup d’énergie. Il ne sortait pas
indemne de cette bataille. Il était épuisé et
probablement lui faudrait-il du temps avant de se
rétablir complètement. En ce sens, il aurait été plus
juste d’évoquer la patience plutôt que le courage ou la
chance. Mais bon, inutile de jouer sur les mots,
l’essentiel était que nous quittions les entrailles de
cet hôpital pour ne jamais y revenir.

203
31

Au cours des semaines suivantes, les cheveux de


Tom ont repoussé et grâce à une diminution des
corticoïdes, son corps a dégonflé. Mais le moindre
effort l’épuisait, si bien qu’il passait la majeure partie
de ses journées, étendu sur le canapé du studio. Son
apathie m’agaçait. Je le soupçonnais d’en rajouter.
– J’en peux plus, m’a-t-il dit un matin en sortant
de la salle de bain.
– Tom, tu ne vas quand même pas me dire que
prendre une douche te fatigue à ce point ! Bouge-toi
un peu !
– C’est pas de ma faute, mon cœur. Je te jure que
je le fais pas exprès.
– Tu sais, je me demande si c’est une bonne chose
que tu restes ici. On est tout le temps l’un sur l’autre
et puis, je n’ai pas tellement le temps de m’occuper
de toi avec mes cours. Si tu veux mon avis, c’est

204
l’ennui qui te rend si léthargique. Tu devrais peut-
être t’installer chez tes parents la semaine.
– Qu’est-ce que je ferais là-bas ?
– Déjà, tu aurais plus d’espace.
– Tu parles.
– Et tes parents te feraient faire des trucs.
– Quels trucs ?
– Je ne sais pas, moi, tu pourrais jardiner avec ton
père, par exemple. Ou accompagner ta mère au
supermarché.
– Ah ouais, super.
– Au moins, tu sortirais, tu serais un peu occupé.
– Dis surtout que tu veux te débarrasser de moi.
– C’est vraiment dégueulasse ça ! C’est pour ton
bien que je te propose cette solution.
– Si tu le dis.
Quand Josette a su qu’elle récupérait son fils, elle
était aux anges. Moi, j’étais soulagée de ne plus avoir
à me préoccuper de lui sept jours sur sept. Je ne
serais plus forcée de réviser mes cours enfermée dans
la salle de bain pour échapper au son de la télé, je
n’aurais plus à me soucier des repas à préparer et je

205
pourrais me coucher quand bon me semblerait. Tom
était moins radieux que moi.
Je n’ai pas regretté ma décision. Cette liberté
retrouvée a été salvatrice. Chaque week-end, quand
je rentrais, j’étais heureuse de le retrouver et surtout,
ces séparations me permettaient de constater ses
progrès. Ils n’étaient pas prodigieux, mais je notais
que peu à peu Tom reprenait du poil de la bête.
Vers la fin du mois d’avril, un soir que nous
dînions chez ses parents, j’ai profité d’être seule dans
la cuisine avec Josette pour l’interroger.
– Il va beaucoup mieux, vous ne trouvez pas ?
– Quand vous êtes là, oui.
Sa remarque m’a irritée.
– Comment ça « quand je suis là » ?
– Dès que vous apparaissez, il fait beaucoup
d’effort pour avoir l’air d’aller mieux. La semaine,
c’est autre chose.
– Je ne comprends pas.
– Quand vous aurez fini vos messes basses, vous
me préviendrez, nous a interrompues Tom.

206
– On ne fait pas de messes basses, j’aidais
seulement ta mère à ranger un peu. On va y aller ?
J’étais sûre que Josette se trompait. Au moins,
exagérait-elle. Si Tom avait été si mal en point qu’elle
le laissait entendre, je m’en serais aperçue. C’était
son genre de s’alarmer inutilement. A fortiori quand
il s’agissait de son fils.
– On en reparle la semaine prochaine, lui ai-je dit
en l’embrassant.
Elle a hoché la tête, des larmes plein les yeux. Je
me suis vite détournée d’elle pour éviter le pire. Pas
question qu’elle craque devant Tom. Ni elle, ni
personne.
Dans la voiture, l’air de rien, j’ai demandé à Tom
comment il se sentait.
– Très bien, pourquoi ?
– Ta mère paraît soucieuse.
– Elle t’a dit quelque chose ?
– Non, c’est juste une impression.
– Tu sais bien comment elle est, elle s’inquiète
toujours pour pas grand-chose.

207
J’avais vu juste. Une fois de plus, les inquiétudes
de Josette n’étaient fondées sur rien d’autre que sa
propre anxiété. À vouloir trop le protéger, elle le
faisait régresser. Il devenait urgent d’extirper Tom du
cocon dans lequel sa mère le confinait. Dans un mois,
mes examens seraient terminés et je pourrais
reprendre les choses en main. Avec moi, il serait
forcé de lutter. C’était l’unique moyen de s’en sortir.
Le séjour au Maroc auquel maman nous avait conviés
finirait de le remettre sur pied. Le départ était prévu
le 3 août. J’attendais ce voyage avec impatience, car
dans mon esprit, il symbolisait le retour à la vie.
Après ça, j’imaginais que Tom serait en mesure de
retourner à l’usine, peut-être à mi-temps pour
commencer, puis peu à peu, tout reprendrait sa
place. D’ici la fin de l’été, sa maladie ne serait plus
qu’un mauvais souvenir dont nous sortirions grandis.

208
32

Fin juin, Tom s’est mis à marcher de travers. La


première fois, nous étions au supermarché. Je
poussais le caddy et il avançait devant moi quand il a
trébuché. Sur l’instant, j’ai pensé qu’il s’était tordu la
cheville. Quelques minutes plus tard, il a de nouveau
vacillé et là, j’ai cru qu’il plaisantait.
– Très drôle, Tom.
– Quoi ?
– Le sketch du type qui manque de tomber.
Vraiment réussi.
– Je vois pas de quoi tu parles.
Je n’ai rien ajouté, sûre qu’il continuait de
blaguer.
Le lendemain, il a recommencé. Nous marchions
côte à côte dans la rue et cette fois, il a dévié vers le
bord du trottoir. Je l’ai rattrapé de justesse.

209
– Tom ! Qu’est-ce que tu fous ! Tu aurais pu te
faire écraser ! Ça fini par ne plus être drôle, ton truc.
– Désolé.
Je l’ai pris par le bras et nous sommes repartis.
Après quelques pas, j’ai senti son corps ployer.
– Tom, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
– Je sais pas, je comprends pas. Je te jure que je le
fais pas exprès, Mel. J’ai comme des faiblesses. C’est
comme si mes jambes me lâchaient, j’arrive pas à
contrôler.
– On va rentrer, tu dois être fatigué.
Je me sentais coupable. Ces derniers temps, je ne
l’avais pas ménagé en l’obligeant à me suivre dans
toutes mes allées et venues. Le repos s’imposait.
Les jours suivants, nous sommes peu sortis. Le
vendredi matin, je suis descendue acheter des
croissants pendant que Tom dormait. À mon retour,
il était dans la cuisine, prostré sur une chaise.
– Tu aurais pu faire le café.
– Mel, je crois que j’ai un problème.
– Quel problème ?
– J’ai plus de force dans la main gauche.

210
– Comment ça ?
– J’arrive plus à la serrer.
– Prends mon poignet et montre-moi.
Il a encerclé mon poignet avec sa main et après
quelques secondes, comme je ne sentais rien, je l’ai
encouragé à serrer plus fort.
– Je suis au max, Mel.
La pression était imperceptible.
– Tu ne peux pas serrer plus que ça ?
– Non.
– On va appeler le docteur Michel. À mon avis, ce
n’est rien, mais je préfère que tu le vois.
Le docteur Michel était notre généraliste, j’avais
toute confiance en lui. Je lui ai téléphoné et il m’a
proposé de nous recevoir sur-le-champ.
Après avoir examiné Tom, il nous a déclaré que
tout avait l’air normal.
– Le fait qu’il vacille sur ses jambes, vous pensez
que c’est quoi ?
– Un coup de fatigue. Il est encore convalescent, il
doit se reposer.
– Et sa main ?

211
– C’est sûrement musculaire. Je vais lui prescrire
des séances de kiné pour qu’il se remuscle.
Le médecin avait parlé, j’étais rassurée.
Le lendemain, j’ai accompagné Tom à son
premier rendez-vous chez la kinésithérapeute que le
docteur Michel nous avait conseillé.
– Je propose qu’on s’appelle par nos prénoms.
Moi, c’est Nadine. »
Elle m’a plu d’emblée.
Pendant deux semaines, Tom a rendu visite à
Nadine chaque jour. Je l’accompagnais par plaisir de
passer un moment avec elle. Pendant qu’elle lui
faisait faire ses exercices de renforcement, nous
discutions. La bonne humeur de cette fille était
contagieuse. Grâce à elle, Tom retrouvait l’usage de
sa main et tenait de mieux en mieux sur ses jambes.
À la dernière séance, Nadine et moi étions devenues
amies et je l’ai invitée à la fête du club de tennis que
Jérôme organisait le lendemain soir.
Ce samedi-là, nous avons passé la journée au
club pour aider Jérôme et Juliette à décorer les lieux.
Nous étions à quinze jours de leur mariage et Juliette

212
était survoltée. Elle a fini par exploser quand Jérôme
lui a reproché d’avoir oublié les guirlandes
lumineuses chez eux.
– J’ai d’autres choses à penser figure-toi !
– Je ne vois pas quoi.
– Tu ne vois pas quoi ? Je te rappelle qu’on se
marie dans deux semaines !
– Et alors ?
– Alors, tu aurais pu choisir une autre date pour ta
fiesta du club.
– Tout est prêt pour le mariage, non ?
– Sûrement pas grâce à toi !
Un peu gênés d’assister à leur dispute, Tom et
moi nous sommes éloignés d’eux pour nous diriger
vers un court de tennis où deux adolescents
échangeaient des balles. Je me suis postée devant le
grillage pour les regarder et Tom m’a enlacé la taille.
– Je t’aime, mon cœur.
Les larmes me sont montées aux yeux.
– Moi aussi, je t’aime, Tom.
Quand les premiers invités sont arrivés, Juliette
avait retrouvé son calme et s’était réconciliée avec

213
Jérôme. Nous avons dîné dehors et avant que la nuit
tombe, Jérôme a mis de la musique.
– Celle-ci, elle est pour vous !
« Cendrillon », notre morceau favori. Tom s’est
levé et m’a tendu la main.
– Je crois qu’on n’a pas le choix, ma princesse.
Je l’ai suivi sur la piste et Tom m’a entraîné dans
un rock qui m’a rappelé la grande époque. Les gens
se sont attroupés pour nous regarder et à la fin, tout
le monde a applaudi. L’instant était magique.

214
33

Quatre jours plus tard, tout s’est effondré. À son


réveil, la main gauche de Tom était morte et il tenait
à peine debout. Paniquée, je l’ai soutenu jusqu’à la
voiture et j’ai foncé aux urgences. Un interne l’a
examiné.
– Je ne comprends.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
– Je vous conseille de revoir votre généraliste. À
part ça, je ne vois pas ce qu’on peut faire.
– Mais il peut à peine marcher !
– Louez un fauteuil roulant, le temps qu’il
récupère.
J’ai fait comme il m’a dit. J’ai loué le fauteuil et
téléphoné au docteur Michel qui a prescrit à Tom
d’autres séances chez Nadine.
– Vous croyez pas qu’il faudrait appeler à Tours,
m’a dit Josette.

215
– Appeler qui ?
– Le docteur Sablé, celui-là qui s’est occupé de
Tom. Si ça se trouve, ça à voir avec sa tumeur.
– Mais non, Josette, le problème est musculaire.
Elle disait n’importe quoi. La tumeur avait
succombé. Le fait était indiscutable. Non seulement
Sablé me l’avait affirmé, mais aussi prouvé en me
montrant les deux clichés, avant et après le
traitement. Sur le second, il n’y avait plus la moindre
trace de la tumeur. Je l’avais vu de mes propres yeux
à la lumière de son putain de négatoscope !
– Quand même, ce serait mieux de demander
l’avis du docteur Sablé. C’est pas normal tout ça. Ça
nous inquiète beaucoup avec Marcel.
Je ne l’aurais jamais avoué pourtant, moi aussi je
commençais à m’inquiéter. Retourner à Tours me
semblait cependant impensable. Cette garce de
tumeur était morte et un point c’est tout.
– Je comprends votre inquiétude, Josette, mais
c’est inutile de paniquer. Nous devons penser à Tom,
à son moral.

216
– Oui, mais vous vous rendez bien compte qu’on
peut pas le laisser dans cet état sans rien faire. Il
décline un peu plus chaque jour.
– C’est faux. Les séances chez Nadine lui font le
plus grand bien. Il fait des progrès.
– Il est toujours en fauteuil.
– Il remarchera bientôt.
– Ça, personne peut le dire. Si la tumeur est
revenue…
– Il n’y a plus de tumeur, Josette ! Je n’invente
rien, c’est le docteur Sablé qui me l’a dit.
– Peut-être, mais je peux pas laisser mon fils
comme ça, sans rien faire. Il faut me comprendre.
– Très bien, si ça peut vous rassurer, je vais
téléphoner à Sablé.
Quand j’ai appelé à Tours, la secrétaire m’a
appris que le docteur Sablé était en vacances jusqu’à
la fin du mois d’août et proposé de rencontrer un
autre médecin si c’était urgent. J’ai décliné et pris
rendez-vous pour le 2 septembre.
- Mais c’est dans plus d’un mois ! s’est écriée
Josette.

217
– Je n’y peux rien s’il est en vacances.
– Il doit bien y avoir d’autres médecins quand
même.
– Je pense que Tom préfèrera voir Sablé. En
attendant, il y a le docteur Michel. Vous lui faites
confiance, non ?
– Bien sûr, mais…
– Mélanie a raison, a dit Marcel. S’il a le moindre
doute, le docteur Michel nous le dira et il sera
toujours temps d’aller à Tours.
Son intervention m’a soulagée. J’ai bien vu que
Josette n’était pas convaincue, mais elle s’est
inclinée. Son mari avait parlé.
– Je préférerais qu’on dise à Tom que ce rendez-
vous est une simple formalité, ai-je ajouté. Pas la
peine de l’inquiéter.
Durant la semaine qui a précédé le mariage de
Jérôme et Juliette, nous avons vu Nadine chaque
jour, mais l’état de Tom ne s’est pas amélioré. Son
handicap l’empêchait d’accomplir les gestes les plus
courants. Je devais le laver, l’habiller, nouer ses
lacets et même l’aider à manger. Il était entièrement

218
dépendant de moi, mais ne faisait pas la moindre
remarque à ce sujet, comme s’il n’en était pas
conscient ou qu’il s’en fichait. De mon côté, je ne
disais rien non plus. Qu’aurais-je pu dire ?
La veille du mariage, nous avons pris un bain
ensemble. Tom était assis entre mes jambes et je lui
lavais le dos.
– Mel, je me demandais un truc.
– Hum, quoi ?
– Comment je vais faire pour signer demain ?
– Pour signer quoi ?
– En tant que témoin, je suis bien censé signer un
truc, non ?
– Ouais, sûrement.
– Mais vu que je suis gaucher, ça va pas être
possible avec ma main qui déconne.
– Je signerai pour toi.
– Ah ben, ouais.
Je me suis étendue dans la baignoire et Tom s’est
laissé aller contre moi. Les paupières closes, je
caressais son torse du bout des doigts. Nous étions
bien.

219
– Mel ?
– Hum ?
– J’ai peur.
J’ai enroulé mes jambes autour de lui et l’ai serré
très fort.
– Tout va s’arranger, Tom. Je te promets que tout
va s’arranger.
J’étais sincère. Le pire était derrière nous. Ça ne
pouvait pas être autrement.

220
34

Nous sommes arrivés parmi les premiers à la


mairie. Pour l’occasion, Tom portait le costume offert
par ma mère, une chemise blanche et une belle
cravate en soie. Face à l’imposant escalier de pierre
qui menait au perron, j’ai demandé à Jérôme où se
trouvait l’accès handicapés.
– Malheureusement, il n’y en a pas, Mel. Mais c’est
pas un problème, William et moi, on va le porter.
Les deux ont empoigné le fauteuil et grimpé les
marches. La manœuvre n’a duré que quelques
secondes, mais l’incident m’a contrariée, car j’ai bien
vu que Tom l’était. C’était dégradant pour lui de se
faire soulever comme un bébé dans sa poussette. Je
trouvais scandaleux qu’il n’y ait aucun accès prévu
pour les handicapés même si, je devais bien
l’admettre, l’idée ne m’avait jamais effleurée
auparavant. Chaque fois que j’étais venue ici, j’avais

221
gravi ces marches sans penser à tous ceux qui n’en
étaient pas capables. Maintenant que nous étions
passés dans le monde des estropiés, je réalisais
l’ampleur des dégâts. Rien n’était adapté pour celui
qui circulait en fauteuil. Tom était quotidiennement
confronté à de nouveaux obstacles qui lui rappelaient
cruellement sa condition d’infirme. Chaque fois, je
me portais à son secours sans qu’il s’en offusque,
mais je bouillais de rage qu’il doive subir cette
humiliation supplémentaire. Comme si ça ne suffisait
pas qu’il soit impotent.
- Voilà la mariée ! » s’est écriée une femme à côté
de moi.
J’ai tourné la tête à l’instant où le père de Juliette
se garait devant la mairie. Le fleuriste qui s’était
chargé de décorer la voiture avait eu la main lourde
et je trouvais que la grosse couronne fixée sur le
capot donnait à la Mercedes un air de corbillard. La
mère de Juliette s’est précipitée pour aider sa fille et
son ample jupon à s’extirper de l’habitacle. Dès que
Juliette est apparue, les applaudissements ont fusé,
accompagnés d’exclamations d’extase.

222
– Mon Dieu comme elle est belle !
– Elle est divine ! Sa robe lui va à ravir !
C’était vrai. Juliette était splendide. Peut-être sa
coiffure était-elle un peu trop sophistiquée à mon
goût, mais elle en jetait.
Notre entrée dans la salle des mariages a fait à
peu près autant d’effet que celle de la mariée. Tous
les regards se sont braqués sur nous quand j’ai
remonté l’allée centrale en poussant le fauteuil, l’air
faussement détaché.
La cérémonie a été rapidement expédiée, pas le
temps de s’émouvoir que déjà le maire enjoignait les
témoins à venir signer le registre. J’ai conduit Tom
jusqu’au pupitre et guidé sa main pour qu’il puisse
signer lui-même. Puis, nous avons foncé à l’église où
le prêtre nous attendait montre en main sur le parvis.
Cette fois, j’ai préféré me faufiler sur le côté.
Jérôme et Juliette avaient opté pour une
bénédiction, nettement moins longue qu’une messe.
Lorsqu’ils ont échangé les alliances, ma gorge s’est
nouée et j’ai versé une larme pendant que Tom me

223
demandait pour la troisième fois si ce n’était pas
bientôt fini.
À la sortie, l’assemblée a aspergé les mariés de
riz et de pétales de rose en poussant des « hourras »
hystériques.
- On se retrouve tous à la salle des fêtes ! a crié
Juliette.
Je sentais que la journée allait être longue. Tout
le monde avait été convié au vin d’honneur et je me
suis demandé comment Jérôme et Juliette s’y
prendraient pour virer ceux qui n’étaient pas invités
au dîner. Ça représentait pas mal de gens à qui, d’une
façon ou d’une autre, il faudrait dire : « Bon et bien,
maintenant, vous allez devoir partir et nous laisser
entre nous. » Je trouvais ça un peu délicat, mais
lorsque j’en ai parlé à Juliette, elle n’a pas eu l’air de
comprendre où était le problème.
– Mais ils sont invités à revenir au dessert, tu sais.
– Et ça ne vexe personne ?
– Tout le monde fait comme ça.

224
Si c’était l’usage, il n’y avait rien à dire. J’ai
rejoint Tom au moment où il trempait ses lèvres dans
son verre de vin blanc.
– Beurk, il est dégueulasse leur vin. C’est quoi
cette merde ?
Mortifiée, j’ai jeté un coup d’œil alentour pour
vérifier que personne ne l’avait entendu.
– Tom, c’est très impoli de faire ce genre de
remarque.
– Ben quoi ? C’est vrai qu’il est dégueulasse.
Jérôme a radiné ou quoi ?
– Tais-toi, je t’en supplie. On va sortir un peu. Il
fait une chaleur étouffante ici.
Vers 19 heures, les mariés ont sonné le glas en
annonçant que le dîner allait commencer et qu’ils
invitaient ceux qui n’en étaient pas à revenir dans
trois heures pour la pièce montée. Personne n’a fait
de vague, les intrus se sont éclipsés, le sourire aux
lèvres. Certains nous ont même souhaité un bon
appétit.
Comme je l’avais supposé, le buffet était
campagnard. Tom n’a presque rien mangé, il trouvait

225
que tout avait un mauvais goût. À mon grand
soulagement, Jérôme et Juliette ont passé très peu de
temps à leur table où nous étions nous-mêmes
installés. Chaque fois qu’ils revenaient, j’étais sur le
qui-vive. Je craignais les remarques déplacées de
Tom.
– Ce n’est pas gentil pour nos amis de tout
critiquer comme ça, Tom. C’est blessant pour eux.
– C’est la bouffe qui est infâme, ça n’a rien à voir
avec eux.
– Mais ça ne se dit pas.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Parce que c’est comme ça.
Il a pris un air boudeur et n’a plus dit un mot.
Nous sommes partis peu de temps après que la
soirée dansante a démarré. La musique était trop
forte, les lumières trop éblouissantes et les invités
trop ivres. Nous n’étions pas en phase. Tom était
fatigué et je n’étais pas d’humeur à m’amuser.
Jérôme et Juliette ont fait mine d’être désolés, sans
insister. Au moment où nous franchissions la porte,
ils avaient déjà rejoint la piste.

226
35

Le lendemain, Tom m’a annoncé qu’il ne


m’accompagnerait pas au Maroc.
– Mais pourquoi Tom ? Ça nous ferait le plus
grand bien de partir un peu !
– Non, je suis trop crevé.
– J’attends ce voyage depuis des semaines. Tu ne
peux pas me faire ça.
– Toi, tu vas y aller.
– Pas question !
– Si, j’y tiens.
– Je ne te laisserai pas tout seul ici, c’est
impossible.
– Je ne serai pas seul. Je vais m’installer chez mes
parents.
– Non, je ne peux pas te laisser.
– Tu n’as pas le choix. Je veux que tu partes. Ne
discute pas. Laisse-moi décider. Pour une fois, Mel.

227
J’ai réalisé que l’insouciance qu’il affichait la
plupart du temps était sans doute feinte. Tom était
conscient de son état. Il ne se voilait pas la face, il me
protégeait. Quelle naïve j’avais été. Pourtant, j’étais la
mieux placée pour savoir qu’il était prêt à tout pour
préserver notre couple. Il me l’avait prouvé plus
d’une fois. Seulement quelques mois après notre
rencontre. Comment avais-je pu oublier ça ?
*
J’étais partie à Paris pour le week-end avec des
copines. Le samedi soir, je suis tombée par hasard
sur Samuel dans un bar. Je l’avais quitté pour Tom et
depuis, de l’eau avait coulé sous les ponts. Nous
étions contents de nous revoir. Nous avons passé la
soirée à évoquer nos vieux souvenirs. Comme ce jour
où, après m’être installée sur un rocher pour bouder,
je m’étais retrouvée cernée par la mer qui avait
monté. Et notre fou rire quand il s’était déguisé en
fille. Ou encore, cette fois où il m’avait fait la surprise
de débarquer à Londres après deux mois sans se voir.
J’avais oublié combien nous nous ressemblions et
cette connivence retrouvée me faisait chaud au cœur.

228
Au moment de partir, quand il m’a proposé de
rentrer ensemble, j’ai accepté. Nous avions été un
couple pendant trois ans, faire l’amour avec lui me
semblait naturel. Je ne trahissais pas Tom. Pas
vraiment.
Au réveil, le doute m’a saisie et j’ai passé le trajet
retour à me demander si je devais ou non lui avouer
ma faute.
Quand je l’ai vu devant moi, un bouquet de roses
dans chaque main, je n’ai pas pu me taire.
– J’ai revu Samuel et passé la nuit avec lui, Tom.
Il a pris une longue inspiration et tourné les
talons.
Quelques minutes plus tard, il est revenu, sans
les roses.
– Tu prends tes affaires et tu pars, Mélanie.
Maintenant.
Ma gorge s’est serrée en apercevant les bouquets
dans la poubelle de la salle de bain. J’ai rassemblé
mes affaires de toilette avant de filer dans la
chambre. Pendant que j’entassais mes vêtements

229
dans une valise, Tom est apparu sur le seuil et s’est
adossé au chambranle. Je n’osais pas le regarder.
– Arrête, Mel. Je peux pas te laisser partir comme
ça.
Il s’est approché de moi et m’a prise dans ses
bras.
– Reste, s’il te plaît.
– Tu ne me pardonneras jamais, Tom. J’ai tout
gâché.
– C’est déjà pardonné. Je veux plus jamais qu’on
en parle.
– Tu dis ça maintenant, mais à la moindre
occasion, tu me le reprocheras.
– Je te jure que non. Sur la vie de ma mère.
*
Tom avait tenu promesse. Même lors de nos
pires disputes, il n’avait plus jamais évoqué cette
histoire. Il avait eu cette force-là. Et aujourd’hui, sa
volonté intacte, il faisait mine de ne pas souffrir de
son état. Il le banalisait, pour me faire croire que
nous étions indemnes. Comment étais-je censée
réagir à ça ?

230
– C’est d’accord, Tom. J’irai sans toi à Marrakech.
Ma réponse a paru le satisfaire et jusqu’à mon
départ, chacun a repris son rôle.

231
36

À notre arrivée au club, nous avons eu droit à


l’accueil en bonne et due forme avec cocktails sucrés,
applaudissements fébriles et sourires jusqu’aux
oreilles. Comme à l’île Maurice. Tom en moins.
Une heure plus tard, maman et moi nous
installions au bord de la piscine. J’étais heureuse
d’être là. Depuis six mois, je m’étais entièrement
consacrée à Tom et j’avais besoin d’endosser un autre
costume pour retrouver un peu de mon insouciance.
Cette pause tombait à pic.
Le soir même, après le spectacle, j’ai assisté seule
à la soirée Karaoké organisée au night-club. J’aurais
préféré que ma mère m’accompagne, mais elle avait
décliné, prétextant la fatigue. Lorsque je me suis
installée au bar, un type m’a abordée.
– Tu es seule ?
– Comme tu peux le constater.
– Moi, c’est Sauveur.

232
– Mélanie.
– Tu t’es inscrite pour le Karaoké ?
– Non.
– Moi, oui. J’adore chanter.
– Super.
– Ah, je crois que c’est à moi. Elle est pour toi.
Je lui ai poliment souri.
- Alors, Sauveur, quelle chanson as-tu choisie ? a
demandé l’animateur.
– « Femmes, je vous aime ».
Sauveur s’est emparé du micro et a pointé son
index vers moi. Durant tout le morceau, il a chanté le
dos tourné à l’écran, sans me quitter des yeux. Il avait
une belle voix et connaissait son texte, mais je le
trouvais lourd. À la dernière note, comble du
grotesque, il a posé le micro sur le sol avant de
traverser la salle sous les applaudissements. J’ai senti
que j’allais avoir du mal en m’en débarrasser.
– Je t’offre un verre ?
Le type n’était pas mal. Un peu ringard, mais pas
si mal.
– Pourquoi pas ?

233
En sirotant mon Gin Tonic, j’ai appris que
Sauveur était pharmacien à Nantes et qu’il était
marié.
– Où est ta femme ?
– Partie se coucher.
– Elle se couche tôt.
– Et toi, mariée ?
– Non.
Je n’avais pas envie de lui parler de Tom. Ce
n’était ni le lieu, ni le moment et encore moins le bon
interlocuteur pour l’évoquer.
– Tu ne veux pas qu’on aille dans un coin plus
tranquille pour discuter ? Il y a trop de monde et trop
de bruit ici.
Je me doutais qu’en le suivant, je ne devais pas
m’attendre à une quelconque discussion. Il voulait en
venir aux mains et la proposition me tentait.
Quelques minutes plus tard, j’étais dans un salon
désert, en train de me faire caresser les seins par un
homme que je ne connaissais pas deux heures
auparavant. J’ai vite senti que je ne pourrais pas aller
plus loin et l’ai repoussé. Sauveur n’a pas apprécié.

234
– C’est quoi ce petit jeu ?
– Excuse-moi, mais je préfère qu’on en reste là.
– J’aime pas trop les allumeuses dans ton genre.
– Tu exagères un peu, non ?
– Tu as passé la soirée à me chauffer et au moment
crucial, tu te débines. Une gonzesse qui fait ce genre
de truc, j’appelle ça une allumeuse. Et, je te le répète,
j’aime pas ça, pas du tout.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Pour qui se
prenait-il ce con ?
– Moi, je n’aime pas les hommes mariés qui
draguent dès que leurs femmes ont le dos tourné.
– Pauvre conne.
Il m’a plantée là et il m’a fallu un petit temps
pour réaliser ce qui venait de se produire. C’était
incompréhensible. Ce type ne me plaisait pas, je
n’avais aucune envie de lui et pourtant, je l’avais
suivi, autorisé à poser ses mains sur moi et laissé
m’humilier. En quittant la pièce, j’ai songé que son
statut d’homme marié l’empêcherait sûrement de
colporter l’épisode. La honte me serait épargnée,
c’était au moins ça.

235
37

Après cette expérience, pour éviter tout


dérapage, je n’ai plus quitté ma mère. Chaque matin,
nous partions à la découverte de Marrakech, passions
l’après-midi à lézarder au soleil et le soir, nous
retrouvions une bande de trois gentils animateurs
autour d’un verre. Un programme bien huilé et sans
risques.
Vers le milieu de la semaine, une hôtesse nous a
placées à une table d’inconnus pour le dîner. Jusque-
là, nous avions partagé tous nos repas avec mes trois
nouveaux copains, mais ce soir-là, ils étaient de
corvée de spectacle. Lorsque nous nous sommes
installées, une blonde décolorée entre deux âges était
en train de raconter aux autres son expérience à ski
nautique lors de ses précédentes vacances. Le type du
bateau l’avait traînée sur plusieurs mètres avant de
s’apercevoir qu’elle était sous l’eau.
– Et quand ils ont fini par me sortir de l’eau,
j’avais le maillot en bas des chevilles !

236
Nous nous sommes tous esclaffés. C’est là que
j’ai remarqué mon voisin de table et son rire de
mouette.
– Je m’appelle Mélanie.
– Et moi, Jean.
Son prénom m’a plu. Un peu désuet, joli.
À la fin du dîner, je l’ai suivi au bar, ma mère sur
mes talons. J’ai appris qu’il était venu seul en
vacances, qu’il partait le lendemain et qu’il était
avocat. J’étais impressionnée.
– Le spectacle va commencer, ma chérie.
– Vas-y sans moi, maman, ça ne me dit rien ce
soir.
Elle n’a pas apprécié, mais n’a osé faire aucune
remarque. Ça m’était égal qu’elle soit contrariée.
Depuis quelque temps, elle m’agaçait. Je la trouvais
envahissante, intrusive. J’en avais marre qu’elle
cherche toujours à dicter mes choix. Bon débarras.
La fin de soirée a été délicieuse. Je n’ai pas
évoqué Tom. Ça me semblait inutile. Nous avons
parlé de tout et de rien et en nous séparant, j’ai
promis à Jean d’être là pour son départ.

237
Le lendemain, comme promis, j’ai participé à la
séance d’« au revoir » et suis restée comme une idiote
à faire des signes de la main jusqu’à ce que le bus de
Jean ait disparu.
J’ai retrouvé ma mère à la piscine. J’avais un
sacré cafard.
– Tu veux qu’on aille faire un tour aux souks, ma
chérie ?
– Non, je n’ai pas trop envie. Je me sens triste.
– C’est à cause de ce garçon ?
– Oui, je crois. C’est complètement idiot.
– Pas tant que ça.
– Je ne lui ai pas parlé de Tom et je me demande
bien pourquoi.
– Peut-être parce qu’il te plaît.
– De toute façon, il est parti. L’affaire est close.
Deux jours plus tard, Jean m’a téléphoné. Nous
avons échangé des banalités et après avoir raccroché,
j’ai foncé rejoindre ma mère au hammam.
– Maman, tu ne devineras jamais qui vient de
m’appeler !
– Qui ?

238
– Jean !
– J’en étais sûre ! C’est un vrai coup de foudre !
Cette rencontre, c’est un signe.
– Un signe de quoi ?
– Je ne sais pas, mais je sens que c’est important.
Ça arrive pile au bon moment.
Ses propos m’ont ramenée à la réalité. J’avais
oublié Tom. J’étais là, à me réjouir de l’appel d’un
homme que je connaissais à peine, alors que mon
fiancé paralytique croupissait au fond de son lit en
attendant mon retour. J’étais complètement folle.
– C’est ridicule tout ça, maman. Je ne sais pas ce
qui me prend de me mettre dans des états pareils.
– Chérie, ce n’est pas ridicule, c’est magique !
– Tu oublies Tom.
– Non, je ne l’oublie pas, mais tu es ma fille et je
pense à toi. Tu ne pourras pas faire la garde-malade
éternellement. Tu es jeune, tu as ta vie à faire.
– Ma vie est avec Tom. Bientôt, il sera guéri et tout
reprendra comme avant.
– Tu en es bien sûr, Mélanie ?

239
– Évidemment. J’aime autant qu’on n’en parle
plus.
– Comme tu voudras. Mais, prends garde à ne pas
passer à côté du bonheur.
Je n’ai rien répondu pour éviter une dispute. Je
supportais de moins en moins cette façon qu’elle
avait de minimiser ma relation avec Tom. Je ne
voulais plus qu’elle dirige ma vie et m’impose ses
idées sous prétexte qu’elle voulait mon bien. Je
n’aurais pas du accepter ce voyage. Je devais prendre
de la distance avec elle, ne plus me laisser influencer.
Les autres mères autour de moi étaient plus
respectueuses de l’intimité de leurs filles. Elles les
avaient élevées pour qu’elles quittent le nid et
découvrent le monde. La mienne me clouait au sol,
elle m’avait coupé les ailes et passait son temps à me
nourrir d’elle-même.

240
38

En arrivant à Paris, j’ai eu l’immense surprise de


découvrir Tom sur ses deux jambes aux côtés de mon
père. J’ai cherché du regard le fauteuil roulant, sans
en repérer aucun dans les parages. Je me suis revue
trois ans et demi plus tôt, quand ils étaient venus
nous chercher à notre retour de Chine.
*
Je rêvais de ce pays depuis mon enfance et ma
mère m’avait offert le séjour pour mes vingt ans.
Durant trois semaines, nous avions voyagé à travers
la Chine en avion, voiture, bus et bateau. Trois
semaines idylliques dont je rentrais fourbue,
amaigrie et émerveillée.
Après tout ce temps passé loin de Tom, j’étais
impatiente de le retrouver, mais surtout intimidée.
La scène que nous avions eue la veille de mon départ
me faisait craindre le pire.

241
– Je ne comprends pas comment tu peux partir
comme ça, sans me demander mon avis, Mel.
– Tom, ce voyage est prévu de longue date. Ma
mère l’a réservé avant que je te rencontre.
– Qu’on se connaisse ou pas n’aurait rien changé.
Tu serais partie, avec ou sans moi.
– Et quel est le problème ?
– Le problème, c’est que tu peux pas faire comme
si j’existais pas. J’aimerais voir ta tronche si je
t’annonçais que je me casse à l’autre bout du monde
avec un pote.
– Je ne pars pas avec une copine, je pars avec ma
mère !
– C’est pareil.
– Non, ça n’a rien à voir.
La discussion s’était enlisée. À bout de nerf, je lui
avais dit qu’il était inutile de venir me chercher à
l’aéroport, avant de quitter son appartement en
claquant la porte. Pendant mon voyage, je lui avais
écrit chaque jour, mais nous ne nous étions pas
téléphoné. Dans ces circonstances, j’avais peur que

242
son accueil soit mitigé ou qu’il ait décidé de ne pas
accompagner mon père.
En passant la douane, lorsque je l’ai aperçu au
milieu de la foule je me suis élancée vers lui et l’ai
l’embrassé passionnément. J’aurais voulu que ce
baiser ne s’arrête jamais. Mon père s’est chargé de
l’écourter.
– Bon, on va peut-être y aller ?
Dans l’ascenseur Tom m’a appris qu’ils étaient
venus séparément.
– C’est complètement idiot, a fait ma mère.
Contrairement à elle, je trouvais l’idée bonne.
Avant de monter en voiture, Tom m’a tendu un
paquet.
– C’est pour toi, pour fêter ton retour.
J’ai songé qu’il aurait dû attendre que nous
soyons seuls pour me l’offrir, me doutant que mon
père n’avait rien prévu pour sa femme.
– C’est quoi ?
– Ouvre, tu verras bien.
La petite boîte contenait une bague, une
émeraude sertie de diamants.

243
– Tu es complètement fou Tom !
– Elle te plaît pas ?
– Bien sûr que si, elle est magnifique, mais c’est
trop !
– Rien n’est trop pour toi, ma princesse.
J’ai passé la bague à mon doigt et l’ai fièrement
montrée à maman.
– Comment tu la trouves ? Elle est belle, non ?
– Oui, très belle. On va y aller, Yves ?
Elle était vexée de n’avoir rien reçu et je me
doutais que le voyage retour serait houleux. Ce
cadeau rendait évidente l’incapacité de mon père à
faire preuve d’attention et il n’avait pas fini d’en
entendre parler. Je savais aussi qu’un présent, quel
qu’il fût, n’aurait pas été à la hauteur des attentes de
ma mère. La bague, trop petite, le collier, trop
clinquant, le bracelet, pas assez élégant. Depuis
toujours, ma mère réclamait ce qu’elle n’était pas
capable de recevoir.
Dans la voiture, j’ai raconté à Tom mon périple
en Chine. J’en étais à notre croisière sur le Yang Tsé
Kiang quand il a quitté l’autoroute.

244
– Pourquoi tu sors là ?
– J’ai envie de toi.
– On va où ?
– Dans un coin tranquille.
Quelques kilomètres après la sortie, il s’est garé
sur un sentier et nous avons fait l’amour sur la
banquette arrière.
– Je pouvais pas attendre ce soir, Mel.
*
Cette fois, Tom était moins pimpant et je ne
m’attendais pas à une petite escapade dans les bois
sur le chemin du retour, mais il était debout.
– Tu remarches, Tom ! C’est génial ! Tu aurais pu
me le dire !
– Je voulais te faire la surprise. C’est grâce à
Nadine, on a bossé dur pendant ton absence.
J’ai éprouvé une pointe de jalousie et m’en suis
voulu.
– Je suis tellement contente, Tom. Et ta main ?
– La main, j’ai pas encore récupéré.
– Ça va venir, j’en suis sûre.

245
En rejoignant le parking, j’ai noté que la
démarche de Tom était encore chancelante, mais jugé
inutile d’en faire la remarque. C’était déjà tellement
miraculeux qu’il ait retrouvé l’usage de ses jambes.
– C’était bien alors ? T’es contente, mon cœur ?
– Oh oui, c’était vraiment super.
– En tous cas, tu as bonne mine. Ça fait plaisir à
voir. J’ai vraiment eu raison de te forcer à partir. Tu
crois pas ?
– Oui, c’est vrai.
– Mais quand même, je suis content que tu sois
rentrée. Tu m’as manqué.
Il avait l’air si confiant, j’en aurais pleuré.
– Tu m’as manqué à moi aussi, Tom.
J’ai posé ma tête sur son épaule en me
promettant d’éconduire Jean s’il me rappelait. Il n’y
avait pas de place pour un autre homme dans ma vie.

246
39

Je n’ai pas tenu ma promesse. La semaine


suivante, quand Jean m’a invitée à venir passer un
week-end chez lui, j’ai accepté et consacré le reste de
la journée à réfléchir au meilleur prétexte pour
justifier mon absence.
Le soir même, mon mensonge était prêt et je le
servais à Tom au dîner.
– J’ai une copine qui m’a appelée pour me
proposer de participer à un stage à Paris.
– Un stage de quoi ?
– Dans un centre qui recueille des alcooliques et
des drogués.
– Ah bon ?
– Pour commencer, c’est juste un week-end, mais
d’après ma copine, ça pourrait déboucher sur un
stage plus long. Pour moi, c’est une super

247
opportunité dans le cadre de mes études. Qu’est-ce
que tu en penses ?
– Ah ben ouais, c’est cool. Et ce serait quand ?
– Le week-end prochain.
– Je pourrais aller chez mes parents.
– Tu es sûr, ça ne te dérange pas ?
– Pas du tout. C’est important pour toi.
J’ai passé la nuit à ruminer ma culpabilité.
J’avais menti à Tom pour pouvoir m’évader un week-
end et trahissais aussi Jean puisque je ne lui avais
toujours pas parlé de Tom. Je nageais dans le
mensonge, sans savoir comment m’en sortir.
Au petit matin, j’ai écrit à Jean pour tout lui
avouer — l’existence de Tom, sa tumeur volatilisée et
les difficultés actuelles.
Trois jours plus tard, il m’a téléphoné.
– Pour moi, ça ne change rien, Mélanie. Je
t’attends vendredi, comme convenu.
Mon soulagement et ma joie m’ont fait réaliser
l’importance que j’accordais à cet homme. C’était
troublant.

248
Le vendredi, ma mère m’a accompagnée en
voiture à Paris. Elle était la seule à savoir où je me
rendais et nous avions convenus que je la rejoindrais
à son hôtel le dimanche soir. Je savais ce que je
m’apprêtais à faire et dans mon esprit, les choses
étaient claires. J’allais passer deux jours avec un
homme qui me plaisait, j’en profiterais et après ça,
nous ne nous reverrions plus jamais. Je m’offrais une
parenthèse.
Tout s’est déroulé comme prévu. J’ai passé deux
merveilleuses journées d’insouciance et profité
pleinement de chaque instant sans jamais penser à
Tom. Quand l’heure du départ est arrivée, Jean m’a
demandé si nous nous reverrions.
– Non, Jean. C’est impossible.
Ses yeux se sont emplis de larmes et ma gorge s’est
serrée.
– Tu comprends, dans d’autres circonstances ça
aurait été envisageable, mais là non. Tom a besoin de
moi. Tu comprends ?
– Oui, bien sûr.
– Tu peux m’appeler un taxi ?

249
– Non, je vais te déposer.
Devant l’hôtel, je suis sortie de la voiture sans
même l’embrasser. J’avais le cœur lourd.
- Alors, comment ça s’est passé ? m’a demandé ma
mère dès que j’ai franchi le seuil de la chambre.
– Bien.
– C’est formidable !
– Mais je lui ai dit qu’on ne se reverrait pas.
– Hein ? C’est insensé, Méla ! C’est un vrai conte
de fées et toi tu lui dis que tout est fini ?
– Tu oublies Tom.
– Arrête avec Tom. Tu as le droit à un peu de
bonheur. Tu ne fais rien de mal.
– Ça s’appelle une trahison.
– Tant qu’il ne sait rien, ça n’existe pas pour lui.
Comme je te l’ai déjà dit, tu dois penser à toi. Tu le
mérites bien.

250
40

J’ai voulu ignorer les propos de ma mère, j’ai


tenté de me persuader qu’elle avait tort, je n’y suis
pas parvenue. C’était plus simple de la croire. J’ai
téléphoné à Jean le lendemain matin pour lui dire
qu’il me manquait, que je m’étais trompée et ne
pensais pas pouvoir tenir l’éternité sans le voir.
– Partons en vacances quelque part, Mélanie.
– En vacances ? Où ?
– Pourquoi pas les États-Unis ? Je dois y aller fin
août. Viens avec moi.
– D’accord.
Pour me donner bonne conscience, je me suis dit
que cette semaine de vacances avec Jean clôturerait
notre histoire. J’allais partir avec lui, profiter de
l’escapade et à mon retour, je tâcherais de l’oublier
pour me consacrer à Tom. Dans quinze jours, Jean
ne serait plus qu’un beau souvenir.

251
J’ai prévenu Tom que le week-end dans le centre
avait des chances de déboucher sur un stage plus
long, c’était chose faite, je venais de signer un contrat
d’une semaine. Il ne m’a pas questionnée, juste
déclaré qu’il retournerait s’installer chez ces parents
durant cette période. J’aurais dû me réjouir que les
choses se passent ainsi pourtant, je lui en voulais
presque d’être à ce point naïf. Un an plus tôt, il aurait
été soupçonneux et m’aurait fait une scène pour
m’empêcher de partir. Tom n’était plus le même et je
me suis demandé si la tumeur n’avait pas laissé de
traces.
Six jours plus tard, je m’envolais pour Boston
avec Jean. Durant une semaine, nous avons vécu
comme un vrai couple. Il disait « Mélanie, my girl »
pour me présenter à ses amis et moi, je jouais mon
rôle à la perfection, en y croyant presque. Nous avons
très peu évoqué Tom. J’aurais estimé indécent qu’il
devienne un sujet de discussion entre nous.
La veille du départ, j’ai téléphoné à Tom pour le
prévenir de mon heure d’arrivée à la gare.
– Je vais venir te chercher, Mel.

252
– Pas question, ce n’est pas raisonnable que tu
conduises.
– Je crois que je peux.
– Non, je t’interdis de prendre le volant. Si tu tiens
absolument à venir, je préfère que tu prennes un taxi.
Ne discute pas, s’il te plaît.
Après que j’ai raccroché, Jean m’a fait remarquer
mon attitude maternelle à l’égard de Tom.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je ne sais pas, je crois que c’est la manière dont
tu lui parles.
– Je ne suis pas maternelle, je le protège.
– C’est la même chose, non ?
– Tu ne peux pas comprendre, tu n’as pas vécu ce
que j’ai vécu avec lui.
Face à Tom, je me suis sentie moins coupable
que je ne l’avais imaginé. Pourtant, je n’avais pas
rompu avec Jean, je n’avais pas pu. En nous quittant
à l’aéroport quelques heures plus tôt, nous nous
étions promis de nous revoir au plus vite. Je savais
que j’agissais mal, mais je voulais croire que cette
relation secrète ne faisait aucun tort à Tom.

253
– Tu as l’air crevé, mon cœur.
– J’ai bossé comme une folle toute la semaine.
– Le taxi nous attend dehors.
Les premiers kilomètres, nous sommes restés
silencieux. Ce silence me convenait, il m’évitait
d’avoir à débiter tous les mensonges que j’avais en
réserve concernant ma semaine de stage. Lovée
contre Tom, je luttais pour ne pas m’endormir.
– Tu sais, Mel, j’ai pas mal réfléchi pendant ton
absence.
– Réfléchi à quoi ?
– À nous. J’ai décidé de te rendre ta liberté.
– Me rendre ma liberté ? Comment ça ?
– Je veux que tu te sentes libre d’agir comme t’en a
envie, sans que je sois un obstacle. La seule chose que
je te demande en échange, c’est d’être là quand
j’aurai besoin de toi.
– Tom, j’ai la mauvaise impression que tu me
caches quelque chose.
– Moi, je n’ai rien à cacher.

254
Ma gorge s’est nouée. Tom savait. Non
seulement il savait pour Jean, mais il m’offrait son
consentement.
– Je ne peux pas vivre sans toi, Tom. Je ne le veux
pas.
– Moi non plus je ne pourrais pas vivre sans toi,
c’est pas la question. Je veux juste que tu saches que
tu es libre, c’est tout. Pour le reste, rien ne change.
Tom, mon Tom, était en train de me dire qu’il
acceptait que j’aime un autre homme.
– Je t’aime, Tom, je n’ai jamais arrêté de t’aimer,
mais je dois t’avouer quelque chose.
– Chut. Moi aussi je t’aime.
Ce soir-là, nous avons regardé un film au lit.
Tom s’est endormi avant la fin. Serrée contre lui,
j’étais bien, je me sentais à l’abri. Je ne voulais pas
être libre, surtout pas. Tom était mon compagnon
depuis plus de quatre ans, nous avions grandi
ensemble. Mon amourette de quelques semaines ne
faisait pas le poids, comparée au lien qui m’unissait à
lui. Jean n’avait été qu’un bol d’air, un moyen de
surmonter l’épreuve. Grâce à lui, j’avais pu côtoyer

255
un autre monde, plus brillant et moins ordinaire que
celui dans lequel j’évoluais, un monde nouveau qui
m’avait étourdie. J’avais apprécié l’intermède, mais
maintenant, tout ceci me paraissait un peu vain. Ma
place était là, dans les bras de Tom.
Au réveil, mes certitudes nocturnes me
semblaient moins évidentes et j’ai décidé d’attendre
un peu avant d’annoncer à Tom que je renonçais à la
liberté qu’il m’offrait. Nous étions le 2 septembre et
l’après-midi, nous devions rencontrer le docteur
Sablé. L’état de Tom s’étant amélioré, j’avais envisagé
annuler ce rendez-vous. Josette s’y était
formellement opposée. Soit.

256
41

Le docteur Sablé a longuement questionné Tom


et écouté attentivement ses explications avant de
déclarer qu’une hospitalisation s’imposait.
- Mais pourquoi ? ai-je demandé.
– Pour qu’il subisse quelques examens.
– Quels examens ?
– On va commencer par une IRM.
La nouvelle m’a anéantie. J’avais l’impression de
me retrouver à la case départ.
– Je ne comprends pas, pourquoi voulez-vous qu’il
passe une IRM ?
– Les signes cliniques qu’il me décrit sont
inquiétants, il faut trouver l’explication.
– Mais il va beaucoup mieux ! Le problème est
musculaire, non ?
– J’en doute.
J’avais envisagé ce rendez-vous comme une
formalité visant à rassurer Josette et Marcel, il
tournait au cauchemar. Non seulement Sablé décidait

257
d’hospitaliser Tom, mais il avouait son inquiétude.
J’étais atterrée.
– J’appelle la neurologie, allez-y directement. On
se revoit dans la journée.
En début d’après-midi, Tom a passé son IRM et
une heure plus tard, Sablé était dans la chambre. Il a
échangé quelques banalités avec Tom et nous a fait
signe de le suivre dans le couloir.
– Les nouvelles ne sont pas bonnes. La tumeur a
migré et s’est logée dans le cervelet.
Josette a plaqué sa main sur sa bouche et Marcel
s’est voûté d’un coup. Moi, je ne pouvais pas y croire.
– Mais, vous m’aviez dit qu’il était guéri !
– Je n’avais pas prévu cette migration.
Je suis restée sans voix. Il n’y avait rien à ajouter
et je ne voulais pas en entendre davantage.
– Je suis désolé, a dit Sablé.
Mon sang n’a fait qu’un tour. Désolé ! Ce salaud
était désolé ! Moi, j’avais juste envie de le massacrer.
À la place, j’ai tourné les talons et rejoint Tom dans la
chambre.
– Alors ?

258
– Rien, ils ne savent pas trop ce qu’il se passe.
– C’est bon signe, non ?
– Oui, sûrement.
Josette et Marcel sont entrés à leur tour. Ils
avaient des mines d’enterrement.
– On a réussi à avoir un rendez-vous avec le chef
de service, le professeur Miron, m’a dit Josette. Il
nous reçoit à dix-sept heures.
J’étais soulagée qu’ils prennent les choses en
main. Je connaissais de vue le professeur Miron pour
l’avoir croisé dans les couloirs lors du dernier séjour
de Tom. Grand, la soixantaine, une démarche
impatiente et un air hautain, je n’aimais pas cet
homme. L’entretien que nous avons eu avec lui n’a
fait que renforcer mon antipathie.
– J’ai très peu de temps à vous accorder. C’est à
propos du patient de Sablé, c’est ça ?
– Oui, Tom, notre fils.
– Que voulez-vous que je vous dise ? Un
Glioblastome pareil, c’est inopérable.
– Quel traitement proposez-vous ?

259
– Il n’y a pas de traitement, Madame. C’est fini, on
ne peut plus rien faire. Vous m’excuserez, mais je suis
attendu au bloc.
Et il nous a plantés là. J’étais abasourdie. Le type
n’avait même pas pris la peine de nous recevoir dans
son bureau, il nous avait annoncé le pire entre deux
portes. Josette m’a prise dans ses bras.
– Ma pauvre petite, on savait pas comment vous le
faire entendre. On a pourtant essayé, mais vous
vouliez rien savoir.
Ses paroles m’ont fait l’effet d’un électrochoc.
– Comment ça, je ne voulais rien savoir ?
– Tom n’a jamais été guéri. La tumeur est
incurable.
– Vous dites n’importe quoi.
– Vous avez entendu comme nous ce qu’a dit le
docteur. Ils peuvent plus rien faire pour lui.
– Non, je ne peux pas le croire, c’est impossible.
Par principe, je refusais de l’admettre, mais à cet
instant, j’ai su qu’elle disait vrai. Tom allait mourir.
– Surtout, Josette, il ne faut rien lui dire, il ne doit
pas le savoir.

260
– Vous croyez ?
– J’en suis sûre.
Avant d’entrer dans la chambre, j’ai pris une
longue inspiration et répété une dernière fois à
Marcel et Josette de se taire.
– Hello, mon amour ! Comment te sens-tu ?
– Ça va. Vous étiez où ?
J’étais soulagée qu’il ait oublié notre rendez-vous
avec le grand ponte.
– Dans le couloir. Bon écoute, je vais rentrer avec
tes parents et revenir dès demain pour t’apporter des
affaires.
– D’accord.
– On va partir maintenant, ça évitera à ton père de
conduire de nuit.
J’étais impatiente de quitter les lieux, car je
craignais que Josette craque. Tom ne devait rien
soupçonner, c’était tout ce qui m’importait. À partir
de maintenant, nous devions le protéger, encaisser
les coups à sa place, quitte à mentir, quitte à souffrir.
J’ai profité du voyage retour pour donner mes
instructions à ses parents.

261
– Vous voulez qu’on lui mente, m’a dit Josette.
– C’est pour son bien.
– Je crois pas que j’y arriverai.
– Vous n’avez pas le choix.
– La petite a raison, Josette. Il a besoin qu’on soit
fort.
Le soir, seule dans notre appartement, j’ai
visionné un film que Tom et moi avions fait bien
avant qu’il tombe malade et sur lequel il chantait « Le
Loir-et-Cher » de Michel Delpech. J’ai fondu en
larmes en réalisant que ce Tom-là n’existerait plus
jamais. J’ai repensé à cet autre film que nous avions
tourné juste avant notre départ à l’île Maurice et l’ai
glissé dans le magnétoscope. L’apparition de nos
deux corps nus enlacés sur le canapé n’a fait que
redoubler mes larmes. C’était insoutenable
d’imaginer qu’un jour, il ne me resterait que ces
cassettes.

262
42

Le lendemain matin, j’ai été réveillée par la


sonnerie du téléphone. C’était Tom, bouleversé.
– Mel, il faut que tu viennes, j’ai peur, je vais
mourir, ils disent que je vais mourir, il faut que tu
viennes…
– Tom, calme-toi, je ne comprends rien à ce que tu
me racontes. Tu ne vas pas mourir, qui t’a raconté
ça ?
– Un médecin, c’est un médecin qui me l’a dit. J’ai
peur, c’est horrible.
– J’arrive. Je m’habille et je pars.
En raccrochant, je tremblais comme une feuille.
Qui avait osé parler à Tom ? De quel droit ? Et
pourquoi ? C’était inadmissible. Mais je n’avais pas
de temps à perdre. Je devais le rejoindre au plus vite,
il avait besoin de moi.
Arrivée à Tours, j’ai foncé au bureau de la
surveillante.
– Qui a parlé à Tom ?

263
– Bonjour quand même.
– Dites-moi qui a osé lui parler. S’il vous plaît.
– L’interne.
– Quel interne ?
– La nouvelle, Mademoiselle Chacrin.
– Où est-elle ?
– Je vais la chercher.
La surveillante est revenue, accompagnée d’une
jeune femme brune, plutôt jolie.
– Bonjour, je suis l’interne du service.
L’assurance qu’elle affichait a vacillé quand elle
s’est retrouvée la main tendue dans le vide.
– C’est vous qui avez annoncé à Tom qu’il allait
mourir ?
– Oui, c’est moi.
– Mais putain, pourquoi avez-vous fait ça ?
– Parce qu’il me l’a demandé.
– Je ne vous crois pas.
– Il m’a questionnée avec beaucoup d’insistance
pour savoir ce qu’il avait. Que vouliez-vous que je lui
réponde ? J’ai dit la vérité à un patient qui me la
réclamait.

264
– Et après ça, vous l’avez planté-là en lui
souhaitant bon courage pour la suite, c’est ça ? Ça ne
vous semble pas un peu cruel ? Figurez-vous qu’après
votre passage, il m’a téléphoné. Il était complètement
paniqué. Vous ne croyez pas que vous auriez au
moins pu attendre que je sois là pour lui faire votre
révélation fracassante ?
– Je suis désolée.
– Tout le monde est désolé, mais j’en ai rien à
foutre que vous soyez désolée ! Vous avez merdé,
sérieusement merdé même !
La fille avait l’air embarrassé, mais je ne pouvais
pas lui pardonner sa bourde.
– Je préfèrerais que vous ne remettiez plus les
pieds dans cette chambre.
– Oui, je comprends.
– Non, je ne pense pas que vous compreniez.
J’ai tourné les talons pour rejoindre Tom au plus
vite, mais la surveillante m’a interpellée.
– Excusez-moi, mais il faudrait que je vous parle
de quelque chose.
– Ça ne peut pas attendre ?

265
– Non, ce serait mieux qu’on en parle maintenant.
Venez dans mon bureau, on sera mieux.
Je l’ai suivie à contrecœur, ennuyée de laisser
Tom seul plus longtemps. Dès que nous avons été
assises, elle a posé ses coudes sur le bureau et croisé
les mains.
– Bien, je sais que ce que vous vivez actuellement
est très difficile.
– C’est le moins qu’on puisse dire.
– Malheureusement, j’ai une autre mauvaise
nouvelle à vous annoncer.
– Je ne vois pas ce qui pourrait être pire que ce
qu’on m’a déjà annoncé.
– Tom ne va pas pouvoir rester ici. Il ne relève
plus de nos compétences.
Il m’a fallu quelques secondes pour saisir ce
qu’elle était en train de me dire. Quand j’ai compris,
les bras m’en sont tombés.
– Vous ne gardez pas les incurables, c’est ça ?
– C’est une façon un peu directe de le dire, mais
oui, c’est à peu près ça.
– Quelles sont les options ?

266
– Soit une structure de soins palliatifs si vous
trouvez de la place, ce dont je doute, soit l’hôpital de
votre ville.
– Je vois.
– Je suis navrée.
– Quand doit-il partir ?
– D’ici deux jours, il faudra qu’il ait quitté le
service.
– Et je peux décider qu’il rentre à la maison ?
– Oui, mais je vous le déconseille.
– Pourquoi ?
– Son état ne va pas s’améliorer. Ça risque de
rapidement se dégrader. Je peux organiser son
transfert vers l’hôpital de votre ville, si vous le
souhaitez. Au moins, il sera près de vous et de sa
famille. Vous voulez que je m’en occupe ?
– Je n’ai pas vraiment le choix.
– Si je pouvais le garder, croyez-moi, je le ferais.
– Tout ça est tellement injuste.
Lorsque je suis entrée dans la chambre, Tom m’a
accueillie avec un sourire qui m’a transpercé le cœur.
– Mel ! Je suis content que tu sois là !

267
– J’ai fait le plus vite possible, mon amour.
Comment te sens-tu ?
– Je vais mourir.
– Tu ne vas pas mourir, Tom.
– Un médecin me l’a dit.
– Je sais, je lui ai parlé. C’est la nouvelle interne
du service, elle ne connaît rien à ton dossier. Cette
conne t’a raconté n’importe quoi.
– Elle avait l’air de savoir ce qu’elle disait.
– Elle ne sait rien du tout et je peux te dire que je
lui ai passé un sacré savon.
– Il y a quand même un truc que je comprends
pas.
– Quoi ?
– Pourquoi j’ai pas de traitement ?
– Tu ne prends pas des médicaments peut-être ?
– Si.
– C’est le traitement. Bon, sinon, j’ai une bonne
nouvelle à t’annoncer. Tu vas être transféré aux
Capucins.
– Ah bon ? Quand ?
– Dès que possible.

268
– Pourquoi je rentre pas à la maison ?
– Ils préfèrent te garder encore un peu en
observation pour bien doser les médicaments.
– Ils peuvent pas faire ça ici ?
– Si, mais c’est plus simple que tu sois là-bas. La
surveillante s’occupe de tout et le plus cool, c’est
qu’elle a accepté que je reste dormir avec toi ce soir.
J’ai passé la nuit à écouter Tom ronfler. C’était
tellement difficile d’imaginer que bientôt, il ne
respirerait plus. J’ignorais quand, je n’avais pas osé
poser la question. À l’aube, j’ai repensé au bébé que
je n’avais pas gardé et songé qu’il ne resterait rien de
Tom quand il serait mort.
En fin de matinée, j’ai téléphoné à Juliette pour
lui demander de réunir quelques amis chez elle le
soir même.
– Que se passe-t-il, Mélanie ? Il y a un problème ?
– Non, tout va bien, j’ai juste besoin de me
changer les idées. Tu veux bien organiser ça ?
– Oui, bien sûr. Qui voulez-vous que j’invite ?
J’ai omis sciemment de la prévenir que Tom ne
serait pas des nôtres. Je lui ai donné une liste des

269
proches et j’ai raccroché avant d’éclater en sanglots.
Je ne pouvais pas me laisser aller, je n’en avais pas le
droit. Seul Tom comptait. Rien ne devait parasiter
son bien-être.

270
43

Jérôme et Juliette ont été surpris de me voir


arriver seule.
– Tom était trop crevé. Mais il vous embrasse.
Je préférais attendre un peu avant de leur
annoncer le pire. J’étais heureuse de revoir tous nos
amis, tous ceux avec lesquels nous avions partagé
quelques-uns des meilleurs moments de notre vie.
Paco, Sophie, William, Véronique, David — pas un ne
manquait à l’appel. Comme au bon vieux temps.
Après avoir trinqué à Tom, Jérôme nous a
raconté leur première rencontre, lors d’un tournoi de
tennis.
– Il était pas mauvais, ce con, mais incapable de se
maîtriser. Il n’a pas arrêté de gueuler pendant tout le
match et à la fin, il a carrément fracassé sa raquette
sur le sol. J’avoue que sur le moment, je me suis
demandé qui était ce gros taré. Et puis, on a bu un
coup ensemble et je suis tombé sous le charme.

271
– Moi aussi, je suis tombée sous le charme, a
enchaîné Juliette. Non seulement sympa, mais super
beau, en plus ! Et toi Paco, tu l’as connu comment ?
– On s’est croisé dans un bar. Quand il a su que
j’étais portugais, il m’a tout de suite proposé de
bosser avec lui. Non, je déconne ! À l’époque, il faisait
des travaux au black pour arrondir ses fins de mois et
comme j’étais au chômage, je lui ai demandé s’il avait
pas besoin d’un coup de main. On s’est tué à la tâche
tous les deux, mais on s’est quand même bien éclaté.
C’est grâce à ça qu’il a pu se payer sa Golf TDI. Le
pauvre, il l’aura pas gardée longtemps.
- Pourquoi ? lui a demandé Sophie.
– C’est vrai que t’as pas connu cette époque, ma
puce. Raconte-lui William ce qui s’est passé avec sa
Golf. T’étais bien avec lui, non ?
– Ouais. Un sale souvenir. Il avait sa voiture
depuis quinze jours et il m’a proposé qu’on parte en
virée aux Sables-d’Olonne, histoire de voir ce que la
caisse avait dans le ventre. Je peux vous dire qu’elle
en avait. Bref, on arrive sur place, on s’arrête dans un
bar et quand on revient, plus de bagnole. On a passé

272
une bonne partie de la nuit chez les flics et au petit
matin, ils nous ont appelés pour nous prévenir qu’ils
avaient retrouvé la voiture au fond d’un étang. On y
est allé et je vous jure qu’en voyant sa Golf toute
neuve, enfoncée dans la vase, Tom était à deux doigts
de chialer.
Un silence a suivi.
– À ton tour Véro.
– Moi, c’est comme Paco, je l’ai croisé dans un bar.
Mais il ne m’a pas proposé un job. Je venais de me
faire larguer et il a passé la soirée à me consoler.
- Il t’a surtout draguée, oui ! a lancé Paco.
– Pas du tout et c’est ça que j’ai apprécié
justement, qu’il soit pas un gros lourd. C’est précieux
d’avoir un ami comme lui.
Encore un silence, cette fois rompu par David.
– Je suis d’accord avec elle. Tom est un mec sur
qui on peut compter.
– Tu l’as rencontré où, toi ?
– À Saint-Tropez, dans un camping. En fait, on se
connaissait de vue pour s’être souvent croisé à l’Etna,
mais on s’était jamais vraiment parlé. C’était il y a, je

273
dirais six ans à peu près. Je bossais comme serveur
au bar d’un camping pour la saison, quand j’ai vu
Tom se pointer. C’était marrant de se croiser là et on
s’est donné rencard pour le soir, dans un Chinois.
Après le resto, on s’est fait la tournée des bars. La
murge qu’on s’est prise cette nuit-là !
– Ça m’étonne de vous, a fait William.
Tout le monde a éclaté de rire, sauf moi. On en
était aux souvenirs, comme si Tom n’était déjà plus
là.
– Vous pouvez rigoler, mais cette murge-là, c’est
celle qui a scellé notre amitié. Ça s’oublie pas.
– Et bien, il ne reste plus que toi, Mélanie, a dit
Juliette.
– Moi ? Vous étiez tous là quand j’ai rencontré
Tom à l’Etna. Je ne vois pas ce que je pourrais dire de
plus.
– Ce qui t’a plu chez lui, par exemple.
– Sa façon de plisser les yeux, je pense. De danser
aussi. Et puis, tout le reste. Il va mourir.
Le silence qui a suivi a duré plus longtemps que
les précédents et il était plus pesant.

274
– Dans une semaine, un mois, deux mois, je ne
sais pas quand, mais Tom va mourir. C’est fini, tout
est fini. Je me suis menti, je vous ai menti, j’ai menti
à Tom. Je suis désolée.
Sans dire un mot, Jérôme s’est levé et m’a prise
dans ses bras. – Tu peux compter sur nous, Mel.
C’est là que j’ai compris qu’ils savaient tous
depuis longtemps que Tom était foutu. Ils l’avaient su
bien avant moi.
– Pourquoi personne ne m’a rien dit ?
– On a tous essayé, mais tu ne voulais rien voir,
rien entendre, Mel.
Rien voir, rien entendre. Était-ce possible ? Un
tel déni était-il réellement possible ? À quel moment
le mécanisme s’était-il mis en place ?
– Jérôme, comment ai-je pu me voiler la face à ce
point ?
– Peut-être parce que la vérité était trop
insupportable.
Oui, probablement. Mais il restait une question :
est-ce que mon aveuglement avait condamné Tom ?

275
Celle-ci, je savais que jamais je ne pourrais la poser.
L’instinct de survie, sans doute.

276
44

Le 5 septembre, Tom a été admis dans le service


de médecine générale des Capucins et j’ai obtenu
l’autorisation de m’installer avec lui dans la chambre.
La plupart des patients qui séjournaient là était des
vieillards malades que les infirmières traitaient avec
peu d’égards. On se serait cru dans un mouroir.
À notre arrivée, Tom était le plus pimpant de
tous, mais il a rapidement décliné. Chaque jour, la
paralysie gagnait du terrain, il devenait de moins en
moins mobile. D’abord, il a perdu l’usage de ses bras.
Il parvenait encore à plier le droit, mais il ne pouvait
plus le soulever. Puis, ses jambes ont été atteintes.
Du jour au lendemain, il n’a plus été capable de se
lever et l’aide — soignante a décrété que la toilette
serait faite au lit. Pour Tom, c’était une sanction.
– Vous ne pouvez pas le priver de ça !
– Il est trop lourd, c’est trop compliqué.

277
– Pourquoi ne pas utiliser le fauteuil qui est dans
la salle de bain ? Il sert bien à ça, non ?
– Oui, mais personne ne sait l’utiliser.
J’étais consternée.
Quand j’ai raconté ça à Nadine, elle m’a proposé
son aide. Durant ses études de kiné, elle avait appris
à déplacer un patient alité à l’aide d’une sangle.
– À nous deux, on peut le faire sans problème.
– Et sous la douche, on fait comment ?
– On l’assied sur une chaise.
Je suis allée réclamer une sangle et Nadine et
moi avons transporté Tom jusqu’à la salle de bain où
nous l’avons installé sur une chaise en plastique. Je
l’ai savonné et arrosé longuement avec le pommeau
de douche. Il ronronnait de plaisir. Puis, je l’ai séché
et nous l’avons ramené dans son lit. L’enfance de
l’art.
Après ça, j’ai décidé de tout mettre en œuvre
pour assurer à Tom un bien-être maximum. Chaque
petit plaisir comptait, aussi infime soit-il. La gaieté
est devenue le mot d’ordre. Je me fichais qu’elle soit
forcée, artificielle ou fallacieuse. Je préférais nager

278
dans le mensonge plutôt que dans le drame. Une fin
de vie légère, autant se faire que peut. Je devais bien
ça à Tom.
J’ai décrété la fin du régime sans sel.
– Dis-moi ce qui te ferait plaisir et tu l’auras, Tom.
– Je mangerais bien un Couscous.
J’ai appelé notre copain qui tenait un restaurant
marocain et soir même, Addi débarquait dans la
chambre avec un Couscous royal préparé par sa
femme. Tom a très peu mangé, mais il était heureux.
Le lendemain, il m’a demandé des M & M’s et je
suis immédiatement allée en acheter un stock. Les
premiers jours, je lui glissais moi-même les bonbons
dans la bouche chaque fois qu’il m’en réclamait, mais
il a rapidement trouvé un moyen pour se passer de
mon aide. Tom coinçait le bonbon entre son pouce et
son index et d’une pichenette avec son pouce, il
envoyait le bonbon vers sa bouche. À force
d’entraînement, il est devenu très habile, et rares
étaient les fois où il loupait son coup. J’étais fascinée.
Comme promis, nos amis étaient très présents.
Juliette était la plus assidue de tous. Elle passait

279
chaque jour avec un présent pour Tom. « Ah, ma
chérie préférée ! » s’exclamait-il quand elle
apparaissait. Pour rien au monde je ne l’aurais avoué,
mais j’étais jalouse. Jalouse qu’il en aime une autre
que moi, qu’il sourie à une autre que moi, qu’il
accorde une telle importance à une autre que moi. Il
était mon Tom et c’était moi sa chérie, sa préférée.
Je ne quittais presque pas la chambre, seulement
pour aller fumer. De temps en temps, je téléphonais à
Jean pour lui parler de Tom. Il m’écoutait
patiemment et lorsqu’il me demandait quand nous
pourrions nous voir, j’éludais. Il a fini par me
proposer de venir.
– Je dors à l’hôpital, Jean.
– Tu peux peut-être sécher une nuit.
– Je ne sais pas.
– Réfléchis et dis-moi.
Je me sentais prise au piège. Si je refusais de voir
Jean, je prenais le risque de le perdre et si j’acceptais,
Tom en pâtirait. Un cas de conscience. Le temps de
remonter à la chambre, j’avais trouvé la solution. Il
suffisait que quelqu’un me remplace une nuit.

280
Le père de Tom s’est proposé.
– Vous êtes sûr, Marcel ? Le lit n’est pas très
confortable.
– Ça ne me dérange pas et puis, ça me fait plaisir
de passer un peu de temps avec mon fils. Quel soir
voulez-vous que je vienne ?
– Samedi, ce serait possible pour vous ?
– C’est très bien samedi. Comme ça, vous pourrez
vous reposer un peu, vous l’avez bien mérité, ma
petite Mélanie.
Je me sentais gênée de lui mentir, mais la
perspective d’une soirée hors de l’hôpital
m’enchantait. Tom avait un sommeil de plus en plus
agité qui me privait du mien. J’étais fatiguée et à bout
de nerfs. La nuit précédente, je l’avais même
engueulé de m’avoir réveillée.
– Tom, je n’en peux plus, il est quatre heures du
mat, il faut que tu dormes, merde !
– Je peux pas, j’arrive pas à m’endormir, j’ai peur.
– Tu as peur de quoi ?
– Je sais pas.
– Arrête tes conneries et dors !

281
Je m’en voulais de mon impatience, mais je ne
pouvais plus supporter ces nuits hachurées. J’avais
besoin d’un répit.

282
45

Le samedi, Jean est arrivé en fin de journée.


Après un rapide dîner avec mes parents, nous nous
sommes éclipsés. Cette nuit-là, nous avons dormi
dans mon ancienne chambre, fait l’amour dans mon
ancien lit et le lendemain, il est reparti à l’aube. J’ai
passé la matinée dans mon lit à réfléchir. Je ne savais
pas si j’aimais Jean ou s’il était une béquille sur
laquelle m’appuyer pour tenir le coup. Il me plaisait
et chaque fois que nous nous voyions, je me sentais
bien, détendue et sereine. Mais pouvais-je qualifier
cela d’amour ? À chacune ne nos rencontres je
m’étais promis qu’elle serait la dernière, je n’avais
jamais tenu mes promesses. Jean permettait de me
garder en équilibre. Qu’en serait-il lorsque Tom ne
serait plus là ?

283
Je n’ai éprouvé aucune culpabilité face à lui. Il
m’avait demandé d’être là quand il en aurait besoin,
j’étais là. Le reste n’existait pas.
– La nuit s’est bien passée, Marcel ?
– Tom a mal dormi, il m’a parlé de sa mort.
Je n’ai rien répondu. Évoquez la mort de Tom, je
ne pouvais pas. C’était au-dessus de mes forces. Je
savais que cela allait arriver pourtant, au fond de
moi, je gardais un espoir. Après tout, d’autres
miracles s’étaient produits en ce bas monde,
pourquoi pas ici, maintenant.
Quelques heures plus tard, ma mère est passée
me proposer de déjeuner avec elle.
– Je ne peux pas laisser Tom, maman.
– Tu exagères, il y a du personnel pour s’occuper
de lui. Tom, tu crois que je peux te la voler une
heure ?
– Ben oui. Vas-y, mon cœur.
– Bon, d’accord, mais pas plus d’une heure alors.
Nous sommes allées dans une pizzeria à côté de
l’hôpital. Pendant tout le déjeuner, je n’ai pas cessé

284
de regarder ma montre et lorsque le serveur nous a
proposé des cafés, j’ai demandé l’addition.
– Que veux-tu qu’il lui arrive, ma chérie ?
– Je ne sais pas, mais je préfère y retourner. On y
va ?
En entrant dans l’hôpital, j’avais un mauvais
pressentiment. Pour aller plus vite, j’ai pris les
escaliers, grimpé les marches deux à deux et couru
jusqu’à la chambre où j’ai découvert Tom qui
balançait son corps d’un côté et de l’autre du lit
contre les barrières de sécurité.
– Je me suis pissé dessus, Mel !
Avant de partir, j’avais pris soin de lui mettre la
sonnette dans la main pour qu’il puisse appeler en
cas de besoin et j’étais furieuse que personne ne lui
soit venu en aide.
– Aucune n’a répondu à ton appel ?
– J’ai pas pu sonner, j’avais pas assez de force
pour appuyer sur le bouton. Putain, je me suis pissé
dessus ! J’ai rien pu faire !
– Je n’aurais pas dû te laisser, c’est de ma faute.
Pardon, mon amour.

285
– J’en peux plus, Mel.
– Je sais. Je vais te mettre un autre pyjama.
– Je suis plus bon à rien.
– Bien sûr que non.
– Je veux pas mourir.
– Ne dis pas de conneries. Tu ne vas pas mourir,
Tom. Et tu sais pourquoi ?
– Non.
– Parce que je suis contre, patate !
Ma pirouette l’a fait sourire.
Tom et moi avons passé le reste de la journée à
mettre au point un système qui lui permettrait de
prévenir en cas de besoin. Après nombre de
tentatives, nous avons fini par trouver un moyen
opérationnel. L’idée était simple : scotcher la moitié
d’un bouchon en liège sur le bouton de la sonnette
pour donner un effet de levier qui comblait la force
manquante. Ça fonctionnait, à condition que le doigt
ne dévie pas du bouchon. Pas l’invention du siècle,
mais mieux que rien.
Lorsque Juliette est arrivée, nous nous sommes
empressés de lui montrer notre trouvaille.

286
– Bravo, les amis. Ça, c’est de la haute technologie.
Sa remarque a déclenché un de fou rire comme
nous n’en avions pas eu depuis longtemps. J’en
pleurais.

287
46

Mi-septembre, les jambes de Tom étaient


devenues très maigres. Chaque jour, je les massais
avec une huile offerte par Nadine et je le changeais
régulièrement de position pour éviter les escarres. À
la moindre plainte, j’allais réclamer un cachet. Je ne
voulais pas qu’il souffre. C’était une obsession.
– Non, il en a déjà eu un ce matin, je ne peux pas
vous en donner un autre maintenant, m’a dit un jour
l’infirmière.
– S’il vous plaît, il a vraiment mal.
– Non, pas question. À ce rythme, vous allez le
rendre dépendant à la Codéine.
– Il va mourir putain ! Qu’est-ce qu’on en a à
foutre qu’il soit dépendant à la Codéine, merde !
La fille m’a tendu un tube sans rien ajouter.
Les parents de Tom nous rendaient visite tous
les après-midi. Tom traitait durement sa mère.
Josette était son défouloir.

288
– Tu es injuste avec elle, Tom. Elle ne mérite pas
ça.
– Elle me fait chier.
– Elle fait tout ce qu’elle peut pour te faire plaisir.
En partant, elle était au bord des larmes.
– Ah bon ?
– Il faut vraiment que tu fasses un effort pour être
plus gentil avec elle. C’est important.
– Pourquoi c’est important ? Parce que je vais
crever ?
– Non, Tom, juste parce qu’elle est ta mère. Je vais
aller fumer une clope.
– Arrête, tu fais ça à chaque fois.
– Quoi ?
– Je vais mourir, Mel.
– Ne dis pas ça.
– Écoute-moi, s’il te plaît. Tu es ma femme, je
t’aime plus que tout et je m’inquiète.
– Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, je vais très
bien.
– Tu dois te préparer à ça.

289
La gorge nouée, je me suis assise au bord du lit et
j’ai pris sa main inerte dans la mienne.
– Je ne peux pas, Tom. Je suis désolée, mais je ne
peux pas.
– Mon petit soldat.
J’ai éclaté en sanglots. J’avais honte d’être si
faible. Tom n’a pas tenté de me consoler, il m’a
laissée pleurer tout mon soûl et quand les larmes se
sont taries, juste déclaré : « C’est bien, Mel,
maintenant, toi et moi, on est sur la même longueur
d’onde. »
Il y a eu cette nuit merveilleuse où Tom m’a
réveillée en parlant dans son sommeil. « Il faut que je
rattrape le pistolet », répétait-il. À moitié endormie,
je l’écoutais d’une oreille en priant pour qu’il se taise.
– De quel pistolet parles-tu ?
– Mais celui qui tue tout le monde !
Sa réponse m’a prise de court et j’ai cru un
instant qu’il était réveillé. Mais en me penchant au-
dessus de lui, j’ai constaté qu’il dormait. Il dormait et
moi, j’étais entrée dans son rêve.
– Un pistolet qui tue tout le monde ?

290
– Tout le monde ! Je dois le récupérer !
– Où est-il ce pistolet, Tom ?
– Dans le ciel.
– Ah bon ? Tu dois aller au ciel alors ?
– Oui. Tu veux m’accompagner ?
– Oui, j’aimerais bien.
– Approche-toi alors, vire cette barrière.
J’ai obéi. J’ai baissé la barrière de sécurité et me
suis installée près de lui.
– Encore plus près, Mel.
Je me suis serrée tout contre lui.
– Tu es prête ?
– Oui.
– Alors on y va. Un, deux, trois, c’est parti !
Après ça, je n’ai plus prononcé une parole ni fait
le moindre geste par crainte de rompre la magie. Je
ne voyais pas ce qu’il voyait, ni ne sentais ce qu’il
sentait, mais pendant les longues minutes qu’a duré
notre voyage imaginaire, j’y ai cru. Cette nuit-là, j’ai
volé avec Tom.
Au réveil, il n’avait aucun souvenir, mais moi, je
savais que je n’oublierais pas.

291
47

L’après-midi, Josette est venue seule et j’ai


profité de sa présence pour sortir fumer une
cigarette. Quand je suis remontée, Tom dormait. Ses
ronflements bruyants m’ont tout de suite alertée.
– Tout va bien, Josette ?
– Oui, il dort.
Ses mains avaient une drôle de couleur, elles
étaient bleutées.
– Vous avez vu ses mains ?
– Non, qu’est-ce qu’elles ont ?
– Josette, elles sont glaciales !
Je me suis précipitée sur la sonnette. Quand
l’infirmière est entrée dans la chambre, j’étais
paniquée.
– Il y a un problème ! Regardez ses mains, elles
sont gelées !
– C’est vrai qu’il a pas l’air bien.

292
– Qu’est-ce qu’il faut faire ? Faites quelque chose !
Ses gestes me paraissaient trop lents, j’aurais
voulu la brusquer, mais j’ai pris sur moi et l’ai laissée
faire sans intervenir.
- Merde ! s’est-elle exclamée.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je vais chercher le médecin !
Le médecin est arrivé en quelques secondes,
l’infirmière sur ses talons. Elle nous a ordonné de
quitter la chambre.
Dans le couloir, Josette a pris ma main dans la
sienne et l’a serrée très fort ? Quelques minutes plus
tard, le médecin est venu nous annoncer que Tom
avait failli mourir asphyxié. J’ai songé que si je
n’étais pas remontée à temps, il serait mort, sa mère
en train de tricoter à ses côtés.
– Pouvons-nous retourner dans la chambre ?
– J’aimerais d’abord vous parler.
Son ton n’avait rien de rassurant.
– Je crois que je vais y aller, m’a dit Josette. Vous
nous direz.

293
Elle se défilait et je comprenais. Il s’agissait de
son fils, « la prunelle de ses yeux », comme elle disait.
Josette ne pouvait pas affronter cela. C’était à moi de
m’en charger.
Le médecin m’a proposé de le suivre dans son
bureau. J’ai hoché la tête et lui ai emboîté le pas en
prenant soin de me tenir à distance. Je n’en menais
pas large et si j’avais pu, moi aussi je me serais
sauvée. Quand il s’est assis face à moi, je n’ai pas osé
le regarder. Je me sentais comme une condamnée
avant son exécution. J’avais peur, je n’avais jamais eu
autant peur qu’en cet instant. Cette peur était
redoutable, elle me paralysait.
– Tom est dans le coma.
Ses paroles m’ont sortie de ma torpeur.
– Dans le coma.
– Oui. On lui a placé des tuyaux d’oxygène pour
faire remonter le taux qui avait dangereusement
chuté.
– Il va en sortir quand ?
– Il ne se réveillera pas, plus maintenant.

294
Voilà, c’était dit, Tom était dans le coma et n’en
reviendrait pas. Je ne parvenais pas à y croire, ça ne
pouvait pas être réel.
– Est-ce qu’il souffre ?
– Je ne pense pas.
– Mais vous n’êtes pas sûr.
– Non.
– Donnez-lui de la morphine.
– Je ne crois pas que ce soit nécessaire.
– Au cas où. S’il vous plaît.
– Très bien.
– Il lui reste combien de temps ?
– C’est difficile à dire. Quelques heures, quelques
jours, je ne sais pas précisément.
Il ne savait pas s’il souffrait, il ne savait pas
combien de temps le coma durerait, il ne savait rien.
Je ne devais pas lui en vouloir, ce type faisait sans
doute du mieux qu’il pouvait, pourtant, je lui en
voulais. Je lui en voulais à lui et à tous les médecins
dont j’avais croisé la route depuis le début de ce
cauchemar. Pas un n’avait été à la hauteur. Tous
m’avaient menti. À cause d’eux, Tom allait crever

295
comme un chien dans ce mouroir. Je ne leur
pardonnerais jamais.
– Je suis désolé, Mademoiselle.
– C’est un peu tard pour être désolé, non ?
Il a eu l’air gêné et je suis sortie de son bureau
sans le saluer. Ma peur s’était évaporée. Je me
sentais forte, prête à tout affronter. J’ai téléphoné
aux parents de Tom pour leur annoncer que leur fils
était dans le coma.
– Alors c’est la fin, m’a dit Marcel.
– Oui.
– On viendra demain. Embrassez-le pour nous.
– Et s’il se passe quelque chose d’ici demain ?
– Ne nous téléphonez pas en pleine nuit. Attendez
demain.
J’ai prévenu ma mère qui m’a proposé de venir.
– Non, maman. J’ai envie d’être seule avec lui.
– Tu ne peux pas affronter ça sans moi, ma chérie.
Hors de question que tu restes seule.
– Arrête de me traiter comme une petite fille, s’il
te plaît. J’ai besoin de ce moment avec lui. C’est
important pour moi.

296
– Je ne te reconnais pas, Mela. Je m’inquiète pour
toi, tu sais. Ces derniers temps, j’ai l’impression que
tu me fuis. J’ai fait quelque chose qui t’a blessée ?
– Non, absolument pas. J’ai grandi, je suppose. Il
faut que je te laisse maman, je vais retourner auprès
de Tom. Tu pourras passer demain si tu veux le voir.

297
48

Dans la chambre, je me suis allongé près de lui.


Son corps était chaud.
– Je t’aime, mon amour, je suis là, n’aie pas
peur.
Il n’a pas réagi à mes paroles, mais je voulais
croire qu’il m’entendait. J’ai continué à lui parler
dans le creux de l’oreille. De nous, de tout ce que
nous ferions dès qu’il serait réveillé, dès qu’il serait
guéri. Je continuais à lui mentir parce que je savais
combien il avait peur de mourir. Une peur panique
qui l’avait tenu éveillé des nuits entières. Tom ne
voulait pas mourir. Il voulait vivre, coûte que coûte.
Les bras et les jambes paralysés, cloué sur un lit sans
plus pouvoir ne rien faire, il voulait vivre quand
même. Sa mort ne serait pas une délivrance, il n’y
était pas préparé, il ne l’attendait pas sereinement.
Ceux qui envisageaient sa fin comme une libération

298
se trompaient. Plus d’un m’avait servi ce discours
conformiste en s’imaginant m’apaiser. « Tu sais,
Mélanie, vu son état, le mieux pour lui serait de
partir. ». Chaque fois, j’avais gardé le silence, mais
intérieurement, je bouillais de rage. Ce genre d’idée
appartenait au monde des vivants bien portants.
J’aurais voulu les voir face à leur propre mort tous
ces cons. Tom avait trente-trois ans, merde ! Même
dans son état pitoyable, je ne pouvais pas me réjouir
qu’il meure. Sa mort était inacceptable, injuste,
dégueulasse.
– Tu sais quoi, mon amour ? Dès que tu sors d’ici,
je t’emmène au bord de la mer.
J’ai cru qu’il avait bougé et je me suis redressée.
Son visage était impassible, j’avais dû rêver. J’ai
approché mon nez de sa bouche entrouverte pour
respirer son haleine. Elle sentait le nourrisson.
– Dors, mon amour.
L’infirmière de nuit est venue nous saluer à vingt
heures.
– Il est dans le coma, lui ai-je dit.
– Oui, je suis au courant.

299
– Vous pensez qu’il va tenir longtemps ?
Elle a effleuré le front de Tom et caressé son
bras.
– À mon avis, c’est pour cette nuit.
Je me suis étendue près de lui et j’ai posé ma
main sur son cœur. Je ne pouvais pas croire que
bientôt, il s’arrêterait de battre.
– S’il meurt cette nuit, ça fera pile neuf mois
depuis sa crise d’épilepsie. Ça ne peut pas être le
hasard.
Elle a pris ma main sans dire un mot.
Vers une heure, elle est repassée et m’a proposé
d’aller fumer une cigarette avec elle.
– Je veux bien si quelqu’un peut rester près de lui.
– Je vais demander à ma collègue.
J’ai embrassé Tom sur les lèvres en lui
promettant de revenir vite.
À mon retour, l’infirmière était dans le couloir.
– Vous étiez censée rester auprès de Tom.
– Mélanie, c’est fini. Je suis désolée
– Non, il n’a pas pu me faire ça. Vous devez vous
tromper.

300
– Il est mort.
Je n’ai rien éprouvé, ni chagrin, ni douleur, rien.
Je me sentais vide.
– Je peux le voir ?
– Bien sûr.
D’abord, je n’ai noté aucune différence. Tom
était étendu sur le lit, exactement dans la même
position qu’avant mon départ. Je me suis assise près
de lui et j’ai posé ma main sur son bras. Sa peau était
chaude et souple. Il n’avait pas l’air tellement mort,
jusqu’à ce que je prenne conscience du silence qui
émanait de lui, il ne respirait plus.
– Tu aurais dû m’attendre, Tom. Pourquoi est-ce
que tu ne m’as pas attendue ?
Par l’entrebâillement de la porte, l’infirmière m’a
prévenue qu’elle devait le préparer. Avant de me
lever, j’ai soulevé une des paupières de Tom. L’orbite
m’a semblé vide. J’ai rabattu sa paupière et suis
sortie de la chambre. Je me suis assise par terre dans
le couloir et j’ai glissé mes mains sous mes fesses
pour les empêcher de trembler. Je voulais oublier ce
que je venais de voir. Ce que je croyais avoir vu.

301
C’était une illusion, je le savais. Les yeux de Tom
n’avaient pas disparu. Je me souvenais de cette façon
particulière qu’il avait de les plisser. Il utilisait ce truc
pour charmer les filles. Tom était un grand
charmeur, mais c’est moi qu’il aimait. J’étais sa
princesse, il le disait souvent.
Une princesse dont le prince charmant avait
foutu le camp.

302
EPILOGUE

Le 27 septembre 1996 est la dernière date dont je


me souvienne. Depuis ce jour, j’ai perdu la mémoire
des dates.
Ce matin-là, je me suis éveillée aux côtés de Tom.
Dans la nuit, deux types de l’hôpital l’avaient déposé
sur notre lit et extrait de son sac à cadavre qu’ils
avaient pris soin de plier comme on replie un drap.
Après leur départ, je m’étais étendue près de Tom et
endormie contre lui. À mon réveil, au contact de sa
peau glaciale et dure comme la pierre, j’ai sauté hors
du lit pour aller me réfugier dans l’angle de la pièce.
Dos au mur, je ne pouvais pas détacher mon regard
de sa paupière entrouverte qui lui donnait un air de
mort vivant. Tom me terrifiait et j’avais honte de
cette terreur qu’il m’inspirait.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée
ainsi à l’observer. Longtemps, je crois. Le corps
tendu, je guettais le moindre soulèvement de sa

303
poitrine, le plus petit tressaillement de narine, un
imperceptible frisson à la surface de sa peau,
n’importe quel signe de résurrection. Rien de tel ne
s’est produit et je me suis relâchée. Tom ne se
réveillerait pas. Je me suis alors approchée du lit et
j’ai caressé son visage. La peur m’avait désertée, il ne
restait que la tristesse, une infinie tristesse. Le
téléphone a sonné, je n’ai pas décroché. Quelques
minutes plus tard, il a sonné encore. Pour ne plus
l’entendre, j’ai glissé le disque de Téléphone dans le
lecteur et programmé « Cendrillon » en poussant le
volume au maximum. Je suis retournée me lover
contre Tom. J’étais entre chien et loup, ce moment
où il ne fait ni jour ni nuit. La bulle ne tarderait pas à
éclater, je le sentais. J’attendais cet instant, sans le
désirer ni le redouter. La tête posée sur le torse de
Tom, bercée par notre chanson, j’ai repensé à ce jour
où il s’était garé sur la bande d’arrêt d’urgence de
l’autoroute et avait enjambé la rambarde de sécurité
pour aller me cueillir des coquelicots sur le talus. Le
temps qu’il revienne jusqu’à la voiture, les pétales
s’étaient tous envolés. Tom avait éclaté de rire en me

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tendant son bouquet rabougri. « Désolé, il ne reste
que les cœurs, mon cœur ».
« Notre père qui êtes si vieux, as-tu
vraiment fait de ton mieux ? Car sur la terre
et dans les cieux, tes anges n’aiment pas
devenir vieux. »

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