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Révèle-moi ! - volume 1
Vous y croyez, vous, aux prédictions des voyantes ? Un jour, lors d’un été en Angleterre, l’une d’elles m’a
annoncé que j’allais bientôt rencontrer l’homme de ma vie, un certain P. C. Le lendemain, je faisais la
connaissance du flamboyant comte Percival Spencer Cavendish, et, le soir même, lors d’un bal, il
m’invitait à danser. Un vrai conte de fées… sauf que j’étais une gamine rondelette et timide, couverte de
boutons de varicelle ! J’avais 11 ans et « Percy le Magnifique » en avait 20. Il n’empêche que je suis
immédiatement tombée amoureuse de lui.
Le temps a passé et je n’ai jamais revu le magnétique lord anglais au regard si captivant, mais son
souvenir m’a longtemps hantée. Aujourd’hui, me voilà de retour en Angleterre. Je ne suis plus la petite
fille impressionnable d’autrefois, je suis une adulte ! Alors pourquoi, rien qu’à l’idée de recroiser le
beau Percival, mon cœur ne peut-il s’empêcher de battre la chamade ?

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Juste toi et moi


Fraîchement sortie de l’école des beaux-arts de Miami, Alice Brighton décroche un contrat pour peindre
une fresque dans la très select clinique du docteur Noah Law, un éminent chirurgien esthétique. Contre
toute attente, Alice découvre que le célèbre praticien possède un regard envoûtant et un charme
magnétique… ainsi qu'un tempérament glacial. Mais la jeune artiste peintre va bientôt découvrir que
parfois le feu brûle sous la glace…

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Étreinte
Il y a des gens à qui tout sourit et d’autres qui ont le chic pour se mettre dans des situations compliquées.
J’ai beau mener une existence bien ordonnée, me réveiller deux heures avant le départ, traverser dans les
clous et suivre les recettes de cuisine à la lettre, il semblerait que j’appartienne à cette catégorie de
personnes dont la vie est toujours chamboulée par des imprévus.
Voici mon histoire. Celle de ma rencontre avec Roman Parker, le multimilliardaire le plus sexy de la
planète… et aussi le plus mystérieux ! La mission que je me suis donnée : découvrir l’homme derrière le
milliardaire. Mais peut-on enquêter le jour sur le passé d’un homme quand celui-ci vous fait vivre les
nuits les plus torrides de votre existence ?

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Beautiful Paradise
Solveig s'apprête à vivre un nouveau départ, direction les Bahamas, l'île de Cat Island, où son
excentrique tante possède des chambres d'hôtes. Soleil, plage de sable fin et palmiers, c’est dans ce cadre
paradisiaque que Solveig rencontre le multimilliardaire William Burton, et le coup de foudre est
immédiat ! Un univers merveilleux s'offre alors à la jeune Parisienne. Seule ombre au tableau, le
mystérieux jeune homme cache quelque chose, son passé est trouble. Entre un irrépressible désir et un
impalpable danger, la jeune fille acceptera-t-elle de suivre le beau William ? A-t-elle seulement le choix
?
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Adore-moi !
« Personne ne viendra nous déranger. Rien que toi et moi. Tu ne sais rien de moi, Anna, mais j'ai compris
qu’il fallait que je te dise qui je suis et quelle est ma vie, si je veux avoir une chance de rentrer dans la
tienne. »
Juste avant de quitter la France pour commencer une nouvelle vie à New York, Anna Claudel, 25 ans, fait
la connaissance de Dayton Reeves, le guitariste d'un groupe de rock. Attraction animale, attirance
magnétique… les deux jeunes gens se retrouvent bien vite entraînés dans une spirale de sentiments et
d'émotions. Quand Anna réalise qu'elle ne sait finalement pas grand-chose de Dayton, intriguée par son
train de vie luxueux, ses mystérieuses absences et ses silences inexpliqués, il est déjà trop tard… Et si
Dayton n'était pas celui qu'il prétendait être ?
Laissez vous entraîner dans la nouvelle série de Lisa Swann, auteure de Possédée, qui a déjà conquis des
milliers de lecteurs !

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Lucy K. Jones
ENVOÛTE-MOI
Vol.1
1. Un parfum de vanille

– Avez-vous choisi, monsieur ?

C’est la seconde fois que je lui pose la question, mais il ne semble pas m’entendre. Il m’a vue. Il me
fixe même, à tel point que cela devient gênant. L’homme est assis seul à sa table depuis une dizaine de
minutes. Il fait chaud dans le restaurant. Pourtant, il n’a ôté ni sa veste en velours ni son chapeau, une
sorte de bonnet qui lui recouvre presque entièrement le front. Ses yeux verts n’en sont que plus présents.

Est-ce un effet de mon imagination ? On dirait qu’il guette quelque chose…

– Eleanor ? Laisse donc Monsieur réfléchir encore un instant.

Je remercie intérieurement Pat, mon patron, pour cette diversion. L’homme le regarde sans
comprendre, comme si on le tirait d’un rêve. Pat me fait signe d’approcher.

– Tout va bien, Eleanor ?


– Oui, merci… Un client indécis.
– Il est surtout bizarre. Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ? lâche-t-il à voix basse en détaillant
l’homme replongé dans la contemplation du menu.
– Ne le juge pas ! m’emporté-je. Un client est un client !
– Je veux maintenir le niveau de la clientèle. Je vais en parler au portier. Il n’aurait pas dû le laisser
entrer.
– C’est de la discrimination ! m’écrié-je, outrée.

Au fond de la salle, une cliente lève les yeux vers nous. Pat lui sourit instantanément pour la rassurer,
mais je lis dans ses yeux que j’ai parlé un peu fort.

– Tout de suite, les grands mots !

Éternelle discussion entre nous : il suffit souvent d’un rien pour que je m’enflamme. L’injustice sous
toutes ses formes me rend malade. Il me dit souvent que je dois prendre les choses moins à cœur, mais je
n’y arrive pas ! Je travaille au restaurant depuis trois ans et je lui en ai fait voir de toutes les couleurs dès
mon arrivée : le deuxième jour, après le service, je suis allée apporter à manger à un sans-abri qui s’était
installé en face du restaurant. Pat s’est énervé. Il a menacé de me virer si je recommençais. Le ton est
monté. J’ai tenu bon. Mon entêtement a porté ses fruits : Pat est intervenu pour qu’une soupe populaire
ouvre à proximité. Je me souviens encore de ce qu’il m’a dit ce jour-là : « Être passionnée à 20 ans, c’est
normal. Mais il va falloir que ça se calme ! » Trois ans plus tard, rien n’a changé… Je suis sans doute
encore plus motivée qu’à l’époque !

Pat lève les mains en signe d’apaisement : avec sa légère bedaine et son sourire de bon père de
famille, il est à la fois touchant et agaçant.

– Quand vas-tu t’assouplir un peu, Eleanor ? me demande-t-il en souriant.


– Je dis juste qu’il ne faut pas tirer de conclusions sur l’apparence, maugréé-je, en me rappelant qu’il
y a un instant, je n’étais pas très à l’aise en présence de cet homme.
– C’est pourtant indispensable dans notre métier. Regarde autour de toi : notre établissement a un
certain standing, c’est ce que recherchent nos clients. Si nous nous mettons à accepter n’importe qui,
bientôt, il n’y aura plus personne à recevoir !

Même si je ne suis pas d’accord avec lui, je sais qu’il a raison, au moins en partie. La cuisine est très
bonne, mais nos clients viennent surtout pour le cadre cosy et atypique : en plein cœur de New York, on
n’imagine pas déjeuner dans une salle aux poutres apparentes, avec des murs en briques patinées par le
temps, confortablement installé dans un fauteuil club en cuir. Un charme un peu désuet, qui fait fureur chez
les hipsters et a valu au restaurant plusieurs articles élogieux dans la presse. Pat peut effectivement se
permettre de choisir sa clientèle.

Je tente un dernier argument :

– Il n’y a presque personne pour l’instant !


– Justement, si tu allais prendre sa commande ? Il a sans doute appris la carte par cœur. Et plus vite il
sera servi…

Ce n’est pas la première fois que Pat me voit m’emporter de la sorte. Je suis presque heureuse de cette
« discussion » : elle m’a permis de me ressaisir. Je lance un regard vers la vitre qui me renvoie mon
reflet : mes cheveux mi-longs ondulés partent un peu dans tous les sens, signe de ma récente agitation. Je
me recoiffe rapidement et m’approche de mon client d’un pas résolu. Je repose ma question d’une voix
forte :

– Avez-vous choisi, monsieur ?

Au lieu de me répondre, l’homme pose sa main sur mon bras. Je sens ses doigts se resserrer, tandis
que ses yeux se plissent. Je l’entends alors distinctement murmurer :

– Eleanor…

On aurait dit un râle. Le premier instant de stupeur s’efface et laisse place à la peur.

Pourquoi cet homme m’agrippe-t-il ? Que me veut-il ? Comment connaît-il mon prénom ? Je voudrais
crier, mais aucun son ne sort de ma bouche. En essayant de dégager mon bras, j’ai un mouvement de recul
tellement violent que je me cogne dans une table et tombe en arrière.

Une douleur fulgurante irradie depuis ma hanche. Je ne maîtrise plus rien. Alors que je m’attends à
percuter le sol, des bras inconnus amortissent ma chute. Je ne comprends pas ce qui se passe : tout
d’abord, je ne vois que deux mains, larges et rassurantes. L’une est posée sur ma taille : elle m’a retenue
dans mon élan et ainsi évité de me faire encore plus mal. L’autre a attrapé ma main pour m’aider à me
relever.

Je me retourne vivement… Et manque de tomber une nouvelle fois à la renverse : un homme se tient en
face de moi, beau… à tomber, c’est le cas de le dire. Il est grand. Une fois debout, je lui arrive aux
épaules. Il a des cheveux bruns légèrement bouclés qui lui retombent dans le cou et sur le front. Et des
yeux, mais des yeux : deux perles gris anthracite dont l’intensité me transperce de part en part. Une douce
chaleur m’envahit. J’en ai le souffle coupé. La tête me tourne, sans que je sache si cela est dû à ma chute
ou à l’apparition soudaine de mon sauveur. Je ne parviens pas à détacher mon regard de son visage. Je
vois ses lèvres bouger avant même de l’entendre :

– Mademoiselle ? Tout va bien ?

Je suis trop étourdie pour répondre. La seconde suivante, j’assiste à une scène qui me stupéfie encore
plus : son regard passe d’une extrême douceur à la froideur la plus sombre, alors qu’il se pose sur mon
client indélicat. Sans un mot, il lui intime l’ordre de partir et l’homme s’exécute sans demander son reste.
J’ai rarement vu quelqu’un capable d’imposer son autorité avec une telle aisance, d’autant qu’il ne
semble pas beaucoup plus âgé que moi : je lui donne 30 ans tout au plus.

Qui peut-il bien être ?

– Venez vous asseoir.

Il n’a pas lâché ma main et me dirige vers une table à ma droite. Peu à peu, mes idées se remettent en
place : cet homme superbe est un client régulier. Il vient déjeuner le mardi et le jeudi depuis plusieurs
semaines. Bien sûr, je l’ai déjà vu ! Impossible de ne pas remarquer un tel homme, même dans la foule du
coup de feu de midi. J’ai même pris sa commande à plusieurs reprises.

Il me lâche pour tirer une chaise sur laquelle je me laisse tomber : je me sens vraiment bizarre. Mon
cœur bat trop vite, j’ai du mal à respirer, il fait si chaud ! Sans réfléchir, j’attrape la carte posée sur
l’assiette devant moi et m’évente. Je réalise alors que je suis assise devant son assiette, à sa place ! Je
n’ose pas lever les yeux vers Pat : il doit me faire de grands signes pour que je reprenne mon service !

– Vous vous sentez mieux ?

L’homme s’est assis en face de moi. La situation est surréaliste. Je ne devrais pas être là. Je veux me
relever, mais ma douleur à la hanche est encore trop vive. Mon mouvement m’arrache une grimace. Je
reste assise, penaude. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi ai-je perdu mon sang-froid ? Ce client bizarre
n’est pourtant pas le premier ! Ou est-ce la prévenance de cet homme qui me trouble ? Il faut que je
réagisse !

– Buvez, Eleanor, ça vous fera du bien.

J’attrape le verre d’eau qu’il me tend et le bois d’un trait, comme s’il s’agissait d’un alcool fort. Si
mon attitude lui semble étrange, et je suis sûre que c’est le cas, il n’en laisse rien paraître : il sourit
gentiment.

– Ça va mieux ?
– Oui, merci.

Je me retiens de m’essuyer la lèvre d’un revers de la main.

– Je ne sais pas ce qui s’est passé, dis-je sur un ton d’excuse.


– Cet homme avait l’air de vous importuner.
– Non, pas du tout. Enfin… C’est bizarre. On dirait qu’il me connaissait… Il m’a appelée par mon
prénom. Mais… vous aussi ! Comment… ?

Je n’y comprends plus rien. Le sourire de l’homme s’élargit.

– J’ai dit quelque chose de drôle ?

Malgré moi, je suis sur la défensive. La situation commence à m’agacer et, surtout, je ne peux plus
ignorer les grands signes que me fait Pat : je dois reprendre mon poste au plus vite.

– Il est inscrit sur votre badge…

Je baisse la tête, vers l’étiquette qui orne mon chemisier. Évidemment.

Quelle gourde !

Cette fois, j’ai chaud, mais ce n’est pas dû à ma chute. Nul besoin d’un miroir pour comprendre que je
suis rouge de honte. D’autant que mon sauveur a lui aussi remarqué le manège de Pat.

– Excusez-moi une minute, me dit l’homme en se levant.

Avant que j’aie pu protester, je le vois s’entretenir brièvement avec Pat. Il veut sans doute lui parler
de ma conduite un peu trop familière…

Quelle poisse !

Je me lève enfin, prête à plaider ma cause : cela ne se reproduira plus. Je vais présenter de plates
excuses au beau client et le laisser déjeuner en paix. Il est plus que temps d’en finir. L’homme revient,
mais ne se rassoit pas :

– Eleanor, puis-je vous raccompagner chez vous ? C’est plus prudent après une chute. Votre patron est
d’accord, ajoute-t-il en me voyant ouvrir des yeux ronds.

Je jette un œil à Pat, qui acquiesce tout en articulant : « À ce soir ! » Abasourdie, je file me changer et
prendre mon manteau, l’esprit encore brumeux.

Est-ce la brise légère ? le fait de me trouver dehors alors que je ne devrais pas y être ? Est-ce que je
deviens folle ?

Je ne sais rien de cet homme. Pourtant, il propose de me ramener chez moi ! Je réagis enfin. Je
m’arrête net et refuse de faire un pas de plus.

– Qui êtes-vous ? demandé-je fermement.


– Je vous demande pardon ?
– Que me voulez-vous ? Comment connaissez-vous mon adresse ? Est-ce que vous me suivez ?

L’homme se tourne vers moi et me regarde dans les yeux. Mes questions ne semblent ni le surprendre,
ni l’impressionner.

– Tobias Kent. Enchanté, dit-il en me tendant la main.

Interdite, je prends sa main dans la mienne. Ce bref contact provoque une douce chaleur qui se répand
en moi. Surprise, je la lâche aussitôt.

Au même moment, une Mercedes noire s’arrête à notre hauteur.

– Je ne connais pas votre adresse, Eleanor, me dit Tobias d’une voix douce. Si vous ne voulez pas me
la donner, mon chauffeur vous conduira où vous le souhaitez.

Au volant, un homme en uniforme attend que je me décide. Mais je ne vais pas monter dans la voiture
de cet homme simplement parce qu’il m’a dit son nom !

Tobias Kent.

Même s’il est beau comme un dieu, prévenant et attentionné, il pourrait aussi bien être un déséquilibré,
un psychopathe…

– Cela fait plusieurs semaines que je viens déjeuner ici, Eleanor. Nous ne nous connaissons pas
vraiment, mais votre chute me préoccupe. Vous ne semblez pas tout à fait remise et je veux juste vous
aider.

Il semble non seulement sincère, mais tout simplement prévenant. Je me sens ridicule. Pat ne m’aurait
pas laissée partir avec un inconnu. Il ouvre la portière et me tend la main pour m’aider à monter. Encore
un contact, plus appuyé cette fois. Des frissons me parcourent jusqu’à la racine des cheveux. La sensation
est très agréable. Il s’assoit à mes côtés sur la banquette large et confortable. Il ne me colle pas, mais
cette proximité me trouble. Je dois songer à donner mon adresse au chauffeur pour qu’il démarre.

Il ne doit pas être new-yorkais : il ne s’est pas impatienté une seule fois !

Nous roulons à travers New York et ses embouteillages : quelle que soit l’heure, de jour comme de
nuit, les artères de cette ville bouillonnante sont toujours bouchées. Je ne suis jamais montée dans une
voiture aussi grosse. Elle m’impressionne autant que son propriétaire. J’ose à peine le regarder.

– Pour ne rien vous cacher, je viens au restaurant pour le plaisir de vous voir.
– Pardon ?

Suis-je tombée sur un maniaque ?

– Je vous trouve charmante, poursuit-il, mais jusqu’à présent, je n’avais pas eu l’occasion de vous le
dire. Ne vous méprenez pas : cela n’a rien d’une technique de drague. Je suis intervenu car je vous ai vue
en difficulté.
– Je vous en remercie, dis-je, pas tout à fait rassurée.

Le silence s’installe. Je n’avais jamais envisagé de me retrouver dans la même voiture que lui :
jusqu’à aujourd’hui, Tobias Kent était un client. Sublime certes, mais surtout inaccessible.

Je sers tous les jours des gens qui ne me regardent pas : nous ne sommes pas du même monde. Quand
j’ai commencé à travailler au restaurant, cela m’irritait : j’avais du mal à comprendre qu’on puisse
ignorer d’autres êtres humains pour des questions de classes sociales. Que la naissance puisse donner
autant de privilèges me dépasse ! Petit à petit, j’ai appris à relativiser et à ne pas mettre tout le monde
dans le même sac. Tobias Kent, par exemple, a toujours été agréable avec moi quand je prenais sa
commande. Mais puisqu’il vient de me dire qu’il me trouvait charmante, peut-être a-t-il une idée derrière
la tête ?

Quand j’ose enfin le regarder franchement, Tobias sourit :

– C’est très surprenant, vous savez ?


– Quoi donc ?
– Vous sentez la vanille.
– En quoi est-ce surprenant ? C’est très commun au contraire !

Pourquoi lui répondre avec autant d’hostilité ? Il voulait juste être gentil ! Même s’il n’est pas allé
chercher très loin…

– Vous avez raison, dit-il en continuant de sourire. Mais rares sont les femmes qui se parfument
directement avec des gousses de vanille.

Je suis tellement bluffée que j’en perds mes mots quelques secondes.

– Ça alors !

J’ai fait un quatre-quarts à la vanille ce matin. Après avoir gratté les gousses pour en extraire les
grains, mes mains embaumaient. Plus je les frottais l’une contre l’autre, plus l’odeur était présente et
délicieuse… Je l’aimais tellement que j’ai eu l’idée de frotter une gousse contre mon cou…

– Mais comment avez-vous deviné ?


– Je ne vais pas vous dévoiler tous mes secrets tout de suite ! Nous sommes arrivés.

Il sort de la voiture et me raccompagne jusqu’à ma porte. J’en suis encore à me demander comment il a
pu faire la différence entre gousse de vanille et parfum à la vanille, quand j’entends Tobias Kent me
demander :

– Accepteriez-vous de dîner avec moi ?

Je ne réponds rien. Sans doute ai-je mal entendu. Pourquoi un homme tel que lui voudrait dîner avec
moi ?

– Eleanor ? Accepteriez-vous… ?
– Pourquoi ?
– Et pourquoi pas ? rétorque-t-il avec un sourire désarmant.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il me retourne ma question. Mais c’est vrai après tout : pourquoi pas ?
Tobias est beau, très beau même. Ce n’est pas une raison pour qu’il s’imagine des choses.

– Écoutez, monsieur Kent, dis-je en prenant ma voix la plus posée, nous nous connaissons à peine.
C’est un peu tôt pour coucher ensemble, vous ne croyez pas ?

Au moins, c’est clair !

– Je vous ai juste invitée à dîner, rétorque-t-il sans se troubler.

Je parierais même que ses yeux ont brillé d’une lueur malicieuse, avant de reprendre très vite leur
sérieux.

– Vous ne voulez pas coucher avec moi ? demandé-je avec une surprise non feinte.
– Vous dites toujours tout ce que vous pensez ? élude-t-il en souriant.

Je sens le rouge me monter aux joues une fois de plus. Dans ma tête, les trois phrases que nous venons
d’échanger tournent en boucle.

Ai-je vraiment osé dire à un homme que je connais à peine qu’il était encore trop tôt pour coucher
avec lui ? Pour qui doit-il me prendre ! Il n’a pourtant pas l’air de s’en offusquer, heureusement.
Quoique… Difficile à dire avec ce léger sourire qui ne le quitte jamais. Il est là, impeccable dans son
costume noir probablement sur mesure, alors que moi… je porte un vieux jeans et une chemise trop
large ! J’étais presque plus élégante avec mon uniforme de serveuse ! Il a réponse à tout, avec calme et
mesure, quand j’enchaîne gaffe sur gaffe ! Je serais curieuse de savoir ce qu’il pense vraiment de moi !

Il est temps de te montrer un peu plus civilisée, ma fille !

Je prends donc mon air le plus guindé, pour lui proposer :

– Voulez-vous entrer prendre un thé ?

Va-t-il accepter ou pensera-t-il que je me moque de lui ? Il me semble pourtant avoir vu passer un vrai
sourire dans son regard, même si cela n’a duré qu’une seconde. J’entre. Au moins, il ne me verra pas
rougir encore et encore. Il me suit.

Je passe la porte de mon studio avec un réel soulagement. Je n’imaginais pas que je rentrerais si tôt,
cela me fait vraiment du bien. Il faudra que je remercie Pat de m’avoir laissée partir.

J’ignore si c’est cet échange désagréable avec le client bizarre ou bien ma chute ou encore ma
rencontre avec Tobias Kent, mais j’ai vraiment besoin de me poser. Pourtant, un seul coup d’œil à mon
bazar suffit à me faire regretter, ou presque, de l’avoir invité à prendre un thé chez moi : je vis dans un
tout petit studio, toujours dans le désordre le plus complet.

Je slalome entre les cartons à dessin qui obstruent l’entrée et me dirige vers ma petite cuisine. En
passant, je claque la porte de la salle de bains, où s’entassent mes produits de beauté et mon linge qui
sèche. Des livres d’art traînent un peu partout autour de mon lit. Des carnets, des fusains, des crayons
s’amoncellent sur un secrétaire ouvert qui me sert de bureau. Il y en a dans tous les sens : ici des
ébauches, là un portrait que je n’ai pas terminé… Je les évite en faisant mine de ne rien voir.

– Seriez-vous peintre ? ou dessinatrice ? m’interroge Tobias en regardant mon matériel.


– Je fais des études de design. Depuis que je suis toute petite, je dessine tout le temps : ce que je vois,
ce qui me passe par la tête…

Mon discours est un peu nébuleux, mais a l’air de lui plaire. Il sourit. Je ne me vois pas lui expliquer
ma passion en deux mots. Il a l’air bien trop sérieux. Pourtant, comme je l’ai dit à Pat, je n’aime pas juger
sur les apparences… Surtout que son apparence à lui, le costume noir trop strict mis à part, est très
plaisante : sa beauté me frappe chaque fois que je le regarde.

Ce n’est pas le moment de disserter sur l’art en général : j’ai enfin mis la main sur mon antique
bouilloire. Mon côté « artiste » lui fera peut-être relativiser mon fouillis. Depuis qu’il a passé la porte,
Tobias semble effaré.

– Comment faites-vous ?
– Comment je fais quoi ?
– Pour vous y retrouver…
– Ah ça… Je n’aime pas ranger. J’aime avoir le plaisir de redécouvrir des vêtements ou des livres qui
ont disparu sous une pile ou une autre.
– Pourquoi ? me demande-t-il, surpris par ma réponse.
– J’aime les surprises, rétorqué-je en souriant.

En emménageant au début de mes études il y a trois ans, je voulais installer une bibliothèque et même
un chevalet : j’y ai renoncé. Les choses se sont posées d’elles-mêmes.

– Oh, je trouve toujours ce que je cherche, le rassuré-je. Mes livres par exemple : j’ai constamment
besoin de les consulter. S’ils n’étaient pas en piles autour de moi, je perdrais sans doute du temps à les
chercher.
– Certes…

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas l’air convaincu !

Je finis par mettre la main sur une boîte de thé, près du lit. Comment est-elle arrivée là ?

Mon invité reste planté au milieu de la pièce, raide comme un i. Visiblement, il ne s’attendait pas à un
tel désordre.

– Asseyez-vous, je vous en prie !


– Volontiers ! me rétorque-t-il avec une pointe de sarcasme. Où ?
– Pardon ?
– Où puis-je me mettre ?

La seule chaise que je possède est en effet encombrée par trois paires de chaussures. Mon lit n’est pas
très indiqué… Que fait cet homme dans mon studio au juste ? Je l’ai invité parce qu’il s’est montré
serviable et gentil avec moi, mais il n’est vraiment pas à sa place : il est tout crispé ! J’imagine qu’il ne
doit pas voir ça souvent, dans son monde. Il a sûrement du personnel qui range après son passage. L’ordre
a toujours été un problème pour moi. Je n’aime ni les règles, ni ce qui est trop strict. Mon capharnaüm me
plaît. Et Tobias aussi. Énormément.

Mon association d’idées me fait sourire.

– Je vous demande une minute : je vais vous dégager tout ça, dis-je en mettant de l’eau à bouillir.

J’ouvre le vaisselier dans l’espoir illusoire d’y trouver des tasses : il y a des CD en vrac, des
enceintes pour PC et une paire de boucles d’oreille appartenant à ma grand-mère. Mais pas de tasses.
Elles sont sur un carton à côté du matelas.

Je jette un œil à Tobias. Tant mieux s’il me voit telle que je suis : gaffeuse, bordélique et qui ne sait
pas se taire ! Pourtant, il est toujours là. Souriant. Diablement sexy. Craquant.

Je tourne autour de lui comme une abeille affairée, non à ranger, mais à lui trouver de la place. Je
bouge les choses, les entasse au petit bonheur, en amas de plus en plus incertains. Chaque fois que je
m’approche de lui, son parfum me trouble : je n’arrive pas à définir cette odeur douce et masculine à la
fois. C’est déconcertant et discret, tendre et charnel… Une évidence me frappe : c’est à son image à lui,
Tobias, tel que je l’imagine.

Je m’apprête à lui demander le nom de son parfum quand, tout à coup, son téléphone vibre. Il le sort
discrètement, appuie sur quelques touches, puis me dit :

– Je dois retourner travailler, désolé. Acceptez-vous, oui ou non, de dîner avec moi ?

Nos regards se croisent. J’en meurs d’envie.

– Non, monsieur Kent, je crois vraiment que c’est trop tôt… Nous ne nous sommes vus qu’une seule
fois…
– Très bien.

Il se tourne vers la porte. Il a déjà la main sur la poignée :

– Êtes-vous sûre que ça va aller ?

Je murmure « oui, oui » machinalement en le regardant avec des yeux ronds. Ma théière à la main.

Il ne va quand même pas partir comme ça ! Pourquoi n’insiste-t-il pas encore un petit peu ?

La porte claque : il est dehors. Dans le studio, la bouilloire siffle.


2. Délicieuses saveurs

Pat a eu l’air soulagé quand il m’a vue réapparaître à l’heure pour prendre mon service, ce soir. Il ne
m’a rien dit, mais je pense qu’il s’est inquiété de me voir partir dans cet état.

J’aime travailler ici. J’y ai pris mes marques et mes habitudes. Pat est bourru, parfois grognon, mais je
l’aime bien et je sais que c’est réciproque. Alors qu’il finit de préparer les tables, il me lance :

– C’est l’heure, Eleanor. Ne la fais pas attendre !

Je souris et pars m’isoler dans les cuisines. Comme chaque vendredi soir, je profite du moment de
calme en début de soirée pour appeler ma grand-mère. Juste avant d’entendre sa voix, je l’imagine, toute
petite, ses longs cheveux blancs ramenés en queue de cheval et les traits tirés. Elle est assise devant sa
télévision, son téléphone à la main. Elle ne l’avouera jamais, mais je sais qu’elle attend mon appel.

– C’est toi, ma chérie ! Attends, je baisse le son. C’est gentil de m’appeler !


– Bonjour, Grand-Mère. Comment vas-tu aujourd’hui ?
– Très bien ! As-tu passé de bons moments ?

La même question rituelle fait remonter toutes les anecdotes de la semaine : un cours super intéressant,
un dessin dont je suis contente, le service au restaurant… Ma chute et le client bizarre aussi, mais je
chasse immédiatement ces souvenirs désagréables. Il est hors de question de lui parler de ça. Je veux
l’entendre sourire.

Grand-Mère est le seul parent qui me reste de ce côté de l’Atlantique. J’ai de la famille en France,
mais je ne la connais pas. Mes grands-parents m’ont élevée. Grand-Mère et moi sommes très proches.
Elle n’habite pas New York et je regrette de ne pas pouvoir lui rendre visite plus souvent. Alors, chaque
semaine, je lui fais « mon rapport ». Elle connaît presque tout de ma vie. Elle prend des nouvelles
d’Audrey, ma meilleure amie, et de son frère Matt, qui suit les mêmes cours que moi. Elle me demande
comment se passe mon travail. Elle est déjà venue dîner plusieurs fois au restaurant et s’entend à
merveille avec Pat. Je l’ai même entendue lui dire : « Je vous la confie ! » Une belle preuve de confiance,
qu’elle n’accorde pas à n’importe qui !

Je suis très heureuse de l’entendre et de discuter avec elle. Pourtant, je dois bien reconnaître que j’ai
la tête ailleurs ce soir. Tobias me hante.

– Es-tu sûre que tout va bien, Eleanor ?


– Mais oui, pourquoi ?
– Tu as l’air dans tes pensées…

Elle me connaît bien. Je suis toujours étonnée de la rapidité avec laquelle elle me cerne, sur une
intonation de voix ou sur un silence. Je la rassure et l’embrasse avant de raccrocher : les premiers clients
de la soirée commencent à arriver.
De retour en salle, j’accueille un couple d’habitués qui me saluent joyeusement. Je les installe et
m’éloigne, avant de réaliser que j’ai oublié de leur donner les cartes !

Grand-Mère a raison, je ne suis pas vraiment là !

Depuis son départ de mon appartement, Tobias ne quitte pas mon esprit. Au lieu de me reposer, j’ai
tourné comme un lion en cage dans le studio. Pourtant, je n’ai pas voulu sortir me changer les idées : son
parfum flottait encore dans l’air. J’ai donc attrapé un carnet à dessin et des crayons. Vite, vite, le
réinventer, le faire revenir à mes côtés. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour le dessiner. Son portrait
tout d’abord : ses traits harmonieux, son regard sombre, son nez volontaire, sa bouche charnue et
sensuelle… Quand Tobias est apparu sur mon bloc, je n’ai pu m’empêcher de caresser le dessin de ses
lèvres.

Pourquoi ne l’ai-je pas retenu ? Il est parti si vite ! Quelle idée d’avoir refusé son invitation à dîner !
Et si je l’avais vexé ?

Je ne pense pas qu’il m’ait raccompagnée chez moi juste pour que je lui sois redevable et que
j’accepte… À moins que… Non, je suis sûre qu’il n’est pas comme ça.

Je pense plutôt qu’il n’a pas compris : il était impératif pour moi de lui montrer que je ne suis pas une
fille facile. Même si j’ai eu l’outrecuidance de lui affirmer qu’il était trop tôt pour coucher avec lui…

Mais quelle gourde !

Pourquoi n’ai-je pas réussi à lui dire plutôt que je me serais damnée pour une heure de plus à ses
côtés ? J’ai encore perdu une occasion de me taire. Si j’avais tourné sept fois ma langue dans ma bouche,
comme Grand-Mère me l’a si souvent conseillé, peut-être aurais-je su trouver les mots pour lui faire
comprendre à quel point il me plaît. Aurais-je seulement l’occasion de le lui dire, maintenant ?

– Eleanor, tu rêves ?
– Hein ? Heu, non… Je vais prendre la commande de la 2.
– Je viens de le faire. Tu es sûre que ça va ?

Encore cette question ! Il faut que je me ressaisisse !

– Ne t’inquiète pas, je ne suis pas tombée sur la tête !


– Parfait. Les Watson viennent d’arriver. Je te laisse t’en charger.

Je me dirige vers la table où une famille vient de prendre place. Un couple avec deux enfants. Ils
viennent tous les vendredis.

– Bonsoir ! Comment allez-vous ?


– Très bien.
– Vous prendrez un apéritif ?
– Papa, un Coca !
– Oui, s’il vous plaît. Mais pas d’alcool pour Madame, me dit l’homme avec un grand sourire.
Le regard plein de tendresse qu’il glisse vers son épouse ne laisse aucun doute :

– Un bébé ? Quelle bonne nouvelle ! m’exclamé-je devant la mine épanouie de la future maman.
– Nous l’avons su aujourd’hui : c’est un plaisir de venir fêter cette grande nouvelle ici !

Je suis tout émue. Les Watson sont non seulement des clients réguliers, mais en plus, ils sont
adorables. Je les connais depuis que je travaille ici. Je suis très heureuse pour eux. Je transmets la
commande et l’annonce de l’arrivée prochaine d’un nouveau très jeune client à Pat, qui s’empresse
d’aller les féliciter. Le restaurant est vraiment une grande famille ! J’adore ça.

La soirée avance, je n’ai plus une minute à moi : nous entamons le second service et le restaurant ne
désemplit pas. Alors que je m’approche d’une table pour la débarrasser, une voix m’interpelle :

– Un daïquiri, s’il vous plaît.

Je sursaute et manque de renverser le plateau que je tiens dans les mains. Heureusement, je me rattrape
juste à temps : Pat ne m’aurait pas pardonné une seconde chute. Je me retourne et salue celui dont j’ai
évidemment reconnu la voix douce et grave.

– Bonsoir, monsieur Kent. Je vous l’apporte tout de suite, dis-je de ma voix la plus aimable et la plus
professionnelle.

Mes mains tremblent alors que j’empile les assiettes et les verres en un équilibre qui n’est pas sans me
rappeler certaines piles de livres dans mon studio. Je dois me retenir pour ne pas le dévorer des yeux.
Quand je passe devant lui, je dois faire attention à ne pas trébucher. Je parviens au bar avec soulagement.
Pat prépare le cocktail de Tobias et me demande :

– C’est le client de ce midi, non ?


– Non ! réponds-je en pensant qu’il parle de l’homme étrange.
– Ce n’est pas l’homme qui t’a raccompagnée chez toi ?
– Si !

Pat me dévisage. Il doit penser que je ne tourne pas rond. Je le comprends…

– Veux-tu que je lui apporte son verre ? Tu as l’air bizarre… Ça ne s’est pas bien passé avec lui ?
– Si, si, très bien ! Ça ira, je m’en occupe, dis-je en m’emparant du plateau si vite que je manque de
tout renverser.

Il me faut exactement sept pas pour aller jusqu’à la table de Tobias Kent. Cette fois, je ne boude pas
mon plaisir : je ne le quitte pas du regard, trop heureuse d’avoir une bonne raison pour cela ! Je pose le
verre devant lui et lui souhaite une bonne dégustation.

– Je vous remercie beaucoup, Eleanor, murmure-t-il en me regardant dans les yeux.

Sa voix me transperce et me fait vaciller. Mes mains s’accrochent au plateau, tandis que je lui adresse
un sourire idiot. Je me retourne trop vite, persuadée d’être une nouvelle fois rouge de confusion. Je
m’éloigne en tâchant de me concentrer sur les autres clients.
Malheureusement pour moi, le calme succède au rush. Les convives prennent leur temps. Monsieur
Kent ne me quitte pas des yeux. À plusieurs reprises, mon regard a croisé le sien. Il brille d’une telle
intensité que je baisse immédiatement la tête, de peur qu’il ne lise en moi comme dans un livre ouvert.

Que m’arrive-t-il ? Je n’ai jamais ressenti ça pour personne auparavant.

Tobias est l’un des derniers clients à régler sa note. Si nos yeux pouvaient parler, j’imagine qu’ils
auraient une conversation passionnante : je te cherche, je t’évite, tu me croises, je me noie dans ton
regard, tu me sauves d’un sourire, puis tu regardes ailleurs… Un chassé-croisé muet. Une histoire sans
paroles. Mais peut-être ai-je tout imaginé ?

– Vingt dollars, s’il vous plaît.

Tobias me tend sa carte de crédit et demande à voix basse :

– Peut-on considérer que nous nous voyons pour la seconde fois, Eleanor ?

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Cette question veut-elle dire qu’il a apprécié autant que moi nos
jeux de regards ?

Un sourire flotte sur mes lèvres, sans que je puisse l’empêcher : mon refus de dîner avec lui n’aura pas
de conséquence, puisqu’il va me le proposer à nouveau. Finalement, j’ai sans doute bien fait d’attendre !

– Tout à fait, réponds-je le plus calmement possible.


– Très bien. Bonne soirée, lance-t-il à Pat avant de se diriger vers la porte.

Je le regarde sortir, médusée. À quoi joue-t-il ? Est-ce une manière de me faire comprendre que je
n’aurais pas dû refuser ce matin ? Je ne m’explique pas son attitude.

Je reste un long moment à fixer la porte après que Tobias l’a franchie. Pat m’appelle depuis la
cuisine :

– Je vais compter la caisse. Peux-tu commencer à ranger les tables ?

Ce n’est pas ma tâche favorite, mais ce soir, j’y mets une ardeur inhabituelle : il faut que je me sorte
cet homme de la tête. Je nettoie, je frotte, je brique ; bref, je concentre toute mon énergie à ne pas penser à
lui.

Pourtant, les questions s’enchaînent dans ma tête : Tobias va-t-il revenir au restaurant ? Est-ce la
dernière fois que je le vois ? Pourquoi ne m’a-t-il pas invitée à dîner ? Me trouve-t-il toujours
« charmante » ? Aurais-je dû prendre l’initiative ? En aurai-je l’occasion ?

Pat me libère en me félicitant pour mon efficacité. Il va fermer tout seul.

– Rentre bien et repose-toi.


– Merci Pat, à demain ! dis-je en passant la porte du restaurant.

Je ne suis pas fâchée d’en finir : la journée a été riche en émotions. J’ai hâte de rentrer me coucher.
Mais je suis stoppée net dans mon élan : Tobias attend, adossé au capot d’une décapotable bleu nuit. Il
sourit. Pour me donner une contenance, je lui demande :

– Votre chauffeur a pris sa soirée ?


– La Mercedes, c’est pour le travail. Quand je veux inviter une jeune femme à dîner, je prends la
Corvette. Ça l’impressionne toujours.

Sa voix est sérieuse, mais ses yeux pétillent. J’éclate de rire.

– Parce que vous comptez m’inviter à dîner ?


– Nous nous connaissons mieux à présent ! Nous nous sommes vus deux fois !

Et quel regard !

– C’est vrai, acquiescé-je, amusée.


– En ce cas, puis-je vous inviter à dîner, même s’il est tard ?
– Avec plaisir !

La fatigue m’a abandonnée. Je suis bien trop excitée pour ressentir autre chose que de la joie. Je
réalise que j’ai vraiment attendu ce moment tout l’après-midi et toute la soirée.

– Tant mieux. J’ai pris soin de réserver une table chez Daniel. Cela vous convient ?
– Daniel ?

Un ami, sans doute…

– Le restaurant, Le Daniel.

Il n’est pas sérieux !

Ce restaurant est l’un des endroits les plus chics et les plus chers de New York. J’ai souvent rêvé d’y
manger, car le cadre est magnifique et la cuisine, paraît-il, exceptionnelle. Lorsque je passe devant,
l’entrée me fait toujours penser à un palace : l’intérieur est occulté par d’épais rideaux pour respecter
l’intimité des convives. Devant la porte, un grand tapis rouge marqué au nom du restaurant les accueille.
Je me suis fait plus d’une fois la réflexion qu’il fallait être quelqu’un d’important pour y avoir ses
entrées.

– Mais je ne peux pas y aller dans cette tenue !

C’est la seule phrase que je parviens à prononcer, mais d’autres pensées me traversent l’esprit…
Comment se comporte-t-on dans un tel endroit ? Il ne faut pas que je gaffe ! Est-il raisonnable de dîner
dans un tel établissement pour un premier rendez-vous ? De toute façon, je ne peux pas m’y rendre dans
cette tenue.

– Regardez donc sur le siège.

À l’arrière de la Corvette est posé un sac en papier blanc, assez long, que Tobias m’invite à ouvrir.
J’y trouve la plus jolie robe noire que j’ai jamais vue : courte et évasée, elle a un décolleté arrondi et des
manches bouffantes sur les épaules. Je la regarde sous toutes les coutures.

– Comme elle est jolie ! Mais… Est-ce que… ? Oh ! ça alors ! La « petite robe noire » de Guerlain !
m’exclamé-je en lisant le nom du célèbre parfumeur français. C’est la robe noire qui a servi de modèle au
parfum du même nom, n’est-ce pas ? Je ne savais même pas qu’on pouvait la trouver dans le commerce.
Monsieur Kent, elle est vraiment magnifique, mais…

Je ne suis pas au bout de mes surprises : au fond du sac, je trouve trois paires de chaussures.

– Ce sont des vraies ? demandé-je à Tobias, qui hoche la tête, visiblement amusé par ma réaction.

Ici, nul besoin de chercher la marque : les célèbres semelles rouges parlent d’elles-mêmes. De fins
escarpins noirs à brides.

– De pures merveilles… Elles sont… Je n’ai jamais porté d’aussi belles chaussures…

Tobias intervient :

– Est-ce que cela vous plaît, Eleanor ?


– Bien sûr que cela me plaît ! m’exclamé-je sur le ton de l’évidence. Mais…
– Qu’y a-t-il ? demande Tobias inquiet. Quelque chose ne va pas ?
– On m’a déjà invitée à dîner, mais jamais on ne m’a habillée pour cela !

J’aurais voulu le dire autrement, mais je ne trouve pas d’autres mots.

– Est-ce un problème ? demande-t-il sérieusement.

Il ne comprend vraiment pas ?

– C’est trop ! m’exclamé-je gênée. Vous êtes très gentil… Écoutez, je ne peux pas accepter de tels
cadeaux… Et puis… pourquoi trois paires de chaussures ?
– Je vous ai bien observée, dit Tobias. Je suis presque sûr de ne pas m’être trompé pour la taille de la
robe. Mais je ne suis pas spécialiste des pieds ! J’ai préféré jouer la sécurité.

Il a gardé son sourire et son air serein tout au long de son explication, comme si cela était la chose la
plus normale qui soit.

– Je n’ai jamais rencontré un homme comme vous ! m’écrié-je abasourdie.

Machinalement, je regarde la pointure des chaussures :

– Et en plus, vous ne vous êtes pas trompé ! Celles-ci sont à ma taille.

Je regarde les vêtements en fronçant les sourcils. Comment le remercier ? Puis-je vraiment accepter
sans qu’il se fasse de fausses idées sur mon compte ?

Tobias se méprend sur mon attitude :


– Si vous préférez changer, je n’ai qu’un coup de téléphone à passer…
– Non, non ! Enfin, je veux dire, c’est splendide, évidemment ! Mais ce n’est pas possible, monsieur
Kent, vous ne pouvez pas…
– Puisque tout vous convient, allez donc vous habiller, me dit-il en m’indiquant le restaurant. Votre
patron acceptera sans doute de retarder la fermeture d’une minute ou deux si vous vous dépêchez un peu.
Vous m’expliquerez plus tard quelles sont vos objections.

Il attrape la robe et les chaussures et me les met dans les bras.

– Je vous attends.

Je file à l’arrière du restaurant et croise Pat, médusé.

– Qu’est-ce qui t’arrive ?


– J’en ai pour une minute ! crié-je avant de m’enfermer dans les toilettes pour dames.

J’enfile ma tenue en un rien de temps. Heureusement, en juin, les soirées sont agréables : je n’ai pas
besoin de bas. Je jette un œil à ma lingerie : basique. Il faut dire que rien ne me préparait à sortir avec un
homme au physique de demi-dieu ce soir. De plus, je n’en démords pas, c’est un peu tôt pour une scène
intime.

Je me recoiffe devant la glace. Je ne reconnais pas la jeune femme qui me regarde : c’est la première
fois que je porte une si jolie robe du soir et des chaussures aussi hautes. Vais-je seulement réussir à
marcher avec ?

Le casier dans lequel je range mon nécessaire de survie n’est pas loin. J’en sors une petite trousse à
maquillage que je n’utilise que rarement : après une nuit blanche par exemple, quand j’ai vraiment une
tête à faire peur. Ce n’est pas le cas ce soir, mais je suis contente d’avoir un peu de rouge à lèvres et du
mascara pour faire honneur à une telle tenue.

Décidément, la transformation est étonnante. Je lis dans les yeux de Pat que lui non plus ne reconnaît
pas sa serveuse. Je suis tout aussi surprise par ma propre réaction : Tobias m’a quasiment ordonné
d’aller me préparer et je n’ai pas protesté. Je viens d’obéir aux ordres d’un bel inconnu ? Moi ? Il est
pourtant très difficile de me dicter ma conduite en temps ordinaire… Voilà qui est nouveau et un peu
inquiétant !

Lorsque je rejoins Tobias, je lis dans ses yeux qu’il est content de son choix et peut-être une certaine
admiration. Il aime ce qu’il voit. Je dois faire attention à ne pas trébucher avec mes talons, mais il ne
semble pas le remarquer. Il m’ouvre la portière et passe au volant. Quand je suis bien attachée, il démarre
en trombe sous les yeux ébahis de Pat.

Le Daniel est encore plus sensationnel que je ne l’avais imaginé : la salle, dans les tons crème, est très
lumineuse ; les lustres sont à la fois sobres et luxueux ; les colonnes, loin d’enfermer la pièce,
l’harmonisent.

– Comme c’est beau ! m’exclamé-je en entrant.


Tobias ne se dépare pas de son sourire. Une hôtesse prend sa veste et le chef de rang nous conduit à la
table qui nous est réservée. Je remarque immédiatement le nombre important de serveurs, tous
impeccables dans leurs uniformes sur mesure.

– Ils ont l’air de commencer leur service, murmuré-je impressionnée. Je me demande comment ils font.
– Êtes-vous fatiguée ? s’inquiète Tobias.
– Pas du tout ! Impressionnée, plutôt.

Son sourire s’élargit.

Ai-je encore gaffé ?

Je n’ai pas le temps de me poser plus longtemps la question : un autre serveur nous remet la carte. Les
noms des plats sont des modèles de poésie. Heureusement qu’ils sont complétés par une courte
description. Les prix ne sont inscrits nulle part.

– Je ne connais pas le type de cuisine de ce restaurant, précisé-je à Tobias.


– Le chef est un Français qui reprend les grands classiques américains et les arrange selon son goût.
Vous allez voir, c’est délicieux.
– Je m’en doute ! dis-je en regardant autour de moi. Tout ici respire le luxe et le bon goût.
– Cela vous pose un problème ?
– Non, pourquoi ? Cela vous semble-t-il trop loin de ma personnalité ?

Pourquoi ai-je dit cela ?

– Absolument pas, rétorque Tobias sans se départir de son sourire.

J’apprends en lisant la carte que le restaurant doit son nom au grand chef Daniel Boulud. Tobias a
raison : les plats ne sont pas, comme je l’ai d’abord craint, aussi « créatifs » que leurs noms. Je reste
néanmoins prudente et opte pour une viande, toute simple.

– C’est très beau, ici. Et l’espace est remarquablement utilisé : la salle est pleine ; pourtant, on se
croirait seuls au monde.
– Je suis ravi que cela vous plaise, me dit Tobias en me prenant la main.

Contrairement à ce matin, ce contact n’a rien de fortuit, mais la douce sensation de chaleur est d’autant
plus grisante.

– Qui êtes-vous, Eleanor ?


– Et vous… Tobias ? Vous savez plus de choses sur moi que je n’en connais sur vous ! Vous avez vu
mon… bazar, dis-je en rougissant de plus belle.
– Votre appartement est… Comment dire ? Étonnant !

Je ris.

– Effectivement, on peut le dire comme ça. Plus sérieusement, que faites-vous dans la vie pour pouvoir
dîner ici ?
Je parie mentalement sur quelques réponses : trader ? directeur commercial ? avocat ?

– Je suis nez. Je crée des parfums.

J’ouvre de grands yeux, tandis que mes préjugés s’effondrent comme un château de cartes. Ça
m’apprendra à avoir des idées préconçues !

– Ça vous surprend, on dirait ! lance Tobias, visiblement amusé par ma mine déconfite.
– Ce n’est pas ça. Je me rends compte que j’ai les mêmes travers que mes semblables.
– Comment cela ?
– Ce matin, j’ai dit à mon patron de ne pas juger ce client bizarre sur son aspect physique. Mais c’est
ce que j’ai fait avec vous.
– Oh ! je suis vêtu de noir, donc… je suis croque-mort, c’est ça ?

J’éclate de rire.

– Je vous imaginais plutôt en hommes d’affaires.


– Cela fait aussi partie de mon métier, dit-il alors qu’on nous apporte nos assiettes.

Nous commençons à manger en silence. Je regarderais bien Tobias différemment, mais je suis fascinée
par mon plat, dès la première bouchée.

– Les saveurs explosent en bouche. C’est extraordinaire !


– Vraiment ?
– Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon !

C’est vrai. Le restaurant, la nourriture, Tobias, tout a un goût de nouveauté et d’inattendu. Cette soirée
est hors du commun. Tobias me regarde avec attention. Son regard est doux et bienveillant, mais je me
demande s’il ne me trouve pas un peu bête…

– Vous êtes touchante, Eleanor.

J’en étais sûre !

Ma contrariété doit se lire sur mon visage, car il s’empresse d’ajouter :

– J’aime cette curiosité pour tout ce qui vous entoure. Je comprends que vous aimiez le dessin.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous représentez le réel, tel que vous le voyez. Vous êtes attentive au monde. Les gens, les lieux…
tout est important à vos yeux.

Je rougis, de plaisir cette fois. Mais j’ai envie qu’il me parle de lui.

– Comment êtes-vous devenu nez ?


– J’ai eu la chance d’apprendre auprès de mon oncle. Il adore son métier et m’a transmis sa passion.
– Vous devez être très proches !
– En effet. Je lui dois beaucoup.
– C’est merveilleux d’avoir un professeur dans sa propre famille.
– Petit, je le regardais faire. Je trouvais son laboratoire fantastique. Il m’a montré comment
reconnaître les odeurs, puis comment les combiner, pour en faire naître de nouvelles. J’ai eu la chance
que mon premier parfum, « Cocon », se vende très bien.

Ce nom me dit quelque chose, mais je ne parviens pas à le visualiser.

– Vos parents doivent être très fiers de vous.

Une ombre passe sur son visage. Son regard se détourne. Cela ne dure qu’une fraction de seconde,
mais c’est assez pour me faire comprendre qu’il vaut mieux changer de sujet.

– C’est donc à cause de votre métier que vous avez reconnu le parfum des gousses de vanille…
– Elles ont un parfum caractéristique, qu’aucun produit de synthèse ne peut rendre à cent pour cent.

Le monde olfactif m’est totalement inconnu. Tobias parle des parfums comme un artiste parle de son
travail. C’est passionnant. Je ne peux m’empêcher de lui poser des questions :

– Comment faites-vous ? Comment créez-vous ? Ce n’est pas que chimique, n’est-ce pas ?
– Non, bien sûr. Cela ne vient qu’à la fin. Un parfum, selon moi, c’est avant tout le reflet d’une
personnalité. Avant de me lancer, je pense toujours à la personne à qui il sera destiné.

Il me regarde avec une telle intensité que j’ai l’impression qu’il parle de moi.

– Je cherche à retranscrire son univers à partir de ce que je sais d’elle… ou de lui. Il faut que la
fragrance finale procure du plaisir, du bien-être et une certaine assurance.
– Du bonheur dans un flacon…, murmuré-je.
– C’est cela. Le parfum est à la fois immatériel et très sensuel : vous le déposez sur des zones
érogènes comme le cou ou le creux de l’oreille et il évoque des sensations très personnelles…

Tobias a baissé la voix. Son timbre est plus grave, plus profond. Je peux lire dans ses yeux que le sujet
le passionne. J’aime ce subtil mélange d’art et de charnel. Je le découvre virtuose quand il parle de ce
moment où il trouve, comme un musicien, « la » note qui fait de sa combinaison d’odeurs une fragrance
unique.

– C’est la même chose en design. Il m’arrive de chercher des jours durant une idée, de dessiner des
dizaines d’esquisses. Je tourne autour de mon concept, puis sans savoir exactement comment, le miracle
se produit : l’objet prend forme sous mes yeux.
– Je ne parlerais pas de miracle. Il y a surtout beaucoup de travail.

Le costume noir reprend le dessus ! Pourtant, j’ai découvert chez Tobias une sensibilité et une finesse
que je n’aurais pas soupçonnées. Cet homme a décidément de multiples facettes…

– Savez-vous ce que vous comptez faire après vos études ?


– Non, pas encore. L’art me passionne, mais je ne sais pas encore où mes pas vont me guider.
– Pas de plans ?
– Jamais !
J’ai encore répondu trop vite !

Il semble sincèrement surpris par ma réponse. Pourtant, c’est une réalité : je n’organise jamais rien. Il
n’y a qu’à voir mon appartement !

– J’aime me laisser surprendre par la vie, expliqué-je.

Toujours ce sourire… Mais il est si craquant !

– Aucun projet, alors ?


– Un seul pour l’instant : l’université organise une master class la semaine prochaine à Aspen. Une
belle façon de terminer l’année. Pour l’instant, le thème est secret. J’ai vraiment hâte d’y être !

Nous finissons le repas en parlant de la station de ski qu’il connaît bien. Je n’y suis jamais allée.

– Un très bel endroit. Quand partez-vous ?


– Vendredi soir.
– Par un vol intérieur ?
– Je crois, oui.
– Vous arriverez en début de soirée ?
– Sans doute…

Pourquoi me pose-t-il toutes ces questions tout à coup ?

Le café nous apporte une diversion bienvenue. Les arômes puissants qui s’en dégagent sont
impressionnants. Tobias m’explique que l’odeur du café est une source de réconfort pour beaucoup de
gens. Tous les parfums provoquent des impressions différentes pour chacun de nous.

– Par exemple, je suis sûr que vous pouvez me dire quelle odeur vous a le plus plu aujourd’hui.
– Votre parfum, réponds-je sans réfléchir.

Il semble tout d’abord surpris, une fois de plus. Puis son sourire s’élargit.

Quand nous quittons le restaurant, il est déjà très tard. Pourtant, je n’ai pas sommeil. Je suis curieuse
de voir ce que nous réserve la nuit. Nous ne remontons pas immédiatement en voiture, mais nous profitons
tranquillement de la douceur de ce début d’été en marchant dans Central Park. Tobias me prend la main.
Encore ces doux frissons, que j’attends désormais avec délice. J’aime ce contact fragile, mais serein. Nos
doigts se mêlent, comme une évidence. Nous nous promenons sous les étoiles.

Ce moment est magique. J’aimerais qu’il ne s’arrête jamais, même si mes chaussures me font mal aux
pieds. Mais une des deux brides se décroche et je dois m’arrêter pour la remettre. À regret, je lâche la
main de Tobias. Lorsque je me redresse, nous sommes face à face. Tobias me regarde intensément. Sa
main effleure ma hanche, hésite puis se pose franchement, comme ses lèvres sur les miennes. Un
tourbillon d’étoiles m’envahit. Je suis surprise, émue et, surtout, je me sens formidablement bien.

Ses lèvres sont aussi douces que je l’avais imaginé. Son souffle et le mien font connaissance,
s’apprivoisent. Presque timide au début, son baiser devient vite passionné, fougueux. Je me perds dans
tant de douceur et de volupté.

L’instant d’après, Tobias me dépose devant chez moi. Je referme ma porte en esquissant un léger pas
de danse et me laisse tomber sur mon matelas, le sourire aux lèvres.

Le week-end passe comme un rêve. Je suis sur un nuage, Tobias constamment dans mes pensées. Je
revis ce baiser mille fois, toujours avec la même intensité. Je n’attends plus qu’une seule chose : le
revoir.
3. Le hasard fait bien les choses

Tomber d’un nuage, ça fait mal. Je l’ai appris à mes dépens ces derniers jours.

J’étais tellement sûre qu’après notre baiser, Tobias et moi allions nous revoir très vite… Pour moi,
c’était évident ! Eh bien non !

En rentrant de l’université, je ne peux m’empêcher de regarder encore une fois autour de moi. Mais
rien : pas l’ombre d’une Corvette ni d’une grosse Mercedes noire dans mon quartier.

C’est ridicule !

Il y a trois jours, je ne me serais même pas posé la question : ce n’est pas le genre de voitures qui
passent ici. Mais depuis que Tobias m’a déposée l’autre soir, je m’attends presque à le voir surgir
n’importe quand. Sans doute parce que je n’ai aucune nouvelle de lui.

Pourquoi n’a-t-il pas appelé ? J’aurais pourtant juré qu’il avait apprécié notre soirée autant que moi.
Sinon, pourquoi m’avoir embrassée ?

Je tourne en rond dans le studio. Je sais déjà que je n’arriverai pas à dormir. J’envisage de me faire du
thé, ce qui bien sûr m’évoque immédiatement la présence de Tobias, ici, la semaine dernière.

Il est temps d’appeler du secours… Je sors de mon sac la tablette tactile qui ne me quitte jamais et
l’allume. Après avoir vérifié que je suis bien connectée à Internet, je lance l’application de messagerie
vidéo. Sur l’écran, un point vert m’indique qu’Audrey est en ligne.

– Coucou, ma belle ! Comment vas-tu ?

Sur l’écran, son visage souriant balaie immédiatement mes idées sombres. Mon amie est une jolie
brune aux cheveux très longs et aux grands yeux marron d’une extrême douceur. L’image même du
réconfort.

– Quoi de neuf depuis hier ?

Audrey et moi nous parlons presque tous les jours.

– Je cours ! Je n’en peux plus !

Audrey gonfle les joues et prend un air débordé, mais elle parvient surtout à me faire rire : je sais que
mon amie adore son travail d’éducatrice spécialisée. Elle était en dernière année quand je l’ai
rencontrée, alors qu’elle venait chercher son frère Matt pour un week-end chez leur mère. Il était en
retard et nous avons fait connaissance pendant qu’elle l’attendait. Un vrai « coup de foudre amical » : au
bout de deux heures, elle me proposait de partir avec eux ! J’ai donc rencontré toute la famille et nous
avons passé la soirée à discuter. Nous partageons les mêmes goûts pour presque tout : musique, peinture,
cinéma… Matt était sidéré. Encore maintenant, il nous dit souvent qu’il aurait mieux fait d’arriver à
l’heure ce jour-là : il ne me retrouverait pas les traits tirés le matin après avoir papoté toute la nuit avec
sa sœur ! Je crois surtout qu’il a peur que je parle de lui avec elle. Mais je garde bien plus de choses
pour moi qu’il ne le pense…

L’an dernier, Audrey a trouvé son premier poste, en grande banlieue. C’était la première fois qu’elle
quittait New York ! Je crois que la vie là-bas lui plaît, même si elle me dit souvent que « tout ne va pas
aussi vite qu’en ville ». J’ai d’abord eu peur que l’éloignement ne casse nos liens d’amitié, mais la
technologie a vite résolu le problème : nous discutons toujours autant, par écrans interposés.

– Alors ? Des nouvelles ?


– Non… Toujours pas. C’est mauvais signe, non ?
– Je ne dirais pas encore ça. Il est peut-être occupé !

Audrey sait déjà tout de ma rencontre avec Tobias. Elle a trouvé les circonstances follement
romantiques.

– Trop pour passer un coup de fil ? Je crois plutôt que je me suis fait des idées !
– Mais non ! Il a ton numéro, au moins ?

La stupeur se peint sur mon visage.

– J’en étais sûre ! rigole Audrey. Tête en l’air comme tu es, tu as oublié de lui donner ton portable !
– Ce n’est pas une raison ! Il sait où j’habite, protesté-je, consciente de ma mauvaise foi.
– C’est quand même plus simple d’appeler. Peut-être qu’il travaille beaucoup. Parle-moi encore de
lui. Il est beau ?
– Comme un dieu. Avec des yeux à tomber. Et des mains…
– D’accord, j’ai compris. Il est gentil ?
– A-do-ra-ble. Presque trop.
– Ah ? Comment fait un garçon pour être « trop » adorable ? demande mon amie, intriguée.
– Il est très prévenant, très à l’écoute… Mais j’ai eu l’impression qu’il fallait toujours que tout soit
parfait. Aucun droit à l’erreur.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Tu connais beaucoup d’hommes qui achètent trois paires de chaussures pour être sûrs d’offrir la
bonne taille ?
– Je ne connais aucun homme qui offre des chaussures, dit Audrey en pouffant. Mais si j’en rencontrais
un, je ne le laisserais pas filer.
– Mais justement, j’aimerais bien le garder, mais je crois bien que c’est déjà trop tard…, rétorqué-je
tristement.
– Ne dis pas de bêtise : tu n’en sais rien. Il a de l’humour, l’homme parfait ?
– Pas trop apparemment, même s’il a fait une ou deux blagues qui m’ont beaucoup fait rire. Il a l’air
plutôt guindé. D’ailleurs, tu aurais vu sa tête quand il a vu mon appartement !
– Hum ! j’imagine ! Tu penses que tu l’as traumatisé ? me demande-t-elle en riant.
– Non, puisque ça ne l’a pas empêché de m’inviter à dîner.
– Alors, il va revenir.
– Peut-être… Je me demande à quoi il joue, dis-je dubitative.
– Tu m’as l’air vraiment chamboulée… C’est le coup de foudre ?
– Peut-être. Il me plaît. Vraiment. Avec lui, je me sens… transportée. C’est difficile à expliquer : il
m’attire, c’est tout.
– Fais attention quand même ! me dit Audrey, qui est soudain redevenue sérieuse. C’est peut-être un
manipulateur : « Je te fais croire monts et merveilles, je fais le mort et je reviens comme si de rien
n’était… » Ce n’est pas si rare, malheureusement !
– Je ne sais pas… Il n’a pas l’air d’être ce genre de type, pourtant… Mais peu importe. Parle-moi un
peu de toi.
– Oh ! moi…, dit Audrey en levant les yeux au ciel, il n’y a rien à dire.
– Pas à moi ! Il y a quelque chose qui te tracasse, toi aussi, je le vois sur ta figure !
– Ah bon ? Eh bien… en fait, je m’inquiète pour Matt.

Je souris. Depuis que je la connais, Audrey passe son temps à s’inquiéter pour son petit frère. On ne
saurait être plus différents que ces deux-là. Ils s’adorent ; pourtant, tout les oppose. Audrey est une jeune
femme carrée et posée, avec un plan de carrière. Matt est un artiste en devenir, un graphiste talentueux,
mais il est à peine sorti de l’enfance : du haut de ses 23 ans, il ne voit pas l’intérêt de travailler et
dilapide sa bourse d’études en faisant la fête. Il a un sacré coup de crayon, je suis sûre qu’il finira par en
vivre. Mais pour l’instant, Matt semble prendre un malin plaisir à exercer son art sur les devantures des
bâtiments administratifs, ce que la police n’apprécie guère. Il s’est déjà fait arrêter deux fois pour
graffitis et dégradation de biens publics. Sa sœur n’a rien dit à leur mère, mais elle est furieuse.

– Je suis sûre que tout va bien, dis-je pour la rassurer.


– J’espère… Il ne m’appelle pas.
– Votre dernière discussion a été plutôt houleuse… Laisse-lui le temps de digérer.
– Je devrais peut-être l’appeler ?
– Ou te trouver un beau blond qui te ferait oublier ton petit frère, la taquiné-je gentiment.
– Tu as raison ! me répond-elle en riant. Je te laisse, je vais faire le tour des sites de rencontres !
– C’est ça ! Bonne nuit, ma belle ! Je vais me coucher, sinon Matt va encore me dire que j’ai une sale
tête demain matin.
– Dis-lui de m’appeler quand tu le verras !
– Oui, oui…

Je coupe la conversation en souriant. Audrey a vraiment trouvé sa voie avec ce poste d’éducatrice.
Elle aime s’occuper des autres. Trop parfois, au goût de son petit frère.

***

Le sommeil me fuit. Après une douche rapide et un masque aux algues qui ne m’a pas détendue autant
que je l’aurais souhaité, je lance un replay de Grey’s Anatomy sur ma tablette : les aventures amoureuses
de ces beaux médecins finiront bien par venir à bout de mon insomnie ! Trois épisodes plus tard, j’éteins
et opte pour un fond de musique douce et des bougies. Je les souffle presque aussitôt. Décidément, je suis
loin d’être sereine.

Je m’endors finalement aux petites heures de l’aube. Je rêve. Comme chaque nuit depuis notre baiser,
Tobias est à mes côtés. Je ne sais pas où nous sommes, mais je suis bien. Je tiens sa main. Je tourne
souvent la tête vers lui, comme pour m’assurer de sa présence. Chaque fois, je serre sa main un peu plus
fort. Un épais brouillard nous recouvre.

Par moment, je ne le vois plus, il a lâché ma main. Je l’appelle : il ne répond pas. Où est-il ? Pourquoi
est-il parti ? Il me parle, je reconnais sa voix. Mais elle change : ce n’est plus la voix de Tobias, mais
une autre que je ne connais pas, agressive, une voix d’homme, de plus en plus aiguë. Je l’ai déjà
entendue, mais où ?

Tobias est à nouveau là. Il me tient la main, je me blottis contre lui. Sa chaleur m’enveloppe, son
parfum me rassure. Puis, il me lâche à nouveau. J’ai peur. Où va-t-il ? Je ne veux pas rester seule ici ! Ses
yeux me sourient avant de disparaître dans le brouillard. Pourquoi fait-il cela ? Va-t-il revenir ? Je
marche, sans savoir où je vais. Il a disparu. Une grande tristesse m’envahit.

Puis sans prévenir, il réapparaît en souriant. Mais son sourire est différent : lui aussi est triste.
Pourquoi ? Je prends sa main dans la mienne : elle est glacée. Que lui arrive-t-il ? Mais comme les fois
précédentes, son image s’estompe dans la brume. Le léger sourire sur ses lèvres est la dernière image que
j’ai de lui. Il murmure mon prénom et disparaît.

Je me réveille en sueur.

Il est encore très tôt, mais je décide de m’habiller et de sortir prendre un café. Je vais en avoir
besoin : je n’ai presque pas dormi et j’ai cours toute la journée. J’envoie un message à Matt pour qu’il me
rejoigne à la boulangerie. Il arrive, les cheveux en bataille et les yeux encore à moitié collés.

– Eh bien, toi, tu as bien dormi, lui dis-je riant.


– Pas toi, apparemment. Normal quand on passe la nuit à raconter ses frasques avec un beau
millionnaire amateur de talons !

Je le regarde sans comprendre. Il commande un beignet et un café et me fait un clin d’œil :

– Je sais tout : j’ai parlé avec Audrey. Elle m’a dit de te dire qu’elle est rassurée : je suis toujours en
vie.
– Tu devrais vraiment l’appeler plus souvent. Elle est loin, ça lui fait du bien.
– Je sais, dit-il en mordant dans sa pâtisserie. Elle en a profité pour me raconter tes aventures au
restaurant. Je sais donc que tu sors avec un riche fétichiste de la chaussure.
– N’importe quoi !
– Il n’est pas riche ?
– Il n’est pas fétichiste !
– Tant mieux pour toi ! me dit-il en éclatant de rire. Mais tu sors avec lui, ça, je le sais…
– Oui, peut-être. Enfin, puisque tu veux tout savoir, je le croyais. Ce n’est pas tous les jours qu’on
rencontre un mec beau, prévenant, attentionné…
– Tu es franchement naïve, ma pauvre Eleanor !

Je regarde Matt, bouche bée.

– Qu’est-ce qui te prend ?


– Rien…
Il boude. Ses yeux me fuient, il est pressé tout à coup. Je ramasse mon sac et le suis, sans rien ajouter.
Je ne devrais pas être surprise : Matt me fait les yeux doux depuis trois ans. Je l’aime beaucoup, mais pas
comme il le voudrait. J’ai toujours eu un petit doute sur ses intentions. Je sais maintenant qu’il est jaloux.
Ça lui passera !

La journée démarre avec un cours sur l’histoire du design. D’habitude, ça m’intéresse, mais
aujourd’hui, je n’arrive pas à me concentrer : Tobias ne quitte pas mes pensées. Déjà quatre jours sans
nouvelles…

La voix monotone du prof combinée au manque de sommeil a raison de ma vigilance. Je pique du nez
sur ma tablette. Je jette un œil autour de moi : heureusement, personne ne m’a vue. Matt finit sa nuit au
fond de la salle. Je m’assure que ma voisine prend consciencieusement ses notes pour pouvoir les lui
emprunter plus tard et sors un carnet et un crayon. Je ne dessine jamais sur support numérique : je préfère
le contact du papier, même si je passe pour une originale.

Le dessin me permet de me recentrer : à mesure que les lignes s’agencent sur la feuille, je rentre dans
mon univers. Mes pensées s’organisent, mes doutes s’apaisent. Le calme revient. Même la fatigue
s’estompe. Je n’ai pas d’idée de ce que sera mon dessin final. Je laisse aller mon crayon. Ce n’est qu’au
troisième dessin que je me rends compte que je tourne en boucle : j’ai devant moi trois portraits de
Tobias. J’envisage de les jeter en sortant de la salle, mais ne parviens pas à m’y résoudre. Ils rejoignent
dans mon sac la petite collection qui se forme depuis quelques jours.

Tu dérailles, ma fille !

Le cours suivant est un atelier pratique. Enfin du concret ! Il s’agit de monter des maquettes en volume
pour une marque d’objets décoratifs, sur un thème imposé : « bouteilles et contenants ». Je canalise mon
énergie et vide mon esprit de toute autre préoccupation pendant trois heures. Cela me fait du bien, mais je
trouve le résultat médiocre.

Mon projet est pourtant retenu pour être travaillé durant la master class qui débute trois jours plus
tard.

Alors que tous mes camarades sont enthousiastes à l’idée de ce séjour, une vague de mélancolie
m’envahit : pour moi, Aspen est un endroit dont j’ai parlé avec Tobias lors de notre seul et unique
rendez-vous…

– Monsieur, vous ne nous avez toujours pas dit sur quoi nous allons travailler exactement ! lance le
premier de la classe, son crayon à la main.
– C’est une surprise ! répond l’enseignant en prenant l’air mystérieux. Mais attendez-vous à de la
sensualité, beaucoup de sensualité !

Un brouhaha masculin s’élève à travers la salle. Je lève les yeux au ciel : il n’y a rien de sensuel chez
ce troupeau de mâles bourrés d’hormones !

– En attendant, je vous rappelle que l’examen de demain matin validera le dernier trimestre ! Bonnes
révisions à tous !
Je ne travaille pas au restaurant ce soir. J’ai indiqué à Pat que j’avais besoin de ma soirée pour
étudier. C’est vrai, même si j’aurais adoré que Tobias me propose de prendre un verre avec lui. Seule
devant mon bureau, je relis mes notes, approfondis quelques notions dans mes livres, mais le cœur n’y est
pas. Je m’endors sur mes fiches, à la fois triste et déçue de susciter aussi peu d’intérêt chez l’homme qui
occupe mes pensées depuis plusieurs jours.

***

Je me réveille à l’aube, comme pour chaque occasion importante. Pour les examens, j’ai mon rituel de
préparation. Je porte tous mes vêtements porte-bonheur : mon gilet en chanvre, le premier que j’ai tricoté,
mes Docs fétiches, celles que je portais quand j’ai appris que j’étais admise à l’université et… Mes yeux
se posent sur la robe que m’a offerte Tobias.

Pourquoi pas ?

J’ai besoin de toutes les ondes positives possibles pour cartonner. Je suis sûre que Tobias souhaiterait
que je réussisse mon examen. De plus, si je ne le revois pas, il faudra bien que je trouve des occasions de
porter à nouveau cette petite merveille !

Je sors donc attendre Matt en robe du soir et Docs, avec un gilet en chanvre par-dessus. Nous sommes
à New York, personne ne remarque ce genre de détails ! En effet, dans cette ville, rares sont ceux qui font
attention à un tel accoutrement. Il passe totalement inaperçu, sauf aux yeux de cet homme qui attend sur le
trottoir d’en face. Il est vêtu d’un costume noir cintré, le même que le jour de notre rencontre, et il est
toujours aussi beau…

Tobias !

Mon cœur se met à battre la chamade. La surprise me fait lâcher mon sac, dont le contenu se répand
sur le bitume.

Quelle maladroite je fais !

Je rassemble mes affaires sans regarder. Je n’ai qu’une hâte : traverser la rue. Sa présence si proche
rend l’attente insupportable. Je ne le quitte pas des yeux. Il sourit toujours.

Comme il m’a manqué ! A-t-il pensé à moi ? Pourquoi n’est-il pas venu ? J’ai tant de questions à lui
poser !

Mais au moment où je m’apprête à le rejoindre, une vieille voiture pile devant moi, faisant disparaître
Tobias de mon champ de vision. Que se passe-t-il ?

– Monte !

Je ne réalise pas tout de suite que Matt est au volant.

– Eleanor ! On va être en retard !


L’examen ! Matt vient me chercher en voiture pour que nous soyons sûrs d’arriver à l’heure. Il fait ça à
chaque fin de trimestre. J’aurais dû m’en souvenir. Je cherche Tobias du regard, mais il a déjà tourné les
talons. La guimbarde de Matt fait trop de bruit pour que je me risque à crier : ça ne servirait à rien. La
mort dans l’âme, je monte à l’avant.

– Tu planes, ce matin ! râle Matt en redémarrant.

Je ne dis rien et garde les yeux rivés sur l’endroit où se trouvait Tobias quelques minutes auparavant.
C’est trop bête…

L’examen s’est finalement déroulé sans problème. J’ai même trouvé les questions faciles. Sans doute
un effet de ma nouvelle robe porte-bonheur. Par contre, je suis heureuse de ne pas porter mes escarpins :
il faut que je me dépêche. Comme ce soir Matt ne peut pas me raccompagner et que le bus a du retard, je
dois faire la route à pied.

J’aurais bien décalé ce rendez-vous, mais la secrétaire m’a téléphoné ce midi : dans son message, elle
espère que « cette fois-ci, je daignerai honorer le Professeur de ma présence ». Ce sont ses propres mots.
Je pouvais presque la voir grimacer derrière son téléphone.

J’ai sauté trois rendez-vous. La belle affaire ! Je les ai payés, non ? Qu’est-ce que ça peut bien lui
faire après tout ?

Mais le Professeur m’a prévenue : au bout de quatre rendez-vous consécutifs manqués, il se réserve le
droit de mettre un terme à ma thérapie. Ce ne serait pas pour me déplaire, en fait…

Cependant, Grand-Mère tient à ce que je continue. Je ne veux pas qu’elle se fasse du souci inutilement
et cette vieille bique de secrétaire ne manquerait pas de l’appeler pour la prévenir si je ne venais plus du
tout.

– Eleanor… ? Eleanor… ?

Je relève brusquement la tête. Je fais si souvent ce trajet que je ne regarde même plus où je vais.
Perdue dans mes pensées, j’ai à peine entendu qu’on m’appelait. Je dois retenir un mouvement de recul
quand je reconnais Tobias devant moi. Je m’attendais à tout, sauf à ça !

– Vous vous sentez bien ? me demande-t-il, inquiet.


– Oui, oui… balbutié-je. Vous passiez dans le quartier ?
– Tout à fait, répond-il d’une voix posée.
– Je… je suis ravie de vous voir !

S’il savait seulement à quel point !

– Moi aussi, dit-il en me regardant intensément. Êtes-vous sûre que vous vous sentez bien ?
– Oui, oui !
– Puis-je vous raccompagner chez vous ?
– Non, merci, je dois aller… quelque part.
Impossible de lui dire que je vais consulter un psy deux fois par semaine : il me prendrait pour une
folle !

– Voilà qui est précis, dit Tobias en souriant. Et me permettez-vous de vous accompagner… quelque
part ?
– Non.

Inconsciemment, j’ai pressé le pas. Je double Tobias.

– Vraiment ? me demande-t-il en fronçant les sourcils.

Tobias, je rêve de vous suivre au bout du monde, mais ce soir, je vous demande de me laisser…

Impossible de lui dire cela. Je préfère me taire.

– Et où allez-vous ?
– Cela ne vous regarde pas.

Pourquoi faut-il toujours qu’il pose trop de questions ? Et pourquoi faut-il toujours que j’y réponde
n’importe comment ?

– Très bien, dit Tobias à voix basse dans mon dos.

Son ton me glace. Il a employé ces deux mêmes mots avant de quitter mon appartement la semaine
dernière. Je meurs d’envie de lui sauter au cou et de l’embrasser à pleine bouche. Mon cœur me souffle
de jeter ma thérapie aux orties pour rejoindre cet homme. Il me faut toute ma volonté pour me rappeler
pourquoi j’ai entrepris ce travail sur moi-même. Je lui expliquerai… plus tard. Pas maintenant.

Ma conversation avec Audrey me revient brusquement en mémoire : il faut au moins que je lui donne
mon numéro ! Je me retourne… et constate que, comme ce matin, Tobias est déjà loin. Cette fois, je
pourrais l’appeler, mais rien ne me dit qu’il acceptera de se retourner. Un réflexe enfantin me passe en
tête : je porte mon pouce et mon majeur à ma bouche, serre les lèvres et siffle. Les passants se figent…
Tobias se retourne.

J’ai vraiment fait ça ? La honte…

Après coup, j’ai peur qu’il ne le prenne mal. Cette manie que j’ai d’agir sans réfléchir !

Il n’est pas du genre à siffler les filles et je parierais que c’est la première fois que cela lui arrive de
se faire apostropher ainsi ! Tobias me sourit franchement.

– Vous êtes vraiment unique, Eleanor !


– Donnez-moi votre main, dis-je en lui attrapant le bras.

Avant qu’il ait eu le temps de protester, j’ai inscrit mon numéro dans sa paume. Tobias secoue la tête
en riant.

– Ça vous ennuie si je me contente de vous donner une carte de visite ? me demande-t-il en me tendant
un bristol.
– Merci beaucoup ! dis-je avant de l’embrasser du bout des lèvres. À très vite !

Juste un souffle. Si je reste plus longtemps si proche de lui, je ne pourrai plus contenir mon désir.

J’espère qu’il a compris.


4. Au balcon

– Au revoir, mademoiselle Stuart. À la semaine prochaine.


– Au revoir, Professeur.

Je suis contente de ne pas travailler ce soir : je suis trop fatiguée. J’aurais vraiment eu du mal à me
concentrer. Il y a des séances plus éprouvantes que d’autres…

Je passe la porte de mon studio, épuisée. Le simple fait de prendre une douche est une épreuve. Je me
couche sans dîner et m’endors immédiatement.

J’ai 8 ans. Je le sais parce que je reconnais la maison de mes parents. Si j’étais plus âgée, je serais
chez mes grands-parents. Je suis dans ma chambre de petite fille, seule, entourée de mes poupées. Je joue
tranquillement. Tout à coup, j’entends du bruit. Quelque part, des gens crient. Intriguée et un peu effrayée,
je me lève :

– Maman ? Papa ?

Personne ne me répond. Je ne veux plus rester toute seule. Sans faire de bruit, je quitte la pièce, à la
recherche de mes parents. Il fait sombre. Je ne saurais pas dire s’il fait jour ou nuit. D’habitude, la
maison est baignée de lumière. J’appelle encore, toujours sans résultat. J’ai peur. J’avance en suivant le
bruit. Il faut que je comprenne ce qui se passe !

Enfin, j’arrive au salon. Je reste pétrifiée dans l’embrasure de la porte : devant moi, trois personnes se
battent. Ce sont des adultes.

– Arrêtez !

Ils ne m’écoutent pas. Pourtant, d’habitude, quand je rentre dans une pièce, les grands sont toujours
contents de me voir : ma mère m’ouvre toujours ses bras en souriant. Quand il m’aperçoit, mon père
m’appelle toujours « Elanor ». Ça m’agace et je fronce le nez. Il adore, ça le fait rire ! Ce n’est pas une
réaction habituelle. D’ailleurs, je ne les vois pas bien. Je ne suis même pas sûre qu’il s’agisse de mes
parents.

– Papa ! crié-je.

Mais ils continuent à se battre, sans se préoccuper de moi. Je me mets à pleurer.

Qu’est-ce qu’ils font ? Pourquoi agissent-ils comme ça ?

Je ne vois ma mère nulle part. Est-ce mon père qui vient de tomber, là ? Les adultes crient toujours
plus fort. Ils s’empoignent, se poussent, comme les garçons dans le parc quand ils ne sont pas d’accord.
Mais là, c’est beaucoup plus violent. D’habitude, quand je vois une bagarre, je fais ce que maman m’a
appris : je m’éloigne. Mais aujourd’hui, je n’arrive pas à bouger. Je suis à la fois terrifiée et hypnotisée
par la scène. Je ne peux même pas la quitter des yeux.

Je me réveille en sueur. Des tremblements violents me secouent de la tête aux pieds.

Quelle horreur !

Le Professeur m’avait prévenue au début de la thérapie. « Il est possible que certains détails vous
reviennent en rêve… » J’ignore de quels « détails » il parle, mais une chose est sûre : je fais bien plus de
cauchemars depuis que je le consulte. Malgré la chaleur de ce début d’été, je me blottis sous la couette
pour trouver un peu de réconfort. Sans succès : j’étouffe. Je m’assois contre le mur, les genoux relevés
contre ma poitrine. Il me suffit de fermer les yeux pour que des images me reviennent. Mais tout est si flou
à présent ! Seuls la violence des coups et le bruit grandissant de la dispute sont encore bien présents dans
ma tête. Et cette impression de ne rien pouvoir empêcher…

Je ne parviens pas à m’arrêter de trembler.

***

Je suis tout à fait réveillée à présent. Il n’est que 3 heures du matin, pourtant, je sais déjà qu’il ne faut
plus compter sur le sommeil. Que m’a conseillé le Professeur dans ce genre de situation ? Ah oui : il faut
que je « convoque des souvenirs heureux qui ont eu lieu au même endroit ». Cela permet d’effacer les
images traumatisantes, selon lui.

Mes parents sont morts quand j’avais 8 ans, sans que je garde aucun souvenir de cet épisode. C’est
même la raison pour laquelle ma grand-mère tient tellement à ce que je consulte des « spécialistes de la
tête » depuis qu’elle m’a recueillie. Pourtant, mes grands-parents ont toujours répondu à toutes mes
questions dès lors qu’elles ne concernaient pas le drame. Ils ont tout fait pour que je garde les images
positives de mes parents. Je ne manque donc pas de belles histoires avec eux. Cette nuit, cela ne
fonctionne pas : même quand je pense au dernier Noël que nous avons passé tous les trois, je ne ressens
aucun apaisement. Mon cauchemar emplit toutes mes pensées.

Je secoue la tête, à la fois agacée de ne pas arriver à me calmer et toujours en proie à une peur sourde
qui me mord le ventre.

« Dessinez vos émotions. Cela peut aussi vous faire du bien. »

Je me demande si le Professeur pense vraiment que cela peut m’aider ou s’il veut seulement voir mes
dessins. La première fois que je les lui ai apportés, il a passé une bonne demi-heure à les analyser sans
m’adresser la parole. Depuis, je ne lui montre presque plus rien, mais il est vrai que le dessin a toujours
eu un effet salvateur sur moi. J’attrape donc mon crayon et mon carnet. Comment croquer des personnages
sans visage ?

Je refuse de repenser une minute de plus à mon rêve. Dessiner oui, mais autre chose. Je laisse mon
imagination me guider. Je ne suis pas surprise du résultat : Tobias vient d’apparaître sur mon bloc. Un
portrait très fidèle de l’homme que j’ai laissé au milieu de la rue un peu plus tôt dans la journée, surpris
mais apparemment ravi. Je passe un doigt sur le contour de ses lèvres. La rugosité du papier ne leur rend
pas justice : elles sont si douces en réalité ! Je referme mon carnet et en fais tomber la carte de visite de
Tobias. Elle s’était glissée dedans quand je l’ai fourrée dans mon sac. Je ramasse le bristol en souriant et
le fais tourner entre mes doigts.

Sans réfléchir, j’attrape mon téléphone et compose le numéro qui y est inscrit.

– Tobias Kent, dit une voix grave et mélodieuse.

Mince ! J’espère que je ne le réveille pas ! À cette heure-ci, c’est très probable…

Je n’ose plus rien dire.

À quoi pensais-je ? Encore une gaffe…

– Eleanor ? C’est vous ? Votre numéro est apparu…

Je ne peux même pas nier : oui, c’est moi la folle qui vous appelle à 3 heures du matin…

– C’est moi, oui…, bredouillé-je mal à l’aise.


– Tout va bien ?
– J’ai fait un cauchemar…

Mais quand vas-tu apprendre à te taire, ma fille ? Cette fois, il va vraiment penser que je suis
dérangée…

Je suis surtout morte de honte.

– Je suis ravi que vous m’appeliez… Et désolé que vous ne pensiez à moi qu’après un cauchemar.
Nous devrions faire des choses amusantes ensemble : voulez-vous que je vous invite au cirque ?

Impossible de savoir s’il est sérieux ou non, mais après un court moment de doute, j’éclate de rire. La
tension de ces dernières minutes retombe enfin. Sa voix est douce et enjouée. Rien à voir avec
l’intonation de quelqu’un qu’on vient de tirer d’un sommeil profond. Apparemment, Tobias ne dormait
pas.

– Je n’aurais pas dû vous déranger à cette heure-ci.


– Rassurez-vous, vous ne me dérangez pas.
– Oh… Et que fait un homme comme vous au lieu de dormir ? Des réservations dans les plus beaux
restaurants de la ville ? Un tour dans les boutiques haute couture en ligne ?

Oups… Pas très fin comme remarque ! Il va penser que je lui réclame une robe !

– Je travaille. Les fenêtres de mon bureau donnent sur l’Hudson. J’aime beaucoup regarder les
lumières de la ville la nuit. Ça m’aide à me concentrer.
– Bien sûr… Vous avez une voix très sensuelle, ajouté-je après un silence.
– Merci, Eleanor.

Quelle idée de lui dire ça !


Tobias ne dit plus rien. Est-ce de ma faute ? Il faut vraiment que j’apprenne à me taire… Pourvu qu’il
ne raccroche pas ! Le sentir si proche me rassure. Aucune envie de retourner à la solitude de mon studio.
Je jette un œil autour de moi :

– Si vous étiez là, mon bric-à-brac vous rendrait dingue !


– Vous croyez ?
– J’en suis sûre ! J’ai bien vu votre réaction quand vous avez passé ma porte ! rétorqué-je en riant.
– Je suis désolé si cela vous a déplu, Eleanor.
– Non, ne vous excusez pas ! Je comprends que mon désordre puisse paraître déroutant…
– Oh, je pensais que… Avec tous ces cartons, j’ai cru que vous veniez d’emménager.
– Pas du tout ! Mais vous n’êtes pas le premier à me le dire. Je suis comme ça : j’ai toujours eu du mal
à ranger.

Comme c’est bon de discuter avec lui ! Entourée par la nuit, je me suis remise sous la couette : j’ai
l’impression d’être dans un cocon de douceur, bercée par sa voix. Malheureusement, un bâillement trahit
ma fatigue.

– Il est temps de retourner dormir…


– Vous avez sans doute raison, réponds-je à regret.
– Je vous souhaite une belle nuit, Eleanor.
– Merci, Tobias. Vous aussi.

Il raccroche tout doucement. Je remonte la couette sous mes yeux et les ferme. Je m’endors très vite
pour ne me réveiller que plusieurs heures plus tard. Cela fait longtemps que je n’ai pas aussi bien dormi.

***

Je suis pleine d’énergie ce matin. En me rendant au restaurant, je souris à tout le monde. Peut-on dire
que Tobias et moi avons passé notre première nuit ensemble ? Presque. J’ai adoré ce moment hors du
temps. Tobias a su m’apaiser et je lui en suis infiniment reconnaissante. J’apprécie aussi qu’il ne m’ait ni
jugée, ni demandé d’explication. Il m’a écoutée comme il m’aurait prise dans ses bras. Un geste
désintéressé, en toute amitié, alors que nous nous connaissons depuis… quoi ? moins d’une semaine ! Cet
homme, riche, sans doute très occupé, a pris le temps de rassurer une presque inconnue parce qu’elle lui a
téléphoné en pleine nuit. Tobias est décidément une énigme…

Tandis que je remonte l’avenue, j’entends des pas s’approcher derrière moi. Même plongée dans mes
pensées, je ne peux ignorer ce claquement régulier sur la chaussée. Il n’est pas 11 heures, les rues sont
plutôt désertes : les travailleurs ne sont pas encore sortis déjeuner et ce quartier de Brooklyn n’est pas
très prisé par les touristes.

J’hésite : dois-je me retourner ? J’entends la voix d’Audrey qui me conseillerait plutôt de presser le
pas. Évidemment, j’aimerais bien savoir ce qui se passe, mais à New York, tout peut arriver… Le pire
comme le meilleur. Je regarde autour de moi en accélérant. Pourquoi ne trouve-t-on jamais d’agents de
police quand on en a besoin ?
Même au grand carrefour que je m’apprête à traverser, je ne trouve personne à qui demander de l’aide.
Je cours presque à présent, bien décidée à ne pas me retourner. Les pas claquent toujours, martelant le
trottoir.

Faire comme si de rien n’était… Ne rien montrer… Une peur semblable à celle de mon cauchemar,
teintée d’impuissance et de révolte, m’étreint. Pourquoi me suit-on ? Que me veut-on ?

Face à un agresseur, ce ne sont pas mon mètre soixante-huit et mes cinquante kilos qui feront la
différence ! Malgré le flot incessant des voitures, j’envisage de traverser brusquement la voie, au risque
de me faire percuter. Alors que je vais me mettre à courir, je sens un souffle dans mon dos.
Instinctivement, je me retourne. Un sans-abri vêtu d’un treillis militaire me fixe intensément, sans un mot.
Malgré moi, je hurle.

– Eleanor, que se passe-t-il ?

Tobias vient littéralement de sortir de nulle part.

– Vous êtes là ? balbutié-je en passant de l’homme à Tobias, puis de Tobias à l’homme.

L’homme en treillis part en courant.

– Tout va bien ? me demande Tobias en me prenant par le bras.


– Je crois que oui…, réponds-je d’une voix mal assurée. J’ai eu peur !
– Je comprends…, murmure-t-il en regardant autour de lui. Connaissiez-vous cet homme ?
– Je ne crois pas… Je n’ai rien compris à ce qui vient de se passer.

Un tremblement me parcourt de la tête aux pieds.

Ses yeux… Son regard était si bizarre !

– Venez vous asseoir sur le banc, là-bas, dit-il en resserrant son étreinte autour de mon bras.

Je pourrais sans doute marcher seule, même si la scène m’a choquée. J’ai vraiment eu peur de me faire
agresser. Je profite donc avec gratitude du bras que me tend Tobias. Il est vêtu d’un costume noir, comme
chaque fois que je l’ai vu. Je ne peux m’empêcher de remarquer la coupe impeccable : sans doute du sur
mesure. Le tissu est d’une douceur incroyable et semble imprégné de cette odeur que j’associe maintenant
à Tobias sans pouvoir encore l’identifier. Notre proximité physique me permet d’en profiter : je le
respire. Cela me calme instantanément.

Tobias a-t-il seulement conscience qu’il vient de m’apaiser deux fois en seulement quelques heures ?
Mon psy est incapable d’en faire autant !

– Voulez-vous boire quelque chose ?


– Non, je vous remercie. Je vais être en retard au restaurant.
– Si vous ne vous sentez pas bien…
– Vous ne pouvez pas toujours tout arranger, vous savez ?
Il vient de me rendre service et c’est ainsi que je le remercie ! Bravo, ma fille !

– Si vous ne vous sentez pas bien, je peux vous accompagner, reprend-il en me regardant dans les
yeux.

Et voilà, j’ai encore parlé trop vite…

Une question me taraude cependant :

– Que faites-vous dans le quartier, Tobias ? Nous sommes un peu loin de Manhattan…

Ses yeux sourient.

– Vous souvenez-vous de mon oncle Henry ? Je vous en ai parlé au dîner.


– Bien sûr, dis-je en me relevant.
– Il a appris son métier chez le petit artisan parfumeur qui se trouve un peu plus haut.
– Oui, je vois très bien ! Une très vieille boutique, pleine de flacons d’un autre temps ! J’y suis déjà
allée. Il y règne une atmosphère incroyable.
– Vous avez raison. J’aime beaucoup cet endroit. De plus, ses essences sont de première qualité. Je
vais toujours me fournir chez lui. Il m’arrive d’ailleurs de déjeuner à côté…

Est-ce en passant devant le restaurant pour aller chez cet artisan qu’il m’a vue la première fois ? Alors
que je m’apprête à lui poser la question, je me ravise, contrairement à mon habitude : j’ai dit assez de
sottises pour la matinée et, de toute façon, nous sommes arrivés au restaurant. Pat est sur le seuil en train
de parler au portier. Tobias salue les deux hommes.

Un peu trop joyeux pour être totalement naturel, Pat enchaîne :

– Bonjour, monsieur Kent. Comment allez-vous ?


– Très bien. Je ne pourrais malheureusement pas déjeuner ici ce midi : on m’attend.
– Une prochaine fois, alors !
– Avec plaisir. Bonne journée.

Tobias s’éloigne. Tandis que je rentre dans le restaurant, je sens le regard de Pat sur ma nuque. Il
n’apprécie sans doute pas de me voir pour la deuxième fois avec un client.

– Je ne savais pas que monsieur Kent et toi étiez amis…, lance-t-il à travers la salle.

Je fais encore ce que je veux en dehors de mes heures de travail, non ?

Alors que je suis sur le point de lui dire ma façon de penser, un couple de clients passe la porte. Ce
sera pour plus tard. Tant mieux : il est vraiment temps de se mettre au travail. Et penser à Tobias me
remet en tête l’homme qui m’a dévisagée. Je secoue la tête. Je dois oublier tout ça !

Le service qui commence est le plus léger de la semaine. Plusieurs tables sont vides, je peux prendre
mon temps. Pourtant, j’accumule les bourdes : je laisse tomber les couverts, manque de renverser de la
sauce sur le tailleur d’une cliente… Quand un plat m’échappe des mains, Pat me convoque à la cuisine :
– Eleanor, tu devrais rentrer chez toi.

Je le regarde sans comprendre, puis balbutie, incrédule :

– Je suis virée ? Écoute, Pat, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ça ne se reproduira plus, je te le
jure !

Je suis sur le point de me mettre à pleurer. Pat pose une main sur mon épaule :

– Ne sois pas stupide, Eleanor ! Je ne vire pas les gens comme ça, tu le sais bien. Mais depuis
quelques jours, je te trouve absente, tu n’es pas à ce que tu fais. Repose-toi et reviens en forme !

Je ressens soudain une profonde lassitude. Est-ce le manque de sommeil ? les cauchemars à
répétition ? la fin de l’année ? Difficile à dire, mais effectivement, je suis crevée. Je n’ai pas cours avant
la fin de l’après-midi. Pat a raison : je vais rentrer. Je le remercie, mais il fait mine de me chasser d’un
geste :

– Déguerpis avant qu’un car de Japonais rapplique et me fasse changer d’avis !

Pourtant, une fois seule dans mon studio, plus question de dormir : j’ai trop de choses en tête. En
moins d’une semaine, j’ai rencontré un homme d’exception, connu le tourment de ne pas avoir de ses
nouvelles et partagé un réel moment de tendresse avec lui. Parallèlement, j’ai failli me faire agresser par
un individu terrifiant.

Il faut que je parle à Audrey. J’ai besoin de son bon sens et de son sourire pour analyser ce tourbillon.
Je me connecte à Internet, consulte mes e-mails et les réseaux sociaux en surveillant l’heure : Audrey
devrait être sur la messagerie vidéo d’ici quelques minutes. Depuis qu’elle travaille, il nous faut presque
un agenda pour nous parler alors qu’avant, nous nous voyions presque tout le temps. Mais je suis
heureuse pour elle : Audrey a un travail épanouissant, qui lui plaît.

J’aimerais pouvoir en dire autant dans quelques années ! Je contemple mon fourbi : des crayons, des
cartons à dessin qui débordent, des livres d’art et surtout de design… Aucun doute, j’ai une passion. Mais
me sera-t-il possible d’en vivre ? Je me demande si Tobias s’est déjà posé cette question. Il faudra que je
lui demande… en y mettant les formes.

Un voyant clignote en bas de mon écran. Ça y est : Audrey est là. Son image apparaît. Elle est dans son
bureau.

– Salut, toi ! Tu ne travailles pas ?


– Je devais, mais Pat m’a dit de rentrer me reposer.
– Un problème ?

Je lui raconte brièvement ce qui s’est passé ce matin, en essayant de ne pas lui transmettre ma peur.

– Et Tobias est arrivé, tel un beau chevalier ? interroge gentiment mon amie.
– J’étais tellement soulagée de le voir !
– Tu ne l’avais pas revu depuis la semaine dernière ?
Je réalise qu’Audrey a raté plusieurs épisodes. Plus je progresse dans le récit de mes aventures, plus
elle ouvre de grands yeux.

– Tu l’as sifflé en pleine rue ? Eleanor, enfin !


– Je sais, mais ça l’a fait rire !
– Tu es un phénomène. Mais… cela ne te paraît pas bizarre que Tobias soit apparu comme ça derrière
toi ?
– Je lui ai posé la question : son explication se tient.
– Je sais, mais quand même… Il ne donne pas de nouvelles pendant plusieurs jours et, ensuite, tu ne
peux plus tourner la tête sans le voir. C’est un peu curieux…

Mon téléphone vibre.

– Je te demande une seconde : j’ai reçu un SMS. C’est Tobias ! Écoute : « Plus de place pour le
cirque. Que diriez-vous de l’opéra ? Je peux passer chez vous à 20 heures ? »
– Le Met ? Il sort le grand jeu ! J’y suis allée une fois, c’est vraiment extraordinaire. Il faut y aller, ne
serait-ce que pour le cadre : le Lincoln Center est simplement magique. Tu connais ?
– Non… Je ne suis pas sûre d’aimer. Pas mon style, le classique…
– Attends : l’opéra, ce n’est pas forcément une grosse dame qui hurle.

J’éclate de rire : le personnage de la Castafiore dans Tintin, cette grosse dame qui casse des verres en
chantant trop fort, vient justement de me passer en tête. Mon téléphone vibre à nouveau.

– Un autre message ? Il a changé d’avis ? demande Audrey en voyant mon expression dépitée.
– Non, il propose de m’offrir une robe.
– Encore ? Tu n’es pas une poupée !
– Il m’écrit : « Trouveriez-vous déplacé que je vous offre une nouvelle robe pour cette occasion ? »
– Au moins, il n’est pas idiot : il comprend bien que sa démarche peut paraître bizarre.
– C’est ça, c’est bizarre, dis-je. Déplacé, non. Bizarre, peut-être…

Je tourne la tête vers la salle de bains : la petite robe noire s’égoutte sur un cintre. Il a bien fallu la
laver…

– Audrey, je n’ai rien à me mettre ! m’écrié-je.


– Du calme, tu vas trouver une solution.

Comme s’il l’avait entendue, mon portable vibre à nouveau : « J’assume. » Au même moment, on
frappe à la porte. Je n’attends personne. Après mes récentes péripéties, je ne suis pas rassurée.

– Tu restes là ? lancé-je à mon amie derrière l’écran.

Elle hoche la tête. Je vais ouvrir.

– Mademoiselle Stuart ? Une livraison pour vous. Signez ici, s’il vous plaît.

J’ai à peine le temps d’apposer des pattes de mouche qu’il s’est déjà envolé. Je reste sur le seuil avec
un grand paquet dans les bras.
– Eleanor ? Tout va bien ?

Heureusement qu’Audrey me rappelle à l’ordre.

– Je crois qu’il attendait ma réponse.

En voyant le nom d’un grand couturier sur le carton, Audrey s’exclame :

– Il ne s’est pas moqué de toi ! Ouvre, vite !

Nous découvrons ensemble une sublime robe du soir. En soie vert sombre, elle se compose d’un
bustier entièrement brodé et d’une longue jupe droite unie. Elle est à la fois très belle et très sexy.

– Elle est magnifique ! murmure Audrey bouche bée. Tu vas être renversante !

Je caresse le tissu, le regard vague.

– Eleanor, ça ne va pas ?
– Si… Elle est très belle. Mais, tu ne trouves pas ça un peu… angoissant ? Un livreur attendait
derrière ma porte !
– Il t’a demandé s’il pouvait te l’offrir. Il ne te l’a pas imposée.
– C’est vrai… Mais comment a-t-il su que j’étais chez moi ?
– Il est peut-être passé au restaurant ?
– Sans doute…

Tout à coup, je sursaute :

– Je vais être en retard en cours ! Il faut que je file !

Audrey éclate de rire :

– Dis à Matt de m’appeler !


– Pas de souci. Je t’enverrai une photo avec la robe !
– J’y compte bien ! Et je veux tous les détails. Appelle-moi demain.
– Promis !

J’éteins ma tablette et me précipite dehors. Pourtant, une fois dans la rue, je me surprends à regarder
autour de moi. Je me sens nerveuse. Je ne sais pas exactement ce que je m’attends à trouver : Tobias ?
l’inconnu et son regard fou ? La confusion règne dans ma tête. Durant le trajet jusqu’à l’université, la
gentillesse de Tobias cette nuit me revient en mémoire.

Il faut que je me calme. Tobias est comme il est, mais je suis sûre que c’est quelqu’un de bien.

***

Le cours de design d’objet est passionnant. La salle est bondée. Les questions fusent de tous les côtés.
J’adore cette ambiance, qui me donne l’impression de progresser et de partager. Chaque fois que je suis
ici, je suis convaincue que je ne me suis pas trompée de voie.

Si seulement je ne me posais pas autant de questions ! Matt, par exemple, donne l’impression de ne
faire que ce qu’il aime. Il ne se prend pas la tête et vit au jour le jour. Un peu trop peut-être…

D’ailleurs, il ne devait pas avoir envie de venir : sa place est vide. Je me demande où il est. Ce cours
est l’un des rares qu’il ne rate jamais. J’espère qu’il n’a pas d’ennuis…

Je chasse vite cette pensée de ma tête et me promets de l’appeler à la fin du cours. Pourtant, le temps
passe à toute vitesse et je dois me dépêcher si je veux être prête à 20 heures.

Tobias frappe à la porte à l’heure juste.

– Entrez ! C’est ouvert !

Surtout, ne pas avoir l’air trop empressée. Je suis presque prête, mais je ne veux pas me trouver trop
vite face à lui, de peur de perdre mes moyens.

Tobias entre.

– Vous laissez toujours la porte ouverte ? me demande-t-il en regardant autour de lui.


– Je savais que c’était vous ! dis-je en passant devant lui sans le regarder.

Il remarque la robe, mais ne dit rien. J’attrape une boîte à bijoux derrière mon matelas et retourne dans
la minuscule salle de bains. Je mets une paire de boucles d’oreille à laquelle je tiens particulièrement :
de petits diamants qui ont appartenu à ma mère. Je ne les porte que lors des grandes occasions.

– J’en ai pour une minute ! crié-je en attrapant ma trousse à maquillage.

C’est vrai : je n’aime pas passer trop de temps derrière mon miroir. Le plus important pour moi, c’est
que mes produits n’aient pas été testés sur des animaux. Je soigne pourtant mon maquillage ce soir : un
discret trait d’eye-liner, un peu de blush et un rouge à lèvres brillant.

– Je vous attends, lance Tobias avec une pointe d’agacement.

Quand je me présente devant lui, je lis cette fois une réelle admiration dans son regard.

– Vous êtes superbe.


– Merci. Vous aussi ! ajouté-je en souriant. Et… je vous remercie pour cette magnifique robe.
– Je vous en prie, dit Tobias. Elle vous va à ravir.

Je le détaille de la tête aux pieds : il est toujours en noir, mais une pochette discrète met ses yeux gris
en valeur. Quelques mèches rebelles lui tombent sur le front.

Il est trop sexy !

– Avez-vous déjà assisté à un ballet ? me demande Tobias alors que son chauffeur nous arrête devant
le Lincoln Center.
– Non, c’est la première fois, réponds-je, plus intimidée que je ne le voudrais.

Un ballet ? Avec des ballerines en tutu ? C’est encore pire que la grosse dame à la voix stridente !
Là, je vais m’endormir, c’est sûr !

– C’est une soirée en hommage au chorégraphe Balanchine, m’informe Tobias.

Je ne veux pas lui avouer que je ne connais absolument pas son œuvre, ni que je n’aime pas le
classique.

Audrey avait raison : le bâtiment à lui seul vaut le coup d’œil. À la tombée du jour, la façade ornée de
cinq arches est illuminée et, devant, des fontaines à jets d’eau changeants lui donnent une touche féerique.
Dans le hall, deux fresques de Marc Chagall ornent les murs. Je suis émerveillée. L’intérieur aussi est
somptueux : sur plusieurs niveaux, tout en or et rouge, l’Opéra de New York est vraiment impressionnant.
Je remarque que plusieurs personnes nous sourient.

– Vous êtes le centre des regards, Eleanor.

Je me sens rougir.

– C’est mérité, ajoute-t-il en me tendant son bras. Vous êtes vraiment époustouflante.

Nous nous installons dans une loge particulière, au balcon. De là où nous sommes, la vue sur la scène
est imprenable.

Pourtant, à mesure que le spectacle se déroule, je me surprends à aimer ce que je vois. Je rentre dans
un monde nouveau pour moi. Sur scène, les danseurs portent tous des justaucorps blancs ou noirs, ils sont
à la fois gracieux et musclés, leurs gestes pleins de sensualité. Les tableaux d’ensemble sont
spectaculaires et très harmonieux, mais ce sont surtout les danses en duo qui m’émeuvent : j’ignorais
qu’on pouvait raconter une histoire seulement avec son corps. C’est extrêmement beau.

– Ça vous plaît ? me demande Tobias à l’entracte.


– Beaucoup.

Il me tend une coupe de champagne et nous buvons en silence, tandis que je lis le livret : « Balanchine
est passé maître pour transformer le son en mouvement. »

C’est exactement ça…

– Je n’ai pas répondu à votre question l’autre jour, me dit abruptement Tobias.
– Quelle question ?
– Vous vouliez savoir si j’avais envie de coucher avec vous. La réponse est oui. J’en ai très envie, me
dit-il d’une voix suave.

Je suis tellement surprise que je manque de m’étouffer en buvant ma coupe. Je mets ma soudaine
rougeur sur le compte de ma maladresse, mais un sourire en coin m’indique que Tobias n’est pas dupe.
Je passe la seconde partie du spectacle dans un état indescriptible. Heureusement que nous sommes
dans le noir, ainsi Tobias ne voit pas mon trouble. Me sent-il frémir à ses côtés ? Nous quittons notre loge
dès la fin du dernier acte et sommes les premiers à sortir de la salle. Tobias m’a pris la main. Dans la
voiture, il n’esquisse pas le moindre geste, mais son sourire me fait fondre. Dans ses yeux, je lis le reflet
de mon propre désir. Le trajet me semble durer une éternité.

– Où allons-nous ?
– Chez moi, dit Tobias.

Nous nous arrêtons devant un grand immeuble. Tobias tend les clés au portier. Nous franchissons le
hall désert, étroitement enlacés. Dans l’ascenseur, Tobias m’attire à lui et m’embrasse. Sa bouche contre
la mienne, enfin ! J’entrouvre les lèvres et je le laisse prendre possession de ma bouche. Sa langue se
mêle à la mienne avec une grande douceur. Je frissonne jusqu’à la racine des cheveux, prête à tout. Mais
les portes de l’ascenseur s’ouvrent et Tobias s’écarte. Nous arrivons directement dans son appartement,
un penthouse qui occupe tout le dernier étage. Je n’ai jamais vu un appartement pareil. Il doit être
immense !

– Viens !

Nous passons une première porte et traversons les pièces plongées dans l’obscurité, puis Tobias ouvre
ce qui semble être une baie vitrée. L’air frais nous enveloppe, tandis qu’il me guide vers la terrasse. La
vue est époustouflante. Nous dominons tout Manhattan. Les lumières du soir se reflètent dans un grand
bassin : une piscine de toit.

– Comme c’est beau ! m’exclamé-je.


– C’est toi qui es belle, murmure Tobias en me prenant dans ses bras.

Son corps contre le mien m’électrise. J’ai l’impression d’attendre ce moment depuis la première fois
que je l’ai vu.

– J’ai envie…, dis-je dans un souffle en lui rendant son baiser.


– De quoi ? me demande Tobias en souriant.
– De vous… De toi…

Il pose un doigt sur mes lèvres et commence à m’embrasser dans le cou. Chaque baiser me procure de
délicieuses secousses dans le ventre. C’est si bon, si doux et à la fois si ardent !

J’aimerais que ce moment ne s’arrête jamais, d’autant que je n’ai eu qu’un seul petit ami « sérieux » et
que je sens bien que ce que je vais vivre avec Tobias sera d’une tout autre nature.

Pourtant, j’ai envie de lui ! Je ressens une véritable faim de cet homme, comme je n’en ai jamais
ressenti auparavant. Je m’enflamme petit à petit tandis que les mains de Tobias parcourent mon corps
avec une grande douceur, à travers le tissu léger de ma robe. Quand il effleure mes seins, ils se tendent
instantanément, réclamant plus d’attention. J’aime cette caresse nouvelle et impudique.

Tobias retient son désir, je le vois, pourtant il ne semble pas pressé. Il revient sur ma bouche, comme
avide de recueillir mes premiers gémissements de plaisir.
Mon envie de sentir sa peau contre la mienne est si forte que je prends l’initiative de lui ôter ses
vêtements : sans décoller ma bouche de la sienne, je fais tomber sa veste noire sous laquelle se profile un
corps sec et musclé.

– Patience…, souffle-t-il.

Je n’ai pas envie qu’il sache que je suis sans doute bien plus novice qu’il ne le croit. Il s’en rendra
compte bien assez tôt !

– Non ! murmuré-je en ouvrant sa chemise dont les premiers boutons s’arrachent. Oups… désolée, dis-
je en m’arrêtant instantanément.

Je suis mortifiée. Il ne manquerait plus qu’il éclate de rire.

Ça a commencé comme dans un film… Mais je viens de gâcher le scénario !

Pourtant, Tobias ne se moque pas de moi, même si son sourire est toujours là. Ses yeux brillent d’une
intensité nouvelle.

– Quelle fougue ! dit-il en retirant sa chemise, avant de la poser sur une chaise, au bord de la piscine.

Je cherche une réplique, mais mon regard est vite attiré par les lumières de la ville.

– Sur la terrasse, on ne peut pas nous voir. Sois tranquille, dit-il en m’enlaçant.

Tobias presse son torse contre ma robe. Sa peau imberbe est douce comme de la soie. Je ne peux me
retenir d’y poser mes mains. C’est chaud et tendre. Tobias vibre de tout son être, tout comme moi. Je
dépose un baiser sur son épaule, puis un autre, à la base de son cou. Son parfum m’enivre. À même la
peau, sans la barrière du tissu, les arômes embaument encore plus.

Je continue mes baisers, tâchant de les rendre aussi légers et sensuels que possible. Je descends
lentement vers son nombril puis arrive à sa ceinture. Chaque centimètre de peau parcourue attise mon
impatience. La bosse sous le tissu de son pantalon ne laisse aucun doute sur l’état d’excitation de Tobias.
À genoux, je lui lance un regard. Ses yeux me brûlent presque tant ils brillent d’une lueur fébrile. Il a très
envie de moi, je le sens. Pourtant, il respecte mon rythme, sans chercher à précipiter les choses. Je lui en
suis infiniment reconnaissante.

Sans le quitter des yeux, je défais sa ceinture et ouvre son pantalon, qui glisse au sol. Cette fois, pas
question qu’il le ramasse pour le mettre sur une chaise ! Je le lui enlève et le jette au loin.

Sans plus attendre, je lui ôte son caleçon, libérant ainsi son sexe gonflé de désir.

Je suis fascinée par ce membre palpitant de désir. Je le prends délicatement dans le creux de ma main.
Voir de si près l’effet que je lui fais me trouble énormément. J’aimerais tant avoir le bon geste, savoir
instinctivement ce qu’il attend !

Tobias a-t-il senti mon désarroi ? Il décide de reprendre le contrôle. Il me tend la main et m’aide à me
relever.

– J’ai envie de m’occuper de toi.

Je réalise alors que je porte toujours ma magnifique robe du soir, tandis qu’il est nu devant moi. J’ai
chaud en contemplant ce corps d’athlète. Sa simple vue me donne envie de le caresser encore et encore. Il
agit sur moi comme un véritable aimant.

D’un geste expert, Tobias fait tomber la robe à terre. Il la ramasse et va la poser sur la chaise. Je n’ose
pas bouger. Quand il se retourne, je distingue un tatouage sur sa chute de reins. Un idéogramme. Le trait
est fin, net et précis, mais assez épais pour être bien visible. Je m’approche de Tobias, pose un doigt sur
le dessin et lui demande ce qu’il signifie :

– « Force et maîtrise ». Un souvenir d’une jeunesse beaucoup moins calme qu’on pourrait
l’imaginer… Et durant laquelle j’ai appris bien des choses, dit-il en me prenant dans ses bras avant de
m’allonger au bord de la piscine.

Je ne porte plus qu’une culotte, toute simple en coton blanc. De loin le vêtement le moins luxueux de
tous ceux répandus autour de nous. J’aimerais l’enlever, tant je la trouve incongrue au milieu de toutes ces
somptueuses étoffes. Tobias me fait signe de le laisser faire et retient mon geste en m’attrapant le poignet.

– Tu es encore plus belle que dans cette robe, dit-il en caressant mes seins du bout des doigts.

Il m’effleure à peine. Ses ongles frôlent à peine ma peau, mais ce contact suffit à m’enfiévrer.
Lentement, ses mains rejoignent mon dos : ses caresses se font plus appuyées, ses ongles me griffent.
J’adore ça.

Puis, sa bouche remplace ses doigts. Il commence par le cou, puis je sens ses baisers sur mes seins,
qui laissent une empreinte humide car sa langue a tourné longuement tout autour des pointes durcies par le
désir. Il alterne ensuite avec de légers pincements, qui m’électrisent. Je gémis. Je ne me savais pas si
sensible. Mon ventre le réclame de plus en plus fort.

C’est une sensation étrange, venue de loin. Je n’ai jamais ressenti cela.

Tobias poursuit son exquise exploration : avec sa langue, il dessine le contour de mes seins, puis mon
ventre. Enfin, il agrippe le rebord de ma culotte.

Je n’y tiens plus et tente de me relever pour la retirer. Je me heurte à un nouveau refus.

– Laisse. Moi. Faire.

Il a planté son regard déterminé dans le mien et détaché chaque mot. Sa voix profonde et autoritaire
m’emporte. Je ferme les yeux, vaincue, victime consentante, en attente du plaisir à venir.

Il consent enfin à retirer ce dernier rempart. Le vent frais de la nuit parcourt mes cuisses et remonte sur
mon intimité. Je n’en avais pas besoin pour savoir à quel point la situation m’excite.
Tobias n’a pas détaché son regard du mien, mais ses doigts ont délaissé mes seins. Je les sens à
présent se perdre dans les boucles blondes de mon pubis, avant de continuer à descendre. À peine
effleure-t-il mon calice, qu’un premier cri sort de ma bouche. Le plaisir est là et ne demande qu’à se
déverser en moi, tel un raz de marée, emportant tout sur son passage.

Avec une lenteur exaspérante, Tobias entame un savant ballet de caresses à la limite du massage, qui
me plongent presque en transe.

J’ai l’impression étrange qu’il maîtrise la montée de mon plaisir et sait en retarder l’explosion.
Comment fait-il ?

Chaque mouvement de ses doigts est comme une vague qui me propulse toujours plus loin, mais jamais
assez pour que je m’abandonne. Le souffle court, je voudrais le supplier. Un seul mot franchit mes
lèvres :

– Encore…

Il accède à ma demande : ses mouvements s’accélèrent, mais ils sont toujours aussi précis. Je ne
contrôle plus rien : ni le plaisir qui n’en finit plus d’embraser mon corps, ni les soubresauts qui m’agitent
convulsivement, ni les cris désordonnés qui s’échappent de ma bouche. Je jouis comme jamais je n’ai
joui.

Le regard de Tobias me sert de point d’ancrage. J’y lis un désir fou. Je vois à quel point il me veut et
mon ventre crie une faim sans limites à cette idée. Je suis liquide et bouillante à la fois. Je ne désire plus
qu’une seule chose : le sentir en moi. En tournant la tête, je peux voir son sexe toujours tendu de désir.

Alors, quand Tobias se lève et se dirige vers la piscine, je reste interdite. Il me faut toute la force de
ma volonté pour ne pas crier.

Que fait-il ?

J’entends du bruit, mais je ne parviens pas à l’identifier. Ce n’est que lorsqu’il revient vers moi que je
comprends qu’il est parti chercher un préservatif. Un rire s’échappe de ma gorge.

– Tu as eu peur ? me demande Tobias. N’aie aucune crainte : j’ai trop envie de toi pour partir !

Il déroule le préservatif sur sa verge bandée, puis s’approche de moi. Tout mon corps se tend vers cet
homme.

Je le veux ! Maintenant !

Le corps de Tobias se couche sur le mien. Ses yeux ne me lâchent pas une seconde lorsque, enfin, nous
ne faisons plus qu’un. Un même cri nous lie. Nos souffles se mêlent en un baiser passionné, tandis que
nous laissons nos corps se chercher, se trouver, se rencontrer, se connaître.

Ses mouvements sont à la fois maîtrisés et fougueux, vifs et harmonieux. Tout d’abord très lents, ils
prennent vite un rythme plus soutenu qui nous comble tous les deux. Nos cris de plaisir se répondent. Je
cambre mes reins pour mieux l’accueillir, il me fouille, s’attarde avec délectation. Ses mains parcourent
mon visage et ma bouche. Je gobe ses doigts avec tendresse.

Après avoir exploré son dos en trapèze, mes mains se posent sur ses fesses. Elles sont aussi musclées
que le reste de son corps. Ce contact inédit renforce encore mon désir.

Mon orgasme récent aurait dû m’apaiser, mais c’est le contraire qui s’est produit : il a ouvert en moi
un puits sans fond, une soif de jouissance loin d’être assouvie. Un second spasme de plaisir me secoue,
sans que je l’aie vraiment anticipé : il est plus profond, plus intense aussi. Cette fois, mon corps est allé
chercher plus loin dans ses réserves les réponses aux assauts de Tobias.

Il recueille ma sève sur ses lèvres. Je suis en sueur quand il se retire. Son sexe, toujours durci par une
envie impérieuse, réclame encore.

J’ignore ce qu’il a en tête, mais je ne lui laisse pas le temps de réagir : je souris et le chevauche. Une
fois sur lui, j’attrape ses bras et les bascule au-dessus de sa tête. Mes mains tremblent un peu en enserrant
ses poignets.

Bien que fourbue, épuisée par l’extase que nous venons de connaître, j’ai encore envie de lui.

Il me regarde, à la fois étonné et ravi.

– À mon tour, murmuré-je avec une voix de gorge qui trahit mon excitation.

Il acquiesce, le regard flou.

Sans un mot, je me laisse aller sur son sexe tendu. Je le happe en entier, le laisse m’investir, avant de
commencer un lent mouvement de va-et-vient. Tobias a fermé les yeux et gémit de plus en plus fort. Mon
initiative lui plaît.

Je ne me reconnais pas. Je n’ai jamais été si loin avec un homme. Je n’en ai même jamais eu l’idée. Je
n’ai jamais connu cette impression de plénitude et d’osmose, qui m’ôte toute inhibition. Avec Tobias, je
ne me pose aucune question : je sais au fond de moi qu’il ne me jugera pas. Je me sens bien avec lui,
comme avec personne d’autre.

Je devine qu’il voudrait avoir les mains libres, mais j’accentue la pression sur ses poignets.
J’accélère la cadence, mon bassin bouge de plus en plus vite, même si pour cela, tous les muscles de mes
cuisses protestent. Pourtant, le plaisir que je lis à présent sur le visage de mon amant m’encourage à
continuer. C’est une sensation incroyable que de sentir ce membre dur entrer en moi selon le rythme que
je décide. Mon excitation grandit encore. Pour moi aussi, l’extase est proche. Lorsque, enfin, Tobias jouit
en criant, une vague de fierté m’envahit et un ultime soubresaut de plaisir me terrasse.

Je lâche ses poignets et me rejette en arrière. Il empoigne alors mes seins à pleines mains et les porte à
ses lèvres. Ses baisers n’ont plus rien de doux et trahissent une excitation encore très vive. Il lèche, tête,
mordille, jusqu’à m’arracher un cri. Je m’effondre sur le torse de Tobias, qui m’accueille en refermant
ses bras puissants sur mon dos.
5. Un départ impromptu

Je me réveille avec le jour. J’ai très bien dormi. Aucun cauchemar n’est venu me troubler. Je suis si
bien que je refuse tout d’abord de sortir de mon demi-sommeil. Ce n’est que lorsque je m’enfonce en
soupirant dans des draps de satin que je prends conscience que je ne suis pas chez moi.

J’ouvre les yeux. Je ne connais pas cet endroit. Je suis dans un lit spacieux, sur les oreillers les plus
confortables sur lesquels il m’ait été donné de poser la tête. La pièce est immense et entourée d’une large
baie vitrée. Le lit trône au centre, sans autres meubles pour happer le regard. L’effet est saisissant : il
semble n’y avoir aucune séparation entre la chambre et le ciel. La sensation est magique. Je suis vraiment
au septième ciel !

Les souvenirs de ma nuit avec Tobias remontent petit à petit. Nous sommes restés longtemps enlacés
au bord de la piscine, puis l’air frais de la nuit nous a renvoyés à l’intérieur. Nous nous sommes glissés
entre les draps et je me suis endormie presque aussitôt.

Quel moment fabuleux nous avons passé ensemble !

Une vague de sensualité me parcourt tandis que des images torrides passent devant mes yeux. Les
mains de Tobias sur mon corps, ses baisers, sa fougue, ses yeux, son plaisir…

À mesure que le temps passe, la curiosité m’envahit. Je suis chez Tobias ! Je me demande où sont mes
vêtements. Je regarde autour de moi, mais la chambre est presque vide. En observant un peu mieux, je
comprends que le lit est très haut par rapport au sol : il cache deux rangées de tiroirs. Je les ouvre les uns
après les autres. Des vêtements de nuit, des draps, mais aucune trace de ma robe. Je suis pourtant sûre
que Tobias ne l’a pas laissée dehors : ça ne lui ressemble pas !

Tobias non plus n’est pas à mes côtés. Je décide d’explorer les lieux, toute nue, puisque je ne sais pas
où sont mes vêtements. Malgré moi, je marche sur la pointe des pieds. Je n’ai pas l’habitude de me
promener, nue, dans un appartement inconnu !

Je sors de la chambre pour arriver directement dans un salon au décor tout aussi épuré. Comme dans la
pièce que je viens de quitter, la baie vitrée illumine les lieux. Toujours cette impression irréelle d’être
suspendue entre ciel et terre, avec une vue imprenable sur Manhattan. Je me sens à la fois toute petite et
maîtresse du monde, ici. C’est grisant !

Le parquet est doux sous mes pieds. Non loin de la fenêtre, un tapis accueille un canapé d’angle, une
table basse et deux fauteuils. La pièce est tellement grande que ces éléments semblent être seulement
posés, pour permettre aux invités d’admirer la ville. J’aimerais beaucoup m’installer pour en profiter,
mais la couleur dominante, le blanc, me bloque. Et si je renversais quelque chose ? Pourtant, je ne peux
m’empêcher de toucher de si beaux meubles : le cuir pleine peau embaume, comme s’il était neuf. La
forme des fauteuils est douce. Là non plus, le regard n’est gêné par rien de superflu.
Le contraire de chez moi !

Pourtant, il ne se dégage aucune sensation de vide, tant la vue emplit la pièce. Tobias a intégré
Manhattan à son appartement. Une prouesse que saluerait sans doute mon prof de décoration d’intérieur.
Quelques objets, une statue, un vase et une lampe, sont sobres et harmonieusement disposés pour apporter
une touche de couleur ou de lumière à l’espace.

Je suis sûre que le soir, l’atmosphère qui se dégage de cette pièce est très différente, mais tout aussi
agréable. Malgré ma passion pour le design et les nombreux livres et magazines que j’ai feuilletés sur ce
sujet, je n’ai jamais rien vu de tel : épuré, de bon goût avec une touche indéfinissable due à la présence
de la ville. Dans son salon, Tobias est à la fois au cœur du tumulte et complètement hors du temps.

Hier soir, Tobias et moi avons fait l’amour sur le bord de sa piscine qui se trouve à l’arrière de
l’appartement, cachée. Ici, par contre, dans le salon, le vis-à-vis est total.

– Couvre-toi, on va te voir ! s’exclame Tobias, sur un ton réprobateur, en surgissant derrière moi avant
de m’entourer de son peignoir en soie noire.

Ses bras chauds contrastent avec le contact glacé de l’étoffe sur ma peau. Je frissonne de plaisir quand
ses lèvres se posent sur mon cou.

– Et alors ? Penses-tu que les voisins vont venir se plaindre ? demandé-je les yeux pleins de malice.

Nous éclatons de rire. Comme il est beau ! Le voir, le toucher est un pur délice, qui n’en rend la nuit
dernière que plus réelle. Je ne me prive pas du plaisir de l’embrasser avec fougue.

– Ils auraient bien tort, murmure-t-il en me regardant de la tête aux pieds.

Ses yeux me troublent. J’y lis le même désir qu’hier soir. La même envie m’étreint. Il suffit d’un seul
mot, d’un seul geste de sa part… Une pendule, dont je n’avais pas remarqué la présence, se met à sonner
à l’autre bout de la pièce.

– Il est déjà 9 heures ? Ce n’est pas possible ! Je vais être en retard ! Où est ma robe ? Je n’ai pas
d’autres vêtements… Est-ce que j’aurai le temps de repasser chez moi ? Il faut que je me change !

Je tourne en rond, paniquée. Je ne sais même pas où nous sommes exactement, ni combien de temps il
me faudra pour rentrer !

– Chut ! murmure-t-il en posant un doigt sur mes lèvres. Tout va bien : je vais évidemment te
raccompagner. Ton premier cours n’est qu’à 10 heures.

Je me fige.

– Comment le sais-tu ?
– Tu me l’as sans doute dit ! rétorque-t-il du tac au tac.

Je suis sûre que non ! Pourtant, il a raison. Mon cours de dessin ne commence pas avant une heure.
– Veux-tu que je te prépare un café ?
– Non, merci.

Je suis déconcertée. Je suis persuadée de ne pas lui avoir communiqué mon emploi du temps. La
raison est simple : je l’oublie tout le temps ! Mais je n’ai guère le loisir de m’interroger : Tobias me tend
mes vêtements qu’il avait rangés dans un dressing. Je me rhabille à la hâte. Quelques minutes plus tard,
nous sommes prêts à partir. Le téléphone de Tobias vibre. Il décroche en fronçant les sourcils, puis
s’éloigne. Il revient rapidement, mais m’annonce qu’il a une urgence à l’autre bout de la ville.

– Ce n’est pas grave ! Je me débrouillerai.


– Tu ne veux pas que j’appelle un taxi ?
– Non, je file ! m’écrié-je avant de lui voler un dernier baiser. Je te promets de t’appeler tout à
l’heure. Bonne journée !

Une fois dehors, je marche plusieurs minutes avant de trouver un taxi. Rien d’infaisable, même avec
des talons hauts. Toutefois, je fais très attention de ne pas abîmer mes chaussures. Un exercice plus
difficile qu’il n’y paraît !

Une fois de plus, je suis en robe de soirée en pleine journée. Mais qui s’en soucie à New York ?
J’adore cette ville !

Je suis finalement heureuse de m’affaler dans le premier taxi que je trouve. En bon New-Yorkais, le
chauffeur décrète qu’il ne me déposera qu’en haut de ma rue. Je parcours donc à pied les quelques mètres
qui me séparent de mon immeuble. Lorsque j’arrive enfin devant ma porte, je suis essoufflée et décoiffée.

– D’où viens-tu comme ça, Cendrillon ? Tu as perdu ton carrosse ?

Je me retourne brusquement et tombe nez à nez avec Matt. Il est assis sur les marches de l’immeuble
voisin.

Zut ! J’aurais préféré qu’il ne me voie pas dans cette tenue ! Il va encore poser des questions…

– Matt, tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu fais là ?


– Est-ce que je peux entrer une minute ? Tu ne vas pas aller en cours habillée comme ça, je suppose ?
– Très drôle ! Allez, viens.

Nous sommes à peine entrés que j’ôte mes chaussures en poussant un soupir de bonheur : elles sont
parfaites pour une soirée, par contre, pour marcher en ville, elles ne valent pas mes Docs ! Matt se laisse
tomber sur mon matelas. Je fronce les sourcils. Il me provoque ! Je sais qu’il n’y a pas beaucoup de place
chez moi, mais je déteste ça et il le sait.

– Trouve-nous des tasses, s’il te plaît, dis-je pour le forcer à se relever. J’ai besoin d’un thé.
– Ton prince charmant ne t’a même pas offert le petit-déjeuner ?

Je n’aime pas ce ton sarcastique. Depuis la douche, dans laquelle je laisse tomber ma robe, je cherche
une remarque, mais rien ne vient. Quelque chose me chiffonne.
– Tu ne m’as pas répondu, Matt. Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je t’attendais.
– Pourquoi ? demandé-je en sortant de ma minuscule salle de bains, vêtue d’un vieux jeans et d’un tee-
shirt trop grand.

Je suis plus à mon aise. Je me trouvais très belle en robe de soirée, mais ce n’était pas tout à fait moi.

– Quelle métamorphose ! plaisante-t-il.

Son regard fuyant m’alerte : je l’ai déjà vu et cela ne présage rien de bon.

– Matt, qu’est-ce que t’as fait encore ?


– Rien… Ce n’est pas grave.
– Donc, ce n’est pas « rien » ! m’écrié-je. Qu’est-ce que tu as fait cette fois ? Encore des graffitis ? À
quel bâtiment t’en es-tu pris ?
– J’ai besoin d’un coup de main, pas d’une leçon de morale, d’accord ? La police me cherche.

Devant mon air catastrophé, il ajoute :

– Je t’interdis d’en parler à ma sœur : elle en ferait une maladie ! J’ai juste besoin de me faire oublier
quelque temps, tu comprends ?

Non, je ne comprends rien. Cacher quelque chose d’aussi grave à ma meilleure amie ne me plaît pas,
mais Matt insiste.

– S’il te plaît, Eleanor… Je ne te le demanderais pas si je n’avais pas vraiment besoin de toi.
– Je m’en doute, rétorqué-je en soupirant. Mais je ne vois pas comment je peux t’être utile.
– La master class d’Aspen…

Je l’avais complètement oubliée !

Je me mets à regrouper quelques affaires pour les deux jours à venir. Je remarque le sac de Matt :

– Tu y participes ? Je croyais que tu n’y étais pas inscrit ?

Matt a décrété au début du semestre que ce séjour dans la célèbre station de ski était pour les nantis. Il
n’a pas arrêté de s’en moquer.

– Il faudrait que tu glisses un mot pour moi aux inscriptions.


– Mais le départ, c’est tout à l’heure après les cours !
– Je sais, je les ai appelés : ils ne veulent rien savoir.
– Je m’en doute ! Je ne vois pas ce que je peux faire.
– Je suis sûr que si tu leur parles… Celui qui gère le listing est en cours de sculpture avec nous. Il ne
peut pas me saquer. Par contre, toi, il t’aime bien.
– Tu dis n’importe quoi !
– Allez, Eleanor, s’il te plaît !
Le regard désespéré de Matt a raison de mes dernières résistances.

– Tu ne veux vraiment pas me dire ce qui se passe ?

Seul son silence buté me répond. Je finis par céder :

– Je vais voir ce que je peux faire. Viens, il faut y aller, sinon je n’aurai pas le temps de passer le voir
avant le début du cours.

Convaincre John, « le responsable du listing », n’a pas été si difficile : après quelques minutes de
discussion, il a accepté d’intégrer Matt au séjour. Celui-ci est tellement soulagé qu’il m’a gratifiée d’une
grosse bise sur la joue.

Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais ça doit être grave…

La journée passe à une vitesse folle. À 19 heures, notre classe monte dans l’autocar, direction
l’aéroport. Dire que je me suis réveillée ce matin dans un gigantesque penthouse où régnaient le luxe, le
calme et la volupté… On ne pourrait trouver plus différent comme ambiance : autour de moi, les étudiants
crient, se poussent et gesticulent dans tous les sens. Je parviens tout de même à trouver une rangée de
sièges libres et me glisse contre la fenêtre. Matt s’installe juste à côté de moi.

– Merci encore. Tu es une vraie amie !

Je hoche la tête. Je suis contente qu’il se sente mieux. Il a vraiment l’air plus détendu que tout à
l’heure. J’espère seulement que je n’ai pas fait de bêtise en acceptant de l’aider. C’est sans doute pour
cette raison que j’ai « oublié » d’appeler Audrey. Elle a laissé plusieurs messages pour savoir comment
s’était passée ma soirée à l’Opéra.

Le car démarre. Je n’ai pas eu une seule minute pour appeler Tobias. Même si je meurs d’envie
d’entendre sa voix, il est hors de question de lui téléphoner pendant le trajet : il y a trop de bruit et,
surtout, ce n’est pas assez intime.

Je voudrais préserver notre histoire. Elle n’appartient qu’à nous. Pour la première fois, je vis quelque
chose de fort avec un homme. Je sens que tout cela ne fait que commencer. J’ai tellement envie d’y
croire ! La nuit que nous avons passée ensemble était juste… magique. Il m’attire plus qu’aucun autre
avant lui. Il émane de lui une telle sensualité ! Il me suffit de fermer les yeux pour revoir ses mains sur
moi…

– Eleanor ? Est-ce que tu connais le programme des ateliers ?


– Hein ? Euh, non, je ne sais pas… Enfin, si, je dois l’avoir dans mon sac !
– Inutile ! ricane Matt. Si tu l’as « rangé », tu le retrouveras sans doute dans une dizaine de jours !
– Oui, oui…

Un courant d’air vient de m’ébouriffer les cheveux. Le cerveau est bizarre parfois : il ne m’en faut pas
plus pour être immédiatement transportée sur le bord de la piscine, dans les bras de Tobias. Il me
manque. C’est fou ! Je ne l’ai quitté que depuis quelques heures ! J’ai du mal à croire que nous ne nous
connaissons que depuis une semaine. Et encore, il ne m’a pas appelée pendant trois longues journées !
Mais il y a eu cette conversation inattendue au cœur de la nuit, ce dîner féerique chez Daniel et le
ballet… Je sais que j’associerai toujours Tobias à la musique que nous avons partagée ensemble. Quel
beau souvenir !

– Décidément, je t’ai connue plus réceptive ! Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit ! râle Matt.

Il a raison. Et j’aurais bien continué à rêver, d’ailleurs… Mon regard noir parle pour moi, mais ne
décourage pas Matt :

– Je te demandais si tu savais comment étaient réparties les chambres.


– Pas la moindre idée !
– C’est ennuyeux…

Matt voudrait sûrement que je lui demande pourquoi, mais la question ne m’effleure même pas. Je suis
à nouveau dans les bras de Tobias, dans son salon, avec la ville pour écrin.

Je sens une vraie fragilité chez cet homme. Je vois bien qu’il veut que tout soit toujours parfait. Il y
réussit : je n’ai jamais rien vécu de tel. Mais j’espère avoir l’occasion de savoir ce que cache cette
carapace. Quelqu’un qui nie le hasard à ce point a forcément vécu quelque chose de traumatisant…

L’aéroport est en vue. Sur la façade d’un immeuble, le numéro de téléphone d’un célèbre animateur de
talk-show clignote. Une émission racoleuse qui prétend décrypter les invités en trente minutes. Du grand
n’importe quoi. Je souris : après avoir jugé Tobias sur son apparence, voilà que moi aussi, je l’analyse à
la va-vite ! Absurde !

L’avenir me donnera-t-il la chance de mieux connaître celui qui a fait une entrée fracassante dans ma
vie ? C’est tout ce qui m’importe.

Nous descendons du bus en criant et en plaisantant. Personne n’est dupe : cette master class est aussi
l’occasion de faire la fête entre amis durant quelques jours. Je ne partage pas vraiment l’enthousiasme de
mes camarades. J’aurais préféré passer ce week-end avec Tobias. Je suis ici uniquement car je sais que
les ateliers seront passionnants. On nous annonce trente minutes à attendre avant l’embarquement. Alors
que les étudiants se dirigent vers le bar le plus proche, je fais signe à Matt :

– Je vous rejoins tout à l’heure.


– Où vas-tu ?
– Chacun ses secrets…, murmuré-je en m’éloignant.

Il faut aussi que j’appelle Grand-Mère, sinon elle va s’inquiéter… Et Audrey également. Mais je vais
d’abord téléphoner à Tobias.

Difficile de s’isoler dans un lieu aussi ouvert. Après plusieurs minutes de recherche, je parviens à
trouver un siège vide à l’autre bout du terminal. Enfin seule !

Je compose le numéro de Tobias. Mes doigts tremblent. Pourquoi cela ? Je n’ai aucune raison d’être
nerveuse ! J’ai hâte de l’entendre.
– Parfums Kent, bonjour, dit une voix suave et mélodieuse.

Une femme. Mon cœur manque un battement. Je regarde mon téléphone pour vérifier le numéro que
j’ai composé. Ai-je fait une erreur ? Non, c’est bien celui que Tobias m’a donné.

Qui est cette femme ? Ce n’est pas en restant muette que je le saurai. Elle va finir par raccrocher si je
ne dis rien.

– Bonjour… Je… heu… Tobias m’a donné ce numéro…


– Vous cherchez à joindre monsieur Kent ? me demande la jeune femme.
– Oui, c’est ça… Il est là ?
– Vous êtes au standard.
– Ah…

Tobias m’aurait-il donc donné un numéro professionnel ? Sûrement : elle a annoncé « Parfums Kent ».

– J’ai composé son numéro de portable.


– Quand il est occupé, monsieur Kent nous transfère ses appels, m’explique-t-elle calmement.

Je comprends mieux : cette femme ne fait que répondre au téléphone ! Je me sens stupide : Tobias
travaille. Il n’est pas disponible tout le temps. C’est logique. Je respire. Mon pouls se calme.

Quel soulagement ! Il ne m’en fallait pas plus pour imaginer que Tobias avait quelqu’un d’autre dans
sa vie. Mon cœur se serre à cette idée.

Quelle idiote ! Mais qu’est-ce qui me prend ?

Avant de raccrocher, je demande à la standardiste si elle sait quand Tobias sera disponible pour
savoir quand je pourrai rappeler :

– Un instant, s’il vous plaît. Je vérifie sur son agenda.

J’entends une annonce évoquer un embarquement imminent pour notre vol. Il est temps d’y aller si je
ne veux pas rater l’avion.

– Mademoiselle ? Je lis ici que monsieur Kent est avec madame Kent. Il vaut mieux rappeler demain.

Mon téléphone me glisse des mains et tombe sur le sol.

Je n’en crois pas mes oreilles. Je ramasse le combiné et entends la voix de la jeune femme. Elle me
demande si je suis toujours en ligne, mais je n’ai aucune envie de lui répondre. Je coupe la
communication : je suis tellement assommée que je n’ai même plus la force d’être polie.

Madame Kent ? Tobias est donc… marié ? Ce n’est pas possible… Tout ce que nous avons vécu
n’était qu’un mensonge ? Suis-je donc la seule à avoir ressenti tout cela ? Ne suis-je donc qu’un jouet aux
yeux de Tobias ?
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
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Envoûte-moi – volume 2
« Je n’aurais jamais dû lui tomber dans les bras comme je l’ai fait. J’aurais dû résister, lui tenir tête,
me défaire dès le début de son emprise… Mais non, il a fallu que je m’entête, que je le revoie, que je
passe la nuit avec lui… Et aujourd’hui, je suis trahie. Seule. Seule avec mes sentiments pour lui. LUI,
Tobias Kent, mystérieux, ténébreux, follement attirant… et marié. » *** La jolie étudiante en design part
en master class à Aspen le cœur lourd, dévastée par le chagrin. Son bel amant lui a menti. Comment a-t-
elle pu tomber dans ce piège, elle habituellement sur ses gardes, surtout avec les hommes ? Et pourtant,
les sentiments sont encore là. Lovés au creux de son ventre, tapis dans l’ombre comme on cacherait un
secret. Mais Tobias ne lui a pas encore tout dit… Lui laissera-t-elle le temps de s’expliquer ? Retrouvez
la suite des aventures d’Eleanor et Tobias, les héros d’Emprise, la nouvelle saga à succès de Lucy Jones
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Vampire Brothers
Deva rêvait de quitter le Montana pour étudier l’histoire de l'art dans une université prestigieuse ; elle
doit rester à Missoula pour ne pas s’éloigner de sa mère, gravement malade. Deva pensait que cette
nouvelle année universitaire serait d’une banalité sans égale ; un tueur en série sévissant dans les parages
et les agissements suspects de sa meilleure amie vont vite lui faire revoir sa copie. Deva croyait avoir
trouvé en Dante un véritable ami ; un seul regard du beau Tristan Grant et sa vie va être bouleversée à
tout jamais…
Attirée malgré elle par ce sublime garçon dont elle ne sait rien, la jolie jeune fille va tout faire pour
échapper à la passion qui cherche à s’emparer d’elle. Car elle en est certaine : ce beau visage et cette
assurance implacable dissimulent quelque chose. Mais quand elle découvre enfin son secret, il est déjà
trop tard…

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