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Introduction

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Page 1
Playlist
Dedicace1
Prologue
Chapitre1
Chapitre2
Chapitre3
Chapitre4
Chapitre5
Chapitre6
Chapitre7
Chapitre8
Chapitre9
Chapitre10
Chapitre11
Chapitre12
Chapitre13
Chapitre14
Chapitre15
Chapitre16
Chapitre17
Chapitre18
Chapitre19
Chapitre20
Chapitre21
Chapitre22
Chapitre23
Chapitre24
Chapitre25
Chapitre26
Chapitre27
Chapitre28
Chapitre29
Chapitre30
Chapitre31
Epilogue
Bonus
Remerciements
Avenir
SDChapitre1
SDChapitre2
Pagedefin
Red romance

Anita Rigins

Ride or die with me


ISBN : 978-2-37652-238-6
Titre de l'édition originale : Ride or die with me

Auteur : Anita Rigins

Copyright © Butterfly Editions 2019

Couverture © Adobe Stock + Krystell Droniou + Butterfly Editions


2019

Tous droit réservés, y compris le droit de reproduction de ce livre ou


de quelque citation que ce soit sous n'importe quelle forme.

Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des événements


historiques, des personnes réelles ou des lieux réels cités n'ont
d'autre existence que fictive. Tous les autres noms, personnages,
lieux et événements sont le produit de l'imagination de l'auteur, et
toute ressemblance avec des personnes, des événements ou des
lieux existants ou ayant existé, ne peut être que fortuite.

ISBN : 978-2-37652-238-6

Dépôt Légal : mai 2019

130520191804

Internet : www.butterfly-editions.com

contact@butterfly-editions.com
- Playlist -

« I fell in love with the Devil » Avril Lavigne


« Gangsta » Kehlani
« Ride or die » Rayla
« Dangerous Night » Thirty Seconds To Mars
« Fire on fire » Sam Smith
« Superstar » Broods
« The preacher » Jamie N Commons
« Même le diable fut un ange au commencement. » Proverbe anglais.
- Prologue -

Abby

Enfant, ma mère me disait toujours qu’il y avait une lumière au bout de


chaque tunnel. Que n’importe quel recoin sombre finirait par être éclairé.
Qu’aucune épreuve n’était insurmontable.
Aujourd’hui, j’aimerais qu’elle soit encore vivante pour lui montrer à
quel point elle s’est trompée.
Ouais, Maman, tout ça, c’était des conneries.
Avec du recul, je pense qu’elle me répétait cela uniquement pour
repousser la mort de mon père dans un coin reculé de son âme. Pour me
cacher sa tristesse.
Erreur, Maman.
Parfois, l’ombre est telle qu’elle recouvre la moindre petite lueur,
laissant les ténèbres régner en maîtres absolus sur notre destinée. J’ai chassé
cette idée dans un recoin de mon cerveau quand elle a décidé de se marier à
Roman Serov lorsque j’avais dix ans, faisant par la même occasion entrer
son fils Sean dans nos deux existences déjà torturées. L’obscurité la plus
totale m’a rattrapée, quelques années plus tard, lorsque Roman et elle ont
été abattus…
Une seconde, tout va bien ; celle d’après, plus rien. Le néant. La
désolation. Une balle en pleine tête, le jour de mes dix-sept ans. Sean m’a
parlé d’un règlement de compte. Je ne comprenais pas.
Je ne voyais pas.
Je voulais passer un ultime moment avec toi. Une toute dernière fois.
Juste quelques secondes pour te dire que je t’aimais plus que tout. Plus que
ma vie.
Je refusais de voir. Qui s’attaque à une mère respectable ? Une artiste
mariée à un homme d’affaires ? Qui ?
Et puis, j’ai compris de quelles affaires il s’occupait, en réalité, avant
sa mort. Avec du recul, je culpabilise d’avoir été totalement insensible aux
signes avant-coureurs. Notre déménagement dans une demeure hautement
sécurisée dès le mariage prononcé entre ma mère et lui. Les deux types en
costume qui me suivaient constamment. Jeune adolescente, je trouvais cela
drôle. Fun. Kiffant. Je ne voyais pas dans quoi on s’était engagés en
rejoignant la famille Serov.
Je ne voyais que toi. Mon nouveau père. Cette famille unie dans
laquelle je m’imaginais enfin avoir trouvé ma place.
Gamine, je ne comprenais pas dans quel guet-apens nous étions tous
tombés.
À votre mort, quand Sean m’a expliqué ce qu’il s’était passé, j’ai saisi
deux choses essentielles.
La première, Roman Serov était un important membre de la mafia
ukrainienne. J’étais passée du statut privilégié de fille à papa à celle du
deuil obligé d’un hors la loi.
La seconde… Ma vie ne serait plus jamais comme avant.
C’est à ce moment-là que l’enfer s’est abattu sur moi, Maman.
Que ma survie a commencé.

Et vous, pensez-vous toujours qu’il y a une lumière au bout de chaque


tunnel ? Laissez-moi vous prouver le contraire. Laissez-moi vous raconter
de quelle façon j’ai marché à côté des ténèbres avant d’y succomber pour de
bon.
-1-

Abby

Juin 2019, Ukraine.

Inspire. Expire.
Fais le vide autour de toi.
Le cœur battant, je jette un coup d’œil au caissier, trop lent à mon goût.
J’essaye de ralentir ma respiration, en vain. L’homme n’a pas le temps
d’ouvrir la bouche que je lui tends un billet, engouffre la barre protéinée
dans ma poche et m’éloigne du comptoir.
L’aéroport n’est plus qu’à une heure à pieds, je peux le faire. Sean doit
me chercher dans la demeure, il doit avoir lancé ses hommes à mes
trousses. J’ai disparu, ou plutôt fui, depuis l’aube. Je suis certaine que ses
sbires fouillent en ce moment même les caves, et le bois autour du manoir.
Ils doivent penser que j’y suis encore. Ils se trompent.
Mon sac à dos sur l’épaule, je trace à travers la petite station-service,
mon billet d’avion froissé à la main. Je vérifie les angles de la pièce, il n’y a
aucune caméra. Au loin, j’aperçois les toilettes pour femmes, vers
lesquelles je me dirige. J’y entre et m’avance vers le lavabo. Par chance,
elles sont désertes. Je me penche, puis ouvre le robinet à moitié rouillé,
buvant rapidement un peu d’eau fraîche. Le goût n’est pas fameux, mais ça
fera l’affaire. La plupart de mes économies sont passées dans l’achat de
mon billet, et je dois conserver précieusement le reste. Je ne peux me
permettre de dépenser inutilement. Chaque centime compte. M’humidifiant
rapidement le visage, et plus particulièrement mes joues brûlantes, j’analyse
mes traits. Mes cernes ne cessent de se creuser. Les taches de rousseur sur
mon nez semblent plus présentes que jamais. Ma bouche est entrouverte,
mes lèvres boudeuses, laissant entrer avidement l’air dans mes poumons.
D’un geste rapide, j’ôte une mèche de mes cheveux blonds, la plaçant
derrière mon oreille pour ne pas qu’elle soit trempée.
C’est là que je les vois à travers le miroir.
Deux bottes noires.
Comment ont-ils pu me trouver aussi rapidement ?! L’angoisse me
gagne, mais je ne dois pas la laisser s’emparer de moi. Garder la tête haute
en toutes circonstances. Leur montrer qu’ils ne m’auront pas. Jamais. Je
sais me battre, et j’ai assez de courage pour mettre fin à la vie d’un homme
qui me veut du mal.
Le type qui me suivait se tient juste derrière moi. Je le reconnais, il
s’agit d’un des sbires de Sean. Il semble furieux. Vu la lueur dans ses yeux,
je paris qu’il vient tout juste de retrouver ma trace. Mon demi-frère ne doit
donc pas encore être au courant. Je ne préfère même pas imaginer dans quel
état est ce connard.
− Regardez-moi qui j’ai trouvé. Ton frère me récompensera pour
t’avoir récupérée le premier.
− Ce n’est pas mon frère, craché-je dans sa direction. Et je ne te suivrai
pas, plutôt crever.
Hors de question que je retourne entre leurs pattes. Trois pas me
séparent de la sortie. Je peux y arriver.
Un.
L’homme se demande si je vais vraiment le faire.
Deux.
Sa mâchoire tressaute. Tout en lui respire la malhonnêteté. Je ne suis
pas comme ça, je refuse de le devenir. Quitte à la payer de ma propre vie, je
ne me plierai jamais aux exigences de mon pourri de faux frangin. Je ne
laisserai pas les enfers s’abattre un peu plus sur moi, s’accrocher à ma peau.
Trois.
Je ferme les yeux, mon poing gauche fermement replié sur lui-même,
se préparant à l’inévitable affrontement. Si je les garde ouverts, il y lira ma
plus grande angoisse et en profitera.
Ma paume s’apprête à attraper la poignée de la porte quand je bondis
vers elle, mais je sens ses mains me saisir avec force l’avant-bras.
D’instinct, mon coude rencontre l’arête de son nez. Rapidement, un
filament de sang s’écoule de sa narine droite et il grogne fortement. Quant à
moi, je me retiens de gémir de douleur. Il faut que je m’enfuie. Tout de
suite. Mais, je ne suis pas assez rapide. Il attrape mes cheveux et les tire
violemment en arrière. Mon cuir chevelu me fait souffrir et je serre les dents
face à la douleur.
− Lâche-moi !
Forcément, il ne m’écoute pas. Il me tire vers le milieu de la pièce et
mon genou rencontre son bas-ventre. Je suis petite, mais rapide.
Le type essaye de protéger son torse et je profite de cet intermède pour
lui envoyer un coup de pied dans la rotule. Il vacille lourdement en me
lâchant. La jambe dans un sale état, ses yeux me lancent des éclairs. Je n’ai
pas le temps de réfléchir, pas le temps de peser le pour et le contre. Mon
poing rencontre une dernière fois son visage juste avant que sa joue ne
percute le bord du lavabo et qu’un craquement caractéristique ne me
parvienne.
Je me redresse, haletante, mes doigts me faisant souffrir. Je m’enfuis
une nouvelle fois, un souvenir abominable s’accrochant à moi de toutes ses
forces. J’ai envie de trembler, de pleurer. Mais si je veux avoir une chance
de survivre, je dois sortir d’ici, maintenant.

J’arrive une heure plus tard à l’aéroport, le cœur lourd, les poumons et
les pieds en feu. Je trouve rapidement le numéro de mon vol en direction de
Paris. J’y suis enregistrée sous un faux nom de famille, j’ai mes faux
papiers.
Tout sera bientôt terminé.
Je me trouverai rapidement à des milliers de kilomètres d’ici. Je vivrai
loin de ce monde obscur.
Je réécrirai mon histoire, vierge de toute mafia. Il est temps de prendre
les choses en main, de donner un bon coup dans la fourmilière. Je ne veux
plus de cette putain de réalité qui s’est imposée à moi durant toutes ces
années.
Mon cœur s’arrête brusquement quand mes yeux gris pensent
reconnaître un autre homme de Sean, mais c’est une erreur. Il n’y a
personne.
Inspire. Expire.
Même si je semble calme, mon rythme cardiaque s’accélère
dangereusement. Dans un geste calculé, je marche lentement, mon unique
bagage sur l’épaule. Je ne dois pas perdre une seconde.
Inspire. Expire.
Fuir pour une vie meilleure.
Depuis la mort de mes parents, il y a trois ans, les choses ont changé.
Je me suis retrouvée propulsée dans un monde qui m’était inconnu. Sombre,
obscur, il m’a transportée jusqu’aux tréfonds de mon âme.
Lorsque j’ai appris que mon beau-père, Roman, se trouvait à la tête
d’un réseau mafieux, j’ai cru défaillir. Comment avais-je fait pour vivre
aussi longtemps dans le mensonge ? Visiblement, Sean, son fils, avait été
mis au parfum dès son plus jeune âge. Je n’ai donc pas été surprise qu’il
reprenne les rênes de son affaire, cherchant à m’inclure dans ses plans
foireux.
Mon refus a signé le début de ma perte. Quand ma mère et Roman sont
morts, j’ai refusé d’aider Sean à reprendre tout ce… patrimoine. Alors, son
véritable visage s’est révélé à moi. Trois maudites années à subir ses
insultes, ses menaces, son acharnement. Sean a réussi à me briser, en partie.
Il imaginait un destin tragique pour moi. Il ne me disait rien, mais je voyais
ses idées machiavéliques traverser ses yeux.
Des années à espérer m’enfuir d’Ukraine vers cette nouvelle vie qui me
tend les bras. Pour cela, j’ai tout pensé. Planifié. Organisé. Au millimètre
près. J’ai attendu, prenant mon mal en patience. Je lui ai obéi, priant chaque
soir pour que tout cela soit terminé.
Nouveau passeport. Nouvelle identité. Tout laisser derrière moi, ne pas
me retourner.
Je joue des coudes entre les nombreuses personnes présentes. Nouveau
regard à droite, je m’assure qu’aucun homme ne me suive. Heureusement.
Je ne laisserai personne m’empêcher d’atteindre la seule porte de sortie qui
m’est offerte.

***

Des mois plus tôt...


− Appuie sur la détente, m’ordonne Sean en regardant l’homme
agenouillé en face de lui.
Résignée, je secoue la tête de droite à gauche. Je refuse de tuer cet
homme.
− Je ne peux pas.
Ce n’est pas moi, ça. Je n’appartiens pas à ce monde. Mais comme je
m’en doutais, Sean n’a que faire de mes protestations. Confortablement
assis derrière son bureau, dans un fauteuil luxueux, il me défie du regard.
Non, je ne baisserai pas les yeux. Jamais.
Face à mon intrépidité, il se lève et se dirige vers moi. Ma main, qui
tient le pistolet, est baissée vers le sol, mes doigts tremblant autour de
l’arme. Il saisit mon poignet et relève mon bras avant de se placer à mes
côtés. Sa paume glacée se pose sur la mienne, l’englobant de sa force
obscure. Son contact me révulse, mais je ne tente pas le moindre
mouvement. Ce serait encore pire. Ma respiration s’accélère devant son
silence lourd de sens. S’il n’y avait pas les quelques gémissements de
douleur sortant de la bouche du type agenouillé devant moi, je pourrais
presque entendre les battements saccadés de mon cœur.
Mon demi-frère rapproche sa bouche de mon oreille, son souffle
brûlant ma peau.
− Appuie sur la détente, Abigail.
Même si je le souhaitais, je n’en aurais pas le courage. Je ne suis pas
une meurtrière. Je n’ai jamais tué personne, et ça ne commencera pas
aujourd’hui. Je ne lutte plus contre lui depuis des mois, j’essaye de ne plus
le provoquer, mais ça… Non ! Plus il se rapproche, plus j’essaye de
m’éloigner. En vain. Il me rattrapera toujours.
− Laisse-moi, je ne veux pas, chuchoté-je, la gorge nouée.
− Ce type a fait de mauvais choix. Il m’a trahi. Il a essayé de s’en
prendre à moi. Et toi, ma douce Abigail, vas-tu aussi choisir d’emprunter le
mauvais chemin ? murmure-t-il, ses lèvres se promenant le long de mon
cou.
Sa voix est aussi tranchante qu’une lame de rasoir. Un frisson d’effroi
remonte le long de mon épine dorsale. Il me terrorise autant qu’il me
dégoûte. Je tremble presque contre lui, mais garde mes paupières grandes
ouvertes.
− Tu es trop intelligente pour te tromper de voie, n’est-ce pas ? Mais si
tu essayais de me désobéir…
J’entends la menace suprême percer dans sa voix. Je sais ce qu’il me
fera si je ne lui obéis pas. Je ne veux pas. Pour cette raison vitale, je reste
immobile. Sa paume desserre légèrement son emprise, m’encourageant à
appuyer sur la détente. Mes yeux larmoyants fixent l’homme meurtri
toujours à genoux sur le sol. Malgré sa souffrance évidente, il garde la tête
haute, le menton dressé. Son visage n’exprime aucune expression, malgré
son épaule ensanglantée et sa lèvre ouverte.
Voilà comment finissent ceux qui s’opposent à Sean. Parfois, je me dis
que ce serait la meilleure solution. En finir pour de bon. Je ne sais pas si un
monde meilleur existe là-haut. Cependant, je reste certaine d’une chose. Ça
ne peut pas être pire qu’ici.
Je repense à toutes ces années de bonheur avant que Roman ne décède,
avant que son fils ne prenne la relève. Mon beau-père avait beau appartenir
à la pègre, il me l’a toujours caché, me donnant l’impression de vivre
normalement. Il s’est comporté avec moi comme si j’étais sa vraie fille. Je
ne m’étais jamais doutée de son appartenance à ce type de réseau. Il ne
m’avait laissé aucun indice. Rien. Il retrouvait ses hommes et ses associés
en dehors du domaine, me protégeant, ma mère et moi.
Je ne comprends pas quelles raisons poussent Sean à me garder près de
lui. Il ne m’a jamais considérée comme un membre de sa famille. Jamais. Il
est totalement renfermé, ne laissant nulle émotion le traverser. À la mort de
son père, je n’ai aperçu aucune larme couler le long de ses joues, vu le
moindre soupçon de douleur émaner de son corps.
Il savait depuis sa naissance qu’elle était sa destinée. Reprendre le
flambeau familial.
Pour une raison que j’ignore, il ne m’a pas laissé partir. Il a voulu que
je reste près de lui, m’emprisonnant lorsque je voulais m’échapper. Peut-
être que me faire souffrir lui donne du plaisir.
Et aujourd’hui, il m’ordonne de tuer. Deux choix s’offrent à moi.
M’enfoncer un peu plus dans les ténèbres en assassinant cet inconnu. Ou
choisir de lui laisser la vie sauve et affronter les conséquences de mes actes.
Mon cœur se serre en sachant exactement ce qu’il adviendra alors de ma
personne.
L’instinct de survie prend toujours le dessus. Je ne suis plus maîtresse
de mes actes. Mon doigt se pose sur la gâchette. Je peux presque sentir le
regard de ma mère décédée, et c’est encore plus douloureux que tout le
reste. Elle pleurerait toutes les larmes de son corps en voyant ce que je suis
devenue.
Un jour, je partirai. Je serai libre. J’oublierai. Je recommencerai
ailleurs.
− Fais-le, m’ordonne une nouvelle fois Sean. Tu n’as plus le choix,
Abigail.
Son parfum envahit mes narines, puis me soulève le cœur. Cette odeur,
je ne la connais que trop bien. Elle hante mes jours comme mes nuits,
m’empêchant de prendre les bonnes décisions. De me révolter.
J’affronte une dernière fois le regard de l’homme à terre, l’implorant
silencieusement de me pardonner. Il ne semble pas m’en vouloir, il me fixe,
attendant sa dernière heure. Il sait que je vais le faire, parce que je suis trop
lâche pour désobéir une nouvelle fois. Je ferme les yeux. Un bruit sourd
retentit. La balle, ma balle, suit sa trajectoire prédéfinie jusque dans la
poitrine de l’inconnu.
Sec. Propre. Rapide.
Je suis tellement désolée.
Les paupières toujours closes, j’entends le type tomber lourdement sur
le parquet en chêne.
C’est fini. Je l’ai abattu.
Je suis un monstre.
La nausée me gagne, je déglutis avec difficulté, le goût du vomi
s’imprégnant sur l’arrière de ma langue.
Sean me regarde attentivement, ses yeux verts brillant d’une toute
nouvelle intensité. Il est satisfait. Plus que ça même, il est ravi.
− Je suis fier de toi, Abigail, lâche-t-il, un petit sourire se dressant sur
le coin de sa bouche. Tu as fait le bon choix.
Abigail.
Plus jamais, je ne percevrai mon prénom de la même façon.
Abigail.
Sept lettres que je me suis alors mises à détester de toute mon âme.
-2 -

Abby

Je passe la douane de l’aéroport français, le ventre noué. Mon angoisse


persiste, refusant de me quitter. Et si Sean avait découvert où j’allais ? Peut-
être se trouve-t-il déjà sur les lieux à m’attendre, préparant sa vengeance de
la façon la plus terrible possible.
Pourtant, je refuse de laisser tomber maintenant. Je n’ai jamais été si
près du but. Les doutes qui m’habitent diminuent au fur et à mesure que les
minutes s’égrènent. Tout va bien. Il n’est pas là. Mes yeux préfèrent se
focaliser sur le panneau « Bienvenue à l’aéroport Roissy Charles de
Gaulle ! » plutôt que de le chercher parmi la foule.
Maman, j’y suis enfin.
Je rejoins Paris, la Ville Lumière. La cité de tous les espoirs. Du
renouveau. Je me stoppe une fois dehors, les rayons du soleil frappant mon
visage. Pour la première fois depuis bien longtemps, l’excitation m’envahit.
Un sentiment nouveau cherche à m’atteindre. La joie essaye de se faire une
place.
Je suis arrivée à destination.
Mon unique bagage accroché à mon dos, j’essaye de me repérer. Je ne
vois que des véhicules, des touristes et autres personnes déposant leurs
proches sur le trottoir. Mais je me sens presque… grisée.
Je remarque les dizaines de taxis stationnés un peu partout. Je bénis
intérieurement ma mère de m’avoir forcée depuis mon plus jeune âge à
apprendre plusieurs langues, dont le français.
Oh, elle n’était pas française, mais elle a vécu dans ce pays plusieurs
années pour ses études. Elle l’a laissé pour l’Ukraine en étant enceinte de
moi. Enfant, j’admirais ses nombreuses toiles représentant des lieux
français. J’ai un peu baigné dans cet univers, moi aussi. J’ai rêvé en secret
de visiter ces divers endroits. D’où mon arrivée ici. Sean doit penser que
j’ai fui vers la Biélorussie. Je me suis assurée de mentionner ce pays
plusieurs fois près de lui au fil des années. Rien en rapport avec Paris.
J’inspire profondément, me rappelant quelques informations que m’a
confiées ma mère sur cette ville. Elle était si discrète à propos de son passé,
avant ma naissance. C’est ici qu’elle a rencontré mon père biologique. Il est
mort lorsqu’elle m’attendait, avant qu’elle ne quitte le pays pour rejoindre
l’Ukraine. Je ne connais rien de lui, car c’était trop difficile pour ma mère
d’en parler, malgré toutes mes tentatives. Je sais qu’elle ne me disait pas
tout. Quand elle s’est mariée avec Roman, l’année de mes dix ans, elle est
devenue encore plus secrète.
J’éprouve cette drôle de sensation d’avoir besoin de savoir d’où je
viens pour mettre des mots sur qui je suis vraiment. J’ai été conçue ici. Je
serre la lanière de mon sac sur mon épaule, prête à écrire un nouveau
chapitre de mon histoire. Sur mon passeport est désormais indiqué le
patronyme d’Abby Ivanov, et non plus Abigail Serov. Malgré cette nouvelle
liberté, sur le papier comme dans les faits, je me sens toujours enchaînée de
l’intérieur. Ce sentiment disparaîtra-t-il un jour ? Si oui, à quel prix ?
J’ai tout quitté. Mon pays. Ma seule amie et confidente depuis des
années, Lioudmila. Elle a fui vers la Russie, j’ai fui vers la France. Pendant
qu’elle cherchait à échapper à un père alcoolique qui la battait, moi, je
voulais me libérer de mon psychopathe de demi-frère. Sean sera prêt à tout
pour me retrouver, je le sens. Même à torturer et assassiner les gens qui me
sont chers. Il l’a déjà fait.
− Mademoiselle ? retentit une voix masculine sur ma droite.
Je me tourne vers un chauffeur de taxi d’une quarantaine d’années,
adossé contre la portière conducteur, qui me regarde d’un air bienveillant.
Je reste sur mes gardes, mais fais un pas vers lui. Je sais à quel point il est
simple de contrôler ses émotions afin d’attirer sa proie et la détruire
ensuite.
− Je peux vous emmener quelque part ?
Mes lèvres s’entrouvrent, mais aucun mot ne sort. J’ai le pouvoir de
choisir où je veux aller. Mais sur le coup, je n’en sais trop rien. Rejoindre
Paris, oui. Mais plus précisément ? En guise d’assentiment, je hoche la tête,
priant intérieurement de faire le bon choix et de ne pas tomber dans le
premier guet-apens venu.
− Et votre valise ?
− J’ai juste… mon sac.
S’il paraît surpris, il ne le montre pas. Tant mieux, je n’ai pas envie de
discuter avec qui que ce soit. D’abord, réfléchir. Ensuite, tenter de
grappiller quelques minutes d’un sommeil bienvenu. J’entre dans le
véhicule, serrant mon bagage contre moi, me retenant de fouiller le moindre
recoin.
− Où est-ce que je vous emmène ?
− Paris.
− Ah, ma petite dame, il me faut un peu plus de précisions, déclare
gentiment l’homme.
Les mots me manquent. Comment lui indiquer une direction alors que
je ne sais pas où aller ? Les différents tableaux de ma mère me reviennent
en tête. Je revois ces immeubles peints par dizaines, ces petits parcs plantés
au cœur de la ville.
− Je vous dirai simplement quand vous arrêter.
− Vous connaissez au moins l’arrondissement que vous voulez
rejoindre ?
Euh… non. D’un air distrait, je pince le pendentif de mon collier entre
mon index et mon pouce. Une minuscule colombe abîmée. Il manque la
moitié d’une aile, mais je l’aime de tout mon être.
− Au centre, je veux aller au centre.
Une demande assez imprécise, je le sais. Il hausse les épaules
négligemment, puis s’insère dans la circulation, me laissant seule avec mes
pensées.
Le paysage change au gré des minutes qui défilent. L’aéroport est
remplacé par la nationale. Je colle mon front contre la vitre, fermant mes
yeux doucement quelques minutes. L’autoroute laisse place à des
agglomérations, puis aux premiers immeubles de cette ville que j’ai tant
espérée visiter, enfant.
Même si le béton prédomine, des étoiles brillent dans mes yeux. Les
gens grouillent, marchant à une vitesse folle sur les trottoirs bondés. Ils se
frôlent, se croisent, se regardant à peine. Ici, tout semble aller plus vite. Ils
sont libres de leurs mouvements. Aucune laisse ne les relie à un monstre.
Nous ne sommes pas au centre de la capitale, cependant mon attention est
soudainement retenue sur un édifice au loin. Une sorte de Basilique me
faisant penser à la Cathédrale Sainte-Sophie, à Kiev. Ses angles arrondis
ressemblent également aux bâtisses de Tchernihiv. Je me sens attirée par le
lieu. Comme si une partie de moi avait besoin d’en savoir plus.
− C’est beau, murmuré-je.
L’homme suit mon regard et me répond gaiement :
− C’est la Basilique du Sacré cœur ! Vous verrez que cette ville regorge
de merveilles.
Mais c’est celle-là qui me plaît.
− Arrêtez-vous ici, demandé-je soudainement, sans réfléchir.
Il semble surpris, ce qui me rassure. S’il avait été un homme de main
de Sean, il n’aurait pas réagi de la sorte. Il m’aurait ri au nez avant de
m’ignorer.
− Ici ? Vous ne voulez pas que je vous emmène voir notre Dame de
fer ?
− Qui ça ?
L’homme rigole doucement.
− Bah, la tour Eiffel, ma petite dame. Ou non, j’ai mieux, une jeune
femme comme vous, je peux vous déposer aux galeries Lafayette, cela
déborde de boutiques en tous genres. Le lieu idéal pour faire du shopping.
Je jette un coup d’œil à mon short, puis à mes bottines cloutées.
Acheter des vêtements n’est pas ma priorité. Pourquoi m’enfermer quelque
part alors que je peux profiter de ma liberté ?
− Non, merci. Ici, ce sera très bien.
Après l’avoir payé, je rejoins les rues bondées, le regard toujours porté
vers la Basilique. En passant devant les nombreux restaurants, une autre
pensée me vient. Me trouver un travail, c’est la priorité. Je bénis Lioudmila
de m’avoir aidée avec l’un de ses contacts. J’ai, en ma possession, d’autres
faux-papiers, en plus de mon nouveau passeport. Cela me sera d’une grande
aide. Travailler dans un café, dans un restaurant ou peu importe. Je ne vais
pas jouer les difficiles, il va me falloir de l’argent.
Une heure de marche plus tard, épuisée, je choisis de m’arrêter sur la
terrasse d’un petit café, le « Botak ». Assise sur la terrasse, mon regard se
perd dans le vide. Ce n’est que quand le serveur m’apporte une dose de
caféine bienvenue que mes pensées s’ancrent à nouveau dans la réalité. Au
goût de ce liquide, mes papilles s’agitent. Tellement français. Et tellement
bon. Le goût de la liberté me colle à la langue. Pour la première fois depuis
longtemps, mes lèvres s’étirent dans un sourire sincère.
Maman, j’y suis arrivée.
J’aurais aimé joindre Lioudmila pour lui dire de ne pas s’inquiéter.
Mais je n’ai pas de portable, et ce, depuis bien longtemps. Je ne suis pas à
jour concernant toute la nouvelle technologie ; en fait, j’ai plus d’un train de
retard. Je ne sais même pas comment tous ces nouveaux trucs fonctionnent.
Et puis, l’appeler serait dangereux, non ? Pour l’instant, nous devons
totalement faire route à part.
Le seul appareil électronique que j’ai emmené tient dans la poche
arrière de mon short : un vieil iPod que je sors et allume. Un cadeau de
Roman, pour mes quinze ans. Je pose mon sac sur la chaise près de moi, me
retenant de fumer l’une de mes dernières cigarettes. Un poison grisant, aussi
mauvais que bon. Rapidement, la musique retentit dans mes oreilles, et
bercée par ces mélodies que j’aime tant, je ferme les yeux, me laissant aller
contre le dossier de la chaise en métal.
Puis, je la sens. Une présence. Mue par un instinct de protection,
j’ouvre immédiatement mes paupières, l’angoisse pointant le bout de son
nez. Devant moi se tient un individu, et son sourire ne me dit rien qui vaille.
Il est typé, mais je ne saurais dire exactement ses origines. J’ai pourtant vu
des hommes du monde entier défiler au domaine.
− Je peux m’asseoir ? me demande-t-il en désignant la chaise sur
laquelle est posé mon sac.
Ses yeux, son regard, sa posture courbée. Cela ne me plaît pas.
− La place est prise, marmonné-je, sèchement, en désignant mon sac
devant lui.
Alors que ses traits deviennent sérieux, je me redresse, attentive. Ce
serait trop beau que ce con s’éloigne. Comme s’il ne comprenait pas le
message, il continue lourdement, tout en fixant ma poitrine :
− Je vais en chercher une autre, alors.
− Ouais, faites donc ça.
Le type réalise enfin que je ne suis pas intéressée. Il me jette un dernier
regard, lève ses mains devant lui, tel un pauvre innocent, et me sourit
gentiment.
− D’accord, Mademoiselle. D’accord.
J’attends qu’il s’éloigne, sur mes gardes, mais il tousse doucement en
se penchant. Tandis qu’il se redresse et commence à se retourner, il saisit
mon sac et s’enfuit en courant., emportant mes papiers, et mes seules
économies, soit environ deux mille euros. Mes yeux sortent de mon crâne.
Sean lui couperait la main pour un geste pareil. Mais je ne suis pas une
petite touriste fragile. Je bondis de ma place. Je pensais être tranquille, et
me voilà à peine sur le sol français, volée par un inconnu.
− Attendez ! Revenez !
Je traverse la route, furieuse, et manque de me faire écraser. Mon cœur
loupe un battement alors que mon voleur se met à courir à toutes jambes.
Après avoir tourné dans une rue voisine, je le perds provisoirement de vue.
Je refuse de baisser les bras, et continue de cavaler jusqu’à en perdre
haleine :
− Au voleur ! Reviens ici que je t’arrache la tête !
Malgré mes cris se transformant rapidement en hurlements, personne
ne fait attention à moi. Quelques regards se tournent bien dans ma direction,
mais pas un seul passant ne se décide à m’aider.
− Arrêtez-le ! hurlé-je en vain, perdant espoir.
Tandis que l’homme s’apprête à traverser la rue, un autre type le
percute. Une main puissante s’empare alors de mon sac tout en repoussant
le voleur qui vacille. J’arrive près d’eux, essoufflée. Je m’apprête à bondir
sur le gars qui a essayé de me voler, voulant le défigurer, mais il s’enfuit en
courant sans demander son reste.
Une désagréable pensée me vient, une que je dois oublier. Si j’avais un
couteau sous la main, je l’aurais enfoncé dans son bras pour lui apprendre
que je ne suis pas une petite chose fragile que l’on vole facilement. Mais je
dois laisser cette vie derrière moi. Il le faut, ou je me perdrais moi-même à
tout jamais parmi les limbes de l’Enfer.
− Espèce de lâche ! Mudak ! Podonok ! m’exclamé-je, passant du
français au russe en quelques secondes à peine.
Déjà, il disparaît de ma vue, me laissant avec celui qui a récupéré mon
bagage. Mon argent ! Sans réfléchir et sans jeter un seul regard à mon
bienfaiteur, je lui arrache mon sac des mains.
− Houlà, doucement, s’impose calmement la voix de l’inconnu.
− Merci.
Le mot sort de ma bouche dans un grognement et je serre mes affaires
contre moi, le regard assassin.
Mes yeux se relèvent enfin vers mon sauveur, très attentifs à son cas :
cheveux châtains, environ un mètre quatre-vingts et de profonds yeux
marron qui m’analysent de la tête aux pieds. Je l’observe, méfiante. Il n’est
peut-être pas d’une beauté remarquable, mais il a du charme.
Bordel, Abby, ne pense pas à cela maintenant, alors que tu as failli
perdre la seule chance de t’en sortir !
Il tend une main hâlée vers moi et ne tarde pas à me confier :
− Je suis Baptiste.
− Enchantée, Baptiste.
Je lui réponds toutefois sans lui offrir ma paume en retour. Il rigole
d’un air gêné et plisse les yeux, un petit sourire en coin étirant ses lèvres
fines. Il croise ensuite ses bras sur sa poitrine, dissimulée derrière un polo.
− Et tu es ?
− Hum… Abby.
Ma voix est hésitante. Après tout, je ne le connais pas. Si ça se trouve,
il travaille pour Sean.
Stop… Arrête de te faire des films inutiles. Ce gars se trouvait juste au
bon endroit au bon moment. Ne vois pas le mal partout. Respire. Profite de
ce vent de liberté, même dans un pays totalement inconnu.
Je jette un coup d’œil autour de moi, essayant de me retrouver. De me
repérer. Merde, je suis complètement paumée !
− Je dois y aller, annoncé-je en commençant à m’éloigner.
− Attends ! me crie Baptiste en réapparaissant à côté de moi. Je peux
t’aider ?
− Ça va aller.
Je n’ai besoin de personne, surtout pas d’un inconnu que je ne connais
ni d’Adam ni d’Ève.
− Tu as l’air perdue, et si j’en crois ton accent, tu ne dois pas venir
d’ici.
− Perspicace.
− Alors, si tu veux…
Il persiste et il signe ! Décidément, il n’a rien compris.
− Écoute, Baptiste, le coupé-je. Je n’ai pas envie de faire amie-ami
avec qui que ce soit, OK ? Je te remercie pour tout, mais ça va aller, je
t’assure.
Il ne me répond pas, garde son sourire et continue de m’analyser. Je
m’en veux presque de l’envoyer bouler alors qu’il vient littéralement de me
sauver. Je prends sur moi, puis marmonne :
− Je viens à peine d’arriver et un malade essaye de me voler. Excuse-
moi, mais je ne suis pas particulièrement accueillante.
Ses yeux se posent enfin sur le bout de mes cheveux blonds, teintés de
bleu. Il ne semble pas se vexer le moins du monde face à ma remarque.
− Bienvenue à Paris. Il doit y avoir plus de vols en un jour que dans le
reste de la France. Règle numéro un, ne jamais laisser traîner ses affaires.
− Elles ne traînaient pas !
Mon mauvais caractère a l’air de l’amuser. Une lueur d’intérêt traverse
son visage. Pas comme si je l’intéressais, mais plutôt comme s’il
réfléchissait.
− Tu veux peut-être que je t’indique le chemin ?
− Euh, non.
Je m’éloigne, et remarque qu’il reste à ma hauteur. C’est quoi, son
problème ?
− Tu as dit que tu venais d’arriver. Tu es en France pour les études ?
Je souris presque malgré moi. Je n’ai jamais été studieuse. Après mon
diplôme général en poche, je n’ai jamais vraiment pu travailler avec Sean à
mes côtés. Autant dire que mes espoirs ont été tués dans l’œuf.
Si Baptiste savait…
− Pas vraiment, non.
À sa tête, je vois que sa curiosité à mon égard n’a que peu de limites.
Mais, je ne le connais pas, et je n’ai pas la moindre envie d’en savoir plus
sur lui. Il va me rendre folle à me suivre comme un bon petit toutou bien
docile.
− Pourquoi tu ne me lâches pas ? finis-je par lui demander en
m’arrêtant brutalement. Les psychopathes, je m’y connais, alors si je peux
éviter d’en croiser un de plus…
Je le sens s’arrêter, surpris. J’imagine qu’aucune fille qu’il rencontre ne
doit lui sortir un truc pareil au bout de cinq minutes.
− Je fais ma bonne action de la journée, sauver les demoiselles en
détresse.
En détresse, mon cul.
Je m’arrête rapidement devant une devanture de café, indiquant que la
direction souhaite embaucher un serveur ou une serveuse. Devant mon
immobilisme, Baptiste se sent visiblement obligé de me demander :
− Tu cherches un taf ?
− Un taf ? répété-je, sceptique.
− Un travail, quoi.
Je hoche simplement la tête et me tourne une nouvelle fois vers
l’établissement, puis hausse les épaules, lasse.
− Il faut bien commencer quelque part.
Si je ne me sentais pas aussi perdue dans cette grande capitale, je crois
qu’il me ferait peur. Suivre une nana dans la rue, c’est plutôt pervers.
Du coin de l’œil, je le vois regarder sa montre.
− Je dois y aller. Écoute, t’es mignonne, vraiment mignonne. Tu sors
les griffes facilement. Et je travaille dans un endroit où on cherche des filles
comme toi.
Il sous-entend quoi, là ?
− Des filles comme moi ?
− T’as de quoi noter ? me demande-t-il sans répondre à ma question.
Visiblement, il ne plaisante pas. Le visage sérieux, il gribouille même
quelques informations sur le papier que je sors de mon sac. On se connaît à
peine, mais il semble si ouvert. Simplement parce que je serais…
mignonne ?
− Tu vas aller à cette adresse, et dire que tu viens de ma part.
− C’est quoi, cette adresse ? l’interrogé-je en me penchant vers lui pour
tenter de déchiffrer son écriture. Et t’as pas répondu à ma question,
comment ça, des filles comme moi ?!
− L’un des meilleurs endroits de Paris, Mademoiselle ! m’annonce-t-il
fièrement en bombant le torse, ne répondant toujours pas à ma deuxième
question. Impossible à atteindre si tu n’as pas les contacts pour, ou l’argent.
Mais c’est ton jour de chance, alors ne pose pas de question et fais ce que je
te dis. Crois-moi, tu ne le regretteras pas.
Je ne la sens pas, cette affaire. Baptiste. Sa façon de me suivre. Sa
curiosité. Et maintenant, cette offre.
− Ils proposent quoi comme travail ?
Il me sourit, dévoilant une dentition aussi blanche que parfaite. Mon
impatience semble l’amuser. Moi, c’est mon avenir que je joue. On ne
combat pas dans la même catégorie, tous les deux.
− Tu as de grandes chances d’être embauchée. Enfin, si ça t’intéresse,
me dit-il en souriant, tout en regardant mes jambes, puis ma poitrine.
Ce genre de pauvre type, je connais. J’en ai déjà fait les frais, par le
passé. Je me suis battue pour en arriver là, aujourd’hui. Gagner ma liberté.
Alors, ce n’est certainement pas pour tomber dans les griffes d’une autre
bête sauvage.
− Je crois que nous nous sommes mal compris, tous les deux. J’ai
besoin de trouver un vrai job.
Un qui m’aide à mettre de l’argent de côté, pour essayer de m’établir
durablement quelque part. En paix. En guise de réponse, Baptiste m’adresse
un vulgaire clin d’œil, puis me tend la feuille :
− T’as dit qu’être serveuse pouvait t’intéresser, non ? Ta répartie me
plaît. Vas-y, termine-t-il avant de s’éloigner et de décrocher son téléphone.
Il s’est passé quoi, là ?
-3 -

Abby

Sept.
C’est l’âge où j’ai réellement compris que je ne rencontrerais jamais
mon père biologique, car il était mort avant ma naissance. Avant cet âge-là,
une partie de moi avait toujours espéré qu’il arriverait devant moi un jour,
et me prendrait dans ses bras. Au fond, je m’imaginais qu’il était toujours
vivant, quelque part dans le monde, mais qu’il ne voulait simplement pas de
moi.
Sept.
C’est le nombre de détonations auxquelles j’ai eu droit après avoir
menti à Sean, un jour. Les balles m’ont toutes frôlée sans jamais trouver le
chemin de ma chair.
Sept.
C’est ce que j’observe sur le plafond blanc de ma chambre d’hôtel.
Sept petits défauts de peinture. Sept trous. Sept fêlures.
Abigail. Sept lettres que je déteste.
Ce nombre me poursuivra toujours. Certains possèdent un chiffre
porte-bonheur, moi, c’est l’inverse. Je le déteste.
Bientôt, il sonnera minuit à Kiev. Une heure à peine de décalage
horaire avec Paris alors que le chemin m’a semblé si long. Si incertain.
Rien n’est gagné.
Sean doit être en train de remuer ciel et terre pour me retrouver. Peu
importe les affaires en cours, je le connais. Il ne supporte pas que ses jouets
fétiches lui échappent. Il aime régner en maître sur son royaume. Je ne fais
et ne ferai jamais exception à la règle. Tant qu’il n’aura pas mis la main sur
moi, il ne dormira pas en paix. À l’heure qu’il est, j’imagine qu’il doit avoir
déployé ses hommes dans sept endroits stratégiques : la maison familiale, la
forêt qui la borde, l’appartement vide de ma meilleure amie, l’hôpital
public, le privé, la police qu’il a dans la poche, les frontières.
Fichu nombre de malheur.
On va rapidement découvrir qu’un homme est mort dans une misérable
station-service et Sean mettra peu de temps à comprendre que c’est le sien.
Mais il ne se doutera pas que j’ai marché jusqu’à l’aéroport et pris l’avion
sous un autre nom. Pour lui, je suis sans ressources, sans économies, sans
papiers. S’il ne me met pas la main dessus dans les alentours du manoir,
après avoir fouillé chaque petit recoin, il pensera que j’ai longé les routes en
faisant du stop pour rejoindre la Biélorussie afin de trouver des anciens
amis à Roman.
Essaie de voir le verre à moitié plein.
Si je traduisais littéralement en russe, personne ne comprendrait. Les
expressions françaises possèdent, à mes yeux, un charme fou. Ma
conscience a raison, je dois me concentrer sur le positif. Rien d’autre.
Enfin, pour le moment.
La chambre dans laquelle je me trouve, au troisième étage de l’hôtel
Mary’s, n’est pas d’un luxe incroyable, mais pas minable non plus. C’est
parfait pour une nuit. Demain, j’essayerai de dénicher un job.
Perdue dans mes pensées, l’image de Baptiste s’impose à mon esprit.
Je jette un coup d’œil au bureau d’angle, la feuille froissée posée à plat
dessus. Ma curiosité l’emporte, je me redresse et relis une nouvelle fois
l’adresse indiquée :

Rue de Prony.

Pourquoi m’a-t-il signalé ce lieu, et précisé que des filles comme moi
étaient recherchées ?
Je n’ai absolument rien contre les femmes qui vendent leur corps aux
inconnus, et se servent de leurs charmes pour empocher de l’argent. Ce
serait ridicule de les juger alors que cela fait des mois que je vis dans un
business qui s’est enrichi de la sorte. Il y a à peine quelques jours, je voyais
encore défiler une prostitutka dans les couloirs du manoir, rejoignant Sean
ou ses hommes pour qui elle travaille. Mais il s’agit d’un pas que je ne
pourrai jamais franchir.
De toute façon, Baptiste m’a parlé de devenir serveuse. Et mon alarme
interne ne s’est pas déclenchée, il n’avait pas l’air de mentir. Si ça se trouve,
je m’inquiète pour rien. Je n’ai qu’à aller y jeter un œil, juste un petit coup
rapide, histoire de voir si je loupe une occasion de gagner de l’argent. Ne
sait-on jamais… Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, et de n’avoir aucun
regret. Me bouger et m’y rendre.
Toujours en sous-vêtements, je récupère mon short, puis le débardeur
de rechange en boule dans mon sac à dos. Mes bottes mises, je jette un coup
d’œil à mon reflet dans le miroir en face de moi. Mes yeux gris paraissent
fatigués d’avoir assisté à tant d’horreurs. Mes cernes me donnent un air
malade. La seule chose attirante est ma bouche, en réalité. Je ne suis pas
mignonne comme l’a dit Baptiste. Et je ne cherche pas à l’être. Je passe ma
main dans ma chevelure blonde aux pointes bleues, décidant finalement de
ne pas les attacher.
Je récupère mon iPod et quelques billets, range mes affaires sous le lit,
à l’abri et quitte la chambre.

Un bon quart d’heure plus tard, le taxi me dépose à l’entrée de la rue


Prony. Le quartier paraît tellement calme. Aucun numéro ne m’a été
transmis. Je sens la panique monter, il faut que je prenne sur moi et
réfléchisse. Par chance, rapidement, je remarque un attroupement, un peu
plus loin. Plusieurs personnes attendent devant une lourde porte en bois
d’un mur en briques. Qu’y a-t-il derrière ?
En analysant rapidement leur tenue, je comprends qu’ils sont sortis
pour faire la fête. Un des types du groupe semble agité, il hurle presque en
attirant sa copine vers lui, sa main serrant son cou. Il explose de rire alors
que la jeune femme embrasse son menton. Quelques personnes me
dépassent et rejoignent les autres, patientant derrière eux. L’une des filles,
avec une sublime robe moulante, m’aperçoit en train de les fixer et me
regarde de travers.
Me dégonflant soudainement, je m’apprête à faire demi-tour, mais
l’immense porte s’ouvre à cet instant. Un homme en costard se présente
devant eux, l’air sérieux, accompagné d’un videur. Son costume sombre et
sa silhouette musclée me font comprendre que ce n’est pas un type à
ennuyer. Il s’adresse au groupe, se décalant légèrement, les laissant passer
au compte-gouttes, faisant fi de l’énervement de certains qu’il recale sans
ménagement. Je comprends instantanément qu’il s’agit d’un endroit très
sélect. Quand mon tour arrive enfin, il m’observe, interloqué, avant de me
demander, d’une voix aussi ferme que forte :
− Ouais ?
− Euh… Je viens de la part de Baptiste.
En entendant son prénom, il se redresse et me regarde longuement,
comme s’il hésitait à me croire. Il se penche vers le videur, lui chuchote
quelque chose et ce dernier sort son portable.
Alors qu’à mon instar, les gens derrière moi commencent à
s’impatienter, ce dernier raccroche son portable, avant d’adresser quelques
mots à l’oreille de son collègue. Quand ses yeux se posent sur moi, ils
m’analysent étrangement.
− Tu as un prénom ? me demande l’homme en costard, sans
ménagement.
− Abby.
− T’as quel âge, Abby ?
L’âge d’avoir déjà tué.
− L’âge qu’il faut pour être ici, rétorqué-je, le menton relevé.
Ma remarque lui tire un sourire. Il se décale légèrement, m’adresse un
signe du menton et le videur ouvre la porte. J’entre dans une cour intérieure.
Des arbustes bien taillés sont disposés le long de l’allée en gravier qui mène
à un immeuble de quatre étages en bout de cour. Une nouvelle file de jeunes
se dresse devant moi, patientant près de la porte de l’immeuble. Il n’y a
quasiment pas de fenêtres sur le bâtiment, mais j’entends d’ici la musique et
les pulsations des basses. C’est un endroit totalement caché du regard des
passants. Le haut mur de briques cacherait-il donc un club ? Tandis que
j’analyse les lieux, dont les petites lampes plantées dans le sol près du
chemin de gravier, j’entends mon prénom au loin.
− Abby !
Je repère Baptiste, un grand sourire aux lèvres, qui me fait signe
d’approcher et de doubler les gens présents. Il porte un tee-shirt noir avec
un petit logo blanc sur le côté droit, et un jean foncé.
Je m’avance vers lui sous quelques regards qui deviennent de plus en
plus interrogateurs au moment où il pousse la lourde porte, m’incitant à le
suivre à l’intérieur par la même occasion.
− Eh, pas si vite ! l’interpellé-je, mes yeux braqués sur sa tignasse.
Il s’arrête si brutalement que je manque de lui rentrer dedans.
− Bienvenue dans le meilleur endroit de Paris, ma belle. Je suis content
que ton instinct t’ait emmenée jusqu’ici.
Sa réplique me surprend tellement que je me retiens de rire. S’il savait
ce que mon instinct m’a fait commettre.
− Où est ce qu’on est ? Dans un club ? Tu m’as parlé du métier de
serveuse.
Je l’interroge en jetant des coups d’œil circulaires autour de moi. Ce
lieu est… énorme. Derrière la porte que nous venons d’emprunter, il y a une
sorte de hall. Derrière un comptoir chic, plusieurs hôtesses accueillent les
clients et les délestent de leurs vestes, sacs, et autres accessoires. Un couloir
part vers la gauche, un autre vers la droite. La majorité se dirige vers ce
dernier. C’est de là que provient la musique. Cependant, mes yeux restent
braqués sur celui de gauche. Deux videurs se tiennent devant ce dernier,
barrant le passage. La mine sombre, les bras croisés, ils semblent prêts à
repousser n’importe quelle menace.
La curiosité est un vilain défaut et c’est surtout l’un de mes principaux
traits de caractère.
− Tu travailles dans quel genre de club ? continué-je en me tournant
vers Baptiste qui salue une brune incroyablement sexy derrière le comptoir
du hall.
− Pas n’importe quel club. Tu t’apprêtes à fouler le Wonderland !
− Wonderland ?
Le pays des merveilles ? s’extasie ma conscience qui refuse de se
mettre en mode alerte.
Baptiste me fait un clin d’œil, tout en désignant le couloir droit.
− Attends un peu de voir ce qu’il y a là-bas, tu comprendras.
− Et ici ? demandé-je en montrant celui opposé.
Baptiste lâche un petit rire en secouant la tête :
− Ça, tu le découvriras si tu fais tes preuves !
− Tu m’as parlé d’un travail de serveuse. Ça veut dire quoi, faire ses
preuves pour toi ? Une sorte de… comment vous dites ça déjà… promotion
canapé ?
S’il me dit oui, je lui brise les genoux.
Il se moque gentiment en secouant sa tête, puis se dirige vers le couloir
droit, et je le suis rapidement, curieuse désormais d’en savoir plus. La
musique se fait de plus en plus forte alors que nous entrons dans le
Wonderland. Et je comprends alors parfaitement la signification du mot.
L’ambiance est juste... intense, électrique. Il est vingt-trois heures
passées et l’endroit semble noir de monde. Le club, composé de deux
étages, me fait réellement penser à un pays des merveilles, à quelques
exceptions près. Devant moi se dresse une immense piste de danse. Il y a un
gigantesque bar tout au fond et quelques tables autour de la piste, avec des
clients. Sur ma droite, un large escalier en métal mène à l’étage ouvert.
J’aperçois d’ici d’autres tables et fauteuils disposés là-bas. Là-haut, on doit
avoir une vue intégrale sur le rez-de-chaussée et donc sur la piste de danse.
Des clients sont d’ailleurs accoudés sur des barrières en métal et fixent les
danseurs en contrebas. Mais ce n’est pas ce qui retient mon attention.
D’immenses sucettes multicolores sont accrochées au plafond par leur
bâton. De la fumée sort en continu par le bout et une délicieuse odeur de
barbe à papa me parvient. Baptiste épie ma réaction. Et elle ne tarde pas à
venir. Ma bouche s’ouvre de surprise en découvrant plusieurs cages avec
des barreaux de fer qui sont également suspendues au plafond. À l’intérieur,
des filles dansent sous les pulsations des basses, acclamées par le public, en
folie, se trouvant juste en dessous. La plupart d’entre elles ne portent qu’un
string blanc.
− Mais où suis-je arrivée ? demandé-je plus pour moi-même.
Je peux voir d’ici le bar avec des néons vert et rose, ainsi qu’une file
impressionnante de personnes attendant leur consommation. Le DJ hurle
dans un micro et la pulsation des basses se fait encore plus forte. Je devrais
me barrer d’ici. Je n’ai jamais mis les pieds dans un endroit pareil. Mais je
n’y arrive pas. Je fixe les filles à moitié nues, les gens qui sautillent sur
place en levant leurs mains en l’air. Ceux qui s’embrassent et se dévorent la
bouche. Ils sont libres. Ils prennent du plaisir, sans qu’aucune menace ne
pèse sur leur tête. C’est… grisant. Un sourire prend place sur mon visage
sans que j’arrive à l’en empêcher.
− Je savais que ça allait te plaire, hurle Baptiste près de moi.
Je suis certaine d’avoir des étoiles plein les yeux en découvrant le
spectacle. Je n’ai connu que ma chambre, ces derniers temps, Sean me
gardant prisonnière.
− Suis-moi, m’ordonne Baptiste.
Alors que son visage se tourne vers les cages habitées par les filles, je
perds tout enthousiasme.
− Même pas en rêve ! je m’entends répondre d’une voix aussi ferme
que définitive.
Il explose de rire et lève les mains au ciel.
− Ça va, je te taquine, viens.
Il se dirige vers l’arrière du bar, reluquant diverses jeunes femmes sur
son passage. Je ne peux m’empêcher de me demander ce que je fous là, et
surtout, pourquoi ce type m’a aidée à entrer ici. C’est vrai, je ne le connais
absolument pas, et pourtant il me cherche un travail ? Mon passé m’a appris
à me méfier de l’espèce humaine. Pourtant, j’agis comme un pantin
désarticulé, dictée par mon seul instinct.
Une grande brune est en train de remplir des shots tout en se dandinant
des hanches au rythme de la musique. Elle est habillée simplement, juste un
tee-shirt noir muni d’un autre logo et d’un short à sequins. Je plisse les yeux
et analyse le motif sur son haut. C’est un minuscule petit trèfle tandis que
celui de Baptiste représente un pique. Des symboles d’un jeu de cartes ?
Pourquoi donc ? La nana paraît si pulpeuse que ses vêtements semblent
moulés directement sur son corps.
− Vaness’ ! hurle Baptiste au moment où l’on arrive derrière le
comptoir.
La grande brune se tourne vers nous, ses yeux pétillant intensément
quand elle se penche vers lui et l’embrasse rapidement près de la bouche.
Hum.
Ils se redressent d’un même mouvement et se tournent enfin vers moi.
− Voilà Vanessa, me présente Baptiste alors que sa copine s’approche
de moi.
Je m’attends à ce qu’elle me tende la main, cependant elle plaque
brutalement sa bouche contre la mienne. Le bruit du baiser retentit, et je
n’ai même pas le temps de comprendre ce qu’il se passe, qu’elle se recule
déjà, tout excitée.
Bordel, mais c’est quoi ce délire ?!
− Salut, toi ! s’exclame-t-elle. Enchantée !
Euh… Je suis tombée où, là ?
− J’aimerais en dire autant, mais...
− Ma façon de souhaiter la bienvenue aux jolies filles, rétorque-t-elle
d’un air malicieux.
Ma bouche s’ouvre dans un « oh » silencieux tandis que je me demande
si les femmes l’intéressent. Ce ne sont pas mes affaires, mais je vous l’ai
dit, la curiosité reste l’un de mes principaux défauts.
− Vraiment mignonne, reprend-elle en hochant la tête vers Baptiste.
− Je suis là, j’vous signale, rétorqué-je entre mes dents, les sourcils
relevés.
J’ai confirmation de mes pensées. Baptiste a bien pensé à moi pour un
job, car il me trouve à son goût.
− Tu cherches un travail ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre que Baptiste se rajoute à la
conversation :
− Apparemment !
− T’as déjà servi ? me demande la brune, sceptique. Baptiste, il faut
que t’arrêtes de ramener un paquet de filles ici sous prétexte qu’elles sont
canons.
− Jamais servi. Mais j’apprends vite. Je ne suis pas une jolie fille…
Je… j’ai besoin d’argent.
Je n’aurais peut-être pas dû être aussi directe, mais c’est la vérité. Elle
réfléchit quelques instants, échangeant un regard avec son collègue à mes
côtés.
− Tu viens d’où ? crie-t-elle par-dessus la musique en s’accoudant au
bar. Vu ton accent, t’es pas d’ici, non ?
− Non, je suis arrivée ce matin, déclaré-je simplement, pas tout à fait à
l’aise.
Raconter ma vie, non, merci. Il ne faut pas que les gens que je
rencontre sachent d’où je viens. Qui je suis. Cela nous mettrait tous en
danger.
De plus, je ne suis pas vraiment une fille sociable, et je préfère rester
sur mes gardes. J’ai tellement été surprise et déçue par mes proches que,
maintenant, je me suis enveloppée dans une sorte de cocon, préférant me
protéger plutôt que m’attacher. Question de survie.
− T’es blonde naturellement ? Ça me plaît.
− J’ai cru comprendre ça quand tu m’as embrassée...
Elle rigole simplement en levant les yeux au ciel.
− Tu es le genre de nana qu’il vaut mieux embrasser que de planter un
couteau dans le dos, non ?
Elle a visé dans le mille, mais je me garde bien de lui en faire part.
− Baptiste m’a confié qu’il avait eu un coup de cœur en tombant sur
toi, que tu ressemblais à un petit chaton qui sortait les griffes ! Et surtout
que tu avais besoin d’un job.
Je me tourne vers ce dernier, un sourcil relevé.
Un chaton, hein ? S’il savait.
− Je vous laisse, les filles, nous coupe ce dernier en se dirigeant vers le
bar, prenant la relève de Vanessa.
Celle-ci continue de m’observer, mais plus attentivement, cette fois.
− T’as quel âge ?
− Euh. Vingt ans.
− Merde, tu sors à peine du berceau ! Qu’est-ce que tu fous, ici ?
Je fuis un psychopathe, accessoirement membre de la mafia. Sinon,
sympa, le paysage.
Étant donné mon absence de réponse, elle semble comprendre ma
gêne, et lève sa main devant elle, comme pour s’excuser.
− OK, Barbie, on a tous nos problèmes. Je comprends que tu ne
veuilles pas en parler. Je ne reçois pas les candidats à l’emploi de cette
façon, normalement. Mais y’a un truc chez toi qui m’empêche de te faire
déguerpir, mon pied au cul.
− J’ai dit que je cherchais un job, mais je vais pas te laisser me parler
comme ça juste pour en obtenir un, marmonné-je.
Elle me sourit vraiment, cette fois. Comme si elle réalisait quelque
chose.
− Alors, tu sors vraiment les griffes. Écoute… je te propose un truc.
L’une de nous s’est tirée y’a deux jours. Elle a fâché les patrons, si tu vois
ce que je veux dire. Je te prends à l’essai, ce soir. Disons, pendant une heure
ou deux. Si tu gères les consommations, on verra ce qu’on peut faire. OK ?
Waouh, c’est beaucoup plus que j’espérerais ! Je hoche la tête, plus que
satisfaite.
− Carrément OK, tu veux dire !
Elle me tire par le coude et m’emmène dans un couloir dissimulé
derrière le bar. J’ai comme l’impression qu’elle s’apprête à me confier
quelque chose d’important. Et ça ne loupe pas.
− Je suis la manager du Wonderland. Ce soir, c’est la folie.
La… quoi ?
Effectivement, c’est la folie ! Mais je ne suis pas certaine que l’on parle
de la même chose. Vanessa, THE manager ? Cette nouvelle me met
immédiatement en confiance. Finalement, je ne me sens pas si mal que ça
ici, et tenter l’aventure avec eux m’apparaît tout à coup comme la meilleure
des nouvelles.
− Ouais, les gens ont l’air surexcités. Le club semble les doper
complètement !
Elle se tourne vers moi et m’envoie un petit clin d’œil, lourd de sens.
− Ce n’est pas pour ce club qu’ils sont excités. Mais pour l’après.
L’après ?
− L’après ? L’après quoi ?
− Une fois que la foule sera chaude et prête. La vraie fête commencera
alors. Seulement pour certains d’entre eux, cela dit.
Si elle cherchait à aiguiser ma curiosité, elle vient de réussir l’exploit,
haut la main.
− Ils se préparent à quoi ? demandé-je, la voix marquée par la
curiosité.
− À aller de l’autre côté du couloir, me dit-elle mystérieusement avant
de tourner la tête vers un placard en métal. Et à laisser libre cours à leurs…
envies.
Le couloir gauche ? Celui avec les videurs devant ?
Cet endroit m’interpelle depuis la seconde où je l’ai aperçu. J’ai besoin
de savoir. Maintenant.
− Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté du couloir ?
Son air énigmatique ne fait que renforcer mon impatience.
− Ah, ça... tu le découvriras peut-être, si je te trouve à la hauteur. Ou
pas.
D’un geste rapide, elle sort un tee-shirt noir du placard et le plaque
contre ma poitrine.
− Un haut à l’effigie du club, taille M. Il devrait t’aller. Si c’est juste,
dis-le-moi et je te donnerai une autre taille.
Alors que je le récupère pour me changer, j’attends qu’elle se retourne.
Mais elle ne bouge pas d’un centimètre.
− Tu peux te tourner ?
Elle hausse les épaules et détourne le regard, un sourire collé sur les
lèvres.
− Ça va, je ne vais pas te sauter dessus, tu sais. J’arrive à me retenir.
Faire confiance à de nouvelles personnes risque de devenir un exercice
plus que compliqué. Peut-être qu’un jour, je m’en sentirai capable, mais
pour l’instant, je préfère rester sur mes gardes.
Ne sait-on jamais…

Quelques minutes plus tard, nous rejoignons le bar. Mon tee-shirt porte
un autre logo. Un petit cœur blanc. Encore un symbole du jeu de cartes.
Comme je suis à l’essai pour les deux prochaines heures, je dois
simplement observer les mouvements de Vanessa et Baptiste, puis
commencer à servir les consommations les plus simples.
Une heure plus tard et une Cosmo ratée, ce dernier s’appuie contre le
comptoir à côté de moi, pendant que je ne peux m’empêcher d’observer le
DJ mettre le feu à la piste.
− Tu t’en sors ? me demande-t-il suffisamment fort pour que sa voix
couvre l’électro.
Je hausse les épaules, dubitative.
− Euh, ouais, je n’ai encore empoisonné personne.
Il lâche un petit rire, puis retourne à ses clients, assoiffés après s’être
déhanchés pendant des heures. Vanessa me rejoint un peu plus tard,
visiblement satisfaite. Tant mieux !
− C’était un bon début, m’annonce-t-elle, souriante. Écoute, tu n’as
qu’à passer demain, en début d’aprèm’, et on pourra discuter plus
longuement, OK ?
Pour la première fois depuis mon arrivée à Paris, je me sens légère. Ça
fait un bien fou.
− Ouais !
Je dis rapidement au revoir à Vanessa et Baptiste après les avoir
remerciés, puis quitte le Wonderland, déjà pressée d’être à demain. Si
j’avais pensé trouver un job aussi facilement ! Ces quelques heures ont été
salvatrices, elles m’ont permis d’oublier Sean et le danger qu’il fait
continuellement planer sur moi, même à des milliers de kilomètres.

Une fois que j’arrive dans le hall principal, mon regard est directement
attiré par l’aile gauche du bâtiment. Les videurs se tiennent toujours devant
le couloir, l’air impassible. Une hôtesse en robe rouge sang est positionnée
entre eux. De loin, j’observe un couple chic se dresser devant eux. Je vois
clairement l’homme glisser plusieurs billets verts à l’employée. Cette
dernière, qui tient une tablette, vérifie quelque chose à l’écran, puis les
autorise enfin à passer.
Mon attention toujours braquée sur le petit attroupement, je ne regarde
pas devant moi, et percute une personne de plein fouet. Je vacille
brusquement, essayant désespérément de ne pas me ridiculiser en tombant
au sol.
Une douleur me vrille presque instantanément l’épaule droite. Mais,
par chance, quelque chose me retient, et m’empêche de perdre encore plus
l’équilibre. Une main se pose sur ma taille, puis m’empoigne fortement, me
redressant doucement. Et c’est ainsi que je me retrouve plaquée contre un
corps solide. Du béton armé. Mais pas que… Une senteur musquée,
typiquement masculine, envahit mes narines.
Bordel, c’était moins une pour me ridiculiser ! je m’exclame
intérieurement, soulagée.
− Tout va bien ? me demande soudain une voix grave, positionnée juste
au-dessus de ma tête.
Mon souffle se ralentit et je remarque que mon visage se trouve pile en
face d’un large torse chaud. Je relève doucement mes yeux vers l’inconnu.
Je n’aperçois que l’ombre de son faciès, le reste étant caché sous une
capuche grise.
Néanmoins, je peux apercevoir ses yeux, sombres, braqués
attentivement sur moi. Ils m’analysent de toute leur profondeur.
Je reprends mon souffle, tentant de m’éloigner. De ma main droite,
j’utilise le peu de forces qu’il me reste pour repousser ce corps.
Erreur.
Elle se retrouve bloquée contre ce qui me paraît être un amas de
muscles chauds et… attirants. Je déglutis en me giflant mentalement.
Que m’arrive-t-il ?
L’inconnu ne bouge pas d’un centimètre, gardant une emprise solide.
Ses yeux se plissent doucement. Il baisse la tête pour l’approcher encore
plus de la mienne, me dépassant de toute sa hauteur.
− Il me semble vous avoir posé une question, réplique-t-il, d’une voix
aussi impérieuse qu’exigeante.
Je me creuse les méninges. Mais qu’est-ce qu’il me veut, ce con ?
Sa capuche cache une bonne partie de son visage, cependant à l’instant
où il penche doucement la tête vers la droite, m’analysant toujours, je vois
sa bouche se pincer, puis sa mâchoire carrée, recouverte d’une légère barbe
noire, se contracter. J’essaye de me reprendre tandis qu’il observe le bout de
mes cheveux bleus.
− Vous venez de me déboîter l’épaule. Donc au lieu de jouer à
l’homme des cavernes, laissez-moi un peu respirer.
La douleur me vrille jusqu’à la base du cou, pourtant je me retiens de
grimacer. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. Et surtout, j’ai déjà connu pire.
Le type ne me répond pas, toujours caché par son gilet, ne pipe pas un
mot, continuant de me détailler. Je déteste ça. Et ce que j’exècre encore
plus, c’est sa façon de me parler. Comme si je lui étais inférieure. Comme si
je devais répondre comme un esclave s’adresserait à son maître.
Je me suis juré que plus jamais je ne me laisserai faire par un sale type.
Forte de cette constatation et assaillie par un instinct protecteur, je le
repousse à nouveau et il me lâche enfin.
Je n’ai pas le temps de réfléchir que le type s’éloigne brusquement. Il
se dirige vers le couloir gauche, ne me jetant pas un seul regard, ne me
laissant que son large dos comme image.
L’hôtesse qui attend toujours, tablette en main, semble s’émerveiller
dès qu’elle le voit arriver. Monsieur Impoli lui chuchote quelque chose. La
femme se tourne vers moi, perdue. Le type se redresse et s’avance entre les
videurs qui se décalent largement pour le laisser passer.
Tout en pénétrant dans l’antre qui m’est encore interdit, il se retourne
et me sonde de ses yeux provocateurs.
Puis, il disparaît.
Sale con.
-4 -

Abby

Mai 2017. Un peu plus de deux ans plus tôt.

Un an, jour pour jour, que ma mère et Roman ont été assassinés. Et
quelques mois que les choses ont commencé à se dégrader. D’abord, des
inconnus armés se sont progressivement habitués à la maison, prenant leurs
marques jusqu’à se sentir complètement chez eux. Puis, Sean, qui
jusqu’alors m’ignorait, est devenu de plus en plus envahissant. Désormais,
mes sorties sont limitées au point que je me sente prisonnière, surveillée et
scrutée en permanence par ses hommes.
À tort, j’ai pensé que la mort de ma mère et de son père nous
rapprocherait. J’ai même imaginé qu’il affirmerait sa position de grand frère
sur moi, et me protégerait. On a beau ne pas être du même sang, il
n’empêche qu’un lien puissant nous unit. Nos parents nous aimaient et
s’aimaient. Rien que pour cette raison, il devrait se comporter
différemment.
Au lieu de ça, il ne m’écoute pas. Et quand j’ose lui répondre d’un ton
qui ne lui convient pas, il n’hésite pas à m’intimider. L’autre jour, sa main
s’est levée, prête à me frapper. Au dernier moment, il l’a laissée en l’air
avant de renverser tout ce qui se trouvait sur la table, m’ordonnant ensuite
d’aller dans ma chambre. Depuis cet épisode, nous nous croisons à peine, et
ne partageons plus nos repas.
Ce soir, j’ai enfreint les règles en quittant la maison sans autorisation.
Lioudmila m’a proposé d’aller dans ce nouveau bar à Kiev. Comme je ne
suis pas sortie depuis la mort de ma mère, j’ai accepté. J’ai réussi à berner
l’un des gardes censés me surveiller. Tout se passait bien, jusqu’à ce
qu’Adrian, le bras droit de Sean, débarque dans l’établissement et me repère
de suite. Il n’a pas ouvert la bouche, m’a juste agrippé le bras et ramenée au
manoir.

Ma tête se baisse sur sa main, tenant toujours fermement mon coude


alors qu’il me tire vers le bureau de Sean. Il va si vite que je suis presque
obligée de trottiner derrière lui pour ne pas trébucher.
− Tu me fais mal ! m’exclamé-je une nouvelle fois en tirant pour qu’il
me lâche.
Adrian me jette un coup d’œil par-dessus son épaule, et marmonne
dans sa barbe, sans pour autant desserrer son étreinte ou ralentir. Au bout de
quelques minutes qui me semblent à la fois passer trop vite et durer une
éternité, il s’arrête devant une lourde porte en bois noir.
L’ancien bureau de Roman. Le nouveau de Sean.
Si Adrian m’a emmenée ici, c’est que je vais passer un sale quart
d’heure. Personne ne va dans l’antre de mon demi-frère sans une bonne
raison.
Son pitbull me lâche enfin et je le fusille du regard en massant mon
bras douloureux.
− Blyat1, murmuré-je froidement. Ta maman ne t’a pas inculqué un
minimum de gentillesse et de respect envers les femmes ?
Adrian relève un de ses sourcils broussailleux et lâche un petit rire
rauque.
− Tu as vu une femme, toi ? me dit-il d’un air supérieur, en regardant
autour de lui. Moi, je ne vois personne.
Je sens la colère monter si fort en moi que ma main me démange.
− Va te faire mettre…
− Entre, me coupe-t-il froidement en me poussant doucement, mais
fermement, vers la porte.
Je me décale, jusqu’à ne plus bouger d’un seul centimètre. Je croise
mes bras sur ma poitrine et le fixe d’un air de défi.
Vas-y, fais-toi plaisir, Connard.
Adrian lève les yeux au ciel, ouvre la porte d’une main, tout en
agrippant mon épaule de l’autre.
− Espèce de brute, crié-je alors qu’il me pousse dans la pièce.
Je me retourne pour lui faire face, mais il est déjà adossé au mur, un air
supérieur lui barrant le visage. Puis, avant même que je puisse lui balancer à
la figure tout le dégoût qu’il m’inspire, je perçois une présence aussi
intimidante qu’angoissante dans mon dos.
Sean.
Je perds le peu de courage qui me restait et commence à trembler.
− Eh bien, qu’avons-nous là ?
Sa voix est calme, trop calme. J’essaye d’avoir l’air sereine, je dresse
le menton, et usant des dernières forces qu’il me reste, me tourne vers lui.
Mes yeux gris rencontrent son regard vert, vide de toute expression. Parfois,
je me demande si une part d’humanité l’habite. On dirait… un robot.
Un automate qui doit avoir un dérèglement du système pour être aussi
monstrueux.
Alors qu’il analyse rapidement ma tenue, il pince ses lèvres fortement.
Comme si ce qu’il voyait… lui plaisait. Encore une expression du genre et
je risque de lui vomir dessus.
C’est à ce moment-là qu’il lève le store donnant sur la pièce voisine.
Le spectacle qui s’y déroule semble lui plaire autant qu’il me débecte. Deux
types, pantalons baissés, assis sur une table pendant qu’une fille chevauche
langoureusement le plus vieux des deux.
Beurk.
− Sortez, ordonne Sean en faisant un signe de la main dans leur
direction.
Une minute plus tard, il ne reste que lui, Adrian et moi à l’étage.
Restée immobile par la peur qui me consume, j’observe mon « frère »
avancer doucement vers moi. La lumière éclaire faiblement ses cheveux
bruns qui frôlent presque le col de sa chemise.
− Tu as passé une bonne soirée ? me demande-t-il d’une voix douce.
Un timbre faux, qui ne présage rien de bon. Perdue, je me contente de
hocher la tête.
− Tant mieux, poursuit-il d’un ton similaire.
Il s’adosse au coin de son bureau, puis me sourit doucement.
− Tu as donné du fil à retordre à mes hommes, ce soir. Ils t’ont
cherchée pendant des heures. Quand celui que tu as berné est venu
m’annoncer que tu avais filé, je ne l’ai pas cru. Je me suis dit que ma petite
Abigail n’était pas assez stupide pour essayer de jouer de la sorte avec moi.
Tu n’es pas stupide, n’est-ce pas ?
Il se redresse et esquisse un pas de plus dans ma direction.
− Mais je me suis trompé. Tu as essayé de jouer avec moi. Tu m’as
désobéi, et défié par la même occasion. Tu as envoyé la balle dans mon
camp, j’ai donc dû répliquer. Tu en es consciente ?
Perplexe, je secoue la tête de droite à gauche, puis inversement.
− Non, je voulais simplement sortir. Juste une fois pour voir mon amie.
Si je m’en tiens à la stricte vérité, il le saura, et ne me fera rien de mal.
Pourvu que…
− Je vois. Tu voulais sortir.
Quatre pas de plus, et le voilà face à moi. Il me regarde de haut en bas.
− Vas-tu encore sortir sans mon autorisation ? Vas-tu encore jouer avec
moi, avec mes hommes pour essayer de me défier ?
− Je n’ai pas fait ça ! m’exclamé-je, terrorisée, mais habitée par la
volonté farouche de me libérer de ses chaînes. Je ne veux pas de cette vie !
Je veux une vie où je serais libre d’aller où je voudrais !
− Et voilà qu’en plus tu te montres... récalcitrante. C’est dommage.
Fort dommage, Abigail.
Je suis allée trop loin pour me rétracter. Si je souhaite reprendre ma
liberté, c’est maintenant ou jamais.
− Je veux que tu me laisses partir.
Il ne me répond pas tout de suite. Ses sourcils se froncent peu à peu.
Perdu dans ses pensées, il tend la main vers moi au moment où mes
instincts reprennent le dessus, m’intimant l’ordre silencieux de me
recroqueviller sur moi-même afin de me protéger. Le bout de son index
frôle ma pommette.
− Laisser partir la fille chérie de Roman ? Celle qui est devenue en si
peu de temps le trésor de la famille ? Cette petite princesse qui a débarqué
du jour au lendemain et a changé son monde avec sa mère ? Lui offrir sa
liberté alors que je pourrais faire d’elle ce que je voudrais ?
− Je ne suis pas un objet, lui craché-je au visage. Pourquoi me gardes-
tu prisonnière ici ?!
Il se penche encore plus, permettant à son index de passer
inlassablement le long de ma peau, la brûlant vive. Dès que je sortirai d’ici,
je me laverai des heures durant pour me débarrasser de cette empreinte
nauséabonde.
− Tu ne poses pas les bonnes questions, ma douce Abigail.
Encore une fois, il ne répond pas à ma question. Pourquoi me garder
près de lui ?! Puis, sans crier gare, il éloigne sa main de mon visage avant
de faire un pas en arrière. Il me tourne ensuite le dos et s’avance vers son
bureau.
− Ne me désobéis plus. J’espère avoir été clair avec toi.
Je ne lui réponds pas, préférant commencer à reculer vers la porte afin
de me libérer de son emprise au plus vite. Adrian se décale légèrement.
− Au fait, Abigail, m’arrête Sean.
Je me stoppe brutalement, mais ne me retourne pas. Je ne lui offrirai
pas ce plaisir.
− Je te souhaite un joyeux anniversaire.
Il n’a pas oublié… Bizarre. Je devrais me méfier. Depuis que je suis
arrivée ici, quand j’avais dix ans, il ne me l’a jamais souhaité.
− Un petit quelque chose t’attend dans ta chambre. J’espère que mon
cadeau te plaira.
Son cadeau ?
Ce serait bien la première fois qu’il pense à moi.
− Tu m’as acheté quoi ? je ne peux m’empêcher de lui demander en
tournant mécaniquement ma tête vers lui.
Quelque chose cloche, et ça m’angoisse plus que de raison.
Comme je m’y attendais, il ne me répond pas, s’assied simplement, me
fixant toujours attentivement. Adrian, un sourire aux lèvres, se penche vers
moi et me dit sur le ton de la confidence :
− Tu devrais faire vite, je crois qu’il bouge encore.
− Qu’il… bouge ? Qui bouge ? répété-je, la gorge nouée.
Seul un silence pesant me répond. Je n’attends pas une seconde, le
bouscule et m’empresse de quitter la pièce. Oh, mon Dieu, qu’a-t-il fait ?!
Ma respiration s’accélère au gré de mes pieds claquant sur l’escalier de
marbre. J’arrive, essoufflée, devant la porte de ma chambre. Le cœur battant
la chamade, j’entre dans ma chambre, mes yeux analysant chaque recoin de
la pièce plongée dans l’obscurité.
Au centre de mon lit trône fièrement une boîte blanche de taille
moyenne, avec un gros nœud rouge sur le couvercle. J’avance prudemment
vers elle, craignant de l’ouvrir. Ma main tremblante se pose sur le couvercle
que je soulève, terrifiée.
Une couche de papier de soie recouvre le cadeau de Sean, et une petite
carte blanche est posée dessus. Je la récupère et la lis rapidement.
Que cela te serve de leçon, ma douce Abigail.

Je ne veux pas savoir ce que contient le paquet. Pourtant, habitée par


l’adrénaline, je l’ouvre entièrement. Ma gorge étouffe un cri pendant que
mes yeux se remplissent de larmes. Je plaque mes deux mains sur ma
bouche et mon corps se met à trembler.
− Nooon.
Je sanglote en découvrant Pratz, mon chat, gisant, immobile, dans
cette boîte devenue son linceul. La main plaquée sur ma bouche horrifiée, je
trébuche en faisant un pas en arrière.
Sean représente bien pire que tout ce que j’imaginais.
Il est un monstre.

***

Juin 2019. De nos jours…

Mon ventre se tord brutalement. J’ouvre les yeux et me relève


difficilement. J’évite de justesse de me prendre les pieds dans la couverture
tout en me précipitant vers les toilettes, la main sur la bouche. Un frisson
désagréable me parcourt. J’atteins le couvercle ouvert, puis déverse le
contenu de mon estomac.
J’ai beau tenter de me calmer, des perles de sueur froide recouvrent ma
peau.
Ce n’était qu’un souvenir. Un stupide souvenir.
Tout va bien, désormais. Jamais plus Sean ne m’atteindra.
Tout va bien.
-5 -

Abby

Je descends du trottoir et arrive rapidement devant la lourde porte


menant à la cour intérieure et au club. En ce début d’après-midi, la rue étant
déserte, l’ambiance est totalement différente. Il n’y a aucun nom au-dessus
de la porte, c’est vraiment un endroit qui se fait une réputation de bouche à
oreille.
Tandis que je m’apprête à sonner sur la minuscule sonnerie à gauche,
des pas se font entendre. Je me retourne aux aguets, la mine sombre. Mes
muscles se tendent, encore habités par le cauchemar de la nuit dernière.
− Houlà, ce n’est que moi ! s’exclame Vanessa en arrivant à ma
hauteur.
Son grand sourire me calme quelque peu, mais je reste sur mes gardes.
Sans que je m’y attende, ses mains entourent une seconde mes épaules. Je
ne bouge pas d’un centimètre. Pourquoi m’enlace-t-elle comme si nous
étions les meilleures amies du monde, et même plus si affinités ?
− Euh, salut, soupiré-je en m’extirpant de son étreinte.
Elle ne semble pas remarquer mon manque d’entrain ni mon dégoût
pour les marques d’affection en général.
− Alors, prête à signer chez nous ?
Elle ne paraît pas attendre de réponse de ma part, préférant se
précipiter sur le digicode afin de nous permettre d’entrer.
Une fois dans la cour intérieure, je découvre d’autres haies bien
taillées. Hier soir, tapies dans l’obscurité, je ne les avais pas remarquées. On
ne dirait vraiment pas qu’un club habite les murs juste derrière. À peine
avons-nous franchi le hall de l’immeuble que Vanessa foule le sol d’un pas
rapide. Je la suis, observant les décors d’un œil nouveau.
Comme je m’y attendais, nous empruntons la direction de l’aile droite
tandis que mes yeux, braqués vers la gauche, suintent de curiosité.
− Qu’est-ce que tu fous ? j’entends Vanessa me demander.
Qui ne tente rien n’a rien. C’est le moment ou jamais.
− Je n’ai toujours pas fait mes preuves pour découvrir ce qui se cache
là-bas ?
Elle me sourit, visiblement amusée de ma répartie.
− Eh, non ! Aucun inconnu ne pénètre ici sans accord.
Je meurs d’envie de lui rétorquer que je ne suis plus une inconnue étant
donné que je travaille presque ici, pourtant je me retiens. Cela me
desservirait plus qu’autre chose. Mais je suis certaine d’un fait. Un truc de
louche, voire d’interdit, habite les lieux. Tôt ou tard, je le découvrirai.
Ou quelqu’un, rajoute ma conscience.
Sans crier gare, le visage de l’homme à la capuche s’impose à moi. Ce
type cache un truc, j’en suis certaine.
Ça aussi, je veux mettre le doigt dessus. Quitte à me brûler les ailes au
passage.
J’ai trop vu, trop vécu, pour prendre le quelconque risque de frôler à
nouveau le danger. Hors de question que je me retrouve au cœur d’une
histoire illégale. Si j’ai choisi de prendre un nouveau départ, ce n’est
certainement pas pour me retrouver à devoir côtoyer des malfrats de la
trempe de Sean.
Résolue à tirer cette affaire au clair, je prends sur moi, me tourne et
suis Vanessa dans l’aile droite.
Le club est complètement désert. Même si dans quelques heures le
Wonderland renaîtra de ses cendres, pour l’instant, en plein jour, il ne
ressemble pas à grand-chose.
Une part de moi me dit de partir d’ici sans me retourner. Je devrais
choisir un autre travail. Pourquoi pas un petit café, tranquille, dans une rue
calme ? Exit les types louches à capuche, les couloirs sombres et interdits.
Mais cela ne me ressemblerait pas. Et cette sensation grisante que j’ai
ressentie en voyant tous ces fêtards, libres de leurs mouvements et de leurs
corps… Je veux vivre ça à nouveau. Je veux vivre.
J’analyse rapidement le lieu, qui regroupe le bar, les tables et la piste
de danse. Je jette un œil à l’étage, plongé à moitié dans l’obscurité. Vanessa
rejoint des fauteuils disposés près de nous. De minuscules néons ancrés
dans les murs éclairent les lieux. Je me place à ses côtés. Une fois installées,
elle se lance enfin :
− Alors... revenons sur ta prestation d’hier soir. C’était plutôt réussi
pour un début, même si nous n’avons pas affiché complet. On verra ce que
tu donnes aujourd’hui, car le samedi, c’est de la pure folie.
Je ne veux surtout pas lui laisser le temps de douter de ma motivation,
alors j’enchaîne d’une voix assurée :
− Je suis prête.
Elle rigole doucement.
− J’aime entendre ça ! Baptiste sera là pour t’aider si jamais je dois
aller bosser de l’autre côté !
Et voilà que ma curiosité reprend le dessus. Il faut que je sache ce qui
se trame là-bas. Mais je me retiens de lui demander d’éclairer ma lanterne.
J’ai bien compris que, pour le moment, elle ne lâcherait pas la moindre
information.
− Tu ne considères pas que j’ai fait mes preuves hier soir ? l’interrogé-
je néanmoins.
− Même si c’était le cas, sache que les patrons possèdent un droit de
regard sur chacune de mes décisions. Ils ne te connaissent pas encore.
Alors, ils sont plusieurs.
− Les patrons ? continué-je.
Elle me fixe étrangement, comme si je devais déjà connaître la
réponse. Mais comment serait-il possible ?
− Ouais, mais tu ne devrais pas les croiser d’aussitôt. J’ai bien compris
que tu cherchais un job pour te faire de l’argent rapidement, son œil de lynx
m’analyse rapidement une nouvelle fois. Et on a besoin d’une serveuse de
remplacement comme je te l’ai expliqué. Où est-ce que tu crèches ? À
l’hôtel ?
Je crois que la réponse se lit sur mon visage sans que je n’aie besoin
d’ouvrir la bouche.
− Il faut que je trouve quelque chose, je réponds en haussant les
épaules.
Une fois que je serai certaine d’avoir un salaire, je pourrai envisager de
dénicher un studio ou une chambre quelque part. Vu le prix des loyers dans
cette ville, je ne pourrai espérer autre chose. Mais ce n’est qu’une étape de
mon long voyage vers ma liberté.
− Attends, tu peux voir avec Maya ! s’exclame Vanessa, souriante
comme jamais.
On dirait qu’elle vient de trouver l’idée du siècle. Elle semble fière
d’elle-même. De qui me parle-t-elle ?
− Maya ?
− Elle bosse ici quelques jours dans la semaine. Je crois bien qu’elle
cherche une colocataire. On sait tous à quel point les loyers sont chers. Si
jamais la place est libre, je peux toujours lui en parler. Qu’en penses-tu ? Ça
te permettrait de trouver un endroit pour un moindre coût.
Une colocation ?
Partager la vie de quelqu’un, c’est pas vraiment mon genre. Mais si ça
peut m’aider à économiser, je dois y réfléchir sérieusement. Je fixe Vanessa,
légèrement décontenancée, elle semble tellement sincère, à vouloir m’aider.
Ces dernières années, on a cessé de me tirer dans divers pièges, voir une
once d’humanité chez quelqu’un est nouveau pour moi.
− Je veux bien.
Une raison de plus pour que Sean ne réapparaisse pas. Mettre en
danger de nouvelles personnes n’est juste pas envisageable.
− OK, enchaîne-t-elle. Parlons de ta tenue de service. Le tee-shirt
t’allait bien, il me semble. Tu peux le porter quand tu veux, mais tu peux
très bien venir bosser avec tes propres fringues. Règle d’or de la maison :
sobriété. Pour le bas, tu peux…
− Vanessa ! l’appelle une voix à l’entrée du club.
Un grand type à la peau ébène arrive à notre hauteur, paniqué.
− On a un problème avec le livreur à l’arrière du club. Il faut que tu
viennes.
− Fait chier, soupire ma manager en se relevant.
Elle foudroie du regard le gars qui n’y est sans doute pour rien, puis se
tourne vers moi, tentant de me rassurer :
− Je reviens dans deux minutes, le temps d’envoyer bouler quelques
enfoirés au passage.
Elle ne me laisse pas le temps de lui répondre et s’élance rapidement
vers l’entrée. Une fois seule, je me laisse aller dans le fauteuil, et ferme les
yeux en soupirant. Un grincement me fait sursauter. Je me redresse, pose
mes coudes sur mes genoux et regarde autour de moi.
Personne.
− Il y a quelqu’un ? demandé-je, peu rassurée.
Question stupide.
Si quelqu’un de louche se trouvait là, jamais il ne me répondrait : « Je
suis là pour te tuer. »
De manière prévisible, seul le silence me répond. Mais un autre
grincement retentit quelques secondes plus tard. Je relève ma tête vers
l’étage et analyse les lieux.
Qui que tu sois, je sais me battre.
Après une seconde, je le vois enfin.
Un homme est accoudé aux barrières en métal longeant le bord de
l’étage. Il me toise sans retenue. L’endroit étant faiblement éclairé,
l’inconnu reste, en partie, caché. Pourtant, je le reconnais presque
instantanément.
C’est le connard autoritaire d’hier soir.
Ni lui ni moi ne bougeons. Nous nous analysons rapidement du regard.
Je sens que ses yeux sombres remontent le long de mon corps, ce qui ne me
plaît pas du tout.
Je croise les bras sur ma poitrine, et relève un sourcil en me retenant de
lui faire un doigt d’honneur. Il paraît que c’est très tendance, en France.
L’inconnu continue son petit inventaire. Il penche légèrement sa tête
sur le côté droit et ses cheveux noirs, un peu trop longs à mon goût, frôlent
le col de son tee-shirt.
Mais c’est qu’il a l’air d’apprécier le spectacle, en plus !
− Vous avez un problème ? finis-je par demander, plus énervée
qu’autre chose.
L’homme ne me répond pas, il garde sa position, roulant simplement
des épaules. Ses muscles bandés jouent sous le tissu blanc de son tee-shirt.
Il semble grand et bien bâti, je comprends pourquoi j’ai eu mal en lui
rentrant dedans.
Et carrément sexy…
Même si j’ai réagi exactement de la même façon, la veille, son silence
m’agace. Je perds patience et le fusille du regard.
− Vous pensez peut-être que je ne vous vois pas ? Pour info, vous
n’êtes pas transparent.
Il émet un petit rire grave.
− Je ne me cache pas, me répond-il d’une voix chaude.
− Et que faites-vous, dans ce cas ?
− Hum, j’admire la marchandise.
Quand je suis excédée, toute maturité me quitte. Cette fois-ci ne fait
pas exception à la règle. C’est pour cette raison, sans doute, que je lève mon
majeur dans sa direction.
− Et celui-là, vous voulez aussi l’admirer ?!
Seul un rire masculin me répond.
− Toujours obligée de tout faire soi-même ! s’exclame au loin Vanessa.
Le type en profite pour s’éloigner rapidement.
− Eh, attendez ! m’exclamé-je.
Il disparaît complètement au moment où ma future manager réapparaît,
furieuse, marmonnant dans sa barbe, et hautement focalisée sur son
portable.
− C’était qui, ça ? la questionné-je en fixant l’étage vers lequel
l’homme a disparu.
− Un stagiaire livreur ! Je te jure, tu demandes une liste précise pour
n’avoir que la moitié !
− Non ! la coupé-je. Je te parle du type qui était là, il y a une minute.
Elle lève enfin les yeux, fixant les alentours.
− Quel type ?
Elle le fait exprès ou quoi ?
Je n’ai pas le temps de continuer à m’interroger qu’elle reprend, d’une
voix plus calme, cette fois :
− Bon, ce soir, les choses sérieuses commenceront. Les deux ailes du
club vont bouger, particulièrement celle de gauche. Tu comprendras donc
qu’il y aura une répercussion ici. Les clients seront sous tension. Il va falloir
que tu te prépares. Je peux compter sur toi pour assurer ?
Aile gauche. Clients. Répercussion. Bar.
− Ouais, murmuré-je, la curiosité plus forte que jamais.
-6 -

Abby

Quelle est cette stupide citation, déjà ?


Ah oui ! « Pour vivre heureux, vivons cachés. »
Tu parles. Je fixe en soupirant le bout de mes cheveux, redevenus
blonds. Plutôt que d’aller chez une coiffeuse, ce que je ne peux me
permettre financièrement, j’ai décidé, en fin d’après-midi, de couper moi-
même les pointes de mes cheveux. Le résultat n’est pas parfait, mais ça fera
l’affaire. Il ne me faut aucun signe distinctif particulier. Le bleu me
manquera.
Tu peux toujours teindre une autre partie de ton corps en bleu, suppose
ma conscience, innocemment.
− Pas le temps de rêver, Poupée, s’exclame Vanessa en me donnant un
rapide coup de hanche.
Elle s’empresse de rejoindre l’autre côté du bar, et manie les bouteilles
d’alcool comme personne. Ses longs cheveux bruns sont relevés en chignon
sur le sommet de son crâne.
Je sors de mes pensées en grommelant, affiche un sourire de façade sur
mon visage et m’apprête à prendre la commande du type en face de moi.
− Oui ?
− Je voudrais... un Bloody Mary.
− Je vous amène ça tout de suite, je lui réponds en préparant sa
consommation, sous ses yeux scrutateurs.
Je ne sais pas pourquoi, mais il me met mal à l’aise. Pendant que je
prépare son cocktail, son regard me brûle le dos. Je vérifie chacun de mes
gestes afin de ne pas me tromper.
− Voilà pour vous, dis-je en lui tendant son verre.
Alors que je retire ma main, ses doigts s’enroulent autour de mon
poignet.
Première erreur.
− J’aimerais ton numéro.
Je relève un sourcil, pince les lèvres sans répondre à sa stupide et
inutile demande. Mes prunelles grises se posent sur son pouce.
Le lui briser ne me donnerait pas forcément bonne réputation.
Contiens-toi, Abby.
Il me sourit toujours et son emprise se resserre.
Deuxième erreur.
Je me penche vers lui, m’assurant d’avoir mon regard directement
planté dans le sien et lui murmure :
− Tu as exactement dix secondes pour retirer tes doigts ou je te jure
que je vais les enfoncer si profondément dans ton cul qu’ils ressortiront par
ta bouche.
Il ne bouge pas. Au contraire, je crois que je l’amuse.
Troisième erreur.
Je pose mon pouce au niveau du dessus de sa main, cherche le point de
pression qui relie ses muscles et appuie férocement dessus. Le type la retire
précipitamment, les sourcils froncés par la douleur.
− Espèce de tarée, s’exclame-t-il en s’éloignant du bar, sa boisson à la
main.
Je le vois rejoindre un groupe d’amis, faisant comme si de rien n’était.
− Tout va bien ? me demande la fameuse Maya en s’accoudant près de
moi.
− Ouais, lui dis-je d’un air faussement calme, il avait juste besoin
d’un… renseignement.
La petite rousse hoche la tête, faisant voler quelques courtes mèches de
cheveux.
− D’accord, répond-elle, sceptique. Si tu as besoin, n’hésite pas à
demander à MK, le vigile.
Fidèle au poste, ce dernier se tient dans le coin de l’escalier, analysant
la piste de danse.
Je suis certaine qu’au moindre signe de détresse, il m’aiderait dans la
seconde. Mais je devrais pouvoir gérer la situation moi-même. Je hoche
néanmoins la tête, tout en continuant de travailler. Tandis qu’elle secoue un
shaker fortement, Maya reprend :
− J’ai parlé avec Vanessa. Si tu cherches toujours un endroit où dormir,
j’ai une chambre de dispo. En fait, ça m’arrangerait même d’avoir un
revenu supplémentaire donc…
Surprise par ses paroles, je réponds vaguement :
− Euh... ouais. Je n’y ai pas vraiment réfléchi, en fait. Je cherche un
endroit, c’est vrai. Mais je n’ai pas énormément à mettre dans un loyer.
− Je ne te propose pas une suite quatre étoiles, rigole doucement ma
collègue. On peut en parler plus tard ?
Décontenancée, je rétorque :
− Super, merci.
Quand j’ai rencontré Maya, il y a moins de deux heures, je l’ai tout de
suite sentie beaucoup plus réservée que Vanessa, et c’est sans doute ce qui
m’a attiré chez elle. Elle ne m’a pas sauté dessus, ne s’est pas exclamée
joyeusement qu’elle était ravie de me connaître. Au contraire, elle m’a
analysée discrètement, en me parlant de temps en temps. Comme si elle me
jaugeait, tout comme je le faisais moi-même de mon côté.

Quelques minutes plus tard, Baptiste s’approche à pas rapides du bar.


Son torse est moulé dans une chemise rouge et son jean brut souligne
l’étroitesse de ses hanches. Il passe sa main dans ses cheveux en bataille,
puis s’adosse au comptoir.
− Vanessa est là ? demande-t-il, l’air paniqué.
Je n’ai pas le temps de répondre que la grande brune arrive, s’essuyant
les mains sur un torchon.
− Il y a un souci, mon beau ? le questionne-t-elle, perdant son sourire.
Les yeux de son collègue semblent habités d’un voile sombre.
− On a un souci.
Baptiste se penche vers elle, comme si plus rien d’autre n’existait
hormis eux deux.
− As est introuvable.
As ?
− Merde, crache Vanessa.
− Jared n’est pas loin de péter un câble, il n’arrive pas à tout gérer lui-
même. Autant te dire que l’hystérie règne de l’autre côté. Ils se sont pris la
tête, en public. Et tu sais ce qui se passe quand l’un d’eux est en colère…
− Ouais, répond notre manager en pinçant ses lèvres. Mais tu es bien
conscient qu’As n’en fait qu’à sa tête. Personne ne peut le contrôler, pas
même Jared.
Intriguée, je me place à côté d’eux, un air interrogateur sur le visage.
− Tout va bien ?
Ils se retournent d’un bond dans ma direction, dans une parfaite
synchronisation.
Flippant.
Baptiste ne me répond pas, visiblement plus que perturbé.
− Tu as bien mérité une petite pause, me lance Vanessa. Je vais te
remplacer.
Son ton froid me choque. Que se passe-t-il ? J’ai d’abord envie
d’insister, mais je vois bien que ce n’est pas comme cela que j’obtiendrai
mes réponses.
− Ouais, OK. Dis-moi si tu as besoin d’aide. Pour trouver quelqu’un,
par exemple, je continue en lui faisant comprendre que je viens d’entendre
leur conversation.
Je m’éloigne en haussant les épaules. Après avoir récupéré mon paquet
de cigarettes, je longe le couloir jouxtant le bar, pressée de m’en griller une,
dans l’arrière-cour du club fermée aux clients.
Arrivée à destination, je soupire d’aise quand je remarque qu’il n’y a
personne. Cinq minutes de paix me feront le plus grand bien. Qui aurait cru
qu’avoir un semblant de vie normale serait si fatigant ? Mes muscles sont
noués, mes membres fatigués. Et pourtant, je suis heureuse. Je me sens
légère, libre. J’ai bien conscience que je traîne énormément de casseroles,
mais j’avais raison… Fuir l’Ukraine est sans aucun doute la meilleure
décision que j’ai prise.
Je m’adosse au mur en prenant une taffe, et lève les yeux vers les
étoiles. Je me perds rapidement dans mes pensées, oubliant tout le reste. Ma
mère était passionnée par les constellations, elle les appelait les « joyaux de
l’univers ». Elle leur trouvait à toutes des surnoms, des histoires. Un sourire
me vient quand je repense à cette légende qu’elle me contait quand j’étais
enfant, celle du voleur d’étoiles. Je la suppliais presque pour qu’elle me la
raconte. Je finissais toujours par avoir gain de cause. Vaincue, elle
s’installait contre moi et sa voix m’aidait peu à peu à m’endormir.
La porte claque sur ma gauche, me sortant de mes pensées. Je me
retiens de sursauter. J’ai appris à cacher mes émotions au contact de Sean.
Mais je n’apprécie pas cette soudaine intrusion pendant ma pause. Sentant
un regard sombre se poser sur moi, je me retourne doucement.
Une large et haute silhouette m’observe dans la nuit. Quelle n’est pas
ma surprise de découvrir… l’homme aux cheveux noirs qui m’observait
depuis l’étage, cet après-midi. Pendant que Vanessa rejoignait les livreurs,
ce gars m’a adressé la parole, et j’ai fini par lui faire un doigt d’honneur.
Son attention est braquée sur moi, et ses yeux sombres m’analysent
une nouvelle fois de haut en bas. Comme pour m’imiter, il attrape une
cigarette d’un paquet planqué dans la poche arrière de son jean, l’allume et
en tire une bouffée. Au moment où sa bouche expire la fumée, ses iris se
braquent sur les étoiles. Du coin de l’œil, je l’observe. Ses cheveux sombres
tombent sur le col de son tee-shirt gris, qui moule ses muscles bandés et
tatoués à la perfection. Ils sont presque trop longs, et pourtant…
Il est sexy à en crever.
Du moins, pour le peu que je vois. Je ne l’ai pas encore réellement
observé de face, et de près. La petite lumière artificielle accrochée au mur
m’aide légèrement. Tout à l’heure, il était loin d’être discret dans sa manière
de me dévisager, alors j’en fais de même. Une cicatrice de quelques
millimètres court sur son menton, ce qui crée un léger contraste avec le bas
de son visage, recouvert d’une courte barbe noire. S’il sent mon regard sur
lui, il n’en laisse rien paraître.
Descends de ton nuage… Pose-toi les bonnes questions, me murmure
ma conscience.
La première qui me vienne à l’esprit est de me demander ce qu’il fait
dans la vie. Son jean lui serre les cuisses qui semblent elles aussi puissantes.
Un sportif ? Non, je ne pense pas.
Ses lèvres pleines se pincent lorsqu’il passe sa main sur sa mâchoire,
comme s’il s’ennuyait. Un mannequin ? Ou un riche fils à papa qui passe
ses soirées dans ce club. En réalité, je pense qu’il doit simplement être
barman de l’autre côté du couloir.
− Vous avez un problème ? finit-il par me demander d’une voix rauque,
légèrement moqueuse.
Encore une fois, j’essaye de découvrir ses origines. Son nez est droit,
son menton volontaire, me donnant l’impression que ses traits ont été
sculptés dans un morceau de roche. Sa peau est hâlée, comme s’il avait
passé des heures au soleil. Il ne vient pas de l’Est, ça, j’en suis certaine.
Quelque chose de plus exotique. Italien peut-être ? Non. Autre chose.
Je reconnais finalement sa question, c’est exactement celle que je lui ai
posée quelques heures plus tôt, quand il m’observait, appuyé à la rambarde.
Un air de défi gagnant mon visage, je rentre dans son jeu, et réponds :
− J’admire la marchandise.
Face à mon culot, l’homme sourit doucement, avant de souffler un
nuage de fumée au-dessus de ma tête. Je l’imaginais plus jeune, mais aux
fines ridules entourant ses yeux, je me dis qu’il doit approcher de la
trentaine. Sa posture pourrait sembler intimidante, cependant je reste calme.
La gamine apeurée s’est fait la malle. Malgré mes vingt ans, j’ai connu bien
pire comme situation.
− Et la marchandise te plaît ?
Il passe au tutoiement, ce qui ne me dit rien qui vaille. Tentant de
gagner du temps, je fais mine de réfléchir. Je jette mon mégot au sol dans
un geste volontairement lent, puis relève ma tête, tout en me pinçant l’arête
du nez :
− Disons que j’ai vu mieux.
Surpris, il penche sa tête sur le côté. En remarquant un bleu sur le haut
de sa pommette, je continue :
− Et puis, elle semble endommagée.
Je n’avais pas remarqué que nous étions si proches. Que seuls quelques
centimètres nous séparent. Je joue avec le feu, je le sais. Pourtant, je ne
peux pas m’en empêcher. Je continue de l’affronter du regard, laissant la
tension, déjà palpable, grandir entre nous. Ça me plaît.
Et quand quelque chose me plaît, je ne suis pas du genre à reculer par
crainte. Au contraire, je fonce droit dans le tas. Ça m’a valu de mauvaises
surprises par le passé, je l’avoue.
− Ah vraiment ? soupire-t-il en inspirant une dernière bouffée avant de
jeter sa cigarette près de la mienne. Ce n’est pas très sympa, ça, Abby.
D’où il connaît mon prénom ? Je me redresse, sur mes gardes. Il ne me
laisse pas le temps de répliquer, qu’il poursuit, l’air de rien :
− Pour aujourd’hui, je vais laisser passer. Sache néanmoins que je ne
serai pas aussi gentil, la prochaine fois.
La situation semble l’amuser. Surtout si je m’en réfère à son sourire
moqueur. Il possède un coup d’avance sur moi.
Mon prénom.
Toutefois, la partie peut vite s’inverser. S’il croit que je vais me
rabaisser à le supplier de me donner le sien, il se fourre le doigt bien
profond là où je pense.
En lieu et place, je réplique froidement :
− Donc vous savez qui je suis, vous avez mené votre petite enquête.
Grand bien vous en fasse. Quant à votre petite phrase menaçante, je vais
laisser passer, affirmé-je, la tête haute, en répétant ses mots. Mais je ne serai
pas aussi gentille, la prochaine fois.
Nous nous affrontons du regard pendant quelques secondes
supplémentaires. Du moins jusqu’à ce que la porte s’ouvre brusquement
dans son dos :
− As ! crie Baptiste, autant inquiet que soulagé.
Alors, comme ça, tu t’appelles As, mon beau salaud. Du moins, voici
ton surnom.
Mon cerveau se reconnecte brusquement à la soirée. Le type qui avait
disparu, que tout le monde cherchait…
− Jared te cherche de l’autre côté. Nous avons un souci…
Dès que mon collègue m’aperçoit, il se tait instantanément. Son regard
passant d’As à moi, sa bouche s’ouvre et se referme à plusieurs reprises.
− On dirait que ma pause est finie.
Ma voix ne flanche pas un seul instant. La situation me semble trop
louche pour que je m’éternise. Après tout, la partie ne fait que commencer.
Lui et moi serons amenés à nous revoir. C’est plus qu’une certitude, je le
sens au plus profond de mon être.
Me sentant forte comme jamais, je passe juste à côté de lui et murmure
:
− À plus tard, As.
Ses épaules se braquent subitement. Un partout, la balle au centre, si
j’en crois son regard songeur. Je peux presque sentir le danger sortir par
vagues des pores de sa peau, imprégnée de son eau de toilette, aussi
masculine qu’envahissante.
Ce mec cache pas mal de choses, j’en mettrais ma main à couper. Trop
létal pour toi.
Sans me retourner, malgré le regard des deux gars braqués dans mon
dos, j’entre dans la boîte, la tête haute, mais le cerveau en ébullition.
As, ou qui qu’il soit, respire les emmerdes à plein nez.
L’approcher signifie prendre des risques. Alors, si je décide de me
frotter à lui, rester maîtresse de moi-même est une nécessité.
Au risque de me faire bouffer toute crue…
***

Bien des années plus tôt.

J’observe ma mère, agenouillée au sol, la toile étendue à ses pieds,


jetant de la peinture aléatoirement. Ce mélange de couleurs, bien qu’il me
fascine, ne représente rien que je connaisse.
Les tons rouges, sanguinolents, restent dominants, comme si une bulle
de sang venait de prendre vie. Le liquide rouge s’assombrit au contact de la
peinture bleue, déjà à moitié sèche.
Je pose mon cahier à côté de moi sur le lit et me penche par-dessus le
matelas.
− Qu’est-ce que c’est ?
Les yeux gris de ma mère, si pétillants, fixent la toile. Un sourire naît
sur sa bouche. Je plisse mes paupières, espérant voir ce que ses yeux à elle
perçoivent. Mais rien ne se produit.
Parfois, j’aimerais me trouver dans sa tête afin de comprendre les
choses à sa manière, de visualiser ses perceptions.
− Je ne sais pas précisément, répond-elle en lâchant un petit rire. Et toi,
que vois-tu ?
Elle passe sa main sur son front en sueur, étalant de la couleur rouge
sur sa peau. Alors que je plisse les yeux, puis descends du lit, je
m’agenouille à ses côtés et regarde la toile :
− Hum, on dirait comme... Comme si tu avais mélangé toutes les
couleurs de la Terre.
Je rigole en faisant de grands gestes avec mes petites mains. Ma mère
se penche vers moi et m’embrasse le bout du nez.
− Noooon, protesté-je en rigolant, tu vas me mettre plein de peinture
dessus !
Elle replace une mèche de mes cheveux blonds, si semblables aux
siens, derrière mon oreille, puis me regarde attentivement avant de me
confier :
− Allez, Abigail, dis-moi ce que tu vois. À quoi penses-tu en regardant
ce tableau ?
Je soupire, pose mes deux mains sur le sol et observe la toile, fronçant
les sourcils.
− On dirait comme… Comme une bataille de couleurs. Le rouge l’a
emporté, il a noyé ses adversaires, les a recouverts.
Amusée par ce que je crois comprendre, je continue mon inspection :
− Il les domine et les autres sont obligés de se fondre en lui. Ouais, on
dirait un combat. BOOOM, crié-je en rigolant.
Ma mère semble émue. Puis, elle me chuchote à l’oreille :
− Mon petit kotyonok2, tu vois que tu y arrives.
Je frappe dans mes mains, ravie :
− J’arrive à voir comme toi ? Alors, je pourrai aussi être une artiste.
Elle secoue sa tête en riant avant de se relever et de m’entraîner avec
elle.
− Fais ce qu’il te plaît, et ce qui te plaît sera fait.

***

Aujourd’hui…

Baptiste, le barman qui partage l’arrière du comptoir avec moi, ce


nouveau soir, me sort de mes pensées et de mes souvenirs :
− Tout va bien, la Belle au bois dormant ? Tu dormais sur place avec
un sourire niais sur le visage.
Je pensais à ma mère, je me retiens à temps de répliquer et hausse
simplement les épaules. Après avoir posé le chiffon sur le comptoir, il se
tourne vers moi, tout en croisant ses bras. Ses dents blanches se dévoilent
peu à peu dans un air canaille. Je plisse les yeux et reprends la préparation
de mon cocktail en lui répondant innocemment :
− Je rêvais simplement que j’étais en train de te tuer.
Mon collègue explose de rire tout en prenant la commande de la jolie
brune qui arrive en face de nous. Depuis samedi dernier, il ne m’a plus parlé
d’As. Et, de mon côté, je n’ai pas tenté d’en savoir plus.
Tout vient à point à qui sait attendre…
Ce soir, pour un lundi, c’est visiblement assez calme. Vanessa, la
manager sert les boissons dans le coin VIP alors que Maya, ma future
colocataire − enfin, si j’accepte son offre −, l’aide.
Après avoir passé deux jours à réfléchir, je n’ai pas trouvé d’autre
solution que celle d’emménager avec elle. Juste le temps de mettre un peu
d’argent de côté. Je ne roule pas sur l’or et payer ma chambre d’hôtel
commence à faire un trou dans mes économies. Heureusement, j’ai
découvert que les pourboires étaient assez généreux ici, surtout les
vendredis et samedis soir.
− Et comment te débarrassais-tu de mon corps si viril et si sexy ? me
demande Baptiste en s’immobilisant près de moi.
− Toi, tu ne lâches pas l’affaire si facilement, je me trompe ?
Il fait jouer ses sourcils tout en prenant un pseudo air de séducteur, et je
ne peux m’empêcher de me moquer de lui. Je dois avouer que j’aime bien
l’ambiance du club, c’est si... différent de ce que j’ai toujours connu, si
différent de ma vie près de Sean. J’apprécie cette nouveauté, ne compter
que sur moi-même.
D’un côté, je me débrouille seule depuis un paquet de temps. En
essayant de survivre entre les mains de mon demi-frère − ou plutôt du
monstre qui en avait l’apparence −, j’ai appris très tôt à m’assumer.
Bien vite, je chasse ces sombres pensées et me concentre sur Baptiste,
qui attend une réponse de ma part. Taquine, je lui murmure sur le ton de la
confession :
− Je te découperai en petits morceaux après avoir sectionné tes artères
les plus importantes.
Contrairement à ce que j’imaginais, son sourire disparaît abruptement.
Il me regarde, les sourcils froncés. Je me redresse, assez gênée.
− Rassure-moi, c’était une blague ? me demande-t-il en passant une
main sur sa nuque.
Nous ne devons pas avoir le même sens de l’humour.
− Mais oui.
Je hausse les épaules innocemment. D’un air sérieux, il secoue la tête,
ses cheveux châtains éclairés par les lumières bleutées du club :
− Un conseil, ma petite, ne tente jamais une carrière d’humoriste. Ce
serait un flop.
− Mudak3, grogné-je presque en lui jetant son chiffon au visage alors
qu’il s’éloigne en ayant retrouvé le sourire.

Malgré moi, un petit rictus étire mes lèvres, que j’efface rapidement en
me tournant vers le côté gauche du bar, celui qui sera le mien, ce soir.
Je fais semblant d’ignorer l’homme qui vient de s’asseoir sur l’un des
tabourets et m’approche d’un jeune gars qui patiente, juste à côté.
− Je peux vous servir quelque chose ? l’interrogé-je alors qu’il
s’accoude sur le comptoir.
− Pourquoi pas une spécialité de la maison, Chérie ? Tu vois ce que je
veux dire ?
Je déteste son ton, et encore plus son petit sourire narquois. Voilà
exactement ce que je n’aime pas dans ce travail. Ces petits cons qui pensent
que tu n’es qu’une femme qui sert des verres, et qui fermera sa bouche face
à leurs propos souvent déplacés. Avec moi, il n’est pas tombé sur la bonne
personne.
− Nous sommes dans un club, pas dans un restaurant gastronomique,
Chéri, je dis en me tournant nonchalamment vers les bouteilles d’alcool.
J’entends un rire rauque sur ma gauche, mais j’ignore mon spectateur.
Ce qui n’est pas le cas du pauvre type installé en face de moi qui tourne sa
tête et écarquille les yeux en découvrant le grand brun assis juste à côté de
lui, en train de nous observer.
− As ? demande le jeune en se penchant vers lui, l’air ravi de le trouver
ici.
As.
Mon cœur s’emballe légèrement.
As ne l’écoute pas. Ses yeux sombres l’observent rapidement. Puis, il
tourne une nouvelle fois son attention vers moi. Une partie de ses cheveux
est attachée derrière son crâne. Une coupe étrangement masculine. Il porte
un haut tout aussi sombre. Bien que je m’en fiche, je ne peux m’empêcher
de me faire encore une fois la remarque qu’ils sont trop longs. Alors que la
lumière du bar éclaire son visage, je peux enfin distinguer ses traits.
Parfaitement, cette fois. Ses deux pupilles noires fixent mon débardeur un
poil trop grand et je me redresse en carrant les épaules, le défiant
ouvertement. Il s’attarde sur le minuscule logo sur mon sein droit, un cœur
blanc. De près, je me dis que son nez est un peu trop droit et sa barbe,
légèrement trop longue.
J’ai toujours préféré les hommes imberbes. Mais je dois bien avouer
que celle en face de moi est plutôt agréable à regarder. Elle entoure
agréablement sa bouche ainsi que sa lèvre supérieure, frémissante. Et cette
cicatrice sur son menton. Putain, cette autre imperfection ne devrait pas me
plaire.
Son visage a beau ne pas être parfait, il reste magnétique. Je mentirais
si je vous disais que je ne suis pas attirée par ce qu’il dégage. Je sens
comme un trop-plein de testostérone, de dangerosité et de dominance
s’échapper de lui. Même si une petite voix m’intime l’ordre de me méfier,
cela me donne envie de m’amuser.
− Finalement, je vais prendre un Malibu ananas, me demande le type
de tout à l’heure, rompant ouvertement notre connexion.
Je sors de ma léthargie en secouant ma tête.
Bordel, mais ça ne va pas de presque baiser un type dans ma tête, sur
mon lieu de travail ?
Pendant que je sers le gars, je remarque quelques regards surpris ou
méfiants braqués dans ma direction. Je comprends rapidement qu’ils sont
tous dirigés vers As.
Qui. Est. Ce. Mec ? Il est lié à un certain Jared, et passe sa vie ici. Mais
encore ?
Je me tourne vers lui. Il n’a toujours pas bougé d’un centimètre. Soit, il
ne voit pas tous ces gens qui le dévisagent ouvertement ; soit, il s’en moque
complètement.
Ma deuxième hypothèse est la bonne. Ce type possède quelque chose
de spécial. D’animal.
J’ai beau être occupée, mes yeux ne cessent de le chercher. Tandis que
j’essuie quelques verres, je l’observe en coin. Ses veines ne sont pas
saillantes, mais ressortent légèrement sous sa peau hâlée. Je remarque un
serpent, tatoué, enroulé autour de son poignet droit, remontant le long de
son avant-bras pour rejoindre d’autres taches d’encre gravées sur son
épiderme.
Des mots s’échappent de ma bouche sans que je ne parvienne à les
retenir :
− Pourquoi un serpent ?
Il ne répond pas à ma question. À la place, il me demande :
− J’aimerais...
Se fichant totalement de mes paroles, il semble hésiter, jetant un coup
d’œil vers les bouteilles.
Je soupire et reprends :
− Ne me dis pas que tu veux une spécialité de la maison, ou je ne
réponds plus de rien.
Ses lèvres tremblent une seconde. Il penche la tête comme je l’ai
souvent vu faire. Il a l’air d’analyser chaque situation, c’est assez
déstabilisant.
− Hum… Ça pourrait m’intéresser.
Je relève un sourcil et poursuis effrontément :
− Eh bien, peut-être justement, que moi, cela ne m’intéresserait pas.
Quelques secondes silencieuses s’installent entre nous. Finalement,
c’est lui qui capitule, le premier.
− Une bière. S’il te plaît.
Je me hâte de lui servir sa boisson, pressée qu’il s’en aille et arrête de
me perturber. Mais à l’instant où je lui tends la bouteille glacée, mes yeux
se posent une nouvelle fois sur le serpent noir.
− Alors ? je ne peux m’empêcher de redemander tandis qu’il avale une
première gorgée. Pourquoi un serpent ?
Il sourit réellement, cette fois. Je jurerais voir passer une ombre
d’ironie sur ses lèvres, mais je n’en suis pas certaine.
− Ne me dis pas que tu es ce genre de nanas à détester les tatouages ?
Pourtant, tu ne m’as pas l’air si prude que ça. Plutôt mordante, même,
ajoute-t-il en ingurgitant une seconde lampée de sa boisson.
Ce gars causera ma perte. Plus il me cherche, plus je meurs d’envie à
mon tour de le pousser à bout.
− Pas du tout, répliqué-je sur la défensive, je suis moi-même tatouée
et…
− Vraiment ? me coupe-t-il. Et où ça ?
Je me sens rougir. Putain, pas devant lui.
− Ça ne te regarde pas.
Forcément, mes paroles aiguisent sa curiosité. Et inévitablement, ses
yeux deviennent baladeurs. Il les baisse le long de mes jambes, puis pose
son regard entre mes cuisses. Trop, c’est trop !
− Pas ici, Abruti !
Ses prunelles brillantes de malice, il prend une nouvelle gorgée.
− Ça ne serait pas pour me déplaire, il surenchérit, sûr de lui.
Par chance, une femme m’appelle pour passer commande. Pendant que
je prépare son cocktail, As ne bouge pas d’un millimètre. Fichu karma. Il
suit avec attention chacun de mes faits et gestes.
J’ai beau pester, lutter, son regard me réchauffe de l’intérieur. Et ça ne
loupe pas. Plus je l’ignore, plus mon corps devient réactif. Et ça commence
par mes tétons que je sens durcir sous mon tee-shirt.
Ça ne peut pas continuer ainsi. Il va me rendre folle. Décidée à en finir
au plus vite, je m’approche de lui, hargneuse.
− Qu’est-ce que tu veux ?
Nouveau sourire de sa part.
Nouvelle envie de le frapper.
− Je bois simplement ma bière.
Il se penche vers moi. Son haleine légèrement alcoolisée se mélange à
son parfum viril. Il manque un rien pour que j’en sois toute retournée.
− Tu y vois un problème ?
Il va me rendre chèvre. J’essaye de garder contenance et réponds d’une
voix aussi calme que possible :
− C’est toi le problème.
L’effet semble immédiat. D’une main rageuse, il pose sa bière
bruyamment sur le comptoir et ses yeux s’assombrissent. J’y lis une sourde
colère, mêlée à un désir… évident.
Du.
Désir ?
− C’est toi qui m’as cherché, samedi dernier.
J’émets un rire sans joie et le regarde de travers :
− Moi, je t’ai cherché ?
Il hoche la tête et reprend, l’air de rien :
− Oh oui, tu m’as défié. Tu m’as rendu bouillant. Mais tu sais quoi ?
La suite de ses mots se perd dans un chuchotement électrisant :
− Tu l’étais aussi. Bouillante.
Si je ne l’étais pas, je le deviens. Sa voix… Rauque. Perturbante.
Envoûtante. Mais surtout, hautement brûlante. J’use de mes dernières forces
pour rétorquer :
− Je t’assure que je n’ai jamais été aussi froide qu’à l’heure actuelle.
Comme si ses yeux étaient aimantés vers ma poitrine, ils se posent une
nouvelle fois sur elle, avant de directement descendre entre mes cuisses.
Faisant fi de ma colère grandissante, il se pourlèche la lèvre.
Fumier, je grogne intérieurement.
Un fumier sexy, précise ma conscience, tout en se demandant à quoi il
joue.
Une vibration continue met fin à notre petite... entrevue. As tire un
téléphone de la poche arrière de son jean. D’après son expression, il semble
lire quelque chose d’intéressant. Il soupire avant de le ranger. Toujours du
coin de l’œil, je l’observe finir sa bière, puis se relever en étirant ses longs
muscles. Sans m’accorder la moindre attention, il rebrousse chemin.
Connard !
− Eh ! l’interpellé-je, furieuse.
Il ne va certainement pas s’en sortir aussi facilement !
Il se stoppe, se tourne vers moi, le regard… hautain. L’enflure ! Il
croyait partir sans payer, en plus !
− Tu me dois cinq euros !
Son visage s’illumine d’un sourire narquois.
− Tu vas devoir venir les chercher comme une grande ! lâche-t-il, une
pointe de défi évidente dans la voix.
Je le fusille du regard, et ne peux m’empêcher de lui demander :
− Et où ça ?
− De l’autre côté du couloir, ma jolie.
Il me jette un dernier coup d’œil sans équivoque, s’arrêtant sur mes
lèvres, avant de rebrousser chemin pour de bon, tout en me lançant, joueur
:
− À moins que tu n’aies peur ?
-7 -

Abby

J’ai très envie de le rejoindre, et cela pour plusieurs raisons.


D’une, parce que je n’en ai pas le droit, et qu’en tant que bonne
chieuse que je suis, je meurs d’impatience de passer outre l’interdiction.
Et deux, suivre des yeux As et ses jolies fesses n’est pas vraiment pour
me déplaire. Vous comme moi savons que je n’ai pas envie d’y aller
uniquement pour ces cinq euros.
Je jette un coup d’œil à Baptiste qui sert une petite blonde, tout en la
charmant ouvertement.
Laisse ta curiosité de côté Abby, pense à ton job.
Ouais.
Penser à mon job, et au fait que je ne doive pas bouger d’ici.
Voilà, ne pas déroger aux principes élémentaires de base.
Alors pourquoi suis-je en train de faire le tour du bar pour m’approcher
d’As ?
Ce dernier continue d’avancer à travers la foule, se créant un chemin à
l’aide de ses larges épaules. Les gens le laissent passer et le dévisagent
ouvertement, comme s’il venait d’une autre planète. Il ne s’en préoccupe
pas et garde les yeux fixés sur la porte de l’autre côté de la piste.
Tout en passant ma langue sur mes lèvres, je me stoppe légèrement. Et
s’il m’emmenait dans un endroit qui craignait ? Enfin, soyons lucides, je
pense que cette partie du club ne sera pas nette. Elle ne peut pas sembler si
sécurisée et contrôlée pour n’être, au final, qu’une salle de détente. À moins
que le mot détente prenne un tout autre sens, là-bas.
Je pourrais y passer rapidement, demander à As ma monnaie, et
repartir en tout bien tout honneur ? Et puis, si on me demande ce que j’y
fiche, j’expliquerais simplement que ce connard est parti sans payer.
Ouais, faisons ça. Après tout, les interdictions et les règles sont faites
pour être brisées, susurre innocemment ma conscience, ravie une nouvelle
fois de les enfreindre.
Je me fraye un passage à mon tour entre les personnes présentes sur la
piste. Je remarque qu’As se trouve en face de la sortie. Ce salaud ne se
retourne pas une seule fois. Il sait pertinemment que je l’ai suivi. J’ai couru
directement dans son piège. J’ai répondu instantanément à son défi. Le petit
lapin blanc, trop curieux pour rester caché dans son terrier, a décidé de
sortir tête la première pour récupérer la carotte qui est tendue juste devant
lui.
Alors que je m’apprête à continuer mon chemin, une main se pose sur
mon épaule et tente de m’immobiliser. Je me tourne, les sourcils froncés.
Bordel.
− Où vas-tu ? me demande Vanessa en haussant les sourcils.
− Je...
Un regard rapide derrière moi, et je remarque qu’As n’est plus là.
Mince.
Je dois garder mon calme. Rassemblant mon courage, je fixe
sereinement ma manager et lui annonce :
− Je prends simplement une pause.
Elle m’observe étrangement en réponse. Ses yeux marron se plissent
doucement.
− Abby, nous la prenons à l’arrière du club. Tu le sais très bien.
Un air inquiet envahit son visage, et je n’aime pas du tout ça.
− Où allais-tu ?
Merde.
Elle est plus coriace que ce à quoi je m’attendais. Afin de reporter son
attention sur autre chose que mon visage gêné, je rejette négligemment ma
longue chevelure blonde par-dessus mon épaule, comme une parfaite et
innocente serveuse.
Elle ne mord pas à l’hameçon, j’aurais dû m’en douter. Gagnée par
l’inquiétude, je l’observe croiser ses bras sur sa poitrine, un étrange rictus
prenant forme sur ses lèvres.
− Abby...
Elle se penche doucement vers moi, toujours souriante :
− Les vigiles ne te laisseront pas passer. Tu n’es pas encore prête à y
aller.
Je fronce les sourcils, faisant mine d’être perdue.
− Je ne vois pas de quoi tu parles.
En guise de réponse, elle rigole doucement en secouant sa tête.
− Va prendre ta pause, mais derrière le club, dit-elle en désignant
l’endroit d’un coup de menton.
− C’est exactement ce que j’avais prévu de faire, continué-je,
m’engluant dans la mauvaise foi.
Face à ce nouveau mensonge, ses traits se durcissent. Je suis allée trop
loin, et c’est trop tard pour faire machine arrière.
− Tu voulais voir ce qu’il s’y passe, hein ? Qu’est-ce que tu
t’imagines ? Ce n’est pas grand-chose, tu sais ! Comme je te l’ai dit, et
sache que je déteste me répéter, les vigiles ne te laisseront pas passer. Tu
n’as pas encore fait tes preuves. Nul ici ne sait si nous pouvons t’accorder
notre confiance. Alors, il va falloir patienter en acceptant nos limites. C’est
à prendre ou à laisser.
Je devrais m’inquiéter de ses paroles. M’excuser, aussi. Mais à peine a-
t-elle terminé sa leçon de morale que je le sens, là, juste derrière moi. J’ai
beau lutter, je ne ferai jamais le poids contre cette agréable chaleur qui se
diffuse de ma nuque jusqu’à mes orteils.
− Je vais m’en charger, annonce As, de sa voix rauque.
Vanessa le fixe, la bouche ouverte. Un peu plus et les mouches y
entreraient. Puis, son regard perdu rencontre le mien, avant d’effectuer des
aller-retours entre lui et moi.
− Je… Je…, commence Vanessa. Jared a dit que je m’occupais d’elle,
annonce-t-elle d’une petite voix.
Le grand brun penche la tête sur le côté comme il sait si bien le faire, et
relève un sourcil.
− Oh, vraiment ?
Elle hoche la tête. As hausse négligemment une épaule et annonce
tranquillement :
− Eh bien, tu diras à Jared d’aller se faire foutre.
Ma manager ne lui répond pas. Hébétée, je les fixe en m’interrogeant
sur l’identité de ce Jared. Et sur le lien qui semble unir Vanessa et As. Un
rapport de force existe entre eux, c’est indéniable. Comme pour lui montrer
qu’elle a mieux à faire, il lui désigne négligemment la foule du menton.
N’attendant pas une seconde de plus, elle me jette un dernier coup d’œil
curieux, puis s’éloigne à reculons, afin de reprendre son service. Je n’ai
toujours pas bougé.
Que vient-il de se passer, au juste ?
Perdue, je me tourne vers As, mais il a déjà presque disparu. Il ne va
pas s’amuser à ça, une deuxième fois !
− Eh, l’interpellé-je alors qu’il franchit la porte. Pour ton cul, j’espère
que tu ne viens pas de me faire virer !
Pour toute réponse, son rire rauque me parvient. J’agis stupidement, je
le sais.
Après avoir été prise en faute par Vanessa, je devrais retourner derrière
le comptoir, histoire de tout remettre en ordre. Pourtant, c’est tout le
contraire qui se produit tandis que je le suis.
Bordel, il va vite.
Et tout ce qui avance rapidement est appréciable... rajoute ma
conscience.
À la hâte, j’arrive dans le couloir de l’aile droite. Je le traverse,
dépassant des jeunes qui s’apprêtent à entrer au Wonderland. Essoufflée,
j’atteins rapidement le hall du grand bâtiment. Juste en face de moi se
trouve la partie gauche. Comme très peu de monde est autorisé à y entrer,
j’aperçois les épaules d’As passant entre les deux vigiles hyper baraqués,
postés devant le couloir.
Mais bon, musclé et grand ne veut pas dire puissant, croyez-moi. J’en
ai vu d’autres… Ils ne m’impressionnent pas. Et m’effraient encore moins.
D’un pas décidé, je marche jusqu’à eux. Je m’attends à un refus, un
appel à la direction, mais… certainement pas à ça ! Alors que je m’apprête à
ouvrir la bouche et trouver une excuse bidon, ils s’écartent miraculeusement
de mon chemin. Je comprends qu’As leur a expressément donné l’ordre de
me laisser passer. Donc, il est important et possède un certain pouvoir.
Je ne peux m’empêcher de leur sourire, le menton relevé avant de
traverser le couloir désert juste derrière eux. Il me semble aussi long et large
que celui qui permet d’accéder au Wonderland. Mais la porte sur lequel il se
termine est totalement différente. En bois noir, elle semble aussi immense
que solide. Et entrouverte… Sans tergiverser davantage, je la pousse,
découvrant une musique sensuelle, accrocheuse. Une de celles qui vous
donnent envie de vous laisser aller, de détruire toutes vos inhibitions.
Puis, ce que j’y aperçois réellement m’ôte les mots de la bouche.

Des voix résonnent, accompagnées de rires, de gémissements, de cris.


Tous se fondent sous la voix mélodieuse résonnant entre les murs.
Je m’attendais à un vaste club de strip-tease, ou un club libertin. Après
tout, les bruits qui s’y échappent pourraient faire penser à ce genre
d’endroit.
Mais pas à ça…
Je ne reconnais rien du Wonderland, tout m’oppresse.
Devant moi se tient une gigantesque entrée de labyrinthe. Du moins, ça
y ressemble. En réalité, on dirait plutôt une galerie étroite donnant
naissance à plusieurs pièces indépendantes.
− Tu n’entres pas ?
Un souffle chaud retentit juste contre mon oreille. Sans mots devant
cette annexe des Pays des merveilles, je me sens… anesthésiée.
− Qu’est-ce que c’est ? demandé-je, incrédule.
As se rapproche d’un pas. Celui qui nous séparait. Son torse musclé
frôle mon dos, parcouru par la chair de poule.
− Le labyrinthe des péchés.
Le… quoi ?
Ne tenant plus, je pivote légèrement jusqu’à arrimer mes yeux aux
siens.
− Un labyrinthe, mais pour quelle raison ?
J’ai beau réfléchir, je ne vois pas, ne comprends pas.
Tout en souriant doucement, il passe sensuellement sa langue sur ses
lèvres. L’effet est immédiat, je me liquéfie de l’intérieur.
− Parce que, ma belle, tu ne sais jamais quel péché t’attend au détour
de chaque couloir.
Mon Dieu…
Un monde imaginaire, comme dans l’autre artère, mais totalement plus
sombre. Plus dingue. Plus impénétrable.
Une seule question me vient à l’esprit :
− Un pays des merveilles d’un côté, un labyrinthe de l’autre. Laisse-
moi deviner, tu es le chapelier fou ?
Le sarcasme est présent dans ma voix et As rigole doucement en
secouant sa tête.
− Non.
À nouveau, il se penche vers moi. Sa bouche sensuelle s’arrête qu’à
quelques centimètres de mon oreille.
− C’est bien plus que cela. Je suis le maître du jeu.
Il fixe étrangement le logo sur mon tee-shirt, le petit cœur. Ceux sur les
hauts de mes collègues me viennent à l’esprit. Le trèfle sur celui de
Vanessa, le pique ornant le polo de Baptiste. Je me creuse les méninges et
me souviens qu’il y avait un carreau sur celui de Maya. Et je comprends.
Je.
Tombe.
De.
Haut.
As.
As, la carte maîtresse après le Joker.
Dans quoi viens-je de mettre les pieds ?
-8 -

Abby

Je passe ma langue sur mes lèvres tout en jetant un regard dubitatif à


As.
Le maître du jeu, hein ?
Il me fixe, attendant ma réaction. Ses yeux sombres analysent mon
visage, essayant de lire en moi. J’ai appris très tôt à cacher mes sentiments.
Il doit probablement s’imaginer que je m’apprête à partir en courant.
Et si j’étais moins stupide, c’est exactement ce que je ferais.
Vybatchte4.
Pardon, Maman. Je t’avais promis que je resterais loin de toutes ces
histoires. Que je referais ma vie. Que je vivrais paisiblement.
Mon regard se porte une nouvelle fois vers l’entrée du labyrinthe. Sans
réfléchir, j’avance doucement. As me suit de près, ombre silencieuse. Il ne
me touche pas, a rompu tout contact physique. Pourtant, je le sens si fort
que j’éprouve la sensation de son épiderme brûlant le mien.
Le couloir est plongé dans une quasi-obscurité. Seules de minuscules
lampes implantées directement dans le sol éclairent très faiblement notre
chemin.
Une première entrée sur ma gauche me fait instinctivement ralentir le
pas. Je relève la tête et remarque le symbole du trèfle, éclairé par un néon
rouge.
Je jette un œil sur As.
L’As de trèfle.
Curieuse, j’entre et me stoppe net sur le seuil.
Le trèfle. Symbole de la chance, de l’argent.
La pièce, de taille assez grande, est habitée par plusieurs tables de jeu.
Peu de personnes y sont présentes. Une femme, plutôt grande, me jette un
regard rapide avant de reporter son attention sur les cartes qu’elle tient en
mains. Son jeu semble bon si j’en crois les mines défaites des hommes assis
en face d’elle.
Une voix rauque murmure à mon oreille :
− L’avarice.
Premier péché. Première découverte.
Je ne m’attarde pas et recule pour sortir de la pièce. En passant près
d’As, je frôle son torse, et l’effet est immédiat. Papillons, picotements, la
totale.
Je dois penser à autre chose. Pas à lui. Surtout pas à lui. Me tenir à
distance devrait être ma première résolution, mais si je veux poursuivre
mon exploration, je n’ai pas d’autre choix que d’apprécier sa présence.
Heureusement, nous arrivons rapidement dans une autre aile du
labyrinthe. Totalement happée par une curiosité dévorante, je découvre une
nouvelle porte, décorée, sur le dessus, d’un pique si caractéristique. Sans
demander mon reste, j’entre.
Cette pièce est bien plus grande que la précédente. Au centre de cette
dernière, je perçois une immense ouverture. Un escalier permet de
descendre dans une sorte de fosse. Des barrières sont situées autour du vide,
barrières contre lesquelles sont adossés des gens fixant cette espèce
d’énorme puits. Certains applaudissent. J’entends des bruits. Des coups.
Une chose qui se fracasse contre une autre. Je m’avance, haletante. As me
dépasse, et s’appuie contre un rebord, ignorant les personnes qui nous fixent
avec un intérêt à peine dissimulé.
À l’instant où ses yeux découvrent le spectacle, un sourire naît sur ses
lèvres. Lorsqu’il penche sa tête, des mèches sombres tombent sur son front.
Essayant de ne pas m’en préoccuper, je dirige mon attention vers la fosse.
Bordel de merde.
Deux hommes, torses nus, se battent. Ils suent à grosses gouttes. L’un
d’eux est en sang. Qui pourrait imaginer un tel endroit au cœur de Paris ?
Suis-je vraiment surprise ? Je ne crois pas. Encore une fois, quelques
personnes fortunées, elles aussi accoudées aux barrières, observent le
combat, un sourire sur le visage.
− Le Pique, reprend As dans un murmure à peine audible. Le symbole
du corps à corps, de la blessure, de la mort potentielle.
Faisant fi de ma mine déconfite, il poursuit :
− L’action du pouvoir qui décide et qui tranche.
La colère.
Face à la découverte de ce second péché capital, je ne peux
m’empêcher de lui demander :
− Des combats ?
As ne me répond pas, il n’en a pas besoin. Habitée par mes mauvais
souvenirs, je m’éloigne sans prononcer un mot de plus.
J’avance mécaniquement. Je ne sais pas s’il m’a suivie, et à vrai dire,
je m’en fiche. Quelques secondes plus tard, je franchis la porte éclairée par
un carreau.
Dès qu’ils m’aperçoivent, les hommes présents arrêtent toute
conversation et me fixent étrangement. Aucune femme à l’horizon. Seuls
des types qui, visiblement, discutaient calmement.
Une respiration chaude et profonde me coupe dans mes pensées. As se
tient tout près de moi, ignorant la question d’un des hommes.
− Pourquoi le carreau ?
Il me répond instantanément, sa voix faisant office de murmure tout
contre mon oreille devenue hyper sensible à son contact.
− Le carreau, symbole d’une pointe de flèche se mettant en mouvement
pour atteindre un objectif. Symbole des projets, de l’accomplissement. Avec
cette capacité à faire progresser, être considéré comme un de ceux qui
sortent hors des sentiers battus fait naître l’orgueil. Une opinion tellement
haute de soi-même qu’on se sent invincible, maître du monde. On le dirige
selon ses désirs, en oubliant ceux des plus démunis.
Bande de connards, je pense en les fixant.
Ils me font exactement penser à Sean et tous ces sales types qui
pensaient diriger la vie des autres selon leurs envies.
As est donc de la partie ?
L’As de carreau ? Foutu connard, répète ma conscience.
Au moment où je ressors de la pièce, je me remémore rapidement ce
que j’ai découvert.
L’avarice. L’As de trèfle.
La colère. L’As de pique.
L’orgueil. L’As de carreau.
Et maintenant...
En arrivant devant la dernière porte éclairée par un cœur, je n’en mène
pas large.
L’As de cœur.
La musique sensuelle que j’ai entendue à travers les murs semble sortir
tout droit d’ici. L’ambiance me paraît… hautement électrique.
J’inspire profondément. Il n’en faut pas plus à mon accompagnateur
pour poser sa main sur mes reins. Je peux le faire. Je dois le faire. Prenant
mon courage à deux mains, je pousse le chambranle et… ce n’est pas une
image qui me vient en premier.
Non, une odeur.
Sucrée, elle parvient jusqu’à mes narines. La salle est doucement
éclairée par des néons rose. Il me faut plusieurs secondes pour…
comprendre. Hébétée, j’écarquille les yeux. Une serveuse passe près de
nous, habillée uniquement d’un string en dentelle fuchsia. Ses yeux bleus
dévorent As sans discrétion, et ce dernier admire ouvertement sa poitrine
dénudée qui se balance au rythme de ses pas.
− Surtout, faites comme si je n’étais pas là.
− Jalouse ? s’amuse-t-il avant de reprendre son sérieux face à la scène,
ornée de plusieurs barres de strip-tease.
Il ne me laisse pas le temps de répondre qu’il enchaîne déjà :
− Le cœur, le fluide vital. La circulation de l’énergie. Cela donne
naissance à… l’envie.
L’envie.
Comme pour donner plus de poids à ses propos, il me montre plusieurs
hommes en train de baver devant les filles presque dénudées, dansant
sensuellement.
Ça a beau être très sexy, ce n’est pas vulgaire.
Un peu plus loin, un type monte sur la scène et s’approche d’une
femme à genoux, ligotée.
− Puis l’envie laisse place à…
− La luxure, je termine pour lui.
La luxure.
Je remarque alors un homme qui suit une des filles à l’arrière de la
salle. Je n’ai pas besoin de poser la moindre question, je sais exactement ce
qui va se passer entre eux. Par contre, une autre, bien plus cruciale, naît
dans mon cerveau embrumé :
− Toi, un proxénète ?
Il secoue la tête en croisant ses bras sur son large torse.
− Ces filles font uniquement ce qui leur plaît. Ne fais pas celle qui ne
comprend pas. Ou qui ne veut pas comprendre.
Je le fusille du regard, puis détourne les yeux. Je remarque enfin le bar
présent à droite de la pièce. C’est donc ici que Vanessa et les autres vont
une fois qu’ils ont fait leurs preuves ?
− La gourmandise.
La gourmandise.
Il a parlé plus sèchement, cette fois. Il a dû s’apercevoir que je m’étais
refroidie. Du moins, en apparence. Car, à l’intérieur, je bous littéralement.
− Et la paresse, terminé-je pour lui en observant un homme étendu sur
un fauteuil, repu. Une fois son envie, sa luxure et sa gourmandise calmées,
il ne reste que la paresse. La volonté de ne rien faire.
La paresse.
Les sept péchés capitaux.
Sept péchés contrôlés par le Maître du jeu.
L’homme que je désire, malgré moi. Et qui me regarde comme s’il
allait me dévorer. Bordel, mais qu’est-ce que je fous là ?!
Je prends peu à peu conscience de mon erreur et de ma bêtise d'être
entrée ici. Pourtant, je suis consciente de me mentir à moi-même. Ma
curiosité enfin rassasiée, je sens une sombre excitation monter en moi.
Un truc ne doit pas tourner rond dans ma tête.
As m’examine soigneusement. Ses yeux sont posés sur la rougeur qui
envahit peu à peu mes joues. Je chauffe, je surchauffe, tout en moi respire le
désir.
− Tu possèdes tous ces péchés en toi ? demandé-je, fébrile.
J’ai presque peur d’entendre sa réponse, parce qu’au fond de moi, je la
connais déjà. Et cela m’intrigue encore plus, m’excite encore plus.
− Absolument, me répond-il de sa voix rauque.
Je hoche la tête, complètement chamboulée. Je n’ai pas le droit d’être
excitée. Je dois rester en dehors de tout ça. Loin de toutes complications.
− Vanessa avait raison. Je n’aurais pas dû venir ici.
Il ricane, moqueur.
Connard.
− Alors, tu n’étais pas prête ? Je t’ai peut-être surestimée, suppose-t-il
en passant une main dans sa légère barbe noire.
Je braque accusateur un doigt sur lui.
− Va te faire foutre.
− C’est une proposition alléchante, lâche-t-il, ses yeux sombres
braqués sur moi. Je sens ton excitation planer tout autour de nous, Abby.
Ne pas réagir.
Ne pas lui faire comprendre qu’il a raison.
Masquer tout ce que je ressens.
− Non. Absolument pas.
Je mens en tentant de cacher mon trouble au maximum.
Menteuse, souffle ma conscience en sentant mes palpitations. Tu as
envie de lui. Malgré ce qu’il représente.
− Je n’aurais pas dû venir ici, répété-je en m’éloignant.
Je ne fais pas un pas que déjà une poigne ferme me tire en arrière. La
main d’As s’enroule autour de mon bras alors que je siffle entre mes dents :
− Lâche-moi.
Il ne m’écoute pas, il penche sa tête vers moi et semble furieux.
− Je t’ai laissé le choix. Tu es venue ici de ton plein gré. Tu as choisi
de voir tout ça.
Je le sais.
Le problème, c’est que ce que je vois ne m’inquiète pas. J’ai déjà
connu pire. Bien pire.
Le problème, c’est que malgré ce que j’ai découvert ici, j’ai toujours
envie… d’en savoir plus, de m’approcher de lui pour voir jusqu’où s’étend
son feu intérieur.
Le problème, c’est que je suis clairement tarée.
Je ne peux pas me permettre de m’insérer dans la brèche. De me laisser
happer par ce monde… et par lui. Pas alors que je souhaite une vie calme et
paisible.
Ne desserrant pas son étreinte, je lâche un petit cri.
− J’ai dit : lâche-moi.
Face à son air buté, je perds patience. N’en pouvant plus, je frappe
durement l’intérieur de son coude, visant parfaitement l’un de ses nerfs. Il
me lâche précipitamment et secoue sa main engourdie :
− Bordel, s’exclame-t-il en me regardant d’un air stupéfait.
Je n’attends pas une seconde supplémentaire et tourne les talons. Je ne
lui donnerai pas le plaisir de me rattraper.
Pas cette fois.
− Assan ? demande une voix masculine sur ma gauche. Qu’est-ce que
tu fous ?!
Je laisse les deux hommes à leurs problèmes, tout en me forçant à ne
pas tourner la tête vers eux.
Des problèmes, j’en ai déjà assez. Inutile de m’en créer d’autres.
-9 -

Abby

Juillet 2017. Deux ans plus tôt.

Serrant mon oreiller entre mes bras, je me tourne sur le côté, ne


trouvant pas le sommeil. Cet après-midi, Lioudmila, ma meilleure amie, est
entrée discrètement au domaine. Elle a réussi à esquiver Sean et son chien,
Adrian. Elle est venue directement me rejoindre dans ma chambre.
Je ne l’avais pas vue depuis mai dernier, quand je suis sortie avec elle
pour fêter mon anniversaire, et que j’ai découvert le « cadeau » de Sean sur
mon lit. Depuis ce jour-là, je ne peux pas rester seule dans la même pièce
que lui. Il me dégoûte. Je hais cet homme de tout mon être.
Les paroles de Lioudmila tournent dans ma tête. Cela avait commencé
comme un simple délire, mais plus elle parlait, plus je réfléchissais.
S’évader. Partir d’ici.
Pendant des heures, ma meilleure amie m’a expliqué son plan
d’évasion. Sean organise une soirée en l’honneur de son défunt père,
Roman, dans quelques semaines.
Quel menteur, je suis persuadée que s’il le pouvait, il ne ferait que
détruire l’honneur de son paternel.
Je suis certaine que sa mort et celle de ma mère ne l’ont même pas
touché. Comment un homme comme lui peut-il ressentir des sentiments ?
Lioudmila dit que cette soirée est l’occasion parfaite pour que je parte
d’ici. Elle ne comprend pas que je reste enchaînée à Sean, à ces murs. Il ne
s’agit pas uniquement de moi. Il la tuera s’il s’aperçoit de quelque chose.
Mais cela ne l’a pas ralentie. Au contraire, elle a insisté en me disant que
nous partirions toutes les deux. Moi, fuyant ce malade ; elle, fuyant son
père.
Une partie de moi a été hermétique à sa proposition. Mais une autre,
plus passionnée, n’a pas pu s’empêcher de l’écouter. Et si c’était possible ?
Et si j’y arrivais ? Et si je m’évadais d’ici ?
Mais nous savons tous que ce n’est pas avec des « ET si » que les
choses changent.
Je me creuse les méninges, et c’est pile le moment où je perçois des
pas dans le couloir. Mon cœur loupe un battement quand je tourne mon
regard vers mon réveil. 23 heures 34. Personne ne vient dans ce côté de la
demeure à cette heure-ci.
L’inconnu s’arrête juste devant ma porte. Hormis ma respiration qui
s’accélère, je n’entends plus rien d’autre.
Je me force à compter mentalement. Ce conseil, gardé de ma mère, me
rassure. Je serre encore plus fort l’oreiller dans mes bras et ferme durement
mes paupières.
J’entends la poignée s’abaisser, puis la porte grincer. Mon cœur
manque un battement. Mon corps se tend, dans l’attente de ce qu’il va se
passer.
Les pas semblent étouffés par la moquette de la pièce. L’angoisse
grandissant, je n’ose pas me retourner pour voir de qui il s’agit.
Une odeur caractéristique envahit rapidement mes narines et me
soulève l’estomac. Un parfum mélangé au cuir.
Sean.
Immobile dans ma chambre.
A-t-il compris que je suis encore réveillée ?
Maman.
Maman, je t’en prie, si tu me vois de là-haut, si tu veilles sur moi, alors
protège-moi.
J’ai tellement peur que je sens la sueur perler le long de ma colonne
vertébrale. Il se trouve juste là, dans mon dos.
Quelques secondes plus tard, mon matelas se creuse. Terrorisée, je
ferme mes paupières plus durement encore, empêchant mes larmes de
couler. Sa main se pose sur mon front, dégageant une mèche de cheveux qui
traînait par là.
Paradoxalement, il s’agit du premier geste gentil que fait Sean envers
moi depuis... toujours. Pourtant, à cet instant, je m’en passerais bien.
Son index passe le long de mon front, puis sur le bout de mon nez
avant de disparaître sous le drap pour effleurer ma gorge.
− J’étais transparent pour lui. J’étais son fils, mais il ne me voyait pas.
Et puis, tu as pris ma place. Et maintenant, tout repose entre mes mains. Tu
t’en rends compte, au moins ?
Je sens soudainement son souffle contre mon front, m’inspirant un
haut-le-cœur. Face à cette intrusion, je dois m’empêcher de me
recroqueviller.
− Je sais que tu ne dors pas, Abigail.
Forcément, stupide fille.
Je ne bouge pas d’un centimètre, attendant qu’il parte.
Les minutes passent. J’ai arrêté de compter. Sean, toujours immobile,
reste assis près de moi.
Après un moment interminable, il se relève enfin, et s’éloigne de mon
lit. Je l’entends ouvrir la porte. Mais il ne passe pas le seuil.
Pourvu qu’il ne revienne pas vers moi… Pourvu…
− Tu sais... commence-t-il en murmurant, je sais qui était là
aujourd’hui. Ton amie Lioudmila. Elle est venue sans mon autorisation.
J’ouvre brusquement les yeux et pivote dans sa direction. Malgré la
pièce plongée dans l’obscurité, je le sens sourire.
Je tremble de peur. Qu’a-t-il fait à ma meilleure amie ?! Non !
− Tu... Tu as...
Ma voix se stoppe, coupée par la peur.
− Non, il secoue la tête. Elle peut venir ici. Mais ne me fais pas
regretter cette décision.
Puis, il s’en va dans un silence terrifiant.

***

Aujourd’hui. Juin 2019.

− Prête à fermer le club, ce soir ? me demande Maya, en train de se


préparer dans la salle de bain.
Notre salle de bain, désormais. J’ai accepté sa proposition.
L’appartement est petit, mais décoré avec goût. Et surtout, accessible à mes
finances.
− Ouais, marmonné-je en attachant mes cheveux dans une queue de
cheval.
Ma nouvelle colocataire me jette un short que j’associe à un débardeur
échancré. Quelques jours se sont écoulés depuis ma découverte de l’aile
gauche, et je n’y ai pas remis les pieds.
Le lendemain soir, Vanessa est venue me voir, me demandant comment
cela s’était passé. Ne voulant pas lui montrer mon trouble, je lui ai dit que
tout allait bien, faisant abstraction de la nuit blanche qui a suivi.
Depuis, je n’ai eu aucune nouvelle d’As, ou devrais-je dire d’Assan.
Ce qui, je l’avoue, m’a autant frustrée que permis de penser à autre chose.
Ses pratiques m’ont perturbée et m’ont plongée dans d’atroces souvenirs.
Mais chaque soir, je ressens cette sombre excitation qui m’avait
envahie de toutes parts. C’est indéniable, j’ai toujours envie de lui, la
réciproque étant, j’en mettrais ma main à couper, également vraie.
Ma conscience ne cesse de me répéter qu’en plus d’avoir laissé passer
le coup du siècle, je ne retrouverai jamais les cinq euros qu’il me doit.
As = attirant salaud.
Nouveau surnom pour un connard de première classe.

Une demi-heure plus tard, nous quittons la rue Maubeuge et rejoignons


le club, blindé comme jamais pour un samedi soir.
À notre arrivée, Baptiste fait son show en préparant des cocktails pour
des filles surexcitées. Je m’installe près de lui et commence à servir les
clients. Ces derniers jours, je l’ai surpris plusieurs fois à m’observer d’une
étrange façon.
Comme si j’étais un mystère à élucider.
Vanessa lui a sans doute parlé de mon escapade dans l’aile gauche juste
avant ma fuite.
La nuit avance et le flot de fêtards diminue peu à peu aux alentours de
deux heures du matin. Je m’autorise un shot de vodka pure et secoue la tête
au moment où l’alcool brûle ma trachée.
− C’est travailler avec moi qui te fait tourner la tête ? m’interroge mon
collègue en m’envoyant un clin d’œil, taquin.
Je sais que sa drague reste purement joueuse. Il agit d’une façon
similaire avec Vanessa et Maya. Je l’autorise à flirter gentiment, car je sais
qu’il n’ira jamais plus loin. Et inversement.
Je prends un air meurtrier, et renchéris, d’une voix faussement amère :
− Je bois pour oublier que je travaille avec toi.
Il éclate de rire et retourne de l’autre côté du bar en sifflotant, l’air de
rien.
Le temps passe, je commence à bâiller.
Épuisée, je range quelques bouteilles de bière vides. Du coin de l’œil,
je vois un homme s’installer sur le tabouret à quelques mètres de là.
Baptiste, déjà occupé par une cliente, ne bouge pas. Forcée de me diriger
vers le nouveau venu malgré la fatigue, je me force à afficher un air
professionnel.
− Je peux vous servir quelque chose ?
Le type relève sa tête et me fixe rapidement avant de reporter son
attention sur le bracelet en cuir à son poignet.
Cuir. Sean.
Mon estomac remonte légèrement.
Il faut que je me calme, que je prenne sur moi. Je ne peux pas à chaque
fois que quelque chose me fait penser à lui me laisser happer par mes
mauvais souvenirs.
− Ouais. Une Vodka tonic.
À sa voix légèrement rocailleuse, je remarque qu’il ne doit pas être
beaucoup plus âgé que moi. Pourtant, quand je croise son regard gris, j’y lis
une telle lassitude… Le pauvre, il doit avoir déjà vécu plusieurs vies. Et pas
forcément des belles…
Après lui avoir déposé sa commande, je remarque qu’il n’y touche pas.
Quelques minutes plus tard, toujours rien. Plus je l’observe, plus j’ai
l’impression que ses yeux sont habités de secrets aussi sombres que les
miens. J’analyse ses manches relevées, le tatouage en langue latine gravée
sur sa peau. Enfin, je crois que c’est du latin. « Dum spiro, spero ». Qu’est-
ce que ça veut dire ?
Lorsqu’il se rend compte que je l’examine, il attrape mécaniquement
son verre, et en avale une gorgée. Préférant le laisser tranquille, je me
tourne vers une autre cliente qui désire plusieurs cocktails.
Même si je ne suis plus près de lui, je sens les prunelles du type rivées
sur moi. Mais quand je me tourne à nouveau vers lui, je constate qu’il fixe
simplement le vide.
Plutôt beau et bien bâti, il refuse toutes les avances féminines. Il ne
m’en faut pas plus pour comprendre ce qui cloche.
− Elle s’appelle comment ? lui demandé-je de but en blanc.
Le gars relève les sourcils, puis les fronce, perdu.
− Quoi ?
Je remarque de suite que vu son accent, il n’est pas français.
− La fille à qui tu penses et qui t’empêche de te concentrer sur autre
chose ? dis-je en souriant.
Je suppose que c’est ça, être amoureux.
On ne se rend pas compte que l’on est attaché à une personne jusqu’à
ce qu’on s’aperçoive que notre monde tourne autour d’elle. J’ai cru être
amoureuse une fois, jusqu’à ce qu’on ne m’arrache cette personne.
Désormais, je dicte ma vie, mes sentiments, et ça me convient très bien
ainsi. Et quand je vois que certains deviennent malheureux par amour, je
prie pour ne jamais aimer aussi fort.
− Qu’est-ce qui te fait croire que je pense à une fille ?
J’écarquille les yeux, gênée. Je me suis peut-être trompée. Il serait…
− Oh, un homme. Désolée, je ne voulais pas…
Me voyant prise au dépourvu, il rigole doucement.
− Je ne suis pas gay !
− Ce n’est pas une honte, rétorqué-je.
− Qui a dit que cela l’était ?
Je hoche la tête, confuse. Il n’a pas tort. Moi qui considère que chacun
fait ce qu’il veut de ses fesses, les miennes sont déjà assez imposantes pour
que je m’occupe de celles des autres.
Pourtant, quelque chose me retient de tourner les talons.
− Pour répondre à ta question, tu avais l’air... hanté par cette fille.
Il réplique du tac au tac, en avalant une nouvelle gorgée :
− C’est peut-être le cas… Amanda. Elle s’appelle Amanda.
Je dirais qu’il est Américain. Il a vraiment du mal à prononcer certains
mots, à former certaines lettres. Ne sachant pas quoi répondre, il profite de
mon silence pour poursuivre :
− J’ai fui. Je l’ai fuie. Et je viens de me tirer de mon pays pour boire
comme un débile.
Toujours muette, mes yeux restent braqués sur lui. Qu’a-t-il bien pu
faire pour choisir de la quitter s’il l’aime toujours ?
− Tu me juges ?
Comment peut-il penser que… Je préfère jouer la carte de l’honnêteté
:
− Qui serais-je pour te juger ? Je ne te connais même pas. Mais je
pense que tu devrais la rejoindre.
Si je m’en réfère à son regard surpris, il ne s’attendait pas à une telle
réponse.
− Je ne peux pas la rejoindre. Alors, me voici, à faire le tour de
différents bars dans le monde pour me saouler la gueule.
Je ne réponds rien, ne sachant pas réellement quoi dire face à ça. Il
murmure ensuite :
− D’après toi, fuir fait-il de moi un lâche ?
Les paroles de ma mère me reviennent immédiatement en tête, et avant
que je n’aie pu comprendre ce qui se passe, je les prononce à voix haute :
− On ne fuit jamais la personne que l’on aime, peu importe la raison.
Mais j’espère que ta… situation va s’arranger. Tu…
− Julian, je m’appelle Julian.
− Personne ne mérite d’être malheureux, Julian.
Devant son mutisme, ma conscience s’affole.
Le gars pose un billet sur le comptoir, finit son verre, puis se redresse.
Il semble vouloir me dire quelque chose, mais se ravise avant de hocher la
tête dans ma direction, et s’éloigner sans se retourner.
- 10 -

Abby

Août 2017, environ deux ans plus tôt.

Tu peux le faire, Abby. Merde, ne joue pas ta mauviette !


Je me réprimande tout en essayant de dompter mes cheveux blonds. Ce
qui est quasiment impossible à réaliser.
Ce soir, Sean donnera une soirée en l’honneur de son défunt père,
Roman. Ce qui représente ma seule occasion de partir d’ici. De m’enfuir à
tout jamais.
Je peux le faire.
J’ai vu tous les détails avec Lioudmila. Il suffit juste que je fasse
attention. Que je n’attire pas l’attention de Sean ou de son bras droit,
Adrian, durant les prochaines heures, et tout se passera comme sur des
roulettes. Je répète dans ma tête toutes les étapes du plan.
Vingt heures, l’arrivée des invités.
Des gardes seront sans doute postés un peu partout parmi les convives,
à l’affût du moindre problème. Je sais que Sean va être occupé à saluer
toutes ses relations. Mais, il sera trop tôt pour tenter quoi que ce soit. Il ne
sera pas encore assez décontracté.
Je dois faire en sorte qu’il boive. L’alcool détend les gens, même ceux
de la pire espèce. Les vrais connards.
Il va me falloir supporter de me trouver, durant quelques heures, dans
la même pièce que lui. Le voir parler de son père comme s’il l’avait aimé et
admiré alors qu’il est incapable de tout sentiment.
Une fois la soirée avancée, je devrai atteindre les cuisines, tout en me
faisant discrète. Il n’y aura pas de garde à cet endroit. Je sortirai par
l’arrière de la cour avant de rejoindre la forêt bordant la propriété. Pour
avoir représenté mon terrain de jeux pendant mon enfance, je la connais
comme ma poche. Il suffit juste que je marche deux cents mètres sur ma
droite, et j’atteindrai le chemin de terre près de la route. Ma meilleure amie
sera stationnée là, à m’attendre.
Un coup frappé contre l’embrasure de ma chambre me sort de mes
pensées.
− Entrez.
Ma porte grince en s’ouvrant. Sean apparaît sur le seuil, attentif à ma
nouvelle tenue. Ses yeux verts brillent intensément en découvrant ma robe
d’un magnifique bleu nuit, assez longue pour effleurer mes chevilles.
− Tu es ravissante, Abigail. Je suis plus que ravi, ce soir, d’être ton
grand frère.
Une remarque acerbe brûle ma langue. Je devrais me taire. Je le sais.
Pourtant, ma bouche stupide s’ouvre presque d’elle-même, prête à en
découdre :
− Je ne suis pas ta sœur, et ne le serai jamais.
Il s’avance, son air de prédateur braqué sur mon visage. Même si sa
présence m’insupporte au plus haut point, je n’en montre rien.
Après s’être placé dans mon dos, Sean fait le tour de ma petite
personne et se dresse devant moi, fier et sûr de lui.
− Non, en effet. Tu ne l’es pas.
Son index frôle mon front jusqu’à descendre sur le bout de mon nez.
La tendresse à peine dissimulée de ce geste me soulève l’estomac. Il
observe une seconde le pendentif qui pend à mon cou, un cadeau de ma
mère. Il frôle les ailes de la colombe, il s’attarde sur celle à qui il manque
une partie.
− Ne m’énerve pas ce soir, Abigail. Adrian et moi aurons d’autres
préoccupations que de surveiller une enfant capricieuse.
Oh, j’espère bien que vous serez occupés.
Sean prend mon silence pour un assentiment. S’il savait… Puis, il me
tend le bras, invitation silencieuse à être sa cavalière. Presque à regret, je
pose ma main sur son avant-bras. Ma paume me brûle en sentant le tissu
soyeux de son costume noir.
Ce soir, j’accompagnerai officiellement un monstre.
Comme je l’avais prévu, la première heure passe lentement. Sean
accueille ses invités, tous plus faux les uns que les autres. Je me retiens
d’exploser de rire en découvrant une femme avec des seins si refaits qu’ils
sont plus gros que sa tête.
Quant à Adrian, il est accompagné d’une sublime Amérindienne. Je me
demande ce qu’elle lui trouve. Sait-elle que son cavalier est au service du
pire homme d’Ukraine ? J’aurais bien voulu lui dire le fond de ma pensée,
mais je dois me tenir tranquille. En effet, les prochaines minutes risquent de
m’être cruciales.
L’énorme buffet renvoie des odeurs délicieuses, mais mon ventre est
trop noué pour que je puisse avaler quoi que ce soit. Le compte à rebours a
commencé. Je n’ai pas d’autre choix que de voir notre plan, à ma meilleure
amie et moi, réussir. Dans le cas contraire, les retombées risquent d’être
cauchemardesques. Et il s’agit d’un euphémisme.
Une serveuse ressert Sean qui discute avec plusieurs personnes. C’est
son troisième verre. Parfait. Qu’il continue encore à boire.
Prenant mon mal en patience, je me dirige vers une chaise près d’une
table vide.
− Cette place est prise, s’égosille une voix haut perchée.
− En effet, par moi, j’annonce négligemment en me laissant
pratiquement tomber dessus.
Quand je lève les yeux vers elle, je m’aperçois qu’il s’agit de Miss
seins refaits. Je ne peux m’empêcher de sourire.
− Vous n’avez donc aucune manière, crache-t-elle en me fusillant du
regard.
− Vous avez totalement raison, et laissez-moi vous dire que je n’en ai
rien à foutre.
D’accord, je dois être sage. Mais elle me tend une perche.
La femme s’éloigne sans demander son reste tandis que je patiente en
observant les invités. Plus que quelques minutes.
Sean se dirige d’un pas déterminé vers l’estrade installée pour la
soirée.
− Mes chers amis et associés, je suis ravi de vous voir, ce soir. Vous
avez tous répondu présents et cela me prouve à quel point vous aimiez mon
père, cet homme si incroyable et irremplaçable. Mon modèle de vie.
Laisse-moi rire, Abruti.
− Je tenais à vous annoncer une grande nouvelle. Mon père, Roman,
était, comme vous le savez, l’un des hommes les plus travailleurs de ce
pays, ce qui lui a permis de diversifier ses affaires à travers l’Ukraine, mais
aussi à l’International. Durant de longs mois, je me suis demandé quelle
suite donner à ses projets, tous plus ambitieux les uns que les autres. Dans
un premier temps, j’ai choisi de reprendre ses affaires dans notre pays. Mais
ce soir, après maintes réflexions, et même si la décision a été assez dure à
prendre, je suis honoré et heureux de vous annoncer que je vais continuer à
étendre l’empire Serov à travers le monde.
Oh, oui, je suis sûre que la décision a été très dure à prendre,
s’exclame ma conscience avec sarcasme.
Sean lève son verre dans ma direction. Geste que je ne lui retourne
absolument pas.
− Buvons à cette nouvelle étape de notre vie ! Za zdorovie5 !
Puis, il porte sa flûte à la bouche, les convives l’acclamant de toutes
parts.

Trente minutes plus tard, certaine que les invités sont occupés à parler
entre eux, je jette un coup d’œil à Sean. Toujours en train de boire, il se
laisse charmer par une grande blonde qui passe sa main sur son épaule d’un
air séducteur. Adrian n’est pas dans mon champ de vision, il doit être
occupé par sa propre cavalière.
C’est maintenant ou jamais.
Je me dirige nonchalamment vers le buffet, d’un air serein. Un serveur
récupère des plateaux vides et s’éloigne vers les cuisines. Tout en fixant
Sean du regard pour être certaine qu’il ne me voie pas, je suis l’employé.
J’entre rapidement dans les cuisines. Ce n’est pas le moment de traîner.
Je traverse la grande pièce, ne me préoccupant pas du regard des Chefs qui
préparent les plats. Je pousse la porte à l’arrière et l’air frais s’abat sur mon
visage.
Un vent de liberté souffle sur moi. Je le respire à pleins poumons.
Yes !
Mes talons claquent sur le béton, mais comme je l’avais prévu, l’arrière
de la cour me semble désert. Du moins, c’est ce que je crois.
Merde !
− Eh, que faites-vous ici ? m’interpelle un garde en arrivant droit sur
moi.
Malgré son regard qui ne me dit rien qui vaille, je me creuse les
méninges pour trouver une excuse. Une lueur d’espoir apparaît. Comme
c’est la première fois que je le vois, ça ne doit pas être un des hommes de
Sean. Il ne doit probablement pas savoir qui je suis. Je possède cet avantage
sur lui, et je compte bien l’utiliser à bon escient.
− N’ai-je pas le droit de prendre l’air sans me faire harceler par un
vulgaire membre du personnel ?
Je lui parle d’une voix supérieure, feignant l’indignation. Le type ne
mord pas à l’hameçon. Un vrai pro, mince.
− Je peux connaître votre nom ?
Il ne va pas lâcher l’hameçon si facilement. Il faut que je reste aussi
forte que déterminée. Chaque seconde compte et je viens d’en perdre des
précieuses.
− Et moi, j’aimerais connaître celui de votre patron afin que je puisse
lui faire part de vos manières désagréables, j’annonce sans me départir de
mon courage.
Il semble réfléchir, peser le pour et le contre. Enfin, au bout de ce qui
me paraît durer une éternité, il s’éloigne d’un pas en marmonnant.
− Désolé pour vous avoir dérangée.
Je hoche la tête d’un air entendu, attends qu’il soit assez loin et soupire
de soulagement. Je n’ai plus une minute à perdre. Je cours vers le fond de la
propriété, et commence à m’enfoncer dans la forêt, maudissant ces foutues
chaussures à talons. Je manque de me briser la cheville plusieurs fois, mais
réussis à traverser cette étendue boisée. J’aperçois des phares de voiture au
loin. Lioudmila !
Je crois percevoir un craquement dans mon dos, mais quand je me
tourne, je ne vois personne. Moi et mes fichues angoisses. Je trottine
jusqu’à la voiture de ma meilleure amie, un sourire ému barrant mes lèvres.
− À nous la liberté, m’exclamé-je en montant à l’avant, côté passager.
− N’en sois pas si sûre, me répond une voix masculine.
Je retiens un cri quand la main d’Adrian, assis derrière le volant, se
plaque sur ma bouche. Je me débats, je hurle, mais il est trop fort, et presse
un bout de tissu sur mon visage. Dans un dernier élan, mes ongles
s’enfoncent dans sa paume et la griffent férocement, cependant je sens déjà
mes forces me quitter. Je sombre dans les ténèbres, la peur me tordant le
ventre.
Je suis réveillée par un seau d’eau glacée que l’on me renverse dessus.
Je hurle, essaye de me protéger comme je le peux, mais une douleur si
cuisante s’abat sur ma joue que je tombe en arrière sur un matelas. Les
larmes me montent aux yeux. Trempée jusqu’aux os, je tremble et essaye de
remonter mes mains sur mon visage.
C’est à ce moment-là que je remarque qu’elles sont nouées dans mon
dos. J’ouvre mes yeux et découvre avec horreur qui se tient devant moi.
Adrian, fumant une cigarette dans un coin. Et Sean, la cravate dénouée,
adossé nonchalamment contre le mur. Il n’est que colère et fureur.
Impuissante, je le regarde s’approcher et plonger ses doigts dans mes
cheveux. Il tire si fortement dessus que ça m’arrache un cri de douleur.
− Je t’avais prévenue, Abigail.
Je ne l’écoute pas. Toutes mes pensées sont tournées vers ma meilleure
amie.
− Où… Où est-elle ? bégayé-je, glacée.
− Où est qui ? me demande Sean, en plissant ses paupières, faisant
exprès de ne pas comprendre.
Je le hais.
Avec un peu de chance, elle a réussi à s’échapper. Mais ma raison me
rappelle à l’ordre. Ce serait trop beau pour être vrai.
− Pourquoi, Sean ? Pourquoi ?
Son emprise se raffermit et des larmes chaudes coulent le long de mon
visage. Je me mets à hurler comme un animal sauvage. Au moins, ça a le
don de le faire réagir.
− Pourquoi ?! Tu oses me demander pourquoi ?! Tu joues avec moi,
Abigail. Alors, j’ai décidé d’accepter le jeu.
Sa bouche se presse contre mon oreille.
− Mais la partie se déroulera selon mes règles.
Il me lâche brusquement et je m’effondre sur mon lit de fortune. C’est
à cet instant que je comprends où je me trouve. Une petite pièce isolée, sans
fenêtre, avec juste une porte et une ampoule au plafond. Hormis le matelas,
aucun meuble n’est présent.
− Tu ne peux pas me laisser ici !
Je hurle, mais Sean s’éloigne déjà vers la porte, suivi de près par son
chien de garde.
− Ah non ? Tu en es bien certaine ?
Avant de sortir, il me jette un dernier coup d’œil et me dit enfin :
− Voici la première étape du jeu. Combien de temps penses-tu pouvoir
survivre ici ?
Mes cris, puissants, ne font pas le poids face à son rire démoniaque.

***

Aujourd’hui…

− Mais qu’est-ce que tu fais là ? me demande Maya alors que je grimpe


sur le tabouret de l’autre côté du bar. Tu ne travailles que dans deux heures !
− Je n’arrivais pas à finir ma sieste.
À cause de ce foutu cauchemar, encore.
Être libre physiquement ne veut pas dire être libre psychologiquement,
mais ça, je ne peux en parler avec personne. Ma colocataire passe sa main
dans son carré court, secouant ses cheveux roux au passage.
− Je vois. Cela ne prouve qu’une seule chose, soupire-t-elle presque
solennellement en se penchant sur le comptoir, dans ma direction.
Je me penche à mon tour vers elle, prête à l’écouter.
− Quoi ?
Maya sourit doucement et murmure le plus naturellement du monde :
− Tu as besoin de baiser.
Je me recule comme si elle venait de me gifler et explose de rire. Tu ne
serais pas amie avec ma conscience, toi, dis donc ?
− Quoi ? Ne me regarde pas comme ça ! C’est vrai ! Tu as l’air tendue,
rigole-t-elle à son tour en me servant un mojito.
− Qu’est-ce qui est vrai ? demande Baptiste en s’approchant de nous.
Notre collègue fait encore des ravages, ce soir. Une horde de filles ne
cesse de venir commander à boire, juste pour parler à cet imbécile. Les
pauvres.
− Je disais simplement à Abby qu’elle…
− Que rien du tout, la coupé-je en la fusillant du regard.
− Qu’elle est en manque de sexe, continue-t-elle malgré mon regard
mauvais.
Les yeux rieurs, il s’accoude au bar et m’annonce :
− Tu sais, je ne fais pas dans le social. Mais je déteste voir les gens
souffrir. Alors, pour cette raison, et cette unique raison, j’accepte de me
sacrifier pour t’aider à résoudre le… problème.
Maya et lui échangent un clin d’œil complice. Face à leur air taquin, je
ne peux empêcher mon sourire de montrer le bout de son nez.
− Je ne suis pas désespérée à ce point, je te rassure !
Il s’éloigne en levant les yeux au ciel, nullement vexé.
− J’en connais un qui ne serait pas contre pour jouer également ce rôle,
continue Maya en fixant un point derrière moi. Ne. Te. Retourne. Surtout.
Pas.
À qui pense-t-elle parler, hein ? Deux secondes plus tard, j’ai déjà
esquissé une volte-face, prête à découvrir l’homme auquel elle vient de
faire allusion.
Mes iris le captent immédiatement.
Assan.
Assis sur un fauteuil près de la piste de danse, il semble plongé dans
une discussion importante avec un type que je n’avais encore jamais vu par
ici.
Mes yeux doivent appeler les siens, car il se retourne instantanément
vers moi. Il m’analyse à nouveau, sa tête penchée en avant, ses coudes
posés sur ses genoux, faisant ressortir ses muscles sous sa chemise blanche.
Jamais encore, je ne l’avais vu vêtu ainsi. Je mentirais si je disais que
ce n’est pas un spectacle... appréciable.
Plus je le fixe, plus sa mâchoire se contracte. D’ici, je peux presque
voir ses prunelles noires devenir encore plus intenses. L’effet est immédiat.
Ma respiration, cette traîtresse, ralentit avant de s’affoler.
Ce truc, entre nous… Il le sent aussi, pas vrai ? Parce que merde,
malgré toutes ces nuits à me promettre qu’il ne me touchera jamais, je sais
qu’il le fera, un jour ou l’autre. Il s’agit juste d’une question de temps.
− Il a envie de toi, ça crève les yeux, reprend Maya dans mon dos.
Sans aucun doute… Mais certainement pas autant que moi.
Après des jours sans le voir, il est plus beau que jamais. Plus désirable,
aussi. Moi qui espérais que son absence m’aiderait à l’oublier… Je me suis
plantée sur toute la ligne…
Si Maya savait ce qu’il s’est passé entre nous, elle ne me parlerait pas
aussi librement de lui.
Mais ses conseils, je m’en fiche comme Sean de sa première vodka.
Ma colocataire appartient à cette catégorie de personnes qui pense qu’il
faut suivre les envies de son corps et prendre du plaisir. Les conséquences
arriveront bien assez tôt.
Laissez-moi vous dire qu’à l’heure actuelle je suis plutôt d’accord avec
la rouquine.
As donne plusieurs billets à Vanessa qui les sert, lui et son ami. Elle
leur sourit grandement avant de poser sa main sur l’épaule du deuxième
type et de se pencher pour ramasser l’argent.
Elle ne fait que son travail… Relax, Abby.
− Sacrée Vanessa… Elle a envie de croquer leur haricot, ça crève les
yeux comme le nez au milieu de la figure, m’interrompt Maya.
Bordel, j’avais presque réussi à me calmer. Pourquoi faut-il qu’elle
rajoute son grain de sel ?
À l’instant où Assan range le reste des billets dans la poche arrière de
son jean, cela me fait penser qu’il me doit toujours cinq euros pour la bière
de l’autre jour. Ignorant royalement ma manager, il continue de me fixer
intensément.
− C’est quoi son problème, il me suit des yeux, marmonné-je, perplexe.
Impuissante, je lève mon majeur dans la direction du grand brun, ce
qui a, au moins, le don d’interpeller Maya.
− Putain, Abby, tu sais à qui tu t’adresses, là ? Il ne laissera pas passer
ça, crois-moi !
Faisant fi de ses remarques à deux balles, je lui demande, hargneuse :
− Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout ici ? Je croyais qu’il dirigeait l’aile
gauche !
− Il s’occupe de l’aile gauche, mais il est copropriétaire avec Jared du
club dans son intégralité, me répond Maya.
Ma bouche s’ouvre doucement de surprise. Il dirige aussi le
Wonderland avec ce Jared que je n’ai pas encore rencontré ? Alors, cela
veut techniquement dire qu’Assan est mon patron. Pourtant, il est loin
d’agir comme tel. Je lui jette un nouveau regard rapide et constate qu’il me
fixe toujours intensément. J’ai une soudaine envie de lui renvoyer la balle.
Ma collègue a sans doute raison. Agir et réfléchir ensuite.
− Je reprends mon service dans deux heures, c’est ça ?
− Et tu es libre comme l’air jusque-là, ma belle, me répond-elle.
Bien vite, elle comprend où je veux en venir.
− Ne me dis pas que…
Je me tourne vers elle en souriant effrontément. J’avale une gorgée de
mojito et pose mon verre vide sur le comptoir.
− Je crois que c’est à mon tour de titiller son... haricot.
Devant sa mine effarée, je rajoute :
− Si tu vois ce que je veux dire…
Son regard passe de la consternation à l’amusement. Soit, elle me
prend pour une folle furieuse ; soit, elle admire véritablement ma prise de
risque.
Sans un mot de plus, je me dirige vers la piste de danse, ne jetant
volontairement aucun regard à Assan.
Je sais qu’il me voit. Parce que je le sens.

Je me fonds rapidement dans la masse et laisse la musique s’imprégner


en moi. Mes hanches suivent le mouvement, ondulant doucement. Mes
mains remontent le haut de mon corps, je les lève au-dessus de ma tête, puis
les fais redescendre doucement.
Je dénote totalement de la plupart des filles qui dansent autour de moi.
Mon short et mon top noir semblent à mille lieues de leurs microrobes.
Quant à mes cheveux tombant en boucles désordonnées, je n’en parle même
pas.
Alors pourquoi cet imbécile continue-t-il de me fixer avec une intensité
sans cesse renouvelée ?
Une autre musique retentit, un Remix avec quelques paroles. Je les
laisse me traverser de toutes parts, mes yeux dans les siens.

I need a gangsta
J’ai besoin d’un gangsta.
To love me better, than all the others do.
Pour mieux m’aimer que tous les autres.
To always forgive me.
Pour toujours me pardonner.
Ride or die with me.
Monte ou meurs avec moi.

Cette dernière phrase tourne en boucle dans mon esprit. Elle signifie
beaucoup de choses pour une fille comme moi. Un engagement total envers
une personne. Même si cela nous tue.
Bien vite, mon attention est portée par un homme qui se place face à
moi, un sourire charmant sur les lèvres. Je le foudroie du regard. Je n’ai
aucune envie qu’un inconnu se colle à moi, plein de sueur. Il s’éloigne bien
vite.
Je veux… Assan.
Un torse chaud se colle contre mon dos, je ne le repousse pas. Cette
odeur, je la connais. Mon corps, ce traître, réagit instantanément. Mes yeux
se ferment. Je le respire. Je profite de cette intrusion bienvenue. De ce
contact galvanisant.
Ses pectoraux se pressent contre mes omoplates et une main se pose
contre ma hanche, me maintenant collée à lui. La bouche d’Assan se plaque
sous mon oreille, faisant frissonner la base de mon cou. Et sa voix… Mon
Dieu, sa voix… Unique. Puissante. Presque irréelle.
− Je t’ai manqué ?
Je ne réponds pas. Mes mouvements parlent pour moi. Enivrée par sa
présence, je sens sa langue passer entre ses lèvres, avant de goûter ma peau,
juste sous mon lobe, ce coin si sensible.
J’aime ce qu’il me fait. Mais je ne veux pas lui donner satisfaction trop
rapidement. J’ai très envie qu’il continue son manège. Comme pour lui
rendre la tâche plus ardue, j’ondule une nouvelle fois du bassin.
Enflammée, je sens son érection grandir et se presser contre mon postérieur.
Trop, c’est trop. Sans penser aux conséquences de mes actes, je me tourne
d’un coup sec.
− Je pense plutôt que c’est moi qui t’ai manqué, pas l’inverse, As.
D’un mouvement possessif, il recolle nos deux corps l’un contre l’autre
et se met à bouger contre moi. Son souffle frappe mon front. Après avoir
baissé la tête, il plonge ses yeux sombres dans mon regard gris.
− C’est vrai, reprend-il. J’avais envie de te revoir.
J’entortille ma main droite dans ses cheveux sombres et tire doucement
dessus, cherchant à marquer mon territoire, lui faire comprendre que la
possessivité va dans les deux sens.
− Et tu as choisi d’attendre autant de temps pour me revoir ?
Mon regard ne ment pas. C’est moi qui suis partie la première, après
ma découverte du labyrinthe. Ni lui ni moi ne parlons de cet épisode.
− J’ai beaucoup pensé à toi, commence-t-il pendant que l’une de ses
mains descend le long de mon dos. La nuit, quand je me masturbais,
j’imaginais tout ce que je vais bientôt faire à ton petit corps.
Je ne peux m’empêcher de rigoler, ce qui déclenche chez lui un
grognement de frustration.
− Ça t’amuse ?
Je hoche la tête et lève les yeux au ciel.
− Tu sembles si sûr de toi, Assan.
Il tressaille en entendant son prénom complet sortir de ma bouche.
− Parfois, l’attente rend les choses meilleures, dis-je en descendant ma
paume moite sur ses fesses.
Sa réaction est immédiate :
− Je croyais que tu avais fait une erreur en me suivant, l’autre jour.
− J’ai été surprise, rien de plus.
Je ne devrais pas jouer avec le feu. Cependant, toute raison me quitte
dès que je suis en présence de cet homme. En voilà la preuve :
− Mais j’ai réalisé que je voulais encore quelque chose de toi, je
continue.
Je glisse ma paume dans sa poche arrière et en tire un billet. Il ne
semble d’abord pas s’en rendre compte. Quand je passe une main entre
nous pour lui montrer ma trouvaille, il fronce les sourcils. Je souris
grandement en découvrant vingt euros.
− Tu me dois cinq euros, tu t’en souviens ?
Ses traits se crispent instantanément.
− Tu tiens beaucoup plus entre tes mains, là.
− En effet. Néanmoins, les temps sont rudes et les taux d’intérêt ne
cessent d’augmenter. Surtout avec les types malhonnêtes.
D’un geste rapide, Assan essaye de m’arracher le billet, puis sourit
doucement quand je glisse ma main dans mon dos.
− Je considère que tu n’as plus de dette.
Même s’il semble consterné, voire choqué, il ne tente pas de me retenir
quand je décide de m’éloigner vers les toilettes. Tant mieux. Laissons
l’attente rendre les choses meilleures.
C’était sans compter une main agrippant ma taille et me tirant dans un
recoin sombre.

Ce geste brusque me ramène des semaines en arrière. Je revois mon


corps percuter celui d’Adrian lorsque j’essayais de me défaire de son
emprise.
Le désir qui parcourait encore mes veines il y a quelques secondes est
refroidi par le souvenir glacial de ses mains contre ma peau. Mon cœur bat
à toute vitesse, je suis plongée dans mon cauchemar. Sans possibilité de me
libérer. Sans échappatoire. Mon corps réagit rapidement. Je me retourne et
pousse brutalement mon assaillant.
− Bordel, s’exclame Assan en me plaquant contre le mur, stupéfait.
Mon dos percute brutalement le béton.
Merde.
Ses mains agrippent mes poignets et m’immobilisent. Il attend que je
me sois calmée pour desserrer son emprise, continuant cependant à me
dominer de toute sa hauteur. Une mèche de cheveux tombe sur son front et
sa respiration saccadée fait écho à la mienne. Ses biceps se contractent alors
que ses bras me plaquent contre son torse chaud. Ses yeux me fixent
comme si j’avais deux têtes. Il doit sûrement se demander quel est mon
problème. Ce n’est pas la première fois qu’il me voit réagir ainsi. Il va en
tirer des conclusions.
Re-merde.
Il ouvre une nouvelle fois la bouche, sans prendre de détour, cette fois :
− Tu m’expliques ce qui vient de se passer ? lâche-t-il durement.
Je t’ai simplement pris pour mon taré de demi-frère, ou l’un de ses
sbires. Au choix.
Je dois détourner son attention. Je ne le laisse tirer aucune conclusion
et empoigne ses cheveux avec force, ramenant sa tête vers la mienne. Il
pourrait très bien m’en empêcher, j’en suis consciente, mais Assan me
laisse faire, collant son torse à ma poitrine. Mes tétons se durcissent face au
contact chaud de sa chair, que je ressens à travers le tissu de nos vêtements.
− Tu réfléchis trop, soufflé-je avant de coller mes lèvres contre les
siennes.
Un râle profond, presque animal, s’échappe de sa gorge alors qu’il me
plaque plus durement contre le mur. N’importe qui pourrait nous voir.
Malgré le danger de la situation, cela m’excite encore plus. Et si j’en crois
l’érection qui se presse contre mon bas-ventre, Assan est du même avis que
moi.
J’ai imaginé le contact de sa bouche contre la mienne une bonne
centaine de fois, mais c’est encore meilleur que dans mes rêves. Brûlante
d’un désir qui me consume de partout, je mordille sa langue, ce qui lui fait
pousser une sorte de grognement follement excitant. Mes mains toujours
perdues dans sa tignasse désordonnée tirent plus durement ses cheveux.
Répondant silencieusement à mon attaque, sa paume droite se plaque
sur ma nuque et amène mes cheveux en arrière, immobilisant ma tête. La
rendant dépendante de lui. Sa langue pénètre plus profondément dans ma
bouche comme s’il lui faisait l’amour, l’honorant de va-et-vient tous plus
puissants les uns que les autres. Au rythme de ses assauts, nos visages
dansent dans une chorégraphie désordonnée. Ses mains finissent par se
poser sur ma taille et l’agripper. D’instinct, je comprends ce qu’il veut et
enroule mes jambes autour de ses hanches.
− Nous sommes sur mon lieu de travail, marmonné-je entre deux
baisers.
Une de ses paumes surélève mes fesses pour me plaquer contre son
érection.
− Alors, heureusement que je suis ton patron, me répond-il avant
d’embrasser la peau de mon cou pour la mordiller juste ensuite.
Mon patron. Bordel.
Oh ça va, ne joue pas la prude, on sait que cette situation t’excite,
m’interrompt ma conscience, impatiente de me voir continuer.
J’essaye de reprendre ma respiration pendant qu’Assan suçote un point
particulièrement sensible juste en dessous de mon oreille. Ses hanches
ondulent doucement, me faisant comprendre à quel point il est dur. Pour
moi. Rien que pour moi.
Au moment où mon bassin rencontre le sien, il m’immobilise. Frustrée,
je marmonne un juron tandis qu’il rigole doucement.
− Tu as envie de moi ? me demande-t-il en me dévorant du regard.
Je lève les yeux au ciel. Comme s’il ne le savait pas. Il doit aimer se
savoir désiré. C’est pour cette unique raison que je mens éhontément :
− Tu fais bien l’affaire pour le moment.
Troublé, il ne semble pas comprendre ma raillerie. Il tire ma tête en
arrière, fronçant les sourcils. Sa bouche se pince de frustration. N’y tenant
plus, je souris presque.
Presque.
Je me penche vers ses lèvres et murmure tout contre elles :
− Tu sais très bien que j’ai envie de toi.
Puis, comme pour donner du poids à mes propos, je l’embrasse, puis le
mordille. Ma langue lèche sa peau, jusqu’à remonter vers le lobe de son
oreille. Quand je pince ce dernier entre mes dents, il frémit et sa main se
resserre sur moi.
− Et toi ? chuchoté-je, au comble de l’excitation.
Il hoche juste la tête. J’attendais une autre réaction de sa part.
J’attendais mieux. Action. Réaction. Je lui en veux, et ne m’en cache pas.
Sous le coup de la frustration, je mords brusquement son oreille.
− Bordel, Abby.
Surpris, il tire sur mes cheveux.
− J’ai envie de te dévorer, reprend-il alors que nous nous affrontons du
regard. Juste une seule fois, juste une, répète-t-il en m’embrassant à
nouveau.
− Rien qu’une ? Oh As, si je te laissais dévorer mon corps, tu ne
pourrais plus t’en passer.
Il rigole doucement en secouant sa tête. Je lui tapote les fesses,
essayant de reprendre le contrôle de la situation.
− Mais je vais passer mon tour, ce soir.
Stupéfait, il relâche ma taille et me repose sur le sol.
− Tu passes ton tour ? Vraiment ? demande-t-il d’une voix bourrue. Tu
joues à quoi, là ?
S’il savait à quel point je suis compliquée.
Je remets en place mes cheveux tout en le regardant croiser ses bras sur
son torse. Observer son érection tendre le tissu de son jean me donne une
certaine satisfaction. J’ai hâte de le pousser à bout. De voir jusqu’à quel
point il peut aller avant de craquer. Oh, je vais sans doute le regretter. Je
vais apprécier le sexe, ça, j’en suis certaine. Mais le joli paquet d’emmerdes
qui entoure le corps d’Assan ne va pas être une merveille. Loin de là,
même. De ce côté-là, je m’attends au pire.
− Tu me laisses vraiment sur ma faim ? continue-t-il en se penchant
vers moi. Qu’est-ce qui te dit que je ne vais pas finir la soirée avec une
autre fille pour me soulager ?
Je sens le pincement au cœur pointer le bout de son nez, mais je le
réfrène, tentant, le mieux possible, d’en faire abstraction.
Ne pas s’attacher. Juste du plaisir.
J’esquisse un pas en arrière, commençant à marcher à reculons. Ma
moue surprise prend le dessus sur ma déception.
− Me remplacer ? As, voyons… tu voudrais que j’accoure vers toi,
jalouse ? Mais pourquoi je voudrais augmenter les chances de conclure
quand je suis déjà à cent pour cent ?
Et je m’éloigne, souriant intérieurement en l’entendant jurer dans sa
barbe.

***

Quelques heures plus tard.

− Qu’est-ce que tu fais ici ? m’exclamé-je en apercevant Maya qui


patiente derrière la porte de la salle de bain.
La rouquine lève les yeux au ciel et n’attend même pas que je sorte de
la pièce pour commencer à retirer sa combishort en satin vert.
− J’allais toquer. Ça a été, le travail ? me demande-t-elle ensuite, l’air
de rien.
Maya a terminé son service juste avant que je ne prenne le mien, et a
ensuite rejoint son petit ami chez lui. Je n’ai donc pas eu droit à ses
questions, et tant mieux. Mais je sens que cela va bientôt arriver.
− Oui, c’était un jeudi assez tranquille.
Je la regarde se démaquiller.
− C’est... tout ?
Ses yeux bleus se braquent sur mon visage à travers le miroir, et elle
relève ses sourcils en me regardant malicieusement.
Et voilà, qu’est-ce que je vous disais ?
− Oui, c’est tout.
Je m’apprête à faire demi-tour quand elle se poste devant moi. Elle ne
me lâchera pas.
− Et avec le haricot magique d’As ?
Son interrogatoire me semble sans fin.
− Blyat, marmonné-je en avançant dans le couloir. Je n’ai pas joué avec
son haricot, terminé-je en ouvrant la porte de ma chambre.
− Tu n’es vraiment pas marrante ! crie-t-elle lorsqu’elle m’entend
verrouiller la porte.
Perdue, je me laisse tomber sur mon lit. Sous le choc, ma serviette se
relève un peu sur mes cuisses. Mes cheveux trempés mouillent mes draps,
mais je n’en ai que faire. Ma raison semble revenir à la normale. Mes
pensées s’entrechoquent les unes avec les autres. Hormis fermer les yeux, je
ne vois pas comment les chasser. Cependant, même ça, ça ne fonctionne
pas. Une vibration continue me sort de ma semi-léthargie. Grognant
presque, je me rends compte que cela vient du téléphone que je me suis
procuré, hier matin. Enfin.
Je regarde le numéro. Je ne le connais pas. Je glisse mon doigt sur
l’écran et le plaque sur mon oreille, tenant ma serviette de mon autre main.
− Allô ? demandé-je sèchement.
Personne ne parle. Seul un souffle continu se fait entendre à l’autre
bout de la ligne. Ce n’est pas un numéro ukrainien. Je suis soulagée même
si les plaisantins m’énervent légèrement. Je ne suis pas d’humeur, il est
tombé sur la mauvaise personne.
− Espèce de conn…
− Bonsoir, me coupe une voix masculine. Si j’avais su que tu me
réserverais un accueil si chaleureux...
Le simple son de sa voix m’amène à frémir de haut en bas. Prenant
volontairement mon temps pour répondre, je me rallonge d’abord
confortablement.
− Assan.
Son prénom sonne comme du velours sur ma langue.
− Dois-je réellement paraître surprise que tu aies mon numéro ?
Ma voix est un peu trop sèche. Je m’en voudrais presque.
Presque.
Je déteste que l’on me piste. Il a dû le réclamer à Maya ou à mes autres
collègues, ce soir. Je déteste que l’on ait des informations sur moi sans me
les avoir demandées. Peu importe s’il s’agit d’un homme dont j’ai envie ou
non. Mes règles sont mes règles.
− Il y a un problème ? finit-il par m’interroger, visiblement surpris par
ma réaction.
− Tu as finalement trouvé une autre fille pour te soulager ?
J’entends un craquement à travers le combiné tandis que j’ignore sa
question.
− Tu admets être jalouse ?
Lui aussi semble à bout de nerfs. Tant mieux.
− Tu voulais quelque chose, mis à part m’empêcher de dormir ?
Son souffle bruyant fait grimper mon désir en flèche.
− En effet. Je voulais savoir quelque chose qui attend une réponse
immédiate.
Il ne plaisante pas. Tout à coup plus sérieuse, je l’écoute attentivement.
− T’es-tu caressée ?
Je manque de m’étouffer avec ma propre salive. Ma bouche s’ouvre,
mais aucun mot n’en sort. Il est direct. J’aime ça.
− Me caresser ? dis-je, tentant de gagner un peu de temps.
− Ne fais pas celle qui ne comprend pas, Abby. Ou peut-être que…
C’est toi qui as trouvé quelqu’un pour te soulager ?
Tout amusement a quitté sa voix. C’est le moment ou jamais de
reprendre le dessus.
− J’ai bien l’impression que l’un de nous est jaloux, maintenant. Et
laisse-moi te dire que ce n’est pas moi, As.
Il ne me répond pas tout de suite. Il laisse passer quelques secondes
avant de m’interroger, plus sèchement, cette fois :
− Tu joues avec moi ?
J’ai sauté à pieds joints dans un mauvais jeu, je le sais. À l’entendre
décontenancé par chacun de mes propos, je comprends bien vite qu’il n’a
jamais eu un adversaire à sa taille. Ça me donne envie de gagner la partie.
Je décide de lui mentir, secrètement ravie de sa réaction qui ne tardera
pas à venir.
− J’ai effectivement joué ce soir. Mais ce n’était pas avec toi. Il
s’appelle… Enfin, non, je me reprends faussement, ça ne te regarde pas.
À l’autre bout de la ligne, j’entends un nouveau craquement.
− Je ne rigole absolument pas. Ton petit jeu ne me fait pas rire.
− Allez As, tu es le maître du jeu, tu te souviens ? Ah moins que… je
ne me sois trompée.
J’entends sa respiration s’accélérer à travers le combiné. Je l’énerve
autant que je le frustre, je le sais. Et j’adore ça. Ce sentiment grisant, de
pouvoir être libre d’énerver quelqu’un sans avoir peur de risquer sa vie en
retour. De me trouver sur le fil du rasoir parce qu’on l’a décidé, cette fois.
− Tu ne payes rien pour atten...
Je raccroche sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Quelques
minutes passent, il n’essaye pas de me recontacter. Peut-être est-il vraiment
vexé ? Je décide de calmer un peu les choses. Il veut du concret ? Il va en
avoir.
Sans réfléchir, je me rends sur l’application photo de mon téléphone et
prends un cliché… très précis… que je lui envoie ensuite.
La photo, montrant mon majeur, a pour légende : Je te présente mon
plan cul de ce soir.
- 11 -

Abby

Août 2017.

J’ai dû dormir quelques heures. Désormais, mes mains sont libres. Plus
aucun lien ne les retient prisonnières. J’essaye de comprendre. Comment se
fait-il que je ne me sois rendu compte de rien ?
Le seul bruit perceptible dans la pièce est celui de mes dents
s’entrechoquant entre elles. Plus aucune larme ne coule sur mes joues. Mes
yeux sont secs d’avoir tant pleuré la nuit dernière. Et celle d’avant. La seule
chose qui me préoccupe désormais, c’est mon sort.
J’ai vu un film, une fois. Un voleur se faisait prendre la main dans le
sac par sa victime. Ce dernier a ensuite décidé d’offrir le truand… à ses
chiens. Je vous laisse imaginer la suite…
Je ne sais pas où se trouve Sean. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il
manigance. Une fois n’est pas coutume, mais aujourd’hui, je rêverais de me
transformer en petite souris afin de l’épier.
J’aimerais savoir quel jour nous sommes, l’heure qu’il est. Mais rien,
dans cette pièce, ne semble en mesure de pouvoir m’apporter le plus infime
des indices. La seule chose qui m’empêche de devenir folle, c’est la petite
ampoule accrochée au plafond, m’aidant à observer ma prison.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu peur du noir, des
monstres cachés dans les armoires. Aujourd’hui, je me rends compte que les
pires d’entre eux agissent à découvert, vous souriant de toutes leurs dents.
Quelques minutes plus tard − enfin, je crois, il pourrait très bien s’agir
d’heures… −, la lourde porte s’ouvre, me sortant de mes pensées. Je me
relève, et me réfugie contre le mur opposé. Adrian entre dans la pièce, me
regardant dédaigneusement. Sa chemise est froissée. Il semble à bout de
nerfs, et quelque chose me dit que Sean y est pour quelque chose.
Je penche ma tête sur le côté pour essayer de voir derrière lui, mais
mon demi-frère ne l’accompagne pas. Je devrais être soulagée. Seulement,
me retrouver seule avec ce chien m’inquiète encore plus. J’ai toujours eu
une boule au ventre en me tenant près de lui. Ses sourcils broussailleux se
froncent alors qu’il observe l’état de ma robe, que je porte depuis plusieurs
jours, déchirée au niveau de ma cuisse droite.
− Eh bien, tu t’es mise dans un sale état.
− À qui la faute ? craché-je d’une voix méconnaissable.
Je vois ses yeux marron briller d’intérêt et j’avale difficilement ma
salive en essayant de recouvrir ma peau nue. En vain. Mon épiderme me
picote légèrement et je m’aperçois qu’un peu de sang coule suite à la petite
entaille que j’ai due me faire en me débattant. Je ne supporte plus mon
odeur, je pue la sueur. Mais cela n’empêche en rien ce fou de continuer de
me regarder avec... envie.
Impuissante, j’observe ses rides se creuser alors qu’il sort quelque
chose de la poche arrière de son pantalon. Aussi silencieuse que craintive,
je le regarde déballer une barre de chocolat. Ma préférée. Celle enrobée de
chocolat noir. Je me retiens presque de baver.
Il tend le morceau vers moi, sans dire un mot. J’hésite. J’ai envie de me
tourner et de l’ignorer, mais mon ventre gargouille bruyamment. Je n’ai rien
dans l’estomac. Je ne sais même pas à quand remonte mon dernier repas.
Avec faiblesse − je le sais −, je tends ma main dans sa direction. Ma paume
s’agrippe presque à la confiserie, cependant avant de la toucher, Adrian
relève la sienne, plaçant l’emballage hors de ma portée.
Il me sourit, le salaud. Tout en m’observant avec délectation, il la
croque, accentuant son geste de légers gémissements.
− Qu’est-ce que tu veux ? demandé-je en fixant le chocolat disparaître
peu à peu entre ses lèvres.
− Tu en veux ? m’interroge-t-il tout en avalant une autre bouchée.
Affamée, je hoche la tête, refusant de lui offrir la satisfaction de
rétorquer à voix haute. Adrian me regarde de haut en bas, puis reprend :
− Il va alors falloir me montrer que tu en as envie.
Je fronce les sourcils, perdue. Et là, je comprends… Il ne pense quand
même pas que… Instinctivement, je me protège en serrant mes bras autour
de ma poitrine. Cela ne l’empêche pas de me déshabiller du regard sans
discrétion. La nausée me gagne, je me retiens de vomir.
− Tu me demandes vraiment une faveur sexuelle ?
Aucune peur ne transparaît dans ma voix. Juste un profond
écœurement.
Il ne me répond pas, mais me sourit encore plus grandement. Je lâche
un rire sans joie et me penche vers lui, furieuse.
− Tu as vraiment cru que j’allais te sucer pour une friandise ? Pauvre
taré.
Adrian perd instantanément son sourire. Il jette le reste de chocolat sur
le sol poussiéreux et commence à s’avancer vers moi, furieux.
− Répète ce que tu viens de dire ? demande-t-il en essayant de me
coincer dans un coin de la pièce.
− J’ai dit : Va. Te. Faire. Foutre.
Sa main gauche plonge dans mes cheveux et la tire brusquement en
arrière. Je lâche un hurlement en essayant de me débattre. Mon bourreau
tente d’immobiliser mes bras, mais mes coups de pieds lui rendent la tâche
difficile. Néanmoins, face à ma faible force, il réussit à agripper mon cou, et
le serrer si fort que je manque d’air. Par chance, des pas se font entendre, le
forçant à me lâcher.
− Pas un mot, sinon je reviendrai pour finir le travail, m’ordonne-t-il en
me repoussant violemment contre le mur.
La porte s’ouvre sur Sean. Mon demi-frère paraît surpris de découvrir
son sbire à mes côtés.
− Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Il questionne Adrian tout en faisant un pas dans ma direction.
Ne t’approche pas, enflure !
Son chien de garde semble réfléchir à toute vitesse pendant que,
paralysée par la peur, je retiens ma respiration. Que se serait-il passé si Sean
n’était pas entré ?
− Cette petite conne m’a attaqué alors que j’étais simplement venu lui
apporter à manger.
Menteur !
Ses mensonges me donnent envie de lui lacérer le visage. Moi qui
pensais que Sean était la pire ordure sur Terre, je viens de découvrir son
maître en la matière. Mon demi-frère ne me lâche pas du regard avant
d’ordonner à Adrian :
− Laisse-nous.
Ce dernier sort sans demander son reste.
− Il dit vrai ? me demande-t-il, une fois seuls.
Je me laisse glisser au sol, reprenant enfin peu à peu ma respiration.
Sean s’accroupit devant moi. Je me recroqueville sur moi-même tandis que
son doigt se pose sous mon menton et relève ma tête. Son contact me brûle.
M’horripile. Me dégoûte. Je revois le corps de mon chat Pratz, mort
quelques mois plus tôt, de ses propres mains.
− Abigail ? Est-ce vrai ?
Je hoche la tête rapidement avant de chasser son doigt de mon visage.
− Où est Lioudmila ? !
Cette question me hante depuis mon enfermement, ici. J’ai peur de
connaître la réponse. Il hausse négligemment les épaules.
− Mes hommes l’ont à peine touchée, elle est partie. Ce n’est pas pour
elle que tu devrais t’inquiéter.
Je plisse les yeux, mon courage revenant peu à peu.
− Comment ça, à peine touchée ?!
Il ne me répond rien, mais me fixe avec lassitude. Une autre question
me vient.
− Pourquoi tu ne me laisses pas partir ? soufflé-je, épuisée. Je ne te
défierai plus, je le jure. Laisse-moi juste sortir d’ici, de cette maison. Je… je
veux... Je veux seulement être libre.
Sean soupire, fatigué.
− J’ai encore besoin de toi.
Ce n’est pas la première fois qu’il me dit ça. Où veut-il en venir ? Je
suis épuisée de ses cachotteries. J’ai le droit d’en savoir plus !
− Mais… pourquoi ?
Sans prendre la peine de me répondre, il se redresse, puis se met à faire
les cent pas, semblant peser le pour et le contre avant de s’arrêter vers moi,
et me tendre la main.
− Viens avec moi.
Venant de lui, cette demande me paraît… calculée. Préméditée.
− Où ça ?
Ses traits se durcissent jusqu’à devenir menaçants.
− Es-tu prête à devenir exactement la personne que je veux que tu
sois ?
Mes sentiments premiers prennent le dessus :
− Non, je…
− En cas de refus, je devrais te laisser enfermée ici. Tu en es bien
consciente ?
Sans demander son reste, il se rapproche, me surplombant de toute sa
hauteur.
− Es-tu prête à devenir exactement la personne que je veux que tu
sois ? Oui ou non, Abigail ?
Mon silence parle pour moi. Je n’en ai aucune envie. Mais moisir ici
n’est pas la solution. Tandis qu’il sort de la pièce, je le suis difficilement,
enfermant au fond de moi mes émotions.

***

Aujourd’hui…

Une vibration continue me sort d’un affreux cauchemar. Un de plus. En


sueur et essoufflée, je me redresse tout en m’appuyant contre la tête de lit.
Avec difficulté, j’essaye d’ouvrir les yeux et bâille sans aucune élégance.
Numéro inconnu.
Assan.
Mes sens en alerte, je décroche et attaque directement sans lui laisser le
temps de placer le moindre mot :
− Bordel, il est sept heures du matin ! Tu as intérêt à avoir une bonne
raison de m’appeler ! Et n’essaye pas de me parler de tes prouesses
sexuelles, je passe mon tour !
Personne ne me répond. Bizarre. Je dois avouer que je suis en colère
pour une autre raison. Je n’ai reçu aucune réponse de sa part suite à ma
photo d’hier soir. Ma blague semble réellement l’avoir vexé. Et je devrais
m’en moquer, je sais, mais… À l’autre bout de la ligne, j’entends un
homme se gratter la gorge, puis une voix inconnue retentir :
− Abby ?
Merde.
− Euh, oui ? Désolée, je vous avais pris pour quelqu’un d’autre.
Vraiment, je…
Mes mots restent bloqués dans ma trachée. Que dire de plus ? Ma gêne
doit se sentir à des kilomètres à la ronde. Je l’entends rire faiblement, signe
qu’il compatit face à mon malaise grandissant.
− Je suis Jared. L’un des propriétaires du club.
Double merde.
− Bonjour !
Malgré mon ton détaché, mon cœur bat la chamade.
− Vanessa, votre manager, ne m’a donné que des bons retours à votre
propos. Je dois avouer que j’ai été agréablement surpris. Je sais qu’il est tôt,
et apparemment, vous n’êtes pas du matin. Pourriez-vous me rejoindre à
midi, au club ?
Pourquoi souhaite-t-il me parler ? Je sers déjà au Wonderland, peut-être
veut-il que je rejoigne l’autre côté du club. Un endroit où l’argent doit
couler à flots.
− Je serai là, finis-je par répondre.
− Très bien. À tout à l’heure, dans ce cas.
Puis, il raccroche sans me laisser le temps de le remercier une nouvelle
fois.

***

Sean

Mon poing s’abat sur mon bureau. Je fusille Adrian du regard.


− Comment ça, non ?!
− Ils refusent le nouveau pot de vin, Monsieur.
La colère m’anime totalement. Je peux presque sentir ma cruauté
passer à un stade supérieur.
− Je suis le digne héritier de Roman Serov. Les parts qu’il a laissées en
décédant m’appartiennent.
Adrian plisse ses lèvres ; lui comme moi connaissons le problème, et
ce, depuis des années. Mais aucune solution n’a été trouvée. Il y a bien
longtemps, alors même qu’Abigail était encore une gamine, Adrian Serov,
mon père, a rédigé un testament en béton. Il s’est assuré que les choses
soient faites selon sa volonté. Il m’a trahi, considérant une gamine inconnue
comme sa propre fille, comme son propre sang.
Dans le fichu papier qu’il avait rédigé, il m’a laissé une partie des parts
de son organisation et a légué l’autre partie à Abigail, qu’elle touchera à ses
vingt-et-un ans. Si je veux diriger l’organisation, il me les faut. Mais seule
Abigail pourra y toucher une fois l’âge requis atteint. J’ai besoin de cette
petite pute. Mon plan était simple, toutes ces années. La garder près de moi
jusqu’à ses vingt-et-un ans, puis la forcer à me léguer ce qui me revient de
droit.
Mais elle s’est enfuie.
D’un geste rageur, j’envoie valser tout ce qui se trouve sur mon bureau.
Une carafe en cristal vole contre le mur, des particules tranchantes voltigent
dans tous les sens.
J’ai essayé de passer outre le gel de ses parts. Pendant des années, j’ai
payé plus de gens qu’il n’en faut, assassiné ceux qui se trouvaient sur mon
chemin. En vain. Les Ukrainiens… Les notaires, les banquiers, ils
obéissaient à mon père, et ils respecteront ses dernières volontés.
Je ne pourrai accéder au statut qui me revient de droit qu’avec le
consentement d’Abigail, qui n’est plus là.
Mon homme de main semble peser le pour et le contre avant de se
lancer :
− Il faut la récupérer et la garder en vie encore un an. Vous pourrez
ensuite l’obliger à vous léguer ses parts.
Je relève un sourcil vers lui.
− À quoi me sers-tu, à part à énoncer des évidences ? ! hurlé-je en
balançant mon verre contre le mur.
Je respire profondément, essayant de me calmer. Mais, ça ne sert à
rien. Mes nerfs sont à vif.
− J’ai déjà demandé de l’aide à mes associés Loïk, Demitri Bochikov.
Ils ont lancé leurs meilleurs hommes à ses trousses dans le monde entier. Et
toi, que fais-tu encore ici ?! Trouve-la-moi. Prouve-moi que tu m’es encore
utile. Fouille à nouveau chaque putain de maison, chaque ville d’Ukraine.
Les frontières, particulièrement celle nous séparant de la Russie. Mets la
main sur chaque personne à qui elle a parlé ces dernières années. Cette
satanée Lioudmila qui lui collait au cul, cherche-la également. Je veux
savoir tout ce qu’elle savait. Retrouve-moi Abigail, m’exclamé-je à
nouveau, furibond. Il ne s’agit pas d’une demande, mais d’un putain
d’ordre !
- 12 -

Assan

Je fixe le jeu de cartes que tient Jared, mon frère, dans sa main droite.
− Je suis, annonce-t-il en déposant des billets.
J’aperçois ses doigts tapotant en rythme sur la table. Je souris
malicieusement et lui demande :
− Tu es sûr ?
Sa réaction est immédiate. Il me fusille du regard.
− N’essaye pas de m’influencer. Ton numéro ne marche que sur ceux
qui portent un string.
J’éclate de rire en secouant la tête. Ce petit con ressemble trait pour
trait à notre mère, dont il a hérité du regard clair. Quant à moi, avec mes
yeux presque noirs et mes cheveux sombres, je suis le portrait craché de
notre paternel. Son pseudo air de gros dur me fait rire tandis qu’il essaye
d’avoir l’air menaçant face à moi, ce qui ne lui ressemble absolument pas.
− Tapis, annoncé-je ensuite en toute décontraction.
Il me toise d’un air narquois.
− Je suis, rétorque-t-il avant de regarder sa montre.
Un truc cloche. Je ne sais pas quoi, mais je ne vais pas tarder à le
découvrir.
− Tu as un entretien ?
Je lui pose la question sarcastiquement alors qu’il resserre sa cravate
grise pour qu’elle soit parfaitement placée au centre de sa chemise blanche.
Il soupire d’un air théâtral, avant de me répondre, l’air de rien :
− J’aime être habillé comme le patron que je suis. Tu devrais en
prendre de la graine, il m’envoie en pleine tronche tout en fixant mon tee-
shirt blanc qui moule mon torse, laissant apparaître quelques tatouages.
Ne donnant que peu de foi à ses propos − et il le sait très bien −, j’avale
une nouvelle gorgée du liquide ambré.
Ne voulant pas me chamailler pour des futilités, je laisse passer sa
remarque. Comme je laisse passer beaucoup de choses avec lui. En tant que
grand-frère de ce petit merdeux, Dieu seul sait ce que je ferais pour lui, et
inversement. Il a subi beaucoup trop de choses dans sa vie pour qu’on
s’engueule pour des trucs inutiles.
Barbara entre dans la pièce en ondulant des hanches. Sa démarche
féline fait tourner la tête de beaucoup d’hommes quand elle est sur scène.
Elle me sourit malicieusement, puis s’installe sur la chaise libre entre mon
frangin et moi.
− Un type est venu, hier… continue Jared en l’ignorant.
Sa règle est simple. Il ne veut pas mélanger plaisir personnel et travail.
Eh bien… Disons qu’il y a peu de temps encore, je pensais la même chose.
Avant qu’une petite démone ne ramène ses fesses ici.
Je me braque en repensant à ses mots et le fixe, soudain sérieux.
− Quel type ?
− Il n’a pas donné son nom. Il s’est tout d’abord présenté comme un
investisseur. Il veut acheter des parts du club pour étendre ses affaires de ce
côté de Paris. Je ne sais pas comment il a entendu parler de nous.
− Et j’espère que tu lui as dit d’aller se faire foutre.
− Je lui ai assuré que nous n’étions pas intéressés. Il n’avait pas l’air
ravi, mais il est parti. Tout est OK, relax.
Je grogne, puis me passe la main dans les cheveux. Non, pas relax.
Personne ne vient me menacer sur mon territoire. C’est la première chose
que l’on apprend dans la rue, et que j’ai compris dans la vie.
− Si ce type revient, emmène-le-moi directement. Je lui expliquerai les
règles.
− Ce n’est pas nécessaire, Assan. Je n’ai pas envie qu’il reparte avec
des dents en moins.
− Et moi, je n’ai pas envie de pourrir mon club avec des merdeux que
je ne connais pas. Je l’ai monté avec ma thune. Cet endroit, c’est toute ma
vie. Personne ne possède le moindre droit sur lui.
Toujours calme, mon frère me reprend :
− Avec notre thune.
Comme il voit que je n’apprécie pas sa petite répartie, il croit bon
d’ajouter :
− Cet argent venait de tes combats et d’autres trucs dont je refuse de
connaître l’origine, mais je l’ai fait fructifier pendant que t’étais derrière les
barreaux, me rappelle-t-il.
Je ferme les yeux en essayant de penser à autre chose. Mon petit frère a
toujours été la tête pensante de notre duo. Alors que j’utilisais mes poings
pour essayer de nous construire un avenir, il charmait les gens pour rendre
notre futur confortable. Il a raison, quand j’étais coincé en prison, c’est lui
qui a lancé notre club.
− Je ne l’oublie pas, terminé-je en serrant ma mâchoire.
Jared pose ses cartes sur la table, tout sourire.
− Full.
− Joli... Mais pas suffisant, continué-je en posant mes propres cartes.
Il plaque ses mains sur la table et grogne de frustration :
− Un carré ?! Merde, Assan !
− Quoi, tu vas te mettre à chialer comme une gonzesse ? T’as vingt-
huit ans, Mec !
Mon frangin, silencieux, se cale contre le dossier de son fauteuil. Il n’a
jamais été bon perdant, et vu sa tronche, ce n’est pas près de changer !
− Bravo As, me murmure Barbara en posant sa main sur mon avant-
bras.
Je fixe ses doigts manucurés, et comprenant que je ne suis pas
d’humeur, la sexy brune retire sa paume.
− J’ai eu une petite discussion avec Vanessa, hier, reprend Jared.
Faisant mine de m’y intéresser, je lui réponds :
− Et c’était concluant ?
Il pince ses lèvres et me regarde d’un air scrutateur.
− Elle me parlait de la nouvelle recrue, Abby. Elle fait ses preuves. Et
il semblerait que vous vous soyez déjà rapprochés, tous les deux.
− Avec Vanessa ?
Il ne mord pas à l’hameçon.
− Ne te fous pas de moi. Tu sais très bien où je veux en venir. Abby.
Quand il prononce à nouveau son prénom, je me tends et relève la tête.
− T’essayes de me dire quoi, là ? lui demandé-je tout en notant dans un
coin de ma tête de surveiller cette fouine de manager.
− Sa période d’essai n’est pas terminée, mais elle est bien. Je compte la
garder. Je voulais que tu le saches.
La garder ? Je n’aime pas qu’il parle d’elle comme une putain de
chose. Elle va être à moi, uniquement à moi.
− Et ?
− Je dis simplement que j’aimerais que tu ne la fasses pas fuir, continue
mon frère.
Je suis tendu comme un arc, et cela ne l’a pas empêché de me dire ce
qu’il pensait tout bas. Perplexe, je passe ma langue sur ma lèvre inférieure
tout en penchant ma tête sur le côté.
− Je ne savais pas que j’avais des comptes à te rendre, je lâche en me
levant de ma chaise.
Mon frangin se crispe. Parfait.
− Non. Merde, As, ce n’est pas ce que je veux dire.
J’essaye de me détendre en sortant d’un pas raide de la salle de Trèfle,
encore vide à cette heure-là.
− Tant mieux.
Ma voix est dure, car je commence à bouillir intérieurement. Jared me
suit, tentant de ramener une mèche rebelle sur ses cheveux laqués.
− Tant mieux, répète-t-il, car elle arrive dans dix minutes.
Je me stoppe net, et il manque de me bousculer.
− Qui ?
− Abby. Je viens de lui donner rendez-vous.
Je plisse les yeux et me penche vers lui, menaçant. Il vient de dépasser
une limite, et pas des moindres.
− Ah ouais ?
− Pour le travail, il juge bon de préciser. Mince, arrête de te comporter
comme ça. Je t’ai dit qu’elle avait fait ses preuves, je pense qu’elle peut
passer à l’échelon supérieur. Enfin, si tu vois ce que je veux dire.
Je profite qu’il passe près de moi pour le retenir par l’épaule :
− Quel niveau supérieur, au juste ?
Jouer au con, je sais aussi faire.
Jared cherche ses mots étant donné qu’il ne semble pas comprendre ma
réaction.
− Elle est douée pour les cocktails, souriante et mignonne. Si elle veut
se faire plus d’argent, elle pourrait rejoindre les filles pour quelques strip
dans la salle de cœur.
Je dois paraître mesuré. Si je me laisse dévorer par mes putains
d’émotions, il comprendra. Et ça, c’est hors de question. Mais je n’arrive
pas à me taire.
− Non.
Un seul mot. Catégorique.
− Quoi, non ? Il me semble que c’est son choix. Les pourboires sont
énormes, là-bas.
− J’ai dit non. Tu ne lui proposes pas.
Il retire son épaule brusquement.
− C’est quoi ton problème ? Tu es autant le patron que moi, ici ! À ce
titre, je te rappelle que tu es censé faire fructifier nos affaires.
− Exactement, je suis aussi le patron. D’où mon véto.
Jamais, elle n’acceptera de se déshabiller en public. Je l’ai compris
dans le couloir, l’autre soir. Mais, ce n’est pas tout. Savoir que mon frère
veut lui proposer ça me met en rogne. OK, cela ne me ressemble pas, mais
je suis simplement fatigué, et sous pression, ces temps-ci.
J’aime quand les femmes ne me résistent pas et s’offrent directement.
Cependant, un peu de changement m’excite plus que de raison. Cela me
donne envie d’emprisonner le petit corps d’Abby, sans défense, sous moi,
après avoir gagné notre lutte acharnée à savoir qui possédera l’autre, le
premier. Aucune envie que des gars bandent pour elle.
− D’accord, soupire Jared. Je vais réfléchir à l’idée de l’envoyer servir
en tout bien tout honneur au bar de la salle de cœur. Pas de strip. Mais je
veux voir qui elle est avant toute chose.
Je ne lui réponds pas et continue mon chemin. Je secoue la tête en
avançant vers le Wonderland. S’il veut apprendre à la connaître, pour voir si
elle est digne de confiance surtout, je veux en être.
− Eh, qu’est-ce que tu fais ? me demande mon frère alors que je
pénètre dans le Wonderland et rejoins l’un des fauteuils, face au bar.
− Tu as dit que l’on recevait Abby. Je viens également. Tu as besoin
d’autre chose, Jared ?
− Pas toi… Tu ? Merde. T’es vraiment invivable.

***
Abby

J’arrive au club, essoufflée. Je me suis rendormie juste après l’appel de


Jared. Mais ce qui devait durer le temps d’une toute petite sieste s’est étalé
sur plus de trois heures. Je suis en retard. Je déteste ça.
En plus, pour un entretien avec l’un de mes patrons, super.
Et pour couronner le tout, dans la précipitation, je ne me suis pas
coiffée. En deux temps trois mouvements, je noue mes cheveux dans une
queue de cheval. J’espère que ça fera l’affaire.
En relevant ma tête, je m’aperçois que… Merde ! J’ai oublié de mettre
un soutien-gorge ! Non, pas ça ! Et j’ai une énorme tâche de dentifrice sur la
joue.
Tu es en retard et tu as les tétons en liberté, rien de grave, tente ma
conscience pour me faire relativiser pendant que j’avance dans le couloir
menant au Wonderland.
Au moment où j’ouvre la lourde porte, j’entends un tintement de
glaçons. Je traverse rapidement la piste déserte et mon sourire de façade se
craquèle peu à peu quand je remarque qu’ils sont deux. Dont… Assan.
J’aurais dû m’en douter. Si l’un des patrons veut me voir, l’autre aussi.
C’est logique. Qu’espérais-je, au fond ? Lui échapper ?
Je garde mon regard fixé sur Jared, qui se relève à mon arrivée.
J’essaye d’ignorer Assan, ce qui le fait réagir instantanément. Il se tend,
prêt à parer à l’attaque. Je vais devoir calmer les choses si je souhaite que
cet entretien se passe au mieux. Parfois, il faut savoir redonner un peu de
mou à l’adversaire. J’ai totalement conscience d’où se situe mon intérêt.
− Abby, je suis Jared, se présente le plus petit des deux types.
Il a des yeux bleus si spectaculaires que je me perds presque dans son
regard, ce qui a le don d’énerver le second. Reprenant mes esprits, je lui
souris en tendant ma main.
− Enchantée.
Assan se relève et, à son tour, me tend sa poigne ferme, un air tout à
fait sérieux sur le visage.
− Je suis Assan, se présente-t-il alors que je me retiens de lever les
yeux au ciel.
Comme si je ne savais pas qui tu es.
Il serre doucement mes doigts, un peu trop longtemps à mon goût, ce
qui m’amène à retirer précipitamment ma main de son emprise. Les imitant,
je m’installe dans un des fauteuils.
Ils semblent… plutôt proches.
Peut-être anciens amants, suppose ma conscience, d’un ton pervers.
Les deux m’observent… bizarrement. Je n’aime pas ça. On dirait qu’ils
m’analysent tous les deux selon la méthode Assan. Leurs regards possèdent
la même lueur particulière. Une toute autre question me vient.
− Frères, dit As, répondant ainsi à mon interrogation silencieuse.
OK, en fait, ce mec est télépathe. Croiser ses yeux me fait flancher, et
j’ai besoin de toutes mes forces. Je hoche simplement la tête et concentre
toute mon attention sur Jared.
− Alors, reprend ce dernier quand je me tourne vers lui, vous vous
plaisez ici ?
− Oui. Beaucoup.
Je doute qu’ils m’aient demandé de venir pour que je leur parle
uniquement de mon ressenti.
− Vous avez un accent. Vous venez de l’Est ? continue-t-il avec un
intérêt certain.
Je le regarde suspicieusement en hochant la tête. Il est beaucoup moins
massif qu’Assan, mais ils partagent quelques traits communs. Notamment
au niveau du visage. Le même menton volontaire. Mais ses yeux sont
beaucoup plus clairs. Il a beau être charmant, mon traître de corps est plutôt
attiré par le psychopathe à ses côtés.
− Je le savais, continue Jared. Les femmes de l’Est sont facilement
reconnaissables.
Je me braque imperceptiblement.
− Pourquoi ?
Il ne me répond pas tout de suite. Quand il ouvre la bouche, il semble
réfléchir. Assan se penche vers moi d’un air de conspirateur.
− Elles ont une sacrée poigne. Et un sale fichu caractère.
Je sais qu’il fait référence à mes prises de self-défense, et ma répartie.
Pourtant, ce salaud ne me regarde pas. Il fixe directement ma poitrine
offerte sous mon tee-shirt. L’absence de lingerie ne lui échappe pas. Il se
mord la lèvre, impatient. Je déteste être vue comme un simple morceau de
viande. Je carre les épaules tout en le foudroyant du regard.
− N’ayez pas cet air inquiet sur le visage, reprend Jared, nous
discutons simplement, pardonnez ses manières.
− Je ne suis pas inquiète.
Il m’en faut plus, pour cela. Je commence à comprendre la raison de
cet entretien, Vanessa a appuyé ma candidature auprès d’eux, et comme elle
me l’a dit, les deux frères ont un droit de regard sur chaque décision qui est
prise. Jared veut savoir qui il a en face de lui. S’il savait…
− Bien. Vous m’en voyez ravi. Notre manager est plus que satisfaite de
votre travail et vous considère comme un bon membre de l’équipe du
Wonderland. On vous a fait découvrir l’aile gauche, je crois, il continue en
regardant rapidement son frère, et un peu plus tôt que prévu. Quand
Vanessa vous jugera prête, vous pourriez alterner les services entre les deux
côtés.
Vu la tête d’Assan, il semble opposé à cette idée. Ne sachant pas
comment réagir, je me contente de hocher simplement la tête. Jared se
relève et resserre sa cravate qui, d’après moi, était déjà parfaitement nouée.
C’est ainsi que la peau de son avant-bras m’est dévoilée, ainsi que l’encre la
marquant. Un serpent. Exactement le même que celui que j’ai aperçu l’autre
jour sur Assan. Au même endroit.
Je sens le regard de ce dernier se poser attentivement sur moi.
− Excusez-moi, j’en ai pour une minute, annonce Jared avant de
décrocher son téléphone et s’éloigner de quelques pas.
Sans détour, je me tourne vers As et demande :
− Vous avez le même tatouage ?
Ses traits se durcissent instantanément. Son air sérieux, presque
impérieux, me fait frémir, mais je me retiens de le lui montrer.
Cette marque a une signification, j’en suis certaine. Et j’aimerais bien
savoir laquelle.
− Où as-tu appris à te battre ? réplique-t-il, durement.
Répondre à une question par une autre question. Une technique vieille
comme le monde. Un véritable adversaire à ma taille. Ni lui ni moi ne
lâcherons.
Sans un mot de plus, je me redresse et m’éloigne doucement. Mais
c’était sans compter la détermination d’Assan. Rapide comme l’éclair, il se
place devant moi, évitant soigneusement de me toucher. Il se penche à mon
oreille et murmure sèchement :
− Je ne suis pas un gamin, Abby.
Effrontément, je fixe son entrejambe et lâche, l’air de rien :
− J’avais remarqué.
Un bruit inarticulé sort de ses lèvres, me tirant de ma dernière petite
répartie victorieuse :
− Je ne suis pas un gamin avec lequel tu peux jouer sans en assumer les
conséquences. Je sais ce que je veux et je n’ai pas peur de le montrer.
− Et que veux-tu ?
Il semble peser ses mots, ses sourcils sombres se froncent peu à peu.
− Tu as lancé la balle dans mon camp, hier soir. Tu m’as défié
ouvertement avec cette photo. C’est à mon tour de jouer, désormais.
J’aurais dû m’y attendre. Retour de coup. Un prêté, un rendu.
Heureusement, Jared choisit ce moment pour revenir vers nous et je
m’éloigne précipitamment d’Assan. Il jette un coup d’œil à son frère, ces
deux-là semblent communiquer silencieusement, ce qui a le don de me
foutre en rogne.
− Nous devons y aller, annonce Jared en me serrant une nouvelle fois
la main.
Assan s’apprête à suivre son frère, mais je le retiens en posant ma
paume sur son biceps contracté. J’attends que le premier ait quitté la pièce,
et me tourne vers le second.
− Que comptes-tu faire ? demandé-je, bouffée par un mélange
d’adrénaline et de curiosité.
Il retire doucement son bras de mon emprise, un sourire au coin de sa
bouche.
− Quelque chose que tu détesteras, mais qui va te faire craquer.
Il n’attend aucune réponse de ma part puisqu’il s’éloigne, la démarche
assurée. Connard ! Pourtant, malgré son affront, je ne peux m’empêcher de
rire. Il ne fera rien qui ne me mettra en rogne. Je le sais. Et la raison en est
simple. Assan me plaît, certes. Mais je ne vais pas le laisser chambouler
mes émotions avec sa belle gueule. Mon passé et la vie qu’il mène ne sont
pas compatibles. Les sentiments, non. Le sexe, oui, mais à mes conditions.
Avec le temps, j’ai appris à ne pas m’attacher aux hommes capables de
me faire tourner la tête. Les battements de mon cœur se ralentissent
doucement tandis qu’un souvenir m’envahit. Un que j’avais enfermé à
double tour dans le recoin sombre de mon âme.

***
13 mai 2018, un peu plus d’un an plus tôt.

− Maintiens ta garde, m’ordonne Grisha, l’homme de Sean chargé de


m’entraîner, en replaçant durement mes bras devant mon visage.
Essoufflée, je me laisse faire et suis ses conseils. Mes yeux percutent
les siens. Gris sur marron, ils descendent le long de ses joues parfaitement
rasées. De la sueur perle sur son front, ses cheveux châtain clair le faisant
encore plus transpirer.
− Et maintenant, frappe.
J’envoie mon poing vers son visage. Il me stoppe sans difficulté et me
repousse. J’essaye de garder mon équilibre, puis relève mon coude qui vient
frapper le haut de son torse. Il me fait chuter en balayant brusquement mes
jambes.
− Bordel, marmonné-je en passant ma main sur mes fesses endolories.
Je vais avoir de nouveaux hématomes, super.
Grisha me fixe. Aucune émotion ne transparaît sur son visage. Sean,
qui observe mon cours de combat depuis dix bonnes minutes, se relève de
son fauteuil.
− Je te verrai plus tard, lâche-t-il à mon intention. Donne tout ce que tu
as, car j’attends mieux de toi.
Il sort enfin de la pièce, nous laissant seuls.
Je me suis réveillée, ce matin, un cadeau m’attendant sur ma table de
chevet. Une paire de boucles d’oreilles en saphir. De sa part pour mes dix-
neuf ans.
Je n’ai pas oublié celui de l’an passé. Ce bijou ne fait que raviver la
haine que je ressens à son égard. Accepter de suivre la vie qu’il m’a choisie
ne veut pas dire l’accepter, lui.
Je sors de mes pensées en entendant un halètement juste au-dessus de
moi.
Grisha.
Son visage se craquelle. J’ai à peine le temps de me relever qu’il fond
brusquement sur moi, sans retenue. Sa main droite maintient fermement
mon visage lui permettant d’abattre ses lèvres contre les miennes.
Mon entraîneur impassible se transforme subitement en amant
attentionné. Pour un anniversaire…
Je réponds fougueusement à son baiser, gémissant entre deux coups de
langue. Mes mains se faufilent sous son débardeur, sur sa peau en sueur et
mes ongles, impatients, arrachent presque le tissu de son short. Sans
demander son reste, il nous fait doucement basculer sur le tapis de boxe. Sa
bouche descend le long de mon cou, je frissonne, je halète.
Deux mois et demi que cela dure entre nous. Que nous nous cachons.
En acceptant de devenir mon entraîneur, il a promis de ne pas me toucher.
Sean l’a d’ailleurs suffisamment mis ne garde. Je ne sais pas exactement
comment ça a commencé. Peut-être quand je me brisais un peu plus
intérieurement, et que je cherchais n’importe quelle porte de sortie pour
oublier ma misérable vie. Grisha était gentil avec moi, pas devant Sean,
mais lorsque nous étions tous les deux. Peu à peu, les choses ont dérapé.
Malgré les interdictions, c’est plus fort que nous. Ne former plus qu’un
avec cet amant est devenu ma planche de salut. Sans ces moments volés, je
ne suis plus rien.
− Je t’aime, me murmure Grisha en m’embrassant doucement.
Mes yeux s’ouvrent brusquement. Je regarde le seul homme capable de
m’apporter un peu de bonheur dans cette vie faite de ténèbres.

Un peu plus tard dans la soirée, allongée sur mon lit, je repense à ma
mère et ses manies de peindre à des heures tardives. Roman l’observait
toujours, assis sur le canapé du grand salon, un air amoureux sur le visage.
Depuis que je fréquente Grisha, je commence à comprendre leur
attachement, ce besoin de se regarder sans rien dire. Juste parler avec les
yeux.
Un coup contre ma porte me sort de mes pensées. Le repas est terminé
depuis plus d’une heure, je ne comprends pas. Pourvu que ça ne soit pas
Sean.
Anxieuse − et par mesure de précaution −, j’enfile un peignoir par-
dessus mon short et mon top, puis m’avance vers l’entrée.
− Qui est-ce ? demandé-je en m’arrêtant juste devant.
Personne ne me répond. Le ventre noué, j’entrouvre, incertaine.
− Grisha... Mais qu’est-ce que tu fais ici ?! soufflé-je en le laissant me
rejoindre à l’intérieur tous en jetant quelques regards angoissés dans le
couloir afin de m’assurer que personne ne l’ait vu.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus qu’il referme derrière lui et m’attire
dans ses bras. Sa bouche se pose contre la mienne, délicatement. Presque
comme un frôlement. Malgré tout le désir qui commence une course folle à
travers mes veines, je m’oblige à m’éloigner, haletante.
− Tu ne peux pas être vu ici, je secoue la tête en faisant un pas en
arrière. Tu restes un homme de Sean, il péterait un câble en apprenant cela.
Un rugissement s’échappe de ses lèvres.
− Je me moque de Sean. C’est toi que je veux, murmure-t-il en plaçant
une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.
Après avoir récupéré mon jean échoué sur le sol, il me le tend.
− Enfile ça.
− Qu… Quoi ? demandé-je en attrapant le vêtement, immobile. Qu’est-
ce que tu fais ?
Je le regarde récupérer d’autres habits et les jeter sur un coin de mon
lit. La panique m’envahit.
− Je t’emmène loin d’ici.
Partir… d’ici ?
− Ce n’est pas possible, je lâche, blasée.
J’essaye de me placer devant Grisha, mais il m’ignore. Il ne peut pas
débarquer ici et renoncer à son poste pour tenter de me sauver.
− Nous ne pouvons pas partir. Il n’acceptera jamais.
Je le fixe, incertaine, pourtant il continue son manège.
− Tu ne comprends pas ? m’énervé-je.
Suis-je la seule à conserver un minimum de raison dans cette pièce ?
Il se tourne vers moi, déterminé.
− C’est TOI qui ne comprends pas ! C’est terminé, ces conneries. Je me
tire, et tu viens avec moi.
− Mais Sean... Il va... IL va...
− Il va quoi ? s’exclame Grisha, porté par la colère. Qu’il essaye de
nous en empêcher et je…
− Et tu quoi, exactement ? demande mon demi-frère en faisant claquer
bruyamment ma porte.
NON.
PAS.
ÇA.
Dans un élan protecteur, mon amant se place devant moi.
− Grisha… dis-je en tirant sur son bras pour passer devant lui.
Il doit me laisser calmer les choses. Sinon… Je n’ose même pas y
penser… Visiblement, il ne l’entend pas de la même façon. Dans un signe
de possession, son bras s’enroule autour de ma taille. Sean réagit
instantanément.
− Depuis combien de temps ? demande-t-il, la mâchoire serrée. Depuis
combien de temps cela dure-t-il entre vous ?
Je ne lui réponds pas, car Grisha le fait dans la seconde.
− Plusieurs mois.
− Plusieurs mois, répète Sean, ses yeux verts, brillant d’une fureur à
peine dissimulée. L’homme que j’ai embauché pour la former. Tu m’as
menti pendant tout ce temps.
− Je m’en vais avec elle, annonce Grisha sans détour.
Grossière erreur.
Putain de grossière erreur.
Un rire sans joie sort de la bouche de Sean.
− Grisha, je ne…, tenté-je dans un ultime recours.
− Tais-toi et laisse-moi faire, me coupe mon amant, durement.
Il n’a visiblement pas saisi où il a mis les pieds. Et encore moins la
dangerosité de la situation.
− Tu ne comprends pas ! Il ne va pas te laisser faire, soufflé-je, les
larmes aux yeux.
Grisha sort un pistolet de sa poche arrière. Il le braque devant lui, dans
la direction de Sean. Ce dernier ne paraît pas le moins du monde inquiet.
Au contraire, même.
− Tu ne partiras pas avec Abigail, il dit fermement. Pose ton flingue et
j’envisagerai d’oublier les deux dernières minutes. C’est ton unique
chance.
Ne l’écoutant pas, Grisha pose son doigt sur la détente. Il va tuer Sean.
Et moi, je ne fais rien pour l’en empêcher. J’imagine une vie sans cet
enfermement permanent. Une existence dans laquelle je serais libre de mes
faits et gestes. Cela fait tellement longtemps que j’ai écarté cette
possibilité.
Mais mon demi-frère est plus rapide. Forcément. Il bondit sur Grisha
au moment où ce dernier presse sur la détente. Un hurlement sort de ma
gorge à la seconde où le coup de feu se fait entendre.
− Grisha ! hurlé-je en voyant Sean percuter son corps.
Mon amant l’a touché. Du sang humidifie le tissu de sa chemise au
niveau de son épaule. Cela ne paraît pas l’arrêter. Les deux corps s’abattent
sur le sol dans un bruit lourd. Grisha semble gagner du terrain, son poing
rencontrant la mâchoire de Sean. Mais ce dernier prend rapidement
l’avantage, ses coups pleuvant sur son adversaire avant qu’il ne le renverse
et s’abatte sur lui, encore et encore.
− Arrête. Tu vas le tuer !
Le pistolet est coincé sous le corps inerte de ce dernier, je ne peux
l’atteindre. Dans un instinct de survie, mes yeux fouillent ma chambre. Ma
main s’agrippe à un vase que je lance sur le dos de mon demi-frère.
N’y tenant plus, je m’élance vers eux, prête à me jeter sur lui. Un corps
se place devant moi et je lui rentre dedans.
Adrian.
− Lâche-moi.
Je hurle, mais il agrippe mes bras et les immobilise le long de mon
corps.
Il continue en me serrant durement contre sa poitrine et j’envoie mon
poing frapper directement son nez, qui craque bruyamment.
− Petite salope, il crache en me tirant les cheveux.
Mes yeux se tournent d’eux-mêmes vers les deux hommes qui se
battent. Les poings de Sean continuent de pleuvoir sur le visage meurtri de
Grisha, qui semble peu à peu rendre les armes.
− Arrête ! Arrête !
Mais il ne m’écoute pas. Son visage, tuméfié et légèrement
sanguinolent, son bras dans un piètre état, il continue de frapper, encore et
encore.
− Sean, pitié !
Un bruit de pure terreur sort de ma gorge.
− Tu vas le tuer ! Je t’en supplie, arrête.
Je pleure à chaudes larmes tout en continuant de me débattre contre
Adrian. Mon demi-frère semble enfin m’écouter.
Il se relève, le pistolet à la main.
Non, non, non, pitié. Grisha bouge doucement et essaye de reprendre sa
respiration. Sean crache sur le sol un mélange de salive et de sang. Il braque
son pistolet dans la direction de l’homme que j’aime et tourne sa tête vers
moi.
− Glaz za glaz, zub za zub6, dit-il, essoufflé.
− Pitié, je le supplie une nouvelle fois. Je t’en supplie. Je t’en…
Mais je ne termine pas ma phrase. Sean presse la détente et sa balle
vient se loger entre les deux yeux de mon amant. Un cri d’agonie sort de ma
bouche. Personne ne m’entend, personne ne m’écoute.
Je viens de faire tuer le seul homme qui m’aimait.
- 13 -

Abby

Aujourd’hui.

J’arrive dans la cuisine et découvre Maya en train d’observer un paquet


de céréales.
− Euh, tu vas bien ? lui demandé-je en me servant un café.
− Chut, je me concentre, s’exclame-t-elle.
Elle soupire et plisse ses paupières.
− D’après une étude scientifique, ou plutôt une publication que j’ai lue
sur Facebook, fixer un objet, en lui ordonnant intérieurement de se déplacer,
le fera justement... se déplacer.
Je manque de m’étouffer, puis remarque qu’elle est très sérieuse.
− OK... D’accord. Je te laisse... t’entraîner, annoncé-je en emportant
ma tasse vers le salon.
Contre toute attente, Maya me suit rapidement et se laisse tomber près
de moi sur le canapé. Est-elle obligée de me pister comme un petit chien ?
Je me décale légèrement et remarque son petit sourire. Elle le fait exprès.
Tout en essayant de recoiffer sa masse rousse, elle croise ses jambes, ses
yeux posés sur les petits nœuds sur mon pyjama.
− Tu as passé une bonne nuit ? me demande-t-elle, l’air de rien.
− Ouais. Et toi ?
Elle hoche la tête et ouvre la bouche, s’apprêtant à me dire quelque
chose. Mais elle la referme aussitôt.
− Quoi ?
− Tu fais… souvent des cauchemars, non ?
Mes épaules se braquent alors que j’essaye de rester impassible.
Bordel, comment sait-elle ça ?
Le bruit, Imbécile.
− Ma chambre est proche de la tienne... Et disons que les murs ne sont
pas épais. Je t’ai entendue… hurler, cette nuit.
− Ce n’est pas vrai, je soupire en laissant tomber ma tête sur le haut du
canapé. Qu’est-ce que j’ai dit ?
Cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Ça craint. Parfois, les
souvenirs me bouffent tellement de l’intérieur qu’ils arrivent à pénétrer mes
rêves pour les transformer en cauchemar.
− Des paroles inintelligibles. Tu sais que tu peux me parler, hein ?
Je hoche la tête tout en retenant un soupir de soulagement. Un sourire
factice prend place sur mon visage.
− Ne t’inquiète pas.
− D’accord, mais sache que…
− Je vais bien.
Maya lève ses deux mains vers le ciel et hausse les épaules face au ton
sec que j’ai employé. Elle récupère son téléphone sur la table basse, puis se
concentre sur son écran, me boudant clairement. Après quelques minutes à
la voir ruminer en silence, je m’exclame :
− OK, tu as gagné. Quoi ?
Elle met quelques secondes à me répondre.
− Rien, rien. C’est bon.
C’est quoi son problème ? Décidément, je ne la comprends pas. S’il y a
quelque chose qui la chipote, autant le dire, non ?
Je la vois composer un numéro. Elle met le haut-parleur et attend.
« Vous êtes bien sûr le répondeur de Dan, je ne suis pas disponible
pour le moment, vous pouvez me laisser un message. »
Biiiip.
− Salut, espèce d’enfoiré. C’était juste pour te souhaiter une mauvaise
journée. J’espère que tu vas te faire écraser par un camion.
Je fixe Maya, la bouche grande ouverte. Elle raccroche tout en jurant
dans sa barbe.
− OK… Tu m’expliques ce qui vient de se passer ?
Hésitante, ses yeux se perdent au loin. Sous ses airs de fille forte, son
masque est en train de se briser.
− Ce type… Ce type est celui qui a failli devenir mon mari.
− Tu as failli te marier ? demandé-je, surprise.
− Ouais. Failli, une énorme rancœur suinte dans chacune de ses
paroles. Et j’insiste bien sur ce mot. La veille de mon mariage, j’ai trouvé
cet enfoiré au lit avec sa soi-disant collègue de travail.
− Quel taré ! Tu as réagi comment ?
− Très mal. Sadique un jour, sadique toujours.
− Qu’est-ce que tu as fait ? la questionné-je en souriant
malicieusement. Tu as brisé chaque doigt de cette salope et coupé la bite de
ce type ?
Maya éclate de rire en secouant la tête.
− Non, quand même pas. Mais j’ai cramé toutes ses affaires et giflé sa
collègue.
Je me penche vers elle, sérieuse.
− Si tu veux que je la retrouve, tu n’as qu’à me donner son adresse. Je
lui expliquerai la vie.
Maya rigole de plus belle, elle n’a pas compris que j’étais sérieuse. Je
suis en train de lui proposer mon aide. Je déteste l’infidélité.
− Je suis parfaitement sérieuse.
Je jette un coup d’œil à son portable.
− Mais pourquoi l’appeler ?
− Quand je l’ai quitté, j’ai déménagé et j’ai changé d’adresse pour être
sûre qu’il ne me retrouve pas. Mais parfois, j’aime bien... l’appeler juste
pour déverser toute ma rancœur.
− Fais gaffe, il va avoir ton numéro.
Elle secoue son doigt devant son visage.
− Bien sûr que non, j’appelle en inconnu.
− En... inconnu ? T’es bien certaine de ton coup ?
− Oui tu sais, #31#. Il ne peut pas savoir mon numéro, mais reconnaît
ma voix.
− Oh. Je ne connaissais pas. Cela m’aurait aidée dans bien des
situations.
Sachant qu’avant la semaine dernière, je n’avais jamais réellement eu
de portable, cela ne m’étonne pas. Je suis vraiment intriguée, maintenant.
− Oui, pardon, cela doit être une autre combinaison en Ukraine !
s’exclame Maya.
− Je n’ai jamais fait ça.
Elle pousse un petit cri de surprise en se relevant.
− Mais bordel, Abby, qu’est-ce que tu faisais pour t’amuser ?
Des choses très, très différentes. Si elle savait…
− Je n’avais pas de portable.
Je n’avais pas non plus accès à Internet quand je me trouvais entre les
mains de Sean. Ni la télévision pour me tenir au courant des nouvelles à
travers le monde. Elle me fixe comme si j’étais une martienne, des
questions pleins les yeux. Cependant, je l’empêche de continuer et rejoins
ma chambre.

***

Quelques heures plus tard, j’essaye de comprendre le principe du jeu


qui se joue à la TV. Je n’ai rien à faire avant de travailler, ce soir. Me voilà
donc à essayer de déchiffrer un programme français.
Une femme, assise sur un grand fauteuil, fait face à d’autres personnes
installées sur des canapés. Elle se met à pleurer tout en remettant en place
les bonnets de son maillot de bain. Une voix robotique interrompt ses
sanglots. La candidate lui répond :
− Oui, c’est bien mon secret. J’ai été la maîtresse d’un footballeur
pendant plusieurs années.
Les personnes parlent de secret, de cagnotte et d’autres trucs débiles.
Mais pourquoi pleure-t-elle ? Et c’est ça, son secret ?
Je crois que nous n’avons pas la même définition du mot secret.
Finalement, après plusieurs minutes, j’éteins la télé et observe Maya,
dans son coin. Elle est plongée dans un manga, une moue boudeuse sur le
visage. À chaque fois qu’elle lit une nouvelle page, elle fronce un peu plus
ses fins sourcils, comme si elle arrivait à une étape cruciale de l’intrigue.
Son attitude me rappelle celui de ma meilleure amie, Lioudmila. À chaque
fois qu’elle était plongée dans un roman, impossible de la faire en sortir.
J’inspire profondément et ferme les yeux, priant pour que de son côté,
elle ait réussi à atteindre son but. Pendant que moi je m’enfuyais vers la
Ville Lumière, elle devait rejoindre la Russie, là où une partie de sa famille
habite. J’ai fui un psychopathe de demi-frère, et elle, elle a fui un père qui
la battait à la moindre occasion. Notre vie n’était pas facile, à l’une et à
l’autre. C’est sans doute pour cette raison que nous nous sommes liées
d’amitié, au départ. J’ai envie de la voir, de lui parler, même si je sais
qu’elle est à des milliers de kilomètres. J’ai envie de savoir si elle a réussi à
atteindre la Russie. Je veux lui dire que, moi, j’y suis arrivée. Que j’ai enfin
rejoint la Ville Lumière. Qu’elle me manque. Que je suis libre et que
j’espère qu’elle l’est aussi. Bien sûr, je suis inquiète à chaque instant de la
journée. J’ai peur que Sean me retrouve à tout moment. Mais je veux
espérer. Il n’y a aucune raison pour qu’il me trouve ici.
Par-dessus tout, je veux dire à ma meilleure amie qu’un jour, je la
reverrai.
− Espèce de débile, marmonne Maya dans sa barbe.
Je sors de mes pensées et relève mon regard, fixant la rousse assise
près de moi. Elle semble parler directement à un personnage du livre. Un
petit sourire me vient et je me laisse aller sur le canapé, fermant les yeux
juste un instant.

***

J’arrive au club, quelques heures plus tard et retrouve une Vanessa


totalement surexcitée. Je n’ai pas le temps de souffler une seconde qu’elle
me saute dessus, un torchon dans les mains, la sueur perlant sur son front.
− J’ai besoin de toi derrière le bar, tout de suite. Les gens se
réchauffent sur la piste, et ils ont soif. Malheureusement, la patience ne fait
pas partie de leurs qualités, ce soir.
− Je suis là pour ça.
Elle souffle pour essayer de se calmer, puis repart aussi vite qu’elle est
arrivée. Un véritable ouragan.
Pendant que je range les bouteilles laissées sur le comptoir, une voix
féminine m’interpelle :
− Bonsoir, je voudrais une Margarita et... qu’est-ce que tu souhaites ?
− Une bière.
En reconnaissant la voix masculine, je me stoppe, net. Il m’avait
prévenue qu’il allait faire quelque chose pour me faire craquer. Je
m’attendais à ce qu’Assan joue avec moi, ce soir. Au moins, je sais à quelle
sauce je vais être mangée.
− Une bière ? Tu ne prendrais pas plutôt un cocktail ? continue la
grande brune en se penchant vers lui, tentant de l’aguicher avec son
décolleté plongeant.
L’enfoiré.
Il veut me rendre jalouse, c’est son plan ?
Malgré moi, je jette un coup d’œil à la fille qui l’accompagne. Elle est
super bien foutue. Forcément, son attention est entièrement portée sur
Assan.
L’homme qui me fixe du regard, une lueur particulièrement dangereuse
dans les yeux.
J’essaye de garder un air neutre et relève un sourcil moqueur dans sa
direction.
Sérieusement, As ?
J’ai confiance en moi. Il m’en faut bien plus pour faire un scandale,
même si, au fond, je suis… furieuse. La partie se passe entre nous. Et je ne
veux pas d’un troisième joueur.
Je le vois poser sa main sur la taille de la jeune femme, et se pencher
vers moi, insolent.
− Ouais, je vais prendre une bière... bien fraîche. Il fait déjà assez
chaud, ce soir. N’est-ce pas, ma belle ? demande-t-il à la fille qui
l’accompagne, sa bouche contre son oreille.
Connard.
Je hoche la tête en ignorant sa remarque. Je refuse de lui offrir la
satisfaction d’entrer dans son piège.
− Je vous apporte ça tout de suite.
Je prépare leurs consommations, en essayant de me maîtriser. S’il
pense que ça va me faire enrager, c’est qu’il ne me connaît pas. J’entends la
nana rigoler à chaque parole d’Assan. Je sens son regard brûler ma nuque,
cependant je n’y prête pas attention. Qu’ils aillent au Diable. OK, je rage
légèrement, mais juste parce qu’il est attirant. Voilà, juste pour ça… Je
pousse un juron en renversant maladroitement un peu de tequila sur le bar.
− Tu vas bien ? me demande Baptiste en apparaissant juste à côté de
moi.
Est-ce qu’elle a l’air d’aller mal ?! Non, alors circule, s’énerve ma
conscience.
− Ouais. Ouais, tout va très bien.
Mon collègue pose sa main sur mon épaule et se penche pour me
murmurer à l’oreille, histoire que je l’entende bien :
− Arrête de stresser, les gars n’ont d’yeux que pour toi, ils sont presque
prêts à te filer de l’argent sans même avoir un verre.
Je tourne la tête vers lui, désabusée.
− C’est parce que tu es la petite nouvelle de la maison. Ils sentent la
chair fraîche.
− Je ne suis pas de la chair fraîche, marmonné-je entre mes dents.
À quelques pas de là, Assan nous fixe furieusement, n’entendant qu’un
mot sur deux. Une partie de moi, celle qui veut lui rendre coup pour coup,
vient de trouver une solution. C’est à mon tour de placer une pièce sur
l’échiquier. Je me rapproche de Baptiste et lui chuchote à l’oreille :
− Et si l’un d’eux essaye de me draguer, je lui arrache les yeux.
Assan, qui ne sait pas un mot de ce que je viens de dire, doit s’imaginer
tout un tas de choses, et j’en joue.
Baptiste siffle en reculant légèrement pour me laisser passer. Mon
épaule frôle volontairement son torse au passage. Tous les moyens sont
bons pour rendre le grand brun fou de rage. Je m’en délecte d’avance.
− J’ai hâte de voir ça.
Bingo. Ce dernier nous fixe sans discrétion aucune. Je remarque que
ses épaules se contractent. Hum. Intéressant. Et si je le prenais à son propre
piège ? Déterminée, je me tourne vers Baptiste et m’exclame bien fort :
− Crois-moi, tu vas vraiment, vraiment aimer le spectacle.
Et ça marche. Assan mord directement à l’hameçon. Quand j’arrive
avec leurs consommations, il me demande franchement :
− Quel spectacle ?
Vu que je reste volontairement silencieuse, il surenchérit d’une voix
plus forte :
− Eh oh ? Tu m’entends ?
Les sourcils froncés, je rentre joyeusement dans son jeu :
− Je ne t’ai pas répondu ? Ah ben, probablement parce que ça ne te
concerne pas, As.
Je tends son verre à la brune qui nous observe étrangement.
− Votre Margarita.
La femme, hautaine, ne me remercie pas. Elle avale une petite gorgée
en se rapprochant un peu plus de lui, cherchant à marquer son territoire.
Elle grimace légèrement.
− Vous n’avez pas forcé un peu sur la dose d’alcool ?
Je devrais lui apporter une limonade, et basta. Elle commence à me
chauffer. Assan observe notre combat silencieux en buvant tranquillement
sa bière. Sur le coup, il me fait penser à une voiture de course. Son moteur
est en train de chauffer peu à peu. Et il va partir au quart de tour.
− Ce sont les doses habituelles, j’explique calmement à la cliente, d’un
ton très professionnel.
Je ne dois pas oublier que le salaud qui l’accompagne est un de mes
patrons.
− C’est bizarre, reprend-elle d’une voix supérieure, ce n’est pas comme
ça, d’habitude. Assan, pourquoi tu fais changer les équipes comme ça ? Sa
voix est presque capricieuse, comme si c’était une gamine qui parlait.
Savoir qu’elle vient souvent m’irrite, mais pas autant que le fait qu’elle
essaye de me décrédibiliser. Gardant mon masque impassible, je souris
poliment, tout en me penchant vers elle.
− Peut-être que vous ne supportez tout simplement pas l’alcool. Je
peux vous servir un jus de fruits, si vous le souhaitez.
Ses yeux se plissent, signe qu’elle perd un peu de son assurance.
Parfait.
− Ou une bière, j’indique en montrant mon patron du menton. C’est
l’alcool réservé aux petites natures, continué-je en souriant innocemment.
L’effet est immédiat. Il repose sa bouteille après s’être à moitié étouffé
avec une gorgée.
− Ça va aller, mais non, merci, termine-t-elle en me tournant le dos
brusquement.
Pétasse.
Nous sommes quittes.
À l’instant où je me tourne, prête à m’éloigner, j’entends Assan
m’appeler, mais je l’ignore volontairement.
- 14 -

Abby

Vanessa me sourit et récupère, in extremis, le verre que j’allais servir à


un homme assis un peu plus loin.
− Prends ta pause, m’ordonne-t-elle presque. Et profite.
Un sourire timide aux lèvres, je m’installe sur l’une des chaises du bar
en observant les alentours. Assan semble vouloir s’assurer de me garder
dans son champ de vision parce que depuis le coup du jus de fruits, ses
yeux ne me quittent plus.
C’est quoi son problème ? Sa queue n’est-elle pas attirée par le canon
qui se trémousse près de lui ? Eh bien, tant pis pour lui.
Mes yeux se posent sur un homme et une femme se déhanchant sur la
piste tout en se dévorant du regard. Je cherche presque involontairement
Assan du regard, mais il n’est plus là. Parti. Probablement avec elle. En
train de la baiser dans un recoin sombre.
Cela ne me fait absolument rien.
Menteuse ! s’écrie ma conscience, perspicace.
Rageuse, je me penche par-dessus le bar et attrape une bière. J’en bois
une gorgée, puis la repose avec force sur le comptoir.
Foutu connard.
S’il pense que je vais craquer parce qu’il enfouit sa bite bien
profondément dans la chatte d’une autre, il se met le doigt dans l’œil.
D’ailleurs, cela ne me regarde absolument pas. Alors que je m’apprête à
saisir à nouveau la bouteille, une main attrape ma bière et l’arrache de ma
vue.
Il.
Est.
Là.
Pour moi.
Surprise par son retour, je l’observe porter le goulot à sa bouche. Ses
lèvres sur posent exactement où se trouvaient les miennes il y a une
seconde. En découvrant mon air boudeur, un sourire canaille orne son
visage habituellement sombre. Il s’assied sur la chaise adjacente, bien
décidé à gâcher ma pause.
Un simple regard supplémentaire, et je comprends qu’il ne s’est rien
passé avec l’autre cruche. Pas de coiffure désordonnée, typique du retour de
baise. Aucun signe de rouge à lèvres sur sa peau.
Hautement satisfaite − et rassurée, même si je ne l’avouerais jamais
ouvertement −, j’essaye de rester impassible, tentant de lui faire croire que
son petit numéro de tout à l’heure n’a eu aucun effet sur ma petite
personne.
− Tu n’as pas autre chose à foutre que de me voler ma boisson ?
Comme t’occuper de ton invitée, par exemple ?
− Je suis le patron, je vérifie simplement que mes employés travaillent
correctement... Sans picoler durant leur pause, si tu vois ce que je veux
dire.
Tout en le défiant du regard, je lui reprends ma bière des mains et la
porte à ma bouche en penchant un peu la tête en arrière, histoire qu’il puisse
admirer mon cou. Et ça a l’air de le rendre dingue. Enfin, je crois. Il avale
difficilement sa salive puis se tourne vers moi, ses genoux touchant les
miens. Il pose sa main sur ma cuisse, que je bouge précipitamment pour
éviter son contact. Bas les pattes.
− Laisse-moi deviner, commence-t-il alors que je sens sa paume me
brûler à travers mon jean noir. Tu pensais vraiment que j’étais en train de la
baiser dans un coin ? Elle vaut mieux que ça, non ?
Enflure.
Ne pas montrer mon trouble. Ma colère. Ma déception. Il pense
vraiment qu’elle vaut mieux que moi ?
Retrouvant mon masque, je souris de malice et abats ma main sur sa
cuisse. Je jubile intérieurement quand je sens ses muscles se tendre sous
mes doigts. Il est vraiment à bout, hein… Moi aussi, ça tombe bien. Si ça se
trouve, il essaye juste de me faire réagir avec sa remarque à deux balles.
Sachant très bien où je veux en venir, je remonte ma paume de quelques
centimètres, frôlant presque son entrejambe. Sa mâchoire se contracte et ses
yeux noirs fixent mes lèvres.
− C’est avec moi seule que tu joues, soufflé-je en penchant ma tête
vers lui. Et je refuse qu’une troisième personne entre dans la partie.
Compris ?
Je le pince, ce qui lui fait pousser un petit cri de douleur. Il entrouvre sa
bouche, son souffle s’abat sur mes lèvres. Après avoir froncé les sourcils, il
annonce :
− Je te retourne tes propres mots.
Je suis d’abord perdue. Puis, je comprends. Baptiste.
− Je n’ai jamais dit que j’allais jouer à la loyale, As. Tu oublies
quelque chose de fondamental. L’important, ce ne sont pas les cartes que tu
tiens en mains, mais la manière dont tu arrives à bluffer ton adversaire.
Il s’approche, frôlant ma joue de la sienne. À ce contact, je me sens
frémir de l’intérieur.
− Tu me repousses, je ne fais que contre-attaquer.
L’air se charge d’une tension sexuelle. Les autres pourraient nous voir,
mais c’est trop bon, trop fort pour qu’on s’arrête maintenant.
− Tu n’as vraiment rien compris, je réponds alors que ma respiration
s’accélère doucement.
Je me redresse et éloigne ma main de sa cuisse. Il réagit instantanément
en se relevant d’un bond.
− La première manche est terminée, annonce-t-il. Tu as gagné. Mais je
n’ai pas dit mon dernier mot pour le reste de la partie.
Quoi ? Un nouveau combat de domination ?
Eh, pas si vite !
− Tu déclares forfait ? lui demandé-je, déçue.
− Forfait ? Moi, jamais ! Je pense juste à la seconde phase, beaucoup
plus intéressante.
Trop curieuse pour réfléchir, je tombe à pieds joints dans son piège.
− Qui consiste à… ? je ne peux m’empêcher de l’interroger.
− Toi sous moi, hurlant mon prénom.
Waouh. Je ne l’ai pas vue venir, celle-là. Je me reprends rapidement.
− Un jeu de simulation ? Je t’imaginais plus ambitieux que ça, Assan.
Il secoue la tête, mais pas de déception. Seul l’amusement semble
présent sur les traits de son visage.
− Demain, tu vas venir ici. Puis, nous irons exactement où je veux
aller. Avec toi.
À l’énoncé de ce programme inattendu, une nuée de papillons s’envole
dans mon bas-ventre. Pourvu qu’il ne remarque pas mon trouble.
− Oh, vraiment ?
Mon ton moqueur ne l’arrête pas. Il s’est fixé un objectif, et pense
vraiment l’atteindre.
− Tu me suivras, puis nous nous débarrasserons enfin de toute cette
tension insupportable.
Ma langue claque plusieurs fois, signe de mon désaccord.
− Désolée, As, mais j’ai autre chose de prévu. De beaucoup plus
important.
Ses prunelles me foudroient, je jubile.
− Ah oui, et je peux savoir quoi ?
Go ! Le nouveau jeu peut commencer !
− Je ne pense pas que ça t’intéresse.
Il s’approche, une lueur de plus en plus hargneuse dans le regard.
− Au contraire, je suis tout ouïe.
− Certain ?
Je suis en train de le rendre totalement chèvre. À ma merci. Je tisse ma
toile, petit bout par petit bout, et il se fait avoir comme un débutant.
− Un rendez-vous avec ma main. Mon index, pour tout t’avouer.
Assan dépose un billet de cinq euros sur le bar, le visage désormais
impassible. Je ne comprends pas.
− Si tu le souhaites, ton doigt chéri pourra faire partie du jeu. Ça ne me
pose aucun problème. Bien au contraire, même…
Puis, il s’éloigne sans se retourner.

***

Vous vous rappelez cette stupide émission que je regardais quelques


jours plus tôt ? Eh bien, je persiste et je signe. À travers l’écran, j’observe
une jolie blonde pleurer en disant « je t’aime » à un type, puis quelques
minutes plus tard, la même nana se retrouve dans le lit d’un autre gars à
jouer à cache-cache avec la nouille entre ses jambes.
Hallucinant.
− J’y vais, me crie Maya depuis l’entrée en récupérant son tapis de
yoga qu’elle coince sous son bras.
Je la soupçonne presque d’aller à son stupide cours juste pour voir son
prof dont elle ne cesse de me vanter les mérites… physiques. Et, en plus,
elle sort déjà avec quelqu’un !
Eh, ce n’est pas parce qu’on est au régime que l’on ne peut pas
regarder le menu, s’exclame ma conscience.
Attendez, de quoi je me mêle, au juste ? Mon Dieu, vivre avec elle me
transforme en commère. Tout ce que j’exècre.
Par miracle, j’ai réussi à échapper à ses questions toute la journée. Elle
a été aux premières loges, hier soir. Je sais qu’elle a assisté à notre «
affrontement », à Assan et moi.
Me remémorer la répartie de ce salaud me fait penser que j’ai ignoré
ses messages, aujourd’hui. TOUS ses messages.
S’il pense que je vais vraiment le rejoindre, ce soir, au club, il se plante
sur toute la ligne. Qu’il aille se faire foutre. Ne travaillant pas, je compte
bien profiter de ma soirée de liberté.
Mon portable se met à vibrer, signe d’un appel entrant. Quand on parle
du loup… En retenant un juron, je décroche à la troisième sonnerie.
− Je sais que je deviens essentielle pour contrôler ton plaisir, mais
pourrais-tu te passer de moi pour la soirée ?
Je m’apprête à entendre son rire s’interposer entre nous, mais rien.
− Je t’attends.
Malgré son ton froid, mon corps, ce traître, réagit instantanément, mes
seins se dressant sous mon fin tee-shirt gris qui me sert de pyjama.
− Tu vas m’attendre longtemps. Si tu voulais quelqu’un qui rapplique
dès que tu siffles, il fallait acheter un chien. Ou une chienne en
l’occurrence. La brune d’hier soir, par exemple.
Je l’entends pousser un juron, puis une portière claquer. Je me redresse
immédiatement. Un truc cloche.
− Tu es où ?
− Tu refuses de venir à moi, donc c’est moi qui viens à toi.
Clac.
− Tu ne connais même pas mon adresse !
Je jette mon portable sur le canapé près de moi. Je bougonne tout en
m’asseyant contre le bord du fauteuil. Non, mais je rêve, pour qui se prend-
il ?
Peu rassurée, je me relève et fais les cent pas à travers le salon. Il ne
peut pas savoir où j’habite, car je n’ai pas encore indiqué ma nouvelle
adresse à mes collègues. Seules Maya et Vanessa… sont au courant.
Vanessa, bordel.
Bien sûr qu’il va me trouver.
En passant devant le miroir du couloir, je me stoppe. Aucun
maquillage, les cheveux qui ont l’air d’avoir été agressés par un coiffeur
amateur, et un long tee-shirt informe me servant de pyjama.
J’ai connu mieux.
Après tout, s’il veut vraiment me voir, il ne va pas être déçu de la
visite ! Avec un peu de chance, je le ferai fuir illico presto !
Un coup est frappé contre ma porte.
Je décide de jouer à la morte. Peut-être que comme ça, il repartira.
Tout de même intriguée par sa présence, je m’approche, les jambes
flageolantes, et me colle au bois verni.
− Je sais que tu es là. Ouvre-moi.
La voix grave d’Assan me parvient parfaitement à travers le mur. Et il
est en colère. Tant mieux. C’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher
de rétorquer :
− Je ne suis pas à ta disposition. Tu n’as qu’à t’acheter une poupée
gonflable, imbécile.
Je l’entends perdre patience, ce qui me fait sourire. Oh, on abandonne
déjà, As ? Je t’ai connu plus combatif.
− Ouvre cette putain de porte.
Pour ensuite ouvrir mes cuisses ? Tsss.
Je ne suis pas faite de marbre, et je sais très bien que je vais craquer s’il
essaye encore de me sauter dessus. On se pousse, on s’attire, tout ça pour
faire craquer l’autre en premier. Ma force mentale a des limites. D’ailleurs,
j’en explore actuellement toutes les frontières.
− Si tu ne m’obéis pas, Abby, tu devras te trouver un autre job.
Furieuse, j’ouvre à toute volée.
La scène que je découvre me stoppe dans ma lancée. Assan a posé ses
deux mains de part et d’autre du cadran en bois, ce qui fait tendre ses
épaules massives moulant son polo beige. Sa tête est légèrement penchée en
avant alors qu’il lève ses yeux furieux dans ma direction. Qu’est-ce qui lui
donne le droit d’être en colère, d’abord ? Que je l’ai ignoré ? Eh bien, tant
mieux, ça lui fait les pieds. Ça doit lui changer des nanas qui se déshabillent
sans qu’il n’ait besoin de prononcer le moindre mot.
Ses cheveux sombres, encore humides, ont mouillé son col. Mais ses
yeux − bordel, ses yeux… −, analysent mes jambes nues avant de remonter
peu à peu le long de mon corps.
Par réflexe, je croise mes bras sur ma poitrine et pince la bouche.
− Ta menace, tu te la mets dans…
Il se jette sur moi, ne me laissant pas le temps de finir ma phrase. Sa
bouche se plaque contre la mienne et j’entends la porte se fermer derrière
nous. Ses lèvres impatientes me cherchent, presque douloureusement.
Tirant sur ma paume droite qui était bloquée entre nos deux corps, je
l’envoie brusquement dans son menton.
Assan grogne en immobilisant ma tête, une main entortillée dans mes
cheveux et l’autre plaquée à l’arrière de mon crâne. Plus je résiste, plus ça
le rend fou. Désespéré, il me plaque contre la porte, dos à lui. Il se colle à
moi et je commence à me débattre. Plus pour la forme qu’autre chose, je
dois l’avouer. Je pourrais le maîtriser, j’en suis presque sûre. Mais ce petit
jeu m’amuse.
− Tu essayes vraiment de me pousser à bout.
Son soupire frappe mon oreille tandis qu’un gémissement sort de ma
bouche.
N’en pouvant plus, j’ondule des hanches, mes fesses collées à son
érection, le souffle haletant.
− Et ça marche ?
Sa bouche suce ce point sensible dans mon cou, puis mord durement
mon lobe d’oreille. L’une de ses mains presse ma hanche juste avant de
pincer l’un de mes tétons à travers mon tee-shirt.
− Oh oui.
Je me retourne, le souffle court. Je me plaque à mon tour contre lui et
enroule mes jambes autour de sa taille. Je craque la première. Ses deux
mains se posent sous mes fesses pour me maintenir. C’est si bon. Mais ça
devient meilleur encore à l’instant où ma langue entre en contact avec la
sienne. Avant d’aller plus loin et que toute raison se fasse la malle, il faut
que nous mettions les choses au clair. J’use de toutes mes forces mentales,
et me recule, haletante.
− Juste du sexe.
Sans me laisser le temps de poursuivre, il s’empare à nouveau de mes
lèvres, tout en grognant :
− Et rien d’autre.
Parfait. Pour une fois, nous sommes sur la même longueur d’onde. Il
ne m’en fallait pas plus pour m’abandonner complètement dans ses bras et
oublier cette satanée partie que nous menons l’un contre l’autre.
Impatientes, mes mains tirent sur le col de son polo, voulant toucher sa peau
nue. Sans rien voir venir, je me retrouve les fesses posées sur le meuble de
l’entrée. Assan, désormais libre de ses mouvements, enlève enfin son haut.
Mes mains se posent sur le bas de son ventre donnant libre accès à ma
langue pour suivre le tracé de ses pectoraux, et découvrir de nouveaux
tatouages. Totalement sous son emprise, je ne tente pas de les déchiffrer,
préférant fixer avidement le tissu de son pantalon se tendre sous l’assaut de
mes caresses de plus en plus poussées.
Mais c’était sans compter la détermination légendaire d’Assan.
Visiblement, il entend les choses autrement, préférant se soustraire à ma
peau. Je le fusille du regard. Je m’apprête à lui dire le fond de ma pensée,
mais ses mains se posent sur mes cuisses nues, qu’elles pressent fortement.
Puis, d’un geste presque tendre, il m’écarte les genoux, ses yeux rivés aux
miens. Quelques secondes plus tard, il s’attaque à mon tee-shirt, dévoilant
peu à peu mon épiderme saturé de chair de poule.
Voilà l’effet que tu me fais…
Quand il s’agenouille, mon intimité se met à pulser. Mes orteils se
recroquevillent au moment où sa bouche se pose sur mon mollet, sa langue
remontant le long de ma jambe pour s’arrêter sur le haut de ma cuisse. Cela
fait bien longtemps qu’aucune bouche n’a caressé ma peau. Bien longtemps
qu’un homme n’a pas cherché à me donner du plaisir, sans me faire du mal
physiquement par la suite.
− Assan, murmuré-je durement dès qu’il mordille ma peau.
Il ne semble plus contrôler ses gestes.
− Des jours que je me demande quel goût tu as…
Le contact de sa main sur ma hanche me donne envie de plus. De
beaucoup plus.
− Ne me fais pas languir.
Il rigole doucement face à mes mots et son souffle tape directement
entre mes cuisses. La chaleur se diffuse partout dans mon corps, mon
clitoris n’attendant que lui. En phase avec mon désir, il tire doucement sur
mon sous-vêtement noir pour me l’enlever. Ce qu’il voit doit lui plaire
parce que ses yeux gagnent en brillance, leur couleur sombre devenant
encore plus intense quand son index se pose enfin sur ma chair dévoilée.
− Oui... gémis-je en laissant tomber ma tête vers l’arrière.
Mais lorsque je sens sa langue prendre possession de mon intimité, je
me force à me redresser pour le regarder me donner du plaisir. Il recule sa
tête, se léchant la lèvre inférieure. Un bruit incroyablement masculin sort de
sa gorge.
− Encore ? me demande-t-il en tournant langoureusement son doigt
autour de mon clitoris.
Je hoche la tête, impatiente.
− Je n’ai rien entendu, mon ange.
Assan me tourmente en traçant des cercles réguliers sur mon intimité.
Il va finir par me rendre folle. J’ai besoin de plus, mais je ne le supplierai
pas. Ma fierté, j’ai mis des mois à la retrouver, alors ce n’est certainement
pas pour que le premier venu s’amuse à me la reprendre d’un coup de
langue. La raison reprend rapidement le dessus.
− Je ne vais pas te supplier, va te faire voir.
Faisant fi de mon énervement, sa langue lance une seconde attaque.
Puis, sans crier gare, il la retire brusquement. Il s’éloigne, les lèvres
brillantes de mon désir.
Enflure.
− Encore ? me questionne-t-il à nouveau, tentant de reprendre le dessus
sur notre bataille insidieuse.
C’en est trop. J’ai besoin de lui. De jouir. De tellement de choses…
− Ouais. Encore.
Sans demander son reste, il mordille ce point si sensible, celui qui
dirige mon plaisir. Son index descend légèrement vers l’entrée de mon
intimité, me pénétrant doucement. Cette intrusion me rend dingue, folle de
désir, de plaisir. Je crois voir des étoiles danser devant moi. Ce con est
doué, vraiment doué.
− C’est bon, pas vrai ? murmure-t-il en continuant ses assauts délicats.
Sentant mes muscles se tendre un à un, je ne peux m’empêcher de
gémir. Encore et encore. Je ne me préoccupe de rien d’autre, si ce n’est de
mon orgasme en pleine éclosion.
Et puis, enfin, la délivrance.
Je me contracte autour de son doigt et ferme les yeux. Intensément. Je
ressens le besoin de hurler, mais c’est tellement fort, puissant, dévastateur
que ma gorge se noue sous le coup de cette intense émotion.
Toujours perdue au milieu du néant, je perçois Assan se relever et se
presser contre moi. J’attrape ses cheveux pour l’attirer vers moi, et colle ma
bouche contre la sienne.
Mon orgasme ne m’a pas calmée, il attise encore plus ma faim de lui.
À la seconde où je découvre mon propre goût sur ses lèvres, il semble
perdre toute maîtrise. J’en profite pour lui sucer sa langue sans retenue. Il
pose sa main sur le devant de son pantalon noir pour commencer à se
déshabiller.
− Oh, mon Dieu !
Un cri retentit derrière lui, me sortant de ma léthargie.
Je fixe Maya, immobile, qui plaque sa main sur ses yeux.
− Je n’ai rien vu, d’ailleurs... je suis aveugle, s’exclame-t-elle en
courant dans le couloir pour rejoindre sa chambre.
Face à l’intrusion inopinée de ma colocataire, mon plaisir redescend
petit à petit, mais je sens Assan toujours aussi tendu contre moi. Il pose son
front sur le haut de ma poitrine, puis jure quelque chose d’incompréhensible
entre ses dents.
Sa frustration semble telle que je l’imagine continuer ce qu’il avait
commencé, mais son portable se met à sonner, coupant court à ce moment.
Notre bulle explose, je le lâche doucement. Il décroche, furieux.
− Quoi ? marmonne-t-il.
Il passe une main dans ses cheveux, soupire, puis raccroche. Ses yeux
se posent sur moi. Je le vois hésiter. Je lis sa faim dans son regard. Il fixe
mes jambes que je resserre.
− Je dois y aller.
− J’avais compris.
Je vois bien que cela ne l’enchante guère et que quelque chose
d’important requiert toute son attention. Donc, je ne vais pas lui faire une
scène de me laisser, là, encore pantelante de cet orgasme complètement
dingue. Je rêve de le sentir en moi, mais ça devra attendre.
− Ça va aller ? me demande-t-il tout en se rhabillant.
Je fixe son érection en souriant doucement.
− Moi... oui.
Il soupire, se tenant prêt à partir. Il ouvre sa bouche, puis la referme. Je
sais très bien ce qu’il pense, parce que je pense la même chose.
Toute discussion semble inutile. Il hoche simplement la tête et sort de
la pièce.
Jusqu’où irons-nous, lui et moi ? Seul l’avenir nous le dira…
- 15 -

Abby

Deux jours plus tard, alors que je me change dans les vestiaires du
Wonderland, Vanessa me rejoint, prête à commencer son service.
− Hey, me salue-t-elle en passant rapidement près de moi pour ouvrir
son casier.
J’enfile mon tee-shirt à l’effigie des Black Sabbath et la suis du regard.
− Salut !
Je remarque tout de suite qu’elle porte une paire de lunettes de soleil.
En pleine nuit ! Et à l’intérieur, qui plus est ! Le tremblement de ses
mains m’indique que quelque chose cloche. De plus, elle ne me pose
aucune question sur ces derniers jours, ce qui ne lui ressemble pas du tout.
Innocemment, je m’avance vers elle.
− Une conjonctivite ? lui demandé-je, l’air de rien.
Bravo, Abby, tu n’aurais pas pu trouver une question encore plus
ridicule ? N’essaye surtout pas de te sociabiliser, soupire ma conscience.
Vanessa stoppe ses mouvements, et pince ses lèvres.
− Non, non… Je suis juste fatiguée.
J’entends une réelle tension dans sa voix, mais également autre chose.
De la peur. À l’état brut. C’est un sentiment reconnaissable entre tous.
− D’accord… J’y vais, à demain.
Je suis mal placée pour fouiller la vie des gens et essayer de déterrer
leurs petits secrets. Je m’éloigne, puis récupère mon sac. Je sors de la pièce,
pourtant quelque chose m’empêche de faire un pas de plus. Bordel, tout
ceci ne me regarde pas. Mais j’ai reconnu les signes chez elle... Ces mêmes
signes qui étaient encore les miens, il y a peu.
Je me retourne doucement tout en essayant de la regarder discrètement.
Je ne veux surtout pas qu’elle se sente gênée. Voire pire, épiée.
J’avais vu juste.
Maintenant qu’elle a retiré ses lunettes, je remarque un énorme
hématome entourant son œil droit. Le salaud qui lui a fait ça ne l’a pas
loupée. Sa paupière, légèrement plissée, prouve que quelques vaisseaux ont
explosé. Elle ne m’a toujours pas remarquée. Penchée au-dessus du lavabo,
elle essaye de cacher sa blessure en appliquant une couche épaisse de
correcteur. Quand son index touche sa peau, je la vois grimacer doucement
et je fais un nouveau pas vers elle, bien que je sache pertinemment que je
devrais partir. Lorsqu’elle prend conscience de ma présence, je vois ses
épaules se tendre et perçois son souffle se couper.
Honteuse, elle tente de regarder ailleurs. Je ne sais pas comment
aborder les choses sans qu’elle prenne peur et décide de ne plus me parler.
Elle est ma manager, après tout. Je marche sur des œufs, j’en ai tout à fait
conscience.
Silencieuse, je m’adosse contre le mur, tout près d’elle.
− Alors quoi, tu vas continuer à me regarder tout en me jugeant
silencieusement ? marmonne-t-elle sarcastiquement.
Je ne reconnais plus son timbre, d’ordinaire si joyeux.
Je me redresse en fronçant les sourcils.
− Pourquoi est-ce que je te jugerais ? Je ne connais pas l’histoire, alors
je n’ai pas à juger de quoi que ce soit.
J’en ai trop souffert pour me permettre d’agir de la sorte avec elle.
− Tu n’es pas en train de te dire que je devrais assumer plutôt que de
cacher ma misère ?
Je relève un sourcil. C’est mal me connaître.
S’est-elle bagarrée ? Pris un meuble... ? Je pencherais plutôt pour la
première option.
− Que s’est-il passé ? demandé-je ensuite.
− Mon œil a rencontré l’angle de la porte. Relax. Au fait, t’as pas fini
ton service, toi ?
Et voilà, l’excuse toute trouvée. Elle peut me raconter ce qui l’arrange,
néanmoins la peur dans sa voix était bien réelle. Elle me ment. Je devrais
partir et me mêler de ce qui me regarde, mais sa détresse inhabituelle
m’incite à rester près d’elle.
− J’espère que cette… porte ne sera désormais plus une menace pour
toi.
Vanessa stoppe ses mouvements et se tourne vers moi.
− C’est quoi, ton problème ? Tu peux m’expliquer ? bougonne-t-elle en
se braquant.
D’accord, j’ai utilisé la mauvaise technique. Je m’apprête à m’éloigner,
puis m’arrête de nouveau en voyant ses mains trembler.
Bordel, Abby, cesse de te laisser attendrir ! Ce ne sont pas tes
affaires !
Quand elle voit que je les fixe, elle serre les poings durement. J’ai
l’impression qu’une sueur froide me colle à la peau, comme si je me
retrouvais des mois en arrière.
− Tu t’es battue ?
Tu t’es fait battre... ?
− Non ! s’exclame-t-elle, la voix montant dans les aigus.
− Qui t’a frappée ?
Ma voix est douce, se voulant rassurante. Je souhaite qu’elle
comprenne que je ne la jugerai pas, et qu’elle peut tout me dire.
Absolument tout.
− Personne, souffle-t-elle en recommençant à se maquiller.
Mais je vois ses yeux briller intensément. Et ça, ça ne trompe pas. Mon
Dieu, pitié qu’elle ne se mette pas à pleurer. Je déteste les larmes… Je n’ai
jamais su comment réconforter les gens qui pleurent. Pourtant, Lioudmila
me disait toujours qu’il fallait pleurer pour pisser moins.
Vanessa se pince les lèvres tout en se contenant.
− Personne ne mérite de se faire frapper, je reprends ensuite. Et, crois-
moi, j’en sais quelque chose.
− Qu’est-ce que t’en sais ? Tu ne sais rien du tout, Abby. Mêle-toi de
ton cul, et tout se passera bien.
D’accord, je l’ai mérité. Malgré tout, je poursuis sur ma lancée :
− J’en sais justement beaucoup sur le sujet. Pense ce que tu veux, mais
personne n’a le droit de te faire du mal.
Sa lèvre inférieure se met à trembler encore plus, mais aucune larme ne
s’échappe de ses yeux secs. Elle veut paraître forte. Je comprends bien vite
qu’elle a déjà reçu des coups. Pourquoi, n’avais-je jamais rien remarqué
avant ce soir ?
Une dissimulatrice en chef. Si je ne l’avais pas croisée avant qu’elle se
maquille, je ne me serais aperçue de rien.
− Écoute, Vanessa, dis-je en posant ma main sur la sienne. Ne te laisse
pas faire par cette personne. Je suis sûre que ce n’est pas la première fois,
et…
− Si, ment-elle. Il ne m’a frappée qu’une fois !
Donc, c’est un homme. Mudak7.
− Peut-être que c’est la première fois, je reprends, désireuse de ne pas
la braquer. Mais ça va être de pire en pire. Il continuera de t’attaquer, tout
en essayant de te faire culpabiliser. Ne lui permets pas de te mettre plus bas
que terre. Tu n’es pas la première à qui cela arrive, et certainement pas la
dernière. Éloigne-toi de lui avant qu’il ne soit trop tard. Ne sois pas aussi
stupide que moi en ayant trop peur d’agir face aux coups.
Elle ne me répond pas, mais je m’y attendais. Les souvenirs remontent
peu à peu, je sens mon cœur se serrer alors qu’une rage sourde éclate en
moi. Je la lâche, puis m’éloigne vers la porte.
− Abby ?
Je me retourne vers elle, les sourcils froncés.
− Toi, tu as réussi à éviter les coups ? À t’éloigner ?
Je prends une profonde inspiration.
− J’ai réussi à fuir avant qu’il ne soit trop tard. Mais les cicatrices,
elles, ne partent pas. D’ailleurs, elles ne partiront jamais.
Physiques ou morales, quelle importance ? Dans les deux cas, la
souffrance est bien présente.
Je quitte la pièce, le ventre noué, sans un regard en arrière. Et là,
bordel, je sens mes yeux s’humidifier. Je ne dois pas m’abaisser face au
passé. Il doit rester derrière moi, je m’en suis fait la promesse solennelle.
Mais des images me viennent. De mon corps meurtri. De ceux d’hommes
torturés sous les mains de Sean.
Rageusement, j’essuie une larme sur ma joue.
Stupide fille. Tu es faible, Abigail. Tu le seras toujours.
Les mots de cette ordure me martèlent le cœur.
J’ai besoin de prendre l’air. Immédiatement. Penser à autre chose.
Revenir dans l’instant présent.
En arrivant dans le hall, je ralentis le pas. Bordel, il ne manquait plus
que ça. Assan traverse l’immense entrée, les yeux fixant l’écran de son
téléphone. Je remarque trois types à ses côtés, ainsi que d’autres le suivant
juste derrière. Tous arborent une mine excessivement sérieuse. Le grand
brun porte une chemise blanche dont les premiers boutons sont ouverts et
manches relevées, dévoilant ainsi ses avant-bras. Je descends mon regard et
découvre son pantalon de costume plutôt moulant ainsi que des chaussures
italiennes en cuir qui le rendent... différent. Plus dangereux, pourtant moins
sauvage que quand il est habillé d’un simple tee-shirt et d’un jean.
Sentant ma présence, ses yeux sombres plongent dans les miens.
J’essaye d’avoir l’air sûre de moi, cependant quand il aperçoit mes yeux
rougis, il se tend imperceptiblement.
Je m’arrête, le voyant esquisser un pas dans ma direction. Les types qui
l’entourent me jettent un coup d’œil interrogateur. Assan secoue la tête et
son regard se fait plus dur. Il chuchote quelque chose à un de ses chiens de
garde qui rigole doucement.
Le grand brun me fixe à nouveau, mais beaucoup plus durement, cette
fois-ci. Mais une expression différente traverse ses yeux, une seconde.
Comme s’il voulait me transmettre un message. Comme s’il faisait exprès
de ne pas s’approcher de moi pour ne pas attirer l’attention sur ma
personne. Puis, sans demander son reste, il s’éloigne en m’ignorant
complètement. Je ne comprends pas pourquoi. Il y a peu, il avait sa bouche
entre mes cuisses, et semblait vouloir me posséder. Qu’est-ce qui vient de
se passer ?
Imbécile, qu’est-ce que tu t’imaginais ? Ils sont tous pareils.
- 16 -

Abby

Je bâille à m’en décrocher la mâchoire tout en m’observant à travers le


miroir de la petite salle de bain. Les cernes sous mes yeux expriment ma
fatigue est le signe infaillible que j’ai peu dormi. Impossible de trouver le
sommeil quand une partie de vous est plongée dans ses souvenirs, alors que
l’autre reste secrètement excitée en repensant à un beau mâle en érection.
Qui m’a ignorée comme une merde, hier. Chouette, alors.
Assan n’était pas… Assan. Je ne l’ai pas reconnu. Jamais, il ne
m’aurait ignorée. Et pourtant, il l’a fait. Je ne comprends pas.
Je frotte énergiquement mon visage à l’eau froide histoire de me
réveiller complètement.
− Mayaaaaa, crie une petite voix aiguë alors que je suspends mon
geste.
Ne me dites pas qu’il y a un gosse ici. Pitié, tout sauf un gamin.
Après avoir négligemment essuyé mes mains encore humides sur mon
short, j’avance d’un pas hésitant dans le couloir menant à l’entrée de
l’appartement. Déjà que je dois subir Maya et ses questions incessantes
depuis trois jours sur ma vie sexuelle, ce n’est certainement pas pour, en
plus, supporter un petit truc haut comme trois pommes. Et je soupire de
découragement en découvrant une petite rousse courant dans les bras grands
ouverts d’une plus grande rousse, à quelques mètres de là.
− Ne me dis pas que tu as un morveux, bougonné-je de mauvaise
humeur en fixant Maya.
Elle se relève en faisant tourner doucement la petite qui rigole
gaiement.
− Mais non. Je te présente Élise, ma nièce. Élise, voici Abby, ma
colocataire. Ma belle-sœur vient de me la déposer pour quelques heures.
Je fixe la petite qui descend des bras de Maya et se dirige vers moi,
tout sourire. Quelle créature étrange.
− Houlà ! dis-je en faisant un pas sur le côté quand la gamine essaye de
sauter sur ma jambe. Tout doux.
− Je suis Élise, s’exclame la mini-Maya. J’ai cinq ans !
Elle me montre seulement quatre doigts sur sa main, mais je ne relève
pas, j’ai bien mieux à faire, aujourd’hui.
− Super, Élise.
Je tourne les talons en soupirant. Super. Voilà comment gâcher une
matinée.
Où est mon paquet de cigarettes ? J’avance vers la cuisine, pressée de
me doper au café avant de commencer ma journée. Mais c’était sans
compter sur le microbe ambulant qui m’attrape la main et se met à me
suivre partout.
− Tu fais quoi ? demandé-je en décrochant ma paume de la sienne.
Maya rigole doucement en secouant la tête.
− Arrête un peu. Elle veut simplement te donner la main.
− Je n’en sais rien, moi, où ses mains ont traîné ! m’exclamé-je en
évitant de regarder la petite qui me sourit doucement.
Ma colocataire passe près de moi, un petit sourire ornant ses lèvres.
− En tout cas, de mon côté, je sais où se trouvaient celles d’Assan,
l’autre jour. Et cela ne semblait pas te gêner.
Je la fixe, la bouche entrouverte.
− C’est qui, Assan ? me demande la gosse, l’air de rien.
Elle ne manque pas de toupet, la gamine ! Si elle veut savoir, elle va
être servie ! Et plutôt deux fois qu’une !
− Un encul… un garçon, je me reprends en me grattant le crâne.
Ses couettes rebondissent alors qu’elle tend les bras à sa tante pour
qu’elle la place correctement sur une chaise. Je me penche vers Maya, la
mine sombre.
− Jusqu’à quand va-t-elle squatter ici ?
− Une heure ou deux. C’est juste une enfant, Abby.
Justement. Devant ma mine défaite, elle reprend en chuchotant :
− Elle est adorable. Tu verras, tu vas l’aimer. Tout le monde apprécie
les enfants.
Je respire profondément, cherchant mes mots. Je ne veux pas être
désagréable, mais c’est plus fort que moi.
− Eh bien, pas moi. Tu penses qu’ils sont adorables, jusqu’à ce qu’ils
se mettent à hurler pour avoir ce qu’ils veulent.
− Je peux avoir des céréales ? Au chocolat, reprend Élise avec une
moue boudeuse.
− Je n’en ai pas, ma puce, lui répond Maya en lui sortant un bol et une
cuillère. Mais je devrais en avoir aux fruits. Dans ce placard.
− Mais je voulais du chocolat, couine la petite en fronçant ses sourcils.
Je me tourne vers Maya, l’air de dire : « Qu’est-ce que je te disais,
hein ? » Tout en arrachant le paquet des mains de sa tante, et en le tendant à
Élise, je lâche, blasée :
− Tu devrais manger celles aux fruits. Il y a des abricots, c’est la même
couleur que tes cheveux.
Maya me donne un discret coup de coude tandis qu’Élise me regarde
étrangement.
− Quoi ? m’exclamé-je en chuchotant.
Le portable de ma colocataire se met à sonner dans l’autre pièce. Elle
s’éloigne, la petite ne bouge pas d’un centimètre en me fixant toujours de
ses grands yeux ronds.
− Attends, Maya ! Tu fais quoi ?
− Je reviens dans quelques minutes ! je l’entends dire au loin.
− Quoi ? Non !
Je grogne presque et me tourne vers le microbe qui m’observe.
− Quoi ?
Elle me tend son bol.
− J’ai pas de lait.
Je plisse les yeux et en sors du frigo. Je pose la bouteille devant elle,
attendant qu’elle se serve. Ce qu’elle ne fait pas.
Nourrir une gosse, j’aurai tout vu. Son lait versé, je me sers ensuite un
café brûlant et m’éloigne de la cuisine. Je suis sûre qu’elle peut se
débrouiller seule, quelques minutes.
Je me laisse tomber sur le canapé tout en maudissant Maya. T’as
intérêt à revenir, ma vieille. J’allume rapidement la télé et trouve un
programme d’actualités. Même si je maîtrise bien le français grâce à ma
mère, il me reste des expressions, des mots à comprendre qui me sont
encore inconnus.
Quand j’entends des petits pieds frapper le parquet, je réprime un cri
d’exaspération. Élise s’avance vers le canapé en tenant précieusement son
bol.
Mais qu’est-ce qu’elle fiche ? J’ai rapidement ma réponse lorsqu’elle
pose son bol sur un coussin et grimpe ensuite difficilement à côté de moi.
TOUT le canapé était libre, pourquoi le microbe se colle-t-il à moi ?
À MOI ?
Je l’ignore tout en buvant une gorgée de ma tasse et en regardant
l’écran. Je sens qu’elle me fixe bizarrement et ne va pas s’arrêter de sitôt,
alors je me tourne vers elle.
− Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je tout en plissant les yeux dans sa
direction.
− Tu peux me mettre Netflix ? Avec les dessins animés ? S’il te plaît,
chouine-t-elle.
Netflix ?
− Non, il n’y a pas de Netflix, ici.
− Mais si, elle soupire en posant sa petite main sur son menton. Tout le
monde a Netflix !
− Ma télé n’a pas ce truc.
Elle se penche vers la télécommande et je récupère son bol juste avant
qu’il ne se renverse.
− Ce n’est pas possible, bougonné-je.
− Si ! Tu as Netflix, s’exclame le petit démon en se redressant. J’ai déjà
regardé cette télé avec Tata. Tu dois appuyer sur les boutons, rigole-t-elle en
se laissant tomber sur le fauteuil.
Hors de questions que je me tape son truc.
− S’il te plaît, répète-t-elle avec une petite moue. S’il te plaît.

***

− Tu vois, elle, c’est la fée Rosélia ! s’exclame le microbe, à genoux


sur le canapé en me pointant l’écran.
Je hoche négligemment la tête. Dix minutes qu’elle m’explique son
foutu dessin animé. Dix minutes que Maya continue gaiement sa
conversation au téléphone comme si je n’avais que ça à faire.
− Et ça, reprend la petite, c’est Iridessa, c’est la fée de la lumière, mais
je l’aime pas.
Elle se tourne vers moi, des étoiles pleins les yeux.
− Et toi, tu connais les fées, Abby ?
Je me penche vers elle avec un petit sourire.
− J’en connais plusieurs, lui confié-je, mystérieuse.
Elle frappe dans ses mains en se rapprochant de moi. Je m’éloigne de
quelques centimètres, cherchant à garder une distance respectable entre elle
et moi.
− Qui ???
Je fais mine de réfléchir.
− La fessée. Mais ma préférée, c’est la Fellation.
Le petit microbe fronce ses sourcils.
− La Fée Lation ? Je ne connais pas !
Puis, elle replonge dans son dessin animé alors que je souris
doucement. Enfin, Maya réapparaît quelques minutes plus tard.
− Ce n’est pas trop tôt, m’exclamé-je en me relevant.
− Merci, me dit ma colocataire en s’asseyant près d’Élise. Tu as été
sage ? lui demande-t-elle.
− Ouiiiii !
Je m’avance dans le couloir, et quand j’entends la question du petit
microbe, je rigole doucement.
− Tata, tu connais la Fée Lation, toi ?
− Abby ! j’entends crier ma coloc’, mes yeux au bord des larmes.

***

− Quinze minutes de pause, m’annonce Vanessa au moment où je


m’éloigne vers la sortie, à l’arrière du club.
Son comportement m’a paru habituel, ce soir. Son bleu caché sous une
couche de fond de teint, personne ne semble avoir repéré sa blessure. Elle
n’a pas mentionné notre conversation d’il y a deux jours, et j’en ai fait de
même.
Après avoir tiré une cigarette de mon paquet, je sors dans la chaleur de
l’été. Je m’éloigne dans un coin sombre, et entends Baptiste m’appeler. Par
chance, sa voix devient rapidement inaudible. Je compte bien profiter de ce
léger sursis.
Ce n’est pas le moment, beau blond.
Je m’adosse au grillage tout à droite de l’arrière-cour et entame ma
dose de nicotine. J’ai besoin de décompresser. Je n’ai croisé ni Jared ni
Assan, ce soir. Mais en même temps, il y a tellement de monde que je ne
voyais pas mes pieds quand je traversais la salle. Ils doivent être du côté
gauche du club, à faire je ne sais quoi. Quand je repense aux différentes
salles du Labyrinthe, je me gifle mentalement pour penser à autre chose. En
vain, je suis attirée. Comme si j’avais besoin de les observer à nouveau, de
sentir cette montée d’adrénaline qui me parcourait en découvrant celle de
Cœur.
Quelques minutes plus tard, j’écrase ma cigarette sur le sol. La porte
de l’arrière-cour s’ouvre et laisse passer une silhouette masculine. Je me
tasse un peu plus dans la pénombre, dans un angle pour ne pas me faire
voir. Mon cœur bat à tout rompre.
Assan.
Comme moi, il est venu s’aérer quelques minutes. Je l’observe allumer
une clope qu’il porte rapidement à sa bouche. Je reste immobile, profitant
de ce spectacle inattendu. Et puis, je ne veux pas qu’il me remarque.
L’espace d’un instant, j’hésite pourtant à me montrer et passer devant lui, la
tête haute, tout en l’ignorant royalement. Ça lui ferait les pieds ! Je ne lui ai
pas parlé depuis qu’il m’a ignorée superbement, accompagné de clients,
deux nuits plus tôt. Je suis presque décidée à sortir de ma cachette, mais son
téléphone sonne, interrompant mon plan à deux balles. Assan décroche en
jurant dans sa barbe, son corps se fondant tout à fait dans les ténèbres. Je
remarque alors que son tee-shirt noir est assorti à ses cheveux sombres et
ses yeux sont particulièrement orageux, ce soir. Plus son corps semble
dégager du danger, plus je me sens excitée.
Abby, réveille-toi !
− Quel est le souci, Lokz ? demande-t-il durement à son interlocuteur.
Ça fait un bail qu’on ne s’est pas parlé, toi et moi.
Lokz ? Jamais entendu parler. Qui est Lokz ? Encore un frère ? Un gars
qui bosse au club ?
Je vois Assan faire plusieurs pas. Il prend une bouffée de cigarette, puis
la jette furieusement au sol.
Quel gâchis, dix euros, un paquet ! s’indigne ma conscience. Et tout ça
pour ça ?
− Ne joue pas au con. Je ne fais plus partie de tout ça, tu vas devoir te
débrouiller seul, mon gars.
Un silence s’ensuit, puis le grand brun reprend :
− Putain… Bon OK, ne panique pas. L’as-tu suivi jusqu’à la frontière ?
Il passe sa main dans ses cheveux en regardant le ciel étoilé. Dans
d’autres circonstances, ce spectacle m’aurait paru attendrissant. C’est quoi,
ce bordel ?
As hoche la tête.
− Débarrasses-en toi. Nettoie tout. Aucune trace de ton passage.
Compris ? Et ne m’appelle plus. J’ai quitté cette vie, et je ne compte pas y
revenir.
Pétrifiée, je l’observe raccrocher. Nettoie tout ? Soit, il s’est lancé dans
une entreprise de propreté ; soit, il y a quelque chose de beaucoup plus
sombre derrière ses paroles. Et je crois bien que la réponse risque de ne pas
me plaire. Mais alors, pas du tout.
Je dois m’éloigner de lui. En toute urgence. Quelle vie a-t-il quittée ?
Un mauvais pressentiment m’envahit. Je connais les mots qu’il a utilisés.
Nettoyer.
Assan s’avance furieusement vers la porte de l’arrière-cour, quand il se
stoppe brusquement. Il se tourne et regarde derrière lui. Il a dû sentir
quelque chose. Une présence.
Moi.
Il ne peut pas me voir, je suis complètement cachée dans l’ombre. Et
c’est à mon avantage. Sa haute et imposante silhouette disparaît enfin de ma
vue. J’attends deux minutes, puis rentre à mon tour, la tête pleine de
questions.
Je ne veux pas d’un nouveau Sean dans ma vie. Cela détruirait tous
mes nouveaux principes de vie.
Je ne peux pas. Assan a quitté une vie où il faisait apparemment de
mauvaises choses. Et cela a beau être son passé, il a l’air de traîner encore
plus de casseroles que moi.
En m’ignorant, l’autre soir, il a cessé tout jeu, toute communication. Et
je n’ai pas cherché à en savoir plus. Je me suis imaginé à tort qu’il
reviendrait me trouver.
Nada. Rien. Le vide intersidéral.
Ces fichues façons de faire, je les connais. Je les ai déjà vues. Ailleurs.
Sur quelqu’un d’autre.
Mon connard de faux demi-frère.
Un frisson glacé remonte le long de mon échine quand je repense à
Sean. Les fois où il disait à ses hommes de tout nettoyer, c’est que quelque
chose de moche venait de se passer.
Assan ne peut pas − ou ne pouvait pas − appartenir à ce genre de
pourri. Impossible.
Et pourtant, je ne peux pas nier ce que j’ai entendu.
Une fois mon service repris, je sens mon portable vibrer. Probablement
Maya qui est bien arrivée à l’appartement.
Mais c’est un tout autre message qui m’attend, d’une toute autre
personne.
Observer est dangereux. Mais ne pas observer est ennuyeux.
Assan.
Le cœur battant à tout rompre, j’ouvre le second qui vient d’arriver.
Ce que tu as vu et entendu t’a-t-il satisfait, mon ange ?
Un ange ? Vraiment ? Les anges, je ne connais pas. Par contre, les
démons, oui. En plus d’en être un, je suis capable de les repérer à des
kilomètres à la ronde.
Et celui que je tiens entre mes mains semble en être un de très très haut
vol.
- 17 -

Abby

Juin 2018.

Dans la vie, il faut faire des choix. Ces derniers peuvent être difficiles.
Mauvais, aussi. Ils peuvent changer ta vie à jamais. Le plus important n’est
pas la conséquence de chacun, mais la liberté de pouvoir choisir.
Ma mère me répétait toujours de ne pas laisser les autres décider pour
moi. Si seulement ça avait été aussi simple.
Me battre alors que le combat semble perdu d’avance ?
− Il faut que tu manges.
Lioudmila s’assied près de moi sur le matelas. Son ton est réprobateur.
Je sais qu’elle s’inquiète pour moi. Hormis elle, personne n’est autorisé à
venir me voir. Me voyant me laisser mourir de faim, Sean l’a fait venir de
force. Elle reste mon dernier rempart face à la mort, et il en a bien
conscience.
Penser à ce monstre me révulse. Il a tué Grisha. Mon Grisha. Si avant
je le haïssais, maintenant c’est beaucoup plus fort que ça. Il n’y a pas de
mot suffisant me permettant de décrire ce que je ressens à son égard. Pour
ce qu’il est et ce qu’il m’a fait. Pour ce qu’il me fait devenir. À son contact,
je ressens des choses inconnues. Une envie de meurtre si intense qu’elle
m’aveugle presque.
− Est-ce que je suis maudite ? demandé-je en chuchotant presque.
Pourquoi est-ce que tous ceux que j’aime finissent-ils par m’être arrachés ?
Ma meilleure amie se rapproche de moi. Je vois ses yeux sombres
retenir ses larmes. Je ne suis pas aussi forte qu’elle et laisse l’eau salée
couler le long de mes joues. Elle serre ma main dans la sienne, en soutien
silencieux.
− Tu n’es pas maudite, Abby.
− Il veut que je devienne comme lui, je halète. Un monstre.
Liou s’installe face à moi et croise ses jambes, adoptant une position
similaire à la mienne. Je l’ai entraînée contre ma volonté dans mon
quotidien infâme, alors même qu’elle se bat contre le sien.
− Tu ne vas pas devenir un monstre. Tu es trop pure pour ça.
− Pure ? Mon âme se noircit à son contact. Et tout mon temps, je le
passe à ses côtés.
− Tu ne…
Ma porte s’entrouvre doucement. Mon demi-frère apparaît, et ma gorge
se noue. La nausée me gagne. Je hoche la tête dans la direction de
Lioudmila, lui indiquant de partir. Elle secoue la sienne et se redresse en
fusillant Sean du regard.
− Vas-y, murmuré-je.
Je ne veux pas qu’elle mène le combat que je suis en train
d’abandonner lâchement. Ce n’est pas à elle de faire ça. Elle risquerait d’y
perdre beaucoup. À commencer par sa propre vie. Je ne le laisserai pas me
la prendre, elle aussi.
Après avoir serré plus fort la main de Lioudmila, je répète :
− Vas-y. Maintenant.
Heureusement, elle m’obéit. Dès que la porte se referme derrière mon
amie, la chambre redevient glaciale. D’abord, Sean ne bouge pas. Puis, il
avance d’un pas, ses mains dans les poches. Il m’observe attentivement,
attendant de voir si je vais encore essayer − vainement − de m’en prendre à
lui. Ce que j’ai fait, ces deux derniers jours. En vain.
− Je ne regrette rien, annonce-t-il, tranquillement.
Je le hais.
− Pourquoi regretterais-tu d’avoir tué l’homme qui m’aimait ?
demandé-je sarcastiquement. Le regret n’appartient qu’à ceux qui ont un
cœur. Donc évidemment que tu ne regrettes rien. Si tu es venu ici pour me
dire ça, sache que tu perds ton temps. Tu n’as pas de cœur, Sean. Tu n’es
qu’une coquille vide.
Je me relève et marche vers lui.
− Tu es l’exact opposé de l’homme bon qu’était ton père. Tu essayes
de me pourrir la vie, hein ? Jusqu’à ce que je craque ? Eh bien, bravo, je
suis en train de péter un câble, hurlé-je en abattant mon poing contre son
torse durement. Qu’est-ce que tu me veux ? Pourquoi moi ? Réponds !
hurlé-je une nouvelle fois.
Mais il ne pipe pas un mot. Il me fixe, inexpressif, aucune émotion ne
traversant son regard.
− Tu représentes une pièce maîtresse de l’échiquier. Grisha ne l’était
pas. Il m’a défié, Abigail. Il a fait de moi son bourreau. Tel est le destin.
Une traversée funeste où les regrets n’ont pas leur place. Où le cœur n’en a
pas, non plus. Je serai de retour dans quelques jours. D’ici là, tiens-toi
tranquille. Adrian te garde à l’œil.
Quand il quitte enfin la pièce, mes poings s’abattent sur le mur. Mes
coups résonnent en même temps que mes hurlements. Toute pensée
cohérente me quitte. Je cours vers la salle de bain, les larmes ruisselant sur
mon visage.
Pardon, Maman. Pardon.
Mes doigts tremblants se tiennent au lavabo. Quelques minutes passent
tandis que je ne bouge pas. Mes yeux fixent mon reflet dans le miroir. Le
médaillon représentant une colombe, que m’a mère m’a offert, pend
négligemment autour de mon cou. Il est abîmé. Il manque un bout d’aile,
pourtant, il est plus précieux que tout ce que je possède. Elle me l’a donné
le jour de mes dix-sept ans. Juste quelques heures avant sa mort et celle de
Roman. Je sens mes forces s’envoler, mélangées à mes pleurs, et aux
derniers espoirs qui m’abandonnent. Je me laisse aller sur le sol, les genoux
relevés, la tête entre mes bras. Je sanglote bruyamment tout en fermant
durement les paupières. Ma tête en arrière, j’inspire profondément. Je sens
une goutte chatouiller la peau nue de ma cuisse. Je l’essuie négligemment
tout en gardant les yeux fermés. En percevant un peu plus de liquide entre
mes cuisses, je rouvre les paupières. Je vois flou, j’ai l’impression que la
pièce tourne tout autour de moi. J’aperçois des taches. Sombres. Mon short
en coton blanc a viré au rouge bordeaux. Entre mes cuisses, le sang ne cesse
de couler.
Abondamment.
Comme si une bulle d’hémoglobine venait de se rompre. Je sais que ce
ne sont pas mes règles. Mais alors, quoi ?
Le sang, mon sang, coule sur le carrelage, le recouvrant légèrement.
Ce... C’est impossible. Et pourtant, je sais que c’est vrai. Je le sens au plus
profond de mon être. Je sais que je suis en train de perdre un enfant dont
j’ignorais l’existence. J’abandonne une autre partie de moi, en ce moment
même.
Je pleure sans relâche. Je pleure Grisha. Je pleure ce bébé qui ne verra
jamais le jour. Je pleure cette vie de merde.
Je n’ai plus qu’à me laisser tomber dans un sommeil sans rêves, sans
fin. Espérant ne plus jamais me réveiller.

Je me redresse en sursaut, haletante. J’écarte les cheveux en sueur sur


mon front, essayant de reprendre mes esprits. J’ai l’impression d’avoir
dormi des jours, ma bouche est en coton. Ma langue, également. Je
m’assieds et repousse la couverture de mes jambes. Mes yeux fixent mes
cuisses. Il n’y a pas de sang.
Était-ce un foutu mauvais rêve ?
Je ne comprends pas. J’essaye de me rappeler, mais la seule chose dont
je me souvienne, c’est tout ce sang qui sortait de mon entrejambe et
s’écoulait le long de mes cuisses. J’essaye de réfléchir.
Je me trouve dans mon lit, il fait encore nuit dehors. J’espère que ce
n’était qu’un cauchemar, mais j’en doute. Ça semblait si réel. Ma tête
tourne quand j’essaye de me relever. D’autres flashs me reviennent. Un
sentiment de départ, comme si je n’étais plus moi-même.
C’est impossible.
Mais je le sens au fond de moi, ce n’était pas un mauvais rêve. J’ai
saigné abondamment.
Mes vêtements sont propres. Mais ceux ne sont pas ceux que je portais
plus tôt. J’aperçois enfin une pile de fringues au bout du lit. Des habits
tachés de sang. Mes souvenirs sont vagues. Je crois que je me suis
évanouie. On m’a transportée et changée.
J’ai bien fait une... fausse couche. Oh, mon Dieu, j’ai perdu un enfant,
un bébé. Mais, je... Non ! Je n’étais pas enceinte.
Si je l’étais. Et je l’ai perdu.
Il n’y a pas d’autre explication possible.
Je tâte mon ventre vide, tel le linceul qu’il a été, ne sachant que faire de
plus.
Tout est flou. Ma peau ensanglantée, puis plus rien.
***

Aujourd’hui, juillet 2019.

− Tu trouves que ça me va ? me demande Maya en passant près de moi,


un nouveau petit top sexy à l’effigie du Wonderland.
Je sors de ma léthargie, les sourcils froncés.
− La Terre demande Abby !
− Je ne me sens pas très bien, je mens en reprenant mon service.
Je m’éloigne vers le type qui attend dans un coin du bar. Il ne semble
pas du tout dans son élément. Ses épaules sont tendues, et apparemment, lui
aussi paraît perdu. Il a l’air de chercher quelqu’un. Peut-être Vanessa ou
Baptiste.
− Je peux vous servir quelque chose ? demandé-je en m’approchant de
lui, toutefois sur la réserve.
Même si je ne l’ai encore jamais vu par ici, son attitude méfiante ne
présage rien de bon. Lorsqu’il se tourne vers moi, je remarque son teint
olivâtre. Une moue dédaigneuse placardée sur son visage, il plisse
soudainement la bouche en me regardant avec dégoût.
− Je veux voir Vanessa.
Ce type n’est pas net… me met en garde ma conscience.
− Et vous êtes ?
− Appelez Vanessa. Si j’ai besoin d’une psy − ce qui ne risque pas
d’arriver −, je vous ferai signe.
Je hoche poliment la tête alors que sa phrase rentre dans une oreille
pour sortir de l’autre. Il se fourre le doigt dans le cul. Ce gars semble tout
sauf calme. Il m’a l’air de chercher sa proie qui n’est autre que Vanessa. Il
est stressé, n’arrête pas de serrer et desserrer ses poings. Je pense
immédiatement au cocard. Ça ne m’étonnerait même pas que ça soit lui.
− Vanessa travaille. Et sans votre identité, je ne peux rien pour vous.
Le type s’énerve intérieurement, je le vois bien. C’est symptomatique
de ce genre de gars. Ils ne supportent pas qu’on leur tienne tête.
J’essaye de garder mon calme en reprenant :
− Vous devriez…
− Laissez tomber, grogne-t-il presque en se relevant brusquement. Il
jette un billet sur le comptoir, puis s’éloigne sans un mot.
Bon débarras, je jure intérieurement. Par contre, dans un coin de ma
tête, je note de prévenir ma manager quand je la croiserai. Si ce mec devait
l’attendre à l’extérieur, elle serait au moins en sécurité, ici.

Le reste de la soirée se passe sans autre fait particulier. Encore une fois,
Assan est absent, tout comme son frère. Ces derniers soirs, c’est à peine si
nous avons croisé Jared. As, lui, est porté disparu. Je ne comprends pas son
comportement, et j’avoue que je suis perdue.
Il y a plusieurs soirs, sa tête était entre mes cuisses et il me donnait du
plaisir. Puis, je l’ai croisé avec des types bizarres dans le hall du club, et il a
fait comme s’il ne me connaissait pas. Par la suite, alors que je prenais ma
pause, il est arrivé dans l’arrière-cour. Il ne m’avait pas vue, mais moi, j’ai
entendu son appel et les choses louches qu’il disait à un certain Lokz. Du
moins, je pensais qu’il ne m’avait pas aperçue. Mais il m’a ensuite envoyé
un message, me prouvant le contraire. Depuis, silence radio. Comme s’il
attendait que je vienne à lui…
Ce n’est pas mon genre de courir après un homme. Ou même qu’un
homme me court après, à vrai dire. Et puis, vu ce que j’ai entendu, il serait
mauvais pour moi.
Inutile de perdre mon temps avec un type qui ne m’apporterait que des
ennuis. Il suffit juste que je dise à mon vagin de se désintoxiquer de l’envie
qu’il a de son pénis.
− Je finis dans une heure, m’annonce Maya. Tu prends ta pause
maintenant ?
Je hoche la tête dans sa direction et essaye encore une fois de voir si
Vanessa ne se trouve pas dans les parages. Ce qui n’est pas le cas. J’avance
vers le couloir menant aux vestiaires du personnel.
− Pardon, souffle difficilement une voix. Mais tu n’aurais pas dû… Tu
n’aurais pas dû…
Cette voix, je la reconnaîtrais entre mille. Il s’agit de celle du sale type,
au comptoir, tout à l’heure.
La suffocation qui s’ensuit fait grimper l’adrénaline en moi. J’accélère
mes pas et déboule dans la pièce, normalement interdite au public. Nos
vestiaires.
Vanessa se débat comme elle le peut sur la pointe des pieds pour éviter
de finir complètement étouffée. Le salopard la maintient fermement contre
le mur tout en serrant sa gorge. Entre deux tentatives de supplication, les
yeux de ma manager se révulsent. Il va la tuer !
− Je t’avais prévenue, chuchote-t-il, furieusement.
Si je suis partie à Paris, c’est pour me retrouver loin de tous ces trucs-
là. Je voulais une vie paisible, un boulot tranquille. Je ne demandais rien
d’autre, moi !
Une rage monte en moi, je ne la connais que trop bien. Je n’essaye
même pas de la chasser. D’instinct, je regarde discrètement sur les côtés,
cherchant un moyen de le faire bouger de là. Mais à part mon sac de sport à
moitié vide, il n’y a rien. Quand j’entends Vanessa supplier dans un râle, je
ne réfléchis plus et m’abats sur lui. De toutes mes forces. Je pense à Grisha,
à la force qu’il m’a transmise. Aussi bien mentale que physique.
Mon pied frappe l’arrière du genou de l’homme, puis je fauche son
pied, en plein dans son tendon.
− Bordel ! hurle-t-il en s’effondrant au sol.
Vanessa s’écroule presque et essaye de reprendre sa respiration.
− Ça va aller, la rassuré-je en la saisissant par le coude et la redressant
durement. Il faut que tu quitte cette pièce. Va chercher MK, ordonné-je.
Elle me fixe en hochant la tête, mais ne bouge pas d’un centimètre.
− Maintenant ! crié-je plus fort.
Enfin, elle s’éloigne en regardant avec effroi l’homme qui se redresse
déjà face à moi.
− Espèce de petite salope, tu aurais dû te mêler de ton cul.
Il sort un couteau de la poche de son jean. On dirait un camé à la
recherche de sa prochaine dose… Je lui lance un petit sourire et reprends :
− Je préfère m’occuper du tien. Beaucoup trop gras à mon goût.
Il envoie son bras dans ma direction, essayant de me toucher avec sa
lame. Il bouge bien. Il doit faire partie de ces petits caïds qui se sentent
intouchables.
Première leçon à retenir, personne ne l’est. Certains tombent au sol
plus difficilement que d’autres, mais ils finiront toujours par rendre les
armes.
Tout en hurlant, il essaye de me frapper au niveau de la poitrine.
Pas gentil, le petit, souffle ma conscience, armée jusqu’aux dents.
Je me penche en avant et esquive sa lame. Putain, il n’y va pas de main
morte. Quand je me décale pour éviter son coup, je parviens à frapper sa
main, puis son coude. Il lâche son couteau qui valse à un mètre de là.
Malgré tout, je n’ai pas été vigilante. Son autre poing finit directement dans
ma mâchoire, faisant tourner brusquement ma nuque sur le côté. Le goût
métallique du sang envahit ma bouche.
− Il me semble que frapper une femme ne te fait rien, craché-je dans sa
direction en déglutissant. Eh bien, ça tombe bien, frapper les chiens ne me
fait rien, non plus.
Alors qu’il pense que je vais l’attaquer au visage, il relève son bras,
mais libère son cou. Ma main cogne directement sa pomme d’Adam.
Depuis que je me suis enfuie d’Ukraine, je n’ai jamais été aussi énervée. Ce
chien, en face de moi, s’apprête à en faire les frais. Il le mérite, c’est
certain.
Pourtant, alors que je m'approche de lui, son sourire malsain reste
accroché à son visage. Il va essayer de me plaquer au sol, j’en suis presque
certaine.
Vas-y, Mec, fonce… Tu ne sais pas de quoi je suis capable.
Mais au moment où je m’élance vers cette crevure, j’entends des pas
furieux flouer le sol des vestiaires.
− Abby !
Je ne veux pas prendre le risque de manquer d’attention, donc j’ignore
la personne qui m’appelle. Dans ce type d’affrontement, chaque seconde
reste cruciale. Mais deux bras solides, et très très masculins, me tirent
brutalement en arrière.
− Non ! crié-je telle une bête sauvage.
Je veux terminer ce putain de travail !
− Tu vas te calmer ? hurle Assan en me traînant de force de l’autre côté
de la pièce.
Merde.
MK, l’un des videurs de la boîte, maîtrise l’inconnu. Il tord ses bras en
le sortant sans ménagement du vestiaire.
Je reprends tranquillement mon souffle.
− Calme-toi, me demande Assan. Calme-toi un peu !
Toujours furieuse, je secoue mes bras pour me dégager de son emprise.
Une fois libérée, je me tourne vers lui et croise mes bras sur ma poitrine. Je
relève ensuite le bas de mon tee-shirt pour essuyer mon menton, retenant un
gémissement de douleur. Je vais avoir un beau bleu.
− Mais ce n’est pas possible, m’énervé-je, tu disparais, tu m’ignores
quand tu me croises, puis reviens quand il ne faut pas ! Tu le fais exprès ou
quoi ? Je n’avais pas besoin de ton aide, soufflé-je durement en le fusillant
du regard.
Je fais les cent pas, ne me calmant toujours pas. Merde, j’aide
quelqu’un, et je passe limite pour la psychopathe de service ? Je m’attendais
à une autre réaction de sa part. Des remerciements, par exemple. Sans
même parler du fait que je n’avais pas besoin de lui. Le sale boulot, je
l’aurais terminé toute seule.
− Tu allais te faire tuer, rétorque-t-il en fixant la coupure sur ma lèvre
inférieure.
Je plisse les yeux, énervée comme jamais. Il n’a toujours pas compris à
qui il avait affaire. Je ne suis pas en porcelaine. Loin de là, même.
− Je n’ai pas besoin d’un chevalier servant. Le fait que je n’ai pas de
pénis entre les jambes ne veut pas dire que je suis inoffensive.
− Je l’ai bien compris, ça.
Il passe une main dans ses cheveux avant de grogner dans sa barbe en
pointant un doigt rageur dans ma direction.
− Mais c’était quoi, ça ?! Tu peux m’expliquer ? Tu essayais de
maîtriser ce type ? D’ailleurs, où as-tu appris à te battre ?! Dois-je
m’inquiéter ?
Il se fout de qui, lui ? Je redresse la tête.
− On a tous nos petits secrets. N’est-ce pas, mon ange ? insisté-je
sarcastiquement en mettant volontairement l’accent sur le dernier mot.
− N’essaye pas d’entrer dans une situation de laquelle tu ne pourras pas
sortir, m’ordonne presque Assan en penchant la tête sur le côté.
− Quelle situation, As ? L’un de tes petits secrets ? Un petit secret dans
lequel tu ordonnes à un homme de tout nettoyer derrière lui ? Ou tu parles
d’une ancienne vie que tu ne veux plus rejoindre ?
Assan se rapproche de moi, les narines frémissantes.
− Ne joue pas sur ce terrain-là, me répond-il, fermement.
S’il croit qu’il va me faire peur avec son air méchant, c’est qu’il ne me
connaît pas. Mais alors, pas du tout !
− Et pourquoi pas ? Tu es un type louche, non ?
Je suis en colère, alors je n’arrive pas à parler calmement. De plus, le
fait qu’il m’ait ignorée quelques jours plus tôt, pour m’envoyer un SMS
énigmatique le soir d’après, me reste en travers de la gorge.
Un pas de plus, et je peux voir ses veines devenir saillantes au niveau
de son cou. Les mâchoires serrées, il déclare :
− Parce que tu n’aimerais pas découvrir ce que cache ce... secret.
Désormais, nous ne sommes plus qu’à quelques centimètres l’un de
l’autre.
− Au contraire, je crois que j’aimerais beaucoup, soufflé-je en
redressant le menton.
Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires, m’ordonne ma conscience.
On a tiré une croix sur la case danger, là ! Pense à Sean, Adrian, et toute la
clique, ça te fera reprendre tes esprits !
Rien ne m’arrête. L’adrénaline coule dans mes veines, tel un dopant. Je
veux savoir ce qu’il cache, et je le saurai.
− Tu essayes de me mettre en garde contre toi ? demandé-je.
Je m’avance vers lui jusqu’à effleurer son torse du bout de mon index.
Je rajoute, plus déterminée que jamais :
− Je crois plutôt que c’est toi qui devrais faire attention.
Pourtant, quand Assan se penche vers moi, et frôle mon menton, je le
laisse faire.
− Vraiment ? reprend-il en bougeant sa tête, ses cheveux tombant sur
son front.
− Tu n’as même pas idée.
− Au contraire, je crois que si. Tu es une femme dangereuse.
Ses yeux deviennent plus doux. Il essaye de se contenir, mesurant
chacun de ses gestes.
− Et tu es un homme dangereux, lancé-je comme s’il s’agissait d’une
évidence. Pourquoi m’avoir ignorée quand tu étais avec ces hommes,
l’autre soir ?
Je n’arrivais pas à retenir ma question. Il plisse les yeux, comme s’il se
retenait de me répondre. Mais il chuchote finalement :
− Parce que je ne voulais pas qu’ils te regardent.
Ni lui ni moi ne nous attendions à cette réponse. Est-ce que c’est, ça,
l’expression qui avait traversé ses yeux, de la possessivité ? Il souhaitait
m’ignorer pour que ses clients ne me jettent pas un regard ? Mon cerveau
tourne à cent à l’heure, comprenant quelque peu son comportement. Assan
ne me laisse pas réfléchir et continue :
− Tu vas avoir un joli bleu. Sois sûre qu’il ne remettra jamais les pieds
ici, murmure-t-il en passant son doigt sur la petite plaie sous ma lèvre
inférieure.
J’agrippe son poignet, mais ne lui réponds pas. Je ne fais pas un geste,
continuant de le fixer intensément. Noir sur gris. Deux êtres calmes en
apparence, mais bouillonnants au fond de leurs tripes.
− Tu attends quoi ? Que je t’embrasse ? me chuchote-t-il.
Nous y voilà. Enfin.
− Seulement si le goût du sang ne te dégoûte pas, rétorqué-je
effrontément.
Il dépose un baiser sur le haut de ma pommette en murmurant :
− Ça ne me gêne pas.
Sa bouche se rapproche de la mienne, son souffle s’abat contre mes
lèvres entrouvertes. Je tremble de partout. Cet homme me rend folle… de
lui. Notre colère se calme au contact de l’autre. Cela ne m’était encore
jamais arrivé.
− Abby ?
Jared.
Assan se braque brusquement. Je reconnais la voix de son frère. Mais
je ne bouge pas et lui non plus, immobile face à moi.
− Soigne cette vilaine blessure, il murmure avant de me relâcher et
s’éloigner. Mets de la glace dessus. Et rentre. Maintenant.
Son timbre est redevenu froid. Cependant, ses yeux gardent la même
intensité. Il souffle le chaud et le froid, et c’est ensuite à mon tour. On
attaque, contre-attaque et on se défend comme on peut. Mais nous venons
de partager quelque chose de spécial, lui et moi. Nous le savons
pertinemment, tous les deux. Je hoche simplement la tête, partagée entre la
haine et le désir, puis le regarde sortir du vestiaire, ignorant son frère.
− Je vais bien, je réponds à la question silencieuse de Jared.
Il me fixe étrangement. Je vois presque les questions danser dans ses
yeux.
− Hum… MK va vous raccompagner. Je suis désolé pour ce qui s’est
passé ce soir.
Et moi donc.
Désobéissant à Assan, j’ai continué mon service. Il est fini depuis
trente minutes déjà, mais j’ai insisté pour faire la fermeture du club. Je suis
encore énervée, l’adrénaline me parcourt toujours et j’éprouve le besoin de
m’occuper l’esprit. Si je rentre à l’appartement, je serai comme un lion en
cage. Je n’ai pas revu Vanessa, je sais que Jared lui a ordonné de prendre sa
soirée. Maya m’a collé aux fesses pendant une heure jusqu’à ce que je la
menace de lui couper les cheveux pour qu’elle me lâche. Assan est reparti,
lui aussi, après avoir quitté les vestiaires. Il avait l’air aussi énervé que moi,
et j’ai bien vu cette lueur dans ses yeux. Il s’est inquiété pour moi.
− Les derniers fêtards viennent de partir, m’annonce Baptiste en
étouffant un bâillement. Je te ramène ?
Je vois bien que derrière sa fausse attitude calme, mon collègue ne sait
pas trop comment réagir.
− Je vais bien. Arrête de me fixer comme une mère poule. Ce n’est pas
ma première bagarre.
Ma tentative pour le dérider ne fonctionne pas vraiment. C’est nouveau
pour moi, de voir des gens que je connais depuis peu s’inquiéter pour ma
petite personne. Ça me déstabilise.
− Je finis de ranger le comptoir et je rentre, vas-y.
Je vois bien qu’il est épuisé, mais essaye de le cacher. Il pince ses
lèvres, prêt à me contredire.
− MK est toujours là, continué-je. Il fermera derrière moi, t’en fais
pas.
Je finis par avoir gain de cause, quelques minutes plus tard. Je sais que
MK patiente dans le hall, prêt à tout boucler une fois que nous aurons tous
déserté les lieux. Une partie de ma colère ne me quitte toujours pas. Ce type
allait tuer ma manager. Comment un homme peut-il frapper une femme qui
fait la moitié de sa taille ? Comment un fort peut-il brutaliser un plus faible
que lui ? Deux questions pour lesquelles je n’ai pas la réponse. Je ne sais
pas ce que MK a fait au sale type, mais j’espère qu’il l’a jeté sur le trottoir
comme une vulgaire ordure.
Finalement, je termine enfin de nettoyer et récupère mon sac avant de
sortir du Wonderland. Je n’ai pas eu le courage de changer de tenue, gardant
toujours mon haut de travail. La seule chose dont je rêve à l’heure actuelle,
c’est un bain brûlant qui permettra à mes muscles fatigués de se détendre.
Je bâille à m’en décrocher la mâchoire en arrivant dans le hall du club. La
porte menant à l’extérieure est ouverte et j’entends MK parler au téléphone.
Je me dirige vers la sortie, pourtant quelque chose me retient. Je ne saurais
pas dire ce que c’est, mais je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil au
couloir de gauche, celui qui mène au labyrinthe des péchés. Tout se
chamboule en moi.
Mes pas me mènent jusqu’à l’entrée du corridor. Il n’y a plus de
videurs, vu l’heure tardive. Je suis censée partir, je n’ai pas le droit d’être
ici. Cependant, poussée par une envie inconnue, je traverse doucement le
couloir de gauche et arrive devant le labyrinthe des péchés. Ma main se
pose sur la lourde porte. Si ça se trouve, il y a des alarmes qui vont se
déclencher et les flics vont arriver. Alors, ils m’embarqueront et finiront par
découvrir que mes papiers sont des faux.
Cette peur ne m’arrête pas. Je rentre dans cet endroit désert. Je
n’entends plus personne parler, car tous les clients ont quitté les lieux.
Toutefois, une légère mélodie continue de résonner entre les murs. Et je sais
parfaitement d’où elle vient. Je longe le couloir, la respiration haletante, et
m’arrête devant la salle de cœur. Quelques jours plus tôt, quand j’y suis
entrée, accompagnée d’Assan, j’ai découvert un lieu rempli de luxure. Cette
salle de cœur regroupe plusieurs péchés, l’envie, la luxure, la paresse et la
gourmandise. Des images me reviennent, ces filles nues qui dansaient sur la
petite piste, au milieu d’hommes fortunés venus admirer leurs corps.
Je pénètre dans la salle, et l’odeur sucrée m’envahit instantanément,
comme l’autre soir. La plupart des lumières sont éteintes, mais pas toutes. Il
reste quelques néons qui éclairent la scène déserte où trônent des barres de
pole dance. Devant la scène, des fauteuils sont disposés, dos à moi. Assis
sur celui du milieu, une personne est à moitié plongée dans le noir. Mon
instinct m’a poussée à venir ici, comme s’il savait pertinemment qui il allait
trouver. À cet instant, je n’arrive pas à réfléchir correctement et, surtout,
intelligemment. Je me laisse simplement guider par la dernière vague
d’adrénaline qui m’anime. Et j’agis. Stupidement, sans doute.
Je m’avance vers la scène, larguant mon sac de sport à mes pieds. En
attendant mes pas, la silhouette se redresse, mais l’homme garde sa tête
penchée en avant. Sa main droite, qui serre un verre transparent, se
contracte un peu plus. J’entends une brusque inspiration. Lui aussi a senti
ma présence.
− Je t’ai demandé de rentrer chez toi, il y a quelques heures, murmure
Assan.
Sa voix est rauque, fatiguée. Nous sommes au milieu de la nuit, et il a
l’air aussi crevé que moi. Je ne réponds pas à sa question, parce qu’en
réalité, je n’ai rien à lui dire à cet instant. Ce n’est pas le moment de
l’interroger, de lui poser des questions sur ce que j’ai entendu de sa
conversation, l’autre jour. Et ce n’est pas le moment de répondre aux
siennes. Je crois qu’il le sait, lui aussi. Il redresse sa tête doucement, ses
muscles dorsaux jouent doucement. Il tourne lentement son visage vers
moi, les mèches de cheveux effleurant le col de son tee-shirt. Je ne sais pas
ce qui me pousse à agir, mais je le fais. Je m’avance vers lui, la respiration
saccadée, contourne son fauteuil et plante mes yeux droit dans les siens. Me
voilà debout juste devant lui. Ses jambes sont légèrement écartées et je les
force un peu plus à se séparer en me positionnant entre elles. Sa tête arrive
au niveau de ma poitrine. Il relève un sourcil, pose son verre sur la petite
table près de lui et penche désormais la tête en arrière.
Sa mâchoire se contracte un peu plus en analysant le bleu fleurissant
sur mon visage. Il entrouvre ses lèvres, mais se retient au dernier instant.
− Ce n’est pas le moment pour parler, hein ?
Il connaît la réponse à sa question. Il sait que je ne suis pas là pour
qu’on discute. Je suis là parce que j’ai fait taire la partie rationnelle de mon
cerveau, celle qui me pousse à agir raisonnablement et à m’éloigner de lui.
Mon patron qui semble avoir beaucoup de choses sombres qui gravitent
autour de lui.
− Non, je ne veux pas parler, finis-je par murmurer.
Sa main droite agit rapidement, elle agrippe l’arrière de ma cuisse, et la
seconde d’après, je me retrouve à califourchon sur ses genoux. Assan me
fixe furieusement, un mélange de désir et de colère, un combo qui ne
semble pas nous quitter depuis notre première rencontre. Je me redresse
légèrement pour garder l’équilibre et me replace correctement, mes fesses
entrant directement en contact avec son érection. Son souffle frappe ma
bouche, nous respirons le même air. Il sent le whisky, la cigarette, et un
parfum masculin qui me fait m’humecter les lèvres. Je fixe les traits de son
visage, la petite cicatrice sur son menton, au milieu de sa courte barbe noir.
Ses yeux, de la même couleur, bordés de cils sombres. Ses sourcils froncés,
signe qu’il m’analyse de son côté. Je suis assise, les genoux écartés, sur un
type que je connais à peine. Il a le pouvoir de me renvoyer, et pourtant, je
n’arrive pas à m’éloigner. J’ai aimé Grisha. Je lui ai donné une partie de
moi. Pendant que j’étais entre les mains de Sean, il m’a aidée, un temps, à
garder la tête hors de l’eau. Mais il m’a toujours regardée avec délicatesse,
comme une petite fille faible et malheureuse.
Assan, lui, me fixe comme s’il allait me dévorer. Comme si je
représentais une étendue d’eau dans un désert à perte de vue.
Ses doigts m’agrippent un peu plus férocement la cuisse et me tirent
davantage vers lui. Mes fesses le pressent, je le sens s’exciter sous moi. La
situation lui plaît autant qu’elle me ravit. Pourtant, il ne bouge pas. Il
continue d’observer la coupure sur ma lèvre inférieure.
− J’ai envie de lui faire mal.
Il parle de l’inconnu avec qui je me suis battue, ce soir.
− MK l’a amoché et viré d’ici avant que je le touche, continue-t-il.
Mais si je mets la main sur lui, je l’explose.
Je plisse mes yeux et me penche vers lui.
− Je t’ai dit que je ne voulais pas parler.
Et j’abats ma bouche contre la sienne, ignorant l’élancement dans la
lèvre. Je crois que ça s’est rouvert, mais nous n’en avons que faire. Tandis
que sa main agrippe mes fesses, mes propres doigts plongent dans ses
cheveux que je tire durement. Un grognement sort de sa poitrine alors qu’il
répond à mon assaut. Ses hanches entrent en action. Les miennes suivent la
danse, avides. Seuls nos vêtements séparent nos corps nus, et la frustration
se fait encore plus grande. À cet instant, je n’ai plus envie de combattre,
j’éprouve seulement le besoin de me laisser aller.
Je me sens grisée, j’ai l’impression de ressentir encore ce sentiment de
liberté. Mon corps en veut davantage, il désire être libre de toutes ses
inhibitions. Sa langue taquine la mienne, la cherche, puis s’éloigne. Je
recule mon visage et plonge vers son cou. Je mords sa peau, je la lèche, je
tourmente Assan. Et comme moi, il en réclame encore.
Le temps de la réflexion est oublié, seuls nos péchés dictent nos
besoins.
L’adrénaline qui m’a secouée il y a quelques heures se libère enfin. Ma
colère, mon désir, je mets tout dans mes coups de dents, dans mes baisers.
La frustration dont Assan est l’auteur, je la lui livre en pâture. Ses mains
saisissent mes hanches, me faisant onduler plus rapidement contre lui. Il
embrasse bien, mais il bouge encore mieux. Il frotte son visage contre le
mien, sa barbe appuyant contre mon visage et je retiens un juron. Tandis
que ma main se déplace entre nous, cherchant à relever son haut dans le
seul but de toucher sa peau brûlante, la porte de la salle de cœurs claque
bruyamment.
− Abby, tu es là ?
Pas encore ! hurle ma conscience, prête à sortir les crocs. Je
m’immobilise, Assan poussant un véritablement grognement de frustration.
Je relève ma tête et fixe MK qui est dans l’entrée, la bouche grande
ouverte.
− Pardon Abby, je ne savais pas si tu avais quitté le club, et… excusez-
moi, Patron, il murmure en comprenant avec qui je me trouve.
Je suis énervée autant que je suis excitée. Cependant, le charme est
rompu, je le sais et l’homme bouillonnant sous moi également. Je lis des
promesses dans ses yeux sombres. C’est la troisième fois que nous sommes
interrompus. Il essaye de me faire comprendre que la prochaine fois sera la
bonne… Tandis que mon cerveau se réveille soudainement, je prends
conscience de ma position, de mes actes. Comme si ma vie n’était pas assez
compliquée comme ça, je viens d’en rajouter une couche. C’est pas vrai…
Je m’éloigne brutalement et Assan me laisse faire, à regret.
− Ne m’ignore plus comme si j’étais une merde, je le mets en garde.
Il sait de quel épisode je parle. Lorsque je l’ai croisé avec ces types
dans le hall et qu’il m’a regardée comme un humain observerait
nonchalamment un insecte. J’ai compris ses mots, il ne voulait pas que
d’autres hommes me fixent. Mais la partie irrationnelle de mon cerveau lui
ordonne de ne plus agir comme ça.
Je me redresse. Quant à lui, il reste immobile, parfaitement à l’aise.
− Abby, m’ordonne-t-il pour que je le regarde.
Mais je n’y arrive pas. Probablement parce que je sens que je suis en
train de perdre la partie. Et par-dessus tout, je suis en train de me perdre,
moi. Sa voix claque dans mon dos une nouvelle fois, mais je m’éloigne
rapidement, me baisse pour récupérer mon sac et sors de la salle, les jambes
flageolantes.
Assan est la tentation incarnée. Casseroles, passé ou pas… Je ne sais
pas si je serai assez forte pour y résister.
- 18 -

Sean

Kiev.

− Adrian ? j’appelle fortement mon homme de main tout en récupérant


mon téléphone qui sonne.
Ce dernier ne me répond pas. Putain, il m’agace. Ces derniers temps, il
prend trop ses aises. Il se tourne les pouces, je n’aime pas ça. C’est moi qui
vais finir par les lui tourner. Au sens propre.
− Da ? marmonné-je en décrochant.
− Comment se porte mon cher Sean ?
J’identifie tout de suite la voix de Loïk, un associé, à travers le
combiné. Pourvu qu’il m’apporte des réponses.
− La colère ne me quitte pas.
Je sais qu’il a envoyé des types à la recherche d’Abigail. Donnant-
donnant. Il lui met la main dessus, ce qui me permet de devenir l’un des
hommes les plus puissants d’Ukraine. Et je l’autoriserai à établir une partie
de son business sur mon territoire. Pour ça, il doit d’abord retrouver Abby.
Vivante.
Enfin, pour le moment.
− Tu as du nouveau ?
− Non. Elle est douée, la petite.
Je laisse échapper un soupir furieux. Demitri, un autre associé, m’a
fourni la même réponse.
− La veux-tu toujours vivante ?
− J’ai besoin d’elle vivante.
Jusqu’à ses vingt-et-un ans. Jusqu’à ce qu’elle puisse toucher son foutu
héritage et me le léguer ensuite.
Moi qui ne voulais pas abîmer son si joli visage, j’aurais dû
directement utiliser les grands moyens.
Sa propre mère a mis la merde dans ma famille, et son petit ange s’est
accaparé mon père, lui faisant oublier sa propre famille et sa femme
décédée. Ma mère. Roman et sa salope méritaient leur sort. Le regret n’a
pas lieu d’être, ici.
Où se cache Abigail ?!
J’ai d’abord cru qu’elle se cachait dans les bois autour de la demeure.
Puis, j’ai pensé qu’elle avait rejoint la frontière pour atteindre la
Biélorussie. Mais, entre-temps, l’un de mes hommes a été retrouvé mort
dans une crasseuse station-service. Sauf que cette station était au milieu de
nulle part. Sur une route déserte. Peut-être a-t-elle ensuite fait du stop, est
montée dans une voiture pour rejoindre une autre frontière.
Cependant, une autre piste me parlait plus plausible. Elle doit être
partie avec cette amie qui la suivait comme un petit chien. Elle aussi reste
introuvable. J’ai le bras long, mes relations sont étendues au-delà du
possible, mais elles échappent à mon contrôle. C’est impossible.
Je raccroche quelques minutes plus tard et me tire en vitesse vers le
bureau d’Adrian. Il faut tout passer au peigne fin. Nous avons forcément
loupé quelque chose.
− Adrian ! m’exclamé-je en ouvrant sa porte à la volée.
Alors que je m’apprête à lui exposer mon envie de ratisser tous les
lieux que nous avons déjà vérifiés, je me stoppe net. Il est au téléphone, un
sourire satisfait sur le visage.
− Quoi ? j’ordonne dès qu’il a raccroché.
− J’ai une piste.
L’espoir renaît immédiatement.
− Abigail ?
Mon homme de main secoue la tête.
− Son amie. Je sais où elle est. Elle se trouve en Russie. À Kazan. Un
de nos contacts vient d’appeler. Peut-être même qu’Abigail est avec elle.
Les hommes attendent tes ordres.
Avancer un pas après l’autre. Jusqu’à mon but ultime.
− Qu’ils agissent. Même si Abigail n’est pas avec elle, amène-la-moi.
Je mets ma main à couper qu’elle doit connaître quelques informations qui
nous seront utiles. J’ai besoin de sa langue pour qu’elle puisse parler. Le
reste, je m’en fous.
Si nous la trouvons, on trouvera forcément un lien avec Abigail.

***

Abby

Paris.

− Vanessa veut te voir à la fin du service, me déclare Baptiste, tout en


surveillant ce que je fais.
Ce dernier ne cesse de me coller aux fesses depuis deux jours, date de
« l’incident dans le vestiaire ». Entre lui et Vanessa qui n’arrête pas de
s’excuser, je commence sérieusement à en avoir marre. Je n’ai pas frappé ce
type pour avoir un chien collé au cul, mais parce qu’il le méritait. Et pour
sauver ma manager, par la même occasion.
− D’accord, je lui réponds simplement en continuant de servir mes
deux clientes.
Mon collègue m’observe en souriant. Je vois qu’il s’apprête à me dire
une nouvelle blague à connotation sexuelle.
− Tu savais que…
− Je n’ai pas le temps, là.
Il relève les sourcils et rigole doucement dans sa barbe. Je m’approche
des deux demoiselles en leur souriant poliment, mais il reste près de moi,
comme un chewing-gum collé à la semelle d’une paire d’escarpins.
Même MK s’y met aussi, je le vois vérifier assidument chaque recoin
du club. Il ne m’a pas parlé du fait qu’il m’a découverte sur les genoux de
notre patron deux jours plus tôt, et tant mieux. Il n’en a parlé à personne
d’ailleurs, sinon Maya m’aurait déjà sauté dessus. Ma manager reste, quant
à elle, sur sa garde. Elle observe distraitement chaque client du club, la
mine chagrinée. Je suis certaine que le type qui s’en est pris à elle l’avait
déjà fait par le passé. Je sens un regard posé sur moi, analysant le moindre
de mes gestes.
− Quoi ? m’exclamé-je en pivotant vers Baptiste qui me fixe
étrangement.
Pourquoi tout le monde agit comme si j’étais une petite chose fragile ?
Ce que je ne suis pas, bordel. Et que je ne serai jamais !
Il lève innocemment ses mains en l’air.
− J’en connais une qui est dans sa mauvaise période.
Je plisse les yeux. Se rend-il seulement compte que ce n’est vraiment
pas le bon soir pour me faire chier ? J’ai à peine dormi depuis deux jours,
mes pensées tournées vers le beau brun qui me fait tourner en bourrique. La
scène qui s’est produite dans la salle de cœur ne cesse de me hanter. J’allais
coucher avec lui, je l’ai senti. J’étais à deux doigts de succomber.
− Non, rétorqué-je en pointant du doigt mon collègue. Je suis dans la
période du mois où tu dois éviter de me faire chier. Oh, mais j’oubliais,
cette période s’applique TOUT le mois !
− T’es vraiment dure.
− Trouve une autre proie à emmerder.
Il lève ses yeux au ciel.
− Mais t’es la seule à sortir les griffes aussi facilement. Petit chaton, se
moque-t-il en s’éloignant.
De rage, je lui envoie mon torchon sur la nuque, mais il ne réagit pas.
Il continue son chemin comme si de rien n’était.

Quelques minutes plus tard, je rejoins Vanessa dans l’arrière-salle, où


nous nous retrouvons pour faire chaque débrief’. Elle semble assez gênée,
et sur le point de s’excuser à nouveau, ce que je ne veux pas. Vous savez ce
que je déteste encore plus que de voir les gens pleurer ? Ceux qui
s’excusent tout le temps. Surtout quand ce n’est pas à eux de le faire.
Je ne regrette rien, même si je sens qu’Assan va vouloir en apprendre
beaucoup plus sur moi. Il ne m’a posé aucune question quand j’étais sur lui
deux jours plus tôt, car ce sont seulement nos corps qui ont parlé. Nos
cerveaux n’admettaient aucune pensée cohérente. Mais maintenant…
Je n’ai pas le temps d’analyser plus les choses que ma manager me
sourit doucement pour m’inviter à approcher. Je m’assieds près d’elle sur le
canapé et soupire d’un air théâtral :
− Si tu m’as attirée ici pour t’excuser, je ferai comme si je ne t’avais
pas entendue.
Elle entrouvre ses lèvres, puis ferme la bouche. En analysant son
comportement, je réalise que c’est autre chose qui ne va pas. Est-ce qu’ils
ont décidé de me renvoyer, car j’ai été violente ?
− Tu vas me virer ?
Elle fronce ses sourcils, perdue face à ma question. Finalement, elle
rigole doucement en secouant sa tête.
− Virer la petite blonde sexy de l’équipe, t’es folle ou quoi ?
Je me laisse aller à sourire à mon tour.
− En fait...
Elle s’assied de manière plus sérieuse en pinçant ses lèvres et je sais
déjà que je ne vais pas aimer ses prochains mots.
− Voilà, Jared est venu me voir. Il avait enfin pris une décision. Après
ce qui… s’est passé il y a deux jours… il pense que tu es capable de
travailler dans la fausse aux lions, dans l’aile gauche. Tu es intransigeante et
je sais que cela se passera bien avec les clients, même les plus tenaces. Il
voulait que tu te rendes dans la salle de cœur pour un job de serveuse. Puis
progressivement dans les autres salles. Certains clients sont très généreux,
ils voient un joli sourire et sont prêts à laisser de gros pourboires. Comme tu
as besoin d’argent, alors…
− Et... ?
J’éprouve la drôle de sensation qu’elle ne m’a pas tout dit. Ses paroles
ne présagent rien de bon. Je ne comprends pas pourquoi elle semble peinée,
c’est une super nouvelle ! Maya se fait des pourboires de dingues, là-bas.
Me déshabiller et danser ne m’emballent pas. Mais servir, tout en jouant
l’hôtesse, me semble plus qu’intéressant. De plus, Jared a raison. Je saurai
recaler ceux qui se montrent irrespectueux.
Et tu verras Assan plus souvent, se réjouit ma conscience.
Pas faux.
− Jared était OK. Et puis, Assan est arrivé et a refusé catégoriquement.
Je me braque instantanément. As, tu ne perds rien pour attendre ! Après
ce qu’on a encore partagé tous les deux, il veut toujours me mettre des
bâtons dans les roues ?!
− Dans ces conditions, je pense que…
Je la coupe :
− Il a refusé ?
Je me lève, furibonde.
− Assan a vraiment refusé ?
Elle hausse les épaules, vaincue.
− Il n’a même pas voulu discuter. C’est le patron, lui aussi. Il considère
que tu n’es pas prête à affronter les clients insistants. Que tu n’as pas fait tes
preuves. Il pense aussi que tu es « trop timide ». Mais surtout, il dit qu’on
n’en sait encore trop peu sur toi.
Le petit enfoiré.
− Je suis prête, la coupé-je en plissant mes paupières. J’ai fait mes
preuves. Tu le sais aussi bien que moi. Et il le sait également.
J’ai besoin de l’argent que me rapportera mon travail dans l’aile
gauche. Vanessa me regarde implacablement. Aucune discussion ne sera
possible. Elle ne peut pas outrepasser ses droits.
− Je n’agirai pas contre la volonté d’Assan. Désolée, Abby. Essaye
d’en discuter avec lui…
As, tu ne perds rien pour attendre.

***

À ma pause, je file le chercher. Il ne l’emportera pas au Paradis ! À


cette heure-ci, pas besoin d’être devin, je sais très bien où il se trouve. Dans
le hall, j’emprunte le petit couloir étroit menant à l’entrée de l’aile gauche.
Ce foutu club est un vrai labyrinthe !
Et ce n’est rien de le dire. Le labyrinthe des péchés.
Les hommes postés devant la lourde porte me fixent durement, mais
finissent par me laisser passer. Cependant l’hôtesse dans le hall m’arrête.
Elle sait que je travaille ici et doit se demander pourquoi je suis si rouge de
colère.
− Je cherche le patron. Assan.
Elle hésite à me répondre, je le sais. Contrairement à ce que je pensais,
elle ne m’indique pas qu’il est dans l’aile gauche. Elle pointe simplement
du doigt une porte près du comptoir du hall, une sur laquelle mon attention
ne s’était pas encore portée. Combien y a-t-il de trésors cachés, ici ?
Pas le temps de réfléchir, j’emprunte la direction indiquée et déboule
devant un escalier. En colère comme jamais, je monte les marches menant à
As. En haut, deux couloirs s’offrent à moi. Un sur la droite, l’autre sur la
gauche. Encore et toujours des couloirs dans cet endroit de fous !
Je réfléchis un court instant. À l’étage inférieur, le labyrinthe des
péchés se trouve sur ma gauche alors m’avance dans cette direction. En y
pénétrant, la déco me saute directement aux yeux. Les murs, décorés de
boiseries bordeaux, n’ont rien à voir avec le reste du club. Une seule porte.
Au bout. Donnant sur le bureau d’Assan, je présume ? Ou un autre club ?
Une autre salle des péchés, va savoir.
Comment ce petit enfoiré va-t-il réagir en me voyant débarquer ? Je
m’en réjouis d’avance. Surtout que je ne suis pas là pour faire la causette,
ou lui sauter dessus à califourchon. Non, je me trouve ici afin de lui prouver
que je suis prête.
La porte, entrouverte, laisse passer quelques éclats de voix, dont une
qui se démarque clairement. Masculine. Âgée. Qui n’appartient pas à As.
− Eh bien, quoi ? N’ai-je pas le droit de voir ce que tu deviens ? Je t’ai
formé, mon garçon. Tu m’es redevable. Je t’ai sorti de ta misère. Avant moi,
les seules choses que tu pouvais compter, c’étaient les dettes. C’est grâce à
moi que tu as ensuite compté les billets.
J’ai mal choisi mon moment. Je m’éloigne, décidant de revenir plus
tard. Mais le rire d’Assan, faux, presque forcé, m’arrête dans mon élan.
Formé ?
− Tu m’as formé. Pour ensuite me mettre plus bas que terre, me
trahissant. Si j’ai fini derrière des putains de barreaux, c’était de ta faute.
Moi qui croyais qu’Assan employait un ton dur avec moi, je me suis
bien plantée. Là, il me semble totalement… implacable. Un silence
interminable prend place.
− C’est un joli club que tu as, reprend l’homme en ignorant sa phrase.
− Un club qui ne t’appartient pas, je te rappelle.
Le type ne se laisse pas impressionner. Il poursuit d’une voix traînante
:
− J’ai rencontré ton frère, il y a quelques jours. Si différent de toi,
hein ?
Même si je ne le vois pas, je sens Assan se braquer.
− Alors c’était toi, l’inconnu qui voulait investir ? ! Que lui as-tu dit
d’autre ?
La colère qu’il ressent suinte à travers son timbre puissant.
− Oh, ne t’en fais pas, rien qui pourrait t’incriminer. Laissons le passé
où il est. Dans nos souvenirs. Un gentil gars comme toi n’aimerait pas qu’il
découvre la vérité. Je me trompe ? Parfait petit citoyen.
J’entends des pas de l’autre côté du mur.
− Un chasseur reconnaît toujours les autres chasseurs, Assan. Peu
importe le temps qui s’écoule, nous ne pouvons jamais vraiment changer
notre véritable nature… Tu sais, j’ai visité tes salles. L’As de pique, de
trèfle... Les gens savent-ils qui tu es réellement ?
Oh. Mon. Dieu. Ai-je bien entendu ?
− Cette époque est terminée. Elle a pris fin le jour où tu m’as trahi.
Dégage, Lincoln. Ne remets plus un seul pied ici. Je suis en train de perdre
patience et Dieu seul sait à quel point il ne m’en reste plus beaucoup en
stock. Un conseil : tâche de ne pas l’oublier. Je ne joue plus.
L’homme se racle finalement la gorge, avant de lâcher dans un
chuchotement à peine audible :
− Toi, tu sembles oublier beaucoup de choses. Tu ne pourras jamais
tourner le dos à ton passé. Il est ancré trop profondément en toi.
Puis, un brouhaha me fait sursauter. Je me recule précipitamment et me
décale de quelques pas en arrière. La porte s’ouvre en grand. Merde. Prise
sur le fait.
L’homme, la cinquantaine, les cheveux grisonnants, plisse les yeux en
m’apercevant. Il pose sur sa tête un vieux chapeau noir, tout en m’analysant
sans discrétion.
− Barre-toi, reprend Assan.
Sa voix est lointaine. Il ne m’a pas encore vue.
L’homme rigole doucement, ne se sentant nullement insulté, puis passe
près de moi, un air énigmatique plaqué sur le visage.
− Mademoiselle.
Je ne réponds pas, la mine fermée. Il aurait sorti Assan de la misère,
l’aurait rendu riche… Alors As aurait travaillé pour lui ? Comment ça ? Et
surtout, pourquoi mon boss a-t-il fini derrière les barreaux ?
J’entends ce dernier pousser plusieurs jurons dans notre langue, puis
dans une autre. J’attends une minute, puis relève le menton, carre les
épaules et m’avance vers lui. J’ai tellement de questions qui tournent en
boucle dans ma tête. Cependant, ma colère surpasse tout. À nous deux.
− Mais qu’est-ce que tu fais là ? crie-t-il en me découvrant.
Je vais sans aucun doute me faire virer ce soir, néanmoins je serai
renvoyée en restant digne.
- 19 -

Abby

La première chose que je remarque en entrant dans la pièce, c’est un


verre en cristal, explosé au sol. Les milliers de petits morceaux jonchent la
moquette beige juste devant l’imposant bureau noir, une espèce de granit
sombre au centre de la pièce.
Une immense baie vitrée offre une vue parfaite sur la salle de cœur.
Mon Dieu, il peut tout observer d’ici. Son contrôle est total sur son club. Il
ne voit pas les autres salles du labyrinthe à l’aide de la baie vitrée, mais il y
a une dizaine d’écrans accrochés sur une partie du mur, montrant chaque
endroit du club.
− Depuis combien de temps es-tu là ?
Sa voix est lasse et préoccupée. J’ouvre ma bouche, mais retiens mes
mots. Ses sourcils froncés me font comprendre une chose, il s’inquiète et se
demande ce que j’ai pu entendre de sa discussion avec son cher Lincoln. Je
hausse innocemment les épaules et marmonne :
− Je viens juste d’arriver.
Assan m’observe un peu plus intensément. Je sais très bien cacher mes
émotions, mais je ne suis pas certaine qu’il me croie. Néanmoins, il
rétorque froidement :
− Ce n’est pas le moment, Abby.
Désormais, il se tient devant le mur de verre, observant les lieux avec
hauteur. Un maître dans son antre.
Nous entendons à peine la musique, ce qui me confirme que l’endroit
est parfaitement insonorisé.
Au contraire, je crois que c’est le moment. Celui que j’ai décidé.
Je ne bouge pas d’un centimètre. Assan fronce ses sourcils en se
tournant à moitié vers moi. Il penche la tête sur le côté tout en pinçant ses
lèvres. Ses cheveux sombres sont en désordre. Une mèche ondulée tombe
sur son front alors que nous nous affrontons du regard. Son torse musclé se
soulève rapidement sous son tee-shirt noir. Et c’est à ce moment-là que je
remarque son poing fermé, une goutte de sang s’écoulant doucement sur la
moquette. Les deux hommes se sont-ils battus ? Ou s’est-il défoulé sur un
objet pour évacuer sa colère ? Je penche pour la deuxième hypothèse. Il ne
prend pas la peine de m’expliquer pourquoi du verre est brisé sur le sol. En
fait, il semble complètement fermé, hermétique face au monde extérieur.
− Je n’ai pas envie de jouer. Retourne dans l’aile droite, ta pause doit
être terminée. Sa voix rauque et essoufflée ne m’arrête pas.
− Tu te trompes sur mes intentions. Je n’ai plus la patience de jouer...
Avec un connard dans ton genre, terminé-je.
Il se retourne complètement, le visage impassible. Je ne rentrerai pas
dans son trip, je resterai calme. Coûte que coûte.
Il s’assied sur le fauteuil et le fait pivoter jusqu’à se retrouver face à la
salle, me tournant le dos une nouvelle fois. Sa position me rappelle ce qui
s’est passé entre nous, deux jours plus tôt. Mais à ce moment-là, je n’étais
pas à ce point énervée contre lui.
− On m’a traité de bien pire, tu sais, marmonne-t-il.
De là où je suis, j’imagine ses yeux noirs briller avec intensité. Il joue
avec moi. Ainsi soit-il. J’imposerai mes règles.
− Tu as refusé que j’aille servir dans l’aile gauche, commencé-je
d’entrée.
Il penche son torse en arrière, passant ses mains derrière sa nuque.
− C’est vrai, mais cela ne te regarde pas. Celui ou celle qui t’a parlé
aurait mieux fait de se taire.
Merde. J’espère qu’il n’apprendra jamais que Vanessa a vendu la
mèche. Des ennuis, elle en a déjà suffisamment.
Ça, il fallait y penser avant, s’énerve ma conscience.
Un rire sans joie sort de ma bouche. Je sais ce qu’il essaye de faire. Je
ne vais pas le laisser gagner. Je ne dois pas oublier pourquoi je suis ici. À
mesure que je m’approche de lui, je souris légèrement. Une fois à sa
hauteur, je me poste fièrement devant lui, l’empêchant de poursuivre son
exploration visuelle du labyrinthe des péchés.
Cela ne paraît pas l’énerver. Sans discrétion aucune, il observe mes
jambes moulées dans un short noir, taille haute. L’air devient électrique.
Pourquoi mon corps se transforme-t-il près du sien, malgré toutes mes
mises en garde ? Pourquoi je n’arrive pas à rester hermétique à sa
personne ?! Toujours ce mélange de haine et de désir inassouvi. Je me
décale doucement et il tourne sous fauteuil dans ma direction, me suivant
attentivement. Désormais, il est dos à la baie vitrée, et son bureau se trouve
contre mes fesses.
Il me veut autant que, moi, je le veux. Sinon plus. Je le vois. Ses
narines frémissantes en sont l’indice le plus probant. Parfait, mon salaud.
Ne perdant pas mon courage, je me penche vers lui, lui laissant tout le
loisir d’admirer mon décolleté. Les muscles de ses épaules se tendent alors
que mon souffle se rapproche de son oreille droite. Je mordille son lobe tout
en murmurant :
− Comme ça, d’après toi, je serais trop… timide ? l’interrogé-je en
tirant ses cheveux.
Mon bas-ventre se réveille, je sens l’excitation monter en moi.
Néanmoins, je la repousse. Il n’est pas l’heure de prendre du plaisir. Je vais
lui montrer que je suis prête à bosser avec des sales types dans son genre. Il
ne me connaît pas. Il ne sait pas de quoi je suis capable.
Du moins, pas encore.
D’abord, Assan ne bouge pas. Il reste stoïque. Je me penche vers lui. À
l’instant où il relève la tête, je m’éloigne et mes fesses touchent le bord du
bureau. Je m’aide de mes bras pour m’asseoir dessus.
Il baisse les yeux vers mes cuisses, mais je pose un doigt sous son
menton et redresse sa tête.
− Le spectacle n’est pas en bas, grogné-je.
Un rire rauque et puissant sort de sa poitrine. Son nez se plisse
doucement. Malgré tout, il me laisse faire. Histoire de le titiller, j’écarte
doucement les cuisses, cependant il continue cette fois de me regarder dans
les yeux. Noirs sur gris.
Lorsque je sens sa main se poser sur ma cuisse nue, je jubile. J’ai
gagné. Je frappe durement son avant-bras, ce qui lui fait réprimer un petit
cri douloureux.
− Pas touche.
Pour donner plus de crédit à mes propos, je me penche vers lui,
furieuse :
− Ne suis-je pas prête à repousser les avances indésirables de la part
d’un client ?
− Si j’ai bien compris, ce serait, moi, le client ?
− Non, dis-je en pressant ma joue contre la sienne. Toi, tu es un
connard.
Action. Réaction.
Sa main se pose cette fois sur ma taille, la pressant durement. Je plisse
les yeux et récupère le presse-papier posé sur le bureau. La seconde
suivante, je l’appuie fermement contre la peau de son cou. Il ne bouge pas,
mon arme étant prête à lui entailler la peau. Il sait que je ne le ferai pas, il
sait distinguer menace et risque avéré.
− Ne suis-je pas prête à repousser une étreinte indésirable de la part
d’un connard ? Une seconde plus tard, il reprend le dessus et se retrouve
debout, appuyant sur ma jugulaire avec notre arme de fortune. Je suis
toujours assise sur le bureau, la tête penchée en arrière pour ne pas me
blesser. Il a été tellement rapide que je n’ai pas vu venir le moment où il
s’en est emparé.
− Un joli cul ne détourne pas l’attention d’un connard, tu devrais le
savoir.
Moi, un joli cul ? Mais je suis bien plus que cela !
Ce salopard mériterait que j’aille trouver son frère pour lui parler de la
petite discussion que j’ai entendue !
Assan attend mon prochain mouvement. Ses bijoux de famille se
trouvent juste un peu plus haut que mon genou. Je pourrais les frapper
durement.
− Et maintenant, que fais-tu ?
Mes yeux se posent sur l’érection qui tend son pantalon gris anthracite.
Je relève mes yeux, un large sourire sur le visage.
− Je pourrais te castrer.
Assan penche la tête, joueur.
− Mais dans ce cas-là, qui pourrait te baiser ?
− Ne surestime pas ta capacité à dépasser mes propres doigts.
L’emprise du presse-papier disparaît de ma gorge. As le jette
brusquement au sol et pose ses mains sur mes cuisses.
− Pas touche, crié-je.
Mais déjà sa bouche se plaque contre la mienne. Durement. Exprimant
un putain de besoin, un désir inassouvi que nous partageons, tous les deux.
Je déteste ce que la frustration et l’envie font de moi à cet instant.
Ma main droite s’entortille dans ses cheveux et je tire brusquement
dessus en arrachant mes lèvres des siennes.
− Je ne suis pas ta chose. Je ne le serai jamais. Je fais mes propres
choix. N’utilise pas des excuses pour essayer de décider à ma place. Si ça te
chante, vire-moi, mais j’aurai ma conscience tranquille. Ce qui ne sera pas
ton cas. À moins que tu n’en aies pas. De conscience, je veux dire…
Mes derniers mots meurent sur mes lèvres alors qu’Assan les recouvre
une nouvelle fois. Sa main droite serre fortement ma cuisse, permettant à sa
gauche de se poser sur mes reins.
Puis il redresse sa tête, abandonnant ma bouche.
− Vas-tu contredire mon dernier argument ?
− Quel argument ? soufflé-je en essayant de reprendre ma respiration.
Il plisse les yeux. Une colère dirigée contre moi, que je n’ai pas
demandée. Il ne sait plus où donner de la tête. Ses sautes d’humeur ou son
désir.
− Je connais tout de mes employés. Mais, je ne sais rien de toi.
Je me penche à mon tour vers lui et enfonçant mes ongles sur le haut
de ses épaules.
− Si tu connaissais tout de tes employés, tu aurais su qu’un connard
frappait régulièrement Vanessa.
Un point dans chaque camp.
− Dis-m’en plus sur toi et j’accepterai de te garder. Voire même de te
faire travailler au bar de l’aile gauche.
Je m’immobilise. C’est quoi ce soudain intérêt ? Ma poitrine se soulève
dans un rythme régulier. Assan presse son érection contre moi. Lui en dire
plus ? Qu’il aille au Diable !
− Je n’ai rien à te dire, je réponds froidement. Le chantage, très peu
pour moi. Et puis, moi aussi, je ne te connais pas.
− Toi, tu oses me parler de chantage alors que tu es en train de faire
exactement la même chose ! Tu me connais très bien ! Demande à ton
oreille baladeuse, je suis certaine qu’elle a plein de choses à te confier sur
mon compte !
Je sais à quoi il fait référence. Ce que j’ai entendu l’autre jour dans
l’arrière-cour, quand il conseillait à un homme de tout nettoyer.
Heureusement qu’il ne sait pas que j’ai écouté une partie de sa discussion
avec ce Lincoln…
− Ne retourne pas la situation à ton avantage ! Tu exerces un chantage
sur moi, pas le contraire ! je bouillonne intérieurement. Je ne te pose pas des
questions sur tes affaires, moi ! Sur le nettoyage que tu as exigé au
téléphone !
Il se calme instantanément, un air de totale indifférence, plaqué
désormais sur son visage.
− Je suis ton patron, me répond-il comme si cela expliquait tout. À ce
titre, je suis en droit, et même en devoir, de te demander des informations
personnelles. Tu ne nous as rien donné. C’est comme si tu n’avais jamais
existé. Alors, moi aussi, j’en tire des conclusions.
Sa main serpente le long de mon dos, puis se pose sur ma taille. J’en
frissonnerais presque de plaisir si je n’étais pas aussi remontée.
− Ai-je engagé une folle ?
Une, quoi ?
Furieuse, j’essaye de me dégager de son emprise, mais il m’en
empêche.
− Une meurtrière recherchée par la police ?
Putain, je vais le…
− Une ancienne championne de boxe ?
Il veut que je lui montre de quoi je suis capable, niveau boxe ?
− Ou alors une simple femme prenant des cours de self-défense ?
Ne jamais laisser les silences s’installer dans une discussion de ce type.
Règle de base.
− Et toi ? Pourquoi t’es-tu retrouvé en taule ? Qui est ce Lincoln,
pourquoi t’a-t-il trahi ?
Il pose sa main à l’arrière de mon crâne, immobilisant ma tête. Son
emprise est presque douloureuse. J’en sais trop. Et il vient de s’en rendre
compte. Je suis en train de jouer avec le feu.
− Je croyais que tu venais d’arriver, marmonne-t-il. Tu as écouté la
conversation, encore une fois, pas vrai ?
− Juste les derniers mots, avoué-je en essayant de me libérer.
Mon plan ne se déroule pas comme je l’avais prévu. Mais hors de
question que je capitule. Je ne suis pas une marionnette qui se laisse
manipuler.
− Il va falloir que tu me vires, si tu veux que je me taise.
Me prenant par surprise Assan embrasse l’orée de mon cou. Puis, au
moment où je resserre les cuisses, je sens la morsure de ses dents contre ma
chair. Il ne semble pas tellement inquiet par mes révélations. Ou alors son
désir est tel qu’il n’arrive pas à réfléchir correctement.
− Alors, tu es virée, sale petite fouine qui ne cesse de me rendre fou.
Ses mots sortent de sa bouche sans que son cerveau réfléchisse.
Contrairement à lui, je ne suis pas d’humeur taquine. J’ai besoin
d’argent et il m’a mis des bâtons dans les roues. Là, tout de suite, je meurs
d’envie de le frapper. C’est la seule chose qui pourrait me détendre. Je
relève mon coude et lui envoie un coup dans les côtes. Assan immobilise
ma main brutalement. Je m’élance, essayant de bouger, mais son buste
s’appuie contre moi. Sa bouche se pose une nouvelle fois sur la mienne et je
me maudis en sentant le désir revenir décuplé, me consumant presque sur
place.
J’arrache ma bouche et réussis enfin à descendre du bureau, me
retrouvant face à lui. Alors que je m’apprête à envoyer mon poing droit
dans son visage, sa main frappe la mienne sans aucune précaution. Je me
stoppe, net.
Savoir qu’il ne me traite pas comme une petite chose, mais plutôt
d’égal à égale, renforce ce besoin que j’ai de le sentir contre moi. Cette
force animale qui manque à ma vie.
Cette fois-ci, c’est moi qui capture sa bouche. Peu importe que nous
nous fixions comme deux chiens de faïence, peu importe que je lui en
veuille d’un tas de choses, peu importe de tout. Je le veux, et rien d’autre ne
compte.
Juste quelques instants.
Alors, je le laisse m’embrasser en retour avec rage. Je le laisse serrer
ma taille et me relever tandis que j’enroule mes jambes autour de ses
hanches. Mes chevilles se croisent sur ses reins et je le maintiens près de
moi, autorisant ma langue à caresser la sienne dans une danse sauvage.
Chacun de nous continue à vouloir prendre le contrôle alors que nous
sommes désormais loin de telles considérations.
Ma peau se réchauffe au contact de son souffle. Mes tétons se
raidissent lorsque je les frotte contre lui. La tension ne cesse de monter
entre nous. Puis, elle finit par exploser à la seconde où nous commençons à
nous déshabiller mutuellement. Peau contre peau. Torse contre poitrine. Ses
mains s’affairent ensuite sur mon short et ma culotte avant de s’attaquer aux
vêtements qui lui restent. Il se glisse entre mes jambes et je gémis dès que
son érection se presse contre moi. Assan récupère un préservatif dans son
portefeuille, et je le regarde l’enfiler, haletante.
Il est trop tard pour reculer. Mais je sais que même si j’avais le choix,
je ne bougerais pas.
− Vas-y, je souffle.
− Pressée ?
Je plisse les yeux.
− Si tu ne te dépêches pas, As, je vais changer d’avis.
− Hors de question.
Ses mots résonnent en moi tandis qu’il me pénètre avec force. Son
premier coup de reins est une véritable invasion. Il est large et épais, mais
ma moiteur l’accueille délicieusement. Il s’agit d’une revendication totale
sur mon corps, comme s’il venait de me marquer au fer rouge. Nous
gémissons à l’unisson, avides de plus de contacts, de plus de sensations.
− Encore ?
Je ne fais pas attention à ses paroles, mais je le tire en moi une
nouvelle fois, mes chairs compressant les siennes avec rythme. Il s’éloigne
de quelques centimètres avant de m’envahir. Il est si chaud, nous
transpirons, moites de désir. Sa peau claque contre la mienne. Nous avons
joué avec le feu, et nous sommes actuellement en plein brasier. L’étincelle
n’en est plus une. Elle s’est transformée en d’immenses flammes et aucune
eau ne parviendra à les éteindre.
− Je savais que cette petite chatte serait parfaite. Je ne mérite pas le
Paradis, mais je viens de trouver quelque chose qui y ressemble.
Ses paroles tournent en boucle dans ma tête. Je n’arrive pas à réfléchir,
juste à ressentir. Sa main droite agrippe mes fesses, les malaxant sans
aucune délicatesse.
− Un véritable brasier autour de ma queue, murmure-t-il en inspirant
brusquement.
Quand nous accélérons, c’est mon cœur qui s’affole en même temps. Il
fixe mes chairs qui s’étirent au maximum. Le plaisir se mêle à la douleur. Je
suis pleine de lui et cette idée semble l’exciter davantage. Ses va-et-vient
deviennent tellement extatiques que je lâche rapidement prise, mon orgasme
déclenchant le sien. Il s’épaissit encore plus en moi, prononçant des paroles
inintelligibles dans mon oreille, mes ongles plantés à l’arrière de son crâne.
Nous atteignons le point de non-retour dans un moment de pure extase,
mes bras toujours enroulés autour de son cou, ma chair emprisonnant la
sienne au fond de moi.
Même si je n’aime pas les marques d’affection, je suis prise d’une
envie soudaine et pose mes lèvres sur sa gorge. L’embrassant doucement, je
goûte sa peau salée tandis que sa bouche trace un collier de baisers tout
autour de ma clavicule.
Ça y est. Nous avons succombé. Mon désir est assouvi, mais il se mêle
à une part sombre de regrets. Ce qui ne devait qu’être un jeu va devenir
beaucoup plus, je le sais. Et ce n’est pas ce que je désire dans ma nouvelle
vie.
Je ne sais pas ce qui va se passer. Lui non plus. Ses yeux fermés
reflètent-ils son inquiétude ?
Je suis certaine d’une chose, on vient de plonger à pieds joints dans
une grosse mare de merde. Et bien profonde.
Quand Assan rouvre ses paupières, son regard est comme apaisé.
Désormais rassasié, je peux sentir sa tension diminuer. Ses muscles tendus
se sont-ils relâchés ? Moi aussi, j’ai l’impression d’avoir été apaisée.
− Des regrets ? murmure-t-il d’une voix rauque, une pointe de défi
dans la voix.
Ma réponse ne tarde pas, en totale contradiction avec ce que je devrais
dire. Je ne veux pas laisser ma panique transparaître.
− Pas de regrets. Mais de l’inquiétude.
Ma réponse paraît le surprendre.
− De l’inquiétude ?
Je me penche vers lui, ayant conscience que nous sommes toujours nus
l’un et l’autre. Je dois couper court à notre moment. Son regard scrutateur,
analysant chaque parcelle de mon corps, ne me plaît pas.
− J’ai bien peur que tu ne deviennes accro maintenant que tu m’as
sentie autour de toi.
− Tu seras celle qui en redemandera en premier.
Il n’y aura pas de prochaine fois, mon beau. Notre faim a été assouvie.
Le regard d’Assan se perd sur mon ventre. Je sais exactement ce qu’il
voit. Différents symboles gravés sur le dessus de mes côtes. La petite
colombe encrée sur ma peau, un peu plus bas. Mais je sais aussi ce qu’il ne
voit pas. Ce que ces marques cachent. De vilaines cicatrices, tapies sous
l’encre. Quand son pouce passe sur le dessus de ma cuisse, je le repousse.
Il ne me pose pas de questions, il n’a pas besoin de le faire. Qu’il
s’imagine ce qu’il veut, je m’en tape. J’éprouve soudainement le besoin de
me protéger.
Je récupère mon short sans faire attention à lui. En enfilant mon haut,
je lui jette un coup d’œil. Assan est désormais dos à moi, ses épaules à
nouveau tendues. La trêve est déjà terminée. Je ne peux m’empêcher de
l’admirer à mon tour.
Miam, murmure ma conscience en boucle.
J’observe les tatouages sur son dos. Deux étoiles l’ornent. Parallèles
l’une à l’autre, chacune est disposée sur ses omoplates. Un mélange de
symboles chinois sur son flanc gauche complète le tableau. Son corps
exprime toute sa puissance, mais également son passé. Sur son côté droit, je
reconnaîtrais la marque entre toutes. Un impact de balle. Cicatrisé, certes,
mais bien présent. Une multitude de questions m’envahit à nouveau.
Je n’ai pas le temps de continuer mon observation qu’il se tourne vers
moi.
− Vas-tu fuir loin de moi, m’éviter ? me demande-t-il, un nouveau ton
perçant dans sa voix.
− Pourquoi ferais-je ça ? Parce que tu m’as… virée ? insisté-je pour
jouer avec ses nerfs.
Il me foudroie du regard, comprenant pertinemment que je le cherche.
− Tu sais très bien que tu ne l’es pas, Abby.
− Et tu sais très bien que je ne vais pas m’enfuir en courant, As.
Nous voulions tous les deux ce qu’il s’est passé. C’est l’après qui me
fait peur.
Ma réponse semble lui plaire, il hoche la tête.
Ses cheveux sont légèrement humides de sueur, ce qui ne fait que
renforcer le charme se dégageant de lui. À cet instant précis, il ressemble à
un guerrier des temps modernes. Je dois avouer que je trouve cela
charmant.
On peut résister à la beauté, mais pas au charme.
Pourtant, il va falloir que j’use de toutes mes forces pour ne pas
replonger.
− Attention, cela ne veut pas dire qu’on va remettre ça. La pression est
redescendue et disons que... je déteste goûter deux fois au même plat.
J’ai conscience d’avoir l’air d’une connasse. Mais c’est le but
recherché. Me laisser à nouveau aller me mènera à une troisième récidive.
L’engrenage sera lancé. Et ça, hors de question.
Assan pince ses lèvres. Il devait sans doute s’attendre à ce que je
m’accroche à lui, telle une moule à son rocher. Ce serait bien mal me
connaître.
− Tu es vraiment en train de me comparer à un repas ?
La colère perce dans sa voix.
Oh, oh, je crois bien qu’As n’a pas l’habitude d’être rejeté. Une fois
comblées, les femmes doivent en redemander. Et honnêtement, je peux
parfaitement les comprendre. Si je n’avais pas un passé aussi merdique,
j’agirais de la même manière.
En guise de réponse, je lui envoie un clin d’œil.
− Un délicieux repas. Tu mériterais ta première étoile au guide
Michelin.
D’énervé, il passe à furieux.
− Quoi ? demandé-je, perdue. Ce qui se passe dans le bureau reste dans
le bureau, n’est-ce pas ?
Depuis le début, les choses étaient claires entre nous. Au bout de
quelques secondes, il finit par me fixer avec indifférence.
− Tu as raison.
Je ne vois pas où il veut en venir.
− Avec cette histoire de repas, je veux dire.
Il fixe mes cuisses nues d’un air fermé.
− En reprendre me filerait sans doute une indigestion, termine-t-il
d’une voix bourrue.
Je souris doucement. Monsieur est vexé. Je le sens. Et je dois avouer
qu’être l’auteur de sa contrariété me fait doucement rire.
− Tu peux m’expliquer pourquoi ça te fait marrer ?
Je m’apprête à répondre en enfilant ma deuxième chaussure quand la
voix de Jared nous parvient depuis le couloir. Il appelle son frère. Il ne
manquait plus que ça.
− Merde, bougonne Assan en passant une main dans ses cheveux
désordonnés.
Il récupère le presse-papier au sol et le replace sur sa table de travail en
me fusillant du regard.
− Arrête de paniquer, murmuré-je en me plaçant devant le bureau.
Mais il ne m’écoute pas, et continue de ranger rapidement.
− Tu auras beau ranger, n’importe qui verra que la pièce tout entière
pue le sexe.
Ses bras se tendent, il s’apprête à m’insulter, j’en mettrais ma main à
couper. La porte s’ouvre, Jared apparaissant sur le seuil.
− Assan ? Nous devons…
− Je ne t’ai pas autorisé à entrer, s’énerve-t-il en fusillant du regard son
frère, le coupant sans ménagement.
Celui-ci me jette un coup d’œil surpris, et, en guise de réponse, je lui
souris poliment tout en faisant un pas dans sa direction.
− J’ignorais que tu étais ici… Abby, continue-t-il en m’inspectant à la
loupe.
− Nous discutions de mon nouveau poste, annoncé-je d’une voix
faussement heureuse.
Il relève un sourcil. Je remarque encore une fois son apparence
impeccable. Pas un cheveu de travers, ni le moindre bout de tissu froissé.
Ses yeux attentifs se posent ensuite sur Assan. Ce dernier, énervé, croise ses
bras sur sa large poitrine, faussement nonchalant. Mais je vois ses iris briller
intensément. Je viens de le mettre au pied du mur, et il n’aime pas cela.
Soit, il va annoncer à Jared que je suis effectivement virée, et croyez-moi, je
ne manquerai pas de foutre la merde ; soit, il marchera dans mon jeu.
− Désormais, Abby servira également dans l’aile gauche, continue-t-il
en répondant à la question silencieuse de Jared.
Ce dernier, surpris, acquiesce et se tourne vers moi :
− Oh, très bien. Alors… Tu commences demain.

Quelques minutes plus tard, je sors du bureau, un petit sourire collé au


visage. La guerre est de nouveau déclarée entre Assan et moi, mais je
n’avais pas le choix. Ce job, il me le faut. Question de survie.
Mais ce n’est pas ça qui me fait peur. Mon cerveau est retourné. Je
flippe, parce que je suis complètement perdue. Et ça, ça craint.
- 20 -

Lioudmila

Russie.

Malgré ce début juillet, la température reste fraîche à Kazan. Serrant


contre moi les deux pans de ma veste en jean, je marche le long du trottoir,
l’esprit ailleurs.
J’ai retrouvé une vieille tante ici, et cette ville me plaît bien. Moi qui
pensais ne pas m’en sortir face au monde extérieur, je me rends compte que
je me sens à mon aise, là. Pas une seule fois, je n’ai regretté mon choix
d’aider Abby à quitter l’Ukraine pour Paris. Rejoindre la Russie m’a été
bénéfique.
Aider ma meilleure amie à s’enfuir loin de Sean a toujours été une
évidence. Mais, Abby ou pas, il fallait que je quitte ce maudit pays. Rester
avec mon père, désireux de me vendre au plus offrant quand il ne me battait
pas le reste du temps, n’était pas une solution. Plus rien ni personne ne me
retenait là-bas. On est parties chacune de notre côté. Je ne regrette rien.
Vraiment rien.
Un jour, nous nous reverrons, j’en suis certaine. Sean finira par payer,
ce qui marquera le premier jour du reste de sa vie. De sa liberté. Alors, nous
rattraperons le temps perdu, et nous partagerons tout de nos nouvelles
existences. Je lui raconterai tout ce que je vis, les bonnes comme les
mauvaises choses. Et elle me confiera ses nouveaux secrets.
Je sais qu’elle s’en sort, elle a toujours été une battante.
En tournant au coin d’un immeuble de briques, une main se pose sur le
haut de mon bras. Je n’ai pas le temps de réagir qu’un homme se met en
travers de mon chemin, un sourire gêné sur le visage.
− Excusez-moi… me demande-t-il d’une voix douce, un accent
étranger perçant à travers ses lèvres.
Américain à coup sûr.
− Da8 ? l’interrogé-je en russe.
− Je suis perdu, il me répond simplement.
− Vam nuzhna pomoshch'9 ?
Face à sa mine défaite, je reprends dans un anglais à peu près
convenable :
− Vous avez besoin d’aide ?
Il sourit face à ma tentative de me faire comprendre, et hoche sa tête en
m’indiquant une adresse. En reconnaissant le lieu qu’il cherche, un hôtel
près de chez ma tante, je me propose de l’y guider.
− Merci pour votre aide, continue-t-il en me suivant tandis que
j’avance rapidement, pressée de rentrer chez moi.
− Ostorozhno10 ! Attention ! m’exclamé-je quand un homme éméché
titube juste à côté de nous et manque de bousculer l’Américain.
− Que faites-vous ici ?
− « Turist », répond-il dans un russe sommaire.
Nous ne nous trouvons plus qu’à quelques rues de l’hôtel. Bientôt, je
retrouverai mon chez-moi, j’ai hâte. Les rues ne craignent pas le soir, mais
nous ne savons jamais qui se promène dans les parages. D’où mon œil
critique qui analyse chaque mouvement de l’homme à mes côtés. Quand
nous traversons une petite ruelle animée à l’extrémité, je le laisse passer
devant, préférant garder un visuel sur lui.
− Nous y sommes presque, indiqué-je tandis que nous voyons l’hôtel
au loin.
Mais quand l’Américain se tourne vers moi, un autre homme,
beaucoup plus imposant, s’impose dans mon champ de vision.
− Attention ! crié-je, prise au dépourvu.
Le touriste ne l’a pas vu. Je m’apprête à lui ordonner de bouger au
moment où je vois l’homme sortir une arme, puis une main chaude se pose
sur ma bouche alors que je suis soudainement tirée en arrière. Le type que
je suis censée aider me regarde étrangement, un sourire satisfait naissant sur
le coin de ses lèvres. J’ai beau hurler dans la main de mon ravisseur, essayer
de me débattre, je comprends vite que je ne fais pas le poids.
− Merci pour l’aide, me lance l’Américain en caressant ma joue.
J’ai à peine le temps d’apercevoir un homme cagoulé qu’un coup
brutal est porté contre ma tempe, me faisant plonger dans les méandres de
l’inconscience.

***

Abby

− Suis-moi, m’ordonne Vanessa en se faufilant entre les deux agents de


sécurité qui gardent l’aile gauche du club.
Je leur fais un petit sourire en passant et m’empresse de rejoindre ma
manager qui marche d’un pas décidé. Vu le monde de personnes présentes
ce soir, je sais que chaque seconde compte. Ma formation sera réalisée en
mode express, ce qui ne me déplaît pas. Je suis pas mal excitée à l’idée de
servir dans un endroit où les tabous n’ont pas lieu d’être. Une vague de
musique sensuelle, mais rythmée, nous frappe quand on passe la lourde
porte d’entrée. Je suis directement une nouvelle fois plongée dans
l’ambiance, sans d’autre choix que d’avancer et de m’enfoncer dans ce
décor partagé entre la féérie et la luxure.
Vanessa presse le pas comme si elle connaissait les lieux par cœur, ce
qui doit être le cas. Nous croisons un quarantenaire en costume, qui se
dirige vers la première salle, si je m’en réfère au néon en forme de trèfle
rouge, surplombant la porte.
Un adepte des jeux, du péché.
De l’avarice.
Une hôtesse très peu vêtue se penche vers lui pour lui souhaiter la
bienvenue. Des lèvres pulpeuses se collent contre son oreille, ce qui
encourage le nouvel arrivant à poser une main contre ses reins, un sourire
charmant aux lèvres. En penchant la tête légèrement sur le côté, j’aperçois
une première table de jeu qui se fond parfaitement dans l’ambiance tamisée
régnant parmi toutes les salles du Labyrinthe.
− Qu’est-ce que tu fais ? me souffle durement Vanessa.
Je me redresse l’air de rien, et me tourne vers elle.
− J’observe. J’analyse. J’apprends.
Après avoir haussé un sourcil, elle regarde une nouvelle fois sa montre.
− Pas le temps pour ça.
Je suis presque obligée de trottiner pour réussir à la suivre. Elle s’arrête
devant la salle de pique.
Un lieu dédié aux combats et aux paris.
La colère.
J’entends quelques applaudissements. Je serais curieuse de voir les
personnes qui se battent sous l’œil avide des spectateurs, mais ma manager
ne semble pas vouloir y entrer.
− Cette salle n’est pas autorisée aux serveuses pendant leurs heures de
travail.
Je hoche d’abord la tête sans rien dire, cependant une question tourne
en boucle dans ma tête. Curieuse, j’ose demander :
− Donc, en dehors de mes heures de travail, je pourrai m’y rendre ?
− Seules les personnes accréditées par Assan ou Jared sont autorisées à
pénétrer ici, et cela ne concerne pas les employés. Franchement, ça
t’apporterait quelle satisfaction de voir des gens se battre ?
Elle reprend après quelques pas :
− Par contre, dans celle-ci, oui.
As de carreau. L’orgueil.
Elle entre dans la pièce encore déserte. Je me rappelle pourtant la
première fois que je suis venue ici, ainsi que des quelques hommes
discutant entre eux autour des tables, tout en buvant de l’alcool servi à flots.
Je parie que des contrats onéreux et importants sont conclus ici. Peut-être
des décisions plus importantes, encore.
− Tu risques de devoir travailler ici. Je te préviens tout de suite, cette
pièce est différente de la salle de cœur. Les clients, présents entre ces quatre
murs, ne cherchent pas de fille, et encore moins de plaisir. Ce sont
simplement des lieux de rencontres entre hommes, concernant des sujets
qu’on ne souhaite pas connaître comme la politique, le commerce.
Immédiatement, mon curiosimètre monte en flèche.
− Je n’avais pas l’intention de me frotter à l’un d’eux, je lui réponds,
l’air de rien.
− Parfait.
La musique se fait plus forte quand on entre dans la salle de cœur.
Encore une fois, une odeur sucrée envahit mes narines dans la pièce où les
tons bordeaux dominent. Des plumes blanches et rouges recouvrent
entièrement le plafond, ce soir. Quatre péchés regroupés ici : la luxure,
l’envie, la gourmandise et la paresse. Un endroit où disparaissent les
inhibitions.
− C’est ici que tu vas commencer ton service, suis-moi.
Alors que je foule ses pas, mon regard reste braqué sur la scène au
centre de la pièce, une ravissante blonde dansant sensuellement autour
d’une barre de strip-tease, tout en commençant à se dénuder devant
quelques hommes qui semblent apprécier le spectacle, une coupe de
champagne à la main.
Ma manager m’entraîne vers le bar à l’arrière de la salle, à quelques
mètres d’une autre petite scène, et je laisse mon regard courir sur cette
dernière. Mon souffle se coupe quand je vois un homme attaché à une
chaise. Un autre type patiente debout alors qu’une plantureuse métisse
promène ses doigts sur ses cuisses. Ce spectacle m’émoustille
involontairement et je sors de ma léthargie au moment où Vanessa s’arrête
devant une brune en sous-vêtements et hauts talons, dos à nous.
− Voici Barbara, elle va s’occuper de toi, ce soir.

***

Barbara est un vrai tyran. Je crois que la prochaine fois qu’elle lèvera
les yeux au ciel en me parlant, j’enfoncerai mes doigts dans ses globes pour
les lui arracher.
Je pense que ma robe ne l’a pas convaincue. Pourtant, je ne suis pas la
seule qui ne sert pas en petite tenue. Une teigne. Rien de plus, rien de
moins. Elle ne me fait pas peur. Des filles comme elle, j’en ai croisé des
dizaines.
Mon doigt tapote le comptoir au rythme de la musique sensuelle qui se
joue, et je laisse mes yeux se promener à travers la grande pièce. Un show a
commencé, quelques filles se déhanchent sur la scène, sous des yeux
envieux. L’alcool coule à flots tandis que nous servons les divers clients
assis autour des danseuses.
Aucun type n’a essayé de me toucher ou n’a été incorrect. À vrai dire,
leur attention est accaparée par la piste, ce qui me convient très bien.
− Une nouvelle, ronronne un type en s’installant au bar alors que je
prépare une commande.
Je lui souris poliment en hochant simplement la tête.
− Magnifica, s’exclame-t-il avec un clin d’œil appuyé.
− Grazie.
Que je lui réponde dans sa langue semble lui plaire, mais cela ne
m’empêche pas de rester fermée à toute proposition. Je ne suis pas là pour
l’amener dans une des pièces dédiées à la luxure, à l’arrière de la salle. Et il
le comprend bien vite lorsqu’il s’éloigne quelques minutes plus tard, la
mine crispée.
− Eh, insiste une voix haute perchée sur ma droite.
J’ignore Barbara en continuant de servir mes verres.
Mais je me stoppe complètement quand elle se colle presque à moi, en
claquant des doigts.
Comme si j’étais une chienne. Sa chienne.
− Est-ce que tu viens de claquer des doigts dans ma direction ?
demandé-je, calmement.
Ne pas la tuer. Ne pas la tuer.
Je pourrais éventuellement arracher ses boucles brunes et lui faire
nettoyer le sol avec ?
Ma collègue esquisse une moue boudeuse et lève, encore une fois, ses
yeux au ciel.
− Tu es censée charmer les clients. Leur donner envie de revenir, pas
les dégoûter, dit-elle en observant ma robe avec une moue désormais
sceptique.
− Pardonne-moi, je réponds d’un air désolé, ma main posée sur mon
cœur, mais la plupart des hommes reviennent vers les femmes qui leur
résistent, pas celles qui ouvrent les cuisses en quelques secondes à peine.
Elle plisse les yeux en pointant un doigt rageur dans ma direction.
− Écoute-moi bien espèce de petite conne… commence-t-elle.
− Enlève ton putain d’index de ma poitrine. Tout de suite, la coupé-je
d’une voix tranchante.
Je ne suis pas sa petite poule qu’elle peut manier à sa guise. Elle n’est
pas ma supérieure, Vanessa l’est. Pitié, faites que toutes les filles de l’aile
gauche ne soient pas aussi connes.
− Tu devrais vraiment…
− Que se passe-t-il, Mesdemoiselles ? nous coupe une forte voix que je
reconnaîtrais entre mille.
Assan.
Première fois que je le revois depuis…
Ne pas y penser. Ne pas y penser. Ne pas… Euh, il se passe quoi, là ?
Barbara plaque un sourire sur son visage et minaude dans la direction
de l’homme qui m’a…
Stop.
− Assan, ronronne presque la brune en se penchant par-dessus le bar,
lui offrant une vue parfaite sur son décolleté. Je suis contente de te voir…
À ma grande surprise, As la mate sans discrétion, ce qui n’échappe pas
à l’autre gourde.
Connard.
Connasse.
Puis, il se tourne vers moi, tout sourire. Je reste impassible. Il ne
m’aura pas.
Sa chemise blanche a beau mouler parfaitement son torse, ses cheveux
sombres effleurer son col, et ses avant-bras se poser sur le comptoir, une
luxueuse montre accrochée à son poignet, je lui accorde à peine un regard.
Enfin, pas trop.
− Je ne savais pas que la nouvelle recrue serait si dure à former, se
plaint d’emblée Barbara. Impossible à vivre.
À mon tour, je lève les yeux au ciel et me retiens de rire.
− Tu te fous vraiment de la gueule du monde, je reprends sous son
regard choqué. C’est la carte qui se moque du chéquier.
Assan, surpris, se tourne vers moi, et lâche d’une voix rauque :
− Le respect envers tes supérieurs est de rigueur, Abby. Retourne
travailler, ordonne-t-il à Barbara qui s’éloigne, tout sourire.
Je vais les tuer.
Tous. Les. Deux.
Je me penche furieusement vers Assan.
− Baiser son patron est une preuve suffisante de respect, tu crois ?
demandé-je froidement.
Il perd son sourire en se redressant.
− Peut-être que je devrais baiser Barbara. Qu’en penses-tu ?
Je relève un sourcil dans sa direction, choquée par ses dernières
paroles. Ne me laissant pas le temps d’en placer une, il reprend durement :
− Travaille correctement. Sinon, tu dégages. Compris ?
Puis, sans demander son reste, il s’éloigne. Me retenant de l’insulter, je
sens mes yeux s’embuer légèrement.
Je ne verserai pas une seule larme pour lui. Il ne le mérite pas.

***

Assan

J’entends Abby jurer dans mon dos et me retiens de rire devant son
entêtement. J’aime la taquiner. Et je l’avoue, je voulais la vexer comme je
l’ai été hier. Je devais rejoindre un client important dans la salle de pique,
mais je vais finalement rester quelques minutes de plus ici. Je m’installe à
quelques mètres du bar, dans un luxueux fauteuil en cuir noir.
Le show de Candice et Mia attire beaucoup de regards.
Pourtant, je reste dos à la scène, observant Abby qui remplit son
plateau en marmonnant dans sa barbe.
Je vois la colère transpirer de ses pores. Elle déteste que je la remette à
sa place, et j’adore sa réaction. Elle place un nouveau verre sur le plateau et
l’empoigne en s’éloignant du bar. Quand elle passe près de moi, elle ne me
remarque pas puis se dirige vers deux hommes admirant le spectacle des
filles d’un œil avide.
Elle leur sourit poliment tout en les servant. Le plus âgé des deux
continue d’observer la scène sans faire attention à elle. Mais l’autre type, un
blond d’une trentaine d’années, fixe d’un air intéressé les formes dévoilées
par sa robe fendue au niveau d’une de ses cuisses.
Une fente que je n’avais pas remarquée.
Fait chier.
Je serre mes poings, hargneux. Sans gêne, l’homme continue de mater
ses jambes tandis qu’Abby s’incline pour déposer son verre. Quand sa main
s’avance vers sa peau nue, que je sais particulièrement tendre à cet endroit,
je me redresse. Elle est à moi. À aucun de ces imbéciles. Je vais leur crever
les yeux. Je n’arrive pas à contenir la soudaine possessivité qui monte. Je ne
connais pas ce sentiment, mais il ne me laisse pas le choix. Il s’instaure en
moi et dévore tout sur son passage. Que m’arrive-t-il ?!
Au moment où elle se tourne vers l’homme, un air meurtrier sur le
visage, je respire à nouveau. Elle se penche si près de son visage que
l’homme recule doucement. Ses prochains mots semblent choquer le type
qui ouvre la bouche en perdant sa bonne humeur.
Je tuerais pour savoir ce qu’elle lui a dit.
Fier, je la regarde s’éloigner vers une autre table, la tête haute.
Apercevant MK du regard, j’indique du menton la table des deux
hommes, lui dictant silencieusement de les virer rapidement d’ici. Je ne
veux pas que l’un d’eux s’imagine la toucher. Lorsque ma petite blonde
passe une nouvelle fois près de moi, je ne laisse pas passer ma chance.
− Un verre de Whisky Benromach, lui ordonné-je.
Elle s’arrête, la mine énervée. Ses lèvres se plissent et je me retiens de
la tirer à moi pour passer mes mains sous sa petite robe. Mais je ne veux pas
être le premier à craquer. J’ai encore envie d’elle, c’est une certitude. La
prendre hier sur mon bureau ne m’a pas rassasié, loin de là. Au contraire,
cela m’a ouvert l’appétit.
Cette nuit, je n’ai fait que repenser à sa chaleur entourant ma queue,
l’attirant à elle possessivement.
Pourtant, elle m’a repoussé. Après ce moment de dingue partagé
ensemble, Abby s’est fermée, m’envoyant bouler sans aucun respect.
Elle m’a comparé à un putain de repas !
J’ai autant envie de la brutaliser que de la baiser encore et encore. Me
voiler la face ne servirait à rien. Je suis prêt à recommencer, envoyant valser
mes propres règles. La question est juste de savoir combien de temps je vais
tenir sans sa peau.
La sublime brune avec qui j’ai déjeuné, ce midi, aurait été prête à une
bonne partie de jambes en l’air. Et elle m’aurait remercié, elle !
Malgré ses avances, mes yeux étaient hantés par une petite blonde,
beaucoup trop têtue à mon goût. Une jeune femme un peu trop curieuse, qui
serait prête à mettre ses pieds là où elle n’a pas le droit d’aller.
Et pourtant, elle me plaît d’une force…
Je déteste qu’elle sache plus de choses sur moi, que moi sur elle. Cela
va à l’encontre de ma nature profonde.
Je n’ai rien trouvé sur elle. Rien. Elle essaye de se mêler de mes
affaires, sans montrer aucune peur. Aucune appréhension face à mon passé.
Face au vrai moi. Putain, Abby, qui es-tu ? Que cherches-tu ? Que me veux-
tu ? Pourquoi est-ce que tu me hantes comme ça ?! Pourquoi est-ce que
j’arrive pas à la virer ?!
Sans se départir de son professionnalisme, Abby passe sa langue sur
ses lèvres en hochant la tête.
− Je vous ramène ça tout de suite.
Son soudain vouvoiement me fait hausser les sourcils. Bordel, elle
continue à jouer. Ou pas. Suis-je allé trop loin avec cette histoire de
Barbara ? Possible.
Elle revient quelques minutes plus tard, la mine sombre, la posture
droite.
Je trempe mes lèvres dans le liquide ambré.
− Ce n’est pas du Benromach, j’indique en buvant une gorgée.
Abby relève un sourcil. Elle est si facile à piquer.
− Je vous assure que si.
Je penche la tête sur le côté, joueur.
− Ma réponse n’admettait aucune contradiction. Vous vous êtes
trompée, continué-je en posant mon verre sur la table vernie.
Elle me foudroie du regard. Puis, me surprenant, elle se penche et
récupère mon verre. Elle l’amène à ses lèvres et en lèche le rebord de la
pointe de la langue.
− Hum, ronronne-t-elle, c’est bien du Benromach. Aucun doute
possible.
Mon regard est hypnotisé par sa petite langue, l’imaginant sans mal sur
une autre partie de mon corps. Je me sens immédiatement durcir contre la
fermeture de mon pantalon. J’ai besoin de sentir ses lèvres autour de ma
queue. Pourvu qu’elle ne remarque rien.
− Ce sera tout, annoncé-je d’une voix rauque.
Elle a des antennes, ce n’est pas possible ! Ma voix a pour seul effet
d’inciter ses yeux à se poser directement sur mon entrejambe. Fière de
l’effet qu’elle me procure, elle s’éloigne en se déhanchant plus que de
raison.
Cette fille ne m’a pas tout dit. Elle est si secrète, sur tout. Et moins j’en
sais, plus je veux en savoir. Son entêtement me rappelle mon propre
comportement il y a des années de ça.
Prêt à en découdre contre le monde entier. Dans l’unique but de…
survivre. Les mots de Lincoln me reviennent en tête. Certes, il m’a sorti de
la misère. Puis, il m’a engagé. Mais il m’a ensuite piégé. Il m’a envoyé en
taule parce qu’il avait peur que je le dépasse. Les images défilent dans ma
tête, me plongeant dans mes souvenirs.

***

Des années plus tôt. Agadir, Maroc.

Un genou percute furieusement mon nez, j’entends un craquement,


puis je sens une douleur fulgurante m’envahir.
Je grogne tout en plaquant au sol mon adversaire plus âgé que moi.
Nous tombons dans un bruit sourd sur le béton, de la poussière s’élevant
autour de nous. Du haut de mes dix-huit ans, j’essaye de maîtriser la brute
entraînée pour tuer.
− Assan, Assan, m’encourage quelques hommes rassemblés autour du
grillage à moitié défoncé.
Mon assaillant essaye de m’envoyer son poing dans le visage, mais je
l’évite de justesse en lui crachant dessus un mélange de sang et de salive.
J’envoie mon coude dans le creux de sa gorge et me place au-dessus de lui,
un genou appuyant fortement sur sa poitrine qui essaye de se soulever.
− Khra11.
Mon torse luit de sueur, de sang et de terre. Mes muscles sont au bord
du gouffre, mon corps prêt à s’effondrer. Pourtant, je continue de frapper.
Mes poings s’abattent l’un après l’autre contre le visage tuméfié de
l’homme qui essaye toujours de se débattre.
− Nardinamouk12, crache l’homme, sa bouche débordant
d’hémoglobine.
Je perçois une furieuse douleur dans l’arrière de ma cuisse et je
comprends que ce chien vient d’y enfoncer un poignard de quelques
centimètres. Mon genou renforce son emprise, l’homme s’étouffe alors que
j’envoie mon front dans son nez à l’instant où il relève son crâne. Le type
sombre dans l’inconscience, mais je continue de frapper, furieux.
Je me relève quelques secondes plus tard en boitant. Je crache une
nouvelle fois sur le sol, reprenant mon souffle. Des cris et des
applaudissements me parviennent de tous les côtés, entre d’autres insultes
de gars ayant perdu leur argent.
− Bsahtek13, s’exclame Nadir, l’organisateur, en frappant mon dos
pour me féliciter.
Je m’éloigne en boitillant et récupère la bouteille d’eau glacée qu’il me
tend, m’empressant de la vider.
− Trois-cents pour toi, m’annonce-t-il quand je récupère les billets et
les glisse dans ma poche. Tu aurais pu gagner un peu plus si tu n’avais pas
autant été amoché.
Je plisse les yeux vers lui, et attache mes cheveux beaucoup trop longs
pour un homme de mon âge.
Ma mère me demandait toujours de les couper court. Comme Jared. Ils
sont poisseux de sang, de sueur et de je ne sais quoi d’autre. Je fixe Nadir,
sentant déjà mon œil droit gonfler :
− Ce type faisait au moins trente kilos de plus que moi.
Il pose sa main contre ma nuque et se penche dans ma direction :
− La prochaine fois, mon frère, tu feras mieux.
Puis, sans un mot de plus, il s’éloigne vers la foule qui acclame le
maître des lieux et les nouveaux combattants.

Quelques minutes plus tard, je traverse Agadir en essayant de ne pas


trop m’appuyer sur ma cuisse douloureuse. Le garrot improvisé empêche
mon sang de couler. À la sortie d’une ruelle, un énorme 4x4 noir, rutilant, se
stationne devant moi, me barrant la route. La portière arrière coulisse et
s’ouvre. Je ne bouge pas d’un centimètre, mes muscles bandés.
− Monte, m’ordonne une voix d’homme, en français.
Je commence à me déplacer sur ma droite, mais deux types sortent du
véhicule et m’encerclent. Dans un meilleur état, j’aurais pu me battre, mais
là, mon corps est trop épuisé.
− Allez, mon garçon, lance un gars, assis à l’intérieur, que je n’avais
pas encore remarqué.
Je fronce les sourcils, et me penche dans l’habitacle.
− T’es qui ?
Je n’ai pas le choix. Si je ne coopère pas, ils m’embarqueront de force.
Alors, dans mon état de faiblesse, autant y monter volontairement. Ma
jambe me fait souffrir quand je m’assieds. Je n’ai pas à avoir peur d’un
costard-cravate, comme les appelle mon petit frère. La voiture démarre dans
un crissement de pneus.
− Je suis Lincoln.
Très anglo-saxon. Pas le genre d’ici. Pourtant, il parle français. Je ne
comprends pas.
Mon œil encore intact et l’autre, à moitié fermé, se posent sur un
homme d’une quarantaine d’années, qui sirote une flûte de Champagne. Il
est pété de thunes, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Voir un
type si riche au milieu d’Agadir ne me dit rien qui vaille. Il doit être en
voyage d’affaires. Il porte un chapeau noir abîmé par endroits, en totale
contraction avec le reste de sa tenue.
− Tu t’es bien battu, m’annonce-t-il en frottant sa mâchoire rasée.
− Vous aviez parié sur moi ?
− Je devais voir un client dans cette ville, et puis, je t’ai aperçu. Cette
fougue dans tes mouvements, cette rage… D’ordinaire, je ne parie sur
personne. Mais effectivement, je viens de décider que j’allais miser sur toi.
Il vient de décider ?
− Ça veut dire quoi, ça ? grogné-je.
Il me tend une bouteille d’eau que j’accepte, mourant encore de soif.
Fidèle à mes habitudes, je ne le remercie pas.
− J’aimerais te faire une proposition, mon garçon.
− Je ne suis pas votre garçon. Je ne le serai jamais.
J’aime imposer mes limites dès le début.
− Très bien, Assan.
− Comment connaissez-vous mon prénom ? demandé-je,
furieusement.
− Je me renseigne toujours sur mes poulains.
Je penche la tête sur le côté et renifle. Qu’il aille droit au but et qu’on
en finisse. Je n’ai pas de temps à perdre.
− Vous voulez quoi ?
− Vu ton potentiel, j’aimerais que tu travailles pour moi.
Lui, me proposer un job ?
− Quel travail ?
Rien de ce que ce type puisse entreprendre ne me paraît légal.
− Disons que tu te battras. Et d’autres… petites choses.
Je réfléchis rapidement et secoue la tête.
− Hors de question, laissez-moi descendre.
Il effectue un mouvement du menton à son chauffeur, et le véhicule
s’arrête. Lorsque je m’apprête à ouvrir la portière, je le sens se pencher sur
moi. Qu’il aille se faire voir. Je ne veux pas de patron. Je n’appartiendrai
jamais à personne. Je marche pour moi, pas pour un autre. Et encore moins
un costume-cravate.
− Tu ne le sais pas encore, mais je peux rendre ta vie meilleure. Te
faire changer de pays. Avec une maison propre, de la nourriture, de quoi te
laver et t’habiller correctement.
− Ma vie me convient parfaitement.
− Nous savons tous les deux que c’est faux, Assan. Jared et toi essayez
de survivre en milieu hostile.
Jared ? Comment sait-il ?
− Laissez mon frère en dehors de ça, grogné-je, prêt à lui sauter dessus.
Personne ne parle de mon petit frère. Surtout pas un inconnu, aux
mœurs douteuses, qui sort de je ne sais où.
L’homme me sourit doucement. Un de ses chiens me tend un petit
morceau de feuille.
− Quand tu auras compris que je suis le meilleur choix qui s’offre à toi,
appelle-moi.
Puis, sans que je n’aie effectué le moindre mouvement, la portière
s’ouvre et je suis poussé hors du véhicule. Le 4x4 démarre brusquement
avant de foncer dans les rues de la ville. Quelle n’est pas ma surprise de
découvrir que je me trouve pile devant l’endroit où je crèche avec mon petit
frère.
Ils savent où nous vivons.
Je n’ai besoin de personne pour m’offrir une vie meilleure. Je peux
prendre soin de moi et de Jared.
Pourtant, quand j’arrive devant le minuscule logement coincé entre
deux maisons, je me stoppe. Mon frangin, âgé d’à peine seize ans, est en
train de donner un petit sachet à un homme plus vieux que lui. Le type lui
tend quelques billets tout en le remerciant. Je cours vers eux, ignorant ma
jambe abîmée, et plaque le gars au mur.
− Qu’est-ce que tu fous ? crié-je en serrant mes mains autour de sa
gorge. Casse-toi de là, ordonné-je en le poussant au sol.
Il s’éloigne sans demander son reste.
− C’était quoi, ça ? hurlé-je à mon petit frère en reculant, un sachet
tombé au sol.
Après en avoir reniflé le contenu, je sens la fureur m’envahir.
− De l’herbe ? Vraiment ? braillé-je en attrapant l’épaule de Jared et en
le tirant vers l’intérieur. De la putain d’herbe ?!
Il dégage son épaule difficilement. Je sens la peur l’envahir, mais il
garde la tête haute, et me tourne le dos. Je ne suis pas loin de péter un câble,
il le sait.
− Laisse tomber, s’exclame-t-il en passant notre misérable porte
d’entrée.
Non, je ne laisserai pas tomber. Ça, certainement pas !
Je le rattrape et lui jette le sachet au visage.
− Tu vends de l’herbe ?
Son silence parle pour lui.
Il me pousse à son tour et, même si son gabarit est moins costaud que
le mien, il n’en démord pas. Il s’agit d’un trait de caractère que nous avons
toujours partagé.
− Mêle-toi de tes affaires ! Je fais ce que je veux, t’es pas mon père !
Je m’y attendais à celle-là !
− Non, je ne suis pas ton père, mais jusqu’à preuve du contraire, c’est
moi qui m’occupe de toi ! Et je ne te laisserai pas détruire ta vie avec cette
merde !
− Toi, tu t’occupes de moi ? Répète voir si tu en as le cran ! s’énerve
Jared. Tu tabasses des gens dans la rue pour de l’argent ! C’est ça ce que tu
appelles t’occuper de moi ? Franchement, je peux le faire tout seul !
Il s’éloigne furieusement, me laissant seul avec ma colère. Mon poing
droit se serre furieusement, écrasant la feuille que je tenais jusque-là. Je la
place devant mes yeux, fixant le numéro de ce Lincoln.
Avant même que je ne m’en rende compte, ma décision est déjà prise.

***

Aujourd’hui.

J’ai finalement choisi de suivre Lincoln. Pour protéger mon frère, pour
lui offrir une meilleure vie. J’ai vendu mon âme au Diable avant de devenir
l’un de ses plus fidèles disciples. Je me suis sali les mains. Je les ai
recouvertes de sang. Avant de dépasser mon maître.
- 21 -

Abby

Je sors de la cour du club, mon sac accroché à mon épaule. Tout en


traversant la rue déserte à cette heure tardive, je lis le texto de Maya
m’annonçant qu’elle dort chez son copain.
Cinq heures du matin. Je suis crevée, et je meurs de faim.
Tout en commençant à marcher, je rejoue la soirée qui vient de
s’écouler. Eh bien, tout s’est à peu près déroulé correctement. Barbara a fini
par me lâcher, contrainte et forcée d’aller s’occuper de la salle de carreau.
Et Assan m’a laissée tranquille, même si en quittant mon champ de vision,
son air semblait très énigmatique. Son comportement m’a autant donné
envie de le frapper que de l’embrasser. J’ai vraiment l’impression d’être
prise au piège.
Heureusement, j’ai rencontré d’autres filles du club, adorables. Alors,
ouais, je peux dire que c’était une bonne première. Surtout quand je pense
aux généreux pourboires que j’ai récupérés. Si ça se trouve, je vais même
pouvoir me faire un resto, cette semaine. Une grande première depuis…
tellement d’années.
À quelques mètres de l’entrée du club est garé un sublime bolide gris
métallisé. Une Maserati. Barbara patiente contre la portière, attendant
visiblement quelqu’un. Serait-elle la poule de luxe d’un client régulier ? Ma
mâchoire manque de se décrocher quand j’aperçois Assan passer la porte et
s’avancer vers la voiture, ma collègue arborant un sacré sourire de pétasse.
Dites-moi que c’est une blague !
Assan s’approche d’elle d’un pas rapide. La sublime brune se penche
vers lui, aguicheuse.
Je vais la tuer.
Je vais le tuer.
Il ne lui ouvre pas la portière, mais l’écoute attentivement. De rage,
mes ongles s’enfoncent dans ma peau. La seconde d’après, il se tourne vers
moi, un petit sourire collé au visage. Il savait pertinemment que j’étais là.
J’en ai assez vu. Un morceau de ma carapace se fissure tandis que je
me mets à marcher d’un pas rapide. Il n’a qu’à faire ce qu’il veut ! La
baiser, comme il m’a dit ! Non, merde, je ne veux pas. Je ne le supporterai
pas.
Furieuse, je traverse la rue et m’éloigne.
Quelques minutes plus tard, à deux pas de mon appartement, j’entends
le vrombissement d’un moteur sur ma droite. Je m’arrête en observant la
Maserati s’arrêter juste devant moi, sur le passage piéton, m’empêchant de
rejoindre l’autre côté de la rue. La fenêtre du conducteur s’ouvre et je ne
suis pas vraiment surprise en découvrant Assan derrière le volant.
− On ne t’a jamais dit qu’il était interdit de se garer comme ça ?
demandé-je sarcastiquement.
Un soulagement m’envahit quand je découvre qu’il est seul.
− Toi, tu respectes les règles ? me dit-il en posant son avant-bras
gauche sur la portière.
Malgré l’heure tardive, il ne semble pas fatigué ni mort de faim, lui. Je
ne lui réponds pas et le fixe, attendant la suite.
− Qu’est-ce que tu veux ? soupiré-je, exténuée. Tu n’as pas autre chose
à faire ? Avec Barbara, par exemple ?
La façon dont je prononce cette dernière phrase le fait doucement
sourire.
− Jalouse, mon ange ?
Je le fusille du regard et contourne la voiture, l’ignorant ouvertement.
Imbécile.
− Attends !
− Va te faire voir, grogné-je quand j’entends une portière claquer. Et je
ne suis pas ton putain d’ange ! Rentre-toi ça dans le crâne, une bonne fois
pour toutes !
Un bras agrippe mon épaule, je me retiens de le frapper. Assan semble
deviner mes pensées et se penche vers moi.
− Si tu me cognes, je vais devoir te retourner la politesse. En moins
fort pour éviter de te briser, bien entendu.
Je relève un sourcil dans sa direction.
− Ne tente pas le Diable. Tu ne sais pas de quoi il est capable.
− Alors c’est ce que tu es ? Le Diable, et non un ange ?
− Même le Diable était un ange, autrefois, murmuré-je.
Assan se penche un peu plus vers moi. Son souffle frappe mes lèvres
entrouvertes.
− Viens avec moi, m’ordonne-t-il durement.
− Je ne coucherai plus avec toi, As.
Il secoue sa tête, amusé.
− Mais je n’ai aucune envie de remettre le couvert avec toi.
QUOI ?
Sans un mot de plus, me laissant pantelante de colère, il s’éloigne vers
la voiture.
− Où veux-tu m’emmener ?
− Allons petit déjeuner, dit-il en se tournant vers moi une dernière fois,
un large sourire ornant ses lèvres. À moins que tu n’aies peur de craquer
une nouvelle fois et de me sauter dessus ?
Je plisse les yeux et la bouche. Maudit démon.
Sans réfléchir, je le rejoins, prête à en découdre.

Assan se stationne vingt minutes plus tard devant une petite brasserie
parisienne. Il coupe le contact de sa Maserati, puis tape en rythme avec son
pouce sur le cuir du volant. Je sens qu’il veut dire quelque chose, mais se
retient. Il se tourne ensuite vers moi, les sourcils froncés.
− Je suis toujours furieux contre toi.
Ce n’est pas une phrase à laquelle je m’attendais. Un petit sourire me
vient devant son air frustré. Je ne l’écoute pas plus et ouvre la portière sans
l’attendre.
− T’as entendu ce que je t’ai dit ? me demande-t-il en faisant le tour du
véhicule pour me rejoindre.
Je hoche la tête, tout en levant les yeux au ciel.
− Furieux pour quoi exactement ? Pour t’avoir comparé à de la bouffe ?
Étoilée qui plus est ! Si j’avais su, j’aurais trouvé un équivalent chez le fast-
food du coin ! Là, tu aurais pu être énervé ! Il faut relativiser…
Puis, je comprends enfin. Il ne va quand même pas oser… Si ?
− Tu veux me faire manger un vrai repas pour me renvoyer ma pique,
c’est ça ?
Il pince les lèvres en penchant légèrement sa tête, puis un soupir
s’échappe de ses lèvres. Il avance vers la porte en marmonnant dans sa
barbe alors que je rigole doucement. Je sens qu’il regrette déjà son
invitation. Eh bien, pas moi, je ne vais pas dire non à de la bouffe gratuite.
− Tu sais, commencé-je en passant devant lui et tirant la porte, c’est à
moi d’être furieuse contre toi. Et non l’inverse.
Je la lui claque au nez. Mais, il revient rapidement à la charge.
− Et pourquoi ?
− Tu t’es comporté comme un connard, cette nuit.
− Comme un patron serait plus approprié. Au contraire, je me suis
trouvé parfaitement professionnel.
Il va me faire sortir de mes gonds !
− Ose me dire que tu ne veux pas plus qu’une simple relation
professionnelle, je lui rappelle alors qu’un serveur s’approche de nous, un
grand sourire aux lèvres.
Nous suivons le grand type qui nous amène vers une table un peu à
l’écart, bien que la brasserie soit presque vide à cette heure-là. En nous
voyant, il a probablement dû comprendre que nous avions des choses à
régler, As et moi. Dès que nous sommes seuls, ce dernier s’approche de moi
pour tirer ma chaise en arrière. Il profite de cette opportunité afin de glisser
ses lèvres tout près de mon oreille.
Frissons garantis.
− C’est vrai. Je veux plus que cette merde de professionnalisme. Et je
suis presque sûr que toi aussi.
Je me tourne vers lui, incertaine. Quand mes yeux plongent dans les
siens et que je vois l’intensité de son regard, je lui réponds d’un simple
hochement de tête. Sans réfléchir. En comprenant mon geste complètement
dingue, je m’assieds en l’ignorant à nouveau.
Cependant, mon trouble ne lui échappe pas. Il s’installe à son tour, fier
de lui. Le serveur revient vers nous avec un stylo, prêt à prendre notre
commande.
− Je vous écoute, nous annonce-t-il en souriant.
Le pauvre, il doit avoir des crampes aux joues. Néanmoins, quand je
vois ses deux petites fossettes, je ne peux m’empêcher de trouver ça
charmant. Heureusement que mon caractère de cochon m’aide à ne pas
sourire toutes les deux minutes.
Assan se gratte la gorge, je me tourne vers lui et ne peux louper son
expression mi amusée, mi en colère, face à mon soudain intérêt pour le
serveur. Une idée germe, et pas n’importe laquelle. Preuve de mon
immaturité, certes, mais juste pour lui renvoyer la balle de son
comportement de la veille.
Aucun crime ne reste impuni. Il va l’apprendre à ses dépens.
Je me tourne franchement vers l’employé − en ignorant volontairement
Assan −, et lui adresse un grand sourire.
− Que me conseillez-vous de bon ?
Le serveur, ravi de ma demande, me répond du tac au tac :
− Nous proposons des formules sucrées, et des formules salées.
Je fais mine de réfléchir :
− M’imaginez-vous plutôt salée ou sucrée ?
Il me fixe, perplexe, osant un regard circonspect vers As. Vu les éclairs
lancés par mon patron, il retrouve immédiatement un sérieux de
circonstance.
− Vous trouverez votre bonheur sur notre carte, j’en suis certain.
L’épisode Barbara est encore bien coincé dans le fond de ma gorge,
alors j’insiste :
− De vous à moi, j’aime déguster tous types de repas, dis-je en
ronronnant, tout en lâchant un petit gémissement.
Le serveur, défait, avale sa salive en clignant des yeux, faisant mine de
ne pas comprendre mon sous-entendu douteux. Peu importe, Assan l’a
parfaitement saisi, lui. Pour preuve, sa réponse quasi immédiate :
− Par autre type de repas, tu fais référence à ma queue ?
Le pauvre gars rougit, prêt à rebrousser chemin.
− Non, toi, reste. Nous n’avons pas encore passé commande, lâche le
grand brun, ne me quittant pas des yeux.
− Non, mon chéri, rétorqué-je. Dans ce cas-là, je parlerais plutôt
d’amuse-bouche. Enfin, si tu vois ce que je veux dire…
Le serveur toussote de gêne, et je prends un air innocent devant sa
mine défaite.
− Une formule sucrée, je surenchéris ensuite.
Si je continue, le type va passer de rouge pivoine à rouge bordeaux.
− Deux, ordonne Assan avant que le serveur ne s’éloigne
précipitamment en notant notre commande. Amuse-bouche, hein ?
continue-t-il ensuite. Ce n’est pas ce que disait ta petite chatte en se
contractant autour de moi.
Je soupire, lasse.
− Tu l’as bien cherché.
Il me fusille encore plus du regard et son pouce gauche tapote la nappe
blanche. Un nouveau tic nerveux que je n’avais pas encore remarqué. Si je
n’étais pas aussi proche de lui, je ne m’en serais pas aperçue. Cette
proximité me… trouble autant qu’elle me rend perplexe. Devant sa mine
toujours aussi sombre, je reprends :
− Tu veux que je sois sincère ?
En guise de réponse, j’ai droit à un silence pesant. Nous avons assez
joué, gagné, perdu. L’heure de vérité a sonné. Je me penche vers lui, mes
yeux dans les siens.
− Sentir ta queue en moi m’a fait éprouver une sensation incroyable.
Totalement démente.
Il entrouvre ses lèvres tout en fixant ma bouche. Aucun son n’en sort.
Il ne s’attendait pas à une réponse pareille.
− Je ne vais pas te demander comment c’était d’être en moi, continué-
je d’une voix égale, tes petits cris m’ont confirmé que tu as aimé ça, et pas
qu’un peu.
− Ha. Ha. Ha.
Il a répondu ça, car il ne savait pas quoi dire d’autre. Ça se voit, ça se
sent. Une drôle d’électricité crépite entre nous.

Les minutes suivantes passent doucement, en silence. Ce dernier est


parfois entrecoupé de banalités que nous échangeons sur le boulot, la seule
chose que nous avons en commun hormis le sexe. J’en dis volontairement
peu. Savoir son regard sur moi m’apporte une sensation de… bien-être. Son
portable vibre une fois. Deux fois sans qu’il ne fasse mine de vouloir
répondre. Quand il se fait entendre une nouvelle fois, je me dis qu’il va
enfin décrocher à son harceleur. Probablement Jared. Mais, non. Il coupe
complètement son téléphone et le range dans une de ses poches.
Bizarrement, cette petite attention me fait plaisir sans que je ne sache
vraiment pourquoi.
Lorsqu’il attrape une tartine beurrée, j’aperçois son tatouage, le serpent
gravé le long de son avant-bras.
− Alors, dis-moi, j’ose lancer en montrant le reptile du menton. Tu fais
partie d’un gang ou un truc du genre ?
Ma question brutale semble le troubler. Il avale doucement sa bouchée,
puis rétorque :
− Et si ça avait été le cas ?
Avec sa réponse, il croit peut-être me défier, mais n’hérite de ma part
que d’un haussement d’épaules, faussement négligé.
− Cela ne me concernerait pas. Mais, je ne crois pas vraiment à une
légende de gang…
− Et pourquoi pas ? continue-t-il, intéressé. Jared et moi aurions très
bien pu en faire partie durant notre jeunesse.
Je m’essuie les lèvres et avale une gorgée de café avant de reprendre :
− Non. Il est presque impossible de quitter un gang sans en payer les
conséquences. À savoir, garder sa vie.
Mais il a bien fait partie de quelque chose, par le passé.
Face à ma réponse, il se renfrogne. Visiblement, il ne s’attendait pas à
ça.
− Tu t’y connais en gangs ? m’interroge-t-il, sérieux. C’est pour ça que
tu sais te battre ? Que tu es si mystérieuse ?
Ma réponse ne se fait pas attendre :
− Non. Alors ? redemandé-je en fixant son tatouage.
Assan hausse les épaules et semble perdu dans ses pensées. Dans ses
souvenirs.
− J’ai fait ce tatouage à mes dix-sept ans. Je venais de me battre
pratiquement à mort avec un homme. Jared m’a suivi et a voulu le même.
J’aimerais te dire que ce dessin possède une vraie histoire. Mais ce n’est pas
le cas. À l’époque, on a simplement pensé qu’il caractérisait bien notre vie.
− Quel âge as-tu ? le coupé-je.
− C’est un interrogatoire ?
Son sourire ne trompe pas. Il aime que nous enchaînions nos questions,
aucun des deux ne voulant perdre le contrôle de la discussion.
− Parfaitement.
− Vingt-neuf ans.
− Je t’imaginais plus âgé.
− Je ne sais pas comment je dois le prendre, me répond-il, ses yeux
toujours rivés aux miens.
Je hausse une épaule, n’essayant pas de me justifier.
− Tu as dit que tu t’étais battu presque à mort avec un homme…
Pourquoi ?
− Parce que les gens payent pour être divertis.
Sa phrase me coupe le souffle. Lorsqu’il avait dix-sept ans, il faisait
des combats… Pour gagner sa vie ?
− Tu te battais pour de l’argent ? Jared, aussi ?
− Oui. Et pour répondre à ta seconde question, mon frangin n’a jamais
eu à se battre à son tour.
J’apprécie le fait qu’il accepte de se confier à moi. Sur son frère. Sa
vie. Son passé. En serais-je seulement capable de mon côté ?
− Peut-être qu’il s’est battu d’une autre manière, annoncé-je, prête à
me faire rembarrer. Un combat ne nécessite pas forcément l’usage de ses
poings.
Contre toute attente, Assan semble apprécier ma réponse, hochant sa
tête en accord avec ma remarque.
Je commence à le connaître, je sais qu’il ne me raconte qu’un bout de
la vérité.
− Tu as construit le club avec l’argent de tes combats, j’en déduis
quelques secondes plus tard.
− Le club n’existerait pas sans Jared, me reprend-il d’un ton sec, qui
n’appelle pas à la discussion.
Son empire, il l’a donc gagné à la sueur de son travail et de ses poings.
Il a dû connaître la pauvreté, mais jusqu’à quel niveau pour arriver à gagner
sa vie de la sorte ? Cet homme dans le bureau, Lincoln, il a dit qu’il avait
sorti Assan de la misère, mais par quelle manière ?
Pourquoi ce dernier est-il allé en prison ? Cette question tourne en
boucle dans ma tête, mais je sais qu’il ne me dira rien. Il ne m’en faut pas
plus pour tenter le tout pour le tout :
− Et ce Lincoln ? Tu te battais pour lui ?
Son visage se ferme instantanément.
− Non. Je ne me battais pas pour lui.
− Tu as travaillé pour lui.
Il ne m’en dira pas plus, préférant me laisser simplement réfléchir pour
voir si j’arriverai à comprendre toute seule. Je creuse mes méninges afin de
me remémorer les détails de son entretien avec ce type. Un autre souvenir
me frappe et je me penche vers lui. Finalement, la question s’échappe de ma
bouche :
− Tu as dit avoir été derrière les barreaux. Pourquoi ?
Assan contracte sa mâchoire, soudainement mal à l’aise.
− Tu as vraiment entendu beaucoup de choses, hein ?
Oh oui.
Mon cerveau fonctionnant à pleine allure, je continue, hésitante :
− Et ta conversation dans l’arrière-cour, l’autre jour. En demandant à
une personne de faire le ménage derrière elle...
Il se crispe, ses prunelles se détachant subitement des miennes.
− Assez de questions pour aujourd’hui, me coupe-t-il fermement alors
que je le fixe sans réellement le voir.
− Tu n’as pas peur que je parle ?
− Non.
Et il a raison. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Il transporte des
casseroles, et moi aussi. Je détesterais que quiconque rapporte mon passé
aux autres. Ce serait lâche.
Me tirer d’ici.
Ouais, je devrais bouger, quitter la brasserie et ne plus jamais me
retourner. Être attirée par un homme dangereux alors que j’en fuyais un
autre ne faisait pas du tout partie de mes plans.
Je suis stupide. Tellement stupide. Et je ne semble pas apprendre de
mes erreurs. Au lieu de bouger comme me l’ordonne la partie rationnelle de
mon cerveau, je reprends une gorgée de café en analysant Assan.
Il n’a rien à voir avec Sean, tenté-je de me convaincre en fixant ses
mains.
Devant moi se trouve un homme qui s’est battu pour survivre. Une
sorte de guerrier des temps modernes qui ne faisait pas ça par plaisir. Mais
pour quelle raison s’est-il retrouvé en prison ? Que planque-t-il derrière sa
belle gueule ?
Sa voix rauque me sort subitement de mes pensées :
− Je t’ai fait peur ?
− Non, je réponds franchement.
Pour m’effrayer, il m’en faut beaucoup plus. Mais ça, je ne peux pas le
lui confier.
Pas encore, me murmure ma conscience, aux aguets.
Jamais ! je hurle intérieurement.
− Et toi, Abby, que m’autorises-tu à savoir sur toi ?
Non, pas ça. Malgré tout, je suis parfaitement consciente que, face à
lui, je ne pourrai pas fuir éternellement.
Affichant un masque impassible, je croise mes bras et relève un
sourcil.
− Tu as été honnête avec moi, pose-moi une question et je te répondrai.
Je le vois ouvrir la bouche, mais je reprends le dessus. Je ne veux pas
qu’il se fasse des films, non plus.
− Dans la mesure du possible, bien sûr.
Il ne perd pas une seconde, et m’interroge immédiatement :
− Quel est ton nom ?
Je souris doucement même si mon cœur se serre.
− Abigail.
Il soupire de frustration.
− Ton nom de famille, Abigail.
− Ne m’appelle jamais comme ça. Abby, juste Abby. Pour en revenir à
mon nom de famille, il est indiqué sur mon passeport, Ivanov. Et le tien ?
− Lakehal, il répond immédiatement. Je suis né à Meknès, mais j’ai
grandi à Agadir. Au Maroc.
Je hoche la tête, sceptique. Le fait qu’il se livre aussi facilement
m’amène à douter de la véracité de ses propos. Il a pourtant l’air sincère.
Mais après tout, je viens de lui mentir sur mon nom de famille. Pour me
protéger. Pour le protéger.
− Et toi, tu viens de l’Est, continue-t-il en me fixant. Mon frère penche
pour la Russie.
− Je suis née en Ukraine, murmuré-je. J’y ai… grandi. Ma mère a
quitté la France et rejoint ce pays pendant qu’elle était enceinte de moi.
Je l’ai dit, et je n’en suis pas morte. Je me sens même plus légère.
− C’est pour cela que tu parles très bien français. Elle te l’a enseigné ?
Là, j’hésite à lui en dire plus. Je pince mes lèvres, serre mes poings, et
en me rendant compte de ça, je détends mes doigts rapidement.
− Mon père était Français, lui confié-je presque dans un chuchotement.
Apprendre le français m’a toujours donné l’impression d’avoir un… lien
avec lui. En quelque sorte.
− Tu es venue en France pour le rejoindre ?
Je me risque un peu plus et avale successivement ma salive.
− Quand elle a appris qu’elle était en enceinte de moi, juste avant de
rejoindre l’Ukraine…, il venait de mourir.
Je n’ai jamais vu Assan aussi intéressé et… troublé. Il se penche un
peu plus vers moi, perplexe.
Je marche sur un fil. Un mot de trop, et je pourrais perdre l’équilibre.
Mais lui parler me fait tellement de bien. M’apporte des choses que je
croyais mortes à tout jamais. De l’estime et de la confiance pour la fille que
je suis en train de devenir.
− Alors, pourquoi être venue en France ?
− Autre question, rétorqué-je en secouant la tête.
Assan hoche la tête d’un air entendu.
− Où as-tu appris à te battre comme ça ? En Ukraine ?
En guise de réponse, je hoche simplement la tête. Il ne dit rien. Assan
croise ses bras tout en me fixant. Une minute passe, puis une nouvelle, et je
vois différentes hypothèses s’entrechoquer dans ses yeux sombres.
Au bout de ce qui m’a semblé durer une éternité, il reprend d’une voix
profonde :
− Tu as fui ton pays ?
Mon cœur loupe un battement. Heureusement, le serveur revient au
même moment, un air toujours aussi gêné sur le visage. Assan me fixe du
regard et j’en fais de même, tout en prenant garde à ne trahir aucune
émotion.
− Avez-vous terminé ? nous demande l’employé, sur ses gardes.
− Non, pas du tout, continue Assan en me fixant étrangement.
Mais je réponds le contraire et sors mon propre porte-monnaie pour
payer ma part, sous son regard noir. Il ignore mon billet et tend sa carte au
serveur, la mine attentive. Il passe son pouce sur sa lèvre inférieure,
réfléchissant à toute allure. Il comprend que j’esquive sa question et je sais
qu’il me la posera à nouveau un autre jour. Quand je m’enfuis presque de la
brasserie, quelques minutes plus tard, je lis la même promesse dans ses
yeux. Celle qui me fait réaliser que ce n’est pas la fin, mais le
commencement.
- 22 -

Abby

Le lendemain.

− Abbyyyyyy, s’exclame une toute petite tête rousse en courant vers


moi.
Pitié, pas elle. Pas la gosse.
Je tourne ma tête d’un air innocent, faisant mine de ne pas l’avoir
remarquée. Quand la gamine heurte ma jambe, je retiens une grimace.
− Oh, Élise, je ne t’avais pas vue, je mens en continuant d’avancer à
travers mon salon.
Maya, assise sur le canapé, relève les yeux de son téléphone et sa moue
me prouve qu’elle ne me croit pas du tout. Elle regarde sa nièce qui
continue à s’agripper à ma jambe. Je mime un « aide-moi » silencieux, et
quand elle le lit sur mes lèvres, elle secoue sa tête d’un air moqueur.
J’agite ma jambe pour décrocher le mollusque de son perchoir. Élise
me regarde, les yeux brillants, attendant mon prochain mouvement. Je suis
certaine que derrière sa bouille d’ange se cache un véritable démon.
Je m’accroupis près d’elle. À ma grande surprise, elle semble attentive
à la moindre de mes réactions.
− Tu veux regarder la télé ?
− Il est dix heures du matin, grogne Maya. Et puis, je mate déjà mon
émission.
− Quelle gentille tante tu fais là, marmonné-je avec sarcasme tandis
que sa nièce semble boire chacune de mes paroles.
Je passe discrètement derrière le canapé et tends la main pour attraper
la télécommande.
− Ne fais pas ça, crie Maya, un réel désespoir dans la voix.
J’éclate de rire.
− Abby, si ! Mets Gulli, m’ordonne la petite chipie.
Le sourire aux lèvres, je zappe sur la chaîne réservée aux enfants.
− Traîtresse, bougonne ma colocataire, sa voix étouffée dans un
oreiller.
− Merci ! s’exclame Élise en sautillant vers le canapé.
Elle semble carrément en extase devant des petits trains qui ont une
tête humaine.
Quand je remarque Maya me fixant étrangement, je me rappelle que je
n’ai toujours pas arrêté de sourire. Je prends soudainement une mine
sérieuse, me dirigeant vers la cuisine en fronçant les sourcils. Peu importe.
− Ça alors ! commence la rouquine en me rejoignant.
Tout en me servant un café brûlant, j’ose un regard dans sa direction.
− Quoi ?
− Tu avais presque l’air… heureuse. Insouciante.
Qu’elle ne s’y habitue pas trop, non plus ! Je pince mes lèvres, et
quand ces dernières entrent en contact avec ma boisson favorite, je hausse
simplement une épaule.
− Tu ne serais pas en train d’insinuer que je tire toujours la gueule ?
− C’est toi qui le dis, pas moi.
Devant mon regard noir, elle rigole doucement et s’étire, dévoilant un
ventre au nombril percé, caché sous son tee-shirt à l’effigie des Rolling
Stones.
− Sérieux, c’est quoi ton problème avec les enfants ?
Jamais, je n’en parlerai. C’est trop… personnel. Donc, fidèle à moi-
même, je tente de noyer le poisson :
− Bah justement, le problème, c’est eux.
Maya m’analyse discrètement alors que j’essaye d’oublier sa présence.
− Quoi ? m’exclamé-je, ses yeux toujours rivés sur moi.
Ce n’est pas mon visage qu’elle observe, mais la main libre que j’ai
plaquée de manière involontaire contre mon ventre, comme si je le
protégeais. Sa bouche s’ouvre légèrement, mais elle ne dit rien. Par contre,
son cerveau, lui, fonctionne à une allure de malade. J’enlève
précipitamment ma paume, sentant ma cicatrice se rouvrir à l’intérieur de
mon cœur.
− Est-ce que tu... Abby ? souffle Maya, les yeux ronds.
− Est-ce que quoi ? l’interrogé-je, perdant patience.
Un long silence s’en suit. Elle met une bonne minute avant de lâcher la
bombe que j’attendais :
− Tu as été enceinte.
Ces mots sonnent comme une simple affirmation. Mon palpitant loupe
un battement. Stupide fille.
Je ne réponds pas à la grande rousse qui se tient dans l’encadrement de
la porte. Je me dirige précipitamment vers l’évier et commence à rincer ma
tasse.
− Tu es maman ?
Maman.
Tu es maman ?
Non, je ne suis pas maman.
Quand je sens les larmes me monter aux yeux, je contracte ma
mâchoire, toujours tournée vers le robinet.
− Je ne savais pas que tu avais un enfant, continue Maya d’une voix un
peu plus gaie, je…
− Arrête, la coupé-je brutalement en me tournant vers elle. Je ne suis
pas maman. Il n’y a pas de gamin, OK ?! Il est… Je n’ai… Je l’ai perdu.
Elle semble enfin comprendre. Je lis de la peine sur son visage, mais je
n’en veux pas. Je n’en veux pas…
D’affreux souvenirs me reviennent, tout le sang que j’ai perdu quand
j’ai compris que je faisais une fausse couche. La dernière chose que j’ai
envie de lui expliquer, c’est ce qui m’est arrivé. En inspirant profondément,
je passe près d’elle, ignorant sa main tendue. Son soutien, je n’en veux pas.
De l’aide, je n’en ai pas besoin.
Je me suffis à moi-même. Il le faut. Je n’ai pas le droit de me reposer
sur quelqu’un d’autre.

***

Assan
Me vider la tête.
Ne pense à rien d’autre... qu’à détruire ton adversaire.
Mes poings s’abattent à rythme régulier sur le sac de sable qui est
accroché au plafond, juste devant moi. À chaque impact, un bruit sourd
retentit entre les quatre murs de la pièce. Mes phalanges me font légèrement
souffrir. Mes muscles, fatigués, commencent à tirer.
Mais cette sensation de liberté, cette énergie qui quitte mes membres
alors qu’une autre, plus profonde, m’envahit, m’apporte une réelle
satisfaction. Un besoin.
Par-dessus la musique, j’entends un bruit. Un bip sonore. J’immobilise
le sac d’un bras couvert de sueur, et tout en reprenant ma respiration, je
récupère une serviette blanche à quelques mètres de là, posée sur l’un des
canapés en cuir blanc de mon salon. Je m’essuie rapidement le visage et
balance le linge un peu plus loin, le faisant atterrir sur une sculpture
d’Élisabeth Bonvalot représentant un guerrier samouraï en céramique.
Je décroche le combiné, essoufflé.
− Ouais ?
− Votre invitée est arrivée, m’annonce Tom, le réceptionniste.
− Faites-la monter, j’ordonne alors que je sens instantanément
l’excitation et la colère m’envahir.
J’éteins volontairement la musique ainsi que la plupart des lumières.
Le torse toujours luisant de sueur, je raccroche sans un autre mot et
récupère mon portable posé sur l’îlot central de ma cuisine ouverte, donnant
sur le salon et la salle à manger.
Mes yeux fixent le message que vient de m’envoyer Abby, et un petit
sourire naît sur mon visage. En lui envoyant mon adresse il y a presque une
demi-heure, j’étais presque certain qu’elle allait me répondre en me disant
d’aller me faire foutre. Mais une petite partie de moi savait qu’elle
viendrait, juste pour me demander quel est mon problème, et me prouver
qu’elle n’a pas peur de se pointer dans mon antre. Sa quasi-fuite me revient
en mémoire. Hier, je lui ai demandé si elle avait fui son pays. Elle ne m’a
pas répondu, elle a battu en retrait, essayant de cacher sa peur derrière ses
yeux gris dans lesquels la tempête semble prendre sa place.
Je me dirige d’un pas lent vers mon escalier, menant à la sorte de
mezzanine ouverte qui accueille ma chambre. Le fait que toutes ces pièces
soient ouvertes les unes aux autres m’a immédiatement donné envie
d’acheter ce loft.
Je m’assieds en haut des marches et patiente. J’admire tout ce luxe à
ma disposition. Si ma mère était encore en vie, je lui aurais acheté un
endroit similaire pour la mettre à l’abri. Mais elle est morte il y a bien
longtemps d’un cancer, et nous n’avions, à l’époque, pas les moyens pour
l’aider, pour la soulager. Mon père l’a rapidement suivie dans la tombe.
Sans la femme de sa vie, il a choisi de sombrer à son tour. Putain, il m’a
abandonné avec Jared, nous laissant livrés à nous même entre les rues
étroites et poussiéreuses d’Agadir.
J’ai vécu une vie misérable la majorité de mes années sur Terre. Faire
des sales boulots m’a aidé à m’en sortir. Aujourd’hui, c’est mon club qui
me rapporte, qui me rend meilleur.
J’entends le tintement de l’ascenseur, signe caractéristique des portes
en train de s’ouvrir directement sur mon salon. Silencieux, je me penche et
pose mes coudes sur mes genoux, observant Abby entrer chez moi. La
découvrir ici devrait m’insupporter. Aucune nana n’avait encore foulé le sol
de mon havre de paix. Même Jared, mon propre frère, ne vient que lorsque
c’est nécessaire. Pourtant, découvrir la jeune blonde s’avancer sur le
parquet me plaît plus que de raison.
Abby ne m’a pas remarqué, assis dans la pénombre, à l’observer. Elle
avance doucement en analysant la pièce qui l’entoure. Je vois qu’elle essaye
de cacher sa curiosité, mais je sais très bien que de nombreuses questions
surgissent dans son esprit.
Le parquet grince dès lors qu’elle jette un coup d’œil à la cuisine
moderne, sur sa droite. Heureusement, elle ne relève pas les yeux. J’aime
l’étudier en silence. En face d’elle, elle découvre le grand salon, avec pour
panorama la capitale, immense, s’étendant au pied de cet immeuble aux
nombreux étages. Elle s’avance entre les canapés, fixe la sculpture et ses
sourcils blonds se froncent quand elle remarque la serviette pendue
négligemment sur le guerrier samouraï.
Ses yeux gris analysent chaque détail, et enfin, elle perçoit le sac de
sable accroché au plafond. Elle se dirige vers lui et mes propres yeux ne
peuvent se détacher de sa silhouette musclée, tellement bandante. Ses fesses
sont moulées dans un jean taille basse et sa poitrine se soulève doucement
sous son top blanc. Même si j’ai toujours eu un faible pour les talons
aiguilles, lorsque je vois ses bottes noires en cuir, mon sexe durcit
davantage.
Cette nana casse tous mes principes. Et j’ai l’impression que ça ne fait
que commencer.
Je passe ma langue sur mes lèvres tout en l’imaginant la poser autre
part. Sur un endroit encore plus humide… Quand Abby effleure le sac de
boxe, elle laisse traîner ses doigts là où les miens le frappaient il y a
quelques minutes de ça. D’un revers, elle le pousse et qui tangue
légèrement. J’ignore pourquoi mon corps la veut encore. Mais je ne peux
lutter contre ce désir qui se transforme en besoin.
Oui, je la veux encore.
Je ne suis pas repu d’elle. Et plus cela avance, plus je me dis que je ne
serai jamais rassasié.
En silence, je me redresse sur les marches et je descends les escaliers.
Je m’arrête à quelques mètres derrière elle tandis qu’elle s’immobilise. À
l’instant où ses épaules se tendent, je comprends qu’elle sait que je suis là.
Elle m’a senti.
Cependant, elle ne se retourne pas. Elle continue de balancer le sac
légèrement, à un rythme régulier. Mes pieds font grincer le parquet au
moment où je m’approche un peu plus d’elle. Elle bouge doucement et
contourne le sac en y laissant traîner son doigt. Après avoir effectué un tour
complet, elle se retrouve enfin face à moi.
Je vois le désir briller dans ses yeux. Elle a beau essayer de me mentir,
de se mentir, je sais qu’elle me veut aussi. Elle cherche à s’éloigner
mentalement de moi, pour que je n’obtienne pas les réponses à mes
questions. On veut rester isolés, mais on n’y arrive pas. Je veux prendre ce
que je veux, et elle souhaite en faire de même.
Sous bien des points, nous sommes identiques.
− Laisse-moi deviner, commence-t-elle d’une voix rauque, tu n’arrivais
pas à dormir, car ton corps me réclamait ?
Un coin de ma bouche se relève face à son air de défi.
− Et tu as répondu à mon appel, car le tien me voulait encore plus.
Étrangement, elle ne me contredit pas. Elle ne tente même pas de
cacher ses émotions, un air sauvage s’imprégnant de son visage. Voulant
faire durer les choses, et toujours un peu vexé de son précédent
comportement, je me penche vers l’un des canapés. Je récupère une paire de
gants et la lui envoie au visage. Abby la saisit et relève ses yeux dans ma
direction.
− Tu m’expliques ce bordel ? me demande-t-elle sans les enfiler.
− Je veux voir de quoi tu es capable.
Elle rejette sa tête en arrière, ses boucles blondes brillant sous le clair
de lune.
− Tu m’as fait venir ici pour qu’on se batte ?
− Non. Je prévois aussi de te baiser, continué-je d’une voix ferme.
− Et si je n’en ai pas envie ? dit-elle en me jetant un regard moqueur.
− Nous savons pertinemment que tu le veux autant que moi. Mais
avant, ouais, je veux voir de quoi tu es capable.
− Et tes gants à toi ? me demande-t-elle en fixant les siens qu’elle tient
contre elle.
Je hausse une épaule négligemment. Je sens son regard se poser le long
de mon torse nu.
− Je n’en ai pas besoin.
Abby relève ses yeux vers mon visage, furieuse. Elle pince ses lèvres
et me jette les gants au visage. J’en évite un, et récupère l’autre au vol.
− Moi non plus, crache-t-elle.
Je retiens un rire devant son air buté. C’est tellement facile de la mettre
en rogne. Je me campe sur mes jambes et lui fais signe d’approcher. Elle
jette un coup d’œil à son jean, perplexe.
− S’il te gêne, tu peux l’enlever, je lui suggère d’une voix mielleuse.
− Blyat14.
Elle bougonne dans sa barbe en retirant ses bottes brusquement.
Je me redresse quand je comprends qu’elle risque vraiment de l’ôter.
Fausse alerte, elle le garde en place. À mon grand désespoir.
− Je peux garder mon jean et exploser ta belle gueule, termine-t-elle en
se redressant.
J’essaye de garder mon sérieux en attendant qu’elle approche.
Néanmoins, elle ne le fait pas. Elle campe sur ses pieds, parée à toute
attaque.
N’y tenant plus, je m’avance vers elle et la bouscule doucement au
niveau de son épaule droite. Elle plisse les yeux, mais ne me pousse pas en
retour. Ne la ménageant pas, je fais mine de m’approcher de son épaule
gauche. Avant que ma main ne réussisse à l’effleurer, elle envoie son poing
dans le creux de mon coude, m’empêchant d’atteindre ma cible.
Je n’en attendais pas moins d’elle.
Je commence à avancer ma paume pour toucher, une nouvelle fois, son
épaule droite, mais au dernier moment, je change de direction et pars vers la
gauche. L’impact étant volontairement léger, elle ne vacille pas. Pourtant, je
sens la colère monter en elle. Exactement la réaction que j’attendais.
− C’est quoi ton problème ? me demande-t-elle alors. Tu veux qu’on se
batte ? T’as un sérieux grain dans la tête, mon gars.
Je ne lui réponds pas, attendant qu’elle porte le prochain coup. Elle
soupire en levant les yeux au ciel et se tourne pour récupérer ses bottes, au
sol. J’en profite pour attraper le haut de son bras droit, au niveau de son
biceps contracté. Abby se dégage furieusement, puis se retourne légèrement
vers moi avant d’envoyer son poing gauche dans ma direction.
Instinctivement, je décale ma tête, juste avant que l’impact ne touche le bas
de mon menton. Ses bottes oubliées, elle se place face à moi. Un petit
sourire pointe sur son visage alors qu’elle place sa garde.
− Tu vas le regretter, As.
Sa voix a l’air joueuse, elle n’est pas réellement énervée. Parfait. Je
n’ai aucune intention de mettre de la force dans mes mouvements, je veux
simplement la rendre folle et la pousser à bout.
Je relève ma propre garde, puis place mes jambes en appui. Elle fixe
mes côtes avec un air sauvage. À l’instant où je pense qu’elle va me frapper
pile à cet endroit, elle envoie son poing dans mon épaule gauche. Mes
sourcils se froncent face à la force de son coup. Qui lui a appris ça ? Ses
doigts, parfaitement placés, lui épargnent toute douleur. Profitant de ma
stupeur, elle envoie un nouveau coup. Dans mes côtes, cette fois.
− Putain, grogné-je. Tu m’as eu par surprise.
Elle me répond d’un de ses rires moqueurs. Elle veut jouer à ça ? Elle
va me trouver !
− Tu t’attendais peut-être à autre chose, As ?
À l’attaque suivante, j’intercepte son bras gauche que j’immobilise à
quelques centimètres de mon visage.
− C’est ça qu’ils apprennent en Ukraine ? demandé-je, moqueur. C’est
pour fuir une personne aussi nulle que tu as atterri ici ?
Fermée, elle secoue la tête et souffle :
− L’arme la plus douloureuse ne sera jamais un poing.
Je serre doucement sa peau, puis la relâche.
− Et qu’est-ce que c’est ?
Seul le silence me répond.
− À toi, finit-elle par me lancer en relevant sa garde, tout en se
repositionnant.
Je secoue la tête, dubitatif.
− Je ne veux pas te faire mal.
Toute chaleur quitte le visage d’Abby à la seconde où elle bondit sur
moi. Même si je bloque facilement ses poings, son genou vient frapper le
côté de ma cuisse, pile dans le muscle. Elle s’éloigne presque directement
en sautillant joyeusement. Je la fusille d’autant plus du regard.
− Au contraire, je crois que c’est moi qui vais te faire mal, As.
Quand elle est joueuse ou en colère, elle m’appelle par mon surnom.
Ce n’est pas une petite chose fragile que j’ai en face de moi. Alors que
j’envoie mon poing vers elle et qu’elle le bloque avec une aisance
déconcertante, je relève le pied et la pousse au niveau du bas-ventre. Elle
recule légèrement, ce qui me fait sourire.
− Tu n’as rien d’autre en stock ? me demande-t-elle, moqueuse.
Je me prête peu à peu au jeu et envoie, cette fois-ci, mon tibia frapper
son flanc, au niveau de ses côtes. Mon coup était léger et maîtrisé, la
mettant juste en garde sur mes réelles capacités. Pourtant, contre toute
attente, elle semble encore plus motivée face au combat qui s’annonce.
− Essaierais-tu de me tuer, mon ange ?
Aucun sourire ne filtre sur ses lèvres. Son visage, plus impassible que
jamais, me fixe avec dureté.
− Qu’est-ce que t’en sais ? Peut-être que d’autres sont morts sous mes
poings.
Je sais qu’elle ment, Abby n’a jamais touché personne. Sous ses airs de
dure à cuire se cache une nana au cœur tendre. J’en suis quasiment certain.
Quasiment.
Elle a fui son pays, et j’en découvrirai bientôt les raisons. Je sens que
c’est bien plus profond qu’un simple abandon familial ou un délit. Son
comportement, sa façon d’être si discrète et mystérieuse, ne cessent de
m’inciter à croire qu’elle se cache de quelqu’un.
Et ce quelqu’un doit être dangereux.
Sa remarque me ramène dans mon propre passé, quand je tenais la vie
de personnes entre mes mains. Cependant, elle me sort rapidement de mes
pensées, ses poings s’enchaînant. Je parviens à les bloquer, mais de justesse.
Puis, quand elle relève son genou, ma garde n’étant pas remise, il atterrit à
nouveau sur ma cuisse, pile dans mon muscle.
Garce.
− Putain, grogné-je en la repoussant.
Son air ravi me donne envie de la baiser férocement, jusqu’à ce qu’elle
sombre dans l’inconscience, épuisée d’avoir hurlé mon prénom.
− C’est ça qu’ils apprennent au Maroc ? me demande-t-elle, me
renvoyant mes propres mots à la figure. Lincoln t’a pêché là-bas ? Vous
avez monté un business ensemble ?
Pour la première fois, j’envoie mon poing dans son visage. Sa garde
bloque mon coup, mais mon autre poing parvient au niveau de son épaule
gauche.
Devant sa grimace douloureuse, je me glace instantanément. J’ai
frappé trop fort, et je m’en veux.
− Ça va ? m’inquiété-je subitement.
Elle ne répond pas qu’elle revient déjà à la charge avec intensité. Son
enchaînement est rapide et je la laisse faire tout en reculant de quelques pas.
− Bats-toi, m’ordonne-t-elle. Comme un homme. Comme le vrai As.
Putain, elle va me rendre barjo.
J’intercepte son prochain coup, bloque son biceps droit entre ma main
gauche, et serre mon emprise. Alors qu’elle essaye de se dégager, je l’attire
contre moi. Mes mains se plantent dans ses cheveux et je plaque ma bouche
sur la sienne. Elle la ferme férocement, grondant doucement. Au moment
où je passe ma langue sur ses lèvres fermées, je sens un coup arriver au
niveau de l’articulation de mon genou.
B.
O.
R.
D.
E.
L.
Ivre de désir et de colère, je tire sur ses cheveux et la heurte de la
même façon. Je profite du fait qu’elle vacille légèrement pour me laisser
tomber sur elle et la plaquer sur le sol, essayant toutefois de ne pas
l’écraser. Mais quand elle se débat, je permets à mon poids de la maintenir
tout contre le parquet.
− Connard, m’insulte-t-elle entre deux baisers.
Sa main s’abat sur ma joue et j’agrippe son menton pour l’immobiliser
et lui meurtrir la bouche, ma paume se plaçant contre sa gorge alors qu’elle
me tire les cheveux.
Elle appuie sur mon épaule gauche pour me faire basculer et je lui
permets de se redresser sur moi, me retrouvant allongé contre le sol. Abby
se positionne à califourchon sur mon bassin, et le « V » de ses cuisses se
frotte langoureusement contre mon érection.
Elle me rend fou.
− Match nul, décrète-t-elle.
Peu importe, j’ai déjà oublié notre petit combat.
J’agrippe ses hanches afin qu’elle bouge plus fortement. Quand elle
gémit, j’embrasse son oreille et la pointe de ma langue passe sur son lobe,
que je suce avidement. Ses ongles s’enfoncent dans ma nuque, et n’y tenant
plus, je me relève tout en la gardant dans mes bras. Ses cuisses
emprisonnent mes hanches. Alors que j’esquisse un pas, elle arrache sa
bouche de la mienne et m’ordonne :
− Le canapé.
Je me laisse tomber, l’entraînant avec moi dans ma chute. Sans
demander son reste, elle ôte son top qu’elle passe au-dessus de sa tête. Je
déboutonne son jean, et bien vite, elle se retrouve complètement nue sur
mon corps impatient. Le désir nous consume d’une force que je ne pensais
pas connaître un jour. Quand elle dégage mon érection de mon jogging, je
ne peux retenir un son rauque de sortir de ma gorge, faisant vibrer ma
poitrine. Abby mordille ma pomme d’Adam et j’halète. Assise sur moi, ses
yeux plongent dans les miens, remuant mon cœur de toutes parts. Il ne m’en
faut pas plus pour entrer en elle, complètement dur. Je passe mon pouce sur
sa lèvre inférieure, l’embrassant encore et encore.
Son fourreau étroit m’accueille, et nous gémissons à l’unisson. C’est
différent. Je sens directement sa peau, l’humidité de son vagin qui glisse
contre ma hampe. Abby se redresse brutalement, ouvrant grand les yeux et
retirant sa bouche de la mienne.
− Préservatif.
− Merde, craché-je en me retirant.
Une des raisons pour laquelle c’était si bon. Moi en elle, sans aucune
barrière.
Elle sourit et récupère son jean. Quand elle tire une protection de la
poche arrière, je relève un sourcil, surpris. Néanmoins, dans le bon sens du
terme.
− Je vois que tu étais déjà parée à toute éventualité. Tu ne cesseras
jamais de me surprendre, mon ange.
Elle rigole doucement sans prononcer le moindre mot. Lorsque j’entre
une nouvelle fois en elle, nous ne parlons plus, transportés par les
sensations devenant de plus en plus intenses. Je la retourne brusquement et
la plaque contre le canapé. Je reste figé entre ses cuisses, observant ses
seins qui se balancent. N’y tenant plus, mes dents s’emparent de son téton
droit pendant que ma main libre agrippe son autre sein. Son odeur
m’envahit, me rend fou. Je la baise un peu plus fortement, la folie prenant
possession de moi.
Chacun de mes coups de reins nous amène vers un orgasme
complètement dément. Les contractions de son sexe emportent ma
jouissance presque instantanément.
− Encore, gémit-elle quand je cherche à me retirer. Assan, encore.
Elle répète mon prénom plusieurs fois tout en posant son front contre
le mien.
Et je lui donne ce qu’elle veut, me perdant moi-même, pour quelques
heures encore, dans un monde fait de luxure.
Le plus évident qui soit.
- 23 -

Abby

Le frottement des draps contre ma peau sensible me réveille. Mon bras


bouge doucement et rencontre une parcelle refroidie du matelas. J’ouvre
mes paupières, puis écarte une mèche de cheveux tombant devant mes
yeux.
Je ne suis définitivement pas dans mon lit.
Assan.
J’étouffe un bâillement avant de jeter un coup d’œil à mon corps nu, à
plat ventre, recouvert, en partie, d’une couverture blanche. Les faibles
lueurs de l’aube éclairent la pièce et me font comprendre que je suis seule.
Aucun bruit n’est perceptible. Ni pas ni douche.
Assan n’est pas là.
− Merde... murmuré-je d’une voix rendue rauque par le sommeil.
Je me redresse, et en sentant les muscles de mes cuisses légèrement
endoloris, des images de la veille me reviennent. J’ai encore couché avec
lui. Et plusieurs fois. Disons que son appétit sexuel m’a fait prendre
conscience que le mien n’était pas en reste et ne demandait qu’à être
assouvi.
Mon Dieu, que ce fut bon.
Il a fallu une petite poussée d’endorphines − avec ce combat improvisé
−, et mon niveau d’œstrogènes est monté en flèche, envoyant bouler toute
volonté de résister au brun ténébreux.
Nous n’avons qu’une vie, non ?
Et m’empêcher de profiter de cet homme serait stupide sachant que
j’en mourais d’envie. Le désir entraînant le désir, je me demande si je me
sens pleinement rassasiée. Ce n’est clairement pas le cas.
Tu avais finalement raison de prendre des préservatifs, rajoute ma
conscience avec un sourire coquin.
Je n’ai pas rejoint Assan dans le but de finir dans son lit. Pas tout à fait,
même si une part de moi et une autre de ma conscience démoniaque
n’étaient pas contre. Je ne me doutais pas qu’il m’accueillerait avec une
putain de paire de gants, me les envoyant au visage. Il était excité et prêt à
me pousser dans mes retranchements.
Frapper ses muscles solides m’a fait du bien, j’ignorais que mon corps
était en manque à ce point. J’avais besoin de sortir toute ma colère, toutes
ces émotions qui me bouffaient de l’intérieur.
Cogner.
Encore et encore.
Et puis, j’ai eu besoin de sentir Assan contre moi, de me débattre face à
lui, contre lui.
Je m’assieds au bord du lit et frissonne doucement quand je me
découvre. Je remarque mes vêtements pliés avec soin sur un fauteuil en cuir
beige, dans un des coins de la pièce.
J’ai bien vite découvert qu’Assan n’aimait pas le désordre. Il suffit
d’observer son appartement immaculé pour en avoir la certitude.
S’il savait à quel point ma vie est en bordel, il rirait sûrement.
Je passe rapidement mes habits de la veille, ignorant mon besoin de me
doucher. Je le ferai chez moi. S’il a déserté la pièce, et apparemment
l’appartement, c’est parce qu’il ne tenait assurément pas à ce que je le vois
au réveil.
Je dois déguerpir, et vite.
J’ignore la désagréable sensation que cette information produit en moi.
Ce n’est pas comme si je m’attendais à ce qu’il me réveille avec des câlins
ou un de ces trucs lourdingues. Je serais stupide de penser ça, et pourtant...
Non, Abby, ne sois pas stupide.
Mais peut-être que tu as tort, me murmure ma conscience.
Je fais cependant un rapide tour dans la salle de bain et me passe de
l’eau sur le visage. Mes éternels cernes sont toujours présents et encore plus
marqués ce matin. Pourtant, j’ai l’air ravie. Fatiguée, mais rayonnante.
Il faut croire que le shot Assan marche bien.
À prendre en cure, apparemment.
Mes yeux tombent sur la seule brosse à dents posée dans un verre, près
de l’évier. Je n’hésite qu’une seconde, et l’emprunte désireuse de faire
passer ma mauvaise haleine matinale.
J’imagine la tête de mon boss me découvrant ainsi ! Jubilatoire.
Rattrapée par ma curiosité, j’en profite pour ouvrir le premier placard
sur ma droite. Mousse à raser, rasoir, dentifrice, parfum, gels douche... Je
rigole doucement en découvrant une crème hydratante masculine. Qui
aurait cru qu’Assan avait ce petit côté « je prends soin de moi » ?
Note à moi-même : l’appeler Madame la prochaine fois que je le
verrai.
J’ignore comment va évoluer notre relation, et pour être honnête, c’est
la dernière chose à laquelle j’ai envie de penser. Certes, nous avons
recouché ensemble une fois (plusieurs fois, à vrai dire), mais je ne vais pas
commencer à me cacher. Ou à regretter alors que je n’en ai aucune envie.
Cependant, je me demande comment lui va réagir au souvenir que je
l’ai chevauché sans inhibition aucune pendant plus d’une heure ?
Un bruit lointain me sort brusquement de mes pensées. Il y a quelqu’un
dans l’appartement.
Bordel.
Je traverse rapidement la chambre, donnant un accès direct sur
l’immense mezzanine qui, elle, offre une vue parfaite sur le salon. Seule la
cuisine reste hors de ma portée… Pièce où, sans aucun doute, Assan se
trouve.
− Est-ce que tu l’as baisée ?!
Jared.
Son frère est là.
Aucune réponse de la part de son frère aîné. Je ne devrais pas m’en
trouver rassurée, mais c’est le cas. Il respecte notre intimité.
− Sérieusement, As, ce n’est pas dans tes habitudes ! Arrête de jouer au
con !
C’est parti pour la marche de la honte.
− J’ignorais que je devais recevoir des conseils de ta part.
La voix rauque de mon grand brun est sans appel. Pieds nus, je
descends silencieusement l’escalier et j’arrive en bas en carrant les épaules.
As, torse nu, se trouve dos à moi. Seules les deux étoiles tatouées sur ses
omoplates me font face. Les muscles de son dos se contractent sous le coup
de ses émotions.
Son bas de pyjama noir lui tombe sur les hanches et je me retiens de
siffler d’un air appréciateur.
Ça suffit, Abby...
Ses deux mains sont posées sur l’îlot central de la cuisine dans une
posture défensive. Il ne me voit donc pas arriver, mais son frangin, se tenant
du côté opposé, m’aperçoit immédiatement.
Oh, oh, problème en vue.
Et pas des moindres, je le crains.
Mécontent de me trouver là, Jared croise ses bras sur sa chemise
parfaitement repassée. Je ne peux m’empêcher de lui adresser un sourire de
psychopathe, ce qui lui fait pousser un soupir désapprobateur.
− Bonjour, commencé-je doucement.
Assan ne bouge pas d’un centimètre, mais à ses épaules qui se crispent,
je remarque qu’il est plus que réceptif à ma présence soudaine.
− Ce n’est pas très professionnel, débute Jared d’un ton accusateur.
Tais-toi, Abby. Avant d’être le frère d’As, il s’agit d’un de tes patrons.
Je relève un sourcil, ne pouvant m’empêcher de rétorquer :
− J’ignorais que vouloir coucher avec tes danseuses te rendait moins
professionnel, je réplique.
Il ouvre sa bouche, surpris, mais ne dit rien.
Mia, une danseuse, m’a fait comprendre que Jared cherchait à l’avoir
dans son lit. Devant mon insubordination évidente, il s’exclame :
− Tu es mon employée !
Assan rigole doucement. Je vois ses épaules tressauter juste avant qu’il
ne se tourne dans ma direction. Ses cheveux en bataille me font comprendre
qu’il est sorti du lit il n’y a pas si longtemps que ça. Des lueurs amusées
dansent dans ses prunelles. Je viens de marquer un point, visiblement.
Il a dormi avec moi ? Vraiment ? Mes pensées partent dans tous les
sens. Sans la présence imprévue de son frère, il se serait réveillé à mes
côtés ?
Ne pouvant s’empêcher de pencher la tête sur le côté, tout en fixant
mon corps effrontément, je sais qu’il me revoit nue. Je peux presque sentir
ses dents autour de mon téton, sa barbe frottant la peau délicate à l’intérieur
de mes cuisses. Une nuée de papillons s’envolant dans mon bas-ventre, je
me souviens de lui sur moi, sous moi. Ne formant qu’un seul bloc.
− Bonjour, me dit-il dans un murmure grave.
Je ne lui réponds pas, mais continue de le toiser doucement. Jared,
s’exaspérant à nos côtés, soupire d’une frustration à peine contenue.
− Pourriez-vous arrêter de baiser en pensées ?
− Peut-être que si tu n’avais pas débarqué à l’improviste, nous aurions
baisé d’une toute autre façon, grogne Assan, tout en gardant ses yeux rivés
dans les miens.
Il se sert un café et je m’avance vers lui pour récupérer la tasse
brûlante. Il fronce les sourcils, surpris :
− Elle était pour moi.
Je lui envoie un sourire innocent.
− Eh bien, maintenant, elle est à moi, déclaré-je en buvant une gorgée.
Je passe près de lui et frôle son torse nu en me plaçant à ses côtés.
Nous affrontons tous les deux Jared du regard. Je n’imaginais pas un réveil
comme ça. Mais c’est toujours mieux que ce que je pensais, au départ.
Seule dans l’appartement.
− Maintenant que vous couchez ensemble, et que vous n’êtes
visiblement pas prêts à stopper votre petite histoire, on va faire quoi de toi,
Abby ? Te renvoyer ?
Je me crispe instantanément, ce qui n’échappe pas à Assan.
− J’ai besoin de ce job, m’exclamé-je en les fixant, tour à tour, d’un air
grave.
− Les relations entre employés et patrons sont interdites, surenchérit
Jared d’une voix forte.
Je ne le sais que trop bien.
− Nous n’avons pas de relation…
N’est-ce pas ? Coucher avec une personne plusieurs fois et passer du
temps ensemble, se confier… ne veut pas dire que…
Ouais, à d’autres.
Je me tourne vers Assan afin de bénéficier de son soutien silencieux,
mais son expression a changé du tout au tout. Il paraît furieux. Pas envers
son frère, non. Envers moi.
− Quoi ? lui demandé-je.
Il plisse encore plus ses iris noirs et commence :
− Coucher avec une personne plusieurs fois signifie que c’est une sorte
de relation…
J’ouvre mes lèvres, essayant de le contredire, mais rien n’en sort. Il a
raison, pas vrai ? Que suis-je en train de faire ? Nous ne parlons absolument
pas de quelque chose de romantique, uniquement une relation charnelle.
Mais quand même. Assan se retient apparemment de me toucher. Il croise,
puis décroise ses bras. Il se tourne finalement vers son frère et déclare d’un
ton qui se veut sans appel :
− Abby ne sera pas renvoyée, et je vais te demander gentiment de te
mêler de ton cul.
− Mais…
− Je te vois plus tard, Jared, le coupe-t-il sans ménagement.
Le plus jeune frère bout intérieurement et se tourne vers moi :
− Un seul faux-pas au club, et je te vire sur-le-champ, compris ? me
lâche-t-il avant de partir, sans un regard en arrière.
Il quitte l’appartement sans se retourner. Après son départ, j’attends
quelques secondes avant d’oser dire tout haut ce que je pense tout bas.
− J’ai bien l’impression que je ne vais pas décrocher le trophée de
l’employée préférée.
Assan m’embrasse furtivement l’oreille et commence à la mordiller.
Pas maintenant. Je m’éloigne, ressentant un besoin de me retrouver seule.
− Où comptes-tu aller ? m’interroge-t-il en attrapant fermement mes
hanches.
− Prendre une douche. Chez moi.
Cela n’a pas l’air de lui plaire. Et j’en ai rapidement la confirmation.
− Essaye encore une fois de me comparer à un repas périssable et tu
vas le regretter, me prévient-il.
Je rigole doucement. Il ne va donc jamais s’en remettre.
− T’es toujours braqué là-dessus ?
Il plisse la bouche, boudeur. Je ne l’avais encore jamais vu ainsi. Ne
me retenant plus, je plaque mes lèvres contre les siennes. Surpris, il ne
réagit d’abord pas, puis il me tire vers lui et me mordille jusqu’à
approfondir notre baiser. Nos langues s’emmêlent et dansent au rythme de
notre désir naissant. Alors que je sens son érection pointer contre moi, je le
repousse doucement.
− Je dois y aller.
− Tu ne travailles pas avant 22h30, réplique-t-il en m’embrassant une
nouvelle fois.
− Tu connais aussi mes horaires de pause clope ? grogné-je en
m’éloignant. Vraiment, on se voit plus tard, soupiré-je en regagnant la
chambre afin de vérifier que je n’ai rien oublié.
Nous ne pouvons pas remettre le couvert, ce matin. Non, ça serait
juste… trop. Trop vite. Trop imprudent. Trop… pas moi.
Je ne vais pas agir en fonction de lui, il va devoir rapidement le
comprendre.
- 24 -

Abby

13 mai 2016, trois ans plus tôt.

L’odeur du chocolat fondu me donne l’eau à la bouche. Bavant


presque, je traverse le long couloir menant à l’escalier principal. Je manque
de louper une marche et me rattrape de justesse en poursuivant ce parfum
alléchant.
Lécher le fond du plat sans se retenir ? C’est tout moi, ça !
Un sourire étire mon visage quand j’arrive près de l’entrée de la
cuisine. Je découvre ma mère, sortant du four un moule que je peine à voir.
Elle porte un tablier rouge noué à l’arrière de sa robe blanche.
− Miam, ça sent bon, m’exclamé-je.
Elle se tourne vers moi, sa queue de cheval haute s’agitant dans tous
les sens. Ses yeux s’arrondissent et elle me réprimande doucement :
− Abigail ! Je t’avais dit de ne pas descendre.
Même si son corps est svelte, il parvient à cacher la plaque de cuisson.
Ne perdant rien de mon appétit légendaire, je me perche sur l’un des
tabourets de l’îlot central et attrape un grain de raisin que j’engouffre
directement.
− Maman, j’ai senti l’odeur du gâteau au chocolat, marmonné-je la
bouche pleine. S’il te plaît…
Les rides aux creux de ses yeux se creusent légèrement alors qu’elle se
tourne vers moi en les levant au ciel.
− D’accord. Mais il n’y a pas QUE du chocolat. Tu découvriras ton
gâteau plus tard.
Je lui tire la langue, puis avale un nouveau grain.
− Où est Roman ? demandé-je après quelques minutes.
Maman s’approche de moi, cherchant à m’embrasser le front. Je
grogne et essaye de m’éloigner :
− M’man, je gémis pour éviter son bisou.
Elle secoue mes cheveux.
− Tu aimais mes câlins, autrefois.
Je prends une mine désespérée :
− Quand j’avais dix ans, oui. Là, je viens d’en avoir dix-sept.
− Tu es et resteras toujours ma petite fille. Joyeux anniversaire ma
chérie.
La tendresse que j’entends dans sa voix me serre le cœur.
− Roman est parti en ville avec Sean. Tu dormais encore quand ils ont
pris la route, mais ils te souhaitent un bon anniversaire.
Je hoche simplement la tête. Roman est très souvent absent. Je sais que
s’il avait pu, il serait resté, mais... Ouais, une part de moi est déçue en
sachant qu’il ne sera pas là pour mon anniversaire. Bien qu’il ne soit pas
mon père, je le considère comme tel. Il représente la seule figure paternelle
que j’ai connue, et il est génial avec moi. Ce n’est pas vraiment ce que je
peux dire pour Sean, car les seules et uniques fois où je le vois, il ne me
décroche pas un mot.
J’ai déjà gagné un père, mais je doute que Sean devienne un jour mon
frère.
Je sens ma mère s’approcher et me contourner doucement. Quand elle
passe une chaîne autour de mon cou, je ne bouge plus. Je penche ma tête
vers le pendentif placé juste au-dessus de mon décolleté, le cœur serré.
C’est une petite colombe à qui il manque une partie de l’aile. Comme si ce
médaillon avait été cassé dans le passé. Pourtant, elle l’a toujours gardé
autour de son cou, malgré son défaut.
− Maman, murmuré-je ne me tournant vers elle.
C’est celui qu’elle porte depuis toujours. L’un des seuls souvenirs
qu’elle a de mon père, qui est mort avant ma naissance. Je sais qu’il lui est
difficile de parler de lui. Mais je sais aussi qu’il lui avait offert ce bijou. Sa
signification restera d’autant plus importante.
− Je ne peux pas accepter ça, protesté-je en commençant à l’enlever. Je
sais à quel point tu l’aimes.
Maman tire sur ma main pour arrêter mon geste. Je la fixe, perdue. Elle
place une de mes mèches, si semblable aux siennes, derrière mon oreille.
− Avant ta naissance, ce médaillon représentait la chose la plus
précieuse que je possédais. Il est normal qu’il rejoigne mon plus beau
trésor.
Je cligne des paupières, les larmes aux yeux. Alors qu’elle me tire vers
elle, j’enfouis mon visage contre sa poitrine.
− Merci, murmuré-je en respirant son parfum si rassurant, mélange de
lavande et de lessive.
− Je t’aime, me chuchote-t-elle en me serrant à son tour dans ses bras.

Quelques heures plus tard, je descends doucement l’escalier en évitant


de me faire remarquer, ou pire, de réveiller ma mère. Des talons aiguilles à
la main, je tire sur le bas de ma robe et m’avance dans le hall d’entrée, la
lumière éteinte.
Je distingue difficilement l’immense porte d’entrée, puis réussis à la
repérer, pressée de rejoindre Lioudmila pour profiter de ma soirée
d’anniversaire. Alors que j’attrape la poignée, une petite lumière s’allume
sur ma droite.
− Qu’avons-nous là ?
Je sursaute et pose ma main sur mon cœur en reprenant mon souffle.
Mes yeux tombent sur Roman, assis dans un des fauteuils de l’entrée, un
livre ouvert sur l’une de ses cuisses.
− Tu m’as fait peur, soufflé-je difficilement.
Il rigole doucement, ne semblant même pas en colère face à l’idée que
je m’apprête à faire le mur. Sa chemise est froissée et je me demande ce
qu’il fait encore là. Il porte ses lunettes à monture grise, contrastant avec sa
peau hâlée.
− Serais-tu en train de t’enfuir en douce ?
− Pas du tout.
Mais ses yeux clairs tombent sur la paire de chaussures que je tiens à la
main, puis sur ma robe. Il relève un sourcil, peu convaincu :
− D’accord, j’avoue en soupirant.
Je commence à m’avancer vers l’escalier, mais il se relève. Ses
cheveux gris sont emmêlés.
− Où comptais-tu aller ? me demande-t-il.
− Eh bien, je suppose que j’ai plus qu’à retourner me coucher,
commencé-je en haussant une épaule.
− Tu allais faire la fête dans un lieu dangereux ?
Une once d’espoir monte en moi tandis que je secoue négativement la
tête.
− De l’alcool est prévu ?
Comme je ne réponds pas, il reprend :
− Bon… Si tu y allais, tu ferais attention ?
− Oui, bien sûr !
Il fait mine de réfléchir, passant un doigt sur son menton couvert d’une
légère barbe grise.
− Donc je suppose que je vais simplement me tourner quelques
secondes, et te laisser « sans faire exprès » sortir de la demeure.
Un grand sourire aux lèvres, je m’avance vers lui et lui saute dans les
bras.
− Merci ! m’exclamé-je le plus doucement possible.
Sa grande main se pose sur mon épaule et il me dit :
− Bon anniversaire, Abigail.
Je m’éloigne de lui en le remerciant encore une fois :
− Tu es comme ma propre fille, alors sois prudente, d’accord ?
Je hoche la tête, et m’éloigne, ravie.

***

Quelques heures plus tard.

J’ai bu un verre, peut-être deux. Ou trois ? Je n’avais jamais ingurgité


la moindre goutte d’alcool avant aujourd’hui, et je me sens bien. Super
bien, même !
Lioudmila m’entraîne depuis plus d’une demi-heure sur la piste de
danse remplie de personnes de tous genres. Je me sens libre, parcourue d’un
sentiment grisant que je n’arrive pas vraiment à identifier.
Quand je rejoins les toilettes, ma meilleure amie, accrochée à moi, je
me place devant un lavabo et me passe de l’eau froide sur mes joues
brûlantes. Je récupère ma petite pochette posée à côté de nous. En sortant,
je remarque tout de suite un homme pas commode s’avancer vers nous.
Liou se penche par-dessus mon épaule en fronçant les sourcils.
− Qu’est-ce qu’il veut, ce con ?
Je rigole sans pouvoir m’en empêcher et hausse simplement mes
épaules.
− Ouais ? demandé-je d’une voix qui, je l’espère, paraît normale.
Il ne répond pas tout de suite.
− Sean m’envoie, vous devez me suivre, m’annonce-t-il sérieusement,
d’un timbre qui se veut sans appel.
Son ton m’interpelle, j’arrête subitement de rire.
− Que se passe-t-il ?
Un nouveau silence. Maman aurait-elle découvert que je suis partie en
douce ? Mon Dieu, elle va me faire passer un mauvais quart d’heure. Il ne
parle pas, mais pince ses lèvres, mal à l’aise.
Deux minutes plus tard, nous montons dans le véhicule avec ma
meilleure amie, silencieuses.
− Que se passe-t-il ? l’interrogé-je à nouveau une fois que nous avons
déposé Lioudmila.
L’homme me fixe étrangement dans le rétroviseur, mais ne me répond
pas. Je me penche par-dessus son siège et remarque ses muscles crispés. Ses
mains tremblent presque sur le volant.
− Maman est-elle furieuse après moi ? osé-je demander d’une petite
voix. Pour ma défense, Roman savait que je sortais !
Le type serre ses mâchoires et me jette un nouveau regard... Un regard
désolé. Je n’ai pas le temps de me poser plus de questions que nous arrivons
devant l’immense portail de la demeure, ouvert. Bizarre.
Quand je découvre plusieurs voitures dans la cour et des gens qui
grouillent un peu partout, je me redresse. Il se gare près des véhicules, et à
l’instant où je vois la porte d’entrée grande ouverte avec de la lumière à
l’intérieur, au fond de moi, je sais…
Je sais que quelque chose vient de se produire.
J’ouvre brusquement ma portière et retire mes talons pour courir le
plus rapidement possible dans la maison.
− Que se passe-t-il ? demandé-je, perdue.
Un homme en costume noir, que je n’avais encore jamais vu, se
positionne devant moi, me bloquant le passage.
− Personne ne rentre, m’annonce-t-il d’une voix grave.
Personne ne rentre ? Mais c’est chez moi !
− Laissez-moi passer, m’énervé-je au bord de l’hystérie.
− C’est bon, ordonne Sean qui vient d’apparaître sur le seuil de
l’entrée.
Le ventre noué, la gorge irritée, j’avance vers lui.
− Que se passe-t-il, Sean ? Où est Maman ? Et ton père ?
Face à son silence, je le contourne et pénètre dans la maison. Des gens
grouillent partout. L’un d’eux descend l'escalier en combinaison blanche.
Mon cœur se serre un peu plus.
− Maman ? Maman ? crié-je à nouveau. Roman ?!
Sean ne dit rien, il attend à côté de moi. Seuls les regards désolés des
intrus m’apportent un semblant de réponse. La pitié que je lis dans leurs
yeux me fait comprendre que quelque chose de très grave s’est produit.
Quelque chose d’irréversible.
Je monte les marches à la vitesse de l’éclair.
− Maman ?!
Je bouscule un autre homme, et alors que j’arrive devant la porte de
leur chambre, je suis soudainement tirée en arrière.
− Non, m’annonce Sean.
− Laisse-moi entrer, hurlé-je, tentant de me libérer de son emprise.
Mais il ne fait rien. J’enfonce mes ongles dans la peau de son avant-
bras, cherchant à lui échapper par tous les moyens possibles.
− Pourquoi je ne peux pas rentrer ? demandé-je, le visage envahi par
mes propres larmes.
− S’il te plaît, fais-moi confiance.
Ce que je ne fais pas. Dans une dernière bousculade, je parviens à
m’extraire de ses bras et pousse brusquement la porte de la chambre. Et je
m’arrête sur le seuil. Une douleur abominable me tord le ventre quand je
découvre Roman allongé sur le tapis. Une partie de son visage est… Oh,
mon Dieu… Il y a un trou au milieu de son front. En ravalant un haut-le-
cœur, je comprends qu’il est mort. Il porte toujours sa chemise froissée,
désormais tachée de sang.
− Roman, m’exclamé-je, les larmes coulant sans répit sur le mon
visage.
Et puis, la véritable douleur arrive. J’ai l’impression que mon cœur est
arraché lorsque je tourne ma tête vers le lit, au centre de la pièce.
Non.
Pitié, non.
Un corps repose sous une couverture blanche à moitié tachée de sang.
Mes yeux se fixent involontairement sur les éclaboussures d’hémoglobine
sur le mur, juste au-dessus du lit.
Non.
Non.
Une main inerte pend de sous la couverture. Je reconnais l’alliance de
ma mère.
Non.
Non.
Elle ne peut pas être morte. Cet après-midi. Le gâteau au chocolat. Son
cadeau. J’ai fait le mur, je l’ai laissée. Sans lui dire au revoir. Sans…
Un sanglot me broie la gorge.
− Maman, sangloté-je en m’accroupissant près d’elle, et en découvrant
une partie de son visage ensanglanté.
Un hurlement retentit, le mien. La nausée monte, je crois que je vais
vomir. Sean me rejoint, la mine sombre. Il ne me prend pas dans ses bras,
s’arrêtant à un pas de moi. Il attend.
Il attend que mes pleurs cessent.
Il attend, silencieux, sans verser une seule larme. Sans aucune
expression.
Il attend que ma douleur s’arrête.
Pourtant, elle ne fait que commencer.
- 25 -

Abby

Aujourd’hui.

Les jours qui passent défilent à la vitesse de l’éclair. Je continue à


bosser dans l’aile gauche, me retenant un peu plus chaque soir d’étriper
Barbara. Elle analyse chacun de mes gestes, critiquant le moindre de mes
faux pas. J'use de toute la bonne volonté du monde pour ne pas lui
répondre, priant intérieurement pour qu’elle se coupe un doigt plutôt qu’une
rondelle de citron. D’accord, je ne suis pas si calme, finalement.
Lorsque je ne travaille pas, Assan me court après. Ou peut-être que
c’est moi, qui lui cours après ? Je crois que ni lui ni moi ne le savons, ni lui
ni moi ne réfléchissons à nos actes. Je le défie, et il en fait de même. Il me
cherche, puis je le trouve. Le chat cherchant à attraper la souris.
Mais y a-t-il réellement une souris dans l’histoire ? La partie de jeu ne
s’est-elle pas terminée ? Et s’il n’y avait pas de vainqueur, en réalité ?
Pour la première fois depuis bien longtemps, je me laisse aller à
l’instant présent. Et c’est si bon… Je fais une erreur, sûrement. Cela dit, je
me sens vivante. J’ai besoin de ressentir ce sentiment de liberté et il me
traverse lorsque je suis près d’Assan. Je regarde de moins en moins par-
dessus mon épaule. Le souvenir de Sean se fait moins présent. La peur ne
me quitte jamais complètement, mais son emprise diminue peu à peu.
Comme si la cage dans laquelle j’avais été enfermée depuis des années
commençait seulement à s’ouvrir. Et je suis le petit oiseau, perdu, qui
s’envole dans toutes les directions, avide de liberté.
Je sors de mes pensées en sentant un regard noir posé sur moi. Barbara
bougonne dans sa barbe en analysant mes gestes, les bras croisés. Pendant
que je tranche une tagada en deux, je me demande ce que ferait ce joli
couteau entre ses deux yeux.
Une belle œuvre d’art, suppose innocemment ma conscience.
Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière, étant donné que nous
avons passé une bonne partie de la nuit à nous envoyer en l’air avec Assan.
Donc j’essaye d’être réactive, ce soir. Quand elle s’avance encore une fois
dans ma direction, je prends sur moi. Sa longue chevelure sombre et lisse
pend négligemment sur son épaule dénudée.
− Va plus vite, me reproche-t-elle avec une moue dédaigneuse. On
dirait que t’es handicapée.
Je n’arrive pas à retenir ma langue et rétorque :
− Et si je l’étais ? En quoi ça te regarde ? Les personnes handicapées
travaillent, elles aussi. Elles sont comme nous, alors tais-toi au lieu
d’essayer de m’insulter.
Lorsqu’elle se penche pour récupérer une paille qu’elle fait tourner
entre ses doigts, j’ai une vue parfaite sur ses seins refaits. Il y a un monde
fou, ce soir, dans l’aile gauche du club ; pourtant, elle ne fait pas le moindre
effort pour m’aider à gérer les clients. Je lui souris innocemment, puis
reprends mon cocktail. Je continue minutieusement ma tâche et elle
s’énerve encore plus. Au début, j’ai cherché à comprendre quel était son
problème, mais en remarquant son regard noir dès qu’As approche du bar,
j’ai rapidement percuté.
− Ne joue pas à la maligne avec moi. Tu vas perdre, Abby.
Je la fusille du regard en arrêtant mon geste.
− Tu es trop lente, reprend-elle d’un air supérieur.
Elle me cherche, elle veut me faire réagir. Et malheureusement pour
moi, je suis trop fatiguée pour me taire. Je m’avance vers elle d’un pas
mesuré.
− Assan aime que ça soit lent.
Un éclair de surprise traverse son visage, qu’elle cache rapidement.
1-1, balle au centre.
Alors que je pose le verre sur un plateau qu’une serveuse vient
récupérer, Barbara rigole doucement dans mon dos.
− Quoi ? Tu te penses peut-être intouchable parce qu’Assan t’a baisée ?
Redescends, Chérie.
Est-elle en train de me dire qu’elle a également couché avec lui ?
Depuis que je suis arrivée, tout à l’heure, je suis parfaitement calme. Je
prends sur moi. Mais ça, merde. Ça me fait mal rien que d’y penser. Pire, je
ne supporte pas cette hypothèse.
− T’essayes de me dire quoi, là ? demandé-je d’une voix tranchante.
Barbara hausse une épaule sans me répondre, d’un air innocent. Je
plisse les yeux et toute réflexion me quitte. Je récupère le couteau posé près
de moi, puis m’avance vers elle.
− Eh !? couine-t-elle en levant les mains.
Je jette un coup d’œil autour de nous. Aucun client, parfait. En me
penchant vers elle, je lui souris de toutes mes dents.
− Tu as couché avec Assan ?
Barbara, parcourue par l’angoisse, ne me répond pas. Cherchant à la
pousser dans ses retranchements, je m’amuse à tourner le couteau entre mes
doigts, comme elle le faisait avec sa paille. Puis, je la fixe et lui demande
d’une voix douce :
− Tu as deux secondes pour me répondre.
Je jure devant Dieu que s’ils ont été intimes, je ne lui couperai que
quelques doigts. Toujours aussi paniquée, elle secoue doucement la tête.
Son souffle qui ralentit m’indique qu’elle va se mettre à pleurer.
− Non, me répond-elle enfin avec amertume.
Je recule d’un pas, lui adressant un clin d’œil en posant le couteau sur
le bar.
− C’est bien ce que je me disais. On ne joue pas dans la même cour.
Fais gaffe à toi, Chérie, terminé-je en m’éloignant de l’autre côté du bar.
Je sens son regard brûler ma nuque, mais je sais d’avance qu’elle ne
m’embêtera plus de la soirée. Néanmoins, quelque chose me frappe
intérieurement. Ma réaction n’a pas été normale. Est-ce que je suis…
jalouse ? Au fond de mes tripes, je sais que oui, et ça craint. Je ne dois pas
être jalouse. Je ne dois pas m’attacher. Malgré tout, je crois bien que ma
détermination est en train de fondre comme neige au soleil, et je ne sais pas
comment arrêter tout ça.

***
Quelques heures plus tard, tandis que je bâille à m’en décrocher la
mâchoire, j’écoute Assan reprendre sa respiration près de moi. Les draps
sont trempés de sueur. L’odeur du sexe flotte encore dans ma chambre. La
radio est allumée dans un coin de la pièce et je prie pour que ma colocataire
n’ait pas entendu notre nouvelle partie de jambes en l’air. Allongée sur le
dos, je tourne ma tête vers Assan et découvre qu’il m’observe, dans la
même position que moi. Il doit lire les questions dans mes yeux, car il prend
son air canaille.
− Tu crois que Maya nous a entendus ? murmuré-je.
Son regard longe ma poitrine découverte, admirant les traces que sa
barbe a laissées dans mon cou pendant qu’il frottait son visage contre ma
peau. Il ne semble absolument pas s’en vouloir.
− Vu le manque d’épaisseur des murs, effectivement, je crois qu’elle
t’a entendue me hurler de ne pas toucher à ton trou du cul.
Je frappe sa poitrine du plat de ma main en levant les yeux au ciel. Je
n’y peux rien si je suis expressive au lit. Le grand brun se moque de moi et
emprisonne ma main contre lui juste avant de me tirer brutalement au-
dessus de son corps. Nos peaux nues entrent de nouveau en contact. Je ne
sais pas vraiment comment réagir face à cette position. J’enfonce mes
coudes dans sa poitrine et me redresse, de façon à plonger mes yeux dans
les siens.
Qu’est-ce qu’on est en train de faire, Assan ?
Voilà une question silencieuse que je lui pose. Les mots n’arrivent pas
à sortir de ma bouche. J’observe les traits de son visage, la cicatrice sur son
menton, les petites rides au coin de ses yeux. Il a l’air aussi épuisé que moi,
et pourtant, il m’a rejointe ici, ce soir. Sans me demander mon avis, il
attendait une nouvelle fois devant ma porte. Comme les autres soirs.
Trop rapide. Trop intense.
C’est la pensée qui m’a traversée quand je l’ai aperçu. Alors, je lui ai
demandé de virer son cul d’ici, que je n’étais pas d’humeur. Vous savez
comment cet imbécile a réagi ? Il m’a mordu la lèvre avant de plaquer sa
bouche contre la mienne. Et encore une fois, j’ai cédé. Parce que j’en avais
autant envie que lui.
Tandis que son index dessine des arabesques sur ma fesse droite, une
autre question me vient. Et celle-ci, j’arrive à la lui poser :
− Tu as couché avec Barbara ?
Son doigt s’immobilise une seconde sur ma peau, avant de reprendre
son chemin comme si de rien n’était. Il m’observe attentivement. Plutôt que
de paraître inquiet ou de chercher ses mots, il sourit doucement, le coin
gauche de sa bouche se relevant. Son érection durcit à nouveau sous moi,
comme si mon comportement l’excitait.
− Jalouse, mon ange ?
Je plisse les yeux et enfonce un peu plus mes coudes dans sa poitrine.
− Bien sûr que non. Pourquoi serais-je jalouse ? Tu fais ce que tu veux
de ta queue.
Il relève ses sourcils, pas dupe. J’essaye de rester parfaitement
hermétique, du moins en extérieur. Parce qu’au fond de moi, je connais
parfaitement la réponse. Je tente de ne pas être dévorée par la jalousie. Mais
c’est peine perdue.
− Bien sûr que je fais ce que je veux de ma queue, reprend Assan. Je
baise qui je veux.
Je hoche simplement la tête, refroidie désormais. On ne se promet rien,
lui et moi. Mais sa non-réponse ne me plaît pas. Loin de là même. J’essaye
de m’éloigner de lui, mais il m’en empêche, ses deux bras s’enroulant
comme des serpents dans mon dos.
− Qu’est-ce que tu fais ? me questionne-t-il en fronçant les sourcils.
Laisse ton petit corps sur moi.
− Moi aussi, je fais ce que je veux de mon corps, As.
Ma réponse le déconcerte. Néanmoins, je n’arrive pas à me calmer. La
seule chose que je vois dans ma tête, c’est lui en train de pénétrer une
Barbara qui beugle comme une dinde. Je dois me calmer, il a raison, je
m’en moque. Il fait ce qu’il veut. Je me redresse à nouveau et, cette fois, il
me laisse partir. Je m’éloigne, puis m’assieds au bord du lit, sentant ses
prunelles brûler la peau de mon dos.
− Je vais prendre une douche, tu devrais t’en aller.
Mes fesses ont à peine quitté le matelas que sa main agrippe ma hanche
et me tire en arrière. La seconde suivante, je suis clouée au matelas, lui
fermement positionné au-dessus de moi. Ses mèches sombres et humides
tombent sur son front tandis qu’il me fixe sans flancher. De longues minutes
passent, ni lui ni moi ne parlons.
− Je n’ai pas baisé Barbara.
Je ne devrais pas m’en réjouir, pourtant un soupir de soulagement
s’échappe de mes lèvres. Et il le remarque, parce qu’il paraît satisfait, lui
aussi.
− Tu m’écrases, bougonné-je en le poussant sur le côté pour reprendre
contenance.
Il se laisse tomber sur le matelas près de moi et se place ensuite sur le
flanc. Ses yeux analysent mon intimité avec gourmandise, puis se posent
sur le minuscule tatouage sur ma hanche. Son pouce effleure la petite
colombe gravée à même ma peau. Le tatouage que j’ai réussi à faire il y a
deux ans dans le dos de Sean. Le même symbole qui pend à mon cou. Son
regard suit d’ailleurs le pendentif se tenant à cet endroit. La dernière chose
qui me reste de ma mère. Mon cadeau le plus précieux.
− Pourquoi une colombe ?
Je hausse une épaule et replace correctement ma tête sur l’oreiller.
− C’est un symbole qui représente la paix.
Je ne dis rien de plus, mais Assan comprend au fond de lui. Enfin, je
crois. Il ne me pose aucune autre question, réalisant que moi aussi, je
recherche la paix. Je m’habitue à ce silence confortable entre nous, mais il
finit par murmurer, comme pour lui-même :
− Mon père adorait les oiseaux. À Agadir, il les nourrissait. Ma mère se
foutait de sa gueule, mais elle l’observait toujours en souriant. C’était son
truc. Il s’occupait d’eux, et ça lui procurait une certaine tranquillité
d’esprit.
J’avale plusieurs fois ma salive face à ce souvenir qu’il choisit de
partager avec moi. Je ne sais pas vraiment quoi répondre, alors je ne
réfléchis pas :
− Ma mère les aimait aussi. Surtout les colombes… Elle… Elle les
peignait tout en chantant doucement. Je suppose qu’elle m’a transmis sa
passion pour elles.
Porter une colombe sur ma peau me rapproche d’elle.
Assan m’observe sans un mot, attentif à ce qui sort de ma bouche.
Nous ne jouons plus, tous les deux. Ses yeux plongés dans les miens, il
continue :
− Tu me parles d’elle au passé… Elle n’est plus là, pas vrai ?
Sa question me coupe le souffle. Mon corps se tend, mes muscles se
braquent. J’ai l’impression d’être au bord du vide. Je déteste ça. Je déteste
cette sensation. Je hoche simplement ma tête, essayant vainement de
contrôler mes émotions. Elle n’est plus là, mais elle est toujours présente,
dans mon cœur. Il effleure le symbole gravé sur ma peau, et ses yeux me
font comprendre que la peine que je tente de cacher, il la connaît.
− Les miens, non plus, soupire-t-il. Ma mère est morte d’un cancer.
Mon père s’est laissé aller. J’étais… J’étais très jeune. À peine dix-sept ans.
Je m’accroche à ses paroles, repoussant mon propre passé très loin de
moi.
− Alors, tu t’es ensuite occupé de Jared ?
Il ne me répond pas tout de suite, mais son silence en dit long.
− Ouais. J’ai fait le nécessaire pour qu’on s’en sorte. Mes poings m’ont
servi à gagner mes premiers billets. J’ai commencé à pratiquer des combats
de rue. Et puis… j’ai fini par tout quitter pour ouvrir mon club.
Je comprends ce qu’il ne me dit pas. Entre les deux, Lincoln l’a sorti
de la misère. Mais qu’a-t-il fait pour lui ? Et comment Assan s’est-il
retrouvé en prison ? Il ne dit rien de plus et je ne veux pas gâcher cet instant
en lui posant cette question. Ou peut-être que j’ai peur de sa réponse. Nous
avons traversé pas mal de merdes dans le passé, on a essayé différemment
de s’en sortir. Je suis loin d’être blanche comme neige, et je commence à
comprendre que lui aussi. J’ai tué. J’ai frappé. J’ai volé. S’il savait tout
ça… J’ai quitté mon pays pour m’éloigner des types dans ce genre.
Pourtant, je n’arrive pas à le fuir, lui. Mon instinct sent qu’il est différent.
Comme si nous étions deux pièces d’un même casse-tête qu’il fallait
manier avec précaution jusqu’à ce qu’elles puissent s’emboîter
parfaitement.

Une porte claque de l’autre côté de l’appartement, et je retiens mon rire


en comprenant que Maya a vraiment dû nous entendre, ces dernières heures.
Cela veut dire que je vais avoir droit à un nouvel interrogatoire.
Assan se place contre moi, seul son bras touche le mien. Nous fixons le
plafond, un petit sourire accroché au visage. Une nouvelle musique se fait
entendre à travers la radio posée sur l’étagère. Et je reconnais cette chanson.
Les paroles qui sont prononcées. C’est celle qui a été diffusée plusieurs
semaines plus tôt pendant que je dansais en défiant le grand brun du regard
au milieu de la piste.

I need a gangsta.
J’ai besoin d’un gangsta.
To love me better, than all the others do.
Pour mieux m’aimer que tous les autres.
To always forgive me.
Pour toujours me pardonner.

Ride or die with me

Les paroles tournent en boucle dans ma tête tandis que sa respiration se


ralentit contre moi. Je tourne ma tête et découvre qu’il m’observe
également, aussi silencieux qu’une tombe. Son calme attise le mien. J’ai
presque envie de lui parler de moi. De toutes ces merdes qui me collent à la
peau. Ce soir marque l’un des rares moments où je pourrais presque me
laisser aller. Je me sens loin de tous les soucis. Lui aussi, visiblement. Mais
nous avons trop été cabossés par la vie. Nous ne parlerons pas davantage
parce que nous ne savons plus en qui avoir confiance ni comment accorder
ce sentiment pour ne pas être détruits à nouveau.
J’avale difficilement ma salive et tripote mon pendentif de ma main
gauche. La paix. Celle que je recherche depuis tant de temps. Cachée
derrière cette nouvelle sensation grisante, quelque chose d’autre guette.
Pourquoi ai-je l’impression que cette sensation n’est qu’illusoire ? Comme
si j’étais libre, mais seulement pour quelque temps.
Une liberté éphémère.
- 26 -

Abby

En terminant mon service, le soir suivant, je rêve d’un bon bain brûlant
qui détendrait mes muscles fatigués.
Nous sortons du club avec Maya, et je l’écoute me raconter le dernier
film de Chris Hemsworth ou un truc comme ça. Il serait, d’après elle, le
parfait sosie d’un Viking sexy. Ce qui me fait noter, dans un coin de ma
tête, d’aller voir sa tête sur Google.
− Pas sûr que ton homme apprécie, la coupé-je en avançant sur le
trottoir.
Ma coloc’ lève ses yeux au ciel en secouant sa main.
− On s’en fout. Je suis peut-être au régime, mais rien ne m’interdit de
regarder la carte des desserts !
Un bruit de pas rapides nous arrête.
− Abby ! claque la voix d’Assan dans mon dos.
L’impatience que j’entends dans son ton me fait me stopper net. Je
fronce les sourcils, rapidement imitée par ma collègue et me tourne. Aurais-
je empoisonné un client sans faire exprès ?
− Je te jure que je n’ai pas tué Barbara, ce soir.
Il ne semble pas d’humeur taquine, bien au contraire. Sa pomme
d’Adam bouge rapidement contre sa gorge tandis qu’il me fixe, les yeux
noirs. Il paraît épuisé. Maya, elle, rigole doucement ne sachant pas quoi
faire d’autre.
− Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je finalement en croisant mes
bras.
Je ne devais pas le retrouver, dans les heures à venir. En fait,
m’envoyer en l’air ne fait pas partie de mes projets imminents. Je souhaite
seulement m’enfouir dans une eau bouillante pour le reste de ma vie. Assan
s’avance rapidement vers moi, se retenant de me sauter dessus. J’attends
qu’il me réponde, de moins en moins confiante. Une odeur de tabac,
mélangée à son parfum, m’envahit de partout lorsqu’il fait un nouveau pas
dans ma direction.
− Je t’ai cherchée partout dans le club, commence-t-il d’un air
courroucé.
La façon dont il me parle ne me plaît pas. Je relève les sourcils et jette
un œil à ma colocataire.
− Tu devrais t’éloigner, il va y avoir une bagarre.
Elle lève ses mains en l’air et fait mine de répondre à ses textos. Je
commence à bien la connaître, je sais qu’elle nous écoute parfaitement. Je
m’avance à mon tour vers Assan et mon corps touche presque le sien.
− Donc tu me cherchais, et maintenant tu m’as trouvée. C’est quoi le
problème ? T’as tes règles ou quoi ?
Il ouvre sa bouche, mais aucun mot n’en sort. Comme s’il ne savait pas
comment aborder la situation. En réalité, je comprends que c’est parce que
Maya se trouve toujours là. Il se tourne vers elle, le regard sombre.
− Ce sera tout, tu peux rentrer chez toi.
Elle ne sait plus où se mettre. Elle est partagée entre l’envie de fuir et
celle, plus raisonnée, de rester jouer les fouines.
− Très bien, j’y vais, annonce-t-elle en passant près de nous.
Je me tourne vers elle, les sourcils froncés.
− Quoi ? NON ? Attends-moi !
Assan marmonne dans sa barbe et se penche vers moi.
− Non, souffle-t-il à mon oreille. Toi, tu m’accompagnes.
− Coucher avec toi ne fait pas partie de mes projets, ce soir. Surtout
quand t’as l’air d’une humeur de chien.
Il prend une nouvelle fois sur lui, je le vois bien. Je me demande ce qui
a bien pu le tourmenter comme ça, mais il garde le silence.
− J’ai eu un souci de clientèle, finit-il par avouer, le regard toujours
aussi sombre.
Je hoche la tête, pas certaine de le croire. Je pencherais plus pour une
dispute avec son frère. Je remarque une lueur particulière dans ses yeux.
Une de celles que je n’avais jamais vues auparavant chez lui. Comme si un
danger grandissant s’imposait en lui, le couvant jalousement,
l’emprisonnant.
− Je vais rentrer chez moi et prendre un bon bain chaud, objecté-je,
néanmoins.
Il frotte furieusement son visage. En baissant sa main, il semble plus
calme. Peut-être qu’il ne s’agit de rien de grave, finalement. Son regard se
fait plus doux, il effleure mon poignet de ses doigts.
− Viens avec moi, il me demande dans un souffle. Chez moi.
Quelque chose dans son ton m’interpelle. Une partie de moi me dit de
fuir, et l’autre m’ordonne de le suivre. En fixant sa bouche, puis ses
prunelles attentives à la moindre de mes expressions, je décide de suivre
mon instinct.
− J’espère que ta baignoire est géniale, marmonné-je en passant près de
lui.

***

Le trajet se fait silencieusement. Je laisse Assan se calmer dans son


coin, car je commence à comprendre que, comme moi, seule la solitude
peut l’aider. Finalement, c’est lui qui plaque ses lèvres contre les miennes,
une fois sortis de la voiture.

Voilà comment je me retrouve, assise dans une eau brûlante au niveau


de mes épaules pendant qu’il se sert un verre. Je ferme mes yeux et me
retiens de m’endormir en me laissant aller en profitant de cette sensation
agréable. Un bruissement me réveille légèrement. Comme celui d’habits
jetés au sol. J’ouvre mes yeux et le découvre, finissant de se déshabiller
face à moi, révélant sa peau hâlée.
Gourmande, je fixe son entrejambe encore caché en passant ma langue
sur ma lèvre inférieure. Je me retiens de sourire face à son grognement
sourd. Quand il descend son caleçon et que je découvre son membre dur, je
le toise, interdite. Il rigole doucement, ce qui me fait relever les yeux dans
sa direction.
− Fais-moi de la place, m’ordonne-t-il en me rejoignant.
Je bouge doucement pour qu’il puisse s’asseoir face à moi. Puis, il me
saisit les hanches, me retourne, et se plaque dans mon dos. Je me braque
doucement. Je déteste me sentir prisonnière. Pourtant, mon inquiétude n’est
pas aussi haute qu’elle le devrait. Mes fesses nues rencontrent ses cuisses
musclées et je sais qu’il est aussi excité que moi.
Nous ne parlons pas. D’une main, il pousse mes cheveux sur mon
épaule droite tandis que de l’autre, il fait courir ses doigts sur mes
omoplates. Je me tends d’abord, mais quand je sens ses lèvres contre ma
nuque, une multitude de frissons s’empare de moi. Ses doigts massent
doucement mes muscles douloureux et je retiens un soupir de bien-être.
OK, il est carrément doué avec ses mains.
− Qu’est-ce que tu fais ? grogné-je pour la forme.
Assan ne me répond toujours pas. Je tourne ma tête dans sa direction.
− Tu crois vraiment que j’ai besoin de caresses ? demandé-je d’une
voix moqueuse.
J’éprouve la nécessité qu’il me réponde en se moquant, lui aussi.
D’une, parce que nous sommes trop proches. Et, de deux, car je ne sais pas
comment réagir. Je n’ai pas envie de bouger. Je suis bien.
C’est contraire à tous tes principes, me susurre ma conscience. Ceux
que tu oublies depuis des jours.
Il penche sa tête sur le côté, silencieux.
− Et si c’était moi qui avais simplement envie de t’en faire ? me dit-il
en me défiant de le contredire.
Il attend une réaction de ma part. Comme je ne sais pas quoi répondre,
je me tourne vers lui. Il me fixe, surpris. Ne désirant pas me perdre en
discussions inutiles, je me place à califourchon sur lui. Lorsque je sens sa
chair rencontrer la mienne, je ronronne de plaisir. Mais quand je m’abaisse
sur lui, il se décale légèrement.
− Je la veux, j’annonce d’une voix joueuse.
− Pourquoi devrais-je te la donner ? Beaucoup d’autres femmes la
réclament aussi.
Ma tête arrive au niveau de la sienne, mon souffle frappe ses lèvres
entrouvertes. Il me cherche, et ça marche.
− Je la veux, répété-je.
Assan se laisse aller contre le bord de la baignoire, ses mains
descendant le long de mon dos pour saisir mes fesses et les plaquer contre
son membre.
− Alors, prends-la.
Mes yeux gris plongent dans les siens. La lueur qui les habite me paraît
encore plus intense tandis que je m’abaisse sur lui. C’est lent, peut-être trop
? Je passe mes mains trempées dans ses cheveux et tire sa tête arrière. Il me
laisse bizarrement faire. Je l’embrasse rapidement, son emprise sur ma peau
se raffermissant. Je passe ma langue le long de sa gorge et suçote sa pomme
d’Adam.
− Dure soirée ? j’ose demander à nouveau pour grappiller des détails
supplémentaires, actionnant doucement mes hanches.
Je sais, je n’ai pas à m’en mêler. Malgré tout, la curiosité me ronge
cruellement dès que ça le concerne.
− Je connais une autre chose qui est dure, murmure-t-il alors que je
rigole en secouant la tête.
Mais il semble si sérieux. Si préoccupé. Mince, alors. Ça ne lui
ressemble pas. Ondulant du bassin, je reprends :
− Quelque chose ne va pas ?
Je ne devrais pas remarquer ça, et encore moins m’inquiéter ou m’y
intéresser. Il semble hésiter à me parler. Finalement, il ne réfléchit pas plus
longtemps. Sa bouche se pose sur la mienne, et j’oublie mes questions pour
le reste de la soirée.

***

Dormir avec Assan, une nouvelle fois, est une erreur. Surtout lorsque
mon esprit tourmenté ne cesse de divaguer.
Une main me secoue au beau milieu de la nuit et je me réveille en
sursaut, couverte de sueur. Essoufflée, je me redresse, le découvrant au-
dessus de moi. Ma gorge me brûle comme si j’avais trop hurlé et un frisson
désagréable me parcourt.
− Quoi ? demandé-je en haletant.
− Tu étais agitée.
Je me trouvais en plein cauchemar. Je le sais. Je revois encore les
visages morts de ma mère et de Roman, Sean présent derrière moi, la
bouché pincée aux lèvres. Un mauvais rêve qui ne cessera jamais de me
hanter. Je soupire en fermant les yeux.
Au moment où je rouvre mes paupières, Assan me fixe toujours aussi
bizarrement. Il ne dormait pas. Je vois les questions s’entrechoquer dans
son regard noir. Dans un élan protecteur, je couvre mes seins dénudés, ne
comprenant pas son comportement.
− Tu parlais pendant ton sommeil, commence-t-il. Tu. As. Hurlé.
Comme si… Comme si on était en train de te faire du mal.
Je me braque complètement face à ses mots. Mais le pire arrive avec sa
phrase suivante :
− Tu as prononcé un nom. Tu l’as crié.
C’est impossible. Non, ne me dites pas que j’ai fait cette connerie.
− Je ne parle pas dans mon sommeil, répliqué-je pour sauver les
meubles. Tu as dû mal entendre.
Mon amant se penche vers moi en secouant sa tête. Sa grande main
caresse tendrement ma joue.
− Qui est Sean ?
Mon cœur loupe un battement. Mon souffle se ralentit. Je déglutis
difficilement. Je tire ma jambe, mais il la serre encore plus. Je me dégage
finalement et me redresse pour sortir du lit. Je dois immédiatement partir
d’ici avant qu’il ne me pose des questions, avant que j’en dise trop et
l’implique dans cette histoire.
− Abby ? Dis-moi, m’ordonne-t-il en se levant à son tour. Tu l’as hurlé
plusieurs fois, puis tu l’as supplié de te laisser en paix. Qui est-ce ?
Je ne lui réponds pas et récupère mon short, puis mon haut.
− C’est personne.
Ma voix est tranchante comme une lame de couteau et j’enfile
rapidement mon tee-shirt. Il se place face à moi tout en tirant mon bras pour
m’obliger à rester immobile. Je plisse les yeux, méfiante.
− Au contraire, je ne crois pas que ça soit personne, s’énerve-t-il à son
tour.
Je plisse les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ?! C’est à moi d’être
énervée, pas à lui. Énervée contre moi même, pour avoir relâché ma garde,
comme une foutue débutante.
− Personne qui te regarde, rectifié-je froidement.
J’enfile rapidement mon short.
− C’est l’homme avec qui tu couchais, là-bas, en Ukraine ?
Un rire sarcastique sort de ma bouche. S’il savait. Sean n’est jamais
allé jusque-là, mais je sentais ses regards sur moi, sur ma silhouette. Je me
sentais sale.
− Tu ne vas pas partir sans m’avoir répondu, m’annonce Assan d’une
voix forte.
Habillée, je relève un sourcil vers lui.
− Oh, tu crois ?!
Il ne me répond pas. Il me juge du regard, essayant de lire la vérité à
travers mes prunelles.
Dommage, Bébé.
Si les yeux sont le reflet de l’âme, sache que les miens sont vides.
− C’est l’homme que tu fuis ? L’homme qui t’a forcée à quitter ton
pays ? reprend-il, sur la défensive.
Merde, Assan, mêle-toi de tes affaires.
Je savais que ça arriverait. J’ai baissé la garde une seconde, et me voilà
prise au piège. Tout ça pour rien.
Stupide fille !
Alors que j’essaye de passer près de lui, il se poste devant moi,
m’empêchant de faire un pas supplémentaire.
− C’est lui ?
J’ai beau le pousser, il ne bouge pas d’un centimètre.
− Laisse-moi passer, ordonné-je entre mes dents serrées.
Il serre ses bras sur son large torse, puis secoue sa tête.
− C’est lui ? C’est lui, Abby ?
Je soupire et tente de le pousser à nouveau. Il ne doit pas savoir. Pour
son bien. Pour le mien.
Pour ma survie.
− Mais laisse-moi ! crié-je.
− Dis-moi ! hurle-t-il en secouant mon bras.
Je ne l’ai encore jamais vu se mettre dans un état pareil. Autant en
terminer au plus vite. De toute façon, il ne me lâchera pas avant de
connaître la vérité. La vraie. La seule.
− Oui ! Tu es content ! Maintenant, fous-moi la paix !
Le choc est visible sur son visage. Il desserre son emprise et essaye de
me tirer à lui.
− Mon ange. Raconte-moi ce qu’il t’a fait.
J’aimerais tellement, mais je ne peux pas. Tout en l’ignorant, je passe
près de lui, et dévale l'escalier. C’était sans compter sur sa rapidité. Une fois
arrivée devant l’ascenseur, il me bloque à nouveau le passage.
Bordel, il me colle au cul, pire qu’une MST.
C’est seulement à cet instant que je remarque qu’il porte seulement un
caleçon. Il est essoufflé et, apparemment, perdu. Mais je ne peux rien lui
dire.
− Il te cherche, n’est-ce pas ?
Mon inquiétude vient de grimper d’un cran supplémentaire. Malgré
mon silence, il semble lire la confirmation sur mon visage.
− Sait-il que tu es ici ?
− Non. Non, il ne le sait pas.
Mais pour combien de temps encore ? Si ça se trouve, il m’a retrouvée
et s’apprête à me kidnapper.
− S’il te plaît, oublie ce qui vient de se passer.
Je ne veux surtout pas qu’il s’en mêle. Il doit rester en dehors de cette
histoire. Je vois qu’il se retient de me secouer, puis de m’attirer vers lui. Ses
poings sont serrés le long de son corps.
− Explique-moi.
Sa voix se veut calme, comme si cela allait m’aider à me confier. Mais
je ne peux pas le faire. Je n’en ai pas le droit. Je redresse le menton et
contre-attaque :
− Et toi, raconte-moi ce que tu faisais pour cet homme, ce Lincoln. Il
t’a sorti de la misère, et que lui as-tu donné en échange ? Pourquoi avoir fait
de la prison ?
Son visage se ferme presque instantanément. Il ne me répond rien.
Dès que les portes s’ouvrent, je me faufile dans la cabine, essayant tant
bien que mal de ne pas regarder Assan. Néanmoins, quand il m’appelle
d’une voix inquiète, mon regard plonge dans le sien.
− Il faut… Abby, écoute-moi une minute, je t’en supplie.
Malgré son air préoccupé, je l’ignore une nouvelle fois, laissant
l’ascenseur se fermer sur lui. Sur ce stupide « nous » auquel j’ai failli croire.
Les filles comme toi ne tombent pas amoureuses, Abby. Les filles
comme toi n’ont pas le droit de se laisser affaiblir.

***
Je ne suis pas rentrée directement chez moi, car je savais pertinemment
qu’il y serait. Assan était furieux, mais surtout inquiet. Je bénis les dieux
que Maya soit chez l’homme qu’elle fréquente, et non à l’appartement. Je
ne veux pas qu’elle voie Assan. Je ne veux pas qu’il me cherche et me
demande des comptes, car je ne n’arriverai pas à le repousser. Je vais
craquer, je le sens, et il ne le faut pas.
Alors, j’ai rejoint un minuscule café, me blottissant sur une banquette
tout en ignorant ses nombreux appels. Il veut absolument discuter.
Discuter ? Ce n’est pas une option envisageable. Donc, j’ai directement
coupé mon portable.
Une heure plus tard, je me décide enfin à quitter le petit établissement,
les membres engourdis. Mes yeux fixent le vide, je me demande à quel
point je suis foutue. J’ai mal agi, et cela, dès le départ. J’aurais dû garder
mes distances. J’ai voulu jouer avec le feu en croyant que je pourrais
maîtriser ce foutu brasier. Résultat des courses, les flammes m’ont attirée
parmi elles. Sans aucune fuite possible.
Je n’ai pas été prudente. J’ai failli laisser Assan entrer dans mon
monde.
Il a réussi, me contredit ma conscience.
Oui, il a réussi. Je dois arrêter de me mentir à moi-même. Bien
évidemment qu’il était en train de réussir. Il a trouvé une petite faille dans
mon armure et est parvenu à s’imposer. Je n’ai rien vu venir.
Je l’ai senti si proche de mon passé, si proche de cette saleté qui me
couvre entièrement...
Qu’aurais-je dû lui dire ? Que je suis un monstre ? Que j’ai tué ? Que
mon demi-frère, après m’avoir brisée, m’a transformée en pantin
désarticulé ?
Je sais que nous avons tous un passé. Assan a vécu des choses. Et je
n’en connais que la surface.
Il n’est pas Sean.
Assan a été obligé de se battre pour survivre. Son passé a fait de lui
l’homme qu’il est aujourd’hui. Pendant que moi, je me suis battue, mais
d’une autre façon. J’ai tabassé des hommes, et j’ai fini par ne plus
m’opposer aux ordres de Sean.
Je me suis menti à moi-même. L’espace de quelques instants, j’ai cru
que...
Qu’est-ce que je croyais ? Que quitter l’Ukraine ferait sortir
définitivement Sean de ma vie ? Mais mon existence tournera toujours
autour de lui. De la crainte qu’il me retrouve.
Paris ne représente plus une zone sûre. Je le sens.
Cette ville n’est plus pour moi. Je vais devoir partir. Avant qu’il ne soit
trop tard.
J’ai peur.
En longeant le trottoir, je rallume mon portable, la gorge nouée.
Perdue dans mes pensées, je n’aperçois pas tout de suite l’imposant
4x4 noir, garé juste devant chez moi et la vitre passagère qui descend. Une
voix s’en échappe :
− Montez.
De la fumée sort de l’intérieur de l’habitacle, et je me mets à trembler
de la tête aux pieds.
Sean m’a retrouvée, j’en suis quasiment certaine. Il doit patienter à
l’arrière, savourant déjà la punition qu’il va m’infliger.
Mais lorsque je me penche légèrement en avant, ma surprise est totale.
Un vieil homme, avec un chapeau, me fixe étrangement. Celui qui
sortait du bureau d’Assan l’autre jour, après leur dispute. Lincoln.
Que me veut-il ?
- 27 -

Abby

L’espace d’une seconde, je songe à courir vers la première bouche de


métro. Seulement, quand la portière arrière s’ouvre et qu’un homme en
costume sombre en sort, je comprends que cela ne servirait à rien.
Sa carrure imposante est là pour m’impressionner, me dissuader d’agir
stupidement. Le type se tient droit devant moi, dans l’attente des ordres de
Lincoln toujours assis dans le 4x4.
Je jette un autre coup d’œil à l’entrée du métro. Trente mètres. Si
j’arrive à cogner correctement le gars en face de moi, j’ai une chance de
partir me mettre à l’abri. Je n’aime pas battre en retraite, mais je ne suis pas
une imbécile au point de me jeter si facilement dans la gueule du loup.
− Ne faites pas de choses stupides, m’avertit Lincoln en soufflant une
nouvelle vague de fumée dans ma direction.
C’est exactement ce dont j’ai besoin à cet instant. Une cigarette. Une
bouffée de nicotine qui me ferait penser à autre chose qu’à cette putain de
voie sans issue.
Le gros balèze, toujours sur le trottoir, me jette un regard perplexe.
Ce n’est pas très professionnel, mon gars.
Ne. Jamais. Montrer. Ses. Émotions.
Règle de base. Règle de survie. Encore une que je n’ai pas respectée.
J’hésite encore une seconde, puis m’avance vers la voiture.
Bravo Abby, superbe effort pour lutter, rage ma conscience.
Je m’assieds sur l’un des sièges en cuir et fais face au patron. Il me fixe
sans ménagement, finissant tranquillement sa cigarette. La portière se
referme dans un bruit sourd et l’homme de main s’installe à mes côtés.
Lincoln remarque mon intérêt pour sa cigarette. Sans hésiter, il me tend son
paquet.
− Servez-vous.
Je m’approche pour récupérer une clope. Son briquet luxueux dans sa
main droite, il l’allume en silence. La cigarette à la bouche, je me redresse
ensuite.
Mille et une questions se bousculent dans ma tête, mais j’essaye de ne
pas montrer ma confusion. Une fois relaxée par la fumée toxique, je me
laisse aller dans le siège en cuir chauffant, plutôt confortable.
− Vous vous demandez sûrement ce que je vous veux, commence
Lincoln d’une voix sans émotion.
Je ne sens pas de menace directe dans son ton, mais ses mots ne
présagent, pour autant, rien de bon. Je hausse une épaule :
− Sans doute pas me faire visiter Paris.
Il sourit doucement, puis retire son chapeau sombre, me dévoilant sa
chevelure blonde, mais grisonnante, surtout au niveau de ses tempes.
Son couvre-chef a connu des jours meilleurs, il est abîmé à certains
endroits. Ce qui contraste étrangement avec la luxueuse chemise grise qu’il
porte sous son trench de la même couleur. Il semble tenir à son chapeau
aussi fortement que je tiens au pendentif dissimulé derrière mon tee-shirt.
Je soupire, me retenant de perdre patience.
− Bon, que me voulez-vous ? Me menacer, faire pression sur Assan en
m’utilisant ?
J’ai très vite compris pourquoi je me trouve dans cette voiture. Il m’a
aperçue l’autre jour en sortant du bureau d’Assan, et il doit comprendre que
j’ai un lien avec ce dernier. Si je suis là, ce n’est pas un hasard.
Lincoln semble surpris face à ma nonchalance, néanmoins son regard
reste lointain, ses prunelles perdues dans ses souvenirs.
− Vous me faites penser à quelqu’un, murmure-t-il, perdu dans ses
pensées.
Je relève un sourcil, attendant la suite qui ne vient pas.
− Qui ? demandé-je froidement, mais il ne me répond toujours pas.
Je prends une nouvelle bouffée, puis serre mon poing droit. Ce stupide
geste m’aide étrangement à me calmer. Je ne suis pas assez stupide pour
essayer de tenter une attaque. Je reste certaine qu’une seconde après, j’aurai
un flingue collé contre l’arrière de mon crâne.
Le danger transpire des pores de l’homme. Je ne comprends pas ce
qu’Assan et lui ont en commun, même si tous deux m’apparaissent comme
un danger bien réel. Ils semblent si différents. Lincoln représente une toute
autre sorte de menace, une que je connais très bien pour l’avoir côtoyée
pendant des années, me perdant presque dedans. Je continue de le fixer en
me demandant ce que je fous là.
Ce n’est pas moi qui parlerai la première, Connard.
− Je ne cherche pas à faire pression sur Assan en vous utilisant, Abby.
Il connaît mon prénom, putain de bordel de merde. Mais d’où ?
− Comment connaissez-vous mon nom ?
Il ne me répond pas. Mon portable vibre une nouvelle fois, et je sais
très bien qui cherche à me joindre.
L’homme ne tente pas d’attraper mon téléphone, m’octroyant la liberté
de prendre la décision de répondre. Je laisse les vibrations se tarir, quelques
secondes plus tard, et attends la suite.
− Si vous ne me menacez pas, que me voulez-vous ? finis-je par
demander en terminant ma cigarette.
− Vous n’avez pas peur, continue-t-il comme s’il s’agissait, là, d’une
évidence.
− Mes cauchemars sont si nombreux pour que je les laisse diriger ma
vie. Il m’en faut beaucoup plus pour ne serait-ce que m’effrayer.
Ce n’est pas tout à fait vrai. J’étais terrifiée il y a à peine deux heures.
Mais je garde cela pour moi. Le vieil homme plisse ses lèvres, mécontent de
ma répartie.
− Vous êtes courageuse.
Je lâche un petit rire sarcastique.
− OK, c’est quoi, le truc ? On me fait un portrait élogieux, maintenant ?
− Je tenais juste à vous mettre en garde.
− Contre qui ?
L’homme relève un sourcil, tout en m’analysant étrangement.
− Contre Assan, bien entendu. Il n’est pas celui que vous pensez,
continue l’homme. Vous ignorez ce qu’ont accompli ses mains.
Je le coupe sans ménagement :
− Il faisait des combats pour survivre. Je le sais.
− C’est vrai. Un jour, je devais rencontrer un client dans un pays
étranger, à Agadir. Alors que je le rejoignais, j’ai aperçu un jeune homme
mettre au sol un gars qui faisait deux fois son poids. Je l’ai observé, les
jours suivants. Assan se battait bien, il était rapide, rusé. Mais il ressemblait
à un souillon. Quel gâchis.
Je fronce les sourcils, désormais attentive à ses paroles.
− Je vous ai entendu dire… Que vous l’aviez sorti de la misère.
Il pince les lèvres, comprenant que j’en sais un peu trop. Je me retiens
de lui dire que j’avais espionné leur conversation l’autre jour.
− C’est exact. Je lui ai offert une nouvelle vie sur un plateau d’argent.
Je l’ai recruté.
− Comment ça, recruté ?
Il prend un air compatissant sur le visage, presque attendri.
− Saviez-vous que je suis le premier à lui avoir donné un surnom ? As
de tir.
As. De. Tir.
Le cœur au bord des lèvres, j’essaye de maîtriser mes émotions, me
demandant si j’ai mal entendu. De ces simples mots, mon cerveau en tire de
trop nombreuses conclusions. Toutes, affreuses.
− Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? chuchoté-je.
− C’était le meilleur d’entre tous.
− J’ai dit, qu’est-ce que vous voulez dire ? !
Nous nous affrontons du regard pendant une minute. Mon ton ne lui
plaît pas. Je le vois prendre sur lui pour garder une voix mesurée :
− Il tuait pour moi.
Il déglutit, les yeux brillants. Mon téléphone vibre une nouvelle fois. Je
n’arrive pas à esquisser le moindre mouvement. Une partie de moi est
complètement perdue, mais l’autre ne semble pas si surprise que cela. Je
repense au comportement d’Assan, à sa manière de se battre. Je visualise
dans ma tête la cicatrice que j’ai aperçue sur sa peau, celle d’un impact de
balle. Il n’utilisait pas que ses poings pour gagner sa vie. Il tuait des gens.
La même pourriture qui me ronge s’est attaquée à lui.
Donner la mort. Ôter la vie.
Tellement de signes. Focalisée sur les merdes qui me collent à ma
peau, je n’ai rien vu. Mais mon subconscient, lui, l’avait déjà compris, je
crois. Je me revois en train d’écouter sa conversation dans l’arrière-cour
lorsqu’il demandait à un gars de nettoyer derrière lui. Il lui a dit que cette
vie était terminée, qu’il ne voulait plus être dérangé. Puis, quand il parlait
avec Lincoln dans son bureau, il répétait que tout ceci était terminé.
Assan a tourné le dos à son passé.
Mais il tuait des gens.
Mon portable vibre encore, ce qui commence à agacer Lincoln.
− Il est en train de vous chercher. Il était le meilleur pour trouver
quelqu’un. Pour suivre une piste et me ramener un cadavre. Le temps nous
est compté, ma petite.
Je n’arrive pas à l’interrompre, lui demander ce qu’il sous-entend. Je
suis comme suspendue à ses lèvres. Prisonnière.
− Quand j’ai vu Assan pour la première fois, il avait cette lueur dans
les yeux, cette lueur de guerrier. J’ai tout de suite su que je devais le former
à être plus fort.
− L’As de tir, murmuré-je à nouveau, le cœur en vrac.
− C’était le meilleur de mes hommes. Il exécutait le travail, seul.
Proprement, sans complication. Si bon que j’ai vite compris qu’il allait
devenir meilleur que moi.
− L’élève a-t-il dépassé le maître ?
Un petit sourire naît sur sa bouche. Je sais que j’ai raison. Je fronce les
sourcils en essayant de comprendre, en tentant de relier les points entre eux.
− Je me suis assuré qu’il ne me dépasse pas. Il a…
malencontreusement fini en prison. J’affectionnais particulièrement ce
garçon, mais il ne pouvait pas me dépasser. J’aurais perdu toute crédibilité.
Vous comprenez ?
Alors, c’est lui qui s’est assuré qu’Assan finisse en cage, mais j’ignore
comment.
Assan tuait des gens, bordel de merde. Étaient-ce des innocents ?
Il a dû tuer pour survivre. Comme moi.
Pareils, pareils, s’invective ma conscience… Tu ne trouves pas le
raccourci un peu facile ? Personne ne l’a forcé à entrer dans les rangs de
ce malade… Toi, Sean ne t’a pas laissé le choix. Tuer ou mourir…
− Je l’ai finalement fait libérer, crache Lincoln, mais il a préféré
tourner le dos à son passé et tracer son propre chemin. Je l’ai aimé comme
un fils. J’en attendais plus.
Je ne sais pas s’il se rend compte de ce qu’il me dit, il ne semble même
plus me voir, traversé par les regrets et la déception.
− Quand on aime une personne, on l’aide à devenir une meilleure
version d’elle-même, le coupé-je.
Ma réflexion le laisse songeur. Il penche sa tête sur le côté, me fixant
attentivement.
− Vous ne semblez toujours pas avoir peur. Je comprends enfin
pourquoi.
− Pourquoi, quoi ?
Il ne me répond pas, permettant à un silence pesant de planer tout
autour de nous. J’ai besoin de respirer. Le vieil homme fixe l’extérieur de la
voiture, plongé dans ses pensées dont je ne connais pas l’origine. Puis, il
souffle :
− Cette lueur qu’il avait dans ses yeux en se battant, je la vois aussi
dans les vôtres.
Je recule comme s’il venait de me porter un coup. J’ouvre ma bouche,
mais aucun mot n’en sort.
− Oh, vraiment ?
Pitoyable, voilà la seule chose que j’arrive à dire. Je regarde dehors,
nous sommes stationnés à l’entrée d’un parc. Je le reconnais, c’est celui au
coin de ma rue. Notre tour en voiture ne va pas tarder à s’arrêter.
− Non, en réalité, reprend l’homme, je vois quelque chose d’encore
plus sombre en vous.
− Nous avons tous une part de ténèbres en nous, soufflé-je, froidement.
− Et parfois, cette part de ténèbres est si forte qu’elle nous plonge pour
toujours dans l’obscurité. C’est ce qui est arrivé pour vous, je le sens. Vous
êtes jeune, mais vous semblez si âgée par vos mots.
Je n’aime pas la tournure que prend cette discussion. Je n’ai pas envie
que ce pseudo psychopathe essaye de m’analyser. Qu’il aille se faire foutre.
Je fixe la portière, il le remarque.
− Vous voulez partir ?
− Ouais, je vais descendre. Soit, vous bougez ; soit, je vous fais bouger,
dis-je à l’encontre du balèze.
Ce dernier ne s’écarte pas d’un centimètre. Je colle mon corps contre
lui et ouvre brutalement la portière en essayant de le faire descendre. La
voiture se stoppe dans un crissement de pneus. Je sens le regard de Lincoln
sur mon décolleté, il saisit mon épaule brutalement et arrête ma tentative de
fuite.
− Blyat ! C’est quoi, votre problème ? grogné-je. Je veux sortir !
Mais il continue de fixer mon cou. Je porte ma main autour de ma
gorge, la posant sur mon pendentif qui s’est échappé de mon tee-shirt. Mon
pouce s’enfonce à l’endroit où l’aile de la colombe est cassée. Ce simple
geste me rassure quelque peu.
Lincoln me fixe étrangement, avant de perdre toute contenance dans
ses propos :
− Ce pendentif… Il lui manque une partie de l’aile. Qu’est-ce que…
Ou l’avez-vous… ?
Ne l’écoutant pas, j’ouvre la portière, à moitié plaquée contre l’homme
de main. Qui ne bouge toujours pas.
− Laisse-la passer. Immédiatement.
Je n’attends pas une seconde et descends du véhicule. Je jette un
dernier coup d’œil vers le 4x4, sentant toujours les yeux de Lincoln posés
sur moi. Un nouveau regard désormais, comme s’il me voyait pour la
première fois. Comme s’il me découvrait vraiment.
− J’espère que mes paroles vous ont fait comprendre qui il était
réellement. On ne peut jamais tourner complètement le dos à son passé.
Prenez soin de vous. Éloignez-vous de lui, m’ordonne-t-il avant que la
voiture ne démarre dans un crissement de pneus.
Qu’ils aillent tous au Diable.

***

Assan n’était plus devant chez moi quand je suis rentrée. Lorsque j’ai
fui son appartement quelques heures plus tôt, je voulais m’éloigner de lui.
Mais désormais, après tout ce que Lincoln m’a dit… j’ai besoin de le voir.
De comprendre. De l’affronter.
Je saisis peu à peu pourquoi j’ai tout de suite été si attirée par lui en le
rencontrant. Nous avons tué, tous les deux. Nous avons déjà ôté la vie. Nos
mains sont couvertes de sang. Avant de quitter la ville pour fuir à nouveau,
je dois comprendre qui il était réellement. Je veux aussi m’assurer qu’il ne
fasse pas de connerie, qu’il ne fouille pas dans mon passé. Il ne faut pas
qu’il cherche à savoir qui est Sean.
Je suis prête. J’ai besoin de savoir.
Lorsque j’arrive quelques minutes plus tard, je me ronge presque les
ongles. Je ne sais pas exactement comment je vais réagir face à lui. Tout est
allé si vite entre nous. De la tension jusqu’à la colère. Nous n’avons pas su
nous contrôler. Je dois l’affronter une dernière fois. Je veux m’assurer que
tout ce qui s’est passé entre nous n’était pas qu’une illusion. J’ai cru être
libérée de mon passé, mais il avait une prise sur moi, tout ce temps. Je
n’étais pas un petit oiseau qui sortait de sa cage pour la première fois. En
réalité, les chaînes de l’Enfer ne m’ont jamais laissée. Je me suis accrochée
à un homme aussi dangereux que celui que je fuyais. Je ressens des
émotions pour lui. Et je ne sais pas comment faire pour me protéger à
nouveau. Je suis sans défense. Je dois démissionner. Partir à nouveau.
Les hommes qui gardent l’entrée de l’aile gauche me laissent passer. À
cette heure-ci, Assan doit être dans la salle de cœur. Je me dirige vers elle,
mais manque de rentrer dans Jared, son frère, au détour d’un croisement. Il
a l’air furieux, les sourcils froncés, la bouche pincée.
− Abby ? ! Qu’est-ce que tu… Merde, il marmonne en sortant son
portable de sa poche. C’est pas possible !!!
Il se tire les cheveux et inspire profondément pour essayer de se
calmer. Je suis moi-même perdue, je cherche Assan, cependant voir Jared
comme ça me stoppe dans ma lancée. Je me demande s’il connaît le passé
d’Assan ? Sait-il ce qu’il faisait pour Lincoln ?
− Est-ce que tout va bien ?
− La serveuse de la salle de carreau est malade, et celle qui devait la
remplacer n’arrive que dans vingt minutes.
Désormais, Jared m’observe attentivement de haut en bas.
− Tu ne travailles pas ce soir, je me trompe ?
Je secoue la tête en regardant autour de nous.
− Il faut que je trouve Assan. Je dois lui parler. Où est-il ?
J’entends un fracas dans son dos, directement dans la salle. Celle qui
représente l’orgueil.
− Je ne sais pas où il se trouve, marmonne Jared. J’ai perdu sa trace. Il
a dû rentrer. Il ne répond pas à son foutu téléphone alors que ça concerne
son FOUTU club ! Entre là-dedans et fais le service pendant vingt minutes
jusqu’à ce la serveuse arrive.
− Non, je…
Mais il s’éloigne déjà, prenant un appel. Il lâche une litanie de jurons
tout en marchant rapidement pour sortir du labyrinthe. Je ne travaille pas ce
soir, et je ne travaillerai plus les autres soirs. Je ne suis pas ici pour bosser,
uniquement pour parler en toute honnêteté avec Assan. Je fixe l’entrée de la
salle de carreaux, et s’il était encore ici ? J’entre dans la pièce, essayant de
chercher sa chevelure sombre du regard.
Seulement cinq tables sont présentes, des chaises dispersées tout
autour. Pas de scène avec des filles faisant leur show. Pas de danseuses.
Juste un bar dans un coin de la pièce. Deux tables sont occupées par des
hommes de divers âges, tous habillés d’une chemise luxueuse et d’un
costume foncé. Je sens quelques regards se poser sur moi, mais je les
ignore.
L’unique serveuse, une grande blonde, est en train de ramasser une
flûte qu’elle a fait tomber sur le sol. Ses mains tremblent presque. Quand un
morceau de verre coupe la chair de son pouce, elle retient un petit cri et
essaye de terminer sa tâche. Les quelques clients semblent s’impatienter, lui
jetant des regards noirs. Les hommes présents ne sont pas là pour le plaisir,
mais pour parler affaires. Je me rappelle des mots d’Assan quand il m’a
présenté cet endroit comme un lieu où « on dirige le monde selon ses désirs,
en oubliant celui des plus pauvres. » Ils veulent être servis rapidement.
CQFD.
Je m’avance vers elle, et récupère le plateau sur le bar à ses côtés.
− Quelle table ? Je m’en occupe.
Ses yeux brillants de larmes me remercient silencieusement.
− La quatre, murmure-t-elle. Merci.
J’ignore ses remerciements et m’avance dans la petite salle, cherchant
toujours Assan. Il n’est pas là. Jared avait raison, il doit être rentré chez lui.
− Et voilà pour vous, annoncé-je aux types en arrivant près d’eux.
Je sers les trois clients de la table sans leur jeter un regard, mon
attention perdue sur autre chose. Si Assan essayait de fouiner dans mon
passé, et qu’il découvrait ce que j’ai fait… Ce que je suis… Et s’il trouve
qui est Sean…
Je garde mes yeux braqués sur les flûtes de champagne, évitant d’en
faire tomber une. Le gars à droite me remercie distraitement en tapant un
message sur son portable. Mais rapidement, j’entends :
− Est-ce que l’on se connaît ?
Je me braque instantanément. La main tremblante, je pose la coupe. Je
tourne ma tête et mes yeux plongent dans ceux d’un homme d’une
quarantaine d’années. D’abord, je ne le reconnais pas.
− Non, je ne crois pas.
Le type fronce ses sourcils comme s’il cherchait dans ses souvenirs. Il
fixe ma poitrine, puis l’angle de mes hanches avec un air pervers.
− Hum, quel dommage, ma douce.
Puis il hausse ses épaules, et continue de taper son message. Il ne m’a
apparemment pas reconnue, mais moi, je viens de le reconnaître. Un
politicien ukrainien. Je l’ai déjà croisé rapidement dans la demeure.
Uniquement de loin si bien qu’il ne m’a jamais vue de près. Mais je
reconnaîtrais son infâme visage entre tous.
Mon cœur loupe un battement. Ma gorge se noue, la nausée me gagne.
Merde.
Sortir d’ici.
BORDEL.
MAINTENANT !
Je sens un tremblement toucher chaque membre de mon corps. Les
jambes flageolantes, je ne réfléchis pas et sors de la salle sans un regard en
arrière.
Je bouscule à nouveau Jared dans le couloir. Perdu, il me retient avant
que je ne perde l’équilibre.
− Tout va bien ? Abby, j’ai encore besoin de toi pendant un quart
d’heure !
Non. Tout ne va pas bien.
− Je ne me sens pas bien, je mens en fuyant sans un regard en arrière.
Adieu, Jared.
Je l’entends m’appeler à nouveau, mais je n’arrive pas à réfléchir
correctement. C’était moins une, bordel. Et si le politicien avait fait
semblant de ne pas me reconnaître ? Je m’éloigne comme un robot. Je
regarde encore derrière moi, personne ne m’a pas suivie. Je me presse de
sortir du club à toute allure. J’essaye de me calmer mentalement en pensant
à ce que je dois faire.
N’emmener que le nécessaire.
Jeter mon portable.
Récupérer l’argent sous mon lit.
Alors que je m’interroge sur l’endroit où je vais pouvoir atterrir en
toute sécurité, l’image d’Assan s’impose d’elle-même. Je monte rapidement
dans un taxi. Le temps est compté. Mais je dois.... Je dois le voir une
dernière fois.
Lui dire la vérité. Et connaître la sienne.

***
Assan

Je vide mes poches sur la petite coupelle à l’entrée de mon


appartement, toujours aussi grincheux. J’ai presque étranglé Jared, ce soir.
J’étais comme un lion en cage, j’avais besoin de rugir, de faire mal, de tout
détruire autour de moi. Tout ça parce que cette garce blonde ne quitte pas
mes pensées. Je suis furieux contre elle, oh ouais. Comme jamais.
En ignorant mon frère et sa stupide morale à la con, je suis rentré,
pressé de retrouver ma bouteille préférée de whisky.
Je défais rageusement les premiers boutons de ma chemise, essayant de
ne pas déchirer le tissu luxueux. Je suis tellement en colère. Tellement.
Lorsque le téléphone retentit, je décroche.
− Quoi ? grogné-je à travers le combiné.
− Monsieur Lakehal ? commence le réceptionniste, vous avez de la
visite.
Je soupire en serrant les poings. Jared m’a collé au cul toute la soirée,
et ce con vient encore m’emmerder jusque chez moi ?
− Laissez-le passer, j’ordonne en raccrochant.
J’ai renoué avec une part de mon passé pour elle. J’ai envoyé des
hommes se renseigner sur elle, pour découvrir enfin qui est ce chien de
Sean. Des envies de meurtres m’envahissent en repensant à la nuit passée.
Elle hurlait son nom dans son sommeil, le suppliait de ne pas lui faire de
mal. Mais, elle n’a rien voulu me dire.
Je jette ma chemise sur le samouraï dans le coin de la pièce, et me sers
un verre. Il se passe un truc entre elle et moi, c’est évident. Un truc
particulier.
Ses cauchemars m’ont retourné. La voir se débattre, ses cheveux
éparpillés sur mon oreiller, j’ai senti mes muscles se tendre un par un.
Sean.
Je sais qu’Abby ne fuit pas un homme lambda. Elle se cache d’une
personne qui lui fait peur. Qui lui a appris à se battre comme une tueuse.
Qui lui a fait mal.
J’ai vu la peur dans ses yeux. Et un sentiment est monté en moi,
embrasant tout sur son passage. L’envie de la protéger. L’envie de lui faire
oublier cette angoisse, de retrouver ce type et de lui exploser la face.
Le « bing » de l’ascenseur retentit alors que j’observe la ville endormie
à mes pieds. J’approche le verre de ma bouche, savoure le liquide ambré
dans une gorgée et entends des pas dans mon dos.
− Je ne suis pas d’humeur, là, Jared.
Frère ou pas, je suis trop sur les nerfs pour avoir une conversation. J’ai
tourné comme un con toute la journée à casser mes habitudes et poursuivre
une femme. Comme mon frère ne dit rien, je me tourne rageusement.
Et c’est là que je découvre Abby, ses yeux gris orageux braqués sur
moi.
La colère se mélange à l’envie urgente de la faire mienne et de la
protéger de ce salaud qui la cherche. Mais ma rage est trop forte pour que je
sois sympa, ce soir.
− Que fais-tu là ? demandé-je, froidement.
Elle ouvre sa bouche, mais ne me répond pas. Putain, elle vient
jusqu’ici pour rester muette comme une carpe ?!
− Je te parle !
Je vois qu’elle n’apprécie pas mon ton. Tant mieux, Bébé, on sera deux
à vouloir péter un câble.
− Je suis désolée, finit-elle par lâcher.
Je m’attendais à tout sauf à ça. Je fronce les sourcils, pose mon verre
sur la table dans un bruit sourd.
− Désolée pour quoi, au juste ?! Je n’ai plus envie de jouer, lui
annoncé-je d’une voix tranchante.
Je pensais pouvoir coucher avec elle juste pour le plaisir. Mais je me
suis trompé. Ouais, le jeu a dépassé mes attentes. Il n’y avait pas de chat,
pas de souris. Pas de gagnant, pas de perdant.
Juste une reine, un roi et de nombreux fous.
Et j’ai perdu la partie. Game over.
Abby avale difficilement sa salive. Elle inspire d’un coup et reprend
d’une voix forte :
− As de tir… Je sais ce que tu as fait. Qui tu étais, Assan.
Ses mots me stoppent complètement. Immobile, je la regarde, les bras
le long du corps. Mais elle n’attend pas de réponse.
− Lincoln est venu à moi.
Je vais le tuer. Je jure devant Dieu que je vais lui briser les genoux.
− Il t’a recruté alors que tu faisais des combats. Alors tu as commencé
à travailler pour lui. À tuer pour lui.
Ses lèvres se mettent à trembler et j’ai envie de hurler tout en l’attirant
vers moi. Je deviens fou intérieurement. J’essaye de ne pas réagir, mais
c’est de plus en plus dur en la voyant me jeter tout mon passé au visage.
− Je vais te poser une seule question. Est-ce vrai ?
Je m’approche d’elle, furieux contre elle, contre moi et contre ce
vieillard que je vais tuer.
− D’après toi ? Tu m’as dit que tu n’étais pas un ange. Que tu étais plus
proche du Diable qu’autre chose. Mais sache que j’ai fait pire que tout,
Bébé. Oui, c’est vrai.
Pourquoi est-ce qu’elle ne semble pas avoir peur, mais plutôt soulagée
face à mon honnêteté ?
− Pourquoi es-tu allé en prison ?
Les souvenirs m’envahissent. J’ai envie de me taire. Mais j’ai bien
compris que cela ne servirait à rien.
− Lorsque j’ai commencé à avoir de l’influence, Lincoln n’a pas
accepté. Il s’est arrangé pour qu’on me fasse porter le chapeau concernant
un trafic de drogue.
De la drogue que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Cet enfoiré
voyait que je lui obéissais de moins en moins, alors il a décidé de tout faire
pour que je finisse derrière les barreaux. Quand il m’a fait sortir, quelques
années plus tard, il m’a annoncé qu’il m’avait donné une leçon pour que
j’arrête d'en faire qu’à ma tête. Mais j’avais réfléchi en prison, et j’ai décidé
de tout arrêter à ma sortie. J’ai ouvert mon club, et j’ai dit adieu à mon
passé.
− Est-ce que tu tuais des innocents ?
Les yeux d’Abby brillent doucement et je vois qu’elle essaye de
dissimuler ses émotions. Je secoue la tête puis avoue dans un murmure :
− Je ne m’occupais que de requins de la pègre.
Elle tente de cacher son soulagement encore une fois, mais je
l’aperçois sur les traits de son visage. Je serre un peu plus mes poings. Je
me sens comme une merde, actuellement. Je ne veux pas qu’elle me juge,
alors que mon passé se charge très bien de me pourrir la vie. J’ai les mains
tachées de sang, et je ne pourrai jamais changer ce fait. Je l’accepte.
Je m’avance encore et me stoppe juste avant de la bousculer. Mon
souffle frappe son visage alors qu’elle le relève dans ma direction, me
regardant droit dans les yeux.
− Tu as peur de moi ?
Je ne la touche pas, mais je sens sa peau dégager sa chaleur si
caractéristique. Je m’éloigne d’un pas, me retenant toujours, ne serait-ce
que de l’effleurer.
− Tu es venue ici pour me juger ? Juger le monstre qui est en moi ?
J’avance vers la fenêtre, essayant de me calmer. Pourquoi suis-je autant
énervé ?!
J’imagine qu’elle va partir une nouvelle fois. Cependant, je me trompe.
− Ma mère et mon beau-père sont morts quand j’avais dix-sept ans,
lâche-t-elle d’un bloc.
Je me braque, immobile. Elle rigole d’un rire sans joie et reprend :
− Le jour de mes dix-sept ans, pour être exacte. Une balle chacun. En
pleine tête.
Je me tourne vers elle, perdu. Elle ne me pose plus de questions, mais
me raconte son histoire ? Pourquoi ? Que me cache-t-elle ?
− Je me suis retrouvée forcée de vivre avec mon faux demi-frère.
− Sean ? demandé-je d’une voix rauque.
Les pièces du puzzle sont en train de s’assembler. Abby hoche sa tête
distraitement.
− C’est lui qui m’a fait comprendre la réalité de notre situation. Réalité
dont j’avais toujours été épargnée. Son père, Roman, mon beau-père donc,
était à la tête de la mafia ukrainienne.
Bordel de merde.
− Les premières semaines, je ne m’en souviens plus. Je les ai passées à
pleurer ma mère. Je n’ai jamais connu mon père, il est mort avant ma
naissance. Je me suis retrouvée orpheline.
Elle inspire profondément. Je ne dis rien, par peur qu’elle arrête de
parler. Elle poursuit :
− Au début, Sean m’a ignorée. Puis, il est devenu de plus en plus
envahissant, jusqu’à se comporter comme un salopard. Il avait repris les
affaires de son père, mais quelque chose clochait. Il semblait m’en vouloir,
comme si j’étais la cause de tous ses problèmes. Quand j’ai voulu partir, il
m’en a empêché. Il m’a gardée près de lui pour une raison que j’ignore.
J’étais emprisonnée, attachée à des chaînes. Au sens figuré, au début, puis
au sens propre. La première fois que j’ai voulu m’enfuir, le jour de mes dix-
huit ans, il a tué mon chat.
Devant ma mine défaite, Abby lâche un nouveau petit rire sans joie.
Visiblement, je ne suis pas au bout de son calvaire.
− Et lors de la seconde tentative, pendant une soirée…
Elle a besoin d’une pause. Fermant les yeux, elle cherche du courage.
Et moi, je reste là, les bras ballants, comme un con, à ne pas savoir
comment réagir.
− Son plus fidèle homme, Adrian, m’a récupérée juste avant que je n’y
arrive. Pendant des jours, on m’a enfermée dans une pièce froide. C’est à ce
moment-là que j’ai passé un pacte avec Sean. Il fallait que je survive, je
n’avais pas le choix. Si j’acceptais certaines de ses conditions, il serait plus
clément avec moi.
L’enflure.
− Quelles conditions ? demandé-je, la gorgée nouée.
Je jure que si c’est ce à quoi je pense, je vais péter un câble.
− Pas de faveurs sexuelles, se reprend Abby. Un de ses hommes,
Grisha, a commencé à m’entraîner pour me faire devenir une machine de
guerre. Et…
Nouveau silence. Nouveaux doutes qui s’installent en moi. Mais, cette
fois-ci, ils sont rapidement vérifiés :
− Je suis tombée amoureuse de lui.
Je sens mes muscles se tendre involontairement.
− Grisha a essayé de me sortir de là.
Je vois les yeux d’Abby briller alors que je m’avance vers elle. Mais
elle lève une main pour me stopper. Sa voix étranglée m’arrête sur place :
− Laisse-moi finir, s’il te plaît.
Après un profond soupir, empli d’une détresse que je ne lui connaissais
pas, elle reprend :
− Sean l’a tué. Il a tué le seul homme qui m’aimait. Le seul qui prenait
soin de moi. Juste après ça… j’ai perdu… notre bébé.
Mon souffle se coupe. J’ai l’impression de recevoir une grosse gifle.
− Tu étais... enceinte ?
Abby hoche la tête et je vois une larme unique couler le long de ses
joues. J’ai envie de la prendre dans mes bras, toutefois je ressens aussi le
besoin d’exploser.
Je n’aurais jamais imaginé cela. Je ne m’attendais pas à tout ceci.
− J’étais enceinte de peu, mais ça m’a anéantie doublement. Les choses
se sont accélérées à partir de ce moment-là. Peu de temps après, j’ai
commencé à tuer. Pour Sean. J’ai tué pour survivre.
Toute émotion me quitte quand j’entends ses mots. Je crois avoir mal
entendu. Pas elle. Pas cet ange blond. Jusqu’à quel point cet homme lui a-t-
il fait du mal ?
− Quoi ? redemandé-je, incertain.
La lumière se fait peu à peu dans mon cerveau. Tout s’explique. Sa
force. Cette lueur sombre dans son regard. Ses cauchemars.
− J’en ai tué plusieurs. Parce que sinon, c’est moi qu’il aurait tué.
Pourtant, malgré mon allégeance, Sean a continué à me détester pour x
raisons. Un jour, Sean est parti en urgence de notre demeure. C’était la
seule chance que j’avais. Alors, je l’ai saisie. Lioudmila, ma meilleure
amie, m’a aidée à fuir. Elle est partie en Russie, tandis que je suis venue ici.
Je ne sais pas quoi faire, quoi dire. J’ai envie de tout envoyer valser. De
tout péter. Mais j’ai aussi envie de me mettre à genoux devant ce petit bout
de femme qui a vécu l’horreur. Qui a survécu à l’enfer.
Nous avons tous les deux les mains tachées de sang. Mais pendant
qu’elle tuait pour sa survie, je le faisais pour l’argent.
Tout ce qu’elle me raconte est si affreux que j’ai presque du mal à y
croire. Ma haine se réveille, ma colère se transforme en quelque chose de
plus profond, de plus destructeur encore.
− En venant ici… Je voulais comprendre. Te comprendre. Je ne suis
pas venue ici pour te juger, pour juger ton passé, Assan. Je n’en ai pas le
droit. Parce que je suis un monstre, moi aussi.
Et elle se retourne en avançant en direction de l’ascenseur. Ses mots
sonnent comme un adieu, et je comprends, au fond de moi, qu’elle s’apprête
à me fuir. Néanmoins, ce n’est pas possible, j’ai besoin de plus. Je veux
comprendre à mon tour. Ses paroles viennent de tout changer. Je ne veux
pas qu’elle parte, sans défense. Une menace pèse sur elle. Elle ne s’en ira
pas d’ici.
− Attends ! claque ma voix dans son dos. Il ne te retrouvera pas,
m’exclamé-je. Et s’il vient, je…
− Tu, quoi ? me coupe Abby en pivotant vers moi. Ce n’est pas ton
combat. Ça n’en vaut pas la peine. Tu as tourné le dos à cette vie. Mais je
ne peux pas le faire.
Je m’avance furieusement vers elle et saisis son menton entre mon
pouce et mon index. Mes doigts tremblent autour de son visage, toutefois je
n’arrive pas à les contrôler.
− Toi, tu en vaux la peine.
Elle tente de maîtriser ses émotions, je le vois.
− Tu ne peux pas me dire des choses comme ça, maintenant, chuchote-
t-elle, perdue. C’est trop tard.
Je me penche vers elle et lui dis calmement, mais fermement :
− Notre présent ne doit pas être dicté par notre passé, Abby. J’ai
commis de nombreuses erreurs. J’ai abattu des hommes, tous plus mauvais
les uns que les autres. Mais je ne ferai pas une autre connerie. Pas avec toi.
Je ne laisserai personne t’attraper.
Je vois qu’elle veut me contredire, elle essaye de dégager son visage,
mais en guise de réponse, je plaque ma bouche sur la sienne.
− Non, proteste-t-elle en essayant de me repousser. Je dois m’en aller
maintenant. Il me cherche, et il va me trouver. Si ça se trouve, il est déjà ici.
Elle n’a pas peur de moi. Elle a peur d’un enfoiré qui cherche à lui
faire du mal.
Je serre étroitement mes bras autour d’elle, ne me reconnaissant pas.
J’ai besoin d’elle, lovée contre moi. Pour très très longtemps. Puis, de lui
faire l’amour. Toute la nuit. Et demain, aussi. Je veux la rassurer. Et je veux
étriper Sean.
− Je suis détruite, Assan. Arrête, murmure-t-elle en voulant
m’échapper à nouveau.
Mon emprise se fait plus forte. J’entortille mes doigts dans ses
cheveux.
− Tu te trompes. Il a tenté de te briser, mais tu es forte.
Je l’embrasse une nouvelle fois, et enfin, elle cède à son désir. Je
soulève ses fesses et elle enroule ses jambes autour de ma taille en me
rendant mon baiser. Ses mains se plantent dans mes cheveux auxquels elle
s’agrippe pour que je l’attire davantage encore à moi. Mes paumes
pétrissent sa peau et nous gémissons ensemble.
Voilà exactement ce dont j’ai besoin.
Ce soir, elle est à moi. Et je protège ce qui m’appartient. Personne ne
va la toucher, à part mes mains et ma bouche.
Je monte l’escalier, Abby toujours accrochée à mon cou. Alors qu’elle
suce un coin particulièrement sensible de mon oreille, je lâche un son
rauque et me retiens de la prendre sur une des marches.
Mais, je prends garde à ne pas exploser, je la veux dans mon lit. Je
veux la remercier pour ses confessions, pour ne pas avoir eu peur des
miennes, de celui que j’étais autrefois. Parce que nous ne sommes pas si
différents, en fin de compte. Je veux lui montrer qu’elle peut avoir
confiance en moi.
Tout en l’allongeant sur le matelas, j’enlève son haut, et fixe avidement
sa poitrine nue.
− Préservatif, elle souffle en déboutonnant mon pantalon.
Je la fais taire d’un autre baiser, plus violent, cette fois, en dévoilant la
peau tendre de ses cuisses.
− Je vais m’enfoncer en toi, et tu vas avoir confiance, j’ordonne à son
oreille.
Dressé, au-dessus d’elle, mes yeux sombres plongent dans les siens.
Elle semble chercher à y lire quelque chose. J’embrasse le haut de sa
pommette et elle se laisse enfin aller entre mes bras dans un doux
gémissement.
Après avoir déposé un collier de baisers le long de sa gorge, ma langue
caresse la peau tendre de ses seins. Je me saisis de l’un de ses tétons et le
mordille alors qu’Abby, de plus en plus excitée, se frotte contre moi.
− Maintenant, m’ordonne-t-elle.
Je la fixe, sans bouger.
Sans pudeur, elle saisit mon érection et la guide à l’entrée de son corps.
Quand je m’enfonce en elle, la sensation dépasse tout ce que j’imaginais, et
je sais que c’est pareil pour elle. Oui, j’y prends du plaisir. Mais je sens
surtout sa vie traverser la mienne. Je sens sa confiance.
Elle halète dans mon oreille, puis l’attrape de ses lèvres sensuelles. Je
laisse toutes ces émotions sortir de mon corps, mon désir fusionner avec le
sien. Quelque chose de grand se crée à cet instant. On est aussi cabossés
l’un que l’autre. C’est sans doute pour cela que l’on est autant attirés l’un
envers l’autre.
Les mauvaises parties de nous ont choisi de se sceller entre elles pour
devenir meilleures.
− Tu y es presque, gémis-je en la sentant se contracter une fois, puis
une nouvelle. Allez, mon ange. Donne-nous ce dont on a besoin.
Elle crie dans ma bouche tandis que je m’abats entre ses jambes. Ses
ongles s’enfoncent dans mon dos, le martèlent, et je la pénètre encore plus
rudement. Pas un seul moment, son regard ne quitte le mien. Ses cuisses
glissent contre mes hanches, nos corps recouverts de sueur. Mais rien ne
nous arrête. Elle explose autour de moi quelques minutes plus tard, me
serrant délicieusement, comme si elle ne voulait plus jamais me laisser
partir. Au fond de son corps, je me laisse emporter à mon tour. Pour la
première fois depuis longtemps.
Je tombe sur elle et mon nez caresse son cou, son odeur emplissant
mes narines. Elle me calme. Alors que je m’allonge et qu’elle suit le
mouvement, restant plaquée contre moi, je ferme les yeux en reprenant ma
respiration. Je la serre dans mes bras et me détends. Il n’y a plus rien entre
nous, mis à part le petit pendentif en forme de colombe autour de son cou.
Je la protégerai contre le monde. Je la protégerai de tout, de tous, sauf
de moi. Mon souffle se ralentit, elle se penche à mon oreille et me murmure
:
− Tu auras été la paix dans mon combat.

Quand je me réveille quelques heures plus tard, je me tourne vers


Abby, cherchant sa chaleur. Mais lorsque j’ouvre les yeux, je ne la vois pas.
− Abby ? j’appelle.
Seul un silence assourdissant me répond.
Sa place est vide, les draps sont froids. C’est trop tard.
Elle est partie.
- 28 -

Abby

Je presse le pas en entrant dans mon hall d’immeuble. Mon cerveau est
comme déconnecté de la réalité. Le seul ordre que je me répète en boucle,
c’est de foutre le camp. Je n’aurais pas dû rester avec Assan, mais j’avais
besoin de lui dire au revoir. C’était inconscient, je le sais.
Je ne sais pas pourquoi je lui ai tout révélé, ce soir. Après avoir
compris son passé, je crois qu’une partie de moi avait besoin de se libérer à
son tour. Je me suis dit que je devais lui laisser une petite part de moi en
échange. Avant de partir.
Contrairement à ce que je m’imaginais, je n’ai lu aucune honte dans
ses yeux, aucun dégoût. Un air de pitié est rapidement apparu sur ses traits,
puis a disparu tout aussi vite. Alors, la colère a pris place. Pas une haine
dirigée vers moi, mais destinée à mon demi-frère.
Assan semblait prêt à tuer pour moi. J’ai vu les ténèbres envahir ses
yeux et je me suis sentie protégée. Il n’a pas essayé d’en savoir plus, il n’a
pas essayé de comprendre ce que je ne lui disais pas à travers mes paroles,
il m’a simplement aidée à oublier.
Mais on n’oublie jamais vraiment ses cauchemars. Ils reviennent assez
vite pour nous montrer qu’on ne peut vivre sans eux.
La seule issue qu’il me restait était celle de partir.
Tandis que son corps chaud réchauffait les draps, ses bras solides
autour de moi, je me suis glissée hors du lit, sans un regard en arrière.
Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Lui demander de l’aide ?
Je sais au fond de moi qu’il aurait attendu Sean de pied ferme, campant
devant moi pour faire barrière de son corps. Je l’ai vu dans ses yeux, je l’ai
senti dans ses gestes.
Il t’aurait protégée, ajoute ma conscience.
Je ne veux pas qu’il vienne me sauver. Je suis déjà condamnée.

Quand j’arrive devant la porte de l’appartement, j’écarquille les yeux et


m’immobilise.
J’inspire profondément, essayant de faire entrer l’oxygène dans mes
poumons qui ne semblent pas vouloir m’obéir. Mon regard se perd sur le
bois de la porte. Mon cœur loupe un battement, puis repart à toute allure.
L’air entre enfin dans mon corps, difficilement, cette fois.
La porte est entrouverte. Je pourrais penser à un oubli de Maya. Mais
lorsque j’aperçois ce qu’il y a dessus, ce symbole, je sais exactement ce
qu’il se passe.
Sean m’a trouvée. Peu importe que mon chemin ait croisé celui de
Nassir, il était apparemment déjà sur mes traces.
Je tends une main tremblante, mon index se posant sur le symbole
peint en rouge sombre. Deux « S » entrelacés. D’une main tremblante, je
porte le liquide à mon nez. De la peinture.
Ce n’est pas du sang.
Deux « S » pour Sean Serov. Il a laissé son empreinte.
Maya !
Un léger soulagement m’envahit quand je me souviens qu’elle
travaille. Je devrais fuir à toutes jambes, mais je sens une présence dans
mon dos. Des hommes sont là, et d’autres doivent déjà m’attendre dans le
hall. C’est terminé. Ma peur enfermée au fond de moi, je pousse la porte et
pénètre dans la semi-obscurité de la pièce.
Mes yeux analysent chaque recoin de l’entrée. Rien. Je n’ai aucun
flingue, je ne pourrai rien faire en présence d’une autre arme à feu. Je me
dirige silencieusement dans la cuisine et, par précaution, saisis un long
couteau.
Ma seule défense s’il y a un intrus, ici. Aucune trace d’effraction n’est
visible.
J’avance dans le salon, mon souffle régulier. Une seule petite lumière
brille, près du canapé. Un homme y est installé, ne laissant que son dos à
découvert.
Ses épaules larges occupent une grande partie de l’espace. Ses cheveux
clairs reflètent la lumière de l’ampoule. Je m’immobilise derrière lui.
Adrian.
Il sait que je suis là, je le sens. Je reste immobile. Je n’aurai pas le
temps d’essayer de le poignarder qu’il se tournera vers moi et me criblera
de balles. Ce sale type ne sort jamais sans flingue. Il s’agit de l’homme de
main de Sean, après tout. Et c’est aussi l’homme que je déteste presque
autant que mon demi-frère. Deux monstres.
Adrian se relève, toujours dos à moi. Je remarque le portable dernier
cri qu’il tient dans sa main droite.
− Tu n’essayes pas de me tuer ? me demande-t-il dans notre langue
natale.
Sa voix est calme, presque douce. Cela ne me dit rien qui vaille. Je
pourrais m’enfuir, mais je sens que je suis observée. Je parie que deux
autres hommes sont placés juste derrière moi, prêts à intervenir en cas de
débordement.
J’essaye de maîtriser mon ton et réponds :
− En ce qui me concerne, tu es déjà mort.
Il se tourne brusquement vers moi, les yeux plissés, ses sourcils
broussailleux froncés. Les cicatrices couvrant son visage durcissent encore
plus ses traits, le faisant paraître encore plus menaçant.
− Et tu n’essayes pas de t’enfuir, sage décision. Nous n’avons plus une
minute pour ton petit caprice d’évasion.
Mon caprice d’évasion ?
Espèce d’abruti.
Un mouvement me fait tourner la tête et je ne remarque pas deux, mais
trois hommes, qui se tiennent derrière moi, analysant le moindre de mes
gestes.
− Comment m’avez-vous retrouvée aussi rapidement ?!
Personne ne savait que je voulais rejoindre Paris. Personne, sauf
Lioudmila.
Adrian pince ses lèvres, puis m’envoie son portable sans me répondre.
Par réflexe, je le récupère au vol.
En fixant l’écran, je remarque qu’une vidéo est lancée. Je reconnais les
murs, la pièce. Ce n’est pas le bureau de Sean. Ce sont les caves de la
demeure. Là où il m’avait enfermée après ma première tentative de fuite.
La vidéo montre une cave vide, allumée par plusieurs lampes. Au
centre de la pièce trône une chaise en métal.
J’entends un gémissement étouffé, que je n’arrive pas à reconnaître.
Mais au son des pleurs qui suivent, tous mes sens sont aux aguets, mes
muscles se tendant les uns après les autres.
− Non… murmuré-je en avalant difficilement ma salive.
Un nouveau cri étouffé retentit et une colère sourde commence à
bouillonner en moi quand un homme traîne une femme en sous-vêtements
et la place brutalement au centre de la pièce, sur la chaise. Cette dernière a
le visage ravagé par les larmes, de la morve à moitié sèche et du sang
coulant de ses narines. Ses yeux sont partiellement fermés, mais continuent
de briller, exprimant son désarroi total.
Lioudmila.
Ses sous-vêtements clairs sont sales, je remarque plusieurs bleus sur
son abdomen et une plaie plus ou moins profonde sur sa cuisse. Du scotch
épais est placardé sur sa bouche. Elle secoue la tête, essayant de se débattre
faiblement alors que l’homme tire ses cheveux en arrière, m’exposant
totalement son visage.
Ma meilleure amie continue de pleurer sans interruption, et sa poitrine
se soulève rapidement.
Mon cœur se serre, mes propres larmes menacent d’envahir mes
paupières, mais je suis figée sur place. Un petit sifflement retentit non loin
d’elle.
L’état pur de la peur l’envahit de toutes parts. Un dos masculin entre
dans le champ de la caméra.
− Sean... murmuré-je d’une voix d’outre-tombe. Sean, espèce de fils de
pute ! hurlé-je ensuite.
Adrian rigole doucement, puis lève les yeux au ciel. Il croise ses bras
sur sa poitrine dissimulée derrière une chemise rouge, et m’observe d’un air
moqueur.
− Il ne t’entendra pas. L’enregistrement date d’il y a quelques heures.
Dans quel état est-elle à cet instant ?
Je me sens bouillir intérieurement. Je reporte mon attention sur la
vidéo. Sean apparaît clairement dans mon champ de vision. Ses yeux verts
fixent Lioudmila, il ne semble pas se préoccuper de la caméra braquée sur
lui.
Je remarque que sa chemise blanche est tachée de sang à certains
endroits. Et je sais que ce sang ne lui appartient pas. Il se place juste devant
ma meilleure amie, et ne bouge plus. Puis il fixe la caméra, et ordonne :
− Regarde, Abigail.
Et c’est ce que je fais, bien malgré moi. Il tire les cheveux de la jeune
femme qui hurle derrière le scotch et colle sa joue rasée de près contre la
sienne, en sang.
− Ma douce, il continue en inspirant longuement près de la peau tendre
de son cou.
Je peux presque sentir l’odeur de Sean jusqu’ici. Ce parfum qui me
tord le ventre et me dégoûte. Quand il lève sa main et l’abat contre le visage
de Lioudmila, c’est celle du sang que je perçois presque.
Sa tête part brutalement en arrière et un nouveau coup fait de nouveau
saigner son nez.
Je vais le tuer. Je jure sur la tombe de mes parents que je vais le
découper en petits morceaux.
− Chuuuut, tout va bien, lui déclare-t-il en caressant sa joue, mais en
fixant la caméra avec un petit sourire. Tout va bien. Pour l’instant.
Mon amie essaye de s’éloigner, bouge sa tête, mais mon demi-frère
pose ses mains contre sa nuque, l’immobilisant.
− Je suis très en colère, Abigail, déclare-t-il ensuite en fixant l’objectif.
Lioudmila semble enfin remarquer la caméra. Ses yeux crient à l’aide
même si elle sait très bien que je ne suis pas là.
− Je t’ai cherchée pendant des semaines, continue Sean en soupirant.
Tu as été maligne. Tu n’as laissé aucune trace. Aucune trace, mais tu as
oublié cette petite salope derrière toi, continue-t-il en caressant le haut de
crâne de Liou. Heureusement qu’elle était là. Je l’ai trouvée, et elle t’a
vendue, telle la chienne que tu es. Il suffisait juste de la briser un petit peu
pour qu’elle parle.
Il arrache brutalement le morceau de scotch de ses lèvres et Liou
essaye de se dégager, une nouvelle fois.
− Je suis désolée, hurle-t-elle. Va-t’en, Abby !
Sean rigole ouvertement.
− Mais, ma chérie, quand Abigail verra cette vidéo, il sera déjà trop
tard.
− Je suis désolée, crie-t-elle en hoquetant.
Comment pourrais-je lui en vouloir ? Je sais qu’elle m’a protégée
jusqu’au bout, et je culpabilise à l’idée de ne pas avoir réussi à en faire de
même. Elle a manifestement été torturée pendant de nombreuses heures.
N’importe qui aurait craqué.
− Je ne t’en veux pas, chuchoté-je même si elle ne peut m’entendre.
Adrian rôde autour de moi, me fixant comme si j’allais exploser à tout
moment.
− Vois-tu, continue Sean en replaçant le scotch sur les lèvres de mon
amie, j’ai d’abord pensé à tuer ton amie et t’emmener ses restes. Mais on va
faire autre chose. Si tu viens à moi, elle s’en sortira en un seul morceau.
Ma voix tremble quand je demande à Adrian :
− Elle est toujours... vivante ?
Il hoche la tête.
− Elle t’attend.
Je déglutis et fixe Sean qui reprend à travers la vidéo, comme s’il
savait ce que j’allais répondre en le regardant, des heures plus tard :
− Si tu essayes de te débattre, je vais la tuer. Lentement, presque...
tendrement. Mais avant, je la laisserai à mes hommes pour qu’ils en
profitent un peu. Puis, je viendrai te rejoindre et je m’occuperai de tous tes
nouveaux amis.
Maya, Vanessa... Assan.
Mon cœur se serre un peu plus en pensant à lui. Je repense à la chaleur
de son corps contre le mien et prie pour que tout ça soit un nouveau rêve. Je
prie pour être réveillée par ses baisers que j’ai finalement appris à apprécier.
− Le temps est compté, Abigail. La partie est terminée.
J’ai joué un jeu avec Assan sans même me rendre compte que la partie
était beaucoup plus grosse que nous deux réunis.
La vidéo se coupe sur le regard vert de Sean, manifestement furieux.
− Pourquoi veut-il à ce point que je vienne à lui ? Pourquoi a-t-il
besoin de moi ? Il va se servir de moi, pas vrai ?
Les yeux d’Adrian brillent de convoitise :
− Encore une fois, tu vois juste.
Il tourne autour de moi. Si je pouvais l’ignorer…
− Alors, que décides-tu ? me demande-t-il après une minute. Tu
acceptes de me suivre sans faire d’histoires ?
Je hoche la tête, ne réfléchissant plus.
Tout vient de changer. Je ne pense désormais plus à mon avenir, mais à
ma survie.
La partie est finie, pourtant le jeu n’est pas terminé. S’il veut que je le
rejoigne, j’irai. Je ne vais pas abandonner Lioudmila entre ses griffes. Je
vais tous les faire périr à mes côtés.
Je sais que je tomberai.
Mais j’emporterai Sean dans ma chute.
- 29 -

Abby

Le seul bruit perceptible à l’intérieur de l’habitacle est un tintement de


glaçons dans un verre de cristal. Adrian m’observe attentivement tout en
dégustant son whisky de douze ans d’âge. Ses lèvres fines se relèvent en
coin alors que je garde mes propres yeux fixés sur son visage. Aucun de
nous ne baisse le regard. La tempête bat son plein au-dehors. La pluie s’abat
avec force contre le hublot du jet privé, les nuages noirs étouffant le
moindre petit rayon de soleil.
Il reluque mes jambes, puis ma poitrine sous mon débardeur. Une
petite blonde moulée dans un tailleur gris plutôt strict s’avance près de
nous. Au moment où elle me jette un coup d’œil en douce, je remarque que
quelques cheveux s’égarent de son chignon banane.
− Nous allons bientôt atterrir.
Son accent ukrainien ressort et elle s’éloigne quand Adrian hoche la
tête dans sa direction. Nous n’avons échangé aucune parole durant le vol, et
j’éprouve désormais l’envie de le faire sortir de ses gonds. Je récupère mon
verre de Perrier tout en fixant à nouveau le gros porc en face de moi.
− Je t’ai manqué, n’est-ce pas ?
Ma question semble le prendre au dépourvu. Il hausse ses deux sourcils
broussailleux, ses rides d’expression se creusant davantage. Je n’attends pas
sa réponse et continue :
− Je parie que tu as beaucoup pensé à moi.
Il ne me contredit pas. Je me penche sur mon siège et reprends :
− J’ai toujours su que tu me voulais. Mais tu n’as jamais pu m’avoir,
pas vrai ? Ça devait être dur de vivre dans l’ombre de Sean, d’être considéré
comme de la merde par ton patron, et encore plus par la demi-sœur de ce
dernier, non ?
Il prend une nouvelle gorgée, ses yeux plus sombres que jamais.
− J’aurais pu te violer. Le jour de ta fausse couche. Sean n’était pas là,
et tu étais évanouie sur le sol de ta salle de bains.
Une once de panique monte en moi, mais j’essaye de ne rien laisser
paraître. Il sait très bien que je repense à ce souvenir, et vu son sourire, cela
l’amuse.
− Je dois avouer que le sang qui sortait de ta petite chatte m’a assez
dégoûté.
Il se penche à son tour et continue :
− Tu sais, le sang de ton bébé. Celui de l’autre bâtard.
Je l’affronte du regard sans esquisser le moindre mouvement. Je ne lui
montre aucunement que ses mots viennent d’atteindre un point sensible. Je
ne dois pas le laisser gagner. Pourtant, j’ai envie de poser instinctivement
les mains sur mon abdomen vide.
Je me recale finalement contre mon siège et fais mine de réfléchir.
− Tu seras celui que je tuerai le plus lentement.
Adrian rigole doucement, moqueur.
− Tu as appris beaucoup de choses, ma petite, mais pas à te mesurer à
un homme comme moi.
Je lui renvoie son sourire.
− Mais, au contraire. Je t’attacherai, nu, à une chaise. Alors que tu
hurleras de douleur, je glisserai ma lame à l’arrière de ton dos, te faisant
saigner comme un porc. Quand tu me supplieras de t’achever, je trancherai
tes couilles. Si je suis d’humeur folâtre, peut-être même que je te les ferai
manger.
Sa bouche s’ouvre doucement, cependant aucun mot n’en sort.
− Vous avez créé un monstre. Il serait temps de voir ce que celui-ci
peut faire, terminé-je finalement.
− Un monstre portant sur son visage la noirceur de son âme.
Je hausse une épaule, ne prenant pas la peine de le contredire.
− Est-ce pour cela que tu as choisi de t’approcher d’un autre type
louche, à Paris ?
Adrian observe la moindre de mes réactions, que je cache du mieux
que je le peux. Quand il ne me voit pas répondre, il poursuit :
− Assan Lakehal. Un patron du club assez problématique, à ce qu’il
paraît.
Entendre son nom accentue les battements de mon cœur. Je plisse les
yeux, n’aimant pas que ce sale chien parle de lui. Je m’apprête à sortir les
griffes, toutefois il me devance :
− Quand nous avons retrouvé ta trace il y a deux jours, tu étais chez lui.
Sean voulait le détruire. Nos hommes ont essayé de fouiner dans son passé.
Mais on n’a rien trouvé. Tu sais ce que cela veut dire, quand un type efface
toutes les traces de sa vie passée ? Qu’il a fait de mauvaises choses dont il
veut cacher l’existence aux yeux de tous. Je parie qu’il a les mains
couvertes de sang, ce salaud.
As a supprimé une partie de sa vie antérieure. Mais, moi-même, j’ai
commis des actes affreux, et je ne lui jetterai jamais la première pierre. Je
fixe Adrian, ne confirmant pas ses dires.
− Alors, vous avez renoncé à le défier, terminé-je. Bande de lâches.
Il pose brutalement son verre sur la petite table en olivier, près de nous.
− Sean a assez de problèmes en Ukraine pour aller se battre en France.
Surtout pour ta petite gueule.
Il fronce les sourcils, comme s’il venait de penser à quelque chose
d’important.
− À moins qu’Assan ne sache qui nous sommes. Mais tu ne lui as rien
dit, n’est-ce pas ?
Je passe ma langue sur mes lèvres, réfléchissant à toute allure. Ma
priorité est de le protéger. J’ai bousillé la vie d’assez de gens comme ça
pour l’emmener avec moi dans la tombe. Le mensonge brûle mes lèvres
quand je reprends :
− Il n’était au courant de rien. Ce n’était qu’un joli joujou qui a fait son
temps.
Au fond de moi, je prie pour qu’Assan oublie notre histoire, et qu’il ne
cherche pas à me retrouver. Pour notre bien à tous les deux.
Parce que mon cœur serait définitivement brisé s’il lui arrivait quelque
chose.

***
Lorsque la berline noire s’engage, une heure plus tard, dans la
propriété, mes membres sont lourds comme de la pierre, mon cœur est serré
dans un étau incassable.
Le gravier crisse sous les pneus, la pluie s’abat toujours aussi
fortement au-dehors. La demeure apparaît rapidement devant moi, immense
masse de pierres se perdant au milieu de la verdure.
Le vent se déchaîne sur les arbres. L’averse frappe les immenses
fenêtres de la bâtisse. Le véhicule s’immobilise devant l’entrée, aux côtés
d’une Lamborghini rouge vif.
− Bon retour à la maison, murmure Adrian avec rancœur.
Bienvenue en enfer, plutôt.
Je n’attends pas que l’on m’ouvre, je sors et claque la portière derrière
moi, cet enfoiré se la prenant presque en plein visage. Mes cheveux volent
dans tous les sens, la pluie trempe mes mèches blondes, les emmêlant entre
elles.
Je ne bouge pas d’un centimètre, glacée jusqu’à l’os. Le ciel se fait de
plus en plus gris, à l’image de la noirceur de mon âme aussi.
La lourde porte d’entrée s’ouvre en grand, laissant passer la
réincarnation de la monstruosité. Les trombes d’eau s’attaquent à sa
chemise noire, la collant avec force contre sa peau. Sean descend les trois
marches de pierres, s’avançant vers moi. Son éternel sourire en coin collé
au visage, ses yeux verts m’analysent avidement. Ses mèches brunes se
collent contre son front alors que sa haute stature n’est plus qu’à quelques
mètres. Je ne bouge toujours pas, sentant Adrian se positionner juste
derrière moi.
Mon « demi-frère » se place juste en face de moi. Il plonge ses deux
mains dans ses poches, mais ne dit rien. Nous nous fixons l’un et l’autre,
attendant l’action qui déclenchera enfin le début de l’ouragan.
Enfin, sa voix commence gravement :
− Le passé nous rattrape toujours, Abigail.
Je plisse les lèvres et m’avance d’un pas. Sean baisse doucement sa
tête pour rester à la même hauteur que moi. J’approche encore de quelques
centimètres. Son souffle se mêle au mien alors qu’il se demande sans doute
à quoi je joue.
Je le fixe durement, et profite de son inspection pour lui envoyer
brutalement un coup de tête, mon front percutant son nez avec force.
Un craquement effroyable retentit, et dans la même seconde, un cri de
rage sort de sa bouche. Une main s’abat alors avec force contre ma tempe,
me plongeant dans les ténèbres.

***

Une douleur à la mâchoire me réveille. J’ouvre la bouche difficilement,


et c’est soudainement ma tempe droite qui se fait douloureuse. En décollant
mes paupières, je découvre que je suis posée négligemment sur un canapé
en cuir noir. Mes yeux fixent le plafond, l’obscurité planant tout autour de
moi.
J’entends un souffle, tout près. Je me redresse brusquement en retenant
un juron. Mes genoux sont écorchés, me rappelant que je me suis effondrée
sur le gravier trempé.
En m’asseyant, je remarque Sean, assis à un mètre de là. L’une de ses
mains est posée sur l’accoudoir en cuir beige du fauteuil, alors que l’autre...
tient fermement un Beretta. Être ici me plonge des semaines en arrière. Je
ne distingue aucun pansement sur son nez, mais je prie intérieurement de
l’avoir cassé avec la force de mon front.
À l’instant où je tente de me redresser, je l’entends charger son arme.
− Lève seulement tes fesses de ce canapé et je te plante une jolie balle
entre les deux yeux.
Je me laisse aller contre le cuir souple en l’observant. Je réfléchis
rapidement et rétorque avec force :
− Tu ne me tueras pas.
− Ah non ?
− J’ignore pourquoi, mais si tu as voulu me récupérer avec autant
d’obstination, c’est que je dois bien servir à quelque chose, pas vrai ?
− C’est vrai. Je n’ai pas pour but de te tuer dans l’immédiat. Mais en
revanche, ta petite pute de compagnie... c’est autre chose.
La porte de son bureau s’ouvre à ce moment, Adrian entre, traînant un
corps affaibli, parsemé d’ecchymoses. Sans aucune once d’humanité, il la
jette sur le tapis.
− Lioudmila ! hurlé-je en me levant.
− ASSISE ! crie Sean avec force.
Ma meilleure amie s’est remise debout, tenant à peine sur ses jambes,
et pleurant à chaudes larmes. Quand elle me reconnaît, elle écarquille ses
yeux, cependant aucun mot ne sort de sa bouche, tellement elle est meurtrie.
− Ça va aller, chuchoté-je dans sa direction.
Adrian la laisse à nouveau tomber lourdement sur le sol, un air de
dégoût sur le visage. Lioudmila essaye de protéger son corps en l’entourant
de ses bras. Je les tuerai tous, je le jure.
− Si tu ne t’assieds pas, je lui explose la cervelle, reprend Sean d’une
voix calme, comme s’il me parlait de la météo.
En le fusillant du regard, je finis finalement par obtempérer. Mes yeux
se posent sur son Beretta posé près de lui. Il soupire d’un air las :
− Tu trouveras une autre occasion, plus tard, d’essayer de jouer la
justicière.
Je me redresse et crache :
− Qu’est-ce que tu veux ?!
Il joint ses deux mains et sourit doucement. Un sourire qui me rappelle
tant de cauchemars, et qui n’annonce rien de bon.
− Tu avais raison. Tu vas me servir à quelque chose.
Je lâche un rire sans joie.
− La seule chose que j’accepterai de faire pour toi, ce sera de te donner
une corde pour que tu ailles te pendre avec.
Sean ignore mon sarcasme et reprend :
− Je suis le seul héritier des Serov. Je suis l’unique enfant de Roman.
Depuis mes trois ans, je suis éduqué pour régner. Je suis né pour diriger
l’organisation qui me revient de droit. Quand il est mort, j’étais
naturellement son successeur.
Je lève les yeux au ciel.
− T’attends-tu à ce que je laisse échapper une larme en faisant
semblant d’en avoir quelque chose à faire ?
Il se lève brutalement et commence à faire les cent pas, la fureur le
gagnant peu à peu. Mes yeux fixent le pistolet qu’il a laissé sur l’accoudoir.
Mais je ne bouge pas. Pas encore.
− Je devais régner sans réserve sur la branche de la mafia qui me
revient de droit !
Il se tourne vers moi avec haine.
− Mais il a fallu que tu interviennes dans l’équation ! crache-t-il
ensuite.
La connexion se fait peu à peu dans mon cerveau, cependant il me
manque des pièces du puzzle pour que je comprenne réellement les tenants
et les aboutissants de cette situation de merde.
− Je serais donc un obstacle entre toi et le pouvoir qui te revient de
droit ? demandé-je, sur mes gardes.
Son silence confirme mes pensées. Il inspire proprement alors
qu’Adrian s’avance vers nous, un air calculateur sur le visage. Pendant une
minute, seuls les pleurs de Lioudmila viennent interrompre ce silence
pesant. Finalement, Sean me répond :
− Roman a décidé de changer son testament. Il a divisé son pouvoir en
deux. Toutes ses parts, ses actions, son patrimoine. Ses deux enfants, deux
héritiers, rigole-t-il amèrement à ses propres mots.
− Je ne veux pas de... de cet héritage, rétorqué-je avec virulence. Tu
n’as qu’à tout prendre et me laisser tranquille, bordel ! En plus, je n’étais
même pas sa fille !
− Ça ne marche pas comme ça. Tu ne le toucheras qu’à tes vingt-et-un
ans. Avant tu ne pourras rien en faire.
Enfin, je comprends. Une haine indescriptible monte en moi. S’il pense
que je vais l’aider, qu’il crève !
− Alors, tu me veux vivante jusqu’à mon prochain anniversaire pour
récupérer enfin ce qui te revient « de droit ».
J’annonce un simple fait. Sean se tourne vers moi, hochant la tête. Je
fais mine de réfléchir et lâche :
− Si tu penses que je vais coopérer, tu te fous le doigt dans l’œil,
espèce de salaud.
Je n’ai pas le temps de comprendre qu’il bondit sur moi. Je me jette sur
le fauteuil d’en face, ma main s’emparant du pistolet. Alors que mon demi-
frère agrippe mon menton entre ses doigts et me redresse brutalement, je
braque le bout du flingue contre sa poitrine. Ses yeux verts se remplissent
de rage.
− Espèce de petite conne, murmure-t-il en serrant encore plus.
J’essaye de sourire doucement, ce qui m’est difficile.
− Fais gaffe, chuchoté-je sur le ton de la confidence, je crois qu’il est
chargé.
Il se penche vers moi, furieux.
− Tu crois être dans une position dominante ?
Je ne peux tourner ma tête, mais j’entends ma meilleure amie hurler de
douleur alors qu’Adrian est apparemment en train de s’en prendre une
nouvelle fois à elle. Quand une autre arme se plaque contre l’arrière de ma
nuque, je comprends que j’ai mal joué mon coup. Merde.
Je me recule d’un pas, me dégageant de son emprise en balançant le
pistolet à ses pieds.
− Lâche-la ! hurlé-je à son chien de garde qui sort Liou de la pièce.
Il ne m’écoute pas et s’éloigne.
− Elle va m’aider à te rendre calme, m’indique Sean.
Je me moque de ses paroles et m’engage derrière Adrian, voulant lui
faire la peau. Mais arrivée près de la porte, les paroles de mon demi-frère
m’immobilisent avec force.
− Les cris de ta meilleure amie me rappellent ceux de ta mère.
Je me braque, mon cœur loupe un battement alors que ma respiration
s’accélère. Je me tourne vers lui, la fureur m’envahissant de plus en plus.
− Qu’est-ce que tu viens de dire ?!
Sean rigole doucement, puis me fixe en continuant :
− Lorsque je suis entré dans leur chambre, ce soir-là, tu sais ? Il y a
trois ans, le soir de ton anniversaire, quand j’ai tué mon père, elle m’a hurlé
dessus que j’étais un monstre, que j’irais en enfer. Puis, quand je l’ai
achevée à son tour, je me suis dit que l’enfer n’était peut-être pas une si
mauvaise chose.
Alors que mes larmes coulent sur mes joues, je m’élance vers lui.
− Je vais te tuer, beuglé-je.
Plusieurs bras me tirent en arrière, m’immobilisant de force. Je sens
une aiguille se planter dans mon cou, puis le néant.
− Je vais te tuer, chuchoté-je en perdant connaissance.

***

Lincoln
Le regard attentif, j’observe les différentes photos transmises par mes
hommes, il y a quelques heures. Plusieurs types sont présents sur ces
clichés, mais pas seulement. Un autre visage me fait penser à quelqu’un
d’autre, me plongeant des années en arrière. Mon index passe sur les traits
juvéniles de la jeune femme. Ces derniers sont tellement similaires aux
siens… Son pendentif endommagé me l’a confirmé. Une colombe à qui il
manquait un bout d’aile. Il s’était cassé lors d’une violente dispute entre
nous.
Ce bijou que j’ai offert à mon Adelina, la seule femme que j’ai aimée.
Celle qui m’a quitté sans me prévenir, du jour au lendemain. Elle était
enceinte de moi, et m’a fui. Notre relation était trop chaotique, nous nous
déchirions sans cesse. Mes infidélités l’ont détruite. Je l’ai cherchée
pendant tant d’années, mais je ne l’ai jamais retrouvée. Sa disparition m’a
plongé dans les ténèbres. Jusqu’à ce que je croise cette Abby, qui avait le
même regard, le même bijou, la même fougue.
Alors, j’ai su. Quelque chose au fond de moi me l’a dit. Elle n’est pas
juste une inconnue couchant avec un de mes anciens gars. Elle est plus,
beaucoup plus que ça pour moi. J’ai mis mes meilleurs hommes pour en
savoir plus sur elle.
− Qui sont ces types ? demandé-je à l’un de mes hommes de main qui
attend à mes côtés.
− Nous n’en avons aucune idée, Patron. Nous les avons suivis jusqu’à
un aéroport privé près du Bourget. Ils ont pris un jet privé.
Je regarde une nouvelle fois les photos. L’un des gars tient la jeune
Abby fermement par le bras, la traînant derrière lui. Elle ne voulait pas les
suivre, cela se voit comme le nez au milieu de la figure.
Je n’ai pas confirmation de son identité.
Pourtant, elle ressemble tant à Adelina. Depuis toutes ces années, je me
suis posé un million de questions, toutes restées sans réponse. Je lui en ai
tant voulu, parce qu’elle m’avait fui. Mais désormais, une autre pensée me
ronge. Je crois qu’Abby est ma fille. Mon unique fille, celle que je n’ai
jamais vue grandir.
Je dois la retrouver. Et je vais avoir besoin d’aide. Pour ça, je ne
connais qu’une seule personne capable du pire comme du meilleur.
− Prépare la voiture, j’ordonne. Nous allons voir As.
- 30 -

Abby

Une semaine plus tard.

Les jambes légèrement fléchies, je replace ma garde, le dos droit et les


deux bras relevés devant mon visage. Quelques mèches de cheveux
s’échappent de ma queue de cheval, mais je m’en moque. Ma poitrine se
lève rapidement alors que mes poumons se remplissent avidement
d’oxygène.
Je vais tuer Adrian. Si j’en crois son expression, il pense la même
chose me concernant. Une énième insulte l’a fait sortir de ses gonds
lorsqu’il m’a apporté mon repas dans cette prison glaciale. Il a voulu me
planter avec un couteau, cependant il s’est retenu au dernier moment en
sachant que Sean avait encore besoin de moi. J’en ai profité pour l’attaquer
à mon tour, commençant par lui envoyer le plateau en plein visage.
Je penche la tête sur le côté, juste de quelques degrés. Mes yeux gris ne
sont que défi et haine. Il essaye, lui aussi, de reprendre sa respiration. Avec
beaucoup moins de classe, je dois dire. Son tee-shirt gris est taché de sang.
Il transpire comme le porc qu’il est. Il replace sa garde, ses lèvres épaisses
pincées face à mon petit sourire en coin.
− Avance, Trou du cul. Montre-moi de quoi tu es capable.
Un juron étouffé sort de sa bouche, il se retient de me sauter dessus, je
le sais. C’est pourtant ce que j’attends. Une goutte de sueur coule le long de
mon dos malgré la faible température de la pièce.
Je chasse une mèche de cheveux qui vient s’échouer sur mon front. Ce
fils de pute en profite pour essayer de me maîtriser. Il grogne presque quand
mon corps entre en collision avec le sien. Je me décale vers la droite, et au
moment où il envoie son poing droit dans ma direction, je me baisse et
relève les genoux, le fracassant contre ses cotes qui ne sont désormais plus
protégées.
− Garce, il s’exclame en me fusillant du regard.
La porte de la cellule claque. Je jette un coup d’œil vers l’entrée. Sean
est là, adossé au mur de béton, les bras croisés. Il profite du spectacle. Il ne
semble nullement inquiet ; au contraire, nous regarder nous battre lui plaît.
− Tu viens voir la mort de ton chien de garde ? craché-je alors
qu’Adrian se remet à tourner autour de moi.
Mon « demi-frère » semble pensif. Et mécontent de voir que je peux
me défendre.
Eh oui, Connard, il faut apprendre à tes hommes à observer leur
adversaire avant de foncer dans le tas.
Ses yeux verts sont injectés de sang. Entre mes crises de colère de ces
derniers jours et ses affaires, je sais qu’il a à faire. Les premiers temps, j’ai
voulu le tuer une nouvelle fois. Malheureusement, le couteau que j’avais
réussi à cacher entre mes jambes ne m’a pas vraiment été utile. Ma tentative
a eu pour résultat de faire hurler à nouveau Liou. Ses cris me hantent, la
nuit. Il m’est impossible de la voir. Mais je sais qu’elle est là, souffrant par
ma faute. Je ne peux la sauver, alors que l’échéance avance à grands pas
pour nous deux.
Adrian charge une nouvelle fois, son pied droit balayant mes jambes.
Boum.
− Tu as toujours été douée, finit par répondre Sean, cependant pas
assez pour être une adversaire de taille.
Ma tête heurte le béton dans un bruit sourd. Une douleur
caractéristique monte en moi, mais ce n’est rien face à la haine qui
m’habite.
Adrian me sourit, satisfait.
− Alors, petite pute ?
À l’instant où il s’apprête à se laisser tomber sur moi, je relève mes
deux jambes et les envoie dans sa poitrine pour le repousser. Le coup le
surprend et le fait tomber à son tour en arrière. Il se relève déjà, mais je
fonce sur lui. Je le plaque difficilement contre le sol et mon poing s’abat sur
son nez.
Le craquement qui retentit me procure un bien fou. Je jurerais que Sean
a tressailli, se rappelant sans doute de son propre nez que j’ai brisé. Je fais
ressortir toute ma haine envers Adrian, envers Sean, qui a tué ma mère, et
l’homme que je considérais comme mon père.
À ce souvenir, je me déchaîne un peu plus. Le sale chien de mon demi-
frère relève ses genoux et son unique main libre encercle ma gorge pour la
serrer fortement. Sentant l’oxygène manquer, je suis bien obligée de me
dégager une seconde en poussant un juron. Ce connard se retourne, mais je
lui saute une nouvelle fois dessus.
Voyons voir si je suis une adversaire de taille, Enflure.
Je me mets à cheval sur lui. Il crache, pourtant je maintiens ma
position. Oh oui, il est sacrement plus lourd que moi, et a beaucoup plus
d’expérience.
Cependant, parfois, la rage vous permet de vous surpasser.
Quand vous avez trouvé la prise parfaite pour immobiliser votre
adversaire, vous pouvez le détruire. Et c’est ce que je m’apprête à réaliser.
Mes deux mains enserrent sa gorge fortement tandis qu’il gesticule. Du
sang coule de ma lèvre, et je ne m’étais même pas aperçue que j’étais
blessée. Adrian tente de respirer, ses narines ensanglantées l’étouffant.
Je me penche vers lui en broyant sa pomme d’Adam et murmure :
− Alors, petite pute ?
Ses yeux me foudroient du regard, néanmoins nous savons très bien
qu’il ne lui reste que quelques secondes. Je serre de toute mes forces,
voulant broyer sa trachée et la transformer en bouillie.
Des images repassent sans cesse dans ma tête. Le corps de ma mère, de
mon beau père. Celui de Grisha. Le sang de mon enfant s’échappant d’entre
mes cuisses. Le sang qui doit recouvrir le corps de Liou à l’heure actuelle.
Je combats la soudaine envie de vomir qui monte en moi et contracte un
peu plus mes doigts autour de lui.
J’entends crier autour de moi, mais je continue de le fixer dans les
yeux. Je veux être la dernière personne qu’il voie avant de mourir. Je veux
qu’il se rappelle la pure haine sur mon visage alors que je lui prenais la vie
sans une once de pitié.
− Lâche-le, hurle Sean. Ça suffit.
J’espère qu’il m’observe tuer son chien de garde, parce que je finirai
par le tuer, lui aussi. D’une manière bien plus douloureuse. Je fixe mon
demi-frère dans les yeux, et lui envoie un clin d’œil. Puis, je me concentre
une nouvelle fois sur Adrian. Juste avant que ses paupières se ferment
définitivement, un choc brutal me heurte. Je suis envoyée à un mètre de là,
une douleur affreuse me broyant la hanche gauche.
− Oh merde, je tente de respirer en posant ma main sur mon
articulation qui, j’en suis sûre, est désormais déboîtée.
Sean se tient juste à côté de moi, furieux. Ses yeux verts me lancent
des éclairs. Je ravale ma douleur, et lui souris en toussant.
− Peut-être une prochaine fois. Souviens-toi juste que le prochain
homme que tu enverras me nourrir ne ressortira pas vivant.
Mes mots meurent sur mes lèvres quand il me frappe à la tempe,
m’envoyant dans les ténèbres, à nouveau.

***

Quelques heures plus tard…

Un horrible mal de crâne me réveille. Je bougonne et ouvre


difficilement les paupières. Le lit sur lequel je repose est plutôt moelleux, si
bien que je profite d’une seconde pour essayer de remettre mes pensées en
place tout en refermant mes yeux.
Mon corps me fait mal. Mes muscles sont douloureux, et bordel de
merde, je n’ai pas réussi à finir Adrian.
L’odeur de l’abandon envahit mes paupières. Je les rouvre à nouveau,
et remarque que la pièce est plongée dans le noir. Seuls les rayons de la lune
traversent la chambre. Quand je découvre la pièce, mon cœur loupe un
battement, un tremblement m’envahit de part et d’autre. Ma respiration se
coupe en apercevant, sur la table de nuit, une édition originale du « Petit
Prince ». La couverture est pleine de poussière, mais je reconnais l’ouvrage.
C’était le livre préféré de ma mère, qu’elle lisait souvent avant de
s’endormir.
Je bondis du lit en comprenant où Sean m’a allongée. Ce malade m’a
couchée sur le matelas où il a tué ma mère.
Je tombe sur le parquet, essayant de reprendre ma respiration. Mais
l’oxygène ne pénètre pas dans mes poumons. J’essaye de me redresser,
fixant la pièce comme si un monstre se trouvait en face de moi.
Oh, mon Dieu. J’étais pile à l’endroit où Maman est morte. Assassinée
par les mains de ce salaud.
Mes membres sont faibles, puis les larmes me montent au visage quand
je la revois, immobile sur ces draps ensanglantés. Les sanglots débordent
dans ma gorge et je m’étouffe. Alors que je m’accroupis sur le parquet, je
reconnais le tapis sur lequel je suis tombée.
Un tapis crème, poussiéreux. Une vieille tâche est néanmoins toujours
présente en son centre. Le sang de Roman. Je suis allongée sur le sang de
Roman.
Mes cauchemars se mêlent à la réalité. Je les revois morts. Je vois ma
peau couverte de sang, leur sang.
Plaquant une main sur ma bouche, au bord de rendre le contenu de
mon estomac, je me redresse rapidement sur mes jambes tremblantes.
J’atteins la salle de bain et j’ai à peine le temps de parvenir aux toilettes que
je me laisse tomber au sol et vomis encore et encore. Mes sanglots se
mêlent à mes gémissements, seuls bruits dans la pièce poussiéreuse.
Quelques minutes plus tard, je redresse ma tête de la cuvette, essayant
de me calmer. Ma crise d’hystérie se tarit quelque peu quand j’essaye de
repousser toutes ces images qui ne cessent de me hanter. Je me relève, puis
ouvre le robinet, plongeant ma tête dans l’eau glacée. Je me fixe dans le
miroir, des gouttes d’eau glissant le long de ma gorge, trempant mon
pendentif.
J’essuie rageusement mes dernières larmes. Quel malade. Qui peut à ce
point être atteint ?
Sean m’a déposée dans le lit de nos parents morts. L’eau me sort de
mon hystérie, repoussant les ténèbres aussi loin que je le peux.
Je le ferai payer. Je le jure, Maman ; je le jure, Roman. Je ne mourrai
pas en le laissant sur Terre. Il partira en même temps que moi. Deux êtres à
damner éternellement, tel est notre destin.
Un instant, j’ai cru pouvoir vivre à nouveau. J’ai imaginé qu’une
nouvelle vie m’attendait. J’ai eu une once d’espoir avec Assan. Il m’a
permis de désirer des choses, un avenir. Mais je n’en ai pas le droit. Ma
destinée est de venger les miens. Ma destinée n’est pas d’être aux côtés de
l’homme qui m’a fait ressentir de... l’amour.
À ce mot, mes yeux se gorgent à nouveau de larmes.
Je me fixe dans le miroir, essayant de comprendre tout ce qui se passe
dans ma tête. Je suis en pleine confusion, je le sais. Pourtant, Assan... Je
ressentais le même bonheur qui m’habitait quand j’étais près de ma mère,
près de Roman. J’étais heureuse, je me sentais bien. Je me sentais aimée.
Mon Dieu, je deviens complètement folle.
Une partie de moi est soulagée d’être sortie de sa vie, et de celle de
Maya, de Vanessa... Je ne serai plus un danger pour eux, je ne représenterai
plus une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

La poussière a aussi envahi la salle de bain, mais je reconnais le peigne


de ma mère. Je la revois le passer dans ses longues boucles blondes, la
regardant depuis son lit sur lequel je m’amusais à défaire les couvertures.
Ce même lit où… Pitié, non.
Je sors de la petite pièce, et prise d’une envie inconnue, je permets aux
souvenirs de remonter. Les bons, cette fois. Je pousse une autre porte près
du lit, qui grince doucement. L’odeur de l’ancien m’envahit, ici aussi. La
lumière se fait docilement contre le mur, laissant apparaître un dressing de
bonne taille. Mes doigts passent délicatement sur les longues robes
abandonnées. Tout est resté parfaitement à sa place. Comme figé dans le
temps.
Je me laisse tomber au sol et me penche pour récupérer l’objet de mes
recherches. Ma main se couvre de poussière en rampant sur le parquet.
Enfin, je la trouve. Je tire la vieille boîte à chaussures et souffle sur le
couvercle. Je croise mes jambes, puis l’entrouvre. Je me souviens de ma
mère, y rajoutant une photo de nous à chaque grande occasion. Le premier
cliché que je découvre m’apporte réconfort et larmes supplémentaires.
Maman, en train de peindre, le sourire aux lèvres tandis que j’essaye d’en
faire de même à ses côtés. Je me rappelle parfaitement ce moment.
Les autres images me réchauffent le cœur, envoyant valser tous ces
cauchemars qui sont remontés à la surface, ces dernières minutes. Je ne la
vois plus morte, je la vois, riant à côté de moi, je la vois me caresser la joue,
me demandant de grandir moins vite.
Rapidement, j’arrive à la fin de la boîte. Il ne reste qu’un cliché. Je
découvre ma mère, beaucoup plus jeune, au début de la vingtaine, je dirais.
Elle est assise sur le capot d’une vieille voiture à la peinture écaillée. Elle
sourit jusqu’aux oreilles, la main posée sur son pendentif. Le même qu’elle
m’a offert, des années plus tard. Le jour de sa mort.
Ses yeux semblent braqués sur l’objectif. De sa main droite, elle tient
un chapeau sur le haut de son crâne. Quelque chose me fait tiquer en
regardant l’image, mais je n’arrive pas à trouver quoi. Je passe mon index
sur son visage, perdue dans mes pensées. Je tourne la photo, et découvre
une unique phrase au dos. Les mots sont à moitié effacés, mais je parviens à
les déchiffrer.

« À toi pour toujours, mon Amour. » Paris, 1997.

Mon Amour ? Un filament d’espoir monte en moi quand je serre le


cliché contre ma poitrine. Peut-être étaient-ce les mots de mon père,
l’homme dont elle n’a jamais réussi à me parler. Qui est mort pendant sa
grossesse.
Je me redresse, glissant l’image dans ma poche arrière. J’essaye de me
recomposer un visage humain. Le monstre qui habite le corps de Sean a
voulu jouer. Il a lancé le jeu, c’est à moi désormais d’entrer dans la partie.

***

Je cherche mon salaud de « demi-frère » dans le grand salon, bien


décidée à lui montrer que je ne suis pas touchée par tout cela ; en apparence,
du moins. J’arrive dans la pièce, et le découvre dos à moi, le regard braqué
sur la tempête extérieure.
Je m’apprête à l’insulter, mais remarque qu’il est au téléphone. Ses
muscles sont contractés, son interlocuteur semble lui donner du fil à
retordre. Je fais le moins de bruit possible, m’adossant au cadran de la
porte.
− Tu peux me faire confiance, Nassir.
Sean soupire et pose son front contre la grande baie vitrée avant de
reprendre :
− Chaque homme présent sur Terre veut le pouvoir. Le moment voulu,
tu le prendras. Je te mènerai au sommet.
Alors que mon demi-frère se retourne, il me remarque et un petit
sourire se forme sur le coin de sa bouche.
− Je te rappelle.
Il raccroche, puis me fixe d’un air ravi. Il souhaitait sans doute
découvrir de la tristesse sur mes traits, mais seule l’indifférence reste
visible.
− Comment était ta sieste ? Tu t’es bien réveillée ?
Salopard de chien.
− Très. Agréable.
J’insiste sur ces deux mots, me retenant de lui cracher au visage.
− Je me suis dit que tu apprécierais.
Je penche la tête sur le côté, lui souriant à mon tour. Nous jouons l’un
et l’autre à un jeu dangereux, sachant pertinemment qu’il n’y aura qu’un
seul vainqueur. Un unique survivant.
− C’est très prévenant de ta part, je reprends enfin. J’espère qu’Adrian
va bien.
Ma voix coule de sarcasme et il ne répond pas, ce qui me réjouit. Je
désigne son téléphone du menton.
− Je ne voulais pas écourter ton appel avec ton ami… Nassir.
Sean se laisse tomber dans un fauteuil, en soupirant.
− Il semblerait que toutes les familles soient merdiques.
C’est toi qui l’as rendue merdique ! explose ma conscience
intérieurement.
− Tu le crois, toi ? poursuit-il, blasé. Pas capable de prendre ses
décisions lui-même, ce trou du cul.
Je soupire intérieurement, me demandant pourquoi il me raconte sa vie.
Sean se relève, étouffe un bâillement et s’arrête à quelques centimètres de
moi.
− Au fait...
Je relève un sourcil dans sa direction, la mâchoire serrée.
− Demain soir, tu resteras dans ta chambre.
− Oh, vraiment ?
− Je ne plaisante pas, Abigail. Tu as intérêt à obéir.
− Parce que tu as besoin de moi, grogné-je en plissant les yeux.
− Tu resteras hors des quartiers centraux, demain soir. Point final.
Lorsqu’il s’éloigne, je me fais la promesse de découvrir ce qu’il mijote.
***

Le lendemain soir à 20h40.

Allongée sur mon lit, dans mon ancienne chambre, je fixe le plafond.
Ma curiosité ne cesse d’être exacerbée. Je sais très bien que quelque chose
se passe dehors. J’ai entendu de nombreuses voitures arriver. Mais quand je
regarde par la fenêtre, l’entrée de la demeure ne m’est pas visible, je ne
peux donc pas savoir ce qu’il s’y passe.
Un homme garde l’entrée de ma chambre, empêchant quiconque
d’entrer ou sortir. Je suis allée le voir, et à demi-mot, il m’a avoué que Sean
recevait des hommes importants pour ses affaires, ce soir.
Mes pensées s’entrechoquent. Je cherche le moyen de tout retourner.
C’est le moment idéal de tout saccager. De me barrer d’ici. D’aller chercher
Liou et de fuir.
Si je suis prévenante et discrète, nous pouvons nous en sortir. Je
n’aurai pas d’autre occasion avant le jour de mon anniversaire.
Le garde devant ma porte ne me laissera pas sortir, il va donc falloir
que j’agisse autrement. J’enfile rapidement un jean, des bottines plates
noires ainsi qu’un simple tee-shirt de la même couleur. Je me place derrière
la porte de la salle de bains, et lâche un faux hurlement de détresse. Le
garde toque à la porte. Bingo.
− Tout va bien ?
Je ne réponds pas. Quand j’entends ma porte s’ouvrir, je comprends
qu’il a mordu à l’hameçon.
Allez, viens, mon chou.
− Que se passe-t-il ?
Alors qu’il apparaît dans mon champ de vision, je sors de ma cachette
et bondis derrière lui. Je pousse sa tête, puis l’assomme contre le meuble du
lavabo. Son corps s’effondre au sol et je le lâche sans ménagement. Je
récupère le Beretta qu’il avait et le coince dans l’arrière de mon jean, sous
mon tee-shirt.
Je cours en dehors de ma chambre, rejoignant rapidement les caves. Je
traverse le grand salon et ne croise personne. Quand je parcours l’immense
couloir, je ralentis le pas en découvrant un garde de profil devant l’entrée du
bureau de Sean. J’ai déjà vu ce gars quelque part. Pas ici. Je me creuse les
méninges.
Je jette un coup d’œil derrière moi, dans la direction des caves. Puis
dans celle du type qui me rappelle un souvenir. Un certain choc m’envahit
lorsque je le reconnais. C’est l’homme de main de Lincoln, celui qui m’a
fait monter dans sa voiture, l’autre jour.
Je ne réfléchis pas une seconde et m’avance vers lui. À l’instant où ce
dernier me remarque, la surprise envahit son visage. Il entrouvre ses lèvres
et marmonne quelque chose, que je n’arrive pas à saisir. J’entends la voix
de Sean derrière la porte fermée.
Alors que je m’apprête à faire demi-tour, la porte s’ouvre. Adrian
apparaît, les sourcils froncés. Quand il me découvre, la panique prend place
sur son visage. Il plisse les paupières et chuchote avec rage :
− Retourne dans ta chambre immédiatement.
Je passe sans ménagement près de lui avec un petit sourire. Il tire sur
mon poignet, mais déjà, les discussions s’arrêtent dans le bureau de Sean.
Ce dernier, en véritable hôte, se tient au bout de la petite table de réunion
faite de verre.
Ma venue ne lui plaît pas. Du tout.
− Abigail, il essaye de contenir la colère dans sa voix. Il me semblait
qu’on avait convenu de ton absence.
Je lui fais un sourire mielleux en m’avançant vers lui, ignorant
royalement les cinq hommes présents.
− Je me suis dit que j’allais venir étant donné que je possède également
des parts non négligeables dans les... affaires.
Je m’assieds à l’autre bout de la table, essayant de paraître sûre de moi.
Qu’est-ce que tu fous, là ? s’exclame ma conscience. Stupide fille,
casse-toi !
Quand je me dis que je fais une réelle erreur et que j’aurais dû
directement aller chercher Liou, je dévisage chaque homme présent dans la
pièce. Au dernier visage, mon corps se braque, j’essaye de ne rien montrer.
Lincoln.
Mon cœur loupe un battement. Je ne comprends plus rien à la situation.
Il me jette un petit coup d’œil, comme s’il ne me reconnaissait pas. Il
regarde ensuite Sean et continue sa conversation, m’ignorant totalement.
Adrian, quant à lui, s’installe près de moi, comme pour me surveiller.
− Qui sont ces hommes ? lui murmuré-je.
Il les fixe un à un, prudent.
− De possibles futurs clients. Ils ont insisté pour rencontrer ton frère,
aujourd’hui. Pour la survie de ta copine, tu as intérêt à bien te comporter.
Nous avons besoin de nouvelles alliances afin de faire face à nos nombreux
ennemis.
Je me cale dans mon siège. Lincoln me jette un rapide coup d’œil. Et je
comprends réellement ce qu’il fiche ici. Je vois la promesse silencieuse
qu’il est en train de m’accorder. Et bizarrement, mon corps décide de lui
faire confiance.
− Je serai aussi silencieuse qu’une tombe, j’assure à Adrian en fixant
Sean.
Je sens le poids du Beretta contre la peau de mon dos.
C’est l’heure de reprendre la partie et d’abattre mes ultimes pions.
- 31 -

Abby

Je me laisse aller contre le dossier du fauteuil. L’empreinte du Beretta,


coincé à l’arrière de mon jean, marque ma peau en me rassurant quelque
peu.
Adrian sort son smartphone de sa poche, pianotant sur l’écran tactile
sans me jeter le moindre regard. Sean agit en véritable maître des lieux, ce
qu’il est ici, à bien y réfléchir.
Son regard vert perce le visage des cinq autres hommes assis autour de
la table de réunion. Mes yeux ne peuvent s’empêcher de se poser une micro
seconde sur Lincoln, toujours aussi serein. Il arbore fièrement une
expression sérieuse, passant son index sur son début de barbe grise tout en
faisant mine de réfléchir.
Dire que je suis choquée de le voir ici est un euphémisme. Bordel,
qu’est-ce qu’il fout là ? Une sombre pensée a d’abord effleuré mon esprit.
L’espace d’une minute, j’ai cru qu’il était réellement présent ici, car il
semblait intéressé par Sean et ses affaires lugubres lui collant à la peau.
Et puis, j’ai vu le regard du vieil homme. J’ai aperçu la promesse
silencieuse qu’il me faisait à travers ses yeux qui ont l’air d’avoir vécu
mille choses. Il est là pour moi. Pourquoi ? Je n’en sais fichtrement rien.
Je ne connais pas ce type, je l’ai vu en tout et pour tout trois fois, et
disons qu’à chacune de nos rencontres, ce n’était pas particulièrement
joyeux. Pourtant, alors qu’il me jette un nouveau coup d’œil que j’ignore
aussi bien que possible, je sens ses pensées le tourmenter. Il me fixe d’un
air nouveau.
Qu’attend-il de moi ? Est-ce que... Une once d’espoir monte un peu du
plus profond de mes tripes.
Assan est-il ici ?
Une partie de mon cerveau se jure de l’étrangler s’il a osé venir et se
mettre en danger.
Merde, on devait juste être un plan Q, Bébé ! T’as pas le droit de me
faire ça.
Je vais m’en sortir seule. Je vais prendre Liou, et on va se barrer d’ici
en laissant Sean derrière nous.
Foutaises, je sais très bien que je ne quitterai pas la demeure sans lui
avoir logé une balle entre les deux yeux, vengeant ma mère et mon beau
père par la même occasion.
Un grand blond, dans la trentaine, s’agite sur sa chaise.
− Bon, s’exclame-t-il avec un petit sourire en posant ses coudes sur le
plateau de verre, et si nous commencions ?
Sean lui jette un coup d’œil. À aucun moment, ses lèvres ne s’écartent
pour lui répondre. L’homme perd son sourire et mon demi-frère finit par
reprendre :
− Commençons. Messieurs, vous êtes tous les cinq présents dans cette
pièce, car vous êtes intéressés par la nouvelle lancée de Ixusor à travers
l’Europe de l’Est.
Ixusor ?
Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Un nom de code cachant toutes ses
manigances de mafieux ?
Si ça se trouve, il s’agit d’un nom caractérisant un trafic de drogue, ou
pire, un trafic d’êtres humains.
− Ixusor ? finis-je par demander.
Les cinq potentiels associés se tournent vers moi, dont Lincoln.
Sean relève un sourcil, il pince ses lèvres, manifestement peu content
de me voir intervenir. Je ne lâche pas son regard.
− J’ai décidé d’investir mes parts dans le commerce souterrain.
Je vois… Le commerce souterrain. Donc, il s’agit bien là de trafics en
tous genres. Je ne peux m’empêcher de le couper :
− Tu veux dire, nos parts, non ?
Techniquement, les miennes sont gelées, mais cela n’empêche rien. Je
ne les veux pas ; cependant, je veux le faire sortir de ses gonds.
Chaque homme présent dans la pièce me regarde étrangement, se
demandant si je suis stupide pour le défier comme cela. Lincoln ravale son
sourire, mais j’ai le temps de voir ses lèvres s’étirer rapidement. Sean le
remarque également, et fronce les sourcils.
Merde... Je continue de fixer mon demi-frère, attendant sa réponse.
Néanmoins il finit par m’ignorer, et continue d’exposer ses nouveaux plans
aux hommes.
Je dois avouer que je me fais clairement chier. Adrian aussi, si j’en
crois sa façon continue de pianoter sur son écran tactile. Je ne peux
m’empêcher de fixer son nez et ravale un petit rire. Voyant qu’il tape un
message, je me penche vers lui, puis chuchote :
− Tu parles à qui ?
Il me jette un coup d’œil et hausse une épaule.
− Peut-être à une pute ? finit-il par me répondre en chuchotant à son
tour.
Je prends un air innocent avant de rétorquer :
− Oh, tu parles à ta mère ?
Il pince les lèvres.
− Eh bien, au moins, j’en ai encore une.
Je ravale ma salive et essaye de ne rien laisser paraître alors que la
seule envie que j’ai, c’est de lui claquer la tête contre la table. Rien que
d’imaginer la scène me procure une satisfaction profonde et intense.
− En réalité, reprend-il en murmurant, j’organise un assassinat au nom
de Sean.
Oh.
Je lui jette un regard haineux, et plissant les yeux, je l’ignore une
nouvelle fois. Dans quelques minutes, il sera mort, je vais m’en assurer.
La réunion s’éternise, cependant je ne vois aucun signal de la part de
Lincoln. Il ne bouge pas d’un centimètre ne se préoccupant désormais plus
de moi. Qu’est-ce que je suis censée faire ? Se trouve-t-il ici pour moi ?
Assan est-il réellement avec lui ?
Ai-je laissé l’espoir m’envahir pour rien ?
J’essaye de capter l’attention de cet homme, mais il reste totalement
fermé. Dois-je tirer mon flingue, exploser la tête de Sean en priant pour que
Lincoln s’occupe d’Adrian en attendant ?
Maman, j’ai besoin de ton aide, là.
La nuit est totalement tombée au-dehors, la tempête sévit toujours. J’ai
l’impression que ce temps de merde est directement relié à mes émotions.
Un silence envahit la pièce alors que Sean termine ses explications. Seul le
bruit de la pluie venant s’abattre sur les baies vitrées interrompt mes
pensées néfastes.
− Je vous remercie, et vous recontacterai, annonce finalement mon
demi-frère.
Les hommes quittent leurs fauteuils. Quoi ?! Qu’est-ce que... Non !
Mon cœur loupe un battement alors que Lincoln se lève de sa chaise en
me fixant une dernière fois, mais Sean l’interrompt :
− J’aimerais vous parler d’une autre affaire, lui annonce ce dernier
avec un sourire parfaitement poli.
Sean ne me demande pas de dégager, il ne me regarde même pas. Et je
comprends que quelque chose ne tourne pas rond. Dites-moi que je me fais
des films. Pitié.
Lincoln reste calme, trop calme. Il fixe mon salaud de demi-frère.
− Je vous écoute, Monsieur Serov.
Son ton est calme, sa voix claire et puissante.
Sean fait tourner sa chaise vers lui tout en croisant ses bras sur son
torse.
− J’ai étudié votre proposition.
Lincoln ne sourit pas. À vrai dire, son visage ne reflète aucune
expression.
− Pourquoi le projet Ixusor vous intéresse-t-il ? lui demande ensuite
Sean en se détendant.
Adrian lève enfin les yeux de son écran, attentif. Il se lève, puis
s’adosse contre la porte. Je pense au garde de Lincoln qui attend derrière
elle. Sera-t-il assez rapide pour bouger son cul si tout devait tourner au
vinaigre ?
− Je sais à quel point cela sera lucratif et avantageux pour ceux qui
appartiennent à ce projet, répond le vieil homme. Je sais reconnaître une
bonne affaire quand j’en vois une.
Sean sourit doucement, ravi que l’on caractérise son nouveau bébé de
« bonne affaire ».
− En fait, reprend Lincoln, je sais que beaucoup de projets que vous
avez créés par le passé ont surpassé ce que vous attendiez.
− Vous me surveillez ?
Sean ne semble pas inquiet face à cette information.
Le ton est détendu entre eux, pourtant je sens chacun de mes muscles
tendus à l’extrême.
Lincoln hoche la tête, puis se tourne vers moi :
− Mais j’ignorais que vous aviez une petite amie.
Quoi ? Bordel ! Ai-je l’air d’être une salope qui écarte les cuisses pour
ce taré ?!
− Je ne le suis pas, m’exclamé-je rageusement.
Devant mon air de dégoût, ce salopard rigole doucement en secouant la
tête.
Il se lève soudainement de sa chaise.
− Non, voyons… Abigail est ma sœur.
Je ne suis plus ta sœur ! Tu as détruit le seul lien qui avait entre nous,
Enflure ! Tu as tué ton père de sang-froid !
Sean marche lentement le long de la table, d’un pas tranquille tout en
reprenant :
− Abigail est une fille très intelligente, mais elle n’est pas ma petite
amie.
Alors qu’il s’approche, je ne bouge pas d’un centimètre. Je ne laisse
rien paraître quand il se place debout derrière moi. Je réprime une grimace
au moment où il me pose une main sur chaque épaule et les presse
doucement.
− Elle était l’enfant unique de l’épouse de mon père qui a
malheureusement été assassinée avec lui.
Je vois Lincoln serrer ses mâchoires, c’est un petit geste, mais je le
remarque directement. Et je sais que Sean le perçoit aussi. Sa main
s’enroule autour de ma gorge et me relève de force de la chaise.
− Vous me prenez pour un idiot, tous les deux ?! Vous pensez que je ne
remarque pas vos coups d’œil échangés depuis le début ?! Vous vous
connaissez !!!
− Non, craché-je en griffant sa peau pour qu’il me lâche.
− Vous savez, chaque homme qui me contacte pour travailler avec moi
est rapidement identifié par mes hommes, annonce Sean à Lincoln. Mais je
n’ai rien trouvé sur vous. Vous n’êtes pas ici pour faire affaire avec moi.
Vous êtes ici pour autre chose, continue-t-il en resserrant son emprise sur
moi.
À ce moment précis, plusieurs choses se passent. Il tire brusquement
mes cheveux en arrière, mon dos collé à sa poitrine. Au même instant,
Lincoln se redresse brusquement et sort un flingue qu’il braque directement
dans notre direction, son visage présentant une fureur presque animale.
Quand la bouche de Lincoln s’ouvre, mon souffle se coupe :
− Elle est ma fille.
Je fronce les sourcils.
− Quoi ?! crié-je, prise au dépourvu.
Adrian sort, lui aussi, une arme et la pointe contre Lincoln.
Je ne comprends rien.
− Qu’est-ce que vous racontez ?! j’essaye de parler sous la main de
Sean qui me tient la gorge.
Je cherche le regard de Lincoln. Mon pire ennemi rigole à mon oreille.
− Eh bien voilà qui est intéressant. N’est-ce pas, Abigail ?
Lincoln ne répond pas, il continue de me fixer. Il est en colère, mais
aussi inquiet. Et je comprends pourquoi en sentant le canon d’un revolver
contre mes cotes. Je baisse légèrement le regard, puis aperçois l’arme que
Sean tient contre mon ventre. La situation m’échappe encore plus, tout ce
en quoi je croyais vient d’être détruit en un claquement de doigts.
− Vous n’êtes pas mon père, chuchoté-je dans le vide, mon père est
mort. Mon père est...
− Ton père n’est pas mort, me coupe Lincoln d’une voix forte.
Je le fixe. Et je comprends enfin la précédente discussion que nous
avons eue dans sa voiture. Je me rappelle plusieurs détails, son chapeau. Il
ressemble à celui que ma mère portait sur la photo que j’ai vue plus tôt.
− Alors… C’est pour ça… que vous connaissiez mon pendentif.
Espèce d’enflure, grogné-je, vous nous avez abandonnées !
Je pars totalement en vrille, mais impossible de me contrôler. J’essaye
de bouger, mais Sean me serre un peu plus contre lui, ravi de la situation.
− J’ignorais que tu existais, rétorque Lincoln toujours aussi posément.
Sean le fixe, attentif au moindre de ses mouvements.
− Peut-être que ta mère aurait fini par te le dire, reprend ce salopard
assez fortement près de mon oreille.
− Tu l’as tuée avant qu’elle ne puisse le faire, craché-je en essayant
encore une fois de me dégager de son emprise.
Le regard de Lincoln change presque de couleur. Le choc se peint sur
son visage, puis une fureur si grande qu’elle absorbe l’oxygène de la pièce,
la rendant étouffante.
− Tu as tué Adelina, espèce de merde ?!
Le malade contre moi ne répond pas, il n’en a pas besoin. Un silence
glacial envahit la pièce. Un silence soudainement coupé par des cris qui se
font entendre au-dehors.
D’abord, à l’extérieur de la propriété, puis dans le grand hall de la
demeure. Plusieurs coups de feu retentissent, rapidement suivis par des
hurlements d’agonie.
− Qu’est-ce que c’est ?! hurle Sean près de mon oreille alors que
l’espoir grandit une nouvelle fois en moi.
− Croyais-tu que je viendrais seul ? rétorque Lincoln, essayant
visiblement de se maîtriser.
La lumière de la pièce se coupe. Adrian, sur ses gardes, nous jette des
coups d’œil perplexes.
La vitre explose soudainement près de nous. Tandis que Sean me
relâche presque pour se protéger le visage, je jette mon crâne en arrière qui
vient une nouvelle fois percuter son visage de plein fouet.
− Reviens ici, espèce de salope, grogne-t-il la seconde suivante.
Du gaz envahit soudainement la pièce, nous aveuglant.
− À terre ! me hurle Lincoln, mais je ne l’écoute pas, ne prenant pas en
considération que nous partageons le même sang.
Quelqu’un enfonce la porte en bois de la pièce juste derrière Adrian,
alors qu’un nouveau coup de feu retentit.
Deux hommes de Sean s’abattent sur Lincoln… Sur mon père. Des
coups de feu s’échangent. Adrian essaye de mettre mon demi-frère à l’abri.
Je me moque d’être devenue une cible, je dois… je dois... Le gaz m’étouffe
presque.
− À terre, gronde une voix sur ma gauche et j’écarquille mes yeux
quand un immense corps me plaque au sol sans ménagement.
Au dernier moment, une grande main puissante me maintient la nuque
contre le sol, m’empêchant de me mettre à découvert.
Les battements de mon cœur reprennent enfin, ils s’affolent sous
l’émotion pendant que l’adrénaline parcourt mes veines avec force.
− Assan ?!
Je me retourne légèrement, et le découvre au-dessus de moi, me
protégeant de son corps. Il est habillé entièrement de noir, de son haut à son
pantalon cargo. Des mèches de cheveux sombres tombent sur son front et
ses yeux chocolat se verrouillent aux miens.
− Tu es venu, chuchoté-je.
Il penche la tête sur le côté.
− Bien sûr, mon ange.
Je ne réfléchis pas et abats mon poing contre son épaule.
− Pourquoi, espèce d’idiot ? Es-tu fou ?!
Qu’est-ce qui lui a pris de prendre un risque aussi stupide ?!
Il se penche vers moi, puis plaque rapidement ses lèvres contre les
miennes.
− Tu sais pourquoi, grogne-t-il.
Le contact ne dure pas assez longtemps, mais il me réveille enfin. Je
suis coupée de tout, prisonnière de sa bulle et je ne veux pas en sortir.
C’était sans compter sur Adrian qui charge Assan et le renverse près de
moi. Les deux hommes commencent un combat rapproché, et vu leurs
gabarits légèrement similaires, ils ne retiennent pas leurs coups et cherchent
à prendre le dessus sur l’autre. À travers le gaz qui s’échappe peu à peu, je
ne vois pas Lincoln dans mon champ de vision. Je me mets à quatre pattes
avant de commencer à me relever, cependant une main ferme tire ma
cheville en arrière, me faisant m’effondrer au sol.
Je me tortille et roule sur le côté en apercevant Sean, plus furieux que
jamais.
− Je vais te tuer, crache-t-il, haineux.
− Pas si je te tue avant, rétorqué-je en m’agenouillant et en lui sautant
dessus.
Il tombe au sol sous mon poids, mais m’envoie valser sur le côté avec
un grognement. J’ignore la douleur qui lance mon épaule et me relève. Il se
redresse à son tour, puis nous nous affrontons du regard, prêts à nous
entretuer.
− C’est le moment que tu attendais ! Contente ?
Je crache à ses pieds en reprenant ma respiration.
− Je ne serai satisfaite que quand ton cœur arrêtera de battre.
Des bruits rauques se font entendre sur ma gauche. En plus d’Adrian,
un autre homme immense encercle Assan, essayant à eux deux de le
maîtriser. Mon grand brun me jette un coup d’œil, et à travers lui, j’essaye
de lui montrer tout… Tout ce que je ressens, mais aussi tout ce que je ne
saurai jamais lui confier.
Ses yeux se dilatent presque en réponse alors qu’il repousse l’un de ses
assaillants.
J’entends Lincoln tirer sur un type avec force. C’est un gros bordel.
Une énorme boucherie et j’ignore qui en ressortira vivant.
Sean n’attend plus une seconde, il me charge à nouveau. Je me décale
et rétorque d’un crochet dans son visage. Mon coup manque sa cible, il en
profite alors pour me frapper fortement à l’épaule, pile là où la douleur se
fait de plus en plus ressentir.
− Bordel, couiné-je presque en le fusillant du regard.
J’envoie un coup de pied contre sa cuisse, cognant directement le
muscle. Nous sommes affaiblis, tous les deux, lui dans l’un de ses appuis,
moi dans ma garde. Sean enchaîne en bondissant sur moi. Il me plaque au
mur brutalement et ma tête claque contre le marbre. Après avoir inspiré,
j'envoie brusquement un coup de poing directement dans sa pomme
d’Adam.
− Quand je te tuerai, je te laisserai pourrir dans la pièce où j’ai tué ta
mère, souffle-t-il en essayant de reprendre sa respiration.
Ses deux mains se posent autour de ma gorge et il la serre fortement.
L’air est désormais absent de mes poumons qui brûlent. Je griffe ses mains,
mais il ne fait rien. Ses yeux verts deviennent noirs alors qu’il me fixe avec
ravissement.
Ma paume droite se faufile dans mon dos. Je dégage le Beretta qui était
logé à l’arrière de mon jean et l’appuie contre sa cuisse endolorie.
− Pour ton père, articulé-je difficilement.
J’appuie sur la détente alors que Sean lâche un hurlement de douleur
en tenant sa jambe meurtrie.
Je me dégage de son emprise, inspire avec force, reprenant avidement
tout l’air qu’il me manquait. Je me tourne vers l’homme qui est venu me
sauver, vérifiant qu’il va bien. Je croise le regard d’Adrian. C’est la dernière
chose qu’il aperçoit alors qu’Assan se dresse devant lui et lui explose la
poitrine avec son propre flingue.
La vengeance envahit mon corps. L’envie de faire souffrir Sean me
reprend. L’envie de faire justice moi-même. Je me tourne ensuite vers lui,
qui recule le plus rapidement possible en traînant sa jambe derrière lui.
− Pour Grisha, chuchoté-je en tirant dans son autre cuisse.
Il s’effondre au sol avec un cri de douleur. Du sang s’étale partout sur
le tapis, tachant son pantalon gris anthracite. Ses deux jambes handicapées,
il rampe par terre pour aller récupérer son arme un peu plus loin sur la
moquette.
Je m’avance vers lui rapidement et donne un coup de pied dans son
flingue, l’envoyant à quelques mètres de là. Sean se tourne vers moi, sur le
dos. La haine est présente dans ses yeux, mais aussi une certaine faim, un
certain ravissement.
− Je ne regrette rien, rigole-t-il soudainement en me fixant. Si j’avais
su, je t’aurais fait souffrir. J’aurais arraché à vif chaque centimètre carré de
ta peau.
Je me dresse au-dessus de lui en ignorant ma douleur. Il ne baisse pas
le regard, bien trop fier pour ça.
− Sais-tu ce qui est meilleur que la justice ? lui demandé-je alors qu’il
perd encore plus de sang. La vengeance.
L’heure de la vengeance a sonné.
Je lui jette un dernier coup d’œil. Je l’ai, un jour lointain, considéré
comme mon frère. Mais, il ne l’a jamais été. Il ne représente rien d’autre
que l’auteur de tous mes maux. L’homme qui a tué mon premier amour,
mon enfant, mon beau-père, et ma mère.
Je pointe mon Beretta sur sa tête.
− Pour ma mère.
Et j’appuie sur la détente. Le coup part, la balle se loge entre ses deux
yeux. Je le regarde s’écrouler définitivement au sol.
Je viens de le tuer.
La moisissure a envahi complètement mon âme, mon corps, mes
pensées.
Qu’il en soit ainsi, mon destin est accompli.
Un silence parcourt la pièce, je me tourne, apercevant Lincoln qui me
fixe étrangement en se redressant.
La respiration calme, l’esprit serein, je cherche Assan du regard.
− Assan ?
Quand je le découvre à genoux à quelques mètres de là, silencieux, ses
yeux sombres fixant le vide, je comprends que non.
Non, la paix n’est pas arrivée. Le pire reste à venir. Mon corps tremble
alors que je cours vers lui. Je me jette au sol, m’agenouillant à mon tour.
− Eh ! murmuré-je. Assan, regarde-moi !
Il cligne ses paupières en inspirant profondément.
− Regarde-moi, j’ordonne désespérément et je plaque mes mains des
deux côtés de son visage pour maintenir son regard sur moi.
Sa bouche s’ouvre doucement et un bruit inarticulé sort de ses lèvres. Il
fronce ses sourcils, perdu.
Mes yeux descendent lentement sur sa poitrine. Je pose une main
contre le tissu noir de son tee-shirt, et quand je retire mes doigts, je les
découvre en sang.
− Non... Non !
− Je vais crever, hein ? grogne mon guerrier avec ironie, tout en se
mettant soudainement à tousser.
Je plaque ma main ensanglantée contre sa joue et pose mon front à
même le sien.
− Non, ça va aller. Ça va aller, répété-je, sentant sa respiration frapper
contre mon oreille.
Ses doigts s’entortillent dans mes cheveux avant que son nez se pose
dans mes cheveux, m’inspirant profondément.
Comme s’il cherchait à capturer mon odeur. Une toute dernière fois.
Les larmes coulent sur mon visage, je ne tente même pas de les arrêter.
J’ai perdu tous ceux que j’aimais par le passé. Je ne laisserai pas la situation
se renouveler encore une fois. Je plaque ma bouche contre la sienne, caresse
sa langue, mes gouttes salées se mêlant à notre baiser.
− T’as pas le droit de me laisser, chuchoté-je furieusement.
T’entends ?!
Il hoche faiblement la tête, mais ses yeux se perdent dans le vide, une
nouvelle fois.
Trop faible, il s’allonge de tout son long sur le sol. Je reste accrochée à
lui.
− Si tu me laisses, je viendrai te chercher au bout des enfers par la peau
du cul, et je te traînerai ici, tu m’entends ?!
Un petit rire sort de sa poitrine et il tousse une nouvelle fois.
− Je n’en attendais pas moins de ta part, mon ange, murmure-t-il.
Lincoln s’avance près de nous, le regard embué. Il avale plusieurs fois
sa salive alors que je presse ma joue contre celle d’Assan.
− T’as pas le droit de faire ça, murmuré-je à son oreille. Si je suis
vivante, t’es vivant aussi, OK ?
Je maintiens son menton entre mes doigts.
− C’est toi qui m’as rendue vivante. Je veux que tu vives avec moi.
Laisse-moi te rendre vivant.
Ses paupières se ferment et je lui secoue la tête.
− Assan ! Assan ! je crie et j’étouffe un sanglot alors que ses yeux se
font vitreux. Pense à Jared ! Pense à lui ! Il a besoin de toi ! J’ai besoin de
toi !
− Ça va aller, chuchote-t-il une nouvelle fois. Ça va aller. Cette liberté
que tu recherchais, elle est là. Prends-là. Tu es libre, désormais.
Son index ensanglanté se pose contre ma joue, pour en essuyer une
larme.
− Tu as été la paix dans mon combat…
Il vient de répéter mes propres mots.
Je ne réfléchis plus, et pour la première fois depuis longtemps, je laisse
mon cœur s’ouvrir. Je laisse mon cœur souffrir avec moi.
− Je t’aime, chuchoté-je contre ses lèvres.
Mais ses yeux se ferment à nouveau. Et, cette fois-ci, ses paupières ne
se rouvrent pas.
C’est terminé.
Un cri déchire ma poitrine.
J’ai toujours cru que j’avais vécu le pire. Mais c’était faux. J’ai eu
l’impression de mourir quand ma mère est morte. Quand Grisha est mort.
Et là, mon cœur vient de m’être arraché.
La douleur change les gens. Mais cette douleur ne m’a pas rendue plus
forte, elle vient définitivement de me détruire.
Respirer ne veut pas dire rester en vie.
Certains disent que Dieu donne ses plus durs combats à ses plus durs
soldats. Eh bien, j’ai échoué.
J’ai perdu le combat.
J’ai perdu la guerre.
Ma guerre.

FIN
- Épilogue -

Quelques mois plus tard.

Mes yeux se perdent dans la contemplation du paysage se dressant


devant moi. Ma Ford mustang, la nouvelle caisse que j’ai achetée, est garée
juste au bord de la falaise.
Assise sur le capot, je fixe la mer Méditerranée s’étendant à perte de
vue.
Je me lève et m’avance au bord de la falaise, mon regard gris fasciné
par les petites vagues qui s’abattent sur les rochers en dessous de moi.
Je passe ma langue sur mes lèvres et fixe le ciel nuageux. Ma main se
pose sur mon pendentif, celui que ma mère m’avait offert. Je l’agrippe entre
mes doigts tremblants tout en laissant les rayons du soleil chauffer mes
joues.
Je pense à Lincoln qui ne cesse de me harceler sur mon portable. J’ai
disparu du paysage. Pour le moment. Quand je serai prête, je reviendrai le
voir. J’écouterai son histoire.
Celle de mon père biologique, et de ma mère.
Je peux presque la sentir près de moi en fermant les paupières. Je peux
presque la sentir me caresser les cheveux, me dire que tout va bien aller. Je
suis ridicule, je le sais.
Je suis ridicule parce que je fixe les nuages et commence à lui parler.
J’espère qu’elle m’entend depuis l’au-delà.
− Est-ce que tu crois que je suis un monstre ? commencé-je en
chuchotant.
Un enfant essaye d’attraper un cerf-volant à une centaine de mètres de
là. Il rigole joyeusement alors que sa mère lui court après. Un petit sourire
me vient presque involontairement face à ce spectacle touchant.
− Est-ce que je suis un monstre si je te dis que je ne regrette rien ?
continué-je en murmurant. Tu sais, parfois, j’en rêvais la nuit. Je me
réveillais, en sueur. Mais je n’ai plus peur, Maman. Je suis en paix
aujourd’hui. Je suis libre.
Les vagues s’agitent un peu plus, puis se calment soudainement. Une
partie de moi me dit que c’est un signe. Que ma mère m’écoute, qu’elle se
trouve là, à mes côtés.
− Après ta mort, j’ai choisi de ne plus être heureuse. Je pensais ne pas
le mériter. Je voulais simplement me venger. Je ne voulais pas vivre. Et
puis, les choses ont changé. J’ai connu un homme, qui m’a fait me sentir
vivante. Il m’a ouverte à de nouvelles sensations que je refusais de voir
jusque-là.
Je passe ma langue sur mes lèvres et replace une de mes longues
mèches blondes derrière mon oreille.
− Mon père biologique était en vie, tout ce temps. Est-ce que tu le
savais et m’as menti ? Cherchais-tu à me protéger ? Je ne le saurai jamais.
Seul le silence me répond.
− Mais malgré tout, tu me manques. Parfois, ce vide qui m’habite me
fait mal. Et puis, ce vide se comble. J’ai décidé d’être heureuse. Je le
mérite.
Je passe une main tremblante sur la bosse au niveau de mon ventre.
Mon index tape en rythme contre mon nombril, et un léger coup de pied me
répond contre ma peau. Un sourire me vient.
Il est excité. Le petit microbe s’agite.
− Avant, je me réveillais en sueur, en pensant à ce qu’il s’est passé il y
a quelques mois. Et maintenant, je me réveille à cause des coups de pieds
du petit monstre dans mon ventre. Qui l’aurait cru ?
Mon index danse toujours contre mon ventre. Tac, tac, tac.
− Le médecin dit qu’il sera fort.
Comme son père.
− Tu sais, si on m’avait dit, il y a quelques mois, que je retomberai
enceinte à nouveau, je crois que j’aurais fait une crise cardiaque. Sérieux ?
Tu m’imagines devenir comme toi ? J’ai peur. Mais, je vais apprendre. Je
n’ai pas vraiment le choix, hein ? Liou me tuerait si jamais je faisais le
moindre pas de travers. Tu sais qu’elle me harcèle pour que je mange pour
deux, maintenant ? Quelle connasse. Je sens qu’elle va gâter le petit
microbe plus que jamais quand il verra le jour.
Un coup de pied vigoureux dans le bas de mon ventre me fait froncer
les sourcils.
− Oh, eh, doucement, cow-boy, évite de me perforer les organes.
J’inspire l’air pur avec un grand sourire, cette fois.
− Je sais que tu veilleras sur lui, sur moi. Sur nous.
Le silence me répond. Malgré tout, cela ne me dérange pas. Des pas se
font entendre derrière moi. Une large main se pose contre ma taille, puis
presse doucement le bas de mon abdomen.
− Tu parles encore toute seule ? grogne-t-on dans le creux de mon
oreille.
− Je vérifie simplement que ma voix marche toujours, arrête d’être con.
Un petit rire moqueur me répond juste avant que des dents mordillent
ma nuque.
Je ravale un petit sourire, fronce les sourcils, puis finis par lever les
yeux au ciel en me tournant.
− Je ne suis pas comestible, tu sais.
Deux yeux chocolat me fixent avec envie.
Assan penche sa tête sur le côté.
− Entre ton fils qui se sert de mon ventre comme un tapis de jeu, et toi
qui cherches à me bouffer, je crois que je vais prendre mes jambes à mon
cou.
Il se presse contre moi et murmure, tout près de mes lèvres :
− Je viendrai te chercher. Toujours.
Je frappe doucement sa poitrine, puis me mords les lèvres face à sa
soudaine grimace.
− Désolée, merde, j’oubliais à quel point c’est encore douloureux.
Assan pose une main contre lui, prenant un faux air de malade.
− Aïe, couine-t-il comme une fille en plissant les yeux.
Je lève les miens au ciel.
− Chochotte, murmuré-je.
Je le taquine, mais je suis vraiment inquiète. Il y a cinq mois, j’ai
vraiment cru qu’il allait y passer. Il y avait son sang partout, sur moi, sur
lui. Quand les hommes de Lincoln sont arrivés pour le prendre en charge,
j’ai cru que c’était trop tard. Mais il s’est réveillé, des semaines plus tard.
Affaibli, amaigri, mais vivant. Il était là. Et nous n’étions plus deux, mais
trois. J’ai appris que j’étais enceinte pendant qu’il était encore plongé dans
le coma, à se battre pour vivre.
Ses mains se posent sur mes fesses et il plaque son érection contre moi.
− Je vais te montrer qui est la chochotte, gronde-t-il avant de
m’embrasser à pleine bouche.
Je tire doucement ses cheveux tandis que sa langue danse avec la
mienne.
− Hum, tu n’es peut-être pas une chochotte.
− Et je suis quoi, alors ?
Je plisse les yeux, mais avoue finalement d’une voix douce :
− Tu es As, et tu es mon homme.

Quelques minutes plus tard, Coldplay résonne dans la voiture. Mes


yeux se perdent vers l’horizon à travers la fenêtre.
Assan pose sa main sur ma cuisse et la presse.
− Prête ?
Je fixe la route se dressant devant moi. Un long chemin nous attend.
Mais je n’ai pas peur. On a choisi de tout abandonner. De tout recommencer
ailleurs. Loin de notre passé. Pour construire un futur ensemble.
Les paroles d’une chanson me reviennent en tête.
Ride or die with me. Monte ou meurs avec moi.
J’ai enfin compris le véritable sens de ces mots.
Je hoche la tête.
− Prête.
- Bonus : Le petit microbe... -

Mes yeux fixant la pendule, je laisse la colère m’envahir peu à peu.


J’imagine dans ma tête toutes les tortures que je vais commettre sur le
corps d’Assan s’il ne ramène pas son cul à la maison dans les prochaines
minutes. Monsieur est sorti, ce soir. Nous nous sommes disputés.
D’accord, je l’admets, peut-être que j’ai été trop loin en l’insultant de
tous les noms. Mais, je suis une femme enceinte de huit mois.
Je ne vois même plus le bout de mes pieds ! Je l’avoue, je suis assez à
fleur de peau.
Ce petit con est parti il y a des heures, et il ne répond pas sur son
portable. Sentez-vous à quel point il va prendre cher ? Peut-être que je ne
vois plus le bout de mon ventre, néanmoins je sais encore manier un
couteau.
J’aime ce con.
Pourtant, je suis furieuse.
Nous nous sommes harponnés sur un sujet stupide, en plus. Sa
protection ne cesse de grandir à mon égard depuis que je suis enceinte.
Mais j’ai besoin d’indépendance. J’ai besoin de respirer plus de cinq
minutes sans qu’il me demande si je n’ai pas envie d’aller pisser.
Alors, cette petite embrouille mélangée à mes hormones de grossesse a
rendu mes réactions… explosives.
La lune brille au-dehors. Mes yeux se perdent sur sa lueur intarissable
tandis que j’essaye de me calmer. Je passe une main dans mes cheveux
blonds décoiffés tout en posant l’autre sur le bas de mon ventre.
Le petit monstre s’agite. Le coup qu’il me donne me fait comprendre
qu’il est lui-même furieux contre son père.
C’est bien, Petit monstre, soutiens Maman, et Maman te soutiendra
toujours.
Le temps presse, je ne cesse de grossir, et pourtant, j’ai encore du mal à
réaliser. Assan est fou de mon ventre de femme enceinte.
Je me rappelle encore le moment où je lui ai annoncé ma grossesse
alors qu’il était toujours en convalescence après la foutue blessure qui a
failli l’arracher à moi. Il est d’abord resté silencieux, me fixant avec des
yeux d’une telle intensité que je ne savais plus où me mettre. Et puis, il a
enfin semblé réaliser la situation. Alors que je flippais déjà intérieurement
en imaginant le petit microbe dans mon ventre, Assan m’a sauté dessus,
éclatant d’un rire si joyeux que je n’ai pu que le suivre.
Et depuis, je l’ai toujours suivi. Parce que, plus mon ventre
s’arrondissait, plus je réalisais une chose. Moi aussi, j’allais avoir une
famille.
Ma famille.
Lincoln est mon père, certes. Pourtant, je n’ai toujours pas réussi à aller
le voir face à face.
Je me redresse, me postant contre la fenêtre de notre salon.
La résidence dans laquelle nous logeons à Biarritz va être notre
nouvelle maison pour les prochains mois. Par la suite, nous reviendrons
sans doute à Paris. Peut-être reprendra-t-il le club qu’il a confié entre les
mains de Jared.
Enfin, la porte d’entrée claque. J’entends des pas lourds dans mon dos.
Les lumières sont éteintes. Assan doit penser que je suis en train de dormir.
Il pose délicatement ses clés de voiture sur la table de l’entrée et se
déshabille tout aussi silencieusement.
− Tu rentres tard, bougonné-je dans ma barbe.
Son corps puissant s’immobilise, dos à moi. Il se penche pour allumer
une petite lumière sur pieds et se tourne vers moi, les sourcils froncés.
− Que fais-tu encore debout ? Ce n’est pas bon pour toi, soupire-t-il.
Ses yeux semblent fatigués, il les braque sur moi. Ses deux billes
expriment tout ce qu’il ne peut pas me confier en ce moment, car nous
sommes toujours fâchés. À moi aussi, il m’a manqué. C’est ce que je
devrais lui dire. Après tout, je vois bien qu’il se retient de me prendre dans
ses bras.
Mais mon entêtement n’a pas cessé. Je le fixe d’un air faussement
furieux.
− Où étais-tu ?
− J’avais besoin de me calmer, me répond-il simplement.
Il ne sent pas l’alcool. Son tee-shirt épouse sa peau en sueur et je
remarque enfin ses cheveux bruns lui collant à la nuque.
Je hoche la tête, la bouche fermée. Il est parti se défouler.
Assan s’approche doucement vers moi, le regard lourd d’intensité.
− Est-ce que tu es calmée ?
Je le regarde d’un air incrédule, me décalant pour ne pas qu’il me
touche.
− C’est à toi que je devrais poser la question, marmonné-je en
contournant le canapé.
− Bébé, soupire-t-il en passant une main sur son menton mal rasé.
− Pas de bébé.
Je fais les cent pas en marmonnant. Alors que je marche dans sa
direction, une sensation indescriptible s’empare de moi. Je perçois quelque
chose se décrocher dans mon ventre. Aucune douleur, simplement un truc
que je n’avais jamais ressenti avant.
Assan, qui ne me voit pas, grogne dans sa barbe :
− Je sais, je dois travailler sur moi-même. Mais, toi aussi, je te signale !
− Assan, murmuré-je alors qu’il marche à travers la pièce.
− Tu as besoin de liberté. Je le comprends bien, mais…
− Assan !
Une chaleur inconnue prend possession de mes jambes et je sens un
liquide couler le long de ces dernières.
− Quoi ? s’exclame-t-il en se tournant vers moi.
Et je sais ce qu’il remarque. Il fixe mon visage, puis la petite flaque qui
se forme à mes pieds. Ma respiration se coupe.
− Oh, mon Dieu, panique Assan, il arrive.
Je m’appuie sur une chaise et n’arrive qu’à hocher la tête. Je croise le
regard de mon homme, incertain. Il se précipite vers moi, les mains
tremblantes.
− Est-ce que ça va ?
Je le foudroie du regard. Ai-je l’air d’aller bien ? !
− OK, ne panique pas m’ordonne Assan en courant chercher mon sac.
Je le fixe, c’est plutôt lui qui semble paniquer. Où est passé le grand
gaillard si sûr de lui ? Une première contraction me vient et il arrive pour
me prendre dans ses bras.
− Je vais t’emmener à l’hôpital, s’exclame-t-il, toujours paniqué.
Je secoue la tête, serrant son bras de toutes mes forces.
− Je ne vais pas y arriver, soufflé-je difficilement.
Assan ouvre sa bouche et me saisit plus fermement.
− Bien sûr que tu vas y arriver, Bébé.

Quelques minutes plus tard, alors que nous arrivons à l’hôpital et


qu’une nouvelle contraction me prend par surprise, je réitère ma phrase :
− Je ne vais pas y arriver.
Assan me tient fermement la main. Il se penche vers moi, pensant
devoir me rassurer :
− Ça va aller. Tout va bien se passer.
− Tais-toi, soufflé-je alors que le travail commence.
Il ne m’écoute pas, préférant poursuivre :
− Nous allons avoir le plus beau des bébés, ce n’est qu’une petite
douleur. Pense à ce que t’a dit le médecin.
− Mais ferme-là, bon Dieu ! gémis-je.
Je n’ai pas besoin que l’on me rassure. J’ai besoin que cette putain de
douleur cesse. Qui a osé dire qu’un accouchement était le plus beau
moment pour une femme ? Laissez-moi vous dire que c’est une connerie !
Mon gynécologue, de garde cette nuit, arrive à ce moment-là, retenant
de justesse un sourire.
Le travail a commencé, pourtant je suis dans le flou total. Il examine
mon col et le trouve déjà assez ouvert pour que je commence de mon côté à
essayer de sortir le petit monstre. D’après lui, c’est très très rapide, et nous
avons bien fait de ne pas tarder. Adieu, péridurale…
La première fois, quand il me demande de pousser de toute mes forces,
je broie la main d’Assan qui devient de plus en plus blafard.
− Ne me laisse pas, soufflé-je en sentant mes cheveux devenir humides
de sueur.
Mon grand brun semble sortir de sa léthargie. Il secoue la tête et se
colle derrière moi.
− Jamais…
Et il ne me ment pas. Durant les longues et douloureuses minutes qui
suivent, il souffle des mots tendres à mon oreille. Des choses si romantiques
qu’un rire manque de sortir de ma bouche, à un moment.
Enfin, après un nouveau temps de souffrance, le médecin s’exclame :
− Je le vois ! Allez, encore un peu.
− Vas-y, Bébé, me souffle Assan, et je hurle une dernière fois en
enfonçant mes ongles dans sa peau.
Je ressens soudainement un grand soulagement. Comme si je flottais
désormais dans un tout autre monde. Et à ce moment-là, un petit cri retentit.
De tous petits pleurs envahissent la pièce, et mon cœur se comprime comme
jamais il ne l’a été. Ma gorge se noue, un bonheur indescriptible
m’envahissant de toutes parts.
Je passe ma langue sur mes lèvres sèches, mais mon regard est fixé sur
une unique personne.
Mon fils.
Assan, à côté de moi, ne bouge plus d’un centimètre. Je me tourne vers
lui et remarque ses yeux anormalement brillants. Il me fixe, tremblant.
− Je veux le voir, demandé-je à voix haute.
Et quelques secondes plus tard, on me le pose enfin contre moi.
Peau contre peau.
Assan se colle un peu plus. Il entoure mes épaules, appuie son menton
contre ma nuque et inspire profondément. Nous fixons tous les deux le petit
microbe qui disparaît entre nos bras remplis d’amour.
Son petit nez retroussé.
Ses yeux encore fermés, mais sa bouche déjà ouverte pour se plaindre.
− Merci, me murmure Assan à l’oreille en embrassant mon lobe.
Je me blottis un peu plus contre lui.
− Comment allez-vous l’appeler ? nous demande-t-on ensuite.
Mon homme me fixe, attendant ma réponse. Nous n’en avons jamais
discuté. Parce que je voulais d’abord tenir mon petit monstre dans mes bras
et réaliser à quel point tout ceci est bien réel.
Je pense à ma mère qui serait si ravie d’être là, aujourd’hui. Et je pense
à mon beau- père qui m’a élevée comme si j’étais sa propre fille, sa propre
princesse. Il a rendu heureuse ma mère pendant toutes ces années.
Alors, je n’hésite pas une seconde et murmure :
− Roman.
Assan embrasse une nouvelle fois mon oreille en hochant la tête.
− Roman Lakehal, bienvenue bonhomme.
Notre fils.
Ma famille.
- Remerciements -

Merci d’avoir suivi l’histoire d’Abby et Assan. Leurs aventures se


terminent ici. Mais qui sait, celles d’un autre personnage commenceront
peut-être un jour ? ;)
Merci d’être si présentes pour moi, de soutenir mes écrits, d’en parler
sur les réseaux. Vous êtes de superbes lectrices (pensée particulière pour toi,
Aly).
Merci à celles qui soutiennent l’histoire depuis ses débuts sur Wattpad.
Merci à mes bêtas, Laure et Sandrine.
Merci à mon éditrice.

À bientôt, Anita.
- À découvrir dans notre catalogue...
Deux premiers chapitres offerts... -
-1-

Calista

— Eh merde… J’aurais dû me douter qu’ils seraient encore en retard !


Le regard accoutumé à leurs déguisements grotesques, il m’est
pourtant difficile de retrouver ma famille. Cela doit faire au moins une
demi-heure que j’erre à leur recherche dans les méandres de l’aéroport
Roissy-Charles-de-Gaulle démesurément grand, et je me fustige d’avoir,
une fois de plus, succombé à mon obsession du rangement. Car ayant
convenablement enterré mon chargeur tout au fond de ma plus grosse
valise, il a fallu que la batterie de mon téléphone me lâche à l’arrivée, après
douze heures de vol.
Mes pieds foulent la moquette rouge, puis je m’assieds sur l’un des
sièges métalliques. Les connaissant, il faudra que je prenne mon mal en
patience.
J’observe un temps cette magnifique agitation : les va-et-vient
incessants, les retrouvailles et les adieux, les cris de joie, les pleurs et les
gens pour qui prendre l’avion est une routine fatigante.
Bientôt, je retrouverai chacune des personnes chères à mon cœur. Un
an que je suis partie dans un autre pays, sur un autre continent, loin de tout
et de tous. Un an que la musique ne fait plus partie intégrante de ma vie. Un
an que je n’entends plus qu’à la radio la voix de mon père s’élever au
rythme des accords rock de mes oncles.
Afin de me dégourdir les jambes, je traîne mes bagages jusqu’à la
sortie et laisse l’air chaud de ce début juin remplir mes poumons. La main
en visière, je scrute les parkings. J’avais oublié le manque de savoir-vivre
grotesque de certains de mes compatriotes jusqu’à ce qu’une voix veloutée
m’apostrophe :
— Hey ! Joli petit cul ! Si tu cherches quelqu’un, je suis ton homme…
Sans même me retourner, je dresse mon majeur vers ce goujat avant de
succomber à l’envie de pivoter pour riposter. Cependant, lorsque j’aperçois
son visage, j’en oublie ma répartie et il s’arrête instantanément de débiter
des âneries, les yeux exorbités.
— Basile ?!
Il jette un coup d’œil autour de lui, probablement pour s’assurer
qu’aucun membre de la famille n’ait pu entendre sa bourde.
— Putain, Calista ! Je t’avais pas reconnue, souffle-t-il, aucunement
embarrassé, mais légèrement confus.
Je braque mon regard dans sa direction. Lui aussi a changé. Deux ans
que nous nous sommes oubliés. Depuis son année sabbatique en Australie,
si mes souvenirs sont exacts. Il me semble que le début anticipé de mon
année Erasmus ne m’ait pas laissé l’occasion de le recroiser. Afin de
dissiper le malaise, il sort son téléphone pour affirmer qu’il a réussi à me
trouver, puis indique notre position. Rapidement, j’oublie sa présence tant je
suis heureuse de constater que tout le monde est venu m’accueillir.

***

C’est bon de rentrer chez soi. Je n’avais pas imaginé que tout
changerait et que tout resterait pareil. Ce que je ressens est discordant, je le
sais, mais je suis en pleine contradiction avec moi-même. D’un côté, je suis
contente d’être de nouveau à la maison, d’un autre, j’aurais aimé rester là
où j’étais. Les bonnes choses ont toujours une fin. Pourtant, ici, j’ai
l’impression que rien n’en a.
Notre propriété est toujours la même que lorsque je suis partie ; un
endroit antinomique et incohérent, voire rebelle et provocateur. Nous
aimons dire que nous vivons dans une ferme, sauf qu’elle n’a rien de
traditionnel. Elle a dû l’être à un moment donné mais, résolument, elle ne
l’est plus. Il s’agit à présent un véritable complexe architectural mêlant
ancienneté et modernité. Les habitations sont encore bordées par quelques
hectares de champs vallonnés et de forêts denses, le tout cerclé par une
enceinte robuste. Quant au corps de ferme, il a été divisé afin que chacun
puisse y avoir son intimité.
Les quatre familles des quatre membres du célèbre groupe de rock
Rechute vivent ici. Nos patriarches connaissent une véritable success-
story qui n’en finit plus depuis les années quatre-vingt. Ils ont également
réussi à percer sur la scène internationale et n’ont rien à envier aux Rolling
Stones, Led Zeppelin, Scorpions ou autres. Contraints de se sédentariser
avec l’arrivée des enfants, ils n’ont jamais commis l’écueil de se séparer et
ont réussi à créer ça : la Ferme. Mon frère, Félix, pendant les premiers mois
de sa vie, a connu leur vigueur vagabonde. Pas moi.
Quand leur progéniture a eu l’âge de prendre son indépendance, nos
parents ont décidé de nous offrir nos propres bicoques, toutes les unes à
côté des autres, sans charme, s’apparentant à des poulaillers. Malgré tout,
j’ai réussi à y créer mon nid. Gus, mon Gus, a eu la folle idée d’y construire
sa yourte. Nous l’avons fabriquée tous ensemble, le temps d’un été ; lieu
emblématique qui fut à une époque le repère de notre petite bande de cinq
ados – Basile, Solal, Gus, Cyrielle et moi.
C’est totalement utopique de penser que nous sommes libres puisque
nos proches ne sont jamais très loin. Seul Félix a une véritable maison, plus
éloignée, mais qui reste tout de même sur nos terres, statut de « papa »
oblige. Loin d’être aussi posés que lui, bien que de la même génération, les
frères de Basile, Hector et Ulysse, vivent aussi dans les poulaillers quand ils
n’écument pas le monde comme à l’heure actuelle.
Je suis rentrée depuis deux heures et rien n’a changé. Pourtant, rien
n’est pareil. Peut-être que c’est moi qui suis différente. Non pas que je me
sente en décalage avec l’endroit. Bien au contraire, je me sens
irrésistiblement chez moi. Peut-être même n’ai-je jamais été autant en
accord avec ce lieu et cette ambiance. J’ai eu besoin de partir pour me
retrouver réellement afin de savoir qui j’étais. L’aurais-je finalement
découverte, cette place que je cherchais tant ? Ou alors, je ressens ce
sentiment de plénitude simplement à cause de l’euphorie du moment ?
Après avoir été loin de mes proches, est-ce que la peur panique de vivre
aussi pleinement et excessivement qu’eux m’a désormais quittée pour me
fondre enfin dans leur moule ?
Peut-être que d’ici quelques jours, je me sentirai de nouveau en
opposition avec cette vie. Mais pour l’instant, la seule chose qui résonne
dans ma tête, ce sont les paroles d’une chanson d’Orelsan :

Au fond j’crois qu’la terre est ronde,


Pour une seule bonne raison…
Après avoir fait l’tour du monde,
Tout c’qu’on veut c’est être à la maison.

Le rangement de mes affaires et le cours de mes pensées sont


soudainement interrompus par ma sonnerie de téléphone au milieu de
l’après-midi. Rhaa ! Vont-ils me laisser organiser ma penderie en paix ?!
— Frangine, barbecue à dix-neuf heures. Ce soir, on fête ton retour !
m’informe Gus, excité comme une puce.
— Super ! Je ferais mieux de me dépêcher alors, si je veux terminer
tout ce que j’ai à réinstaller.
— Tu dois repasser tes chaussettes et tes petites culottes ? se moque-t-
il gentiment. Allez, je te laisse tranquille. Bisous, bébé chat.

***

Comme convenu, je rejoins ma famille sur la terrasse du hangar


transformé en salle commune. À la longue, il est devenu un véritable temple
de la fête.
Le temps est clément en ce début de soirée, je hume la bonne odeur de
viandes et de poissons grillés quand Gus s’élance vers moi pour m’étreindre
joyeusement.
— Chanceuse ! Moi, je n’ai pas eu le droit à un câlin de Gus quand je
suis rentré. Ce n’est pas juste, lance Basile, assis sur une chaise autour de la
table en feignant de bouder.
Basile qui s’amuse à faire l’enfant ? C’est une première ! Auparavant,
il s’assurait toujours d’être considéré comme le plus grand, le plus fort, le
plus beau. Il s’est toujours cru meilleur. Sûrement parce qu’il est le plus
vieux de notre bande. Le plus vieux du Club des Cinq, comme nous
surnomme parfois Ulysse.
Incontestablement, Basile est l’être que j’ai le moins apprécié à l’aube
de ma vie, je pense que c’est réciproque. Quand nous étions plus jeunes, il
était le premier à se moquer de ma maladresse et de mon embonpoint. Je
détestais ça. Encore aujourd’hui, j’ai toujours autant en aversion sa façon de
se croire irrésistible. Pour lui, seul le physique a de l’importance. Il dégage
une superficialité profonde et une espèce de suffisance qui me rebute à
avoir avec lui une relation aussi fusionnelle que celle que j’entretiens avec
Gus. Je ne le comprends pas, il ne me comprend pas. J’imagine qu’il en est
ainsi depuis que nous sommes tout petits. Pourtant, s’il y a bien une
personne que je trouve radicalement différente ici, c’est lui, ne serait-ce que
physiquement.
Certes, la mocheté n’a jamais caractérisé ses traits… mais ces deux
dernières années lui ont conféré un certain charme. Rageusement, j’aimerais
affirmer que son nez est grossier, effaçant toute la délicatesse de son visage
à la mâchoire carrée recouverte d’une barbe de plus de trois jours, mal
entretenue. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Ce nez assez brut,
rehaussé de petits yeux marron, encadrés par d’épais sourcils, lui confère un
air ténébreux des plus envoûtants. D’autant plus que ses boucles brunes,
devenues longues, adoucissent son aspect dépravé malgré la nonchalance de
sa coiffure.
— Oh ! Pauvre Choupinette ! Tu veux un bisou ?
Gus ricane, transforme sa bouche en une sorte de cul-de-poule, et se
met à imiter le bruit d’un baiser baveux sans pour autant me lâcher.
— Plutôt crever ! rétorque Basile.
— Ah ouais ?!
Il n’en faut pas moins à Gus pour se précipiter sur Basile qui se lève
d’un bond en faisant valser sa chaise afin d’esquiver l’assaut de son baiser
peu ragoûtant.
— Viens faire un bisou à tonton Gus, j’ai des bonbons dans ma poche !
ricane celui-ci.
— Je ne veux pas me transformer en crapaud ! Papa, au secours !
hurle-t-il.
J’avais presque oublié l’ambiance bon enfant qui règne ici. Dire que
j’ai déjà vingt ans et qu’aucun de nous n’a véritablement évolué…
Alors qu’ils courent autour de la table, je suis soudainement prise en
sandwich entre ces deux grands gamins. Basile m’agrippe par les épaules
pour se servir de mon corps comme d’un bouclier.
— Tu ne peux plus m’atteindre, maintenant ! Tu ne voudrais quand
même pas qu’elle se transforme, elle aussi ?!
Je suis secouée dans tous les sens pendant qu’ils rient comme des
gosses. J’ai choisi mon camp. J’agrippe les mains de Basile. Je me penche
en avant pour le maintenir contre moi et le soulever légèrement du sol,
même s’il est bien trop grand pour que j’y arrive.
— Vas-y, Gus ! Qu’on en finisse !
Maintenant que Basile est immobilisé, il lui claque un baiser humide
sur la joue. Beurk ! Je le lâche, mais il reste accroché à moi, son torse collé
à mon dos. Ce contact prolongé pourrait presque être dérangeant.
— Bon ! Vous enlevez vos sales pattes de ma fille ou il faut que je vous
coupe les bras ? intervient mon père sur le ton de la taquinerie.
— Non, c’est bon tonton Bernie, on te la rend, déclare Basile en levant
les mains au ciel. Tiens, prends-la ! rajoute-t-il en me repoussant loin
devant lui avec un sourire hypocrite avant de reculer de trois pas.
Doucement, l’air se remplit de l’odeur de poivrons grillés alors que
tout le monde est déjà attablé. Je m’assieds sur les genoux de mon père, qui
déguste un verre de whisky. Comme toutes les fillettes, je pense, j’en étais
amoureuse. Il était mon héros, ma légende vivante, mon exemple. Mais ce
n’est plus le cas. Nous avons perdu une grande partie de notre complicité à
mesure que je grandissais et comprenais le monde des adultes. Les
désillusions et les déceptions ont parfois été brutales. Son comportement
autodestructeur parvient encore aujourd’hui à me désenchanter, même si je
peux concevoir qu’il ait des raisons de souffrir. Toutefois, ce soir, j’ai envie
de redevenir la petite fille que j’étais sans me soucier de tout ça.
— Alors Princesse, le Canada ? me demande Solal.
— Il y avait de super beaux bûcherons ! je lâche, amusée.
— Je veux y aller, moi aussi ! rigole Cyrielle alors que je reçois une
tape de mon paternel sur la tête, ce qui ne m’empêche pas de frapper dans la
main de ma cousine.
— Tu vois, Céleste ! Je t’avais dit que c’était une idée à la con, ce
voyage, grogne mon père.
Ma mère me regarde, ahurie devant ma déclaration beaucoup trop
libidineuse à son goût. Je me suis toujours demandé ce qu’une femme aussi
belle, douce et calme faisait avec un homme comme mon père qui, encore à
son âge, demeure un musicien surexcité en permanence, au visage
accidenté. J’ai fini par me dire qu’ils se complétaient.
Assise sur le banc convivial, je remarque que toute ma famille est
restée égale à elle-même, presque statique. J’y inclus chaque famille des
membres de Rechute. Parce que c’est ce que nous sommes : une famille,
plus qu’un groupe ou une simple troupe. Nos pères, bien qu’étant de
véritables rockeurs, restent très traditionnels dans leur façon de concevoir
leur clan. Ils se considèrent comme des frères, par conséquent nous sommes
tous « cousins ». Basile, Solal, Gus, Cyrielle et moi avons donc grandi et
passé toute notre enfance ensemble. Et ma famille n’a pas changé. Il suffit
de repenser à leur extravagance de tout à l’heure : quatre vans pour venir
me récupérer, des lunettes de soleil pour chacun, des perruques roses pour
les femmes, de faux crânes rasés pour les hommes – mon père a même
échangé ses éternelles santiags contre une paire de tongs en plastique…
Autant dire qu’ils ne font toujours pas dans la demi-mesure.
— C’était pour rire… dis-je avec un grand sourire, absolument pas
convaincue par mes propos.
— Mais bien sûr ! Tiens, ça m’inspire une chanson : ça parle d’un père
avide de sang exterminant tous les hommes d’une province, rit-il avant
d’ajouter sur un ton plus sérieux, d’une voix grave et l’air bourru : Je vais te
surveiller, toi, maintenant que tu es de retour…
— Hors de question que vous restiez ce soir, bande d’ancêtres ! C’est
notre soirée ! s’interpose Gus.
— Je veux venir ! réclame Ambroise, le petit frère de Solal et Cyrielle.
— T’as craqué, le rembarre Solal. À douze ans, papa ne m’autorisait
pas à sortir. Hors de question que je joue au grand frère modèle pour te
chaperonner.
— Moi, je me charge de Calista, s’engage Basile d’un drôle d’air.
Effectivement, lors de la petite fête organisée pour nos retrouvailles
dans l’ancien hangar, Basile n’est jamais très loin. Il m’observe comme une
bête de foire tout en restant en retrait.
Tantôt il s’adosse à la rambarde du dortoir installé à l’étage qui offre
une vue d’ensemble, là où avant il y avait un grenier à blé ; tantôt il
s’accoude à l’une des tables de banquet ou au bar de l’immense cuisine.
D’autres fois encore, il s’assied sur l’un des canapés du salon près de la
cheminée centrale, mais en aucun cas, il n’oublie de s’éloigner.
En plus d’une beauté naturelle indéniable, il dégage un charisme fou.
Dans la foule, sa présence devient hypnotique. Je ne suis pas la seule à le
ressentir au vu de la troupe de filles qui gravite autour de sa petite personne.
Je n’en connais aucune.
En dehors de la bande, je n’ai que très peu d’amis avec qui je me suis
vraiment liée. Rencontrés en colonie de vacances, ils habitent bien trop loin
pour me rendre visite. Quant aux étudiants de ma faculté de lettres, disons
que je n’ai jamais réussi à m’intégrer. Même pendant mon année Erasmus,
je me suis terrée dans ma petite chambre par peur de rencontrer trop de
monde.
Basile erre comme un fantôme hantant les lieux et je me sens scrutée,
voire décortiquée comme une crevette par ses œillades. Toute cette
mascarade a le don de m’agacer. Depuis quand se donne-t-il le droit de me
surveiller ? Lui qui, avant que je ne parte, était le premier à me laisser dans
les pires situations, inconscient des dangers que représentaient pour moi le
monde extérieur. Quelque chose m’insupporte chez ce nouveau Basile.
-2 -

Basile

La bibine coule à flots, de la bonne musique résonne. Il y a de


l’ambiance, de la vraie, de la pure. C’est dans ces moments que je me dis
que j’ai une vie de rêve ! Quoi de mieux ? C’est ça la liberté : l’alcool, les
potes, les meufs, le sexe et quelques joints. Pas forcément dans cet ordre.
Cassandre me tourne autour, n’ayant rien trouvé de plus irrésistible que
moi. Je ne sais pas si nous pouvons la considérer comme une amie mais, en
tout cas, elle est utile. Je crois que nous lui sommes tous déjà passés dessus.
Même Solal, le mec le plus respectueux de la Terre.
Toutefois, ce soir, il y a de la chair fraîche donc je ne compte pas me la
faire, sauf si mes plans ne fonctionnent pas. Elle ne se cache pas d’être
complètement nymphomane. Heureusement pour nous, elle n’est pas
qu’une allumeuse. Non. Elle va jusqu’au bout, ne réclame rien.
L’expression « simple comme bonjour » lui convient parfaitement. Un
bonjour et c’est simple : vous lui écartez les jambes. Elle est insatiable.
J’ai pour habitude de ranger les nanas dans des cases. L’image de la
pauvre fille qui cherche l’affection d’un père absent colle facilement à la
peau de celle-là. Je me fous royalement des raisons qui poussent les meufs à
se donner, cependant ça m’aide à les cerner pour mieux les séduire et
profiter de leurs faiblesses. Je suis comme un putain de funambule, je joue
sur la corde sensible. Tomber est une éventualité, mais elle est excitante.
Cependant, malgré mon talent pour cerner les femmes, je ne sais caser
Calista dans une catégorie toute faite. Pour moi, elle est un mystère et l’a
toujours été. Je n’ai jamais réussi à saisir le fonctionnement de ce gnome
dans son intégralité. Voilà qu’aujourd’hui, ça devient encore plus difficile.
Toute son enveloppe corporelle s’est transformée et son côté irritant semble
avoir disparu.
Moins introvertie et, il faut l’avouer, plus belle, elle me paraît
différente. Calista était pour moi une gamine de deux ans ma cadette,
exaspérante, pleine de tergiversations et d’une banalité sans faille. Disons,
pour ne pas être méchant, qu’elle n’était pas particulièrement jolie, mais
plutôt conforme à la moyenne, car, en réalité, elle était difforme. Potelée
pour ne pas dire rondouillarde, avec un front trop grand ainsi qu’une
mâchoire trop brute, des pommettes trop hautes et des prunelles trop bleues
qui causaient son éternel célibat.
Petit, j’aimais lui dire qu’elle ressemblerait à Culbuto du dessin-
animé Oui-Oui si on lui coupait les jambes. À croire que j’aimais déjà être
un enfoiré. Pourtant, force est de constater que le Culbuto logé sous sa peau
a totalement disparu. Je dirais qu’elle a grandi, à moins que ce soit une
illusion d’optique causée par une perte de poids indéniable, quoique
raisonnable.
Affiné, son visage a pris du caractère en même temps qu’il est devenu
plus féminin. Ses lèvres sont plus charnues et ses yeux plus profonds. À
moins que je me fasse des films. En tout cas, elle n’est plus la gamine
boulotte d’autrefois. Elle a désormais des courbes pulpeuses, sublimes,
sensuelles, et sa pâleur presque transparente n’est plus si flagrante.
— Sympa la soirée, non ?
Gustave entame la conversation, ce qui m’oblige à ne plus la mater.
Avec son grand sourire de crétin, sa bière à la main, je me demande quand il
arrêtera de se teindre les pointes en blond platine ; déjà qu’il se prénomme
Gustave comme la souris de Cendrillon, ça n’est pas à son avantage. Grâce
au ciel, depuis qu’il a soufflé ses dix bougies, plus personne ne se risque à
le nommer autrement que Gus.
— Grave, je réponds sans conviction aucune.
Rêveur inconditionnel, Gus voit le bien partout, le rendant influençable
au possible et faible à mes yeux. Parfois, son côté aimable me casse les
burnes. Il ne peut pas juste fermer sa gueule et profiter ?
— Tu as repéré de la meuf ?
— Plus ou moins, je réplique avec un sourire en coin.
Il fallait commencer par-là ! Enfin un sujet intéressant car, dans le
fond, toutes nos fêtes se ressemblent.
— Quand est-ce que tu passes à l’attaque ? me demande-t-il gaiement.
Je m’interroge régulièrement ; savoir avec qui je couche l’intéresse
beaucoup trop souvent. J’ai fini par établir quelques hypothèses. Soit, c’est
un homo refoulé et disons qu’il aimerait tremper son biscuit dans mon cul –
il s’informe alors pour savoir quand j’aurai envie de passer à autre chose
pour pouvoir jouer au docteur avec lui, mais franchement, quand j’y pense,
ça me fait mourir de rire. Soit, il vit par procuration et je suis son modèle, le
mec qu’il aimerait être, mais qu’il ne sera jamais. Cette hypothèse est la
plus probable.
— Dans pas longtemps.
Je ne comprends pas comment Calista et Cyrielle font pour s’amuser
dans ce genre de soirée. Cette dernière n’a pas quitté Tiago depuis le
collège. Ils se promettent un amour éternel. C’est pour dire comment elle
doit se faire chier dans la vie. Même lui, je ne sais pas mais, putain, la seule
meuf qu’il a l’intention de se taper, c’est elle. OK, elle est bonne, certes,
mais toute une éternité avec la même fille ? Sérieux ? Je le plains,
sincèrement. Je n’aimerais pas être à sa place.
Quand j’en tiendrai une bonne, je serai plus compatissant avec mes
congénères. Toutefois, demain je n’éprouverai que du mépris à leurs égards.
Qu’ils poursuivent leur existence de merde comme ils l’entendent.
Au moins, le père de Cyrielle n’a pas trop à s’inquiéter puisque Tiago a
toujours été là pour la surveiller. Même si, au final, ça revient au même :
son « bébé » s’est fait dépuceler avant le mariage. Pour le père de Calista,
c’est une autre histoire… Personne ne sait jamais ce que cette dernière
pense, ni ce qu’elle veut. Elle est trop bizarre avec ses sautes d’humeur à la
con. Je déteste les indécises dans son genre. « Choisir, c’est grandir », m’a
enseigné un grand homme. Avec cette putain de perplexité qui lui colle à la
peau, comment deviner si elle a décidé de se défoncer la tronche au whisky
ou boire de l’eau ? Bernie connaît la réponse, nous ne pouvons qu’ignorer
la question.
Maintenant qu’elle n’a plus une image ingrate, des rapaces lui tournent
autour. L’adage « Sexe, drogues et rock’n’roll » ne s’applique pas à elle –
interdiction du haut patriarche. C’est pour cette raison que j’ai préféré la
garder à l’œil. Je me fiche d’elle comme de mon premier boxer, mais la
famille, c’est sacré. J’ai été élevé avec l’idée bien machiste – j’en ai
conscience, mais je l’assume – que l’homme est un loup. Par conséquent, il
doit protéger sa meute.
Pauvre gamine… Elle n’a pas le droit de s’amuser. Son père lui interdit
de connaître le bonheur dans lequel je plane depuis tout à l’heure.
Je laisse Gus derrière moi pour passer à l’attaque. Avec ma capacité à
cerner rapidement les gens ainsi que leurs attentes, je peux dire que je suis
un véritable caméléon dans mon domaine : je m’adapte à chaque nana en
fonction de ses envies. Et j’aime ça. J’aime savoir que je séduis et que je
peux être irrésistible. J’aime avoir le pouvoir et le contrôle sur les femmes
que je rencontre. C’est ma façon d’exister. Ce soir, j’opte pour une
blondasse sans cervelle.
— Ne te gêne pas ! Marche-moi dessus, espèce d’asticot gluant ! hurle
Calista alors que je la percute en chemin.
— Grosse tarte ! je réplique en lui tirant la langue.
Je reprends ma route afin d’esquiver sa prochaine insulte. D’ailleurs,
dès que je la recroise, je lui demande si Jeanne d’Arc la Pucelle est toujours
son exemple. Je refuse de croire qu’aucun mec normalement constitué n’a
pas eu le moindre désir primitif de se la faire. Avant, je comprenais
parfaitement que ça ne puisse pas être le cas, mais maintenant… Merde, ils
n’ont pas de couilles ces Canadiens ou quoi ?

***

Après quelques verres, la fumée, l’agitation, la proximité des corps me


donnent envie de sortir sur la terrasse et je laisse de côté mon vide-couilles
du soir. J’allume une clope, puis m’assieds sur les marches un peu plus au
calme. « Sexe, drogues et rock’n’roll », ça va bien cinq minutes, mais j’ai
besoin d’air. De beaucoup d’air. Pourtant, l’autre gugusse me colle au cul, à
croire qu’il veut vraiment me la foutre.
Je souris malicieusement en tirant sur une clope, puis je reprends la
conversation là où elle s’est arrêtée en la lui tendant :
— Et toi ?
— Pas ce soir, t’oublies Suzie.
Il prend une taffe, suivie d’une deuxième. Lui aussi a décidé de
s’emmerder dans la vie puisque c’est visiblement de plus en plus sérieux
avec Suzie, sa petite amie, depuis que je suis rentré d’Australie.
— T’as perdu tes burnes ? je le taquine.
— Absolument pas. Suzie ou pas, cette nuit, je préfère profiter que
nous soyons tous ici. Ça fait un bail que nous n’avons pas dormi au dortoir.
Tu seras parmi nous, pas vrai ?
— Déjà, rends-moi ma clope, espèce de microbe. Ensuite, il faut que je
la baise, mais après, je vous rejoins, mon pote.
Sans sourcilier, conciliant comme il est, il me rend le tube. J’aspire une
nouvelle fois ce poison, me relève, puis lui donne le reste du mégot lorsque
Calista arrive dans notre direction pour prendre ma place sur les marches.
— Tout va bien là-dedans ? lui demande Gus.
— J’ai trop chaud.
— Toujours en train de se plaindre, celle-là, je remarque.
Elle grimace avec un regard mauvais. Gamine.
— T’as pas de la meuf à draguer, toi ? me demande Gus pour défendre
sa protégée.
Soudainement, l’envie irrésistible de la faire chier me traverse l’esprit.
— Si, tu viens Calista ? Je vais te peloter dans un coin jusqu’à ce que
ta culotte soit toute mouillée.
Elle devient livide et Gus explose de rire.
— C’est dingue ! T’es encore plus lourd quand t’as bu ! me lance-t-
elle, visiblement irritée.
— Arrête de jouer la timide. Avoue qu’un pauvre Canadien s’est
chargé de ta virginité.
— Mais en quoi ça te regarde ?! s’énerve-t-elle.
C’est trop beau à voir. Ses yeux qui s’assombrissent, ses joues qui se
colorent, ses longs cheveux bruns qui s’agitent… Et tout ça grâce à moi,
grâce à l’effet que je lui fais. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est jouissif,
mais en tout cas, c’est du joli.
Gus rigole comme un abruti ; pour le coup, il ne lui est d’aucun
soutien.
— Basile, ton plan cul va refroidir si tu continues à saouler Cali.
— Bien vu ! Laisse-moi quinze minutes et je ressors d’ici accompagné.

***

— Oh ! Oui, Basile… susurre-t-elle avec une voix d’actrice de film


porno.
— Ferme-la !
Putain ! Je ne supporte pas son regard inexpressif. D’ailleurs, je crois
même que je ne supporte pas sa tronche. Heureusement que je la culbute
dans l’obscurité de ma chambre.
— Bâillonne-moi, me défie-t-elle.
Je la retourne avec virulence et l’oblige à se mettre à quatre pattes pour
la prendre en levrette. Quelque chose sur son visage me déplaît fortement.
Peut-être que si elle ne me voit plus, elle fermera sa gueule ; sa voix
gaillarde n’est pas envoûtante.
Elle prend l’une de mes mains qui maintiennent ses hanches pour la
guider sur son cul en mimant le geste d’une fessée.
Cette fille veut vraiment que je la frappe ? D’accord, je suis plutôt
brutal dans ma façon de baiser et ça fait quoi ? Deux heures que je la
connais ? Son prénom ? Je me souviens vaguement que ça commence par
un « S », mais je n’en ai plus rien à foutre – j’ai eu ce que je voulais.
Je savais qu’elle n’était pas saine d’esprit quand mon jeu de séduction
a débuté, mais je n’aurais jamais imaginé en arriver à un tel point de
connerie. À croire que la tendance du moment ne passera jamais.
Maintenant, toutes les nanas rêvent de ce mec-là, celui de leur bouquin
érotique à la con qui parle d’un sado-maso et d’une grosse coincée.
— Frappe-moi ! hurle-t-elle lorsque mes coups de reins s’intensifient.
OK, du calme.
— Avec plaisir, Poupée !
Mon ton est faussement enjoué, mais elle est trop conne pour le
remarquer. Je lui mets une première fessée, puis une seconde. Elle aime ça,
cette pute ! Difficile de comprendre en quoi ça la stimule sexuellement, car
moi, ça ne me plaît pas.
— Oh ! Basile, mon Basile ! Continue !
— Ta gueule !
Je ne suis pas SON Basile. Je suis le Basile de personne. Je
n’appartiens à personne d’autre qu’à moi-même. Je suis libre. Je ne
commettrai jamais l’impair d’être la propriété d’une femme. Je refuse
d’entendre quelque chose d’aussi débile sortir de nouveau de sa bouche.
C’est vrai quoi, elle ne peut pas la fermer ? Je me concentre, là. Elle ne
m’excite pas vraiment cette nana, mais j’ai envie de finir. Sexuellement, j’ai
vraiment de gros besoins. Ou alors, c’est pour perfectionner mon image. Il y
a une sorte de compétition avec mes frères, Ulysse et Hector. Parfois, je me
demande pourquoi je ne m’appelle pas Achille, juste pour parfaire la
référence aux épopées homériques. Ils sont partis en Espagne pour y passer
l’été. Je suis certain qu’ils vont revenir avec quelques IST, donc il faut bien
que je garde la forme si je ne veux pas me faire charrier, voire rabaisser.
C’est loin d’être serré en elle, j’ai du mal à jouir. Je suis déjà vanné. Je
la martèle de coups de reins depuis trop longtemps. J’éjacule enfin en
l’imaginant brune. Celle-là, c’est sûr, je ne la reverrai pas, c’est un très
mauvais coup. Elle peut prendre place dans mon top 10 des pires salopes
que je me suis tapées, et avec brio.
Je ne la regarde même pas et file prendre une douche. J’ouvre d’abord
le mitigeur en esquivant les premières gouttes d’eau froide pour augmenter
la température à son maximum. Dans le miroir, j’observe attentivement
mon reflet – souillé et monstrueux. J’ai conscience que baiser des
inconnues est loin d’être un acte profond de pureté et, après chaque acte
sexuel, je me trouve répugnant. Je ressens toujours le besoin de me purifier
; ne pas le faire m’est insupportable. C’est devenu pour moi un rituel.
J’attends que la vapeur déforme le mirage, puis je rentre enfin dans la
cabine pour laisse l’eau s’immiscer dans mes cheveux et rouler sur ma
peau.
Qu’importe la saison, par temps chaud ou froid, le début de cette
immersion se fait toujours sous un flot quasi bouillant. J’en ai besoin pour
consumer ma saleté. Je me savonne ensuite frénétiquement afin de nettoyer
minutieusement chaque partie de mon corps. En me rinçant, je vide mon
esprit tout en baissant progressivement la température de quarante-trois à
quinze degrés. Une fois complètement congelé, récuré, je sors de la cabine
et m’enroule dans une serviette propre. Le peignoir, c’est un truc de vieux
débris, très peu pour moi.
Lorsque je retrouve ma chambre, la fille traîne toujours là, dans mon
lit. Maintenant qu’elle y est, oubliée la nuit au dortoir ; il faut bien que je
fasse gaffe à ce qu’elle n’utilise pas la capote pour s’auto-inséminer. Être
fils de star du rock a l’avantage de faciliter ce genre de sauteries, mais a
aussi l’inconvénient d’attirer les pires déjantées. En m’allongeant, je prends
soin de lui tourner le dos, sans lui adresser le moindre mot. Je veux qu’elle
comprenne, par le biais de mon comportement ingrat en raison de son
attitude intrusive, qu’elle doit se barrer. Vite.
En l’ignorant totalement, je trouve enfin une place, malgré la nuisance
sonore de ses sifflements de nez.
Putain ! Qu’est-ce qu’elle fout ? Pourquoi m’encercle-t-elle de ses bras
? Sangsue.
— Barre-toi !
Je la repousse assez violemment. Si cette fille n’a pas compris qu’elle
est un simple objet pour moi, alors elle est vraiment attardée. J’écarte
l’image d’elle, pleine de tentacules, m’enlaçant tellement fort que je ne
peux plus respirer. Une image digne d’un cauchemar.
La pieuvre reste contre moi malgré l’agressivité de mon geste et de
mes propos. Lorsque je baise quelqu’un, j’accepte le contact sans aucune
difficulté, mais quand il n’y a rien de sexuel, j’ai horreur qu’on me touche.
Les accolades ou encore les bises de mes amis ne sont pas des gestes que
j’apprécie, et je pourrais même dire qu’ils me gênent. Il m’arrive d’être
tactile quand je commence à jouer, quand je veux séduire, or la plupart du
temps, je garde une distance de sécurité.
Alors, après avoir été touché par cette crasseuse, j’hésite à retourner
me laver, mais je renonce en essayant de me convaincre que c’est excessif.
Durant mon dilemme intérieur, je crois bien qu’elle s’est endormie dans
MON lit, et en plus, elle ronfle. Le sifflet de sa respiration est
insupportable. On aura tout vu.
Rapidement, ses ronflements s’intensifient et m’irritent. Comme il fait
encore bon dehors en ce début d’été, même à une heure du matin, j’enfile
un short ainsi qu’un sweat léger, puis je sors de ma turne en embarquant
quelques trucs dont la poubelle qui contient la capote pour la balancer dans
la benne éloignée des habitations. Pas prendre de risque. M’échapper de
cette chambre me semble être la meilleure des idées que j’ai pu avoir depuis
que j’ai ramené cette traînée. Elle n’est même pas médiocre au lit, c’est pire
: elle est nulle à chier ! Sérieusement, je me demande comment c’est
possible.
Plus j’approche de mon objectif et plus l’ombre que je pensais avoir
aperçue au loin, dans la nuit, me paraît réelle, humaine. Bizarre...

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1 Blyat : mot russe équivalent à : « putain ».
2 Kotyonok : mot russe signifiant chaton.
3 Mudak : mot russe équivalent à « connard ».
4 Vybatchte : mot russe équivalent à « pardon ».
5 Za zdorovie : « santé »
6 Glaz za glaz, zub za zub : équivalent russe de l’expression « œil pour œil,
dent pour dent ».
7 « mudak » : mot russe signifiant « connard ».
8 « Da » : Mot russe signifiant « ouais ».
9 « Vam nuzhna pomoshch’ ? » : phrase russe signifiant « Tu as besoin
d’aide ? ».
10 « Ostorozhno » : mot russe signifiant « attention ».
11 « khra » : signifie « merde »
12 « Nardinamouk » : insulte d’origine arabe signifiant textuellement «
maudite soit la religion de ta mère ».
13 « Bsahtek » : mot d’origine arabe signifiant « bravo ».
14 « blyat » : mot russe signifiant « putain ».

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