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CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
Sorcière,
mais pas trop
CHASTITY HOUSTON T. 1
CHRIS MALLORY
Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes, des lieux
ou des évènements réels n’est que pure coïncidence pour laquelle l’auteure décline toute responsabilité.
Je m’assieds face à la dame, après lui avoir proposé un thé qu’elle refuse.
Elle est nerveuse.
— Puis-je vous demander votre nom ? Juste votre prénom, si vous
voulez ?
Elle me confie son prénom, Rita, dans un murmure, et tout en sortant mes
cartes de leur boîte en bois gravé de symboles occultes – made in China,
vendu par Toni comme des petits pains – je la fais un peu parler. Si certains
clients sont méfiants et me mettent au défi de deviner leur situation, histoire
de prouver que je suis un charlatan, la dame me dit dans un souffle qu’elle est
veuve et qu’elle vient de rencontrer un monsieur de son âge, et qu’elle se
demande si c’est bien raisonnable de se lancer dans les jeux de l’amour à son
âge.
Mais bien sûr que c’est raisonnable, mamie ! Ton homme t’a quittée pour
un monde dit meilleur, tu viens de rencontrer un type qui te plaît, à qui tu
plais, alors go, fonce ! La vie est trop courte pour ne pas en profiter.
Évidemment, je ne lui dis pas comme ça. Je bats les cartes, je les lui fais
couper, puis j’étale plusieurs lames devant moi. Cette fois, fini de jouer, on se
concentre.
Je n’ai aucun pouvoir, aucun talent spécial. Je ne lis pas dans les feuilles
de thé ou le marc de café. J’ai simplement appris à me servir d’un tarot. Les
soixante-dix-huit lames d’un jeu de tarot ont chacune une signification
précise. Il suffit de les connaître, de tenir compte des lames voisines pour
comprendre la signification du tirage. Il faut être très prudente sur ce que l’on
annonce. Dans les jeux modernes, par exemple, si l'on tire l’arcane de la
mort, c’est rarement, très rarement littéral. Ça veut dire la fin de quelque
chose et le début d’autre chose, voilà tout.
Je tire justement l’arcane treize, et la dame s’effarouche tout de suite. Je la
rassure, lui explique que comme elle est en position passée, ça veut juste dire
que c’est la fin d’un grand amour.
— Mon pauvre John, murmure-t-elle.
Encore une fois, je n’ai aucun talent spécial. J’ai juste appris avec Toni,
avec des livres, et je laisse le paranormal et la mise en scène à d’autres. J’ai
toujours été attirée par les cartes, que ce soit pour jouer ou les tarots.
Naturellement, ces dernières étaient bannies à la maison. Ma mère comme
mon beau-père les traitaient comme des objets de superstition. J’ai touché
mon premier jeu en commençant à travailler chez Toni, vu qu’elle en vend. Je
me suis tout de suite passionnée et j’ai appris à déchiffrer leurs secrets. J’ai
commencé à faire des lectures pour moi, pour Toni, et puis pour des clients
fidèles. Et ça a fini par devenir mon troisième job, après vendeuse à la
librairie. J’ai des clients qui viennent régulièrement.
Est-ce que mes prédictions sont justes ? Puis-je lire l’avenir ?
Je n’ai pas de réponse. À vrai dire, je n’en veux pas vraiment. On touche
au bizarre, or je suis une fille rationnelle. Je ne prédis pas l’avenir. Je tire des
cartes qui donnent des conseils, qui peuvent éventuellement montrer le futur
le plus probable si le client continue sur la voie qu’il a empruntée. Là, par
exemple, je tire les Amoureux en position futur, parce que mamie est bien
partie pour laisser son cœur battre pour le monsieur qui lui plaît. J’agrémente
mon tirage d’un petit discours encourageant, parce que j’aime prédire des
issues heureuses. Le tirage est tout positif, même si en imprévu, il y a un truc
bizarre, le 6 de coupes. L’enfance. Mamie se rembrunit. Elle a vaguement
parlé du monsieur à sa fille et celle-ci a mal réagi, en parlant du devoir de
fidélité au défunt. Je contrecarre en lui disant que les astres veulent qu’elle
vive cette histoire d’amour. Je vois le genre de la fille, soucieuse que mamie
ne dépense pas sa thune, et donc l’héritage, pour des fringues et le coiffeur.
Ou se fasse plumer par un type qui ne peut être qu’un chasseur de mamie
fortunée.
— Les cartes vous sont favorables, Rita. Laissez-vous aimer, la conseillé-
je. Votre fille devra admettre que vous êtes une adulte et que vous avez le
droit à un second amour, même si vous n’oublierez jamais votre cher John.
Rita est toute contente. Elle se lève, me tend le prix de la consultation et
me fait la bise. Toni la regarde partir, avant de se glisser dans mon antre.
— L’amour ?
— L’amour, confirmé-je en battant et en rangeant mes cartes.
— Elle a bien de la chance, soupire Toni.
Elle a rangé mon sac et mon blouson et m’a préparé du café pour tenir le
choc jusqu’à vingt heures. C’est la boss la plus gentille que j’ai jamais eue.
On a presque le même âge – Toni vient de fêter ses trente-deux ans, moi mes
vingt-huit – et une même passion pour les livres. Quoique pas vraiment dans
la même catégorie. Toni adore l’histoire et l’ésotérisme, tandis que je lis
plutôt du polar et de la romance. Nora Roberts est mon autrice favorite. Ne le
répétez pas à ma mère, elle en ferait une crise cardiaque, elle qui m’a
dégoûtée des classiques en me forçant à les lire lorsque j’étais gosse.
— Et ton beau gosse portoricain ? demandé-je en prenant l’escabeau pour
aller mettre des arrivages en rayon.
— Il a préféré un petit cul de vingt ans, déplore Toni.
— Il ne sait pas ce qu’il perd, dis-je, sincère.
Toni est une métisse afro-américaine, avec de longs cheveux frisés qui
cascadent dans son dos, un beau visage et des yeux chocolat qui reflètent sa
belle âme. C’est Ambre, ma meilleure amie et voisine, qui nous a présentées,
lorsque je cherchais un autre taff pour compléter ma paie de la clinique
vétérinaire. Je n’y ai qu’un deux tiers temps, et ça ne suffit pas à payer les
factures. Je fais une première journée entourée d’animaux, ma passion, et une
deuxième journée entourée de bouquins. Il y a pire comme vie, non ?
— Je vais finir toute seule avec un chat qui me bouffera quand je serai
morte, prophétise sinistrement Toni en me faisant passer les livres neufs.
— Tu es allergique aux chats, lui rappelé-je.
À son grand désespoir, Toni éternue dès qu’elle voit un félin. Elle se serait
bien vue avec un chat noir qu’elle aurait emmené à la librairie. Elle vit juste
en dessus, la bestiole aurait pu aller et venir à sa guise et ça aurait donné une
aura encore plus mystérieuse à la librairie. J’ai dû ramener la chatonne noire
qu’elle a choisie à la clinique en vitesse, avant de dire à Toni de monter à son
appartement pendant que je passais l’aspirateur. Elle a éternué pendant une
bonne semaine.
— Et j’ai peur des chiens, se lamente-t-elle. Je suis bonne pour finir toute
seule, momifiée parmi mes bouquins.
— On finira ensemble. Et Ambre avec nous.
On rigole. Personnellement, et contrairement à Toni et Ambre, je ne suis
pas à la recherche d’un mec. J’ai eu ma propre version d’une love story bien
pourrie, avec un type qui me dénigrait sans cesse. On appelle ça des pervers
narcissiques, pour moi, c’est juste Gros Connard. Parce que monsieur était
diplômé de Columbia, tandis que j’ai simplement fait un an de fac avant
d’opter pour une formation de secrétaire, il me rabaissait constamment. J’ai
fini par me sentir nulle de chez nulle, jusqu’au jour où Ambre m’a ouvert les
yeux. J’ai quitté Gros Connard et emménagé dans l’immeuble d’Ambre,
accompagnée de la désapprobation de ma mère, qui adorait Gros Connard.
Du coup, je suis un peu refroidie vis-à-vis des mecs. Je suis très bien
comme ça. De temps en temps, je sors avec Ambre, on va dans un bar, on
drague, on passe parfois la nuit avec un mec histoire de se rappeler comment
on fait l’amour, mais ça ne va pas plus loin. Ma vie est parfaite aujourd’hui,
merci de ne rien changer.
CHAPITRE 3
Je ne peux plus rien faire pour Ambre. Je remonte dans mon appartement.
Je tremble comme une feuille. J’ai besoin d’un deuxième verre, que je
m’accorde après m’être brossé les dents. Ma bouteille de vodka est ma
nouvelle meilleure amie.
Je fais la chose la plus rationnelle, la plus logique au monde. J’appelle les
flics. Matthew Fox, fantôme, m’a suivie dans mon appartement. Il regarde
patiemment autour de lui, attendant que j’aie indiqué à l’opératrice qu’il y a
eu un meurtre, donné mon nom et mon adresse, et précisé qu’il y a du sang
partout. La femme me demande si je suis en sécurité, si j’ai vu le meurtrier,
tout en m’assurant qu’elle envoie des agents immédiatement. Je l’entends
tapoter sur son clavier. Après un certain temps pendant lequel je me laisse
tomber sur une chaise, elle me dit que ses collègues arrivent.
— Ce petit appareil est remarquable. La dernière fois que je me suis
réveillé, cela n’existait pas.
Je ne réponds pas. Je pense à Ambre, baignant dans son sang.
— Si j’étais descendue à temps…
— Vous vous seriez fait tuer avec elle.
Il s’approche de moi et fait le geste de poser sa main sur mon épaule. À
ma grande surprise, je sens comme un courant d’air. Je porte un top à larges
bretelles et je pourrais jurer que j’ai senti la main de Matthew le fantôme sur
mon épaule.
— Je peux vous sentir ? demandé-je.
Je tends la main, et comme dans la laverie, je passe à travers son corps,
mais non sans sentir une sorte de résistance et de l’électricité.
— Je ne peux pas agir sur le monde physique. C’est vous qui pouvez agir
sur mon plan.
Bien sûr. C’est tellement évident.
— Pourquoi moi ? De toutes les personnes qui habitent New York,
pourquoi être venu me voir moi ?
Je crie presque ces mots. Je suis en colère. Je vivais ma vie tranquille et
voilà que monsieur le fantôme débarque, qu’Ambre est morte déchiquetée par
un démon et que je vais piquer une crise de nerfs si les flics n’arrivent pas
très vite.
— Je suis prisonnier de cet immeuble, m’explique Matthew. Depuis ma
mort, j’étais… comme dans les limbes, pas vraiment endormi, mais pas
réellement conscient non plus. J’ai été tiré de mon sommeil il y a quelques
jours, mais c’était encore vague. Le démon m’a vraiment réveillé, mais je
n’ai pu qu’assister au massacre. J’ai essayé de prévenir votre amie, mais elle
ne me voyait pas. J’ai tenté de me montrer à plusieurs habitants de cet
immeuble, mais vous êtes la seule à m’avoir vu. Je pense qu’un des hommes
qui habitent au dernier étage m’a vu aussi, mais… il était occupé.
Je fronce les sourcils. Matthew a l’air embarrassé et je pourrais jurer qu’il
a rougi. Au dernier étage, il n’y a qu’un seul appartement d’occupé, par un
couple de gays.
— Ils étaient en train de baiser ? m’informé-je.
Cette fois, il rougit bel et bien.
— Je crois qu’ils se livraient effectivement à une activité de ce genre,
élude Matthew.
— Ils sont mariés, vous savez.
Cette fois, il a l’air carrément choqué.
— Laissez tomber, dis-je. Je ne comprends pas pourquoi je peux vous
voir. Je n’avais jamais vu de fantôme avant.
— Vous êtes une psychique, Chase. Je pense même que vous êtes une
sorcière.
Je ne réponds même pas. Je me contente de le fixer. Il est mignon, mais il
a fondu un plomb. Moi, une sorcière ? N’importe quoi !
L’arrivée des flics me dispense de poursuivre cette discussion sans aucun
sens. Je réponds à l’interphone, et je descends les rencontrer. Ils sont quatre,
deux en uniformes et deux en civil. La femme en jean et blouson m’informe
être le coroner. Le type se présente comme le lieutenant Nadeem. Il me flashe
son badge sans un sourire. Dommage, parce qu’il est aussi beau gosse que
Matthew, dans un genre différent. Mon fantôme se tient à côté d’eux.
Naturellement, aucun d’entre eux ne le voit.
J’emmène ce petit monde à la laverie, j’ouvre la porte et les laisse entrer.
Je refuse de remettre les pieds là-bas. Je pense à mon panier de linge sale. Ce
n’est pas aujourd’hui que je vais faire ma lessive et je vais devoir porter des
trucs sales. Yerk !
Plutôt crever, bouffée par un démon.
— Miss Houston ?
Le lieutenant Nadeem doit me parler depuis un moment, parce qu’il a un
ton agacé. Il fait une gueule d’enterrement, ce qui est de circonstances. Je me
demande s’ils reçoivent un entraînement spécial pendant leur formation ?
Genre prendre un air grave pour annoncer un décès, même si tu viens juste
d’avoir une promo, un rendez-vous galant avec ta partenaire sexy et que tu as
gagné au loto.
— Nous pourrions peut-être monter jusqu’à votre appartement. J’ai
quelques questions à vous poser.
S’il fait cette gueule-là en privé, je plains sa meuf. Je le précède dans
l’escalier et l’emmène à la cuisine. La bouteille de vodka est toujours posée
sur le comptoir. Je la range et me fais un café. J’en propose un au lieutenant,
qui refuse d’un signe de tête.
— Comment avez-vous découvert le corps ? s’enquiert-il brusquement.
Il démarre sec.
— Lady Gaga est venue gratter à ma porte.
Il a l’air de se demander s’il ne va pas appeler les urgences psychiatriques
pour ma pomme. Je précise que Gaga est le nom d’un labrador et je poursuis.
— Je devais descendre rejoindre Ambre à la laverie, mais j’étais en retard.
La chienne avait l’air terrifiée. Je suis descendue et je l’ai trouvée.
Je ne suis pas super claire dans mes explications, mais Nadeem hoche la
tête.
— Où est le chien ?
— Je ne sais pas.
Je fais le tour de mon appartement, ce qui est vite fait vu que j’ai un deux
pièces cuisine avec vue imprenable sur la cour intérieure. Je finis par
dénicher Gaga sous mon lit, encore tremblante. Il faut la promesse d’un bout
de fromage pioché dans le réfrigérateur pour la faire sortir et gagner la
cuisine. Elle va renifler Nadeem, qui la caresse. Gaga se laisse faire. Elle va
se mettre sous la table. Pour une chienne qui est plutôt du genre à sauter sur
le canapé, voire sur vos genoux, elle est vraiment flippée. Ambre la laissait
généralement devant la porte de la laverie, parce que Gaga a tendance à
piquer des vêtements sur la table de pliage ou dans le panier pour les semer
dans les étages, y compris des petites culottes. Cette manie lui a
probablement sauvé la vie.
Nadeem me pose des questions sur Ambre, auxquelles je réponds d’une
voix qui se raffermit. Le gros choc est passé, je retrouve mes moyens et ma
maîtrise habituelle. Matthew n’est nulle part en vue.
Et si j’avais rêvé tout ça ? Si j’étais descendue à la buanderie à la suite de
Gaga, que j’ai découvert le corps d’Ambre et que j’ai imaginé voir et parler à
un fantôme ? Et si j’étais en train de rêver et qu’Ambre est en fait chez elle et
moi dans mon lit ?
Je me frotte les yeux. Je suis sur la mauvaise pente. Je bois mon café. Je
revois le corps éventré d’Ambre. Cela, je ne l’ai pas rêvé. Je n’aurais pas pu
imaginer une horreur pareille.
— Qu’est-ce qui a pu faire ça ? demandé-je au lieutenant Nadeem,
curieuse de connaître sa réponse.
Il a brièvement vu le corps, n’a montré aucune émotion particulière, et m’a
rejointe dans le couloir.
— L’enquête le déterminera. Miss Houston, y a-t-il eu récemment des
évènements un peu inhabituels dans l’immeuble ?
— Quoi ? Non. Je ne crois pas.
— Des travaux ?
— Oui. Dans la buanderie, il y a deux semaines. On n’avait plus d’eau
dans les machines. Les ouvriers ont dû toutes les déplacer et démolir le mur
pour trouver la conduite. Ils ont même dû y aller au marteau-piqueur quand
ils sont tombés sur un mur en béton…
Dans la buanderie… Évidemment.
— Vous pensez que le tueur fait partie des ouvriers ? Qu’il a repéré
Ambre et qu’il est revenu pour la tuer ?
— À ce stade de l’enquête, c’est impossible à déterminer, répond Nadeem.
Avez-vous remarqué autre chose d’inhabituel ?
— Non.
— L’immeuble n’est occupé que par quatre locataires, si l'on se fie aux
boîtes aux lettres. Savez-vous pourquoi ?
La question à mille dollars.
— L’immeuble a une sale réputation. Il y a eu une série de crimes non
élucidés dans les années 60 ou 70. Du coup, les loyers ne sont pas trop chers,
mais les gens ne restent pas. Ils se montent la tête avec des bruits bizarres.
Nadeem ne note pas mes réponses. Il scrute mon visage.
— Pourtant, vous vivez ici depuis plusieurs années, constate-t-il.
— Je ne m’effraie pas facilement des bruits de plomberies, rétorqué-je. Un
type a tué des gens ici il y a plus de cinquante ans, lieutenant. Même s’il était
tout jeune quand il a fait ça, il est mort.
C’est que je me suis dit lorsqu’Ambre m’a proposé de vivre ici. Elle-
même adorait la réputation sulfureuse du bâtiment. Quant à moi, je suis
rationnelle. Un type inconnu a dézingué plusieurs locataires, n’a pas été
attrapé, et doit à présent soit être mort à son tour, soit bouffer de la compote
dans une maison de retraite. En attendant, l’immeuble est chouette, bien situé,
les appartements sont propres et il n’y a pas de cafards.
Naturellement, ce qui s’est passé ce soir remet tout en question. Si l’on
admet que c’est un démon qui a tué Ambre, et que ces bestioles existent, et
qu’elles sont probablement immortelles, alors je devrais déjà être en train de
faire mes valises.
Nadeem me pose ensuite des questions sur les autres habitants de
l’immeuble, qu’il va aller interroger lorsqu’il aura fini avec moi. Je lui parle
du couple du dernier étage, et de la vieille dame du 3è.
— Elle habite là depuis longtemps ?
— La vieille Grinch est là depuis près de quarante ans, je crois, réponds-
je. Elle s’appelle Mrs Davis, mais vu son amabilité, on l’a surnommée la
Grinch. Elle a au moins quatre-vingts ans, et elle n’a rien de la petite mamie
sympa des sitcoms.
— J’irai lui parler demain matin, décide le lieutenant Nadeem. Je vous
remercie pour votre coopération.
Il se lève, je me lève et cligne des yeux dans la lumière crue de la cuisine.
Tout me paraît… si normal. Seule la présence de Gaga témoigne du contraire.
— Et c’est tout ? demandé-je en repliant mes bras autour de moi. Vous
n’allez rien faire d’autre ?
— Mes hommes sont en train de fouiller l’immeuble, et je vous
recommande de vous barricader chez vous. N’allez pas dans les sous-sols.
— Je vais éviter, marmonné-je. Et Ambre ? Son corps, je veux dire ?
Il va pour me répondre quand son téléphone vibre. J’en profite pour
l’observer plus attentivement. Nadeem doit être Indien ou Pakistanais
d’origine, il en a le teint bistre et les épais cheveux noirs, qu’il porte coiffés
en arrière. Son nez un peu busqué donne du caractère à son visage aux traits
réguliers. Il porte le costume-cravate avec élégance. S’il souriait, il serait
vraiment sexy.
Nadeem range son téléphone.
— Le corps de votre amie va être emmené. Pourriez-vous me donner le
nom de l’entreprise qui a fait les travaux ?
— Aucune idée. Il faudrait contacter le propriétaire ou l’agence qui gère
l’immeuble.
Je lui fournis le nom et les coordonnées de l’agence, ainsi que celles de la
mère et de la sœur d’Ambre. Il se charge de les prévenir, ce qui m’évitera de
le faire. Je les connais peu, à vrai dire, parce qu’Ambre s’était déjà éloignée
de sa famille lorsque je l’ai connue à la fac.
Nadeem prend congé. Je verrouille ma porte à double tour et m’adosse au
battant, les yeux clos.
Matthew Rutherford Fox en profite pour réapparaître. Je le sens même
avec les yeux fermés. Je bats des paupières et il est là, avec son petit sourire
qui le rend totalement craquant.
— Comment vous sentez-vous ? demande-t-il avec gentillesse.
— Je vais tenir le choc, admets-je en me décollant de la porte.
J’allume toutes les lumières et regarde sous mon lit, suivie par Matthew
qui me laisse faire sans intervenir.
— Pas de tueur en série planqué sous mon lit, constaté-je en me laissant
tomber dessus.
— Chase, vous savez très bien que c’est un démon qui a tué votre amie,
fait Matthew en s’asseyant, tout fantôme qu’il est, sur le fauteuil près de la
fenêtre.
— Je crois que je préfèrerais avoir affaire à un bon vieux serial-killer,
soupiré-je. Comment est-ce que je vais expliquer au lieutenant Nadeem qu’il
perd son temps en allant emmerder des ouvriers qui n’ont rien à se
reprocher ?
— Oh, mais il le sait, affirme Matthew.
Je me redresse.
— Quoi ?
Matthew me sourit à nouveau. Bon sang, pourquoi est-il immatériel ? J’ai
envie de le prendre dans mes bras, là, tout de suite, et de me blottir contre lui,
juste pour sentir sa gentillesse couler en moi.
— Il sait qu’il a affaire à un démon, explique Matthew. J’étais à la
buanderie. L’équipe qui s’y trouve ne vient pas du commissariat local. Ils
savent pertinemment qu’il y a un démon et ils ont même des petits boîtiers
comme le vôtre pour faire des mesures.
Il doit parler de mon téléphone.
— Comment est-ce qu’ils ont su ? m’écrié-je. J’ai appelé pour un
meurtre ! Qui sont-ils ? Une sorte de section paranormale du FBI ? C’est le
nouveau Mulder, le lieutenant Nadeem ?
Matthew ne comprend évidemment rien à ce que je raconte.
— Laissez tomber, dis-je.
— Toute l’équipe fait partie du Bureau des Enquêtes Spéciales, explique
Matthew. Je n’ai pas tout compris de leur conversation, ils utilisent beaucoup
d’acronymes et de termes qui me sont inconnus, mais ils ont mentionné le
BES.
Il m’explique, devant mon air ahuri, que le Bureau des Enquêtes
Spéciales, ou BES, a été créé par Théodore Roosevelt au début du siècle.
Officiellement, il n’a aucune existence, bien sûr. Mais ce démon n’est pas le
premier que la police de New York doit combattre. Le Bureau se charge de
tout ce qui est paranormal. Des meurtres bizarres, des disparitions, des gens
qui affirment avoir vu des vampires ou des loups-garous…
Quoi ? Des suceurs de sang ? Des métamorphes ? Stop. Je suis une fille
rationnelle. J’ai mes propres monstres, comme toute bonne citadine, le serial
killer, le serial killer kidnappeur violeur (ne rayer aucune mention), auxquels
est venu s’ajouter le terroriste. Je n’ai pas besoin de monstres de cinéma.
— Il commençait à y avoir des BES dans toutes les grandes villes, se
souvient Matthew. Nous avions un grand fichier où étaient répertoriées toutes
les attaques de démons. S’ils ont gardé ces fiches, ils ont pu voir qu’il y avait
déjà eu des attaques ici en 1925. Il est cependant remarquable qu’ils aient pu
intervenir aussi vite après votre appel. C’est presque de la magie !
— Informatique, marmonné-je. OK, je comprends mieux. J’ai donné
l’adresse d’un immeuble maudit, et les flics ont alerté votre Bureau spécial.
Ne cherchez pas à comprendre, on fait ça très bien de nos jours par
recoupement de données ultrarapide.
— C’est remarquable.
— Arrêtez avec cette expression, bordel ! m’exclamé-je. Ce n’est pas
remarquable, c’est juste le progrès !
Matthew ouvre de grands yeux, et je comprends que mon langage l’a
choqué.
— Pardonnez-moi, s’excuse-t-il cependant. Je ne suis réveillé que depuis
quelques heures, et je n’arrête pas de m’émerveiller devant les progrès que la
civilisation a accomplis.
— Ouais, eh bien, attendez avant de dire que le futur est génial, dis-je d’un
ton amer. OK, Nadeem et ses potes savent qu’ils ont affaire à un démon. Que
vont-ils faire ?
— Revenir pour sonder les sous-sols, trouver le démon et le détruire. Du
moins, c’est ainsi qu’on procédait à mon époque.
— Où est le démon, en ce moment ? Est-ce qu’il peut être dans mon
appartement ?
C’est une information qui m’intéresse, quelque part. Histoire de savoir si
je finis la nuit à l’hôtel ou si je peux rester ici, après avoir vérifié que tous les
volets sont bien fermés.
— Non, m’assure Matthew. Je peux le sentir, d’une manière très diffuse, il
est loin dans le sous-sol. Il a dû regagner sa cachette. Il était très faible, et il
va lui falloir un peu de temps pour assimiler l’énergie qu’il a volée à votre
amie. Ensuite, il va ressortir pour chercher de nouvelles proies.
— Quand ?
— Dans quelques heures ou quelques jours.
Quelques heures ? Autrement dit, avant l’aube ?
— Il agit toujours de nuit ?
— Pas forcément. Il n’aime pas le soleil, comme tous les démons, mais en
étant protégé par des murs, il peut agir le jour.
De mieux en mieux !
— Et que fait votre Bureau au lieu de revenir en vitesse avec des trucs
pour retrouver le démon et le tuer ? m’indigné-je.
— Vous ne pouvez pas le pourchasser et le traquer dans son repère,
m’explique Matthew. En dehors des phases d’attaque, les démons se replient
dans leur propre dimension, un plan distinct du nôtre. Je peux le sentir, il est
quelque part dans le sous-sol, mais seulement sous forme étherale. Son corps
est dans une autre dimension.
— Autrement dit, pour le tuer, il faut attendre qu’il attaque ?
— C’est exact. Il n’y a que dans les dernières étapes de sa croissance
qu’un démon ne peut plus se dématérialiser aussi facilement.
— Et quand il y parvient ? Quel est son but ? Bouffer des gens ?
— Non, pas plus que notre but dans la vie n’est de manger. Nous le
faisons pour survivre. Les démons ont pour but ultime d’influencer les
hommes par des pensées mauvaises et de les pousser à commettre des actes
mauvais. Ils se nourrissent de toute l’énergie négative qui est générée.
Charmant. Je me fais la réflexion que New York est l’endroit idéal pour
ça. Cette ville est un condensé d’énergie, et elle n’est pas toujours positive,
loin de là. Entre la violence, la cupidité, la jalousie, tout cela exacerbé par la
grande ville, ça doit être le happy hour toutes les heures pour un démon.
— Je ne vais pas attendre que ce démon revienne, dis-je d’un ton ferme. Et
puis vous avez dit que je devais vous aider !
— Oui, m’aider en me mettant en contact avec le BES, précise-t-il, pas en
vous lançant dans l’aventure.
J’enfile mon blouson et cherche ma lampe électrique dans le placard de
l’entrée. Je change mes Converse pour mes bottes.
— Ils ont des super-pouvoirs, au BES ?
— Certains sont des sorciers, mais il n’y en avait pas parmi ceux qui
étaient présents. Toutefois…
— Alors, j’y vais ! le coupé-je.
— C’est dangereux ! objecte Matthew.
— Pour l’instant, je vais juste aller chercher vos armes. Pour ça, j’ai
besoin que vous me guidiez. Vous en êtes, ou pas ?
— Une dame…
Ah non ! S’il me sort que je devrais rester ici à broder en attendant que le
lieutenant Nadeem joue les valeureux héros, Matthew va se prendre les
nouvelles valeurs du XXIème siècle en plein dans la tête, féminisme en
premier.
— Écoutez, mon vieux, l’interromps-je en me plantant devant lui, mains
sur les hanches. Les choses ont changé depuis votre époque. Je n’ai rien
d’une petite chose fragile. Je vais aller chercher ces armes en adamantium…
— Titanium, corrige-t-il.
— Si vous voulez. Et je vais aller buter ce démon. Il a bouffé ma BFF,
merde !
— Votre quoi ?
— Ambre ! Ma meilleure amie !
Je suis déjà dans l’escalier. Je m’avise que, d'un, je devrais me taire, parce
que je vais réveiller tout l’immeuble, et de deux, que tout l’immeuble devrait
être réveillé, bordel ! Il y a eu un meurtre !
Pourtant, rien ne bouge. Les agents du BES sont déjà repartis. Ils n’ont
visiblement pas trouvé utile d’aller interroger les autres locataires de
l’immeuble. D’accord, il est minuit passé, mais quand même.
— C’est bizarre qu’ils ne soient pas allés sonner chez les gens, murmuré-
je à Matthew qui descend les marches à mes côtés.
Ou plutôt qui mime le mouvement de descente, parce qu’il flotte un peu
au-dessus des marches en marbre.
— Je ne peux vous répondre à ce sujet, répond le fantôme sur le même
ton. Je suppose qu’ils ont voulu éviter de paniquer les gens.
— Ils vont faire une drôle de tête, les gens, quand ils vont vouloir aller à la
buanderie demain.
— Ils ont dû la bloquer.
Il a raison. La porte est fermée à clé et ne s’ouvre pas quand j’essaie de
faire tourner ma propre clé dans la serrure. Ce que je fais au mépris des
bandes jaunes et noires qui interdisent l’accès. Dans la faible lumière, je vois
un truc mauve pulser lorsque j’essaie de tourner la clé.
— Ils ont placé un sortilège, explique Matthew. Vous pouvez le voir ?
— Oui. Je croyais que les agents de votre BES n’avaient pas de pouvoirs
spéciaux.
— Un non-sorcier peut poser un sortilège créé par un sorcier, s’il sait
comment l’activer.
Il me regarde bizarrement.
— Quoi ?
— Rien, répond-il.
— Bon, votre speakeasy, on peut y aller comment.
— On y accédait par la chaufferie, précise Matthew. Je me souviens
maintenant. C’est bizarre, je ne suis venu ici qu’une seule fois, le jour de ma
mort, et je me rappelle tout comme si c’était hier.
— Si vous étiez dans les limbes ou quelque chose du genre pendant toutes
ces années, c’était hier pour vous, dis-je.
— Je me suis réveillé une fois, il y a longtemps, explique-t-il. J’ai entendu
de la musique. Le démon était là, mais je suis retombé dans les… limbes.
Il a buté sur le mot.
— Vous êtes croyant ? demandé-je.
— Je suis catholique.
— Donc, vous devriez être au paradis, non ?
— Ou en enfer.
Dans le faible éclat de l’ampoule du couloir, je le vois sourire avec
amusement.
— Oh, allez, un bon flic comme vous, chasseur de démons, ça va
forcément au paradis. Ou alors c’est à désespérer.
— J’ai commis quelques péchés, je le crains.
— Comme nous tous. De toute façon, enfer ou paradis, pourquoi êtes-vous
resté là durant toutes ces années ?
— C’est une excellente question. Si vous avez la réponse, merci de la
communiquer. C’est vous qui vivez dans un âge éclairé.
Il ne se foutrait pas un peu de ma gueule, le fantôme sexy ? Je m’abstiens
de répondre. Nous sommes devant la porte de la chaufferie, que je
déverrouille. Nous nous faufilons entre la chaudière et le mur, pour arriver
contre le mur du fond. Pas de jaune poussin ici, juste de vieilles briques dont
le rouge a viré au marron gris peu ragoûtant. À vrai dire, c’est seulement la
deuxième fois que je viens ici. La première, c’est un peu après avoir
emménagé, quand Ambre m’a fait visiter les lieux, en jouant les revenants à
grand renfort de « houuuuu ». On avait un peu picolé et bien rigolé.
Elle va me manquer.
— C’est derrière ce casier, dit soudain Matthew. Vous allez devoir
actionner vous-même le levier. Ici.
Il me montre une brique, dans le mur, couverte de poussière, comme dans
un film d’aventure. J’appuie sur la brique. Il ne se passe strictement rien.
J’appuie plus fort. Je la sens vaguement bouger sous mes doigts. J’appuie de
toutes mes forces, des deux mains, et la brique s’enfonce dans le mur. Je
m’érafle les doigts au passage et jure comme un charretier. Matthew est
choqué. Je le suis encore plus lorsque le casier rempli de vieux trucs à côté de
moi s’enfonce dans le mur et révèle un passage secret. Un courant d’air me
fouette le visage, et croyez-moi, ça ne sent pas la rose. Plutôt les égouts, une
odeur de renfermé, et une odeur âcre dont je préfère ne pas connaître la
provenance.
— Et si ça se referme ? m’informé-je alors que Matthew s’enfonce dans le
passage.
Il s’en fout, lui, il peut traverser les murs.
— Il y a le même système de l’autre côté.
Ouais. Je préfère quand même assurer mes arrières. Je prends un outil
style clé à molette, couverte de toiles d’araignée et de poussière, et je m’en
sers pour bloquer le passage avant de m’y engager à mon tour.
Matthew me désigne un vieil interrupteur, que je touche à travers la
manche de mon blouson, histoire de ne pas me faire électrocuter.
Naturellement, rien ne s’allume, et j’utilise ma torche pour nous guider dans
le couloir, assez court, qui fait un coude et s’achève par un escalier.
— En bas, il y a une porte en faux-semblant, m’explique obligeamment
Matthew. Elle n’est pas très haute, faites attention à votre tête.
Je descends les marches avec précaution. À gauche, l’escalier continue et
se perd dans l’obscurité. Le speakeasy était bien planqué, quand même. Je
repère la porte, dissimulée derrière de la brique.
— Il y a un judas. Le portier vous ouvrait si vous frappiez d’une façon
spécifique. C’était…
Il mime trois coups, puis deux, et encore trois.
— Naturellement, dit-il avec un petit sourire, il n’y a plus de portier
depuis longtemps. Il va peut-être falloir forcer un peu.
Je pousse contre les briques, mais je m’aperçois vite que je perds mon
temps. S’il y a un mécanisme, il est bloqué depuis longtemps.
— On ne devait pas pouvoir l’ouvrir de l’extérieur, constaté-je. Il y a un
autre accès ?
Matthew fronce les sourcils.
— Je crois que je suis passé par cet escalier. Oui, c’est cela, par là. Il y a
une ouverture à un moment.
Ça m’aide beaucoup. Je descends les marches, couvertes de poussière et
d’insectes que j’espère morts. Je réalise brusquement ce qui manque à tout
cela.
— Il n’y a pas de rats, remarqué-je. Dans cette ville, dans un souterrain
que personne n’utilise, il n’y a pas un seul putain de rongeur. Ce n’est pas
normal.
— Les rats quittent le navire en premier, répond Matthew qui connaît ses
classiques. Ils ont dû sentir le démon. Ces petites bêtes sont très intelligentes,
vous savez.
— Je sais.
Je n’ai rien contre les rats domestiques. Mais ces sales bestioles qui
hantent les couloirs du métro et les caves des vieilles maisons me foutent les
jetons. Je les imagine porteurs de peste ou d’une de ces maladies dont on
meurt dans un hôpital, entouré de médecins en combinaisons blanches
pressurisées, et qui ne savent pas ce qui vous arrive. Et puis l’un d’eux
commet une erreur, et toute la ville meurt, puis tous les pays, et puis c’est Le
Fléau qui s’installe. Je frissonne. Il faut que j’arrête de lire du Stephen King
avant de dormir.
Je sens un courant d’air sur mon visage et sursaute. Je braque ma lampe.
Une ouverture se dessine dans le faisceau de lumière, un soupirail. Les
barreaux sont complètement rouillés.
— C’est par là ! s’écrie Matthew.
Je me hisse sur la pointe des pieds. Mes yeux sont à hauteur de l’ouverture
et je braque la lampe. Je vois juste qu’il y a un espace devant moi, et je capte
le reflet d’un lustre.
— C’est là ! s’excite Matthew.
Il disparaît dans le mur puis j’entends sa voix qui vient de l’autre côté,
d’en bas.
— Mon corps est ici, Chase. Vous pouvez venir, il n’y a pas de danger.
— Et je fais comment ?
Matthew réapparaît à mes côtés.
— Il y a des tables de l’autre côté. Vous devez être assez grande pour
pouvoir les toucher du pied en vous suspendant. Est-ce que toutes les femmes
sont aussi grandes que vous de nos jours ? C’est remar… c’est fascinant !
Nous échangeons un sourire. Il a changé d’expression pour ne pas
m’énerver. En attendant, je vais devoir faire de l’escalade. Je me rappelle que
j’ai repéré un escabeau et un pied-de-biche dans la chaufferie. Je retourne le
chercher. Je le place sous le soupirail, je grimpe, et prends le pied de biche. Je
fais sauter les barreaux sans difficulté. Ils tombent de l’autre côté avec un
bruit sec qui me fait sursauter. Je me fige. Mais rien ne bouge. Je me glisse
dans l’ouverture, guidée par Matthew.
Je me laisse couler par l’ouverture de l’autre côté.
— Vos pieds sont à dix centimètres de la table, m’indique Matthew.
Il a raison. J’entre en contact avec une surface dure et un peu branlante
avec mes bottes. Je lâche tout et me retourne avec précaution.
Une drôle d’émotion m’envahit. À la lumière de ma lampe, je découvre
bel et bien un speakeasy des Années folles, avec ses lustres, son bar et le
grand miroir derrière. Des bouteilles et des verres, couverts de poussière, sont
encore là, sur les étagères, sur le bar, comme si quelqu’un allait mettre du
jazz et la scène s’animer.
Mon enthousiasme tombe d’un coup lorsque je baisse les yeux. Il y a des
corps par terre. Le premier que je vois est celui d’une femme en robe devenue
grise avec le temps et la poussière, complètement momifiée. Je déglutis. Le
faisceau de ma lampe éclaire son visage figé pour l’éternité dans un cri
d’horreur. Sa gorge présente une large blessure qui a viré au noir.
Je descends de la table. Je tombe sur trois autres corps, deux femmes, en
tenue de soirée d’époque, et un homme en smoking. Ils ont été éventrés.
— Mon corps est là, dit doucement Matthew. Et mes armes sont là aussi.
Je m’arme de courage. Je peux le faire. J’ai besoin de ses armes si je veux
avoir une chance de renvoyer en enfer le putain de démon qui a buté Ambre.
Et aussi Matthew. Et tous ces gens, qui ne demandaient rien, à part boire un
verre et s’amuser en pleine Prohibition. J’enjambe des débris de bouteilles et
je braque ma torche à l’endroit que m’indique Matthew.
Il est tombé les armes à la main, littéralement. Il tient encore une épée et
un poignard. Sa tête est tournée selon un angle bizarre et ne me fait pas face,
heureusement. Il portait un imperméable, un peu comme les privés dans les
films noirs. Celui-ci est ouvert et révèle le même costume que celui que porte
le fantôme. Du moins, je pense, parce qu’il a été éventré, lui aussi.
Des larmes coulent sur mes joues.
— Je suis désolée, m’excusé-je.
Matthew le fantôme hausse les épaules.
— Vous n’y êtes pour rien. C’est moi qui suis navré de vous offrir un
pareil spectacle. Vous allez devoir récupérer mes armes vous-même.
Il n’a aucune prise sur le monde matériel. Je me penche, et saisis le
poignard par le bout de la garde. Je tire, et l’arme vient d’un coup, avec un
affreux bruit de papier qui se déchire. La main de Matthew s’effrite. Je passe
de l’autre côté, et dégage l’épée.
— Il y a une autre lame par terre, et je pense que vous devriez récupérer le
carnet que j’avais dans la poche de poitrine . J’avais pris des notes sur le
démon. Cela peut vous aider.
Je glisse la main dans sa poche de poitrine. J’ai les yeux à demi fermés,
parce que je ne veux surtout pas voir son visage. Je sais qu’il me hanterait
jusqu’à la fin de mes jours. Je tire le carnet du bout des doigts, et le récupère.
Il est en cuir, avec des pages toutes jaunies. Sous le faisceau de ma lampe
torche, je distingue une écriture nette et élégante, au crayon. Je prends le
carnet et les armes, et je mets le tout dans mon sac à dos, après avoir
enveloppé les lames dans le vieux plaid.
Matthew n’est pas resté à mes côtés. Il explore le speakeasy, comme s’il
cherchait quelque chose. Je me redresse, et je sais brusquement ce que je
veux faire. Je tire sur la nappe de la table voisine, soulevant un gros nuage de
poussière, et j’en couvre le corps de Matthew. Puis je fais de même avec les
autres corps, cinq en tout.
Matthew me remercie d’un pauvre sourire. J’ai beau ne pas être croyante,
voir ces corps exposés me paraît mal. Maintenant, ils sont couverts, même si
ce n’est que d’une vieille nappe. C’est mieux.
— Il doit y avoir mon spectrographe quelque part, me prévient-il en
regardant autour de lui. C’est quelque chose qui ressemble à un appareil
photo avec une antenne en forme de 8.
J’ai bien vu un truc bizarre, un boîtier avec un soufflet et du métal tordu,
mais…
Mais c’est à cela que ressemblait les appareils photo en 1925, réalisé-je. Je
ramasse l’objet sous une table et le brandis. Le visage de Matthew s’illumine.
— Il est entier ! J’espère qu’il fonctionne encore.
Je souffle dessus un bon coup et finis de le nettoyer avec le coin d’une
serviette de table.
— Comment ça fonctionne ? Il y a des piles ?
Ça existait en 1925, les piles ?
— C’est à manivelle. Ça charge la petite bobine et l’aiguille répond aux
variations du champ électromagnétique.
Je trouve la petite manivelle, sur le dessus de l’appareil, et la fais tourner
tout doucement d’abord, puis plus vite lorsque je sens que le ressort me
résiste. Lorsque ça bloque, je la relâche.
— Braquez l’antenne vers le sol, me conseille Matthew qui est venu
derrière moi pour lire l’aiguille.
Le cadran à voltmètre est à la place des écrans sur nos appareils photo
modernes. L’aiguille reste d’abord immobile, puis elle frétille, avant d’aller
au quart du maximum et de s’y bloquer.
— Il faut courir tout de suite ou on a encore un peu de temps ? demandé-je
d’une voix qui tremble.
— Nous avons le temps. Il est assoupi. Si jamais l’aiguille dépasse le
milieu, courez, si elle se met au maximum, il ne vous reste plus qu’à vous
battre.
— Elle était comment lorsqu’il vous a attaqué ?
— L’appareil vibrait dans mes mains tellement il était surchargé par la
puissance du champ, se remémore Matthew. Je l’ai senti dès la rue, qui
donnait de l’autre côté.
Il désigne le mur derrière le comptoir. La rue passe de l’autre côté,
effectivement, mais il n’y a aucune entrée. J’apprends qu’il y avait un escalier
qui menait à celui que nous avons emprunté. Personne n’entrait par la
chaufferie, c’était l’issue de secours en cas de descente de police.
— Je savais que le démon était dans le quartier, il avait déjà tué deux blocs
plus loin, m’apprend Matthew. Je patrouillais, et j’ai vu l’aiguille qui
bondissait en passant devant le bâtiment. Je connaissais l’existence du
speakeasy. J’ai attendu qu’un client se présente, et j’ai entendu le mot de
passe et la façon de frapper. Je les ai imités. L’aiguille est devenue folle.
Pourtant, les gens dansaient et buvaient, et tout semblait normal.
Matthew est perdu dans ses souvenirs, appuyé contre le bar, juste à côté de
son corps physique. Il se souvient des lumières qui se sont éteintes, du cri
général de déception, des gens qui demandaient en riant qu’on allume des
bougies. Des femmes ont crié, plus pour rire et jouer le jeu que par véritable
peur. Le barman a assuré qu’il allait remettre le courant dans quelques
minutes. La musique jouait toujours, un air de jazz entraînant, et certains
couples continuaient de danser dans le noir, en profitant pour échanger des
baisers.
Les cris sont devenus des hurlements. Matthew a craqué une allumette et
eu le temps de voir l’aiguille cogner sur la droite du voltmètre, avant qu’il ne
lâche spectromètre et allumette tellement l’engin vibrait. Le barman a eu le
temps d’allumer une lampe à pétrole. Le démon était là, d’abord une fumée
noire, puis un corps qui se matérialisait peu à peu. Matthew a hurlé aux gens
de sortir. Le démon s’en prenait déjà à une cliente, l’éventrant pour aspirer
ses boyaux et sa force vitale. Mon fantôme a dégainé ses armes, et s’est jeté
sur lui. L’une des serveuses a actionné l’ouverture de la porte, en criant aux
gens de la suivre. Matthew a été bousculé, tandis que le démon s’en prenait
au barman, venu lui prêter main-forte avec le fusil qu’il planquait sous le
comptoir. Il a fini éventré. Matthew s’est battu, il se souvient avoir entaillé
des chairs visqueuses, et senti l’ichor du démon lui couler dessus. Puis il a eu
l’impression d’être soulevé de terre.
— Je ne me rappelle pas vraiment ma mort, conclut-il tandis que je
regarde, fascinée, la salle où il ne reste que cinq corps. Lorsque je suis revenu
à moi, je me suis relevé, j’ai vu mon corps, j’ai compris que j’étais mort.
Ensuite, j’ai plongé. J’ai rouvert les yeux bien plus tard, j’entendais de la
musique pas très loin, j’aimais bien, mais j’étais trop fatigué pour bouger. Je
me suis rendormi. Et finalement, quand je me suis réveillé pour de bon, j’ai
senti le démon qui était là, et j’ai pu le suivre jusqu’à la buanderie, sans
pouvoir intervenir. Je suis vraiment navré pour votre amie, Chase.
CHAPITRE 6
Dorothy, ou Dot comme elle m’a demandé de l’appeler, est née en 1940.
Elle vient d’une longue lignée de chasseurs de démons. Étant fille unique et
ayant grandi avec des parents progressistes, elle a appris le métier sur le tas,
avec son père, l’accompagnant dans ses chasses à travers la ville et dans la
campagne. Elle n’a jamais travaillé pour le BES, pas plus que son père, mais
elle a collaboré avec eux étant jeune. En 1963, une série d’attaques a attiré le
père de Dot dans l’immeuble. Dot elle-même n’a pas participé à la chasse,
étant sur une autre affaire, mais son fiancé a rejoint son père. Le démon est
sorti de son long sommeil après avoir sérieusement été blessé par Matthew en
1925 et il a profité de ce que l’immeuble était bondé de jeunes gens
insouciants et pas du tout branchés surnaturel pour massacrer la moitié des
locataires avant que James Davis n’intervienne, alerté par son réseau
professionnel. Davis n’a pas eu le temps de faire d’amples recherches sur le
démon pour trouver la bonne incantation. Il a été massacré, ainsi que le fiancé
de Dot, et celle-ci n’a pas pu que constater les dégâts. Son père et son fiancé
se sont sacrifiés pour renvoyer le démon dans les entrailles du bâtiment, mais
sans pouvoir le tuer. C’est un James Davis mourant qui a chargé sa fille de
continuer la chasse. Dot n’y est pas parvenue. Le démon était trop faible et
trop bien dissimulé pour qu’elle le trouve, malgré son détecteur et son savoir-
faire. Elle a continué sa vie de chasseuse de démons, se mariant et ayant des
enfants au passage. En 1984, le démon a à nouveau frappé dans l’immeuble.
Il a tué un jeune couple. Dot a été alertée. Elle travaillait en tandem avec sa
fille à cette époque-là. Daisy Davis a été tuée par le démon sous les yeux de
sa mère, elle-même sérieusement blessée. Elle a réussi à lui envoyer un
carreau d’arbalète dans le corps avant que le démon ne s’enfuie.
— J’ai enterré ma fille, se remémore Dot d’une voix sourde. Aucune mère
ne devrait avoir à faire cela. Enterrer son enfant parce que vous avez été
incapable de la protéger. Daisy était tellement excitée par les chasses ! Elle
avait le métier dans la peau, comme moi.
Je pose ma main sur le poignet de Dot. Celle-ci pousse un profond soupir.
— Ce jour-là, je me suis juré d’anéantir cette bête, dussé-je y consacrer le
reste de ma vie. J’ai continué mon travail, bien sûr. Il ne se passait guère un
mois sans qu’on fasse appel à moi. Puis j’ai racheté l’immeuble.
J’ouvre de grands yeux. J’ignore tout du marché immobilier, mais un
immeuble comme ça, même en tenant compte que Brooklyn n’était pas le
quartier branché qu’il est aujourd’hui, devait quand même valoir son pesant
de billets. Dot a un petit rire.
— J’ai toujours aimé boursicoter, ça me détend. J’avais acheté des actions
de jeunes entreprises comme Microsoft. J’en ai revendu une partie. Ça m’a
donné les liquidités pour acheter l’immeuble. Depuis, je scrute les sous-sols.
J’espérais que le démon était mort, empoisonné par la flèche au titanium,
mais cette saloperie a survécu. Je n’ai pas été assez rapide pour sauver votre
amie, je suis désolée.
— Vous ne pouviez pas deviner, dis-je, abasourdie par ce récit d’une vie
mouvementée que je n’aurais jamais deviné en voyant la vieille dame
grincheuse.
— Le détecteur s’est déclenché bien trop tard. Et avec ma jambe, qui se
ressent toujours de l’attaque de cette saleté, surtout quand le temps change, je
n’ai pas fait mes patrouilles comme j’aurais dû le faire.
— Demandez-lui pourquoi elle n’a pas alerté le BES, fait Matthew.
Je transmets la question. Les yeux de Dot étincellent. Elle a de beaux yeux
bleus, un peu délavés, mais encore bien vivaces dans son visage.
— Parce que ces crétins veulent tout contrôler ! J’ai déjà eu des ennuis
avec eux dans les années 60, ça ne s’est pas amélioré quand ma fille est
morte. C’est limite s’ils ne m’ont pas accusée d’être responsable de sa mort !
Ils veulent que tout passe par eux. J’ai dû me dissimuler derrière plusieurs
sociétés-écrans pour racheter l’immeuble. Personne ne sait que j’en suis
propriétaire, et j’entends qu’il en reste ainsi.
— Je ne dirai rien, je promets. Le lieutenant Nadeem ne peut pas
m’encadrer, de toute façon. Il pense que je suis… une sorcière.
J’hésite, je bute sur le mot. Dot ne paraît pas surprise.
— Si vous voyez le fantôme, il est fort probable que vous le soyez. Il y en
a une dans l’équipe du lieutenant Nadeem. La petite qui traînait à l’étage, tout
à l’heure.
— L’agent Wong ? Nadeem lui a ordonné de se servir de ses « capacités »
pour arriver à savoir ce qui s’était passé dans l’appartement.
— Elle a dû en être pour ses frais. L’appartement est protégé des
incursions de sorcières comme des démons.
Elle me montre des points dans la pièce, et je vois des lueurs mauves
pulser dans l’ombre.
— Sortilèges, précise-t-elle. Posés par un expert. Et les bouches d’aération
sont scellées au titanium et de la maçonnerie dans tout l’immeuble. Ça m’a
coûté cher, mais ça en valait la peine. Évidemment, il reste les canalisations,
mais elles ont été également doublées avec un alliage au titanium. Toutes mes
actions IBM y sont passées, mais au moins, je dors tranquille.
Décidément, Dot ne ment pas lorsqu’elle dit qu’elle aime boursicoter.
— Et aujourd’hui, vous avez investi dans quoi ? demandé-je d’un ton
négligent.
Non pas que j’aie de quoi acheter des actions. Entre mes deux salaires, je
m’en sors et j’arrive même à mettre un peu d’argent de côté, mais pas assez
pour tout risquer à la Bourse.
— J’ai misé un gros paquet sur Tesla, me répond Dot. Et aussi dans
Google et ses filiales. C’est l’avenir.
Je note mentalement. On ne sait jamais. Et si le démon dormait sur un
trésor ? Ah non, ça, ce sont les dragons.
— Comment est-ce que le démon est arrivé jusque dans votre
appartement ? demande Matthew par mon intermédiaire.
Vu que les conduits d’aération sont piégés ainsi que les canalisations, c’est
une bonne question. Dot désigne une zone du salon dévasté, au ras du
plancher.
— Mais je l’ai invité, bien sûr. J’ai démoli la maçonnerie devant – rien de
bien compliqué, juste un peu de plâtre et de briques à enlever, et j’ai ouvert la
plaque en titanium. Il n’a pas mis longtemps à venir. L’arbalète était prête.
Malheureusement, malgré des années de recherches, je n’ai toujours pas la
bonne incantation. Votre Daemon Arcanum me sera très utile, Chase. J’ai
réussi à lui planter une flèche droit dans le cœur, mais il est parvenu à
l’arracher pour redevenir fumée.
Elle nous montre le carreau posé sur la table.
— C’est ça le bruit que Nadeem a entendu ?
— Oui. Le BES me tape sur le système. Ce serait bien plus facile si je
pouvais aller patrouiller dans les sous-sols, mais lorsque je suis descendue, ils
m’ont renvoyée chez moi comme si j’étais impotente !
Je ne peux retenir un sourire. Dot le voit et plisse les yeux.
— Je vous prends à l’arbalète quand vous voulez, jeune fille. Et je doute
que vous sachiez vous servir d’une épée.
Je reconnais mon ignorance. Dot, après m’avoir demandé la permission,
s’empare de l’épée, et me montre quelques mouvements de base. D’accord, je
suis battue. À soixante-dix-neuf printemps, Dorothy Davis est en aussi bonne
forme que moi. Je note dans un coin de ma tête de retourner à la gym et de ne
pas abandonner au bout de trois séances parce que je n’ai pas le temps et que
ça me soûle. Je vais aussi réduire les crêpes au chocolat.
Au bout de trente minutes, je maîtrise un ou deux mouvements de base.
Matthew nous observe avec un grand sourire que je soupçonne être en partie
moqueur. Je lui fais une grimace. Il éclate de rire.
— En tout cas, dis-je en replaçant l’épée, rouge et échevelée, je ne vois
pas où Nadeem pourrait planquer la sienne.
Si Matthew va pour opiner, Dot éclate de rire. Je la regarde, choquée.
— Dot !
— Quoi, Dot ? rétorque-t-elle. Nadeem est plutôt bel homme, si l'on aime
le genre brun exotique.
— C’est vrai, je reconnais.
Matthew ne rit plus du tout. Jaloux, mon beau fantôme ?
— Sérieusement, il ne peut pas avoir d’épée avec son costume, dis-je. Il
planque probablement des poignards sous sa veste et il a un flingue.
— Il est impossible de faire des balles en titanium, réplique Matthew. Ça
explose.
Dot confirme. Nadeem doit avoir l’arme pour se défendre contre les
humains – et les sorcières – et des poignards planqués pour se battre contre
les démons. L’épée ne doit plus être en vogue. Et l’arbalète est un rien
encombrante.
— Si seulement il était moins rébarbatif, nous pourrions collaborer,
soupiré-je. Après tout, nous avons le même but, faire la peau à ce démon.
— Ou pas, rétorque Dot. Si le BES poursuit toujours les mêmes objectifs,
ils veulent en capturer un pour les militaires. C’est leur but depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale.
— Ils sont malades ! m’écrié-je. Ce truc peut décimer toute une ville, si
j’ai bien compris.
— Comme la bombe peut anéantir la planète, répond Dot. Ou la super
grippe.
Elle a raison.
La situation est encore plus flippante que je ne le pensais.
On finit par se poser sur le canapé, et Dot ouvre le Daemon Arcanum avec
respect. Matthew vient se percher par-dessus son épaule.
— Je veux l’acheter, annonce Dot. Dites à votre amie que son prix sera le
mien.
Je fais une petite grimace. J’ai pris le livre sur une étagère dans l’arrière-
boutique, et je ne suis même pas sûre qu’il est à vendre. Toni y conserve des
livres soi-disant trop dangereux pour être laissés entre les mains de n’importe
qui et ne fait entrer dans la pièce que des clients triés sur le volet. Ce genre
d’attitude m’a toujours fait sourire, je ne vois pas le mal qu’un livre peut
faire, tant qu’il n’indique pas comment fabriquer une bombe ou un poison. Le
Daemon Arcanum ressemble à une sorte de dictionnaire illustré.
— Celui-ci, disent ensemble Dot et Matthew.
Ils montrent une gravure d’un truc qui me fait hérisser les cheveux sur la
tête. C’est moche, c’est plein de pattes, on dirait une araignée mélangée à la
créature d’Alien. Je ne veux même pas imaginer Ambre ayant vu une telle
horreur comme dernière vision.
— Ou alors celui-ci, suggère Matthew en montrant une nouvelle page.
Dot, qui ne l’a pas entendu, essaie de tourner le feuillet, mais la main de
Matthew fait obstacle. Elle la sent sans la voir.
— Celui-ci aussi, montré-je. Comment est-ce vous identifiez les démons ?
Juste par l’aspect ?
— Essentiellement, répond Dot. Parfois, si l’on est proche de plusieurs
éléments, on ne sait même pas dans quel registre il faut chercher, même si
chaque classe de démon a des particularités physiques qui lui sont propres.
Par exemple, les démons de l’eau ont souvent des tentacules.
— Je vais faire des cauchemars, préviens-je. Bon, si c’est l’un des deux, il
faut lui balancer une incantation après l’autre pour le détruire, histoire d’être
bien sûr ?
— En gros, c’est cela, approuve Matthew. Après l’avoir affaibli en
l’empoisonnant avec les lames au titanium. Naturellement, si en tant que
sorcière, vous pouvez « pousser » l’incantation, c’est encore mieux.
Dot ne s’étonne même plus que je parle dans le vide.
— Vous allez devoir apprendre les incantations par cœur, lance-t-elle en
me tendant le livre. Attention à ne pas vous tromper.
J’ai soudain l’impression d’être revenue dix ans en arrière, voire un peu
plus, en classe de français, lorsque la prof me demandait de lire et de traduire
un paragraphe de texte. J’étais nulle de chez nulle. Je penche la tête vers la
page. C’est écrit en alphabet normal, ce truc ? Je vous jure qu’il y a des lettres
que je ne reconnais pas !
— Je ne parle pas latin, m’offusqué-je.
Matthew a l’air surpris.
— Je suis navré, s’excuse-t-il. Je ne voulais pas vous embarrasser. Vu
votre anglais, je supposais que vous aviez une certaine culture.
Eh, mais c’est qu’il me traite d’inculte, le beau fantôme ! J’ai fait deux ans
après le lycée, monsieur ! Et je lis des livres sans qu’on m’y oblige, même si
ce sont des romances et des polars.
— Il s’étonne que je ne parle pas latin ! m’indigné-je.
— Ah, ma chère, à mon époque, le latin et le grec figuraient encore dans
tout bon cursus. Mais de nos jours, il est vrai que les langues mortes tendent à
être négligées.
— Se servir d’un ordinateur et savoir programmer est plus utile, lancé-je
d’un ton sec.
— Je ne dis pas le contraire, me répond Dot en me tapotant la main. Je me
rappelle mon premier programme en Basic, dans les années 70. J’étais fière
comme un paon !
Je ne sais pas programmer en Basic ni en aucun autre langage. Je sais juste
me servir d’une base de données et du logiciel de la clinique véto. Je suis une
buse, je le reconnais.
Dot me prend en pitié et recopie les deux incantations sur son téléphone,
après quoi elle envoie le fichier sur son imprimante reliée par Wifi. Matthew
en reste baba. Ça me fait sourire.
— Je vais garder le livre, si ça ne vous ennuie pas, annonce Dot.
J’aimerais l’étudier. Mon réseau de chasseurs de démons est peu étendu
aujourd’hui, mais je dois pouvoir me rendre utile à quelque chose en scannant
ce livre. Les exemplaires sont si rares !
— C’est un si vieux livre que ça ? demandé-je. Il doit valoir une fortune.
Ça m’étonne que Toni l’ait en stock. Elle ne fait pas dans les vieux livres de
prix.
— Elle-même ne connaît peut-être pas sa valeur, fait remarquer Dot.
Encore que ça m’étonne, tout bon occultiste sait ce que le Daemon Arcanum.
Demandez-lui son prix.
Je promets de le faire.
CHAPITRE 11
Lorsque je rentre, après avoir enchaîné deux lectures de cartes pour deux
clientes fidèles à la recherche de l’amour – ça représente les trois quarts des
motifs de consultation – je suis vidée. Je pars après avoir promis à Toni d’être
prudente et de laisser les agents du BES prendre les risques à ma place. Je
croise les doigts dans mon dos en promettant, parce que je n’ai aucune
intention de me tenir à l’écart du combat.
Hier soir, j’ai vraiment eu la trouille face au démon, mais j’ai aussi
ressenti une exaltation que je n’avais pas connue depuis très, très longtemps.
Une sensation d’être à ma place, de faire ce que je dois faire.
Je monte chez Dot, où tout le monde est réuni, sauf Matthew qui patrouille
dans les sous-sols. Nadeem m’informe que la mère d’Ambre est venue, et
qu’elle va vider l’appartement. Elle a demandé si je pouvais m’occuper de
Gaga. Je n’ai pas vraiment le temps de m’occuper d’un chien, mais en
attendant de lui trouver une nouvelle famille, je ne veux pas que la pauvre
bête se retrouve dans un refuge.
— Je prendrai soin d’elle en attendant, dis-je à Nadeem.
Je suis sensible au fait qu’il se préoccupe du sort d’un chien au milieu de
tout ce bordel. Il est humain, finalement.
— Si vous voulez, je peux la prendre la journée, propose Dot. Elle me
tiendra compagnie.
Excellente idée. Gaga est une brave fille qui ne tire pas sur sa laisse. Et
Dot doit être bien seule dans son appartement.
— Vous avez bien dormi ? demandé-je.
Dot soupire.
— J’ai ronflé comme un sonneur, avoue-t-elle. Je dois dire que j’ai
surestimé mes forces. J’ai pris ma retraite il y a dix ans, et je ne suis plus
aussi vigoureuse qu’autrefois.
— Alors, ne provoquez plus le démon, Dot, suggère gentiment Nadeem.
Laissez-nous nous en occuper.
— Je peux vous fournir une assistance technique, répond celle-ci. Je ne
suis pas encore à mettre à la casse.
— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, répond le lieutenant. Vos
connaissances nous seraient précieuses, au Bureau.
— Je veux bien collaborer de temps en temps, concède Dot.
Je sens que cette idée lui plaît. Elle n’a peut-être plus sa vigueur de jadis,
mais son esprit reste affûté et elle doit s’emmerder à la retraite. Elle a
imprimé ses scans du Daemon Arcanum et les montre à Nadeem.
— Nous n’en avons qu’une version très partielle au Bureau, dit-il. Les
informations contenues dans cet ouvrage sont sans prix. Dommage que Mrs
Lincoln ne veuille pas nous le vendre.
Il m’a jeté un coup d’œil en disant cela.
— Vous pouvez essayer d’aller lui parler, si vous voulez, signalé-je, mais
je doute que vous la fassiez changer d’avis.
— Mrs Lincoln est connue de nos services, m’apprend Nadeem. Elle
refusera de nous aider.
Je brûle d’envie de savoir pourquoi Toni a attiré l’attention du BES, mais
le lieutenant élude mes questions. Dot a bien travaillé aujourd’hui. Elle a
combiné les informations du livre avec d’autres textes en sa possession.
Nadeem prend des notes sur sa tablette à toute vitesse sous la dictée de Dot,
qui lui fournit des renseignements sur la meilleure façon de combattre les
démons. L’agent Wong est là, silencieuse, debout, toujours un peu en retrait
dans son tailleur pantalon noir.
— Je vous remercie pour toutes ces informations, Mrs Davis, reconnaît
Nadeem en replaçant sa tablette. Vous êtes une vraie encyclopédie vivante.
— Les relations entre le Bureau et les chasseurs de démons n’ont cessé de
se dégrader depuis 1945, soupire Dot, et c’est bien dommage. Si vous étiez
un peu plus tolérants, notre combat commun serait beaucoup plus efficace.
— Il y a eu des malentendus et des abus de part et d’autre, répond
diplomatiquement le lieutenant.
Je serais vraiment curieuse de connaître l’histoire de ces abus. Surtout que
Nadeem a jeté un coup d’œil à l’agent Wong en disant cela, qui a baissé la
tête. Ma curiosité est en éveil. C’est une sorcière. Aurait-elle abusé de ses
pouvoirs ?
— Vous êtes une sorcière, n’est-ce pas ? demandé-je en m’approchant
d’elle.
Dot montre un livre ancien à Nadeem, et j’en profite pour cuisiner la jeune
femme.
— Oui. Vous aussi.
Son ton est accusateur.
— Je le sais depuis deux jours.
— Je l’ai appris à l’adolescence.
— Et vous avez été recrutée par le Bureau à quel moment ?
La curiosité n’est que l’un de mes défauts parmi bien d’autres, dont
l’absence totale de tact. L’agent Wong a l’air embarrassé.
— Ils m’ont arrêté pour pratique illégale de la sorcellerie. Je m’en servais
pour… voler les gens.
Je ne suis pas spécialement choquée. Je suis surprise que le Bureau l’ait
recrutée quand même, mais ça ne me surprend pas. J’imagine la tentation que
ce doit être pour une ado de se découvrir des pouvoirs magiques. Si cela avait
été mon cas… je préfère ne pas y penser. Je n’aurais pas volé, je pense. Mais
il y a des petites garces qui auraient morflé dans la cour de récréation, c’est
moi qui vous le dis.
— C’est le lieutenant qui m’a arrêtée, poursuit Wong. Je… je me suis
servie de mes pouvoirs sur lui. Il n’a pas apprécié.
— Quels pouvoirs ?
Wong se tortille sur ses pieds.
— Je peux suggérer des choses aux gens. Je peux les mettre face à leurs
peurs ou leurs phobies. Je devine ce que c’est, et je leur suggère qu’ils y sont
confrontés.
Je serais curieuse de savoir quelle est la phobie du lieutenant.
— Et il est quand même parvenu à vous arrêter ? C’est quoi, sa phobie ?
— Il a peur du feu. Je lui ai suggéré qu’il était en train de brûler vif. Il a
quand même réussi à me menotter. Ses collègues m’ont emmenée au Bureau.
On m’a donné le choix entre la prison et travailler pour le Bureau. Parce que
mes pouvoirs sont puissants.
Elle dit ça avec une petite fierté qui trahit sa jeunesse. Elle doit avoir
vingt-deux ans, pas plus. J’imagine aussi ce que Nadeem a pu ressentir,
prisonnier de sa pire phobie. J’ai peur du feu, mais ma plus grande terreur est
de me noyer, grâce à ma sympathique prof de gym du lycée qui m’a poussée
dans l’eau pour m’apprendre à nager. J’ai bien failli me noyer ce jour-là.
Depuis, j’ai appris à nager, mais pas grâce à elle. Si un jour je rencontre cette
vieille garce, avec mes nouveaux pouvoirs, je lui montrerai ce que c’est de
boire la tasse jusqu’à en vomir quand on vous sort enfin de là. Je vous jure
que je lui en veux encore assez pour me venger, quinze ans après.
— Je n’ai pas compris pourquoi la capitaine m’a mise dans son équipe. Le
lieutenant me hait.
— Vous l’avez un peu cherché, non ? dis-je, en pensant à ce que je
ressentirais si une sorcière me faisait croire que j’étais en train de me noyer.
— Je ne voulais pas être arrêtée ! proteste-t-elle. Je ne lui ai pas fait de
mal physiquement, alors que j’aurais pu. Je peux aussi déplacer des objets, et
j’avais un poignard sur moi. J’aurais pu le tuer, et je ne l’ai pas fait !
Voyez-vous cela. Je comprends pourquoi Nadeem la déteste. Si elle s’est
justifiée en disant qu’elle aurait pu le tuer, il n’a pas dû apprécier.
— N’empêche qu’il vous arrêtait parce que vous faisiez quelque chose de
mal, objecté-je.
— J’essayais juste de survivre ! Je suis partie de chez moi à dix-sept ans,
parce que mes parents sont de vrais connards. Je vivais dans la rue !
— Vos parents vous abusaient, physiquement ou psychologiquement ?
demandé-je.
— Bordel, vous êtes comme eux ! rage Wong en lançant un regard vers
Nadeem. Non, ils ne m’abusaient pas. On ne s’entendait pas, voilà tout. Je
déteste ma mère ! Et mon père n’est jamais là !
Je peux compatir sur ce point. Mon père n’est plus là et mes relations avec
ma mère sont et ont toujours été mauvaises.
— Je veux juste qu’on me foute la paix, soupire l’agent Wong. J’aime
bien ce boulot. Je suis payée, j’ai un appart’ et j’apprends plein de trucs. Mais
le lieutenant fait de ma vie un enfer !
Elle s’interrompt quand elle se rend compte que Nadeem et Dot se sont tus
et l’écoutent. Elle jette un regard sans aménité à son supérieur. Je sens que
cette jeune femme n’a pas terminé son adolescence. Elle est encore en phase
rebelle, et Nadeem représente tout ce qu’elle déteste. Il a la sagesse de ne pas
relever l’accusation de sa collègue.
— Si vous m’aviez confrontée à ma plus grande phobie, je vous ferais la
vie dure aussi, avoué-je.
Elle me regarde avec un soudain mépris.
— Les peurs, ça se domine, prétend-elle.
Elle possède le courage des jeunes gens qui se pensent invincibles. Le
temps passant, elle verra que les épreuves répétées fatiguent et prennent leur
dû. Je me sens soudain très vieille par rapport à elle.
Matthew choisit ce moment pour apparaître. Il devient de plus en plus
substantiel, il me semble. Il me salue, puis fronce les sourcils en voyant
l’agent Wong, qui n’a absolument pas remarqué sa présence.
— Vous pouvez voir les fantômes ? demandé-je.
— Non, répond Wong.
Matthew ne la quitte pas des yeux. Hé, doucement, monsieur, tu vas la
faire fondre si tu la regardes comme ça.
OK, je suis un peu jalouse de ce soudain intérêt.
— Il y en a un juste devant vous.
Wong se recule d’un pas, la main brandie.
— Agent Wong, contrôlez-vous ! ordonne Nadeem d’un ton sec. Ce
fantôme est notre allié.
— Wong ? souffle Matthew.
Tandis que la jeune femme baisse sa main, plissant des yeux comme pour
percer l’invisible, Matthew la scrute.
— Demandez-lui si une de ses arrière-grands-mères ne s’appelait pas
Michelle Wong, me prie Matthew.
Je transmets la question. L’agent Wong hausse les épaules.
— Comment voulez-vous que je le sache ?
Elle a raison. Si l'on me demandait le prénom de mes arrière-grands-
mères, je serais bien en peine de répondre sans consulter ma mère et les
documents d’état civil.
— Pourquoi veut-il ces renseignements ? s’enquiert Nadeem, curieux.
— Parce qu’elle est le quasi-sosie de ma compagne, soupire Matthew. J’ai
l’impression de voir Michelle.
Sa compagne était asiatique ? Il est beaucoup plus progressiste que je ne le
pensais, mon beau fantôme.
CHAPITRE 13
C’est Nadeem qui se charge des vérifications. Lorsqu’ils ont arrêté Chloe
Wong, et établi qu’elle était une sorcière, toute sa lignée a été scrutée,
maternelle comme paternelle. Chloe est l’arrière-arrière-petite-fille de
Michelle Wong, une immigrée chinoise, sorcière, qui collaborait à l’occasion
avec le Bureau. C’est comme ça qu’elle a rencontré Matthew. Ils sont tombés
amoureux. L’arrière-grand-mère de Chloe, selon sa fiche, est née en 1925,
sept mois après la disparition de Matthew.
— Autrement dit, Chloe est la descendante de Matthew, conclus-je.
L’agent Wong est complètement secouée par la nouvelle.
— Vous voulez dire que le fantôme de mon arrière-arrière-grand-père est
devant moi, là ? dit-elle en désignant l’air devant elle.
Elle frôle le corps de Matthew, qui tente de saisir sa main, mais passe à
travers.
— Exact, approuvé-je.
Nadeem est moins affirmatif que moi, mais pas pour les mêmes raisons.
— Michelle Wong n’a jamais dit qui était le père de son unique fils, lance-
t-il.
— Les dates correspondent, objecte Matthew. Michelle était donc dans
une situation intéressante depuis deux mois lorsque j’ai disparu. Je l’ignorais.
Je comprends à présent pourquoi elle était si inquiète de me voir partir en
mission.
Une situation intéressante ? C’est comme cela qu’on disait quand une
femme était enceinte à l’époque ?
Nadeem, égal à lui-même, met en doute cette belle affirmation.
— Si l’enfant de Michelle Wong était bien de lui, ce qui est possible, mais
pas certain. Pourquoi ne l’a-t-elle déclaré ? Ne serait-ce qu’au Bureau ?
Pourquoi a-t-elle dit que son fils était de père inconnu ?
Matthew devient très pâle et va se planter pile face à Nadeem. L’effet est
totalement gâché par le fait que le lieutenant ne le voit pas.
— Dites-lui que s’il continue d’insulter ma compagne, je pourrais trouver
un moyen de lui casser la figure ! fait Matthew d’une voix sourde. Michelle
et moi vivions ensemble comme mari et femme ! Je n’ai aucune raison de
douter d’elle !
Il serre les poings.
— Nadeem, vous êtes insultant, signalé-je. Matthew est furieux. Aimeriez-
vous qu’on mette en doute la fidélité de votre épouse ?
Nadeem a soudain le regard voilé de tristesse et je m’en veux, mais son
insinuation vis-à-vis de l’ancêtre de Chloe est insultante, elle aussi.
— Je vous prie de m’excuser, Matthew, dit-il. Je me posais des questions,
voilà tout.
Matthew accepte les excuses, mais il est encore tendu. Chloe est en train
de tapoter sur son propre téléphone.
— Voilà ma fiche, montre-t-elle. Et toute ma lignée, avec les photos. Est-
ce que c’était vraiment votre compagne ?
Elle tend le téléphone dans le vide, devant elle. Je jette un coup d’œil à la
photo. C’est vrai que Chloe ressemble presque trait pour trait à son arrière-
arrière-grand-mère. Matthew regarde la photo, et je vois les larmes se former
dans ses yeux.
— Oui, c’est bien elle. Ma Michelle.
Je vais finir par pleurer s’il continue.
— J’ai tellement honte de ma conduite, avoue-t-il.
— Pourquoi ? demandé-je.
Matthew pousse un long soupir avant de me répondre, quittant l’écran des
yeux à regret.
— Michelle et moi sommes tombés amoureux au premier regard, mais
nous avons mis du temps avant de nous avouer nos sentiments. Nous avons
tenu notre liaison secrète vis-à-vis du Bureau. J’aurais pu, j’aurais dû épouser
Michelle. Mais je savais que si je le faisais, ma carrière au Bureau était
terminée. Je resterais à tout jamais dans les échelons du bas.
— Pourquoi ? C’était interdit d’épouser une sorcière ?
— Non. Ce n’était pas ses pouvoirs qui posaient problème, mais sa race.
Je sais que je suis naïve, mais je tombe de haut. J’ai grandi dans une
société où les couples mixtes sont acceptés sans souci, du moins dans mon
milieu. Bien sûr, je sais que cela pose problème à certains crétins du fin fond
du pays, à des sudistes nostalgiques de la bonne vieille époque de
l’esclavage, bref, des gens peu intéressants que je m’efforce d’ignorer.
— C’était interdit d’épouser une Asiatique, pour un blanc ?
— Non, répond Matthew. Il était légal d’épouser une personne de couleur,
du moins à New York, mais cela vous mettait au ban de la société. Michelle
le savait. J’aurais dû passer outre, et quitter le Bureau. Je ne l’ai pas fait.
J’étais ambitieux, j’étais passionné par mon travail… Je n’ai pas eu le
courage d’assumer mon amour pour elle. Nous n’avons jamais parlé mariage.
Nous avons trouvé un petit appartement à la lisière de Chinatown, et nous
avons dû affronter les regards du voisinage. Je passais pour un pervers parce
que j’étais amoureux d’une Chinoise, et Michelle passait pour une prostituée,
une femme entretenue par un blanc.
Charmante époque. À la demande de Matthew, je transmets les
informations à Chloe. Nadeem et Dot sont suspendus à mes lèvres.
— J’ai vraiment été lâche, soupire Matthew.
— Vous auriez eu honte d’épouser une Asiatique ? De la présenter à votre
famille ?
— Même si je n’ai pas épousé Michelle, j’ai voulu la présenter à mes
parents et mon frère. Ils m’ont fermé leur porte. Tant pis pour eux ! C’est
seulement par rapport à mon travail que je ne pouvais pas.
Je savais que c’était un garçon bien. Je peux comprendre qu’il ait hésité à
se marier pour ne pas nuire à sa carrière. D’après ce que j’ai vu, Matthew
vivait pour son métier, qui était une vocation.
— Le monde a beaucoup changé, depuis, dis-je avec un grand sourire.
Aujourd’hui, les mariages mixtes sont courants. Toutes les races sont
représentées, même au BES, ajouté-je en désignant Chloe.
Pour une fois, Nadeem et Chloe sont synchrones dans leur reniflement de
dérision.
— Je suis toujours « la Chinoise » quand on ne sait pas mon nom, dit
Chloe. Avec tous les stéréotypes liés à ma race. Je suis censée être silencieuse
et travailleuse, ce qui n’est pas vraiment le cas. Et je dois prouver mes
compétences plus souvent que les autres, à la fois à cause de ma race et de
mon sexe.
— Au FBI, j’ai dû travailler deux fois plus parce que je suis d’origine
pakistanaise, renchérit Nadeem. Et prouver ma loyauté plus que les autres
parce que je suis musulman, alors que je ne suis même pas croyant ! Alors
pour ce qui est de l’égalité entre les races, il y a encore des progrès à faire.
— Sans compter ceux qui vous regardent votre badge à la loupe parce
qu’ils ont un doute sur son authenticité, continue Chloe.
— Ou ceux qui pensent que vous êtes du côté des terroristes, fait Nadeem.
J’ai été soupçonné deux fois de trahison au FBI.
— OK, dis-je. Mais on a quand même eu un président afro-américain.
Matthew en reste bouche bée.
— C’est remarquable ! lance-t-il enfin. Je militais pour l’égalité des races
bien avant de rencontrer Michelle. Je n’aurais pas pensé voir le pays dirigé
par un noir de mon vivant… enfin, de ma mort.
Il a un petit rire.
Chloe regarde la photo de Matthew sur la fiche du BES.
— Mon arrière-grand-père a perdu presque tous ses souvenirs dans
l’incendie de son immeuble, dit-elle. Les photos, les objets qui lui restaient de
ses parents. Je n’avais jamais vu de photo de mon ancêtre blanc. Mon lao-lê
m’en a parlé, mais je n’étais pas très sûre de le croire.
— Votre arrière-grand-père ? Le fils de Matthew ? demandé-je. Il est en
vie ?
Je fais un rapide calcul. S’il est né en 1925, il doit approcher des quatre-
vingt-quinze ans.
— Oui. Il vit avec mes parents. Il a toujours toute sa tête, nous apprend
Chloe. Si seulement je pouvais lui dire !
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? m’informé-je. Vous êtes toujours
brouillée avec vos parents ?
— Non. Mais lao-yê est très vieux. Vous imaginez si je lui sors d’un coup
que son père, qu’il n’a jamais connu, est vivant… enfin, un fantôme ? Mais
qu’il peut lui parler par l’intermédiaire d’une sorcière ?
Effectivement, ça peut être un peu dangereux pour la santé de l’ancêtre.
Matthew est ému aux larmes, qui coulent à présent sur ses joues. Je
m’approche et pose ma main sur son bras. À ma grande surprise, je sens le
contact de sa manche contre ma paume. Il devient de plus en plus réel, du
moins pour moi.
— J’aimerais tellement le rencontrer, dit Matthew. Tellement le voir,
même si je ne peux pas lui parler.
— C’est un sorcier ? questionné-je Chloe.
— Pas à ma connaissance. Je suis la première sorcière de ma lignée depuis
mon arrière-arrière… depuis Michelle. Le don ne s’est pas transmis aux fils,
il est seulement passé dans leur ADN jusqu’à moi.
— Vous pourriez l’amener dans cet immeuble sous un prétexte
quelconque ? Matthew aimerait vraiment le voir.
Chloe a l’air prise au dépourvu.
— Je ne sais pas. Il ne sort pas beaucoup de son quartier. Mais je dois
pouvoir le convaincre de venir en taxi avec moi, oui. Il me faut un peu de
temps.
— Je risque de ne pas en avoir beaucoup, fait Matthew.
Il a raison.
— Il va nous manquer le temps, indiqué-je. Matthew est là pour nous aider
à vaincre le démon. Une fois que ce sera fait, il est probable qu’il partira… là
où il doit aller.
Chloe se tourne vers Nadeem, en quête de conseils.
— Si je pouvais parler à ma femme et mon fils ne serait-ce qu’un instant,
je traverserais la terre entière, dit-il. Allez-y, Wong. Allez chercher votre
grand-père sous un prétexte quelconque.
— Il lit le mandarin ? intervient Dot, qui est restée silencieuse, assise sur
le canapé.
— Oui. C’est un érudit, vous savez.
— Il sait que vous travaillez pour le BES ?
— Oui.
À nouveau, Chloe jette un coup d’œil à Nadeem, voir si elle va se faire
engueuler. Mais le lieutenant est perdu dans ses pensées et ne dit rien. Il doit
songer à sa famille perdue.
— Alors, voilà ce que nous allons faire. Allez le chercher en lui disant que
j’ai besoin de son aide pour traduire un vieux texte en mandarin, propose Dot
en désignant sa bibliothèque.
— Je lis aussi le mandarin, objecte Chloe. Sans compter que lao-yê n’est
pas idiot. Il vous demandera de lui scanner le texte et de vous l’envoyer. Il
sait se servir d’un ordinateur.
— Zut, peste Dot. On ne peut plus compter sur les vieux de nos jours.
Nadeem et moi sourions. Chloe réfléchit. Matthew est suspendu à ses
lèvres.
— Je vais lui dire la vérité, lance-t-elle soudain. Je vais lui dire
doucement. Il est vieux, mais pas sénile, et… je lui parle parfois de mes
enquêtes.
Nouveau coup d’œil à Nadeem. On dirait une petite fille qui a peur de se
faire gronder par son père. Et brusquement, je comprends une chose. Chloe
déteste Nadeem, il lui pourrit la vie, comme elle le dit. Mais elle est un peu
amoureuse de lui, aussi. Elle n’en est peut-être pas consciente elle-même.
— Nadeem, ne l’engueulez pas, interviens-je.
Chloe tique au fait que je n’ai pas utilisé le grade du lieutenant et me jette
un regard qui confirme mon intuition. Elle en pince pour son supérieur. C’est
vrai qu’il est sexy, le lieutenant, dans le genre beau brun exotique, comme
dirait Dot.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, décide soudain Nadeem.
Allez chercher votre grand-père, Wong. Maintenant.
Chloe, pour la première fois, a un grand sourire.
— Je fonce. Merci, monsieur.
Elle a déjà franchi la porte de l’appartement de Dot avant que Nadeem
puisse répondre. Il a un sourire amusé.
— C’est la première fois que je la vois sourire, dit-il.
Et ça vous plaît, lieutenant ?
Je sens la main de Matthew qui prend la mienne. Je la serre un peu. Ses
doigts sont froids contre les miens, mais ils sont réels, tangibles, matériels.
C’est à mon tour de sourire comme une idiote.
CHAPITRE 14
Le démon ne montre pas le bout de son vilain nez, ce soir. Il doit encore
être en train de digérer la volée de titanium infligée par Dot, Nadeem et ma
modeste personne. En attendant que Chloe revienne avec son arrière-grand-
père, je décide que c’est le moment d’aller à la laverie – j’ai dû mettre mon
tee-shirt de la Reine des Neiges, offert comme une blague par Ambre. Je
remonte avec des culottes toutes propres et tous mes tee-shirts noirs bien
pliés. Je ne porte quasiment que cette couleur pour compenser le rose poudré
de mon uniforme à la clinique véto. Personne ne l’aime, et les filles et moi
attendons avec impatience que le Dr Ryan embauche un assistant-véto pour
soit le contraindre à porter du rose, soit qu’on change toutes de couleur. Le
Dr Ryan s’est réservé le bleu, parce que ça va bien avec ses yeux. On milite
pour du vert clair. En attendant, à la maison, c’est noir.
Chloe revient avec son arrière-grand-père chez Dot. Il a quelque chose de
Matthew en lui. Je sers de médium. Le vieil homme marche lentement, en
s’appuyant sur une canne, mais il a gardé toute sa vivacité d’esprit. Il
s’appelle Bo, ce qui signifie savant. Il parle beaucoup de Michelle, et
Matthew ne peut retenir ses larmes. L’amour de sa vie a eu une vie longue et
heureuse, mais loin d’être paisible. Elle a rompu tout contact avec le BES
avant la naissance de son fils, craignant qu’on ne le lui enlève – j’apprends
par Chloe que cette crainte était loin d’être irrationnelle, surtout pour une
femme seule et de couleur. Bo a été son unique enfant, et si Michelle a eu des
amants, elle ne s’est jamais mariée. Matthew est resté le grand amour de sa
vie. Michelle a continué à exercer ses talents de sorcière, mais Bo ne se
montre pas très précis. Il parle de chasse aux démons et d’autres choses, sans
préciser lesquelles. Bo lui-même s’est marié, a eu un fils, qui est mort
pendant la guerre du Vietnam. C’était le grand-père de Chloe.
La famille Wong pense qu’une malédiction pèse sur eux depuis plusieurs
générations. Chaque homme Wong n’a qu’un enfant, quelles que soient ses
tentatives. Chloe elle-même est fille unique, première fille dans la lignée
depuis Michelle. Bo, quant à lui, pense que Michelle a dû lancer un sortilège
quelconque qui s’est retourné contre sa descendance, ce qui revient un peu au
même.
À un moment donné, Bo demande à rester seul avec son père. Matthew
arrive à se servir de l’ordinateur de Dot pour communiquer, même si c’est
plus long. Je les laisse seuls, essuyant mon visage de larmes dont je n’avais
même pas conscience qu’elles avaient coulé. Bo reste un moment, puis s’en
va, à petits pas lents, le visage bouleversé par l’expérience qu’il vient de
vivre. D’un commun accord, Chloe et lui décident de ne pas en parler aux
parents de la jeune femme. Ils ont à peine entendu parler de Matthew,
ignorent de fait s’il a vraiment existé ou si Bo l’a inventé, et le vieil homme
comme son arrière-petite-fille pensent que faire les présentations les
perturberait plus qu’autre chose. Lui-même a pu combler un énorme manque
dans sa vie, celui de parler à son père. Bo sait très bien, lorsque je le
raccompagne à son taxi, qu’il n’aura plus jamais l’occasion de parler à
Matthew. Lorsque le démon aura été vaincu, et nous sommes tous conscients
que le moment approche, Matthew partira.
Je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je me suis attachée à lui. C’est idiot,
je ne suis pas le genre à avoir des coups de foudre, encore moins pour des
fantômes, mais je n’y peux rien. L’idée que dans quelques jours, au mieux, il
ne sera plus là me flanque un cafard monumental.
Matthew redescend avec moi. Il est perdu dans ses pensées. Je le laisse
tranquille. Je me mets au lit avec les incantations, que je connais à présent par
cœur - bravo, Chase, tes profs n’en reviendraient pas. J’ai mis la télé pour
mon fantôme préféré. Au lieu des infos, j’ai lancé quelques vieux films en
noir et blanc, qui lui paraissent incroyablement modernes. Il a aussi regardé
des séries censées se passer pendant les Années folles et a pointé du doigt
quelques anachronismes, tout en reconnaissant qu’elles rendaient plutôt bien
l’atmosphère joyeuse et insouciante de l’époque. Les gens voulaient
s’amuser, presque férocement, après le traumatisme de la Première Guerre
mondiale. Ils voulaient danser, écouter de la musique, s’habiller chic et boire
de l’alcool, malgré la Prohibition. Matthew lui-même ne dédaignait pas de
fréquenter les speakeasies avec Michelle.
Alors que je vais éteindre, Matthew frappe à ma porte de chambre. C’est
un fait nouveau. Il a de plus en plus de prises sur le monde réel, même s’il est
toujours invisible aux yeux des autres et des miroirs. Comme des appareils
photo, du moins les numériques. Oui, j’ai essayé. Oui, j’aimerais garder une
photo de mon fantôme pour plus tard. Je compte profiter du week-end pour
chercher un vieil appareil argentique dans une boutique d’occasion, on ne sait
jamais, ça peut fonctionner, même si j’ai peu d’espoir.
— Entrez ! dis-je.
— Je n’ai pas assez de force pour pousser la porte, me fait Matthew de
l’autre côté du panneau.
Je me lève pour aller lui ouvrir.
— Vous savez, vous pouvez vous matérialiser dans ma chambre. Il n’y a
que la salle de bain qui est hors limite.
Matthew sourit, mais je vois qu’il est préoccupé.
— Je voulais vous en parler, dit-il. J’éprouve de plus en plus de difficulté
à me matérialiser. Je veux dire par là que si je voulais me transporter d’ici
dans votre salon, cela m’épuiserait. C’était facile au début, je n’avais qu’à
penser que je voulais aller dans un endroit, mais à présent, je dois me
concentrer et j’ai peur de finir par me retrouver coincé dans un mur.
Je ne sais pas quoi dire, à part lui recommander la prudence. Dès demain,
je foncerai demander à Dot toutes les infos qu’elle peut avoir sur les
fantômes. En attendant, je prends les mains de Matthew dans les miennes.
Elles sont froides, voire glacées, et dures au toucher, mais il sent mon
contact.
— Je pense que mon ectoplasme se prépare au combat contre le démon,
fait Matthew en regardant nos mains enlacées.
— Ou alors vous vous matérialisez peu à peu, dis-je, pleine d’espoir.
Matthew a ce sourire si doux qui me fait craquer.
— Ne vous illusionnez pas, Chase. Je ne suis pas ici pour rester. Vous
pouvez me toucher à présent, et j’ai une certaine prise sur le monde, mais au
fond de moi, je ne suis pas différent. Je projette inconsciemment l’image que
je donne, mais ce n’est pas réel.
Et brusquement, Matthew se dissipe sous mes yeux. Sa forme devient
terriblement imprécise, se brouille, ses mains ne sont plus que du brouillard.
— Arrêtez ça, dis-je d’une voix sourde. Ce n’est pas drôle.
— Je suis désolé, s’excuse Matthew, visiblement confus. Je suis aussi
perdu que vous. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.
— On verra avec Dot demain.
— Je lui ai déjà demandé. Elle n’en a aucune idée.
J’aimerais tellement pouvoir l’aider. Je me sens impuissante, avec mes
pouvoirs tout beaux tout neufs et ma totale ignorance en matière de
surnaturel.
— Tout ceci arrive forcément pour une raison, continue Matthew d’un ton
faussement convaincu. Je ne sais pas encore laquelle, mais je sais que j’aurai
bientôt la réponse.
Je ne réponds rien, parce qu’il n’y a rien à répondre. Les fantômes, d’après
ce que j’ai pu lire ici et là, reviennent ou hantent une maison pour une raison
précise. Ça peut être parce que leur mort a été violente et qu’ils ne trouvent
pas le passage vers l’au-delà, ça peut être aussi parce qu’ils crient vengeance
s’ils se font faits assassiner. Ambre devrait hanter cet immeuble. J’espère
qu’elle est de l’autre côté, paisible. Et si elle ne l’est pas, j’espère qu’elle me
verra régler son compte au démon.
— Ne soyez pas triste, Chase, me dit Matthew. Je suis un homme heureux,
ce soir. J’ai pu rencontrer mon fils et mon arrière-petite-fille. Je sais que
Michelle a vécu longtemps et heureuse. Je me sens apaisé.
Je devine qu’il se posait des questions sur le destin de sa bien-aimée.
J’aurais dû me proposer pour faire des recherches. Cela dit, j’ai été un peu
occupée avec le démon.
— Allez dormir, Chase, me suggère-t-il. Je voulais en fait vous demander
de me lancer un autre film.
Je lui sélectionne deux nouveaux titres, que je programme pour se lancer à
la suite l’un de l’autre. Je le laisse seul, assis sur le canapé, après un dernier
bonsoir. Je vais me coucher, et lorsque j’éteins, je suis contente que Gaga
grimpe sur mon lit, parce que j’ai au moins un être vivant contre lequel me
blottir.
CHAPITRE 15
Je raconte une vague histoire de pari idiot et d’un ami à moi qui s’est
réfugié dans mon appartement à l’aube, complètement à poil. Pendant
qu’Andrew va fouiller dans leur penderie, Stephen apparaît et en profite pour
me demander si je sais quand la buanderie sera à nouveau accessible. Il a
entendu parler de la mort d’Ambre. J’apprends que Nadeem et son équipe ont
donné comme version officielle de la mort de ma BFF un AVC, histoire de ne
pas paniquer les résidents et d’éloigner les médias toujours à l’affut du
sensationnel. Andrew revient en m’apportant un tas de vêtements et même
une paire de baskets. Je le remercie et redescends pour donner le tout à
Matthew, qui s’est enfermé dans la salle de bains. Je lui passe les vêtements
par la porte entrebâillée, et je prépare le petit-déjeuner.
— Vous aimez le café ? crié-je.
— Oui.
— Les toasts ?
— Aussi.
— Les œufs ?
— Également. Chase, il manque des vêtements.
Je suis pourtant certaine qu’il y avait des sous-vêtements dans la pile.
Matthew sort de la salle de bain et j’admire le spectacle. Moulé dans le jean
délavé et le tee-shirt noir d’Andrew, Matthew est sexy en diable.
— Il n’y a pas de chemise, dit-il.
— Pourquoi voulez-vous une chemise ? Il ne fait pas froid.
— Vous voulez dire que cette tenue est décente ?
— Oui, réponds-je en riant. Vous êtes décemment couvert pour le XXIème
siècle.
— Un homme ne sortait pas les bras nus, à mon époque, du moins pas en
ville. Et ce jean est très moulant. J’en ai porté quand j’étais en mission dans
des endroits reculés, ça ne me moulait pas les jambes comme ça. Sans parler
de… euh, l’entrejambe.
J’éclate de rire.
— Et il n’y a pas de fixe-chaussettes.
Je dois googler ce mot pour comprendre à quoi ça servait. Je me mets à
rire de plus belle, en imaginant nos ancêtres avec ces accessoires ridicules.
— Les chaussettes contiennent un truc élastique, dis-je. Le jean vous va à
la perfection. Venez manger.
Matthew s’assied à table. Il apprécie le café, dévore les toasts et les œufs,
mais dès qu’il se lève, je vois qu’il est gêné par l’étroitesse de ses vêtements.
— J’ai l’impression d’être en sous-vêtements. Vous êtes sûre que je peux
me promener comme ça ? Je ne vais pas me faire arrêter pour outrage à la
pudeur ? Si Dot me voit comme ça, elle va être choquée.
Je pense aux remarques de Dot sur Nadeem et je ne suis pas inquiète.
— Et si on allait tester votre décence ? proposé-je. Vous pensez que vous
pouvez sortir de l’immeuble ?
Les yeux de Matthew s’illuminent.
— Je vais enfin voir votre monde !
Je le prends par la main et nous descendons les escaliers après que j’ai
fermé l’appartement. Matthew a une petite hésitation sur le pas de la porte,
me lâche, puis sort. Il se retrouve sur le trottoir et me fait un grand sourire. Je
le rejoins.
— Venez, suggéré-je, je vais vous faire découvrir le monde !
CHAPITRE 16
Je sais que j’aurais dû prévenir Nadeem et Dot, et aussi Chloe Wong, mais
j’ai tout oublié. Je passe la journée avec Matthew, le tenant par la main le
plus souvent possible, comme pour m’assurer qu’il ne s’évapore pas. Je
l’emmène à Manhattan et il est émerveillé par les buildings. Je le fais monter
tout en haut du One World Center et on prend un café en regardant le
panorama.
— C’est magnifique, murmure Matthew. Mon Dieu, ils l’ont fait. Ils ont
construit la ville du futur !
Je me garde de lui doucher son enthousiasme en lui racontant l’histoire du
building dans lequel nous nous trouvons. Matthew m’a demandé un résumé
de ce qui s’est passé ces cent dernières années, et mes premières réponses ont
été la Seconde Guerre mondiale, le Vietnam, le Golfe et l’Afghanistan. Je me
suis aperçue que je ne parlais que des conflits.
— Ah, on est aussi allé sur la Lune, dis-je. Il y a cinquante ans.
— C’est génial ? On peut y aller ?
Je mets deux secondes à réaliser ce qu’il veut dire. Il s’imagine qu’il y a
des bases lunaires et qu’on va sur notre satellite comme on va à Paris.
— Non, ça fait presque trente ans que personne n’y est allé.
Je lui explique que notre monde a connu une légère récession du rêve
spatial, après le boom des années 60.
— L’homme préfère se faire la guerre plutôt que d’explorer l’espace,
déplore Matthew. Vous avez des voitures volantes ? Je n’en ai pas vu.
Je pense à Retour vers le Futur 2 et ses voitures volantes en 2015. Encore
un rêve qui a pris l’eau.
— Non. Ça n’existe pas.
— C’est étrange. Tout le monde croyait que ce serait une réalité en l’an
2000.
Je lui parle d’Internet et de son petit miracle de tous nous mettre en
relation, de l’accès immédiat à l’information, mais Matthew, s’il est intéressé,
n’est pas aussi enthousiaste que pour les buildings et le voyage sur la Lune.
Je lui montre l’avantage d’une telle technologie en lui faisant regarder, sur
mon portable, une vidéo de l’évènement.
— Et il n’y avait personne ? Sur la Lune ?
— Non, il n’y a pas d’atmosphère.
Il a l’air un peu déçu. Je crois que le XXIème siècle lui plaît, mais que
certains côtés assez pragmatiques ne le font pas rêver. Nous passons le reste
de la journée à déambuler dans les rues. Matthew a cessé de rougir chaque
fois qu’il croise une femme qui montre ses jambes dans une robe qui s’arrête
au-dessus du genou. Il reste sans voix devant les pubs où des femmes nues
posent sans complexe, même si les parties stratégiques sont masquées par des
éléments de décor ou la pose du mannequin.
— Ces femmes sont-elles des… vous savez, des femmes de mauvaise
vie ?
Je retiens un éclat de rire.
— Non, ce sont des stars, souvent. Un mannequin peut très bien gagner sa
vie et être en couverture des magazines.
Je lui montre mon feed Instragram et Matthew devient tout rouge, surtout
quand de parfaites inconnues, des filles random, posent en sous-vêtements ou
en maillot de bain. Quand nous croisons deux hommes qui se tiennent par la
main, il me regarde, en quête d’explications.
— Vous m’avez dit que deux hommes pouvaient se marier ?
Je lui explique que de nos jours, à part pour des connards conservateurs, et
même si l’on en a un à la Maison-Blanche, être gay n’est plus considéré
comme une maladie ou une perversion.
— C’est remarquable, fait Matthew. Votre société a fait des progrès
considérables. Par contre, je ne comprends pas pourquoi il y a toujours des
miséreux.
Il désigne des SDF qui font la manche, et je lui explique qu’à ce niveau-là,
rien n’a vraiment changé. La vision utopiste que Matthew a de notre époque
en prend un coup.
Comme la nuit tombe, je lui propose d’aller en haut de l’Empire State
Building. Il me suit avec empressement, curieux de voir la ville la nuit.
Arrivé au sommet, malgré les grillages qui empêchent les gens de se suicider,
Matthew est émerveillé par le panorama.
— C’est tellement beau !
— Il ne me manque que King Kong, dis-je en souriant.
Et je comprends à son air interrogatif qu’il est mort avant que le premier
film sur le grand singe ne sorte. Il n’a même pas connu le cinéma parlant.
Brusquement, je réalise qu’il a grandi et vécu à une époque que je ne peux
qu’imaginer, une époque dont les plus vieux survivants n’étaient que des
bébés, comme Bo Wong. Matthew est une mémoire vivante à lui tout seul.
— Vous pourriez ne pas m’appeler comme ça ? proteste-t-il en riant. Je ne
suis pas si vieux. J’ai vingt-six ans !
Merde ! Il est plus jeune que moi ! J’avoue que je lui donnais la trentaine.
J’ai le sentiment qu’on vieillissait plus vite à son époque qu’à la nôtre.
— D’accord, vous êtes un petit jeune, concédé-je. N’empêche qu’un
historien tuerait pour pouvoir parler avec vous. Vous êtes une mémoire
vivante.
— Je n’ai aucune envie de passer du temps avec un historien, répond
Matthew en se détournant du paysage pour me faire face. Je préfère le passer
avec vous.
Je ne sais pas trop qui fait le premier geste, mais nous nous retrouvons à
nous embrasser devant le panorama illuminé et le ciel étoilé, et c’est le baiser
le plus romantique que j’ai jamais reçu. Je noue mes bras autour de Matthew
et je sens qu’il est fait de chair et de sang. Lorsque nous nous séparons, il est
troublé.
— Je vous choque ? fait-il, bien conscient que j’ai senti son désir.
— Non. Je ressens la même chose.
Il a un petit rire, parce qu’à son époque, une femme qui exprimait son
désir devait être rarissime. On s’embrasse encore, après que Matthew a
constaté que d’autres couples le faisaient et que c’était OK de se rouler une
pelle en public au XXIème siècle.
Nous dînons, les yeux dans les yeux. À vrai dire, lorsque je lui demande
s’il a faim, Matthew m’étonne en disant qu’il est curieux de manger une
pizza. Il a vu des pubs à la télé, et s’il a entendu parler de ce plat, il n’en a
jamais goûté. Nous repassons à Brooklyn, où je connais un petit resto italien
qui sert les meilleures pizzas de la ville. Non, je ne vous donnerai pas
l’adresse, je n’ai pas envie que les prix explosent. On finit par une glace au
chocolat – autre chose que Matthew n’a jamais goûté – et nous arrosons le
total de bière. C’est moi qui propose de rentrer, parce que si ça continue, je
vais lui sauter dessus par-dessus la nappe à carreaux rouge et blanc.
Je ramène Matthew à mon appartement, et là, il a la remarque la plus WTF
de la soirée.
— Il va falloir que je trouve un appartement. Je ne peux pas vivre avec toi.
Cela te compromettrait.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je lui explique que pour
compromettre une femme à New York de nos jours, il faut un peu plus que de
vivre avec elle. Un cigare, éventuellement, et encore, c’était au siècle dernier.
— Tu peux vivre ici aussi longtemps que tu voudras. Ne t’inquiète pas de
tout ça. Tu es vivant, c’est tout ce qui compte.
Nous nous embrassons, mais cette fois, c’est moi qui le repousse. Je n’ai
pas eu le temps de prendre de douche ce matin, et je ne sens pas la rose. Oui,
les femmes transpirent aussi, et oui, elles ne sentent pas un délicat parfum de
fleurs après une journée à jouer les guides touristiques.
— Je vais prendre une douche, d’abord, dis-je.
— Je devrais en prendre une aussi, fait Matthew.
— On peut la prendre ensemble, si tu veux, proposé-je.
Je vois qu’il hésite. Il est trop mignon à être pudique comme ça. Il ne sait
pas trop sur quel pied danser. Il a envie de moi, j’ai envie de lui, mais il
ignore ce qui va me plaire ou me choquer.
— Si tu veux me rejoindre, tu sais où est la salle de bains, suggéré-je.
Je laisse la porte entrouverte, je me déshabille vite fait et attrape une
capote dans l’armoire à pharmacie, que je planque derrière mon gel douche.
On ne sait jamais, et même si j’ai un implant, je n’ai pas trop envie de
prendre le moindre risque. Je me lave en prenant mon temps. À travers les
vitres en verre dépoli, je vois une silhouette s’avancer vers moi. On serait
dans un thriller, je pousserais le hurlement de ma vie, mais comme je me sens
en plein milieu d’une comédie romantique qui vire érotique, j’entrouvre la
porte de la douche. J’en prends plein les mirettes. Matthew s’est déshabillé, et
il est, comment dire ? Très viril, je crois que c’est le mot. Il me fait un sourire
où toute trace de timidité s’est envolée. Je lui tends la main et il me rejoint
sous l’eau chaude.
CHAPITRE 17
Le lendemain, la réalité vient pointer le bout de son nez tandis que nous
déjeunons. Matthew ne me quitte pas des yeux, et c’est limite si nous ne nous
tenons pas la main par-dessus la table, comme des amoureux. Ce que nous
sommes. Enfin, je crois.
— Chase, j’ai besoin de savoir ce qui m’est arrivé, dit-il après avoir fini
son café. Je sens bien que ce n’est pas normal.
— Je comprends, soupiré-je. On va aller voir Dot.
Pour l’instant, je préfère tenir Nadeem hors de l’équation. Il appartient au
BES. Je n’ai pas envie qu’il informe ses supérieurs et que des hommes en
noir viennent enlever Matthew sous mes yeux. J’en informe l’objet de ma
flamme lorsqu’il suggère que je pourrais appeler le lieutenant.
— Je lui fais confiance, me contre Matthew. Je pense que c’est un homme
bien.
— Oui, moi aussi, mais tu ne peux pas savoir si le sens du devoir sera plus
fort que son humanité. Si tu avais découvert un fantôme qui est devenu
vivant, qu’aurais-tu fait ?
Matthew soupire et m’accorde le point. Je finis mes tartines et nous
montons chez Dot, qui m’ouvre, sourit, regarde Matthew, et m’interroge du
regard. Elle voit nos mains enlacées.
— Votre petit ami ? demande-t-elle sur le ton de « qu’est-ce qu’il vient
faire dans l’histoire ».
— Bonjour, Dot, la salue Matthew.
Elle fronce les sourcils.
— Nous nous connaissons ? Votre visage m’est familier, mais je ne
saurais pas où le placer.
— C’est Matthew, dis-je pour couper court. Il est vivant.
Dot se retrouve sans mot. Elle nous fait entrer, referme, et se plante face à
Matthew. Elle lui prend le visage entre les mains.
— Vous ressemblez à votre photo, constate-t-elle enfin. Chase, qu’avez-
vous fait ?
— Moi ? Rien. Je l’ai trouvé comme ça, à poil sur mon canapé.
— Pourquoi ces choses-là ne m’arrivent jamais ? soupire Dot.
Je lui raconte toute l’histoire pendant qu’elle nous sert du thé. Je pensais
que Dot serait toute contente de rencontrer Matthew en chair et en os – et en
muscles – mais son visage reste fermé.
— Dot, que se passe-t-il ? C’est vraiment Matthew, vous savez.
— Oh, je n’ai aucun doute là-dessus, répond-elle. Chase, je ne prétends
pas tout savoir du surnaturel, loin de là, mais la première explication qui me
vient à l’esprit est que quelqu’un a pratiqué la nécromancie.
— J’avoue que j’y ai pensé, répond Matthew.
— Quand ? demandé-je.
— Cette nuit, pendant que tu dormais. Je n’arrêtais pas de réfléchir à la
façon dont j’ai pu retrouver un corps physique, et c’est la seule explication.
Dot note le tutoiement entre nous, la façon dont nous nous tenons et en
déduit que Matthew n’a pas dormi sur mon canapé cette nuit.
— D’accord, de la nécromancie, approuvé-je. Je ne suis même pas sûre de
vraiment savoir ce que c’est.
— C’est le pouvoir de parler aux morts, réplique Dot. Et certaines
sorcières ont le pouvoir de les réanimer.
Matthew comme Dot me regardent. Je mets un moment à comprendre
qu’ils m’accusent, tous les deux, d’avoir pratiqué un art obscur dont je ne
connaissais même pas exactement le sens.
— Non, m’offusqué-je. Ce n’est pas moi. Je n’aurais pas la moindre idée
de comment faire.
— Vous l’avez peut-être fait sans vous en rendre compte, fait Dot. Vous
souhaitiez que Matthew soit vivant, n’est-ce pas ?
— Oui, enfin je souhaitais qu’il ne soit plus sous forme de fantôme. Oh
zut, je le trouvais sexy et je me disais que c’était con qu’il soit un fantôme et
qu’on ne puisse pas se toucher. Mais je n’ai jamais, jamais pratiqué la
nécromancie. Je ne sais pas faire, bordel !
— Il est facile d’avoir le fin mot de l’histoire, fait Matthew. Il suffit d’aller
voir si mon corps est toujours dans le speakeasy. Si c’est le cas, alors ce n’est
pas de la nécromancie.
— Même si ton corps n’est plus là-bas, je n’y suis pour rien, plaidé-je.
Matt, s’il te plaît, crois-moi. Je n’ai rien fait ! Bon sang, tu étais avec moi
presque tout le temps !
Matthew prend mes mains soudain tremblantes dans les siennes.
— Je sais. Je sais que tu es une bonne sorcière, Chase. Tu peux néanmoins
avoir utilisé tes pouvoirs sans t’en rendre compte. J’ai vu la puissance dont tu
es capable lorsque tu as combattu le démon.
— C’est Nadeem qui l’a renvoyé dans sa cachette en lui tirant dessus, lui
rappelé-je.
— Le démon était déjà en train de se dissoudre quand il a tiré. J’étais là. Je
l’ai vu. J’ai senti ton énergie traverser ma propre énergie.
— Je crois que nous tenons notre explication, indique Dot. Chase a utilisé
sa puissance sans la contrôler. Elle souhaitait que vous ayez un corps, que
vous soyez vivant. Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin.
— Il ne faut pas des formules, des incantations pour faire ça ? demandé-je,
complètement perdue.
— Pas forcément. L’important, c’est le souhait que le sorcier met dans son
pouvoir, répond Dot.
— Alors pourquoi je me fais chier à apprendre des incantations en latin ?
m’écrié-je. Et pourquoi est-ce que vous m’accusez d’avoir ressuscité
Matthew comme si c’était un crime ? Bon sang, je suis contente qu’il soit en
vie, moi !
— Moi aussi, je suis content d’être en vie, dit Matthew en me prenant dans
ses bras. Il n’empêche que c’est… quelque chose dont nous devons parler,
Chase.
— C’est mal, ajoute Dot. La nécromancie est un art sombre, pas de la
magie blanche.
— Je ne l’ai pas fait exprès, OK ?
Je m’arrache à l’étreinte de Matthew et me lève, désemparée.
— Il y a sûrement une autre explication. Je vais la trouver !
Matthew veut me suivre, mais je vois Dot qui le retient. Elle a raison. Je
suis trop bouleversée pour l’écouter. Il devrait être content que je l’aie
ramené du monde des morts ! Il a un corps et une chance de vivre une vie
longue et heureuse, cette vie dont le démon l’a privé il y a un siècle ! Et puis,
je ne l’ai pas fait exprès, bordel !
Je passe par chez moi, je prends mon portable, et emmène Gaga faire une
longue promenade. La chienne est ravie, et ça me calme un peu de marcher
dans les rues animées du dimanche matin. Il y a des marchés ici et là, des
artistes de rues, les gens qui vont bruncher, ceux qui font du sport… New
York, dans toute sa vitalité. Je prends mon téléphone, j’hésite, puis appelle
Nadeem. J’ai besoin d’avoir le point de vue de quelqu’un de sensé sur cette
histoire.
Sauf qu’on est dimanche et le lieutenant doit être en week-end. Je vais
juste lui laisser un message. Sauf qu’à la première sonnerie, Nadeem
décroche.
— C’est Houston, dis-je. Désolée de vous déranger. Je voulais juste vous
laisser un message.
— Je travaille, en fait. Le démon s’est à nouveau manifesté ?
Je l’imagine en train de bosser le week-end, tous les week-ends, parce
qu’il n’a plus de famille avec qui passer ses fins de semaine. J’ai de la peine
pour lui. Je ne sais pas trop comment lui dire pour Matthew, et de plus, ses
supérieurs écoutent peut-être ses communications.
— Non, tout va bien. On pourrait se voir ? Demain ?
— Je peux être chez vous dans vingt minutes, répond Nadeem.
Je réfléchis.
— Non. Écoutez, Nadeem, prenez ça comme vous voulez, mais j’ai besoin
de parler à un ami. Et vous êtes la personne qui s’en rapproche le plus en ce
moment. J’ai besoin de parler à l’homme, pas à l’agent du BES. Je ne veux
pas parler à un badge.
Il y a un silence. Merde ! J’espère qu’il ne pense pas que je le drague ?
— Vous connaissez le Starbucks au coin de Flatbush et de la 7è ?
demande-t-il.
— Oui.
Nous nous donnons rendez-vous dans une demi-heure. Je remonte Gaga et
repars, sans avoir vu Matthew.
Bon sang, la vie était tellement belle hier ! On s’est amusés, on a joué les
touristes, on s’est embrassés et on a fait l’amour, exactement comme un
couple normal. Pourquoi faut-il tout compliquer ?
Parce que Matthew est mort il y a un siècle, et que ce n’est pas normal
qu’il soit brusquement redevenu un homme de chair et de sang. Arrête de
bouder, on dirait Chloe Wong. Tu es trop vieille pour bouder.
Je vous ai déjà dit que je détestais la petite voix dans ma tête ?
J’arrive au Starbucks pile trente minutes après mon appel à Nadeem.
Bravo, Chase, tu t’améliores. Je cherche une silhouette en costume et cravate,
ne vois personne répondant à ce signalement, et je me mets dans la file pour
commander un latte macchiato. Quand le barista me demande quel nom à
écrire sur le gobelet, une voix masculine répond avant moi.
— Chastity. Comme ça se prononce.
Le barista sourit. Je me retourne, prête à foudroyer le lieutenant Nadeem
sinon avec des mots, du moins du regard, et j’ai un choc. Il est en civil.
Comprendre, il n’est pas en costume et cravate. Il porte un jean délavé et un
tee-shirt blanc. Il n’est pas mal du tout. Dot va adorer.
— Je ne pensais pas que vous aviez aussi l’option fringues cool, dis-je.
— Vous avez dit ni badge ni flingue, fait Nadeem en récupérant son
propre café.
Il m’entraîne à une table près de la vitre et nous buvons un moment en
silence.
— Bon, dis-je en reposant mon gobelet, ce que je vais vous dire est en off.
Complètement en off. OK?
— D’accord, sourit-il.
— Matthew est vivant.
Et je lui raconte toute l’histoire, tout en zappant certains faits comme notre
nuit de passion. Nadeem n’étant pas idiot, il comprend bien que Matthew et
moi sommes désormais amants.
— Nécromancie, dit-il.
Je pousse un grand soupir.
— Vous aussi ? C’est ce que Dot et Matt pensent. Et ils croient que c’est
ma faute.
Nadeem hausse les épaules.
— C’est probable. J’ai bien vu que vous aviez un gros coup de cœur pour
votre fantôme. Vous avez souhaité qu’il s’incarne. Vous avez utilisé votre
magie sans le savoir.
— Donc, Matthew est un… mort-vivant ?
— Son cœur bat ? Il respire ? Le sang circule dans ses veines ?
Je repense à la nuit dernière et je rougis un peu.
— Oui.
— Alors, c’est un cas de nécromancie avancée. Je ne suis pas un
spécialiste, mais j’ai déjà vu des cas de réanimation des morts par des
sorcières. Généralement, c’est très basique. Le corps revient à la vie avec les
fonctions de base, mais l’âme n’est plus là. Le cerveau fonctionne avec une
sorte d’écho de l’âme, qui s’est imprimée dans les neurones. Ce n’est pas
vraiment la personne décédée, plutôt un clone pas très réussi.
— Matthew est très réussi, objecté-je en devenant franchement écarlate. Il
est aussi vivant que vous et moi, et il est… il se comporte normalement. Il
parle comme il le faisait quand il était un fantôme.
Nadeem boit son café sans me quitter des yeux.
— J’ai fait une grosse connerie, c’est ça ? demandé-je. Dot m’a dit que
j’avais fait de la magie noire.
— Cela en est.
— Naturellement, c’est interdit ?
— Totalement. Houston, réanimer un défunt est une tentation très forte
lorsqu’un sorcier perd un être cher dans des circonstances brutales. Cela ne
finit jamais bien. L’âme n’est plus là, le corps réanimé n’est qu’une copie, qui
finit par se détériorer. On finit avec un zombie sur les bras.
— Vous pensez que c’est ce qui va arriver à Matthew ? m’horrifié-je.
— Je l’ignore. Son âme était toujours présente, puisqu’il était un fantôme.
Le cas est assez rare. Presque unique.
— Si j’avais été présente lors de la mort d’Ambre, j’aurais pu la sauver !
— Avez-vous vu son fantôme ? demande Nadeem.
— Non.
— Alors c’est que son âme était déjà passée de l’autre côté. Si vous
l’aviez ranimée, elle serait un zombie à l’heure actuelle. Aller contre la loi de
la vie et de la mort est dangereux, contre nature, et interdit.
Je ne peux m’empêcher de penser à la tragédie qu’a vécue Nadeem. Il voit
mon regard, comprend et secoue la tête.
— Lorsque j’ai appris cette histoire de nécromancie, dit-il, j’ai bien sûr
tout de suite pensé à Pryanka et notre fils. Leurs corps étaient enterrés, et j’ai
eu le rêve fou de les voir revenir parmi les vivants. La mage avec qui je
travaillais m’a expliqué ce que je viens de vous raconter. Elle m’a emmené
dans les locaux où le BES garde certains zombies capturés pour les soumettre
à des tests. Ce ne sont plus que des enveloppes vides. Il n’y a plus rien
d’humain en eux. J’ai compris que vouloir faire revenir les morts était une
violation de l’ordre naturel des choses, et j’y ai renoncé. Je ne dis pas que
cela a été facile. Des agents bien plus anciens dans le métier que moi sont
tombés pour des crimes semblables. Un enfant qui meurt trop jeune, une
femme adorée qui a un accident… nous avons tous nos excuses pour garder
auprès de nous les êtres aimés. La vérité est que si on les aime vraiment, il
faut les laisser partir, plutôt que de les forcer dans une parodie de vie.
Il a raison, bordel. Il a raison. Ambre était ma meilleure amie, ma presque
sœur, et pourtant, je lui aurais montré bien peu de respect et d’amour si
j’avais tenté de la réanimer alors qu’elle était morte et partie pour l’au-delà,
quel qu’il soit.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Pour Matthew ? demandé-je d’une voix
blanche. Est-ce qu’il va mourir à nouveau ? Est-ce que vous allez le tuer ?
— Tant qu’il se comporte en être humain, je n’ai aucune raison de lui faire
le moindre mal, me rassure Nadeem. J’ai besoin de davantage de
renseignements sur les quelques cas de nécromancie connus où l’âme était
encore présente et s’est réintégrée au corps. Je sais que ça existe, mais
j’avoue ne jamais avoir voulu en savoir plus.
— Je comprends. Je suis désolée de vous ramener à une période difficile
de votre vie.
Nadeem a un bref sourire. Il a l’air beaucoup plus jeune sans son costume
et son badge, et quand il sourit, il paraît presque insouciant.
— J’ai fait mon deuil, Houston. Je vais bien. Et ce n’est pas de votre faute
si l'on se retrouve avec un mort vivant sur les bras.
— Ne parlez pas de Matthew comme ça, protesté-je. Il est vivant.
— Je n’ai aucun doute que vous en sachiez plus que moi à ce sujet.
Je rêve ou vient-il de me taquiner ?
— Ma devise personnelle est carpe diem, dis-je en me drapant dans ce qui
reste de ma dignité.
— Bravo, je vois que vous commencez à maîtriser le latin.
— C’est le Cercle des Poètes disparus. Un chef d’œuvre.
— Je sais. Un de mes films favoris quand j’étais ado.
— Je ne vous voyais pas en rebelle.
— Je suis un rebelle qui suit les règles, affirme Nadeem.
— La première fois que je vous ai vu, je vous ai trouvé coincé comme pas
permis.
— Je fais souvent cet effet-là.
— Et vous en êtes fier ?
— Ça fait partie du job. Vous allez parler de Matthew à Wong ? Et à Bo
Wong ?
Mon visage se rembrunit. Zut, je n’avais pas pensé à ces deux-là.
— Je pense qu’il vaut mieux éviter davantage d’émotions au vieux Bo,
dis-je. De toute façon, la décision appartient à Matt, pas à moi. Quant à
l’agent Wong, je n’en ai aucune idée.
— Avoir son arrière-arrière-grand-père auprès d’elle pourrait l’aider à
grandir un peu, soupire Nadeem.
— À ce point ? demandé-je, amusée.
— Vous ne savez pas le nombre de fois où j’ai envie de la basculer en
travers de mes genoux pour lui flanquer une fessée. Et n’y voyez aucun sous-
entendu.
— Elle ne détesterait peut-être pas, le taquiné-je. Elle a un petit crush sur
vous, je pense.
Nadeem a une telle expression d’incrédulité et de refus que je me mets à
rire.
— Vous n’êtes pas sérieuse ?
— Faites confiance à mon intuition féminine.
— Je ne veux même pas y penser. C’est ma subordonnée, c’est une
sorcière, c’est une gamine et j’attends avec impatience le prochain
changement d’équipe pour qu’elle dégage.
— Vous êtes charmant quand vous vous y mettez.
— Venez bosser avec moi pendant vingt-quatre heures et on verra si vous
n’avez pas envie de la tuer. Ou du moins de la consigner dans sa chambre.
Sur ces mots, Nadeem et moi allons nous chercher un autre latte
macchiato. Je prends une part de brownies avec. Je suis bonne pour ne plus
manger de crêpes pendant au moins une semaine.
— Lorsque je l’ai arrêtée, Wong s’est servie de ses pouvoirs sur moi,
explique Nadeem alors que nous revenons à notre table. J’ignorais qu’elle
était une sorcière capable de projeter des illusions. J’ai vraiment cru qu’elle
m’avait lancé une boule de feu et que j’étais en train de cramer vif.
— Vous avez quand même réussi à l’arrêter.
Cela dit, je comprends son envie de lui flanquer une fessée. Elle me ferait
un coup pareil, ce serait mon poing dans sa jolie figure d’insolente.
Nadeem baisse les yeux.
— Je ne suis pas fier de moi sur ce coup-là. Je pensais que j’allais mourir
brûlé vif. J’ai pensé que j’allais l’entraîner avec moi dans la mort. Je l’ai
attrapée à bras le corps. Je haïssais déjà les sorcières pour… tout ce qui s’est
passé avec ma famille, et savoir que j’allais mourir de la main de l’une
d’entre elles m’a rendu fou de rage. C’est en voyant qu’elle ne prenait pas feu
que j’ai compris qu’elle n’était pas une pyrokinésiste, mais une illusionniste.
Je l’ai menottée et les flammes se sont évanouies. J’aimerais bien comprendre
pourquoi la capitaine l’a flanquée dans mon équipe.
Nadeem me parle un peu de l’organisation du Bureau aux derniers
échelons. Ça marche un peu comme les flics. Un lieutenant supervise
plusieurs agents spéciaux, qui sont en tandem. Lorsque l’enquête est
importante, comme un meurtre par démon, le lieutenant et toute l’équipe
interviennent. Il y a toujours une sorcière ou un mage dans l’équipe, en
tandem avec le lieutenant. Nadeem s’entendait bien avec la mage qui
travaillait avec eux précédemment, mais la dame est tombée amoureuse d’un
confrère à Chicago et s’est installée là-bas. Nadeem a vu arriver Chloe Wong
avec incrédulité. Les sorcières repenties au BES ne sont pas rares, mais entre
Wong et lui, l’animosité a été immédiate.
— J’ai besoin de savoir que la sorcière de l’équipe assure mes arrières. Je
ne fais pas confiance à Wong. Résultat, j’ai vraiment l’impression d’être seul
lors des combats.
— Je compatis.
J’hésite un peu. Je n’ai pas l’intention de postuler au Bureau. Je suis une
sorcière débutante. Je viens de faire de la nécromancie sans le savoir.
Pourtant…
— Si vous voulez, je peux être votre partenaire pour cette affaire, proposé-
je. De toute façon, je ne compte pas vous laisser affronter le démon tout seul.
Vous avez pensé à m’apporter une arme ?
Nadeem a un grand sourire.
— Merci, Houston, j’apprécie vraiment. J’ai l’arme, mais comme vous
vouliez simplement me parler, je l’ai laissée au bureau. J’irai la chercher tout
à l’heure, si vous voulez.
— Vous ne prenez jamais vos week-ends ?
— Pas quand il y a un démon à mettre hors d’état de nuire. Je remarque
que vous êtes sur le pont aussi.
— Il a tué Ambre. C’est personnel.
Et il a tué Matthew. Et je n’ai pas envie qu’il recommence maintenant que
mon beau fantôme est devenu un homme de chair, de sang et de muscles. Je
suis une putain de sorcière, débutante d’accord, mais j’ai des pouvoirs. Je
vais te lui botter le cul, au démon, il va comprendre sa douleur.
— Venez, je vais vous présenter à Matt, dis-je en me levant. Ensuite, on
ira voir si l’on trouve les vestiges de son corps. Je veux en avoir le cœur net.
Si ça se trouve, je n’ai pas fait du tout de nécromancie.
Nadeem ne répond rien, mais je vois bien qu’il n’y croit pas.
CHAPITRE 18
— Comment ça, il est sorti ? Vous l’avez laissé sortir tout seul ?
Je n’ai pas conscience de crier avant que Dot ne croise les bras sur sa
poitrine – elle porte aujourd’hui un jogging bleu ciel – d’un air de directrice
de pensionnat.
— Ce n’est pas un enfant, Chase, et je n’ai pas l’habitude qu’on me parle
sur ce ton sous mon propre toit !
— Désolée, marmonné-je.
— Je n’ai pas entendu.
— OK, je m’excuse, d’accord. Mais merde, Dot, il vient à peine de se
réveiller ! Il ignore tout des dangers de ce monde ! Il ne doit même pas savoir
traverser la rue.
— Il sait très bien qu’il faut traverser lorsque le petit bonhomme est vert,
il l’a appris en regardant la télé, rétorque Dot. Il voulait aller prier. Je l’aurais
bien accompagné, mais j’ai trop mal à ma jambe.
Je me mords les lèvres. J’ai bien remarqué qu’elle marchait avec un peu de
difficulté, mais j’ai tendance à oublier que Dot est une vieille dame.
— Vous avez des calmants ? demandé-je.
— Oui. Mais j’ai dû me froisser un muscle l’autre jour avec l’arbalète.
— Voulez-vous qu’on appelle un médecin ? propose Nadeem.
C’est moi qui aurais dû le proposer. Je suis sans cœur.
— Non, ça ira. Matthew est allé à St François-Xavier. C’est une église où
il allait prier avant. C’est à quelques blocs d’ici.
Je me souviens d’être passée devant, effectivement.
— Il vous a paru normal ? demandé-je à Dot. Pourquoi veut-il aller prier ?
Il est inquiet pour quelque chose ?
— Sa fiche mentionne qu’il était, qu’il est catholique, intervient Nadeem.
À cette époque, cela voulait dire pratiquant. Aller prier était naturel. Les gens
assistaient à la messe tous les dimanches.
— Il m’a paru tout à fait normal, renchérit Dot. Il a juste besoin d’un peu
de temps. Il pensait se retrouver dans l’au-delà, et le voilà bien vivant. Il a de
quoi avoir besoin du réconfort de la prière.
— Vous êtes croyante, Dot ? demandé-je.
— Non. J’ai vu trop de choses bizarres pour adhérer à une religion.
Je me laisse tomber sur le canapé. Je m’en veux de ma saute d’humeur.
J’aurais dû rester et accompagner Matthew à l’église.
— Je lui ai donné un peu d’argent pour prendre un taxi s’il est perdu, et
une de mes cartes de visite, ajoute Dot. Je voulais lui donner un téléphone,
mais je l’ai perdu quelque part entre le code PIN et les différentes icônes
tactiles.
— Houston, si nous en profitions pour aller dans le speakeasy ? suggère
Nadeem. Ça vous évitera de vous inquiéter et comme ça, on sera fixés.
— Vous planquez une arme dans ce jean ? demande Dot, qui n’a pas
manqué de dire au lieutenant qu’il est très séduisant dans cette tenue et que si
elle était plus jeune, elle l’aurait dragué. Cela a fait sourire Nadeem. Donc, il
apprécie qu’une vieille dame de soixante-dix-neuf ans lui fasse des
compliments, mais il fait la tronche quand je lui dis que Wong a un crush
pour lui. C’est mal barré pour Chloe, je vous le dis. Elle ferait mieux de se
l’enlever de la tête.
— Non, Houston a exigé que je vienne sans arme ni badge.
— Je peux vous prêter mon arbalète.
— C’est très aimable de votre part, mais je ne sais pas m’en servir. Je vais
prendre les poignards de Houston.
— Ils sont à Matthew, corrigé-je machinalement.
— Il n’est pas sorti avec, au moins ? s’inquiète Nadeem. Il vaudrait mieux
qu’il ne se fasse pas arrêter.
— Non, il n’a rien pris, dit Dot. Je ne crois même pas qu’il y ait pensé.
— Venez, on va s’armer, suggéré-je.
Dot déclare qu’elle appellera le BES si l'on n’est pas remonté dans une
heure.
— Soyez prudents, nous dit-elle.
— Toujours, réponds-je avec un grand sourire.
Il faut moins d’une heure à Nadeem pour tout organiser. Il va à son bureau
pour chercher de l’équipement et l’agent Wong, et revient avec un van noir et
des armes. Nous avons établi notre QG chez Dot. Il me tend un pistolet et
deux chargeurs.
— C’est juste pour votre protection, Houston. Votre rôle, c’est de lancer
l’incantation et toute l’énergie que vous pouvez. Nous nous chargerons de
l’occuper avec les lames et les balles.
Il a apporté des poignards et un holster pour mettre tout ça autour de ma
taille.
— Vous n’avez pas de pare-balles ? demandé-je, étonnée.
— Le kevlar ne sert à rien contre les démons. Et comme c’est lourd et que
ça gêne les mouvements, nous n’en avons pas.
Matthew récupère son katana et ses poignards.
Je préfèrerais cent fois qu’il reste tranquillement à m’attendre, mais je sais
que je l’insulterais en le suggérant, aussi je me tais. Chloe Wong ne le quitte
pas des yeux, surprise de retrouver un arrière-arrière-grand-père en chair et en
os qui ne paraît guère plus âgé qu’elle. Sinon, elle fait la gueule et je lui
demande pourquoi.
— Je suis la sorcière de cette unité, répond-elle. Ce devrait être moi qui
lance l’incantation. Je sers à quoi ?
Je lance un coup d’œil à Nadeem. Il me fait davantage confiance à moi,
sorcière débutante, pour pulvériser le démon, qu’à sa coéquipière.
— Vous êtes là en renfort, spécifié-je. C’est mon démon, Chloe. Il a tué
ma meilleure amie.
— Il a tué mon ancêtre, rétorque Chloe en désignant Matthew du menton.
— Wong, ça suffit, intervient Nadeem d’un ton sec.
— Monsieur, je vous informe que je compte mentionner dans mon rapport
le fait que vous appuyez toute l’opération sur une sorcière non homologuée et
débutante, lance-t-elle avec défi.
Nadeem ne se trouble pas.
— C’est votre droit.
Oh, Chloe, si tu veux attirer son attention, tu t’y prends de la plus
mauvaise manière qui soit.
Matthew interpelle sa descendante au moment où j’ouvre la bouche pour
lui dire de se calmer un peu.
— Chloe, j’aimerais te parler, dit-il. Dot, y a-t-il un endroit…
— La cuisine, au fond du couloir, indique obligeamment notre hôtesse.
Chloe bout d’indignation.
— Vous jouez à quoi, tous les deux ? Mes parents ?
— Je suis ton ancêtre, réplique Matt.
— Et j’en ai marre de vous voir être aussi agressive, répliqué-je à mon
tour. Bon sang, Chloe, ce n’est pas comme ça que vous allez le pécho, vous
savez.
— Le pécho ? demande Matthew.
Chloe devient rouge brique.
— Le séduire, expliqué-je.
— Quoi ? Mais il est trop vieux pour toi ! Et c’est ton supérieur !
— Vous ne pouviez pas la fermer ? lance Chloe, pas contente du tout de
voir ses petits secrets étalés à la face du monde.
— Soyez plus discrète, alors, rétorqué-je.
— Et je crushe sur qui je veux ! balance-t-elle à Matthew.
Quinze ans. Cette fille a quinze ans dans sa tête. Et moi je prends un coup
de vieux. J’ai envie de dire qu’à vingt-deux ans, j’étais bien plus mûre que ça.
Je commençais à travailler à la clinique véto, et j’étais une adulte
responsable. Oui, enfin, je ne perdais pas une occasion de m’opposer à ma
mère. Et je sortais avec Gros Connard, malgré les mises en garde d’Ambre et
ma propre intuition.
D’accord, j’étais immature aussi. Mais pas à ce point. Je n’aurais jamais
crushé sur le Dr Ryan par exemple. D’autant plus qu’il est gay et marié, ça
aide à ne pas tomber amoureuse de son patron. Ça, et son sens de l’humour
pourri.
— Passons, fait Matthew. Pour l’instant, Chloe, nous avons un démon à
combattre. Nous devons former une équipe et nous soutenir les uns les autres.
— Et votre attitude fait que Nadeem a l’impression d’être seul dans les
combats, signifié-je à mon tour. Il ne vous voit pas comme une coéquipière
prête à défendre ses arrières.
Chloe fait une drôle de tête. Nul doute qu’elle ne s’était jamais posé la
question sous cet aspect.
— C’est pour ça qu’il ne m’aime pas ?
— Cela y participe. Chloe, Matt a raison. Nadeem est trop vieux pour
vous. Il vous voit comme une gamine. Et votre attitude ne fait que
l’encourager dans cette idée.
Chloe baisse la tête et contemple ses chaussures. Elle porte des Docs, un
modèle que je n’ai pas. Oui, je collectionne les Docs et les Converse, comme
d’autres les Jimmy Cho. Je crois que ça en dit long sur ma féminité.
— J’essaie juste de garder ma place, marmonne finalement l’arrière-
arrière-petite-fille de Matt. J’ai beaucoup de puissance, mais mon pouvoir ne
sert à rien dans cette équipe. Je suis bonne dans la création d’illusions et
l’influence des gens. Sauf que ça ne me marche que sur les humains, pas sur
les démons ou les sorcières. Je ne sers à rien en combat. Je ne suis même pas
bonne avec une arme, ça me fait peur de tirer. La capitaine ne m’a mise dans
cette équipe que parce que la mage qui bossait avec eux est partie pour
Chicago et qu’ils n’avaient personne d’autre sous la main. Si je me fais virer
de l’équipe, je ne sais pas où je vais atterrir. Si ça se trouve, ils vont me
mettre en prison.
— Pourquoi feraient-ils cela ? demande gentiment Matthew. Ils t’ont
engagée au Bureau. Au pire, ils te mettront à un travail de bureau.
— Je déteste le travail de bureau ! s’écrie Chloe. J’ai besoin de bouger et
de voir du monde ! C’est pour ça que je faisais… ce que je faisais.
Arnaquer les gens. Vivre dans un van.
— Ils le savent certainement, la rassure Matthew. Ils ne sont pas idiots, tu
sais. Un bon capitaine, c’est quelqu’un qui sait comment gérer les équipes,
qui mettre avec qui, et quelle tâche lui assigner.
— À part l’arnaque, mon pouvoir ne sert pas à grand-chose.
— Je ne suis pas d’accord, objecte Matthew. Combattre les démons est
une part du job, mais on a aussi affaire à des humains qui utilisent la magie
pour des fins mauvaises. C’est là que tu peux être utile.
— Et sérieusement, oubliez Nadeem, lui conseillé-je.
— Pourquoi, vous le voulez pour vous ? Si vous croyez que je n’ai pas
remarqué votre complicité !
— Votre complicité ? fait Matthew en écho. Dois-je être jaloux et le
provoquer en duel ?
Je vois à son expression qu’il n’est pas sérieux.
— Fais gaffe, il a l’air doué avec les lames, l’avertis-je. Chloe, ne
confondez pas amitié et amour. Nadeem vit encore dans le souvenir de sa
femme, et quant à moi…
Je passe un bras autour de la taille de son ancêtre. Chloe percute
brusquement. Tout à ses obsessions, elle n’avait pas capté que son arrière-
arrière-grand-père et moi sommes ensemble.
Ça me fait bizarre à moi aussi de dire cela.
— Mais c’est mon ancêtre ! clame-t-elle. Il est vieux ! Désolée, grand-
père, mais c’est vrai. Tu as quoi ? 110 ans ?
— 120 ans, rectifie Matthew avec un sourire. Je suis une mémoire
vivante !
J’éclate de rire et nous échangeons un baiser.
D’accord, je suis amoureuse.
Chloe nous regarde en secouant la tête. Elle sait pour la nécromancie et je
crois que ça la dégoûte. Je m’en fiche. Matthew est bien vivant, tout en
muscles et en séduction, et je me fiche complètement de savoir d’où viennent
les molécules qui constituent son corps – spoiler : du corps qui gisait dans le
speakeasy depuis presque un siècle. Tout se crée, rien ne se perd, je crois
qu’il y a une loi de la chimie qui dit plus ou moins cela.
— Bon, si on allait fracasser du démon ? proposé-je.
— Bonne idée, sourit Matthew. Chloe, tu fais partie d’une équipe,
d’accord ?
— OK, cède la jeune femme.
Elle ne peut pas s’empêcher de sourire. C’est l’effet Matthew Rutherford
Fox, il charme tout le monde.
Non, je ne suis pas objective.
Nous rejoignons les autres. Nadeem nous informe que nous allons passer
par la surface pour gagner l’antre du démon. Il a eu le temps de recouper les
infos que nous avons glanées dans le souterrain, et plutôt que de grimper sur
des éboulis jusqu’à la cave où se terre la bête, on va descendre par les caves
et un accès aux égouts vers lui. Je suis tout à fait pour. Si l’on doit se barrer
en vitesse, autant connaître le chemin vers la surface le plus rapide.
— Je suppose que je reste ici ? nous interroge Dot.
Elle nous a aidés avec les préparatifs, mais je crois qu’elle commence à
réaliser qu’elle est trop âgée pour descendre se battre avec nous.
— Vous serez notre cellule de crise, précise Nadeem, plus diplomate que
je l’imaginais.
— Autrement dit, je ne sers à rien.
Matthew me lance un regard. C’est notre deuxième « je ne sers à rien » de
la journée.
— Dot, vous êtes une mémoire vivante des démons, révélé-je. Nous
restons en contact par radio et, même si j’ai appris l’incantation par cœur, si
j’ai un trou de mémoire, ça me rassure de savoir que vous êtes prête à me la
souffler.
Dot n’est pas dupe, mais elle se résigne. Elle a expérimenté les effets du
combat contre les démons il y a trop peu de temps pour ne pas encore en
sentir les effets dans sa jambe.
— Je suppose que je suis trop vieille pour aller au combat, soupire-t-elle.
C’est mon démon, mais je vous délègue le soin de lui botter le cul.
— Mission acceptée, déclaré-je. On va le renvoyer en enfer !
CHAPITRE 20
Nous montons dans un van qui m’évoque les séries policières, genre
SWAT et compagnie. C’est blindé de technologie. Deux agents en costard
sont assis à l’arrière, ils seront là en renfort. Ils ne posent pas la moindre
question à mon sujet ni à propos de Matthew. Le chauffeur nous fait faire le
tour du pâté de maisons, lentement, et les détecteurs sophistiqués du van
crépitent et les chiffres tombent. Le démon est au sous-sol, dans une ancienne
portion de métro abandonnée aujourd’hui.
Nous descendons devant la porte de l’immeuble et sérieusement, je trouve
ça trop classe. Nadeem ne s’embarrasse pas avec les formalités. Il ne sonne
pas, court-circuite carrément l’interphone et entre comme chez lui. Il se sert
d’un antique rossignol pour forcer la porte de la cave. À partir de là, nous
allumons nos Maglite, parce que la petite ampoule ne suffit pas à éclairer le
dédale des caves individuelles constituées de cloisons en briques recouvertes
de placo.
— Il y avait un cercle de jeu à cet endroit dans les années cinquante, nous
apprend Nadeem. Le FBI l’a fermé. Il y avait une porte qui donnait
directement sur une voie abandonnée de métro. C’était le chemin que
prenaient les joueurs en cas de descente.
— Décidément, cette ville est blindée de passages secrets, dis-je en
éclairant les lieux.
Ça sent le renfermé et le moisi, et je vois passer deux ou trois rats, mais
pas plus. Je me demande ce que les gens entassent ici. Des jouets de leurs
gosses devenus adultes ? Des équipements sportifs ? Le cadavre de leur belle-
mère ?
— C’est ici, indique Nadeem en désignant une portion du mur de briques.
No shit, Sherlock. Et on fait comment pour passer ?
— Nous n’avons pas de pioche, fait Matthew en écho à mes pensées.
— Pas besoin, répond Nadeem en ouvrant le sac en nylon noir qu’il a
apporté.
Il tire des bandes d’une matière grisâtre et les colle sur la brique à
intervalles réguliers. Matthew veut y toucher, mais je l’arrête.
— C’est du C4 ? demandé-je à Nadeem.
— Une version améliorée. Mettez les détonateurs, Wong.
— De l’explosif ? s’étonne Matthew. C’est remarquable. De mon temps,
on se servait de dynamite. Il aurait fallu un seul bâton pour faire sauter ce
mur, un long fil et un détonateur, cependant le résultat aurait été aléatoire.
Nadeem lui montre le détonateur à ondes courtes, et Wong finit la mise en
place. Tout le monde se recule et se bouche les oreilles. Nadeem appuie sur le
bouton et un nuage de poussière passe devant nous après une sourde
explosion. Lorsque nous nous avançons, il y a un grand trou dans le mur. Il
donne directement sur une voie.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas électrifié ? m’informé-je en posant mes
pieds avec précaution loin des rails.
Nadeem me montre un bête contrôleur électrique, dont il pose les fiches
sur les rails. Rien. Nada. Pas le moindre courant. Il remet l’appareil dans son
sac, qui tient de la valise de Mary Poppins. Matthew profite du fait qu’il a
une main libre pour prendre la mienne. Nous marchons derrière les deux
agents du BES. Comme les détecteurs de démon modernes ne me parlent pas
avec leurs chiffres, je me fie à celui de Matthew. Une aiguille qui entre en
zone rouge, je sais ce que je veux dire.
Barre-toi en courant.
Pour l’instant, elle est sur la zone « tu peux encore t’en sortir ». Je joue les
affranchies, mais je n’en mène pas large. J’aimerais bien être dans une heure,
quand on aura vaincu cette saleté et que je pourrai retourner à ma vie d’avant,
avec Matthew en bonus cadeau. Cependant, je ne regrette pas ma décision
d’être venue à la chasse au démon. C’est mon job. J’ai la possibilité de
vaincre le salopard qui a bouffé Ambre, je ne vais pas aller me planquer dans
les joggings de Dot par peur de l’affrontement. Je sens que Wong est tendue.
Ses mains tremblent un peu. Elle n’est pas à sa place ici, pensé-je. Elle est
faite pour enquêter et pour amener les gens à dire ce qu’ils cachent, pas à se
battre contre un démon chtonien. Nadeem, lui, marche d’un pas assuré, les
yeux sur son détecteur. Il a été agent du FBI et on sent le gars qui a appris à
ne pas penser à la mort, pas en mission en tout cas. Matthew marche de la
même façon.
— Tu sais, tu aurais pu rester à l’abri. Tu as déjà fait ta part de boulot, dis-
je à voix basse.
— Seul un lâche serait resté à l’abri, répond-il. Ce démon doit être abattu.
Je suis encore un agent du Bureau.
— Ils te doivent une sacrée pension, après toutes ces années.
Matthew se met à rire. On va pour se friter avec un démon et il rit.
Respect.
— Je ne pense pas que ça fonctionne comme ça, réplique-t-il. Durant
toutes ces années, je dormais, en fait.
— Tu étais conscient du temps qui passait ?
— Oui, plus ou moins. Je me réveillais parfois, je voyais que j’étais
toujours dans le speakeasy, j’écoutais et je replongeais sans le vouloir. Mes
souvenirs s’estompaient un peu. J’ai l’impression que j’ai vu Michelle pour la
dernière fois il y a des décennies, et pourtant son visage est toujours net dans
ma mémoire.
Je comprends mieux à présent. J’avoue que je me demandais comment un
gentleman tel que lui gérait le fait d’être amoureux d’une femme un jour, de
mourir, et se réincarner dans un corps bien vivant quelques jours plus tard
pour faire l’amour à une autre femme, autrement dit moi. Matthew a senti le
temps passer, voilà tout.
Je serre sa main plus fort dans la mienne et lui souris. Vite fait, on se fait
un petit kiss et on se remet en marche.
Aux Editions du 38
Villes Etranges