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CHAPITRE 1

CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
Sorcière,
mais pas trop

CHASTITY HOUSTON T. 1

CHRIS MALLORY
Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes, des lieux
ou des évènements réels n’est que pure coïncidence pour laquelle l’auteure décline toute responsabilité.

Copyright © 2019 Chris Mallory


Couverture Copyright © 2019 Melody Simmons

Tous droits réservés


CHAPITRE 1

Au moment de tourner dans la rue, Brutus marque une pause et je l’imite.


Lui, c’est pour renifler un coin de mur, moi, c’est parce qu’il y a groupe
d’ados qui fument en rigolant dans la petite rue. Ils portent l’uniforme de
l’école chicos pour gamins aux parents friqués de l’avenue voisine. Il est
l’heure de la sortie et du goûter, et ces mômes sont livrés à eux-mêmes, trop
vieux pour avoir une nounou, trop cons pour faire autre chose que de fumer
en groupe.
Mon instinct de femme et de New-Yorkaise me disent tous les deux de
passer mon chemin et de faire un détour. Après tout, je peux faire quelques
centaines de mètres de plus.
Mon incurable optimisme me dit que not all men, avec un joli dièse
devant, et que je vais passer tranquillement à côté d’eux sans que rien ne se
produise. Ils vont continuer à fumer ce qui n’est sûrement pas du tabac, je
vais passer et la vie continuera.
Mon sale caractère me dit que c’est une putain de rue dans ma putain de
ville et que j’ai le droit d’y passer sans avoir peur de me faire emmerder par
des connards en uniforme de l’école huppée d’à côté. Ce sont des gamins,
probablement pas majeurs, qui se prennent pour des hommes.

Je ne suis absolument pas une bagarreuse, contrairement à ce que ma mère


prétend. J’ai simplement appris à me défendre. Je vis à New York, après tout.
Si l'on ne m’emmerde pas, je ne suis pas agressive. Je veux juste vivre en
paix. Ce groupe d’ados n’a aucune raison de me harceler. Et s’ils s’y mettent,
j’ai appris à me défendre. Je sais me battre, et pas avec fair-play. Je suis
plutôt dirty fight, tous les coups sont permis. Je vous ai dit que je regardais
les vidéos de MMA comme d’autres regardent celles des influenceuses
YouTube ? En notant les techniques les plus intéressantes. Et je regarde aussi
les tutos maquillage, il ne faut pas croire que je ne suis pas féminine. Je sais
me faire un smokey eye en trente secondes chrono et mon trait d’eye-liner est
irréprochable, même les matins où je suis en retard.

Je regarde Brutus. Avec un nom pareil, on s’imagine tout de suite un


molosse dégoulinant de bave, grognant, hargneux et féroce qui me protègera.
Brutus est un Westie tout blanc et déjà âgé, pour qui faire quelques centaines
de mètres de plus est fatigant. Au nom des chiens vieux et fatigués, je ne vais
pas faire de détour.
Naturellement, quand j’arrive à leur hauteur, les ados s’arrêtent de rigoler
et me regardent. J’ai droit à des sifflets. Je vais passer outre. C’est malaisant,
mais je ne vais pas chercher des noises.
— Hey, Conchita, tu veux pas me sucer ? lance l’un d’eux.
Il s’avance vers moi, me barrant le passage. Les autres l’observent en
ricanant, tirant sur leur joint. Le meneur a une tête de pervers. Il a beau avoir
dix-sept ou dix-huit ans, il a une sale tronche, avec des traits bouffis et de
petits yeux de porc. Il pue la beuh.
Je fais un pas de côté pour passer et immédiatement, il se déplace, un
sourire narquois sur son visage encore boutonneux.
— Je te parle, Conchita. Je te file vingt dollars si tu me suces devant mes
potes.
Il doit penser que je suis une domestique, avec mon uniforme rose pastel.
Comme il fait beau, je n’ai pas pris la peine de me changer. Je suis en rose de
la tête aux pieds.
— Écarte-toi, dis-je.
Vous noterez que je fais tout pour éviter la bagarre, monsieur le juge. Mon
sang bout dans mes veines, parce qu’il m’a appelée Conchita, pensant
qu’avec mes cheveux bruns et mon teint mat, je suis latino. Ce qui n’est pas
le cas, mais dans la tête de ce petit con, être latino veut dire que je suis une
bonniche. Du coup, il a sous-entendu qu’étant latino et domestique, je ne
serais que trop contente de me mettre à genoux pour vingt billets.
Oh, mon pauvre, si tu savais. Je fais passer la boucle de la laisse de Brutus
autour de mon poignet, de façon à avoir les mains libres. Je n’ose pas le
lâcher, ce chien est capable de partir musarder en plein milieu de la
circulation.
Connard friqué passe à l’action. Il me pelote brusquement les boobs.
— T’es bonne, Conchita. Allez, suce-moi. Gratis. Je suis sûr que tu aimes
ça.
Je lâche un soupir. Il l’aura voulu. Je l’attrape par les revers de sa veste
bleu marine, et je commence par lui donner un bon coup de tête dans le nez.
En même temps, je lève mon genou droit, mon meilleur genou, ma jambe
d’appel, et je rentre en contact avec son entrejambe. J’ai mis une certaine
force dans mon geste. Disons, une bonne partie de ma force. Comme tous les
blaireaux, il a des couilles en cristal et il se plie en deux, hurle, hésite entre
tenir son nez qui pisse le sang et ses testicules qui lui sont remontés dans le
ventre. Il finit par se rouler par terre, le visage couvert de sang, les mains sur
l’entrejambe.
— Salope ! hurle-t-il. Je vais te baiser, t’entends ! Et je vais te buter !
Il y a des hommes qui n’apprendront jamais. Je sais qu’on ne frappe pas
un homme à terre, mais on n’a jamais rien dit sur les porcs à terre. Je
m’approche de lui, et lui donne un bon coup de pied dans le ventre, là où ça
fait bien mal. Il a de la chance que j’ai mes baskets aux pieds, et pas mes
bottes. Il hurle à nouveau, et cette fois, il n’a que le temps de se mettre à
genoux pour dégueuler, les mains en coupe sur sa virilité malmenée.
— Attrapez-la, vous autres ! crache-t-il entre deux jets de vomi.
Ses potes, au nombre de trois, hésitent. Ils sont complètement défoncés, et
ils se demandent s’ils ont envie de finir comme leur ami. Ils décident que non
et se barrent en courant.
— Je vais te retrouver et te violer, salope ! hoquète le connard.
Mesdames, messieurs, voici les jeunes gens d’aujourd’hui. Pas un brin de
galanterie. Je décide que ça a assez duré. J’attrape le wannabe violeur par les
tifs – yeurk, ils sont gras, avec tout son fric, du moins celui de ses parents, il
pourrait se payer du shampoing – et je me penche vers lui.
— Pour l’instant, tes couilles sont en train de rentrer chez maman, alors
pour un viol, il va falloir attendre un peu. Ensuite, si jamais je te revois, je
t’arrache la bite et je la donne à bouffer aux chiens du quartier. Ils adorent les
saucisses cocktail.
Je lis à la fois de la peur et de la haine dans son regard. Il aimerait bien
jouer les caïds, mais il a la trouille parce qu’il sent qu’il ne me dominera pas.
Il sent qu’il ne me fait pas peur et ça le déstabilise. Je le lâche, il retombe sur
le sol, les mains par terre, à quatre pattes.
— Si tu veux pisser, il faut lever la jambe, dis-je en reprenant la laisse de
Brutus en main.
Le Westie n’a absolument rien dit pendant la bagarre. Il s’en fout. Il
renifle la flaque de vomi, recule et tire sur sa laisse pour partir. Pour lui, il n’y
a rien à voir. J’ai piqué la carte d’identité scolaire dans la poche d’uniforme
du connard. Je la brandis.
— Chuck Wesley, lis-je à voix haute. Bon, si jamais tu veux m’envoyer
des potes, je saurais à qui envoyer mes potes.
Je n’ai pas de potes. Mais monsieur Upper East Side déglutit. Il me croit.
— Ça va, ça va ! On en reste là.
— Il vaut mieux pour toi.
Je jette sa carte dans le vomi et repars, non sans rester vigilante sur les
bruits derrière moi. Je croise les potes de Chuck Wesley qui ont regardé toute
la scène depuis l’angle de la rue.
— Allez nettoyer votre pote, il pue. Et par pitié, lavez-lui les cheveux.
Je marche encore sur deux blocs et pousse la porte de la clinique
vétérinaire où je travaille.
— Bonne promenade ? demande le boss, le docteur Ryan Hamilton, tous
sourires, en caressant le Westie.
— Excellente, réponds-je en souriant. Brutus a adoré.
C’est le chien de Ryan, mais vu qu’il a eu une urgence, je me suis portée
volontaire pour le sortir. D’habitude, Ryan le sort lui-même, et en profite
pour faire une pause clope, mais cette fois, il vient tout juste d’enlever ses
gants et sa blouse.
— Terminé, annonce-t-il. Le teckel est nickel.
Il rigole de son jeu de mots de ouf et nous rigolons avec lui, plus par
sympathie qu’autre chose. Ryan se croit spirituel.
— Vous avez encore besoin de moi ? demandé-je en désignant du menton
la grande pendule au-dessus du comptoir.
Il est plus de seize heures, je devrais déjà être partie pour mon second job.
J’ai un rendez-vous dans trente minutes. Je vais devoir sprinter, comme
d’habitude.
— Non, merci, Chase. Vous pouvez y aller. À demain.
— À demain. Salut, les filles.
Mes collègues répondent vaguement, déjà retournées au téléphone qui
n’arrête pas de sonner. Je passe par le vestiaire, remets mes propres fringues
et sors dans l’air un peu plus frais de l’après-midi finissant.
CHAPITRE 2

J’adore le printemps à New York, quand la grisaille cède la place aux


arbres en fleur et que les vitrines débordent de robes d’été. Même si je suis
plutôt le genre de fille à ne porter que des jeans et des tops noirs sous un
blouson en cuir, parce que c’est pratique et confortable, j’aime bien parfois
mettre des robes. Il y a comme un parfum dans l’air qui incite à la flânerie
dans Central Park – je n’ai pas le temps, mais ça doit être sympa – et à
manger une crêpe fourrée à la confiture de fraises – en hiver, je les prends
fourrées au chocolat. Pour l’instant, je ne flâne pas. Je suis plutôt en mode
course, ce qui me met les pieds en feu, vu que je porte mes bottes en cuir et
plus mes baskets. Mon jean me serre un peu – un excès de crêpes – et mon
grand sac me bat les côtes. Je m’engouffre dans le métro, je descends les
escaliers à toute vitesse et finis par un sprint qui me vaudrait sûrement une
médaille aux JO. Je me jette dans la rame au moment où les portes se
ferment, je rentre dans un mec en costard qui me retient d’un air agacé, et
m’effondre sur un siège miraculeusement libre. Je sais que je suis rouge
homard et halète comme Brutus quand je le promène trop longtemps. Il me
faut tout le trajet jusqu’à Brooklyn pour me remettre.
Je suis à peu près présentable quand j’arrive à mon deuxième taff, à la
Librairie Ésotérique Lincoln. Dit comme ça, on pense tout de suite à un grand
truc style New Age, alors que c’est un tout petit magasin, tout en longueur,
blindé d’étagères pleines à craquer de bouquins sur tous les thèmes du
paranormal possibles et imaginables. Au fond, il y a encore plusieurs pièces
en enfilade, desservies par un minuscule couloir – deux crêpes au chocolat de
trop et je ne passe plus – dont l’une m’est réservée les fins d’après-midi. Je
claque la bise à la propriétaire des lieux, Toni Lincoln, lui file mon sac et
mon blouson en disant merci, et je me glisse d’un pas à la fois feutré et alerte
dans la pièce où m’attend déjà ma cliente.
J’ai un demi-sourire, comme une Joconde de banlieue, comme si je
détenais les plus grands mystères de l’univers. Ma cliente, une dame dans la
bonne soixantaine, cheveux gris coupés court et silhouette rondelette dans un
manteau rouge, se lève en me voyant, et ne peut cacher sa déception. Elle
s’attendait visiblement à une femme d’un âge, en grande jupe fleurie, un
châle sur la tête et des tatouages sur les mains. J’ai bien deux tatouages, mais
ils ne sont pas visibles tant que je garde ma culotte et mon soutien-gorge.
— Je suis Chastity Lamour, me présenté-je en tendant la main.
J’ai pris une voix grave et douce. La dame me serre la main, et j’en profite
pour noter qu’elle porte deux alliances. Une veuve.
Je suis vaguement, mais alors très vaguement, d’origine française, d’où
mes cheveux bruns et mes yeux sombres. On me prend souvent pour une
latino avec ma peau mate. Comme je ne veux pas officier ici sous mon vrai
nom, j’ai pris un pseudo, comme la première effeuilleuse venue. C’est Toni
qui me l’a trouvé. Elle en rigole encore. Mon prénom est malheureusement
authentique. Chase, c’est seulement mon surnom.

Imaginez que vous arriviez dans un collège, après une scolarité en


primaire à peu près normale. Premier cours, le prof fait l’appel. Les premiers
noms défilent. Le mien arrive. Je ne suis pas prête.
— Chastity Houston ?
Il y a un murmure, puis un énorme éclat de rire. Des « Chastity » sur tous
les tons circulent parmi les rangs. En primaire, personne ne faisait trop
attention parce que personne ne savait vraiment ce que ça signifiait. Au
collège, je suis avec les grandes. S’appeler Chasteté leur paraît être le comble
du comique.
Mais ce n’est pas tout. Le prof, qui a retenu un sourire, fronce les sourcils.
— C’est vous la fille de Mrs Houston ? La belle-fille de Mr Blade ?
Les rires s’éteignent. Ma mère et mon beau-père sont profs de maths dans
mon collège. Je suis la fille de la mère Houston, la prof que personne ne veut
avoir tellement c’est une peau de vache. L’information passe dans les rangs à
toute vitesse, déborde de la classe.
À la première récré, je suis montrée du doigt, moquée, harcelée. À la
deuxième récré, une fille me pousse et me fait tomber, au milieu des rires. Je
suis stupéfaite. Je ne m’attendais pas à autant de brutalité. Je porte mon nom
depuis ma naissance, je le déteste, c’est un fait, mais à part me paraître
vieillot et moche, il ne m’a jamais paru ridicule. Je m’attendais à des soucis à
cause de ma mère, mais pas à cause de mon prénom. Je me relève, la fille me
pousse à nouveau en ricanant, vite encouragée par les autres. Je comprends
une chose : si je la laisse continuer, j’en prends pour des années.
Alors, je ne me laisse pas faire. Je lève le poing et je tape.
Je finis la récré dans le bureau de la principale. Ma mère est appelée. Ce
n’est que le début d’une longue série de bagarres avec mes chères petites
camarades, d’engueulades de ma mère et de visites chez un psy pour
m’apprendre à contrôler mon agressivité.
Dans cette librairie, mon prénom est plutôt un atout. Il me distingue de la
masse.
Au fait, je suis cartomancienne.

Je m’assieds face à la dame, après lui avoir proposé un thé qu’elle refuse.
Elle est nerveuse.
— Puis-je vous demander votre nom ? Juste votre prénom, si vous
voulez ?
Elle me confie son prénom, Rita, dans un murmure, et tout en sortant mes
cartes de leur boîte en bois gravé de symboles occultes – made in China,
vendu par Toni comme des petits pains – je la fais un peu parler. Si certains
clients sont méfiants et me mettent au défi de deviner leur situation, histoire
de prouver que je suis un charlatan, la dame me dit dans un souffle qu’elle est
veuve et qu’elle vient de rencontrer un monsieur de son âge, et qu’elle se
demande si c’est bien raisonnable de se lancer dans les jeux de l’amour à son
âge.
Mais bien sûr que c’est raisonnable, mamie ! Ton homme t’a quittée pour
un monde dit meilleur, tu viens de rencontrer un type qui te plaît, à qui tu
plais, alors go, fonce ! La vie est trop courte pour ne pas en profiter.
Évidemment, je ne lui dis pas comme ça. Je bats les cartes, je les lui fais
couper, puis j’étale plusieurs lames devant moi. Cette fois, fini de jouer, on se
concentre.
Je n’ai aucun pouvoir, aucun talent spécial. Je ne lis pas dans les feuilles
de thé ou le marc de café. J’ai simplement appris à me servir d’un tarot. Les
soixante-dix-huit lames d’un jeu de tarot ont chacune une signification
précise. Il suffit de les connaître, de tenir compte des lames voisines pour
comprendre la signification du tirage. Il faut être très prudente sur ce que l’on
annonce. Dans les jeux modernes, par exemple, si l'on tire l’arcane de la
mort, c’est rarement, très rarement littéral. Ça veut dire la fin de quelque
chose et le début d’autre chose, voilà tout.
Je tire justement l’arcane treize, et la dame s’effarouche tout de suite. Je la
rassure, lui explique que comme elle est en position passée, ça veut juste dire
que c’est la fin d’un grand amour.
— Mon pauvre John, murmure-t-elle.
Encore une fois, je n’ai aucun talent spécial. J’ai juste appris avec Toni,
avec des livres, et je laisse le paranormal et la mise en scène à d’autres. J’ai
toujours été attirée par les cartes, que ce soit pour jouer ou les tarots.
Naturellement, ces dernières étaient bannies à la maison. Ma mère comme
mon beau-père les traitaient comme des objets de superstition. J’ai touché
mon premier jeu en commençant à travailler chez Toni, vu qu’elle en vend. Je
me suis tout de suite passionnée et j’ai appris à déchiffrer leurs secrets. J’ai
commencé à faire des lectures pour moi, pour Toni, et puis pour des clients
fidèles. Et ça a fini par devenir mon troisième job, après vendeuse à la
librairie. J’ai des clients qui viennent régulièrement.
Est-ce que mes prédictions sont justes ? Puis-je lire l’avenir ?
Je n’ai pas de réponse. À vrai dire, je n’en veux pas vraiment. On touche
au bizarre, or je suis une fille rationnelle. Je ne prédis pas l’avenir. Je tire des
cartes qui donnent des conseils, qui peuvent éventuellement montrer le futur
le plus probable si le client continue sur la voie qu’il a empruntée. Là, par
exemple, je tire les Amoureux en position futur, parce que mamie est bien
partie pour laisser son cœur battre pour le monsieur qui lui plaît. J’agrémente
mon tirage d’un petit discours encourageant, parce que j’aime prédire des
issues heureuses. Le tirage est tout positif, même si en imprévu, il y a un truc
bizarre, le 6 de coupes. L’enfance. Mamie se rembrunit. Elle a vaguement
parlé du monsieur à sa fille et celle-ci a mal réagi, en parlant du devoir de
fidélité au défunt. Je contrecarre en lui disant que les astres veulent qu’elle
vive cette histoire d’amour. Je vois le genre de la fille, soucieuse que mamie
ne dépense pas sa thune, et donc l’héritage, pour des fringues et le coiffeur.
Ou se fasse plumer par un type qui ne peut être qu’un chasseur de mamie
fortunée.
— Les cartes vous sont favorables, Rita. Laissez-vous aimer, la conseillé-
je. Votre fille devra admettre que vous êtes une adulte et que vous avez le
droit à un second amour, même si vous n’oublierez jamais votre cher John.
Rita est toute contente. Elle se lève, me tend le prix de la consultation et
me fait la bise. Toni la regarde partir, avant de se glisser dans mon antre.
— L’amour ?
— L’amour, confirmé-je en battant et en rangeant mes cartes.
— Elle a bien de la chance, soupire Toni.
Elle a rangé mon sac et mon blouson et m’a préparé du café pour tenir le
choc jusqu’à vingt heures. C’est la boss la plus gentille que j’ai jamais eue.
On a presque le même âge – Toni vient de fêter ses trente-deux ans, moi mes
vingt-huit – et une même passion pour les livres. Quoique pas vraiment dans
la même catégorie. Toni adore l’histoire et l’ésotérisme, tandis que je lis
plutôt du polar et de la romance. Nora Roberts est mon autrice favorite. Ne le
répétez pas à ma mère, elle en ferait une crise cardiaque, elle qui m’a
dégoûtée des classiques en me forçant à les lire lorsque j’étais gosse.
— Et ton beau gosse portoricain ? demandé-je en prenant l’escabeau pour
aller mettre des arrivages en rayon.
— Il a préféré un petit cul de vingt ans, déplore Toni.
— Il ne sait pas ce qu’il perd, dis-je, sincère.
Toni est une métisse afro-américaine, avec de longs cheveux frisés qui
cascadent dans son dos, un beau visage et des yeux chocolat qui reflètent sa
belle âme. C’est Ambre, ma meilleure amie et voisine, qui nous a présentées,
lorsque je cherchais un autre taff pour compléter ma paie de la clinique
vétérinaire. Je n’y ai qu’un deux tiers temps, et ça ne suffit pas à payer les
factures. Je fais une première journée entourée d’animaux, ma passion, et une
deuxième journée entourée de bouquins. Il y a pire comme vie, non ?
— Je vais finir toute seule avec un chat qui me bouffera quand je serai
morte, prophétise sinistrement Toni en me faisant passer les livres neufs.
— Tu es allergique aux chats, lui rappelé-je.
À son grand désespoir, Toni éternue dès qu’elle voit un félin. Elle se serait
bien vue avec un chat noir qu’elle aurait emmené à la librairie. Elle vit juste
en dessus, la bestiole aurait pu aller et venir à sa guise et ça aurait donné une
aura encore plus mystérieuse à la librairie. J’ai dû ramener la chatonne noire
qu’elle a choisie à la clinique en vitesse, avant de dire à Toni de monter à son
appartement pendant que je passais l’aspirateur. Elle a éternué pendant une
bonne semaine.
— Et j’ai peur des chiens, se lamente-t-elle. Je suis bonne pour finir toute
seule, momifiée parmi mes bouquins.
— On finira ensemble. Et Ambre avec nous.
On rigole. Personnellement, et contrairement à Toni et Ambre, je ne suis
pas à la recherche d’un mec. J’ai eu ma propre version d’une love story bien
pourrie, avec un type qui me dénigrait sans cesse. On appelle ça des pervers
narcissiques, pour moi, c’est juste Gros Connard. Parce que monsieur était
diplômé de Columbia, tandis que j’ai simplement fait un an de fac avant
d’opter pour une formation de secrétaire, il me rabaissait constamment. J’ai
fini par me sentir nulle de chez nulle, jusqu’au jour où Ambre m’a ouvert les
yeux. J’ai quitté Gros Connard et emménagé dans l’immeuble d’Ambre,
accompagnée de la désapprobation de ma mère, qui adorait Gros Connard.
Du coup, je suis un peu refroidie vis-à-vis des mecs. Je suis très bien
comme ça. De temps en temps, je sors avec Ambre, on va dans un bar, on
drague, on passe parfois la nuit avec un mec histoire de se rappeler comment
on fait l’amour, mais ça ne va pas plus loin. Ma vie est parfaite aujourd’hui,
merci de ne rien changer.
CHAPITRE 3

Je suis confortablement installée sur mon lit quand j’entends un bruit. Je


me fige, j’arrête de scroller sur mon téléphone et tends l’oreille. Je suis
presque sûre que j’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir. C’est l’inconvénient
de cet appartement, situé dans un vieil immeuble de Brooklyn, les portes sont
à l’ancienne, avec des serrures à l’ancienne, qui ne s’enclenchent pas
automatiquement. Je parie que j’ai oublié de mettre le verrou. J’habite ici
depuis deux mois et j’oublie encore de m’enfermer. On dirait une petite
provinciale tout juste débarquée du Midwest, qui laisse sa porte ouverte la
nuit. Raté, je viens du New Jersey.
Un nouveau bruit.
Je fais quoi ? Je me lève de mon lit et je fonce dans l’entrée en hurlant,
brandissant ma lampe de chevet ou mon lisseur ? Ou, option b nettement plus
séduisante en cet instant, je me lève et me colle sous mon lit en retenant mon
souffle ?
Triple froussarde ! Je conjure les esprits de Buffy, mon idole de jeune
adolescente, et de Wonder Woman, et je m’élance dans le hall d’entrée, mon
portable à la main.
La porte est bel et bien ouverte, mais ma peur fond lorsque je vois l’intrus.
C’est Lady Gaga. Pas la vraie, ce qui serait top, mais la chienne labrador
d’Ambre, ma voisine et copine, qui vient de sauter après ma porte d’entrée et
s’est invitée. Je me penche pour caresser son pelage. Elle tremble de la tête à
la queue. Elle se frotte contre mes jambes en geignant.
Merde. Ambre ! Je devais la rejoindre il y a dix minutes… enfin, disons
plutôt trente, à la laverie du sous-sol. J’avais même préparé mon panier à
linge à laver d’urgence. Je n’ai plus une culotte de propre, sauf les moches, et
plus un seul tee-shirt, même le Pokemon. Sauf qu’entre le message d’Ambre
pour me dire qu’elle descendait et ma résolution de me bouger les fesses, j’ai
voulu jeter un rapide coup d’œil sur mon feed Instagram et j’ai dû y rester
plus longtemps que je ne le pensais.
— OK, j’arrive, dis-je au chien. Pas la peine de faire cette tête. Hey, arrête
de trembler, ma belle.
Je caresse Lady Gaga, je lui fais des papouilles, mais la chienne continue
de gémir, la queue entre les pattes arrière et l’air misérable. Tout à coup, elle
redresse la tête, regarde vers l’entrée de ma cuisine et son poil se hérisse. Un
sourd grognement monte de sa gorge de chienne d’habitude toute gentille.
Un homme se tient dans l’encadrement de la porte de la cuisine. Je me
relève d’un bond et brandis mon téléphone.
— Je vous préviens, je vais appeler les flics ! dis-je.
Ma voix est suraigüe, parce que je panique. Je ne l’ai pas vu entrer, ce qui
veut dire qu’il a dû se glisser dans l’appartement juste après Lady Gaga et
qu’il voulait probablement m’égorger sur mon lit, pendant que je regardais
les derniers posts des Kardashian. Que je ne regarde d’habitude pas, je
précise. Enfin, juste de temps en temps.
L’homme qui, je le note au milieu de la brume affolée qu’est devenu mon
cerveau, est du genre über sexy, lève les mains en signe d’apaisement avec un
sourire à faire fondre la plus revêche des belles-mères. Il est brun, avec des
yeux sombres, la peau claire, un peu pâlotte même, et il porte un costume
cravate un peu bizarre, mais impeccable.
— N’ayez pas peur, je suis un fantôme.
Toujours souriant, il passe un bras à travers le mur de ma cuisine et je vois
sa main qui s’agite juste de l’autre côté, dans mon salon.

Je tiens à souligner que je ne m’évanouis pas, je ne hurle pas, je ne me fais


pas pipi dessus. Je reste plantée comme une idiote, mon portable à la main,
tandis que Lady Gaga se met à mes côtés, comme pour signifier à l’intrus
qu’elle me défendra jusqu’à la mort si besoin. Brave chienne.
— J’ai besoin d’un verre.
Voilà. Un type sexy à mourir vient de me dire qu’il est un fantôme, m’en a
fait la démonstration et moi, je ne pense qu’à picoler. Je passe à la cuisine,
ouvre un placard, tombe sur un cadavre de Smirnoff. Je le sors, j’enfonce
plus profondément ma main et j’attrape une autre bouteille de vodka, pleine
celle-là. De la Poliakov. J’aime moins, d’où sa relégation au deuxième rang,
mais je ne vais pas faire la difficile, non ? Je me sers un verre d’une main qui
tremble tellement que j’en verse la moitié à côté et j’avale mon shot cul sec.
Je tousse, je deviens toute rouge, je cours me servir un verre d’eau que
j’avale avec plus de modération. Je retrouve mon souffle et mes esprits.
— Reprenons. Vous êtes un fantôme ? Vous pouvez me refaire le coup de
la main baladeuse ?
Il n’a pas l’air de capter mon sous-entendu involontaire, lancé par ma
libido en manque et passe obligeamment à travers le mur de la cuisine pour
revenir tranquillement.
— Je suis mort en 1925.
Ça explique les fringues. Je me disais bien qu’il avait une drôle d’allure
avec son costume à rayures et ses revers assez larges.
— Naturellement. Et pourquoi vous êtes ici, au lieu d’être… je ne sais pas
moi, au ciel ?
Je suis athée. J’ai été élevée par des parents scientifiques, tous les deux, et
athées. Je ne crois en rien du tout. Même pas aux fantômes.
— Il semble que non, me sourit-il. Je m’appelle Matthew Rutherford Fox.
Vous pouvez m’appeler Matt.
— Chastity Houston. Vous pouvez ne pas rire et m’appeler Chase.
À sa décharge, mon fantôme arrive à réprimer le sourire qui se dessine sur
ses lèvres.
— Enchanté de vous connaître, Chase, dit-il. Pour répondre à votre
question, mon corps est quelque part plus bas.
— S’il est enterré, c’est normal.
Je me félicite de ma logique.
— Oh, non, je ne suis pas enterré. Enfin, pas vraiment. Mes restes charnels
sont dans une pièce qui a été scellée en 1925. Un speakeasy.
Un bar clandestin de la Prohibition sous l’immeuble ? Il me semble
qu’Ambre m’a parlé de cette histoire. C’est une légende, d’après elle, parce
que personne n’a pu le trouver.
— Et vous voulez que je vous enterre ? Que je vous aide à passer de
l’autre côté ? demandé-je.
J’en suis tout bonnement incapable. Jusqu’à il y a cinq minutes, j’ignorais
même que je pouvais voir les fantômes.
Si ça se trouve, je me suis endormie sur mon téléphone et je rêve. Ce qui
expliquerait pourquoi le fantôme est si beau gosse.
— Oh, non, rien de tout cela, me répond-il. Je voulais simplement vous
avertir qu’il y a un cadavre en bas et que…
Je ne le laisse pas finir. Tout le puzzle s’emboîte dans ma tête en mode
accéléré. En bas. Un cadavre. Ambre. Lady Gaga qui est venue me voir…
Je sors sur le palier et je me rue dans les escaliers. Je suis au premier et la
laverie est au sous-sol. Je retrouve mon fantôme devant l’entrée de la laverie,
il me barre le passage. La porte est entrouverte.
— Attendez, Chase, il faut que vous sachiez…
Je n’attends rien du tout. Je prends une grande respiration, bloque mon
souffle et lui fonce à travers. J’ai l’impression de traverser un mur
d’électricité statique, mes cheveux se hérissent, tous mes poils se hérissent, à
vrai dire. Je pousse la porte de la laverie.
Histoire que la pièce n’ait pas l’air trop glauque pour un local sans fenêtre
dans un immeuble style gothique, le propriétaire a eu l’idée de peindre les
murs et le plafond en jaune poussin et de mettre du carrelage jaune et blanc
au sol et sur les murs.
Le sang ressort très bien sur ces couleurs pimpantes.

Je m’avance de deux pas, pas un de plus, sinon mes Converse vont


mariner dans du sang. Ambre est étendue sur le dos. Elle porte une
combinaison en jean. Tout son torse est comme éclaté. Elle a été ouverte en
deux dans le sens de la longueur. Sa gorge n’existe plus. Je pense que le truc
que je vois est sa colonne vertébrale. Ses intestins sont partout. Le sang est
partout. Il y en a sur le sol, sur les murs, sur les machines à laver, dont une
qui tourne encore, et même au plafond. Le propriétaire va douiller un max en
frais de peinture.
Je me retourne pour buter sur le fantôme et lui vomis dessus.
Du moins, je lui vomirais dessus s’il était matériel. Il se recule légèrement
et je finis de me vider sur le carrelage, courbée en deux. Une fois mon
estomac vide, je sens un gros coup de mou arriver. Je m’accroche au mur
pour enjamber ma flaque de vomi et vais m’appuyer contre la porte.
— Je suis désolé, s’excuse Matthew. J’ai essayé de vous prévenir. Je
pensais que vous alliez appeler la police, pas vous précipiter comme ça.
Je le regarde comme s’il était devenu fou.
— Vous êtes un fantôme. Vous m’annoncez qu’il y a un cadavre en bas.
Vous pensiez quoi, que j’allais vous croire sur parole ?
— Une dame ne devrait pas avoir à voir de tels spectacles.
Il sort d’où, ce connard ? Ah oui, de 1925, un temps où les hommes
prenaient très au sérieux ce qu’on appelait la « sensibilité féminine ».
— Que lui est-il arrivé ? Qui a fait ça ? me renseigné-je en désignant le
corps d’Ambre.
J’essaie de me fixer sur son visage, figé sur une expression de terreur, et je
finis par détourner les yeux. J’aimerais pouvoir lui clore les paupières, mais
pour cela, il faudrait que je marche dans son sang et ce qui sont probablement
des restes d’entrailles. Je ne peux tout simplement pas. Je sens une nouvelle
vague de nausée qui monte.
— Pauvre femme, dit Matt en se signant. C’était votre domestique ?
— Non. Pourquoi cette question ? Elle habite l’immeuble. C’est la laverie
commune. On est copines. Était. Merde.
— Vous étiez amie avec une femme de couleur ? Cela est
remarquablement moderne de votre part.
D’accord, c’est un type qui a défunté en 1925, bien avant Rosa Parks,
Luther King et Obama. Il ne faut pas lui en vouloir.
— OK, monsieur le fantôme des Années folles, aujourd’hui, la couleur de
peau, seuls les connards racistes s’en préoccupent. On est tous égaux.
Mon fantôme a l’air impressionné.
— C’est remarquable.
J’ai un sale goût de bile et de vomi dans la bouche. Je crache par terre,
puis je me dis qu’il faut que je me brosse les dents et que j’appelle les flics.
Je respire avec peine et commence à voir des étoiles.
Bordel ! Je ne vais pas m’évanouir. À vrai dire, ce ne sont pas des étoiles
que je vois, mais des trucs verts, comme des filaments, qui parsèment le
corps d’Ambre.
— Les trucs verts, ils sont réels ? le questionné-je.
— Vous pouvez les voir ? C’est remarquable.
S’il dit encore une fois ce mot, je l’étrangle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des restes d’énergie démoniaque, bien sûr.
Naturellement. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
— Et pourquoi y a-t-il des restes d’énergie démoniaque sur le corps de ma
copine ?
J’ai hurlé ces derniers mots.
— Parce que c’est un démon qui l’a tuée. Pourquoi croyez-vous que je
sois là ? Il m’a réveillé. Je ne peux pas le stopper moi-même, étant prisonnier
entre deux plans. Il fallait que je trouve une psychique. Je vous ai trouvée.
Vous allez m’aider à tuer le démon.
OK, si on était dans une série, ce serait le moment de la fin de l’épisode,
avec le suivant qui démarre dans cinq secondes si tu as la patience d’attendre.
CHAPITRE 4

Je ne peux plus rien faire pour Ambre. Je remonte dans mon appartement.
Je tremble comme une feuille. J’ai besoin d’un deuxième verre, que je
m’accorde après m’être brossé les dents. Ma bouteille de vodka est ma
nouvelle meilleure amie.
Je fais la chose la plus rationnelle, la plus logique au monde. J’appelle les
flics. Matthew Fox, fantôme, m’a suivie dans mon appartement. Il regarde
patiemment autour de lui, attendant que j’aie indiqué à l’opératrice qu’il y a
eu un meurtre, donné mon nom et mon adresse, et précisé qu’il y a du sang
partout. La femme me demande si je suis en sécurité, si j’ai vu le meurtrier,
tout en m’assurant qu’elle envoie des agents immédiatement. Je l’entends
tapoter sur son clavier. Après un certain temps pendant lequel je me laisse
tomber sur une chaise, elle me dit que ses collègues arrivent.
— Ce petit appareil est remarquable. La dernière fois que je me suis
réveillé, cela n’existait pas.
Je ne réponds pas. Je pense à Ambre, baignant dans son sang.
— Si j’étais descendue à temps…
— Vous vous seriez fait tuer avec elle.
Il s’approche de moi et fait le geste de poser sa main sur mon épaule. À
ma grande surprise, je sens comme un courant d’air. Je porte un top à larges
bretelles et je pourrais jurer que j’ai senti la main de Matthew le fantôme sur
mon épaule.
— Je peux vous sentir ? demandé-je.
Je tends la main, et comme dans la laverie, je passe à travers son corps,
mais non sans sentir une sorte de résistance et de l’électricité.
— Je ne peux pas agir sur le monde physique. C’est vous qui pouvez agir
sur mon plan.
Bien sûr. C’est tellement évident.
— Pourquoi moi ? De toutes les personnes qui habitent New York,
pourquoi être venu me voir moi ?
Je crie presque ces mots. Je suis en colère. Je vivais ma vie tranquille et
voilà que monsieur le fantôme débarque, qu’Ambre est morte déchiquetée par
un démon et que je vais piquer une crise de nerfs si les flics n’arrivent pas
très vite.
— Je suis prisonnier de cet immeuble, m’explique Matthew. Depuis ma
mort, j’étais… comme dans les limbes, pas vraiment endormi, mais pas
réellement conscient non plus. J’ai été tiré de mon sommeil il y a quelques
jours, mais c’était encore vague. Le démon m’a vraiment réveillé, mais je
n’ai pu qu’assister au massacre. J’ai essayé de prévenir votre amie, mais elle
ne me voyait pas. J’ai tenté de me montrer à plusieurs habitants de cet
immeuble, mais vous êtes la seule à m’avoir vu. Je pense qu’un des hommes
qui habitent au dernier étage m’a vu aussi, mais… il était occupé.
Je fronce les sourcils. Matthew a l’air embarrassé et je pourrais jurer qu’il
a rougi. Au dernier étage, il n’y a qu’un seul appartement d’occupé, par un
couple de gays.
— Ils étaient en train de baiser ? m’informé-je.
Cette fois, il rougit bel et bien.
— Je crois qu’ils se livraient effectivement à une activité de ce genre,
élude Matthew.
— Ils sont mariés, vous savez.
Cette fois, il a l’air carrément choqué.
— Laissez tomber, dis-je. Je ne comprends pas pourquoi je peux vous
voir. Je n’avais jamais vu de fantôme avant.
— Vous êtes une psychique, Chase. Je pense même que vous êtes une
sorcière.
Je ne réponds même pas. Je me contente de le fixer. Il est mignon, mais il
a fondu un plomb. Moi, une sorcière ? N’importe quoi !
L’arrivée des flics me dispense de poursuivre cette discussion sans aucun
sens. Je réponds à l’interphone, et je descends les rencontrer. Ils sont quatre,
deux en uniformes et deux en civil. La femme en jean et blouson m’informe
être le coroner. Le type se présente comme le lieutenant Nadeem. Il me flashe
son badge sans un sourire. Dommage, parce qu’il est aussi beau gosse que
Matthew, dans un genre différent. Mon fantôme se tient à côté d’eux.
Naturellement, aucun d’entre eux ne le voit.
J’emmène ce petit monde à la laverie, j’ouvre la porte et les laisse entrer.
Je refuse de remettre les pieds là-bas. Je pense à mon panier de linge sale. Ce
n’est pas aujourd’hui que je vais faire ma lessive et je vais devoir porter des
trucs sales. Yerk !
Plutôt crever, bouffée par un démon.
— Miss Houston ?
Le lieutenant Nadeem doit me parler depuis un moment, parce qu’il a un
ton agacé. Il fait une gueule d’enterrement, ce qui est de circonstances. Je me
demande s’ils reçoivent un entraînement spécial pendant leur formation ?
Genre prendre un air grave pour annoncer un décès, même si tu viens juste
d’avoir une promo, un rendez-vous galant avec ta partenaire sexy et que tu as
gagné au loto.
— Nous pourrions peut-être monter jusqu’à votre appartement. J’ai
quelques questions à vous poser.
S’il fait cette gueule-là en privé, je plains sa meuf. Je le précède dans
l’escalier et l’emmène à la cuisine. La bouteille de vodka est toujours posée
sur le comptoir. Je la range et me fais un café. J’en propose un au lieutenant,
qui refuse d’un signe de tête.
— Comment avez-vous découvert le corps ? s’enquiert-il brusquement.
Il démarre sec.
— Lady Gaga est venue gratter à ma porte.
Il a l’air de se demander s’il ne va pas appeler les urgences psychiatriques
pour ma pomme. Je précise que Gaga est le nom d’un labrador et je poursuis.
— Je devais descendre rejoindre Ambre à la laverie, mais j’étais en retard.
La chienne avait l’air terrifiée. Je suis descendue et je l’ai trouvée.
Je ne suis pas super claire dans mes explications, mais Nadeem hoche la
tête.
— Où est le chien ?
— Je ne sais pas.
Je fais le tour de mon appartement, ce qui est vite fait vu que j’ai un deux
pièces cuisine avec vue imprenable sur la cour intérieure. Je finis par
dénicher Gaga sous mon lit, encore tremblante. Il faut la promesse d’un bout
de fromage pioché dans le réfrigérateur pour la faire sortir et gagner la
cuisine. Elle va renifler Nadeem, qui la caresse. Gaga se laisse faire. Elle va
se mettre sous la table. Pour une chienne qui est plutôt du genre à sauter sur
le canapé, voire sur vos genoux, elle est vraiment flippée. Ambre la laissait
généralement devant la porte de la laverie, parce que Gaga a tendance à
piquer des vêtements sur la table de pliage ou dans le panier pour les semer
dans les étages, y compris des petites culottes. Cette manie lui a
probablement sauvé la vie.
Nadeem me pose des questions sur Ambre, auxquelles je réponds d’une
voix qui se raffermit. Le gros choc est passé, je retrouve mes moyens et ma
maîtrise habituelle. Matthew n’est nulle part en vue.
Et si j’avais rêvé tout ça ? Si j’étais descendue à la buanderie à la suite de
Gaga, que j’ai découvert le corps d’Ambre et que j’ai imaginé voir et parler à
un fantôme ? Et si j’étais en train de rêver et qu’Ambre est en fait chez elle et
moi dans mon lit ?
Je me frotte les yeux. Je suis sur la mauvaise pente. Je bois mon café. Je
revois le corps éventré d’Ambre. Cela, je ne l’ai pas rêvé. Je n’aurais pas pu
imaginer une horreur pareille.
— Qu’est-ce qui a pu faire ça ? demandé-je au lieutenant Nadeem,
curieuse de connaître sa réponse.
Il a brièvement vu le corps, n’a montré aucune émotion particulière, et m’a
rejointe dans le couloir.
— L’enquête le déterminera. Miss Houston, y a-t-il eu récemment des
évènements un peu inhabituels dans l’immeuble ?
— Quoi ? Non. Je ne crois pas.
— Des travaux ?
— Oui. Dans la buanderie, il y a deux semaines. On n’avait plus d’eau
dans les machines. Les ouvriers ont dû toutes les déplacer et démolir le mur
pour trouver la conduite. Ils ont même dû y aller au marteau-piqueur quand
ils sont tombés sur un mur en béton…
Dans la buanderie… Évidemment.
— Vous pensez que le tueur fait partie des ouvriers ? Qu’il a repéré
Ambre et qu’il est revenu pour la tuer ?
— À ce stade de l’enquête, c’est impossible à déterminer, répond Nadeem.
Avez-vous remarqué autre chose d’inhabituel ?
— Non.
— L’immeuble n’est occupé que par quatre locataires, si l'on se fie aux
boîtes aux lettres. Savez-vous pourquoi ?
La question à mille dollars.
— L’immeuble a une sale réputation. Il y a eu une série de crimes non
élucidés dans les années 60 ou 70. Du coup, les loyers ne sont pas trop chers,
mais les gens ne restent pas. Ils se montent la tête avec des bruits bizarres.
Nadeem ne note pas mes réponses. Il scrute mon visage.
— Pourtant, vous vivez ici depuis plusieurs années, constate-t-il.
— Je ne m’effraie pas facilement des bruits de plomberies, rétorqué-je. Un
type a tué des gens ici il y a plus de cinquante ans, lieutenant. Même s’il était
tout jeune quand il a fait ça, il est mort.
C’est que je me suis dit lorsqu’Ambre m’a proposé de vivre ici. Elle-
même adorait la réputation sulfureuse du bâtiment. Quant à moi, je suis
rationnelle. Un type inconnu a dézingué plusieurs locataires, n’a pas été
attrapé, et doit à présent soit être mort à son tour, soit bouffer de la compote
dans une maison de retraite. En attendant, l’immeuble est chouette, bien situé,
les appartements sont propres et il n’y a pas de cafards.
Naturellement, ce qui s’est passé ce soir remet tout en question. Si l’on
admet que c’est un démon qui a tué Ambre, et que ces bestioles existent, et
qu’elles sont probablement immortelles, alors je devrais déjà être en train de
faire mes valises.
Nadeem me pose ensuite des questions sur les autres habitants de
l’immeuble, qu’il va aller interroger lorsqu’il aura fini avec moi. Je lui parle
du couple du dernier étage, et de la vieille dame du 3è.
— Elle habite là depuis longtemps ?
— La vieille Grinch est là depuis près de quarante ans, je crois, réponds-
je. Elle s’appelle Mrs Davis, mais vu son amabilité, on l’a surnommée la
Grinch. Elle a au moins quatre-vingts ans, et elle n’a rien de la petite mamie
sympa des sitcoms.
— J’irai lui parler demain matin, décide le lieutenant Nadeem. Je vous
remercie pour votre coopération.
Il se lève, je me lève et cligne des yeux dans la lumière crue de la cuisine.
Tout me paraît… si normal. Seule la présence de Gaga témoigne du contraire.
— Et c’est tout ? demandé-je en repliant mes bras autour de moi. Vous
n’allez rien faire d’autre ?
— Mes hommes sont en train de fouiller l’immeuble, et je vous
recommande de vous barricader chez vous. N’allez pas dans les sous-sols.
— Je vais éviter, marmonné-je. Et Ambre ? Son corps, je veux dire ?
Il va pour me répondre quand son téléphone vibre. J’en profite pour
l’observer plus attentivement. Nadeem doit être Indien ou Pakistanais
d’origine, il en a le teint bistre et les épais cheveux noirs, qu’il porte coiffés
en arrière. Son nez un peu busqué donne du caractère à son visage aux traits
réguliers. Il porte le costume-cravate avec élégance. S’il souriait, il serait
vraiment sexy.
Nadeem range son téléphone.
— Le corps de votre amie va être emmené. Pourriez-vous me donner le
nom de l’entreprise qui a fait les travaux ?
— Aucune idée. Il faudrait contacter le propriétaire ou l’agence qui gère
l’immeuble.
Je lui fournis le nom et les coordonnées de l’agence, ainsi que celles de la
mère et de la sœur d’Ambre. Il se charge de les prévenir, ce qui m’évitera de
le faire. Je les connais peu, à vrai dire, parce qu’Ambre s’était déjà éloignée
de sa famille lorsque je l’ai connue à la fac.
Nadeem prend congé. Je verrouille ma porte à double tour et m’adosse au
battant, les yeux clos.
Matthew Rutherford Fox en profite pour réapparaître. Je le sens même
avec les yeux fermés. Je bats des paupières et il est là, avec son petit sourire
qui le rend totalement craquant.
— Comment vous sentez-vous ? demande-t-il avec gentillesse.
— Je vais tenir le choc, admets-je en me décollant de la porte.
J’allume toutes les lumières et regarde sous mon lit, suivie par Matthew
qui me laisse faire sans intervenir.
— Pas de tueur en série planqué sous mon lit, constaté-je en me laissant
tomber dessus.
— Chase, vous savez très bien que c’est un démon qui a tué votre amie,
fait Matthew en s’asseyant, tout fantôme qu’il est, sur le fauteuil près de la
fenêtre.
— Je crois que je préfèrerais avoir affaire à un bon vieux serial-killer,
soupiré-je. Comment est-ce que je vais expliquer au lieutenant Nadeem qu’il
perd son temps en allant emmerder des ouvriers qui n’ont rien à se
reprocher ?
— Oh, mais il le sait, affirme Matthew.
Je me redresse.
— Quoi ?
Matthew me sourit à nouveau. Bon sang, pourquoi est-il immatériel ? J’ai
envie de le prendre dans mes bras, là, tout de suite, et de me blottir contre lui,
juste pour sentir sa gentillesse couler en moi.
— Il sait qu’il a affaire à un démon, explique Matthew. J’étais à la
buanderie. L’équipe qui s’y trouve ne vient pas du commissariat local. Ils
savent pertinemment qu’il y a un démon et ils ont même des petits boîtiers
comme le vôtre pour faire des mesures.
Il doit parler de mon téléphone.
— Comment est-ce qu’ils ont su ? m’écrié-je. J’ai appelé pour un
meurtre ! Qui sont-ils ? Une sorte de section paranormale du FBI ? C’est le
nouveau Mulder, le lieutenant Nadeem ?
Matthew ne comprend évidemment rien à ce que je raconte.
— Laissez tomber, dis-je.
— Toute l’équipe fait partie du Bureau des Enquêtes Spéciales, explique
Matthew. Je n’ai pas tout compris de leur conversation, ils utilisent beaucoup
d’acronymes et de termes qui me sont inconnus, mais ils ont mentionné le
BES.
Il m’explique, devant mon air ahuri, que le Bureau des Enquêtes
Spéciales, ou BES, a été créé par Théodore Roosevelt au début du siècle.
Officiellement, il n’a aucune existence, bien sûr. Mais ce démon n’est pas le
premier que la police de New York doit combattre. Le Bureau se charge de
tout ce qui est paranormal. Des meurtres bizarres, des disparitions, des gens
qui affirment avoir vu des vampires ou des loups-garous…
Quoi ? Des suceurs de sang ? Des métamorphes ? Stop. Je suis une fille
rationnelle. J’ai mes propres monstres, comme toute bonne citadine, le serial
killer, le serial killer kidnappeur violeur (ne rayer aucune mention), auxquels
est venu s’ajouter le terroriste. Je n’ai pas besoin de monstres de cinéma.
— Il commençait à y avoir des BES dans toutes les grandes villes, se
souvient Matthew. Nous avions un grand fichier où étaient répertoriées toutes
les attaques de démons. S’ils ont gardé ces fiches, ils ont pu voir qu’il y avait
déjà eu des attaques ici en 1925. Il est cependant remarquable qu’ils aient pu
intervenir aussi vite après votre appel. C’est presque de la magie !
— Informatique, marmonné-je. OK, je comprends mieux. J’ai donné
l’adresse d’un immeuble maudit, et les flics ont alerté votre Bureau spécial.
Ne cherchez pas à comprendre, on fait ça très bien de nos jours par
recoupement de données ultrarapide.
— C’est remarquable.
— Arrêtez avec cette expression, bordel ! m’exclamé-je. Ce n’est pas
remarquable, c’est juste le progrès !
Matthew ouvre de grands yeux, et je comprends que mon langage l’a
choqué.
— Pardonnez-moi, s’excuse-t-il cependant. Je ne suis réveillé que depuis
quelques heures, et je n’arrête pas de m’émerveiller devant les progrès que la
civilisation a accomplis.
— Ouais, eh bien, attendez avant de dire que le futur est génial, dis-je d’un
ton amer. OK, Nadeem et ses potes savent qu’ils ont affaire à un démon. Que
vont-ils faire ?
— Revenir pour sonder les sous-sols, trouver le démon et le détruire. Du
moins, c’est ainsi qu’on procédait à mon époque.
— Où est le démon, en ce moment ? Est-ce qu’il peut être dans mon
appartement ?
C’est une information qui m’intéresse, quelque part. Histoire de savoir si
je finis la nuit à l’hôtel ou si je peux rester ici, après avoir vérifié que tous les
volets sont bien fermés.
— Non, m’assure Matthew. Je peux le sentir, d’une manière très diffuse, il
est loin dans le sous-sol. Il a dû regagner sa cachette. Il était très faible, et il
va lui falloir un peu de temps pour assimiler l’énergie qu’il a volée à votre
amie. Ensuite, il va ressortir pour chercher de nouvelles proies.
— Quand ?
— Dans quelques heures ou quelques jours.
Quelques heures ? Autrement dit, avant l’aube ?
— Il agit toujours de nuit ?
— Pas forcément. Il n’aime pas le soleil, comme tous les démons, mais en
étant protégé par des murs, il peut agir le jour.
De mieux en mieux !
— Et que fait votre Bureau au lieu de revenir en vitesse avec des trucs
pour retrouver le démon et le tuer ? m’indigné-je.
— Vous ne pouvez pas le pourchasser et le traquer dans son repère,
m’explique Matthew. En dehors des phases d’attaque, les démons se replient
dans leur propre dimension, un plan distinct du nôtre. Je peux le sentir, il est
quelque part dans le sous-sol, mais seulement sous forme étherale. Son corps
est dans une autre dimension.
— Autrement dit, pour le tuer, il faut attendre qu’il attaque ?
— C’est exact. Il n’y a que dans les dernières étapes de sa croissance
qu’un démon ne peut plus se dématérialiser aussi facilement.
— Et quand il y parvient ? Quel est son but ? Bouffer des gens ?
— Non, pas plus que notre but dans la vie n’est de manger. Nous le
faisons pour survivre. Les démons ont pour but ultime d’influencer les
hommes par des pensées mauvaises et de les pousser à commettre des actes
mauvais. Ils se nourrissent de toute l’énergie négative qui est générée.
Charmant. Je me fais la réflexion que New York est l’endroit idéal pour
ça. Cette ville est un condensé d’énergie, et elle n’est pas toujours positive,
loin de là. Entre la violence, la cupidité, la jalousie, tout cela exacerbé par la
grande ville, ça doit être le happy hour toutes les heures pour un démon.

Je me laisse tomber sur mon canapé. Je suis épuisée. Je viens de perdre ma


meilleure amie, ma BFF, la copine qui m’a appris la vie lorsque j’ai enfin pu
échapper aux jupes de ma mère. Et le lieutenant Nadeem sait qui l’a tuée et
ne fait rien, à part prendre des putains de notes et demander des infos qui ne
lui serviront à rien, au lieu de se bouger, de descendre dans les sous-sols et de
zigouiller la bestiole qui peut revenir à tout moment.
— Il n’y a aucun moyen de le provoquer ? demandé-je à Matthew.
Comme un sifflet à ultra-sons pour un chien ?
Il fronce les sourcils, et je me demande si ce genre d’appeau existait à son
époque.
— À mon époque, rien de tel n’existait. Le démon, à ce stade, est
uniquement guidé par sa faim.
Autrement dit, il peut me tuer, aller buter la vieille Grinch, et finir en
bouffant tout cru les deux mignons petits mecs du dernier étage. Le Bureau
des Enquêtes Spéciales s’en fout. Ils vont tous rentrer chez eux dormir
tranquillement au lieu de faire leur boulot, à savoir protéger cet immeuble.
Même si Matthew m’affirme que le démon est pour l’instant en train de
digérer et qu’il ne va pas réattaquer tout de suite.
La colère m’envahit. Moi, je vais faire quelque chose ! Je me lève d’un
bond.
— Bon, que faut-il pour tuer ce démon ? Un flingue spécial ?
Matthew a l’air effaré.
— Des armes avec du titanium. C’est un métal très rare, le BES donne à
chaque enquêteur des couteaux et une épée. Et puis il faut la bonne
incantation.
Zut ! Cela ne fait pas mon affaire. Je peux à la rigueur trouver les
incantations, la librairie regorge de bouquins de sorcellerie. Mais les armes ?
— Les vôtres, d’armes, elles sont où ? demandé-je, ayant soudain une
idée.
— Avec mon corps, dans le speakeasy.
— Parfait ! On va aller les chercher.
Je suis déjà en train de prendre mon blouson que Matthew était encore
assis.
— Vous n’avez quand même pas l’intention d’aller chasser le démon
vous-même ?
CHAPITRE 5

— Je ne vais pas attendre que ce démon revienne, dis-je d’un ton ferme. Et
puis vous avez dit que je devais vous aider !
— Oui, m’aider en me mettant en contact avec le BES, précise-t-il, pas en
vous lançant dans l’aventure.
J’enfile mon blouson et cherche ma lampe électrique dans le placard de
l’entrée. Je change mes Converse pour mes bottes.
— Ils ont des super-pouvoirs, au BES ?
— Certains sont des sorciers, mais il n’y en avait pas parmi ceux qui
étaient présents. Toutefois…
— Alors, j’y vais ! le coupé-je.
— C’est dangereux ! objecte Matthew.
— Pour l’instant, je vais juste aller chercher vos armes. Pour ça, j’ai
besoin que vous me guidiez. Vous en êtes, ou pas ?
— Une dame…
Ah non ! S’il me sort que je devrais rester ici à broder en attendant que le
lieutenant Nadeem joue les valeureux héros, Matthew va se prendre les
nouvelles valeurs du XXIème siècle en plein dans la tête, féminisme en
premier.
— Écoutez, mon vieux, l’interromps-je en me plantant devant lui, mains
sur les hanches. Les choses ont changé depuis votre époque. Je n’ai rien
d’une petite chose fragile. Je vais aller chercher ces armes en adamantium…
— Titanium, corrige-t-il.
— Si vous voulez. Et je vais aller buter ce démon. Il a bouffé ma BFF,
merde !
— Votre quoi ?
— Ambre ! Ma meilleure amie !
Je suis déjà dans l’escalier. Je m’avise que, d'un, je devrais me taire, parce
que je vais réveiller tout l’immeuble, et de deux, que tout l’immeuble devrait
être réveillé, bordel ! Il y a eu un meurtre !
Pourtant, rien ne bouge. Les agents du BES sont déjà repartis. Ils n’ont
visiblement pas trouvé utile d’aller interroger les autres locataires de
l’immeuble. D’accord, il est minuit passé, mais quand même.
— C’est bizarre qu’ils ne soient pas allés sonner chez les gens, murmuré-
je à Matthew qui descend les marches à mes côtés.
Ou plutôt qui mime le mouvement de descente, parce qu’il flotte un peu
au-dessus des marches en marbre.
— Je ne peux vous répondre à ce sujet, répond le fantôme sur le même
ton. Je suppose qu’ils ont voulu éviter de paniquer les gens.
— Ils vont faire une drôle de tête, les gens, quand ils vont vouloir aller à la
buanderie demain.
— Ils ont dû la bloquer.
Il a raison. La porte est fermée à clé et ne s’ouvre pas quand j’essaie de
faire tourner ma propre clé dans la serrure. Ce que je fais au mépris des
bandes jaunes et noires qui interdisent l’accès. Dans la faible lumière, je vois
un truc mauve pulser lorsque j’essaie de tourner la clé.
— Ils ont placé un sortilège, explique Matthew. Vous pouvez le voir ?
— Oui. Je croyais que les agents de votre BES n’avaient pas de pouvoirs
spéciaux.
— Un non-sorcier peut poser un sortilège créé par un sorcier, s’il sait
comment l’activer.
Il me regarde bizarrement.
— Quoi ?
— Rien, répond-il.
— Bon, votre speakeasy, on peut y aller comment.
— On y accédait par la chaufferie, précise Matthew. Je me souviens
maintenant. C’est bizarre, je ne suis venu ici qu’une seule fois, le jour de ma
mort, et je me rappelle tout comme si c’était hier.
— Si vous étiez dans les limbes ou quelque chose du genre pendant toutes
ces années, c’était hier pour vous, dis-je.
— Je me suis réveillé une fois, il y a longtemps, explique-t-il. J’ai entendu
de la musique. Le démon était là, mais je suis retombé dans les… limbes.
Il a buté sur le mot.
— Vous êtes croyant ? demandé-je.
— Je suis catholique.
— Donc, vous devriez être au paradis, non ?
— Ou en enfer.
Dans le faible éclat de l’ampoule du couloir, je le vois sourire avec
amusement.
— Oh, allez, un bon flic comme vous, chasseur de démons, ça va
forcément au paradis. Ou alors c’est à désespérer.
— J’ai commis quelques péchés, je le crains.
— Comme nous tous. De toute façon, enfer ou paradis, pourquoi êtes-vous
resté là durant toutes ces années ?
— C’est une excellente question. Si vous avez la réponse, merci de la
communiquer. C’est vous qui vivez dans un âge éclairé.
Il ne se foutrait pas un peu de ma gueule, le fantôme sexy ? Je m’abstiens
de répondre. Nous sommes devant la porte de la chaufferie, que je
déverrouille. Nous nous faufilons entre la chaudière et le mur, pour arriver
contre le mur du fond. Pas de jaune poussin ici, juste de vieilles briques dont
le rouge a viré au marron gris peu ragoûtant. À vrai dire, c’est seulement la
deuxième fois que je viens ici. La première, c’est un peu après avoir
emménagé, quand Ambre m’a fait visiter les lieux, en jouant les revenants à
grand renfort de « houuuuu ». On avait un peu picolé et bien rigolé.
Elle va me manquer.
— C’est derrière ce casier, dit soudain Matthew. Vous allez devoir
actionner vous-même le levier. Ici.
Il me montre une brique, dans le mur, couverte de poussière, comme dans
un film d’aventure. J’appuie sur la brique. Il ne se passe strictement rien.
J’appuie plus fort. Je la sens vaguement bouger sous mes doigts. J’appuie de
toutes mes forces, des deux mains, et la brique s’enfonce dans le mur. Je
m’érafle les doigts au passage et jure comme un charretier. Matthew est
choqué. Je le suis encore plus lorsque le casier rempli de vieux trucs à côté de
moi s’enfonce dans le mur et révèle un passage secret. Un courant d’air me
fouette le visage, et croyez-moi, ça ne sent pas la rose. Plutôt les égouts, une
odeur de renfermé, et une odeur âcre dont je préfère ne pas connaître la
provenance.
— Et si ça se referme ? m’informé-je alors que Matthew s’enfonce dans le
passage.
Il s’en fout, lui, il peut traverser les murs.
— Il y a le même système de l’autre côté.
Ouais. Je préfère quand même assurer mes arrières. Je prends un outil
style clé à molette, couverte de toiles d’araignée et de poussière, et je m’en
sers pour bloquer le passage avant de m’y engager à mon tour.
Matthew me désigne un vieil interrupteur, que je touche à travers la
manche de mon blouson, histoire de ne pas me faire électrocuter.
Naturellement, rien ne s’allume, et j’utilise ma torche pour nous guider dans
le couloir, assez court, qui fait un coude et s’achève par un escalier.
— En bas, il y a une porte en faux-semblant, m’explique obligeamment
Matthew. Elle n’est pas très haute, faites attention à votre tête.
Je descends les marches avec précaution. À gauche, l’escalier continue et
se perd dans l’obscurité. Le speakeasy était bien planqué, quand même. Je
repère la porte, dissimulée derrière de la brique.
— Il y a un judas. Le portier vous ouvrait si vous frappiez d’une façon
spécifique. C’était…
Il mime trois coups, puis deux, et encore trois.
— Naturellement, dit-il avec un petit sourire, il n’y a plus de portier
depuis longtemps. Il va peut-être falloir forcer un peu.
Je pousse contre les briques, mais je m’aperçois vite que je perds mon
temps. S’il y a un mécanisme, il est bloqué depuis longtemps.
— On ne devait pas pouvoir l’ouvrir de l’extérieur, constaté-je. Il y a un
autre accès ?
Matthew fronce les sourcils.
— Je crois que je suis passé par cet escalier. Oui, c’est cela, par là. Il y a
une ouverture à un moment.
Ça m’aide beaucoup. Je descends les marches, couvertes de poussière et
d’insectes que j’espère morts. Je réalise brusquement ce qui manque à tout
cela.
— Il n’y a pas de rats, remarqué-je. Dans cette ville, dans un souterrain
que personne n’utilise, il n’y a pas un seul putain de rongeur. Ce n’est pas
normal.
— Les rats quittent le navire en premier, répond Matthew qui connaît ses
classiques. Ils ont dû sentir le démon. Ces petites bêtes sont très intelligentes,
vous savez.
— Je sais.
Je n’ai rien contre les rats domestiques. Mais ces sales bestioles qui
hantent les couloirs du métro et les caves des vieilles maisons me foutent les
jetons. Je les imagine porteurs de peste ou d’une de ces maladies dont on
meurt dans un hôpital, entouré de médecins en combinaisons blanches
pressurisées, et qui ne savent pas ce qui vous arrive. Et puis l’un d’eux
commet une erreur, et toute la ville meurt, puis tous les pays, et puis c’est Le
Fléau qui s’installe. Je frissonne. Il faut que j’arrête de lire du Stephen King
avant de dormir.
Je sens un courant d’air sur mon visage et sursaute. Je braque ma lampe.
Une ouverture se dessine dans le faisceau de lumière, un soupirail. Les
barreaux sont complètement rouillés.
— C’est par là ! s’écrie Matthew.
Je me hisse sur la pointe des pieds. Mes yeux sont à hauteur de l’ouverture
et je braque la lampe. Je vois juste qu’il y a un espace devant moi, et je capte
le reflet d’un lustre.
— C’est là ! s’excite Matthew.
Il disparaît dans le mur puis j’entends sa voix qui vient de l’autre côté,
d’en bas.
— Mon corps est ici, Chase. Vous pouvez venir, il n’y a pas de danger.
— Et je fais comment ?
Matthew réapparaît à mes côtés.
— Il y a des tables de l’autre côté. Vous devez être assez grande pour
pouvoir les toucher du pied en vous suspendant. Est-ce que toutes les femmes
sont aussi grandes que vous de nos jours ? C’est remar… c’est fascinant !
Nous échangeons un sourire. Il a changé d’expression pour ne pas
m’énerver. En attendant, je vais devoir faire de l’escalade. Je me rappelle que
j’ai repéré un escabeau et un pied-de-biche dans la chaufferie. Je retourne le
chercher. Je le place sous le soupirail, je grimpe, et prends le pied de biche. Je
fais sauter les barreaux sans difficulté. Ils tombent de l’autre côté avec un
bruit sec qui me fait sursauter. Je me fige. Mais rien ne bouge. Je me glisse
dans l’ouverture, guidée par Matthew.
Je me laisse couler par l’ouverture de l’autre côté.
— Vos pieds sont à dix centimètres de la table, m’indique Matthew.
Il a raison. J’entre en contact avec une surface dure et un peu branlante
avec mes bottes. Je lâche tout et me retourne avec précaution.
Une drôle d’émotion m’envahit. À la lumière de ma lampe, je découvre
bel et bien un speakeasy des Années folles, avec ses lustres, son bar et le
grand miroir derrière. Des bouteilles et des verres, couverts de poussière, sont
encore là, sur les étagères, sur le bar, comme si quelqu’un allait mettre du
jazz et la scène s’animer.
Mon enthousiasme tombe d’un coup lorsque je baisse les yeux. Il y a des
corps par terre. Le premier que je vois est celui d’une femme en robe devenue
grise avec le temps et la poussière, complètement momifiée. Je déglutis. Le
faisceau de ma lampe éclaire son visage figé pour l’éternité dans un cri
d’horreur. Sa gorge présente une large blessure qui a viré au noir.
Je descends de la table. Je tombe sur trois autres corps, deux femmes, en
tenue de soirée d’époque, et un homme en smoking. Ils ont été éventrés.
— Mon corps est là, dit doucement Matthew. Et mes armes sont là aussi.
Je m’arme de courage. Je peux le faire. J’ai besoin de ses armes si je veux
avoir une chance de renvoyer en enfer le putain de démon qui a buté Ambre.
Et aussi Matthew. Et tous ces gens, qui ne demandaient rien, à part boire un
verre et s’amuser en pleine Prohibition. J’enjambe des débris de bouteilles et
je braque ma torche à l’endroit que m’indique Matthew.
Il est tombé les armes à la main, littéralement. Il tient encore une épée et
un poignard. Sa tête est tournée selon un angle bizarre et ne me fait pas face,
heureusement. Il portait un imperméable, un peu comme les privés dans les
films noirs. Celui-ci est ouvert et révèle le même costume que celui que porte
le fantôme. Du moins, je pense, parce qu’il a été éventré, lui aussi.
Des larmes coulent sur mes joues.
— Je suis désolée, m’excusé-je.
Matthew le fantôme hausse les épaules.
— Vous n’y êtes pour rien. C’est moi qui suis navré de vous offrir un
pareil spectacle. Vous allez devoir récupérer mes armes vous-même.
Il n’a aucune prise sur le monde matériel. Je me penche, et saisis le
poignard par le bout de la garde. Je tire, et l’arme vient d’un coup, avec un
affreux bruit de papier qui se déchire. La main de Matthew s’effrite. Je passe
de l’autre côté, et dégage l’épée.
— Il y a une autre lame par terre, et je pense que vous devriez récupérer le
carnet que j’avais dans la poche de poitrine . J’avais pris des notes sur le
démon. Cela peut vous aider.
Je glisse la main dans sa poche de poitrine. J’ai les yeux à demi fermés,
parce que je ne veux surtout pas voir son visage. Je sais qu’il me hanterait
jusqu’à la fin de mes jours. Je tire le carnet du bout des doigts, et le récupère.
Il est en cuir, avec des pages toutes jaunies. Sous le faisceau de ma lampe
torche, je distingue une écriture nette et élégante, au crayon. Je prends le
carnet et les armes, et je mets le tout dans mon sac à dos, après avoir
enveloppé les lames dans le vieux plaid.
Matthew n’est pas resté à mes côtés. Il explore le speakeasy, comme s’il
cherchait quelque chose. Je me redresse, et je sais brusquement ce que je
veux faire. Je tire sur la nappe de la table voisine, soulevant un gros nuage de
poussière, et j’en couvre le corps de Matthew. Puis je fais de même avec les
autres corps, cinq en tout.
Matthew me remercie d’un pauvre sourire. J’ai beau ne pas être croyante,
voir ces corps exposés me paraît mal. Maintenant, ils sont couverts, même si
ce n’est que d’une vieille nappe. C’est mieux.
— Il doit y avoir mon spectrographe quelque part, me prévient-il en
regardant autour de lui. C’est quelque chose qui ressemble à un appareil
photo avec une antenne en forme de 8.
J’ai bien vu un truc bizarre, un boîtier avec un soufflet et du métal tordu,
mais…
Mais c’est à cela que ressemblait les appareils photo en 1925, réalisé-je. Je
ramasse l’objet sous une table et le brandis. Le visage de Matthew s’illumine.
— Il est entier ! J’espère qu’il fonctionne encore.
Je souffle dessus un bon coup et finis de le nettoyer avec le coin d’une
serviette de table.
— Comment ça fonctionne ? Il y a des piles ?
Ça existait en 1925, les piles ?
— C’est à manivelle. Ça charge la petite bobine et l’aiguille répond aux
variations du champ électromagnétique.
Je trouve la petite manivelle, sur le dessus de l’appareil, et la fais tourner
tout doucement d’abord, puis plus vite lorsque je sens que le ressort me
résiste. Lorsque ça bloque, je la relâche.
— Braquez l’antenne vers le sol, me conseille Matthew qui est venu
derrière moi pour lire l’aiguille.
Le cadran à voltmètre est à la place des écrans sur nos appareils photo
modernes. L’aiguille reste d’abord immobile, puis elle frétille, avant d’aller
au quart du maximum et de s’y bloquer.
— Il faut courir tout de suite ou on a encore un peu de temps ? demandé-je
d’une voix qui tremble.
— Nous avons le temps. Il est assoupi. Si jamais l’aiguille dépasse le
milieu, courez, si elle se met au maximum, il ne vous reste plus qu’à vous
battre.
— Elle était comment lorsqu’il vous a attaqué ?
— L’appareil vibrait dans mes mains tellement il était surchargé par la
puissance du champ, se remémore Matthew. Je l’ai senti dès la rue, qui
donnait de l’autre côté.
Il désigne le mur derrière le comptoir. La rue passe de l’autre côté,
effectivement, mais il n’y a aucune entrée. J’apprends qu’il y avait un escalier
qui menait à celui que nous avons emprunté. Personne n’entrait par la
chaufferie, c’était l’issue de secours en cas de descente de police.
— Je savais que le démon était dans le quartier, il avait déjà tué deux blocs
plus loin, m’apprend Matthew. Je patrouillais, et j’ai vu l’aiguille qui
bondissait en passant devant le bâtiment. Je connaissais l’existence du
speakeasy. J’ai attendu qu’un client se présente, et j’ai entendu le mot de
passe et la façon de frapper. Je les ai imités. L’aiguille est devenue folle.
Pourtant, les gens dansaient et buvaient, et tout semblait normal.
Matthew est perdu dans ses souvenirs, appuyé contre le bar, juste à côté de
son corps physique. Il se souvient des lumières qui se sont éteintes, du cri
général de déception, des gens qui demandaient en riant qu’on allume des
bougies. Des femmes ont crié, plus pour rire et jouer le jeu que par véritable
peur. Le barman a assuré qu’il allait remettre le courant dans quelques
minutes. La musique jouait toujours, un air de jazz entraînant, et certains
couples continuaient de danser dans le noir, en profitant pour échanger des
baisers.
Les cris sont devenus des hurlements. Matthew a craqué une allumette et
eu le temps de voir l’aiguille cogner sur la droite du voltmètre, avant qu’il ne
lâche spectromètre et allumette tellement l’engin vibrait. Le barman a eu le
temps d’allumer une lampe à pétrole. Le démon était là, d’abord une fumée
noire, puis un corps qui se matérialisait peu à peu. Matthew a hurlé aux gens
de sortir. Le démon s’en prenait déjà à une cliente, l’éventrant pour aspirer
ses boyaux et sa force vitale. Mon fantôme a dégainé ses armes, et s’est jeté
sur lui. L’une des serveuses a actionné l’ouverture de la porte, en criant aux
gens de la suivre. Matthew a été bousculé, tandis que le démon s’en prenait
au barman, venu lui prêter main-forte avec le fusil qu’il planquait sous le
comptoir. Il a fini éventré. Matthew s’est battu, il se souvient avoir entaillé
des chairs visqueuses, et senti l’ichor du démon lui couler dessus. Puis il a eu
l’impression d’être soulevé de terre.
— Je ne me rappelle pas vraiment ma mort, conclut-il tandis que je
regarde, fascinée, la salle où il ne reste que cinq corps. Lorsque je suis revenu
à moi, je me suis relevé, j’ai vu mon corps, j’ai compris que j’étais mort.
Ensuite, j’ai plongé. J’ai rouvert les yeux bien plus tard, j’entendais de la
musique pas très loin, j’aimais bien, mais j’étais trop fatigué pour bouger. Je
me suis rendormi. Et finalement, quand je me suis réveillé pour de bon, j’ai
senti le démon qui était là, et j’ai pu le suivre jusqu’à la buanderie, sans
pouvoir intervenir. Je suis vraiment navré pour votre amie, Chase.
CHAPITRE 6

Nous sortons du speakeasy en silence. Je grimpe sur la table, sur laquelle


j’ai posé une chaise, et je retrouve avec soulagement le couloir, puis la porte
de la chaufferie. Je suis couverte de poussière et de toiles d’araignées. Je
m’époussette un peu. Matthew est parti devant moi et il revient brusquement,
un doigt sur les lèvres.
— Ils sont là. Le lieutenant Nadeem et son équipe, dit-il à voix basse,
même si je suis la seule à pouvoir l’entendre.
Je suis tentée de me montrer, mais je ne me vois pas expliquer ce que je
fais là au milieu de la nuit, avec des armes blanches sur moi. Si je dis la
vérité, même s’ils savent que les démons existent, je suis bonne pour un
sérieux interrogatoire. J’ai laissé la porte de la chaufferie entrouverte en
venant, et je me glisse entre le mur et le battant. Je vois Nadeem, cette fois
avec un blouson noir, et la coroner. Le lieutenant me tourne le dos.
— … mauvais moment au mauvais endroit, conclut-il.
— Sa voisine est par contre à surveiller, répond la coroner. Elle travaille à
temps partiel à la librairie de Toni Lincoln où elle est cartomancienne.
— Sorcière ? demande Nadeem.
— Possible.
Pardon, c’est de moi qu’ils parlent ? Pour des agents spécialisés dans le
paranormal, ils croient vraiment n’importe quoi. Je ne suis pas plus sorcière
que diseuse de bonne aventure. Je sais me servir d’un manuel de tarot, voilà
tout.
— Un démon qui commet un meurtre et une sorcière dans le même
immeuble, ça ne me dit rien qui vaille, reprend Nadeem.
Et moi je n’aime pas le ton qu’il prend en parlant de moi. Enfin, de la
sorcière que je ne suis pas. Comme si j’étais complice du démon ou quelque
chose comme ça. Je profite du fait qu’ils s’engouffrent dans la buanderie pour
me faufiler et remonter à toute vitesse à mon appartement. Ce n’est qu’après
avoir tout verrouillé que je me sens un peu en sécurité. Je laisse tomber le sac
à dos dans le salon, où Gaga vient le renifler, avant de se reculer, puis de
revenir, et de se reculer à nouveau.
— Vous devriez mettre cela un peu moins en évidence, me fait remarquer
Matthew qui m’a suivie.
— Je vais le mettre sous le lit… non, derrière le canapé.
Je n’ai aucune envie d’avoir des armes que j’ai enlevées de la main d’un
corps, fut-il celui de Matthew, sous mon lit. Question d’hygiène, déjà,
ensuite… on va dire que je suis peut-être un peu superstitieuse. Ça vient d’un
cadavre, bordel !
Je cache le sac et vais me servir un verre d’eau. Il est trop tard ou trop tôt
pour le café, et ma cervelle déjà fragilisée par les évènements de la soirée ne
tiendrait pas le choc. Il est une heure trente du matin, et je suis censée me
lever à six heures si je ne veux pas courir pour attraper mon métro. J’irais
volontiers me glisser dans les bras de Morphée, à défaut de ceux de Matthew,
mais je suis vraiment trop crade. Je passe à la salle de bain, et commence à
me déshabiller. Matthew se racle la gorge. Je m’arrête net, encore décente.
— Vous avez un endroit où passer la nuit ? demandé-je.
— Je ne crois pas avoir besoin de dormir, répond-il. Je voulais simplement
vous parler, mais je devine que vous allez prendre un bain ?
— Une douche. Eh oui, je vais être toute nue, donc vous ne pouvez pas
rester.
Je rigole. Je n’ai plus la force de faire autre chose que rigoler. Matthew a
l’air tout gêné, ce que je trouve trop mignon.
— Ne me dites pas que vous n’avez jamais…
Cette fois-ci, je vous jure qu’il rougit. On ne parlait pas de ces choses-là
en 1925 ? Probablement pas hors de la chambre à coucher conjugale. Je jette
un œil à sa main. Pas d’alliance.
— Vous étiez marié ?
Il baisse les yeux.
— Pas officiellement. Mais j’avais une compagne.
— Je suis désolée, murmuré-je.
Je n’ose pas lui demander s’il avait des enfants.
— J’espère qu’elle a refait sa vie, répond-il avec un sourire qui me paraît
sincère. Je savais à quoi je m’engageais en signant au Bureau. Au moins, ma
mort a permis de sauver des vies.
Un silence s’installe entre nous. Matthew est plongé dans ses souvenirs. Il
tâte quelque chose autour de son cou, quelque chose qui n’est visiblement pas
là. Un pendentif, quelque chose offert par sa compagne et que son fantôme
n’a pas restitué ?
— Vous pouvez rester ici, si vous voulez, dans le salon, proposé-je. Je
peux même vous mettre la télé, ça vous permettra de rattraper tout ce que
vous avez raté en presque un siècle.
J’oublie que la télé n’existait pas à son époque.
— C’est comme la radio, mais avec l’image. Comme du cinéma, si vous
voulez, mais avec le son.
— Vraiment ? C’est remarquable.
— C’est en couleur, en plus. Oui, je sais, c’est remarquable.
Il se met à rire. Je passe dans le salon, j’allume la télé et je choisis une
chaîne d’info – pas Fox News, ce n’est pas le genre de la maison.
— Ils diffusent des nouvelles et des reportages toute la journée sur le
monde entier, précisé-je après avoir réglé le son assez bas. Ça risque d’être
un peu brutal, cela dit. Beaucoup, beaucoup de choses ont changé en un
siècle.
Il hoche la tête, fasciné par l’écran large qui est accroché à l’un de mes
murs. Il s’approche, et tend la main, comme s’il pouvait le toucher. L’image
ne bronche pas. Ça me déçoit un peu. Je m’attendais à ce que l’image soit
brouillée, qu’il y ait des raies horizontales… comme dans les vieux films.
Apparemment, c’était réservé aux vieilles télés cathodiques et aux antennes-
râteaux. La fibre optique et les écrans LED se foutent des fantômes.
— On parlera de tout cela demain, dis-je. Je dois vraiment aller dormir. Je
prends mon travail à huit heures, il faut que j’aie décollé à sept.
— Vous y allez en avion ? me demande-t-il.
— Non, en métro. C’est juste une expression.
Je ne suis même pas sûre qu’il m’a entendu. Il s’est assis sur le canapé, et
il regarde l’écran, fasciné. Je me retire à la salle de bain pour prendre une
douche aussi nécessaire qu’agréable.
Lorsque je vais dormir, Matthew n’a pas bougé d’un pouce. Est-ce qu’un
fantôme peut avoir les yeux explosés par une nuit passée devant le pas-si-
petit que ça écran ?
C’est avec cette question remarquable que je vais me coucher.
CHAPITRE 7

Je ne fais ni cauchemar ni mauvais rêve. À vrai dire, je m’écroule comme


une masse dans mon pyjama décoré de têtes de chatons stylisés et je dors
jusqu’au moment où mon alarme me vrille les tympans. Encore heureux que
j’aie pensé à brancher le chargeur du téléphone hier soir. Je sens un poids
inhabituel sur mes jambes et je joue un instant avec l’idée que le beau
Matthew prend consistance et s’est endormi sur mon lit. Un aboiement plus
tard, je réalise que c’est Gaga qui est couchée sur moi, et je la vire en
douceur.
— Pas sur le lit, envahisseuse, marmonné-je. Ambre ne te…
Ambre. Est. Morte. Assassinée. Démon.
Bordel.
Je repousse Gaga qui réclame ses croquettes et vais ouvrir les stores. Il fait
encore nuit. Au salon, Matthew est toujours devant la télé, mais fait nouveau,
il a changé de chaîne. Il est sur Fox News, et il regarde le type qui gouverne
notre pays en train de vociférer contre les étrangers.
Je lui chipe la télécommande et éteins. Il y a des choses que je ne peux pas
supporter avant ma première tasse de café.
— Vous arrivez à changer de chaîne ? demandé-je, intriguée.
Matthew hoche la tête.
— Je regardais ce boîtier, j’ai essayé de le toucher, machinalement, et je
l’ai senti sous mes doigts. J’ai compris que ça marchait comme la radio, que
chaque numéro correspondait à une station. Mais cela me demande beaucoup
de concentration pour arriver à vraiment le toucher.
— Vous pensez que vous êtes en train de vous matérialiser ?
— Je n’en ai aucune idée, admet Matthew. C’est la première fois que je
suis un fantôme, vous savez.
— Je dois avoir des bouquins à la librairie sur les fantômes et les
revenants, pensé-je à voix haute.
Je tends la main vers lui et effleure ses doigts. Ils me semblent plus
matériels qu’hier soir, mais je passe toujours à travers.
— Faites gaffe de ne pas rester coincé dans un mur, dis-je en retirant ma
main.
— Je vais essayer.
Je me gratte la tête. J’espère que Gaga ne m’a pas filé de puces.
— Bien dormi ? me questionne Matthew.
— Pas assez longtemps, réponds-je en bâillant. Vous avez appris des
choses intéressantes ?
Je suis passée dans la cuisine pour prendre mon petit-déjeuner. Matthew
s’adosse au mur pendant que je mets le toaster et la cafetière en marche.
— Votre monde est étrange, lâche-t-il. J’aimerais vraiment en apprendre
plus. Puis-je rester à regarder cette télévision ?
— Bien sûr. Mais ne croyez pas tout ce que vous verrez.
— Je sais que les hommes politiques mentent, sourit-il.
Je me sers mon café et beurre mes toasts. C’est un peu gênant de manger
toute seule.
— Vous n’avez pas faim ? demandé-je, me sentant assez stupide.
C’est un fantôme, bon sang. Il n’a pas besoin de dormir, de manger ou de
boire.
— Non. Je n’éprouve pas le besoin de dormir, non plus, pourtant…
Il ferme les yeux et respire profondément. Il sourit, et c’est le plus beau
sourire que j’ai jamais vu.
— Je peux sentir des odeurs, admet-il. Le café et les toasts. Je n’avais pas
réalisé à quel point les odeurs me manquaient.
— Hier soir, il valait mieux que vous n’ayez rien senti, dis-je en me
rappelant ce que j’ai respiré dans les souterrains.
Une pensée me traverse brusquement l’esprit.
— Si vous êtes un fantôme, c’est peut-être parce que votre corps n’a pas
été enterré ?
— Non, je ne pense pas. Je suis seul, or il y a plusieurs corps en bas. Je
crois que je suis ici parce que je combattais le démon et que je n’ai pas
achevé ma tâche.
C’est logique.
— Je ne peux pas sortir de l’immeuble, poursuit-il. J’ai essayé cette nuit.
Chaque fois que j’arrive à une issue, la porte d’entrée, ou même les murs,
quelque chose me repousse.
— Vous êtes lié au lieu de votre mort, murmuré-je.
J’ai déjà entendu des histoires comme celle-ci.
— La seule façon de me libérer, je pense, est que ce démon meure. À ce
moment-là, j’irai… là où je dois aller.
J’ai un brusque sentiment d’injustice. Je ne connais Matthew que depuis
vingt-quatre heures, mais je l’apprécie déjà. Il est charmant, à sa façon
désuète. Et beau garçon.
Non, je ne suis pas en train de tomber amoureuse d’un fantôme.
Simplement, je trouve injuste qu’il soit mort si jeune, qu’il existe à présent
toute forme de fantôme avec pour seule perspective d’aller quelque part
ailleurs, si cet ailleurs existe, d’ailleurs.
— Et s’il n’existe rien ? fais-je. S’il n’y a que le néant qui vous attend ?
Il sourit paisiblement.
— Alors, je me dissoudrais dans le néant. Je sens, au plus profond de moi,
que mon statut de fantôme n’est que temporaire et que je ne suis pas destiné à
rester ici.
— Dommage. Vous êtes plutôt sympa, comme fantôme.
— Merci, Chase. Vous êtes plutôt… sympa, vous aussi.
Cette fois, c’est moi qui sens le rouge monter à mes joues. Je vais vite
m’habiller et reviens pour sortir le sac à dos de derrière le canapé. Je l’ouvre
sur le sol de la cuisine. Les lames sont simplement poussiéreuses, et un
simple coup de torchon suffit à rendre leur éclat. Matthew me met en garde
contre leur tranchant. J’observe les couteaux et l’épée. Ils ont l’air
parfaitement normaux à première vue, à part peut-être un léger éclat bleuté.
— Vous allez devoir trouver des holsters pour les porter, m’indique
Matthew.
— Je ne vais pas me balader dans tout New York avec des armes,
protesté-je. Je risque de me faire arrêter. On ne rigole pas avec ça de nos
jours. Vous faisiez comment pour planquer l’épée ?
— Un étui que je portais près du corps, sous mon cache-poussière.
Le pardessus clair qu’il portait sur son costume, je traduis.
— Tant que le démon confine ses attaques à l’immeuble, il me suffit de les
avoir à portée de main quand je suis ici, dis-je. De toute façon, je veux en
apprendre davantage avant de le combattre.
Vieux réflexe de gamer, je suppose. Ne te lance pas à l’assaut du boss
final avant d’avoir nettoyé les premiers étages du donjon.
— Mon carnet vous sera d’une certaine aide, dit-il. C’est un démon
chtonien. J’avais même réussi à réunir suffisamment de témoignages pour en
tracer un croquis.
J’apprends qu’il y a plusieurs sortes de démons, dont ceux liés à des
éléments comme l’air ou le feu, que celui qui a bouffé Ambre est un démon
chtonien, de la terre donc, et qu’il existe une incantation spécifique pour
chaque catégorie et sous-catégorie de démon. En clair, on ne tue pas un
démon chtonien qui se nourrit d’entrailles de la même façon qu’on dézingue
un démon issu du feu qui se nourrit en aspirant les âmes.
Je sens qu’on n’est pas rentré chez mémé.
Je me laisse tomber sur le sol de la cuisine.
— Je ne vais jamais y arriver, murmuré-je.
Matthew s’est agenouillé à côté de moi. Il pose sa main sur mon épaule et
je pourrais jurer que je sens son contact.
— Je suis persuadé du contraire. Je vous guiderai de mon mieux. Vous
m’avez dit avoir accès à des livres ésotériques ?
— Une pleine librairie.
Je feuillette son carnet. Il écrivait drôlement bien, loin de mes gribouillis
hâtifs sur des bouts de papier quand je n’ai pas mon téléphone pour prendre
des notes.
— De toute façon, il faut avoir un pouvoir magique pour lancer une
incantation, non ?
— Pas forcément, corrige-t-il. Je n’ai aucun pouvoir et j’ai déjà tué
plusieurs démons. L’important c’est de mettre une puissante intention
derrière les mots qu’on prononce. Si vous ne faites qu’ânonner une série de
syllabes sans en comprendre la signification, ça ne marchera pas.
— Je suppose qu’elles sont en latin ? Les incantations ?
— Certaines. D’autres en vieux français, ou en vieil anglais. Certaines
sont même en grec, mais elles sont plus rares. Maintenant, et ma théorie
n’était pas approuvée par le BES, j’ai toujours pensé que peu importait la
langue. J’ai tué un démon en utilisant une incantation en simple anglais. J’ai
énuméré ses qualités, et j’ai énoncé ma volonté de le voir disparaître dans les
feux de l’enfer. Il était déjà affaibli par les coups d’épée et de l’ichor coulait
de ses blessures. Il a explosé.
— De l’ichor ?
— C’est ce qui coule dans leurs veines, si tant est qu’ils en aient.
Mon petit-déjeuner commence à vouloir remonter de mon estomac. Je
m’imagine dans le speakeasy, l’épée à la main, avec un monstre devant moi
qui dégouline d’un truc noir et nauséabond, y compris sur moi, pendant que
je braille une incantation. Je ne le sens vraiment, vraiment pas.
Un gémissement pitoyable de Gaga me ramène à la réalité. La pauvre
chienne doit être morte de faim et je vais devoir la sortir avant de partir. Je
me relève, après avoir remis les armes dans le sac, l’épée dépassant par la
poignée.
— En attendant, je dois aller bosser ! le préviens-je. Je vais passer chez
Ambre chercher de quoi nourrir Gaga. Je regarderai à la librairie ce que je
peux trouver. On se retrouve ce soir et on met un plan au point.
— Je ne bouge pas d’ici, me promet Matthew avec un petit rire.
— Ne passez pas votre journée devant la télé, vous allez devenir débile.
J’attrape les clés de l’appart’ d’Ambre. Elle m’en avait confié un jeu pour
les soirs où elle rentrait tard, histoire que Gaga ne se sente pas abandonnée.
Je grimpe à l’étage au-dessus, je déverrouille la porte en m’interdisant de
penser à ce qui s’est passé. Je pleurerai après. Je dois d’abord affronter ma
journée, affronter le démon et ensuite seulement, j’aurai le temps pour les
larmes qui commencent à me nouer la gorge.
J’attrape laisse, gamelle et gros sac de croquettes dans la cuisine et repasse
au salon. Je me retrouve nez à nez avec le canon d’une arme.
Je ne sais pas exactement ce qui se passe ensuite. Le paquet de croquettes
– il est presque plein et c’est marqué qu’il fait 12 kg – vole à travers la pièce
et percute mon adversaire, qui s’écroule sur le canapé juste derrière lui. Je me
retrouve comme une idiote, bouche ouverte, face à un lieutenant Nadeem
furieux, qui se redresse d’un bond souple et récupère son arme, qu’il remet
dans son holster. C’est un miracle que le coup ne soit pas parti.
— Qu’est-ce que vous fichez là, Houston ? gronde-t-il.
Et le « miss » devant mon nom, il l’a oublié dans le feu de l’action, le
lieutenant ?
— J’ai les clés, Nadeem, précisé-je en mettant ma main dans ma poche.
Nadeem a aussitôt un geste vers son arme. Il est nerveux, ce garçon. Je
lève les mains, lentement, doigts écartés, comme j’ai vu le faire les acteurs
dans les séries télé.
— Je ne suis pas armée. Je voulais juste vous montrer les clés. Ambre me
les avait données pour que je puisse nourrir Gaga. Et vous, c’est quoi votre
excuse pour être ici ?
— C’est une scène de crime, déclare-t-il avec aplomb.
— Non, le contré-je. Ambre a été tuée dans la buanderie, pas dans son
appartement.
Il me foudroie du regard. Je récupère le paquet de croquettes, et le bol que
j’ai lâché dans la bagarre.
— Comment avez-vous fait cela ? demande-t-il.
— Je l’ai lancé.
— Pourquoi ? Vous savez que je suis flic !
— Vous avez omis de vous annoncer, lieutenant, riposté-je en sentant la
moutarde qui me monte au nez. Je n’ai pas l’habitude de me retrouver face à
un flingue juste après le petit-déjeuner !
Je monte le ton pour masquer mon désarroi. Je n’ai pas lancé le paquet,
j’en suis presque sûre. Il s’est passé quelque chose. Je ne sais pas quoi. Le
paquet de 12 kg a volé de mes bras pour percuter Nadeem. Je pense
brusquement à Matthew, mais il n’est pas là. De toute façon, il en est encore
à devoir se concentrer pour manipuler la télécommande, alors un gros sac de
croquettes, ça doit encore être hors de ses capacités. Et si c’était le démon ?
— Vous avez prévenu la famille d’Ambre ? Sa mère ? demandé-je.
— Oui, répond-il.
Il a l’air sombre, mais ça a l’air d’être son expression habituelle. Il a une
tronche à annoncer les décès et les nouvelles graves.
— Vous n’avez pas lancé ce paquet, objecte-t-il. Je ne vous ai pas vue le
lancer.
— Pourtant, vous vous l’êtes pris en pleine figure. Maintenant, si vous
voulez bien me laisser passer… j’ai une chienne à nourrir et sortir, et je dois
aller bosser.
— Chez Toni Lincoln ?
— Vous êtes bien renseigné. Chez Toni, oui, mais d’abord à la clinique
véto.
Il ne fait pas un geste pour s’écarter. Il me domine de toute sa taille, et je
déteste ça. Il doit frôler le mètre quatre-vingt-dix, et il a les épaules larges.
— Vous êtes cartomancienne, n’est-ce pas ?
Qu’est-ce que ça peut lui foutre ?
— Il n’y a pas de sot métier, certifié-je. Mon activité est parfaitement
légale et déclarée. Je paie des impôts sur tout ce que je gagne.
Même si j’oublie parfois de noter certaines consultations. Hier, j’ai omis
de noter celle de Rita. Je triche un peu, comme tout le monde.
Non, je ne vois pas Nadeem tricher. Il doit déclarer jusqu’au moindre cent,
et fournir ses notes de frais sans en abuser. C’est le genre de type tellement
honnête qu’il en a un balai dans le cul.
— Vous n’avez pas un serial killer à attraper ? lui rappelé-je.
Ma voix est plus narquoise que je ne le voudrais. Je sais qu’il sait que c’est
un démon. Mais il ignore que je le sais.
N’est-ce pas ?
— L’enquête est en cours.
— Avec ça, je suis totalement rassurée. Vous savez s’il a décidé de s’en
prendre à un autre locataire ? Juste pour savoir si je dois déménager. Et les
autres locataires, d’ailleurs, qu’en disent-ils ?
— Pour l’instant, nous n’avons alerté personne, réplique-t-il. Nous
cherchons à joindre le propriétaire. Je vous demanderais de ne pas donner
l’alarme inutilement. Nous ne voulons pas de panique dans le quartier.
Je réalise ce que cela signifie. Ce salaud attend simplement que le démon
s’en prenne à un autre locataire pour pouvoir le neutraliser ! Il se sert de nous
comme d’appâts !
J’envahis sa zone personnelle et me hausse sur la pointe des pieds pour le
regarder dans les yeux.
— Vous attendez qu’un autre locataire se fasse attaquer pour attraper
votre… serial killer ? Vous vous en foutez des victimes du moment que vous
pouvez accrocher une nouvelle médaille à votre tableau de chasse ?
Nadeem ne baisse pas les yeux. Ses yeux noirs sont d’une dureté
incroyable. Il finit par s’écarter.
— Vous allez être en retard à votre travail, miss Houston.
CHAPITRE 8

J’écume de rage. Je promène Gaga et pars au pas de course vers le métro,


parce qu’avec tout ça, bien entendu je suis en retard. J’arrive à la clinique en
soufflant comme une forge. Heureusement, c’est plutôt calme et j’ai le temps
de reprendre ma respiration avant de répondre au téléphone qui n’arrête pas
de sonner.
Tout me paraît si normal ! Ambre est morte, il y a un démon dans mon
immeuble, et pourtant je souris, je note les rendez-vous, je prends en charge
les patients à quatre pattes, voire sans patte – un client apporte son boa, qui
chipote sur les souris qu’on lui donne –, et tout ça sans que personne ne
s’étonne. Intérieurement, je suis une cocotte-minute de questions sans
réponses. J’arrive à la librairie avec un peu d’avance. Toni est occupée avec
une bonne cliente, je sais qu’elle en a pour un moment. J’en profite pour
chercher les ouvrages sur les démons que nous avons en rayons et dans
l’arrière-boutique, qui sert de réserve. J’écarte les conneries trop religieuses –
les démons ne sont ni une invention chrétienne ni d’aucune autre religion
monothéiste, ils existent dans l’imaginaire des hommes depuis l’aube de
l’humanité – et je trouve deux livres qui me semblent plus historiques et plus
fiables que les autres. L’un d’eux parle effectivement de démons classés par
éléments, ainsi que des succubes et des incubes, avec quelques autres
catégories. Je regarde à chtonien et cherche le dessin le plus approchant de
celui trouvé dans le carnet de Matthew. J’en prends un autre plein de croquis,
mais écrit dans une langue étrangère. Peut-être que Matthew saura la lire.
On a plusieurs candidats, mais aucun n’est vraiment ressemblant. Je note
les livres que je prends et les mets dans un grand sac. Toni conclut une grosse
vente de livres sur les bienfaits des pierres. C’est sa spécialité. Elle croit aux
vertus des cristaux pour guérir, protéger et attirer la chance. Elle m’a offert
un pendentif en cristal de roche, tout simple, que j’adore et que je porte au
bout d’une chaîne en argent.
J’hésite. J’hésite même un long moment, à tel point qu’il est presque
l’heure de la fermeture quand je me lance. La dernière cliente est partie, Toni
est en train d’éteindre les lumières quand je m’approche.
— Tu sais que je suis toujours là si tu as besoin de parler. Ton aura est très
étrange, aujourd’hui, dit-elle en me regardant comme si elle pouvait voir à
travers ma peau.
— Ambre est morte.
Les mots ont un mal affreux à sortir de ma gorge, qui me paraît soudain
toute parcheminée.
— Oh. Je suis tellement désolée, dit Toni. Viens. Tu vas me parler.
Elle ferme le magasin et m’emmène dans l’arrière-boutique, où elle nous
prépare un thé noir à la bergamote. Je me laisse tomber sur la vieille chaise en
bois dépareillée qui est la mienne lorsque nous faisons les comptes et j’éclate
brusquement en sanglots. Toni me laisse pleurer pendant que le thé infuse.
Elle le verse dans des tasses japonaises, et me tend une boîte de Kleenex. Je
me mouche, et je bois une gorgée de thé.
— Un accident ?
À New York, on a le choix, après la maladie, entre l’accident et le tueur.
Je me lance. Je raconte ce que j’ai vu, Ambre éventrée et les murs de la
buanderie couverts de sang.
— Et que dit la police ?
— Ils ont envoyé le BES, dis-je lentement.
Toni ne sursaute pas.
— Je ne savais pas que tu connaissais leur existence. Peu de gens savent
qu’il existe.
— Ambre a été tuée par un démon. Du moins, c’est ce que le fantôme qui
squatte mon appart’ m’a dit.
Je lui raconte tout, depuis l’apparition de Matthew jusqu’à mon expédition
dans le speakeasy. Je lui parle aussi du lieutenant Nadeem et de ses collègues.
— Je me demandais si je ne devrais pas tout dire au lieutenant, conclus-je.
Toni se redresse.
— Surtout pas ! Ne lui fais pas confiance !
— Tu le connais ?
— Non. Mais je connais le BES. Ils combattent tout ce qui est surnaturel,
sorcières y comprises. Je n’ai pas envie qu’ils te fassent du mal.
— Je ne suis pas une sorcière, Toni, dis-je d’un ton las. Ce n’est pas parce
que je lis les cartes que je…
— Je sais, c’est tout dans le manuel. Mais les fantômes ne parlent pas à
une femme ordinaire, Chase. Il t’a choisie parce que tu es une sorcière. Je le
sais depuis que tu as franchi la porte de ce magasin.
J’ai un rire nerveux.
— Dans cinq minutes, tu vas me dire que je suis capable de faire voler un
paquet de croquettes à travers une pièce ?
— Tu l’as fait ?
Je lui raconte l’incident du matin. Toni fait la grimace.
— À moins que ce lieutenant ne soit stupide, et les idiots ne survivent pas
longtemps au Bureau, il a compris ce que tu es. C’est mauvais pour toi. Tu
vas devoir faire profil bas.
— OK, même si ce que tu dis est vrai, si je suis une sorcière, pourquoi me
chercher des noises ? Je veux tuer le démon !
Toni nous ressert du thé. Elle a l’air d’une mère qui doit expliquer la vie à
sa fille et ne sait pas pour où commencer tellement le sujet est vaste.
— Le Bureau se moque de tes motivations. Pour eux, tout ce qui n’est pas
humain est mauvais. Ils arrêtent les sorcières sous les prétextes les plus divers
et elles disparaissent. J’en connais plusieurs à qui c’est arrivé. Personne ne
les a plus jamais revues.
Je frissonne malgré moi. J’imagine tout à fait le lieutenant Nadeem me
menotter et m’emmener sous un prétexte quelconque dans un bâtiment dont
je ne ressortirais jamais.
— Il n’a prévenu personne dans l’immeuble à propos du démon, ajouté-je.
On lui sert d’appât.
— Les méthodes du Bureau dans toute leur splendeur, crache Toni.
Lorsque le BES a été créé, les agents étaient plus ouverts d’esprits. Ils
enrôlaient les sorcières et les mages dans leurs rangs. Mais depuis la Seconde
Guerre, tout a changé.
— Pourquoi ?
Toni hausse les épaules.
— Certains se sont rangés dans le mauvais camp durant la guerre. Et il y a
eu une vague de puritanisme dans les années cinquante. Le Bureau a fini par
emprisonner ses propres membres. Les autres sont partis se cacher.
— Pourquoi est-ce que tu dis que je suis une sorcière, Toni ? demandé-je
d’un ton las. Je n’ai aucun pouvoir. À part peut-être de parler aux fantômes.
Matthew est mon premier, cela dit.
— Certaines sorcières ne réalisent jamais qu’elles en sont, répond Toni. Il
faut parfois un évènement traumatisant, comme la mort d’un proche.
Je me vois soudain en train de faire voler les objets autour de moi, ou de
stopper le temps. D’accord, j’ai trop regardé Charmed et la première version
de Sabrina quand j’étais petite. J’ai toujours du mal à y croire. Je fixe le mug
vide devant moi et je pense très fort à le faire bouger. Naturellement, il ne se
passe rien.
— Essaie en tenant ton pendentif, me conseille Toni qui a suivi mon
regard.
J’obéis exactement comme on suit les instructions d’un oui-ja, sans trop y
croire. Je referme mes doigts autour du cristal et je pense que le mug se
déplace sur la table. Il part si vite sur le bois ciré que Toni a tout juste le
temps de le rattraper avant qu’il ne tombe.
— Bordel ! m’écrié-je en me levant d’un bond.
J’ai lâché le cristal et je regarde le mug comme si le diable allait en surgir.
— Toni, comment j’arrête ça ?
— Tu ne peux pas. Une fois les pouvoirs d’une sorcière activés, il ne lui
reste plus qu’à apprendre à les contrôler. Il va te falloir la méthode accélérée,
parce que je doute que ton démon attende les cinq ou dix ans nécessaires à
cela.
Mais dans quoi me suis-je fourrée ?
CHAPITRE 9

Je rapporte un sac plein de livres généreusement prêtés par Toni. Je vais


avoir du boulot pour absorber tout ça en une soirée ou deux. C’est tout le
temps dont je dispose d’après Toni. Le démon ne va pas s’en tenir à un seul
meurtre. Une fois l’énergie volée à Ambre assimilée, il va se lancer dans une
orgie de massacres, jusqu’au moment où il sera trop puissant pour être arrêté.
Toni n’a pas vraiment été précise sur ce qui se passait ensuite. Je demanderai
à Matthew.
Je n’arrive même pas à être surprise par la réaction de ma boss et amie.
Elle m’a écoutée parler de démons au-dessus d’une tasse de thé comme si
c’était la conversation la plus normale du monde. Jusqu’ici, je la prenais pour
une douce illuminée, à fond dans les trucs New Age, cristaux, tarots, auras, et
je découvre que Toni sait en fait de quoi elle parle. Je dois dire que j’ai la
trouille. Je suis excitée, aussi. J’ai essayé de refaire bouger un mug, mais je
n’y suis pas parvenue. Toni m’a conseillé d’y aller prudemment. L’énergie
mal utilisée peut vite vous vider.
J’entends des éclats de voix dès le hall. Une équipe du BES est là en train
de s’activer à faire de mystérieux relevés avec leurs appareils. En plus de
l’équipe que j’ai vue la veille, il y a une jeune femme avec eux, qui se tient
un peu à l’écart des autres. Sans savoir pourquoi, elle attire mon attention.
D’ailleurs, quand je rentre dans l’immeuble, elle se retourne et me fixe, avant
de me faire un simple signe de tête et de se détourner. Elle ne doit pas avoir
plus de vingt-deux ou vingt-trois ans, jolie, avec un teint mat et de longs
cheveux couleur café retenus en une natte épaisse.
J’entends une voix que je connais bien résonner dans les escaliers, heurter
les murs et rebondir. C’est celle du Grinch. Merde ! J’espère que le démon ne
s’en est pas pris à elle. C’est une chieuse à temps complet, mais elle ne mérite
pas de mourir éventrée. Cela dit, vu sa puissance vocale, elle est bien vivante.
Je grimpe les trois étages jusqu’à son appartement. Elle est en pleine
discussion avec le lieutenant Nadeem sur le pas de sa porte, et elle se tient
d’une façon presque menaçante qui contraste avec ses cheveux blancs et son
jogging mauve.
— Je veux juste m’assurer que tout va bien, dit Nadeem alors que j’arrive
sur le palier.
— Tout va bien ! assène le Grinch. Vous n’avez aucune raison de rentrer
chez moi, jeune homme. Je vous l’interdis. C’est mon appartement, et aucun
policier ne rentre sans un mandat de perquisition. Je connais mes droits.
— Madame, il y a un tueur qui a déjà frappé dans cet immeuble, et mes
agents et moi-même avons entendu un grand fracas dans votre appartement.
Il est peut-être là, sans que vous le sachiez…
— Et moi, je vous répète qu’il y a eu un gros courant d’air, qu’un de mes
tableaux s’est décroché et que le cadre a envoyé valdinguer de l’argenterie,
d’où le gros bruit que vous avez entendu.
J’ai déjà entendu des explications pourries, mais celle-ci est pas mal dans
le genre. Un courant d’air ? Il n’y a pas un souffle de vent dehors.
— Mrs Davis, cela ne ressemblait pas à un bruit d’argenterie qui tombe,
objecte Nadeem.
Je le plains, tout à coup. Il vient de faire ce qu’il ne fallait pas.
— Me traiteriez-vous de menteuse ? s’offusque le Grinch en mettant ses
mains sur ses hanches. De mon temps…
Je m’attends à une bonne vieille remarque bien raciste, mais le Grinch
poursuit en disant que de son temps, quel qu’il ait été, les jeunes hommes
même policiers ne mettaient pas en doute la parole des vieilles dames à
cheveux blancs.
— Laissez-moi juste jeter un coup d’œil, soupire Nadeem. Je peux
demander à l’un de mes agents de m’accompagner, si vous le souhaitez.
Traduction : si tu es une vieille raciste qui ne laisse pas entrer un mec de
couleur dans ton appart, j’ai du mec blanc sous la main.
— Ni vous ni vos agents ne rentrez chez moi ! Maintenant, partez, ou
j’appelle mon avocat !
— Comme vous voudrez. Si vous avez besoin d’aide, je vous ai donné ma
carte.
Il se recule d’un pas et la vieille lui claque la porte au nez. Je me planque
derrière le recoin du couloir tandis que Nadeem jure à voix basse. Je ne sais
pas quelle langue il utilise, mais ça a l’air corsé.
— Wong ! appelle-t-il d’une voix sèche.
La fille que j’ai vue dans le hall arrive en montant les marches quatre à
quatre. Elle n’est même pas essoufflée. À nouveau, j’ai cette drôle de
sensation. Elle a d’ailleurs un mouvement pour regarder vers ma cachette,
mais se reprend.
Est-ce qu’elle aurait senti ma présence ?
C’est absurde.
— Monsieur ? fait-elle d’une voix timide et respectueuse.
— Débrouillez-vous pour savoir ce qui s’est passé dans cet appartement !
lance Nadeem d’un ton sec. Je suis certain que le démon a essayé de s’en
prendre à cette femme, mais elle ne veut pas me laisser entrer.
— Vous voulez que j’essaie de lui parler? suggère Wong.
— Non, pas la peine. Utilisez vos pouvoirs. Discrètement.
— Bien, monsieur.
Nadeem passe en trombe près de moi sans me voir. Wong garde les yeux
fixés sur ma cachette. J’en sors, la tête haute. Nous échangeons un regard.
— Il est toujours aussi aimable avec ses subordonnés ? demandé-je. Ou
bien vous avez droit à un traitement de faveur parce que vous êtes une
femme ?
Wong a un demi-sourire.
— Il n’aime pas les gens comme moi. Ou comme vous. Faites attention à
vous, miss Houston.
Des gens comme elle et moi ? Je devine qu’elle ne parle pas de notre sexe.
Je lui poserais bien d’autres questions, mais elle attend visiblement que je
dégage le plancher pour faire son travail, quel qu’il soit. Je redescends à mon
appartement, m’attendant à trouver Matthew devant la télé, mais il n’est pas
là.
Je sors mes livres et commence à potasser, en prenant des notes. J’ai beau
me sentir concernée par le sujet – sauver ma peau, sauver celle des habitants
de l’immeuble, voire du quartier – je retrouve vite l’ennui de l’étude. Bon
sang, pourquoi n’y a-t-il pas une appli pour tout ça ? Je n’ai jamais aimé
étudier. Je suis curieuse de nature, j’aime apprendre des choses, mais plus par
le contact avec la réalité que par la théorie dans les bouquins. C’est bien pour
ça que j’ai laissé tomber mes études en psychologie pour faire une formation
d’assistante-vétérinaire, au grand désespoir de ma mère, qui visait pour moi
un doctorat en psychologie, à défaut d’un Ph.D. en mathématique, comme
elle et mon beau-père.
Je suis la grande déception de ma mère. Mon père n’étant plus dans le
tableau, j’ignore ce qu’il en penserait. J’aime à croire que je tiens mon côté
rebelle de lui.
En me servant du carnet de notes de Matthew, je parviens à reconstituer un
profil du démon. C’est un sacré morceau, un boss de level final. C’est du
costaud, qui bouffe tout ce qu’il peut et qui est immortel, sauf si on lui
balance la bonne incantation avec quelques pouces de titanium dans le bide
en plus.
Il va falloir que je travaille ma pratique des lames. Je manque de me
couper les doigts chaque fois que je me prépare du carpaccio, je vous laisse
imaginer les dégâts avec une épée – qui ressemble à un katana, cela dit. Il
devient urgent que je revoie Kill Bill.
— Il faut que vous alliez chez la vieille dame !
Je sursaute si violemment que je laisse tomber le livre que je parcours et
que mon téléphone n’échappe à la chute que par miracle. Je le coince avec
mes boobs contre la table et le récupère.
— Vous pourriez vous annoncer au lieu d’apparaître comme ça ! grogné-
je en réprimant les battements de mon cœur.
Matthew a un sourire jusqu’aux oreilles, ce qui le rend encore plus sexy, si
c’est possible. S’il n’était pas immatériel, je vous jure que je tenterais un truc.
Même si ce serait bizarre de faire l’amour avec un type qui a l’âge d’être mon
arrière-quelque chose-grand-père. Techniquement. Et qui est mort.
— Je suis désolé, s’excuse-t-il aussitôt. Je ne voulais pas vous effrayer.
J’étais dans les sous-sols, je cherchais le démon. Il a attaqué la vieille dame
du troisième tout à l’heure.
Merde ! Nadeem aurait dû insister un peu plus et entrer de force chez elle.
Il y avait bel et bien un intrus.
— Elle est blessée ? demandé-je.
— Non, pas du tout ! s’écrie Matthew qui a l’air au comble de l’excitation.
Elle sait qui il est ! Elle lui a balancé une flèche à bout portant avec une
arbalète en lançant une incantation. Je ne pense pas que c’était la bonne,
parce que le démon a reculé, mais n’a pas explosé, mais il est parti se terrer
dans les sous-sols en vitesse ! Il faut que vous alliez la voir ! Elle sait des
choses !
Holà, on se calme, mon beau fantôme. Je ne vais pas aller sonner chez le
Grinch à onze heures du soir. Je n’ai pas envie de me retrouver au poste après
qu’elle a appelé les flics. De plus, je ne vois pas la vieille brandir une
arbalète. Lancer une incantation est plus dans ses cordes.
— Vous êtes sûr que vous n’avez pas rêvé ?
— Chase, cette vieille dame est fantastique. Elle ne me voit pas,
malheureusement, donc j’ai besoin de vous pour entrer en contact avec elle.
S’il vous plaît.
— Elle refusera de m’ouvrir. C’est le Grinch, vous savez. Une vieille
dame qui déteste tout le monde.
— Montrez-lui mon carnet. Et le livre que vous avez fait tomber.
Je prends le vieux volume tombé sur le sol. Je l’ai mis de côté parce qu’il
est écrit en une langue inconnue, possiblement du latin, et que j’ai mal au
crâne rien qu’à regarder les lignes serrées. Il est relié, en cuir, lourd, avec des
pages jaunies et des gravures sur bois. Je vois bien le Grinch lisant ça comme
moi un polar.
— S’il vous plaît, Chase, plaide Matthew. Cette dame est une chasseuse
de démons, mais elle est très âgée.
Bon, après tout, ce n’est pas comme si j’avais quelque chose d’autre de
prévu, à part me doucher et aller me coucher, histoire de rattraper mon
manque de sommeil de la nuit dernière. Mais je ne vais pas y aller désarmée,
on ne sait jamais les mauvaises rencontres que je peux faire dans l’escalier. Je
cale le sac à dos sur mon épaule après avoir entortillé un foulard autour de la
garde de l’épée qui dépasse. Je saisis carnet et livre, et je me lance à l’assaut
des escaliers. Je dois dire que j’ai un peu la trouille, toute seule dans le noir,
sachant qu’il y a un démon qui traîne.
— Nadeem et son équipe sont encore là ? demandé-je à voix basse en
arrivant au 3ème.
Matthew disparaît un instant et réapparaît aussitôt. Voilà un pouvoir que
j’aimerais bien avoir.
— Il est resté avec deux agents, ils sont en planque dans la buanderie.
Nadeem lui-même est dans la chaufferie.
Merde. J’espère qu’il n’a pas trouvé la porte cachée. Il va voir mes traces
de pas et me demander pourquoi je ne l’ai pas averti de l’existence d’un
souterrain.
— Et le démon ? Il est dans le speakeasy ?
— Non, bien sûr. Il s’est terré dans un tunnel deux étages plus bas, répond
Matthew. Il peut se transformer en une fumée qui lui permet de se glisser
dans le moindre interstice.
— C’est rassurant, dis-je en sonnant chez le Grinch.
Aucune réponse. Je sonne une nouvelle fois, puis je frappe.
— Mrs Davis, l’appelé-je en essayant que ma voix ne porte pas trop, c’est
votre voisine, Chase Houston. Du premier étage. Je viens à propos de ce qui
s’est passé tout à l’heure. Chez vous.
Matthew me refait le coup de disparaître et réapparaître.
— Elle est derrière la porte.
Porte qui s’entrouvre, avec une chaîne pour barrer l’accès aux visiteurs
indésirables. Le visage du Grinch apparaît, soupçonneux.
— Que voulez-vous dire ? grogne-t-elle, fidèle à elle-même.
— Dites-lui qu’elle tient une arme derrière la porte. Montrez-lui le livre,
me presse Matthew.
— Vous avez un flingue à la main. Et j’ai un livre qui pourrait vous
intéresser. Il y a un fantôme qui veut vous causer.
Bravo, Chase, ça, c’est de l’éloquence ! Elle va te prendre pour une
cinglée, si ce n’est déjà fait. Le Grinch, toujours en jogging mauve, jette un
œil au bouquin. Son expression change.
— Le Daemons Arcanum, murmure-t-elle avec respect. J’en cherche un
exemplaire depuis des années ! Je peux vous l’emprunter ?
— Si vous me laissez entrer.
— Où est le fantôme ?
— À côté de moi. Il dit que vous avez tiré à l’arbalète sur un démon.
Je me sens complètement idiote en prononçant ces mots. Devant Toni, qui
croit aux fantômes, aux démons, aux sorcières et même aux loups-garous, ce
n’était pas la même chose. Là, j’ai affaire à une vieille dame qui me paraît
tout, sauf irrationnelle.
— Vous travaillez avec l’agent du BES ? me demande-t-elle.
— Nadeem ? Pas vraiment. Vous pouvez me laisser entrer, s’il vous plaît ?
Le Grinch referme la porte le temps d’enlever la chaînette et me laisse
passer, après avoir jeté un coup d’œil suspicieux dans le couloir. J’en jette un
également autour de moi. Je m’attendais à un décor de vieille dame, mais je
me retrouve dans un appartement moderne, blindé de livres. Et le Grinch a
effectivement un pistolet à la main. Elle marche d’un pas ferme vers le salon
en me faisant signe de la suivre. Je ne peux retenir un sifflement en voyant
ledit salon. Toute une partie est en miettes et il y a une grosse tache noire sur
la moquette beige. Ça va être dur à ravoir. Une arbalète trône sur la table,
avec des flèches prêtes à être encochées.
— Le fantôme est avec vous ? demande-t-elle.
— Oui. Il s’appelle Matthew Fox. Il vous dit bonjour. Il vous a vue
combattre le démon.
Je lui fais la bio express de Matthew.
— Je savais que des gens étaient morts dans un speakeasy en 1925, dit le
Grinch, mais j’ignorais qu’il y avait un fantôme dans l’immeuble.
Matthew lui sourit, ce qu’elle ne peut pas voir.
— Je vous connais, se rappelle-t-il. Je vous ai vue il y a longtemps, avec
cette étrange musique.
Je rapporte ces paroles, et la vieille dame sourit à son tour, ce qui la
transforme littéralement. Elle devait être sacrément belle quand elle était
jeune, et il y a encore des traces de cette beauté intemporelle sur son visage
ridé.
— Si vous vous réveillez lorsque le démon apparaît, alors vous avez dû
ouvrir les yeux en 1963, lorsque le démon a lancé des attaques sur
l’immeuble. C’est à ce moment-là que j’ai appris son existence, et toute
l’histoire de cet immeuble maudit.
Le Grinch s’assied sur le canapé et me fait signe de l’imiter. Pour la
première fois, je la vois clairement. Jusqu’ici, je n’ai fait que l’entrapercevoir
dans les escaliers ou le hall. Elle doit avoir dans les quatre-vingts ans et elle
se tient encore très droite. Elle a un corps menu, mais je devine qu’elle doit
s’entretenir, parce que l’arbalète sur la table a quand même l’air lourde. Ses
cheveux blancs sont coiffés courts, en boucles, et son jogging est impeccable.
Elle porte des baskets blanches et elle est légèrement maquillée.
— Il est venu tout à l’heure, dit-elle. Mais j’étais prête. Je me tenais sur ce
canapé. L’alarme m’a prévenue.
Elle montre un boîtier contre le mur en face de nous. On dirait un truc de
films de science-fiction des années soixante, avec de gros boutons, un cadran
comme le spectrogramme de Matthew, et le même type d’antenne.
— Qui êtes-vous, exactement ? la questionné-je.
— Dorothy Davis, chasseuse de démons, se présente-t-elle. Dite le Grinch.
CHAPITRE 10

Dorothy, ou Dot comme elle m’a demandé de l’appeler, est née en 1940.
Elle vient d’une longue lignée de chasseurs de démons. Étant fille unique et
ayant grandi avec des parents progressistes, elle a appris le métier sur le tas,
avec son père, l’accompagnant dans ses chasses à travers la ville et dans la
campagne. Elle n’a jamais travaillé pour le BES, pas plus que son père, mais
elle a collaboré avec eux étant jeune. En 1963, une série d’attaques a attiré le
père de Dot dans l’immeuble. Dot elle-même n’a pas participé à la chasse,
étant sur une autre affaire, mais son fiancé a rejoint son père. Le démon est
sorti de son long sommeil après avoir sérieusement été blessé par Matthew en
1925 et il a profité de ce que l’immeuble était bondé de jeunes gens
insouciants et pas du tout branchés surnaturel pour massacrer la moitié des
locataires avant que James Davis n’intervienne, alerté par son réseau
professionnel. Davis n’a pas eu le temps de faire d’amples recherches sur le
démon pour trouver la bonne incantation. Il a été massacré, ainsi que le fiancé
de Dot, et celle-ci n’a pas pu que constater les dégâts. Son père et son fiancé
se sont sacrifiés pour renvoyer le démon dans les entrailles du bâtiment, mais
sans pouvoir le tuer. C’est un James Davis mourant qui a chargé sa fille de
continuer la chasse. Dot n’y est pas parvenue. Le démon était trop faible et
trop bien dissimulé pour qu’elle le trouve, malgré son détecteur et son savoir-
faire. Elle a continué sa vie de chasseuse de démons, se mariant et ayant des
enfants au passage. En 1984, le démon a à nouveau frappé dans l’immeuble.
Il a tué un jeune couple. Dot a été alertée. Elle travaillait en tandem avec sa
fille à cette époque-là. Daisy Davis a été tuée par le démon sous les yeux de
sa mère, elle-même sérieusement blessée. Elle a réussi à lui envoyer un
carreau d’arbalète dans le corps avant que le démon ne s’enfuie.
— J’ai enterré ma fille, se remémore Dot d’une voix sourde. Aucune mère
ne devrait avoir à faire cela. Enterrer son enfant parce que vous avez été
incapable de la protéger. Daisy était tellement excitée par les chasses ! Elle
avait le métier dans la peau, comme moi.
Je pose ma main sur le poignet de Dot. Celle-ci pousse un profond soupir.
— Ce jour-là, je me suis juré d’anéantir cette bête, dussé-je y consacrer le
reste de ma vie. J’ai continué mon travail, bien sûr. Il ne se passait guère un
mois sans qu’on fasse appel à moi. Puis j’ai racheté l’immeuble.
J’ouvre de grands yeux. J’ignore tout du marché immobilier, mais un
immeuble comme ça, même en tenant compte que Brooklyn n’était pas le
quartier branché qu’il est aujourd’hui, devait quand même valoir son pesant
de billets. Dot a un petit rire.
— J’ai toujours aimé boursicoter, ça me détend. J’avais acheté des actions
de jeunes entreprises comme Microsoft. J’en ai revendu une partie. Ça m’a
donné les liquidités pour acheter l’immeuble. Depuis, je scrute les sous-sols.
J’espérais que le démon était mort, empoisonné par la flèche au titanium,
mais cette saloperie a survécu. Je n’ai pas été assez rapide pour sauver votre
amie, je suis désolée.
— Vous ne pouviez pas deviner, dis-je, abasourdie par ce récit d’une vie
mouvementée que je n’aurais jamais deviné en voyant la vieille dame
grincheuse.
— Le détecteur s’est déclenché bien trop tard. Et avec ma jambe, qui se
ressent toujours de l’attaque de cette saleté, surtout quand le temps change, je
n’ai pas fait mes patrouilles comme j’aurais dû le faire.
— Demandez-lui pourquoi elle n’a pas alerté le BES, fait Matthew.
Je transmets la question. Les yeux de Dot étincellent. Elle a de beaux yeux
bleus, un peu délavés, mais encore bien vivaces dans son visage.
— Parce que ces crétins veulent tout contrôler ! J’ai déjà eu des ennuis
avec eux dans les années 60, ça ne s’est pas amélioré quand ma fille est
morte. C’est limite s’ils ne m’ont pas accusée d’être responsable de sa mort !
Ils veulent que tout passe par eux. J’ai dû me dissimuler derrière plusieurs
sociétés-écrans pour racheter l’immeuble. Personne ne sait que j’en suis
propriétaire, et j’entends qu’il en reste ainsi.
— Je ne dirai rien, je promets. Le lieutenant Nadeem ne peut pas
m’encadrer, de toute façon. Il pense que je suis… une sorcière.
J’hésite, je bute sur le mot. Dot ne paraît pas surprise.
— Si vous voyez le fantôme, il est fort probable que vous le soyez. Il y en
a une dans l’équipe du lieutenant Nadeem. La petite qui traînait à l’étage, tout
à l’heure.
— L’agent Wong ? Nadeem lui a ordonné de se servir de ses « capacités »
pour arriver à savoir ce qui s’était passé dans l’appartement.
— Elle a dû en être pour ses frais. L’appartement est protégé des
incursions de sorcières comme des démons.
Elle me montre des points dans la pièce, et je vois des lueurs mauves
pulser dans l’ombre.
— Sortilèges, précise-t-elle. Posés par un expert. Et les bouches d’aération
sont scellées au titanium et de la maçonnerie dans tout l’immeuble. Ça m’a
coûté cher, mais ça en valait la peine. Évidemment, il reste les canalisations,
mais elles ont été également doublées avec un alliage au titanium. Toutes mes
actions IBM y sont passées, mais au moins, je dors tranquille.
Décidément, Dot ne ment pas lorsqu’elle dit qu’elle aime boursicoter.
— Et aujourd’hui, vous avez investi dans quoi ? demandé-je d’un ton
négligent.
Non pas que j’aie de quoi acheter des actions. Entre mes deux salaires, je
m’en sors et j’arrive même à mettre un peu d’argent de côté, mais pas assez
pour tout risquer à la Bourse.
— J’ai misé un gros paquet sur Tesla, me répond Dot. Et aussi dans
Google et ses filiales. C’est l’avenir.
Je note mentalement. On ne sait jamais. Et si le démon dormait sur un
trésor ? Ah non, ça, ce sont les dragons.
— Comment est-ce que le démon est arrivé jusque dans votre
appartement ? demande Matthew par mon intermédiaire.
Vu que les conduits d’aération sont piégés ainsi que les canalisations, c’est
une bonne question. Dot désigne une zone du salon dévasté, au ras du
plancher.
— Mais je l’ai invité, bien sûr. J’ai démoli la maçonnerie devant – rien de
bien compliqué, juste un peu de plâtre et de briques à enlever, et j’ai ouvert la
plaque en titanium. Il n’a pas mis longtemps à venir. L’arbalète était prête.
Malheureusement, malgré des années de recherches, je n’ai toujours pas la
bonne incantation. Votre Daemon Arcanum me sera très utile, Chase. J’ai
réussi à lui planter une flèche droit dans le cœur, mais il est parvenu à
l’arracher pour redevenir fumée.
Elle nous montre le carreau posé sur la table.
— C’est ça le bruit que Nadeem a entendu ?
— Oui. Le BES me tape sur le système. Ce serait bien plus facile si je
pouvais aller patrouiller dans les sous-sols, mais lorsque je suis descendue, ils
m’ont renvoyée chez moi comme si j’étais impotente !
Je ne peux retenir un sourire. Dot le voit et plisse les yeux.
— Je vous prends à l’arbalète quand vous voulez, jeune fille. Et je doute
que vous sachiez vous servir d’une épée.
Je reconnais mon ignorance. Dot, après m’avoir demandé la permission,
s’empare de l’épée, et me montre quelques mouvements de base. D’accord, je
suis battue. À soixante-dix-neuf printemps, Dorothy Davis est en aussi bonne
forme que moi. Je note dans un coin de ma tête de retourner à la gym et de ne
pas abandonner au bout de trois séances parce que je n’ai pas le temps et que
ça me soûle. Je vais aussi réduire les crêpes au chocolat.
Au bout de trente minutes, je maîtrise un ou deux mouvements de base.
Matthew nous observe avec un grand sourire que je soupçonne être en partie
moqueur. Je lui fais une grimace. Il éclate de rire.
— En tout cas, dis-je en replaçant l’épée, rouge et échevelée, je ne vois
pas où Nadeem pourrait planquer la sienne.
Si Matthew va pour opiner, Dot éclate de rire. Je la regarde, choquée.
— Dot !
— Quoi, Dot ? rétorque-t-elle. Nadeem est plutôt bel homme, si l'on aime
le genre brun exotique.
— C’est vrai, je reconnais.
Matthew ne rit plus du tout. Jaloux, mon beau fantôme ?
— Sérieusement, il ne peut pas avoir d’épée avec son costume, dis-je. Il
planque probablement des poignards sous sa veste et il a un flingue.
— Il est impossible de faire des balles en titanium, réplique Matthew. Ça
explose.
Dot confirme. Nadeem doit avoir l’arme pour se défendre contre les
humains – et les sorcières – et des poignards planqués pour se battre contre
les démons. L’épée ne doit plus être en vogue. Et l’arbalète est un rien
encombrante.
— Si seulement il était moins rébarbatif, nous pourrions collaborer,
soupiré-je. Après tout, nous avons le même but, faire la peau à ce démon.
— Ou pas, rétorque Dot. Si le BES poursuit toujours les mêmes objectifs,
ils veulent en capturer un pour les militaires. C’est leur but depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale.
— Ils sont malades ! m’écrié-je. Ce truc peut décimer toute une ville, si
j’ai bien compris.
— Comme la bombe peut anéantir la planète, répond Dot. Ou la super
grippe.
Elle a raison.
La situation est encore plus flippante que je ne le pensais.
On finit par se poser sur le canapé, et Dot ouvre le Daemon Arcanum avec
respect. Matthew vient se percher par-dessus son épaule.
— Je veux l’acheter, annonce Dot. Dites à votre amie que son prix sera le
mien.
Je fais une petite grimace. J’ai pris le livre sur une étagère dans l’arrière-
boutique, et je ne suis même pas sûre qu’il est à vendre. Toni y conserve des
livres soi-disant trop dangereux pour être laissés entre les mains de n’importe
qui et ne fait entrer dans la pièce que des clients triés sur le volet. Ce genre
d’attitude m’a toujours fait sourire, je ne vois pas le mal qu’un livre peut
faire, tant qu’il n’indique pas comment fabriquer une bombe ou un poison. Le
Daemon Arcanum ressemble à une sorte de dictionnaire illustré.
— Celui-ci, disent ensemble Dot et Matthew.
Ils montrent une gravure d’un truc qui me fait hérisser les cheveux sur la
tête. C’est moche, c’est plein de pattes, on dirait une araignée mélangée à la
créature d’Alien. Je ne veux même pas imaginer Ambre ayant vu une telle
horreur comme dernière vision.
— Ou alors celui-ci, suggère Matthew en montrant une nouvelle page.
Dot, qui ne l’a pas entendu, essaie de tourner le feuillet, mais la main de
Matthew fait obstacle. Elle la sent sans la voir.
— Celui-ci aussi, montré-je. Comment est-ce vous identifiez les démons ?
Juste par l’aspect ?
— Essentiellement, répond Dot. Parfois, si l’on est proche de plusieurs
éléments, on ne sait même pas dans quel registre il faut chercher, même si
chaque classe de démon a des particularités physiques qui lui sont propres.
Par exemple, les démons de l’eau ont souvent des tentacules.
— Je vais faire des cauchemars, préviens-je. Bon, si c’est l’un des deux, il
faut lui balancer une incantation après l’autre pour le détruire, histoire d’être
bien sûr ?
— En gros, c’est cela, approuve Matthew. Après l’avoir affaibli en
l’empoisonnant avec les lames au titanium. Naturellement, si en tant que
sorcière, vous pouvez « pousser » l’incantation, c’est encore mieux.
Dot ne s’étonne même plus que je parle dans le vide.
— Vous allez devoir apprendre les incantations par cœur, lance-t-elle en
me tendant le livre. Attention à ne pas vous tromper.
J’ai soudain l’impression d’être revenue dix ans en arrière, voire un peu
plus, en classe de français, lorsque la prof me demandait de lire et de traduire
un paragraphe de texte. J’étais nulle de chez nulle. Je penche la tête vers la
page. C’est écrit en alphabet normal, ce truc ? Je vous jure qu’il y a des lettres
que je ne reconnais pas !
— Je ne parle pas latin, m’offusqué-je.
Matthew a l’air surpris.
— Je suis navré, s’excuse-t-il. Je ne voulais pas vous embarrasser. Vu
votre anglais, je supposais que vous aviez une certaine culture.
Eh, mais c’est qu’il me traite d’inculte, le beau fantôme ! J’ai fait deux ans
après le lycée, monsieur ! Et je lis des livres sans qu’on m’y oblige, même si
ce sont des romances et des polars.
— Il s’étonne que je ne parle pas latin ! m’indigné-je.
— Ah, ma chère, à mon époque, le latin et le grec figuraient encore dans
tout bon cursus. Mais de nos jours, il est vrai que les langues mortes tendent à
être négligées.
— Se servir d’un ordinateur et savoir programmer est plus utile, lancé-je
d’un ton sec.
— Je ne dis pas le contraire, me répond Dot en me tapotant la main. Je me
rappelle mon premier programme en Basic, dans les années 70. J’étais fière
comme un paon !
Je ne sais pas programmer en Basic ni en aucun autre langage. Je sais juste
me servir d’une base de données et du logiciel de la clinique véto. Je suis une
buse, je le reconnais.
Dot me prend en pitié et recopie les deux incantations sur son téléphone,
après quoi elle envoie le fichier sur son imprimante reliée par Wifi. Matthew
en reste baba. Ça me fait sourire.
— Je vais garder le livre, si ça ne vous ennuie pas, annonce Dot.
J’aimerais l’étudier. Mon réseau de chasseurs de démons est peu étendu
aujourd’hui, mais je dois pouvoir me rendre utile à quelque chose en scannant
ce livre. Les exemplaires sont si rares !
— C’est un si vieux livre que ça ? demandé-je. Il doit valoir une fortune.
Ça m’étonne que Toni l’ait en stock. Elle ne fait pas dans les vieux livres de
prix.
— Elle-même ne connaît peut-être pas sa valeur, fait remarquer Dot.
Encore que ça m’étonne, tout bon occultiste sait ce que le Daemon Arcanum.
Demandez-lui son prix.
Je promets de le faire.
CHAPITRE 11

Naturellement, il faut que je tombe sur Nadeem en regagnant mon


appartement. Matthew est resté avec Dot. Il essaie de communiquer avec elle
en appuyant sur les touches de son ordinateur. Il est fasciné comme un gamin.
Le lieutenant monte les escaliers que je descends et comme il ne fait pas
de bruit, je manque de lui rentrer dedans.
— Vous avez emménagé ici ? demandé-je, me sentant coupable comme
une élève qui se fait coincer par le directeur loin de son dortoir.
— Mes agents et moi montons la garde. Il y a eu un incident en fin
d’après-midi. Le serial killer pourrait s’être introduit chez Mrs Davis.
Il avise mon sac à dos, avec la poignée de l’épée à nouveau enveloppée
dans mon foulard, et jette un coup d’œil aux deux livres que Dot m’a prêtés.
Elle a une vaste bibliothèque ésotérique et j’ai de la lecture pour mes
prochaines soirées.
Je mets les livres derrière mon dos. Nadeem me lance un regard glacial.
— Je pourrais vous demander d’ouvrir ce sac, dit-il.
— Vous avez un mandat ? lancé-je.
— Je sais ce que vous êtes, miss Houston.
Une sorcière. Un être surnaturel. Pas une humaine. Pas quelqu’un que tu
as envie de protéger. Plutôt quelqu’un que tu veux enfermer. Je me raidis. On
peut jouer à deux à ce petit jeu-là.
— Et moi je sais ce que vous êtes aussi, lieutenant Nadeem. D’ailleurs,
maintenant que j’y pense, vous n’avez jamais dit de quelle agence vous
dépendiez ?
Il marque une pause.
— Mon agence dépend du FBI, répond-il.
— Mais votre agence a bien un nom ?
— Le Bureau des Enquêtes Spéciales.
— Spéciales à quel point de vue ?
— Spéciales.
— Et où en êtes-vous de l’enquête, lieutenant ?
— Elle avance.
— Est-ce que vous avez au moins identifié le monstre ?
Il sursaute.
— Le monstre ?
J’ai un sourire innocent.
— Vu ce qu’il a fait à Ambre, ce ne peut être qu’un monstre, vous ne
pensez pas. Un démon, même. Vous l’avez identifié ? Quelque chose sur ses
caractéristiques ?
Nadeem refuse d’entrer dans mon petit jeu sur les mots.
— Rentrez chez vous, miss Houston. Le démon, comme vous dites, peut
encore être dans ces murs.
— Avec vous qui patrouillez dans les couloirs, je me sens tout à fait
rassurée, lieutenant, lâché-je avant de reprendre ma descente.
Je claque la porte de mon appartement et pousse un soupir de
soulagement. Je me balade quand même avec deux poignards et une épée
dont je ne peux expliquer la provenance dans un sac à dos, en plein milieu de
la nuit, et rien que pour ça, il pourrait me faire coffrer. En tout cas, Dot a
raison, il ne peut pas avoir d’épée sur lui, même sous le blouson en nylon
qu’il porte au lieu de sa veste de costume. Il doit avoir des poignards.
Je planque le sac à dos derrière le canapé, cachette idéale lorsqu’elle est
imaginée par un gosse de cinq ans. Je me cale sur le canapé. Je veux
apprendre les deux incantations par cœur ce soir. Matthew n’est pas là. Il me
manque, je dois dire. Je me suis habituée à sa présence et ses remarques sur le
monde moderne. Je lis plusieurs fois chaque incantation. Dot a eu la
gentillesse de les traduire, histoire que je sache ce que je raconte lorsque je
les lancerai.
Je dois être complètement folle. Il y a vingt-quatre heures, ma seule
préoccupation était de laver mon linge – ma corbeille est toujours dans la
salle de bain et je tape dans mon stock de fringues pas géniales. Ce soir,
Ambre est morte et j’envisage tranquillement d’aller dézinguer du démon en
lançant des incantations en latin tout en brandissant un katana et des
poignards.
Je suis folle.
En même temps, si je ne le fais pas, qui le fera ? Matthew n’a pas de prise
sur le monde physique, à part les touches d’un clavier, et je ne vais pas
envoyer Dot se battre, quand même. Bien sûr, elle a bien l’intention de le
faire quand même, mais il est hors de question que je le laisse monter au feu.
Elle a l’âge de la retraite. Non, c’est mon job. C’est aussi celui de Nadeem,
mais je ne compte pas vraiment sur lui.
J’ai beau lire et relire les mots en latin, la traduction sous les yeux, ça ne
veut pas rentrer. J’ai toujours été mauvaise pour retenir des textes par cœur.
Alors que je retiens tout un tas de choses inutiles, comme la vie privée des
stars, je suis incapable de me souvenir de quinze lignes dans une langue
étrangère, certes, mais traduites.
Je prends les livres de Dot. Au moins, ils sont en anglais, ce qui est un
grand progrès. Ils ont été publiés par des maisons d’édition dont je n’ai
jamais entendu parler, dans les années 60. Je fais des recherches sur Internet
et j’apprends que les deux éditeurs ont fait faillite il y a près de trente ans. Je
suis découragée. Dot a reçu une éducation à la source, son père lui a tout
appris. Toni baigne dans l’ésotérisme depuis l’enfance, via sa mère et toute la
lignée maternelle des Lincoln. Moi… je sais comment faire un pansement à
un chien, et comment tenir un chat pour lui faire avaler un comprimé –
essayez, c’est mission impossible si l'on n’a pas le coup de main – et je sais
lire les tarots. C’est tout. Je n’ai jamais lu de livres sur la magie ni la Wicca,
j’ignore tout des différents courants, et je ne croyais pas aux démons et aux
fantômes il y a encore vingt-quatre heures. Je ne suis pas à la hauteur, voilà
tout.
Je vais piquer des cookies au chocolat dans le placard – pas de crêpe
demain – et je décide d’arrêter de m’apitoyer sur mon sort. Je suis encore
vivante, et Ambre ne peut pas en dire autant. Si j’étais descendue avec elle,
nous serions mortes toutes les deux et je n’aurais jamais rencontré Matthew.
Il est mort, et pourtant il garde le sourire. Dot a passé sa vie à se battre, et à
un âge où elle aurait droit aux pantoufles et à la camomille, elle m’apprend à
manier un katana.
Bon, Houston, on a un problème, mais on a aussi des solutions. Je vais lire
ces foutus bouquins, je vais apprendre ces foutues incantations et vais aller
botter le cul de ce démon. Pour le reste, on verra après. Je vais prendre un
problème après l’autre. Ah, et il faut aussi que je note d’aller à la laverie faire
ma lessive, parce que je vais finir par me retrouver à devoir sortir sans culotte
et en tee-shirt Mickey.
Je recopie les incantations à la main, sur un bloc. Il paraît qu’on apprend
mieux comme ça, si l’on recopie un texte, et pas via un clavier. J’espère que
c’est vrai. Les premières lignes commencent à rentrer. Je me demande si ce
que Matthew croit à propos du peu d’importance de la langue de l’incantation
est vrai. En anglais, ce serait tellement plus facile !
Bon, première phrase : mémorisée. Bravo, Chase, on passe à la seconde
après un autre cookie – pas de crêpe pendant deux jours, la vie va être dure.
Je mords dans un morceau particulièrement riche en pépites de chocolat, au
bord de l’orgasme gustatif, quand Matthew surgit devant moi, très excité. De
surprise, j’avale de travers et me mets à tousser et à postillonner.
— Chase, vous devez aller à la chaufferie, vite ! s’écrie-t-il.
Je bondis, non pas pour lui obéir, mais pour aller boire un verre d’eau. Je
tousse comme une malade, des morceaux de cookies collés au fond de la
gorge. Je suis toute rouge. J’avale plusieurs gorgées d’eau froide avant de
reprendre mon souffle. Matthew m’a suivie.
— Chase, prenez les lames et venez ! Le lieutenant Nadeem est en
danger ! Le démon l’a attaqué !
Merde ! Ce n’est pas que j’ai une sympathie particulière pour lui, mais
tout de même, c’est un être humain, même si c’est un connard coincé.
— J’y vais, dis-je en prenant le sac à dos.
Je suis pieds nus. Je prends le temps de mettre mes bottes et me lance dans
l’escalier, en ouvrant le sac à dos en même temps. Naturellement, je fais
tomber l’un des poignards, que je ramasse avec autant de maladresse que
d’empressement. Matthew descend à mes côtés, apparaissant et disparaissant
tandis qu’il fait des va-et-vient entre la chaufferie et moi.
— Il a renvoyé les deux autres agents chez eux, et il est allé faire un
dernier tour dans les sous-sols. Il a trouvé la porte et l’a ouverte. Le démon
l’a attaqué.
— Vous n’étiez pas avec Dot ?
— Je suis parti il y a un moment. Elle était fatiguée et elle est allée se
coucher. Vite, Chase !
Merde ! Je comptais un peu sur elle pour me guider. J’ai honte de moi. Je
ne vais pas me cacher derrière une vieille dame. La peur est en train de me
liquéfier les entrailles. Je pousse la porte de la chaufferie et me faufile entre
les chaudières. Je m’immobilise à moins de cinq mètres du démon. Dans la
lumière chiche de l’ampoule au-dessus de lui, il est terrifiant.
Il est comme sur la gravure, un corps insectoïde avec de monstrueuses
pattes, et une gueule pleine de crocs. Deux de ses pattes maintiennent
Nadeem contre le mur en brique, les bras plaqués le long du corps. Un
poignard git à ses pieds. Le démon a la gueule bien trop près du visage de
Nadeem. Une de ses griffes frôle la joue du lieutenant dans un geste
quasiment obscène. J’entends comme un bourdonnement. Le démon émet un
drôle de bruit, comme un sifflement, mais très grave, plus un souffle qu’autre
chose.
Tu seras avec eux. Tu n’aurais plus de soucis. La douleur partira. Tu seras
en paix. Donne-toi à moi. Tu ne sentiras rien.
Nadeem a les yeux grands ouverts, mais je doute qu’il voie quelque chose.
Son regard est vide. La griffe caresse sa joue et descend le long de son torse.
Peu à peu, j’entends la mélodie trompeuse du démon dans ma propre tête. Je
vois des images, une femme et un gamin, et une maison. La femme tend les
bras vers moi. J’ai envie de m’y réfugier. Je sais que je serai en paix dans ses
bras.
Donne-toi à moi. Tu n’as plus rien qui te retient ici, juste la souffrance.
Laisse-moi apaiser ton mal.
Nadeem se détend dans l’étreinte du démon. Il ferme les yeux et renverse
la tête en arrière, offrant sa gorge.
— Chase !
Matthew me sort de ma transe. Le démon arme sa griffe. Merde, il va
vraiment le tuer et Nadeem ne fait aucun geste pour se défendre. La femme et
le petit garçon tendent les bras vers moi, rieurs. Je n’ai qu’un pas à faire et je
serai avec eux, et tout ira bien.
Je cligne des yeux. L’image s’évanouit et je redeviens moi-même.
— Hey, ducon ! hurlé-je dans ma meilleure imitation de Bruce Willis.
Regarde un peu par ici ! Ce n’est pas lui que tu veux, c’est moi !
Je brandis les poignards. Je ne sais pas exactement ce qui se passe, mais
quand le démon tourne la tête vers moi, les lames s’envolent de mes mains et
vont se planter droit dans son crâne. De surprise, il lâche Nadeem et me fait
face. Deux de ses griffes arrachent les lames qui tombent à terre. Un jet de
liquide noir jaillit. Je cramponne mon épée. Les premiers mots de
l’incantation s’imposent à mon esprit, et je me mets à gueuler en latin en me
lançant à l’assaut. Quand il faut y aller, Houston, ce n’est pas le moment de
se poser des questions !
Je porte un premier coup qui effleure le démon sans le toucher, puis un
second, qui lui entaille l’une des pattes. Le démon siffle et ouvre une gueule
démesurée, me faisant reculer malgré moi. Nadeem a glissé au sol.
— Allez, viens te battre, connard ! vociféré-je.
Je n’arrive plus à me souvenir de la suite de l’incantation. Je répète les
premiers mots, je me lance avec mon épée, touche le démon, le fais saigner
et du liquide noir coule de ses plaies. Je me sers davantage de l’épée à la
façon d’une batte de base-ball qu’en faisant les mouvements fluides
enseignés par Dot, mais ça a l’air de marcher quand même. Ça coupe, ça
entaille, ça fait mal, et j’arrive à rester à distance des griffes du démon. Des
années d’entraînement à manipuler des chats rétifs à la clinique m’ont donné
des réflexes de ninja.
— Chase, il faut la suite de l’incantation ! me crie Matthew.
— Je n’ai pas eu le temps de l’apprendre !
C’est vrai, quoi, je n’ai même pas eu le temps de réviser. Le démon aurait
dû attendre demain pour passer à l’attaque, merde !
Je sens quelque chose en moi qui pousse. Comme si toute ma force se
concentrait dans ma tête. Je laisse sortir cette énergie. Une lumière mauve
m’entoure. Le démon siffle de plus belle. J’entends soudain un coup de feu,
puis un autre, qui me résonnent aux oreilles et me rendent sourde. Nadeem a
sorti son arme et tiré. Le démon hurle, et se recule, avant de disparaître par la
porte cachée que Nadeem a découverte. Il a déjà perdu de sa substance et
quand je m’élance dans le petit couloir, le sang surchargé d’adrénaline, il n’y
a plus rien.
— Il est parti, dit Matthew en réapparaissant à mes côtés. Il a regagné sa
cachette, en dessous du speakeasy. Vous ne pouvez plus l’atteindre, Chase.
Je regagne la chaufferie et referme la porte. Je respire vite. Bordel, je l’ai
fait ! J’ai mis le démon en déroute, avec mon épée, comme une vraie
chasseuse de démons ! Chase 1, vilain démon 0.
Le katana toujours à la main, je vais m’agenouiller près de Nadeem. Il est
assis à même le sol, visiblement intact, un pistolet à la main. Ses yeux sont
dans le vague.
— Nadeem ?
Je claque des doigts devant ses yeux et c’est à peine s’il me regarde. Ses
pupilles sont dilatées.
— Il est en état de choc, indique Matthew, agenouillé à mes côtés. Venez,
il ne faut pas rester ici.
Je range l’épée et les poignards dans mon sac à dos. J’ai reçu des
éclaboussures d’ichor, et le liquide noir pue. Je demande à Nadeem de se
relever, mais il ne bouge pas. Je lui prends son arme sans qu’il me résiste. Je
dois le prendre par la main pour qu’il se relève. Il me suit docilement, mais je
vois bien qu’il est complètement à l’ouest. Je remonte chez moi, le lieutenant
et Matthew en remorque. J’hésite, mais je ne vais pas réveiller Dot.
— Matthew, je vous charge d’informer Dot de ce qui s’est passé. Utilisez
son ordinateur. Vous pouvez atteindre les touches ?
— Oui, nous avons pu parler un peu, m’informe Matthew. Elle dort pour
l’instant. Elle était épuisée.
— Alors, on va la laisser se reposer. Dès qu’elle ouvre les yeux, prévenez-
moi. Nadeem ?
Le lieutenant s’est immobilisé dans l’entrée. Son blouson noir est couvert
d’ichor. Je le lui enlève en douceur, dévoilant une chemise blanche encore
impeccable malgré l’heure tardive et la confrontation avec le démon. Je
prends le vêtement et vais le rincer à la salle de bain, et j’en profite pour me
nettoyer vite fait et changer de vêtements. Il devient vraiment urgent que
j’aille à la laverie. Lorsque je reviens, Nadeem est toujours appuyé contre la
porte d’entrée. Je dois littéralement lui prendre la main et l’emmener jusqu’au
canapé. Il a été salement secoué. L’arrogant lieutenant a disparu et laisse la
place à un homme complètement perdu.
— Venez, suggéré-je. Asseyez-vous.
Il tremble. Je lui mets mon plaid sur les épaules et vais faire du thé. J’y
ajouterais bien une dose de quelque chose d’alcoolisé, mais je me dis qu’avec
son nom, il est peut-être musulman et ne boit pas d’alcool. Il se contentera
d’un bon thé à la bergamote bien chaud. Je m’octroie une bonne dose de
bourbon dans le mien.
Nadeem accepte la tasse, et boit sans poser de questions. Ses yeux sont
toujours vides. Il est parti très loin. Matthew s’est éclipsé pour aller veiller
sur le sommeil de Dot et patrouiller dans l’immeuble. Je m’assieds à côté du
lieutenant.
— Nadeem ?
Il ne répond pas.
— Quel est votre prénom ?
— Jay, dit-il soudain d’une voix rauque. Mon prénom est Jay.
Un peu de vie revient dans ses yeux sombres.
— OK, Jay, le rassuré-je en prenant le ton que je réserve aux animaux
rétifs. Vous êtes en sécurité. Ça va ? À nouveau vous-même ?
Il hoche la tête.
— Oui. Je pense.
Il a l’air épuisé. On le serait à moins, mais je pense que sa fatigue est
surtout morale.
— Le démon vous parlait, n’est-ce pas ? demandé-je. Il vous demandait de
le suivre ? J’ai vu les images qu’il vous envoyait. Que s’est-il passé ?
— Je faisais une dernière patrouille avant de partir, commence Nadeem.
C’est là que j’ai découvert une porte secrète dans la chaufferie. Il y avait des
traces de pas fraîches dans la poussière.
Et merde ! Je n’ai pas pensé un instant à les effacer. Je suis niveau zéro
question discrétion.
— Je sais, c’est moi qui les ai laissées, avoué-je. J’ai découvert la porte
hier.
Nadeem ne m’engueule même pas. Il me raconte comment il a découvert
le mécanisme, ouvert la porte et s’est retrouvé presque nez à nez avec le
démon. Il n’a eu que le temps de sortir un de ses poignards, qu’il porte dans
un holster à la taille, mais le démon l’a désarmé avant de l’attraper avec ses
pattes.
— J’étais paralysé, raconte Nadeem. J’ai senti quelque chose envahir mon
esprit, comme une vrille de douleur qui partait de ma nuque pour irradier
dans tout mon crâne. Le démon a fouillé mes souvenirs. Il me disait qu’il
pouvait m’aider à les rejoindre.
— La femme et le petit garçon ?
Pour la première fois depuis qu’il est remonté, le regard de Nadeem croise
le mien. Je n’ai jamais vu autant de douleur dans les yeux de quelqu’un.
— Ma femme et mon fils, avoue-t-il. Ils sont morts il y a cinq ans.
Massacrés par un démon.
À ce moment, Matthew réapparaît, mais quand il voit que le moment est
grave, il se contente de venir s’asseoir près de nous, silencieux.

Jay Nadeem n’a pas commencé sa carrière d’enquêteur au BES. Il était


agent du FBI. Marié, père d’un petit garçon, il ignorait tout du monde du
surnaturel. Un matin, il est parti comme tous les jours à l’agence, avant de
recevoir un appel d’une voisine, disant qu’elle entendait des hurlements
venant de chez eux. Nadeem s’est rué chez lui. Il a vu les corps de sa femme
et son fils, éventrés, dans le salon de leur maison et un être de cauchemar se
dissoudre dans l’air avant de disparaître. La même voisine a alerté la police,
qui a elle-même appelé le FBI en sachant qu’un agent habitait la maison.
Devant l’étrangeté du crime, le BES a été alerté. Nadeem s’est pris en pleine
face l’existence des démons, des sorcières et de tout un monde surnaturel
auquel il ne croyait pas quelques heures auparavant.
— Lorsque je me suis retrouvé seul, le soir, dans notre maison, j’ai voulu
mourir, me confie-t-il. J’ai mis le canon de mon arme dans ma bouche. Et
puis je me suis rendu compte de ma lâcheté. Tout ce que je voulais, c’était
mettre fin à cette souffrance, alors que le démon qui avait massacré ma
famille était libre. J’étais un agent du FBI, j’avais voué ma vie à défendre la
justice, et je n’avais pas le droit d’abandonner.
Nadeem s’est enrôlé au BES, malgré les réticences des recruteurs devant
ses motivations. Il n’a pas été autorisé à enquêter sur la mort de sa propre
famille. Il a dû laisser faire ses nouveaux collègues, tandis que lui-même
suivait une formation accélérée. Il a été informé que le démon avait été
retrouvé et tué.
Mais cela ne répondait pas à la question qui était née dans son esprit :
pourquoi sa femme et son fils ? Sa maison n’était pas située sur une zone
démoniaque, comme mon immeuble.
— J’ai fini par croire ce que nos deux familles prétendaient, se souvient
Nadeem. Notre mariage était maudit dès le départ.
— Maudit ? demandé-je.
— Je suis d’origine pakistanaise et musulman, et Pryanka était d’origine
indienne et hindoue.
Je fais un peu de géopolitique dans ma tête. Ces deux pays et ces deux
religions ne peuvent pas s’encadrer, me semble-t-il. Genre, le reste du monde
a peur qu’ils s’envoient des bombes atomiques sur la gueule.
Nadeem et sa future femme se sont rencontrés à la fac de droit et sont
tombés amoureux. Leurs familles se sont opposées à leur union, au nom de la
religion. Ni l’un ni l’autre des futurs époux ne s’en sont souciés. Ils n’étaient
pas pratiquants, à peine croyants, et leur amour passait avant tout. Ils se sont
mariés et ont eu un fils. Lorsque sa femme et son fils ont été massacrés,
Nadeem n’a évidemment pas pu leur parler du démon, aussi s’est-il rabattu
sur l’explication officielle, en blâmant un serial killer. Cependant, plus il
augmentait ses connaissances sur le monde surnaturel, moins il comprenait
pourquoi le démon s’en était pris à eux. Il a fini par reprendre l’enquête de
ses collègues et découvrir que Pryanka avait été vue plusieurs fois avec une
femme en sari, que la voisine avait aperçue quittant la maison juste avant le
meurtre. Nadeem a fini par la retrouver, et a appris que cette femme était une
sorcière. Sa femme avait fait appel à elle… pour la vieille raison du monde.
Pryanka Nadeem voulait d’autres enfants, mais chaque début de grossesse
après la naissance de son fils s’était terminé par une fausse couche. Nadeem
lui-même lui avait dit à maintes reprises qu’ils pouvaient adopter, mais
Pryanka voulait être la mère biologique de ses enfants. Elle avait fini, elle, la
jeune femme rationnelle et moderne, par se tourner vers une femme « qui
avait des pouvoirs » dans sa communauté. La femme lui avait dit qu’un
démon pourrait lui donner ce qu’elle voulait, à savoir une grossesse menée à
terme, mais qu’il y aurait un prix à payer. Pryanka devrait sacrifier des vies
animales. La jeune femme, bien que végétarienne et terrifiée à l’idée du
retour de karma si elle tuait délibérément un animal, a accepté. Mais au
moment de sacrifier l’animal, au milieu des bougies et de l’encens, elle a
flanché. Personne ne pouvait le faire à sa place, et elle en a été incapable. Le
démon, appelé par la sorcière, a déployé sa fureur sur la jeune femme et son
fils. La sorcière a dû utiliser toute sa puissance pour sortir de la maison en
vie.
— Je l’ai retrouvée et elle a tout avoué, se souvient Nadeem. Elle m’a dit
qu’elle n’avait rien pu faire pour aider ma femme et mon fils. Je ne l’ai pas
crue. Je l’ai arrêtée et amenée devant le BES. Mais elle s’en est sortie. Le
tribunal du BES a estimé que Pryanka savait ce qu’elle faisait en invoquant le
démon et que la sorcière n’était qu’un instrument et n’avait pas pour devoir
de la protéger. Elle a été relâchée. Elle continue à vivre tranquillement tandis
que ma femme et mon enfant sont morts !

Je comprends beaucoup mieux son allergie aux sorcières à présent.


— Je suis vraiment désolée de ce qui est arrivé à votre famille, dis-je.
Personne ne devrait avoir à vivre des choses pareilles.
Je n’ai pas perdu de compagnon ou d’enfant, mais j’ai perdu mon père à
un âge encore tendre. Je sais ce que Nadeem a dû ressentir. Je pose une main
timide sur son bras.
— Je suis une sorcière, lâché-je, et les mots sonnent très étranges dans ma
bouche. Je le sais depuis hier soir.
— Vous l’ignoriez ? s’étonne Nadeem.
Je lui raconte une nouvelle fois toute mon histoire. Je lui parle de
Matthew.
— Il est assis à côté de nous, conclus-je.
CHAPITRE 11

Nadeem me croit. Je sors mon ordinateur portable et le mets sur la petite


table devant nous. Matthew s’en sert pour taper ses réponses, même si
l’essentiel de la conversation passe par mon intermédiaire, parce que c’est
plus rapide.
— Matthew a dit vrai, alors ? Vous avez bel et bien un fichier où sont
recensées les zones démoniaques ? demandé-je.
— Oui, confirme Nadeem. Ce fichier date des débuts du BES. Il a été
informatisé depuis, bien sûr. Lorsque la police a reçu votre appel, l’adresse a
immédiatement déclenché une alerte chez nous. Nous voulons éviter de mêler
les civils à ces histoires de démons.
— C’est sûr que les gens dormiraient encore moins bien s’ils
connaissaient l’existence des démons, murmuré-je.
Nadeem fait des recherches sur son téléphone, après avoir demandé son
numéro de matricule à Matthew. Il confirme l’existence de Matthew
Rutherford Fox, disparu en mission en 1925, et me montre même sa fiche,
avec photo d’époque.
— C’est bien lui ? s’enquiert Nadeem.
— Oui.
J’évite d’ajouter « aussi sexy mort que vivant », mais je le pense très fort.
— Il pense être là pour nous aider à tuer le démon.
Je prends le sac derrière le canapé et lui montre les armes et le carnet.
Naturellement, Nadeem est fasciné… et furieux.
— Vous êtes allée toute seule dans le speakeasy en pleine nuit ? s’écrie-t-
il. Êtes-vous complètement folle, Houston ?
— Ce démon a tué Ambre ! Et je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. Je
n’appartiens pas au BES.
Il m’est devenu sympathique, le lieutenant balai-dans-le-fondement, je
n’ai pas envie qu’il reprenne ses airs supérieurs maintenant que le moment
d’émotion est passé.
— OK, Houston, soupire-t-il. Vous êtes une grande fille et je n’ai pas
autorité sur vous. N’empêche que c’est dangereux.
— Si je n’étais pas allée récupérer les armes de Matthew, vous seriez
mort, objecté-je avec une logique imparable.
Nadeem doit en convenir.
— Un point pour vous. Vous m’avez sauvé la vie. Merci.
— Je vous en prie, souris-je. Vous avez fait votre part. Je ne savais pas
que les balles normales pouvaient faire reculer un démon.
Nadeem se souvient brusquement qu’il avait une arme que je lui ai prise.
Je la sors du sac à dos et la lui rends. Il en ôte le chargeur et en extrait une
balle pour me la tendre. Elle brille d’une légère lueur bleutée.
— Du titanium ? deviné-je. Je croyais qu’on ne pouvait pas en faire des
balles ?
— On peut, à présent, indique Nadeem à la fois à Matthew et moi.
— À l’époque de Matthew, ça explosait si on le mettait dans des balles,
dis-je.
— Nos scientifiques utilisent un titanium de synthèse, explique Nadeem.
Il me raconte que le titanium, à l’origine, est un minerai rare que l’on
trouve surtout en Afrique subsaharienne. Il vient probablement d’une pluie de
météores il y a des centaines de milliers d’années. On en a découvert très peu
à l’état naturel. Les chasseurs de démons s’en servent depuis des siècles pour
tuer les entités. Le BES n’a fait que reprendre la pratique. Leurs laboratoires
ont réussi à synthétiser la molécule et à la reproduire. Désormais, les agents
peuvent avoir des armes à feu qui tirent du titanium sans qu’elles explosent.
Ils ont aussi des lames, mais ont abandonné l’épée depuis longtemps.
Matthew écoute attentivement. J’en déduis que la création du métal de
synthèse n’existait pas à son époque, ce qui me paraît assez logique.
— Du titanium artificiel ? C’est remarquable !
Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Nadeem remet la balle dans le
chargeur et le tout dans son arme, qui retrouve sa place dans son holster.
Dans le dos, il porte des lames parallèlement à sa ceinture, afin de ne pas le
gêner dans ses mouvements. Je prends des notes. Il faut que je trouve le
même genre d’équipement, histoire de ne pas me trimballer avec un sac à
dos.
— Il va me falloir une arme, lancé-je d’un ton songeur. Et des balles.
C’est nettement plus efficace et plus pratique qu’une épée.
Nadeem se passe la main dans les cheveux. Il en a de beaux épais, d’un
noir presque bleuté, coiffés en arrière, qui ne doivent tenir qu’avec une bonne
dose de gel.
— N’importe quelle arme du commerce fera l’affaire, signifie-t-il, mais
les balles sont fournies par le BES et la surveillance est stricte. Je suis tenu de
déclarer les chargeurs utilisés.
— Vous savez tirer ? demande Matthew.
Non. Je ne me suis jamais servi d’une arme de ma vie. Je ne suis pas une
dingue du Deuxième Amendement.
— Je peux apprendre, dis-je. Je vais m’acheter une arme demain. De toute
façon, vu la taille du démon, l’atteindre ne doit pas être difficile.
— Je peux vous fournir tout cela, convient brusquement Nadeem. Mais
vous me les rendrez quand le démon aura été tué.
Je comprends le geste énorme que cela représente pour lui. Il est du genre
à respecter le règlement à la lettre, et filer une arme à une civile doit lui
coûter.
— Je ne compte pas commencer une collection, le rassuré-je.
— Je vais rentrer, me signale brusquement le lieutenant. Je suis épuisé.
J’ai besoin de dormir un peu. Je vous apporterai l’arme et les balles demain
soir. En attendant, je veux votre parole que vous ne descendrez pas dans les
sous-sols pour chasser le démon toute seule.
— Je n’y tiens pas plus que ça. Sauf si le démon attaque en premier.
— Vous êtes allée chez la vieille dame du troisième, Mrs Davis, n’est-ce
pas ? demande Nadeem.
Je lance un regard à Matthew. Je ne me sens pas le droit de parler de Dot
sans le consentement de celle-ci. Matthew approuve.
— J’irai lui parler dès qu’elle sera réveillée, dit-il. Je la convaincrai de
recevoir le lieutenant. Après, c’est elle qui décide.
Nadeem a bien compris que je demandais l’avis de Matthew et que je ne
lui avais pas tout dit.
— Est-elle une sorcière, elle aussi ? demande-t-il.
— Non. Allez la voir demain.
— Elle a refusé de me parler tout à l’heure, objecte Nadeem. L’agent
Wong a déterminé que son appartement est protégé par des scellés magiques.
Est-ce que le démon l’a attaquée ?
Aïe ! Que suis-je censée répondre à cela ? Si je dis oui, je devrai expliquer
que Dot est une chasseuse de démons. Si je dis non, je mens.
— Allez la voir demain, répété-je avec fermeté. Évitez de brandir votre
insigne. Allez-y plutôt avec un sourire. Vous savez sourire, Nadeem ?
Et le miracle se produit. Il sourit. Ça le transforme littéralement. Dot a
raison, il est canon, le lieutenant.
— Je dois pouvoir le faire, dit-il. Elle n’aime pas le BES ? Elle sait qui
nous sommes ?
Et vas-y que j’essaie de te tirer les vers du nez, mine de rien. Je me
contente de sourire.
— Vous lui demanderez vous-même.
Nadeem admet sa défaite de bonne grâce et sourit à nouveau. Il devrait
faire ça plus souvent. Matthew perd le sien, de sourire. Jaloux ? Cela me fait
tout chaud au cœur… et ailleurs. Je crois que j’ai un gros coup de cœur pour
un fantôme, avec tout ce que ça implique d’impossibilités. J’aime son attitude
un rien désuète. Nadeem est typiquement le genre de type qui doit être chiant
à vivre au quotidien.
— Vous allez dire à vos supérieurs que je suis une sorcière ? le
questionné-je brusquement.
Il ne répond pas immédiatement et plante ses yeux dans les miens. Je ne
cille pas. Envolé, le sourire. J’ai à nouveau le lieutenant devant moi.
— Non, je ne dirai rien, déclare-t-il. Tant que vous ne me donnez pas
matière à faire un rapport.
Tant que j’utilise mes pouvoirs, dont je ne mesure absolument l’étendue
ou l’absence d’étendue, pour faire le bien selon le crédo du BES. Je suis trop
paumée pour réfléchir plus loin qu’à demain.
Je mets mes bras autour de mon corps. J’ai la trouille, au carré. Je n’ai rien
demandé. Je ne veux pas de ces pouvoirs.
— Pourquoi est-ce que je ne m’en suis jamais aperçue avant ? demandé-je.
— Généralement, les sorcières viennent de lignées anciennes, explique le
lieutenant. Vos parents sont-ils dans ce cas ? Avez-vous une mère
particulièrement sensible aux phénomènes paranormaux ?
Ma mère ? Si elle assistait à la conversation, elle parlerait aussitôt
d’hystérie collective, d’autosuggestion et nous conseillerait à tous d’aller voir
un psy. Quant à moi, elle m’emmènerait voir le Dr Eptstein qui me
demanderait de sa voix doucereuse pourquoi j’essaie d’attirer l’attention sur
moi. J’ai déjà eu droit à l’épisode pendant mon adolescence, et pourtant, je ne
voyais pas de fantôme.
Quant à mon père, je ne l’ai jamais vu intéressé par le surnaturel.
— Je ne sais pas, dis-je.
— Il pourrait être intéressant de faire une recherche sur votre lignée,
suggère Nadeem.
— Peut-être. En attendant, vous n’avez pas la permission de le faire, Jay.
— Compris, Chase, répond-il en souriant.
CHAPITRE 12

Je n’ai jamais vu Toni aussi folle de rage qu’aujourd’hui. Elle s’est


aperçue de la disparition de son Daemon Arcanum durant la matinée, et j’ai
reçu une volée de textos furieux m’intimant de lui rapporter le livre, et
pronto. J’ai eu beau lui dire qu’il était entre les mains soigneuses d’une
chasseuse de démons, Toni n’a rien voulu savoir. J’ai dû repasser chez moi
pour récupérer le livre. Dot est en compagnie de Nadeem lorsque je sonne
chez elle, ils prennent le thé en papotant comme de vieux amis. Matthew est
avec eux et participe via l’ordinateur. Je vous assure que qui n’a jamais vu un
fantôme en costume des Années folles assis sur une chaise de bureau
moderne en train de tapoter sur un clavier ergonomique n’a jamais rien vu. Je
reprends le livre. Dot me dit qu’elle a eu le temps de le scanner, mais je pense
que je vais omettre ce détail en le rendant à Toni. Je file en courant après
avoir dit « à tout à l’heure » à la cantonade, je pique un sprint jusqu’au métro
et ressors deux stations plus tard, le livre dans un tote bag rose fourni par
Dot. Toni attend que la cliente qu’elle sert soit partie pour me demander d’un
ton sec si j’ai son livre. Je sors le Daemon Arcanum et Toni me l’arrache
presque des mains.
— Je suis désolée de l’avoir pris sans te le dire, m’excusé-je. Je t’assure
que je ne pensais pas à mal. La chasseuse de démons dont je t’ai parlé veut te
l’acheter.
— Il n’est pas à vendre ! répond Toni qui feuillette le livre histoire de voir
s’il n’est pas abîmé. Chase, ce putain de livre est dangereux ! Je n’aurais
jamais dû le laisser dans l’arrière-boutique !
— Toni, je suis désolée, répété-je. Ton livre a été utile, on a pu identifier
le démon qui a tué Ambre.
Je pensais que cette explication allait calmer ma boss, mais pas du tout.
— On ? Qui ça, on ?
— Matthew, Dot et moi.
On va éviter de parler de Nadeem, histoire de ne pas en rajouter à la
cocotte-minute sous pression qu’est devenue Toni. Elle me demande de
l’identifier dans le livre, et je lui montre les deux possibilités. J’ai beau avoir
vu le démon, je ne sais pas laquelle des deux créatures est la bonne. Elles se
ressemblent trop. Je lui raconte ma confrontation avec la bestiole et Toni a les
yeux exorbités.
— Tu as essayé de combattre ce démon toute seule ? Est-ce que tu es folle,
Chase ?
— Le lieutenant était en difficulté.
Je lui raconte une version édulcorée de l’histoire, parce que le passé de
Nadeem n’appartient qu’à lui. Toni secoue la tête avec véhémence.
— Je n’aime pas ça du tout. Laisse ce foutu Bureau se débrouiller avec le
démon. C’est leur boulot de le combattre. Ils ont les armes et les moyens.
Je ne l’ai jamais vue aussi remontée. Limite, je m’attendais plutôt à ce
qu’elle vienne se joindre à moi. Je croise les bras sur ma poitrine.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Toni ?
— Les démons ne font pas que tuer, dit-elle. Ils peuvent lire dans ton âme.
Ils peuvent te faire faire des choses que tu n’as pas envie.
Comme s’offrir à eux sans se défendre, pensé-je en me rappelant
l’abandon de Nadeem.
Elle finit par enfermer le livre dans un tiroir de son bureau et se calme un
peu.
— Chase, ce livre est dangereux, articule-t-elle en martelant ses mots. Il
contient des incantations qui peuvent se retourner contre toi.
Je repense au texte que j’ai récité la veille, incomplet. C’était léger de ma
part, il faut le reconnaître. D’un autre côté, Dot m’a dit que c’était le seul
moyen d’expédier le démon dans l’au-delà. Quel que soit cet endroit,
d’ailleurs, parce qu’elle sait juste que le démon disparaîtra à jamais, détruit
dans notre dimension.
— Tu comptes toujours venir dans mon immeuble ? demandé-je.
Toni hésite. Je pense que je comprends pourquoi. Elle n’a jamais été
confrontée à un démon. Elle en a entendu parler, elle a dû grandir entourée de
ce genre d’histoires, peut-être que sa famille compte des sorcières, elle-même
voit les auras… mais se retrouver face à une vilaine bestiole qui veut vous
bouffer, c’est autre chose.
— Non. Pas tant que tous ces flics sont là, dit-elle.
Je n’insiste pas. Elle s’est trouvé une excuse, je la laisse avec.

Lorsque je rentre, après avoir enchaîné deux lectures de cartes pour deux
clientes fidèles à la recherche de l’amour – ça représente les trois quarts des
motifs de consultation – je suis vidée. Je pars après avoir promis à Toni d’être
prudente et de laisser les agents du BES prendre les risques à ma place. Je
croise les doigts dans mon dos en promettant, parce que je n’ai aucune
intention de me tenir à l’écart du combat.
Hier soir, j’ai vraiment eu la trouille face au démon, mais j’ai aussi
ressenti une exaltation que je n’avais pas connue depuis très, très longtemps.
Une sensation d’être à ma place, de faire ce que je dois faire.
Je monte chez Dot, où tout le monde est réuni, sauf Matthew qui patrouille
dans les sous-sols. Nadeem m’informe que la mère d’Ambre est venue, et
qu’elle va vider l’appartement. Elle a demandé si je pouvais m’occuper de
Gaga. Je n’ai pas vraiment le temps de m’occuper d’un chien, mais en
attendant de lui trouver une nouvelle famille, je ne veux pas que la pauvre
bête se retrouve dans un refuge.
— Je prendrai soin d’elle en attendant, dis-je à Nadeem.
Je suis sensible au fait qu’il se préoccupe du sort d’un chien au milieu de
tout ce bordel. Il est humain, finalement.
— Si vous voulez, je peux la prendre la journée, propose Dot. Elle me
tiendra compagnie.
Excellente idée. Gaga est une brave fille qui ne tire pas sur sa laisse. Et
Dot doit être bien seule dans son appartement.
— Vous avez bien dormi ? demandé-je.
Dot soupire.
— J’ai ronflé comme un sonneur, avoue-t-elle. Je dois dire que j’ai
surestimé mes forces. J’ai pris ma retraite il y a dix ans, et je ne suis plus
aussi vigoureuse qu’autrefois.
— Alors, ne provoquez plus le démon, Dot, suggère gentiment Nadeem.
Laissez-nous nous en occuper.
— Je peux vous fournir une assistance technique, répond celle-ci. Je ne
suis pas encore à mettre à la casse.
— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, répond le lieutenant. Vos
connaissances nous seraient précieuses, au Bureau.
— Je veux bien collaborer de temps en temps, concède Dot.
Je sens que cette idée lui plaît. Elle n’a peut-être plus sa vigueur de jadis,
mais son esprit reste affûté et elle doit s’emmerder à la retraite. Elle a
imprimé ses scans du Daemon Arcanum et les montre à Nadeem.
— Nous n’en avons qu’une version très partielle au Bureau, dit-il. Les
informations contenues dans cet ouvrage sont sans prix. Dommage que Mrs
Lincoln ne veuille pas nous le vendre.
Il m’a jeté un coup d’œil en disant cela.
— Vous pouvez essayer d’aller lui parler, si vous voulez, signalé-je, mais
je doute que vous la fassiez changer d’avis.
— Mrs Lincoln est connue de nos services, m’apprend Nadeem. Elle
refusera de nous aider.
Je brûle d’envie de savoir pourquoi Toni a attiré l’attention du BES, mais
le lieutenant élude mes questions. Dot a bien travaillé aujourd’hui. Elle a
combiné les informations du livre avec d’autres textes en sa possession.
Nadeem prend des notes sur sa tablette à toute vitesse sous la dictée de Dot,
qui lui fournit des renseignements sur la meilleure façon de combattre les
démons. L’agent Wong est là, silencieuse, debout, toujours un peu en retrait
dans son tailleur pantalon noir.
— Je vous remercie pour toutes ces informations, Mrs Davis, reconnaît
Nadeem en replaçant sa tablette. Vous êtes une vraie encyclopédie vivante.
— Les relations entre le Bureau et les chasseurs de démons n’ont cessé de
se dégrader depuis 1945, soupire Dot, et c’est bien dommage. Si vous étiez
un peu plus tolérants, notre combat commun serait beaucoup plus efficace.
— Il y a eu des malentendus et des abus de part et d’autre, répond
diplomatiquement le lieutenant.
Je serais vraiment curieuse de connaître l’histoire de ces abus. Surtout que
Nadeem a jeté un coup d’œil à l’agent Wong en disant cela, qui a baissé la
tête. Ma curiosité est en éveil. C’est une sorcière. Aurait-elle abusé de ses
pouvoirs ?
— Vous êtes une sorcière, n’est-ce pas ? demandé-je en m’approchant
d’elle.
Dot montre un livre ancien à Nadeem, et j’en profite pour cuisiner la jeune
femme.
— Oui. Vous aussi.
Son ton est accusateur.
— Je le sais depuis deux jours.
— Je l’ai appris à l’adolescence.
— Et vous avez été recrutée par le Bureau à quel moment ?
La curiosité n’est que l’un de mes défauts parmi bien d’autres, dont
l’absence totale de tact. L’agent Wong a l’air embarrassé.
— Ils m’ont arrêté pour pratique illégale de la sorcellerie. Je m’en servais
pour… voler les gens.
Je ne suis pas spécialement choquée. Je suis surprise que le Bureau l’ait
recrutée quand même, mais ça ne me surprend pas. J’imagine la tentation que
ce doit être pour une ado de se découvrir des pouvoirs magiques. Si cela avait
été mon cas… je préfère ne pas y penser. Je n’aurais pas volé, je pense. Mais
il y a des petites garces qui auraient morflé dans la cour de récréation, c’est
moi qui vous le dis.
— C’est le lieutenant qui m’a arrêtée, poursuit Wong. Je… je me suis
servie de mes pouvoirs sur lui. Il n’a pas apprécié.
— Quels pouvoirs ?
Wong se tortille sur ses pieds.
— Je peux suggérer des choses aux gens. Je peux les mettre face à leurs
peurs ou leurs phobies. Je devine ce que c’est, et je leur suggère qu’ils y sont
confrontés.
Je serais curieuse de savoir quelle est la phobie du lieutenant.
— Et il est quand même parvenu à vous arrêter ? C’est quoi, sa phobie ?
— Il a peur du feu. Je lui ai suggéré qu’il était en train de brûler vif. Il a
quand même réussi à me menotter. Ses collègues m’ont emmenée au Bureau.
On m’a donné le choix entre la prison et travailler pour le Bureau. Parce que
mes pouvoirs sont puissants.
Elle dit ça avec une petite fierté qui trahit sa jeunesse. Elle doit avoir
vingt-deux ans, pas plus. J’imagine aussi ce que Nadeem a pu ressentir,
prisonnier de sa pire phobie. J’ai peur du feu, mais ma plus grande terreur est
de me noyer, grâce à ma sympathique prof de gym du lycée qui m’a poussée
dans l’eau pour m’apprendre à nager. J’ai bien failli me noyer ce jour-là.
Depuis, j’ai appris à nager, mais pas grâce à elle. Si un jour je rencontre cette
vieille garce, avec mes nouveaux pouvoirs, je lui montrerai ce que c’est de
boire la tasse jusqu’à en vomir quand on vous sort enfin de là. Je vous jure
que je lui en veux encore assez pour me venger, quinze ans après.
— Je n’ai pas compris pourquoi la capitaine m’a mise dans son équipe. Le
lieutenant me hait.
— Vous l’avez un peu cherché, non ? dis-je, en pensant à ce que je
ressentirais si une sorcière me faisait croire que j’étais en train de me noyer.
— Je ne voulais pas être arrêtée ! proteste-t-elle. Je ne lui ai pas fait de
mal physiquement, alors que j’aurais pu. Je peux aussi déplacer des objets, et
j’avais un poignard sur moi. J’aurais pu le tuer, et je ne l’ai pas fait !
Voyez-vous cela. Je comprends pourquoi Nadeem la déteste. Si elle s’est
justifiée en disant qu’elle aurait pu le tuer, il n’a pas dû apprécier.
— N’empêche qu’il vous arrêtait parce que vous faisiez quelque chose de
mal, objecté-je.
— J’essayais juste de survivre ! Je suis partie de chez moi à dix-sept ans,
parce que mes parents sont de vrais connards. Je vivais dans la rue !
— Vos parents vous abusaient, physiquement ou psychologiquement ?
demandé-je.
— Bordel, vous êtes comme eux ! rage Wong en lançant un regard vers
Nadeem. Non, ils ne m’abusaient pas. On ne s’entendait pas, voilà tout. Je
déteste ma mère ! Et mon père n’est jamais là !
Je peux compatir sur ce point. Mon père n’est plus là et mes relations avec
ma mère sont et ont toujours été mauvaises.
— Je veux juste qu’on me foute la paix, soupire l’agent Wong. J’aime
bien ce boulot. Je suis payée, j’ai un appart’ et j’apprends plein de trucs. Mais
le lieutenant fait de ma vie un enfer !
Elle s’interrompt quand elle se rend compte que Nadeem et Dot se sont tus
et l’écoutent. Elle jette un regard sans aménité à son supérieur. Je sens que
cette jeune femme n’a pas terminé son adolescence. Elle est encore en phase
rebelle, et Nadeem représente tout ce qu’elle déteste. Il a la sagesse de ne pas
relever l’accusation de sa collègue.
— Si vous m’aviez confrontée à ma plus grande phobie, je vous ferais la
vie dure aussi, avoué-je.
Elle me regarde avec un soudain mépris.
— Les peurs, ça se domine, prétend-elle.
Elle possède le courage des jeunes gens qui se pensent invincibles. Le
temps passant, elle verra que les épreuves répétées fatiguent et prennent leur
dû. Je me sens soudain très vieille par rapport à elle.
Matthew choisit ce moment pour apparaître. Il devient de plus en plus
substantiel, il me semble. Il me salue, puis fronce les sourcils en voyant
l’agent Wong, qui n’a absolument pas remarqué sa présence.
— Vous pouvez voir les fantômes ? demandé-je.
— Non, répond Wong.
Matthew ne la quitte pas des yeux. Hé, doucement, monsieur, tu vas la
faire fondre si tu la regardes comme ça.
OK, je suis un peu jalouse de ce soudain intérêt.
— Il y en a un juste devant vous.
Wong se recule d’un pas, la main brandie.
— Agent Wong, contrôlez-vous ! ordonne Nadeem d’un ton sec. Ce
fantôme est notre allié.
— Wong ? souffle Matthew.
Tandis que la jeune femme baisse sa main, plissant des yeux comme pour
percer l’invisible, Matthew la scrute.
— Demandez-lui si une de ses arrière-grands-mères ne s’appelait pas
Michelle Wong, me prie Matthew.
Je transmets la question. L’agent Wong hausse les épaules.
— Comment voulez-vous que je le sache ?
Elle a raison. Si l'on me demandait le prénom de mes arrière-grands-
mères, je serais bien en peine de répondre sans consulter ma mère et les
documents d’état civil.
— Pourquoi veut-il ces renseignements ? s’enquiert Nadeem, curieux.
— Parce qu’elle est le quasi-sosie de ma compagne, soupire Matthew. J’ai
l’impression de voir Michelle.
Sa compagne était asiatique ? Il est beaucoup plus progressiste que je ne le
pensais, mon beau fantôme.
CHAPITRE 13

C’est Nadeem qui se charge des vérifications. Lorsqu’ils ont arrêté Chloe
Wong, et établi qu’elle était une sorcière, toute sa lignée a été scrutée,
maternelle comme paternelle. Chloe est l’arrière-arrière-petite-fille de
Michelle Wong, une immigrée chinoise, sorcière, qui collaborait à l’occasion
avec le Bureau. C’est comme ça qu’elle a rencontré Matthew. Ils sont tombés
amoureux. L’arrière-grand-mère de Chloe, selon sa fiche, est née en 1925,
sept mois après la disparition de Matthew.
— Autrement dit, Chloe est la descendante de Matthew, conclus-je.
L’agent Wong est complètement secouée par la nouvelle.
— Vous voulez dire que le fantôme de mon arrière-arrière-grand-père est
devant moi, là ? dit-elle en désignant l’air devant elle.
Elle frôle le corps de Matthew, qui tente de saisir sa main, mais passe à
travers.
— Exact, approuvé-je.
Nadeem est moins affirmatif que moi, mais pas pour les mêmes raisons.
— Michelle Wong n’a jamais dit qui était le père de son unique fils, lance-
t-il.
— Les dates correspondent, objecte Matthew. Michelle était donc dans
une situation intéressante depuis deux mois lorsque j’ai disparu. Je l’ignorais.
Je comprends à présent pourquoi elle était si inquiète de me voir partir en
mission.
Une situation intéressante ? C’est comme cela qu’on disait quand une
femme était enceinte à l’époque ?
Nadeem, égal à lui-même, met en doute cette belle affirmation.
— Si l’enfant de Michelle Wong était bien de lui, ce qui est possible, mais
pas certain. Pourquoi ne l’a-t-elle déclaré ? Ne serait-ce qu’au Bureau ?
Pourquoi a-t-elle dit que son fils était de père inconnu ?
Matthew devient très pâle et va se planter pile face à Nadeem. L’effet est
totalement gâché par le fait que le lieutenant ne le voit pas.
— Dites-lui que s’il continue d’insulter ma compagne, je pourrais trouver
un moyen de lui casser la figure ! fait Matthew d’une voix sourde. Michelle
et moi vivions ensemble comme mari et femme ! Je n’ai aucune raison de
douter d’elle !
Il serre les poings.
— Nadeem, vous êtes insultant, signalé-je. Matthew est furieux. Aimeriez-
vous qu’on mette en doute la fidélité de votre épouse ?
Nadeem a soudain le regard voilé de tristesse et je m’en veux, mais son
insinuation vis-à-vis de l’ancêtre de Chloe est insultante, elle aussi.
— Je vous prie de m’excuser, Matthew, dit-il. Je me posais des questions,
voilà tout.
Matthew accepte les excuses, mais il est encore tendu. Chloe est en train
de tapoter sur son propre téléphone.
— Voilà ma fiche, montre-t-elle. Et toute ma lignée, avec les photos. Est-
ce que c’était vraiment votre compagne ?
Elle tend le téléphone dans le vide, devant elle. Je jette un coup d’œil à la
photo. C’est vrai que Chloe ressemble presque trait pour trait à son arrière-
arrière-grand-mère. Matthew regarde la photo, et je vois les larmes se former
dans ses yeux.
— Oui, c’est bien elle. Ma Michelle.
Je vais finir par pleurer s’il continue.
— J’ai tellement honte de ma conduite, avoue-t-il.
— Pourquoi ? demandé-je.
Matthew pousse un long soupir avant de me répondre, quittant l’écran des
yeux à regret.
— Michelle et moi sommes tombés amoureux au premier regard, mais
nous avons mis du temps avant de nous avouer nos sentiments. Nous avons
tenu notre liaison secrète vis-à-vis du Bureau. J’aurais pu, j’aurais dû épouser
Michelle. Mais je savais que si je le faisais, ma carrière au Bureau était
terminée. Je resterais à tout jamais dans les échelons du bas.
— Pourquoi ? C’était interdit d’épouser une sorcière ?
— Non. Ce n’était pas ses pouvoirs qui posaient problème, mais sa race.
Je sais que je suis naïve, mais je tombe de haut. J’ai grandi dans une
société où les couples mixtes sont acceptés sans souci, du moins dans mon
milieu. Bien sûr, je sais que cela pose problème à certains crétins du fin fond
du pays, à des sudistes nostalgiques de la bonne vieille époque de
l’esclavage, bref, des gens peu intéressants que je m’efforce d’ignorer.
— C’était interdit d’épouser une Asiatique, pour un blanc ?
— Non, répond Matthew. Il était légal d’épouser une personne de couleur,
du moins à New York, mais cela vous mettait au ban de la société. Michelle
le savait. J’aurais dû passer outre, et quitter le Bureau. Je ne l’ai pas fait.
J’étais ambitieux, j’étais passionné par mon travail… Je n’ai pas eu le
courage d’assumer mon amour pour elle. Nous n’avons jamais parlé mariage.
Nous avons trouvé un petit appartement à la lisière de Chinatown, et nous
avons dû affronter les regards du voisinage. Je passais pour un pervers parce
que j’étais amoureux d’une Chinoise, et Michelle passait pour une prostituée,
une femme entretenue par un blanc.
Charmante époque. À la demande de Matthew, je transmets les
informations à Chloe. Nadeem et Dot sont suspendus à mes lèvres.
— J’ai vraiment été lâche, soupire Matthew.
— Vous auriez eu honte d’épouser une Asiatique ? De la présenter à votre
famille ?
— Même si je n’ai pas épousé Michelle, j’ai voulu la présenter à mes
parents et mon frère. Ils m’ont fermé leur porte. Tant pis pour eux ! C’est
seulement par rapport à mon travail que je ne pouvais pas.
Je savais que c’était un garçon bien. Je peux comprendre qu’il ait hésité à
se marier pour ne pas nuire à sa carrière. D’après ce que j’ai vu, Matthew
vivait pour son métier, qui était une vocation.
— Le monde a beaucoup changé, depuis, dis-je avec un grand sourire.
Aujourd’hui, les mariages mixtes sont courants. Toutes les races sont
représentées, même au BES, ajouté-je en désignant Chloe.
Pour une fois, Nadeem et Chloe sont synchrones dans leur reniflement de
dérision.
— Je suis toujours « la Chinoise » quand on ne sait pas mon nom, dit
Chloe. Avec tous les stéréotypes liés à ma race. Je suis censée être silencieuse
et travailleuse, ce qui n’est pas vraiment le cas. Et je dois prouver mes
compétences plus souvent que les autres, à la fois à cause de ma race et de
mon sexe.
— Au FBI, j’ai dû travailler deux fois plus parce que je suis d’origine
pakistanaise, renchérit Nadeem. Et prouver ma loyauté plus que les autres
parce que je suis musulman, alors que je ne suis même pas croyant ! Alors
pour ce qui est de l’égalité entre les races, il y a encore des progrès à faire.
— Sans compter ceux qui vous regardent votre badge à la loupe parce
qu’ils ont un doute sur son authenticité, continue Chloe.
— Ou ceux qui pensent que vous êtes du côté des terroristes, fait Nadeem.
J’ai été soupçonné deux fois de trahison au FBI.
— OK, dis-je. Mais on a quand même eu un président afro-américain.
Matthew en reste bouche bée.
— C’est remarquable ! lance-t-il enfin. Je militais pour l’égalité des races
bien avant de rencontrer Michelle. Je n’aurais pas pensé voir le pays dirigé
par un noir de mon vivant… enfin, de ma mort.
Il a un petit rire.
Chloe regarde la photo de Matthew sur la fiche du BES.
— Mon arrière-grand-père a perdu presque tous ses souvenirs dans
l’incendie de son immeuble, dit-elle. Les photos, les objets qui lui restaient de
ses parents. Je n’avais jamais vu de photo de mon ancêtre blanc. Mon lao-lê
m’en a parlé, mais je n’étais pas très sûre de le croire.
— Votre arrière-grand-père ? Le fils de Matthew ? demandé-je. Il est en
vie ?
Je fais un rapide calcul. S’il est né en 1925, il doit approcher des quatre-
vingt-quinze ans.
— Oui. Il vit avec mes parents. Il a toujours toute sa tête, nous apprend
Chloe. Si seulement je pouvais lui dire !
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? m’informé-je. Vous êtes toujours
brouillée avec vos parents ?
— Non. Mais lao-yê est très vieux. Vous imaginez si je lui sors d’un coup
que son père, qu’il n’a jamais connu, est vivant… enfin, un fantôme ? Mais
qu’il peut lui parler par l’intermédiaire d’une sorcière ?
Effectivement, ça peut être un peu dangereux pour la santé de l’ancêtre.
Matthew est ému aux larmes, qui coulent à présent sur ses joues. Je
m’approche et pose ma main sur son bras. À ma grande surprise, je sens le
contact de sa manche contre ma paume. Il devient de plus en plus réel, du
moins pour moi.
— J’aimerais tellement le rencontrer, dit Matthew. Tellement le voir,
même si je ne peux pas lui parler.
— C’est un sorcier ? questionné-je Chloe.
— Pas à ma connaissance. Je suis la première sorcière de ma lignée depuis
mon arrière-arrière… depuis Michelle. Le don ne s’est pas transmis aux fils,
il est seulement passé dans leur ADN jusqu’à moi.
— Vous pourriez l’amener dans cet immeuble sous un prétexte
quelconque ? Matthew aimerait vraiment le voir.
Chloe a l’air prise au dépourvu.
— Je ne sais pas. Il ne sort pas beaucoup de son quartier. Mais je dois
pouvoir le convaincre de venir en taxi avec moi, oui. Il me faut un peu de
temps.
— Je risque de ne pas en avoir beaucoup, fait Matthew.
Il a raison.
— Il va nous manquer le temps, indiqué-je. Matthew est là pour nous aider
à vaincre le démon. Une fois que ce sera fait, il est probable qu’il partira… là
où il doit aller.
Chloe se tourne vers Nadeem, en quête de conseils.
— Si je pouvais parler à ma femme et mon fils ne serait-ce qu’un instant,
je traverserais la terre entière, dit-il. Allez-y, Wong. Allez chercher votre
grand-père sous un prétexte quelconque.
— Il lit le mandarin ? intervient Dot, qui est restée silencieuse, assise sur
le canapé.
— Oui. C’est un érudit, vous savez.
— Il sait que vous travaillez pour le BES ?
— Oui.
À nouveau, Chloe jette un coup d’œil à Nadeem, voir si elle va se faire
engueuler. Mais le lieutenant est perdu dans ses pensées et ne dit rien. Il doit
songer à sa famille perdue.
— Alors, voilà ce que nous allons faire. Allez le chercher en lui disant que
j’ai besoin de son aide pour traduire un vieux texte en mandarin, propose Dot
en désignant sa bibliothèque.
— Je lis aussi le mandarin, objecte Chloe. Sans compter que lao-yê n’est
pas idiot. Il vous demandera de lui scanner le texte et de vous l’envoyer. Il
sait se servir d’un ordinateur.
— Zut, peste Dot. On ne peut plus compter sur les vieux de nos jours.
Nadeem et moi sourions. Chloe réfléchit. Matthew est suspendu à ses
lèvres.
— Je vais lui dire la vérité, lance-t-elle soudain. Je vais lui dire
doucement. Il est vieux, mais pas sénile, et… je lui parle parfois de mes
enquêtes.
Nouveau coup d’œil à Nadeem. On dirait une petite fille qui a peur de se
faire gronder par son père. Et brusquement, je comprends une chose. Chloe
déteste Nadeem, il lui pourrit la vie, comme elle le dit. Mais elle est un peu
amoureuse de lui, aussi. Elle n’en est peut-être pas consciente elle-même.
— Nadeem, ne l’engueulez pas, interviens-je.
Chloe tique au fait que je n’ai pas utilisé le grade du lieutenant et me jette
un regard qui confirme mon intuition. Elle en pince pour son supérieur. C’est
vrai qu’il est sexy, le lieutenant, dans le genre beau brun exotique, comme
dirait Dot.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, décide soudain Nadeem.
Allez chercher votre grand-père, Wong. Maintenant.
Chloe, pour la première fois, a un grand sourire.
— Je fonce. Merci, monsieur.
Elle a déjà franchi la porte de l’appartement de Dot avant que Nadeem
puisse répondre. Il a un sourire amusé.
— C’est la première fois que je la vois sourire, dit-il.
Et ça vous plaît, lieutenant ?
Je sens la main de Matthew qui prend la mienne. Je la serre un peu. Ses
doigts sont froids contre les miens, mais ils sont réels, tangibles, matériels.
C’est à mon tour de sourire comme une idiote.
CHAPITRE 14

Le démon ne montre pas le bout de son vilain nez, ce soir. Il doit encore
être en train de digérer la volée de titanium infligée par Dot, Nadeem et ma
modeste personne. En attendant que Chloe revienne avec son arrière-grand-
père, je décide que c’est le moment d’aller à la laverie – j’ai dû mettre mon
tee-shirt de la Reine des Neiges, offert comme une blague par Ambre. Je
remonte avec des culottes toutes propres et tous mes tee-shirts noirs bien
pliés. Je ne porte quasiment que cette couleur pour compenser le rose poudré
de mon uniforme à la clinique véto. Personne ne l’aime, et les filles et moi
attendons avec impatience que le Dr Ryan embauche un assistant-véto pour
soit le contraindre à porter du rose, soit qu’on change toutes de couleur. Le
Dr Ryan s’est réservé le bleu, parce que ça va bien avec ses yeux. On milite
pour du vert clair. En attendant, à la maison, c’est noir.
Chloe revient avec son arrière-grand-père chez Dot. Il a quelque chose de
Matthew en lui. Je sers de médium. Le vieil homme marche lentement, en
s’appuyant sur une canne, mais il a gardé toute sa vivacité d’esprit. Il
s’appelle Bo, ce qui signifie savant. Il parle beaucoup de Michelle, et
Matthew ne peut retenir ses larmes. L’amour de sa vie a eu une vie longue et
heureuse, mais loin d’être paisible. Elle a rompu tout contact avec le BES
avant la naissance de son fils, craignant qu’on ne le lui enlève – j’apprends
par Chloe que cette crainte était loin d’être irrationnelle, surtout pour une
femme seule et de couleur. Bo a été son unique enfant, et si Michelle a eu des
amants, elle ne s’est jamais mariée. Matthew est resté le grand amour de sa
vie. Michelle a continué à exercer ses talents de sorcière, mais Bo ne se
montre pas très précis. Il parle de chasse aux démons et d’autres choses, sans
préciser lesquelles. Bo lui-même s’est marié, a eu un fils, qui est mort
pendant la guerre du Vietnam. C’était le grand-père de Chloe.
La famille Wong pense qu’une malédiction pèse sur eux depuis plusieurs
générations. Chaque homme Wong n’a qu’un enfant, quelles que soient ses
tentatives. Chloe elle-même est fille unique, première fille dans la lignée
depuis Michelle. Bo, quant à lui, pense que Michelle a dû lancer un sortilège
quelconque qui s’est retourné contre sa descendance, ce qui revient un peu au
même.
À un moment donné, Bo demande à rester seul avec son père. Matthew
arrive à se servir de l’ordinateur de Dot pour communiquer, même si c’est
plus long. Je les laisse seuls, essuyant mon visage de larmes dont je n’avais
même pas conscience qu’elles avaient coulé. Bo reste un moment, puis s’en
va, à petits pas lents, le visage bouleversé par l’expérience qu’il vient de
vivre. D’un commun accord, Chloe et lui décident de ne pas en parler aux
parents de la jeune femme. Ils ont à peine entendu parler de Matthew,
ignorent de fait s’il a vraiment existé ou si Bo l’a inventé, et le vieil homme
comme son arrière-petite-fille pensent que faire les présentations les
perturberait plus qu’autre chose. Lui-même a pu combler un énorme manque
dans sa vie, celui de parler à son père. Bo sait très bien, lorsque je le
raccompagne à son taxi, qu’il n’aura plus jamais l’occasion de parler à
Matthew. Lorsque le démon aura été vaincu, et nous sommes tous conscients
que le moment approche, Matthew partira.

Je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je me suis attachée à lui. C’est idiot,
je ne suis pas le genre à avoir des coups de foudre, encore moins pour des
fantômes, mais je n’y peux rien. L’idée que dans quelques jours, au mieux, il
ne sera plus là me flanque un cafard monumental.
Matthew redescend avec moi. Il est perdu dans ses pensées. Je le laisse
tranquille. Je me mets au lit avec les incantations, que je connais à présent par
cœur - bravo, Chase, tes profs n’en reviendraient pas. J’ai mis la télé pour
mon fantôme préféré. Au lieu des infos, j’ai lancé quelques vieux films en
noir et blanc, qui lui paraissent incroyablement modernes. Il a aussi regardé
des séries censées se passer pendant les Années folles et a pointé du doigt
quelques anachronismes, tout en reconnaissant qu’elles rendaient plutôt bien
l’atmosphère joyeuse et insouciante de l’époque. Les gens voulaient
s’amuser, presque férocement, après le traumatisme de la Première Guerre
mondiale. Ils voulaient danser, écouter de la musique, s’habiller chic et boire
de l’alcool, malgré la Prohibition. Matthew lui-même ne dédaignait pas de
fréquenter les speakeasies avec Michelle.
Alors que je vais éteindre, Matthew frappe à ma porte de chambre. C’est
un fait nouveau. Il a de plus en plus de prises sur le monde réel, même s’il est
toujours invisible aux yeux des autres et des miroirs. Comme des appareils
photo, du moins les numériques. Oui, j’ai essayé. Oui, j’aimerais garder une
photo de mon fantôme pour plus tard. Je compte profiter du week-end pour
chercher un vieil appareil argentique dans une boutique d’occasion, on ne sait
jamais, ça peut fonctionner, même si j’ai peu d’espoir.
— Entrez ! dis-je.
— Je n’ai pas assez de force pour pousser la porte, me fait Matthew de
l’autre côté du panneau.
Je me lève pour aller lui ouvrir.
— Vous savez, vous pouvez vous matérialiser dans ma chambre. Il n’y a
que la salle de bain qui est hors limite.
Matthew sourit, mais je vois qu’il est préoccupé.
— Je voulais vous en parler, dit-il. J’éprouve de plus en plus de difficulté
à me matérialiser. Je veux dire par là que si je voulais me transporter d’ici
dans votre salon, cela m’épuiserait. C’était facile au début, je n’avais qu’à
penser que je voulais aller dans un endroit, mais à présent, je dois me
concentrer et j’ai peur de finir par me retrouver coincé dans un mur.
Je ne sais pas quoi dire, à part lui recommander la prudence. Dès demain,
je foncerai demander à Dot toutes les infos qu’elle peut avoir sur les
fantômes. En attendant, je prends les mains de Matthew dans les miennes.
Elles sont froides, voire glacées, et dures au toucher, mais il sent mon
contact.
— Je pense que mon ectoplasme se prépare au combat contre le démon,
fait Matthew en regardant nos mains enlacées.
— Ou alors vous vous matérialisez peu à peu, dis-je, pleine d’espoir.
Matthew a ce sourire si doux qui me fait craquer.
— Ne vous illusionnez pas, Chase. Je ne suis pas ici pour rester. Vous
pouvez me toucher à présent, et j’ai une certaine prise sur le monde, mais au
fond de moi, je ne suis pas différent. Je projette inconsciemment l’image que
je donne, mais ce n’est pas réel.
Et brusquement, Matthew se dissipe sous mes yeux. Sa forme devient
terriblement imprécise, se brouille, ses mains ne sont plus que du brouillard.
— Arrêtez ça, dis-je d’une voix sourde. Ce n’est pas drôle.
— Je suis désolé, s’excuse Matthew, visiblement confus. Je suis aussi
perdu que vous. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.
— On verra avec Dot demain.
— Je lui ai déjà demandé. Elle n’en a aucune idée.
J’aimerais tellement pouvoir l’aider. Je me sens impuissante, avec mes
pouvoirs tout beaux tout neufs et ma totale ignorance en matière de
surnaturel.
— Tout ceci arrive forcément pour une raison, continue Matthew d’un ton
faussement convaincu. Je ne sais pas encore laquelle, mais je sais que j’aurai
bientôt la réponse.
Je ne réponds rien, parce qu’il n’y a rien à répondre. Les fantômes, d’après
ce que j’ai pu lire ici et là, reviennent ou hantent une maison pour une raison
précise. Ça peut être parce que leur mort a été violente et qu’ils ne trouvent
pas le passage vers l’au-delà, ça peut être aussi parce qu’ils crient vengeance
s’ils se font faits assassiner. Ambre devrait hanter cet immeuble. J’espère
qu’elle est de l’autre côté, paisible. Et si elle ne l’est pas, j’espère qu’elle me
verra régler son compte au démon.
— Ne soyez pas triste, Chase, me dit Matthew. Je suis un homme heureux,
ce soir. J’ai pu rencontrer mon fils et mon arrière-petite-fille. Je sais que
Michelle a vécu longtemps et heureuse. Je me sens apaisé.
Je devine qu’il se posait des questions sur le destin de sa bien-aimée.
J’aurais dû me proposer pour faire des recherches. Cela dit, j’ai été un peu
occupée avec le démon.
— Allez dormir, Chase, me suggère-t-il. Je voulais en fait vous demander
de me lancer un autre film.
Je lui sélectionne deux nouveaux titres, que je programme pour se lancer à
la suite l’un de l’autre. Je le laisse seul, assis sur le canapé, après un dernier
bonsoir. Je vais me coucher, et lorsque j’éteins, je suis contente que Gaga
grimpe sur mon lit, parce que j’ai au moins un être vivant contre lequel me
blottir.
CHAPITRE 15

Le lendemain commence mal. Je suis réveillée par mon téléphone alors


que je suis certaine d’avoir coupé l’alarme hier soir. On est samedi, bordel !
Jour de petite grasse matinée avant le coma du dimanche après une soirée
arrosée. Sauf que je n’ai plus personne pour sortir en boîte avec moi et me
soûler. Ambre. Bordel, mon Ambre. Je prends l’appel en mode déprimé.
C’est ma mère.
Ça n’arrange rien.
Du coup, je me redresse dans le lit comme si elle venait de se matérialiser
dans ma chambre. Ma mère et moi communiquons par email, ce qui me
permet de peser mes mots et de ne pas m’énerver dans mes réponses. Parfois,
nous parlons par Skype. Jamais par téléphone un samedi matin. L’un des
rares points que je partage avec elle est le peu de goût pour les levers
matinaux quand on n’y est pas obligée.
— Bonjour, Chastity.
— M’man.
— Je te réveille.
— Oui.
— Je voulais simplement prendre de tes nouvelles.
Qu’est-ce qu’elle mijote, encore ? Comptez sur ma mère pour me
compliquer la vie chaque fois qu’elle le peut. J’espère qu’elle ne m’a pas
encore organisé un dîner avec un homme-très-bien-qui-cherche-une-femme,
vu que c’est devenu son obsession depuis mes vingt-cinq ans. J’ai eu beau lui
parler de Gros Connard – qu’elle adorait – elle n’a rien voulu savoir. Pour
elle, je n’ai pas fait suffisamment d’effort dans cette relation. Depuis, elle
essaie de me caser en pensant que j’en suis incapable toute seule.
Je suis attirée par un fantôme, ça compte, non ?
— Je vais bien, soupiré-je.
Je me lève en bousculant Gaga, qui saute sur le sol et frétille, toute
contente à l’idée de recevoir ses croquettes. J’ouvre le store. Il fait un soleil
radieux.
— Et Ambre, elle va bien ?
Alors ça, c’est une première. Ma mère ne me demande jamais des
nouvelles d’Ambre. C’est – c’était – ma meilleure amie, et ma mère la
déteste. Détestait. Selon elle, si j’ai abandonné la fac, c’est la faute d’Ambre.
Si j’ai un boulot minable, encore la faute d’Ambre, mon mauvais génie.
Je me vois d’ici lui annoncer qu’Ambre a été tuée, même si je lui donne la
version serial killer. Ma mère va m’intimer l’ordre de rentrer dans le New
Jersey, de venir m’installer à la maison avec mon beau-père et elle. Plutôt me
faire bouffer par le démon que de partager à nouveau la vie de ce couple de
profs de maths pour qui le summum de l’amusement consiste à regarder des
documentaires scientifiques à la télé le samedi soir.
— Elle va bien. Pourquoi ?
— Pour rien. J’ai le droit de demander des nouvelles de ton amie, non ?
S’il y a bien une chose que je sais reconnaître dans la voix de Sylvia
Houston, c’est le mensonge.
— M’man, que se passe-t-il ? Il y a un souci ?
Qu’est-ce qu’elle va me sortir, encore ?
— Non, j’ai juste fait un mauvais rêve plusieurs nuits de suite, avoue enfin
ma mère. Des cauchemars, plutôt. Je voyais ton amie être tuée par un
monstre. Et il te poursuivait. Je n’aurais pas dû regarder un film d’horreur.
Ma mère ne regarde jamais de film d’horreur. Elle trouve ça débile. Elle
s’amuse à décortiquer les effets spéciaux et les rebondissements du scénario
d’un ton si sarcastique que Stephen King se ferait hara-kiri s’il l’entendait.
Elle m’a démoli plusieurs de ses œuvres de cette façon, d’ailleurs.
— Tu as fait un cauchemar et tu as peur que ce soit un rêve prémonitoire ?
Allô, qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de ma mère ? dis-je d’un ton que
j’espère suffisamment moqueur pour masquer ma surprise.
— Ne sois pas stupide, les rêves prémonitoires n’existent pas ! tranche ma
mère d’un ton sec. Bon, je suis contente de savoir qu’elle va bien et toi aussi.
Bon week-end, Chastity.
Et toc, elle raccroche.
Je note dans un coin de ma tête la possibilité que mon pouvoir de sorcière
vienne de ma mère, et que les rêves prémonitoires fassent partie du paquet
cadeau. C’est dans ces moments-là que je regrette de ne pas avoir pu
davantage connaître mes grands-parents maternels. Ils sont morts dans le
tremblement de Los Angeles en 1994. Ils n’y vivaient même pas, ils faisaient
du tourisme. Un tronçon d’autoroute leur est tombé dessus.
Je pousse un grand soupir et passe dans le salon pour relever les stores. La
télé s’est mise en veille et je ne vois pas Matthew. La lumière vive envahit la
pièce et je pousse un cri.
Un homme nu dort sur mon canapé.
Je cligne des yeux. Et je rectifie. Matthew, nu comme un ver, dort sur mon
canapé. Ses jambes sont repliées, masquant la partie la plus intéressante de
son anatomie, mais ce que je vois n’est pas mal du tout. Je vais être honnête.
Je reste bien une bonne minute à contempler le spectacle. Il est mignon
comme tout quand il dort. Des mèches retombent sur son front et on a envie
de les écarter. Il est vachement musclé pour un homme de son époque, où
avoir des biceps était réservé aux travailleurs de force. Il a de sérieux
problèmes de projection, si je comprends bien. Il n’arrive plus à projeter une
image habillée. Cela dit, je ne suis pas sûre que ça m’ennuie.
Le plus étrange est qu’il dorme. Il n’a pas bronché ni sous la lumière ni
quand j’ai crié. Je m’approche en me raclant la gorge, mais il ne remue pas
un cil. S’il n’était pas déjà mort, je m’inquiéterais. Je pose ma main sur son
épaule et ouvre la bouche en grand.
Sa peau est chaude ! Et souple ! Bref, j’ai vraiment l’impression de
toucher un être vivant. Je remarque alors une chose : il a une ombre de barbe
qu’il n’avait pas hier soir.
— Matthew ? fais-je en le secouant un peu par le bras.
Il répond par un grognement très masculin et se tourne pour échapper à ma
main. Ce faisant, il m’offre un magnifique spectacle de virilité masculine,
certes au repos, mais de toute beauté.
— Matthew, vous êtes tout nu sur mon canapé, le secoué-je à nouveau.
Il ouvre enfin les yeux, cligne des paupières à cause de la lumière et se
redresse lentement. Il a l’air complètement à l’ouest, comme s’il se réveillait
avec la gueule de bois. Il baisse les yeux sur sa nudité et met ses mains en
coupe en jurant comme un charretier. J’éclate de rire.
— Quel langage devant une dame ! m’exclamé-je en drapant un plaid sur
lui.
Matthew s’en saisit et s’enroule dedans comme si sa vie en dépendait.
— Je suis désolé, dit-il. Je vous présente toutes mes excuses pour mon
incorrection. Je n’arrive pas à… je n’arrive pas à visualiser mon costume !
Je pose ma main sur la sienne. Il sursaute. Il se touche le visage.
— Je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai l’impression d’être… vivant.
— Vous avez l’air très vivant, confirmé-je.
Il se lève, s’enveloppant dans le plaid à la manière d’une toge, et va à la
salle de bain. Il se reflète dans le miroir, ce qui n’était évidemment pas le cas
avant. Il tend la main vers son propre reflet, puis vers sa joue.
— Mais, comment ? me demande-t-il.
Si seulement je le savais. La confrontation avec le démon ? Est-ce que de
se retrouver en présence du démon qui l’a tué l’a ramené d’entre les morts ?
Je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, c’est que j’en suis heureuse. Je
souris comme une idiote.
— Vous êtes vivant. Vous allez pouvoir sortir, voir le monde, que sais-je !
m’écrié-je.
Je peux vous toucher. Je peux vous prendre dans mes bras. Je peux…
Je réfrène les pensées complètement érotiques qui déferlent dans ma tête.
Un peu de tenue, Chastity ! Ce mec vient à peine de ressusciter, ne lui saute
pas dessus comme sur un pot de confiture. Laisse-le respirer, le pauvre. Son
estomac émet à ce moment un gargouillis qui me rappelle celui de Gaga
quand elle n’a pas eu ses croquettes.
— Vous voulez manger quelque chose ? proposé-je.
— J’aimerais surtout avoir des vêtements, fait Matthew. Et oui, c’est très
étrange, mais j’ai faim.
— Vous vous rappelez ce qui s’est passé cette nuit ? Vous regardiez des
films ?
Matthew se concentre. En fantôme, il était pas mal, mais en vrai, il est à
tomber. Il a de longs cils qui projettent une ombre douce sur ses joues. Ses
yeux sont couleur chocolat. Sa bouche… je préfère ne pas y penser.
— Je me suis soudain senti très fatigué, se rappelle-t-il. Je me souviens
avoir été étonné de ressentir cette fatigue. Ensuite… je me suis réveillé.
Chase, s’il vous plaît, pouvez-vous me trouver des vêtements ? Je vous assure
que cette situation est très gênante.
Je ne peux m’empêcher de rire.
— Vous retrouvez un corps vivant et votre premier souci, c’est la pudeur ?
C’est remarquable !
Matthew se met à rire.
— Touché, dit-il. D’après ce que j’ai pu voir à la télévision, la pudeur est
très relative maintenant, mais je vous assure que je me sens très mal dans
cette tenue.
— Je vais voir ce que je peux trouver.
Je m’habille en vitesse avec mes vêtements tout propres. Il est inutile que
j’essaie d’en prêter à Matthew, il ne rentrera pas ses longues jambes musclées
dans mes jeans slim et ses épaules ne passeront pas dans mes tee-shirts,
même les plus larges. Ambre n’a pas de fringues de ses ex chez elle – on en a
fait un grand feu de joie lors d’une soirée arrosée – et je doute que Dot ait ce
qu’il faut en stock. Je grimpe jusqu’au quatrième et sonne chez Andrew et
Stephen. Ils sont du même âge que moi et sans être amis, on a sympathisé
depuis qu’ils ont emménagé.

Je raconte une vague histoire de pari idiot et d’un ami à moi qui s’est
réfugié dans mon appartement à l’aube, complètement à poil. Pendant
qu’Andrew va fouiller dans leur penderie, Stephen apparaît et en profite pour
me demander si je sais quand la buanderie sera à nouveau accessible. Il a
entendu parler de la mort d’Ambre. J’apprends que Nadeem et son équipe ont
donné comme version officielle de la mort de ma BFF un AVC, histoire de ne
pas paniquer les résidents et d’éloigner les médias toujours à l’affut du
sensationnel. Andrew revient en m’apportant un tas de vêtements et même
une paire de baskets. Je le remercie et redescends pour donner le tout à
Matthew, qui s’est enfermé dans la salle de bains. Je lui passe les vêtements
par la porte entrebâillée, et je prépare le petit-déjeuner.
— Vous aimez le café ? crié-je.
— Oui.
— Les toasts ?
— Aussi.
— Les œufs ?
— Également. Chase, il manque des vêtements.
Je suis pourtant certaine qu’il y avait des sous-vêtements dans la pile.
Matthew sort de la salle de bain et j’admire le spectacle. Moulé dans le jean
délavé et le tee-shirt noir d’Andrew, Matthew est sexy en diable.
— Il n’y a pas de chemise, dit-il.
— Pourquoi voulez-vous une chemise ? Il ne fait pas froid.
— Vous voulez dire que cette tenue est décente ?
— Oui, réponds-je en riant. Vous êtes décemment couvert pour le XXIème
siècle.
— Un homme ne sortait pas les bras nus, à mon époque, du moins pas en
ville. Et ce jean est très moulant. J’en ai porté quand j’étais en mission dans
des endroits reculés, ça ne me moulait pas les jambes comme ça. Sans parler
de… euh, l’entrejambe.
J’éclate de rire.
— Et il n’y a pas de fixe-chaussettes.
Je dois googler ce mot pour comprendre à quoi ça servait. Je me mets à
rire de plus belle, en imaginant nos ancêtres avec ces accessoires ridicules.
— Les chaussettes contiennent un truc élastique, dis-je. Le jean vous va à
la perfection. Venez manger.
Matthew s’assied à table. Il apprécie le café, dévore les toasts et les œufs,
mais dès qu’il se lève, je vois qu’il est gêné par l’étroitesse de ses vêtements.
— J’ai l’impression d’être en sous-vêtements. Vous êtes sûre que je peux
me promener comme ça ? Je ne vais pas me faire arrêter pour outrage à la
pudeur ? Si Dot me voit comme ça, elle va être choquée.
Je pense aux remarques de Dot sur Nadeem et je ne suis pas inquiète.
— Et si on allait tester votre décence ? proposé-je. Vous pensez que vous
pouvez sortir de l’immeuble ?
Les yeux de Matthew s’illuminent.
— Je vais enfin voir votre monde !
Je le prends par la main et nous descendons les escaliers après que j’ai
fermé l’appartement. Matthew a une petite hésitation sur le pas de la porte,
me lâche, puis sort. Il se retrouve sur le trottoir et me fait un grand sourire. Je
le rejoins.
— Venez, suggéré-je, je vais vous faire découvrir le monde !
CHAPITRE 16

Je sais que j’aurais dû prévenir Nadeem et Dot, et aussi Chloe Wong, mais
j’ai tout oublié. Je passe la journée avec Matthew, le tenant par la main le
plus souvent possible, comme pour m’assurer qu’il ne s’évapore pas. Je
l’emmène à Manhattan et il est émerveillé par les buildings. Je le fais monter
tout en haut du One World Center et on prend un café en regardant le
panorama.
— C’est magnifique, murmure Matthew. Mon Dieu, ils l’ont fait. Ils ont
construit la ville du futur !
Je me garde de lui doucher son enthousiasme en lui racontant l’histoire du
building dans lequel nous nous trouvons. Matthew m’a demandé un résumé
de ce qui s’est passé ces cent dernières années, et mes premières réponses ont
été la Seconde Guerre mondiale, le Vietnam, le Golfe et l’Afghanistan. Je me
suis aperçue que je ne parlais que des conflits.
— Ah, on est aussi allé sur la Lune, dis-je. Il y a cinquante ans.
— C’est génial ? On peut y aller ?
Je mets deux secondes à réaliser ce qu’il veut dire. Il s’imagine qu’il y a
des bases lunaires et qu’on va sur notre satellite comme on va à Paris.
— Non, ça fait presque trente ans que personne n’y est allé.
Je lui explique que notre monde a connu une légère récession du rêve
spatial, après le boom des années 60.
— L’homme préfère se faire la guerre plutôt que d’explorer l’espace,
déplore Matthew. Vous avez des voitures volantes ? Je n’en ai pas vu.
Je pense à Retour vers le Futur 2 et ses voitures volantes en 2015. Encore
un rêve qui a pris l’eau.
— Non. Ça n’existe pas.
— C’est étrange. Tout le monde croyait que ce serait une réalité en l’an
2000.
Je lui parle d’Internet et de son petit miracle de tous nous mettre en
relation, de l’accès immédiat à l’information, mais Matthew, s’il est intéressé,
n’est pas aussi enthousiaste que pour les buildings et le voyage sur la Lune.
Je lui montre l’avantage d’une telle technologie en lui faisant regarder, sur
mon portable, une vidéo de l’évènement.
— Et il n’y avait personne ? Sur la Lune ?
— Non, il n’y a pas d’atmosphère.
Il a l’air un peu déçu. Je crois que le XXIème siècle lui plaît, mais que
certains côtés assez pragmatiques ne le font pas rêver. Nous passons le reste
de la journée à déambuler dans les rues. Matthew a cessé de rougir chaque
fois qu’il croise une femme qui montre ses jambes dans une robe qui s’arrête
au-dessus du genou. Il reste sans voix devant les pubs où des femmes nues
posent sans complexe, même si les parties stratégiques sont masquées par des
éléments de décor ou la pose du mannequin.
— Ces femmes sont-elles des… vous savez, des femmes de mauvaise
vie ?
Je retiens un éclat de rire.
— Non, ce sont des stars, souvent. Un mannequin peut très bien gagner sa
vie et être en couverture des magazines.
Je lui montre mon feed Instragram et Matthew devient tout rouge, surtout
quand de parfaites inconnues, des filles random, posent en sous-vêtements ou
en maillot de bain. Quand nous croisons deux hommes qui se tiennent par la
main, il me regarde, en quête d’explications.
— Vous m’avez dit que deux hommes pouvaient se marier ?
Je lui explique que de nos jours, à part pour des connards conservateurs, et
même si l’on en a un à la Maison-Blanche, être gay n’est plus considéré
comme une maladie ou une perversion.
— C’est remarquable, fait Matthew. Votre société a fait des progrès
considérables. Par contre, je ne comprends pas pourquoi il y a toujours des
miséreux.
Il désigne des SDF qui font la manche, et je lui explique qu’à ce niveau-là,
rien n’a vraiment changé. La vision utopiste que Matthew a de notre époque
en prend un coup.
Comme la nuit tombe, je lui propose d’aller en haut de l’Empire State
Building. Il me suit avec empressement, curieux de voir la ville la nuit.
Arrivé au sommet, malgré les grillages qui empêchent les gens de se suicider,
Matthew est émerveillé par le panorama.
— C’est tellement beau !
— Il ne me manque que King Kong, dis-je en souriant.
Et je comprends à son air interrogatif qu’il est mort avant que le premier
film sur le grand singe ne sorte. Il n’a même pas connu le cinéma parlant.
Brusquement, je réalise qu’il a grandi et vécu à une époque que je ne peux
qu’imaginer, une époque dont les plus vieux survivants n’étaient que des
bébés, comme Bo Wong. Matthew est une mémoire vivante à lui tout seul.
— Vous pourriez ne pas m’appeler comme ça ? proteste-t-il en riant. Je ne
suis pas si vieux. J’ai vingt-six ans !
Merde ! Il est plus jeune que moi ! J’avoue que je lui donnais la trentaine.
J’ai le sentiment qu’on vieillissait plus vite à son époque qu’à la nôtre.
— D’accord, vous êtes un petit jeune, concédé-je. N’empêche qu’un
historien tuerait pour pouvoir parler avec vous. Vous êtes une mémoire
vivante.
— Je n’ai aucune envie de passer du temps avec un historien, répond
Matthew en se détournant du paysage pour me faire face. Je préfère le passer
avec vous.
Je ne sais pas trop qui fait le premier geste, mais nous nous retrouvons à
nous embrasser devant le panorama illuminé et le ciel étoilé, et c’est le baiser
le plus romantique que j’ai jamais reçu. Je noue mes bras autour de Matthew
et je sens qu’il est fait de chair et de sang. Lorsque nous nous séparons, il est
troublé.
— Je vous choque ? fait-il, bien conscient que j’ai senti son désir.
— Non. Je ressens la même chose.
Il a un petit rire, parce qu’à son époque, une femme qui exprimait son
désir devait être rarissime. On s’embrasse encore, après que Matthew a
constaté que d’autres couples le faisaient et que c’était OK de se rouler une
pelle en public au XXIème siècle.
Nous dînons, les yeux dans les yeux. À vrai dire, lorsque je lui demande
s’il a faim, Matthew m’étonne en disant qu’il est curieux de manger une
pizza. Il a vu des pubs à la télé, et s’il a entendu parler de ce plat, il n’en a
jamais goûté. Nous repassons à Brooklyn, où je connais un petit resto italien
qui sert les meilleures pizzas de la ville. Non, je ne vous donnerai pas
l’adresse, je n’ai pas envie que les prix explosent. On finit par une glace au
chocolat – autre chose que Matthew n’a jamais goûté – et nous arrosons le
total de bière. C’est moi qui propose de rentrer, parce que si ça continue, je
vais lui sauter dessus par-dessus la nappe à carreaux rouge et blanc.
Je ramène Matthew à mon appartement, et là, il a la remarque la plus WTF
de la soirée.
— Il va falloir que je trouve un appartement. Je ne peux pas vivre avec toi.
Cela te compromettrait.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je lui explique que pour
compromettre une femme à New York de nos jours, il faut un peu plus que de
vivre avec elle. Un cigare, éventuellement, et encore, c’était au siècle dernier.
— Tu peux vivre ici aussi longtemps que tu voudras. Ne t’inquiète pas de
tout ça. Tu es vivant, c’est tout ce qui compte.
Nous nous embrassons, mais cette fois, c’est moi qui le repousse. Je n’ai
pas eu le temps de prendre de douche ce matin, et je ne sens pas la rose. Oui,
les femmes transpirent aussi, et oui, elles ne sentent pas un délicat parfum de
fleurs après une journée à jouer les guides touristiques.
— Je vais prendre une douche, d’abord, dis-je.
— Je devrais en prendre une aussi, fait Matthew.
— On peut la prendre ensemble, si tu veux, proposé-je.
Je vois qu’il hésite. Il est trop mignon à être pudique comme ça. Il ne sait
pas trop sur quel pied danser. Il a envie de moi, j’ai envie de lui, mais il
ignore ce qui va me plaire ou me choquer.
— Si tu veux me rejoindre, tu sais où est la salle de bains, suggéré-je.
Je laisse la porte entrouverte, je me déshabille vite fait et attrape une
capote dans l’armoire à pharmacie, que je planque derrière mon gel douche.
On ne sait jamais, et même si j’ai un implant, je n’ai pas trop envie de
prendre le moindre risque. Je me lave en prenant mon temps. À travers les
vitres en verre dépoli, je vois une silhouette s’avancer vers moi. On serait
dans un thriller, je pousserais le hurlement de ma vie, mais comme je me sens
en plein milieu d’une comédie romantique qui vire érotique, j’entrouvre la
porte de la douche. J’en prends plein les mirettes. Matthew s’est déshabillé, et
il est, comment dire ? Très viril, je crois que c’est le mot. Il me fait un sourire
où toute trace de timidité s’est envolée. Je lui tends la main et il me rejoint
sous l’eau chaude.
CHAPITRE 17

Le lendemain, la réalité vient pointer le bout de son nez tandis que nous
déjeunons. Matthew ne me quitte pas des yeux, et c’est limite si nous ne nous
tenons pas la main par-dessus la table, comme des amoureux. Ce que nous
sommes. Enfin, je crois.
— Chase, j’ai besoin de savoir ce qui m’est arrivé, dit-il après avoir fini
son café. Je sens bien que ce n’est pas normal.
— Je comprends, soupiré-je. On va aller voir Dot.
Pour l’instant, je préfère tenir Nadeem hors de l’équation. Il appartient au
BES. Je n’ai pas envie qu’il informe ses supérieurs et que des hommes en
noir viennent enlever Matthew sous mes yeux. J’en informe l’objet de ma
flamme lorsqu’il suggère que je pourrais appeler le lieutenant.
— Je lui fais confiance, me contre Matthew. Je pense que c’est un homme
bien.
— Oui, moi aussi, mais tu ne peux pas savoir si le sens du devoir sera plus
fort que son humanité. Si tu avais découvert un fantôme qui est devenu
vivant, qu’aurais-tu fait ?
Matthew soupire et m’accorde le point. Je finis mes tartines et nous
montons chez Dot, qui m’ouvre, sourit, regarde Matthew, et m’interroge du
regard. Elle voit nos mains enlacées.
— Votre petit ami ? demande-t-elle sur le ton de « qu’est-ce qu’il vient
faire dans l’histoire ».
— Bonjour, Dot, la salue Matthew.
Elle fronce les sourcils.
— Nous nous connaissons ? Votre visage m’est familier, mais je ne
saurais pas où le placer.
— C’est Matthew, dis-je pour couper court. Il est vivant.
Dot se retrouve sans mot. Elle nous fait entrer, referme, et se plante face à
Matthew. Elle lui prend le visage entre les mains.
— Vous ressemblez à votre photo, constate-t-elle enfin. Chase, qu’avez-
vous fait ?
— Moi ? Rien. Je l’ai trouvé comme ça, à poil sur mon canapé.
— Pourquoi ces choses-là ne m’arrivent jamais ? soupire Dot.
Je lui raconte toute l’histoire pendant qu’elle nous sert du thé. Je pensais
que Dot serait toute contente de rencontrer Matthew en chair et en os – et en
muscles – mais son visage reste fermé.
— Dot, que se passe-t-il ? C’est vraiment Matthew, vous savez.
— Oh, je n’ai aucun doute là-dessus, répond-elle. Chase, je ne prétends
pas tout savoir du surnaturel, loin de là, mais la première explication qui me
vient à l’esprit est que quelqu’un a pratiqué la nécromancie.
— J’avoue que j’y ai pensé, répond Matthew.
— Quand ? demandé-je.
— Cette nuit, pendant que tu dormais. Je n’arrêtais pas de réfléchir à la
façon dont j’ai pu retrouver un corps physique, et c’est la seule explication.
Dot note le tutoiement entre nous, la façon dont nous nous tenons et en
déduit que Matthew n’a pas dormi sur mon canapé cette nuit.
— D’accord, de la nécromancie, approuvé-je. Je ne suis même pas sûre de
vraiment savoir ce que c’est.
— C’est le pouvoir de parler aux morts, réplique Dot. Et certaines
sorcières ont le pouvoir de les réanimer.
Matthew comme Dot me regardent. Je mets un moment à comprendre
qu’ils m’accusent, tous les deux, d’avoir pratiqué un art obscur dont je ne
connaissais même pas exactement le sens.
— Non, m’offusqué-je. Ce n’est pas moi. Je n’aurais pas la moindre idée
de comment faire.
— Vous l’avez peut-être fait sans vous en rendre compte, fait Dot. Vous
souhaitiez que Matthew soit vivant, n’est-ce pas ?
— Oui, enfin je souhaitais qu’il ne soit plus sous forme de fantôme. Oh
zut, je le trouvais sexy et je me disais que c’était con qu’il soit un fantôme et
qu’on ne puisse pas se toucher. Mais je n’ai jamais, jamais pratiqué la
nécromancie. Je ne sais pas faire, bordel !
— Il est facile d’avoir le fin mot de l’histoire, fait Matthew. Il suffit d’aller
voir si mon corps est toujours dans le speakeasy. Si c’est le cas, alors ce n’est
pas de la nécromancie.
— Même si ton corps n’est plus là-bas, je n’y suis pour rien, plaidé-je.
Matt, s’il te plaît, crois-moi. Je n’ai rien fait ! Bon sang, tu étais avec moi
presque tout le temps !
Matthew prend mes mains soudain tremblantes dans les siennes.
— Je sais. Je sais que tu es une bonne sorcière, Chase. Tu peux néanmoins
avoir utilisé tes pouvoirs sans t’en rendre compte. J’ai vu la puissance dont tu
es capable lorsque tu as combattu le démon.
— C’est Nadeem qui l’a renvoyé dans sa cachette en lui tirant dessus, lui
rappelé-je.
— Le démon était déjà en train de se dissoudre quand il a tiré. J’étais là. Je
l’ai vu. J’ai senti ton énergie traverser ma propre énergie.
— Je crois que nous tenons notre explication, indique Dot. Chase a utilisé
sa puissance sans la contrôler. Elle souhaitait que vous ayez un corps, que
vous soyez vivant. Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin.
— Il ne faut pas des formules, des incantations pour faire ça ? demandé-je,
complètement perdue.
— Pas forcément. L’important, c’est le souhait que le sorcier met dans son
pouvoir, répond Dot.
— Alors pourquoi je me fais chier à apprendre des incantations en latin ?
m’écrié-je. Et pourquoi est-ce que vous m’accusez d’avoir ressuscité
Matthew comme si c’était un crime ? Bon sang, je suis contente qu’il soit en
vie, moi !
— Moi aussi, je suis content d’être en vie, dit Matthew en me prenant dans
ses bras. Il n’empêche que c’est… quelque chose dont nous devons parler,
Chase.
— C’est mal, ajoute Dot. La nécromancie est un art sombre, pas de la
magie blanche.
— Je ne l’ai pas fait exprès, OK ?
Je m’arrache à l’étreinte de Matthew et me lève, désemparée.
— Il y a sûrement une autre explication. Je vais la trouver !
Matthew veut me suivre, mais je vois Dot qui le retient. Elle a raison. Je
suis trop bouleversée pour l’écouter. Il devrait être content que je l’aie
ramené du monde des morts ! Il a un corps et une chance de vivre une vie
longue et heureuse, cette vie dont le démon l’a privé il y a un siècle ! Et puis,
je ne l’ai pas fait exprès, bordel !
Je passe par chez moi, je prends mon portable, et emmène Gaga faire une
longue promenade. La chienne est ravie, et ça me calme un peu de marcher
dans les rues animées du dimanche matin. Il y a des marchés ici et là, des
artistes de rues, les gens qui vont bruncher, ceux qui font du sport… New
York, dans toute sa vitalité. Je prends mon téléphone, j’hésite, puis appelle
Nadeem. J’ai besoin d’avoir le point de vue de quelqu’un de sensé sur cette
histoire.
Sauf qu’on est dimanche et le lieutenant doit être en week-end. Je vais
juste lui laisser un message. Sauf qu’à la première sonnerie, Nadeem
décroche.
— C’est Houston, dis-je. Désolée de vous déranger. Je voulais juste vous
laisser un message.
— Je travaille, en fait. Le démon s’est à nouveau manifesté ?
Je l’imagine en train de bosser le week-end, tous les week-ends, parce
qu’il n’a plus de famille avec qui passer ses fins de semaine. J’ai de la peine
pour lui. Je ne sais pas trop comment lui dire pour Matthew, et de plus, ses
supérieurs écoutent peut-être ses communications.
— Non, tout va bien. On pourrait se voir ? Demain ?
— Je peux être chez vous dans vingt minutes, répond Nadeem.
Je réfléchis.
— Non. Écoutez, Nadeem, prenez ça comme vous voulez, mais j’ai besoin
de parler à un ami. Et vous êtes la personne qui s’en rapproche le plus en ce
moment. J’ai besoin de parler à l’homme, pas à l’agent du BES. Je ne veux
pas parler à un badge.
Il y a un silence. Merde ! J’espère qu’il ne pense pas que je le drague ?
— Vous connaissez le Starbucks au coin de Flatbush et de la 7è ?
demande-t-il.
— Oui.
Nous nous donnons rendez-vous dans une demi-heure. Je remonte Gaga et
repars, sans avoir vu Matthew.
Bon sang, la vie était tellement belle hier ! On s’est amusés, on a joué les
touristes, on s’est embrassés et on a fait l’amour, exactement comme un
couple normal. Pourquoi faut-il tout compliquer ?
Parce que Matthew est mort il y a un siècle, et que ce n’est pas normal
qu’il soit brusquement redevenu un homme de chair et de sang. Arrête de
bouder, on dirait Chloe Wong. Tu es trop vieille pour bouder.
Je vous ai déjà dit que je détestais la petite voix dans ma tête ?
J’arrive au Starbucks pile trente minutes après mon appel à Nadeem.
Bravo, Chase, tu t’améliores. Je cherche une silhouette en costume et cravate,
ne vois personne répondant à ce signalement, et je me mets dans la file pour
commander un latte macchiato. Quand le barista me demande quel nom à
écrire sur le gobelet, une voix masculine répond avant moi.
— Chastity. Comme ça se prononce.
Le barista sourit. Je me retourne, prête à foudroyer le lieutenant Nadeem
sinon avec des mots, du moins du regard, et j’ai un choc. Il est en civil.
Comprendre, il n’est pas en costume et cravate. Il porte un jean délavé et un
tee-shirt blanc. Il n’est pas mal du tout. Dot va adorer.
— Je ne pensais pas que vous aviez aussi l’option fringues cool, dis-je.
— Vous avez dit ni badge ni flingue, fait Nadeem en récupérant son
propre café.
Il m’entraîne à une table près de la vitre et nous buvons un moment en
silence.
— Bon, dis-je en reposant mon gobelet, ce que je vais vous dire est en off.
Complètement en off. OK?
— D’accord, sourit-il.
— Matthew est vivant.
Et je lui raconte toute l’histoire, tout en zappant certains faits comme notre
nuit de passion. Nadeem n’étant pas idiot, il comprend bien que Matthew et
moi sommes désormais amants.
— Nécromancie, dit-il.
Je pousse un grand soupir.
— Vous aussi ? C’est ce que Dot et Matt pensent. Et ils croient que c’est
ma faute.
Nadeem hausse les épaules.
— C’est probable. J’ai bien vu que vous aviez un gros coup de cœur pour
votre fantôme. Vous avez souhaité qu’il s’incarne. Vous avez utilisé votre
magie sans le savoir.
— Donc, Matthew est un… mort-vivant ?
— Son cœur bat ? Il respire ? Le sang circule dans ses veines ?
Je repense à la nuit dernière et je rougis un peu.
— Oui.
— Alors, c’est un cas de nécromancie avancée. Je ne suis pas un
spécialiste, mais j’ai déjà vu des cas de réanimation des morts par des
sorcières. Généralement, c’est très basique. Le corps revient à la vie avec les
fonctions de base, mais l’âme n’est plus là. Le cerveau fonctionne avec une
sorte d’écho de l’âme, qui s’est imprimée dans les neurones. Ce n’est pas
vraiment la personne décédée, plutôt un clone pas très réussi.
— Matthew est très réussi, objecté-je en devenant franchement écarlate. Il
est aussi vivant que vous et moi, et il est… il se comporte normalement. Il
parle comme il le faisait quand il était un fantôme.
Nadeem boit son café sans me quitter des yeux.
— J’ai fait une grosse connerie, c’est ça ? demandé-je. Dot m’a dit que
j’avais fait de la magie noire.
— Cela en est.
— Naturellement, c’est interdit ?
— Totalement. Houston, réanimer un défunt est une tentation très forte
lorsqu’un sorcier perd un être cher dans des circonstances brutales. Cela ne
finit jamais bien. L’âme n’est plus là, le corps réanimé n’est qu’une copie, qui
finit par se détériorer. On finit avec un zombie sur les bras.
— Vous pensez que c’est ce qui va arriver à Matthew ? m’horrifié-je.
— Je l’ignore. Son âme était toujours présente, puisqu’il était un fantôme.
Le cas est assez rare. Presque unique.
— Si j’avais été présente lors de la mort d’Ambre, j’aurais pu la sauver !
— Avez-vous vu son fantôme ? demande Nadeem.
— Non.
— Alors c’est que son âme était déjà passée de l’autre côté. Si vous
l’aviez ranimée, elle serait un zombie à l’heure actuelle. Aller contre la loi de
la vie et de la mort est dangereux, contre nature, et interdit.
Je ne peux m’empêcher de penser à la tragédie qu’a vécue Nadeem. Il voit
mon regard, comprend et secoue la tête.
— Lorsque j’ai appris cette histoire de nécromancie, dit-il, j’ai bien sûr
tout de suite pensé à Pryanka et notre fils. Leurs corps étaient enterrés, et j’ai
eu le rêve fou de les voir revenir parmi les vivants. La mage avec qui je
travaillais m’a expliqué ce que je viens de vous raconter. Elle m’a emmené
dans les locaux où le BES garde certains zombies capturés pour les soumettre
à des tests. Ce ne sont plus que des enveloppes vides. Il n’y a plus rien
d’humain en eux. J’ai compris que vouloir faire revenir les morts était une
violation de l’ordre naturel des choses, et j’y ai renoncé. Je ne dis pas que
cela a été facile. Des agents bien plus anciens dans le métier que moi sont
tombés pour des crimes semblables. Un enfant qui meurt trop jeune, une
femme adorée qui a un accident… nous avons tous nos excuses pour garder
auprès de nous les êtres aimés. La vérité est que si on les aime vraiment, il
faut les laisser partir, plutôt que de les forcer dans une parodie de vie.
Il a raison, bordel. Il a raison. Ambre était ma meilleure amie, ma presque
sœur, et pourtant, je lui aurais montré bien peu de respect et d’amour si
j’avais tenté de la réanimer alors qu’elle était morte et partie pour l’au-delà,
quel qu’il soit.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Pour Matthew ? demandé-je d’une voix
blanche. Est-ce qu’il va mourir à nouveau ? Est-ce que vous allez le tuer ?
— Tant qu’il se comporte en être humain, je n’ai aucune raison de lui faire
le moindre mal, me rassure Nadeem. J’ai besoin de davantage de
renseignements sur les quelques cas de nécromancie connus où l’âme était
encore présente et s’est réintégrée au corps. Je sais que ça existe, mais
j’avoue ne jamais avoir voulu en savoir plus.
— Je comprends. Je suis désolée de vous ramener à une période difficile
de votre vie.
Nadeem a un bref sourire. Il a l’air beaucoup plus jeune sans son costume
et son badge, et quand il sourit, il paraît presque insouciant.
— J’ai fait mon deuil, Houston. Je vais bien. Et ce n’est pas de votre faute
si l'on se retrouve avec un mort vivant sur les bras.
— Ne parlez pas de Matthew comme ça, protesté-je. Il est vivant.
— Je n’ai aucun doute que vous en sachiez plus que moi à ce sujet.
Je rêve ou vient-il de me taquiner ?
— Ma devise personnelle est carpe diem, dis-je en me drapant dans ce qui
reste de ma dignité.
— Bravo, je vois que vous commencez à maîtriser le latin.
— C’est le Cercle des Poètes disparus. Un chef d’œuvre.
— Je sais. Un de mes films favoris quand j’étais ado.
— Je ne vous voyais pas en rebelle.
— Je suis un rebelle qui suit les règles, affirme Nadeem.
— La première fois que je vous ai vu, je vous ai trouvé coincé comme pas
permis.
— Je fais souvent cet effet-là.
— Et vous en êtes fier ?
— Ça fait partie du job. Vous allez parler de Matthew à Wong ? Et à Bo
Wong ?
Mon visage se rembrunit. Zut, je n’avais pas pensé à ces deux-là.
— Je pense qu’il vaut mieux éviter davantage d’émotions au vieux Bo,
dis-je. De toute façon, la décision appartient à Matt, pas à moi. Quant à
l’agent Wong, je n’en ai aucune idée.
— Avoir son arrière-arrière-grand-père auprès d’elle pourrait l’aider à
grandir un peu, soupire Nadeem.
— À ce point ? demandé-je, amusée.
— Vous ne savez pas le nombre de fois où j’ai envie de la basculer en
travers de mes genoux pour lui flanquer une fessée. Et n’y voyez aucun sous-
entendu.
— Elle ne détesterait peut-être pas, le taquiné-je. Elle a un petit crush sur
vous, je pense.
Nadeem a une telle expression d’incrédulité et de refus que je me mets à
rire.
— Vous n’êtes pas sérieuse ?
— Faites confiance à mon intuition féminine.
— Je ne veux même pas y penser. C’est ma subordonnée, c’est une
sorcière, c’est une gamine et j’attends avec impatience le prochain
changement d’équipe pour qu’elle dégage.
— Vous êtes charmant quand vous vous y mettez.
— Venez bosser avec moi pendant vingt-quatre heures et on verra si vous
n’avez pas envie de la tuer. Ou du moins de la consigner dans sa chambre.
Sur ces mots, Nadeem et moi allons nous chercher un autre latte
macchiato. Je prends une part de brownies avec. Je suis bonne pour ne plus
manger de crêpes pendant au moins une semaine.
— Lorsque je l’ai arrêtée, Wong s’est servie de ses pouvoirs sur moi,
explique Nadeem alors que nous revenons à notre table. J’ignorais qu’elle
était une sorcière capable de projeter des illusions. J’ai vraiment cru qu’elle
m’avait lancé une boule de feu et que j’étais en train de cramer vif.
— Vous avez quand même réussi à l’arrêter.
Cela dit, je comprends son envie de lui flanquer une fessée. Elle me ferait
un coup pareil, ce serait mon poing dans sa jolie figure d’insolente.
Nadeem baisse les yeux.
— Je ne suis pas fier de moi sur ce coup-là. Je pensais que j’allais mourir
brûlé vif. J’ai pensé que j’allais l’entraîner avec moi dans la mort. Je l’ai
attrapée à bras le corps. Je haïssais déjà les sorcières pour… tout ce qui s’est
passé avec ma famille, et savoir que j’allais mourir de la main de l’une
d’entre elles m’a rendu fou de rage. C’est en voyant qu’elle ne prenait pas feu
que j’ai compris qu’elle n’était pas une pyrokinésiste, mais une illusionniste.
Je l’ai menottée et les flammes se sont évanouies. J’aimerais bien comprendre
pourquoi la capitaine l’a flanquée dans mon équipe.
Nadeem me parle un peu de l’organisation du Bureau aux derniers
échelons. Ça marche un peu comme les flics. Un lieutenant supervise
plusieurs agents spéciaux, qui sont en tandem. Lorsque l’enquête est
importante, comme un meurtre par démon, le lieutenant et toute l’équipe
interviennent. Il y a toujours une sorcière ou un mage dans l’équipe, en
tandem avec le lieutenant. Nadeem s’entendait bien avec la mage qui
travaillait avec eux précédemment, mais la dame est tombée amoureuse d’un
confrère à Chicago et s’est installée là-bas. Nadeem a vu arriver Chloe Wong
avec incrédulité. Les sorcières repenties au BES ne sont pas rares, mais entre
Wong et lui, l’animosité a été immédiate.
— J’ai besoin de savoir que la sorcière de l’équipe assure mes arrières. Je
ne fais pas confiance à Wong. Résultat, j’ai vraiment l’impression d’être seul
lors des combats.
— Je compatis.
J’hésite un peu. Je n’ai pas l’intention de postuler au Bureau. Je suis une
sorcière débutante. Je viens de faire de la nécromancie sans le savoir.
Pourtant…
— Si vous voulez, je peux être votre partenaire pour cette affaire, proposé-
je. De toute façon, je ne compte pas vous laisser affronter le démon tout seul.
Vous avez pensé à m’apporter une arme ?
Nadeem a un grand sourire.
— Merci, Houston, j’apprécie vraiment. J’ai l’arme, mais comme vous
vouliez simplement me parler, je l’ai laissée au bureau. J’irai la chercher tout
à l’heure, si vous voulez.
— Vous ne prenez jamais vos week-ends ?
— Pas quand il y a un démon à mettre hors d’état de nuire. Je remarque
que vous êtes sur le pont aussi.
— Il a tué Ambre. C’est personnel.
Et il a tué Matthew. Et je n’ai pas envie qu’il recommence maintenant que
mon beau fantôme est devenu un homme de chair, de sang et de muscles. Je
suis une putain de sorcière, débutante d’accord, mais j’ai des pouvoirs. Je
vais te lui botter le cul, au démon, il va comprendre sa douleur.
— Venez, je vais vous présenter à Matt, dis-je en me levant. Ensuite, on
ira voir si l’on trouve les vestiges de son corps. Je veux en avoir le cœur net.
Si ça se trouve, je n’ai pas fait du tout de nécromancie.
Nadeem ne répond rien, mais je vois bien qu’il n’y croit pas.
CHAPITRE 18

— Comment ça, il est sorti ? Vous l’avez laissé sortir tout seul ?
Je n’ai pas conscience de crier avant que Dot ne croise les bras sur sa
poitrine – elle porte aujourd’hui un jogging bleu ciel – d’un air de directrice
de pensionnat.
— Ce n’est pas un enfant, Chase, et je n’ai pas l’habitude qu’on me parle
sur ce ton sous mon propre toit !
— Désolée, marmonné-je.
— Je n’ai pas entendu.
— OK, je m’excuse, d’accord. Mais merde, Dot, il vient à peine de se
réveiller ! Il ignore tout des dangers de ce monde ! Il ne doit même pas savoir
traverser la rue.
— Il sait très bien qu’il faut traverser lorsque le petit bonhomme est vert,
il l’a appris en regardant la télé, rétorque Dot. Il voulait aller prier. Je l’aurais
bien accompagné, mais j’ai trop mal à ma jambe.
Je me mords les lèvres. J’ai bien remarqué qu’elle marchait avec un peu de
difficulté, mais j’ai tendance à oublier que Dot est une vieille dame.
— Vous avez des calmants ? demandé-je.
— Oui. Mais j’ai dû me froisser un muscle l’autre jour avec l’arbalète.
— Voulez-vous qu’on appelle un médecin ? propose Nadeem.
C’est moi qui aurais dû le proposer. Je suis sans cœur.
— Non, ça ira. Matthew est allé à St François-Xavier. C’est une église où
il allait prier avant. C’est à quelques blocs d’ici.
Je me souviens d’être passée devant, effectivement.
— Il vous a paru normal ? demandé-je à Dot. Pourquoi veut-il aller prier ?
Il est inquiet pour quelque chose ?
— Sa fiche mentionne qu’il était, qu’il est catholique, intervient Nadeem.
À cette époque, cela voulait dire pratiquant. Aller prier était naturel. Les gens
assistaient à la messe tous les dimanches.
— Il m’a paru tout à fait normal, renchérit Dot. Il a juste besoin d’un peu
de temps. Il pensait se retrouver dans l’au-delà, et le voilà bien vivant. Il a de
quoi avoir besoin du réconfort de la prière.
— Vous êtes croyante, Dot ? demandé-je.
— Non. J’ai vu trop de choses bizarres pour adhérer à une religion.
Je me laisse tomber sur le canapé. Je m’en veux de ma saute d’humeur.
J’aurais dû rester et accompagner Matthew à l’église.
— Je lui ai donné un peu d’argent pour prendre un taxi s’il est perdu, et
une de mes cartes de visite, ajoute Dot. Je voulais lui donner un téléphone,
mais je l’ai perdu quelque part entre le code PIN et les différentes icônes
tactiles.
— Houston, si nous en profitions pour aller dans le speakeasy ? suggère
Nadeem. Ça vous évitera de vous inquiéter et comme ça, on sera fixés.
— Vous planquez une arme dans ce jean ? demande Dot, qui n’a pas
manqué de dire au lieutenant qu’il est très séduisant dans cette tenue et que si
elle était plus jeune, elle l’aurait dragué. Cela a fait sourire Nadeem. Donc, il
apprécie qu’une vieille dame de soixante-dix-neuf ans lui fasse des
compliments, mais il fait la tronche quand je lui dis que Wong a un crush
pour lui. C’est mal barré pour Chloe, je vous le dis. Elle ferait mieux de se
l’enlever de la tête.
— Non, Houston a exigé que je vienne sans arme ni badge.
— Je peux vous prêter mon arbalète.
— C’est très aimable de votre part, mais je ne sais pas m’en servir. Je vais
prendre les poignards de Houston.
— Ils sont à Matthew, corrigé-je machinalement.
— Il n’est pas sorti avec, au moins ? s’inquiète Nadeem. Il vaudrait mieux
qu’il ne se fasse pas arrêter.
— Non, il n’a rien pris, dit Dot. Je ne crois même pas qu’il y ait pensé.
— Venez, on va s’armer, suggéré-je.
Dot déclare qu’elle appellera le BES si l'on n’est pas remonté dans une
heure.
— Soyez prudents, nous dit-elle.
— Toujours, réponds-je avec un grand sourire.

Revenue dans mon appartement, je prends le sac à dos et sors les


poignards, que je tends à Nadeem. Il les fait tourner entre ses mains.
— Vous êtes doué.
— J’aime les lames, dit-il. C’est propre et c’est redoutablement efficace si
l’on sait s’en servir.
Je saisis le katana. Je ne suis douée ni pour les poignards ni pour l’épée,
mais elle permet une plus grande distance avec le démon, et ça me va tout à
fait. Je prends aussi le détecteur de démon de Matthew, parce que Nadeem
n’a évidemment pas le sien. On prend chacun une lampe électrique, qu’on
peut tenir entre les dents si besoin, contrairement au téléphone.
J’appuie à nouveau sur la brique dans la chaufferie et montre à Nadeem le
couloir, les marches et le soupirail.
— Vous êtes vraiment venue là toute seule ? demande-t-il.
— J’étais avec Matt.
— Encore en fantôme ?
— Oui.
— Donc, vous étiez seule. Vous avez du courage, Houston, je dois le
reconnaître.
— J’appellerais plutôt ça de l’inconscience, mais j’aime bien l’idée d’être
courageuse, approuvé-je en me glissant dans le soupirail.
J’atterris sur la table et saute sur le sol. Nadeem me suit de près. Je braque
ma lampe électrique là où est le corps de Matthew et comprends tout de suite
qu’il y a un bug. La nappe est toute plate. Je la soulève un peu, et je vois une
jambe de pantalon vide. Je l’enlève complètement et me retrouve face à un
costume et un cache-poussière, tous deux vides.
— Merde.
— Vous avez des photos de son corps ? demande Nadeem qui mitraille la
scène avec son portable.
— Non. C’est glauque, comme idée.
— Nous menons une enquête, Houston. Le glauque fait partie du contrat.
Il a raison. J’aurais dû prendre des photos, documenter mon expédition, au
lieu de me contenter de récupérer les armes. J’ai l’impression que ma
première visite remonte à un siècle. J’ai appris tant de choses entre-temps !
Nadeem explore les lieux. Il souffle sur le disque qui est encore sur la
platine - un truc de taille monstrueuse avec un grand pavillon.
— Bessie Smith, lit-il sur l’étiquette jaunie, avant de prendre un autre
disque. Fletcher Henderson et son groupe, avec Louis Armstrong. Des
collectionneurs tueraient pour ce genre de disques.
Il repose les galettes de vinyle avec respect. Je pense à ces gens qui sont
morts au son du jazz. Le gramophone n’avait pas besoin d’électricité, il
suffisait de remonter la manivelle. Un dernier verre, un air de blues, et la
mort, brutale, impitoyable, la terreur suivie par la nuit éternelle.
— Houston ?
Je sursaute. Nadeem est passé derrière le bar. J’ai vraiment l’impression
que pendant un instant, j’ai entendu la musique et les hurlements.
— Je ne voudrais pas détruire la merveilleuse opinion que vous avez de
mon courage, mais cet endroit me file les chocottes, le préviens-je en le
rejoignant.
— Vous êtes une sorcière, vous êtes sensible aux atmosphères. Il a dû y
avoir beaucoup de terreur qui est restée prisonnière de cet endroit. Regardez.
Il a trouvé une trappe, qu’il soulève, dégageant un nuage de poussière.
Lorsque nous avons fini de tousser, nous respirons une odeur nauséabonde
d’égouts et d’autres trucs. À la lumière de la lampe, je vois des marches en
bois qui s’enfoncent dans l’obscurité.
— On explore ? suggère Nadeem. Je peux y aller seul, si vous préférez.
Je l’écarte.
— Les femmes et les sorcières d’abord, dis-je en posant le pied sur la
première marche.
J’avoue que je suis curieuse.
— Vous croyez qu’on va trouver de l’alcool de contrebande ? Des armes ?
Des clopes ? demandé-je.
— Possible. Ne touchez à rien.
— Je ne réponds pas de moi si je trouve du bourbon.
— Si ça vous tente de boire un truc qui a presque cent ans, vous êtes
encore plus courageuse que je ne le pensais.
— Au pire, l’alcool aura tourné.
— Au pire, vous risquez l’empoisonnement. En plus, si c’était de l’alcool
de contrebande, vous risquez de boire un truc franchement pas racontable.
Genre du méthanol.
— Vous buvez de l’alcool, Nadeem ? demandé-je alors que j’arrive au bas
des marches, dans une cave en brique dont j’éclaire les murs.
À ma grande déception, elle est vide. Il y a quelques étagères ici et là,
mais elles sont vides.
— Seulement une bière quand je suis avec des collègues, histoire de ne
pas me singulariser.
— Je pensais que vous n’étiez pas croyant.
— Mes parents le sont. J’ai grandi dans une famille pratiquante.
— Et vous ne mangez pas de porc ?
— Je suis végétarien. C’est Pryanka qui m’a converti.
J’entends l’amour dans sa voix quand il prononce le nom de sa défunte
femme.
— Pas de booze et pas de steak, je vous plains, dis-je.
— Je vous emmènerai manger un curry de légumes, promet Nadeem.
Vous verrez que ça n’a rien à envier à vos steaks.
— Et pour la booz…
Je ne termine pas ma phrase. Le faisceau de ma lampe a accroché une
ouverture. Je m’y engage. Je remonte la manivelle du détecteur de Matthew
et j’éclaire le cadran avec ma lampe. Il est sur la même position que le jour
où je suis venu dans le speakeasy.
— Il vaudrait mieux garder un œil sur cette aiguille, conseille Nadeem.
Nous nous engageons dans un large passage voûté, qui ne sent pas trop
mauvais. Le sol ruisselle d’eau, qui tombe du plafond par intervalles.
— Infiltrations, constate Nadeem. On doit être dans d’anciens égouts.
Je regarde l’aiguille. Elle tressaute un peu, mais reste sur le premier quart
du cadran. Le tunnel se rétrécit peu à peu et nous tombons sur un
embranchement. De l’air frais vient d’un côté. Nadeem ouvre une appli sur
son portable, et une carte des égouts et souterrains connus de la ville
s’affiche.
— Vous avez du réseau ? m’étonné-je.
— Non. J’ai plusieurs centaines de mégas de données dans mon téléphone,
des cartes, une mini-encyclopédie des démons et autres petites choses utiles.
Ce couloir mène aux égouts, et les deux autres ne sont pas répertoriés. Celui
devant nous n’a pas l’air de mener à quelque chose en particulier.
— Un cul-de-sac ?
— Probable.
Un grondement retentit soudain et fait tout trembler autour de nous. Je me
retiens machinalement au mur.
— Le métro. La ligne passe juste à côté, commente Nadeem.
Le tremblement cesse et j’enlève ma main. Elle est poisseuse. Je braque
ma lumière sur mes doigts.
Ils sont couverts d’ichor.
— Nadeem, je crois que le démon est passé par là, constaté-je, plus excitée
que je ne le devrais.
— Ce n’est pas logique, murmure le lieutenant. Il était en train de se
dématérialiser. Il ne laisse pas d’ichor sous cette forme. À moins qu’entre les
balles et les poignards, plus le katana, il est ingéré suffisamment de poison
pour ne pas pouvoir garder sa forme étherale.
— Ce qui veut dire qu’il est planqué sous sa forme physique de grosse
mante religieuse dans ces couloirs ? demandé-je, ma voix un rien plus aigüe
qu’à l’ordinaire.
— Possible. Que dit l’aiguille ?
— Elle tressaute un peu.
Sans nous concerter, nous nous enfonçons dans le tunnel, torches braquées
devant nous. L’endroit est étroit, et nous repérons des taches d’ichor ici et là.
Elles sont encore humides, mais c’est peut-être dû à l’humidité générale du
lieu. Là aussi il y a des infiltrations d’eau.
L’aiguille fait carrément un bond. Nadeem éteint sa lampe et saisit ses
poignards. Je garde la mienne à la main, brandissant mon katana.
— Vous voyez quelque chose ?
— Le couloir est vide, mais il fait un coude un peu plus loin, on dirait.
OK, là, j’ai carrément les jambes qui tremblent. Je regarde l’aiguille. Cette
fois, elle est en train de passer à la graduation supérieure.
— On entre dans la zone où Matthew dit qu’il faut courir. Après, ce sera le
combat, murmuré-je.
— On va jusqu’à l’angle. S’il est là, je l’attaque. Vous vous souvenez de
l’incantation ?
— Oui.
— Vous vous sentez en forme pour lancer de l’énergie ?
— Aucune idée. Bordel, Nadeem, je ne l’ai fait qu’une fois ! Je ne sais pas
ce qui déclenche le bazar.
— La frousse ? suggère Nadeem tandis que nous marchons prudemment
vers le coude.
— Probable.
J’ai le cœur qui bat irrégulièrement quand nous entrons dans le coude.
L’aiguille bondit. Mais le couloir est vide. Il est bouché par des gravats. Le
plafond s’est effondré par endroits. Je braque le détecteur vers le ciel, et
l’aiguille fait un nouveau bond. Nadeem me fait reculer.
— Il est là, murmure-t-il. Nous sommes juste en dessous d’un autre
immeuble. Il s’est trouvé une cachette et il s’y terre le temps de guérir.
— On va chercher du matériel et on revient lui faire sa fête ? suggéré-je.
Nadeem approuve.
— Exactement.
Nous faisons demi-tour. Je marche en crabe, parce que je braque le
détecteur vers le fond du tunnel, au cas où le démon nous aurait repérés et
voudrait nous prendre à revers. Je pousse un soupir de soulagement lorsque
nous retrouvons la sécurité relative du speakeasy. Nous remontons dans la
chaufferie, puis dans le hall.
Matthew entre à ce moment-là, et me sourit. Je veux me précipiter vers lui,
mais Nadeem m’arrête.
— Le katana, Houston. Vous allez le blesser.
Je lui laisse l’épée, ma lampe et le détecteur, et je cours enlacer Matthew.
— J’avais peur qu’il ne te soit arrivé quelque chose ! dis-je en effleurant
ses lèvres.
Il a l’air super gêné de ma démonstration d’affection devant Nadeem, et je
ne peux m’empêcher de rire.
— J’étais à l’église. Lieutenant, heureux de vous rencontrer en personne.
— Plaisir partagé, Fox.
Ils se serrent la main.
CHAPITRE 19

Il faut moins d’une heure à Nadeem pour tout organiser. Il va à son bureau
pour chercher de l’équipement et l’agent Wong, et revient avec un van noir et
des armes. Nous avons établi notre QG chez Dot. Il me tend un pistolet et
deux chargeurs.
— C’est juste pour votre protection, Houston. Votre rôle, c’est de lancer
l’incantation et toute l’énergie que vous pouvez. Nous nous chargerons de
l’occuper avec les lames et les balles.
Il a apporté des poignards et un holster pour mettre tout ça autour de ma
taille.
— Vous n’avez pas de pare-balles ? demandé-je, étonnée.
— Le kevlar ne sert à rien contre les démons. Et comme c’est lourd et que
ça gêne les mouvements, nous n’en avons pas.
Matthew récupère son katana et ses poignards.
Je préfèrerais cent fois qu’il reste tranquillement à m’attendre, mais je sais
que je l’insulterais en le suggérant, aussi je me tais. Chloe Wong ne le quitte
pas des yeux, surprise de retrouver un arrière-arrière-grand-père en chair et en
os qui ne paraît guère plus âgé qu’elle. Sinon, elle fait la gueule et je lui
demande pourquoi.
— Je suis la sorcière de cette unité, répond-elle. Ce devrait être moi qui
lance l’incantation. Je sers à quoi ?
Je lance un coup d’œil à Nadeem. Il me fait davantage confiance à moi,
sorcière débutante, pour pulvériser le démon, qu’à sa coéquipière.
— Vous êtes là en renfort, spécifié-je. C’est mon démon, Chloe. Il a tué
ma meilleure amie.
— Il a tué mon ancêtre, rétorque Chloe en désignant Matthew du menton.
— Wong, ça suffit, intervient Nadeem d’un ton sec.
— Monsieur, je vous informe que je compte mentionner dans mon rapport
le fait que vous appuyez toute l’opération sur une sorcière non homologuée et
débutante, lance-t-elle avec défi.
Nadeem ne se trouble pas.
— C’est votre droit.
Oh, Chloe, si tu veux attirer son attention, tu t’y prends de la plus
mauvaise manière qui soit.
Matthew interpelle sa descendante au moment où j’ouvre la bouche pour
lui dire de se calmer un peu.
— Chloe, j’aimerais te parler, dit-il. Dot, y a-t-il un endroit…
— La cuisine, au fond du couloir, indique obligeamment notre hôtesse.
Chloe bout d’indignation.
— Vous jouez à quoi, tous les deux ? Mes parents ?
— Je suis ton ancêtre, réplique Matt.
— Et j’en ai marre de vous voir être aussi agressive, répliqué-je à mon
tour. Bon sang, Chloe, ce n’est pas comme ça que vous allez le pécho, vous
savez.
— Le pécho ? demande Matthew.
Chloe devient rouge brique.
— Le séduire, expliqué-je.
— Quoi ? Mais il est trop vieux pour toi ! Et c’est ton supérieur !
— Vous ne pouviez pas la fermer ? lance Chloe, pas contente du tout de
voir ses petits secrets étalés à la face du monde.
— Soyez plus discrète, alors, rétorqué-je.
— Et je crushe sur qui je veux ! balance-t-elle à Matthew.
Quinze ans. Cette fille a quinze ans dans sa tête. Et moi je prends un coup
de vieux. J’ai envie de dire qu’à vingt-deux ans, j’étais bien plus mûre que ça.
Je commençais à travailler à la clinique véto, et j’étais une adulte
responsable. Oui, enfin, je ne perdais pas une occasion de m’opposer à ma
mère. Et je sortais avec Gros Connard, malgré les mises en garde d’Ambre et
ma propre intuition.
D’accord, j’étais immature aussi. Mais pas à ce point. Je n’aurais jamais
crushé sur le Dr Ryan par exemple. D’autant plus qu’il est gay et marié, ça
aide à ne pas tomber amoureuse de son patron. Ça, et son sens de l’humour
pourri.
— Passons, fait Matthew. Pour l’instant, Chloe, nous avons un démon à
combattre. Nous devons former une équipe et nous soutenir les uns les autres.
— Et votre attitude fait que Nadeem a l’impression d’être seul dans les
combats, signifié-je à mon tour. Il ne vous voit pas comme une coéquipière
prête à défendre ses arrières.
Chloe fait une drôle de tête. Nul doute qu’elle ne s’était jamais posé la
question sous cet aspect.
— C’est pour ça qu’il ne m’aime pas ?
— Cela y participe. Chloe, Matt a raison. Nadeem est trop vieux pour
vous. Il vous voit comme une gamine. Et votre attitude ne fait que
l’encourager dans cette idée.
Chloe baisse la tête et contemple ses chaussures. Elle porte des Docs, un
modèle que je n’ai pas. Oui, je collectionne les Docs et les Converse, comme
d’autres les Jimmy Cho. Je crois que ça en dit long sur ma féminité.
— J’essaie juste de garder ma place, marmonne finalement l’arrière-
arrière-petite-fille de Matt. J’ai beaucoup de puissance, mais mon pouvoir ne
sert à rien dans cette équipe. Je suis bonne dans la création d’illusions et
l’influence des gens. Sauf que ça ne me marche que sur les humains, pas sur
les démons ou les sorcières. Je ne sers à rien en combat. Je ne suis même pas
bonne avec une arme, ça me fait peur de tirer. La capitaine ne m’a mise dans
cette équipe que parce que la mage qui bossait avec eux est partie pour
Chicago et qu’ils n’avaient personne d’autre sous la main. Si je me fais virer
de l’équipe, je ne sais pas où je vais atterrir. Si ça se trouve, ils vont me
mettre en prison.
— Pourquoi feraient-ils cela ? demande gentiment Matthew. Ils t’ont
engagée au Bureau. Au pire, ils te mettront à un travail de bureau.
— Je déteste le travail de bureau ! s’écrie Chloe. J’ai besoin de bouger et
de voir du monde ! C’est pour ça que je faisais… ce que je faisais.
Arnaquer les gens. Vivre dans un van.
— Ils le savent certainement, la rassure Matthew. Ils ne sont pas idiots, tu
sais. Un bon capitaine, c’est quelqu’un qui sait comment gérer les équipes,
qui mettre avec qui, et quelle tâche lui assigner.
— À part l’arnaque, mon pouvoir ne sert pas à grand-chose.
— Je ne suis pas d’accord, objecte Matthew. Combattre les démons est
une part du job, mais on a aussi affaire à des humains qui utilisent la magie
pour des fins mauvaises. C’est là que tu peux être utile.
— Et sérieusement, oubliez Nadeem, lui conseillé-je.
— Pourquoi, vous le voulez pour vous ? Si vous croyez que je n’ai pas
remarqué votre complicité !
— Votre complicité ? fait Matthew en écho. Dois-je être jaloux et le
provoquer en duel ?
Je vois à son expression qu’il n’est pas sérieux.
— Fais gaffe, il a l’air doué avec les lames, l’avertis-je. Chloe, ne
confondez pas amitié et amour. Nadeem vit encore dans le souvenir de sa
femme, et quant à moi…
Je passe un bras autour de la taille de son ancêtre. Chloe percute
brusquement. Tout à ses obsessions, elle n’avait pas capté que son arrière-
arrière-grand-père et moi sommes ensemble.
Ça me fait bizarre à moi aussi de dire cela.
— Mais c’est mon ancêtre ! clame-t-elle. Il est vieux ! Désolée, grand-
père, mais c’est vrai. Tu as quoi ? 110 ans ?
— 120 ans, rectifie Matthew avec un sourire. Je suis une mémoire
vivante !
J’éclate de rire et nous échangeons un baiser.
D’accord, je suis amoureuse.
Chloe nous regarde en secouant la tête. Elle sait pour la nécromancie et je
crois que ça la dégoûte. Je m’en fiche. Matthew est bien vivant, tout en
muscles et en séduction, et je me fiche complètement de savoir d’où viennent
les molécules qui constituent son corps – spoiler : du corps qui gisait dans le
speakeasy depuis presque un siècle. Tout se crée, rien ne se perd, je crois
qu’il y a une loi de la chimie qui dit plus ou moins cela.
— Bon, si on allait fracasser du démon ? proposé-je.
— Bonne idée, sourit Matthew. Chloe, tu fais partie d’une équipe,
d’accord ?
— OK, cède la jeune femme.
Elle ne peut pas s’empêcher de sourire. C’est l’effet Matthew Rutherford
Fox, il charme tout le monde.
Non, je ne suis pas objective.
Nous rejoignons les autres. Nadeem nous informe que nous allons passer
par la surface pour gagner l’antre du démon. Il a eu le temps de recouper les
infos que nous avons glanées dans le souterrain, et plutôt que de grimper sur
des éboulis jusqu’à la cave où se terre la bête, on va descendre par les caves
et un accès aux égouts vers lui. Je suis tout à fait pour. Si l’on doit se barrer
en vitesse, autant connaître le chemin vers la surface le plus rapide.
— Je suppose que je reste ici ? nous interroge Dot.
Elle nous a aidés avec les préparatifs, mais je crois qu’elle commence à
réaliser qu’elle est trop âgée pour descendre se battre avec nous.
— Vous serez notre cellule de crise, précise Nadeem, plus diplomate que
je l’imaginais.
— Autrement dit, je ne sers à rien.
Matthew me lance un regard. C’est notre deuxième « je ne sers à rien » de
la journée.
— Dot, vous êtes une mémoire vivante des démons, révélé-je. Nous
restons en contact par radio et, même si j’ai appris l’incantation par cœur, si
j’ai un trou de mémoire, ça me rassure de savoir que vous êtes prête à me la
souffler.
Dot n’est pas dupe, mais elle se résigne. Elle a expérimenté les effets du
combat contre les démons il y a trop peu de temps pour ne pas encore en
sentir les effets dans sa jambe.
— Je suppose que je suis trop vieille pour aller au combat, soupire-t-elle.
C’est mon démon, mais je vous délègue le soin de lui botter le cul.
— Mission acceptée, déclaré-je. On va le renvoyer en enfer !
CHAPITRE 20

Nous montons dans un van qui m’évoque les séries policières, genre
SWAT et compagnie. C’est blindé de technologie. Deux agents en costard
sont assis à l’arrière, ils seront là en renfort. Ils ne posent pas la moindre
question à mon sujet ni à propos de Matthew. Le chauffeur nous fait faire le
tour du pâté de maisons, lentement, et les détecteurs sophistiqués du van
crépitent et les chiffres tombent. Le démon est au sous-sol, dans une ancienne
portion de métro abandonnée aujourd’hui.
Nous descendons devant la porte de l’immeuble et sérieusement, je trouve
ça trop classe. Nadeem ne s’embarrasse pas avec les formalités. Il ne sonne
pas, court-circuite carrément l’interphone et entre comme chez lui. Il se sert
d’un antique rossignol pour forcer la porte de la cave. À partir de là, nous
allumons nos Maglite, parce que la petite ampoule ne suffit pas à éclairer le
dédale des caves individuelles constituées de cloisons en briques recouvertes
de placo.
— Il y avait un cercle de jeu à cet endroit dans les années cinquante, nous
apprend Nadeem. Le FBI l’a fermé. Il y avait une porte qui donnait
directement sur une voie abandonnée de métro. C’était le chemin que
prenaient les joueurs en cas de descente.
— Décidément, cette ville est blindée de passages secrets, dis-je en
éclairant les lieux.
Ça sent le renfermé et le moisi, et je vois passer deux ou trois rats, mais
pas plus. Je me demande ce que les gens entassent ici. Des jouets de leurs
gosses devenus adultes ? Des équipements sportifs ? Le cadavre de leur belle-
mère ?
— C’est ici, indique Nadeem en désignant une portion du mur de briques.
No shit, Sherlock. Et on fait comment pour passer ?
— Nous n’avons pas de pioche, fait Matthew en écho à mes pensées.
— Pas besoin, répond Nadeem en ouvrant le sac en nylon noir qu’il a
apporté.
Il tire des bandes d’une matière grisâtre et les colle sur la brique à
intervalles réguliers. Matthew veut y toucher, mais je l’arrête.
— C’est du C4 ? demandé-je à Nadeem.
— Une version améliorée. Mettez les détonateurs, Wong.
— De l’explosif ? s’étonne Matthew. C’est remarquable. De mon temps,
on se servait de dynamite. Il aurait fallu un seul bâton pour faire sauter ce
mur, un long fil et un détonateur, cependant le résultat aurait été aléatoire.
Nadeem lui montre le détonateur à ondes courtes, et Wong finit la mise en
place. Tout le monde se recule et se bouche les oreilles. Nadeem appuie sur le
bouton et un nuage de poussière passe devant nous après une sourde
explosion. Lorsque nous nous avançons, il y a un grand trou dans le mur. Il
donne directement sur une voie.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas électrifié ? m’informé-je en posant mes
pieds avec précaution loin des rails.
Nadeem me montre un bête contrôleur électrique, dont il pose les fiches
sur les rails. Rien. Nada. Pas le moindre courant. Il remet l’appareil dans son
sac, qui tient de la valise de Mary Poppins. Matthew profite du fait qu’il a
une main libre pour prendre la mienne. Nous marchons derrière les deux
agents du BES. Comme les détecteurs de démon modernes ne me parlent pas
avec leurs chiffres, je me fie à celui de Matthew. Une aiguille qui entre en
zone rouge, je sais ce que je veux dire.
Barre-toi en courant.
Pour l’instant, elle est sur la zone « tu peux encore t’en sortir ». Je joue les
affranchies, mais je n’en mène pas large. J’aimerais bien être dans une heure,
quand on aura vaincu cette saleté et que je pourrai retourner à ma vie d’avant,
avec Matthew en bonus cadeau. Cependant, je ne regrette pas ma décision
d’être venue à la chasse au démon. C’est mon job. J’ai la possibilité de
vaincre le salopard qui a bouffé Ambre, je ne vais pas aller me planquer dans
les joggings de Dot par peur de l’affrontement. Je sens que Wong est tendue.
Ses mains tremblent un peu. Elle n’est pas à sa place ici, pensé-je. Elle est
faite pour enquêter et pour amener les gens à dire ce qu’ils cachent, pas à se
battre contre un démon chtonien. Nadeem, lui, marche d’un pas assuré, les
yeux sur son détecteur. Il a été agent du FBI et on sent le gars qui a appris à
ne pas penser à la mort, pas en mission en tout cas. Matthew marche de la
même façon.
— Tu sais, tu aurais pu rester à l’abri. Tu as déjà fait ta part de boulot, dis-
je à voix basse.
— Seul un lâche serait resté à l’abri, répond-il. Ce démon doit être abattu.
Je suis encore un agent du Bureau.
— Ils te doivent une sacrée pension, après toutes ces années.
Matthew se met à rire. On va pour se friter avec un démon et il rit.
Respect.
— Je ne pense pas que ça fonctionne comme ça, réplique-t-il. Durant
toutes ces années, je dormais, en fait.
— Tu étais conscient du temps qui passait ?
— Oui, plus ou moins. Je me réveillais parfois, je voyais que j’étais
toujours dans le speakeasy, j’écoutais et je replongeais sans le vouloir. Mes
souvenirs s’estompaient un peu. J’ai l’impression que j’ai vu Michelle pour la
dernière fois il y a des décennies, et pourtant son visage est toujours net dans
ma mémoire.
Je comprends mieux à présent. J’avoue que je me demandais comment un
gentleman tel que lui gérait le fait d’être amoureux d’une femme un jour, de
mourir, et se réincarner dans un corps bien vivant quelques jours plus tard
pour faire l’amour à une autre femme, autrement dit moi. Matthew a senti le
temps passer, voilà tout.
Je serre sa main plus fort dans la mienne et lui souris. Vite fait, on se fait
un petit kiss et on se remet en marche.

Du coup, je manque de buter dans Nadeem qui s’est arrêté net. Il y a un


embranchement juste devant nous.
— Droite ou gauche ? demandé-je.
Mais ni le détecteur de Nadeem ni celui de Matthew ne sont capables de
fournir la réponse. La voie de métro où s’est réfugié le démon est droit devant
nous, mais impossible de savoir de quel côté.
— Fox, Houston, vous prenez à droite. Wong, nous prenons à gauche.
Je n’aime pas plus que ça recevoir des ordres, mais ceux-là me
conviennent. Je ne me sépare pas de Matthew. J’aurais aimé avec Nadeem
avec nous, parce que si l’on tombe sur le démon, on ne sera pas trop de
quatre pour le battre, à mon avis.
La dernière fois, j’étais seule. Nadeem était K.O. et je me suis débrouillée
seule.
Je suis une grande fille qui sait se battre. Je suis une sorcière.
Matthew braque son détecteur sur la droite et fronce les sourcils. Il est très
sexy quand il fronce les sourcils.
— Il n’est pas là. On devrait l’avoir sur le détecteur.
C’est à ce moment-là qu’on entend des coups de feu et la voix perçante de
Chloe. On fait demi-tour en vitesse, on remonte le tunnel, on passe dans
l’autre et on court encore. C’est bon, je peux manger des crêpes cette
semaine, j’ai fait du sport.
Le démon est là, éclairé par des bâtons lumineux et Nadeem est à terre, les
mains sur les côtes, en grognant de douleur et en jurant dans une langue
étrangère.
— Occupe-toi de lui, ordonné-je à Matthew.
Chloe est entre les pattes du démon, elle tire coup sur coup en hurlant. Je
perçois les images que le démon lui envoie et ça me perturbe.
Tu pourrais l’avoir si tu veux. Je peux te le donner. Il serait tout à toi.
Il, c’est Nadeem, que le démon a vu dans l’esprit de Chloe dans des tenues
franchement pas décentes. Cette petite a beaucoup d’imagination ou alors elle
a espionné son supérieur sous les douches.
— C’est une illusion ! braillé-je.
— Je sais !
Je dégaine mon arme et tire à mon tour.
— Lâche-la, connard, c’est moi que tu veux ! hurlé-je.
Le démon ne doit pas aimer qu’on l’appelle connard, parce qu’il se
désintéresse de Chloe pour se tourner vers moi.
Quand je disais à ma mère que regarder des films de Bruce Willis était de
la culture et qu’elle ne me croyait pas. Du coup, je sors les bonnes répliques.
Imaginez que j’ai grandi en regardant du cinéma d’auteur, ce n’était pas
gagné.
Il tourne son énorme corps vers moi. Il est plus gros que la dernière fois,
ou alors c’est moi qui le rapetissais. Il écrase les tiges d’acier qui sortent d’un
morceau de béton écroulé en les pliant. Je tire en visant la tête. Je n’ai pas
peur face à ce monstre d’un noir verdâtre qui ouvre sa gueule en grand pour
me bouffer. Ses pattes s’agitent vers moi. Je sens l’énergie qui monte en moi,
et je tends les mains vers lui. Je sais brusquement quelle incantation utiliser.
C’est si évident que je m’étonne d’avoir hésité entre deux spécimens.
Naturellement, l’autre fois, j’avais entonné la mauvaise incantation. Elles
commencent pareil, mais n’invoquent pas les mêmes puissances.
— Hé, connard !
Non, ça ne fait pas partie de l’incantation, c’est un ajout personnel,
histoire de capter son attention. Je lance l’incantation en prononçant
distinctement chaque mot, tandis que l’énergie pulse en moi et se matérialise
sous la forme d’un torrent mauve qui m’enveloppe et jaillit vers la créature.
Du coin de l’œil, je vois Nadeem et Matthew qui m’appuient, l’un en lançant
ses poignards en plein dans les yeux du démon, qui hurle sa douleur, l’autre
en lui entamant les pattes avec son épée.
J’envoie toute la sauce. Je finis un genou à terre, parce que j’ai
l’impression d’avoir un haltère en travers des épaules, les bras tendus vers le
démon. Il hurle, se tortille, et sa queue manque de me faucher. Je suis
concentrée sur lui, il envahit tout mon champ de vision, toutes mes pensées.
Je ne fais qu’un avec mon énergie et ma volonté de le détruire. Le démon
commence à se désagréger. De la poussière noirâtre s’échappe de son corps,
de plus en plus vite, et brusquement il explose.
Je m’aperçois que je suis à bout de souffle. Le démon s’est désagrégé et
même la poussière noire a disparu. Je me redresse, un peu hagarde.
— Bordel, on l’a eu !
— Houston ?
Je me tourne vers Nadeem. Il me désigne l’autre côté du tunnel.
Matthew est allongé sur une plaque de béton armé. Je ne comprends
d’abord pas, puis je vois deux tiges d’acier qui jaillissent de son torse. Le
démon l’a projeté dans un ultime sursaut et Matthew s’est empalé.
Je m’agenouille à côté de lui. Il est encore en vie. Du sang coule de la
commissure de ses lèvres.
Non.
Pas Matthew.
Pas lui.
S’il vous plaît.
— Chase, coasse-t-il en essayant de tendre la main vers moi.
— J’appelle les secours, dit Nadeem. Ne le bougez pas.
Je sais. Je sais que je ne dois pas tenter d’enlever ces tiges d’acier, au
risque de le tuer. Mais la sorcière en moi perçoit son aura qui faiblit de plus
en plus. Je prends sa main dans la mienne.
— Tiens bon, on va te sortir de là, le rassuré-je.
— Je vais mourir, dit Matthew. Ça va. Je suis déjà mort une fois. C’est
logique.
— Non ! Tu ne vas pas mourir ! La médecine a fait d’immenses progrès
en cent ans ! On va t’opérer et tu seras sur pied en un rien de temps !
Matthew a un faible sourire. Il sait que je mens. Une des tiges lui a
transpercé le cœur, l’autre le poumon. Il a de plus en plus de mal à respirer. Il
tousse et crache du sang. Je lui soulève un peu la tête.
— Je t’aime. Ne pars pas.
— Je t’aime, murmure Matthew.
Sur ces mots, sa respiration s’arrête et son corps se relâche entre mes bras.
Je sens littéralement son souffle de vie qui s’envole.
— Non ! hurlé-je. Non ! Je vais te ramener ! Ça ne peut pas finir comme
ça !
Je peux le ressusciter, je l’ai déjà fait ! Je sens la puissance qui monte en
moi. Je dois soulever Matthew et le dégager de ces saloperies de tiges et le
ramener à la vie ! Je peux le faire !
— Houston, non !
Nadeem est à mes côtés, il veut m’emmener loin de Matthew. Je le
repousse violemment, les joues couvertes de larmes.
— Je me fous que la nécromancie soit interdite ! crié-je. Je vais le
ramener ! Personne ne peut m’en empêcher !
— Il est parti, Chase ! s’écrie Nadeem. Est-ce que vous voyez son
fantôme ?
Non. J’ai beau regarder de tous les côtés, je ne vois rien. Je tiens mon
énergie du bout des doigts, prête à la déverser dans le corps de Matthew.
— Il est parti, répète Nadeem. Si vous le réanimez maintenant, vous
n’aurez qu’un zombie ! Est-ce cela que vous voulez pour lui ?
Je respire par à-coups.
— Matthew ?
Mon appel reste sans réponse. Il est bel et bien parti. J’ai senti son souffle
de vie s’échapper de son corps. Je ne tiens plus qu’une enveloppe vide dans
mes bras. Nadeem a raison. Si je le ramène à la vie, ce ne sera pas Matthew.
Ce sera une caricature, un corps mort-vivant, mais pas l’homme que j’aime.
Je laisse l’énergie refluer en moi et je me relève. Nadeem ferme les yeux
de Matthew, des yeux désormais aveugles au monde, et m’entraîne loin de
lui.

Je me retrouve dans mon appartement sans trop savoir comment je suis


revenue. Nadeem m’a raccompagnée chez moi, complètement catatonique, et
m’a couvert les épaules de mon plaid. Je serre le tissu contre moi, en pensant
à la façon dont Matthew s’est accroché à lui en se réveillant à poil sur mon
canapé. C’était seulement hier matin, il me semble que c’était il y a une
éternité.
— Je vous ai fait du thé, annonce Nadeem en me tendant un mug fumant.
J’y ai mis du bourbon.
Et comme il n’a pas l’habitude de corser ses boissons, il a été généreux, ce
qui me convient tout à fait. Je bois à petites gorgées pour dénouer ma gorge.
Je n’arrive pas encore à réaliser. Matthew est mort, pour de bon cette fois. Il
ne reviendra pas. Je ne verrai plus jamais son sourire et il ne dira plus jamais
que quelque chose est remarquable.
J’éclate en sanglots. Nadeem s’assied à mes côtés et me tapote le dos. On
sait l’un comme l’autre que ça va faire mal et qu’il n’y a aucun antidouleur
contre cela.
— Merci, dis-je finalement d’une voix rendue rauque par les sanglots.
Sans vous, j’allais faire une énorme connerie. Je voulais le ramener à tout
prix.
— Je sais. Dans ces moments-là, on ne pense plus rationnellement, répond
Nadeem.
— À quoi me servent mes pouvoirs si je ne peux même pas empêcher les
gens de mourir ? me lamenté-je. Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ?
— Les hasards du combat, soupire Nadeem. Le démon était fichu et se
débattait pour vous échapper. Il a envoyé Fox valdinguer d’un soubresaut. Ça
aurait pu être moi ou Wong.
Je dois dire qu’une pensée pas très charitable me traverse l’esprit. Non,
pas à propos de Nadeem, que j’aime bien. Mais si j’avais le pouvoir de
remonter le temps et de choisir, ce serait Wong qui y passerait. Je ne souhaite
pas sa mort, cela dit.
— Wong a encore toute la vie devant elle, fait Nadeem qui a suivi le cours
de mes pensées.
— Matthew aussi. Avait.
— Il est mort en 1925. Les fantômes ne restent accrochés à cette terre que
parce qu’ils ont quelque chose à faire avant de passer de l’autre côté. Il devait
participer à la destruction du démon. Il est parti en paix, sachant qu’il avait
fait ce qu’il fallait.
C’est vrai que Matthew semblait serein. Son visage était paisible. Il a vu
venir la mort et l’a acceptée. Je doute qu’Ambre soit partie aussi
pacifiquement.
Une vague de haine rétrospective envers ce démon m’envahit. Je serre les
poings.
— Si je pouvais le tuer une deuxième fois, je le ferais volontiers !
— Il y a d’autres démons, Houston.
— C’est celui-là que je veux tuer une deuxième fois. J’espère qu’il crame
en enfer ! Ou mieux, qu’il n’existe plus du tout !
Je sais que je traverse les premières phases du deuil. J’ai étudié ça durant
ma seule année de psycho à la fac. Le refus, puis la colère.
Je pose mon mug. J’aimerais tellement qu’Ambre soit là pour pouvoir
pleurer dans ses bras. Lorsque Dot descend dans mon appartement, les yeux
rouges, nous tombons dans les bras l’une de l’autre. Nadeem s’excuse et nous
laisse. Je sais qu’il a lancé un regard à Dot.
Prenez soin d’elle.
CHAPITRE 21

J’assiste à deux enterrements en deux jours. On enterre Ambre le lundi,


après que le BES a rendu son corps à la famille. Toute sa famille est là, sa
mère et sa sœur en tête. Je suis la seule blanche près de la tombe. Toni me
tient par le bras. Je jette une poignée de terre sur le cercueil et me retire,
laissant la famille proche enterrer leur fille et leur sœur.
Le lendemain, j’ai le sentiment d’être à la même place, alors que nous
sommes dans un autre cimetière. Toni n’est pas là, parce qu’elle n’a pas reçu
d’invitation. Je ne lui ai pas parlé de la réincarnation de Matthew et de sa
mort. J’ai juste dit que le démon avait été tué par le BES et que le fantôme
était parti. Toni est versée dans les arts occultes, mais je sens d’instinct que je
ne peux pas en faire ma confidente. Elle a une connaissance théorique,
beaucoup de livres, mais elle n’est pas prête à affronter la réalité des démons
et des fantômes. Je ne veux pas mettre ce poids-là sur ses épaules.
Il fait un soleil éclatant. Dans le cimetière, tout est calme et les bruits de la
ville nous parviennent comme étouffés par les arbres et la verdure en général.
Nadeem se tient à mes côtés. Dot est assise à côté de moi. J’ai le cœur broyé
quand je vois le cercueil où repose désormais le corps de Matthew pour
l’éternité. Chloe et son grand-père sont assis sur des chaises au premier rang
de l’assistance, elle tient la main du vieil homme dans la sienne. Derrière, il y
a les parents de Chloe, qui ont été avertis que les restes de leur ancêtre
avaient été retrouvés lors de travaux dans les caves de l’immeuble. On leur a
concocté un joli mensonge. Matthew appartenait à une branche de l’ancêtre
du FBI et menait une enquête sur le speakeasy. Il y a eu une explosion due au
gaz et son corps a été enseveli. Les parents de Chloe ne sont pas plus émus
que cela, mais ils respectent le chagrin de leur propre grand-père qui peut
enfin se recueillir sur la tombe de son père.
Chloe est peut-être immature, mais elle soutient son arrière-grand-père et
prend soin de lui. J’ai honte d’avoir souhaité qu’elle meure à la place de
Matthew. Personne ne méritait de mourir.
Des agents du BES sont là, discrets. Le directeur du Bureau de New York
est venu en personne. C’est un grand noir mince et qui parle vite, il a dit
quelques mots au sujet de Matthew, dont le sacrifice n’a pas été oublié par
ses collègues d’aujourd’hui. La capitaine de Nadeem et Chloe est là aussi,
une femme mince et sèche, au visage ridé, mais qui me paraît tout de suite
sympathique. À la fin de la cérémonie, elle vient me trouver et se présente.
— Capitaine Grace Aquino. Nadeem m’a parlé de votre rôle capital dans
la destruction de ce démon. Je tenais à vous remercier.
Je serre la main offerte. Je ne suis pas idiote. Je sens la proposition
d’embauche qui arrive.
— Je sais qu’il est trop tôt pour l’instant, mais le jour où vous serez prête,
appelez-moi, me propose-t-elle en me donnant sa carte. Je suis sûre que nous
pouvons trouver un terrain d’entente pour collaborer. Notre but est le même,
après tout.
Je prends la carte qu’elle me tend, je la mets dans mon sac et la remercie.
Je ne suis pas prête du tout à aller signer au BES, et ne le serai jamais. Je
tiens trop à ma liberté d’action pour m’engager chez les super flics du
paranormal.
Aquino donne sa carte à Dot et les deux femmes bavardent un instant. Je
sens que, par contre, ces deux-là vont vite se revoir. La politique du BES a
changé vis-à-vis des chasseurs de démons. Comme tous les services d’État, il
y a eu des réductions de budget et la politique généreuse qui a prévalu
jusqu’aux années 80 n’est plus de mise. Le BES manque d’agents et de
moyens. Alors, s’assurer la collaboration d’une vieille dame avec les
connaissances et l’expérience de Dot est précieux pour eux.
— Vous avez vaincu votre démon, dis-je à Dot tandis que nous rentrons à
la maison, reconduites par Nadeem. Vous ne voulez pas vous reposer un
peu ? Vous l’avez mérité.
Dot, pour l’occasion, a troqué son jogging habituel pour une longue robe
noire et droite, qui devait être très à la mode dans les Sixties. Elle a mis un
collier d’argent et d’ambre en hommage à Ambre. Je sens qu’elle a repris du
poil de la bête et que sa jambe ne la fait plus souffrir.
— Si je m’arrête, ma chère, je meurs, répond-elle d’un ton léger. Je ne suis
pas faite pour l’inaction. Ces dernières années, j’ai participé à tellement de
forums sur la traque aux démons que je connais virtuellement pas mal de
chasseurs. La proposition d’Aquino m’intéresse. Et vous ?
— Je n’ai aucune envie d’aller faire un entraînement à Quantico ou Dieu
sait où.
— Les agents du BES ne s’entraînent pas à Quantico, intervient Nadeem.
Tout se fait en interne.
— Je n’ai aucune envie de signer, répliqué-je. Je suis autodidacte.
— Je ne vous vois pas au Bureau, fait Dot. Vous êtes comme moi, un
esprit libre.
— De toute façon, je ne sais même pas si je vais continuer. C’est tellement
nouveau pour moi.
Nadeem et Dot échangent un regard entendu, ce qui me fait soupirer.
— Quoi ? demandé-je.
— Vos pouvoirs de sorcière ont été éveillés, répond Dot. Vous ne pouvez
pas les ignorer.
— Je le peux parfaitement, tant que je n’ai pas à me défendre contre une
horreur chtonienne.
— Vos pouvoirs de sorcière vont vous conduire malgré vous à voir des
choses que les autres ignorent, ajoute Nadeem. Que vous le vouliez ou non, je
ne vous donne pas un mois avant de vous retrouver face à un autre démon. Ce
jour-là, il vaudra mieux que vous soyez préparée.
— J’apprendrai à fermer les yeux. Je ne veux pas revivre ce que je viens
de vivre.
Nadeem et Dot n’insistent pas. Le lieutenant monte avec moi jusqu’à mon
appartement. Il a un grand sac avec lui et il me le tend.
— Ce sont les armes de Fox, indique-t-il. J’ai pensé que vous aimeriez les
avoir.
— Merci, dis-je en posant le sac dans le vestibule. Il faut que je vous
rende votre arme.
Nadeem a un sourire amical.
— Gardez-la, Houston. On ne sait jamais, vous semblez avoir la
propension à plonger tête première dans les ennuis. Elle pourrait vous être
utile.
— Je ne sais pas tirer, fais-je remarquer.
— Vous tirez remarquablement bien pour quelqu’un qui n’avait jamais
touché une arme.
— La cible était énorme.
— Vous visiez la tête et le cœur. Vous avez fait mouche quasiment à
chaque fois, note-t-il.
— Vous avez pu voir ça en plein combat ? m’étonné-je.
— C’est mon job, Houston. Vous êtes née pour combattre.
— Je suis née pour prendre soin des animaux et ranger des putains de
bouquins sur des putains d’étagères, protesté-je avec un vocabulaire que ma
mère, Toni et Dot réprouveraient.
— Et tirer des putains de tarot ? rétorque Nadeem.
Ce mot est tellement incongru dans sa bouche que je ne peux pas contenir
le fou rire qui me gagne. J’éclate de rire.
— D’habitude, vous jurez dans une autre langue. De l’hindi ? lancé-je.
— On parle l’urdu au Pakistan, Houston. Et comment diable savez-vous
que je jure dans la langue de mes ancêtres ?
— C’est mon job de sorcière de savoir, réponds-je avec mon sourire le
plus innocent.
Je ne vais pas lui dire que je l’ai espionné le jour lointain où il s’est fait
claquer la porte au nez par Dot.
Il y a une semaine.
Bordel.
— Donc, vous vous définissez comme une sorcière ? Vous progressez,
Houston.
— On vous a déjà dit que vous étiez un enfoiré ? lâché-je.
— Souvent. Ça veut dire que je suis sur la bonne piste.
Je soupire. Il a raison. Je suis une sorcière. Je ne peux pas faire comme si
je l’ignorais.
— Donnez-moi un peu de temps, conclus-je finalement. Et ne rêvez pas, je
ne vais pas signer au Bureau.
— Nous avons un budget pour rémunérer des consultants indépendants.
— Un budget ? Vous payez les gens pour tuer les démons ?
— Tout travail mérite salaire. D’ailleurs, Aquino a une prime pour vous.
Elle m’a chargée de vous la remettre.
Il sort une enveloppe de sa poche de costume. J’ignore combien elle
contient, et je ne veux pas le savoir. Je ne suis pas riche, mais je refuse de me
faire de l’argent sur le dos d’Ambre et de Matthew.
— Donnez-la à la famille d’Ambre. Sa mère et sa sœur ne sont pas riches,
je le sais.
Nadeem remet l’enveloppe dans sa poche.
— Dot a eu la même réaction que vous. Je suis certain que votre geste sera
apprécié, même s’il doit rester secret. Nous dirons à la famille de votre amie
qu’elle avait contracté une petite assurance vie.
Je hoche la tête. Je sais que ça va soulager un peu la famille. C’est déjà ça.
Nadeem me tend la main.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, Houston, appelez-moi.
Je serre la main tendue.
— Promis.

Je ne compte pas l’appeler. Je vais ranger tout cela dans un coin de ma


mémoire et reprendre ma vie normale. Ambre est morte, Matthew est mort, et
pourtant la vie continue. Hier et aujourd’hui, je suis allée travailler à la
clinique. Je compte retourner à la librairie de Toni demain sans faute. J’ai
besoin de m’occuper pour ne pas penser. Je vais continuer ma vie
d’assistante-vétérinaire et de libraire/cartomancienne.
Sauf que je sais à présent que j’ai un pouvoir. Mes lectures de tarot ont été
la première manifestation de mes dons de sorcière. Si je continue, mon don
va se développer, que je le veuille ou non. Pourtant, je n’envisage pas
d’arrêter. Je suis liée au tarot. Quand je reste trop longtemps sans toucher les
cartes, j’ai un manque. J’ai commencé une collection à la maison, que
j’enrichis presque chaque mois d’un nouveau jeu. Je me tire les cartes, soi-
disant pour m’entraîner et apprendre les arcanes dans leurs moindres détails.
Mais de plus en plus, sauf ces derniers jours erratiques, je consulte les cartes
pour connaître la tendance de la journée ou demander un conseil. Je ne dis
pas que je suis toujours les avis donnés par le tirage. Je ne dis pas que les
cartes peuvent prédire l’avenir. Je dis simplement que ça tombe de plus en
plus souvent juste.
Je me fais un café, sans bourbon, et ouvre le sac sur la table du salon. Je
passe un doigt sur les lames bien affûtées qui luisent d’une lueur bleutée. J’ai
encore le carnet de Matthew, couvert de son écriture nette et précise. C’est
tout ce qu’il me reste d’un homme que j’ai connu quelques jours, avec qui
j’ai passé une journée et une nuit magiques, d’un homme que j’aimerai
jusqu’à la fin de mes jours. Je sais que ça peut paraître idiot, mais c’est ainsi.
Matthew a consacré sa vie à l’éradication des démons. Il s’est sacrifié sans
hésiter, non pas une, mais deux fois. Il aurait pu rester avec Dot, il aurait pu
trouver n’importe quel prétexte pour ne pas aller se battre avec nous. Il a
choisi d’y aller.
Il savait peut-être qu’il allait mourir, que c’était dans l’ordre des choses.
J’ai beau réfuter cette hypothèse, je ne peux m’empêcher de penser que sa
mort est dans l’ordre des choses. L’univers s’est remis en place.
Une larme solitaire coule sur ma joue et tombe sur la lame du katana. Et je
vous jure que je vois comme un petit éclair, un petit grésillement mauve
avant que la larme ne soit absorbée par la lame.
Je mets l’arme de Nadeem avec les lames et range le tout dans la penderie
de ma chambre. Je décongèle une pizza et allume la télé. Je zappe les news.
Je me fous de ce que racontent les politiciens et leur éternelle comédie du
pouvoir.
Je mets un vieux film en noir et blanc des années 40. Le Grand Sommeil
est un classique dont personne ne comprend trop le scénario. Le réalisateur et
le studio ne le comprenaient pas trop non plus, mais le film est un chef-
d’œuvre. Il suffit que Bacall apparaisse à l’écran pour que tout s’illumine, et
surtout les yeux de Boggart.
Je me cale sur le canapé. Je sors le carnet de Matthew. En plus de ses
notes sur ses affaires, j’ai vu qu’il y a des écrits plus personnels, des
réflexions, des questions qu’il se posait, et des petits croquis. C’est comme
s’il me parlait de l’au-delà.
À la moitié du film, alors que Bacall chante, je prends mon téléphone et
cherche des tutoriels pour charger et décharger une arme. Je pourrais aussi
demander à Nadeem. On ne prend pas un flingue à la légère, surtout avec des
balles pour tuer des démons.
Pendant que j’y suis, je lance une recherche sur Google.
Manifestation de démons + New York.
Plusieurs pages sont répertoriées. Parmi elles, il y a des forums. Certains
sont blindés de conneries, avec des théories du complot en prime. Un attire
mon attention. Pour y accéder, il faut répondre à plusieurs questions, qui me
laissent penser que l’administrateur sait de quoi il parle. Je réponds et ne
tarde pas à recevoir un message privé. Le modérateur me demande si j’ai
combattu un démon récemment. Je réponds que oui, et je précise que c’est à
Brooklyn. Il met un début d’adresse que je complète.
Nous en avons entendu parler.
Bienvenue.
J’ai l’accès au forum. Je regarde les sujets. Je vois que quelqu’un a créé un
sujet sur Matthew il y a quelques heures. Je ne tarde pas à repérer le nom du
membre.
Dot.
Un peu plus bas, un autre pseudo attire mon regard.
JayPryanka.
Hello, my old friends.
Je ne vais pas me lancer dans la chasse au démon comme ça. J’ai besoin
d’apprendre, mais je vais le faire à ma manière. Je vais lire le carnet de
Matthew, consulter ces forums, et aller taper dans la bibliothèque de Dot. Et
aussi à la librairie. Je vais écouter et apprendre.
Nadeem a raison. J’ai un pouvoir. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas
comment, mais je suis capable d’envoyer un démon cuire en enfer, ou du
moins, le renvoyer dans le néant. Je ne suis pas l’Élue, comme Buffy, mais
j’ai des pouvoirs. Je pourrai continuer à la clinique, demander à Toni un peu
de temps libre certains soirs, et aller voir s’il y a des démons dont il faut
botter le cul histoire de leur apprendre que New York n’est pas un terrain de
chasse.
Je m’enregistre sur le forum où Dot et Nadeem sont inscrits. J’hésite pour
un pseudo, et puis je tapote avec des doigts assurés. Je dois aussi indiquer
mon statut. Dot a mis « chasseuse de démon », Nadeem a simplement indiqué
« pro ».
Chastity. Sorcière.
DE LA MÊME AUTRICE

Aux Editions du 38

Villes Etranges

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