Vous êtes sur la page 1sur 63

TABLE DES MATIÈRES

Titre
Dépôt légal
Dédicaces
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
RUN, LOVE

Camille Dewitt
Titre original: Run, Love

Dépôt légal © juin 2018 Camille Dewitt

Tous droits réservés

Couverture: Canva

E-mail: camilledewittbooks@gmail.com
À ma famille,

Et à toutes celles et ceux qui liront ces pages,


1

Sous la surface, l'eau est azur et transparente. Elle me fait l'effet d'un cocon
protecteur qui m'enlace de sa douce chaleur. Je réajuste mon masque de plongée
et observe les rayons du soleil qui dansent et colorent les récifs d'une teinte
dorée. Les algues me chatouillent les pieds tandis que je nage près d'un banc
d'aiguillettes, petit poisson argenté au museau pointu. Détendue, j'inspire
lentement l'air de ma bouteille d'oxygène ; puis j'expire, un panache de bulles
s'échappe de mon détendeur. C'est le seul moment de la journée où je me sens
sereine, le seul qui me permette de contrôler mon asthme sans avoir besoin de
médicament, le seul que j'apprécie.
Soudain, la pensée de mon ex et de ma récente rupture avec lui me
perturbe. Je ne veux même pas songer à son nom, je veux l'oublier. La blessure
est trop fraîche. Mais plus j'y pense, plus l'eau me paraît froide.
Je rejoins la surface et me hisse sur le ponton en bois. L'eau perle sur ma
peau. J'enroule mes longs cheveux bruns puis les essore tandis que je me dirige
vers la plage de sable blanc. Au passage, je prends ma serviette accrochée à un
poteau et la glisse sur mes épaules, recouvrant mon maillot de bain une pièce.
Dans une ambiance joviale, les enfants s'amusent sous l'œil vigilant des parents
qui se reposent sous les parasols colorés, un groupe de mecs musclés joue au
ballon et un couple s'éclabousse et se chamaille. Je les observe de loin dans un
mélange d'incompréhension et de jalousie. Toute la beauté de Miami ne suffit
pas à me rendre heureuse.
Je me rhabille discrètement, car je ne veux pas que l'on me voie. J'avoue ne
pas être complètement à l'aise avec mon corps. Un large t-shirt blanc, un short en
jean délavé et une paire de New Balance rose pâle me suffisent. Puis, je mets
mes écouteurs et écoute l'un de mes titres préférés : « LA Song » de Christian
Kane. La joyeuse mélancolie qui en émane m'apaise alors que je rejoins mon
scooter couleur garé près d'un stand de glaces.
Streets littered with diamonds
Every one's glistening
This whole world shines so brightly
I can't see a thing
Quelques regards de beaux mecs se tournent sur mon passage, mais je les
ignore. J'ai beau être relativement agréable à regarder je n'ai jamais eu beaucoup
de petits copains. Peut-être est-ce dû à mon caractère solitaire ? Les gens doivent
me trouver ennuyeuse.
De toute façon, je ne cherche rien. Je n'ai pas envie d'être à nouveau
amoureuse, c'est bien trop douloureux. Je ne supporte plus la boule au ventre qui
s'éternise, comme si après la séparation mes boyaux pourrissaient de l'intérieur.
Les illusions que je m'étais faites se sont évanouies de la réalité possible, mais
reste présente dans mon esprit telle une douleur fantôme. J'ai la nostalgie d'une
promesse jamais tenue, un rêve jamais exaucé que je porte avec moi. Je sais que
je ferais mieux de tout oublier, comme si c'était possible.
J'ai pourtant l'irrésistible envie de retrouver ces sensations, ces sentiments.
Je sais pourtant qu'avec quelqu'un d'autre, je prendrais le risque de nier les
sentiments passés, de les rendre triviaux. Ce ne serait plus qu'une histoire
d'amour parmi d'autres sans réelle importance, mais je ne me ferais pas avoir une
nouvelle fois. L'amour est bien trop inconstant, trop mystérieux, trop absurde.
Je remonte en scooter la nationale 1 et me rends au YumSun sans tarder.
Ambassadeur d'une nouvelle franchise, le restaurant a été construit il y a un an
au rez-de-chaussée d'un immeuble aux abords du lac Pancoast. La devanture aux
grandes baies vitrées est ornée de décalcomanies design à l'effigie de la mascotte
: un soleil avec un visage radieux. Dès que je pousse les portes, la fumée des
hamburgers et des frites, grasse et poisseuse, qui se dégage des cuisines
m'écœure. Avant, je n'avais pourtant rien contre un bon fast-food, mais depuis
que j'ai été embauchée, j'en suis dégoûtée à vie.
Il faut dire que lorsque je m'y rends, mon menu est un peu différent de
celui d'avant : nettoyage des toilettes, fabrication de plats sans aucune valeur
nutritive, prise de commandes pour des clients ingrats, le tout dans une
atmosphère remplie d'enfants criards.
Je vais dans les vestiaires et attache le tablier que chaque employé doit
porter. À contrecœur, je mets aussi la toque ridicule à l'effigie de la marque.
En passant dans le couloir en direction des cuisines, je croise le manager. Il
s'agit d'un dégingandé de presque deux mètres, aux cheveux blonds aussi gras
que les frites que l'on vend.
Il passe une minute à m'engueuler, comme toujours, et à me reprocher des
erreurs commises par les autres employés. Les postillons que je reçois sur le
visage me font tiquer. Intérieurement, j'enrage. J'ai envie de crier, de lui dire que
ce n'est pas moi. Malgré tout, je préfère ne rien dire, je ne veux pas l'énerver
davantage.
Il part fumer à l'arrière vers les bennes à ordure et je me dirige au comptoir.
Ce soir, je suis affectée à la prise de commandes. Les files d'attente se terminent
sur le trottoir extérieur et je garde mon sourire commercial alors que mon
supplice commence.
Je reste debout comme un piquet à patienter pendant que les clients se
décident. J'effectue en boucle les mêmes gestes. Les visages des clients, à qui je
dois réciter une litanie sans fin, se mélangent et je n'arrive plus à distinguer de
différence. Mes oreilles bourdonnent, les néons au plafond me donnent le vertige
et mon esprit devient confus. Les mots, je les connais par cœur, ils sont imprimés
à vie dans ma mémoire :
– Bonjour ! Bienvenue chez YumSun ! Puis-je prendre votre commande ?
Sur place ou à emporter ? Quel menu ? Petite, moyenne ou grande taille ? Avec
ou sans sauce ? Ketchup, mayonnaise, moutarde ? Quelle boisson ? Avec ou sans
glaçons ? Et en dessert ? Nous avons une large gamme de glaces, de biscuits et
de fruits en portion. Laquelle ? Oui bien sûr. Avec ou sans garniture ? Petit ou
grand ? Vous faut-il autre chose ? Ça fera bien trop cher pour ce que c'est s'il
vous plait. Merci beaucoup. Une autre paille ? Je la rajoute sur votre plateau.
Des serviettes supplémentaires ? Les voici. Cent balles et un Mars ? À votre
service.
Certaines journées sont particulièrement fatigantes, celle-ci en fait partie.
Mon esprit se perd tandis que les minutes défilent dans une lenteur quasi
surréaliste. Je constate à quel point je déteste ma vie. Est-ce qu'elle peut changer
? J'en doute. Je ne peux rien faire. Démissionner et quitter mes études de
médecine ne ferait qu'empirer ma situation. Je serais obligé de retourner vivre
chez mes parents. Je me sens prisonnière.
À présent, je veux rentrer chez moi le plus vite possible et oublier cette
journée.
Je quitte le travail à neuf heures. L'agitation nocturne bruisse au bout de la
rue dans un mélange de musique cubaine et d'éclats de rire. Lorsque je retourne
là où j'ai garé mon scooter, je ne trouve que ma chaîne brisée pendue à la
barrière métallique. On me l'a volé !
Je cligne des yeux en espérant qu'il réapparaisse comme par magie. Rien
du tout. Exténuée, je décide de m'occuper de ce problème demain. Ce soir, je
n'en ai pas le courage. Contrainte de marcher, je me dirige vers le boulevard qui
mène à mon appartement.
Sur le chemin, je vérifie mes messages sur mon portable. J'en ai un de ma
mère, ce qui est surprenant, elle ne m'appelle jamais. Que me veut-elle ? Je
soupire d'avance et l'écoute :
« Marie, tu pourrais me répondre, bon bref, je... J'ai reçu un appel de
l'Université. Apparemment, tes notes baissent significativement, je te rappelle
que ton père et moi payons très cher pour tes études. Tu te drogues, c'est ça ? Je
ne sais pas ce que tu as, mais il faut que ça cesse immédiatement, tu m'entends ?
Sinon on arrête de te les payer... Je te laisse. »
Je lève les yeux au ciel et serre les dents. Elle est vraiment à côté de la
plaque. Ce sont eux qui m'ont forcé à faire des études de médecine, moi ça ne
m'intéresse pas. J'ai accepté uniquement parce que c'était la seule façon de
quitter la maison.
Soudain, j'entends des bruits de pas, quelqu'un se précipite. Une silhouette
surgit d'une ruelle et me percute de plein fouet. Je tombe à la renverse et me
cogne contre le béton.
Je me redresse sur mes fesses et regarde qui est le maladroit qui vient de
me foncer dedans. C'est un jeune homme au visage anguleux portant une
chemise argentée et un jean de marque trop large pour lui. Il replace son bonnet
vert fluo correctement sur sa crinière de cheveux mi-longs d'un blond vénitien et
renfile précipitamment une basket non lacée qui s'est égarée.
Venant de la même ruelle, une deuxième silhouette vient à notre rencontre
en courant. Ses traits se révèlent à la lumière d'un lampadaire. Sur le coup, je le
trouve si séduisant que je me retiens de dire « Woah! ». Mon regard se fixe sur
lui, comme un archer visant sa cible.
2

– Relève-toi ! s'exclame le beau mec d'une voix grave en donnant une tape
dans le dos de son ami.
Il m'ignore et continue sa course en direction d'une Nissan, blanche et
rouillée par endroits, garée plus loin.
Dans sa chute, celui avec le bonnet a fait tomber une mallette noire. Quelle
drôle d'idée de mettre un bonnet à Miami... Les fermoirs de la mallette se sont
défaits et elle s'est ouverte, laissant échapper une ribambelle de points brillants.
J'en ai le souffle coupé, ce sont des diamants. Je regarde tour à tour les pierres
précieuses et lui. J'ai peur de comprendre. Est-il un voleur ? Sont-ils complices ?
– Pardon, je murmure de ma voix fluette.
Pantelant, il s'empresse de remettre les diamants à l'intérieur et, alors qu'il
la referme dans un clic sonore, il se fige, réalisant que j'ai des soupçons. De la
sueur luit sur sa tempe. Il me fixe tel un prédateur et, avant que je réagisse,
m'attrape par l'avant-bras.
– Eh ! Lâche-moi !
Il me serre fermement et me fait mal.
L'autre approche la Nissan à notre niveau, baisse la vitre manuellement, et
fait les gros yeux en voyant son comparse me malmener.
– Qu'est-ce que tu fais ? dit-il d'un air confus. Monte !
– Elle a vu ! S'écrit l'autre, paniqué.
Je le repousse avec ma main libre, tirant de toutes mes forces, essayant de
me libérer de son emprise, mais il est plus fort et me presse contre le flanc de la
voiture. Le choc provoque une douleur au niveau de mes côtes.
– Au secours !
Personne n'entend mes appels à l'aide, la rue est déserte. Les personnes les
plus proches sont à l'autre bout de la rue, ma voix doit être étouffée par la
musique. Je suis seule contre deux. Je me débats et griffe sa joue, il gémit et
m'attrape par les cheveux, ouvre la portière et me pousse sur la banquette arrière
en claquant la portière. L'intérieur sent le vieux cuir et la cigarette.
– C'est quoi ce délire ? proteste le conducteur. On ne peut pas l'emmener
avec nous !
– On n'a pas le choix, assène l'autre.
Il sort une corde de la boite à gants et s'apprête à m'attacher les mains.
D'une poigne ferme, il m'agrippe. Je me débats, mais il arrive rapidement à
m'immobiliser, usant de son poids pour bloquer mes jambes, et serre la corde
autour de mes frêles poignets. Il monte à l'avant et j'entends le loquet de
fermeture des portes se déclencher. L'écho d'une sirène de police résonne dans la
rue voisine.
– Démarre ! s'exclame celui au bonnet, claquant des mains.
Le beau mec appuie sur l'accélérateur et la voiture démarre en trombe.
J'ai du mal à réaliser ce qu'il m'arrive. La soirée a pris un tournant que je
n'anticipais pas. Je sais que les imprévus peuvent arriver à n'importe qui, mais je
ne pensais pas que j'étais concernée.
Tétanisée, je les observe en silence. Clairement, je sens que le beau mec
aurait préféré me laisser sur le trottoir. Si seulement, j'avais pu tomber sur lui
dans d'autres circonstances.
Cela dit, j'ai entendu dire que les plus belles rencontres ont lieu pendant
des situations extrêmes, que l'adrénaline fait palpiter les cœurs et redonne un
souffle de vie aux âmes esseulées. J'ai toujours pensé que c'était des conneries ;
mais aujourd'hui, je me demande si c'est vrai.
Plaquée contre la banquette arrière, j'en suis persuadée : je vais mourir. On
fonce à contresens sur Collins Avenue, en pleine heure de pointe, frôlant les
voitures et les palmiers qui défilent, flous et fugaces. Les lampadaires diffusent
des halos jaunes sous le ciel nocturne. Derrière nous, les sirènes de la police
hurlent, le moteur vrombit alors que l'on accélère, les pneus crissent, le sapin
désodorisant se balance et, malgré tout ce chaos, je me surprends à admirer le
mec au volant.
Ses sublimes yeux verts pétillent et m'intriguent. Son visage baigne dans la
lumière du tableau de bord et donne à sa barbe de trois jours des reflets rouge.
Ses muscles se dessinent à travers sa chemise aux manches retroussées. Il doit
avoir le même âge que moi, dix-huit ans, guère plus.
Nos regards se croisent dans le rétroviseur, je détourne aussitôt le mien
alors que ma respiration s'emballe.
Je n'arrive pas à y croire. Embarquée malgré moi dans une course-
poursuite qui ne me concerne absolument pas, je fantasme. Pourquoi lui ? Ce
n'est qu'un délinquant. Pourquoi maintenant ? Les coups de foudre peuvent
frapper à tout moment, je suppose.
Prenant un virage, il me jette un second coup d'œil, plus long, plus intense.
La Nissan frotte la carrosserie d'une camionnette stationnée dans un
grincement métallique et je pousse un cri.
– Attention ! hurle son complice sur le siège passager, cramponné à la
mallette sur ses genoux.
– Ne t'inquiète pas, je gère, répond-il.
Effectivement, il ferait mieux de regarder la route ! À moins que je ne
l'intéresse ?
Je secoue la tête pour sortir de mes rêveries. Je dois m'échapper avant que
l'on ne se prenne un accident et que je me retrouve écrasée comme une crêpe.
Quitte à passer à la télévision, je n'ai pas envie que ce soit dans un tragique fait
divers.
Ma gorge me gratte. Je sens que mon asthme revient.
– Laissez-moi descendre ! dis-je.
Ils restent muets. Je ne dois pas les intimider avec mon allure de souris
inoffensive.
– S'il vous plaît...
Je perds le son de ma voix.
Paniquée, je tire sur la poignée de la portière ; elle est bloquée. Je tape à
plusieurs reprises sur la vitre pour tenter de la casser, mais elle ne bronche pas.
Je grimace, j'ai juste réussi à me faire mal au poignet. Si seulement j'avais plus
de force.
Mes poumons me brûlent, ma gorge aussi. Je n'arrive plus à contrôler mon
souffle. Non ! Pas maintenant ! Je vais devoir subir une mauvaise crise d'asthme,
encore une. Je ferme les yeux et gémis de douleur. J'ai l'impression de me faire
poignarder en pleine poitrine. J'empoigne mon t-shirt comme pour essayer de
retirer une lame, en vain. Fébrile, je fouille dans ma poche, prends ma ventoline,
et la porte à mes lèvres comme une assoiffée. J'inspire profondément, mais rien
n'en sort. Je recommence : toujours rien. Le flacon est vide.
3

Cela fait cinq minutes que j'angoisse à l'arrière de la voiture tout en étant
fascinée par ce beau brun qui, cramponné au volant, évite les voitures avec
talent. Serait-il un pilote professionnel ?
On a traversé North Bay Village ainsi que le pont menant au continent et
l'on file sur la 79 th Street bordée de restaurants, de boutiques de bateaux de
plaisance et de bâtiments à louer, zigzaguant dangereusement à travers la dense
circulation. Je jette un coup d'œil par la vitre arrière, la police nous talonne, ses
phares m'éblouissent. J'enfouis ma ventoline dans ma poche tandis que ma crise
d'asthme s'accentue.
Pour qu'elle se termine, je dois rester calme. Pas évident dans ces
conditions.
– Dis-moi Vince, pourquoi est-ce que tu l'amènes avec nous ? dit le beau
mec à son complice, gardant les yeux rivés sur la route.
– Elle est un témoin, répond-il en se frottant le front avec embarras. Elle a
vu nos visages et les diamants.
– Oui merci je sais, tu ne pouvais pas faire gaffe ? En plus, elle ne nous
avait vus que quelques secondes, on ne risquait rien. Maintenant qu'elle a eu le
loisir de nous admirer sous toutes les coutures, c'est trop tard.
– Hey ! Si tu n'es pas content la prochaine fois on met des masques comme
je l'avais proposé.
– Ce serait un crime de cacher un visage aussi beau que le mien, dit-il en
clignant de l'œil de façon exagérée.
– Ah la blague ! Moi j'ai d'avantage de gravitas.
– Gravitas ?
– Ça signifie du charisme, explique-t-il comme si c'était évident.
Le bel inconnu sourit avec suffisance. J'aurais pu admirer son sourire
pendant des heures, mais je ne suis pas en état, mes poumons me brûlent.
Dans l'éventualité d'une situation où je n'ai pas accès à mon médicament, le
salbutanol, qui permet à mes bronches de se dilater pour faire passer l'oxygène,
je connais une seconde méthode pour faire passer mon asthme. Je m'imagine
plonger dans l'océan pour m'y détendre.
Je fais abstraction des bruits de moteurs et des klaxons, et ferme les yeux.
J'imite le rythme de respiration que j'ai lorsque je me promène sous l'eau, mais
n'y arrive pas. Mon pouls s'emballe. L'air rentre dans mes poumons et pourtant je
suffoque. Je me tortille, haletant, cherchant de l'oxygène. J'ouvre les yeux avec
terreur. Le beau conducteur me voit dans le rétroviseur et fait des yeux ronds.
– Eh ! Tu tiens le coup derrière ? demande-t-il.
Je me tiens la gorge et ouvre la bouche, mais il n'en sort qu'un râle.
– Heu... gronde Vince. Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Elle nous imite l'exorciste
?
– Je crois qu'elle s'étouffe, dit-il d'un ton inquiet.
– On ne va pas faire de détour à l'hôpital, riposte Vince avec agacement.
Elle ferait mieux de se reprendre.
– C'est de l'asthme. On ne pourra pas la soigner tant que les flics nous
collent.
Soudain, le beau mec recule son siège au maximum.
– Prends le volant ! s'exclame-t-il en le lâchant.
Pendant que Vince tend les bras pour garder le contrôle, il se contorsionne,
passe par-dessus le frein à main entre les deux sièges, et s'assoit à côté de moi
pour me regarder de ses yeux perçants. Un parfum musqué émane de lui.
– Je m'appelle Jared, dit-il.
Il me serre fermement la main.
Je n'ose pas révéler mon prénom et demeure muette, il n'insiste pas.
– Allonge-toi, ajoute-t-il avec aplomb.
Prise au dépourvu, je balbutie d'une voix éraillée :
– Pardon ?
– J'ai fait un stage de premier secours au Lycée, je peux t'aider. En cas de
crise, il est conseillé d'être en position horizontale.
Il croit m'apprendre quelque chose ? Je le sais déjà. Il se prend pour qui ?
Un simple stage de fait pas de lui un médecin. Faute de mieux, je remonte mes
pieds sur la banquette et cogne ma tête contre l'accoudoir de la portière. Il
approche sa main. Que veut-il faire ? J'appréhende ces gestes, à la fois méfiante
et curieuse.
Il repousse une mèche de mes cheveux, effleurant mon menton, et pose sa
main sous mon cou, au niveau du col de mon t-shirt, pressant mon pendentif
argenté en forme de cœur légèrement dans ma peau. Je ressens un mélange
inhabituel de douleur et d'excitation.
– Respire lentement, murmure-t-il.
La voiture fait une embardée pour éviter des piétons dont les cris
s'évanouissent au loin, et l'on se retrouve collés l'un contre l'autre, son torse collé
contre ma poitrine et nos lèvres à quelques centimètres d'écart. Un frisson
m'envahit un court instant, je reste immobile. Il recule avec embarras.
– Oh les tourtereaux ! s'exclame Vince. C'est pas le carrosse de l'amour.
– Ferme-là ! Rétorque Jared.
Jared poursuit ses murmures et suit mon rythme cardiaque avec sa paume.
Sa voix m'apaise, je ferme les yeux. Je me concentre sur sa voix et oublie tout le
reste. Je m'imagine avec lui sous l'eau et reprends peu à peu contrôle de mon
souffle. Au bout de deux minutes, je prends une bouffée d'air et un poids se
libère. J'ouvre les yeux. On échange un regard, long et pénétrant.
– Tu peux parler ? dit-il.
Je hoche la tête, impressionnée devant son exploit. J'inspire profondément
et me sens revivre. Malgré tout, je vais avoir besoin de temps pour retrouver ma
respiration normale.
– Ça va mieux, merci... je réponds nerveusement.
– Bien.
Soudain, il plonge sa main dans ma poche et prend mon portable.
– Je le garde avec moi pour l'instant, explique-t-il.
Je m'apprête à protester, mais une bosse sur la route nous secoue. On entre
dans un parking couvert aux abords d'un centre commercial. La voiture de police
se retrouve bloquée dans le trafic et nous perd de vue. Vince emprunte un
chemin qu'il connait visiblement par cœur et se gare en biais, pour bloquer le
passage.
– Vite ! Magnez-vous ! hurle-t-il.
Il descend, sort un pistolet avec suppresseur et tire sur la caméra de
surveillance qui éclate en morceaux. Jared me retient d'un bras et m'aide à sortir.
On abandonne la Nissan, encore allumée. Je songe à crier, mais ma voix tremble.
Je cherche du regard quelqu'un, n'importe qui, mais je ne vois que des rangées de
voitures. Je dois m'enfuir !
Je repousse Jared d'un coup avec mes poings dans le ventre, m'extirpe de
son emprise et me mets à courir. Je les entends derrière moi, je crois que je ne
vais pas aller loin. Je n'ai fait que quelques mètres et déjà je m'essouffle. Mes
jambes sont aussi molles que du coton, je suis trop lente. Vince me tire par le col
et je m'arrête net.
– Non !
Il pointe sur moi son pistolet et m'ordonne de ne rien tenter, je deviens
livide et acquiesce.
– J'ai planqué la seconde bagnole dans un angle mort, ajoute-t-il tout en
agitant un trousseau de clés. On se la joue incognito à partir de maintenant, et tu
viens avec nous.
Les clignotants d'une Buick Regal bleu nuit s'illuminent. Vince est en
charge de conduire. Je monte à l'arrière avec Jared, il ne semble pas m'en vouloir
de l'avoir frappé.
En ressortant du parking, Vince conduit à vitesse normale et se fond dans
le trafic pour passer inaperçu. Après plusieurs tours de quartier pour s'assurer de
ne pas être suivi, Jared conclut que la police a perdu notre trace. Le sourire de
Vince s'élargit et il finit par exploser de joie. Jared, ravi lui aussi, reste
néanmoins posé.
Je m'enfonce dans la banquette, voulant me faire discrète. Que va-t-il
m'arriver ? Je déglutis. La police va-t-elle nous retrouver et me libérer ? Où suis-
je désormais seule ?
4

Je somnole, collée contre la vitre et sa buée froide. Mes paupières sont


lourdes, mais je suis trop tendue pour dormir. J'entrouvre un œil. Le cadran de
l'horloge électronique affiche minuit passé. Vince conduit non-stop depuis
plusieurs heures. En les écoutant discuter, j'ai appris que Jared à en réalité vingt-
cinq ans. Il fait plus jeune, il est bien conservé.
– Son asthme peut revenir à tout moment, chuchote Jared avec inquiétude.
Il se fait vraiment du souci pour moi, je trouve ça flatteur.
– Là, arrête-toi, ordonne-t-il à Vince en pointant du doigt une pharmacie de
nuit derrière une rangée de palmiers. Elle a besoin de médicament.
Vince se gare sur le trottoir d'un air mécontent devant l'angle d'un bâtiment
rassemblant des boutiques diverses. Le néon rouge de la pharmacie de nuit
clignote, il a besoin d'être changé.
– Elle dort ? Demande Vince.
Je feins de dormir et tends l'oreille.
– Je crois, répond Jared à mi-voix.
Vince se penche à l'oreille de Jared, faisant grincer son siège.
– Qu'est-ce qu'on fait d'elle ? lui chuchote-t-il d'une voix presque
imperceptible.
– Laisse-moi réfléchir. Si on la relâche, elle risque de tout raconter. Tu
n'aurais jamais dû la prendre avec nous.
– Je sais, je sais, grommelle Vince. On ne peut pas lui faire confiance. On
doit se débarrasser d'elle, si tu vois ce que je veux dire.
Une vision de mon corps sans vie, abandonné dans les déchets d'un égout à
ciel ouvert me traverse l'esprit et me donne la nausée.
– Tu n'es pas sérieux j'espère, rétorque Jared.
Je réprime un soupir de soulagement, j'ai une chance de m'en sortir. Ce doit
être la première fois qu'ils ont un « otage » à en juger par leur embarras. Ce ne
sont clairement pas des meurtriers.
– Jusqu'à quand comptes-tu la garder ? Demande Vince. Elle ne peut pas
rester avec nous éternellement, si ?
– Pour l'instant on n'a pas le choix. On l'escorte, disons.
– Tas le béguin pour elle ou quoi ? Râle-t-il.
Il prend son temps pour répondre, j'écoute attentivement.
– Elle n'est pas mon genre, dit-il d'un air distrait.
– Je la trouve mignonne pourtant. Arrête de penser à ton ex, ça ne sert à
rien.
J'en déduis que Jared a aussi une ex qu'il a du mal à oublier. Ça nous fait un
point en commun. Il me secoue l'épaule et j'ouvre les yeux, prétendant me
réveiller.
– Je vais acheter de quoi te soigner, m'annonce-t-il.
– Ils ne donneront pas mon médicament si facilement, dis-je d'une voix
endormie. Comme je n'ai pas mon ordonnance, le seul moyen pour qu'on me
délivre le salbutanol est en cas d'urgence médicale. Sachant que ma crise peut
revenir à tout moment, il faut que je vienne avec vous afin que le pharmacien
constate mon état de santé.
– Il est hors de question qu'elle sorte, proteste Vince.
Jared devient pensif et son regard se perd dans le vide.
– Elle a raison, dit-il.
– Fais chier, s'exclame Vince en tapant son poing sur le volant. La lumière
de la lune fait briller son flingue lorsqu'il le sort de son pantalon.
– Tu comptes te faire la belle ? grogne-t-il en le pointant sur moi. Un
mauvais geste et c'est fini, pigé ?
Jared repousse le pistolet et me regarde.
– Promets-moi que tu ne tenteras rien pour t'échapper, dit-il. On rentre, on
prend ton médoc, on ressort.
Mon poil se hérisse. Ça y est, ça va être le moment, je n'aurais plus qu'à
demander de l'aide au pharmacien et je serai sauvée. Je reste conciliante et
acquiesce.
Jared détache mes liens et l'on s'extirpe de la voiture. Une fine brume au
goût de sel marin embaume la rue et me rafraîchit. Bien qu'il fasse nuit, Vince
enfile une paire de lunettes de soleil sur son nez en prétextant vouloir être plus
discret. Jared le remarque d'un air désemparé.
– Ne fais pas attention à lui, il est spécial. Me dit-il à son insu.
J'esquisse un sourire.
Une clochette sonne lorsque l'on entre. Une pharmacienne aux cernes
prononcés pianote sur son clavier d'ordinateur derrière le comptoir en
contreplaqué protégé par une vitre pleine de traces de doigts. Vêtue d'une blouse
blanche et maquillée à l'excès, elle réajuste sa fine monture sur son long nez d'un
air pincé.
– Bonsoir, dit Jared d'une voix mielleuse. Notre amie vient de subir une
sévère crise d'asthme. Elle a besoin de recharger sa ventoline.
La pharmacienne fronce les sourcils et nous scrute de ces yeux de fouine.
– L'ordonnance, vous l'avez ? dit-elle d'un ton sec.
– Non, mais c'est important, on est en voyage et elle l'a oublié avant de
partir. On ne peut pas faire demi-tour, vous comprenez.
– Pourquoi parlez-vous à sa place ? Elle est muette ?
Comment faire un signal à cette dame ? Jared serre ma main, il veut
s'assurer que je ne prenne pas la fuite. Je distingue la forme du pistolet que Vince
a enfouie dans l'arrière de son jean. Je serre les dents et reste plantée comme un
poteau. J'hésite à parler, si je dis quelque chose elle est seule et ne peut pas se
défendre, Vince risque de lui tirer une balle.
– Ça va ma grande ? me demande-t-elle.
Les trois ont les yeux rivés sur moi et me mettent mal à l'aise.
– Pardon ? dis-je.
Mes lèvres tremblent. Je suis sur le point de les dénoncer lorsqu'une autre
intuition naît en moi. En plongeant dans le regard de Jared, je n'y vois ni de la
peur ni de la colère. Je crois qu'il me fait réellement confiance pour ne rien dire,
pour je ne sais quelle raison. Si je le dénonce, il irait en prison et je ne le reverrai
plus jamais. Je le connais à peine, pourquoi est-ce que ça me dérange ? Est-ce
parce qu'il m'a soutenu contre Vince ? L'intuition persiste et se fait de plus en
plus pressante, je crois que je ferai une erreur si je l'éloignai de moi.
– Ça va ? Répète la pharmacienne. Tu as l'air distraite.
– Oui, oui, tout va bien, je réponds d'une voix douce.
En entendant que j'ai le souffle court, elle se laisse persuader et tourne sur
sa chaise de bureau à roulette pour se rendre dans l'arrière-boutique. Après avoir
rapporté une boîte de salbutanol, Jared la paie et l'on retourne d'un pas vif dans
la Buick. Il me redonne la ventoline, j'enclenche la recharge et en prend une
bouffée. Un nuage apaisant envahit mes poumons tel un baume.
– Pourquoi n'as tu rien dit ? Demande Jared avec étonnement.
– Je n'en suis pas sûr.
Il remet mes liens et j'obtempère sans broncher.
J'ai intérêt à coopérer si je veux m'en sortir vivante. Je me méfie de Vince,
il est imprévisible. En revanche, Jared semble être de mon côté, si je m'entends
bien avec lui, je crois que je ne risque rien. En plus, l'énergie qu'il dégage me
rassure, un mélange d'assurance et de décontraction. Je n'ai aucune inquiétude à
avoir en lui révélant mon prénom.
– Moi, c'est Marie.
– Enchanté, fit-il avec un sourire en coin.
Je souris bêtement.
Je veux en savoir plus sur lui. Pour l'instant, je ne vais plus essayer de
m'échapper.
5

Vince et Jared sont bavards. Bien que leur capacité à échapper à la police
après avoir volé des diamants m'impressionne, je trouve que le manque de
discrétion dont ils font preuve sur leurs identités révèle un manque d'expérience.
C'est ainsi que tôt ce matin, alors que les premiers rayons du soleil rasant se
posent sur Cocoa et ses maisonnettes crème et rouge pâle entourées d'arbres
débordants des palissades blanchies par le soleil, que j'ai appris leur plan.
Ils comptent revendre les diamants à un prêteur sur gages d'Orlando qui
manigance dans des trafics criminels.
Ils décident de prendre le petit déjeuner dans un Krispy Krunch, une
modeste enseigne de restauration rapide jumelée à une station essence. Après
une discussion où j'ai mis en avant le fait que je me suis montrée on ne peut plus
coopérative durant notre passage à la pharmacie, ils acceptent que je les
accompagne. Je serais la personne kidnappée la plus exemplaire de l'Histoire.
L'établissement me rappelle le YumSun. D'ailleurs, je réalise qu'aujourd'hui
mon manager va se rendre compte de mon absence. Je vais recevoir un
avertissement pour abandon de poste si je ne vais pas bosser ce soir. Par contre,
si je manque les cours à l'Université, ce n'est pas grave ; je pourrais toujours
rattraper les leçons. Je ricane toute seule, je sais très bien que je n'ai pas
l'intention de réviser.
Lorsque Jared prend la commande, j'aperçois une liasse de billets dans son
portefeuille. Je hausse un sourcil, ses activités illégales lui rapportent beaucoup
plus que mon honnête travail.
Pour manger, il choisit une table de pique-nique au bord du parking, au
pied d'un château d'eau peint de la bannière étoilée. Un morceau de plastique se
balade sur l'herbe desséchée et le bitume, poussé par la brise qui apporte
également une odeur de gazole et de friture. Vince dépose le plateau sur la table,
engloutit son burrito et part discuter au téléphone, assis sur le capot de la voiture,
me laissant seule avec Jared. J'en profite pour lui poser des questions :
– Qu'est-ce que vous allez faire de moi ? Je demande d'une voix faible.
Alors qu'il s'apprête à boire une gorgée de son jus multivitaminé, ma
question le coupe dans son élan.
– Je ne sais pas, répond-il. Tu as l'air gentille, mais je ne te connais pas
suffisamment pour prendre une décision éclairée.
Je me demande ce qu'il penserait si je lui disais qu'il est la raison principale
qui me retient de fuir.
– Je suppose que ce n'est pas ton premier braquage ? dis-je en faisant mon
choix parmi les biscuits aux myrtilles, ceux au miel et les burritos.
Celui aux myrtilles me paraît appétissant. Ayant les deux mains attachées,
j'ai un peu de mal à le prendre correctement. Il se casse et j'en perds la moitié.
– Non. J'en ai quelques-uns sous le coude. Dit-il, faisant le modeste.
– Ça ne te fait pas peur ? Tu pourrais te faire arrêter.
Il rit aux éclats.
– Tu plaisantes ? Depuis que j'ai commencé l'année dernière, je ne me suis
jamais autant amusé. C'est justement ce qui rend le tout si excitant. C'est interdit,
et j'adore ça. C'est un peu pervers je te l'accorde, mais je le ressens ainsi.
– Vraiment ?
– Bien sûr ! Ça a changé ma vie. Avant j'étais pauvre, et maintenant une
retraite anticipée m'attend. Je vais pouvoir faire ce que je veux, acheter ce que je
veux, aller où je veux. Je vais pouvoir réaliser tous mes rêves.
Sa façon de voir les choses s'oppose à la mienne. Jamais je n'oserai
enfreindre les lois.
– C'est trop dangereux, dis-je. Je ne pourrais pas...
– Je n'arrêterai pour rien au monde, ajoute-t-il. C'est Vince qui m'a
embarqué là-dedans et je l'en remercie chaque jour. Retourner à mon ancien
boulot de livreur de sushis ? Plutôt crever !
Vu comme ça, je le comprends. Je ne suis pas pressé de retourner à
l'université ou à mon poste sous-payé.
– Et comment avez-vous fait ? Pour voler les diamants, je veux dire.
Il fronce les sourcils.
– Tu me soutires des informations ?
– Non, non ! Je suis juste curieuse.
Il reprend une bouchée d'un biscuit, sort son portable dernier cri, et me
montre les photos d'une bijouterie avec une magnifique devanture blanche aux
colonnes d'or.
– Vince a séduit une vendeuse, dit-il en ricanant. Tu vois, c'est elle (il me
montre le cliché volé et flou d'une brune avec une coupe au carré, on dirait un
mannequin). Ce génie diabolique l'a entourloupé. Il lui a piqué toutes les clés de
la bijouterie et en a fait des doubles. Avant, on se contentait de braquer de petits
magasins, on piquait mille ou deux mille dollars par coup, pas plus.
– Et après, je poursuis. Une fois que tu auras récolté l'argent ?
– Je comptais partir en voyage avec ma copine, enfin, je veux dire mon ex.
Mais ce n'est plus à l'ordre du jour, pourquoi ? Tu veux un morceau du butin ?
Tu veux prendre sa place ?
Je recule dans un réflexe, battant des cils. Il a deviné que j'en pince pour lui
? Non, impossible. À moins que...
– Je croyais que je n'étais pas ton genre. Dis-je à mi-voix, remuant mes
jambes sous la table.
Il écarquille les yeux, réalisant que j'ai entendu leur conversation de la
veille.
– C'est quoi ton genre ? J'ajoute avec plus d'assurance.
Il se frotte la nuque d'un air confus.
– Et toi qu'est-ce que tu ferais de tout cet argent ? riposte-t-il, évitant la
question.
Je réponds du tac au tac, sans avoir besoin d'y réfléchir.
– Je poursuivrai ma passion, sans doute. J'irai faire de la plongée dans les
eaux les plus magnifiques et les plus exotiques. J'aimerais découvrir en
particulier les récifs de la mer Rouge, à ce qu'il paraît ils sont sublimes et l'eau
est l'une des plus limpides du monde.
Il m'écoute avec intérêt. Son air sérieux est si craquant qu'il en est
déstabilisant.
– C'est dangereux comme passion, dit-il.
– Pourquoi donc ?
– À tout moment, tu peux te faire dévorer par un requin.
Je ne peux réprimer un ricanement et cache ma bouche derrière ma main
avec embarras. Me voyant décontenancée, il reprend :
– Ma passion, c'est la conduite. Mon grand frère m'a appris depuis que je
suis tout petit, j'ai piloté avec lui sur des terrains vagues pendant des années,
après l'école. C'est un talent utile quand on veut échapper à la police, même si ce
n'est pas ce qu'il espérait pour moi.
Je sens une pointe de regret. Ses activités illégales ont dû lui coûter sa
relation avec son frère. Il se racle la gorge et passe à autre chose. N'empêche que
j'avais raison ! Il n'est pas pilote professionnel, mais il en a les capacités.
– Une fois qu'on aura effectué la transaction, dit-il. Je pense que Vince
acceptera qu'on te relâche. Je réussirai à le convaincre, tu peux me faire
confiance.
– Sérieusement ? Je m'exclame, bouche bée. Je ne sais pas si je dois te
croire ou si tu m'amadoues pour que je reste calme.
– Tu fais bien de te méfier, dit-il d'un air désinvolte. Je ne crois pas être
digne de confiance.
Contre toute attente, il sort un canif de sa poche. Que fait-il ? Je me fige,
nerveuse en voyant la lame affutée et appréhendant son prochain geste.
6

Jared approche son canif et, alors que je m'apprête à reculer, coupe mes
liens d'un geste vif et précis. Étonnée, je m'en débarrasse et frotte mes poignets
rougis, irrités par le frottement de la corde sur ma peau.
– Tu auras plus de facilité à manger, dit-il.
Il me fait signe de me servir dans les plats devant moi. Je demeure
perplexe.
– Tu n'as pas peur que je m'enfuie ?
– Je ne vois pas pourquoi tu partirais, tu es en si bonne compagnie, dit-il en
se désignant d'un air faussement prétentieux. De toute façon, tu ne pourrais pas
courir bien loin, sans vouloir te vexer.
Je sais qu'il a raison, mais je prends un malin plaisir à le contredire.
– Méfie-toi, je pourrais te surprendre, tu sais.
– Je n'en doute pas, dit-il en m'observant d'un air curieux.
Dès le départ, Vince est le seul responsable, Jared n'a jamais voulu me
kidnapper. En plus, j'ai comme l'impression que je lui plais aussi.
– Tu n'es pas mon kidnappeur, dis-je. Et je ne suis pas ta prisonnière. On
peut parler d'égal à égal.
D'un air circonspect, il croque dans un biscuit et un silence se pose entre
nous.
- Je suis quoi alors ? demande-t-il.
Je réfléchis. Comment pourrais-je le qualifier ?
– Tu es une connaissance, dis-je, hésitante.
Il hausse les sourcils, ne sachant pas comment le prendre.
– C'est un compliment ! J'ajoute précipitamment.
– Ah ! Tant mieux, répond-il, rassuré.
Je me sens à présent plus à l'aise, contente de lui parler, et entame un
burrito.
– Pourquoi est-ce que tu mènes cette vie ? Je demande, après avoir dégluti
une bouchée. Pourquoi es-tu braqueur ?
– Je suis surtout un voyageur, répond-il. Je n'ai pas de chez-moi, j'ai coupé
les ponts avec ma famille, je ne vois plus personne. Il me reste le voyage. Avec
internet, on a l'illusion de pouvoir tout découvrir, tout connaître du monde. Moi,
je veux le ressentir. Ça demande de l'argent, et je trouve que le ratio entre risque
et récompense est correct, donc voilà, je me suis fait braqueur.
L'écoutant attentivement, j'acquiesce. Je veux en savoir plus.
- Tu t'es déjà fait prendre ? dis-je.
– Oui, j'ai fait quelques tours en garde à vue, mais rien de sérieux. Je n'ai
jamais été en prison. La liste de mes infractions doit être plus longue que mon
bras. Tu as gouté les donuts ?
– Non, je réponds avec surprise. Mais là où je travaille, on sert le même
genre.
– Ce donut est meilleur, je te le garantis.
Il en prend un et me le tend pour que je le mange.
– Tu as détaché mes liens, je n'ai pas besoin que tu me nourrisses.
– Je sais. Goutes-y.
Il en croque une bouchée et me le tend de nouveau.
– Tu vois, il n'est pas empoisonné, ajoute-t-il. À moins que ma salive te
dérange ?
J'hésite un instant. Puis me penche fébrilement et croque à mon tour dans
le donut. Le morceau, moelleux et sucré, fond dans ma bouche ; je le trouve
délicieux.
– Merci, dis-je en essuyant maladroitement les miettes sur mes lèvres.
– Parle-moi un peu de toi, dit-il avec un petit sourire.
Je hausse les épaules, ne sachant pas quoi lui révéler à propos de moi. Je ne
suis pas intéressante.
Devant ma timidité, il tapote ses doigts sur la table. Soudain, il sort mon
portable de sa poche et l'allume.
– Hey ! C'est privé ! Je m'exclame.
– Excuse-moi, je satisfais ma curiosité.
Je regrette de ne pas avoir ajouté un code de sécurité pour le débloquer. Il
va avoir accès à tout. Je ne veux pas qu'il voie les photos de moi ou je suis
décoiffée. Je me penche pour le récupérer, mais il s'écarte et l'éloigne de moi
d'un air taquin.
– La curiosité est un vilain défaut, je sais, déclare-t-il sans pour autant
s'arrêter.
Je me rassois d'un air renfrogné. Pendant qu'il tapote l'écran, je remarque
que le voyant lumineux signifiant que j'ai reçu un message ne clignote pas.
Personne n'a essayé de me contacter, ce qui veut dire que personne est à ma
recherche, ça ne saurait tarder.
– Il n'y a pas beaucoup de numéros, déclare Jared.
– Je n'ai pas beaucoup d'amis, je rétorque. Je privilégie la qualité à la
quantité.
– Je ne peux pas te blâmer, on ne peut pas faire confiance aux gens.
– Tu fais confiance à Vince, dis-je dans un reproche dissimulé.
– On est plus des collègues de travail que de véritables amis. Il est trop
excentrique à mon goût.
Vince siffle en nous rejoignant. Heureusement, il ne nous a pas entendus.
– Oh ! beugle-t-il. On remballe, bougez-vous !
Il remarque que je n'ai plus les mains ligotées et lance un regard
d'incompréhension à Jared.
– Tu peux m'expliquer ? demande-t-il d'un air effaré.
– Ne t'énerve pas. Elle ne fuira pas, fais-moi confiance. Et même si c'est le
cas, on la rattrapera.
– Arrête tes conneries et rattache-là.
– On a plus de corde.
Vince secoue la tête et tourne les talons, marmonnant des insultes destinées
à Jared et moi. Jared me fait alors la promesse de ne plus fouiller dans mes
affaires et donne le portable à Vince qui le fourre dans sa poche sans vraiment y
prêter attention.
Je ramasse la nourriture à bout de bras et l'on reprend nos places dans la
Buick. Jared démarre avant même que je puisse mettre ma ceinture.
– Tu aimes Miami Global Radio ? me demande-t-il en faisant défiler les
fréquences. C'est ma préférée.
– Je ne connais pas, vas-y, laisse.
Un titre deep house retentit dans les enceintes, tandis qu'il ouvre les
fenêtres et que le vent de cette belle journée ensoleillée secoue mes cheveux. Il
se met à hocher la tête au rythme de la batterie. Les basses font vibrer toute la
voiture, et moi par la même occasion. La musique m'est familière.
- Ah si ! dis-je avec enthousiasme. Je la reconnais, c'est un remix de Ain't
nobody loves me better.
– On n'est pas censé pactiser avec l'ennemie, grommèle Vince.
– Elle n'est pas l'ennemie, réplique Jared d'une voix grave. Elle est notre
hôte.
Vince lève les yeux au ciel.
Une sensation de légèreté parcourt mon corps. Je souris en regardant le
paysage défiler et écoutant la musique. Je me sens excitée par cette plongée dans
l'inconnu. Je n'ai même pas eu besoin d'utiliser ma ventoline, comme si l'air était
meilleur ici, avec lui.
Alors que la chanson continue, je remarque que les lèvres de Jared
bougent, il murmure les paroles sans un son. Par réflexe, je l'imite et me mets à
chantonner. Il s'en rend compte et se retourne d'un air surpris. Puis il sourit avec
charme et se met à chantonner avec moi. Mon cœur s'accélère ; ce n'est pas
grand-chose, pourtant hier encore je n'aurais jamais imaginé passer un aussi bon
moment.
Captured effortlessly
That's the way it was
Happened so naturally
I did not know it was love
The next thing I felt was you
Holding me close
What was I gonna do
I let myself go
7

Une longue route bordée de haies de pin aux longues aiguilles nous sépare
de la ville d'Orlando et de mon espoir d'être libérée. Je me demande si ma mère a
remarqué mon absence. Sans doute pas, on se contacte rarement, et j'ai disparu
depuis seulement une quinzaine d'heures. Il n'est pourtant pas nécessaire
d'attendre une journée pour déclarer une personne disparue par sa famille,
puisque ce n'est qu'un mythe. Je dois me rendre à l'évidence, personne ne me
cherche.
Une odeur âcre de brulé me parvient, je grimace. Vince et Jared font de
même et reniflent dans tous les sens à la recherche de son origine. Tout à coup,
le moteur de la Buick, qui ronronnait pourtant si bien depuis hier soir, se met à
toussoter au point d'en faire trembler la carlingue et crache des nuages d'épaisse
fumée noire qui s'engouffrent dans l'habitacle.
– Non, non, non... répète Vince avec inquiétude, remontant sa vitre.
– Pas de panique, dit Jared d'une voix calme.
Ils échangent un regard dépité. Jared ralentit sur le bas côté et la voiture
cale dans un râle grinçant. Il enclenche les feux d'avertissements et laisse reposer
son crâne sur l'appui-tête d'un air las. Les différents véhicules nous dépassent
dans une succession de bruits de souffle tandis qu'ils contemplent tous deux leur
malchance. Ils risquent de se faire rattraper par la police.
– Elle est grillée, peste Vince, serrant les poings. J'en étais sûr, ce
revendeur s'est moqué de moi. Il m'a refourgué une épave.
– On a besoin d'une nouvelle voiture pour aller à Orlando, constate Jared
d'une voix posée, se grattant la tempe. On ne peut pas appeler un dépanneur.
C'est simple, on stoppe une voiture et on la vole. La routine, quoi.
Vince acquiesce avec vigueur.
Intérieurement, j'ai envie de protester. Je ne peux pas les laisser agresser
quelqu'un et rester les bras croisés. Je me redresse et remarque une station-
service à l'horizon, la chaleur du bitume forme des vaguelettes qui la font
onduler.
– J'ai une idée, dis-je, hésitante. Vous pourriez en piquer une sur le parking,
là-bas. Ça ne blessera personne.
Ils se retournent sur leur siège d'un même mouvement et me fixent, je me
sens rougir.
– Tu fais partie du groupe maintenant ? Raille Vince. On est un duo, pas un
trio. En plus, je ne me rappelle pas t'avoir donné la parole.
Il me fait signe de me taire et je serre les dents, il a un talent pour m'agacer.
– Nous ne pouvons pas, explique Jared. Nous avons besoin des clés pour
démarrer.
Me remémorant tout ces films et ces séries où les personnages récupèrent
deux fils sous le volant et les font se toucher pour démarrer le véhicule comme
par magie, je renchéris :
– Vous ne pouvez pas, vous savez, court-circuiter les fils ?
Jared secoue la tête d'un air désolé et me demande de rester à l'intérieur
tandis qu'ils descendent.
Pendant l'heure qui suit, ils font de l'auto-stop. Personne ne s'arrête et
Vince fait les cent pas. Peut-être que son style vestimentaire ne rassure pas les
gens. Il se tourne vers Jared qui essuie la transpiration de son front avec sa
chemise, me révélant un aperçu de son nombril et de ses abdos bien dessinés.
Une bouffée de chaleur vient s'ajouter à la température élevée qui m'étourdit. Je
m'évente avec un morceau de carton provenant d'une boîte de Krunchy Krisp.
– On lui donnerait le Bon Dieu sans confession avec sa tête d'ange, dit
Vince à l'adresse de Jared en me regardant avec intérêt. Elle peut servir d'appât.
Il suffit qu'elle attire le chaland et on lui saute dessus par surprise.
Jared paraît hésitant face à cette proposition. Je fronce les sourcils. Ils
comptent se servir de moi dans leurs manigances ? Rester coopérative est une
chose, parce que j'ai la trouille et que j'apprécie Jared ; mais il en est hors de
question que je sois complice.
– Ne faites pas ça, dis-je de l'autre côté de la vitre, haussant le ton. Je ne
prendrai pas part à tout ceci.
Vince ricane, pas du tout impressionné.
– Tu crois pouvoir nous stopper ? me lance-t-il avec un regard noir. Tu as
de l'humour au moins. Le seul inconvénient de mon plan est que je ne te fais pas
confiance. Qu'est-ce qui va t'empêcher de nous dénoncer et de nous laisser en
plan ? Attends. Non, je sais !
Il sort son flingue et le pointe à deux centimètres de mon nez. Tous mes
muscles se tendent et je recule avec effroi. Une sueur froide me traverse. Jared
repousse le pistolet sans hésiter.
– Je crois qu'elle a compris le message, pas besoin de s'enflammer.
À mon tour, je sors, m'avance sur le bord de la chaussée et lève le pouce.
Seulement deux minutes plus tard, une Ford marron ralentit et s'immobilise
à mon niveau, la vitre s'abaisse.
– Un souci ? demande l'homme moustachu d'une cinquantaine d'années en
se penchant pour mieux nous voir.
J'ai envie de lui dire de fuir, mais je n'ose pas. Je dois jouer la comédie ;
tant que je coopère, tout ira bien. Je prends un air de chien battu, menton baissé
et sourcils relevés.
– Moi et mes amis sommes en panne, dis-je en jouant la fille cruche. Vous
pouvez nous emmener ?
Il nous observe et acquiesce avec un large sourire. Je le remercie à mi-voix,
et l'on monte à bord. C'est à cet instant que Vince se retourne contre le monsieur
et appui son pistolet contre sa poitrine. L'homme se met à paniquer.
– Ça sera sans toi, pépé, s'écrie Vince en le prenant par le col.
Il l'extirpe de son siège et hors de la voiture. L'homme roule par terre et
gémit. Je le vois remuer sur l'asphalte, la douleur l'empêche de se relever.
– Sale menteuse ! lance-t-il en me cherchant du regard.
– Je suis désolé, monsieur, dis-je du bout des lèvres.
Tandis que Jared prend la place du conducteur, Vince s'assoit à sa droite, et
il démarre en trombe. Je grince des dents, mécontente d'avoir été contrainte de
participer à l'entourloupe.
– Au moins tu auras servi à quelque chose, lance Vince.
Jared me regarde comme si c'était la première fois qu'il me voyait.
– Tu es une bonne comédienne, dit-il. Je suis impressionné, merci de ton
aide.
Je pense au pauvre homme qui vient de se faire agresser et qui doit
maudire cette journée. Il doit me détester pour le mauvais tour que je lui ai joué.
Je n'imaginais pas en être capable, mais j'ai menti avec facilité. Je sais que
je ne devrais pas, mais je ressens même une certaine excitation à savoir que, si je
le souhaite, je détiens le pouvoir de prendre ce que je veux à qui je veux. Cette
pointe de plaisir coupable me fait frémir et me met mal à l'aise. Je préfère ne pas
y penser.
8

Lorsqu'un hélicoptère de police est passé au-dessus de nous, j'ai cru que
c'était la fin. Ce n'était qu'une fausse alerte, personne ne nous a arrêtés ni même
repérés, ce qui a provoqué un soupir de soulagement chez les deux compères.
Pour ma part, je trouve que quitter Jared si tôt m'aurait laissé un goût d'inachevé.
Malgré tout, je me méfie. Je ne veux pas qu'ils changent leur plan en ce qui me
concerne et je compte sur Jared pour convaincre Vince de me laisser partir
bientôt.
Arrivé au centre-ville d'Orlando, Jared se gare en face d'un hôtel cinq
étoiles à la façade rose pâle encadrée de deux palmiers d'où des hommes
d'affaires entrent et sortent d'un pas confiant. J'entends la fontaine clapoter
derrière la vitre. Tout en époussetant sa chemise, Vince explique que l'échoppe
du prêteur sur gages qu'ils doivent rencontrer est située cinq rues plus loin. Ils ne
peuvent pas s'y rendre maintenant, ils ont rendez-vous demain matin.
À l'intérieur de l'hôtel, nos pas résonnent sur le marbre dans la salle
d'entrée où trône un chandelier de cristal. Jared réserve deux chambres sous un
faux nom. Ils resteront dans la première, la seconde sera pour moi. En montant
les escaliers aux rambardes de bois blancs, Jared me précise que je suis
contrainte de rester dans ma chambre d'hôtel pour la nuit. J'aurais pu le parier.
J'arrive dans la chambre et reste sans voix devant le luxe qui exsude de
chaque centimètre carré. Il y a un lit aux draps de soie, une grande baie vitrée
avec une vue sur la gigantesque piscine arborée, un immense écran plat, un
minibar ainsi qu'un buffet de gourmandises offertes sur une table en verre. Je n'ai
jamais dormi dans un lieu d'un tel standing. Que ça me plaise ou non, c'est
l'enlèvement le plus agréable du monde, j'ai le sentiment d'être en vacances.
Après avoir pris une douche chaude qui m'a revigorée, je m'emmitoufle
dans un long et soyeux peignoir de bain blanc aux liserés de fil rouge. Je ressors
de la salle de bain et découvre quelqu'un qui se tient debout près du lit, je pousse
un cri. La pression redescend lorsque je réalise qu'il s'agit de Jared. Il se recoiffe
dans le reflet de l'écran plat.
– Qu'est ce que tu fais là ? Je m'exclame en resserrant un pan de mon
peignoir.
Il fait volte-face, je remarque qu'il porte une tenue plus distinguée avec une
chemise noire qui le rend élégant.
– Excuse-moi, dit-il. Vince a insisté pour que je ne te laisse pas sans
surveillance.
Je me demande si c'est un mensonge où si c'est une excuse pour me voir. Si
c'est le cas, c'est pardonné. Je fais mine de rien.
Il s'accroupit et ouvre le minibar.
– Qu'avons-nous de bon ? soupire-t-il.
Il ouvre une bouteille de champagne, en sert deux coupes et m'en tend une.
Je ne résiste pas à l'envie d'y goûter et accepte.
– C'est en quel honneur ? dis-je en observant le liquide doré.
– Pour te remercier de ne pas chercher à t'enfuir. Je te le promets, demain
tu pourras partir. Une fois qu'on aura l'argent, Vince disparaitra dans la nature, et
moi aussi. Juste avant, je te redonnerai de quoi payer un taxi pour rentrer chez
toi.
Le retour à la vie normale m'attend. Rassurée que cette escapade se termine
bientôt, une déception grandit malgré tout au fond de moi : après demain, je ne
verrai plus jamais Jared. Autant profiter de sa présence pendant qu'il est encore
temps.
Je m'adosse contre les duveteux oreillers, croise les jambes, et prends une
gorgée. Le champagne est pétillant, fruité et les bulles me chatouillent la langue.
– Si je te disais, je commence d'un ton nonchalant. Que, à ce qu'il paraît,
les plus belles rencontres se font durant d'extrêmes situations, qu'est-ce que tu
répondrais ?
Il se frotte la mâchoire d'un air pensif.
– Qu'est-ce que c'est que cette question ?
– J'essaie juste de faire la conversation, dis-je en haussant les épaules. On
est coincé ensemble pendant tout le reste de la journée, il n'y a rien à faire.
– Je dirais que c'est n'importe quoi. Tu y crois ?
– Je n'en sais rien.
Il s'assoit au bout du lit et me réponds d'une voix posée :
– Ma plus belle rencontre a eu lieu dans un endroit banal, un jour banal,
avec une conversation banale. Elle était sublime. On parlait comme deux
empotés, ça a du bien faire marrer les gens autour. J'ai passé de bons moments.
– Pourquoi n'es-tu plus avec elle ? Si ce n'est pas trop indiscret.
Il secoue la tête.
– Elle s'est rendu compte que je n'étais pas ce qu'elle espérait que je sois,
poursuit-il. J'ai des faiblesses, ça l'a fait fuir. Je sais que c'est de ma faute.
– Je vois.
Je me demande quelles sont ses faiblesses. Me feraient-elles fuir ?
– Puis tu passes à la personne suivante, continue-t-il. Soit on fuit l'amour,
soit l'amour nous fuit.
Je ne suis pas sûr de comprendre où il veut en venir.
– Je ne sais pas si on a la même définition de l'amour, dis-je.
Le souvenir de mon ex ressurgit et je me crispe, agacée. Je veux juste
l'oublier.
– Sans doute pas. Sinon ça va ? Je sens que quelque chose te trouble.
Je balaie le sujet d'un geste de la main et reprends une gorgée de
champagne.
– Un chagrin d'amour, devine-t-il.
Le visage flou de mon ancien amour surgit comme un flash. Des touchers
et des regards refont surface. Ces moments brefs sont comme des éclairs où les
rêves deviennent réalité, où tout clique et où je me trouve là où je suis censée
être, contrairement au reste du temps. C'est comme si les planètes s'alignaient
après des années d'attente pour créer un moment où ma vie est ce qu'elle devrait
être. Mais les planètes ne s'arrêtent pas, et la magie des moments ensemble
disparait.
– J'ai touché une corde sensible, dit Jared avec embarras.
– Non, ce n'est rien. Ça n'a plus d'importance à présent.
Une amertume m'envahit, je hausse les sourcils d'un air blasé. Est-ce
qu'une relation échouée vaut quelque chose ?
– Qu'est-ce qui importe pour toi ? dis-je. L'euphorie ou le résultat ? Le
voyage ou la destination ?
Il détourne la tête et prend son temps avant de répondre.
– Ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter, c'est mon seul
conseil. Les gens aiment plusieurs personnes dans leur vie. À chaque fois, ils
finissent par croire que c'est la bonne.
– Qu'est-ce qui permet de dire qu'une histoire d'amour est plus réelle, plus
sincère qu'une autre ? Comment savoir, si au final elle échoue ?
– Tu me poses des questions compliquées, soupire-t-il. J'essaie de vivre au
jour le jour. L'amour va, l'amour vient. Je ne me prends pas la tête, quand
j'apprécie quelqu'un, je veux passer du temps avec elle, c'est tout. Il faut savoir
passer à autre chose.
– Je crois que je ne peux pas, dis-je à mi-voix.
– Pourquoi ?
Je serre les dents et me replie sur moi.
– Parce que pour moi, la douleur est la preuve que c'était réel.
Il baisse les yeux d'un air grave.
– Je n'arrive pas à déterminer si tu es une romantique ou si tu aimes juste te
faire souffrir.
Mon regard se perd. Sans doute les deux.
– Tout à l'heure tu m'as demandé quel était mon genre de fille. Ce sont les
filles superficielles, parce que je peux m'en débarrasser sans avoir à me sentir
coupable. Je te le dis, car je pense que tu es différente. Elles ne se posent pas ce
genre de questions.
Je fais la moue, je suppose que c'est un compliment.
– Tu veux essayer un truc ? dit-il, prenant un air espiègle.
J'acquiesce, me mordant la lèvre.
Gardant son verre à la main, il s'approche et croise son bras avec le mien,
imitant les cous de deux cygnes amoureux. Je l'imite, et l'on boit ensemble dans
le verre de l'autre, échangeant un regard intense.
– Je n'ouvre pas mon cœur facilement, et je ne suis pas une fille facile, dis-
je d'un air faussement sérieux.
– Ça tombe bien, moi non plus.
Je pouffe de rire, puis, reprenant mon souffle, mon regard se pose sur sa
bouche entrouverte.
Dans un élan soudain, il approche ses lèvres des miennes et m'embrasse.
Sans hésiter, je fais de même, fermant les yeux et m'abandonnant dans le
moment. Une seule chose importe, la sensation de mes lèvres glissant sur les
siennes, charnues et mouillées. Je me sens euphorique, comme prise dans un
vertige. Mon cœur cogne contre ma poitrine et mon esprit mémorise chaque
instant, je sais que ce sera un souvenir qui me restera. Nos lèvres se séparent,
mais sont prêtes à se rejoindre. J'expire dans un profond relâchement, comme
après un effort intense, similaire à ceux que je pousse quand je remonte à la
surface de l'eau après une longue session de plongée.
– Quelles sont tes faiblesses ? Je murmure.
– Je ne m'attache à personne, je ne fais confiance à personne, je cours, je
fuis toujours.
– Ça ne me gêne pas, je rétorque en me penchant pour l'embrasser à
nouveau.
9

Je me réveille emmêlée dans des draps moites et mets plusieurs secondes


avant de me souvenir où je suis. Jared dort à mes côtés. L'aube éclaire son visage
d'une douce lumière et met en relief sa silhouette telle un tableau clair-obscur, il
paraît paisible. Son parfum embaume la chambre d'une odeur sauvage. Si je
l'avais croisé dans la rue, je ne me serais jamais doutée qu'il est un braqueur.
Je me redresse et repousse mes cheveux décoiffés derrière mes oreilles. Je
me remémore ses doigts glissant entre eux la veille, caressant mon cou, mes
courbes. Je frissonne.
Les draps se froissent, il s'éveille et pose son regard sur moi. Sa main glisse
sous la couverture pour y prendre la mienne. Il y pose un baiser dans un mélange
d'humour ringard et de sincérité touchante. Je hausse les sourcils et souris.
– Je sens que tu es attirée, murmure-t-il d'une voix endormie.
– Hein ? Je fais, bouche bée.
– Par ma façon de vivre.
– Tu parles de ton absence totale de respect pour la loi ? Je proteste en
secouant la tête. Pas du tout.
Il ne me lâche pas et m'attire près de lui dans une étreinte chaleureuse.
– Totale ? Le mot me paraît un peu fort. Tu ne t'en rends pas compte,
pourtant je le vois dans tes yeux.
– Quoi donc ?
Sa voix devient plus grave, comme s'il me révélait une confidence :
– Tu aimes être ici, avec moi. Lorsque tu as menti à ce monsieur hier, tu
n'avais plus peur. Je l'ai vu.
J'écoute avec attention ses paroles. Qu'a-t-il vu en moi exactement ?
– Je ne suis pas ce genre de personne, je réponds. Je n'ai pas l'habitude de
fréquenter de mauvaises personnes.
Il rit dans sa barbe.
– Tu n'es pas un saint, j'ajoute en appuyant mes mots.
– C'est sûr, concède-t-il. Mais je ne me considère pas comme une mauvaise
personne. Je pourrais me reprocher une montagne de choses. Tout ce qui
m'importe est le résultat.
Je tire le fin drap de lit sur mes épaules pour cacher ma nudité et trottine
jusqu'à mes vêtements pliés sur le dossier d'une chaise. Mes poils se hérissent
dans l'air frais du matin. Il ramasse ses vêtements étalés sur la moquette et enfile
son jean.
Quelqu'un toque.
– Vous avez intérêt à être prêt, s'exclame Vince derrière la porte. Le
rendez-vous est dans une demi-heure.
– On arrive, soupire Jared.
– Y a intérêt !
Je l'entends grogner et ses pas s'éloignent dans le couloir.
– Tu es bientôt débarrassé de moi, dis-je à Jared. Tu dois être soulagé.
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Tu fuis, tu te souviens.
Il ne répond pas et se lève, torse nu, puis pousse l'épais rideau devant la
baie vitrée. Son regard se perd au loin.
– Tu n'es pas obligée de retourner chez toi, dit-il d'une voix posée. Tu
pourrais rester avec nous, au moins pour un temps.
Je cesse mon geste, une vague d'adrénaline passe dans tout mon corps en
une fraction de seconde. Je fronce les sourcils. Est-il sérieux ? Où joue-t-il à un
jeu que je ne comprends pas encore ?
– C'est juste une idée, ajoute-t-il, haussant les épaules. On s'entend bien.
Pourquoi pas après tout...
Prise au dépourvu, je demeure bouche bée.
– Et si je refuse ? Je demande. Me laisseras-tu partir ?
– De mon point de vue, tu es déjà libre.
Son expression posée, presque sombre me fait comprendre qu'il ne se
moque pas de moi. Je songe à cette vie qu'il me propose. Je devrais fuir la police,
et tout abandonner. J'ai du mal à avaler ma salive. C'est une vie trop dangereuse,
trop différente de la mienne. Je n'en suis pas capable, je ne peux que refuser.
– C'est une sacrée proposition, dis-je, ne voulant pas le vexer. Il faut que j'y
réfléchisse.
– D'accord, répond-il, baissant les yeux avec un sourire pincé.
Une fois habillée et après avoir grappillé les petits bonbons qui trainent sur
la table de chevet, on rejoint Vince qui tape du pied, mallette en main, devant
l'entrée. Avec son costume blanc, on dirait un parrain de la mafia, enfin, de mon
point de vue, on dirait plutôt qu'il s'est affublé d'un déguisement d'Halloween.
Vince plisse les yeux en regardant Jared.
– Tu as bonne mine aujourd'hui, lui dit-il en le pointant du doigt.
Je crains qu'il se doute de ce qui a pu se passer cette nuit.
– Pourquoi ? D'habitude j'ai une sale gueule ?
– Ben oui, dit-il d'un air entendu. Bref. C'est le grand jour !
Il se frotte les mains en faisait un petit rire maléfique exagéré.
– On a eu une petite réunion avec Jared, me dit-il. Il m'assure que tu ne
diras rien, et je lui fais confiance. Donc c'est confirmé, on te libère juste après
l'échange des diamants.
Sur le trajet, mes muscles se relâchent et je trépigne d'impatience. Je suis
sur le point d'être libérée !
– Quelle chance tu as eue de nous avoir rencontrés, n'est-ce pas ? dit Vince,
dont le sourire semble figé par le bonheur.
- Oh oui... dis-je avec une ironie non dissimulée.
Cependant, un sentiment de déception grandit en réalisant que ce sont les
derniers instants, la dernière journée que je passe avec Jared. Lui aussi semble
légèrement taciturne. Il n'a pas dit un mot depuis que nous avons quitté l'hôtel.
En tournant dans l'angle, le sourire de Vince s'efface. Un barrage bloque la
route. Trois voitures de police sont postées devant l'échoppe du prêteur sur
gages, et huit agents de police pointent leur fusil sur les fenêtres brisées.
– Merde ! Grommèle Jared. Ils l'ont chopé.
Des coups de feu sont échangés, je sursaute et mon sang se glace. Je réalise
à quel point c'est sérieux, Jared et Vince sont mêlés à des affaires de vie ou de
mort.
Les yeux écarquillés, Jared tourne sur la rue à droite comme si de rien
n'était pour ne pas attirer la suspicion des agents quadrillant la zone.
– Qu'est-ce qu'on va faire des diamants ? s'écrie Vince, paniqué. Comment
va-t-on les revendre ?
Ça ne pouvait pas tomber à plus mauvais moment. Je sens comme un
malaise, mes mains tremblent.
10

Mon estomac se noue. Avec leur prêteur sur gages compromis, mes
chances de libération s'évanouissent. Je plonge mon visage dans mes mains,
accablée. Et s'ils ne trouvent jamais un moyen de vendre les diamants, quel sort
vont-ils me réserver ? Combien de temps vais-je rester leur prisonnière ? Ils ne
me garderont pas éternellement. Bientôt, Vince s'impatientera et je ne serais plus
qu'une nuisance. Tôt ou tard, j'aurais le dos tourné et tout ce qu'il restera de moi
sera un cerveau éparpillé sur le sol. À moins que la police ne nous rattrape avant.
Vince pourrait se servir de moi comme otage, je ferais alors office de bouclier
quand les balles pleuvront. Et malgré tout ses efforts, j'ai peur que Jared ne
puisse pas me protéger.
– Laissez-moi partir, dis-je d'un ton impérieux.
– Non, assène Vince.
– Vous m'aviez dit...
– Changement de plan, coupe-t-il. Si tu n'es pas contente, c'est pareil.
Apprends à rester à ta place.
Je le trouve si déplaisant que j'en reste estomaquée quelques instants. Je
m'adresse alors à Jared pour trouver son soutien :
– Tu m'as promis, dis-je à voix basse.
– Je suis désolé, marmonne-t-il sans oser me regarder.
Je lui lance un regard noir qu'il ne remarque pas, mais qu'il doit deviner. Je
me sens trahie.
– Tu n'as donc aucune parole ? Je m'écris, les poings serrés.
– Calme ta gonzesse ! s'exclame Vince.
– Ce n'est pas ma gonzesse, assure Jared, monocorde.
Bien que techniquement ce soit vrai, mon cœur se pince.
– Vous étiez prêt à me libérer il y a cinq minutes, j'ajoute en haussant le
ton. Pourquoi pas maintenant ?
– Le marché était qu'on te relâche après la transaction, dit Vince avec une
expression renfermée. Tant qu'on ne dispose pas de l'argent pour disparaitre dans
la nature, tu restes avec nous.
L'envie de leur sauter à la gorge et de les frapper devient pressante. Je
bouillonne de colère, mais je me retiens, car ce serait donner une raison à Vince
de me tuer. Il faut que je sois maline.
Peut-être m'ont-ils menti et n'ont-ils jamais prévu de me libérer ? Je n'ai
aucune garantie, juste leur parole. J'ai envie de croire Jared même si ma raison
me pousse à fuir. Après tout, qu'est-ce qu'il m'a prit de me laisser faire ? C'est
pourtant évident, je dois fuir ! Je quitterai Jared, je le sais. Ça devait en être ainsi
depuis le début, je ne peux pas me laisser amadouer et ouvrir mon cœur pour être
blessée une fois de plus.
Maintenant, je dois attendre. Une occasion se présentera et je fuirai. Sans
aucun doute, ils essaieront de me rattraper. Et s'ils réussissent ? Je dois m'assurer
qu'ils ne me feront pas de mal, j'ai besoin d'un moyen de pression.
En fin de journée, après des heures de route pour une destination inconnue
dans une ambiance lourde faite d'un long silence ponctué de soupirs, Jared
décide de faire une halte dans un restaurant au style rétro des années soixante. Il
se porte garant devant Vince que je n'essaierai pas de m'enfuir. En réponse, ce
dernier tapote son pistolet pour me persuader de rester à ma place. Il me sous-
estime, cette menace ne me fait plus peur, enfin presque.
À l'intérieur du restaurant, les couverts clinquent dans la salle éclairée de
néons rose. Hormis Jared, Vince et moi, un père et son fils sont les seuls à
manger au fond de la salle. Les nuages chargés d'électricité derrière les baies
vitrées annoncent une nuit agitée. Barbouillé, Vince part aux toilettes avec la
mallette, précisant qu'il en aura pour un moment. Charmant... Le voyant partir
dans le couloir, j'aperçois une porte à l'arrière entrouverte donnant sur l'extérieur.
Finalement, je m'assois avec Jared à une table, face à face.
– Pourquoi moi ? dis-je d'un ton ferme.
– Qu'est-ce que tu veux dire ? Demande-t-il pendant qu'il inspecte la carte
du menu en tapotant les doigts sur la table.
– Tu proposes souvent à tes conquêtes de partir avec toi vivre d'amour et
d'eau fraîche ?
Il prend un air avisé.
– Non, c'est nouveau pour moi.
– Pourquoi moi alors ? Je persiste. Qu'est-ce que j'ai de si spécial ?
Ses rides du lion se dessinent tandis qu'il réfléchit. Malgré tout, je le trouve
toujours aussi craquant. D'un ton posé, il formule finalement une réponse :
– Je pourrais énumérer tes qualités et tes défauts et me mettre à ton balcon
comme Roméo implorant Juliette. Si c'est ça que tu veux, tu n'obtiendras rien de
moi.
J'acquiesce mollement. Ce n'est pas vraiment la réponse que j'espérais.
– Je te faisais confiance pour me libérer. Je me rends compte que c'était du
vent. Je me demande si tu n'en as jamais eu l'intention.
Il hausse les sourcils d'un air perdu.
– Non, non. J'étais sincère, et je le suis toujours. Cette histoire est un
simple contretemps. Écoute, j'ai reçu un SMS. Mes sources en lien avec le
prêteur sur gages m'ont informé qu'ils l'ont capturé et il risque la prison. Pas de
quoi s'inquiéter, il peut se payer les meilleurs avocats et il sera libéré en un rien
de temps. Il pourra alors organiser un autre échange pour qu'un de ses acolytes
puisse faire l'échange à sa place.
Pour je ne sais quelle raison, je le crois. À chaque fois qu'il parle, je ne
peux m'empêcher de lui faire confiance. Suis-je trop aveugle pour voir les
mensonges ?
– J'ai envie de passer plus de temps avec toi, je murmure. Seulement, je ne
peux pas t'accompagner. Il y a trop d'incertitudes dans ce que tu me proposes.
– Je ne propose pas d'attaches si c'est ça qui t'effraie.
Confuse, je me frotte les yeux.
– Pourquoi te refuses-tu cette opportunité ? chuchote-t-il en se penchant
vers moi. Tu n'as rien à perdre.
– J'ai des choses à perdre ? Je réplique. Mon travail, mes études, mes
parents.
– Veux-tu vraiment toutes ces choses ?
– Eh bien, je balbutie. J'avoue que ce n'est pas la joie, cela dit ce sont les
bases d'une vie normale, je dois vivre comme tout le monde.
– Vivre comme tout le monde, répète-t-il d'un ton moqueur. Quel
cauchemar.
Son aversion pour le quotidien de monsieur et madame tout le monde m'est
familière, je me reconnais en partie en lui. Je dois pourtant y retourner, je n'ai
pas le choix.
– Laisse-moi partir maintenant, dis-je d'un ton sec, les dents serrées.
– Pas encore, répond-il avec regret.
Une serveuse maigrichonne avec une longue natte, une jupe bleu ciel et un
tablier blanc vient à notre table et propose de prendre nos commandes.
Ignorant le refus de Jared, je me lève d'un bond ; par réflexe, il se lève
aussi. On se regarde dans le blanc des yeux dans un moment de flottement,
devant la serveuse confuse.
– Moi aussi je dois aller aux toilettes, tu m'en donnes l'autorisation ? dis-je,
sarcastique.
Devant la serveuse, mon mensonge passe comme une lettre à la poste, il est
contraint d'accepter de peur que je le dénonce. Ainsi, pendant qu'il prend
commande, je me dirige dans le couloir à l'arrière. Sur le comptoir, des couverts
traînent dans un pot en verre. Je pique un couteau au passage et l'enfile dans ma
manche d'un geste habile et discret.
Je suis seule, voilà une opportunité de fuir. Je dois agir vite. La nervosité
fait de moi une véritable boule de nerfs et mes mouvements deviennent
erratiques.
Soudain, une idée me fait tilt : je vais voler les diamants. Cela me
permettra de faire pression contre eux au cas où ils me rattrapent. Si je suis la
seule à savoir où se trouvent les diamants, je deviens intouchable.
Après beaucoup d'hésitation, j'entrouvre la porte des toilettes pour
Hommes et m'y infiltre en silence. J'entends Vince siffloter gaiement. Sur la
pointe des pieds, j'approche des cabines et me mets à quatre pattes pour voir où il
se trouve. Des pieds dépassent dans la troisième cabine, et la mallette
l'accompagne. Mes chaussures couinent et je me tétanise. A-t-il entendu ? Non,
il continue de siffler ; il ne se doute de rien.
Je me munis du couteau et m'approche le plus possible en retenant ma
respiration, si bien que la mallette est à ma portée. D'un geste vif, je passe mon
bras sous la porte, attrape la poignée et la tire vers moi d'un coup sec.
– Oh bordel ! s'écrie-t-il.
Le loquet se déverrouille et je retiens la poignée, tirant de toutes mes forces
tandis qu'il tente de l'ouvrir. Paniquée, je donne à l'aveugle des coups de couteau
maladroit dans l'entrebâillement pour qu'il recule. La porte claque dans un
mouvement rapide d'aller-retour.
Il tire violemment de son côté et je me retrouve emportée à l'intérieur de la
cabine, contre lui. Baissant les yeux, je remarque qu'il est en caleçon avec le
pantalon à ses pieds.
– Espèce de... grogne-t-il.
– Lâche-moi !
Alors que l'on se bat pour récupérer la mallette, les bords de la cabine sont
secoués par nos coups chaotiques dans une succession de bruits sourds. Je plante
mes ongles dans sa main, il gémit. Avec mon couteau, je taillade son avant-bras,
ce qui le fait enrager. Il me frappe l'épaule si fort que le couteau m'échappe et
tombe dans la cuvette dans un tintement.
Son coude rencontre le contour de mon œil gauche et provoque une vive
douleur. Il me tire vers le lavabo tandis que je me débats vainement. Il récupère
la mallette et s'apprête à me projeter au sol lorsque tout à coup, ses chaussures
glissent sur une flaque. Il s'emmêle les jambes dans son pantalon, chute en
arrière, m'emportant avec lui, et se cogne la tête contre le rebord du lavabo dans
un bruit sourd avant de finir à terre.
Tout mon corps est endolori. Essoufflée, je m'éloigne de lui et constate
qu'il git immobile sur le carrelage, les yeux fermés. Sa poitrine monte et descend
lentement, il n'est pas mort, juste inconscient. Tremblante, je reprends la mallette
et fouille dans sa poche pour y prendre mon portable ainsi que son trousseau de
clés. Il est temps de fuir.
11

Je dois absolument partir avant que Vince ne reprenne connaissance.


J'espère que le choc qu'il a subi ne lui a pas laissé de séquelles. Je ne vois pas de
sang, mais cela m'a paru violent.
Je ressors des toilettes, m'échappe par la porte de derrière et traverse la
cour jusqu'à la voiture sous la pluie qui tombe, drue et glacée. Jared me voit, les
yeux stupéfaits. Je monte déjà dans la Ford lorsqu'il qu'il réalise ce qu'il se passe
et bondit de sa chaise pour me courir après. Mon cœur bat à tout rompre en
enclenchant le blocage automatique des portes. Jared plaque ses mains contre la
vitre.
– Ne fais pas ça ! s'exclame-t-il.
– Vince est blessé ! Ne t'occupe pas de moi !
Je mets le contact et le pot d'échappement part dans une pétarade tandis
que je reprends la route, qui semble lustrée par la pluie.
Mon esprit s'embrouille, bouleversé par l'adrénaline. Où dois-je aller ?
Trouver le poste de police le plus proche me parait judicieux. Je jette un œil à
mon portable, la batterie est vide. Je m'y attendais, il s'est déchargé en deux
jours. Je ne peux appeler personne.
Après avoir roulé pendant vingt minutes, je me souviens que la mallette est
sur le siège passager. Je l'ouvre, les diamants brillent de mille feux. À cet instant,
ils n'appartiennent plus à Vince et Jared, ils sont à moi. Je sais qu'ils sont volés et
que je devrais les rendre. En les rendant, ma seule récompense sera de retourner
à mon boulot et une tape sur l'épaule. Cela ne me convient guère.
Devrais-je les garder ? Je trouverai un moyen de les revendre même si je
ne sais pas encore comment. L'occasion est trop belle pour la refuser. Après tout
ce que j'ai souffert, je mérite bien une récompense.
Je dépasse un large panneau publicitaire sur la route vantant les mérites
d'une banque. Je peux y lire : « nous faisons murir votre argent ». Je décide de
cacher les diamants ici, cela fera un bon point de repère. Je creuse la terre
humide au pied du panneau avec une pelle à manche court que j'ai trouvée par
chance dans le coffre.
Puis je reprends la route : une longue ligne droite au milieu d'une plaine
déserte. Au bout d'un moment, on me fait des appels de phare, je déglutis. Ce
sont eux, ils ont volé une autre voiture, encore une.
Des gouttes de pluie perlent et forment des rides sur le pare-brise, lavant la
fine couche de poussière. Nous sommes comme deux voitures prises dans
l'obscurité des fonds marins. Un éclair fend le ciel d'un noir d'encre et éclaire la
plaine d'un voile blanc pendant une fraction de seconde. Le tonnerre le suit,
grondement qui semble faire craquer la terre entière. Ils se rapprochent.
Je presse mon pied sur l'accélérateur et passe une vitesse, l'aiguille de la
jauge de miles monte progressivement. Je dépasse la limite de vitesse de 70
miles à l'heure. L'aiguille continue de tourner, 80 miles... 90 miles... 100 miles...
Ils sont sur mes talons, les pare-chocs chromés brillent dans mon rétroviseur. Ils
se déportent à ma gauche et remontent à mon niveau, je ne peux pas aller plus
vite.
Vince me fait signe de ralentir, je l'ignore, fébrile. Il abaisse la vitre et sort
son flingue, un flash sort du canon et le verre de ma vitre se brise avec fracas, les
morceaux tombent sur mes genoux. J'entends la balle siffler et, par réflexe, je
tourne le volant subitement. Je me mets à zigzaguer, hors de contrôle. Mes pneus
droits se retrouvent sur le trop-plein de terre et je suis secouée sur mon siège. Je
perds le contrôle, freine à fond, puis m'échoue dans la campagne dans un
vacarme de tôle froissée. Tout devient noir.
Une gifle sur la joue me sort de mes songes. Les gouttes de pluie me
rentrent dans les yeux, je suis allongée par terre près de la carcasse de la Ford.
– Ce n'était pas nécessaire, dit Jared d'une voix énervée à l'attention de
Vince qui me toise.
Jared passe son bras derrière mon dos et m'aide à me relever, me voilà à
genoux. Les phares allumés m'aveuglent. Vince me tourne autour comme un
bourreau prêt à exécuter sa sentence.
– Où sont-ils ? siffle-t-il, plongeant sur moi.
– Calme-toi, s'exclame Jared, le retenant par les épaules.
Vince le repousse dans une grimace de colère.
– Tu plaisantes ? Après ce qu'elle m'a fait !
– On a fouillé la voiture, me dit Jared. La mallette n'y est pas. Je peux
l'empêcher de te blesser, tu dois juste nous dire où tu as caché les diamants.
– Tu n'empêcheras rien du tout, marmonne Vince.
– Je ne vous dirais rien, dis-je.
Aussitôt, Vince sort son pistolet et le pointe sur mon front, il enlève la
sécurité dans un clic sonore.
Jared s'apprête à s'interposer, mais je réponds avant qu'il parle :
– Tu ne les retrouveras jamais si tu me tues, dis-je à Vince.
Il serre les dents et retire son doigt de la détente dans un accès de colère,
jurant contre le monde entier.
– Je t'avais dit de ne pas faire ami-ami avec elle, s'emporte-t-il en direction
de Jared, rouge de colère. Tu n'as pas pu t'en empêcher, résultat on a tout paumé
!
– D'un, ce n'est pas tes affaires, riposte Jared, d'un ton cherchant à l'apaiser.
De deux, ça n'a pas d'importance.
Vince semble sur le point d'exploser, je ferais mieux de désamorcer sa
colère avant qu'il ne soit trop tard. Peut-être que si je leur révèle où ils sont, ils
partiront.
– Relâchez-moi et je vous révélerai où je les ai cachés, dis-je.
– Tu te moques de nous ? Grogne Vince.
– Non. Tenez votre part du marché, et je tiens la mienne.
– Alors où ? S'écrit-il en approchant son visage si près du mien que je peux
voir ses pores et sentir son souffle chaud.
– Il y a un panneau à quelques kilomètres de là, dis-je à contrecœur. On l'a
dépassé. Rebroussez chemin, la mallette est enterrée juste en dessous. La terre
est retournée, vous repérerez l'endroit facilement.
– J'espère pour toi que c'est la vérité, dit-il en pressant le canon sur mon
front.
Peu enclin à me transporter avec eux dans la voiture, Vince insiste alors
pour aller vérifier lui-même mes dires et Jared se dévoue pour me surveiller. Ils
prévoient de se tenir au courant par téléphone.
– Je peux te faire confiance ? demande Vince à l'adresse de Jared avant de
partir.
– Oui, acquiesce Jared. Elle ne représente rien pour moi.
Je le scrute pour tenter de décerner s'il pense vraiment ce qu'il dit, où si ce
n'est qu'une ruse. Je ne saurais dire. Que pense-t-il ?
Convaincu, Vince grimpe dans la voiture, fait demi-tour et part en direction
du panneau que j'ai désigné. Une fois qu'il est suffisamment éloigné, Jared me
soutient le bras et m'aide à me relever.
– Je suis désolée de t'avoir fait peur, dit-il, les mains dans les poches. Je
suis désolé aussi que tu aies à subir le tempérament de Vince.
Je hausse les épaules, je ne peux pas les blâmer de vouloir récupérer leur
butin.
– Cela dit, continue-t-il d'un air admiratif. Tu es une bonne voleuse, tu m'as
eu comme un bleu. Et mettre à terre Vince, tout le monde n'aurait pas réussi.
– C'était un coup de chance.
– Peut-être, répond-il sans trop y croire.
Une mélodie comique sonne dans la poche de Jared, il répond à son
portable. J'entends la voix distante et diffuse de Vince en tendant l'oreille.
– Je les ai trouvés ! Crie Vince. Elle a dit la vérité, je viens te rechercher,
occupe-toi de son cas.
– Je m'en occupe, dit Jared d'une voix tranchante.
Il sort un pistolet de sa veste et tire un coup de feu dans le sol qui me fait
tressauter. Une pichenette de sable s'élève et l'écho résonne dans les environs.
– C'est réglé, déclare Jared avant de raccrocher.
Une chaleur réchauffe mon ventre en réalisant qu'il vient de mentir pour
me sauver, j'en perds mes mots. J'aimerais le remercier, mais j'ai peur de mal m'y
prendre. Un silence s'installe et je dis la première chose qui me passe par la tête :
– Toi aussi tu en as un ? Je lance en désignant son arme.
– Oui, contrairement à Vince, je ne le gesticule pas sans arrêt pour
intimider les gens.
Il extirpe son portefeuille de sa poche et en sort une liasse de billets qu'il
me tend.
– Je ne peux pas te remmener. Voici comme promis de l'argent pour rentrer
chez toi.
– Merci de me laisser partir, dis-je en rangeant les billets dans la mienne.
– Dénonce-nous, ou pas, continue-t-il d'une voix bienveillante. Fais ce que
tu veux. En tout cas, j'avais raison sur un point. Tu es comme nous, tu n'as pas
hésité à voler les diamants.
Je réfléchis à ce qu'il vient de dire, peut-être a-t-il raison ?
– C'est un au revoir alors ? Je demande.
– On dirait.
Il me fait un sourire gêné que je lui retourne.
Un peu plus tard, je me cache derrière des buissons pendant que Vince
vient le rechercher et, une fois qu'ils sont partis, je me retrouve seule, et libre.
12

Je suis libre de mes ravisseurs. Après deux jours intenses passés avec eux,
je devrais sauter de joie, crier mon bonheur, mais je ne fais rien de tout ça. Le
soulagement que j'espérais ressentir n'est pas là. Curieusement, je ne me sens pas
libre.
Ballottée au fond d'un bus qui me ramène droit à Miami, je laisse ma tête
reposer contre la vitre et me demande si je dois les dénoncer. Vince mériterait
d'aller en prison ne serait-ce que pour son sale caractère, mais Jared, il m'a
sauvée, en quelque sorte. En me laissant partir en cachette, il a pris le risque que
je lance une armada de policiers à sa poursuite. Est-ce qu'il veut se faire prendre
? Où me fait-il confiance pour ne rien dire ?
Je retrouve Miami sous le soleil, et descends du bus à Wynwood. Après dix
minutes de marche parmi les passants en tenue estivale, j'atteins le poste de
police, bâtiment d'un blanc immaculé aux grandes baies vitrées. Il est ouvert.
N'importe qui se serait rué à l'intérieur et se serait empressé de révéler ses
mésaventures. Au contraire, je ne bouge pas. Qu'est-ce que j'attends ?
J'hésite. Maintenant que j'ai pris du recul, je trouve que ce qu'il m'est arrivé
n'est pas si grave. J'ai été chahutée par Vince, certes, mais je n'ai pas été
martyrisée. Est-ce le syndrome de Stockholm qui se joue de moi ? Je ne pense
pas.
Ce n'était qu'un malentendu, ils n'ont tué personne. Je n'étais qu'un témoin
involontaire dans des affaires d'argent qui ne me concernent pas. L'appât du gain,
je peux le comprendre. Après tout, je n'ai pas mis longtemps à vouloir garder les
diamants quand l'occasion s'est présentée. Je serre les poings et prends la rue en
direction de mon appartement. Je ne peux me résoudre à le dénoncer.
Posant les pieds sur le paillasson sur le seuil de mon appartement, un vide
intérieur me rend fébrile, je ressens l'absence de Jared. Je m'empresse d'entrer,
j'espère que je l'oublierai rapidement. Dans la pénombre du studio, je retrouve
mes classeurs de cours à leur place, rien n'a bougé.
Que s'est-il passé pendant que je suis partie ? Personne ne se doute de ce
que j'ai vécu. À coup sûr, j'ai été virée. J'accroche mon téléphone au chargeur,
pousse la prise dans le mur et l'allume sans attendre.
Aucun message. Mon patron ne s'est pas rendu compte de mon absence ?
Mes professeurs non plus. Ma mère ? Non.
Prise d'un petit rire nerveux, je comprends que je n'ai manqué à personne.
Je suis si transparente que personne ne remarque lorsque je disparais pendant
deux jours. Je pourrai leur expliquer que je me suis fait kidnapper ? Ils se
sentiraient stupides de m'avoir oubliée, de m'avoir ignorée. Je me retiens de
lancer le téléphone contre le mur. Je ne peux pas, ils préviendraient la police.
Je décide d'aller au poste de plongée sur la plage pour y trouver du
réconfort. Sur le chemin, j'admire les lumières scintillant sur la côte et les
vêtements pendus aux fenêtres qu'une légère brise venue de la mer secoue.
Observant les passants vivant leur vie paisible, je suis déçue par les visages
parfois tristes et résignés qu'ils affichent. Je viens de rejoindre le quotidien. Est-
ce que j'ai fait une erreur en refusant de rester avec Jared ? Sa proposition ne
paraît pas si mal désormais, aurais-je dû accepter ?
La plage de South Beach est déserte. Je retire mes chaussures et mes
chaussettes avant de marcher sur le sable encore chaud. À cette heure, le
cabanon en bois à la peinture écaillée près du ponton est fermé. Cependant,
j'aimerais aller piquer une tête dans l'eau et le matériel de plongée est rangé à
l'intérieur. Je m'assure que personne ne me regarde et, d'un coup de coude, je
casse un des carreaux de la fenêtre. Du bout des doigts, je pousse le loquet et la
porte s'ouvre en grinçant.
J'enfile une combinaison et une bonbonne d'oxygène, sans oublier les
palmes et le masque. Je m'assois ensuite sur le ponton. Je n'ai jamais plongé de
nuit et frissonne en trempant un pied dans l'eau. Puis je m'élance dans l'océan
pour tout oublier pendant un temps. L'eau est froide, mais pas au point de me
donner envie d'en ressortir. Peu à peu, mon corps s'habitue et se réchauffe de lui-
même. La lumière blanche de ma lampe torche illumine d'un halo blafard et
fantomatique les récifs comme s'ils étaient morts.
Cette baignade ne me procure pas la sensation de bien-être que j'y trouve
habituellement. Je me sens oppressée par les responsabilités que j'ai retrouvées.
Les études et le travail sont des épées de Damoclès que j'avais oubliées pendant
deux jours. Maintenant que je les ai retrouvés, la perspective de mon avenir :
médiocre et ennuyeux, ressurgit.
Je pourrais essayer de recontacter Jared. Non, je l'ai perdu. Mon souffle
s'emballe. Je ne le reverrai jamais, je n'ai aucun moyen de le retrouver. Mon
cœur s'accélère et j'ai soudain l'impression que l'eau me serre dans un étau qui
m'oppresse. De l'asthme ! Comment est-ce possible ? Je n'en ai jamais quand je
suis sous l'eau. Je me concentre sur mon souffle, je le rends régulier, mécanique,
mais au lieu de me détendre, les brulures intérieures ne font que s'accentuer. Ce
n'est pas normal ! Je me débats, l'eau me paraît être aussi dur qu'un mur de
briques. Je rejoins la surface au plus vite !
Extirpant ma tête hors de l'eau, j'arrache le masque de plongée. L'air que
j'inspire semble ne plus exister. Le bord de la plage est à une vingtaine de
mètres. Si je ne peux plus respirer, je risque de me noyer avant de l'atteindre. Je
pousse sur mes jambes et mes bras qui me tirent, j'ai l'impression de faire du sur-
place. L'eau rentre dans ma bouche, je la recrache dans une pulsion qui semble
déchirer mes poumons. L'eau salée rentre aussi dans mon nez, je suffoque alors
que des mains invisibles semblent me tirer dans les abysses.
Après un effort surhumain, j'atteins la plage. Je ne suis pas encore tirée
d'affaire, je me crispe en position fœtale. Il faut que quelqu'un me vienne en
aide. Regardant le long de la plage, je ne vois personne. Mon portable est dans la
poche de mon pantalon sur le ponton à une dizaine de mètres. Je rampe,
agrippant le sable humide comme des prises d'escalade. Il bien trop loin. Une
mouette se pose devant moi, bat des ailes, s'ébroue et me regarde, impassible,
simple spectatrice de ma souffrance. Enfin, elle s'envole. Mes poumons se
figent, ma gorge se referme. Je n'ai plus la force de bouger. Je vais mourir seule.
13

Je suis perdue dans un flou obscur, à moitié inconsciente. Mes pensées sont
incohérentes. Échouée sur la plage comme un animal marin égaré, le reflux des
vagues me frappe, répétitives, tel un métronome comptant les secondes sans que
je puisse respirer. Le vrombissement apaisant de l'océan accompagne mes
songes, qui passent d'image en image, au hasard. Le cor d'un paquebot sonne au
large. Soudain, mon esprit se fixe sur une sensation de fougue et d'excitation.
Je me souviens d'un regard aux yeux verts, durs et perçants se posant sur
moi, et me rendant sens dessus dessous. En glissant le bout de mes doigts dans le
sable, je me souviens lorsqu'ils découvraient ses muscles et sa peau chaude, sa
fougue et son audace. Lui, Jared.
Je suis hantée par son image et ce qu'il me fait ressentir. Plus je pense à lui,
plus mon souffle revient. La réalisation me sonne comme un coup de massue, je
n'ai pas eu besoin de ma ventoline en sa présence. Dès que je le quitte, mon
asthme revient.
Progressivement, ma respiration se stabilise, comme si de rien n'était. Je
me relève presque miraculeusement. Pas de doute, c'est bien grâce à lui si j'ai
survécu à cette crise.
Je me relève, rejoins le ponton et me change, mettant du sable humide sur
mes vêtements. Des questions se précipitent dans ma tête. Qu'est-ce que cela
veut dire ? Comment peut-il me faire autant d'effet ? Il n'était même pas là. Ça
ne peut pas être une coïncidence. Je secoue la tête, incrédule. Je veux croire que
cela signifie quelque chose, une sorte de connexion entre lui et moi. Au même
moment, le jingle de mon portable retentit. Je lis le message :
Salut, ne m'en veux pas j'ai piqué ton numéro de téléphone en douce, je
n'ai pas pu résister. Je voulais garder contact avec toi.
Jared
J'en ai le souffle coupé, il a conservé mon numéro en cachette et il pense
toujours à moi. Il est le seul d'ailleurs. Je me frotte les yeux, ayant des difficultés
à gérer autant d'émotions en si peu de temps, puis je pousse un soupir et retrouve
mon calme.
Qu'est-ce qui me retient de le rejoindre ? On ne se connait à peine, mais je
veux le revoir, je dois le revoir, sa présence m'appelle, je suis possédée par
l'illusion dans mon esprit, le rêve d'un changement.
Suis-je folle ? Je vais le faire fuir. Je n'agis pas comme ça, pour rien ni
personne. Je suis calme et posée, pas spontanée, que m'arrive-t-il ? Mon cœur bat
à tout rompre. Il ne fuira pas, car s'il m'apprécie vraiment il comprendra.
La raison n'a plus de place, il n'y a plus que... L'amour ? Non, c'est
l'attraction, sans retenue, pure et violente qui fuse dans mon esprit tel un feu
d'artifice. Je me laisse porter, car je n'ai plus le contrôle. Le choix n'a plus sa
place, il n'y a que le présent des émotions, un réflexe que j'épouse, quelles que
soient les conséquences. J'ai l'impression que c'est une erreur, mais qu'est-ce que
j'en sais je n'ai jamais vécu ça auparavant. Au moins ça sera une erreur
intéressante.
Sans réfléchir plus longtemps, je presse mon pouce sur le symbole
représentant un téléphone vert. Je vibre d'excitation tandis que la tonalité retentit
à mon oreille.
Une voix grave répond, légèrement déformée :
– Allo ?
– Jared ? C'est Marie. Tu as une voix un peu différente au téléphone.
– Oui, ça me le fait aussi. C'est dingue, j'ai beau avoir un téléphone hyper
cher, j'ai toujours l'impression de parler avec un vieux téléphone de l'ancien
temps.
– Ceux avec les antennes.
– Oui, où pire, ceux avec le cadran qui tourne.
– Carrément !
Nos rires sporadiques laissent place à un petit silence.
– Je suis surpris que tu veuilles me contacter à nouveau, dit Jared. Après
tout ce qu'il s'est passé.
– Pas autant que moi, je pensais que tu m'avais déjà oublié.
– Non, bien sûr que non. La preuve, je n'ai pas pu m'empêcher de te
contacter.
– Je suis content que tu l'aies fait, dis-je d'une petite voix. Je voulais
également te remercier, car tu as vu quelque chose en moi que je ne voyais pas.
– Quoi donc ?
– Tu as dit qu'on était pareil. Je... Je crois que tu as raison. Maintenant je
sais que je préférerais passer une année à vivre comme toi, plutôt que des
décennies dans une vie bien rangée. Et... Si tu as besoin d'une coéquipière pour
t'accompagner, je suis là.
- Tu crois qu'on devrait se revoir ? demande-t-il d'un ton agréablement
surpris.
– On devrait, oui, je crois.
– Ça peut se faire. Par contre, j'ai peur que tu me kidnappes à ton tour,
plaisante-t-il.
Je ricane, pleine de vie.
– Mince ! Il faut que je raccroche. Je t'enverrai un message avec les
coordonnées pour qu'on se rejoigne.
– OK, cool, dis-je d'une voix enjouée.
Après avoir raccroché, je réalise que mes joues tirent à force de sourire.
De retour à mon appartement, je n'ai pas dormi de la nuit, surchargée
d'excitation et attendant fébrilement un message de sa part. Pour une fois, je ne
veux pas me pelotonner dans les draps duveteux de mon canapé pour l'éternité.
Les rideaux en toile de jute sont entrouverts et j'aperçois les façades des
immeubles bordant la côte se parer des couleurs de l'aube. Le portable vibre sur
le matelas et je me précipite dessus. C'est un nouveau message :
Je suis avec Vince, on est à Sebring, un frère de notre prêteur sur gages va
nous échanger les diamants près du Circle Park. Rejoins-moi là-bas après. Vers
seize heures.
Je réponds simplement :
Je te rejoindrai
Survoltée, je sors mon sac à dos rouge du placard et le remplit du strict
minimum : Quelques culottes, des paires de chaussettes, deux-trois bricoles de
beauté dont je me sers rarement, une bouteille d'eau et une vieille boîte de
crackers qui traîne dans un tiroir. Je peux abandonner le reste, de toute façon,
tous mes objets de valeur sont dans le grenier chez mes parents.
Pour me rendre à Sebring, ville située à mi-chemin entre Miami et
Orlando, j'ai tout planifié en préparant mon trajet sur internet. Je vais m'y rendre
en autocar, ce qui me permettra de retrouver Jared le plus tôt possible.
Vers dix heures, je descends dans la rue grouillant de monde, s'agitant
comme des abeilles travailleuses. Décidée à régler quelques affaires avant de
rejoindre Jared, je me rends au Yumsun afin d'avoir un mot avec mon manager.
Sur le chemin, j'en profite pour appeler ma mère. Après plusieurs essais
infructueux, je persiste et elle finit par répondre :
– Marie ?
– Oui, maman, c'est moi.
– Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demande-t-elle d'un ton cassant. Pourquoi tu me
sonnes en boucle ?
– Oh, c'était juste pour te tenir au courant.
– Je t'ai laissé un message il y a plusieurs jours, j'attendais une réponse. Tes
notes dégringolent.
– À propos de ça, j'abandonne mes études, j'annonce, espérant que la
nouvelle ne la secoue pas trop.
- Quoi ? répond-elle sèchement.
– Ne sois pas surprise, j'aurais dû le faire il y a longtemps au lieu de
dépenser votre argent pour rien.
– Mais pourquoi ? Tu as une bonne raison à me donner au moins ?
Vaut mieux ne pas lui parler de Jared, je reste muette en cherchant un
mensonge à lui raconter.
- C'est pour un garçon ? demande-t-elle.
Elle devine par mon silence qu'elle a touché juste. Sa voix devient plus
dure.
– Tu as perdu la tête ? gronde-t-elle. Tu vas tout gâcher pour un garçon ?
Poursuit tes études, tu peux remonter ton niveau j'en suis convaincue. Au pire, tu
en trouveras un autre, les garçons il y en a plein les rues.
– Ce n'est pas de lui qu'il s'agit.
– Que feras-tu le jour il te dégarera, hein ? réplique-t-elle. Tu vas revenir
dans les jupons de ta mère en chouinant et m'implorant de te reprendre.
– Il ne le fera pas, je riposte. Et même s'il le fait, je m'en remettrai. Je ne
veux plus être prisonnière de tout ceci. Je ne supporte plus de devoir rentrer dans
le rang.
– Je suis sans voix, dit-elle, la colère dans sa voix ayant disparu.
– Merci pour tout, maman. Au fait, tu peux revendre mon appartement je
n'en aurais plus besoin. Ne t'inquiète pas pour moi. Passe le bonjour à papa, si ça
l'intéresse.
– Je ne sais pas quoi te dire. Je crois que tu fais une erreur.
– Peut-être. Au revoir, maman.
– À bientôt, ma fille, termine-t-elle d'une voix chevrotante.
Je raccroche sans aucun regret et entre dans le Yumsun comme un cow-boy
rentre dans un saloon. Je reconnais mon manager de dos en train de discuter avec
une cliente, il n'y a que lui pour avoir des cheveux aussi luisants. Je me poste
derrière lui et tapote vivement son épaule. Il se retourne et je le coupe avant qu'il
ne puisse parler :
– Je démissionne, dis-je d'une voix confiante.
Devant sa mine surprise, je réalise que l'occasion de me venger des
injustices qu'il m'a fait subir est trop belle. Je perds ma prestance et laisse
échapper tout ce que j'ai sur le cœur :
– Je voulais que vous sachiez que je déteste cet endroit et tout ce qu'il
représente, je poursuis en me délectant de chaque mot. Vous n'avez pas idée à
quel point je me fais une joie de savoir que je ne remettrais plus jamais les pieds
ici et que je n'aurais plu à subir vos critiques.
Les yeux ronds, il reste planté devant moi sans rien dire.
– Mais plus que tout, je termine. Je ne reverrai plus jamais votre tronche
d'enfariné, et ça... Ça ! C'est magique. Adieu et à jamais.
Je tourne les talons, le menton haut, et pousse vigoureusement les portes
vitrées devant les mines effarées des clients. Je me suis donnée en spectacle,
mais qu'importe, voilà une bonne chose de faite.
14

Je n'en reviens toujours pas, j'ai tout balancé. Mon emploi, mon
appartement, mes études et le contact avec mes parents font partie du passé. Mon
avenir est de rejoindre Jared. Tout mon corps est en ébullition, je me sens
nerveuse à l'idée de le revoir. Nerveuse, mais d'une bonne façon. J'ai l'impression
que le soleil brille pour moi. Aujourd'hui, tout est beau, tout est doux.
Arrivée au Circle Park en avance, je me pose sur un banc et attends
patiemment. Je songe à mon ex et à notre histoire. Étonnamment, il n'y a plus
d'amertume, plus de regret. L'image que j'ai de lui est comme une photographie
oubliée que l'on retrouve par hasard en feuilletant un vieil album de souvenirs et
que l'on redécouvre avec bienveillance. Tout ça, c'est du passé.
Tout à coup, j'aperçois Jared emprunter la rue adjacente à pied, portant la
mallette de diamants, avec Vince à ses côtés. Voulant satisfaire ma curiosité, je
décide de les suivre en douce tout en restant à couvert. Ils entrent dans un
bâtiment à la peinture délavée. Je me mords les ongles en attendant qu'ils
ressortent.
Dix minutes plus tard. Jared porte deux sacs de sport à la place de la
mallette, ils ont dû effectuer la transaction. Cependant, je remarque un problème.
Ils se disputent, agitant les bras avec colère. Leurs voix résonnent jusqu'à moi
alors qu'ils haussent le ton.
Vince s'empare des sacs, Jared le retient. Ils se chamaillent sur le trottoir
devant les passants interloqués. Mon pouls s'accélère. Je ne peux pas l'aider,
Vince découvrirait que Jared lui a menti. Ce dernier tente de le calmer, mais
Vince lui décoche un coup de poing le mettant à terre. Il s'enfuit avec les sacs et
remonte dans sa bagnole. Jared git sur le pavé.
Dès que la voiture tourne au bout de la rue, je me précipite auprès de Jared
qui me voit arrivé d'un air interloqué. Ses yeux me transpercent. Je suis si
contente de le revoir.
– Tu viens me donner un dernier baiser avant que je meure, dit-il d'une
voix théâtrale.
Je lui donne une petite tape sur l'épaule d'un air râleur et il rigole. Son
charme fou me fait fondre.
– Que s'est-il passé ? Je demande.
– J'aurais préféré que tu ne me voies pas comme ça, la honte. On a eu une
divergence d'opinions. Il veut conserver tout l'argent pour lui.
– Merci, j'avais compris.
Un bruit d'accident retentit, venant de la rue voisine.
– Je te parie que c'est lui, dit Jared en tentant de se relever. Il conduit
comme un pied.
– Rattrapons-le, je m'exclame.
– J'allais le dire.
Je le tire à bout de bras, essuyant avec un mouchoir le sang qui coule de
son nez, et nous courrons en direction de l'origine du bruit. Jared a vu juste, la
voiture s'est encastrée dans un bus à contresens. Vince s'extrait du véhicule, il
semble indemne, contrairement à sa voiture dont la carrosserie froissée
ressemble à un accordéon. Jared court à sa rencontre, je le talonne. À vingt
mètres, Vince nous voit ensemble et son visage s'assombrit, il comprend.
Toujours muni des sacs, il prend la fuite et s'engage dans un centre commercial.
– Il nous a vus ! dis-je.
Une vingtaine de mètres nous sépare. Je me faufile à travers la foule. Mes
semelles crissent sur le lino alors que je prends des virages serrés pour m'écarter
des gens qui changent brusquement de direction et s'embarquent sur mon
chemin. Je percute un caddie qui tombe à la renverse, mais je ne m'arrête pas, les
yeux rivés sur Vince qui fait tomber un enfant qui se met alors à pleurer.
– Eh vous ! On ne court pas ! S'égosille un vigile dans ma vision
périphérique.
Passant en coup de vent entre les tables d'un café bourré à craquer, Vince
se fait ralentir par un groupe bloquant le passage, ce qui permet à Jared et moi de
le rattraper. Jared arrive en premier et profite de son élan pour lui mettre une
droite qui l'envoie valser contre une table, renversant les boissons ; les clients
protestent.
– N'approchez pas ! s'écrie Vince.
Il s'extirpe de notre emprise telle une anguille et monte des escaliers
débouchant dans une longue galerie marchande.
– Passe par le haut et suis-le, s'exclame Jared. Je passe par le bas pour le
prendre en embuscade.
J'acquiesce et poursuis Vince qui se retrouve coincé devant une balustrade
qui ne mène nulle part. J'arrive sur lui, tout à coup, il sort son pistolet et pointe le
canon droit sur moi. Je deviens livide et il appuie sur la détente. Le mécanisme
se bloque et je pousse un soupir de soulagement. Sans ça, j'étais morte.
En dernier recours, il jette les sacs par-dessus la rambarde. Je pousse un
hoquet de surprise tandis qu'ils s'échouent dans la fontaine en contrebas. Un
rictus se dessine sur son visage, mais s'efface dès qu'il aperçoit Jared foncer à
grandes enjambées sur les sacs.
- Non ! rugit Vince.
Sans hésiter, il saute par-dessus la rambarde et chute sur une dizaine de
mètres. Il est fou ! Il tombe avec fracas dans la fontaine et pousse un hurlement,
il vient de se casser une jambe.
Je fais demi-tour, redescends les escaliers quatre à quatre et les rejoins.
Vince se cramponne à un sac et l'autre flotte à côté.
– Donne-nous l'argent, s'exclame Jared à l'attention de Vince. On gardera ta
part de côté. On n'a pas beaucoup de temps.
– Non, gémit-il, grimaçant de douleur.
– Une fois que les vigiles sauront ton nom, ils t'enverront à la Police et tu
iras en prison.
Récalcitrant, il tente de se relever, mais sa blessure l'en empêche.
– Pourquoi tu n'as pas juste gardé ta part dès le début au lieu de me frapper
?
– Je pensais que tu me trahirais, avec elle.
– Et bien non, je réplique.
– Pourtant tu es là.
– C'est une coïncidence.
Il secoue la tête et lâche le sac.
– Prenez tout, peste-t-il d'un air abattu. Je n'ai pas le choix.
Trois agents de sécurité baraqués débarquent, analysent la situation et nous
interpellent.
– Courrez ! s'écrie Vince.
Je prends un sac, Jared se charge de porter l'autre ; et on tourne les talons,
abandonnant Vince à son sort.
Je prends Jared par la main et l'entraîne dans un passage dérobé. Une
descente d'escalier en béton nous amène à un parking souterrain. J'entends les
voix des vigiles, ils sont tout près.
Une grand-mère range ses courses dans le coffre de sa voiture. Jared
s'apprête à la dérober, mais je le retiens par le bras.
– Non. Dis-je. On fait à ma façon, pas de blessés.
Je donne un coup de coude dans la vitre de la première voiture venue, les
débris de verre s'éparpillent sur le siège.
– Tu as les clés ? Me demande-t-il.
– Pas besoin, j'annonce en déverrouillant les portières.
J'arrache le morceau de plastique sous le volant, tire les fils de couleur qui
s'y trouvent, les dénude avec mes dents, et les mets en contact. Des étincelles
jaillissent et le moteur démarre.
– Superbe, lance Jared. La façon douce est pas mal.
– Je te rends le volant, c'est toi le pilote.
Je souris en voyant les vigiles dans le rétroviseur courir après nous tandis
que l'on quitte le parking.
15

Trois voitures de police nous traquent. C'est beaucoup trop, Jared ne pourra
pas les semer à lui tout seul. Je dois trouver un moyen de l'aider. Je fouille dans
la boite à gants, le manuel de la voiture et de vieilles compilations de musique
n'ont aucune utilité dans cette situation. Un reflet lumineux attire mon regard, le
soleil se reflète sur la crosse du pistolet dans la poche intérieure de la veste de
Jared.
Sans rien lui demander, je frôle son torse, détache le bouton qui ferme l'étui
en cuir d'une pichenette du pouce et me munis du flingue. Il comprend tout de
suite ce que je veux faire et ne bronche pas. Je défais la sécurité, j'abaisse la vitre
et me penche en dehors, de sorte à faire face aux poursuivants qui nous
talonnent. Je suis assise sur le rebord et me retiens au capot chauffé par le soleil.
Le vent secoue mes cheveux et me rentrent dans les yeux, me donnant plus de
difficulté à viser. Les bosses sur la route n'arrangent rien non plus. C'est la
première fois que je manie une arme à feu, mon cœur bat à tout rompre. Oh mon
dieu ! Je m'apprête à attaquer les forces de police.
Je pousse un profond soupir. Cette fois, il n'y a pas de retour en arrière. Je
vise le pneu de la voiture la plus proche. Je presse la détente, une fois, deux fois.
Les balles font des trous dans la carrosserie. Mon troisième tir touche le pneu,
qui éclate et dévoile la jante qui se met à faire des étincelles sur le bitume. La
voiture perd sa stabilité et va percuter des poubelles sur le trottoir puis un pylône
qui l'immobilise définitivement.
– Je l'ai eu ! je m'exclame, à la fois étonnée et ravie.
– Bien joué, beauté !
Il me tire par l'arrière du jean pour me ramener sur mon siège.
– Qu'est-ce que tu fais ?
Au même moment, une façade frôle la vitre et je sursaute, j'ai failli être
réduite en purée. Il emprunte un passage étroit dans une petite rue piétonne qui
se rétrécit à mesure qu'on la parcourt.
– Poussez-vous ! S'écrit Jared en pressant le klaxon.
Les piétons flânant s'écartent avant qu'on ne les percute. On s'apprête à
prendre un virage serré.
– Ça ne passera jamais ! dis-je en attachant ma ceinture.
– Admire. Répond-il, d'une voix détendue.
Il emprunte le virage, envoyant valser les pots de fleurs qui étaient disposés
devant une boutique, et je pousse un petit cri. Puis il remet les gaz, et s'écarte sur
le trottoir pour dépasser un camion de livraison bloquant la circulation.
– On les a semés ! Je m'exclame en touchant son épaule.
– C'était du gâteau, plaisante-t-il.
Je pose au bord de ses lèvres un baiser vigoureux qui le prend par surprise.
– On fait une belle équipe, dis-je.
– Je trouve aussi.
Il détourne le regard de la route un instant et m'embrasse à son tour.
En fin d'après-midi, le hurlement des sirènes n'est déjà qu'un lointain
souvenir. Les pieds reposant sur la plage avant, je bats le rythme de Stealing
cars, un titre de James Bay diffusé à la radio.
No I don't know why seasons change
How we get back to the start
Before our hearts go up in flames
Let's go throwing stones
And stealing cars
Oh tonight these streets are ours to roam
J'admire le paysage passer alors que le soleil se couche et colore l'horizon
d'un patchwork de bleu, rose et orange. Les reflets des rayons du soleil sur la
carrosserie me tapent dans les yeux. J'ouvre la boite à gants et y trouve les
lunettes de Vince. Je les enfile et regarde le résultat dans le rétroviseur. Elles me
donnent un air de vacancière qui me plaît bien.
– On partage cinquante-cinquante, n'est-ce pas ? dis-je.
– Je partage ma moitié avec toi. Le reste revient à Vince.
– Je ne comprends pas, lui n'allait rien te laisser.
– Je sais, rétorque Jared. Mais le jour où il sortira de prison, il aura sa part.
Le reste est à nous, ça fera cinq millions chacun.
Il possède un curieux sens de l'honneur pour un braqueur. Je tapote l'un des
sacs avec satisfaction. Cinq millions de dollars ! C'est tellement d'argent je ne
sais même pas ce que je vais en faire. Je saurais m'en contenter.
Jared baisse le son de la radio alors que l'on s'approche d'un pont.
– Je peux te demander quelque chose ? lance-t-il, visiblement troublé par
quelque chose.
– Oui.
– Pourquoi veux-tu fuir avec moi ? C'est pour fuir ta vie, ou pour être avec
moi ?
Confuse, je prends un instant avant de répondre. C'est une question
sérieuse et je me dois d'être honnête.
– Tu veux la vérité ? Les deux.
Il fronce les sourcils.
– Mais surtout pour l'argent, je plaisante.
Il rit puis freine sans crier gare. La voiture s'immobilise dans une secousse.
Perplexe, je le vois prendre un sas et se diriger à vive allure vers la rambarde du
pont.
– Attends ! Tu fais quoi ? dis-je, le rattrapant.
Il pend le sac au-dessus du vide, prêt à le lâcher. La rivière en dessous
bouillonne, le courant est violent, aller le repêcher n'est pas une option.
– Je plaisantais, je ne reste pas pour l'argent.
– Pourquoi alors ? demande-t-il dans un ton de défi. Je te crois, mais je n'en
suis pas sur à cent pour cent. Tu ne me connais pas et tu fais des plans avec moi,
la seule garantie que tu ne restes pas pour l'argent, c'est que je m'en débarrasse.
L'idée de perdre l'argent ne m'enchante pas, mais le perdre lui alors qu'on
vient juste de prendre la route ensemble est pire.
– Dans ce cas, jette-le, je déclare en croisant les bras.
– Tu bluffes, dit-il, les yeux plissés.
– Je le ferais moi-même alors.
Il me laisse lui reprendre le sac des mains et scrute mes faits et gestes avec
intérêt. Je fais alors un mouvement de balancier avec le sac et, après quelques
aller-retour, le jette par-dessus la rambarde. Il tombe sur une trentaine de mètres
et fait un plouf avant de disparaître.
Il a un petit rire nerveux.
– Je ne pensais pas que tu le ferais, dit-il.
Il me prend dans ses bras et je me colle contre lui, nous sommes comme
deux aimants. Je m'emploie à picorer tendrement ses lèvres.
– Si tu comptes me faire confiance et me donner ton cœur, tu ne devrais
pas, murmure-t-il à mon oreille.
Je l'embrasse longuement.
– Je sais, mais je prends le risque.
Il m'embrasse dans le cou alors que son étreinte s'intensifie.
– Est-ce qu'on vient juste de balancer cinq millions de dollars ? chuchote-t-
il.
– Oui, je crois qu'on est stupide.
– Surement. Il nous reste toujours la part de Vince, mais on ne peut pas y
toucher. Si on veut financer nos petites excursions, on va devoir braquer un autre
endroit. Ça fera de toi ma complice. Es-tu prête ?
Je prends une profonde inspiration. Que la police essaie de m'attraper ! Je
me sens capable de l'affronter.
– Oui, plus que prête.
Il se réjouit de ma réponse.
– En attendant, je crois qu'on a mérité de petites vacances, annonce-t-il en
me prenant par la main.
En remontant dans la voiture, quelque chose me gêne dans ma poche et
frotte contre ma hanche, j'extirpe ma ventoline et la balance par la fenêtre.
– Et si tu as une crise ? demande-t-il d'un air inquiet.
– Je n'en aurais pas, dis-je avec conviction.
Je me blottis contre lui alors qu'il démarre, sa douce chaleur m'apaise.
– On va où ? Je demande.
– Tu verras, je préfère te faire la surprise.
Je m'imagine déjà bronzer sur la plage avec lui. J'ai envie de voyage loin,
très loin. Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais j'ai hâte de le
découvrir. Je souris et prie pour que chaque jour qu'il me reste à vivre soit le plus
excitant possible.

Vous aimerez peut-être aussi