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3Titre de l'édition originale : Surtout pas lui

Copyright © Butterfly Editions 2022

Couverture © Butterfly Editions - Depositphotos

Tous droit réservés, y compris le droit de reproduction de ce livre ou de quelque citation que ce soit sous n'importe quelle
forme.

Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des personnes réelles ou des lieux réels cités
n'ont d'autre existence que fictive. Tous les autres noms, personnages, lieux et événements sont le produit de l'imagination
de l'auteur, et toute ressemblance avec des personnes, des événements ou des lieux existants ou ayant existé, ne peut être
que fortuite.

ISBN : 978-2-37652-710-7

Dépôt Légal : janvier 2023

28122022-1730-VF

Internet : www.butterfly-editions.com
À Farès, et à nos réveils « feel good ».
1. Bienvenue chez les riches

Mon réveil est écrasant, ce matin. Je me maudis, et surtout, je maudis


Mary de m'avoir fait boire des vodkas-pomme la veille pour, je cite, "fêter
mon dernier jour de liberté dignement."
En examinant la largeur de mes cernes, le gonflement de ma lèvre
inférieure et l'état de mes cheveux, je cherche désespérément ce qu'il peut
bien rester de digne en moi ce matin. Se rendre à son premier jour de
travail sous le poids d'une gueule de bois carabinée, c'est très représentatif
de mes – brillants – choix de vie.
Note pour moi-même : changer urgemment de meilleure amie.
J'essaye tout de même d'arranger la catastrophe. J'attrape la tignasse
brune qui me sert de cheveux, la tire en un chignon le plus lisse et le plus
sévère possible ; je souligne mes yeux noisette d'un trait de crayon noir,
un gloss léger, et je ressemble – à peu près – à un être humain.
S'habiller pour un premier jour en tant que professeur, c'est peut-être
plus dur qu'avoir le concours. N'être ni trop stricte, ni trop détendue, ni
trop sexy, – dans mon cas, on reste à l'abri pour cette dernière option –, ni
trop classique. J'opte pour un pantalon tailleur, une chemise blanche, et je
suis prête.
Ma mallette en cuir à la main, celle que ma mère m'a offerte, bondée
de fierté, quand j'ai obtenu le CAPES, je descends mes six étages sans
ascenseur, et me lance dans les rues de Paris.
Le lycée où je viens d'être mutée est dans le sixième arrondissement,
"chez les riches", m'a précisé Mary. Que je la maudisse pour les vodkas-
pomme d'hier soir ne change rien à la bénédiction de sa présence dans la
capitale. Nous venons, toutes les deux, d'une petite ville du Sud de la
France. Elle s'est installée à Paris, il y a quatre ans, pour y faire du théâtre.
Lorsque je l'ai appelée en lui annonçant ma mutation, j'ai perdu plusieurs
points d'audition à l'oreille droite. C'est elle qui m'a aidée à trouver un
logement abordable et qui m'a présenté Fares, que j'adore. Je me sens
moins seule, grâce à eux deux.
Cependant, je ne m'habitue toujours pas à certaines contraintes.
Comme le métro, terrible, puant et bondé. Et dire que je vais devoir faire
quarante minutes de trajet à l'aller comme au retour, tous les jours,
jusqu'en juillet...
Dès que j’arrive à destination, je me précipite hors de la rame et
respire un grand coup. Je vais investir dans une trottinette, en urgence.
N’ayant vu que des photographies du lycée, je marque une pause,
surprise, une fois devant le bâtiment. Il est bien plus grand que ce que
j’avais envisagé. On ne peut pas voir la cour de la bâtisse extérieure,
seulement admirer deux hautes portes en fer, plusieurs étages aux
nombreuses fenêtres propres, et des murs entièrement en pierre. Comme
les vieux et majestueux bâtiments cachés dans Paris qui rendent la ville si
étonnante.
Je déglutis.
Ce n’est rien. Une simple réunion d'information. Je peux le faire. Je
vais rencontrer de futurs collègues, visiter les lieux, me familiariser avec
la cantine. Tout va bien.
Et s'ils s'étaient trompés ? Si ce n'était pas le bon lycée ? Et si je
n'avais jamais eu ce concours et que c'était une erreur administrative ?
«Madame Dolnoy ? Non, nous n'avons pas ce nom sur nos listes... Vous
êtes bien certaine d’avoir obtenu le CAPES… ? »
Allez, Clara, un effort. Tu as tenu tête à Johanna Baryl en CM2, tu
peux très bien assumer ta venue ici.
Cette histoire de Johanna, c'est mon mantra. Je conserve cette
anecdote pour plus tard.
Je passe les portes. Me voilà donc au lycée Saint-Vincent, le troisième
meilleur établissement du pays. "Le nid des élites", comme on l'appelle.
Pour l'instant, ça ressemble à un lycée comme un autre. J’entre dans la
cour où des dizaines de professeurs sont déjà présents, à l'air frais, devant
un grand buffet garni de viennoiseries, de café fumant, de jus d'orange.
D’accord. Je ne m'attendais pas à ce genre de « réunion
d’information ».
Au milieu de tous ces enseignants, que je ne connais pas, il y a une
tête qui se dresse, plisse les yeux en me fixant, et sourit d'un coup. Je
suppose que c’est Karima, la référente Lettres. Mon air perdu lui aura
permis de me reconnaître parmi le corps enseignant.
Elle fend la foule et vient à ma rencontre, extatique :
— Clara ? s'exclame-t-elle. Bienvenue ! Je suis ta référente, on s'est
eues au téléphone !
Elle a le visage de sa voix : chaleureux, rond, pétillant. Voilà une
première chose positive.
— Je vais te faire visiter ! ajoute-t-elle, joyeusement.
Je la suis sans dire mot.
Pendant une heure, Karima me montre tout : bureau de la direction,
des deux CPE, salle des professeurs, toilettes des professeurs et toilettes
des élèves, bâtiment A, B, C et D, la cour des secondes et celle des
premières et terminales, cantine, théâtre et salle de gym, terrain de basket.
Ça en fait des lieux à retenir. Mais je suis sage ! Je note tout.
— Nos élèves sont un peu spéciaux, tu vas voir, me confie-t-elle en
retournant au buffet avec moi.
— J’ai peu de comparatif, je sors de stage. C'est ma première année.
— Oh ! Bravo !
Elle nous sert deux cafés, sucre le sien, et continue :
— Moi, j'ai commencé en banlieue, tu as beaucoup de chance. Entre la
banlieue et ici...
Elle grimace légèrement, puis se reprend :
— En tout cas, ils ne sont pas méchants, tu verras.
— Qu'est-ce que tu entends par "spéciaux" ?
Ma gueule de bois est terrible, et je rêve d'ajouter de l'aspirine à mon
café, mais je me concentre tout de même sur les informations que l'on me
donne. Savoir à quel public j'ai affaire me rassurerait un peu.
— Eh bien, ils...
Elle semble chercher les bons mots.
— Ils sont un peu exigeants. Ce sont...
— Ce sont des gosses de riche, déclare une voix grave à ma droite.
Je me tourne et découvre un homme, sans doute un surveillant, d'une
vingtaine d'années, qui a les yeux les plus malicieux que j'ai jamais vus. Il
est franchement beau, en plus de ça. Des cheveux bruns mal coiffés, un
nez légèrement retroussé, il porte un simple pull noir sur un jean trop
large. Son air profondément amusé et très intelligent provoque une légère
torsion dans mon ventre. Bonne idée de flasher sur un pion le premier
jour ! Je n’ai pas plus important à penser, moi ? Pour ponctuer sa phrase, il
attrape une viennoiserie qu'il croque allègrement, en souriant à demi, et
ajoute :
— Et des emmerdeurs. C'est ça qu'elle veut dire, par "exigeants".
Il me fait un clin d'œil et avale goulûment son reste de croissant. Cette
façon qu'il a de regarder, avec un pétillement chaleureux dans les yeux, et
un demi-sourire, je trouve ça dangereusement attirant pour un collègue à
venir.
— Adam... réprimande alors Karima à ma gauche. Qu'est-ce que tu
fais là ?
— Je ne pouvais pas tenir un seul jour de plus sans venir, madame
Chitbi. Vous me connaissez, j'aime trop cet endroit.
— Tu l'aimes au point d'avoir redoublé, n'est-ce pas ?
Et là, je percute. Le surveillant malicieux, c'est un élève ?
Oh non, Clara, on ne fixe pas un élève de cette façon.
— Redoublé, redoublé... reprend-il toujours avec un demi-sourire au
coin des lèvres. Disons que j'ai voulu satisfaire le corps enseignant. "Tu
n'auras pas ton bac, Adam" "Adam, ce bac, tu l'oublies !" "Pas de bac pour
toi, Adam, c'est certain." Voilà. Je n'ai voulu froisser personne.
Je ne peux pas m'empêcher de rire. Quand il le remarque, le
pétillement dans ses yeux s'accroît. Et ma petite torsion dans le ventre
aussi. Je détourne le regard, immédiatement.
Pas de complicité de ce genre avec un élève, quelle que soit son
allure, les traits adultes de son visage, ou la sensualité de ses yeux.
Karima, de son côté, ne relève pas la plaisanterie, elle insiste :
— Tu ne m'as pas dit ce que tu faisais là.
— Le directeur veut me voir, avant la rentrée. Je le soupçonne d'avoir
un petit faible pour moi.
Cette fois-ci, ma collègue ne s’empêche pas de sourire. Elle se reprend
tout de même, et fait mine de balayer de l'air devant elle :
— Allez, file ! Et pas de détour jusqu'au bureau !
Il s'incline exagérément, comme s'il nous saluait avec un chapeau
haut-de-forme, et m'offre un dernier regard, bizarrement profond et direct,
avant de nous tourner le dos.
Malgré moi, je l'observe marcher jusqu'au bâtiment de la direction. En
plus d'un visage d'adulte, il en a le corps. Il est très grand, visiblement
sportif, et aborde la traversée de la cour comme si c'était la sienne.
— Ah, là, là, là... souffle Karima, une fois le jeune homme assez loin.
Ne t'en fais pas, ils ne sont pas tous comme lui.
— C'est qui ?
Je ne sais pas si j'aurais dû poser la question ; il ne faudrait pas qu'elle
me croie intéressée d'une façon ou d'une autre, mais il faut avouer qu'il me
rend curieuse.
— Adam Dragannah, me répond-elle en le regardant entrer dans le
bâtiment de la direction. Un insupportable petit génie.
— Génie ? Il ne vient pas de rater son bac ?
— Si, c'est le problème. Je le suis depuis la seconde, et j'avais eu son
frère avant lui. Adam est brillant, vraiment, et d'une intelligence rare.
Mais... il est insolent, comme tu as pu le constater, fainéant au possible, et
il aime un peu trop faire la fête.
Elle soupire, comme si elle venait de lister son propre échec
d'enseignante.
— Enfin ! s'exclame-t-elle pour passer à autre chose. La réunion va
commencer, tu me suis ?

Après trois heures dans l'amphithéâtre aux côtés des autres


enseignants à écouter les directives de l'année à venir, je peux m'en aller.
Le lendemain, je commencerai ma première journée de ma première
année en tant que professeur. Dans le métro, je repense au jeune homme
que j'ai pris pour un membre de l'équipe pédagogique. J'espère vraiment
ne pas l'avoir comme élève. Si les planètes sont de mon côté, il sera dans
une autre classe que la mienne.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais je redoute de le recroiser. Sûrement
à cause de ce regard pétillant qu'il m'a lancé.
Allez, demain, tout commence, et le garçon insolent sera déjà oublié.
2. Le bar

— Alors, trinquons à ta première semaine, à laquelle tu as survécu.


Difficilement et avec le visage d'une soixantenaire alcoolique… MAIS,
survécu !
Mary lève son verre bien haut à la terrasse du bar, et je la suis, en
éclatant de rire. Fares vient de nous rejoindre, la soirée débute à peine.
Je les adore, ces deux-là. Mary, en tant que comédienne et auteure de
pièces, est toujours un peu théâtrale. Elle parle et rit fort, elle a toujours un
point de vue sur tout, et elle aime être au centre des attentions.
Fares, quant à lui, apprécie tout autant prendre de la place, mais il le
fait avec moins de grands gestes, et plus de cynisme. Il pratique l'humour
noir en toutes circonstances. Travaillant dans l'humanitaire, il a décidé, au
lieu de s'écrouler sous le poids des horreurs qu'il voit au quotidien, de
faire des blagues. Il est comme ça, Fares.
— Alors, t'as combien d'élèves ? me demande-t-il, d'un ton léger, tout
en reluquant allègrement et sans aucune discrétion les fesses du serveur
derrière moi.
— 112. Autant vous dire que pour retenir les prénoms, je suis mal.
— Chiant numéro 1, chiant numéro 2, et tout ça jusqu'à 112,
t'emmerde pas. Eeeeet voilà, il n'est pas gay.
Fares soupire exagérément en regardant le serveur retourner à son
comptoir.
— Comment tu sais ça ? s'enquiert, très intéressée, Mary en fixant elle
aussi le beau blond et son plateau.
— T'inquiète, ma sœur, je t'apprendrai à les repérer. Bon, et les
collègues, ils sont sympas ?
Je réfléchis un instant. Dans le brouhaha de la rue, étriquée à notre
table, je tente de faire le bilan de ma semaine, tant bien que mal. J'ai
quatre classes, deux premières, et deux terminales. Je dois préparer mes
élèves au baccalauréat d'Histoire-géographie, et, dans l'ensemble, ils ont
l'air motivé.
Le plus dur a été la première heure, lorsqu'il a fallu se présenter. Si,
eux, étaient à leur place d'élèves, habitués à leur rôle depuis la maternelle,
moi, j’ai dû adopter celui de professeure. Le premier "Madame" a été le
plus choquant ; j'avais oublié que c'était à moi que l'on s'adressait.
Le deuxième jour, c'était réglé. J'ai déjeuné avec Karima qui m'a
introduite à l'équipe d'Histoire ; sans être tout à fait glacial, l’accueil
n’avait rien de chaleureux non plus. Je crois que pour l'instant, ils sont sur
leurs gardes.
Et merci aux planètes, je n'ai pas revu le jeune insolent. Ni dans ma
classe ni même dans les couloirs. Et je ne vois pas pourquoi j'y pense.
— Ils sont distants, dis-je enfin. Mais ce sont les débuts, ça va venir.
— Blablabla, peur de l'échec, peur de pas être aimée et re-peur de
l'échec, c'est tout ce que j'entends quand tu parles, me lance Fares avant de
boire d'une traite son verre de vodka.
— Doucement sur la boisson, l’invective Mary d'un œil bienveillant.
— Si j'avais voulu des discours moralistes, j'aurais picolé avec ma
mère, Mary. Elle est Tunisienne, musulmane et elle m'a mis au monde ;
elle, elle peut crier quand je bois. Mais tu vois, je passe la soirée avec toi,
donc, tu en déduis que... ?
— Que le billet pour la Tunisie est trop cher ? réplique Mary en
souriant malicieusement.
— Que tu ne voulais pas de discours moralistes !
— Merci, Clara ! Elle, elle comprend. Qui veut un autre verre ?
Je me propose d'aller les chercher. J'ai besoin d'eau, et ce n'est pas
Fares qui acceptera de m'en donner.
Le bar est plein, c'est typiquement parisien à ce que je constate. Voilà
un mois que je suis dans cette ville, et je n'ai jamais pu commander sans
attendre dix bonnes minutes au préalable. Mary dit que ça varie en
fonction des quartiers ; il serait temps qu'on en change.
Mais d'après elle, c’est l’un des meilleurs en termes de rapport
quantité-prix. Encore un concept inventé par mes alcooliques d'amis.
Je me fraie difficilement un chemin entre les consommateurs bruyants
et déjà saouls, pour la plupart. Je bouscule deux femmes trop maquillées
qui grognent à mon passage, et atteins enfin le comptoir.
Le serveur blond – et hétéro, donc – semble débordé. Je pose une main
sur le comptoir, tenant en évidence un billet de vingt euros, et attends qu'il
me remarque. Quelqu'un se serre à ma droite, je sens la pression d'un bras
contre le mien. Je le pousse un peu, mais la personne ne bouge pas ;
bizarrement, ce contact me dérange moins que d'ordinaire, comme s'il y
avait quelque chose de naturel dans ce geste. D'accord, je dois vraiment
boire de l'eau. Je me tourne alors pour lui demander de laisser un peu de
place aux autres, et rencontre deux yeux marron-vert, pétillants au
possible.
Sérieusement ?
On est dans la plus grande ville du pays, comment se fait-il que je le
croise ici ?
Adam Dragannah me fixe étrangement. Collé à moi à cause du monde,
il m'offre un visage de trois quarts, où je peux admirer des mèches de
cheveux en bataille, des sourcils noirs et ses lèvres pâles et pulpeuses sont
légèrement pincées, comme s'il réfléchissait. Il m'observe, les yeux
plissés, et demande, au-dessus du bruit :
— D'où je vous connais, vous ?
Je n'avais pas remarqué que sa voix était si grave, la première fois.
Mélodieuse aussi.
Réponds un truc. Tu es adulte, tu es professeure et tu n'es pas encore
totalement ivre.
C'est le moment de recadrer les choses. Mais il me devance ; d'un
coup, il écarquille les yeux pour me pointer du doigt, victorieux :
— La nouvelle prof, dit-il, fier de s'être souvenu.
Il sourit, un peu pour lui-même, visiblement, et me lance :
— Eh bien... bonsoir à vous !
Il se met à fixer les boissons du bar devant nous, avec une distance
nouvelle et respectueuse. Je le regarde tapoter sa carte bleue sur le
comptoir, et hocher la tête légèrement sur la musique. Il est moins
insolent, et moins intrusif avec moi qu'avec Karima. Je déclare, au-dessus
des voix :
— Madame Dolnoy.
Il tourne son visage vers moi, acquiesce d'un signe de tête, et rectifie
alors sa phrase précédente :
— Eh bien... Bonsoir, madame Dolnoy.
— Bonsoir, Adam.
Son expression change subtilement. Il a l'air surpris que je connaisse
son prénom ; je suis assez fière de mon effet. Et j'ignore pourquoi, on se
met à se fixer sans rien dire. Il regarde au plus profond des yeux, c'est
déroutant. Je crois même, un instant, qu'il vient très furtivement de
descendre observer la forme de mes lèvres. Je n'en suis pas certaine.
Le serveur s’occupe enfin de nous. Je détourne mes yeux d'un coup en
réalisant ce que j'étais en train de faire et Adam, d'un geste exagérément
courtois – comme lorsqu'il avait fait mine de nous saluer, Karima et moi,
avec un chapeau – lui indique de me servir en premier. Je commande trois
vodkas-pomme – pourquoi je bois encore ça, moi ? – et attends qu'il
revienne, mais cette attente est tendue.
Je commande de l'alcool fort devant l’un des élèves de mon lycée.
D'accord, ce n'est pas le mien, et d'accord, il est majeur – enfin je crois ?
–, mais tout de même, rien de tout ceci ne me semble à sa place. Et puis, il
y a eu cet échange de regards, court, certes, et pourtant happant.
Je sens encore son bras pressé contre le mien. Il essaye finement de
s'écarter comme s'il comprenait, lui aussi, que tout ceci était déplacé, mais
il y a trop de consommateurs autour du bar pour ça.
— Vodka-pomme, hein ? lance-t-il par-dessus le bruit ambiant, en me
jetant un œil amusé.
Je lui souris, sans répondre. C'est un sourire poli, cordial, je dirais
même. Je me hasarde, très rapidement, à regarder la ligne de son profil,
avec ce nez retroussé et cette bouche expressive. Je me force à arrêter.
Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi, enfin ?
Le serveur revient enfin avec mes boissons. Je me sens libérée. Je les
récupère, et offre un signe de tête maladroit, trop poli, à Adam, qui me
rend le même et me lance :
— Bonne vodka, madame Dolnoy.
Je suis heureuse de m'éloigner.
Fares et Mary sont en plein fou rire, quand je les interromps en posant
les verres :
— D'accord, donc première sortie, et je vois un élève.
— Oh, mon Dieu ! s'exclame Fares dans un souffle exagéré. Tu crois
qu'ils savent que les profs boivent ?
— Qu'ils ont une vie en dehors du lycée ? renchérit Mary.
— Peut-être même qu'ils font caca, on ne sait pas !
— Tu crois ? Non, un prof, ça ne vit que de huit heures à dix-sept
heures, dans l'enceinte du bahut, tout le monde sait ça, Fares.
— La ferme, vous deux.
Je bois une gorgée. Mes yeux vont vers le bar, malgré moi. Avec tant
de gens, je ne vois rien. Mais je sais qu'il est là, et je m'interroge. Karima
m'a dit qu'il aimait "un peu trop faire la fête". Est-ce qu'il passe tous ses
samedis comme ça ? Dans les bars de bonne quantité-prix ? Est-ce qu'il
est venu avec d'autres lycéens ?
Je n'avais pas ce genre de vie, au lycée. J'étais de ceux qui travaillaient
et qui ne sortaient qu'à de rares occasions ; Mary constituait ces occasions.
Ça ne fait d'ailleurs pas si longtemps. J'ai vingt-quatre ans, autant dire
mille pour un ado, mais je suis encore très jeune. Mes souvenirs du lycée
sont pratiquement intacts. Et ces garçons-là, ceux qui avaient une vie
sociale en dehors de la classe, qui buvaient, fumaient aussi, qui avaient
des petites amies, ne m'intéressaient absolument pas. Ou plutôt, je ne les
intéressais pas. Si j'avais croisé Adam Dragannah lorsque j'avais dix-sept
ans dans un bar, il ne m'aurait pas pointée du doigt en me reconnaissant,
j'en suis certaine.
Je suis éjectée de mes pensées par Fares, qui me donne une tape légère
sur l'épaule :
— Quoi ? je grogne.
— Est-ce que ton élève, c'est l'espèce de beauté indécente qui vient de
lever sa bière en direction de notre table ?
À deux tables de la nôtre, il y a un groupe de six ou sept personnes ; et
parmi eux, debout et riant aux éclats, je remarque Adam. Il ne regarde
plus dans notre direction. Il tient sa pinte dans une main, et la hanche
d'une jeune femme qu'il dépasse de deux bonnes têtes, dans l'autre. Elle
s'accroche également à lui, et je la vois pencher sa tête en arrière pour
recevoir un baiser. Adam, à quelques mètres de moi, embrasse
naturellement la jolie brune ; j'ai une pique désagréable dans le fond du
ventre, que j'estime parfaitement absurde.
— Oui... réponds-je en me concentrant sur mon verre pour éviter de
fixer trop longuement le jeune couple.
— La vache... souffle Mary. Pourquoi ils n’étaient pas comme ça dans
notre bahut ?
— Pour que tu aies ton bac, réplique Fares. Comment veux-tu te
concentrer avec ça devant les yeux ?
— T'as raison. Merci aux moches !
— Merci aux moches, sans qui toute réussite scolaire aurait été
impossible !
Et ils trinquent, ces deux imbéciles. Je lève aussi mon verre, pour faire
mine, mais lorsque nos boissons tintent dans l'air de la nuit, je suis happée
par autre chose. Je me risque à regarder de nouveau le groupe plus loin.
Adam a toujours une main sur la hanche de la jeune femme. Il boit sa
pinte lentement et il me fixe en le faisant.
C'est une très mauvaise idée de lui rendre son regard. Je me détourne
alors et supplie :
— On change de bar.
— On chaaaange de bar !
— Changeoooons de bar !
On boit cul-sec. On se lève. On s’en va.
J'ai l'impression de fuir un danger en m'en allant.
Note pour moi-même : ne plus jamais retourner dans ce quartier.
3. Une arrivée surprise en classe

Je commence à prendre le rythme. Le réveil, tous les matins à six


heures trente, c'est rude, mais je m'y fais. Le métro, beaucoup moins. Je
crois que l'odeur demeure le plus compliqué. Quand on vient d'une petite
ville, comme moi, difficile de s'adapter à la rapidité ambiante, aux
absences de salutation dans les bus, à l'air comprimé, pollué, et quand on
vient du Sud, c’est encore plus compliqué de s'acclimater à la pluie.
Nous sommes en septembre, et il a déjà plu quatre jours.
Mes étendues de ciel bleu et mes soirées chaudes me manquent déjà
terriblement. Ce matin, j’entre au lycée, la tête perdue dans mes terres
d'enfance, un peu absente et nostalgique.
La sonnerie retentit au moment où je traverse le couloir froid du
bâtiment B, là où m'attendent mes terminales. Sages et propres sur eux,
c’est comme ça que l'on pourrait les décrire pour l'instant.
La leçon du jour, qui porte sur la méthodologie du commentaire, est
assidument notée. Il y a déjà des têtes que je repère à force de faire l'appel.
Comme celle de Joseph, le petit blondinet au premier rang qui lève la
main à chacune de mes questions, souriant, et sans doute un peu lèche-
botte, il semble déterminé à décrocher sa mention. Ou encore Laura, une
petite métisse à l'air timide, qui ose à peine me regarder dans les yeux,
mais qui écrit très soigneusement chacune de mes paroles. Elle me fait un
peu penser à moi, il n'y a pas si longtemps que ça. J'ai aussi remarqué le
trio de rigolos, dans le fond. Trois garçons, hauts de taille, qui ont
tendance à bavarder et tentent de faire des blagues lorsqu'ils interviennent.
Je surveille d'un œil le moment où je devrai les recadrer. Je me sens trop
jeune pour le rôle de la prof qui réprimande.
La deuxième heure commence et je leur accorde une pause. Je me
rappelle ces interminables cours où nous ne pouvions pas souffler, il est
hors de question que je leur impose la même chose.
— On peut sortir fumer une clope, du coup ? me lance l'un des trois
rigolos, d'un œil insolent.
— Absolument pas, réponds-je. Mais vous pouvez souffler dans le
couloir.
— "Souffler dans le couloir", reprend le deuxième. C'est pas ça qu'ils
disent aux bœufs avant de les abattre ?
Plusieurs élèves rient, tandis que je me contente de lever les yeux au
ciel d'un air entendu. Je commence à classer les fiches pour la deuxième
heure, quand on frappe trois coups à la porte de la classe. Il n'y a pas de
vitre dans cette salle ; et comme je n'ai aucun absent aujourd'hui, j'ignore
complètement qui vient nous interrompre.
Un surveillant entre. Laurent. Il m'a offert un café au distributeur le
deuxième jour. C'est un ancien, ici ; quatre ans qu'il tient le même poste au
lycée. Brun, un peu enrobé, une barbe longue mal taillée, il ressemble à un
grand adolescent dans un corps trop âgé.
— Clara ? Désolé de te déranger, mais tu pourrais garder un élève ?
C'est étrange, parce qu'avant même que l'élève en question s'avance et
entre dans ma classe, je sais que ce sera lui. Et dès que Laurent s'écarte, je
constate que j'avais raison.
Adam Dragannah porte son sac sur une seule de ses deux épaules ; ses
cheveux bruns plus en bataille encore que d'ordinaire, il a, sous ses yeux
marron-vert, de larges cernes, et s'autorise, d'ailleurs, à bâiller allègrement
en venant à ma rencontre.
— Bien le bonjour, me lance-t-il d'une voix fatiguée. C’est ici le petit-
dej’ ?
— Adam ! s'exclame Laurent en essayant d'être sévère sans y parvenir.
Deuxième semaine et déjà un renvoi de cours, essaye de te faire discret, tu
veux.
Le jeune homme porte deux doigts à sa tempe pour signifier qu'il
reçoit le message, et se tourne de nouveau vers moi. Il me regarde
franchement dans les yeux, et ça me trouble un peu ; élève ou non, c’est
simplement rare quelqu'un qui vous fixe aussi directement. La scène du
bar me revient en tête et je la chasse d'un raclement de gorge.
— Où est-ce que ma discrétion et moi-même devons-nous nous
asseoir, madame Dolnoy ?
— Au dernier rang, réponds-je.
Il jette un œil dans le fond de la classe, et je vois que,
malheureusement, il connaît le trio de rigolos. Adam les salue d’un signe
de tête, puis se penche vers moi, comme s'il souhaitait m'avouer un
secret :
— Vous êtes sûre de votre coup ?
Il a une voix d'adulte, grave, mesurée et terriblement mélodieuse. Je
souris, malgré moi :
— Vous arriverez à vous tenir pendant une heure, non ?
— Moi, oui. Mais eux risquent de vous faire porter la voix, si je les
rejoins.
— Je m'en sortirai, Adam.
Il incline la tête vers le bas ; ce genre de salut d'antan semble être une
marque de fabrique, chez lui. Il s'en va alors au fond de la salle, tandis que
Laurent referme la porte à son départ.
La deuxième sonnerie retentit, la pause est terminée. Je suis soudain
piquée par la panique. Je n'ai aucune idée de pourquoi, mais l'idée de faire
cours devant lui me noue l'estomac.
"Vous arriverez à vous tenir pendant une heure." C'est à moi qu'il
aurait fallu demander ça.
4. " L’insupportable petit génie "

J'évite de le regarder. J'arpente ma classe en prenant un soin particulier


à ce que mes yeux ne croisent pas les siens. C'est seulement parce que ce
n'est pas l’un de mes élèves, que je suis mal à l'aise. Et aussi, surtout,
parce qu'il m'a vue, il y a à peine deux jours, boire cul-sec des vodkas-
pomme. Je pense alors à Mary et Fares qui l'avaient trouvé d'une beauté
"indécente", c'était le terme, je crois. Qu'est-ce qu'il y a d'indécent à
posséder de tels traits ? Entre sa bouche aux lèvres pleines, la forme
amandée de ses yeux pétillants, ou le... Non, ce n'est pas le moment de
songer à ça.
Quoi de mieux qu'Hitler pour se concentrer, n'est-ce pas ?
— Il faut bien vous figurer les raisons économiques, tout d'abord, mais
aussi sociales, qui ont provoqué la Seconde Guerre mondiale. Lorsque
Hitler arrive au pouvoir, il le fait en tant qu'héritier de la Première Guerre
mondiale, et porteur de l'humiliation de l'Allemagne.
Mes élèves notent, il n'y a pas de bavardages, c'est encourageant. Je
leur décris alors le monde occidental dans les années 30. Je suis
passionnée par cette période, je crois que c'est ce qui les aide à ne pas
s'endormir dès le lundi matin.
— La Seconde Guerre mondiale est la guerre la plus complexe, et à la
fois, la plus simple de l'histoire de l'humanité. Pourquoi, d'après vous ?
Jospeh, comme toujours, lève la main.
— Oui ?
— Complexe, parce qu'elle a réuni le monde entier et divisé les
continents ? Et simple parce que... parce que...
— Parce qu'elle était manichéenne.
Toutes les têtes se tournent dans le fond pour regarder Adam, et je suis
alors bien obligée de le regarder aussi. Il mâchouille son stylo bille,
nonchalamment assis, jambe droite largement écartée sur sa jambe
gauche. Je le réprimanderais bien sur sa posture, mais je suis surtout
intéressée par sa réponse ; et je ne suis pas sûre qu'ils connaissent tous la
définition de manichéisme, à ce moment précis.
— Que voulez-vous dire par là, Adam ?
— Eh ben… Ça reste la seule guerre de l'Histoire où on peut
clairement parler d'un méchant et d'un gentil, développe-t-il. Les systèmes
totalitaires sont une chose, et y'en avait pas mal à ce moment-là. Mais la...
la "volonté exterminatrice" des nazis, ça, c’était une première. Ça la rend
simple : d'un côté, les méchants, de l'autre, les gentils.
Il répète, d'un air évident :
— "Manichéenne", donc.
— C'est une idée. Et complexe ?
Adam décroise les jambes et se penche vers sa table ; il parle pour que
tout le monde l'entende, pourtant j'ai la sensation qu'il ne s'adresse qu'à
moi :
— Parce que la barbarie humaine n'avait jamais atteint ce point ; oh, y
en avait eu des horreurs : l'esclavage, par exemple. Mais l'esclavage avait
des raisons économiques. L'holocauste, en revanche, a fasciné par la
gratuité de ses massacres.
Il marque un temps, hésite à continuer, mais mon regard concentré
l'incite à aller plus loin. Il ajoute alors :
— Et surtout, il a posé la question de l'endoctrinement des masses.
C'est ce qu'Hannah Arendt développe dans son livre, en pointant "la
banalité du mal". On a même tenté de comprendre en 60, avec
l'expérience de Milgram.
J'essaye de ne pas montrer ma surprise. Je ne savais pas qu'un lycéen
pouvait connaître Hannah Arendt, redoublant ou non.
— Vous avez étudié son œuvre en cours de philosophie ?
— Faudrait demander ça à ceux qui vont en cours, Madame, réplique-
t-il en reprenant sa posture nonchalante.
Il y a une vague de rires complices ; le trio riant plus haut que les
autres. Cependant, je ne me décontenance pas. Je le regarde, sans détour,
et j'ignore la sensation étrange que ses yeux malicieux ont sur moi, pour
rebondir :
— Si les travaux d'Arendt vous intéressent, vous ou d'autres, dans
cette classe, je vous conseille un autre philologue de l'époque : Victor
Klemperer, qui a rédigé un ouvrage fascinant sur l'endoctrinement,
justement : La langue du troisième Reich.
Joseph lève immédiatement la main bien haut :
— Qu'est-ce que c'est un philologue, Madame ?
La vache, ce "Madame" je ne m'y fais toujours pas. J'ai sans cesse
l'impression que l'on s'adresse à ma mère.
— Ah ! Qui a fait du grec, ici, pour répondre à Joseph ?
Sans surprise, c'est encore Adam qui prend la parole. En revanche, il
ne la demande jamais. Il faudrait lui apprendre à lever la main de temps en
temps.
— Philo, amour, Logo, la langue. Ceux qui étudient le langage.
Comment ce type a pu rater son bac ? Je me souviens d'un coup de ce
que m'avait dit Karima à son sujet, le jour de la réunion de rentrée : "Un
insupportable petit génie". Ça commence à prendre sens.
J'acquiesce d'un signe de tête, et j'en vois certains qui notent la
définition du mot immédiatement. On repère vite les premiers de la classe.
— Eh bien, Klemperer, je reprends, était un philologue allemand, juif,
qui a tenu un journal pendant la guerre, où il étudie les changements dans
la langue. Il établit un lien entre l'acceptation des horreurs nazis, et la
modification du langage. En d'autres termes : comment le langage a un
impact sur notre façon de penser.
Adam Dragannah me signifie son écoute dans un très léger hochement
de tête ; lui ne note rien évidemment, et il commence même à balancer sa
chaise en arrière, mais il semble très concentré tout de même.
— Bien ! Trêve de digressions, reprenons nos années 30.
La fin du cours se fait sans accros. Quand la cloche sonne, tous les
élèves rangent leurs affaires et se précipitent dans la cour pour la
récréation. Le bruit familier des sacs, des baskets sur le lino, des trousses
que l'on referme explose le temps qu'ils sortent tous. Le trio est le premier
à quitter la salle, évidemment. On me salue poliment, et je vois qu'Adam
attend pour me parler.
Il rejoint mon bureau une fois le dernier élève sorti, son sac pendu à
son épaule droite, les mains dans les poches de son jean sombre.
— Dites, lance-t-il une fois devant moi. Vous l'auriez le livre ?
— Pardon ?
— Du philologue, sur la langue du Reich. Vous l'auriez ?
— Euh... ça doit traîner quelque part dans ma maison du Sud, je suis
désolée.
Il fronce légèrement les sourcils, comme s'il ne comprenait pas :
— Votre maison du Sud ?
— Oui, pardon. Je ne suis pas d'ici.
Il me regarde, toujours aussi directement, profondément, et je vois ses
yeux quitter les miens pour me toiser de bas en haut. Au moins, cette fois-
ci, ce ne sont pas mes lèvres qu'il détaille. Il acquiesce pour lui-même d'un
signe de tête et me fixe à nouveau :
— Oui. Ça c'est évident, déclare-t-il. Bonne journée, madame Dolnoy.
Et il s'en va. Je ne comprends pas ce qu'il voulait dire par là. C'était
une critique ? Un simple constat ? Est-ce que je m'habille mal ? Est-ce que
l'on voit tout de suite que je n'ai pas les mêmes moyens que les gens de ce
quartier ?
Je me sens soudain comme une pauvre plouc venue de sa cambrousse
pour amuser les riches. Et puis, je secoue la tête. L'avis d'un lycéen sur ma
tenue ne doit pas me bouleverser. Même un lycéen brillant, terriblement
malicieux et d'une insolence redoutable.
5. La question de Karima

— Tu seras des nôtres au voyage ?


— Quoi ?
La question de Karima m'extrait de mes pensées. Nous sommes dans
la salle du réfectoire réservée aux professeurs et aux surveillants ; elle est
assez exiguë et sent très désagréablement la javel, mais ici, nous sommes
au moins à l'abri de nos élèves.
Ils ont toujours tendance à nous dévisager lorsque l'on fait quelque
chose d'humain, comme manger. Ça aussi, c'est une découverte de la vie
d'enseignante. Laurent, le surveillant que j'apprécie, nous rejoint, son
plateau à la main, laissant entrer, avec l'ouverture de la porte, l'immense
brouhaha de la cantine.
— Quel voyage ?
— Ah, vous parlez de Rouen ? attrape Laurent au vol en s'asseyant en
face de moi. Je serai à votre service.
Personne ne m'a parlé d'un voyage, pour l'instant. À moins qu'ils ne
l'aient fait le premier jour de la réunion, durant ma gueule de bois de
l'extrême. Il est possible que je sois passée à côté de deux ou trois
informations ce matin-là.
— Chaque année, la classe d'art organise un voyage au musée des
Beaux-Arts, à Rouen, m'explique Karima. Premières et terminales peuvent
s'y rendre. Et tous les professeurs sont les bienvenus.
— En semaine ?
— Oui, ça te fait rater une journée de cours, mais t’es payée quand
même, me résume Laurent en riant à demi. Tu ne finis pas tes frites ?
Je pousse mon assiette dans sa direction et observe les autres
professeurs, assis à une table de nous.
— Tu penses que je dois y aller ?
Karima regarde dans la même direction que moi ; elle comprend mes
pensées sans que je ne les formule.
— Plus tu feras ce genre d'activités, plus tu te feras accepter. Mais pas
par eux.
Les trois professeurs, cheveux grisonnants et cravates impeccables, ne
remarquent pas qu'on les observe.
— Comment ça, pas par eux ?
Laurent toussote, inconfortable, et Karima baisse alors la voix :
— Il faut que tu sois consciente de ça, Clara : ce sont des hyènes, ici.
Et eux trois, là, ce sont les pires. Ne leur fais jamais, jamais confiance.
Je regarde bien les visages pour les retenir : un barbu aux lunettes
rondes, un très maigre chauve et un cinquantenaire aux yeux bleus glacés.
Noté.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai une confiance absolue en Karima.
Elle respire la bienveillance et l'honnêteté ; j'ai de la chance d'être tombée
sur elle dès le premier jour.
— Alors, ça s'est bien passé avec le Dragannah ? lance soudain
Laurent pour changer de sujet.
Devant le regard interrogateur de Karima, il développe pour nous
deux :
— Il a été viré d'anglais et je l'ai déposé chez Clara.
— C'est déjà miraculeux qu'il soit venu en anglais, il ne fallait pas trop
en espérer, soupire Karima en ouvrant son pot de yaourt. Il a été correct ?
Hormis son étrange réflexion après avoir regardé ma tenue, je ne peux
pas dire qu'il a été incorrect. Au contraire, ses interventions, bien plus
évoluées que celles de mes élèves, ont été très pertinentes, et j'étais ravie
de pouvoir parler de Victor Klemperer à une assemblée à l'écoute. Je
hausse les épaules d'un air faussement désintéressé :
— Oui, il était très bien. Il a une culture historique impressionnante,
en fait.
— Ça...
Karima semble désolée, elle apprécie visiblement beaucoup Adam
parce qu'elle a le regard du professeur démuni.
— C'est un gamin complexe.
Je ne sais pas trop pourquoi ça me fait tiquer. Je crois que "gamin"
n'est pas un terme qui correspond à Adam.
— Après ce qu'il a vécu aussi... intervient alors Laurent.
— Non, il était comme ça avant que ça arrive. C'est sûr que ça n'a pas
aidé, mais il avait déjà pris la voie du décrochage, réplique Karima.
Je me risque à leur demander :
— Avant quoi ?
Ils semblent mal à l'aise, d'un coup. Laurent surtout, car Karima, elle,
paraît plus triste que gênée. Elle inspire doucement, et m'avoue :
— Je t'ai dit que j'avais eu son frère avant lui. Un garçon brillant lui
aussi, mais très différent. Sérieux, travailleur, jamais insolent pour un sou.
Et il y a bientôt deux ans, Lucas, le grand frère donc, est mort dans un
accident de voiture. La famille s'est écroulée après ça.
Je marque une pause, sous le choc. Je n'ai pas de frère et sœur, je ne
peux pas me figurer la souffrance terrible que ce doit être d'en perdre un.
Surtout à cet âge. Je greffe cette information sur ce que j'ai entraperçu
d'Adam Dragannah pour le moment. Se peut-il donc que, derrière des
yeux aussi souriants, il y ait une douleur aussi profonde que la mort d'un
grand frère ?
— Bref, balaye finalement Karima en entamant son dessert. Ce n'est
pas le premier élève qu'on perd, et malheureusement, ce ne sera sans
doute pas le dernier.
Elle est dure, soudain. Ça non plus, je ne peux pas le comprendre.
Perdre un élève... je ne veux même pas y penser.
Les trois hommes à la table d'à côté se lèvent et laissent leur plateau à
même la table. Ils parlent fort, avec des grosses voix imposantes, comme
s'il n'y avait qu'eux, ici.
Karima, Laurent et moi regardons leur table désordonnée, et ma
collègue lâche, amère :
— Typique. Ils laissent ça aux agents de ménage.
— Non, je le ferai, la rassure Laurent. Allez en cours, je m'en occupe.
Au milieu de tous mes doutes, au moins, j'ai trouvé ces deux-là.
En reprenant les couloirs qui nous mènent à nos classes respectives,
nous finissons notre discussion, Karima et moi, et je m'engage à
l'accompagner à Rouen, la semaine prochaine. Ce sera une bonne façon de
continuer à tisser des liens, et de découvrir mes élèves dans un autre
contexte.
L'idée qu'Adam Dragannah soit du voyage me traverse l’esprit.
Il ne faut pas que ça me traverse l’esprit.
Je n'ai rien à faire avec cet élève, je ne suis même pas censée penser à
lui. Même si c'est vrai que ça n'arrive pas dans la vie réelle de croiser ce
genre de visage aux traits parfaits, ce genre d’yeux brûlants de malice, et
ce genre de voix, grave et mélodieuse, mais ça ne change rien.
Je n'en ai rien à faire.
Je vais tout de même m'acheter de nouveaux habits, après le travail.
Et ça n'a aucun rapport avec un jeune homme insolent qui ferait de
l'humour en permanence.
Absolument aucun ! Voilà.
6. Le voyage

Le rendez-vous pour Rouen est à six heures trente, devant le lycée.


Rude. La veille, j'ai eu droit à une "réunion de crise" avec Mary et Fares,
dans un bar du 1er arrondissement. Le thème du soir était : "La situation
capillaire de Fares : pour ou contre un rasage total ?"
Chacun sa vision du mot "crise". Après un débat houleux et un vote pour
qu'il coupe sa belle queue-de-cheval, je suis rentrée chez moi et, dépitée
devant l’horloge, j'ai constaté que je n'aurai pas huit heures de sommeil.
Note pour moi-même : vraiment, VRAIMENT, changer d'amis.

Me voici donc, cernée, et... comment disait grand-ma ?, "Enfarinée", à


l'aube, devant le lycée. Trois bus nous attendent. Je repère Karima qui
fume devant le premier transport, un café à emporter dans la main, l'air
encore plus épuisé que moi. Je la rejoins immédiatement.
Les élèves arrivant par petits groupes, je regarde la main pleine de
bagues de ma collègue qui monte et descend à sa bouche à mesure que la
cigarette se consume :
— Ça ne te dérange pas de fumer devant eux ?
— Ça me gênait les premières années, m'avoue-t-elle de la voix
enrouée des matins difficiles. Et puis, j'ai compris qu'ils étaient grands, et
qu'eux, non plus, ne se gênaient pas.
Là-dessus, elle m'indique d'un signe de tête de regarder derrière moi.
Adam Dragannah est adossé au mur du lycée, des écouteurs dans les
oreilles, les yeux clos, tirant tranquillement une latte sur sa cigarette
roulée. Aujourd'hui, il porte un tee-shirt bleu marine à manches longues,
mal repassé, sur un baggy sombre.
— Tu feras attention à lui, pendant la sortie ? me demande alors
Karima.
Je sursaute légèrement, je crois qu'elle n'a rien vu, et l'interroge du
regard.
— Il ne vient jamais aux sorties, mais celle-là, si. En première, et en
terminale l'an dernier déjà. Mais il vient sans vraiment venir.
— C'est-à-dire ?
— Il ne nous suit pas au Musée. Il descend du bus, trouve un moyen
de nous perdre, et il revient à seize heures pour le retour.
Elle m'indique ensuite le deuxième bus à notre droite pour ponctuer :
— Je m'occupe des premières aujourd'hui, alors toi, si tu peux, essaye
de le surveiller. Laurent gardera un œil sur lui aussi, ne t’en fais pas.
Je m'y engage en ignorant parfaitement la petite torsion qui vient de
naître dans mon ventre. C'est un électron libre, ce type-là. Je ne vois pas
comment je pourrais "surveiller" quelqu'un de ce genre. Et puis, je crois
que moins je le verrai, mieux ma carrière se portera.
Le bus se remplit rapidement. Nous n'avons qu'une dizaine de minutes
de retard sur le départ. Les terminales investissent les sièges rouges
inconfortables, dans le bruit, en riant, criant parfois, et je m'installe près
de la fenêtre, au milieu des rangées. Laurent, placé à l'avant, donne déjà
des ordres pour instaurer le calme durant les deux heures que durera le
trajet. De mon côté, je rêve seulement d'une sieste.
Deux sièges devant moi, Adam a choisi une place où il est seul. Je
peux apercevoir ses jambes reposées contre le siège du devant, et dans la
vitre, je vois son visage qui regarde le paysage défiler, le fil de ses
écouteurs pendant sur son tee-shirt.
Quoi ? dis-je à ma conscience. Je le surveille comme demandé, c'est
tout.
La fatigue m'enveloppe sans mon consentement, et le trajet passe à la
vitesse d'un clin d'œil. Je suis réveillée par l’houlement du bus lorsqu'il
s'arrête dans le centre-ville de Rouen. Je me frotte les yeux, remarque que
j'ai allègrement bavé sur le côté de ma lèvre – génial – et m'étire.
— TOUT LE MONDE DEHORS ! s'exclame Laurent en se levant
pour toiser l'ensemble du bus. En rang que je vous compte ! Enrico, range
cette clope, ce n'est pas l'heure ! Allez, hop, hop !
Quand il s'essaye à l'autorité, Laurent est adorable. Je crois que ce
n'est vraiment pas dans sa nature de guider les troupes. Mais puisque nous
sommes au lycée Saint-Vincent, tout le monde lui obéit. Je jette un œil
discret au Sieur Dragannah, qui, sagement, suit la horde d'élèves dans le
rang exigé.
Nous les comptons à deux, Laurent et moi. Sur le parking, les autres
accompagnateurs font la même chose, et bientôt, nous pouvons nous
engager dans les rues de Rouen pour rejoindre le Musée.
Elle est magnifique cette ville, comme figée dans le temps, toute de
bâtisses normandes et de ruelles pavées. À cette heure-ci, ça sent le pain
frais et les viennoiseries chaudes. Le trio de rigolos fait partie de mon
groupe ; ils me précèdent, si bien que j'entends leurs commentaires devant
moi.
— Je me sens comme un perso du Seigneur des Anneaux. "Le Gondor
appelle à l'aide !!!"
— "ET LE ROUEN REPONDRA."
Ils éclatent de rire et je les imite discrètement. Je continue de compter
les élèves quand je réalise, d'un coup, que nous avons déjà perdu Adam.
Je tourne la tête dans tous les sens, reconnais celle de Joseph, les cheveux
roses d'une de mes terminales, la tignasse désordonnée de Laurent, mais
pas d'Adam Dragannah.
— Laurent ?
Je prends le surveillant par le bras et lui parle à voix plus basse :
— Je vous laisse une minute, je dois trouver Adam.
— Il est déjà parti ? soupire le surveillant avec au fond de la voix, une
sorte de fatigue mêlée d'admiration.
— Visiblement. À tout à l'heure, j'ai mon portable.
Je quitte les rangs discrètement, dépasse les têtes adolescentes et
retrace le chemin en arrière, longeant les jolis commerces aux toits
pointus ; finalement, à peine cinq minutes de marche me suffisent pour
l’apercevoir à l’angle de la rue, qui allume une cigarette en regardant
quelque chose sur son portable.
Personne ne le prendrait pour un lycéen, même sa façon de marcher
fait adulte. Il est très grand et très sportif, ce n’est ni le corps ni l’allure
d'un type en terminale.
Quand il se remet en marche, je le suis discrètement. Je me sens un
peu comme une flic en filature. Pff.... "une flic en filature", sérieusement.
Je suis encore une gamine, en fait. Il tourne sur la droite et disparaît de ma
vue. J'accélère le pas, tourne au même endroit, et soudain, je me cogne
contre un torse.
Adam m'a visiblement attendue. Je fais un pas en arrière, ignorant
volontairement l'odeur de son cou qui m'est parvenue en le bousculant.
C'est un parfum chaud et grave, familier aussi. Il sent le crayon de bois
fraîchement taillé.
— Donc, c'est vous qu'ils envoient cette année ? demande-t-il, d'un ton
léger.
Adam est étonnant, parce qu'il est insolent, sans être malveillant. Il ne
paraît pas non plus prétentieux ; de nos rares échanges, j'ai seulement
perçu quelqu'un plein d'humour, qui prend tout à la légère, et qui se fiche
des répercussions. Ce n'est pas un gosse de riche qui méprise les autres. Il
y a une étincelle différente, chez lui. Et terriblement intelligente.
— Oui, j’avoue. On m'a demandé de vous surveiller.
— Écoutez, Dame Dolnoy, c'est très gentil de la part du corps
enseignant de s'inquiéter pour moi, mais j'ai vraiment besoin d'être seul,
aujourd'hui.
Ses yeux marron-vert me regardent profondément, comme à chaque
fois. Je les affronte :
— Navrée, Adam. Vous êtes sous notre responsabilité.
Il fait un pas en arrière, et observe le ciel d'un air épuisé. En lâchant un
soupir exagéré, il réplique :
— Je sais, je sais ! Mais rassurez-vous.
Il tire une bouffée insolente sur sa cigarette pour développer :
— Je suis majeur, vacciné – sans ironie –, et j'ai même le permis. Je
connais les règles, Dame Dolnoy. Si un grand monsieur avec long
manteau me propose des bonbons, je vous promets que je refuserai.
C'est difficile de ne pas rire à ses répliques, mais si je lui montre que
l'humour est l’un de mes points faibles, il ne cessera plus d'appuyer
dessus. J’adopte un regard sévère auquel il ne croit visiblement pas,
puisque son sourire en coin s'accentue.
— Si vous refusez de venir au Musée, d'accord, dis-je avec un aplomb
trop forcé. Alors, je vous accompagne là où vous allez.
— Ça n'a rien de passionnant, je vous assure. Le Musée sera dix fois
plus constructif.
— Ce n'est pas négociable, Adam.
Il regarde derrière moi, les yeux dans le vague. Et puis, il acquiesce
d'un signe de tête. Je l'ai déjà vu faire ça, c'est sa façon de réfléchir.
— D'accord, lâche-t-il enfin. Mais qu'on soit clairs : si vous me
proposez des bonbons, je dirai non.
J'éclate de rire malgré moi.
7. Discuter " presque "
innocemment

Le trajet est silencieux. Adam marche devant moi, il connaît


visiblement son chemin, et nous ne disons rien. Ce n'est pas gênant pour
autant ; il a pris deux cafés à emporter, m'en a donc tendu un, et s'est lancé
dans les rues de Rouen.
Après vingt minutes de marche sans un mot, je commence
sérieusement à me demander où nous allons. Nous nous sommes éloignés
du centre-ville, petit à petit. D'un quartier commerçant aux jolies bâtisses,
nous sommes passés à des rangées d'immeubles bas, tous à peu près
similaires. Adam ne dévie pas du chemin que seul lui connaît. Et je le
suis, sagement.
Finalement, au bout d'une bonne demi-heure, il ralentit le pas et
regarde devant lui. Je tente de capter ce qu'il fixe devant nous ; rien ne me
semble différent. Nous sommes aux abords de la ville, devant un pont qui
surplombe l'eau. Il marque une réelle pause, observe, puis reprend sa
marche.
Ses jambes sont trop grandes pour que je le suive à un rythme naturel,
je dois faire des enjambées de géante pour rester à la bonne distance.
Nous arrivons devant le pont où sa posture change légèrement. D'un
dos droit et athlétique, il passe à une légère courbe ; quelque chose lui
pèse, dans cet endroit. Il s'arrête définitivement lorsque nous sommes au
milieu du pont. On n'entend que le bruit de l'eau aux alentours, celui de
quelques voitures aussi, mais c'est très léger.
Je mesure seulement maintenant combien ce moment est déplacé.
Qu'est-ce que je fais seule avec lui, ici, sans autre adulte avec nous ?
Adam ne dit toujours rien. Il pose ses deux coudes contre la barrière
du pont, et regarde au loin. Peut-être dans l'eau, peut-être dans l'horizon,
je n'arrive pas à savoir.
— C'est ça que vous faites ? lancé-je alors. Vous venez sur un pont ?
— Non, réplique-t-il.
Et lorsqu’il se tourne vers moi, je retrouve son pétillement de malice.
Il s'accroupit alors, ouvre son sac, puis sort deux bières de cinquante
centilitres.
— Je viens boire sur un pont.
Il se relève avant de m'en tendre une, que je refuse immédiatement
d'un mouvement de tête, choquée.
— Il est neuf heures du matin, Adam.
— Vous avez raison, réplique-t-il en décapsulant sa bière. J'aurais eu
plus de succès avec une vodka-pomme.
Je hoche sévèrement la tête pour croiser les bras contre ma poitrine.
Merde, mais qu'est-ce que je fais là ? Il boit une pleine gorgée en
reprenant sa contemplation du vide. Après quelques secondes de silence,
durant lesquelles j'hésite à partir en courant, il fouille dans sa poche
droite, et en sort un petit ruban rouge. Il me tend sa bière en me
demandant :
— Vous pouvez me tenir ça, une minute ?
Au point où j'en suis... Je prends la bière, en adoptant tout de même un
air réprobateur. Ça semble l'amuser parce qu'il pouffe une seconde. Je le
regarde accrocher délicatement le ruban sur la barrière du pont. Je
comprends d'un coup.
— C'est là que votre frère est mort.
Il se tourne vers moi, m'observe une seconde, puis hoche la tête pour
acquiescer. Il récupère sa bière sans que nos doigts se frôlent, la boit, la
mine grave. Un nouveau silence nous enveloppe, mais celui-ci n’a plus
rien de léger, il est chargé de questions, et de regrets. Adam regarde au
loin, son beau visage amusé a pris des traits plus durs.
— Vous savez, déclare-t-il enfin, le regard toujours rivé vers l'infini
devant nous. Mon frère, c’était l’enfant parfait. On dit que les parents
n'ont pas de favori, je peux vous assurer que chez moi, si, y en avait un.
Il déglutit, boit une gorgée, et reprend :
— Il avait tout pour lui. Intelligent, sportif, il réussissait médecine.
Jamais un pas de travers. C’est pour ça que sa mort n'a pas eu de sens.
L'enfant parfait a conduit bourré. Vingt-deux ans sans un écart, et cet
abruti meurt parce qu'il a conduit bourré.
Il boit là-dessus. Je trouve ça étonnant de ponctuer une information
pareille avec une gorgée d'alcool, mais bien évidemment, je ne dis rien. Je
le laisse se confier, je crois qu'il ne fait pas vraiment attention à qui
l'écoute. Ce n'est pas moi qui compte, tout de suite. Seulement le fait de
parler.
— Mais le pire, c’est qu'il n'a pas tué que lui. Il a bien pris soin de
percuter un cycliste qui n'avait rien demandé, ce soir-là. Je suis le frère
d'un chauffard. On n’y aurait jamais cru, si on nous l'avait dit y a trois ans.
Lucas Dragannah, l'enfant prodigue, est mort en chauffard.
Adam lève sa bière pour trinquer dans le vide avec acidité. Je ne sais
pas quoi lui dire ni quel geste avoir. Je m'approche prudemment de la
rambarde pour me poster à sa droite, où je pose également mes coudes et
laisse mes mains pendre au-dessus de l'eau.
— Je comprends que vous vouliez être seul. Je m'en vais si vous le
souhaitez.
— Non.
Il tourne son visage dans ma direction. Nous sommes à quelques
centimètres l'un de l'autre, mais je n'y fais pas attention. Je suis concentrée
sur ses yeux, dont l'éclat vert a pris le dessus sur le marron avec les reflets
du soleil.
— Non, répète-t-il. C'est bien que vous soyez là.
Je détourne le regard vers l'eau. Il m'imite une seconde plus tard. On
reste sans parler, plusieurs minutes. Je sens l'odeur de sa bière me
chatouiller le nez. Même s’il est majeur, mon rôle exigerait que je le
réprimande. Seulement je n’en ai pas le cœur, pas après ce qu'il vient de
me confier.
Mon téléphone vibre alors. Je lis le message de Laurent :

#Tu l'as trouvé ?

Mince, j'ai complètement oublié le lycée. C'est un bon rappel à l'ordre


alors que, au-delà de la bière, c'est le parfum de crayon de bois qui
commence à m'envelopper. Je réponds immédiatement :

#Avec lui. Il a besoin de parler. Je reste.


#Bien reçu ! me renvoie Laurent dans la minute.

Peut-être que je ne devrais pas rester, peut-être qu'ils vont trouver ça


louche ?
Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que je ne veux pas partir. Je
ne veux pas le laisser avec son deuil et toute sa souffrance à offrir à
l'horizon. Il remarque du coin de l'œil mon tapotage de téléphone et
retrouve immédiatement sa malice :
— Les services de renseignement sont rassurés ? lance-t-il.
Je regarde alors sa bière et rétorque :
— Oui. Je ne leur ai pas tout dit.
— C'est bien urbain de votre part, s'amuse-t-il en buvant une gorgée
de plus, comme pour fêter ça.
Puis, on plonge à nouveau notre regard au loin. C’est étrange comme
instant, c’est à la fois tendu et naturel. Je n'ai pas la sensation d'être aux
côtés d'un lycéen, et je crois bien, malheureusement, qu'il ne me voit pas
tout à fait comme une professeure.
— Il était bien, votre cours, déclare-t-il soudain, contredisant du même
coup ma dernière pensée. Enfin, je vous dis ça... Je ne suis pas un expert.
Mais, par rapport aux rares cours auxquels j'ai assisté, il était bie, le vôtre.
— Pourquoi avez-vous raté votre bac, Adam ? demandé-je en guise de
réponse.
— Oh, je ne l'ai pas tout à fait raté. Je n'y suis pas allé.
— Vous vouliez absolument revenir au lycée ?
Il rit doucement. Quand il le fait, il dévoile des dents blanches et bien
alignées. Je dois détourner le regard. Encore.
— Non, je voulais dormir, réplique-t-il. Trois épreuves à huit heures,
ça faisait trop pour moi.
Le pire, c’est que je le crois sincère. Il a déjà fini sa bière. Il la pose à
ses pieds pour en prendre une deuxième dans son sac. Il en a combien
encore ? Comment faut-il que je réagisse ? Je le laisse continuer ou je le
stoppe à un moment ?
Cet instant me perd complètement.
— Pourquoi prof ? m’interroge-t-il alors, tout en me proposant encore
la bière d'un geste, que je refuse, une fois de plus.
— Je voulais devenir historienne, d'une façon ou d'une autre. Mais j'ai
dû gagner ma vie assez tôt, et j'ai obtenu le concours du premier coup,
alors... me voilà.
Adam m'observe plus longuement que d'habitude. Il regarde là où on
ne regarde pas d'ordinaire, droit en moi. Il acquiesce pour lui-même. Je
crois que j'aime bien ce tic.
— Vous parlez comme si c'était fini, remarque-t-il.
— Eh bien... j'ai eu le concours. C'est un fait.
— Vous avez quoi ? Vingt-deux, vingt-trois ? déduit-il. Alors, je sais
que c'est proche de la canonisation, mais vous avez encore quelques
années devant vous pour faire ce que vous aimez.
Si la formulation m’amuse, en revanche, me prendre une leçon de vie
par un lycéen proche de l'alcoolisme, c'est une première. Je fronce les
sourcils, puis secoue la tête légèrement :
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Adam.
— Je sais qu'à vingt-trois ans, on peut mourir, rétorque-t-il. Et quand
ça arrive, il vaut mieux avoir aimé sa vie. J'ai apprécié votre cours, ajoute-
t-il devant mon air troublé, mais je ne crois pas que ce soit votre vocation.
— Vous ne me connaissez pas, Adam.
— Vous avez raison, admet-il tout en continuant de me fixer
profondément, et j'ai de plus en plus de mal à tenir son regard. Mais je sais
que les professeurs dont c'est la vocation, ceux qui aiment s'écouter parler
et guider leur classe vers la connaissance, ces professeurs-là seraient au
Musée à l'heure qu'il est... Et pas en train d'hésiter à la boire, cette foutue
bière.
Touchée. Je ne trouve, malheureusement, rien à répondre. Je me
demande seulement s'il a raison. Je suis arrivée à ce concours par hasard,
et un peu sous la pression maternelle pour obtenir un métier au plus tôt.
On m'a catapultée ici cet été, et je ne me sens ni déplacée ni à ma place.
Depuis trois semaines, je ne me sens rien du tout, pour être honnête.
Sauf peut-être maintenant, précisément. Je me sens fébrile, et je
frissonne un peu. Pourtant, je me sens aussi là où il faut être. Même si
c'est sur ce pont, à cette heure, et avec ce type-là.
Et je ne veux pas que ça s'arrête.
8. Soudain, la pluie et l’abribus.

Je ne sais pas depuis combien de temps on est sur ce pont, mais on a


beaucoup parlé. Il m'a raconté sa passion pour la cuisine, je lui ai confié
mon rêve de devenir archéologue. Il m'a décrit sa maison de campagne, je
lui ai parlé de mon Sud. On a beaucoup ri, aussi. Il est terriblement drôle,
il faut dire.
Il a bu toutes les bières de son sac. Il a fumé une bonne dizaine de
cigarettes ; ça n'a même pas eu l'air de le gêner que je ne le suive dans rien
de tout ça.
La conversation dévie sur Netflix, et, au lieu de me parler de ses séries
préférées, il me dresse une étude économique sur la plateforme qui le
« fascine » :
— Ce qui veut dire, continue-t-il, passionné, que Netflix devrait
s'effondrer d'ici quatre ou cinq ans. Disney Plus et Amazon ont déjà fait
écrouler une bonne partie de l'audimat, et s'ils continuent à se baser sur les
blockbuster au lieu d'encourager le programme original, ils sont foutus.
Casa de Papel, Stranger Things, c'est ça, le sauvetage Netflix. Mais là, ils
tombent dans le même piège qu'Hollywood. Je vous conseille vraiment cet
article, au passage.
Je note la référence sur mon téléphone, oubliant dans le même temps
de vérifier l'heure. Le temps s'est couvert petit à petit. Et tandis que je
relance un nouveau sujet de conversation, je sens une première goutte
tomber sur mon nez.
— Merde, lâche Adam en en recevant une à son tour. Faut bouger, la
pluie en Normandie, ça ne pardonne pas.
Il range consciencieusement toutes les cannettes vides dans son sac et
m'emboîte le pas vers le centre-ville. Il avait raison concernant la météo
normande : en quelques minutes, on est pris, tous les deux, sous une
énorme averse. Putain de cliché.
Adam, ruisselant, se tourne vers moi pour crier :
— Par-là !
Il prend ma main pour me faire courir jusqu'à l'abribus à quelques
mètres. Je suis littéralement trempée.
Mes cheveux coulent de chaque côté de mes joues, mes pieds baignent
dans l'eau de pluie, mon haut me colle à la poitrine, et je grelotte. On
arrive sous l'abri en évitant de peu une voiture qui roule trop vite. À son
passage, un ras d'eau de trottoir nous éclabousse de partout, alors Adam,
comme s'il sautait dans ma direction pour me protéger, se colle à moi.
Tout se fige.
Je suis contre le mur en plâtre abîmé de l'abribus, couvert de tags,
Adam est en face de moi, sans plus rien que l'humidité de nos tee-shirts
respectifs pour nous séparer. Il me dépasse d'une bonne tête, et, décuplée
par la pluie sur son cou, je sens l'odeur de crayon de bois jusque dans ma
gorge.
Il est plus grand, je n’ai pas accès à l'expression de son visage, mais je
vois sa gorge. Et il déglutit. Sa pomme d'Adam – tiens, c'est le mot juste,
ici – remonte lentement et redescend. Sa carotide bat vivement sur la
droite, son pouls s’accélère.
Soudain, tout se tend en moi.
Je relève des yeux hésitants vers le haut de sa mâchoire, et je l’observe
alors qui récupère lentement la pluie attardée sur ses lèvres avec sa
langue. Cette fois, c’est mon cœur à moi qui s'accélère. Peut-être qu'il fait
froid avec l'averse, mais tout ce que je sens, c’est la chaleur de son torse
collé au mien.
Je me risque à regarder plus haut, et je rencontre alors ses yeux.
Le pétillement de malice qui s’y trouvait a disparu. Ils sont à présent
brûlants. Adam me regarde avec un feu, égal à la cascade de pluie tout
autour de nous, dans la pupille. Lentement, ses yeux descendent jusqu'à
mon ventre. Je comprends alors ce qui se passe : mon tee-shirt trempé est
légèrement remonté sur mon ventre.
J'ai un pan de peau à l'air, et Adam n'arrête plus de le fixer.
La bouche entr'ouverte, son souffle glisse sur mon nez. Je vois sa main
qui se lève, précautionneusement, elle se dirige vers ma peau nue et
humide. Il est tout entier à son geste, tout entier à ma hanche. Il n'y a plus
que ça, en cet instant. Plus que ses doigts qui vont à la rencontre de ma
peau. Je retiens mon souffle.
Fais-le. Je le supplie intérieurement. Fais-le, je veux savoir ce que ça
fait, d'être touchée par toi, là, tout de suite.
Mon téléphone vibre soudain. Adam suspend son geste, puis s'écarte
d'un coup.
C'est Laurent, je décroche.
Mais bordel, qu'est-ce qui m'a pris ? Et je n'ai même pas l'excuse de
l'alcool. Sauvée par mon collègue, par la réalité, par la pluie. Il faut qu'on
s'en aille, immédiatement.
— Vous êtes où ? me demande-t-il.
— On survit à la pluie, et vous ?
— On rentre ! Rejoignez-nous au parking !
On rentre ? Mais ça voudrait dire qu'il est déjà seize heures ? On a
passé six heures sur ce pont, sans manger, à seulement parler ?
— On arrive.
Je raccroche. Adam ne me regarde plus ; il secoue ses cheveux bruns
trempés pour ôter le maximum de pluie et fixe l'averse.
— On y retourne ? déduit-il.
Bien. Très bien. On va faire comme si rien ne s'était passé. Aussi
rapidement que ça. Pas question, cette fois ci, de me prendre la main.
Nous comptons jusqu'à trois en chœur, pour quitter l'abribus en
courant.
Nous rejoignons le parking pile à l'heure, et, trempés, bien plus que les
autres membres du lycée Saint-Vincent, nous rentrons dans le bus, et
reprenons les mêmes places qu'à l'aller.
Je me colle contre la vitre en grelotant. J’essaye de calmer la torsion
violente dans mon ventre. Je repense à sa main qui allait s'approcher, à
son souffle plus rapide, à la beauté de sa gorge lorsqu'elle a dégluti.
Malgré moi, je regarde à droite pour capter son reflet dans la vitre
opposée.
Il vient de faire la même chose.
Je crois que l'expression exacte, là, c'est : je suis dans une merde noire.
9. Passer à autre chose

J'y pense souvent, à cet instant sous l'abribus. J'ai l'estomac noué à
l'idée de recroiser Adam au lycée. Qu'est-ce qu'il a pensé, lui, de ce
moment figé ? Qu'est-ce qu'il doit croire de moi ? C'est n'importe quoi, je
dois arrêter ça tout de suite.
Pour l'instant, je n'ose pas en parler. Ni à Mary ni à Fares. J'ai bien
trop peur d'être jugée. Et je me juge assez sévèrement comme ça.
Mais bon sang, où avais-je la tête ? Je le sais bien pourtant, depuis le
début, depuis la première fois où je l'ai pris pour un surveillant, qu'il ne
me fait pas l'effet qu'un lycéen devrait me faire. J'aurais dû éviter de le
suivre, couper court à la conversation, éviter l'abribus... Je dresse la liste
de toutes mes erreurs.
Cinq jours ont passé. Je ne l’ai toujours pas recroisé. Je redoute
affreusement le moment où ça viendra. D'autant qu'il y a d'autres
problèmes à gérer. La terminale 3, celle qui comporte le trio de rigolos,
possède quelques élèves qui me détestent franchement. Deux filles, en
l'occurrence. Et je n'ai aucune idée de pourquoi.
C'est compliqué quand on est fraîchement professeur de comprendre
certaines haines spontanées chez nos élèves. Ces deux filles, Gabriella et
Lorie, qui s'habillent en Zadig et Voltaire et portent lâchement leurs
écouteurs, ont l'air de détester absolument tout ce que je leur raconte.
Entre bâillements, regards moqueurs sur mes réflexions, et dessins en
classe, je me sens petite et méprisée.
Je dois me rappeler, lorsque je suis face à elles, que c'est moi, le
professeur. Quelle que soit leur classe sociale, leur lien aux autres, leur
popularité.
Oui. Mais un professeur ne laisse pas un élève s'approcher de son
ventre nu pour le caresser.
La torsion revient d'un coup. Je la chasse en me concentrant sur le
tableau devant moi. Je leur ai dressé une fresque historique des
évènements majeurs pré-Seconde Guerre mondiale. On la commente
ensemble, puis il est enfin temps d'aborder le début de la guerre.
C'était sans compter sur les trois coups que Laurent frappe à ma porte.
C'est une blague. L’Univers décide sérieusement de me faire une
blague, je ne vois pas d'autres solutions.
J'ai massacré quel peuple dans une vie antérieure pour subir l'arrivée
d'Adam dans mon cours, une fois de plus ?
Laurent me fait un sourire désolé, s'écarte, et Adam Dragannah passe
le pas de la porte. Il n’a pas changé de posture, ses cheveux bruns toujours
en bataille, ses yeux marron-vert toujours pétillants, et son fichu sourire
en coin. Il agit exactement comme il le faisait la semaine dernière, avant
l'abribus.
Il dépose son carnet de correspondance sur mon bureau :
— Faudrait songer à un abonnement, déclare-t-il Au bout de dix cours,
j'ai droit à un Kebab.
La classe éclate de rire, et, d’un coup, je suis soulagée. Il n'a pas de
regard gêné, ni de sourire entendu ou provocateur. Il n’est ni dans la fuite
ni dans l’ambiguïté. J'ai l'impression de respirer pour la première fois
depuis cinq jours.
Je m'autorise aussi à rire à sa réflexion, puis lui indique de s'asseoir à
la même place que la dernière fois.
Tout va bien. Je peux reprendre mon cours, ignorant le soupir lassé de
Gabriella à l'idée qu'il nous reste encore une heure.
Ne pas détester une élève parce qu'elle nous déteste. Prendre de la
distance. Se concentrer sur l'enseignement. Allez, Clara, tu as tenu tête à
Johanna Baryl en CM2, tu peux affronter deux adolescentes en mal de
souffre-douleur.
— Ce qui va nous intéresser, ce sont les enjeux économiques et
politiques entre les grandes nations s'affrontant à l'époque, dis-je alors à la
classe en pointant la fresque au tableau. Trois grands régimes totalitaires
sont à pointer à partir de ce moment : le régime soviétique, le fascisme
italien, et le national-socialisme Allemand. On observe un repli national,
un besoin de reconquête de territoire, une recherche d'identité et...
Je continue à faire mon cours, sans accro, pendant une heure. Joseph
interroge sagement ; Julie, une petite rousse timide et sérieuse, demande
des précisions sur les dates, et finalement, lorsque la sonnerie retentit, je
constate que j'ai survécu.
En fait, j'avais vraiment besoin de le revoir. Il fallait passer ce cap
pour reprendre une ligne de conduite normale. Pour passer à autre chose,
en somme.
Les élèves quittent leur place, attrapent leur sac, et se précipitent hors
de la classe en se bousculant presque. Adam fait partie des premiers à
partir, il me fait un geste de salutation imitant l'armée pour s'en aller.
Simplement, légèrement. Ça me va.
.J'ai l'impression d'être une mauvaise prof. D'être celle que l'on ne
supporte pas d’écouter. D'être les deux heures soporifiques de la semaine :
"Oh non, pas Histoire avec Dolnoy !" J’ai l’impression que c’est moi, ça.
Je me rends en salle des professeurs pour la récréation et y retrouve
Karima devant la machine à café, qui attend désespérément son tour pour
commander un cappuccino sucré. Elle remarque immédiatement ma mine
malaisée :
— Dure matinée ? demande-t-elle en mettant enfin sa pièce dans le
distributeur.
— Je n’en sais rien. J'ai l'impression que je les ennuie.
— C'est bien. Si tu te demandes s'ils s'ennuient, c'est que tu seras une
bonne prof.
Ça a l'air facile pour elle, mais elle me précise, avec cette
bienveillance qui la caractérise, qu'elle enseigne depuis douze ans. Elle a
"pris le pli", pour la citer. Je crois que le problème vient aussi de la
définition de "bonne prof". C'est quoi, en fait ? Quelqu'un qui transmet ?
Qui n'ennuie pas ? Permettre à ses élèves d'avoir le bac, ce n’est pas déjà
être un bon prof ?
S'ils nous adorent, mais qu'ils ne retiennent rien, en quoi ça ferait de
nous de bons profs ?
Je repense aux paroles d'Adam sur le pont. "Ce n'est pas votre
vocation". Elles tournent dans ma tête depuis.
— Eh, me souffle doucement Karima en posant une main chaleureuse
sur mon épaule. Y a des jours avec et des jours sans. Aujourd'hui, c'est
sans. Passe à autre chose.
On sort du lycée pour que je l'accompagne fumer. On dépasse les
élèves agroupés devant les portes et leur nuage de tabac pour rejoindre le
coin des professeurs. Je ne peux pas m'empêcher de chercher Adam parmi
les fumeurs. Il est là, et il tient encore la hanche d'une jeune femme, tout
en faisant visiblement rire un groupe de lycéens.
Allons. Ce n'est pas ton univers, tout ça, Clara. Passe à autre chose.
D'accord.
Adam me remarque, il me regarde. Et ça se noue d'un coup, là, dans
mon ventre, comme une pression délicieuse.
Je détourne les yeux.
Fini les conneries.
10. Les mots de Shakespeare

Deux semaines se sont écoulées, et j'ai réussi à me concentrer


uniquement sur le programme scolaire. J'ai surpris Gabriella et Lorie en
train de tricher, pendant le premier examen du trimestre, j'ai donc eu
l'occasion de donner mes premières heures de colle.
Administrativement, c'est un enfer. Il faut rédiger un rapport détaillé,
en trois exemplaires, le faire signer par la CPE ainsi que le proviseur
adjoint, noter également dans le carnet, et fixer un travail obligatoire. Je
me suis creusé la cervelle pour leur trouver une rédaction sur les systèmes
totalitaires.
Une partie de moi a pris un sale plaisir à les punir. Définitivement, je
ne serai pas leur copine à celles-là. Elles m'avaient déjà dans le museau,
ça ne va rien arranger. Cependant, j'espère vraiment, et là, c'est la
fainéantise qui parle, que je n'aurai pas d'autres colles à mettre durant
l'année.
Le mois d'octobre débute, Paris est froid. Les feuilles sont déjà d'ocre,
et la pluie ne s'arrête plus. Elle est douce et légère, mais ça reste de la
pluie. Mon Sud me manque terriblement, je me sens déracinée sans mon
soleil et mes odeurs de terre chaude.
J'ai rencontré une nouvelle collègue que j'apprécie assez : Judith.
Professeure d'anglais, native d'ailleurs, à l'accent charmant, un peu plus
jeune que Karima, et pleine d'un flegme d'outre-manche que j'adore. Elle a
organisé la première sortie au théâtre de l'année et m'a tout de suite
proposé de me joindre aux accompagnateurs. Le rendez-vous est à vingt
heures, devant le théâtre, directement.
J’ai déjà vu deux fois la pièce en question, "Comme il vous plaira", de
Shakespeare. C'est de là qu'est tirée la citation "Le monde est un théâtre,
et tous, hommes et femmes n'en sont que les acteurs." Je l’ai surtout
retenue parce que je l'ai entendue dans un film, mais, ça, je le tais
d'ordinaire. Après un mois à jouer la professeure sans m'en sentir légitime,
je n'ai jamais trouvé cette phrase aussi juste.
Sur le chemin pour me rendre au théâtre, j'appelle Mary pour lui
demander son avis sur cette mise en scène précise. La réponse ne laisse
pas d'ambiguïté : "Cette sombre merde que j'aurais pu monter un
dimanche de gueule de bois le premier jour de mes foutues règles". Et ce
n'est même pas son maximum en matière de vulgarité.
En tout cas, je suis préparée à regarder un mauvais spectacle, même si
je soupçonne Mary d'être un peu jalouse en vérité. Depuis quatre ans
qu'elle pratique le théâtre dans la capitale, elle n'a pas encore eu accès à
un lieu aussi prestigieux que celui où je me rends ce soir. C'est ça qui la
rend acerbe.
Au moins, elle, elle a vraiment choisi son métier. Je crois que je
préfère sa galère passionnée à ma sécurité.
Je ne me suis pas assez préparée au froid du mois d'octobre dans Paris,
j'ai une écharpe, mais elle est un peu trop légère. Note pour moi-même :
adapter ma garde-robe à la réalité.
En arrivant devant le théâtre du Ranelagh, dans le 16ème
arrondissement, je reconnais quelques têtes. Le duo qui me déteste
s'observe d'un air entendu, en m’apercevant. Je comprends
immédiatement leur échange mental "Oh non, pas elle...". Et si, moi. On
va devoir passer l'année ensemble, ce serait bien que ça s'apaise.
Judith, dans un beau manteau blanc qui met en valeur sa chevelure
rousse, me remarque, puis me fait un grand signe de la main. Je dépasse le
duo antipathique sans les regarder, en serrant bien fort l’anse de ma petite
mallette de prof, comme si j'essayais de m'y accrocher, et par là-même, de
croire à mon rôle, et rejoins la seule adulte ici.
— Clarrra ! s'exclame-t-elle en roulant sa langue sur le "R". Quel
plaisirrr que tu sois venue !
— Il n'y a que nous ?
— Non, Gérrrarrd aussi va nous rrreeejoindreee. Tiens, ton billet.
Je le prends en me demandant qui peut bien être Gérrarrd. Sans doute
un professeur d'anglais. Effectivement, lorsqu'il arrive enfin, je reconnais
le crâne chauve et les lunettes rondes dont Karima m'a dit de me méfier. Je
la crois volontiers, parce que dès qu'il pose ses yeux noirs sur moi, je me
sens très inconfortable.
— Ah oui... grince-t-il dans un sourire poli. Tu es stagiaire, c'est ça ?
— Fraîchement capecienne, réponds-je. Et toi, tu es prof de... ?
— Anglais, affirme-t-il.
J'avais vu juste, c'est déjà ça !
— Judith, on est au complet ?
Pour poser sa question, il m'a carrément tourné le dos. Il a décidé de
m'exclure aussi simplement que ça. Il y a une sorte d'entre-soi dans le
corps professoral qu'il va falloir détruire. Encore quelque chose à arranger
d'ici la fin de l'année. Mais Judith, elle, me ramène à la conversation en
me prenant le bras pour entrer dans le théâtre avec moi, suivies de près par
nos terminales.
C'est magnifique. Un théâtre à l'Italienne, avec balcons et sièges
rouges ; la scène est à demi éclairée, et on peut déjà admirer un arbre en
carton qui décore le côté cours. Rien qu'à la mise en scène proposée pour
l'attente, je sais que Mary juge trop sévèrement ses compairs.
Nos trente élèves et nous-mêmes investissons les trois premiers rangs :
Gérard s'installe au premier, Judith au deuxième, et je prends
naturellement le troisième avec une place de libre à ma gauche pour
respirer un peu. Je regarde les spectateurs entrer par les deux grandes
portes et investir le lieu, dans un brouhaha respectueux. On parle, certes,
mais bas.
J'ai le cou tourné vers la droite pour admirer les moulures, alors je ne
vois pas qui prend le siège que j'avais souhaité libre, à ma gauche ; en
revanche, je le sens. Parce qu'il sent bon le crayon de bois fraîchement
taillé, et que cette odeur n'appartient qu'à lui.
— Je ne dérange pas ? me demande Adam à voix basse – bon sang, ce
chuchotement rend les notes dans sa gorge encore plus graves.
Où est ma mallette ? À mes pieds, d'accord. Ce serait vraiment le
moment de la serrer contre moi, pour croire au rôle. Je mens sans que ça
se voit trop, j'espère :
— Bien sûr que non.
La lumière est tamisée, les bruits sont étouffés, je sens son odeur à
quelques centimètres, c'est dangereusement intime, comme ambiance.
— Vous avez déjà vu la pièce, Adam ?
— Si oui, je ne serais pas là.
Il a le don de me faire sentir idiote à chacune de mes questions. Enfin,
non. Il aurait pu l'adorer et avoir envie de la revoir, je n'en sais rien, moi !
Et puis, d'ailleurs, qu'est-ce qu'il fait là ? Il n'est pas censé fuir tout ce qui
s'approche d'une activité scolaire, lui ? Je penche très légèrement ma tête
de côté, vers lui, pour qu'il entende ma très grande culture générale. Bon
sang, mais quel âge j'ai déjà ?
— C'est de là que vient cette citation : "Le monde est un théâtre, et
tous hommes et femmes n'en sont que les acteurs."
Il m'offre un profil intéressé. Nous ne nous approchons pas plus. Je le
vois acquiescer silencieusement, pour lui-même, comme toujours.
— Et il s'y connaissait en rôle à jouer, réplique-t-il. À tous les coups,
c'était la reine Elisabeth qui écrivait sous pseudonyme.
Je pouffe immédiatement :
— N'importe quoi !
J'ajoute, pour parfaire sa connaissance des arts :
— On pense surtout que c'est Marlow.
— Je sais. Moi aussi, j'ai vu Shakespeare in love, qu'est-ce que vous
croyez !
Il m'offre un sourire fier de sa plaisanterie, sans se douter qu'il vient de
me percer à jour. Ma mallette, bon-sang. Ma mallette, tout de suite !
Les lumières baissent. Le spectacle commence. Et mon cœur bat bien
trop fort pour la norme.
11. Une étoile sur le flanc gauche

Le Uber me ramène alors que la pluie s'est abattue sur Paris. J'ai collé
mon front contre la vitre ; je regarde la capitale défiler, éclairée par les
réverbères nocturnes et les bars animés.
Je suis sortie précipitamment du théâtre. Après une heure trente à
supporter la proximité d'Adam à ma gauche, il fallait que je fuie, encore.
Depuis, je conserve une sensation désagréable. Comme un manque.
Il pleut des cordes, c'est impressionnant. Le Uber s'arrête devant mon
modeste immeuble du onzième, et je cours de sa portière à mon hall. J'ai
quand même eu le temps d'en prendre plein les cheveux. Je m'en fiche un
peu.
Mon chez-moi, au sixième sans ascenseur, m'attend dans son silence et
son trop petit salon. Je jette mon manteau humide sur le petit canapé. Je
m'affale carrément.
Bon sang, il était juste à côté, et son odeur, ses rires ponctuels, ses
petits souffles réactifs à la pièce, m’ont hypnotisée.
Il est l'heure de déclencher une réunion de crise, je crois. D'autant que
je sens toujours que quelque chose ne va pas, mais impossible de
déterminer quoi.
La douche brûlante ne m'aide pas. Pendant que l'eau glisse sur moi, je
le revois, lui, sous l'abribus. Je me risque à imaginer... Est-ce que ce sont
ses mains sur mon ventre, là ? Ça provoquerait quelle sensation, de le
savoir lui, en train de me toucher ? J'ouvre les yeux soudain.
Ma mallette. Je l'ai oubliée au théâtre. Bordel, l'acte manqué. J'ai
oublié ce qui constituait mon costume de professeur au théâtre.
Sérieusement… J'éteins, me sèche, enfile mon pyjama trop large que
j'adore, et me précipite sur mon téléphone. Il est vingt-trois heures
quarante-cinq. Tout est fermé.
Merde. Merde. Merde. J'ai trente copies là-dedans. Merde et re-merde.
Et alors que je cherche les horaires d'ouverture sur le site du théâtre, la
sonnerie de mon interphone retentit.
À cette heure, c'est soit Mary complètement bourrée, soit Fares
complètement bourré, soit les deux. Complètement bourrés, s'entend. Je
décroche, le torrent de pluie fait grésiller la voix, mais je la reconnais tout
de même. Mon estomac exécute trois tours avant de revenir à sa place
normale.
— Dame Dolnoy ? J'ai votre mallette !
Qu'est-ce que je fais ? Je descends ? En pyjama, je récupère la mallette
et je consulte un psy lundi dès huit heures ?
— Dame Dolnoy ? Je peux entrer ? Il drashe sec, là...
— Sixième étage, porte de gauche.
Je raccroche. Il faut que je me change. Non, la priorité, c'est de revoir
le visage. Je cours dans la salle de bains pour essayer d'arranger mes
cheveux. Ça me prend deux bonnes minutes de tenter une queue-de-
cheval, l'enlever, la refaire... J'efface du bout des pouces le crayon noir qui
a coulé sous mes yeux, j’ajoute un peu de gloss. Plus le temps d'enfiler
autre chose, il frappe déjà à ma porte.
J'inspire profondément. Prendre un air résolument calme. Paraître
indifférente. Comme une adulte, quoi.
Je vais ouvrir et découvre un Adam ruisselant, essoufflé de la montée
des marches, qui me tend la mallette d'une main, tout en se tenant au pan
de porte de l'autre.
— À votre... service, lance-t-il.
Je le remercie. Je récupère mon costume de prof d'une main
tremblante, qu’il, je l’espère, ne remarque pas.
— Je peux entrer une seconde ? demande-t-il sans aucune gêne. Juste
le temps de... bah, de sécher.
Non, bien sûr que non, tu ne peux pas entrer. C'est mon appartement,
mon appartement de professeur, je suis en pyjama, et tu ruisselles de
partout au point que j'ai envie de me réhydrater avec tes cheveux ;
évidemment, que tu ne peux pas entrer, Adam.
— Bien sûr, venez.
Et je ferme la porte derrière lui. Il trempe mon parquet avec ses
chaussures et son jean gouttelant. Son haut à manches longues lui colle au
torse, et le pire, ce sont ses cheveux, aplatis, comme s'il sortait de la
douche. J'ai presque envie de rire à le voir comme ça.
— Une serviette, peut-être ?
— Je veux bien, s'amuse-t-il en passant une main dans sa rivière
brune. Et juste... Vous auriez un genre de...
Il me regarde de haut en bas, semble hésiter, puis formule tout de
même :
— Très, très gros pull ?
C'est vrai que si l’on compare nos gabarits, il me faudrait des
vêtements bien trop grands pour moi cachés dans les placards. Et
heureusement pour lui, j'ai ça. J'acquiesce avant d’aller dans ma chambre
chercher mon pull d'hiver, une espèce de laine noire difforme qui me tient
compagnie quand il neige. Je le lui tends, avec une serviette.
— Merci.
Et il... d'accord, il enlève son tee-shirt dans mon salon. C'est quoi leur
problème, aux mecs ? Ils croient vraiment que ça ne nous fait rien de voir
un torse – et pas n'importe quel torse, celui-ci est gravé dans le marbre – à
quelques centimètres de nous ? Je n'arrive pas à regarder ailleurs ; quand il
lève les bras pour enfiler le pull, je remarque une étoile, tatouée sur son
flanc gauche.
Il est tellement sexy, c'en est ridicule. À partir d'un certain degré
d'attraction, j’estime que c’est une plaisanterie. Adam Dragannah est une
immense plaisanterie.
Et le pire : mon vieux pull tout moche lui va bien. Il me sourit, sans
dévoiler ses dents, presque gêné à présent, comme si, un peu plus au sec,
il prenait conscience de la situation.
— Vous voulez une boisson chaude ? proposé-je.
Il marque un temps, semble réfléchir, puis abdique :
— Ce serait pas mal, fait-il en retrouvant son air léger.
Je ne lui demande pas comment il a obtenu mon adresse, je sais que
ma névrosée de mère l'a fait coudre sur la pochette intérieure. Elle vit dans
l'ancien temps, ma mère. Elle aurait pu mettre un numéro de téléphone,
comme tout être humain normalement constitué, mais... non.
Pendant que je fais chauffer l'eau au tout petit comptoir de ma
cuisinette, je le vois qui arpente les quelques mètres carrés de mon salon.
Il regarde les murs, s'approche de la fenêtre sans balcon, se penche sur la
bibliothèque presque vide, et il déduit :
— Vous venez d'arriver ?
— Il y a un mois.
Il doit estimer ça intrusif, parce qu'il arrête de tout sonder pour me
rejoindre au comptoir minuscule. Je lui dépose une tasse fumante, qu’il
prend délicatement, entre ses deux mains, les manches trop longues du
pull le protégeant de la brûlure. Il souffle doucement sur la vapeur, avant
de boire une gorgée qui, à son air apaisé, doit le soulager du froid.
— Vos parents ne s'inquiètent pas de votre absence à cette heure-là ?
— Il faudrait qu'ils soient là, pour ça.
— Ils sont où ?
— En Israël.
Je m'apprête à lui poser une question supplémentaire, lorsqu'il lance,
sans méchanceté, mais fermement :
— Le couplet mélodramatique sur l'absence de mes parents au
quotidien pourra se faire un autre soir, si ça vous va.
Je n'insiste pas et je me sers mon propre thé. On reste l'un en face de
l'autre, quelques secondes sans parler, séparés par le mini-comptoir de
bois. Il s'est assis sur la chaise haute et ronde, tandis que je joue, avec une
fausse nonchalance avec l'étiquette Lipton qui pendouille sur ma tasse.
— Écoutez...
Il se racle la gorge avant de parler. Ses yeux marron-vert ne dévient
pas des miens, mais ils possèdent tout de même une certaine hésitation.
— Oui ?
Je ne sais pas ce qu'il va me dire, mais je le redoute. Mon cœur
s'accélère vivement, et j'espère que ça ne se voit pas sur le haut de mon
pyjama. Il ne regarde pas dans cette direction, dans tous les cas, il ne fixe
que mon visage.
— La mallette, c'était une bonne excuse.
Cœur. Battement. Pyjama.
— Je voulais vous présenter des excuses, depuis un moment. Mais, au
lycée, c'était compliqué. Je ne voulais pas que...
Il n'achève pas sa phrase, même si je crois comprendre ce qu'elle
comporte : il ne voulait pas m'attirer d'ennui, il ne voulait pas que l'on
s'imagine des choses, dans les couloirs, à le voir me parler en tête-à-tête.
— J'ai eu un regard et j'ai failli avoir un geste, très déplacés, ce jour-là
à Rouen, reprend-il finalement. Je voulais vous dire que j'en étais désolé.
Tout redescend dans mon ventre et dans ma poitrine. Il a une maturité
que je n'ai définitivement pas, c'était à moi de lancer cette conversation. Il
se tient dans mon appartement, plus grand et plus courageux que moi, il
me fixe sans aucun détour, et il me dit au travers de ses excuses que ça ne
se reproduira plus.
Ça me fait étonnement mal.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris, ajoute-t-il comme si ce n'était pas
suffisant
Non, vraiment, tu peux arrêter là, j'ai saisi le message de fond.
— Les bières ont dû jouer. Le fait que vous êtes franchement canon
aussi, mais... c'était pas à faire. Ah et tenez, c'était pas à dire non plus le
truc d'avant. Oubliez. Gardez juste la partie sur les excuses.
J'éclate de rire, ce qui semble le soulager. Il sourit aussi en buvant une
gorgée chaude. Je lui signifie d'un hochement de tête appréciateur que j'ai
compris.
— Voilà... souffle-t-il en conclusion. Puisque j'ai visiblement un
abonnement Kebab à votre cours, je ne voulais pas qu'il y ait de malaise.
— Il n'y en a pas, Adam. Et je vous remercie de la démarche.
Je me surprends moi-même. Bien sûr qu'il y a un malaise, mais ça ne
vient pas de lui. Ça vient de mon incapacité à respirer correctement quand
il se trouve dans la même pièce.
— Sur ce... dit-il en quittant son siège. Je retourne dans le grand bain.
Ne pars pas. Je n'ai pas envie que tu partes. J'ai envie que l'on parle
de Shakespeare et de Marlow, de cuisine et de Seconde Guerre mondiale,
du modèle économique de Netflix. J'ai envie de voir ton tatouage et que tu
m'en racontes l'histoire.
— Courage à vous. Et merci, vraiment merci, pour la mallette.
— Y’a pas de quoi, Dame Dolnoy.
Son sourire amusé en permanence a légèrement changé. Il paraît plus
sobre, moins provocateur. Je crois que l'on se dit sans mot qu'il n'y aura
pas de suite à tout ça. Je ferme la porte derrière lui, et pousse un long
soupir.
Je me sens soulagée, c’est vrai. Mais je me sens un peu vide aussi.
Oui. Définitivement, on vient de se dire qu’il n’aurait pas de suite à
tout ça.
C’était sans compter son sweat laissé sur mon canapé, avec, dans la
poche centrale, son téléphone portable.
12. Et finalement, fauter.

— Alors, je pense, mais ce n'est que mon avis, bien sûr, que c'est l'idée
la plus terriblement conne que t'aies jamais eue.
Fares attrape le portable que j'ai laissé, comme un artefact, trôner sur
ma table de salon, et le cache dans sa poche intérieure.
— Rends-moi ça.
— Hors de question, d'abord, on va se poser, et on va parler de ton
délire, là.
Nous sommes dimanche, il est midi. J'ai fait venir mes deux compairs
pour une situation de crise. Il a bien fallu leur avouer ce que je traverse
depuis un mois. Leur avis sur la "problématique Adam" diffère quelque
peu. Mary a été très claire :
— Je t'en prie, baise avec lui.
Quant à Fares, sa position m'a semblé plus nuancée :
— Tu vas te faire virer, et ils vont t'envoyer en taule. Et même si
j'adorerais être ami avec une prisonnière pour obtenir le statut de rebêle
assumé, je pense que c'est une idée de merde, ma sœur.
— Elle ne peut pas aller en taule, abruti, il est majeur.
— D’accord, mais elle va se faire virer quand même. Et moi, je ne
serai plus que l’ami d’une chômeuse dépressive, ce qui est beaucoup
moins classe.
Maintenant que les arguments de chacun ont été donnés, nous nous
retrouvons en cercle dans mon petit salon, et nous tentons de répondre à
cette élémentaire question : dois-je aller chez Adam pour lui rendre son
téléphone ?
— Bien sûr que non ! argue Fares en allumant une cigarette. Tu vas
faire comme n'importe quel professeur, un tant soit peu lucide, et tu vas
attendre lundi matin pour le déposer à l'accueil de ton lycée. Je ne vois
même pas pourquoi on débat, en fait.
— Mais... il en a peut-être besoin pour son réveil !
Ma voix elle-même ne croit pas à l’argument.
— Ouais, parce que c'est un garçon très à cheval sur sa scolarité,
visiblement, rétorque Fares.
— Oh, ça va.... souffle Mary. Qui n'a jamais eu envie de flirter avec un
prof ? Tu vas le rendre heureux, ce gosse.
— Ce n'est pas un gosse, dis-je d’évidence.
— Mais, ce n'est pas la question ! s'exclame Fares, plus virulent. C'est
ELLE, la professeure. C'est un abus, c'est tout.
— Un abus ? reprend Mary en haussant le ton. Elle n'a pas baisé
depuis trois ans, à tous les coups son hymen s'est refermé, et lui, on l'a vu
rouler des pelles à une espèce de bombe atomique dans un bar, y a pas un
mois ! Évidemment qu'il a plus d'expérience !
— Ce n’est pas une question d'expérience, mais de statut !
— MAIS C'EST MÊME PAS SA PROF !!!
Et ils se mettent à se hurler dessus. J'essaye d'en placer une au-dessus
de leur voix :
— Eh, les gars...
Fares commence à parler avec les mains, c'est mauvais signe. Ils
risquent de ne plus s'arrêter avant que l'un assomme l'autre, Mary s'est
levée et le pointe du doigt pour l'accuser de "bien-pensance".
— Les gars... On pourrait en revenir à MON problème ?
Ils ne m’entendent déjà plus ; quand ces deux-là se lancent dans une
dispute, mieux vaut les laisser faire. Ça peut durer des heures, et quand le
sujet n'est pas clos, on peut être assuré que ça reviendra dans les
prochaines conversations. Ça fait un mois maintenant que la mort "inutile"
– ou "parfaitement utile sinon y a pas de tome 6 abruti"– de Sirius Black
termine nos soirées.
— Si c'est SI intense, SI vrai, elle n'a qu'à attendre huit mois !
argumente Fares. Il n'aura pas changé dans huit mois, je pense !
— Maiiiis dans huit mois, ce sera dix fois moins excitant ! réplique
Mary du ton de celle qui sait mieux que les autres.
— Ah, d'accord, donc c'est bien son statut d'élève qui lui plaît. Alors,
si c'est son statut d'élève qui lui plaît, ça veut dire qu'elle ne l'apprécie pas
pour lui, mais pour ce qu'il représente, donc c'est un fantasme, donc c'est
malsain, donc elle n'y va pas. Fin du game, ma soeur.
Mary hurle de plus belle. Leurs arguments ressemblent au petit ange et
au petit démon sur l'épaule. D'un côté, Fares, la voix de la raison,
pertinent et protecteur, et de l'autre, Mary, qui sait ce qu’on ressent aux
deux pincements violents dans le bas-ventre. Un à droite, un à gauche.
Une torsion ovarienne, ça s'appelle. Et c’est absolument délicieux à
ressentir.
— Vas-y, je n'ai même pas envie de débattre avec quelqu'un d'aussi
conservateur.
— Conservateur ? s'esclaffe Fares en riant franchement. Je pense que
de nous deux, celle qui représente le schéma classique d'une société, c'est
toi, déjà.
— Quoi ? Parce que je suis hétéro ? Parce que je ne suis pas une
minorité ? Le statut des femmes, ça te dit un truc ou t'as le monopole des
souffrances, en fait ?
D'accord, donc là, ça n'a plus rien à voir avec mon problème. Fares a
reposé d'un geste vif le portable d'Adam sur la table, je vérifie qu'il n'y a
pas de casse, et pendant que ça continue à s'échauffer dans mon salon, je
m'en vais regarder sur le mien l'application de l'école.
Nous avons les contacts de tous les élèves et de leurs parents. En
tapant "Dragannah", je tombe sur son profil, avec une vignette vide
évidemment, – il aurait fallu qu'il se pointe aux photos de classe pour ça –,
et je clique sur "Coordonnées de la famille".
Je lis d'abord les noms de ses parents : Arthur Dragannah et Abigaëlle
Levy. Je découvre ensuite son adresse : 203 boulevard Saint-Germain.
Chez les riches, dirait Mary. Il y a également son numéro, mais c'est
inutile puisque... quel besoin de préciser ?
— MAIS PARCE QUE FAIRE MOURIR ARTHUR WESLEY
ÉTAIT DIX FOIS PLUS PERTINENT, MERDE !
Je crois qu'il est temps que je m'en aille. Je leur laisse une clef, de
toute façon, ils n'ont plus du tout l'air de se soucier de mon problème. Le
débat a pris le dessus, comme toujours.
Ça m'arrange, je sais que je faute en y allant. Mais j'arrive à me
persuader que c'est bien d'aller lui rendre son téléphone. Il croit peut-être
l'avoir définitivement perdu, peut-être même qu'il va en acheter un autre,
et quelle perte d'argent, hein ! Et puis, j'y crois à cette histoire de réveil.
Non, définitivement, je réalise ma bonne action de la journée.
Dans le métro, dès que je capte un peu de réseau, je vois les appels en
absence de Fares. Et lorsque je descends à "Saint Germain des Prés", je
peux lire son unique, mais efficace texto :

#Tu fais une connerie.

Lorsque je trouve le 203, une autre peur me frappe que celle de...
"faire une connerie". Celle que ses parents soient rentrés d’Israël pendant
la nuit. Mais après tout, je lui rends son téléphone. Ils devraient me
remercier, non ?
Le bâtiment est sublime, c’est l’un de ces immeubles anciens aux
moulures apparentes, qui monte haut dans le ciel parisien, et dont les
chambres de bonnes doivent valoir une villa en province. Il n'y a pas
d'interphone, mais un digicode, et, évidemment, je ne le connais pas. Je
me rappelle heureusement les mots de ma mère, concernant les plus vieux
bâtiments de la capitale : jusqu'à dix-neuf heures, on peut simplement
appuyer sur le bouton du bas pour entrer.
Je tente ma chance. Et ça fonctionne.
Le hall sent bon le produit ménager. Ils doivent entretenir souvent.
Une fois devant l’interphone, juste à côté des boîtes aux lettres, j’appuie
sur la flèche pour trouver son nom. Dès qu’il s’affiche sous mes yeux,
l’appréhension me reprend. Je serre le téléphone entre mes paumes, en
essayant de me convaincre que j’ai raison.
Je sais bien qu'en réalité, tout ce que je veux, c'est le revoir et parler
encore un peu. Mais je n'écoute plus que le petit Diable. J'appuie.
J’entends une première détonation. Une seconde. Trois. C'est trop long,
mon coeur est un peu douloureux sous la force de battements trop lourds.
Et puis, sa voix grésille :
— Oui ?
— Adam ? J'ai votre téléphone.
Il y a un petit silence, qui ressemble étrangement à celui que j'ai eu, la
veille, quand c'était son tour de sonner. Puis, il répond comme je l'ai aussi
fait :
— Rez-de-chaussée, porte de droite.
J'entends le bruit sourd de l'interphone activé, et pousse la porte. Je
tremble un peu, je dois secouer ma main gauche pour éliminer les spasmes
légers.
À droite, deux grandes portes en bois, fermées, m'attendent. Le
cliquetis m'indique qu'Adam vient d'arriver. Il ouvre. Il porte un bas de
jogging large, qui lui fait les jambes plus longues encore, et un tee-shirt à
manches courtes, ajusté au torse. Je le soupçonne de l'avoir enfilé à
l'instant. Lorsque je lui tends le téléphone, les fourmis dans mes cuisses
m’indiquent que je dois opérer un demi-tour. Rentrer me réfugier chez
moi. C'est Fares que ça fera bien rire, cet élan de conscience au dernier
moment.
— Merci, déclare-t-il en prenant l’iPhone.
J'incline doucement la tête et exécute une volte-face, quand il lance :
— Attendez ! Vous tombez bien.
Je lui fais de nouveau face. J'essaye de ne pas remarquer comment
quelques mèches se battent devant ses yeux. J'essaye vraiment de ne pas le
remarquer parce que, bon sang, c'est sublime.
— Vous pouvez entrer ? J'ai besoin de vous pour un truc.
Il voit que j'hésite, il fait un pas dans le couloir avant d’ajouter, d'une
voix rassurante :
— Ça ne durera qu'une minute.
Le petit ange, le petit diable... Le tee-shirt ajusté, les mèches en
bataille. Le petit ange... Le petit... Et puis merde.
Je passe la porte.
13. " Ce putain de pull "

Il m'emboîte le pas dans le couloir de son appartement. En longeant


les murs blancs ornés de cadres familiaux, je réalise qu’« appartement »
n’est peut-être pas le mot. C’est une maison, cachée dans un immeuble.
Quand le couloir de cinq bons mètres se termine, je remarque un escalier
sur la droite, large et massif ; Adam le dépasse. Il franchit une alcôve à
notre gauche, et nous arrivons dans une immense cuisine, ouverte sur
deux baies vitrées, elles-mêmes donnant sur un jardin.
Je ne peux pas m'empêcher de siffler en contemplant les lieux : un
comptoir de marbre, un salon occupé par trois canapés blanc nacré, une
bibliothèque moderne qui jonche des murs clairs. Ça le fait sourire,
discrètement.
— Ils font quoi vos parents, Adam ?
La question mérite franchement d'être posée.
— Producteurs, répond-il simplement. Je vous l'avais dit dès la
première fois : "Des gosses de riche".
— Et des emmerdeurs, ajouté-je.
Il m'offre un regard complice avant de rejoindre le comptoir de marbre
de la cuisine.
La deuxième chose qui me percute, à part la luminosité superbe et le
trop de place, c’est une délicieuse odeur de piment. Ou peut-être de
poivron, je ne saurais dire. Une senteur peu sucrée, en tout cas. Sur les
plaques à induction, qu'il vient d'atteindre, je vois deux casseroles
fumantes. Adam remue la première, en goutte une louchée à l'aide d’une
cuillère en bois, puis hoche la tête de gauche à droite :
— Ce n'est pas prêt, fait-il pour lui-même, avant de se retourner et de
m'inclure. J'ai besoin de votre avis là-dessus. Il faut attendre encore
quelques minutes.
— C'est pour ça que vous m'avez fait venir ?!
Ça a l'air d'une évidence pour lui puisqu'il arque ses deux sourcils d'un
air dérouté pour répliquer :
— Évidemment. Si je n'ai pas de goûteur, comment je peux savoir
celle qu'on préfère ?
Je lève les yeux au ciel, mais il me fait sourire.
À moi d'inspecter chez lui, tiens. Il lui a fallu deux minutes pour faire
le tour de mon salon, hier, alors que j'envisage déjà la pioche et le matériel
spéléo. Je me penche sur les ouvrages qui décorent la bibliothèque ; ils
sont classés par ordre alphabétique. Qui fait encore ça, de nos jours ?
— Ne vous fiez pas à ça, me dit Adam.
Il a croisé les bras contre sa poitrine, et adossé une épaule contre le
pan de mur à côté de moi.
— Victor Hugo a dit : "Il y a des gens qui ont une bibliothèque comme
des eunuques un harem." Mes parents sont de ceux-là.
Il faudra vraiment qu'il m'explique, un jour, comment il retient autant
de choses. "Un jour" ? Non. Puisque je suis là, et que la sauce n'est pas
prête, je me lance :
— Vous avez fait des tests de QI, Adam ?
Mince, la question semble le contrarier. Il ne bouge pas de sa position,
me fixe encore bras croisés, mais il retrousse son nez dans une légère
grimace, comme sous l'effet d'un mauvais poivre :
— Ça ne veut rien dire le QI, répond-il alors.
Il laisse une seconde d'hésitation séparer ses deux phrases, puis
déclare :
— Regardez mon frère : 140 de QI et pas foutu de tenir un volant.
La réflexion me surprend. Il est dur, sous ses airs légers. Karima le
qualifiait de "gamin complexe". Gamin, certainement pas. En revanche,
complexe, absolument. Il toussote, inconfortable :
— Excusez-moi.
— Non, c'est moi. Je parle de choses que je ne connais pas.
Il me sourit avec douceur. Je continue mon exploration, par curiosité,
déjà, mais surtout pour ne pas m'attarder sur le pétillement que ses yeux
viennent de retrouver. Il ne bouge pas, il m'observe, et à cette simple
posture, j'ai l'impression qu'il est en train de me toucher.
Je passe devant les canapés, la table de salon, puis le meuble noir collé
au mur, sur lequel trône une Menorah. Le chandelier à sept branches luit
sur la table. Je le regarde un instant.
— Dragannah...
— Le côté juif, c'est ma mère, me devance-t-il. Le "Dragannah"
paternel, on n'a jamais trop su.
Je m'y connais très peu, en judaïsme. Tout ce que je sais, c'est Mary
qui me l'a appris, et elle-même aborde tout ça avec légèreté. J'ai surtout
retenu qu'à "shabbat, on picole, on picole, et le reste est méga flou." Au-
dessus du chandelier, se trouve un cadre où je peux admirer une belle
femme aux cheveux bouclés, un homme à la barbe courte et deux garçons.
Si je reconnais Adam grâce à ses yeux marron-vert, je comprends
immédiatement qui est le jeune homme à la queue-de-cheval et au sourire
lumineux. Je m'approche, pour mieux distinguer les traits du frère disparu.
J'entends Adam toussoter dans mon dos. Je m'éloigne aussitôt.
— C'est pas mal chez vous, dis-je alors pour alléger l’instant. Un peu
petit, mais on doit s'y faire.
Il rit de bon cœur. Je sais qu'il est venu présenter des excuses hier, et
qu'il a sous-entendu que c'était une erreur, mais il y a quelque chose
d'électrique dans ce moment. Nous sommes seuls dans cette maison pleine
de souvenirs et l’air qui circule entre nous se charge soudain d’un
picotement dangereux.
Il doit le sentir aussi, parce qu'il ne parle plus. Il se contente de me
fixer, l'épaule contre le mur, les bras contre la poitrine. Puis, subitement, il
se reprend :
— Ça doit être prêt ! s’exclame-t-il en brisant notre échange de
regards. Vous venez ?
Je le suis sagement. Je ne sais pas pourquoi, exactement, mon estomac
brûle d'un coup. Mais quand je m'approche des casseroles, l'espace entre
nous se resserre et ça me tend de partout.
Est-ce que l'on n'est pas en train de se mentir complètement, là ? De
chercher le moindre prétexte pour le réduire, cet espace entre nous ? Une
averse soudaine, un portable oublié, une sauce à goûter… Est-ce que ça ne
vient que de moi ?
Adam trempe sa cuillère en bois dans la première casserole et la
ressort en tendant une main en dessous, pour éviter les gouttes. Il la dirige
vers ma bouche en soufflant légèrement :
— Dites-moi...
Je pose deux lèvres autour de l'ustensile. Sur ma langue, le goût
délicieux de tomate, de vin, de coriandre et de soleil liquide glisse. Je
m'essuie le coin de la bouche, puis acquiesce d'un signe de tête :
— C'est parfait.
— Non, attendez.
Il prend une autre cuillère en bois, neuve et propre, afin de réitérer
l'opération. Tandis que la deuxième sauce enveloppe mes papilles avec
plus de puissance, les phrases de Mary me reviennent en tête. Je pense à la
jeune fille brune au bar, dont il tenait la hanche, mais aussi à celle devant
le lycée. Ça me fait reculer d'un coup, et de la sauce tombe sur mon
menton.
— Pardon ! fait-il en dirigeant, naturellement, son pouce vers le coin
de ma bouche tachée. Je suis désolé.
Il retire la sauce attardée près de mes lèvres. Je retiens mon souffle.
Son geste, pourtant évident et spontané, se fige. Son pouce prend plus de
temps que nécessaire pour essuyer le coin de ma bouche entrouverte. Je ne
regarde que ses avant-bras, la respiration irrégulière, le sang plus vif,
j’évite de croiser ses yeux. Car je les devine déjà.
Si je relève la tête vers lui, je rencontrerais le même regard brûlant que
dans l'abribus. Mon pouls s'accélère.
Son pouce s'attarde encore un peu à la commissure de mes lèvres ; et
puis, lentement, se détache de ma peau. Je suis son trajet jusqu'à sa propre
bouche, et je le contemple lécher le reste de sauce. Je sens encore la pulpe
grasse de son doigt, comme une empreinte sur l’épiderme. Je me risque
alors à le regarder, lui, et ses yeux me pénètrent. La torsion simultanée à
droite et à gauche de mon bas-ventre se déclenche furieusement.
Je dois m'en aller.
Je fais un pas en avant, vers la sortie, je pense encore naïvement que je
peux le dépasser sans fauter, mais il place une main ferme sur mon
ventre :
— Attends, souffle-t-il soudain.
Bordel, ce tutoiement… Ça me noue peut-être plus que son pouce sur
ma peau. Je ne bouge plus. J'obéis. Lui, il n'est plus qu'une respiration
saccadée. Je fixe encore sa gorge, qui déglutit.
— J'ai besoin... Il faut que je... murmure-t-il gravement avant de
disparaître contre mon cou.
Je le sens sur moi, son nez frôle le dessous de mon oreille. Je l'entends
inspirer profondément. Il respire mon odeur, comme si c'était une question
vie ou de mort. Je rêve de l'imiter et de me plonger de tous mes sens dans
son parfum de crayon de bois. Je ferme les yeux, pour mieux l'entendre
gémir un "putain...", terrible, sérieux, affamé.
Je connais son odeur parce qu’elle me hante depuis Rouen. Mais à le
voir me respirer de la sorte, je réalise que la mienne l’obsède aussi. Et
cette idée ébranle dangereusement mes défenses.
— Ton pull... lâche-t-il contre ma peau. Il y avait ton odeur sur ce
putain de pull...
Il est à deux doigts de me dévorer, ça s'entend dans sa voix brisée. Il
faut que je m'en aille. Il faut que je m'en aille immédiatement. Son nez sur
mon cou, son souffle à mon oreille, son parfum dans mes narines... C'est
trop.
La fille brune. Je repense à la fille brune. Ça m'aide.
— Adam, stop.
Ça sonne comme une alarme. D’un coup, il se recule et se plaque
contre le comptoir de marbre, ses deux mains fermement accrochées aux
rebords. Il fixe le sol. Je vois son torse monter et descendre au fur et à
mesure qu'il calme sa respiration.
Il ne me regarde plus lorsqu'il lance, d'une voix faussement légère,
pleine d'ironie :
— On se revoit en cours, Dame Dolnoy ?
Je ne réponds pas, je sais simplement que je dois partir. Je le dépasse
et je cours presque dans cet interminable couloir à la con pour rejoindre le
monde extérieur.
On a failli tomber. Je tremble en marchant vers le métro. Je tremble,
mon bas-ventre me fait mal, j'ai la tête qui tourne comme sous l'effet de
l'alcool. Et au milieu de toutes les catastrophes que pourraient engendrer
ce qui vient d'arriver, la seule chose qui m'intéresse, la seule et unique
chose qui me poursuit jusqu'à l'insomnie, c'est de savoir ce que je sens
pour lui.
Je ne dormirai pas cette nuit. Pas parce que le sommeil refuse de me
prendre à force de questions. Mais parce que j'ai l'impression de m'éveiller
enfin d'une nuit trop longue.
Et je ne veux surtout pas me rendormir.
14. Retour à la réalité - ou presque.

Je n'ai eu qu'une véritable relation, à l'âge de dix-huit ans, et elle


n'avait rien de mémorable. Thomas était un type lambda, qui m'a offert
une première fois lambda, des fois suivantes tolérables, et qui m'a trompée
de façon lambda. À l'époque, j'avais cru que c'était de l'amour et que rien
ne serait plus terrible que la douleur de la trahison. Je l'ai oublié en deux
semaines.
Cependant, je n'ai jamais eu d'autres histoires sérieuses depuis, ni
d'autres relations sexuelles. Non pas que l'envie me manque, je reconnais
avoir en ma possession de petits jouets dans ma table de nuit qui
effectuent le travail correctement, mais je n'arrive pas à coucher avec
quelqu'un pour le simple fait de coucher avec lui. Seulement, personne ne
m'a éveillée jusqu'à présent. Je dis bien jusqu'à présent, parce que ma nuit
a été assez agitée, et blanche, comme prévu.
Je sais que l'on n'a pas le droit, alors je me contente d'imaginer. Et
dans ce domaine, j'ai une certaine maîtrise. Impossible de dormir avec la
phrase d'Adam qui résonnait encore dans mon oreille et sur mon cou…
Ton pull... Y avait ton odeur sur ce putain de pull...
Il avait presque l'air d'en souffrir… Mon odeur, ma peau, mon souffle,
le trio de la torture pour lui.
J'ai eu envie de lui, toute la nuit. Je n’ai pas arrêté d'envisager tout ce
qu'il aurait pu me faire, dans cette cuisine. On était à une seconde de
flancher. Une seule.
Ton odeur sur ce putain de pull...
Combien de temps l’a-t-il porté ? Est-ce qu’il a passé une nuit à y
penser, lui aussi ? Est-ce qu’il a imaginé ma langue ? Mes gémissements ?
Est-ce qu’il s’est demandé comment je touchais, bougeais, criais ?
Ça va être facile, le lycée à huit heures.
Le métro m'oppresse plus que d'ordinaire. Avec le manque de
sommeil, mon corps tire sur ses dernières énergies et tous mes sens sont
décuplés. Le bruit des portes est un réveil brutal, l'odeur de mon voisin,
une nausée matinale, la dureté de mon siège, une possible hernie discale,
et je réalise que j'emploie trop de mots en "al".
J’ignore si je veux le croiser ou non. En fait, j’ignore si tout ça est
réel, ou si ça relève d’une folie passagère. Après tout, je ne sais pas grand-
chose de lui. On a, certes, discuté six bonnes heures, mais ça ne suffit pas
à connaître réellement quelqu’un, à s’attacher où… à faire des nuits
blanches à son sujet.
Merde, Clara, le plus important là-dedans, c'est que tu es pro-fes-seur.
Le reste ne devrait même pas t'effleurer les pensées ! C'est ça, le
problème. Pas autre chose. Pas la fille brune, par exemple. Ou la seconde
fille brune.
Il en a combien, comme ça ? Ce n’est pas un peu trop cliché, le gosse
de riche révolté du système qui enchaîne les conquêtes ? Est-ce que je ne
vaux pas mieux que ça, finalement ?
Je n’en sais rien. Il me manque approximativement huit heures de
sommeil pour répondre y clairement.
Je franchis les hautes portes du très-select lycée Saint-Vincent, le
visage fixant le lino. Je regarde au sol pour cacher mes cernes, et pour
contempler le sentiment de culpabilité qui vient de m'assaillir. Si un
collègue découvrait... ou si Adam se vantait de... Je me sens mal, tout à
coup.
Il faut que je lui parle. Ma tête tourne et mon estomac brûle, mais dès
que j'aurai apaisé les symptômes corporels, il faudra que je lui parle. Tout
ça doit s'arrêter, c'est certain.
On n'a jamais abordé l'aspect confidentiel de nos échanges. Et s'il en
parlait ?
C'est sous un élan paranoïaque monstrueux que je rentre dans ma salle
de classe. Je scrute mes terminales comme s'ils savaient. Et savoir, quoi,
au juste ? Il ne s’est rien passé. J'ai prêté un pull à un élève et je lui ai
ramené son téléphone portable. Voilà les faits.
Ce qui m’a tenue éveillée la nuit suivante en pensant à lui ne concerne
que moi.
Ils n'ont cependant pas l'air au courant de quoi que ce soit. Le trio
bâille franchement dans le fond de la classe, le duo Grabriella-Lorie
bavarde, et mes premiers-de-la-classe ont déjà sorti leur cahier d'Histoire.
Rien d'anormal, donc.
Non, la seule personne au comportement étrange ce matin en salle 245
du bâtiment D, c'est moi.
Les deux heures passent à une lenteur anormale. À chaque bruit de
porte dans le couloir, je me demande si ce n'est pas Adam qui va entrer,
pour une énième exclusion de cours. Mais rien.
Je ne le vois pas non plus au coin fumeurs, à la récréation, tandis que
Karima me dresse la liste de tous les problèmes qu'elle rencontre avec ses
secondes. Non plus à midi, lorsque le troupeau d'affamés sort pour
déjeuner dans on-ne-sait-quel restaurant trop cher pour les professeurs.
Et ainsi jusqu'à quinze heures, dernière heure de travail pour moi.

Le lendemain, c'est une journée similaire. La même attente, les mêmes


cheveux bruns en bataille que je cherche au travers des lycéens et que je
ne trouve pas... La même douleur au ventre. Au moins, j'ai réussi à dormir
– "m'écrouler" serait plus juste. Je consulte la base de données du lycée, et
je fixe longuement son numéro de téléphone.
Lui écrire serait pire. Je suis l'adulte, j'ai fauté, je dois le laisser
respirer. Je ne fais rien. Je subis ma semaine, et, à force d'heures sur la
méthodologie, de repas dans la cantine javellisée, de réprimandes sur les
bavardages, de carnets de correspondance confisqués, de réveil à six
heures, bref, à force de tout ça, la petite brûlure au ventre a commencé à
se calmer.

Vendredi, je récupère un paquet de copies de Premièrse, et je


m'installe à la terrasse chauffée d'un café de Saint-Germain, pour corriger.
Il me semblait que les terrasses chauffées étaient interdites, à Paris, depuis
peu. Dites donc, ce sont de grands rebelles ici, des climato-septiques ?
L'air de Paris est froid, mais sous le radiateur extérieur, je me sens à
mon aise. J'alterne mon regard entre les copies sous mes yeux –
Robespierre était l’une des cinq lumières, mais bien sûr, Léa – et les
passants qui flânent à Saint-Germain. Tout s’avère superbement cliché,
ici. Il y a même un accordéoniste qui s'acharne à jouer "La vie en rose"
sous une fine pluie.
Je m’acclimate doucement à la ville.
Et il choisit de réapparaître dans le paysage à ce moment précis.
Évidemment, c’est son quartier. Aujourd’hui, il l'explore en compagnie du
trio. Mince, la brûlure revient.
Je le vois traverser la route, encadré des trois rigolos. Le premier,
Marc, grand et blond est en plein fou rire, lorsqu'il m'aperçoit et me fait un
grand signe de la main. La bande au complet, Adam compris, marche dans
ma direction.
— Hé, Madame ! s'exclame Marc en dépassant le groupe pour être le
premier à m'aborder. Ce sont nos copies, dites ?
— Eh, mais faut pas corriger en buvant, après vous allez croire qu'on
écrit mal alors que c'est vous qui ne savez plus lire, rebondit Joshua, le
plus petit des trois.
Ils me font rire, malgré moi. Ils sont insolents au possible, mais jamais
malveillants. Je crois que je commence à bien les aimer. Même si, à cet
instant précis, ils me préoccupent moins que le grand brun aux yeux
presque verts, qui s'est posté en retrait des autres. Il ne me regarde pas, il
écrit, très concentré, sur son téléphone et ne fixe que cela.
— Non, ce sont les premières, réponds-je. Rassurez-vous, je raturerai
les vôtres au plus tôt.
— Im-pos-sible, Madame, rétorque Marc en bombant le torse. J'ai fait
un truc de malade. Même vous, vous n’auriez pas pu faire ça.
— Mater sur Internet, tu veux dire ? Si, si, elle peut, j'te jure.
— Mais ta gueule !
Ils rient ensemble, et Adam relève la tête vers nous. Je croise enfin son
regard. Et je ne sais pas ce que j'y lis. De l'indifférence ? Une forme de
politesse distante ? Il incline son visage au sol pour me saluer
silencieusement. Je lui rends son bonjour :
— Adam.
Il faut que je trouve un moyen de lui parler. Pas ici, pas devant
témoins, bien sûr. Sa voix à mon oreille... Ce "putain de pull"... La
situation me noue de plus en plus.
— Adam, quand vous aurez un moment, il faudrait que nous parlions
de votre bac.
Je redoute un instant que le trio estime ça louche, qu’une professeure
qui ne soit pas directement la sienne s’inquiète de ses résultats. Mais bien
évidemment, les trois rigolos ne réfléchissent pas aussi loin que ça.
— Ouuuuuuh ! souffle exagérément Joshua. Comment ça craiiiiint !
Le groupe rit à nouveau, mais Adam ne les imite pas.
— Eh, mais, Madame, faut pas vous inquiéter pour lui, hein, c'est un
génie.
Adam me fixe sans détour, cette fois-ci. Il recommence à regarder là
où personne ne regarde. Il marque un temps. Je le vois hocher la tête de
haut en bas ; ce n'est pas un oui, c'est sa façon de réfléchir, je la reconnais
à présent.
— C'est... attentionné, Madame, répond-il alors devant le groupe
attentif. Mais je préfère garder mon bac, et ce qu'il s'est passé avec mon
bac, pour moi. Je veux dire… Je ne compte pas parler de mon bac. Avec
personne. Ni profs ni élèves.
— Eh ouais, c'est un secret, le Dragannah, il est plein de
mystèèèèères !
— Et ça fait plein de fois le mot "bac" aussi, rebondit Marc. Je ne sais
pas vous, mais moi, ça me fout une angoisse...
Aucun d'entre eux n'a deviné, bien heureusement et bien évidemment.
Je suis soulagée. Il a saisi le problème, et il me rassure. Je lui signifie que
j'ai compris d'un regard appuyé, un peu plus doux. Puis, la bande me
salue. Tandis qu’ils s'éloignent, j’entends Joshua répéter "bac - bac - bac"
à Marc, pour tenter lui déclencher une attaque de panique.
Le groupe rapetisse sur le boulevard, et, avant qu'ils ne tournent à
l'angle d'une nouvelle rue, je vois Adam s'arrêter pour m'offrir un dernier
regard. Il lève sa main droite et agite quelque chose. Son téléphone. Je
percute, et sors le mien de mon sac.
J'ai un message d'un numéro non enregistré.

#J'ai votre pull dans mon sac. Quand est-ce que je peux vous le
rendre ?

C'est ça qu'il écrivait, pendant que le trio se lançait des piques.


Première question : comment a-t-il eu mon numéro ? Deuxième
question, plus importante encore : est-ce qu’ils vendent des cachets contre
les brûlures stomacales dans le coin… ?
15. Le verre de trop

Je n'ai pas répondu. Je me suis accrochée au fait qu'il ne reste plus


qu'une semaine avant les vacances d'octobre, j'ai rangé mon téléphone au
fond de mon sac, et j'ai fui. C'est vraiment le terme.
Farès était, je cite, « fier de moi ». Merci, mon ami, je me trouve aussi
particulièrement forte sur ce coup-là.
J'ai tout de même revu Adam en classe, le lundi venu à neuf heures
quinze. Il est entré, accompagné par Laurent, comme de coutume, et il a
simplement lancé, nonchalant : « Du coup, ce sera une grande frite. » La
classe a ri, mais après ça, plus de regards et plus de petites piques.
Je crois qu'il a compris le message. Mon absence de réponse lui a
suffi. C'est bien. Je vais peut-être tenir comme ça l'année entière. Et il me
suffira de dire à Laurent de l'envoyer dans un autre cours les prochaines
fois.

La fin de semaine approche et, avec elle, les vacances. Une dernière
épreuve et je pourrai souffler : le bal d'Halloween.
On se croirait dans l’un de ces lycées américains qui organise un bal
pour chaque évènement de l'année. Ils font aussi la fête du printemps ? La
danse des premières neiges ?
Ce vendredi, donc, les terminales, et uniquement eux, sont conviés
dans le grand réfectoire de vingt heures à minuit, pour danser sur de la
mauvaise musique, exposer leurs déguisements, boire du punch sans
alcool, le tout sous le regard épuisé et ennuyé de leurs professeurs. Je fais
bien évidemment partie de l'équipe de surveillance.
Les grandes portes sont ouvertes, la nuit tombe déjà, et Karima et moi,
chacune d'un côté de l'accueil, laissons entrer les Jack Sparrow et les
sorcières, les plongeurs sous-marin (ça, c'est Joshua), les Césars, les Harry
Potter... Nous rions aux meilleurs costumes, nous félicitons les plus
originaux. C'est assez sympa à vrai dire.
Je ne sais pas s’il va venir. Je guette. Jusqu’à ce que la torsion
soudaine dans mon ventre me signale que c'est bien Adam qui vient de
franchir la porte, et lui… il est déguisé en supplice. Il porte
incroyablement bien le costard cravate. Une chemise blanche, mal
repassée, mais sexy à souhait, une veste de costume noire accordée à un
pantalon identique, une cravate sombre bien nouée qui descend jusqu'au
milieu de son ventre. Je crois que je vais perdre l'usage de mes jambes.
D'autant qu'il entre, accompagné.
C'est la jeune fille qu'il tenait déjà par la hanche à la récréation. Elle,
elle est déguisée en... c'est quoi ça ? Une sirène ? Un genre de nymphe ?
En tout cas, elle porte une couronne de lierre sur la tête et une toge
blanche fluide et bien trop voluptueuse. Je dois reconnaître qu'elle est très
belle. Je me sens à nouveau toute petite dans ma simple robe noire.
Ils nous saluent, mais, une fois de plus, il ne me regarde pas. C'est
bien. C'est très bien, même.
À vingt heures trente, on peut s'éloigner des portes pour rejoindre le
grand réfectoire, où des guirlandes orange et verte ont été accrochées, du
plafond aux murs. Au fond de la salle rectangulaire, une estrade a été
dressée, sur laquelle un DJ s'amuse à martyriser les plus mauvaises
chansons des années 2020.
On réalise peu combien c'est immense lorsque les longues tables le
comblent. Il doit y avoir une centaine d'élèves et l'endroit n'est pas encore
rempli. Adam est près de la scène, riant légèrement avec le trio, la sirène
et quatre autres jeunes que je ne connais pas. Je me réfugie près du buffet
où se trouve la sangria.
— Ne fouille pas, il n'y a pas d'alcool.
C'est une voix désagréable qui vient de s'adresser à moi, un peu
nasillarde, et, je l'entends au travers de la tentative de plaisanterie, assez
malveillante. En buvant une gorgée à la face de mon interlocuteur, je
reconnais l'un des trois professeurs dont je suis censée me méfier. Celui au
crâne dégarni. Je fais mine de sourire à la plaisanterie, mais je ne
comprends pas ce qu'il a tenté de me dire, là. J'ai une tête d'alcoolique
ou… ?
Karima s'approche de nous aussitôt, elle est comme une lionne qui
protégerait son petit. Et son petit, c'est moi.
— Henri, salue-t-elle le plus poliment possible. Tu connais Clara ?
— Pas encore, mais je lui envoie souvent mon perturbateur préféré.
Ah, c'est lui le prof d'anglais qui renvoie Adam de classe, alors. Je
comprends qu'il n'ait pas envie de rester deux heures de suite avec ce
type-là. Karima, elle aussi, a tout de suite compris de qui nous parlions.
— Oh, réplique-t-elle tranquillement, il ne perturbe pas vraiment.
— Une heure de retard, c'est ce que j'appelle perturber. J'te les foutrais
dehors, moi, ces gamins qui n’en foutent pas une. Enfin...
Il hausse les épaules d'un air bougon pour ajouter :
— Bientôt la retraite, faut espérer.
Je prends une autre sangria. Elle ne contient pas d’alcool, mais peut-
être que la méthode placebo va fonctionner et que le discours du vieux
prof blasé deviendra plus supportable. Il se lance ensuite dans une
diarrhée verbale concernant la nouvelle génération, dont je fais partie, au
passage, ce qu’il sous-entend bien, d'ailleurs :
— Les jeunes profs, ils sont dépassés. Peut-être pas toi, hein, mais faut
dire ce qui est, le concours, ils le donnent maintenant...
On entend des éclats de voix plus loin, je tourne la tête vers la scène,
essaye de distinguer ce qui s'y passe, mais le Henri claque un doigt devant
mes yeux :
— Eh ! Je parle dans le vide ?
— Quoi ? Mais non, réponds-je en me concentrant de nouveau sur lui.
Tu disais qu'on nous avait donné le concours.
— Noooon ! Pas toi spécialement. Je n'en sais rien, tu as fini
combientième déjà ?
La vache, il est insupportable de condescendance. Je m'apprête à lui
retourner la question à cet abruti, lorsqu’une main fend l'air entre nous et
vient éclater au sol le verre en plastique de sangria qu'il tenait. Je ne
comprends rien quand je découvre Adam, la main trempée.
Henri devient écarlate de colère :
— Mais qu'est-ce que....
— NE BUVEZ PAS ! crie Adam au-dessus de la musique et de la
foule.
Il n'y a que des professeurs à cette buvette. Karima prend Adam par le
bras :
— Qu'est-ce que tu fais, là ? lui demande-t-elle, sévèrement.
— Ils ont mis de la md dans la sangria.
— De la... ?
— De la drogue, explique-t-il à ma collègue. Madame Chtibi, est-ce
qu'il y a des cardiaques parmi les profs ?
Je suis complètement dépassée. Je les regarde parler, et je suis
admirative du sang-froid d'Adam, mais je ne comprends pas grand-chose à
ce qui se passe.
— Je... Je ne sais pas.
— Faites le tour, vérifiez que personne de malade n’aurait pu en boire.
Je suis désolé, madame Chtibi, je viens d'apprendre ce qu'ils...
— Oui, oui, coupe-t-elle alors que la panique se fait sentir dans sa
gorge.
Adam regarde tout autour du buffet, tandis qu'Henri se décompose en
observant son verre au sol. Je sais que c'est grave, je sais qu'il y aura de
terribles conséquences, mais je m'en fiche un peu. Les lumières sont
sublimes et elles réchauffent mon front suffisamment pour qu'une petite
blague ne me dérange pas.
Adam, magnifique dans son costumes trois-pièces, s'avance vers moi
et penche son visage sur le côté pour capter mes yeux.
— Laissez-moi vous regarder, dit-il avec une sorte de prévention
paternelle.
Mais qu'est-ce qu'il fait ? Il veut flirter avec moi, maintenant, devant
tout le lycée ?
— Oh non... souffle-t-il.
— Quoi ?
Il regarde le verre que je tiens dans la main. Il est déjà vide. Et c'était
mon deuxième.
16. "Pas comme ça"

Les lumières sont si vives qu'elles brûlent ma rétine. J'entends la


musique décuplée dans mes oreilles, comme si elle provenait directement
de l'intérieur de mon crâne. Mes extrémités picotent ; une vague de
chaleur vient et repart dans mes jambes, montant et descendant comme
une marée de plaisir.
— Il faut qu'elle s'isole.
C'est la voix d'Adam par-dessus toutes les autres. Il parle à Karima, je
crois. Ah, mes deux personnes préférées ici, c'est génial qu'elles parlent
ensemble.
— Vous avez une salle pas loin où je peux l'emmener ?
— Pourquoi l'emmener ?
— Parce qu'elle est en pleine montée, elle n'aimerait pas que les élèves
voient ça.
— Tu ne vas pas l'emmener, toi, Adam ! Je m'en charge !
— Sans vouloir paraître présomptueux, madame Chtibi, je m'y connais
sans doute mieux en drogues que vous.
Il y a des silences et d'autres voix. Pour l'instant, moi, je ferme les
yeux. La musique tape contre mes tympans, ça fait BOOM. BOOM.
BOOM. Elle est plus lente que d'habitude. Ou plus rapide, je n’en sais
rien. En tout cas, elle est à l'intérieur de moi. C'est fou d'avoir de la
musique à l'intérieur de soi.
— Très bien, je m'occupe de la crise, dans ce cas. Tiens, les clefs de la
112, première à droite en sortant.
Je sens une main sur ma hanche droite et une autre sur mon épaule
gauche :
— Aaaalllez, venez.
Ça, c'est LUI. Il marche avec moi, il me tient, j'ouvre enfin les yeux
pour regarder où je mets les pieds. Oh non, tiens, pas la peine. J'ai un
chevalier qui se charge du trajet. Hein ? Adam, mon preux Adam, devrais-
je dire ! Le bruit s'éloigne, la musique quitte mon cerveau. Les odeurs
changent. On doit être dans le couloir. Il arrête de marcher, j'arrête aussi.
C'est un bruit de clef, puis un bruit de porte, et puis il marche encore,
et aïe. De la lumière jaune. Celle des mauvaises lampes.
Eh ! Mais je connais cette salle de classe ! C'est la petite à côté du
réfectoire, où on met les collés du samedi. C'est moche. Mais ce n’est pas
grave, que ce soit moche, puisqu'il y a Adam dedans. Il rend tout beau, lui.
Ça sonne bien "Adam dedans", d'ailleurs.
Waouh. Deuxième vague de plaisir. Plus violente. C'est comme du
bien-être liquide, partout dans mes muscles... sur ma peau... Bordel, j'ai
envie que ça continue, ça. Non, non. Non, stop.
De la drogue ? C'est de la drogue DURE, là, qui me fait cet effet ? Et
si j'étais allergique ? Merde, ça commence à transpirer dans mon crâne, je
n’arrive pas à respirer là. On peut en crever de ça, on peut en crever, non ?
— Tout va bien, m'assure Adam doucement. Tout va bien, il faut juste
accepter la sensation. On ne peut pas mourir avec le peu qu'il y avait dans
votre verre. Respirez. Là.
Il me prend par les deux hanches, je sens plus que jamais la pression
de ses mains sur moi, c’est incroyable. Il me soulève ; ça fait comme deux
tours de montagnes russes, puis il m'assoit de force sur le bureau. Adam se
plante devant moi, et j'arrive mieux à le voir maintenant. Ah, tu regardes
mes yeux avec les tiens.
— Vous avez la pupille dilatée, note-t-il. C’est normal. Tout ce que
vous ressentez est normal.
Ben non, pas trop, en fait. Ce n’est pas normal d'avoir pris de la
drogue à une fête de lycée, et que ce soit un élève qui s'occupe de gérer le
problème. Enfin, je crois. Non ? Si ?
— Je vous le répète, il faut juste accepter. Sinon, vous allez faire un
bad. Acceptez, il ne se passera rien de grave, promis.
Il est à quelques centimètres de moi. Je vois tes traits en détail. Je ne
t'ai jamais aussi bien vu.
— C'est parce que votre vue est décuplée, sous md.
Merde, quoi ? Tout ce que je pense, je l'ai dit à voix haute là ? Je
cligne des yeux plusieurs fois pour revenir à la réalité. J'ai encore un peu
de conscience. Le problème, c'est le plaisir dans mes reins, ça vient
cogner, envahir, ça me perd.
— Bordel, ce que c'est bon...
— C'est la montée, m'explique Adam avec douceur. Ça ne va pas
durer, rassurez-vous.
Il se poste contre le bureau en face du mien, et croise les mains sur sa
poitrine, juste pour me surveiller. Non, ça ne va pas... il est trop paternel.
Trop mature, face à la loque que je dois être.
Troisième vague. Je m'en fous complètement d'être une loque. C'est
délicieux, là, dans la gorge maintenant. Oh, il est trop loin. Je voudrais
tellement le toucher maintenant. Il me faut sa main, son cou, sa peau,
précisément maintenant, pendant que je sens tout ce que je sens, des
orteils au cuir chevelu. Je l'observe, plus grand et plus précis que jamais.
Ce qu'il est beau, bon sang... Est-ce que je pense encore à voix haute ?
Non. Il ne parle plus. Il n'entend pas mes pensées.
— Ce que t'es beau, putain.
Il pouffe gentiment, sans changer de posture. Il a décidé qu'il ne
m'approcherait pas, le bougre. Ah, t'es comme ça alors ? Le preux Adam a
des valeurs ? Je m'en fous, je m'en fous de tout lui dire, je m'en fous de
son rejet, ou de sa distance. Il faut qu'il sache. Il est là et je suis là, et il n'y
a rien qui m'empêche de lui dire.
— Tu me plais...
Ça sort comme une plainte d'enfant. Mais je le répète, je ne suis pas
sûre qu'il ait entendu :
— Tu me plais beaucoup trop...
— C'est la drogue qui parle, me répond-il alors sans perdre la
bienveillance dans ses yeux éclatants. Sous md, tout le monde plaît, c'est
comme ça.
— Noooooon.
Je geins carrément. Le bois du bureau est trop dur, je n'aime pas ça.
— Noooon, toi, tu me plais tout le temps... Tout le temps. C'est
horrible que tu me plaises comme ça...
Je veux me lever, aller vers lui ; oh, mais il m'agace ce bureau trop
dur, là. Je remue, rien n'y fait, c'est inconfortable. Tant pis, je tente un
premier pas sur le lino. Hop là ! Adam se précipite vers moi, et me
redresse :
— Doucement, bad teacher, reste assise.
Ses mains sont sur mes hanches, encore. Il est près de moi,
maintenant. Son front presque collé au mien, son nez aussi, je sens enfin
son souffle caresser le haut de mon visage. J'inspire profondément. Ça fait
du bien, le contact. Son contact à lui, j'en avais besoin. Je vois le haut de
ses lèvres. Je n’en peux plus.
— Adam... Embrasse-moi.
Il recule son visage du mien. Il garde ses mains sur mes hanches, mais
je crois que c'est simplement pour me stabiliser.
— S'il te plaît...
J'en suis à le supplier. Ce n’est pas grave. Rien n'est très grave, en fait.
C'est quelque chose que l'on ne nous dit pas assez. C'est bien de supplier,
quand on veut vraiment.
— Je veux que tu m'embrasses...
Il ne bouge pas. Il a simplement ce même regard de père protecteur,
insupportable et déplacé, merde. Il déclare juste :
— Pas comme ça.
Mais pour qui tu te prends ? C'est qui l'adulte ici ? Toi ou moi ?
— Je crois que ça dépend des moments. Là, maintenant, c'est moi.
Ah, j'ai encore pensé à voix haute. Ce n’est pas grave. Comme le rien.
Le rien n'est pas grave puisque rien n'est grave. Ou alors la négative
annule ? Rien N'est grave, ça veut dire que tout l'est ? Et en même temps
"Toulé", c'est assez joli. On dirait le nom d'une ethnie africaine.
— On n'en parle pas assez, des ethnies africaines.
— C'est vrai, concède Adam, amusé. Clara, tu me donnes ta main ?
Enfin ! Bien sûr, tiens, prends, touche, embrasse.
Sa peau glisse sur la mienne, il me fait avancer un pouce vers son
ventre. Et là, je touche quelque chose de froid. De dur. Comme, je n’en
sais rien, du verre ?
— OOOOK, continue-t-il sans perdre son ton doux et infantilisant. Et
maintenant, dis-moi, si tu devais appeler quelqu'un pour venir te chercher,
tu préférerais que ce soit qui ?
— Mary !
J'ai crié avec entrain. J'aimerais tellement voir Mary, tout de suite. Oh,
ce serait tellement bien, et je suis sûre qu'elle adorerait Adam, en plus.
Adam lâche ma main et sa chaleur s'éloigne de moi d'un coup.
— Allô, Mary ? Super. Bonsoir, je suis un élève du lycée Saint-
Vincent...
Mais... il m'a fait déverrouiller mon portable, ce grand taré ? Je
l'entends parler à Mary. On me dépossède de ma volonté : qui a dit que je
voulais partir ?
La porte s'ouvre soudain, le bruit est terrible. Bah ! Il n'y a plus de
musique, je viens de m'en rendre compte. Eh, remettez la musique ! En
vérité, ça foutait une petite ambiance de fond sympa sur le drame qui se
déroule. Ooooooh, c'est Karima !
Elle est particulièrement belle, ce soir. Ses joues rondes et sa peau
mate vont bien ensemble. Et ses cheveux ondulés, très noirs, encadrent
parfaitement son visage.
— T'es trop belle, Karima.
— Je vous remercie, à tout de suite.
Adam raccroche, et ils se mettent à parler comme si je n'étais pas là.
Mais je suis là, en fait. Karima ? Bon, t'es très jolie, mais je préférerais
que tu me prennes en compte, quand même.
— On a un prof de math et un prof de sport qui veulent commander
des bières, explique Karima tandis que j'éclate de rire à l'anecdote.
Comment elle va ?
— Il lui faut de l'eau, répond Adam, mon preux Adam.
— On a appelé les parents, la police, et verrouillé le lycée. Qui a fait
ça, Adam ?
— Madame Chtibi, ce n'est pas moi qu'...
— C'est très, très grave, Adam, et tu...
Oh que c'est ennuyeux comme conversation. Et si on parlait des
cheveux de Karima ? Comment elle fait pour qu'ils soient aussi soyeux ?
— Je vais voir les autres, dit Adam soudain.
Oui, c'est soudain. Pourquoi il part aussi vite ? On était bien, là, tous
les deux.
— Juste une chose : elle va dire des trucs incohérents, c'est la drogue.
Là, elle va beaucoup parler de moi parce que je viens de m'occuper d'elle.
Changez de sujet, faites-lui parler d'autre chose, ça passera.
— Aaaaaah, il est gentiiiiiiil !
OK, ça, c'est ma voix.
— Il fait ça pour me protégeeeeeer.
— Voilà, conclut Adam. Ce genre de trucs.
17. La redescente

Je dois avouer que le réveil est violent. Il y a un marteau piqueur dans


mon crâne, des élastiques derrière mes yeux que l'on tire pour qu'ils
rentrent complètement dans mon cerveau, et ma mâchoire me fait
franchement mal. C'est étonnant que ce soit ce point corporel précis, le
plus douloureux ce matin. Je masse légèrement l'endroit, j'ouvre et ferme
la bouche, je l'étire. La douleur ne s'en va pas. Même si mes yeux brûlent
un peu, je réussis à taper sur la barre de recherche de mon téléphone
"Douleur mâchoire - drogue dure."
Apparemment, c’est normal : les maxillaires se contractent, sous
drogue. En fait, j'ai une simple courbature. Ils disent que ça fait partie de
la "redescente". Bien. Maintenant que le checking corporel est passé, je
peux essayer de me souvenir de la veille.
Des élèves ont drogué la sangria des professeurs. Quelle blague
hilarante. Je ne sais pas quelles sanctions vont être prises, mais, pour le
moment, personne ne s'est dénoncé. La police était au lycée hier soir, mais
face aux parents avocats, juges ou députés, elle a relâché les élèves.
Et à propos d'élèves... Bon sang, qu'est-ce que j'ai raconté à Adam,
moi ? Je me souviens approximativement de l'avoir supplié de
m'embrasser. Je m'enfonce sous ma couette. Dans l’immédiat, je ne sais
pas, du mal de crâne ou de la honte, ce qui est le pire.
Bravo, Clara. Nouvellement prof, tu as réussi en sept semaines à :
flirter avec un élève, prendre de la drogue dure, et griller toute notion de
dignité chez toi. Beau bilan.
Je devrais peut-être venir bourrée en classe pour achever le tableau.
Heureusement, ce sont les vacances. Je vais avoir le temps d'enfiler un
nouveau costume et de me convaincre que rien de tout ça n'a existé.
J'entends un bruit dans le salon ; quelqu'un marmonne. Je n'ai plus
assez d'énergie pour avoir le cœur qui s'accélère, mais je parviens tout de
même à quitter mon refuge moelleux. Sur mon canapé-lit, je découvre
Mary, encore endormie, qui bave allègrement sur l’un de mes coussins
usés. Elle est restée toute la nuit pour me surveiller ? C'est la première
pensée agréable depuis le réveil. Je la laisse dormir, et essaye très
discrètement de faire chauffer de l'eau.
Non, même ça, c'est trop compliqué. Ma tête tourne au-dessus de la
bouilloire, il me faut du jus d’orange. Je veux du jus d'orange. Je ne peux
rien avaler de solide.
Tu me plais beaucoup trop.
Ce souvenir-là revient en même temps qu'une vague nauséeuse. Oh, la
honte.
Quand je me sentirai mieux, je lui écrirai. Il faut, au minimum, que je
le remercie. Il a été parfait, hier. Et pas qu'avec moi. C'est vrai, il a
empêché l'équipe de boire, il a géré les "montées" de deux autres
enseignants, et il ne m'a pas touchée quand je le lui ai demandé. Dans le
Uber du retour, pendant je regardais béatement les lumières de Paris
derrière la vitre, je me rappelle que Mary m'a dit qu'il avait l'air d'être un
"chic-type".
Allez, au lit. Tenir debout me paraît impossible. Je m'occuperai de la
réalité après une sieste.

Ce fut une journée particulièrement constructive : Netflix, Uber eats,


sieste et à nouveau Uber eats. Mary a regardé le début de la saison trois de
Stranger Things avec moi. Quand on a lancé le premier épisode, d'une
voix pâteuse, je me suis sentie obligée de lui dire :
— C'est ce genre de programme qui va sauver Netflix de la faillite...
Tu le savais ?
Et puis, je me suis endormie.
J'ai mis deux bons jours à récupérer. Les gens qui prennent de la
drogue sont de grands malades. Est-ce que vingt minutes de plaisir valent
vraiment deux jours d'enfer ? Maintenant que j'ai lavé ma honte sous
quatre douches trop longues, et que j'ai fait des rêves exutoires, où Adam
n'avait rien retenu de mes aveux, je trouve le courage de le contacter.
Le mystère quant à mon numéro de téléphone en sa possession reste
entier, pour l'instant. Quand j'ouvre notre conversation, il n'y a encore que
son message à lui, auquel je n'ai jamais répondu.

#J'ai votre pull. Quand est-ce que je peux vous le rendre ?

À mon tour. En espérant qu'il ne m'offre pas un "vu", solitaire et


éternel.

#Bonjour, Adam. Je voulais vous remercier pour votre


comportement de samedi soir. J'aimerais que nous parlions, et
notamment de ceux qui ont fait ça, et de votre courage pour les en
empêcher. Je peux passer dans votre quartier si vous le souhaitez.

D'accord, c'était peut-être un peu rentre-dedans. Mais je veux vraiment


le remercier en face, et affronter mes souvenirs. Je ne veux pas qu'il garde
une image aussi salie de moi. Les secondes passent, et je fixe
désespérément mon texto en attendant qu'il...

<<vu. 14 h52>>

Et maintenant on patiente.
Ça va, Clara. Tu as affronté Johanna Baryl en CM2, tu peux
supporter une absence de réponse. Il n'a peut-être pas le temps de...

Vibration de portable. Je regarde immédiatement.

#Je ne suis pas seul.

Mon cœur fait une chute de plusieurs centimètres, j'ai l'impression de


le sentir dans mon intestin grêle maintenant. Ça veut dire quoi « Je ne suis
pas seul. » ? Et avec un point final en plus. Il n'est pas seul, maintenant ?
Il est avec une fille ? La brune, peut-être ? Ou alors, il pense que je veux
flirter avec lui et il me signifie froidement qu'il a déjà quelqu'un ?
Après mon comportement de samedi, je pourrais comprendre qu'il
s'imagine que je lui cours après, mais justement, nous devons en parler.
Je ne suis pas seul. Dure façon de me dire : "Reste dans ton quartier,
la vieille."
C'est ça, la vraie redescente. Pas le mal de crâne ou la mâchoire
inflammée. Non, ça. La sensation d'être stupide, et rejetée. Rejetée par un
gamin de dix-huit ans que j'ai pratiquement supplié à genoux de
m'embrasser. Mon téléphone vibre à nouveau.

#Je peux passer, si vous voulez.

Et mon cœur reprend sa place légitime dans la poitrine.

#D'accord.

J'attends encore un peu, en fixant l'écran noir, en me demandant si j'ai


réellement accepté qu'il vienne chez moi et en comptant le nombre de
minutes que me prendrait de ranger mon appartement.

#J'arrive.

J'ai quarante minutes pour : nettoyer, m'arranger le visage, trouver une


tenue acceptable. C'est jouable.
18. Sentir comme une aube fraîche,
avant l’été

La sonnerie de l'interphone retentit comme le début de tout. J'essaye


de me calmer et de reformuler intérieurement le discours que j'ai préparé.
Les remerciements, les excuses pour mes paroles déplacées, les questions
concernant les auteurs de la farce.
Tout ceci est absolument normal. Sa venue est normale. Notre
discussion quant à vendredi dernier est normale. Je n'ai rien à me
reprocher. Et puis, de toute façon, il est déjà venu ici. Ce n'est pas comme
si on franchissait un cap dans l'ambiguïté. Au contraire, on va en parler,
on va assainir toute cette histoire, et on va oublier.
Il frappe trois coups à la porte. J'inspire largement.
On va assainir, et on va oublier.
Et j'ouvre.
Alors, moi, je veux bien "passer à autre chose", mais il faut qu'il y
mette un peu du sien, aussi. Parce qu'il est ridiculement beau quand je le
découvre sur mon pallier, avec un pull vert qui fait ressortir ses yeux, les
cheveux décoiffés qui se battent encore sur son front, et son éternel baggy
sombre.
Je m'écarte pour le laisser entrer, et il passe devant moi, laissant flotter
quelques secondes sous mes narines l'extraordinaire parfum de sa peau. Je
referme. Nous ne disons rien. Le silence entre nous est étrange, pesant,
tendu. De mon petit salon, Adam me fixe, tandis que je vais me réfugier
derrière le mini-comptoir de bois, qui sépare ma kitchenette du reste de la
pièce. Il lève son sac à dos d'une main, ouvre la fermeture Éclair de
l'autre, et sort le pull noir trop large que je lui avais prêté. D'un regard
entendu, délicatement, il le pose sur le canapé, sans commenter.
Je lui souris pour le remercier. Je me rends compte que c'est un sourire
timide. Je ne sais pas ce qu'il pense de moi depuis vendredi, ça me
paralyse.
Dis un truc, Clara. N'importe quoi.
— Un café ?
— Un café serait parfait.
À chaque fois qu'il parle, les notes graves de sa voix me surprennent.
Je profite de faire bouillir l'eau pour lui tourner le dos, histoire qu'il ne
remarque pas que je viens de m'empourprer. Je dois me reprendre, crever
l'abcès, je ne peux pas passer le reste de l'année à avoir peur de le croiser
dans les couloirs.
Je ne le vois pas, mais au bruit du tabouret, je sais qu'il vient de
s'asseoir au comptoir, comme la première fois. En me retournant pour lui
tendre une tasse remplie de poudre lyophilisée, je suis percutée par ses
yeux. Il a croisé ses deux mains partiellement couvertes par des manches
trop longues devant lui, à même le bois, et visiblement, à ses yeux fixes et
profondément plongés dans les miens, il attend que je parle.
Je me râcle la gorge, inconfortable. Je n'y arrive pas.
— Comment… vous allez ? me demande-t-il.
J'entends combien sa question est préoccupée.
— Mieux. J'ai mis deux jours à me remettre, mais je vais mieux,
merci. Sucre ?
— Jamais.
Ça me plaît ce "jamais". Ça me plaît qu'il ait des habitudes avec la
caféine, comme les adultes, en somme. De toute façon, tout, chez Adam,
fait adulte. Plus que chez moi, je crois même. Le "clic" de la bouilloire
m'indique que je peux verser l'eau. La vapeur isole nos visages quelques
secondes. Je m'assois enfin.
On est l'un en face de l'autre, séparés par le petit comptoir, et je
voudrais regarder ailleurs, mais il fixe tellement loin en moi que ça
m'hypnotise.
— Je voulais vous remercier, déclaré-je alors en remarquant que ma
voix tremble subtilement. Vous avez été extrêmement... bienveillant,
vendredi. Bienveillant et respectueux. C'est la première des choses.
Il acquiesce d'un signe de tête silencieux, sa façon à lui de prendre le
remerciement. Il attend la suite à présent.
— Et aussi... Je voulais vous présenter des excuses, pour ce que j'ai dit
sous drogue. Vous m'avez présenté des excuses, une fois, c'est à mon tour.
— Oui, ce comptoir en aura vu des mea culpa, note-t-il en retrouvant
le pétillement de malice dans le fond de ses yeux marron-vert.
Là-dessus, il boit une gorgée de café brûlant, et j'observe malgré moi
sa langue qui récupère un peu de liquide sur sa lèvre supérieure. Je secoue
la tête pour chasser mes pensées, je ne sais pas s'il l'a remarqué. Je
continue mon discours :
— Je crois que ce qu'il y avait dans cette sangria m'a fait dire des
choses un peu folles. Je n'étais pas moi-même. Et je ne me souviens pas
de tout, est-ce que...
Je suis interrompue par la vibration d'un téléphone. Adam le sort de la
poche de son baggy. Il fronce les sourcils en voyant l'appelant. Il
raccroche et se concentre à nouveau sur moi.
— Si vous voulez répondre, dis-je alors, allez-y.
— Non, c'est bon, élude-t-il. Donc, vous ne vous souvenez pas de
tout ?
— Je vous assure, Adam. Si c'est votre petite amie, c'est peut-être
urgent.
Il tique une seconde.
Dans la famille Discrétion, je voudrais la prof en redescente de md,
s'il vous plaît.
Il nie en silence, mais je vois un sourire léger qui fend le côté droit de
ses lèvres. Il boit une gorgée sans détourner son regard du mien.
— Ce que je veux vous dire…
J'arrive à me reprendre, je peux être fière.
— C'est que nous avons instauré quelque chose de déplacé. Et que la
drogue m'est montée à la tête, voilà.
Adam hoche la tête de haut en bas, signifiant son écoute, mais pour la
première fois depuis que nous sommes en face, ici, il ne me regarde plus.
Il fixe le comptoir devant lui, et, du bout de l’index, débarrasse quelques
poudres de café attardées sur le bois.
— La première fois que j'ai pris de la md, raconte-t-il d'une voix plus
basse et plus intime d'un coup, j'avais seize ans. Un des meilleurs trips de
ma vie. J'avais l'impression de nager dans du plaisir, c'était dingue. J'étais
entouré de potes de mon frère, on avait besoin de se réunir et d'oublier, un
peu.
Je l'écoute, je regarde son doigt qui caresse le meuble comme si c'était
la chair d'une amante, je respire régulièrement pour ne pas perdre en
lucidité.
— Ma perche a duré cinq heures, continue-t-il, toujours d'une voix
aussi profonde. J'étais heureux, plein de plaisir, envahi de plaisir, en fait.
Mais c'était un choix, de le faire.
Là, il me regarde. Je reçois ses deux yeux brûlants dans ma rétine
comme un choc électrique.
— Je suis désolé que vous ayez eu à le subir.
— Qui a fait ça, Adam ?
— Ce n'est pas à moi de le dire.
Je hoche sévèrement la tête, j'ai l'impression de redevenir un peu le
professeur que je suis censée être.
— Ils ont drogué des personnes à leur insu, ce sont des dangers
publics. Vous DEVEZ donner leurs noms.
Son téléphone vibre à nouveau, et à nouveau, il raccroche. Je ne sais
pas qui l'appelle, mais ça le contrarie, visiblement. Au moins autant que
mes injonctions à dénoncer ses camarades.
— Dame Dolnoy... fait-il en grimaçant légèrement. Ça relève du
pénal, vous réalisez que je ne peux pas donner leurs noms comme ça ?
D'accord, ils ont merdé. Mais ils croyaient vraiment se marrer, ils
n'avaient pas pensé aux cardiaques, aux problèmes de reins, ils ont juste...
Ce sont juste des cons. Pas spécialement méchants, je vous assure. Des
cons.
Je soupire, extenuée. Je n'arriverai pas à le convaincre, mais peut-être
que le proviseur, la police, Karima, vont y arriver ?
Un silence nous sépare, quelques secondes. Je n'oublie pas la tension
qui se propage dans l'air depuis qu'il est entré, c'est comme l'atmosphère
avant un orage. Tout est plus sourd, électrique, prêt à éclater d'un instant à
l'autre. Et puis, il continue de me fixer. Ses yeux pénètrent les miens. Les
secondes passent. D'un coup, il arrête. Il se détourne vers la fenêtre
derrière lui, sa nuque paraît élastique ainsi :
— Vous n'avez pas de balcon ?
— Malheureusement, non.
— Pas de vis-à-vis, non plus ?
— Non plus. Mais ça, c'est plutôt agréable.
Il se lève alors, et je crois qu'il va se diriger vers la fenêtre pour
observer ma vue, cependant, au lieu de ça, il contourne le petit comptoir
de bois, et se place devant moi. Je me fige. Ses mains aux manches trop
longues s'avancent et il attrape mes deux hanches pour me ramener à lui.
Moi assise, et lui debout, j'ai l'impression qu'il mesure deux mètres de
trop.
— Donc... susurre-t-il en baissant son visage vers le mien. Personne
pour espionner ?
OH. BOR. DEL.
19. Fais-le.

Je suis immobile, je sens la pression douce et à la fois ferme de ses


deux mains sur mes hanches. Son haleine dégage un parfum de café
délicieux, je la sens au-dessus de mes narines. Je salive à l'idée d'y goûter.
Non, surtout pas ça. Surtout pas avec lui. Je fais la connerie de ma vie,
j'en suis sûre. Mais je n'arrive plus à résister. Tout se contredit en moi.
Touche-moi, éloigne-toi, embrasse-moi, va-t'en.
— Adam...
Je souffle comme je le peux, la respiration complètement saccadée.
— On peut encore... On peut encore éviter ça...
— Non, susurre-t-il, gravement. On ne peut plus.
Je ne sais pas si c'est un ordre ou un constat, mais ça ne laisse pas de
réponse possible. Ses deux lèvres viennent effleurer les miennes.
Doucement, d'abord, puis avec plus d'assurance et de chaleur. Adam
m'embrasse une première fois avec délicatesse, je sens ma bouche
s'entrouvrir malgré moi pour l'inviter à y entrer. Sa langue est chaude,
encore empreinte de caféine, elle vient caresser la mienne si naturellement
que j'ai la sensation de combler un manque éternel. C'est comme si j'avais
attendu toute ma vie que sa langue rejoigne la mienne. Elle danse
sensuellement dans ma bouche ; j'ai envie qu'elle me dévore.
Sans cesser de m'embrasser, il lève sa main gauche qui remonte de ma
hanche jusqu'à mon buste, mon cou, et enfin, il m'empoigne par la nuque
pour passionner son baiser. L'étreinte est ferme, mais son pouce reste
délicat, caressant le dessous de mon oreille. C'est quelqu'un qui a dû
embrasser beaucoup de femmes dans sa vie. Il maîtrise tout, jusqu'à son
souffle, et jusqu'au mien. Je n'ai plus aucune emprise sur moi-même.
Son autre main, encore attardée sur ma hanche, se détache lentement.
Il cesse de m'embrasser, et il me regarde, brûlant, entièrement plongé dans
mes yeux. Je comprends alors ce qu'il fait. Il prend sa revanche : très
délicatement, mesurant chaque seconde, son pouce sur le bas de mon
ventre relève le pan de mon tee-shirt. Il touche la partie de peau à l’air
qu'il n'avait pas pu toucher, sous l'abribus. Et il le fait en me fixant, son
autre main tenant toujours ma nuque.
Je n’ai jamais rien vécu d'aussi excitant.
Nos respirations sont vives, irrégulières, pleines d'une impossible
envie de nos corps. Il n'a pas cru une seule seconde à mon discours sur la
drogue. C'est pour ça qu'il ne répondait rien. Il n'était pas venu discuter. Il
était venu faire ça. Il le savait en passant le pas de la porte. J'étais la seule
à ne pas savoir.
Je ferme les yeux sous sa caresse, des spasmes ponctuels tordent mon
bas-ventre. Je veux encore sa bouche. Cette fois, c'est moi qui l'empoigne.
Je me redresse sur le tabouret et le prends par la taille. Sa peau est ferme ;
ses hanches, musclées. Je me colle à lui pour l'embrasser encore, mais ce
n'est pas suffisant.
Avec des gestes experts, comme s'il savait exactement comment traiter
mon corps, il ramène ses mains sur mes cuisses, descend jusqu'à mes
genoux, et les écarte délicatement. Adam se presse contre moi. Mes
jambes l'enroulent à présent, et je peux sentir son excitation contre moi ;
là, sur l'entrejambe, c'est son désir que je sens.
Il s'y connaît un peu trop bien. J'ai peur de manquer d'expérience ;
d’un coup, j'ai peur de le décevoir.
Au-delà du manque d’expérience ! Bordel, ça va trop loin. Clara, c'est
un élève de ton lycée. Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas le laisser te
toucher de cette façon, dans ta cuisine.
Il faut en rester là, au feu brûlant d'un baiser interdit. Restons-en là.
J'arrive à poser une main contre son torse pour le stopper. Il écoute
mon geste, et il éloigne son beau visage de quelques millimètres. Rien
d'immense, mais de quoi me montrer qu'il respecte le moindre "non" que
je pourrais émettre. Il m'interroge du regard.
— C'est... ça va trop vite, dis-je en reprenant mon souffle.
Il colle alors son front contre le mien :
— D'accord... murmure-t-il, en retirant ses mains de mes cuisses pour
entourer mon visage avec douceur. D'accord.
Dès qu'il fait ça, son odeur ravive mon désir. C'est une lutte terrible
entre mon corps et mon cerveau qui s'opère. Nos fronts restent l'un contre
l'autre quelques secondes. Il exécute de petites caresses sur mes deux
joues avec ses pouces, il respire plus lentement. Son téléphone vibre une
fois de plus.
— Bordel, crache-t-il soudain pour lui-même.
Il quitte mes cuisses et décroche enfin, l'air contrarié. C'est une voix
de femme qui me parvient sourdement dans le combiné. Adam lui répond
dans une langue étrangère. D’une main, il tient le téléphone contre son
oreille, de l’autre, il caresse ma lèvre inférieure tout en menant sa
conversation sans que je ne puisse la comprendre.
— Tassiki lehitkatkasher elay1 dit-il pendant qu'il continue,
délicatement, de retracer la ligne de ma bouche du bout du pouce. Lo
yakhol lihiot. Peseber ani magia. 2
Il ajoute quelques mots que je ne saisis pas, s’éloigne de moi pour
parler avec plus de virulence, puis raccroche. Adam glisse son téléphone
dans la poche de son baggy sombre, marque une pause, le regard perdu
sur mon lino, et se tourne enfin vers moi.
— Je dois y aller, lance-t-il sans préambule.
Mais qu'est-ce qu’il vient de se passer ? Entre l'élan furieux qui nous a
emportés et l'interruption téléphonique, j'ai l'impression qu'on a basculé
d'univers, d'un coup.
— C'était qui ? demandé-je pour essayer de saisir au moins un
élément.
— Ma mère, grince-t-il.
"Je ne suis pas seul" prend enfin sens. Ses parents sont de retour à
Paris, alors ? C'est une très bonne façon de revenir à la réalité : me
rappeler qu'il a des parents, avec qui il vit. Oui, parce que c'est un lycéen,
Clara.
Il retourne de l'autre côté du comptoir pour récupérer son sac à dos, le
place sur une seule de ses deux épaules, et me regarde, avec une distance
nouvelle. Je ne sais pas si le problème vient de moi, ou du coup de
téléphone, mais il est plus froid, soudain.
— Désolé, déclare-t-il alors.
Désolé de quoi ? De partir ? De m'avoir embrassée ? De ne pas
m'expliquer pourquoi cet appel le dérange autant ?
— C'était quelle langue ?
Bien, Clara, t’as choisi la question la plus pertinente dans ta liste.
— De l'hébreu, répond-il, mal à l'aise. J'ai un avion dans trois heures,
je dois vraiment y aller.
Je n'ai toujours pas quitté mon tabouret. Dans tous les cas, je ne suis
pas certaine que mes jambes puissent encore me porter. Adam marque un
temps, en m'observant ainsi assise et déroutée. Il s'approche finalement de
moi, me prend la nuque et amène mon visage à ses lèvres. Il m'embrasse
une dernière fois. Sa langue caresse délicatement la mienne. C'est lent,
doux et plein de promesses.
Puis, il se détache et vient murmurer à mon oreille :
— At merikah tov...
Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça me tord violemment le bas-
ventre.
— Tu sens bon, traduit-il dans un chuchotement d'une intimité
extraordinaire. Ça me rend fou.
Il dépose un baiser très doux sous mon oreille. Et il s'en va.
Oh, putain. Mais qu'est-ce que je vais faire, maintenant... ?

1. Arrête de m’appeler !↩
2. Oh, c’est pas vrai… Bon, je vous rejoins.↩
20. Attendre un retour

Dès que je reçois un mail du lycée Saint-Vincent, j'ai l'estomac qui


brûle à l'idée que ce soit la direction, au courant d'une façon ou d'une
autre, prête à me convoquer. Heureusement, depuis quatre jours, j’ai reçu
uniquement des mails concernant l'affaire de la sangria. La police recevra
les élèves, un par un, accompagnés de leurs parents pour les mineurs, à la
rentrée.
Victime du jus piégé, je devrais, moi aussi, me faire entendre. Et j'ai
peur de me trahir, devant un flic. Qu'est-ce que je faisais seule avec un
élève dans la salle 112 ? Quels sont mes rapports avec lui ?
L'interrogatoire pourrait vite dévier. Ça me ronge, au point où je n'en dors
presque plus.
C'est la première raison à mon manque de sommeil. La seconde, c'est
lui. Évidemment.
Sa langue. Ses mains. Son souffle. Je ne savais pas que l'on pouvait
embrasser si bien. Je ne savais pas qu'un simple pouce sur un pan de peau
dénudé pouvait déclencher autant de flammes dans mon ventre. Je ne
savais rien, en fait.
Je n'arrête pas de revivre la scène. Je ne veux pas la déformer, je ne
veux pas en perdre une seconde. Elle doit rester intacte. Comment je vais
faire, maintenant, pour que ça ne se reproduise plus ? Comment je vais
faire alors que je ne pense pratiquement qu'à ça ?
Il ne m'a pas dit où il allait, ni pour combien de temps. Je me
transforme en attente vivante, de jour en jour.
Les vacances, les copies, les amis, rien n'y fait. Je suis absente.
Lorsque les conversations fusent autour de moi, comme hier soir avec
Laurent et Karima, dans un café du sixième, je n'écoute qu'à moitié.
J'entends l'hébreu à mon oreille avant d'entendre leur voix à eux. J'entends
"ça me rend fou", et la torsion reprend immédiatement.
Ce soir, pour m'extraire un peu du cercle infernal des papillons
stomacaux, je rejoins Fares et Mary au café de la gare, voir une scène
ouverte franchement de qualité moindre. D’ailleurs, Mary me lance des
regards désolés. C'est elle qui a eu l'idée de nous sortir ici. Les blagues
tombent à plat, les silences gênants entrecoupent les répliques des stand-
uppers, je n'ai qu'une envie, c'est m'en aller.
On débriefe rapidement en riant plus des comédiens que grâce aux
comédiens, et, pendant quelques secondes, j'hésite à leur avouer la vérité.
Je ne leur ai encore rien dit. Je n'ose pas. Je sais combien Fares me jugera.
Je sais déjà ce qu'ils vont me dire. Mais sa langue, son regard, ses mains
qui glissent et écartent mes genoux... Tout ça explose à l'intérieur de moi,
et je finis par balancer, dans l'air froid d'octobre, à la terrasse du bar :
— Je l'ai embrassé.
Ah, ça, c'est sûr que ça change l'ambiance. Fares, qui avait sorti une
cigarette et s'apprêtait à l'allumer, suspend son geste, entrouvre la bouche
et reste béat plusieurs secondes avant de lancer :
— Attends... QUOI ?
Quant à Mary, on ne peut plus la tenir. Elle retire son béret noir
accordé à ses cheveux, celui qui la transforme en cliché d'artiste
parisienne, le pose d'un coup sur la table dans un grand geste victorieux et
s'écrie :
— DES. DETAILS. BORDEL !
Je ne sais plus où me mettre. Ma voix tremble devant le regard noir de
Fares, qui fume sans prononcer un mot, et m'examine comme un archange
à l'entrée de l'Enfer. Alors que Mary, elle, a posé son menton sous ses
mains, et m'écoute avec une attention décuplée, un large sourire gourmand
pendant aux lèvres. Mais je raconte tout. Je parle de ce moment où il s'est
attardé sur ma peau, comme pour venger le fait de n'avoir pas pu me
toucher à Rouen. Je parle de l'hébreu, je parle de cette façon terriblement
attirante qu'il a eu de répondre au téléphone tout en continuant de toucher
mes lèvres. De son étrange froideur, après l'appel, où je n'ai pas su si
c'était moi, ou le coup de fil. Et puis, je me tais. Mary a retenu son souffle
comme devant un bon film du dimanche soir, et Fares, lui, garde un
silence de marbre qui commence doucement à me glacer.
Il expire lentement une bouffée de cigarette avant de me fixer. Au bout
de quelques secondes, que je ressens comme une heure, il déclare :
— Et donc là, tu t'attends à quelle réaction ?
Il est d'un dur. Les traits habituellement si tendres de son visage se
sont tirés, et ses yeux, d'ordinaire d'un noir malicieux, sont à présent
insondables. D'accord. Je vais m'en prendre plein la tête, maintenant.
Heureusement, Mary le tempère avant même qu'il commence :
— Mais lâche-la ! s'exclame-t-elle en levant son verre dans ma
direction. C'était SÛR qu'ils allaient craquer, tu croyais quoi ?
— Bah, je croyais qu'elle serait moins conne que ça.
Outch. Je hoche la tête de gauche à droite, et essaye de me défendre :
— Fares, tu ne sais pas ce que...
— Ah, mais si tu veux bousiller ta carrière, c'est ton problème, ma
sœur, me coupe-t-il immédiatement. Moi, je t'ai déjà dit ce que j'en
pensais, tu l'as fait quand même, tu te démerdes, maintenant.
— Oh, ne lui parle pas sur ce ton ! le reprend Mary en sévérisant sa
voix. Ce n’est pas ça qui va lui faire du bien, tu sais.
— Qui a dit que je voulais lui faire du bien ? réplique-t-il. Non, non,
elle a fait une connerie, elle doit l'assumer, maintenant.
— Mais j'assume !
Mon cri était un peu fort ; quelques consommateurs tournent des têtes
dérangées dans notre direction Peu importe, je continue :
— J’assume, puisque je vous en parle ! Oui, c'est une connerie, Fares.
Oui ! Tu me l'as déjà dit, redit, et là, c'est pire que tout. Je-le-sais. Mais
j’ai besoin de votre aide, justement. Je suis complètement paumée. IL me
paume complètement.
Fares marque une pause pour jauger ma sincérité. Il soupire
discrètement.
— Tu sais que ça va se savoir, déclare-t-il. Quelque part tu le sais. Ça
ne reste jamais secret ce genre de trucs. Et tu vas faire quoi, quand ta
direction va l'apprendre ? Tu te sentiras de retourner faire cours devant les
autres élèves alors que tu seras la prof qui se tape l'un d'entre eux ? Tu
diras quoi à tes patrons quand ils vont te virer ? Quand tu traineras ta
réputation dans tous les autres bahuts voulant bien de toi ? En fait, ce que
je te demande, Clara, c'est : est-ce que tu as pensé à tout ça avant d'essayer
de baiser avec lui ?
Présenté comme ça, c'est sûr que je manque d'arguments. Mais qu'est-
ce que je peux faire, maintenant ? Comme s'il avait deviné ma question à
mon regard désespéré, il s'adoucit – très, très légèrement ceci-dit, on ne
peut pas parler de tendresse fulgurante –, et me lance :
— Donc, maintenant, ta seule solution, c'est d'arrêter de le voir.
Définitivement. Il rentre quand de son voyage ?
— Je n’en sais rien...
Mary lève les yeux au ciel et souffle exagérément :
— Franchement, ce drame pour rien... Ils n’ont même pas cinq ans
d'écart, ce n'est pas son élève, au niveau de la loi, elle ne risque rien.
Avant que Fares ne la contredise une fois de plus, elle enchaîne :
— Et pour son voyage, t'as checké son Insta ?
Je n'y ai même pas pensé, à vrai dire. Je n'ai pas de compte ; en fait, je
déteste tout ce qui s'approche d'un réseau social.
— Mais oui, très bonne idée, d'aller fouiller son Instagram, rétorque
Fares avec acidité. Comme ça, elle pourra regarder ses photos tous les
soirs et se sentir vachement moins obsédée. C'est top, Mary.
Cette dernière ne relève pas. Elle sort son propre téléphone de la
poche intérieure de sa veste, et commence à taper le nom d'Adam
Dragannah dans la barre de recherche. Il n'y a qu'un seul compte
correspondant, apparemment.
— Rah, les jeunes, rit-elle en cliquant sur son profil. Ils ne savent plus
ce que c'est qu'une vie privée, hein.
Ça fait éclater Fares d'un rire mauvais :
— Dit-elle en fouillant précisément dans la vie privée des gens.
— Fares, tu gonfles. Alors ?
Elle se penche vers moi, et fait défiler, à l'aide de son pouce, plusieurs
photos devant mes yeux. On ne voit Adam sur aucune d'entre elles. Ça lui
correspond assez de rester discret, de ne pas céder au culte égocentrique
des réseaux sociaux. Cependant, je suis déçue de n'avoir aucune
photographie pour le contempler.
OK, je mérite des baffes. Je ne le dis pas à voix haute parce que Fares
se ferait un plaisir de répondre à la demande, là, tout de suite.
— Sa dernière photo date d'hier soir.
— Qu'est-ce qu'il a mis ?
Je ne peux pas m'empêcher de vouloir savoir. Elle me tend la
photographie, où l'on voit un coucher de soleil sur une maison en pierre.
Le ciel est dégagé, on n'est clairement pas en France. Je crois qu'il est allé
en Israël, à vrai dire.
— C'est écrit en hébreu, ça, déduit-elle en reprenant le portable. Mais
je ne sais pas le lire, désolée.
— Bon ! lâche soudain Fares d'une voix plus tonique. Donne-moi ça.
Il attrape le téléphone sans lui demander son avis, et lève des yeux au
ciel d'un air épuisé :
— Google est ton ami, ma sœur. Copié, collé, traduction. Voilà.
Il commence à se prêter au jeu ou je rêve ?
— Merde, fait-il en lisant la traduction sous ses yeux. Pas cool.
Mon estomac se noue de nouveau, je vais devoir consulter, si ça
continue.
— Quoi ?
Fares nous lit à voix haute ce que Google lui a indiqué :
— Adieu, Grand-père, tu viens de la poussière, tu retournes à la
poussière.
Mary me regarde un instant, et conclut, pertinente :
— Du coup, c'était pas toi, le froid. C'était le coup de fil.
21. Au Terminus

J'attends à la terrasse de ce PMU, aux tables poussiéreuses, depuis une


demi-heure. À ma gauche, deux jeunes femmes, d'une vingtaine d'années,
regardent leur téléphone et commentent en chœur les photos qui y
défilent. Devant moi, la route, et les nombreuses voitures, taxis, Uber, qui
ne cessent de klaxonner pour rien.
Après quatre conversations houleuses avec Fares, j'ai enfin accepté
qu'il avait raison. Est-ce que je veux être cette professeure pointée du
doigt parce qu'elle a couché avec un élève du lycée ? Non. Est-ce que je
serais capable d'encaisser une convocation à la direction pour justifier mes
actes ? Non plus. Ainsi, lorsque Adam m'a stipulé son retour en France
par un message, je lui ai proposé un café à l'extérieur.
Son retard me permet d'approfondir mes réflexions de ces derniers
jours. Ce que j'ai tu à Fares, c'est qu'au-delà des conséquences, j'ai aussi
très peur de décevoir Adam. Embrasser, c'est une chose. Coucher avec lui
en est une autre. C’est facile de fantasmer sur la professeure, c’est vieux
comme l’Académie. Mais que se passera-t-il quand il se confrontera à la
réalité ? Ma gaucherie, mon inexpérience, la véritable femme que je suis
au-delà de ses envies d'interdit ?
On sera loin de la professeure attirante qui a quelques années de plus,
à ce moment-là. Je l'attire, d'évidence, mais il connaît bien mieux la
sexualité que moi, et je ne lui plairais pas bien longtemps, s'il me voyait
me débattre maladroitement avec mon corps, sous ses mains. Alors, cette
décision, celle de le voir dans un lieu neutre, éloigné des quartiers riches
où l'on pourrait nous surprendre, simplement pour lui dire adieu, cette
décision me va très bien.
Mais il a maintenant... quarante-cinq minutes de retard.
Les petits vieux à ma droite éclatent de rire à une plaisanterie que je ne
peux pas comprendre. Je regarde mon téléphone. Pas un message. Près de
cinquante minutes de retard, et toujours pas de message. Ça me laisse le
temps, cependant, de dénouer mon ventre au possible, et de retravailler
mon discours d'adieu, si bien préparé.
Je regarde les filles à gauche, qui viennent de poser un billet pour
quitter leur table, les voitures devant moi, le groupe d'hommes à ma
droite. Et finalement, à l'angle de la rue, venant visiblement du métro, je le
vois.
Il a pris des couleurs, durant son séjour. Sa peau, déjà olive, s'est
matifiée encore. Et le léger pull blanc qu'il porte aujourd'hui fait ressortir
la dorure mate de son visage.
Adam m'aperçoit à ma petite table ronde du PMU. Il me fait un signe
de tête, puis marche jusqu'à atteindre la chaise en face de moi. Je n'ai plus
vue sur la route. Je ne regarde que lui, qui, en s'asseyant, fait virevolter un
parfum de bois fraîchement taillé.
— Désolé du retard, lance-t-il en guise de bonjour.
Il ne le justifie pas plus. Je commence à cerner le fait qu'il ne parle
jamais vraiment. Il a appris la mort de son grand-père devant moi, et ne
m’a rien confié. J'ai tenté, une seule fois, d'aborder l'absence de ses
parents, et il a éludé. Son amusement permanent doit être sa façon de
s'exprimer.
Adam me fixe, l'œil pétillant, puis il lève la tête sur le store du bar et
me demande, souriant à demi :
— C'est un message, le nom du bar ?
Je regarde avec lui, et le "TERMINUS" en lettres majuscule sur la
banderole verte me fait sourire, comme il me pique. Je n'avais même pas
fait attention. Il a deviné ce que j'allais lui dire, visiblement.
— Comment vas-tu, Adam ?
— Ah, on ne fait pas semblant de se vouvoyer aujourd'hui ?
Il est un peu acide. Peut-être parce qu'il sait. Je réponds, avec le plus
de calme et de maturité possible :
— Non, pas aujourd'hui.
Alors, il acquiesce d'un signe de tête silencieux, et sort son paquet de
cigarettes roulées de sa poche. Tout en déposant le tabac dans la feuille, de
façon à ne pas envahir le filtre blanc, il répond :
— Je vais.
Il roule doucement entre son pouce et son index. J'essaye de ne pas
penser à l'agilité de ses doigts. Je continue, distante et mature :
— Tu étais en Israël ?
Il répond d'un hochement de tête positif. Sa langue rouge lèche la colle
de la feuille. Il tasse ensuite sa cigarette sur un coin de table, la met à la
bouche, l'allume, et il me regarde à nouveau. Tandis que sa fraise devient
brûlante sous son inspiration, ce sont ses yeux qui me happent.
La vache, ça va être dur.
— Tu y vas souvent ?
J'essaye de pas aborder le vrai sujet pour le moment. Il nie avant
d’expirer une bouffée blanche et épaisse pour répondre :
— Si je peux éviter, non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas d'accord avec leur politique.
Je marque un temps. J'ai un master II d'Histoire-Géographie, je suis au
courant, du moins scolairement parlant, des enjeux géopolitiques dans le
conflit israélo-palestinien. Mais quand il aborde un regard si dur, je réalise
qu'au-delà de mes cours et de mes partiels, je n'ai jamais parlé du conflit
avec quelqu'un qui l'aurait vécu. J'oublie un instant mon discours d'Adieu,
pour demander :
— Pourquoi ça ?
Je suis réellement curieuse. Adam hésite à me répondre, je le vois à
ses yeux qui regardent derrière moi. Il finit par lâcher :
— Mes ancêtres sont morts dans les camps, parce qu’ils étaient juifs.
Je ne suis pas fan de l'idée actuelle qui consiste à tuer parce qu'ils sont
palestiniens. Ce n'est qu'un avis.
Il tire une latte, puis regarde le bar et lève la main devant lui, pour que
le serveur le repère. Mon appréhension augmente. Ça va être le moment
de lui dire. Je crois qu'il sait.
Il vient de perdre son grand-père ; je ne suis pas quelqu'un de bien, là,
tout de suite. Je suis égoïste, et perdue. Mais je n'ai pas le choix. C'est
maintenant qu'il faut tout arrêter. Et pourtant, d'une façon détournée, je
laisse encore une porte ouverte. Avant de renoncer tout à fait, il faut que je
sache si je fais partie d'un tableau de conquêtes, si j'ai un peu compté, si
ça a pris la même ampleur pour lui. J'ai besoin d'être sûre de me refuser à
lui.
— Tu sais pourquoi je voulais te voir, Adam ?
— Je me doute un peu, réplique-t-il,
Malheureusement pour moi, il retrouve son pétillement d'intelligence
dès l’instant.
— C'est n'importe quoi. Je sais que tu vois beaucoup de filles, que tu
prends tout ça légèrement, mais moi, c'est ma carrière qui est en jeu. Tu le
comprends ?
— Je ne peux pas le comprendre, avoue-t-il. Mais je peux essayer
d'entendre.
Sa maturité me déconcerte toujours autant. Le problème, c'est qu'il
allie sa phrase humble et intelligente à deux yeux en feu, et que je ne sais
plus du tout où je voulais en venir. J'éclate d'un rire désespéré. Le serveur
arrive à ce moment-là. Adam commande une pinte de bière. Je reste au
thé, pour le moment.
Bon sang, c'est dur. Il sait que je veux lui dire au revoir, et dans le
même temps, il devine que je peux flancher, c'est évident.
Il fume, en face de moi, dans son beau pull blanc qui met en valeur sa
peau mate, et il sourit avec subtilité. Est-ce qu'il joue... ? Tout ça l'amuse ?
Tout ça lui importe... ? Je suis à nouveau perdue.
— Putain, Adam, lâché-je brusquement malgré moi. Mais qu'est-ce
que tu veux ?
Il me fixe sans répondre. Il a l'air de franchement réfléchir à ma
question. Et soudain, il se lève en lançant :
— Je reviens.
J'attends une minute. Deux. Quatre. L'idée qu'il ait dû aller aux
toilettes mille ans me traverse. Il a peut-être mal au ventre lui aussi, qui
sait ? Il finit par revenir, se rassoit, puis boit une bonne gorgée de la pinte
que le serveur a posé sur la table entre temps.
— Tu demandais quoi ?
Je te demande si tu t'amuses avec la prof pour réaliser un fantasme,
ou si toi aussi, tu es dépassé par ce qui s'agite entre nous. Si c'est
simplement moi qui pars complètement en vrille, ou si ça compte un
minimum de ton côté, je te demande de me rassurer et de me fuir en même
temps.
— Je te demande ce que tu veux, Adam.
Il croise alors ses coudes sur la table, puis se penche vers moi ; ses
yeux marron-vert, flamboyants, pénètrent les miens avec une indécence
proche du toucher. Il n'y a que sa bière pour faire barrage à nos bouches.
Et il déclare, sans cesser de regarder au plus profond de moi :
— Je veux te voir allongée sur un lit.
Mon estomac se retourne une fois de plus. C'est violent. C'est soudain.
C'est parfait. Il continue :
— Je veux moi-même écarter tes cuisses, et je veux venir te goûter
avec ma langue. Je veux que tu gémisses, un peu timidement au début. Et
puis, je veux t'entendre quand je mettrai des doigts en toi, je veux
t'entendre prononcer mon prénom. À moi. Je veux savoir que ce sont mes
doigts qui te font ça. Après, je veux te prendre. Violemment même, je
crois. Je veux te prendre jusqu'à ce que tu hurles. Voilà ce que je veux.
La torsion ovarienne est revenue d'un coup. Je sens même des
picotements dans mes pieds. Mon souffle se saccade. Tout ce qu'il vient de
décrire, je le veux aussi. J'essaye de penser à Fares. Je me dis que l'on ne
peut pas. Mais là, devant ses yeux, son aplomb, devant son torse plongé
sur la table, sa concentration entière sur les vibrations de mes lèvres, j'ai
envie d'imaginer, un peu.
— Et on ferait ça où ?
Ma question a l'air de lui plaire. Il sourit en coin, comme toujours. Il
quitte sa position pour boire une gorgée ? nonchalant, d'une seule main,
l'autre toujours reposée à plat contre la table ronde et répond, léger :
— Je n’en sais rien. Dans l'hôtel au-dessus du bar ?
Je regarde le store, et je remarque à peine l'effigie "H", sans étoile. Ça
doit l'amuser de me titiller là-dessus. Je continue le fantasme :
— Et on ferait ça quand ?
Je veux une date. Un lieu. Un décor. Il me fixe, il hausse les épaules,
d'un air faussement détaché :
— Quand tu seras prête.
C'est magnifique qu'il dise ça. C'est pire que tout, en fait. Parce que
j'ai envie de sauter dans le vide avec lui. Même si je suis convaincue que
je ne le ferai pas, même si c'est uniquement pour l'entendre me détailler
tout ce que nous ferions, si nous en avions le droit, je profite de chacun de
ses mots. Je me risque d'ailleurs à susurrer, joueuse :
— Et si je suis prête maintenant ?
Je crois encore que je le provoque. Que j'ai un peu de pouvoir sur
l'instant. Mais je ne contrôle rien, en vérité. Puisqu'il retourne sa main
restée contre la table, et qu'elle dévoile une carte magnétique. Adam a
dans l'œil un éclat redoutable :
— Alors, on a une chambre.
22. La chambre d’hôtel (1)

Je l'ai suivi, comme une automate, de l'accueil au deuxième étage,


jusqu'à la porte au numéro 24. J'ai trouvé ça assez ironique, que ce soit le
même nombre que mon âge, mais je suis rentrée tout de même.
La chambre est modeste. Un lit deux places muni d'une couverture
bordeaux aux motifs vieillots, une table basse avec une lampe. Une petite
fenêtre qui donne sur la rue. Rien d'autre. Pourtant, elle me semble
chargée, unique... luxurieuse.
Adam referme la porte. Je sens sa présence derrière moi. Je ne bouge
plus. Les yeux plantés dans ce décor absurde, je retiens mon souffle. On y
est. Jusqu'à la dernière seconde, je n'y crois pas vraiment. Ça ne peut pas
être moi, et ça ne peut être lui, dans cette chambre d'hôtel.
Seulement Adam pose ses mains sur mes bras, dans une légère
pression, et tout devient réel. Il enfouit sa tête contre ma nuque pour
inspirer l'odeur de mon cou, de mes cheveux. C'est tendre. Mais ça ne
dure pas. Il me retourne pour fondre sur ma bouche. Je retrouve enfin le
goût de ses lèvres. Sa langue a le picotement amer de la bière, j'adore ça.
Elle est brûlante contre la mienne. Il ne joue plus, maintenant. Tous ses
gestes deviennent graves et sérieux. Il défait le bouton de mon jean, puis
m'invite, en exerçant de petites pressions vers le bas à ce que je l'ôte
totalement. J'obéis. Je ne fais plus que ça depuis sa tirade au café. Il
s'approche de mon oreille, maintenant que mes jambes sont nues, et il
m’ordonne dans un murmure contrôlé :
— Allonge-toi.
À reculons, mes yeux figés dans les siens, je m'étends sur le lit. Je
porte encore mon pull, mais il ne regarde que mes cuisses. Il retire le
sien ; j'admire alors la peau olive, lisse, galbée, de son torse. La
musculature de ses pectoraux, et, plus attirant que tout, les deux flèches
qui descendent de ses hanches jusqu'à son bas-ventre, comme si elles
indiquaient le chemin.
Pendant quelques secondes, il ne bouge plus pour m'observer en
détail : ses yeux regardent comme on caresse : ils débutent par mon visage
brûlant, puis descendent de mon cou à mon buste, jusqu'à ma petite
culotte de coton blanc.
« Je veux te voir allongée sur un lit. »
Adam, encore debout, s'approche lentement. Il retarde le moment, ou
alors il me torture, je ne sais pas. Délicatement, ses mains prennent
possession de mes genoux pour les écarter. Mes cuisses s'ouvrent devant
lui : je me cambre d'instinct.
Il se penche, sa tignasse brune plonge entre mes jambes. Il va me
goûter. D’abord, il embrasse le coton de mon sous-vêtement. Ce simple
baiser, encore timide, déclenche en moi une vague de frissons délicieux.
Je n'arrive pas à croire que l'on soit vraiment là, que ce soit vraiment lui.
Je le revois le premier jour, dans la cour. Je le revois donner la
définition d'un philologue. Je le revois sur le pont et sous l'abribus. Dans
sa cuisine, la première fois qu'il m'a tutoyée. Et au théâtre lorsque... Je ne
peux plus penser.
Sa langue, parfaitement douce, parfaitement chaude, vient de me
toucher là où tout existe et se ressent. Je pousse un gémissement en
m'arquant. Mes mains s'enfouissent dans ses cheveux bruns, entre mes
cuisses, et l'Univers entier règne à présent sur le bout de sa langue. Tout se
résume à mon plaisir, à cet endroit précis. Il n'y a pas d'autres vérités. Rien
d'autre que son baiser sur ce que j'ai de plus intime.
Il m'embrasse plus légèrement pour se redresser, et venir auprès de
moi. Maintenant que sa langue est partie, c'est frais et brûlant à la fois,
c'est rugissant. Je sens mon cœur battre entre mes cuisses. Nos regards se
rencontrent ; le sien, enflammé, s'accompagne d'un sourire gourmand
lorsqu’avec lenteur, il descend une main déterminée sur mon pull et la
glisse dans ma culotte. Il me fixe. Son index vient jouer sur mon petit
bouton encore humide, gonflé d'envie, avant de me pénétrer
complètement.
« Je veux t’entendre prononcer mon prénom. »
— Dis-le, souffle-t-il à mon oreille.
Je désire qu'il aime tout ce qui se passe dans cette chambre. Qu'il
éprouve autant de plaisir que moi, pendant que ses doigts jouent à
m'enchaîner à eux, et dansent dans les lieux secrets de mon corps. Alors,
j'obéis, une fois de plus, et gémis :
— Adam...
— Dis-le encore.
Et je le répète. Je le répète encore tandis que trois de ses doigts me
torturent délicieusement. Je ne supporte plus la distance entre nous, ce
foutu pull, son foutu pantalon, je le veux entier en moi. C'est un besoin
primaire, je me sens comme l'assoiffée devant un verre d'eau.
Viens. Viens, il faut que tu viennes, maintenant. Moi aussi, je veux
t'entendre quand tu gémis. Je veux savoir comment tu souffles, et comment
tu aimes, rentres, jouis. Je veux tout savoir et tout sentir.
Il se redresse. Le timing est parfait. Tout est parfait depuis le début. Il
fouille dans la poche de son jean, sort un portefeuille, et en tire un
préservatif qu'il déchire avec les dents. Il ôte l'intégralité de ce qu'il porte,
je l'imite immédiatement. Plus de pull, de débardeur, ou de soutien-gorge.
Bon sang, il est magnifique. Entièrement nu devant moi, j'admire la
puissance de son sexe dressé, il n'y a pas un centimètre de peau que je
voudrais changer chez lui. Il marque une pause en constatant que je ne
porte plus rien, moi non plus.
— Putain, lâche-t-il devant ma poitrine libérée.
Il se penche au-dessus de moi, s'allonge entre mes cuisses, et caresse
mon visage, en retardant le moment où je le sentirai enfin en moi.
— Je n'ai jamais eu autant envie de quelqu'un, m'avoue-t-il. Jamais.
Il ne vient toujours pas. Je l'embrasse alors ; je sens mon propre goût
sur ses lèvres. Ça ne me dérange même pas. Plus rien ne me dérange,
maintenant. Il se presse un peu plus contre moi, il est aux portes, je peux
le sentir. Mais il n'y va pas encore.
— Adam, dis-je alors en empoignant son visage de mes deux mains et
en plantant des yeux fiévreux dans les siens. Si tu ne me baises pas
maintenant, je te jure que je vais mourir.
Il expire dans un gémissement sublime pour dire, la voix brisée : "At
meshagaat oti." Et, enfin… il entre en moi.
Tout ce qu'il est, à cet instant, je le deviens aussi : je suis le
mouvement de ses reins et la torsion de plaisir sur ses traits fins. Je suis sa
main qui agrippe ma nuque, son bras ferme au-dessus de mon visage. Je
suis son souffle accéléré, ses gémissements, ses baisers. Et je suis une
langue que je ne connais pas.
Adam enserre ma cuisse pour intensifier ses va-et-vient tandis que
j'enfonce mes ongles dans son dos puissant. Le plaisir augmente à chaque
seconde. Nos corps se connaissent déjà, ils savent comment se parler.
Chacun de ses mouvements répond à un besoin que je ne formule pas,
Adam me devine au travers de mes souffles.
Il empoigne mes cheveux avec plus de force tout en augmentant son
rythme et sa puissance. Ses gémissements se brisent au cœur de sa gorge.
Toutes les tensions enfouies dans mon corps remontent à la surface pour
éclater soudain et se noyer sous une vague de plaisir instantanée.
Je pousse un gémissement rauque, qu'Adam rejoint, contre mon
oreille. Je sens les vibrations de sa jouissance dans mon sexe, elles
convoquent en écho des piques de plaisir supplémentaires.
Mon amant s'écroule alors, sans se retirer. Nous haletons l'un contre
l'autre, nus, soulagés, tout entiers à la vie.
Ses râles diminuent lentement, il reprend son souffle. Il dépose un
baiser près de mon oreille, puis quitte mon corps trempé pour s'allonger
près de moi.
Au cœur de la chambre envahie d'un plaisir interdit, je me remémore
ce qu'il m'a dit plus tôt : « Je veux te prendre. Violemment, même. Te
prendre jusqu'à ce que tu hurles. »
Il m'a prise, c'est vrai. J'ai hurlé, c'est vrai. Mais il n'y avait rien de
violent.
Il m'a prise, m'a eue, m'a conjuguée.
Et je suis foutue.
23. La chambre d’hôtel (2)

Je suis réveillée par un souffle trop frais sur mon visage. Je grogne un
peu, tourne sur le côté, puis me frotte les yeux pour regarder d'où cela
vient.
La fenêtre ouverte, accoudé à la rambarde devant la ville endormie,
Adam fume une cigarette. Je geins entre mes draps, inconfortable. Il
tourne immédiatement la tête vers moi, les lumières de la nuit éclairant à
demi son profil, puis me rejoint, avec sa cigarette. L'hôtel n'a visiblement
pas de détecteur de fumée.
Il s'accroupit au chevet du lit, et croise les avant-bras sur le matelas, sa
main droite toujours tenant le bâtonnet de tabac fumant. Il y a une douceur
rare dans ses yeux marron-vert.
— Je t'ai réveillée ? chuchote-t-il.
— Ce n'est rien...
Je pose ma joue sur mes deux mains, contre l'oreiller, pour mieux me
tourner vers lui. Il reste dans sa position, à me fixer tendrement. Il ne
bouge son bras que pour tirer une latte et expirer la fumée sur le côté,
tordant sa jolie bouche.
Maintenant que je m'éveille un peu plus, la lucidité m’agrippe, ainsi
qu'une multitude de questions. J'hésite cependant à les formuler. À le
regarder ainsi, paisible, bras croisés sur le matelas et douceur dans les
yeux, je n'ai pas envie de briser l'instant. Je veux lui demander ce que l'on
va faire, maintenant. Comment nous aborder au lycée ? Est-ce qu'il risque
d'en parler à qui que ce soit ? Est-ce que ça compte un peu, pour lui ?
Après le plaisir, le doute. Je crois que c'est toujours comme ça, la vie.
Nous nous fixons. Le silence est doux. Avant de lui poser toutes ces
questions qui gâcheront le moment, j'aimerais le connaître davantage. Lui,
le type qui ne se lève même pas pour passer son bac, qui boit à la mémoire
de son frère sur un pont de Rouen, qui ose payer une chambre d’hôtel à
une professeure… Alors, je m'essaye aux confidences des nouveaux
amants. Celles que l’on se fait dans la pénombre, d’une voix intime, la
chambre encore pleine du parfum de nos peaux. Mon ton reste léger
lorsque je lui demande :
— Tu fumes depuis longtemps ?
— Mes quatorze ans, avoue-t-il toujours dans un murmure, pour ne
pas briser tout à fait la nuit autour de nous.
— Ça fait jeune.
— Ouais, souffle-t-il d'un air amusé. J'ai tout commencé jeune.
Oh. Je crois comprendre le fond du sujet. Je me blottis un peu plus
contre mes propres mains, pour déduire :
— Ta première fois ?
Il acquiesce, mais ne commente pas. Il tire une bouffée
supplémentaire, expire sur le côté, et de son autre main, il vient
doucement caresser mon front du bout du pouce. Il adore faire ça, je crois.
— Et toi ? me demande-t-il à voix basse, encore.
— Moi, je suis une tardive...
J'ai un peu honte de lui avouer la vérité. Un seul homme, à vingt ans,
et ça n'a pas duré bien longtemps. Devant mes yeux fuyants, il insiste,
avec malice :
— Tu attendais le bon ?
Je lui dis "oui" d'un hochement de tête, timide. Il déduit, avec légèreté
et un presque amusement :
— Et ce n'était pas le bon.
Je lui confirme encore qu'il a raison simplement en bougeant le crâne
sur mes mains-oreiller. Je ne sais pas pourquoi ça le fait sourire. Il me
regarde comme s'il me trouvait... attachante ? Mignonne, même. C'est le
même aspect protecteur que j'avais déjà vu en lui, par deux fois
maintenant. Je commence à cerner certaines de ses façons d'être. J'ai envie
de toutes les rencontrer.
Sa caresse sur mon front s'attarde, il s'amuse à redessiner ma ligne de
sourcil avec son pouce. C'est un geste simple, anodin, même, après ce que
l'on vient de faire ; pourtant, ça me déclenche une vague furieuse de
chaleur en bas du ventre, à droite comme à gauche. Je le revois penché sur
moi, entre mes cuisses, prêt à entrer. Je me redresse alors légèrement, le
visage reposé sur ma paume pour demander :
— Qu'est-ce que tu m'as dit, tout à l'heure ?
— J'ai dit : "Tu me rends fou."
Il expire une dernière bouffée et écrase sa cigarette dans le verre d'eau,
sur la table de chevet à sa gauche. Puis, il recroise ses avant-bras sur le
matelas pour y reposer cette fois son menton. Il est plus proche et plus
concentré maintenant.
— Et c'est vrai ? Que je te rends fou ?
Ce n'est plus moi qui parle : c'est mon désir. Il lâche un soupire rempli
de tension :
— Ça...
Il me rejoint alors sur le lit. Je n'ai pas le temps d'admirer son corps
qu’il me surplombe déjà. Il a écarté ma cuisse d'un mouvement de genou ;
je le sens à nouveau tout contre moi. Il prend mes poignets et les place en
croix au-dessus de ma tête, me maintenant d'une seule main pour toucher
ma joue de l'autre.
— Dès que je t'ai reconnue, dans ce bar... souffle-t-il alors qu'il
entreprend déjà des mouvements de va-et-vient contre moi, sans me
pénétrer.
Je ne supporte pas qu'il soit loin ; je n'en étais pas certaine tout à
l'heure, mais là, si : ça l'amuse de me torturer. Je veux qu'il entre en moi,
mais il continue de me parler, tenant fermement mes mains en croix, et
caressant dangereusement le bas de mon visage.
— T'étais la petite prof, timide et paumée... Je t'ai vue quand t'as senti
mon bras, au comptoir, tout honteuse d'être là. J'ai eu envie de toi tout de
suite.
Sa voix se brise de plus en plus. Je le sens durcir contre mon ventre et
c'est extraordinaire de penser que c'est moi qui lui fais cet effet-là. Encore
une fois, le temps se fige. Le monde se résume à ses mouvements. Ma
voix se brise à son tour lorsque je souffle :
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
— Et... Et les fois d'après ?
La main sur mon menton descend sous ma gorge. Adam exerce une
légère pression ; il a maintenant le pouvoir de me faire respirer, ou non,
quand il le veut.
— Je voulais te baiser sur ton bureau.
Oh, la vache. Je pourrais jouir sur l'instant, si je n'avais pas tant envie
de le sentir en moi. En quelques secondes, il est passé d'une tendresse
absolue à une délicieuse brutalité. Et pourtant, c'est le même Adam. Ses
cheveux en bataille, ses yeux extraordinairement vivants et intelligents,
ses lèvres dessinées comme celles d'un tableau... il dévoile seulement une
nouvelle part de lui.
— Je voulais que tu le fasses aussi...
C'est vrai. Seulement, je ne l’assumais pas. Je n'ai pas attendu le bar
pour le vouloir. Je crois que je l'ai voulu à la seconde où je l'ai vu, dans
cette cour, quand je l'ai pris pour un surveillant et qu'il m'a regardée là où
personne ne regarde jamais. Il serre un peu plus sa main sur ma gorge.
Merde, je crois que j'adore ça.
— Tu voulais que je te baise ? souffle-t-il, dans une tension qui me
dévore.
— Oui.
Soudain, Adam lâche mes mains, retire la sienne de ma gorge, et se
redresse à demi sur le lit :
— Tourne-toi, ordonne-t-il.
J'obéis immédiatement, me retourne sur le ventre, et pendant que je
l'entends fouiller sur le sol, il exige :
— À quatre pattes.
Je me redresse, genoux et mains collées au lit. Le savoir qui me
domine complètement, tendu, excité, c'est ce que j'ai vécu de plus
troublant et de plus grisant, en matière de sexe. Le bruit du plastique que
ses dents déchirent m'indique qu'il va bientôt venir. Je n'en peux plus
d'attendre.
Soudain, ses deux mains empoignent mes fesses et me ramènent
contre lui. Adam entre en moi brutalement. Je pousse un cri ; c'est un
mélange d'excitation, de plaisir, et d'une touche de douleur, qui s'avère
délicieuse.
— Mets tes mains contre le mur.
Quand j'obéis à son ordre pour me cambrer davantage, la sensation de
sa présence en moi se décuple. À l’entendre gémir de plaisir derrière moi,
pour lui aussi. Il exécute des mouvements brusques et réguliers, je lâche
un cri à chacun d'eux.
— Plus fort ? me demande-t-il.
Je sais, à son ton, qu'il veut que je dise oui. Alors, je le fais. Je ne
m'appartiens plus tout à fait. Je suis à son plaisir, à son vouloir et à sa
demande. Il me possède, au sens propre comme au figuré. Adam
augmente le rythme et la force de ses va-et-vient. Un picotement, comme
une décharge électrique très douce, commence à apparaître au creux de
mes voûtes plantaires. C'est étrange, ça me fait un peu peur. Et ça
remonte, ça prend l'intérieur de mes mollets, puis de cuisses, ça atteint
mes reins... Bientôt, c'est l'intégralité de mes muscles qui vibre sous la
décharge.
Ma vue se floute soudain. J'ai peur. J'ai chaud. C'est bon. C'est atroce...
Et c'est comme une explosion au creux de ma nuque et de mon cerveau.
Meilleur que l'ivresse, meilleur que la drogue, meilleur qu'un rêve,
meilleur que tout.
Bon sang, je viens d'avoir le premier orgasme de ma vie. Je m'écroule
sur le matelas et il s'étale, haletant, à mes côtés. On laisse nos respirations
s'apaiser. Je ne sens plus mes extrémités, ni pieds ni mains. Comme si
j'avais nagé trop longtemps dans l'eau. Je ne perçois même plus mon
corps. Ce corps dans lequel je me suis sentie mal pendant des années,
empêtrée, gauche, inconfortable. Tout ce qu’il en reste à présent, c’est une
onde. Une sensation de flottement.
— Bordel... chuchote Adam en fixant le plafond. C'était bon...
Je réussis à me tourner pour placer un bras sur son torse humide de
transpiration. C'était plus que bon. C'était l'extase, pure et sans nuance. Je
bâille près de son oreille et il me sourit, dans la pénombre :
— Il faut dormir.
Il embrasse mon front doucement, et ajoute, d'un ton amusé :
— Y a école, demain.
Sa plaisanterie me fait l'effet d'une gifle.
24. Un moment d’errance

Ce matin, en quittant l'hôtel aux premières lueurs, je n’ai pas réveillé


Adam. Juste avant de s'endormir, quand je lui ai demandé s'il souhaitait
que je le fasse, il a marmonné : "Non, non, c'est bon... Je n’irai pas." et
s'est écroulé dans la seconde. J'ai préféré le laisser tranquille.
Dans tous les cas, j'ai besoin de solitude. J’invente une migraine que je
justifie dans un mail d'excuse au lycée. C'est la première fois que je mens
à un supérieur, ou que je rate le travail. Je n'ai même jamais séché un
cours. La culpabilité me ronge, je me sens sale, petite et minable.
Il est sept heures et le soleil ne s'est pas encore levé sur Paris. Je
décide de rentrer chez moi à pied. Il faut que j'aère mes pensées. Les
boulangeries sont ouvertes, mais les boutiques fermées. Une seule épicerie
ouvre sa grille sur le chemin, le bruit du métal ajoute un peu de vie au
décor qui se réveille doucement. Les Parisiens allument leur capitale,
tandis que j'y erre, sans trop savoir quel rôle j'y joue.
Les cloches de midi, dans mon village d'enfance, me manquent
soudain terriblement. Elles, le soleil constant, l'odeur de l'herbe sèche, la
réverbération de la lumière sur les pierres blanches, et les maisons jaunes,
roses, orange, bordant la mer. J'ai besoin de rentrer chez moi, parce que je
ne sais plus tout à fait qui je suis, ce matin.
J'ai couché avec Adam Dragannah… La nuit me revient en tête par à-
coups, et à chaque souvenir, mon ventre se tord comme si j'y étais encore.
Alors, je suis cette fille-là ? Celle capable de coucher avec un élève de son
lycée. Celle qui l'attend au café et n'hésite pas à le suivre dans une
chambre d'hôtel. Celle qui prononce "baise-moi."
Je suis perdue, maintenant. J'enfile mes écouteurs, en espérant qu'une
vieille chanson démodée m'aidera à relativiser la catastrophe arrivant.
Je sais bien que je vais le revoir. Comment pourrais-je faire autrement
après une nuit pareille ? Ça fait une demi-heure que j'erre dans Paris et j'ai
déjà envie de le retrouver. Est-ce que ça fait toujours ça, après un
orgasme ? Je revis notre nuit en boucle ; j'en ressasse les détails, il est
partout avec moi ce matin.
En faisant défiler les vidéos Youtube sous mes yeux, je tombe sur la
playlist années 80. C'est parfait. Je me sens d'humeur Cindy Lauper.
Bon sang, ses reins. Son regard quand il m'a parlé en hébreu. Juste
avant de... Torsion. Torsion. Torsion.
Il me faut un café !
J'ai Time after time dans les oreilles quand j'entre dans la boulangerie.
Cette chanson est magique, elle transforme n'importe quoi en comédie
romantique. Sous le prisme de Cindy Lauper, ma relation avec Adam –
enfin ma nuit, puisqu'on ne peut pas tout à fait qualifier ça de relation –
paraîtrait presque "mignonne". Alors que...
À quatre pattes.
Le qualificatif « mignon » ne s'accorde définitivement pas à cette nuit.
Café en main, je reprends mon chemin d'errance dans Paris. Les gens
se pressent pour entrer et sortir des bouches de métro. Les voitures
commencent déjà à klaxonner. La vie s'active, sans moi.
Bon sang… On. Va. Faire. Quoi. Maintenant ?
Poser des règles ? On se retrouve dans un café pour un debrief ? Je
sors le PowerPoint et lui le préservatif ? Et au lycée, alors ? Je ne le
regarde ni dans les couloirs ni à la pause ? Comment devrai-je me
comporter s'il se retrouve encore dans l’un de mes cours ?
Je voulais te baiser sur ton bureau.
Ce n’est pas un café que j'aurais dû prendre, moi, mais un Spasfon.
Sauvée par le gong. Mary. À huit heures pétantes, son prénom
s’affiche sur mon écran. Je lui avais dit que je comptais, je cite : "discuter"
avec Adam. Je n'ai aucune idée des mots justes pour lui répondre, mais je
décroche. Elle ne me laisse pas le temps de parler.
— Laisse-moi deviner, t'es sur le walk of shame.
Note pour plus tard : remercier ses parents de l'avoir conçue.
Je lui demande alors si un petit-déjeuner en ma triste, perdue, honteuse
et néanmoins rassasiée personne la tente. Elle accepte dans la seconde.
Moins de vingt minutes plus tard, après une réponse cordiale de la
secrétaire du lycée, mon amie me rejoint, et je lui déballe sans tarder
l'entièreté de mon péché de la veille.
— Il t'a vraiment ordonnée de te mettre à quatre pattes ?
— Oui.
— Non, mais raconte encore. Je veux imaginer.
Mary allume une cigarette devant son café crème, son béret noir
toujours en place sur ses cheveux bruns, plus clichée de jour en jour, et
insiste :
— C'était plus un "Mets-toi à quatre pattes, s'il te plaît, vraiment
j'aimerais bien", ou plus un "METS-TOI À QUATRE PATTES,
ESCLAVE DE MON DESIR DE MÂLE DOMINANT" ?
— Plus la deuxième, et arrête de parler aussi fort.
Elle pousse un cri hystérique à ma réponse en tapant dans ses mains,
extatique, ignorant au passage complètement mon injonction concernant
le volume vocal. Elle inspire ensuite pour poser le menton dans sa paume,
de la main qui tient sa cigarette, et je me demande une seconde si elle ne
va pas se brûler les cils.
— Ah là là, là, là, souffle-t-elle avec un grand sourire. Tu te l'es fait.
Tu-te-l'es-fait. Et en plus, c'est un bon coup. Mais ça se sentait, ça. Les
chic-types sont souvent de bons coups.
Mary n'est pas partisane de la théorie selon laquelle les machos
plaisent plus aux femmes que les gentils. Elle est elle-même à la recherche
d'un gentil depuis un bout de temps, mais ne l'a pas encore trouvé. Je
réfléchis cependant à sa phrase. S'il a toujours fait preuve de respect, de
discrétion, voire de galanterie, je ne sais pas encore si Adam est classable
dans le camp des "gentils garçons". Certes, il ne m'a pas séduite
volontairement, il n'est jamais rentré dans la provocation, il a même tenté
de calmer le jeu, et en ce sens, je le crois du côté des « chics-types »
comme le dit Mary. Mais après cette nuit où j’ai découvert sa fougue, son
autorité, sa passion sauvage, je ne sais plus.
— Serviable dans la vie, dominant au pieu. C'est ça qu'on veut,
ponctue mon amie en écrasant sa cigarette de travers dans le cendrier. J'ai
tellement hâte de voir la tête de Fares quand il va l'apprendre...
Moi, non. Rien que l'idée me noue. Je la connais déjà, sa tête. Il va
adopter un regard dur, cloisonner ses lèvres, et se contenter de me fixer
comme si j'étais l'incarnation du péché originel.
— Et du coup, tu es partie, ce matin, reprend Mary.
Elle attrape un morceau de pain et commence à y tartiner du beurre.
La baguette, le café crème, le béret et la cigarette... Il ne lui manque que le
camembert.
— J'ai écouté Time after time une quarantaine de fois sur le chemin.
Ça la fait éclater de rire. Pendant qu'elle entonne le refrain avec
enthousiasme, moi, j'enfouis ma tête dans mes deux mains et gémis de
malaise :
— Mary.... Mais putain, qu'est-ce que je vais faire ?
— Je vais te dire ce que tu vas faire : tu vas rentrer chez toi, prendre
une douche, et comater toute la journée en checkant ton téléphone toutes
les deux minutes pour voir si tu as un message. Demain, tu retournes en
cours, et tu ne lui parles jamais, JAMAIS, dans les locaux. Le soir, tu le
retrouves chez lui, et tu remets ça. Ils ont oublié la confiture, ces fils de
chien !
Elle se lance dans une liste d'insultes, ma foi, très originales, puis se
lève pour aller chercher elle-même la confiture. Ce qui est bien, avec
Mary, c'est qu'elle n'est pas dans l'excès !
Ceci dit, elle a sans doute vu juste, puisqu'il est neuf heures, et que j'ai
déjà plus consulté mon téléphone qu'écouté Cindy Lauper. Je suis même
allée regarder sur Instagram s'il avait posté quelque chose depuis. Qu'est-
ce qu'il aurait pu mettre ? Une photo de l'hôtel avec un commentaire en
hébreu : "Lit de bonne qualité, je recommande, surtout en levrette" ? Dès
que Mary revient, je range mon téléphone et déclare :
— De toute façon, il n'écrira pas.
— Ah, donc tu as déjà commencé. Mais bien sûr que si, il va t'écrire !
Imagine dans quel état il est, lui. Il vient de se faire la prof. Laisse-lui
trouver les mots, déjà.
— Je ne crois pas que ça lui importe.
Mary me regarde avec attention à cet aveu, elle a perçu la brisure de
tristesse que vient de prendre ma voix. Je développe :
— Il a eu beaucoup de meufs, je crois. Je ne suis pas... Je n’en sais
rien. Je ne suis qu'une parmi les autres, tu vois ?
— Tu devrais te remettre un coup de Cindy Lauper, ça te ferait du
bien.
Elle arrive à me faire sourire, mais quand, à dix heures, mon écran
affiche toujours noir, le plaisir de la nuit s'évince peu à peu pour un
sentiment de mal-être. La peur qu'il regrette. La peur d'avoir été son "coup
de la veille, et maintenant, on peut passer à autre chose". La peur de
l'avoir déçu au lit.
Et puis, finalement, quand on se sépare pour que je rentre rattraper
mes heures de sommeil, et que Mary disparaît au coin d'une rue, mon
téléphone vibre enfin. Ça fait bondir mon estomac. C'est lui. Je n'ai
volontairement pas enregistré son numéro, mais j'en connais les chiffres à
présent. Mes yeux pétillent ardemment lorsque je lis :

#Bon matin, Dame Dolnoy.

C'est tout. Mais ça me garde en sourire pour la journée entière. Puis,


soudain, une autre peur me prend. Pas celle d'être attrapée par le lycée.
Pas non plus celle d'être réprimandée par Fares. Non, d’un coup, je crains
cet estomac qui bondit, ce cœur qui bat trop fort, et ces lèvres qui ne me
répondent plus.
Note pour moi-même : ne pas tomber amoureuse d'Adam Dragrannah.
25. 92B33

Plus mes collègues s'inquiètent de ma migraine de la veille, plus je me


sens comme le dernier des déchets. Ça me provoque un autre genre de mal
de ventre que celui que me déclenche Adam. Celui-là est acide, il donne
envie de disparaître. Mais la bienveillance de mes pairs ou le petit mot de
la direction pour me demander si je vais mieux ne sont rien face à
gentillesse de Karima.
À la pause de dix heures, sa cigarette dans une main et son café dans
l'autre, elle semble vraiment s'être souciée de moi, hier. Lorsqu'elle me
demande si j'ai souvent des migraines, si j'ai consulté, s'il me faut des
lunettes, j'ai envie de me vomir moi-même. Mes mains tremblent à mon
mensonge, ma voix se fait petite pour lui dire que c'est simplement la
fatigue.
J'apprécie beaucoup Karima, mais dans quel univers est-ce qu'elle
accepterait ma relation avec l'héritier Dragannah ? Elle l'a connu à
quatorze ans, elle a connu son frère, elle me trouverait complètement
folle. Depuis le début de l'année, le sujet de nos adolescents qui ont des
têtes et des corps d'adultes n'a jamais été abordé. Peut-être parce que c'est
moi qui débloque complètement. Mes collègues semblent séparer
clairement les deux mondes, le professionnel d'un côté, le personnel de
l'autre.
Moi, j'ai dépassé une légère limite, tout de même.
Judith et Laurent nous ont rejointes pour la récréation. Je suis la seule
non-fumeuse, mais je préfère passer ma pause à leurs côtés que dans la
salle des profs, entourée des vieux de la vieille, adeptes de l'entre-soi. On
me demande une fois de plus si je vais mieux. Je me sens comme une
criminelle face à la famille de la victime, sérieusement.
Et, en plus, je l'aperçois, lui, au coin fumeurs des lycéens. Le
sentiment d'être nulle, sale, menteuse, fautive, s'efface dès qu'il me jette
un regard au travers du halot gris de sa fumée. Il est magnifique, ce matin.
Toujours très simple, un pull noir épais, une écharpe verte, un baggy, mais
il a une sorte d'élégance que les autres n'ont pas. Il tire une latte sur sa
cigarette en me fixant ; même de loin, je peux percevoir le pétillement de
ses yeux. Ils ressortent d'autant plus avec la couleur de son écharpe.
J'ai un frisson agréable au cœur de l'estomac. J'ai envie de lui,
immédiatement.
Si on laissait tomber la journée de cours ? Un message, on trouve un
lieu, il me fait l'amour comme il lui plaira de le faire, et on se fout du
reste ?
— Allez, le glas a sonné, souffle Karima en écrasant sa cigarette
contre le muret.
Elle la jette au sol, se prend une remontrance écologique de la part de
Laurent, puis récupère son mégot en maugréant. Par « glas », elle entend
la sonnerie. Son tintement strident a le mérite de me ramener à la raison.
Tu as un métier, en fait, Clara. Que tu ne t'y sentes pas tout à fait à ta
place ne change rien au contrat que tu as signé, en début d'année.
Je me force à les suivre.
En dépassant les portes, nos regards se soutiennent ; personne ne le
remarque, c'est l'essentiel.
Le mardi, je termine tôt, c'est au moins ça. Parce que je suis déjà
lassée de mon avant-dernière heure.
Introduction, causes, développement, conséquences. Encore,
Madame ? Eh oui, encore. C'est aussi passionnant pour vous que pour
moi.
Sans oublier le métro, mes six étages, l'appartement minuscule.

Une fois chez moi, je me réfugie dans ma chambre, et je m'assois sur


le lit pour perdre mon regard dans la penderie. Je me demande... si Adam
n'avait pas été Adam, est-ce que mon quotidien cette année aurait
ressemblé à cette terrible banalité-là ? Le travail auprès d'élèves que je
sens désinvestis, les rames bondées, l'appartement trop petit, les escaliers
interminables, encore les rames, les élèves, les étages, et ainsi de suite,
jusqu'à la fin de l'année ?
Est-ce que je vais finir par aimer ça, enseigner ?
Je m'allonge complètement, les bras au-dessus de ma tête, et je fixe à
présent la petite fissure à mon plafond. J'ai envie de le voir. J'ai envie de le
voir depuis l'instant où j'ai refermé la porte de l'hôtel. C'était il y a trente
heures, je le ressens comme trente jours. Est-ce que je dois le lui dire ?
J'entends d'ici Mary : "Mais GRAVE. VA-BAI-SER.". Peut-être qu'il voit
quelqu'un d'autre ce soir. On n'a posé aucune règle, il en aurait le droit.
J'irais en prison pour meurtre sur brune avec préméditation, mais il en
aurait le droit.
Allez, je me lance. Je sais que dans les règles de la séduction, il faut
attendre au minimum deux jours. Dans l'idéal, même, n'être pas celui qui
fait le premier pas. Mais je ne tiens plus. Ça n'engage à rien, un simple
texto.

#J'ai envie de te voir.

Simple, digne, efficace. Une heure passe, que je comble en lisant des
copies, mais je suis si peu concentrée que je dois revenir en arrière, ligne
après ligne. Mes yeux lisent, mon cerveau n'imprime pas. J'ai corrigé deux
devoirs en l'espace d'une heure et quarante-cinq minutes, ce qui est la
marque d'une inefficacité hors norme. Mais tout ce qui m'importe, c'est
que ça vibre enfin.
Je n'ai même pas besoin d'attraper mon téléphone, je l'ai gardé dans la
main comme la pire des obsessionnelles. J'ouvre, impatiente, mais je ne
comprends pas sa réponse.

#92B33.

92... Ce n’est pas une année de naissance, en tout cas pas la mienne et
certainement pas la sienne. B, pour... baise ? Et le dernier chiffre, ce serait
quoi ? Qu'est-ce que ça veut d... Oh. Évidemment. C'est le code de son
immeuble. Je relis nos deux messages à la suite, juste pour sourire un peu
plus :

#J'ai envie de te voir.

#92B33.
Il a le mérite de ne pas prendre de détour. Deuxième message, une
seconde après. Je n'ai même pas eu le temps de lui répondre.

#Mets une jupe.

Il a un genre de bouton pour allumer du feu dans mes organes ?


Alors, je fais ce que toute personne qui n'a plus le contrôle sur elle-
même ferait : je me précipite sous la douche, me lave avec le gel qui sent
le meilleur parmi tous, me rase les jambes et y passe une crème parfumée.
J'arrange mes cheveux, je me maquille, je rate, démaquille, et refais. Et
puis, je fouille ma penderie encastrée dans le mur pour trouver des sous-
vêtements acceptables et une jupe adaptée.
Je n'ai pas eu de relation depuis trois ans, et je me suis un peu
délaissée sur le plan de la séduction. Aucun soutien-gorge n'est accordé à
une culotte, j'ai privilégié le confort du coton à l'élégance de la dentelle ;
mes jupes sont pratiques, et certainement pas aguicheuses. Il déclenche
chez moi l'envie de me faire belle. Je me sens femme, je me sens mériter
d'être femme, en tout cas. J'ai envie d'être... Quel serait le mot ?
Voluptueuse. C'est ça.
Je lui signifie que je serai là dans quarante minutes juste avant d’entrer
dans le métro. Et là, je suis dérangée. Le regard des hommes, dans la
rame, n'est pas le même qu'au matin, ou qu'hier. On observe mes jambes à
droite, on me fixe trop volontairement à gauche. Je suis profondément à
l'étroit. Je donnerais tout pour un pantalon et du démaquillant. Les arrêts
n'ont jamais été aussi longs.
Heureusement, Saint-Germain s'affiche enfin. Je descends presque en
courant, mais je m'oblige à ralentir : ne pas sentir la transpiration en
arrivant chez lui.
L'immeuble se détache vite des autres, sur le boulevard. Code. Hall.
Code. Une assoiffée, voilà ce que je suis. Une affamée, aussi. Je toque.
L'attente me semble interminable. Mais j'entends le cliquetis de la serrure.
Adam m'ouvre.
Il porte la même tenue que ce matin, et c'est parfait. J'ai voulu le
dévorer là-dedans en le voyant au coin fumeurs, je suis heureuse qu'il ne
se soit pas changé.
Il m'observe, démarrant par mes tennis, remontant lentement de mes
collants noirs à ma jupe, à mon manteau fermé, jusqu'à mon visage :
— J'aurais dû préciser sans collants, déclare-t-il, la voix tendue.
Je n'ai même pas le temps de faire trois pas qu’il claque la porte
derrière lui, me plaque contre le mur blanc de son couloir, et défait les
boutons de mon manteau. Il le fait tomber au sol, l'éloigne d'un coup de
pied négligent, ôte son pull et son tee-shirt. Maintenant qu'il est torse nu,
il prend ma nuque dans sa main droite pour m'embrasser avec une passion
que je ne lui avais pas encore sentie. Sa langue se mêle à la mienne
immédiatement. Il ne se détache que pour souffler, la respiration
écourtée :
— C'était trop long, un jour.
Il m'embrasse à nouveau. Ses mains descendent naturellement sur mes
cuisses. Il remonte ma jupe, vient tâter le fil noir de mon collant, et il
s'arrête alors. Adam éloigne son visage de quelques centimètres, fronce
les sourcils d'un air contrarié et lance :
— Bon. Je vais devoir déchirer ce machin.
Note pour moi-même : Euh. Quoi, déjà ?
26. Et ce qui devait arriver...
arriva.

Il m'a fait l'amour contre son mur ; c'était doux, sensuel, chaleureux.
Ses va-et-vient réguliers, puissants, concentrés, debout contre moi, sa joue
contre ma joue, son souffle... Tout était mieux que ce que j'attendais. Et
puis, on a dîné, naturellement, sans gêne et sans silence. Adam est
passionné de cuisine et d'économie. Je ne peux pas juger le deuxième
point, mais bon sang, il est doué en ce qui concerne la nourriture. J'ai
dégusté chaque épice, chaque légume, chaque sauce. Dès qu'une nouvelle
bouchée m'arrivait, je me rappelais mes notes-pour-moi-même et essayais
de ne pas trop aimer ce moment.
Il m’a regardée manger avec délectation. Son menton sur sa paume,
son sourire à ses lèvres, il avait l'air d'adorer ça autant que moi. Quand j'ai
terminé mon repas, il m'a prise par le poignet, et m'a tirée à lui. Je ne sais
pas combien d'orgasmes le corps humain peut supporter en quelques
heures. Je me demande s'il n'y a pas une limite, et si je ne risque pas une
attaque à laisser tout exploser en moi aussi puissamment, et en si peu de
temps d'écart. Toujours est-il qu'il m'a prise par la taille et m'a assise sur le
comptoir.
Ses mains sont remontées sur mes cuisses nues, il a relevé ma jupe, il
m'a prise sèchement, presque bestialement, comme une pulsion à calmer
soudain. J'ai adoré ça. Et maintenant, par un procédé d'évènements que je
ne saisis pas encore tout à fait, je suis à l'étage, et je regarde d'un œil
indécis le pyjama qu'il a déposé sur la chaise de sa salle de bains.
Je comptais rentrer chez moi, il est vingt-trois heures. Mais il a
développé un genre d'argumentaire in-con-trable. Je veux dire par là qu'il
m'a soufflé à l'oreille : "reste ici cette nuit" et que j'ai accepté dans la
seconde. Je suis dure à convaincre, il faut le reconnaître.
L'étage est splendide. Tout en moquette claire, les murs blancs, deux
portes de chaque côté d'un couloir aux lustres pendants. Adam occupe la
chambre du fond, et il a sa propre salle de douche. En face de sa chambre,
il y a une porte close, décorée d'un "L" majuscule. Je suppose qu'ils la
laissent toujours fermée.
Sa chambre à lui est spacieuse, lumineuse et bordélique. Son odeur de
crayon de bois est partout. Du papier peint violet, au grand bureau
donnant sur la fenêtre haute, un tapis sombre couvrant le sol, une couette
aux motifs musicaux... Il a imprégné les lieux de tout ce qu'il est et de tout
ce qu'il sent. En entrant, j'ai pensé : ça y est, je suis dans sa chambre. Là
où il dort et fantasme. J'ai eu la sensation que c'était privilégié de me
trouver ici. J'ai espéré qu'il ne l’a réservé qu'à moi. Je me mens très
certainement.
Mais j'ai le même raisonnement, sous la douche. Je fais couler l'eau
brûlante sur mon buste, mon ventre, mes jambes, et je pense : elle coule
aussi sur lui, ici. Et c'est ce savon précisément qui décuple son odeur
boisée, ce shampoing, cet espace. Si je n'avais pas fermement décidé de ne
pas tomber amoureuse de lui, je me serais estimée – très légèrement –
accro, là.
J'enfile son pyjama qui sent bon le propre, la lessive familiale. C'est
triste, comme odeur, quand on sait que, d’une certaine façon, Adam n'a
pas de famille. Ce doit être la même marque depuis des années, mais elle
n'a plus le parfum d'un foyer pour lui, je suppose.
Lorsque je sors, vêtue d'un trop large bas de jogging gris et de son tee-
shirt à l'effigie des Pink Floyd, il est allongé sur le lit, torse nu, en jogging
lui aussi, un bras au-dessus de sa tête. Son autre main tient une cigarette
qu’il fume en fixant le plafond. Quand je viens m'étendre à côté de lui, il
tourne un visage apaisé vers moi :
— Ça a fait du bien, la douche ? demande-t-il.
Je bâille largement en guise de réponse, en hochant positivement la
tête, avec de petits yeux fatigués, mais paisibles. Ça le fait sourire
tendrement.
— Tu te lèves à quelle heure ?
— De chez moi, six heures trente. D'ici, je n’en sais rien.
Il attrape son téléphone pour régler le réveil en me répondant.
— T'es à six minutes à pied. 7 heures 30 ?
Il ne compte pas se lever, lui. Je me redresse légèrement tout contre
lui, et j'observe avec attention la belle courbe de son profil, son nez
retroussé, ses longs cils. Il est objectivement superbe, c'est indéniable.
Mais sa façon de tout prendre à la légère m'étonne et me pique à la fois. Je
lui demande :
— Tu n'as pas peur ? Qu'ils te renvoient, à force ?
Il pouffe, tire une latte, et, la tête toujours vers le plafond, rétorque :
— Ils ne peuvent pas.
— Comment ça ?
Adam expire lentement la fumée de sa cigarette. Comme à chaque fois
que je lui pose une question, il semble hésiter à répondre. C'est un faux
bavard, Adam. Il ne révèle de lui que ce qu'il veut bien révéler. Mais, pour
cette fois, il abdique :
— Mes parents financent le nouveau gymnase. Techniquement, ils ont
le droit de me virer. Officieusement, il ne vaut mieux pas pour leurs cours
de sport à venir.
Ça a l'air de le déranger, plus qu'il ne souhaiterait le montrer. Je me
risque à aller plus loin, je profite de l'intimité de la chambre pour lui voler
des confidences.
— Ils ne vivent plus du tout ici, tes parents ?
— Je n'en sais rien, faudrait leur demander.
Là-dessus, il tire son bras jusqu'au cendrier sur sa table de nuit, écrase
sa cigarette, et se replace près de moi. Mais à son visage plus fermé, je
comprends qu'il ne veut pas développer. C'est terriblement frustrant de
n'avoir accès qu'à aussi peu de parties de lui. Je me blottis, en caressant
son torse d'un seul doigt. Il aime ça.
— Dis... Tu as déjà eu une petite amie ? Une vraie ?
— Ouais, la première.
— Celle des quatorze ans ?
— Oui.
— Qui ?
Adam se tourne complètement vers moi. L'épaule contre le matelas,
ses pectoraux se rapprochent l'un de l'autre, galbant d'autant plus leur
forme déjà ferme. Il répond à ma caresse par une autre, venant toucher
très doucement mon visage ; du haut de la tempe jusqu'au début du
menton.
— Une amie de mon frère, répond-il simplement.
Il a un truc pour les filles plus âgées, lui.
— Tu l'aimais ?
Je redoute sa réponse, j'ai déjà l'estomac en demi-nœud avant de
savoir. Il se contente d’acquiescer d'un signe de tête, silencieux. Nous
sommes tous les deux allongés l'un devant l'autre, nous caressons nos
peaux, et pourtant, je le perçois plus distant.
— Et tu es resté longtemps avec elle ?
— Presque deux ans.
Je fais le calcul. Quatorze, quinze, presque seize... Je n'ose pas lui
demander si c'est la mort de Lucas qui les a amenés à se séparer, mais je
sens bien que ça a un rapport.
— Tu n'as pas gardé contact ?
— Pourquoi tu veux savoir tout ça ?
Parce que je veux tout savoir de toi, Adam. Je veux comprendre ce qui
me plaît au travers de tes airs faussement légers et de tes yeux qui rient de
tout.
Je suis devenue trop intrusive, c'est évident. Je hausse les épaules :
— Comme ça.
Ça lui suffit pour clore la – presque – conversation. Il tend son cou
pour embrasser mon front. Son nez vient frotter le mien tout doucement,
et il murmure :
— C'est bien que tu sois restée.
J'enfouis ma tête dans son cou, et en une seconde, je m'endors contre
lui.

Au réveil, je dois courir. La sonnerie de son téléphone est abominable,


si bien qu'il l'éteint, et que je me rendors aussi sec. J'ouvre les yeux en
panique à huit heures moins dix, bondis hors du lit, retrouve par miracle
mes dessous, ma jupe et, oh non, je n'ai plus de collants, je vais mourir de
froid. Tant pis, je claque la porte, puis cours jusqu'au lycée.
Lorsque j'entre dans la classe de mes premières, avec seulement trois
minutes de retard, j'halète en plus de transpirer. Soudain devant eux, je
réalise que je n'ai pas prévu de cours. Ma mallette prend tranquillement un
jour de repos chez moi. Ne pas paniquer. Ne rien laisser voir. Je fixe tout
en dressant, à une rapidité extraordinaire, la liste de tout ce que je pourrais
leur apprendre sans avoir planché un minimum sur le fond. La solution me
parvient soudain, comme une épiphanie :
— Contrôle surprise.
Je m'en tire plutôt bien. Dommage pour ma classe, mais entre leur
survie et la mienne, j'ai tranché.
En revanche, pour mes terminales, j'avais déjà imprimé et rangé dans
mon casier un contrôle type bac de deux heures pour ce matin. Mais après
les premiers trois quarts d'heure, alors qu'ils sont tous concentrés sur leur
copie, trois coups leur font relever la tête vers la porte.
Pas ça. Non. Pas ça, vraiment.
Mon sang se fige. Laurent entre, et bien évidemment, il est suivi
d'Adam.
Et maintenant, miss Robinson, il va falloir gérer.
27. À mon tour.

Il est dans ma salle de classe. Hier, il m'a donné deux orgasmes, j'ai
dormi dans sa chambre, contre lui, entre ses draps, il m'a demandé à
l'oreille si "j'aimais ça", si j'en voulais plus, et là, il est dans ma salle de
classe. Devant mes élèves.
Il dépose son carnet sur mon bureau, son regard se force à rester
neutre. C'est autant gênant pour lui que pour moi, c'est déjà ça.
— Allez au fond.
J'écarquille les yeux à ma propre phrase pour ajouter à la seconde :
— De la classe !
Je crois qu'il retient un fou rire. Personne n'a compris, ou ne semble
avoir compris du moins. Adam, un éclair hilare dans ses yeux marron-
vert, incline son visage au sol pour m'obéir. Mais à peine s'est-il assis à
côté du trio, qu'il lève la main. Il ne va pas en plus enclencher le son de sa
voix ?
— Oui, Adam ?
— Je peux avoir une copie, moi aussi ? Je n’ai rien de constructif à
faire.
— Oh, le grand taré, souffle Joshua avant de se concentrer à nouveau
sur sa feuille devant mes yeux réprobateurs.
J'accepte, évidemment, et vais déposer un exemplaire du contrôle
devant lui. En me tournant pour retrouver mon siège, je sais qu'il me
regarde marcher. Je peux sentir ses yeux sur ma jupe. Je suis maintenant
assise, face à la classe, et surtout, à lui, que je vois tapoter très
discrètement sur son téléphone caché sous sa table. Il est sérieux, là ?
Je place le mien, en silencieux, dans le sac devant moi, à même le
bureau. Son premier message s'affiche.
#Ah... Ce bureau…

Je m'empêche de sourire, et j'essaye vraiment de cacher mes joues


soudain rougies. Il relève des yeux pétillants vers moi, mais sa main droite
se remet à pianoter sur les touches. Je vérifie que tous les autres ont le nez
plongé sur leur propre feuille. Deuxième message.

#Elle te fait un beau cul, cette jupe.

Je vais le tuer. Il fait mine d'examiner la copie sous ses yeux, tandis
que je toussote, inconfortable. Finalement, Adam reprend son téléphone
planqué.

#T'as fait une faute à la question 9.

Après avoir indiqué à la classe que "continent" prend bien un "s", je


ferme mon sac d'un geste vif, puis regarde Adam sans détour pour
déclarer :
— Adam, rangez ce téléphone.
— Pardon, Madame.
Le trio lui sourit avec complicité, comme si c'était un gage de
popularité de sortir son iPhone en classe, et le contrôle peut continuer.
Seulement, je suis piquée par une sensation désagréable. Gabriella ne
cesse de regarder alternativement Adam et moi, d'un œil suspicieux.
L'idée qu'elle ait compris me glace, soudain. Il n'y a aucune preuve.
Aucune. Je vais tout de même demander à Adam d'effacer ses messages,
quand on sera seuls.
La cloche de midi sonne. Tous les élèves déposent leurs copies sur
mon bureau, avant de sortir en trombe s'aérer dans l'air froid de novembre.
Adam est évidemment le dernier, mais il n'a pas l'occasion de me parler.
Le trio ainsi que Lorie et Gabriella l'attendent dans l'encadrement de la
porte.
— Allez, grouille ! s'exclame Marc. Tu t'en fous, tu ne seras pas noté.
Il ne m'offre aucun dernier regard, c'est bien. Mais ça devient
dangereux. Alors, une fois qu'ils ont tous quitté ma classe et que je me
retrouve un peu moins à l'étroit, je peux lui écrire en retour.
#Chez moi, 20 heures.

#Noté.

Et maintenant, je dois trouver une bonne punition, pour me venger.

***

Adam respire à vive allure, et gémit, il étouffe des cris en se mordant


la lèvre. Parce que ma langue est en train de le mettre au supplice. Assis
sur mon canapé, il a glissé ses deux mains dans mes cheveux, et les
empoigne à mesure que son plaisir augmente.
— Attends, attends... geint-il, la voix brisée.
J'ai peur de lui avoir fait mal, de n'être pas assez douce, mais à sa
respiration saccadée, je comprends qu'au contraire, je fais "trop" bien les
choses. Je continue, je le torture un peu. Ma langue est brûlante, mes
mains, délicates... Je ne sais pas ce que l'on trouve de soumis dans une
fellation, parce que, là, tout de suite, c'est lui qui est tout à moi. J'ai le
contrôle sur son souffle, son plaisir ; je tiens entre mes mains et mes dents
la partie la plus intime de son corps. Je l'entends :
— Putain... Attends, Clara... Je vais...
Il me relève la tête de force et halète :
— Arrête... Je vais jouir dans ta bouche si tu continues.
Je me relève alors, lentement, et viens me placer à califourchon, sur
lui. Il n'y a pas encore de préservatif entre nous, je peux le sentir, tout au
bord de moi. Il place ses mains sur mes fesses et gémit encore :
— Je ne vais pas tenir...
J'ondule, à la frontière, il ferme les yeux comme si c'était douloureux :
— Tu me tortures, putain, lâche-t-il.
Oh que oui, à mon tour de dominer. Je l'attrape, d'une main, et
continue de lui faire du bien, sans m'éloigner pour autant. Je souffle :
— Tu ne m'écriras plus en cours ?
— Promis.
— Tu ne joueras plus à m'exciter devant des élèves ?
— Promis...
Je prends le préservatif laissé sur le coussin à côté de nous, le déchire,
et je lui mets. Mais je ne lui permets pas encore me pénétrer. Tout ça
m'amuse trop.
— Allez, viens... supplie-t-il en empoignant plus fermement mes
fesses. Laisse-moi te baiser. Maintenant.
J’accepte enfin qu’il entre, très lentement, en profitant du
gémissement de plaisir et de soulagement qu'il éprouve. Assise sur lui, je
me mets à onduler, d'avant en arrière, au rythme de sa respiration.
— T'es parfaite. T'es tellement parfaite...
J'augmente la cadence, il affale sa tête dans le canapé et entrouvre la
bouche de plaisir. Moi aussi, j'ai envie de serrer ta gorge, Adam. Je place
une main sur son cou, il paraît surpris sur l'instant. Mais il est si musclé
que j'ai peu d'emprise. Alors, Adam, me regardant intensément, lâche ma
fesse pour prendre ma deuxième main et m'inviter à serrer, comme ça.
Avec les deux. Sur l'instant, je ne comprends pas, mais quand je
m'autorise à le faire, quelque chose d'étrange se produit en moi, à
l'intérieur de moi.
À chaque fois que je coupe sa respiration, il se tend et grandit un peu
plus en moi. Je dois mesurer lorsque je le fais, pour ne pas l'étouffer
complètement. Il accepte. C'est mon jouet, maintenant. La décharge
électrique revient dans mes pieds, je l'apprivoise de mieux en mieux. Je
sais qu'elle va remonter dans mes cuisses, jusqu'à mes reins, pour exploser
dans ma nuque et sous mon front.
Je détache complètement mes mains afin d'aller plus vite, et suivre la
décharge jusque dans mes mouvements.
— Adam, je vais... je vais jouir...
— Moi aussi... Viens. Viens... !
Il retient un cri rauque contre mon oreille en empoignant ma nuque ; la
décharge éclate dans mon crâne. Le plaisir est monté comme une vague, et
m'inonde. On s'écroule l'un contre l'autre. On vient d'avoir un orgasme en
même temps.
Le reste de la soirée se déroule comme si nous étions un couple parmi
tant d'autres. Je tente de cuisiner, Adam goûte, déglutit difficilement pour
déclarer, incapable de mâcher entièrement ce qu'il a dans la bouche :
— Mais ch'est ab'cholument déli'chieux, dis donc. Dépêche-toi de
manger, on va être en retard pour une intoxication, sinon.
J'éclate de rire, et le laisse sauver le plat. Il sort l'intégralité de mes
épices, les renifle, les mélange dans la sauce, goûte, réajuste... Tandis qu'il
fait tout cela, moi, je me love dans son dos, mes mains posées sur son
torse, comme s'il était à moi. Il tourne son visage au maximum pour
embrasser mon front, puis reprend sa tâche.
Il chantonne quand il cuisine. J'aime bien cette manie-là. J'aime bien
ses manies, de façon générale. Il me fait goûter, et quand il estime que
c'est prêt, nous mangeons à même le sol de mon salon. Je lui pose des
questions sur sa passion, auxquelles il répond de façon évasive, comme à
chaque fois qu'on lui demande quelque chose.
Je sais que tout ça ne durera pas. Il arrivera un moment où nous
devrons arrêter pour ne pas être vus, pour qu'il reprenne une route de
lycéen plus conventionnelle, pour que je retrouve la notion de réalité. Je le
sais bien. Je sais aussi que ses silences finiront par me faire du mal, qu'un
jour, j'en voudrai plus, et qu'il ne pourra pas me le donner.
Nous courons à notre perte, je le sais, et il doit le savoir aussi. Mais,
pour l'instant, je n'entends qu'une vérité et ne veux en connaître aucune
autre : c'est que les sauces d'Adam sont meilleures sur sa langue.
28. Toutes les secondes avec toi

— Et si quelqu'un l'apprenait ?
— Pourquoi on l'apprendrait ?
Adam caresse mon visage, allongé en face de moi sur le lit double de
sa chambre. La maison est vide, nous n'avons pas besoin de murmurer.
Mais on le fait tout de même, comme pour suivre le mouvement secret de
la nuit.
— Je ne sais pas... Si ça arrive, qu'est-ce qu'on fait ?
— Je mentirai, chuchote Adam en soutenant mon regard avec douceur.
Je dirai que c'est moi qui te harcèle. Je dirai que tu n'as jamais cédé.
Un sourire gourmand naît au coin droit de sa lèvre lorsqu'il ajoute :
— Alors qu'on sait très bien que...
Je ris volontiers, mais minaude, comme ces jeunes femmes trop peu
sûres d'elles qui déguisent leur manque de répartie en sucrerie :
— Oh, j'ai résisté un certain temps !
Adam lève les yeux au plafond, comme pour réfléchir plus
sérieusement à la question. Je sais qu'il fait mine de calculer, simplement
pour m'agacer.
— "Un certain temps".... On remarquera toutes les nuances possibles
derrière "certain". Non, monsieur le juge, j'ai résisté un CERTAIN temps,
je vous assure. Bon, trois minutes, ça reste un certain temps quand vous y
pensez.
Je lui donne une tape sur l'épaule à laquelle il répond d'un éclat de rire,
et nous reprenons la contemplation béate de nos visages. Je suis nue, et,
les effets de l'amour s'atténuant progressivement, je commence à avoir
froid. Il le sent en touchant ma peau, se penche au-dessus de moi pour
tirer la couette et m'envelopper en partie.
— Adam ?
En face de moi, la tête reposée sur ses deux mains, il commence à
cligner lourdement des paupières, le sommeil est à la frontière de notre
chambre secrète.
— Mhmm?
— Tu étais comment, quand tu étais petit ?
— Je n’en sais rien... J'étais joyeux, je crois.
Il rouvre les yeux pour me regarder, dans la demi-pénombre, et
demande en retour, dans un murmure fatigué :
— Et toi ?
Je repense à mes terres du Sud, que j'aimais explorer en solitaire. Je
sortais à la nuit tombée, et prenais garde à ce que mes parents n'entendent
pas mes pas dans la cuisine. J'ouvrais très lentement la porte de la
véranda, et me retrouvais sous le ciel plein d'étoiles, prête à découvrir les
trésors enfouis de nos ancêtres. J'aimais avoir peur de la nuit, des bruits
alentours, d'un possible ogre affamé. J'aimais aussi croire que j'étais une
grande archéologue sur le point de découvrir les secrets enfouis de notre
civilisation. Toute cette naïveté me manque, aujourd'hui.
— J'étais curieuse, réponds-je. Et solitaire.
Il fait glisser son index doucement de ma tempe à ma joue pour
chuchoter :
— Et tu ne l'es plus ? Curieuse ?
— Moins. On grandit.
— Non, réplique-t-il. On abdique.
Quelque chose s'assombrit dans son regard, à cette phrase. La pensée
l'accompagnant doit lui être désagréable, parce qu'il change de position,
pour reposer sa tête sur son avant-bras, et fixer le lustre au-dessus de nous.
— Tu devrais recommencer, lâche-t-il finalement.
— Quoi donc ?
— Être curieuse, tu devrais recommencer.
Je ne comprends pas tout à fait ce que comporte cette déclaration. Il y
a un sens sous-jacent derrière, mais je crains de ne pas vouloir savoir. Est-
ce qu'Adam est en train de me dire que ma place est ailleurs qu'au lycée ?
— Reprendre mes études, j'en déduis. C'est de ça dont tu parles ?
Il ne répond pas ; les yeux dans le vague, je l'observe chercher des
mots qu'il ne trouve pas. Il finit par secouer légèrement la tête, comme
pour en chasser les idées pesantes, et se tourne de nouveau de mon côté :
— Désolé, me dit-il en reprenant sa caresse initiale. Je n’ai pas à juger
quoi que ce soit. Je pensais…
Son doigt descend jusqu'à ma gorge, qu'il se met à redessiner
doucement :
— Tu devais être mignonne, en costume d'exploratrice, sous le soleil.
Je te vois pieds nus, un gros chapeau sur la tête, donner des ordres à une
équipe imaginaire.
J'ai un petit rire devant le portrait assez fidèle qu'il s'est fait de moi. Il
s'approche doucement pour déposer un baiser simple sur mes lèvres. C'est
tendre et complice. Et puis, après avoir frotté son nez contre le mien, il se
remet à m'observer, et il soupire.
— Quoi ? je murmure.
— Rien. Je me disais juste que... j'aimais ça. Toutes les secondes, avec
toi.
— Moi aussi, j'aime ça. Toutes les secondes avec toi.
C'est au bord de nos lèvres, mais on ne le dit pas. Le silence s'épaissit
et se remplit de tout ce qu'on se tait. L’index d'Adam quitte mon cou pour
descendre lentement jusqu'à ma poitrine. D'un seul doigt, il commence à
suivre la ligne de mes seins ; ses yeux, son souffle, ont changé. Sa caresse
est simple, mais efficace ; cette façon qu'il a de ne me toucher que du bout
du doigt me tend au possible. Moi aussi, je sens ma respiration changer.
Elle se perd, puis se saccade.
Son index descend jusqu'à mon nombril, il joue tout autour. Adam est
tout entier à ce qu'il fait, fixant sans faille les pans de peau qu'il caresse. Je
le vois humecter ses lèvres. Ça y est, le besoin de nous posséder une fois
de plus nous reprend. Juste avant de plaquer mes poignets au-dessus de
ma tête pour me dominer de toute sa hauteur, je l'entends dire : Kol
chenia. Il le murmure une première fois pour lui-même, sourdement, puis
une seconde, « Kol chenia », avec plus de conviction, comme s'il se
décidait à me faire l'amour, immédiatement.
Je me promets de retenir au moins ce mot, pour le traduire un jour. Et
ensuite... ensuite, je ne suis plus capable de penser.

***
Je quitte Adam, endormi, alors que le soleil de novembre n'est pas
encore apparu, mais constatant la pluie, je suppose qu'il n'apparaîtra pas
de la journée. Je descends de quelques pas le boulevard Saint-germain et
entre dans la première boulangerie que je trouve. C'est absolument hors de
prix, mais ça a le mérite d'être là, et rapide. J'ai besoin d'un café, d'un
croissant, et de quatre heures de sommeil en plus. Ils peuvent au moins me
fournir les deux premiers éléments.
— ... De leurs réformes à la con !
— Mais ça, ce sont les théories du genre, ils sont en train de les rendre
fous, ces gosses. Et que je ne peux pas dire femme ou homme, et que je
veux choisir mon sexe, et que le girl power. On ne va pas s'en sortir, hein.
Les voix désagréables, dans mon dos, sont celles de deux collègues
que je reconnais en me retournant rapidement. Deux types d'une
cinquantaine d'années, bedonnants, qui ne m'ont jamais adressé la parole
depuis la rentrée. D'ailleurs, quand ils m'aperçoivent faisant la queue
devant eux, j'ai droit à un sourire hypocrite qui ne manque pas de gâcher
mon café.
De façon générale, je n'aime pas beaucoup les autres enseignants, ici.
Hormis Judith et Karima, aucun n'a été dans l'accueil, le sourire, ou même
la salutation matinale. J'ai pourtant essayé plus d'une fois, en salle des
professeurs. Mais c'est un lycée élitiste, et il faut y faire ses preuves,
d'après Laurent. Je ris intérieurement en pensant que, si je n'ai pas encore
été dans les petits papiers de la direction, je suis dans ceux de l'héritier des
donateurs du gymnase.
Note pour moi-même : ne raconter cette blague interne à personne.

Mes heures de classe s'écoulent très lentement, parce que je suis


épuisée. Je ne vais pas pouvoir tenir ce rythme longtemps. Adam, lui,
s'octroie le droit de sécher les cours et de rattraper, par la même, ses
heures de sommeil. J'ai moins de libertés dans ce domaine. J'aimerais
pouvoir lui en parler, et l'aider à se sortir du lycée. Une fois, j'ai tenté de le
convaincre de travailler, expliquant que quelques mois d'assiduité lui
permettraient des années de liberté. Il s'est contenté de rire et de répliquer
quelque chose comme : "D'accord, madame la professeure."
Il est midi, et sa présence dans les locaux me manque déjà. J'aime nos
regards au coin fumeurs, j'aime le croiser dans le couloir et le dépasser en
remarquant son œil pétillant. J'aime quand il m'écrit durant la pause, sans
que personne ne le remarque. Et surtout, j'aime le retrouver, secrètement,
le soir. Souvent chez lui, parfois chez moi... Je voudrais passer plus que
quelques heures cachées de tous, avec lui.
Parfois, je me surprends à nous rêver dans un restaurant, au cinéma, à
la plage. Et la réalité me reprend dès que la sonnerie du lycée s'enclenche.

En rentrant chez moi, après une douche brûlante et le confort d'un


pyjama propre, je m'amuse à relire certains de nos messages. Et le mot me
revient soudain. Kol cheniah. Je cherche dans la barre de traduction.
L'orthographe ne doit pas être la bonne, puisque je ne trouve rien. C'est
après plusieurs essais de "h" à droite, à gauche, de "qu" au lieu de "k",
qu'une réponse me parvient, et je sais que c'est la bonne.
Je le revois le murmurer pour lui, puis le dire encore, comme réalisant
quelque chose, avant de me faire l'amour. Et ça me faire sourire.
Toutes les secondes...
C'est ça qu'il a dit. Avant que ça ne l'envahisse, et qu'il l'écrase contre
mes lèvres. Parce qu'il les aime.
Il aime toutes les secondes avec moi.
29. Quand l’orage gronde

Il aura fallu trois longues heures d'argumentation et beaucoup,


beaucoup de verres offerts, pour que Fares accepte d'arrêter de m'avertir
du danger quant à ma relation avec Adam. Maintenant que sa tempête est
passée, mes deux amis se lancent dans un énième débat, couvrant les voix
des consommateurs aux tables adjacentes, à base de vulgarité pour elle,
d’éclats de rire cynique pour lui. Le thème du soir ? "La fellation,
dominante ou dominée ?" L'échange est sans fin. Je ne suis pas près
d’exposer la véritable raison de cette « réunion de crise », à ce rythme.
— Mais elle a sa bite entre les dents ! s'exclame Mary sans remarquer
les clients à notre gauche qui se sont retournés. Dans le genre domination,
je ne vois pas ce qu'il te faut !
— Tu me parles d'acte alors que je te parle de culture. C'est une
CULTURE de la domination !
Je me demande combien de temps ils vont mettre à rebondir sur Sirius
Black. Et tandis que les tons s'échauffent, moi, je laisse mes yeux
s'attarder vers mon sac sous la table. J'y vois dépasser le livre qu'Adam
m'a offert la veille, un ouvrage lourd et magnifique, sur les dernières
découvertes archéologiques en Cisjordanie.
Si je ne suis pas avec lui ce soir, c'est parce que notre soirée d'hier ne
s'est pas déroulée aussi bien que les précédentes. Cause de notre rendez-
vous à mes amis et moi. J’avais absolument besoin de leurs conseils en
urgence, mais faut-il encore arriver à les demander au cœur de leur débat
stérile.
— Dites, lancé-je au-dessus de leurs éclats de voix. On peut revenir à
la source du problème ou je vais payer un professionnel pour en parler ?
— Pardon, pardon, fait Fares, conciliant. Moi, je t'écoute, hein, c'est
elle qui revient tout le temps au fait de sucer...
— Ouais, c'est parce que ça me manque. Je t'écoute aussi.
Je les regarde, elle avec son béret, lui avec ses jolis yeux tout noirs qui
débordent d'intelligence, et je jauge leur capacité à m'écouter sans
m’interrompre. À leurs mines exagérément attentives, je sens qu'ils font
un effort. Je me lance :
— Donc, je vous disais que tout se passait bien. On avait...
— Baisé, termine Mary avec le sourire gourmand de celle qui ne l'a
pas fait depuis trop longtemps.
— Voilà, je reprends. Il m'a offert le livre, et là...
— Attends, attends, me coupe-t-elle. Avant de parler de la crise, on
peut rêver encore un peu, et tu nous racontes en détail la séance de cul ?
— Mais c'est pas possible ! s'exclame Fares dans un rire détonant.
Trouve-toi un mec, prends un vibro, j’en sais rien. En vrai, je te l'offre, s'il
n'y a que ça pour te calmer.
— Je lui donnerai ton nom, rebondit-elle. J'imaginerai un instant que
tu n'es pas gay et que je peux t'avoir pour moi seule.
Il lui embrasse la joue dans un bruit volontairement puissant, un genre
"mouuuuuHa!" enfantin, et je les fusille du regard :
— Moi. Problème. Moi. Parler à vous. Tout ça.
— OK, alors.
Ils se raclent la gorge à l'unisson, croisent leurs mains sur la table, et
me fixent, concentrés. Enfin, je crois.
— Alors. Je suis descendue dans sa cuisine pour manger un bout. Et
en revenant à l'étage, je me suis arrêtée, mais pas longtemps, genre...
quelques secondes, une minute max, devant la chambre de son frère.
— Et c'est là qu'il est sorti de la sienne ? en déduit Fares, très à
l'écoute soudain.
— Oui, mais avec une tête... J'avais l'impression que je venais de
pourfendre une tombe, en fait.
— Et il a dit quoi ? me demande Mary en prenant son verre pour le
finir d'une traite.
— Il est devenu très froid...
Je revois encore l'éclat de colère dans ses yeux marron-vert. Ça m'a
décontenancée de penser que ces yeux, c'étaient les mêmes qui m'avaient
regardée comme un bonbon une heure plus tôt.
— Il m'a demandé ce que je cherchais.
— Ce que tu cherchais ? reprend Mary, dubitative. Ce que tu cherchais
dans la maison, à l'étage, ou ce que tu cherchais en fixant la porte, genre
"t'es méga intrusive, ma belle."
— La deuxième.
— Oh.
Ils se taisent un instant, s'observent ; Fares fronce les sourcils, puis
relativise, mais je ne suis pas sûre que ce ne soit pas pour me rassurer :
— Bon, son frère, visiblement, faut pas y toucher. Il t'en a parlé une
fois, bourré, sur un pont, et tu m'as dit que depuis il évite tout le temps le
sujet. Il a juste eu peur que tu entres dans la chambre.
— Mais oui, rebondit Mary avec légèreté. C'est son deuil qui déconne,
ce n’est pas toi le souci.
Je mords ma lèvre avant de tout leur avouer.
— Bon, il y a autre chose.
Ils se penchent, pris de passion pour mes aventures secrètes avec
l'héritier Dragannah. Moi, j'ai plutôt l'estomac retourné, parce que je crois
savoir la véritable raison de sa distance soudaine.
— Il m'a offert le livre, et ça m'a... ça m'a touchée. Normal, non ?
Enfin, c'est juste que quand on a...
— Baisé.
— Oui, Mary, c'est toujours le même mot depuis tout à l'heure, ça n'a
pas changé, rit Fares.
— Bon, et ben quand on baisait, j'ai failli... J'ai failli lui dire "je
t'aime".
Je me revois encore, contre son oreille, lâcher un "je t..." et me
stopper. Il l'a entendu. Parce qu'il s'est figé, d'un coup. Il a repris son
rythme dans la seconde, mais il a marqué l'arrêt, j'en suis certaine.
— OK, OK… sauf tu ne l'as pas dit, affirme Fares comme si ça
pouvait me réconforter.
— Non, mais j'ai vraiment, vraiment failli, et il a entendu.
— Il a entendu du type "j'aime ça et j'accélère" ou il a entendu du
genre "malaise total, je fais genre je n'ai rien vu" ?
— La deuxième, Mary. Encore, et toujours la deuxième, bordel.
Je souffle exagérément. Décembre est venu planter son drapeau glacé
depuis deux jours. Cela va faire plus d'un mois qu'Adam et moi jouons à
ne pas nous reconnaître dans les couloirs pour nous dévorer le soir venu.
Et c’est la première fois qu'il y a une distance entre nous. De son frère ou
de moi, j'ignore ce qui l'a le plus dérangé. Mais quelque chose a changé,
clairement.
— Bon, reprend Fares en levant les mains devant lui comme s'il tentait
de calmer la situation à travers l'air du bar. On ne s'emballe pas. Tu as
merdé, ça nous arrive à tous pendant l'orgasme. Ça se trouve, il s'est juste
dit que tu te sentais mal, et il essaye de prendre de la distance pour
montrer que... que tout va bien, en fait.
— Tu te crois toi-même quand tu parles, là ? rebondit Mary. Non, faut
arrêter de la protéger. S'il a réagi comme ça juste après, ça veut dire que ça
l'emmerde, ce fils de chien. De toute façon, copine, et je te le dis en
connaissant trèèèès bien le sujet, les Juifs, tu les évites.
Fares éclate d’un rire choqué, presque nerveux :
— Mais c’est quoi cette phrase ? continue-t-il dans le même éclat.
Sœur, c’est pas parce que, toi, t'es chiante comme juive qu'ils le sont tous,
en fait. D'ailleurs, je crois qu'on peut dissocier le problème : t'es chiante
d'un côté ET juive de l'autre.
Là, c’est moi qui éclate de rire, mais sincèrement, cette fois. Et Mary
me suit de bon cœur. Après l'hilarité, ma peur revient. Ils le sentent, car ils
se tournent vers moi, sans ironie ni débat. Fares pose une main
bienveillante sur mon poignet :
— Tu lui parles, demain. Déjà, tu estimes où il en est, lui, et ensuite, si
ça vaut le coup, vous parlez de ta phrase non dite.
— Ouais, rebondit Mary. Et après, vous BAISEZ.
Notre table est la visée de tout le bar, tant on rit fort.

Le lendemain, après deux interminables heures à décrire les enjeux de


la guerre froide à mes terminales, je me retrouve au coin fumeurs des
professeurs, dans le froid de décembre, gelée, malgré mon grand manteau,
à chercher Adam au travers des lycéens à quelques mètres. Et là, quand je
l'aperçois enfin, plus haut que les autres, plus souriant aussi, sa clope au
bec, mon estomac se retourne de lui-même.
Oui, il est là. Il est tel que je le connais : grand, beau, pétillant. Mais il
tient la hanche d'une jeune fille brune que j'ai déjà aperçue une fois.
Et il le fait naturellement, sans plus m'accorder un seul regard.
30. Et il n’a que dix-huit ans, en
fait.

— Clara, tout va bien ?


Karima pose une main sur mon bras, alors que j'ai pâli sans pouvoir
détourner les yeux du coin fumeurs des lycéens. La fille brune sourit à
Adam, complice, minaudeuse, belle. Je tente de me reprendre, mais tout
ce qui sort de ma bouche c'est :
— C'est qui cette fille, là, à l'entrée ?
— Avec Adam ?
La vache, ça brûle le ventre de devoir acquiescer à ça.
— Sacha, m'explique Karima. La fille du grand boss.
— C'est la fille du proviseur ?
Laurent rebondit à la place de Karima :
— Non, du ministre. Avouez l'ironie, être ministre de l'Éduc' nat', et
placer tes enfants ici. Le mec a une réelle conscience de la réalité du
terrain, hein.
Quelque chose se fige en moi ; se fige, se glace, et se brise enfin. En
un geste, une simple main sur une simple hanche, Adam vient de me
prouver à deux titres que je n'appartenais pas à son monde : c'est une
lycéenne, et c'est une aristo. Moi, je suis prof, et je suis pauvre.
Je suis abasourdie, d'un coup. Comment est-ce que tout peut
s'effondrer aussi vite ? Comment est-ce qu’il ose faire ça, devant moi,
deux jours après m'avoir prise dans son propre lit ?
La sonnerie retentit, mais mes jambes ne me suivent plus. Je n'ai pas
envie de passer devant eux, je n'ai pas envie de feinter l'indifférence et de
retourner sagement donner classe alors que mon estomac est devenu une
marre de lave.
J'attends de le voir s'éloigner des hautes portes ; il ne l'embrasse pas
avant qu'elle entre dans le lycée, il salue la bande d'un geste lointain, puis
s'en va dans les rues de Paris. J'ai envie de lui courir après, de le plaquer
contre un mur et de lui hurler dessus. J'ai envie de le gifler, en fait.
— Tu viens ? m'enjoint Laurent.
— Hein ? Oui.
Mais je ne cours pas, ne le plaque pas, et ne hurle pas. Je fais mon
travail. Comme une adulte. Et je lui parlerai ce soir, en tant que telle aussi.
Je lui envoie un message avant de retourner en classe.

#Peut-on parler ?

Je constate un « vu » à dix heures douze. Mon SMS n'obtient pas de


réponse avant quinze heures. Il me propose de passer chez lui après mes
cours, mais dans sa formulation, je le sais distant. Tout ça pour un "je
t'aime" abandonné au fond de ma gorge ? C'est ça, la grande maturité
d'Adam Dragannah ? Jusqu'à seize heures, j'arrive encore à me convaincre
qu'il s'agit d'autre chose, que c'était un geste anodin auprès de
mademoiselle la ministre, ou qu'il a une explication rationnelle pour ses
airs lointains.
Mais ça ne dure pas. Dès qu'il m'ouvre, et que je cherche, sans le
trouver, le pétillement de malice habituellement présent dans ses yeux, je
comprends que j'avais raison. Adam est bien en train de me fuir. Il
m'emboîte le pas dans son couloir, et le jeune homme me plaquant contre
ses murs pour me déshabiller sur place me manque déjà. Il porte le même
pull blanc qu'il avait au Terminus. Il ne s'en est certainement pas rendu
compte.
Il a préparé du café. Sur le comptoir en marbre de sa belle cuisine, il a
déjà déposé deux tasses, et la cafetière fumante. J'ai mal au ventre, putain.
Je reconnais ses cheveux noirs en bataille, son nez légèrement retroussé,
ses yeux marron-vert aux longs cils, ses lèvres bien dessinées, je reconnais
son cou, musclé et sensuel, sa peau olive, son joli pull blanc aux manches
trop longues. Mais je ne sais plus qui c'est.
— T'en veux un ? demande-t-il de sa voix grave en attrapant la
cafetière.
J'acquiesce sans parler.
Donc, c'est tout ? Tu vas me dire que c'est terminé autour d'un petit
café, puis je rentrerai chez moi ? À quoi va-t-il ressembler, ton discours,
Adam ? Aurais-je droit au "ce n'est pas toi c'est moi" ou m'offriras-tu une
liste d'excuses plus élaborée ?
Je jette ma mallette au sol, un peu brusquement, c'est vrai, et me
penche sur le comptoir de marbre en face de lui :
— Il se passe quoi, Adam ?
— Rien de spécial.
"Rien de spécial". Il sert nos cafés, le silence entre nous est atroce. Je
prends ma tasse, souffle dessus, mais réalise que je n'arriverai pas à
déglutir. Je la repose immédiatement pour planter mes yeux pâles dans les
siens :
— Tu couches avec elle ? Sacha ?
Adam me fixe, semble réfléchir à la réponse appropriée et, finalement,
me balance sans enrobage :
— Ça m'arrive.
— Ça t'arrive ?
Une flopée de questions me submerge soudain. Depuis combien de
temps ? Tous les soirs où je ne le voyais pas, il avait quelqu'un d'autre ?
Est-ce qu'il a déjà enchaîné deux filles dans la même journée ? Est-ce qu'il
m'est arrivé de toucher un corps déjà sali par une autre ? Aucune réponse
ne pourrait convenir à l'idée que je me faisais de nous.
— Tu te fous de moi. Il n'y a que ça, tu te fous de moi, Adam.
— Putain, Clara, qu'est-ce que tu croyais ?
Il éclate enfin. C'est peut-être virulent, mais au moins, je le vois
ressentir quelque chose. Il a posé son café sur le comptoir pour y appuyer
fermement ses deux paumes, et m'affronter :
— Tu voulais quoi ? Qu'on se mette ensemble officiellement ? Que
tous les matins, on se laisse devant le bahut, je t'embrasse, tu entres dans
ta classe et moi dans la mienne ? J'aurais pu te présenter mes potes, aussi,
je suis sûr qu'ils vont t'adorer, oh bah non, tu les connais déjà, je crois !
Il ajoute après l'ironie violente :
— Et après quoi, c'est à mes parents que je t'introduis ?
Ma répartie sort d'elle-même, sous l'acidité de ma colère :
— Faudrait que tu les revoies un jour pour ça.
Je la regrette à l'instant. Il s'immobilise, le temps de la recevoir. Un
éclair blessé traverse son regard. Mais ça ne dure pas, puisque tout se
noircit chez lui. Je pense vivement qu'il doit être de ceux qui savent rendre
les coups, et il me le confirme :
— Ouais, grince-t-il, impassible. Et ce n’est pas en leur ramenant une
goy de vingt-quatre ans qu'on va renouer le dialogue.
J'écarquille les yeux, sous le choc. Je sais ce que ce mot veut dire, je
sais combien de mépris il comporte. Ma voix se baisse d'elle-même :
— Comment tu m'as appelée, Adam ?
Il passe une main dans ses cheveux, mal à l'aise ; son beau visage se
tord dans une grimace navrée :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire...
Et c'est à moi d'exploser :
— Alors, le problème, le VRAI PROBLÈME, ce n'est pas mon âge,
ou mon métier. Ton problème, c'est que je ne suis pas juive ???
— NON, LE PROBLEME, C'EST QUE T'ES AMOUREUSE DE
MOI, CLARA !
Silence. Mon souffle se coupe. Je ne bouge plus. C'est quoi que je lis,
dans ses yeux, là... De la pitié ?
— Je ne veux pas... reprend-il en s'essayant à plus de douceur et je la
vis comme un crachat, sa douceur. Je ne veux pas que tu aies mal... mais
je ne veux pas non plus que tu t'imagines des choses.
C'est raté, parce que, putain, qu'est-ce que j'ai mal. J'ai envie de partir
en courant, maintenant. Je ne veux plus affronter le voile de charité qui
tapisse son regard. Je ramasse ma mallette immédiatement et je me dirige
vers la sortie. Adam me rattrape, sans me toucher, bien sûr. Il court pour
se placer devant moi :
— Attends, pars pas là-dessus. Clara...
— Ferme-la.
C'est sorti tout seul. Je le regarde, planté dans son couloir aux murs
blancs, j'ai l'impression de me déchirer moi-même quand je lui balance :
— Le problème, ce n'est pas que ce que je ressens pour toi, Adam.
D'ailleurs, t'en as aucune idée. Le problème, c'est que dès qu'on t'approche
de trop près, tu te barres en courant.
Il va pour nier, je l'empêche de parler :
— Tu fous tout en l'air. Tes études, ta santé, tes relations, tout.
Pourquoi tu évites tes parents ? Pourquoi tu ne ressens rien à la mort de
ton grand-père ?
Je l'affronte, droit dans les yeux :
— Pourquoi on ne peut pas ouvrir la porte de Lucas, Adam ?
— Ne parle pas de...
— Il est mort. Il est mort depuis deux ans, tu vas le regarder en face
un jour ? Tu crois que tu es mature parce que tu es intelligent, mais ce
sont deux choses très différentes. Un jour, tu vas te retourner sur ton
chemin et constater que tu as perdu des années entières à fuir la réalité.
Je le dépasse, place ma main sur la poignée de la porte, et avant de la
tourner pour m'en aller, j'ajoute d'une voix plus froide et contrôlée :
— Je te laisse dans ta grande maison vide, croire que tu as épargné la
prof d'un cœur brisé en la quittant à temps. Congratule-toi de ton geste si
généreux si ça te fait du bien. J’en ai plus rien à foutre.
Et je claque la porte derrière moi.
Par fierté, par ego, par dignité, je ne pleure qu'après avoir dépassé son
boulevard. Mais lorsque je commence, j'ai la sensation que je ne
m'arrêterai plus jamais.
31. ...

On va être honnête avec soi-même : je suis une loque.


Si des chercheurs en textile voulaient se pencher sur la composition
des serpillières, ils viendraient sonner à ma porte pour m'examiner dans le
détail. J'ai les yeux gonflés à force de pleurer, j'ai même mal aux
abdominaux. C'est bien, je fais mon sport.
J'ai décidé de ne pas aller au lycée, hier, après mon claquage de porte.
Je passe ma journée dans mon lit, à écouter de vieilles musiques tristes qui
parlent d'amour sans retour. Une partie de moi est soulagée de savoir que
même Franck Sinatra s'est pris un râteau une fois.
En vérité, sous mes quelques ironies désespérées, je suis au fond.
Parce qu'il chante bien, Franck, mais il oublie de dire quel hurlement de
souffrance interne c'est, quand quelqu'un que l'on aime ne nous aime pas
en retour. Bien sûr que je suis tombée amoureuse d'Adam, évidemment,
même. Et comment aurais-je pu faire autrement ?
Depuis le réveil, je liste tous les instants qui m'indiquaient que lui
aussi était en train de tomber amoureux. Combien de "tu me rends fou" a-
t-il soufflé dans mon oreille ? Combien de moments sans parler, à
simplement caresser mes joues ou mes cheveux, a-t-il passé, me disant
dans ses yeux qu'il sombrait pour moi ? Combien de mots d'hébreu,
combien de messages, combien de sourires, combien d'orgasmes, combien
de... MAIS TA GUEULE, FRANCK !
J'éteins YouTube. Et si tu ne m'aimes pas, Adam, ça voulait dire quoi,
toutes ces secondes avec moi ? On peut aimer toutes les secondes avec
quelqu'un sans l'aimer lui ?
Je suis dans ma chambre, je la trouve vide. Comment je vais faire pour
me passer de lui, maintenant ? C'est ça, le prix à payer pour adorer un
corps ? On vous rend dépendant d'une saloperie d'odeur de crayon de bois,
de mains agiles, de regards brûlants, d'éclats de rire, dépendant de malice,
de toucher, de plaisir, d'un goût singulier, d'une façon précise de caresser,
et il faut tout arrêter, un jour, sans préambule ? Mais, bordel, ça ne vaut
pas l'addition.
J'aurais voulu ne jamais lui parler dans cette cour. Ne jamais le suivre
jusqu'au pont. J'aurais dû prendre ma mallette sans le laisser entrer, donner
son téléphone à l'entrée du lycée. J'aurais dû éviter de boire de cette
sangria, ne jamais sonner chez lui. Et cet hôtel, je n'aurais jamais dû y
foutre un pied.
Est-ce qu'elles ont toutes eu mal comme ça, celles qu'il a eues et qu'il a
laissées ? Elles l'avaient, le feu dans le ventre, l'oppression dans la
poitrine, la lourdeur sur les paupières ? Elles l'avaient, la honte d'y avoir
cru, même un peu ?
J'ai envie de m'éclater la tête et la conscience à base de vodka brute,
mais surtout pas. Vu mon état, je risque d'aller frapper à sa porte
complètement ivre pour le couvrir d'insultes, le supplier de m'embrasser,
le recouvrir d'insultes, me mettre à genoux, cracher sur sa porte, et pleurer
sur son palier. Donc, dans le doute, je vais éviter la vodka.
Il a posté une nouvelle photo, sur Instagram.
Tu peux me dire l'intérêt de mettre un cliché de la tombe de
Baudelaire, Adam ? C'est quoi, c'est ta grande culture qui s'affirme sur les
réseaux ? Bah, passe ton bac, on verra plus tard pour les poètes.
Je vais jusqu'à lire les commentaires. Sacha a marqué : "Pauvre tombe
pleine de bière maintenant" avec quatre émoticônes pleurant de rire. Il a
"aimé" et répondu d'un clin d'œil.
Je ferme le clapet du téléphone et je m'enfouis sous la couette. Voilà.
Je suis jalouse d'une lycéenne. J'ai cinq ans d'études dans les jambes, et je
pleure à cause d'un type de dix-huit ans qui flirte avec une gamine de
terminale.
Allez, Clara, t'as affronté Johanna Baryl en CM... Oh, ta mère
Johanna Baryl.
Les trois coups à ma porte me font bondir. Et s'il était revenu ? S'il
voulait s'excuser, apaiser les choses ? Mes yeux sont trop gonflés pour que
j'ouvre, mais je pourrais passer dans la salle de bains et...
— Je te dis qu'elle est là. Elle doit écouter des chansons de merde dans
son lit.
— Si tu avais utilisé ton téléphone...
— Elle n’aurait pas répondu. Je te dis qu'elle est là, bordel de masse !
Bien sûr que ce n'était pas lui, qu'est-ce que j'ai cru ? Je me traîne pour
ouvrir à contrecœur au duo de fidèles amis. Quand je le fais, je découvre
un Fares qui forme un cœur avec les mains, et une Mary qui lève bien
haut une bouteille de vin rouge dans un sourire exagérément large. Je
n’aurais jamais dû leur dire. Je les laisse entrer, mais vais immédiatement
m'affaler dans le canapé.
— Tu as une de ces gueules, c'est scandaleux, lance Mary en
refermant la porte derrière elle.
Fares éclate de rire aussitôt :
— Et l'oscar du meilleur remontage de moral est attribué à Mary
Abigaelle Pariente.
— Non, mais là, mec, y aura rien pour remonter le moral. On va boire,
elle va pleurer, et c'est tout.
Ils me rejoignent tandis qu’elle débouche la bouteille à l'aide de son
tire-bouchon de poche – sérieusement, Mary ? – et ils s'assoient en face de
moi, à même le tapis. Comment font les gens qui n'ont pas de Fares et de
Mary dans leur vie ?
— Bon, alors, raconte, lance mon amie en servant nos trois verres.
— Y a rien à dire.
J'ai si mal au ventre en me refaisant la scène que la leur décrire me
paraît impossible. Ils insistent. Je reste évasive. J'explique, comme j'y
parviens, que c'est terminé, et que ça ne pourra pas s'arranger.
— Euh… on est d'accord qu'il ne dira rien à personne ?
Fares est doué pour ajouter de l'angoisse à ma peine.
— Je lui fais confiance.
C'était vrai… Seulement maintenant que je le sais capable de coucher
à droite et à gauche pendant qu'il me fréquente, je n'ai plus aucune
certitude le concernant. Je lâche enfin :
— En fait, il se tape la fille du ministre de l'Éduc’ nat’.
Fares éclate d'un rire tonitruant et place une main sur sa bouche pour
s'excuser :
— Pardon... Mais c'est tellement énorme comme info. Pardon, pardon.
C'est la formulation.
Quant à Mary, si les ténèbres devaient posséder des yeux, ce seraient
les siens, à l'instant même. Elle les agrandit pour rugir un "PARDON ?"
enragé. Je hoche la tête de haut en bas :
— Yep. C'était déjà un mauvais point. Et puis... il m'a traitée de goy.
— Il a.... Quoi ?
Ils se mettent à rebondir, plus virulents l'un que l'autre, et je trouve
enfin la force de leur conter la scène en détail. Quand j'ai terminé, je bois
mon verre de rouge d'une seule traite pour m'en resservir un
immédiatement.
— Bon.
Comme toujours, Fares lève les mains devant lui pour tasser l'air :
— On est d'accord que ça n'a aucun sens ?
— Si, le sens, c'est que c'est un connard de fils de chien de sa...
— Je veux dire, coupe Fares pour éviter des années de purgatoire à
Mary, qu'il a changé complètement en deux jours. On est d'accord ? Donc,
soit c'était un connard depuis le DÉBUT, et je pense qu'on l'aurait vu si ça
avait été le cas, soit il a un autre vrai souci, et là sa réaction, c'est un mode
de défense.
— Un mode de défense au fait que c'est une sombre merde, ouais.
— Attends, je n'étais pas dans sa team au début, relativise Fares. Mais
ça se réfléchit. Je ne dis pas que ça se pardonne, il a dit des choses qu'il
n'avait pas à dire, c'est vrai, et ce n'est pas oubliable. Je pense juste que ce
n'est pas aussi simple que "je me suis fait la prof, et j'en ai eu marre".
Et s'il avait tort ? Si, comme l'entend Mary, il m'avait menti depuis le
début ? Est-ce que ses confidences sur le pont, ses excuses dans ma
cuisine, son sauvetage de drogue, cachaient juste un type brillamment
manipulateur ?
Non, ça n'a pas de sens, pour reprendre les mots de Fares. Strictement
aucun…
Je n'ai pas le temps de finir de penser, qu'ils sont déjà en train de
débattre. Il faudrait qu'ils ouvrent un club, sérieusement.
— Je vous l'avais dit ! argue Mary. Je vous avais dit "pas les Juifs",
personne ne m'écoute !
— Mais tu te rends compte que tu es la meuf la plus antisémite qui
soit ALORS que tu es juive ?
— Antisémite ? s'exclame Mary avant de finir son verre et de
reprendre : je les connais, basta ! Les goy – pardon pour le mot copine –
quand tu es pratiquant, c’est marrant un temps, mais ça vire vite. Et il est
riche. Un Juif, héritier, ça va chercher une Juive, héritière, c’est tout. La
prof… il la voit comme un passe-temps.
— Mais tu lui fais une réputation à ton peuple ! argue Fares. À
t’entendre, c’est des Serpentards !
Ils arrivent à en rire quand même.
Moi, ce que je constate, c'est que l'on se rapproche dangereusement de
Sirius Black. Je me ressers en vin. Heureusement que l'on est vendredi.
J'ai le week-end pour cuver, pleurer, me préparer à retourner dans les
locaux et à le revoir. L'alcool n'anesthésie pas encore la douleur. Mary
soulève la bouteille déjà presque vide, me regarde, puis regarde Fares :
— Quelqu'un se dévoue pour acheter une autre bouteille ?
— Ouais, toi, réplique Fares d'évidence.
— Mais, putain, Fares, y a six étages !
— Bah, pars maintenant, du coup.
Je n'interviens que pour lancer, la voix brisée :
— Prends-en deux.
— Trois, prends-en trois.
.... On en finira quatre.
32. Veuillez attacher vos ceintures,
crash imminent.

"Deux jours pour décuver", ça pourrait être le titre d'une mauvaise


comédie française. Mais c'est bien ce qu'il m'a fallu. Je n'ai pas réellement
de souvenirs de mon samedi. Je m'entraperçois vaguement commander un
uber eats, j'ai quelques flashs concernant un épisode de The big bang
theory, je crois peut-être avoir appelé ma mère. En revanche, je me
souviens de mon dimanche, puisque j'ai repleuré, et que j'ai passé vingt-
cinq minutes sur soixante, et ce, toutes les heures, à rafraîchir le profil
Instagram d'Adam.
J'ai pensé "tant que personne ne le sait, je n'ai rien de pathétique". J'ai
mis les plus mauvais tubes des années 90 concernant une rupture, et puis,
j'ai à nouveau pleuré. Enfin, j'ai tout de même appris des choses
constructives. Par exemple, j'ai découvert que, quand on est fille de
ministre, on met son profil en privé. Non, vraiment, c'est à savoir, ça. Au
cas où on devienne fille de ministre un jour, je veux dire.
Je redoute terriblement de le croiser dans les couloirs. Je me souviens
d'un voyage en avion qui avait mal tourné, quand j'étais petite. On prenait
un petit vol inter-continental, en Égypte, quand mes parents s'aimaient
encore, et nous avons traversé une perturbation telle, que l'on nous a
demandé de nous mettre en position de sécurité. Je me souviens encore de
la voix paniquée de l'hôtesse "VEUILLEZ ATTACHER VOS
CEINTUUUURES.". Je me sens un peu dans le même état, là. Je vais
certainement me crasher au lycée ; il suffira de le voir, de voir la brune,
même le trio va me faire flancher.
Mais j'y vais. Je me maquille particulièrement bien ; j'enfile des bottes
hautes, en faux daim marron, assez élégantes et qui galbent bien mes
mollets. Un collant noir fin, un joli pull, et le manteau qui me serre à la
taille dans lequel j'ai investi le mois dernier. Je suis franchement potable,
et c'est tant mieux. Qu'il ne m'aime pas est une chose, mais je peux le
torturer tant qu'il me désire encore un peu.
On me regarde encore dans le métro, j'ai – malheureusement - fini par
m'y faire. Depuis que je fréquente Adam et que je fournis des efforts de
présentation, j'ai bien plus conscience du regard des hommes. Il est si
dérangeant que je me demande parfois si ce n'est pas pour l'éviter que je
prenais si peu soin de mon allure, avant.
Quand je descends, station Saint-Germain, sous la pluie plus épaisse
de décembre, j'ai déjà des frissons désagréables dans les jambes. Et aucun
rapport avec mes bottes trop hautes. J'ai juste envie d’opérer un demi-tour.
Le trajet pluvieux entre le métro et les hautes portes du lycée me paraît
dix fois plus long que d'habitude. À chaque élève que je croise sur le
chemin, mon cœur fait un bond. Pas lui. Toujours pas. Pas elle non plus.
Puisqu'il est neuf heures, et pas huit, les portes sont fermées ; je sonne,
comme de coutume, et on m'ouvre au bruit désagréable du
"bbbbbbrrrrrup" typique de l'entrée. Et ça y est, la courageuse et
complètement névrosée Clara Dolnoy retourne au travail.
Dès que je suis dans le hall, je réalise que tout va bien. C'est ma place.
Je n'ai pas à craindre quoi que ce soit. On est assez grands, lui comme
moi, pour gérer de se croiser ; et je sais plutôt bien dissimuler mes
douleurs stomacales depuis trois mois maintenant. Qu'elles soient
positives ou négatives.
Je me dirige vers le cours, la hanse de ma petite mallette bien serrée
dans ma main, quand une surveillante me barre le passage ; je l'ai déjà
aperçue, mais ne lui ai jamais parlé. C'est sans doute pour ça qu'elle me
vouvoie :
— Madame Dolnoy ?
— Oui ?
— Vous êtes convoquée chez le proviseur, on a annulé votre première
heure. Je vous accompagne ?
D’accord. Que se passe-t-il ? Je la suis, de la cour au bâtiment de la
direction, au deuxième étage, à la grande porte blanche, je ne pense à rien
d'autre qu'à mes battements de cœur en train de marteler jusqu'à mes
temps. Elle frappe trois coups, et au "entrez", me laisse passer devant elle
pour refermer derrière moi.
Dans le bureau, immense, lumineux, même malgré la pluie, je salue
silencieusement le gros directeur moustachu avec qui je me suis
entretenue le jour de la rentrée. Je remarque également un jeune homme
aux cheveux bruns, assis, dos à moi, et, debout derrière le bureau, un
policier, en uniforme.
— Ah, me dit-il. Madame Dolnoy ? Asseyez-vous, s'il vous plaît.
Et quand le jeune homme se retourne, je reconnais Adam, qui a dans
les yeux, une lueur de panique.
Veuillez attacher vos ceintures. Maintenant. Crash dans 3, 2, 1....
33. Johanna Baryl.

Quand j'avais dix ans, j'étais dans la classe de Monsieur Gary, en


CM2B. Je n'y avais aucun ami, et très peu de copains. On me tolérait,
mais je n'étais pas invitée aux goûters d'anniversaire, et personne,
absolument personne, ne venait au mien. La petite fille de dix ans crevant
d'envie d'avoir des amis avait été déchirée, cet après-midi-là, à attendre
plus de trois heures qu'un seul, au moins un seul, copain de classe ne
vienne chez elle.
On ne m'aimait pas beaucoup parce que j'étais timide, pas aussi bien
habillée que les autres, et surtout, parce qu'il y avait Johanna Baryl.
C'était une gamine de deux fois mon poids, et qui me dépassait d'une
bonne tête et demie. Une adolescente avant l'heure, déjà formée, qui avait
décidé depuis le CE1 que je constituais son défouloir personnel. Elle et sa
bande adoraient m'attendre devant les toilettes pour baisser ma culotte,
coller des chewing-gums dans mes cheveux, voler mon cartable pour le
déverser dans la cour, appeler chez ma maman pour m'insulter au
téléphone, et à l'occasion, lorsque l'humeur s'y prêtait vraiment, me
donner quelques claques à la sortie de l'école.
Tous les matins, je me levais tétanisée. J'étais incapable de parler d'elle
à qui que ce soit, comme si elle me tabassait même de l'intérieur. J'étais
humiliée, j'étais seule, et j'étais effrayée. Devant mes vomissements
matinaux à l'idée d'aller à l'école, ma mère m'avait fait consulter un
psychologue pour enfant, persuadée que son divorce d'avec mon père en
était la cause.
Je n'ai rien dit au psychologue.
J'ai continué à subir Johanna Baryl et sa bande pendant des mois ; ils
s'ajoutaient aux années précédentes, et la maltraitance était devenue
comme une copine vicieuse qui m'accompagnait partout. J'entrais à
l'école, je savais ce qui allait s'y passer. C'était un rite. Le passage des
grilles impliquait de vomir, de pleurer, de me cacher, de prendre un coup,
et puis, tout recommençait le lendemain.
À la fin de l'année, Monsieur Gary, qui ne voyait pas non plus ce qui
se tordait de douleur devant ses yeux, nous a parlé du collège ; j'ai entendu
Johanna Baryl annoncer fièrement le sien. Quand j'ai compris que nous
serions dans le même, quelque chose a rugi en moi.
On ne connaît jamais ses propres ressources. On ignore toujours ce
que l'on a vraiment au fond de nous, et de quel courage, parfois, on recèle.
Je me revois, petite bonne femme de dix ans, chétive et menue, face à
l'ogre qui me tétanisait, penser : "plus jamais ça.". Elle était plus grande,
elle était plus forte, elle était mon monstre sous le lit, et, je m'en rappelle
encore. J'étais très consciente qu'elle aurait le dessus. Mais je répétais,
déterminée, terriblement lucide : "PLUS. JAMAIS. ÇA.". Qu'elle brise
mon cou sous un geste trop fort ne me faisait même plus peur. Quitte à y
passer, je devais au moins l'effleurer. Ma vie, ma vie contre une balafre, ça
le vaudra bien. Voilà ce que j'ai pensé.
Je l'ai dé-mon-tée.
Ma bagarre avec Johanna Baryl m'a valu plus de consultations en psy
que toutes les fois où c'était elle qui m'avait frappée. Mais le prix à payer
m'indifférait totalement. J'ai pris ses cheveux, je les ai tirés en arrière, j'ai
fait basculer sa tête, et j'ai éclaté mon poing contre son nez. Je l'ai rouée
de coups même lorsqu'elle était au sol. J'ai tout frappé : des années de
harcèlement, ma peur, ma honte, ma fragilité, ses gros bras. J'ai mis K.O.
le monstre sous le lit.
À partir de cet instant, j'ai su que j'avais ça en moi. La capacité
d'affronter les ogres, lorsqu'ils rugissent ; que c'était bien tapi quelque
part. Et que j'avais cette force. Je m'en suis servie comme mantra, depuis
ce jour devant l'école, et ce, jusqu'à maintenant.
Mais là, maintenant, assise dans le bureau de la direction, face au
policier et à Adam, c'est comme si je me trouvais face à un millier de
Johanna Baryl. Je tremble, et je ne trouve aucune ressource en moi
possiblement assez riche pour prononcer un seul mot. Le policier
commence, et mes muscles se figent à l'idée de ce qu'il va me dire :
— Madame Dolnoy, nous vous avons...
— Je suis obligé de rester ? coupe Adam, soudain.
Je ne tourne pas la tête vers lui, j'ai trop mal. Partout. Comment est-ce
qu’il a pu me faire ça ? Et pour me laisser seule, maintenant, affronter les
accusations à venir ? Profite du spectacle, au moins, non ?
— Je vous ai donné ma version de la soirée, continue-t-il. Je vous ai
dit ce que je savais de la md, de la sangria, et de l'état de nos profs. On n'a
pas terminé ?
Bordel. Tout redescend. C'était ÇA ? C'était la convocation de la
police quant à la drogue du bal ? J'expire d'un coup un bol d'air acide qui
était, sans que je ne l’aie senti, complètement coincé dans mon thorax.
Adam commence à agiter son pied droit d'impatience. Je vois sa jambe
bouger compulsivement.
— Terminé, certainement pas, rétorque le policer, gravement. On veut
des noms, monsieur Dragannah, et vous les avez, hein ?
— Je vous ai dit ce que je savais, répète Adam, grinçant. Vraiment.
Maintenant que je suis – très, très profondément – soulagée, un autre
grief contre lui me pique. Pourquoi ne m'a-t-il pas prévenue ? Ça m'aurait
évité de frôler l'attaque cardiaque. Il est là depuis huit heures, je suppose.
Il aurait pu m'envoyer un mot, même simple, pour m'avertir. Et si j'avais
tout avoué d'un bloc, sous la panique ?
— Est-ce que je peux récupérer mon téléphone, maintenant ? ajoute-t-
il, plus énervé encore.
Décidément, il n'est pas aussi mauvais que j'ai envie de le croire. Non,
que j’ai BESOIN de le croire. Je commence à comprendre que s'il a coupé
le policier avant même qu'il ne s'exprime, c'était justement pour m'éviter
de tout déballer sous une pulsion d'affolement.
— Non, pas pour l'instant. Vous l'aurez à vingt heures.
— Vous savez que, légalement, vous n'avez pas le droit de le fouiller ?
— Je le sais même mieux que vous, puisque c'est mon métier, rétorque
le policier visiblement agacé par l'insolence du gosse de riche devant lui.
En revanche, on a tout à fait le droit de le garder, pour que vous évitiez de
prévenir vos camarades sur notre venue du jour. Vous allez retourner en
classe, accompagné, et vous ne ferez pas la récréation avec eux.
Adam se lève de sa chaise, à ma droite ; ce n'est ni ne lieu ni le
moment, mais une vague parfumée de sa peau boisée vient sous mon nez
et j'ai, soudain, envie de m'écrouler.
— Je pourrais quand même aller fumer ? demande-t-il. Il fume votre
collègue ou je trouve une autre activité pour lui faire passer une bonne
récré ?
— Dehors, Adam, grogne le proviseur dans son coin de mur.
Tiens, je l'avais oublié, lui-là.
— Avec plaisir, marmonne Adam avant de quitter la pièce.
Il nous laisse seuls, le policier, le proviseur, mon sentiment d'absolue
légèreté et moi. C'était juste ça. Je ne m'en remets pas. Et en plus, il a
demandé que l'on ne fouille pas son téléphone. Bon sang, je le déteste
pour mes heures de larmes, mais je rêve de me blottir dans ses bras, là.
— Pardon, fait le policier comme s'il s'excusait du comportement
d'Adam à sa place.
Il regarde ensuite le proviseur, toujours debout dans son coin, avec un
œil où se mêlent dubitation et agacement :
— Il est spécial, lui, hein ?
Monsieur le chef du très prisé lycée Saint-Vincent hoche la tête de
haut en bas, les yeux au ciel, et sa bouche mime un genre de "ooooh, oui".
J'ai envie de sourire, je ne le montre pas.
— Bien, madame Dolnoy, on reprend ? Puisque vous êtes l’une des
trois victimes, on va peut-être s'entretenir un peu plus longtemps qu'avec
les autres.
— Aucun problème.
"Oooooh, non". Il n'y a absolument plus aucun problème.

Ils m'ont interrogée un peu moins d'une heure. Je leur ai décrit en


détail mon arrivée, les bruits près de la scène, l'intervention d'Adam, ma
première perche aussi. J'ai évidemment tu le moment où je supplie un
élève de m'embrasser, mais j'ai tenté d'être fidèle dans l'ensemble, avec ce
qui me restait de mémoire. Ils m'ont montré la déposition d'Adam, qui a
fait exactement la même chose que moi. Il raconte tout, excepté mes
supplications. Enfin, non, pas tout. Il ne donne aucun nom. Ils m'ont aussi
proposé de porter plainte contre X, j'ai lancé que j'y réfléchirai sans en
penser un mot. Et puis, avant de quitter le bureau, un détail m'est revenu.
Près de la scène, là où les éclats de voix ont résonné, j'avais repéré
quelques visages. Le trio, Gabriella, et Sacha, la fille de. Je leur ai dit, et
la réaction du flic, si elle ne m'a pas étonnée, m'a tout de même un peu
écœurée. Au nom du ministre, il a lâchement balayé une main dans l'air
pour répliquer :
— Non, ça, c'est bon, on l'a vu de notre côté.
Si c'est elle, si c'est elle qui a fait ça et qu'elle s'en sort parce que son
père est le grand boss, je jure de trouver une vengeance sans retour.
Ils m'ont renvoyée chez moi, pour la journée. De ce que j'ai compris,
personne ne doit croiser personne, afin qu’aucune version n'ait le temps de
s'accorder. Et franchement, ça m'arrange. Je suis bien mieux dans mon
appartement au sixième sans ascenseur que dans les locaux du lycée pour
le moment.
Je passe ma journée à corriger des copies – la Guerre mondiale de
Russie, tout à fait, Olivier –, à grignoter n'importe quoi, et je ne pense pas
à Adam. Je n'y pense pas en raturant le devoir de Maëlys, en prenant ma
douche, je n'y pense pas en vidant ma dernière boîte de céréales, je n'y
pense pas quand Mary m'appelle, je n'y pense pas en réparant mon
ampoule du salon.
Et lui non plus ne pense pas à moi. Puisqu'il m'envoie un message à
vingt heures, à l'instant même où on lui rend son téléphone. J'ouvre, le
cœur battant, l'envie de savoir immédiatement, le besoin de lire ses mots,
d'entendre sa voix, de sentir son odeur. Tout.

#Pardon pour le coup de flip, ce matin. Je voulais te prévenir,


mais je crois que tu as bien vu le problème. Tout va bien ?

Non, tout ne va pas bien. Tu me manques à en crever, je suis épuisée,


je te déteste et je te veux à la fois, et je compte établir un plan
machiavélique pour détruire la vie de la fille du ministre.

#Oui, tout va bien, c'était rapide. À bientôt.

Envoyé. Je relis. Je me trouve froide, distante, mature, nulle,


merveilleuse. J'ignore si je dois ajouter quelque chose. Puis, je vois les
trois petits points s'afficher. Adam écrit. Ils disparaissent. Ça dure comme
ça une bonne minute. Jusqu'à ce que je reçoive :

#Tant mieux. À bientôt.

Qu'est-ce qu'il voulait écrire, à la base ?


Oh, oublie, Clara. Tu dois oublier, maintenant. Tu n'es pas cette jeune
adulte incapable de se relever d'un coup de cœur.
Je regarde le mur ocre de mon salon à droite ; l'ombre qui s'y reflète
porte encore quelques courbes familières. Celles, toujours intactes, d'une
petite fille chétive et timide, qui a su affronter son monstre.
Clara, ce sont ces courbes qu'il te faut garder.
34. Partir à la chasse

Les vacances de Noël approchent, et je dois reconnaître que je suis


assez fière de mon parcours, ces dernières semaines. Tout d'abord, j'ai
reçu non pas un, pas deux, mais bien trois messages de la part d'Adam
auxquels je n'ai jamais répondu. Soutenue et aidée, bien évidemment, par
mes deux compères, qui ont même confisqué mon téléphone samedi
dernier lorsque l'alcool a voulu répondre pour moi.
Le premier était jeudi, deux jours après mon entretien avec la police. Il
m'a simplement envoyé :

#Personne ne porte plainte, ils devraient te laisser tranquille,


maintenant.

C'était une information simple, pragmatique, presque procédurière.


Quand je l'ai croisé, quelques heures après son texto auquel j'ai laissé un
vu sec et évident, il a bien pris soin de me fixer longuement, et j'ai
détourné le regard.
Le deuxième était le dimanche suivant, en milieu d'après-midi. Je
parcourais un site Internet sur la découverte de ruines au Sud de la
Thaïlande, quand mon téléphone a vibré affichant la photographie d'une
vitrine. Un magasin de déguisements et de farces et attrapes. Le
mannequin exposé portait un chapeau large, une chemise ainsi qu'un short
beiges, un fouet d'explorateur à la ceinture. Adam avait écrit en dessous :

#Pensée pour toi, l'aventurière.

Pas de réponse non plus. Je me suis trouvée forte, sur ce coup-là.


Le lundi, lorsque je l'ai aperçu sous la pluie au coin fumeurs, il était
entouré du trio, de deux autres garçons que je ne connaissais pas, et la
brune ne se tenait pas loin, mais il ne la touchait pas. En revanche, il me
regardait encore. Et, de loin, sous la grisaille, entouré d'un halo épais de
fumée, j'ai tout de même perçu quelque chose dans ses yeux. Une sorte de
douleur. J'ai dépassé le groupe, et je l'ai seulement entendu, sans me
retourner à l'appel, demander :
— Bon matin, madame Dolnoy ?
C'est devenu de plus en plus dur de ne pas flancher.
D'autant que j'ai passé une récréation entière à entendre parler de lui
malgré moi. J'ai fait la rencontre de la CPE des terminales. Et la première
chose à en dire, c'est que je l'adore. C'est le genre de femme qui vous
provoque des coups de cœur amicaux. Une cinquantaine d’années, brute,
entière, authentique, avec un rire qui détonne dans l'enceinte de l'élite.
Elle a de longs cheveux noirs, pas toujours bien coiffés. Légèrement forte,
ses yeux sont toujours plantés dans les vôtres, comme si elle n'avait ni
peur de vous regarder ni de se regarder elle-même. Elle a rejoint Karima,
Judith et moi, à dix heures, pour allumer une cigarette et lancer, de sa voix
rauque et chaude :
— Ah, mais, ces gosses... Un jour, je vais en prendre un pour taper sur
l'autre, ils ne vont rien comprendre.
— Clara, tu ne connais pas Sylvie, je crois ?
J'ai nié d'un signe de tête, mais j'étais déjà charmée. Elle a parlé
d'Adam, qui sortait de son bureau une heure plus tôt, elle s'est énervée
contre lui en précisant :
— Mais le pire, c'est que je l'adore, ce gamin. Je l'a-dore. Ça me
gonfle d'autant plus qu'il bousille tout !
Et après quatorze lattes sur sa clope, elle m'a révélé ce dont je me
doutais déjà assez :
— Non, mais vous savez combien il a eu à ses tests de QI ce con-là ?
142 ! 142 de QI et il nous fait de la merde comme ça, ce n’est plus
possible !
Je me suis souvenue de sa moue gênée lorsque je lui avais demandé
s'il avait fait des tests, puis de sa réponse : "ça ne veut rien dire, le QI".
Comme d'habitude, en fait. Adam ne dit jamais rien.
Et enfin, le troisième message est arrivé vendredi ; il y a trois jours,
donc. Après l'avoir fui pendant un peu plus d'une semaine, j'ai reçu, en
sortant du lycée pour rejoindre Judith et Karima autour d'un verre :

#Ne pas t'envoyer de message. Ne pas t'envoyer de message. Ne


pas t'envoyer de message. Voilà, j'ai réussi.

Il a un désespoir bourré de second degré. S'il savait quels efforts ça


m'a demandé de ne pas lui répondre. Ne pas lui répondre. Ne pas lui
répondre. Mais je m'y suis tenue. Hier, quand Fares a confisqué mon
portable malgré mes hurlements à ce sujet, j'étais à deux doigts de prendre
le métro pour sonner chez lui. Il me manque toutes les secondes. Mais je
ne craque pas. Pas après ce qu'il m'a révélé de lui : "Ça m'arrive." Eh bien,
continue.
Et puis, Fares nous a annoncé qu'il allait partir pendant un mois, à
Calais, avec son association humanitaire pour s'assurer du respect des
droits humains dans les camps migratoires. La réaction de Mary a été un
tantinet choquante :
— Mais t’es sérieux ? Tu vas me laisser seule, à Paris, avec la
dépressive pédophile pour aller t'occuper de migrants ? Tu sais que ça ne
servira à rien pour eux, alors que, moi, j'ai besoin de toi ici, tu le sais,
hein ?
Fares a levé bien haut ses deux mains au ciel, et s'est adressé aux
nuages pour clamer :
— Pourquoi, Yahvé ? Pourquoiiii ? D'abord l'Egypte, ensuite Hitler, et
maintenant... MARY ? Tu ne crois pas qu'il a déjà assez souffert comme
ça, ton peuple ?
On a rarement eu un fou rire aussi violent.
Et me voici donc, dimanche seize décembre, avant-veille des
vacances. Je ne sais pas pourquoi le lycée Saint-Vincent pose des
vacances un mardi, et pas un vendredi comme n'importe quel
établissement, mais ils appellent ça les "deux d'hiver". Deux jours en plus,
pour les premières et terminales. J'ai préparé mes derniers cours. Même en
ayant un peu bu hier, j’ai réussi à ne pas lui répondre. Une victoire de
plus ! Je crois que, au vu des circonstances bien sûr, tout va bien.
Ce lundi, j'ouvre ma salle aux terminales B, qui bâillent, tirant sur
leurs dernières réserves pour supporter les "deux d'hiver". Je lance
d'ailleurs en les faisant entrer :
— Allez, plus que deux jours.
Je me parle aussi un peu à moi-même. Nous avons terminé la Seconde
Guerre mondiale ; les deux heures du jour seront consacrées au bilan du
premier semestre. Ce qu'ils ont retenu, ce qui reste encore flou, la
méthodologie – introduction, causes, déroulement, conséquences,
conclusion, je n’en peux plus de ce métier – non, ça il ne faut pas le noter
dans la méthode, pardon. Et à neuf heures, je leur accorde la fameuse
pause de cinq minutes dont ils ne peuvent plus se passer à présent.
J'écoute vaguement leurs conversations, moi-même épuisée par ces
dernières semaines. Cela dit, ils ont le mérite de m'amuser un peu quand
même.
— Mais vas-y mange du crabe, là ! s'exclame Joshua quand Marc
tente de lui prendre son téléphone des mains.
—Mais laisse-moi voir !
— Eh, Marc, sur la tête de ma mère, tu continues de mater, je te
déboîte.
— Mais je fais que regarder ! Eh, Adam, téma comment elle est bonne
la sœur de Josh !
Mon cœur fait une chute de trois mètres, je crois. Je lève la tête vers la
porte. Une épaule reposée contre l'encadrement, son sac pendant de
l'autre, il a croisé les mains devant lui et s'amuse du show de ses amis. Un
sourire léger, moqueur, au coin des lèvres… bon sang, il est sublime.
— Je l'ai déjà vue, répond-il au trio. Après, elle a treize ans, mec.
— QUOI ??? s'exclame Marc en parvenant enfin à attraper le portable.
Mais ça n’a pas treize ans, ça !
— Vas-y, parle pas de ma sœur ou...
Adam cesse de les regarder pour tourner son visage vers moi. Les
mains toujours croisées devant lui, son épaule bien calée contre le pan de
porte, il me fixe un instant. Il semble apaisé, étonnamment. Sûr de lui,
même.
— Vous allez bien, madame Dolnoy ? me demande-t-il d'une voix
posée, terriblement grave.
Oh non, je sais ce qu'il fait. Il commence à jouer. Adam n'avait jamais
délibérément flirté avec moi, avant qu'on faute. Je l'avais toujours senti
combattre son attirance pour la prof, et je crois que de mon côté, j'essayais
aussi de ne pas flirter. Mais là, à sa posture, à ses yeux déterminés,
calmes, tout entiers plongés vers moi, je sens qu'il a décidé de partir à la
chasse. Je ne l’avais pas envisagé « dragueur », du moins, jusqu’ici, il
n’avait pas dévoilé ce visage. Il sait faire ça, alors. Brillamment, même.
— Je vais très bien, Adam, je vous remercie.
J'essaye d'être froide et professionnelle, mais le pétillement de
confiance dans ses yeux marron-vert me trouble complètement. Il a un
sourire, léger, en coin, comme si tout cela relevait du simple échange avec
un professeur. Il se détourne ensuite pour regarder de nouveau le trio :
— Josh, à midi chez moi, déclare-t-il.
— Ça marche, et dis à ce con de me rendre mon tel !
— Marc, tu veux qu'on en parle de ta sœur à toi ? Rends-lui son tel. À
tout à l'heure, les gars.
Et il s'en va. Sans même me regarder, déjà engagé dans le couloir, il
me lance, léger :
— Belle journée, madame Dolnoy !
Mes jambes tremblent doucement, sous le bureau. Il n'a rien dit, rien
fait de spécial, et pourtant je l'ai senti. Oh non, Adam, je ne vais pas
rentrer dans ce jeu-là. Pas de regards en coin, pas de faux croisements
hasardeux dans les couloirs, pas de chasseur, et pas de proie. Seulement...
mon ventre se tord agréablement, de nouveau.
D'instinct, je sors mon téléphone de mon sac pour vérifier qu'il ne soit
pas en train de m'écrire. Rien. Ça me déçoit, malgré moi. Je frappe dans
mes mains pour signifier la fin de la pause ; les élèves se remettent en
place, lentement, dans le bruit. Et quand je commence à parler, le
téléphone resté sur mon bureau vibre finalement, pour afficher :

#Introduction : Un simple salut en classe. Cause : La longueur de


ta jupe, ce matin.

Tu veux jouer à ça, Adam ? Très bien, on va jouer.


35. Le jeu

Lundi, 20 heures 45
#Il n'y aura ni déroulement ni conséquences. Bonne soirée, Adam.

Lundi soir, 21 heures 30


#Bonne soirée... Dame Dolnoy.

Mardi, à la pause matinale, Sylvie, la CPE, que je veux définitivement


faire entrer dans mon cercle d'amis proches, nous rejoint dans le froid,
allume sa cigarette, puis pousse le soupir exténué des travailleurs :
— Oh, putain... souffle-t-elle exagérément. Elles ne sont pas de refus,
ces vacances. Vous avez vu combien sont absents aujourd'hui ?
— Ouais, grogne Laurent. J'adore la notion de laïcité dans ce bahut.
Comme je ne comprends pas leur échange, je fronce fortement les
sourcils en direction de Sylvie pour l'amener à développer. Elle
s'exclame :
— Ah oui, tu ne sais peut-être pas ! C'est le premier jour de
Hanoukka. On a pas mal d'élèves qui ne viennent pas, du coup. Et on ne
peut pas dire grand-chose.
— Bah, soupire Karima. Après tout, ce sont bien les vacances de
"Noël", question laïcité, le pays n'a pas de leçon à donner.
J'attrape mon téléphone pour, discrètement, à l'abri de leurs yeux
curieux, afficher le profil public d'Adam. Sa dernière photo date d'hier,
juste après l'envoi de son message. Il a pris soin de poster le cliché d'un
avion, posé de nuit à l'aéroport Charles de Gaulle. Le voilà parti pour les
vacances, deux semaines, à je ne sais combien de kilomètrse pour célébrer
je ne sais quelle fête juive ; et avec je ne sais qui.
Ça va s'arrêter aussi vite que ça, nos messages ? Je ne pensais pas qu'il
abandonnerait après le mien. Ce serait un faux joueur, comme c'est un
faux bavard ? Ma déception s'évanouit le soir même.

Mardi, 19 heures 30.


#J'espère que les couloirs n'étaient pas trop vides, ce matin.

Mardi 20 heures.
#Il manquait quelqu'un ? Je n'ai rien remarqué.

Mardi 20 heures 05.


#Certainement, rien, non. Trop concentrée à jouer le rôle de la
professeure.

Mardi 20 heures 06.


#Ce n'est pas un rôle. Et je vous assure que les couloirs étaient très
agréables à fréquenter, aujourd'hui.

Mardi, 20 heures 08
#Ah oui ? Qu'est-ce que vous portiez pour les fréquenter, Dame
Dolnoy ?

#Un chapeau en toile, une chemise, un short. Et un fouet.

#Provoquez pas, Dame Dolnoy. Je veux vous voir dans ce costume


un jour.

#Bonne nuit, Adam.

Le lendemain matin, je vois sa nouvelle photo, commentée par


SachaY, Josh_TT, mArCGoldgold et autres. Il a posté une bougie, sur un
chandelier à neuf branches. Adam ne parle jamais du judaïsme – Adam ne
parle jamais, en fait –, mais en le fréquentant, j'ai commencé à
comprendre que c'était une partie primordiale de sa vie. J’effectue alors
quelques recherches sur Internet, et après un don symbolique – et
cependant mérité – à Wikipédia, je lui envoie un nouveau message.
Mercredi, 14 heures 42.
#Bonne fête des Lumières, au passage.

Mercredi, 15 heures 02.


#Toda raba. On en a encore pour 7 jours.

J'ai envie de lui demander quand il compte rentrer, mais je me retiens.


Je me contente d'envoyer, faussement curieuse :

#7 jours de fête ? Il y a pire.

Mercredi 16 heures.
#Pas quand ce qu'on veut est ailleurs.

Oh, le frisson agréable qu'il vient de déclencher en moi. Je décide de


le faire mariner là-dessus. Je referme le clapet de mon téléphone et
m’attelle à cuisiner le bon repas que je compte partager avec Mary ce soir.
Évidemment, c'est immangeable, mais nous passons une soirée magistrale
quand même, pleine de fous rires, de théories féministes, d'insultes envers
les garçons, en bref, une soirée fille comme lorsque nous avions quatorze
ans.

Nuit de mercredi à jeudi


#Il y a une boisson ici, l'Arak, qui ressemble un peu à du pastis.
C'est dégueulasse. Je ne la conseille pas du tout.

#Et que me conseillez-vous, alors ?

#Un coucher de soleil sur Gordon Beach. Le marché aux puces de


Jaffa. Un café à emporter dans Florentine. Le dimanche matin, dans
la maison de mon grand-père. Surtout ça, en fait.

Adam parle dix fois plus de lui par texto que dans la vie. J'en profite.

#Pourquoi ? Elle a quoi cette maison ?


#Elle a une odeur particulière, que j'aime bien. Il y a trop de
choses partout, c'est comme un musée. Et le dimanche matin, parce
qu'on a fait shabbat la veille, c'est très calme. Tout le monde est parti.
On peut explorer tous les souvenirs des anciens, un peu en secret. Et
y'a un coin, à l'étage, avec le fauteuil de mon grand-père, dans la
bibliothèque. Il est collé à la fenêtre, comme caché. J'adore cet
endroit.

Je connais un mec qui a forcé sur l'Arak.

#Ça sent le verre de trop, toutes ces confidences.

#C'était l'endroit préféré de Lucas.

On a envoyé les deux messages en même temps. Je m'en veux


immédiatement du mien. J'ai peur que ça l'empêche de parler, maintenant.
Je le vois écrire, effacer, écrire à nouveau... Et puis, finalement, je reçois :

#Belle nuit, Dame Dolnoy.

J'avais raison, ça l'a bloqué. En même temps, je suis d'une débilité


hors norme. Pour une fois qu'il se met à parler, je lui réplique qu'il a trop
bu. Je trouverai de quoi me rattraper demain. J'ai décidé de jouer, je m'y
tiens.

Jeudi, 17 heures.
#Remis de l'Arak ?

#On ne se remet jamais de l'Arak, je vous l'ai dit : c'est


dégueulasse. On est clairement un peuple qui aime souffrir.

J'éclate de rire en lisant son texto. Je pense immédiatement à Mary,


qui adorerait ce genre de phrase.

#Ma meilleure amie est juive. Mon ami Fares dit d'elle qu'elle est
la "pire chose qui soit arrivée au judaïsme depuis Ramsès II".
#Je viens d'exploser de rire en préparant le repas. Vous avez gâché
mes tzimmes.

#Je me rattraperai.

#Pas de promesses en l'air, Dame Dolnoy...

D'accord, on flirte clairement, là. Et le problème, c'est que je ne suis


pas sûre de pouvoir assumer à la rentrée. Après ce qu'il m'a fait traverser,
et ce que j'ai appris de ses relations à côté, je n'ai pas le droit de flancher si
vite. Je devrais cesser net, protéger mon cœur ainsi que mon ego, le punir,
en somme. Mais ça me plaît tellement, ces échanges, que je ne parviens
pas à arrêter. Dès que je sens un début d'ambiguïté dans ses messages, une
chaleur prend mon entrejambe, et je l'imagine, mordant sa lèvre, dans le
même état... Ce faux vouvoiement que l'on emploie me rend folle. Je veux
qu'il rentre, et je veux qu'il me baise, autant donner le bon mot.
On ne s'écrit plus pendant deux jours. Il ne poste rien non plus. Mais
je suis au fait des coutumes israéliennes, et je sais que de vendredi à
samedi, coucher du soleil, il n'utilisera pas son téléphone. On est restés là-
dessus : pas de promesses en l'air, Dame Dolnoy... Mes jouets planqués
dans la table de nuit m'ont été utiles, ces derniers jours. Putain, je le veux
tellement, c'en est douloureux physiquement. Les jouets ne suffisent pas.
L'imagination ne suffit pas. Je le veux lui. Tout le temps, en moi, partout.
Je suis d'une faiblesse redoutable, le concernant.

Dimanche, 09 heures 30.


#Si vous saviez comme j'ai eu du mal à le laisser éteint, ce
téléphone.

#Instagram vous a manqué, Adam ?

#Oui, Instagram, ses jupes courtes, sa petite mallette sérieuse, ses


faux airs détachés. C'est un réseau qui rend accro, vous savez.

#On ne cesse de vous le dire, qu'Internet est dangereux.

#Vous croyez que je dois arrêter, alors ?


Je marque un temps. Cette fois, c'est moi qui écris, efface, écris... Il
doit sûrement le remarquer, de son côté du globe.

#Ça dépend. Vous êtes très, très accro ?

J'attends sa réponse avec une tension terrible et délicieuse.

#Pire que tout.

Oh bordel. J'ai envie de jouer, là, vraiment. On continue ?

#Vous y pensez souvent ?

#Tout le temps...

#Même en Israël ? Même durant les longs repas ? Même... je ne


sais pas, quand vous vous douchez ?

#Oui, tout le temps. Et surtout quand je me douche.

Je m'allonge sur le lit, le portable dans la main droite, son dernier texto
sous les yeux, et j'ouvre le tiroir de ma table de chevet. J'en sors mon
premier jouet, fin et doux, celui qui vibre.

#Effectivement, vous avez l'air accro...

#Je le suis.

Comment je peux l'amener à tout me décrire, maintenant ? Je ne veux


pas quitter notre fausse conversation autour d'Internet, et dans le même
temps, j'ai besoin qu'il me raconte, en détail, de quelle façon il m'imagine.
Ce "je le suis", simple, assumé, me fait frissonner.

#Ce n'est jamais bon, d'être accro. Je suppose que vous avez déjà
essayé d'arrêter ?
#Ouais. Une fois.

Est-ce qu'il m'avoue vraiment qu'il est parti en courant parce que
c'était trop fort pour lui, ou est-ce que je le pousse à avouer quelque chose
qui n'existe pas ? La scène dans sa cuisine me revient. Je laisse mon jouet
sur le lit ; je me redécouvre acide. La brune, le "goy", le mépris dans ses
yeux.

#Vous devriez peut-être vous en tenir à ça.


Après tout, c'était votre première idée.

Il écrit, il efface, il écrit...

#C'est ce que vous voulez ?

Je n'ai pas réponse. Je ne sais pas ce que je veux. Il brouille tout. Je


fixe son message, mon jouet, ma conscience. Aucun n'a de réponse à me
fournir. Les minutes passent ; je cherche encore. Et puis, une idée me
vient, née de ma contradiction interne. Je prends le téléphone, ouvre
l'appareil photo, et le tends devant moi pour prendre ma nuque, penchée
sur le côté, une bretelle de soutien-gorge pendante sur l'épaule, et un tout
début de poitrine. Je le lui envoie avec un seul mot :

#Oui.

J'attends la réponse, le cœur battant. Elle ne vient pas. À la place, mon


téléphone vibre, et je vois son numéro apparaître dans les appels
WhatsApp. Merde. Qu'est-ce que je fais ? Je décroche ? J'ai quelques
secondes pour me décider. Mon estomac se noue violemment quand
j'appuie sur le bouton vert, et que j'entends son souffle, dans le combiné. Il
est très légèrement écourté, rien de marquant, mais je le perçois. Je ne
prononce pas un mot. J'attends de l'entendre et de savoir quel effet sa voix
aura sur moi.
Et ça vient. Dès qu'il parle, dès que je reconnais les notes graves,
mélodieuses, tendues, celles qui sont enfoncées dans sa gorge si sensuelle,
j'attrape le jouet laissé à ma gauche. Adam n'est qu'un seul souffle,
lorsqu'il me demande, en guise de bonjour :
— Qu'est-ce que tu portes ?
36. " Matoq cheli"

Je regarde mon bas de jogging en coton gris, mon débardeur simple, et


je commence à douter sérieusement de mon sex appeal.
— Ma jupe noire, et le haut blanc, un peu transparent que tu adores.
— Mens pas, souffle la voix chaude et tendue d'Adam dans le
combiné. Je veux la vérité.
Il répète, en articulant chaque mot :
— Qu'est-ce-que-tu-portes ?
Je me mords la lèvre, son ton vient tordre mon bas-ventre violemment.
— Mon jogging.
— Le gris ?
— Oui... Et un débardeur, noir.
— Et en dessous ?
J'entends que son souffle se saccade légèrement. Je l'imagine alors,
allongé dans un lit, prêt à m'écouter lui décrire l'intégralité de ma tenue. Je
me demande s'il a commencé à se toucher, de son côté.
— Juste une culotte blanche... En coton.
— Elle est douce ?
— Il faudrait que je vérifie.
— Vérifie.
Je garde le combiné contre mon oreille, d'une main, et de l'autre, je
frôle l'élastique de ma culotte. Je descends lentement et me mets à me
caresser, via le tissu.
— Très douce.
— Continue, ordonne-t-il dans un souffle.
Je suis consciente que ma respiration s'est accentuée, et je sais qu'il
l'entend. Nos deux souffles sont comme des miroirs, il est aussi excité que
je peux l'être. Le savoir en train de se caresser, à des milliers de
kilomètres, sous le simple son de ma voix, me rend brûlante. Je ferme les
yeux pour mieux écouter son souffle dans le téléphone, et je repense à son
message..."Vous semblez très accro" "Je le suis.". Il faudrait pourtant que
je continue à jouer, un peu. Que je lui fasse payer ces dernières semaines.
Ça ne doit pas être aussi simple pour lui, de me récupérer.
Je gémis dans le combiné, uniquement pour avoir sa réaction.
— Dis-moi ce que tu te fais, murmure-t-il, la voix déjà brisée par
l'envie.
— Je me caresse...
— Où ?
— Là. En bas...
— Donne-moi des détails.
J'essaye de ne pas céder, mais au son électrique de sa voix, je ne
réponds plus de moi-même. L'autorité dans ses ordres, la chaleur dans sa
respiration, la vision de lui, se touchant, tout est en train de me faire
exploser.
— Tu n'auras... tu n'auras pas de… de détails, haleté-je.
Mais j'attrape tout de même mon jouet favori, et je l'amène au bord. Je
l'allume, le son du vibreur me fait sourire.
Adam lâche un tout petit rire, presque choqué, dans le combiné :
— Elle n’a pas fait ça, putain...
— Si, elle l'a fait...
Il rit un peu plus fort, mais je sens qu'il adore ça. J'entends un bruit de
drap, je crois qu'il s'installe plus confortablement pour écouter.
— C'est bon ? me demande-t-il dans un presque chuchotement.
— Très...
— Aussi bon que mes doigts ?
Je n'ai plus la force de mentir :
— Non...
— Tu voudrais que ce soit moi, là ?
J'enfonce mon jouet vibrant un peu plus loin ; je me cambre tout en
répondant dans un gémissement :
— Oui !
Je l'entends lâcher un soupir, terrible, gonflé de désir :
— Tu me tues, putain...
Mais je ne peux plus parler, je ne peux que geindre à l'autre bout du
fil. C'est sa voix qui me guide, maintenant.
— C'est ça... souffle-t-il tandis qu'il se saccade de son côté aussi. Fais-
toi du bien. Imagine que je te baise, là.
Oh, j'adore quand il parle aussi crûment... ses mots provoquent de
crampes délicieuses dans le bas de mon ventre. J'arrive à extirper quelques
geintes de ma gorge en feu :
— Je veux... je veux que ce soit... toi.
— C'est moi. C'est moi, matoq cheli... Écoute bien, c'est ma voix qui
te baise.
Bordel, je n’en peux plus, je vais éclater en morceaux. Il me dit
d'autres mots crus, il gémit aussi de son côté, je me tords, j'augmente la
vibration, et je pousse enfin un cri de satisfaction dans le téléphone collé à
mon oreille. Je transpire. Je l'entends, lui aussi, reprendre son souffle. On
reste silencieux quelques secondes, je laisse mon jouet sur le côté du lit,
réajuste ma culotte, et je ne sais pas pourquoi, d'un coup, j'éclate de rire.
C'est la première fois que je fais ça par téléphone.
Il me suit, mais son rire à lui est plus tendre qu'étonné. Et puis, après
notre instant de flottement silencieux, je l'entends qui pousse un large
soupir. Je le vois d'ici, un bras au-dessus de sa tête, l'autre tenant le
téléphone, à fixer son plafond avec un petit sourire au coin des lèvres. Il
parle enfin :
— Tu me manques.
Mon estomac refait des siennes. Il a suffi de trois mots pour qu'il me
brûle d'un coup. Je ne dois pas me réemballer, je dois me souvenir de ce
qu'il a fait et de ce qu'il a dit. J'ai presque envie de lui demander si sa
brune lui manque aussi, tiens. À la place, je questionne :
— Comment on dit "tu me manques" en hébreu ?
Il a un petit bruit de gorge, comme un rire déçu. Mais il répond tout de
même :
— Ani mitega'eguè'a éleykha.
— Je n'arriverai jamais à m'en souvenir.
Cette fois, il rit vraiment. Le silence reprend, et ma conscience revient
avec lui. Nous sommes dimanche matin, et je viens de faire l'amour par
téléphone avec un élève, qui, de surcroît, a réussi à briser mon cœur en
quelques phrases seulement. Il est temps de raccrocher, je crois.
— Adam, il faut...
— Oh, ça sent la prise de conscience et l'envie de refermer très vite
son téléphone à clapet, ça. On va être en retard pour la réalité, Dame
Dolnoy ?
Il arrive à me faire rire, cet imbécile. Je reprends malgré tout :
— Je dois vraiment raccrocher. Et toi, tu dois profiter un peu de ta
famille. De la maison de ton grand-père.
— C'est moins folko depuis qu'il est mort, si je dois tout t'avouer,
réplique-t-il du ton trop léger que je lui connais bien maintenant.
— Il faut créer de nouveaux souvenirs.
Il laisse un temps, et comme je n'ajoute rien, il finit par abdiquer :
— Belle journée à toi, quoi qu'il en soit.
C'est fou comme Adam peut s'exprimer parfois comme un
quadragénaire. Avant qu'on ne laisse nos téléphones respectifs, une
pulsion me pousse à lancer :
— Adam ? Ça ne... ça ne signifiait rien.
Je mords un bout de langue pendant son silence, je suis bien mal
placée pour balancer ce genre d'inepties après avoir joui dans le creux de
son combiné. Il lâche en soupirant :
— Si vous le dites, Dame Dolnoy.
Et il raccroche.
37. La bonne conjugaison

J'entame la deuxième semaine de vacances dans un train, tandis que


Mary dort, la tête contre la vitre, un filet de bave pendant de sa lèvre
jusqu'à son menton. Certains passagers se retournent sur ses ronflements
ponctuels. Nous sommes le vingt-trois décembre, le train roulant jusqu'en
terres catalanes est bondé, et Mary n'a rien trouvé de mieux que d'y entrer
complètement saoule. Elle s'est justifiée en balançant, dès que notre
wagon a fermé ses portes : "si je dois supporter ma famille pendant sept
jours, vaut mieux me blinder maintenant." Elle a décapsulé une énième
bière là-dessus, en prenant place sur nos sièges.
Je quitte enfin Paris pour mes terres. J'ai terminé de corriger toutes les
copies de mes classes, inscrit l'intégralité de leurs notes sur Pronote,
l'application reliée à l'école, j'ai même avancé sur les cours à venir. C'est
donc le cœur léger, et en me sentant la meilleure professeure de l'histoire
de l'Éducation nationale, que je peux rentrer une semaine chez moi. Oui,
la meilleure. Je ne ressens absolument pas de honte, de gêne, de malaise
concernant l'élève avec qui j'ai joui hier, au téléphone... !
En vérité, au-delà de la honte, j'éprouve encore du plaisir. Cela
surpasse tout autre sentiment. Je n'ai qu'Adam en tête depuis hier.
J'entends encore son souffle, son aveu si simple, si parfait : "tu me
manques." Je relis ses messages, ceux qui dévoilent à demi-mot qu'il est
"accro". J'y réfléchis, aussi. Il a bien dit qu'il avait "essayé" d'arrêter. Et je
me demande en boucle, depuis, si c'était un véritable aveu ou simplement
sous l'impulsion de nos échanges.
Qu'est-ce qu'on fait ? Qu'est-ce que c'est, nous deux ? Une histoire de
cul ? Une histoire d'amour ? Où est-ce que l'on va, comme ça ? Je pose ma
tête contre la vitre et observe le paysage défiler comme si c'était une partie
de moi qui filait à toute vitesse avec lui. Mon téléphone vibre, au creux de
ma main. Je sais que ce sera lui. J'attends que ce soit lui, en vérité.

#Est-ce que je vous ai dit à quel moment de la journée je pensais le


plus à vous, Dame Dolnoy ?

#Non, quand ?

#La journée.

J'ai un rire de midinette en plein milieu du wagon. Je me racle la gorge


pour me reprendre, puis tape ma réponse.

#Heureusement qu'il y a les nuits, alors.

#Ah, ça tombe bien que vous parliez de ça.


Est-ce que je vous ai dit à quel moment de la nuit je pensais le plus
à vous, Dame Dolnoy ?

Je ris d'autant plus ; il sait y faire, faut le reconnaître. Mary grogne


devant moi, pour tasser le manteau qui lui sert d'oreiller, et se remet
aussitôt à ronfler. Je me concentre à nouveau sur l'écran.

#Vous avez sûrement trouvé de quoi vous occuper sans moi.


Quoi, ou qui, vous connaissant.

C'est assez acerbe, mais je suis curieuse. Après tout, du peu que je
sache d'Israël, il y a pas mal de brunes. Je veux savoir dans quoi je remets
les pieds. Ou si je veux les remettre, d’ailleurs.

#Ça dépend. Est-ce que ma vieille tante squattant la chambre


voisine et toussant en continu compte comme compagnie ?

#Vos amis ne sont pas venus en Israël en même temps que vous ?

#À vrai dire, si. On a tous pris l'avion lundi dernier.


C'était donc ça, le rendez-vous chez lui à midi avec Joshua et Marc. Je
me demande si la brune est venue avec eux. Elle a fait partie de ceux qui
ont "aimé" sa photo à l'aéroport. Et "Sacha", c'est un prénom juif, non ? Je
n'en sais rien. Je secoue Mary par le bras, qui ouvre un œil grognon pour
marmonner :
— Quoi ?
— Dis, "Sacha", c'est juif ?
— De quoi ?
— Est-ce que "Sacha", c'est un prénom juif ?
— Euh... ouais dans l'idée, mais pas que. T'as pas un nom de famille
plutôt ?
— Yerwitz.
— Et t'oses me demander ? Vas-y, je me recouche.
Elle bâille très largement, ferme ses deux yeux, se colle contre son
manteau-oreiller, mais grogne tout de même avant de se rendormir
totalement :
— Ouais, c'est feuj.
Un sentiment acide vient déranger mes tripes : la jalousie. D'un coup,
je suis sûre qu'elle est partie avec eux. Je les imagine, dans l'avion, à
l'arrivée, pendant les fêtes... Elle, elle connaît ses traditions, elle doit
comprendre lorsqu'il parle hébreu. Est-ce qu'il lui dit des mots dans leur
langue à l'oreille, à elle aussi ? Oh, non. Je suis tellement bête. Bien sûr, il
le fait avec toutes, qu'est-ce que j'ai cru ? Mais elle, elle doit lui répondre.
Elle est riche, elle est belle, elle a sa religion et son âge. Je déteste être
cette bonne femme jalouse, petite, à la recherche du moindre détail sur
une photo. Ce n’est pas moi, ça.

#Mais je n'ai vu personne.

Non, mais je m'en fous, Adam. Je ne veux plus rien savoir. Je referme
le téléphone et passe les trois heures de trajet restant à lire un polar mal
écrit.
Ma mère nous attend sur le quai, Mary et moi, son imperturbable
sourire de circonstance accroché sur un visage plus ridé chaque mois.
C'est toujours étrange de voir vieillir ses parents. Elle me serre trop fort
dans ses bras, me couvre de bisous comme si j'avais onze ans, et me
relâche pour jauger l'état de Mary :
— Tu veux te doucher à la maison avant de voir tes parents, peut-
être ?
— Oh, mais grave, soupire Mary. Vous me sauvez la mise, comme
toujours.
— Oui, oui, élude ma mère avec une certaine tendresse. On s'en
rappelle de ton bac.
— Et c'était bien ? Non, parce que moi, j’me souviens de rien.
Il y a quelque chose de rassurant dans la folie de Mary : elle est
constante. Je retrouve l'odeur de ma maison d'enfance, et je me sens
immédiatement entière. Rien à Paris n'a eu cet effet-là sur moi, rien, sauf
la peau d'Adam, qui m'a immédiatement évoqué quelque chose de
familier, où j'ai ma place. Je continue de le laisser dans le silence, même si
je garde près de moi mon téléphone, ce qui permet à ma mère de me
reprocher mon "air distrait". Elle aurait trouvé n'importe quoi à me
reprocher cela dit, autant que ce soit un peu vrai, cette fois.
Ma mère parle sans arrêt, pour dire tout et rien à la fois. Entre sa prise
de bec avec le voisin au sujet des citronniers et l'organisation de Noël : et
« oh, je ne t'ai pas dit, ton oncle a eu un petit malaise, rien de grave »,
« mais regarde comme tu te tiens ! », je passe un excellent moment.
Enfin seule dans ma chambre d'adolescente, j'observe les posters aux
murs. Indiana Jones prenant presque tous les pans – original pour une
historienne –, les quelques cadres de mes années lycée, une carte cadeau
de ma professeure préférée. Sur l'étagère, ce sont plutôt les années fac, où
mes nombreux livres – inutiles aujourd'hui – trônent encore. Je m'assois
sur le lit à édredon désuet, en caresse la texture, je m'apaise. Et mon
téléphone vibre.

#On peut en parler, si tu veux.

Tiens, on ne joue plus à se vouvoyer alors. Il semble sérieux, cette


fois.

#De ?

#Des amis qui sont venus.

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il pige vite celui-là.
#Pourquoi, il y a des choses à en dire ?

#Des choses à rectifier, en fait.

Mince, qu'est-ce qu'il sous-entend, là ? Et c'est le retour tant attendu


des : il écrit, il efface, il écrit.
Mais, je t'en prie, Adam, rectifie, qu'est-ce que tu veux me raconter ?
Je regarde sans bouger un seul cil l'écran devant moi en attendant qu'il
développe.
— Bonne nuit, Clarinette ! me lance ma mère derrière la porte.
Oh non, pas ce surnom. Conventions familiales obligent, je réponds
tout de même "Bonne nuit, Moumounette.", et mes années de CP me
reviennent en pleine face.
Bon, tu vas l'envoyer ton message, oui ?

#Comme quoi ?

#Les dates. La conjugaison.

Clairement, je ne comprends rien. J'ai presque envie de lui rétorquer


que je n'ai pas 142 de QI et qu'il faut développer un minimum pour que je
le saisisse.

#On parle d'Histoire et de Grammaire ou


il y a vraiment un sens à tes messages ?

Je vois les trois petits points du côté de ses messages, jusqu'à ce


qu'enfin, je reçoive sa réponse :

#ArrivAIT. Ça m'arrivait, de coucher avec elle. Avant toi.

Oui, c'est le genre d'erreur syntaxique qui vaut cher.


38.

Adam

Jeudi 26 décembre, 20 degrés 18 heures, la plage de Gordon Beach se


remplit peu à peu de toute notre génération d'abrutis privilégiés, qui
profitent des fêtes de Hanoukka pour se beurrer la gueule allègrement sur
notre sable illégitime.
Je regarde arriver par groupes notre clan de Français, des anciens de
Saint-Vincent, des actuels, des Bordelais, quelques Seph aperçus à
d'autres occasions, y a de rares natifs quand même, qui viennent retrouver
les cousins pour boire au coucher du soleil. Dépêchez-vous, il va tomber
vite, le grand cercle pâle au milieu du ciel.
Je relis, une fois de plus, la réponse de Clara, que j’ai nommée
« l’Aventurière » dans mes contacts. Sèche, et incrédule.

#Ça marche, Adam. Tu fais ce que tu veux, quoi


qu'il en soit. Bonnes vacances.

J'ai merdé. Je me rappelle très bien pourquoi je l'ai conjugué au


présent, ce "ça m'arrive", mais je regrette quand même. J'aurais dû prôner
l'honnêteté, ce jour-là. J'ai trop l'habitude de me taire, depuis trop
longtemps, pour miser aussi rapidement sur la vérité quand on me pose
une question. Ça n'excuse rien, j'ai merdé.
Ça y est, le soleil descend lentement sur l'horizon. Les couleurs, en
Israël, c'est ce qu'il y a de plus beau. Je n'aime pas ce pays ; je n'y aime ni
les coutumes ni l'hypocrisie constante, je hais la montée des Orthodoxes
au pouvoir, je ne supporte pas la différence émise entre Seph et Ash, le
traitement des Palestiniens ou des Arabes en général, l'ultra-religion des
Shabbats, mais je ne sais pas si je pourrais m'en passer tout de même.
Parce qu'il y a les couleurs.
On crie mon nom à quelques mètres : Joshua, Marc, Sacha et sa
cousine, un nouveau groupe vient de rejoindre la masse. C'est le moment
de se sociabiliser… J'ai une flemme proche de la cadavérisation, mais je
souris, comme je sais si bien le faire. Ils arrivent à ma hauteur. Marc porte
encore sa kippa, Joshua, moins hypocrite que les autres, a dû l'enlever à
l'instant même où on éteignait la dernière bougie. C'est le seul pour qui j'ai
vraiment de l'estime, ici. Il a été aussi enragé que moi, quand on a appris
pour la md dans la sangria. C'est lui qui a couru pour me le dire et
demander : "Bordel, on fait quoi ?!", et lui aussi qui a pensé aux
cardiaques : "Adam, si y'a des malades dans les profs, ils peuvent y
passer.". Il n'a pas eu le courage, jusqu'au bout, d'empêcher le phénomène,
trop angoissé à l'idée d'être impliqué officiellement. Mais, c'est un mec
bien.
Ils ont branché les enceintes un peu plus loin ; la musique enjouée se
diffuse tout autour de nous, traversant l'air iodé, les derniers rayons de
lumière, portée par les voix extatiques de notre génération d'abrutis
privilégiés. Le morceau qui passe est algérien ; ils chantent tous en chœur
un mauvais arabe, mal prononcé. Ça me plaît assez, finalement. Tout ce
qui comporte un peu de joie authentique est à apprécier.
Sacha me regarde fixement, avec ses beaux grands yeux noirs. C'est
toujours ce que j'ai préféré chez elle, ses yeux. Ils sont flamboyants. Sacha
est très sensuelle, elle aime tout : manger, boire, dormir, coucher, rire,
sentir. Il y a quelque chose de profondément satisfaisant à passer une nuit
avec elle, on sait qu'elle prend du plaisir, qu'elle ne simule, ment ou
déguise pas. J'ai adoré ça, le temps que ça a duré. J'ai adoré, avant... avant
Elle, putain.
— Comment tu vas, Adam ? demande Sacha en se rapprochant de
moi.
— Je vais. Les fêtes étaient cool ?
— Ennuyeuses, soupire-t-elle en passant une main derrière sa nuque
pour faire virevolter ses cheveux bruns. Je n’ai qu'une envie, c'est rentrer à
Paris.
Et moi donc. Je regarde mon téléphone de côté : "Tu fais ce tu veux
quoi qu'il en soit." Je ne sais pas si je l'ai vraiment perdue ou non. Mais
l'idée que ce soit le cas, la perspective qu'elle ne me fasse plus jamais
confiance et que je ne puisse plus la prendre, l'entendre jouir, la faire rire,
briser ses barrières, la caresser, la sentir, ça me donne envie de gerber.
Sacha pose une main ambiguë sur mon avant-bras ; je la laisse faire.
— Tu es sûr que ça va ? susurre-t-elle, faussement soucieuse.
— T'inquiète.
Elle se targue d'un rire travaillé, le genre qu'elle bosse depuis la
seconde.
— Eh, Adam ! s'exclame-t-elle au-dessus de la musique joyeuse. C'est
moi, hein, ça va. Tu n’es pas obligé de garder ton masque, là.
Je pouffe. "Mon masque". Sacha regarde beaucoup de comédies
romantiques et en tire quelques expressions d'une immaturité adorable. Ça
aussi, je l'aimais bien chez elle. C'était un peu maladroit, touchant, en
somme. Je lui souris doucement, c'est sincère cette fois :
— Sacha, sérieux.
Je l'observe en tentant de laisser paraître plus d'amitié que d’ambiguïté
dans mes yeux :
— Arrête, dis-je sans véhémence.
Elle fronce ses jolis sourcils bien dessinés, ceux qu'elle paye une
fortune chez l'esthéticienne de sa députée de mère.
— T'as une meuf, Adam ?
À son ton, je comprends qu'elle redoute ma réponse. Ce serait
légitime, je lui envoie des vents depuis octobre, alors que l'on baisait
régulièrement depuis des mois. J'étais le terminale borderline, elle, la
première en avance sur son âge, il y a quelque chose qu'elle aimait bien
dans notre statut, l'an dernier. Je ne sais pas ce que je peux lui apporter de
plus, maintenant.
— Non, j’ai pas de meuf. Je pense juste qu'on peut passer à autre
chose. Tu ne crois pas ?
J'essaye d'être doux. Force est de constater que je ne suis pas
talentueux dans ce domaine. Sacha a, dans le cœur de ses beaux yeux
noirs pleins de vie, une sorte de fissure malheureuse.
— Tu m'en veux ? lâche-t-elle en quittant enfin mon bras.
— Non, je sais que c'était sans réfléchir. T'inquiète.
— Je te jure que ce n'était pas mon idée.
— Je sais, je te dis. Je m'en fous, vraiment.
C'est vrai, que je m'en fous un peu. Personne n'est mort, et on a
empêché le pire. Et une partie de moi s'amuse encore de voir Clara
complètement perchée geindre des supplications pour que je l'embrasse.
Je n'étais pas sûr que ce soit réciproque, à ce moment-là. Je lui avais
présenté des excuses, et elle les avait acceptées si facilement que je
m'étais persuadé qu'elle ne voulait vraiment pas de moi. Et puis, il y avait
eu cette scène, dans ma cuisine, quand je ne tenais plus, et que je l'ai
tutoyée. Que j'ai senti son cou comme s'il comportait le parfum du Gan
Eden1. J'ai encore au fond de l'oreille son "Adam, stop", autoritaire et
spontané. Avant la md, je croyais sincèrement que j'avais déconné avec
une prof, et que je devais prendre sur moi pour contrôler le besoin de
m'approcher d'elle. Quelque part, je devrais remercier ces grands cons
d'avoir drogué le pichet.
— D'accord, grince Sacha en m'extirpant de mes souvenirs. Donc,
juste, je ne te plais plus ?
— Tu me plairas toujours, Sacha. J'ai juste envie de passer à autre
chose, ce n'est même pas toi que ça concerne vraiment.
— Ouais, réplique-t-elle, acide. "Ce n'est pas toi, c'est moi". On la
connaît.
Elle s'éloigne alors retrouver sa cousine, près du haut feu central. Je
ressors mon téléphone. Je relis encore. "Tu fais ce que tu veux, quoi qu'il
en soit.". Je n'ai pas trouvé de réponse. La musique augmente dans les
enceintes ; ça se met à taper dans les mains, entonner plus fort les refrains,
rire tant aux fausses notes qu'aux mauvais accents. Je souris en les
observant.
Parfois, je les regarde, en retrait, et je pense à tout ce qu'ils ignorent de
la fin des choses. Ça m'agrippe d'un coup : j'ai envie de les secouer pour
leur hurler que tout ça peut s'arrêter aussi soudainement que c'est venu.
C'est peut-être le propre du bonheur, l'insouciance, mais moi, je n'y ai plus
accès. Et j'aimerais les protéger en leur disant la vérité : oui, tout ça va
s'arrêter. On peut chanter fort sur une plage, danser, rire, vibrer, ça n'en
reste pas moins des voix mourantes, sur un sable qui n'est pas à nous. Il
suffit d’un rien pour que le générique de fin débarque sur l’écran de nos
vies. Un jour, tu profites de ton existence, et le lendemain, tu bois trop, et
tu prends le mauvais virage sur le mauvais pont. Je devrais vraiment leur
dire.
Je ne le fais jamais.
C'est maintenant Josh qui vient près de moi. Il passe un bras autour de
mon cou et me ramène à lui dans un geste fraternel qui me pique au cœur.
Tout ce qui ressemble à un frère me fait mal.
— Alors, ça baise plus la ministère daughter ? s'exclame-t-il.
Il me fait éclater de rire. On s'offre une réplique de film :
— « Pas le temps ? » demande-t-il en forçant sa voix dans les graves.
— « Pas l'envie. »
On se marre d'autant plus fort. Josh est complètement fait. Tandis qu'il
m'étreint, je m'esclaffe, toujours en plein gargarisme :
— Mais t'as fumé combien de grammes, toi ?
— Putain pas assez ! réplique-t-il. 'Jamais fait un Hanouk' aussi
chiant, bordel. Tu n’as pas envie de les buter, les religieux ? ajoute-t-il en
levant sa bière de la main droite pour pointer quelques têtes familières
autour du feu. Tous les couplets sur "la lumière dans l'obscurité", je te
jure, mec, sur la vie de ma mère, j'ai eu envie de me pendre.
Je le réconforte en posant une main sur le bras qui tient ma nuque et
mon épaule.
— On rentre bientôt, mec.
— Ouais, putain. Plus que trois jours.
Il boit une bonne gorgée, rote près de mon oreille sous mon éclat de
rire, et reprend :
— Rentrer aussi, ça fait chier. Tu es trop con, pour ton bac. Comment
tu fais pour supporter une année de plus en vrai ?
Je ne réponds pas ; je n'ai rien à en dire. Je ne sais plus ce que je
supporte ou ne supporte pas depuis deux ans maintenant. J'ai fait ce que
j'ai pensé confortable de faire, à ce moment-là. Mes raisonnements ne
vont pas plus loin.
—Après, ajoute-t-il, et j'entends que son articulation commence à
dérailler puisqu'il l'exagère pour que je le comprenne, y'a des trucs bien,
cette année. Geeeeenre Dolnoy.
Je ne bouge pas, ne montrant rien. Je sais bien qu'elle est bonne, Dame
Dolnoy, j'ai vu comment mes potes la regardent. Ça me fait toujours un
peu rire de les entendre parler d'elle, et de savoir que je suis seul à
connaître son goût.
— Merde, Adam.
Soudain, Josh crispe son bras. Ses yeux se sont figés sur deux filles,
qui marchent en direction du feu. Je les suis.
Mon estomac fait une chute.
Je la reconnais, même à plusieurs mètres. Ses cheveux noirs frisés, ses
yeux immenses et pétillants, sa façon de marcher, comme si elle ondulait
dans l'eau, même sur du sable inconfortable, je pourrais presque sentir son
odeur d'ici, une odeur d'encens, musquée, chaleureuse.
Alma me remarque. Et elle vient vers moi.

1. Paradis↩
39.

Adam

Elle est sublime. Alma a toujours été magnifique, mais l'année et


demie qui s'est écoulée depuis notre dernier instant lui a servi. Tout ça
s'arrêtera, tout. Même si mon cœur bat de façon affolée dans mon thorax,
je sais que c’est éphémère. Rien ne compte et rien ne dure, je le sais. C'est
ce qui m'aide à gérer son arrivée devant moi.
Elle se plante sur le sable, elle tient sa cousine par le bras, comme
deux copines d'une quinzaine d'années. Adorable.
— Je ne savais pas que tu serais là, déclare-t-elle.
Et bordel, réentendre sa voix, c’est une torture. Tout ça va s'arrêter. Il
vous suffit d'un pont, et d'un virage.
— Salut, Alma.
Je regarde sa cousine avec une sorte de politesse sociale qui ne me
ressemble pas, pour ajouter :
— Salut, Rachel.
Elle fait des yeux pleins de sous-entendus à Alma, me sort un shalom
cordial et nous laisse, tous les deux. La musique joyeuse bat son plein,
envahit l'espace ; les rires, les fausses notes et les cris extatiques
surplombent notre silence. J'ai tellement mal dans le thorax. Elle est
sublime, bordel. Elle l'a toujours été. Elle ne cessera jamais de l'être.
— Comment tu vas, Adam ?
De la part d'Alma, je sais que ce n'est pas une question
conventionnelle, qui n'attend aucune réponse détaillée. Elle veut vraiment
savoir. Je ne sais pas ce que je peux lui répondre. Est-ce que je peux lui
dire que j'ai envie de crever depuis deux ans et demi ? Est-ce que je dois
lui dire que ne pas l'avoir vue depuis seize mois m'a tué autant que ça m'a
soulagé ? Est-ce que je dois lui dire que je suis en train de me rallumer,
après tout ce temps, grâce à quelqu'un d'autre qu'elle ?
— Je vais. Et toi ? Qu'est-ce tu fais là ?
Alma dévoile ses dents blanches dans un sourire. Celles que j'ai déjà
percutées dans un baiser maladroit, trop enflammé, et on en avait ri.
— Moi, je suis toujours là, tu sais, réplique-t-elle. C'est vous, les
réfractaires à l'Alya.
"Vous." Elle a osé dire "vous". Je me sens démuni, tellement ça fait
mal. "Vous", ça veut dire mon frère et moi. Lucas détestait Israël ; faire
son Alya, pour lui, c'était comme cracher sur la race humaine. Pourquoi
elle a besoin de balancer ce "vous", comme s'il était encore en vie ? Je
déduis :
— Donc tu l'as fait ? Tu as fait ton Alya ?
Elle hoche la tête de haut en bas, fière et pétillante.
— Bordel, Alma... Pourquoi ?
— Parce que c'est chez moi ici, répond-elle avec la voix douce qu'elle
employait toujours quand elle était sûre d'elle.
— Chez toi ?
Je deviens acide, d'un coup. Ce ne sont pas mes mots qui sortent de
ma gorge. Ce sont ceux de Lucas, je le sais. Mais il a la chance de pouvoir
encore s'exprimer au travers d'un corps vivant.
— Ce n'est pas chez nous, Alma. Ce n'est pas chez toi. C'est chez
personne tant qu'on aura viré des gens de chez eux. T'es sérieuse, là ? Tu
crois vraiment au retour à Terre promise ? Tu as mis des œillères sur tout
ce qui s'y passe ?
Alma m'observe étrangement. Elle a un air désolé que je lui déteste.
Elle s'approche un peu de moi et presse une main délicate sur mon avant-
bras. Je suis étonné que le contact ne me fasse rien.
— Adam, soupire-t-elle, trop bienveillante et maternelle. On a chacun
notre façon de voir les choses. Tu pourrais être heureux pour moi.
— Heureux que tu fasses ton Alya, tu es sérieuse ?
Sa pression sur mon bras s'intensifie, et la profondeur de son regard
aussi. Elle voulait me parler depuis longtemps, visiblement.
— Je n'avais rien à Paris, avoue-t-elle en baissant la voix. Tu te
souviens ?
Elle va me rendre agressif, là. Je dégage mon bras de son étreinte d'un
mouvement vif :
— Arrête tes conneries, je n'y suis pour rien.
Elle soupire. Je connais son souffle par cœur et le moindre de ses
arrêts.
— Bien sûr que tu y es pour quelque chose, lance-t-elle en
abandonnant les conventions. C'est bien que tu sois là, ça fait longtemps
qu'on devait parler.
J'ai mal au bide. Alma veut me parler, et Clara n'écrit pas. Je regarde
le téléphone. Rien, depuis "tu fais ce que tu veux". Ça éclate, malgré moi,
dans l'air tiède de décembre.
— Bordel, tu veux parler de quoi, en fait ?
Elle m'a déjà vu comme ça, incapable de dire les choses, agressif,
défensif, immature. Mais puisque je ne suis plus à elle et qu'elle n'est plus
à moi, elle me répond ; ce qu'elle n'avait pas fait, il y a un an et demi,
quand je l'ai ôtée de ma vie.
— Adam, essaye d'écouter, fait-elle en pesant sa voix comme si elle
comportait des notes dangereuses qui pourraient me faire fuir. Je ne t'en
veux pas, d'accord ? Je ne t'en veux de rien.
Je l'observe. Elle va développer, elle va dire des absurdités concernant
mon frère, notre relation, le temps qui passe et qui fait que l'on se
découvre soi-même, et j'ai aucune envie d'entendre ça. Mais elle a raison ;
on n'a jamais parlé depuis que je l'ai quittée. Et moi-même, je ne lui ai pas
dit combien j'en avais chialé, de cette rupture. Et pourquoi je l'aurais fait ?
Je suis parti. Ça s'assume, de partir.
— Je sais pourquoi tu as arrêté, continue-t-elle trop sûre de ses propos.
Tu es mort avec lui, Adam.
Putain j'ai envie de la gifler, d'un coup. Pas ça. Ne parle pas de lui. Ta
gueule, Alma, sérieusement. Je pourrais te faire bouffer le sable jusqu'à
t'en étouffer si tu continues.
— Ta gueule, sérieux.
C'est tout ce qui sort.
— Adam, arrête...
Elle serre mon deuxième bras, maintenant, puis se place bien devant
moi pour planter ses deux yeux superbement noirs et brûlants dans les
miens.
— J'ai été amoureuse de toi, et je le serai toujours, d'une certaine
façon, déclare-t-elle. Mais on ne peut pas aimer quelqu'un qui ne veut pas
l'être. Tu es mort avec lui, Adam. Tu-es-mort. Je sais pourquoi tu es parti,
c'est tout.
Je la déteste. Elle approche son visage si parfaitement harmonieux du
mien, elle colle son nez contre mon nez, nos fronts se caressent. Je pense à
Clara soudain. Elle m'a dit de faire ce que je voulais. Et j'ai envie
d'embrasser Alma, tout de suite, mais pas pour apprécier sa langue ou ses
lèvres. J'ai envie de lui dire au revoir, j'ai envie de clore une partie de ma
vie. Quand nos deux nez se frôlent au point que nos lèvres, habituées,
veulent se rencontrer, je me retire d'instinct :
— Qu'est-ce que tu fais, Alma ?
— Je te dis au revoir.
Alma dépose un premier baiser, doux, innocent, sur mes lèvres. Quand
je sens le gonflement de sa bouche, tout me revient. Et rien ne m'atteint.
Les souvenirs sont là, certes. Je revois nos premières et dernières fois, nos
instants interdits dans la maison de ses parents, nos "je t'aime" essoufflés,
je me rappelle sa peau, je me rappelle mon envie, je me rappelle nos
murmures pour que Lucas n’entende pas. Mais je ne ressens plus rien.
Elle force son baiser et sa langue vient rencontrer la mienne ; j'ai un
reflex corporel, qui oblige ma langue à caresser la sienne en retour. Mais
je ne suis plus là. Je ne pense qu'à Elle. Clara. Pendant que j'embrasse
Alma, celle qui a tout été, et que ma bouche agit comme une machine, je
constate que je n'ai rien d'autre dans le ventre, que l'envie de hurler parce
qu'ELLE n'est pas là. Je retire mon visage. Alma m'observe un instant.
Elle me connaît trop. Elle penche la tête sur le côté, et ses yeux noirs se
mettent à pétiller :
— Mais tu m'as déjà dit "au revoir", en fait... constate-t-elle sans
aucune rancœur.
J'essuie ma bouche, ce n'est pas pour la vexer. Je me sens juste
étonnamment sali d'avoir trouvé la langue de quelqu'un d'autre.
— Non, ce n’est pas...
— Arrête, Adam, me coupe-t-elle dans un sourire admis. Ça fait un
peu mal, mais ça devait arriver. Allez, avoue.
Elle me sourit d'autant plus, un mélange de bienveillance satisfaite, et
de tristesse égoïste.
— Tu es amoureux ?
À qui je mens ? Je regarde mon téléphone. Elle n'a pas écrit depuis.
"Tu fais ce que tu veux." Ce message est absurde. Parce que si je faisais ce
que voulais, je serais avec elle, là, maintenant. Je prendrais un putain
d'avion, et je viendrais la retrouver pour la faire hurler jusqu'à ce que le
Père-Lachaise nous demande de baisser le volume. Vraiment. À qui je
mens ? Pas à Alma, en tout cas, lorsque je la regarde et que je sais, malgré
moi, que ça va la blesser de lui avouer :
— Oui.
40. La rentrée

Je regarde la photographie du café de flore, avec sa légende, 7 euros le


café : revenir aux bases, qui indique qu'Adam est bien rentré à Paris ce
dimanche. Il ne m'a plus écrit depuis mon dernier message, et c'est tant
mieux. Parce que c'était gros, le coup de la conjugaison. Je veux bien
jouer à l'aveugle, mais il y a des limites. Mary et moi sommes revenues
dans la capitale, nous aussi.
Après un Noël désastreux pour moi, et un Hanoucca à mourir d'ennui
pour elle, nous voilà de retour dans nos petits chez-nous respectifs,
congelées par la fin décembre parisienne, prêtes à dépenser l'équivalent de
notre loyer en chauffage. J'ai fait des lessives pour m'assurer d'avoir un
gros pull par jour au moins. J'ai trié mes cours. J'ai planifié l'agenda du
mois à venir. Et je peux "tranquillement" entamer ce nouveau semestre.
Les premiers conseils de classe auront lieu demain. Les premiers de
l'année, certes, mais surtout, les premiers pour moi. J'en ai un souvenir
vague lorsque j'étais déléguée, en seconde. Mais être de l'autre côté du
bureau me plaît assez comme idée.
Pourquoi il n'écrit plus ? Je sais que c'était mon impulsion première, et
je sais que je voulais couper court après le mensonge d'État, mais quand
même. Il pourrait insister, merde. Et pourquoi, franchement, POURQUOI,
il ne poste aucune photo de lui sur les réseaux ? Ça m'aurait laissé de quoi
penser, ces derniers jours.
Évidemment qu'il ne va pas répondre ; j'ai terminé par "bonnes
vacances", il a reçu le message, c'était clair, il s'y tient. De quoi je me
plains, alors ?
J'ai tout de même prévu mon maquillage pour demain, et ce soir, je
mets le masque capillaire qui rend mes cheveux plus brillants. Qu'est-ce
que ça me fait qu'il ait compris et surtout accepté le message aussi vite ?
Rien. J'ai craqué ces vacances, à cause de son humour et de ses textos
parfaitement rédigés, mais c'était virtuel, c'était loin, c'était sur l'instant.
On se reprend maintenant.
Le réveil, le métro, le froid, les grandes portes, rendu des copies aux
terminales. Est-ce que je leur ai déjà dit qu'un plan c'était introduction,
causes, déroulement, conséquences et conclusion ? Non, parce qu'ils n'ont
pas eu l'air de l'avoir saisi.
Le trio de rigolos lit mes corrections en poussant des exclamations
contrariées, en se moquant les uns des autres, en pointant du doigt la copie
du voisin. Et moi, tout ce que je pense, c'est qu'ils ont passé leurs
vacances avec lui. Parfois, je crains qu'il boive trop, qu'il leur balance
tout, et que je me retrouve avec des regards jugeurs ou libidineux dans ma
propre classe. Mais mon instinct me rassure souvent ; je le sais,
maintenant, incapable de faire ça. Me tromper, sans doute. Me trahir,
certainement pas.
— Joshua, remettez-vous à votre place.
— Pardoooon, madame Dolnoy, mais c'est ce quatorze que vous
m'avez mis, là. J'en suis tout bouleversé.
— Soufflez un bon coup, ça va passer, réponds-je en lui souriant
vraiment.
Il place une main contre son cœur comme s'il venait de recevoir un
coup et s'esclaffe :
— Ah, Madame, quand vous m'souriez comme ça, je pourrais faire dix
pages de plus.
Je réplique au-dessus des rires :
— Dix pages, Joshua ? De vous ? Mais vous voulez ma mort.
Et les gargarismes décuplent.
Après nos deux heures de correction et de préparation au bac, la
sonnerie de la récréation retentit. Je les laisse s'enfuir à toute vitesse de la
salle. La pluie s’avère si froide que l'on dirait de la neige ; je rêve de sortir
rejoindre les fumeurs pour apercevoir Adam, mais je suis frigorifiée ; de
toute façon, il vient rarement le lundi matin. Je n'ose pas mettre ma santé
en péril pour une possible déception. Déception ? Non. Je veux dire que
c’est bien de ne pas le croiser et que je reste dans ma salle de classe pour
éviter que ça arrive, voilà, c’est ça que je veux dire.
Trois petits coups timides à ma porte me font légèrement sursauter.
Quand j'autorise à enter, avec un feu dans le ventre, je suis passablement
désolée de voir Laurent.
— Euh, Clara, désolé de te déranger...
— Tout va bien. Dis-moi ?
— Non, bah rien, je ne te voyais pas à la pause, je venais vérifier si ça
allait.
Oh, ça sent mauvais, le collègue en crush, ça. Si je pouvais éviter de
m’ajouter ce genre de malaise en plus du reste, ça m'arrangerait. Il a
ouvert grand la porte sur le couloir, se tient dans l'encadrement, sans oser
un pas trop intrusif dans mon espace. Il y a quelque chose de touchant,
dans sa posture.
— Oui, j'avais froid. Tu sais, je ne fume pas, donc quand je peux rester
au chaud...
— Ah, mais c'est vrai ! souffle-t-il. Tu nous accompagnes, seulement.
— Oui, je viens surtout pour Karima.
C'était peut-être un peu frontal. Mais il encaisse, faisant mine de ne
pas entendre le message sous-jacent :
— Ouais, ouais. Elle est cool, Karima...
Il tape, mal à l'aise, dans ses mains, et enchaîne :
— Bon bah, si tout va bien, j'y retourne.
— Ça marche. Merci, Laurent.
Il m'offre un sourire timide sur son visage rond.
— Ouais, OK ! Enfin, si tu veux nous rejoindre... ou même après, ou à
midi, hein, tu sais où je, enfin où on est.
— D'accord.
Il se racle la gorge, regarde, penaud, autour de lui, puis s'exclame,
comme s'il s'agissait d'une décision soudaine :
— Allez, à toute !
Bon sang, c'était bizarre. Je lui offre un regard plein de bienveillance
et l'observe s'en aller. Mais dans le couloir, derrière lui, comme s'il avait
toujours été là, je vois Adam. Il est à quelques mètres de la porte, se tient
bien droit, et m'observe avec sourire léger, visiblement amusé. Il penche la
tête sur la gauche pour bien vérifier que Laurent s'est éloigné, puis
s'avance dans ma classe.
Merde, il est magnifique ; comme à chaque retour d'Israël, il a pris des
couleurs qui ont hâlé sa peau déjà olive ; ses yeux n'en sont que plus
clairs. Quand le vert prend le dessus sur le marron, il s'approche
doucement de ce à quoi ressemblerait une divinité, je crois.
— Tu te fais draguer par les pions, maintenant ? me lance-t-il en
s'appuyant contre l'encadrement de la porte pour croiser ses bras sur sa
poitrine.
Pardon, j'ai loupé quel épisode crucial dans la série Adam-et-Clara ?
C’est quoi cet air malicieux qu’il affiche ? On n'était pas censés être en
froid depuis son mensonge ?
Mince. Maintenant qu'il me regarde avec son fichu pétillement dans le
fond des yeux, je me rappelle sa voix au téléphone, il y a une semaine...
"Fais-toi du bien. Imagine que je te baise, là." Mon cœur s'accélère un
peu.
— Je ne me faisais pas draguer.
— Si, clairement, rétorque Adam sans se débarrasser de son petit
sourire amusé. Mal, mais tu te faisais draguer.
Ça a vraiment l'air de le divertir, tout ça. Comme je ne réponds pas, il
intensifie – si c'est encore possible – son regard sur le mien, les bras
toujours croisés contre la poitrine, sans changer de posture. Il ajoute :
— C'est le genre qui te plaît ? Tout maladroit et bégayant ? Dis-moi,
hein, je m'adapte.
Mais c'est qu'il serait à deux doigts d'éclater de rire à ses propres
phrases. Je veux lui rendre une répartie acide, seulement…
C'est ma voix qui te baise, là…
Je toussote pour récupérer une contenance. Il y a des bruits de pas et
quelques voix lointaines qui commencent à envahir le couloir. Je me
reprends :
— Vous vouliez quelque chose, Adam ?
Je réalise que ma question comporte bien trop de possibilités
graveleuses en réponse quand il humecte sa lèvre pour hocher la tête
silencieusement. Ses yeux dérivent rapidement sur le bureau pour revenir
à moi. Il ouvre la bouche, prêt à me déstabiliser, quand la silhouette d'une
jeune fille apparaît à sa droite. C'est Juliette, une de mes premières,
accompagnée de son binôme, Lydia.
— On peut entrer, Madame ?
Elle s'est adressée à moi, mais dès qu'elle aperçoit Adam, elle se met à
rougir en fixant le sol.
— Bien sûr, entrez toutes les deux.
Ça n'a pas encore sonné, mais en hiver, ils peuvent venir plus tôt se
réchauffer en classe. Elles dépassent Adam pour s'installer au premier
rang. Lydia essaye de retenir un gloussement. Ah, c'est ce garçon-là,
Adam. Celui dont le prénom s'écrit sur l'agenda. Celui dont on note
discrètement l'emploi du temps pour le croiser "au hasard" dans les
couloirs et espérer un jeu de regards. Il n'a même pas remarqué qu'elles
s'étaient empourprées. Il ne regarde que moi.
— "Allez", fait-il en décroisant les bras.
Je comprends qu'il imite Laurent une minute plus tôt.
— À bientôt, Dame Dolnoy.
Il n’a pas osé m'appeler comme ça devant elles ? Elles n'ont pas
relevé. Adam est si insolent avec tout le corps enseignant que ça ne doit
pas les changer. Il me regarde une dernière fois, appuyant bien le feu de
malice au fond de ses yeux presque verts aujourd'hui, un pas en arrière, et
il disparaît sur la gauche.
Il me manque tellement, bordel.
Mes deux élèves éclatent d'un rire juvénile dès qu'il n'est plus là.
J'entends quelques-uns de leurs murmures :
— Mais tu t'es trop-gri-llée, ma pauvre...
— Arrête, il a rien vu...
— Mais si, de ouf.
Et elles rient de plus belle. Lydia, la moins obséquieuse des deux, celle
qui frôle toujours un peu l'insolence sans y entrer totalement, profite de
l'absence des autres élèves pour demander, d'une voix enthousiaste :
— Madaaaame ? C'est l’un de vos élèves, Adam ?
Non, Lydia, c'est mon amant. Il m'a baisée chez lui, dans sa cuisine,
dans la mienne, dans un hôtel, sur mon canapé, sur son lit et sur le mien,
il rêve de me prendre aussi sur ce bureau, il m'a fait jouir par téléphone,
et j'essaye de le fuir, mais je ne peux pas parce que je suis devenue
complètement accro à sa façon de me donner des orgasmes.
— Non, il est simplement souvent renvoyé de classe et il atterrit dans
mon cours.
Oui, c'est mieux comme réponse. Plus prudent.
41. Quand les langues se délient

Entre hier, lundi, et aujourd'hui, mardi soir, j'ai appris deux choses
importantes.
La première : les conseils de classe, c'est chiant, long, éreintant, et on
n'est pas payés pour ces trois heures à débattre autour d'une table sans café
ni petits gâteaux. Noté.
La seconde : la problématique de l'élève craquant, je ne suis pas la
seule à m'y être confrontée. C'est un non-dit qui nous obsède tous, en
réalité. Et la conversation que j'ai eu autour d'une bière avec Karima,
Sylvie la CPE et Judith m'a quelque peu rassurée. On lâche les profs dans
l'arène des presque adultes, en espérant que la frontière se fasse
naturellement entre ces deux mondes, et on oublie complètement l'aspect
humain derrière tout ça. L'Éducation nationale devrait nous former, en
réalité, à prendre une distance permanente avec les élèves. Ils devraient
prévenir du danger.
La conversation avait pourtant débuté innocemment. Karima avait
commandé son coca-light, Sylvie sa pinte de triple, Judith un verre de vin
rouge, et je m'étais prudemment commandé un simple demi. On avait
investi une table dans le fond du bar, là où aucun collègue ou élève ne
serait venu nous déranger en passant par hasard dans le quartier. Et Sylvie
avait lancé les offensives, rien de bien méchant, pour débuter la soirée :
— Trois heures de conseil pour rien, ça donne envie de cramer le
lycée. POUR-RIEN. On fait quoi, là ? On parle d'élèves qui s'en foutent,
on parle de ceux qui n'auront pas le bac, mais l'entreprise de Papa ? De la
branlette, j'appelle ça, moi. Il ne sert plus à rien notre métier.
On a bien été obligées de trinquer à ça. Le sujet a dérivé sur le prof de
maths des terminales B, un type beau qui le sait trop, et dont on a
tendance à rire en conséquence. C'est comme s'il parlait toujours avec une
voix trop grave, un sourcil trop penché vers l'avant, le cou trop enfoncé
type "je t'offre un regard de killeur ma beauté".
— Et en même temps, vous avez vu comme les élèves le bouffent des
yeux ?
— C'est un scandale, souffle Judith avant d'avaler une gorgée de vin.
— Non, ce qui est grave, c'est qu'il en joue, rebondit Karima. Elles
sont là, elles ont seize, dix-sept ans, lui trente, et il s'amuse, ça se voit.
Aïe, je vais commander un autre verre, moi. Je me fais franchement
discrète, d'un coup.
— Et en même temps, est-ce qu'on peut le lui reprocher ? Non,
attends, Karima, sérieusement. Elles font dix-sept ans ? Tu leur donnes
dix-sept ans à ces filles, toi ?
— Non, mais...
— Bah, voilà ! Eh, attends, continue Sylvie, on le sait qu'elles boivent,
fument, qu'elles couchent, ça va. Tu es là, t'es un jeune prof, moi, je
comprends que ce soit dur de résister.
Je ne sais pas si je peux m'enfoncer encore plus dans la chaise. Y'a un
double fond ? Le serveur passe derrière notre table. Boire, tout de suite,
boire urgemment. Je lève la main, finis mon verre d'une traite, et en
commande un autre. Plus fort et plus grand.
— Et on en parrrle des garrrrçons ? s'exclame Judith dans son bel
accent. Il y en a, hein... Moi, ce n'est pas facile de me concentrrrrer.
On éclate de rire ; même si, de mon côté, j'avale de travers et
m'étouffe. Elles pensent que c'est le fou rire, tant mieux.
— J'en ai un, confie alors Judith que la bière fait parler, il a de ces
yeux... Un bleu ab-so-lute, dès qu'il me rrregarrrde, je ‘sais plus je suis
qui !
— C'est lequel ? demande Sylvie, légère, qui connaît tous les élèves
ou à peu près.
— Jonathan Durrand.
— Ah, mais ouiiiii !
Elle frappe dans ses mains et se targue d'un nouveau rire, complice :
— Il est MAGNIFIQUE, ce gosse. Un mannequin !
— Et pas que beau ! rebondit Judith, ravie de pouvoir se confier. Il est
trrrès intelligent, et il est drrrrôle !
Il y a une sorte de panneau luminescent qui apparaît au-dessus de leur
tête. Je peux lire "DANGER" en lettres rouge fluo. Karima écoute, mais
elle est un peu plus en retrait que d'habitude. Elle a terminé son coca, et
caresse vaguement les rebords de son verre vide.
— Ah y en a ! reprend Sylvie. Bah, attends, et le Adam, on en parle ?
Deuxième étouffement. Là, j'enfonce carrément ma tête dans la bière
pour boire à grandes gorgées.
— Mais moi, je l'ai paaaas, gémit Judith. On m'a dit il est trrrès forrrt,
lui.
J’adore l’énergie que met Judith à parler correctement notre langue.
Entre son accent et ses erreurs syntaxiques, elle provoque une certaine
tendresse en moi.
— Un p'tit con, réplique Sylvie avec tendresse. Non, mais ce gosse ! Il
a tout pour lui, hein, on est d'accord ? Attends.
Elle lève une main pour énumérer sur ses doigts :
— Il est beau, il est brillant, il est riche, il est drôle ! Et, en plus, c'est
un gentil. Vraiment, c'est un gentil mec, je le connais bien. Moi, je les
vois, les filles dans les couloirs, quand il est là. Elles font moins les
malignes devant lui que devant nous, je vous le dis ça !
— On aurrrait été parrreils à leurrs âges !
— On l'est déjà un peu aux nôtres !
Elles explosent dans un gargarisme commun. Karima, qui tique dès
que l'on parle d'Adam, s'exprime enfin. D'une voix plus posée, elle lance
au-dessus de leur rire :
— Il est malheureux, surtout.
Les rires s'éteignent doucement ; Sylvie prend en compte
l'intervention soudaine de notre collègue, elle hoche la tête, songeuse, et
boit une gorgée silencieuse, avant de ponctuer :
— Oui, oui... je sais.
Je n'ai pas de curiosité malsaine. Au contraire, je voudrais vraiment
que l'on parle d'autre chose. Je ne veux pas apprendre ce que ressent
Adam sans que ça vienne de lui ; il me semble qu'il serait intrusif de les
écouter. J'essaye de changer de sujet :
— Et les trois connards d'Anglais, ça fait longtemps qu'ils sont ici ?
Et ça fonctionne. La soirée s'éternise, légère, drôle, on crée de bons
liens, les unes avec les autres. Dans un lycée aussi élitiste que le nôtre,
c'est agréable de se savoir appréciée et soutenue par des collègues. Même
si je leur cache une part primordiale de ma vie. Comment réagirait Karima
si elle venait à apprendre que... je chasse l'idée immédiatement. Parce que
je sais.
Très mal.
À minuit, quand je me lève pour aller aux toilettes, je réalise que j'ai
vraiment bu trop de bières. Ma tête tourne un peu, et mon articulation
commence à se faire molle. Il y a la queue, au moins trois personnes, je
vais imploser. Je sors mon téléphone en attendant, et je fixe mon écran
vide. Il n'écrit pas. Pourquoi il n'écrit pas ? Je repense à ce qu'a dit
Karima. "Il est malheureux, surtout." Oui, mais il ne parle jamais.
Comment peut-on l'aider, s'il ne parle jamais ? Je relis mon dernier
message. Ce "tu fais ce que tu veux", bien sec et bien déterminé.
Ah, t'es contente Clara. Tu as voulu mettre un terme à tout ça, tu as
réussi.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas un harceleur, le
Adam.
Quand je reviens des toilettes, les filles sont en train de se lever et de
prendre leurs affaires. Je ne suis pas désolée que la soirée s'achève, je suis
désolée de ne pas la continuer de mon côté. Oh, et pourquoi je ferais ça
après tout ? Qui a dit que je devais rentrer ? Certainement pas mes deux
litres de bière !
Non, Mesdames, moi, Clara Dolnoy, je m'en vais vaquer à mes
occupations dans les rues de Paris.
De Paris Saint-Germain, pour être précise.
— Clara, métro ? me demande Sylvie en enfilant sa veste.
— Non. Je vais voir mon amant.
Si elle savait pourquoi elle vient d'éclater de rire, elle rirait moins.
L'air glacé de janvier me prend au cou violemment quand je sors.
Quelques bises, des accolades, et j'attends de les voir disparaître pour
prendre mon téléphone. Évidemment, je n'ai plus de batterie.
Au lieu de l’interpréter comme un signe du destin, je décide de braver
la technologie, et de marcher jusqu'à son boulevard. Rien à foutre. Waouh,
il fait froid, heureusement que j'ai trop bu, je le sentirais vachement plus
sinon.
Froid, froid, froid, boulevard, froid, ah ! Immeuble !
Je suis anesthésiée de toute conscience ; même mon ventre ne me fait
plus mal à l'idée de toquer à sa porte, à minuit passé. La seule chose qui
m'arrête, hormis le léger trou de mémoire –92C34 ? Non. 93B...92B33,
c'est bon –, c'est le fait que je ne l'ai pas prévenu et qu'il est peut-être avec
une brune. Oh non, et si c'était le cas ? Si j'allais, non seulement le
surprendre avec une fille, mais qu'en plus ce soit une élève ?
Eh, tu imagines, Clara, si c'est Gabriella qui t'ouvre ? Allez, HOP !
Deux heures de colle, Gabriella ! Si, si, c'est mérité, dehors.
J'éclate de rire dans le hall. Je manque aussi la petite marche entre le
sas et le rez-de-chaussée, mais je me rattrape avant de tomber vraiment.
Je suis devant sa porte ; le hall est sombre et silencieux. Les vieux
immeubles bourgeois ne savent pas faire la fête, visiblement. Ah, j'entends
tout de même quelque chose. Il y a de la musique qui s'échappe de chez
lui. Je le connais, ce morceau, c'est "seaside" de SEB. Et je l'adore, en
plus. Cependant, il n'y a pas de voix. Merde, maintenant que je suis là,
j'hésite. Il n'est peut-être pas du tout seul.
Oh, et puis, on s'en fout. J'ai trop d'alcool dans le sang pour me soucier
d'éventuelles poursuites judiciaires de la part de sa famille.
Je toque. J'attends.
Le bruit de la clef dans sa serrure s'enclenche enfin.
42. Te sentir à nouveau

Adam m'ouvre. Il est torse nu et porte un simple bas de jogging en


coton. Je pourrais lui lécher tout le haut du corps immédiatement. Il
marque un temps de surprise, d'abord, puis avance sa tête dans le couloir
pour en regarder les recoins, avant de se replacer dans l'encadrement :
— Normalement, c'est la vieille du premier qui vient se plaindre du
bruit, à cette heure. Me dis pas qu'elle t'envoie ?
J'éclate d'un rire bruyant qui résonne dans le hall. Il se targue d'un petit
sourire fier de son effet, mais ne me laisse pas entrer. Comme hier, devant
ma classe, il appuie une épaule contre l'encadrement de la porte et croise
les bras sur sa poitrine. Je contemple béatement ses pectoraux gonflés par
la position.
— Et si y avait eu mes potes ?
— Ils sont là ?
Il nie d'un signe de tête, sans se débarrasser de son sourire amusé. Je
souffle :
— Quoi ?
— Vous n’auriez pas un peu bu, Dame Dolnoy ?
— Un peu, et alors ? Ça choque votre esprit innocent, peut-être ?
— Non, rit-il doucement. Mais je ne sais pas si je dois te laisser entrer.
Ce serait abuser de la situation, tu crois ?
— Arrête tes conneries et bouge de la porte, Adam.
J’ajoute, pour imiter ses propres expressions avec complicité :
— On va être en retard pour que tu me prennes.
Cette fois, il s'autorise à réellement éclater de rire. Il se pousse sur le
côté pour me laisser passer devant lui et ferme la porte. Son couloir est
long, j'ai largement le temps de le provoquer. J'exécute une volte-face. Je
me mets à marcher à reculons, en le fixant bien droit des yeux. J'enlève
mon manteau.
Quant à Adam, il a glissé une main dans la poche de son jogging
confortable, et placé l'autre au coin de sa bouche, pour en caresser les
recoins, affamé. Dès que je recule d'un pas, il avance d'un autre, torse nu,
superbe ; il a le regard d'un prédateur, c'est incroyable.
Mon manteau traîne dans le couloir. Je m'attaque à mon pull. Adam
me regarde me déshabiller à reculons, jeter les affaires au sol... Je l'ai
rarement vu aussi sexy qu'à l'instant. Il marche lentement, un sourire
gourmand se dessine sur ses lèvres qu'il caresse. Il a l'air sûr de lui, maître
de mon déshabillement, contrôlant la vitesse de ses pas vers moi.
Je suis maintenant en soutien-gorge ; un pas de plus en arrière pour
défaire le premier bouton de mon jean, mais je me cogne au mur. Il a un
petit rire amusé. Il fait le dernier pas qui nous sépare. Maintenant, je peux
inspirer l'odeur si particulière de sa peau. Du crayon de bois fraîchement
taillé. Son nez frôle enfin le mien. Je n'en peux plus. Je veux sa langue. Je
la veux dans ma bouche, sur mes seins, en bas. Il retarde son baiser. Ses
lèvres s'entrouvrent, viennent frôler les miennes, mais il ne m'embrasse
pas. Quand j'avance un peu plus pour attraper sa bouche, il enfouit son
visage contre mon cou. Il mord ma peau fine, en dessous de mon oreille.
Je gémis immédiatement.
Je sens sa main qui vient agripper ma hanche droite, la pression est
forte. J'entends sa respiration au creux de mon oreille, puis sa voix, aux
notes graves et mélodieuses, qui me demande :
— Qu'est-ce que tu veux que je te fasse ?
Oh, c'est à la carte, aujourd'hui ? Ça me provoque d'autant plus de
frissons.
— Je veux... je veux que tu me baises.
Son petit souffle, c'est un rire amusé. Il a l'air d'adorer me voir dans
cet état. Sa main remonte jusqu'à mes lèvres, il se détache de mon cou
pour me regarder lui lécher les deux doigts qu'il impose à ma bouche. Il
descend ensuite vers mon jean déboutonné, glisse une main dans ma
culotte, et son index humide caresse délicatement le gonflement entre mes
lèvres ; celles d'en bas. Qui n'attendent que lui.
— Tu veux que je sois doux, ou tu veux avoir un peu mal ?
Oh, les deux... Je le sais parfait dans les deux rôles. J'avais tellement
besoin de le sentir à nouveau ; son odeur, sa peau, ses gestes, ses
souffles... Il glisse deux doigts en moi et je pousse un gémissement
délicieux. J'halète, déjà cambrée :
— Je veux tout...
— Tout ? répète-t-il, la respiration écourtée.
Alors, Adam descend lentement pour m'ôter totalement mon jean ; je
ne vois plus que ses cheveux en batailles et ses larges épaules musclées. Il
tire l'élastique de ma culotte, pour la décaler sur le côté ; et il vient
m'embrasser là. D'abord quelques petits baisers qui m'agitent, et enfin, sa
langue, chaude et délicate, vient titiller l'endroit le plus sensible de mon
corps.
Je pousse un râle de plaisir, malgré moi, où se mêlent la satisfaction et
l'envie de plus. Sa main droite, pendant qu'il me déguste lentement,
remonte jusqu'à mon sein, et vient pincer mon téton, un peu fort, si bien
qu'une légère douleur, aiguë et délicieuse, vient piquer au fond de ma
poitrine. Je geins une fois de plus.
Son baiser sur mon sexe continue ; il n'accélère pas, il profite, il est
doux, sensuel, humide, parfait. Moi debout, lui en bas, entre mes cuisses,
je me sens offerte à lui, en totalité. Et pourtant, sa façon de me lécher avec
autant d'attention me donne l'impression d'être vénérée. Et d'ailleurs, je
l'entends qui murmure :
— T'es une putain de déesse, en fait, ce n'est pas possible...
Il retourne aussitôt me goûter. Je ne deviens plus qu'une torsion de
délice et de frustration fusionnées. J'attrape une poignée de ses cheveux
que je serre fortement.
— Adam... Viens... Viens en moi, je ne tiens plus...
Si je ne le sens pas, entier, maintenant, à l'intérieur, je crois que je
pourrais m'évanouir. Il se redresse sous ma supplication. Il fait tomber son
jogging, s'en débarrasse d'un coup de pied, et, d'un mouvement de genou,
il écarte ma cuisse. Lorsqu'il se presse contre moi, je sens son désir plus
dur et plus furieux que jamais contre mon entrejambe. Je suis prête à
l’accueillir en moi, je ne veux que ça, mais il se recule, d'un coup.
Quoi ? Non. Pas de chaud et de froid, pas maintenant. Il remarque
mon regard écarquillé, brûlant d'incompréhension et d'inquiétude. Il me
sourit alors, comme pour me rassurer :
— Je suis clean, ce n'est pas la question.
Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Je suis nue, contre son mur, lui,
nu et superbe, devant moi dans le couloir, et il balance ce genre de phrase
sans aucun sens ?
— Mais de quoi tu parles, bordel ?
— De te baiser sans capote.
Oh. "Clean" ça veut dire qu'il baise sain dans un corps sain, donc.
Mais, de mon côté, je ne prends aucun moyen de contraception. Je n'ai pas
le temps de lui dire, qu'il me devance :
— J'en ai en haut.
Il prend ma main et m'enjoint à le suivre dans le grand escalier. Si je
m'écoutais, je me mettrais à courir jusqu'à la chambre. Pieds nus, je sens
la douceur de la moquette luxueuse du premier étage, il a la même dans sa
chambre. Sa porte, au bout du couloir, est déjà ouverte. On entre. Je
m'allonge directement sur sa couette moelleuse tandis qu’il ouvre un tiroir
pour sortir une boîte de préservatifs. J'entends le bruit de la déchirure de
l'emballage.
Il vient s'allonger à côté de moi, et prend le temps de me regarder,
offerte à lui, sans plus aucun vêtement pour dissimuler une seule parcelle
de peau. Il se met à caresser ma poitrine, du bout de l'index, doucement.
C'est à nouveau lui, à nouveau nous deux, à nouveau l'univers entier qui
se restreint à ses gestes. C'est seulement maintenant que je réalise
combien il m'avait manqué. Il a des yeux brûlants d'envie.
— Qu'est-ce que tu attends ? soufflé-je.
— Je profite.
Moi, je ne peux plus. Je pose deux mains sur son torse lisse et musclé,
je l'allonge complètement ; je me mets à califourchon sur lui. Il empoigne
alors mes fesses en se redressant pour atteindre ma bouche :
— Clara ?
J'attrape son sexe, dur, gonflé de désir pour moi, moi seule, et le place
à la bordure, juste à l'entrée... Avant de le sentir enfin en moi, d'être tout à
fait à lui, je demande :
— Quoi ?
Il approche ses lèvres, et, enfin, il m'embrasse. Je retrouve mon goût
sur lui ; mais aussi la douceur de sa bouche, la texture douce et brûlante
de sa langue, qui vient jouer avec la mienne, parfaitement. Il cesse son
baiser pour caresser ma joue d'une main tendre :
— Salut, murmure-t-il.
Et il entre en moi.
43.

Adam

Je l'ai prise trois fois d'affilée ; je ne savais même pas que je pouvais
rebander aussi vite. Elle s'est mise à hurler tellement fort à la deuxième,
que je me suis demandé si on n'allait pas vraiment réveiller la vieille du
dessus pour le coup.
Putain. Son odeur et sa peau… j'en ai pris de la drogue depuis Lucas,
mais ça, je ne connaissais pas. Elle sent une putain d'aube fraîche, juste
avant l'été. C’est exactement ça. Et son goût…Ah, son goût…le meilleur
du monde. En revanche, là, je n'ai pas de comparatif. Elle n'a le goût de
rien d'autre qu'elle. Je pourrais la déguster des jours entiers.
Elle dort à côté de moi, maintenant. Sa respiration est forte, très
apaisée ; tu m'étonnes. Après ce que l'on vient de faire, je ne vois pas
quelles tensions il pourrait lui rester. Je caresse ses cheveux bruns,
doucement. C'est parfait qu'elle soit venue cette nuit, pile cette nuit, en
fait. Je n'aurais voulu rien d'autre.
Le soleil commence déjà à se lever. Je le vois au travers de
persiennes ; quelques rayons, rien de bien agressif. Dans tous les cas, en
janvier, il n'est jamais bien méchant. Je crains de m'endormir ; parce que
si je sombre, je sais qu'elle ne sera plus là mon réveil. Elle me fait le coup
à chaque fois.
Non, ne t'endors pas, Adam, profite encore un peu d'elle... Tu ne sais
quand elle voudra revenir. Ne t'endors pas... Ne...
Je suis réveillé par un grand bruit au rez-de-chaussée. Évidemment, le
lit est vide et le soleil plein. Merde, il est quelle heure ? Je regarde mon
portable, treize heures trente. J'ai dormi d'une traite. Et elle est partie. Ou
alors, elle vient de s'exploser la tête dans l’escalier, ce qui expliquerait le
bruit. Mais je suis pratiquement certain de reconnaître la voix qui s'élève
jusqu'à l'étage :
— Merde, Adam, t'es pas encore levé ?
Il n’a pas osé, putain. J'éclate de rire, encore à poil entre mes draps,
me lève d'un bond pour enfiler le bas de jogging, et dévale les marches à
toute vitesse, pour le serrer contre moi. Jonathan me rend mon étreinte, en
tapant fort trois fois dans mon dos.
— Yom houlédètt sameakh1, cousin, rit-il à mon oreille.
— Merci. T'es trop con d'être venu.
— Alors, va prendre une douche, tu gueuleras plus tard. Tu pues la
transpi.
J'éclate de rire, mais je lui concède.
— T'as fait quoi ? ajoute-t-il tandis que je remonte les marches pour
rejoindre la douche. T'as baisé cette nuit ?
— Et pas qu'un peu !
Je l'entends crier au bas de l'escalier tandis que j'entre dans ma salle de
bains :
— C'est bien ! Dix-neuf ans, ça se fête !
J'enclenche l'eau chaude.

Quand je le retrouve en bas, il a déjà déballé des sacs de courses sur le


comptoir en marbre. Jonathan a toujours ressemblé à Lucas ; ils ont le
même âge, mais il a aussi les mêmes cheveux longs que lui, noirs,
attachés en queue-de-cheval. Une barbe d'un jour, et ce foutu sourire aux
dents blanches. Ce sourire, c'est exactement le même. Il était beau, mon
frère. Et à travers John, il le sera toujours un peu.
— Abi débarque à quinze heures.
En revanche, il amène des nouvelles de merde. Je souffle
exagérément :
— Sérieux ?
— Bah, ils viennent pour ton anniv, gueule pas.
Je passe une main dans mes cheveux désordonnés, et m'attelle à
déballer les courses avec lui. Là, je suis vraiment contrarié.
— Je n’ai pas du tout, du tout, envie de voir ma mère, John.
— Je sais, mon enfant. Mais ça fait partie des obligations pour toucher
l'héritage.
Il me décoche un sourire fier de sa connerie, et aligne les courgettes
devant lui. Il a acheté de quoi faire un repas, sans viande, évidemment,
puisque c'est mon anniversaire et qu'il sait comment me faire plaisir.
— Tu fais le houmous ? lance-t-il en installant tous les ustensiles
devant nous.
— D'accord, donc, c'est mon anniv, et c'est moi qui cuisine.
John me lance un regard complice, de l'autre côté du comptoir :
— De un, tu aimes cuisiner, ça devrait te faire plaisir. De deux, tu as
goûté ce que je faisais ? Tu veux vraiment ça pour tes dix-neuf ans ? Et de
trois., si ce n'est ni toi ni moi, ce sera ta mère, et là...
— OK, je le coupe. Tout, mais pas elle.
— Voilàààà. Au boulot.
On s'y met. Entre John et moi, ça a toujours été simple. Il a l'âge
qu'aurait Lucas aujourd'hui, mais il m'a toujours traité en égal, même
quand j'étais le petit frère suiveur qui essayait d'imiter les grands. C'est lui
qui calmait les disputes entre Lucas et moi, lui aussi qui m'a protégé
quand le frangin a découvert ma relation avec Alma. Se taper l'amie plus
âgée de son frère, ce n'était pas le meilleur moyen d'apaiser les conflits
romulusco-remusiens. Mais John a géré, comme toujours. C'est seulement
à la mort de Lucas que l'on s'est éloignés. Pas parce qu'il le souhaitait,
mais parce que, moi, je ne pouvais plus supporter de le regarder exister.
Ils se ressemblaient trop pour ça. J'ai pensé que c'était malsain, que j'allais
investir en un lien qui n'avait pas lieu d’être, et j'ai pris mes distances.
Comme avec Alma, mes parents, le sport, le dessin et la vie.
Il enclenche les enceintes et les connecte à son téléphone. La première
musique qui sort me fait sourire. Matisyahu, comme par hasard. On
écoutait ça en boucle, avant. Il monte le son, et pendant une heure, j'ai de
nouveau quinze ans, dans ma maison, avec mon cousin favori.
John lève son couteau en l'air pour entonner le refrain "You're my
glooorrry suuunshiiiiine !". Un rire juvénile, franchement pur, m'échappe
alors. Seulement notre légèreté s'évanouit dès que, par-dessus les notes,
j'entends la clef dans la serrure. Mes parents sont là.
Jonathan me regarde intensément, l'air de dire "prends sur toi, ils font
un effort" et moi, je n’en ai strictement rien à foutre de leurs efforts. Elle
s'écrie dans le couloir :
— Adam ???
— Putain.
Je lave mes mains pleines d'huile d'olive, et me prépare à la recevoir
dans mes bras, faussement, comme si nous étions encore une famille et
qu'il subsistait un fond d'affection entre nous.
Elle entre, suivie de mon père. Il est en retrait, comme d'habitude, ses
yeux verts toujours aussi tristes et absents. Quant à elle, elle a fait un coup
de chirurgie depuis Hanoukka. Plus aucune ride du lion au front,
prodigieux, Maman. Quand elle aperçoit Jonathan, ses yeux s'écarquillent
pour se précipiter dans ses bras. Elle l'étreint en premier. Typique.
Puis, c’est mon tour. Elle place ses deux mains couvertes de bijoux sur
mes épaules, et me regarde profondément. Ma mère ne me parle qu'en
Hébreux, je n’ai jamais su pourquoi.
— Yom houlédètt sameakh bny yekiri !
Bon anniversaire, mon fils chéri. Tes "fils chéris" tu peux te les garder
depuis un bout de temps, Maman. Mais je force un sourire en l'acceptant
contre mon torse. Mon père s'avance à son tour, il est plus sobre dans ses
démonstrations d'anniversaire :
— Adam.
Au moins, il est authentique. Jonathan frappe alors dans ses mains,
pour rompre l'ambiance de folie qui était en train de s'instaurer et
s'exclame :
— On n'a pas fini le repas, tante chérie. Installez vos affaires, reposez-
vous, on s'en charge.
Elle va pour s'opposer, mais il insiste en ajoutant :
— Et mon hébreu est rouillé, si tu pouvais parler français, ce serait
troooop gentil, tante à moi.
Il ment, il souhaite simplement m'éviter l'Hébreu maternel, qui
m'agresse sans que je n'en comprenne tout à fait les raisons.
— D'accord, mais pas question de repos, répond-elle. C'est ma cuisine,
je cuisine !
Je pouffe malgré moi. Sa "cuisine", faudrait qu'elle y foute les pieds
plus de deux fois par an pour ça. Je la vois chercher les couteaux dans le
mauvais tiroir, et, déjà las, m'en vais ouvrir le bon en la fixant d'un air
entendu. Elle marmonne un merci, puis s'installe au comptoir. Nous
sommes, tous les trois, en train de couper des légumes, la musique a
baissé, et ils tentent des conversations lambda ; moi, je la regarde trancher
les oignons en lorgnant la lame du couteau. Depuis qu'elle a fait ce qu'elle
a fait, je crains toujours qu'elle s'approche d'objets tranchants.
Mon père nous rejoint, mais il reste distant. Quelques pas lui suffisent
pour demander, d'une voix faussement détachée :
— Ils en sont où au lycée, avec cette affaire de drogue ?
— Nulle part, réponds-je sèchement.
— De drogue ? s'esclaffe John. C'est quoi cette histoire ?
— Des cons ont drogué la san...
La sonnerie de l'entrée nous interrompt. On se regarde tous les quatre.
Je me demande un instant s'ils m'ont organisé une fête surprise ou ce
genre de conneries que je déteste. Mais à leurs airs, ils n'attendaient
personne.
— Je vais voir, lance John.
L'idée de me retrouver seul avec l'unité parentale, un couteau
tranchant et Matisyahu dans le fond me pousse à l'accompagner. Je pose le
couteau et le rejoins dans le couloir.
— Putain, l'ambiance, souffle John avec son beau sourire.
Mon cousin fait craquer toutes les étudiantes en psycho de sa promo.
Ça me fait rire de penser que n'importe quelle femme, de n'importe quelle
origine ou âge, peut flancher dès qu'il dévoile ses dents. Et je me demande
un instant si ça aurait été le cas de Lucas, jusqu'au bout. Je me déteste de
ne penser qu'à mon frère quand je le vois, lui. Mais je n'y peux rien.
Quand John ouvre la porte, je perds un battement de cœur. Mon cousin
marque un temps pour reluquer les jambes dans des bottes marron, la
petite jupe noire, le pull épais col roulé à la bordure d'un visage d'une
vingtaine d'années, aux yeux marron, qui vient de s'empourprer d'un coup.
Clara le regarde, puis me regarde, moi, et je comprends qu'elle ne
trouve plus ses mots.
Bordel, il y a mes parents dans la pièce à côté. Mais qu'est-ce qu'elle
fout, là ?

1. Bon anniversaire↩
44. L’anniversaire

Je suis assez bouleversée. Lorsque l’on m'a ouvert, sur le moment, j'ai
cru reconnaître le garçon sur les photographies de son salon, et il m'a
semblé alors que c'était un fantôme qui me souriait dans l'encadrement de
la porte.
Des cheveux noirs attachés en arrière, une barbe d'un jour, des yeux
très sombres, mais visiblement bienveillants, j'ai vraiment cru que c'était
Lucas. Il fait la même taille qu'Adam, à peu près ; il est peut-être plus
petit, je ne saurais dire. Je dois vraiment faire appel à ma lucidité pour me
reprendre.
L'inconnu fantomatique me regarde, du bas de mes chaussures jusqu'à
la racine de mes cheveux. Il m'offre alors un sourire poli ; je détache mes
yeux pour rencontrer ceux brûlants et visiblement paniqués d'Adam,
derrière l'homme.
Quand je l'ai laissé ce matin, et que j'ai laissé par la même occasion
mon téléphone portable, je n'avais pas envisagé une seule seconde qu'il ne
serait pas seul en revenant le chercher. Si ce type au sourire de Don Juan
ressemble autant à son frère, il y a de fortes chances qu'ils soient de la
même famille. Et ce qui n'est pas une bonne chose, quand on entretient
une relation interdite, c'est rencontrer la famille de son amant.
— Bon dimanche, lance l'inconnu d'une voix grave.
Pas aussi grave que celle d'Adam, mais là encore, je reconnais des
notes communes.
— On peut vous aider ?
Instant de panique. Ce téléphone, c'est mon application du lycée, mon
réveil, ma sauvegarde du cours sur 1914, je ne peux pas me permettre de
repartir sans lui. Et en même temps, comment j'explique qu'il est resté
dans la chambre de mon élève ?
— C'est une prof, John, signifie d'un coup Adam qui a retrouvé la
parole.
— Oh.
Le John en question me détaille d'autant plus, et son sourire
s'intensifie ; il a les dents les plus blanches du royaume de France, je
crois.
— Ils viennent chez nous pour les jours J, maintenant ? s'amuse-t-il
sans que j'en comprenne le sens. Ça a changé, Saint-Vinc' depuis mon
époque.
Il me fixe un instant profondément, une lueur taquine dans ses iris
noirs pour ajouter :
— En plutôt pas mal, je dois dire.
Si Adam avait des pierres à la place des yeux, je crois qu'il serait en
train de le lapider. Je prends enfin la parole, seulement ma voix tremble
terriblement :
— Je suis v..venue hi..hier, pour donner un livre à Ad-Adam. J'ai
oublié mon téléphone ici.
— Je vais le chercher, me signifie Adam précipitamment, visiblement
heureux de comprendre la raison de ma venue et soulagé que je puisse
m'en aller au plus vite.
L'homme aux cheveux attachés croise les bras contre sa poitrine,
appuie une épaule contre l'encadrement de la porte – tiens, je connais bien
cette posture – et me fixe, pendant qu'il parle en hébreu à Adam. C'est
impoli, excluant, mais je dois reconnaître que c'est un peu sexy. Ils ont des
gènes redoutables, dans cette famille.
Pourquoi est-ce qu'on n'a pas menti ? C'était facile de dire que j'étais
une amie, même un peu plus âgée, bien qu'on me donne rarement plus de
vingt ans, et je repartais avec mon téléphone. Pourquoi je n’ai pas pensé à
ça sur l'instant ?
Adam court jusqu'à l'escalier, et même si je ne le vois pas, je me doute
qu'il monte les marches deux par deux pour faire au plus vite.
— Vous voulez entrer ? me demande John, simplement.
Je nie en le remerciant, mais il insiste :
— Ses parents sont là, signifie-t-il. Si vous ne les avez pas encore
rencontrés, ce sera l'occasion.
Pourquoi faudrait-il que je rencontre les parents d'Adam ? C’est pire
que tout comme situation. On aurait pu carrément leur livrer une sextape,
c’était plus rapide.
— Je ne suis pas sa professeure, directement. Je ne vois pas pourquoi
je rencontrerais ses parents.
Mon ton a gagné en sévérité, mais il semble ne pas le relever. Il
décroise les bras pour faire un pas dans le hall :
— Parce que ça fait toujours bien de rencontrer les membres du
conseil, dit-il, la voix plus basse. Faites-moi confiance, vous aurez besoin
d'eux dans votre poche.
Il ponctue le tout par l’un de ses sourires de séducteur-né. Mais c’est
qui, ce type ? Si Adam n'avait pas été un mec "bien", comme le dit Sylvie,
je suis certaine qu'il aurait pu avoir ce type d'attitude. Je l'ai déjà vu faire,
une seule fois, lorsqu'il avait décidé de repartir à la chasse pour m'avoir.
Ce genre de posture ne me fait pas flancher, personnellement.
Heureusement qu'Adam est... Adam, en fait.
Il revient là-dessus, la main déjà tendue pour me rendre mon
téléphone. Et dans l'autre, il tient un ouvrage à la couverture rouge que je
crois reconnaître. Il s'apprête à me dire quelque chose, quand une voix de
femme s'élève dans son dos et celui de John. Ils se retournent en s'écartant
pour que je puisse admirer une dame d'une cinquantaine d'années, très
élégante, aux cheveux longs, blonds et bouclés, soyeux. Elle porte un
ensemble tailleur qui doit coûter l'équivalent du PIB d'un pays en voie de
développement.
D'instinct, je dilue mon affolement dans un regard appuyé vers Adam.
Il me rend deux iris durs en retour. Comme s'il me disait "trop tard,
prépare-toi.".
— Qu'est-ce qui se passe, ici ? lance-t-elle d'une voix cristalline en
s'avançant vers nous.
Les deux jeunes hommes la laissent se placer entre eux, et elle me
jauge d'un œil rapide pour demander :
— Vous êtes une amie d'Adam ?
Bon sang, je me fige et me glace. Mon cœur commence à se débattre
dans ma poitrine comme s'il voulait s'en extraire.
— Une professeure, réponds-je. Je lui avais prêté un livre...
Adam lève la main qui tient l'ouvrage et le montre à sa mère :
— La Langue du Troisième Reich, explique-t-il. Je devais lui rendre
avant demain, j'avais oublié.
Il l'a acheté ? Il l'a vraiment acheté, alors ? D'accord, donc même pour
quelque chose d'aussi simple, le mec ne dit rien. Sa mère attrape le livre,
en observe la couverture rouge, le lui rend et me sort un sourire d'une
précision parfaite, élaborée même.
— Moi qui croyais que ses amis venaient lui faire la surprise, lance-t-
elle. Mais, non ! Un professeur pour son anniversaire, c'est typique ça.
Ah, et c'est son anniversaire. On l'appelait "Adam, le muet", et il
parcourait les terres inexplorées du païs de Gaulle, sans l'ouvrir jamais.
Adam lève les yeux au ciel en retenant un soupir de lassitude ; j'ai
l'impression que tout ce que dit sa mère le heurte.
— Eh bien, entrez ! s'exclame-t-elle soudain sans se départir de son
sourire travaillé.
— Je vous remercie, mais j'ai beaucoup de travail et...
— Oh, quelques minutes, me coupe-t-elle. On aimerait vraiment parler
avec un professeur de cette affaire de Sangria, et puis, c'est un peu la fête
aujourd'hui. Vous buvez du Champagne ?
— Ima, tu vois bien que ça la gêne, là.
— Une minute ! Allez, entrez.
Elle n'a pas l'habitude qu'on lui refuse quoi que ce soit, celle-là.
D'ailleurs, tétanisée, je m'entends lui répondre :
— D'a... D'accord.
Elle m'emboîte immédiatement le pas dans le couloir et je passe entre
Adam et John, sans plus réussir à regarder les yeux marron-vert. J'entends
seulement le cousin chuchoter en hébreu derrière moi :
— Eyze bakhourah chavah...1
Et Adam lui répondre, très sec :
-— Tisstom ett hapéh chèlkha, khavér.2
Aucune idée de ce qu'ils viennent de dire. Et aucune idée de ce que je
fais là non plus. Mais j'avance irrémédiablement jusqu'à la cuisine, où la
mère s'arrête, pour me sourire encore en me présentant un grand homme
aux yeux très clairs et à l'air triste :
— Mon mari, fait-elle. Regarde, matoq cheli,3 on a une invitée ! Une
des professeurs de Saint-Vincent.
L'homme s'avance vers moi, tendant une main large et puissante :
— Enchanté, dit-il d'une voix sombre, presque brisée.
Nous nous retrouvons tous les quatre autour du comptoir de marbre.
Celui sur lequel Adam m'a baisée une bonne dizaine de fois.
Le père, sombre et en retrait, la mère, démonstrative et
conventionnelle, John, sublime et intéressé, et Adam. Mon Adam. Qui ne
m'abandonne pas ; dans son regard, je peux lire que nous avons changé.
C'est en équipe que l'on va mentir.
C'est parti.

1. Canon, la meuf.↩
2. Juste, ferme ta gueule, mec.↩
3. Mon cœur↩
45. Le sauvetage

Je suis dans un état de malaise rarement atteint. À aucun niveau, je ne


me sens à ma place. Ils m'ont posé des questions sur la drogue, sur la
police et les sanctions éventuelles prises par la direction, et j'ai tenté d'être
le plus naturelle possible.
Ce qui est étonnant, c'est qu'Adam, paradoxalement, fait encore plus
adulte, entouré de sa famille. Il cuisine dans son coin en me jetant
quelques coups d'œil de soutien, coupe élégamment les courgettes, goûte
de temps en temps du bout du pouce, un torchon sur l'épaule, et parfois, il
s'adresse en hébreu à sa mère ; sans doute quand il estime qu'elle va trop
loin dans ses questions.
Là, par exemple, elle m'a demandé si j'avais fait la connaissance des
autres membres du conseil et ce que je pensais d'eux, et Adam, dans son
coin, sans même la regarder a déclaré " lo ikhepatt lah -! "1 ; sa mère a
levé les yeux au ciel pour changer de sujet. Je ne suis pas de cette famille,
de ce milieu, de cette religion, c'est à peine si on parle la même langue, j'ai
franchement envie de m'enfuir, maintenant.
— Le directeur est un ami, m'avoue la mère sans non plus s'en
revendiquer fière. Je lui toucherai un mot de ce livre, que vous avez prêté
à Adam. C'est très bien. Pour une fois qu'un professeur le pousse à se
reprendre.
Oh bah oui, quelle bonne idée d'inclure le proviseur là-dedans.
— Non, je vous assure, ce n'était rien.
Cette fois, Adam regarde vraiment sa mère pour lui dire :
— Az tafsiki taazvi ota.2
Jonathan, le cousin d'Adam, vient se placer à ma gauche, s'accoude au
comptoir pour voler une tomate cerise et la croque, un sourire amusé au
coin de ses lèvres pleines.
— Je dis simplement, reprend la mère avec plus d'aplomb, que c'est
très bien de t'amener ce genre de lectures, et que c'est à encourager.
— Oui, susurre le cousin à côté de moi d'une voix basse. Vous avez
l'air très engagée dans l'éducation de ces élèves.
Il m'offre un regard pétillant au possible. Merde, il a compris. Je
toussote, mine de rien, en plongeant mon regard dans un bol de houmous
absolument fascinant, d'un coup. La mère se resserre une coupe de
Champagne, puis m'en propose une. Entre ma gueule de bois de la veille
et le fait que boire de l'alcool maintenant me paraît plus dangereux que me
balader à poil en Corée du Nord avec un panneau "vive la liberté" sur le
torse, je préfère refuser poliment.
— Et donc, c'est votre première année en tant que prof, continue-t-elle
après une gorgée. Vous aimez ça ?
— Je... je cherche encore à m'adapter à tout.
— Ça ne doit pas être évident, vous êtes si jeune. Finalement, vous
êtes plus proche des élèves, en termes d'âge, que de vos collègues, non ?
Au moment où l'étouffement vient me prendre à la gorge, je sens une
main sur mon bras ; le cousin vient d'enrouler son propre bras autour de
moi, et exerce une légère pression sur le mien, douce et possessive. Il
décoche ensuite un sourire radieux à la mère pour déclarer :
— Dodah yekara chèli 3, j'aimerais emmener la professeure boire un
café, quelque part. Tu ne m'en veux pas si je m'éclipse une heure ou
deux ?
— Oh...
Elle observe son neveu et lui offre un regard complice, un genre de
"toujours le même, celui-là", fière de la beauté familiale.
— Mais bien sûr, bien sûr !
Ça la fait éclater de rire ; le père est resté dans le salon, pendant ce
temps. Sur l’un des trois canapés blanc nacré, il lit un journal et tout ceci
semble le désintéresser au possible.
— Bien, reprend John, enjoué. Clara, vous me suivez ?
J'accepterais tout, du moment que je sors d'ici. Je vérifie que j'ai bien
mon téléphone, cette fois-ci, je prends – hypocritement – le livre de
Klemperer attardé sur l’un des tabourets autour du comptoir de marbre,
ma veste, et me voilà prête à courir jusqu'à la porte.
La mère me tend une main que je serre, elle garde ce sourire amusé de
me voir courtisée par son si beau neveu, et me souhaite de m'épanouir à
Saint-Vincent. Je la remercie, fais un signe d'au revoir au père, puis salue
Adam d'un timide "À bientôt." Il me fusille du regard. Posant son couteau
dans un geste agacé, il grogne :
— Je vous raccompagne.
Nous nous lançons, tous les trois, dans le couloir. Je ne pense qu'à la
porte, sa poignée, son panneau imaginaire "SORTIE" qui me donne envie
de faire le plus beau sprint de ma vie. Quand nous arrivons enfin devant
ses hautes boiseries, Adam regarde son cousin avec des yeux d'une dureté
rare ; je ne l'ai jamais vu comme ça. On dirait que le vert a entièrement
disparu, et que deux billes noires lui servent de globes oculaires ; il
empoigne le bras de John et demande, d'une voix basse et grave :
— Bénn ddam, maha ta osseh ?!4
— Je lui sauve la mise, répond le cousin dans un chuchotement
similaire. Et la tienne aussi, au passage.
Il m'ouvre la porte en passant un bras devant moi, me fait un signe
pour que je sorte dans le couloir – oui, tout de suite, immédiatement, à
l'instant, sans plus attendre – et lance plus fort, de façon à ce que les
parents entendent aussi :
— Je reviens pour le repas !
Il ferme sur un Adam qui me dévisage avec aigreur. Nous sommes
tous les deux dans le hall, et si je retrouve un peu de ma respiration à
l'idée de ne plus jamais revoir les parents d'Adam, je reste tout de même
sur mes gardes.
— Allez, venez, déclare-t-il en enfouissant ses mains dans les poches
de son manteau noir. Je crois qu'on doit parler.
Je le suis sans dire un mot. J'ignore pourquoi je ne m'oppose pas ; je
me sens redevable d'une certaine façon. Et puis, il y a quelque chose chez
lui qui m'intrigue. Lorsque nous recevons l'air glacé de janvier, il resserre
son écharpe de laine fine, blanche, autour de son cou, grelotte
exagérément et me précise qu'il connaît un café dans le coin, avec une
terrasse chauffée où il pourra fumer. Là encore, je le suis, sans rien
ajouter.
Il est grand, svelte et visiblement musclé ; pour être sincère, il est
absolument sublime. Il a de très beaux yeux, aussi noirs que ses cheveux,
et légèrement en amande. Un nez puissant ; pas aussi harmonieux que
ceux des mannequins de son genre dans les magazines, non, un nez avec
du caractère qui le rend encore plus séduisant. C'est de famille, la beauté,
on dirait.
Il m'entraîne à trois rues de là, dans un bistrot joliment décoré, passe la
porte comme si c'était chez lui, puis se dirige directement vers la terrasse
couverte, dans le fond. On s'installe à une table confortable, lui sur la
banquette rouge moelleuse, moi, sur une chaise en face. Il sort
immédiatement son paquet de cigarettes, son briquet, son téléphone, pose
le tout sur la table et lève une main vers le serveur :
— Deux verres de vin blanc, s'il vous plaît.
Il ne me laisse même pas l'occasion de commander moi-même ; on
dirait Mary, c'est insupportable. Une fois qu'il s'estime, donc, parfaitement
prêt, il croise ses coudes sur la table et plonge ses superbes yeux
malicieux dans les miens pour demander :
— Alors... Ça fait combien de temps que tu te tapes mon cousin ?

1. Elle s'en fout, de tout ça. ↩


2. Laisse-la tranquille avec tes questions. ↩
3. Ma tante adorée ↩
4. Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?! ↩
46. Le cousin

Qu'est-ce que je peux répondre à ce genre de question, venant de ce


genre de mec ? Il me toise longuement en attendant que je lui fournisse
une date précise. Il a l'air d'avoir tout son temps pour ça. Je suis coincée ;
dans tous les cas, mentir ne servirait à rien, éluder non plus, maintenant
que nous sommes là, autant me livrer. J'ignore pourquoi, mais je lui fais
confiance, d'une certaine façon. Il a une bienveillance étonnante dans le
pétillement de ses yeux noirs.
— Ça a commencé en octobre.
Il sifflote, amusé, en sortant une première cigarette de son paquet, qu'il
tasse sur la table avant de demander :
— Et tu as quel âge ?
J'ai envie de me rajeunir sur l'instant, mais j'avoue tout de même, la
voix tremblante :
— Vingt-quatre.
Il me fixe un instant, pour jauger mon état de malaise quant à
l'information, et ça ne loupe pas : j'enfouis ma tête entre mes mains et
grogne :
— C'est grave, je sais...
— Non, rit-il doucement. Non. C'est son truc, les filles plus âgées.
Il allume sa cigarette. Je ne sais pas ce qu'il essaye de faire : me
rassurer ? M'examiner ? En tout cas, la situation n'a pas l'air de le choquer
le moins du monde. Il perd même son regard dans le vide derrière moi une
seconde pour éclater de rire ensuite.
— Quoi ?
Il tire une taffe, toujours en riant :
— Rien, il est fort, c'est tout, répond-il dans un nuage de fumée.
— Fort ?
Je suis quoi ? Un trophée ?
— Ouais, fort, répète-t-il en me souriant du regard. Moi, c'était une
pionne. J'avais dix-sept ans, elle, vingt-huit. C'était déjà quelque chose.
Mais une prof...
Il rit à nouveau comme si Adam était là pour acquiescer la
performance, mais devant mes yeux flagellants, il se reprend d'un
raclement de gorge :
— Pardon.
Cependant, ce qu'il vient de me dire m'intéresse trop pour que je fasse
la vexée. Je le toise une seconde, malicieux, pétillant, profondément viril ;
c'est fou ce qu'il peut ressembler à Adam. Je demande alors :
— Ça ne t'a pas traumatisé, la pionne de vingt-huit ans ?
— Traumatisé ? répète-t-il d'un air étonné. Pourquoi faire ?
Il m’amuse sur l'instant. Nos deux verres de vin blanc nous sont
déposés sur la table par une serveuse qui s'empourpre dès que John lui dit
"merci", de sa voix chaleureuse.
— Non, développe-t-il une fois qu'elle repart servir d'autres clients.
Au contraire, j'ai appris plein de trucs.
Il tire une latte en me regardant, l'air de se marrer un peu ; il est
vraiment en train de me dire sans mot qu'elle l'a formé sexuellement ?
Alors que l'on n'a échangé que quatre mots ? Je me râcle la gorge, pour
exprimer mon inconfort, mais ça ne le déstabilise pas une seconde.
— Ça me rassure un peu, ce que tu dis sur le traumatisme, dis-je
finalement. Parfois, on ne sait pas ce qui est grave ou non. Ce qui n'est pas
à franchir, ce qui... bref, ça me rassure un peu.
— Tu sais, fait-il plus sérieux cette fois, en se penchant légèrement sur
la table. Mon cousin a toujours été en avance. C'est peut-être son QI qui
provoque ça, je n’en sais rien. Il a parlé en avance, écrit bien en avance,
appris les maths en avance, il s'est fait chier toute sa scolarité. Il traînait
avec notre bande à Lucas et moi, s'est tapé la meilleure pote de son frère
pendant deux ans en secret, il a bu, fumé, consommé et baisé avant même
des gens de mon âge. Alors...
Il boit une gorgée de vin, puis ajoute :
— Ce n'est pas pour lui que je m'inquiète, dans cette situation.
Là-dessus, il repose le verre pour me regarder profondément. C'était
donc ça, le rendez-vous ? Le cousin bienveillant qui veut me mettre en
garde contre les Dragannah-Lévy ? Je fronce les sourcils :
— La surveillante de vingt-huit ans... Qu'est-ce qu'elle est devenue ?
— Je l'ai quittée, rétorque-t-il d'évidence. Elle était tombée très
amoureuse du petit lycéen interdit. C'était devenu encombrant.
— Je vois.
Je me mets à regarder ailleurs ; les tables remplies de consommateurs
détendus, la serveuse qui zyeute de notre côté de temps en temps, le faux
lierre qui tombe sur le mur extérieur et décore la baie vitrée. Et je lâche :
— Mais, Adam, ce n'est pas toi.
Il acquiesce sans commenter. Je continue, la tête toujours de côté :
— Il est... c'est quelqu'un de bien.
— Ouais. Mais moi aussi, je t'assure.
On s'observe à nouveau, et je crois qu'il est sincère. Je ne comprends
pas le but de son discours.
— Tu veux me mettre en garde ? Pourquoi ?
— Ce n'est pas tout à fait ça. Tu ne bois pas ?
Oh que si ! Quand je précipite mes lèvres vers le vin blanc, pour
profiter d'une gorgée salvatrice, je réalise que "soigner le mal par le mal"
est tout à fait véridique. Une chaleur enveloppe sur l'instant mes épaules et
le haut de ma colonne vertébrale.
— Je vous ai grillés en quatre secondes, m'explique-t-il, posément. Si
ça se sait, Adam sera la star de son bahut. Le mec qui s'est tapé la prof
trop bonne. Mais toi, tu vas perdre ton boulot chez l'élite. Et même si tu es
reprise ailleurs, ta réputation va te suivre. À vie, je veux dire.
— Je sais tout ça. Mais tu ne me connais pas, et je ne comprends pas
ce qui t'inquiète.
— Ce qui m'inquiète, c'est que mon cousin est un mec bien, on vient
de le dire. Ce sera la star, c'est sûr. Mais il ne se remettra jamais de t'avoir
fait perdre ton taf. C'est de ça qu'on doit parler. Toi...
Il me sourit sans malveillance, mais avoue tout de même :
— Toi, effectivement, ça ne me concerne pas vraiment. Tu es grande,
tu fais ce que tu veux de ton cul.
Il est d'un vulgaire et d'une franchise déroutants.
— Mais lui, ça m'importe, conclut-il.
Il tire une nouvelle bouffée de cigarette et fait bien attention à ne pas
expirer la fumée du côté de mon visage. Son téléphone vibre, il l'attrape,
regarde le message, puis éclate d'un rire authentique sur sa banquette. Il
hoche la tête de gauche à droite, riant toujours et me lance :
— En tout cas, il tient à toi.
Il me tend le téléphone. Je peux lire sur l'écran :

#Si tu la dragues, je te fais bouffer tes cheveux.

Je le lui rends, un sourire impossible à retirer de mes lèvres, pour


rétorquer :
— Ce serait dommage d'abîmer de si beaux cheveux.
Je ne sais pas si c'est le vin, ou sa très grande honnêteté, mais je me
sens de plus en plus à l'aise avec lui. Je dérive légèrement de sujet, prise
d'une envie sincère, sans ambiguïté de le découvrir un peu plus :
— Tu ne vis pas à Paris, de ce que j'ai compris ?
— Toulouse. Je suis venu pour son anniv. Mais...
Il écrase sa cigarette, et me chuchote alors :
— Je reviens vivre ici. Ne lui dis rien.
Il sourit sans dévoiler ses dents. Il paraît très heureux de lui faire la
surprise ; quel genre de lien ils ont, ces deux-là ? Bon sang, si Adam
pouvait être aussi simple et bavard de temps en temps... Ou alors, ce n'est
qu'avec moi qu'il ne dit jamais rien ? Je profite du cousin pour demander :
— Il est très secret, non ?
— Très.
— C'est depuis Lucas ou... ?
— Non, m'explique-t-il sans fioriture, toujours simple et toujours
direct. Il l'a toujours été. C'était un gosse très seul, il n'a eu aucun copain
avant la quatrième ou la troisième. Il s'est mis au sport, au dessin, il était
doué dans tout. Et puis... en grandissant un peu, il nous a rejoints, Lucas,
moi, Alma, toute la bande. Et c'est devenu le mec le plus apprécié de son
bahut. Enfin ce que je sais, ce que j'ai compris, en tout cas, c'est qu'il n'a
jamais eu d'amis. Il a des potes, pleins, il a des suiveurs. Mais pas d'amis.
J'essaye d'imaginer un petit Adam isolé et incompris, un petit Adam
sans copains, qui dessine dans un coin de la cour, qui s'ennuie en classe,
qui se réfugie dans tout ce qu'il trouve, et ça me serre le ventre.
— Tu es amoureuse ? me demande soudain John sans préambule.
— Je... je n'en sais rien.
J'ai un peu balbutié, ça le fait sourire. Il termine son verre, et lève la
main pour en recommander un. Je n'ai même pas fini la moitié du mien ; il
le remarque d'un œil réprobateur pour commenter :
— Dépêche-toi. Je déteste boire seul.
Je réitère intérieurement la première question que j'ai eue le
concernant : mais c'est qui, ce mec ? Pour résumer, je me trouve devant un
type : sublimissime, véritablement gentil, confiant, vulgaire et franc, très
légèrement alcoolo, juif. J'ai un sourire indéchiffrable sur les lèvres :
— T'es célibataire, John ?
Il ne semble pas comprendre, sur l'instant. Il fronce les sourcils en
penchant la tête sur le côté pour rétorquer, d'une voix dubitative :
— Oui...
Et mon sourire s'élargit un peu plus.
— Je crois que je connais la femme de ta vie.
Il fronce encore plus la ride entre ses sourcils :
— S'il te plaît, fait-il, léger et intrigué, pas une feuj, je ne peux pas les
blairer.
J'éclate d'un rire qu'il ne peut pas comprendre et déclare, sûre de moi :
— Encore mieux.
47. "Dis-le "

John a tenu parole, et m'a laissée à l'heure du dîner pour retourner chez
la famille d'Adam. Très étonnant, ce type. Je dirais même déroutant. Il a
laissé son numéro à la serveuse sur une serviette en papier ; ça m'a quand
même fait rire. J'ai voulu écrire à Adam pour le rassurer, mais John a posé
une main sur mon téléphone en murmurant :
— Ça ne lui fera pas de mal d'être un peu jaloux.
J'ai décidé de l'écouter. Parce que, finalement, j'ai sonné complètement
ivre hier chez Adam, mais nous n'avons rien réglé de nos problèmes. On a
simplement... la vache, on n'a fait que ça, toute la nuit. J'étais tellement en
manque de son corps que j'ai accepté de mettre de côté cette histoire de
brune, de conjugaison, de mensonge... La raison m'a reprise au matin, et il
a fallu que j'oublie ce fichu téléphone. Bel acte manqué, Clara.
Maintenant, je suis chez moi, déjà douchée, en pyjama confortable, le
bruit de l'eau dans la bouilloire occupe le silence de mes murs. Je joue
machinalement avec l'étiquette de ma tisane, en relisant les deux messages
d'Adam auquel je n'ai, consciencieusement pas, répondu.

#Alors, tu le trouves comment, ce Levy-là ?

#Tu instaures un genre de suspense insoutenable pour me punir ?

Oui, je le punis, c'est clair et net. Je le punis des larmes, de la brune,


du goy, du mensonge par la suite, je le punis de me rendre aussi fragile et
dépendante, je le punis d'être ce qu'il est et de m'empêcher de réfléchir dès
que je perçois son odeur dans une pièce. Je le punis d'en être totalement,
éperdument, et sans limite, amoureuse.
Et, bien évidemment, on toque trois coups secs et énervés à ma porte.
22 heures 30. Il n'aura pas tenu bien longtemps. Quand j'ouvre, je
découvre un Adam, deux mains contre l’encadrement de la porte, qui me
fixe, un sourcil dressé plus haut que l'autre. Je me pince les lèvres l'une
sur l'autre pour m'empêcher de rire. Il se racle exagérément la gorge :
— Uhm. Uhm...
J'essaye vraiment de ne pas éclater de rire devant son air sévère,
dubitatif, déconfit, presque. Il ne me demande pas s'il peut entrer, il
détache seulement ses mains de l'encadrement et me passe devant, en
faisant mine de regarder en détail les murs de mon petit salon :
— Donc... fait-il en exécutant une volte-face pour me confronter
directement. Tu passes deux heures avec John, et.... rien ?
— T'es jaloux ?
— Jaloux ? reprend-il en me fixant, son regard, qui alternait jusqu'ici
entre amusement et réprimande, change soudain : il se fait profond, et
sombre. À en crever.
D’un coup, mon ventre se tord, violemment et délicieusement. Je fais
un pas provocant vers lui, je me sens enfin maîtresse de la situation. Tout
ce qu'il m'a fait subir remonte en même temps que j'avance jusqu'à lui.
Tout, mes larmes, son départ, ma jalousie, son refus, son retour et son
mensonge pour me récupérer... Je parle avec sensualité, pour lui susurrer :
— Mais qu'est-ce que tu croyais, Adam ? Qu'on allait se mettre en
couple officiellement ?
Ses yeux s'écarquillent quand il comprend ce que je fais. C'est bas.
Mais je dois me venger, je crois. Et je ne m'arrête pas là :
— On s'accompagne devant le lycée, je t'embrasse, je rentre dans ma
classe et toi, dans la tienne ?
— Arrête ça, grogne-t-il, la voix plus grave que jamais.
Je m'approche, mes lèvres viennent frôler les siennes
douloureusement, lentement, entre punition et plaisir :
— Et après quoi ? Tu me présentes à tes potes ? Oh bah, non, je les
connais déj...
Il attrape mon poignet, me ramène à lui d’un geste vif, nos torses se
cognent l'un à l'autre. Sa respiration est chaude, saccadée, il lutte contre sa
colère et son envie de moi, je peux le sentir.
— Arrête, je te dis.
Il est à la limite de la menace ; je perçois une violence tapie derrière
son ton ; sa pomme d'Adam remonte et redescend bien trop lentement
pour qu'il ne soit pas en train de contrôler jusqu'à sa déglutition. Je ne l'ai
jamais vu aussi tendu, et ça le rend d'autant plus sexy. Sa bouche
entr'ouverte qui laisse passer un souffle de colère, ses yeux rivés dans les
miens, brûlants, pleins de fureur et de désir mêlés... Tout me fait
frissonner. Une pulsation régulière commence à battre dans mon
entrejambe, là, sur le petit bouton qu'il sait si bien embraser.
Il reste dans ce semblant de contrôle quelques secondes, mais le
sourire cynique que j'affiche le fait basculer. D'un coup, il attrape mes
cheveux en une poignée et tire mon visage en arrière ; ma nuque se tord
pour recevoir le baiser le plus passionné qu'il m'ait jamais donné. Sa
langue s'invite dans ma bouche, elle enroule la mienne avec rage. Je
gémis, immédiatement. Il se détache une seconde pour déclarer,
gravement, contre mes lèvres :
— T'es à moi. T'es à moi, d'accord ?
Je parviens à répondre, provocante :
— Jamais.
Alors, Adam me prend par la taille et me fait faire une volte-face ; il
me pousse contre le mur, de façon que je ne me fasse pas mal, mais m'y
plaque tout de même. J'ai le visage collé contre le mur froid de mon salon,
et je le sens, lui, dans mon dos, qui place mes cheveux de côté pour
dévorer mon cou. Il mord ma nuque, du bas de mon crâne jusqu'au début
de mes épaules. Ça déclenche une décharge d'électricité dans toute ma
colonne vertébrale, c'est incroyable.
Ses mains, furieuses elles aussi, descendent le long de mon corps et
baissent mon bas de pyjama d'un coup. Je ne porte plus que mon haut
large, je suis complètement coincée contre le mur, avec son désir qui se
cambre dans mon dos ; j'ai un besoin urgent de le sentir en moi, avec toute
sa rancœur et sa jalousie ; toute sa possessivité et sa passion soudaines. Je
sens sa main sur mes fesses, et, sans même m'y préparer, il glisse deux
doigts en moi ; c'est si vif que ça m'arrache un petit cri de douleur. J'adore
ça, bon sang.
— Tu es déjà trempée... susurre-t-il à mon oreille d'une voix étranglée
et remplie d'envie de moi.
Je gémis en guise de réponse. Il effectue des aller-retours en moi, rien
qu'avec ses doigts, j'ai l'impression que c'est sa main qui me baise.
J'entends le bruit de sa ceinture, qu'il défait, d'une seule main visiblement.
Il vient se coller à moi, je sens son sexe contre mes reins. Je le supplie
alors :
— Viens... Entre, je t'en prie, entre...
— J'ai pas de ca...
— Je m'en fous, Adam, PRENDS-MOI, PUTAIN !
Et je le sens enfin. C'est la première fois qu'il me pénètre sans
préservatif. Lui, il ne peut pas savoir que l'on ne risque rien, puisque je
suis censée avoir mes règles demain. Moi, je peux me laisser totalement
aller à le sentir vraiment, enfin, en moi. Sans un bout de plastique qui
m'empêcherait de profiter de chaque sensation.
Il pousse un gémissement de plaisir hallucinant.
— Putain, t'es trop bonne.
Je sais qu'il n'emploie pas le terme de façon vulgaire, comme le
synonyme de "canon", non, il dit que je suis délicieuse à sentir. Je n’ai
jamais pris autant de plaisir. Jamais, de ma vie entière.
Adam se retire soudain, il y a un vide terrible entre mes cuisses, dans
mon ventre, mais il ne le fait que pour prendre ma main afin de
m'entraîner dans ma chambre. Il enlève son pull, son tee-shirt, les jetant au
sol. J'ai à peine le temps d'admirer son torse lisse et musclé, qu'il se
précipite vers moi, m'ôte le dernier bout de tissu que je gardais, et, d'une
seule main, m'allonge sur le lit.
Il se penche au-dessus de moi, ses yeux marron-vert sont en feu, sa
bouche gonflée, rouge, pleine d'un désir terrible. Il attrape mes cuisses et
les remonte jusqu'à ma poitrine. J'ai maintenant mes jambes derrière ses
oreilles. Il s'approche de mes lèvres, cambré complètement pour
m'embrasser ; sa bouche dévore la mienne furieusement, puis il me
susurre, la voix basse et brisée :
— Tu me dis si ça te fait mal...
Il me pénètre d'un coup. Dans cette position, je peux le sentir plus loin
que jamais en moi. Ça m'arrache un cri de douleur, mais je ne veux pas
qu'il arrête. Il continue de me prendre ainsi, mes pieds au-dessus de ma
tête, il se contorsionne pour continuer de m'embrasser, sa langue liée à la
mienne comme si notre survie en dépendait.
C'est immédiat ; le jet d'électricité naît à nouveau dans mes extrémités,
des doigts de pieds aux mains, mais plus fort et plus dangereusement
puissant que jamais auparavant. J'ai l'impression que je pourrais imploser
de plaisir. Adam, lui aussi, semble en transe. Il gémit contre ma bouche, il
se retient de crier.
Je suis à lui ; je suis complètement, entièrement, sans plus aucune
barrière, à lui. Il pourrait faire de moi ce qu'il veut sur l'instant.
L'électricité augmente ; elle prend maintenant mes reins, synchronisée
aux mouvements réguliers et puissants d’Adam. J'halète, je parle comme
je le peux encore :
— Je vais... je vais jouir, Adam...
Alors il me répond, d'un souffle saccadé :
— Jouis... Jouis, mon cœur...
Oh, mon Dieu. Qu'il me le dise comme ça, dans une respiration brisée,
qu'il m'appelle enfin comme ça, c'est plus délicieux que tout le reste. Le
"je t'aime" est à nouveau au bord de mes lèvres ; je peine à le retenir,
comme la première fois. J'essaye de le taire, j'essaye vraiment.
— Je t'.
Tais-toi, Clara, arrête. N'ajoute rien, n'y pense même pas. Retiens-toi.
Mais Adam augmente son rythme, et tout contre mon oreille, sa joue
collée à la mienne, il supplie :
— Dis-le. Dis-le, Clara.
Et ça sort malgré moi, dans un gémissement tordu de plaisir et de
douleur à la fois :
— Je t'aime !
C'est là-dessus que lui pousse un cri. On synchronise nos orgasmes. Je
le sens jouir en moi, à ma moiteur se mêle la chaleur de son plaisir. Son
sexe vibre dans mon ventre, je ne l'avais jamais senti avant. C'est la
meilleure sensation au monde. Je suis pleine de petits spasmes ; il reprend
son souffle, encore en moi, son visage contre le mien. J'entends sa
respiration essayer de se réguler.
C'était la meilleure fois de toute ma vie. On reste plusieurs secondes,
transpirants, essoufflés, comblés... Puis, il se retire de moi, et s'en va
directement dans la salle de bains. Il ne me laisse pas seule longtemps,
alors que le froid commence à prendre tout mon corps épuisé. Il revient
avec du sopalin, se penche entre mes cuisses, et m'essuie lui-même de sa
jouissance. Il le fait doucement, en caressant mes lèvres toujours gonflées
de ce que nous venons de vivre. Il roule en boule le sopalin, vise
parfaitement ma corbeille au pied du dressing, et se rallonge près de moi.
On se regarde sans prononcer un mot. Il a joui à mon "je t'aime" ; c'est
ce qui l'a fait flancher. Je ne sais pas ce que ça veut dire… Est-ce qu'il a
aimé me posséder, ou est-ce qu'il ressent la même chose ? Il voulait
simplement que je sois à lui ? Il voulait que je plie ou il me fait
comprendre qu'il est amoureux en retour ?
Il se met à caresser mon front, doucement.
— Je peux dormir ici ? demande-t-il d'une voix que je ne lui connais
pas.
Elle est... timide ? Je hoche la tête de haut en bas. Il m'embrasse alors
la joue, et se met à fixer le plafond. Je me blottis contre lui, une main sur
son torse encore transpirant. Puis, je brise le nouveau silence qui venait de
s'instaurer :
— Eh ben... Faudrait que tu me présentes tes cousins plus souvent.
Adam éclate alors d'un rire parfait.
48. Il manque 5 points

Quelque chose a changé. Il y a maintenant une évidence, une


simplicité, une sécurité, que nous n'avions pas avant. Ce matin, quand le
réveil a sonné à six heures trente, il s'est réveillé, et m'a fait l'amour sans
que nous prononcions un mot, comme un rituel pour se dire "bonjour". Et,
comble de l'étonnement, il a accepté de se lever pour m'accompagner au
lycée.
Nous avons pris notre douche ensemble, nous avons ri ; j'ai fait du
café, et j'ai failli louper mes cours parce que nous étions à deux doigts de
baiser sur mon comptoir. Mais finalement, sages et sérieux, nous avons
pris le métro.
Dans la rame, j'ai oublié qu'il ne fallait pas que l'on nous voie. C'est lui
qui me l'a rappelé, en s'asseyant à deux sièges du mien. Nous avons passé
les quarante minutes à se fixer ; les passagers allaient, venaient,
bousculaient, mais nos yeux ne se quittaient pas. C'était presque
douloureux de le voir sans pouvoir le toucher.
Nous avons pris deux sorties de métro différentes, pour n'éveiller
aucun soupçon, et nous nous sommes recroisés à l'entrée de Saint-Vincent.
Je l'ai vu taper dans les mains du trio, saluer deux filles rougissantes,
tandis que moi, j'ai passé les portes, comme n'importe quelle enseignante
lambda.
Mon ventre s'agite encore délicieusement de tout ce qu'il a gravé en
moi, ce week-end, quand j'entre dans ma classe. Je ne suis pas tout à fait
avec mes élèves. Je suis pleine de "mon cœur", de sa jouissance à mon "je
t'aime", de sa tendresse, mais aussi de sa passion et de sa violence. Je suis
remplie de plénitude ; une partie de moi est restée avec lui, et mes pensées
sont tournées vers ce qu'il fait maintenant. Quand j'ouvre ma mallette, je
me demande s'il essaye de suivre son cours d'anglais. S'il ne s'ennuie pas
trop. S'il sourit aussi bêtement que je le fais.
C'est Joseph, le premier de la classe, toujours plus vif et plus sérieux
que moi, qui me ramène à la raison en levant la main pour demander :
— Est-ce qu'on est en retard sur le programme, Madame ?
Ah, les grands anxieux du bac. Je ne peux pas lui en vouloir, j'étais la
même, à son âge. Et dire que ce matin, j'ai hésité à sécher le travail pour
me faire baiser par un élève. J'ai bien changé.
— On est pile dans les temps, Joseph.
J'entends Lorie et Gabriella glousser dans leur coin, je m'en fiche.
Pour la première fois depuis le début de l'année, ce qu'elles pensent de
moi ou de ma façon d'enseigner me désintéresse tout à fait. Je me sens
forte aujourd'hui, sûre de moi. Et je commence la leçon du jour, avec cette
aisance que je ne me suis jamais connue.
Note pour moi-même : penser à remercier Adam, pour tout ça.
Les deux heures se déroulent plutôt facilement ; c'est fluide, ils notent,
Joshua et Marc se permettent quelques blagues, mais rien de déplacé. Je
regarde tout de même l'horloge régulièrement, parce que j'attends,
l'estomac plein de papillons merveilleux, le moment où je pourrai capter
son regard à la récréation. Quand il fumera lentement avec ses amis, et
qu'il me fixera au moment où sa fraise deviendra rouge.
Ça sonne enfin. Je range mes affaires plus vite que les élèves, cette
fois, même si le trio me devance en sortant en courant. Je ne leur cache
pas mon rire. Je m'apprête à sortir de la salle, ma mallette fermée,
préparée pour le cours d'après, quand je remarque Gabriella, qui m'attend
devant le bureau. Elle va me faire rater mon zyeutage interdit, celle-là. Je
soupire, malgré moi, mais elle ne paraît pas remarquer mon agacement.
Elle attend que les autres soient sortis pour venir plus près de moi, et
me tendre son dernier devoir, auquel elle a obtenu douze.
— Madame ? fait-elle avec une fausse politesse terriblement
hypocrite. J'ai relu mon devoir, et franchement...
Elle agite ses cheveux bruns en arrière, sûre d'elle, c'est un comble, et
elle pose sa copie sur le bureau :
— Il manque au moins cinq points.
Il fallait oser. J'éclate d'un rire spontané et un peu agressif pour
rétorquer :
— Vous allez m'apprendre à corriger une copie, Gabriella ?
Ses petits yeux mesquins me toisent. Gabriella est la fille de je-ne-
sais-plus quel entrepreneur, héritière de plusieurs millions. Elle pense
pouvoir tout acheter avec ça. Saint-Vincent ne leur apprend pas que
certaines choses se méritent, visiblement. Au lieu de me répondre avec
plus d'humilité, ou de présenter des excuses, ce qui serait évident dans
cette situation, elle me demande :
— Vous ne vivez pas ici, vous ?
— Je vous demande pardon ?
Elle se met à caresser lentement le haut de sa copie, et ce geste a un
quelque chose de mauvais, contemplatif et mou que je déteste. Elle
développe :
— Nous, on vit à Saint-Germain. Les élèves de ce lycée, mais vous...
les profs, vous ne vivez pas ici. Vous avez quoi ? Un studio en banlieue ?
La vache, je pourrais la gifler, je crois. Elle va vraiment essayer de
m'intimider avec de l'argent ? Tout ça pour une note ? Je la savais
mauvaise, mais pas à ce point.
— Gabriella, je vous propose de retirer ce que...
Elle me coupe, la main toujours caressant son propre nom dans la
marge de sa dissertation :
— C'est un village, Saint-Germain. C'est pour ça que c'est charmant, et
si cher. Vous ne le saviez pas, ça, que c'était un village ?
Et là, une boule d'angoisse, comme de la lave pure, vient se former
dans mon œsophage.
— Et dans un village, on croise des habitués, on parle, enfin, vous
voyez... soupire-t-elle, d'un air épuisé, avant de planter ses deux petits
yeux noirs dans les miens, et d'ajouter : et vous, vous sortez souvent de
l'immeuble 203 du boulevard Saint-Germain. Très, très souvent.
Ses lèvres trop fines, quasi inexistantes, s'étirent dans un sale sourire
victorieux :
— Et comme je vous le disais, Madame, on parle vraiment beaucoup
entre nous, dans les villages... Ce serait dommage, vous ne pensez pas,
qu'on se mette à parler de ces aller-retours, au 203...
Et là, elle cesse de caresser la copie, pour, d'un doigt, la faire glisser de
mon côté du bureau. Elle me regarde avec une étincelle de méchanceté
jouissive, pour conclure :
— Donc... il me manque cinq points.
Ses lèvres sourient encore, et ses yeux lancent des éclairs glorieux,
lorsqu'elle me dépasse enfin pour quitter la classe, en lançant :
— Vous y pensez ?
Elle s’en va là-dessus, me laissant seule, dans ma salle. Sans souffle,
sans voix, sans jambes pour me tenir. Je m'assois, non, je m'écroule sur
ma pauvre chaise de prof. Et j'observe les places vides tout autour de moi.
J'ai la tête qui tourne ; l'angoisse est en train de m'envahir, et aucun
moyen de stopper ses assauts. Mon téléphone vibre.

#Un coin fumeurs bien vide, ce matin. Où sont tes yeux ? Tu peux
venir avec eux, si tu veux.

Je tremble, ma gorge vient de se nouer, j'ai du mal à déglutir. Je


regarde la copie devant mes yeux, ce putain de douze qui me fixe en
ricanant.
Le pire des scénarii vient de se produire, et Adam est encore sur notre
nuage bien trop doux. C'est la main agitée, les doigts incapables d'écrire
correctement, que je lui réponds :

#Il faut qu'on parle. Vite.

Mais tout m'oppresse. Lui parler, mais où ? Plus chez lui. Pas dans le
quartier. Pas dans le lycée. Il va falloir attendre quelle heure et aller où
pour régler le problème ? J'ai envie de vomir, d'un coup.

#J'arrive.

#Non, pas ici.

#Clara, il se passe quoi ?

J'écris et j'efface. Le fait de le formuler me fait encore plus peur. Mais,


je suis obligée de le prévenir.

#Gabriella sait.

Il répond dans la seconde.


#Rdv salle 515 à midi, dernier étage bâtiment C.

#Ne panique pas, je suis là. On va gérer.

Il a beau être présent, calme, mature, je sens que c'est foutu. Tout. Lui,
moi, nous, ma carrière.
On est foutus. Moi, plus que tout le reste.
49.

Adam

Quand je la retrouve, dans la salle au dernier étage du bâtiment B, je


lui découvre un visage atrocement pâle, des joues jusqu'aux lèvres, elle a
le teint d'un cadavre. C'est un endroit où personne ne vient, le midi ; c'est
là que John allait choper sa pionne. Mais, même si je sais le lieu sécurisé,
quand j'entre, elle se précipite derrière moi pour fermer à clef, met un
doigt sur sa bouche, vérifie dans le silence qu'aucun bruit ne viendra
hanter les couloirs, et enfin, elle se met à faire les cent pas.
Je ne l'ai jamais vue paniquée à ce point. Ses beaux yeux marron sont
écarquillés, elle halète, elle ne cesse de bouger, marcher, frotter ses bras
compulsivement. Je l'arrête en posant mes mains sur ses épaules, et en la
regardant au fond des yeux, j'essaye de la ramener à la réalité.
— Clara, calme-toi.
Elle hoche la tête frénétiquement de gauche à droite. Je lui prends
doucement le menton, et je chuchote, pour la rassurer :
— Clara, tout va bien. Pour l'instant, tout va bien, alors calme-toi.
Elle colle son front contre le mien, elle se force à respirer calmement.
Je peux voir son cœur battre en pulsations effrénées rien qu'à la vibration
sur son haut. Mais elle essaye quand même de le calmer. Je l'encourage :
— C'est bien. Respire. Doucement.
Elle le fait, elle commence à souffler longuement, reprend une grande
respiration, et il lui faut quelques secondes ainsi pour réussir enfin à me
regarder.
— Je suis foutue, lâche-t-elle alors.
Putain, c'est ma faute si elle en est là, si elle est dans cet état, si elle
risque tout. J'ai envie de m'en foutre une. Je ne lui montre rien :
— Qu'est-ce qu'elle t'a dit, exactement ?
— Elle ne l'a pas dit officiellement...
Avant que je m'emballe positivement, Clara me devance :
— Mais elle sait. Elle m'a suggéré d'augmenter sa note. Elle m'a dit
qu'à Saint-Germain, tout se sait, tout se dit, et que je sortais souvent de
chez toi.
Merde. Je ne peux pas faire voir à Clara à quel point, effectivement,
elle est foutue. Parce que je connais Gabriella, et qu'elle n'est pas de ceux
qui ont des remords, ou juste une conscience. Si Gab a décidé de la faire
chanter, je ne vois pas ce que l'on pourrait faire pour la contrer. Ce que
Clara, du moins, pourrait faire. De mon côté, j'ai un argument solide pour
l'empêcher d'ouvrir sa grande bouche trop maquillée.
— Si je le fais... continue ma Clara d'une voix étranglée où percent les
premières larmes, elle me demandera encore plus, jusqu'à la fin de l'année.
Elle voudra aussi que j'aide ses copines, elle...
— Arrête...
J'embrasse très doucement ses lèvres tremblantes et déjà salées par les
pleurs.
— Arrête, d'accord ? murmuré-je contre sa bouche. Rien ne s'est
passé. Il faut que tu bloques ton imagination.
Elle s'enfouit dans mon cou. Putain, je suis qui pour essayer de la
réconforter ? Je me déteste. Là, quand elle est contre moi et qu'elle se
serre au maximum pour sentir mes bras autour d'elle, j'ai simplement
envie de me frapper. Qu'est-ce que je croyais ? Pour moi, c'était facile. Les
cours, la prof en secret, les fêtes, quelques textos... Dans quoi je l'ai mise,
putain ? Je me souviens de ce soir, au bar, en octobre, quand j'ai senti son
bras contre le mien, que je l'ai reconnue, et que j'ai pensé que c'était une
mauvaise idée, de lorgner comme ça une prof.
Je me souviens comment j'ai vraiment essayé de ne pas flirter. "Ne fais
pas ton John" Je me répétais ça à chaque fois que je la croisais. Mais son
odeur, ses grands yeux marron, et puis, ce pan de peau, sous l'abribus... Je
reste un connard. Je ne peux pas me donner l'excuse de l'incontrôlable
envie de sa peau. Parce que pour moi, c'était facile de l’approcher, à ce
moment-là, je n’avais rien à perdre. Mais pour elle, les enjeux étaient et
sont toujours immenses.
Je caresse ses cheveux avec toute la tendresse dont je suis capable.
— Je vais lui parler.
Elle relève la tête, paniquée, et nie frénétiquement :
— Non, ça va lui confirmer que c'est vrai et elle va...
— Clara... Je sais ce que je fais.
Elle m'observe, ses yeux sont à la fois suppliants et remplis d'espoir.
Quel autre choix elle a ? Aucun.
Tu ne lui en as laissé aucun autre, connard.

***

Il est dix-huit heures, je fume ma clope devant les hautes portes de


Saint-Vincent, dans le froid, mon bonnet gris sur la tête, scrutant chaque
élève. J'attends les cheveux bruns et les tout petits yeux de fouine de
Gabriella. Deux premières passent devant moi, j’en remarque une tirer sur
le manteau de sa copine pour l'obliger à venir me parler. Ce n’est
franchement pas le moment, les filles. La rousse, qui pousse son amie, me
fait un grand sourire en se plantant devant moi :
— Salut, Adam !
Le fan-club des premières se manifeste tard, cette année. Je lui fais un
sourire des plus conventionnels, en continuant d'observer les portes du
lycée.
— C'est pour te présenter Lucie !
Je regarde la copine cramoisie jusqu'aux oreilles qui fixe le sol et se
triture les mains gantées.
— Salut, Lucie.
J'aperçois enfin la tête mesquine de Gabriella, comme toujours
accompagnée de cette abrutie de Lorie. Je lance un "désolé" pour les
dépasser et aller à la rencontre du duo de l'Enfer. Elles gloussent dans mon
dos quand je m'en vais. Je ne sais pas trop si elles réalisent que ce n'est
pas vendeur, ce genre de façon d'être. Quand tu plais, la dernière chose
dont t'as envie, c'est de coucher avec une adoratrice. J'ai déjà trop souvent
vu Lucas et John envoyer des vents à leur horde de lycéennes, je savais
que ça ne fonctionnait pas avant d'être moi-même le type en vue du bahut.
Ce n'est pas la position que je préfère dans la vie, dans tous les cas.
D’un coup, je me poste devant Gabriella, en lui bloquant le passage
jusqu'à la grande rue. Je la dépasse de deux têtes, mais, loin d'être effrayée
de me voir, elle se targue d'un sourire amusé pour lancer :
— Oh bah, ça, alors, comme c'est étonnant !
Je vais lui faire bouffer ses dents si elle garde ce ton. J'entends Lorie
qui laisse échapper un petit rire à sa gauche, et, sans même la regarder, je
balance :
— Lorie, tu nous laisses ?
J'essaye d'être le plus calme et le plus posé possible, mais je sens
monter en moi une violence rare. Son petit sourire qui s'amuse de la
situation me donne envie de lui arracher les lèvres. Lorie est partie sans
commentaire, et je ne peux pas savoir si elle l'a regardée d'un air entendu,
parce que j'ai plongé mes propres yeux dans les deux petites fentes
mauvaises de Gab.
Le vent de janvier vient s'engouffrer sous nos manteaux respectifs,
mais je ne bouge pas. Je la fixe, en silence. J'attends qu'elle percute que je
ne suis franchement pas d'humeur à jouer, là.
— Tu voulais me parler, Adam ? susurre-t-elle avec une malice
dégueulasse.
— Alors, Gaby, tu vas enlever ce sourire à la con tout de suite et tu vas
m'écouter.
Je m'approche d'elle, si près, que je peux sentir les effluves de Chanel
numéro 5 autour de son écharpe. Ça me donnerait presque envie de vomir.
Elle a perdu un peu de son aplomb, mais elle me regarde en face, et sa
saloperie de pétillement ne disparaît pas.
— Tu fous la paix à Dolnoy, immédiatement.
— Et pourquoi je ferais ça, Adam ?
Elle a dans la voix une sorte de fou rire contenu qui me rend taré. Je
prends sur moi.
— Parce que je sais que t'as fourni la md, ce soir-là. Si tu l'ouvres, si
tu fais ne serait-ce que la regarder de travers ou même prononcer son
nom, je te jure que je te balance. Toi, et tes deux potes.
— Oh... mais il est amoureux, notre Adam national, on dirait...
Putain, c'est quoi son problème ? La rage monte en moi,
dangereusement. Je fais encore un pas de plus. Je constate que ça l'effraie
sur l'instant parce qu'elle recule ; mais elle retrouve son masque de
cynisme et de méchanceté aussitôt.
— Je suis très sérieux, Gab.
— Tu sais ce qu'il y a de bien, quand on aime les filles ? réplique-t-
elle, d'une voix suave. C'est qu'on n'est pas sensible au charme des
Dragannah. Hein ? Le magnifique, le grand, l'incontournable Adam
Dragannah, pauvre petit beau gosse qui a perdu son frère chéri... Il ne me
fait rien, ton charme, à moi.
Elle n'a pas osé.... Elle n'a pas osé me parler de Lucas, là ? Une
douleur transperce mes deux mains, je n'avais même pas réalisé que j'étais
en train de serrer si fort les poings que je me suis enfoncé deux ongles
sous la peau. Ses petits yeux se plissent encore plus, si bien que j'en
perçois à peine la pupille.
— C'est comme un bouclier magique, tu vois ! s'exclame-t-elle,
enthousiaste. Je me fous complètement de toi, ou de ta petite histoire de
merde avec la prof. Mais toi... Ah, toi, l'héritier Dragannah, ça va te faire
mal, c'est sûr.
Elle prononce mon nom avec une haine teintée de mépris pour la
deuxième fois. Quelque chose m'échappe, là.
— Putain, mais de quoi tu parles ?
— De ton frère !
Elle exécute un pas très lent vers moi. La situation vient de s'inverser ;
elle pointe un doigt sur mon torse et continue :
— Des Levy, et de leurs amis... Lui, ton frère adoré, il le savait que
j'aimais les filles. Tu ne te souviens pas, Adam ? La petite Gabriella, au
collège, qui amusait beaucoup la bande des grands. C'est sûr que c'était
amusant de taguer mon casier, c'était quoi déjà ? « Bouffeuse de chatte ».
Poétique, hein ? C'était amusant de poster des photos de moi sur Insta,
c'était amusant de m'humilier pendant cinq ans et de m'obliger à faire un
coming out à ma famille sans mon accord ? C'était amusant de voir ma
mère arrêter de me parler, non ?
Putain, je ne comprends plus rien. Je n'ai aucun souvenir de ce qu'elle
me raconte ; tout ce que je réalise, c'est que ça va bien plus loin qu'un
simple chantage à la bonne note. Il y a de la vengeance dans ses yeux
noirs.
— Je n'y suis pour rien, Gab.
C'est tout ce que je trouve à répondre, c'est la seule chose vraie qui me
vienne en tête face à la hargne de son sourire en coin.
— Ah bon ? réplique-t-elle toujours dans un demi-chuchotement
contrôlé. Tu n'étais pas le petit qui traînait avec leur bande ? Avec...
Alma ?
Et à ce nom, elle comme moi, nous changeons de posture. Elle devient
– si c'est possible – encore plus acide. Et moi, je perds les derniers
moyens qui me restaient.
— Alma, répète-t-elle comme si c'était un mot sacré. La fille plus
grande, dont j'étais amoureuse. Elle avait pris le temps de répondre à une
lettre de ma part. Elle aussi, ça l'amusait beaucoup tout ça. Elle m'a fait
croire qu'elle voulait bien de moi dans sa lettre. Et tu sais ce que j'ai fait ?
Je suis allée au rendez-vous fixé, et j'ai attendu. J'ai attendu pendant trois
heures. Mais Alma n'est jamais venue parce que... Oh, bah tiens. Il me
semble qu'elle était avec toi, à ce moment-là.
Est-ce que l'on a vraiment fait ça ? Est-ce que j'étais parmi ceux qui se
moquaient d'une fille, juste parce qu'elle aimait d'autres filles ? Ça ne
ressemble à rien de ce que j'étais, de ce qu'était mon frère, ou Alma. Ou
John. Est-ce qu'il y a toujours des souffrances derrière la violence ? Est-ce
que c'est nous qui avons créé Gabriella ? Je n'ai plus de mot, face à elle
qui se dresse près de mon visage pour ajouter, déterminée, dure,
contrôlant l'instant :
— Alors, je les mérite, mes cinq points, et je les aurai.
Ses petits yeux noirs me parcourent de haut en bas un instant ; elle
retrouve son sourire évident, comme si tout était déjà gagné.
— Si tu veux me balancer, dit-elle alors, fais-le. J'ai le père de Sacha
de mon côté, et je suis mineure. Mais... Elle... Même si vous arrivez à
prouver que c'est faux, ce sera trop tard. Il suffira d'une rumeur pour la
détruire.
Elle me fixe avec plus de violence que jamais, pour ajouter :
— Les rumeurs, c'est ce qu'il y a de pire. Ton frère en savait quelque
chose.
Elle récupère un sourire poli. Celui d'une enfant sage, candide
presque. Elle papillonne des cils pour lancer, d'une voix plus cristalline :
— À demain au lycée, Adam. Salue ta meuf pour moi !
Et elle s'en va.
50. Il y a nous, et le reste du monde

J'attends, l'estomac complètement retourné, depuis deux heures


maintenant, qu'Adam me rejoigne chez moi et m'explique qu'il a réglé le
problème. Je n'arrive pas à rester en place ; j'alterne entre le canapé, les
cent pas dans le salon, le tabouret du comptoir, j'ouvre mon frigo et je le
referme sans raison... Tant que je ne saurai pas que c'est terminé, que je
suis à l'abri, je n'arriverai pas à me calmer.
Il est vingt-et-une heures, et j'entends des pas dans l'escalier, priant
pour que ce soit lui. Et lorsqu’enfin les trois coups à ma porte résonnent,
je m'offre une expiration de soulagement. Je cours pour lui ouvrir ; quand
je le fais, et que je le vois, là, dans l'encadrement, j'oublie un instant ce qui
pèse sur nous. Il porte un bonnet gris, en laine fine, qui laisse quelques
mèches de cheveux tomber sur son front, il est magnifique. Mais il
n’affiche pas le visage de quelqu'un qui a gagné le combat, alors j'arrête
de me « rincer l'œil », comme on dit.
— Bon, me dit-il en faisant un premier pas chez moi.
Il place une main sur ma joue pour m'embrasser le haut de la tempe, et
passe devant moi, pour s'asseoir sur mon maigre canapé beige. Je reste
interdite quelques secondes. Ça ne veut rien dire "bon". Ce n'est pas une
explication "bon". Je m'accroupis en face de lui. Il a croisé ses mains
devant lui, elles pendent entre ses jambes, tandis qu'il fixe, mal à l'aise, les
pieds de la table basse, derrière moi. Je suis de plus en plus inquiète.
— Adam... ?
Il soupire, ses belles lèvres laissent passer un souffle de menthe et de
tabac mêlés sous mon nez. Et il parle enfin, toujours les yeux toujours
fixés sur un point inexistant quelque part derrière moi :
— Tu m'as parlé de cette fille, une fois... Johanna Baryl.
Qu'est-ce que Johanna vient faire là-dedans ? Je ne lui avais pas réglé
son compte une bonne fois pour toutes ?
— Oui...
— C'est mon frère. Pour Gabriella, c'est mon frère.
Maintenant, il me regarde, et je peux voir dans son iris aux éclats vert
et noisette, une lueur de culpabilité :
— Et un peu moi aussi, je crois.
Il enlève alors son bonnet pour ébouriffer ses cheveux noirs, puis
frotte son front, comme si tout cela l'avait épuisé. Il s'affale dans le canapé
et se met à fixer le plafond, tandis que j'attends un minimum de
développement. Je sais qu'il ne parle jamais, mais là, il serait vraiment
temps de s'y mettre.
— Explique-toi.
Il déglutit, le cou penché en arrière, tête appuyée contre le rebord du
canapé. Je le vois mal à l'aise, mais ma priorité, c'est son récit, pas son
état. J'insiste.
— Quand on était plus jeunes... Quand moi, j'étais plus jeune, je
traînais avec la bande de mon frère. Je l'ai fait à partir de la troisième,
raconte-t-il alors, les yeux plongés dans le plafond. Tu sais, Saint-Vincent
est divisé en deux, il y a l'entrée Collège et l'entrée Lycée. À partir de la
troisième, on ne me voyait plus que du côté Lycée, et c'était... c'était
sympa. Pour moi. J'étais avec John, je sortais en secret avec Alma, mon
frère commençait à enfin me considérer comme quelqu'un de
potentiellement intéressant... Je n’ai pas vu. Je n’ai rien vu de ce qu'elle
m'a raconté.
Il remonte ses bras jusqu'à son crâne pour étirer le haut de son visage
dans un geste désolé, et il souffle :
— Putain, ils lui en ont fait baver...
— Mais quoi ? De quoi tu parles, Adam ?
Il marque une pause, les yeux toujours perdus en l’air, puis il lâche, si
bas que je dois tendre l'oreille :
— D'homophobie...
Adam se redresse pour affronter mon regard :
— Ils l'ont humiliée. Ils l'ont harcelée, et moi, sans m'en rendre
compte, je l'ai fait avec eux... Alma. Putain, Alma quoi !
Son ton augmente, sa parole s'accélère, il est plein de colère, de honte
et de rancune quand il lâche :
— Tu sais ce qu'elle a fait ? Elle a écrit une lettre à Gab, en lui faisant
croire qu'elle voulait un rencard. Gabriella s'est pointée, du haut de ses
quatorze ans, tout plein d'espoir... Et Alma n'est jamais venue. Tu sais
pourquoi ? Pourquoi Gab a attendu trois heures qu'Alma daigne bouger
son cul ? Pourquoi Alma ne s'est jamais pointée ? Parce qu'elle était en
train de baiser avec moi, à ce moment-là, voilà pourquoi.
Il se lève, crache un juron, et va naturellement ouvrir mon frigidaire, à
la recherche d'une bière, sans doute, ou de n'importe quoi qui remplirait sa
gorge d'autre chose que de regrets. Il referme aussitôt, puis s'y adosse.
— Je n'en savais rien. Ou alors, je savais et je ne voulais pas voir... Je
n'ai jamais...
Sa gorge se noue.
— Je n'ai jamais pensé que mon frère était comme ça, je n'ai jamais...
Putain, pas lui.
Je me lève immédiatement pour le rejoindre. Il fuit mon regard quand
je place mes mains sur ses hanches, doucement. Il tourne la tête de côté,
accroche ses yeux n'importe où, serre les mâchoires. Mais je peux voir, au
bord de ses longs cils noirs, monter difficilement l'humidité ; Adam est sur
le point de pleurer. Mon Adam. Celui qui ne dit jamais rien.
— Tu devrais peut-être appeler John, dis-je, avec précaution. Pour
avoir sa version des faits...
— C'est ce que j'ai fait. C'est pour ça que j'ai eu du retard. Je l'ai
appelé.
— Et ?
Adam retient encore ses larmes, regarde encore de côté, contracte
encore sa mâchoire, si bien qu'une veine apparaît sur le haut de sa tempe.
— Et tout est vrai.
Il est bouleversé, mon Adam silencieux ; il n'a même plus la force
d'être léger, de dévier de sujet avec humour, de pétiller... Il est entièrement
tourné vers ses souvenirs, et je comprends alors que quelque chose de bien
plus profond est en train de se jouer en lui. Je laisse mes mains sur ses
hanches, et j'essaye de capter son regard, en penchant mon visage vers lui,
pour demander :
— Adam... qu'est-ce que tu ne me dis pas ?
Ses yeux... ils sont de plus en plus humides. Il déglutit, il fixe ma
porte, je n'ai accès qu'à son profil. C'est arrachant de le voir comme ça. Il
arrive à répondre :
— Je m'étais fait une image de mon frère, bien précise... Et je...
Il place alors son pouce et son index entre ses yeux. Ça y est. Il lâche
tout. Il n'a plus rien à retenir devant moi. Adam pleure comme il parle :
discrètement. Sans fioriture. Sans spectacle. Et puisqu’il a enfin ouvert les
vannes, puisqu’il n'a plus rien pour se déguiser, il s'autorise à me
regarder ; ses beaux yeux marron-vert sont entourés de rouge, et de
lourdes larmes en coulent de chaque côté. Il articule, entre deux souffles
brisés :
— Il est mort...
Avant aujourd'hui, avant les révélations de Gabriella, avant son appel à
John, avant son arrivée auprès de moi, ce soir, il ne l'avait jamais réalisé
vraiment. Il n'avait jamais voulu le comprendre.
Adam, pour la première fois depuis plus de deux ans, est en train
d'accepter. Je n'ai pas besoin de le prendre contre moi, il fait le pas de lui-
même. Il se penche, me serre très fort contre sa poitrine, et enfouit son
visage dans mon cou. J'entends ses sanglots étouffés dans mes cheveux. Je
le sens qui s'agite de petits spasmes réguliers, qui suivent le rythme de sa
souffrance. Je caresse son dos, son cou, ses cheveux noirs... J'embrasse sa
joue mouillée.
— Je suis là... Je suis là, Adam...
Il ne s'arrête plus de pleurer, et de répéter, comme un psaume
irrémédiable : Il est mort...I l est mort... Je me brise avec lui. Mes propres
larmes sont à deux doigts d'arriver, je fais ce que je peux pour les retenir,
pour n'être qu'auprès de lui. Bientôt, ses jambes ne le tiennent plus et nous
nous retrouvons sur le sol de ma mini cuisine, Adam effondré, et moi, le
tenant contre ma poitrine, caressant ses cheveux, chuchotant dans son
oreille.
Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi. Quelques
secondes ? Quelques minutes ? Une heure ? Toujours est-il qu'au bout
d'un moment incertain, Adam arrête de pleurer. Il renifle à plusieurs
reprises, il essuie le bout de son nez avec son coude, comme un enfant, et
il me demande, enroué :
— Tu n'aurais pas un mouchoir, par hasard ? Ou... dix-huit ?
C'est à nouveau mon Adam, qui fait de l'humour. Je ris doucement, et
ne me détache de lui que pour aller chercher du sopalin ; je me replace
immédiatement à ses côtés, sur le carrelage même de ma cuisine. Après
quelques secondes de silence supplémentaire, il inspire profondément :
— Désolé, déclare-t-il, la voix enrouée.
— De quoi ? De pleurer la mort de ton frère ? Je pense que je peux
pardonner, oui.
Il me sourit avec tendresse. Son regard se perd à nouveau, quelques
instants, sur le sol. Mais il ne contient plus le tsunami de tristesse qui
l'avait envahi plus tôt. Je crois qu'il veut me dire quelque chose, mais qu'il
ne trouve pas les mots précis. Je caresse son bras pour l'encourager à
parler.
— C'est juste... fait-il en retrouvant petit à petit les notes graves de son
timbre. Depuis toi, je me remets à penser.
— C'est-à-dire ?
— J'avais arrêté de penser. J'avais bloqué tout ce qui ressemblait à une
réflexion... Et depuis toi... Depuis ton cours sur Klemperer, en fait, je
recommence. Je réfléchis. Tu m'as... Enfin, tu me...
— Je te réveille ?
Il me fixe ; il a un air fragile, soudain. Il acquiesce d'un mouvement de
tête réservé. Je pose une main délicate pour caresser sa joue. Il appuie plus
fort son visage sur mon geste, et inspire profondément, les yeux clos.
— Mais c'est dur, de se réveiller, avoue-t-il dans un murmure.
Je m'approche pour, doucement, déposer un baiser sur ses lèvres
encore gonflées par la souffrance. Il me le rend, timide, presque comme
s'il avait peur. Et nos fronts se collent ; il caresse mon nez avec le sien,
comme il le fait toujours. Puis il entoure mon visage de ses deux mains, et
son souffle vient se mêler au mien, tendrement.
— On va gérer, Clara, déclare-t-il. On va trouver une solution.
Mais je sais bien, moi qu'il n'y en a aucune. On ne pardonne pas aux
Johanna Baryl. Et puis, le véritable problème s'impose à moi comme une
épiphanie. C'est le jour des grandes révélations, on dirait. Je nie d'un
hochement de tête, contre son nez, j'ai un sourire triste.
— À quoi tu penses ? demande-t-il dans un murmure.
— Je n'aime pas mon travail.
Je ne l'avais jamais formulé clairement. Ni en pensées ni en mots.
— Ça aussi, c'est toi qui me l'as montré. Depuis le pont, je n'arrête pas
d'y penser, quand tu as dit que ce n'était pas ma vocation. Je n'aime pas ce
travail, Adam. À part pour te croiser, j'ai l'impression que je n'ai rien à
foutre dans ces couloirs. Ce n’est pas moi, ça. La prof, la mallette, répéter
la même chose vingt-cinq fois dans la semaine... Définitivement. Pas moi.
C'est à lui de déposer un baiser de compassion sur mes lèvres. J'ai
encore ses deux grandes mains de chaque côté du visage, quand il me
susurre :
— Clara... Si tu dois quitter ton boulot, tu le feras par choix. Mais pas
comme ça. Pas sous la menace. Plier, ça non plus, ce n’est pas toi.
Je sais qu'il a raison. Il va falloir que l'on se batte. Mais avec quelles
armes ? Qu'est-ce que l'on a contre le reste du monde ? Je le lui demande,
alors. C'est mon tour, pour les larmes. Elles montent à mes yeux avec
acidité.
— Hein ? je répète, étranglée. Qu'est-ce qu'on a... ?
— Nous, répond-il. Il y a nous, et le reste du monde.
51. Affronter les couloirs

Avec mes règles sont arrivés une fièvre haute, des vomissements et
une gorge en feu. Ça m'a prise en pleine nuit ; je me suis réveillée aux
alentours de trois heures, quand Adam dormait de son côté du lit, après
nos larmes respectives, et j'ai couru aux toilettes pour rejeter l'entièreté de
mon repas.
Ça l'a réveillé. J'avais honte qu'il me voie comme ça, malade en
somme, mais toute ma gêne est partie quand il a soulevé mes cheveux
pour m'aider. Il est resté auprès de moi la nuit entière. Il m'a demandé où
était mon thermomètre, il l'a placé sous mon aisselle, et m'a annoncé que
j'avais 39 de fièvre. Ensuite, il a pris un gant gorgé d'eau froide, l'a mis sur
mon front, et m'a préparé une tisane avec du miel.
Je ne suis jamais malade, mais je suppose que le travail, Adam,
Gabriella, la drogue dans mon verre, Israël, les brunes, tout ça a dû jouer
sur la mort de mes défenses immunitaires. Adam s'occupe de moi comme
si nous étions un vieux couple marié, et qu'il devait prendre soin de ma
personne dans "la santé comme dans la maladie". J'avais oublié ce que
c'était d’être importante aux yeux d'un homme. Ou peut-être que je ne l'ai
jamais su.
En tout cas, il reste éveillé, tant que moi, je le suis. Il se fout de mes
vomissements, de ma transpiration, de ma toux. Le pire dans tout ça, c'est
que je pourrais trouver assez de forces au milieu de mes frissons morbides
pour lui demander de me faire l'amour.
Ma maladie dure trois jours. Je suis allée voir un médecin en rampant
presque dans les rues de Paris ; Adam n'était pas là puisque je lui ai très,
très fortement conseillé d'aller en cours. On m'a mise "en arrêt", et tous les
soirs, il est revenu. Même sans maquillage, le nez gonflé, les lèvres
irritées, les cheveux emmêlés, il reste là. Ça l’amuse même, le bougre. À
se demander pourquoi j’ai passé des mois à arranger jusqu’au millimètre
de maquillage pour lui plaire.
— Allez, me dit-il en amenant la soupe jusqu'à ma bouche. Une
cuillère pour Adaaaaammmmm...
Je lui promets une vengeance terrible, quand je serai capable de faire
quoi que ce soit toute seule.
Une fois que j'étais endormie, la petite lumière bleue de mon
ordinateur m'a réveillée, et je l'ai surpris, sur mon lit, à travailler un cours
d'économie. Il lisait je ne sais quel manuel et prenait des notes. Ça m'a
incompréhensiblement fait sourire.
— Tu bosses, toi ?
Il s'est penché vers moi, m'a embrassé le front et a rétorqué, dans un
sourire malicieux :
— Ne le dis à personne
J'étais si fatiguée que je n'ai trouvé aucune répartie, et je me suis à
nouveau écroulée de sommeil. Un peu plus légère. Je crois qu'il a décidé
de s'en sortir, enfin.
Et puis, le vendredi arrive, jour tant attendu de ma reprise des cours.
L'heure d'affronter les couloirs et les yeux au courant de Gabriella. Je suis
encore fébrile, j'ignore donc si c'est la fin de maladie ou le stress d'y
retourner qui agite mon ventre.
Hier, Adam n'a pas dormi avec moi. Ses parents sont encore là, il a
estimé plus prudent pour nous deux de nous pointer au moins une nuit
chez eux, histoire d'éviter trop de questions. Mon lit m'a paru
étonnamment vide. Sur le chemin, et puisque je ne commence qu'à dix
heures, j'appelle Mary pour me donner du courage. Son soutien est sans
faille.
— Tu vas te pointer devant cette grande conne de dix-sept ans, tu vas
la regarder bien droit dans les yeux et tu vas lui dire : Écoute-moi bien,
connasse de prépubère, je n’ai pas de menaces à recevoir d'une sale...
J'ai évité d'écouter la suite, pour le bien de mes oreilles et de mon
karma.
Ma première heure avec les premières se déroule à peu près bien.
Disons que je ne capte pas de zyeutage bizarre, de chuchotements, et que
ma paranoïa parvient à se contenir le temps de leur expliquer qu'un plan,
c'est introduction, causes, développement, conséquences, conclusion… Et
bordel, je hais ce travail.
Je partage ma pause de midi avec Judith, Sylvie et Karima. Depuis
notre dernier échange, Laurent évite de nous rejoindre quand je suis là.
C'est tant mieux ; même si l'idée de flirter avec lui pour avoir un alibi
quand le proviseur me convoquera dans son bureau m'a effleurée, ce
matin. Dans notre salle de cantine, les trois cons d'Anglais sont encore à
deux tables de nous, et commentent de voix molles le mauvais temps, leur
mauvais salaire, le mauvais matériel, bref, ils envahissent de joie les
locaux.
Mon malaise ne me quitte pas quand Karima me demande si je suis
bien remise, si j'avais quelqu'un pour m'aider – oui, oui, il y a bien
quelqu'un qui s'est occupé de moi... rien de moins qu'Adam, ton élève
favori, tu sais ? –, et encore quand je les accompagne pour la cigarette
d'après repas.
La fumée de leurs taffes se confond avec le halo de froid lorsque nous
expirons. Des élèves vont et viennent, sans que je ne repère Adam ; et
c'est tant mieux. Je ne sais pas si je serais capable de ne rien laisser
afficher, au stade où nous en sommes. Je redoute trop l'heure à venir. Celle
où je devrai donner cours devant Lorie et son acolyte.
Malheureusement, le temps avance et m'entraîne vers la salle 215.
Ils sont tous là, devant ma porte. Tous, et surtout elle. J’ouvre d’une
main tremblante, mes clefs trahissent un tintement d'angoisse.
Elle me regarde bien droit dans les yeux pour aller s'asseoir, avec un
insupportable sourire mesquin au coin des lèvres.
Ce sont les deux heures les plus longues de mon existence. Je crois
que mon dernier examen gynéco était plus confortable que ce que je suis
en train de vivre. Après vingt minutes à balbutier, me tromper dans le
programme, faire deux fautes au tableau, j'abandonne. Heureusement que
nous sommes au très prisé Saint-Vincent et que chaque classe dispose d'un
rétroprojecteur connecté aux ordinateurs.
— Bien, je suis encore un peu malade, comme vous le voyez...
Gabriella se targue d'un petit rire étouffé dans le fond de la classe. Je
n'arrive même plus à la regarder. J'ai honte, j'ai peur. Je me sens
minuscule.
— Alors, on va mettre le début de la Liste de Schindler.
Dès que j'annonce le changement de direction du cours, ça crie dans
tous les sens. Joshua ponctue tout de même :
— Ah oui, charmant petit film familial, ça.
— Spoiler : à la fin, ils meurent, rebondit Marc sous les éclats de rire.
Je suis au moins sauvée de ses yeux de fouine. Je lance le film,
m'enfonce dans mon siège le plus loin possible des élèves, et place une
main sur mon ventre comme si ça pouvait faire partir la douleur.
Mais force est de constater que, à seize heures, la douleur est toujours
là, ainsi que cette saleté d'élève. D'ailleurs, elle ne manque pas de
m'attendre encore alors que tous quittent la classe tandis que je débranche
le rétroprojecteur. Johanna Baryl. Johann Baryl, putain.
Ils sont tous partis. Je la sens dans mon dos.
Allez, Clara. Affronte, maintenant.
Je me retourne, et je la regarde. Grande, ses cheveux trop plats qui
entourent son visage mesquin. Non, je ne me démonterai pas. Pas cette
fois.
— Oui, Gabriella ?
Mon air faussement détaché semble la perturber ; elle perd un peu en
sourire, mais susurre tout de même :
— Je n'ai pas vu de changement de note, sur Pronote...
— Parce qu'il n'y en aura pas, Gabriella.
Les mots de Mary me reviennent et je rêverais d'avoir le cran de les lui
balancer. Mais, à la place, j'adopte la posture du professeur qui n'a rien à
se reprocher. Je croise les bras contre ma poitrine, et l'observe avec une
sévérité nouvelle :
— Ni maintenant ni jamais. Je ne sais pas ce que vous vous êtes
inventée, ni pourquoi vous avez décidé de vous acharner sur moi, et
franchement, Gabriella, je m'en contrefous. Je suis votre professeure, je
suis là pour vous enseigner l'Histoire-Géo, vous permettre d'avoir votre
bac, et nos relations s'arrêtent ici.
Elle plisse ses yeux déjà trop petits pour rebondir.
— Allez voir la direction.
— Je vous demande pardon ?
— Dites-leur qu'une élève vous fait du chantage... Allez-y. Pourquoi
vous ne le faites pas, Madame ?
Je rétorque, sèchement :
— C'est une idée. Maintenant, si vous n'avez aucune question
concernant le programme, sortez de ma classe.
Elle me toise plus longuement, s'avance d'un pas avant de poser une
main insolente sur mon bureau :
— Vous êtes sûre ?
— Absolument, Gabriella. Dehors.
Et dans son regard, je sais qu'elle va le faire. Dans son sale sourire,
dans sa tête qui se relève, haute et fière, je sais qu'elle va tout dire.
On va devoir activer le plan : nier en bloc. Dès qu'elle a quitté la salle,
je ferme la porte d’un geste brusque. Je me mets à haleter, mon thorax
bloqué par l'angoisse. Je n'avais pas le choix. Tout, mais pas les menaces à
nouveau. Le chantage. La peur. Non, plus rien de tout ça, depuis Baryl, et
pour toujours. Comme s'il lisait en moi, à quelques mètres, devant le
lycée, ou à l'intérieur, peut-être déjà chez lui, je n'en sais rien, Adam
m'écrit. La vibration de mon téléphone me donne un espoir, soudain. Je
lis.

#Bon. J'ai une idée. Je la déteste, mais ça reste une idée.

#Dis vite. Elle va parler.

#Bien sûr qu'elle va parler. Mais je crois que j'ai trouvé une
solution.

Il écrit, puis efface, et les secondes sont en train de me tuer. Enfin, sur
l'écran, le début de son plan m'apparaît, et je peux lire, dépitée :

#John.
52. L’alibi

— C'est une idée à la con.


John, assis sur mon canapé, les coudes reposés sur ses genoux, répète
cette phrase pour la deuxième fois, maintenant. La première étant quand je
lui ai ouvert ; il se tenait devant la porte, Adam, le précédant de près, a
lancé en guise de bonjour : "C'est une idée à la con", avant de me dépasser
et d'aller s'asseoir dans mon petit salon.
— Peut-être, mais on n'a pas vraiment le choix, argumente Adam, qui,
lui, s'est assis à même le tapis, devant ma table basse.
Aujourd'hui, John a attaché ses cheveux noirs en un chignon, ce qui
lui donne des airs de guerrier tribal. De toute façon, il a un petit côté
sauvage, comme Adam. C'est une sorte de virilité brute, sans travail, sans
volonté de paraître masculin. Un truc dans les gènes, je suppose. Il sort
une cigarette de la poche intérieure de son long manteau noir qu'il n'a pas
ôté en rentrant, et la tasse sur l'ongle de son pouce.
— Donc votre plan – à la con, s'entend –, si je résume, c'est que je me
pointe à Saint-Vinc' tous les jours de la semaine, et que je me fasse passer
pour le petit ami parfait ? Et à aucun moment vous ne vous êtes dit que
j'avais autre chose à foutre de mes journées, par hasard ?
— Ça va, reprendre la boîte de tonton, ce n'est pas ce qu'il y a de plus
fatigant, réplique Adam dans un soupir moqueur.
— Ça se voit que ce n’est pas à toi à qui il l'a confiée, grogne alors le
cousin en allumant sa cigarette dans mon salon.
Je me lève pour ouvrir la fenêtre et le vent froid de ce début de février
vient s'engouffrer dans tous mes meubles. Je reviens à eux.
— Tu ne faisais pas psycho, toi ?
— J'ai fini psycho, me répond John avec une pointe d'agacement que
je ne saisis pas. Mais mon père est sur le point de clapser, et je dois
m'occuper de sa boîte. Je t'avais dit que je revenais vivre ici, ajoute-t-il à
mon intention.
— Mais il déteste ça, ponctue Adam sans relever la violence de ce
terme "clapser", qui moi, me choquerait plutôt.
— Ce n'est pas la question, élude alors John en soufflant sa fumée vers
la fenêtre.
Il s'affale alors dans le canapé, nous jauge une seconde, Adam et moi,
assis au sol, et un léger sourire se dessine au coin de ses lèvres pleines :
— Alors ? fait-il, amusé. C'est quoi les bails ? J'ai droit à combien de
galoches par jour ?
Je manque de m'étouffer avec ma propre salive. Adam plisse ses yeux
marron-vert et rétorque immédiatement, la voix rauque :
— Bétakh, nireeh im ani edekhaf otekha méhaqatseh ?1
Ça fait éclater John d'un rire authentique. Je secoue la tête pour revenir
au sujet initial, et calmer Adam que je sens de plus en plus tendu :
— Personne ne va galocher personne. Mais si tu viens, que tu prends
ma main, ou même un bisou sur le front, ça suffira largement à calmer les
rumeurs.
— Et ça expliquera ses allers-retours au 204. Ils n'ont pas à savoir que
tu étais à Toulouse.
— Ah là, là, là, les enfants.... souffle John en perdant ses yeux dans le
plafond. Ça marchera avec tout le monde sauf... saaaauuuuf ?
Il se redresse, nous toise, dépité et répond pour nous :
— Tonton et tata, fait-il comme si nous avions cinq ans. Si la rumeur
se propage, que Clara est convoquée, vous captez bien que les dates ne
vont pas concorder ? On leur dit quoi ? Que je rentrais en secret et que je
l'avais rencontrée avant l'anniversaire catastrophe ?
— Pourquoi pas, rebondit Adam en sortant lui-même son paquet de
cigarettes à rouler. On a quoi d'autre comme choix, dans tous les cas ?
— Vous vous êtes foutus dans un sacré merdier, constate John sans
empathie.
On se regarde Adam et moi, mais on ne se flagelle pas. Au contraire,
dans notre sourire complice il y a une sorte de satisfaction. Un merdier,
certes, mais ça en valait la peine, c'est ça que l'on se dit avec nos yeux. Et
John le saisit :
— Ça a l'air de vous faire de l'effet, mon discours moraliste, en tout
cas, ironise-t-il en tirant une taffe supplémentaire.
On ne peut pas s'empêcher de rire bêtement avec Adam.
Deux coups résonnent à ma porte. Mince, Mary. Je lui avais demandé
de passer pour une "gestion de crise" avec Fares, mais elle a bien deux
heures d’avance sur le rendez-vous. Et d'un coup, je redoute. Je réalise
qu'elle va rencontrer Adam, en dehors d'une crise de mdma au lycée, et
même si elle suit mes aventures au quotidien, ce n'est pas rien comme
instant. Il reste une histoire interdite, un lycéen, et je crains son jugement.
Est-ce qu'elle l'aimera ? Est-ce qu'elle va me dire de tout arrêter ? Et lui,
est-ce qu'il appréciera mon amie complètement folle et sans filtre ?
— On attendait quelqu'un ? s'étonne John, sans bouger du canapé.
C'est quoi, le Rabbin pour le mariage secret ?
Ça fait exploser de rire Adam, aussitôt.
— Non, c'est ma meilleure amie, elle a de l'avance, je suis désolée.
J'avais oublié que je devais les présenter, ces deux-là. Ce n'est peut-
être pas la meilleure occasion, mais, après tout, une rencontre reste une
rencontre. Je quitte mon tapis pour aller ouvrir, et la porte nous découvre
une Mary aux cheveux ruisselants, qui vient de se prendre la pluie, le
bonnet rouge lui-même trempé, qui me fixe avec hargne pour lancer :
— Vingt putains de minutes, coincée sous un abribus de merde qui
porte extrêmement mal son nom. Y'a rien qui abrite, t'entends ? RIEN.
Elle me dépasse tandis que je referme en souriant. Elle pose son
manteau écarlate, accordé au bonnet d'artiste, sur un tabouret, ôte son
écharpe et continue à fulminer contre la météo parisienne. Elle se retourne
ensuite vers mes deux convives, s'apprête à saluer Adam, mais son regard
s’arrête sur John. Elle marque une pause, surprise.
Je le savais !
— Mais qu'est-ce que vous foutez là, vous ? s'exclame-t-elle avec
véhémence.
Ou pas. John n'a pas l'air heureux de la voir non plus. Dès qu'il pose
ses yeux sur elle, ses sourcils se froncent sévèrement. Il éteint sa cigarette
d'un geste virulent, puis se lève et vient la confronter ; il la dépasse d'une
tête et demie. Mais elle relève la sienne, fière, et je la vois serrer les
poings.
Mais qu'est-ce qui se passe, là ?
— C'est vous, l'amie de Clara ? demande-t-il d'une voix plus grave que
d'ordinaire.
— Oui. Quoi ? Ça aussi ça vous dérange ? Vous voulez peut-être me
dire qui je dois fréquenter maintenant ?
— Euh... minute ! m'exclamé-je.
Je viens me placer entre les deux, parce que le niveau de tension est tel
que je la croirais capable de le gifler. Je tourne le dos à John pour me
concentrer sur elle :
— Vous vous connaissez ?
— Oui, grince Mary en fixant les yeux noirs, légèrement en amande,
de John. Ma meilleure rencontre de ces vingt dernières années.
John lâche un pouffement empli de dédain. Adam, qui jusqu'à présent
était resté silencieux, ne bouge pas du tapis, pieds croisés devant lui,
coudes reposés sur les genoux, il ne semble pas choqué, mais il exige
cependant :
— Vous nous expliquez ?
John, sans cesser de fixer avec aigreur mon amie, s'adresse à Adam :
— Une des bonnes surprises que j'ai eues en reprenant la boîte de ton
oncle.
Mary ponctue, pour moi, cette fois :
— C'est le type qui se prend pour le patron de ma compagnie.
— Techniquement, je suis votre patron, rétorque John immédiatement.
— Non, en théâtre, y'a pas de patron, vous le sauriez si vous
connaissiez quoi que ce soit à ce métier.
— Ah oui ? Parce qu'il me semble tout de même que si vous êtes
payée à la fin du mois, ce sera grâce à moi.
— D'accord, on se calme, lance Adam en se levant enfin.
Il nous rejoint, et nous ressemblons maintenant à deux alliés
empêchant un duel de cow-boy. Si une botte de foin venait à voler dans
mon salon, ça ne me choquerait même pas.
Adam dévoile de belles dents blanches lorsqu'il sourit à Mary :
— Salut, Mary. Joli bonnet.
Elle semble décontenancée une seconde ; elle secoue la tête comme
pour arrêter de haïr mon nouvel invité, et se concentre sur Adam :
— Pardon. Salut, Adam. Et toi, pareil, toujours aussi canon.
Il lâche un petit rire de remerciements. Mary dépasse John sans lui
accorder un seul regard et va s’asseoir sur mon canapé, croisant
immédiatement les jambes, comme pour que le non verbal s'exprime
clairement. Il y a un petit silence hésitant, dans le trio resté debout.
Finalement, nous retournons tous à nos places.
John réinvestit le canapé, le plus loin possible de Mary. Ils sont chacun
d'un extrême et de l'autre ; c'en est presque comique. Adam toussote, entre
amusement et dubitation. Il regarde son cousin, un instant, avant de lui
lancer :
— Hi mamash meatsbenet otcha ah ?!2
— Lo ekhpat li mimena bikhal 3, grogne John en croisant les bras sur
sa poitrine.
Je ne sais pas ce qu'ils se racontent, mais ça fait sourire Adam :
— Ata batuakh ? Ze lo nirah kakha ?4
— Stom et hapeh5, rétorque sèchement le cousin.
Et mon Adam éclate de rire derrière le soupir exagérément las de
Mary :
— Si ça vous dérange d'inclure ceux qui ne parlent pas hébreu, vous le
précisez, hein...
— Pardon, dit aussitôt le plus jeune cousin avec politesse. Je n’étais
pas sûr que tu ne parles pas...
— Ah oui, c'est vrai, bougonne John en levant les yeux au ciel.
"Pariente". J'avais oublié, ça.
— Et il a quoi, mon nom, Monsieur Levy ? grince immédiatement
Mary.
— Rien, il est magnifique à prononcer. Bon, cet alibi alors, on s'y
prend comment ?
Adam et moi nous observons avec hésitation. Maintenant que
l'animosité entre John et Mary est officielle, je crains qu'elle n'approuve
pas notre plan de secours. Mais, comme le répète Adam depuis hier, est-ce
qu'on a un autre choix ?
— Eh bien... Au cas où, on va effacer tous nos messages, déclare
Adam en attrapant son téléphone pour poser un acte sur ses paroles. Tu
vas, de ton côté, prendre le numéro de Clara, et lui envoyer des textos. On
se fout des dates, il faut seulement qu'il y en ait plusieurs. S'ils prennent
les tels...
— Je vois l'idée, coupe John. Et ensuite ?
— Il faudrait que tu viennes au moins deux fois au lycée, réponds-je.
Et qu'on se balade dans Saint-Germain. Croiser les potes d'Adam serait
idéal.
— Je m'en charge, dit aussitôt Adam en terminant d'appuyer sur la
petite corbeille de son portable.
Mary nous a écoutés, dans son coin. Et je peux lire dans ses pensées
grâce à son air renfrogné : elle estime que l'idée est bonne, mais n'a pas
envie de le dire devant John. Je la fixe :
— Tu comprends ce qu'on fait ?
— Oui, oui, je ne suis pas débile, élude-t-elle en prenant bien soin de
regarder par la fenêtre, dans la direction opposée du cousin, donc.
— Je maintiens que c'est une idée à la con, reprend John en ne fixant
que nous deux, lui aussi. Mais, je marche.
— Toda raba6, cousin, lance alors Adam dans un soupir de
soulagement.
Il me regarde ensuite, avec une tendresse et une complicité, excluant
n'importe qui d'autre. Ce regard-là n'est qu'à nous deux.
— On a trois mois à tenir.
J'acquiesce, je lui souris en répétant :
— Trois mois.
Il prend ma main doucement ; la chaleur de ses doigts réconforte ma
peau. Je frissonne immédiatement, même ce geste, dans cette situation,
devant eux, réveille mes terminaisons nerveuses.
John nous observe, dépité, pour lâcher :
— Ils se prennent pour Roméo et Juliette.
J'entends le rire spontané de Mary. Quand je la regarde, étonnée, je
comprends qu'elle s'en veut d'avoir été amusée par une réflexion de son
nouveau boss. Elle toussote aussitôt pour se reprendre :
— Eh bien, espérons qu'ils ne finiront pas comme eux, conclut-elle.

1. Ouais, ou alors je te pète les dents… ? ↩


2. Dis donc elle t’énerve fort hein ? ↩
3. Non, je m’en fous complètement de cette fille.↩
4. Ah bon ? On ne dirait pas pourtant… ↩
5. Ta gueule. ↩
6. Merci ↩
53. Le calme et la tempête

Avant lundi et l'endossement de mon nouveau rôle, nous avons profité


du week-end, Adam et moi, enfermés dans mon appartement comme un
couple maudit dans une tour dérobée. Je pourrais résumer ces deux jours
très simplement : j'ai l'entrecuisse irrité.
Adam m'a prise debout, sur le lit, sur le sol, sur le comptoir, dans la
douche... Nous nous sommes dévorés, redoutant les mois à venir, agrippés
l'un à l'autre pour combattre la peur de ne plus s'avoir bientôt. Nous
entrecoupions nos ébats désespérés de bavardages. Il m'a parlé de la LSE,
la plus grande école d'économie d'Europe, qu'il visait, avant la mort de
Lucas. Je lui ai parlé d'archéologie, des ruines de Milan et de son livre sur
la Cisjordanie. Et puis, nous avons refait l'amour. Parfois, il parlait
crûment à mon oreille, il me demandait si "je la sentais bien", il constatait,
enflammé que je "mouillais pour lui", et d'autres fois, c'était tendre,
silencieux, rempli de regards et de caresses. Il ne m'a jamais rendu mon
"je t'aime". Mais je m'en fiche. Je sais qu'il le ressent ; je le sais dans tout
ce qu'il grave dans mon bas-ventre, dans ses souffles et ses yeux ; dans sa
bouche. Alors, rien ne m'importe plus, dans ces trois mots.
Quand le dimanche soir est arrivé, il est rentré chez lui, et j'ai ressenti
le vide de tout à son départ. Le mien, celui de mon lit, de l'appartement, de
la ville entière. Quelque chose, lorsqu'il est parti, m'a angoissée ; d’un
coup, l'épée au-dessus de nos têtes m'a paru plus aiguisée que jamais. J'ai
pensé à John, j'ai pensé que c'était notre ultime chance de nous en sortir.
Et j'ai eu si peur, soudain, de perdre mon Adam, que je me suis mise à
pleurer sans pouvoir m'arrêter.
Nous sommes lundi, mes yeux ont dégonflé. J'observe mon reflet une
dernière fois dans la glace, je érajuste mes cheveux dans un chignon
sévère. J'inspire profondément. C'est l'heure de suivre le plan.
Bien sûr, je commence par les deux heures avec les terminales, dont
Gabriella, Lorie, et le trio. Quand j'entre, je suis rassurée. Elle n'a encore
rien dit, sinon, ça jaserait déjà plus à mon "bonjour". Ce n'est qu'une
question de jours. Peut-être d'heures.
La pause cigarette se déroule sans que je ne regarde Adam une seule
fois. Pourtant, je le vois, ma vision périphérique s'active comme jamais. Je
me force à fixer Karima, puis Sylvie, puis Judith. Ah et Laurent, qui s'est
décidé à nous rejoindre.
À midi, c'est l'heure. Je quitte mes premières B pour la pause déjeuner,
et John m'attend devant les grandes portes. Il a enfoui ses mains dans les
poches de son long manteau noir, son chignon joliment attaché, un petit
sourire en coin lorsqu'il m'aperçoit. Plusieurs de mes élèves sont aussi en
train de sortir, et je remarque que la gent féminine marche plus lentement
devant lui. Il faut reconnaître que l’on ne croise pas tous les jours un type
comme John. J'ai, finalement, un certain amusement à le rejoindre. Qu'il
s'agisse d'Adam ou de son cousin, aucune élève ici ne pouvait se douter
que madame Dolnoy obtenait les faveurs de ce genre de types.
Lorsque j'arrive à sa hauteur, il ôte ses mains gantées de ses poches et
vient les placer sur ma taille. Je peux sentir son parfum musqué ; rien à
voir avec Adam, qui sent bon le crayon de bois fraîchement taillé, lui, il
sent quelque chose de sauvage, de chaleureux et d'épicé à la fois. Je me
demande si ça m'aurait plu, dans d'autres circonstances. Quand on a goûté
à Adam, il est difficile de se figurer le charme des autres hommes.
John approche son visage du mien, et nos nez se frôlent presque. Je le
sens distant, malgré notre position, et parfaitement respectueux. Il
murmure, à quelques millimètres de mes lèvres :
— Si je m'approche plus, le type au bonnet gris derrière va faire
cramer Saint-Vincent.
Il remonte lentement jusqu'à mon front pour y déposer un baiser, qu'on
doit croire amoureux, et que je sais, moi, parfaitement maîtrisé, au
contraire. Je joue le jeu, et m'enfouis dans son cou. John me rend mon
étreinte en posant ses deux immenses mains dans mon dos :
— C'est parfait, murmure-t-il. Tout le monde nous regarde.
Puis, il me relâche enfin ; je dois reconnaître que je suis soulagée que
ça s'arrête. J'ai eu l'impression de me trahir moi-même l'espace d'un
instant. Il prend alors ma main dans la sienne et lance, plus fort :
— On va déjeuner ?
— Avec plaisir, mon cœur.
Je le vois grimacer à ce mot-là, et il balance, la bouche de côté, les
dents serrées :
— N'en fais pas trop, quand même.
Il me fait éclater de rire. Même en jouant des rôles, les Levy sont des
pudiques improbables. Il a réellement réservé dans un restau, pas loin,
fréquenté par beaucoup d'élèves. Nous nous mettons à la table ; de temps
en temps, il caresse ma main, il m'essuie même un pan de bouche avec sa
serviette. Il joue parfaitement son rôle.
— Alors, demandé-je lorsque le dessert arrive. Comment ça se passe
au théâtre ?
— J'ai repris la boîte de production de mon père, me répond-il.
J'apprends encore.
— Et avec... euh...
Il me fusille du regard et hoche la tête de gauche à droite :
— On parle d'autre chose, merci.
Je n'insiste pas. Je connais Mary depuis assez d'années pour la savoir
capable de déclencher des animosités irrémédiables. Il me raccompagne
au lycée, où il dépose un simple baiser sur ma joue. Lorsqu'il le fait, son
regard se perd un instant derrière moi, comme s'il reconnaissait un visage
familier. Je n'ose pas le suivre, de peur que ce soit Adam et que je me
mette à trembler de partout.
— Quoi ? chuchoté-je.
— Gabriella, dit-il.
Une ombre passe devant ses yeux. Du regret. Non, de la culpabilité. Je
lui demande, toujours en chuchotant, toute proche de son oreille :
— Tu as vraiment fait ça ?
— J'y ai participé, en tout cas.
Il semble sincèrement désolé, mais il se reprend. D'un secouage de tête
subtil, il recule d'un pas pour me lancer :
— À demain ?
Je réplique avec une lueur de moquerie, sans doute de provocation
dans les yeux :
— À demain, mon cœur.
Il fait mine de grelotter comme sous l'effet d'un mauvais vent, et
tourne les talons. Première journée réussie.

Le lendemain est également un succès. Plus pour lui que pour moi,
parce que mes élèves possédant une orientation sexuelle tournée vers les
hommes, s'agglutinent étonnamment devant les portes depuis qu'il est
venu me chercher. Adam vient à sa rencontre, lui tape dans la main, et je
les rejoins à mon tour.
— Madame Dolnoy, salue Adam.
— Adam.
Nos yeux s'attardent ; malgré moi, je descends jusqu'à sa bouche, pour
l’admirer mordre sa lèvre inférieure très discrètement. John prend
immédiatement ma main et la serre fort.
— Allez, on y va nous.
D'accord. C'était presque un succès.
Chaque jour, j'en apprends un peu plus sur lui, son enfance, et même
sur mon Adam si secret. J'apprécie beaucoup John, en réalité. Je ne sais
pas comment il fait pour supporter les regards sur lui, et la pression
familiale quant à l'entreprise paternelle. Mais il a beaucoup d'humour ; en
tout cas, d'ironie. Un peu la même façon qu’Adam de toujours dévier des
sujets. Plus je le vois lui, plus mon Dragannah à moi me manque. C'est
comme si je devais me contenter de la version low cost de mon mec. Mon
quoi ?
On n'a même plus le droit de s'écrire. Est-ce que c'est vraiment ce qu'il
est, alors ? Mon mec… ?
Jeudi, mes élèves de première me regardent différemment quand
j'entre. Surtout les deux habituées du premier rang, celles qui ont
certainement ouvert le fan-club officiel d'Adam. Ce n'est cependant pas un
mauvais signe. J'ai forcé l'admiration. Ah, je ne peux pas nier que j'aime
assez ça, tout compte fait.
Judith et Sylvie s'y mettent aussi.
— Eh bah, ma vieille, me lance la CPE que j'adore, à la pause de dix
heures. Tu ne te fais pas chier, hein.
Seule Karima accorde d'autres intérêts à son physique que la beauté :
— Qu'est-ce qu'il peut faire penser à Lucas ! Quand il était au lycée
déjà, je les confondais. Mais là, de ne pas l'avoir vu depuis si longtemps,
c'est... troublant. Comment l’as-tu rencontré ?
Notre version est au point. Je la lui livre. Tout le monde croit à tout.
Victoire, mes enfants.

Victoire... Il fallait bien que tout s'arrête un jour. Et ça tombe vendredi.


Gabriella n'a pas dû apprécier de revoir l’un de ses harceleurs. De
constater que l'on avait trouvé une solution pour la contrer. D'être si vite
ignorée de nous. Toujours est-il qu'à neuf heures, lorsque je descends de
chez moi pour aller prendre le métro, mon téléphone vibre, d'un numéro
parisien que je n'ai pas enregistré. Mais pour des raisons qui m'échappent,
je sais.
Je sais que ce sera le lycée. Je sais qu'elle a tout dit. Je sais que rien,
ma réputation, mes cours, mes élèves, mon autorité auprès d'eux, rien ne
sera plus pareil quand j'aurai décroché. Mais j'ai du courage, j'en ai
toujours eu d'une certaine façon, alors je décroche.
C’est bien le proviseur au bout du fil.
Je m’étais préparée à sa voix brusque, ainsi qu’à ce qu’elle me dit :
— Madame Dolnoy, c'est assez gênant... Pourriez-vous venir dans
mon bureau, à dix heures ? J'ai dû... Nous avons dû annuler vos cours
pour la journée. Peut-être plus. Quoi qu'il en soit, nous devons parler.
— Rien de grave ?
— Si, plutôt. Venez, de vive voix, ce sera plus évident.
— Bien entendu, Monsieur.
Je raccroche. J'inspire. Je prends le froid devant ma bouche de métro.
Et finalement, la mort dans le ventre, je hausse les épaules, comme si tout
cela ne comptait plus, puisque nous le savions dès le départ.
Je descends les marches de ma station. Je n'ai plus peur.
C'est terminé.
54. Il y aura un printemps

De tout ce que je traverse depuis ce coup de fil, de l'enfer que sont


devenus ces couloirs, le plus dur, c’est Karima.
Parce que mentir dans le bureau du proviseur, même si chaque tic,
chaque œil de côté, chaque geste de stress, pouvait me trahir, c'était facile.
Sortir mon téléphone, le lui tendre en affirmant : "allez-y, fouillez-le !"
avec l'aplomb et la détermination d'une actrice oscarisable, c'était facile.
Entendre la voix d'Abigaelle Dragannah-Levy, entrant dans le bureau,
s'écrier "Mais ce ne sont que des rumeurs, Henri !", c'était même
réconfortant. Affronter ma première classe avec des regards lubriques de
la part des garçons, envieux d'être le prochain sur la liste de la prof, c'était
facile aussi. Ignorer les yeux mauvais et les pouffements des filles dans
les couloirs, aussi. Tout ça, je m'y étais préparée comme pour un combat
de boxe.
Mais Karima, ses pupilles inspectrices, sa bouche sévèrement pincée,
ses sourcils concentrés sur moi, qui, à la première pause où je la rejoins
depuis le lancement de la bombe, me toise longuement, pour me lancer :
— C'est vrai ou pas ?
Ça, ça, c'est dur. Pas de lui mentir, je commence à gérer dans ce
domaine. Mais de constater qu'elle ne me croit pas. J’insiste :
— Je sors avec son cousin, Karima, comment tu peux croire ce que
des gamines racontent ?
— J'ai remarqué, depuis un bout de temps, comment tu le regardais,
Clara...
Sa voix est sèche, suspicieuse ; je ne reconnais pas l'amie qui m'a
accompagnée dans ces couloirs depuis le premier jour. J'essaye de ne pas
lui montrer combien je suis à terre, maintenant. Je n’en démords pas :
— Comment je le regarde ? Non, il est... il est beau, on en a déjà parlé,
mais je ne ferais jamais ça. Jamais, enfin !
Je me déteste.
— Il faut... Laisse-moi du temps, dit-elle avant de s'en aller fumer plus
loin, et de m’abandonner dans le froid, avec tous les regards des élèves,
des pions, des quelques professeurs en cercle plus loin, rivés sur moi.
Alors, c'est ça, la place publique ? Ce sont ces yeux et ces
chuchotements qui amènent la sorcière au bûcher ? Adam a tout nié en
bloc, et ma "relation" avec John m'a permis de rester enseigner, malgré les
rumeurs. Le si élitiste Saint-Vincent n’aurait pas laissé passer ce genre de
réputation, si le cousin n’avait pas pris mon bras aux yeux de tous.
Seulement, c'est tellement douloureux de poser un pied ici, maintenant,
que je me demande si je n'aurais pas dû accepter de m'arrêter, au moins
jusqu'à la fin de l'année. Le temps de demander une mutation.
Mais je craignais trop que ça leur donne raison.

Une semaine passe ainsi. Karima ne me parle toujours pas, néanmoins


j'ai tout de même obtenu que Gabriella change de classe pour ses cours
d'Histoire-Géo. Ça ne bouleverse cependant pas l'ambiance dans mes
cours, où chaque parole est remise en question par un petit murmure, un
rire étouffé, un regard entendu à son voisin.
Mon seul réconfort est auprès de Sylvie et un peu auprès de John, qui,
plus que jamais, vient jouer son rôle auprès de moi. Sylvie, ma CPE
favorite, me laisse l'accompagner fumer aux récréations, déjeune avec moi
lorsque John n'est pas disponible entre midi et deux, et me lance des
phrases légères comme : "T'inquiète, ma poulette, un autre drama, et ils
auront oublié..." ou encore "Moi, je te crois. Et je vais te dire, même si
c'était vrai, je te comprendrais. Non, vraiment, ce n'est pas humain de
nommer des profs aussi jeunes...". Je m'accroche à elle comme à une
bouée de sauvetage.
Cette première semaine a été la plus longue, la plus éprouvante, la
plus sale de ma vie. Je ne sais pas comment j'arrive encore à me lever le
matin. D'autant qu'Adam ne peut plus du tout m'écrire, et que je ne l'ai
plus vu depuis notre dernier week-end chez moi.
John me retrouve, ce vendredi, pour m'emmener boire un verre. Cette
fois, ça ne concerne aucun de nos rôles à jouer. Il se soucie profondément
de mon état, et me traite en amie.
J'ai vraiment besoin de ça en ce moment. J'inviterais bien Fares et
Mary, mais si dans ce contexte, je pouvais aussi éviter aussi un meurtre,
ça me soulagerait. Je n’ai pas le temps de cacher le cadavre de John pour
couvrir Mary.
Nous nous installons à la table la plus à l'écart des autres
consommateurs, et il commande deux verres de vin blanc. Toute cette
affaire est en train de me rendre alcoolique. Je précipite mes lèvres dans
l'éthanol et bois comme s'il s'agissait d'un remède.
— Doucement, me conseille John avec bienveillance.
Mais je ne l'écoute pas, et, en quelques minutes, il me faut déjà un
autre verre. Il abdique.
— Bon, lance-t-il alors en sortant de la poche intérieure de son long
manteau noir une enveloppe blanche. Je t'explique : les parents d'Adam,
avec les rumeurs, ont décidé de rester en France quelque temps. Il n'a plus
accès à son portable et plus le droit de sortir non plus.
Devant mon regard dubitatif, il précise :
— Oh, il pourrait les envoyer se faire foutre et faire ce qu'il veut, je te
rassure. Mais il pense que c'est plus prudent de jouer le jeu pour... ben, tu
vois pourquoi, en fait.
Là-dessus, les belles mains de John me tendent l'enveloppe :
— Il m'a demandé de te donner ça. "À l'ancienne", a-t-il dit.
Je prends l'enveloppe avec un sourire, le premier depuis le début de
ma semaine. Adam m'a écrit.
— Tu pourras lui répondre et me la donner, si tu veux, ajoute John.
Même si ça va vite me gonfler, je le sens.
Il ponctue sa phrase en portant le verre à sa bouche pour cracher :
— J’suis pas un putain de pigeon voyageur.
Deuxième sourire pour moi. Je n'arrive pas à attendre. J'ai besoin de
ses mots immédiatement. John remarque mes yeux pétillants et soupire :
— Vas-y, lis-la. Je passe une excellente soirée de mon côté. Pas
ennuyeuse du tout.
Je déchire la petite bande collante immédiatement, et découvre la belle
écriture de mon Adam. Pas une faute d'orthographe. J'adore ça.

Salut l'Aventurière,
J'imagine que John fait la gueule en face, précisant qu'il se fait chier
pendant que tu lis. Dis-lui de ma part que c'est un con et que je le
remercie de tout ce qu'il fait.
Je pense à toi, toutes les secondes. Je ne peux pas imaginer ce que tu
traverses, je te vois dans les couloirs, la tête basse, je rêve de te prendre
dans mes bras pour te dire que tout ira mieux bientôt, même si je sais que
tu ne vas pas me croire.
Je voulais que tu te rappelles une chose : il y a trois semaines, quand
j'ai enfin pleuré la mort de Lucas, tu m'as dit qu'on sortait toujours de la
souffrance. Tu m'as parlé d'une phrase, que t’avait donnée ta mère au
départ de ton padre : "Il y aura un printemps.". Je veux que tu t'accroches
à ça. Que tu te le répètes à chaque chuchotement, regard bizarre, à
chaque fois que tu passeras et repasseras ces portes à la con. Rappelle-toi
qu'il y aura un printemps. Il y en a toujours un.
Je fais ce que je peux pour calmer les choses, de mon côté. Je me plie
à tout ce que demandent mes géniteurs. J'ai donné mon portable, je bosse
mes cours, je travaille des concours pour des écoles, j'essaye même de
renouer le dialogue.
Toi, profite de cette haine, aussi. Va chercher là où tu avais arrêté de
chercher. Redeviens curieuse. Tu te souviens de ça ? Redevenir curieuse ?
Clara, je ne t'ai jamais dit ce que je ressentais pour toi, mais j'espère que,
maintenant que tout nous empêche de nous retrouver, tu le sais un peu. Je
ne suis pas doué pour parler, ni même pour écrire. Mais je te le répète : je
pense à toi, toutes les secondes. Je t'ai aussi écrit une version porno de
cette lettre. Je n'arrive pas vraiment à survivre sans pouvoir te baiser. Je
la garde pour moi. Tu ne m'en voudras pas ? Ah, si, tu m'en voudras.
Pense à moi quand tu te touches. C'est bientôt fini. Je ne me servirai pas
de la lettre pour te dire enfin les trois mots qui meurent sur ma bouche à
chaque fois que je te vois. Mais je les pense, je les ressens, je les ai dans
tout mon corps et mon cœur, depuis ce jour, sous l'abribus.
Je t.
A.

Je respire enfin. J'avais arrêté de respirer depuis sept jours, et mes


poumons s'emplissent soudain de légèreté. John pétille du regard en face
de moi. Il boit tranquillement son verre en attendant que je range la lettre
dans son enveloppe.
— La perds pas, conseille-t-il, amusé. Ce serait vraiment con que
quelqu'un tombe dessus maintenant.
Je ris, mais je cache effectivement le tout précieusement dans ma
mallette, que je sécurise entre mes pieds. Je me sens mieux. Les mots
d'Adam résonnent. À voix basse, pour moi-même, comme un nouveau
mantra, je répète : "Il y aura un printemps." John lève un seul de ses deux
sourcils, mais ne m'interroge pas. Il se racle finalement la gorge pour
plonger ses superbes yeux noirs en amande dans les miens, et demander,
très sérieusement :
— Comment tu te sens ?
Comment je me sens ? Comme une paria. Celle à bannir. La montrée
du doigt. La sorcière du village. J'ai tellement mal aux jambes à force de
marcher à reculons vers le lycée que j'ai envie de m'amputer.
— Très mal. Franchement, très mal. Ma collègue préférée ne
m'adresse plus la parole. Dès que j'ai le dos tourné, au tableau, j'entends
des rires de garçons. On me dévisage en classe, à la pause, sur le trajet...
Je ne vais pas tenir, John.
Il acquiesce, à l'écoute et silencieux. C'est rare de le voir sérieux, j'en
profite. Il pose une main sur la mienne, délicatement :
— Eh, souffle-t-il. Tout ira bien... Le bac est dans deux mois. Après
ça, tout ira bien. T'es incroyablement forte de venir encore. Accroche-toi à
ça, d'accord ?
Son téléphone vibre alors ; il le retourne d'une main pour observer
l'expéditeur – l'autre toujours posée, protectrice, sur la mienne –, et fronce
les sourcils.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est Gabriella.
— Quoi ?!
Je me suis exclamée si fort que quelques clients plus loin se sont
retournés. Il éteint et replace le portable sur la table, écran de l'autre côté.
— Oui, m'explique-t-il. Je l'ai contactée.
— Mais pour...
— Pour lui présenter des excuses.
Je hoche la tête, sans comprendre :
— Ça ne va pas l'arrêter, elle a déjà fait son mal.
— Je sais, avoue John, le ton grave. Mais ce n'est pas pour ça que je le
fais. Elle les mérite. C'est tout.
Il ajoute, en retirant sa main pour la lever et commander une nouvelle
tournée :
— Quoi qu'elle soit devenue, et quoi qu'elle ait fait par la suite. Ce
n'est pas à elle que je présente des excuses, c'est à la petite collégienne
qu'on a humiliée.
Je lui montre que, cette fois, je saisis ce qu'il dit. Je me demande
comment je réagirais si Johanna Baryl se pointait chez moi, un soir, pour
me demander pardon. L'image me fait sourire une seconde. Tiens, ça fait
trois fois maintenant.
— Alors, lancé-je pour changer de sujet. Comment tu gères le théâtre,
avec Mary ?
Son magnifique visage se transforme soudain. Je vois sa mâchoire
ferme se contracter et ses yeux légèrement en amande se faire plus petits,
plissés par la colère :
— "Gérer" et "Mary"... Dans la même phrase, donc ? grince-t-il.
— Vous finirez par vous entendre, j'en suis certaine.
Plus je découvre John, plus son humanité et sa profonde empathie me
sautent au visage. Mais je reconnais qu'il est aussi un peu sauvage, très,
peut-être trop confiant, et il a une tendance étonnante à...
— Tenez, dit-il à la serveuse cramoisie qui vient de le resservir.
Il lui tend un mouchoir sur lequel je peux voir les chiffres d'un numéro
de portable.
— C'est ce que vous vouliez, non ?
Elle sourit avec une timidité extraordinaire :
— S... Si. Hum. Merci, les boissons, c'est pour moi.
Une tendance étonnante, donc, à coucher avec tout ce qui bouge et qui
a de longues jambes. John remarque mon air amusé :
— Quoi ? lance-t-il innocemment.
— Tu fais ça souvent.
— Et pourquoi pas ? Je ne suis pas un saint.
Il boit une gorgée dans son nouveau verre, puis m'avoue, entre gravité
et malice :
— Et je n'ai aucune envie d'en devenir un.
Il arrive à me faire éclater de rire, au milieu de ma douleur.
55. Ani ohèv otakh

Heureusement que les vacances existent, et que celles d’avril tombent


enfin. J'ai perdu trois kilos en deux semaines. Je suis éreintée, bouffée de
l'intérieur, vidée, en somme.
Karima a finalement accepté de m'adresser trois mots, mais notre lien
s'est rompu, je le sais. Elle est distante, elle s'adresse bien plus à Judith ou
Sylvie qu'à moi, et elle évite les déjeuners en groupe. Elle est persuadée
que c'est vrai... Elle est persuadée de ce qui est, en fait. Et je ne peux pas
lui en vouloir de m'avoir aussi bien cernée. Dans ses yeux, c'est la faute
ultime. Elle a sans doute raison, mais ce n'est pas une banale histoire du
cul. Je suis tombée amoureuse, est-ce que j'aurais pu attendre ? Oui. Voilà
ce qu'elle m'aurait dit. J'aurais pu attendre l'été. J'aurais dû.
Je pleure tellement… entre les cours, dans les toilettes. Dans le métro
et chez moi. Hier, dernier jour de classe, je suis allée me réfugier dans les
WC du deuxième étage, je me suis enfermée, et je n'arrivais plus à stopper
mes sanglots. Trop de regards, de rires, de suspicion, trop d'allusions
graveleuses de la part d'élèves... Et il me manque terriblement. Je n'ai
besoin que de lui pour aller mieux. Quand je suis enfin sortie, j'avais passé
de l'eau sur mon visage, mais mes yeux gonflés trahissaient mon état. Il a
fallu que je le croise à ce moment-là. Il était avec Joshua, il traversait le
couloir, et quand il m'a vue, il s'est bloqué. Il a remarqué mes yeux, il a
failli faire un pas. C'était instinctif pour lui ; j'ai vu combien il souffrait de
ma souffrance, comment il voulait pleurer de mes pleurs. Je suis partie à
temps. Avant que même Joshua ou le lycée entier ne puissent plus nous
empêcher de nous retrouver.

Mon premier week-end de vacances se passe en compagnie de Fares et


de Mary. Leur soutien est sans faille. J'ai droit à deux messages par jour,
des appels dès que je rentre, et beaucoup, beaucoup de bouteilles de vin.
Et même s'ils sont toujours aussi drôles, je réalise que je n'ai plus le cœur
à rire. Je n'ai plus le cœur à quoi que ce soit depuis qu'il me manque
Adam pour l'écouter battre.
— La conclusion à tout ça, déclare Fares, assis sur le tapis de mon
petit salon, c'est que tu dois changer de métier. Genre, maintenant. Genre,
c'est urgent, tu vois ?
— Tu ne peux pas le blairer, ce taf, dans tous les cas, rebondit Mary.
En vrai, il t'aura appris ça, le p'tit Juif.
Fares éclate aussitôt de son rire choqué pour répéter "le petit Juif...".
— Ça va, arrête, grogne mon amie en rajustant son béret noir. Je dois
gérer le grand Juif de mon côté, déjà. Quelle famille à la con, je vous jure.
Je le déteste. Je le déteste tellement, c'est épidermique.
— On va finir par comprendre, ma sœur. Depuis que tu l'as rencontré,
tu ne dis plus que ça. Eh, Clara, il est aussi beau que ce qu'on raconte, le
cousin ?
J'écarquille grand les yeux pour mimer un genre de "Oooh oui", mais
ajoute tout de même :
— Pas aussi beau qu'Adam.
Outch. Même prononcer son prénom me fait mal, maintenant. Je sors
mon portable pour espionner son profil. Mais il n'a toujours pas accès à
son téléphone, je suppose. Rien ne neuf depuis des semaines. Et puis,
soudain, je tique :
— Ce "qu'on raconte", tu veux dire... Mary ?
— Ben quoi ? réplique celle-ci. C'est une gravure de mode, ça ne
change rien au fait que c'est un connard prétentieux collectionneur de
strings. Des strings de MON équipe, d'ailleurs. Enfin... des ouvreuses.
Môssieur a une déontologie et ne touche, heureusement pas, les
comédiennes. Un gentleman, tu penses.
Maintenant que je connais assez bien John, je ne peux pas m'empêcher
de rire à cette anecdote. Ça lui ressemble plutôt, oui.
Mon téléphone vibre. Quand on parle du loup... Le prénom de John
s'affiche. J'ouvre discrètement pour ne pas déclencher de syncope à Mary.
Et mon cœur bat à la chamade quand je lis le texto.

#C'est moi. On part deux semaines en Israël. Je ne tiens plus. Je


pense à toi sans arrêt, j'ai besoin de te sentir, de te toucher, et je n'en
dis pas plus parce que John risque de lire, derrière. Je veux te voir
quand je rentre. Hôtel Terminus, dimanche 6, à 16 heures ? Tu
pourrais ?

Je tremble tant j'écris vite :

#Je réserve tout de suite.

#Je pourrais en crever d'attente.

Je m'apprête à répondre, quand un deuxième message s'affiche :

#Le pigeon voyageur récupère son tel, garde tes idées salaces pour
Adam, ma belle. À plus !

Je ris dans mon coin.


Deux semaines. Deux semaines et je le retrouve.
336 heures.
20 160 minutes.
Je ne vois pas comment je vais combler ce temps, tout va me paraître
trop long. Trop loin. Trop manquant de lui jusqu'au dimanche six, seize
heures.
Alors, je fais ce qu'il m'a dit. J'essaye, en attendant de le revoir, de
redevenir curieuse. Je traîne sur Internet, je regarde des formations
d'historienne, des master II d'archéologie. Je me mets à imaginer… On
pourrait faire ça. Il obtiendrait son bac, et je le suivrais où qu’il aille. Je
pourrais trouver une fac d’Histoire, reprendre mes études, pour devenir
une « aventurière » ? Non, pas devenir. Mais être. Être ce que j’ai toujours
été dans le fond, sans l’assumer.
Oh, je n'en sais rien. Tout ce dont je suis vraiment consciente, c'est que
20 160 minutes, c'est très, très long.
Mais elles passent. Elles finissent enfin par s’écouler, et ce dimanche,
tremblante et frêle, surexcitée, l'estomac plus noué qu'aucune fois
auparavant, je suis dans la chambre vingt-quatre de l'hôtel Terminus, là
où, pour la première fois, il m'a fait l'amour sans que je me doute de ce qui
adviendrait après. Sans que je sache, sous ses mains, qu'il allait
bouleverser ma vie entière, et ma vision du monde. Et j'attends.
16h01.
Je t'en supplie, viens.
16h02.
Adam, viens, je t'en prie. Je ne peux plus attendre. Je ne peux plus
supporter que tu sois loin.
16h03.
On toque. Mon cœur bondit en même temps que moi. Je cours,
j'ouvre, et ça y est. Il est là.
Un pull blanc léger, qui fait ressortir le vert de ses yeux, le teint un peu
plus hâlé, ses cheveux noirs en bataille, son baggy sombre... C'est lui. Il
me détaille aussi, comme si on n'arrivait, ni lui ni moi, à y croire. Ça fait
quatre semaines que l'on n'a pas pu s'approcher.
On ne parle même pas. Adam m'agrippe la nuque en passant le pas de
la porte, et ses lèvres délicieuses s'écrasent sur les miennes avec une
passion douloureuse. Sa langue a le goût du sucre, elle est brûlante sur la
mienne, et incroyablement douce. Il mord ma lèvre inférieure, puis la suce
avec appétit. Je gémis, de douleur et d'extase.
— Putain, je te veux... Je te veux tellement... souffle-t-il, d'une voix
rauque, enflammée.
Il m'enlève mon haut de laine fine, sa main vient compresser mon sein
droit ; il passe sous le bonnet de mon soutien-gorge pour pincer mon téton
déjà dressé et hypersensible.
Puis, il embrasse mon cou, ma clavicule, le haut de ma poitrine. Adam
s'agenouille, pour m’empoigner les fesses avec force et virulence. Il se
met à lécher mon ventre, le tour de mon nombril, il embrasse directement
mon jean…
J'ai tant besoin de le toucher aussi, de le dévorer. Je tombe sur le sol
avec lui, nous continuons de nous embrasser frénétiquement ; j'entrecoupe
seulement mes baisers pour ôter son pull et découvrir ce torse si lisse et si
parfait qu'aucun autre au monde ne possède. Je viens mordre son téton à
mon tour, ça lui arrache un grognement de plaisir.
— J'ai cru que j'allais crever... geint-il pendant que ma langue descend
le long de son ventre. J'ai cru que j'allais crever, Clara...
Quand j'atteins la bordure de son jean, il le déboutonne
immédiatement, enlève son pantalon, puis son boxer dans la foulée. Et je
peux admirer son érection. Il se penche vers moi, m'embrasse, sur la
bouche, sur le menton, sur la joue, il supplie :
— Suce-moi... Vas-y.
Je le mets aussitôt dans ma bouche, affamée de lui, de son désir, des
cris qu'il va retenir quand ma langue le torturera. Il gémit immédiatement,
la tête penchée en arrière. Son souffle s'accélère ; sa main vient appuyer
l'arrière de mon crâne, et je vois ses jambes, pliées, se tendre sous l'effet
de mes lèvres.
— Putain, Clara... C'est trop bon...
Je suis le rythme que m'indique sa main. Ma bouche le dévore, de haut
en bas, moi aussi je gémis. Des spasmes d'excitation ingérable viennent
chauffer mon propre sexe.
— Continue... souffle-t-il, étranglé. Suce-moi...
Quand Adam parle crument, je ne réponds plus de rien. Je lui obéis,
mais je viens de me caresser aussi, une main glissée dans ma culotte de
soie.
— C'est ça... encourage-t-il. Touche-toi, mon cœur.
Je caresse le gonflement entre mes lèvres, je suis trempée pour lui,
prête à le sentir en moi. J'étouffe un cri de plaisir, son sexe toujours dans
ma bouche. Je peux sentir les prémices de sa jouissance, il a un goût
délicieux. Avec lui, rien ne me dérange, rien ne me choque, rien ne me
bride. J'aime tout faire, tout sentir et tout goûter. Il m'avait tellement
manqué... Son odeur de crayon de bois est partout sur sa peau. Elle me
tourne la tête.
Adam attrape mon visage pour me ramener à lui. J'enlève
précipitamment mon pantalon pour me retrouver nue et m'assois sur ses
jambes. Le sol est un maigre tapis inconfortable. On s'en fout royalement.
Il agrippe de nouveau mes fesses avec force et me soulève, d'un geste,
pour que son sexe soit à la bordure du mien. Il me pénètre
immédiatement. Mon cri de satisfaction résonne dans toute la chambre.
— Je t'ai manqué ? halète-t-il en répétant son mouvement.
— Plus que tout... Plus que tout, Adam...
Il gémit à mon oreille. Une de ses mains sur mes fesses s'attarde plus
profondément. Je sens l’un de ses doigts, délicatement, qui caresse l'autre
entrée interdite.
— Je veux te posséder partout... déclare-t-il gravement.
Oh, mon Dieu. Son doigt entre en moi, pendant qu'il me pénètre
passionnément.
— Adam !
— Tu aimes ça, mon cœur ?
En vérité, j'adore ça. Il est partout en moi, il est dans les zones les plus
secrètes de mon corps. Il m'a entièrement, et me remplit : sa langue dans
ma bouche, son sexe dans le mien, son doigt là. Je mords violemment sa
lèvre :
— Oui... j'aime ça... Ne t'arrête pas...
Adam accélère un peu. Il va plus loin en moi, et je l'entends, contre
mon oreille qui murmure :
— Aní ohév otách...
Mon estomac fait un bond. Je n'ai pas besoin de traduction. Sans
parler sa langue, j'ai compris. J'empoigne ses cheveux avec force, si bien
qu'il étouffe un cri de douleur. Alors je lui réponds, dans un râle de plaisir
et de contentement, noyée dans mon bonheur :
— Je t'aime aussi...

Il est trois heures du matin, nous ne dormons pas. Nous ne voulons


plus dormir du tout. On attrape chaque seconde l'un avec l'autre. Qui sait
quand nous pourrons nous revoir… Je suis allongée contre son torse, je
caresse sa peau doucement ; lui, il a relevé un bras au-dessous de sa tête,
comme un oreiller, et il m'entoure de l'autre. Ses doigts font de petits
cercles sur mon épaule. Il regarde le plafond, songeur.
— J'ai passé le concours, pour la LSE... finit-il par m'avouer dans la
chambre pleine de notre chaleur.
— Quand ?
— Juste avant les vacances.
Je me redresse légèrement pour regarder son beau visage. Qui aurait
cru, il y a des mois, qu'Adam déciderait enfin de réussir sa vie ? Qu'il
l'obtienne ou non, il a passé une étape. Je lui souris avec tendresse :
— C'est génial...
— Ouais, te la pète pas non plus.
On rit ensemble. Je ne peux pas lui cacher que je me sens un peu
responsable de cette soudaine envie de vivre qui l'habite.
— Et c'est où ?
— À Londres... murmure-t-il, mais sa voix, soudain, porte des notes
de tristesse.
Je rétorque alors, sincèrement :
— J'adore Londres.
Il me fixe étrangement. On n'a jamais parlé de l'avenir, Adam et moi,
trop occupés à gérer le présent. Mais ses beaux yeux marron-vert me
toisent avec interrogation. Il finit par lâcher :
— Tu viendrais ?
— Et pourquoi pas ?
Je me blottis un peu plus contre lui, je me retrouve contre son cou,
maintenant.
— C'est pas comme si ton boulot allait terriblement te manquer, dans
tous les cas.
J'éclate de rire contre son oreille. Cependant ça ne dure pas. Sa main
sur mon épaule remonte jusqu'à la joue, puis mes cheveux. Il les enroule
autour de ses doigts, mais son état songeur ne le quitte toujours pas.
— Londres... chuchote-t-il. Ce n’est pas le meilleur pour une
aventurière.
— D'accord.
Là, je me redresse vraiment et le fixe :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Il hoche la tête de gauche à droite, les lèvres pincées. Il abandonne
finalement sa réponse dans un soupir :
— Laisse...
— Non, dis-moi.
Il m'observe, je vois combien il m'aime dans ce simple regard.
— Tu m'as fait voir la vie après la mort, m'avoue-t-il dans un
chuchotement terrible. Tu m'as fait voir le printemps.
C'est la plus belle chose qu'on m'ait jamais dite. Mais il ajoute devant
mes yeux ébahis :
— Je voudrais que tu vives pour toi, aussi.
— Tu n'es pas une raison suffisante ?
Il nie d'un signe de tête. Il vient embrasser mon front, tendrement.
— Tu avais des rêves, petite... Je ne veux pas être celui qui les
empêche, c'est tout.
À mon tour de déposer un baiser, sur ses lèvres, cette fois. Je lui
souris, avec toute la confiance et l'amour dont je suis capable, pour
conclure :
— Tu ne le seras pas.
Nous nous endormons ainsi, l'un contre l'autre.
56. La très grande faute

Je retourne au lycée avec une force que je ne trouvais plus jusqu'alors.


Je suis épuisée de ma nuit, mais, plus comblée qu'éreintée, je franchis
enfin les portes avec fierté, la tête haute.
Je ne crains plus les regards, et les rumeurs. D'ailleurs, j'ai l'impression
que les vacances ont laissé leur lot de drames, et que je suis déjà une
histoire ancienne. C'est ce qui me permet, à la pause de dix heures, de
jeter un œil complice à mon Adam, qui me le rend. On nous observe
moins.
Il a même récupéré son téléphone, et, bien que l'on ne s'écrive pas, je
peux regarder son profil Instagram, et y voir, complice, une référence à
moi que personne ne peut saisir. Cet imbécile a posté une photo d'Indiana
Jones en commentant "Je suis amoureux de ce film. Très amoureux." J'ai
pouffé comme une adolescente.
À force de nous croiser, les tensions reviennent. Je le vois à la sortie,
je le vois au coin fumeurs, parfois dans la cour... Et tandis que j'exerce
mon métier en le sachant bientôt fini, je ne pense qu'à le retrouver une fois
de plus.
Je le sais dans le même état, parce que ses regards, vifs et rapides
d'ordinaire, se font plus appuyés, et plus longs.
Ce jeudi, je le croise dans le couloir du bâtiment B, et nos mains se
frôlent en passant. J'ai cru que j'allais le plaquer contre le mur et nous
livrer à la horde populaire par la même occasion. Cependant, je tiens.
Le baccalauréat approche, il me semble plus urgent de ne pas le
déconcentrer. Son avenir en dépend. Dans trois semaines, il se confrontera
à la première épreuve, Philosophie, à laquelle il n’est pas allé l’an passé,
pour cause de « huit heures, c’est trop tôt ». Mais il a changé. Il a décidé
de réussir, à présent.
Vingt-huit jours nous séparent de la liberté. Cela étant, vingt-huit
jours, quand on aime, c’est toute une éternité.
Une seule nuit, une seule, avant de le laisser réviser… Je lui envoie un
simple texto.

#Samedi, 17 heures, Terminus.

J'obtiens son accord une heure plus tard.

***

J'ai lissé mes cheveux, j'ai rasé mes jambes, j'ai même mis la petite
crème parfumée pour le corps qu'il aime tant. Je rentre dans l'hôtel,
réservation à mon nom, pour aller l'attendre, impatiente, dans la chambre
vingt-quatre. La nôtre, maintenant.
J'ai un peu d'avance. Je patiente en faisant le tour des meubles et en
me souvenant de tout ce qu'on a fait de délicieux, ici, quand mon
téléphone sonne. Je vois le nom de John s'afficher, avec étonnement.
Je décroche et entends la voix grave du cousin m'ordonner :
— Tire-toi de là. Tout de suite.
— Quoi ? Mais de quoi tu...
Trois coups résonnent à la porte. Trois coups violents et secs.
Accompagnés d'une voix de femme :
— Madame Dolnoy ! Sortez immédiatement de là !
Une voix de femme que je reconnais.
Elle ajoute, enragée :
— Et venez m'expliquer pourquoi mon fils devait vous rencontrer
dans une chambre d'hôtel !
57. " Une dernière étreinte, mes
bras.1 "

Vider son casier. Rendre ses clefs. Laisser les copies à la remplaçante.
Donner raison aux rumeurs.
Madame Dragannah-Lévy n’a pas porté plainte. Elle n’aurait rien
gagné à le faire, cependant, puisqu’Adam était majeur, avant même qu’on
faute. Elle aurait pu, néanmoins, exiger une inspection et une enquête
approfondie du rectorat. Mais elle tient trop à la réputation de son fils et
par extension de sa famille entière pour entamer une telle procédure. Tout
s’est réglé en coulisses : membre du conseil, elle a exigé ma démission, je
l’ai déposée.
Il m’a fallu la justifier longuement dans une lettre, approuvée par le
rectorat. En attendant leur accord, je suis restée chez moi. Une
contractuelle a pris ma place en deux jours, et me voici déjà oubliée dans
les couloirs de Saint-Vincent. Ils ne pensent qu’au bac, quoi qu’il en soit.
J’aurais pu accepter un second accord à l’amiable plus souterrain, et
attendre d’être mutée dans un autre établissement. Mais je préfère arrêter
de me mentir. J’ai détesté chaque journée d’enseignement, pourquoi
m’obstiner dans un nouveau lycée ? Et puis, une réputation, ça vous suit.
Je ne supporterai pas les regards en coin, les murmures, et les
gloussements une année de plus.
Adam ne m’a pas écrit depuis l’intrusion de sa mère dans notre
chambre d’hôtel. John s’est chargé de me faire passer plusieurs messages :
pour apaiser les tensions qu’a causées notre liaison, Adam a fait mine de
couper les ponts avec moi auprès de ses parents, et compte décrocher une
mention pour calmer les inquiétudes maternelles quant à un éventuel
avenir détruit. Mais, tapie derrière ses courbettes à madame Dragannah, il
y a la promesse de nos retrouvailles.
Je mets à profit ces deux semaines d’attente avant de le sentir de
nouveau. La liste de mes échecs, cette année, est longue, mais je m’oblige
à la dresser tout de même, à regarder en face ce que j’ai fait de travers,
mois après mois. Je ne classe pas Adam parmi mes mauvais choix. Mon
histoire d’amour m’est tombée dessus, je n’ai rien pu contre elle. Je ne la
regrette pas.
Au contraire, elle m’a libérée. Maintenant, j’ai une vie entière à
construire. Les questions tourbillonnent dans ma chambre : est-ce que je
reprends des études ? Et si oui, lesquelles ? Histoire médiévale ?
Archéologie ? Bibliothécaire ?
Je veux le suivre, quoi qu’il fasse et où qu’il aille. Je me souviens de
son inquiétude « je ne veux pas être celui qui t’en empêche », cependant je
n’envisage plus mes réveils sans l’avoir à mes côtés. Si nous avons pu
survivre jusqu’ici, nous le pourrons encore. Mon propre avenir me semble
plus incertain que notre histoire. C’est sur elle que je m’appuie à présent.

La dernière épreuve se termine à seize heures, ce vendredi. Mes


anciens élèves ne cessent de poster leur soulagement sur les réseaux
sociaux. Je m’amuse des commentaires du trio sur leur profil public,
comparant cette semaine de baccalauréat à l’arène dans Hunger Games.
Cela fait une heure maintenant que tous les terminales de France sont
sortis de leur salle pour souffler enfin ; une heure qu’on peut les entendre
crier de joie dans les rues. Une heure qu’ils relisent leurs brouillons et les
comparent pour estimer leurs notes. Une heure, c’est ce qui a suffi à
Adam pour venir sonner chez moi.
Prétextant une fête avec sa classe auprès de sa mère, il a sauté dans le
métro dès qu’il a pu. Le voilà enfin, dans l’encadrement de ma porte,
sublime, rayonnant, et surtout libre.
— Je l’ai eu, m’annonce-t-il avant de m’embrasser.
— Comment ça ?
Il franchit le seuil, puis attrape ma nuque pour se livrer à un baiser
passionné. Sa langue, son goût, ses gestes… je suis enfin entière.
— Le concours, précise-t-il après notre étreinte. Je l’ai eu.
Je le serre d’autant plus contre moi, dans un bond extatique. Il a
réussi. Mon Adam a réussi ! S’il obtient son bac, ce dont je ne doute pas,
il pourra réaliser son rêve : Londres, et la plus grande école d’Économie
d’Europe.
Il pose délicatement son sac à dos sur le petit comptoir de bois de ma
cuisine, puis l’ouvre pour en sortir fièrement une bouteille de Champagne.
— Je rêvais de fêter ça avec toi.
Il débouche la bouteille, tandis que je nous trouve deux verres – je n’ai
malheureusement pas de flûtes. Nous trinquons symboliquement, sans
quitter nos yeux.
— Alors… dis-je dans un souffle soulagé. Ça y est. Tu es libre.
— Je suis libre, confirme-t-il.
Un nuage sombre passe dans ses iris tirant au vert, une seconde. Il
baisse les yeux au sol, boit une gorgée, comme pour prendre un peu de
courage liquide, puis déclare, sans quitter son regard du lino :
— Ma mère était… Elle était très fière.
Il continue d’observer le sol, sa voix se fait plus basse lorsqu’il
ajoute :
— Elle n’avait jamais été fière.
Adam repose son verre de Champagne sur le comptoir. Il fouille dans
la poche de son jean sombre pour trouver ses cigarettes roulées.
Tandis qu’il place le tabac dans la feuille, je reste interdite devant sa
tristesse.
— Pourquoi ça te fait de la peine, Adam ?
— C’est juste que…
Je sais combien il est dur pour lui de se livrer. Je lui laisse l’espace et
le temps nécessaire. M’éloignant vers le canapé, mon verre à la main, je
l’invite silencieusement à ne me rejoindre que s’il le souhaite. Il le fait.
— Quand Lucas est mort, m’avoue-t-il sans me regarder, concentré
sur la cigarette qu’il allume, ma mère s’est… Elle a ouvert ses veines.
C’est moi qui l’ai trouvée, dans la salle de bains du bas. J’ai appelé les
pompiers, je l’ai surveillée jusqu’à ce qu’ils arrivent… Et… après ça, elle
a oublié qu’il lui restait un fils. Ils se sont plus ou moins installés en
Israël, avec mon père. Quelques aller-retours rapides en France, des
passages de deux trois jours à la maison, mais… je ne les voyais
pratiquement plus.
— Il t’ont vraiment laissé seul, alors. Après la mort de ton grand-frère,
ils ont osé te laisser seul.
— Pas tout à fait, nuance Adam en tirant une latte. J’ai refusé de les
suivre, et à cette époque, ils n’avaient pas la force de débattre. On s’est
mis d’accord, d’une certaine façon, pour se foutre la paix mutuellement.
Mais…
Une fois de plus, son regard se voile et se perd dans l’infini. Je pose
une main délicate sur son genou pour l’inciter à parler. Il expire sa
réponse dans un nuage de fumée :
— Quand elle a découvert pour toi… C’est comme si… C’est comme
si elle s’était souvenue que j’existais. Ça lui a fait peur, comme un genre
de déclic. Tu vois, je n’avais pas réalisé que ma mère me manquait. Je ne
l’avais pas réalisé avant qu’elle revienne dans ma vie.
Son profil se fend d’un sourire mélancolique :
— Je ne veux pas qu’elle reparte. On vient à peine de renouer, partir à
Londres, maintenant, ça me… J’en sais rien. Je veux profiter encore un
peu de ça.
— Londres n’est qu’à deux heures de Paris. Si elle a décidé de rester,
et d’enfin te regarder, ce n’est pas cette distance qui changera quoi que ce
soit.
Adam acquiesce pour lui-même, comme toujours. Puis, il se tourne
vers moi, ce qui signe la fin de ses confidences. Il m’observe
profondément en m’offrant un sourire plein de tendresse :
— Et toi alors, l’Aventurière. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— L’amour.
Son sourire s’élargit, puis rejoint le mien, pour un baiser d’une chaleur
indomptable. Je m’abandonne à lui, il s’abandonne à moi. Plus rien
n’empêche nos âmes de se lier en même temps que nos corps. Plus rien…
Hormis le désespoir que je sens dans chaque caresse qu’Adam me voue. Il
me touche comme si c’était la dernière fois qu’il me voyait.
L’orgasme m’emporte loin de mes idées noires, puis l’agrippe lui
aussi. Je l’entends gémir un « je t’aime » étranglé avant qu’il s’écroule,
haletant, contre moi.
Nous restons quelques minutes ainsi, blottis, nus, flottants. J’enfouis
mon visage contre son cou transpirant, je caresse sa peau olive d’une main
molle.
— Tu ne veux pas aller à Londres, déclare soudain Adam au cœur du
silence.
Ma plénitude s’évanouit dans l’instant. Adam sent mes muscles se
tendre sous son étreinte. Il ajoute d’une voix plus douce :
— Tu ne peux pas aller là-bas simplement pour me suivre… Tu
voulais voyager partout, découvrir des temples, faire des fouilles... Clara,
je te l’ai dit, déjà, je ne veux pas être…
— … celui qui m’en empêche, je sais.
Je soupire en laissant ma tête s’alourdir un peu plus sur son torse.
J’observe mon plafond d’un œil vague.
— Rien n’est encore décidé, dis-je finalement, alors que le sommeil
pèse déjà sur mes paupières. Je suis heureuse pour toi, et pour l’instant,
c’est tout ce qui compte. D’accord… ?
— D’accord, souffle Adam en embrassant le haut de mon front. Dors,
mon cœur…
Avant que je sombre totalement dans le sommeil, sous l’une de ses
caresses, je l'entends qui murmure en hébreu. Je ne sais pas ce qu'il dit,
mais je perçois des notes de tristesse au fond de sa gorge.
Ani etgahagea elaich …
Je lui demanderai un jour ce que ça veut dire.

1. Référence à Roméo et Juliette, scène finale de la mort des deux


amants.↩
58. Surtout pas lui

Septembre.

Le doyen de la faculté d'archéologie de Milan attend une réponse


claire à sa question ; le genre de réponse qui vous différencie des autres
candidats. Mais il me semble malheureusement que dans mon cas, elle va
nécessiter un développement un peu plus au point que "Je suis la
meilleure pour cette place."
— Alors ? répète-t-il avec son bel accent roulé. Qu'est-ce qui vous a
amenée ici ?
Mon cœur saigne encore un peu et se soulève douloureusement dans
ma poitrine, mais c'est le sourire qui prend le dessus. C'est ce que l'on s'est
promis, après tout.
Je tiens ma promesse, et je souris, Adam.
Alors, je lui avoue la vérité, car maintenant, c'est elle qui guidera mes
choix. Dire la vérité, être soi-même, deux nouveaux mantras qui orientent
ma vie entière.
— Je suis tombée amoureuse. C'est ça qui m'amène ici.
Il arque un sourcil interrogateur, et je continue :
— Il y a un an, je suis devenue professeure au lycée Saint-Vincent, à
Paris. Le lycée le plus élitiste du pays. J'y ai rencontré un élève. Et je suis
tombée éperdument amoureuse de lui.
Il s'enfonce dans son siège, son gros menton fait disparaître son cou
aussitôt, il est à l'écoute, mais sur ses gardes. Je m'en fiche. Je ne me
déguise plus.
— Il n'en avait pas l'air, mais il était très malheureux. Il avait mis sa
vie sur pause, après la mort d'un proche. Il n'acceptait pas de faire son
deuil, et il foutait tout en l'air. Et moi... Moi aussi, j'étais malheureuse.
Seulement, je ne le savais pas avant de le rencontrer. Il m'a montré l'autre
côté de la vie, il m'a montré que c'était possible d'être soi-même, d'être
autre chose qu'une simple prof dans une ville qu'on déteste. Il m'a fait voir
le printemps.
J'inspire profondément, pour trouver le souffle nécessaire à continuer :
— L'un comme l'autre, on s'est libérés de nos monstres. Il a accepté la
mort de son frère, il a recommencé à penser, il a passé un concours, très
dur, et l'a obtenu. Et moi, je me suis enfin regardée en face. Et j'ai, à mon
tour, accepté que ma place était ailleurs. Ici, pour être précise. Quand
notre relation a été découverte par sa mère, j'ai été renvoyée du lycée. Et
j'ai mieux respiré que jamais.
L'envie de pleurer est douce. Elle m'accompagne souvent, depuis des
mois. Je la connais et l'apprivoise mieux à présent.
— Alors... Vous avez mon dossier sous les yeux. Vous connaissez mes
résultats, et mon niveau. Je le sais excellent, je n'ai pas peur de la
concurrence. Mais vous devez savoir ça, sur moi : je ne suis pas les notes
d'une très bonne élève que vous pouvez lire ici. Je ne suis pas sage. Je suis
une aventurière. C'est ça qui m'amène ici.
Un sourire étonné vient froisser la grosse moustache du doyen. Il
acquiesce d'un hochement de tête silencieux, puis vient frotter son large
menton, d'un air songeur. Il demande :
— Et le garçon...? Nous, les Italiens, on aime les belles histoires
d'amour. Vous l'avez revu ?
Ça me brûle un peu. Mais je souris. Ma promesse est là, intacte,
comme mes souvenirs. Je lui avoue :
— Non. Et on ne se reverra pas.
Le doyen se penche sur le bureau, sourcils grisaillant froncés,
interloqué :
— Et pourquoi...? s'exclame-t-il dans son accent chaud.
— Il s'est réconcilié avec ses parents. Me fréquenter, ce serait détruire
ça, déjà. Et puis...
Mes yeux doucement malheureux se perdent un instant derrière lui,
sur la fenêtre qui expose un beau campus ensoleillé.
— On s'est apporté ce qu'on devait s'apporter. On ne pouvait pas
s'aider plus que ça. Il doit vivre sa vie de jeune adulte, maintenant. Faire
son école, construire, apprendre, aimer, voyager. Et moi... Je dois vivre
pour moi-même. Il ne sera pas celui qui m'en empêche. Il savait tout ça,
avant moi. Il le savait bien avant que ça arrive...
Je repense à ses mots en hébreu que je n'avais pas saisis. Ceux qu'il
avait murmurés, cette nuit-là, la voix brisée avant l'heure, ça voulait dire
en fait : "Tu vas me manquer..."
Il savait déjà.
— Mais...
J'observe le doyen pour achever :
— Je lui ai promis de sourire.
Le doyen marmonne dans sa barbe, tout en hochant plusieurs fois la
tête de haut en bas. Finalement, il se lève, et me tend une main vigoureuse
et enthousiaste :
— Alors, souriez, madame Dolnoy. Et bienvenue chez nous.
Je quitte le bureau avec, sous le bras, mon lourd dossier d'inscription
au Master II. L'air italien est chaud, léger, et il vient caresser le haut de
mes joues avec malice. C'est un air joueur, avec lequel je vais bien
m'entendre, je le sens.
Je fais un premier pas sur le gazon vert du grand campus, quand le
doyen me rattrape :
— Madame Dolnoy ?
Il agite une feuille d'inscription avant de me la tendre :
— Vous avez oublié ça !
— Pardon, merci !
Il me toise de haut en bas maintenant, son ventre dépasse de sa
chemise légèrement. Il agite un doigt dans l'air, comme un père attendri
pendant une remontrance, et me lance :
— N'oubliez rien, hein.
— C'est entendu.
Je me lance alors dans le campus, et dans la vie.
Pendant que je cherche le bâtiment des inscriptions, l'ordre de mon
doyen tourne doucement dans mes pensées... Je sors mon téléphone, et
vérifie qu'Adam a bien continué de mettre son profil en privé. Oui. Il a
tenu parole. C'est bien, c'est plus facile.
Ne rien oublier, me demande donc le doyen. D'accord. Je n'oublierai
rien.
Je n'oublierai pas ses yeux vifs, le premier jour, dans la cour. Je
n'oublierai pas son rire, sur le pont, son geste hésitant, dans l'abribus. Je
n'oublierai pas ses excuses, chez moi, et son premier tutoiement. Notre
baiser dans ma cuisine, et le numéro 24 de l'hôtel Terminus. Je garderai
toujours son goût quelque part sur ma langue, et l'empreinte de son corps
dans le mien. Je n'oublierai pas nos adieux, qui n'appartiennent qu'à nous,
et que personne ne pourra nous voler, jamais.
Je n'oublierai pas que ce n'était pas ma place, enseigner, qu'il m'a
sauvée, et que je l'ai sauvé en retour. Je n'oublierai pas l'humanité de
Sylvie et l'intransigeance de Karima, le soutien de Mary et les éclats de
rire de Fares.
Je n'oublierai pas que, quoi qu'il advienne et quoi qu'on traverse, les
saisons de la vie s'enchaînent, et qu'alors, il y a toujours un printemps.

Non, je n'oublierai rien, Monsieur...


Et surtout pas Lui.
Épilogue Partie 1

Clara

Six ans plus tard…

Je n’aurais jamais envisagé penser ça un jour, mais : Paris m’avait


manqué. En cette saiso,n elle est sublime. Et fouler la Sorbonne s’avère un
cliché plutôt agréable.
L’université m’a payé le billet pour assister à une conférence
primordiale concernant le droit aux fouilles en Cisjordanie. Les
archéologues et la politique ne font pas bon ménage, comme on dit. Le
colloque va durer la journée entière. Mary m’accueille pour la nuit, et je
profite d’être en France pour retourner dans le Sud, demain. J’ai peu de
temps, mais je l’emploie efficacement.
C’est étonnant de revenir ici. Les odeurs amènent mes souvenirs avec
elles ; la jeune adulte que j’étais reprend soudain sa place en moi. Je
retrouve les bouches de métro, les rues agitées, les bruits typiques de la
capitale ; un sourire nostalgique s’empare de mon visage. Quelle que soit
l’issue de cette année passée ici, je retiens surtout que j’y ai été heureuse.
Toute la matinée, les interventions s’enchaînent. Crise géopolitique,
interdiction de fouilles sur les sites religieux, datage au carbone 14, c’est à
la fois passionnant et préoccupant. J’écoute, ébahie, l’un des historiens les
plus éminents du pays, que j’ai cité dans mes travaux de recherche. C’est
extraordinaire de le voir en personne, animer l’espace, vivre aussi
passionnément son discours.
À midi, affamée par les quatre heures de conférence, j’essaye de
trouver la sortie dans le labyrinthe que représente la Sorbonne. Elle
regroupe tant de matières de sciences humaines, qu’elle accueille 55 000
étudiants. Autant dire que je traverse de longs couloirs !
Avant d’atteindre enfin la première cour, je ne sais pas pourquoi mes
yeux sont happés par une affiche sur le mur de droite. Mon cerveau a dû
lire plus vite que moi. Je m’approche pour vérifier que je n’ai pas été
trompée par ma vue. Mais non. C’est bien ça. Dans le bâtiment d’en face
se tient un autre colloque, d’économie, cette fois-ci. Sur le terme de la
cryptomonnaie. Et si je me fiche profondément du sujet, tout mon corps se
fige lorsque je lis le nom d’un des intervenants.
Adam Dragannah.
Mon cœur s’accélère soudain. Il est là. Dans le même édifice. À
quelques pas peut-être ? Est-ce qu’il a changé ? Est-ce qu’il est resté
fidèle à celui que j’ai connu… ? Est-ce que je dois y aller… ?
Ma faim s’est dissipée sur l’instant. Je n’ai plus rien d’autre dans mon
ventre que… Comment appelais-je déjà, ce qu’il me faisait ressentir ? Ah
oui. Ma petite torsion.
Adam Dragannah… Ici. Maintenant. Je ne réalise toujours pas.
Mes pieds me dirigent d’eux-mêmes vers l’amphithéâtre où il
intervient. À l’entrée des hautes portes, un panneau de la taille d’un être
humain m’indique de faire le tour si mon arrivée est tardive, et de passer
par l’accès « en haut des gradins » pour ne pas « déranger » les
interventions en cours. J’ai le sourire espiègle d’une mauvaise élève.
J’obéis cependant.
Le cœur battant et le ventre en feu, je monte les escaliers, parviens à
l’étage et je pousse, très discrètement, la première entrée qui donne sur
l’amphithéâtre en plongée.
L’endroit est sombre, immense, et blindé. Trois cents personnes au
minimum écoutent sagement l’expert en économique numérique, sur la
longue scène de bois tout en bas. Et l’expert en question… C’est lui.
Je le vois mal d’ici, mais je reconnais son port, et surtout, sa voix.
Grave, chaleureuse, capable de réveiller ce que j’avais de plus enfoui dans
mes tripes, c’est bien lui. Mon Adam.
Je m’assois sur une marche en hauteur pour ne gêner personne, et
pendant une demi-heure, entière, je l’écoute.
Ils doivent se demander, les étudiants sur leur strapontin de bois,
pourquoi cette folle sourit jusqu’aux oreilles alors qu’il parle de chiffres et
de stratifiques qui n’ont rien d’amusant. Mais je suis si fière de lui, dans
son beau costume à chemise blanche, il semble à l’aise, il parle avec
assurance, il pointe le PowerPoint, et il ne sait pas encore que je suis là. À
le regarder, fascinée par ce qu’il est devenu, attentive à chaque détail que
je peux percevoir.
Adam Dragannah est devenu économiste. Il s’adresse à un parterre
d’étudiants, comme je le faisais moi-même, il y a quelques années. Mais
aujourd’hui, c’est lui le professeur.
La conférence touche à sa fin. Tout l’amphithéâtre l’applaudit ; moi
plus que tous les autres. Je vois les rangs se vider petit à petit. Plus loin,
sur la scène, il serre des mains, reçoit des félicitations, tandis que je
descends, marche après marche, jusqu’à lui.
À mesure que je progresse, ses traits se font plus précis, et mon cœur
bat de plus en plus fort.
Si Adam était un très beau jeune homme, c’est devenu un homme
magnifique. Qu’il ait été ma plus belle histoire d’amour n’influence même
pas le constat : c’est un fait. Sa mâchoire a gagné en fermeté, il coiffe
mieux ses cheveux bruns, il laisse à présent une barbe d’un jour autour de
ses joues ; et ses yeux marron-vert ont gardé le même éclat intelligent.
Il est affairé à dire au revoir aux derniers universitaires ; je ne suis plus
qu’à quelques centimètres. Lorsqu’il se tourne vers l’estrade en me faisant
dos pour récupérer une sacoche, et y ranger ses notes, je trouve le courage
de parler.
— C’était pas mal, cette conférence.
Le dos d’Adam se fige.
Je poursuis, étonnée de me souvenir des mots exacts qu’il m’avait
lancés lui-même sur ce pont, il y a six ans :
— Enfin, je ne suis pas une experte en la matière, mais, par rapport
aux rares conférences auxquelles j’ai assisté… C’était pas mal.
Penché sur sa sacoche, je le vois qui se redresse, très lentement,
comme craignant de ne pas y croire. Puis, il se tourne, tout aussi
prudemment, et il me voit enfin.
Nous nous fixons plusieurs secondes, sans rien dire. Nos yeux doivent
se parler en premier, poursuivent nos mots. Adam me détaille ; il observe
tout mon visage, comme s’il essayait de l’analyser. Il ouvre la bouche,
puis la referme.
Et enfin… Son sourire lui revient.
Il n’a pas changé.
C’est exactement le même fichu sourire qu’avant, et le même
pétillement dans ses yeux marron-vert.
— Tu es… commence-t-il, avant de reprendre. Ça te va très bien, les
cheveux comme ça.
On riote tous les deux.
Empêtrés, ne sachant quoi dire, ni comment. Adam ne détourne jamais
son regard, il continue de m’observer avec stupeur. Je le vois même
mordiller sa lèvre inférieure, comme pour s’empêcher de dire n’importe
quoi.
Je me lance pour deux :
— Alors… Tu es devenu prof ?
— Chargé de TD, rectifie-t-il. Je suis en première année de thèse.
— Oh… ! Félicitations. C’est quoi, le sujet ?
Adam s’apprête à me répondre, mais il se ravise en regardant
l’amphithéâtre vide.
— Tu viens boire un café ? demande-t-il à la place. Je te raconte tout
ça au calme.
Mon cœur, ma tête, mes souvenirs, ma petite torsion et moi-même
acceptons dans la seconde.

Il m’emmène dans le bistrot qu’il côtoie souvent dans le quartier, à


deux rues de la Sorbonne. Nous nous installons à une petite table intime,
dans le fond de la salle aux banquettes rouges.
Après la commande de nos deux cafés, il prend le temps de
m’observer encore. Comme s’il ne s’en lassait pas. Son regard me
transperce ; il a toujours fait ça : observer au plus profond de l’autre.
— Alors… lance-t-il en croisant ses coudes à même la table. Tu es
revenue en France ?
— Seulement pour quelques jours. Je suis… Je suis archéologue,
maintenant. Je ne vis jamais longtemps au même endroit.
— Une aventurière, donc.
Ses iris pétillent au mot. Et je le reçois, moi, avec une chaleur inouïe
dans le ventre. Notre complicité est rompue momentanément par le
serveur, qui dépose nos deux cafés devant nous.
Sans sucre, pour Adam. Il boit son café serré, tandis que je souris de
m’en souvenir encore. Bon sang, il est sublime. Et dire que j’ai eu la
chance d’être un jour aimée par cet homme-là.
— Je ne serais jamais devenue archéologue si… Enfin, je veux dire
que c’est grâce à toi, si j’en suis là.
— Ou à cause, reprend-il, une amertume subtile dans le fond de la
gorge.
— Non, je t’assure. « Grâce » D’accord, ça s’est plutôt mal terminé au
lycée, et il y a eu ce mois de rumeurs à mes passages, mais… Adam, tu
m’as ouvert les yeux. Tu m’as rendue libre. Je ne pourrais jamais assez te
remercier. Je suis… Je suis heureuse, aujourd’hui.
Il acquiesce d’un signe de tête silencieux. Ça aussi, ça n’appartient
qu’à lui.
Pendant une heure, nous échangeons à propos de nos vies respectives.
Il me raconte Londres, son retour à Paris l’an passé, sa thèse et les
complications de celle-ci ; je lui raconte mes voyages, de la Thaïlande à
l’Égypte, on rit, et nos yeux ne se quittent jamais.
Je n’ose pas poser la si redoutée question sur sa vie amoureuse.
J’aurais trop peur de paraître intrusive, ou d’être celle qui n’est pas
« passée à autre chose ». Mais c’est lui qui la formule :
— Et tu as quelqu’un… ?
Il semble gêné d’avoir demandé. Ça me plaît.
— Non.
À le voir ainsi, devant moi, beau et pétillant, malicieux et doux, je
réalise soudain combien il a pu me manquer. Combien aucun autre n’a pu
l’égaler. Mais je sais que ce n’est pas à dire. Alors, j’hausse faussement
les épaules pour préciser :
— Je me suis surtout concentrée sur mon travail. Et toi ?
C’est ça, Clara, mime l’indifférence, il va y croire.
— J’ai…
— Adam ?
Un homme d’une cinquantaine d’années vient de poser une main sur
son épaule. Il me sourit conventionnellement, puis s’adresse à lui :
— Tu nous rejoins ? La conf reprend dans cinq minutes.
— J’arrive, Louis.
Un regard poli dans ma direction, et l’homme s’en va.
Ça y est. Le moment de nous dire au revoir a sonné. Adam ne bouge
toujours pas.
Nous avons passé six ans à éviter de nous donner des nouvelles ; nous
savions que chacun devait faire son chemin. Il devait grandir, et moi aussi.
Nous nous étions apporté tant de bien, que nous ne voulions pas devenir le
frein l’un près de l’autre.
Mais à présent que l’heure s’est écoulée, je sens une déchirure béate
s’ouvrir en moi. C’était trop peu. Son rire, ses yeux, sa façon de bouger,
de parler, tout m’avait manqué comme à une assoiffée son eau. Je le
réalise maintenant. Une première minute passe.
L’estomac acide, je lance tout de même :
— Bon… Tu… Tu devrais aller à ta conférence.
Il faut bien que l’un de nous deux se décide à quitter ce café.
— Ouais. Je devrais.
Adam me fixe. J’ajoute :
— Et moi, je … Je devrais retourner au colloque.
— Ouais… Tu devrais.
On ne dit plus rien. Mon cœur compresse ma poitrine. Ma respiration
s’est écourtée. Il ne cesse plus de m’observer au plus loin qu’on puisse
voir en moi.
Puis, soudain, il tourne la tête vers le comptoir du bar :
— S’il vous plaît ?
Adam me jette un autre coup d’œil, et un sourire sublime vient fendre
le pan de sa lèvre lorsqu’il commande :
— On va prendre la même chose.
Épilogue. Partie 2

Adam

Un an plus tard…

L’aéroport est bondé.


Comme à chaque fois que Madame ma meuf revient d’Israël, je viens
l’accueillir au retour, souvent avec un panneau décoré de son surnom.
Et celle qui deviendra ce soir ma fiancée, – enfin je l’espère –, a pour
tradition, de son côté, de me ramener des épices que je ne trouve jamais à
Paris.
J’essaye au maximum de venir avec elle, même si ce n’est pas
l’endroit que je préfère, mais ça me permet de retourner dans la maison de
mon grand-père, et surtout, de choisir moi-même les épices. Ma meuf a
beaucoup de qualités, mais elle n’a pas hérité d’un génie gustatif.
Entre deux prises de tête avec mon directeur de thèse, je continue de
faire les repas à la maison.
L’avion n’a pas de retard ; j’ai l’estomac noué à l’idée de ce que je
vais lui proposer ce soir. La bague est dans la poche intérieure de ma
veste. Mon cœur bat contre elle.
Les voyageurs affluent enfin devant nous. Kippa pour certains,
bronzage, grand sourire aux familles qui les attendent de l’autre côté de la
file…
Et parmi les têtes des arrivants, soudain, j’en reconnais une.
Si mon cœur s’agitait il y a une seconde, là, c’est un tambour.
Petite, des cheveux bruns, des yeux noisette aux longs cils sensuels.
Elle tire derrière elle une minuscule valise en cuir, qui rappelle un peu une
certaine mallette de professeur.
Clara Dolnoy me voit. Elle laisse alors tomber son bagage, elle fend la
foule et elle se précipite vers moi.
Le panneau que je tenais bêtement tombe au sol lui aussi, et Clara
saute dans mes bras.
Sur le lino de l’aéroport, les pieds des voyageurs évitent d’écraser le
surnom que j’avais dessiné au feutre noir pour accueillir ma future
fiancée : « L’Aventurière ».
Son odeur d’aube fraîche m’envahit enfin, après un mois à l’attendre
dans le froid parisien.
Nos bouches se retrouvent, et comme à chaque fois, j’ai l’impression
qu’une éternité s’est écoulée depuis son départ. Je ne supporte plus qu’elle
s’en aille. Je profite de sa langue, de la texture si parfaite de ses lèvres
pleines, je ne me détache que pour embrasser son cou, et je reviens à elle.
Je souffle contre sa bouche :
— Alors… vous avez trouvé des vestiges en Terre sainte qui vont
régler tous les conflits religieux du Moyen-Orient ?
Elle rit contre mon oreille et nie d’un signe de tête pour rebondir :
— Non. Mais je t’ai trouvé du Zaatar.
Je grimace déjà, mais ne lui montre pas. Vivement qu’on l’envoie dans
un autre pays pour exécuter des fouilles, au moins elle me ramènera des
trucs mangeables.
— Allez, viens, lui dis-je en allant récupérer sa valise. J’ai tout un
plan, pour ce soir.
— Un plan… ?
Elle ramasse le panneau et vient contre moi pour que nous marchions
ensemble vers les portes automatiques de l’aéroport. Notre taxi nous
attend sagement dans l’air glacial de Paris.
— Si ton plan consiste à me faire l’amour toute la soirée, c’est à peu
près ce qu’on fait toujours quand je rentre, tu sais.
Je ris, ma main sur sa hanche, mes lèvres au-dessus de son front, et la
bague, bien fébrile contre mon cœur.
— Y aura un peu de ça, dis-je en ouvrant la porte du taxi.
— Mais pas que ça… ?
Mon ventre est tordu dans tous les sens. Je l’observe une seconde
avant de l’inviter à s’asseoir. Elle n’a jamais été aussi belle. Un an que
nous nous sommes retrouvés, et chaque jour est plus heureux que le
précédent. J’ai prévu toute une déclaration. Je l'ai écrite, apprise par cœur,
je me suis même entraîné à mettre l’emphase sur certains termes, devant
le miroir. Dedans, je dévoile tout ce que je ressens. Je la remercie, elle,
d’abord, puis je remercie la vie de l’avoir ramenée sur mon chemin.
J’ai écrit que c’était le destin, de la revoir, ce jour-là, à la Sorbonne. Et
je lui raconte ce que j’ai précisément ressenti pendant, et après ce café,
quand plus rien d’autre n’a compté que la retrouver.
Bien sûr, il a fallu à nouveau contrer les obstacles autour de nous. On
peut dire qu’entre mes parents, la petite amie juive de l’époque que ma
mère aimait tant, et les voyages de Clara, on a de nouveau livré un combat
pour que notre histoire soit acceptée. J’ai dû rappeler à mes parents qu’il
ne leur restait qu’un fils, et qu’il valait mieux que ce dernier soit heureux.
Il leur a fallu plusieurs mois pour accepter. Ma décision était sans appel,
j’étais vraiment prêt à couper les ponts pour la garder auprès de moi. Je
l’avais perdue une fois, il était hors de question de la laisser s’en aller de
nouveau.
Et nous avons réussi.
Car ma religion, ma famille, ses voyages, ce n’était rien, face à
l’enjeu. Dès que je l’ai revue, dans cet amphithéâtre, avec ses cheveux au
carré et ses cils démesurés, j’ai su que j’étais foutu.
La vie venait de reprendre sa place en moi. Je lui parle, dans le
discours, de cet instant précis.
J’ai donc tout préparé, pour ce soir. Mais, d’un coup, devant ses yeux
et l’authenticité terrible et indépassable de mes sentiments, je ne peux plus
attendre. Je lui lance :
— Juste pour info, Dame Dolnoy, si je te demande de m’épouser ce
soir, tu diras oui ?
Elle ne semble pas avoir compris le fond immédiatement, parce
qu’elle rétorque du tac au tac :
— Évidemment !
— Bon, bah nickel. On est fixés.
Et là, elle écarquille ses beaux yeux noisette. Elle entrouvre la bouche,
elle bégaye sur l’instant, figée devant le taxi, sous le froid de Paris :
— Ad… Adam, tu… Tu quoi ?
— Allez, monte, lui dis-je avec le plus grand sourire que j’ai jamais
eu. On va être en retard pour que tu me dises « oui ».
Remerciements

Tout d’abord, merci à mon éditrice, Aurélie, qui a réussi à supporter


mes crises obsessionnelles et mes conjonctions de coordination à outrance
ces derniers mois, et ce, en gardant le sourire. Merci pour sa confiance et
son investissement.
Merci également à ces merveilleuses autrices : Laura-Del, Line White,
Arielle Hera, Kate Orzejuly, Stéphanie Morcellet, Océane, Rev-aline,
Marie-Cécile, et enfin, AnolieM.
Un merci tout particulièrement chaleureux à ceux qui m’ont suivie et
soutenue jusqu’ici : Celkpz, AnaR, APLevel, LastelD, Molutti, Cindy,
Nawinas, Eva, Black-Girly, Roxanne, Alizée, EmmaF… Je n’oublie pas
vos mots, vos encouragements, votre bienveillance.
Je ne peux pas faire de remerciements sans inclure Joyce, Vick,
Manita, Clem, Alex et Moïra. Joyce, Vick et Manita : merci de votre
engouement, de votre patience, et de votre lecture assoiffée, vous êtes des
merveilles. Clem et Alex : merci de comprendre ces lignes aussi finement,
et merci pour l’inspiration surtout ! Moïra : pas besoin de préciser, c’est
un grand cœur avec les mains que je forme ici.
Et enfin, voire, et surtout, merci à Titouan d’avoir supporté qu’entre
nous se dresse Adam Dragannah l’espace de ces quelques mois. Merci
d’avoir tout écouté, tout lu, tout aimé. Et merci d’être là depuis neuf ans.
Je vous embrasse de tout mon cœur et de tous mes mots.

E.H
Le courage, c’est de comprendre sa propre vie…
Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder.
la mort d’un regard tranquille…
Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel.

Jean Jaurès
Dans la joie comme dans la peine. Dans la richesse et dans la
pauvreté. Pour le meilleur et pour le pire. Je promets de t’aimer et je ne
laisserai rien ni personne nous séparer. Je fais cette promesse pour
l’éternité.Je me lie à toi pour toujours et jusqu’à la fin des temps.
Et je resterai à tes côtés jusqu’à ce que la mort nous sépare.
I-LE CHOC
Prologue

Joey
Une bonne odeur de crêpes émane jusque dans la chambre, j’ouvre
doucement les yeux. J’imagine Ryan derrière les fourneaux à nous préparer
notre petit-déjeuner, comme il aime le faire le dimanche, quand, bien sûr, je
me suis correctement nourrie toute la semaine. J’en ai déjà l’eau à la
bouche. Je me lève, le sourire aux lèvres, enfile un bas de jogging ainsi que
le tee-shirt de mon mari qui traîne au pied du lit.
Au moment où j’arrive dans notre petit salon, je découvre Ryan en
train de chantonner tout en faisant sauter une crêpe dans une poêle, derrière
l’îlot de notre kitchenette. Tous les muscles de son dos sont tendus. Je ne
peux m’empêcher de resserrer les cuisses en me rappelant la nuit que nous
venons de passer…
— Mmm, ça sent bon par ici, roucoulé-je en enserrant sa taille.
J’aime l’odeur et la douceur de sa peau. Je ferme les yeux en frottant
ma joue contre son dos musclé. Mon entrecuisse est encore sensible et tous
mes membres sont ankylosés.
— C’est toi qui sens bon, mon amour.
Je lui embrasse le dos, il grogne en éteignant le gaz. Il se tourne vers
moi, prend mon visage dans ses mains, puis il capture mes lèvres avec
autorité.
— Je t’aime, mon amour, murmure-t-il contre ma bouche.
— Moi, encore plus, me blottis-je dans ses bras, le seul endroit où je
suis bien.
— Va t’asseoir ! J’arrive avec les crêpes.
— Hum, j’ai trop faim, dis-je en m’exécutant docilement.
Ryan me rejoint, un sourire satisfait aux lèvres lorsqu’il me voit me
frotter les mains, puis il dépose l’assiette remplie de notre petit-déjeuner sur
notre table basse qui nous sert de table à manger. Nous ne vivons pas dans
le luxe, néanmoins cela nous importe peu du moment que nous sommes
ensemble.
— J’ai oublié la confiture, tique-t-il en fronçant les sourcils.
Je hume les crêpes en fermant les yeux quand j’entends un bruit lourd
qui me fait sursauter. Je les rouvre instantanément, tourne la tête et aperçois
mon mari gisant au sol. Mon cœur s’arrête – ou plutôt s’affole. Je me rends
alors compte qu’il ne bouge pas et qu’il n’émet pas le moindre son de
douleur.
— Ryan ! m’écrié-je en me précipitant vers lui.
Je me jette à genoux et tente de le secouer pour qu’il réagisse. Rien.
— Mon cœur, réponds-moi ! Ryan… Ryan !
J’essaye de prendre son pouls, sauf que dans la panique, je n’y arrive
pas. Je compose rapidement le numéro du SAMU, les yeux rivés sur
l’homme de ma vie.
— Nous vous écoutons !
— Allo, oui ?! Mon mari vient de s’évanouir et je ne sais pas quoi
faire… Venez vite, je vous en supplie.
— A-t-il bu quelque chose en particulier ou prend-il un traitement
médicamenteux ?
— Non, non, rien de tout ça, m’énervé-je en leur donnant notre
adresse.
— Très bien, très bien, calmez-vous. J’envoie immédiatement une
ambulance.
Je raccroche, complétement paniquée en m’agenouillant à nouveau à
côté de Ryan qui ne réagit toujours pas.
Je n’ai aucune notion de secourisme et je m’en veux de ne pas savoir
comment agir dans une pareille situation. Si je le savais, je tenterais tout
pour le sauver, or je crains que si je le bouge de trop, je n’aggrave son cas.
— Ryan, je t’en supplie, réponds-moi, je t’aime… Ne me laisse pas…
J’étouffe un sanglot et prends son visage dans mes mains tremblantes.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, néanmoins j’essaye de me
convaincre qu’il ne s’agit que d’un petit malaise.
Ça va aller…
Je l’embrasse en me disant que cela va le faire réagir comme par
miracle, mais toujours rien. Ses yeux sont clos. Je me penche vers son torse,
pose ma joue sur son cœur, et là, je me redresse aussi sec en portant,
horrifiée, ma main à ma bouche. J’appose l’autre sur son cœur, cependant je
ne le sens pas battre… Et je crois que le mien vient de s’arrêter.
Ce n’est pas possible…
— C’est à cause de la panique, me dis-je à moi-même, si je ne
l’entends pas.
Je pleure désespérément.
Je sursaute à l’instant où la sonnerie de l’interphone retentit.
J’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée entre mon appel
désespéré et l’arrivée du SAMU. Je me relève à la hâte, puis appuie
plusieurs fois avec frénésie sur le bouton. J’ouvre la porte en criant :
— Ici, vite !
Trois hommes et une femme en blouses blanches font irruption dans
notre appartement, sous mon regard affligé. Je ne sais plus où donner de la
tête… J’ai l’horrible sensation d’être dans un cauchemar éveillé. Les bras
ballants, je les regarde s’activer, les yeux rivés sur ceux de Ryan, fermés, et
je me sens totalement inutile. Ils discutent entre eux, téléphonent à je ne sais
qui, toutefois je n’entends rien. Mes oreilles sont bouchées, ma vue
s’obscurcit et je crois que mon cœur va me lâcher, même si je pense que
c’est déjà le cas.
La sonnerie de mon interphone retentit une nouvelle fois.
Un homme habillé d’un simple pantalon noir et d’une chemise assortie
apparaît avec une mallette. Il se met à ausculter Ryan.
Quelques instants plus tard, la femme s’avance vers moi avec
prudence, le regard assombri. En arrivant à ma hauteur, elle m’observe
quelques instants, silencieuse. J’imagine qu’elle cherche ses mots avant de
prendre la parole, et quand elle se décide enfin, ils me percutent de plein
fouet.
— Je suis désolée, … votre mari est décédé. Nous ne pouvons plus rien
pour lui. Nous devons l’emmener à l’hôpital pour confirmer notre
pronostic… Nous pensons à une rupture d’anévrisme.
— Une rupture d’anévrisme, répété-je, les yeux dans le vide.
— Votre époux a-t-il présenté des maux de tête, des vomissements, une
sensibilité à la lumière ou bien des troubles digestifs ces derniers temps ?
Mon cerveau vient de se mettre en mode « off » et je suis incapable de
me rappeler quoi que ce soit sur les jours précédents, tandis que j’ai
l’impression que ma tension augmente. Pour la première fois de ma vie, je
n’arrive plus respirer normalement, comme si j’étais prise d’une crise
d’asthme. Je pense que la femme s’en rend compte puisqu’elle me somme
de m’asseoir et d’essayer d’inspirer et d’expirer calmement. Je n’y arrive
pas.
Je ne peux pas le croire… Ryan n’est pas mort !
Nous avons fait l’amour la moitié de la nuit et il se trouvait encore là, il
y a quelques minutes, en pleine forme, souriant, en train de préparer des
crêpes et me dire qu’il m’aimait. Donc, je refuse d’admettre que Ryan est
mort. Non !
— Je veux voir mmmon… mmmari, bégayé-je anormalement.
— Madame, nous allons l’emmener… Voulez-vous que je prévienne
un membre de votre famille ?
— Ryan ! hurlé-je à pleins poumons. Je veux voir mmmon mari !
Aaallez-vous-en ! Il n’est pas mort ! Ryannnnn…
— Calmez-vous ! m’ordonne-t-elle fermement, m’agrippant la taille.
Paul, nous l’emmenons, elle devient hystérique. Matt essaye de trouver les
coordonnées de la famille.
— Ryannnnn… me débats-je de toutes mes forces.
M’enserrant bien trop fort, je n’arrive pas à me défaire de sa prise.
J’ai l’impression que l’on m’arrache une partie de moi, de mon cœur et
que tous mes membres se brisent en cet instant. Je ne peux pas y croire.
Il était là avec moi, puis… plus rien.
Les larmes dévalent sur mes joues et un cri strident sort du fin fond de
ma gorge en regardant pour la dernière fois le visage éteint de l’amour de
ma vie.
Je refuse d’y croire… Ryan sera toujours avec moi !
II-LE DÉNI
1

Joey
Quatre mois plus tard…

La porte s’ouvre sur un grand espace de vie où trônent, au centre de la


pièce, un immense canapé gris avec deux fauteuils noirs, une table basse en
bois brut, et, au mur, un écran plat. Derrière le divan, je peux apercevoir le
coin salle à manger. Sur le côté, une cuisine américaine avec trois tabourets
de bar. Les murs sont orangés, parfaitement assortis aux briques, d’un très
beau marron rouge, positionnées tout autour de la télévision.
Je dois dire que je ne m’attendais pas à ce que cet endroit soit si
chaleureux. Je m’y sens déjà bien malgré la cause de mon aménagement
forcé.
— Les chambres sont à l’étage avec la salle de bains, mais il y en a
également une, là, sur ta droite.
— Merci, Greg… Tu es sûr que je ne vais pas déranger ? hésité-je
presque à opérer un demi-tour.
— Tu plaisantes ou quoi ?! s’indigne-t-il. Tu es ma petite sœur et il est
hors de question que je te laisse seule. Il faut que tu sois entourée. Ordre de
ton psy, tu te rappelles ?
Comment pourrai-je l’oublier ?!
Il y a trois mois, après une énième crise d’hystérie, dont je ne me
souviens même pas, j’ai dû être admise dans un centre psychiatrique. Mon
psy ne savait plus comment s’y prendre avec moi. Néanmoins, je précise :
je ne suis pas folle. Il m’a autorisée à en sortir seulement si j’allais habiter
chez un proche qui pourrait prendre soin de moi. Et puis, du haut de mes
vingt-trois ans, je ne voulais pas retourner vivre chez mes parents. Ils se
sont exilés à Londres juste après l’obtention de mon Bac pour ouvrir un
restaurant typiquement français. Les voir partir loin de moi a été un grand
soulagement. Je n’ai jamais été proche d’eux, sans doute parce que j’ai
appris très tôt qu’ils ne voulaient pas de deuxième enfant. Je suis un
accident. Mon frère passe avant moi depuis que nous sommes gamins,
toutefois je ne lui en tiens pas rigueur, il n’y peut rien. C’est comme ça.
Pour autant, je n’ai pas eu une enfance ni une adolescence malheureuse.
Disons juste que mes parents ont toujours évité les effusions d’affection
avec moi. D’ailleurs, lorsque j’avais besoin de me confier, je m’adressais à
mon frère, enfin surtout à Ryan.
Ryan… Mon Ryan…
J’ai juste envie de donner l’illusion que tout va bien, comme si ma vie
est la même qu’il y a quatre mois. Je veux pouvoir imaginer que rien n’a
changé et que je suis toujours la même, bien qu’une petite voix dans ma tête
me dise constamment le contraire. Cependant, la plupart du temps, j’essaye
de la faire taire. Je ne veux pas l’entendre. Je ne suis pas encore prête pour
ça.
Du coup, j’ai quitté Paris pour venir vivre chez mon frère à Toulon où
le docteur Roberts m’a confiée entre les mains de l’un de ses confrères, le
docteur Dubois que je dois justement voir dans six jours. Il m’a laissé le
temps de m’installer afin que je prenne mes marques.
Gregory, mon frère, infirmier urgentiste, travaille toute la journée.
Parfois même, la nuit, donc, j’ose imaginer qu’il ne sera pas constamment
sur mon dos. C’est ce qui m’a décidée à accepter.
— Oui, je sais, mais je ne veux pas que tu me surveilles comme une
chose fragile.
— Hmm… OK ! concède-t-il. Écoute, tu es ici chez toi et je veux que
tu te sentes à l’aise. Mes potes sont cool ! Ils ne sont pas au courant de ton
histoire. Tu seras tranquille.
Pour ça, je lui fais confiance. Mon frère a toujours été très discret sur
sa vie privée, car il n’aime pas s’étaler sur sa personne, préférant prendre
soin des autres plutôt que de lui. Parfois, j’aimerais qu’il se confie, lui aussi,
à moi. Un jour, peut-être…
Néanmoins, aujourd’hui, j’en suis plus qu’heureuse. Je ne voulais pas
débarquer ici et que tous me regardent avec pitié.
— Merci, souris-je, reconnaissante.
— Salut ! lance une voix guillerette derrière moi.
Je me retourne et découvre une jeune femme d’environ mon âge, les
cheveux rouges, les yeux redessinés avec un eyeliner lui donnant un regard
de biche, une mini-jupe en cuir, des guêpières ainsi qu’un bustier aussi
rouge que ses cheveux. Elle ne doit pas mesurer plus d’un mètre cinquante-
cinq. Elle dégage la joie de vivre.
— Moi, c’est Camille !
Elle me tape la bise, tout naturellement, et je suis assez surprise par sa
spontanéité. Je crois que je vais bien m’entendre avec elle.
— Cam’, je te présente ma sœur, Joséphine.
— Bienvenue, Joséphine ! Ton frère nous a prévenus que tu allais vivre
avec nous. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Je suis serveuse
au restaurant La Rade trois soirs par semaine, mais mon vrai métier, c’est
actrice. Enfin, pour l’instant, je n’ai rien tourné à part des publicités.
T’inquiète, je sais qu’un jour, je deviendrai une grande comédienne,
affirme-t-elle, sûre de ce qu’elle avance.
— OK, euh… Tu peux m’appeler, Joey, je préfère.
— Ça marche ! lâche-t-elle d’un air enthousiaste.
Au même moment, la porte d’entrée s’ouvre sur trois autres
personnes : deux gars et une fille. Le premier, un métis au crâne rasé, doit
bien mesurer un mètre quatre-vingt-quinze. Sa carrure m’impressionne.
Camille se jette dans ses bras et il la soulève comme une plume en
l’embrassant passionnément. Je pourrais être heureuse pour eux,
malheureusement c’est au-dessus de mes forces. Je n’arrive plus à me
réjouir du bonheur des autres.
Le second, un rouquin aux cheveux bouclés avec, sur le nez, des
lunettes rondes, me paraît plutôt sympathique. Quant à la fille, une grande
brune au carré strict, elle porte une robe noire minimaliste montée sur dix
centimètres de talons. Elle me scrute de la tête aux pieds. J’imagine qu’avec
ma salopette en jean, ma brassière blanche et mes Converses roses, elle doit
me trouver mal fagotée.
J’m’en fiche.
Je n’ai plus à plaire à personne.
— Salut ! Tu dois être Joséphine, devine l’armoire à glace en reposant
Camille qui glousse.
— Euh, oui, mais je préfère qu’on m’appelle Joey.
— Je te présente Ethan, en couple avec Camille, comme tu as pu le
constater, se marre mon frère. Il est agent de sécurité. Henri, testeur de jeux
vidéo, et enfin, Vanessa, agent immobilier.
Il m’apprend également qu’ils ont vingt-huit, vingt-quatre, vingt et
vingt-six ans.
— Enchanté ! me font les garçons en chœur tandis que la grande brune
m’octroie un simple hochement de tête en guise de bienvenue.
— Ton frère n’a rien voulu nous dire à part que tu avais été contrainte
de quitter Paris. Bref, j’espère qu’on en apprendra un peu plus sur toi dans
les jours à venir, débite Camille.
— Euh… Je… je n’aime pas trop ppparler de mmmoi.
Merde… Je recommence à bégayer.
Dès que je deviens nerveuse, mon bégaiement apparaît, me mettant
encore plus mal à l’aise que je ne le suis déjà. Je n’avais pas ce problème
avant. Cela est arrivé soudainement le jour où ma vie n’a plus eu aucun
sens. Mon psy m’a expliqué que ça pouvait se produire à la suite d’un choc
physique ou émotionnel. Dans mon cas, le deuxième en est la cause.
Apparemment, il faut que je me remette de ma blessure pour que mon
bégaiement disparaisse, je dois donc me montrer patiente. Il m’a dit que je
devais réapprendre à vivre et à aimer. Ben voyons !
Ils me regardent tous d’un air interrogatif et je détourne mon attention
vers mon frère.
— J’aimerais mmm’installer, je suis fffatttiguée du voyage.
— Oui, bien sûr ! Je vais t’aider à monter tes bagages.
— Je vais préparer des lasagnes, annonce Camille, apparemment ravie
d’avoir une nouvelle colocataire.
— Moi, je file sous la douche ! déclare Ethan en collant un baiser sur
le front de sa copine.
Tous s’affairent et Greg prend mes bagages.
Je le suis à l’étage, soulagée que ces présentations soient finies. Bien
qu’ils aient l’air sympas – sauf peut-être la pimbêche sur ses hauts talons –,
je suis nerveuse de cette nouvelle vie.
— Voilà, nous y sommes. Tu seras bien ici. Crois-moi, mes potes sont
sympas et… ça va aller.
— Je vais bien ! affirmé-je. D’ailleurs, je compte chercher un emploi
dès demain.
— Je pense qu’il est trop tôt pour ça, mais si tu crois que ça peut te
faire du bien…
J’acquiesce.
Greg m’étreint d’une manière tendre.
— Je suis heureux que tu sois là.
Face à mon silence, il me relâche pour me laisser m’installer. Greg
referme la porte derrière lui et je me sens libérée de ne pas avoir à me
justifier. Mon psychologue m’a dit qu’il fallait que je me concentre sur moi
ainsi que mes envies. Bien que mon frère estime que je ne dois pas
reprendre le travail tout de suite, car cela pourrait m’engendrer un stress
supplémentaire, j’ai besoin de bouger. J’ai besoin de me dire que tout ceci
n’existe pas, que ma vie va reprendre là où elle s’est arrêtée. Tous les jours,
j’essaye de me persuader que je vais me réveiller de ce cauchemar, sauf que
tous les matins j’ouvre les yeux sur cette réalité qu’est devenue ma vie : le
vide.
Je regarde autour de moi et je trouve ma nouvelle chambre plutôt
chouette. Comme le reste du loft, d’ailleurs. Les murs couleur parme, les
rideaux blancs, décorés de cercles gris, sont apaisants. Au milieu de la pièce
trône un grand lit, agrémenté d’une jolie couette violette qui m’a l’air
moelleuse. Il me tarde de m’y réfugier. Un beau parquet brut recouvre
également le sol, rehaussé d’un tapis à poils longs, d’une commode en bois
ancien accompagnée d’un miroir sur pied, d’un bureau assorti, ainsi que
d’une petite bibliothèque vide. D’un coup, ça me donne du baume au cœur.
Je décide de sortir mes affaires et de commencer par classer mes romances,
que j’affectionne tant depuis plusieurs années, bien que j’aie investi dans
une liseuse peu avant mon déménagement. Je savais que je ne pourrais pas
toutes les emporter avec moi, alors j’ai seulement pris mes préférées et
celles que je peux lire plusieurs fois, sans pour autant m’en lasser. Les
autres, je les ai données ou revendus.
Une fois tous mes romans en place, je range méticuleusement mes
vêtements dans la commode sans oublier d’y cacher un petit écrin avec
l’alliance de Ryan à l’intérieur et notre album photo. Je n’ai plus que ça,
ayant explosé mon téléphone contre le bitume. Le jour où les médecins
m’ont montée de force dans le camion afin de m’emmener dans cette
clinique, j’ai pété un plomb. Quand mon frère m’a rendu visite pour la
première fois, il a eu la gentillesse de m’en offrir un nouveau, bien que je
n’en aie désormais plus vraiment l’utilité.
Je me démaquille et effectue une rapide toilette à l’aide de lingettes que
je jette dans la petite corbeille du bureau. Je n’ai aucune envie de revoir qui
que ce soit ce soir et encore moins de faire la conversation ou expliquer
pourquoi j’ai déménagé à plus de huit cents kilomètres de Paris, là où j’ai
toujours vécu.
Greg et moi avons quatre ans d’écart. Il est venu ici pour effectuer son
internat en médecine. Il a eu un véritable coup de foudre pour la ville dès
son arrivée où il a loué un petit studio avant de se trouver cette colocation,
il y a maintenant trois ans.
Moi, j’ai quitté la maison de nos parents juste après l’obtention de mon
Bac, puis je me suis mariée dans la foulée avec l’amour de ma vie, le seul,
l’unique.
Mes parents ont profité de mon départ pour partir à Londres. De mon
côté, j’ai rapidement trouvé un boulot de vendeuse, et Ryan, un job de
chauffeur-livreur. Nous ne roulions pas sur l’or ; malgré ça, nous étions
heureux. Seul notre amour comptait.
J’enfile un shorty et le tee-shirt préféré de Ryan à l’effigie des Chicago
Bulls. Au moment où je m’apprête à me mettre au lit, j’entends toquer.
— Oui ?!
Greg pousse la porte et fronce les sourcils en s’apercevant que je vais
me coucher.
— Tu ne veux pas manger ? s’étonne-t-il.
— Je suis fatiguée.
— OK, pour ce soir, mais mets-toi en tête que je ne te laisserai pas
mourir de faim sous mes yeux.
— Je suis juste fatiguée, réitéré-je en soupirant.
— OK, bonne nuit, p’tite sœur, capitule-t-il en refermant derrière lui.
Je monte dans le lit et rabats la couette jusqu’au-dessus de ma tête en
priant pour me réveiller dans mon autre vie, celle où Ryan se trouvait
encore avec moi.
Il me manque atrocement. Ce n’est pas par vagues, c’est constant. Tout
le temps, sans répit je pense à lui et j’en ai mal au ventre. Il n’y a rien de
plus douloureux au monde que de perdre la personne que l’on aime.
2

Joey
« Ryan me rejoint, un sourire satisfait aux lèvres lorsqu’il me voit me
frotter les mains, puis il dépose l’assiette remplie de notre petit-déjeuner
sur notre table basse qui nous sert de table à manger. Nous ne vivons pas
dans le luxe, néanmoins cela nous importe peu du moment que nous
sommes ensemble.
— J’ai oublié la confiture, tique-t-il en fronçant les sourcils.
Je hume les crêpes en fermant les yeux quand j’entends un bruit lourd
qui me fait sursauter. Je les rouvre instantanément, tourne la tête et
aperçois mon mari gisant au sol. Mon cœur s’arrête – ou plutôt s’affole. Je
me rends alors compte qu’il ne bouge pas et qu’il n’émet pas le moindre
son de douleur.
— Ryan ! m’écrié-je en me précipitant vers lui.
Je me jette à genoux et tente de le secouer pour qu’il réagisse. Rien.
— Mon cœur, réponds-moi ! Ryan… Ryan ! »

Je me réveille en sursaut, transpirante et paniquée dans mon lit après le


même cauchemar qui me hante chaque nuit depuis quatre mois. Je me
redresse, me frotte le visage afin de me ressaisir et de ne pas évacuer mes
larmes. Je sais que si je me laisse aller, je vais en avoir pour toute la nuit.
J’aimerais éviter de me lever demain matin, les yeux gonflés et rougis.
— Ryan, reviens… Je t’en supplie, soufflé-je pour moi-même.
Je ravale un sanglot, prêt à jaillir, et me lève en emportant mon
téléphone qui indique : trois heures du matin.
Je descends l’escalier, profitant de son léger éclairage pour me repérer.
Arrivée devant le frigo pour prendre une bouteille d’eau, j’entends un bruit
de pas derrière moi. Toujours sous le choc de mon cauchemar et ne
connaissant pas encore mes colocataires, je me fige de peur. J’attrape alors
le premier aliment qui me tombe sous la main, me retourne d’un geste
brusque et lève le bras, prête à en découdre avec l’intrus, mais je percute un
torse dur.
— Vous comptez faire quoi avec ce concombre ? M’assommer ? rigole
une carrure musclée d’un son rauque.
Je lève la tête et devine le visage d’un homme à la mâchoire carrée
parsemée d’une barbe de trois jours, aux yeux sombres et à la bouche
charnue qui dessine un sourire moqueur au coin de la lèvre.
— Vous êtes qui ? l’interrogé-je, méfiante.
— C’est plutôt à moi de vous demander qui vous êtes et ce que vous
faites chez moi.
— Euh… chez vous ? Vous habitez ici, vous aussi ?
— Je loue les chambres. Je suis le propriétaire. Vous ne m’avez pas
répondu… Que faites-vous ici ?
D’un coup, je me sens bête et morte de honte d’avoir réagi sans
réfléchir.
— Je suis la sœur de Gggreg… Jjjoey.
Il se recule et une lampe s’allume. Je grimace par cette soudaine clarté
qui me pique les yeux. Je cligne des paupières pour m’habituer à la lumière.
Malgré la pénombre, j’avais bien vu. Il a les yeux sombres, d’un noir
absolument magnifique, et sa bouche est parfaitement bien dessinée. Ses
cheveux sont bruns, courts et décoiffés. Mon regard descend sur ses larges
épaules, ses bras, dont l’un, entièrement tatoué de flammes donne
l’impression de les voir danser sur sa peau. Mes yeux descendent ensuite
sur ses pectoraux, puis enfin, sur ses abdominaux, incroyablement bien
travaillés. Là, j’aperçois son nombril où une fine ligne de poils s’arrête à la
base de son jean, légèrement déboutonné. Mes poils se hérissent sur mes
bras, me donnant la chair de poule. Je détourne le regard, gênée du trouble
que me provoque cet inconnu, bien trop proche de moi. Je peux sentir d’ici
la chaleur de son corps. Fébrile, je repose le concombre dans le frigo pour
me saisir d’une bouteille d’eau, puis je me retourne vers lui dont le regard
me brûle la chair.
— Si j’ai bien compris, tu es la sœur de Greg et tu t’appelles… Joey.
C’est bien ça ?
J’acquiesce en déglutissant.
— Joey, c’est le diminutif de quoi ?
— Jjjoséééphine, articulé-je difficilement, soudain un peu trop
nerveuse à mon goût.
— OK, Joséphine… Donc, je suppose que ton frère sait que tu te
trouves ici ?
C’est la première fois que j’aime autant entendre mon prénom sortir de
la bouche d’un inconnu. Cela me perturbe. Je ne sais pas pourquoi, toutefois
je garde pour moi ce détail, qui me paraît soudainement sans importance.
— Oui, je suis arrivée hier soir. Je croyais qu’il avait prévenu toute la
colocation. Enfin… le propriétaire des lieux.
— J’ai été pas mal occupé ce mois-ci et je ne suis passé qu’en coup de
vent à la coloc’. En général, j’éteins mon téléphone quand je suis de
service.
— Toi aussi, tu es infirmier ?
— Non, pompier… Sergent pompier. Je m’appelle Jonas.
— OK, euh… je retourne dormir. J’avais simplement soif, dis-je en
montrant la bouteille d’eau.
Je le contourne, mais alors que je m’apprête à m’éclipser, il m’attrape
le bras. Ce simple contact me procure une étrange décharge électrique dans
tout le corps. Mes yeux percutent les siens, je retiens mon souffle.
— Qu’est-ce que tu viens faire chez ton frère ? m’interroge-t-il en
examinant mon alliance que je refuse de retirer de mon annulaire.
— Si on te le demande, tu diras que tu ne sais pas, me renfrogné-je en
récupérant mon bras.
Je remonte rapidement les marches de l’escalier en manquant de
tomber deux fois et m’enferme dans ma chambre à double tour.
Je n’ai pas envie de m’étendre sur ma misérable existence avec un
parfait inconnu, bien qu’il soit sûrement le mec le plus sexy que j’ai pu
rencontrer dans ma vie. Ou plutôt… regardé.
À part Ryan, je ne me suis jamais attardée sur les autres hommes.
3

Joey
Le lendemain matin, je me réveille le cœur lourd et la tête prête à
exploser, comme chaque jour, au moment où je prends conscience que Ryan
n’est pas à mes côtés. Je comprends maintenant cette citation du poème de
Lamartine, L’isolement : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Je m’octroie quelques minutes pour réaliser où je me trouve, et me
remémorer ma journée de la veille. La remise des clés, le trajet en taxi
jusqu’à la gare, puis le train pour arriver à Toulon où mon frère a eu la
gentillesse de venir me chercher. Pour finir, les présentations en vigueur
avec ses colocataires qui sont désormais les miens.
Je me rappelle alors mon rêve ou plutôt mon cauchemar, et enfin, ma
rencontre fortuite avec ce dénommé Jonas, qui m’a bizarrement troublée.
Je chasse toutes mes pensées de la tête.
Je regarde mon téléphone qui affiche cinq heures vingt-sept.
Je m’habille rapidement de ma tenue de sport, puis attrape mon
trousseau de clés, que je fourre dans la poche de mon legging, ainsi que mes
écouteurs et mon portable. J’ai besoin d’aller courir, de me vider la tête
pour ne plus avoir à penser.

Après une heure de jogging, je rentre à la coloc’ où une bonne odeur de


crêpes vient happer mes narines. Je me fige en relevant la tête sur un dos
musclé.
Ryan…
Il est là ! Et il prépare… des crêpes.
Je le savais qu’il ne pouvait pas être mort !
Mon cœur se met à battre la chamade, mes mains deviennent moites et
un large sourire se dessine sur mon visage.
— Mon cœur ! m’écrié-je, folle de joie.
Ignorant le monde qui m’entoure, je me jette sur lui, l’entourant de
toutes mes forces.
D’un coup, la crêpe s’échoue au sol et Ryan se retourne, visiblement
choqué, en me repoussant prudemment. Là, mon regard vient se planter
dans le sien. Je cligne des yeux en constatant effroyablement que ce n’est
pas mon mari, mais Jonas. Je m’éloigne de lui comme si sa peau venait de
me brûler et me confond en excuses pitoyables.
— Jjje sssuis dddésolée… Jjje t’ai pris pour qqqqquelqqqu’un d’autre,
reculé-je en heurtant le comptoir derrière moi.
— Le bégaiement… C’est depuis que tu es petite ou seulement lorsque
tu es nerveuse ?
Il pose ses mains de chaque côté du comptoir, m’empêchant de
m’enfuir honteusement. Son parfum d’after shave me saisit
voluptueusement les narines.
Comment ai-je pu confondre Ryan avec Jonas ? Mon Dieu, qu’ai-je
fait ?
Nos regards se mélangent ainsi que nos souffles. J’ai l’impression que
mon cœur va me sortir de la poitrine, et mes jambes, me lâcher. Ce type me
donne des sueurs chaudes.
— C’est apparu, il y a quatre mois, soufflé-je en baissant la tête,
embarrassée par la situation.
Mauvaise idée !
J’ai maintenant la vue sur ses pectoraux. Il doit ressentir mon trouble
puisqu’il se penche pour me susurrer à l’oreille :
— Ne sois pas gênée, je ne mange pas… Quoique là, tout de suite,
j’aimerais beaucoup goûter cette bouche, me caresse-t-il la lèvre inférieure
de son pouce, ce qui me suscite un frémissement.
— Euh… je n’embrasse pas, bredouillé-je.
— Dommage ! lance-t-il enfin en se redressant, me délivrant de son
corps. Une crêpe ?
Une boule se forme dans ma gorge, m’empêchant presque de respirer
normalement.
— Je ne mange plus de crêpes.
Il arque un sourcil interrogatif et la voix de mon frère nous parvient. Je
sursaute.
— Ah, je vois que vous avez fait connaissance. Désolé, Jonas, mais je
n’ai pas eu l’occasion de te prévenir pour ma sœur.
— C’est ma faute. J’ai été assez pris ces derniers temps, dit-il en
comprenant que Greg parle de moi.
— Ouais, j’ai remarqué… Du coup, j’espère que ça ne te dérange pas
si Joey occupe l’ancienne chambre de Camille, dit-il, confus.
— Aucun problème ! répond le pompier en plantant ses yeux noirs
dans les miens.
— Génial, merci !
Mon frère reporte son attention sur moi :
— Bien dormi, p’tite sœur ?
— Compliqué, bougonné-je, ce qui n’échappe pas au mec sexy qui
continue de me sonder.
Mec sexy ?... D’où je sors ça, moi ?!
Greg s’approche doucement de moi. Il met ses mains sur mes épaules
d’un geste fraternel.
— Écoute, aujourd’hui, je vais devoir enchaîner une garde de vingt-
quatre heures, donc, je veux que tu me promettes de manger correctement et
de prendre doucement tes marques. Ah, j’oubliais, ajoute-t-il en sortant une
feuille de sa poche, ce sont les numéros de téléphone de tout le monde. Ils
ont le tien. Au cas où tu aurais un problème.
Je deviens blême lorsqu’il donne le mien à Jonas.
— Greg, je ne suis plus un bébé, OK ?! m’agacé-je en prenant le
papier. Je te l’ai dit, je vais bien. Il va revenir et tout sera comme avant.
Choqué par mes propos, Greg me relâche et sa mâchoire se crispe ainsi
que tous ses membres.
— Putain, mais tu en es encore au stade du déni ?! Ton psy m’a
pourtant affirmé que tu allais mieux… Tu parles ! crache-t-il. Rien n’a
évolué depuis quatre mois, oui !
— Arrête ça ! m’énervé-je, hors de moi.
La boule qui s’était installée dans ma gorge descend dans ma poitrine,
prête à exploser à tout moment, quand une voix joyeuse me parvient au
loin :
— Pourquoi hurlez-vous comme ça ?
Je reconnais le timbre chantonnant de Camille, tandis que Greg
effectue les cent pas devant moi en serrant les poings et que Jonas ne m’a
pas lâché des yeux. Et là je suis incapable de cerner son regard sombre.
Pourquoi me perturbe-t-il autant ?
— Pour rien, râlé-je.
J’aimerais arracher les yeux de mon frère pour avoir failli me trahir
devant ses amis. Je lui ai dit que je ne voulais pas qu’il en parle, mais s’il
me fait sans cesse des reproches, ils vont finir par se douter que tout ne
tourne pas rond dans ma tête. Je ne veux surtout pas être prise en pitié par
des personnes qui ne me connaissent pas encore.
Il ne peut pas comprendre ! Personne ne peut comprendre ce que je
ressens.
Je refuse d’admettre la vérité parce que si je l’admets, ce sera fini.
J’aurai perdu Ryan à tout jamais, néanmoins si je me dis qu’il va revenir,
c’est comme si une part de lui se trouvait toujours là, près de moi.
— Joey… se radoucit mon frère me voyant prête à exploser.
— Je ne veux pas en discuter avec toi. J’ai déjà un psy pour ça,
marmonné-je dans ma barbe en croisant les bras contre ma poitrine.
Je le bouscule et remonte l’escalier pour échapper à une conversation,
qui, je le sais, va me dépasser.
Arrivée dans ma chambre, j’attrape mon nécessaire de toilette. Après
avoir vérifié que la salle de bains était libre, je m’enferme à l’intérieur.
Ma séance de jogging m’aurait fait un bien fou si, en rentrant, je
n’avais pas pris Jonas pour Ryan et que mon frère ne s’était pas énervé
contre moi.
Je retire mes fringues fébrilement, puis m’engouffre dans la douche.
J’allume le robinet d’eau chaude. J’ai besoin de chaleur et de réconfort pour
apaiser la douleur que j’ai dans le ventre.

***

Je me réveille sur les coups de deux heures et demie avec le même rêve
qui se transforme à chaque fois en cauchemar. J’ai la gorge sèche.
Seulement éclairée de la lumière de mon portable, je descends
prudemment l’escalier. Lorsque j’arrive dans la cuisine, je me heurte à un
torse et je reconnais immédiatement à qui il appartient.
— Décidément, ça devient une habitude, s’amuse Jonas d’une voix
grave.
— Dddésolée, je ne t’avais pas vu.
— Ne le sois pas ! J’ai connu plus désagréable que de me faire rentrer
dedans par une jolie blonde à la bouche gourmande.
Hein ?!
— Qqquoi ?
Il rit franchement et je dois avouer que je trouve ce son carrément sexy.
— Tu as faim ? Tu veux quelque chose ?
— Non… Juste de l’eau, s’il te plaît.
Il attrape une bouteille d’eau ainsi qu’un verre et allume la petite lampe
du bar, puis s’y installe après s’être servi un bol de chocolat chaud avec des
céréales. Je l’imite en m’asseyant en face de lui, le regard rivé sur mon eau.
— Je sais que cela ne me regarde pas, mais pour une raison que
j’ignore, Greg s’inquiète pour toi. J’ai l’impression que tu as vécu un truc
traumatisant, et si tu as besoin d’une oreille attentive, sache que je suis
assez doué pour écouter.
— D’où ton métier de pompier, deviné-je.
— Quand on s’engage dans cette profession, il faut avoir une certaine
aptitude pour savoir écouter les gens, en effet.
— C’est gentil, mais j’ai déjà un psy qui se charge de ça, grimacé-je.
— Ça n’a pas l’air de te plaire.
— Je n’ai pas choisi… Cela m’a été imposé…
— Hmm… Je vois… Tu habitais où avant ?
— Paris.
— Tu aimais vivre là-bas ?
— J’y suis née, j’y suis tout simplement restée. Peu importe l’endroit
où j’étais du moment que…
Je me rends compte que je suis en train de me livrer un peu trop à
Jonas. Cela m’étonne moi-même. Je le connais à peine, pourtant j’arrive à
lui parler comme si c’était un ami, moi qui n’en ai jamais eu. Je n’avais que
Ryan dans ma vie.
— Du moment que ?
— Rien ! Aucune importance…
— Au contraire, me coupe-t-il, je pense que tout ce qu’on dit devrait
avoir de l’importance.
Il porte son pouce au coin de ma lèvre pour essuyer une goutte d’eau
imaginaire, je sens mon cœur s’accélérer à ce simple contact. Comment
peut-il me procurer cet effet ? Je ne peux pas être troublée par lui. Je ne le
dois pas, et surtout je n’en ai pas le droit. Ce serait comme si je trompais
Ryan. À cet instant, je m’en veux d’apprécier la compagnie de Jonas, de le
trouver très attirant.
— Euh… Jjje vais aaaller me recoucher.
— C’est moi ou… je te rends nerveuse ?
— Pppas du tttout…
— Hmm… fait-il, un rictus en coin. Bonne nuit alors, jolie blonde.
Jolie blonde ?
— Bonne nuit ! dis-je sèchement en reprenant ma contenance. Merci
pour… le verre d’eau.
Il hoche la tête, un sourire aux lèvres. Je le trouve encore plus
séduisant. Après lui avoir tourné le dos, la main sur le cœur, je pose le pied
sur la première marche de l’escalier menant à l’étage. Il vient de se passer
quoi, là ?
Ne te retourne pas !
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