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Tous droit réservés, y compris le droit de reproduction de ce livre ou de quelque citation que ce soit sous n'importe quelle
forme.
Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des personnes réelles ou des lieux réels cités
n'ont d'autre existence que fictive. Tous les autres noms, personnages, lieux et événements sont le produit de l'imagination
de l'auteur, et toute ressemblance avec des personnes, des événements ou des lieux existants ou ayant existé, ne peut être
que fortuite.
ISBN : 978-2-37652-710-7
28122022-1730-VF
Internet : www.butterfly-editions.com
À Farès, et à nos réveils « feel good ».
1. Bienvenue chez les riches
J'y pense souvent, à cet instant sous l'abribus. J'ai l'estomac noué à
l'idée de recroiser Adam au lycée. Qu'est-ce qu'il a pensé, lui, de ce
moment figé ? Qu'est-ce qu'il doit croire de moi ? C'est n'importe quoi, je
dois arrêter ça tout de suite.
Pour l'instant, je n'ose pas en parler. Ni à Mary ni à Fares. J'ai bien
trop peur d'être jugée. Et je me juge assez sévèrement comme ça.
Mais bon sang, où avais-je la tête ? Je le sais bien pourtant, depuis le
début, depuis la première fois où je l'ai pris pour un surveillant, qu'il ne
me fait pas l'effet qu'un lycéen devrait me faire. J'aurais dû éviter de le
suivre, couper court à la conversation, éviter l'abribus... Je dresse la liste
de toutes mes erreurs.
Cinq jours ont passé. Je ne l’ai toujours pas recroisé. Je redoute
affreusement le moment où ça viendra. D'autant qu'il y a d'autres
problèmes à gérer. La terminale 3, celle qui comporte le trio de rigolos,
possède quelques élèves qui me détestent franchement. Deux filles, en
l'occurrence. Et je n'ai aucune idée de pourquoi.
C'est compliqué quand on est fraîchement professeur de comprendre
certaines haines spontanées chez nos élèves. Ces deux filles, Gabriella et
Lorie, qui s'habillent en Zadig et Voltaire et portent lâchement leurs
écouteurs, ont l'air de détester absolument tout ce que je leur raconte.
Entre bâillements, regards moqueurs sur mes réflexions, et dessins en
classe, je me sens petite et méprisée.
Je dois me rappeler, lorsque je suis face à elles, que c'est moi, le
professeur. Quelle que soit leur classe sociale, leur lien aux autres, leur
popularité.
Oui. Mais un professeur ne laisse pas un élève s'approcher de son
ventre nu pour le caresser.
La torsion revient d'un coup. Je la chasse en me concentrant sur le
tableau devant moi. Je leur ai dressé une fresque historique des
évènements majeurs pré-Seconde Guerre mondiale. On la commente
ensemble, puis il est enfin temps d'aborder le début de la guerre.
C'était sans compter sur les trois coups que Laurent frappe à ma porte.
C'est une blague. L’Univers décide sérieusement de me faire une
blague, je ne vois pas d'autres solutions.
J'ai massacré quel peuple dans une vie antérieure pour subir l'arrivée
d'Adam dans mon cours, une fois de plus ?
Laurent me fait un sourire désolé, s'écarte, et Adam Dragannah passe
le pas de la porte. Il n’a pas changé de posture, ses cheveux bruns toujours
en bataille, ses yeux marron-vert toujours pétillants, et son fichu sourire
en coin. Il agit exactement comme il le faisait la semaine dernière, avant
l'abribus.
Il dépose son carnet de correspondance sur mon bureau :
— Faudrait songer à un abonnement, déclare-t-il Au bout de dix cours,
j'ai droit à un Kebab.
La classe éclate de rire, et, d’un coup, je suis soulagée. Il n'a pas de
regard gêné, ni de sourire entendu ou provocateur. Il n’est ni dans la fuite
ni dans l’ambiguïté. J'ai l'impression de respirer pour la première fois
depuis cinq jours.
Je m'autorise aussi à rire à sa réflexion, puis lui indique de s'asseoir à
la même place que la dernière fois.
Tout va bien. Je peux reprendre mon cours, ignorant le soupir lassé de
Gabriella à l'idée qu'il nous reste encore une heure.
Ne pas détester une élève parce qu'elle nous déteste. Prendre de la
distance. Se concentrer sur l'enseignement. Allez, Clara, tu as tenu tête à
Johanna Baryl en CM2, tu peux affronter deux adolescentes en mal de
souffre-douleur.
— Ce qui va nous intéresser, ce sont les enjeux économiques et
politiques entre les grandes nations s'affrontant à l'époque, dis-je alors à la
classe en pointant la fresque au tableau. Trois grands régimes totalitaires
sont à pointer à partir de ce moment : le régime soviétique, le fascisme
italien, et le national-socialisme Allemand. On observe un repli national,
un besoin de reconquête de territoire, une recherche d'identité et...
Je continue à faire mon cours, sans accro, pendant une heure. Joseph
interroge sagement ; Julie, une petite rousse timide et sérieuse, demande
des précisions sur les dates, et finalement, lorsque la sonnerie retentit, je
constate que j'ai survécu.
En fait, j'avais vraiment besoin de le revoir. Il fallait passer ce cap
pour reprendre une ligne de conduite normale. Pour passer à autre chose,
en somme.
Les élèves quittent leur place, attrapent leur sac, et se précipitent hors
de la classe en se bousculant presque. Adam fait partie des premiers à
partir, il me fait un geste de salutation imitant l'armée pour s'en aller.
Simplement, légèrement. Ça me va.
.J'ai l'impression d'être une mauvaise prof. D'être celle que l'on ne
supporte pas d’écouter. D'être les deux heures soporifiques de la semaine :
"Oh non, pas Histoire avec Dolnoy !" J’ai l’impression que c’est moi, ça.
Je me rends en salle des professeurs pour la récréation et y retrouve
Karima devant la machine à café, qui attend désespérément son tour pour
commander un cappuccino sucré. Elle remarque immédiatement ma mine
malaisée :
— Dure matinée ? demande-t-elle en mettant enfin sa pièce dans le
distributeur.
— Je n’en sais rien. J'ai l'impression que je les ennuie.
— C'est bien. Si tu te demandes s'ils s'ennuient, c'est que tu seras une
bonne prof.
Ça a l'air facile pour elle, mais elle me précise, avec cette
bienveillance qui la caractérise, qu'elle enseigne depuis douze ans. Elle a
"pris le pli", pour la citer. Je crois que le problème vient aussi de la
définition de "bonne prof". C'est quoi, en fait ? Quelqu'un qui transmet ?
Qui n'ennuie pas ? Permettre à ses élèves d'avoir le bac, ce n’est pas déjà
être un bon prof ?
S'ils nous adorent, mais qu'ils ne retiennent rien, en quoi ça ferait de
nous de bons profs ?
Je repense aux paroles d'Adam sur le pont. "Ce n'est pas votre
vocation". Elles tournent dans ma tête depuis.
— Eh, me souffle doucement Karima en posant une main chaleureuse
sur mon épaule. Y a des jours avec et des jours sans. Aujourd'hui, c'est
sans. Passe à autre chose.
On sort du lycée pour que je l'accompagne fumer. On dépasse les
élèves agroupés devant les portes et leur nuage de tabac pour rejoindre le
coin des professeurs. Je ne peux pas m'empêcher de chercher Adam parmi
les fumeurs. Il est là, et il tient encore la hanche d'une jeune femme, tout
en faisant visiblement rire un groupe de lycéens.
Allons. Ce n'est pas ton univers, tout ça, Clara. Passe à autre chose.
D'accord.
Adam me remarque, il me regarde. Et ça se noue d'un coup, là, dans
mon ventre, comme une pression délicieuse.
Je détourne les yeux.
Fini les conneries.
10. Les mots de Shakespeare
Le Uber me ramène alors que la pluie s'est abattue sur Paris. J'ai collé
mon front contre la vitre ; je regarde la capitale défiler, éclairée par les
réverbères nocturnes et les bars animés.
Je suis sortie précipitamment du théâtre. Après une heure trente à
supporter la proximité d'Adam à ma gauche, il fallait que je fuie, encore.
Depuis, je conserve une sensation désagréable. Comme un manque.
Il pleut des cordes, c'est impressionnant. Le Uber s'arrête devant mon
modeste immeuble du onzième, et je cours de sa portière à mon hall. J'ai
quand même eu le temps d'en prendre plein les cheveux. Je m'en fiche un
peu.
Mon chez-moi, au sixième sans ascenseur, m'attend dans son silence et
son trop petit salon. Je jette mon manteau humide sur le petit canapé. Je
m'affale carrément.
Bon sang, il était juste à côté, et son odeur, ses rires ponctuels, ses
petits souffles réactifs à la pièce, m’ont hypnotisée.
Il est l'heure de déclencher une réunion de crise, je crois. D'autant que
je sens toujours que quelque chose ne va pas, mais impossible de
déterminer quoi.
La douche brûlante ne m'aide pas. Pendant que l'eau glisse sur moi, je
le revois, lui, sous l'abribus. Je me risque à imaginer... Est-ce que ce sont
ses mains sur mon ventre, là ? Ça provoquerait quelle sensation, de le
savoir lui, en train de me toucher ? J'ouvre les yeux soudain.
Ma mallette. Je l'ai oubliée au théâtre. Bordel, l'acte manqué. J'ai
oublié ce qui constituait mon costume de professeur au théâtre.
Sérieusement… J'éteins, me sèche, enfile mon pyjama trop large que
j'adore, et me précipite sur mon téléphone. Il est vingt-trois heures
quarante-cinq. Tout est fermé.
Merde. Merde. Merde. J'ai trente copies là-dedans. Merde et re-merde.
Et alors que je cherche les horaires d'ouverture sur le site du théâtre, la
sonnerie de mon interphone retentit.
À cette heure, c'est soit Mary complètement bourrée, soit Fares
complètement bourré, soit les deux. Complètement bourrés, s'entend. Je
décroche, le torrent de pluie fait grésiller la voix, mais je la reconnais tout
de même. Mon estomac exécute trois tours avant de revenir à sa place
normale.
— Dame Dolnoy ? J'ai votre mallette !
Qu'est-ce que je fais ? Je descends ? En pyjama, je récupère la mallette
et je consulte un psy lundi dès huit heures ?
— Dame Dolnoy ? Je peux entrer ? Il drashe sec, là...
— Sixième étage, porte de gauche.
Je raccroche. Il faut que je me change. Non, la priorité, c'est de revoir
le visage. Je cours dans la salle de bains pour essayer d'arranger mes
cheveux. Ça me prend deux bonnes minutes de tenter une queue-de-
cheval, l'enlever, la refaire... J'efface du bout des pouces le crayon noir qui
a coulé sous mes yeux, j’ajoute un peu de gloss. Plus le temps d'enfiler
autre chose, il frappe déjà à ma porte.
J'inspire profondément. Prendre un air résolument calme. Paraître
indifférente. Comme une adulte, quoi.
Je vais ouvrir et découvre un Adam ruisselant, essoufflé de la montée
des marches, qui me tend la mallette d'une main, tout en se tenant au pan
de porte de l'autre.
— À votre... service, lance-t-il.
Je le remercie. Je récupère mon costume de prof d'une main
tremblante, qu’il, je l’espère, ne remarque pas.
— Je peux entrer une seconde ? demande-t-il sans aucune gêne. Juste
le temps de... bah, de sécher.
Non, bien sûr que non, tu ne peux pas entrer. C'est mon appartement,
mon appartement de professeur, je suis en pyjama, et tu ruisselles de
partout au point que j'ai envie de me réhydrater avec tes cheveux ;
évidemment, que tu ne peux pas entrer, Adam.
— Bien sûr, venez.
Et je ferme la porte derrière lui. Il trempe mon parquet avec ses
chaussures et son jean gouttelant. Son haut à manches longues lui colle au
torse, et le pire, ce sont ses cheveux, aplatis, comme s'il sortait de la
douche. J'ai presque envie de rire à le voir comme ça.
— Une serviette, peut-être ?
— Je veux bien, s'amuse-t-il en passant une main dans sa rivière
brune. Et juste... Vous auriez un genre de...
Il me regarde de haut en bas, semble hésiter, puis formule tout de
même :
— Très, très gros pull ?
C'est vrai que si l’on compare nos gabarits, il me faudrait des
vêtements bien trop grands pour moi cachés dans les placards. Et
heureusement pour lui, j'ai ça. J'acquiesce avant d’aller dans ma chambre
chercher mon pull d'hiver, une espèce de laine noire difforme qui me tient
compagnie quand il neige. Je le lui tends, avec une serviette.
— Merci.
Et il... d'accord, il enlève son tee-shirt dans mon salon. C'est quoi leur
problème, aux mecs ? Ils croient vraiment que ça ne nous fait rien de voir
un torse – et pas n'importe quel torse, celui-ci est gravé dans le marbre – à
quelques centimètres de nous ? Je n'arrive pas à regarder ailleurs ; quand il
lève les bras pour enfiler le pull, je remarque une étoile, tatouée sur son
flanc gauche.
Il est tellement sexy, c'en est ridicule. À partir d'un certain degré
d'attraction, j’estime que c’est une plaisanterie. Adam Dragannah est une
immense plaisanterie.
Et le pire : mon vieux pull tout moche lui va bien. Il me sourit, sans
dévoiler ses dents, presque gêné à présent, comme si, un peu plus au sec,
il prenait conscience de la situation.
— Vous voulez une boisson chaude ? proposé-je.
Il marque un temps, semble réfléchir, puis abdique :
— Ce serait pas mal, fait-il en retrouvant son air léger.
Je ne lui demande pas comment il a obtenu mon adresse, je sais que
ma névrosée de mère l'a fait coudre sur la pochette intérieure. Elle vit dans
l'ancien temps, ma mère. Elle aurait pu mettre un numéro de téléphone,
comme tout être humain normalement constitué, mais... non.
Pendant que je fais chauffer l'eau au tout petit comptoir de ma
cuisinette, je le vois qui arpente les quelques mètres carrés de mon salon.
Il regarde les murs, s'approche de la fenêtre sans balcon, se penche sur la
bibliothèque presque vide, et il déduit :
— Vous venez d'arriver ?
— Il y a un mois.
Il doit estimer ça intrusif, parce qu'il arrête de tout sonder pour me
rejoindre au comptoir minuscule. Je lui dépose une tasse fumante, qu’il
prend délicatement, entre ses deux mains, les manches trop longues du
pull le protégeant de la brûlure. Il souffle doucement sur la vapeur, avant
de boire une gorgée qui, à son air apaisé, doit le soulager du froid.
— Vos parents ne s'inquiètent pas de votre absence à cette heure-là ?
— Il faudrait qu'ils soient là, pour ça.
— Ils sont où ?
— En Israël.
Je m'apprête à lui poser une question supplémentaire, lorsqu'il lance,
sans méchanceté, mais fermement :
— Le couplet mélodramatique sur l'absence de mes parents au
quotidien pourra se faire un autre soir, si ça vous va.
Je n'insiste pas et je me sers mon propre thé. On reste l'un en face de
l'autre, quelques secondes sans parler, séparés par le mini-comptoir de
bois. Il s'est assis sur la chaise haute et ronde, tandis que je joue, avec une
fausse nonchalance avec l'étiquette Lipton qui pendouille sur ma tasse.
— Écoutez...
Il se racle la gorge avant de parler. Ses yeux marron-vert ne dévient
pas des miens, mais ils possèdent tout de même une certaine hésitation.
— Oui ?
Je ne sais pas ce qu'il va me dire, mais je le redoute. Mon cœur
s'accélère vivement, et j'espère que ça ne se voit pas sur le haut de mon
pyjama. Il ne regarde pas dans cette direction, dans tous les cas, il ne fixe
que mon visage.
— La mallette, c'était une bonne excuse.
Cœur. Battement. Pyjama.
— Je voulais vous présenter des excuses, depuis un moment. Mais, au
lycée, c'était compliqué. Je ne voulais pas que...
Il n'achève pas sa phrase, même si je crois comprendre ce qu'elle
comporte : il ne voulait pas m'attirer d'ennui, il ne voulait pas que l'on
s'imagine des choses, dans les couloirs, à le voir me parler en tête-à-tête.
— J'ai eu un regard et j'ai failli avoir un geste, très déplacés, ce jour-là
à Rouen, reprend-il finalement. Je voulais vous dire que j'en étais désolé.
Tout redescend dans mon ventre et dans ma poitrine. Il a une maturité
que je n'ai définitivement pas, c'était à moi de lancer cette conversation. Il
se tient dans mon appartement, plus grand et plus courageux que moi, il
me fixe sans aucun détour, et il me dit au travers de ses excuses que ça ne
se reproduira plus.
Ça me fait étonnement mal.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris, ajoute-t-il comme si ce n'était pas
suffisant
Non, vraiment, tu peux arrêter là, j'ai saisi le message de fond.
— Les bières ont dû jouer. Le fait que vous êtes franchement canon
aussi, mais... c'était pas à faire. Ah et tenez, c'était pas à dire non plus le
truc d'avant. Oubliez. Gardez juste la partie sur les excuses.
J'éclate de rire, ce qui semble le soulager. Il sourit aussi en buvant une
gorgée chaude. Je lui signifie d'un hochement de tête appréciateur que j'ai
compris.
— Voilà... souffle-t-il en conclusion. Puisque j'ai visiblement un
abonnement Kebab à votre cours, je ne voulais pas qu'il y ait de malaise.
— Il n'y en a pas, Adam. Et je vous remercie de la démarche.
Je me surprends moi-même. Bien sûr qu'il y a un malaise, mais ça ne
vient pas de lui. Ça vient de mon incapacité à respirer correctement quand
il se trouve dans la même pièce.
— Sur ce... dit-il en quittant son siège. Je retourne dans le grand bain.
Ne pars pas. Je n'ai pas envie que tu partes. J'ai envie que l'on parle
de Shakespeare et de Marlow, de cuisine et de Seconde Guerre mondiale,
du modèle économique de Netflix. J'ai envie de voir ton tatouage et que tu
m'en racontes l'histoire.
— Courage à vous. Et merci, vraiment merci, pour la mallette.
— Y’a pas de quoi, Dame Dolnoy.
Son sourire amusé en permanence a légèrement changé. Il paraît plus
sobre, moins provocateur. Je crois que l'on se dit sans mot qu'il n'y aura
pas de suite à tout ça. Je ferme la porte derrière lui, et pousse un long
soupir.
Je me sens soulagée, c’est vrai. Mais je me sens un peu vide aussi.
Oui. Définitivement, on vient de se dire qu’il n’aurait pas de suite à
tout ça.
C’était sans compter son sweat laissé sur mon canapé, avec, dans la
poche centrale, son téléphone portable.
12. Et finalement, fauter.
— Alors, je pense, mais ce n'est que mon avis, bien sûr, que c'est l'idée
la plus terriblement conne que t'aies jamais eue.
Fares attrape le portable que j'ai laissé, comme un artefact, trôner sur
ma table de salon, et le cache dans sa poche intérieure.
— Rends-moi ça.
— Hors de question, d'abord, on va se poser, et on va parler de ton
délire, là.
Nous sommes dimanche, il est midi. J'ai fait venir mes deux compairs
pour une situation de crise. Il a bien fallu leur avouer ce que je traverse
depuis un mois. Leur avis sur la "problématique Adam" diffère quelque
peu. Mary a été très claire :
— Je t'en prie, baise avec lui.
Quant à Fares, sa position m'a semblé plus nuancée :
— Tu vas te faire virer, et ils vont t'envoyer en taule. Et même si
j'adorerais être ami avec une prisonnière pour obtenir le statut de rebêle
assumé, je pense que c'est une idée de merde, ma sœur.
— Elle ne peut pas aller en taule, abruti, il est majeur.
— D’accord, mais elle va se faire virer quand même. Et moi, je ne
serai plus que l’ami d’une chômeuse dépressive, ce qui est beaucoup
moins classe.
Maintenant que les arguments de chacun ont été donnés, nous nous
retrouvons en cercle dans mon petit salon, et nous tentons de répondre à
cette élémentaire question : dois-je aller chez Adam pour lui rendre son
téléphone ?
— Bien sûr que non ! argue Fares en allumant une cigarette. Tu vas
faire comme n'importe quel professeur, un tant soit peu lucide, et tu vas
attendre lundi matin pour le déposer à l'accueil de ton lycée. Je ne vois
même pas pourquoi on débat, en fait.
— Mais... il en a peut-être besoin pour son réveil !
Ma voix elle-même ne croit pas à l’argument.
— Ouais, parce que c'est un garçon très à cheval sur sa scolarité,
visiblement, rétorque Fares.
— Oh, ça va.... souffle Mary. Qui n'a jamais eu envie de flirter avec un
prof ? Tu vas le rendre heureux, ce gosse.
— Ce n'est pas un gosse, dis-je d’évidence.
— Mais, ce n'est pas la question ! s'exclame Fares, plus virulent. C'est
ELLE, la professeure. C'est un abus, c'est tout.
— Un abus ? reprend Mary en haussant le ton. Elle n'a pas baisé
depuis trois ans, à tous les coups son hymen s'est refermé, et lui, on l'a vu
rouler des pelles à une espèce de bombe atomique dans un bar, y a pas un
mois ! Évidemment qu'il a plus d'expérience !
— Ce n’est pas une question d'expérience, mais de statut !
— MAIS C'EST MÊME PAS SA PROF !!!
Et ils se mettent à se hurler dessus. J'essaye d'en placer une au-dessus
de leur voix :
— Eh, les gars...
Fares commence à parler avec les mains, c'est mauvais signe. Ils
risquent de ne plus s'arrêter avant que l'un assomme l'autre, Mary s'est
levée et le pointe du doigt pour l'accuser de "bien-pensance".
— Les gars... On pourrait en revenir à MON problème ?
Ils ne m’entendent déjà plus ; quand ces deux-là se lancent dans une
dispute, mieux vaut les laisser faire. Ça peut durer des heures, et quand le
sujet n'est pas clos, on peut être assuré que ça reviendra dans les
prochaines conversations. Ça fait un mois maintenant que la mort "inutile"
– ou "parfaitement utile sinon y a pas de tome 6 abruti"– de Sirius Black
termine nos soirées.
— Si c'est SI intense, SI vrai, elle n'a qu'à attendre huit mois !
argumente Fares. Il n'aura pas changé dans huit mois, je pense !
— Maiiiis dans huit mois, ce sera dix fois moins excitant ! réplique
Mary du ton de celle qui sait mieux que les autres.
— Ah, d'accord, donc c'est bien son statut d'élève qui lui plaît. Alors,
si c'est son statut d'élève qui lui plaît, ça veut dire qu'elle ne l'apprécie pas
pour lui, mais pour ce qu'il représente, donc c'est un fantasme, donc c'est
malsain, donc elle n'y va pas. Fin du game, ma soeur.
Mary hurle de plus belle. Leurs arguments ressemblent au petit ange et
au petit démon sur l'épaule. D'un côté, Fares, la voix de la raison,
pertinent et protecteur, et de l'autre, Mary, qui sait ce qu’on ressent aux
deux pincements violents dans le bas-ventre. Un à droite, un à gauche.
Une torsion ovarienne, ça s'appelle. Et c’est absolument délicieux à
ressentir.
— Vas-y, je n'ai même pas envie de débattre avec quelqu'un d'aussi
conservateur.
— Conservateur ? s'esclaffe Fares en riant franchement. Je pense que
de nous deux, celle qui représente le schéma classique d'une société, c'est
toi, déjà.
— Quoi ? Parce que je suis hétéro ? Parce que je ne suis pas une
minorité ? Le statut des femmes, ça te dit un truc ou t'as le monopole des
souffrances, en fait ?
D'accord, donc là, ça n'a plus rien à voir avec mon problème. Fares a
reposé d'un geste vif le portable d'Adam sur la table, je vérifie qu'il n'y a
pas de casse, et pendant que ça continue à s'échauffer dans mon salon, je
m'en vais regarder sur le mien l'application de l'école.
Nous avons les contacts de tous les élèves et de leurs parents. En
tapant "Dragannah", je tombe sur son profil, avec une vignette vide
évidemment, – il aurait fallu qu'il se pointe aux photos de classe pour ça –,
et je clique sur "Coordonnées de la famille".
Je lis d'abord les noms de ses parents : Arthur Dragannah et Abigaëlle
Levy. Je découvre ensuite son adresse : 203 boulevard Saint-Germain.
Chez les riches, dirait Mary. Il y a également son numéro, mais c'est
inutile puisque... quel besoin de préciser ?
— MAIS PARCE QUE FAIRE MOURIR ARTHUR WESLEY
ÉTAIT DIX FOIS PLUS PERTINENT, MERDE !
Je crois qu'il est temps que je m'en aille. Je leur laisse une clef, de
toute façon, ils n'ont plus du tout l'air de se soucier de mon problème. Le
débat a pris le dessus, comme toujours.
Ça m'arrange, je sais que je faute en y allant. Mais j'arrive à me
persuader que c'est bien d'aller lui rendre son téléphone. Il croit peut-être
l'avoir définitivement perdu, peut-être même qu'il va en acheter un autre,
et quelle perte d'argent, hein ! Et puis, j'y crois à cette histoire de réveil.
Non, définitivement, je réalise ma bonne action de la journée.
Dans le métro, dès que je capte un peu de réseau, je vois les appels en
absence de Fares. Et lorsque je descends à "Saint Germain des Prés", je
peux lire son unique, mais efficace texto :
Lorsque je trouve le 203, une autre peur me frappe que celle de...
"faire une connerie". Celle que ses parents soient rentrés d’Israël pendant
la nuit. Mais après tout, je lui rends son téléphone. Ils devraient me
remercier, non ?
Le bâtiment est sublime, c’est l’un de ces immeubles anciens aux
moulures apparentes, qui monte haut dans le ciel parisien, et dont les
chambres de bonnes doivent valoir une villa en province. Il n'y a pas
d'interphone, mais un digicode, et, évidemment, je ne le connais pas. Je
me rappelle heureusement les mots de ma mère, concernant les plus vieux
bâtiments de la capitale : jusqu'à dix-neuf heures, on peut simplement
appuyer sur le bouton du bas pour entrer.
Je tente ma chance. Et ça fonctionne.
Le hall sent bon le produit ménager. Ils doivent entretenir souvent.
Une fois devant l’interphone, juste à côté des boîtes aux lettres, j’appuie
sur la flèche pour trouver son nom. Dès qu’il s’affiche sous mes yeux,
l’appréhension me reprend. Je serre le téléphone entre mes paumes, en
essayant de me convaincre que j’ai raison.
Je sais bien qu'en réalité, tout ce que je veux, c'est le revoir et parler
encore un peu. Mais je n'écoute plus que le petit Diable. J'appuie.
J’entends une première détonation. Une seconde. Trois. C'est trop long,
mon coeur est un peu douloureux sous la force de battements trop lourds.
Et puis, sa voix grésille :
— Oui ?
— Adam ? J'ai votre téléphone.
Il y a un petit silence, qui ressemble étrangement à celui que j'ai eu, la
veille, quand c'était son tour de sonner. Puis, il répond comme je l'ai aussi
fait :
— Rez-de-chaussée, porte de droite.
J'entends le bruit sourd de l'interphone activé, et pousse la porte. Je
tremble un peu, je dois secouer ma main gauche pour éliminer les spasmes
légers.
À droite, deux grandes portes en bois, fermées, m'attendent. Le
cliquetis m'indique qu'Adam vient d'arriver. Il ouvre. Il porte un bas de
jogging large, qui lui fait les jambes plus longues encore, et un tee-shirt à
manches courtes, ajusté au torse. Je le soupçonne de l'avoir enfilé à
l'instant. Lorsque je lui tends le téléphone, les fourmis dans mes cuisses
m’indiquent que je dois opérer un demi-tour. Rentrer me réfugier chez
moi. C'est Fares que ça fera bien rire, cet élan de conscience au dernier
moment.
— Merci, déclare-t-il en prenant l’iPhone.
J'incline doucement la tête et exécute une volte-face, quand il lance :
— Attendez ! Vous tombez bien.
Je lui fais de nouveau face. J'essaye de ne pas remarquer comment
quelques mèches se battent devant ses yeux. J'essaye vraiment de ne pas le
remarquer parce que, bon sang, c'est sublime.
— Vous pouvez entrer ? J'ai besoin de vous pour un truc.
Il voit que j'hésite, il fait un pas dans le couloir avant d’ajouter, d'une
voix rassurante :
— Ça ne durera qu'une minute.
Le petit ange, le petit diable... Le tee-shirt ajusté, les mèches en
bataille. Le petit ange... Le petit... Et puis merde.
Je passe la porte.
13. " Ce putain de pull "
#J'ai votre pull dans mon sac. Quand est-ce que je peux vous le
rendre ?
La fin de semaine approche et, avec elle, les vacances. Une dernière
épreuve et je pourrai souffler : le bal d'Halloween.
On se croirait dans l’un de ces lycées américains qui organise un bal
pour chaque évènement de l'année. Ils font aussi la fête du printemps ? La
danse des premières neiges ?
Ce vendredi, donc, les terminales, et uniquement eux, sont conviés
dans le grand réfectoire de vingt heures à minuit, pour danser sur de la
mauvaise musique, exposer leurs déguisements, boire du punch sans
alcool, le tout sous le regard épuisé et ennuyé de leurs professeurs. Je fais
bien évidemment partie de l'équipe de surveillance.
Les grandes portes sont ouvertes, la nuit tombe déjà, et Karima et moi,
chacune d'un côté de l'accueil, laissons entrer les Jack Sparrow et les
sorcières, les plongeurs sous-marin (ça, c'est Joshua), les Césars, les Harry
Potter... Nous rions aux meilleurs costumes, nous félicitons les plus
originaux. C'est assez sympa à vrai dire.
Je ne sais pas s’il va venir. Je guette. Jusqu’à ce que la torsion
soudaine dans mon ventre me signale que c'est bien Adam qui vient de
franchir la porte, et lui… il est déguisé en supplice. Il porte
incroyablement bien le costard cravate. Une chemise blanche, mal
repassée, mais sexy à souhait, une veste de costume noire accordée à un
pantalon identique, une cravate sombre bien nouée qui descend jusqu'au
milieu de son ventre. Je crois que je vais perdre l'usage de mes jambes.
D'autant qu'il entre, accompagné.
C'est la jeune fille qu'il tenait déjà par la hanche à la récréation. Elle,
elle est déguisée en... c'est quoi ça ? Une sirène ? Un genre de nymphe ?
En tout cas, elle porte une couronne de lierre sur la tête et une toge
blanche fluide et bien trop voluptueuse. Je dois reconnaître qu'elle est très
belle. Je me sens à nouveau toute petite dans ma simple robe noire.
Ils nous saluent, mais, une fois de plus, il ne me regarde pas. C'est
bien. C'est très bien, même.
À vingt heures trente, on peut s'éloigner des portes pour rejoindre le
grand réfectoire, où des guirlandes orange et verte ont été accrochées, du
plafond aux murs. Au fond de la salle rectangulaire, une estrade a été
dressée, sur laquelle un DJ s'amuse à martyriser les plus mauvaises
chansons des années 2020.
On réalise peu combien c'est immense lorsque les longues tables le
comblent. Il doit y avoir une centaine d'élèves et l'endroit n'est pas encore
rempli. Adam est près de la scène, riant légèrement avec le trio, la sirène
et quatre autres jeunes que je ne connais pas. Je me réfugie près du buffet
où se trouve la sangria.
— Ne fouille pas, il n'y a pas d'alcool.
C'est une voix désagréable qui vient de s'adresser à moi, un peu
nasillarde, et, je l'entends au travers de la tentative de plaisanterie, assez
malveillante. En buvant une gorgée à la face de mon interlocuteur, je
reconnais l'un des trois professeurs dont je suis censée me méfier. Celui au
crâne dégarni. Je fais mine de sourire à la plaisanterie, mais je ne
comprends pas ce qu'il a tenté de me dire, là. J'ai une tête d'alcoolique
ou… ?
Karima s'approche de nous aussitôt, elle est comme une lionne qui
protégerait son petit. Et son petit, c'est moi.
— Henri, salue-t-elle le plus poliment possible. Tu connais Clara ?
— Pas encore, mais je lui envoie souvent mon perturbateur préféré.
Ah, c'est lui le prof d'anglais qui renvoie Adam de classe, alors. Je
comprends qu'il n'ait pas envie de rester deux heures de suite avec ce
type-là. Karima, elle aussi, a tout de suite compris de qui nous parlions.
— Oh, réplique-t-elle tranquillement, il ne perturbe pas vraiment.
— Une heure de retard, c'est ce que j'appelle perturber. J'te les foutrais
dehors, moi, ces gamins qui n’en foutent pas une. Enfin...
Il hausse les épaules d'un air bougon pour ajouter :
— Bientôt la retraite, faut espérer.
Je prends une autre sangria. Elle ne contient pas d’alcool, mais peut-
être que la méthode placebo va fonctionner et que le discours du vieux
prof blasé deviendra plus supportable. Il se lance ensuite dans une
diarrhée verbale concernant la nouvelle génération, dont je fais partie, au
passage, ce qu’il sous-entend bien, d'ailleurs :
— Les jeunes profs, ils sont dépassés. Peut-être pas toi, hein, mais faut
dire ce qui est, le concours, ils le donnent maintenant...
On entend des éclats de voix plus loin, je tourne la tête vers la scène,
essaye de distinguer ce qui s'y passe, mais le Henri claque un doigt devant
mes yeux :
— Eh ! Je parle dans le vide ?
— Quoi ? Mais non, réponds-je en me concentrant de nouveau sur lui.
Tu disais qu'on nous avait donné le concours.
— Noooon ! Pas toi spécialement. Je n'en sais rien, tu as fini
combientième déjà ?
La vache, il est insupportable de condescendance. Je m'apprête à lui
retourner la question à cet abruti, lorsqu’une main fend l'air entre nous et
vient éclater au sol le verre en plastique de sangria qu'il tenait. Je ne
comprends rien quand je découvre Adam, la main trempée.
Henri devient écarlate de colère :
— Mais qu'est-ce que....
— NE BUVEZ PAS ! crie Adam au-dessus de la musique et de la
foule.
Il n'y a que des professeurs à cette buvette. Karima prend Adam par le
bras :
— Qu'est-ce que tu fais, là ? lui demande-t-elle, sévèrement.
— Ils ont mis de la md dans la sangria.
— De la... ?
— De la drogue, explique-t-il à ma collègue. Madame Chtibi, est-ce
qu'il y a des cardiaques parmi les profs ?
Je suis complètement dépassée. Je les regarde parler, et je suis
admirative du sang-froid d'Adam, mais je ne comprends pas grand-chose à
ce qui se passe.
— Je... Je ne sais pas.
— Faites le tour, vérifiez que personne de malade n’aurait pu en boire.
Je suis désolé, madame Chtibi, je viens d'apprendre ce qu'ils...
— Oui, oui, coupe-t-elle alors que la panique se fait sentir dans sa
gorge.
Adam regarde tout autour du buffet, tandis qu'Henri se décompose en
observant son verre au sol. Je sais que c'est grave, je sais qu'il y aura de
terribles conséquences, mais je m'en fiche un peu. Les lumières sont
sublimes et elles réchauffent mon front suffisamment pour qu'une petite
blague ne me dérange pas.
Adam, magnifique dans son costumes trois-pièces, s'avance vers moi
et penche son visage sur le côté pour capter mes yeux.
— Laissez-moi vous regarder, dit-il avec une sorte de prévention
paternelle.
Mais qu'est-ce qu'il fait ? Il veut flirter avec moi, maintenant, devant
tout le lycée ?
— Oh non... souffle-t-il.
— Quoi ?
Il regarde le verre que je tiens dans la main. Il est déjà vide. Et c'était
mon deuxième.
16. "Pas comme ça"
<<vu. 14 h52>>
Et maintenant on patiente.
Ça va, Clara. Tu as affronté Johanna Baryl en CM2, tu peux
supporter une absence de réponse. Il n'a peut-être pas le temps de...
#D'accord.
#J'arrive.
1. Arrête de m’appeler !↩
2. Oh, c’est pas vrai… Bon, je vous rejoins.↩
20. Attendre un retour
Je suis réveillée par un souffle trop frais sur mon visage. Je grogne un
peu, tourne sur le côté, puis me frotte les yeux pour regarder d'où cela
vient.
La fenêtre ouverte, accoudé à la rambarde devant la ville endormie,
Adam fume une cigarette. Je geins entre mes draps, inconfortable. Il
tourne immédiatement la tête vers moi, les lumières de la nuit éclairant à
demi son profil, puis me rejoint, avec sa cigarette. L'hôtel n'a visiblement
pas de détecteur de fumée.
Il s'accroupit au chevet du lit, et croise les avant-bras sur le matelas, sa
main droite toujours tenant le bâtonnet de tabac fumant. Il y a une douceur
rare dans ses yeux marron-vert.
— Je t'ai réveillée ? chuchote-t-il.
— Ce n'est rien...
Je pose ma joue sur mes deux mains, contre l'oreiller, pour mieux me
tourner vers lui. Il reste dans sa position, à me fixer tendrement. Il ne
bouge son bras que pour tirer une latte et expirer la fumée sur le côté,
tordant sa jolie bouche.
Maintenant que je m'éveille un peu plus, la lucidité m’agrippe, ainsi
qu'une multitude de questions. J'hésite cependant à les formuler. À le
regarder ainsi, paisible, bras croisés sur le matelas et douceur dans les
yeux, je n'ai pas envie de briser l'instant. Je veux lui demander ce que l'on
va faire, maintenant. Comment nous aborder au lycée ? Est-ce qu'il risque
d'en parler à qui que ce soit ? Est-ce que ça compte un peu, pour lui ?
Après le plaisir, le doute. Je crois que c'est toujours comme ça, la vie.
Nous nous fixons. Le silence est doux. Avant de lui poser toutes ces
questions qui gâcheront le moment, j'aimerais le connaître davantage. Lui,
le type qui ne se lève même pas pour passer son bac, qui boit à la mémoire
de son frère sur un pont de Rouen, qui ose payer une chambre d’hôtel à
une professeure… Alors, je m'essaye aux confidences des nouveaux
amants. Celles que l’on se fait dans la pénombre, d’une voix intime, la
chambre encore pleine du parfum de nos peaux. Mon ton reste léger
lorsque je lui demande :
— Tu fumes depuis longtemps ?
— Mes quatorze ans, avoue-t-il toujours dans un murmure, pour ne
pas briser tout à fait la nuit autour de nous.
— Ça fait jeune.
— Ouais, souffle-t-il d'un air amusé. J'ai tout commencé jeune.
Oh. Je crois comprendre le fond du sujet. Je me blottis un peu plus
contre mes propres mains, pour déduire :
— Ta première fois ?
Il acquiesce, mais ne commente pas. Il tire une bouffée
supplémentaire, expire sur le côté, et de son autre main, il vient
doucement caresser mon front du bout du pouce. Il adore faire ça, je crois.
— Et toi ? me demande-t-il à voix basse, encore.
— Moi, je suis une tardive...
J'ai un peu honte de lui avouer la vérité. Un seul homme, à vingt ans,
et ça n'a pas duré bien longtemps. Devant mes yeux fuyants, il insiste,
avec malice :
— Tu attendais le bon ?
Je lui dis "oui" d'un hochement de tête, timide. Il déduit, avec légèreté
et un presque amusement :
— Et ce n'était pas le bon.
Je lui confirme encore qu'il a raison simplement en bougeant le crâne
sur mes mains-oreiller. Je ne sais pas pourquoi ça le fait sourire. Il me
regarde comme s'il me trouvait... attachante ? Mignonne, même. C'est le
même aspect protecteur que j'avais déjà vu en lui, par deux fois
maintenant. Je commence à cerner certaines de ses façons d'être. J'ai envie
de toutes les rencontrer.
Sa caresse sur mon front s'attarde, il s'amuse à redessiner ma ligne de
sourcil avec son pouce. C'est un geste simple, anodin, même, après ce que
l'on vient de faire ; pourtant, ça me déclenche une vague furieuse de
chaleur en bas du ventre, à droite comme à gauche. Je le revois penché sur
moi, entre mes cuisses, prêt à entrer. Je me redresse alors légèrement, le
visage reposé sur ma paume pour demander :
— Qu'est-ce que tu m'as dit, tout à l'heure ?
— J'ai dit : "Tu me rends fou."
Il expire une dernière bouffée et écrase sa cigarette dans le verre d'eau,
sur la table de chevet à sa gauche. Puis, il recroise ses avant-bras sur le
matelas pour y reposer cette fois son menton. Il est plus proche et plus
concentré maintenant.
— Et c'est vrai ? Que je te rends fou ?
Ce n'est plus moi qui parle : c'est mon désir. Il lâche un soupire rempli
de tension :
— Ça...
Il me rejoint alors sur le lit. Je n'ai pas le temps d'admirer son corps
qu’il me surplombe déjà. Il a écarté ma cuisse d'un mouvement de genou ;
je le sens à nouveau tout contre moi. Il prend mes poignets et les place en
croix au-dessus de ma tête, me maintenant d'une seule main pour toucher
ma joue de l'autre.
— Dès que je t'ai reconnue, dans ce bar... souffle-t-il alors qu'il
entreprend déjà des mouvements de va-et-vient contre moi, sans me
pénétrer.
Je ne supporte pas qu'il soit loin ; je n'en étais pas certaine tout à
l'heure, mais là, si : ça l'amuse de me torturer. Je veux qu'il entre en moi,
mais il continue de me parler, tenant fermement mes mains en croix, et
caressant dangereusement le bas de mon visage.
— T'étais la petite prof, timide et paumée... Je t'ai vue quand t'as senti
mon bras, au comptoir, tout honteuse d'être là. J'ai eu envie de toi tout de
suite.
Sa voix se brise de plus en plus. Je le sens durcir contre mon ventre et
c'est extraordinaire de penser que c'est moi qui lui fais cet effet-là. Encore
une fois, le temps se fige. Le monde se résume à ses mouvements. Ma
voix se brise à son tour lorsque je souffle :
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
— Et... Et les fois d'après ?
La main sur mon menton descend sous ma gorge. Adam exerce une
légère pression ; il a maintenant le pouvoir de me faire respirer, ou non,
quand il le veut.
— Je voulais te baiser sur ton bureau.
Oh, la vache. Je pourrais jouir sur l'instant, si je n'avais pas tant envie
de le sentir en moi. En quelques secondes, il est passé d'une tendresse
absolue à une délicieuse brutalité. Et pourtant, c'est le même Adam. Ses
cheveux en bataille, ses yeux extraordinairement vivants et intelligents,
ses lèvres dessinées comme celles d'un tableau... il dévoile seulement une
nouvelle part de lui.
— Je voulais que tu le fasses aussi...
C'est vrai. Seulement, je ne l’assumais pas. Je n'ai pas attendu le bar
pour le vouloir. Je crois que je l'ai voulu à la seconde où je l'ai vu, dans
cette cour, quand je l'ai pris pour un surveillant et qu'il m'a regardée là où
personne ne regarde jamais. Il serre un peu plus sa main sur ma gorge.
Merde, je crois que j'adore ça.
— Tu voulais que je te baise ? souffle-t-il, dans une tension qui me
dévore.
— Oui.
Soudain, Adam lâche mes mains, retire la sienne de ma gorge, et se
redresse à demi sur le lit :
— Tourne-toi, ordonne-t-il.
J'obéis immédiatement, me retourne sur le ventre, et pendant que je
l'entends fouiller sur le sol, il exige :
— À quatre pattes.
Je me redresse, genoux et mains collées au lit. Le savoir qui me
domine complètement, tendu, excité, c'est ce que j'ai vécu de plus
troublant et de plus grisant, en matière de sexe. Le bruit du plastique que
ses dents déchirent m'indique qu'il va bientôt venir. Je n'en peux plus
d'attendre.
Soudain, ses deux mains empoignent mes fesses et me ramènent
contre lui. Adam entre en moi brutalement. Je pousse un cri ; c'est un
mélange d'excitation, de plaisir, et d'une touche de douleur, qui s'avère
délicieuse.
— Mets tes mains contre le mur.
Quand j'obéis à son ordre pour me cambrer davantage, la sensation de
sa présence en moi se décuple. À l’entendre gémir de plaisir derrière moi,
pour lui aussi. Il exécute des mouvements brusques et réguliers, je lâche
un cri à chacun d'eux.
— Plus fort ? me demande-t-il.
Je sais, à son ton, qu'il veut que je dise oui. Alors, je le fais. Je ne
m'appartiens plus tout à fait. Je suis à son plaisir, à son vouloir et à sa
demande. Il me possède, au sens propre comme au figuré. Adam
augmente le rythme et la force de ses va-et-vient. Un picotement, comme
une décharge électrique très douce, commence à apparaître au creux de
mes voûtes plantaires. C'est étrange, ça me fait un peu peur. Et ça
remonte, ça prend l'intérieur de mes mollets, puis de cuisses, ça atteint
mes reins... Bientôt, c'est l'intégralité de mes muscles qui vibre sous la
décharge.
Ma vue se floute soudain. J'ai peur. J'ai chaud. C'est bon. C'est atroce...
Et c'est comme une explosion au creux de ma nuque et de mon cerveau.
Meilleur que l'ivresse, meilleur que la drogue, meilleur qu'un rêve,
meilleur que tout.
Bon sang, je viens d'avoir le premier orgasme de ma vie. Je m'écroule
sur le matelas et il s'étale, haletant, à mes côtés. On laisse nos respirations
s'apaiser. Je ne sens plus mes extrémités, ni pieds ni mains. Comme si
j'avais nagé trop longtemps dans l'eau. Je ne perçois même plus mon
corps. Ce corps dans lequel je me suis sentie mal pendant des années,
empêtrée, gauche, inconfortable. Tout ce qu’il en reste à présent, c’est une
onde. Une sensation de flottement.
— Bordel... chuchote Adam en fixant le plafond. C'était bon...
Je réussis à me tourner pour placer un bras sur son torse humide de
transpiration. C'était plus que bon. C'était l'extase, pure et sans nuance. Je
bâille près de son oreille et il me sourit, dans la pénombre :
— Il faut dormir.
Il embrasse mon front doucement, et ajoute, d'un ton amusé :
— Y a école, demain.
Sa plaisanterie me fait l'effet d'une gifle.
24. Un moment d’errance
Simple, digne, efficace. Une heure passe, que je comble en lisant des
copies, mais je suis si peu concentrée que je dois revenir en arrière, ligne
après ligne. Mes yeux lisent, mon cerveau n'imprime pas. J'ai corrigé deux
devoirs en l'espace d'une heure et quarante-cinq minutes, ce qui est la
marque d'une inefficacité hors norme. Mais tout ce qui m'importe, c'est
que ça vibre enfin.
Je n'ai même pas besoin d'attraper mon téléphone, je l'ai gardé dans la
main comme la pire des obsessionnelles. J'ouvre, impatiente, mais je ne
comprends pas sa réponse.
#92B33.
92... Ce n’est pas une année de naissance, en tout cas pas la mienne et
certainement pas la sienne. B, pour... baise ? Et le dernier chiffre, ce serait
quoi ? Qu'est-ce que ça veut d... Oh. Évidemment. C'est le code de son
immeuble. Je relis nos deux messages à la suite, juste pour sourire un peu
plus :
#92B33.
Il a le mérite de ne pas prendre de détour. Deuxième message, une
seconde après. Je n'ai même pas eu le temps de lui répondre.
Il m'a fait l'amour contre son mur ; c'était doux, sensuel, chaleureux.
Ses va-et-vient réguliers, puissants, concentrés, debout contre moi, sa joue
contre ma joue, son souffle... Tout était mieux que ce que j'attendais. Et
puis, on a dîné, naturellement, sans gêne et sans silence. Adam est
passionné de cuisine et d'économie. Je ne peux pas juger le deuxième
point, mais bon sang, il est doué en ce qui concerne la nourriture. J'ai
dégusté chaque épice, chaque légume, chaque sauce. Dès qu'une nouvelle
bouchée m'arrivait, je me rappelais mes notes-pour-moi-même et essayais
de ne pas trop aimer ce moment.
Il m’a regardée manger avec délectation. Son menton sur sa paume,
son sourire à ses lèvres, il avait l'air d'adorer ça autant que moi. Quand j'ai
terminé mon repas, il m'a prise par le poignet, et m'a tirée à lui. Je ne sais
pas combien d'orgasmes le corps humain peut supporter en quelques
heures. Je me demande s'il n'y a pas une limite, et si je ne risque pas une
attaque à laisser tout exploser en moi aussi puissamment, et en si peu de
temps d'écart. Toujours est-il qu'il m'a prise par la taille et m'a assise sur le
comptoir.
Ses mains sont remontées sur mes cuisses nues, il a relevé ma jupe, il
m'a prise sèchement, presque bestialement, comme une pulsion à calmer
soudain. J'ai adoré ça. Et maintenant, par un procédé d'évènements que je
ne saisis pas encore tout à fait, je suis à l'étage, et je regarde d'un œil
indécis le pyjama qu'il a déposé sur la chaise de sa salle de bains.
Je comptais rentrer chez moi, il est vingt-trois heures. Mais il a
développé un genre d'argumentaire in-con-trable. Je veux dire par là qu'il
m'a soufflé à l'oreille : "reste ici cette nuit" et que j'ai accepté dans la
seconde. Je suis dure à convaincre, il faut le reconnaître.
L'étage est splendide. Tout en moquette claire, les murs blancs, deux
portes de chaque côté d'un couloir aux lustres pendants. Adam occupe la
chambre du fond, et il a sa propre salle de douche. En face de sa chambre,
il y a une porte close, décorée d'un "L" majuscule. Je suppose qu'ils la
laissent toujours fermée.
Sa chambre à lui est spacieuse, lumineuse et bordélique. Son odeur de
crayon de bois est partout. Du papier peint violet, au grand bureau
donnant sur la fenêtre haute, un tapis sombre couvrant le sol, une couette
aux motifs musicaux... Il a imprégné les lieux de tout ce qu'il est et de tout
ce qu'il sent. En entrant, j'ai pensé : ça y est, je suis dans sa chambre. Là
où il dort et fantasme. J'ai eu la sensation que c'était privilégié de me
trouver ici. J'ai espéré qu'il ne l’a réservé qu'à moi. Je me mens très
certainement.
Mais j'ai le même raisonnement, sous la douche. Je fais couler l'eau
brûlante sur mon buste, mon ventre, mes jambes, et je pense : elle coule
aussi sur lui, ici. Et c'est ce savon précisément qui décuple son odeur
boisée, ce shampoing, cet espace. Si je n'avais pas fermement décidé de ne
pas tomber amoureuse de lui, je me serais estimée – très légèrement –
accro, là.
J'enfile son pyjama qui sent bon le propre, la lessive familiale. C'est
triste, comme odeur, quand on sait que, d’une certaine façon, Adam n'a
pas de famille. Ce doit être la même marque depuis des années, mais elle
n'a plus le parfum d'un foyer pour lui, je suppose.
Lorsque je sors, vêtue d'un trop large bas de jogging gris et de son tee-
shirt à l'effigie des Pink Floyd, il est allongé sur le lit, torse nu, en jogging
lui aussi, un bras au-dessus de sa tête. Son autre main tient une cigarette
qu’il fume en fixant le plafond. Quand je viens m'étendre à côté de lui, il
tourne un visage apaisé vers moi :
— Ça a fait du bien, la douche ? demande-t-il.
Je bâille largement en guise de réponse, en hochant positivement la
tête, avec de petits yeux fatigués, mais paisibles. Ça le fait sourire
tendrement.
— Tu te lèves à quelle heure ?
— De chez moi, six heures trente. D'ici, je n’en sais rien.
Il attrape son téléphone pour régler le réveil en me répondant.
— T'es à six minutes à pied. 7 heures 30 ?
Il ne compte pas se lever, lui. Je me redresse légèrement tout contre
lui, et j'observe avec attention la belle courbe de son profil, son nez
retroussé, ses longs cils. Il est objectivement superbe, c'est indéniable.
Mais sa façon de tout prendre à la légère m'étonne et me pique à la fois. Je
lui demande :
— Tu n'as pas peur ? Qu'ils te renvoient, à force ?
Il pouffe, tire une latte, et, la tête toujours vers le plafond, rétorque :
— Ils ne peuvent pas.
— Comment ça ?
Adam expire lentement la fumée de sa cigarette. Comme à chaque fois
que je lui pose une question, il semble hésiter à répondre. C'est un faux
bavard, Adam. Il ne révèle de lui que ce qu'il veut bien révéler. Mais, pour
cette fois, il abdique :
— Mes parents financent le nouveau gymnase. Techniquement, ils ont
le droit de me virer. Officieusement, il ne vaut mieux pas pour leurs cours
de sport à venir.
Ça a l'air de le déranger, plus qu'il ne souhaiterait le montrer. Je me
risque à aller plus loin, je profite de l'intimité de la chambre pour lui voler
des confidences.
— Ils ne vivent plus du tout ici, tes parents ?
— Je n'en sais rien, faudrait leur demander.
Là-dessus, il tire son bras jusqu'au cendrier sur sa table de nuit, écrase
sa cigarette, et se replace près de moi. Mais à son visage plus fermé, je
comprends qu'il ne veut pas développer. C'est terriblement frustrant de
n'avoir accès qu'à aussi peu de parties de lui. Je me blottis, en caressant
son torse d'un seul doigt. Il aime ça.
— Dis... Tu as déjà eu une petite amie ? Une vraie ?
— Ouais, la première.
— Celle des quatorze ans ?
— Oui.
— Qui ?
Adam se tourne complètement vers moi. L'épaule contre le matelas,
ses pectoraux se rapprochent l'un de l'autre, galbant d'autant plus leur
forme déjà ferme. Il répond à ma caresse par une autre, venant toucher
très doucement mon visage ; du haut de la tempe jusqu'au début du
menton.
— Une amie de mon frère, répond-il simplement.
Il a un truc pour les filles plus âgées, lui.
— Tu l'aimais ?
Je redoute sa réponse, j'ai déjà l'estomac en demi-nœud avant de
savoir. Il se contente d’acquiescer d'un signe de tête, silencieux. Nous
sommes tous les deux allongés l'un devant l'autre, nous caressons nos
peaux, et pourtant, je le perçois plus distant.
— Et tu es resté longtemps avec elle ?
— Presque deux ans.
Je fais le calcul. Quatorze, quinze, presque seize... Je n'ose pas lui
demander si c'est la mort de Lucas qui les a amenés à se séparer, mais je
sens bien que ça a un rapport.
— Tu n'as pas gardé contact ?
— Pourquoi tu veux savoir tout ça ?
Parce que je veux tout savoir de toi, Adam. Je veux comprendre ce qui
me plaît au travers de tes airs faussement légers et de tes yeux qui rient de
tout.
Je suis devenue trop intrusive, c'est évident. Je hausse les épaules :
— Comme ça.
Ça lui suffit pour clore la – presque – conversation. Il tend son cou
pour embrasser mon front. Son nez vient frotter le mien tout doucement,
et il murmure :
— C'est bien que tu sois restée.
J'enfouis ma tête dans son cou, et en une seconde, je m'endors contre
lui.
Il est dans ma salle de classe. Hier, il m'a donné deux orgasmes, j'ai
dormi dans sa chambre, contre lui, entre ses draps, il m'a demandé à
l'oreille si "j'aimais ça", si j'en voulais plus, et là, il est dans ma salle de
classe. Devant mes élèves.
Il dépose son carnet sur mon bureau, son regard se force à rester
neutre. C'est autant gênant pour lui que pour moi, c'est déjà ça.
— Allez au fond.
J'écarquille les yeux à ma propre phrase pour ajouter à la seconde :
— De la classe !
Je crois qu'il retient un fou rire. Personne n'a compris, ou ne semble
avoir compris du moins. Adam, un éclair hilare dans ses yeux marron-
vert, incline son visage au sol pour m'obéir. Mais à peine s'est-il assis à
côté du trio, qu'il lève la main. Il ne va pas en plus enclencher le son de sa
voix ?
— Oui, Adam ?
— Je peux avoir une copie, moi aussi ? Je n’ai rien de constructif à
faire.
— Oh, le grand taré, souffle Joshua avant de se concentrer à nouveau
sur sa feuille devant mes yeux réprobateurs.
J'accepte, évidemment, et vais déposer un exemplaire du contrôle
devant lui. En me tournant pour retrouver mon siège, je sais qu'il me
regarde marcher. Je peux sentir ses yeux sur ma jupe. Je suis maintenant
assise, face à la classe, et surtout, à lui, que je vois tapoter très
discrètement sur son téléphone caché sous sa table. Il est sérieux, là ?
Je place le mien, en silencieux, dans le sac devant moi, à même le
bureau. Son premier message s'affiche.
#Ah... Ce bureau…
Je vais le tuer. Il fait mine d'examiner la copie sous ses yeux, tandis
que je toussote, inconfortable. Finalement, Adam reprend son téléphone
planqué.
#Noté.
***
— Et si quelqu'un l'apprenait ?
— Pourquoi on l'apprendrait ?
Adam caresse mon visage, allongé en face de moi sur le lit double de
sa chambre. La maison est vide, nous n'avons pas besoin de murmurer.
Mais on le fait tout de même, comme pour suivre le mouvement secret de
la nuit.
— Je ne sais pas... Si ça arrive, qu'est-ce qu'on fait ?
— Je mentirai, chuchote Adam en soutenant mon regard avec douceur.
Je dirai que c'est moi qui te harcèle. Je dirai que tu n'as jamais cédé.
Un sourire gourmand naît au coin droit de sa lèvre lorsqu'il ajoute :
— Alors qu'on sait très bien que...
Je ris volontiers, mais minaude, comme ces jeunes femmes trop peu
sûres d'elles qui déguisent leur manque de répartie en sucrerie :
— Oh, j'ai résisté un certain temps !
Adam lève les yeux au plafond, comme pour réfléchir plus
sérieusement à la question. Je sais qu'il fait mine de calculer, simplement
pour m'agacer.
— "Un certain temps".... On remarquera toutes les nuances possibles
derrière "certain". Non, monsieur le juge, j'ai résisté un CERTAIN temps,
je vous assure. Bon, trois minutes, ça reste un certain temps quand vous y
pensez.
Je lui donne une tape sur l'épaule à laquelle il répond d'un éclat de rire,
et nous reprenons la contemplation béate de nos visages. Je suis nue, et,
les effets de l'amour s'atténuant progressivement, je commence à avoir
froid. Il le sent en touchant ma peau, se penche au-dessus de moi pour
tirer la couette et m'envelopper en partie.
— Adam ?
En face de moi, la tête reposée sur ses deux mains, il commence à
cligner lourdement des paupières, le sommeil est à la frontière de notre
chambre secrète.
— Mhmm?
— Tu étais comment, quand tu étais petit ?
— Je n’en sais rien... J'étais joyeux, je crois.
Il rouvre les yeux pour me regarder, dans la demi-pénombre, et
demande en retour, dans un murmure fatigué :
— Et toi ?
Je repense à mes terres du Sud, que j'aimais explorer en solitaire. Je
sortais à la nuit tombée, et prenais garde à ce que mes parents n'entendent
pas mes pas dans la cuisine. J'ouvrais très lentement la porte de la
véranda, et me retrouvais sous le ciel plein d'étoiles, prête à découvrir les
trésors enfouis de nos ancêtres. J'aimais avoir peur de la nuit, des bruits
alentours, d'un possible ogre affamé. J'aimais aussi croire que j'étais une
grande archéologue sur le point de découvrir les secrets enfouis de notre
civilisation. Toute cette naïveté me manque, aujourd'hui.
— J'étais curieuse, réponds-je. Et solitaire.
Il fait glisser son index doucement de ma tempe à ma joue pour
chuchoter :
— Et tu ne l'es plus ? Curieuse ?
— Moins. On grandit.
— Non, réplique-t-il. On abdique.
Quelque chose s'assombrit dans son regard, à cette phrase. La pensée
l'accompagnant doit lui être désagréable, parce qu'il change de position,
pour reposer sa tête sur son avant-bras, et fixer le lustre au-dessus de nous.
— Tu devrais recommencer, lâche-t-il finalement.
— Quoi donc ?
— Être curieuse, tu devrais recommencer.
Je ne comprends pas tout à fait ce que comporte cette déclaration. Il y
a un sens sous-jacent derrière, mais je crains de ne pas vouloir savoir. Est-
ce qu'Adam est en train de me dire que ma place est ailleurs qu'au lycée ?
— Reprendre mes études, j'en déduis. C'est de ça dont tu parles ?
Il ne répond pas ; les yeux dans le vague, je l'observe chercher des
mots qu'il ne trouve pas. Il finit par secouer légèrement la tête, comme
pour en chasser les idées pesantes, et se tourne de nouveau de mon côté :
— Désolé, me dit-il en reprenant sa caresse initiale. Je n’ai pas à juger
quoi que ce soit. Je pensais…
Son doigt descend jusqu'à ma gorge, qu'il se met à redessiner
doucement :
— Tu devais être mignonne, en costume d'exploratrice, sous le soleil.
Je te vois pieds nus, un gros chapeau sur la tête, donner des ordres à une
équipe imaginaire.
J'ai un petit rire devant le portrait assez fidèle qu'il s'est fait de moi. Il
s'approche doucement pour déposer un baiser simple sur mes lèvres. C'est
tendre et complice. Et puis, après avoir frotté son nez contre le mien, il se
remet à m'observer, et il soupire.
— Quoi ? je murmure.
— Rien. Je me disais juste que... j'aimais ça. Toutes les secondes, avec
toi.
— Moi aussi, j'aime ça. Toutes les secondes avec toi.
C'est au bord de nos lèvres, mais on ne le dit pas. Le silence s'épaissit
et se remplit de tout ce qu'on se tait. L’index d'Adam quitte mon cou pour
descendre lentement jusqu'à ma poitrine. D'un seul doigt, il commence à
suivre la ligne de mes seins ; ses yeux, son souffle, ont changé. Sa caresse
est simple, mais efficace ; cette façon qu'il a de ne me toucher que du bout
du doigt me tend au possible. Moi aussi, je sens ma respiration changer.
Elle se perd, puis se saccade.
Son index descend jusqu'à mon nombril, il joue tout autour. Adam est
tout entier à ce qu'il fait, fixant sans faille les pans de peau qu'il caresse. Je
le vois humecter ses lèvres. Ça y est, le besoin de nous posséder une fois
de plus nous reprend. Juste avant de plaquer mes poignets au-dessus de
ma tête pour me dominer de toute sa hauteur, je l'entends dire : Kol
chenia. Il le murmure une première fois pour lui-même, sourdement, puis
une seconde, « Kol chenia », avec plus de conviction, comme s'il se
décidait à me faire l'amour, immédiatement.
Je me promets de retenir au moins ce mot, pour le traduire un jour. Et
ensuite... ensuite, je ne suis plus capable de penser.
***
Je quitte Adam, endormi, alors que le soleil de novembre n'est pas
encore apparu, mais constatant la pluie, je suppose qu'il n'apparaîtra pas
de la journée. Je descends de quelques pas le boulevard Saint-germain et
entre dans la première boulangerie que je trouve. C'est absolument hors de
prix, mais ça a le mérite d'être là, et rapide. J'ai besoin d'un café, d'un
croissant, et de quatre heures de sommeil en plus. Ils peuvent au moins me
fournir les deux premiers éléments.
— ... De leurs réformes à la con !
— Mais ça, ce sont les théories du genre, ils sont en train de les rendre
fous, ces gosses. Et que je ne peux pas dire femme ou homme, et que je
veux choisir mon sexe, et que le girl power. On ne va pas s'en sortir, hein.
Les voix désagréables, dans mon dos, sont celles de deux collègues
que je reconnais en me retournant rapidement. Deux types d'une
cinquantaine d'années, bedonnants, qui ne m'ont jamais adressé la parole
depuis la rentrée. D'ailleurs, quand ils m'aperçoivent faisant la queue
devant eux, j'ai droit à un sourire hypocrite qui ne manque pas de gâcher
mon café.
De façon générale, je n'aime pas beaucoup les autres enseignants, ici.
Hormis Judith et Karima, aucun n'a été dans l'accueil, le sourire, ou même
la salutation matinale. J'ai pourtant essayé plus d'une fois, en salle des
professeurs. Mais c'est un lycée élitiste, et il faut y faire ses preuves,
d'après Laurent. Je ris intérieurement en pensant que, si je n'ai pas encore
été dans les petits papiers de la direction, je suis dans ceux de l'héritier des
donateurs du gymnase.
Note pour moi-même : ne raconter cette blague interne à personne.
#Peut-on parler ?
Lundi, 20 heures 45
#Il n'y aura ni déroulement ni conséquences. Bonne soirée, Adam.
Mardi 20 heures.
#Il manquait quelqu'un ? Je n'ai rien remarqué.
Mardi, 20 heures 08
#Ah oui ? Qu'est-ce que vous portiez pour les fréquenter, Dame
Dolnoy ?
Mercredi 16 heures.
#Pas quand ce qu'on veut est ailleurs.
Adam parle dix fois plus de lui par texto que dans la vie. J'en profite.
Jeudi, 17 heures.
#Remis de l'Arak ?
#Ma meilleure amie est juive. Mon ami Fares dit d'elle qu'elle est
la "pire chose qui soit arrivée au judaïsme depuis Ramsès II".
#Je viens d'exploser de rire en préparant le repas. Vous avez gâché
mes tzimmes.
#Je me rattraperai.
#Tout le temps...
Je m'allonge sur le lit, le portable dans la main droite, son dernier texto
sous les yeux, et j'ouvre le tiroir de ma table de chevet. J'en sors mon
premier jouet, fin et doux, celui qui vibre.
#Je le suis.
#Ce n'est jamais bon, d'être accro. Je suppose que vous avez déjà
essayé d'arrêter ?
#Ouais. Une fois.
Est-ce qu'il m'avoue vraiment qu'il est parti en courant parce que
c'était trop fort pour lui, ou est-ce que je le pousse à avouer quelque chose
qui n'existe pas ? La scène dans sa cuisine me revient. Je laisse mon jouet
sur le lit ; je me redécouvre acide. La brune, le "goy", le mépris dans ses
yeux.
#Oui.
#Non, quand ?
#La journée.
C'est assez acerbe, mais je suis curieuse. Après tout, du peu que je
sache d'Israël, il y a pas mal de brunes. Je veux savoir dans quoi je remets
les pieds. Ou si je veux les remettre, d’ailleurs.
#Vos amis ne sont pas venus en Israël en même temps que vous ?
Non, mais je m'en fous, Adam. Je ne veux plus rien savoir. Je referme
le téléphone et passe les trois heures de trajet restant à lire un polar mal
écrit.
Ma mère nous attend sur le quai, Mary et moi, son imperturbable
sourire de circonstance accroché sur un visage plus ridé chaque mois.
C'est toujours étrange de voir vieillir ses parents. Elle me serre trop fort
dans ses bras, me couvre de bisous comme si j'avais onze ans, et me
relâche pour jauger l'état de Mary :
— Tu veux te doucher à la maison avant de voir tes parents, peut-
être ?
— Oh, mais grave, soupire Mary. Vous me sauvez la mise, comme
toujours.
— Oui, oui, élude ma mère avec une certaine tendresse. On s'en
rappelle de ton bac.
— Et c'était bien ? Non, parce que moi, j’me souviens de rien.
Il y a quelque chose de rassurant dans la folie de Mary : elle est
constante. Je retrouve l'odeur de ma maison d'enfance, et je me sens
immédiatement entière. Rien à Paris n'a eu cet effet-là sur moi, rien, sauf
la peau d'Adam, qui m'a immédiatement évoqué quelque chose de
familier, où j'ai ma place. Je continue de le laisser dans le silence, même si
je garde près de moi mon téléphone, ce qui permet à ma mère de me
reprocher mon "air distrait". Elle aurait trouvé n'importe quoi à me
reprocher cela dit, autant que ce soit un peu vrai, cette fois.
Ma mère parle sans arrêt, pour dire tout et rien à la fois. Entre sa prise
de bec avec le voisin au sujet des citronniers et l'organisation de Noël : et
« oh, je ne t'ai pas dit, ton oncle a eu un petit malaise, rien de grave »,
« mais regarde comme tu te tiens ! », je passe un excellent moment.
Enfin seule dans ma chambre d'adolescente, j'observe les posters aux
murs. Indiana Jones prenant presque tous les pans – original pour une
historienne –, les quelques cadres de mes années lycée, une carte cadeau
de ma professeure préférée. Sur l'étagère, ce sont plutôt les années fac, où
mes nombreux livres – inutiles aujourd'hui – trônent encore. Je m'assois
sur le lit à édredon désuet, en caresse la texture, je m'apaise. Et mon
téléphone vibre.
#De ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il pige vite celui-là.
#Pourquoi, il y a des choses à en dire ?
#Comme quoi ?
Adam
1. Paradis↩
39.
Adam
Entre hier, lundi, et aujourd'hui, mardi soir, j'ai appris deux choses
importantes.
La première : les conseils de classe, c'est chiant, long, éreintant, et on
n'est pas payés pour ces trois heures à débattre autour d'une table sans café
ni petits gâteaux. Noté.
La seconde : la problématique de l'élève craquant, je ne suis pas la
seule à m'y être confrontée. C'est un non-dit qui nous obsède tous, en
réalité. Et la conversation que j'ai eu autour d'une bière avec Karima,
Sylvie la CPE et Judith m'a quelque peu rassurée. On lâche les profs dans
l'arène des presque adultes, en espérant que la frontière se fasse
naturellement entre ces deux mondes, et on oublie complètement l'aspect
humain derrière tout ça. L'Éducation nationale devrait nous former, en
réalité, à prendre une distance permanente avec les élèves. Ils devraient
prévenir du danger.
La conversation avait pourtant débuté innocemment. Karima avait
commandé son coca-light, Sylvie sa pinte de triple, Judith un verre de vin
rouge, et je m'étais prudemment commandé un simple demi. On avait
investi une table dans le fond du bar, là où aucun collègue ou élève ne
serait venu nous déranger en passant par hasard dans le quartier. Et Sylvie
avait lancé les offensives, rien de bien méchant, pour débuter la soirée :
— Trois heures de conseil pour rien, ça donne envie de cramer le
lycée. POUR-RIEN. On fait quoi, là ? On parle d'élèves qui s'en foutent,
on parle de ceux qui n'auront pas le bac, mais l'entreprise de Papa ? De la
branlette, j'appelle ça, moi. Il ne sert plus à rien notre métier.
On a bien été obligées de trinquer à ça. Le sujet a dérivé sur le prof de
maths des terminales B, un type beau qui le sait trop, et dont on a
tendance à rire en conséquence. C'est comme s'il parlait toujours avec une
voix trop grave, un sourcil trop penché vers l'avant, le cou trop enfoncé
type "je t'offre un regard de killeur ma beauté".
— Et en même temps, vous avez vu comme les élèves le bouffent des
yeux ?
— C'est un scandale, souffle Judith avant d'avaler une gorgée de vin.
— Non, ce qui est grave, c'est qu'il en joue, rebondit Karima. Elles
sont là, elles ont seize, dix-sept ans, lui trente, et il s'amuse, ça se voit.
Aïe, je vais commander un autre verre, moi. Je me fais franchement
discrète, d'un coup.
— Et en même temps, est-ce qu'on peut le lui reprocher ? Non,
attends, Karima, sérieusement. Elles font dix-sept ans ? Tu leur donnes
dix-sept ans à ces filles, toi ?
— Non, mais...
— Bah, voilà ! Eh, attends, continue Sylvie, on le sait qu'elles boivent,
fument, qu'elles couchent, ça va. Tu es là, t'es un jeune prof, moi, je
comprends que ce soit dur de résister.
Je ne sais pas si je peux m'enfoncer encore plus dans la chaise. Y'a un
double fond ? Le serveur passe derrière notre table. Boire, tout de suite,
boire urgemment. Je lève la main, finis mon verre d'une traite, et en
commande un autre. Plus fort et plus grand.
— Et on en parrrle des garrrrçons ? s'exclame Judith dans son bel
accent. Il y en a, hein... Moi, ce n'est pas facile de me concentrrrrer.
On éclate de rire ; même si, de mon côté, j'avale de travers et
m'étouffe. Elles pensent que c'est le fou rire, tant mieux.
— J'en ai un, confie alors Judith que la bière fait parler, il a de ces
yeux... Un bleu ab-so-lute, dès qu'il me rrregarrrde, je ‘sais plus je suis
qui !
— C'est lequel ? demande Sylvie, légère, qui connaît tous les élèves
ou à peu près.
— Jonathan Durrand.
— Ah, mais ouiiiii !
Elle frappe dans ses mains et se targue d'un nouveau rire, complice :
— Il est MAGNIFIQUE, ce gosse. Un mannequin !
— Et pas que beau ! rebondit Judith, ravie de pouvoir se confier. Il est
trrrès intelligent, et il est drrrrôle !
Il y a une sorte de panneau luminescent qui apparaît au-dessus de leur
tête. Je peux lire "DANGER" en lettres rouge fluo. Karima écoute, mais
elle est un peu plus en retrait que d'habitude. Elle a terminé son coca, et
caresse vaguement les rebords de son verre vide.
— Ah y en a ! reprend Sylvie. Bah, attends, et le Adam, on en parle ?
Deuxième étouffement. Là, j'enfonce carrément ma tête dans la bière
pour boire à grandes gorgées.
— Mais moi, je l'ai paaaas, gémit Judith. On m'a dit il est trrrès forrrt,
lui.
J’adore l’énergie que met Judith à parler correctement notre langue.
Entre son accent et ses erreurs syntaxiques, elle provoque une certaine
tendresse en moi.
— Un p'tit con, réplique Sylvie avec tendresse. Non, mais ce gosse ! Il
a tout pour lui, hein, on est d'accord ? Attends.
Elle lève une main pour énumérer sur ses doigts :
— Il est beau, il est brillant, il est riche, il est drôle ! Et, en plus, c'est
un gentil. Vraiment, c'est un gentil mec, je le connais bien. Moi, je les
vois, les filles dans les couloirs, quand il est là. Elles font moins les
malignes devant lui que devant nous, je vous le dis ça !
— On aurrrait été parrreils à leurrs âges !
— On l'est déjà un peu aux nôtres !
Elles explosent dans un gargarisme commun. Karima, qui tique dès
que l'on parle d'Adam, s'exprime enfin. D'une voix plus posée, elle lance
au-dessus de leur rire :
— Il est malheureux, surtout.
Les rires s'éteignent doucement ; Sylvie prend en compte
l'intervention soudaine de notre collègue, elle hoche la tête, songeuse, et
boit une gorgée silencieuse, avant de ponctuer :
— Oui, oui... je sais.
Je n'ai pas de curiosité malsaine. Au contraire, je voudrais vraiment
que l'on parle d'autre chose. Je ne veux pas apprendre ce que ressent
Adam sans que ça vienne de lui ; il me semble qu'il serait intrusif de les
écouter. J'essaye de changer de sujet :
— Et les trois connards d'Anglais, ça fait longtemps qu'ils sont ici ?
Et ça fonctionne. La soirée s'éternise, légère, drôle, on crée de bons
liens, les unes avec les autres. Dans un lycée aussi élitiste que le nôtre,
c'est agréable de se savoir appréciée et soutenue par des collègues. Même
si je leur cache une part primordiale de ma vie. Comment réagirait Karima
si elle venait à apprendre que... je chasse l'idée immédiatement. Parce que
je sais.
Très mal.
À minuit, quand je me lève pour aller aux toilettes, je réalise que j'ai
vraiment bu trop de bières. Ma tête tourne un peu, et mon articulation
commence à se faire molle. Il y a la queue, au moins trois personnes, je
vais imploser. Je sors mon téléphone en attendant, et je fixe mon écran
vide. Il n'écrit pas. Pourquoi il n'écrit pas ? Je repense à ce qu'a dit
Karima. "Il est malheureux, surtout." Oui, mais il ne parle jamais.
Comment peut-on l'aider, s'il ne parle jamais ? Je relis mon dernier
message. Ce "tu fais ce que tu veux", bien sec et bien déterminé.
Ah, t'es contente Clara. Tu as voulu mettre un terme à tout ça, tu as
réussi.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas un harceleur, le
Adam.
Quand je reviens des toilettes, les filles sont en train de se lever et de
prendre leurs affaires. Je ne suis pas désolée que la soirée s'achève, je suis
désolée de ne pas la continuer de mon côté. Oh, et pourquoi je ferais ça
après tout ? Qui a dit que je devais rentrer ? Certainement pas mes deux
litres de bière !
Non, Mesdames, moi, Clara Dolnoy, je m'en vais vaquer à mes
occupations dans les rues de Paris.
De Paris Saint-Germain, pour être précise.
— Clara, métro ? me demande Sylvie en enfilant sa veste.
— Non. Je vais voir mon amant.
Si elle savait pourquoi elle vient d'éclater de rire, elle rirait moins.
L'air glacé de janvier me prend au cou violemment quand je sors.
Quelques bises, des accolades, et j'attends de les voir disparaître pour
prendre mon téléphone. Évidemment, je n'ai plus de batterie.
Au lieu de l’interpréter comme un signe du destin, je décide de braver
la technologie, et de marcher jusqu'à son boulevard. Rien à foutre. Waouh,
il fait froid, heureusement que j'ai trop bu, je le sentirais vachement plus
sinon.
Froid, froid, froid, boulevard, froid, ah ! Immeuble !
Je suis anesthésiée de toute conscience ; même mon ventre ne me fait
plus mal à l'idée de toquer à sa porte, à minuit passé. La seule chose qui
m'arrête, hormis le léger trou de mémoire –92C34 ? Non. 93B...92B33,
c'est bon –, c'est le fait que je ne l'ai pas prévenu et qu'il est peut-être avec
une brune. Oh non, et si c'était le cas ? Si j'allais, non seulement le
surprendre avec une fille, mais qu'en plus ce soit une élève ?
Eh, tu imagines, Clara, si c'est Gabriella qui t'ouvre ? Allez, HOP !
Deux heures de colle, Gabriella ! Si, si, c'est mérité, dehors.
J'éclate de rire dans le hall. Je manque aussi la petite marche entre le
sas et le rez-de-chaussée, mais je me rattrape avant de tomber vraiment.
Je suis devant sa porte ; le hall est sombre et silencieux. Les vieux
immeubles bourgeois ne savent pas faire la fête, visiblement. Ah, j'entends
tout de même quelque chose. Il y a de la musique qui s'échappe de chez
lui. Je le connais, ce morceau, c'est "seaside" de SEB. Et je l'adore, en
plus. Cependant, il n'y a pas de voix. Merde, maintenant que je suis là,
j'hésite. Il n'est peut-être pas du tout seul.
Oh, et puis, on s'en fout. J'ai trop d'alcool dans le sang pour me soucier
d'éventuelles poursuites judiciaires de la part de sa famille.
Je toque. J'attends.
Le bruit de la clef dans sa serrure s'enclenche enfin.
42. Te sentir à nouveau
Adam
Je l'ai prise trois fois d'affilée ; je ne savais même pas que je pouvais
rebander aussi vite. Elle s'est mise à hurler tellement fort à la deuxième,
que je me suis demandé si on n'allait pas vraiment réveiller la vieille du
dessus pour le coup.
Putain. Son odeur et sa peau… j'en ai pris de la drogue depuis Lucas,
mais ça, je ne connaissais pas. Elle sent une putain d'aube fraîche, juste
avant l'été. C’est exactement ça. Et son goût…Ah, son goût…le meilleur
du monde. En revanche, là, je n'ai pas de comparatif. Elle n'a le goût de
rien d'autre qu'elle. Je pourrais la déguster des jours entiers.
Elle dort à côté de moi, maintenant. Sa respiration est forte, très
apaisée ; tu m'étonnes. Après ce que l'on vient de faire, je ne vois pas
quelles tensions il pourrait lui rester. Je caresse ses cheveux bruns,
doucement. C'est parfait qu'elle soit venue cette nuit, pile cette nuit, en
fait. Je n'aurais voulu rien d'autre.
Le soleil commence déjà à se lever. Je le vois au travers de
persiennes ; quelques rayons, rien de bien agressif. Dans tous les cas, en
janvier, il n'est jamais bien méchant. Je crains de m'endormir ; parce que
si je sombre, je sais qu'elle ne sera plus là mon réveil. Elle me fait le coup
à chaque fois.
Non, ne t'endors pas, Adam, profite encore un peu d'elle... Tu ne sais
quand elle voudra revenir. Ne t'endors pas... Ne...
Je suis réveillé par un grand bruit au rez-de-chaussée. Évidemment, le
lit est vide et le soleil plein. Merde, il est quelle heure ? Je regarde mon
portable, treize heures trente. J'ai dormi d'une traite. Et elle est partie. Ou
alors, elle vient de s'exploser la tête dans l’escalier, ce qui expliquerait le
bruit. Mais je suis pratiquement certain de reconnaître la voix qui s'élève
jusqu'à l'étage :
— Merde, Adam, t'es pas encore levé ?
Il n’a pas osé, putain. J'éclate de rire, encore à poil entre mes draps,
me lève d'un bond pour enfiler le bas de jogging, et dévale les marches à
toute vitesse, pour le serrer contre moi. Jonathan me rend mon étreinte, en
tapant fort trois fois dans mon dos.
— Yom houlédètt sameakh1, cousin, rit-il à mon oreille.
— Merci. T'es trop con d'être venu.
— Alors, va prendre une douche, tu gueuleras plus tard. Tu pues la
transpi.
J'éclate de rire, mais je lui concède.
— T'as fait quoi ? ajoute-t-il tandis que je remonte les marches pour
rejoindre la douche. T'as baisé cette nuit ?
— Et pas qu'un peu !
Je l'entends crier au bas de l'escalier tandis que j'entre dans ma salle de
bains :
— C'est bien ! Dix-neuf ans, ça se fête !
J'enclenche l'eau chaude.
1. Bon anniversaire↩
44. L’anniversaire
Je suis assez bouleversée. Lorsque l’on m'a ouvert, sur le moment, j'ai
cru reconnaître le garçon sur les photographies de son salon, et il m'a
semblé alors que c'était un fantôme qui me souriait dans l'encadrement de
la porte.
Des cheveux noirs attachés en arrière, une barbe d'un jour, des yeux
très sombres, mais visiblement bienveillants, j'ai vraiment cru que c'était
Lucas. Il fait la même taille qu'Adam, à peu près ; il est peut-être plus
petit, je ne saurais dire. Je dois vraiment faire appel à ma lucidité pour me
reprendre.
L'inconnu fantomatique me regarde, du bas de mes chaussures jusqu'à
la racine de mes cheveux. Il m'offre alors un sourire poli ; je détache mes
yeux pour rencontrer ceux brûlants et visiblement paniqués d'Adam,
derrière l'homme.
Quand je l'ai laissé ce matin, et que j'ai laissé par la même occasion
mon téléphone portable, je n'avais pas envisagé une seule seconde qu'il ne
serait pas seul en revenant le chercher. Si ce type au sourire de Don Juan
ressemble autant à son frère, il y a de fortes chances qu'ils soient de la
même famille. Et ce qui n'est pas une bonne chose, quand on entretient
une relation interdite, c'est rencontrer la famille de son amant.
— Bon dimanche, lance l'inconnu d'une voix grave.
Pas aussi grave que celle d'Adam, mais là encore, je reconnais des
notes communes.
— On peut vous aider ?
Instant de panique. Ce téléphone, c'est mon application du lycée, mon
réveil, ma sauvegarde du cours sur 1914, je ne peux pas me permettre de
repartir sans lui. Et en même temps, comment j'explique qu'il est resté
dans la chambre de mon élève ?
— C'est une prof, John, signifie d'un coup Adam qui a retrouvé la
parole.
— Oh.
Le John en question me détaille d'autant plus, et son sourire
s'intensifie ; il a les dents les plus blanches du royaume de France, je
crois.
— Ils viennent chez nous pour les jours J, maintenant ? s'amuse-t-il
sans que j'en comprenne le sens. Ça a changé, Saint-Vinc' depuis mon
époque.
Il me fixe un instant profondément, une lueur taquine dans ses iris
noirs pour ajouter :
— En plutôt pas mal, je dois dire.
Si Adam avait des pierres à la place des yeux, je crois qu'il serait en
train de le lapider. Je prends enfin la parole, seulement ma voix tremble
terriblement :
— Je suis v..venue hi..hier, pour donner un livre à Ad-Adam. J'ai
oublié mon téléphone ici.
— Je vais le chercher, me signifie Adam précipitamment, visiblement
heureux de comprendre la raison de ma venue et soulagé que je puisse
m'en aller au plus vite.
L'homme aux cheveux attachés croise les bras contre sa poitrine,
appuie une épaule contre l'encadrement de la porte – tiens, je connais bien
cette posture – et me fixe, pendant qu'il parle en hébreu à Adam. C'est
impoli, excluant, mais je dois reconnaître que c'est un peu sexy. Ils ont des
gènes redoutables, dans cette famille.
Pourquoi est-ce qu'on n'a pas menti ? C'était facile de dire que j'étais
une amie, même un peu plus âgée, bien qu'on me donne rarement plus de
vingt ans, et je repartais avec mon téléphone. Pourquoi je n’ai pas pensé à
ça sur l'instant ?
Adam court jusqu'à l'escalier, et même si je ne le vois pas, je me doute
qu'il monte les marches deux par deux pour faire au plus vite.
— Vous voulez entrer ? me demande John, simplement.
Je nie en le remerciant, mais il insiste :
— Ses parents sont là, signifie-t-il. Si vous ne les avez pas encore
rencontrés, ce sera l'occasion.
Pourquoi faudrait-il que je rencontre les parents d'Adam ? C’est pire
que tout comme situation. On aurait pu carrément leur livrer une sextape,
c’était plus rapide.
— Je ne suis pas sa professeure, directement. Je ne vois pas pourquoi
je rencontrerais ses parents.
Mon ton a gagné en sévérité, mais il semble ne pas le relever. Il
décroise les bras pour faire un pas dans le hall :
— Parce que ça fait toujours bien de rencontrer les membres du
conseil, dit-il, la voix plus basse. Faites-moi confiance, vous aurez besoin
d'eux dans votre poche.
Il ponctue le tout par l’un de ses sourires de séducteur-né. Mais c’est
qui, ce type ? Si Adam n'avait pas été un mec "bien", comme le dit Sylvie,
je suis certaine qu'il aurait pu avoir ce type d'attitude. Je l'ai déjà vu faire,
une seule fois, lorsqu'il avait décidé de repartir à la chasse pour m'avoir.
Ce genre de posture ne me fait pas flancher, personnellement.
Heureusement qu'Adam est... Adam, en fait.
Il revient là-dessus, la main déjà tendue pour me rendre mon
téléphone. Et dans l'autre, il tient un ouvrage à la couverture rouge que je
crois reconnaître. Il s'apprête à me dire quelque chose, quand une voix de
femme s'élève dans son dos et celui de John. Ils se retournent en s'écartant
pour que je puisse admirer une dame d'une cinquantaine d'années, très
élégante, aux cheveux longs, blonds et bouclés, soyeux. Elle porte un
ensemble tailleur qui doit coûter l'équivalent du PIB d'un pays en voie de
développement.
D'instinct, je dilue mon affolement dans un regard appuyé vers Adam.
Il me rend deux iris durs en retour. Comme s'il me disait "trop tard,
prépare-toi.".
— Qu'est-ce qui se passe, ici ? lance-t-elle d'une voix cristalline en
s'avançant vers nous.
Les deux jeunes hommes la laissent se placer entre eux, et elle me
jauge d'un œil rapide pour demander :
— Vous êtes une amie d'Adam ?
Bon sang, je me fige et me glace. Mon cœur commence à se débattre
dans ma poitrine comme s'il voulait s'en extraire.
— Une professeure, réponds-je. Je lui avais prêté un livre...
Adam lève la main qui tient l'ouvrage et le montre à sa mère :
— La Langue du Troisième Reich, explique-t-il. Je devais lui rendre
avant demain, j'avais oublié.
Il l'a acheté ? Il l'a vraiment acheté, alors ? D'accord, donc même pour
quelque chose d'aussi simple, le mec ne dit rien. Sa mère attrape le livre,
en observe la couverture rouge, le lui rend et me sort un sourire d'une
précision parfaite, élaborée même.
— Moi qui croyais que ses amis venaient lui faire la surprise, lance-t-
elle. Mais, non ! Un professeur pour son anniversaire, c'est typique ça.
Ah, et c'est son anniversaire. On l'appelait "Adam, le muet", et il
parcourait les terres inexplorées du païs de Gaulle, sans l'ouvrir jamais.
Adam lève les yeux au ciel en retenant un soupir de lassitude ; j'ai
l'impression que tout ce que dit sa mère le heurte.
— Eh bien, entrez ! s'exclame-t-elle soudain sans se départir de son
sourire travaillé.
— Je vous remercie, mais j'ai beaucoup de travail et...
— Oh, quelques minutes, me coupe-t-elle. On aimerait vraiment parler
avec un professeur de cette affaire de Sangria, et puis, c'est un peu la fête
aujourd'hui. Vous buvez du Champagne ?
— Ima, tu vois bien que ça la gêne, là.
— Une minute ! Allez, entrez.
Elle n'a pas l'habitude qu'on lui refuse quoi que ce soit, celle-là.
D'ailleurs, tétanisée, je m'entends lui répondre :
— D'a... D'accord.
Elle m'emboîte immédiatement le pas dans le couloir et je passe entre
Adam et John, sans plus réussir à regarder les yeux marron-vert. J'entends
seulement le cousin chuchoter en hébreu derrière moi :
— Eyze bakhourah chavah...1
Et Adam lui répondre, très sec :
-— Tisstom ett hapéh chèlkha, khavér.2
Aucune idée de ce qu'ils viennent de dire. Et aucune idée de ce que je
fais là non plus. Mais j'avance irrémédiablement jusqu'à la cuisine, où la
mère s'arrête, pour me sourire encore en me présentant un grand homme
aux yeux très clairs et à l'air triste :
— Mon mari, fait-elle. Regarde, matoq cheli,3 on a une invitée ! Une
des professeurs de Saint-Vincent.
L'homme s'avance vers moi, tendant une main large et puissante :
— Enchanté, dit-il d'une voix sombre, presque brisée.
Nous nous retrouvons tous les quatre autour du comptoir de marbre.
Celui sur lequel Adam m'a baisée une bonne dizaine de fois.
Le père, sombre et en retrait, la mère, démonstrative et
conventionnelle, John, sublime et intéressé, et Adam. Mon Adam. Qui ne
m'abandonne pas ; dans son regard, je peux lire que nous avons changé.
C'est en équipe que l'on va mentir.
C'est parti.
1. Canon, la meuf.↩
2. Juste, ferme ta gueule, mec.↩
3. Mon cœur↩
45. Le sauvetage
John a tenu parole, et m'a laissée à l'heure du dîner pour retourner chez
la famille d'Adam. Très étonnant, ce type. Je dirais même déroutant. Il a
laissé son numéro à la serveuse sur une serviette en papier ; ça m'a quand
même fait rire. J'ai voulu écrire à Adam pour le rassurer, mais John a posé
une main sur mon téléphone en murmurant :
— Ça ne lui fera pas de mal d'être un peu jaloux.
J'ai décidé de l'écouter. Parce que, finalement, j'ai sonné complètement
ivre hier chez Adam, mais nous n'avons rien réglé de nos problèmes. On a
simplement... la vache, on n'a fait que ça, toute la nuit. J'étais tellement en
manque de son corps que j'ai accepté de mettre de côté cette histoire de
brune, de conjugaison, de mensonge... La raison m'a reprise au matin, et il
a fallu que j'oublie ce fichu téléphone. Bel acte manqué, Clara.
Maintenant, je suis chez moi, déjà douchée, en pyjama confortable, le
bruit de l'eau dans la bouilloire occupe le silence de mes murs. Je joue
machinalement avec l'étiquette de ma tisane, en relisant les deux messages
d'Adam auquel je n'ai, consciencieusement pas, répondu.
#Un coin fumeurs bien vide, ce matin. Où sont tes yeux ? Tu peux
venir avec eux, si tu veux.
Mais tout m'oppresse. Lui parler, mais où ? Plus chez lui. Pas dans le
quartier. Pas dans le lycée. Il va falloir attendre quelle heure et aller où
pour régler le problème ? J'ai envie de vomir, d'un coup.
#J'arrive.
#Gabriella sait.
Il a beau être présent, calme, mature, je sens que c'est foutu. Tout. Lui,
moi, nous, ma carrière.
On est foutus. Moi, plus que tout le reste.
49.
Adam
***
Avec mes règles sont arrivés une fièvre haute, des vomissements et
une gorge en feu. Ça m'a prise en pleine nuit ; je me suis réveillée aux
alentours de trois heures, quand Adam dormait de son côté du lit, après
nos larmes respectives, et j'ai couru aux toilettes pour rejeter l'entièreté de
mon repas.
Ça l'a réveillé. J'avais honte qu'il me voie comme ça, malade en
somme, mais toute ma gêne est partie quand il a soulevé mes cheveux
pour m'aider. Il est resté auprès de moi la nuit entière. Il m'a demandé où
était mon thermomètre, il l'a placé sous mon aisselle, et m'a annoncé que
j'avais 39 de fièvre. Ensuite, il a pris un gant gorgé d'eau froide, l'a mis sur
mon front, et m'a préparé une tisane avec du miel.
Je ne suis jamais malade, mais je suppose que le travail, Adam,
Gabriella, la drogue dans mon verre, Israël, les brunes, tout ça a dû jouer
sur la mort de mes défenses immunitaires. Adam s'occupe de moi comme
si nous étions un vieux couple marié, et qu'il devait prendre soin de ma
personne dans "la santé comme dans la maladie". J'avais oublié ce que
c'était d’être importante aux yeux d'un homme. Ou peut-être que je ne l'ai
jamais su.
En tout cas, il reste éveillé, tant que moi, je le suis. Il se fout de mes
vomissements, de ma transpiration, de ma toux. Le pire dans tout ça, c'est
que je pourrais trouver assez de forces au milieu de mes frissons morbides
pour lui demander de me faire l'amour.
Ma maladie dure trois jours. Je suis allée voir un médecin en rampant
presque dans les rues de Paris ; Adam n'était pas là puisque je lui ai très,
très fortement conseillé d'aller en cours. On m'a mise "en arrêt", et tous les
soirs, il est revenu. Même sans maquillage, le nez gonflé, les lèvres
irritées, les cheveux emmêlés, il reste là. Ça l’amuse même, le bougre. À
se demander pourquoi j’ai passé des mois à arranger jusqu’au millimètre
de maquillage pour lui plaire.
— Allez, me dit-il en amenant la soupe jusqu'à ma bouche. Une
cuillère pour Adaaaaammmmm...
Je lui promets une vengeance terrible, quand je serai capable de faire
quoi que ce soit toute seule.
Une fois que j'étais endormie, la petite lumière bleue de mon
ordinateur m'a réveillée, et je l'ai surpris, sur mon lit, à travailler un cours
d'économie. Il lisait je ne sais quel manuel et prenait des notes. Ça m'a
incompréhensiblement fait sourire.
— Tu bosses, toi ?
Il s'est penché vers moi, m'a embrassé le front et a rétorqué, dans un
sourire malicieux :
— Ne le dis à personne
J'étais si fatiguée que je n'ai trouvé aucune répartie, et je me suis à
nouveau écroulée de sommeil. Un peu plus légère. Je crois qu'il a décidé
de s'en sortir, enfin.
Et puis, le vendredi arrive, jour tant attendu de ma reprise des cours.
L'heure d'affronter les couloirs et les yeux au courant de Gabriella. Je suis
encore fébrile, j'ignore donc si c'est la fin de maladie ou le stress d'y
retourner qui agite mon ventre.
Hier, Adam n'a pas dormi avec moi. Ses parents sont encore là, il a
estimé plus prudent pour nous deux de nous pointer au moins une nuit
chez eux, histoire d'éviter trop de questions. Mon lit m'a paru
étonnamment vide. Sur le chemin, et puisque je ne commence qu'à dix
heures, j'appelle Mary pour me donner du courage. Son soutien est sans
faille.
— Tu vas te pointer devant cette grande conne de dix-sept ans, tu vas
la regarder bien droit dans les yeux et tu vas lui dire : Écoute-moi bien,
connasse de prépubère, je n’ai pas de menaces à recevoir d'une sale...
J'ai évité d'écouter la suite, pour le bien de mes oreilles et de mon
karma.
Ma première heure avec les premières se déroule à peu près bien.
Disons que je ne capte pas de zyeutage bizarre, de chuchotements, et que
ma paranoïa parvient à se contenir le temps de leur expliquer qu'un plan,
c'est introduction, causes, développement, conséquences, conclusion… Et
bordel, je hais ce travail.
Je partage ma pause de midi avec Judith, Sylvie et Karima. Depuis
notre dernier échange, Laurent évite de nous rejoindre quand je suis là.
C'est tant mieux ; même si l'idée de flirter avec lui pour avoir un alibi
quand le proviseur me convoquera dans son bureau m'a effleurée, ce
matin. Dans notre salle de cantine, les trois cons d'Anglais sont encore à
deux tables de nous, et commentent de voix molles le mauvais temps, leur
mauvais salaire, le mauvais matériel, bref, ils envahissent de joie les
locaux.
Mon malaise ne me quitte pas quand Karima me demande si je suis
bien remise, si j'avais quelqu'un pour m'aider – oui, oui, il y a bien
quelqu'un qui s'est occupé de moi... rien de moins qu'Adam, ton élève
favori, tu sais ? –, et encore quand je les accompagne pour la cigarette
d'après repas.
La fumée de leurs taffes se confond avec le halo de froid lorsque nous
expirons. Des élèves vont et viennent, sans que je ne repère Adam ; et
c'est tant mieux. Je ne sais pas si je serais capable de ne rien laisser
afficher, au stade où nous en sommes. Je redoute trop l'heure à venir. Celle
où je devrai donner cours devant Lorie et son acolyte.
Malheureusement, le temps avance et m'entraîne vers la salle 215.
Ils sont tous là, devant ma porte. Tous, et surtout elle. J’ouvre d’une
main tremblante, mes clefs trahissent un tintement d'angoisse.
Elle me regarde bien droit dans les yeux pour aller s'asseoir, avec un
insupportable sourire mesquin au coin des lèvres.
Ce sont les deux heures les plus longues de mon existence. Je crois
que mon dernier examen gynéco était plus confortable que ce que je suis
en train de vivre. Après vingt minutes à balbutier, me tromper dans le
programme, faire deux fautes au tableau, j'abandonne. Heureusement que
nous sommes au très prisé Saint-Vincent et que chaque classe dispose d'un
rétroprojecteur connecté aux ordinateurs.
— Bien, je suis encore un peu malade, comme vous le voyez...
Gabriella se targue d'un petit rire étouffé dans le fond de la classe. Je
n'arrive même plus à la regarder. J'ai honte, j'ai peur. Je me sens
minuscule.
— Alors, on va mettre le début de la Liste de Schindler.
Dès que j'annonce le changement de direction du cours, ça crie dans
tous les sens. Joshua ponctue tout de même :
— Ah oui, charmant petit film familial, ça.
— Spoiler : à la fin, ils meurent, rebondit Marc sous les éclats de rire.
Je suis au moins sauvée de ses yeux de fouine. Je lance le film,
m'enfonce dans mon siège le plus loin possible des élèves, et place une
main sur mon ventre comme si ça pouvait faire partir la douleur.
Mais force est de constater que, à seize heures, la douleur est toujours
là, ainsi que cette saleté d'élève. D'ailleurs, elle ne manque pas de
m'attendre encore alors que tous quittent la classe tandis que je débranche
le rétroprojecteur. Johanna Baryl. Johann Baryl, putain.
Ils sont tous partis. Je la sens dans mon dos.
Allez, Clara. Affronte, maintenant.
Je me retourne, et je la regarde. Grande, ses cheveux trop plats qui
entourent son visage mesquin. Non, je ne me démonterai pas. Pas cette
fois.
— Oui, Gabriella ?
Mon air faussement détaché semble la perturber ; elle perd un peu en
sourire, mais susurre tout de même :
— Je n'ai pas vu de changement de note, sur Pronote...
— Parce qu'il n'y en aura pas, Gabriella.
Les mots de Mary me reviennent et je rêverais d'avoir le cran de les lui
balancer. Mais, à la place, j'adopte la posture du professeur qui n'a rien à
se reprocher. Je croise les bras contre ma poitrine, et l'observe avec une
sévérité nouvelle :
— Ni maintenant ni jamais. Je ne sais pas ce que vous vous êtes
inventée, ni pourquoi vous avez décidé de vous acharner sur moi, et
franchement, Gabriella, je m'en contrefous. Je suis votre professeure, je
suis là pour vous enseigner l'Histoire-Géo, vous permettre d'avoir votre
bac, et nos relations s'arrêtent ici.
Elle plisse ses yeux déjà trop petits pour rebondir.
— Allez voir la direction.
— Je vous demande pardon ?
— Dites-leur qu'une élève vous fait du chantage... Allez-y. Pourquoi
vous ne le faites pas, Madame ?
Je rétorque, sèchement :
— C'est une idée. Maintenant, si vous n'avez aucune question
concernant le programme, sortez de ma classe.
Elle me toise plus longuement, s'avance d'un pas avant de poser une
main insolente sur mon bureau :
— Vous êtes sûre ?
— Absolument, Gabriella. Dehors.
Et dans son regard, je sais qu'elle va le faire. Dans son sale sourire,
dans sa tête qui se relève, haute et fière, je sais qu'elle va tout dire.
On va devoir activer le plan : nier en bloc. Dès qu'elle a quitté la salle,
je ferme la porte d’un geste brusque. Je me mets à haleter, mon thorax
bloqué par l'angoisse. Je n'avais pas le choix. Tout, mais pas les menaces à
nouveau. Le chantage. La peur. Non, plus rien de tout ça, depuis Baryl, et
pour toujours. Comme s'il lisait en moi, à quelques mètres, devant le
lycée, ou à l'intérieur, peut-être déjà chez lui, je n'en sais rien, Adam
m'écrit. La vibration de mon téléphone me donne un espoir, soudain. Je
lis.
#Bien sûr qu'elle va parler. Mais je crois que j'ai trouvé une
solution.
Il écrit, puis efface, et les secondes sont en train de me tuer. Enfin, sur
l'écran, le début de son plan m'apparaît, et je peux lire, dépitée :
#John.
52. L’alibi
Le lendemain est également un succès. Plus pour lui que pour moi,
parce que mes élèves possédant une orientation sexuelle tournée vers les
hommes, s'agglutinent étonnamment devant les portes depuis qu'il est
venu me chercher. Adam vient à sa rencontre, lui tape dans la main, et je
les rejoins à mon tour.
— Madame Dolnoy, salue Adam.
— Adam.
Nos yeux s'attardent ; malgré moi, je descends jusqu'à sa bouche, pour
l’admirer mordre sa lèvre inférieure très discrètement. John prend
immédiatement ma main et la serre fort.
— Allez, on y va nous.
D'accord. C'était presque un succès.
Chaque jour, j'en apprends un peu plus sur lui, son enfance, et même
sur mon Adam si secret. J'apprécie beaucoup John, en réalité. Je ne sais
pas comment il fait pour supporter les regards sur lui, et la pression
familiale quant à l'entreprise paternelle. Mais il a beaucoup d'humour ; en
tout cas, d'ironie. Un peu la même façon qu’Adam de toujours dévier des
sujets. Plus je le vois lui, plus mon Dragannah à moi me manque. C'est
comme si je devais me contenter de la version low cost de mon mec. Mon
quoi ?
On n'a même plus le droit de s'écrire. Est-ce que c'est vraiment ce qu'il
est, alors ? Mon mec… ?
Jeudi, mes élèves de première me regardent différemment quand
j'entre. Surtout les deux habituées du premier rang, celles qui ont
certainement ouvert le fan-club officiel d'Adam. Ce n'est cependant pas un
mauvais signe. J'ai forcé l'admiration. Ah, je ne peux pas nier que j'aime
assez ça, tout compte fait.
Judith et Sylvie s'y mettent aussi.
— Eh bah, ma vieille, me lance la CPE que j'adore, à la pause de dix
heures. Tu ne te fais pas chier, hein.
Seule Karima accorde d'autres intérêts à son physique que la beauté :
— Qu'est-ce qu'il peut faire penser à Lucas ! Quand il était au lycée
déjà, je les confondais. Mais là, de ne pas l'avoir vu depuis si longtemps,
c'est... troublant. Comment l’as-tu rencontré ?
Notre version est au point. Je la lui livre. Tout le monde croit à tout.
Victoire, mes enfants.
Salut l'Aventurière,
J'imagine que John fait la gueule en face, précisant qu'il se fait chier
pendant que tu lis. Dis-lui de ma part que c'est un con et que je le
remercie de tout ce qu'il fait.
Je pense à toi, toutes les secondes. Je ne peux pas imaginer ce que tu
traverses, je te vois dans les couloirs, la tête basse, je rêve de te prendre
dans mes bras pour te dire que tout ira mieux bientôt, même si je sais que
tu ne vas pas me croire.
Je voulais que tu te rappelles une chose : il y a trois semaines, quand
j'ai enfin pleuré la mort de Lucas, tu m'as dit qu'on sortait toujours de la
souffrance. Tu m'as parlé d'une phrase, que t’avait donnée ta mère au
départ de ton padre : "Il y aura un printemps.". Je veux que tu t'accroches
à ça. Que tu te le répètes à chaque chuchotement, regard bizarre, à
chaque fois que tu passeras et repasseras ces portes à la con. Rappelle-toi
qu'il y aura un printemps. Il y en a toujours un.
Je fais ce que je peux pour calmer les choses, de mon côté. Je me plie
à tout ce que demandent mes géniteurs. J'ai donné mon portable, je bosse
mes cours, je travaille des concours pour des écoles, j'essaye même de
renouer le dialogue.
Toi, profite de cette haine, aussi. Va chercher là où tu avais arrêté de
chercher. Redeviens curieuse. Tu te souviens de ça ? Redevenir curieuse ?
Clara, je ne t'ai jamais dit ce que je ressentais pour toi, mais j'espère que,
maintenant que tout nous empêche de nous retrouver, tu le sais un peu. Je
ne suis pas doué pour parler, ni même pour écrire. Mais je te le répète : je
pense à toi, toutes les secondes. Je t'ai aussi écrit une version porno de
cette lettre. Je n'arrive pas vraiment à survivre sans pouvoir te baiser. Je
la garde pour moi. Tu ne m'en voudras pas ? Ah, si, tu m'en voudras.
Pense à moi quand tu te touches. C'est bientôt fini. Je ne me servirai pas
de la lettre pour te dire enfin les trois mots qui meurent sur ma bouche à
chaque fois que je te vois. Mais je les pense, je les ressens, je les ai dans
tout mon corps et mon cœur, depuis ce jour, sous l'abribus.
Je t.
A.
#Le pigeon voyageur récupère son tel, garde tes idées salaces pour
Adam, ma belle. À plus !
***
J'ai lissé mes cheveux, j'ai rasé mes jambes, j'ai même mis la petite
crème parfumée pour le corps qu'il aime tant. Je rentre dans l'hôtel,
réservation à mon nom, pour aller l'attendre, impatiente, dans la chambre
vingt-quatre. La nôtre, maintenant.
J'ai un peu d'avance. Je patiente en faisant le tour des meubles et en
me souvenant de tout ce qu'on a fait de délicieux, ici, quand mon
téléphone sonne. Je vois le nom de John s'afficher, avec étonnement.
Je décroche et entends la voix grave du cousin m'ordonner :
— Tire-toi de là. Tout de suite.
— Quoi ? Mais de quoi tu...
Trois coups résonnent à la porte. Trois coups violents et secs.
Accompagnés d'une voix de femme :
— Madame Dolnoy ! Sortez immédiatement de là !
Une voix de femme que je reconnais.
Elle ajoute, enragée :
— Et venez m'expliquer pourquoi mon fils devait vous rencontrer
dans une chambre d'hôtel !
57. " Une dernière étreinte, mes
bras.1 "
Vider son casier. Rendre ses clefs. Laisser les copies à la remplaçante.
Donner raison aux rumeurs.
Madame Dragannah-Lévy n’a pas porté plainte. Elle n’aurait rien
gagné à le faire, cependant, puisqu’Adam était majeur, avant même qu’on
faute. Elle aurait pu, néanmoins, exiger une inspection et une enquête
approfondie du rectorat. Mais elle tient trop à la réputation de son fils et
par extension de sa famille entière pour entamer une telle procédure. Tout
s’est réglé en coulisses : membre du conseil, elle a exigé ma démission, je
l’ai déposée.
Il m’a fallu la justifier longuement dans une lettre, approuvée par le
rectorat. En attendant leur accord, je suis restée chez moi. Une
contractuelle a pris ma place en deux jours, et me voici déjà oubliée dans
les couloirs de Saint-Vincent. Ils ne pensent qu’au bac, quoi qu’il en soit.
J’aurais pu accepter un second accord à l’amiable plus souterrain, et
attendre d’être mutée dans un autre établissement. Mais je préfère arrêter
de me mentir. J’ai détesté chaque journée d’enseignement, pourquoi
m’obstiner dans un nouveau lycée ? Et puis, une réputation, ça vous suit.
Je ne supporterai pas les regards en coin, les murmures, et les
gloussements une année de plus.
Adam ne m’a pas écrit depuis l’intrusion de sa mère dans notre
chambre d’hôtel. John s’est chargé de me faire passer plusieurs messages :
pour apaiser les tensions qu’a causées notre liaison, Adam a fait mine de
couper les ponts avec moi auprès de ses parents, et compte décrocher une
mention pour calmer les inquiétudes maternelles quant à un éventuel
avenir détruit. Mais, tapie derrière ses courbettes à madame Dragannah, il
y a la promesse de nos retrouvailles.
Je mets à profit ces deux semaines d’attente avant de le sentir de
nouveau. La liste de mes échecs, cette année, est longue, mais je m’oblige
à la dresser tout de même, à regarder en face ce que j’ai fait de travers,
mois après mois. Je ne classe pas Adam parmi mes mauvais choix. Mon
histoire d’amour m’est tombée dessus, je n’ai rien pu contre elle. Je ne la
regrette pas.
Au contraire, elle m’a libérée. Maintenant, j’ai une vie entière à
construire. Les questions tourbillonnent dans ma chambre : est-ce que je
reprends des études ? Et si oui, lesquelles ? Histoire médiévale ?
Archéologie ? Bibliothécaire ?
Je veux le suivre, quoi qu’il fasse et où qu’il aille. Je me souviens de
son inquiétude « je ne veux pas être celui qui t’en empêche », cependant je
n’envisage plus mes réveils sans l’avoir à mes côtés. Si nous avons pu
survivre jusqu’ici, nous le pourrons encore. Mon propre avenir me semble
plus incertain que notre histoire. C’est sur elle que je m’appuie à présent.
Septembre.
Clara
Adam
Un an plus tard…
E.H
Le courage, c’est de comprendre sa propre vie…
Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder.
la mort d’un regard tranquille…
Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel.
Jean Jaurès
Dans la joie comme dans la peine. Dans la richesse et dans la
pauvreté. Pour le meilleur et pour le pire. Je promets de t’aimer et je ne
laisserai rien ni personne nous séparer. Je fais cette promesse pour
l’éternité.Je me lie à toi pour toujours et jusqu’à la fin des temps.
Et je resterai à tes côtés jusqu’à ce que la mort nous sépare.
I-LE CHOC
Prologue
Joey
Une bonne odeur de crêpes émane jusque dans la chambre, j’ouvre
doucement les yeux. J’imagine Ryan derrière les fourneaux à nous préparer
notre petit-déjeuner, comme il aime le faire le dimanche, quand, bien sûr, je
me suis correctement nourrie toute la semaine. J’en ai déjà l’eau à la
bouche. Je me lève, le sourire aux lèvres, enfile un bas de jogging ainsi que
le tee-shirt de mon mari qui traîne au pied du lit.
Au moment où j’arrive dans notre petit salon, je découvre Ryan en
train de chantonner tout en faisant sauter une crêpe dans une poêle, derrière
l’îlot de notre kitchenette. Tous les muscles de son dos sont tendus. Je ne
peux m’empêcher de resserrer les cuisses en me rappelant la nuit que nous
venons de passer…
— Mmm, ça sent bon par ici, roucoulé-je en enserrant sa taille.
J’aime l’odeur et la douceur de sa peau. Je ferme les yeux en frottant
ma joue contre son dos musclé. Mon entrecuisse est encore sensible et tous
mes membres sont ankylosés.
— C’est toi qui sens bon, mon amour.
Je lui embrasse le dos, il grogne en éteignant le gaz. Il se tourne vers
moi, prend mon visage dans ses mains, puis il capture mes lèvres avec
autorité.
— Je t’aime, mon amour, murmure-t-il contre ma bouche.
— Moi, encore plus, me blottis-je dans ses bras, le seul endroit où je
suis bien.
— Va t’asseoir ! J’arrive avec les crêpes.
— Hum, j’ai trop faim, dis-je en m’exécutant docilement.
Ryan me rejoint, un sourire satisfait aux lèvres lorsqu’il me voit me
frotter les mains, puis il dépose l’assiette remplie de notre petit-déjeuner sur
notre table basse qui nous sert de table à manger. Nous ne vivons pas dans
le luxe, néanmoins cela nous importe peu du moment que nous sommes
ensemble.
— J’ai oublié la confiture, tique-t-il en fronçant les sourcils.
Je hume les crêpes en fermant les yeux quand j’entends un bruit lourd
qui me fait sursauter. Je les rouvre instantanément, tourne la tête et aperçois
mon mari gisant au sol. Mon cœur s’arrête – ou plutôt s’affole. Je me rends
alors compte qu’il ne bouge pas et qu’il n’émet pas le moindre son de
douleur.
— Ryan ! m’écrié-je en me précipitant vers lui.
Je me jette à genoux et tente de le secouer pour qu’il réagisse. Rien.
— Mon cœur, réponds-moi ! Ryan… Ryan !
J’essaye de prendre son pouls, sauf que dans la panique, je n’y arrive
pas. Je compose rapidement le numéro du SAMU, les yeux rivés sur
l’homme de ma vie.
— Nous vous écoutons !
— Allo, oui ?! Mon mari vient de s’évanouir et je ne sais pas quoi
faire… Venez vite, je vous en supplie.
— A-t-il bu quelque chose en particulier ou prend-il un traitement
médicamenteux ?
— Non, non, rien de tout ça, m’énervé-je en leur donnant notre
adresse.
— Très bien, très bien, calmez-vous. J’envoie immédiatement une
ambulance.
Je raccroche, complétement paniquée en m’agenouillant à nouveau à
côté de Ryan qui ne réagit toujours pas.
Je n’ai aucune notion de secourisme et je m’en veux de ne pas savoir
comment agir dans une pareille situation. Si je le savais, je tenterais tout
pour le sauver, or je crains que si je le bouge de trop, je n’aggrave son cas.
— Ryan, je t’en supplie, réponds-moi, je t’aime… Ne me laisse pas…
J’étouffe un sanglot et prends son visage dans mes mains tremblantes.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, néanmoins j’essaye de me
convaincre qu’il ne s’agit que d’un petit malaise.
Ça va aller…
Je l’embrasse en me disant que cela va le faire réagir comme par
miracle, mais toujours rien. Ses yeux sont clos. Je me penche vers son torse,
pose ma joue sur son cœur, et là, je me redresse aussi sec en portant,
horrifiée, ma main à ma bouche. J’appose l’autre sur son cœur, cependant je
ne le sens pas battre… Et je crois que le mien vient de s’arrêter.
Ce n’est pas possible…
— C’est à cause de la panique, me dis-je à moi-même, si je ne
l’entends pas.
Je pleure désespérément.
Je sursaute à l’instant où la sonnerie de l’interphone retentit.
J’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée entre mon appel
désespéré et l’arrivée du SAMU. Je me relève à la hâte, puis appuie
plusieurs fois avec frénésie sur le bouton. J’ouvre la porte en criant :
— Ici, vite !
Trois hommes et une femme en blouses blanches font irruption dans
notre appartement, sous mon regard affligé. Je ne sais plus où donner de la
tête… J’ai l’horrible sensation d’être dans un cauchemar éveillé. Les bras
ballants, je les regarde s’activer, les yeux rivés sur ceux de Ryan, fermés, et
je me sens totalement inutile. Ils discutent entre eux, téléphonent à je ne sais
qui, toutefois je n’entends rien. Mes oreilles sont bouchées, ma vue
s’obscurcit et je crois que mon cœur va me lâcher, même si je pense que
c’est déjà le cas.
La sonnerie de mon interphone retentit une nouvelle fois.
Un homme habillé d’un simple pantalon noir et d’une chemise assortie
apparaît avec une mallette. Il se met à ausculter Ryan.
Quelques instants plus tard, la femme s’avance vers moi avec
prudence, le regard assombri. En arrivant à ma hauteur, elle m’observe
quelques instants, silencieuse. J’imagine qu’elle cherche ses mots avant de
prendre la parole, et quand elle se décide enfin, ils me percutent de plein
fouet.
— Je suis désolée, … votre mari est décédé. Nous ne pouvons plus rien
pour lui. Nous devons l’emmener à l’hôpital pour confirmer notre
pronostic… Nous pensons à une rupture d’anévrisme.
— Une rupture d’anévrisme, répété-je, les yeux dans le vide.
— Votre époux a-t-il présenté des maux de tête, des vomissements, une
sensibilité à la lumière ou bien des troubles digestifs ces derniers temps ?
Mon cerveau vient de se mettre en mode « off » et je suis incapable de
me rappeler quoi que ce soit sur les jours précédents, tandis que j’ai
l’impression que ma tension augmente. Pour la première fois de ma vie, je
n’arrive plus respirer normalement, comme si j’étais prise d’une crise
d’asthme. Je pense que la femme s’en rend compte puisqu’elle me somme
de m’asseoir et d’essayer d’inspirer et d’expirer calmement. Je n’y arrive
pas.
Je ne peux pas le croire… Ryan n’est pas mort !
Nous avons fait l’amour la moitié de la nuit et il se trouvait encore là, il
y a quelques minutes, en pleine forme, souriant, en train de préparer des
crêpes et me dire qu’il m’aimait. Donc, je refuse d’admettre que Ryan est
mort. Non !
— Je veux voir mmmon… mmmari, bégayé-je anormalement.
— Madame, nous allons l’emmener… Voulez-vous que je prévienne
un membre de votre famille ?
— Ryan ! hurlé-je à pleins poumons. Je veux voir mmmon mari !
Aaallez-vous-en ! Il n’est pas mort ! Ryannnnn…
— Calmez-vous ! m’ordonne-t-elle fermement, m’agrippant la taille.
Paul, nous l’emmenons, elle devient hystérique. Matt essaye de trouver les
coordonnées de la famille.
— Ryannnnn… me débats-je de toutes mes forces.
M’enserrant bien trop fort, je n’arrive pas à me défaire de sa prise.
J’ai l’impression que l’on m’arrache une partie de moi, de mon cœur et
que tous mes membres se brisent en cet instant. Je ne peux pas y croire.
Il était là avec moi, puis… plus rien.
Les larmes dévalent sur mes joues et un cri strident sort du fin fond de
ma gorge en regardant pour la dernière fois le visage éteint de l’amour de
ma vie.
Je refuse d’y croire… Ryan sera toujours avec moi !
II-LE DÉNI
1
Joey
Quatre mois plus tard…
Joey
« Ryan me rejoint, un sourire satisfait aux lèvres lorsqu’il me voit me
frotter les mains, puis il dépose l’assiette remplie de notre petit-déjeuner
sur notre table basse qui nous sert de table à manger. Nous ne vivons pas
dans le luxe, néanmoins cela nous importe peu du moment que nous
sommes ensemble.
— J’ai oublié la confiture, tique-t-il en fronçant les sourcils.
Je hume les crêpes en fermant les yeux quand j’entends un bruit lourd
qui me fait sursauter. Je les rouvre instantanément, tourne la tête et
aperçois mon mari gisant au sol. Mon cœur s’arrête – ou plutôt s’affole. Je
me rends alors compte qu’il ne bouge pas et qu’il n’émet pas le moindre
son de douleur.
— Ryan ! m’écrié-je en me précipitant vers lui.
Je me jette à genoux et tente de le secouer pour qu’il réagisse. Rien.
— Mon cœur, réponds-moi ! Ryan… Ryan ! »
Joey
Le lendemain matin, je me réveille le cœur lourd et la tête prête à
exploser, comme chaque jour, au moment où je prends conscience que Ryan
n’est pas à mes côtés. Je comprends maintenant cette citation du poème de
Lamartine, L’isolement : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Je m’octroie quelques minutes pour réaliser où je me trouve, et me
remémorer ma journée de la veille. La remise des clés, le trajet en taxi
jusqu’à la gare, puis le train pour arriver à Toulon où mon frère a eu la
gentillesse de venir me chercher. Pour finir, les présentations en vigueur
avec ses colocataires qui sont désormais les miens.
Je me rappelle alors mon rêve ou plutôt mon cauchemar, et enfin, ma
rencontre fortuite avec ce dénommé Jonas, qui m’a bizarrement troublée.
Je chasse toutes mes pensées de la tête.
Je regarde mon téléphone qui affiche cinq heures vingt-sept.
Je m’habille rapidement de ma tenue de sport, puis attrape mon
trousseau de clés, que je fourre dans la poche de mon legging, ainsi que mes
écouteurs et mon portable. J’ai besoin d’aller courir, de me vider la tête
pour ne plus avoir à penser.
***
Je me réveille sur les coups de deux heures et demie avec le même rêve
qui se transforme à chaque fois en cauchemar. J’ai la gorge sèche.
Seulement éclairée de la lumière de mon portable, je descends
prudemment l’escalier. Lorsque j’arrive dans la cuisine, je me heurte à un
torse et je reconnais immédiatement à qui il appartient.
— Décidément, ça devient une habitude, s’amuse Jonas d’une voix
grave.
— Dddésolée, je ne t’avais pas vu.
— Ne le sois pas ! J’ai connu plus désagréable que de me faire rentrer
dedans par une jolie blonde à la bouche gourmande.
Hein ?!
— Qqquoi ?
Il rit franchement et je dois avouer que je trouve ce son carrément sexy.
— Tu as faim ? Tu veux quelque chose ?
— Non… Juste de l’eau, s’il te plaît.
Il attrape une bouteille d’eau ainsi qu’un verre et allume la petite lampe
du bar, puis s’y installe après s’être servi un bol de chocolat chaud avec des
céréales. Je l’imite en m’asseyant en face de lui, le regard rivé sur mon eau.
— Je sais que cela ne me regarde pas, mais pour une raison que
j’ignore, Greg s’inquiète pour toi. J’ai l’impression que tu as vécu un truc
traumatisant, et si tu as besoin d’une oreille attentive, sache que je suis
assez doué pour écouter.
— D’où ton métier de pompier, deviné-je.
— Quand on s’engage dans cette profession, il faut avoir une certaine
aptitude pour savoir écouter les gens, en effet.
— C’est gentil, mais j’ai déjà un psy qui se charge de ça, grimacé-je.
— Ça n’a pas l’air de te plaire.
— Je n’ai pas choisi… Cela m’a été imposé…
— Hmm… Je vois… Tu habitais où avant ?
— Paris.
— Tu aimais vivre là-bas ?
— J’y suis née, j’y suis tout simplement restée. Peu importe l’endroit
où j’étais du moment que…
Je me rends compte que je suis en train de me livrer un peu trop à
Jonas. Cela m’étonne moi-même. Je le connais à peine, pourtant j’arrive à
lui parler comme si c’était un ami, moi qui n’en ai jamais eu. Je n’avais que
Ryan dans ma vie.
— Du moment que ?
— Rien ! Aucune importance…
— Au contraire, me coupe-t-il, je pense que tout ce qu’on dit devrait
avoir de l’importance.
Il porte son pouce au coin de ma lèvre pour essuyer une goutte d’eau
imaginaire, je sens mon cœur s’accélérer à ce simple contact. Comment
peut-il me procurer cet effet ? Je ne peux pas être troublée par lui. Je ne le
dois pas, et surtout je n’en ai pas le droit. Ce serait comme si je trompais
Ryan. À cet instant, je m’en veux d’apprécier la compagnie de Jonas, de le
trouver très attirant.
— Euh… Jjje vais aaaller me recoucher.
— C’est moi ou… je te rends nerveuse ?
— Pppas du tttout…
— Hmm… fait-il, un rictus en coin. Bonne nuit alors, jolie blonde.
Jolie blonde ?
— Bonne nuit ! dis-je sèchement en reprenant ma contenance. Merci
pour… le verre d’eau.
Il hoche la tête, un sourire aux lèvres. Je le trouve encore plus
séduisant. Après lui avoir tourné le dos, la main sur le cœur, je pose le pied
sur la première marche de l’escalier menant à l’étage. Il vient de se passer
quoi, là ?
Ne te retourne pas !
Les autres ouvrages disponibles chez Butterfly Editions :
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Be My Lover
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Royal contrat #1
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