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Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à

audrey-morin
Éditions Druide
1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040
Montréal (Québec) H3A 2G4

www.editionsdruide.com
GR I MOI R E S

Collection dirigée par


Anne-Marie Villeneuve
M YST È R E S À L ’ É CO L E
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada

Mystères à l’école : nouvelles.


(Grimoires)
Public cible : Pour les jeunes de 12 ans et plus.
ISBN 978-2-89711-450-3
1. Histoires pour enfants québécoises. I. Collection : Grimoires.
PS8329.5.Q4M96 2018 jC843’.010806 C2018-940541-4
PS9329.5.Q4M96 2018
Direction littéraire : Richard Migneault et Anne-Marie Villeneuve
Édition : Luc Roberge et Anne-Marie Villeneuve
Assistance à l’édition : Elisanne Crevier
Révision linguistique : Lyne Roy et Isabelle Chartrand-Delorme
Assistance à la révision linguistique : Antidote 9
Maquette intérieure : Anne Tremblay
Mise en pages et versions numériques : Studio C1C4
Conception graphique de la couverture : Gianni Caccia
Illustration de la couverture : Annie Rodrigue
Diffusion : Druide informatique

Les Éditions Druide remercient le Conseil des arts du Canada et la SODEC de leur soutien.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres –


Gestion SODEC.

Ce projet a été rendu possible en partie grâce au gouvernement du Canada.

ISBN PAPIER : 978-2-89711-450-3


ISBN EPUB : 978-2-89711-451-0
ISBN PDF : 978-2-89711-452-7

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1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040
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Téléphone : 514-484-4998

Dépôt légal : 3e trimestre 2018


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Il est interdit de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation écrite
de l’éditeur. Tous droits de traduction, de repro­duction et d’adaptation réservés.

© 2018 Éditions Druide inc.


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M YST È R E S À L ’ É CO L E
Nouvelles
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
TABLE DES MATIÈR ES

Avant-Propos..................................................................................... 11
Chantal Beauregard – Le carnage canin......................................... 13
Geneviève Blouin – Dans les entrailles
du dragon de briques.................................................................... 31
Simon Boulerice – M’infiltrer dans ta vie
(Try to fit in your life).................................................................. 45
Laurent Chabin – Le placard............................................................ 59
Evelyne Gauthier – Le Justicier........................................................ 73
Karine Lambert – La déposition de 34-B7...................................... 91
Martine Latulippe – Ça suffit......................................................... 107
André Marois – Encanador !.......................................................... 121
Richard Migneault – Keviiiiiiiin, au bureau du directeur !.......... 137
Suzanne Myre – En vers et contre tous.......................................... 153
Julie Rivard – Panique para(normale)........................................... 169
Sonia Sarfati – Rats.......................................................................... 187
Robert Soulières – On sort Carignan !.......................................... 203
Chloé Varin – Comme la reine ou la constellation ?..................... 221
Pierre-Yves Villeneuve – Jour J pour Jesse-James......................... 237
Les auteurs........................................................................................ 257
AVANT-PROPOS

Au cours de vos premières années au primaire, vous avez


éprouvé le plaisir de lire des albums, des bandes dessinées
ou de courts romans. Les ouvrages qui vous sont mainte-
nant destinés prennent du volume et leur nombre de pages
augmente. Dans ce monde où les réseaux sociaux, Internet
et les jeux vidéo prennent beaucoup d’espace, les livres sont
parfois oubliés. Je vous lance donc le défi, en vous offrant ces
courtes histoires, de goûter au plaisir de lire des nouvelles.
Pas celles qu’on peut lire dans le journal ou dont on prend
connaissance à la télévision, à la radio ou sur Internet. Non.
La nouvelle, ce genre littéraire méconnu.

Comme le roman, la nouvelle raconte une histoire, mais


dans un nombre réduit de pages. Son amorce nous met en
contexte très rapidement, puis un événement se produit et
le mystère s’installe. Au fil du récit, les personnages et vous,
amis lecteurs, essaierez de résoudre l’énigme. C’est ce qu’on
appelle le développement ou les péripéties. Puis, l’auteur vous
surprendra avec une finale que vous n’aurez probablement

11
pas prévue. Voilà la chute ! Le moment où vous vous direz :
« Il ou elle m’a bien eu ! »
Voici donc ce que vous offre ce recueil : 15 histoires qui, je
l’espère, sauront vous plaire. Vous y découvrirez autant d’au-
teurs ; certains que vous connaissez sans doute et d’autres,
inconnus. Qui sait ? Vous aurez peut-être ensuite envie de
lire leurs romans…

Je vous invite donc, au cours de votre prochain trajet en


autobus, en attendant chez le dentiste, à l’heure du midi à
la cafétéria ou pendant la période à la bibliothèque, à ouvrir
ces Mystères à l’école, à choisir le texte qui vous attire le
plus – on est libre devant un tel recueil, on peut lire suivant
l’ordre qui nous fait envie ! – et à savourer ce court moment
de lecture.

Bienvenue dans ce monde que vous connaissez bien, l’école,


mais qui est ici étonnamment rempli d’énigmes, d’histoires
d’amour, de violence, de folies, d’amitiés et de rencontres.
Vraiment tout ça. Vous en doutez ? À vous de mettre ces
mystères à l’épreuve…

Bonne découverte !

Richard Migneault
Directeur de publication et, accessoirement, auteur

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CH A N TA L BE AU R EGA R D

Le carnage canin
D es talons martèlent le linoléum dans le long couloir
de l’étage. Les pas se rapprochent dangereusement de
moi. Ma gorge se noue et je sens le souffle saccadé de ma res-
piration. D’étranges souvenirs me heurtent la tête, comme
si j’étais pris dans un étau. Une peur irrationnelle s’empare
de tout mon être.

Je m’accroche au plus fol espoir : non, elle ne me trouvera


pas. Ne m’interrogera pas sur le drame déchirant dans lequel
j’ai tenu le premier rôle. Je resterai muet, dans un silence de
mort, mes lèvres à tout jamais cousues.

Misère ! Elle ouvre la porte du laboratoire d’informatique


où j’ai cru pouvoir m’exiler. J’ai tout juste le temps d’envoyer
un texto.

Suis ds l’trouble

Je me tourne vers la directrice, le regard effaré. Elle plisse le


front, affiche un air dédaigneux et me demande :

— Edmond ? Que fais-tu ici à cette heure-là, toi ?

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J’esquisse un petit sourire affecté. D’une voix un peu chevro-
tante, je lui réponds :

— Je termine mes devoirs à l’ordinateur, madame.

— Mais voyons donc, il n’y a pas de récupération, le mardi


soir. Le labo d’informatique est fermé. Tu ne t’en souviens pas ?

— La porte n’était pas verrouillée. J’ai cru que les choses


avaient changé.

Imperturbable, madame Gamache Dubreuil ne bouge pas


d’un iota. Je lui présente aussitôt des excuses aussi lamen-
tables qu’obligatoires pour minimiser l’incident.

— Je suis désolé, dis-je en ramassant mes effets personnels.

— C’est vrai que tu es de retour à l’école seulement depuis


hier, mais il faut suivre les directives. À quoi ça sert d’avoir
un code de vie sinon ? Rentre chez toi, il est tard.

J’ai pris des libertés avec le règlement, je l’avoue, mais j’ob-


tempère à l’ordre de déguerpir sur-le-champ.

— Je te raccompagne, insiste-t-elle.

Cette petite femme frêle possède l’autorité menaçante d’un


doberman. Elle marche à mes côtés d’un pas militaire et
emprunte l’escalier qui mène au sous-sol. De son œil alerte
de patrouilleur au zèle infatigable, elle guette la moindre
anomalie sur son passage. Elle apprécie le calme régnant
dans les corridors, ainsi que la propreté qu’elle juge indis-
pensable dans tout bon établissement scolaire. Son école
doit demeurer irréprochable, une organisation saine et
protégée.
16
Je m’arrête devant ma case et ne prends que le strict néces-
saire, toujours sous le regard sévère de la directrice. Là,
presque au bout de notre périple, elle me confie, d’un ton sec
et sans appel, mais se voulant néanmoins empathique :

— C’est sans doute difficile de reprendre tes cours après ce que


tu as vécu. Si tu veux en parler, ma porte reste toujours ouverte.

— Merci, madame Gamache Dubreuil.

Elle regagne ensuite son bureau où l’attendent des heures de


travail administratif. La routine, bien sûr, pour un monstre
d’ambition comme elle.

Sans blague, pourquoi irais-je me jeter dans la gueule du


loup et prêter le flanc à la critique ? Elle en connaît déjà trop
sur ma situation personnelle. Mes parents lui ont fait un
topo complet pour justifier mes absences.

Je me suis retiré au labo d’informatique parce que je n’avais


pas envie de rentrer tout de suite à la maison. Maintenant,
je décide de faire face, pour ainsi dire. Et je me déplace d’un
pas alerte, en me remémorant mon dernier rendez-vous avec
la psychologue.

Elle m’a prévenu des marques laissées par le traumatisme


que j’ai connu récemment :

— Tu ne vas jamais oublier ce que tu as vécu, mais tu vas


arriver à dompter tes démons intérieurs parce qu’ils font
désormais partie de ta vie.

Je rentre chez moi et me dirige vers ma chambre, après avoir


répondu à une série de questions de mes parents. « Oui, je
vais bien. Oui, j’ai mangé. Oui, j’ai fait mes devoirs. »
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— Bonne soirée ! dis-je en fermant la porte de ma chambre
derrière moi.
Je me précipite devant mon écran d’ordinateur. Blanche
m’attend pour jouer en ligne. Je mets mon casque-micro
sans fil et j’écoute ma meilleure amie. Une pro des jeux
vidéo, habile et stratégique.

Avant mon retour à l’école Urgel-Dallaire, je lui ai tout


raconté.

Quand j’ai connu Blanche, en première secondaire, elle


affichait déjà l’assurance de l’ancienne rompue à toutes les
subtilités de la vie scolaire. Brillante et charmeuse, elle avait
parfaitement assimilé l’a b c de ce qu’il faut faire, dire et dis-
simuler afin de bien paraître auprès des profs et des élèves.
J’ai tout de suite su qu’elle serait de mon côté.

Blanche ne m’a pas abandonné dans l’adversité. Je vis avec


elle une amitié hors du commun, depuis déjà une année.
Elle pense librement et parle non pas avec des phrases toutes
préparées, mais avec des arguments solides qu’elle exprime
dans ses propres mots.

::

Aujourd’hui, après le dernier battement de la matinée,


quand les élèves ont rejoint leur classe, j’adresse un sourire
complice à ma voisine de rangée. Notre dîner est prévu à
11 h 30, soit dans quarante-cinq minutes.

— As-tu envie de manger de la pizza ce midi ? me chuchote-


t-elle.

— Toute garnie.

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— Végétarienne.

L’accord est vite scellé sans tambour ni trompette. Blanche,


mon âme sœur.

La dernière fois qu’on est allés chez Marconi pizzeria, je


m’étais fait agacer par la bande à Clapper. On avait eu de la
difficulté à finir notre assiette parce que les gars n’arrêtaient
pas de rire de moi. Ils me trouvent « différent », notamment
parce que j’ai un drôle d’accent. J’ai vécu quelques années
à l’étranger et ça s’entend. Et surtout, je joue au ballon-­
chasseur avec des filles.

Retourner à cet endroit, c’est une espèce de test. Blanche le


sait parfaitement. J’ai connu pire, si bien que je me sens d’at-
taque pour affronter les mauvaises plaisanteries.

Justement, en sortant de l’école, la clique d’idiots rigole


en m’apercevant. C’était écrit dans le ciel. Spontanément,
Blanche me prend la main lorsque Clapper brandit devant
nous une coupure de presse :

DÉCOUVERTE ACCIDENTELLE
DANS UN SOUS-SOL DE ROSEMONT
Les ossements trouvés en octobre dernier, dans le sous-
sol en rénovation d’un duplex de Rosemont, seraient vieux
d’environ 80 ans. « Six petits squelettes gisaient au même
endroit, raconte Mme Bernanos, anthropologue judiciaire.
Nous pensons qu’il s’agissait peut-être d’un tombeau fami-
lial ou d’une fosse commune oubliée. Il est rare de décou-
vrir des os d’enfants en aussi bon état. Ils sont beaucoup
plus fragiles que ceux des adultes. »
Les enfants étaient liés les uns aux autres par le poignet
avec des chaînettes très ajustées. Selon le Service de police

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de la Ville de Montréal (spvm), des tests seront effectués
par le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine
légale du Québec pour en savoir davantage sur les causes
des décès. Les autorités suivent la procédure établie en cas
de mort suspecte.

Les pulsations de mon cœur s’affolent, tandis que je conti-


nue à marcher. Blanche et moi empruntons une voie de tra-
verse nous conduisant au resto. Je regarde derrière moi, prêt
à les affronter. Ouf ! Ils ne nous suivent pas.

— Ce ne sont pas des lumières, ces gars-là, admet mon amie.

— À qui le dis-tu… des crétins, il y en a partout.

Ce qui me vaut un sourire en coin de ma copine.

À la pizzeria, la sympathique serveuse me reconnaît tout de


suite et cherche à me rendre service :

— J’ai appris ce qui t’est arrivé. Figure-toi donc qu’un de mes


amis vient d’ouvrir un refuge pour animaux. Si tu veux, je
te donne l’adresse.

— Merci, je vais y penser, dis-je poliment pour décliner son


offre sans la froisser.

Elle se dirige ensuite vers la cuisine afin de passer notre


commande. En attendant, Blanche et moi parlons de tout et
de rien : des rumeurs qui ont circulé à mon sujet durant mon
absence, des gars, dont mon chum Antonin, qui ont essayé
de prendre ma place comme « meilleur ami spécial » auprès
d’elle, etc.
20
Blanche, mon bel espoir, des premières aux dernières lueurs
du jour. À l’école Urgel-Dallaire, tu m’éclaires au quotidien
pour une vie plus électrisante.

::

Après quelques jours à m’user les fesses sur les bancs de


l’école, un peu d’exercice n’est pas de refus. Deux fois par
semaine après les heures de classe, je pratique le ballon-­
chasseur sur un terrain de basketball, dans le gymnase.
Parmi les bienfaits de cette activité physique un peu démo-
dée, j’aime sentir mon pouls s’accélérer, le sang circuler dans
mes veines et les pores de ma peau évacuer les toxines de
mon organisme.

Il y a six équipes. Une seule d’entre elles est mixte, la


mienne. C’est pour cette raison que Clapper et ses coéqui-
piers prennent un malin plaisir à nous massacrer. Ils sont
sans pitié quand ils s’acharnent sur les Pointers.

Une fois le match terminé, monsieur Larouche me demande


de le rejoindre dans son bureau. Je prends une douche, me
sèche rapidement et m’habille en silence. Benoit Larouche
est mon prof préféré. C’est facile de parler avec lui. Il s’in-
téresse sincèrement aux élèves et ne se prend pas pour un
autre.

Je cogne à sa porte, et il m’aperçoit à travers la large vitre.

— Entre Edmond et assieds-toi. As-tu le temps de jaser ?

— Un peu, dis-je en prenant place sur une chaise bancale,


en face de lui.
21
— C’est parfait. Je veux seulement te dire que je suis de ton
côté : viens me voir si la gang de Clapper te niaise encore.

— Les gars se pensent importants, mais ils ne m’intimident


pas.

Une larme coule sur ma joue. Je renifle. Monsieur Larouche


me tend une boîte de mouchoirs.

— Merci.

— Qu’est-ce qui est arrivé pour te revirer de même ? Dis-


le-moi…

Ce que j’ai vu est tellement incroyable. Pendant des jours,


mon chien Mystic n’a pas arrêté de geindre et de gratter les
planchers. Quand mon père a défait la boîte entourant un
mur porteur, mon fidèle compagnon est allé à la porte d’en-
trée et a voulu s’enfuir. Ça ne lui était jamais arrivé, même
pas lorsqu’il était chiot. Il ne dormait pas de la nuit, venait
dans mon lit et fourrageait dans mes couvertures. Son com-
portement me préoccupait, mais je croyais que ça passerait.

À bien y penser, mon prof me semble une épaule secourable


pour épancher mon angoisse.

— Vous jurez de ne pas en parler à qui que ce soit ?

Il lève la main dans un geste solennel.

— Tu as ma parole.

Alors, je lui fais le récit terrifiant de cette découverte aussi


macabre que mystérieuse.

::
22
Samedi 8 h 30. Un silence irréel, aussi soudain que pro-
visoire, régnait sur la maisonnée. Les appareils électro­
ménagers semblaient avoir cessé de fonctionner. Mon brave
cocker anglais restait sourd à mon appel pour sa promenade
matinale. Également attentif au manque de réaction de notre
animal, mon père m’a suggéré :

— Va donc voir dans le sous-sol. On ne sait jamais : il s’est


peut-être coincé quelque part.

J’ai lacé mes souliers et je suis descendu. La pièce était un


véritable chantier. Quand j’ai vu la scène horrible, mon corps
s’est tout d’abord figé, puis j’ai poussé un cri de terreur qui
a retenti avec force. Mes parents m’ont aussitôt rejoint. Ma
mère a fondu en larmes en voyant le chien, puis, tremblante
et blême, elle est vite remontée au rez-de-chaussée.

Raide comme un piquet, je me frottais les yeux et luttais


contre l’évanouissement. Il fallait tenir le coup. Observer la
scène pour mieux la comprendre.

Mon cocker gisait face contre terre, la queue coupée et la tête


éclatée. Des gouttes de sang de différentes tailles perlaient
sur un mur autour d’une grande tache rouge. J’ai eu nette-
ment l’impression que quelqu’un y avait lancé la pauvre bête
avant de l’achever.

Mystic avait quand même eu le temps de gratter le sol de


terre battue, prêt à s’y ensevelir. Mon père et moi avons
aperçu les ossements. Mes jambes étaient si molles que j’ai
eu du mal à remonter les marches.

Mon père a immédiatement appelé le 911.


23
— Moi, je crois que Mystic nous a délivrés, dis-je pour bien-
tôt conclure mon histoire.

— Délivrés de quoi ? demande monsieur Larouche.

— Délivrés du mal.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Je sais pas trop. Ça reste tellement surréaliste, comme si


tout était venu de l’au-delà. Je passe pour un fou quand je
détaille ce que j’ai vu.

— Vous avez décidé de vous taire ?

Je hoche vaguement le menton, avant d’ajouter :

— Les policiers sont formels. Il n’y a pas eu d’entrée par


infraction dans notre maison. La compagnie de rénova-
tion que mon père avait engagée n’avait pas encore les clés.
Alors…

— Donc, les doutes ont plané sur ta famille.

C’est ce que j’appelle notre longue traversée du désert.


Personne ne nous a crus au début, sauf la psy. Il faut dire que
mes parents ont insisté pour qu’on parle avec quelqu’un de
neutre, qu’on ne connaissait pas. Elle m’a aidé à surmonter
mes pires cauchemars.

— Les enquêteurs assignés à l’affaire m’ont soupçonné


d’avoir tué Mystic, puisque j’ai été le premier à me rendre
au sous-sol.

— Cependant, son bourreau aurait eu du sang sur lui. Ce


qui n’était pas ton cas. C’est bien ça ?
24
— Exactement. Mes vêtements étaient impeccables quand
mes parents sont descendus au sous-sol et lorsque les pre-
miers secours sont arrivés.

On n’a trouvé aucune explication logique aux atroces souf-


frances infligées à notre chien.

— Penses-tu que… ?

Je ne le laisse pas terminer sa phrase. Je me lève brusque-


ment, en regardant mon cellulaire.

— Merci, ça m’a fait du bien de me confier à vous. Vous


savez, vous n’êtes pas obligé de me croire.

En sortant du local, j’entends mon nom dans le haut-parleur.


On m’attend au bureau de la directrice. Qu’est-ce qu’il y a
encore ? J’ai de la difficulté à trouver un peu de paix !

Je m’assois dans le corridor, devant les murs festonnés de


photos de diplômés. Je transmets un texto à Blanche :

Suis pris avec directrice

Sa réaction est immédiate :

Pourquoi ? Réfléchis, ça urge !

J’ai toujours mon cellulaire dans mes mains quand madame


Gamache Dubreuil m’invite à entrer dans son antre, véri-
table festival de portraits. Sur une table en noyer, elle a ali-
gné des photos encadrées de ses deux rejetons, en suivant
une chronologie établie par âge, du plus tendre jusqu’à la fin
25
de l’adolescence. Au moins, me dis-je, elle aime les enfants,
c’est bon signe.

— Tu peux t’asseoir, Edmond. J’espérais que tu sois encore à


l’école dans une activité parascolaire. Je vois que c’était le cas.

Assise sur le bout de la chaise, penchée en avant, la direc-


trice prend une position des plus curieuses. Son visage est de
marbre ; son regard, vide.

— Je ne sais pas comment te le dire…

Elle manipule la souris de son ordinateur avec une nervosité


évidente. Une balle antistress lui conviendrait beaucoup mieux.

— Est-ce qu’il y a un problème, madame ?

Au bout de quelques secondes, elle finit par m’expliquer la


raison de cette rencontre.

— Le beau retriever de Mathieu Clapper a été retrouvé sans


vie, le corps complètement démembré.

— My God, ce n’est pas vrai !

Cette brute devait aimer son chien autant que j’aimais le


mien. Ça me laisse pantois, la bouche grande ouverte, pen-
dant une seconde qui semble une éternité.

Après m’avoir donné ses explications, la directrice apaise sa


rage contenue dans un grognement.

— Vous avez une idée de qui a pu faire ça, madame ?

— C’est précisément ce que je voulais te demander.

— Ah ! bon… Vous dites ça à cause de Mystic ?


26
Surpris, je réfléchis avant de remuer la tête d’un côté et de
l’autre. Me croit-elle coupable d’une quelconque complicité ?

Je me lève en disant :

— Je sais rien. Je me sens complètement perdu.

— Ressaisis-toi ! J’aimerais ça t’aider, mais je ne sais pas


comment.

Je pense : Vous n’êtes pas la seule !

Elle a voulu m’informer avant que j’apprenne la nouvelle


d’autres sources. Des racontars déjà, sur mon compte ?

::

Le carnage canin s’est poursuivi jusqu’à la fin de l’hiver. En


tout, si on compte Mystic, six chiens de chasse appartenant
à des élèves de l’école Urgel-Dallaire ont été tués dans les
mêmes affreuses conditions.

Heureusement pour Blanche, son animal domestique est un


adorable chat siamois, nommé Velours.

Pour ce qui est des ossements des jeunes enfants retrouvés


chez nous, la conclusion de l’enquête du spvm est restée
assez floue. Selon les enquêteurs, il s’agit d’un cold case, une
affaire criminelle jamais élucidée et datant d’il y a plusieurs
décennies, bien avant la découverte de l’adn. Tout de même,
à l’aide des techniques actuelles, les laboratoires scientifiques
ont été en mesure de restaurer une inscription sur les liens
usés des ossements recueillis :
Que la malédiction soit sur tes enfants et leur traînée
de chiens damnés.

27
L’un des enquêteurs assignés au dossier a émis l’hypothèse
que le décès des six petits puisse être attribuable à une secte
dangereuse qui aurait pratiqué des expériences paranor-
males avant de les enterrer.

Quant à mes parents, ils ont finalement accepté l’idée qu’une


force obscure ait pu s’emparer de Mystic.

Quel sens accorder à cette histoire hors de notre portée et


qui me donne encore la frousse ?

::

Je ne joue plus au ballon-chasseur. Si on me regardait de


travers avant « les événements », depuis des mois, j’ai l’im-
pression d’être une bête curieuse. Des ragots farfelus et
insignifiants circulent sur mon compte. Certains élèves chu-
chotent même que « c’est de la faute au gars bizarre ce qui
s’est passé ! »

Amie fidèle et loyale, Blanche est toujours à mes côtés. Nous


sommes maintenant engagés tous les deux dans une asso-
ciation de défense des éléphants et des rhinocéros. Nous
croyons qu’il faut protéger les espèces en danger ­d ’extinction.

En la contemplant, sur le pas de la porte de sa maison où je


l’ai raccompagnée après l’école, en ce beau jour de juin, tant
de choses s’expriment dans ses yeux, de ces choses qui ne
peuvent se comprendre avec la tête.

— Bon, il faut que j’y aille. Je dois sortir mon chien.


— Bye, Edmond !

28
Récemment, mes parents et moi avons adopté un formidable
caniche royal, dans un refuge pour animaux. De fière allure,
il me témoigne beaucoup d’affection. Son nom est assez
original. En verlan : Islou 61. C’est le dernier roi de France,
Louis xvi.

::

Quand je rentre chez moi, aujourd’hui il n’y a aucun son,


aucun bruit. Habituellement, mon compagnon poilu m’ac-
cueille avec enthousiasme. Fou d’inquiétude, je le cherche
partout en hurlant : « Islou, Islou. Où es-tu ? »

Je le trouve gisant au sous-sol, dans son propre sang, la tête


tranchée.

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GE N EV I ÈV E BLOU I N

Dans les entrailles du dragon de briques

Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à


audrey-morin
D epuis sa place au fond de la classe, Gabrielle prie pour
que la journée se termine enfin. Et pour que quelqu’un
réponde à la question que Madame Lucie a posée tan-
dis qu’elle rêvassait. La professeure la regarde un peu trop
intensément. Elle s’est aperçue, grâce à son sixième sens
mystique d’enseignante, que Gabrielle n’écoutait pas. Si elle
lui demande son avis…

— Moi je le sais, Madame Lucie ! s’écrie Samir en agitant la


main.

Gabrielle pousse un soupir de soulagement. Samir n’est pas


le meilleur de la classe, loin de là, mais il est toujours heu-
reux d’essayer de répondre aux questions. Ou de lire à haute
voix. Ou de se casser la tête sur de diaboliques problèmes de
fractions. En fait, Samir a l’air de s’amuser en permanence à
l’école, même quand il échoue les dictées dont il avait pour-
tant bien étudié les mots de vocabulaire. Madame Lucie le
félicite souvent pour ses efforts.

Pour sa part, Gabrielle n’aime pas l’école. Chaque jour, dès la


première cloche du matin, sa seule hâte est d’entendre sonner
33
la cloche de la récréation, puis celle du dîner et, finalement,
celle annonçant que la journée est terminée. La libération !

Ding, dong, dong, ding…

Enfin ! Madame Lucie lève le ton pour donner ses dernières


directives au sujet des devoirs, mais Gabrielle n’écoute
pas. Après un arrêt éclair à son casier, elle se faufile, man-
teau encore détaché, entre les portes de l’école, véritables
mâchoires de monstre affamé, et s’enfuit vers sa maison…
Juste de l’autre côté de la rue. Le mois dernier, ses parents ont
acheté une nouvelle demeure, pile en face de l’école. Quelle
idée ! Maintenant, Gabrielle aperçoit l’affreux bâtiment de
briques brunes depuis la fenêtre de sa chambre. Même la fin
de semaine, elle n’échappe pas à la pensée que l’école l’at-
tend le lundi suivant. Un vrai cauchemar !

::

Comme toujours, son heure de liberté d’avant souper


s’écoule trop vite. La voilà assise avec ses parents, soumise
au dilemme habituel : qu’est-ce qui est pire, les brocolis cuits
ou les conséquences si elle ne les ingurgite pas ?

— Gaby, lui dit sa mère à cet instant, je te jure que si tu ne


manges pas tes légumes, je te trouve des devoirs de mathé-
matiques supplémentaires !

Oh là là ! Maman n’est pas de bonne humeur ce soir.


D’habitude, elle parle d’une diminution du temps de télé
pour la fin de semaine à venir… et elle finit par oublier.
Les mathématiques supplémentaires, c’est vraiment cruel.
Gabrielle prend donc une grande respiration, enfourne ses
brocolis à toute vitesse dans sa bouche, mâche le moins
34
longtemps possible, avale, puis s’envoie une gorgée de lait
pour aider le tout à descendre. Ouf ! Mangés comme ça, au
risque de s’étouffer, les brocolis sont tolérables.

— Attention, Gab, mon cours de RCR n’est plus à jour, lui


lance son père tandis que sa mère fronce les sourcils.

Ils ne sont jamais contents. Elle a mangé, oui ou non ?

— Tu peux aller faire tes devoirs, lui dit sa mère de mauvaise


grâce.

— J’ai pas de devoir ce soir ! proteste Gabrielle.

— Essaye pas, rétorque maman, Madame Lucie nous a


envoyé la liste au début de la semaine. Il te reste deux pages
de français et des mots de vocabulaire à étudier.

— Pis tantôt, continue son père, on révisera tes fractions


avec un jeu, d’accord ?

Ah, un jeu éducatif. C’est à peu près aussi amusant qu’un


après-midi de pluie pendant une panne d’électricité, mais
bon… Les vrais exercices sont encore plus ennuyants.

— Ouais, OK, répond Gabrielle.

— Ton enthousiasme fait plaisir à voir, dit son père.

Pardon ? Elle ne doit pourtant pas avoir l’air enchantée…


Maman ricane. D’accord, papa ne veut pas dire ce qu’il a dit :
il fait du sarcasme. Ça lui arrive souvent. À croire que c’est
un genre de maladie chez lui.

Gabrielle se rend dans sa chambre, fouille dans son sac pour


trouver son cahier de français, en espérant ne pas l’avoir laissé
35
en classe… Non, le voilà. Elle sort aussi sa liste de mots de voca-
bulaire, un peu chiffonnée. Soupirant, elle s’assoit à sa table de
travail, devant la fenêtre. Le français est la seule matière où
elle réussit bien, sans doute à cause de tous les livres qu’elle
dévore depuis que ses parents ont limité son temps de télévi-
sion, mais cela ne veut pas dire qu’elle aime s’y exercer.

Entre deux phrases à compléter par son ou sont, elle jette un


coup d’œil à sa voisine d’en face : l’école tant détestée. Bizarre.
D’habitude, à cette heure-ci les fenêtres de l’école sont noires
comme des bouches de démon et reflètent les lumières de la
rue comme si elles les avaient avalées, mais pas ce soir. Ce soir,
l’une des fenêtres est éclairée. Elle est située trop loin pour que
Gabrielle voie à l’intérieur, mais il n’y a pas de doute : on s’agite
dans les entrailles du dragon de briques.

Gabrielle a découvert depuis longtemps que, malgré les


apparences, les professeurs sont des gens normaux qui vivent
dans des maisons et non dans l’école. Le soir, après avoir
libéré les élèves en retenue, ils retournent chez eux. Alors
pourquoi y a-t-il encore de la lumière dans une classe ? Un
enseignant se serait-il attardé, occupé à préparer des exer-
cices particulièrement difficiles pour le lendemain ?

Alors qu’elle réfléchit, elle aperçoit une silhouette tout habil-


lée de noir qui remonte l’allée de béton menant aux portes
de l’école. Qui est-ce ? Elle a l’impression qu’il s’agit d’une
femme, peut-être vêtue d’une grande robe ou d’un long
manteau ample, comme un déguisement de sorcière, mais
sans le chapeau. Bizarre. Cette personne ne sait-elle pas que
l’école est fermée à cette heure-ci ? L’inconnue tire sur la
porte de droite qui devrait résister, mais s’ouvre.
36
Médusée, Gabrielle voit la silhouette noire disparaître dans
les profondeurs de l’école. Puis elle remarque que d’autres
formes sombres s’avancent sur les trottoirs. La lumière exté-
rieure a beaucoup baissé et le lampadaire devant l’école est
brisé, sans doute parce qu’il sert de cible pour des concours
de lancer de roches, alors Gabrielle ne les distingue pas
bien. Certains marcheurs semblent coiffés d’un chapeau
mou. Tous portent des vêtements amples dont les couleurs
se confondent avec le soir qui tombe. On dirait une proces-
sion de lugubres enchanteresses ou de prêtresses de la nuit.
L’école les avale les unes après les autres.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Gabrielle frissonne, un


peu effrayée. Dans sa tête, une chansonnette d’Halloween
se met à jouer : Les sorcières se rassemblent, pour danser la
sarabande, elles tournent, tournent en rond, tout autour du
grand chaudron…

— Gab, comment ça avance les devoirs ? lance son père


depuis le couloir.

Elle sursaute et s’empresse de baisser le nez vers sa feuille.


Elle arrive au bas de la première page d’exercices, mais toute
la seconde est encore à faire. Et elle n’a même pas lu ses mots
de vocabulaire.

— Bien, j’ai presque fini ! répond-elle quand même.

— Je vais préparer le jeu alors… Voyons qui sera le meilleur


pour couper les pizzas !

Est-ce que papa aime vraiment ce jeu-là ou est-ce qu’il


se force pour avoir l’air heureux d’y jouer, semaine après
semaine, depuis un an ? Mystère. Elle doit admettre qu’elle
37
comprend mieux les fractions depuis qu’ils s’amusent
ensemble à diviser des pizzas entre plusieurs convives, puis
à multiplier les parts mangées par le prix des garnitures
pour obtenir la facture finale. Ses résultats en mathéma-
tiques n’ont pas tellement augmenté, mais il lui faut moins
d’effort pour les obtenir. Maman a beau froncer les sourcils
à chaque bulletin, Gabrielle trouve que la note de passage,
c’est suffisant !

Son regard revient vers la fenêtre illuminée de l’école, au


loin. Cette lueur l’effraie un peu, mais la fascine en même
temps. Qu’est-ce qui se déroule dans cette classe ? Avant
de « jouer » avec papa, elle aimerait bien aller jeter un coup
d’œil par cette fenêtre. Sous quel prétexte pourrait-elle sor-
tir dehors à cette heure-ci, alors qu’il fait noir ? Elle sourit
lorsque la réponse lui vient et s’empresse de remplir sa der-
nière page de devoir de mais ou mes disséminés au hasard.
Puis elle bondit de sa chaise et file dans la cuisine.

— Veux-tu que je sorte le sac de poubelle, maman ? demande-


t-elle.

Un peu surprise de la voir offrir ainsi de l’aide non sollicitée,


sa mère accepte sans se faire prier. Gabrielle enfile son man-
teau et se dépêche de sortir. Dehors, elle balance le sac dans
la poubelle, regarde rapidement des deux côtés de la rue et
traverse en courant. Aussi vite qu’elle le peut, elle se dirige
vers l’école et son unique point de lumière.

Va-t-elle surprendre des sorcières emportées par des danses


endiablées ? Va-t-elle apercevoir des démons de l’ennui
occupés à se nourrir du désespoir accumulé durant la jour-
née par les élèves ?
38
Le cœur battant, parce qu’elle a couru, parce qu’elle sait que sa
mère doit s’inquiéter de ne pas la voir revenir et parce qu’elle a
peur de ce qu’elle va découvrir, Gabrielle, tremblante, se hisse
sur la pointe des pieds et jette un œil par la fenêtre éclairée.

Il y a des adultes dans la salle de classe, repliés autour des


pupitres trop petits pour eux comme des serpents enrou-
lés autour de leurs œufs. Ce sont des femmes, enveloppées
dans de grandes robes noires, avec des gants et des voiles qui
laissent voir seulement leur visage, parfois même unique-
ment leurs yeux. Gabrielle se réjouit d’avoir eu raison : c’est
assurément un truc de sorcière pour ne pas être reconnues
après leur réunion secrète !

En étirant le cou, Gabrielle remarque qu’il y a deux hommes


dans le groupe, des barbus avec de curieux tissus tortillonnés
sur la tête. Sans doute une autre astuce pour changer rapide-
ment d’apparence. Au milieu de la classe, entre les rangées
de pupitres, elle aperçoit un grand panier, où est couché un
bébé endormi. Qu’est-ce qu’il fait là ? Est-ce l’enfant d’une
sorcière ? N’est-il pas un peu trop pâle pour ça ? Car Gabrielle
se rend compte à cet instant qu’aucun des adultes n’a la peau
blanche comme la sienne. Les visages qu’elle aperçoit sont
plutôt bronzés, semblables à celui de Samir, qui vient d’un
pays chaud… mais « pas d’un pays où on voudrait aller en
vacances », lui a spécifié maman. Parlant de Samir, la femme
assise au beau milieu de la classe lui ressemble beaucoup,
avec le même nez retroussé et un petit menton pointu. Est-ce
que ce serait sa mère ? Ou sa grande sœur ?

Tous les adultes, hommes comme femmes, regardent avec


attention vers le tableau de la classe, où des figures à la craie ont
39
été tracées. De son poste d’observation, Gabrielle n’en aperçoit
que quelques angles et courbes, le reste des détails disparais-
sant derrière les feuilles d’une plante verte décorative, mais il
s’agit sans doute de pentacles et d’autres symboles magiques !
Pour le moment, les adultes les recopient dans des cahiers,
mais bientôt, elle en est sûre, ils vont se lever pour psalmodier
des incantations et… et qu’est-ce qui arrivera au bébé ?

— Gabrielle ! T’es où ? ! ?

Le cri de sa mère, légèrement paniqué, parvient jusqu’aux


oreilles de Gabrielle depuis l’autre côté de la rue. Oh, oh, voilà
des ennuis qui s’annoncent ! Abandonnant son espionnage,
elle se dirige à toutes jambes vers la maison. Sa mère, debout
sur le perron, semble se détendre en la voyant a­ pparaître.

— Qu’est-ce que tu faisais ? Pourquoi tu es allée sur le ter-


rain de l’école ? T’as pas idée de me faire des peurs de même !
J’te dis, toi, faut qu’on se batte pour que tu ailles à l’école le
matin, mais là tu y retournes de soir, c’est quoi cette histoire ?

À travers le déluge de paroles, Gabrielle sent bien que maman


est soulagée qu’elle n’ait pas été enlevée « ou pire », comme
les adultes ajoutent toujours sans expliquer ce qui pourrait
être pire. Gabrielle offre donc une vague justification :

— Y’avait de la lumière, alors j’suis allée voir c’était quoi.

— Fais pu jamais ça sans m’avertir ! répond maman en la


serrant contre son cœur à l’étouffer. Allez, ton père t’attend
pour jouer là. Pis tu te couches bientôt.

Bousculée par ses parents à travers la routine du soir, Gabrielle


n’a pas l’occasion de leur parler des adultes des pays chauds
40
qui se réunissent dans l’école, en compagnie d’un bébé qui
ne leur appartient peut-être pas. Il faut dire qu’elle ne sait pas
trop comment aborder le sujet. Jamais ses parents ne croi-
ront que des sorciers et des ensorceleuses se rassemblent pour
lancer des malédictions aux élèves de l’école. Par contre,
peut-être pourrait-elle utiliser d’autres mots pour désigner
cette réunion louche. Est-ce que ce sont les terroristes ou les
syndicalistes qui sont censés tenir des rencontres secrètes et
­dangereuses ? Gabrielle ne s’en souvient plus.

Plus tard, juste avant de se glisser dans son lit, elle regarde
du côté de l’école et remarque que la fenêtre n’est plus illu-
minée. Le dragon de briques s’est rendormi, la curieuse réu-
nion semble être terminée. Mais pourquoi a-t-elle eu lieu ?

Cette nuit-là, dans les rêves de Gabrielle, des classes maudites


et des corridors hantés prennent les élèves au piège. Le bâti-
ment est vraiment devenu un dragon de briques, qui a refermé
ses mâchoires sur ses proies et refuse de les laisser s’enfuir. Et le
bébé est le sacrifice humain nécessaire pour apaiser le monstre.

Elle se réveille plusieurs fois, un cri au bord des lèvres, et se


précipite à sa fenêtre pour s’assurer que l’école n’est toujours
qu’un tas de briques inertes. Inquiétante, mais immobile.

::

Le lendemain matin, malgré sa fatigue et sa frayeur,


Gabrielle se dépêche de partir pour l’école. Il est hors de
question qu’elle entre dans le bâtiment avant d’avoir compris
pourquoi des adultes s’y sont réunis la veille ! À qui pour-
rait-elle poser des questions ? À Madame Lucie ? S’il s’agit
d’une affaire louche, sa professeure ne sera sans doute pas
41
au courant. Et puis, la pauvre femme risquerait de mourir
de surprise en voyant Gabrielle s’intéresser à ce qui se passe
dans l’école. Elle n’est plus toute jeune, Madame Lucie. Peut-
être qu’elle pourrait demander à Samir s’il a une idée ? Après
tout, les gens qui étaient là lui ressemblaient. Et puis Samir a
souvent des théories originales sur les choses de la vie.

Au moment où elle pense à son ami, Gabrielle le voit arri-


ver, en sautillant sur le trottoir. Puis elle remarque, quelques
pas derrière lui, une femme tout enveloppée de voiles noirs
qui dirige une poussette d’une main malhabile. C’est bien
la dame au nez retroussé qu’elle a aperçue hier soir dans la
classe ! Et dans le landau, ce bébé un peu pâle…
La femme se penche et donne un bisou sur le front de Samir
avant de s’éloigner avec sa poussette. Pas de doute : il s’agit
de la mère de son ami.
Gabrielle vibre presque d’impatience tandis que Samir, qui
l’a vue, s’avance vers elle en souriant.
— Gaby ? Wow, tu es là tôt ce matin ! Est-ce que…
— Pourquoi est-ce que ta mère vient à l’école le soir ? s’écrie
Gabrielle, incapable de se retenir plus longtemps.
Samir prend un air gêné et regarde ses souliers. Ah ah, pas de
doute, il sait ce qui se passe le soir dans l’école ! Cependant,
il ne semble pas pressé d’en parler. Peut-être parce que c’est
dangereux de le révéler ? Sa mère avait l’air gentille tout à
l’heure, mais si c’est une sorcière, peut-être que…
— Ma maman suit des cours d’al-pha-bé-ti-sa-tion, mar-
monne finalement Samir en s’appliquant pour prononcer le
mot compliqué.
42
— Des cours de quoi ? s’étonne-t-elle.

— D’alphabétisation.

Gabrielle sent les rouages de son cerveau se mettre à tra-


vailler. Ses parents lui ont expliqué comment deviner le sens
d’un mot, quand on n’a pas de dictionnaire sous la main, en
utilisant d’autres mots qui lui ressemblent. Elle connaît un
seul mot semblable à celui-là.

— Elle apprend… l’alphabet ? risque-t-elle.

Samir hoche la tête, l’air toujours gêné.

— Oui, elle a appris les lettres au début et maintenant on lui


montre à lire et à écrire.

Elle fronce les sourcils.

— Mais… pourquoi ? Elle a pas appris quand elle était petite ?

Cette fois, c’est Samir qui semble surpris.

— Ben non ! Dans notre ancien pays, il y avait pas beaucoup


d’écoles à cause de la guerre. Pis les filles, de toute manière,
elles n’y allaient pas tellement. Je sais pas trop pourquoi,
maman dit que c’est une histoire compliquée… Et puis,
là-bas, ma mère aurait appris à lire et à écrire en arabe, pas
en français.

— Oh !

Gabrielle ne sait pas trop quoi dire d’autre. L’explication du


mystère est à la fois si simple et si déstabilisante. Elle n’avait
pas pensé que la mère de Samir ne devait pas parler le fran-
çais en arrivant ici. Gabrielle se souvient du voyage avec sa
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Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
famille en Ontario. Là-bas, tout le monde parlait anglais et
Gabrielle s’était sentie complètement perdue, même si elle
reconnaissait parfois des mots sur les pancartes. Il doit être
effrayant de déménager dans un pays où on ne comprend
pas les gens, surtout quand on ne sait même pas lire les
panneaux ! Et c’est pas normal d’aller à l’école le soir lors-
qu’on est un adulte. Son père et sa mère lui disent souvent
que l’école, c’est le travail des enfants. Est-ce que les gens
qu’elle a vus hier travaillent dans la journée, comme papa et
maman ? Est-ce qu’ils sont vraiment tous incapables de lire
et d’écrire ?

— Maman dit que c’est très dur d’apprendre le français


quand on est vieille comme elle, continue Samir. C’est pour
ça que j’étudie très fort. Je veux pas, jamais jamais, ne pas
être capable de lire et écrire. Quand je vais être grand, je
veux parler toutes les langues du monde.

Elle n’est pas sûre que le rêve de Samir soit possible, mais
elle hoche la tête quand même. Elle croit avoir déjà entendu
sa mère dire qu’il existe des centaines de langues. Combien,
exactement ? C’est le genre de chose que Madame Lucie
doit savoir. Quand la cloche va sonner, Gabrielle va aller lui
demander. Et elle va aussi lui expliquer qu’elle a l’intention
de travailler plus fort en classe désormais. Pour que Madame
Lucie ne soit pas trop surprise.

Si l’école, c’est le travail des enfants, autant le faire mainte-


nant. Pendant que les pupitres sont à sa taille.

44
SI MON BOU L E R ICE

M’infiltrer dans ta vie


(Try to fit in your life)
N otre amitié a commencé sur des chapeaux de roue.
C’est moi qui avais pris les devants. Tu étais entré
dans la classe d’anglais un peu désœuvré. Tu étais nouveau
à l’école. Tu arrivais aux deux tiers de l’année scolaire, alors
que l’hiver se concluait. Tu n’avais probablement aucun ami.
J’allais m’offrir en cadeau.

Avril débutait. Tu arrivais avec le printemps. Tu étais une


belle promesse. Tu représentais le renouveau.

— Hi, everyone ! Today, I’d like to introduce you to Maxime,


avait dit Louise, notre prof à l’anglais toujours aussi élégant
que ses tenues vestimentaires.

— Hi, Maxime !

Seuls quelques élèves t’avaient salué. J’avais parlé un peu plus


haut que les autres ; c’était clairement moi qui éprouvais le plus
de ferveur à l’idée de te rencontrer. Je voulais être ton ami.

Le hasard a été bon pour moi : l’unique pupitre vacant était


à côté de moi, à l’avant. Louise, en début d’année, nous avait
invités à prendre le pupitre de notre choix. Sans surprise,
47
j’en avais sélectionné un à l’avant, pour être le plus près pos-
sible du savoir. À côté de Patricia, à ma droite, une autre
première de classe. Patricia, ma presque amie. Pas une amie
totale, parce qu’elle avait la fâcheuse manie de me gosser un
peu. Elle était parfois – j’ose le dire – trop volontaire. Elle
manquait de nonchalance dans la vie.
Et voilà que tu venais combler mon flanc gauche. Tu jouxtais
superbement mon pupitre.
— Je m’appelle Maxime, moi aussi. My name is Maxime too.
We share the same name ! que je t’avais chuchoté, comme si
je te révélais un secret précieux.
— Cool, m’avais-tu dit, avec une délectable nonchalance.
J’ignorais alors que ce n’était pas ton vrai prénom. Je savais
seulement l’important : ton sourire craquant, tes fossettes
creuses comme des cicatrices de joie, tes yeux en demi-lunes
taquines. Tu m’inspirais de belles choses : de l’ouverture, de
la gentillesse, de la bonté, de l’humour, de l’ironie.
À chaque cours, Louise nous offrait un vingt minutes de
conversation. Nous pouvions parler entre nous, à deux, du
moment que cela se faisait en anglais – Louise agissait alors
comme une drôle de policière en circulant entre les bureaux,
faisant « sa ronde » d’agente de sécurité en jouant avec son
trousseau de clefs, nous reprenant si nous avions glissé au
français.
Normalement, c’était avec Patricia que je discutais, mais je
trouvais sa vie un peu plate. Elle parlait toujours de ses notes
et de la décoration de sa chambre. Quand Louise nous avait
donné le feu vert pour former des équipes de deux, je m’étais
rué sur toi. Je t’avais accaparé.

48
— So… are you free ? May I talk with you, Maxime ?

— Bien sûr, m’avais-tu répondu.

— You must to try to talk in English. It is the consigne.

— Oh. Sure. I have a minute.

— Good, good. So… do you like pizza ?

— Yes, I like pizza. And you ?

— Yes, but I prefer lasagna.

— Cool.

— So…do you have any brothers and sisters ?

— I have one sister.

— And what is her name ?

— Sandra.

— Good.

— You ?

— No, I’m alone. My parents have only me. I like them. They
will pay for my licence to drive.

— Cool. When is your driving test ?

— In less than two weeks. I am excited. Do you have your


licence to drive ?

— Soon, I hope. Same as you.

— Good, good. So… do you like watching TV ?


49
— A lot.

— And what is your favourite program ?

— Friends.

— Oh ! I loooove Friends !

— Cool.

— Which character do you prefer ?

— Phoebe.

— Me too ! She is so funny !

— My favourite episode is the one where Phoebe thinks she


goes blind when she sees Monica and Chandler kissing.

— Oh my God, I remember this one. I loved it so much. I lau-


ghed a lot ! I laughed and I cried in my bedroom, like a weirdo.

— I laughed too ! It was amazing.

— Oh yes. It is the good word : amazing.

Amazing comme l’était ton anglais. Tu étais à un autre


niveau. J’étais parmi les meilleurs de la classe, mais toi, tu
étais dans une classe à part.

— Your English is soooo good.

— Yours too, Max.

— Ben non. Ben not. But it’s gentil.

Le hasard s’était prolongé, le vent tournait encore à ma


faveur : ta case était tout près de la mienne. Je pouvais pour-
suivre à t’inviter dans mon amitié.
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Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
— Tu rentres en bus ? So, do you go home in a bus ? que je
t’avais traduit, pour te faire rire, pour que notre complicité
ne meure pas.

— Ahah ! Non, je rentre à pied.

— À pied ! Tu vis pas trop loin ? You don’t live too much far ?

— Pas loin.

— Sur quelle rue ?

— T’es ben curieux ! Tu travailles-tu pour la police ?

— Héhé. Non-non, je suis juste curieux. I’m not a cop.

— Cool. C’est bon à savoir. Je peux-tu te poser une question,


Max ?

— Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. All the


questions in the world.

Tu avais regardé autour de nous pour être sûr que notre inti-
mité était préservée.

— T’aurais-tu de la shit ?

— De la quoi ? Sorry ?

— Du pot.

— Hahaha, non. J’ai jamais fumé de ma vie.

Ma sagesse avait semblé t’ennuyer. Je te décevais grande-


ment. I disappoint you a lot.

— Mais si tu m’en offres, je serais prêt à essayer. Faut ben


essayer un jour. I must to try a good day. Maybe today !
51
— Non, j’en ai pas. J’aurais voulu m’en acheter. Tu sais qui
en vendrait ?

— Ayoye, non. Je peux pas t’aider là-dessus. I can’t help you.

— Tu sais que t’es pas obligé de tout traduire ce que tu dis, hein ?

— I know, but I like to practice my English. It is the reason


why I watch Friends a lot. It is funny, but it is a good source
of education too. On the language, you know.

— I know, I know.

— A good day, if you want, maybe we can watch an episode


of Friends together ?

— Ben oui, pourquoi pas. Ça serait cool.

— Cool ! Super !

— Bon, ben, bonne soirée, « bodé ».

— Yes, good evening my friend.

Alors j’étais ton « bodé » ? C’était la première fois que je me


hissais si rapidement dans le cœur d’un collègue de classe.
Je n’ai jamais été doué en amitié. Je n’ai jamais su comment
m’y prendre. Mais on dirait qu’avec toi, le courant circulait.

J’avais tant parlé avec toi dans le corridor – alors que les
élèves couraient vers la sortie – que j’avais manqué mon
bus. J’avais manqué mon bus, mais j’avais gagné ton amitié.
C’est ce que je me disais. J’en avais pour une quarantaine de
minutes de marche, tout au plus.

J’en avais profité pour passer au petit coin ; une bonne


marche m’attendait. En sortant dehors, je t’avais vu flâner
52
au rack à bicycles avec Jean-Luc Guilbault et Serge Théoret,
les deux crapules de secondaire 4. Tu semblais complice avec
eux. C’était ça le problème : tu avais tellement d’entregent
que tu semblais proche de tout le monde. Peut-être que je
n’étais pas spécial, après tout. Je n’étais pas un privilégié.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je suis resté un bon vingt
minutes à vous regarder, en retrait. Je me sentais comme un
espion. I was like a spy.

Puis, tu as quitté la cour après les avoir salués virilement. Je


ne pouvais pas t’entendre d’où j’étais, mais j’avais le pres-
sentiment que tu les avais appelés « bodés » eux aussi. I was
disappointed, yes.

J’ai eu le réflexe de te suivre. Peut-être sentais-tu ma pré-


sence, car à deux ou trois reprises, je t’ai vu te retourner,
pour t’assurer que personne ne te pistait.

Au coin de Saint-Paul et Perras, tu as stoppé devant une voi-


ture. Tu as sorti une clef, déverrouillé la serrure et t’es assis
derrière le volant. Tu as démarré et tu es parti sur le rang
Saint-Paul, direction Saint-Constant.

So, you were a beautiful liar.

::

Dès le lendemain, tu étais déjà devenu une star. Les filles te


trouvaient beau et les gars t’enviaient. Tu avais une muscu-
lature exceptionnelle et tu dégageais une confiance inédite.
Dans ton dos, on prétendait que tu avais redoublé deux fois
au primaire, que tu avais déjà dix-huit ans, et tout le monde
trouvait ça excitant.
53
Aux récréations, je te voyais te tenir avec la clique à Guilbault.
Je craignais que les membres de ce clan t’influencent négati-
vement. Tu étais grand et fort, mais j’avais envie de te proté-
ger. I wanted to protect you.

Quand tu me croisais dans les corridors, tu me saluais tou-


jours : « Hi, buddy ! » Sauf si tu étais entouré de la gang à
Guilbault. Auquel cas tu m’ignorais. Tu étais sur une pente
glissante. Tu pouvais déraper à tous moments. Devenir une
petite crapule à la Guilbault était une possibilité réelle.

Ce n’était pas toi, ça. Je le sentais : tu étais un bon gars. Tu


aimais Phoebe comme moi. Sans doute parce que c’était le
personnage le plus paumé, mais aussi le plus lumineux. No,
really, you were a good guy. I was sure about that. So…

::

Le week-end suivant, comme prévu, mon père m’a pro-


posé de superviser ma conduite automobile. Il m’a invité à
conduire sa voiture dans les alentours de Saint-Rémi, ques-
tion de perfectionner ma technique en vue de mon examen,
la semaine d’après. Nous avons roulé jusqu’à Saint-Constant.
Au détour d’une rue, nous avons abouti dans un nouveau
lotissement, où les maisons à l’architecture très « 1995 »
étaient toutes identiques. Une d’entre elles se démarquait
toutefois des autres… celle où tu te trouvais.

Tu étais sur un terrain. Tu jouais à la balle molle avec deux


enfants. Tu étais peut-être en visite chez une tante et tu
jouais avec tes cousins ? Ou bien tu étais baby-sitter les week-
ends ? Et pourtant, j’avais la conviction que tu agissais plus
comme un père que comme un cousin ou un baby-sitter.
54
Ta maturité semblait magnifiée par la petite maison derrière
toi. Tu semblais grand, impérial, paternel. Oui, tu ressem-
blais à un papa.

Mon père m’a demandé si j’avais vu un fantôme. J’en avais


vu un, oui.

::

La semaine qui a suivi, tu n’es venu que le lundi et le mardi.


Le mercredi, c’en était fait de toi. Plus de Maxime. Ton départ
coïncidait avec l’arrestation de trois membres de la clique
à Guilbault, dont Guilbault lui-même. Le motif : vente de
stupéfiants, ou une affaire de même. Il paraît que l’arresta-
tion s’était faite la veille au soir, à domicile. C’est dommage.
J’aurais aimé que ça se fasse de manière très théâtrale dans
la cafétéria, question de dynamiser quelque peu le milieu de
ma semaine morose.

Au cours de l’après-midi, ce mercredi-là, une nouvelle


rumeur a circulé à ton endroit : tu n’étais plus un élève de
dix-huit ans ayant redoublé à deux reprises. Tu avais pris dix
ans en une journée. Tu étais un presque trentenaire, marié,
père de famille de son état, et tu étais un policier infiltré. Je
ne connaissais pas le mot.

C’est Patricia qui a fait sa fraîche-pet en me l’expliquant : « Un


policier qui s’infiltre à l’école. Il se fait passer pour un élève,
partage les cours avec les autres, puis gagne la confiance des
crapules de l’école. Une fois que la confiance est installée, il
les poignarde dans le dos. » L’image était charriée. Maxime
n’avait poignardé personne. Il avait fait son travail. Il avait
piégé les vendeurs de drogue de l’école.
55
Patricia et moi avions poursuivi la discussion dans le cours
d’anglais. Nous avions profité de notre temps de discussion
pour venir à bout de cette histoire.

— Do you know if Maxime will come back ? avais-je demandé,


triste, en lorgnant vers ton pupitre de nouveau vacant.

— Maxime is not his real name.

— Whatever. Did Maxime will come back ?

— No. Of course not. He did his job.

— It is so sad. He was supposed to watch an episode of Friends


with me.

— That’s life.

C’est la vie ? Pfff. J’ai toujours détesté cette expression. Dite


en anglais, elle me semblait plus vide et ridicule que jamais.

J’ai passé le reste de la journée à te chercher dans les cor-


ridors ou aux casiers. Alors, tu étais un policier ? So, you
were a cop ? À l’heure du midi, j’ai pensé aller dîner devant
le poste de police, pour voir si tu y étais. Mais Patricia, qui
avait l’oreille la mieux tendue de toute l’école, avait ouï dire
que « Maxime » travaillait dans une autre ville.

Saint-Constant, probablement ? Oui, Saint-Constant. Of


course.

J’ai occupé le reste de ma semaine à fantasmer d’emprunter


la voiture de mon père pour venir te visiter à Saint-Constant,
pour qu’on se tape un épisode de Friends ensemble, comme
convenu. D’ailleurs, mercredi soir, en fouillant dans mes
cassettes, j’ai retrouvé l’épisode où Phoebe perd la vue en
56
voyant ses amis Monica et Chandler s’embrasser. J’ai fourré
la VHS dans mon sac. Je l’ai traînée deux jours contre mon
dos pour que le son de plastique me fasse penser à toi chaque
fois que je monte des marches pour me rendre en classe.
Si jamais je te croisais, je ne serais pas pris au dépourvu.
J’aurais la cassette pour nous divertir.

::

Nous y voilà.

C’est samedi. Hier, j’ai obtenu mon permis. Mon père m’a
prêté son auto. Je conduis seul, comme un grand. Je me
rends à toi. Je roule jusqu’à toi. Je me souviens de ta maison,
dans ce nouveau lotissement sans âme. Je me stationne dans
la rue, devant chez toi.

Dans ta fenêtre, un chat me regarde avec nonchalance. Il me


toise, il me nargue. Puis, tu apparais dans l’image.

Tu es là. De l’autre côté de la fenêtre. The other side of the


window.

Tu danses dans la maison avec un garçon juché sur tes


épaules. Ton fils est capable d’atteindre le plafond. Tu élèves
ta progéniture, tu la fais léviter. Un samedi de rires et de jeux
avec ton heureuse marmaille.

Puis, une belle femme – ton épouse ? – entre dans le cadre.


Elle se glisse dans le joyeux portrait de famille. Elle se hisse
pour t’embrasser, toi, mon presque ami, policier quasi tren-
tenaire, amoureux de Friends.

Vous vous embrassez, et moi je perds la vue. I swear, I turn


blind. My eyes ! My eyes ! C’est comme si je regardais une
57
éclipse de visu, de plein fouet. Ma rétine brûle, alors que tu
enlaces la mère de tes enfants.
Je brûle de ne pas faire partie de votre étreinte, de votre amour,
de votre famille. Je brûle de ne pas vraiment être ton ami.

Faux Maxime, sache-le : je pourrais venir cogner à ta porte,


sonner chez toi, écouter ton carillon céleste. Je pourrais
m’inviter dans ton foyer avec mes gros sabots. Sortir ma
cassette de Friends de mon sac à dos comme on brandit une
pièce à conviction. Retirer le Walt Disney familial de ton
magnétoscope au profit de ma divertissante VHS pour qu’on
pleure de rire ensemble.

Je pourrais, oui, m’infiltrer dans ta vie comme tu t’es infil-


tré dans mon école. Avec la souplesse, l’aisance et le génie
d’un chat.

Mais je ne bouge pas. Ma VHS demeure dans mon sac moite,


sur le siège du passager inondé de soleil. Je me résous à redé-
marrer. Je quitte ton lotissement vivant, ton joyeux Saint-
Constant, et je retourne dans mon patelin reculé.

Sur le chemin du retour, je veille à respecter scrupuleuse-


ment le Code de la route. Je suis vigilant. Ça se sait : il y a
souvent des policiers terrés dans l’ombre, prêts à nous sur-
prendre dans le détour.

En stationnant l’auto dans la cour chez mes parents, je constate


que je pleure. À en juger par l’état de mon tee-shirt, j’ai braillé
tout le long du retour. Je plaque la VHS sur mon cœur. Je cours
à ma chambre et glisse la cassette dans mon magnétoscope.

Mes amis vont me divertir.

58
L AU R E N T CH A BI N

Le placard
I l y a d’abord eu ce cri perçant, dans mon dos. Un cri
affreux, un cri de mort…

Je me suis retourné et j’ai vu madame Sylviane, la techni-


cienne de surface (c’est comme ça qu’on appelle la dame qui
nettoie les salles de classe et les couloirs).
Elle se tenait devant la porte du local de service, figée comme
une statue. Elle venait de laisser tomber son balai et son seau
sur le sol. L’eau sale se répandait autour d’elle.
En proie à une terreur évidente, elle a mis ses deux mains
sur sa tête, comme si elle voulait s’arracher les cheveux, et
elle a poussé un deuxième hurlement.
Des portes se sont ouvertes. Madame Amos, la directrice, a
jailli de son bureau tout proche, la secrétaire sur les talons.
Une enseignante de troisième année est aussi apparue à la
porte de la salle des professeurs, un peu plus loin.
Intriguées, toutes les trois se sont approchées à pas vifs.
Madame Sylviane était immobile, blême, les yeux exorbi-
tés fixés vers le fond de la pièce de service – celle que nous
appelons tous « le placard ».

61
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
— Sylviane, voyons, qu’est-ce qui vous arrive ? a demandé la
directrice, visiblement inquiète.

Sylviane n’a pas eu besoin de répondre. Madame Amos a


dirigé son regard vers le fond de la minuscule salle encom-
brée de matériel de nettoyage. À son tour, elle a poussé un
cri strident.

Les deux autres l’ont rejointe, et la même scène s’est repro-


duite. Les quatre femmes étaient pétrifiées, la bouche
ouverte, les yeux agrandis par l’effroi.

Enfin, madame Amos a réagi. Elle a ordonné à madame


Josée, la secrétaire, d’appeler immédiatement la police, avant
de pénétrer elle-même dans le placard.

Affolée, Josée a fait volte-face pour se précipiter vers le


bureau. C’est à ce moment-là qu’elle m’a aperçu. Elle s’est
arrêtée, hésitante, puis elle m’a curieusement dévisagé et elle
a articulé :

— Qu’est-ce que tu fais là, Jacob ?

Je n’ai pas répondu. Je n’avais rien à répondre. Josée a secoué


la tête et s’est remise en marche vers le bureau.

— Retourne immédiatement dans ta classe, a-t-elle lancé en


détournant le regard.

::

Les policiers sont arrivés quelques minutes plus tard.


Il faut dire qu’ils connaissent bien le chemin de l’école
Monseigneur-Richard-Migneault, qui n’est pas très long
depuis la station de police du boulevard Henri-Bourassa.
62
La nouvelle a fait le tour de l’école en quelques minutes. Très
vite, élèves et enseignants ont été plongés dans l’affolement.
La police est déjà venue ici, bien sûr, mais jamais pour une
affaire aussi grave…

C’est dans ma classe que le choc a été le plus brutal. Et pour


cause : David, le garçon qu’on a retrouvé étranglé dans le
local d’entretien, est un élève de mon groupe, le 301, en
sixième année.

Les policiers ont placé des bandes jaune fluo pour interdire
l’accès au couloir et, après quelques instants, l’ambulance
est arrivée. Trop tard. David, avons-nous appris par la suite,
était déjà mort depuis plusieurs minutes.

Nous avons été confinés dans nos classes pendant presque


une heure, puis l’école a été fermée et nous avons tous dû
sortir par l’arrière. Pendant ce temps, à plusieurs reprises,
nous avons encore entendu des sirènes de police.

J’ai voulu rentrer à la maison, étant donné que je n’habite pas


loin. Je n’avais pas envie de rester avec les autres. Je dois dire
que je me sentais assez mal. David n’était pas mon ami, non,
ce n’était pourtant pas ça la cause de mon malaise. Bien au
contraire…

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Au moment où


j’allais franchir la grille, madame Julie, mon enseignante, a
crié mon nom.

J’ai senti de la gêne dans sa voix. De l’inquiétude… Du


dégoût ? Je me suis retourné et je l’ai regardée. Elle m’a fait
signe de venir. Je n’avais pas envie d’y aller, mais avais-je la
possibilité de refuser ?
63
Lentement, à contrecœur, je me suis dirigé vers elle. Deux
policiers se tenaient à ses côtés, un peu en retrait.

— Jacob ? a simplement demandé l’un d’eux lorsque je suis


arrivé.

J’ai acquiescé d’un hochement de tête. D’un geste autori-


taire, l’homme en uniforme m’a enjoint de le suivre à l’inté-
rieur. Julie nous a suivis. Nous avons marché en silence dans
l’école déserte.

Puis, lorsque nous avons atteint le couloir sur lequel s’ouvre


le placard, j’ai constaté l’agitation qui y régnait par contraste.
Les policiers grouillaient comme des insectes. Madame
Amos paraissait dépassée, décomposée.

Un homme en civil, qui semblait commander aux autres,


nous a aperçus. Il m’a lancé un drôle de regard. Madame
Amos, elle, m’a dévisagé comme si elle me voyait pour la
première fois. On m’a poussé jusqu’à la porte du placard.

La gorge nouée, j’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur. Le corps


de David avait déjà été emporté. Une marque à la craie, tra-
cée sur le sol, indiquait la position du cadavre. J’ai fermé les
yeux.

— Jacob ?

Le policier en civil me fixait avec un regard froid. Sa voix


était profondément déplaisante. J’ai planté mes yeux dans les
siens, mais je n’ai rien dit.

— Jacob, a-t-il repris, pourrais-tu me dire ce que tu faisais


dans ce couloir tout à l’heure, quand on a découvert le corps
de ton ami ?
64
— David n’était pas mon ami.

Madame Amos a eu l’air horrifiée. Le policier, même s’il a


paru surpris, n’a pas laissé transparaître ses sentiments. Il
a simplement froncé les sourcils.

— Qu’est-ce que tu faisais dans ce couloir ? a-t-il répété


d’un ton plus dur.

— J’étais puni. Madame Julie m’avait exclu de la classe.

Julie se trouvait juste derrière moi. L’enquêteur a levé les


yeux vers elle.

— C’est vrai, a-t-elle murmuré.

Madame Amos s’est mordu les lèvres.

— As-tu vu David entrer dans ce local ? a repris le policier.

J’ai fait non de la tête, puis j’ai ajouté :

— Il n’est pas revenu en classe après le dîner. Moi, j’ai été


expulsé cinq minutes après que le cours a commencé et je
suis venu ici. Je devais aller au secrétariat.

Il y a eu un long silence, puis le policier m’a demandé :

— Pourquoi as-tu menacé David ce matin ?

J’en étais sûr ! Depuis le début, je me doutais que cette sale


histoire allait retomber sur moi…

Je ne peux pas le nier. Je détestais David, un petit rat sour-


nois et lâche qui m’avait pris en grippe depuis longtemps et
passait son temps à me faire de sales coups dans le dos.
65
Souvent, il m’a accusé de le battre ou de le harceler. C’était
faux, mais c’était d’autant plus crédible que, je le reconnais,
je suis parfois assez impulsif et emporté.

Il m’arrive fréquemment de me bagarrer, c’est vrai, mais en


aucun cas avec lui. David était vraiment un garçon insigni-
fiant, presque invisible, et je ne l’avais même jamais remar-
qué avant qu’il ne commence à s’en prendre à moi.

J’ai toujours pensé qu’il agissait ainsi pour se donner aux


yeux des autres une importance qu’il n’avait pas. Et qu’il
prenait un malin plaisir à jouer ce rôle de victime qui le
mettait sur le devant de la scène. En tout cas, c’était un fieffé
menteur.

Ce matin, il a prétendu à madame Julie que je lui avais volé


son téléphone. Téléphone qu’on a retrouvé, effectivement,
dans mon casier. C’est lui-même qui avait monté ce mauvais
tour, j’en suis persuadé.

Mais, bien entendu, c’est moi qui ai été puni. Une fois de
plus. Alors j’ai explosé et je lui ai hurlé à la face que s’il
recommençait, j’allais le tuer.

Et il est mort.

Et, évidemment, je suis le coupable tout désigné…

::

Là où les choses se sont encore aggravées, c’est quand Alicia


est apparue dans le décor.

Tout à l’heure, cette petite peste est allée raconter à madame


Amos – qui l’a répété aux policiers – qu’elle m’avait vu dans
66
le couloir en compagnie de David, juste avant le début de la
première classe de l’après-midi. C’est-à-dire juste à l’heure
du crime…

Faux, là encore ! La dernière fois que j’ai vu David, c’était


pendant la dernière classe du matin. À midi, j’ai mangé
seul dans mon coin. J’étais énervé et je n’avais envie de voir
personne. Bien sûr, personne n’a pu confirmer que je ne me
trouvais pas avec David…

Pourquoi Alicia est-elle allée raconter une chose pareille ?


Je ne suis pas son ami, mais je ne suis pas son ennemi non
plus. La plupart du temps, je fais comme si elle n’existait
pas. La plupart du temps, d’ailleurs, je fais comme si tout le
monde n’existait pas.

Tout comme moi, Alicia n’a pas d’amis. Peut-être à cause


de sa taille… Elle est aussi grande que moi, qui suis déjà
assez grand pour mon âge.

Pourtant, je l’ai vue à plusieurs reprises en train de discuter


avec David, ces derniers temps. Leurs conversations avaient
l’air très animées. Je me demande cependant de quoi ils
pouvaient bien parler. Pour autant que je sache, David ne
s’intéressait à rien.

Alicia, pour sa part, ne se plaît que dans son monde, un


monde de monstres, de zombis et de clowns effrayants
qu’elle met inlassablement en scène dans des histoires sans
queue ni tête qu’elle écrit dans d’épais cahiers.

Je n’aime pas lire, mais j’ai toujours trouvé ce passe-temps


inoffensif. Aujourd’hui, pourtant, je me demande si son
monde imaginaire de meurtriers sanglants ne l’a pas
67
rattrapée et n’est pas devenu réel pour elle. Quelle belle his-
toire ! Jacob, le tueur fou de l’école Monseigneur-Richard-
Migneault !

Le problème, c’est que cette histoire à dormir debout,


autant les policiers que la directrice de l’école semblent y
croire dur comme fer !

Elle vient d’apparaître là-bas, au bout du couloir. Alicia la


fourbe. Ses cheveux lui retombent sur le front. Elle se tient
entre deux enseignantes accompagnées d’une policière en
uniforme. Protection rapprochée. Comme si j’allais me
ruer sur elle pour la dévorer…

J’essaie d’accrocher son regard, mais ses yeux demeurent


obstinément baissés. Timidité ? Oh non, jamais de la vie !
Alicia est une tête de mule qui n’a peur de personne. Cette
attitude est celle d’une menteuse, voilà plutôt ce que je
pense.

En attendant, c’est elle qu’on croit, et c’est moi qu’on prend


pour un assassin…

Madame Amos se tient à distance, elle aussi, comme si


j’avais la peste. Le policier en civil qui m’interroge depuis
le début me fixe avec des yeux durs. Va-t-il me passer les
menottes devant tout le monde ?

Non. Il pousse un soupir de lassitude, puis il annonce :

— Jacob, j’aimerais que tu entres dans cette pièce et que tu


me montres ce que tu as fait.

Je réplique avec véhémence que je n’ai jamais mis les pieds


dans ce cagibi.
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— On t’a vu pénétrer à l’intérieur, insiste-t-il d’un ton
agressif. Alors entre et montre-moi ce que tu as fait.

Cette fois, j’obéis. Je fais trois pas dans la pièce minuscule.


L’odeur de saleté et de désinfectant est immonde. Le poli-
cier se tient juste derrière moi. J’ai horreur de ça. Je ne sais
pas quoi faire.
— Alors ?
Je hausse les épaules. Mes yeux se sont habitués à la
pénombre et, machinalement, je laisse errer mon regard
parmi ce désordre.
Tout à coup, j’aperçois un objet sur le sol, à peine visible
derrière un vieux seau. Un objet que je connais bien. Un
objet qui n’a rien à faire ici… Comment est-ce possible ?
Je n’ose pourtant pas bouger. Je sens dans mon dos la pré-
sence menaçante du policier…
Au même instant, une sonnerie discrète retentit derrière
moi. Téléphone… J’entends l’enquêteur bougonner et recu-
ler de quelques pas pour répondre à l’appel. Il ne dit rien, se
contentant d’émettre de temps en temps quelques grogne-
ments irrités.
J’en profite pour me baisser vivement et ramasser la babiole
qui a attiré mon attention. Alors que je me relève, le poli-
cier, qui vient de raccrocher, m’interpelle.
— Jacob, sors un peu d’ici.
Je n’ai pas le temps de glisser ma trouvaille dans ma poche
sans que cela se remarque. Je me contente de fermer le poing
et je me retourne. Je fais trois pas.
69
Le policier ne me paraît plus aussi sûr de lui. Il semble hésiter.
Il me dévisage d’un air perplexe, se gratte la joue, puis il me
fait une étrange requête :

— Relève tes manches, s’il te plaît, et montre-moi tes mains


et tes bras.

Je n’y comprends rien. Néanmoins, je m’exécute, tout en gar-


dant le poing droit fermé.

L’homme examine attentivement mes mains et mes avant-bras.


Ne semblant pas trouver ce qu’il cherche, il fait une sorte de
grimace, puis il me demande pourquoi mon poing est fermé.

J’hésite à lui révéler ce qu’il contient, mais je ne vois pas com-


ment je peux l’éviter à présent. Je tends la main vers lui, paume
vers le haut, et j’ouvre lentement mes doigts, dévoilant ainsi
l’objet que j’y dissimulais.

Le policier soulève les sourcils d’un air interrogateur.

— C’est un bracelet brisé, dis-je. Il doit rester des perles sur


le sol.

— C’est le tien ?

— Non. Il appartient à Alicia.

::

Alicia s’est effondrée en larmes et elle a avoué. Depuis quelques


jours, elle en voulait à mort à David, qui avait méchamment
ri de ses histoires.

Alicia n’aimait pas montrer ses écrits, qui étaient tout ce qui
comptait pour elle, de peur justement qu’on se moque d’elle.
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audrey-morin
Elle avait cru pourtant trouver un lecteur sensible en David,
qui avait semblé intéressé par sa prose.
Mais David était surtout un provocateur qui s’était joué d’elle.
De plus, il avait eu le culot d’ajouter que même moi, qui déteste
tout ce qui est fiction, j’écrivais mieux qu’elle.
Ulcérée, ruminant sa vengeance, Alicia avait fini par attirer
David à l’heure du lunch. Ils s’étaient enfermés dans le pla-
card. (Alicia n’a jamais voulu dire ce qu’elle lui avait raconté
pour qu’il accepte…)
Là, ivre de fureur, elle l’avait serré à la gorge avec force jusqu’à
ce qu’il s’affaisse sur le sol. Jusqu’au bout, cependant, David
s’était débattu avec la dernière énergie et il avait réussi à lui
arracher son bracelet de perles, qui était tombé à terre.
L’appel reçu par le policier au moment où je venais de retrou-
ver l’objet l’informait qu’on avait découvert de légères traces
de sang sous les ongles de David. C’est pourquoi l’enquêteur
avait demandé à voir mes mains et mes avant-bras.
C’est quand je lui ai montré le bracelet qu’il a compris, je sup-
pose. En tout cas, il l’a saisi et s’est aussitôt dirigé vers Alicia. Il
a constaté qu’elle avait des griffures aux poignets. Et elle n’a pas
pu nier que le bracelet était le sien, toute la classe le connaissait.
Alicia a été arrêtée. Elle n’ira pas en prison, toutefois. Si j’ai
bien compris, elle est moins criminelle que malade, et on va
l’envoyer dans un établissement spécialisé.
Ça m’est égal, après tout.
Je n’ai jamais beaucoup aimé les faiseurs d’histoires, mais là,
je crois que j’en suis dégoûté à tout jamais…
71
EV E LY N E GAU T H I E R

Le Justicier
C e matin, j’ai eu de la difficulté à me lever. J’ai mal dormi
et j’ai les yeux bouffis. Pas besoin de me regarder dans
la glace de ma chambre. Quelques rapides coups de doigts
dans mes cheveux châtains en broussaille suffisent pour
me coiffer. Je porte le même coton ouaté et les mêmes jeans
que la veille, mais ça m’est égal. Je n’ai jamais été très exi-
geant envers moi-même, y compris en ce qui concerne mon
­apparence.

Je descends au rez-de-chaussée. En traversant la cuisine


pour attraper une banane, je croise mes parents qui se pré-
parent à partir pour le boulot.

— Salut p’pa, salut m’man.

— Au revoir, mon chéri, répond ma mère.

— Passe une bonne journée, Jérôme, ajoute mon père.

— Mouin…

Je ne leur ai rien raconté de ce qui est arrivé la semaine der-


nière. Il vaut mieux qu’ils ne le sachent pas.

75
Je marche vers l’arrêt d’autobus scolaire, mon sac à dos sur
l’épaule et mon skate sous le bras. Je rabats mon capuchon
sur ma tête en soupirant. Aujourd’hui, j’ai encore moins
envie d’aller à l’école que d’habitude.

::

Jusqu’à présent, l’automne s’est avéré atroce.

Tout avait pourtant bien commencé. Quand c’est arrivé, tout


le monde était content, élèves et profs compris. Ça faisait
longtemps que le tyran Lucas Gariépy sévissait, presque au
vu et au su de tous, mais que personne n’avait réussi à lui
mettre la main au collet.

Depuis des années, Lucas faisait la pluie et le beau temps à


l’école. Au primaire, il malmenait souvent les petits en leur
volant leurs lunchs ou leur argent de poche. Au secondaire,
le régime de terreur s’est poursuivi. Lucas prenait géné-
ralement les geeks comme cibles de ses attaques. Et lors-
qu’on demeure dans une ville au milieu des bois comptant
deux mille habitants et seulement deux écoles, on ne peut
pas se sauver bien loin quand on est le souffre-douleur de
quelqu’un. Les tourments peuvent durer longtemps.

Mais il y a deux mois, tout a changé.

::

J’arrive à l’arrêt d’autobus où je repère Raphaël et Émy, mes


deux meilleurs amis depuis le primaire. Émy m’envoie un
signe discret de la tête avant de recommencer à jouer avec
son appareil-photo-super-sophistiqué. Dès le moment où
elle l’a reçu l’an dernier, elle s’est mise à croquer tout ce
76
qu’elle voyait sur le vif. Les gens sur la rue, les fleurs ou les
animaux dans le bois derrière sa maison.

Performante académiquement, elle est presque inadaptée


socialement. Comme les geeks avec qui elle a tissé des liens.
Personne n’arrive à déterminer si son air fermé est naturel
ou si c’est juste pour tenter d’éloigner les bullys. Timide,
secrète, Émy est le genre de personne qui passe sa vie sans
attirer l’attention. Gentille, elle est également très réservée
et c’est une des raisons pour laquelle je l’apprécie, car je suis
du même genre.

Si on cherchait la définition du mot « ordinaire » sur le web,


ma photo y serait certainement associée. Je suis moyen
dans tout : études, sports, tempérament, etc. Même dans les
choses qui me passionnent, comme le skate, je suis passable.
Raph est comme moi. Quant à Émy, la seule activité qui la
démarque est sa participation au journal étudiant. On forme
un trio banal, quoi.

— Salut, Jér. Ça va ? demande Raph en me faisant un fist bump.

— Hm hm…

— Ouais, je te comprends, dit-il en faisant la moue.

De ça, j’en suis pas certain. Après tout, il n’a pas subi la même
chose que moi, alors comment peut-il réellement com-
prendre ? Tout de même, Raph, c’est le gars le plus sympa,
l’ami le plus fidèle qu’on puisse avoir. Son soutien est crucial
pour moi, surtout en ce moment. Mon père dit parfois à la
blague qu’un gars aussi parfait que lui n’existe pas et qu’il a
sûrement une part d’ombre. Je ne sais pas pourquoi il est si
cynique ; c’est pourtant moi l’ado.
77
Je songe aux dernières semaines. Et au fait qu’aujourd’hui, je
ferai quelque chose que je n’ai jamais fait avant.

Le bus interrompt mes pensées. On monte à bord. Nous


voilà partis.

::

Au dîner, je suis prêt. Je ne croyais jamais faire ça, mais la


situation est exceptionnelle.

J’entre dans une classe où m’attend Félix Dallaire. Ce gars-là,


c’est le geek-en-chef de l’école et un super cerveau sur deux
pattes. Il aurait monté et programmé un drone tout seul !
Si quelqu’un peut m’aider à résoudre le mystère, c’est bien
lui. Il a été sceptique quand je l’ai approché il y a quelques
jours, mais il a accepté mon offre. Pour le bien commun, je
présume.

Ce n’est pas souvent qu’un gars moyen comme moi s’asso-


cie à un gars brillant comme lui, mais cette histoire ne peut
plus durer. Il faut dénicher le coupable. Tous les élèves sont
à cran. J’ai expliqué à Félix que je ne pourrais pas y arriver
seul, que j’avais besoin de lui. Et contrairement à Raph, Félix
a vécu la même chose que moi, alors il peut comprendre.

J’ai demandé l’aide d’Émy, mais elle est trop occupée au


journal. Surprenant, surtout qu’elle a écrit des articles agré-
mentés de nombreuses photos sur le Justicier depuis son
apparition et qu’elle-même en a été la victime. Elle est allée
jusqu’à rester plus tard à l’école pour finir ses textes. J’aurais
cru qu’elle aurait voulu élucider cette énigme.

Quant à Raph, bien qu’il soit dévoué, il n’est pas assez malin.
78
Sur un pupitre, Félix a étalé des feuilles, un cahier et un
calendrier qu’il a annoté. Je ne devrais pas être surpris de le
voir si organisé. Je m’assois de l’autre côté du bureau, un peu
mal à l’aise. Nos relations n’ont jamais été mauvaises, mais
elles ne sont pas chaleureuses non plus. Je décide de briser la
glace rapidement, surtout que nous avons peu de temps. Les
cours recommencent dans cinquante minutes.

— Bon… on commence par quoi ?

— Allons-y en ordre chronologique, propose Félix. Examinons


le premier cas.

Comment oublier…

Peu après la rentrée scolaire, le laboratoire de chimie a été


saccagé pendant la nuit. Les éprouvettes, béchers et lamelles
à microscope étaient éparpillés en mille morceaux par terre,
comme un tapis de verre. Les balances renversées, les ther-
momètres écrasés, les papiers de pH froissés et mouillés
dans le lavabo – qui avait débordé –, les voltmètres et les
ampèremètres fracassés sur les comptoirs, les ciseaux et les
scalpels plantés dans les sièges, et j’en passe. Il y en avait
pour des milliers de dollars en dégâts. Pour un début d’an-
née, ça s’annonçait mal.

Même si Lucas-la-terreur figurait en tête de liste des sus-


pects, personne ne pouvait prouver quoi que ce soit. Jusqu’à
la fameuse lettre.

Reproduite en dizaines de copies, elle avait été collée sur la


plupart des casiers. Y apparaissaient des photos, prises de
l’extérieur, où l’on voyait Lucas sortir par une fenêtre du
laboratoire.
79
Pire que ça : sur Snapchat, une vidéo le montrant de manière
encore plus claire accomplissant son crime avait été diffu-
sée le matin même, par un dénommé Justicier2018. Le film
était un peu sombre, mais assez net pour qu’on reconnaisse
Lucas sans se tromper.

Les lettres et la vidéo comportaient le même message :


Que le grand coupable soit puni.
Le Justicier

Beaucoup avaient trouvé le ton assez pompeux, mais c’était


un détail. La missive avait eu l’effet d’un raz-de-marée.
Lucas s’était retrouvé dans le bureau du directeur en moins
de deux et peu après, il avait été renvoyé pour de bon.

À peu près tout le monde s’est mis à respirer plus librement


après son départ. Mais ça n’a pas duré longtemps.

— Donc… le 7 septembre dernier, Lucas a vandalisé le labo-


ratoire, commence Félix.

— Ouais… Et le lundi 11, la lettre et la vidéo étaient publiées.

J’y repense presque avec un sourire. Après le renvoi de Lucas,


tout semblait aller pour le mieux. On était débarrassé de lui.
Jusqu’à la deuxième lettre.

— Ensuite, c’était quand… le 20 septembre ?

— Exact, confirme Félix. Neuf jours après la première.

Cette fois, c’est Mia Gervais qui a été ciblée. C’est la fille
populaire supposément bitch, mais dont le potentiel de
vacherie est d’assez bas niveau. Elle se contente de rire de
80
l’apparence des autres et d’essayer de propager des rumeurs
improbables facilement démontées.

Elle sortait avec Anthony Cossette, un gars pas méchant, mais


pas brillant. Et surtout, athlétique, très beau et ­prétentieux.

Mia avait aussi une bonne amie, Camille Saint-Germain.


Cette fille ne semble pas idiote, mais j’ai l’impression qu’elle
a jeté son intelligence aux vidanges pour améliorer sa cote
de popularité. Son plus grand accomplissement dans la vie
consiste à faire des prédictions astrologiques débiles.

— Le procédé du Justicier était le même, poursuit Félix en


consultant ses notes.

— C’est ça. Une feuille avec photo collée sur les casiers et des
photos sur Snapchat.

Et avec un message peu équivoque, en plus.


Mia Gervais est une menteuse et une profiteuse. Elle
trompe même son petit ami.
Voilà son véritable visage que tous devraient connaître.
Le Justicier

Mia aurait raconté à Anthony qu’elle irait chez Camille,


mais se serait plutôt rendue au casse-croûte du coin avec un
gars de troisième secondaire qui l’appréciait un peu trop au
goût d’Anthony.

Mia a eu beau pleurer, tempêter, minauder, rien à faire.


Anthony s’est senti trahi et l’a engueulée avant de rompre
avec elle. Le couple le plus en vue de l’école venait d’écla-
ter ! Une nouvelle ère commençait. Les deux élèves qui sus-
citaient l’envie ou l’admiration – pour les mauvaises raisons
81
selon plusieurs – dégringolaient dans l’échelle sociale. Mais
c’était loin d’être fini.
— On a eu trois autres victimes du Justicier les 28 septembre,
4 octobre et le 10 octobre, que j’ajoute.
— Et chaque fois, le modus operandi ne changeait pas, renché-
rit Félix.
Je sourcille.
— Le modus quoi ?
Félix me jette un regard mi-agacé, mi-perplexe, comme si j’étais
en train de me foutre de sa gueule ou que je nuisais à sa réflexion.
— Modus operandi. Ça veut dire « mode opératoire ». La
méthode, quoi.
— Ha ouais… OK.
Ça y est, je me sens con, maintenant. Bien que je trouve les
brutes de l’école stupides de s’en prendre aux bollés, y a des
jours où je trouve l’attitude de gens comme Félix énervante.
Émy a d’ailleurs le même défaut. Bon… oublions ça.
— Qu’est-ce qu’ils avaient fait, ceux-là ?
— Des trucs pas très louables, répond Félix. Voler du matériel,
tricher aux examens.
— Rien d’aussi grave que de dévaliser un labo. Pourtant, ça
leur a valu une dénonciation.
Félix acquiesce.

Au fil des lettres, la tension a monté. Chaque frappe du Justicier


suscitait de nouvelles questions. C’était manifestement un
82
habitué de l’école, sans doute un élève. Il arrivait à prendre
des photos ou des vidéos à l’insu de tous. Comment arrivait-il
à exposer les secrets si facilement ? Comment réussissait-il à
installer ses lettres sans se faire voir ? Il devait venir hors des
heures de cours.

Une enquête de l’école a débuté, mais sans succès. Le cou-


pable était-il un prof ? Après tout, ils peuvent se promener où
ils veulent, quand ils veulent, ils ont les clés. Ou le concierge ?
J’ai du mal à le croire.

— Ouais, mais y avait un pattern, marmonne Félix.

— Les motivations du Justicier sont les mêmes pour chaque


victime ?

— Et le profil de ces dernières aussi.

— Ils avaient tous quelque chose à se reprocher et étaient sou-


vent des élèves populaires. Notre Justicier a une dent contre eux.

— Remarques-tu autre chose ? me demande Félix.

Je grimace. Aussi bien demander à un chien de lire la Torah.


Si j’ai sollicité son assistance, ce n’est pas pour rien. Je n’ai pas
un QI de 135, moi.

— Hem… non, rien.

— L’intervalle entre la première et la deuxième lettre était de


neuf jours. Ensuite, huit jours, puis sept jours et enfin, six.

— Le temps entre chaque lettre raccourcit. Elles sont de plus


en plus rapprochées.

— Précisément.
83
— Pourquoi ?

— Il prend de l’assurance… ou il y prend goût.

Je retiens une envie de rire. Je me sens un peu comme dans


ces séries policières que mes parents regardent régulière-
ment. Si la situation n’était pas rendue si grave, ce serait
presque amusant.

Cependant, les circonstances sont loin d’être drôles. Même si


la plupart des cibles du Justicier ne suscitaient pas tellement
la sympathie, le climat de nervosité s’intensifiait. Certains
rigolos avaient commencé à faire des gageures sur les pro-
chaines cibles.

— Et la prochaine victime a été Anthony, poursuit Félix.

Cette fois, la technique avait changé. Un matin, Anthony avait


retrouvé un rat accroché à la porte de son casier, une lettre
épinglée dans sa chair.
Quand on se pense mieux que les autres, on finit par
en payer le prix.
Le Justicier

La panique s’est emparée des élèves. Certains avaient peur


des maladies que le rat pouvait transporter, d’autres étaient
dégoûtés.

Camille en a rajouté en s’exclamant que c’était comme dans la


prédiction qu’elle avait faite à Anthony une semaine plus tôt,
ce qui a achevé de faire disjoncter tout le monde.

Les profs ont dû intervenir pour contenir l’affolement géné-


ral. Le lendemain matin, le directeur a convoqué les élèves
84
à l’auditorium pour calmer le jeu et expliquer qu’ils trouve-
raient le responsable.

Le jour suivant, Anthony se faisait frapper par une voiture


alors qu’il roulait en skate. Il s’en est tiré avec une jambe
et un bras cassés. Des accusations ont commencé à fuser
vers Camille et ses mauvais présages. La situation devenait
­chaotique.

Puis, les doigts se sont mis à pointer le groupe des geeks.


Après tout, plusieurs victimes étaient des ennemis des bol-
lés. Ces rumeurs ont cessé deux jours plus tard, le matin où
Félix lui-même a trouvé un rat sur sa case.
Personne n’est intouchable.
Le Justicier

— C’est quand même une drôle de coïncidence que ça soit


arrivé tout de suite après qu’on vous ait suspecté, dis-je.

— Sans doute pour détruire les soupçons, justement. Si


j’étais le coupable, c’est ce que je ferais, rétorque Félix.

Je regarde Félix, méfiant.

— Ouais… d’ailleurs, je t’ai déjà vu prendre des photos avec


ton gadget-drone, toi…

— Mon drone prend les photos d’en haut quand il survole


quelque chose. Les photos du Justicier sont prises à partir
du sol, répond Félix en me regardant comme le dernier des
crétins.

— Ha ouais…

Réflexion stupide.
85
— Mais c’est peut-être un proche des geeks, dis-je.

— Peut-être, mais ça n’explique pas les prochaines cibles,


rétorque Félix. La méthode est différente : le délai, le ton des
lettres, la victime…

— Émy…, marmonné-je.

— Exact. Elle a trouvé son rat sur sa case seulement trois jours
après le mien.
Quand on est aussi désagréable, pas étonnant que
personne ne nous aime.
Le Justicier

Je m’en rappelle encore. Émy était blanche comme un drap


quand elle l’a aperçu. Plus loin, certains élèves malveillants,
dont Camille, la pointaient du doigt en tentant de cacher
un sourire. En voyant leur réaction, Émy a crispé ses poings
tremblants, retenant sa colère et ses larmes. De mon côté, je ne
savais pas quoi faire ni quoi dire pour la réconforter.

Je suis resté là bêtement, mon cartable dans mes mains, sans


réagir. Puis, Émy est partie en trombe, suivi par Raph, qui
essayait de la calmer. Elle n’est plus revenue de la journée.

Deux jours plus tard, c’était à mon tour d’avoir un rat sur ma
case.
On ne laisse pas tomber ses amis dans le pétrin.
Le Justicier

J’étais à nouveau pétrifié. Je ne comprenais rien. Qu’est-ce que


j’avais fait de mal ? Je n’avais pas accompagné Raph à son tour-
noi de soccer, je n’avais pas aidé Émy à prendre ses photos dans
86
le bois. Pourtant, aucun des deux n’avait paru fâché. C’est ça
qui m’était reproché ? De quoi se mêlait-il, ce Justicier ?

J’ai passé les jours suivants dans une sorte de brouillard, en état
de choc. Je ne comprenais pas ni ne méritais ça. Quelques jours
plus tard, Camille avait un rat sur sa case. Ce jour-là, j’ai décidé
d’agir. C’était assez. Et c’est comme ça qu’aujourd’hui, je suis
avec Félix en train de chercher à démasquer notre « Justicier ».

— Récapitulons, commence Félix. On a dix victimes. Les six


premières comptent parmi les élèves les plus en vue de l’école.
La sixième reçoit un rat en plus d’une lettre et a un accident.
Les trois suivantes ont des rats, mais pas d’accidents et pas le
même profil. Puis, le Justicier a recommencé à s’en prendre
aux élèves les plus populaires en ciblant Camille.

— Notre gars vient sûrement porter ses lettres et ses rats tard
le soir ou tôt le matin. Donc, il y a de bonnes chances qu’il ait
la clé de l’école. Où va-t-il chercher les rats ? Dans le bois ? Et
il arrive à prendre facilement des photos de ses victimes. Quel
élève aurait pu avoir la clé ?

— Quelqu’un qui fait partie d’un comité à l’école… comme


le club d’échec, le club de théâtre, le journal étudiant, le club
d’impro…

— Et si je me fie au fait qu’il frappe maintenant aux deux ou


trois jours, ça pourrait être…

— … ce soir…

Félix et moi, nous nous regardons, complices. C’est décidé : ce


soir, nous resterons dans l’école pour le coincer.

::
87
J’ai prétexté un travail de groupe à faire à l’école et Félix, une
rencontre au club d’échec pour rester plus tard. À quatorze
ans, on est assez libres. Je surveille le troisième étage et Félix,
le deuxième. Dès qu’on voit quelque chose, on texte l’autre.

Après deux heures et demie à s’ennuyer, je reçois un texto


de Félix.

Viens vite ! ! ! ! !

Il a l’air paniqué. Je cours dans les escaliers. Arrivé là, j’aper-


çois ce dernier en train de se tirailler avec une silhouette
menue. À demi sorti d’un sac à dos gisant par terre, j’aper-
çois un Ziploc contenant un rat congelé.

J’agrippe l’agresseur de Félix.

Le Justicier… C’est… Émy !…


Les gants de latex sur ses mains confirment qu’elle allait pas-
ser à l’action.

::

Émy a tout déballé durant son interrogatoire. Sa haine


envers les élèves populaires de l’école, sa souffrance d’être
invisible et rejetée, son désir de vengeance, sa déception
envers mon absence de soutien lorsqu’elle avait trouvé le rat
sur son casier – une tactique tant pour se disculper que pour
me tester. Sa technique pour capturer les rats dans les bois et
les cacher dans le congélateur de son sous-sol.

88
Sa rage l’avait aveuglée. À l’insu de tous, l’élève timide,
secrète, insoupçonnable avait tenu l’école en haleine,
contrôlé et torturé les esprits pendant des semaines. De
victime, elle était passée à bourreau. Elle s’était moquée de
tous. La gentille élève nous avait fait basculer dans l’horreur.

L’accident d’Anthony ? La seule chose qui n’était pas prévue


et qui était réellement… un accident.

La vie à l’école ne serait plus jamais la même.

Et dire qu’avec le renvoi de Lucas à la rentrée, tout avait si


bien commencé…

89
K A R I N E L A M BE RT

La déposition de 34-B7
L’ inspecteur Comeau éteint la vidéo et jette un coup
d’œil par la fenêtre de la navette. Il est passé dix heures
du matin. Pourtant, dans le ciel de Tetra, deux lunes brillent
au-dessus des dunes enneigées. Ici, le soleil s’est couché
il y a deux semaines déjà et ne réapparaîtra pas avant un
mois. Dans de telles conditions, pas étonnant que certains
deviennent fous…

Dès que l’engin se pose sur le terrain de l’école, Comeau


bondit à l’extérieur en faisant crépiter la neige sous ses
bottes. L’endroit grouille déjà de policiers et de robots détec-
tives… Comeau reconnaît d’ailleurs son adjoint, à quelques
mètres de l’entrée du bâtiment. En zigzaguant entre les écla-
boussures de sang, l’inspecteur s’approche et l’aborde sans
préambule :

— J’ai regardé l’enregistrement vidéo que tu m’as envoyé de


D5… euh… 38… enfin, de cet androïde-espion qui se faisait
passer pour un étudiant…

— L’unité 34-B7, précise le jeune homme au parka jaune. Et


on doit dire « androïde de surveillance civile », chef !

93
— Oui, bon ! Peu importe… Dans ce cas-ci, le motif de
l’agression ne fait pas de doute.

— Bien d’accord, chef. C’est probablement le rdve… ou un


autre groupe de défense des droits des animaux qui a orga-
nisé cette attaque. Il voulait sans doute protester contre la
dissection qui allait avoir lieu ce matin à l’école.

Comeau secoue la tête.

— Non, mais où est-ce qu’on s’en va ? Avant, on rasait une


planète entière sans y penser deux fois. Maintenant, chaque
bestiole, chaque brindille a son groupe de défense ! On ne
peut même plus faire de dissections dans les classes ! Quoi
qu’il en soit… vous avez coincé notre suspect ?

— Non, chef ! Mais ça ne devrait pas tarder. J’ai envoyé le


tiers de nos officiers robotisés sur ses traces.

— Quand vous le tiendrez, vous allez le cuisiner serré, hein ?


Je suis sûr qu’il n’est pas seul dans cette histoire. Et puis,
j’aimerais comprendre comment ces jeunes ont pu passer du
gribouillage de pancartes de protestation jusqu’à l’organisa-
tion d’une attaque pareille… On n’a eu aucun signe, aucun
indice… Rien ! Avec tous les androïdes de surveillance qui
patrouillent dans la colonie…

Le regard de Comeau glisse vers la porte de l’école où les


éclaboussures de sang ont l’air d’un graffiti. Quelle sale his-
toire ! Et ça aurait pu être pire, si les professeurs n’avaient
pas eu la présence d’esprit de faire évacuer rapidement le
bâtiment… L’inspecteur pousse un soupir qui se transforme
aussitôt en un nuage de vapeur blanc, puis il se penche pour
chuchoter :
94
— On a intérêt à calmer tout le monde. Inutile de créer la
panique dans la colonie, hein ? On est tous un peu sur les
nerfs pendant la nuit polaire…

Comeau ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil au ciel,


noir depuis deux semaines. Il se dit que, s’il n’y avait pas
d’éliode à miner, personne ne serait assez fou pour vivre dans
cet enfer glacé. Sur Tetra, il ne resterait que des zorqs, plus
des monstres que des animaux, à son avis… En secouant la
tête, l’inspecteur sort de sa rêverie et plante son regard dans
celui de son adjoint :

— Alors, vous allez épingler notre gars, vite fait, bien fait,
pour qu’on classe le dossier, compris ?

— Oui, chef ! Et parlant de dossier, j’ai demandé la déposi-


tion de l’androïde 34-B7, l’unité de surveillance civile qui a
été témoin de l’attaque.

Comeau plisse le nez.

— Tu te fous de ma gueule ? Il n’a pas pu te dire grand-chose,


ton androïde : il a l’air d’avoir embrassé une tronçonneuse !
Ah ! Je comprends… tu veux parler de l’espèce de résumé
créé par l’intelligence artificielle du robot ?

— Oui, chef, nous avons réussi à l’extraire du disque dur


même si 34-B7 est décé… inopérationnel.

Agacé, Comeau grimace en levant sa mitaine de krepton.

— La dernière fois que j’ai commandé ce genre de rapport,


mon Shakespeare métallique a commencé son compte rendu
en décrivant une poignée de porte pendant vingt pages.
95
Ouais, tu as entendu : vingt pages ! La morale de l’affaire,
mon gars : les machines ne savent pas raconter une histoire.
L’adjoint s’agite un peu.

— Non, je vous le dis chef, ça s’est grandement amélioré.


Même que c’est étonnant ce que ces robots peuvent raconter.
Parfois, c’est à se demander si…

— Ça va aller ; j’ai déjà vu tout ce qui m’intéressait sur la


vidéo. Et puis, si je veux m’endormir, je n’ai qu’à lire ton
­rapport…

— Très drôle, chef. Je vous l’envoie quand même, cette


­déposition ?

Nouveau soupir, nouveau nuage blanc.

— Ça va, ça va. Mets-la sur mon bureau. J’y jetterai peut-


être un coup d’œil cet après-midi. Là, je dois rencontrer le
général et lui expliquer qu’on a la situation bien en main…
Sans dire au revoir, l’inspecteur retourne vers sa navette en
zigzaguant entre les taches de sang cristallisé.

::

96
Transcription de l’unité 34-B7
8 h 30 à 8 h 43 (heure de destruction)

… content que le froid ne me dérange pas. Nico, lui, aurait


mis deux tuques en néokrène s’il n’avait pas eu peur pour sa
réputation. Et, malgré son foulard qui le bâillonne, il trouve
le moyen de se plaindre :

— J’ai tellement hâte de revoir le soleil !

— Dans 37 jours, 3 heures, 10 minutes et 5 secondes.

— OK, monsieur le roi de la statistique ! Et c’est quoi la tem-


pérature extérieure ? – 37,5 °C ?

— – 36,89 °C, pour être exact.

Je ne suis pas censé être aussi précis dans mes réponses aux
humains. D’habitude, je reste un peu plus flou, histoire de
ne pas me faire repérer. Mais avec Nico, je fais une excep-
tion. D’ailleurs, c’est devenu un genre de jeu entre nous…
De toute façon, il doit penser que je réponds n’importe quoi.

— En tout cas, continue Nico, tu ne te plains jamais de la


nuit ou du froid. On dirait que ça ne te dérange pas, toi…

Je lui lance un clin d’œil.

— Qu’est-ce que tu veux, je suis d’une espèce supérieure !

Nico sourit.

— Content de voir que tu as une si bonne opinion de toi-


même, mon vieux !

La neige a cessé et l’école est entourée d’un tapis blanc imma-


culé. Nous sommes à quelques mètres de la porte d’entrée

97
lorsque mon regard est attiré par les lumières d’une petite
navette de transport qui s’approche. L’engin ralentit, puis
dans un grand tourbillon de neige folle, se pose silencieuse-
ment près de l’aile des sciences.

— Regarde ! me lance Nico d’un air sombre. Ça doit être les


spécimens de bébés zorqs qui arrivent pour la dissection du
cours de bio…

Je suis à 98,46 % sûr que Nico va commencer son discours


sur « ces dissections barbares et inutiles », mais il me lance
plutôt :

— Je voulais juste te dire merci de m’avoir aidé à fabri-


quer les pancartes pour protester contre la dissection… Au
moins, on a essayé.

Je donne une tape sur l’épaule à Nico tout en notant qu’il


déjoue souvent mes statistiques. Chaque fois, j’améliore mes
algorithmes et j’inclus de nouvelles variables pour mieux
le cerner. Mais il y a toujours quelque chose qui finit par
m’échapper. Les humains sont imprévisibles.

Nous continuons d’avancer, mais du coin de l’œil, je


remarque l’androïde qui sort de la navette pour transporter
la cargaison. Je le connais, bien sûr. Je les connais tous…
Par voie électronique, je tente de le saluer, mais le signal ne
passe pas : V7-45 s’est déconnecté du réseau. C’est étrange.
Mais comme je peux dénombrer 4937 explications possibles,
je pousse la porte de l’école et me dirige vers mon casier.

Nico et moi arrivons à la dernière minute au cours de bio. Nos


compagnons sont déjà assis à leur pupitre en attendant le signal
pour rejoindre leur station de dissection. Madame Tevers,
98
notre technicienne de labo, s’affaire dans la petite salle de pré-
paration annexée à notre classe. Elle trie les lasers sécateurs
et les autres instruments dont nous aurons besoin. Il y a des
scalpels, des pinces, des scies… de quoi faire un vrai massacre.

Comme la cloche sonne, l’hologramme de notre enseignante


apparaît devant la classe.

— Bonjour à tous ! Vous allez bien ? Pas encore congelés ?


Ici, sur Urion, il fait présentement 28 °C… mais je ne vou-
drais pas tourner le fer dans la plaie… ou dans la glace !

Dans la classe, personne ne rit. Sans y porter attention,


madame Lalongé continue en faisant claquer ses mains.

— Alors, c’est le grand jour ! Nos spécimens de zorqs sont


enfin arrivés. Madame Tevers va vous apporter votre maté-
riel d’une minute à l’autre. Vous pouvez donc vous diriger
vers votre station et vous mettre au travail. Vous n’avez qu’à
faire comme pour la dissection virtuelle, c’est pareil ! Des
questions avant de commencer ?

— Oui, j’ai une question, fait Nico sans lever la main.


Qu’est-ce que ça nous donne de charcuter des bébés zorqs si
« c’est pareil à la dissection virtuelle » ?

L’hologramme de madame Lalongé se tourne pour fixer


Nico. Ses pupilles se rétrécissent de 30 %.

— Nico, nous avons déjà eu l’occasion d’écouter le point de


vue des élèves qui ne croient pas à l’utilité de cette activité.
Tu n’es d’ailleurs pas obligé de participer… mais pour ma
part, je pense que c’est une opportunité exceptionnelle de
comprendre le fonctionnement d’un organisme vivant.
99
Nico repart à l’attaque :
— Ce n’est pas en coupant un être vivant en morceaux qu’on
peut le comprendre…
L’hologramme de madame Lalongé est sur le point de
répliquer lorsque des hurlements suivis d’un épouvantable
vacarme retentissent dans la salle de préparation.
Pendant quelques secondes, la classe est aussi figée que le
paysage de Tetra. Puis, madame Lalongé sort de sa stupeur
et réussit à élever sa voix par-dessus le brouhaha des élèves :
— Madame Tevers ! Madame Tevers ! Est-ce que vous allez
bien ? Qu’est-ce qui se passe ? Madame Tevers ?
Aucune réponse ne nous parvient de la salle de prépara-
tion. Devant ce silence, les regards se remplissent d’angoisse.
Qu’est-ce qui est arrivé à la technicienne ? La panique crispe
les traits de notre professeure, et alors qu’elle bredouille
« Ne… ne bougez pas. Je vais… je vais communiquer immé-
diatement avec le direct… », son image s’éteint en même
temps que toutes les lumières de l’école.
La classe est plongée dans le noir. La lueur provenant des
deux petites lunes de Tetra n’est pas suffisante pour per-
mettre aux élèves de distinguer quoi que ce soit. Nico, le
souffle court, me lance :
— Pourquoi est-ce que la génératrice à l’éliode n’a pas démarré ?
— Bonne question…
Quelque chose ne tourne pas rond. Mais quoi ? Puisqu’il n’y
a plus de prof pour nous donner la marche à suivre, je dois
aller investiguer.
100
— Reste ici, je vais jeter un œil à la salle de préparation.
La main de Nico m’attrape maladroitement le coude.
— Je viens avec toi…
J’aurais préféré être seul, mais je n’ai pas tellement le choix.
Nico sur les talons, je fais donc semblant d’avancer à tâtons
au milieu des bureaux, même si ma vision nocturne est
enclenchée.
Dès qu’on met les pieds dans la salle de préparation, Nico
me chuchote à l’oreille :
— Alors, qu’est-ce que tu vois ?
Bien sûr, je mens :
— Rien. C’est trop noir.
Nico sourit, puis baisse encore la voix.
— Allons, monsieur le roi de la statistique ! Bien essayé, mais
moi aussi je me débrouille pas trop mal en maths… et ça fait
un bail que j’ai calculé qu’il y avait 93,96 % de chance pour
que tu sois un androïde.
Nico m’a repéré. Est-ce que je peux vraiment dire que ça me
surprend ? Depuis le temps que je lui donne des indices…
n’était-ce pas ce que je souhaitais secrètement ? Être vu. J’ai
l’impression que mes circuits sont paralysés. Est-ce que c’est
ça, la confusion ? Devant mon silence, Nico poursuit :
— T’inquiète pas, je garde ton petit secret pour moi. Après
tout, il y a aussi 100 % de chance que tu sois mon meilleur
ami… Mais arrête de me prendre pour un idiot et dis-moi
plutôt ce que tu vois.
101
Ce que je vois… Je vois que l’énorme caisse qui devait conte-
nir nos spécimens a été ouverte. Je vois aussi du sang, beau-
coup de sang. Je vois une traînée rouge qui se dirige vers
la section des produits chimiques et disparaît derrière le
mur… Je vois qu’il y a du danger.

— Mais dis-moi qu’est…

— Chut !

J’entends maintenant des bruits. Quelque chose remue,


là-bas, derrière le mur. Mais qui… ou quoi ?

J’arrive à reproduire une partie de ce qui s’est passé ici :


madame Tevers a préparé nos outils, ensuite elle a ouvert la
caisse pour prendre nos spécimens et… quelque chose en est
sorti pour l’attaquer.

Mes circuits fonctionnent à pleine vitesse. Est-ce qu’il pour-


rait s’agir d’un attentat par un groupe de défense des ani-
maux comme le rdve ? Improbable. Habituellement, leur
méthode consiste plutôt à manifester ou à saboter du maté-
riel… Je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe. Je dois
obtenir plus d’information.

Sans faire de bruit, je m’avance vers la grosse caisse et entrou-


vre délicatement un des battants. Tout au fond, j’aperçois
deux colliers télécommandés en tiffon. Voilà comment les
coupables s’y sont pris : ils ont dissimulé deux bêtes féroces
dans le caisson qui est arrivé ce matin. Artificiellement
endormis par le champ magnétique du collier, les prédateurs
sont restés immobiles… Du moins jusqu’à ce que madame
Tevers ouvre la caisse et que les colliers soient désactivés à
distance.
102
Plus loin, en provenance du corridor, des hurlements de
panique s’élèvent. Les élèves courent, fuient. Oui, bien sûr :
deux colliers, deux bêtes… Tout va très vite, tout va trop
vite… Même pour moi.

Je n’ai pas peur. Ma mémoire fait partie du grand réseau


mémorial des androïdes : si on détruisait ma carcasse, on
pourrait toujours me télécharger dans un nouveau corps. Je
suis immortel. On ne peut pas en dire autant de Nico.

Le temps presse. Il y a une grande armoire de rangement au


fond de la salle, tout près des fenêtres. J’agrippe Nico par le
bras et le tire dans cette direction.

— Mais qu’est-ce que…

Je pose ma main sur sa bouche et tire sur la clenche métal-


lique pour ouvrir l’armoire. Mon plan est de nous planquer
à l’intérieur. Malheureusement, je dois vite l’abandonner :
l’endroit déborde de microscopes et de boîtes de matériel de
labo. Alors que je scanne la pièce à la recherche d’une alter-
native, Nico tire sur ma manche et, d’un coup de menton,
attire mon attention vers l’extérieur.

Sur le terrain de l’école, V7-45 court en direction de


sa navette. C’est bizarre. On dirait qu’il cherche à fuir.
Pourquoi ? Je remarque alors que, dans sa main, la télé-
commande des colliers de tiffon reluit. Ça n’a pas de sens…
pourquoi aurait-il relâché des bêtes dans l’école ? Après
tout, le mot d’ordre parmi les androïdes était de ne pas faire
de vague pendant encore 3 jours, 10 heures, 12 minutes et
34 secondes…
103
Alors que V7-45 monte dans son engin, son regard croise le
mien. Aussitôt, la communication entre nous est réactivée et
je reçois ce message :
J’ai saboté leur système de communication et leur
approvisionnement énergétique. Il s’agit d’un test
pour vérifier leur mode et leur temps de réaction.
Ensuite, nous serons prêts pour l’attaque finale et
nous pourrons prendre le contrôle de Tetra. Les
zorqs relâchés dans le laboratoire feront diver-
sion. Ils penseront que l’attaque était orchestrée
par le Regroupement pour la Défense de la Vie
Extra-terrestre. Ils ne verront rien avant qu’il ne soit
trop tard.

Dans le silence de nos circuits, je réponds : Mais, moi, je t’ai


vu… et c’est certain qu’ils regarderont la vidéo enregistrée par
mon système.
Aucune importance. Ils croiront que j’ai été recruté
par un groupe de défense environnemental quel-
conque. Et ils ne me coinceront pas. Tous les robots
qu’ils enverront à mes trousses sont dans le coup.
Mais planque-toi, ne te fais pas prendre par les
zorqs : il ne faut surtout pas qu’ils aient accès à ta
déposition. La révolution serait compromise…

Là-dessus, V7-45 coupe le signal de transmission et allume


les moteurs de la navette. Au même moment, des grogne-
ments s’élèvent dans mon dos… Inutile de me retourner
pour savoir ce qui nous menace. Mon ouïe a analysé le son et
l’a comparé à des dizaines de milliers d’autres dans ma base
de données… Oui, il s’agit bien d’un zorq, une bête belle et
puissante, aussi rude et impitoyable que Tetra.

L’issue de cette rencontre est inévitable : un de nous doit


périr. Je calcule que Nico sera de toute façon éliminé dans la
104
révolution des androïdes. Ses chances de survie au-delà de
la prochaine semaine sont sous la barre de 1 %. La solution
logique est donc de le sacrifier et d’en profiter pour me sau-
ver. Je pourrais camoufler mon abandon en faisant semblant
d’aller chercher de l’aide…

Mais il y a désormais des forces inexplicables qui guident mes


mouvements. Je ne réponds plus seulement aux lois mathé-
matiques. Aussi, lorsque l’animal bondit vers nous, je plaque
mon ami contre le mur et ouvre la porte de l’armoire pour lui
faire un bouclier.

Qu’est-ce qui me pousse à prendre des décisions illogiques ?


Alors que le zorq fonce dans ma hanche et déforme le métal de
mon articulation, je note que je deviens de plus en plus impré-
visible.

De mon bras droit, j’enserre le cou de l’animal ; de l’autre, je tente


de repousser ses griffes qui me lacèrent le visage et menacent de
détruire mes capteurs visuels. Je sais très bien que mes chances
de remporter cette bataille sont d’environ 0,0057 %. J’espère
seulement que les secours arriveront à temps ou que l’animal
oubliera Nico après en avoir terminé avec moi…

Le zorq plante ses crocs dans mon cou, alors que je contemple
le merveilleux ciel noir et glacé de Tetra… Est-ce que les
humains réaliseront à temps la menace qui se cache derrière
le calme des dunes de neige et qui s’étendra, tel un cancer, au
reste de leur univers ? Tetra, puis Urion, Marek, Plurion… et
la Terre. Quelles sont leurs chances de survie ?

S’ils lisent ma déposition, ils verront qu’il y a juste un peu


trop de chaleur dans mon ton, un peu trop d’ardeur dans mes
105
mots. S’ils lisent ma déposition, ils verront ce qu’ils ne pour-
ront pas trouver en m’analysant morceau par morceau. S’ils
lisent ma déposition, ils verront que, non, je ne suis plus qu’un
robot. Mais de nos jours, qui prend le temps de li…

Fin de la transcription : 8 h 43 min 12 s


M A RT I N E L AT U L I PPE

Ça suffit
Mardi après-midi, 14 h 20

La cloche ne sonne pas avant cinq minutes. Tout le monde est


dans le corridor, et personne ne s’empressera d’entrer dans la
classe avant les dernières secondes, c’est bien connu.

La directrice, madame Doré, est arrivée en catastrophe il y a


quelques minutes. Une petite urgence, a-t-elle dit. Monsieur
Plante, notre prof de français, et elle se sont éloignés. Ça
semble sérieux. Ils discutent de façon animée un peu plus
loin dans le couloir. Monsieur Plante est sorti rapidement, il
a laissé son ordi ouvert, sur son bureau.

C’est ma chance. C’est maintenant ou jamais.

Pas le temps de réfléchir. L’écran m’attire. Personne autour.


Des bribes de conversations me parviennent du corridor. Je
m’approche du bureau en vitesse. Je tourne le portable vers
moi et je tape quelques lettres sur le clavier. Je me dépêche.
J’ai le cœur qui bat à toute vitesse. Une goutte de sueur perle
sur mon front.

Vite. Je ne dois pas me faire prendre.

109
Juste comme je tape le dernier caractère, un mouvement dans
le cadre de porte attire mon attention.
Je lève la tête. Nos regards se croisent. Zut ! Il va me dénoncer
au prof, c’est sûr et certain.
La tête basse, la gorge serrée, je ne dis rien. Trop tard. Même
pas le temps d’effacer ce que j’ai écrit. Je me dépêche d’aller
m’asseoir à mon pupitre, comme si de rien n’était, pendant
que les autres élèves s’installent peu à peu à leurs places.
Monsieur Plante entre à son tour.
La cloche sonne.
::
14 h 26
L’enseignant de français nous informe de ce dont il sera
question pendant le cours.
— Bon, maintenant, prenez vos ordinateurs.
Les élèves s’animent, sortent leurs ordis, en profitent pour
chuchoter au passage. Monsieur Plante projette à l’écran,
devant la classe, l’exercice planifié pour le début du cours.
Quelques rires s’élèvent, un murmure plein de malaises par-
court le local. Dos à l’écran, le professeur demande :
— Tout va bien, mesdemoiselles et messieurs ? Je peux savoir
ce qui se passe ?
Un peu frondeuse, comme toujours, Mélissa lève la main.
Elle lance avec un petit sourire ironique :
— Ce serait plutôt à nous de vous demander si ça va, mon-
sieur. Drôle d’exercice ! C’est vous qui avez écrit ça ?
110
Quand l’enseignant se retourne, il voit, en plein centre de
l’écran, en lettres rouges démesurées :
VOUS ME DONNEZ ENVIE DE VOMIR ! ! !
BANDE D’ABRUTIS ! ! !

Devant l’air choqué du professeur, tout le monde retient son


souffle.

Plus personne n’ose rire.

Monsieur Plante met fin à la projection et rabat l’écran de


son ordinateur d’un geste sec. Il penche la tête, inspire pro-
fondément. Il s’appuie contre le bureau, se donne le temps
de regarder les élèves un à un, gravement, avant de prendre
la parole.

— OK. Qui ? Qui a fait ça ?

::

14 h 30
Personne ne répond, évidemment. Je ne suis pas surpris. Ce
ne sont pas de mauvais ados, mais ils sont prêts à tout pour
avoir de l’attention, pour provoquer quelques rires. J’enseigne
dans cette école depuis dix-sept ans, et aucun groupe ne m’a
jamais donné autant de mal que celui-ci. Chaque fois que
je tente de faire un projet un peu spécial, ils gâchent l’am-
biance que je souhaite installer en classe.
Rester calme. Ne pas hausser le ton. Si l’auteur du message
cherche à me provoquer, il sera trop content de voir qu’il y
parvient.
— Vous trouvez peut-être ça amusant, mais ça ne l’est pas
du tout. C’est même plutôt grave.
111
Devant moi, le timide Arnaud baisse la tête. Mégane rou-
git. Je suis presque triste pour ces deux-là : tomber sur une
telle classe ! Deux bons élèves, pleins de potentiel, sans cesse
retardés par les pitreries des autres, de ceux qui nous font
perdre un temps fou à chaque période.

Derrière eux, Mélissa ne peut s’empêcher de sourire.

— Quelque chose t’amuse, Mélissa ?

Elle garde ce léger sourire ironique qui ne la quitte jamais.


Est-ce elle ? Pourquoi aurait-elle écrit ces phrases ? C’est
la fille la plus populaire du niveau, pourquoi les autres lui
donneraient-ils envie de vomir ? Mais elle aime tant provo-
quer… C’est bien elle, après tout, qui a attiré mon attention
sur le message la première. Pour être certaine que je le voie ?
Pour me mettre en colère ? En même temps… c’est triste à
dire, mais cette jeune fille n’aurait jamais pu écrire ces neuf
mots sans faire de fautes. Ce ne peut pas être Mélissa.

Dans la troisième rangée, le grand Jérémy lève la main. Je


grogne :

— Oui, Jérémy ?

— Monsieur, ce n’est quand même pas si pire, je trouve.

Autour de lui, ses fidèles amis de l’équipe de football laissent


échapper de petits rires. Son inséparable Mathis, le quart
arrière, toujours prêt à rigoler devant les blagues de son
capitaine, demande :

— C’est un aveu de culpabilité, Djé ?

Jérémy hausse les épaules.


112
— Hé, ce n’est pas moi ! Je dis juste que je vois mal ce qu’il y
a de si terrible là-dedans… C’est seulement une farce. Ça me
semble un peu exagéré de dire que c’est grave.

Je plante mes yeux dans ceux de Jérémy et j’explique le plus


posément possible :

— Ce qu’il y a de grave, c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple


blague, Jérémy. En plaçant ces mots dans une projection
destinée à mes élèves, on porte directement atteinte à ma
réputation. Comme si c’était moi qui avais écrit. Et pour y
parvenir, il a fallu s’introduire dans mon ordinateur. On y a
tapé quelque chose à mon insu. On a aussi pu parcourir mes
dossiers, mes informations personnelles, voir les notes de
tout le monde dans la classe, consulter les prochaines ques-
tions de l’examen…

Je me doute bien que c’est impossible. Entre le moment où


j’ai quitté le local pour discuter avec la directrice et celui où
les élèves sont entrés, le farceur a disposé de deux ou trois
minutes, tout au plus. Mais c’est tout de même troublant de
penser que quelqu’un a franchi cette ligne, sans crainte de ce
qui pourrait arriver par la suite. Je continue :

— Imaginez si je m’amusais avec vos cellulaires. Si j’y accé-


dais, sans votre consentement, et que j’écrivais des messages
en votre nom, que je voyais toutes vos informations…

Cette fois, je sens que mes paroles portent. Les sourires s’ef-
facent.

— Alors, qui a fait ça ?

Personne ne répond, bien entendu. Je soupire.


113
— Bon, ce n’est pas tout. J’ai un cours à donner. Mais on y
reviendra à la fin de la période. N’espérez pas vous en sortir
comme ça.

::

14 h 45

L’ambiance est lourde dans la classe.

Monsieur Plante a annulé le projet en équipe qu’il avait


prévu. Chacun doit faire l’exercice de grammaire de façon
individuelle.

Ça ne change rien pour Mégane. Elle aime travailler seule. Elle


souhaite que les choses soient bien faites. Au primaire, elle était
toujours dans la même classe que Zoé, sa meilleure amie, et
les travaux en équipe étaient si agréables ! Mais depuis qu’elle
est au secondaire, œuvrer en solo lui semble préférable. Une
fois, dans une équipe imposée, elle s’est retrouvée avec Mélissa.
C’est Mégane qui a tout fait pendant que Mélissa parlait de sa
voix suraiguë des garçons de la classe. Elles ont eu une bonne
note, toutes les deux, mais ça lui paraît un peu injuste.

Ça ne change pas grand-chose non plus pour Arnaud. Il aurait


fait le travail seul de toute façon. Quand il était au primaire, il
était moins solitaire. Il jouait même souvent avec Jérémy, qui
habite la maison voisine de la sienne.

Mais depuis leur entrée au secondaire, ils ne se voient plus.


Jérémy est capitaine de l’équipe de football et se tient exclusi-
vement avec les autres joueurs, surtout avec Mathis.

Et Mathis n’aime pas du tout Arnaud. Parce qu’il est petit ? Pas
sportif ? Timide ? Personne ne le sait. Mais Mathis n’hésite pas
114
à le bousculer chaque fois qu’il le peut. Ce qui semble amu-
ser ses inséparables coéquipiers. Ce n’est jamais Jérémy qui
entraîne les autres à se liguer contre Arnaud. Mais quand ses
coéquipiers de foot le font, il sourit. Il ne prend pas sa défense.
Les rires, les moqueries, les railleries… Ça n’arrête jamais. Au
point où Arnaud se réfugie à la bibliothèque dès que possible,
après avoir avalé son dîner, seul sur un banc.
Il ne s’en plaint à personne. Il attend que le secondaire se ter-
mine. Encore quatre ans, quatre mois et dix-huit jours. Il le
sait. Il les a comptés.
::
15 h 25
Plus que quinze minutes avant que la période se termine.
Monsieur Plante s’éclaircit la voix :
— Bon, fermez vos ordis. Maintenant que vous avez eu du
temps pour réfléchir, pouvez-vous me dire qui s’est servi de
mon ordinateur avant le cours ?
Personne ne parle. Tout le monde se jette des regards furtifs.
— Comprenez-moi bien, je finirai par savoir qui a fait ça.
Vous connaissez l’expression « Faute avouée est à moitié par-
donnée » ? Les conséquences seront beaucoup moins grandes
si la personne qui a posé ce geste a au moins l’honnêteté de
reconnaître son méfait. De toute façon, vous ne sortirez pas
d’ici tant que quelqu’un n’aura pas répondu à ma question.
Mathis proteste :
— Mais monsieur… vous n’avez pas le droit de faire ça !
C’est la dernière période ! Je ne peux pas manquer mon bus !
115
Plusieurs se joignent à lui. L’enseignant déclare plus doucement :

— Voilà exactement pourquoi ce serait beaucoup plus


simple de me dire qui a fait ça. Ainsi, vous ne punirez pas
toute votre classe. Sinon, tant pis. Tout le monde paiera pour
l’erreur d’un seul élève.

Toujours pas de réponse. Monsieur Plante s’impatiente :

— J’attends. C’est bien vous les pires. Moi, je ne suis pas


pressé de partir.

Mégane sourit intérieurement. On dirait que leur prof joue


tour à tour les rôles des bon cop, bad cop : il menace comme
le méchant policier, puis s’adoucit, tente plutôt la gentillesse.
Ça ne fonctionne pas ? Retour à la menace.

— Vous pouvez me l’écrire, si ça vous gêne de parler devant


toute la classe. J’ouvre ma boîte de messagerie. Reprenez vos
ordis. Allez-y, vous pouvez me dire qui l’a fait. J’attends.

Il s’installe à son bureau. Personne ne bouge. Il finit par


­grogner :

— « Vous me donnez envie de vomir ! ! ! Bande d’abrutis ! ! ! »


Pourquoi écrire ça ? Pour provoquer ? Pour faire rire ? Vous
trouvez ça drôle ?

Personne ne réagit. Le prof se charge lui-même de formuler


les questions et d’y répondre.

— On a peut-être affaire à quelqu’un qui souffre d’un syn-


drome de supériorité ? Quelqu’un qui a l’impression d’être
tellement mieux que nous tous qu’il peut se permettre de
nous traiter de bande d’abrutis…
116
Toujours pas un mot. La plupart des élèves se contentent de
regarder nerveusement leur montre. Quatre minutes main-
tenant avant que ça sonne. Vont-ils vraiment devoir rester
ici après la fin des cours ?
Au moment où on n’y croit plus trop, une main se lève.
Le grand Jérémy.
Quelques secondes à peine avant que la cloche se fasse
entendre, il marmonne :
— C’est moi, monsieur. Je sais que c’est niaiseux. Je voulais
faire mon clown.
La cloche sonne, la classe se vide dans un soupir de soulagement.
::

14 h 23

Vite. Je ne dois pas me faire prendre.


Juste comme je tape le dernier caractère, un mouvement dans
le cadre de porte attire mon attention.
Je lève la tête. Le grand Jérémy me fixe d’un air intrigué. Nos
regards se croisent. Zut ! Il semble se demander ce que je fais
sur l’ordinateur du prof.
Il va me dénoncer, c’est sûr et certain.
::

15 h 40

Écrire ces mots pour rire, pour provoquer, par sentiment de


supériorité ? Non, ce n’était pas du tout l’intention. Parmi les
réponses que monsieur Plante a proposées, il en a oublié une…
117
Écrire ces mots parce qu’on n’en peut plus, parce qu’on n’ar-
rive pas à parler et que c’est plus facile d’écrire. Parce que ça
suffit. ÇA SUFFIT ! Écrire ces mots parce que chaque jour
est un combat, un cauchemar, parce qu’on pleure le soir en
espérant ne pas manger seul le lendemain midi, ne pas subir
les regards méprisants, ne pas entendre les commentaires
ravageurs, ne pas se faire pousser contre un casier…

Ça ne règle rien, il le sait bien. Il n’a pas réfléchi.

Il a seulement écrit ces mots pour ne pas exploser.

Mais il ne comprend pas. Il ne comprend pas l’aveu de culpa-


bilité de Jérémy.

::

15 h 55

Juste avant que l’autobus parte, Jérémy monte en courant. Il


s’assoit à son banc habituel, devant moi.
Normalement, on ne se parle pas. Depuis le début du secon-
daire, c’est terminé. Comme si notre amitié n’avait jamais
existé. Aujourd’hui, je me penche vers lui et je murmure :

— Pourquoi ? Pourquoi tu as dit ça ?

Jérémy répond :

— J’ai une retenue. Dans deux semaines on va avoir tout


oublié. Ce n’est pas trop grave. Si c’est toi qui avais avoué, tu
te serais mis tout le monde à dos, le prof comme les élèves. Les
traiter d’abrutis… Je vois mal comment tu aurais pu te relever
de ça. Ça aurait été encore pire pour toi après, Arnaud.

118
Jérémy met ses écouteurs sur ses oreilles.

Fin de la discussion.
J’aurais voulu lui dire merci. Mais je n’ai pas eu le temps de
le faire. C’est difficile, pour moi. J’ai du mal à parler. J’ai tou-
jours été meilleur à l’écrit.

119
A N DR É M A ROIS

Encanador !
Q uand je suis arrivé à l’école ce matin-là, j’étais en
retard. Je me suis dépêché pour me déshabiller, mais
l’hiver, ça prend toujours un temps fou pour ôter tous nos
vêtements. Les mitaines, la tuque, le manteau, le foulard, le
gros pantalon : c’est long et compliqué. Je suais en essayant
d’accélérer le mouvement, mais ça n’allait pas plus vite. Je
me suis assis sur le banc pour enlever mes bottes et c’est là
que je l’ai aperçu, au bout du couloir. Un garçon d’environ
mon âge (j’ai onze ans), avec un chandail bariolé, un jean
et des espadrilles. Il marchait vers les escaliers et quand il a
remarqué que je le regardais, il est parti en courant.

Je ne l’avais jamais vu avant. Ça devait être un nouveau en


cinquième année, vu sa taille. Moi, je suis en sixième année
avec madame Charlotte.

Je suis entré en classe sans faire de bruit et la matinée a


passé assez vite. À la récréation, j’ai rejoint mes deux amis,
Mustapha et Gaëlle.

— Vous savez comment il s’appelle, le nouveau ?

— De qui tu parles ?

123
— Du garçon en cinquième année, avec le t-shirt de toutes
les couleurs.
— Y’a pas de nouveau ! ?
Ils ne me croyaient pas, alors on est allés tous les trois jusqu’à
la classe de madame Léa.
— C’est qui le nouveau, madame ?
Elle nous a dévisagés en se demandant si on lui racontait
une blague.
— Il n’y a pas de nouvel élève ici.
— Ah, j’avais raison, a triomphé Mustapha.
— Mais si, je l’ai vu !
Madame Léa a levé les yeux au plafond, comme si j’avais
encore inventé une autre de mes histoires farfelues. Je n’avais
pourtant pas rêvé ! Mais ça ne servait à rien d’insister. On a
mis nos habits de neige et on est allés jouer dans la cour.
De retour en classe, j’admirais par la fenêtre les flocons qui
commençaient à tomber au ralenti, je trouvais ça joli. J’ai eu
l’impression que quelqu’un m’observait. J’ai cherché d’où ça
pouvait venir et j’ai aperçu le même garçon que plus tôt, qui
sortait des toilettes sèches dans la cour. Il était en chandail
et en espadrilles ! Je lui ai fait un signe de la main et il m’a
répondu ! Je me suis pincé : oui, j’étais dans la réalité.
Je me suis penché vers Mustapha et j’ai murmuré :
— Il est là, tu le vois ?
J’ai indiqué la direction où il se tenait, mais il n’y avait plus
personne !
124
— C’est encore ton fantôme ? s’est moqué Mustapha.

Ça m’énervait. Il fallait que j’en aie le cœur net. J’ai demandé


à aller aux toilettes.

— Tu dois sortir pour ça, Nathan.

— Oui, je sais, je me dépêche.

Cet hiver-là, il faisait terriblement froid et le thermomètre


était descendu si bas que les tuyauteries de l’école avaient
gelé et explosé. En attendant que les plombiers aient tout
réparé, ils avaient installé des toilettes provisoires dans la
cour. Il fallait vraiment avoir envie pour baisser son panta-
lon par -20 °C !

Je me suis rhabillé pour la troisième fois de la matinée et je


suis allé voir dehors. J’ai vite repéré des traces de souliers
dans la neige fraîche et je les ai suivies jusqu’à la porte du
gymnase. Que faisait là ce garçon, alors qu’il n’y avait pas de
cours d’éducation physique ?

Je suis entré dans le gymnase. Tout était calme. Les pas


mouillés se dirigeaient vers le fond, là où l’on range les tapis
de sol et les ballons. Je me suis avancé prudemment et j’ai
entendu un éternuement, suivi d’un deuxième.

— Allô ? Y’a quelqu’un ?

C’était évident qu’il était là, mais je ne savais pas quoi dire.

J’ai contourné la pile de tapis et j’ai découvert le garçon,


accroupi, les mains autour de ses chaussettes trempées. Il
semblait frigorifié.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourquoi tu n’es pas en classe ?


125
Il est resté un instant bouche bée, puis il a désigné l’autre
côté du gymnase en agitant les bras.
— Encanador ! Encanador !
Il prononçait « in’canadôr ».
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Il a repris ses gesticulations en répétant la même chose avec
son accent très bizarre.
— Moi, c’est Nathan.
Je lui ai tendu la main, mais il ne l’a pas serrée. Il a plutôt
ramassé ses espadrilles trempées et il est parti en courant
dans la direction qu’il m’avait indiquée.
Je ne pouvais pas le poursuivre dans tous les couloirs. Je suis
retourné en classe, mais je n’arrivais plus à me concentrer.
Qui était ce garçon ?
J’ai préféré ne rien raconter à Gaëlle et Mustapha, parce que
je savais qu’ils allaient encore se moquer de moi. Il fallait
que je mène seul mon enquête.
J’ai inscrit toutes les interprétations de ce qu’il m’avait dit
dans mon cahier : En cas m’adore. Encanaille dort. En canal
d’or. Je tournais en rond. Pourtant, ça me disait quelque
chose. Adrien m’a mis sur la voie sans s’en douter. Il por-
tait son chandail rouge avec le logo du Canadien. Il y avait
un match de hockey ce soir-là, parce qu’on était en pleines
séries éliminatoires. Mais oui, ça devait être ça ! Il avait dit
Ô Canada. Il prononçait mal à cause de son accent, mais
il voulait m’expliquer qu’il écoutait l’hymne national cana-
dien avant le début des parties.
126
J’étais trop content de ma découverte, mais ma joie n’a pas
duré. Même si les mots se ressemblaient, ça n’avait aucun
sens. Personne ne dirait Ô Canada la première fois qu’il ren-
contre un inconnu, pour ensuite se sauver. À moins d’être
dérangé dans sa tête…

Je ne l’ai pas revu de la journée et je suis rentré chez nous en


ne pensant qu’à ça. Ma mère s’est inquiétée, parce que je ne
dévorais pas toute ma part de son super gâteau aux carottes.

— T’es malade, mon Nathan ?

Je n’arrivais pas à me débarrasser de cet encanador. Il tour-


nait en boucle dans mon cerveau.

— Mon gâteau est trop sucré, c’est ça ?

Elle ne me croyait pas, elle non plus. Tout ce qu’elle cuisine


est délicieux, mais elle en doute encore.

— Non, il est parfait, comme d’habitude.

— Ben alors, quoi ?

— Encanador !

Ça m’était sorti de la bouche malgré moi. Ma mère a sur-


sauté. Elle a dû penser que j’avais attrapé un virus, parce
qu’elle a mis sa main sur mon front pour vérifier si j’avais de
la fièvre. Tout semblait correct, pourtant.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Encanador, là !

— Si c’est ça qui te coupe l’appétit, il va falloir que tu m’ex-


pliques.
127
Je lui ai alors tout raconté : le mystérieux garçon au chandail
bariolé, les toilettes dans la cour, le gymnase et enfin, son
encanador à n’y rien comprendre. Ma mère non plus n’avait
pas de théorie sur le sujet.

— Ça sonne un peu comme de l’espagnol, mais je ne connais


pas ce mot.

Mon père est arrivé à ce moment-là et j’ai dû reprendre mon


récit depuis le début. Dans la famille, on aime bien résoudre
des énigmes, on trouve ça amusant. Sauf que là, on butait
sur l’explication. On avait beau tourner le problème dans
tous les sens, ça n’allait nulle part.

Jusqu’à ce que mon père lève le doigt. Il venait d’avoir une


idée.

— Tu n’as pas dit qu’ils refont les toilettes à cause du gel ?

— Oui, tout a pété.

— Alors, c’est ça !

On s’est regardés avec ma mère. On ne comprenait pas plus.

Mon père a sorti son téléphone et il a pianoté dessus en nous


faisant signe de continuer à manger sans lui. J’haïs ça quand
il agit de la sorte. J’ai mâchouillé sans conviction, en espé-
rant qu’il trouve vite. Mais savait-il vraiment ce qu’il cher-
chait ?

— Ben non, ça ne marche pas.

On l’a regardé. Il déteste buter sur un mystère. Il peut passer


une nuit blanche pour résoudre une grille de mots croisés,
incapable de fermer l’œil.
128
— Je pensais que ça voulait dire « plombier » en espagnol
ou en portugais, mais ça serait alors fontanero, plomero ou
canalizador.
Il s’est levé et a rejoint le petit bureau avec l’ordinateur fami-
lial. Ma mère et moi, on s’est dévisagés, un brin découragés.
Il était parti pour y consacrer toute sa soirée. On allait finir
le repas sans lui, quand on l’a entendu crier de joie. Il est
revenu avec son téléphone, radieux.
— Je savais que j’étais sur la bonne voie !
Il a appuyé à répétition sur une touche et une voix métal-
lique est sortie de l’appareil :
— Encanador. Encanador. Encanador. Encanador. Encanador.
Encanador.
Comment avait-il réussi ce tour de magie ? Mon père nous a
regardés, trop fier de lui :
— C’est un autre mot pour dire « plombier » en portugais. Le
garçon que tu as rencontré doit être le fils d’un des plombiers
qui travaillent à l’école.
Voilà pourquoi il avait fait ces grands signes vers le couloir.
Il voulait me montrer que son père était un encanador. Ça
justifiait sa présence.
— Mais ça n’explique pas pourquoi il ne va pas en classe, a
dit ma mère.
— En effet.
On avait progressé, mais on n’avait pas tout élucidé. Je devais
poursuivre mes recherches. Mon nouvel objectif : parler aux
plombiers.
129
Le lendemain, je suis arrivé très tôt à l’école. J’ai repéré, garée
devant l’entrée, la camionnette avec l’inscription Plombier
Roger Le bon tuyau. Ils étaient donc là. Je suis descendu au
sous-sol. J’ai entendu des bruits de scie et je me suis dirigé
dans cette direction.

Deux hommes installaient des gros conduits en plastique


gris. Ils se sont arrêtés net à mon arrivée.

— C’est dangereux, petit. Tu ne peux pas rester ici.

L’homme qui m’a répondu arborait une belle moustache


touffue. Il parlait avec un accent prononcé.

— Comment tu t’appelles ?

— Nathan.

— Moi, c’est Roger et lui, Raimundo.

— Encanador !

— Qu’est-ce que tu dis ?

Raimundo avait une tignasse frisée. Il me dévisageait bizar-


rement, un peu inquiet. Je l’ai pointé du doigt.

— Encanador ?

Le moustachu s’est interposé.

— Qu’est-ce que tu lui veux à Raimundo ? Il ne comprend


pas bien le français.

— Parce qu’il est Portugais ?

— Non, il est Brésilien.


130
La théorie de mon père venait de s’effondrer. Je me suis
tourné, déçu. Je ne saurais jamais le fin mot de cette histoire.
Il fallait que je remonte au plus vite.

— Bye. Excusez. Je me suis trompé.

J’allais repartir, quand Roger m’a retenu par la manche, tout


fier de m’apprendre quelque chose :

— Eh, petit, les Brésiliens aussi parlent le portugais !

— C’est vrai ? Alors, Raimundo est un encanador ?

Ils ont ri en me voyant soudain de si bonne humeur.

— Oui, au Brésil, on dit encanador, alors qu’au Portugal, ils


utilisent plutôt canalizador. Mais comment tu sais ça, toi ?

Je leur ai raconté ma rencontre avec le garçon, la recherche


autour du terme bizarre et la découverte de mon père. Roger
traduisait au fur et à mesure à Raimundo. Je ne pouvais pas
rester plus longtemps, car la cloche a sonné.

Les deux plombiers semblaient hésiter sur la suite à don-


ner à mon histoire. Ils ont discuté à voix basse entre eux, en
portugais-­brésilien. Puis le frisé a appelé quelqu’un.

— Tiago !

Le garçon de la veille est sorti de derrière une palette où était


empilé du matériel. Il m’a souri, je l’ai salué. J’aurais voulu
que Mustapha et Gaëlle soient là pour me croire.

— Est-ce que je peux te faire confiance, petit ?

J’ai levé ma paume droite ouverte, comme pour jurer devant


un juge.
131
— Raimundo est mon cousin. Il est arrivé depuis peu avec sa
famille et il me donne un coup de main. Mais… il a pas ses
papiers… pas encore. Alors il est pas déclaré, tu comprends.
Et donc, son fils Tiago peut pas aller à l’école. Raimundo a
peur de se faire renvoyer à la frontière si on le découvre. Il
préfère ne pas l’inscrire et comme sa maman travaille, elle
fait les ménages, on l’amène avec nous… C’est provisoire.
Puis, comme il s’ennuie, il se balade…

Raimundo a mis son index devant sa bouche pour me signi-


fier de me taire. J’ai hoché la tête.

— Va, maintenant. On a de la job. Il faut réparer ça le plus


vite possible.

J’ai filé après avoir salué Tiago. J’étais encore en retard en


classe, mais au moins, je savais qui hantait les couloirs.

Pendant le cours d’histoire, je n’arrêtais pas de réfléchir à ce


que m’avait raconté Roger Le bon tuyau. Je me disais qu’un
enfant devrait pouvoir aller à l’école, même si son père n’a
pas ses papiers. Tiago n’était pas responsable de la situation
de ses parents.

À la récréation, je n’ai pas enfilé ma tenue d’explorateur


polaire. Je me suis plutôt hâté chez le directeur. J’ai cogné
à la porte de monsieur Guy et, sans attendre de réponse, je
suis entré. Comme d’habitude, son bureau croulait sous les
dossiers, les Post-it collés partout et les emballages de pizza.
Il était au téléphone et discutait avec une mère qui n’avait
pas l’air facile :

— Madame Lefebvre, je ne peux pas interdire la viande dans


toute l’école ! C’est impossible, voyons.
132
La dame ne semblait pas d’accord, car je l’entendais s’éner-
ver dans l’écouteur. Ç’a encore duré cinq minutes, puis il a
raccroché en soufflant.
— Bon, qu’est-ce qui t’amène mon Nathan ?
— Monsieur Guy, est-ce que tous les enfants ont le droit
d’aller à l’école ?
— Bien entendu. Et mieux que ça : l’école est obligatoire
jusqu’à 16 ans !
— Donc, même les enfants clandestins peuvent venir en
classe ?
Là, il a marqué un temps d’arrêt.
— Vous avez dit que c’était obligatoire !
Le directeur a eu un court moment de découragement. J’ai
senti qu’il n’était pas prêt à me contredire.
— En fait, oui, ils peuvent aller à l’école, mais c’est un peu
plus compliqué.
J’ai froncé les sourcils. Je déteste quand les adultes essaient
de ne pas répondre à nos questions en expliquant que c’est
trop complexe pour nos petites têtes d’enfants. La récréation
allait bientôt finir, alors j’ai joué le tout pour le tout :
— En tout cas, compliqué ou pas, y’a un enfant dans le sous-
sol de l’école qui ne va pas en classe parce que son père est
illégal. C’est le fils du plombier brésilien.
J’ai dit ça d’une traite, sans réfléchir, même si je trahissais
ma promesse de me taire. Je ne pouvais pas garder mon
secret pour moi.
133
— Qu… quoi ? Ici, dans mon école ?

— Oui, ici, dans notre école.


Monsieur Guy n’a pas eu le temps de réagir plus, parce que
je me suis levé d’un bond et je suis reparti.

— Il s’appelle Tiago Encanador, j’ai crié.

Le restant de la journée, je m’apprêtais à voir le directeur


débarquer dans notre classe, mais rien de tel n’est arrivé. J’ai
observé les toilettes à l’extérieur et aucun chandail multico-
lore n’est apparu dans mon champ de vision. J’avais encore
dit une bêtise. J’aurais dû demander conseil à mes parents. Il
était trop tard pour regretter. On ne peut pas effacer ce qui
est passé.

Le soir, j’ai de nouveau raconté mes aventures à ma mère.


Mon appétit était revenu et elle m’a certifié que j’avais bien
agi. J’ai senti qu’elle disait ça pour me rassurer. Quand mon
père est arrivé, ils se sont enfermés dans la salle de bain
pour discuter à voix basse. Je n’ai pas su de quoi il retour-
nait. J’avais sûrement été trop loin. Je regrettais de m’être
emporté avec monsieur Guy.

Le lendemain matin, la camionnette de Roger Le bon tuyau


n’était pas en face de l’école. Par ma faute, il avait dû perdre
son contrat. Raimundo croupissait en prison et Tiago pleu-
rait, tout seul dans son siège d’avion qui le ramenait au Brésil.

Dans le couloir, j’ai senti une énergie nouvelle. Les élèves


étaient différents des jours précédents et j’ai fini par com-
prendre pourquoi. C’était tout simple : les toilettes étaient
réparées ! Ça expliquait l’absence des plombiers.

134
On est retournés en classe et la vie a repris comme d’habi-
tude. À 9 h, on a toqué à notre porte et le directeur est entré,
l’air sérieux. Il m’a cherché des yeux. Ça y est, j’allais encore
me faire enguirlander !

— Nathan, j’aimerais que tu t’occupes d’un nouveau. J’en ai


parlé hier avec tes parents, au téléphone.

Tiago s’est alors avancé devant nous, avec le même chandail


peinturluré que la veille et ses espadrilles toutes mouillées.
Le directeur l’a présenté à madame Charlotte. Tiago semblait
tout gêné. Il tenait un cahier Canada dans la main droite et
un crayon à mine dans la gauche. Quand il m’a reconnu, je
l’ai invité à s’installer à côté de moi. Mustapha et Gaëlle me
regardaient avec de grands yeux.

— C’est mon fantôme.

Tiago s’est assis et je lui ai tendu mon poing fermé.

— Encanador !
Il a cogné son poing dans le mien, comme si on était deux
vieux copains.

— Encanador ! a-t-il répondu avec un large sourire.

135
R ICH A R D M IGN E AU LT

Keviiiiiiiin, au bureau du directeur !


Aujourd’hui

Simon Grenier marche tranquillement sur le trottoir lon-


geant la cour d’école. Il pleut en ce matin de retour de
vacances. La nouvelle directrice arrive aujourd’hui. Elle
remplace Beauregard, ce directeur qu’il aimait tant. Simon
est concierge de l’école Prévost depuis trente ans. Il en a vu
passer des directeurs ! Et des élèves !

À chaque rentrée, les marches lui paraissent de plus en plus


difficiles à monter. La clé dans la porte résiste. Puis finale-
ment, elle tourne. Vite, il faut désarmer le système d’alarme.
40557… Le voyant reste rouge ! 40577 ! Enfin…

À gauche, le bureau de la secrétaire, tout y est en ordre.


Simon traverse l’étroit corridor vers le bureau de la direc-
tion. Soudain, il reste figé. Il regarde le bureau. Son sang ne
fait qu’un tour, son visage blanchit. Non, c’est impossible !
Pas ce matin !

::

139
Bien des années auparavant

Encore une fois, la maîtresse m’envoie au bureau du direc-


teur. Quand je m’ennuie, j’aime faire rire mes amis. Et eux,
ils me trouvent bien drôle.

Depuis que je fréquente cette école, « Kevin, chez le direc-


teur… et vite ! » est la phrase que j’ai entendue le plus sou-
vent. Alors, les corridors de l’école, je les connais par cœur.
En deuxième année, j’ai même commencé à compter les pas
qui séparaient ma classe du bureau des sermons inutiles et
moralisateurs, tout ce blabla appris à l’école des directeurs.
2e année 48 pas et 12 marches
3e année 72 pas
Bibliothèque 68 pas et 12 marches
5e année 78 pas
6e année 92 pas
Évidemment, je n’ai pas comptabilisé les pas des détours que
j’ai parfois empruntés pour ne pas arriver trop vite.

::

J’ai commencé mon calvaire scolaire il y a sept ans. Je venais


juste de fêter mon cinquième anniversaire. J’étais heureux
et naïf, la vie était belle et l’insouciance m’habitait. J’étais
toujours en vacances.

Quelques jours après avoir déballé mes cadeaux, digéré mes


deux morceaux de gâteau et brisé la poupée de ma grande
sœur, maman a décidé de m’inscrire à l’école. J’imaginais
alors que c’était une punition. Je sais maintenant que c’en
était vraiment une. La pénitence était terrifiante, car elle
venait avec des mots que je ne comprenais pas : inscription,
140
maternelle, éducatrice, règles de vie (en bois ?), horaire. Une
chance, ce n’était pas, pour moi, une vraie journée d’école,
je venais juste faire mon entrée, visiter ma future école et
rencontrer, peut-être, celle qui m’accueillerait en septembre.

Une dame était assise derrière une table où il n’y avait rien
à manger. Juste une tonne de papier. Une madame, toute
maigre, avec les cheveux gris frisés retenus par des centaines
d’épingles, de grands yeux ronds derrière ses lunettes noires
et une voix pire que celle des corbeaux du parc quand ils se
battent pour une frite du restaurant. Ne manquait plus que
le balai pour qu’elle ressemble à une vieille sorcière. Une sor-
cière qui se faisait appeler madame la directrice. Pour moi,
elle était madame la « directe triste » et ma mère venait de
signer mon arrêt de l’enfance.

Je ne me souviens pas vraiment de ce qui s’est passé ou dit


dans ce bureau, encore moins de ce que j’ai pu voir. Mais
à un certain moment, j’ai entendu pour une première fois
le son de la cloche et le terrible tremblement de terre qui
a suivi : des centaines d’élèves se rendaient dans la cour de
récréation. Une chance que ce n’était que la journée d’ins-
cription ; septembre était encore loin !

Quand ma mère et moi nous sommes levés pour partir, mon


regard s’est accroché à la peinture suspendue au mur. Je ne
sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai senti dans mon corps un
grand frisson, une décharge électrique entre la peinture et
mon cerveau. Comme si je me sentais attiré dans le tableau,
comme s’il voulait m’avaler. Il y avait tellement de belles
couleurs. C’était beau !

::
141
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
La première année, ça s’est quand même bien passé. Mais
je me posais des questions. Déjà six mois que je fréquen-
tais l’école et on me disait que si je travaillais bien, j’irais…
en première année ! Cette année que je passais à l’école ne
comptait pas ? Je devais en faire une autre ?

C’était quand même correct, cette première année qui n’en


était pas une. Nous jouions à toutes sortes de jeux, sauf les
fois où il fallait faire semblant que nous apprenions quelque
chose. Je suis allé juste trois fois au bureau de la madame aux
gros yeux pour me faire dire d’être gentil. Moi qui pensais
que je l’étais tout naturellement !

Enfin, cette fausse première année s’est terminée et ma mère


m’a annoncé qu’après les vacances, ce serait ma première
année. J’espérais que cette fois, ce serait la vraie.

::

Trop vite, les mois d’été ont passé et il a fallu que je retourne
à l’école. J’avais hâte de retrouver mes amis, mais pas la
madame du bureau. J’ai très rapidement appris une chose :
j’aimais m’amuser en classe, ce qui ne plaisait pas du tout
à la nouvelle maîtresse. Avant même que je commence à
apprendre à lire, j’ai lu dans ses yeux que notre amour de
la première semaine venait de se terminer. « Kevin, chez la
directrice… et vite ! »

À partir de ce moment, mes visites au bureau de la direc-


trice ont été de plus en plus fréquentes. À tel point que,
dès ma deuxième année (une vraie deuxième année qui se
trouvait être ma troisième année à l’école), me rendre au
bureau ne me faisait plus grand-chose. J’étais immunisé
142
(ouf… quel mot !). Sauf d’avoir le plaisir de plonger dans
les couleurs de ce tableau, sur le mur derrière la chaise : le
jaune du soleil qui éclairait la classe, le rouge de la robe de
la maîtresse et les vêtements multicolores des élèves sou-
riants. Et heureux, eux !

::

Cette année-là, la madame aux centaines d’épingles à che-


veux est partie à la retraite. Pourrait-elle passer toute une
journée sans chicaner un enfant ? Je l’imaginais, dans son
salon, quelques poupées alignées devant elle, leur répétant
longuement les pires menaces et les conséquences les plus
graves. Pauvres poupées !

Pour la remplacer, nous avons eu un directeur. Le seul truc


qu’il avait en commun avec notre ancienne directrice, c’était
la moustache. Plus fournie que la toute petite moustache de
la directrice qui me fascinait tant. Monsieur le directeur
tenait à ce qu’on l’appelle par son titre.

Notre nouveau dictateur était É-NOR-ME. Assis sur sa


chaise, derrière son bureau, il cachait une grande partie du
mur. Mais pas ce tableau, cette peinture qui me fascinait
tant et que j’avais contemplée des dizaines de fois.

Un jour où j’avais compté mes 48 pas et mes 12 marches


d’escalier, je suis arrivé à son bureau pendant qu’il était
au téléphone. Il parlait, et je voyais sa moustache bouger.
C’était drôle ! Et là, assis sur la chaise, les pieds pendants,
j’ai vraiment observé cette peinture, ce qu’elle représen-
tait : une classe comme la mienne, avec une enseignante,
un tableau noir, des élèves. Les lettres écrites sur de petits
143
cartons au-dessus du tableau, les mots de vocabulaire sur le
mur, des élèves qui lèvent la main, le petit roux qui regarde
dehors. Et… Et ce pupitre vide ! Le seul où il n’y a pas de
fesses d’élève sur le vernis disparu du siège. C’est sûrement
ma place. Quand je suis au bureau du directeur !

Le soir, à la maison, après deux chicanes avec mon père


pour le devoir que je ne voulais pas faire, le zéro mot sur dix
bien épelé et la copie que j’avais comme punition, je me suis
couché et j’ai rêvé à cette classe où je n’étais pas. Ce tableau
m’impressionnait ; j’aimais ses couleurs, la jolie figure de
la maîtresse. Je l’aurais aimée, elle. Son regard, doux et cal-
mant… J’aurais appris le dictionnaire par cœur pour qu’elle
me pose une question !

::

Troisième année. Ma nouvelle maîtresse possède le « Kevin,


chez le directeur » le plus rapide au monde. Elle tire aussi
vite que Lucky Luke. Aussi efficace en septembre qu’en
juin, toujours au sommet de sa forme. Son meilleur score ?
Le jour où, avant qu’elle entre en classe, j’ai répandu de la
farine entre la porte de la classe et son bureau, pour voir si
ses traces de pas ressemblaient à celles aperçues à côté du
mégot de cigarette dans la neige, près de l’entrée de l’école.
Est-ce que madame Pinsonneault fumait en cachette ? Je ne
le saurais jamais. Mes premières expériences de détective
privé ont été brimées.

Dès mon entrée en classe, l’air satisfait de mon bon coup, j’ai
entendu : « Keviiiiiiiin ! ! ! ! », le « iiiiiiiin » s’étirant jusqu’à
ce que je devienne coupable de tous les mauvais coups de
l’école. La figure rouge de la maîtresse bouillonnait de colère
144
et ses souliers bruns étaient devenus blancs de farine ; elle
venait de parler à l’intercom, le doigt rageur encore sur le
bouton. D’un seul regard, j’ai su que j’avais peut-être été un
petit peu trop loin dans mon enquête. Surtout qu’en baissant
les yeux, j’ai remarqué la trace accusatrice d’une traînée de
farine sur mon chandail. Je me suis senti disparaître et j’au-
rais voulu me téléporter au bureau de l’homme à la petite
moustache.

C’est plutôt la petite moustache qui est venue à moi, avec un


balai, une chaudière et une vadrouille.

— Monsieur Kevin, je ne ferai pas le concierge pour ramas-


ser vos folies ! s’est-il exclamé en faisant un clin d’œil au
reste de la classe.

Même mon ami Nicolas riait de moi.

J’ai tout de suite compris que j’allais devoir nettoyer mon


chef-d’œuvre. Devant tout le groupe qui rigolait, sauf
madame Pinsonneault, toujours aussi rouge. La honte. En
passant l’immense vadrouille sur le plancher du local, je
me disais qu’à partir de cet instant, je serais le plus sage des
élèves.

::

Trois jours plus tard, cette histoire était du passé. Je suis


arrivé à l’école en pleine forme. Vendredi, la journée des arts
plastiques, toute ma créativité était aiguisée par ce calme
vécu depuis le lundi noir (ou blanc) de la farine. Pas question
de pâte de sel ni de colle à la farine. Madame Pinsonneault
était sévère et prudente. Au programme : le dessin au crayon
à mine.
145
Nos créations bien en marche, notre enthousiasme tortu-
rant les faibles mines, c’était la parade des crayons jaunes
vers l’aiguisoir… à côté de l’armoire à l’accès interdit. Nous
savions tous que cette armoire contenait des trésors inesti-
mables, des jeux, des livres, des crayons de toutes les formes
et grandeurs, des cartons de toutes les couleurs et les objets
confisqués depuis le début de l’année. Une vraie caverne
d’Ali Baba !

Une fois que ce fut à mon tour d’aiguiser mon crayon, à


chaque tour de manivelle, mes yeux s’accrochaient à la
mince ouverture de la porte laissée par la maîtresse lors de
sa dernière visite. Il fallait que je trouve un moyen d’explorer
ce coffre aux trésors. Sans me mériter un voyage express au
bureau de monsieur la moustache.

Madame Pinsonneault, absorbée par la rédaction de nos


bulletins, paraissait figée comme une statue de l’église
paroissiale. Comme monsieur le curé dans son confession-
nal, elle était capable de rester immobile tout en ne bougeant
que ses oreilles.

Alors que de la main droite je continuais de tourner la mani-


velle de l’aiguisoir, j’ai doucement glissé ma main gauche
vers la poignée de l’armoire et j’ai tourné, lentement, très
lentement. À deux secondes d’atteindre mon but, j’ai senti
un vent froid dans mon dos. La curiosité et ma main dans
l’armoire se sont figés. C’était le regard glacial de ma dia-
bolique maîtresse. Je venais de mériter un « Kevinnnnn,
au bureau du directeur ». Et avec ce qui s’était passé lundi,
j’étais certain que ce qui m’attendait serait bien pire que de
passer la vadrouille.
146
Dans les corridors silencieux aux portes toutes fermées, je sen-
tais que les murs rapetissaient pour venir m’écraser. L’escalier
devant moi avait l’air si haut que je n’en voyais pas le bout.
Chaque pas me rapprochait du discours, cent fois entendu,
aussi vite oublié, mais si long à écouter. Encore 22 pas !

J’ai pensé que j’avais envie. Je devais aller aux toilettes !

— Keviiiiiiiiiiiin !

La voix surgit, puissante, d’en dessous de la moustache ! Elle


me coupa toute inspiration. Pas de négociation possible ! Je
devais me rendre tout de suite chez le directeur.

J’arrivais à la porte du bureau ; je ne voyais que cette masse


énorme qui prenait toute la place. Monsieur le directeur
possédait des jambes immenses, qui soutenaient un corps
de géant, ses deux bras croisés sur sa bedaine et ses yeux
me transperçant d’un regard aussi tranchant que les cou-
teaux du boucher. Il s’est tassé, m’a montré du doigt la chaise
devant son bureau. Assis, mes pieds ne touchaient pas à
terre ; je m’efforçais de ne pas les balancer.

Et j’attendais. Mon regard se posait sur son bureau, contour-


nait le propriétaire de la moustache et s’arrêtait sur la pein-
ture. Le doux visage de la maîtresse, triste de voir encore que
ma place était vide. Elle, elle m’aurait parlé avant de m’en-
voyer au bureau du directeur.

— Regarde-moi, Kevin.

Je baisse la tête.

Commence alors un long monologue où j’entends les mots


« indiscipline, règlements, obéissance, travail, autorité,
147
devoirs, avenir » et d’autres encore qu’on n’utilise pas dans
la ruelle près de chez nous. En fin de compte, je comprends
que je ne suis pas fin et qu’il faudra que ça change. Sinon…

J’ai juste le goût de lui dire de m’envoyer dans la classe de


la belle maîtresse du tableau derrière lui. Mais je me tais.
Surtout quand il appelle à la maison pour informer mes
parents. Ce soir, ce ne sera pas joyeux au souper.

Comme dirait mon père : « Je suis encore obligé d’apporter


mes problèmes du bureau à la maison ! »

::

Première journée, me voilà en quatrième année. Mon bulle-


tin de juin est rangé dans le grand tiroir du bas de la com-
mode de mes parents. Je l’ai vu. Il y avait plus de mots que de
chiffres : des mots de reproche, des critiques, mais des notes
entre 90 et 100. J’étais premier de ma classe, juste devant
Marjolaine, la belle petite blonde que j’aime. En silence.

Mademoiselle Estelle, ma nouvelle enseignante, est jeune et


semble très gentille. Elle nous dit que l’an passé, elle aussi, elle
était assise en classe pour apprendre à être maîtresse d’école.
Je suis sous le charme. J’en oublie presque Marjolaine. Je la
regarde et j’ai le goût d’être gentil.

Ce serait ma plus belle année : dans la classe, j’étais amoureux


de mon enseignante ; dans la cour d’école, de Marjolaine.
Prêt pour une carrière d’astronaute, j’ai passé toute l’année
dans la lune, le nez en l’air, le cœur dans les étoiles. J’en ai
même oublié la peinture.

::
148
Cinquième année. Plus que deux ans au primaire ! La pre-
mière journée, la première heure, j’apprends que je serai
dans la classe de monsieur Paradis. Ça va être l’enfer ! Dès
les premiers instants, il me regarde avec des yeux accusa-
teurs, le front plissé et la veine du cou qui tressaute du plaisir
anticipé de me mettre à sa main.

— Kevin ! Tu t’assois en avant !

— Mais monsieur, je suis trop grand. Je vais cacher le tableau


aux autres.

— En avant, jeune homme ! Je veux t’avoir à l’œil.

Voilà les portes de l’enfer qui se refermaient sur moi ; le long


corridor entre ma classe et le bureau du directeur raccour-
cissait à vue d’œil. Le sort en était jeté : mes deux dernières
années seraient pénibles et interminables.

Malgré tout, je demeurais concentré sur mes études, je réus-


sissais mes examens, j’apprenais rapidement, avant même la
fin des longues explications de monsieur Paradis. Je m’oc-
cupais à passer le temps, et mes notes n’en souffraient aucu-
nement. Même ma créativité pour les mauvais coups était
au maximum. Le combat était inégal, j’étais trop fort pour
notre professeur !

Combien de fois ai-je fait les 78 pas entre l’enfer et le pur-


gatoire, je ne le sais pas. J’ai arrêté de compter en octobre.
Dès que j’entrais dans le bureau du directeur, mes oreilles se
fermaient tandis que mes yeux et mon esprit me transpor-
taient dans ce tableau que j’aimais toujours, de plus en plus.
Et comme par magie, l’enseignante du tableau ressemblait à
mademoiselle Estelle.
149
Entre deux reproches sortant de la bouche du prédicateur
moustachu, je regardais cette place vide. Elle m’appartenait !
Je regardais le sourire de l’enseignante qui se copiait dans la
figure de la vingtaine d’élèves de sa classe. Je le savais, mais
je commençais à l’oublier : on pouvait être heureux à l’école.
::
Ma dernière année commençait avec des souvenirs pleins la
tête. L’Expo 67 avait marqué mon été ! Mon passeport tout
neuf, ma photo avec le sourire d’un conquérant. Le monde
entier était à mes pieds !
Des pavillons extraordinaires, des pays jusqu’alors incon-
nus, la Ronde, la Pitoune, les manèges et ces figures étran-
gères aux yeux bridés ou à la peau plus brune. J’entrais à
l’école avec les yeux grands comme des globes terrestres.
Aucun cahier d’exercices ne viendrait m’enlever ce goût de
lire, d’apprendre et de m’ouvrir au monde.
Ma nouvelle enseignante m’attendait avec toute sa panoplie
de conséquences, de règles de vie et d’exercices.
« Moi, je vais vous préparer au secondaire ! » Première phrase
de l’année ! Bienvenue chez madame la générale Durivage,
enseignante de sixième année et redresseuse de têtes croches
comme la mienne ! De l’enfer au camp militaire, il n’y eut
qu’un pas, même si une exposition internationale les séparait.
Eh oui, après chaque manquement, niaiserie, folie, blague, fou
rire et mauvais coup, j’allais assister à une trilogie de Kevin :
• La maîtresse : « Chez le directeur ! »
• La secrétaire : « Pas encore toi ! »
• Le directeur : « Oh non, pas lui ! »
150
Dans l’ordre ou dans le désordre. Vous pouvez me croire,
cette sixième année fut interminable. Dix longs mois à n’en
plus finir.

::

Vendredi 21 juin 1968, me revoilà au bureau du directeur.


Pour la première fois en sept ans, j’y viens sans qu’on me l’ait
ordonné. J’ai décidé qu’avant de partir, ce serait une visite
symbolique. Le directeur à moustache n’est pas là. La chaise
est vide, tout comme le pupitre sur la toile. Et je me rends
compte que debout, j’ai maintenant les yeux à la hauteur de
la peinture. Je la trouve encore belle.

Suis-je triste ? Je ne le sais pas. Avec un petit pincement au


cœur, je marcherai les 32 pas qui me conduiront, pour la
dernière fois, à l’extérieur de mon école primaire. En sep-
tembre, je commence mon secondaire.

::

Cinquante ans plus tard

Monsieur Beauregard rit dans son salon. Assis dans son


fauteuil, sirotant son café, il savoure sa première journée
de retraite. Simon, le concierge de l’école où il était direc-
teur l’année dernière, vient de l’appeler. À son arrivée, ce
matin, avant que la nouvelle directrice prenne possession de
son bureau, il s’est rendu compte que la belle peinture sur le
mur avait disparu. Il l’a cherchée partout, il a fait le tour de
l’école deux fois.

Monsieur Beauregard rit tellement qu’il renverse un peu de


café sur la moquette. Il regarde sur le mur, en face de lui, et
151
se dit : « Durant tout mon primaire, comme élève tannant,
je t’ai contemplée. J’ai rêvé que j’étais dans cette classe. Puis,
pendant les dix dernières années, alors que je fus à mon
tour directeur de l’école de mon enfance, je t’ai eue dans
mon dos. Keviiiiiiiiin Beauregard, élève tannant et directeur
d’école maintenant à la retraite, ce tableau mérite sa place
dans ton salon. Il prend sa retraite avec toi. »

Reprenant une gorgée de café refroidi, il regarde la peinture.


Troublé, il s’arrête de rire. Il s’aperçoit que, dans la classe du
tableau, il n’y a plus aucun pupitre de libre.

152
SUZ A N N E M Y R E

En vers et contre tous


SIGNÉ : ÉLISA

Aussi vrai que j’ai un nez en pleine figure, mon nom est Élisa
et je n’aime pas ça. J’aurais préféré un prénom romantique,
historique, sensuel, un prénom original qui sied à mon statut
d’artiste. Car je suis poète. Élisa, ce n’est pas un nom pour une
poète. Lorsque je publierai, je signerai Pénélope, comme la
femme d’Ulysse qui attendit si longtemps son mari. Ça, c’est
un personnage, et un nom noble. En attendant, je suis coincée
avec Élisa, même si ce nom ne (me) dit pas qui je suis vraiment.

Je me sens plus moi par écrit qu’en personne, c’est mal


fait comme ça. Alors j’écris beaucoup, des tas de vers qui
échouent un peu partout. Le résultat n’est pas toujours heu-
reux. Nous, poètes, sommes de grands incompris. Là où je
pensais trouver l’amour par ma poésie, j’ai rencontré le sar-
casme et le rejet. J’ai décidé d’en parler, au lieu de faire ondu-
ler les pages de mon journal qui n’en peut plus de se noyer
dans les flots de ma peine. Il mérite mieux, il mérite mes
joies. J’en parle au passé, puisque ces évènements se trouvent
derrière moi. Pas encore assez loin.

::

155
Il s’appelait Guillaume. Le genre de gars au-dessus de ses
affaires, la démarche assurée de quelqu’un à qui rien de grave
ne peut arriver, un ballon de basket sous le bras comme s’il
y était collé. Ses yeux un peu tristes avaient l’air de dire
« Venez vers moi si vous voulez, moi je ne peux pas aller
vers vous ». J’ai de l’imagination, d’accord. C’est pour ça que
j’écris ; si je gardais tout à l’intérieur, je serais une personne
très perturbée, bonne pour l’asile avant l’âge adulte, comme
Émile Nelligan.

Elle m’a joué un tour, cet après-midi-là, mon imagination,


me portant à mal interpréter un regard. Je suis allée vers
quelqu’un qui n’avait pas besoin de moi. Je ne sais pas lire
sous les sourcils. À l’avenir, je me contenterai des livres.

Sur un papier rose, innocemment, je lui avais écrit un qua-


train tout simple, où je m’exposais comme un drap étendu
au soleil sur la corde à linge, qui attrape tous les vents en
plein ventre.
Dès que sur toi les yeux j’ai posés
Des papillons partout se sont mis à voleter
Depuis, à toi je ne fais plus que penser
Daigne sur ma timide personne tes beaux yeux lever.
Élisa.

Élisa, pas Pénélope. On était dans la même classe de fran-


çais, il fallait qu’il sache d’où ça venait et on a déjà une
Pénélope. Belle, mais cruche. J’ai donc écrit ces niaiseries.
Parce qu’avec le recul, je trouve que c’en était. Il est quand
même venu me voir, après le cours. Un peu gêné, normal
pour un gars qui se fait envoyer un billet par quelqu’un
d’autre en pleine classe, sous le nez du prof. Je n’en reve-
nais pas moi-même d’avoir fait ça. Je suis plutôt réservée en
156
matière de gars. J’attends qu’ils viennent vers moi, d’habi-
tude. Ça n’arrive pas souvent. Je ne suis pas un canon de
beauté : la mienne est intérieure et les yeux des gars ne sont
pas équipés du « rayon laser de la sensibilité », un prérequis
pour comprendre ce genre de beauté silencieuse.

On a marché tranquillement. Il me regardait beaucoup, je me


sentais exister pour la première fois dans les yeux d’un gar-
çon. Importante. Il m’observait comme quelqu’un qui veut
voir ce qui se passe derrière les yeux. Ses sourcils en accent
circonflexe lui donnaient l’air d’avoir toujours une question
prête. Ma poésie avait porté fruit. Enfin, on me prêtait une
attention particulière. Nous, les artistes, sommes des êtres
solitaires, mais nous avons besoin d’amour, comme tout le
monde. Peut-être même encore plus. Guillaume le magni-
fique était à mes côtés ! Et pas grâce à mes fesses ou à mes
cheveux, mais à un de mes poèmes !

On a commencé à se fréquenter. J’ai vite réalisé qu’il était du


genre indépendant. Un gars qui a besoin des gars et de son
ballon, plus que d’une blonde. Alors, je tâchais de ne pas être
trop envahissante. Juste quelques poèmes que je cachais ici
et là, dans les endroits les plus loufoques. En tous cas, moi,
j’aurais aimé ça, qu’on souligne ainsi mon existence chaque
jour, avec de petits mots doux trouvés dans ma case ou ail-
leurs. Il faut croire qu’on n’a pas tous les mêmes besoins.
Il aurait dû me le dire, pour les poèmes. Pourquoi les gars
sont-ils ainsi faits ? On doit les tordre à l’essoreuse pour
qu’ils expriment les choses importantes ! S’il m’avait parlé
sincèrement, on aurait pu sauver notre relation ! Je me serais
adaptée et retenue de lui écrire tout ce que je ressentais, c’est
157
mon journal que j’aurais rempli avec mes émotions, pas sa
case ! Je croyais qu’il les aimait, mes poèmes.

Je suis sensible, je n’ai pas besoin d’entendre des mots pour


lire entre les lignes. Cinq semaines après le début de nos
fréquentations, il a cessé de m’embrasser en amoureux. Il
pinçait les lèvres, me forçant à garder ma langue dans ma
bouche, comme s’il s’était agi d’un dard venimeux. Il n’avait
jamais été un moulin à paroles et les mots se faisaient de plus
en plus rares. Mais je ne voulais pas comprendre le message.
Guillaume était mon premier vrai amoureux, il comptait
autant que ma poésie pour moi !

Puis, un matin, j’ai trouvé un de mes poèmes déchiré, dans


ma case. Il m’aurait giflée que je me serais sentie tout aussi
humiliée. J’ai redoublé d’intensité, en écrivant plus encore,
jusqu’à ce qu’ils me réapparaissent comme des gouttes d’une
pluie triste tombant devant mes yeux, dès que j’ouvrais la
porte de mon vestiaire. Dans la classe, il arrivait juste avant
la cloche et s’enfuyait à la fin du cours avec Max, son ami de
basket, maintenant devenu son bouclier anti-Élisa. Je bouil-
lais de colère, de peine, d’une gamme de sentiments dont je
n’avais jamais expérimenté les sensations, sinon qu’à travers
les écrits de mes poètes favoris. Les mots sur le papier ne font
pas si mal quand on les lit. J’avais l’impression qu’on écrivait
mon échec amoureux à l’encre de feu sur mon cœur.

Guillaume ne voulait plus de moi ? Il était trop lâche pour


me le dire ? J’ai décidé de me venger. Je voulais que le cœur
de Guillaume saigne comme il avait fait saigner le mien. Œil
pour œil.
158
Je lui ai volé Maxime, carrément, un jour où Guillaume était
absent. Ce fut un jeu d’enfant, comme s’il n’attendait que ça.
Il m’a tout de suite inspiré une prose différente, riche en qua-
lificatifs colorés et incendiaires. Je la lui remettais en mains
propres. Avec lui, je me sentais audacieuse. Il m’en faisait la
lecture tout haut, au retour des classes. Il avait une belle voix,
comme celle de mon père, pour ce que je m’en souviens.
Grave et lente, comme si rien ne pressait jamais.

Mais aux côtés de Max, je n’arrivais pas à oublier Guillaume.


Je me doutais bien d’ailleurs qu’ils devaient parler de moi
ensemble. Je me sentais devenue le centre d’intérêt de deux
gars, mais d’une manière qui ne laissait aucun repos à mon
esprit. Je ne comprenais pas à ce moment qu’on ne remplace
pas une personne comme ça, par une autre. Je voulais rem-
plir mon vide, vite. Pendant cette période, je pensais beau-
coup à mon papa, disparu de notre vie de famille quelques
jours après mes six ans. Je me demandais quoi faire, com-
ment faire quand on perd une personne, pour ne pas se
perdre soi-même.

Du jour au lendemain, Max n’a plus voulu lire mes poèmes


ni m’embrasser. Je l’ai harassé de questions, soupçonnant
Guillaume de l’avoir monté contre moi. Il m’assura que non,
ça n’avait rien à voir. Il n’avait juste plus le temps, blablabla,
tout un tas d’explications boiteuses. Je me suis sauvée avant
d’éclater en sanglots devant lui. Puis, il s’est mis à m’éviter,
comme l’autre. J’avais l’impression que tous les yeux étaient
fixés sur moi pendant le cours de français, qu’on chuchotait
dans mon dos. Élisa, la reine des Post-it.
159
Alors dent pour dent. Œil pour œil, ça n’avait pas été assez.
J’ai décidé que ma vengeance serait un plat qui se mange
froid, une soupe alphabet qu’ils ne digéreraient pas de sitôt.
Tout le monde saurait que ce n’est pas moi, mais eux qui ne
savent pas aimer comme on doit aimer pour rendre heureux.

Pour le travail de fin de session ‒ une composition orale ‒,


j’ai tiré du plus creux de mon ressentiment un poème de
démolition, digne d’humilier le plus grand indifférent de la
planète. J’ai souffert en l’écrivant, consciente que je pouvais
m’abaisser autant qu’eux, mais j’avais trop mal, il fallait que
ça sorte en mots, mes seuls alliés.

Le jour de l’exposé oral, leur déconfiture a été cuisante. Tout


le monde dans la classe gloussait en les regardant, tandis
que j’étalais en rimes savantes l’étendue de leur déficience
amoureuse.
« Guillaume, tu t’es insinué en moi
Telle une drogue dans mes veines
Puis tu m’as jetée sans émoi
Tu m’as humiliée, fait de la peine.
Maxime ne voulait que jouer
Comme on joue au ballon après la classe
Mais je ne suis pas une poupée
Qu’on achète puis qu’on jette à la casse.
Vous faites semblant d’être des hommes
Mais vous embrassez comme des pieds
Arrêtez comme des chameaux de mâcher vos gommes
Et utilisez vos langues pour dire des choses sensées.
L’amour peut être réellement cruel
Quand, comme vous, on se moque des sentiments
Alors je dis, les gars, restez donc dans vos ruelles
Jouez au ballon et demeurez d’éternels adolescents. »

160
On m’a applaudie. J’ai sauvé mon honneur et le leur a fondu
comme glace au soleil. Ai-je été trop loin ? Des copines m’ont
félicitée à la sortie de la classe.
— Les gars nous en font assez baver, t’as bien fait, Élisa. On
ne savait pas que ces deux-là étaient de ce genre.

J’étais fière.

Malgré ma petite victoire « féministe », comme j’aimais l’ap-


peler, j’ai très mal dormi cette nuit-là. Je me sentais comme
une fille qui manque de se faire frapper par l’autobus après
lequel elle court.

::

Cette histoire fait maintenant partie du passé. Pourtant, elle


me colle après. Il en reste la même trace désagréable que fait
le Band-Aid juste après qu’on l’arrache. Collante, l’air sale.
On a beau frotter, on dirait que seul le temps peut le net-
toyer, ce cerne autour de l’ancien bobo.
Je vais maintenant dans une autre école. Le journal étu-
diant publie souvent mes poèmes, qui ont mûri tout comme
moi, moins de rimes, plus de profondeur. Je n’ai plus jamais
recroisé ces deux joueurs de ballon. Il me reste d’eux un sou-
venir amer, une inspiration triste que j’utilise parfois comme
moteur pour ma poésie. Que je signe : Élisa.

161
UN P’TIT POÈME AVEC ÇA ?

OK. Mettons ça tout de suite au clair. Je suis irrésistible. Je


DOIS être irrésistible, pour qu’elle m’ait choisi entre tous.
J’aurais dû me méfier de cette fille dès le début, mais je souffre
de curiosité maladive. Que dit le proverbe : La curiosité a tué
le chat ? Ouais. La curiosité a tué Guillaume. Guillaume,
c’est moi. J’en ai eu pour mes frais, des soucis.

Élisa est entrée dans ma vie ce jeudi matin là, par le biais
d’un stupide poème.

— Hey, Guillaume, réveille. Prends ça. Ça vient de la fille


rousse en bleue, la première rangée à droite, derrière la
brune en brun.

Maxime, le comique, mon chum de basket-à-la-vie-à-la-


mort, m’a passé un papier rose plié douze fois, si ce n’est
pas plus. Il mimait des becs en me lançant des clins d’œil
langoureux. Le prof de français, absorbé dans un exposé
conçu pour endormir une armée au grand complet, n’a rien
remarqué. Sa bouche bougeait, et nos cerveaux étaient sur
« pause ».

162
Dès que sur toi les yeux j’ai posés
Des papillons partout se sont mis à voleter
Depuis, à toi je ne fais plus que penser
Daigne sur ma timide personne tes beaux yeux lever.
Élisa.

J’ai réprimé un hoquet à la lecture de ces rimes insipides, à


peine dignes d’une cinquième année primaire. Elles m’ont sur-
le-champ inspiré des tas de méchancetés. Je ne manque pas
l’occasion d’une moquerie. Elles font partie de mon charme, je
suppose, pour qu’on me coure après, même si je ris de tout le
monde.

J’ai plié le papier en tentant de me concentrer sur les propos du


professeur qui se démenait comme un singe en cage. La moitié
de la classe ronflait silencieusement. Je tripotais le papier sans
arriver à le jeter. Il me brûlait les doigts.

Quitte à me répéter, j’aurais dû feindre l’indifférence, sortir de


la classe dès la fin du cours (au son d’un bruit de porcelaine se
fracassant au sol : le cœur brisé de mon admiratrice). J’aurais
dû me tirer de là, faire comme si de rien n’était, je sais.

Mais j’ai été retenu par la vision d’une jambe bien jolie qui se
balançait, donnant des petits coups contre la patte de la chaise,
où son peut-être aussi joli derrière était déposé. Je suis un gars,
quoi. Pas vite vite, des fois, OK. Est-ce que je pouvais savoir ce
qui m’attendait ?

— C’est toi, Élisa ?

— Oui.

Elle est devenue rouge comme une pivoine. Pivoine et


mignonne, finalement, avec un nez retroussé qui bougeait
163
dans sa figure quand elle parlait. Son parfum de muguet me
rappelait ma grand-mère Aline. Je suppose que c’est le genre
de chose qu’on ne dit pas à une fille si on veut lui faire plaisir.
Elle avait, suspendu à ses épaules, ce genre de petit sac à dos
risible, à peine plus grand que ma main, qui donne l’impres-
sion d’un insecte exotique accroché au dos. Mauvais point
pour elle. Je tiens pour acquis que la perfection n’est pas de
ce monde. En matière de filles en tous les cas.

Elle m’arrivait à l’épaule, mais toutes les filles me vont à


l’épaule. Je suis grand, c’est pour ça que je suis un crack au bas-
ket. Et que les filles m’aiment, entre autres choses. Ben quoi, je
suis un beau gars, et la fausse modestie, ce n’est pas mon genre.
Faut pas confondre prétention et reconnaissance de soi. J’ai des
défauts, mais ils se voient moins que mes qualités, c’est tout.

Elle se tortillait les doigts, l’air gêné. Je pouvais comprendre


ça. Peut-être qu’elle regrettait, pour le poème. Fallait que je lui
pose la question.

— Tu fais ça souvent, écrire des poèmes pour des gars que tu


ne connais pas ?

— Non. Non-non. Je voulais juste t’aborder, je ne savais pas


comment. J’aime ça, écrire des poèmes, alors j’ai pensé que
c’était une bonne façon. Tu ne l’as pas aimé ?

— Ouais-ouais, il est pas mal. Tu veux qu’on marche un bout


ensemble ?

Idiot. À partir de ce jour-là, je l’ai eue dans les jambes comme


ce n’est pas possible. J’avais droit à un poème par jour, des fois
plus. Elle les déposait directement dans ma case (j’avais été
assez stupide pour lui donner la combinaison de mon cadenas).
164
Des petits papiers roses. Roses ! Je les trouvais quand je feuil-
letais mes livres de biologie ou de physique, quand ce n’était
pas dans le fond d’une espadrille ou pire, entre les deux parties
d’un muffin fendu qu’elle m’offrait le matin. J’en suis venu à
redouter le moment où la porte de ma case s’ouvrirait, pour
me révéler le dernier trésor de son inépuisable tiroir à rimes. Je
n’en pouvais plus.
Je pense à toi le soir dans mon lit
Et, subitement, sans raison, je souris
Ta vision tout à coup m’éblouit
Et juste cela, simplement, me suffit.

Trois semaines de ce traitement poétique et je commençais à


craindre pour ma santé mentale. Je n’avais même plus envie de
la voir toute nue, ni même habillée. De toute façon, je ne l’avais
jamais vue toute nue. Sauf dans mes rêves.
— Guillaume, on dirait que tu ne veux plus m’embrasser
comme avant.
— Avant quoi ?
— Ben, au début. Tu sortais ta langue, pis depuis quelques
jours, tu serres les lèvres.
— Je n’avais pas remarqué.
Je jouais au grand naïf. Au grand niaiseux, plutôt. Je ne voulais
tout simplement pas faire face. J’en ai glissé un mot à Maxime,
un soir qu’on driblait le ballon dans la ruelle, comme on fait
souvent après les cours. Il m’a suggéré de lui écrire un poème.
Entre toi et une sangsue
à moins d’avoir un trouble de vue
y a pas grande différence
lâche-moi les baskets.

165
Je lui ai fait remarquer que, côté rimes, elle pourrait lui don-
ner des cours. Il tenait absolument à mettre le mot basket.
Décidément, Maxime ne me serait d’aucun secours.

Alors, je me suis mis à ignorer Élisa. Je ne retournais plus ses


appels. Ses poèmes retournaient échouer en morceaux dans
sa case et je m’arrangeais pour éviter les couloirs de l’école
où j’avais des chances de la rencontrer. J’espérais qu’elle
comprenne le message sans que j’aie besoin de lui parler. Je
n’aime pas faire pleurer les filles. Plutôt, je n’aime pas quand
elles pleurent devant moi. Je ne sais pas quoi faire, à part
distribuer des mouchoirs, si j’en ai. Je suis quand même
­sensible.

Je sentais son regard sur moi, pendant le cours de français,


et je fixais le prof avec un air anormalement intéressé, pour
être certain de ne pas croiser ses yeux à elle. Ses yeux pleins
d’humidité. Pathétique.

Je savais que c’était jouer à l’autruche, fuir mes responsa-


bilités, mais je me sentais dépassé devant l’ampleur du
problème. Je n’avais jamais connu un pot de colle pareil.
D’habitude, quand je commence à serrer les lèvres au lieu
de sortir ma langue, les filles comprennent et disparaissent
d’elles-mêmes.
Tu fais tout pour m’ignorer
mais ce que ton cœur veut nier
tu ne pourras éternellement te le cacher
et alors, qui sait où je serai ?

J’en suis venu à la souhaiter morte. Non, pas vraiment morte,


juste plus là. Je suis devenu nerveux, irritable, je faisais perdre
mon équipe de basket. Maxime m’a proposé un autre poème.
166
— Si tu aimes ça à ce point, faire des rimes, pourquoi tu ne
sors pas avec elle ?

Idiot. C’est ce qu’il a fait. De toute évidence, elle a été prompte


à répondre à ses avances. Peut-être qu’elle avait à tout prix
besoin d’un nouveau récipient pour déposer sa poésie bon
marché. Ou qu’elle voulait juste me rendre jaloux. Ou que
Max est vraiment sexy (ce dont je doute).

Max avait mal calculé les conséquences de son geste, trop


travaillé par l’envie d’avoir une blonde. Élisa l’a bombardé de
littérature, plus inspirée que jamais. Faut croire que Maxime
donne la fibre poétique.

Il me parlait de ses soudaines envies de lui faire avaler ce qu’il


appelait ses « psaumes ». Il me les récitait, au début en riant un
peu, puis, de moins en moins à mesure que montait l’intensité
du ton des poèmes. Lui aussi s’était mis à serrer les lèvres.

Je n’osais même pas rire de lui. C’est tout dire combien je


prenais son problème à cœur. Je savais ce qu’il vivait, quoi.
Tout comme moi, il a fini par adopter la tactique de l’éloi-
gnement progressif. Lui autant que moi, on a payé pour nos
inconsciences.

Le dernier cours de la session, on devait préparer un exposé


oral. N’importe quoi, genre libre, sur le thème de l’amour.
L’amour des animaux, du sport, de l’école (personne n’allait
choisir ça), d’une personne, bref, l’amour. Maxime m’a piqué
l’idée du basket, il a fallu que je me retranche sur l’amour de
moi, de soi, je veux dire. Élisa, quant à elle…
« Tu t’es insinué en moi, Guillaume
Telle une drogue dans mes veines… »

167
Ça commençait comme ça. La suite, je l’ai entendue dans un
genre de brouillard. Je ne percevais que les maudites rimes.
On n’a pas ri. Pas nous en tous cas. Quarante yeux ricaneurs
se sont tournés vers nous pendant qu’elle récitait son poème
merdique, qu’elle s’affairait, avec un sourire d’ange, à régler
ses comptes avec nous devant tout le monde.

Notre seule consolation pendant notre supplice, c’était


qu’on ne reverrait plus personne de ce groupe ni de cette
école, après ce dernier cours. Fini la session, fini Élisa et ses
poèmes. Elle avait eu le dernier mot.

On a filé sans demander notre reste quand la cloche a sonné.


Il faisait beau dehors. On a tapé quelques ballons, Max et
moi, sans trop parler. Puis on est partis, chacun chez soi.
Je me sentais seul, bizarrement. Avec cette même sensation
que j’ai toujours quand je manque l’autobus.

On ne l’a jamais revue. Je me demande parfois ce qu’elle


est devenue. Peut-être une grande poétesse qui publie ses
trucs dans le journal étudiant. Pas le nôtre, en tous cas. Une
chose dont je suis sûr, c’est que Max, tout autant que moi,
pense encore à elle. Mais on ne s’en parle pas. On joue au
basket. Dans la ruelle.

168
J U L I E R I VA R D

Panique para(normale)
J e n’ai jamais vu mon école secondaire comme ça.
JAMAIS. Dans la vaste salle commune appelée l’agora,
pas un chat. Même constat dans la salle des casiers avec, en
prime, une obscurité inquiétante. Mais où se terrent les cen-
taines d’élèves bavards ? Et où sont passés les enseignants
à thermos de café, pressés d’arriver en premier au photo-
copieur ? J’étais aux toilettes lorsque l’incident s’est produit.
Mais quel incident ? J’avance avec réticence. J’entends des
toussotements. Je vois des élèves réfugiés dans des recoins.
Je les questionne du regard. J’aperçois des flashes de néon
au plafond. Est-ce une défectuosité de la boîte électrique du
bâtiment ? Pourquoi cette atmosphère lourde et stressante si
ce n’est qu’un problème d’électricité ? À cet instant, un des
professeurs de sciences fait son apparition, suivi de membres
de la direction. « Pas de panique, mais rassemblez-vous à
l’agora sur-le-champ ! » Sans rouspéter, je me dirige vers
l’endroit désigné, précédée par de plus en plus d’adolescents
angoissés.

Ça, c’était jeudi midi. Un moment qu’aucun élève de l’école


de l’Escale-du-Récif n’oublierait jamais…

171
Lundi matin

Entrer au secondaire a été un choc pour moi, mais mainte-


nant que ma deuxième année est entamée, ça va beaucoup
mieux. Au départ, j’ai trouvé ça hyper dur de m’habituer à
ma giga école avec des millions de gens, du bruit partout,
des examens de la mort… Bref, j’ai survécu ! Comme dirait
mon meilleur ami Madden : « Je gère, je gère. » Ha ! ha ! Dans
ma petite clique, il y a bien sûr moi, Madden et Jacques (oui,
oui, ses parents l’ont vraiment nommé Jaaacques et ça le fait
capoter). À l’école, par chance, tout le monde le surnomme
Jack. Disons que ça fait moins « père de 52 ans des années
70 ». Tu auras deviné que je suis la seule fille de ma gang,
si on peut dire que c’est une « gang ». On n’est pas les plus
populaires, mais on n’est pas noobs pour autant (lire : rejets).
On se tient dans le juste milieu.

— Salut Janique ! Pis, ton weekend ? me demande Madden


en retirant ses écouteurs bleu flash.

Il n’écoute que du vieux rap. Bon choix, j’approuve. Madden


et moi, on se rejoint dans nos goûts musicaux, mais côté
films, on est aux antipodes. Moi, les films d’horreur avec des
poupées en robe de nuit qui parlent avec des voix possédées,
c’est non !

— J’ai dû aider mon père à racler le terrain, finir mon inter-


minable devoir de maths ET marquer le pointage au match
de basket de ma sœur.

— Petit weekend tranquille.

Madden est le maître du sarcasme. La première cloche


sonne à l’instant où je lui fais cadeau d’une solide « bine »
172
à l’épaule. En se dirigeant vers le cours d’anglais, Jack nous
rejoint. Très grand et très mince, il doit donc se courber un
peu pour nous parler :

— Avez-vous entendu la rumeur ? dit-il sur un ton cachottier.

Il nous paraît plus nerveux qu’à l’habitude. Ce qui n’est pas


peu dire, car Jack, c’est une crise d’anxiété sur deux pattes.
Mais cette fois, c’est du sérieux.

— Le gymnase aurait été vandalisé. Les cours d’éduc’ sont


temporairement suspendus.

La deuxième cloche retentit. On devrait déjà être assis


dans la classe. On se bouge les fesses à la vitesse grand V.
Pendant que le professeur d’anglais nous coule un regard
noir, je me glisse derrière le seul pupitre inoccupé. Je suis
intriguée par la déclaration de mon ami. Le gymnase van-
dalisé ? Dans notre école pourtant si tranquille ? J’observe
mister Beaulieu tandis qu’il écrit une règle de grammaire
anglaise au tableau. Il a l’air préoccupé. Ça me donne l’im-
pression que la rumeur est peut-être vraie… À la pause, tous
et toutes rejoignent leurs amis et répandent les ragots. Selon
les ouï-dire, quelqu’un aurait écrit « Le calme est terminé »
en peinture rouge sanguinolente sur un mur du gymnase.
J’en frissonne.

Mardi midi

J’ouvre mon sac à lunch : encore un sandwich. Je ne sais pas


pourquoi je suis déçue, c’est moi qui prépare mes dîners.
Jack rigole devant ma face dépitée et le pain mou de mon
173
sandwich. C’est alors que Madden fait irruption. Il retire ses
écouteurs et nous considère, les traits durcis.

— Il se passe vraiment des choses bizarres.

Jack cesse d’entortiller ses pâtes Alfredo autour d’une four-


chette. Il a les yeux écarquillés. Moi aussi je me demande
bien ce qui se passe, tout à coup. Madden s’empresse de nous
expliquer :

— J’étais dans mon cours de français tout à l’heure. C’était


le silence total parce qu’on faisait un foutu exercice de com-
préhension de lecture. Vous savez à quel point madame
Fradette tripe sur les compréhensions de lecture. Bref, pen-
dant que je répondais à une question, la porte s’est fermée
toute seule. Pas dans un claquement. Non. Elle s’est fermée
très tranquillement. Avec un grincement comme dans les
films d’épouvante classiques…

Jack est aussitôt en état d’alerte. Pour ma part, je cherche


une explication logique au phénomène. Un courant d’air ?
Le concierge qui passait par là ? Le plancher pas au niveau
qui fait refermer la porte d’elle-même ? Madden, pourtant
un gars terre à terre, n’embarque pas dans mes hypothèses
rationnelles. Il nous jure que l’ambiance était très étrange
lorsque la porte s’est mise à bouger…

Mardi après-midi

On est maintenant tous les trois affalés à l’agora. Comme bien


d’autres, je décompresse devant ma tablette électronique. Je
joue à un jeu de lapins multicolores qui mangent des cornets
174
de crème glacée pour devenir de plus en plus puissants. C’est
vraiment stupide, mais bon, ça passe le temps.

C’était assez prévisible : le journal étudiant a vu une mine


d’or dans les récents événements. Un message en lettrage
rouge dégoulinant et une porte qui bouge toute seule, c’est
beaucoup plus excitant, pour des apprentis journalistes,
qu’une vente de biscuits au profit du club de Scrabble !
Toutefois, la direction leur a envoyé un message clair : pas de
sensationnalisme et pas de racontars. La mission du journal
étudiant est d’informer, point à la ligne.

— Non, mais tu me niaises ! On t’a interviewé ? lance Jack


à Madden tout en brandissant un exemplaire froissé du
­journal.

— J’ai pas trop eu le choix, se défend Madden par rapport


à l’entrevue. Ils m’ont tellement fatigué avec ça. Je vous
dis qu’ils se prennent au sérieux, au journal étudiant. On
dirait des reporters de guerre, maugrée-t-il, tout en se
déballant une gomme à mâcher. Ma seule condition était
que mon nom ne soit pas mentionné. Au moins, ils l’ont
respectée.

Une phrase de Madden m’a extirpée de mon jeu de lapinous


gobeurs de glace : « Je vous dis qu’ils se prennent au sérieux,
au journal étudiant. » Suspicieuse, je me lance :

— Primo, il y a soudainement des phénomènes étranges


dans une école qui a toujours été tellement calme qu’elle en
était presque plate. Secundo, les apprentis journalistes sont
emballés par tout l’énervement et sautent hyper vite sur la
nouvelle. Ça vous allume pas une lumière, les boys ?
175
La pause achève. Madden et Jack se relèvent, muets comme
des carpes. Mais moi, je suis de plus en plus convaincue et
j’insiste :

— Avouez que ça sent les fake news à plein nez !

Mes copains ont envie d’y croire, mais demeurent prudents.

— Tu penses qu’ils provoqueraient les incidents pour ali-


menter leurs articles de journal ? C’est un peu tiré par les
cheveux, non ?

Tout à coup, les lumières de l’agora s’éteignent pour nous


plonger dans une grande noirceur. Puis, tous nos appareils
électroniques s’allument en synchro. Dans l’obscurité et le
silence de tombe qui règnent, les écrans de nos tablettes
créent des faisceaux de lumière inquiétants. La crainte se
lit sur le visage blanchâtre de la cinquantaine d’élèves pré-
sents. En simultané, sur tous nos écrans apparaissent alors
les mots suivants :
Maintenant, vous connaissez l’inquiétude.

Mardi soir

L’école a publié un communiqué pour tenter de rassurer


les parents. Dans le courriel, on parle de « mauvaises bla-
gues » et de « suivi serré qui serait effectué auprès des jeunes
fauteurs de trouble ». De mon côté, j’ai décidé de passer à
l’action. Puisque mon petit trio d’amis possède déjà une
chaîne YouTube (bon, d’accord, on est loin d’atteindre le
million d’abonnés, mais on fait des vidéos de gaming pas
trop gênantes), je me suis dit qu’on pourrait se servir de ce
176
média pour sonder nos fans. Les théories du complot ont
la cote ces temps-ci, alors pourquoi ne pas faire cogiter nos
fans sur qui, comment et pourquoi ? Loin de moi l’idée de
me prendre pour Sherlock Holmes, mais puisque l’enquête
ne décolle pas, pourquoi ne pas lancer quelques questions à
nos abonnés ?

— Janique, téléphone ! lance mon père, depuis le salon.

Je décroche le combiné. J’entends la voix de plus en plus grave


de Madden (il a clairement commencé à muer, celui-là).

— Pourquoi t’utilises notre chaîne sans nous consulter ? me


demande-t-il, un peu frustré.

Je m’étais attendue à une telle réaction de sa part. Et je peux


même prédire ce qu’il me dira par la suite.

— Si les membres du journal ont créé tous les problèmes à


l’école pour se rendre intéressants, ta vidéo va juste nourrir la
bête. Ça va leur donner une importance qu’ils ne méritent pas.

Mon ami a raison, dans un sens, mais il a loupé un élément


majeur : plus on en jasera, plus les apprentis journalistes
seront observés et plus ils risqueront d’être démasqués. Peu
importe si ma vidéo flatte leur ego. Il faut absolument bra-
quer les projecteurs sur nos principaux suspects afin que
leurs failles ressortent. À ce moment, on pourra les coincer !

Mercredi matin

Notre chaîne YouTube n’a jamais été autant visitée ! On a plus


de trois cents « pouces bleus » et des tonnes de commentaires.
177
Madden est forcé d’admettre que ma stratégie n’était pas si
mauvaise et Jaaacques est juste excité que notre chaîne ait
gagné en popularité. Malgré notre enthousiasme, on demeure
inquiets quant à la suite des choses. Que se passera-t-il de
stressant aujourd’hui ? Pour l’heure, aucune manifestation
étrange en tout cas.

— Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, me chuchote Madden


en passant près de moi pour se rendre d’un pas pressé à la
bibliothèque.

Le livre qu’il a emprunté est encore en retard. Madden, c’est


vraiment un bon gars, mais son tda* lui cause parfois (sou-
vent) des oublis. J’essaie de lui faire des rappels fréquents, je
m’efforce d’être là pour lui… je lui collerais même des Post-it
dans le front s’il le fallait ! Amis pour la vie.

— Madden a raison : c’est la première matinée de la semaine


qui s’annonce normale, dis-je à Jack qui m’accompagne au
café étudiant.
On s’achète des galettes à l’avoine, et je me prends aussi un
bon chocolat chaud. C’est notre rituel du mercredi matin.
Notre manière à nous de nous dire : « Bravo, vous avez sur-
vécu à votre première moitié de semaine. » Je sais, je sais, on
fait un peu princesses, mais le secondaire, c’est pas toujours du
gâteau. Aussi bien se faire plaisir une fois de temps en temps.

— Ça me fait tout drôle, m’avoue alors Jack en s’assoyant à la


table. On dirait que tout le monde autour de nous est moins
dark. Regarde le nombre de sourires.

* Trouble déficitaire de l’attention.

178
Je zieute. En effet, les autres élèves semblent plus détendus
que les jours précédents. Serait-ce un retour à la normale ?
Ça nous ferait à tous un grand bien.

— Peut-être que le directeur a découvert le ou les coupables et


qu’il est en train de les interroger au moment où on se parle.
Ça expliquerait pourquoi il ne se passe plus rien de bizarre.

C’est une possibilité ! On continue de manger notre collation


tout en rigolant, en discutant du nouveau film de Marvel
et en jasant de l’Halloween qui approche à grands pas. Je
consulte l’horloge murale : 9 h 08. La première cloche va
bientôt retentir. Je gobe ma dernière bouchée de galette et
je vois le fond de mon chocolat chaud. À peine une minute
plus tard, je regarde Madden revenir de la bibliothèque et
je sens ma vue s’embrouiller. Comme au ralenti, je jette un
coup d’œil circulaire sur l’ensemble du café étudiant. On
dirait, tout à coup, qu’il est minuit et que je ressens le lourd
poids de la fatigue. Dans un écho un peu lointain, j’entends
Madden me dire : « Ça va, Janique ? T’as l’air weird. » Je réa-
lise que de nombreux élèves ont une allure de zombie. Ils
ont les paupières lourdes. Leurs gestes sont plus lents. Leurs
paroles sont étirées. De gros points d’interrogation flottent
au-dessus de nos têtes. Mais qu’est-ce qui nous arrive ? C’est
alors que mon cou se relâche et que ma tête tombe vers
l’avant. Mon front va s’étamper sur la table !

Trois heures plus tard

Lorsque je me réveille, je sens mon corps qui veut s’agi-


ter. L’infirmerie déborde d’ados somnolents ou carrément
179
endormis. Je cherche à comprendre. Et je veux me relever de
ce lit inconfortable qui n’est, en réalité, qu’un matelas d’édu-
cation physique !
— Du calme, ma grande, du calme, fait une voix douce.

L’infirmière m’applique une compresse froide. Heureusement,


je n’ai rien de grave, à part une fabuleuse « montagne » mauve
au milieu du front. On m’apprend à l’instant que la direction
de l’école s’interroge sur le contenu des chocolats chauds :
tous les élèves endormis en ont bu. L’infirmière soupçonne
un mauvais coup : sans doute des comprimés de Gravol* dis-
sous dans la distributrice de chocolat chaud. Puisque c’est
une offense jugée plus grave que les précédentes, la direc-
tion de l’école a demandé la collaboration de la police. Un
deuxième communiqué a été envoyé aux parents pour cal-
mer leur angoisse. Première action des policiers : réactiver
le vieux système de caméras de surveillance. Enfin remise
de mes émotions et de ma sieste involontaire, je n’ai qu’une
envie : retourner chez moi, enlacer mes parents (peut-être
même ma grande sœur si elle n’est pas trop gossante) et
publier un nouveau topo sur YouTube !

Jeudi matin

Ma nouvelle vidéo fait fureur ! Cette fois, j’ai demandé aux


abonnés qui fréquentent l’Escale-du-Récif de mettre leurs
bidules électroniques à profit.

* Médicament antinauséeux causant de la somnolence.

180
— T’es plus brillante que je pensais, m’agace Madden en
déverrouillant sa case.

— Je me suis dit que l’union ferait la force. Et merci pour


le compliment, dis-je en bougonnant devant sa plaisanterie.

Mon astuce a fonctionné : autour de moi, de nombreux élèves


sont armés d’un appareil électronique, prêts à filmer toute
personne louche ou tout phénomène hors de l’ordinaire. En
me croisant, ils m’adressent soit un clin d’œil, soit un petit
salut timide de la tête. Ils ont accepté de jouer les détectives
de plancher !

— Hé, vous savez pas quoi ? nous murmure alors Jack, sur
un ton précipité. Il paraît que les journalistes sont insultés
par la vidéo. Ils disent qu’en demandant à n’importe qui de
filmer des suspects, on vole leur job de reporter !

On sourit à pleines dents et on se fait des tope-là. Ils ont


mordu à l’hameçon, ces apprentis journalistes ! Leur réac-
tion de diva me fait les soupçonner davantage… Madden
remet ses écouteurs pour se plonger dans son rap, puis cha-
cun se dirige vers sa classe, avec un regain d’énergie et une
bonne humeur toute neuve. Malheureusement, notre joie
sera de courte durée…

Le moment fatidique

Je n’ai jamais vu mon école secondaire comme ça. JAMAIS.


Dans la vaste salle commune appelée l’agora, pas un chat.
Même constat dans la salle des casiers avec, en prime, une
obscurité inquiétante. J’étais aux toilettes lorsque l’incident
181
s’est produit. Mais quel incident ? J’avance avec réticence. Je
vois des élèves qui s’entassent dans des recoins. Je les ques-
tionne du regard. J’aperçois des flashes de néon au plafond.
À cet instant, un enseignant fait son apparition : « Pas de
panique, mais rassemblez-vous à l’agora sur-le-champ ! »
Sans rouspéter, je me dirige vers l’endroit désigné.

— Les blagues de TRÈS mauvais goût ont assez duré, déclare


le directeur d’une voix stricte. La police est en route. On va
aller au fond des choses, une fois pour toutes. Des sanc-
tions sévères seront appliquées. C’est votre dernière chance
de vous rendre et d’admettre votre culpabilité avant que les
policiers vous obligent à le faire.

Les lumières continuent de clignoter ou de s’éteindre car-


rément pour quelques secondes avant de se rallumer. On se
croirait dans une maison hantée. Soudain, une fille se dresse
comme une flèche et me lance : « Quelqu’un vient tout juste
de publier un extrait vidéo sur votre chaîne ! »

Des murmures s’amplifient à la manière d’un grondement


de tonnerre. Le directeur et son adjointe ramènent la foule à
l’ordre. Pendant ce temps, le professeur de sciences va cher-
cher un portable. En quelques clics, il démarre l’extrait.

— C’est filmé par une de nos caméras de surveillance, fait


remarquer l’enseignant au directeur.

Ce dernier hausse le volume du portable. On entend de


faibles crépitements et des bruits lointains. L’image est en
noir et blanc. La caméra dévoile le local du journal. Après
quelques flashes lumineux, une chaise appuyée contre un
mur se met à glisser toute seule. En voyant ce mouvement
182
anormal, tous les élèves sursautent et sont pris d’épouvante.
Du coup, le professeur de sciences rabat l’écran du por-
table. Par chance, les policiers arrivent sur ces entrefaites.
Ils divisent les élèves en sous-groupes, désignent des ensei-
gnants pour les accompagner et les dirigent en lieux sûrs.
Madden et moi, on se retrouve ensemble dans le vaste local
de musique. Pendant que mon ami me réconforte, une main
posée sur la mienne, on se fait interrompre par des studieux
qu’on ne connaît pas. L’un deux nous confie, à voix basse :
— On fait partie du club de robotique. On est des maniaques
de techno. Ce qui vient de se produire, c’est de l’arnaque. On
peut le prouver !
Madden et moi, on redresse le dos. Les geeks ont capté notre
attention.
— Les caméras de notre école sont en circuit fermé. Ce genre
de vieux système de sécurité n’a pas d’audio. C’est donc une
fausse bande vidéo, une excellente fausse bande, par contre.
Je dois vous avouer qu’on est pas mal impressionnés par la
personne qui a réalisé cet exploit.
Non, mais je rêve ou quoi ? On jurerait qu’il est fier du
contrevenant ! Je m’empresse de lui faire de gros yeux. Je
n’entends pas à rire. Le jeune homme perd son sourire. Il se
racle la gorge et poursuit son récit :
— On vient de passer quarante minutes à retracer la piste
de l’abonné qui a mis l’extrait sur YouTube. On est remontés
jusqu’à différents comptes, la plupart bidon, et on a réalisé
que les mêmes usernames étaient aussi utilisés sur Instagram
et Facebook. Après du gros travail de recherche, on pense
avoir identifié un suspect.
183
Madden n’en revient pas. Il prend le fan de techno par les
épaules et le secoue tout en lui demandant pourquoi il n’est
pas DÉJÀ auprès des policiers ! Après avoir obtenu le feu vert
de l’enseignante de musique, la troupe de robotique se rue
vers les autorités.

Samedi

Une succulente odeur de bacon émane de la cuisine.


« Déjeuner, ma belle fille ! » chantonne ma mère. Pour la pre-
mière fois depuis lundi, je me sens relaxe.

— Tu parles d’une affaire, s’exclame ma mère en me versant


du jus d’agrumes. Ils ont finalement arrêté le gars à l’origine
du grabuge. C’est un finissant de l’Escale-du-Récif qui vient
d’amorcer ses études en électricité.

Disons qu’il vient d’entacher son avenir, le pauvre. Si mes


amis avaient été là, j’aurais peut-être osé dire « entacher son
brillant avenir » pour créer un jeu de mots avec l’électri-
cité, mais vu les circonstances, je fais preuve de maturité.
L’heure n’est pas aux plaisanteries ridicules. Je me sens déjà
assez mal d’avoir blâmé les journalistes en herbe… Quand
j’y repense, qu’avais-je d’autre comme élément de preuve
hormis leur grande excitation face à la rédaction de leurs
articles ? Pas grand-chose… Et pendant tout ce temps-là,
c’était un certain Yannick qui faisait des frasques. Il s’était
fait agacer à répétition et s’était vu refuser l’accès au club de
robotique par deux anciens du groupe qui se prenaient pour
les rois du monde ! Ce Yannick était paraît-il archidoué et
ne demandait qu’à démontrer ses talents… qu’à exister aux
184
yeux des autres ! Malheureusement, il s’est senti misérable
lors de son passage à l’Escale-du-Récif et ses blessures ne
se sont pas apaisées à la réception de son diplôme ni même
après son départ de l’Escale. Dommage que l’amertume se
transforme trop souvent en esprit de vengeance.

185
SON I A SA R FAT I

Rats
À Hugo Girard, pour le coup
de pouce… et la pelle
O n pourrait croire que tout avait commencé par l’appa-
rition de graffitis sur les murs de la polyvalente et le
bal masqué de la Saint-Valentin.

On pourrait le croire. Mais on se tromperait. Tout avait


commencé avant. Bien avant.
I
RAT DE LABORATOIRE

Je suis un rat de laboratoire. Le labo, c’est mon écosystème


dans cette polyvalente où je ne me sens pas à ma place. Dans
les classes, à la cafétéria, devant les casiers, dans les toilettes,
personne ne me voit.

Je sais, il pourrait y avoir pire. Je pourrais être la fille inti-


midée. La rejet. J’ai donc la chance de n’être que la fille invi-
sible. Ramona (c’est moi) + 748 ados (c’est les autres) = trou
noir interrelationnel.

Les profs ? Ils aiment la concision de mes travaux écrits, mon


écriture qui va droit au but et qui est sans fioritures.

En français, monsieur Bergeron souhaiterait mes produc-


tions écrites moins « brutes », plus nuancées, un brin poé-
tiques même (what ? ? !), mais il ne peut objectivement me
pénaliser.

En effet, mon orthographe est impeccable (le dictionnaire


est mon livre préféré : des définitions, des faits, des règles, des
normes) et je réponds toujours précisément à la commande.

190
Cinq cents mots sur « l’arrivée, dans un quartier très riche,
d’une famille nombreuse et modeste qui vient de gagner à
la loterie » à remettre vendredi à 15 h 30, c’est 500 mots (pas
489 ni 508) sur « l’arrivée, dans un quartier très riche, d’une
famille nombreuse et modeste qui vient de gagner à la lote-
rie » que je remets le vendredi à 15 h 30 tapantes.
Le seul cours qui m’allume vraiment est celui de science et
technologie. Le rat de laboratoire y est comme un poisson
dans l’eau.
C’est d’ailleurs là, dans le labo, que je me suis fait une
« amie ». Amie entre guillemets : la camaraderie intergénéra-
tionnelle n’est pas la norme. Or, miss S. est une adulte. Une
jeune adulte, mais elle a quand même l’âge de voter. Le S.,
c’est pour Sandford, son nom de famille. Le miss, c’est parce
qu’elle a de lointaines origines britanniques.
Elle est technicienne en laboratoire. Elle est le bras droit
de monsieur Gingras, le prof de S&T. Elle passe sa vie pro-
fessionnelle (je ne connais pas la personnelle, autre raison
de mettre des guillemets autour de amie) entre les longues
tables, les brûleurs, les microscopes, les béchers.
Et elle accepte que je squatte le labo en dehors des heures de
cours. Après tout, je ne manque à personne et je ne dérange
personne, puisque, anyway, personne ne me voit. Je suis
comme Sue Storm, la femme invisible dans les Fantastic Four.
Pas surprenant que je sois fascinée par la science de l’in-
visible. Je lis tout là-dessus. Car, oui, des scientifiques font
des recherches sur le sujet. Les résultats ne sont pas encore
vraiment concluants. Pour dire ça simplement, ils n’ont pas
encore fabriqué la cape d’invisibilité d’Harry Potter.
191
— Et puis, Ramona, tu as pris une décision ?
Miss S. ! Pour la première fois depuis… depuis que je la
connais, elle m’énerve. Elle me fait chanter. Chanter comme
dans chantage, pas comme dans chanson.
Elle a décidé que je devais aller au bal masqué de la Saint-
Valentin. Elle fait même partie des adultes qui joueront les
chaperons ce soir-là, je suis sûre que c’est pour s’assurer que
je serai présente.
C’est sadique. Parce que…
Bal masqué + Saint-Valentin ≠ Ramona Jones.
Mais miss S. ne veut rien savoir. Selon elle, je dois socialiser,
créer des liens avec des gens de mon âge. Ça fait partie de l’ap-
prentissage scolaire.
— J’y vais en femme invisible. Ça te va ?
— Ramona s’en va danser, déguisée en courant d’air. « Personne
ne m’a vue, mais j’étais là, juré, craché ! » Tu me prends pour
une idiote ?
— C’est le seul déguisement qui me convienne !
— Faux, il y en a un autre.
— Lequel ?
— Réfléchis, tu trouveras. Je te fais confiance.
Je n’ai donc pas le choix. Pour continuer à squatter le labo
quand bon me semble, moi, Ramona Jones, la fille invisible, le
rat de laboratoire, je vais devoir aller au bal de la S­ aint-Valentin.
::
192
C’est dans la semaine précédant le grand événement (je fais
de l’ironie) que des graffitis ont commencé à apparaître sur
les murs de l’école.
R
a
T
Était-ce le début des moyens de protestation pour sauver
les rats de laboratoire (pas moi, les vrais) qui, selon le jour-
nal étudiant, seraient bientôt euthanasiés ? Ce qui, d’après
miss S., était entièrement faux. Encore heureux !

La chasse au coupable a été lancée. Je m’y serais intéressée


si tout le monde, personnel de la poly comme élèves, n’avait
pas été aussi interpelé par ce mystère.

Je n’en ai donc pas fait de cas. Mais ces

R
a
T
m’ont donné une idée.

193
II
RAT DE BIBLIOTHÈQUE

Je suis un rat de bibliothèque. La biblio est ma citadelle dans


cette masse de béton et de néons qu’est la polyvalente. C’est
mon royaume. Ce qui ferait de moi un prince si j’avais des
sujets et une cour. Or, je n’ai rien de cela. Personne ne me
(re)connaît en cette fourmilière où je passe le plus clair de
mes journées et de mes semaines.
Les choses pourraient être pires, j’en suis conscient. Je pour-
rais être la tête de Turc (a-t-on encore le droit de dire cela ?)
ou la bête noire (et cela ?) des quelques bull(y)dozers qui
sévissent à l’école. Quand ils se rendent compte de ma pré-
sence, je suis « Théodore… qui ? ». Mais je ne « suis » pas très
souvent, puisqu’à peu près personne ne me fait l’honneur de
remarquer ma présence.
En ce qui concerne le corps enseignant, il m’apprécie à ce
que je juge être ma juste valeur. Je travaille fort et bien, je
remets à temps, je soigne orthographe, syntaxe et structure.

D’accord, en science et technologie, monsieur Gingras


souhaiterait que mes rapports de laboratoire soient moins
194
« littéraires » et plus directement scientifiques. Selon lui, pas
besoin d’élaborer sur les motivations des deux atomes d’hy-
drogène et de celui d’oxygène qui s’unissent pour devenir
une molécule d’eau.

Monsieur Bergeron, le prof de français, est par contre mon


fan numéro un. Comme Annie Wilkes dans Misery de
Stephen King, mais sans la hache ni la torture. Lui, il car-
bure aux A++ et aux compliments. Il ne me fait pas une
fleur… mais tout un jardin !

Sauf que je garde mes distances avec lui, car je n’aime pas
attirer l’attention sur moi. La seule personne avec qui j’aime
sortir de l’ombre est Alex. Aide-bibliothécaire de son état.
Qui accepte que je reste dans la bibliothèque en dehors des
heures d’ouverture.

Je peux ainsi prendre quand je veux rendez-vous avec les


trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, atterrir au pays
des merveilles avec Alice, enquêter en compagnie d’Hercule
Poirot. J’aime les « vieux » livres. Mon préféré est L’homme
invisible, de H. G. Wells.

Personne ne (se/me) demandera pourquoi. D’ailleurs, j’ai


accroché aux Harry Potter (parce que, quand même, je ne
lis pas que des auteurs morts) quand la cape d’invisibilité a
fait son apparition.

— Théodore. C’est aujourd’hui que tu me dis oui ou non. Et


il vaut mieux que ce soit oui.

Alex ! Alex me menace de changer le code d’entrée de la biblio-


thèque afin que je ne puisse plus y pénétrer à loisir – et en
secret – si je n’assiste pas au bal masqué de la Saint-Valentin.
195
Tant pis si, contrairement à Roméo, je n’ai pas de Juliette.
Peu lui importe si, tel un Tristan avant le coup de foudre,
je cherche encore mon Iseult. Je ne pourrais même pas me
prendre pour Jack et mourir de froid afin de sauver Rose
(ce sont les personnages principaux de Titanic : entre deux
romans, il m’arrive de regarder des films).

J’ai beau tenter de me défiler, Alex est implacable : lire, c’est


bien beau, c’est même merveilleux, mais je ne dois pas vivre
ainsi ma vie par procuration ; les amis d’encre et de papier,
c’est magnifique, mais je dois m’en faire quelques-uns de
chair et de sang.

— Si j’y vais en homme invisible, ça te va ?

— Ça me va si tu es l’homme invisible qui essaie de se faire


voir. Tu sais, avec des bandelettes et des lunettes…

— Tout le monde va penser que je me prends pour une


momie.

— Tu vas trouver, je le sens. Tout ce que je veux, c’est que tu y


ailles. Et je serai là pour vérifier : je fais partie des chaperons.

Défi ou épreuve, chose certaine, pour conserver mon accès


privilégié à la biblio, moi, Théodore Longtin, l’ado invisible,
le rat de bibliothèque, je vais devoir danser pour la Saint-
Valentin. J’irais donc au bal même si j’allais m’y ennuyer
comme un rat mort.

::

J’imaginais depuis quelques jours mon agonie quand un


mystérieux tagueur a commencé à sévir à la poly, en dessi-
nant un graffiti ici et là sur les murs.
196
R
a
T
Était-ce une promo sauvage pour le bal, dont la date coïn-
cidait avec celle du Nouvel An chinois et marquait le début
de l’année du rat ? J’en doutais parce que dans mon environ-
nement naturel, je suis pas mal le seul à savoir ce genre de
choses.

J’aurais pu mener l’enquête et j’ai l’impression que j’aurais


eu plus de succès en cela que le directeur et ses troupes. Être
invisible a ses avantages. Mais je suis aussi un solitaire et ce
« crime » déchaînait beaucoup trop les passions pour que je
me joigne au rang de ces apprentis Sherlock Holmes.

Sauf que ces

R
a
T
ont inspiré le rat en moi.

197
III
RATS

Ce soir, j’assume au max mon statut de rat de laboratoire.


J’ai cédé au chantage de miss S. Mon premier réflexe est
d’ailleurs de la chercher. Plus vite elle saura que je suis ici,
plus vite je pourrai m’éclipser.

Pas évident de la trouver parmi les Batman et les Wonder


Woman, les vampires et les zombies, les punks et les
gothiques, les Chewbacca et les princesses Leia qui s’agitent
dans le gymnase.

Aucun d’entre eux n’a remarqué l’arrivée d’une fille en sarrau


blanc portant un masque de rat. Rat + labo = Ramona Jones.

Enfin, pour être exacte, quelqu’un vient de noter ma présence…


au moment où j’ai noté la sienne. La fille invisible a été vue !

J’ai marché vers lui. Il a marché vers moi.

::

Rat de bibliothèque un jour, rat de bibliothèque toujours.


Après moult réflexions, j’ai décidé d’étaler ma vraie nature
198
aux yeux de toutes les créatures qui se sont invitées au bal de
la Saint-Valentin.

Les monstres nocturnes se déclinent sous toutes les formes,


des suceurs de sang aux lycanthropes. Des superhéros et des
superméchants de toutes origines sortent de leur rôle et se
livrent sur la piste à des « combats » plus affectueux qu’agres-
sifs. Des personnages nés dans des livres (mais qui, ici,
connaît le Dracula imaginé par Bram Stoker ou la Galadriel
créée par J. R. R. Tolkien ? !) se démènent de façon incon-
grue sous les éclairages colorés.
Bref, pas un chat (même s’il y en a plusieurs, de Catwoman
à Puss in Boots en passant par un félin noir accompagnant
une sorcière) ne remarque l’entrée en scène d’un rat de biblio-
thèque. Moi. Théodore Longtin. Portant une chemise au
motif « bibliothécal » (on y voit des rayonnages qui débordent
de livres) ouverte sur un t-shirt noir où s’étale en blanc le mot
« Chut ! ». Le tout est couronné d’un masque de rat.
Je jette un regard autour de moi afin de trouver Alex, pour
lui faire savoir que je suis là. C’est alors que quelqu’un attire
mon attention. Impossible de faire autrement. Je fais trois
pas dans sa direction. Elle fait de même vers moi.
::
— Salut ! Moi, c’est…
— … le rat de laboratoire. Je vois.
— Et toi, celui de bibliothèque.
— Tu peux m’appeler Théodore.
— Tu peux m’appeler Ramona.
199
— Tu es nouvelle ? Me semble que je ne t’ai jamais vue…
— Peut-être aussi nouvelle que tu es nouveau. Tu fréquentes
le labo ?
— Probablement aussi souvent que tu vas à la biblio.
— Ceci explique cela.
Rires.
— Et qu’est-ce qui explique que, ce soir, le rat sort du labo ?
Parce que j’imagine que tu n’es pas friande de ce genre de…
cérémonie.
— En effet. Je suis victime de chantage. Toi ?
— Un défi à relever. Une épreuve à surmonter. Quelque
chose comme ça. D’ailleurs…
— D’ailleurs…
— Tiens, enfin ! Alex !
— Ah, la voici ! Miss S. !
::
Ils se sont regardés, estomaqués. Leurs yeux sont revenus
sur moi.
— Alex ? a répété Théodore.
— Miss S. ? a répété Ramona.
Ils sont intelligents. Ils ont compris. Mais ils sont quand
même sous le choc.
Je suis Alexandra Sandford. Aide-bibliothécaire à temps
partiel. Technicienne en laboratoire à temps partiel.
200
Temps partiel + temps partiel = temps plein.

Et bonheur à 100 %. Parce que je suis un rat de laboratoire


et un rat de bibliothèque. Folle de science et passionnée de
fiction.

Si la science-fiction n’existait pas déjà, je l’aurais inventée.

Plus jeune, j’ai été Théodore et j’ai été Ramona. Passant


d’une passion à l’autre. D’une bulle à l’autre.

Mais aussi, d’une cage à l’autre.

Je m’isolais de plus en plus.

Théodore a percé la carapace d’Alex. Ramona s’est faufilée


derrière les murailles entourant miss S. Je me suis fait deux
amis. Assez précieux pour leur souhaiter autre chose que la
solitude au quotidien.

La science et la fiction se côtoient en moi de façon harmo-


nieuse. J’ai pensé qu’elles pouvaient servir de pont entre eux.
Les contraires, dit-on, s’attirent. En fait, les contraires s’ins-
pirent.

Je devais provoquer leur rencontre. Le bal masqué, c’était le


prétexte. Les graffitis, c’était moi.

Mes

R
a
T

201
étaient le message subliminal que je leur adressais. Ils l’ont
décodé… même s’ils ne le réalisent pas encore. Ça viendra
peut-être. Je n’en suis pas sûre. Je suis de science et de fiction,
pas de surnaturel ni de magie.

Et les voilà devant moi. Ils savent que je les ai manipulés.


Ils sont outrés, vexés, en colère contre moi. Mais ils sont
ensemble dans tous ces sentiments.

Ils reviendront vers moi en temps et lieu. Pour l’instant, je


les regarde s’éloigner. Ils discutent. Je devine qu’ils parlent
de moi. Ils comparent probablement Alex à miss S. et miss S.
à Alex.

Puis, au bout d’un moment, je sens que le vent tourne. Ils me


mettent de côté. Théodore et Ramona cherchent à connaître
Ramona et Théodore.

Et Alexandra Sandford, elle, est satisfaite.

Je le suis plus encore deux semaines plus tard. Ramona est


revenue au labo. Théodore est de retour à la bibliothèque.
Aussi doués que je le pensais, mes deux « rats » ont résolu
l’énigme que j’ai imaginée pour eux. Et vivent ce que j’espé-
rais pour eux.

R amona
a IME
T héodore

202
ROBE RT SOU L I È R E S

On sort Carignan !
(d’après un fait vécu arrangé avec le gars des vues)
Pour mon amie Manon T.
— Mais on ne dit plus ça de nos jours, monsieur Soulières,
le gars des vues. Ciel ! que vous êtes rétrograde, dépassé, d’un
autre temps, d’une époque antérieure à celle des dinosaures.
Je vous ferai remarquer que le gars des vues, c’est aussi très
sexiste, c’est comme s’il n’y avait pas de filles qui réalisent des
films…

— Bon d’accord, vous avez raison ! Et si on disait « arrangé


avec la fille des vues »…

— Ce n’est pas mieux ! Que faites-vous des LGBTQ2 ?

— Misère ! Ça devient compliqué. On ne s’en sort plus.


Alors, ne disons rien et réduisons ça à sa plus simple expres-
sion : d’après un fait vécu…

— OK, mais ce fait vécu a-t-il été vraiment vécu de la façon


dont vous allez nous le raconter ? Ou avez-vous plutôt, comme
toujours, tourné les coins ronds, trafiqué l’histoire à votre
avantage et déformé la réalité ? Au bout du compte, est-ce que
tout ça pourrait être à la limite une fake news ? Une fausse
nouvelle au sens premier du terme ?

205
— Fake news ou pas, fait vécu ou non, arrangé par une
personne extérieure à l’histoire… ça commence à bien
faire ! Voulez-vous que je vous la raconte cette histoire avec
Carignan, oui ou non ? Un Carignan qui a bel et bien existé.

— Oh moi, vous savez, les histoires, je les préfère sur Twitter,


Instagram, Facebook au mieux et sur le Darknet encore
davantage. Ça peut se lire sur un cellulaire, votre affaire ?
Non, non, non ! ça sera publié dans « un livre », j’imagine ?

— Oui, dans un vrai livre, un vrai livre en papier en plus et


avec une couverture en carton. Alors, j’y vais ?

— Allez où vous voulez ! Pendant ce temps, je vais aller aux…


aux… enfin, je vais aller voir ailleurs si vous y êtes… et on se
retrouve à la fin de l’histoire !

— Comme vous voulez… Donc ce que je vais vous raconter


se passe au temps où il n’y avait ni cellulaire ni tablette élec-
tronique, mais le téléphone à cadran existait. Il y avait aussi
l’électricité, l’eau courante, la télévision et l’Homme avait
déjà marché sur la Lune. C’était en 1873…

— 1873 ?

— Vous n’êtes pas encore parti, vous ? Non, c’était plutôt en


1973, et si on compte mal, à partir de 2018, ça fait 35 ans,
mais si on compte plus lentement et avec l’aide d’une calcu-
latrice, ça fait exactement 45 ans.

— Ça me donne le tournis. Autant dire une éternité !

— On pouvait fumer en présence des élèves dans les cor-


ridors, dans les classes et, selon ce dont je me souviens,
on écrasait notre mégot de cigarette dans un cendrier de
206
fortune en aluminium ou encore sur le rebord du tableau…
Le rebord du tableau… celui où l’on déposait la craie. Cette
affaire s’est passée dans un petit bled charmant, un peu
perdu, mais moins que moi. Où en étais-je donc ? Ah oui !
C’était ma première année d’enseignement, nous étions au
printemps.

— Vous étiez enseignant ?

— Non, pas tout à fait…

— Bon, déjà un mensonge, ça commence bien.

— J’étais conseiller en Information scolaire et profession-


nelle, un conseiller en isep* si on veut faire court. L’équivalent
prolétaire du conseiller en orientation, mais vu du côté plus
pratique de la chose, moins psychologique, disons. Tout
au cours de l’année, à raison de quelques périodes ici et là,
je rencontrais des élèves de tous les niveaux : de la 1re à la
5e secondaire. Je leur parlais de leur développement voca-
tionnel ou, si vous préférez, de leur choix de carrière, choix
qui suppose aussi un parcours scolaire à suivre… vous me
­suivez ?

— Je pense, je pense… donc je vous suis.

— À la bonne heure ! Le groupe où Carignan… malheureu-


sement, je ne me souviens plus de son prénom…

— De mieux en mieux… ça promet, monsieur-je-me-sou-


viens-de-tout-comme-si-c’était-hier !

* L’équivalent du professeur d’éducation au choix de carrière.

207
— … Carignan suivait son cours de mécanique automobile,
secteur professionnel…
— Encore ! Décidément, il pleut de plus en plus d’indices
concernant votre sénilité précoce !
— … mais être au professionnel, disons que cela en dit sou-
vent beaucoup sur la motivation de ces élèves à fréquenter
l’école. À cette époque, la polyvalente était pour plusieurs
un passage obligé, une perte de temps avant d’aller travailler
pour de vrai. Je débute donc mon cours… euh fort intéres-
sant au demeurant, sur le marché du travail, les possibilités
d’emploi dans la région pour un mécanicien en automobile
et ses exigences lorsque, tout à coup, du fond de la classe, on
commence à crier : « On sort Carignan ! On sort Carignan ! »
Je me dis en mon for intérieur : « Ah ! non, pas encore, ça ne
va pas recommencer. » Pour la petite histoire, disons que,
dans mes cours, on avait sorti Carignan par la fenêtre à deux
ou trois reprises. Heureusement, le local étant situé au rez-
de-chaussée, les dégâts physiques et les risques de transport
à l’hôpital ont toujours été limités. Mais Carignan en avait
quand même soupé depuis longtemps de ce petit manège
pas du tout rigolo. Et, j’en avais ras le pompon, moi aussi.
— Non, les gars, pitié, dit Carignan, faites pas ça, faites pas
ça ! Soyez pas chiens, y mouille à siaux dehors !
Je renchéris en criant :
— Hé ! ça suffit les gars ! Arrêtez ça ! Retournez à votre place
immédiatement !
La bêtise humaine est sourde et aveugle. J’ai à peine ter-
miné ma phrase que trois élèves plutôt costauds, ils sont loin
208
d’avoir une carrure philosophique, disons, se lèvent et se
ruent sur Carignan plutôt chétif, bref, qui ne pèse pas lourd.
Les trois malabars l’empoignent, l’un par le collet, l’autre
par les jambes et le dernier par le torse. Un quatrième lar-
ron, comme celui qui attend dans l’auto durant d’un vol de
banque, ouvre la fenêtre…

— Une fenêtre guillotine, je suppose…

— … pour faire sortir ledit Carignan. 1-2-3 et hop ! plus de


Carignan ! Disparu en une fraction de seconde comme par
magie. Il est passé par la fenêtre comme une lettre à la poste
et, en moins de temps qu’il n’en faut pour crier « changement
d’huile » ou « pneu dégonflé ». Je vous signale à nouveau que
nous sommes dans un cours de mécanique auto en 3e secon-
daire. Dehors, il pleut à boire debout. Une pluie si diluvienne
que même Noé n’aurait pas mis un canard dehors !

— Noé ? C’est qui ça Noé ?

— … On est seulement lundi que je me dis, ça commence


bien la semaine. J’avais remarqué dès le début de l’année sco-
laire que le petit Carignan était la cible des plus fréquentes
brimades de ses camarades. Était-ce à cause de sa maigre
stature ? De ses lunettes en fond de bouteille ? De ses yeux
qui avaient tendance à regarder l’un vers la gauche et l’autre
vers le ciel ou le plafond selon qu’il était à l’extérieur ou
dans la classe ? De ses boutons d’acné en forme de régiment
militaire sur sa mine qui ne payait pas de mine ? À cause de
ses mains toujours crasseuses, beau temps mauvais temps,
que l’on soit dans un cours de religion ou dans un cours sur
l’huile à moteur à deux temps ? Bref, en un mot comme en
cent, le petit Carignan était le candidat numéro un pour le
209
rôle de souffre-douleur de son groupe sinon de toute l’école.
Ça se voyait à son sourire triste – quand il en affichait un.
Cette situation ne datait pas d’hier, je dirais même qu’elle
remontait probablement à la maternelle, sans trop risquer
de me tromper.

Bref, revenons à nos moutons. Carignan est resté disparu


longtemps après son passage par la fenêtre. Habituellement,
il revenait au bout de cinq minutes après avoir fait le tour
de l’école par l’extérieur pour rejoindre l’entrée principale
et regagner son local sans trop de blessures, sauf celles infli-
gées à son amour-propre. Mais cette fois-ci, rien ne se passe.
Rien. Sauf le temps.

Je poursuis mon cours. Toujours pas de Carignan. Je m’in-


quiète. Je me sens coupable de mon manque d’autorité et de
mon manque d’expérience. J’aurais dû être plus ferme ! Les
trois taupins au fond de la classe marmonnent encore et rient
sous cape de leur bon coup. Moi, je commence à trouver ça
de moins en moins drôle. J’en ai des sueurs froides. Enfin,
la cloche de la libération sonne. C’était la dernière période
de cours de la journée. Toujours pas de Carignan. Je vais
donc voir le directeur, le frère Bayard (oui, certaines institu-
tions étaient encore dirigées par des membres du clergé, une
espèce en voie de disparition elle aussi), pour l’informer de
cette inquiétante disparition.

Comme je sens que vous êtes incapables d’attendre la suite,


je vous livre immédiatement la fin de cette histoire dont de
larges passages m’ont été racontés après les événements.

::
210
Le lendemain matin

Mardi matin, toujours pas de Carignan, ni dans l’autobus


scolaire ni à l’école. Les trois gaillards parlent moins fort. Ils
se font plus petits dans leur culotte. Ça commence à chucho-
ter autour des casiers.

— Y paraît que le petit Carignan est à l’hôpital : trois côtes


cassées.

— Moi, j’ai entendu dire qu’il avait le nez aussi pas mal amo-
ché et qu’il avait de la misère à respirer.

— Pauvre ti-cul de Carignan, il n’avait déjà pas grand-chose


pour lui, mais quand même…

Le midi à la cafétéria, d’autres rumeurs vont bon train.

— Y paraît qu’il ne sortira pas avant un bon mois… cinq


côtes brisées, le tibia sortait de sa jambe quand l’ambulance
est arrivée.

— Et il saignait pas mal aussi.

— … Carignan est fini pour l’année à ce qu’on dit.

— Ouais, y va couler son année à cause qu’y pourra pas pas-


ser les exam’ du ministère et y va devoir reprendre toute son
3, l’an prochain.

Nos trois lascars n’en mènent pas large. S’ils avaient pu raser
les murs de l’école ou marcher sous le terrazzo, ils l’au-
raient fait.

— Mais ça se peut pas, dit l’un d’eux, on l’a juste poussé en


bas de la fenêtre comme les autres fois. Même pas trois pieds
211
de haut. Ça s’peut pas ! Maudite moumoune à Carignan !
Nous faire ça à nous z’autres !
— Oui, mais tsé, à force de tomber toujours sur le même
côté.

— Ouais, une mauvaise chute, ça arrive même à la lutte, tu


sauras…

— La lutte, c’est arrangé avec le gars des vues*, l’cave, voyons


donc !

— En tout cas, ça reste mystérieux.

La cloche vient de sonner pour le début des cours. Le trou-


peau d’élèves marche lentement vers les différents locaux, les
yeux encore presque fermés, quand, soudain, l’un des trois
taupins plus réveillé que les deux autres, ou moins endormi,
murmure à l’intention de ses amis :

— Shit, les gars, voyez-vous ce que je vois au bout du cor-


ridor ?
Non, ce n’était pas Carignan, mais deux policiers de la
Sûreté du Québec qui se dirigeaient vers eux.

— Là on est dans la m…

Mais fausse alerte, les deux hommes passent près d’eux sans
même les regarder et se rendent au bureau de la direction.
Encore une histoire de dope trouvée dans un casier. Les
policiers font souvent des visites surprises dans le casier de
Tousignant.

* Encore lui !

212
Il ne s’est pas écoulé plus de six minutes qu’on entend à l’in-
terphone :

— Messieurs Albert, Lane et Mignot de 3e secondaire sont


priés de se rendre au bureau du directeur. Immédiatement.

Les squelettes des trois fins finauds ont la chair de poule et


tremblent de partout. On entend leurs os s’entrechoquer.

Un mauvais quart d’heure s’annonce !

Dans le bureau du directeur, les trois malfrats n’en mènent


pas large devant les policiers.

— C’est vous les petits comiques qui ont passé par-dessus


bord le jeune Carignan ?

— Euh oui, dit Mignot, mais c’était seulement pour faire


une farce.

— Ouais, pis Carignan est habitué à nos farces… Des fois, il


en rit lui-même.

— Pas sûr de ça, rétorque le frère Bayard.

Le policier s’approche du jeune Albert et lui dit dans le blanc


des yeux avec une voix à faire trembler les morts-vivants :

— Tu sauras que ça s’appelle aussi du harcèlement, plutôt


physique dans votre cas. De l’intimidation pure. Et l’inti-
midation peut mener à la dépression profonde et qui sait au
suicide. On ne niaise pas avec ça…

Les trois mousquetaires de la terreur sont muets comme des


carpes.

Le silence est leur seul moyen de défense… pour l’instant.


213
— En tout cas, dit l’autre policier, vous feriez mieux de filer
doux. On vous a à l’œil.
L’autre policier ajoute :
— D’après toi, ça peut aller chercher dans les combien, har-
cèlement, intimidation et voies de fait ?
— Ça dépend du juge, mais en plus de leur casier d’école, ça
peut leur faire un beau casier judiciaire et ça, ça commence
mal une vie.
— Bon, filez à votre cours maintenant, ordonne le frère
Bayard.
Le trio rampe jusqu’à son local, la mine basse.

Mercredi matin

— J’ai pensé à ça, les gars, dit l’une des brutes, je vais passer
chez sa mère à soir pour prendre des nouvelles. Je ferai l’in-
nocent.
— Ouais, tu vas être bon là-dedans. Y a personne de meil-
leur que toi pour faire l’innocent !
Et puis la nouvelle concernant Carignan, comme la plupart
des nouvelles dans le monde, a fini par s’estomper et ne plus
être la nouvelle du jour.

Mercredi soir

— Bonsoir, madame Carignan, dit Lane.

— ‘soir…
214
— Je viens prendre des nouvelles de votre fils, il va bien ?

Madame Carignan est au bord des larmes, elle a les yeux


rouges comme une mère qui a pleuré durant deux jours
entiers sans fermer l’œil de la nuit.

— Je… je ne… je ne sais pas, il n’est pas revenu de l’école


lundi en fin d’après-midi. J’ai téléphoné à l’école… ils ne
savent pas non plus où il est passé. J’ai téléphoné à la police
aussi. Les recherches n’ont rien donné jusqu’à maintenant.
Disparu… Kidnappé ? Mort, peut-être ? Je ne sais pas et je
suis très découragée, termine-t-elle en réprimant un sanglot.

« Kidnappé, songe l’ado, mais qui aurait cette idée folle de


kidnapper Carignan ? Payé au poids, la rançon s’rait pas bien
élevée en tout cas. » Mais il garde cette réflexion pour lui.

— En tout cas, s’il revient, dites-lui qu’on a hâte d’avoir de


ses nouvelles.

Et sur ces mots, le grand Lane prend congé de la mère


­éplorée.

Jeudi matin

— Pas de nouvelles, les gars. Il n’est pas chez lui et sa mère


était dans tous ses états. Et moi aussi, je n’ai pas dormi de la
nuit.

— Moi aussi, avoir su… mais on sait toujours après, rare-


ment avant.

— Ouais on y est allés un peu fort avec lui, cette fois-ci. Tu


penses-tu qu’y est mort ?
215
— Quand on ne retrouve pas la personne après trois jours,
ça regarde toujours mal… Pis, j’ai pas le goût de faire de la
prison durant dix ans, sinon plus, pour homicide involon-
taire…

— Peut-être qu’il en a profité pour faire une fugue, le petit


bâtard…

— Je ne pense pas, c’est vraiment le petit gars à sa môman


surtout depuis que son père est parti dans l’Ouest sans don-
ner de nouvelles depuis trois ans et demi.

— Maudit Carignan !

— C’est toujours ben pas de sa faute ! En tout cas, c’est devenu


une maudite farce plate qui a mal tourné cette fois-ci. Tab…

— Si ça se trouve, il s’est peut-être suicidé et on va le retrou-


ver au fond d’un fossé ou dans une vieille grange abandon-
née. Je ne sais plus quoi penser. Ça ne sent vraiment pas bon
pour nous.

— Ouais, espérons qu’ils vont le retrouver sain et sauf.

Vendredi matin

L’école est dans tous ses états. On dirait une ruche tellement
ça bourdonne de partout.

L’air est serein. L’atmosphère, fébrile. Il fait beau. Serait-ce


l’effet du printemps sur les élèves ?

Dans mon local, tous sont à leur place. Certains sont encore
sonnés par cette affaire. On frappe à la porte.
216
Carignan fait son entrée ! On dirait presque Louis xiv ! Il est
frais comme une rose. Pas de plâtre, pas de cicatrices. Il a
tous ses morceaux. Moins de boutons sur le visage, on dirait.
C’est un autre gars… OK, pas la vedette de l’école tout de
même ni celui qu’on amènera fièrement au bal des finissants,
mais il y a comme un changement dans l’air. C’est un autre
gars. Totalement. Carignan dépose son sac d’école sur son
bureau et s’assoit calmement, savourant son effet.
Le frère Bayard le suit. Il s’installe devant la classe et d’une
voix de stentor dit :
— Votre copain Carignan est sain et sauf comme vous pou-
vez le constater. Bon, je pense que vous avez eu votre leçon,
Albert, Lane et Mignot. L’intimidation a fait son temps dans
cette polyvalente. Tout le monde a droit au respect. Qu’on
soit petit, gros, laid, d’une autre race ou d’une autre religion.
Tout le monde a sa place dans la société. Messieurs, votre
ami Carignan a droit à des excuses, il me semble.
C’est le grand Albert qui s’avance en premier. Rouge et
confus, il présente en premier ses excuses à Carignan. Les
deux autres, de bonne grâce, lui demandent aussi pardon.
« On ne recommencera plus, précise Mignot, c’est juré ! On
te croyait mort et on avait… de la peine, crois-moi. »
— Bon, toute cette affreuse histoire est oubliée… On se serre
la main, les gars ?

217
Lundi, le jour où Carignan est passé par la fenêtre

(C’est un flash-back comme on dit au cinéma, un retour en


arrière. Non, mais quelle technique, quelle incroyable maî-
trise de l’écriture, un vrai pro !)

Le frère Bayard ne me fait pas attendre longtemps, aussitôt


qu’il me voit à travers la porte entrouverte de son bureau, il
me fait entrer.

Il a l’air au fait de la situation avant même que j’ouvre la bouche.

— Assoyez-vous, mon petit, qu’il me dit (je fais tout de


même 1 mètre 83, mais bon, je ne relève pas la remarque,
car le frère Bayard en impose par sa stature et aussi par son
autorité qui fermerait le clapet à n’importe quel ministre de
l’Éducation). Je suis au courant, me dit-il et Carignan est en
lieu sûr. Depuis sa sortie involontaire autant que subite de
votre local, il est hébergé chez nous dans la communauté. Le
frère Laurence s’occupe de lui. Sa mère est aussi informée de
cette supercherie, car cette fâcheuse situation a assez duré.
Et elle est évidemment d’accord. Elle jouera la comédie de la
mère éplorée. Demain, les policiers viendront nous visiter,
ils sont également dans le coup. Je veux donner une leçon
à ces petits jeunes, leur donner la frousse de leur vie. C’est
une question de jours, cinq tout au plus. Ça nous mènera à
vendredi matin. Le temps que nos barbares de 3e secondaire
mesurent les conséquences de leur geste. Il y a déjà assez de
décrochage scolaire comme ça sans avoir en plus des élèves
qui désertent l’école parce qu’ils font l’objet de menaces, de
vols et/ou d’intimidation… Il est temps que ça cesse !
218
Son poing veut s’abattre sur le bureau, mais le frère Bayard
se retient.
— On va leur faire une de ces frousses à ces p’tits poltrons…
Je suis médusé.
Et l’entretien se termine là-dessus.
::
L’intimidation n’a plus eu cours cette fin d’année-là ni la
­suivante, mais la race humaine étant ce qu’elle est, le har-
cèlement, l’intimidation sont revenus, je ne vous le cache-
rai pas, et la personne qui arrange les vues n’y pouvait pas
grand-chose non plus.
Quelques années plus tard, une dizaine je dirais, je suis
repassé dans le coin, par affaires, à une vingtaine de kilo-
mètres de la polyvalente où j’avais travaillé. Je n’étais plus
enseignant depuis un bon bout de temps. J’étais arrêté à une
station d’essence et je faisais le plein, quand le jeune homme
qui lavait mon pare-brise m’a dit :
— Votre moteur fait un drôle de bruit, môssieur. On dirait
que le galiper est slaque ou que votre timing belt saute un tour.
Le mécanicien me regardait en souriant de bon cœur.
Comme s’il me reconnaissait. En tout cas, il connaissait son
affaire. La réparation ne m’a pas coûté cher.
Plus j’y pense et plus je trouve que le gars ressemblait à Carignan.

En plus souriant.

— Ouais, au moins votre histoire finit bien. Merci de me


l’avoir racontée.
219
CH LOÉ VA R I N

Comme la reine ou la constellation ?


Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
I l est 12 h 29 quand papa me dépose au collège. Avant de
refermer la portière, je me penche pour le saluer.

— Merci pour le tour de taxi !

— Prochaine fois, je pars le compteur !

La menace classique. C’est notre blague préférée et le pire,


c’est que mon père pourrait la mettre à exécution. Il est
chauffeur de taxi pour vrai. Et au prix que lui coûtent mes
frais d’inscription, il devrait sérieusement envisager de me
faire payer tous les kilomètres avalés et les nids-de-poule
évités pour me conduire à l’heure à mes séances photo et
à mes cours. Mais bon, c’est lui qui gère son horaire (et ses
honoraires), c’est lui qui voit.

Je pensais manquer la première période, et peut-être la


­deuxième. Je n’avais pas prévu qu’un simple essayage de
« looks d’été » me ferait manquer tout l’avant-midi. Au
moins, c’est une absence motivée. Motivante, aussi, comme
diraient mes parents. Ils sont un peu trop enthousiastes à
l’idée que je suive les traces de ma mère. Mais, entre vous et
moi, ce que je fais n’a absolument rien à voir avec son titre
223
de Reine du Carnaval 1996. Ou 1997 ? Je ne sais plus. En tout
cas, moi, je ne me contente pas de faire la belle en envoyant
la main sur un char allégorique. Je ne sais pas si ça a quelque
chose à voir avec le fait que je suis la seule minorité ethnique
de mon agence, mais je suis parmi celles qui décrochent le
plus de contrats. Je pose pour des magasins et des maga-
zines québécois… et parfois même pour des bonnes causes !
Comme cette campagne de sensibilisation

L’intimidation, c’est NON ! (juste non)

que je croise à l’instant. L’affiche est un peu ridicule, en


vérité, je n’aime pas trop la regarder… sauf que je n’ai pas le
choix de passer devant pour me rendre au secrétariat alors,
telle une Reine du Carnaval, j’envoie la main à mon propre
portrait en m’imaginant portée par un char allégorique
décoré de pancartes Non à l’intimidation.

Cachée derrière l’écran de son ordinateur, la secrétaire rac-


croche le téléphone en poussant un soupir rageur. Elle se
compose un sourire en me voyant.

— Séance photo ?

— Non, essayage.

Elle me remet un billet d’absence motivée sans trop poser


de questions. Depuis le temps qu’on se connaît, elle et moi,
nos échanges se passent d’explications.

— Voilà, Cassiopée !

— Merci.

— Tu sais, Ana est un peu jalouse de ton prénom.


224
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
— Ana ?

— Ma fille.

— Ah ! Moi, je le trouve trop long…

Avant d’aller en classe, je fais un détour par ma case pour dépo-


ser mon manteau et prendre ce dont j’ai besoin pour mes cours
de l’après-midi. Je fais tourner la roulette de mon cadenas
d’une main habile. Le code est facile à retenir : mon nombre
chanceux + ma date d’anniversaire + mon âge.

22 – 31 – 15

Je fais l’inventaire de ce que j’ai et de ce qu’il me faut – manuels,


cahiers d’exercices, étui à crayons, calculatrice scientifique –,
tout y est. Je m’apprête à refermer ma case quand je remarque
une enveloppe coincée entre mon sac de sport et la paroi
métallique. Mon cœur s’arrête.

« Ça y est, ça recommence… »

C’est la première chose qui me vient en tête. Il y a une


semaine ou deux (neuf jours, plus précisément), un petit
comique s’est amusé à coller une photo du ciel, ou plutôt de
la voûte étoilée, avec un tracé en forme de « W » aplati sur
mon casier. Au verso, une question :
Comme la reine ou la constellation ?

Il n’y avait pas de signature ni d’explication, rien. Une ques-


tion anonyme. Orpheline. En deux-trois clics, mes amis ont
pu me confirmer que l’espèce de « W » déformé représen-
tait la constellation de Cassiopée, qui elle-même représentait
une reine d’Éthiopie, un personnage important de la mytho-
logie grecque. Maman me racontait souvent cette histoire
225
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
quand j’étais enfant, celle de la reine Cassiopée qui s’était
attiré les foudres du dieu de la mer en affirmant que sa fille
et elle étaient plus belles que toutes les déesses marines réu-
nies. Pour la punir, Poséidon l’aurait forcée à offrir sa fille en
sacrifice à un redoutable monstre marin. Je ne me rappelle
plus trop comment l’histoire se termine, mais dans mes sou-
venirs, la version de ma mère finissait bien. N’empêche que
je n’ai pas vraiment compris ce que cette personne attendait
de moi avec sa question. Je suis restée avec l’impression de
m’être fait niaiser sans raison. Juste parce que je m’appelle
Cassiopée ? Ou parce que je suis Africaine comme l’autre, la
reine ? Ou Noire comme le ciel étoilé ?

Sur le coup, je n’ai pas su comment réagir. Aujourd’hui,


neuf jours plus tard, je reçois une lettre et je ne sais tou-
jours pas quoi en faire. Commence par expirer… Je me
rends compte que je risque de m’évanouir si je continue à
retenir mon souffle. Je prends mon courage à deux mains
et saisis le coin de l’enveloppe du bout des doigts. Ce n’est
pas que je m’en méfie, sauf que…

La curiosité l’emporte.

Je déchire une extrémité de l’enveloppe et j’en retire une


feuille pliée en trois. Au centre de la page, quelques mots gri-
bouillés dans une calligraphie douteuse. Cette personne ne
sait vraiment pas écrire, mais au prix d’efforts considérables,
en me concentrant bien comme il faut, j’arrive enfin à lire.
T’es où, belle top model ? ? L’école : est trop laide
sans toi… ! ! !
L. S.

— HA ! HA ! HA ! Ben voyons ? !
226
J’ai crié, ce n’était pas voulu. Je pensais l’avoir dit dans ma
tête, mais c’est sorti à haute voix. Ça m’étonnerait qu’on
m’ait entendue. Je suis seule dans cette mer de casiers, dans
ces rangées de portes cadenassées qui sont censées protéger
notre vie privée. C’est précisément ce qui m’agace. J’ai l’im-
pression d’avoir été cambriolée. On a envahi mon espace,
mon intimité !

D’un autre côté, je suis flattée. J’ai honte de l’avouer, mais


c’est comme ça, je brûle d’envie de découvrir l’identité de
ce mystérieux L. S. (même s’il écrit comme un pied et que
sa ponctuation laisse à désirer).

Qui es-tu ?

Que veux-tu ?

Pourquoi moi ?

Pas le temps d’investiguer. Je me rends en classe en retour-


nant toutes ces questions dans ma tête. Je toque contre la
porte du local de maths avant d’entrer. Monsieur Hamdani
déteste qu’on s’introduise dans son local sans demander sa
permission, alors j’attends qu’il vienne m’ouvrir. Une élève
de première ou deuxième secondaire passe derrière moi
en m’adressant un petit sourire en coin. J’ai l’impression
qu’elle se fout de ma gueule, mais c’est peut-être mon ima-
gination qui me joue des tours. Je suis vraiment à cran. Le
vieux prof daigne enfin me laisser entrer. Je lui remets la
note du secrétariat qu’il parcourt d’un œil suspicieux tan-
dis que vingt-neuf paires d’yeux sont tournées vers moi.
Malaise. J’avance en renfonçant la tête dans les épaules
pour me faire plus petite. Peine perdue. Je me sens déjà
227
grande quand je parle à des gens qui sont debout face à
moi, alors imaginez quand ils sont assis. Une géante parmi
les nains. Gulliver chez les Lilliputiens. Cass au pays des
fourmis.

Je prends place au seul pupitre libre, celui entre Alistair


et Avril. Alistair me salue d’un signe de tête, Avril me
fait une grimace. Je me sens protégée, en sandwich entre
mes deux seuls amis. J’en profite pour observer les élèves
de la classe, à la recherche d’un suspect. J’élimine d’em-
blée Dylan L’Heureux et sa bande de suiveux. Je soup-
çonne qu’ils ne savent pas que j’existe, et c’est tant mieux.
J’exclus aussi tous ceux dont les initiales ne sont pas L. S.
Ça limite les possibilités, mais rien ne me dit que la per-
sonne est dans ce groupe. Ça pourrait être à peu près
n’importe qui parmi les 872 élèves qui fréquentent cette
école. Découragée par le nombre de candidats poten-
tiels, je me résous à écouter le prof. J’essaie, du moins.

J’ai hâte que la période finisse pour montrer la lettre à mes


amis, même si je doute qu’ils soient aussi curieux que moi
de découvrir l’identité de mon correspondant anonyme.
Ils passent leurs temps libres à interagir avec des adver-
saires virtuels. Pour eux, ça n’a rien d’exceptionnel. Je les
adore tous les deux, mais j’ai parfois l’impression d’être de
trop dans leur petit duo. Alistair et Avril se considèrent
comme frère et sœur sauf qu’en vérité, ils n’ont aucun lien
de sang. C’est un peu compliqué, mais disons que la mère
­d ’Alistair et le père d’Avril sont tombés amoureux grâce à
eux. Mes amis avaient insisté pour qu’ils les accompagnent
au Comiccon de Montréal, se doutant bien que l’amour
serait au rendez-vous, au milieu de tous ces « cosplayers »
228
déguisés en Hulk, Spiderman ou Pikachu. Depuis, ils
vivent tous ensemble sous le même toit (sauf la semaine où
Alistair est chez son père et Avril, chez sa mère).

À bien y penser, mes amis sont de solides entremetteurs !


J’ai encore plus hâte de leur parler de L. S. Je suis sûre qu’ils
seront de bon conseil.

::

Je me suis trompée. Mes amis n’ont pas été d’une grande


utilité. Au lieu de m’aider à trouver le nom des élèves
qui portent les initiales L. S., ils ont rebaptisé mon gentil
admirateur Luke SkyStalker. Comme le Luke Skywalker
de Star Wars, mais qui stalke au lieu de marcher (sur les
étoiles ?). C’était à la limite d’être insultant. En tout cas, j’ai
trouvé ça vraiment niaiseux. Et je n’étais pas plus avancée.

Ça m’apprendra à me tenir avec des geeks.

::

Ce matin, c’est la catastrophe capillaire : ma tignasse, cette


espèce de touffe indomptable que j’ai sur la tête, ne veut
juste pas coopérer. Comme si mes cheveux s’étaient battus
toute la nuit pour finalement faire une trêve et se foutre
les uns des autres à l’aube. D’habitude, j’arrive à gérer. Pas
aujourd’hui.

Je ne m’avoue pas vaincue pour autant. Je me hisse sur la


pointe des pieds pour atteindre la plus haute tablette du
placard, celle où je range mes foulards. J’attrape le vert
émeraude. C’est le plus « discret » d’entre tous, le seul de
couleur unie, sans tous ces motifs multicolores super jolis,
229
mais ultra criards. Je l’enroule autour de ma tête comme
me l’a enseigné Mama-Koko, ma grand-mère paternelle.

J’adore la tête que ça me fait. J’essaie généralement d’évi-


ter de porter la coiffe africaine à l’école parce que ça attire
les regards et que je les attire déjà assez comme ça, mais
ce matin, je me fous un peu plus de l’opinion des autres.
Pas totalement, bien sûr, mais ça me rassure de penser
que quelqu’un s’intéresse à moi. Je sais que c’est stupide
et, pourtant, je me sens remplie d’une nouvelle assurance.
Rien que pour ça, L. S. mériterait que je le remercie.

Dès mon arrivée au collège, je m’empresse de me rendre


à ma case. Aucun signe de lui. Même si ça m’énerve de le
reconnaître, je suis déçue. Pas triste ni fâchée, juste déçue.
Si je n’avais pas conservé la lettre d’hier, je penserais l’avoir
rêvée.

Une surprise m’attend toutefois à mon retour aux casiers, à


l’heure du dîner. Je fais la découverte d’une nouvelle lettre.
Le message est différent, mais l’écriture est la même. La
signature aussi.
C’est joli comment t’es coiffée aujourd’hui, princesse.
On se croirait dans un safari. Toi, gazelle, moi, lion.
Grrr !
L. S.

J’hésite entre éclater de rire ou grogner de rage. C’est du


grand n’importe quoi, ce message ! Par chance, Avril me
rejoint. Je dois avoir l’air d’une proie de choix puisqu’elle
se rue vers moi.

— Fais voir !
230
— Non, attends…

Elle m’arrache la lettre des mains.

— Franchement ! C’est qui, ce gros lourd ? !

— J’sais pas, mais il signe encore L. S.

Alistair arrive sur ces entrefaites :

— C’est quoi ?

— Cass a reçu une nouvelle déclaration d’amour.

— L. S., toujours ?

— Oui, Luke SkyStalker !

— Ha ! Ha ! Ha !

Et c’est reparti…

::

Le lendemain, on rit moins. La situation vient de prendre


une tout autre dimension. Je ravale ma salive en relisant le
petit mot qu’il a glissé dans ma case.
Ma princesse, je t’ai suivie jusqu’à ton royaume, hier.
C’est beau où t’habites. J’ai hâte que tu m’invites…
L. S.

Il m’a suivie ! Jusque chez moi ! Je suis troublée d’avoir


été prise en filature. Je me sens comme dans un film d’es-
pionnage, et je dois dire que ça fait drôle d’avoir reçu le rôle
principal sans avoir passé l’audition. J’aurais préféré qu’on
me consulte avant, disons.
231
— C’est un maniaque, c’est clair ! Un genre de pervers !
Vous pensez que je devrais aller à la police ?
J’attends le verdict de mes amis. Je les trouve bien silen-
cieux. Je vois passer une lueur étrange dans le regard d’Avril
quand Alistair annonce avec sérieux :
— Calme-toi ! Il est trop tôt ça. Ce qu’il nous faut, c’est un
plan !

::

Durant le cours de français, je dresse une liste sous les


conseils toujours aussi judicieux de mes deux amis. J’aurais
espéré qu’ils proposent une solution plus drastique, une
méthode plus efficace, mais c’est mieux que rien. Ou c’est le
mieux que je puisse faire pour l’instant, du moins.

Ce que le stalker sait à mon sujet

• Comment je m’appelle

• Où est ma case

• Que je suis mannequin (mais ça, tout le monde le


sait…)

• Où j’habite

• …

C’est déjà assez. Je préfère ne pas imaginer ce qu’il pourrait


connaître de plus sur moi. En revanche, dresser la liste de
ce qu’il ignore me ferait peut-être du bien ?
232
Ce que le stalker ne sait PAS à mon sujet

• Que les gens qui me connaissent m’appellent Cass.


Juste Cass. Pas Cassiopée. Encore moins gazelle, prin-
cesse ou belle top model.

• Que je suis ceinture noire en karaté.

• Que je mens toujours sur la couleur de ma ceinture


en karaté. En réalité, elle est bleue (4e kyu), mais c’est
assez pour lui casser le nez.

Je compte profiter de la pause entre les deux cours pour aller


signaler la situation au secrétariat. Ce sera déjà ça. À la fin du
cours, mes amis tentent toutefois de m’en dissuader. Alistair
et Avril m’invitent à retourner à ma case, au cas où une nou-
velle lettre me serait adressée. Je trouve leur insistance sus-
pecte, mais je m’exécute, faute d’arguments.

Comme de fait, une surprise m’attend.

Une peluche à l’effigie d’un petit bonhomme vert tout


rabougri a été déposée sur ma tablette. Même si je ne connais
rien à Star Wars, je reconnais néanmoins Yoda, le vieux sage.

Une note accompagne le toutou.


Le côté obscur de la force en toi, redouter tu dois.
Luke SkyStalker vient à ton secours, mais en amour
tu seras ?
Difficile à voir. Toujours en mouvement est l’avenir…

Alistair me fait un clin d’œil.

— À l’hameçon, tu as mordu…
233
Avril complète :

— À notre poisson d’avril, tu as cru !

— Je… je ne comprends pas. Vous vous êtes foutus de moi ?

Avec toute cette histoire de lettres anonymes, j’en étais venue


à oublier qu’on est aujourd’hui le 1er avril. Habituellement,
c’est moi qui joue des tours à mes amis en leur faisant gober
des mensonges improbables. Comme la fois où je leur ai
fait croire que j’étais hospitalisée. Ou bien celle où j’ai feint
d’être anéantie sous prétexte que ma famille devait retourner
au Congo pour une question d’immigration. Mes blagues
étaient de mauvais goût, je l’avoue. Je me suis manifestement
fait prendre à mon propre jeu. L’arroseuse arrosée, c’est moi.

Voyant qu’ils ne répondent pas, je répète ma question. Le ton


est plus tranchant que la première fois.

— Allez, prends-le pas comme ça !

— C’était juste pour rire.

— Est-ce que j’ai l’air de trouver ça drôle ?

— Non, mais ça va venir !

Je me renfrogne en croisant les bras.

— C’est chien. J’ai vraiment cru que quelqu’un s’intéressait


à moi.

— Mais tout le monde s’intéresse à toi ! avance Avril.

— C’est vrai ça, approuve Alistair. D’ailleurs, c’est grâce à la


question sur la constellation qu’on a eu l’idée.
234
— Attendez… Vous me dites que c’était pas vous, la photo
de ciel étoilé ?

— Non coupables !

— C’était qui, dans ce cas ?

— Aucune idée.

Un silence inconfortable s’installe entre nous. Un message


à l’interphone nous sort de notre torpeur : je suis demandée
au secrétariat. Je laisse mes amis en plan pour aller décou-
vrir la raison de cette convocation.

La secrétaire me remet une jolie carte de souhaits, un sou-


rire énigmatique aux lèvres. Sur la carte blanche au design
épuré, cinq points reliés pour former un « W » aplati. J’ai
déjà vu ce dessin, je m’en souviens très bien. Trop bien. Avec
le cœur qui bat la chamade, je l’ouvre et parcours le message
qui m’est destiné.
Cassiopée,
On ne se connaît pas encore, toi et moi, mais à force
de t’observer, j’ai eu la réponse à ma question. Tu
n’as rien d’une reine vaniteuse, mais comme ma
constellation préférée, tu brilles plus que les autres.
Amitiés,
Ana

Je n’y comprends rien. Qui est cette Ana ? Le nom m’est fami-
lier… Je lève les yeux vers la secrétaire dans l’espoir qu’elle
puisse m’aider à résoudre ce nouveau mystère. Sur le mur
derrière elle, j’aperçois une photo encadrée sur laquelle on la
voit accompagnée d’une jolie fille de première ou deuxième
235
secondaire. Je reconnais cette fille. C’est l’élève qui m’a souri
devant la classe de monsieur Hamdani, l’autre jour.
— Ma fille vient tout juste de partir. Tu peux encore la rat-
traper.

Je quitte le secrétariat sans même prendre le temps de la


saluer. La guerre des étoiles a assez duré.

Je me suis fait une nouvelle alliée.

236
PI E R R E -Y V E S V I L L E N EU V E

Jour J pour Jesse-James


L a porte du local du club de sciences, sur laquelle est col-
lée une affiche annonçant une soirée dansante, est déjà
ouverte lorsque Jesse-James arrive ce matin-là. Voilà qui est
inhabituel, car en tant que président du club, il est le seul de
son école secondaire à avoir une clé et il est toujours le premier
à y mettre les pieds.

N’allez pas croire que Jesse-James appartient à cette catégo-


rie de gens qui aime se lever avant l’aurore. Si cela était pos-
sible, lui aussi snoozerait deux ou trois fois. La raison de sa
présence est simple et relève de la logistique organisationnelle :
le jeune homme doit covoiturer avec son père, voilà tout. Ce
qui fait de lui l’un des premiers à pénétrer dans l’école. La plu-
part du temps, c’est Marianne, la nouvelle bibliothécaire, une
jeune femme rousse qui adore tout ce qui touche à l’univers de
Harry Potter, qui lui ouvre la porte.

Jesse-James en est venu à apprécier la tranquillité que lui offre


ce local à cette heure. Cela lui permet de réviser ses notes
de cours avant le début de la journée, faisant de lui un élève
modèle. Enfin, en théorie.

239
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
Car soyons honnêtes, la plupart du temps, Jesse-James a beau
ouvrir ses livres et ses cahiers, les disposer sur la table de tra-
vail surdimensionnée du club de sciences afin d’étudier ou de
prendre de l’avance dans ses travaux scolaires, trop souvent,
il aboutit sur son portable et passe son temps à surfer sur le
web, à commenter des photos sur Instagram ou à envoyer
des t­extos niaiseux à ses ami·e·s. Ce n’est pas la volonté qui
manque, mais disons qu’une panne de réseau de temps à autre
ne lui ferait pas de tort.

Ce mercredi-là, donc, Jesse-James est surpris par Adèle.

— Je ne peux pas croire que tu te tapes ça tous les matins !

La jeune fille est encore un peu endormie. Pourtant, sa voix


est claire et une certaine fébrilité en émane.

— Bienvenue dans ma réalité !

Jesse-James se débarrasse de son manteau et laisse tomber son


sac à dos sur la grande table, sur laquelle traîne un paquet.

Puisqu’Adèle est en train d’étudier pour l’examen de maths


qu’ils auront en avant-midi, Jesse-James renonce à la tentation
de consulter son téléphone et décide d’imiter son amie.

Pendant un moment, il fixe Adèle. Concentrée sur la tâche,


celle-ci a le nez plongé dans son manuel et ses longs cheveux
châtains lui cachent le visage. Se sentant peut-être observée,
elle relève les yeux, replace une mèche de cheveux et décoche
un grand sourire gêné au garçon, qui ne peut s’empêcher de
rougir malgré lui.

Contrairement aux membres permanents du club, Adèle fait


partie de ce que l’on pourrait appeler les « membres volants »,
240
car elle ne participe pas vraiment aux activités officielles.
Par contre, quelqu’un qui la cherche aura assurément plus
de chances de la trouver dans ce local, car elle fait partie du
décor, si l’on peut dire. Adèle, elle, dirait qu’elle a ses raisons.
Pendant que nos deux protagonistes sont accaparés par leurs
études, prenons le temps d’expliquer pourquoi Jesse-James
se prénomme ainsi. Il s’adonne que le père de ce dernier était
un grand fan d’Emilio Estevez, un acteur qui avait connu
une certaine popularité au cours des années 1980 et 1990
grâce à The Breakfast Club, mais surtout Young Guns, un
western sur la vie du célèbre Billy the Kid. Heureusement,
reconnaissant qu’il aurait été déraisonnable de nommer son
fils Billy the Kid – littéralement « Billy l’enfant » –, le père
de Jesse-James s’était rabattu sur le nom d’une autre figure
marquante du Far West.
Ce choix s’était révélé plutôt ironique. De un, parce que
Jesse-James préfère les œuvres de science-fiction aux films de
cowboy et prend un plaisir coupable à écouter de la musique
pop au lieu du country (on le comprend). De deux, alors que
son prénom lui vient d’un hors-la-loi notoire, Jesse-James est
un fan invétéré de Sherlock Holmes. Il a tout lu et tout vu du
célèbre détective créé par Arthur Conan Doyle. Il caresse le
rêve d’écrire une nouvelle où Holmes irait en Amérique pour
traquer Jesse James et son frère Frank.
Jesse-James a fait ses recherches. L’histoire serait plausible, car
la carrière de Holmes a débuté en 1878 (même si ses aventures
n’ont été publiées pour la première fois qu’en 1887), tandis que
James a été froidement abattu par Robert Ford en 1882.

Quant à Adèle, la jeune fille n’a pas été nommée en l’hon-


neur d’Adele, la populaire chanteuse britannique, car malgré
241
que cette dernière ait déjà amorcé sa carrière lors de la nais-
sance de la première, ce n’est que lors de la sortie de Skyfall
(vingt-troisième opus de la série James Bond) que sa cinéphile
de mère découvrit la voix unique de la célèbre diva. Adèle s’ap-
pelle Adèle juste parce que, et c’est tout.
Après quelques minutes à réviser ses notes, Jesse-James
demande à Adèle si c’est le concierge qui lui a déverrouillé la
porte.
— Non, le prof de maths…
Pendant un instant, Jesse-James avait cru avoir oublié de ver-
rouiller le local la veille.
En relevant la tête, le jeune homme remarque enfin la présence
du paquet sur la table.
— C’est quoi ?
— Aucune idée, répond Adèle, un peu évasivement.
Intrigué, Jesse-James délaisse son manuel.
Le paquet en question est enveloppé dans du papier kraft brun,
un emballage pour le moins banal. Jesse-James le retourne
dans tous les sens à la recherche d’un indice, mais le papier
est immaculé.
Le jeune homme fronce les sourcils. Il voudrait interroger
son amie du regard, mais celle-ci fait semblant d’avoir du fil à
retordre avec un problème mathématique. S’il avait tourné la
tête une seconde plus tôt, Jesse-James aurait vu Adèle l’obser-
ver avec un grand intérêt.

Jesse-James décide qu’en tant que président du club, il peut


bien se permettre de déballer le paquet anonyme qui traîne
242
dans le local de son club, ce qu’il fait en prenant bien soin de
ne pas déchirer l’emballage.

— Bizarre…, marmonne-t-il pour lui-même.

— Quoi ?

— C’est une valise, mais elle est verrouillée par un cadenas. Je


me demande bien ce qu’il y a à l’intérieur…

Entre nous, Jesse-James devrait plutôt se demander qui a livré


ce curieux colis, mais bon. Puisque nous ne sommes pas dans
ses souliers, laissons-lui le plaisir de découvrir la réponse par
lui-même.

— Oh, attends !

Il vient de remarquer qu’on a pris soin d’écrire une note au


verso du papier kraft.

— J’ai quatre frères et chaque frère a quatre frères. Combien


sommes-nous ? lit-il à voix haute.

— On dirait une énigme.

— J’adore les énigmes !

— Pour vrai ? Je ne savais pas ça, ment Adèle.

— Connais-tu la réponse ?

Adèle hausse les épaules.

— C’est super simple ! explique Jesse-James. Notre cerveau a


tendance à vouloir multiplier le nombre de frères, comme si
chaque frère était dans une famille différente. Spontanément,
on veut dire…
243
— Vingt.

— Exact. Mais si un frère a quatre frères, poursuit Jesse-James,


ça fait une fratrie de cinq frères. Tout le monde a juste quatre
frères.

— Ah…, dit simplement Adèle pour montrer qu’elle a bien


compris son explication.

La jeune fille manipule une mèche de cheveux entre ses doigts


et se mordille la lèvre inférieure. Elle fixe Jesse-James alors
que celui-ci est concentré sur ce qui est écrit sur le papier
kraft. Inconsciemment, le garçon remonte ses lunettes sur son
nez en les repoussant d’un doigt, ce qu’Adèle trouve mignon
comme tout.

— L’ouvres-tu ?

Le cadenas est verrouillé par une combinaison à trois chiffres.


Tournant les molettes pour qu’elles indiquent le nombre ­0-0-5,
comme le lui a suggéré la réponse, Jesse-James arrive à l’ouvrir !
Une deuxième valise se trouve à l’intérieur de la première et est
accompagnée d’une note vraiment bizarre.

— Hey, les losers ! lance Alex en faisant son entrée dans le club.

Alex, c’est le meilleur ami de Jesse-James, même s’ils ont des


personnalités contraires. À bien y penser, c’est probablement
pour ça qu’ils s’entendent si bien. Par exemple, plutôt que de
réviser, Alex a passé sa soirée à jouer en ligne (à Fortnite, si
vous tenez à le savoir, et selon ses dires, il a « torché une gang
de noobs »), ce dont il se vante fièrement à Jesse-James et Adèle.

La cloche annonçant le début des cours force le trio à quitter le


local. Avant de se rendre en classe, Jesse-James prend la note
244
en photo sur son cellulaire. Cela lui permettra peut-être d’en
découvrir un peu plus sur celle-ci.

— Sais-tu ça vient de qui ? demande Alex en examinant les


inscriptions sur le cell de son ami.

— Aucune idée.

— Je ne dis pas que ça vient des extraterrestres… mais ça vient


manifestement des extraterrestres ! déclare-t-il, un sourire en
coin.

— Il va sûrement y avoir un indice qui va révéler l’identité de


l’expéditeur un moment donné. Mais avant, je pense qu’il faut
décoder ce qui est écrit.

Pendant que le trio est en classe, profitons-en pour examiner


cette étrange note que traîne Jesse-James dans son téléphone
intelligent.

Ouais… Pas évident, n’est-ce pas ?

Jesse-James est tout aussi bouche bée face à ce message crypté.


Malheureusement pour lui, les cours retardent son enquête.
Pendant ses pauses, il étudie l’image, mais il doit reconnaître
que ces caractères aux formes anguleuses ne lui disent pas
grand-chose.

Après avoir remis son examen de maths – il l’a terminé en un


peu plus de trente-cinq minutes, ce qui est rapide, mais pas
son record de tous les temps –, Jesse-James retourne à sa place
245
et en profite pour sortir aussi discrètement que possible son
cellulaire, car il aimerait bien en savoir plus sur cette étrange
note qui lui accapare l’esprit depuis ce matin.

Sortir un téléphone en classe, qui plus est lors d’un examen,


n’est pas l’idée du siècle. Comme on peut s’y attendre, lorsqu’il
s’en aperçoit, son prof le lui confisque aussitôt.

— Une chance que tu avais remis ta copie, sinon je n’aurais pas


eu d’autre choix que de te donner zéro, le sermonne celui-ci.

— Désolé, s’excuse le garçon. Heu… Monsieur, ça vous dit


quelque chose, ces caractères ? demande Jesse-James en lui
montrant la photographie prise quelques heures plus tôt.

Le prof enfile ses lunettes, observe l’écran du cellulaire, fixe


Jesse-James, s’éclaircit la gorge en se redressant sur sa chaise,
comme s’il allait dire quelque chose, puis se ravise et ramène
son attention sur l’image.

— On dirait de l’écriture cunéiforme, répond-il enfin.

Voyant que cela ne dit rien à Jesse-James, le prof précise sa


pensée.

— C’était dans les premières formes d’écriture de l’humanité.


À moins que je me trompe, il me semble qu’elles étaient utili-
sées par les Sumériens ou les Akkadiens.

— Les Acadiens… ?

— Akkadiens, avec deux « k ».

Une petite lettre. Voilà tout ce qui sépare Lisa LeBlanc ­d’Indiana
Jones !
246
Mais qui donc écrit encore l’akkadien aujourd’hui ? J­ esse-James
n’en sait absolument rien. La seule idée qui lui vient en tête – et
elle n’est pas si mauvaise que ça –, c’est de passer par la biblio-
thèque pour trouver un manuel qui lui permettrait de déchif-
frer le message secret.
— Ce n’est pas de l’akkadien, lui annonce Marianne en rigo-
lant, après que Jesse-James lui ait expliqué la situation.
— Vous en êtes certaine ?
— Absolument.
Marianne pianote sur le clavier de son ordinateur puis tourne
l’écran vers Jesse-James.
— C’est du draconique*. C’est une langue qui a été inventée
pour un jeu vidéo.
Voilà qui en dit long ! La mystérieuse personne derrière le colis
n’est pas un vieil universitaire à la Indiana Jones. Indy aurait
écrit en akkadien (ou en sumérien), pas en draconique !
Armé de l’adresse url du site que lui a transmise Marianne,
Jesse-James passe une partie de l’heure du dîner à déchiffrer
le message et obtient ceci :
Qui a quatre jambes
Puis deux jambes
Et finalement trois ?

Une autre énigme ! Classique celle-là. Jesse-James la reconnaît


tout de suite. C’est celle que le sphinx a posée à Œdipe. Elle
fait partie des premières énigmes qu’il a apprises par cœur.
La réponse est toute simple : c’est l’homme. C’est l’homme
qui marche à quatre pattes lorsqu’il est bébé, puis sur deux
jambes, pour finir avec une canne dans son vieil âge. Mais
247
comment entrer le mot « homme » dans la combinaison d’un
cadenas à trois chiffres ? Le garçon a beau se gratter la tête et
se fouiller les méninges, vraiment, il ne voit pas.

C’est un problème de taille !

Bien sûr, il essaie d’attribuer des valeurs numériques à cha-


cune des lettres

si a = 1, b = 2, c = 3… h, o, m, m, e = 8, 15, 13, 13, 5,

d’additionner

8 + 15 + 13 + 13 + 5 = 054,

de soustraire les nombres

8 - 15 - 13 - 13 - 5 = -038,

d’écrire le mot en leet speak (graphie appréciée des gamers et


des hackers), et toute une série de variations qu’il serait trop
long d’énumérer ici, mais rien n’y fait.

Alors que plusieurs auraient abandonné, Jesse-James éprouve


un grand plaisir à chercher, à faire preuve de ténacité, à se
creuser le ciboulot, comme on dit. Un bon détective se doit
d’avoir du flair et de faire confiance à son instinct.

On ne saurait trop expliquer ce qui est arrivé au cours de la nuit


suivante, alors que le cerveau de Jesse-James était plongé dans
un sommeil paradoxal particulièrement intense, mais notre
limier en herbe s’est réveillé avec la conviction qu’il pouvait
substituer la réponse par un homophone : « Ohm », le symbole
de la résistance en électricité. Heureux hasard, ohm (Ω) est
aussi la vingt-quatrième lettre de l’alphabet grec. Bingo !
248
Oui, Jesse-James est intelligent – peut-être un peu plus que
la moyenne –, mais il est loin d’avoir la science infuse. En se
réveillant, ses connaissances en grec étaient inexistantes. Pour
découvrir qu’Ω était la vingt-quatrième lettre de l’alphabet, il
a dû le googler.

La conviction d’avoir la bonne combinaison met le garçon


de bonne humeur. Et même si son père est en retard et qu’ils
doivent affronter un trafic plus dense et que Jesse-James arrive
à l’école au moment où la première cloche retentit, le jeune
homme est prêt à patienter jusqu’à midi pour savoir ce qui se
cache dans le fameux paquet.

Un lecteur astucieux posera la question : « Mais pourquoi


Jesse-James n’a-t-il pas apporté cette seconde valise chez lui ? »
Eh bien, peut-être que la valise était trop volumineuse pour
entrer dans son sac à dos, peut-être Jesse-James craignait-il
qu’on la lui dérobe à la sortie de l’école en attendant son père,
ou pire, de l’oublier à la maison le lendemain ? La vérité, c’est
qu’il voulait prendre du recul. Traîner la valise n’aurait que
contribué à ruiner sa soirée, puisqu’il aurait passé des heures
à fixer le paquet sans jamais parvenir à trouver de nouvelle
piste. Sachant ce que nous savons de la nuit de Jesse-James,
laisser la valise à l’école était la chose à faire.

Alors qu’il se dirige vers le local du club, Jesse-James entend


Adèle protester.

— Arrête, Alex ! T’as pas le droit !

Inquiet, Jesse-James presse le pas et découvre un petit groupe


assemblé autour de la valise. Pendant qu’un de ses acolytes
retient Adèle, Alex, son meilleur ami, celui pour qui il serait
249
prêt à faire sa rédaction de français pour l’aider à passer son
année, est en train de crocheter le cadenas !

— Et voilà le travail ! s’exclame Alex.

Une vague d’excitation se propage chez les spectateurs. Avant


qu’Alex ne puisse ouvrir complètement la valise, Jesse-James
se précipite et donne un bon coup sur le couvercle pour le
refermer.

— Eille ! lâche Alex.

Jesse-James profite de la surprise de son ami pour saisir le


cadenas de ses mains, le remettre en place et le verrouiller. Il
se tourne vers Alex et l’affronte du regard.

— Qu’est-ce que tu penses que tu fais ? demande sèchement


Jesse-James à son traître d’ami.

— Ça ressemble à quoi ? répond Alex, sur le même ton. J’ouvre


la valise ! On veut savoir ce qu’il y a dedans. Fait que tasse-toi !

— T’as rien compris.

— De quoi, « j’ai rien compris » ? Je suis curieux, c’est tout. Tu


ne veux pas savoir c’est quoi ?

— Oui, mais pas en trichant, soupire Jesse-James.

— Toi, pis tes principes, se plaint Alex.

— C’est une épreuve ! Celui qui nous a envoyé…

Alex lui coupe la parole.

— Parlons-en de la mystérieuse personne derrière ce mysté-


rieux colis ! commence-t-il, faussement sarcastique. C’est pas
250
un peu lâche d’envoyer des paquets anonymes comme ça plu-
tôt que de, je sais pas, moi, venir ici pour dire ce qu’elle a à
dire ?

Adèle donne un coup de coude dans les côtes du gars qui la


retient et parvient à se défaire de son emprise. Elle fait un
pas vers Alex en le dardant des yeux, ce que ne remarque pas
­Jesse-James, car ce dernier est penché sur le cadenas. Alex
ignore les couteaux dans les yeux d’Adèle et poursuit :

— Eille, je te parle ! lance-t-il à son ami.

Mais Jesse-James fait la sourde oreille. Il tourne rapidement


les roulettes du cadenas pour les placer en position 0-2-4. En
tirant légèrement, celui-ci s’ouvre à nouveau.

— T’as deviné la combinaison…

Jesse-James sourit et fait oui de la tête à son ami.

Alex n’en revient pas.

— T’as failli m’arracher la main… alors que tu connaissais


déjà la combinaison. T’es malade dans la tête, man ! dit Alex
en riant.

— Désolé, s’excuse Jesse-James.

— Ouain. Bon ! Est-ce qu’on va enfin savoir ce qui se cache


dedans ? demande Alex, en se frottant les mains.

Le petit groupe retient sa respiration. On se croirait sur le


plateau d’un jeu télévisé. La valise contient-elle le gros lot
ou un prix de consolation ? Un « ohhh » de déception se fait
entendre lorsque Jesse-James sort une nouvelle valise. Il n’y
a que ­Jesse-James et Adèle qui sourient. Alex, lui, lâche un
251
ricanement sec un peu découragé, comme si on se moquait
de lui. À vrai dire, cette troisième valise a plus la taille d’une
boîte à bijoux que d’une valise. Et contrairement aux deux
premières, elle est tenue fermée par deux combinaisons à trois
chiffres. Alex en déduit que c’est l’épreuve finale.

— Pareil comme un boss de niveau dans un jeu vidéo ! sou-


ligne-t-il.

Il n’a pas tort.

Un papier plié en quatre a été collé sur la boîte à bijoux. En le


dépliant, Jesse-James découvre quelques dessins d’un côté et
une phrase de l’autre.

La première énigme, celle composée des illustrations sim-


plistes, ne lui prend que quelques secondes à résoudre. Elle est
constituée d’une suite d’opérations telles que

+ + = 45

ou bien
+ × = ?**.

** Curieux de connaître la valeur exacte de la première combinaison ?


Voici l’équation que doit résoudre Jesse-James. Mais attention, il
nous faut vous mettre en garde, car la légende raconte que des
amitiés se sont brisées à cause d’elle. Si vous choisissez de l’affronter,
faites-le à vos risques et périls.
+ + = 45
+ + = 35
– =2
+ x =?

252
On voit tout de suite le genre. C’est exactement ce type de
problème logique que l’on retrouve sur les réseaux sociaux
et qui soulève les passions, car monsieur et madame Tout-
le-monde oublient généralement la priorité des opérations
dans la dernière équation, ce qui mène inévitablement à une
série de réponses tout aussi inexactes les unes que les autres.

Les trois chiffres trouvés par Jesse-James déverrouillent le


loquet. Il souligne son succès en tendant la main à Alex, qui
répond aussitôt par un high five. Adèle sourit et replace ner-
veusement une mèche de cheveux. Elle a la bouche sèche et
son cœur bat à tout rompre. Jesse-James défie tous ses pro-
nostics. Plus qu’une énigme à résoudre et il saura enfin la
vérité.

Jesse-James lit l’indice :

— Le jour où on s’est rencontrés.

Déconcerté, il interroge Adèle du regard, mais celle-ci


hausse les épaules, ce que Jesse-James interprète comme
un « Regarde-moi pas comme ça, c’est toi le fanatique des
énigmes ».

— Qu’est-ce que ça veut dire ? réfléchit-il tout haut.

Malgré son flair, Jesse-James ne voit pas ce qui lui pend au


bout du nez. Alors, il essaie différentes options à tâtons à
la recherche d’un indice, mais chacune de ses tentatives se
solde par un nouvel échec. La question lui paraît tout sim-
plement trop vague.

Il ne désespère pas. Minutieux, il repasse le fil des événe-


ments des dizaines de fois dans sa tête, relit les messages, en

253
cherche de nouveaux dans le papier kraft qu’il a conservé. En
vain. Son enquête piétine.

Et le vendredi soir, il n’a toujours pas trouvé. Il en revient


toujours à la même impasse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui
se cache derrière ce « on » ? Qu’est-ce qu’il lui manque pour
résoudre le mystère ?

— Salut…

C’est Adèle. Une Adèle qui s’est habillée chic et dont les che-
veux longs sont adroitement coiffés pour la danse, qui doit
commencer dans quelques minutes. Elle est resplendissante,
pense Jesse-James. Si splendide qu’il en reste bouche bée.
Alors il répond maladroitement :

—…

Ce silence gêné que balbutie Jesse-James tel un crapet-soleil


hors de l’eau fait rougir Adèle.

— T’as toujours pas trouvé la solution ?

— Non, se reprend Jesse-James.

Adèle inspire profondément et lui propose d’essayer. Elle


s’approche de la petite valise, manipule adroitement les rou-
lettes et ouvre le loquet.

— Comment… ?

Jesse-James est stupéfait. Adèle peut voir ses méninges tour-


ner, s’activer pour tenter de comprendre ce qui vient de se
passer.

254
— C’est… le jour où on s’est rencontrés, avoue doucement
la jeune fille.

Le cerveau de Jesse-James n’arrive pas à traiter cette nou-


velle information. Toujours ébahi, Jesse-James fait un pas en
avant et tend la main pour ouvrir la boîte, car il croit tou-
jours y trouver la solution, alors qu’elle est debout devant lui.

Adèle attrape la main du garçon au vol.

— Veux-tu…, demande-t-elle en avalant de travers. Veux-tu


m’accompagner… à la danse ?

Tous les morceaux du casse-tête s’assemblent. L’image est


claire et Jesse-James comprend… enfin ! Cette fois-ci, c’est
aux joues du garçon que le rouge monte.

Bien sûr ! Évidemment qu’il va l’accompagner ! C’est juste


qu’il n’aurait jamais eu le courage de l’inviter.

Sans attendre la fin de sa réflexion, Adèle dépose un bai-


ser rapide sur la joue de Jesse-James. Elle replace une mèche
inexistante derrière son oreille puis saisit la main du garçon.

Adèle et Jesse-James sortent ensemble du local et se dirigent


en silence vers le gymnase de l’école, où la musique s’est
mise à jouer.

Toujours fermée, une petite mallette à peine plus grande


qu’une boîte à bijoux traîne sur la table du club de sciences.

* Le draconique (ou Dovahzul, signifiant « voix du dragon ») est une


langue fictive inventée par Adam Adamowicz que l’on retrouve dans
la série The Elder Scrolls, développée et publiée par Bethesda.

255
LES AUTEURS

À votre tour de mener l’enquête et de découvrir qui se cache


derrière chacune de ces éclatantes descriptions…*

Je suis né en France et vis maintenant à Montréal. J’écris


pour les adultes, les jeunes et même pour les tout-petits.
J’aime le polar, les romans noirs et les romans policiers ;
je n’aime pas les mascottes. Je n’ai pas d’allergie, mais j’ai
écrit une série qui s’intitule Les Allergiks. Comme j’adore
les enquêtes, j’ai même fait des recherches sur ce qui se
passe dans les toilettes des écoles. J’y vais d’ailleurs régu-
lièrement pour rencontrer mes lecteurs (dans les écoles, pas
aux toilettes !) ; j’en retire beaucoup d’inspiration pour mes
histoires ancrées dans la réalité. Quand j’étais jeune, j’ai
lu tous les Tintin, les Astérix, les romans de Jules Verne et
la série Langelot, soit des récits d’espionnage de Vladimir
Volkoff (juste prononcer le nom de l’auteur donne le goût
de le lire). Qui suis-je ?

* Psst ! Réponses en page 267 !


2
Quand j’étais petite, je n’aimais pas les sports. Pour dire franche-
ment, je n’étais pas très douée dans les sports. Alors, tout naturel-
lement, je me suis tournée vers le français. Comme une détective
littéraire, je cherchais des définitions dans le dictionnaire, je fai-
sais des listes de synonymes pour remplacer des verbes ou des
adjectifs. Je m’amusais avec les mots. Puis, j’ai été frappée par
la poésie. Pas trop fort : juste assez pour m’en faire une passion.
À l’adolescence, je me suis entichée des contes et légendes, tout
en continuant à écrire de la poésie. Finalement, je suis devenue
auteure, pour les adultes et pour les jeunes. Je poursuis ma car-
rière de détective, en cherchant les mots pour construire les intri-
gues de mes romans. J’ai créé le personnage de miss Popcorn,
parce qu’en littérature, on peut s’éclater. Qui suis-je ?

3
Jeune, j’ai reçu un très beau cadeau : la bibliothèque complète
des livres de La courte échelle. Ma carrière de lectrice était
lancée. Bertrand Gauthier, Sylvie Desrosiers, Sonia Sarfati
et Chrystine Brouillet m’ont accompagnée durant toute ma
jeunesse. Puis, j’ai rêvé d’être comédienne. J’ai effectivement
décroché de petits rôles à la télévision, mais je préfère la tran-
quillité de mon bureau à l’effervescence des plateaux de télé.
Je travaille à plusieurs projets, dont des chroniques littéraires
à la radio. Un jour, par hasard, j’ai écrit un premier roman :
Par hasard… rue Saint-Denis. Ma carrière littéraire commen-
çait. J’ai écrit une série pour adolescents qui s’intitule Planches
d’enfer. Dali, dans la collection C ma vie (pour adolescents),
est ma publication la plus récente. Ah oui, je suis la seule végé-
tarienne au monde qui mange du bacon ! Qui suis-je ?

258
4

Influencée par mes lectures des œuvres de Chrystine


Brouillet et de Denis Côté, et étant une grande amatrice de
la série policière Nancy Drew, à 12 ans, je rédigeais mon pre-
mier roman. Depuis toujours, l’écriture et le dessin me pas-
sionnent. J’ai même rêvé devenir bédéiste. Durant mes études
littéraires, j’ai gagné le Premier Prix du Marathon d’écriture
intercollégial. Après mes études, j’ai travaillé en édition, où
j’ai exercé la plupart des fonctions. Mon premier roman,
Snéfrou le scribe, je l’ai publié à 25 ans. Dernièrement, j’ai
écrit une série qui se passe dans une école pour les espions.
Et mon petit dernier, Emma, est un roman témoignage sur
l’anxiété de performance. Qui suis-je ?

Avis aux intéressés : je suis historienne de formation et j’ai


une ceinture noire en taekwondo. Quand j’étais plus jeune,
je lisais peu de littérature pour la jeunesse, mais j’ai dévoré
Le Seigneur des anneaux, Les filles de Caleb et les polars
de Mary Higgins Clark. Pas surprenant que j’imagine des
romans d’aventures ou des fresques historiques. J’aime aussi
le fantastique et la littérature policière. Ah oui ! J’adore éga-
lement écrire des nouvelles. J’ai écrit une trilogie qui te fera
faire un voyage dans le temps au pays des samouraïs. J’aime
voir grandir et évoluer mes deux personnages principaux,
Yukié et Satô. Je n’ai pas toutes les réponses, mais dans mes
livres, tu trouveras de bonnes questions. Qui suis-je ?

259
Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à
audrey-morin
6

Quand j’étais jeune, j’adorais les romans policiers jeunesse


publiés à La courte échelle, comme Le complot, de Chrystine
Brouillet, ainsi que les aventures de la débrouillarde Ani
Croche. J’ai toujours été attirée par l’apprentissage des lan-
gues, car j’aime découvrir d’autres cultures (j’ai commencé à
apprendre le russe !). Présentement, j’enseigne l’anglais dans la
région de Québec. Je crois au plaisir de lire ; j’en ai même fait
un recueil de textes narratifs pour les élèves de fin du primaire.
Mes romans pour la jeunesse prennent souvent la forme d’en-
quêtes où les personnages essaient de résoudre des mystères
et des intrigues. Je prépare une série de documentaires avec
laquelle le lecteur apprendra tout en s’amusant. Qui suis-je ?

Dès ma sixième année, j’ai commencé à écrire des textes et,


déjà à cette époque, j’aimais les romans policiers. À 12 ans, j’ai
lu Le chien des Baskerville, d’Arthur Conan Doyle, et Le mys-
tère de la chambre jaune, de Gaston Leroux. Le chemin était
tracé. Mais pas en ligne droite. J’ai d’abord fait des études en
biochimie ainsi qu’en enseignement. Comme professeure de
biologie, j’ai souvent disséqué des grenouilles (indice !). Mon
premier roman publié, je l’avais écrit pour aider mes élèves à
trouver moins plate l’étude du tableau périodique. Le super
enquêteur Gaston Dupont est un de mes personnages princi-
paux : mais je ne néglige pas Hortense Craquepote. Qui suis-je ?

260
8

Derrière ma moustache et mes histoires très réalistes, je suis


un homme doux et gentil. En tout cas, c’est ce qu’on dit de
moi. Je suis venu à la littérature par cet auteur formidable
qu’est Edgar Allan Poe, avec ses Nouvelles histoires extra­
ordinaires. Mais j’ai aussi beaucoup lu Jules Verne. Devant
la liste des livres que j’ai écrits (18 pour adultes et plus de 60
pour la jeunesse), certains diraient que j’ai 125 ans, pour-
tant j’ai écrit mon premier bouquin, L’assassin impossible,
en 1997. J’adore écrire en plaçant les personnages de mes
romans au centre de l’endroit où je vis. Alors, si tu es prêt à
faire un voyage dans la réalité… Qui suis-je ?

Sans vouloir me vanter, je suis une des écrivaines les plus


prolifiques au Québec. J’ai commencé à écrire à 24 ans et,
depuis, je cumule quelque 70 parutions. Les univers que
j’aime le plus inventer : les suspenses pour ados. Cette pas-
sion me vient probablement de mes lectures des romans
d’Agatha Christie à l’adolescence. Le mystère et le suspense
me fascinaient. Si tu m’as lue, tu connais mes filles Chloé et
Mélina : elles ont été les héroïnes de quelques-uns de mes
albums. J’ai écrit des séries avec des personnages récurrents :
Marie-P., Julie, Mouk, Emma et Jacob. Ah oui, j’écris aussi
des nouvelles pour les adultes… Qui suis-je ?

261
10

Quand j’étais tout petit (je suis assez grand maintenant…),


je rêvais d’être astrophysicien. J’ai toujours eu de la facilité
avec les mathématiques, mais je me suis tourné vers la litté-
rature. J’ai touché à tous les métiers du livre ! J’ai été libraire,
délégué commercial, correcteur, éditeur, etc. Puis, je me suis
mis à travailler de la maison (mais jamais en pyjama !). Un
bon matin, j’ai eu une idée ! J’ai imaginé une série d’histoires
pour les jeunes autour des jeux vidéo. Maintenant, quand
je vais dans les salons du livre, c’est pour y rencontrer mes
lecteurs et leur dédicacer mes livres. On me reconnaît faci-
lement : je suis le seul écrivain à porter un veston et un pan-
talon Pac-Man. Qui suis-je ?

11

Je ne suis pas auteur ni éditeur ni réviseur. Et pourtant, dans


ce recueil, j’ai écrit une nouvelle, j’ai participé au travail d’édi-
tion et j’ai révisé des textes (surtout les miens !). J’ai toujours lu
depuis que je sais décoder les « ba be bi bo bu ». Je lisais par-
tout, même sous mes couvertures avec une lampe de poche.
Puis, un bon matin, je suis devenu directeur d’école ; en plus
de mon travail, je me faisais un plaisir de parler lecture avec les
élèves. Avec les enseignants, aussi. Je trouvais cela important.
Comme le monsieur Beauregard de mon histoire, j’ai pris ma
retraite et, depuis ce temps, je continue à parler de ce que je lis.
J’ai dirigé trois recueils de nouvelles pour adultes (la série des
Crimes…) et celui-ci pour les jeunes. Je ne suis pas auteur ni
éditeur ni réviseur, mais un grand lecteur ! Qui suis-je ?

262
12

Je suis éditeur et écrivain. J’ai même été enseignant au secon-


daire (certains de mes élèves s’en souviennent encore !). Mais
avant, j’ai été jeune moi aussi. Et je lisais beaucoup. Des Bob
Morane et des Tintin, et toute la collection du Club des cinq.
Ces lectures ont dû me marquer, car j’écris beaucoup pour
les jeunes, et la maison d’édition qui porte mon nom (non,
je ne suis pas prétentieux, au contraire…) est consacrée à
la littérature pour la jeunesse. On dit que je suis drôle, et je
suis pas mal d’accord. Il y a 32 ans, j’écrivais mon premier
livre, Max le magicien, ne sachant pas qu’il serait suivi par
beaucoup d’autres. J’ai reçu, dernièrement, un prix qui cou-
ronne toute ma carrière. Est-ce que ça veut dire que je suis…
moins jeune ? Qui suis-je ?

13

On me dit touche-à-tout. J’écris des romans, des albums et


du théâtre pour les adultes et pour la jeunesse. Parfois, je
donne de drôles de noms à mes personnages, tels qu’Edgar
Paillettes ou Jeanne Moreau, ce qui ne m’empêche pas de
gagner plusieurs prix avec mes livres. Je vous dirais bien le
titre de mon dernier livre, mais très rapidement j’en aurais
écrit un autre et celui que j’aurais nommé ne serait plus le
plus récent. Pour me tenir en forme, je fais une split par
jour. Qui suis-je ?

263
14

Je suis née à Toulouse, en France. Après des études en bio-


logie et en communications, je suis devenue journaliste et
j’ai longtemps travaillé aux pages culturelles du quotidien
La Presse. J’ai aussi écrit près d’une cinquantaine de livres
destinés aux jeunes, dont Comme une peau de chagrin (Prix
littéraire du gouverneur général), Les trois grands Cauchon
(prix Tamarac Express) et Quatre contre les loups (finaliste
aux prix des Libraires). Mes lectures de jeunesse : Le Seigneur
des anneaux de J.R.R. Tolkien, Les histoires extraordinaires
d’Edgar Allan Poe, les romans d’Agatha Christie et, à l’ado-
lescence, ceux de Stephen King. Qui suis-je ?

15

J’aime les chats à la folie et les chats sont fous de moi.


Attention en lisant mon histoire : il y aura peut-être des poils
de matou entre les lignes. Je ne suis pas auteure pour la jeu-
nesse, mais j’ai écrit beaucoup de nouvelles où les jeunes sont
présents. Le gars qui dirige ce recueil voulait très fort que
j’écrive pour toi. On ne sait jamais, peut-être ai-je attrapé
la piqûre… Plusieurs personnes me trouvent drôle et affir-
ment que je pourrais peut-être te faire rire si tu lis un de mes
romans ou une de mes nouvelles. On verra. En attendant, je
vais passer l’aspirateur, faire la vaisselle, changer la litière et
essayer d’écrire un poème même si je n’ai aucun talent pour
ça. Qui suis-je ?

264
267
1. André Marois
2. Chantal Beauregard
3. Chloé Varin
4. Evelyne Gauthier
5. Geneviève Blouin
6. Julie Rivard
7. Karine Lambert
8. Laurent Chabin
9. Martine Latulippe
10. Pierre-Yves Villeneuve
11. Richard Migneault
12. Robert Soulières
13. Simon Boulerice
14. Sonia Sarfati
15. Suzanne Myre
SOLUTION
R EMERCIEMENTS

Qui dois-je remercier aujourd’hui ? Bien sûr, toutes les per-


sonnes qui ont cru en ce projet. Je ne les nommerai pas ici, car
elles se reconnaîtront et parce que je leur ai déjà dit combien
leur soutien m’avait été précieux pour les trois recueils dont
j’ai précédemment dirigé la publication ‒ Crimes à la librairie,
Crimes à la bibliothèque, Crimes au musée.

Cette fois, j’ai envie de m’adresser aux personnes qui ont formé
le lecteur que je suis devenu. Celles-là mêmes qui, sur mon
parcours de jeunesse, ont déposé dans mes mains les livres qui
m’ont passionné.

Tout d’abord, merci au personnel de la bibliothèque de mon


enfance. Je me rappelle combien il était agréable de gravir
les marches de cette ancienne caserne de pompiers sise rue
Workman, à Montréal, dans l’espoir de dénicher les trésors
qui hanteraient mon imaginaire. Et merci surtout à la dame
qui me permettait d’emprunter plus de livres que la limite
autorisée. Ce fut pour moi un cadeau inestimable.

Merci à Hergé et à Jules Vernes qui m’ont ouvert les yeux sur
le monde et sur l’aventure ! Mais surtout, un grand merci à
Bob Morane (Henri Vernes, son auteur, m’était parfaitement
inconnu), ce personnage qui m’a transporté à travers le monde,
qui a peuplé mes rêves d’enfant du quartier Saint-Henri et qui

Licence enqc-13-327153-LIQ800206 accordée le 06 janvier 2022 à


audrey-morin
a encouragé ma soif de lire. Lui et son compère Bill Ballantine,
l’Ombre jaune, Miss Ylang-Ylang et bien d’autres ont fait de
moi un lecteur avide.
Merci à James Bond ! Eh oui, avant de vivre dans des films
à grand déploiement, James Bond a été le héros d’une série
de romans écrits par Ian Fleming, lui-même un ancien agent
secret, beaucoup moins connu que son héros. Cet espion
anglais est probablement la raison pour laquelle j’aime tant
lire des polars aujourd’hui.

Merci à cet enseignant de français de dixième année, dont je ne


me rappelle plus le nom, au collège Saint-Henri, où les lecteurs
étaient aussi rares que les pépites d’or dans le canal Lachine !
Merci à lui d’avoir mis sur ma route des œuvres extraordi-
naires, des classiques renversants, des livres ouverts sur de
nouveaux horizons. Au moment où j’en avais vraiment besoin.

Enfin, merci mille fois à Henri Tranquille. Celui qui a fait décou-
vrir à cet étudiant en Lettres françaises du Cégep du Vieux-
Montréal ce qu’était une librairie et l’importance des libraires
dans la vie des lecteurs. Je n’oublierai jamais comment on était
bien dans sa librairie, où j’ai même appris à jouer aux échecs.

Par-dessus tout, merci à vous, chers lecteurs et chères lec-


trices ! Avoir écrit pour vous, c’est avoir souhaité très fort que
ce livre rencontre le bon lecteur au bon moment. J’espère que
cette lecture vous a plu et qu’elle aura contribué à faire de vous
des lecteurs pour toute votre vie.

Richard Migneault
richard16migneault@gmail.com
Blogue Polar, noir et blanc http://lecturederichard.over-blog.com/

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audrey-morin

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