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Rêves de papier
SylasSylas 2016 © Tous droits réservés
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Sylas Rêves de papier page 3
Partie 1 : la fille de mes rêves
Il était une fois un jeune homme qui voulait conquérir l'Elue de son Cœur.
Stardust, Neil Gailman
Chapitre 1
Mon père et moi sommes dans une grande pièce coupée par des cloisons. Un toit
tout en vitre laisse entrer le soleil. J'ai du mal à le reconnaître. Il porte une barbe
poivre et sel et ses cheveux sont plus longs que sur les photos. Je sais pourtant que
c'est lui. Nous passons du temps à nous regarder en silence, puis nous nous enlaçons.
J'enfonce mon nez dans sa chemise et je respire l'odeur de sa transpiration. Je me sens
heureux.
Je pose mon crayon à papier et je relis les quelques lignes que je viens d'écrire.
Pas étonnant que j'aie rêvé de mon père, vu que nous l'avons évoqué avec ma mère,
hier soir. Je me sens pourtant triste. J'aimerais que ça soit vrai. J'aimerais pouvoir
l'embrasser. J'aimerais qu'il soit avec nous.
Je le me lève et procède à mon habituel rituel du matin. Dans la cuisine, ma mère
est déjà habillée. Assise devant son bol de café, elle observe avec attention quatre
dépliants différents, posés sur la table. Je suppose qu'elle est censée en choisir un. Je
lui administre une bise sur la joue – elle ne réagit pas – et prépare mon petit déjeuner.
Je me sens d'une drôle d'humeur. Mes journées sont habituellement toutes
identiques, interchangeables. Mais aujourd'hui, je vais revoir Sasha, et je n'ai pas la
moindre idée de ce qui va se passer. Loin d'être réjoui à l'idée de passer à nouveau du
temps avec elle, je me demande si elle va encore vouloir de moi. Ma mère capte peut-
être mon trouble, puisqu'elle me demande :
– Ça va mon poussin ? Tu ne manges pas ?
– Si si, dis-je en me coupant une tranche de pain.
– T'as pas l'air dans ton assiette.
Je suis étonné de sa clairvoyance, alors qu'elle a à peine levé les yeux de son
travail. Je décide de lâcher un peu de lest.
– Il y a une nouvelle, dans la classe.
Erreur fatale. Elle délaisse immédiatement sa lecture et approche sa chaise de la
mienne.
– Ah bon ! Elle est comment ?
J'évite son regard impatient et me concentre sur ma tartine. Comment lui en dire
le moins possible tout rassasiant sa curiosité de maman ?
– Elle est américaine.
– Et jolie ?
Je soupire de manière très visible. Message envoyé : arrête de m'embêter.
– Alors, est-ce qu'elle est... sympathique ?
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– Ouais.
Son regard ne me quitte pas tandis que je beurre mes tartines.
– N'hésite pas à l'inviter à la maison. Je ne vois jamais tes amis.
Parce que je n'en ai pas. Et si je veux que Sasha en devienne une, je tâcherai de
ne pas lui présenter ma mère avant un long moment.
Elle finit par se replonger dans sa lecture en se rongeant les ongles. Je n'ai pas
très faim mais je me force à avaler deux tartines et à boire mon lait. Au moment de
partir, je traîne les pieds. Je n'ai aucune envie d'aller au collège, de prendre le risque
qu'elle ne veuille pas me revoir. Je cherche n'importe quel prétexte pour perdre du
temps. Finalement, en retard, je me précipite dans l'entrée, où je me cogne le petit
orteil contre le pied du guéridon – un meuble particulièrement sadique. Je lâche
quelques jurons en sautant à cloche-pied, puis enfile mes chaussures et sors en courant.
J'attrape mon bus de justesse et déambule péniblement jusqu'au collège. Le ciel
n'est qu'une plaque de grisaille uniforme et un vent d'automne s'engouffre dans mon
manteau trop fin. Devant la chapelle, des dizaines de petits groupes se sont formés.
Des discussions fermées, des éclats de rire, des gestes de camaraderie. Je change de
lieu, fais un tour du côté du cloître, pousse jusqu'à l'aile des BST, reviens fureter vers
le terrain de tennis et le parking des profs à la recherche d'une tâche de couleur qui
pourrait être sienne. Rien.
La sonnerie retentit et résonne entre les mes oreilles comme un glas funeste. Les
élèves se mettent prestement en mouvement. Je me dirige à pas de dinosaure vers le
bâtiment flambant neuf où m'attend la suite de la journée. À l'intérieur, ma classe s'est
mise en rang devant la salle de physique-chimie. Toujours aucune trace d'elle. Elle est
peut-être repartie pour les États-Unis...
La file se met en branle. On m'effleure l'épaule, je me retourne. C'est une Sasha
au visage rouge et à la respiration courte. Elle vient de courir.
– Salut, me dit-elle. On se fait la bise ?
Visiblement amusée par cette coutume française, elle m'administre une bise sur
chaque joue. Une éclaircie transperce la chape de nuages qui embrumait mon cerveau.
Finalement, je pressens une belle journée.
Les heures se suivent et se ressemblent. Sasha et moi nous asseyons toujours
côte à côte. Elle me pose parfois des questions sur le cours mais, la plupart du temps,
nous nous échangeons des petits mots ou des dessins. Au début, j'étais subjugué par
son ordinateur utra-plat à double écran tactile. L'inférieur peut être transformé en
clavier virtuel ou servir de complément à celui du haut. En plus, il est possible de
détacher les deux parties et de les utiliser comme des tablettes indépendantes ! Elle m'a
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informé que ce modèle n'était pas encore sorti en France. Elle l'appelle le pTouch.
Lorsque ses doigts courent sur le clavier-écran, on dirait qu'elle a appris à taper avant
d'apprendre à marcher.
Contrairement à hier, je fais l'effort de suivre les leçons et de prendre des notes.
Je me surprends à participer activement lors du cours d'anglais. Je suppose qu'être
l'ami d'une américaine est une sacrée motivation.
À midi, alors que nous faisons la queue devant le réfectoire, je lui demande :
– C'est comment, San Francisco ?
Elle sourit d'un air nostalgique et pose son regard azur sur moi.
– Grand et chaud. Ta ville, on appelle ça un village chez moi. En fait, c'est pas
si grand, mais si tu prends Oakland, San Jose et toutes les villes du San Francisco Bay,
c'est environ sept millions.
– Sept millions d'habitants ?
– Oui.
J'ai du mal à m'imaginer une si grande population. Je suppose que c'est aussi
grand que Paris. Peut-être plus grand. Sauf que je ne suis jamais allé à Paris...
– C'est pas un peu effrayant ?
– Arriver dans un ville si petit et minuscule ? Un peu. Au début, je cherchais le
métro et j'ai compris qu'il n'y a que le bus.
Je souris devant la méprise. J'ai du mal à comprendre qu'on puisse comparer
Périgueux à un village. C'est tout de même la plus grande ville du département, la
préfecture de la Dordogne. Des villages, il y en a à la pelle dans les environs. Certains
comportent plus de vaches que d'habitants. Sasha éclate de rire quand je le lui annonce.
– Des vraies vaches ? Dans les champs ? Il faut que je voie ça.
– T'as jamais vu de vaches ?
Elle réfléchit.
– J'ai visité une milk farm quand j'étais à l'école. Les vaches étaient enfermées
dans des boîtes et c'était une machine qui tirait le lait. Ça faisait tchac tchac tchac !
C'est comme ça, ici ?
– Je ne sais pas, dis-je en riant.
Nous continuons à comparer nos modes de vie respectifs durant le repas. Sasha
me sidère. Elle semble parfaitement à l'aise alors qu'elle se trouve à des milliers de
kilomètres de chez elle et que son quotidien n'a rien à voir avec le mien. J'ai beau
savoir que c'est son choix de venir ici, afin de parfaire sa maîtrise du français,
j'imagine que l'expérience doit être dure à vivre.
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Lorsque la dernière heure de cours s'achève, mon cœur se pince une nouvelle
fois. C'est indéniable, ce mardi était encore mieux que le lundi. Plus lumineux, plus
joyeux... magique.
La bise que m'administre Sasha en me disant au revoir claque à mon oreille. Je
crois l'entendre encore en montant dans le bus, puis en ouvrant la porte de
l'appartement.
J'ai sûrement des devoirs à faire pour demain. Mais je sais que, ce soir, je serai
incapable de faire autre chose que repenser à cette bise. Et aux prochaines.
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Chapitre 4
Sasha et moi marchons dans une ruelle de périgueux. Le ciel est plein de gros
nuages gris. Nous nous arrêtons devant la vitrine d'un magasin de vêtements. Nous
nous tenons la main. Je vois son reflet dans la vitre et je meurs d'envie de l'embrasser.
Alors je lui caresse doucement la joue, je tourne sa tête vers moi et je pose mes lèvres
contre les siennes.
Je repose le crayon pour relire ce que j'ai écrit. Hier soir, je m'endormais en
repensant à une bise sur la joue. Ce matin, je me réveille avec un baiser sur la bouche.
Mais ce dernier me laisse un goût amer. Je sais que ce n'est qu'un rêve, que ça
n'arrivera pas. Est-ce que je me fais des idées ? Qu'est-ce que Sasha pense de moi ?
Perdu dans mes pensées, je me lève comme un automate. Aujourd'hui, c'est
mercredi, la journée calme. Non seulement j'ai l'après-midi de libre, mais les cours
commencent plus tard. Lorsque j'arrive dans la cuisine, ma mère est déjà partie
travailler. Sur la table, elle a laissé une note :
J'espère que tu vas passer une bonne journée. Je t'aime. Maman.
Je prends mon petit déjeuner et saute dans mon bus. Par la fenêtre, j'observe les
nuages gris courir dans le ciel bleu métallique et je repense à mon rêve. C'était si
réaliste... Ça semblait naturel de l'embrasser, pour elle comme pour moi.
La première heure de cours est dédiée au français. À côté de moi, Sasha note les
paroles du professeur sur son pTouch, tandis que je griffonne la même chose sur mon
cahier. Soudain, une feuille glisse vers moi. Ma voisine a dessiné un chat qui tombe
dans un trou. Je devrais sûrement rigoler, lui repasser le papier en ajoutant un mot,
mais je suis bloqué. Si seulement je n'avais pas rêvé de ce baiser...
– Ça ne va pas ? me glisse-t-elle.
Que répondre ? Je rêve de toi depuis des années et je crois que je suis
amoureux ? À la place, je porte ma main à mon estomac.
– Un peu mal au ventre. C'est pas grave.
Elle grimace et baragouine « sorry ».
À la récréation, nous marchons tous les deux sous le ciel gris, le long de
l'ancienne chapelle – qui est devenue une salle de réunion. Je me rends compte que je
dois être de bien mauvaise compagnie et me force à lui parler :
– Où est-ce que t'as appris à taper à l'ordinateur aussi vite ? T'as pris des cours ?
– Mon père m'a appris, quand j'étais petite.
– Il travaille dans les ordinateurs ?
– Et toi, Tu as un ordinateur ? réplique-t-elle, sans répondre à ma question.
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– À la maison.
– Pas de pFlat ? Pas de pTab ?
– Non, et pas de pBook, ni de pEars. En fait, je ne suis pas très à l'aise avec tout
ça. Je préfère le papier.
Je sors de ma poche le livre de fantasy, plié et corné, que je lis en ce moment.
– Oh, un paper book ! s'exclame Sasha. Tu me le prêtes ?
Je lui tends Stardust. Elle le prend en main et le détaille comme un brocanteur
inspecte une antiquité.
– Il n'y a pas de livres en papier, chez vous ?
– Si, mais de moins en moins. Tout est... digital.
– Numérique ?
– Yes.
Je réfléchis rapidement. Du peu que je sais, les livres sortent encore en papier en
France. Et je connais très peu de personnes qui ne lisent leurs livres qu'en format
numérique. Il existe vraiment un fossé entre son pays et le mien.
La sonnerie nous fait tourner la tête. Plus qu'un cours et la journée est terminée.
Une idée me traverse l'esprit.
– Qu'est-ce que tu fais à midi ? Tu veux manger à la maison ?
– Je pensais acheter un sandwich en ville. Mais si tu m'invites, c'est génial !
Durant le reste de la courte matinée, je passe en revue ce que je pourrais lui
préparer à manger. Le frigo est quasiment toujours vide, c'est un fait. En revanche, le
congélateur regorge de plats cuisinés et autres pizzas. Je prévois de mettre les petits
plats dans les grands : feuilletés au saumon !
À onze heures, la classe se termine. Nous décidons de gagner mon appartement à
pied. C'est l'occasion pour moi de jouer le guide, une fois de plus. Nous passons par les
vieilles rues, longeons la cathédrale Saint Front et ses vingt-quatre coupoles. Nous
traversons diverses places pavées, qui s'enchaînent comme des bassins en cascade.
Nous faisons un détour par le palais de Justice, magnifique bâtiment en pierre qui vient
d'être rénové.
Saint-Front sonne de toutes ses cloches lorsque nous pénétrons dans mon
appartement. À peine entré, je dispose le repas dans le four et règle le minuteur. Nous
profitons du temps de cuisson pour réaliser le tour de l'appartement, tour qui se termine
par le salon. Sasha s'attarde sur une série de photos posées sur une commode.
– C'est ton père ?
Elle désigne un homme d'une trentaine d'années, debout à côté d'un garçon de
quatre ou cinq ans. L'enfant arbore le visage sérieux de celui qui pose pour la photo,
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tandis que l'adulte fait la grimace. Il émane des deux visages la même candeur
enfantine, comme s'ils appartenaient à deux enfants, deux frères peut-être. J'ai passé
beaucoup de temps à observer ce cliché, j'en connais tous les détails. C'est une des
images les plus émouvantes qu'il existe de mon père et de moi.
– Oui. Et c'est moi à côté.
– Il... est parti ?
Je ne comprends pas. Parti, c'est une façon de dire mort ou quoi ?
– Comment tu sais qu'il est parti ? je lui lance.
– Je ne voulais pas... Si tu veux pas...
Elle semble tout d'un coup très mal à l'aise. Presque apeurée. J'ai envie de la
toucher pour la rassurer, mais je me retiens.
– Il a disparu. Ça fait dix ans. On ne sait pas ce qui s'est passé.
Sasha s'assoit dans le canapé du salon, la mine sombre.
– Moi, c'est ma mère. Elle est morte quand j'étais petite. Je n'ai presque pas
d'image d'elle. Je veux dire... je ne me la souviens pas.
Je me laisse tomber à côté de mon amie. Je me sens très triste pour elle, d'un seul
coup. Non seulement elle se trouve à des milliers de kilomètres de son foyer, mais en
plus, elle n'a jamais eu de mère. Est-ce que ça la rassurerait que je pose amicalement
ma main sur sa cuisse ?
– Et ton père, je demande. Il est comment ?
Elle se retourne vers moi, le visage sombre.
– Je le vois peu, il travaille beaucoup. C'est un boss très important, une très
grosse entreprise.
Le tableau se noircit de plus en plus. Loin de chez elle, mère décédée, père
toujours absent... Je cherche une parole réconfortante à lui livrer, mais la sonnerie du
four coupe mon élan.
– Enfin ! s'exclame-t-elle en se frottant le ventre. J'étais en train de mourir de
faim.
Nous mangeons en silence dans la cuisine. Je sens bien que nous sommes tous
les deux gênés par cette histoire de parents absents, mais je ne sais pas quoi dire.
Qu'est-ce qu'elle attend de moi ?
Après avoir terminé son feuilleté, elle pose ses couverts et me lance :
– Tu n'as jamais voulu chercher ton père ?
– Quoi ?
– Si je savais que ma mère est vivante, je serais en train de la chercher.
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Ses yeux sont durs, déterminés. Je laisse l'idée s'insinuer en moi, lentement.
Chercher mon père. Le trouver ? Trop beau pour être vrai.
– Mais comment ? je me défends. Et où ? Et je ne sais même pas s'il est vivant.
Elle porte sa main à son cœur.
– Au fond de toi, tu sais s'il est vivant ou pas.
Je fais le même geste qu'elle, sans rien sentir de spécial. Pourquoi faut-il qu'elle
soit tout le temps si déstabilisante ?
– Commence par chercher dans ses affaires, continue-t-elle. Il a peut-être laissé
des... clues. Des traces. Parle à ceux qui l'ont vu en dernier.
– Mais c'était il y a dix ans ! Et la police a déjà fait tout ça.
– Tu fais ce que tu veux, conclue-t-elle en se servant un verre d'eau. C'est juste
que ce que je ferais. Moi.
Je me laisse aller en arrière. La tête me tourne. Je ne sais plus quoi penser. Il me
semblait que ma vie était simple. Il y avait ma mère, le collège, les notes, un avenir
incertain où je devrais trouver du boulot. La possibilité de dépasser ma timidité pour
avoir un jour une copine. Et voilà que débarque Sasha. Qui me laisse penser que je
pourrais sortir avec elle. Qui me souffle l'idée de partir à la recherche de mon père.
Mais qu'est-ce qui se passe ?
– Tu veux que je parte ? demande-t-elle d'une petite voix.
Je secoue la tête. Je ne veux pas qu'elle parte. Mais c'est peut-être tout de même
la meilleur chose à faire. J'ai toutes les peines du monde à me lever pour lui dire au
revoir.
– Je suis désolé d'avoir... cassé... de t'avoir remué, balbutie-t-elle sur le pas de
la porte, avant de la fermer.
Et elle disparaît sans même me faire la bise.
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Chapitre 5
Vendredi soir.
La météo s'est améliorée, mais mon état émotionnel s'est grandement dégradé.
Sasha et moi nous trouvons dans la cour du collège, nous dirigeant vers la sortie.
Bientôt, nous dépasserons le grand portail réservé aux collégiens et nous nous
retrouverons dans la rue. Puis nous marcherons jusqu'à son appartement.
Dire que je suis intimidé est faible. J'ai littéralement les jambes en coton. Je
m'accroche à la sangle de mon sac de cours comme si ça m'empêchait de m'écrouler. Je
vais avoir mon premier rendez-vous. Rencard. Avec une fille. Qu'est-ce qui va se
passer ? Comment je dois me montrer ? Entreprenant, serviable, désinvolte ? Normal ?
Est-ce que c'est différent aux États-Unis ?
Et surtout : est-ce que c'est bien un rencard ? Ou est-ce qu'on va juste manger un
morceau entre amis, comme lorsqu'elle est venue chez moi.
Sasha semble tout ce qu'il y a de plus normal. Pas intimidée, pas anxieuse, pas
comme moi. D'un seul coup, elle me lance, d'un ton enjoué :
– Tu aimes les hamburgers ?
– Euh... Bien sûr.
– C'est la seule chose que je sais cuisiner. Alors, ce soir, ce sera hamburger
time.
Je lâche l'une des questions qui me taraude l'esprit :
– Tu habites toute seule ?
– Oui. Mes parents sont aux States, tu sais.
– Non mais j'imaginais qu'il y avait quand même quelqu'un avec toi, un adulte.
C'est pas trop dur d'être toute seule ?
– Un peu.
Son regard s'évade vers le ciel. Nos pas nous mènent vers le centre-ville. Les
rues piétonnes, les vieilles pierres, les petites boutiques. Je lui lance :
– Comment tu fais pour être toujours souriante, toujours de bonne humeur ?
Elle réfléchit quelques instants et je comprends qu'elle cherche ses mots.
– Je ne veux pas attendre que la joie vient des autres, alors je fais tout pour
qu'elle vient de moi. C'est correct ?
Peut-être veut-elle savoir si sa phrase est grammaticalement correcte. En tout
cas, je hoche la tête comme si elle venait de m'adresser une vérité fondamentale, une
pensée bouddhiste ou un truc comme ça. J'y pense encore quand elle me demande :
– Tu aimes ça, le lèche-vitrine ?
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Que faire ? Avouer la vérité au risque de la vexer ou faire semblant ? J'opte pour
la réponse la plus sincère :
– Pas vraiment.
– On va juste acheter la viande alors. Vite fait.
J'accepte de bonne grâce. Nous passons la place Saint-Louis, bourrée de bars et
de restaus. Nous pénétrons dans la rue Limogeanne et ses commerces de luxe.
Chocolats, fois gras, jeans à 150€. Je lui montre la vitrine d'une boutique que j'aime
bien, qui ne vend que des jeux de sociétés. Elle écarquille tellement les yeux qu'elle
ressemble à un personnage de manga.
Nous entrons ensuite dans une boucherie, où elle achète deux gros steaks.
« L'ingrédient principal du hamburger », selon elle. Nous nous dirigeons enfin vers la
place Tourny. Nous passons le grand parking, autour duquel quelques habitués jouent
aux boules, et remontons la Route de Paris. Ça monte dur. À chaque enjambée, mes
jambes deviennent plus raides, alors que Sasha gambade comme une gazelle.
– C'est loin ?
Pour toute réponse, elle tourne à droite dans une petite rue qui fait face au
collège Laure Gatet. Je me demande brièvement pourquoi elle est scolarisée dans mon
établissement, situé à l'autre bout de la ville, et non dans celui qui se trouve à deux pas
de chez elle. Mais la question n'a aucune importance. Sasha s'arrête de marcher et se
tourne vers une porte en bois massif, fichée dans un mur blanc. Juste à côté s'ouvre une
grande fenêtre sans rideaux.
– Voilà, home sweet home.
Elle ouvre la porte à l'aide d'un jeu de clefs sortie de son sac et entre dans son
appartement. J'y pénètre à mon tour comme on entre dans une église, avec un peu de
peur et beaucoup de solennité. Sasha, quant à elle, se rend à grandes enjambées vers
une table et y dépose son sac. La décoration est presque inexistante. Le mobilier se
compose d'une grande table en bois mat et de quelques chaises. Contre un mur, des
cartons sont entassés comme des briques de Lego géantes. Au fond, un bar sépare le
coin cuisine du reste de la pièce. Je suis impressionné par l'énorme frigo qui s'insère
entre l'évier et le mur, avec ce qui ressemble à un distributeur de glaçons.
– Ce n'est pas décoré, s'excuse Sasha. Je n'ai pas eu le temps.
Elle pose ses bottes violettes, ce qui me permet de réaliser qu'elle porte des
chaussettes à rayure multicolores. J'esquisse un geste pour ôter mes chaussures, mais
elle m'arrête.
– Pas la peine.
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Je n'ose rien dire. Je me sens comme dans un décor de cinéma, où tout est faux,
en plastique. Sasha se rend vers la cuisine, ouvre le frigo et y jette les deux steaks. Je
me rapproche des murs brillants. Ils sentent la peinture fraîche.
– Ça a été rénové il y a pas longtemps, on dirait.
– C'est mon père. Il a acheté un logement tout neuf. Tu veux boire ?
Je laisse traîner mon regard sur les cartons alignés, puis j'embrasse le volume de
la pièce du regard. La grande fenêtre laisse entrer le soleil du soir, ce qui donne aux
murs une teinte ocre.
– Ouais.
Elle sort une grosse bouteille de Coca du frigo et remplit deux verres, qu'elle
pose sur le bar. Je me sens tout d'un coup assailli par une sensation de déjà-vu. La tête
dans du coton, je m'assois distraitement sur un des deux tabourets.
– Si tu veux, je te fais visiter, propose Sasha. La chambre et les WC, c'est à
l'étage.
Impossible de parler. Je ne parviens pas à me dégager de cette impression d'avoir
déjà vécu la scène.
– Ça va ?
Je bois plusieurs gorgées de Coca coup sur coup. J'espère que la brûlure
provoquée par les bulles dans ma gorge va m'aider à me réveiller, en vain. Sasha
fronce les sourcils, puis porte brusquement la main à la poche de son jean.
– Yes ? dit-elle dans le téléphone qu'elle vient de prendre.
C'est bizarre, je ne l'ai pas entendu sonner, ni vibrer. Pourtant, tout est si
silencieux ici. C'est peut-être à cause de l'état cotonneux dans lequel je me trouve.
– I'me home, with my friend Martin, dit-elle en prononçant mon prénom
« Martine ».
Elle écarte l'appareil de son visage et articule à mon attention : « c'est mon père »
– Year, we're going to stay for a while.
J'ai du mal à comprendre ce qu'elle raconte, tant elle parle vite. Elle s'éloigne,
ouvre une porte et disparaît. Sa voix devient un murmure étouffé. Je promène de
nouveau mon regard sur les murs de la pièce, sans parvenir à cerner la raison de mon
trouble. Sasha réapparaît quelques instants plus tard.
– Sorry, dit-elle en posant son portable sur le bar.
– Fallait pas te gêner pour moi. C'est important de parler à son père.
– Il n'est pas très bavard, répond-elle avec un geste de dédain. Tu veux mon
numéro ?
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Je trouve la force de hocher la tête. Elle déchire un morceau de papier et y
griffonne son numéro de téléphone. Lorsqu'elle me le tend, je le fourre dans une poche
et réplique :
– Merci. Moi, j'ai pas de portable.
– Oh, dear...
Elle semble réellement désolée pour moi. Alors que ça ne m'a jamais vraiment
manqué, sans doute parce que je n'ai pas grand monde à appeler. Puis elle se tourne
vers la porte d'entrée en frottant ses mains contre son jean.
C'est étrange, je la trouve changée depuis quelques minutes. Elle semble plus
triste et son regard ne cesse de s'attarder en direction de l'entrée. Peut-être qu'elle aussi,
elle stresse à l'idée d'un rendez-vous galant avec un français ? Un gros « poc » nous
fait alors sursauter. Un oiseau s'est cogné contre la vitre. Un oiseau noir.
Je me lève d'un bond. Sasha porte sa main à sa bouche et pousse un juron dans sa
langue. Moi, je sens une urgence monter en moi comme si j'étais une bouteille de Coca
qu'on secouait. Mes mains tremblent et ma respiration s'accélère.
Je sais ce qui va se passer ensuite. Des hommes armés vont faire irruption dans
la pièce et me plaquer au sol.
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Chapitre 8
La jeep traverse en hurlant les rues vides de Périgueux. Le samedi, à cinq heures
du matin, la ville dort encore, et elle a bien raison. L'ancienne militaire engage sa
voiture dans la rue Louis Mie, qui est parallèle à celle de mon appartement, puis tourne
dans une petite impasse et se gare contre un mur de parpaing.
– C'est là, fiston. Tu sais ce que t'as à faire.
Ce que j'ai à faire. Ça deux heurs qu'on en parle, de ce que j'ai à faire. D'abord,
dès le réveil, obligation de boire du café, alors que je déteste ça. Pour avoir l'esprit
aussi affûté qu'une lame de couteau. Ensuite, répétition du plan autour des cartes les
plus précises que j'ai vu de la vie. Puis, re-répétition et re-re-répétition. Enfin,
vérification du matériel, sac à dos kaki plein de poches, lampe de poche et pied-de-
biche.
– C'est le moment, relance-t-elle en me donnant un coup de poing dans les
côtes.
Je me contracte. J'ai pas envie de sortir. Mon estomac recommence à se serrer.
Ma main serre la sangle du sac à dos militaire dans lequel je dois fourrer tous les
carnets que je trouverai. Je balbutie :
– Je voulais... J'ai pas eu le temps de vous dire merci...
– Tu me le diras à ton retour. Et arrête de me donner du vous. File !
Je prends une grande goulée d'air, comme avant de plonger dans une piscine, et
j'ouvre la portière. L'air froid de la nuit me transperce le corps tandis que je marche
vers une barricade que je dois enjamber.
Me voici dans un jardin. Je le traverse en trottinant, en direction de la série de
soupiraux, alignés à ras du sol. Chacun donne sur une cave de l'immeuble.
Je sors ma lampe de poche et dirige le faisceau à travers la première vitre. Je ne
distingue presque rien mais remarque toutefois que des barreaux ont été installés
derrière la fenêtre. Second soupirail : un capharnaüm indescriptible se dessine en
ombres chinoises tandis que je balaie l'intérieur du local avec ma lampe. La troisième
cave me semble relativement dégagé. Je décide de ne pas perdre plus de temps et
d'emprunter ce passage.
La vitre se casse facilement grâce au pied-de-biche. Je savais déjà que ce serait
bruyant, mais le son du verre qui se brise me vrille les oreilles, sans doute parce que la
nuit est encore très silencieuse. Au loin, un chien se met à hurler. En utilisant le sac à
dos, je débarrasse l'embrasement de tous les morceaux de verre. Je me glisse à
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l'intérieur de l'espace de rangement, le traverse en déplaçant quelques cartons et me
retrouve face à la porte de la cave.
C'est un simple assemblage de planches qui tremble alors que je le pousse de la
main. Je prends le pied-de-biche et en insère une extrémité entre le panneau de la porte
et le chambranle. Une bonne poussée, les dents serrées, et la serrure cède avec une
petite explosion poussiéreuse, comme si elle n'attendait que ça.
Jusque là, c'est plutôt facile. Je m'engage dans le couloir des caves et aboutit à
une porte en métal, massive. Massive, mais surtout... non verrouillée. Parvenu à cet
endroit précis, le plan est de se montrer très prudent. L'oreille collée contre le métal
glacé, les yeux fermés, je me concentre sur mon ouïe. Peu de sons me parviennent. Il
me semble percevoir des moteurs de voiture, très lointains, et un bourdonnement
provenant sans doute de la ventilation de l'immeuble. En tout cas, aucun bruit de pas,
aucune discussion. La voie est libre.
Je pousse la porte et pénètre dans le local à poubelle. L'odeur des détritus me
prend à la gorge. Il m'est difficile de ne pas tousser. La nouvelle porte qui se présente,
de l'autre côté de la petite pièce en béton, est entrouverte. Je passe un œil par la fine
ouverture.
D'ici, j'ai une vue imprenable sur le hall d'entrée, la porte vitrée donnant sur la
rue et les escaliers menant aux appartements. J'attends quelques minutes avant d'être
persuadé que personne ne me tend un piège, et me glisse dans l'espace ouvert.
Après avoir gravi les marches de l'escalier, rapidement mais silencieusement, me
voilà enfin devant la porte de l'appartement. Ma trouille me serre l'estomac. Qui
m'attend derrière ? La police, les hommes en noir ou simplement ma mère ? Je me
force à respirer calmement et colle de nouveau mon oreille contre le panneau de la
porte. Plusieurs minutes s'écoulent tandis que je me concentre sur les informations que
m'envoie mon oreille. Le seul son que je crois reconnaître est une respiration forte,
presque un ronflement. Je prie intérieurement pour que ce soit celui de ma mère. En
tout cas, celui qui respire de la sorte me paraît profondément endormi.
Tremblant de peur, j'ouvre la porte, qui pivote sans un bruit et me donne accès à
la minuscule entrée. Un réflexe me fait enlever mes chaussures. Pourquoi pas
d'ailleurs ? Je ferai moins de bruit en chaussettes. Je dispose donc mes deux baskets à
leur place, comme si j'étais réellement de retour à la maison.
La lueur des lampadaires entre par les baies vitrées du salon et baigne
l'appartement d'une lumière dorée. Je me dirige directement vers ma chambre. Même
dans l'obscurité, je trouve facilement mon chemin jusqu'au lit et ramasse les deux blocs
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Sylas Rêves de papier page 57
de rêves, qui n'ont pas été déplacés. Ils trouvent leur place au fond du sac à dos, ainsi
que le recueil de nouvelles « futurs proches ».
De retour dans l'entrée. Je traverse le petit espace et pénètre dans le salon. Je
perçois enfin le léger ronflement et découvre celle qui le produit : ma mère, allongée
sur le canapé. Elle dort la bouche ouverte, recroquevillée sur elle même, en chien de
fusil. Elle s'est couchée toute habillée, sans s'être démaquillée. Des larmes ont coulé
sur ses joues et lui ont dessiné des yeux de panda dégoulinants.
Une bouffée de plaisir m'envahit. Je réalise à quel point je m'étais fait du souci à
son sujet. Et s'ils n'ont pas enlevé ma mère, peut-être ont-ils aussi laissé Sasha
tranquille !
Je résiste à l'envie de la réveiller, de lui dire que je suis en vie, en sécurité, que
j'ai choisi de me cacher pour échapper à mes ravisseurs. Mais ce serait une folie. Ma
mère est une gamine, incapable de garder un secret. Et elle ne comprendrait pas que
mes rêves sont prémonitoires, qu'on essaie de me kidnapper. Tout en reniflant de
frustration, je me tourne vers les étagères.
Attraper le carton contenant mes rêves de papier s’avère plus laborieux que
prévu. Je tire, doucement. Le bruit de frottement est ténu, mais ma mère s'agite derrière
moi. Le carton progresse régulièrement centimètre par centimètre, jusqu'à basculer
dans mes bras. À pas de loup, je le transporte jusqu’à la cuisine pour fourrer les carnets
dans mon sac. Il ne me reste plus qu'à reposer le carton à sa place. Vu qu'il ne pèse
presque rien, je réalise cette tâche sans aucune difficulté.
Et voilà.
J'ai réussi. La mission « carnets de rêves » est un succès. Tout en frottant mes
mains contre mon pantalon, je sens l'excitation me gagner. Je trottine, tout guilleret,
jusqu'à l'entrée, et...
... me cogne le petit orteil contre le guéridon.
Je parviens à retenir mon cri de douleur, mais un petit son aigu s'échappe tout de
même de ma gorge. Je couvre ma bouche de mes mains en me traitant d'imbécile.
Lorsque la douleur reflue quelque peu, je les retire et recommence à respirer.
Quelque chose bouge derrière moi. Non ! J'ai réveillé ma mère. Je me retourne
lentement et entends un frottement de tissus derrière le dossier du canapé. Il faut que je
parte d'ici tout de suite ! J'ouvre prestement la porte d'entrée et je glisse sur le palier.
Un instant avant de la refermer, je perçois clairement un rai de lumière passer sous la
porte. Si je n'ai pas rêvé, ma mère a allumé la lumière. Peut-être qu'elle m'a vu. Il faut
que je sorte de l'immeuble. Vite !
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Sylas Rêves de papier page 58
Sans allumer la lumière, je dévale les escaliers en vitesse, jusqu'au hall d'entrée,
toujours désert. Je tends l'oreille. Aucun bruit venant des étages. Par contre, mon cœur
bat la chamade dans ma poitrine. Je traverse en trombe le local à poubelle, puis le
couloir aux caves.
Je cherche par quelle cave de dois passer pour sortir, lorsqu'une drôle de
sensation se déclare sous mes pieds. J'abaisse le faisceau de ma lampe. C'est pas vrai !
J'ai oublié mes chaussures dans l'entrée ! Et impossible de remonter les chercher,
maintenant que ma mère est réveillée.
J'entre dans la troisième cave sur la gauche en me traitant de tous les noms, passe
par le soupirail et me retrouve dans le jardin, tout frissonnant. La rosée me trempe et
me glace les pieds. En plus, je suis en sueur. Je remonte le col de mon blouson. La
clôture m'apparaît à la lueur de la lune et je la franchis sans y penser.
Un regard à droite, puis à gauche. Où est passée la jeep ? À l'angle de la rue,
m'apparaît soudain une silhouette trapue. Mme Berlin me fait signe de la suivre.
Quelques secondes plus tard, je m'affale sur le siège passager et coince le sac entre mes
pieds. Le chauffage est à fond, ça fait du bien. Le véhicule démarre sur les chapeaux
de roue.
– J'ai bougé la caisse pour être moins voyante, commente le chauffeur. Alors,
tes carnets ?
Je me sens minuscule, un gamin inutile, incapable de quoi que ce soit. Pourtant,
j'ai réussi... Je murmure :
– Mission accomplie. J'ai tous les carnets.
La voiture me ballote dans tous les sens. Si seulement je pouvais attacher une
ceinture de sécurité...
– Pourquoi tu fais cette tête, alors ?
– Ma mère dormait dans le salon. J'ai oublié mes chaussures dans l'entrée. Elle
va se rendre compte que je suis venu.
– T'as enlevé tes chaussures en rentrant chez toi ?
– Ça paraissait logique sur le coup...
– Bon sang, c'est vrai que c'est rudement grave.
Berlin garde le silence, les lèvres pincées. Elle négocie un virage serré pour
s'engager sur le pont des Barris et me lâche :
– J'espère que tu déconnes. Tu t'es infiltré chez toi, tu as rempli ta mission.
Bordel, t'as quatorze ans. Tu devrais jouer à la console et draguer les filles ! Alors, les
chaussures, c'est une erreur, d'accord, mais c'est pas grave. Ta mère, dans l'état où elle
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Sylas Rêves de papier page 59
doit être, tu crois vraiment qu'elle va remarquer ta paire de pompes qui traîne par terre
? Et même si elle le fait, elle va penser qu'elles ont toujours été là.
Je renifle.
– OK, vous avez raison.
– Je t'ai déjà dit de me dire tu. Et tu vas m'appeler Josiane. Putain, je suis fière
de toi, je savais que t'allais y arriver.
Elle s'arrête à un feu rouge, totalement inutile puisque aucune autre voiture ne
roule à part la nôtre. À la lueur des réverbères, il me semble voir ses yeux briller.
– Une fois qu'on sera arrivés à la maison, déclare-t-elle, tu me raconteras tout
ce qui s'est passé. Ça s'appelle un débriefing. Ensuite, tu auras la journée pour te
reposer.
Je hoche la tête. À l'idée de pouvoir prendre une bonne douche, m'allonger avec
un bon livre ou regarder la tété, je sens une douce chaleur m'envahir.
– Mme B... Josiane, je peux te demander un truc ?
– Vas-y, répond-elle en souriant.
– Vous... tu pourrais arrêter de faire de l'ironie, comme tout à l'heure quand j'ai
dit que j'avais laissé mes chaussures ?
La prof d'espagnol secoue tristement le tête en abordant le rond-point de la Route
de Pommier.
– Pas possible. Tout est compris dans le colis. Sarcasmes et grosses fesses.
C'est à prendre ou à laisser !
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Sylas Rêves de papier page 60
Chapitre 12
De retour chez Mme Berlin – pardon, chez Josiane – ma première action est de
me recoucher. Les membres fourbus et tremblants, la tête vide, je me laisse tomber sur
le lit, comme un arbre qu'on abat. Mais le sommeil ne vient pas. Je n'arrête pas de
penser aux différentes femmes de ma vie. Ma mère qui, après avoir perdu son mari,
voit son fils disparaître à son tour. Josiane qui vole à mon secours parce qu'elle s'en
veut de ne pas avoir pu le faire pour mon père. Sasha qui...
Que dire de Sasha ? Je ne pense pas qu'elle souffre, contrairement aux deux
autres. C'est plutôt moi qui garde l'impression d'avoir un trou à la place de l'estomac,
chaque fois que je pense à elle. C'est dingue comme elle me manque. Je ne la connais
que depuis quelques jours, mais son absence m'inflige une douleur plus intense que
celle causée par la souffrance de ma mère. Sasha et moi, nous avions une complicité
que je n'avais jamais connue auparavant. C'était fort. Je suis sûr que ça pouvait durer
toute la vie.
Alors que je suis encore allongé, un coup de klaxon me fait sursauter. Je me lève
prestement et sors de ma chambre. Quelques secondes plus tard, la porte d'entrée
s'ouvre à la volée, et la maîtresse des lieux se dirige vers moi en portant plusieurs gros
sac de courses. Certains contiennent de la nourriture. Le dernier est plein de vêtements.
– J'ai pris du quatorze ans, explique Berlin. Tu me diras si ça te va.
– Il fallait me le dire que vous partiez, je serais venu avec vous.
– Non ! tranche Josiane en me lançant un regard sévère. Tu ne dois pas sortir
d'ici. Il faut que personne ne sache que tu es avec moi. Dis-donc, tu m'as dit vous ?
– Oui... j'arrive pas à vous tutoyer.
– Pas grave, élude-t-elle.
Elle extirpe d'un sac isotherme de la viande et du fromage, qu'elle commence à fourrer
dans son frigo.
_Tu comprends pourquoi tu dois rester là ?
– Pour pas que les hommes en noir me trouvent ?
– Tout juste, Auguste. Et pour éviter que je me fasse arrêter pour enlèvement
d'enfant.
Je l'aide à ranger la nourriture dans les placards de la cuisine et laisse tomber un :
– Et maintenant ?
– Maintenant ? Tu restes là et tu te fais tout petit. Interdiction de sortir, ni de
contacter qui que ce soit.
Je grimace :
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Sylas Rêves de papier page 61
– OK.
– Évite aussi d'aller sur le web. Si tu y tiens vraiment, je te passerai une pTab.
Tu devras te créer une nouvelle adresse mail si tu veux t'inscrire quelque part.
– C'est tout ?
– Ahh... constate une Mme Berlin satisfaite. Un peu de rébellion, c'est bien !
Oui, c'est tout.
Rompez ! ordonne le commandant.
Je passe le reste de la matinée et repenser à l’opération « carnet de rêves ».
Finalement, elle a peut-être raison la prof d'espagnol. J'ai accompli un sacré exploit. Si
je revenais un jour en classe, je pourrais crâner auprès des autres. À supposer que j'en
aie le droit...
Après manger, Josiane s'accorde une grosse sieste. Je constate à cette occasion
qu'elle ronfle à en faire trembler les murs. Pour ma part, je laisse le temps passer sans
trop chercher à m'occuper. Je me sens fatigué, ramolli comme du plastique chaud. Je
me promène sur internet avec la Ptab, qu'elle m'a prêté. En tapant le nom de mon père
sur Google je tombe sur quelques chroniques de ses livres. Je découvre également un
article sur sa disparition. Il semblerait qu'il ait mis en scène, dans une de ses nouvelles,
l'enlèvement d'un auteur de science-fiction par des extra-terrestres. Les similitudes
entre la fiction et la réalité seraient troublantes. Je ne peux m'empêcher de sourire.
L'auteur de l'article croit qu'il s'agit d'une coïncidence. Moi, je sais que c'était un récit
prophétique.
Mes pensées dérivent alors vers « rêve de papier ».
Ce qui est écrit dans cette nouvelle est en train d'arriver. En ce moment. De nos
jours, beaucoup élèves prennent leurs notes sur un support numérique. Peut-être pas
tant que ça en France, mais en tout cas énormément aux États-Unis. Sasha se promène
partout avec son Pflat et n'a pas le moindre gramme de papier sur elle.
Un bruit de porte qui claque. Josiane passe en trombe devant moi en maugréant :
– Après une nuit blanche, toujours pas moyen de dormir...
Elle se poste en face de la baie vitrée, prend une longue inspiration et se tourne
finalement vers moi. Je demande :
– Vous connaissez la nouvelle de mon père, « Rêve de papier » ?
– Ça me dit quelque chose. Une histoire de pTab, non ?
– Oui, sauf que ça ne s'appelle pas pTab, dans le texte. Vous savez ce que je
pense ?
– Tu vas me le dire.
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Sylas Rêves de papier page 62
– Que c'est à cause de cette nouvelle que mon père a été enlevé. Son texte était
tellement plein de détails que des gens ont dû comprendre qu'il voyait le futur.
Josiane affiche un sourire ironique. Je sens qu'elle va me servir une remarque
grinçante et je me raidis. Mais elle doit se contenir, parce qu'elle se contente de :
– Ça me paraît un peu tiré par les cheveux.
– Pourtant, tout y est dans l'histoire, les pTab, les pFlat, les écrans tactiles, le
cahier de texte électronique. Tout.
– D'accord, c'est une piste. Ça voudrait dire que ceux qui l'ont enlevé savaient
que ça allait arriver. Ils en ont déduit que ton père voyait le futur.
– Des fabricants de pTab ?
– Plutôt des concepteurs de pTab.
– Mais pourquoi ?
Josiane se contente de hausser les épaules et s'installe sur une chaise avec un
carnet de rêve.
– Puisque tu as récupéré tes papiers, on va les lire et mettre de côté ceux où
apparaissent tes ravisseurs. Tu m'aides ?
Nous prenons chacun un bloc-note et arrachons les pages qui font mention
d'hommes en noir. Notre lecture silencieuse dure un long moment, jusqu'à ce que la
maîtresse de maison allume sa radio sur le flash de dix-sept heures :
– …un adolescent de quinze ans a disparu à Périgueux. Il a quitté son domicile
vendredi soir et n'a pas réapparu depuis. La thèse de la fugue n'a pas été écartée, mais
les enquêteurs privilégient celle de l'enlèvement.
« Il s'appelle Martin et portait un blouson marron, un jean et des baskets rouges.
Si jamais vous pensez le reconnaître, appelez immédiatement la gendarmerie. Le
dispositif Alerte Enlèvement a d'ores et déjà été mis en place. Côté météo, le beau
temps va se maintenir jusqu'à la fin du week-end...
Josiane coupe la radio, les lèvres pincées. Elle me regarde en silence, puis lâche :
– Tu sais ce que ça veut dire ?
– Que je dois pas sortir d'ici ? dis-je d'un ton grinçant.
– Surtout que ta mère a contacté la police dans la journée. On a eu un sacré
bol !
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Sylas Rêves de papier page 63
Chapitre 13
Le lendemain matin, à peine réveillé, je note mon rêve sur mon calepin. Celui-ci
est tellement étrange que je ne sais pas trop comment le formuler.
Je suis en train de noter mon rêve du matin. Pas sur du papier, mais sur une
tablette numérique, à l'aide d'un stylet. La scène se passe dans un lieu que je ne
connais pas, une chambre aux murs pâles, plutôt laide et impersonnelle. Les draps du
lit sont à rayures multicolores.
Cette vision est peut-être celle d'un futur lointain, en tout cas elle fait écho à la
nouvelle de mon père. Le papier qui disparaît de la surface de la terre, ça me fait froid
dans le dos.
Je me lève et passe aux toilettes avant de m'habiller. Les vêtements que m'a
achetés Josiane sont soit trop grand, soit hideux. J'opte pour un pantalon de survet gris
et un sweat couleur moutarde. Pour finir, des baskets qui me font des pieds de clown.
Puis je retrouve l'ancienne militaire dans la cuisine. Elle feuillette un magazine, affalée
sur sa chaise, enveloppée dans une robe de chambre qui date du siècle dernier.
Lorsqu'elle lève les yeux vers moi et qu'un sourire ironique se dessine sur ses lèvres, je
reconnais une scène que j'ai vue en songe, il y a quelques nuits de cela. Dans une
seconde, elle va lever les yeux sur moi et me servir un « Toujours pas du matin,
Martin ».
– Non, ne le dites pas, je lui lance brusquement.
Elle fronce les sourcils.
– Comment tu peux savoir ce que j'allais...
– Un rêve, dans la semaine. C'était exactement ça. Je vous ai reconnu, votre
posture, votre robe de chambre, et la pièce aussi.
Je tire une chaise, m'assois à côté d'elle, et essaie de prendre un air aussi
ténébreux et énigmatique que lorsqu'elle me sort ce genre de phrases :
– Et vous savez ce que ça veut dire ?
Son sourire s'élargit :
– Vas-y.
– L'avenir peut être changé.
Elle ferme son ouvrage, médite ces paroles pendant quelques secondes, comme
si elle conservait en bouche un délicieux breuvage avant de l'avaler.
– On le savait déjà. Tu as rêvé que tu te faisais attraper par les gars en noir,
chez Sasha. Et c'est pas arrivé. Tu l'as évité.
C'est à mon tour de réfléchir avant de répondre.
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Sylas Rêves de papier page 64
– Oui. Sur le coup, j'avais pas réalisé. En fait, ça veut dire que rien de ce que je
rêve n'est obligé d'arriver en vrai.
– Pas tout à fait. Ça veut dire que toi, tu peux changer les choses. Tous les
événements que tu ne vas pas modifier vont se produire comme ils sont prévus.
– Mais ça veut dire quoi, en fin de compte, que tout ce qui se passe sur terre est
écrit à l'avance quelque part ?
Josiane avale une grosse lampée de café et lâche :
– Ça, mon petit père, j'en sais rien du tout.
Elle se lève pesamment pour se rendre dans le salon. Pour ma part, je m'octroie
un petit déjeuner gargantuesque : pain, beurre, confiture, lait au chocolat dans lequel je
laisse tremper quelques corn flakes, juste pour le plaisir. Josiane réapparaît dans mon
champ de vision et se met à me fixer.
– Ta mère ne te nourrit pas, ou quoi ?
– J'ai besoin de prendre des forces, dis-je la bouche pleine. Je suis en pleine
croissance.
Je ne laisse pas le temps à Josiane de répliquer une tirade cinglante, et lui raconte
mon rêve de cette nuit. Je fais également le lien avec le texte de mon père et l'univers
qu'il y décrit : un monde sans papier.
– Ça veut dire que ton idée est peut-être bonne, conclut-elle. Ça vaut le coup de
chercher de ce côté là.
– Quel côté ?
– J'ai quelques coups de fils à passer. Pendant ce temps, prends ta douche.
Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris sa voix autoritaire. Sa voix de prof.
Je termine mon petit déjeuner et lave mon bol, ainsi que mes couverts. Sur ce point,
elle s'est également montré très ferme : pas moyen de laisser traîner ma vaisselle dans
l'évier comme je le faisais avec ma mère. La vaisselle, c'est chacun son tour, et les
ustensiles du petit dej' doivent être nettoyés immédiatement.
En sortant de la cuisine, j'entends Josiane grogner quelque chose comme : « je
sais que c'est dimanche, mais s'il n'est pas au bureau c'est qu'il est canné. Alors passez-
moi votre putain de chef de service... ». En glissant un coup d'œil dans le salon, je
réalise qu'elle ne téléphone pas, mais qu'elle se tient debout devant son écran
d'ordinateur, sur lequel est accroché une webcam. Je la laisse s'acharner et je passe à la
salle de bain. Au début, je n'ai pas très envie de me déshabiller, mais la douche s'avère
très agréable.
Après m'être séché, je me couche sur mon lit et laisse mon esprit vagabonder. En
sourdine, j'entends l'ancienne militaire vociférer dans le salon. J'essaie de m'imaginer
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Sylas Rêves de papier page 65
l'état dans lequel se trouve ma mère en ce moment. Est-ce que notre appartement
grouille de flics, comme dans les films ? Je visualise la scène : le téléphone sous
écoute, un duo d'inspecteur enchaînant les cafés noirs, en attente d'une demande de
rançon. Puis, rapidement, mes pensées s'égarent. Une seule personne occupe mon
esprit : Sasha. Elle me manque comme le sel manque à la mer ou comme le ciel
manque au soleil. Je sais, c'est nul comme comparaison – j'ai dû l'entendre dans une
chanson – mais c'est tout ce qui me vient. Je me redresse dans mon lit avec une idée
très bête en tête.
Il faut que je l'appelle !
Je peux peut-être prétexter un besoin de m'excuser pour l'avoir plantée lors de
notre rendez-vous. Ou simplement lui dire que j'ai besoin de la voir. Ce qui me
suffirait, en fait, ce serait d'entendre sa voix.
Je me rends sans bruit jusqu'à l'entrée et attrape le téléphone que m'a montré
Josiane deux jours plus tôt. Dans le salon, la maîtresse fulmine en aboyant des
demandes en direction de son ordinateur. Je reviens dans ma chambre à pas de loup.
Le numéro que Sasha m'a donné est toujours inscrit sur un petit papier roulé en boule
au fond de ma poche de pantalon. Je fouille du bout des doigts, l'attrape et le déplie. Sa
belle écriture est toujours lisible. Ça serait tellement simple de l'appeler.
Mon pouce pianote sur le clavier, compose quelques chiffres, pour ensuite les
effacer. J'ai du mal à me l'avouer, mais une trouille terrible me serre la gorge. Dans
quel état vais-je trouver Sasha ? Fraîche et chaleureuse comme la semaine dernière au
collège, ou froide et effrayée comme lorsque je l'ai quittée ? A-t-elle été enlevée par
mes poursuivants a-t-elle été épargnée, comme ma mère ? Il y a maintenant les dix
numéros affichés sur l'écran du téléphone. Il ne manque que la validation. Qu'est-ce
que ça coûte ? C'est juste un petit geste du doigt. Rien de difficile. Allez...
– Martin, tu peux venir, s'il te plaît ?
J'appuie frénétiquement sur la touche rouge de l'appareil et les numéros
s'effacent. En quelques seconde, le téléphone a rejoint le meuble de l'entrée et je me
retrouve dans le salon, presque au garde-à-vous. Josiane s'est tournée vers la baie
vitrée et me présente son dos. Rien qu'à son maintien crispé, je la devine soucieuse.
– Bon, dit-elle d'une voix distante. J'ai pas dégoté grand chose, mais d'après les
manières de nos lascars, ça pourrait très bien être une milice privée. Le genre qui
œuvre pour un groupe industriel et qui n'existe pas officiellement.
Je ne vois pas quoi répondre et je ne suis même pas sûr de savoir de quoi elle
parle. Je me contente d'attendre, le buste droit.
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Sylas Rêves de papier page 66
– Ça va être dur de les pister, continue Berlin, même avec mes relations.
D'ailleurs ça fait longtemps que je suis à la retraite et la plupart de mes anciens
contacts me renvoie gentiment paître.
Je m'attends vaguement à ce qu'elle se retourne vers moi, mais c'est toujours son
dos qui me fait face.
– Sinon... je voulais vous demander un truc.
Elle se tourne finalement vers moi, les bras croisés, le regard dur. Moi, je me
mords la lèvre. Je me demande si c'est une bonne idée de me livrer à elle.
– Qu'est-ce que vous pensez de Sasha ?
– Sasha, c'est quoi ? Ah... l'américaine ! Qu'est-ce que tu veux savoir au juste ?
– Je me demande si je pourrais l'appeler. Après tout, je comprends que la police
puisse mettre sous écoute le téléphone de ma mère, mais pas celui de Sasha.
Josiane secoue lentement la tête, comme une prof prenant un élève en train de
désobéir effrontément.
– Je t'ai dit que tu ne pouvais contacter personne, Martin. On ne sait jamais
quelles conséquences ont nos actions. La seule ligne de conduite à tenir maintenant,
c'est : ne rien faire.
– Pendant combien de temps ? Je vais pas vivre ici toute ma vie ?
– C'est quand même pas le bagne ! s'indigne-t-elle. Tu as tout le confort
possible, de la lecture, internet...
– La belle affaire. J'ai même pas le droit d'avoir une vie sociale !
– Parce que tu en avais une, avant ?
Le choc. Je reste abasourdi, comme si elle m'avait asséné un crochet dans
l'estomac. Elle prend une grande inspiration et se rattrape, d'une voix plus douce :
– Je suis désolé. C'est normal que tu te sentes isolé. Mais il n'y a pas d'autres
solutions. En attendant, occupe toi tout seul, j'ai des cours à préparer.
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Sylas Rêves de papier page 67
Chapitre 14
L'ennui...
L'ennui est la pire des prisons. Ça pourrait faire un bon titre de roman. Quant au
contenu : un garçon de quatorze ans qui reste enfermé dans une maison en bois au lieu
d'aller en cours. Et qui s'ennuie... je ne sais pas si ça ferait un bon bouquin.
Le dimanche s'est terminé, le lundi est arrivé. Après que Josiane est partie au
collège, tôt ce matin, je me suis installé dans le salon, la pTab à la main. Accroché au
mur, un masque africain me dévisage d'un air sadique. Au sol, une sculpture en bois
d'un mètre de haut me fixe également de ses grands yeux. Sur ma gauche, entre la
bibliothèque et une tenture ethnique, une myriade de petits morceaux de papier sont
épinglés au mur de bois. Ce sont mes rêves. Plus précisément ceux qui concernent les
hommes en noir. Nous avons passé la soirée précédente à les trier et à les afficher. Il y
en a exactement dix-sept ; dans chacun d'entre-eux, je me fais attraper – clouer au sol
ou plaquer contre un mur. Parmi ceux-là, dix se déroulent dans un lieu plein de
verdure, probablement un parc. Quatre prennent place dans la rue. Les trois derniers
dans un lieu clos – dont dans l'appartement de Sasha.
Hier soir, Josiane et moi avons longuement discuté de ce que tout cela voulait
dire. Il en ressort que je dois au maximum éviter les zones enherbées et boisées, sans
compter qu'il est impératif que je reste caché ici, au milieu de la forêt.
Ce travail de tri des rêves a sûrement son utilité. Mais pour l'instant, ça me donne
juste l'impression de brasser ce que je sais déjà. C'est à dire rien du tout. Je feuillette au
hasard un bloc et tombe sur une évocation de la fille blonde, qui s'avère bien sûr être
Sasha. Il s'agit de celui où nous partageons une tarte aux pommes, dans un lieu que je
ne connais pas, probablement un restaurant. Dans une impulsion, je découpe ces
quelques lignes d'écriture manuscrite, et dépose le papier sur un coin de table basse. Je
fais de même avec un autre bloc, dont j'extirpe un autre rêve. Bientôt, je ne perçois
plus le temps qui passe. Je me retrouve happé par l'excitation du chercheur d'or qui
découvre pépite sur pépite. Plein de petits morceaux de Sasha, que j'empile avec
précautions les uns sur les autres. Une vague de déception me submerge quand j'atteins
le dernier bloc de rêve. Je cours alors chercher celui qui reste au pied de mon lit. J'y
découvre deux nouveaux songes que je découpe avidement.
Je prends amoureusement en main les morceaux de papier. Douze. Douze
fragments de plaisir pur. Je les lis et les relis, comme s'ils me permettaient de sentir son
odeur, d'entendre tinter son rire, de visualiser ses lèvres magnifiques. Je ferme les yeux
et m'imagine en train de vivre ces instants rêvés. Le baiser que je suis censé lui donner
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Sylas Rêves de papier page 68
devant une boutique de vêtements. Cette escapade dans la neige. Cette discussion dans
la cour de récré du collège – instant que j'ai déjà vécu et que je chéris.
Et tout d'un coup, je n'en peux plus.
Je vais à grandes enjambées récupérer le téléphone portable et compose son
numéro. Je ne sais pas ce que je vais lui dire. Je m'en fiche. Je ne peux tout simplement
plus me retenir de lui parler.
La sonnerie me paraît lugubre. Comme une amorce de ma future déception. Je
m'accroche au morceau de plastique comme un noyé à sa bouée. Et ça décroche.
– Allo ?
Je retiens mon souffle. Ou plutôt, l'air refuse obstinément de sortir de ma
poitrine. Dans un effort surhumain, je laisse s'échapper un feulement qui ressemble à :
– Sasha ?
– Martin ?
Encore une fois, elle prononce « Martine » et un sourire vient dérider mes lèvres.
C'est elle, c'est Sasha. Je suis en train de lui parler !
– Ouais.
– Tu es où ? Tout le monde est en train de mourir d'inquiétude.
– Heu... comment ça ?
D'un seul coup, le fait que je sois une personne disparue, dont le signalement
passe en boucle à la radio, me frappe de plein fouet. Tout le monde me cherche
partout ! J'essaie de paraître confiant.
– Écoute, je vais bien. Je me cache. Je voulais t'appeler pour... pour... je sais
pas.
– Tu veux qu'on se voie ?
Il est difficile de décrire ce que je ressens à ce moment précis. Sans doute la
même émotion qui a envahi les rois mages lorsqu'ils ont vu l'étoile dans le ciel. Ou
Léonard De Vinci après avoir achevé la Joconde. En tout cas, je m'écrie :
– Ouais !
– On se retrouve au parc près de chez moi ?
Le parc Gamenson. Très chouette endroit, mais je suis censé éviter les lieux
plantés de verdure. Je cherche vite un site qui serait près de chez elle... puis une pensée
me traverse :
– Mais t'es pas au collège ?
– Non, je suis chez moi. Je me sentais mal. Tu sais, sûrement à cause de ta
disparition.
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Sylas Rêves de papier page 69
Ça paraît logique, et ça me fend le cœur de faire souffrir mon entourage par mon
absence. Mon cerveau mouline à pleine vitesse pour trouver un lieu de rendez-vous,
proche de son appartement, un minimum romantique, mais sans verdure.
– Juste à côté du parc, il y a une rue à sens unique qui fait comme une anse.
– Une anse, c'est quoi ?
– Comme... un arc de cercle. A bow...
– OK.
– On se retrouve dans cette rue dans une heure. Tu vas trouver ?
– No problem.
Au milieu de cette anse, la route propose une vue panoramique sur l'église Saint-
Georges et sur les toits des maisonnettes du quartier. Ce n'est pas grandiose, mais ça
devrait produire son petit effet.
Mon pouce appuie fébrilement sur la touche rouge du téléphone. Je viens d'avoir
deux bonnes nouvelles en moins d'une minute. Non seulement Sasha est libre, mais en
plus je vais bientôt a voir. Dans une heure !
J'ai donc une heure pour me rendre en ville, qui doit se trouver à plusieurs
kilomètres d'ici. Bien sûr, avant de proposer ce rendez-vous, j'ai réfléchi à la manière
de quitter la maison de Josiane. En faisant le tour de la maison, hier, j'ai repéré une
vieille bicyclette dans le garage. Les roues sont dégonflées et la chaîne rouillée, mais je
pense qu'elle devrait rouler correctement.
Me voilà dans le garage à dépoussiérer une bicyclette qui n'a pas servi depuis des
années. Un coup de pompe pour regonfler les pneus, une giclée de graisse sur la chaîne
et c'est parti.
Dès le premier coup de pédale, je ressens l'ivresse de la liberté me tourner la tête.
Je vais voir Sasha... je vais voir Sasha... je vais voir Sasha ! Mais d'abord, il faut que je
parvienne au point de rendez-vous.
Par chance, le chemin de terre est en pente douce jusqu'à la route, qui elle même
descend en zigzagant jusqu'à l'embranchement de Trélissac. J’atteins donc le rond-
point de la Route de Pommier en quelques minutes. Une fois en ville, en revanche,
c'est différent. Rien n'est plat à Périgueux ! Et le vélo ne possède qu'une seule vitesse.
Je me retrouve rapidement en nage, les muscles des jambes brûlants, la poitrine
sifflante. Je dois mettre pied à terre pour gravir la côte du Cours Fénelon, qui me
semble avoir été créé uniquement pour faire souffrir les cyclistes. Je dois ensuite
remonter les Boulevards, ces grandes artères qui longent le centre-ville du Nord au
Sud, puis prendre une route encore plus pentue que les précédentes, qui serpente
derrière le parc Gamenson.
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Sylas Rêves de papier page 70
J'atteins enfin la fameuse anse, qui se nomme en réalité Boulevard Albert
Claveille. Drôle de nom pour une si petite rue. La voie est garnie de voitures garées sur
les trottoirs et de belles maisons à étage. Maintenant que je suis arrivé, je pousse
lentement ma monture en reprenant ma respiration. Je vais revoir Sasha. C'est la
réalité. Il n'y a plus d'urgence. Juste cette trouille qui m'enserre la poitrine et mes
jambes qui s'apprêtent à tout moment à me lâcher. Mais je tiens bon, j'avance
régulièrement, pas après pas, à la rencontre de mon destin.
Là, dans le creux du virage, penchée sur le parapet protégeant du vide, une
silhouette féminine. Une écharpe orange vif, un poncho violet, un pantalon bleu, c'est
elle. Aucun doute possible. Je pose le vélo contre un plot et viens me poster à côté
d'elle, en silence. Les yeux perdus dans le paysage, elle semble un peu triste. Je fais
semblant de ne pas trop m'intéresser à elle. Je réfléchis à quelle phrase je pourrais
négligemment lui lancer. « C'est joli tous ces toits, presque autant que toi. » me paraît
un peu direct.
– C'est quoi ces vêtements ?
Mon approche est fichue. Merci Josiane pour tes choix vestimentaire ! Je me
force à faire de l'humour :
– Et encore, t'as pas vu mes chaussures !
Nous baissons ensemble les yeux vers mes pieds, qui arborent fièrement des
baskets trop grandes de trois tailles. Et nous éclatons de rire.
Ce rire... que dire de ce rire... Il est comme une musique céleste, comme un
brasier qui me réchauffe le cœur. Je ne regrette pas une seule seconde d'avoir bravé
l'interdit édicté par Josiane.
– Pourquoi tu te caches ? me demande-t-elle brusquement.
Je cesse de sourire et plonge mes yeux dans le tapis de toits rouges qui s'étale
sous nos yeux.
– Il y a des gens qui me cherchent. Je ne sais pas qui c'est. Des hommes en
noirs. Tu as du les voir, l'autre soir.
– Comme dans Matrix ? lance Sasha dans une tentative d'humour.
Je ne souris même pas. Il y a quelque chose de pas normal. Je me tourne
brusquement vers elle
– Qu'est-ce qui s'est passé l'autre soir, quand je me suis enfui de chez toi ? Tu
as vu des hommes arriver ?
Sasha fait la moue en détournant le regard.
– Et le bruit que j'ai entendu ? Ça venait d'en bas, on aurait dit que la porte
volait en éclats.
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Sylas Rêves de papier page 71
– C'est la bouteille de Coca qui est tombée de la table et qui a explosé, répond-
elle.
Je prends ma tête dans mes mains. Ce n'est pas normal. Pourquoi mes ravisseurs
ne se sont-ils pas montrés alors que j'en ai rêvé ? Alors que j'en ai vu un dans
l'appartement de ma mère... Qu'est-ce que je ne comprends pas ?
– Martin, ta mère a appelé, fait Sasha d'une voix frêle.
– Hein ?
– Hier soir. Elle était... devastated. Très triste. Elle voulait savoir si je t'avais
vu. Comme, tu sais, tu venais juste de chez moi quand tu as disparu.
– Elle... elle allait bi...
Non. Bien sûr qu'elle n'allait pas bien. Elle était dévastée. Elle se faisait un sang
d'encre. La rencontre ne se passe pas du tout comme prévu. Sasha est tendue, nerveuse,
le contraire du tempérament que je lui connais. Et si Josiane découvre que je me suis
fait la belle, elle va me passer un savon monstrueux. Je n'ai pas envie de récurer les
toilettes à la brosse à dents, comme à l'armée.
– Tu sais Sasha, je vais y aller.
– Attends.
Elle s'approche son visage et j'ai malgré moi un geste de recul. J'ai tellement peu
l'habitude de... de... Elle continue son geste. Son visage pénètre dans ma sphère
d'intimité. Ses yeux se ferment et ses lèvres – tièdes et douces, une sensation que je
n'oublierai jamais de ma vie – se collent aux miennes. Je ne sais pas quoi faire, alors je
ne fais rien. Je reste les bras ballants, les yeux écarquillés sur le cou de la plus belle
fille de la terre, jusqu'à ce qu'elle recule enfin. Et que je puisse de nouveau respirer. Je
me sens idiot. J'ai rêvé de cet instant, au sens propre du terme, et maintenant que ça
arrive, j'ignore comment le gérer.
– Je suis désolée, souffle Sasha. Really.
– Faut pas ! je m'écrie. C'était bien.
– Pas pour ça, Martin...
Jusque là, la rue était plutôt calme. Peut être deux voitures roulant au pas, à la
recherche d'une place de parking. Elle est désormais bloquée par quatre motos, deux de
chaque côté de l'anse. Des motos noires. Je ne les avais pas vues arriver. J'étais trop
accaparé par le baiser. Maintenant, comment est-ce que je peux m'enfuir ? Les deux
issues sont bloquées. Aucune entrée de jardin n'est accessible. La seule échappatoire
reste le vide, derrière moi.
Sasha, quant à elle, recule à petits pas, en me lançant un regard d'une infinie
tristesse. D'un seul coup, je comprends pourquoi elle prétend ne pas avoir vu les
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Sylas Rêves de papier page 72
hommes en noir débouler dans son appartement. Elle est avec eux ! C'est même sans
doute elle qui les a prévenus de ma présence. Son coup de fil à son père...
Dans tous les rêves où je suis coursé par les hommes en noir, je me fais attraper
violemment et immobiliser. D'une manière plutôt humiliante. Jamais je ne parviens à
échapper à mes ravisseurs. Alors, je décide une fois de plus de modifier le cours des
événements. Je me laisse tomber au sol et je me couche, face contre terre. Je place mes
mains dans mon dos en espérant qu'ils ne me blesseront pas en me passant les
menottes.
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Partie 2 : Bienvenue dans la cloche à fromage
Chapitre 1
Ça fait plusieurs heures que je suis dans le noir. Je ne sais pas combien. Cinq ou
six, peut-être. On m'a mis un sac opaque sur la tête et on m'a assis de force à l'arrière
d'un véhicule. Un peu plus tard, on m'a déshabillé et on m'a donné de nouveau
vêtements. Non, pour être plus précis, on a découpé mes vêtements aux ciseaux et on
m'a aidé à en enfiler de nouveaux, sans que je puisse ôter le sac qui m'aveuglait.
Je n'avais pas peur. Il y avait une voix. Lointaine et discrète, comme un
murmure. Mais qui me donnait des ordres précis, sans violence. Lève les bras, tourne-
toi, fais trois pas devant toi, tu vas pouvoir uriner dans une minute. Je n'osais pas
vraiment m'adresser à la voix. Ce n'était pas de la timidité, c'est que je n'en avais pas
besoin. La voix m'inspirait confiance.
Cela fait désormais plusieurs heures qu'on ne m'a pas parlé et qu'on roule. Vite,
sans doute sur l'autoroute. J'ai dû m'endormir car j'ai rêvé. Un mélange foutraque de
Josiane en colère, de ma mère en pleurs, d'une Sasha aux canines longues et pointues
et d'un vélo trop grand pour moi. Un rêve normal, pas prémonitoire. Ça fait du bien de
temps en temps.
– As-tu faim ?
Le murmure s'adresse à moi.
– Oui.
Le sac noir se soulève un tout petit peu et je sens quelque chose se presser contre
mes lèvres. Une barre de céréales. Je croque et j'avale avec difficulté. Ce n'est pas si
évident de manger avec les yeux bandées et les mains menottées sur les genoux. C'est
ensuite au tour d'une paille de me titiller les lèvres. J'aspire du jus d'orange. J'avais
bien plus soif que faim, tout compte fait.
Puis le bourdonnement feutré du moteur devient le seul bruit audible. Je bascule
dans une sorte de torpeur ponctuée par des coups de freins, des accélérations et des
virages qui me ballottent.
Au bout d'un temps qui me semble infiniment long, le moteur s'arrête. Je suis
presque surpris. La portière s'ouvre et on me pousse à l'extérieur. Mes membres
douloureux ont du mal à se déplier et à me faire avancer. Du gravier crisse sous mes
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Sylas Rêves de papier page 74
pieds. Il fait moins chaud que dans la voiture mais la température est tout de même
douce pour un mois d'octobre. Le soleil tape sur le dos de mes mains et sur mon front.
On me fait marcher sur une vingtaine de mètres et grimper à un escalier de fer, qui
grince à chaque pas. Puis je m'engouffre à l'intérieur d'un bâtiment. On me force à
m'asseoir.
Lorsque le sac noir glisse au-dessus de ma tête, c'est un peu mon univers qui se
redessine. Au début, je ne vois que du blanc. Progressivement, je me découvre au
centre d'une pièce aux murs de béton, assis devant une table quelconque. Un instant, je
pense aux salles servant aux gardes à vue, dans les films. C'est à peu près le même
genre d'accueil. La lumière provient d'une petite lucarne très haut placée, devant
laquelle des stores ont été tirés. Est-ce pour ménager mes yeux qui sont plongés dans le
noir depuis plusieurs heures ? Je pense que c'est le cas, parce que celui qui se trouve de
l'autre côté de la table me sourit d'un air bienveillant.
– Comment te sens-tu ? me demande-t-il.
Malgré sa voix douce et ses bonnes manières, l'homme ressemble à un repris de
justice. Cou de taureau, crane rasé, tatouages sur les avants bras. Une sorte de pitbull
bien dressé. Les mains croisées sur la table qui nous sépare, il attend patiemment ma
réponse.
Que je refuse de donner.
Au bout d'une minute, il prend une profonde inspiration :
– D'accord. Tu n'as rien à dire. Ça ira plus vite. Je suis le chef de la sécurité de
ce complexe et j'ai quelques petites choses à t'expliquer avant de te laisser entrer.
Il se penche en avant en articule :
– Premièrement, on ne peut pas en sortir.
Je fronce les sourcils. Il laisse passer quelques secondes avant de compléter :
– Jamais.
Je marmonne :
– C'est une prison...
– Si on veut. Mais une prison est remplie de criminels. Considère plutôt ce
centre comme ta nouvelle maison.
Décidément, je change souvent de maison.
– La seconde chose à savoir est : Tu seras surveillé. Tout le temps, partout,
même dans les toilettes. Mais tu ne t'en rendras pas compte et tu finiras par l'oublier.
– Pourquoi vous nous surveillez ?
– Pour différentes raisons que tu comprendras là-dedans. L'une d'elle est pour
faire respecter les règles de vie. Si tu ne respectes pas ces règles, tu es puni.
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Sylas Rêves de papier page 75
– Puni ?
– Les punitions sont progressives et adaptées. Rien de très méchant, sauf pour
les récidivistes.
Je me surprends à frissonner. Dans quel pétrin je me suis fourré ?
– Une nouvelle vie commence pour toi, reprend l'homme. Une vie qui ne sera
pas meilleure que celle d'avant, ni pire. Juste très différente. Et peut-être difficile à
accepter, dans un premier temps.
– Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ?
– Tu n'as pas deviné ? Tu es un prescient. Tu as le don de voir le futur. Et nous
avons besoin de ce don.
– C'est qui, nous ? Vous êtes qui ?
L'homme sourit d'une manière énigmatique.
– Je t'en ai suffisamment dit. Sache seulement que nous ne sommes pas tes
ennemis. Tout ce que nous voulons, c'est que tu sois le plus heureux possible.
Je reste abasourdi, hésitant entre la curiosité et la peur. Supposant que ce sera la
seule fois que j'aurai l'occasion de poser la question, je lance :
– Vous êtes des fabricants de tablettes ?
Pour toute réponse, mon interlocuteur se lève et frappe des mains.
– Bien. Avant que tu puisses pénétrer dans le centre, il y a une autre personne
que tu dois voir.
Une autre personne ? Mon cerveau tourne à plein régime tandis que le pitbull
disparaît par une porte derrière moi. J'en profite pour jeter un regard en direction de
mes mains, attachées entre elles et posées sur mes genoux. Les menottes qui les
ceignent n'ont rien d'habituel. Il s'agit d'une sorte de gangue translucide,
caoutchouteuse et hyper solide. J'ai beau tirer dessus, impossible de la déformer.
Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Puis la porte s'ouvre de nouveau derrière moi et laisse entrer une jeune fille en
pleurs. Normalement, je devrais être très affecté par ce spectacle. Ses joues sont des
vallées de larmes séchées, son nez rouge de s'être trop mouchée, ses yeux
complètement bouffis. Mais je ne parviens à ressentir que du mépris.
Elle hésite quant à la conduite à tenir. S'asseoir, rester debout, s'approcher de
moi... elle reste plantée de l'autre côté de la table, voûtée comme une petite vieille de
mon immeuble.
– Je suis désolée, dit Sasha d'une toute petite voix.
Son accent, je le trouvais craquant. Il sonne désormais à mes oreilles comme un
instrument mal accordé. Faux. En face de moi, se tient une fille en détresse. Une fille
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Sylas Rêves de papier page 76
dont je croyais être amoureux, pour laquelle j'ai fait des trucs fous, comme désobéir à
celle qui essayait de me sauver, comme croire à l'impossible.
Je me mords la lèvre inférieure pour m'empêcher de parler. Je ne veux pas lui
faire le plaisir du son de ma voix, lui faire croire, ne serait-ce qu'un instant, que je
comprends ce qu'elle endure. Parce que ce n'est pas le cas. Je me concentre sur mes
mains, je joue à tirer sur la gangue de plastique qui les retient prisonnières.
– On m'a obligé, reprend Sasha. C'est mon père qui... C'est la première fois que
je le fais, tu sais... I don't know how to... Si ça avait été autrement...
Ses larmes noient ses paroles. Je l'entends souffler dans un mouchoir. Je ne lève
toujours pas la tête. Mais pourquoi est-ce qu'elle s'entête à essayer de me convaincre ?
Elle ne voit pas à quel point je la déteste ?
– Tu sais, on pourrait être amis, vraiment, s'il n'y avait pas...
J'explose.
– Ami ? Non mais tu t'entends ? Les amis se mentent pas ! Les amis se
trahissent pas ! À cause de toi, j'ai fait de la peine à la seule personne qui me voulait du
bien !
– Je suis désolée, Martin... Oh, lord ! I'm so sorry...
Elle se mouche de nouveau.
– Va-t-en.
Le son de ma voix est devenue rauque, cassé par la colère. Sasha ne fait plus un
geste, comme statufiée. Je me raidis et je lance, sans même la regarder :
– Fous le camp. Casse-toi !
Elle hésite, trépigne, puis finit par se mettre en mouvement. Elle avance en
crabe, comme si elle ne parvenait pas à me perdre de vue, et lorsqu'elle passe dans mon
dos, elle explose dans un bouquet final de larmes. Je perçois le son de la porte qui
s'ouvre, qui se ferme, et les sanglots qui vont decrescendo.
Me voilà seul. Mais pas pour longtemps. Monsieur « tatouage » réapparaissent
par là où s'est enfuie Sasha. Je ne suis pas sûr, mais il me semble détecter un regard
désapprobateur chez lui. De quoi il se mêle ? Qui a été trahi, moi ou lui ? Il me lève
par les bras et me conduit jusqu'à l'issue qui me fait face depuis que je suis assis. Il
s'agit d'un panneau de métal particulièrement épais. Pas le genre de porte qu'on peut
forcer avec un pied-de-biche. Il appuie sur un interrupteur et le panneau pivote avec un
bourdonnement électrique, pour se bloquer à quatre-vingt-dix degrés, dans un
claquement sec. Au-delà, je découvre une pièce minuscule et totalement noire. Je lève
un œil interrogatif vers le chef de la sécurité.
– C'est un sas. Donne-moi tes mains.
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Sylas Rêves de papier page 77
Je lui tend mes deux poignets entravés par les menottes translucides, tout en me
demandant comment il va pouvoir me libérer. Il débouche un petit flacon et en verse le
contenu sur le plastique. Dans un mouvement de panique, j'essaie de me soustraire à ce
traitement, mais il me tient fermement les avant-bras. Alors, sous mes yeux ébahis, les
menottes se liquéfient en dégageant une légère fumée blanche. Dès que c'est possible,
j'écarte d'un coup sec mes deux mains et fait jouer mes poignets. Le reste des entraves
tombe au sol et finit de se consumer en se contorsionnant, comme un bout de lard sur
la grille du barbecue.
Stupéfait, je lâche :
– C'est quoi ce truc ?
– C'est la technologie de demain. Allez, rentre la-dedans. T'inquiète pas, une
autre porte va s'ouvrir quand celle-là sera fermée.
Il me pousse dans la petite pièce noire. Je me laisse faire, bien trop curieux pour
résister. Après les menottes qui fondent, je me demande ce que je vais trouver dans –
comment a-t-il appelé ça – le centre. Alors que la porte électrique est presque
refermée, j'entends une dernière fois la voix du malabar :
– Bienvenue dans la cloche à fromage !
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Sylas Rêves de papier page 78
Chapitre 2
Je suis dans une pièce que je ne connais pas. Sans doute dans des pièces de la
périphérie. J'embrasse Diane. Elle n'est pas habillée comme aujourd'hui, elle porte les
cheveux blancs, plus courts, et beaucoup moins de piercings.
Voici les premiers mots que j'inscris sur mon nouveau carnet de rêves. Je relis le
texte plusieurs fois, me disant qu'il va être analysé, décortiqué, décrypté. Ils vont être
déçus. Il n'y a rien qui puisse les aider à imaginer la technologie du futur. Juste un
geste que je vais probablement accomplir. Le plus tard possible.
Je ne me sens pas du tout attiré par Diane, qu'elle ait les cheveux noirs ou blancs,
et ce baiser me laisse un goût amer en bouche. Je sais désormais que le futur peut être
changé, façonné. Ce qui est écrit n'est pas forcé d'arriver. Ça ne tient qu'à moi.
Je me lève, les jambes flageolantes. Combien de temps ai-je dormi ? Aucune
idée. Le soleil ne pénètre dans la pièce par aucune fenêtre et je n'ai pas l'heure. Je me
racle la gorge et prononce d'une voix rauque :
– Salut. Il me faudrait un radio-réveil. Et une lampe de chevet. Merci.
Je me lève et me rends dans la minuscule salle de bain. Le miroir me renvoie
mon reflet de loir aux yeux encore collés. Je me débarbouille à l'eau tiède et dresse à
haute voix la liste des affaires de toilettes dont j'ai besoin. Incroyable qu'ils n'aient
même pas pensé à me laisser une brosse à dent et un gel-douche. Je m'habille – en
passant commande d'autres vêtements – et sors de ma chambre.
À l'intensité de la lumière qui règne sous le dôme, je devine que j'ai dormi
longtemps. Je m'appuie sur la rambarde et me penche au-dessus du dédale de cloisons
et d'humains en mouvement. La principale pensée qui traverse mon cerveau à ce
moment est « Qu'est-ce que je vais faire de ma journée ? ». Pas embrasser Diane, en
tout cas. Un petit déjeuner serait sympa. Je descends les marches et longe le mur
courbe jusqu'à la porte estampillée "Réfectoire". Mais cette dernière est fermée, et il
n'existe aucun moyen de l'ouvrir.
– T'arrives trop tard, me lance une voix derrière moi.
Je me retourne et découvre un petit homme portant une veste élimée et un béret.
Je crois reconnaître Polo, celui qui joue aux échecs tout seul.
– Va falloir attend' midi.
– Il est quelle heure ?
– Pas t'ta fait dix heures.
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Sylas Rêves de papier page 93
Il m'adresse un hochement de tête et tourne les talons. Je soupire, puis je lève les
yeux vers le dôme translucide et prononce distinctement : « Je voudrais une montre,
s'il vous plaît. »
Déçu, le ventre grognant comme un animal en colère, je m'enfonce dans le
fouillis de panneaux mobiles, de plantes vertes et d'humains en mouvement. Sur ma
droite s'ouvre un passage donnant sur une zone meublée de chevalets de peinture.
Quelques personnes s'y entraînent à peindre un bol de fruits, avec plus ou moins de
réussite. Des cris d'enfants me guident ensuite vers un autre secteur, où semblent s'être
donnés rendez-vous tous les marmots de la cloche. Excités comme des puces, ils
fouillent dans des malles pleines de déguisements et jouent à se vêtir en pirate, docteur
ou pompier. Je suis pratiquement sûr que ces malles n'étaient pas là hier soir.
En continuant mon exploration, je tombe bientôt sur une sorte de large clairière
circulaire, où sont disposés une quinzaine de canapés et de fauteuils. Au centre, sur
une table, de nombreux journaux et magazines forment de petits tas. Un peu à l'écart,
sur une table, une cafetière et une théière patientent à côté d'un empilement de tasses et
de bols. Il n'y a pas de croissants ou ni de biscuits, dommage. Balayant la zone du
regard, je reconnais mon père qui parcourt un quotidien, vautré dans un large fauteuil,
et Diane qui feuillette un magazine.
Sans hésiter, je me dirige vers mon père.
– Salut la marmotte, me dit-il.
Il se lève et me fait la bise.
– T'es dans le canard, regarde.
Il me fait une place dans son grand fauteuil et me pointe un petit article du doigt.
Il est question de ma disparition et de témoins qui m'auraient aperçu chez une certaine
Josiane Berlin.
– Mais on ne m'a jamais vu là-bas ! je m'écrie.
– Bien sûr, c'est un faux témoignage. Ils font ça pour se venger.
– La pauvre. Elle m'a bien aidée.
– J'en suis sûr, confirme mon père. Elle a toujours été très efficace. J'aurais pas
aimé être un de ses élèves.
Je ris, car je me suis fait la même remarque il y a quelques jours.
– Mais comment ils ont su qu'elle m'avait aidé ? Elle a toujours été super
discrète.
– Parano, tu veux dire. Quelqu'un d'ici a dû rêver d'elle, ou la dessiner. Avec
deux cent prescients sous la main et un budget illimité, peu de choses échappent à
Pears.
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Sylas Rêves de papier page 94
J'ai un instant le tournis face à la puissance de notre geôlier. Une multinationale
capable de prédire l'avenir et même de faire en sorte que celui-ci se déroule selon ses
plans. Je demande :
– Tu lis le journal tous les matins ?
– Oui. Impossible d'écrire quoi que ce soit avant mon café et mon journal.
Comme pour illustrer son propos, il se plonge de nouveau dans la lecture de son
quotidien. J'attends quelques seconde, puis m'extirpe du profond fauteuil, pour me
diriger vers la table pleine de lecture. Science et Vie, Science et Avenir, PC
Magazine... Les revues techniques sont légion. Est-ce que Pears veut que ses
préscients rêvent de science ? Je parcours, je feuillette, je repose, je mélange, je triture,
je grimace. Plus les minutes passent et plus je me demande ce que je fiche là. Ayant
finalement décidé de ne rien lire du tout, je me retourne. Et me retrouve face à Diane.
– Salut. Tu sais qu'ils sont tous disponible en numérique ?
– Hein ?
– Les magazines. On les a aussi sur PC, si tu préfères. Viens voir.
Je fais inconsciemment un pas en arrière.
– Non, mais j'ai pas envie de lire.
– Qu'est-ce que tu veux faire alors ?
– Je sais pas...
Diane croise les bras et fronce ses sourcils encombrés de bijoux.
– Qu'est-ce qui t'arrive ? J'ai fait un truc qui fallait pas ?
– Je... c'est difficile à expliquer.
Je commence à marcher pour m'éloigner de cette zone très fréquentée, avec
Diane sur les talons. Il me semble que ses boucles d'oreille et piercings sont différents
de ceux qu'elle arborait hier. En tout cas sa robe du jour – grise et rouge, toujours dans
un style victorien – est bien plus échancrée que la précédente. De fait, des traces
colorées dépassent sur sa clavicule. Elle doit suivre mon regard car elle déclare, d'un
air mutin :
– C'est un dragon. Je te le montrerai peut-être, un jour.
– Ou pas, je murmure.
– Quoi ?
Je m'arrête de marcher et prends une grande respiration.
– Bon, j'ai pas envie de sortir avec toi. Ni maintenant, ni dans le futur.
– Mais de quoi tu parles, bordel ?
Elle a parlé tellement fort que des têtes se sont retournées.
– Chut ! J'ai... j'ai rêvé que nous deux... on...
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Sylas Rêves de papier page 95
– J'écoute, m'encourage Diane.
– On... s'embrassait. Mais j'ai pas envie que ça arrive. Je sors juste d'une
relation avec...
– Avec la fille Mazà.
– Qui ça ?
– Steve Mazà. Le patron de Pears. La blonde, c'est sa fille. Je l'ai déjà dessinée
plusieurs fois et des prescients ont rêvé d'eux ensemble.
Une des dernières phrases prononcées par Sasha me revient en mémoire « C'est
mon père qui m'a forcée ». Je secoue la tête, perturbé par le tour que prend la
conversation.
– En tout cas, dis-je d'une voix que j'espère ferme, j'ai pas envie de sortir avec
toi.
– Mais moi non plus, se défend-elle. Qu'est-ce que tu crois ? D'ailleurs, je nous
ai jamais dessiné en train de faire des truc intimes. Contrairement à toi.
Clin d'œil appuyé, sourire conquérant, voilà qu'elle renverse la donne. Comme si
c'était moi qui l'avais draguée. Je baisse la tête, terrassé par cet adversaire bien plus
fort que moi, et je me laisse tomber sur un tas de coussins. Nous nous trouvons dans
une petite "salle" complètement vide, ce qui me convient parfaitement.
Au bout de trente secondes, je me rends compte que Diane s'est assise à côté de
moi. Elle m'adresse un regard compatissant.
– Je sais comment tu te sens, dit-elle. Tout est différent, ici. Plus d'obligations,
plus d'argent, plus de contrainte sociale. On est libre de faire ce qu'on veut, mais tout
ce qu'on peut faire, c'est tourner en rond dans notre cage.
– Pourquoi t'es gentille avec moi ?
Elle a un petit rire de gorge.
– T'as vu beaucoup de jeunes de notre âge, dans le coin ? En général, les
prescients se font attraper une fois adultes. Certains ont fait des enfants, mais le plus
grand a sept ans...
– On est condamnés à traîner ensemble, alors.
– Plus ou moins, confirme Diane, un sourire amusé sur les lèvres. Attends, je
vais te montrer un truc.
Elle se met prestement en position debout et extirpe de sa besace une feuille
quadrillée, pliée en deux.
– C'est ma prédiction du jour, m'explique-t-elle en me donnant la feuille.
Le dessin représente un paysage sous la neige, tracé au crayon à papier. Le trait
est très assuré, très professionnel. Il est difficile de m'imaginer que c'est cette fille qui a
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Sylas Rêves de papier page 96
réalisé un tel dessin. Je rend la feuille à son auteur, qui le déchire lentement en deux.
Elle roule ensuite en boule chaque moitié et les piétine avec vigueur. Je m'exclame :
– Tu fais quoi ?
– De la pédagogie, répond-elle en prenant son pEye.
Dans la seconde suivant cette phrase, une petite sonnerie émane de l'appareil.
Elle le tourne dans ma direction et je peux lire, dans le minuscule écran carré :
punition : pas de repas ce soir.
Toujours assis sur les coussins, j'adresse un regard surpris à Diane. Elle range le
monocle dans son sac et commente :
– Jojo m'a demandé de t'expliquer les punitions. Je me suis dit qu'un exemple
serait plus parlant.
– Mais du coup, tu vas pas manger ce soir ?
– Ça m'arrive souvent, élude-t-elle. J'ai l'habitude.
– Comment ça ? je demande en me relevant à mon tour.
Elle fait quelques pas avant de répondre.
– Ici, on a tous une manière de gérer l'enfermement. Tu vas voir tout un tas de
comportements bizarres. C'est une façon de pas devenir fou. Et, de toute manière,
devenir fou, c'est aussi une manière de survive. Moi, j'arrive tout simplement pas à
accepter la prison. C'est plus fort que moi. Ils le savent très bien là-haut, ils me
punissent, mais ça change rien.
Vaguement inquiet, je demande :
– En huit ans, t'as pas réussi à t'y faire ?
Elle secoue la tête, les yeux dans le vague, les épaules tombantes. Une certaine
tristesse s'est emparée d'elle. Je sens qu'il faut que je laisse seule et lui lance :
– On se voit plus tard.
Elle me gratifie d'un clin d'œil peu convainquant et disparaît dans le dédale de
cloisons. Est-ce qu'elle est partie pleurer ? Décidément, cette fille est complexe.
Chaque fois que je la vois, elle me fait un effet différent.
Que faire en attendant l'heure du repas ? Délaissant le cœur de la cloche à
fromage, je longe le mur extérieur en levant de temps en temps les yeux en direction
du dôme. L'effet de perspective est époustouflant. L'architecte qui a conçu cette
structure mériterait d'être connu. Je dépasse le jardin constitué d'arbres et de plantes en
pots et j'y découvre toujours la même dame en train de bichonner les plantes. Passe-t-
elle sa vie ici ? Est-ce ce que Diane appelle « un comportement bizarre pour ne pas
devenir fou ? Comme mon père qui écrit ou Polo qui joue aux échecs. Arrivé au niveau
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Sylas Rêves de papier page 97
de ma chambre, je grimpe l'escalier, pose ma main sur le carré sensitif et laisse la porte
coulisser vers le haut.
Je manque de m'étouffer de rire. Mon lit est fait, avec une couette et des draps à
rayures multicolores. Une lampe assortie repose sur la table de chevet, ainsi qu'un
radio-réveil indiquant 11:17. Les livres ont disparu mais le carnet de rêve est toujours à
sa place, ouvert à la première page. Je m'approche. À la suite des quelques lignes que
j'ai notées au lever, sont écrit ces deux phrases : Où la scène se passe-t-elle ? Donne
des détails.
Je crois rêver. Voilà un commentaire qu'un prof pourrait laisser dans la marge
d'une rédaction. Est-ce que je suis condamné à me faire critiquer jusqu'à la fin des
temps ? Je passe cinq minutes assis sur mon lit, à me demander que je pourrais faire.
Ne pas répondre à la demande pourrait me permettre d'expérimenter le système de
punition. Mais j'ai toujours eu un caractère plutôt obéissant, contrairement à Diane. Je
saisis le stylo et je note :
Derrière Diane, le mur est très coloré. Donc je pense que c'est l'écran de
l'auditorium. Comme je ne veux pas paraître trop soumis, j'ajoute : C'est un rêve que je
n'ai pas très envie d'évoquer à nouveau. Merci de vous contenter de ce que je vous ai
écrit. Et finalement, pour ne pas trop froisser mon destinataire, je conclus : Merci pour
les draps, le réveil et la lampe.
Je m'allonge ensuite sur mon lit, scrutant le plafond à la recherche d'une caméra
incrustée entre les lames de plastique. Lorsque la mélodieuse sonnerie du déjeuner
retentit, trois quart d'heures plus tard, je n'ai toujours rien décelé.
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Sylas Rêves de papier page 98
Chapitre 4
Quand mon fichu réveil sonne, j'ai l'impression que c'est le milieu de la nuit.
Pourtant l'affichage indique 08:00. J'ai dû dormir, quoi, trois heures ? Après ma
discussion avec Sasha, je me suis tourné et retourné dans mes draps chamarrés, sans
arrêter de me demander si j'avais bien fait de la rejeter.
Je me redresse, raide comme un zombi. Les yeux encore fermés, j'agrippe la
tablette et le stylet. Mon rêve du matin est tellement net dans ma mémoire que j'ai
l'impression de de m'y trouver encore. J'entrouvre un œil pour pouvoir écrire.
Je suis dans une salle de classe. Ce n'est pas le collège, je ne reconnais ni le
mobilier, ni les affiches aux murs. Par contre, quelques visages qui m'entourent me
sont familiers : Alban, Mathilde, Jessica. Des camarades de classe. De l'autre côté du
bureau, un homme aux cheveux en bataille et aux yeux un peu fous explique quelque
chose aux élèves. Il s'agite, bouge dans tous les sens, montre plusieurs fois une
formule inscrite au tableau. Je ne comprends pas ce qu'il raconte. Ça parle de dérivée
et de fonction impaire. Tout comme moi, les autres élèves ont l'air totalement perdus.
Je relis ma prose du jour et me frotte les yeux. Qu'est-ce que c'est que cette
histoire ? Un rêve de salle de classe, comme avant. Et cette formule mathématique, au
tableau, ça ne me dit rien. J'essaie de me remémorer des détails. Le temps qu'il fait à
l'extérieur, à travers les vitres. La disposition de la pièce. L'expression hallucinée du
prof – que je n'ai jamais rencontré auparavant. La seule chose qui me semble
remarquable est le visage de ceux que j'ai reconnus. Ils me semblaient plus âgés que
maintenant, d'un an ou deux.
Je précise à la suite de mon rêve que je ne comprends pas ce qui s'est passé. Qu'il
ne s'agit peut-être pas d'un rêve prémonitoire mais d'un simple songe sans queue ni
tête. Puis je valide. En me levant, mes exploits sportifs d'hier matin se rappellent à
moi. Mes cuisses sont raides et mes mollets durs comme de la pierre. Je clopine jusqu'à
la salle de bain, passe un coup de peigne dans mes cheveux indomptables, m'habille en
vitesse et me dirige jusqu'à la porte. Un petit signal sonore me fait tourner la tête. Je
boitille jusqu'à la tablette, abandonnée sur le lit défait. La réponse de mon superviseur
ne s'est pas faite attendre :
C'est bien un rêve prémonitoire. Les paroles du professeur de maths indiquent
qu'il s'agit du programme du lycée. Première S probablement. C'est pour cela que tu
ne reconnais pas les locaux. En revanche, c'est un futur auquel tu n'appartiens pas. Tu
n'es que spectateur. C'est normal qu'en grandissant tu commences à rêver
d'événements auxquels tu n'assistes pas. Cela s'appelle la décentration.
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Sylas Rêves de papier page 111
Je repose la tablette, pensif. Ainsi, je ne suis que spectateur de la scène ? Je ne la
vis pas ? Pourtant, en me concentrant, je visualise une trousse devant moi. Et une
feuille blanche, couverte d'inscriptions au crayon à papier. Je suis installé à une table,
un peu au fond de la classe, comme j'aime bien.
Je sors de ma chambre, toujours perdu dans mes pensées. Plus je fais défiler ce
rêve dans mon crâne, plus il me semble réel. Plus j'ai l'impression que je vais vivre
cette scène. Mais comment serait-ce possible ?
Au réfectoire, je retrouve Diane, qui rigole en me voyant m'approcher de ma
démarche d'estropié.
– Alors, le sportif ! La forme ?
Personnellement, je n'ai pas envie de rire. D'autant que ses cheveux ont perdu
leur teinte noire et sont devenus blancs, avec une curieuse raie sur le côté. Elle a
également troqué son habituelle robe gothique contre une sorte de treillis militaire sur
laquelle ont été cousus des nounours de couleur, et un pantalon du même acabit. La
plupart de ses piercings sont restés au placard. Elle n'a gardé qu'une boucle à la narine
et une autre à l'arcade.
– Tu changes souvent de couleur de cheveux ?
– Toutes les deux semaines, plus ou moins. Pourquoi ?
Parce que je suis censé t'embrasser au moment où tu as les cheveux blancs.
– Pour rien, dis-je en m'affalant à côté d'elle.
J'enduis mes tartines de beurre. Rituel rassurant du matin, noyé dans un océan
d'étrangeté. J'ajoute une couche de confiture chimique, je trempe et je croque. Ça a un
goût de cantine scolaire. D'un seul coup, je me sens largué, à la dérive. J'ai l'impression
qu'une chose énorme est en train de se rapprocher. Je ne parle pas du bisou, ni de cette
salle de classe, ni même d'aucun de mes songes. Quelque chose de plus gros, qui
rassemble tout, qui englobe tout.
Je réalise que Diane me parle.
– Quoi ?
– Tu veux que je te fasse une couleur ?
Je laisse passer deux secondes, pour revenir doucement dans le monde réel.
– Quoi ?
– T'es vraiment à la ramasse ce matin ! (Elle désigne sa propre tête) Une
couleur. Aujourd'hui, j'ai envie de mettre de la couleur dans cette putain de prison.
Allez, finis ton bol et viens avec moi.
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Sylas Rêves de papier page 112
Je m'exécute et je suis tant bien que mal la nouvelle Diane jusqu'à une porte
anonyme se dessinant dans la paroi de la cloche. Sa chambre ? Elle appose sa paume
sur le capteur et la cloison mobile coulisse vers le haut.
J'avais été surpris en découvrant la chambre de mon père. Ce n'était pourtant rien
en comparaison du choc que j'éprouve à ce moment.
Premièrement, sa chambre me paraît plus grande que celle de Jojo ou la mienne.
Peut-être son statut de première résidente lui donne-t-elle le droit de jouir d'une sorte
de suite royale. Deuxièmement, malgré sa taille, c'est la pièce la plus encombrée qu'il
m'ait été donnée de voir. La décrire est impossible. Au sol, traînent une haltère, des
nounours, des feuilles en boule, des jouets démontés, des vêtements, un sac à main, des
morceaux de ficelle, des feutres, des livres, un pot de peinture, un harmonica, une
tirelire, une ampoule à moitié démontée, des morceaux de miroir, un masque tribal, des
CD sans boîtes, des boîtes sans CD, du matériel informatique, des fils électriques, une
boite en fer, des prospectus publicitaires... je m'arrête là, à la limite de la fracture de
l'œil. Son lit est recouvert de peluches, ses murs d'images collées – parfois les unes sur
les autres – les meubles de babioles, boîtes, flacons, bouteilles ou étuis. Sur la droite,
un immense miroir surmonte un bureau encombré de matériel de maquillage. C'est
sans doute là qu'elle enlève et remet ses piercings, qu'elle choisit son look du moment.
Au bout de quelques secondes, je sens une douleur au niveau de mes côtes.
– Reste pas comme ça. Entre.
Je risque un pas ou deux dans son antre, en évitant les objets qui jonchent le sol.
Elle me pousse vers son bureau à maquillage.
– Ça t'arrive de ranger ta chambre ?
Elle prend un air faussement outré.
– Comment ça ? C'est parfaitement rangé. Attention aux bouts de verre par
terre.
Je parviens à me frayer un chemin jusqu'au bureau et je me laisse tomber sur une
chaise pliante. En face, le grand miroir me renvoie le reflet de mon visage. Le
capharnaüm de la pièce forme comme un arrière plan artistique.
– Comment t'as fait pour avoir tout ça ?
– Il y a des choses que j'ai demandées, comme la coiffeuse (elle tapote le
meuble à maquillage du plat de la main). Mais la plupart des trucs, ça vient des autres
pensionnaires. Ici, on m'appelle Diane la Récup'.
Dans la glace, je la vois s'agiter derrière moi, ouvrir un petit placard et poser un
doigt sur son menton pour réfléchir. Puis elle extirpe plusieurs boites arborant une top
model dont la magnifique chevelure flotte dans le vent.
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Sylas Rêves de papier page 113
– Tu préfères quoi, classique, vintage ou tendance ?
– Attends, j'ai jamais dit que je voulais changer de couleur de cheveux... je suis
pas une fille !
– Tu crois qu'il y a que les filles qui se font faire des couleurs ? Bienvenue au
XXIème siècle, Cro-magnon...
Vaguement vexé, je réplique :
– Pourquoi je changerais ? J'ai rien contre ma couleur.
Elle fait tourner mon fauteuil et plante ses yeux dans les miens.
– Tu m'as suivi jusqu'ici, tu t'es assis et m'as laissé sortir les flacons. C'est trop
tard pour reculer. Vois ça comme du tuning.
– Mais...
– Place au nouveau Martin, continue-t-elle en appuyant du doigt sur mon
sternum. Celui qui prend des risques, qui ose, qui n'a pas peur d'un flacon de colorant.
– J'ai pas peur !
– Alors c'est parti, enchaîne Diane en me replaçant face au miroir. Lequel ?
– Fais voir les boîtes, je grogne.
Je me retrouve avec plusieurs emballages en main, tentant de déterminer à quelle
chevelure de rêve j'ai envie de ressembler. Je lui tend l'objet de ma préférence.
– Celui là, le plus clair.
Elle fait la moue.
– T'es sûr ? Ça change presque rien. J'ai aussi du rouge et du vert.
– Non, non, c'est bon !
– Alors c'est parti. Ne bouge plus la tête.
Tout en me demandant comment j'ai réussi à me faire convaincre, je l'observe
ouvrir la boîte et vider le contenu du flacon – une espèce de mousse blanche semi-
liquide – dans un gobelet. Elle enfile ensuite des gants en plastique et m'applique la
mousse dans les cheveux. Devant l'assurance de ses gestes et son air très concentré, je
demande :
– Tu fais souvent ça ? Je veux dire, sur d'autres que toi ?
– Tu vois beaucoup de salon de coiffure dans le coin ? me dit-elle sans cesser
ses mouvements. Ouais, je fais des teintures à ceux qui me le demandent. C'est pour ça
que Pears me donne tous le matos de coiffeur que je veux. Il y en a d'autres qui sont
spécialisés dans les coupes de cheveux. En discutant avec tout le monde, tu vas vite
comprendre qui fait quoi.
– Et la récup', c'est pour quoi faire ?
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Sylas Rêves de papier page 114
– Pour m'occuper. Franchement, il en faut des passe-temps pour ne pas devenir
dingue, ici.
– T'aimerais bien sortir, hein ?
Elle arrête de me masser le cuir chevelu et plante ses yeux noirs dans mon reflet
– Ce serait Noël.
Quelques secondes plus tard, une sonnerie retentit, en direction du lit. Devant
l'absence de réaction de Diane, je demande :
– C'est quoi ?
– Le pEye. Sûrement un message de la direction. Attends...
Après avoir appliqué avec homogénéité la mousse blanche dans mes cheveux,
elle fait claquer ses gants et attrape le monocle posé au milieu des débris jonchant son
lit.
– Qu'est-ce que disais... Ne parlez pas de sortir. Premier avertissement. Quelle
bande de blaireaux... (elle lève les yeux au plafond et se met à scander :) Je veux
sortir ! Je veux sortir ! Je veux sortir !
La réaction de son superviseur ne se fait pas attendre. Un second message arrive
sur son pEye. Elle le lève à hauteur de son visage et fulmine :
– Privée de repas de midi ? Quelle originalité. De toute façon, j'avais pas faim !
Se retournant vers moi, elle déclare :
– Il faut que j'aille faire un tour, là... Toi, reste ici pendant que le produit agit !
Elle se détourne et disparaît par la large ouverture rectangulaire. Je me dis que si
elle avait eu le loisir de claquer la porte, elle ne se serait pas faite prier.
D'abord, je suis bien trop choqué pour esquisser le moindre mouvement, et je me
contente de promener mon regard sur les détails de ce temple de la récupération. Puis
une bouffée de colère s'empare de ma poitrine. Quelle punition injuste ! En plus, c'est
moi, qui ai parlé de sortir... Peut-être ai-je reçu le même avertissement sur mon propre
pEye, ou sur ma tablette. J'ouvre mon sac et vérifie les messages de ma pTab : rien de
nouveau. Il n'y a vraiment qu'elle qui ai été menacée.
La justice du dôme fonctionne vraiment comme celle du collège. Ce sont
toujours les mauvais élèves qui se font punir, même s'il n'y sont pour rien.
Je me lève de mon fauteuil de coiffeur, les poings serrés, les sourcils froncés.
Que puis-je faire pour réparer l’injustice ? Rien, à part être puni moi aussi. Il n'y a
aucun CPE auprès de qui argumenter, aucun principal à qui se plaindre.
Ce parallèle avec le système scolaire me fait penser à mon dernier rêve. Le cours
de maths niveau première S. Jusque là, tous mes rêves prémonitoires se sont réalisés,
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Sylas Rêves de papier page 115
ou m'ont donné un aperçu de ce qui pouvait m'arriver. Le message est donc clair. Ce
futur peut exister.
Je peux sortir d'ici.
Non, je dois sortir d'ici. Pour Diane, pour mon père, pour ne pas passer ma vie
dans une prison gérée par des pions en manque de pouvoir.
L'excitation me donne envie d'accomplir quelque chose, là, tout de suite,
maintenant. Il est hors de question que je sorte tout seul. Je ne peux pas garder ça pour
moi, et tant pis si ça implique d’autres punitions.
Du regard, je fouille le sol et la surface des meubles. Une impulsion me fait
chercher un stylo et un morceau de papier – outils que je devrais repérer sans difficulté
dans le bazar ambiant. Sous couvert de satisfaire ma curiosité, je ramasse des objets
disparates et, au bout de cinq minutes, je me retrouve avec un feutre violet et un
morceau papier peint en main. Je me couche par terre et fais semblant de fouiner sous
le lit. Là, j'écris quelques mots à l'aveugle : J'ai rêvé que j'étais dehors. On va sortir
d'ici. Ce serait vraiment le diable s'il y avait des caméras sous le lit. Je me redresse,
extirpant de la poussière une poupée sans tête et fourrant rapidement le papier dans ma
poche.
Soulagé et enhardi par ma manœuvre, je furette un peu partout, entrouvre les
armoires, essaie d'assembler des pièces d'un puzzle qui traîne sur un guéridon et jette
régulièrement un coup d'œil à mon reflet moussu dans la glace.
Diane est rapidement de retour. Même si elle semble moins en colère, elle a du
mal à desserrer les dents. Je cherche un mot réconfortant à lui apporter, mais elle
m’entraîne rudement dans sa salle de bain – environ cinq fois plus grande que la
mienne – et me demande de me pencher en avant au-dessus du lavabo.
– Ça va pas être long, commente-t-elle.
Un peu d'eau chaude dans les cheveux et je me redresse. Le garçon aux cheveux
dégoulinants qui me toise dans la glace possède des cheveux légèrement plus clairs
que lorsqu'il s'est levé.
– Ça te plaît ?
Comme je ne veux pas décevoir Diane, je hoche la tête d'un air approbateur.
– Tu mens mal, lâche mon amie. Tu es presque comme avant. La prochaine
fois, je te fais un dégradé !
– Non, pas la peine... Tu sais, je suis désolé.. t'as un peu été puni à cause de
moi.
Ses yeux se perdent vers le plafond.
– C'est rien, ça m'apprendra à rêver à haute voix.
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Sylas Rêves de papier page 116
J'hésite, puis je m'approche d'elle pour l'enlacer, comme dans les films
américains, à la fin, lorsque le héros a gagné et que tout le monde est heureux. Dans le
même mouvement, je glisse dans la poche de sa veste aux nounours le mot roulé en
boule. J'espère qu'elle le lira sans se faire remarquer.
– Merci, lui-dis-je.
Je me recule et constate qu'elle est devenue toute rouge. Généralement, c'est moi
qui prend cette teinte en présence d'une fille. Il faut croire que la perspective de
m'évader de prison me donne de la confiance.
– De rien, balbutie-t-elle. C'est... pas grand chose.
Je ris de sa gêne et lui lance, en sortant de la pièce :
– On se revoit plus tard.
Fier de mon audace, je me rends au centre du dôme. Là, je retrouve mon père,
toujours en train d'écrire. Je tente d'amorcer la conversation, mais Jojo ne me prête
quasiment aucune attention. En continuant mes pérégrinations, je tombe sur le panneau
de l'éphéméride. 31 octobre : saint Wolfgang. Temps couvert. 3 minutes de soleil en
moins.
En dessous du blabla habituel, une inscription a été annotée d'une autre écriture :
20h, auditorium : projection obligatoire.
C'est la première fois que je remarque ce genre d'information sur le tableau blanc
et je pose des questions autour de moi. D'après ce qu'on m'apprend, il s'agit d'un
discours de la direction, auquel tous les employés de Pears doivent assister.
Apparemment, nous sommes assimilés à des employés, et tout refus de se rendre à
l'auditorium à l'heure fixée donne lieu à des représailles.
– Des représailles ? je m'étonne.
– Privé de repas pour trois soirs, me précise un homme mal rasé. T'imagines !
Ils doivent vraiment y tenir à leur discours à la noix.
J'opine de la tête et je m'éloigne. Un peu plus loin, je tombe sur Polo qui joue sa
partie d'échecs contre lui même. Très concentré, il à l'air sur le point de conclure la
partie. Les blancs n'ont plus que deux pions et leur roi, tandis que les noirs sont
agressivement positionnés sur l'échiquier. D'un seul coup, le joueur solitaire se tourne
vers moi :
– Eh, p'tit ! Comment tu f'rais mat en trois coup ?
– Heu... j'en sais rien. Je sais à peine les règles.
– Dommage, se renfrogne l'homme.
D'un seul coup, une image me revient. Une photo de mon père, jeune, devant un
plateau d'échecs. Il sait jouer ! Voilà quelque chose qu'on pourrait partager.
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Sylas Rêves de papier page 117
Je retourne dans le coin des ordinateurs et secoue l'épaule de Jojo le tannant :
– Papa, j'ai besoin de toi !
– Quoi, quoi ? Mais j'écris !
– Sauvegarde ! Tu continueras plus tard, allez viens...
Je le tire par la manche, comme un jeune chien qui cherche désespérément à ce
que son maître lui lance la balle. Difficilement, mon père se met sur ses pieds et réalise
quelques pas sous le dôme. Il cligne des yeux. On dirait qu'il vient de se réveiller. Je
l’emmène jusqu'à l'échiquier, où Polo a terminé sa première partie et met en place les
pièces pour une seconde. Je lui demande :
– On peut jouer ?
Le joueur me lance une œillade suspicieuse, puis remarque Jojo derrière moi. À
la vue de mon père, un sourire se dessine sur son visage et il acquiesce.
– Vous m'perdez pas de pièce, hein ?
– T'inquiète.
J'assois de force mon père en face de l'échiquier et le somme de m'expliquer les
règles de ce jeu.
– Tu faisais des compétitions, non, quand t'avais mon âge ?
– J'ai sûrement tout oublié.
Mais il n'a rien oublié. Il m'explique le déplacement des différentes pièces d'une
manière quasi-professionnelle et joue le premier coup en avançant un de ses pions de
deux cases. La partie débute lentement. Mon adversaire met patiemment en place ses
défenses alors que je teste bêtement le déplacements de mes unités. Au bout de cinq
minutes, ma reine se fait tuer par son fou. Je n'avais rien vu venir, comme lorsqu'un
crapaud gobe une mouche trop imprudente.
– Ouïe, je fais. C'est mal parti, non ?
– Pas forcément. Fais bien attention, maintenant.
– Je vais essayer.
Bien que je me fasse battre à plates coutures, je prends un plaisir fou à disputer
cette partie. C'est la première fois de ma vie que je partage quelque chose avec mon
père. Pour de vrai ! Au bout d'un quart d'heure, l’échiquier ressemble à celui de la
précédente partie : mon roi et ma tour, seuls survivants de mon armée, essaient
d'échapper aux attaques de mon père, qui semble s'amuser à faire durer le plaisir.
– Échec et mat, exulte-t-il finalement.
– T'es trop fort !
– Mais non, tu manques juste d’entraînement...
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Sylas Rêves de papier page 118
Je lève les yeux vers lui. Il y a quelque chose de différent dans son visage... Il
sourit. Comme sur la photo du salon de l'appartement de ma mère.
– On rejouera ? je demande.
Il hésite. Son sourire disparaît. Puis il lâche :
– J'écris beaucoup. C'est important pour moi. Ce que je te propose, c'est de
jouer avec toi tous les jours après le repas de midi.
Je me lève et me jette dans ses bras. Pour la première fois de ma vie, je me sens
proche de mon père. J'ai l'impression qu'on a réellement commencé à faire
connaissance.
Et ça fait du bien...
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Sylas Rêves de papier page 119
Chapitre 7
– Martin, tu es là ?
– Mbl... ?
À force d'attendre sous les couvertures, je me suis endormi. Il faut dire que mon
cycle de sommeil est complètement décalé depuis que je vis dans dans la cloche. Je me
retourne dans mon lit et, à la lueur verdâtre du radio-réveil, je perçois la silhouette fine
de Sasha et la porte qu'elle a laissée ouverte derrière elle. Ce serait tellement simple de
partir. Là, tout de suite. Mais je n'irais pas loin.
Je m'assois dans mon lit et me frotte les yeux.
– Tu étais en train de dormir ?
– Ouais. Un peu. J'ai des journées fatigantes.
Sasha s'assoit sur le bord du lit. Au son de sa voix, je comprends qu'elle sourit.
– Tu as de nouveau le sens de l'humour.
– Tout arrive.
Elle reste immobile. Je perçois ses bras croisés devant elle, sa tête tournée vers
moi, mais pas ses traits. J'hésite à allumer la lumière. Après tout, personne ne surveille
à cette heure-ci. Mais j'ai peur de briser la magie de cet instant. De cette rencontre
volée.
Je bâille et annonce :
– Je t'ai vue à la télé. Tu jouais bien ton rôle de petite fille modèle.
– J'ai bien appris, soupire-t-elle. J'ai passé mon enfance à faire semblant.
– Tu faisais semblant avec moi ?
– Non.
Le réponse est nette, rapide. Je la crois. Je m'apprête à parler, mais elle me prend
de court.
– J'ai ton livre.
– Quoi ?
– Stardust. Ton livre papier. Je l'ai lu et j'ai beaucoup aimé.
Je perçois dans le noir presque total qu'elle me tend un objet rectangulaire. Je le
prends et en caresse machinalement la couverture. Je le lui avais prêté la première fois
que je l'avais rencontrée. À l'époque où je me demandais pourquoi j'avais l'impression
de la connaître.
Il y a au moins cent ans.
– C'est pour ça que tu voulais me voir ?
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Sylas Rêves de papier page 133
– Non. Je voulais te dire au revoir. Je repars dans deux jours en avion. En fait,
on devait repartir demain, mais tous les vols sont retardés à cause de la tempête de
neige.
– Quelle tempête ?
– C'est vrai que vous êtes coupés du monde, ici, s'amuse-t-elle. Il y a un avis de
tempête pour tout le sud de la France. Ça commence demain en soirée et c'est prévu
pour durer vingt-quatre heures. D'après ce que j'ai compris, ça n'est encore jamais
arrivé dans cette partie du pays. Aux infos, on ne parle que de global warming, enfin...
de réchauffement climatique.
– Ils ont prévu des coupures de courant ?
– Oui. Les lignes ne sont pas prévues pour supporter la neige. Ça va être un vrai
black out.
Un frison électrique me parcourt la nuque. Ma vision de la cloche à fromage sans
électricité va se réaliser demain. Si je veux avoir une chance de contacter l'extérieur, il
faudra que je la saisisse à ce moment-là.
– Alors, je peux ? demande Sasha.
– Tu peux quoi ?
– Te dire au revoir.
– Euh... au revoir.
– Pas comme ça, dumbass.
La silhouette fine de Sasha se redresse et se penche vers moi. Je tressaille au
contact de ses lèvres contre mes lèvres. Lentement, sa langue s'insinue dans ma bouche
et s'enroule autour de la mienne. Je sens aussi ses doigts fouiller dans mes cheveux.
Dans un premier temps, je suis comme tétanisé. Puis, presque malgré moi, mes mains
se mettent en mouvement et caressent le dos et les reins de Sasha.
Je suis incapable de dire combien de temps dure ce baiser. Mais lorsqu'elle
éloigne son visage du mien, je le trouve bien trop court.
– Wouaw, dis-je en reprenant ma respiration. Tu sais embrasser.
– Merci. Toi aussi, tu embrasses bien.
J'embrasse bien ? Mais c'est ma première fois.
– Je te devais bien ça, ajoute-t-elle.
– Comment ça ? Tu m'as embrassé juste pour te faire pardonner ?
– Bien sûr que non. Mais ce n'est pas comme si on pouvait sortir ensemble. On
ne va plus jamais se revoir. Tu sais, je comprends pourquoi tu ne veux pas me
pardonner. Moi aussi je suis en colère. En colère contre mon père et contre moi-même.
Je la coupe :
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Sylas Rêves de papier page 134
– Tu sais, je te pardonne.
– Ah bon ? s'exclame-t-elle.
– Quand je t'ai vue à l'écran, à côté de ton père, j'ai compris que t'avais pas le
choix. Que tu devais lui obéir. Et il y a autre chose. On va peut-être se revoir.
Sasha penche sa tête sur le côté.
– De quoi parles-tu ?
Personne n'observe, je peux en parler. Le dire enfin à haute voix.
– Je vais m'enfuir d'ici. Et j'ai besoin de toi...
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Sylas Rêves de papier page 135
Chapitre 10
À travers le dôme translucide, le ciel est devenu couleur béton, brillant comme
un mur de lumière grise. Pour l'instant, il ne neige pas. Mais ça ne va pas tarder. Cette
après midi, la verrière va se recouvrir d'une couche de neige de plus en plus épaisse,
qui bloquera la lumière venue de l'extérieur.
J'arrête de penser à cette tempête de neige et me concentre de nouveau sur ce que
me demande Diane.
– C'est le quel le plus fort ?
– Ils sont tous forts. Mais t'as qu'à prendre Armor King.
– C'est lequel ?
– Celui qui a une tête de tigre. Le catcheur, en haut.
Nous sommes tous les deux installés au centre de l'auditorium, une manette de
pGame 4 entre les mains. En face de nous, l'immense mur nous présente les quarante
personnages avec lesquels il est possible de se battre au jeu Takkan. J'ai déjà jeté mon
dévolu sur Eddy un capoeriste aux mouvements des plus impressionnants. Il suffit que
Diane valide un personnage pour que le combat commence.
Et c'est parti.
Tout d'abord, je laisse le temps à mon opposante de s'habituer aux différentes
combinaisons de touches. Mais comme elle n'est pas du genre patient, elle envoie vite
son personnage contre le mien et multiplie les coups de poing et de pied. Pour être
clair, elle appuie sur tous les boutons comme une forcenée. Eddy pare les attaques,
coincé en position défensive. Puis je place mon premier coup, une balayette qui fait
tomber le catcheur sur les fesses. Je lui saute dessus, lui tord le bras et l'oblige à se
relever. Alors qu'il se retrouve dos à moi, j'enchaîne une série de coups de pieds hauts
pour finir par un coup dans les reins qui fait de nouveau tomber Armor King.
– Ça fait mal ?
– Tu parles, j'ai rien senti.
Son personnage se relève et se retrouve accueilli par une projection qui fait
apparaître la mention KO au centre de l'écran.
– Mouais, bougonne Diane. Pas très réaliste, tout ça.
– C'est juste un jeu.
Elle laisse tomber la manette à infra-rouge au sol et se met debout.
– Ça te dirait de tester pour de vrai ?
Je secoue la tête.
– C'est pas trop mon truc, les sports de combat.
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Sylas Rêves de papier page 136
– Ton truc, c'est quel genre de sport ?
Touché. Avec un sourire conquérant, elle descend la travée jusqu'à l'écran géant.
– Viens, je vais te montrer quelques coups.
– Ici ?
– La salle de sport est prise par le tennis. Allez, n'aie pas peur.
Je pose ma manette et rejoins Diane au pied de l'écran. Il y a là un espace de
quelques mètres carrés où nous pouvons effectivement nous mouvoir. Elle pose ses
chaussures et s'échauffe rapidement les articulations. Je me sens complètement idiot.
Eddy, viens moi en aide !
– Approche-toi et fais comme si tu voulais me donner un coup de poing. Je vais
te montrer des mouvements d'aïkido.
Je fais un pas en avant. Le poing vaguement fermé, je lance mon bras dans sa
direction. Elle l’attrape et, sans le moindre effort apparent, me tord le poignet en
arrière jusqu'à ce qu'il se trouve derrière mon épaule et que je tombe sur les fesses. Je
m'insurge :
–Ça fait mal !
– Ça s'appelle Shiho Nage. Allez, debout.
Je me relève péniblement. Et me poste en face de Diane.
– Plus près, rouspète-t-elle. Essaie de m'attaquer.
– Comment ?
– Comme dans ton jeu. Fais un salto, ou un coup de pied fouetté.
– Très drôle.
Je rassemble mon courage et lance ma main comme si je voulais lui donner une
claque. Elle attrape mon avant-bras, le tire en avant et passe son propre bras en
dessous. Je me retrouve de nouveau coincé, l'épaule douloureuse, la main droite plaqué
contre l'épaule de Diane, à la limite de son sein.
– Udekime Nage, commente-t-elle. Très douloureux si on le fait à fond.
Elle relâche son emprise et je retire ma main de son épaule. Est-ce que j'en
profite pour lui effleurer la poitrine ? En tout cas, une seconde plus tard, je sens ma
main tirée vers l'arrière et mon corps projeté en direction de l'écran mural. Mon
poignet tordu dans le dos, la joue collée au mur, je baragouine :
– Celui-là, c'est quoi ?
– C'est une création perso. Ça s'appelle on ne touche pas.
– On se demande qui touche l'autre en ce moment.
J'entends mon tortionnaire ricaner et sens ma mobilité revenir lentement. Je
secoue mon poignet douloureux et me retourne vers Diane. Nos visages ne sont qu'à
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Sylas Rêves de papier page 137
quelques centimètres l'un de l'autre. Intimité troublante, à laquelle je ne suis pas
habitué. Je repense instinctivement au baiser que m'a donné Sasha dans la nuit, puis à
celui dont j'ai rêvé. Cheveux blancs, mur d'image derrière moi. On y est. Je suis censé
l'embrasser. Mais pourquoi ferais-je ça ? Diane est attirante, mais je vais bientôt
retrouver Sasha dehors et...
Elle pose alors ses lèvres contre les miennes. Contrairement à la douceur du
baiser de Sasha, celui de Diane est fougueux, intense. Mais pourquoi est-ce que ça
arrive, au juste ? Dans mon rêve, c'était moi qui prenais les devants. J'en mettrais ma
main à couper.
– Désolé, dit-elle après avoir reculé son visage. Tu te décidais pas, alors je l'ai
fait. Quoi, ça t'a pas plu ?
– C'est pas ça, dis-je en secouant la tête. C'était bien, mais...
Je ne peux pas lui parler de Sasha. Par contre, je peux lui dire que je préférerais
qu'on reste amis. Mais c'est une chose horrible à entendre, non ? Une idée me frappe.
Si Sahsa n'était pas venue me voir dans ma chambre, hier soir, j'aurais peut-être
embrassé Diane.
Un peu confus, je lui lance :
– Il faut que je parte.
– Moi aussi... de toute façon... des trucs à faire.
Étrangement gênés, nous remontons ensemble la travée qui mène à la sortie de
l'auditorium, puis nous nous séparons en émergeant dans le cirque.
Les premiers flocons de neige font leur apparition après le repas de midi.
D'abord, c'est à peine perceptible. Quelques traits blancs qui filent sur un fond de
grisaille. Puis une pellicule se forme au coin de la verrière du dôme. Au fil des minutes
qui passent, la couche de neige grossit à vue d'œil et envahit la surface vitrée comme
une moisissure blanche. En tendant l'oreille, on croit entendre le vent mugir, tel un
monstre en colère.
Tous les prescients ont les yeux levés vers le plafond de verre. Certains arborent
un sourire ravi, d'autres une grimace inquiète. Une heure passe et la neige s'accumule
de plus en plus sur la surface transparente, jusqu'à la coiffer comme un bonnet.
L'ambiance devient subitement lourde, comme si nous nous retrouvions enfermés. J'ai
l'impression que les sons résonnent contre le plafond. Un homme s'approche de moi.
– Je viens d'Alsace et des tempêtes, j'en ai vu un paquet. Mais rarement aussi
fortes que ça. Et pas début novembre.
En effet, cette météo est déconcertante. J'imagine au dehors les voitures
bloquées, les conducteurs paniqués, les téléphones qui ne captent plus. Est-ce qu'ici ils
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Sylas Rêves de papier page 138
ont des chasse-neige ? Pas sûr. Je m'arrache à la contemplation de la verrière –
désormais d'un gris uniforme – pour me rendre dans ma chambre. J'attrape mon pEye
et le fourre dans ma poche. Lorsque toutes les lumières s'éteindront, ce sera le moment
d'appeler le collège Bertran de Born, à Périgueux. S'il y a une chance infime pour que
parvienne à les joindre et qu'ils prennent mon message, je compte bien la saisir.
Je reviens sous un dôme à l'ambiance crépusculaire et papillonne d'un coin à
l'autre. Tout le monde a abandonné son occupation habituelle, en attente de la coupure
que chacun a prédite. Mon père n'écrit pas. Assis au fond d'un fauteuil, il s'accroche à
un roman policier avec nervosité. Je lui glisse :
– Tu veux qu'on joue à quelque chose ? Échecs ? Backgammon ? Futsal ?
– Pfff... grogne-t-il en fermant son livre. N'importe quoi pour me changer les
idées...
Nous nous rendons jusqu'à la salle de sport. De 13h à 15h, c'est basket. Deux
personnes sont en train de tuer le temps en enchaînant les lancers francs. Lorsque nous
nous en approchons, elles nous lancent :
– Vous voulez jouer ? Deux contre deux ?
Jojo et moi nous regardons une seconde.
– Ouais !
Mon père et moi faisons équipe. Une équipe de choc, je dirais. Nous sommes
aussi ridicules l'un que l'autre. Nous échappons la balle, loupons tous nos lancers,
trébuchons en dribblant. Au bout d'une moment, nos adversaires arrêtent même de
nous empêcher d'approcher de leur panier et se content de nous voir échouer à marquer
des points.
Personnellement, ça ne me gêne pas. Mon père et moi rigolons comme deux
enfants en nous lançant des « la passe », des « à trois points », et en tentant des
dribbles impossibles. Je pense que nous en avons besoin tous les deux. Quel est
l’intérêt d'un tel sport, de toute manière, sinon de se défouler ? Et entre le bisou de
Sasha, celui de Diane, l'imminence de la tempête et l'urgence de l'évasion, les raisons
de me défouler ne manquent pas.
Après la partie de basket et la douche qui s'ensuit, je me sens vidé comme un sac.
L'idée de m'enfuir en laissant mon père moisir ici m'attriste. C'était facile de l'exclure,
au début, avant que nous nous rapprochions. Mais l'emmener est impossible. Déjà que
je ne suis pas sûr de savoir comment inclure Diane... La possibilité de partir sans elle
m'a également traversé l'esprit. Mais ce serait déloyal, après tout ce qu'elle a enduré, et
avec toute l'énergie qu'elle met dans nos préparatifs.
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Sylas Rêves de papier page 139
La coupe de courant survient vers quinze heures. D'un seul coup, sans même un
clignotement. Le centre tout entier se retrouve plongé dans le noir. Une lumière
spectrale traversant la couche de neige de la verrière permet de se diriger, mais pas
davantage. Ce qui m'étonne le plus est le silence. Pas de cris, pas même une
exclamation de joie ou de peur. Je me place dans l'encadrement de la porte du
gymnase, enfile le monocle à mon œil gauche et compose le numéro à l'aide de la
commande vocale. Un message s'affiche sur l'écran :
Échec de l'appel
Crotte ! Il faut que ça marche ! L'endroit n'est peut-être pas bon. Où est-ce que je
me tenais dans mon rêve ? Au beau milieu du cirque. Mais là, tout le monde va me
voir. Et si le personnel de Pears, rendu aveugle par la coupure de courant débarquait
dans la cloche à ce moment là ? Arrête de penser, Martin. Agis !
Je me rends à grands pas vers le centre du dôme. Je croise des silhouettes
perdues, d'autres assises en attente du retour du courant. Personne ne court. Tout le
monde savait ce qui allait arriver. Parvenu au centre approximatif de la salle circulaire,
c'est à dire au beau milieu du salon, je prononce les cinq nombres et lance l'appel. Une
éternité se passe avant qu'une tonalité grésillante ne se fasse entendre. Une sonnerie.
Deux. Trois. Allez, les pions, décrochez !
– Bureau du BVS.
Je crois reconnaître la voix de Jérôme, un surveillant. Après plus de trois ans
passés dans ce collège, je commence à en connaître le personnel.
– Jérôme ?
– Oui.
– C'est Martin Mermoz. Écoute-moi sans m'interrompre et prends de quoi
noter.
– Martin ! Mais t'es où ?
– Prends de quoi noter, s'il te plaît.
Quelques secondes se passent. Je n'entends que le vent qui souffle au-dessus de
ma tête et un crachotement continu à mon oreille gauche. Je prends la pTab en main et
fais défiler les rêves, jusqu'à afficher les coordonnées GPS de ma prison.
– Je t'écoute, grésille la voix du surveillant.
– Tu dois faire passer un message à Mme Berlin, la prof d'espagnol. Il faut
qu'elle me retrouve demain soir, à une heure du matin, quelque part en Provence. Je
vais te donner des coordonnées GPS.
J'égraine les nombres les uns après les autres, en m'assurant qu'il les note
correctement. Lorsque j'ai terminé, je lui demande de les répéter. Mais le signal
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Sylas Rêves de papier page 140
devient tellement mauvais que je ne distingue qu'un chiffre sur deux. À regret, je mets
fin à la communication.
Je prends alors conscience qu'une bonne dizaine de personnes m'entoure et me
fixe dans la lumière fantomatique. Elles ne me semblent pas hostiles, ni surprises. Juste
intéressées par ce que je viens de faire. À voix basse , je prononce :
– Vous devez le dire à personne !
– Bien sûr, me répond une femme, très maigre. Nous avons gardé le secret
jusque là.
– Vous saviez ce que j'allais faire ?
Pas de réponse. Pourtant, c'est évident. Parmi tous ces prescients, certains ont fait
des rêves où ils étaient dehors. Et certains – y compris mon père – ont du rêver de moi
en train de m'échapper. Ils ont tous dû mentir à leur superviseur à ce sujet, ou je
n'aurais pas pu passer cet appel.
– Merci, je murmure en rangeant le pEye et la pTab dans mon sac.
– Bon courage, me lance la presciente en se détournant.
La petite foule se disperse et me laisse seul. J'avise un fauteuil à quelques pas de
là et m'y laisse tomber avec un soupir. Je me sens d'un seul coup épuisé. C'est sans
doute le contrecoup de tout de que je viens d'accomplir. La décharge d'adrénaline
s'estompe. Pourtant, il y a une dernière chose que je dois faire avant le retour du
courant : trouver Diane pour lui expliquer que nous partons demain soir. Il faut que je
la prévienne tant que les caméras sont aveugles.
Je me force à me lever et à me mettre en mouvement. Vite ! Je la cherche dans sa
chambre, dans l'auditorium, dans le gymnase, en vain. Elle erre sans doute sous le
dôme. Comment la dénicher au milieu des dizaines d'autres fantômes ? Je me rue dans
la salle circulaire et commence à faire passer le mot. Il faut que je trouve Diane.
Plusieurs personnes m'aident et l'appellent. C'est alors que les lumières reviennent.
Elles illuminent la salle, piquent les yeux...
… puis s'éteignent de nouveau.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
Je me retourne brusquement. Elle se tient derrière moi. Noyée dans l'ombre, je ne
la reconnais que grâce à ses cheveux blancs qui semblent luire d'un éclat
phosphorescent.
– Demain soir, dis-je précipitamment. Il faut que tu viennes dans ma chambre
et que tu passes la nuit avec moi. C'est pas un plan drague. C'est qu'on va sortir. Pour
de vrai !
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Sylas Rêves de papier page 141
De nouveau, les lumières vacillent et se stabilisent. Le dôme retrouve ses
contours et ses couleurs. Il me semble sentir le poids des caméras s'appuyer sur mon
crâne. En face de moi, Diane sourit de toutes ses dents. Les deux seuls mots qui
franchissent ses lèvres me font sourire à mon tour.
– Père Noël...
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Sylas Rêves de papier page 142
Chapitre 11
Bonjour.
Me permettez-vous de passer la nuit prochaine avec Diane ? Je sais que vous
m'avez demande de garder mes distances avec elle, mais vous avez pu voir que ça se
passe bien. Elle ne parle plus de sortir du dôme. En fait, je pense avoir une bonne
influence sur elle. (D'expérience, je sais que les adulte aiment quand un élève a une
bonne influence sur un autre) Je ne sais pas ce qui va se passer durant cette nuit, mais
j'apprécie vraiment cette fille, et ça m'aiderait beaucoup si vous pouviez accepter.
Si vous êtes d'accord, déposez un matelas supplémentaire dans ma chambre.
Voici le message que j'ai envoyé à mon superviseur, à la suite de mon rêve du
matin. J'avais passé la moitié de la nuit à réfléchir au contenu de cette demande un peu
particulière. Et, lorsque j'avais réussi à m'endormir, mon sommeil avait été agité. Tout
un tas de questions et d’incertitudes me taraudaient. Est-ce que Josiane aurait le
message ? Est-ce qu'elle parviendrait à traverser une France paralysée par la neige ?
Est-ce que les coordonnées seraient assez précises pour qu'elle me trouve ? Et surtout,
est-ce qu'elle accepterait de m'aider une seconde fois, après que je lui ai désobéi ?
Lorsque j'ai émergé au matin, il était plus de dix heures. J'ai essayé de passer ma
journée de la manière la plus naturelle qui soit. Discussions avec Diane et avec tout un
tas d'excentriques inconnus qui le devenaient de moins en moins. Lecture, jeux vidéo,
tennis avec mon paternel après manger. Mais mon cerveau était ailleurs.
Vers dix-sept heures, un rayon de soleil a illuminé le dôme à travers la couche de
neige. Tout le monde à crié « Ahhhh ! ». C'est un peu plus tard que j'ai découvert le
matelas dans ma chambre.
Il se trouve par terre, au milieu de la pièce. Des draps d'hôpital, blanc et rêches,
et une couverture pliée ont été posés dessus. Je m'applique à faire le lit de mon mieux.
C'est là que je suis censé passer ma prochaine nuit, au yeux de mes surveillants. En
réalité, je n'ai pas l'intention de dormir du tout.
Le soir venu, après le dîner, j'hésite à aller chercher Diane. Une boule s'est
formée dans ma gorge. Nous allons partager une intimité à laquelle je ne suis pas
habitué. Elle non plus, d'ailleurs, je suppose. À la place, je vais voir ce qu'ils projettent
à l'auditorium. Autant en emporte le vent. Un vieux classique. Encore une histoire
d'amour impossible. Je reste assis près d'une heure à regarder défiler des images du
siècle dernier, qui racontent une histoire du siècle encore précédent. Puis, fébrile, je me
lève et je vais trouver ma complice dans son repaire.
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Sylas Rêves de papier page 143
Tot-toc-toc.
Je frappe à la porte. Qui ne s'ouvre pas. Sans pouvoir m'en empêcher, je fais
craquer les articulations de mes doigts. Je suis nerveux comme à un premier rendez-
vous. Cette nuit, je sors de prison. Non, en fait, ce n'est pas ça qui me fait le plus peur.
La porte coulisse brusquement sur une Diane en survêtement et baskets, le
visage dénué du moindre piercing. À la main, elle tient une parka fourrée.
– Quoi ? fait-elle en me regardant fixement.
Je réalise encore plus intensément ce qui va se produire cette nuit. Je vais sortir.
Dehors. Dans le froid. Et qu'est-ce que j'ai à me mettre ? Rien d'autre que le blouson
avec lequel je suis venu. Il aurait peut-être fallu que j'anticipe, mais ça aurait paru
suspect.
– D'où tu sors ça ?
– Récup. Personne ne s'en sert, ici.
– Mais à quoi ça va te servir ? Si tu crois encore qu'on peut sortir d'ici, il faut te
faire une raison.
J'espère sincèrement avoir été convainquant. Elle rétorque, le plus naturellement
du monde :
– Mais non, c'est mon nouveau look, pour fêter la fin du monde, dehors.
– Ah... OK.
L'oscar de la meilleur actrice vient d'être attribué.
– T'as pas l'air en forme, reprend-elle. T'es sûr que ça va ? C'est le bisou qui t'a
perturbé ?
– Beh...
– T'inquiète pas, reprend-elle. Ça va bien se passer. Regarde, j'ai pris des cartes.
Tu sais jouer à la crapette ?
Son assurance me sidère. Finalement, c'est une bonne chose qu'elle soit plus à
l'aise que moi pour jouer la comédie, ou nous n'irions pas loin. Une demi-heure plus
tard, nous nous retrouvons dans ma chambre, assis sur le matelas, et j'essaie de me
concentrer sur la partie de cartes en cours. Mission impossible. Je ne pense qu'à une
seule chose. Dans quelques heures, la porte va s'ouvrir et Sasha va pénétrer une fois de
plus dans cette pièce.
Sasha et Diane vont se rencontrer.
– T'es pas très bon, dis-donc, commente mon adversaire. Faut te ressaisir, mon
vieux.
Elle claque des doigts, comme pour me sortir d'une transe hypnotique. La
question sort de ma bouche comme un animal qui s'enfuit d'une cage :
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Sylas Rêves de papier page 144
– T'as déjà eu... T'as déjà eu un petit copain, avant ?
Je la vois qui s'affaisse. Toute sa confiance s'écroule comme un château de carte.
Puis son buste se redresse.
– Anthony en CE1, je crois. Et toi, t'as déjà eu une copine ?
Je passe ma main derrière ma nuque. Juste ce qu'il faut pour éviter son regard.
– Justement, je sors plus ou moins déjà avec Sasha...
Elle éclate brusquement de rire. Un rire énergique et libre comme un fleuve. Elle
roule sur le matelas, se tient les côtes n'arrive pas à s'arrêter. Évidement, je ris moi
aussi.
– C'est pour ça que t'es tout bizarre. T'as l'impression de sortir avec deux filles à
la fois ! Martin Mermoz, bourreau des cœurs... Mais t'en fais pas. Nous, on n'est pas
ensemble. Il y a eu un moment... propice. Des fois, ça arrive, et ça veut rien dire.
– T'es sûre ? je souffle.
Elle acquiesce. À ce moment, j'ai envie de l'embrasser. Mais ça serait sûrement
une mauvaise idée. C'est alors que je reçois un message sur ma pTab :
Pourquoi dis-tu que tu sors avec Sasha ? Qui est Sasha ?
Fichu superviseur... Fichu contrôle ! Vite trouver une réponse. Je lève la tête vers
une hypothétique caméra cachée derrière les lames du plafond.
– Sasha Mazà, celle qui m'a piégée pour m'enfermer ici. Ça peut paraître idiot,
mais... on s'est embrassés une fois et j'arrive pas à l'oublier.
Pourtant, tu avais l'air de beaucoup lui en vouloir, lorsqu'elle t'a dit au revoir.
Je serre les poings. Est-ce qu'on va finir par me laisser tranquille ? Je réponds :
– J'ai changé d'avis.
Du devrais l'oublier. Elle ne fait plus partie de ta vie.
Merci du conseil, maintenant, c'est toi que je voudrais oublier !
– D'accord.
Nous éteignons la lumière vers minuit. Je me suis installé sur le matelas
d'appoint, tandis qu'elle se glissait dans mon propre lit. Après quelques minutes de
silence, enhardi par cette sensation d'intimité, je murmure :
– Pourquoi tu manges tes yaourts sans cuillère ?
Elle ne répond pas tout de suite. Au bout d'un moment, je me demande si elle
m'a entendu et je répète :
– Tes yaourts, tu les manges...
– À onze ans, j'ai volé une petite cuillère du réfectoire et j'ai essayé de creuser
un passage dans le mur extérieur. Je me suis esquinté les doigts pendant un mois et j'ai
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Sylas Rêves de papier page 145
réussi à faire un beau trou. Le lendemain, la brèche était colmatée et j'étais privée de
petite cuillère, à vie.
– À vie ?
Pas de réponse. Je ne la vois pas, dans le noir, mais je devine sa souffrance. Je
suis à la recherche d'un mot réconfortant, lorsqu'elle me lance, d'une voix claire :
– Tu connais la blague de la grosse mite ?
– Non.
Et c'est un festival d'histoires drôle. Diane s'avère intarissable, alors que je peine
à en raconter une ou deux. Nous ne voyons pas passer le temps et nous sursautons
lorsque, tout à coup, un grésillement sonore emplit la pièce.
– C'est quoi ? prononce Diane à voix basse.
– C'est le Père Noël.
Nous rions tous les deux comme des idiots.
– Martin, c'est toi ? fait Sasha d'une voix mal assurée.
– Ouais, attends.
Je me lève et allume la lumière. Sasha se tient dans l'encadrement de la porte
ouverte, un sac à dos sur les épaules. Elle ouvre de grand yeux surpris en constatant
que ce n'est pas moi qui me trouve dans mon lit. Diane, pour sa part, arbore un sourire
amusé.
– Sasha, je te présente Diane. Elle sort avec moi. Enfin... elle s'enfuit elle aussi.
Diane, voici Sasha.
L'américaine hésite quant à la conduite à tenir, puis se tourne vers moi.
– Tu es prêt ? On part.
– Tu viens avec nous ?
– Moi aussi je suis prisonnière. Je n'ai pas envie de retourner aux States.
Les mains tremblantes d'excitation, j'enfile mon blouson léger et rejoins notre
sauveuse près de la porte.
– Personne ne surveille ?
– C'est le chaos ici. La dernière chose qu'ils attendent, c'est une évasion.
– Let's go ! clame Diane qui a enfilé sa parka.
Nous pénétrons tous les trois dans le sas obscur. Sasha actionne un interrupteur
et la porte massive se referme lentement. Avec un pincement au cœur, je jette un
dernier coup d'œil à la pièce, en m'accrochant à l'idée que je vais bientôt retrouver ma
propre chambre. Au moment où le panneau se verrouille, la porte d'en face commence
à pivoter sur ses gonds. Nous nous engouffrons dans l'espace créé dès qu'il est assez
grand.
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Sylas Rêves de papier page 146
La pièce dans laquelle nous débouchons n'a plus rien à voir avec celle que j'ai
laissée deux semaines plus tôt. Bardée de tours d'ordinateur, d'écrans de surveillance,
de moniteurs sur lesquels frissonne une ligne horizontale et d'autres appareils que je ne
parviens pas à identifier, elle est devenue une salle de surveillance.
Je distingue une vue de ma chambre sur l'un des écrans. Je m'en approche mais
Sasha me tire par le bras.
– Vite. La relève va arriver.
Je me retourne et je suis les deux filles jusqu'à la porte de sortie. Diane actionne
la poignée et l'ouvre.
Dehors tout est blanc. C'est beau à en couper le souffle. Le ciel dégagé laisse
voir les étoiles et une lune fine comme une lame. En bas de l'escalier de fer, se
développe une sorte de parking où de nombreuses traces de roues sont visibles dans la
neige fraîche. Je m'attendais à voir des barrières, des miradors, des chiens de garde,
mais au-delà du parking, c'est un paysage blanc immaculé.
Enfin, pas tout à fait. Je distingue des masses sombres de part et d'autre, distantes
d'environ cent mètres. Un peu comme des montagnes très raides. Des falaises. Nous
descendons l'escalier et je constate que ces masses entourent le site. Ça me donne
l'impression de me trouver dans une immense arène de pierre. Je demande à Sasha :
– C'est quoi, tout autour ? On est à la montagne ?
Mon souffle crée une volute blanche dans l'air glacé. Cela faisait deux semaines
que je n'avais pas ressenti le froid.
– Nous sommes dans une ancienne carrière. C'est pour cela que le site est si
bien caché.
Soudain, en face de nous, deux faisceaux de phare apparaissent sur une hauteur
rocheuse et fendent l'obscurité. Une voiture. Nous observons en silence le véhicule
descendre en lacet le long d'une paroi abrupte, suivant une piste qui serpente jusqu'à
nous.
– C'est le Père Noël ? demande Diane
Sasha lance un regard interrogateur à mon amie presciente, puis répond :
– Ou c'est la relève. Qui vient vous surveiller pour le reste de la nuit. Martin,
qui doit venir nous chercher ?
– Mme Berlin, une prof d'espagnol du collège. Tu l'as peut-être déjà croisée...
– C'est une prof qui vient nous sauver ?
Je fais la moue.
– C'est pas juste une prof.
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Sylas Rêves de papier page 147
Derrière moi, Diane se met à ricaner. Je m'apprête à me retourner pour lui
rabattre son caquet, lorsqu'une voix dure fend la nuit :
– Qu'est-ce que vous faites là ?
Ce n'est pas Josiane qui vient de parler. D'ailleurs, c'est un timbre masculin.
Nous nous trouvons tous les trois au pied de l'escalier et le nouveau est apparu à notre
gauche. Bizarrement, il porte un bleu de travail, comme un véritable ouvrier. À sa
main, il tient une grosse lampe torche qu'il utilise pour nous aveugler. J'arrive toutefois
à distinguer qu'il attrape un objet accroché à sa ceinture de son autre main. Un objet
allongé, peut-être une matraque. Si c'est c'est la fameuse relève dont parlait Sasha à
l'instant, on dirait que ce n'est pas juste un surveillant, mais aussi un agent de sécurité.
– Ne bougez pas, reprend-il. Vous allez revenir à l'intérieur.
Il s'approche à pas mesurés, braquant toujours sa lampe surpuissante sur nos
visages. Je vois Diane faire un pas en avant et répliquer :
– Dans tes rêves.
La suite se déroule très vite. Le garde lève sa matraque et l’abat en direction de
Diane. Celle-ci saisit le bras de son assaillant, s'enroule contre lui, opère un quart de
tour et le projette par-dessus son épaule. Le faisceau de la lampe traverse le ciel noir
comme un sabre laser et l'agent se retrouve la tête enfoncée dans la neige, un bras
replié dans le dos.
– Qu'est-ce que tu disais déjà ? grogne Diane.
– Vous n'irez pas loin, crachotte l'homme. On est au milieu de nulle part.
– Tu crois ça ? je lance en reportant mon attention en direction de la voiture qui
s'approche de nous.
Le son qu'elle produit n'est pas commun. On dirait le croisement entre le bruit
d'un engin de chantier et le vrombissement d'un bourdon. Visiblement, la jeep de
Josiane n'est plus au mieux de sa forme.
– Est-ce que t'es seul ? demande Diane, tout en poussant sur le coude du garde.
Ce dernier gémit mais ne répond pas. Je fais un pas en direction des deux filles.
– Vous embêtez pas. Notre taxi est là.
J'attrape la lampe et la dirige vers le ciel pour indiquer notre position à Josiane.
La jeep opère un virage à quatre-vingt-dix degrés et fonce dans notre direction. Je me
retourne vers Diane. Elle continue de maintenir l'homme au sol en appliquant une
pression avec son bras. Le problème est qu'il va donner l'alerte dès qu'on aura le dos
tourné.
– Diane, tu sais comment le rendre inconscient ?
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Sylas Rêves de papier page 148
– C'est pas trop dans l'esprit de l'aïkido, ça. Je peux essayer un étranglement,
mais j'ai peur de le louper.
– De le tuer, tu veux dire.
La jeep de Josiane est désormais à une vingtaine de mètres de nous. Je crains
qu'elle ne nous roule tout bonnement dessus, mais elle opère un virage sec et
immobilise son véhicule dans un crissement de pneus. Elle se rue hors de l'habitacle et
se dandine vers moi.
– Bon sang, Martin. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
J'ai l'impression que je vais me faire passer un savon mais, à la place, elle me
prend dans ses bras et me serre à m'en faire craquer les côtes.
– Je suis content de vous voir aussi. Vous savez comment assommer
quelqu'un ?
Elle me regarde avec un demi-sourire et me lance :
– Les jeunes ne savent plus rien faire, de nos jours.
Elle se dirige de sa démarche de pingouin vers Diane, qui tient toujours l'agent
de sécurité en respect, et demande :
– Il me faut juste un truc dur.
– Comme une matraque ?
– C'est parfait.
Je tends l'arme à Josiane. Elle la soupèse et ordonne à Diane :
– Recule-toi un peu.
– Vous êtes sûre ?
– Vas-y.
La presciente relâche son emprise et se redresse. Dans le même temps, le garde
tente de se relever, mais se fait cueillir par Josiane, qui lui assène un violent coup de
matraque sur la tempe. L'homme se retrouve projeté à terre, tandis qu'une giclée de
sang macule la neige blanche. Sasha pousse un petit cri strident en portant ses mains à
sa bouche. Berlin s'agenouille à côté de l'homme et vérifie son pouls à son cou.
– Il va bien. On file.
Nous nous dirigeons tous les quatre vers la voiture et nous installons.
Instinctivement, je m'assois à l'avant, tandis que Sasha et Diane prennent place à
l'arrière. Il n'y a toujours pas de ceinture de sécurité. Je demande :
– Vous savez conduire sur la neige ?
– Et comment tu crois que je suis venu jusqu'ici, petit malin ? D'ailleurs, tu
pourras payer un coup à boire à Jérôme. Il a fait des pieds et des mains pour me laisser
ton message incompréhensible.
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Sylas Rêves de papier page 149
La voiture démarre en trombe. Accroché à l'intérieur du pare prise, un GPS
flambant neuf indique comment sortir de l'ancienne carrière. Josiane vérifie son
rétroviseur et sourit.
– Elle sont mignonnes toutes les deux. Je savais pas que t'étais un tel Dom
Juan, Martin.
– C'est un vrai bourreau des cœurs, madame, lance Diane d'un ton enjoué.
Je me retourne et rouspète :
– Tu pourrais pas parler d'autre chose ?
– Non, ça m'intéresse, réplique Sasha. Qu'est-ce qui s'est passé là-dedans ?
Diane éclate de rire. Je prends ma tête dans mes mains. Je savais qu'il ne fallait
pas que ces deux-là se rencontrent.
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Sylas Rêves de papier page 150
Épilogue
« Souviens-toi de demain, il ne roulera qu'une fois
C'est pas pour hier que demain s'oubliera
J'ai la mémoire courte
Mais le futur ne s'oublie pas. »
M, souvenir du futur
FIN
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