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Rêves de papier
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Partie 1 : la fille de mes rêves

Il était une fois un jeune homme qui voulait conquérir l'Elue de son Cœur.
Stardust, Neil Gailman

Chapitre 1

Tiiiiit. Tiiiiiit. Tiiiiiiit.


Le réveil qui sonne.
Comme d'habitude, mon premier réflexe est de l'éteindre. Je tends le bras aussi vite
que je peux et l'abats sur le gros bouton rouge qui orne le dessus du réveil. Puis, quand
le silence du matin baigne de nouveau ma chambre, j'attrape le carnet et le crayon à
papier posés sur ma table de chevet. Et j'écris. J'écris les images qui flottent encore au
fond de mon cerveau. Mon dernier rêve du matin.
Cette fois-ci, c'est très court. Je n'arrive à conserver de ma nuit qu'une seule image
floue.
Un avion en papier passe devant moi. Il est fait avec une feuille bleue. Ça se passe
peut-être dans une salle de classe.
Je ressens la complexité du rêve qui précède cette simple image, mais je suis incapable
de me rappeler le moindre détail. Parfois, c'est une véritable histoire qui se tisse sous
ma plume. D'autres fois, comme ce matin, il ne reste de ma nuit que des miettes.
Je relis ce que j'ai noté. Il m’est déjà arrivé de parcourir mes précédents rêves, mais pas
ce matin. Je me contente de reposer le bloc sur la table de chevet.
Une vingtaine de carnets identiques à celui-là s'entassent dans une boite de la
bibliothèque de la salle à manger. Tous numérotés par ma mère et empilés dans l'ordre.
Je me demande pourquoi elle les garde. Elle espère peut-être que ça aura de la valeur si
je deviens un jour un écrivain célèbre.
J'enfile mes vêtements de la veille et je passe à la salle de bain. Le visage qui me
regarde dans le miroir est celui d'un garçon de quinze ans à la peau pale, aux cheveux
châtain en bataille et à la moustache couverte d'un duvet blond. Je mouille mon peigne
et tente de domestiquer les épis qui se dressent dans ma chevelure. Je réussis à les
aplatir avec difficulté, sans les faire disparaître.
Direction la cuisine, où je me prépare un chocolat chaud. Lorsque je m'assois
devant mon bol de chocolat fumant, ma mère arrive en courant. Elle porte une
chaussure noire et une bordeaux.
– Laquelle ? me fait-elle, anxieuse.
Je lorgne ses pieds.
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– Les noires vont mieux avec ta jupe.
Elle porte un tailleur marron. Aucune des deux chaussures n'est véritablement
assortie à sa tenue.
– Mais je préfère les rouges, me lance-t-elle.
Je soupire.
– Les rouges sont très jolies.
Elle disparaît en direction de sa chambre. Ma mère est cadre supérieure dans une
grande entreprise de cosmétiques. Elle occupe un poste important, avec beaucoup de
monde sous ses ordres. Je suis sûr qu'il y a pas mal des personnes qui la craignent au
travail. Mais à la maison, c'est une vraie gamine.
Son trait de caractère le plus marqué est sa crédulité. Envers moi, en tout cas.
Elle croit tout ce que je peux lui dire comme si j'étais un oracle. Heureusement, je ne
suis pas du genre à mentir.
Je bois la moitié de mon bol et commence à beurrer des tartines. Ma mère
repasse en trombe en faisant claquer ses chaussures vertes sur le carrelage de la
cuisine.
– Maman, la radio, s'te plaît.
D'un mouvement expert, elle tourne la molette du vieux radio-CD posé sur le
micro-onde. De l'autre main, elle se sert son second bol de café.
« … déjà 10 ans que Steve Pear est mort. Le fondateur de la célèbre société
Pears, leader mondial en technologie de pointe a été emporté par un cancer du foie le 5
octobre 2005. Inventeur génial, toujours en avance sur son temps, il aurait imaginé le
principe de l'ordinateur dans les années 70, alors qu'il était au lycée. Depuis sa
disparition, c'est son ami d'enfance et principal collaborateur, Steve Mazà, qui a repris
les rênes de la multinationale. Pears n'a cependant jamais cessé d'innover, laissant
constamment ses concurrents plusieurs brevets à la traîne. Maintenant, la météo... »
Tout en trempant mes tartines, je laisse les informations de huit heures me
réveiller lentement. Ma mère continue son ballet habituel autour de moi. Elle volette
entre la salle de bain et la cuisine, changeant de tenue, mangeant un morceau,
changeant de nouveau de tenue à cause d'une tache de café.
– Tu commences à neuf heures ?
Je hoche la tête.
– Ne sois pas en retard.
Je lève les yeux vers l'horloge murale. Huit heures quinze. Le temps de me
retourner vers ma mère, elle a déjà disparu. Elle repasse la tête par la porte pour lâcher
:
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– N'oublie pas les dents.
– Oui, maman.
– Et les oreilles.
– Je sais !
Huit heure quinze. L'heure à laquelle le comportement de ma mère finit d'être
drôle pour devenir pénible. J'essuie mes doigts sur ma serviette, termine mon bol et le
laisse dans l'évier. Je repasse dans la salle de bain pour me brosser et me repeigner.
– Dépêche-toi, Martin, tu vas être en retard.
– Non, je rétorque. Mais toi, oui.
Je vois les yeux de ma mère s'ouvrir en grand, son regard descendre sur sa
montre et ses yeux s'ouvrir encore plus grand. Elle n'est même pas véritablement en
retard. Juste très crédule. J'en profite pour l'embrasser sur la joue. Mes chaussures sont
enfilées lorsqu'elle me lance :
– Tu finis à quelle heure ?
– Cinq.
– Tu rentres directement ou tu passes chez un copain avant ?
Oh, la mesquine vengeance de ma mère qui sait bien que je n'ai pas de copains.
Aucun chez qui je veuille passer avant de rentrer à la maison, en tout cas. Je lui adresse
une grimace, attrape un blouson léger et sors sur le palier.
– Je t'aime ! me crie-t-elle à travers la porte de l'appartement.
J'enfile mon blouson tout en dévalant l'escalier aux marches de marbre.
Nous habitons dans un immeuble plutôt bien famé. Uniquement des petits vieux
et des petites vieilles. Quand je croise un résident dans l'escalier, j'ai toujours
l'impression de loger au sein d'une maison de retraite. En tout cas, ça rassure ma mère.
Je remonte mon col de blouson en débouchant dans la rue Bodin. Ce mois
d'octobre est plutôt frisquet, avec un vent désagréable et une petit pluie entêtante. Je
n'ai que cinq minutes de marche avant d'atteindre l'arrêt de bus « Montaigne ». Je
n'espère même pas trouver de place assise sous l'abri-bus. L'unique banc est réservé
aux vieilles dames, et la vingtaine de collégiens et lycéens qui attendent forme des
petits groupes dispersés sur le trottoir.
Le bus n° 2 arrive. Je grimpe vite dedans et me réfugie au fond, contre une vitre.
Mon sac posé sur mes genoux, je vérifie que mes clefs sont bien dans ma poche de
blouson et laisse mes yeux dériver au loin.
Je remarque plein d'ados semi-comateux qui, comme moi, laissent filer le temps
avant d'affronter le collège. Certains ont accroché à leurs oreilles les écouteurs de leur
pEars et s'évadent au son de leur musique. D'autres lisent au pBook, ou révisent leurs
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cours. Quelques uns ont ouvert un pFlat, le nouvel ordinateur à l'écran utra plat, et l'ont
posé sur leurs genoux. Tous ces appareils portent comme emblème la poire
multicolore, logo de la société Pears.
Le bus passe lentement devant le collège Bertran de Born et fait halte un peu
plus loin. Une marée d'adolescent bruyants en descend avant de remonter la rue en
direction de leur prison quotidienne.
Je suis le dernier à descendre. Je passe la grille en fer forgée aussi lentement que
je le peux, salue un pion d'un geste de la tête et viens me poser dans un coin de la cour,
près de la remise extérieure. La cour de récré de ce collège / lycée est sans doute la
plus grande de France. Des recoins en pagaille, des cours fermées qui donnent sur
d'autres cours, puis sur d'autres cours. En sixième, j'arrivais régulièrement en retard en
classe après m'être perdu dans ce dédale scolaire.
Quelques garçons de ma classe me saluent vaguement et s'éloignent en discutant.
Je leur adresse un geste imprécis. Fatigué d'attendre la sonnerie, j'entre dans le
bâtiment dédié aux collégiens et déambule dans les couloirs. Ici, il faut chaud et
l'ambiance calme convient parfaitement à mon manque d'énergie du lundi. Parvenu
devant la salle de mon premier cours, je m'assois pas terre et je sors un livre de mon
sac : Stardust. C'est l'histoire d'un garçon qui cherche à récupérer un morceau d'une
étoile filante qui semble s'être détachée de la lune. Sauf que le roman se passe dans le
monde de Fééries et que l'étoile est une personne qui a plutôt mauvais caractère.
– Alors Martin, toujours aussi frileux, à ce que je vois !
Je tourne vivement la tête. Celle qui m'a apostrophé est une femme d'une
cinquantaine d'années aux cheveux courts, à la peau rougeâtre et à la silhouette trapue.
Il s'agit de Mme Berlin. Contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, elle
enseigne l'espagnol.
Je me lève en m'appuyant contre le mur. Mme Berlin s'avance vers moi à pas
vifs et me colle deux bises énergiques. Constatant que je suis encore plus ou moins
endormi, elle me gratifie d'une claque sur l'épaule.
– Toujours pas du matin, Martin !
Elle se met à rire, fière de sa blague. Habituellement, les profs me servent du
« Revenez sur terre, monsieur Mermoz » ou « Tour de contrôle à Mermoz ! ». Porter le
même nom qu'un aviateur célèbre incite les gens à vous appeler par votre nom de
famille. Mais Mme Berlin m'appelle toujours Martin. Il faut dire que ce n'est pas une
prof comme les autres. Ancienne militaire, ancienne libraire, ancienne journaliste...
elle a fait à peu près tous les boulots de la terre avant de finir ici. Et d'après ce qu'elle
me raconte régulièrement, mon père et elle étaient de très bons amis lorsqu'il était
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encore avec nous. Depuis, elle semble me considérer tantôt comme un pote, tantôt
comme une espèce en voie d'extinction, à protéger à tout prix. Ce matin, il semble que
je sois un pote.
– Toujours pas, réponds-je en me frottant l'épaule. Vous allez bien, madame ?
– En pleine forme. Passe me voir, un de ces quatre.
– Oui, oui.
Cela fait quelques temps qu'elle m'invite régulièrement chez elle. Du peu que je
sais, elle vit seule dans une cabane au fond des bois et manque probablement
d'occasions de discuter. Pour l'instant, je n'ai jamais accepté. Je ne me sens pas très à
l'aise à l'idée de passer du temps avec une prof, même si c'est une ancienne amie de
mon père.
Elle s'éloigne de sa démarche de manchot empereur et la sonnerie se met à
retentir. Immédiatement, le martèlement du pas des élèves gagne les étages et une
horde de collégiens vient remplir le couloir, comme une inondation humaine.
On débute par un cours d'anglais. Pas vraiment difficile, pas besoin de beaucoup
écrire. Parfait pour débuter la semaine.
Mrs Owens, notre prof d'anglais, est une petite bonne femme au chignon serré et
à la voix haut perchée. En ce début de journée, elle affiche son habituel masque de
sévérité et de rigueur. Ses talons claquent sèchement contre le parquet. Plus personne
ne l'ouvre. Elle se poste derrière son bureau, droite comme un général de l'armée de
terre, tandis que nous pénétrons dans la salle en maugréant. Pour ma part, je m'assois à
côté de Jérémy, un gars aux cheveux longs et au profil de cocker qui parle aussi peu
que moi. Nous nous entendons à merveille.
– Good morning, lance Mrs Owens.
– Good morning, répondons-nous en cœur.
Le cours se déroule sans anicroche et notre prof ne se déride pas. Il s'est bien
passé une demi-heure lorsque trois coup brefs retentissent à la porte. Un silence crispé
s'impose immédiatement.
– Entrez, déclare notre professeur.
La porte s'ouvre sur le principal du collège. Toute la classe se lève comme un
seul homme. L'homme esquisse un geste et nous nous rasseyons. Alors qu'il s'avance
dans la salle, je réalise qu'une jeune fille l'accompagne. Blonde, yeux noisette, les
joues semées de taches de rousseur, elle semble avoir quinze ou seize ans. Elle porte
un foulard rouge bordeaux, une robe vert feuille et des collants bleus. Ses bottes sont
en cuir, tout comme son sac et l'énorme ceinture qui cintre sa taille. En deux mots, elle
est terriblement belle et originale.
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– Voici Sasha, nous annonce le principal. Elle est américaine et elle vient juste
d'arriver en France. Elle va passer six mois dans votre classe pour perfectionner son
français. Je compte sur vous pour l'accueillir avec toute l'hospitalité dont vous êtes
capables. Vous pouvez commence par... lui dire bonjour.
– Bonjour, entonnent plusieurs voix, notamment des timbres masculins.
– Bonjour, répond Sasha d'une voix timide.
Le principal tape dans ses mains.
– Bien, je vous laisse.
Il ouvre la porte. Tous les élèves entreprennent de se lever et Mrs Owens doit
jouer du « sit down » pour éviter un nouveau concert de raclement de chaises. Moi, je
reste figé, bien trop abasourdi pour esquisser le moindre geste. Ce n'est pas juste que
l'américaine est une pure beauté. Des filles très mignonnes, il y en a aussi en France.
Ce qui me cloue sur place, c'est que je suis persuadé de l'avoir déjà vue. De lui avoir
déjà parlé, d'avoir partagé des moments avec elle.
– Sasha, bienvenue dans la classe de 3ème B, annonce solennellement le
professeur. Vous pouvez vous asseoir où bon vous semble, mais les seules places
libres sont au premier rang.
La fille se précipite sur une place inoccupée, visiblement pressée de ne plus être
l'unique source d'attention de la classe. Le cours reprend et tout le monde tente de se
concentrer de nouveau sur la différence entre can, may et shall. Pas moi. Impossible de
détourner mon regard de la nuque de la nouvelle venue. Je suis persuadé de la
connaître. Mais comment est-ce possible ? Je ne suis jamais allé aux Etats-Unis.
Serait-elle déjà venue en France ? Cela n'expliquerait pas cette impression d'avoir déjà
vécu des choses avec elle. Serait-ce ce qu'on appelle le coup de foudre ?
Étrangement, c'est au moment où elle se penche pour sortir un pFlat de son sac
que la réponse s'impose à moi.
Je l'ai déjà vue dans mes rêves.
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Chapitre 2

Le reste du cours se déroule comme dans un songe. Le reste de la matinée


également. Je ne suis pas du genre concentré en classe, ni le premier à participer. Mais
ce matin, j'aurais tout aussi bien pu rester dans mon lit. Mon attention se porte
uniquement sur l'américaine. Je scrute le moindre de ses gestes, de ses regards, de ses
objets. Je m'attarde par exemple sur son pFlat de couleur or, qui me semble encore
plus fin que ceux que je remarque en France. Il n'est pas munie d'une souris, mais d'un
écran tactile. Après qu'elle l'a rangé dans sa housse, qui lui sert également de sac à
main, il prend moins de place qu'un cahier.
Durant la récréation, je la surveille de loin, pendant que deux ou trois filles
viennent la complimenter sur sa tenue ou que des mecs la reluquent en rigolant. Je suis
bien incapable de dire si elle me plaît. Je ne fais que ressasser cette question : que fait-
elle dans mes rêves ?
À midi, je n'ai pas très faim. À vrai dire, je n'en sais rien. Je fais la queue du self
sans réfléchir, la tête ailleurs, et prends sans choisir des aliments sur les présentoirs. Je
me dirige ensuite vers une table où j'aime m'installer, mal éclairée, à l'écart, peu
fréquentée. Avec un peu de chance, on me laissera manger tout seul et je pourrai
continuer à observer Sasha sans en avoir l'air. Où est-elle, d'ailleurs ?
Une fois assis, je parcours la grande salle du regard sans la trouver. Finalement,
ce n'est pas une mauvaise chose. Ça me fera du bien de l'oublier durant quelques
minutes. Le temps de me nourrir. Je sais pertinemment que, dès le premier cours de
l'après-midi, je ne pourrai plus penser à quoi que ce soit d'autre.
Je croque sans conviction dans une tranche de tomate en salade et découvre que
je meurs de faim. La fille sort lentement de mon esprit. Je pense vaguement qu'il
faudra que je récupère les cours de ce matin, durant lesquels je n'ai rien écrit ni écouté.
Je coupe mes saucisses en morceaux et les disperse dans ma purée de pois cassés. Puis
je les pique, un par un, en emportant à chaque fois une virgule de purée verte.
Quelqu'un s'approche de ma table mais je ne lève pas la tête. Avec la chance que
j'ai, c'est un groupe qui va se former tout autour de moi. Je vais me sentir tellement
gêné que je n'aurai pas d'autre choix que de changer de place.
Je risque toutefois un coup d'œil discret. Mince. C'est elle !
Ma gorge refuse d'un seul coup d'avaler quoi que ce soit. Même chose pour mes
dent, qui ne savent plus comment mâcher. Sasha pose son manteau de cuir sur son
dossier et s'assoit. Lorsqu'elle nous a été présentée par le principal, quelques heures
plus tôt, elle affichait un sourire timide. Sa mine n'a désormais plus rien de réjouie.
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Elle scrute les plats qui jonchent son plateau, les uns après les autres, et se met à
dessiner des arabesques dans sa purée. Je vois bien qu'elle est perplexe, mais je n'ose
pas lui parler.
– C'est quoi ?
Je cligne des yeux. Je crois qu'elle m'a posé une question. Son accent est léger,
mais perceptible.
– Hein ? je balbutie. Heu... scuse me ?
– Je parle français, me dit-elle. C'est quoi ? ajoute-t-elle en désignant la purée.
J'ai le plus grand mal à détacher mon regard de ses grands yeux bleus. Au terme
d'une intense lutte intérieure, je parviens à le diriger vers son doigt tendu.
– C'est de la purée. Heu... de pois cassée. Broken peas.
Ses yeux s'écarquillent d'un seul coup. J'ai dû dire une grosse connerie. J'espère
que je ne l'ai pas insultée. Puis elle se met à rire.
– Broken peas, répète-t-elle, comme pour elle même.
D'un geste désinvolte, elle trempe l'extrémité de sa fourchette dans la purée et la
porte à ses lèvres. Un sourire illumine son visage.
– C'est bon !
Elle se met à enfourner sa purée comme un ogre. Tétanisé, je n'ose plus toucher à
la mienne. Je ne peux m'empêcher de l'observer. Elle mange tellement goulûment que
j'en suis presque embarrassé pour elle. Elle relève la tête de son assiette et me lance :
– J'avais peur que c'était de la grenouille.
C'est à mon tour d'écarquiller les yeux. De la purée à la grenouille ? Il n'y a que
les américains pour avoir de telles idées. J'éclate moi aussi de rire. Comme si quelque
chose lâchait en moi. Un nœud qui se défait. En fait, cette fille n'a rien d'intimidant.
Elle est fraîche, vivante... et complètement paumée.
– Je m'appelle Martin, dis-je.
– Sasha, répond-elle.
– Je sais. Tu es dans ma classe.
– Great !
Nous continuons à manger en silence. J'ai retrouvé ma capacité à déglutir et je
dévore le reste de mon plat. Lorsque j'avale ma dernière bouchée, j'ai l'impression que
le réfectoire est plus lumineux que lorsque j'y suis rentré. Comme si la bruine tombait
moins fort à l'extérieur.
– Martin, et ça c'est quoi ?
Elle me désigne son dessert. J'hésite sur la réponse à donner.
– Un chou à la crème.
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– Ah, un cream cabbage, peut-être ?
Je mets du temps à comprendre sa blague, en partie parce qu'elle a la bouche
pleine et également parce que je ne connais pas le mot cabbage. Mais lorsque j'en
devine le sens, je ris de bon cœur.
Il s'avère que Sasha n'a jamais mangé de chou à la crème auparavant. Lorsqu'elle
croque dans la pâtisserie, la garniture gicle par un trou du gâteau et se répand sur son
plateau.
– Tous les américains mangent comme toi ? hasardé-je.
– Oui. Et tous les français trempent la baguette dans le café ?
Je reste bouche bée. Elle a de la répartie, c'est sûr. Ça ne doit pas être évident de
parvenir à faire de l'humour dans une autre langue que la sienne. Du coup, je réalise
qu'elle a mon âge et qu'elle maîtrise particulièrement bien le français.
– Ça fait longtemps que tu es en France ?
Elle réfléchit une seconde.
– Trois jours.
– Tu étais déjà venue avant ?
Elle secoue la tête, la bouche pleine de gâteau.
– Comment ça se fait que tu parles si bien le français ? Tous les américains sont
comme toi ?
– Non. Moi, j'ai beaucoup appris toute seule.
Je manque de m'étrangler avec ma bouchée.
– Toute seule ?
– Ouais, j'aime bien me lancer des... challenges. Tu comprends ? Je voulais
apprendre le français, alors j'ai travaillé dur et j'y ai arrivé. C'est moi qui ai demandé
sur ce stage.
À cet instant, je ne peux m'empêcher de l'admirer. Et de penser qu'elle est peut-
être folle. Travailler une matière par soi-même après la classe ? Et puis quoi encore ?
– Pourquoi le français. C'est dur, non ?
Ses yeux se mettent à pétiller et un fin sourire soulève ses lèvres.
– Tu ne peux pas comprendre.
– Pourquoi ?
– Tu vis dans ta langue depuis tout petit. Tu ne peux pas croire comment le
français est beau. C'est la langue des amoureux, du romanticism. Georges Sand et De
Musset. Chez moi, toutes mes copines rêvent de parler français. Mais aucune ne fait ça.
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Je me sens rougir à vue d'œil. Pour cacher mon trouble, je tire ma chaise, je me
lève et j'enfile mon plateau. Sasha ne bouge pas. Elle doit se demander si je suis en
train de la planter. Je lance :
– Tu viens ?
Et elle se lève avec un magnifique sourire.
Nous passons le reste de la journée ensemble. Je lui fais visiter les nombreux
recoins de l'immense cour de l'établissement, le coin des caïds – je lui apprends le mot
– sous les paniers de baskets, celui des amoureux qui se bécotent, derrière le terrain de
tennis, celui des geek qui ne causent que de jeux vidéo, devant le réfectoire. Le collège
est un ancien monastère et, en trois ans, j'ai eu le temps de glaner des informations
historiques qui me font passer pour le meilleur des guides. L'ancien cloître, la chapelle,
le pilier romain. Autant de lieux que j'utilise pour me donner l'air érudit.
La nouvelle venue boit mes paroles. Ses yeux bleus toujours en mouvement, elle
volette d'un site à l'autre, pose des questions, rit même à mes tentatives de blagues. À
chaque instant, je me demande pourquoi elle reste avec moi au lieu de tisser des liens
avec des filles, ou de se laisser draguer par des garçons plus grands et costauds.
Les cours de l'après-midi passent à la vitesse de l'éclair. Elle s'assoit
systématiquement à côté de moi pour que je lui explique ce qu'elle ne comprend pas.
Le prof ne nous reprend pas, tant que nous discutons à voix basse.
Je crois que je n'ai jamais été aussi proche d'une fille de ma vie.
Lorsque la dernière heure se termine, je sens une boule de tristesse me serrer le
cœur. L'état de grâce prend fin. Nous allons nous quitter et, demain, elle choisira un
autre veinard pour lui tenir compagnie. Le cœur gros, je la raccompagne jusqu'au
portail. Mon bus ne se présentera que dans quinze minutes et nous avons encore le
temps de bavarder un peu. Je demande :
– Quelqu'un vient te chercher ?
– Non, je marche.
– Bon. Euh... tu sais, en France, quand on se dit au revoir, on se fait la bise.
– Ah oui, c'est vrai.
Elle me tend sa joue. J'en profite pour lui administrer les deux bises le plus
lentement possible. Je respire un grand coup pour laisser son parfum pénétrer en moi et
je me recule. Elle me gratifie d'un dernier sourire.
– Merci pour être mon guide aujourd'hui.
– You're welcome, je réponds, espérant être spirituel.
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Elle ne rétorque rien mais son sourire s'agrandit. Puis elle se retourne. Et
s'éloigne. Moi, je reste comme ça, les bras ballants, à la regarder partir, priant dans ma
tête pour que cette journée recommence demain.
En montant dans le bus, je me cale contre la vitre et laisse mon regard dériver le
long de la ville qui défile. Je me sens incroyablement fatigué. Vidé. Triste, aussi.
Comme si j'avais passé la meilleure journée de ma vie et que le reste de mon existence
ne servirait qu'à la regretter. Dans mon sac, ma mère a glissé une barre chocolatée. Je
la grignote du bout des dents tandis que les stations se succèdent. Petit à petit, je
retrouve mon état normal. Ma solitude assumée. Et me revient en tête l'histoire du
rêve.
C'est vrai que j'avais l'impression de l'avoir déjà vue. Cette sensation s'est
estompée dans la journée, mais je la récupère en même temps que ma routine. Au
dernier arrêt, je saute littéralement du bus, une idée ancrée au fond de ma tête. C'est
peut-être une façon pour moi de penser à autre chose qu'à la journée que je viens de
passer, en tout cas, ça me donne des ailes. Je monte quatre à quatre l'escalier de
l'immeuble. Après être entré dans l'appartement, je jette mes chaussures dans un coin
de l'entrée et me précipite vers le salon.
D'habitude, de retour du collège, je me sers un verre de jus de fruit et m'installe
derrière le PC. Mais pas ce soir.
Le long du mur court une longue série d'étagères. Elle supportent quelques
bibelots, des livres et une encyclopédie en huit volumes. Calé entre une paroi et un
roman policier, une boîte à chaussure – ou à bottines, vu sa taille – détone par rapport
au reste. Je me mets sur la pointe des pieds et la fait glisser vers moi. Je la rattrape
lorsqu'elle bascule de l'étagère. C'est du lourd. Je la pose sur la table ronde du salon,
fais glisser le vieil élastique qui la tient fermée et soulève le couvercle.
Vingt petits blocs à spirale tapissés de poussière se blottissent à l'intérieur. Mes
rêves de papier. Je saisis un carnet au hasard – il porte le numéro huit – et commence à
lire pour moi-même.
Au bout de quelques secondes, je me tire une chaise et m'assois. Ça me fait un
drôle d'effet de me replonger dans ces vieux récits nocturnes. J'en avais oublié la
plupart. Certains sont rédigés d'une écriture fébrile, quasiment illisible. D'autres sont
écrits calmement, posément. Quelques uns me procurent une sensation de déjà-vu.
Comme celui-là :
Je suis dans la salle de bain en train de me déshabiller avant de prendre une
douche. Le téléphone sonne. Comme je suis déjà nu et que je suis seul à la maison, je
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ne prends pas la peine de me rhabiller et je sors vite de la pièce pour décrocher. Au
même moment, ma mère entre avec une de ses collègues.
J'étais persuadé d'avoir vécu ce moment de honte. Alors que de toute évidence, il
s'agit d'un rêve. Je continue ma recherche mais ne déniche aucune trace de l'américaine
dans ce carnet. J'entreprends de fouiller les autres blocs en suivant l'ordre
chronologique. La lumière du dehors décroit, ce qui m'oblige à allumer la lumière du
lustre. Je trouve la première mention de Sasha dans le bloc numéro treize.
Je discute avec une fille blonde que je ne connais pas. Nous sommes au collège,
près des platanes. Derrière nous, des garçons nous montrent du doigt. Je rougis.
Rien n'indique qu'il s'agit d'elle, mais une intuition me souffle que ça ne peut pas en
être autrement. Ce qui me trouble le plus est que, aujourd'hui même, j'ai vécu cette
situation. Durant la récréation, je parlais avec Sasha lorsque j'ai réalisé qu'un groupe de
sixièmes nous observait en ricanant. Je me suis senti rougir sans pouvoir m'en
empêcher.
Dans le carnet suivant, je déniche ce texte, écrit d’une main tremblante :
Je suis avec une fille blonde et elle me propose à boire. Nous sommes à l'aise. Autour
de nous, une grande pièce blanche, très claire. Un oiseau s'écrase contre une vitre. La
fille pousse un cri et va recueillir l'oiseau à la fenêtre. Elle le pose sur la table. Un
bruit retentit, c'est la porte de la pièce qui vole en éclat. Un groupe d'hommes en noir
se rue vers nous et me plaque au sol.
Celui-là, je m'en souviens ! J'en tremble encore. Ce n'était pas un rêve du matin, mais
un cauchemar de milieu de nuit. J'avais passé la journée suivante à tressaillir à chaque
fois que j'apercevais un oiseau. C'était il y a un moment. Au moins trois ans !
Je suis en train de parcourir le bloc suivant lorsqu'un bruit de verrou me fait
sursauter. Combien de temps s'est-il passé ? Il fait nuit noire derrière la vitre. Ma mère
entre dans l'appartement en soupirant et pose ses chaussures. Voyant que j'ai lancé les
miennes sans les ranger, elle s'écrie :
– Et bien, on n'est pas chez les sauvages, ici !
Je replace précipitamment les carnets dans la boîte. Je n'ai pas envie que ma
mère sache que j'ai fouiné dedans. Mais je ne suis pas assez rapide.
– Qu'est-ce que tu fais ?
J'ai juste eu le temps de refermer la boîte, mais pas de replacer l'élastique. Je me
sens comme un voleur pris flagrant délit. J'hésite un instant sur la conduite à tenir. Je
pourrais mentir, mener ma mère en bateau sans aucune difficulté. Pourtant, je ne fais
rien de mal. Ces blocs-notes sont à moi et j'ai le droit de les consulter.
– Je relisais mes rêves, dis-je de la manière la plus neutre dont je sois capable.
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Sylas Rêves de papier page 15
Elle s'approche et m'embrasse sur le front. Elle semble fatiguée, mais de bonne
humeur. Elle ne paraît ni surprise ni gênée que je fouille dans les carnets.
– Je vais prendre une douche, déclare-t-elle en s'étirant. Tu peux mettre une
pizza au four, s'il te plaît ?
Une pizza ? Je lève les yeux vers l'horloge murale et réalise qu'il s'est passé deux
bonnes heures depuis mon arrivée.
– D'accord, mam'.
Elle ôte sa veste de tailleur avec délectation et la jette sur le canapé. Elle
disparaît en direction de la salle de bain, puis fait demi-tour.
– T'as fait tes devoirs au moins ?
– T'inquiète.
En réalité, j'ignore même si j'en ai, des devoirs. Je n'ai rien noté de la journée.
Après avoir remisé le carton, je gagne la cuisine, l'esprit toujours obsédé par la fille de
mes rêves.
Notre congélateur est une véritable caverne d'Ali Baba débordant de plats
cuisinés. Je choisis une pizza à l'ananas, la glisse dans le four et dresse la table de la
cuisine.
Une odeur appétissante embaume la pièce au moment où réapparaît ma mère.
Elle porte un peignoir rose et une serviette autour des cheveux.
– Ça sent bon, chantonne-t-elle en pénétrant dans la cuisine. Mon petit cuisinier
a fait des merveilles.
Elle ouvre un placard et se prend un verre à pied. Dans le frigo, elle attrape une
bouteille de vin blanc entamée, la débouche et remplit son verre à moitié. Puis elle se
laisse tomber dans une chaise en soupirant.
– Quelle journée de fou ! J'ai pas eu un instant pour souffler. Et toi, ton lundi ?
Je m'adosse à un placard, les mains dans les poches, et réponds :
– Rien de spécial. Le collège, quoi.
Je déteste mentir à ma mère, mais c'est tellement simple. Et je n'ai aucune envie
de lui raconter à quel point ma journée a été spéciale. Pour ne pas dire exceptionnelle.
En fait, j'ignore à qui je pourrais raconter ça. Je n'ai pas de bon ami, pas de confident.
Peut être que si mon père était en vie...
– Maman, pourquoi est-ce que t'as jamais cherché à remplacer papa ?
Elle s'apprêtait à porter son verre à sa bouche. Je la vois stopper son geste et me
fixer, abasourdie.
– Pourquoi ? On n'est pas bien, tous les deux ?
– C'est pas ça... Laisse tomber.
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Sylas Rêves de papier page 16
Je me lève pour aller chercher la pizza et je la coupe soigneusement en petits
quartiers. J'en saisis un, que je croque avec appétit.
– Ton père et moi, on s'aimait beaucoup, me confie ma mère, les yeux dans le
vague. Quand il a disparu, j'ai mis beaucoup de temps avant de faire mon deuil, de
tourner la page. Tu te rappelles sans doute l'enterrement factice qu'on a fait, il y a trois
ans ? C'est le moment où j'ai réalisé qu'il n'allait pas revenir, qu'on ne le retrouverait
plus. Et pour moi, c'était trop tard pour le remplacer. J'avais... je m'étais habitué à la
vie qu'on menait. Je ne voulais pas qu'un étranger vienne tout gâcher.
Les larmes qui lui viennent rendent son regard vitreux. Elle porte son verre de
vin à sa bouche, mais il est déjà vide. Je me lève et viens me coller contre son dos.
– Désolé maman. Je voulais pas te faire pleurer.
– C'est pas grave, mon poussin.
Je l'embrasse sur la joue.
– Si tu pouvais arrêter avec les " mon poussin ", ce serait bien aussi.
Elle pouffe. J'ai réussi à faire rire ma mère. Nous mangeons notre repas en
échangeant quelques banalités, puis je débarrasse la table. L'ambiance demeure un peu
triste. Contrairement à d'autres soirs, nous délaissons la télévision. Je récupère deux
autres carnets de rêve et je m'étends sur mon lit pour les parcourir. J'y découvre trois
autres mentions de la fille blonde et corne les pages correspondantes pour pouvoir les
retrouver plus tard.
Lorsque mes yeux me piquent, je glisse les carnets sur ma table de chevet, juste
sous celui qui est en cours. J'enfile mon pyjama et je me couche.
Je me demande bien quel sera mon rêve du matin...
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Sylas Rêves de papier page 17
Chapitre 3

Mon père et moi sommes dans une grande pièce coupée par des cloisons. Un toit
tout en vitre laisse entrer le soleil. J'ai du mal à le reconnaître. Il porte une barbe
poivre et sel et ses cheveux sont plus longs que sur les photos. Je sais pourtant que
c'est lui. Nous passons du temps à nous regarder en silence, puis nous nous enlaçons.
J'enfonce mon nez dans sa chemise et je respire l'odeur de sa transpiration. Je me sens
heureux.
Je pose mon crayon à papier et je relis les quelques lignes que je viens d'écrire.
Pas étonnant que j'aie rêvé de mon père, vu que nous l'avons évoqué avec ma mère,
hier soir. Je me sens pourtant triste. J'aimerais que ça soit vrai. J'aimerais pouvoir
l'embrasser. J'aimerais qu'il soit avec nous.
Je le me lève et procède à mon habituel rituel du matin. Dans la cuisine, ma mère
est déjà habillée. Assise devant son bol de café, elle observe avec attention quatre
dépliants différents, posés sur la table. Je suppose qu'elle est censée en choisir un. Je
lui administre une bise sur la joue – elle ne réagit pas – et prépare mon petit déjeuner.
Je me sens d'une drôle d'humeur. Mes journées sont habituellement toutes
identiques, interchangeables. Mais aujourd'hui, je vais revoir Sasha, et je n'ai pas la
moindre idée de ce qui va se passer. Loin d'être réjoui à l'idée de passer à nouveau du
temps avec elle, je me demande si elle va encore vouloir de moi. Ma mère capte peut-
être mon trouble, puisqu'elle me demande :
– Ça va mon poussin ? Tu ne manges pas ?
– Si si, dis-je en me coupant une tranche de pain.
– T'as pas l'air dans ton assiette.
Je suis étonné de sa clairvoyance, alors qu'elle a à peine levé les yeux de son
travail. Je décide de lâcher un peu de lest.
– Il y a une nouvelle, dans la classe.
Erreur fatale. Elle délaisse immédiatement sa lecture et approche sa chaise de la
mienne.
– Ah bon ! Elle est comment ?
J'évite son regard impatient et me concentre sur ma tartine. Comment lui en dire
le moins possible tout rassasiant sa curiosité de maman ?
– Elle est américaine.
– Et jolie ?
Je soupire de manière très visible. Message envoyé : arrête de m'embêter.
– Alors, est-ce qu'elle est... sympathique ?
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Sylas Rêves de papier page 18
– Ouais.
Son regard ne me quitte pas tandis que je beurre mes tartines.
– N'hésite pas à l'inviter à la maison. Je ne vois jamais tes amis.
Parce que je n'en ai pas. Et si je veux que Sasha en devienne une, je tâcherai de
ne pas lui présenter ma mère avant un long moment.
Elle finit par se replonger dans sa lecture en se rongeant les ongles. Je n'ai pas
très faim mais je me force à avaler deux tartines et à boire mon lait. Au moment de
partir, je traîne les pieds. Je n'ai aucune envie d'aller au collège, de prendre le risque
qu'elle ne veuille pas me revoir. Je cherche n'importe quel prétexte pour perdre du
temps. Finalement, en retard, je me précipite dans l'entrée, où je me cogne le petit
orteil contre le pied du guéridon – un meuble particulièrement sadique. Je lâche
quelques jurons en sautant à cloche-pied, puis enfile mes chaussures et sors en courant.
J'attrape mon bus de justesse et déambule péniblement jusqu'au collège. Le ciel
n'est qu'une plaque de grisaille uniforme et un vent d'automne s'engouffre dans mon
manteau trop fin. Devant la chapelle, des dizaines de petits groupes se sont formés.
Des discussions fermées, des éclats de rire, des gestes de camaraderie. Je change de
lieu, fais un tour du côté du cloître, pousse jusqu'à l'aile des BST, reviens fureter vers
le terrain de tennis et le parking des profs à la recherche d'une tâche de couleur qui
pourrait être sienne. Rien.
La sonnerie retentit et résonne entre les mes oreilles comme un glas funeste. Les
élèves se mettent prestement en mouvement. Je me dirige à pas de dinosaure vers le
bâtiment flambant neuf où m'attend la suite de la journée. À l'intérieur, ma classe s'est
mise en rang devant la salle de physique-chimie. Toujours aucune trace d'elle. Elle est
peut-être repartie pour les États-Unis...
La file se met en branle. On m'effleure l'épaule, je me retourne. C'est une Sasha
au visage rouge et à la respiration courte. Elle vient de courir.
– Salut, me dit-elle. On se fait la bise ?
Visiblement amusée par cette coutume française, elle m'administre une bise sur
chaque joue. Une éclaircie transperce la chape de nuages qui embrumait mon cerveau.
Finalement, je pressens une belle journée.
Les heures se suivent et se ressemblent. Sasha et moi nous asseyons toujours
côte à côte. Elle me pose parfois des questions sur le cours mais, la plupart du temps,
nous nous échangeons des petits mots ou des dessins. Au début, j'étais subjugué par
son ordinateur utra-plat à double écran tactile. L'inférieur peut être transformé en
clavier virtuel ou servir de complément à celui du haut. En plus, il est possible de
détacher les deux parties et de les utiliser comme des tablettes indépendantes ! Elle m'a
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Sylas Rêves de papier page 19
informé que ce modèle n'était pas encore sorti en France. Elle l'appelle le pTouch.
Lorsque ses doigts courent sur le clavier-écran, on dirait qu'elle a appris à taper avant
d'apprendre à marcher.
Contrairement à hier, je fais l'effort de suivre les leçons et de prendre des notes.
Je me surprends à participer activement lors du cours d'anglais. Je suppose qu'être
l'ami d'une américaine est une sacrée motivation.
À midi, alors que nous faisons la queue devant le réfectoire, je lui demande :
– C'est comment, San Francisco ?
Elle sourit d'un air nostalgique et pose son regard azur sur moi.
– Grand et chaud. Ta ville, on appelle ça un village chez moi. En fait, c'est pas
si grand, mais si tu prends Oakland, San Jose et toutes les villes du San Francisco Bay,
c'est environ sept millions.
– Sept millions d'habitants ?
– Oui.
J'ai du mal à m'imaginer une si grande population. Je suppose que c'est aussi
grand que Paris. Peut-être plus grand. Sauf que je ne suis jamais allé à Paris...
– C'est pas un peu effrayant ?
– Arriver dans un ville si petit et minuscule ? Un peu. Au début, je cherchais le
métro et j'ai compris qu'il n'y a que le bus.
Je souris devant la méprise. J'ai du mal à comprendre qu'on puisse comparer
Périgueux à un village. C'est tout de même la plus grande ville du département, la
préfecture de la Dordogne. Des villages, il y en a à la pelle dans les environs. Certains
comportent plus de vaches que d'habitants. Sasha éclate de rire quand je le lui annonce.
– Des vraies vaches ? Dans les champs ? Il faut que je voie ça.
– T'as jamais vu de vaches ?
Elle réfléchit.
– J'ai visité une milk farm quand j'étais à l'école. Les vaches étaient enfermées
dans des boîtes et c'était une machine qui tirait le lait. Ça faisait tchac tchac tchac !
C'est comme ça, ici ?
– Je ne sais pas, dis-je en riant.
Nous continuons à comparer nos modes de vie respectifs durant le repas. Sasha
me sidère. Elle semble parfaitement à l'aise alors qu'elle se trouve à des milliers de
kilomètres de chez elle et que son quotidien n'a rien à voir avec le mien. J'ai beau
savoir que c'est son choix de venir ici, afin de parfaire sa maîtrise du français,
j'imagine que l'expérience doit être dure à vivre.
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Sylas Rêves de papier page 20
Lorsque la dernière heure de cours s'achève, mon cœur se pince une nouvelle
fois. C'est indéniable, ce mardi était encore mieux que le lundi. Plus lumineux, plus
joyeux... magique.
La bise que m'administre Sasha en me disant au revoir claque à mon oreille. Je
crois l'entendre encore en montant dans le bus, puis en ouvrant la porte de
l'appartement.
J'ai sûrement des devoirs à faire pour demain. Mais je sais que, ce soir, je serai
incapable de faire autre chose que repenser à cette bise. Et aux prochaines.
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Sylas Rêves de papier page 21
Chapitre 4

Sasha et moi marchons dans une ruelle de périgueux. Le ciel est plein de gros
nuages gris. Nous nous arrêtons devant la vitrine d'un magasin de vêtements. Nous
nous tenons la main. Je vois son reflet dans la vitre et je meurs d'envie de l'embrasser.
Alors je lui caresse doucement la joue, je tourne sa tête vers moi et je pose mes lèvres
contre les siennes.
Je repose le crayon pour relire ce que j'ai écrit. Hier soir, je m'endormais en
repensant à une bise sur la joue. Ce matin, je me réveille avec un baiser sur la bouche.
Mais ce dernier me laisse un goût amer. Je sais que ce n'est qu'un rêve, que ça
n'arrivera pas. Est-ce que je me fais des idées ? Qu'est-ce que Sasha pense de moi ?
Perdu dans mes pensées, je me lève comme un automate. Aujourd'hui, c'est
mercredi, la journée calme. Non seulement j'ai l'après-midi de libre, mais les cours
commencent plus tard. Lorsque j'arrive dans la cuisine, ma mère est déjà partie
travailler. Sur la table, elle a laissé une note :
J'espère que tu vas passer une bonne journée. Je t'aime. Maman.
Je prends mon petit déjeuner et saute dans mon bus. Par la fenêtre, j'observe les
nuages gris courir dans le ciel bleu métallique et je repense à mon rêve. C'était si
réaliste... Ça semblait naturel de l'embrasser, pour elle comme pour moi.
La première heure de cours est dédiée au français. À côté de moi, Sasha note les
paroles du professeur sur son pTouch, tandis que je griffonne la même chose sur mon
cahier. Soudain, une feuille glisse vers moi. Ma voisine a dessiné un chat qui tombe
dans un trou. Je devrais sûrement rigoler, lui repasser le papier en ajoutant un mot,
mais je suis bloqué. Si seulement je n'avais pas rêvé de ce baiser...
– Ça ne va pas ? me glisse-t-elle.
Que répondre ? Je rêve de toi depuis des années et je crois que je suis
amoureux ? À la place, je porte ma main à mon estomac.
– Un peu mal au ventre. C'est pas grave.
Elle grimace et baragouine « sorry ».
À la récréation, nous marchons tous les deux sous le ciel gris, le long de
l'ancienne chapelle – qui est devenue une salle de réunion. Je me rends compte que je
dois être de bien mauvaise compagnie et me force à lui parler :
– Où est-ce que t'as appris à taper à l'ordinateur aussi vite ? T'as pris des cours ?
– Mon père m'a appris, quand j'étais petite.
– Il travaille dans les ordinateurs ?
– Et toi, Tu as un ordinateur ? réplique-t-elle, sans répondre à ma question.
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Sylas Rêves de papier page 22
– À la maison.
– Pas de pFlat ? Pas de pTab ?
– Non, et pas de pBook, ni de pEars. En fait, je ne suis pas très à l'aise avec tout
ça. Je préfère le papier.
Je sors de ma poche le livre de fantasy, plié et corné, que je lis en ce moment.
– Oh, un paper book ! s'exclame Sasha. Tu me le prêtes ?
Je lui tends Stardust. Elle le prend en main et le détaille comme un brocanteur
inspecte une antiquité.
– Il n'y a pas de livres en papier, chez vous ?
– Si, mais de moins en moins. Tout est... digital.
– Numérique ?
– Yes.
Je réfléchis rapidement. Du peu que je sais, les livres sortent encore en papier en
France. Et je connais très peu de personnes qui ne lisent leurs livres qu'en format
numérique. Il existe vraiment un fossé entre son pays et le mien.
La sonnerie nous fait tourner la tête. Plus qu'un cours et la journée est terminée.
Une idée me traverse l'esprit.
– Qu'est-ce que tu fais à midi ? Tu veux manger à la maison ?
– Je pensais acheter un sandwich en ville. Mais si tu m'invites, c'est génial !
Durant le reste de la courte matinée, je passe en revue ce que je pourrais lui
préparer à manger. Le frigo est quasiment toujours vide, c'est un fait. En revanche, le
congélateur regorge de plats cuisinés et autres pizzas. Je prévois de mettre les petits
plats dans les grands : feuilletés au saumon !
À onze heures, la classe se termine. Nous décidons de gagner mon appartement à
pied. C'est l'occasion pour moi de jouer le guide, une fois de plus. Nous passons par les
vieilles rues, longeons la cathédrale Saint Front et ses vingt-quatre coupoles. Nous
traversons diverses places pavées, qui s'enchaînent comme des bassins en cascade.
Nous faisons un détour par le palais de Justice, magnifique bâtiment en pierre qui vient
d'être rénové.
Saint-Front sonne de toutes ses cloches lorsque nous pénétrons dans mon
appartement. À peine entré, je dispose le repas dans le four et règle le minuteur. Nous
profitons du temps de cuisson pour réaliser le tour de l'appartement, tour qui se termine
par le salon. Sasha s'attarde sur une série de photos posées sur une commode.
– C'est ton père ?
Elle désigne un homme d'une trentaine d'années, debout à côté d'un garçon de
quatre ou cinq ans. L'enfant arbore le visage sérieux de celui qui pose pour la photo,
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Sylas Rêves de papier page 23
tandis que l'adulte fait la grimace. Il émane des deux visages la même candeur
enfantine, comme s'ils appartenaient à deux enfants, deux frères peut-être. J'ai passé
beaucoup de temps à observer ce cliché, j'en connais tous les détails. C'est une des
images les plus émouvantes qu'il existe de mon père et de moi.
– Oui. Et c'est moi à côté.
– Il... est parti ?
Je ne comprends pas. Parti, c'est une façon de dire mort ou quoi ?
– Comment tu sais qu'il est parti ? je lui lance.
– Je ne voulais pas... Si tu veux pas...
Elle semble tout d'un coup très mal à l'aise. Presque apeurée. J'ai envie de la
toucher pour la rassurer, mais je me retiens.
– Il a disparu. Ça fait dix ans. On ne sait pas ce qui s'est passé.
Sasha s'assoit dans le canapé du salon, la mine sombre.
– Moi, c'est ma mère. Elle est morte quand j'étais petite. Je n'ai presque pas
d'image d'elle. Je veux dire... je ne me la souviens pas.
Je me laisse tomber à côté de mon amie. Je me sens très triste pour elle, d'un seul
coup. Non seulement elle se trouve à des milliers de kilomètres de son foyer, mais en
plus, elle n'a jamais eu de mère. Est-ce que ça la rassurerait que je pose amicalement
ma main sur sa cuisse ?
– Et ton père, je demande. Il est comment ?
Elle se retourne vers moi, le visage sombre.
– Je le vois peu, il travaille beaucoup. C'est un boss très important, une très
grosse entreprise.
Le tableau se noircit de plus en plus. Loin de chez elle, mère décédée, père
toujours absent... Je cherche une parole réconfortante à lui livrer, mais la sonnerie du
four coupe mon élan.
– Enfin ! s'exclame-t-elle en se frottant le ventre. J'étais en train de mourir de
faim.
Nous mangeons en silence dans la cuisine. Je sens bien que nous sommes tous
les deux gênés par cette histoire de parents absents, mais je ne sais pas quoi dire.
Qu'est-ce qu'elle attend de moi ?
Après avoir terminé son feuilleté, elle pose ses couverts et me lance :
– Tu n'as jamais voulu chercher ton père ?
– Quoi ?
– Si je savais que ma mère est vivante, je serais en train de la chercher.
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Sylas Rêves de papier page 24
Ses yeux sont durs, déterminés. Je laisse l'idée s'insinuer en moi, lentement.
Chercher mon père. Le trouver ? Trop beau pour être vrai.
– Mais comment ? je me défends. Et où ? Et je ne sais même pas s'il est vivant.
Elle porte sa main à son cœur.
– Au fond de toi, tu sais s'il est vivant ou pas.
Je fais le même geste qu'elle, sans rien sentir de spécial. Pourquoi faut-il qu'elle
soit tout le temps si déstabilisante ?
– Commence par chercher dans ses affaires, continue-t-elle. Il a peut-être laissé
des... clues. Des traces. Parle à ceux qui l'ont vu en dernier.
– Mais c'était il y a dix ans ! Et la police a déjà fait tout ça.
– Tu fais ce que tu veux, conclue-t-elle en se servant un verre d'eau. C'est juste
que ce que je ferais. Moi.
Je me laisse aller en arrière. La tête me tourne. Je ne sais plus quoi penser. Il me
semblait que ma vie était simple. Il y avait ma mère, le collège, les notes, un avenir
incertain où je devrais trouver du boulot. La possibilité de dépasser ma timidité pour
avoir un jour une copine. Et voilà que débarque Sasha. Qui me laisse penser que je
pourrais sortir avec elle. Qui me souffle l'idée de partir à la recherche de mon père.
Mais qu'est-ce qui se passe ?
– Tu veux que je parte ? demande-t-elle d'une petite voix.
Je secoue la tête. Je ne veux pas qu'elle parte. Mais c'est peut-être tout de même
la meilleur chose à faire. J'ai toutes les peines du monde à me lever pour lui dire au
revoir.
– Je suis désolé d'avoir... cassé... de t'avoir remué, balbutie-t-elle sur le pas de
la porte, avant de la fermer.
Et elle disparaît sans même me faire la bise.
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Chapitre 5

Quelques minutes après le départ de Sasha, je me retrouve à dévaler l'escalier


menant au hall de l'immeuble. De là, je gagne le local à poubelles, une pièce étroite qui
empeste le plastique et le moisi. Je la traverse et pousse la porte menant aux caves. Je
découvre un couloir éclairé par une ampoule nue. Ici, l'air humide sent le champignon
et la poussière. J'avance lentement, scrutant les nombres notés à la peinture sur les
portes de bois. Numéro 12. Ça y est. Je déverrouille la porte, l'ouvre en grand et laisse
la lumière venant du soupirail éclairer les contours des objets entreposés sur le sol.
C'est ici que se trouvent les dernières affaires ayant appartenu à mon père.
Je fouille durant quelques minutes et trouve ce que je cherchais : un gros carton
poussiéreux sur lequel on a inscrit au feutre : « Georges Mermoz – livres édités ». Je
gagne le premier étage en portant le paquet devant moi et m'installe dans le salon.
Après avoir découpé le gros scotch marron à l'aide d'un couteau de cuisine, j'examine
l'intérieur.
Uniquement des livres. Tous d'aspect neuf, rangés comme s'ils attendaient d'être
envoyés dans une librairie. Sans surprise, ils ont été écrits par mon père. Je fouille un
peu, parcours les tranches et les couvertures, feuillette les romans. Il doit y avoir une
vingtaine d'ouvrages différents. Ce ne sont pas tous des romans. La plupart sont des
recueils de nouvelles, dans lesquels mon père a publié une histoire. J'en saisi un au
hasard et l'ouvre. À la date indiquée à l'intérieur, avril 2005, je devine que c'est l'un des
derniers textes écrits par Georges Mermoz. L'ouvrage a pour titre « Futurs Proches ».
D'après la quatrième de couverture, les nouvelles qui le composent sont censées
représenter ce que doit devenir le monde dans les années à venir. Économie, éducation,
politique, écologie, tout y passe.
La table des matières m'apprend que la nouvelle rédigée par mon père a pour
titre Rêve de Papier. Étrange. Ça me fait penser aux rêves que je note chaque matin.
Mes rêves de papier...
Puisqu'il faut bien que mon exploration commence quelque part, et parce que j'ai
prêté mon livre du moment à Sasha, je m'installe dans le canapé avec le recueil ouvert
à la page de Rêve de Papier.
L'histoire se déroule donc dans un futur proche. Elle met en scène une prof
d'histoire qui explique à ses élèves pourquoi le papier et le crayon ont disparu. Dans ce
texte, tous les écrits se font sur des supports numériques, décrits comme des « ardoises
analogiques ». De même, le professeur écrit sur un « tableau analogique » en utilisant
un « stylo virtuel ».
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Sylas Rêves de papier page 26
Tout cela me fait fortement penser à une salle de classe d'aujourd'hui. Les
ardoises analogiques sont les pTab ou les pFlat, le tableau analogique représente le
tableau numérique qui a envahi les classes ces dernières années. Mais la comparaison
ne s'arrête pas là. Le texte fourmille de détails réalistes et montre comment les lycéens
s'échangent des mots par e-mail et naviguent entre les liens hypertextes tout en suivant
le cours. Les élèves ne sont pas envoyés au tableau. Ils écrivent sur leur « ardoise » et
le contenu apparaît sur le tableau analogique. Ils n'ont pas non plus besoin de prendre
de notes : le texte inscrit sur le tableau est automatiquement envoyé sur leur tablette à
la fin du cours.
Ce qui me sidère le plus n'est pas le réalisme de ces descriptions, mais le fait que
cela a été écrit il y a dix ans, à l'époque ou la classe se faisait uniquement avec un
tableau noir, des stylos et des feuilles de classeur.
Lorsque ma mère passe le seuil de la porte d'entrée, en fin d'après midi, l'ai
terminé la nouvelle et suis en train de rêvasser sur le canapé. Immédiatement, je me
lève pour l'embrasser sur la joue.
– Comment va ton problème de... fille ? me demande-t-elle.
Je me détourne en espérant qu'elle ne va pas répéter la question. Elle me rejoint
dans le salon et s'exclame :
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
– Les livres écrits par mon père.
– Oh ! Tu veux te lancer dans l'archéologie ?
L'humour de ma mère... Pendant que je remise les livres dans leur carton, elle
s'écrie :
– Ce soir, on se fait un chinois !
Comme tous les mercredis, elle est passé chez le traiteur asiatique avant de
rentrer. Sur la table de la cuisine je découvre, emballés dans des étuis en plastique
recyclable, des nouilles taï, des nems, du porc laqué et de la soupe aux champignons
noirs. Le tout accompagné des habituelles baguettes en bois.
À table, nous discutons du collège, des premières notes de l'année, de la météo et
de la date des prochaines vacances. Lorsque je sens que j'ai assez retourné la question
dans ma bouche, je lance :
– Ça s'est passé comment quand papa a disparu ?
Ma mère se fige de surprise. Ses deux baguettes s'écartent et son morceau de
viande tombe sur sa serviette. Je sens bien que je manque de diplomatie en
l'interrogeant de manière aussi directe, mais je ne vois pas comment je pourrais faire
autrement.
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Sylas Rêves de papier page 27
– Mon chéri, tu es sûr que tu veux en parler ?
– Je suis grand, maintenant. J'ai le droit de savoir.
Le visage de ma mère s'assombrit comme un ciel d'orage. Le sujet est encore
plus sensible que je ne le pensais.
– Il n'y a pas grand chose à raconter. C'était un jour de printemps, le 12 mai, je
crois. Comme tous les jours, ton père est allé travailler.
– Travailler ? Où ça ?
– Au journal, cours Montaigne.
– Mais je croyais qu'il était écrivain, qu'il travaillait à la maison.
Ma mère secoue faiblement la tête.
– Non, l'écriture, c'était pour son loisir. Son vrai travail c'était journaliste à Sud-
Ouest. Tu ne savais pas ?
– On ne parle jamais de papa. Comment je pourrais...
– Il est allé travailler, ce jour-là. En voiture. À l'époque, on n'habitait pas dans
l'appartement. On avait une maison à la campagne, à Champcevinel. Tu le savais, ça,
non ?
– Oui, ça me dit quelque chose.
En fouillant dans ma mémoire, je peux en ressortir des images d'un jardin,
d'arbres fruitiers, d'une chambre différente de celle que j'ai ici.
– Il a passé la journée à travailler au bureau. Le soir, il a quitté le travail et il
n'est jamais rentré à la maison.
Ma mère marque une pause et se tourne vers la fenêtre. Je peux lire une grande
tristesse dans ses yeux, tristesse que je ressens également.
– On n'a jamais retrouvé sa voiture, reprend-elle dans un hoquet. Une Citroën.
Il n'aimait pas les Citroën, à cause de la suspension qui lui donnait mal au ventre. Mais
c'était une bonne voiture, et on n'avait pas de raison de la vendre.
Elle soupire. Ses yeux rougissent. Elle se retourne vers moi.
– Tu vois, il n'y a pas grand chose à savoir. Peut-être qu'il est parti Dieu sait où.
Peut-être qu'il a été enlevé, on n'en sait rien. La police n'a jamais trouvé le moindre
indice pour étayer l'une ou l'autre des deux hypothèses. Rien.
– Tu crois qu'il est parti, maman ?
– Pour où ? Ton père était quelqu'un de simple. Il n'avait pas de... oh, et puis tu
es grand, comme tu dis. Il n'avait pas de maîtresse. On s'entendait bien. Il t'aimait très
fort. Pourquoi il serait parti, comme ça, d'un seul coup ?
– Il n'y a pas eu de demande de rançon ?
– Tu regardes trop de films américains, ricane ma mère.
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Sylas Rêves de papier page 28
Elle se lève et sort de la pièce. Je reste comme un idiot, à regarder mon assiette
de nouilles, sans savoir si je dois me lever et la suivre. Au bout de quelques minutes,
elle revient, les yeux cernés de rouge. Je ne l'ai pas entendu pleurer, mais je sais par
expérience qu'on peut faire ça en silence.
– Si tu as encore des questions, pose-les maintenant, m'avertit-elle d'un ton sec.
Parce que je ne veux pas avoir à en reparler de sitôt.
Je réfléchis. La seule chose qui me vient est :
– Est-ce qu'il a déjà été professeur ?
– Quoi ?
– J'ai commencé à lire une nouvelle. Ça se passe dans une salle de classe du
futur. C'est très réaliste, comment les élèves se parlent. L'ambiance aussi.
Ma mère fronce les sourcils et acquiesce.
– C'est rêve de papier, sa dernière nouvelle publiée. Et alors ?
– Ben, c'est plein de détails, comme s'il avait déjà vécu ça. Il y a du vocabulaire
pédagogique, comme programmation, différenciation, fiche de prep... Je sais même
pas ce que ça veut dire !
Un sourire nostalgique ourle les lèvres de ma mère, tandis qu'elle se rassoit sur
sa chaise.
– Ton père était comme ça. Il arrivait à décrire des lieux ou des époques qu'il ne
connaissait pas. C'était son don. Il écrivait beaucoup de science-fiction et il parlait du
futur mieux que je ne parle du présent.
– Mais, il ne faisait pas de recherche ? Sur internet ?
– Il n'avait pas besoin d'internet. Ça lui venait tout seul. Les idées, le
vocabulaire, l'histoire. Ça tombait toujours juste.
– Tout seul, c'est quoi tout seul ?
Ma mère pose ses yeux humides sur moi.
– Je ne sais pas, mon trésor. Ton père était toujours dans la lune, en train de
penser à autre chose que ce qu'il faisait. C'était difficile de l'atteindre, de savoir ce qui
se passait dans sa tête. Souvent, il se réveillait, en pleine nuit, et notait des bout
d'histoire. Ensuite, il se recouchait.
– Tu veux dire que ça lui venait... en rêve ?
– Je ne sais pas mon chaton. Le don de ton père pour les histoires, ça m'a
toujours semblé un peu magique. Et quand on voit un bon tour de magie, il ne faut pas
chercher le truc.
Je reste immobile durant un temps infini, le regard perdu dans mon assiette. Mon
père écrivait-il aussi ses rêves pour en faire des histoires ? Comment faisait-il pour
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Sylas Rêves de papier page 29
tomber juste sans faire la moindre recherche ? S'il était là, je pourrais lui poser toutes
ces questions. Mais ce n'est pas le cas. Il est parti...
Comme un robot, je me lève de table et me rends dans le salon. Je laisse mon
regard errer sur les couvertures des ouvrages écrits par Georges Mermoz, des histoires
sorties de son chapeau de magicien. La voix de ma mère me fait sursauter.
– Je comprends que ce soit pour toi une façon de faire connaissance avec ton
père, mais... tu ne veux plus manger ?
Je secoue mollement la tête, complètement ailleurs. J'attrape machinalement un
roman écrit par mon père et entreprends d'en débuter la lecture. Au bout de quelques
secondes, je me rends compte que je suis incapable de comprendre le moindre mot que
je suis en train de lire. Alors je m'enferme dans ma chambre et je me couche sur mon
lit, le regard perdu dans la tapisserie du plafond.
Les pensées tournées vers cet homme dont je commence tout juste à faire la
connaissance.
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Sylas Rêves de papier page 30
Chapitre 6

– Alors, Martin, toujours pas du matin ?


Ce jeudi est semblable aux autres jours de la semaine. Arrivé par le bus, je me
suis réfugié à l'intérieur du bâtiment en attendant que Sasha arrive. Et Mme Berlin me
fait sursauter de sa voix de basse. Je me retourne et aperçois la prof d'espagnol qui
porte un carton débordant de matériel scolaire.
– Bonjour madame, dis-je en réajustant la sangle de mon sac à dos.
– Aide-moi, réplique-t-elle en me jetant son carton dans les bras. Ça te
réchauffera.
Je cille sous l'impact et me rétablis tant bien que mal.
– Viens avec moi.
Je me retrouve en train de marcher derrière la bedonnante prof d'espagnol, sans
rien trouver à dire. Le carton déborde de casques audio. Nous grimpons les escaliers et
nous dirigeons vers le laboratoire de langues. Arrivée devant la salle, elle déverrouille
la porte et me fait signe d'entrer.
– Pose ça où tu veux, ordonne-t-elle en se dirigeant vers une armoire de métal.
Je me débarrasse de l'encombrant paquet sur un bureau. Durant le trajet, une idée
m'est venue, et je ne peux m'empêcher de demander :
– Vous connaissiez bien mon père, non ?
– Plutôt, oui. C'est moi qui lui ai trouvé son premier éditeur.
– Son premier éditeur ?
– Pour son premier roman de science fiction.
– Mais vous connaissez des éditeurs ?
– J'ai été libraire.
Tout en parlant, elle a extirpé un second carton d'une armoire métallique et l'a
posé à côté du mien. Ils contiennent tous les deux le même genre de matériel.
– Tu voulais me poser des questions sur ton père ?
– Oui, je fais des recherches sur lui en ce moment...
– Qu'est-ce que tu veux savoir ?
Facile à dire. J'ai envie de répondre « tout », mais je ne pense pas que ce soit très
réaliste.
– Comment vous vous êtes connus ?
La professeur vide le contenu de son carton sur une table et entreprend de
démêler les fils des casques. Je commence à l'aider.
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Sylas Rêves de papier page 31
– J'étais pas prof à l'époque, me répond-elle sans lever les yeux de son ouvrage.
J'étais correspondant local pour Sud-Ouest, le canard où bossait ton père. Enfin, au
début, parce que ça a pas duré longtemps, comme boulot. En tout cas, c'est comme ça
que je l'ai rencontré. Son boulot à lui, c'était de coordonner tous les free-lance des
communes autour de périgueux. Donc, on bossait souvent ensemble. Et puis on a fini
par devenir copains, tu vois. Quand il en avait marre de sa femme, il m'appelait et on
buvait un coup. Quand j'avais le bourdon, il venait me remonter le moral.
– Il en avait marre de maman ?
Mme Berlin esquisse un geste de la main.
– Bah, tu sais bien. L'amour ne dure qu'un temps, bla, bla. Mais ils se
réconciliaient vite, t'inquiète pas.
Après avoir trié les casques, Mme Berlin les dispose sur les paillasses. Un par
place assise. Je m'efforce de l'imiter, tout en enregistrant mentalement ses paroles.
– Georges et moi, on n'avait rien en commun, continue-t-elle. C'est justement
ce qui fait les meilleures amitiés. J'ai toujours aimé les gens calmes et peu bavards. Et
ton père avait besoin de quelqu'un qui le motive.
– Vous le motiviez ?
– Je lui ai donné quelques coups de pieds au cul, ouais. Pour ses romans. Et
aussi avec ta mère. Il serait encore en train de la regarder en bavant d'envie, si je l'avais
pas poussé sur elle.
– Comment ça ?
– T'as bien entendu, reprend-elle en riant. Je l'ai poussé sur elle. Ils ont été
obligé de se parler et... Bam !
Elle ponctue sa phrase en frappant dans se mains. J'ai du mal à réaliser que des
adultes puissent avoir éprouvé, dans leur jeunesse, les mêmes difficultés que moi. À en
croire Mme Berlin, mon père était également un grand timide.
– Est-ce qu'il avait des copains ?
– Pas des masses. C'était un solitaire. Un peu comme toi, si j'ai bien compris.
J'ouvre la bouche pour poser une autre question, mais la sonnerie me coupe la
parole. Je m'écrie :
– Mince ! J'ai un contrôle.
Voyant mon embarras, elle me propose :
– Passe à la maison, si tu veux discuter.
– D'accord, dis-je en m'éloignant à reculons. Au revoir Madame.
– Attends, lance-t-elle en fouillant dans sa poche arrière de pantalon.
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Sylas Rêves de papier page 32
Elle me tend une carte de visite. J'y lis : Josiane Berlin – Route de Pommier
24750 Atur, suivi d'un numéro de téléphone écrit à la main. Je range le bout de carton
dans ma poche et sors de la salle de langue.
Je sprinte dans les couloirs en espérant que la 3ème B n'est pas encore entrée en
classe. Par chance, je trouve mes camarades tout juste en train d'y pénétrer.
– Un par table, clame Mme Robert. Et toi, Arthur, tu te places au bureau.
– Oh non, pas encore le bureau !
J'aperçois Sasha, qui demande à notre prof d'histoire si elle doit faire le devoir.
La prof tergiverse, puis consent à l'envoyer au CDI. Elle disparaît de mon champ de
vision, après m'avoir adressé un petit signe de la main.
Ce geste me réchauffe le cœur pendant toute la durée du contrôle.
Pendant la récréation, je suis excité comme une puce. Je raconte à mon amie les
démarches que j'ai entreprises pour enfin connaître mon père. La lecture des nouvelles,
les questions posées à ma mère, les informations données par Mme Berlin. J'ai
l'impression que je peux tout lui confier sans être jugé.
– Comment tu te sens à propos de tout ça ?
– Super ! Je suis content d'avoir commencé cette démarche. C'est très dur pour
ma mère, par contre.
– Je sais ce que c'est. Mon père n'arrive pas à parler de ma mère. Il trouve
toujours des raisons pour changer de... topic, ou il se met en colère.
– Ma mère ne se met pas en colère... mais elle pleure.
– C'est dur de perdre la personne qu'on est amoureux, commente Sasha.
Je la regarde du coin de l'œil et me sens encore rougir. Nous nous promenons
dans la cour, sous le soleil froid de cette fin de mois d'octobre. Autour de nous, des
grappes d'élèves discutent, médisent, se moquent. Ils me font l'effet d'un arrière plan de
bureau d'ordinateur.
– C'était vraiment... nice le repas de hier, me lance Sasha. Tu voudrais manger
chez moi, un jour ?
– Oui. Quand ça ?
Elle fait mine de réfléchir une seconde. Sa bouche se plisse sur le côté.
– Demain soir, ça le fait ?
Ça le fait. Une expression que je lui ai apprise.
– Nickel ! Où tu habites ?
– Pas très loin du collège, en fait. Si tu veux, on y va ensemble après les cours.
On pourra faire du lèche-boutique.
J'éclate de rire.
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Sylas Rêves de papier page 33
– Du lèche-vitrine ?
– Whatever. On se promènera. Il fait toujours ce temps-là en octobre ?
– Grosse modo.
Sasha se tourne vers moi d'un air intrigué.
– Grosso modo ? répète-t-elle. C'est quoi ça ?
Lorsqu'elle ouvre grand ses yeux, comme elle le fait en ce moment, ça me fait
fondre... Je lui explique du mieux que je peux ce que signifient ces deux mots. La
cloche sonne et nous revenons tranquillement vers la salle de cours en répétant à tour
de rôle « grosso modo ».
J'aime être avec Sasha. Je ne la connais que depuis quelques jours, mais j'ai
l'impression que je ne pourrais plus vivre sans elle. Une phrase tourne dans ma tête :
« C'est dur de perdre la personne qu'on est amoureux ».
Je ne veux pas qu'elle parte. Jamais.
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Sylas Rêves de papier page 34
Chapitre 7

Vendredi soir.
La météo s'est améliorée, mais mon état émotionnel s'est grandement dégradé.
Sasha et moi nous trouvons dans la cour du collège, nous dirigeant vers la sortie.
Bientôt, nous dépasserons le grand portail réservé aux collégiens et nous nous
retrouverons dans la rue. Puis nous marcherons jusqu'à son appartement.
Dire que je suis intimidé est faible. J'ai littéralement les jambes en coton. Je
m'accroche à la sangle de mon sac de cours comme si ça m'empêchait de m'écrouler. Je
vais avoir mon premier rendez-vous. Rencard. Avec une fille. Qu'est-ce qui va se
passer ? Comment je dois me montrer ? Entreprenant, serviable, désinvolte ? Normal ?
Est-ce que c'est différent aux États-Unis ?
Et surtout : est-ce que c'est bien un rencard ? Ou est-ce qu'on va juste manger un
morceau entre amis, comme lorsqu'elle est venue chez moi.
Sasha semble tout ce qu'il y a de plus normal. Pas intimidée, pas anxieuse, pas
comme moi. D'un seul coup, elle me lance, d'un ton enjoué :
– Tu aimes les hamburgers ?
– Euh... Bien sûr.
– C'est la seule chose que je sais cuisiner. Alors, ce soir, ce sera hamburger
time.
Je lâche l'une des questions qui me taraude l'esprit :
– Tu habites toute seule ?
– Oui. Mes parents sont aux States, tu sais.
– Non mais j'imaginais qu'il y avait quand même quelqu'un avec toi, un adulte.
C'est pas trop dur d'être toute seule ?
– Un peu.
Son regard s'évade vers le ciel. Nos pas nous mènent vers le centre-ville. Les
rues piétonnes, les vieilles pierres, les petites boutiques. Je lui lance :
– Comment tu fais pour être toujours souriante, toujours de bonne humeur ?
Elle réfléchit quelques instants et je comprends qu'elle cherche ses mots.
– Je ne veux pas attendre que la joie vient des autres, alors je fais tout pour
qu'elle vient de moi. C'est correct ?
Peut-être veut-elle savoir si sa phrase est grammaticalement correcte. En tout
cas, je hoche la tête comme si elle venait de m'adresser une vérité fondamentale, une
pensée bouddhiste ou un truc comme ça. J'y pense encore quand elle me demande :
– Tu aimes ça, le lèche-vitrine ?
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Sylas Rêves de papier page 35
Que faire ? Avouer la vérité au risque de la vexer ou faire semblant ? J'opte pour
la réponse la plus sincère :
– Pas vraiment.
– On va juste acheter la viande alors. Vite fait.
J'accepte de bonne grâce. Nous passons la place Saint-Louis, bourrée de bars et
de restaus. Nous pénétrons dans la rue Limogeanne et ses commerces de luxe.
Chocolats, fois gras, jeans à 150€. Je lui montre la vitrine d'une boutique que j'aime
bien, qui ne vend que des jeux de sociétés. Elle écarquille tellement les yeux qu'elle
ressemble à un personnage de manga.
Nous entrons ensuite dans une boucherie, où elle achète deux gros steaks.
« L'ingrédient principal du hamburger », selon elle. Nous nous dirigeons enfin vers la
place Tourny. Nous passons le grand parking, autour duquel quelques habitués jouent
aux boules, et remontons la Route de Paris. Ça monte dur. À chaque enjambée, mes
jambes deviennent plus raides, alors que Sasha gambade comme une gazelle.
– C'est loin ?
Pour toute réponse, elle tourne à droite dans une petite rue qui fait face au
collège Laure Gatet. Je me demande brièvement pourquoi elle est scolarisée dans mon
établissement, situé à l'autre bout de la ville, et non dans celui qui se trouve à deux pas
de chez elle. Mais la question n'a aucune importance. Sasha s'arrête de marcher et se
tourne vers une porte en bois massif, fichée dans un mur blanc. Juste à côté s'ouvre une
grande fenêtre sans rideaux.
– Voilà, home sweet home.
Elle ouvre la porte à l'aide d'un jeu de clefs sortie de son sac et entre dans son
appartement. J'y pénètre à mon tour comme on entre dans une église, avec un peu de
peur et beaucoup de solennité. Sasha, quant à elle, se rend à grandes enjambées vers
une table et y dépose son sac. La décoration est presque inexistante. Le mobilier se
compose d'une grande table en bois mat et de quelques chaises. Contre un mur, des
cartons sont entassés comme des briques de Lego géantes. Au fond, un bar sépare le
coin cuisine du reste de la pièce. Je suis impressionné par l'énorme frigo qui s'insère
entre l'évier et le mur, avec ce qui ressemble à un distributeur de glaçons.
– Ce n'est pas décoré, s'excuse Sasha. Je n'ai pas eu le temps.
Elle pose ses bottes violettes, ce qui me permet de réaliser qu'elle porte des
chaussettes à rayure multicolores. J'esquisse un geste pour ôter mes chaussures, mais
elle m'arrête.
– Pas la peine.
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Sylas Rêves de papier page 36
Je n'ose rien dire. Je me sens comme dans un décor de cinéma, où tout est faux,
en plastique. Sasha se rend vers la cuisine, ouvre le frigo et y jette les deux steaks. Je
me rapproche des murs brillants. Ils sentent la peinture fraîche.
– Ça a été rénové il y a pas longtemps, on dirait.
– C'est mon père. Il a acheté un logement tout neuf. Tu veux boire ?
Je laisse traîner mon regard sur les cartons alignés, puis j'embrasse le volume de
la pièce du regard. La grande fenêtre laisse entrer le soleil du soir, ce qui donne aux
murs une teinte ocre.
– Ouais.
Elle sort une grosse bouteille de Coca du frigo et remplit deux verres, qu'elle
pose sur le bar. Je me sens tout d'un coup assailli par une sensation de déjà-vu. La tête
dans du coton, je m'assois distraitement sur un des deux tabourets.
– Si tu veux, je te fais visiter, propose Sasha. La chambre et les WC, c'est à
l'étage.
Impossible de parler. Je ne parviens pas à me dégager de cette impression d'avoir
déjà vécu la scène.
– Ça va ?
Je bois plusieurs gorgées de Coca coup sur coup. J'espère que la brûlure
provoquée par les bulles dans ma gorge va m'aider à me réveiller, en vain. Sasha
fronce les sourcils, puis porte brusquement la main à la poche de son jean.
– Yes ? dit-elle dans le téléphone qu'elle vient de prendre.
C'est bizarre, je ne l'ai pas entendu sonner, ni vibrer. Pourtant, tout est si
silencieux ici. C'est peut-être à cause de l'état cotonneux dans lequel je me trouve.
– I'me home, with my friend Martin, dit-elle en prononçant mon prénom
« Martine ».
Elle écarte l'appareil de son visage et articule à mon attention : « c'est mon père »
– Year, we're going to stay for a while.
J'ai du mal à comprendre ce qu'elle raconte, tant elle parle vite. Elle s'éloigne,
ouvre une porte et disparaît. Sa voix devient un murmure étouffé. Je promène de
nouveau mon regard sur les murs de la pièce, sans parvenir à cerner la raison de mon
trouble. Sasha réapparaît quelques instants plus tard.
– Sorry, dit-elle en posant son portable sur le bar.
– Fallait pas te gêner pour moi. C'est important de parler à son père.
– Il n'est pas très bavard, répond-elle avec un geste de dédain. Tu veux mon
numéro ?
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Sylas Rêves de papier page 37
Je trouve la force de hocher la tête. Elle déchire un morceau de papier et y
griffonne son numéro de téléphone. Lorsqu'elle me le tend, je le fourre dans une poche
et réplique :
– Merci. Moi, j'ai pas de portable.
– Oh, dear...
Elle semble réellement désolée pour moi. Alors que ça ne m'a jamais vraiment
manqué, sans doute parce que je n'ai pas grand monde à appeler. Puis elle se tourne
vers la porte d'entrée en frottant ses mains contre son jean.
C'est étrange, je la trouve changée depuis quelques minutes. Elle semble plus
triste et son regard ne cesse de s'attarder en direction de l'entrée. Peut-être qu'elle aussi,
elle stresse à l'idée d'un rendez-vous galant avec un français ? Un gros « poc » nous
fait alors sursauter. Un oiseau s'est cogné contre la vitre. Un oiseau noir.
Je me lève d'un bond. Sasha porte sa main à sa bouche et pousse un juron dans sa
langue. Moi, je sens une urgence monter en moi comme si j'étais une bouteille de Coca
qu'on secouait. Mes mains tremblent et ma respiration s'accélère.
Je sais ce qui va se passer ensuite. Des hommes armés vont faire irruption dans
la pièce et me plaquer au sol.
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Sylas Rêves de papier page 38
Chapitre 8

– Sasha, il faut qu'on s'en aille.


Je reconnais à peine ma voix. On dirait celle d'un petit garçon qui a vu un
monstre.
– What ?
– T'as une sortie, derrière ?
Elle reste interdite, à mi-chemin entre la fenêtre et le bar. Sans attendre sa
réponse, je me rue vers la porte qu'elle a ouverte un peu plus tôt, lorsqu'elle
téléphonait. Elle donne sur l'escalier permettant de gagner l'étage. Je me retourne vers
la porte d'entrée. Il est hors de question qu'on sorte par là. Je ne sais pas quand les
hommes en noir vont faire irruption, ni qui ils sont, mais je sais que ça va arriver.
– Viens ! je crie.
Elle ne bouge pas. Je n'ai pas d'autres choix que lui prendre la main et l'entraîner
derrière moi. Je ne vais tout de même pas la laisser se faire attraper !
Nous montons les escaliers et débouchons sur un palier. Une porte s'ouvre du
côté de la rue. Je peux voir que c'est une grande chambre. Un lit défait, des habits
multicolores jonchant le sol, des posters au mur. Cette pièce là, au moins, paraît
utilisée. L'autre porte donne sur une salle de bain. Une baignoire, un lavabo et une
cuvette de WC. Une grande fenêtre troue le mur au-dessus de la baignoire.
– Qu'est-ce qui se passe ? demande enfin Sasha.
– Il faut qu'on sorte. Pas le temps de t'expliquer. Il y a quoi derrière ?
– Derrière ? I don't know !
Je grimpe dans la baignoire et ouvre la fenêtre, faisant au passage tomber tous
les produits de beauté posés sur le rebord. L'ouverture donne sur un jardin. J'aperçois
en vue plongeante un potager, une table de jardin, des chaises. Sur la droite, à quelques
mètres, pousse un grand arbre. Je me hisse sur le rebord de la fenêtre et m'accroupis.
Mon cœur bat dans ma gorge, entre mes oreilles, dans mes paumes. En contrebas, le
sol me paraît loin, très loin, mais je suis trop excité par l'urgence de la situation pour
ressentir la peur. Je ne dois pas me laisser prendre ; il faut que je sorte. Les branches de
l'arbre s'approchent jusqu'à trois ou quatre mètres. Si je bondis, je peux sûrement en
attraper une. Ensuite, je pourrais me tracter jusqu'au tronc et trouver d'autres branches
pour descendre. Pas le temps d'hésiter. Je me retourne et je tends la main vers Sasha.
Celle-ci affiche un visage à la fois stupéfait et apeuré.
– Je ne te suis pas, dit-elle en secouant violemment la tête.
– Des hommes vont arriver. Il faut que tu viennes.
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Sylas Rêves de papier page 39
Les bras serrés contre son ventre, elle pleure presque. J'ai vaguement conscience
de saboter le premier rendez-vous amoureux de ma vie, mais je ne peux plus revenir en
arrière. Ce que j'ai vu en rêve va arriver, j'en suis sûr ! Je lance :
– Fais moi confiance !
– Reviens, s'il te plaît.
Sa voix est un miaulement. Je suis déchiré. Et si tout cela n'était pas vrai ? Et si
mes rêves ne devenaient pas réalité, comme le dit M. Courtois ? Si tout cela n'était
qu'une série de coïncidences ?
Soudain, une explosion provenant d'en-dessous – le bruit d'une porte qui vole en
éclat ? – nous fait tressaillir. Sasha manque de se retourner, mais porte seulement sa
main à sa bouche. J'ai fait mon choix. Accroupi sur le rebord de la fenêtre, je me
retourne vers le jardin et détends mes jambes. Sans réfléchir. Le feuillage d'automne de
l'arbre se rapproche de moi à toute vitesse. J'écarte les bras et ferme les yeux. Par
miracle, je m'accroche à une branche. J'entrouvre les yeux et souffle doucement un peu
d'air. Il faut que je progresse jusqu'au tronc. J'essaie péniblement de me tracter à la
force des bras, mais mes bras n'ont jamais eu de force ! Je me rends compte que, par
mon poids, j'ai fait fortement ployer la branche qui me soutient. Je ne suis peut-être pas
si loin du sol. Je risque un coup d'œil vers le bas. Allez, je ferme les yeux et je lâche
prise...
Quand mes pieds touchent le sol, mon corps est projeté en arrière. Je me retrouve
sur les fesses, puis sur le dos, les jambes en l'air. Je me relève aussi rapidement que je
le peux. Mis à part une légère douleur au coccyx, tout va bien. Je lève la tête vers la
fenêtre. Rien. Ni homme en noir, ni même le visage de Sasha en pleurs.
Voyons, où ai-je atterri ? Dans un petit jardin, dont la seule issue est une porte
donnant dans une petite maison. Je n'ai aucune envie de pénétrer par effraction chez
des inconnus, alors je m'élance vers une clôture, constituée d'un grillage en fil de fer.
Ça s'escalade assez facilement, d'autant que je me sens agile comme Spiderman.
J'atterris de l'autre côté et réalise que je ne me trouve pas dans un autre jardin, mais
dans une sorte de petit pré carré. Trois des côtés sont constitués par un mur de pierre et
le dernier par la clôture que je viens d'escalader. Je cours jusqu'au mur d'en face.
Coiffé d'une couche de tuiles rouges, il n'est pas très haut. J'entends une voiture passer
juste derrière. C'est une rue ! Je pourrai donc finir de m'enfuir facilement, si je parviens
à escalader cet obstacle.
Une voix dans ma tête me répète « dépêche-toi » sans discontinuer. Je prends
pourtant quelques secondes pour déterminer où il sera le plus facile de grimper. Je
trouve des anfractuosités dans la paroi et j'y glisse mes pieds. D'ici, je peux poser mes
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Sylas Rêves de papier page 40
doigts sur le sommet du mur. Un garçon de quatorze ans moyennement sportif devrait
être capable de se tracter à la force des bras. Mais je n'ai jamais été moyennement
sportif. Ni sportif du tout. Pourtant, il faut que j'y arrive. Alors je serre les dents et je
tire. L'arrête des tuiles me racle le ventre mais je ne m'arrête pas. Mes bras me brûlent.
Mes pieds pédalent contre la paroi pour m'aider. Au bout d'un moment infiniment long,
je parviens à me hisser sur les avant-bras, puis à lever un genou pour le poser sur le
tapis de tuiles. Au bout de quelques secondes, me voilà assis au somment du mur, le
cœur battant, le souffle court. Quelque part à ma droite, deux lycéens qui marchent sur
le trottoir me toisent d'un air amusé. Je saute.
C'est la troisième fois que je me réceptionne sur mes pieds et cette fois-ci est la
plus douloureuse. Je n'ai pas la présence d'esprit de me laisser tomber au sol, comme la
première fois, et ce sont mes genoux qui encaissent le choc. Je grimace. Pour autant, ce
n'est pas le moment de traîner.
Une bouffée de culpabilité s'empare de moi. J'ai conscience que si je tourne à
gauche, je pourrais revenir à l'appartement de Sasha et essayer de la sauver. Mais ça
reviendrait à me jeter dans la gueule du loup. Dans aucun de mes rêves je ne parviens à
fausser compagnie à mes poursuivants, une fois qu'ils m'ont repéré. Il faut que je
profite de cette aubaine ! À regrets, je tourne à droite et dévale la rue en pente menant
au parc Gamenson.
Une angoisse me tenaille l'estomac au moment où je pénètre dans le carré de
verdure. C'est là que la plupart de mes cauchemars se terminent, de manière brutale et
humiliante. Je continue pourtant ma route. Il existe cinq manières de sortir de ce lieu
clos. Me souvenant de mon dernier cauchemar, je délaisse la bibliothèque et je traverse
le parc en courant, en direction d'un portail en fer peint en vert, caché derrière les
toilettes publiques. De là, je pourrai regagner la Route de Paris. Je referme
soigneusement le portail derrière moi et trottine jusqu'à la large artère.
C'est étrange de voir que la ville semble normale. Comme si personne n'avait
essayé de m'enlever. Comme si le monde ne s'était pas mis à tourner à l'envers. Je
m'appuie contre l'arrête d'un mur pour reprendre ma respiration. Je n'ai pas l'habitude
de faire de tels efforts. Mes bras et mes jambes me lancent, me brûlent. J'ai du mal à
respirer. Mais je ne me suis pas assez éloigné de mes assaillants à mon goût. Alors je
trottine en direction du centre-ville. Heureusement, ça descend. Je dépasse le palais de
justice et tourne à droite. Dans deux minutes, je serai chez moi. Je regarde ma montre
pour la première fois depuis ma fuite. Six heures et quart. Le vendredi, ma mère rentre
tôt. Elle devrait déjà m'attendre à la maison.
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Sylas Rêves de papier page 41
Elle sera surprise de constater que je suis déjà de retour et elle me demandera ce
qui s'est passé. Moi, je lui raconterai... je lui raconterai le premier mensonge qui me
passera par la tête. Ça marche toujours.
Arrivé au pied de l'immeuble, je compose le code à quatre chiffre et je pousse la
porte. Petit à petit, la sensation de vivre à l'intérieur d'un film américain s'estompe. Je
suis de retour chez moi, dans ma petite routine, ma petite vie bien douillette. Je monte
l'escalier en courant, encore tout euphorique. La première chose que je vais faire, c'est
prendre une bonne douche, une douche bien chaude. Non, boire un grand verre d'eau.
Je me plante devant la porte de l'appartement et cherche ma clef dans ma poche,
au cas où ma mère ne serait pas encore rentrée. J'espère que je ne les ai pas faites
tomber en... non. Je l'enfonce dans la serrure.
Je n'ai pas le temps de pousser la porte qu'elle s'écarte dans un cliquetis. De
l'autre côté, ma mère m'adresse un grand sourire.
– Regardez qui arrive, dit-elle d'une voix forte, comme si elle s'adressait à
quelqu'un qui serait à l'intérieur de l'appartement. Quand on parle du loup...
Elle n'a pas l'air de remarquer mon état. Ruisselant de fatigue, tout rouge, le
souffle court. Tout ce qu'elle me demande, c'est :
– Mais où est ton sac ?
Je cligne des yeux. J'ai dû l'oublier chez Sasha.
– Maman, je peux entrer ?
– Bien sûr, répond-elle en s'écartant. Tu ne devineras jamais qui es là.
Elle se retourne et fait quelques pas vers le salon. Je ferme la porte et la suis, en
proie à un mauvais pressentiment.
– Ton conseiller d'orientation.
Là, assis sur la canapé du salon, un verre à la main, se tient un homme en
costume noir que je n'ai jamais vu de ma vie.
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Sylas Rêves de papier page 42
Chapitre 9

Ma mère s'installe sur un fauteuil. En face d'elle, l'invité mystère ne cesse de me


dévisager. Il porte ses cheveux très courts et le sourire qui barre son visage me fait
penser à celui d'un présentateur télé. Complètement artificiel.
– Et bien, ne reste pas planté là, coasse ma mère. Assieds-toi. M. Dubois me
disait qu'avec tes notes de l'an dernier, tu ne pouvais pas prétendre à tous les lycées de
la ville. Il faut absolument que tu fasses un effort en troisième.
Je reprends mon souffle avant de répliquer :
– Je suis tout sale. Je peux me changer avant ?
– C'est que je suis un peu pressé, annonce M. Dubois sans se départir de son
sourire. Je dois voir d'autres élèves ce soir.
– Depuis quand est-ce que vous rendez visite aux élèves à domicile ?
– C'est une nouvelle directive ministérielle. Tu veux bien t'asseoir une minute ?
Il est d'une telle politesse qu'il m'est difficile de refuser. Je trouve une parade de
dernière minute :
– Je passe aux toilettes et je reviens.
Personne ne peut se voir refuser le droit de faire pipi. Je m'éclipse en un clin
d'œil et m'enferme dans les toilettes. Là, je m'adosse contre la porte et je réfléchis. Très
vite.
Ce qui est évident, c'est qu'ils m'ont retrouvé. Ils m'ont loupé chez Sasha et ils se
sont rabattus sur mon domicile. Qui ils sont et pourquoi ils me veulent, c'est secondaire
pour l'instant. Il faut seulement que je sorte d'ici. Le problème, c'est que malgré le
nombre incalculable de fois où j'ai rêvé qu'ils m'attrapaient, je ne les avais jamais vus
dans mon salon.
Il va falloir que j'improvise.
Je pourrais facilement m'enfuir. La porte d'entrée est invisible depuis le salon et
si je marche assez lentement, je ne ferai pas un bruit. Mais pour aller où ? Je ne vais
pas dormir sous les ponts. Les seules choses que je connais sont le collège et mon
appartement.
C'est alors que le visage de Mme Berlin s'impose à moi. J'ignore ce qui me fait
penser à elle. Peut-être parce que c'est une ancienne militaire. Peut-être parce qu'elle
vit dans une cabane perdue dans les bois, où je pourrai me cacher en attendant d'avoir
pu tirer toute cette histoire au clair. Peut-être parce qu'elle a l'air d'avoir une certaine
expérience de la vie et que mon histoire ne lui semblera pas trop abracadabrante. Ou
peut-être parce que je connais aucun autre adulte susceptible de m'aider.
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Sylas Rêves de papier page 43
Je fouille fébrilement dans ma poche de pantalon. La carte que la prof d'espagnol
m'a donné hier s'y trouve toujours. J'ai son numéro. Il ne me reste plus qu'à ficher le
camp d'ici.
J'ouvre la porte de la salle de bain avec mille précautions et me rends à pas
feutrés vers l'entrée. Me parviennent les échos de la conversation que tiennent ma mère
et le faux conseiller d'orientation. Ils parlent de notes et de baisse de niveau.
J'entrouvre la porte d'entrée.
– Qu'est-ce qu'il fait ? s'écrie ma mère dans une plainte gênée.
Pas de réponse du visiteur. D'un seul coup, j'ai peur qu'elle ne vienne me
chercher et qu'elle me découvre, accroupi dans l'entrée, prêt à détaler comme un lapin.
Je vérifie que mes clefs sont toujours dans ma poche et me glisse dehors. Une fois la
porte refermée, je me remets à respirer.
Puis la culpabilité revient me tenailler de son dard empoisonné. C'est la seconde
fois en quelques minutes que je fuis en abandonnant quelqu'un que j'aime. D'abord
Sasha, puis ma mère. Que vont leur faire les hommes en noir ? Vont-ils les kidnapper
et les utiliser comme monnaie d'échange ? Vont-ils passer leur colère sur elles, déçus
de ne pas m'avoir attrapés ?
Tu regardes trop de films américains, me sermonne le visage de ma mère en
imagination.
Alors je me remets en mouvement. Je descends l'escalier aux marches de marbre
aussi vite que possible. Je croise au passage une mamie, voisine du quatrième, à qui
j'adresse mon plus beau sourire forcé. Me voilà dans la rue. Le soleil s'est déjà couché
derrière les immeubles et quelques lampadaires se sont allumés. Le froid s'est
également invité et je boutonne mon blouson en marchant rapidement sur le trottoir.
Soudain, une grosse voiture grise me croise et s'arrête dans un crissement de
pneus. Je me retourne. Trois hommes en costume noir en sortent et se précipitent dans
le hall de mon immeuble. Je regarde droit devant moi et accélère encore le pas. Après
avoir bifurqué au coin de la rue, je me mets à sprinter, quitte à bousculer tous ceux qui
se mettent en travers de mon chemin. Des larmes coulent de mes joues. Que vont-ils
faire à ma mère ? Pourquoi veulent-ils me capturer ?
Puis je m'arrête, interdit. Dans ma précipitation, j'ai oublié que je devais appeler
Mme Berlin. Certes, j'ai son numéro de portable, mais je n'ai pas les moyens de
l'appeler. Hébété, je regarde autour de moi. À ma connaissance, la ville dispose de
quelques cabines téléphoniques, mais il me faudrait une carte. Est-ce que ces cabines
fonctionnent encore, d'ailleurs ?
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Sylas Rêves de papier page 44
Je suis encore en train de chercher un moyen de contacter Mme Berlin lorsqu'une
voix s'adresse à moi :
– Tu vas bien, mon garçon ?
Je sursaute. Mais ce n'est qu'une mamie qui semble touchée par mes larmes et
mon air désespéré. Peut-être habite-t-elle dans mon immeuble et m'a-t-elle reconnu. Je
n'en sais rien. Je meurs d'envie de lui répondre que tout va bien, mais il s'avère que j'ai
vraiment besoin d'aide.
– Je... Vous auriez un téléphone à me prêter, s'il vous plaît ?
Pas le moindre tressaillement sur son visage ridé. Elle hoche gravement la tête et
fouille dans son sac à main. Au bout de quelques secondes, elle me tend un modèle
tellement ancien que j'ai du mal à reconnaître l'objet. Il est noir, massif, lourd et son
écran est tout gris. Je me demande un instant si la vieille dame m'aurait donné un jouet
pour enfant, puis je compose le numéro qui est noté sur la carte de visite. Contre toute
attente, les chiffres s'affichent en noir dans le rectangle gris. Je valide et porte
l'appareil à mon oreille.
Ça marche, j'entends les sonneries !
Alors que les tonalités se succèdent à mon oreille, je serre les dents et prie
intérieurement pour que Mme Berlin réponde. Mon regard reste rivé sur le coin de la
rue d'où je viens, guettant un éventuel poursuivant en costume noir. La prof d'espagnol
décroche au bout de quatre sonneries.
– Allo ?
– Mme Berlin, c'est Martin. J'ai pas le temps de vous expliquer. Il y a des
hommes qui me courent après, qui veulent m'attraper...
– Va au commissariat.
Sa réponse claque comme un coup de fouet. La police. Je n'y avais même pas
pensé. Me viennent alors en tête tous ces films où le héros est poursuivi par des
hommes dont il ne sait rien. Lorsqu'il se rend à la police, c'est pour se rendre compte
que c'est justement elle qui le traque.
– Je crois pas qu'il puissent m'aider... j'ai besoin de...
– Cache-toi dans un parking souterrain. Lequel est le plus près de ta position ?
– Euh... Montaigne.
Pour être précis, le parking Montaigne se trouve exactement en face de moi. Je
peux apercevoir l'entrée pour piétons de l'autre côté du boulevard.
– Vas-y tout de suite ! Je t'y retrouve dans dix minutes.
– OK. je...
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Sylas Rêves de papier page 45
Elle a déjà raccroché. Efficace, la prof. Je me retourne vers la mamie qui m'a
prêté son téléphone. Son regard est interrogateur mais elle ne souffle mot. Je lui pose
l'objet dans la main et reprends ma course.
Je traverse le boulevard en dépit du bon sens et fait naître un concert de klaxons
énervés. Je me force à ne pas regarder derrière moi, de peur d'y voir un homme en noir
qui courrait plus vite que moi, ou même un accident de voitures. La seule chose qui
compte est d'atteindre au plus vite la petite cabane de verre et de métal qui indique
l'entrée du parking.
Comme souvent, un type crasseux et voûté y fait la manche, appuyé contre la
machine à composter les tickets. Il me lance un regard bovin tandis que j'ouvre la porte
de la guérite et que je descend les marches jusqu'au niveau -1. Un doute m'assaille. Où
dois-je l'attendre ? J'opte pour l'étage le plus accessible. Je pousse la lourde porte
métallique qui donne sur le parking et je m'y réfugie.
Ici, l'ambiance est presque apaisante. L'obscurité, la musique pop-rock se
répercutant contre le plafond bas, les odeurs de gomme et de gaz d'échappement, tout
me donne l'impression d'avoir intégré un monde parallèle. Il fait frais, mais c'est une
fraîcheur moite et pesante. J'ai tout d'un coup envie de m'asseoir. D'oublier mes
problèmes et de rester caché là. Mais une volée de phares qui se rapprochent de moi
me tirent de ma torpeur. Je m'adosse contre un pilier et tente de discerner le visage du
conducteur. Non, c'est trop tôt, elle a dit dix minutes. Je laisse passer le véhicule et j'en
profite enfin reprendre mon souffle. Mes membres sont durs comme de la pierre. Une
douleur sourde a gagné mon ventre. Pas à cause de mon escalade du mur, une demi-
heure plus tôt, mais parce que mes tripes sont complètement nouées.
J'entends au loin les crissements de pneus contre la peinture du sol. Combien de
temps cela fait-il ? Cinq minutes ? Dix, quinze ? Une nouvelle paire de phares se
rapproche, très rapidement. Indécis, je fais un pas en avant et secoue la main. Le
véhicule pile dans un crissement de pneus, pour s'arrêter à ma hauteur. À travers la
vitre ouverte, Mme Berlin plante ses yeux dans les miens et me lance :
– Ça va ?
– Je... je sais pas.
– Fais le tour et monte, vite.
Je m'exécute. À peine ai-je refermé la portière que le véhicule redémarre sur les
chapeaux de roue, me plaquant le dos au siège. D'instinct, je cherche la ceinture de
sécurité, pour réaliser qu'il n'y en a pas de mon côté. La prof d'espagnol n'en porte pas
non plus. Son corps disgracieux tangue sur le côté tandis qu'elle réalise un virage serré,
rasant les murs du parking souterrain. Je crie, pour couvrir le grondement du moteur :
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Sylas Rêves de papier page 46
– Vous êtes peut-être pas obligée de conduire si vite. On n'est pas poursuivis.
– De quoi tu parles ? réplique-t-elle en contre-braquant énergiquement. Je
conduis normalement !
Je m'accroche à ce que je peux – tableau de bord, siège, manivelle d'ouverture de
la vitre – pour ne pas rouler sur elle. À chaque accélération, le moteur hurle comme
une bête agonisante.
– Qu'est-ce qui t'arrive ?
Le bruit du moteur est tellement fort que je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu.
Je réponds en forçant ma voix :
– Il y a des hommes... des hommes habillés en costumes noirs, qui veulent
m'enlever.
– Comment tu le sais ?
La voiture s'approche enfin de la sortie du parking. Mme Berlin s'approche de la
borne automatique, ouvre sa portière et presse un bouton. La barrière rouge et blanche
se lève et nous laisse sortir à l'air libre.
– Comment tu le sais ? répète la conductrice en s'insérant dans la circulation
urbaine. Que les types veulent t'enlever ?
– Je les ai vus, quand je suis sorti de chez ma mère. Ils sont descendus d'une
grosse voiture grise, ils se sont rués dans mon immeuble...
– Pourquoi tu partais de chez toi, pourquoi ils t'ont loupé ?
Je la fixe sans comprendre. Qu'est-ce qui lui arrive ? On dirait qu'elle cherche à
me piéger, ou à me faire dire quelque chose qu'elle sait déjà.
Le véhicule fait le tour de la place Francheville, au milieu laquelle on a construit
le nouveau cinéma. Mme Berlin actionne la manivelle pour ouvrir sa vitre de quelques
centimètres et faire pénétrer l’air froid du dehors. Je desserre les dents de quelques
millimètres, pour prononcer :
– Vous allez jamais me croire.
– Dis toujours.
– J'en ai rêvé, voilà. Ça fait des années que je rêve que je me fais attraper par
ces types.
– Et il y a un de tes rêves qui s'est vérifié ?
– Ouais. J'étais chez Sasha et tout était comme dans mon rêve.
Je me sens jeté en avant alors qu'elle freine violemment. Juste devant nous, le feu
tricolore vient de passer au rouge. D'une voix faible, je demande :
– Vous me croyez ?
Elle ne dit rien. Elle garde son regard fixé sur la route.
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Sylas Rêves de papier page 47
– Je le savais, finis-je par cracher entre mes dents.
– Je te crois, souffle-t-elle.
Elle ne me regarde toujours pas. Je ne suis pas certain d'avoir bien compris ses
paroles.
– Je te crois parce que ton père m'a dit la même chose, un soir qu'on avait un
peu trop bu. Il rêvait de types en noir qui le coursaient et qui l'attrapaient. Et quelques
jours plus tard, il avait disparu.
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Sylas Rêves de papier page 48
Chapitre 10

La voiture redémarre et je me retrouve plaqué au fond de mon siège. Du moteur


monte un grondement grave, comme un coup de tonnerre qui ne s'arrêterait jamais.
La luminosité décroissante oblige Mme Berlin à allumer ses phares. Elle
continue tout droit, jusqu'à un rond-point indiquant Atur à droite. Elle braque
violemment et emprunte cette route qui monte en zigzagant entre les maisons basses.
La voiture enchaîne les virages en accélérant alors que la limitation de vitesse est
toujours de 50km/h. En quelques minutes, la ville laisse la place à la campagne. Les
maisons se font plus éparses et plus luxueuses, tandis que des champs font leur
apparition, le plus souvent peuplés de vaches ou de moutons. La forêt forme tout
d'abord un arrière plan roux, puis devient omniprésente au fil de la montée, jusqu'à
encadrer complètement la route.
Je laisse ses révélations s'insinuer lentement en moi. Je savais déjà que mon père
utilisait ses rêves pour écrire ses romans. J'ignorais en revanche qu'il était également
sujet aux rêves prémonitoires. Est-ce que ça veut dire que le contenu de toutes ses
histoires va se réaliser un jour ?
D'un seul coup, le véhicule se gare sur le bas-côté. La conductrice coupe le
contact et éteint les phares.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Je veux être sûre qu'on n'est pas suivis, grogne-t-elle en lorgnant dans son
rétroviseur. Dis-moi si tu vois passer le véhicule que tu as vu devant chez toi.
Plusieurs minutes passent en silence. Une dizaine de véhicules nous dépassent en
vrombissant, mais je ne reconnais pas celui d'où est sortie la horde d'individus qui se
sont engouffrés dans mon immeuble. La foret s'assombrit à vue d’œil. L'impression de
me trouver dans une dimension parallèle me revient comme un boomerang.
Au bout d'un moment, Mme Berlin démarre la voiture et fait un demi-tour sur la
route. Toutes lumières éteintes, elle roule au pas sur une vingtaine de mètres, jetant des
regards obliques dans les ténèbres environnantes, puis tourne brusquement.
J'ai l'impression qu'elle vient de nous jeter dans le fossé. Mais non, nous nous
trouvons sur un chemin de terre qui s'enfonce dans la forêt en nous brinquebalant
comme une essoreuse à salade.
– On n'est jamais trop prudent, décrète-t-elle, tandis que les phares éclairent
enfin le chemin forestier.
– Vous pensez qu'on aurait pu nous suivre ?
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Sylas Rêves de papier page 49
– Évidemment. Maintenant, tu vas me raconter tout ce qui t'es arrivé ce soir.
Tout, sans oublier le moindre détail. T'as faim ?
Je hoche frénétiquement la tête. Je me sens également terriblement abattu,
comme si j'avais dû mener une longue bataille durant la soirée. À bien y réfléchir, c'est
exactement ce qui s'est passé.
– Je peux vous poser une question ? je demande bêtement alors que le véhicule
dépasse une boite aux lettres verte
– Vas-y.
– Ça vous est déjà arrivé cette situation ? Je veux dire, vous avez l'air de savoir
exactement ce qu'il faut faire.
Mme Berlin m'adresse un sourire triste.
– J'ai fait face à bien pire.
– Dans l'armée, vous voulez dire ?
– Non, dans ma longue carrière de clown.
Elle gare le véhicule devant la maison, dont la silhouette trapue se découpe dans
la lumière crépusculaire, puis sort et s'enfonce dans l'obscurité. Je reste assis sur mon
siège, incapable de bouger le moindre muscle. Je ne parviens à m'en extirper que
lorsque une puissante lumière s'allume au-dessus de la porte d'entrée.
Un rapide coup d’œil au véhicule. Celui est une sorte de jeep kaki, une voiture
qu'on croirait sortie d'une pub pour l'armée de terre. Le toit est une simple capote en
plastique noir et le pare-choc ferait pâlir d'envie un 4x4 de chasseur.
La « cabane au fond de la forêt », s'avère être une grande maison en bois. Je
passe la porte grande ouverte et pénètre dans l'entrée. Une forte odeur de bois envahit
mes narines.
Je sursaute lorsque Mme Berlin saisit le téléphone portable qui est posé sur un
meuble, le jette au sol et le piétine d'un coup sec. Elle ouvre ensuite un tiroir où sont
entreposés des dizaines de modèles identique. Petits et gris, ils me font penser à celui
que m'a prêté la vieille dame, dans la rue.
– Qu'est-ce que c'est que ces trucs ?
– Des téléphones prépayés. C'était à la mode il y un temps. J'en ai tout un stock.
Elle en prend un, l'allume et pianote un code. Elle attrape un post-it et un stylo et
recopie les chiffres qui s'affichent sur l'écran de l'appareil.
– Avant tout, déclare-t-elle en me tendant le papier, voilà notre nouveau
numéro de téléphone. Ne le perds pas.
– Pourquoi vous avez fait ça ?
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Sylas Rêves de papier page 50
– Tu m'as appelé sur l'ancien numéro, il était corrompu. Te prends pas la tête, je
fais ça régulièrement.
Une pensée me foudroie. Mme Berlin n'est pas seulement excentrique. Elle est
complètement parano. Et c'est exactement ce dont j'ai besoin.
– Tu aimes les omelettes ? me lance-t-elle en se dandinant vers la cuisine.
– Oui.
– Va te laver en vitesse. Ce sera prêt à ton retour. La salle d'eau, c'est la
deuxième à gauche.
Je m'exécute sans hésiter. Même si cette femme est à moitié folle, il émane d'elle
une puissante autorité. C'est peut-être l'ancienne militaire en elle, celle qui est habituée
à donner des ordres, qui se réveille en période de stress. Je n'aimerais vraiment pas être
dans sa classe.
Je me rends donc dans la salle de bain et prends une douche très chaude. Elle me
fait tellement de bien que j'ai envie de la faire durer des heures. Mais je repense aux
mots qu'elle a utilisés, en vitesse, et je ne me sens pas autorisé à désobéir. Je me sèche
et me rhabille avec mes vêtements trempés de transpiration.
Il flotte dans la cuisine une délicieuse odeur d'œuf et de champignons. Dans une
assiette, m'attend une énorme part d'omelette fumante. Je m'assois et commence à la
dévorer.
– Doucement, garçon, c'est le contrecoup du choc qui te donne les crocs.
Mange lentement, ou tu vas tout vomir.
De nouveau, je me sens obligé de suivre ses instructions. Mes bouchées se font
plus modérées.
– Maintenant, dis-moi tout, ordonne Mme Berlin en s'asseyant à côté de moi.
Tout en engloutissant mon omelette, je lui raconte le contenu de mes rêves, ma
fuite de chez Sasha, ma course à travers les jardins et le faux conseiller d'orientation
qui m'attendait chez moi. Subitement pris d'un doute, je lui demande :
– Ce n'est pas un vrai, au moins, un nouveau que je ne connais pas ?
– Non, la conseillère, c'est toujours Mme Guinard.
Mme Guinard est une petite bonne femme avec des dents de lapin et de grosses
lunettes rondes. Rien à voir avec le type bodybuildé au sourire figé que j'ai rencontré.
– Ce gars, reprend Mme Berlin, il avait un accent ?
– Non, je crois pas.
– Une arme ?
J'écarquille les yeux. Ça ne m'était même pas venu à l'esprit.
– Je sais pas. J'ai pas vu...
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Sylas Rêves de papier page 51
– C'est pas grave. Il en avait sûrement une de toute manière. Est-ce que tu as
repéré une oreillette, un moyen de communication quelconque ?
– Il avait un pPhone.
– Il devait être allumé en permanence. Continue.
Je termine mon histoire en buvant un verre d'eau. L'ancienne militaire m'écoute
en faisant les cent pas autour de la table, les mains dans le dos. Lorsque j'arrive à
l'épisode du parking souterrain, je laisse ma voix en suspens. Mme Berlin passe sa
main dans ses cheveux courts.
– Tu as eu beaucoup de chance, décrète-t-elle. Ils devaient être très sûrs d'eux
pour ne pas t'avoir poursuivi à travers la salle de bain de ta copine et les jardins
attenants. La seule chose qui me tarabuste c'est : comment ont-ils su où te trouver ?
Peut-être qu'ils t'ont repéré au collège et qu'ils t'ont suivi jusqu'à chez l'américaine,
dans ce cas pourquoi attendre aussi longtemps avant d'intervenir ? Peut-être un
dysfonctionnement dans la chaîne de commandement...
Elle a marmonné la fin de cette tirade pour elle même, les yeux perdus dans le
vague.
– Il y a quelque chose de pas clair, conclut-elle.
À ce moment là, une chape de fatigue me tombe dessus, lourde comme un sac de
ciment. Je me sens vidé de toute énergie. Je n'arrive plus à penser, ni à Sasha, ni à ma
mère, ni à ceux qui veulent inexplicablement m'enlever.
– Je vais te montrer ton lit, me souffle Mme Berlin, suis moi.
Elle me guide vers une pièce minuscule, carrée, au milieu de laquelle est posée
un futon à même le sol. J'ai un mouvement d'hésitation face à cette absence de confort,
mais je sens que je pourrais dormir sur une planche à clous, si je le devais. Je me laisse
tomber sur le matelas et un réflexe me fait chercher le bloc et le crayon que j'utilise
tous les matins.
– Il me faudrait de quoi écrire. Pour mes rêves.
Mon hôtesse disparaît sans une question. Pendant son absence, mes pensées
s'attardent sur les deux blocs que j'ai abandonnés à côté de mon lit, chez moi, puis sur
la boîte à rêves du salon. Jusque là, j'avais sous-estimé leur importance. Ces feuilles de
papier contiennent pourtant une partie des événements qui vont se produire dans les
jours à venir. Lorsque Mme Berlin revient avec une feuille et un crayon à papier, je
m'exclame :
– Les blocs de rêves, il me les faut !
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Sylas Rêves de papier page 52
Devant son incompréhension, je lui en détaille l'importance. Les petits textes que
j'ai écrits durant ces dix dernières années sont des aperçus du futur. L'un d'eux m'a déjà
sauvé la mise et les autres pourraient faire de même.
– En effet, confirme-t-elle, il faut les récupérer le plus vite possible, en espérant
que ce n'est pas trop tard. Tu sais exactement où se trouvent ces papiers, chez toi ?
– Oui.
– Tu vas aller les chercher. C'est la seule chose qu'on aie pour l'instant.
– Moi ?
Le son qui a franchi mes lèvres était plus un cri de surprise qu'un mot. Mme
Berlin fait la moue, attrape une chaise d'un geste vif et s'y laisse tomber, le dossier
entre les jambes.
– Tu connais les lieux, tu sais exactement ce qu'il faut prendre. Tu es petit et
agile. Tu es la bonne personne pour cette mission.
Pour cette mission ! Encore cette impression de me retrouver en marge de ma
vie, dans un film de guerre cette fois-ci. Je me mets mentalement en scène, en train de
ramper au milieu de mon appartement, le corps recouvert de peintures de camouflage.
Puis je secoue la tête.
– J'y arriverai pas. Je suis trop... enfin pas assez...
– Tu t'es très bien débrouillé jusque-là. Tu as fait preuve de clairvoyance et
d'initiative. Tu vas t'en sortir. Mais il faut un plan.
– On fera ça demain, alors.
Un rire secoue faiblement la carcasse de Mme Berlin.
– C'est une mission prioritaire. L'ennemi est peut-être en train de fouiller
l'appartement en ce moment. Il faut agir le plus tôt possible et tant pis pour ta fatigue.
Tu partiras demain matin, avant le lever du soleil et le plan doit être élaboré dès ce
soir.
– Quoi ? Mais si je dors pas assez je vais être...
– Fatigué ? Écoute, c'est pour toi qu'on fait tout ça. Si tu veux pas de mon aide,
t'es libre de partir.
Elle se lève et sort de la pièce. Je me redresse brusquement. La peur de me
retrouver abandonné chasse toute fatigue de mon corps.
– D'accord, d'accord ! On fait le plan ce soir !
Mon hôtesse réapparaît, un sourire satisfait sur les lèvres. Elle me demande de
réaliser un croquis de l'appartement et, tous les deux assis sur le matelas, nous
discutons des différents moyens d'y entrer.
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Sylas Rêves de papier page 53
– Passer par l'entrée principale, c'est hors de question, commente l'ancienne
militaire. Ils s'attendent à ce que tu reviennes chez toi et elle sera forcément surveillée.
Tu connais un autre moyen d'entrer ? Une fenêtre toujours ouverte ?
– On habite au second étage.
– Et alors ? T'as jamais aimé l'acro-branche ?
Je grimace à l'idée de faire des acrobaties entre les immeubles. Sauter d'une
fenêtre du premier étage m'a fait passer l'envie de jouer les Spiderman.
– Il y a deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue principale...
– Rien derrière ?
– Non.
Mme Berlin se gratte la tête.
– Ça va pas être possible. Ils surveilleront sûrement l'entrée de l'immeuble
depuis une voiture en planque. Si tu fais le mariole sur la façade, ils vont te repérer. Tu
ne vois rien d'autre ?
C'est à mon tour de faire un effort de réflexion. Une seule idée me vient :
– Il y a un soupirail qui donne dans la cave. Mais je sais pas si c'est assez large
pour moi. Et une fois dans la cave, c'est fermé à clef. Ensuite, il y a la porte du sous-sol
et celle de l'appartement... Attendez.
Assailli d'un doute, je fouille frénétiquement dans ma poche de pantalon et j'en
sors le trousseau de clefs qui ne me quitte jamais.
– J'ai la clé de chez moi !
Mme Berlin se remet lourdement sur ses pieds, frappe dans ses mains et déclare :
– J'ai ce qu'il faut pour monter l'opération. Allez, va te coucher, je m'occupe de
tout.
Je la vois hésiter. Puis elle me gratifie d'une tape sur l'épaule et quitte la pièce en
coup de vent. Je me retrouve seul. Avec dans la tête les plans d'une mission commando
visant à récupérer des écrits prophétiques qui me serviront peut-être à retrouver mon
père.
Un bâillement irrépressible me fait fermer les yeux pendant de longues secondes.
Lorsque je les ouvre, je me suis déjà laissé tomber sur le matelas, à la recherche d'une
position pour dormir. Quelle heure peut-il être ? Neuf heures, dix heures du soir ?
Quelques secondes plus tard, j'ai remonté la couette qui était pliée au bas du
futon et éteint la lumière. Mes pensées dérivent en direction de ma mère et de Sasha.
Les deux femmes de ma vie. Je suis vaguement surpris de m'inquiéter autant pour l'une
que pour l'autre, et je suis intimement persuadé qu'elles font désormais toutes les deux
partie de ma vie.
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Sylas Rêves de papier page 54
D'ailleurs, j'ai bien rêvé qu'on s'embrassait, Sasha est moi. Ça devrait donc
arriver.
Un jour.
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Sylas Rêves de papier page 55
Chapitre 11

La jeep traverse en hurlant les rues vides de Périgueux. Le samedi, à cinq heures
du matin, la ville dort encore, et elle a bien raison. L'ancienne militaire engage sa
voiture dans la rue Louis Mie, qui est parallèle à celle de mon appartement, puis tourne
dans une petite impasse et se gare contre un mur de parpaing.
– C'est là, fiston. Tu sais ce que t'as à faire.
Ce que j'ai à faire. Ça deux heurs qu'on en parle, de ce que j'ai à faire. D'abord,
dès le réveil, obligation de boire du café, alors que je déteste ça. Pour avoir l'esprit
aussi affûté qu'une lame de couteau. Ensuite, répétition du plan autour des cartes les
plus précises que j'ai vu de la vie. Puis, re-répétition et re-re-répétition. Enfin,
vérification du matériel, sac à dos kaki plein de poches, lampe de poche et pied-de-
biche.
– C'est le moment, relance-t-elle en me donnant un coup de poing dans les
côtes.
Je me contracte. J'ai pas envie de sortir. Mon estomac recommence à se serrer.
Ma main serre la sangle du sac à dos militaire dans lequel je dois fourrer tous les
carnets que je trouverai. Je balbutie :
– Je voulais... J'ai pas eu le temps de vous dire merci...
– Tu me le diras à ton retour. Et arrête de me donner du vous. File !
Je prends une grande goulée d'air, comme avant de plonger dans une piscine, et
j'ouvre la portière. L'air froid de la nuit me transperce le corps tandis que je marche
vers une barricade que je dois enjamber.
Me voici dans un jardin. Je le traverse en trottinant, en direction de la série de
soupiraux, alignés à ras du sol. Chacun donne sur une cave de l'immeuble.
Je sors ma lampe de poche et dirige le faisceau à travers la première vitre. Je ne
distingue presque rien mais remarque toutefois que des barreaux ont été installés
derrière la fenêtre. Second soupirail : un capharnaüm indescriptible se dessine en
ombres chinoises tandis que je balaie l'intérieur du local avec ma lampe. La troisième
cave me semble relativement dégagé. Je décide de ne pas perdre plus de temps et
d'emprunter ce passage.
La vitre se casse facilement grâce au pied-de-biche. Je savais déjà que ce serait
bruyant, mais le son du verre qui se brise me vrille les oreilles, sans doute parce que la
nuit est encore très silencieuse. Au loin, un chien se met à hurler. En utilisant le sac à
dos, je débarrasse l'embrasement de tous les morceaux de verre. Je me glisse à
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Sylas Rêves de papier page 56
l'intérieur de l'espace de rangement, le traverse en déplaçant quelques cartons et me
retrouve face à la porte de la cave.
C'est un simple assemblage de planches qui tremble alors que je le pousse de la
main. Je prends le pied-de-biche et en insère une extrémité entre le panneau de la porte
et le chambranle. Une bonne poussée, les dents serrées, et la serrure cède avec une
petite explosion poussiéreuse, comme si elle n'attendait que ça.
Jusque là, c'est plutôt facile. Je m'engage dans le couloir des caves et aboutit à
une porte en métal, massive. Massive, mais surtout... non verrouillée. Parvenu à cet
endroit précis, le plan est de se montrer très prudent. L'oreille collée contre le métal
glacé, les yeux fermés, je me concentre sur mon ouïe. Peu de sons me parviennent. Il
me semble percevoir des moteurs de voiture, très lointains, et un bourdonnement
provenant sans doute de la ventilation de l'immeuble. En tout cas, aucun bruit de pas,
aucune discussion. La voie est libre.
Je pousse la porte et pénètre dans le local à poubelle. L'odeur des détritus me
prend à la gorge. Il m'est difficile de ne pas tousser. La nouvelle porte qui se présente,
de l'autre côté de la petite pièce en béton, est entrouverte. Je passe un œil par la fine
ouverture.
D'ici, j'ai une vue imprenable sur le hall d'entrée, la porte vitrée donnant sur la
rue et les escaliers menant aux appartements. J'attends quelques minutes avant d'être
persuadé que personne ne me tend un piège, et me glisse dans l'espace ouvert.
Après avoir gravi les marches de l'escalier, rapidement mais silencieusement, me
voilà enfin devant la porte de l'appartement. Ma trouille me serre l'estomac. Qui
m'attend derrière ? La police, les hommes en noir ou simplement ma mère ? Je me
force à respirer calmement et colle de nouveau mon oreille contre le panneau de la
porte. Plusieurs minutes s'écoulent tandis que je me concentre sur les informations que
m'envoie mon oreille. Le seul son que je crois reconnaître est une respiration forte,
presque un ronflement. Je prie intérieurement pour que ce soit celui de ma mère. En
tout cas, celui qui respire de la sorte me paraît profondément endormi.
Tremblant de peur, j'ouvre la porte, qui pivote sans un bruit et me donne accès à
la minuscule entrée. Un réflexe me fait enlever mes chaussures. Pourquoi pas
d'ailleurs ? Je ferai moins de bruit en chaussettes. Je dispose donc mes deux baskets à
leur place, comme si j'étais réellement de retour à la maison.
La lueur des lampadaires entre par les baies vitrées du salon et baigne
l'appartement d'une lumière dorée. Je me dirige directement vers ma chambre. Même
dans l'obscurité, je trouve facilement mon chemin jusqu'au lit et ramasse les deux blocs
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Sylas Rêves de papier page 57
de rêves, qui n'ont pas été déplacés. Ils trouvent leur place au fond du sac à dos, ainsi
que le recueil de nouvelles « futurs proches ».
De retour dans l'entrée. Je traverse le petit espace et pénètre dans le salon. Je
perçois enfin le léger ronflement et découvre celle qui le produit : ma mère, allongée
sur le canapé. Elle dort la bouche ouverte, recroquevillée sur elle même, en chien de
fusil. Elle s'est couchée toute habillée, sans s'être démaquillée. Des larmes ont coulé
sur ses joues et lui ont dessiné des yeux de panda dégoulinants.
Une bouffée de plaisir m'envahit. Je réalise à quel point je m'étais fait du souci à
son sujet. Et s'ils n'ont pas enlevé ma mère, peut-être ont-ils aussi laissé Sasha
tranquille !
Je résiste à l'envie de la réveiller, de lui dire que je suis en vie, en sécurité, que
j'ai choisi de me cacher pour échapper à mes ravisseurs. Mais ce serait une folie. Ma
mère est une gamine, incapable de garder un secret. Et elle ne comprendrait pas que
mes rêves sont prémonitoires, qu'on essaie de me kidnapper. Tout en reniflant de
frustration, je me tourne vers les étagères.
Attraper le carton contenant mes rêves de papier s’avère plus laborieux que
prévu. Je tire, doucement. Le bruit de frottement est ténu, mais ma mère s'agite derrière
moi. Le carton progresse régulièrement centimètre par centimètre, jusqu'à basculer
dans mes bras. À pas de loup, je le transporte jusqu’à la cuisine pour fourrer les carnets
dans mon sac. Il ne me reste plus qu'à reposer le carton à sa place. Vu qu'il ne pèse
presque rien, je réalise cette tâche sans aucune difficulté.
Et voilà.
J'ai réussi. La mission « carnets de rêves » est un succès. Tout en frottant mes
mains contre mon pantalon, je sens l'excitation me gagner. Je trottine, tout guilleret,
jusqu'à l'entrée, et...
... me cogne le petit orteil contre le guéridon.
Je parviens à retenir mon cri de douleur, mais un petit son aigu s'échappe tout de
même de ma gorge. Je couvre ma bouche de mes mains en me traitant d'imbécile.
Lorsque la douleur reflue quelque peu, je les retire et recommence à respirer.
Quelque chose bouge derrière moi. Non ! J'ai réveillé ma mère. Je me retourne
lentement et entends un frottement de tissus derrière le dossier du canapé. Il faut que je
parte d'ici tout de suite ! J'ouvre prestement la porte d'entrée et je glisse sur le palier.
Un instant avant de la refermer, je perçois clairement un rai de lumière passer sous la
porte. Si je n'ai pas rêvé, ma mère a allumé la lumière. Peut-être qu'elle m'a vu. Il faut
que je sorte de l'immeuble. Vite !
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Sylas Rêves de papier page 58
Sans allumer la lumière, je dévale les escaliers en vitesse, jusqu'au hall d'entrée,
toujours désert. Je tends l'oreille. Aucun bruit venant des étages. Par contre, mon cœur
bat la chamade dans ma poitrine. Je traverse en trombe le local à poubelle, puis le
couloir aux caves.
Je cherche par quelle cave de dois passer pour sortir, lorsqu'une drôle de
sensation se déclare sous mes pieds. J'abaisse le faisceau de ma lampe. C'est pas vrai !
J'ai oublié mes chaussures dans l'entrée ! Et impossible de remonter les chercher,
maintenant que ma mère est réveillée.
J'entre dans la troisième cave sur la gauche en me traitant de tous les noms, passe
par le soupirail et me retrouve dans le jardin, tout frissonnant. La rosée me trempe et
me glace les pieds. En plus, je suis en sueur. Je remonte le col de mon blouson. La
clôture m'apparaît à la lueur de la lune et je la franchis sans y penser.
Un regard à droite, puis à gauche. Où est passée la jeep ? À l'angle de la rue,
m'apparaît soudain une silhouette trapue. Mme Berlin me fait signe de la suivre.
Quelques secondes plus tard, je m'affale sur le siège passager et coince le sac entre mes
pieds. Le chauffage est à fond, ça fait du bien. Le véhicule démarre sur les chapeaux
de roue.
– J'ai bougé la caisse pour être moins voyante, commente le chauffeur. Alors,
tes carnets ?
Je me sens minuscule, un gamin inutile, incapable de quoi que ce soit. Pourtant,
j'ai réussi... Je murmure :
– Mission accomplie. J'ai tous les carnets.
La voiture me ballote dans tous les sens. Si seulement je pouvais attacher une
ceinture de sécurité...
– Pourquoi tu fais cette tête, alors ?
– Ma mère dormait dans le salon. J'ai oublié mes chaussures dans l'entrée. Elle
va se rendre compte que je suis venu.
– T'as enlevé tes chaussures en rentrant chez toi ?
– Ça paraissait logique sur le coup...
– Bon sang, c'est vrai que c'est rudement grave.
Berlin garde le silence, les lèvres pincées. Elle négocie un virage serré pour
s'engager sur le pont des Barris et me lâche :
– J'espère que tu déconnes. Tu t'es infiltré chez toi, tu as rempli ta mission.
Bordel, t'as quatorze ans. Tu devrais jouer à la console et draguer les filles ! Alors, les
chaussures, c'est une erreur, d'accord, mais c'est pas grave. Ta mère, dans l'état où elle
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Sylas Rêves de papier page 59
doit être, tu crois vraiment qu'elle va remarquer ta paire de pompes qui traîne par terre
? Et même si elle le fait, elle va penser qu'elles ont toujours été là.
Je renifle.
– OK, vous avez raison.
– Je t'ai déjà dit de me dire tu. Et tu vas m'appeler Josiane. Putain, je suis fière
de toi, je savais que t'allais y arriver.
Elle s'arrête à un feu rouge, totalement inutile puisque aucune autre voiture ne
roule à part la nôtre. À la lueur des réverbères, il me semble voir ses yeux briller.
– Une fois qu'on sera arrivés à la maison, déclare-t-elle, tu me raconteras tout
ce qui s'est passé. Ça s'appelle un débriefing. Ensuite, tu auras la journée pour te
reposer.
Je hoche la tête. À l'idée de pouvoir prendre une bonne douche, m'allonger avec
un bon livre ou regarder la tété, je sens une douce chaleur m'envahir.
– Mme B... Josiane, je peux te demander un truc ?
– Vas-y, répond-elle en souriant.
– Vous... tu pourrais arrêter de faire de l'ironie, comme tout à l'heure quand j'ai
dit que j'avais laissé mes chaussures ?
La prof d'espagnol secoue tristement le tête en abordant le rond-point de la Route
de Pommier.
– Pas possible. Tout est compris dans le colis. Sarcasmes et grosses fesses.
C'est à prendre ou à laisser !
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Sylas Rêves de papier page 60
Chapitre 12

De retour chez Mme Berlin – pardon, chez Josiane – ma première action est de
me recoucher. Les membres fourbus et tremblants, la tête vide, je me laisse tomber sur
le lit, comme un arbre qu'on abat. Mais le sommeil ne vient pas. Je n'arrête pas de
penser aux différentes femmes de ma vie. Ma mère qui, après avoir perdu son mari,
voit son fils disparaître à son tour. Josiane qui vole à mon secours parce qu'elle s'en
veut de ne pas avoir pu le faire pour mon père. Sasha qui...
Que dire de Sasha ? Je ne pense pas qu'elle souffre, contrairement aux deux
autres. C'est plutôt moi qui garde l'impression d'avoir un trou à la place de l'estomac,
chaque fois que je pense à elle. C'est dingue comme elle me manque. Je ne la connais
que depuis quelques jours, mais son absence m'inflige une douleur plus intense que
celle causée par la souffrance de ma mère. Sasha et moi, nous avions une complicité
que je n'avais jamais connue auparavant. C'était fort. Je suis sûr que ça pouvait durer
toute la vie.
Alors que je suis encore allongé, un coup de klaxon me fait sursauter. Je me lève
prestement et sors de ma chambre. Quelques secondes plus tard, la porte d'entrée
s'ouvre à la volée, et la maîtresse des lieux se dirige vers moi en portant plusieurs gros
sac de courses. Certains contiennent de la nourriture. Le dernier est plein de vêtements.
– J'ai pris du quatorze ans, explique Berlin. Tu me diras si ça te va.
– Il fallait me le dire que vous partiez, je serais venu avec vous.
– Non ! tranche Josiane en me lançant un regard sévère. Tu ne dois pas sortir
d'ici. Il faut que personne ne sache que tu es avec moi. Dis-donc, tu m'as dit vous ?
– Oui... j'arrive pas à vous tutoyer.
– Pas grave, élude-t-elle.
Elle extirpe d'un sac isotherme de la viande et du fromage, qu'elle commence à fourrer
dans son frigo.
_Tu comprends pourquoi tu dois rester là ?
– Pour pas que les hommes en noir me trouvent ?
– Tout juste, Auguste. Et pour éviter que je me fasse arrêter pour enlèvement
d'enfant.
Je l'aide à ranger la nourriture dans les placards de la cuisine et laisse tomber un :
– Et maintenant ?
– Maintenant ? Tu restes là et tu te fais tout petit. Interdiction de sortir, ni de
contacter qui que ce soit.
Je grimace :
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Sylas Rêves de papier page 61
– OK.
– Évite aussi d'aller sur le web. Si tu y tiens vraiment, je te passerai une pTab.
Tu devras te créer une nouvelle adresse mail si tu veux t'inscrire quelque part.
– C'est tout ?
– Ahh... constate une Mme Berlin satisfaite. Un peu de rébellion, c'est bien !
Oui, c'est tout.
Rompez ! ordonne le commandant.
Je passe le reste de la matinée et repenser à l’opération « carnet de rêves ».
Finalement, elle a peut-être raison la prof d'espagnol. J'ai accompli un sacré exploit. Si
je revenais un jour en classe, je pourrais crâner auprès des autres. À supposer que j'en
aie le droit...
Après manger, Josiane s'accorde une grosse sieste. Je constate à cette occasion
qu'elle ronfle à en faire trembler les murs. Pour ma part, je laisse le temps passer sans
trop chercher à m'occuper. Je me sens fatigué, ramolli comme du plastique chaud. Je
me promène sur internet avec la Ptab, qu'elle m'a prêté. En tapant le nom de mon père
sur Google je tombe sur quelques chroniques de ses livres. Je découvre également un
article sur sa disparition. Il semblerait qu'il ait mis en scène, dans une de ses nouvelles,
l'enlèvement d'un auteur de science-fiction par des extra-terrestres. Les similitudes
entre la fiction et la réalité seraient troublantes. Je ne peux m'empêcher de sourire.
L'auteur de l'article croit qu'il s'agit d'une coïncidence. Moi, je sais que c'était un récit
prophétique.
Mes pensées dérivent alors vers « rêve de papier ».
Ce qui est écrit dans cette nouvelle est en train d'arriver. En ce moment. De nos
jours, beaucoup élèves prennent leurs notes sur un support numérique. Peut-être pas
tant que ça en France, mais en tout cas énormément aux États-Unis. Sasha se promène
partout avec son Pflat et n'a pas le moindre gramme de papier sur elle.
Un bruit de porte qui claque. Josiane passe en trombe devant moi en maugréant :
– Après une nuit blanche, toujours pas moyen de dormir...
Elle se poste en face de la baie vitrée, prend une longue inspiration et se tourne
finalement vers moi. Je demande :
– Vous connaissez la nouvelle de mon père, « Rêve de papier » ?
– Ça me dit quelque chose. Une histoire de pTab, non ?
– Oui, sauf que ça ne s'appelle pas pTab, dans le texte. Vous savez ce que je
pense ?
– Tu vas me le dire.
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Sylas Rêves de papier page 62
– Que c'est à cause de cette nouvelle que mon père a été enlevé. Son texte était
tellement plein de détails que des gens ont dû comprendre qu'il voyait le futur.
Josiane affiche un sourire ironique. Je sens qu'elle va me servir une remarque
grinçante et je me raidis. Mais elle doit se contenir, parce qu'elle se contente de :
– Ça me paraît un peu tiré par les cheveux.
– Pourtant, tout y est dans l'histoire, les pTab, les pFlat, les écrans tactiles, le
cahier de texte électronique. Tout.
– D'accord, c'est une piste. Ça voudrait dire que ceux qui l'ont enlevé savaient
que ça allait arriver. Ils en ont déduit que ton père voyait le futur.
– Des fabricants de pTab ?
– Plutôt des concepteurs de pTab.
– Mais pourquoi ?
Josiane se contente de hausser les épaules et s'installe sur une chaise avec un
carnet de rêve.
– Puisque tu as récupéré tes papiers, on va les lire et mettre de côté ceux où
apparaissent tes ravisseurs. Tu m'aides ?
Nous prenons chacun un bloc-note et arrachons les pages qui font mention
d'hommes en noir. Notre lecture silencieuse dure un long moment, jusqu'à ce que la
maîtresse de maison allume sa radio sur le flash de dix-sept heures :
– …un adolescent de quinze ans a disparu à Périgueux. Il a quitté son domicile
vendredi soir et n'a pas réapparu depuis. La thèse de la fugue n'a pas été écartée, mais
les enquêteurs privilégient celle de l'enlèvement.
« Il s'appelle Martin et portait un blouson marron, un jean et des baskets rouges.
Si jamais vous pensez le reconnaître, appelez immédiatement la gendarmerie. Le
dispositif Alerte Enlèvement a d'ores et déjà été mis en place. Côté météo, le beau
temps va se maintenir jusqu'à la fin du week-end...
Josiane coupe la radio, les lèvres pincées. Elle me regarde en silence, puis lâche :
– Tu sais ce que ça veut dire ?
– Que je dois pas sortir d'ici ? dis-je d'un ton grinçant.
– Surtout que ta mère a contacté la police dans la journée. On a eu un sacré
bol !
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Sylas Rêves de papier page 63
Chapitre 13

Le lendemain matin, à peine réveillé, je note mon rêve sur mon calepin. Celui-ci
est tellement étrange que je ne sais pas trop comment le formuler.
Je suis en train de noter mon rêve du matin. Pas sur du papier, mais sur une
tablette numérique, à l'aide d'un stylet. La scène se passe dans un lieu que je ne
connais pas, une chambre aux murs pâles, plutôt laide et impersonnelle. Les draps du
lit sont à rayures multicolores.
Cette vision est peut-être celle d'un futur lointain, en tout cas elle fait écho à la
nouvelle de mon père. Le papier qui disparaît de la surface de la terre, ça me fait froid
dans le dos.
Je me lève et passe aux toilettes avant de m'habiller. Les vêtements que m'a
achetés Josiane sont soit trop grand, soit hideux. J'opte pour un pantalon de survet gris
et un sweat couleur moutarde. Pour finir, des baskets qui me font des pieds de clown.
Puis je retrouve l'ancienne militaire dans la cuisine. Elle feuillette un magazine, affalée
sur sa chaise, enveloppée dans une robe de chambre qui date du siècle dernier.
Lorsqu'elle lève les yeux vers moi et qu'un sourire ironique se dessine sur ses lèvres, je
reconnais une scène que j'ai vue en songe, il y a quelques nuits de cela. Dans une
seconde, elle va lever les yeux sur moi et me servir un « Toujours pas du matin,
Martin ».
– Non, ne le dites pas, je lui lance brusquement.
Elle fronce les sourcils.
– Comment tu peux savoir ce que j'allais...
– Un rêve, dans la semaine. C'était exactement ça. Je vous ai reconnu, votre
posture, votre robe de chambre, et la pièce aussi.
Je tire une chaise, m'assois à côté d'elle, et essaie de prendre un air aussi
ténébreux et énigmatique que lorsqu'elle me sort ce genre de phrases :
– Et vous savez ce que ça veut dire ?
Son sourire s'élargit :
– Vas-y.
– L'avenir peut être changé.
Elle ferme son ouvrage, médite ces paroles pendant quelques secondes, comme
si elle conservait en bouche un délicieux breuvage avant de l'avaler.
– On le savait déjà. Tu as rêvé que tu te faisais attraper par les gars en noir,
chez Sasha. Et c'est pas arrivé. Tu l'as évité.
C'est à mon tour de réfléchir avant de répondre.
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Sylas Rêves de papier page 64
– Oui. Sur le coup, j'avais pas réalisé. En fait, ça veut dire que rien de ce que je
rêve n'est obligé d'arriver en vrai.
– Pas tout à fait. Ça veut dire que toi, tu peux changer les choses. Tous les
événements que tu ne vas pas modifier vont se produire comme ils sont prévus.
– Mais ça veut dire quoi, en fin de compte, que tout ce qui se passe sur terre est
écrit à l'avance quelque part ?
Josiane avale une grosse lampée de café et lâche :
– Ça, mon petit père, j'en sais rien du tout.
Elle se lève pesamment pour se rendre dans le salon. Pour ma part, je m'octroie
un petit déjeuner gargantuesque : pain, beurre, confiture, lait au chocolat dans lequel je
laisse tremper quelques corn flakes, juste pour le plaisir. Josiane réapparaît dans mon
champ de vision et se met à me fixer.
– Ta mère ne te nourrit pas, ou quoi ?
– J'ai besoin de prendre des forces, dis-je la bouche pleine. Je suis en pleine
croissance.
Je ne laisse pas le temps à Josiane de répliquer une tirade cinglante, et lui raconte
mon rêve de cette nuit. Je fais également le lien avec le texte de mon père et l'univers
qu'il y décrit : un monde sans papier.
– Ça veut dire que ton idée est peut-être bonne, conclut-elle. Ça vaut le coup de
chercher de ce côté là.
– Quel côté ?
– J'ai quelques coups de fils à passer. Pendant ce temps, prends ta douche.
Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris sa voix autoritaire. Sa voix de prof.
Je termine mon petit déjeuner et lave mon bol, ainsi que mes couverts. Sur ce point,
elle s'est également montré très ferme : pas moyen de laisser traîner ma vaisselle dans
l'évier comme je le faisais avec ma mère. La vaisselle, c'est chacun son tour, et les
ustensiles du petit dej' doivent être nettoyés immédiatement.
En sortant de la cuisine, j'entends Josiane grogner quelque chose comme : « je
sais que c'est dimanche, mais s'il n'est pas au bureau c'est qu'il est canné. Alors passez-
moi votre putain de chef de service... ». En glissant un coup d'œil dans le salon, je
réalise qu'elle ne téléphone pas, mais qu'elle se tient debout devant son écran
d'ordinateur, sur lequel est accroché une webcam. Je la laisse s'acharner et je passe à la
salle de bain. Au début, je n'ai pas très envie de me déshabiller, mais la douche s'avère
très agréable.
Après m'être séché, je me couche sur mon lit et laisse mon esprit vagabonder. En
sourdine, j'entends l'ancienne militaire vociférer dans le salon. J'essaie de m'imaginer
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Sylas Rêves de papier page 65
l'état dans lequel se trouve ma mère en ce moment. Est-ce que notre appartement
grouille de flics, comme dans les films ? Je visualise la scène : le téléphone sous
écoute, un duo d'inspecteur enchaînant les cafés noirs, en attente d'une demande de
rançon. Puis, rapidement, mes pensées s'égarent. Une seule personne occupe mon
esprit : Sasha. Elle me manque comme le sel manque à la mer ou comme le ciel
manque au soleil. Je sais, c'est nul comme comparaison – j'ai dû l'entendre dans une
chanson – mais c'est tout ce qui me vient. Je me redresse dans mon lit avec une idée
très bête en tête.
Il faut que je l'appelle !
Je peux peut-être prétexter un besoin de m'excuser pour l'avoir plantée lors de
notre rendez-vous. Ou simplement lui dire que j'ai besoin de la voir. Ce qui me
suffirait, en fait, ce serait d'entendre sa voix.
Je me rends sans bruit jusqu'à l'entrée et attrape le téléphone que m'a montré
Josiane deux jours plus tôt. Dans le salon, la maîtresse fulmine en aboyant des
demandes en direction de son ordinateur. Je reviens dans ma chambre à pas de loup.
Le numéro que Sasha m'a donné est toujours inscrit sur un petit papier roulé en boule
au fond de ma poche de pantalon. Je fouille du bout des doigts, l'attrape et le déplie. Sa
belle écriture est toujours lisible. Ça serait tellement simple de l'appeler.
Mon pouce pianote sur le clavier, compose quelques chiffres, pour ensuite les
effacer. J'ai du mal à me l'avouer, mais une trouille terrible me serre la gorge. Dans
quel état vais-je trouver Sasha ? Fraîche et chaleureuse comme la semaine dernière au
collège, ou froide et effrayée comme lorsque je l'ai quittée ? A-t-elle été enlevée par
mes poursuivants a-t-elle été épargnée, comme ma mère ? Il y a maintenant les dix
numéros affichés sur l'écran du téléphone. Il ne manque que la validation. Qu'est-ce
que ça coûte ? C'est juste un petit geste du doigt. Rien de difficile. Allez...
– Martin, tu peux venir, s'il te plaît ?
J'appuie frénétiquement sur la touche rouge de l'appareil et les numéros
s'effacent. En quelques seconde, le téléphone a rejoint le meuble de l'entrée et je me
retrouve dans le salon, presque au garde-à-vous. Josiane s'est tournée vers la baie
vitrée et me présente son dos. Rien qu'à son maintien crispé, je la devine soucieuse.
– Bon, dit-elle d'une voix distante. J'ai pas dégoté grand chose, mais d'après les
manières de nos lascars, ça pourrait très bien être une milice privée. Le genre qui
œuvre pour un groupe industriel et qui n'existe pas officiellement.
Je ne vois pas quoi répondre et je ne suis même pas sûr de savoir de quoi elle
parle. Je me contente d'attendre, le buste droit.
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Sylas Rêves de papier page 66
– Ça va être dur de les pister, continue Berlin, même avec mes relations.
D'ailleurs ça fait longtemps que je suis à la retraite et la plupart de mes anciens
contacts me renvoie gentiment paître.
Je m'attends vaguement à ce qu'elle se retourne vers moi, mais c'est toujours son
dos qui me fait face.
– Sinon... je voulais vous demander un truc.
Elle se tourne finalement vers moi, les bras croisés, le regard dur. Moi, je me
mords la lèvre. Je me demande si c'est une bonne idée de me livrer à elle.
– Qu'est-ce que vous pensez de Sasha ?
– Sasha, c'est quoi ? Ah... l'américaine ! Qu'est-ce que tu veux savoir au juste ?
– Je me demande si je pourrais l'appeler. Après tout, je comprends que la police
puisse mettre sous écoute le téléphone de ma mère, mais pas celui de Sasha.
Josiane secoue lentement la tête, comme une prof prenant un élève en train de
désobéir effrontément.
– Je t'ai dit que tu ne pouvais contacter personne, Martin. On ne sait jamais
quelles conséquences ont nos actions. La seule ligne de conduite à tenir maintenant,
c'est : ne rien faire.
– Pendant combien de temps ? Je vais pas vivre ici toute ma vie ?
– C'est quand même pas le bagne ! s'indigne-t-elle. Tu as tout le confort
possible, de la lecture, internet...
– La belle affaire. J'ai même pas le droit d'avoir une vie sociale !
– Parce que tu en avais une, avant ?
Le choc. Je reste abasourdi, comme si elle m'avait asséné un crochet dans
l'estomac. Elle prend une grande inspiration et se rattrape, d'une voix plus douce :
– Je suis désolé. C'est normal que tu te sentes isolé. Mais il n'y a pas d'autres
solutions. En attendant, occupe toi tout seul, j'ai des cours à préparer.
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Sylas Rêves de papier page 67
Chapitre 14

L'ennui...
L'ennui est la pire des prisons. Ça pourrait faire un bon titre de roman. Quant au
contenu : un garçon de quatorze ans qui reste enfermé dans une maison en bois au lieu
d'aller en cours. Et qui s'ennuie... je ne sais pas si ça ferait un bon bouquin.
Le dimanche s'est terminé, le lundi est arrivé. Après que Josiane est partie au
collège, tôt ce matin, je me suis installé dans le salon, la pTab à la main. Accroché au
mur, un masque africain me dévisage d'un air sadique. Au sol, une sculpture en bois
d'un mètre de haut me fixe également de ses grands yeux. Sur ma gauche, entre la
bibliothèque et une tenture ethnique, une myriade de petits morceaux de papier sont
épinglés au mur de bois. Ce sont mes rêves. Plus précisément ceux qui concernent les
hommes en noir. Nous avons passé la soirée précédente à les trier et à les afficher. Il y
en a exactement dix-sept ; dans chacun d'entre-eux, je me fais attraper – clouer au sol
ou plaquer contre un mur. Parmi ceux-là, dix se déroulent dans un lieu plein de
verdure, probablement un parc. Quatre prennent place dans la rue. Les trois derniers
dans un lieu clos – dont dans l'appartement de Sasha.
Hier soir, Josiane et moi avons longuement discuté de ce que tout cela voulait
dire. Il en ressort que je dois au maximum éviter les zones enherbées et boisées, sans
compter qu'il est impératif que je reste caché ici, au milieu de la forêt.
Ce travail de tri des rêves a sûrement son utilité. Mais pour l'instant, ça me donne
juste l'impression de brasser ce que je sais déjà. C'est à dire rien du tout. Je feuillette au
hasard un bloc et tombe sur une évocation de la fille blonde, qui s'avère bien sûr être
Sasha. Il s'agit de celui où nous partageons une tarte aux pommes, dans un lieu que je
ne connais pas, probablement un restaurant. Dans une impulsion, je découpe ces
quelques lignes d'écriture manuscrite, et dépose le papier sur un coin de table basse. Je
fais de même avec un autre bloc, dont j'extirpe un autre rêve. Bientôt, je ne perçois
plus le temps qui passe. Je me retrouve happé par l'excitation du chercheur d'or qui
découvre pépite sur pépite. Plein de petits morceaux de Sasha, que j'empile avec
précautions les uns sur les autres. Une vague de déception me submerge quand j'atteins
le dernier bloc de rêve. Je cours alors chercher celui qui reste au pied de mon lit. J'y
découvre deux nouveaux songes que je découpe avidement.
Je prends amoureusement en main les morceaux de papier. Douze. Douze
fragments de plaisir pur. Je les lis et les relis, comme s'ils me permettaient de sentir son
odeur, d'entendre tinter son rire, de visualiser ses lèvres magnifiques. Je ferme les yeux
et m'imagine en train de vivre ces instants rêvés. Le baiser que je suis censé lui donner
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Sylas Rêves de papier page 68
devant une boutique de vêtements. Cette escapade dans la neige. Cette discussion dans
la cour de récré du collège – instant que j'ai déjà vécu et que je chéris.
Et tout d'un coup, je n'en peux plus.
Je vais à grandes enjambées récupérer le téléphone portable et compose son
numéro. Je ne sais pas ce que je vais lui dire. Je m'en fiche. Je ne peux tout simplement
plus me retenir de lui parler.
La sonnerie me paraît lugubre. Comme une amorce de ma future déception. Je
m'accroche au morceau de plastique comme un noyé à sa bouée. Et ça décroche.
– Allo ?
Je retiens mon souffle. Ou plutôt, l'air refuse obstinément de sortir de ma
poitrine. Dans un effort surhumain, je laisse s'échapper un feulement qui ressemble à :
– Sasha ?
– Martin ?
Encore une fois, elle prononce « Martine » et un sourire vient dérider mes lèvres.
C'est elle, c'est Sasha. Je suis en train de lui parler !
– Ouais.
– Tu es où ? Tout le monde est en train de mourir d'inquiétude.
– Heu... comment ça ?
D'un seul coup, le fait que je sois une personne disparue, dont le signalement
passe en boucle à la radio, me frappe de plein fouet. Tout le monde me cherche
partout ! J'essaie de paraître confiant.
– Écoute, je vais bien. Je me cache. Je voulais t'appeler pour... pour... je sais
pas.
– Tu veux qu'on se voie ?
Il est difficile de décrire ce que je ressens à ce moment précis. Sans doute la
même émotion qui a envahi les rois mages lorsqu'ils ont vu l'étoile dans le ciel. Ou
Léonard De Vinci après avoir achevé la Joconde. En tout cas, je m'écrie :
– Ouais !
– On se retrouve au parc près de chez moi ?
Le parc Gamenson. Très chouette endroit, mais je suis censé éviter les lieux
plantés de verdure. Je cherche vite un site qui serait près de chez elle... puis une pensée
me traverse :
– Mais t'es pas au collège ?
– Non, je suis chez moi. Je me sentais mal. Tu sais, sûrement à cause de ta
disparition.
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Sylas Rêves de papier page 69
Ça paraît logique, et ça me fend le cœur de faire souffrir mon entourage par mon
absence. Mon cerveau mouline à pleine vitesse pour trouver un lieu de rendez-vous,
proche de son appartement, un minimum romantique, mais sans verdure.
– Juste à côté du parc, il y a une rue à sens unique qui fait comme une anse.
– Une anse, c'est quoi ?
– Comme... un arc de cercle. A bow...
– OK.
– On se retrouve dans cette rue dans une heure. Tu vas trouver ?
– No problem.
Au milieu de cette anse, la route propose une vue panoramique sur l'église Saint-
Georges et sur les toits des maisonnettes du quartier. Ce n'est pas grandiose, mais ça
devrait produire son petit effet.
Mon pouce appuie fébrilement sur la touche rouge du téléphone. Je viens d'avoir
deux bonnes nouvelles en moins d'une minute. Non seulement Sasha est libre, mais en
plus je vais bientôt a voir. Dans une heure !
J'ai donc une heure pour me rendre en ville, qui doit se trouver à plusieurs
kilomètres d'ici. Bien sûr, avant de proposer ce rendez-vous, j'ai réfléchi à la manière
de quitter la maison de Josiane. En faisant le tour de la maison, hier, j'ai repéré une
vieille bicyclette dans le garage. Les roues sont dégonflées et la chaîne rouillée, mais je
pense qu'elle devrait rouler correctement.
Me voilà dans le garage à dépoussiérer une bicyclette qui n'a pas servi depuis des
années. Un coup de pompe pour regonfler les pneus, une giclée de graisse sur la chaîne
et c'est parti.
Dès le premier coup de pédale, je ressens l'ivresse de la liberté me tourner la tête.
Je vais voir Sasha... je vais voir Sasha... je vais voir Sasha ! Mais d'abord, il faut que je
parvienne au point de rendez-vous.
Par chance, le chemin de terre est en pente douce jusqu'à la route, qui elle même
descend en zigzagant jusqu'à l'embranchement de Trélissac. J’atteins donc le rond-
point de la Route de Pommier en quelques minutes. Une fois en ville, en revanche,
c'est différent. Rien n'est plat à Périgueux ! Et le vélo ne possède qu'une seule vitesse.
Je me retrouve rapidement en nage, les muscles des jambes brûlants, la poitrine
sifflante. Je dois mettre pied à terre pour gravir la côte du Cours Fénelon, qui me
semble avoir été créé uniquement pour faire souffrir les cyclistes. Je dois ensuite
remonter les Boulevards, ces grandes artères qui longent le centre-ville du Nord au
Sud, puis prendre une route encore plus pentue que les précédentes, qui serpente
derrière le parc Gamenson.
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Sylas Rêves de papier page 70
J'atteins enfin la fameuse anse, qui se nomme en réalité Boulevard Albert
Claveille. Drôle de nom pour une si petite rue. La voie est garnie de voitures garées sur
les trottoirs et de belles maisons à étage. Maintenant que je suis arrivé, je pousse
lentement ma monture en reprenant ma respiration. Je vais revoir Sasha. C'est la
réalité. Il n'y a plus d'urgence. Juste cette trouille qui m'enserre la poitrine et mes
jambes qui s'apprêtent à tout moment à me lâcher. Mais je tiens bon, j'avance
régulièrement, pas après pas, à la rencontre de mon destin.
Là, dans le creux du virage, penchée sur le parapet protégeant du vide, une
silhouette féminine. Une écharpe orange vif, un poncho violet, un pantalon bleu, c'est
elle. Aucun doute possible. Je pose le vélo contre un plot et viens me poster à côté
d'elle, en silence. Les yeux perdus dans le paysage, elle semble un peu triste. Je fais
semblant de ne pas trop m'intéresser à elle. Je réfléchis à quelle phrase je pourrais
négligemment lui lancer. « C'est joli tous ces toits, presque autant que toi. » me paraît
un peu direct.
– C'est quoi ces vêtements ?
Mon approche est fichue. Merci Josiane pour tes choix vestimentaire ! Je me
force à faire de l'humour :
– Et encore, t'as pas vu mes chaussures !
Nous baissons ensemble les yeux vers mes pieds, qui arborent fièrement des
baskets trop grandes de trois tailles. Et nous éclatons de rire.
Ce rire... que dire de ce rire... Il est comme une musique céleste, comme un
brasier qui me réchauffe le cœur. Je ne regrette pas une seule seconde d'avoir bravé
l'interdit édicté par Josiane.
– Pourquoi tu te caches ? me demande-t-elle brusquement.
Je cesse de sourire et plonge mes yeux dans le tapis de toits rouges qui s'étale
sous nos yeux.
– Il y a des gens qui me cherchent. Je ne sais pas qui c'est. Des hommes en
noirs. Tu as du les voir, l'autre soir.
– Comme dans Matrix ? lance Sasha dans une tentative d'humour.
Je ne souris même pas. Il y a quelque chose de pas normal. Je me tourne
brusquement vers elle
– Qu'est-ce qui s'est passé l'autre soir, quand je me suis enfui de chez toi ? Tu
as vu des hommes arriver ?
Sasha fait la moue en détournant le regard.
– Et le bruit que j'ai entendu ? Ça venait d'en bas, on aurait dit que la porte
volait en éclats.
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Sylas Rêves de papier page 71
– C'est la bouteille de Coca qui est tombée de la table et qui a explosé, répond-
elle.
Je prends ma tête dans mes mains. Ce n'est pas normal. Pourquoi mes ravisseurs
ne se sont-ils pas montrés alors que j'en ai rêvé ? Alors que j'en ai vu un dans
l'appartement de ma mère... Qu'est-ce que je ne comprends pas ?
– Martin, ta mère a appelé, fait Sasha d'une voix frêle.
– Hein ?
– Hier soir. Elle était... devastated. Très triste. Elle voulait savoir si je t'avais
vu. Comme, tu sais, tu venais juste de chez moi quand tu as disparu.
– Elle... elle allait bi...
Non. Bien sûr qu'elle n'allait pas bien. Elle était dévastée. Elle se faisait un sang
d'encre. La rencontre ne se passe pas du tout comme prévu. Sasha est tendue, nerveuse,
le contraire du tempérament que je lui connais. Et si Josiane découvre que je me suis
fait la belle, elle va me passer un savon monstrueux. Je n'ai pas envie de récurer les
toilettes à la brosse à dents, comme à l'armée.
– Tu sais Sasha, je vais y aller.
– Attends.
Elle s'approche son visage et j'ai malgré moi un geste de recul. J'ai tellement peu
l'habitude de... de... Elle continue son geste. Son visage pénètre dans ma sphère
d'intimité. Ses yeux se ferment et ses lèvres – tièdes et douces, une sensation que je
n'oublierai jamais de ma vie – se collent aux miennes. Je ne sais pas quoi faire, alors je
ne fais rien. Je reste les bras ballants, les yeux écarquillés sur le cou de la plus belle
fille de la terre, jusqu'à ce qu'elle recule enfin. Et que je puisse de nouveau respirer. Je
me sens idiot. J'ai rêvé de cet instant, au sens propre du terme, et maintenant que ça
arrive, j'ignore comment le gérer.
– Je suis désolée, souffle Sasha. Really.
– Faut pas ! je m'écrie. C'était bien.
– Pas pour ça, Martin...
Jusque là, la rue était plutôt calme. Peut être deux voitures roulant au pas, à la
recherche d'une place de parking. Elle est désormais bloquée par quatre motos, deux de
chaque côté de l'anse. Des motos noires. Je ne les avais pas vues arriver. J'étais trop
accaparé par le baiser. Maintenant, comment est-ce que je peux m'enfuir ? Les deux
issues sont bloquées. Aucune entrée de jardin n'est accessible. La seule échappatoire
reste le vide, derrière moi.
Sasha, quant à elle, recule à petits pas, en me lançant un regard d'une infinie
tristesse. D'un seul coup, je comprends pourquoi elle prétend ne pas avoir vu les
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Sylas Rêves de papier page 72
hommes en noir débouler dans son appartement. Elle est avec eux ! C'est même sans
doute elle qui les a prévenus de ma présence. Son coup de fil à son père...
Dans tous les rêves où je suis coursé par les hommes en noir, je me fais attraper
violemment et immobiliser. D'une manière plutôt humiliante. Jamais je ne parviens à
échapper à mes ravisseurs. Alors, je décide une fois de plus de modifier le cours des
événements. Je me laisse tomber au sol et je me couche, face contre terre. Je place mes
mains dans mon dos en espérant qu'ils ne me blesseront pas en me passant les
menottes.
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Partie 2 : Bienvenue dans la cloche à fromage

« Moi, pauvre, qui n'ai rien que rêves


Je les ai ouverts sous tes pas
Va doucement car sur mes rêves, tu vas »
Élégie #2, Daniel Darc,

Chapitre 1

Ça fait plusieurs heures que je suis dans le noir. Je ne sais pas combien. Cinq ou
six, peut-être. On m'a mis un sac opaque sur la tête et on m'a assis de force à l'arrière
d'un véhicule. Un peu plus tard, on m'a déshabillé et on m'a donné de nouveau
vêtements. Non, pour être plus précis, on a découpé mes vêtements aux ciseaux et on
m'a aidé à en enfiler de nouveaux, sans que je puisse ôter le sac qui m'aveuglait.
Je n'avais pas peur. Il y avait une voix. Lointaine et discrète, comme un
murmure. Mais qui me donnait des ordres précis, sans violence. Lève les bras, tourne-
toi, fais trois pas devant toi, tu vas pouvoir uriner dans une minute. Je n'osais pas
vraiment m'adresser à la voix. Ce n'était pas de la timidité, c'est que je n'en avais pas
besoin. La voix m'inspirait confiance.
Cela fait désormais plusieurs heures qu'on ne m'a pas parlé et qu'on roule. Vite,
sans doute sur l'autoroute. J'ai dû m'endormir car j'ai rêvé. Un mélange foutraque de
Josiane en colère, de ma mère en pleurs, d'une Sasha aux canines longues et pointues
et d'un vélo trop grand pour moi. Un rêve normal, pas prémonitoire. Ça fait du bien de
temps en temps.
– As-tu faim ?
Le murmure s'adresse à moi.
– Oui.
Le sac noir se soulève un tout petit peu et je sens quelque chose se presser contre
mes lèvres. Une barre de céréales. Je croque et j'avale avec difficulté. Ce n'est pas si
évident de manger avec les yeux bandées et les mains menottées sur les genoux. C'est
ensuite au tour d'une paille de me titiller les lèvres. J'aspire du jus d'orange. J'avais
bien plus soif que faim, tout compte fait.
Puis le bourdonnement feutré du moteur devient le seul bruit audible. Je bascule
dans une sorte de torpeur ponctuée par des coups de freins, des accélérations et des
virages qui me ballottent.
Au bout d'un temps qui me semble infiniment long, le moteur s'arrête. Je suis
presque surpris. La portière s'ouvre et on me pousse à l'extérieur. Mes membres
douloureux ont du mal à se déplier et à me faire avancer. Du gravier crisse sous mes
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Sylas Rêves de papier page 74
pieds. Il fait moins chaud que dans la voiture mais la température est tout de même
douce pour un mois d'octobre. Le soleil tape sur le dos de mes mains et sur mon front.
On me fait marcher sur une vingtaine de mètres et grimper à un escalier de fer, qui
grince à chaque pas. Puis je m'engouffre à l'intérieur d'un bâtiment. On me force à
m'asseoir.
Lorsque le sac noir glisse au-dessus de ma tête, c'est un peu mon univers qui se
redessine. Au début, je ne vois que du blanc. Progressivement, je me découvre au
centre d'une pièce aux murs de béton, assis devant une table quelconque. Un instant, je
pense aux salles servant aux gardes à vue, dans les films. C'est à peu près le même
genre d'accueil. La lumière provient d'une petite lucarne très haut placée, devant
laquelle des stores ont été tirés. Est-ce pour ménager mes yeux qui sont plongés dans le
noir depuis plusieurs heures ? Je pense que c'est le cas, parce que celui qui se trouve de
l'autre côté de la table me sourit d'un air bienveillant.
– Comment te sens-tu ? me demande-t-il.
Malgré sa voix douce et ses bonnes manières, l'homme ressemble à un repris de
justice. Cou de taureau, crane rasé, tatouages sur les avants bras. Une sorte de pitbull
bien dressé. Les mains croisées sur la table qui nous sépare, il attend patiemment ma
réponse.
Que je refuse de donner.
Au bout d'une minute, il prend une profonde inspiration :
– D'accord. Tu n'as rien à dire. Ça ira plus vite. Je suis le chef de la sécurité de
ce complexe et j'ai quelques petites choses à t'expliquer avant de te laisser entrer.
Il se penche en avant en articule :
– Premièrement, on ne peut pas en sortir.
Je fronce les sourcils. Il laisse passer quelques secondes avant de compléter :
– Jamais.
Je marmonne :
– C'est une prison...
– Si on veut. Mais une prison est remplie de criminels. Considère plutôt ce
centre comme ta nouvelle maison.
Décidément, je change souvent de maison.
– La seconde chose à savoir est : Tu seras surveillé. Tout le temps, partout,
même dans les toilettes. Mais tu ne t'en rendras pas compte et tu finiras par l'oublier.
– Pourquoi vous nous surveillez ?
– Pour différentes raisons que tu comprendras là-dedans. L'une d'elle est pour
faire respecter les règles de vie. Si tu ne respectes pas ces règles, tu es puni.
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Sylas Rêves de papier page 75
– Puni ?
– Les punitions sont progressives et adaptées. Rien de très méchant, sauf pour
les récidivistes.
Je me surprends à frissonner. Dans quel pétrin je me suis fourré ?
– Une nouvelle vie commence pour toi, reprend l'homme. Une vie qui ne sera
pas meilleure que celle d'avant, ni pire. Juste très différente. Et peut-être difficile à
accepter, dans un premier temps.
– Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ?
– Tu n'as pas deviné ? Tu es un prescient. Tu as le don de voir le futur. Et nous
avons besoin de ce don.
– C'est qui, nous ? Vous êtes qui ?
L'homme sourit d'une manière énigmatique.
– Je t'en ai suffisamment dit. Sache seulement que nous ne sommes pas tes
ennemis. Tout ce que nous voulons, c'est que tu sois le plus heureux possible.
Je reste abasourdi, hésitant entre la curiosité et la peur. Supposant que ce sera la
seule fois que j'aurai l'occasion de poser la question, je lance :
– Vous êtes des fabricants de tablettes ?
Pour toute réponse, mon interlocuteur se lève et frappe des mains.
– Bien. Avant que tu puisses pénétrer dans le centre, il y a une autre personne
que tu dois voir.
Une autre personne ? Mon cerveau tourne à plein régime tandis que le pitbull
disparaît par une porte derrière moi. J'en profite pour jeter un regard en direction de
mes mains, attachées entre elles et posées sur mes genoux. Les menottes qui les
ceignent n'ont rien d'habituel. Il s'agit d'une sorte de gangue translucide,
caoutchouteuse et hyper solide. J'ai beau tirer dessus, impossible de la déformer.
Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Puis la porte s'ouvre de nouveau derrière moi et laisse entrer une jeune fille en
pleurs. Normalement, je devrais être très affecté par ce spectacle. Ses joues sont des
vallées de larmes séchées, son nez rouge de s'être trop mouchée, ses yeux
complètement bouffis. Mais je ne parviens à ressentir que du mépris.
Elle hésite quant à la conduite à tenir. S'asseoir, rester debout, s'approcher de
moi... elle reste plantée de l'autre côté de la table, voûtée comme une petite vieille de
mon immeuble.
– Je suis désolée, dit Sasha d'une toute petite voix.
Son accent, je le trouvais craquant. Il sonne désormais à mes oreilles comme un
instrument mal accordé. Faux. En face de moi, se tient une fille en détresse. Une fille
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Sylas Rêves de papier page 76
dont je croyais être amoureux, pour laquelle j'ai fait des trucs fous, comme désobéir à
celle qui essayait de me sauver, comme croire à l'impossible.
Je me mords la lèvre inférieure pour m'empêcher de parler. Je ne veux pas lui
faire le plaisir du son de ma voix, lui faire croire, ne serait-ce qu'un instant, que je
comprends ce qu'elle endure. Parce que ce n'est pas le cas. Je me concentre sur mes
mains, je joue à tirer sur la gangue de plastique qui les retient prisonnières.
– On m'a obligé, reprend Sasha. C'est mon père qui... C'est la première fois que
je le fais, tu sais... I don't know how to... Si ça avait été autrement...
Ses larmes noient ses paroles. Je l'entends souffler dans un mouchoir. Je ne lève
toujours pas la tête. Mais pourquoi est-ce qu'elle s'entête à essayer de me convaincre ?
Elle ne voit pas à quel point je la déteste ?
– Tu sais, on pourrait être amis, vraiment, s'il n'y avait pas...
J'explose.
– Ami ? Non mais tu t'entends ? Les amis se mentent pas ! Les amis se
trahissent pas ! À cause de toi, j'ai fait de la peine à la seule personne qui me voulait du
bien !
– Je suis désolée, Martin... Oh, lord ! I'm so sorry...
Elle se mouche de nouveau.
– Va-t-en.
Le son de ma voix est devenue rauque, cassé par la colère. Sasha ne fait plus un
geste, comme statufiée. Je me raidis et je lance, sans même la regarder :
– Fous le camp. Casse-toi !
Elle hésite, trépigne, puis finit par se mettre en mouvement. Elle avance en
crabe, comme si elle ne parvenait pas à me perdre de vue, et lorsqu'elle passe dans mon
dos, elle explose dans un bouquet final de larmes. Je perçois le son de la porte qui
s'ouvre, qui se ferme, et les sanglots qui vont decrescendo.
Me voilà seul. Mais pas pour longtemps. Monsieur « tatouage » réapparaissent
par là où s'est enfuie Sasha. Je ne suis pas sûr, mais il me semble détecter un regard
désapprobateur chez lui. De quoi il se mêle ? Qui a été trahi, moi ou lui ? Il me lève
par les bras et me conduit jusqu'à l'issue qui me fait face depuis que je suis assis. Il
s'agit d'un panneau de métal particulièrement épais. Pas le genre de porte qu'on peut
forcer avec un pied-de-biche. Il appuie sur un interrupteur et le panneau pivote avec un
bourdonnement électrique, pour se bloquer à quatre-vingt-dix degrés, dans un
claquement sec. Au-delà, je découvre une pièce minuscule et totalement noire. Je lève
un œil interrogatif vers le chef de la sécurité.
– C'est un sas. Donne-moi tes mains.
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Je lui tend mes deux poignets entravés par les menottes translucides, tout en me
demandant comment il va pouvoir me libérer. Il débouche un petit flacon et en verse le
contenu sur le plastique. Dans un mouvement de panique, j'essaie de me soustraire à ce
traitement, mais il me tient fermement les avant-bras. Alors, sous mes yeux ébahis, les
menottes se liquéfient en dégageant une légère fumée blanche. Dès que c'est possible,
j'écarte d'un coup sec mes deux mains et fait jouer mes poignets. Le reste des entraves
tombe au sol et finit de se consumer en se contorsionnant, comme un bout de lard sur
la grille du barbecue.
Stupéfait, je lâche :
– C'est quoi ce truc ?
– C'est la technologie de demain. Allez, rentre la-dedans. T'inquiète pas, une
autre porte va s'ouvrir quand celle-là sera fermée.
Il me pousse dans la petite pièce noire. Je me laisse faire, bien trop curieux pour
résister. Après les menottes qui fondent, je me demande ce que je vais trouver dans –
comment a-t-il appelé ça – le centre. Alors que la porte électrique est presque
refermée, j'entends une dernière fois la voix du malabar :
– Bienvenue dans la cloche à fromage !
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Chapitre 2

C'est instantané. Au moment où la première porte se verrouille, la seconde porte


s'ouvre dans un chuintement. Une lumière blanche envahit progressivement le sas.
L'autre pièce me déçoit. Il s'agit d'une simple chambre. Des murs blancs sans
fenêtres, dont l'un percé d'une seconde porte, un lit bien fait poussé dans un angle, une
armoire aux portes entrebâillées. Le sol est en lino gris et le plafond constitué de ce qui
ressemble à des lames de plastique. Un ridicule néon dispense une lumière crue, très
désagréable, très "salle de classe".
En plus, ça pue la javel.
Dans un angle, deux parois délimitent un espace clos. Je fais quelques pas pour y
découvrir une douche, un lavabo et des WC. Un rouleau de papier toilette posé sur la
chasse d'eau. Une serviette blanche suspendue à un crochet. Je crois que c'est ce qu'on
appelle un confort spartiate.
Un grésillement me fait me retourner. Derrière moi, la porte se referme.
J'imagine qu'elle ne va pas se rouvrir de sitôt. L'impression d'avoir déjà vu ce lieu
s'imprègne en moi, et je comprends que j'en ai déjà rêvé. À ce moment, je réalise que
je ne mettrai plus jamais les mains sur mes blocs de rêves. C'est comme un pan de mon
passé qui s'écroule. Ou de mon futur.
Je me laisse tomber sur le lit. Plus ferme que celui de ma chambre, moins que le
futon de Josiane. Je suppose que je pourrai m'y faire.
L'élément de la pièce qui attire le plus mon œil est la porte encastrée au milieu de
la cloison d'en face. Ses dimensions ne me rappellent rien de connu. Elle fait au moins
un mètre vingt de large, pour deux mètres de haut, et semble totalement dépourvue de
poignée. À la place, je distingue un carré brillant, légèrement en relief, d'une vingtaine
de centimètres de côté.
Trop curieux pour en rester là. Je m'approche. Poussé par un instinct dicté par
des heures de visionnage de films de science-fiction, je pose ma main à plat sur le
carré. La porte vibre légèrement – je retire vite ma main – et se met à coulisser dans le
plafond. Sidéré, je lève les yeux vers la fente dans laquelle le panneau a disparu, puis
je l'oublie bien vite pour me concentrer sur le spectacle qui vient de m'être dévoilé.
Une ruche, voilà l'image qui me vient immédiatement. Le tatoué m'a parlé de
cloche à fromage et je comprends pourquoi : le plafond de l'immense pièce que je
découvre est un dôme de verre, ou de plastique, totalement translucide, par lequel
pénètre le soleil de la fin d'après-midi.
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Sylas Rêves de papier page 79
Je fais deux pas et pose mes mains sur une rambarde en plastique. Au sol,
l'espace forme un cercle dont le diamètre dépasse largement les cent mètres. Le long
des murs montent d'énormes poutres en métal qui se ramifient en poutrelles plus
petites, jusqu'à se rejoindre au sommet du dôme. C'est cette armature qui soutient de la
verrière. Cette dernière semble constituée de plaques de formes variées s'ajustant
parfaitement sur les branches d'acier.
Ma chambre se trouve environ deux mètres au-dessus du sol, et un escalier en
colimaçon se déroule à ma droite. D'où je me tiens, j'ai une vue plongeante sur presque
l'ensemble de la pièce. Au premier plan, je perçois des plantes en pots, certaines
tellement hautes qu'on dirait des arbres. Plus loin, un entrelacs de cloisons grises
délimite des espaces et des passages semblables à un labyrinthe géant. Parmi tout cela,
évoluent des dizaines de personnes. Certaines se promènent les mains dans les poches,
ou une tablette tactile entre les doigts. Des enfants se courent après, d'autres dessinent.
De nombreuses personnes sont également attablées derrière un ordinateur. J'en vois qui
sont allongés sur des matelas posés par terre, d'autres qui lisent affalés sur des canapés
ou qui jouent à des jeux de sociétés. Assis en demi-cercle, un groupe d'enfant semble
écouter une histoire que leur lit une femme aux cheveux gris.
Je ne sais pas combien de temps je reste planté à observer ce ballet humain,
hypnotisé par la vie étrange qui se déploie sous moi. Lorsque le picotements de mes
jambes devient trop forts, je me mets en mouvement. Comme à regret, sans quitter cet
étrange spectacle du regard, je descend lentement l'escalier circulaire. Je pose les pieds
sur le sol – de grands carreaux pastels ressemblant à du lino, mais beaucoup plus
souple sous la chaussure. À quelques mètres de moi, une femme arrose des plantes à
l'aide d'un spray. Elle caresse les feuilles, les bichonne, semble même parler aux
végétaux. Lorsqu'elle me remarque, elle me gratifie d'un signe de tête, que je m'efforce
de lui rendre. Derrière elle, deux hommes passent en discutant de manière passionnée.
L'un d'eux porte sur l’œil une sorte de monocle au verre irisé.
Le brouhaha qui montait à mes oreilles, lorsque je me trouvais sur mon perchoir,
devient plus net et je perçois des bribes de conversations, des éclats de rire, des cris
d'enfants, le tout noyé dans un ronronnement feutré. Quand je pense à la difficulté
qu'ont les profs à obtenir un peu de silence en classe, je me dis que l'acoustique de ce
lieu doit être exceptionnelle. Côté odeurs, je n'ai pas grand chose à me mettre sous la
dent. Je perçois celle des plantes, tout près de moi. Mis à part ça, rien de particulier.
Pas même le plastique, pas même le chaud. Le système de ventilation doit être aussi
bien étudié que l'acoustique.
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Sylas Rêves de papier page 80
Je continue ma progression en m'enfonçant dans le dédale de cloisons mobiles, et
je tombe sur fille, assise à même le sol, qui réalise un grande dessin. Elle semble un
peu plus vieille que moi – seize ans peut-être – bien que j'aie du mal à lui donner un
âge, à cause de son look gothique. Elle porte une longue robe noire au col serré et des
bottes style rangers. Ses cheveux et ses ongles sont colorés en noirs, ses oreilles
percées de boucles de style tribal – différentes d'un côté et de l'autre. Ses arcades et son
nez s'ornent également de multiples anneaux et bijoux. Très concentrée, elle griffonne
sa feuille à l'aide d'une craie grasse, ou d'un morceau de charbon. Je m'en approche et
tente de déterminer ce qu'elle dessine. On dirait un portrait. Elle lève alors son visage
vers moi et me dit :
– Salut Martin.
Je me fige comme si j'avais vu un fantôme.
– On se connaît ?
Elle rigole et se lève, un sourire amusé figé sur ses lèvres. Elle époussette sa robe
et répond à mi-voix :
– Moi, je te connais.
Son regard s'attarde sur le dessin qu'elle est en train de réaliser. Je me tords le
cou pour le mieux le visualiser. À grands traits noirs et épais, le visage qui s'esquisse
est... le mien ! Je suppose que je fais une drôle de tête, car elle me tape sur l'épaule en
lançant :
– T'inquiète pas. On est tous comme ça, ici. Toi, tu rêves, moi je dessine. Au
fait, je m'appelle Diane.
Je sens la ruche tourner autour de moi.
– Comment tu sais que je rêve ?
– C'est Jojo qui me l'a dit.
C'est qui Jojo ? Une sorte de chef ? Je m'empêche de poser la question, vu que
chacune de mes demandes ne m'apporte que de nouvelles interrogations.
– Tu veux que je te fasse faire un tour ? On a tout le temps avant le repas.
Je lance un regard circulaire autour de moi. Tout me paraît si étrange, décalé. À
commencer par cette gothique qui s'adresse à moi comme si on était de vieilles
connaissances. Comme dans un rêve, je m'entends dire :
– D'accord.
Diane se retourne et, d'un geste du doigt, m'invite à la suivre. Je m'écrie :
– Tu laisses ton dessin ?
– Personne va me le prendre, répond-elle sans se retourner.
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Sylas Rêves de papier page 81
Je la suis jusqu'à ce que ton atteignions la paroi courbe qui forme le bord de la
salle. Devant nous, un grand rectangle blanc se découpe dans le mur concave, sur
lequel est écrit « infirmerie ».
– Le centre est conçu comme une fleur, explique-t-elle. Au centre se trouve
l'espace de travail. Les autres lieux se greffent tout autour, comme des pétales. Devant
nous, c'est l'infirmerie.
Je cherche du regard le carré servant à poser sa main, comme sur la porte de ma
chambre, mais le panneau en est dépourvu.
– On peut pas rentrer ?
– Non, ils l'ouvrent juste quand quelqu'un est blessé, ou malade.
– Qui ça, « ils » ?
Le sourire de Diane devient encore plus large.
– Nos geôliers, voyons. Nous sommes en prison, ici.
– Oui mais... ils sont où ?
Avec une lenteur incroyable, elle lève un index vers le haut. Je lève bêtement les
yeux en direction de la verrière et me rappelle les paroles du tatoué, quelques minutes
plus tôt.
– Tu veux dire qu'on est surveillés et que, quand quelqu'un est malade, ils
ouvrent l'infirmerie ?
– Je veux dire que si quelqu'un est malade, la porte s'ouvrira pour lui, et
seulement pour lui.
Sans me laisser réfléchir aux implications de cette phrase, elle continue son tour
des installations et me mène jusqu'à une nouvelle porte.
– Ici, c'est l'auditorium.
Elle pose sa main sur un rectangle blanc et le panneau coulissant nous donne
accès à une immense pièce en pente, munie de fauteuils tournés vers le bas. Cela
m'évoque immédiatement une salle de cinéma, à la différence près qu'elle est
dépourvue d'écran. Diane s'engage dans une travée, descend jusqu'à l'immense mur
blanc qui tapisse le fond de la pièce et attend que je la rejoigne, les mains sur les
hanches.
– Et alors ? je lancé, blasé.
Alors, elle effleure le mur de la paume et celui ci change de couleur : il devient
d'un bleu vif. Je m'approche, éberlué, et touche la surface lisse. Ma main ne projette
aucune ombre, la couleur provient réellement du mur. Comme s'il venait brusquement
d’être repeint !
– Comment c'est possible ?
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Sylas Rêves de papier page 82
– Une peinture spéciale, pleine de nanobots seconde génération. Ils ont été
rêvés il y a quatre ans par l'un d'entre nous, et le concept a été dessiné par d'autres
prescients. D'après certains rêveurs, ça va complètement remplacer tous les écrans d'ici
une grosse dizaine d'années.
– Vous avez beaucoup d'autres trucs comme ça, ici ?
– De la technologie inédite ? Pas tant que ça. Il y a le pEye, mais c'est encore
un prototype. Les inventions les plus intéressantes, ils les gardent pour eux.
– C'est quoi le pEye ?
Elle fouille dans un petit sac qu'elle porte en bandoulière et me tend le même
monocle que j'ai remarqué en arrivant ici. Je le tourne et le retourne en main, n'osant
pas l'appliquer sur mon œil. Il est muni d'une branche s'accrochant derrière l'oreille et
d'un morceau de mousse s'adaptant à la forme du nez. À l'intérieur, ce n'est qu'un écran
mat, d'environ quatre centimètres de côté.
– D'accord, dis-je en rendant l'objet à Diane. Et on peut faire quoi ici ?
– Regarder la télé, jouer aux jeux vidéo, mater des films. Tous les soirs, il y a
une projection différente. De temps en temps, on nous oblige aussi à nous rassembler
ici pour des programmes obligatoires.
– Attends. Tu as dit « jeux vidéo » ?
– Ouais, il y a plusieurs consoles connectées à l'écran, avec des manettes sans
fil. Mais c'est pas ma came.
Elle s'élance pour remonter la travée. Je la talonne en imaginant les parties que je
pourrais faire avec un écran de cette taille.
Diane me mène dans la salle suivante, qui s'avère être un gymnase. À peu près
tous les sports d'intérieur sont accessibles. Elle m'apprend qu'elle pratique le futsal, une
variante du football qui se joue entre quatre murs. La pièce suivante, dans laquelle
nous ne pouvons pas pénétrer, est une salle de classe. Les enfants sont tenus d'y passer
leurs matinées jusqu'à leur dix ans.
– On leur apprend à lire et à écrire, ce genre de topo. Je pense qu'on leur bourre
aussi le mou à coup d'idéologies maison, genre qu'ils ont de la chance d'être là, et
caetera.
– Après dix ans, il n'y a plus de cours ?
– Non, après on devient autodidacte. On apprend ce qu'on veut, comme on
veut, avec qui on veut. C'est à peu près la seule liberté qui nous reste, d'ailleurs.
Je laisse l'information s'infiltrer en moi. Plus de collège, plus de profs. Sans
doute jusqu'à la fin de ma vie. Je n'arrive pas à savoir si c'est une bonne nouvelle. Ma
guide continue son tour du propriétaire et s'arrête devant une porte, close elle aussi.
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Sylas Rêves de papier page 83
– Là, c'est le confessionnal. Ouais, comme dans les émissions de télé-réalité.
En fait, ça sert surtout à ceux qui voient un psy. Tu as accès à un visiophone et tu peux
raconter tes états d'âme en toute discrétion.
– Tu vois un psy, toi ?
Je me mords la lèvre à peine la question posée. Ce n'est pas le genre de chose
que l'on demande à une inconnue. Contre toute attente, Diane me répond sans
réticence :
– Ça m'arrive. Des fois, ils m'obligent à suivre des séances, quand je leur casse
trop les pieds. Alors je fais semblant de revenir dans le droit chemin.
– Quel droit chemin ?
Elle plisse les yeux, prend un air mystérieux et lâche :
– L'obéissance...
Malgré moi, je souris. Diane, quant à elle, tourne les talons et se dirige vers la
porte suivante. À force de faire le tour de la grande pièce circulaire, nous ne devons
pas être loin de notre point de départ. Elle effet, il me semble reconnaître les grands
arbres en pot que j'avais repérés à mon arrivée.
– La dernière pièce est... le lavomatic, annonce-t-elle tout en s'engouffrant dans
une ouverture.
J'entre à sa suite et découvre une immense salle pleine de grosses machines à
laver. Il y fait chaud et moite. Plusieurs personnes sont en train de plier des habits. Une
autre somnole, assise sur une chaise, la tête ramenée sur la poitrine. Dans un coin,
deux femmes bavardent, chacune en train de repasser du linge.
– Voilà, conclut Diane en sortant de la pièce à grandes enjambées. Tu as vu les
salle de la périphérie. Les autres portes donnent sur des chambres. Tu es des nôtres !
Des nôtres ? Pour l'instant, j'ai l'impression d'être un chien dans un jeu de quille.
Rien qu'à l'idée de devoir passer le reste de ma vie ici, j'ai la tête qui tourne et la
nausée. Je m'adosse contre un mur, me frotte les yeux. Quand je les ouvre, le visage de
Diane m’apparaît en gros plan.
– Ça va ?
– Peut-être qu'il faut que je mange un peu.
– Pas possible, c'est pas encore l'heure. Je sais qui il te faut : Jojo !
Je sens qu'elle me tire par le bras. Je grimace. Aucune envie de bouger, encore
moins d'aller rencontrer le gourou du village. Je me laisse toutefois tracter, jusqu'à ce
que je sois suffisamment lancé pour avancer tout seul.
Autour de moi, défilent des cloisons grises. Certaines supportent des dessins ou
des photos. D'autres sont taguées ou peintes. Je me cale sur le pas de Diane, dont les
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Sylas Rêves de papier page 84
bottes s'enfoncent dans le sol mou à chacun de ses pas. Je remarque au passage que la
plupart des personnes que nous croisons sont pieds-nus, ou en chaussettes.
Mon guide bifurque plusieurs fois, lance des regards derrière elle pour être sûr
que je la suis, puis se retourne enfin pour me lancer :
– T'as jamais rêvé de moi ?
– Non... enfin, je crois pas.
Nous entrons dans une zone où s'alignent des dizaines d'ordinateurs. La chaleur
produite par les machines est impressionnante, ainsi que le bourdonnement de leurs
ventilateurs. Au sol courent des câbles d'alimentation, reliés entre eux par du gros
scotch. Diane remonte lentement une file de personnes assises derrière un écran. Le
casque accroché aux oreilles, elles surfent sur internet, jouent à des jeux vidéo,
regardent des films.
La gothique s'arrête juste derrière un homme penché sur un clavier d'ordinateur.
Des cheveux poivre et sel, un début de calvitie, une barbe courte. Penché en avant
comme un cycliste sur un vélo, ses doigts mobiles pianotent rapidement sur le clavier.
Diane tapote sur son épaule, ce qui le fait grogner sans bouger davantage.
– Jojo, dit la fille. Il y a un jeune homme pour toi.
L'homme continue de pianoter quelques instants, puis s'ébroue.
– Hein ? Un jeune homme ? C'est aujourd'hui ?
Il se retourne et plante ses yeux brillants dans les miens. Ce regard me remue,
me bouleverse. Combien de fois je l'ai croisé, dans la salle à manger de l'appartement ?
Des centaines de fois. Des milliers. Et combien de fois j'ai espéré le revoir, sans jamais
y croire ? Nous restons pantois tous les deux, comme dans un miroir déformant.
Georges – alias Jojo – et Martin. Le papa et le fiston. Finalement, mon père termine
son mouvement, se lève complètement, et me prend dans ses bras. Il est légèrement
plus grand que moi, quelques centimètres à peine, et je peux poser mon visage dans le
creux de son cou, contre son col de chemise, comme dans mon rêve. Nous restons un
moment ainsi, enlacés. Ma fatigue s'est volatilisée, remplacée par le bonheur d'avoir
retrouvé mon père. Nous nous décollons. Il me tient par les épaules, à bout de bras.
– Je ne sais pas quoi te dire, articule-t-il d'une voix pleine d'émotion.
– Moi non plus. Je savais que t'étais pas mort.
Il pouffe, me serre de nouveau contre lui et me dit :
– Tu viens d'arriver ? T'as faim ?
Je hoche frénétiquement la tête.
– On mange dans une demi-heure. T'as visité un peu la cloche ?
– Je lui ai montré la périphérie, commente Diane.
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Sylas Rêves de papier page 85
– Parfait. Je vais te présenter à quelques personnes.
C'est au tour de mon père de me servir de guide. Il virevolte au sein de la ruche
et me désigne des individus.
– Là c'est Polo. Il est accroc au café et aux échecs.
Le dénommé Polo est un homme d'une cinquantaine d'années, assis derrière un
échiquier, un coude posé sur la table et la tête reposant sur sa main. En face ce lui,
aucun adversaire, si ce n'est un mug rempli de café fumant. Nous poursuivons notre
progression jusqu'à atteindre une femme couchée sur le dos, sur un matelas posé par
terre.
– C'est Angèle. Elle dort tout le temps.
– Elle a pas de chambre ?
– Si, mais elle a besoin de monde autour d'elle.
Sans nous arrêter, nous marchons jusqu'à atteindre un individu habillé en
haillons. Assis par terre, il dessine ce qui ressemble à des plans, très techniques.
– Archibald est un génie. Il invente tout le temps des trucs.
Constatant que mon père n'a pas l'intention de s'arrêter, je l'attrape par le bras.
– Papa. Si tu me parlais un peu de toi ?
– De moi ? (Il se frotte la nuque en grimaçant.) Que dire... j'écris. Depuis que je
suis ici, j'ai fait éditer une vingtaine de romans. Je les ai dans ma chambre si tu veux...
– Mais comment tu vas ?
Il hausse les épaules.
– Tu sais, moi, tant que je peux écrire... Ils me laissent publier sous
pseudonyme. Un nom différent à chaque fois, bien sûr.
– C'est qui, « ils » ? je demande pour la seconde fois en quelques minutes.
Mon père ouvre deux grand yeux étonnés.
– Tu ne sais pas ? C'est Pears.
– Hein ? Ceux qui font les ordis et les tablettes ?
Il se lisse la barbe, ce qui lui donne un petit air mystérieux.
– Pourquoi tu crois qu'ils ont toujours une longueur d'avance sur les autres ?
Je réfléchis un instant.
– Parce qu'ils connaissent le futur ?
– Grâce à nous.
– Donc, c'est bien à cause de ta nouvelle qu'ils ont su pour toi. Rêve de papier.
Mon père fait une moue approbatrice et hoche la tête.
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Sylas Rêves de papier page 86
– Ma nouvelle était tellement réaliste qu'ils se sont posés la question. Ils ont
mené leur petite enquête et ils ont réalisé que certains de mes articles faisaient montre,
disons, de beaucoup d'intuition.
– Tu faisais des prédictions dans tes articles ? C'est pas très professionnel,
non ?
Nouveau haussement d'épaules
– Un journaliste, c'est un pêcheur d'information. Et l'information, quand on ne
l'a pas, on l'invente. Tous les pisse-copie te le confirmeront. Moi, ce que j'inventais
tombait souvent juste.
Nous marchons un peu en silence. La démarche de mon père est légère, aérienne.
Il a souvent la tête levée vers le dôme et les yeux dans le vague. Je lui touche le bras
pour le faire redescendre sur terre.
– Notre travail, c'est de leur dire nos rêves, c'est ça ? En échange, on fait ce
qu'on veut.
– C'est chouette, non ?
Le sourire dont il me gratifie à ce moment-là ne me convainc pas vraiment. La
seule chose que je parviens à répondre est :
– Maman va me manquer.
Il ne trouve rien à ajouter à cette phrase. Maman lui manque peut être aussi, ce
qui expliquerait son regard absent. Nous continuons à marcher de concert et je
réfléchis à ce contrat que j'ai passé, sans le vouloir, avec l'entreprise Pears. Nous leur
livrons le futur, et ils se débrouillent pour le concrétiser avant les autres fabricants.
C'est plus ou moins de l'espionnage industriel. Illégal et déloyal.
Alors que je suis en train de réfléchir sur l'éthique de ma situation, une série de
notes de musique – comme une sonnerie d'aéroport – résonne sous la coupole de verre.
– C'est l'heure du repas, m'informe mon père. Viens avec moi.
D'un seul coup, tous ceux qui nous entouraient abandonnent leur occupation et se
dirigent dans la même direction. Nous nous mettons nous aussi à marcher en suivant la
foule.
– Il y a combien de personnes, ici ?
– Environ deux cent, je crois.
– Comment vous saviez que j'arrivais ?
Il englobe la vaste pièce de ses bras.
– On est dans un monde de prescients. Cela faisait des jours qu'on savait que tu
allais venir. Même Pears le savait, du coup.
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Sylas Rêves de papier page 87
Je repense à Diane et à son dessin de moi, sa manière de me saluer avec l'air de
me connaître. Exactement comme j'avais l'impression de déjà connaître Sasha. En
définitive, le seul qui ignorait que j'allais venir, c'était moi.
– Tu as déjà rêvé à cet endroit ? demande-t-il.
– Je suis pas sûr. Des petits bouts, des détails.
Nous cheminons à travers les panneaux. Mon père sait exactement où il va et je
lui demande comment il se dirige.
– La cloche est ronde, c'est vrai. Mais si tu remarques bien, il y a des panneaux
de couleur qui indiquent les points cardinaux.
Du doigt, il me montre une zone située en hauteur, là où les contours de la pièce
laissent place à la verrière. En effet, accroché à une poutrelle, je distingue une affiche
rouge annotée d'un N majuscule.
Au-dessus, les nuages prennent une teinte rosée comme le soleil commence à se
coucher.
– Pourquoi c'est comme ça ? j'ajoute en désignant les cloisons qui nous obligent
à avancer en ligne brisée.
– Pour casser la routine. De temps en temps, on réorganise l'espace, on change
de voisin de travail. Ça donne un nouveau souffle. Ça permet de ne pas nous ennuyer.
Nous arrivons à une extrémité de la pièce centrale – à supposer que ce mot
puisse s'employer pour un cercle – et tout le monde s'engouffre dans la grande porte du
réfectoire, dont le panneau a glissé vers le haut.
Nous y entrons à notre tour. Je ne suis pas dépaysé. Il faut faire la queue pour
prendre un plateau et des couverts, puis se servir en nourriture et choisir une table où
s'asseoir. La seule différence est l'absence de cantinière. On se sert soi-même. Je
prends place à côté de mon père, au milieu d'une table tout en longueur. En face de
nous s'installe Diane, puis d'autres personnes qui me sont encore inconnues.
Notre nourriture n'est pas mauvaise. C'est en tout cas meilleur que celle du
collège. Étrangement, je n'ai pas beaucoup d'appétit. J'engloutis lentement ma pitance
en observant chacune des personnes qui m'entoure. Visuellement, seule Diane détonne,
avec son style gothique et ses piercings. Pourtant, tous ont l'air étranges. C'est difficile
à expliquer. Quelque chose dans leur regard, dans la lenteur de leurs gestes. Un côté
résigné, domestiqué. Pour autant, leur attitude envers moi est bienveillante, amicale. Je
me sens accepté.
C'est alors que je vois Diane avaler son yaourt tout rond, en le pressant au-dessus
de sa bouche. Elle doit remarquer que je m'intéresse à elle, car elle demande, la bouche
encore pleine :
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Sylas Rêves de papier page 88
– Alors, pas trop paumé ?
J'essaie de faire abstraction de sa manière si particulière de manger son dessert.
– Je sais pas. Je m'attendais à me retrouver dans une sorte de prison, ou dans un
camp d'expérimentation. En tour cas, pas, ici.
– Ouais, c'est sûr. Faut un temps d'adaptation.
– T'es là depuis longtemps ?
– Huit ans, dit-elle en soupirant.
– Tu veux dire que ça fait huit ans ou que tu es là depuis tes huit ans ?
– Les deux.
Un rapide calcul m'apprend qu'elle a seize ans. Et qu'elle a passé la moitié de sa
vie coincée entre ces murs.
Je m'intéresse ensuite à plusieurs conversations, dont plusieurs tournent autour
de prédictions s'étant réalisées. Une catastrophe ferroviaire en Italie, une évolution
étonnante de la bourse, un match de foot au résultat incroyable. Alors que je ne rêve
que de mon avenir personnel, il semble qu'une femme soit douée du pouvoir de prévoir
les grands titres du journal. Pears s'y intéresse particulièrement. Les prédictions
peuvent servir à beaucoup de choses, comme à gagner facilement de l'argent grâce aux
paris, ou à traquer d'autres prescients.
En sortant du réfectoire, je me rapproche de mon père. À l'extérieur, la nuit est
presque totalement tombée et de petits spots se sont allumés, un peu partout dans la
structure métallique soutenant le dôme.
– Papa, est-ce qu'on est obligés de vraiment raconter nos rêves ? Qu'est-ce qui
nous empêche de mentir ?
– Deux choses, me confie-t-il. Déjà, on est observés. Si tu mens, tu as intérêt à
le garder pour toi et à bien savoir jouer la comédie, parce qu'ils sont très forts pour
découvrir les fraudeurs. Ensuite, mentir, pour quoi faire ? Laisse-les grappiller leurs
miettes de futur. Nous, on n'en fait rien. C'est beaucoup plus simple de collaborer.
La logique de mon père est imparable. Mais un je-ne-sais-quoi me dérange. Cette
attitude soumise me rappelle mes cours sur la seconde guerre mondiale. Le mot
collaborer également. Je croyais que les français étaient des résistants dans l'âme, et
non des moutons. Peut-être est-ce tout simplement impossible en ce lieu.
Nous marchons en lisière de la zone centrale, en suivant le mur courbe criblé de
portes donnant sur les chambres des résidents.
– Et si on ment et qu'ils s'en rendent compte, il se passe quoi ?
– Ah... Dans ce cas, on est punis.
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Sylas Rêves de papier page 89
Nous y voilà. J'observe mon père qui, les yeux baissés et la moue boudeuse,
ressemble à cet instant à un petit enfant qui se ferait gronder. Il est évident qu'il a déjà
eu droit à ces punitions.
– Privé de repas, privé d'accès à sa chambre, privé de relations sociales... Même
si on ne les côtoie pas physiquement, ils peuvent faire de nous ce qu'ils veulent.
Demande des détails à Diane, elle s'y connaît mieux que moi.
Je hoche la tête, sans insister davantage. Avec la tombée de la nuit, la fatigue de
la journée s'empare de moi, et je sens mes paupières se faire lourdes comme du plomb.
Un grésillement familier retentit dans mon dos. La large porte du réfectoire vient de se
refermer automatiquement. J'imagine que tout le monde en est sorti et que le personnel
du centre va pouvoir débarrasser la vaisselle.
– On n'a jamais aucun contact avec ceux qui travaillent ici ?
– Non, jamais.
– Ils ont peur qu'on les prenne en otage ou quoi ?
Mon père m'adresse un sourire gêné et m'entraîne du plat de la main vers notre
gauche.
– T'as l'air fatigué. Viens voir, ma chambre est juste en-dessous de la tienne.
Je me laisse faire de bonne grâce. Il me guide jusqu'à l'escalier que j'ai utilisé une
heure plus tôt pour descendre dans ce monde de fous. Au pied des marches, une large
porte se dessine dans le mur. Il pose sa main sur un carré blanc et le panneau coulisse
verticalement. M'apparaît alors la chambre de mon père, qui ne ressemble en rien à la
mienne.
De la moquette rouge bordeaux, un papier peint blanc crème, un mobilier en bois
qui brille à la lueur des appliques disposées un peu partout aux murs. Je vois contre un
mur une immense bibliothèque débordant de livres, ainsi que, posé sur un bureau, un
pFlat semblable à celui de Sasha. Le lit possède des torsades baroques et des draps
bariolés dont la vue m'arrache un bâillement. Tout contre la bibliothèque, une vieille
chaîne Hi-fi, munie de basses impressionnantes, diffuse une musique jazz à peine
audible.
– Comment ça se fait que... ma chambre à moi, on dirait une cellule d'asile
psychiatrique.
– C'est normal, explique mon père. Il faut que tu leur dises ce que tu veux.
– Que je leur dise ? Comment ça ?
– En général, il suffit de faire une demande à haute voix. Juste comme ça. Je
t'ai bien dit qu'ils surveillaient tout.
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Sylas Rêves de papier page 90
Un frisson parcourt ma nuque. Il suffit de formuler un vœu pour qu'il se réalise.
C'est à la fois incroyable et effrayant.
– Ils le font toujours ?
– Si on joue le jeu et si la demande est réaliste, oui.
Je me sens abasourdi, la tête lourde et les membres mous. Je m'appuie contre le
chambranle de la porte.
– T'as l'air lessivé, constate mon père. Va te coucher. On se revoit demain.
On se revoit demain. Je regarde mon père, l'homme que j'ai rêvé de retrouver
durant près de dix ans, et je m'accroche à cette idée. Il sera encore là demain, pas
comme un rêve qui s'évapore quand on commence à y croire.
J'escalade péniblement les marches de l'escalier et j'intègre ma chambre. Un
détail diffè par rapport à ce que j'ai laissé une heure plus tôt. Sur la table de chevet
s'empilent cinq livres, dont je parcours les tranches. Il y a un bouquin de science-
fiction, un manga, une histoire d'amour (beurk) et un roman d'aventure : l'Île au Trésor
de Stevenson. La dernière tranche n'a rien d'inscrit. Il s'agit d'un carnet vide, aux pages
blanches immaculées, auquel est attaché un stylo grâce à une petite ficelle.
C'est tout. Pas le moindre mot d'explication ni de bienvenue. Je suppose qu'en ce
moment même, un type assis derrière un écran attend de voir quel livre je vais choisir
pour pouvoir cibler mes goûts. Je me surprends à balayer la surface du meuble du bras
et à faire voler les ouvrages contre le mur.
– Je suis pas mon père ! je rugis en levant les yeux vers le plafond de plastique.
J'ai pas envie de lire. Tout ce que je veux c'est qu'on me laisse tranquille, qu'on arrête
de me surveiller sans arrêt.
J'imagine la réponse ironique se dessiner sur les lèvres de l'observateur, les yeux
rivés à ses écrans de contrôle : « Ça ne va pas être possible. ». Puis je me couche sur
mon lit. Les draps sont blancs, des draps d'hôpital, rêches et moches.
– Je veux une couette, pas des draps. Et une housse un peu plus belle que ça.
Une housse avec de la couleur par exemple. Et un oreiller en plumes d'oie. Vous allez
me changer ce néon, aussi. Mettez une ampoule, n'importe quoi, mais plus de néon !
Je ferme les yeux. J'imagine que ma demande aura un effet pour la prochaine
nuit. Mon père m'a dit qu'on n'avait jamais de contact avec le personnel. Et il leur faut
le temps d'acheter les draps... que j'ai vus en rêve il y a quelques nuits.
Sans m'en rendre compte, je sombre dans le sommeil. Un sommeil froid et noir,
profond comme une caverne où j'aimerais me cacher. Mes rêves sont nébuleux,
inaccessibles. Je revois Sasha m'embrasser, les yeux fermés, la tête penchée sur le côté,
les lèvres entrouvertes, pour se transformer l'instant d'après en diable ricanant.
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Sylas Rêves de papier page 91
Je me réveille en sursaut, toujours habillé sur le lit. Le néon s'est éteint tout seul.
Je me déshabille en hâte et jette mes vêtements à l'autre bout de la pièce. La silhouette
de ma mère, recroquevillée sur le canapé du salon, s'impose à moi. Impossible de m'en
défaire. Je me couche en chien de fusil, enroulé dans mes draps d'hôpital, et je cherche
le sommeil en frissonnant.
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Chapitre 3

Je suis dans une pièce que je ne connais pas. Sans doute dans des pièces de la
périphérie. J'embrasse Diane. Elle n'est pas habillée comme aujourd'hui, elle porte les
cheveux blancs, plus courts, et beaucoup moins de piercings.
Voici les premiers mots que j'inscris sur mon nouveau carnet de rêves. Je relis le
texte plusieurs fois, me disant qu'il va être analysé, décortiqué, décrypté. Ils vont être
déçus. Il n'y a rien qui puisse les aider à imaginer la technologie du futur. Juste un
geste que je vais probablement accomplir. Le plus tard possible.
Je ne me sens pas du tout attiré par Diane, qu'elle ait les cheveux noirs ou blancs,
et ce baiser me laisse un goût amer en bouche. Je sais désormais que le futur peut être
changé, façonné. Ce qui est écrit n'est pas forcé d'arriver. Ça ne tient qu'à moi.
Je me lève, les jambes flageolantes. Combien de temps ai-je dormi ? Aucune
idée. Le soleil ne pénètre dans la pièce par aucune fenêtre et je n'ai pas l'heure. Je me
racle la gorge et prononce d'une voix rauque :
– Salut. Il me faudrait un radio-réveil. Et une lampe de chevet. Merci.
Je me lève et me rends dans la minuscule salle de bain. Le miroir me renvoie
mon reflet de loir aux yeux encore collés. Je me débarbouille à l'eau tiède et dresse à
haute voix la liste des affaires de toilettes dont j'ai besoin. Incroyable qu'ils n'aient
même pas pensé à me laisser une brosse à dent et un gel-douche. Je m'habille – en
passant commande d'autres vêtements – et sors de ma chambre.
À l'intensité de la lumière qui règne sous le dôme, je devine que j'ai dormi
longtemps. Je m'appuie sur la rambarde et me penche au-dessus du dédale de cloisons
et d'humains en mouvement. La principale pensée qui traverse mon cerveau à ce
moment est « Qu'est-ce que je vais faire de ma journée ? ». Pas embrasser Diane, en
tout cas. Un petit déjeuner serait sympa. Je descends les marches et longe le mur
courbe jusqu'à la porte estampillée "Réfectoire". Mais cette dernière est fermée, et il
n'existe aucun moyen de l'ouvrir.
– T'arrives trop tard, me lance une voix derrière moi.
Je me retourne et découvre un petit homme portant une veste élimée et un béret.
Je crois reconnaître Polo, celui qui joue aux échecs tout seul.
– Va falloir attend' midi.
– Il est quelle heure ?
– Pas t'ta fait dix heures.
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Sylas Rêves de papier page 93
Il m'adresse un hochement de tête et tourne les talons. Je soupire, puis je lève les
yeux vers le dôme translucide et prononce distinctement : « Je voudrais une montre,
s'il vous plaît. »
Déçu, le ventre grognant comme un animal en colère, je m'enfonce dans le
fouillis de panneaux mobiles, de plantes vertes et d'humains en mouvement. Sur ma
droite s'ouvre un passage donnant sur une zone meublée de chevalets de peinture.
Quelques personnes s'y entraînent à peindre un bol de fruits, avec plus ou moins de
réussite. Des cris d'enfants me guident ensuite vers un autre secteur, où semblent s'être
donnés rendez-vous tous les marmots de la cloche. Excités comme des puces, ils
fouillent dans des malles pleines de déguisements et jouent à se vêtir en pirate, docteur
ou pompier. Je suis pratiquement sûr que ces malles n'étaient pas là hier soir.
En continuant mon exploration, je tombe bientôt sur une sorte de large clairière
circulaire, où sont disposés une quinzaine de canapés et de fauteuils. Au centre, sur
une table, de nombreux journaux et magazines forment de petits tas. Un peu à l'écart,
sur une table, une cafetière et une théière patientent à côté d'un empilement de tasses et
de bols. Il n'y a pas de croissants ou ni de biscuits, dommage. Balayant la zone du
regard, je reconnais mon père qui parcourt un quotidien, vautré dans un large fauteuil,
et Diane qui feuillette un magazine.
Sans hésiter, je me dirige vers mon père.
– Salut la marmotte, me dit-il.
Il se lève et me fait la bise.
– T'es dans le canard, regarde.
Il me fait une place dans son grand fauteuil et me pointe un petit article du doigt.
Il est question de ma disparition et de témoins qui m'auraient aperçu chez une certaine
Josiane Berlin.
– Mais on ne m'a jamais vu là-bas ! je m'écrie.
– Bien sûr, c'est un faux témoignage. Ils font ça pour se venger.
– La pauvre. Elle m'a bien aidée.
– J'en suis sûr, confirme mon père. Elle a toujours été très efficace. J'aurais pas
aimé être un de ses élèves.
Je ris, car je me suis fait la même remarque il y a quelques jours.
– Mais comment ils ont su qu'elle m'avait aidé ? Elle a toujours été super
discrète.
– Parano, tu veux dire. Quelqu'un d'ici a dû rêver d'elle, ou la dessiner. Avec
deux cent prescients sous la main et un budget illimité, peu de choses échappent à
Pears.
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Sylas Rêves de papier page 94
J'ai un instant le tournis face à la puissance de notre geôlier. Une multinationale
capable de prédire l'avenir et même de faire en sorte que celui-ci se déroule selon ses
plans. Je demande :
– Tu lis le journal tous les matins ?
– Oui. Impossible d'écrire quoi que ce soit avant mon café et mon journal.
Comme pour illustrer son propos, il se plonge de nouveau dans la lecture de son
quotidien. J'attends quelques seconde, puis m'extirpe du profond fauteuil, pour me
diriger vers la table pleine de lecture. Science et Vie, Science et Avenir, PC
Magazine... Les revues techniques sont légion. Est-ce que Pears veut que ses
préscients rêvent de science ? Je parcours, je feuillette, je repose, je mélange, je triture,
je grimace. Plus les minutes passent et plus je me demande ce que je fiche là. Ayant
finalement décidé de ne rien lire du tout, je me retourne. Et me retrouve face à Diane.
– Salut. Tu sais qu'ils sont tous disponible en numérique ?
– Hein ?
– Les magazines. On les a aussi sur PC, si tu préfères. Viens voir.
Je fais inconsciemment un pas en arrière.
– Non, mais j'ai pas envie de lire.
– Qu'est-ce que tu veux faire alors ?
– Je sais pas...
Diane croise les bras et fronce ses sourcils encombrés de bijoux.
– Qu'est-ce qui t'arrive ? J'ai fait un truc qui fallait pas ?
– Je... c'est difficile à expliquer.
Je commence à marcher pour m'éloigner de cette zone très fréquentée, avec
Diane sur les talons. Il me semble que ses boucles d'oreille et piercings sont différents
de ceux qu'elle arborait hier. En tout cas sa robe du jour – grise et rouge, toujours dans
un style victorien – est bien plus échancrée que la précédente. De fait, des traces
colorées dépassent sur sa clavicule. Elle doit suivre mon regard car elle déclare, d'un
air mutin :
– C'est un dragon. Je te le montrerai peut-être, un jour.
– Ou pas, je murmure.
– Quoi ?
Je m'arrête de marcher et prends une grande respiration.
– Bon, j'ai pas envie de sortir avec toi. Ni maintenant, ni dans le futur.
– Mais de quoi tu parles, bordel ?
Elle a parlé tellement fort que des têtes se sont retournées.
– Chut ! J'ai... j'ai rêvé que nous deux... on...
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Sylas Rêves de papier page 95
– J'écoute, m'encourage Diane.
– On... s'embrassait. Mais j'ai pas envie que ça arrive. Je sors juste d'une
relation avec...
– Avec la fille Mazà.
– Qui ça ?
– Steve Mazà. Le patron de Pears. La blonde, c'est sa fille. Je l'ai déjà dessinée
plusieurs fois et des prescients ont rêvé d'eux ensemble.
Une des dernières phrases prononcées par Sasha me revient en mémoire « C'est
mon père qui m'a forcée ». Je secoue la tête, perturbé par le tour que prend la
conversation.
– En tout cas, dis-je d'une voix que j'espère ferme, j'ai pas envie de sortir avec
toi.
– Mais moi non plus, se défend-elle. Qu'est-ce que tu crois ? D'ailleurs, je nous
ai jamais dessiné en train de faire des truc intimes. Contrairement à toi.
Clin d'œil appuyé, sourire conquérant, voilà qu'elle renverse la donne. Comme si
c'était moi qui l'avais draguée. Je baisse la tête, terrassé par cet adversaire bien plus
fort que moi, et je me laisse tomber sur un tas de coussins. Nous nous trouvons dans
une petite "salle" complètement vide, ce qui me convient parfaitement.
Au bout de trente secondes, je me rends compte que Diane s'est assise à côté de
moi. Elle m'adresse un regard compatissant.
– Je sais comment tu te sens, dit-elle. Tout est différent, ici. Plus d'obligations,
plus d'argent, plus de contrainte sociale. On est libre de faire ce qu'on veut, mais tout
ce qu'on peut faire, c'est tourner en rond dans notre cage.
– Pourquoi t'es gentille avec moi ?
Elle a un petit rire de gorge.
– T'as vu beaucoup de jeunes de notre âge, dans le coin ? En général, les
prescients se font attraper une fois adultes. Certains ont fait des enfants, mais le plus
grand a sept ans...
– On est condamnés à traîner ensemble, alors.
– Plus ou moins, confirme Diane, un sourire amusé sur les lèvres. Attends, je
vais te montrer un truc.
Elle se met prestement en position debout et extirpe de sa besace une feuille
quadrillée, pliée en deux.
– C'est ma prédiction du jour, m'explique-t-elle en me donnant la feuille.
Le dessin représente un paysage sous la neige, tracé au crayon à papier. Le trait
est très assuré, très professionnel. Il est difficile de m'imaginer que c'est cette fille qui a
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Sylas Rêves de papier page 96
réalisé un tel dessin. Je rend la feuille à son auteur, qui le déchire lentement en deux.
Elle roule ensuite en boule chaque moitié et les piétine avec vigueur. Je m'exclame :
– Tu fais quoi ?
– De la pédagogie, répond-elle en prenant son pEye.
Dans la seconde suivant cette phrase, une petite sonnerie émane de l'appareil.
Elle le tourne dans ma direction et je peux lire, dans le minuscule écran carré :
punition : pas de repas ce soir.
Toujours assis sur les coussins, j'adresse un regard surpris à Diane. Elle range le
monocle dans son sac et commente :
– Jojo m'a demandé de t'expliquer les punitions. Je me suis dit qu'un exemple
serait plus parlant.
– Mais du coup, tu vas pas manger ce soir ?
– Ça m'arrive souvent, élude-t-elle. J'ai l'habitude.
– Comment ça ? je demande en me relevant à mon tour.
Elle fait quelques pas avant de répondre.
– Ici, on a tous une manière de gérer l'enfermement. Tu vas voir tout un tas de
comportements bizarres. C'est une façon de pas devenir fou. Et, de toute manière,
devenir fou, c'est aussi une manière de survive. Moi, j'arrive tout simplement pas à
accepter la prison. C'est plus fort que moi. Ils le savent très bien là-haut, ils me
punissent, mais ça change rien.
Vaguement inquiet, je demande :
– En huit ans, t'as pas réussi à t'y faire ?
Elle secoue la tête, les yeux dans le vague, les épaules tombantes. Une certaine
tristesse s'est emparée d'elle. Je sens qu'il faut que je laisse seule et lui lance :
– On se voit plus tard.
Elle me gratifie d'un clin d'œil peu convainquant et disparaît dans le dédale de
cloisons. Est-ce qu'elle est partie pleurer ? Décidément, cette fille est complexe.
Chaque fois que je la vois, elle me fait un effet différent.
Que faire en attendant l'heure du repas ? Délaissant le cœur de la cloche à
fromage, je longe le mur extérieur en levant de temps en temps les yeux en direction
du dôme. L'effet de perspective est époustouflant. L'architecte qui a conçu cette
structure mériterait d'être connu. Je dépasse le jardin constitué d'arbres et de plantes en
pots et j'y découvre toujours la même dame en train de bichonner les plantes. Passe-t-
elle sa vie ici ? Est-ce ce que Diane appelle « un comportement bizarre pour ne pas
devenir fou ? Comme mon père qui écrit ou Polo qui joue aux échecs. Arrivé au niveau
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Sylas Rêves de papier page 97
de ma chambre, je grimpe l'escalier, pose ma main sur le carré sensitif et laisse la porte
coulisser vers le haut.
Je manque de m'étouffer de rire. Mon lit est fait, avec une couette et des draps à
rayures multicolores. Une lampe assortie repose sur la table de chevet, ainsi qu'un
radio-réveil indiquant 11:17. Les livres ont disparu mais le carnet de rêve est toujours à
sa place, ouvert à la première page. Je m'approche. À la suite des quelques lignes que
j'ai notées au lever, sont écrit ces deux phrases : Où la scène se passe-t-elle ? Donne
des détails.
Je crois rêver. Voilà un commentaire qu'un prof pourrait laisser dans la marge
d'une rédaction. Est-ce que je suis condamné à me faire critiquer jusqu'à la fin des
temps ? Je passe cinq minutes assis sur mon lit, à me demander que je pourrais faire.
Ne pas répondre à la demande pourrait me permettre d'expérimenter le système de
punition. Mais j'ai toujours eu un caractère plutôt obéissant, contrairement à Diane. Je
saisis le stylo et je note :
Derrière Diane, le mur est très coloré. Donc je pense que c'est l'écran de
l'auditorium. Comme je ne veux pas paraître trop soumis, j'ajoute : C'est un rêve que je
n'ai pas très envie d'évoquer à nouveau. Merci de vous contenter de ce que je vous ai
écrit. Et finalement, pour ne pas trop froisser mon destinataire, je conclus : Merci pour
les draps, le réveil et la lampe.
Je m'allonge ensuite sur mon lit, scrutant le plafond à la recherche d'une caméra
incrustée entre les lames de plastique. Lorsque la mélodieuse sonnerie du déjeuner
retentit, trois quart d'heures plus tard, je n'ai toujours rien décelé.
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Sylas Rêves de papier page 98
Chapitre 4

43.833848 5.207222. Je n'ai pas la moindre idée de la signification de ces


chiffres, ni du support sur lequel ils m'apparaissent. Je les vois juste flotter dans mon
esprit.
L'esprit encore embrumé de sommeil, je me dépêche de noter sur ma tablette les
numéros qui me sont apparus en songe et les deux phrases de commentaire. C'est la
première fois que je rêve de chiffres, et non d'une scène concrète. Je souhaite
mentalement bon courage à mon superviseur – c'est ainsi que je l'appelle
intérieurement – pour les décrypter. Mais je sens qu'il va encore me poser tout un tas
de questions comme lors des rêves précédents.
La nuit dernière, j'ai rêvé d'une fête ayant lieu dans le dôme. Je n'avais qu'une
vision fugace et imprécise de personnes déguisées levant leurs verres. Il a pourtant
fallu que je mette des noms sur les visages, que je détaille les postures et les attitudes,
alors que je ne connais presque aucun résident.
La nuit précédente, mon rêve portait sur une séance de cinéma diffusée dans
l'auditorium. Le Seigneur des Anneaux, première partie. Depuis, j'ai vérifié sur le
planning : la diffusion de ce film n'est pas prévue avant deux semaines. Sous la
pression de la main anonyme qui répond à mes messages, j'ai dû me creuser la cervelle
pour déterminer qui assistait à la séance et qui était assis à quel endroit.
Encore avant, c'était une coupure de courant généralisée qui m'apparaissait en
songe. J'ai évidemment dû apporter un maximum de détails : le ciel gris uniforme, les
lumières s'éteignant d'un coup, la réaction des résidents du dôme, etc.
Cela ne fait que quelques jours que je fais partie de la communauté des
prescients, mais je me sens déjà comme un espion. Heureusement, mon superviseur
aura beau insister, je ne pourrai pas donner plus de détails sur ce rêve de chiffres.
Je repose la tablette sur la table de chevet et me lève. Comme je l'avais rêvé
lorsque je dormais chez Josiane, je note désormais mes songes sur une pTab, à l'aide
d'un stylet. J'enfile les habits que j'ai commandés : un pantalon de jogging et un T-shirt
de sport. Puis j'attrape la tablette et je descends prendre mon petit déjeuner. L'objet est
un peu plus gros que ma main et se glisse sans problème dans un sac que je garde en
bandoulière.
Je me rends dans le salon – le lieu où on peut boire du thé et lire des revues – et
je m'attarde devant l'éphéméride. Il s'agit d'un panneau vertical où un des prescients
note tous les matins la date, le saint du jour, la météo et certains événements
exceptionnels, comme les anniversaires. Aujourd'hui, de nombreux résidents
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Sylas Rêves de papier page 99
s'esclaffent en dépassant le panneau. Nous sommes en effet le vendredi 30 octobre,
Saint Bienvenue. Le temps est censé être couvert avec une moyenne de 12°. Je lève les
yeux vers l'immense verrière en forme de demi-sphère qui nous surplombe. Le ciel
présente une teinte grisâtre, mais la luminosité qui en émane permet d'y voir
parfaitement, sans allumer la moindre lumière. Je reste quelques instants la tête levée,
fouillant la vitre du regard. Il n'y a aucun défaut, aucune feuille, aucune branche,
aucune motte de terre. Aucun indice permettant de savoir où nous nous situons
exactement. D'après la météo, il est évident que nous nous trouvons au sud-est de la
France, mais dans quel département ? Quelle commune ?
Les règles sont claires. Chercher à savoir où nous sommes engendre des
punitions sérieuses. On me parle parfois d'une femme qui a passé trois jours enfermée
dans sa chambre, sans lumière ni nourriture, pour avoir cherché sur Google Earth la
trace d'une structure en forme de dôme. Depuis, personne n'a tenté l'expérience.
Je reprends ma progression vers le réfectoire, où je retrouve mon père qui trempe
un croissant dans son café. Je l'embrasse sur la joue.
– Salut Papa.
– Salut fiston. Bien dormi ?
– Ouais, j'ai fait un rêve bizarre ce matin.
– La coupure de courant ?
Je ris intérieurement. On dirait que nos visions nocturnes se recoupent.
– Non, ça c'était il y a trois nuit. Ce matin, j'ai vu une série de numéros. Rien
d'autre.
Jojo – il va bien falloir que je m'habitue à l'appeler comme ça – na répond pas. Il
mastique sa viennoiserie en silence, l'air absent. J'en profite pour commencer à beurrer
mes tartines. D'un seul coup, il relance :
– Tu sais ce que c'est ? demande-t-il.
– Aucune idée.
– Tant mieux. Ça t'évitera des ennuis.
De nouveau, son regard se perd dans le lointain. Il vide son bol de café d'un trait
et s'essuie la bouche avec une serviette. Un sourire soulève ses lèvres, puis il
m'embrasse les cheveux en me soufflant :
– Je vais écrire. Bonne journée.
Je ne le lâche pas du regard tandis qu'il se dirige vers la cloche à fromage. Sa
démarche est aérienne, légère, comme des fils invisibles le retenaient, comme s'il
faisait semblant de toucher le sol. En fait, me dis-je, c'est exactement ça. Joseph
Mermoz vit dans un monde à part, un monde à lui, plus haut, plus léger et plus coloré
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Sylas Rêves de papier page 100
que le nôtre. Par moment, on dirait qu'il est avec nous, mais ça ne dure jamais
longtemps avant qu'il reparte dans son univers et qu'il se mette à l'écrire.
Je dois avouer que mes retrouvailles avec mon père ne se passent pas réellement
comme je l'avais espéré. Maman m'avait pourtant parlé de son caractère, de sa
distance, de son détachement, de son incapacité à rester longtemps en présence des
autres. J'avais refusé de la croire.
Maintenant, j'aimerais trouver le moyen de le raccrocher au réel, de lui ouvrir les
yeux sur ce qui l'entoure. Sur moi. Mais pour l'instant, toutes mes tentatives sont
restées sans suite.
Je soupire en avalant ma tartine. Après tout, même si je ne parviens pas à me
rapprocher de mon père, je me suis fait une bonne copine. Et ce matin, je dois la
retrouver au gymnase. Je bois mon chocolat et jette un coup d'œil à ma tablette. Pas de
commentaire sur mon rêve du jour. Tant mieux. Je quitte le réfectoire en laissant les
reliefs du petit déjeuner derrière moi. Une équipe de nettoyage s'occupera de tout
débarrasser lorsque la porte d'accès sera hermétiquement fermée.
En longeant la paroi incurvée du cirque, j'arrive bientôt à la salle de sport. Sur un
tableau digital sont affichés les créneaux horaires alloués à chaque discipline. De 9h à
11h, c'est futsal. À l'intérieur, je retrouve l'ambiance feutrée du gymnase du collège.
Bruits des semelles qui crissent sur le parquet, odeur de sueur froide, lumière crue des
néons haut perchés. Même si le parquet est un concentré de technologie, avec ses
lignes de couleur qui se dessinent et s’effacent au grès des activités pratiquées, il
ressemble en tout point à un revêtement classique. Autour de moi, cinq personnes
s'échauffent. Je remarque une fille, de profil, qui jongle avec un ballon. Genou, pied,
pied, genou, pied. Elle enchaîne les jongles avec une facilité déconcertante. Je n'arrive
pas à regarder ailleurs. Elle porte des chaussures de sport, sans chaussettes apparentes.
Plus haut, un mini short épouse impeccablement les courbes de ses fesses et un bustier
de sport moule ses seins en laissant son ventre à l'air libre. J'avale ma salive avec
difficulté. J'ai rarement vu une plastique si parfaite. À la télé, bien sûr, ou sur internet.
Mais à la vue de ses abdos qui se contractent en rythme et de ses jambes musclées, je
me ramollis comme du plastique.
Le problème survient lorsque je m'attarde enfin sur son visage. Je ne la reconnais
pas immédiatement. Elle a ôté tous ses piercings et ramené sec cheveux en arrière à
l'aide d'un filet. Lorsque je réalise qu'il s'agit de Diane, c'est une véritable décharge
électrique qui me parcourt.
Dans ses robes gothiques, je n'avais pas réalisé qu'elle était aussi... canon.
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Sylas Rêves de papier page 101
Je m'avance vers elle en faisant des petits pas. Mes baskets neuves couinent
d'une manière ridicule sur le parquet. En me rapprochant, j'aperçois le bas de son
dragon qui dépasse de sous son bustier. Une patte arrière griffue et une queue fine qui
s'enroule autour du nombril. Est-ce qu'un jour j'en verrai le corps ? Non. Je secoue la
tête pour chasser cette idée. Je prends une grande inspiration :
– Salut Diane. T'as l'air de bien maîtriser, dis donc.
Sans cesser de jongler, elle plante ses yeux noirs dans les miens.
– Ouais. Et toi ?
Elle fait planer le ballon dans ma direction. Je le réceptionne du dessus du pied et
l'envoie maladroitement valser au dessus de ma tête. Le rouge me monte aux joues. Je
me détourne et trottine pour récupérer la balle. Complètement jaune, elle me semble
plus petite et moins dure qu'un ballon de foot standard. D'un coup de pied
approximatif, je fais une passe à Diane, qui l'arrête sous son talon.
– C'est chouette que tu sois venu. On fait un petit match à trois contre trois.
Deux mi-temps de quinze minutes. Prends le temps de t'échauffer, on commence
quand t'es prêt.
Je jette un coup d’œil circulaire aux quatre autres sportifs qui trottinent ou qui
s'envoient la balle autour de nous. Ils ont tous au moins vingt ans et semblent en bien
meilleure condition physique que moi. Je me demande à cet instant ce que je fais là.
Moi qui déteste le sport, qui me débrouille toujours pour avoir une dispense au collège,
qui râle contre les jeux olympiques et les Coupes du Monde... Il faut croire que Diane
a eu des argument très persuasifs lorsqu'elle m'a proposé de jouer contre elle.
Je trace des moulinets avec les bras, je trottine sur quelques dizaines de mètres et
m’arrête à cause d'un point de côté. Puis je me rapproche des gars qui se font des
passes et j'essaie de renvoyer le ballon le moins ridiculement possible. Enfin, le match
commence.
Trois joueurs par équipe, c'est bien peu pour couvrir l'ensemble du terrain. Il n'y
a pas de goal. Il faut se précipiter en arrière lorsqu'un adversaire est près de tirer au
but. Au bout de trente secondes, je suis déjà en nage. La dernière fois que j'ai fait du
sport, c'est lorsque j'ai rejoint Sasha en vélo pour notre rendez-vous interdit. Pas un
excellent souvenir... Est-ce qu'il faut forcément qu'une fille soit impliquée pour que je
transpire un peu?
Le match se déroule à un rythme frénétique. Mes coéquipiers compensent le fait
que je sois incapable du moindre geste technique et Diane se révèle ahurissante. Elle
dribble, elle feinte, elle lobe. Tout ça en ayant l'air de prendre son pied. C'est la seule
fille sur le terrain mais, à mes yeux, elle vaut bien deux gars.
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Sylas Rêves de papier page 102
Finalement, le score est de dix à huit, en faveur de l'équipe de Diane. Nous
cessons de courir, nous nous serrons la main et nous souhaitons à bientôt. Pour ma
part, je me réserve le droit de ne plus toucher à un ballon de ma vie. La douleur crie
dans mes membres comme si elle essayait d'en sortir à tout prix
– Tu t'es amusé ? me demande Diane.
– Ouais, bof, dis-je en haletant. Tu sais, le foot, c'est pas trop mon truc.
– C'est quoi, ton truc ?
– Un sport de combat. Je te montrerai une autre fois.
– Génial. Je fais de l'aïkido aussi. On pourra combattre.
Mince. Me voilà pris à mon propre piège. Comme "sport de combat", je pensais
à Takkan VI, le jeu sur la pGame 4. Pas à un vrai sport où on se fait mal. Je fais
semblant d'apprécier la proposition et me dirige vers la sortie de la salle.
– Il y a des douches ici ? m'enquiers-je en me retournant.
– Non, me répond Diane qui, assise sur le parquet, a ramené sa tête entre ses
pieds. Il faut revenir dans ta chambre.
J'essaie de m'arracher à la contemplation de son corps élastique, en vain. Elle me
lance :
– Tu devrais t'étirer, tu vas avoir des courbatures.
Je m'imagine déjà en train d'essayer péniblement de reproduire les gestes
parfaitement exécutés par la sportive. Ridicule au dernier degré.
– Non, c'est bon, t'inquiète. À plus tard.
Je traverse la cloche en longeant le mur incurvé. La sueur colle à mes vêtements.
Je ne parviens pas à retrouver mon souffle. En pénétrant dans ma chambre, je me
déshabille et prends une douche bien chaude. Puis je passe des vêtements neufs et je
me peigne devant la glace embuée de la salle de bain.
Je me jette sur le lit. La pTab attire mon œil. Je me penche et l’attrape. Mon
superviseur a répondu.
Merci. À demain.
Quoi ? Pas de questions ? Pas de demande de précision ? C'est bien la première
fois que ça arrive. Mon Big Brother personnel a sans doute supposé que j'étais
incapable de lui en dire plus sur ces numéros, et il a bien raison.
Je me redresse. Déjà, les premières douleurs gagnent mes jambes. Tel que je me
connais, j'en ai pour des jours de souffrance. Je redescends dans le cœur du cirque et
marche au hasard, voletant de droite et de gauche tel un papillon curieux. Ici, un atelier
de sculpture a été improvisé, avec des boules d'argiles déposées dans la nuit par les
employés de Pears. Plus loin, un groupe de personnes âgées écoute de la musique
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Sylas Rêves de papier page 103
classique. Dans un autre zone, j'observe pendant de longues minutes une femme
réaliser des origamis et les peindre, de manière à former des visages et des objets.
Dans la zone informatique, je découvre mon père, vissé à son clavier
d'ordinateur, alors qu'autour de lui des enfants se prennent pour des pirates avec leurs
épées en bois. À ses côtés, un groupe joue en réseau à un jeu de stratégie. Intrigué, je
m'intéresse à leur partie, jusqu'à ce qu'elle prenne fin. On me propose alors de
participer à mon tour. Enchanté, je m'installe derrière un écran et tente de développer
ma civilisation avant celle des concurrents.
Mais je je m'avère peu performant. D'une part, je connais mal le jeu. D'autre part,
je ne fais que penser à Diane. Est-ce qu'elle est encore en train de prendre sa douche ?
De choisir sa robe ? De remettre ses piercings uns à uns ? Clairement, je suis perturbé
d'avoir rencontré son côté sportif et sexy.
Mes pensées sont interrompues par la sonnerie annonçant l'heure du repas. D'un
commun accord, le jeu est mis en pause. Comme tous les autres résidents, je me mets
en branle en direction du réfectoire. J'y rencontre Diane qui a réintégré sa panoplie
gothique. Je me surprends à essayer d'imaginer le galbe de ses jambes sous les pans
anthracites de sa robe. Puis, alors que nous faisons la queue, je demande :
– Pourquoi tu t'habilles comme ça ?
– Quoi, en noir ? Et pourquoi pas ? La manière dont on s'habille, c'est la seule
liberté qui nous reste. T'inquiète, je suis pas gothique. Un jour c'est noir, un autre c'est
blanc.
J'évite de répliquer que j'ai effectivement rêvé d'elle avec les cheveux blancs et
j'attrape un plateau de plastique. Nous prenons place l'un à côté de l'autre. Autour de
nous, les longues tables se remplissent lentement et un brouhaha paisible s'installe dans
le réfectoire. Je boude mes champignons à la grecque et je goûte l'omelette au jambon.
Elle est moins bonne que celle que m'a préparé Josiane lorsqu'elle m'a sauvé des
griffes des hommes de Pears. Une bouffée de nostalgie et de culpabilité m'enserre
alors l'estomac. Qu'est-ce qui m'a pris de prendre ce vélo et de partir retrouver Sasha ?
Est-ce ma vie actuelle serait meilleure si j'étais resté caché dans cette cabane au fond
des bois ? Je suppose que mon état émotionnel se lit sur mon visage. Diane me donne
un coup de coude dans les côtes.
– À quoi tu penses ?
Je ne réponds pas à cette question. Quelque chose m'empêche de parler de Sasha
à Diane. À la place, je demande :
– Comment t'as fait pour te faire attraper ?
Elle lève ses yeux noirs sur moi.
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Sylas Rêves de papier page 104
– C'est la journée des questions, c'est ça ?
– Pourquoi pas. On est coincés ensemble. Il vaut mieux qu'on se connaisse,
non ?
Elle avale quelques bouchées de sa propre assiette et commence à me raconter,
sans lever les yeux :
– J'ai jamais connu mes parents. Je sais pas s'ils m'ont abandonné ou s'ils sont
morts. Quand Pears m'a enlevée, j'étais en famille d'accueil. Pour moi, ça s'est passé de
manière invisible. J'ai juste eu l'impression de changer de foyer une fois de plus. À
l'époque, le dôme n'était pas construit. J'ai passé plusieurs semaines dans une chambre
d'hôtel de luxe, le genre suite royale. Des gens me posaient des questions, me
demandaient de dessiner. Ce que je voulais, ce qui me passait par la tête. J'ai même eu
des cours de dessin à cette époque. Des profs particuliers venaient me voir dans ma
chambre. C'était assez cool, en fait. J'avais l'impression d'être une petite princesse.
Mais je comprenais qu'il s'était passé quelque chose, un basculement. J'étais plus en
famille d'accueil. J'avais plus les visites des assistantes sociales. En même temps, je
m'en fichais. Et un jour, on m'a emmené ici. C'était grand et vide. On n'était qu'une
poignée. J'ai fini par comprendre que mes dessins prédisaient l'avenir. J'ai fini par
comprendre que j'étais en prison.
Elle joue avec sa fourchette dans sa sauce tomate. Fait des ronds, des lignes, des
spirales. Je demande à voix basse :
– Comment ils ont fait pour savoir que tes dessins...
– J'en sais rien. La famille d'accueil, peut être. J'ai du dessiner un truc qui s'est
produit pour de vrai un peu plus tard. J'étais trop petite. Et toi, comment ils t'ont eu ?
Mon père. Sasha. Josiane. L'histoire est trop longue et douloureuse pour que je la
livre pendant un repas. J'esquive :
– J'ai pas très envie d'en parler. C'est...
– C'est à cause de la fille de Mazà, c'est ça ? Elle t'a dragué pour te livrer à
Pears ?
Un gros soupir soulève ma poitrine. Du coin de l'œil, je perçois Diane qui avale
son yaourt en le pressant directement dans sa bouche, puis qui le pose au centre de son
plateau. Comme à chaque fois qu'elle réalise ce geste, j'ai envie de lui demander une
explication. J'ouvre la bouche, mais aucun son n'a le temps d'en sortir.
– Allez, dit Diane en tirant sa chaise en arrière. Ça sert à rien de se morfondre.
Je vais te montrer un truc.
– J'espère que tu vas pas encore te faire punir pour me remonter le moral...
– Non, c'est autre chose.
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Sylas Rêves de papier page 105
Résigné, je la suis tandis qu'elle sort du réfectoire à grandes enjambées. Elle me
mène dans le dédale du cirque, à présent déserté. Enfin pas tout à fait. Un cliquetis
régulier trouble le silence. Nous prenons la direction du bruit et tombons sur mon père,
toujours plongé dans l'écriture de son roman. Je lui tape sur l'épaule.
– Papa, c'est l'heure de manger.
– Ouais ouais ouais, me fait-il sans cesser d'écrire. Je finis ma scène.
Je recule de quelques pas, indécis.
– Il est vraiment dans son monde, dis-je à Diane.
– C'est sa façon de lutter, m'explique-t-elle. On fait tous ce qu'on peut pour
survivre.
– J'aurais pensé qu'il serait plus... chaleureux avec moi.
– Il faut lui laisser le temps. Il a du mal avec le changement.
Je réalise que Diane connaît bien mieux mon père que moi. Tout ce que je sais
de lui, ce sont quelques histoires et de vieilles photos. Et le trou creusé par son
absence. Je tourne vers mon amie.
– Qu'est-ce que tu voulais me montrer ?
Elle sort une pEye de son sac et la secoue devant mon visage.
– C'est la technologie de l'avenir, il faut que t'en aies une.
– Tu sais, moi, les gadgets...
Devant ma réticence, elle se met en devoir de m'expliquer tous les avantages de
ce bijou de technologie. Grosso modo, je comprends qu'il s'agit d'un smartphone
transformé en lunettes. Il permet d'envoyer et de recevoir des e-mails, de surfer sur le
web, de téléphoner, de visionner des vidéos, d'écouter de la musique, de prendre des
photos, de jouer, etc. La sélection des menus se fait par commande oculaire. Mais cette
fonctionnalité n'étant pas parfaitement au point, le pEye est encore à l'état de prototype.
– Mouais, dis-je en lui tendant l'objet. C'est pas mal.
– Non garde-le. J'en demanderai un autre. On pourra s'appeler l'un l'autre
comme ça. En tout cas, j'ai ton numéro.
Je n'ai pas le temps de refuser qu'elle a déjà tourné les talons.
– Où tu vas ?
– Dessiner dans ma chambre. Il faut bien que je gagne mon salaire.
Je l'observe s'éloigner de son pas pesant. Dans ses grosses bottes noires et sa
robe longue, elle ressemble à un pachyderme. J'ai du mal à imaginer que sous ce
déguisement se cache un corps de déesse.
Je me détourne à mon tour. Mes compagnons de jeu ne sont toujours pas de
retour. Tant pis. J'erre un moment dans le dôme, jusqu'à ce que mes pas me conduisent
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Sylas Rêves de papier page 106
devant la porte de l'auditorium. Je me rappelle alors la présence de l'écran géant et des
consoles de jeu dernière génération.
Comme une proie prise dans un piège qu'elle aurait elle même installée, je passe
les six heures suivantes à me défouler sur des jeux de combats, de course de F1, de
foot ou des FPS. Je finis par me faire chasser de la salle par la projection du film de la
soirée, une comédie sentimentale qui ne me tente pas du tout. Je parviens à manger un
morceau avant la fermeture du self et à me faire prêter un livre par mon père. Un huis-
clos de science fiction dans un vaisseau spatial perdu aux confins de l'univers connu.
Le nom de l'auteur, Anthelme Marvingt est bien sûr un pseudonyme de Georges
Mermoz.
Je m'installe confortablement sur mon lit, le livre à la main. Mes yeux piquent et
mes pouces sont douloureux d'avoir trop joué. Pourtant, je n'ai envie que d'une seule
chose : y retourner le plus vite possible. Je vérifie machinalement la pTab, posée sur la
table de chevet. Pas de nouveaux messages. En revanche, un morceau de papier coincé
sous l'objet accroche mon regard. Je l'attrape et le lis :
J'ai besoin de te voir. Sois réveillé cette nuit à 1h. Sasha.
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Sylas Rêves de papier page 107
Chapitre 5

Le radio-réveil que j'ai commandé il y a quelques jours baigne la chambre d'une


lueur verdâtre. Elle se reflète sur les murs blancs, estompe les détails, modifie les
perspectives de la pièce. Moi, couché sous les draps, les yeux grand ouverts, j'observe
le monde vert qui se déploie autour de moi.
Je pensais avoir du mal à rester éveillé jusqu'à une heure du matin. Mais
finalement, ça serait plutôt le contraire. Je me tourne pour la millième fois dans le lit.
Le temps passe lentement. Sur la table de chevet, le réveil indique 00:48. Dans ma tête,
je joue et rejoue la conversation que je compte avoir avec Sasha. Je ne lâche rien. Je ne
me laisse pas attendrir par ses yeux de biche (que je ne verrai pas dans le noir
d'ailleurs). Je refuse ses excuses. Et surtout je reste calme.
00:52. Un grésillement tonitruant brise le silence. La porte s'ouvre, celle par
laquelle j'ai atterri ici il y a une semaine. Je devine plus que je ne vois une silhouette se
glisser dans la chambre, sans un bruit, comme un fantôme. Porte-t-elle ses habits
débordant de couleur ? Je suis incapable de le dire avec cet éclairage spectral vert. Elle
se poste à côté de moi, immobile. Je ne bouge pas non plus. C'est à elle de faire le
premier pas.
– Martin, chuchote-t-elle.
J'attends quelques seconde avant de répondre.
– Oui.
Elle soupire, sans doute soulagée que je sois réveillé. Que j'aie lu son mot.
– Tu vas bien ?
Que répondre à ça ?
– Oui.
Là, elle s'attend à ce que je lui demande comment elle va. Mais elle ne me fera
pas craquer avec son numéro de petite fille fragile. Je me redresse dans le lit.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Jusque là, nous avons parlé à voix basse. Mais cette question, je l'ai appuyée,
pour qu'elle entende la colère dans ma voix.
– Martin... Je peux m'asseoir ?
Sans attendre ma réponse, elle pose ses fesses sur le bord du lit.
– Je veux que tu me pardonnes, souffle-t-elle. Je suis désolée.
– Pourquoi je ferais ça ? Je vais rester enfermé ici jusqu'à le fin de mes jours, à
cause de toi.
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Sylas Rêves de papier page 108
– J'étais obligé. Tu ne connais pas mon père. Il est... Et même sans moi, tu
aurais été attrapé.
– Alors pourquoi tu étais là ?
– Mon père voulait savoir ce que valais. Ce que j'avais in the gutts. Il est très
dans... la performance. Écoute, je ne peux pas effacer ce que j'ai fait. Mais mon père
arrive en France demain. Ensuite, il va repartir aux States avec moi. Et je ne te reverrai
plus. Et je devrai vivre avec ça en moi. Jusqu'à la fin de mes jours, tout comme toi.
Mais si tu me pardonnes...
– Tu auras le cœur léger, comme si de rien n'était. Non. Désolé, mais je veux
pas faire ça.
Un silence. Qui dure. Puis elle se met à pleurer. Je perçois sa silhouette frêle qui
se ratatine et tremblote sous l'effet des sanglots. Quelque chose me serre le cœur, fort,
fort comme une prise de catch. Ne craque pas, Martin. Tiens bon. Essaie de faire
cesser ces pleurs. Parle d'autre chose.
– Celui qui me surveille, il est au courant que tu es là ?
Les gémissements s'espacent, deviennent des paroles entrecoupées de hoquets.
– Oui. Il me laisse faire, mais il surveille. Il entend tout.
– Et il voit tout ?
– Il y a des caméras, euh... infrared. Ça voit dans le noir.
– Toute la nuit ? Il dort jamais ?
– Je ne peux pas te le dire. Je n'ai pas le droit.
Alors toi aussi, tu risques des punitions ?
Je réfléchis très vite. J'ai envisagé de nombreuses manières dont la discussion
pouvait tourner, mais je ne pensais pas pouvoir parler de mon superviseur avec Sasha.
Voyons, pourquoi a-t-elle choisi cette heure précise pour le rendez-vous ?
– En ce moment, il n'y a personne, c'est ça ? Une heure du matin, c'est l'heure
où personne ne surveille.
Une expiration retenue, par la surprise ou l'hésitation.
– Pendant un quart d'heure, il y a un trou, me confirme-t-elle. Mais c'est juste
pour ta chambre. Et les tours de garde peuvent changer n'importe quand.
– Ok. D'accord.
Un silence gêné s'installe. Tout ce qui devait être dit a été dit. Elle a fait son
numéro, ça n'a pas marché. Tant pis pour elle.
– Tu devrais partir. Avant que le surveillant revienne.
Soupir. Embryon de sanglots. Elle se lève, résignée, et disparaît lentement par la
porte. Alors que je crois qu'elle est partie, elle me lance un déchirant :
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Sylas Rêves de papier page 109
– Adieu, Martin.
Mon cœur se serre encore plus, à la limite de l'implosion. Je me laisse tomber
dans mon lit, me demandant si j'ai été un homme ou un monstre. Après tout, lui dire
que je la pardonnais ne m'aurais pas coûté beaucoup.
Le bourdonnement de la porte qui se ferme résonne dans la pièce, puis le silence
nocturne s'installe de nouveau. Une pensée m'envahit : Trop tard. Trop tard pour lui
pardonner, pour lui parler, même pour la revoir.
C'est à mon tour de pleurer.
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Sylas Rêves de papier page 110
Chapitre 6

Quand mon fichu réveil sonne, j'ai l'impression que c'est le milieu de la nuit.
Pourtant l'affichage indique 08:00. J'ai dû dormir, quoi, trois heures ? Après ma
discussion avec Sasha, je me suis tourné et retourné dans mes draps chamarrés, sans
arrêter de me demander si j'avais bien fait de la rejeter.
Je me redresse, raide comme un zombi. Les yeux encore fermés, j'agrippe la
tablette et le stylet. Mon rêve du matin est tellement net dans ma mémoire que j'ai
l'impression de de m'y trouver encore. J'entrouvre un œil pour pouvoir écrire.
Je suis dans une salle de classe. Ce n'est pas le collège, je ne reconnais ni le
mobilier, ni les affiches aux murs. Par contre, quelques visages qui m'entourent me
sont familiers : Alban, Mathilde, Jessica. Des camarades de classe. De l'autre côté du
bureau, un homme aux cheveux en bataille et aux yeux un peu fous explique quelque
chose aux élèves. Il s'agite, bouge dans tous les sens, montre plusieurs fois une
formule inscrite au tableau. Je ne comprends pas ce qu'il raconte. Ça parle de dérivée
et de fonction impaire. Tout comme moi, les autres élèves ont l'air totalement perdus.
Je relis ma prose du jour et me frotte les yeux. Qu'est-ce que c'est que cette
histoire ? Un rêve de salle de classe, comme avant. Et cette formule mathématique, au
tableau, ça ne me dit rien. J'essaie de me remémorer des détails. Le temps qu'il fait à
l'extérieur, à travers les vitres. La disposition de la pièce. L'expression hallucinée du
prof – que je n'ai jamais rencontré auparavant. La seule chose qui me semble
remarquable est le visage de ceux que j'ai reconnus. Ils me semblaient plus âgés que
maintenant, d'un an ou deux.
Je précise à la suite de mon rêve que je ne comprends pas ce qui s'est passé. Qu'il
ne s'agit peut-être pas d'un rêve prémonitoire mais d'un simple songe sans queue ni
tête. Puis je valide. En me levant, mes exploits sportifs d'hier matin se rappellent à
moi. Mes cuisses sont raides et mes mollets durs comme de la pierre. Je clopine jusqu'à
la salle de bain, passe un coup de peigne dans mes cheveux indomptables, m'habille en
vitesse et me dirige jusqu'à la porte. Un petit signal sonore me fait tourner la tête. Je
boitille jusqu'à la tablette, abandonnée sur le lit défait. La réponse de mon superviseur
ne s'est pas faite attendre :
C'est bien un rêve prémonitoire. Les paroles du professeur de maths indiquent
qu'il s'agit du programme du lycée. Première S probablement. C'est pour cela que tu
ne reconnais pas les locaux. En revanche, c'est un futur auquel tu n'appartiens pas. Tu
n'es que spectateur. C'est normal qu'en grandissant tu commences à rêver
d'événements auxquels tu n'assistes pas. Cela s'appelle la décentration.
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Sylas Rêves de papier page 111
Je repose la tablette, pensif. Ainsi, je ne suis que spectateur de la scène ? Je ne la
vis pas ? Pourtant, en me concentrant, je visualise une trousse devant moi. Et une
feuille blanche, couverte d'inscriptions au crayon à papier. Je suis installé à une table,
un peu au fond de la classe, comme j'aime bien.
Je sors de ma chambre, toujours perdu dans mes pensées. Plus je fais défiler ce
rêve dans mon crâne, plus il me semble réel. Plus j'ai l'impression que je vais vivre
cette scène. Mais comment serait-ce possible ?
Au réfectoire, je retrouve Diane, qui rigole en me voyant m'approcher de ma
démarche d'estropié.
– Alors, le sportif ! La forme ?
Personnellement, je n'ai pas envie de rire. D'autant que ses cheveux ont perdu
leur teinte noire et sont devenus blancs, avec une curieuse raie sur le côté. Elle a
également troqué son habituelle robe gothique contre une sorte de treillis militaire sur
laquelle ont été cousus des nounours de couleur, et un pantalon du même acabit. La
plupart de ses piercings sont restés au placard. Elle n'a gardé qu'une boucle à la narine
et une autre à l'arcade.
– Tu changes souvent de couleur de cheveux ?
– Toutes les deux semaines, plus ou moins. Pourquoi ?
Parce que je suis censé t'embrasser au moment où tu as les cheveux blancs.
– Pour rien, dis-je en m'affalant à côté d'elle.
J'enduis mes tartines de beurre. Rituel rassurant du matin, noyé dans un océan
d'étrangeté. J'ajoute une couche de confiture chimique, je trempe et je croque. Ça a un
goût de cantine scolaire. D'un seul coup, je me sens largué, à la dérive. J'ai l'impression
qu'une chose énorme est en train de se rapprocher. Je ne parle pas du bisou, ni de cette
salle de classe, ni même d'aucun de mes songes. Quelque chose de plus gros, qui
rassemble tout, qui englobe tout.
Je réalise que Diane me parle.
– Quoi ?
– Tu veux que je te fasse une couleur ?
Je laisse passer deux secondes, pour revenir doucement dans le monde réel.
– Quoi ?
– T'es vraiment à la ramasse ce matin ! (Elle désigne sa propre tête) Une
couleur. Aujourd'hui, j'ai envie de mettre de la couleur dans cette putain de prison.
Allez, finis ton bol et viens avec moi.
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Sylas Rêves de papier page 112
Je m'exécute et je suis tant bien que mal la nouvelle Diane jusqu'à une porte
anonyme se dessinant dans la paroi de la cloche. Sa chambre ? Elle appose sa paume
sur le capteur et la cloison mobile coulisse vers le haut.
J'avais été surpris en découvrant la chambre de mon père. Ce n'était pourtant rien
en comparaison du choc que j'éprouve à ce moment.
Premièrement, sa chambre me paraît plus grande que celle de Jojo ou la mienne.
Peut-être son statut de première résidente lui donne-t-elle le droit de jouir d'une sorte
de suite royale. Deuxièmement, malgré sa taille, c'est la pièce la plus encombrée qu'il
m'ait été donnée de voir. La décrire est impossible. Au sol, traînent une haltère, des
nounours, des feuilles en boule, des jouets démontés, des vêtements, un sac à main, des
morceaux de ficelle, des feutres, des livres, un pot de peinture, un harmonica, une
tirelire, une ampoule à moitié démontée, des morceaux de miroir, un masque tribal, des
CD sans boîtes, des boîtes sans CD, du matériel informatique, des fils électriques, une
boite en fer, des prospectus publicitaires... je m'arrête là, à la limite de la fracture de
l'œil. Son lit est recouvert de peluches, ses murs d'images collées – parfois les unes sur
les autres – les meubles de babioles, boîtes, flacons, bouteilles ou étuis. Sur la droite,
un immense miroir surmonte un bureau encombré de matériel de maquillage. C'est
sans doute là qu'elle enlève et remet ses piercings, qu'elle choisit son look du moment.
Au bout de quelques secondes, je sens une douleur au niveau de mes côtes.
– Reste pas comme ça. Entre.
Je risque un pas ou deux dans son antre, en évitant les objets qui jonchent le sol.
Elle me pousse vers son bureau à maquillage.
– Ça t'arrive de ranger ta chambre ?
Elle prend un air faussement outré.
– Comment ça ? C'est parfaitement rangé. Attention aux bouts de verre par
terre.
Je parviens à me frayer un chemin jusqu'au bureau et je me laisse tomber sur une
chaise pliante. En face, le grand miroir me renvoie le reflet de mon visage. Le
capharnaüm de la pièce forme comme un arrière plan artistique.
– Comment t'as fait pour avoir tout ça ?
– Il y a des choses que j'ai demandées, comme la coiffeuse (elle tapote le
meuble à maquillage du plat de la main). Mais la plupart des trucs, ça vient des autres
pensionnaires. Ici, on m'appelle Diane la Récup'.
Dans la glace, je la vois s'agiter derrière moi, ouvrir un petit placard et poser un
doigt sur son menton pour réfléchir. Puis elle extirpe plusieurs boites arborant une top
model dont la magnifique chevelure flotte dans le vent.
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Sylas Rêves de papier page 113
– Tu préfères quoi, classique, vintage ou tendance ?
– Attends, j'ai jamais dit que je voulais changer de couleur de cheveux... je suis
pas une fille !
– Tu crois qu'il y a que les filles qui se font faire des couleurs ? Bienvenue au
XXIème siècle, Cro-magnon...
Vaguement vexé, je réplique :
– Pourquoi je changerais ? J'ai rien contre ma couleur.
Elle fait tourner mon fauteuil et plante ses yeux dans les miens.
– Tu m'as suivi jusqu'ici, tu t'es assis et m'as laissé sortir les flacons. C'est trop
tard pour reculer. Vois ça comme du tuning.
– Mais...
– Place au nouveau Martin, continue-t-elle en appuyant du doigt sur mon
sternum. Celui qui prend des risques, qui ose, qui n'a pas peur d'un flacon de colorant.
– J'ai pas peur !
– Alors c'est parti, enchaîne Diane en me replaçant face au miroir. Lequel ?
– Fais voir les boîtes, je grogne.
Je me retrouve avec plusieurs emballages en main, tentant de déterminer à quelle
chevelure de rêve j'ai envie de ressembler. Je lui tend l'objet de ma préférence.
– Celui là, le plus clair.
Elle fait la moue.
– T'es sûr ? Ça change presque rien. J'ai aussi du rouge et du vert.
– Non, non, c'est bon !
– Alors c'est parti. Ne bouge plus la tête.
Tout en me demandant comment j'ai réussi à me faire convaincre, je l'observe
ouvrir la boîte et vider le contenu du flacon – une espèce de mousse blanche semi-
liquide – dans un gobelet. Elle enfile ensuite des gants en plastique et m'applique la
mousse dans les cheveux. Devant l'assurance de ses gestes et son air très concentré, je
demande :
– Tu fais souvent ça ? Je veux dire, sur d'autres que toi ?
– Tu vois beaucoup de salon de coiffure dans le coin ? me dit-elle sans cesser
ses mouvements. Ouais, je fais des teintures à ceux qui me le demandent. C'est pour ça
que Pears me donne tous le matos de coiffeur que je veux. Il y en a d'autres qui sont
spécialisés dans les coupes de cheveux. En discutant avec tout le monde, tu vas vite
comprendre qui fait quoi.
– Et la récup', c'est pour quoi faire ?
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Sylas Rêves de papier page 114
– Pour m'occuper. Franchement, il en faut des passe-temps pour ne pas devenir
dingue, ici.
– T'aimerais bien sortir, hein ?
Elle arrête de me masser le cuir chevelu et plante ses yeux noirs dans mon reflet
– Ce serait Noël.
Quelques secondes plus tard, une sonnerie retentit, en direction du lit. Devant
l'absence de réaction de Diane, je demande :
– C'est quoi ?
– Le pEye. Sûrement un message de la direction. Attends...
Après avoir appliqué avec homogénéité la mousse blanche dans mes cheveux,
elle fait claquer ses gants et attrape le monocle posé au milieu des débris jonchant son
lit.
– Qu'est-ce que disais... Ne parlez pas de sortir. Premier avertissement. Quelle
bande de blaireaux... (elle lève les yeux au plafond et se met à scander :) Je veux
sortir ! Je veux sortir ! Je veux sortir !
La réaction de son superviseur ne se fait pas attendre. Un second message arrive
sur son pEye. Elle le lève à hauteur de son visage et fulmine :
– Privée de repas de midi ? Quelle originalité. De toute façon, j'avais pas faim !
Se retournant vers moi, elle déclare :
– Il faut que j'aille faire un tour, là... Toi, reste ici pendant que le produit agit !
Elle se détourne et disparaît par la large ouverture rectangulaire. Je me dis que si
elle avait eu le loisir de claquer la porte, elle ne se serait pas faite prier.
D'abord, je suis bien trop choqué pour esquisser le moindre mouvement, et je me
contente de promener mon regard sur les détails de ce temple de la récupération. Puis
une bouffée de colère s'empare de ma poitrine. Quelle punition injuste ! En plus, c'est
moi, qui ai parlé de sortir... Peut-être ai-je reçu le même avertissement sur mon propre
pEye, ou sur ma tablette. J'ouvre mon sac et vérifie les messages de ma pTab : rien de
nouveau. Il n'y a vraiment qu'elle qui ai été menacée.
La justice du dôme fonctionne vraiment comme celle du collège. Ce sont
toujours les mauvais élèves qui se font punir, même s'il n'y sont pour rien.
Je me lève de mon fauteuil de coiffeur, les poings serrés, les sourcils froncés.
Que puis-je faire pour réparer l’injustice ? Rien, à part être puni moi aussi. Il n'y a
aucun CPE auprès de qui argumenter, aucun principal à qui se plaindre.
Ce parallèle avec le système scolaire me fait penser à mon dernier rêve. Le cours
de maths niveau première S. Jusque là, tous mes rêves prémonitoires se sont réalisés,
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Sylas Rêves de papier page 115
ou m'ont donné un aperçu de ce qui pouvait m'arriver. Le message est donc clair. Ce
futur peut exister.
Je peux sortir d'ici.
Non, je dois sortir d'ici. Pour Diane, pour mon père, pour ne pas passer ma vie
dans une prison gérée par des pions en manque de pouvoir.
L'excitation me donne envie d'accomplir quelque chose, là, tout de suite,
maintenant. Il est hors de question que je sorte tout seul. Je ne peux pas garder ça pour
moi, et tant pis si ça implique d’autres punitions.
Du regard, je fouille le sol et la surface des meubles. Une impulsion me fait
chercher un stylo et un morceau de papier – outils que je devrais repérer sans difficulté
dans le bazar ambiant. Sous couvert de satisfaire ma curiosité, je ramasse des objets
disparates et, au bout de cinq minutes, je me retrouve avec un feutre violet et un
morceau papier peint en main. Je me couche par terre et fais semblant de fouiner sous
le lit. Là, j'écris quelques mots à l'aveugle : J'ai rêvé que j'étais dehors. On va sortir
d'ici. Ce serait vraiment le diable s'il y avait des caméras sous le lit. Je me redresse,
extirpant de la poussière une poupée sans tête et fourrant rapidement le papier dans ma
poche.
Soulagé et enhardi par ma manœuvre, je furette un peu partout, entrouvre les
armoires, essaie d'assembler des pièces d'un puzzle qui traîne sur un guéridon et jette
régulièrement un coup d'œil à mon reflet moussu dans la glace.
Diane est rapidement de retour. Même si elle semble moins en colère, elle a du
mal à desserrer les dents. Je cherche un mot réconfortant à lui apporter, mais elle
m’entraîne rudement dans sa salle de bain – environ cinq fois plus grande que la
mienne – et me demande de me pencher en avant au-dessus du lavabo.
– Ça va pas être long, commente-t-elle.
Un peu d'eau chaude dans les cheveux et je me redresse. Le garçon aux cheveux
dégoulinants qui me toise dans la glace possède des cheveux légèrement plus clairs
que lorsqu'il s'est levé.
– Ça te plaît ?
Comme je ne veux pas décevoir Diane, je hoche la tête d'un air approbateur.
– Tu mens mal, lâche mon amie. Tu es presque comme avant. La prochaine
fois, je te fais un dégradé !
– Non, pas la peine... Tu sais, je suis désolé.. t'as un peu été puni à cause de
moi.
Ses yeux se perdent vers le plafond.
– C'est rien, ça m'apprendra à rêver à haute voix.
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J'hésite, puis je m'approche d'elle pour l'enlacer, comme dans les films
américains, à la fin, lorsque le héros a gagné et que tout le monde est heureux. Dans le
même mouvement, je glisse dans la poche de sa veste aux nounours le mot roulé en
boule. J'espère qu'elle le lira sans se faire remarquer.
– Merci, lui-dis-je.
Je me recule et constate qu'elle est devenue toute rouge. Généralement, c'est moi
qui prend cette teinte en présence d'une fille. Il faut croire que la perspective de
m'évader de prison me donne de la confiance.
– De rien, balbutie-t-elle. C'est... pas grand chose.
Je ris de sa gêne et lui lance, en sortant de la pièce :
– On se revoit plus tard.
Fier de mon audace, je me rends au centre du dôme. Là, je retrouve mon père,
toujours en train d'écrire. Je tente d'amorcer la conversation, mais Jojo ne me prête
quasiment aucune attention. En continuant mes pérégrinations, je tombe sur le panneau
de l'éphéméride. 31 octobre : saint Wolfgang. Temps couvert. 3 minutes de soleil en
moins.
En dessous du blabla habituel, une inscription a été annotée d'une autre écriture :
20h, auditorium : projection obligatoire.
C'est la première fois que je remarque ce genre d'information sur le tableau blanc
et je pose des questions autour de moi. D'après ce qu'on m'apprend, il s'agit d'un
discours de la direction, auquel tous les employés de Pears doivent assister.
Apparemment, nous sommes assimilés à des employés, et tout refus de se rendre à
l'auditorium à l'heure fixée donne lieu à des représailles.
– Des représailles ? je m'étonne.
– Privé de repas pour trois soirs, me précise un homme mal rasé. T'imagines !
Ils doivent vraiment y tenir à leur discours à la noix.
J'opine de la tête et je m'éloigne. Un peu plus loin, je tombe sur Polo qui joue sa
partie d'échecs contre lui même. Très concentré, il à l'air sur le point de conclure la
partie. Les blancs n'ont plus que deux pions et leur roi, tandis que les noirs sont
agressivement positionnés sur l'échiquier. D'un seul coup, le joueur solitaire se tourne
vers moi :
– Eh, p'tit ! Comment tu f'rais mat en trois coup ?
– Heu... j'en sais rien. Je sais à peine les règles.
– Dommage, se renfrogne l'homme.
D'un seul coup, une image me revient. Une photo de mon père, jeune, devant un
plateau d'échecs. Il sait jouer ! Voilà quelque chose qu'on pourrait partager.
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Sylas Rêves de papier page 117
Je retourne dans le coin des ordinateurs et secoue l'épaule de Jojo le tannant :
– Papa, j'ai besoin de toi !
– Quoi, quoi ? Mais j'écris !
– Sauvegarde ! Tu continueras plus tard, allez viens...
Je le tire par la manche, comme un jeune chien qui cherche désespérément à ce
que son maître lui lance la balle. Difficilement, mon père se met sur ses pieds et réalise
quelques pas sous le dôme. Il cligne des yeux. On dirait qu'il vient de se réveiller. Je
l’emmène jusqu'à l'échiquier, où Polo a terminé sa première partie et met en place les
pièces pour une seconde. Je lui demande :
– On peut jouer ?
Le joueur me lance une œillade suspicieuse, puis remarque Jojo derrière moi. À
la vue de mon père, un sourire se dessine sur son visage et il acquiesce.
– Vous m'perdez pas de pièce, hein ?
– T'inquiète.
J'assois de force mon père en face de l'échiquier et le somme de m'expliquer les
règles de ce jeu.
– Tu faisais des compétitions, non, quand t'avais mon âge ?
– J'ai sûrement tout oublié.
Mais il n'a rien oublié. Il m'explique le déplacement des différentes pièces d'une
manière quasi-professionnelle et joue le premier coup en avançant un de ses pions de
deux cases. La partie débute lentement. Mon adversaire met patiemment en place ses
défenses alors que je teste bêtement le déplacements de mes unités. Au bout de cinq
minutes, ma reine se fait tuer par son fou. Je n'avais rien vu venir, comme lorsqu'un
crapaud gobe une mouche trop imprudente.
– Ouïe, je fais. C'est mal parti, non ?
– Pas forcément. Fais bien attention, maintenant.
– Je vais essayer.
Bien que je me fasse battre à plates coutures, je prends un plaisir fou à disputer
cette partie. C'est la première fois de ma vie que je partage quelque chose avec mon
père. Pour de vrai ! Au bout d'un quart d'heure, l’échiquier ressemble à celui de la
précédente partie : mon roi et ma tour, seuls survivants de mon armée, essaient
d'échapper aux attaques de mon père, qui semble s'amuser à faire durer le plaisir.
– Échec et mat, exulte-t-il finalement.
– T'es trop fort !
– Mais non, tu manques juste d’entraînement...
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Sylas Rêves de papier page 118
Je lève les yeux vers lui. Il y a quelque chose de différent dans son visage... Il
sourit. Comme sur la photo du salon de l'appartement de ma mère.
– On rejouera ? je demande.
Il hésite. Son sourire disparaît. Puis il lâche :
– J'écris beaucoup. C'est important pour moi. Ce que je te propose, c'est de
jouer avec toi tous les jours après le repas de midi.
Je me lève et me jette dans ses bras. Pour la première fois de ma vie, je me sens
proche de mon père. J'ai l'impression qu'on a réellement commencé à faire
connaissance.
Et ça fait du bien...
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Sylas Rêves de papier page 119
Chapitre 7

Après le repas de midi, la fatigue me tombe dessus comme un sac de plomb. Je


me traîne péniblement jusqu'à dans ma chambre, ôte mes chaussures et m'étends sur
mon lit. Les bras de Morphée m'accueillent presque instantanément.
Une drôle de petite sonnerie me tire de mes songes. Ce n'est pas mon réveil, ni la
sonnerie générale du centre. C'est plus doux, plus ténu. Je me redresse et, l'esprit
complètement envasé, cherche du regard ce qui provoque ce tintement. Sur la table de
chevet, la glace mate du pEye clignote au rythme de la stridulation. Je prends l'objet en
main, le tourne et le retourne, mais il continue de sonner. Finalement, il se tait lorsque
je l'enfile à mon œil gauche. Dans l'écran minuscule, une fenêtre s'ouvre sur une vue
d'une grande salle vide.
– Alors, qu'est-ce que tu fais ? claironne la voix de Diane dans mon oreille
gauche.
– Mmmmhhh.
– Tu dormais ? Comme un papy ?
– Mouais. T'as récupéré un autre monocle, alors ?
– Monocle. C'est un joli nom, ça. Bon, Tu veux titiller la baballe ?
Je réalise que les images qui défilent sur l'écran de mon pEye correspondent à ce
que voit Diane – ou plutôt la caméra incorporée à son nouveau monocle. Je reconnais
les murs de béton du gymnase et un ballon de foot qui apparaît par moment en bas de
l'écran. Elle est en train de jongler tout en parlant.
– J'arrive.
Je glisse le pEye dans ma poche, enfile mes baskets et me rends jusqu'à la salle
de sport. Chacun de mes pas me donne l’impression d’avoir quatre-vingt ans. Je
retrouve la Diane "sportive", en short et bustier, qui enchaîne les jongles d'un air
désabusé. Lorsqu'elle remarque ma présence, elle m'envoie la balle. Nous échangeons
quelques passes simples avant que qu'elle s'écrie :
– Qu'est-ce que c'est que ces tirs de femmelettes ! C'est mou, tout ça...
– J'ai dit que je venais, pas que j'allais être me transformer en athlète.
Elle hausse les épaules et lance le ballon en l'air, avant de le recevoir sur le front
et de le garder en équilibre. Elle se débrouille vraiment bien... Je me rappelle alors
qu'elle n'a pas mangé à midi et qu'elle doit mourir de faim.
– Si je t'amenais à manger, ça ferait quoi ?
– Avertissement... et punition, prononce-elle tout en conservant son équilibre.
– On a pas le droit de manger en dehors des repas ?
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Sylas Rêves de papier page 120
Elle récupère le ballon dans ses bras.
– Non, comme ça ils gardent leur moyen de pression.
– C'est dégueulasse !
– Attention, sourit-elle, tu empruntes doucement la voie de la rébellion.
– Tu parles, dis-je en reculant de quelques pas. Tu m'envoies la balle ?
D'un mouvement du cou, elle fait tomber le ballon de sa tête et le réceptionne
d'un coup de pied. La balle effectue un grand lob au-dessus de moi. Dans un soupir, je
me tourne pour aller la chercher. Mais à peine ai-je fait volte-face que je ressens une
tape sur mes fesses.
Non mais je rêve !
– Va falloir muscler tout ça, s'exclame Diane, comme si son geste était tout
naturel.
Le rouge me monte aux joues. Je cherche furieusement ce que je pourrais bien
lui répondre pour lui clouer le bec et porte spontanément ma main à mes fesses. Là,
dans la poche arrière de mon jean, un morceau de papier épais. J'en mettrais ma main à
couper. Elle m'a répondu. Je prends une grande inspiration et lui lance :
– En tout cas, c'est pas toi qui seras mon coach !
Je pars, agissant comme si j'étais indigné. En vérité, c'est une vague d'excitation
qui déferle en moi. Elle m'a répondu !
Je passe de nouveau ma main sur la poche arrière de mon jean. Le relief causé
par la présence du papier me brûle les doigts. Mais je résiste à la tentation de le retirer
tout de suite. Je le lirai ce soir, sous les draps, à la lueur de l'éclairage de ma montre.
Je ne revois pas Diane de l'après-midi. Je passe mon temps à l'auditorium, à
jouer aux jeux vidéo. Lorsque retentit le signal du repas, je me lève, un peu chancelant,
et je ferme les yeux. Les images du jeu défilent devant mes rétines, comme des
fantômes digitaux.
J'avais déjà réalisé de longues séances de jeu, auparavant. Mais avec le manque
de sommeil, je me sens comme si on m'avait enlevé un morceau de cerveau. Durant le
dîner, je me masse les paupières. Une sourde douleur est en train de naître dans mon
crâne.
Après le repas, j'erre au hasard entre les cloisons mobiles. Où est Diane ? Je ne
l'ai pas remarquée pendant que je mangeais. C'est alors qu'une voix digitale et
anonyme – un peu comme celle des halls de gare – résonne dans le cirque.
– Tous nous nos employés sont priés de se rendre à l'auditorium pour assister à
une projection obligatoire. Tous nos employés...
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Sylas Rêves de papier page 121
L'annonce ne fait aucune mention de la peine encourue en cas de refus. Les
prescients qui m'entourent commencent à se mettre mollement en branle, à contrecœur.
J'imagine tous les surveillants penchés sur leurs écrans, en train de suivre les
mouvements des résidents, de cocher lesquels entrent dans la grande salle de
projection et lesquels filent se cacher. Je suis patiemment la migration de la foule,
tandis que quelques rares pensionnaires restent à leur place ou se déplacent à contre-
courant. Diane n'est peut-être pas la seule rebelle du coin, finalement.
Une fois dans l'auditorium, je prends place au fond, pour être plus facilement
sorti à la fin de la séance. Je cherche mon amie du regard mais, sans surprise, je ne la
détecte pas. Elle aura préféré jeûner deux fois de suite plutôt qu'assister au discours du
grand chef. En revanche, j'avise mon père. Je secoue la main en l'appelant. Il me
remarque et vient s'asseoir à côté de moi. Il semble un peu perdu, comme lorsque je l'ai
forcé à quitter son ordinateur, plus tôt dans la journée.
– Alors, ça va ?
Il grogne :
– Hum...
Essayant d'aborder un sujet qui l'intéresse, je demande :
– Qu'est-ce que tu écris, en ce moment ?
– L'histoire d'un type qui s'évade d'une prison.
– Encore de la science-fiction ?
– Non. Mais j'espère qu'ils vont accepter que je le publie, cette fois-ci.
– Pourquoi ?
– Toutes les fois où j'ai écrit une histoire d'évasion, Pears me l'a refusé. Ils ont
peur qu'à l'extérieur on comprenne que je suis réellement en détention, que ce soit une
bouteille jetée à la mer.
– Alors, pourquoi tu en écris quand même ?
Il se tourne vers moi et me jette un regard d'une tristesse infinie.
– Je ne peux pas m'en empêcher.
Je ne sais pas quoi répondre à cette phrase. Il me semble d'un seul coup que mon
père est un animal en cage qui imagine qu'il sort. Son mode d'expression, c'est
l'écriture. Inventer des histoires. Il couche sur le papier ce qu'il est incapable de vivre
réellement.
Et si ce n'était pas ça ? Et si cette d'évasion, celle qu'il écrit encore et encore
malgré l'interdiction de la publier, était prophétique ? Je me penche vers lui et lui
souffle :
– Papa, tu me racontes ton histoire d'évasion ?
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Sylas Rêves de papier page 122
Je vois sa poitrine se soulever et s'affaisser dans un souffle.
– Tu sais, j'ai pas très envie. Et je sais pas si j'ai le droit d'en parler...
– Essaie, on verra bien si on reçoit un avertissement.
Joseph Mermoz fait la moue. Ce n'est vraiment pas dans sa nature de tester les
règles. J'insiste toutefois, en essayant de parler le plus doucement possible :
– Est-ce que celui qui s'évade reçoit une aide extérieure ?
Ma manœuvre semble fonctionner. Il soupire.
– Bien sûr. Il y a toujours ça dans les histoires d'évasion.
– Est-ce qu'il a un complice ? Une femme ?
– Oui, mais comment... ?
Il se tourne vers moi, l'air interrogateur. Je ne réponds rien. Nous ne pouvons
rien nous dire, et il le sait. Il reporte son attention vers le mur qui sert d'écran géant. Je
crois que la conversation est terminée, mais j'entends finalement un fin filet de voix
s'échapper de ses lèvres.
– Le héros a également une aide parmi le personnel de la prison, une femme,
encore une fois. Mais ce n'est pas suffisant pour pouvoir s'échapper. Le héros a besoin
de communiquer avec l'extérieur de la prison. Une seule fois suffit. (Sans bouger la
nuque, mon père dirige son regard vers moi) il le fait à la faveur d'une panne de
courant.
Une panne de courant. La coupure généralisée dont j'ai rêvée !
Nous n'avons pas le temps de continuer cette conversation déguisée car le mur
géant se colore en bleu, tressaute, puis se stabilise sur l'image d'un homme. On ne voit
que son buste et son visage, avec un mur maculé de logos en forme de poire
multicolore en guise de décor. Cheveux dégarnis, peau blanche un peu flasque, yeux
enfoncés, il m'apparaît d'emblée très antipathique. Pourtant je n'arrive pas à passer
outre une sensation de familiarité. Oui, il ressemble vaguement à Sasha. La bouche,
surtout, avec ce sourire en coin, et la formé générale du visage. L'individu se met à
toussoter, puis à parler, en anglais :
– Hi, I am Steve Mazà and I'm glad to talk to you.
Une traduction instantanée se met en place et couvre la voix du patron de Pears.
Je passe une demi-heure à écouter le père de Sasha expliquer à quel point son
entreprise est florissante, chiffres à l'appui, et féliciter les employés qui ne manquent
pas d'assister à son discours. Dans la salle, des grognements s'élèvent chaque fois que
l'orateur insiste sur les performance de Pears ou salue le travail de ses équipes.
Personnellement, je ne comprends pas tout ce qu'il raconte, mais une sensation de
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Sylas Rêves de papier page 123
dégoût me gagne au fur et à mesure de son allocution. Après tout, c'est à cause de lui
que je suis enfermé ici. À cause de lui et de sa recherche de bénéfices.
Alors que la fin du discours se fait sentir, la caméra opère un zoom arrière et se
décale légèrement vers la droite. Apparaît alors une seconde personne, une jeune fille
en tailleur strict et queue de cheval. Son apparence diffère tellement de son look
habituel que j'ai du mal à la reconnaître.
– Et pour terminer, je voudrais vous présenter Sasha, ma fille. Elle est en
France depuis un mois maintenant et maîtrise la langue bien mieux que moi. (Rire gras
qui secoue les épaules du PDG) Il se pourrait bien qu'un jour elle succède à son père à
la tête de l'entreprise.
Sasha ne bouge pas. Elle est bloquée dans un sourire faux, une coquille vide sans
âme. Dans ses yeux fixes, la petite étincelle de folie que je lui connais est absente.
Non, elle n'a aucune envie de diriger Pears, ça saute aux yeux. Pourtant, elle sourit à
son père et ce dernier lui passe distraitement sa main dans ses cheveux, comme s'il
caressait un chat.
Un frisson me parcourt le dos. Cette fille n'est pas la Sasha que je connais. C'est
son visage public, celui qu'elle montre au monde, aux caméras, aux étrangers. Ça
signifie que la Sasha que j'ai connue était vraie, sincère. Elle ne jouait pas de rôle. Elle
aimait ma compagnie, même si on lui avait demandé de me séduire.
Je me sens d'un seul coup minuscule. Un insecte. J'aimerais pouvoir m'écraser du
pied et me jeter à la poubelle. C'est sans doute ce genre de culpabilité qu'elle a dû
ressentir après m'avoir trahi. Ça donne envie de se gifler. Et dire que je l'ai rejetée deux
fois, alors qu'elle demandait pardon.
La lumière s'allume dans l'audidorium et le mur redevient blanc. Tous les
prescients se lèvent pour quitter la pièce au plus vite. Moi, je reste assis, en colère
contre moi-même et triste pour Sasha.
– Tu restes là ? demande mon père.
– Ouais... faut que je réfléchisse.
Il se penche et m'embrasse sur le front.
– Bonne nuit.
Une douce chaleur m'envahit aussitôt. J'ai de la chance d'avoir un père qui
m'aime, même s'il passe la majeure partie de sa journée enfermée dans son monde. Un
père qui ne m'envoie pas en mission pour duper un autre adolescent. Pour me tester,
comme on essaye une voiture neuve. Un père qui ne gère pas une prison secrète au
seul bénéfice de son entreprise. Je quitte la salle de projection quand tout le monde est
parti et grimpe directement dans ma chambre.
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Sylas Rêves de papier page 124
Lorsque la large porte coulisse dans le plafond, mon cœur manque un battement.
Assis sur mon lit m'attend monsieur "tatouage", les bras croisés, les sourcils froncés. À
peine ai-je fait un pas dans ma chambre, il me lance :
– Il faut qu'on parle.
Le ton de sa voix est très différent de lorsqu'il m'a accueilli, il y a une semaine.
Ses mots sont durs, agressifs. Alors qu'il se lève, je réalise à quel point sa stature est
imposante.
– Je ne vais pas y aller par quatre chemin, m'annonce-t-il. Tes fréquentations
son dangereuses.
– Mes fréquentations ?
– Diane. D'après ton dossier scolaire, tu es quelqu'un de calme, obéissant,
raisonnable. Tu ne fais pas de vagues. Mais depuis que tu traînes avec elle, tu flirtes
avec le danger. Tu parles de rébellion, d'évasion. Tu vas même jusqu'à impliquer ton
père !
– Mais c'est lui qui écrit une...
– Ton père s'évade dans sa tête ! m'assène le pitbull. Diane, elle aimerait bien
sortir pour de vrai. Je comprends que tu la trouve attirante, mais il faut que tu gardes
tes distances.
– Mais...
Il se penche au-dessus de moi et pointe son index vers ma poitrine :
– Tu comprends, Martin, que ta vie pourrait devenir un enfer, si je le décidais.
Sauter un repas de temps en temps, c'est une chose, mais être privé d'eau chaude, ou de
vêtements, ou prendre le jus chaque fois qu'on touche un appareil électrique, c'est autre
chose...
– Vous pouvez faire ça ?
– Je peux faire tout ce que je veux. Je peux être ton meilleur ami, mais aussi ton
pire ennemi.
Je déglutis difficilement une boule de salive et articule :
– D'accord.
– Bon. Je suis content qu'on se comprenne. Maintenant, répète après moi : Je ne
peux pas sortir d'ici.
– Je ne peux pas sortir d'ici.
– Parfait.
Un sourire satisfait se dessine sur les lèvres du chef de la sécurité. Il recule d'un
pas et donne trois coups brefs contre la porte de sortie de la pièce. Au bout de quelques
secondes, celle-ci s'ouvre dans un grésillement et il disparaît de ma vue.
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Sylas Rêves de papier page 125
Je recommence à respirer quand la porte s'est définitivement refermée. J’éteins
alors la lumière et me couche tout habillé. En boule sous la couette, je repense à ce qui
vient de se passer. Ils savent qu'on parle de s'évader, avec Diane. Mais ils n'ont pas vu
les mots échangés, sinon, il m'aurait confisqué celui que j'ai dans ma poche. Ils ne
savent pas non plus que Sasha est venue me voir, où il en aurait parlé. En définitive, ils
ne savent rien. Ils veulent juste me faire peur.
Ça a marché.
Plusieurs minutes passent sans que je bouge un muscle. Qu'est-ce que je dois
faire ? Abandonner ou persister ? Est-ce que je préfère vivre dans la peur ou comme un
animal domestique ? Ressembler à Diane ou à mon père ? Finalement, c'est le souvenir
de mon rêve qui me fait choisir, celui de la classe de Première S. Ça peut arriver. Et
pitbull le sait. Alors, bien caché sous ma couette, je déplie le message et allume le
rétro-éclairage de ma montre. Les quelques mots écrit par Diane m'arrachent un sourire
victorieux :
Si tu sors je te suis, Père Noël.
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Chapitre 8

Les rêves se succèdent et ne se ressemblent pas. Rêves du dôme, où des enfants


se battent, où des discussions animent les repas, où, mon père s'éloigne de moi en
traînant les pieds. Rêves de l'extérieur, où le vent d'automne fait tourbillonner les
feuilles rousses, où je bois un coca avec des personnes qui me sont encore inconnues,
où je regarde la télé avec ma mère.
Ce matin, je me suis levé tôt. Direction l'auditorium. Après une heure passée au
volant d'une voiture de rallye à drifter dans la boue, je me mets dans la peau d'un ninja
à la recherche de sa dulcinée.
De la corne a commencé à se former au coin de mes pouces. Je passe de plus en
plus de temps à jouer aux jeux vidéo, que ce soit le matin, le soir, la nuit. Diane m'a
mis en garde. D'après elle, c'est ma façon de compenser la captivité, de survivre dans
ce monde sans but.
Dès le lendemain de la visite de monsieur tatouage, j'ai clairement dit à Diane
que j'allais passer moins de temps avec elle, qu'on m'avait mis en garde et qu'elle avait
une mauvaise influence sur moi. Elle a fait une tête pas possible et s'est enfermée dans
sa chambre pour la journée. J'ai quand même réussi à lui faire passer un mot lui
expliquant que c'était une ruse et qu'on pouvait toujours sortir d'ici.
Mon père et moi jouons ensemble tous les jours, comme il l'a promis. Ce ne sont
plus seulement des échecs, mais parfois du futsal – il est le seul adversaire qui soit
aussi mauvais que moi – ou des jeux video. Il m'a confié que son métier de journaliste
lui manquait. Je lui ai demandé pourquoi il ne mettait pas en place une gazette du
dôme, qui raconterait les ragots quotidiens, et il m'a dit qu'il y réfléchirait.
J'ai envisagé de le mettre dans la confidence, pour mon idée d'évasion, mais j'y ai
renoncé. Je ne le sens pas prêt à sortir. Après tout, il s'est construit une vie ici, avec des
copains, une routine, des règles bien précises. Ce n'est pas un homme de changement,
mais d'habitudes. Braver les règles n'est pas non plus dans son tempérament.
Je ne savais pas non plus ce c'était dans le mien...
Quand je ne suis pas scotché devant un écran, je prépare mon évasion. Ce serait
pourtant simple de me vautrer dans le confort que m'offre Pears. Une vie de jeu
vidéo... Mais je ne dois pas oublier qu'il est possible de sortir. Qu'il est de mon devoir
de sortir.
Même si j'ai pris mes distances avec Diane, j'essaie de la voir tous les jours.
Nous nous croisons par hasard et nous partageons une activité anodine. Nous en
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Sylas Rêves de papier page 127
profitons pour nous échanger un mot, sous couvert de se faire la bise ou de chahuter.
Elle ne s'est pas faite punir depuis qu'elle a séché le discours de Steve Mazà.
Je m'entends bien avec elle. J'ai réussi à dépasser le fait qu'un corps de rêve se
cache sous ses accoutrements étranges et je suis naturel en sa présence. Elle est d'une
originalité incroyable. Quand je la rencontre, je ne sais jamais à l'avance ce qui va se
passer. Une fois, elle m'explique comment réaliser une soudure au cuivre, une autre
elle m'initie au bouddhisme. Hier, elle m'a utilisé comme cobaye pour goûter ses
expérimentations culinaires – elle avait reçu le feu vert de Pears pour installer un petit
four électrique dans son immense chambre.
Ce matin, après ma séance de jeu matinale, je la retrouve occupée à démonter
son pEye. Elle s'est dégagé un espace de travail sur le sol de sa chambre et, assise en
tailleur, elle retire consciencieusement tous les éléments accessibles du monocle.
– Je comprends pourquoi tu répondais pas, dis-je en m'approchant d'elle.
Concentrée comme un petit bouddha électricien, elle n'esquisse pas le moindre
geste dans ma direction. À l'aide d'une minuscule pince brillante, elle tire un
composant allongé de l'appareil éventré et le pose délicatement sur un tissu blanc, à
côté des autres éléments retirés.
– C'est le bazar, là dedans, me répond-elle en relevant la tête. Je me demande
comment ça peut marcher.
Nous nous regardons en silence. Nous savons tous les deux que nous ne pouvons
rien formuler à haute voix, ce qui ne nous empêche pas de nous comprendre.
La raison pour laquelle elle démonte ce pEye est que nous aimerons nous en
servir pour communiquer avec l'extérieur. Mais il ne permet de joindre que l'intérieur
du dôme. Quelque chose empêche le signal de sortir, et Diane aimerait savoir si cette
barrière se situe à l'intérieur de l'appareil ou pas.
À ce moment, je ne peux pas formuler mes remarques à haute voix, mais je ne
pense pas qu'elle soit capable de comprendre comment le pEye fonctionne. Certes, elle
est autodidacte, instinctive et surprenante. Mais ce n'est pas une magicienne non plus.
D'un seul coup, elle fronce les sourcils et s'écrie :
– Me regarde pas avec ces yeux de morue ! Je sais bien que je vais pas y
arriver. C'est de la pure curiosité intellectuelle.
– Et tu croyais trouver quoi ? Des petits lutins ?
– Gna gna gna...
Je souris. J'aime bien ces petites joutes verbales. En général, c'est elle qui a le
dernier mot. Pas tout le temps.
– Ça avance, tes recherches ? enchaîne-t-elle.
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Sylas Rêves de papier page 128
– Oui. Je vais continuer ce matin.
Mes recherches se concentrent sur Josiane Berlin. Après avoir longtemps
réfléchi, j'en suis venu à la conclusion qu'elle était la seule à pouvoir venir nous
chercher après notre évasion. Elle sait que je suis prisonnier quelque part, elle possède
une voiture, elle est efficace et elle ne pose pas de questions. Et surtout, j'ai envie de la
revoir.
Le seul problème est le suivant : il faut que je trouve un moyen de la contacter
pour lui dire où nous nous trouvons et à quel moment venir nous chercher. Ces points
ne sont pas encore résolus.
– Je te laisse. Si tu arrives à faire remarcher ce truc, je te donne mon prochain
dessert.
– Tes cinq prochains desserts !
– Mes cent prochains, si tu veux.
Je quitte sa chambre et me rends dans le secteur "informatique", où une trentaine
d'ordinateurs sont alignés comme pour un élevage en batterie. Après avoir gratifié mon
père d'une tape sur l'épaule – il ne l'a sûrement même pas sentie – je jette mon dévolu
sur un des rares postes libres. Là, je continue à chercher des informations sur Josiane
Berlin.
Lors de ma première recherche, j'ai reçu un message de Pears me demandant
d'arrêter, sous peine de punition. J'ai alors argumenté en expliquant que je ne
chercherais pas à contacter la prof d'espagnol, juste à savoir ce qu'elle devenait. Au
bout de deux jours, on m'a donné ne feu vert, et je me suis lancé.
Grâce à des articles de journaux en ligne, j'ai appris qu'elle n'était plus
soupçonnée de m'avoir kidnappée. Ce que je veux déterminer, maintenant, c'est si elle
travaille toujours au collège Bertran de Born. Car je sais par expérience que Josiane est
impossible à joindre à son domicile. Elle ne possède pas de ligne fixe et elle change de
portable tous les quatre matins. Par contre, si je laissais pour elle un message au
collège, elle pourrait l'avoir.
Cela fait un quart d'heure que je compulse des articles de journaux concernant
ma disparition, lorsque je ressens une présence derrière moi. C'est mon père. À son
sourire contrarié, je comprends que la rédaction de son histoire du moment ne se passe
pas comme prévu. Il se penche au-dessus de mon épaule.
– Qu'est-ce que c'est ? Ah ! Tu fais des recherches sur toi-même. Moi aussi, au
début, ça m'a pris. Il n'y avait pas encore les journaux en ligne. Je demandais les
éditions papier et je découpais des articles, que je collais dans un petit carnet. Le carnet
de ma disparition... Au bout de quelques années, j'ai tout jeté.
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Sylas Rêves de papier page 129
Je l'entends soupirer. Sa mélancolie est presque palpable.
– Il ont refusé ton histoire, c'est ça ?
– Le pire, c'est que je le savais. Et tu sais qui me manque dans ces moments-
là ? Josiane. On s'enfermait ensemble dans un bar et, quelques heures plus tard, elle
m'avait remonté le moral.
À ce moment précis, je crève d'envie de lui dire qu'on la reverra, que je fais mon
possible pour nous sortir d'ici, mais la seule phrase qui sort de ma bouche est :
– Et cette gazette ?
Mon père se redresse et essuie le coin de ses yeux.
– C'est vrai, j'avais oublié. Je vais y réfléchir.
Il s'éloigne en traînant les pieds, les épaules voûtées. Comme un animal en cage.
Je lui lance :
– N'oublie pas notre partie de foot, tout à l'heure !
– Je vais te ratatiner, réplique-t-il sans conviction.
Je réalise alors que j'ai rêvé de cette réplique un peu plus tôt dans la semaine.
Et ça fait tilt dans mon cerveau.
Mes rêves me montrent comment sortir d'ici. Ils me donnent des indices. Ils
m'indiquent la marche à suivre. Rien n'est dû au hasard. Je me lève et me mets à
marcher en réfléchissant. De quoi ai-je rêvé dernièrement ?
De moi en train de suivre un cours de maths niveau première S. C'est ce qui m'a
donné la motivation pour essayer de sortir.
Du Seigneur des Anneaux. Non, ça n'a sûrement rien à voir.
De la coupure générale de courant. D'après Diane, si tous les appareils cessent de
fonctionner, le système qui bloque le signal des pEyes devrait tomber également en
panne et on pourrait passer un appel à l'extérieur. Ce ne sont que des suppositions,
mais ça expliquerait pourquoi j'en ai rêvé.
D'une série de chiffres sans queue ni tête. C'est peut peut-être lié. C'est forcément
lié. C'est la clef.
Sans m'en rendre compte, mes pieds m'ont mené jusqu'à ma chambre. Je
m'écroule sur le lit et saisis la tablette. Le superviseur a posé une question concernant
mon dernier rêve du matin et j'y réponds du mieux que je peux. Puis je parcours les
menus, machinalement. Je ne suis pas accro à la technologie, comme peuvent l'être
ceux de mon âge. Jusque là, je n'avais jamais vraiment exploré les possibilités de cet
appareil. C'est pourquoi je réalise découverte sur découverte. Il peut même servir de
GPS ! Il suffit d'entrer une adresse ou les coordonnées d'un point, n'importe où sur le
globe, pour que la tablette affiche un itinéraire depuis sa propre localisation.
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Sylas Rêves de papier page 130
Évidemment, un blocage interne l'empêche de savoir où elle se situe. Ce serait trop
simple. Elle ne cesse d'afficher géolocalisation impossible – entrer coordonnées.
Entrer coordonnées.
Je me redresse, les yeux grands ouverts. Mais bien sûr ! La série de chiffres à
laquelle j'ai rêvé, ce sont les coordonnées GPS de la cloche à fromage ! C'est pour ça
que le superviseur ne m'a pas asticoté sur ce que j'en comprenais. Il ne voulait pas
risquer de me mettre la puce à l'oreille.
Un message arrive à cet instant : Avertissement : ne cherche pas à savoir où tu te
trouves. Une sueur froide coule dans ma nuque.
Ils sont vraiment partout.
Je me retiens de faire défiler les rêves jusqu'à la série de de chiffres que j'ai vue
en songe. Ils seraient capables de la supprimer s'il comprenaient que j'ai compris ! Je
me lève comme un robot. J'ai besoin de penser à autre chose. Jeu video !
La journée me semble d'une longueur infinie. L'impression d’être surveillé en
permanence n'a jamais été aussi forte. Est-ce que je suis vraiment en train de comploter
ou est-ce qu'il me laissent juste le croire ? Je n'arrive à me concentrer sur rien. Pendant
notre partie d'échecs, mon père m'envoie :
– Ne fais pas ça.
Au ton qu'il a employé, je réalise qu'il n'est pas en train de me donner un conseil
tactique. Il parle de ma prochaine tentative d'évasion. Il le sait ! Comme je ne réagis
pas, il reprend :
– Ne fais pas ça, ce n'est pas une bonne idée.
Mais tais-toi ! Ils vont tout comprendre si tu en parles... Vite, trouver une
diversion.
– Tu me conseilles quoi ? Dégager ma tour ? Protéger mon roi ?
Mon père grommelle. Il n'est pas dupe. Mais il n'insiste pas. À la place, il prend
mon fou avec un de ses cavaliers.
Le soir venu, je résiste à l'envie de visionner Le Seigneur des Anneaux – dans
mon rêve j'assistais à la séance, et j'aime pouvoir ne pas respecter mes visions – et je
rejoins Diane, qui a passé la journée enfermée dans sa chambre.
– Ça va ? je demande en pénétrant dans son antre à pas de loup.
Toute rouge et crispée, elle s'escrime à remonter le monocle. À ses mains
tremblantes et son air concentré, ça n'a pas l'air d'une partie de plaisir. Brusquement,
elle se redresse et fait valser son assemblage d'une baffe rageuse.
– J'aurais préféré te priver de dessert, rugit-elle.
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Sylas Rêves de papier page 131
Je ressens sa frustration. Je ressens également que son objectif n'était pas de me
priver de dessert, plutôt de priver le pEye de son mécanisme de blocage. Je demande
doucement :
– T'as mangé à midi ?
– Hein ?
Je lui tends la main.
– Viens, c'est encore l'heure du dîner. En plus, il y a des lasagnes.
Elle s'accroche à ma main et grimace en se relevant. C'est la première fois que je
la vois souffrir à cause d'un effort physique. Ça doit vraiment faire longtemps qu'elle
se tient assise en tailleur. J'ajoute :
– Je te donne aussi mon dessert. T'es toute pâle. Ce qu'il te faut, c'est un bon
yaourt.
Nous rions tous les deux de concert. Une fois attablés, je lui cède mon dessert et
une partie de mes lasagnes, tant elle se révèle affamée. À la fin du repas, elle me
confie :
– Hier, j'ai dessiné un arbre.
– C'est bien... dis-je en hochant la tête, comme si je m'adressais à un enfant.
– Tu ne comprends pas. J'ai pas vu d'arbre depuis mes huit ans. Je sais même
plus à quoi ça ressemble. Il y a bien des arbustes en pot dans le dôme, mais c'est rien à
côté d'un bon gros chêne centenaire, ou d'un olivier. Si je sortais d'ici, je crois que la
première chose que je ferais, ça serait caresser l'écorce d'un arbre. Ou marcher pieds
nus dans l'herbe. Il paraît qu'il n'y a rien de meilleur.
– Diane, arrête... tu vas de faire punir. Et tu as besoin de manger.
Elle ne répond pas. Je remarque qu'elle n'a reçu aucun avertissement pour avoir
évoqué la possibilité de sortir.
Après le repas, je regagne ma chambre, me brosse les dents et vérifie les
messages sur ma tablette. Un détail me fait écarquiller les yeux. Là, coincé sous
l'appareil en plastique, m'attend un nouveau mot de Sasha :
Je passe te voir ce soir pour la dernière fois. Sois réveillé à l'heure habituelle.
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Sylas Rêves de papier page 132
Chapitre 9

– Martin, tu es là ?
– Mbl... ?
À force d'attendre sous les couvertures, je me suis endormi. Il faut dire que mon
cycle de sommeil est complètement décalé depuis que je vis dans dans la cloche. Je me
retourne dans mon lit et, à la lueur verdâtre du radio-réveil, je perçois la silhouette fine
de Sasha et la porte qu'elle a laissée ouverte derrière elle. Ce serait tellement simple de
partir. Là, tout de suite. Mais je n'irais pas loin.
Je m'assois dans mon lit et me frotte les yeux.
– Tu étais en train de dormir ?
– Ouais. Un peu. J'ai des journées fatigantes.
Sasha s'assoit sur le bord du lit. Au son de sa voix, je comprends qu'elle sourit.
– Tu as de nouveau le sens de l'humour.
– Tout arrive.
Elle reste immobile. Je perçois ses bras croisés devant elle, sa tête tournée vers
moi, mais pas ses traits. J'hésite à allumer la lumière. Après tout, personne ne surveille
à cette heure-ci. Mais j'ai peur de briser la magie de cet instant. De cette rencontre
volée.
Je bâille et annonce :
– Je t'ai vue à la télé. Tu jouais bien ton rôle de petite fille modèle.
– J'ai bien appris, soupire-t-elle. J'ai passé mon enfance à faire semblant.
– Tu faisais semblant avec moi ?
– Non.
Le réponse est nette, rapide. Je la crois. Je m'apprête à parler, mais elle me prend
de court.
– J'ai ton livre.
– Quoi ?
– Stardust. Ton livre papier. Je l'ai lu et j'ai beaucoup aimé.
Je perçois dans le noir presque total qu'elle me tend un objet rectangulaire. Je le
prends et en caresse machinalement la couverture. Je le lui avais prêté la première fois
que je l'avais rencontrée. À l'époque où je me demandais pourquoi j'avais l'impression
de la connaître.
Il y a au moins cent ans.
– C'est pour ça que tu voulais me voir ?
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Sylas Rêves de papier page 133
– Non. Je voulais te dire au revoir. Je repars dans deux jours en avion. En fait,
on devait repartir demain, mais tous les vols sont retardés à cause de la tempête de
neige.
– Quelle tempête ?
– C'est vrai que vous êtes coupés du monde, ici, s'amuse-t-elle. Il y a un avis de
tempête pour tout le sud de la France. Ça commence demain en soirée et c'est prévu
pour durer vingt-quatre heures. D'après ce que j'ai compris, ça n'est encore jamais
arrivé dans cette partie du pays. Aux infos, on ne parle que de global warming, enfin...
de réchauffement climatique.
– Ils ont prévu des coupures de courant ?
– Oui. Les lignes ne sont pas prévues pour supporter la neige. Ça va être un vrai
black out.
Un frison électrique me parcourt la nuque. Ma vision de la cloche à fromage sans
électricité va se réaliser demain. Si je veux avoir une chance de contacter l'extérieur, il
faudra que je la saisisse à ce moment-là.
– Alors, je peux ? demande Sasha.
– Tu peux quoi ?
– Te dire au revoir.
– Euh... au revoir.
– Pas comme ça, dumbass.
La silhouette fine de Sasha se redresse et se penche vers moi. Je tressaille au
contact de ses lèvres contre mes lèvres. Lentement, sa langue s'insinue dans ma bouche
et s'enroule autour de la mienne. Je sens aussi ses doigts fouiller dans mes cheveux.
Dans un premier temps, je suis comme tétanisé. Puis, presque malgré moi, mes mains
se mettent en mouvement et caressent le dos et les reins de Sasha.
Je suis incapable de dire combien de temps dure ce baiser. Mais lorsqu'elle
éloigne son visage du mien, je le trouve bien trop court.
– Wouaw, dis-je en reprenant ma respiration. Tu sais embrasser.
– Merci. Toi aussi, tu embrasses bien.
J'embrasse bien ? Mais c'est ma première fois.
– Je te devais bien ça, ajoute-t-elle.
– Comment ça ? Tu m'as embrassé juste pour te faire pardonner ?
– Bien sûr que non. Mais ce n'est pas comme si on pouvait sortir ensemble. On
ne va plus jamais se revoir. Tu sais, je comprends pourquoi tu ne veux pas me
pardonner. Moi aussi je suis en colère. En colère contre mon père et contre moi-même.
Je la coupe :
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Sylas Rêves de papier page 134
– Tu sais, je te pardonne.
– Ah bon ? s'exclame-t-elle.
– Quand je t'ai vue à l'écran, à côté de ton père, j'ai compris que t'avais pas le
choix. Que tu devais lui obéir. Et il y a autre chose. On va peut-être se revoir.
Sasha penche sa tête sur le côté.
– De quoi parles-tu ?
Personne n'observe, je peux en parler. Le dire enfin à haute voix.
– Je vais m'enfuir d'ici. Et j'ai besoin de toi...
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Sylas Rêves de papier page 135
Chapitre 10

À travers le dôme translucide, le ciel est devenu couleur béton, brillant comme
un mur de lumière grise. Pour l'instant, il ne neige pas. Mais ça ne va pas tarder. Cette
après midi, la verrière va se recouvrir d'une couche de neige de plus en plus épaisse,
qui bloquera la lumière venue de l'extérieur.
J'arrête de penser à cette tempête de neige et me concentre de nouveau sur ce que
me demande Diane.
– C'est le quel le plus fort ?
– Ils sont tous forts. Mais t'as qu'à prendre Armor King.
– C'est lequel ?
– Celui qui a une tête de tigre. Le catcheur, en haut.
Nous sommes tous les deux installés au centre de l'auditorium, une manette de
pGame 4 entre les mains. En face de nous, l'immense mur nous présente les quarante
personnages avec lesquels il est possible de se battre au jeu Takkan. J'ai déjà jeté mon
dévolu sur Eddy un capoeriste aux mouvements des plus impressionnants. Il suffit que
Diane valide un personnage pour que le combat commence.
Et c'est parti.
Tout d'abord, je laisse le temps à mon opposante de s'habituer aux différentes
combinaisons de touches. Mais comme elle n'est pas du genre patient, elle envoie vite
son personnage contre le mien et multiplie les coups de poing et de pied. Pour être
clair, elle appuie sur tous les boutons comme une forcenée. Eddy pare les attaques,
coincé en position défensive. Puis je place mon premier coup, une balayette qui fait
tomber le catcheur sur les fesses. Je lui saute dessus, lui tord le bras et l'oblige à se
relever. Alors qu'il se retrouve dos à moi, j'enchaîne une série de coups de pieds hauts
pour finir par un coup dans les reins qui fait de nouveau tomber Armor King.
– Ça fait mal ?
– Tu parles, j'ai rien senti.
Son personnage se relève et se retrouve accueilli par une projection qui fait
apparaître la mention KO au centre de l'écran.
– Mouais, bougonne Diane. Pas très réaliste, tout ça.
– C'est juste un jeu.
Elle laisse tomber la manette à infra-rouge au sol et se met debout.
– Ça te dirait de tester pour de vrai ?
Je secoue la tête.
– C'est pas trop mon truc, les sports de combat.
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Sylas Rêves de papier page 136
– Ton truc, c'est quel genre de sport ?
Touché. Avec un sourire conquérant, elle descend la travée jusqu'à l'écran géant.
– Viens, je vais te montrer quelques coups.
– Ici ?
– La salle de sport est prise par le tennis. Allez, n'aie pas peur.
Je pose ma manette et rejoins Diane au pied de l'écran. Il y a là un espace de
quelques mètres carrés où nous pouvons effectivement nous mouvoir. Elle pose ses
chaussures et s'échauffe rapidement les articulations. Je me sens complètement idiot.
Eddy, viens moi en aide !
– Approche-toi et fais comme si tu voulais me donner un coup de poing. Je vais
te montrer des mouvements d'aïkido.
Je fais un pas en avant. Le poing vaguement fermé, je lance mon bras dans sa
direction. Elle l’attrape et, sans le moindre effort apparent, me tord le poignet en
arrière jusqu'à ce qu'il se trouve derrière mon épaule et que je tombe sur les fesses. Je
m'insurge :
–Ça fait mal !
– Ça s'appelle Shiho Nage. Allez, debout.
Je me relève péniblement. Et me poste en face de Diane.
– Plus près, rouspète-t-elle. Essaie de m'attaquer.
– Comment ?
– Comme dans ton jeu. Fais un salto, ou un coup de pied fouetté.
– Très drôle.
Je rassemble mon courage et lance ma main comme si je voulais lui donner une
claque. Elle attrape mon avant-bras, le tire en avant et passe son propre bras en
dessous. Je me retrouve de nouveau coincé, l'épaule douloureuse, la main droite plaqué
contre l'épaule de Diane, à la limite de son sein.
– Udekime Nage, commente-t-elle. Très douloureux si on le fait à fond.
Elle relâche son emprise et je retire ma main de son épaule. Est-ce que j'en
profite pour lui effleurer la poitrine ? En tout cas, une seconde plus tard, je sens ma
main tirée vers l'arrière et mon corps projeté en direction de l'écran mural. Mon
poignet tordu dans le dos, la joue collée au mur, je baragouine :
– Celui-là, c'est quoi ?
– C'est une création perso. Ça s'appelle on ne touche pas.
– On se demande qui touche l'autre en ce moment.
J'entends mon tortionnaire ricaner et sens ma mobilité revenir lentement. Je
secoue mon poignet douloureux et me retourne vers Diane. Nos visages ne sont qu'à
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Sylas Rêves de papier page 137
quelques centimètres l'un de l'autre. Intimité troublante, à laquelle je ne suis pas
habitué. Je repense instinctivement au baiser que m'a donné Sasha dans la nuit, puis à
celui dont j'ai rêvé. Cheveux blancs, mur d'image derrière moi. On y est. Je suis censé
l'embrasser. Mais pourquoi ferais-je ça ? Diane est attirante, mais je vais bientôt
retrouver Sasha dehors et...
Elle pose alors ses lèvres contre les miennes. Contrairement à la douceur du
baiser de Sasha, celui de Diane est fougueux, intense. Mais pourquoi est-ce que ça
arrive, au juste ? Dans mon rêve, c'était moi qui prenais les devants. J'en mettrais ma
main à couper.
– Désolé, dit-elle après avoir reculé son visage. Tu te décidais pas, alors je l'ai
fait. Quoi, ça t'a pas plu ?
– C'est pas ça, dis-je en secouant la tête. C'était bien, mais...
Je ne peux pas lui parler de Sasha. Par contre, je peux lui dire que je préférerais
qu'on reste amis. Mais c'est une chose horrible à entendre, non ? Une idée me frappe.
Si Sahsa n'était pas venue me voir dans ma chambre, hier soir, j'aurais peut-être
embrassé Diane.
Un peu confus, je lui lance :
– Il faut que je parte.
– Moi aussi... de toute façon... des trucs à faire.
Étrangement gênés, nous remontons ensemble la travée qui mène à la sortie de
l'auditorium, puis nous nous séparons en émergeant dans le cirque.
Les premiers flocons de neige font leur apparition après le repas de midi.
D'abord, c'est à peine perceptible. Quelques traits blancs qui filent sur un fond de
grisaille. Puis une pellicule se forme au coin de la verrière du dôme. Au fil des minutes
qui passent, la couche de neige grossit à vue d'œil et envahit la surface vitrée comme
une moisissure blanche. En tendant l'oreille, on croit entendre le vent mugir, tel un
monstre en colère.
Tous les prescients ont les yeux levés vers le plafond de verre. Certains arborent
un sourire ravi, d'autres une grimace inquiète. Une heure passe et la neige s'accumule
de plus en plus sur la surface transparente, jusqu'à la coiffer comme un bonnet.
L'ambiance devient subitement lourde, comme si nous nous retrouvions enfermés. J'ai
l'impression que les sons résonnent contre le plafond. Un homme s'approche de moi.
– Je viens d'Alsace et des tempêtes, j'en ai vu un paquet. Mais rarement aussi
fortes que ça. Et pas début novembre.
En effet, cette météo est déconcertante. J'imagine au dehors les voitures
bloquées, les conducteurs paniqués, les téléphones qui ne captent plus. Est-ce qu'ici ils
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Sylas Rêves de papier page 138
ont des chasse-neige ? Pas sûr. Je m'arrache à la contemplation de la verrière –
désormais d'un gris uniforme – pour me rendre dans ma chambre. J'attrape mon pEye
et le fourre dans ma poche. Lorsque toutes les lumières s'éteindront, ce sera le moment
d'appeler le collège Bertran de Born, à Périgueux. S'il y a une chance infime pour que
parvienne à les joindre et qu'ils prennent mon message, je compte bien la saisir.
Je reviens sous un dôme à l'ambiance crépusculaire et papillonne d'un coin à
l'autre. Tout le monde a abandonné son occupation habituelle, en attente de la coupure
que chacun a prédite. Mon père n'écrit pas. Assis au fond d'un fauteuil, il s'accroche à
un roman policier avec nervosité. Je lui glisse :
– Tu veux qu'on joue à quelque chose ? Échecs ? Backgammon ? Futsal ?
– Pfff... grogne-t-il en fermant son livre. N'importe quoi pour me changer les
idées...
Nous nous rendons jusqu'à la salle de sport. De 13h à 15h, c'est basket. Deux
personnes sont en train de tuer le temps en enchaînant les lancers francs. Lorsque nous
nous en approchons, elles nous lancent :
– Vous voulez jouer ? Deux contre deux ?
Jojo et moi nous regardons une seconde.
– Ouais !
Mon père et moi faisons équipe. Une équipe de choc, je dirais. Nous sommes
aussi ridicules l'un que l'autre. Nous échappons la balle, loupons tous nos lancers,
trébuchons en dribblant. Au bout d'une moment, nos adversaires arrêtent même de
nous empêcher d'approcher de leur panier et se content de nous voir échouer à marquer
des points.
Personnellement, ça ne me gêne pas. Mon père et moi rigolons comme deux
enfants en nous lançant des « la passe », des « à trois points », et en tentant des
dribbles impossibles. Je pense que nous en avons besoin tous les deux. Quel est
l’intérêt d'un tel sport, de toute manière, sinon de se défouler ? Et entre le bisou de
Sasha, celui de Diane, l'imminence de la tempête et l'urgence de l'évasion, les raisons
de me défouler ne manquent pas.
Après la partie de basket et la douche qui s'ensuit, je me sens vidé comme un sac.
L'idée de m'enfuir en laissant mon père moisir ici m'attriste. C'était facile de l'exclure,
au début, avant que nous nous rapprochions. Mais l'emmener est impossible. Déjà que
je ne suis pas sûr de savoir comment inclure Diane... La possibilité de partir sans elle
m'a également traversé l'esprit. Mais ce serait déloyal, après tout ce qu'elle a enduré, et
avec toute l'énergie qu'elle met dans nos préparatifs.
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Sylas Rêves de papier page 139
La coupe de courant survient vers quinze heures. D'un seul coup, sans même un
clignotement. Le centre tout entier se retrouve plongé dans le noir. Une lumière
spectrale traversant la couche de neige de la verrière permet de se diriger, mais pas
davantage. Ce qui m'étonne le plus est le silence. Pas de cris, pas même une
exclamation de joie ou de peur. Je me place dans l'encadrement de la porte du
gymnase, enfile le monocle à mon œil gauche et compose le numéro à l'aide de la
commande vocale. Un message s'affiche sur l'écran :
Échec de l'appel
Crotte ! Il faut que ça marche ! L'endroit n'est peut-être pas bon. Où est-ce que je
me tenais dans mon rêve ? Au beau milieu du cirque. Mais là, tout le monde va me
voir. Et si le personnel de Pears, rendu aveugle par la coupure de courant débarquait
dans la cloche à ce moment là ? Arrête de penser, Martin. Agis !
Je me rends à grands pas vers le centre du dôme. Je croise des silhouettes
perdues, d'autres assises en attente du retour du courant. Personne ne court. Tout le
monde savait ce qui allait arriver. Parvenu au centre approximatif de la salle circulaire,
c'est à dire au beau milieu du salon, je prononce les cinq nombres et lance l'appel. Une
éternité se passe avant qu'une tonalité grésillante ne se fasse entendre. Une sonnerie.
Deux. Trois. Allez, les pions, décrochez !
– Bureau du BVS.
Je crois reconnaître la voix de Jérôme, un surveillant. Après plus de trois ans
passés dans ce collège, je commence à en connaître le personnel.
– Jérôme ?
– Oui.
– C'est Martin Mermoz. Écoute-moi sans m'interrompre et prends de quoi
noter.
– Martin ! Mais t'es où ?
– Prends de quoi noter, s'il te plaît.
Quelques secondes se passent. Je n'entends que le vent qui souffle au-dessus de
ma tête et un crachotement continu à mon oreille gauche. Je prends la pTab en main et
fais défiler les rêves, jusqu'à afficher les coordonnées GPS de ma prison.
– Je t'écoute, grésille la voix du surveillant.
– Tu dois faire passer un message à Mme Berlin, la prof d'espagnol. Il faut
qu'elle me retrouve demain soir, à une heure du matin, quelque part en Provence. Je
vais te donner des coordonnées GPS.
J'égraine les nombres les uns après les autres, en m'assurant qu'il les note
correctement. Lorsque j'ai terminé, je lui demande de les répéter. Mais le signal
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Sylas Rêves de papier page 140
devient tellement mauvais que je ne distingue qu'un chiffre sur deux. À regret, je mets
fin à la communication.
Je prends alors conscience qu'une bonne dizaine de personnes m'entoure et me
fixe dans la lumière fantomatique. Elles ne me semblent pas hostiles, ni surprises. Juste
intéressées par ce que je viens de faire. À voix basse , je prononce :
– Vous devez le dire à personne !
– Bien sûr, me répond une femme, très maigre. Nous avons gardé le secret
jusque là.
– Vous saviez ce que j'allais faire ?
Pas de réponse. Pourtant, c'est évident. Parmi tous ces prescients, certains ont fait
des rêves où ils étaient dehors. Et certains – y compris mon père – ont du rêver de moi
en train de m'échapper. Ils ont tous dû mentir à leur superviseur à ce sujet, ou je
n'aurais pas pu passer cet appel.
– Merci, je murmure en rangeant le pEye et la pTab dans mon sac.
– Bon courage, me lance la presciente en se détournant.
La petite foule se disperse et me laisse seul. J'avise un fauteuil à quelques pas de
là et m'y laisse tomber avec un soupir. Je me sens d'un seul coup épuisé. C'est sans
doute le contrecoup de tout de que je viens d'accomplir. La décharge d'adrénaline
s'estompe. Pourtant, il y a une dernière chose que je dois faire avant le retour du
courant : trouver Diane pour lui expliquer que nous partons demain soir. Il faut que je
la prévienne tant que les caméras sont aveugles.
Je me force à me lever et à me mettre en mouvement. Vite ! Je la cherche dans sa
chambre, dans l'auditorium, dans le gymnase, en vain. Elle erre sans doute sous le
dôme. Comment la dénicher au milieu des dizaines d'autres fantômes ? Je me rue dans
la salle circulaire et commence à faire passer le mot. Il faut que je trouve Diane.
Plusieurs personnes m'aident et l'appellent. C'est alors que les lumières reviennent.
Elles illuminent la salle, piquent les yeux...
… puis s'éteignent de nouveau.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
Je me retourne brusquement. Elle se tient derrière moi. Noyée dans l'ombre, je ne
la reconnais que grâce à ses cheveux blancs qui semblent luire d'un éclat
phosphorescent.
– Demain soir, dis-je précipitamment. Il faut que tu viennes dans ma chambre
et que tu passes la nuit avec moi. C'est pas un plan drague. C'est qu'on va sortir. Pour
de vrai !
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Sylas Rêves de papier page 141
De nouveau, les lumières vacillent et se stabilisent. Le dôme retrouve ses
contours et ses couleurs. Il me semble sentir le poids des caméras s'appuyer sur mon
crâne. En face de moi, Diane sourit de toutes ses dents. Les deux seuls mots qui
franchissent ses lèvres me font sourire à mon tour.
– Père Noël...
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Sylas Rêves de papier page 142
Chapitre 11

Bonjour.
Me permettez-vous de passer la nuit prochaine avec Diane ? Je sais que vous
m'avez demande de garder mes distances avec elle, mais vous avez pu voir que ça se
passe bien. Elle ne parle plus de sortir du dôme. En fait, je pense avoir une bonne
influence sur elle. (D'expérience, je sais que les adulte aiment quand un élève a une
bonne influence sur un autre) Je ne sais pas ce qui va se passer durant cette nuit, mais
j'apprécie vraiment cette fille, et ça m'aiderait beaucoup si vous pouviez accepter.
Si vous êtes d'accord, déposez un matelas supplémentaire dans ma chambre.

Voici le message que j'ai envoyé à mon superviseur, à la suite de mon rêve du
matin. J'avais passé la moitié de la nuit à réfléchir au contenu de cette demande un peu
particulière. Et, lorsque j'avais réussi à m'endormir, mon sommeil avait été agité. Tout
un tas de questions et d’incertitudes me taraudaient. Est-ce que Josiane aurait le
message ? Est-ce qu'elle parviendrait à traverser une France paralysée par la neige ?
Est-ce que les coordonnées seraient assez précises pour qu'elle me trouve ? Et surtout,
est-ce qu'elle accepterait de m'aider une seconde fois, après que je lui ai désobéi ?
Lorsque j'ai émergé au matin, il était plus de dix heures. J'ai essayé de passer ma
journée de la manière la plus naturelle qui soit. Discussions avec Diane et avec tout un
tas d'excentriques inconnus qui le devenaient de moins en moins. Lecture, jeux vidéo,
tennis avec mon paternel après manger. Mais mon cerveau était ailleurs.
Vers dix-sept heures, un rayon de soleil a illuminé le dôme à travers la couche de
neige. Tout le monde à crié « Ahhhh ! ». C'est un peu plus tard que j'ai découvert le
matelas dans ma chambre.
Il se trouve par terre, au milieu de la pièce. Des draps d'hôpital, blanc et rêches,
et une couverture pliée ont été posés dessus. Je m'applique à faire le lit de mon mieux.
C'est là que je suis censé passer ma prochaine nuit, au yeux de mes surveillants. En
réalité, je n'ai pas l'intention de dormir du tout.
Le soir venu, après le dîner, j'hésite à aller chercher Diane. Une boule s'est
formée dans ma gorge. Nous allons partager une intimité à laquelle je ne suis pas
habitué. Elle non plus, d'ailleurs, je suppose. À la place, je vais voir ce qu'ils projettent
à l'auditorium. Autant en emporte le vent. Un vieux classique. Encore une histoire
d'amour impossible. Je reste assis près d'une heure à regarder défiler des images du
siècle dernier, qui racontent une histoire du siècle encore précédent. Puis, fébrile, je me
lève et je vais trouver ma complice dans son repaire.
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Sylas Rêves de papier page 143
Tot-toc-toc.
Je frappe à la porte. Qui ne s'ouvre pas. Sans pouvoir m'en empêcher, je fais
craquer les articulations de mes doigts. Je suis nerveux comme à un premier rendez-
vous. Cette nuit, je sors de prison. Non, en fait, ce n'est pas ça qui me fait le plus peur.
La porte coulisse brusquement sur une Diane en survêtement et baskets, le
visage dénué du moindre piercing. À la main, elle tient une parka fourrée.
– Quoi ? fait-elle en me regardant fixement.
Je réalise encore plus intensément ce qui va se produire cette nuit. Je vais sortir.
Dehors. Dans le froid. Et qu'est-ce que j'ai à me mettre ? Rien d'autre que le blouson
avec lequel je suis venu. Il aurait peut-être fallu que j'anticipe, mais ça aurait paru
suspect.
– D'où tu sors ça ?
– Récup. Personne ne s'en sert, ici.
– Mais à quoi ça va te servir ? Si tu crois encore qu'on peut sortir d'ici, il faut te
faire une raison.
J'espère sincèrement avoir été convainquant. Elle rétorque, le plus naturellement
du monde :
– Mais non, c'est mon nouveau look, pour fêter la fin du monde, dehors.
– Ah... OK.
L'oscar de la meilleur actrice vient d'être attribué.
– T'as pas l'air en forme, reprend-elle. T'es sûr que ça va ? C'est le bisou qui t'a
perturbé ?
– Beh...
– T'inquiète pas, reprend-elle. Ça va bien se passer. Regarde, j'ai pris des cartes.
Tu sais jouer à la crapette ?
Son assurance me sidère. Finalement, c'est une bonne chose qu'elle soit plus à
l'aise que moi pour jouer la comédie, ou nous n'irions pas loin. Une demi-heure plus
tard, nous nous retrouvons dans ma chambre, assis sur le matelas, et j'essaie de me
concentrer sur la partie de cartes en cours. Mission impossible. Je ne pense qu'à une
seule chose. Dans quelques heures, la porte va s'ouvrir et Sasha va pénétrer une fois de
plus dans cette pièce.
Sasha et Diane vont se rencontrer.
– T'es pas très bon, dis-donc, commente mon adversaire. Faut te ressaisir, mon
vieux.
Elle claque des doigts, comme pour me sortir d'une transe hypnotique. La
question sort de ma bouche comme un animal qui s'enfuit d'une cage :
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Sylas Rêves de papier page 144
– T'as déjà eu... T'as déjà eu un petit copain, avant ?
Je la vois qui s'affaisse. Toute sa confiance s'écroule comme un château de carte.
Puis son buste se redresse.
– Anthony en CE1, je crois. Et toi, t'as déjà eu une copine ?
Je passe ma main derrière ma nuque. Juste ce qu'il faut pour éviter son regard.
– Justement, je sors plus ou moins déjà avec Sasha...
Elle éclate brusquement de rire. Un rire énergique et libre comme un fleuve. Elle
roule sur le matelas, se tient les côtes n'arrive pas à s'arrêter. Évidement, je ris moi
aussi.
– C'est pour ça que t'es tout bizarre. T'as l'impression de sortir avec deux filles à
la fois ! Martin Mermoz, bourreau des cœurs... Mais t'en fais pas. Nous, on n'est pas
ensemble. Il y a eu un moment... propice. Des fois, ça arrive, et ça veut rien dire.
– T'es sûre ? je souffle.
Elle acquiesce. À ce moment, j'ai envie de l'embrasser. Mais ça serait sûrement
une mauvaise idée. C'est alors que je reçois un message sur ma pTab :
Pourquoi dis-tu que tu sors avec Sasha ? Qui est Sasha ?
Fichu superviseur... Fichu contrôle ! Vite trouver une réponse. Je lève la tête vers
une hypothétique caméra cachée derrière les lames du plafond.
– Sasha Mazà, celle qui m'a piégée pour m'enfermer ici. Ça peut paraître idiot,
mais... on s'est embrassés une fois et j'arrive pas à l'oublier.
Pourtant, tu avais l'air de beaucoup lui en vouloir, lorsqu'elle t'a dit au revoir.
Je serre les poings. Est-ce qu'on va finir par me laisser tranquille ? Je réponds :
– J'ai changé d'avis.
Du devrais l'oublier. Elle ne fait plus partie de ta vie.
Merci du conseil, maintenant, c'est toi que je voudrais oublier !
– D'accord.
Nous éteignons la lumière vers minuit. Je me suis installé sur le matelas
d'appoint, tandis qu'elle se glissait dans mon propre lit. Après quelques minutes de
silence, enhardi par cette sensation d'intimité, je murmure :
– Pourquoi tu manges tes yaourts sans cuillère ?
Elle ne répond pas tout de suite. Au bout d'un moment, je me demande si elle
m'a entendu et je répète :
– Tes yaourts, tu les manges...
– À onze ans, j'ai volé une petite cuillère du réfectoire et j'ai essayé de creuser
un passage dans le mur extérieur. Je me suis esquinté les doigts pendant un mois et j'ai
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Sylas Rêves de papier page 145
réussi à faire un beau trou. Le lendemain, la brèche était colmatée et j'étais privée de
petite cuillère, à vie.
– À vie ?
Pas de réponse. Je ne la vois pas, dans le noir, mais je devine sa souffrance. Je
suis à la recherche d'un mot réconfortant, lorsqu'elle me lance, d'une voix claire :
– Tu connais la blague de la grosse mite ?
– Non.
Et c'est un festival d'histoires drôle. Diane s'avère intarissable, alors que je peine
à en raconter une ou deux. Nous ne voyons pas passer le temps et nous sursautons
lorsque, tout à coup, un grésillement sonore emplit la pièce.
– C'est quoi ? prononce Diane à voix basse.
– C'est le Père Noël.
Nous rions tous les deux comme des idiots.
– Martin, c'est toi ? fait Sasha d'une voix mal assurée.
– Ouais, attends.
Je me lève et allume la lumière. Sasha se tient dans l'encadrement de la porte
ouverte, un sac à dos sur les épaules. Elle ouvre de grand yeux surpris en constatant
que ce n'est pas moi qui me trouve dans mon lit. Diane, pour sa part, arbore un sourire
amusé.
– Sasha, je te présente Diane. Elle sort avec moi. Enfin... elle s'enfuit elle aussi.
Diane, voici Sasha.
L'américaine hésite quant à la conduite à tenir, puis se tourne vers moi.
– Tu es prêt ? On part.
– Tu viens avec nous ?
– Moi aussi je suis prisonnière. Je n'ai pas envie de retourner aux States.
Les mains tremblantes d'excitation, j'enfile mon blouson léger et rejoins notre
sauveuse près de la porte.
– Personne ne surveille ?
– C'est le chaos ici. La dernière chose qu'ils attendent, c'est une évasion.
– Let's go ! clame Diane qui a enfilé sa parka.
Nous pénétrons tous les trois dans le sas obscur. Sasha actionne un interrupteur
et la porte massive se referme lentement. Avec un pincement au cœur, je jette un
dernier coup d'œil à la pièce, en m'accrochant à l'idée que je vais bientôt retrouver ma
propre chambre. Au moment où le panneau se verrouille, la porte d'en face commence
à pivoter sur ses gonds. Nous nous engouffrons dans l'espace créé dès qu'il est assez
grand.
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Sylas Rêves de papier page 146
La pièce dans laquelle nous débouchons n'a plus rien à voir avec celle que j'ai
laissée deux semaines plus tôt. Bardée de tours d'ordinateur, d'écrans de surveillance,
de moniteurs sur lesquels frissonne une ligne horizontale et d'autres appareils que je ne
parviens pas à identifier, elle est devenue une salle de surveillance.
Je distingue une vue de ma chambre sur l'un des écrans. Je m'en approche mais
Sasha me tire par le bras.
– Vite. La relève va arriver.
Je me retourne et je suis les deux filles jusqu'à la porte de sortie. Diane actionne
la poignée et l'ouvre.
Dehors tout est blanc. C'est beau à en couper le souffle. Le ciel dégagé laisse
voir les étoiles et une lune fine comme une lame. En bas de l'escalier de fer, se
développe une sorte de parking où de nombreuses traces de roues sont visibles dans la
neige fraîche. Je m'attendais à voir des barrières, des miradors, des chiens de garde,
mais au-delà du parking, c'est un paysage blanc immaculé.
Enfin, pas tout à fait. Je distingue des masses sombres de part et d'autre, distantes
d'environ cent mètres. Un peu comme des montagnes très raides. Des falaises. Nous
descendons l'escalier et je constate que ces masses entourent le site. Ça me donne
l'impression de me trouver dans une immense arène de pierre. Je demande à Sasha :
– C'est quoi, tout autour ? On est à la montagne ?
Mon souffle crée une volute blanche dans l'air glacé. Cela faisait deux semaines
que je n'avais pas ressenti le froid.
– Nous sommes dans une ancienne carrière. C'est pour cela que le site est si
bien caché.
Soudain, en face de nous, deux faisceaux de phare apparaissent sur une hauteur
rocheuse et fendent l'obscurité. Une voiture. Nous observons en silence le véhicule
descendre en lacet le long d'une paroi abrupte, suivant une piste qui serpente jusqu'à
nous.
– C'est le Père Noël ? demande Diane
Sasha lance un regard interrogateur à mon amie presciente, puis répond :
– Ou c'est la relève. Qui vient vous surveiller pour le reste de la nuit. Martin,
qui doit venir nous chercher ?
– Mme Berlin, une prof d'espagnol du collège. Tu l'as peut-être déjà croisée...
– C'est une prof qui vient nous sauver ?
Je fais la moue.
– C'est pas juste une prof.
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Sylas Rêves de papier page 147
Derrière moi, Diane se met à ricaner. Je m'apprête à me retourner pour lui
rabattre son caquet, lorsqu'une voix dure fend la nuit :
– Qu'est-ce que vous faites là ?
Ce n'est pas Josiane qui vient de parler. D'ailleurs, c'est un timbre masculin.
Nous nous trouvons tous les trois au pied de l'escalier et le nouveau est apparu à notre
gauche. Bizarrement, il porte un bleu de travail, comme un véritable ouvrier. À sa
main, il tient une grosse lampe torche qu'il utilise pour nous aveugler. J'arrive toutefois
à distinguer qu'il attrape un objet accroché à sa ceinture de son autre main. Un objet
allongé, peut-être une matraque. Si c'est c'est la fameuse relève dont parlait Sasha à
l'instant, on dirait que ce n'est pas juste un surveillant, mais aussi un agent de sécurité.
– Ne bougez pas, reprend-il. Vous allez revenir à l'intérieur.
Il s'approche à pas mesurés, braquant toujours sa lampe surpuissante sur nos
visages. Je vois Diane faire un pas en avant et répliquer :
– Dans tes rêves.
La suite se déroule très vite. Le garde lève sa matraque et l’abat en direction de
Diane. Celle-ci saisit le bras de son assaillant, s'enroule contre lui, opère un quart de
tour et le projette par-dessus son épaule. Le faisceau de la lampe traverse le ciel noir
comme un sabre laser et l'agent se retrouve la tête enfoncée dans la neige, un bras
replié dans le dos.
– Qu'est-ce que tu disais déjà ? grogne Diane.
– Vous n'irez pas loin, crachotte l'homme. On est au milieu de nulle part.
– Tu crois ça ? je lance en reportant mon attention en direction de la voiture qui
s'approche de nous.
Le son qu'elle produit n'est pas commun. On dirait le croisement entre le bruit
d'un engin de chantier et le vrombissement d'un bourdon. Visiblement, la jeep de
Josiane n'est plus au mieux de sa forme.
– Est-ce que t'es seul ? demande Diane, tout en poussant sur le coude du garde.
Ce dernier gémit mais ne répond pas. Je fais un pas en direction des deux filles.
– Vous embêtez pas. Notre taxi est là.
J'attrape la lampe et la dirige vers le ciel pour indiquer notre position à Josiane.
La jeep opère un virage à quatre-vingt-dix degrés et fonce dans notre direction. Je me
retourne vers Diane. Elle continue de maintenir l'homme au sol en appliquant une
pression avec son bras. Le problème est qu'il va donner l'alerte dès qu'on aura le dos
tourné.
– Diane, tu sais comment le rendre inconscient ?
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Sylas Rêves de papier page 148
– C'est pas trop dans l'esprit de l'aïkido, ça. Je peux essayer un étranglement,
mais j'ai peur de le louper.
– De le tuer, tu veux dire.
La jeep de Josiane est désormais à une vingtaine de mètres de nous. Je crains
qu'elle ne nous roule tout bonnement dessus, mais elle opère un virage sec et
immobilise son véhicule dans un crissement de pneus. Elle se rue hors de l'habitacle et
se dandine vers moi.
– Bon sang, Martin. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
J'ai l'impression que je vais me faire passer un savon mais, à la place, elle me
prend dans ses bras et me serre à m'en faire craquer les côtes.
– Je suis content de vous voir aussi. Vous savez comment assommer
quelqu'un ?
Elle me regarde avec un demi-sourire et me lance :
– Les jeunes ne savent plus rien faire, de nos jours.
Elle se dirige de sa démarche de pingouin vers Diane, qui tient toujours l'agent
de sécurité en respect, et demande :
– Il me faut juste un truc dur.
– Comme une matraque ?
– C'est parfait.
Je tends l'arme à Josiane. Elle la soupèse et ordonne à Diane :
– Recule-toi un peu.
– Vous êtes sûre ?
– Vas-y.
La presciente relâche son emprise et se redresse. Dans le même temps, le garde
tente de se relever, mais se fait cueillir par Josiane, qui lui assène un violent coup de
matraque sur la tempe. L'homme se retrouve projeté à terre, tandis qu'une giclée de
sang macule la neige blanche. Sasha pousse un petit cri strident en portant ses mains à
sa bouche. Berlin s'agenouille à côté de l'homme et vérifie son pouls à son cou.
– Il va bien. On file.
Nous nous dirigeons tous les quatre vers la voiture et nous installons.
Instinctivement, je m'assois à l'avant, tandis que Sasha et Diane prennent place à
l'arrière. Il n'y a toujours pas de ceinture de sécurité. Je demande :
– Vous savez conduire sur la neige ?
– Et comment tu crois que je suis venu jusqu'ici, petit malin ? D'ailleurs, tu
pourras payer un coup à boire à Jérôme. Il a fait des pieds et des mains pour me laisser
ton message incompréhensible.
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Sylas Rêves de papier page 149
La voiture démarre en trombe. Accroché à l'intérieur du pare prise, un GPS
flambant neuf indique comment sortir de l'ancienne carrière. Josiane vérifie son
rétroviseur et sourit.
– Elle sont mignonnes toutes les deux. Je savais pas que t'étais un tel Dom
Juan, Martin.
– C'est un vrai bourreau des cœurs, madame, lance Diane d'un ton enjoué.
Je me retourne et rouspète :
– Tu pourrais pas parler d'autre chose ?
– Non, ça m'intéresse, réplique Sasha. Qu'est-ce qui s'est passé là-dedans ?
Diane éclate de rire. Je prends ma tête dans mes mains. Je savais qu'il ne fallait
pas que ces deux-là se rencontrent.
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Sylas Rêves de papier page 150
Épilogue
« Souviens-toi de demain, il ne roulera qu'une fois
C'est pas pour hier que demain s'oubliera
J'ai la mémoire courte
Mais le futur ne s'oublie pas. »
M, souvenir du futur

« De nouveaux rebondissements dans l'affaire Pears. Un mois après la


découverte du camp de rétention situé dans l'ancienne carrière de pierre de Ménerbes,
dans le Vaucluse, de nouvelles révélations viennent ébranler la crédibilité de Steve
Mazà, le PDG de l'entreprise. C'est en effet sa propre fille, Sasha Mazà, qui décide
d'apporter sa pierre à l'édifice et qui révèle sa propre implication dans cette affaire,
indiquant travailler sous ordre direct de son père.
Nous rappelons que l'entreprise Pears aurait kidnappé et séquestré environ deux
cents personnes, originaires de toute l'Europe, sous le prétexte qu'ils auraient la
capacité de voir l'avenir. Parmi eux, l'auteur de science-fiction Goerges Mermoz,
disparu mystérieusement il y a dix ans... »
–Pfff, ils n'en ont pas marre ?
Mon père coupe la radio d'une main agacée. De l'autre, il enfourne son croissant
dans sa bouche en faisant goutter du café sur son pyjama. Il tente de rectifier son geste
en râlant et ne parvient qu'à tacher davantage son habit. Si je ne suis pas du matin, je
sais d'où ça me vient.
Les talons de ma mère claquent sur le carrelage tandis qu'elle se rapproche en
courant.
– Vous êtes prêt, les hommes ? Martin, dépêche-toi. Georges, attention. Qu'est-
ce que vous pensez de ma jupe ?
– Très bien, maman, dis-je en y jetant à peine un regard.
Je sais qu'elle va encore en changer deux fois avant la fin du petit-déjeuner.
– Un peu trop stricte, non ?
– Mais non... insiste mon père. Viens-là.
Il lui fait signe de s'approcher de lui en mimant un bisou de ses lèvres caféinées.
Cela n'a pas l'effet attendu : ma mère recule de deux pas.
– Vade retro, tu es tout sale...
Dans un claquement de talons, elle fait demi-tour et quitte la pièce. Notre
nouvelle cuisine est bien plus spacieuse que l'ancienne et permet à ma mère de donner
cours à toutes ses gesticulations matinales. Mon père et moi restons stoïques, telles des
statues de glace mal réveillées. Une quatrième silhouette fait son apparition. En
jogging et baskets, elle pénètre dans la pièce en trottinant et se sert un jus de fruit.
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Sylas Rêves de papier page 151
– Salut les marmottes ! lance-elle en reposant son verre.
– Salut Diane, rétorque Jojo. T'es sûr que c'est pas un peu tôt pour courir ? Il a
gelé ce matin.
Diane répond par un sourire et un clin d’œil. Depuis qu'elle n'est plus prisonnière
de la cloche à fromage, elle passe plus de temps dehors que dedans. Elle court, elle se
balade, elle chine, elle visite... Une des premières choses qu'elle a faite, après notre
évasion, a été d'enlacer un gros platane. Elle a ensuite ôté ses chaussures et marché
dans l'herbe glacée jusqu'à avoir les pieds bleus. Depuis, on dirait qu'elle ne sait pas où
donner de la tête. Faire du sport, découvrir le monde, répondre à des interviews. C'est
d'ailleurs cette activité qui donne les résultats les plus visibles. Impossible de la
manquer : à la télé, dans les journaux, sur internet. Son franc parler et son charisme
naturel ont fait d'elle la porte-parole officieuse des prescients libérés. Mais elle ne le
voit pas comme ça. Selon ses mots, elle s'éclate, tout simplement.
La décision de la laisser emménager avec nous s'est faite naturellement.
Officiellement, c'est une orpheline. Elle ne connaît pas son nom de famille et ne sait
même pas si ses parents sont en vie. Étant encore mineure, elle devait être placée en
famille d'accueil. Nous avons décidé de devenir cette famille.
Dans tous les cas, nous devions déménager. L'appartement du centre-ville était
tout juste adapté pour deux personnes. Avec simplement l'arrivée de mon père, nous
nous serions marchés sur les pieds. Mes parents ont donc cherché en urgence une
maison à louer, aux alentours de Périgueux, et ont dégoté une demeure en vieille
pierres dans le bourg de Boulazac, à quelques kilomètres de notre ancienne adresse.
Ici, nous avons le calme de la campagne et la plupart des facilités de la ville. Sauf que
je ne peux plus aller au collège en bus.
– Allez, allez ! clame ma mère en apparaissant de nouveau dans mon champ de
vision, vêtue d'une nouvelle jupe. On va être en retard. Tiens, bonjour Diane.
Les deux femmes de la maison se font une bise, puis chacune d'elle reprend son
agitation personnelle. L'adolescente attrape un yaourt et le presse au-dessus de sa
bouche grande ouverte. Ma mère avale une gorgée de café sans oser s'asseoir. Lorsque
son regard se porte sur la sportive, elle déclare :
– Mais utilise une cuillère !
– Pas besoin, laisse tomber Diane en jetant l'emballage vide à la poubelle. Ciao.
Elle sort de la pièce en accrochant une paire d'écouteurs à ses oreilles. Ce ne sont
pas des pEars. Selon ses propres mots, plus jamais elle ne touchera à une de ces
saloperies fabriquées par Pears. À la place, elle a dégoté un vieux baladeur CD et
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Sylas Rêves de papier page 152
écume tous les Compact Disk de la maison, principalement de la chanson française
appartenant à mes parents.
Je lève un œil vers la pendule murale. J'ai un quart d'heure pour terminer mes
tartines, après quoi nous nous enfermerons tous les trois dans la citroën familiale.
Direction le centre-ville. Pour moi, c'est le train-train du collège, qui a repris depuis
presque un mois désormais. Pour ma mère, c'est son travail habituel. Pour mon père,
direction la gare. Georges Mermoz se rend en effet à Paris, dans les locaux d'un grand
éditeur qui souhaite rééditer tous les ouvrages qu'il a publié sous pseudonyme durant
sa captivité. Soit une vingtaine livres, sans compter une dizaine de manuscrits qui ont
été refoulés par la censure de Pears. D'après ce que j'ai compris, il va en profiter pour
passer à la télé, dans une émission littéraire.
Je m'étire en bâillant. Notre éloignement du centre-ville nous oblige à nous lever
une demi-heure plus tôt. De l'autre côté de la table, mon père fait de même, en miroir.
Je me lève, rince mon bol dans l'évier, me brosse les dents et vérifie mon sac de
cours. Ma mère passe en trombe dans le couloir, lançant des ordres, vociférant des
questions. Une vraie chef d'entreprise. Mon père et moi nous laissons faire de bonne
grâce. Il vaut souvent mieux laisser passer l'orage en baissant la tête que tenter de s'y
opposer.
Puis nous nous installons en voiture. Les bagages de mon père dans le coffre,
mon sac entre les genoux.
– Tu finis à quelle heure ce soir ?
– À cinq heures, maman. C'est Josiane qui me ramène.
– Tu lui feras une bise de ma part, commente Georges en attachant sa ceinture.
Je me rencogne dans mon siège, le front collé à la vitre. De l'autre côté, défile le
paysage embrumé de l'agglomération. Maisons, arbres, champs, une voie de chemins
de fer. Bientôt vont leur succéder façades d'immeubles, trottoirs, bus.
J'ai les yeux fermés lorsque mon pPhone se met à vibrer. Je sors machinalement
l'appareil de ma poche et le porte devant mes yeux.
T'es réveillé ?
Je pianote la réponse d'un doigt distrait, à l'aide du clavier numérique qui s'est
affiché en bas de l'écran.
Pas vraiment. Et toi ça va ?
Oui. Tu me manques.
Toi aussi.
Une semaine que Sasha est revenu chez elle, à San Francisco. Techniquement,
elle aussi est mineure. Quand son père a été mis en examen, elle a dû revenir aux États
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Sylas Rêves de papier page 153
Unis, sous la tutelle d'un oncle. Depuis, elle a enclenché une procédure d'émancipation
anticipée, pour pouvoir être déclarée majeure avant l'âge, mais ça n'est pas prêt
d'aboutir. À quelque chose malheur est bon, puisque son retour au pays lui a donné
l'occasion de témoigner contre son père. Mais le trou causé par son départ est loin
d'être refermé dans ma poitrine.
Il y en a d'autres.
D'autres quoi ?
Des cloches à fromage. Le FBI est en train de faire parler des employés de
Pears. Il y a un camp en Texas, un autre au Canada.
C'est nawak !
Lol.
J'entends presque retentir son rire. Je l'imagine couchée sur son lit, son pPhone
entre les mains, composer les messages à la lueur d'une lampe de chevet bariolée. Chez
elle, il est plus de neuf heures du soir.
Ça se passe bien avec ton oncle ?
Il est un peu relou mais ça va.
Je ris à haute voix. J'adore lorsqu'elle utilise des mots d'argot que je lui ai appris.
Ça me donne l'impression de me trouver à ses côtés.
– Qu'est-ce qui te fait rire, mon petit ? demande ma mère.
– Je discute avec Sasha.
– Ah... Salue-la de ma part.
Ma mère te dit bonjour.
OK. Ça se passe bien pour elle ?
Toujours un peu tendue.
La vérité est qu'elle est complètement paniquée. Entre l'arrivée de mon père,
qu'elle croyait mort et enterré, « l'adoption » de Diane et ma relation avec Sasha, c'est
tout son monde qui vole en éclat. Mais ça va s'améliorer. Il y deux nuits, j'ai fait un
rêve où elle se comportait naturellement avec nous.
Je me rencogne au fond de la banquette et laisse de nouveau mon regard
parcourir la grisaille de la ville. Les relations à distance, c'est dur. Sasha me manque,
mais de plus en plus souvent, je réalise que je me passe très bien d'elle. Sans doute
ressent-elle la même chose de son côté. J'ai lu sur un forum qu'au bout de six mois,
toutes les relations à distance se terminaient à la poubelle. Reviens vite Sasha !
Après notre évasion, nous avons eu de bons moments. À la faveur d'une journée
très ensoleillée, nous avons échangé le baiser auquel j'avais rêvé, devant une vitrine de
la Rue Limogeanne. Nous avons eu le temps de partager beaucoup de choses, fous
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Sylas Rêves de papier page 154
rires, blagues, promenades, câlins. Même ma mère l'a trouvé charmante. Mais il y a ce
terrain miné qui se déploie entre nous. Le procès de son père. La chute de Pears. Les
journalistes et la justice qui ne la laissent pas respirer.
Je suppose que ça va durer bien plus que six mois, tout ça.
Nous approchons de la gare. La voiture fait le tour du parking pour se garer, en
warnings, devant le grand bâtiment en pierres. À travers la vitre embuée, je perçois des
silhouettes qui courent, qui s'enlacent, qui papotent dans le matin glacé.
– Juste à l'heure, lance ma mère en tirant le frein à main.
– Mouais, grogne mon père. Tu crois que je suis obligé d'y aller ?
– Mais c'est toi qui a voulu faire le déplacement. Tu voulais voir du pays, tu te
rappelles ?
– Peut-être.
Ma mère détache sa ceinture et se penche sur son mari pour lui faire un câlin.
Elle lui glisse à l'oreille quelques mots que je n'entends pas, ce qui fait sourire Jojo.
– Ça a dû te manquer, en dix ans, non ?
– Si, admet mon père.
C'est à son tour de se défaire de sa ceinture et d'embrasser sa femme. Un long
bisou baveux.
– Eh ! Mais je suis là...
– Quoi, s'empourpre ma mère. Tu fais bien la même chose, avec Sasha.
– Justement, elle est à 9000 km d'ici !
C'est maintenant évident : mon manque de tact me vient de ma mère. Mes
parents sortent tous les deux du véhicule et se font un câlin d'adieu devant les portes de
la gare. D'une certaine manière, je suis content qu'ils soient encore amoureux. Après
dix ans de séparation, leur amour aurait très bien pu n'être qu'une histoire ancienne,
une relique du passé impossible à déterrer. Mais c'était le contraire. À croire qu'ils
savaient secrètement qu'ils allaient se retrouver.
Ma mère finit par s'installer derrière le volant et retrouve son rôle de maman-
pressée.
– C'est parti, rugit-elle en faisant vrombir le moteur.
Cinq minutes de circulation plus tard, nous voilà garés en double file devant le
collège. Je l'embrasse sur la joue et m'éjecte de la voiture. Direction la salle d'anglais.
Du coin de l'œil, je remarque quelques adultes à l'écart, un appareil photo en main.
Journalistes, paparazzi ou simples voyeurs. Le collège de celui qui a réussi à faire
évader les deux-cent prescients est devenu un lieu d'une extrême importance. De part
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Sylas Rêves de papier page 155
et d'autre du portail d'entrée, deux policiers surveillent les alentours d'un air grave. Ils
me laissent entrer avec un demi-sourire.
Dans la cour, les têtes se tournent à mon passage. Ici, tout le monde connaît mon
histoire. L'affaire Pears tourne en boucle dans tous les JT depuis un mois et les vérités
y côtoient les élucubrations les plus absurdes.
Je rase les murs en direction du préau. Là, je me fais prendre en otage par un
groupe de troisièmes qui veulent savoir si je fais vraiment des rêves prémonitoires. On
n'osait pas m'aborder aussi franchement quand je traînais avec Sasha. Maintenant, je
me fais l'effet d'une proie au milieu d'un troupeau de prédateurs. J'essaie de noyer le
poisson. Oui, je rêve de morceaux du futur. Non, je n'ai pas envie de te le prouver et je
me fiche que tu ne me croies pas.
Depuis que l'existence des prescients a été rendue publique, le monde semble se
partager en deux catégories. Ceux qui y croient et les autres. Cette division existe
partout : dans la rue, dans les cafés, au travail de ma mère, dans les débats télévisés et
bien sûr, au collège.
Ici, c'est spécial. Qu'on croie ou non à mon pouvoir de prescience, on me traite
différemment. Certains élèves de ma classe me fuient quand je m'approche. D'autres
me fixent étrangement, à la dérobée, et détournent le regard quand je les surprends.
Les derniers – les pires – me prennent pour un astrologue et me demandent de quoi
leur futur va être fait.
Parmi les profs, c'est la même chanson. Il y a ceux qui se mettent à trouver génial
la moindre de mes interventions ou à me demander si, à mon avis, on aura le temps de
finir le programme. Il y a ceux qui me regardent d'un œil mauvais et qui me saquent,
croyant peut-être que j'ai vu en rêve les réponses du contrôle. Seule Josiane a conservé
une attitude rationnelle avec moi. Mais du coup, c'est elle qui a droit aux regards
méfiants de la part de ses collègues.
Je parviens tant bien que mal à me dépêtrer de la horde d'élèves qui me harcèle
de questions et cours me réfugier dans le bâtiment des collégiens. Je m'assois sur les
marches d'un escalier et extirpe de mon sac un livre écrit par un certain Alphonse
Earhart – un autre pseudonyme utilisé par mon père.
J'ai parcouru deux paragraphes lorsque je sens une présence derrière moi. Je me
retourne, irrité, et me déride en reconnaissant la silhouette trapue de Josiane. Un
sourire aux lèvres, je me lève et l'embrasse sur la joue.
– Ça va, ce matin ? me glisse-t-elle.
– Dur. Je me fais toujours traiter comme une bête de foire.
– Le prix de la célébrité.
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Sylas Rêves de papier page 156
– Je m'en serais bien passé.
Depuis notre évasion, Josiane a peu à peu laisser tomber ses sarcasmes, en tout
cas avec moi. Maintenant, elle me fait l'effet d'une tante particulièrement cool. Elle est
le dernier refuge qui me reste dans ce collège.
– Tu sais, me dit-elle en posant sa main sur mon épaule, ça va pas durer.
– Quoi ?
– Toute cette pagaille. Dans un an ou deux, tout le monde aura oublié qui tu es.
– Un an ou deux ! Ça me rassure vraiment.
Josiane monte lentement les degrés de l'escalier. J'agrippe mon sac par une
lanière et me hisse à ses côtés.
– En même temps, continue-t-elle, un sourire malicieux aux lèvres, ça n'a pas
eu que des mauvais côtés, non ?
– Comment ça ?
– Tu sors avec une américaine très mignonne. Tu as retrouvé ton père. Tu as
vécu une aventure incroyable. Tu te dis jamais que les autres doivent être jaloux ?
Je réfléchis un moment à cette question. C'est sans doute vrai. Tout le monde
aimerait être le chevalier qui secourt la princesse, le super-héros qui sauve le monde de
manière spectaculaire.
– Ce qui ne tue pas rend plus fort, cite la prof d'espagnol. C'est une phrase que
j'ai beaucoup entendu à l'armée et qui n'est pas toujours vraie. Des fois, on ressort de
certaines épreuves mutilé ou traumatisé. Mais c'est pas ton cas. Tu t'es révélé à toi
même. T'as accompli des exploits dignes d'un Stalone ou d'un Statham. Regarde-toi
dans une glace. Tu es devenu plus fort, dans ton corps et dans ta tête. Et ce sont pas
trois ou quatre débiles qui vont te l'enlever.
– Vu comme ça...
La sonnerie stridente coupe court à ma réplique. Je remercie Josiane pour
m'avoir remonté le moral et me dirige vers la salle de langue. Le lundi matin, c'est
cours d'anglais. Je me poste devant la porte et attends sagement mes camarades de
classe. Ils sont jaloux. C'est ce qu'il faut que je me dise lorsqu'ils me lancent des
regards suspicieux ou qu'ils se moquent de moi.
Au bout de cinq minutes, la classe de 3ème B ne s'est toujours pas montrée. Un
individu chevelu s'approche de moi et je reconnais la dégaine de Jérémy, un des rares
garçons de ma classe à encore me considérer comme un être humain normal.
– Hey, Martin, t'es pas au courant ? La mère Owens est pas là. On a une heure
de perm'.
– Faut croire que je vois pas tout, dis-je en empoignant mon sac.
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Sylas Rêves de papier page 157
Direction la salle de permanence, au rez-de chaussée. Je m'installe au milieu de
la grande pièce, près de la fenêtre, et laisse mon regard dériver au delà de la surface
vitrée. Les gars du fond fichent le bazar et le pion passe son temps à les menacer pour
qu'ils se taisent.
Je finis par sortir mon livre. Je souris en voyant un avion en papier bleu traverser
la pièce en planant, puis plonger en direction du sol.

FIN
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