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À ma mère…
Prologue
« Adam mon chéri, il faut dormir maintenant, il est tard ! T’as fait tes maths,
au moins ? Bon, E = M6 ? T’es sûr ? Bonne nuit…
« Encore ? Tu veux que je te raconte une histoire ! Demain t’as l’école, tu seras
tout fatigué… Bon, d’accord, d’accord : alors, c’est l’histoire de Blanche… Qu’est-
ce tu fais, toi, là-bas, tu fumes au lit c’est-à-dire ? ! Tu crois que je t’ai pas vue
depuis t’à l’heure ! Donne-moi ça, Lucie, con squé ! Donc c’est l’histoire de
Blanche-Neige et les quinze nains. Un jour… Oui, Adam, ils sont quinze les
sept nains mon chéri ! Alors il y a, Atchoum, Grinchoum, Sageoum, Simploum,
Timidoum, Dormoum, Prospéroum, Travailloum, Loukoum, Abboum,
Matchbohoum, Youplaboum, Bénichoum, Benssoussoum et A eloum dit le
Myope, voilà ! Un jour, la sorcière Tata Ramoum et… Ben oui, David, ton ls il
préf ère, il retient mieux… C’est ma faute si la sorcière elle s’appelle comme ta sœur
? Qu’est-ce que tu veux encore, Lucie ? Un massage du cuir chevelu ! Pas de
problème ! Hop là… Et toi tu veux… Qui tu es toi ? Abdel ! Ah, tu dors à la
maison ! Et il est où, Henri ? Ah, il dort chez toi, et ben il faut le dire ! Non non,
tu peux rester, bonne nuit quand même ! »
La voix de ma sœur m’extrait de ce rêve éveillé et l’image de maman
disparaît.
J’entends de nouveau le timbre suraigu de Lucie.
— Merci Tata Rama d’être venue… Et remercie Tonton qui est déjà dans
la voiture… Et Rachel, et Gisèle, et Albert, et Georges, et Brigitte, et
Nicole…
Pour ne vexer personne, et encore moins tante Rama, Lulu cite chacun de
nos cousins déjà apparus à la maison. S’il existe un endroit où rien ne passe
inaperçu, c’est un enterrement. On peut se permettre de rater un mariage ou
un baptême, jamais des funérailles ! La honte mêlée à la peine de n’avoir pu
être là à temps me submerge de nouveau. Dans la religion juive, le corps du
défunt doit être inhumé le plus rapidement possible a n que l’âme s’élève
aussitôt. D’où cette urgence dans l’organisation des funérailles d’Ima.
Dans l’entrée, Lucie ajoute :
— Et encore merci pour les gâteaux. Vraiment fallait pas.
— Comment ça, fallait pas ? Rends-les-moi, alors… Tu ne les as pas
aimés… ? s’o usque Tata Rama.
J’esquisse un sourire, attends que la porte claque et sors en n de ma
cachette. J’entre dans la salle à manger de style baroque espagnol. Le bu et
avec ses
bas-reliefs de conquistadors, témoins sans voix de nos vies, trône toujours à
la même place ; contre le mur. Au-dessus, une immense toile représente une
famille heureuse en perspective rentrante. Face à ce bonheur encadré, notre
table ressemble aux ruines laissées par un ouragan : les plateaux de gâteaux
sont vides, les tasses de café, thé et autres verres d’alcool aussi. Les cendriers
débordent de mégots.
— Ça va mieux, Adam ? lance Lucie, revenue dans la pièce, avec tout
l’amour d’une grande sœur.
— Je ne digère pas les œufs, je ne digère pas les œufs, je ne digère pas les
œufs… Vous le savez bien.
— C’est pour commencer le deuil, objecte Suzie.
— Il ne fallait en manger qu’un petit bout… C’est symbolique ! fulmine
Henri.
— Ben, symboliquement, j’ai vomi !
Dans le salon, je sors un tee-shirt de mon sac, qui me fait immédiatement
penser à ma sœur Susanne. Elle me l’a o ert au retour d’un de ses
nombreux voyages, elle qui a toujours été entre deux avions. Petite, elle
voyageait déjà dans sa tête. Dans mes plus lointains souvenirs, quand elle
était là, elle n’était pas là. Je suis souvent dans la lune mais, elle, elle reste
dans les nuages. Cette belle lle brune, non rousse, non blonde ! Euh…
di cile à dire : elle change de couleur et de style à chaque escale.
Oui, nous sommes quatre enfants chez les Molina.
– : un mètre quatre-vingt-cinq, quarante-quatre ans, poivre et sel,
svelte.
– : un mètre soixante-huit, quarante-trois ans, colorée (di érents
tons), élancée.
– : un mètre soixante-quatre, quarante et un ans, brune, ronde.
– : un mètre soixante-quatorze, quarante ans, brun, mince.
Nous sommes tous beaux !
– : un mètre soixante-treize, soixante-quatorze ans, grisonnant,
un peu nerveux.
Mon frère aîné, Henri, a épousé une « Suzanne » de substitution aussi
gentille que ma sœur est absente. Pour ne pas les confondre, on appelle ma
belle-sœur Suzie. Il manque toujours quelqu’un au tableau et aujourd’hui,
hélas, et dé nitivement, c’est mon Ima.
— Et Susanne, elle est où ? dis-je avec inquiétude.
— Je suis là ! rétorque Suzie.
— Mais non, pas toi, je parle de ma sœur !
Le ash d’un rêve me cueille dans la conversation. J’ai envie de le partager
tout de suite avec les miens.
— La nuit dernière, j’ai rêvé de maman : j’étais à son enterrement…
Le temps se suspend. Tout le monde me xe comme un peloton
d’exécution.
— Tu t’es trompé de cimetière, grince Henri.
— Ben, je suis allé à l’adresse du rêve ! biaisai-je avec mauvaise foi.
Je me mets torse nu pour retirer cette déchirure et en ler mon tee-shirt.
Mon frère s’approche calmement.
— Si tu pleures ta belle chemise toute neuve… je t’en o rirai dix si tu
veux…
Je lui réponds, en enfant gâté :
— Je n’aime pas ta nouvelle collection !
Henri me toise et découvre le dauphin que je me suis fait tatouer sur le
torse.
— C’est quoi ?
Mon arrogance rétorque :
— La marque de ma chemise !
Je soutiens le regard d’Henri. Et tout à coup, je sens qu’il me devient
étranger.
— Remets-la !
— Respecte le deuil, Adam, quémande aussi Suzie, du bout des lèvres,
tout en passant les plats à Lucie qui range en cuisine.
Je baisse la garde et m’exécute, ravalant ma rancœur.
À
J’en ai assez d’être toujours le dernier averti. À vouloir me ménager, ils
m’isolent plus que je ne le suis déjà. Ils me surprotègent, m’infantilisent. J’ai
tant sou ert lorsque j’ai découvert la vérité : ma mère était atteinte d’une
leucémie et non d’une simple
anémie. Je me souviendrai longtemps de cette date : 15 octobre. Invité à une
soirée parisienne avec Christelle, ma compagne. Entourés d’amis, nous
avons trinqué à la vie, dansé jusqu’à cet appel d’Henri sur mon portable. Le
bruit assourdissant m’empêcha d’entendre distinctement l’appel. Néanmoins,
au ton de sa voix, je compris que quelque chose de grave se pro lait. Je
m’échappai sur le balcon, le couperet tomba : leucémie chronique, il lui reste
entre trois et six mois à vivre. Pourtant, je lui avais rendu visite la semaine
précédente. Certes, elle passait ses journées à dormir, peinait à articuler, à tel
point que ses mots en devenaient presque inaudibles. Il s’agissait d’un
simple manque de fer, d’un gros coup de fatigue. Rien de plus, avaient-ils
insisté ! Mais là, Henri m’expliquait que ses plaquettes de sang étaient
défaillantes, l’opération trop risquée au vu de son âge. Une seule solution : la
chimio. Ce mot impossible, inenvisageable. Depuis quand les miens le
savaient-ils ? Ils m’avaient trahi. Une chape de plomb s’abattait sur ma
naïveté. Meurtri, désemparé, écœuré de leur foutue bienveillance. Alors,
aujourd’hui, qu’ils viennent se mêler de ma tenue m’exaspère et me rend
agressif.
Lucie me tend un Digedryl e ervescent pour soulager mes problèmes
gastriques, reprenant machinalement sa place de seconde maman, rôle
qu’elle n’aime pas même si elle y est attachée.
Elle verse ensuite du café dans une tasse et y glisse trois pastilles blanches,
en adressant un clin d’œil à Suzie qui la regarde faire.
— Apporte-le à mon père s’il te plaît ! Il est dans sa chambre.
Mon frère Henri s’est assis sur le canapé et lit la Torah en silence. Je
regrette de lui avoir tenu tête. Soudain mon regard se pose sur la page
ouverte du livret de famille qui traîne sur la table. Une annotation ajoutée à
la main me touche :
Molina Adam, né le 15 avril 1972 à Lyon
Toujours en retard.
Pour briser la glace, j’interroge mon frère :
— Maman n’a rien dit avant de partir ?
L’air gêné, il fait non de la tête.
— À moi, si. Elle m’a dit quelque chose, le coupe Lucie.
Nous voilà pendus à ses lèvres. Après un long silence, ma sœur poursuit :
— « Pourquoi as-tu mis cette robe ? »
Persuadée de nous avoir révélé le secret du siècle, Lulu, raide comme la
justice, quitte la pièce.
Je reconnais bien là ma mère.
J’entends le chuchotement des femmes dans la cuisine. Même en deuil,
leurs langues sont vivantes. Je m’avance, m’accoude au passe-plat de la salle à
manger. Henri les rejoint et prépare méthodiquement une veilleuse. Il verse
trois quarts d’eau et un quart d’huile dans un petit pot de verre, puis allume
la amme et entame une prière à haute voix.
« Apaise notre douleur pour un repos éternel. Protège-nous, veille sur papa,
accompagne tes enfants tout au long de leur vie. Amen. »
La amme aussi m’apparaît en noir et blanc. Henri lui envoie un baiser
d’un geste de la main.
— C’est la veilleuse en mémoire de maman, m’explique-t-il. Elle doit
rester allumée pendant les sept jours ! Compris, le tatoué ?
Sans répondre, je vais chercher dans mon sac le cadre qu’Ima m’avait o ert
et viens le déposer tout près. Il me l’arrache brutalement des mains.
— C’est péché d’idolâtrer une image ! C’est comme les tatouages, Adam !
Bordel !
— Ce n’est pas une image, mais ta mère ! dis-je en replaçant la photo près
de la bougie.
L’arrivée de mon père, à pas lents, stoppe nos chamailleries. Les yeux
hagards, il arbore un rictus étrangement souriant :
— C’est pas grave… Ce sont les choses de D.ieu. Peut-être, dans sa
première vie, est-elle partie trop vieille, c’est pourquoi, dans celle-ci, elle s’en
est allée trop jeune…
À quoi tient ce changement soudain de ton ? Cette douceur dans la voix
qui nous surprend ? Sans nous regarder, notre père tourne les talons. Avec
Henri, nous le suivons dans la salle à manger comme deux petits canards
derrière leur mère, laissant Lucie et Suzie. Je ne peux m’empêcher de happer
quelques bribes de leur conversation. Dans notre famille, on entend les
femmes même à travers les murs.
— Quand même, je ne sais pas si j’ai eu raison de faire venir les enfants
aujourd’hui ! s’interroge la seconde.
— Pourquoi dis-tu cela ? Tout le monde était content de les voir ! Et puis,
maman aimait tellement ses petits-enfants, répond la première.
— Oui, mais deux heures avec cinquante personnes en larmes, il y a mieux
comme lundi après-midi !
— Pour la mort de ta mère, je les garderai si tu veux, raille Lucie.
Mon père, assis sur le tapis du salon, a l’allure d’un bambin en plein
caprice. Sa posture enfantine m’attendrit. Derrière lui, l’intemporel bu et
familial aux portes vitrées attire mon attention. Mon œil scanne les services
à café, thé et autres ménagères amoncelés au l des années. La erté de mes
parents résumée dans cette vitrine tout en dorures. Une tache rouge stoppe
net ma pupille aiguisée. Une poupée de porcelaine, vêtue d’un chemisier
blanc, d’une jupe couleur pourpre me ramène aussitôt vers mes dix ans. En
un battement de cils, je me revois la découvrant dans une poubelle de
l’immeuble. Au fond de celle-ci, elle reposait sur le dos, me suppliant de ne
pas la recouvrir des ordures familiales. Elle était comme neuve. Je l’avais
ramassée et m’étais empressé de la rapporter
èrement à maman.
Un jour, mes parents recevaient une amie chère, Mme Dona, de qui j’étais
secrètement amoureux. Sa blondeur et son élégance nourrissaient mes
premiers émois. Jolies jambes croisées sur le fauteuil en cuir, face à notre
musée miniature, elle avait remarqué ma belle trouvaille entre le service en
argent et les verres en cristal.
— Où avez-vous déniché une si belle poupée ? s’étonna-t-elle.
— Je l’ai trouvée dans le vide-ordures !
Ma spontanéité jeta un froid. Le regard de mon père et celui de notre
invitée me rent monter la honte aux joues.
— Il veut dire un vide-grenier ! recti a maman, me sortant de l’embarras.
La position puérile du Roi David – à quatre pattes – m’extrait de mon
souvenir. Il glisse sa main sous le canapé, comme s’il cherchait son dernier
jouet.
— Et tu l’as eue, ta sœur ? Tu as eu Susanne ou pas ? demande-t-il à
Henri en soulevant un coussin.
— Je n’arrive pas à la joindre, papa !
— Essaie encore… !
Henri, en ls obéissant, compose le numéro.
— Ça sonne… C’est sa messagerie. Oui, Susanne, salut, c’est Henri… Je
voulais savoir… euh… si tout allait bien… et si euh… tu n’avais pas trop le
mal du pays… Euh je… euh… t’embrasse…
Il raccroche. Mon père s’agace sèchement :
— Ben questionne-la pour savoir s’il fait beau aussi… espèce de con, va !
— C’était le répondeur, papa !
— En n, tu ne peux pas lui dire tout simplement : « Rappelle vite, c’est
urgent » ? coupe Suzie.
— Tu n’as qu’à appeler, toi ! rétorque mon frère, crispé.
4
Je m’éclipse sans dire un mot, le fumer sur le balcon. Je perçois chez mon
frère une sorte de retrait et d’évitement, je ne sais pas ce que c’est mais j’ai
l’intuition qu’il me cache quelque chose, je le connais trop bien. Et ce n’est
pas la première fois que je vois sur son visage cette expression. Comme
autrefois : ainsi un douloureux épisode a eure à la surface de ma mémoire.
J’avais douze ans et faisais l’école buissonnière avec délice. Hélas, ce cher
frangin avait intercepté l’appel de mon institutrice, Mme Babola. Après
s’être fait passer pour mon père, il avait raccroché, une étrange lueur dans le
regard.
D’un coup, la menace-chantage était tombée : si je ne faisais pas tout ce
qu’il disait, il s’empresserait de tout raconter à papa.
Je dus donc débarrasser à sa place, aller acheter le pain quand venait son
tour, essuyer sa vaisselle, laver les carreaux, faire le ménage, son lit, ranger sa
chambre… L’intimidation dura des mois. Jusqu’au jour où, à la n d’un
repas, je refusai de me lever. Dans ses yeux resurgit le machiavélisme qui me
terrorisait. Désespéré, j’éclatai en sanglots et déversai d’un jet l’angoisse
enfouie qui me rongeait. Mon père, mes sœurs, au lieu de me blâmer, lui
demandèrent des explications et lui ordonnèrent de présenter ses excuses
sous peine d’être sévèrement puni. Acculé, Henri préféra courir vers la
fenêtre ouverte et sauter dans le vide. Nous restâmes en suspens tandis que
maman, arrivant de la cuisine, se mit à hurler : « Ils me l’ont tué ! » Mon
frère retomba sur ses pattes tel un félin, glissant du premier étage au rez-de-
chaussée sans dégât, le même air triomphant dans les yeux.
Accoudé à la balustrade, mon regard s’attarde sur l’immeuble voisin,
perpendiculaire au nôtre, situé à tout juste cinq mètres. Sont-ce les volutes
du tabac sortant de ma bouche qui font s’ouvrir la fenêtre comme par magie
? Une jolie femme brune au regard malicieux apparaît. Léa, mon amour
d’enfance… Petite, elle habitait au rez-de-chaussée chez ses grands-parents.
Depuis, elle est montée d’un étage. Nous nous saluons, émus de nous
apercevoir.
— Ça va ? s’écrie-t-elle de loin alors que nous étions autrefois si proches.
Je hausse les épaules.
— La douleur te rend beau ! ajoute-t-elle.
— Je ne pourrais pas être plus joli, alors ! Merci d’être venue au cimetière.
Pourquoi la remercier ? Je ne sais même pas si elle s’y trouvait ! Lorsque sa
mère ferme les yeux, est-on forcément persuadé que l’ensemble du voisinage
assiste aux obsèques ?
— Tu m’as vue ? Moi non, répond-elle.
Bien fait… Gêné, je ne sais que dire.
Henri, le portable collé à l’oreille, apparaît. Je lui tends ma cigarette en
guise de calumet de la paix. Il sourit, aspire une longue bou ée avant de me
rendre la Marlboro. Une question me hante depuis toujours, et peut-être
encore plus aujourd’hui.
— Le corps de maman est resté sur terre, mais son âme, elle est où… ?
— Au cimetière, mais pas le bon ! dit-il, moqueur.
Nos regards plongent tristement dans le vide alors que Léa disparaît sans
dernier signe vers nous. Du coin de l’œil, mon frère guette discrètement ma
réaction. Je n’en montrerai aucune.
5
Suzie pose les derniers plats sur la table basse du salon. Henri murmure
une énième prière. Une cruelle absence recouvre de peine et de silence
l’appartement si bruyant d’habitude.
Deux heures après son malaise barbituré, le Roi David se dresse droit
comme un « I » de son fauteuil, le visage irradié par ce sourire qui le rend
beau :
— Le soleil se couche, le soleil se lève, il n’y a pas deux soleils. Déjà
pendant sa maladie, maman était programmée pour revenir…
Notre père repart dans ses errances philosophiques. Il vient s’asseoir à
même le sol au côté d’Henri. Lucie et moi les rejoignons. Nous voilà tous en
tailleur, face à une dizaine de plats : frita, aubergines, artichauts, carottes au
cumin, boulettes, etc. préparés par mes tantes. Un joli festin, garni avec
amour, qui me replonge instantanément en enfance. À l’époque où les
odeurs embaumaient la maison et où je croyais maman immortelle.
Si j’avais su… je l’aurais aidée, assistée, regardée, j’aurais appris chaque
geste, chaque recette, certainement compris l’amour et l’abnégation qu’elle
saupoudrait dans chacun de ses plats. Si j’avais su !
A n de masquer mon émotion, je ne peux m’empêcher d’ouvrir la bouche :
— Ah, on se la joue version Woodstock ! Au sol tout le monde est en
chaussettes… Henri, fais tourner le joint s’il te plaît !
Je regrette déjà ce propos inutilement caustique.
— C’est en signe de deuil, Adam ! éructe mon frère. Nous devrions même
être sur des petites chaises symbolisant notre déchéance, notre solitude !
Mais ici, il n’y en a pas ! Décidément, tu ne sais rien de rien et n’as aucun
sens des convenances.
Souhaitant lui être un peu agréable, je verse une anisette à mon père :
— Tiens, papa…
— Pose ça immédiatement, tonne Henri. Il est aussi interdit de servir !
— Du calme, il ne savait pas ! temporise Lucie en prenant, comme
autrefois, ma défense.
— Si, c’est grave, vocifère alors mon père. Pendant sept jours, on ne doit
rien faire. Ne pas écouter de musique, ne pas chanter, ne pas regarder la
télévision…
— Même éteinte ? osai-je, toujours dans l’espoir de détendre l’atmosphère,
une manie chez moi.
— Rien… Sauf se rendre à la synagogue et se faire aider par des étrangers
à la famille comme Suzie.
— Oui, monsieur Molina, nous allons rester enfermés sept jours ! regrette
cette dernière.
— La tradition l’exige, con rme Henri.
Mon père lâche alors une phrase qui me fait l’e et d’une dé agration.
— Et toi aussi, Adam.
— Comment ça ? Mais je dois rentrer demain à Paris. Je joue au théâtre,
tu le sais. Les réservations sont pleines, impossible d’annuler…
— Mais en n, Adam, imbécile et ignare que tu es, gronde mon frère :
dans le judaïsme, le deuil dure sept jours. Pour rendre hommage au mort et
soutenir les vivants, la famille proche du défunt doit aider l’âme de celui-ci à
s’élever vers d’autres cieux. Donc, oui, nous respecterons les sept jours. Et
tous ensemble, toi compris, point barre. Tu peux retenir ça, t’es acteur je
crois ?
— Quel rapport ? Toi, tu es styliste et t’as vu comment tu t’habilles !
Papa adopte alors le ton ferme, autoritaire et intraitable qu’il avait le jour
où il a refusé l’achat d’un scooter pour mes seize ans.
— C’est ainsi, Adam. Tu as raté l’enterrement de ta mère, tu ne vas pas
une nouvelle fois la décevoir. De toute façon, c’est moi qui décide : tu restes.
Le visage fermé, les maxillaires serrés, raide comme un piquet et furieux, il
part se retirer dans sa chambre. En prenant soin de claquer la porte.
— T’aurais dû mettre huit cachets dans son café ! lance Suzie, vexée
d’avoir été comparée à une étrangère.
Le repas s’achève, avant même d’avoir commencé, dans cette ambiance
morose et pesante. L’absence de maman plane au-dessus de nos têtes.
Personne n’a daigné toucher à son assiette. Je me sens coupable. Ses mains
posées sur les genoux, Lucie xe la tapisserie. L’ongle de son index tente
inconsciemment d’arracher une cuticule de son pouce. Je ne distingue pas
ses yeux mais les devine pleins de tristesse. Elle doit penser à Ima et à tout
ce qu’elle a fait pour nous.
Suzie non plus ne mange pas. Elle jette de furtifs regards à l’assistance et
tente de cacher son émotion. Henri, contrarié, se lève et se dirige vers le
balcon, cadenassé sur lui-même. Abattu, je décide de le rejoindre. La nuit
tombe sur cette sale journée. L’enfer sur terre c’est ici, mais je sais que ma
mère frappe déjà à la porte de l’Éden. Je le crois, je le veux.
Mon frère ne me voit ni ne m’entend et sort lentement une enveloppe de
sa poche.
— Ça va ?
Aucune réponse. Un long moment s’écoule et j’ose l’interroger de nouveau.
— C’est quoi, cette lettre ?
Henri ne bronche toujours pas. Sa cigarette se consume sur ses doigts sans
qu’il semble s’en apercevoir ou s’en soucier.
À sa mine grave, je comprends le courrier d’importance mais devine que je
ne saurai rien ce soir. Alors je m’éclipse sans bruit, traverse le salon où,
infatigables, Lucie et Suzie s’apprêtent à préparer le canapé-lit, pour
Henri et moi, et je me dirige vers l’entrée. Il me faut sortir.
Besoin de respirer, de quitter ce décor, cette ambiance, ces souvenirs, cette
absence. Nécessité de savourer quelques minutes de solitude volées à la
multitude alors que l’on m’ordonne de rester cloîtré pendant sept jours, en sa
compagnie.
Je referme doucement la porte et me recroqueville sur les marches du
palier. La pierre est froide, le faux silence aux sons étou és me surprend.
J’observe la cage d’escalier, la rambarde et ses barreaux de fer légèrement
rouillés, les marches recouvertes de ces éclats de pierre en puzzle
marronnasse typiques des années cinquante. Et je songe à ce que j’ai vécu
ici. À mon premier
baiser. À Léa… À ses grands yeux verts, à ses longs cheveux bruns, à sa
peau mate à faire pâlir ceux qui n’aiment pas la di érence. Nous avions déjà
fait deux tours du petit jardin, celui derrière l’immeuble, et je n’arrivais
toujours pas à exprimer ce qui brûlait mes lèvres. Elle en jouait quelque peu,
savait et, me poussant dans mes retranchements, prenait un malin plaisir à
être divinement belle. Et à l’instant même où j’allais oser ce dont je rêvais
depuis des mois, elle avait devancé mes intentions !
— On va se cacher loin des curieux ? Nous serons plus tranquilles, avait-
elle susurré si doucement que j’avais cru entendre : « Tu me plais ! »
Dans notre bulle d’idylle, mon esprit cherchait en vain un bon mot qui la
ferait rire, détendrait l’atmosphère, mais qui ne venait pas. Lorsqu’avec
audace elle posa sa tête sur mon épaule, je fus tétanisé.
— Léa ! Veux-tu sortir avec moi ? bravai-je, faussement à l’aise.
Elle se releva, écarquilla les yeux et lâcha, toutes dents blanches dehors, un
« Non ! » qui ssura mon cœur. Puis elle déposa tout doucement un baiser à
la commissure de mes lèvres. Mon organe vital battit de nouveau la
chamade.
— Appelle-moi demain, Adam, je t’annoncerai ma réponse.
Le lendemain, je lui téléphonai. Elle me dit « Non » de nouveau et nous
restâmes ensemble deux ans.
D’un coup, la lumière s’est éteinte. La réalité me rattrape. Vient la
première nuit sans ma mère et j’ai peur de fermer les paupières. Dans
l’obscurité, les douleurs cognent plus fort. Je vois Ima dans sa tombe, ses
grands yeux en amande noir ébène clos à jamais. Une indescriptible douleur
me transperce. Ma tête tourne, mon corps lâche, je tremble.
Je pleure en n des larmes au goût de sel.
7
Le 8 août 1979.
J’ai sept ans.
Je suis en colonie de vacances à La Mure, dans l’Isère.
Ma famille ne me manque pas du tout. J’ai plein de copains et copines. Ils
m’appellent le clown de service… J’adore les faire rigoler.
Avec les moniteurs, nous avons créé un spectacle de n de vacances : « Samson et
Goliath ».
Pour la première fois, je suis monté sur scène, j’ai joué Goliath.
Le théâtre de la ville est complet, il y a cinq cents personnes venues nous
applaudir. Mes parents sont là. Au deuxième rang.
J’ai le trac mais je n’ai pas peur.
Je rugis pendant une heure et demie, le public rit, je ne sais pas pourquoi !
Peut-être parce que j’interprète un lion tout maigre qui porte un maillot de bain
orange et marron ? Ou bien les spectateurs savent qu’avant il était à mon frère et
que, du coup, il est un peu trop grand pour moi ?
En tout cas, je suis heureux sur les planches mais je n’ai plus de voix !
À la n du spectacle, maman m’a dit : « C’est très bien mon chéri, mais tu as
maigri. » Mon père a ajouté : « Bon, tu ne vas pas jouer ça tous les soirs, les gens
vont se lasser. »
Quand je serai grand, je referai le lion, c’est sûr !
Le deuxième jour
8
J’ouvre les yeux. Il doit être 4 ou 5 heures du matin, j’ai dormi sur le
canapé du salon aux côtés d’Henri. Cette proximité nous rappelle notre
enfance. Et j’imagine, comme alors, maman nous apporter le petit déjeuner
au lit : il aura l’odeur du lait, du pain grillé, de la con ture… Mais non, elle
ne surgira pas en nous regardant tendrement. Elle ne viendra plus ! Je suis
éveillé. Une grosse boule dans la gorge, les muscles endoloris par le sofa
inconfortable.
Notre couche de fortune, improvisée par les lles, est sens dessus dessous.
Les coussins en cuir, retenus par un drap, sont par terre. J’ai passé toute la
nuit à essayer de les remettre en place. À la guerre comme à la guerre, quand
le rite impose d’être sous le même toit et séparé des femmes durant les sept
jours de deuil.
Une douce lumière éclaire les conquistadors du bu et. Je dors dans un
musée. Seule la rumeur de la ville envahit l’appartement. Allongé sur le dos,
je remarque une ssure qui court du lustre au passe-plat… Et pense à la
déchirure de ma chemise… Le plafond porte aussi le deuil.
Soudain, Henri se tourne vers moi. Et m’enlace. Je ne bouge pas, de peur
de le réveiller.
— Henri, dis-je du bout des lèvres, tu dors ?
Mon frère émet un « Hum » lointain.
— Tu crois à la réincarnation, Henri ?
— Un mort, un bébé ! grommelle-t-il en se remettant en chien de fusil.
— Donc si un avion se crashe avec trois cents personnes, autant de
naissances ?
Perdu dans les brumes du sommeil, il ne répond rien.
— Maman va revenir ! Peut-être en femme politique ? Elle avait du
caractère. Ou bien en homme ? Elle serait mon meilleur ami !
Je divague. Alors que mes paupières s’alourdissent, le passe-plat s’ouvre,
mon père apparaît, tel un diable sorti de sa boîte.
— C’est un va-et-vient permanent depuis la nuit des temps ! gronde-t-il à
l’heure où les coqs ne chantent pas encore.
Henri, sorti brutalement de sa torpeur, s’adosse à l’accoudoir du canapé-lit,
et me regarde, interdit.
— Certains partent à quinze, trente-deux, quarante-
huit, soixante-trois ans… ajoute papa. C’est ainsi. Maman va se réincarner
bientôt ! Il n’y a pas de
nouvelles âmes ! À part ces considérations, vous n’avez pas vu sa théière ?
— Laquelle ? dit mon frère, encore tout endormi.
— Celle d’Oran… Avec laquelle elle me faisait le thé ! Et rejoignez-moi à
la synagogue, j’avance… On devra dire le kaddish, la prière pour l’élévation
de l’esprit de maman !
Il referme le volet roulant (du passe-plat), un silence perturbé m’oppresse.
Depuis hier, mon père cherche sa femme au travers de cette théière. L’idée
me bouleverse.
Henri et moi restons sans voix. Nos regards xent les rideaux tirés. Le
calme est revenu.
— Henri, tu imagines si elle revient en abeille ? J’aimerais bien me faire
piquer par…
— Ta gueule !
9
Le réveil n’a pas sonné : 8 heures du matin. Nous nous levons en trombe,
réalisant que nous devrions être à la synagogue depuis une heure mais que
nous sommes encore en pyjama. Tels à l’adolescence quand nous étions les
derniers arrivés en classe, et comme alors je redoute toujours autant la
confrontation avec mon père.
Je suis dans l’entrée et veux m’enfuir. Habillé en moins de cinq minutes –
j’ai quelques années d’entraînement –, j’en le en n mon manteau, je prends
mon sac de voyage et ouvre la porte. Mon frère m’interpelle.
— Tu ne m’attends pas ? Où vas-tu ?
— Je rentre à Paris !
— Mais tu n’as pas le droit ! Faut te le dire comment, tête de mule ? hurle-
t-il.
Est-ce le sou e de sa colère qui repousse la porte ? Celle-ci claque.
— Tu écoutes quand papa parle ? Durant sept jours, excepté pour se
rendre à la synagogue, on ne peut pas sortir, ni se laver, ni se parfumer…
Même les dents, tu oublies !
— M’emmerde pas avec ces inepties ! J’ai des
rendez-vous, dis-je en rouvrant le battant.
— Tu les annules ! Tu dois cela à maman ; pas de travail.
— J’ai des rendez-vous ! Et ce soir, je joue…
L’huis claque de nouveau.
— Si tu estimes que ton théâtre est plus important que de te recueillir
pour notre mère alors va, va… Et nous en reparlerons dans six mois, quand
tu seras dépressif et regretteras cette fuite.
— Mais c’est si je passe sept jours avec vous que je vais devenir dépressif !
La main sur la poignée, je la tourne, prêt à sortir.
— La plupart des gens qui enterrent un proche sont au travail dix minutes
après et six mois plus tard on les ramasse à la petite cuillère, assène mon
frère d’une voix plus douce. Tu comprendras dans deux ou trois années les
vertus de ce rituel… Surtout après ce que maman m’a con é…
— Ah ouais, qu’est-ce qu’elle a révélé ?
— Elle m’a parlé de Lucie…
À ce moment même, cette dernière surgit du couloir en robe de chambre,
je crois voir mon Ima. Près de la veilleuse, la photo de ma défunte mère
semble me scruter. La amme fait scintiller son regard. Étrangement, la
porte se referme ; violemment cette fois-ci. Et la bougie s’éteint. Alors que
je ne crois pas aux messages de l’au-delà, je suis ébranlé : maman ne veut pas
que je le.
— Même si je reste, elle ne reviendra pas ! dis-je plus doucement, tout en
franchissant le seuil.
Lucie interroge notre frère :
— Que t’a-t-elle avoué, maman ?
— Rien d’important !
Il me rejoint sur le palier. Malgré les bruits de l’ascenseur, nous entendons
parfaitement ce que les lles se disent :
— Bien dormi ? demande ma sœur.
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ! répond Suzie.
— Tu as ron é pourtant !
— C’était Henri dans le salon ! Il est parti, Adam ?
— C’est lui qui a raison : seuls les fous acceptent de rester sept jours sous
cloche.
Je regarde discrètement mon portable : 8 h 30. L’angoisse de rater le train.
Mon frère appuie sur le bouton. L’ascenseur s’enclenche avec le vacarme qui
nous faisait rire autrefois. Une fois à l’intérieur, Henri me dévisage, je
contemple mes chaussures. Si je pars je ne vais pas à la synagogue. Arrivés
au rez-de-chaussée, il sort le premier, je lui emboîte le pas. Je n’aime pas les
con its, mon grand frère m’en veut, la culpabilité m’étreint. J’hésite encore.
Soudainement, nous nous retrouvons nez à nez avec le Roi David revenant
du temple.
— Espèces de… On devait être à la synagogue à 7 heures du matin. À
cause de vous, nous n’avons pu réciter le kaddish. Ma femme, Louise
Molina, en a besoin, l’âme s’élève à la lumière des prières.
— J’ai dû retenir Adam, il voulait regagner la capitale ! s’excuse l’aîné…
qui me xe avant de se détourner.
Il a lu dans mes yeux sa lâcheté. Pris au piège, je ne peux a ronter le père :
mon départ est compromis. Il faut renoncer. Je vais appeler mon attachée de
presse et annuler la semaine de représentations.
Le décès d’une mère est un motif majeur, quand même ! Puisque
j’interprète, seul en scène, une galerie de personnages autour de ma famille,
sans doute pour m’imposer un peu plus au sein de la mienne et continuer
désormais à faire exister maman, l’argument se tient. Maintenant, à moi de
l’accompagner vers l’au-delà a n de mieux la faire revivre ici-bas.
De toute façon, aurais-je eu la force de jouer, de l’incarner sans m’e ondrer
? Le doute a surgi, l’émotion aussi, l’amour blessé par l’absence. J’abdique.
— Donc tu restes avec nous ? questionne le patriarche.
Et je sou e un timide « Oui ».
— C’est OUI ! rétorque-t-il, un grand sourire aux lèvres.
— Et aujourd’hui, cours de kaddish ! Hier soir, je t’ai vu, tu étais en play-
back ! pérore le frangin.
Assis à la table de la cuisine, je raccroche. Mon attachée de presse avait
anticipé l’appel. Elle avait changé le billet de train.
La veilleuse de ma mère grésille comme attestant d’un sursaut de amme
et d’âme. Mais je la vois toujours en noir et blanc, comme tout ce qui
m’entoure !
Henri, dans l’encadrement de la porte, sourit en n :
— Merci, Adam ! Maman doit être heureuse.
J’entends mon père acquiescer.
— Elle l’a couvé trente ans. Il peut bien lui accorder sept jours !
Suzie tente de servir son beau-père.
— Un petit café, monsieur Molina ?
— Non, je le prends dans ma chambre ! Et
dépêchez-vous, les gens vont arriver.
Brusquement, il nous rejoint dans la cuisine et se met à ouvrir tous les
placards.
Suzie débarrasse la table, se saisit d’une serviette et fait une boucle. Ma
sœur la scrute d’un air interrogatif.
— Si tu veux que ton époux se montre plus aimant, tu fais un nœud à ton
torchon. C’est radical !
— Et pour trouver un mari, il faut faire combien de nœuds ? réplique
Lucie, agacée d’une telle superstition.
10
Henri, installé face à moi, incarne le silence, captivé par le manège du Roi
David qui a sorti toutes les casseroles du placard, en quête de celle de
maman.
— Elle a disparu, conclut-il, e aré. Elle n’est pas partie avec, quand même
!
S’il ne la retrouve pas, papa – que je devine électrique – explosera de
nouveau.
— Tu as cherché sous l’évier ? suggère Lucie, accourant.
— Oui, éructe-t-il.
— Eh bien voilà ! On peut faire le thé avec celle-ci ! rétorque ma sœur.
— Non, il n’aura pas le goût de maman ! Plus rien n’aura la même saveur.
Je suis sûr que vous l’avez jetée.
— Oh ! Tu ne vas pas nous fatiguer pour une vieille casserole…
— C’est comme cela que tu parles de ta mère !… Elle m’a laissé seul ! C’est
ma théière, c’était ma femme, c’est ma cuisine… Sors, sors…
Et son cri se brise, sa voix s’étiole, des sanglots dans la gorge. Mon père
fond en larmes. Il attrape fermement sa lle par le bras et l’expulse vers le
palier du logis, comme s’il fallait évacuer tout ce qui lui résiste, tout ce qu’on
lui vole, tout ce qui traduit combien la vie d’avant vient de disparaître,
s’évaporer, s’évanouir, mourir. La porte se referme sur les hurlements de ma
pauvre sœur malmenée.
— Mais moi aussi je sou re. À moi aussi, elle manque. J’ai perdu une
mère, une copine, une voisine, une cousine… J’ai perdu quatre personnes en
une.
Et tout cela résonne depuis le couloir de l’immeuble.
Papa, ébranlé, un peu honteux de son accès de violence, part s’isoler. Suzie
regarde son mari à travers le passe-plat. Je les observe. La famille plonge en
apnée.
Le silence est revenu ! En sursis. La tempête rôdait mais a été tétanisée à
l’idée d’intervenir. Que maman a dû sou rir du caractère de son mari !
— Pour un « truc » tout cabossé, il s’agite. Quel malade, râle mon frère,
angoissé, pourtant habitué aux humeurs paternelles.
— Mais où est-elle, c’est pas croyable ? insiste sa femme.
— Une vraie Cocotte-Minute, il va exploser.
— Mais non, c’est une théière !
— Je parle de papa, Suzie, s’énerve Henri.
La Shiva, les sept jours de deuil, est censée
apaiser nos cœurs. Mais les heurts qui émaillent la
deuxième journée ne font qu’aggraver mon a iction. J’appréhende les
prochaines heures.
Henri est allé chercher notre sœur dans l’appartement mitoyen. Elle avait
su saisir l’opportunité de l’acheter voilà quelques années, pour être proche
d’eux. Trop, peut-être. Il sonne, elle ne répond pas.
— Lucie ! Allez, ouvre… c’est Shiva.
Ma belle-sœur, tête dans le passe-plat, ne bouge pas. Avec son teint
laiteux, sa peau diaphane, elle pourrait ressembler à un Picasso, si elle avait
le nez de travers. Mais il est droit, parfaitement « refait », avait révélé ma
sœur aînée. Je crois deviner ses pensées, soupçonne une grande solitude au
sein de son couple. Ce qui m’émeut et m’attriste.
— Lulu ! crie le religieux. Nous n’avons pas le droit de sortir, tu le sais bien
!
Aucune réponse. Seul le balancier de l’horloge rythme nos regards.
— Tu ne te laves pas, quand même ? ! C’est péché ! répète-t-il en tapant
encore et encore. Allez, sœurette…
— Je connais plein de juifs qui parlent à un mur, mais à une porte ! répond
en n l’évadée sortant de l’ascenseur. Je suis allée faire un tour de pâté de
maisons, se justi e-t-elle, éberluée de constater qu’on la croyait calfeutrée
chez elle.
Trempée, la chemise déchirée, les yeux rougis, elle a pleuré comme les
nuages. Alors elle part sécher ses larmes et celles du ciel dans la salle de
bains.
11 heures, dehors il fait sombre. Le temps se teinte de mélancolie. Les
Molina n’aiment pas les tempêtes. Nous avons perdu notre capitaine. Fine,
intelligente, conciliante, rusée, au caractère bien trempé, Ima a toujours
laissé croire à son mari qu’il était le maître à bord. Elle tenait la maison,
élevait ses enfants, nourrissait tout ce petit monde tandis qu’Aba rapportait
l’argent au foyer. Autoritaire, dur, acariâtre… Elle savait adoucir ses
humeurs et le hisser au rang de chef de famille. Mais c’était dé nitivement
elle, le pilier. Aujourd’hui qu’elle n’est plus, nous sommes en plein naufrage.
11
Mon grand frère pose une kippa sur ma tête et me tend la Torah, les
fondements de la parole et de la loi juive. Je l’ouvre. Le cours de kaddish
débute à la lueur de maman. Je me concentre, m’applique et tente de
prononcer le premier mot. Henri remet le livre à l’endroit. L’hébreu se lit de
droite à gauche, di cilement à l’envers. Je découvre pour la première fois la
prière des morts. Et commence :
— Veit que dalle !
— Veitkadal ! recti e l’érudit de la famille.
— Veit que dalle !
Il essaie de me corriger de nouveau quand ma sœur sort de la salle de
bains, lançant un « P » avant de disparaître dans le couloir.
— Alors ! Qu’a raconté maman à propos de Lucie ?
Henri se ge. Il tourne la tête à droite a n de voir si quelqu’un écoute.
— Elle m’a dit que l’on avait sept jours… pour… pour… (il regarde à sa
gauche)… pour lui trouver un mari, susurre-t-il en la voyant rejoindre
Suzie.
— Ah ! Les sept jours servent à cela ? ! ne puis-je m’empêcher d’ironiser.
— D.ieu a créé le monde en six jours et le septième, il s’est reposé : tout est
donc possible ! souligne mon frère, mi-nerveux, mi-souriant.
Les lles s’a airent. Chacune à une extrémité de la table, elles déplient
une nappe. Le lustre éclaire le visage de ma sœur. Un halo lumineux
enrubanne son joli pro l. Des lueurs éparses attisent son regard incendié.
— Il a créé Lucie aussi ! murmurai-je. Avec les hommes, elle est Lucifer !
Henri, courroucé cette fois, me traite de blasphémateur. Lulu arrive. Je
crache un « Veit que dalle » a n de brouiller les pistes. Elle ressort, un sourire
au coin des lèvres, me narguant d’un autre « P » au loin. À ce moment-là,
je remarque une ceinture d’électrostimulation autour de sa taille. Son corps
est agité de soubresauts. Comme si elle pleurait. Mais elle veut juste maigrir
en deuil. Je reste coi. L’image est totalement décalée. Mon frère aîné me
dévisage, ne comprend pas mon expression. Lui revient sur sa marotte et me
soutient mordicus que nous devons lui proposer un prétendant. Et ce en
haussant le ton et excédé ! Pourquoi ce énième accès de colère ?
Mon instinct m’alerte. Henri a che le même visage menteur qu’à ses dix-
huit ans. Celui qu’il avait lorsqu’il dérobait entre cinquante et cent francs
par semaine dans le tiroir-caisse du magasin de vêtements de papa. Avec
une façon de procéder ingénieuse : il choisissait sa proie : naïve et crédule.
Lucie fut la première, puis Susanne. Et maman, si gentille, faisait en sorte
de ne rien voir. Quand vint mon tour, je compris. Nous marchions dans la
rue. Sa technique était bien rodée : il simulait un lacet défait, s’agenouillait,
sortait discrètement le billet volé, le jetait au sol, puis s’écriait, enjoué et
heureux : « Oh, regarde, cinquante balles ! » Seulement, ce jour-là, je l’avais
vu extraire l’argent de sa poche et le déposer à ses pieds.
— Tu ne l’as pas trouvé, Henri. Je t’ai vu le jeter par terre…
— N’importe quoi ! Je viens de tomber dessus.
— Tu mens ! Tu voles dans la caisse de papa depuis des mois ! Tu n’as pas
honte ?
Pris en agrant délit, il était devenu rouge pivoine. Sa fuite con rma
l’aveu. Le soir même, les cinquante francs dormaient à l’endroit où ils
avaient été subtilisés. Je conservais ce secret pour moi, de peur qu’il ne
commette une nouvelle bêtise. Imprévisible Henri. Ayant déjà sauté du
premier étage, inutile de déclencher un drame familial de plus. Apparaître
dans la rubrique des chiens écrasés pour un vulgaire billet de cinquante
misérables francs, non : maman ne l’aurait pas supporté et nous aurions été
la risée du quartier. Après ce jour, il n’a plus jamais manqué un sou dans la
trésorerie de la boutique. La complicité fraternelle qui suivit m’emplit de
bonheur. Et je peux deviner à un battement de cils, à un soupir, un silence
entre deux mots son mal-être comme sa joie de vivre. Ses agacements
comme ses mensonges. Et là, sa tête me laisse penser qu’il dissimule
quelque chose.
Je lui rappelle qu’on ne doit pas sortir pendant sept jours. Que dénicher un
soupirant à ma sœur sans nous échapper relève de l’impossible. Lui me
rétorque avec évidence, et aplomb, que précisément la gent masculine va
venir pour les condoléances. Il n’existe donc pas de meilleur moment pour
faire les présentations.
Lucie se penche pour enlever un pli récalcitrant sur le joli tissu recouvrant
la table. Avec des gestes rythmés et précis, elle pique chaque olive à l’aide
d’un cure-dent. Suzie la regarde d’un air songeur.
Ma grande sœur est maniaque, pragmatique, déterminée. Je lui ressemble :
toujours en recherche de perfection, vérité, transparence. Elle, à cette quête,
elle excelle. À ses yeux, aucun homme n’est assez « parfait » pour réussir à la
charmer, à la cerner, à la canaliser, elle qui refuse d’aimer, par peur de ne pas
l’être. Elle coupe court à toute discussion lorsque je tente d’aborder la
question.
Mais Henri veut lui dégoter l’âme sœur. Quelle jolie idée, maman. Pour ta
mémoire, ton honneur et ton repos éternel, je te promets de faire tout ce qui
est en mon pouvoir pour aider mon frère. Notre sœur est di cile, certes,
mais nous y parviendrons. Autrefois, toutes les tentatives de rencontres
arrangées sont restées vaines, mais cette fois le contexte di ère.
Mon autodérision prend le dessus, je ne peux m’empêcher de lâcher un
bon mot, pour dédramatiser ou dérider mon frère :
— En fait, c’est du « speed dating » : sept jours, sept minutes… Elle ne
délirait pas un peu sur la n, maman ?
— Non ! Votre célibat représentait à ses yeux un grand regret, maugrée-t-
il.
Lucie, pas de velours, réapparaît en cuisine. Surpris, je lance mon
laborieux « Veit que dalle » a n qu’elle ne saisisse point le sens de notre
échange. Toutes sortes de mignardises et son habituel « P » accompagnent
sa sortie. La douleur excuse la faim du cœur. Sœurette ne résiste pas aux
tentations gourmandes malgré son régime électrique.
Je ne mesurais pas le poids de ta requête, Ima. J’en prends pleinement
conscience maintenant que tu n’es plus : partie avec cette angoisse. Je suis
bouleversé. Sincèrement. Avec l’aide de D.ieu, nous allons y remédier.
Amen.
12
Revenant près de papa dans la cuisine, juste pour sonder Lucie, je l’avertis
avec légèreté que nous avons un invité au salon qui se prénomme Bernard.
Elle me compare aussitôt à la lourdeur de ses paquets. Rétive, elle détourne
le regard a n de cacher sa curiosité.
Ma sœur m’ordonne sur-le-champ de descendre aider Suzie.
Je disparais, sourire aux lèvres, croisant au passage mon oncle et ma tante.
Suzie est là, près de sa voiture, en n garée, le reste des courses déchargé.
Dans ses yeux, je distingue une discrète contrariété. Elle aurait aimé que son
mari fût à ma place ! Nous remontons avec les provisions. Suzie pousse la
porte entrouverte. L’Interphone sonne, je décroche. Mon cousin Raphaël.
J’ouvre tandis que ma sœur et ma belle-sœur vident leurs sacs.
— Tu te rends compte, Suzie ? Deux heures après la mort de ma mère,
Sylvie, l’épouse de Raphaël, a mis au monde une petite Salomé !
— Donc votre maman est peut-être revenue en Salomé ! rétorque-t-elle
avec ferveur.
— Je n’espère pas ! Tu as vu la tête de sa femme ! dis-je, amusé, pour
essayer de détendre une atmosphère de plus en plus tendue.
Notre cousin est arrivé. Nous nous enlaçons, je suis ému. Je regrette ma
boutade. Je l’invite à me suivre au salon et m’empresse de rejoindre les lles.
J’ai toujours préféré la compagnie des femmes.
Adossé au plan de travail, je grignote des pistaches. L’Interphone se
manifeste de nouveau. Lucie me regarde avec insistance. Je n’interromps pas
ma dégustation. La sonnerie résonne de plus belle.
— Tu vois, ta mère ne sortait jamais, et regarde : les gens dé lent comme
des perles ! a rme Suzie.
— Si ! Maman s’aérait ! Pourquoi dis-tu cela ?
réagit Lucie, très agitée.
Il est vrai qu’Ima ne sortait pas beaucoup. De nature timide, elle avait très
peu d’amies, si ce n’est Mme Bocaud. Pas d’activité hormis celle de mère.
De temps à autre, elle allait se promener au petit jardin derrière l’immeuble
et passait certains après-midi à discuter en arabe avec une ou deux voisines
du quartier, lui rappelant sa vie à Oran. Elle revenait toujours le rouge aux
joues, heureuse. Lorsque nous sommes partis de la maison, ses sorties au
parc se sont
raré ées.
Les sanglots de ma sœur sont couverts par la sonnette.
— Je lui téléphonais trois fois par jour !
Ce maudit grelot assourdit ses mots.
— Qui vais-je appeler, dorénavant ?
— Papa ! dis-je en lâchant sa main pour me hâter vers la porte.
J’accueille Jacqueline, la maman de Suzie, accompagnée de mes deux
neveux, Jonas et Margot.
Avant de sortir de la cuisine, ma belle-sœur retourne le balai, espérant
ainsi écourter toutes les visites. Superstition !
16
Les convives sont assis sur le canapé du salon et sur quelques chaises en
rang d’oignons.
Nous, le clan des endeuillés, sommes au sol, comme le veut la tradition. À
hauteur du regard : les entrejambes des visiteurs. Café, thé et autres
collations nous sont servis par Suzie. L’après-midi est teinté de retenue,
ponctué de sourires, de silences, de paroles.
À chacun sa petite maxime :
« Ce sont toujours les meilleurs qui partent ! »
« Elle s’en est allée si jeune ! »
« Au moins, elle ne sou re plus ! »
« Une mère est le pilier de la maison ! »
Fais-les taire, maman, s’il te plaît ! J’aurais préféré :
« Quelle femme moderne ! »
« L’élégance des non-dits. »
« La grâce et l’humilité réunies. »
Aujourd’hui, l’élévation de l’esprit ne sera présente que dans le kaddish.
Suzie reprend sa tournée de café.
Papa l’interrompt avec une de ses formules légendaires.
— Faites-moi du Lavanza ! Pas La grand-mère qui pue ! Je ne peux pas la
voir ! aboie-t-il, goguenard.
Nous nous escla ons. Il martèle aussitôt : durant les sept jours, la joie est
bannie. Il est si drôle quand il sou re ! Son humour fait mordre la poussière
à notre vague à l’âme. Nos éclats de rire laissent place à des étoiles dans nos
yeux. Merci papa.
Tout à coup, ma tante, sortie de son état léthargique, pose une question :
— Quel meilleur souvenir gardez-vous de votre mère ?
Étonnés, nous cherchons l’inspiration dans le regard de l’autre ! Je
commence :
— Grâce à maman, j’ai pu partir à Paris a n de devenir acteur.
Mes dix-neuf ans et mon bac en poche…
Je me revois devant la liste des résultats du baccalauréat, en train de
chercher mon nom : Molina.
En n je le vis, sautai de joie et ne pensai qu’à une seule chose : j’allais
en n pouvoir monter à la capitale.
Je cherchai une cabine téléphonique et lui dis mot pour mot : « Maman, je
l’ai décroché et vais réaliser mon rêve d’enfant ! Ne pleure pas, Ima, ne
pleure pas… Tu m’aideras à convaincre papa ? »
Nous devions donc trouver le moment opportun.
C’était à la sortie de shabbat, un samedi soir en famille. Ma mère avait
acheté un gâteau et du champagne pour fêter mon diplôme. Nous étions
autour de la grande table rectangulaire. Tous étaient au courant de mon
départ imminent, sauf lui. Échange de regards complices. J’avais le trac,
l’impression de repasser un examen. Maman posa une magni que tarte sous
les yeux de son mari. Elle avait fait graver un message chocolaté, mon péché
mignon : « À mon futur grand acteur parisien. » Notre père lut la jolie
phrase et me dit presque timidement :
— Tu pars quand ?
— Lundi matin ! bravai-je en fermant les yeux, de peur d’être gi é.
À notre surprise générale, il ne s’opposa nullement à mon projet, bien au
contraire, m’encouragea à concrétiser mon ambition de saltimbanque, me
demandant comment j’allais conjuguer les cours de théâtre, les études à la
faculté de lettres, les petits boulots…
« Je suis jeune, en pleine santé, n’ai peur de rien » fut ma réponse
spontanée emplie d’emphase. Il acquiesça en croquant dans sa deuxième
part de tarte et nit sa coupe d’un trait. Je n’aurais jamais imaginé qu’il
accepte si facilement mes projets artistiques ô combien insensés à ses yeux.
Puis, se levant de table, il clôtura le débat :
— Si tu franchis le seuil de cette porte, tu n’es plus mon ls !
Tout s’écroula soudain. Ma sauveuse répliqua, sur le vif :
— Si tu ne laisses pas ton enfant accomplir son destin, je demande le
divorce.
Je partis donc à Paris le lundi comme prévu, sans encombre ni culpabilité,
accompagné jusqu’au quai de gare avec les larmes indispensables de ma
mère. Merci maman.
L’assistance est émue. Bernard semble un peu perdu au milieu de cette
famille. Il n’a de cesse de croiser et décroiser les jambes pour combler un
semblant de malaise.
Lucie prend le relais et raconte le jour de ses premières menstruations.
Mme Bocaud, la voisine du quatrième, con rme cette anecdote. Papa la
foudroie d’un regard noir. Je n’avais pas réalisé qu’elle était parmi nous. Je
me suis toujours demandé pourquoi elle agaçait tant mon père.
— Nous revenions des courses avec Aba… poursuit ma sœur. Je boudais
parce que ma petite maman avait emmené Susanne en promenade. Lorsque
j’ai ouvert le co re, un pot de cornichons s’est répandu sur le sol. Papa m’a
gi ée et je me suis mise à saigner ! Il a eu très peur et m’a conduite aux
urgences. Nous avons été rejoints en catastrophe par ma mère et
Mme Bocaud, informées par une voisine de l’immeuble. L’in rmière nous a
alors interrogés. Notre père, embarrassé, lui a dit que sa lle de douze ans
perdait du sang entre les jambes… Tous les internes se sont mis à rire.
Pendant qu’ils le rassuraient… maman, attentive, m’a expliqué sans aucune
gêne le cycle de la vie et je suis devenue femme dans ses bras.
L’évocation d’Ima est si intense que je l’imagine arrivant de la cuisine, avec
son fameux thé à la menthe. J’ai les papilles a olées. L’appartement
embaume cette odeur d’antan. Je comprends pourquoi papa cherche sa
théière depuis deux jours !
Nous nous tournons tous spontanément vers Henri. Sa place est vide. Il
s’est encore volatilisé. Mme Bocaud prend la parole :
— Comment allez-vous faire, maintenant ? Elle va nous manquer à tous !
— Vous ! Ma femme ne vous aimait pas ! bougonne mon père en se
levant.
Elle ne comprend pas. La « réunion mémoire » est terminée. Les visiteurs
partent aussi vite qu’ils sont venus.
17
Je m’enferme dans la salle de bains. Le miroir est recouvert d’un tissu noir.
J’ai envie de me regarder, mais c’est interdit. Quel bonheur de penser
uniquement à maman, à la femme qu’elle fut. Le rite opère sur mon état.
Cependant, un petit morceau de glace est resté à découvert ; j’aperçois
mon œil, il est triste et rouge. Avec un peu de recul en inclinant la tête, je
parviens à la distinguer entièrement. Je décèle sur mon visage l’épuisement
des yeux de ma sœur, l’accablement de mon père à la commissure des lèvres,
le poil dru de la barbe naissante de mon frère ; je ne me reconnais pas.
Sur le lavabo, un tube de dentifrice, abandonné. Mon esprit contradictoire
reprend le dessus, tant pis pour l’interdiction, je me lave les dents
rapidement. Un zeste de fraîcheur m’enivre la bouche.
J’entends alors Suzie rejoindre Lucie dans la cuisine.
— Il est infernal, ton père ! Même au cimetière lors des condoléances, il a
dit à Mme Bocaud : « Faites la queue ! Comme à la boucherie ! »
Adossé à la porte de la salle de bains, je pense à Christelle, mon équilibre,
mon oxygène. Seule Lulu connaît son existence. Elle n’est pas juive, mais je
l’aime. Je n’ose la présenter à mon père ! Ma mère aussi était dans la
con dence, m’en parlait peu. Elle me savait bienheureux et ne voulait que
mon bonheur. Elles avaient même dansé ensemble sur une musique
orientale à la bar-mitsvah de Jonas où j’avais daigné l’inviter en tant
qu’amie. Henri ne semblait pas dupe.
Nous nous sommes rencontrés sur une pièce de théâtre où mon acolyte et
moi prenions en otage une antenne ANPE, exigeant un travail. Christelle
faisait partie de la distribution. Nous devions nous embrasser pendant une
scène. Plus les représentations avançaient, plus les baisers s’allongeaient et
perduraient jusqu’en dehors du plateau. Troublées, émoustillées, nos petites
personnes sont tombées amoureuses tandis que nos personnages l’étaient
déjà. Nous ne nous sommes plus quittés. Complices, amants, aimants, fous
l’un de l’autre, nous rions en permanence. Elle m’a beaucoup soutenu durant
la maladie de maman – la sienne est décédée bien des années plus tôt. Elle
connaissait la tempête que j’allais traverser et respectait le fait que je la
présenterais ultérieurement. Son élégance à rester dans l’ombre de ma
famille me fait d’autant plus culpabiliser. Je m’en veux tellement d’être si
lâche, si peu courageux, si trouillard. Le matin où j’ai appris la mort d’Ima,
j’ai appelé ma Christelle pour lui annoncer la terrible nouvelle. Elle n’a pas
décroché – elle savait – et a débarqué vingt minutes plus tard à la maison.
Elle m’a serré fort, si fort que j’en ai encore des frissons. Nous n’avons
quasiment pas dit un mot, sur le trajet de la gare en voiture, me permettant
d’avoir mon train in extremis.
Je sors mon portable et l’appelle. Pendant les sonneries, je pense à cette
jolie personne qui partage ma vie. Est-ce le décès de ma mère ou l’évocation
de ses souvenirs qui me rend si sensible, doux, tristement lucide à propos de
l’existence ?
Une chose est sûre, ma pudeur légendaire s’évapore de plus en plus.
Simultanément, une angoisse m’envahit : une indicible peur de perdre ma
nature drôle et optimiste. Un je-ne-sais-quoi vacille en moi. Cette
introspection me conduit à une réelle envie : exprimer mes émotions,
m’accepter tel que je suis. En regardant s’éloigner la femme qui m’a élevé,
accompagné, je deviens un homme.
Subitement, j’ai besoin d’entendre ma chère et tendre, de lui chuchoter
tout l’amour, tout le bien-être, tous les rires qu’elle me procure depuis
bientôt trois ans… En n, elle décroche…
— Allô ! Allô ! Allô !
Je m’égosille, elle ne me capte pas. J’ai beau connaître sa messagerie, je m’y
laisse prendre chaque fois. Mon élan a ectif est stoppé en plein vol, je suis
agacé… Tant pis pour elle… Je lui dis bêtement que je reste à Lyon, ma
présence est importante pour ma mère ! Je raccroche frustré, in niment
esseulé.
Quelqu’un semble vouloir entrer et force la porte… Je sursaute. Mon
téléphone aussi ! Je ramasse mon cellulaire désossé. Henri apparaît, il
s’approche de moi :
— Fais « Aaaah ».
— Pardon ?
— Fais « Aaaah ».
— Pourquoi veux-tu que je fasse « Aaaah » ?
— Tu as une haleine étrangement fraîche !
— Toi, tu en as une proche de l’étrange !
— Alors fais « Aaaah ».
— Non et non !
Je rejoins vite les lles. Lucie lave les verres des invités, Suzie les sèche
avec son torchon. Le ton monte :
— Nous n’y sommes pour rien, Lucie ! Le temps passe, c’est la vie…
a rme ma belle-sœur.
— Comme dit mon père : « Ce sont les gens qui traversent le temps ! Lui,
il ne bouge pas, il est immuable », s’agace ma sœur.
Je n’ai pas envie de me mêler à la conversation. Cependant, cette maxime
de papa fait écho en moi, je la trouve intelligente, sensée, philosophique.
Je sens Lucie irritée. Elle ne supporte pas les lieux communs de Suzie.
Vais-je assister à une nouvelle querelle ? Le spectacle ne me déplaît pas,
m’invite à l’oubli… Pourtant, je redoute tant la tension familiale…
Enceinte de Jonas, Suzie a épousé Henri voilà bientôt quinze ans. Ce fut
un mariage contrariant à plus d’un titre, si bien que Lucie et moi en gardons
aujourd’hui encore un souvenir amer. Notre sœur Susanne a toujours su
passer outre les injustices, elle dansa toute la soirée. La cérémonie eut lieu à
Monaco – Suzie étant née là-bas –, c’était plus simple pour les siens. La
noce, tant attendue, accueillit plus de trois cents personnes. Mon frère adore
le faste, sa future femme le sublime. Quel désenchantement lorsque nous
fûmes placés ! Nous ne nous attendions pas à être installés à la table du
fond, près des cuisines. Encore, mes sœurettes et moi-même, admettons ;
mais mes parents, quel a ront ! Pour quelle raison n’étaient-ils pas assis à
celle des mariés, parmi les beaux-parents – divorcés –, les amis proches, les
étrangers… à l’honneur au centre de la salle ? Selon Henri, totalement
dépassé par les événements – il était trop tard pour tout modi er –, l’erreur
venait du « wedding planner » qui s’était trompé dans le placement des
tables. Et, pour couronner le tout, un pylône nous obstruait la vue.
Autrement dit, nous ne voyions rien des festivités. À l’écart, tels des
pestiférés. Ce soir-là, même le vent au-dehors s’était subitement levé. La
salle ouverte de toutes parts, un mistral monstrueux se propageait en
courant d’air glacial. Nous étions frigori és. Les femmes devaient garder
leurs manteaux de fourrure, les hommes leur erté, Lulu et moi notre
humiliation. Maman, elle, ne se formalisait guère, arborant son indélébile
sourire, si heureuse de marier son ls. Papa râlait, normal. Nous devions
faire bonne gure, entourés des oncles et tantes. Personne n’osait se rebeller
a n de ne pas gâcher sa soirée : nous l’aimions. Les gens dansaient,
s’amusaient, fêtaient les mariés… Moi, j’étais profondément triste d’être si
peu considéré. La contrariété me rongeait. Seule Lucie apostropha la
mariée, fuyante. « C’est inadmissible, nous sommes traités comme des
inconnus… maman, à près de soixante ans, être mise dans un trou avant
l’heure… elle n’oubliera jamais. »
Elle t un esclandre en plein mariage. Ma désormais belle-sœur fondit en
larmes sur la piste, sa mère s’en mêla, Henri aussi… Bref, ça a été la fête, à
Monaco !
Je fus en froid pendant plus de six mois avec mon frère, malgré ses maintes
explications et autres justi cations à grand renfort de mea culpa.
Suzie redoubla d’e orts pour se faire accepter par la famille, par Lucie et
moi-même. Était-elle vraiment fautive ? Ou l’impair venait-il réellement de
ses parents, qui avaient tout géré ? A n de s’intégrer au cœur des miens, elle
leur o rait souvent des cadeaux – des cravates pour David, des foulards pour
Louise –, elle l’emmenait chez le coi eur, faire les courses, chez le boucher,
au restaurant, arrivait à l’impromptu avec toutes sortes de gâteaux… comme
une façon de se racheter. Même si Ima reconnaissait le peu de considération
dont elle et son mari avaient été l’objet au mariage de leur ls, elle ne portait
aucun ombrage à sa belle- lle car Henri, lui, semblait comblé. De guerre
lasse, il fallut beaucoup de temps à Lucie pour oublier cet a ront, mais elle
garde tout de même en elle une once de retenue. Suzie, à ses yeux, est
faussement sincère, un peu trop snob, et ses phrases toutes faites à
l’emporte-pièce l’agacent au plus haut point.
Henri arrive juste au bon moment. Il désamorce le tumulte naissant.
— Chérie, ta mère part avec les enfants ! Bernard a la gentillesse de les
déposer.
— Qui Bernard ? Bernard… euh… Bernard ! éructai-je dans mon ennui.
— Adam, stop ! dit Lucie en partant.
Suzie la suit, ainsi qu’Henri qui ne daigne pas me regarder.
Je les entends se dire au revoir, et l’exaspérant « toutes mes condoléances »
comme un refrain autant que « le temps passe, c’est la vie… » de ma belle-
sœur. Lulu refuse la bise de Bernard. C’est les sept jours ! Il a bon dos, ce
rite !
Notre premier prétendant semble sous le charme, elle non. Il ne lui plaît
pas.
Ne t’inquiète pas, mère, il reste cinq jours !
18
Le 10 septembre 1987.
J’ai quinze ans et cinq mois.
Je viens de décrocher ma première audition pour une pièce de théâtre écrite par
Arthur Miller, Vu du pont. Je suis aux anges.
La troupe amateur de Francheville-le-Haut est dirigée par Anne Forest.
Impressionnante et très attentionnée avec nous, ses comédiens.
Nous répétons tous les samedis après-midi à la MJC de Francheville. Je suis er,
chanceux et totalement excité d’avoir été retenu parmi dix candidats pour
interpréter le rôle de Rodolpho, l’amoureux de Catherine.
Tous les jours, je soigne mon brushing a n de ressembler à un Italien et peut-être
plaire à ma partenaire. Sophie, intimidante avec ses grands yeux noisette qui me
transpercent à chaque regard, ses éclats de rire qui me donnent des frissons.
Chaque samedi, je prends donc deux bus, scénario sous le bras, pour retrouver ma
nouvelle troupe. Une heure et demie de trajet aller-retour ne me décourage pas. Au
contraire, je préf ère passer mon temps en bus que refaire le monde avec mes
copains assis dans l’escalier de l’immeuble. Moi, l’univers me plaît tel qu’il est, et
sur scène je vais le rendre encore plus beau.
À midi pétant, le 39 m’emmène place Bellecour puis le 134 sur les hauteurs de
Francheville. Il ne faut pas que je le loupe sinon je serais en retard.
« La ponctualité fait partie du talent », me dit souvent ma metteuse en scène. Je
ne souhaite pas la décevoir, elle a con ance en moi.
Le parcours est long, di cile, semé d’embûches, mais c’est un métier de patience.
J’en pro te donc pour apprendre mon texte au rasoir tout en observant les gens de
ma place, près de la vitre. Je regarde leur démarche, leur tenue vestimentaire, leur
attitude. Je remarque un voyageur qui fait le même trajet que moi. Grisonnant, il
doit avoir une cinquantaine d’années. Il boite. Nous sympathisons au l du temps
et nous nous mettons souvent côte à côte. Il bégaie. Je me nourris énormément de
lui pour mon personnage. Ainsi, au gré des répétitions, je me mets à me déhancher
et à l’imiter dans ma façon de parler. La metteuse en scène est ravie et m’encourage
dans cette voie.
J’ai trouvé ma vocation, je le sais au plus profond de moi, et je serai l’acteur de la
famille. Je veux être regardé, applaudi, célèbre.
La première est le 8 juin. Maman sera là, papa non, mon copain de voyage, oui
!
Dans les coulisses, nous préparons nos précieux accessoires.
Sophie me prend dans ses bras et me serre amoureusement. C’est elle ou le
personnage ? Puis elle m’embrasse sur la bouche…
Je suis amoureux… pendant une heure et demie… Rideau.
Le troisième jour
20
Nous nous retrouvons assis sur les marches, comme sur cette photo sépia
épinglée au mur de la cuisine. Seule ma sœur Susanne est absente,
remplacée par Suzie. Si elle était parmi nous, elle aussi aurait froid ! Cette
image fraternelle me transpose des années en arrière.
Henri et moi faisions souvent le mur pour aller danser. Un samedi soir,
pour fêter la fraîche majorité de mon frère, nous avions entraîné Lucie et
Susanne, alors âgées de quinze et dix-sept ans – j’en avais tout juste
quatorze. Leur désir l’emporta sur les potentielles foudres du père, qui
refusait catégoriquement toute sortie nocturne. Henri était un meneur.
Nous pouvions le suivre les yeux fermés.
Au premier étage, la fenêtre de la chambre des garçons donnait sur le toit
de l’allée. Nous glissions le long de la gouttière, haute d’à peine un mètre.
Dès l’extinction des feux, vers minuit, les traversins calés sous les couvre-lits
simulant les corps endormis, subterfuge classique mais e cace, nous
sautions sur notre petite terrasse de fortune et refermions délicatement la
lucarne de l’extérieur. Au petit matin, nous prenions le chemin inverse et
n’avions plus qu’à la
pousser. Le tour était joué, les parents dupés. Cette nuit-là, nous nous
trémoussâmes jusqu’à l’aube. Mes sœurs étaient tellement heureuses qu’elles
s’en rappellent encore aujourd’hui.
Mais au moment de réintégrer les lieux, nous trouvâmes notre bow-
window bien clos. Notre père était venu dans notre antre.
En n’obtenant pas de réponse, il avait soulevé les couvertures et découvert
les oreillers. Il avait alors réveillé notre mère qui s’était empressée d’aller
véri er la chambre des lles et qui avait trouvé les mêmes traversins en lieu
et place. Furieux, trahis, en colère, ils avaient décidé de fermer la fenêtre.
Nous dûmes dormir dans l’escalier le dimanche matin jusqu’à ce qu’ils
daignent ouvrir la porte. La punition dura plus de six mois – aucune sortie.
J’en garde aujourd’hui un souvenir cuisant. Preuve en est, c’est à ce moment-
là que la photo sur les marches a été prise.
Mon frère est prostré, sa femme, assise derrière lui, l’enlace.
Suzie, rougie de colère, tourne la tête, fustige Lucie, inerte. Une mouche
se pose sur ma main. Couleur émeraude, elle me regarde sans bouger. Elle
s’accroche, me rassure, m’apaise. J’aimerais prendre sa place. La vie serait
tellement plus douce. La voix suave de ma belle-sœur fait fuir ma nouvelle
amie.
Elle tente de réconforter son époux. Elle nous invite cordialement dans
leur maison… Mon (demi-)frère ne la laisse pas nir sa phrase. Il lui
rappelle violemment que nous n’avons pas le droit de sortir. Qu’elle n’écoute
rien, que nous sommes en deuil, qu’il faut respecter le rite, bordel…
Humiliée, Suzie se met à hurler. Son timbre de crécelle résonne dans toute
la cage d’escalier. Il est 10 heures du soir, mais les voisins sont habitués au
vacarme Molina…
— Ne m’entraîne pas sur le terrain de la culpabilité ! Je ne le supporte pas !
Parce que, moi, j’élève les mômes, je tiens la baraque, je fais la bou e, le
ménage, le repassage, le lavage, le gavage… Et avec le sourire ! Je suis ta
femme ! Pas ta mère ! Cela fait vingt ans que tu te couches avec la télé, j’ai
épousé le JT. Quand tu mets les petits au lit, c’est toi qui t’endors ! Et quand
tu me fais l’amour, c’est moi qui m’endors : deux fois par mois ! JE N’EN
PEUX PLUS !!!
« Tu ne sais mettre qu’une chose, les pieds sous la table ! Et encore, tu fais
tout le temps la gueule ! Même quand tu es content, tu fais la gueule ! Alors
quand tu ne l’es pas, bonjour ta gueule ! Là, pro te, tu as la semaine pour !
Ce n’est pas ton père, et alors, il t’a élevé ! Où est le problème ??? Et ne me
dis pas « Merci » et surtout pas « Je t’aime » ! Attends que je sois morte…
Elle disparaît en un éclair puis revient aussi vite :
— Ah oui ! Excuse-moi, le plus important… Tu m’emmerdes !!!
Ses pas s’évaporent aussi rapidement que sa logorrhée. Lucie et moi
sommes statu és.
Henri se lève, ouvre la porte vitrée donnant sur le seuil et se tape la tête
contre le mur du palier. Un fou. Ma grande sœur essaie de s’interposer. Elle
tente de l’apaiser, lui a rme que sa femme est juste partie faire un tour, une
crise passagère, sommes tous exténués, cela ne change rien pour papa, il
l’aime tant ! Nous, nous l’admirons, pour l’homme qu’il est… Elle
m’ordonne de l’aider, au lieu de faire le mime Marceau.
J’essaie à mon tour de le maîtriser. Mais il est trop grand. Elle lui avoue
même que, s’il avait été adopté, elle l’aurait assurément épousé !
Je m’entends alors proférer une bêtise a n de désamorcer le chaos :
— Moi aussi, mon frère ! Si tu avais été ma sœur !
Incontrôlable, Henri fracasse un carreau du poing. Lulu se précipite sur
lui, je sonne frénétiquement la sonnette « rouillée », tape à l’huis avec mon
pied, mes mains, implorant papa de nous ouvrir, parce que son ls est en
sang. Pas de réponse.
Elle déchire un morceau de sa chemise et lui noue un pansement
improvisé. Il se laisse faire. Amorphe.
Nous sommes dans la pénombre. Assis tous les trois côte à côte. Mon
amie la mouche revient se poser sur mon avant-bras et un souvenir
d’enfance m’assaille inopinément, encore.
J’avais très exactement six ans. En plein mois d’août 1978. La canicule
décuplait ma solitude. Mon frère était parti en vacances avec une voisine de
l’immeuble, Mme Carillon. Elle l’adorait. Moi je passais l’été sur le balcon,
avec mes nouveaux copains, les moucherons. Ma chemisette jaune était
remplie de petits points noirs. Ils se prénommaient Susanne, Lucie, Henri,
Maman, Papa. Nous avions de longues discussions. Quelques engueulades
çà et là. Des jeux à l’ombre de l’ennui que je découvrais pour la première
fois. Amère sensation. Je m’étais fabriqué une jolie petite cabane à l’aide
d’un drap, entre la rambarde et quelques parpaings. Étendu sur le dos, seule
ma tête dépassait de la toile et je narguais la boule de feu en la xant. Je la
scrutais au point d’être convaincu que mes yeux deviendraient verts. Mon
teint brunissait au l des jours. Je croisais les a res du bronzage tandis que
mes pupilles viraient au rouge.
Un jour, mes petites mouches, chacune posée sur mes doigts, eurent un
très grave accident : écrasées ! J’en retirai un n plaisir a ublé d’une forte
insolation. Les délires qui s’ensuivirent me persuadèrent d’avoir tué toute ma
famille.
— Allons chez toi, Lucie… Elle est sur le même palier, Henri, précisé-je
a n qu’il ne s’emporte de nouveau.
— Mes clefs sont dans mon sac, rétorque-t-elle, dépitée.
— Et où est-il ?
— Ben devine !
Je me lève, appuie sur la minuterie, le plafonnier nous éclaire d’une
lumière blafarde.
— Quelle heure est-il ? demandé-je, agacé.
— Presque 22 heures, répond ma sœur.
— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? On va au resto ? Moi j’ai faim…
— Et tu paies comment, Adam ? Avec ton sourire, tu es lourd.
— On ne va quand même pas dormir ici !
Je retourne tambouriner à la porte en désespoir de cause, appelle papa à
travers cette dernière le suppliant de nous ouvrir, lui disant que nous nous
excusons, qu’il faut respecter le deuil ensemble sous le même toit, éviter les
heurts, se soutenir, se sustenter autour de la table avec les plats rapportés par
les tantes… Mais rien n’y fait. Silence total. Il a toujours été têtu, buté.
Je fais les cent pas. Lulu, assise, se mure dans ses pensées. La tête d’Henri
repose sur ses genoux, il s’est assoupi.
Je regarde, attendri, ce tableau. Dans un demi-sommeil, sa voix o ense le
silence :
— MAMAN ! Cela s’écrit comment ? P.U.T.E = soixante euros !
Journal de bord
Le 7 mars 2012.
Aujourd’hui, les anges sont descendus… Maman arborait
un teint rosé, les mains ouvertes, paumes tournées
vers le ciel signi ant : c’est l’heure et l’on part sans rien. Mon père me l’a con rmé.
Triste jour.
Le quatrième jour
26
Je suis transi.
J’enfouis mon visage dans le plaid angora encore imprégné du parfum
d’Ima. Pour combien de temps encore ?
J’aimerais à jamais capturer l’e uve de son être, seule drogue légale qui
m’aiderait à combler l’absence.
Cette femme que je croyais connaître. Comment a-t-elle pu tromper mon
père ? L’image d’Épinal du couple s’étiole amèrement.
J’ai longtemps cherché à reproduire le schéma de mes parents. En vain.
Même si leurs engueulades relevaient plus du folklore que de la mésentente,
ils s’aimaient dans un profond respect. L’amour d’Ima transpirait jusque
dans ses plats pour son mari, ses enfants.
Si tu étais face à moi, aurais-je le courage, la force de te faire front ? Que
penser de tes conseils ? Je ne sais plus si je sou re de ton décès ou de tes
mensonges ! Et Henri ?
Oserais-je te mitrailler de questions comme tu as toujours su le faire et
obtenir le dernier mot ? Je ne pouvais jamais me glisser entre deux de tes
phrases.
Tu étais encore avec la rousse ? Qui est cette lle ? Où l’as-tu connue ?
Que font ses parents ? Ont-ils une bonne situation ? Et je te le répète pour
la énième fois, tu vas me répondre : est-elle de chez nous ? Oui, je suis de la
Gestapo. Je t’ai dit cent fois : pas de rapports sexuels avant ton mariage et
celui de ta sœur !!! Sinon je serai malheureuse toute ma mort.
Alors que toi, tu vivais dans la duplicité.
Et toi, Lucie ! J’ai deux mots à te dire :
qu’attends-tu ? Le prince charmant ! Il n’existe pas. Alors amuse-toi, pro te
de la vie… A n qu’au bout de la route la terre te soit plus légère. Je vous
embête. Je sais, c’est mon rôle. J’y suis obligée. Faites toutes les folies
interdites, suivez votre instinct, n’écoutez jamais les parents. Ils veulent votre
bonheur pour eux. Le mien, je l’ai laissé s’échapper. Je suis votre mère mais
aussi une femme. Henri El Mosnino n’est pas mon amant. Je l’ai connu
avant David Molina. Il a été l’amour de ma vie. Il était doux, gentil,
attentionné, calme, drôle, fantasque, tendre… L’opposé de mon époux. Si
vous n’aviez pas été là, je serais partie avec lui ! Nous ne divorcions pas, à
l’époque. Alors j’ai prié pour le retrouver dans votre père. Aujourd’hui, il y a
prescription. Le Roi David n’est pas facile. Mais je le chéris pour sa noblesse
et sa fantaisie. On peut aimer deux hommes à la fois. J’ai été heureuse dans
mes chimères. Quant à votre frère Henri, dites-lui bien :
— Le petit déjeuner est sur la table… !
— Hein ???
La tête de papa apparaît sur le corps de maman.
— Allez, debout les enfants !
Je regarde mon frangin. Il dort. Ses paupières tressaillent. Ma sœurette,
comme si je la voyais pour la première fois. Nous émergeons péniblement.
D’elle émane une expression mystique que je ne lui connaissais pas. Ai-je
rêvé de ma sœur qui rêvait de ma mère ? Ou l’âme d’Ima est-elle descendue
pour rétablir la vérité ? À moins que ce ne soit mon subconscient.
Nous observons David tel un extraterrestre. Il nous invite à venir boire le
café. Il sera prêt quand Lucie l’aura fait. Nous devons nous hâter pour aller
à la synagogue. Et puis, le monde ne va pas tarder… Ce soir, kaddish à la
maison !
28
Mon frère conduit maxillaires serrés, sans daigner jeter un regard à son
(beau-)père.
— Je suis désolé, Henri, sincèrement, susurre David, ému. J’aurais aimé
que tu l’apprennes autrement. Cela ne devait pas se passer comme cela.
Nous avons pourtant essayé ta mère et moi, à maintes reprises, de te révéler
qui était ton père biologique. Nous n’y sommes hélas pas parvenus. On se
disait que nous avions le temps, que nous allions trouver le moment
opportun pour t’expliquer, te raconter, sans te heurter, ce choix auquel
Louise fut confrontée dans notre jeunesse. Malheureusement, Hachem
(D.ieu) l’a rappelée à Lui trop tôt, beaucoup trop tôt, me laissant seul avec
ce lourd fardeau sur la conscience.
L’émotion envahit Aba, il reprend sa respiration, se racle la gorge puis
repart dans sa logorrhée.
— Ton géniteur, Henri El Mosnino, était mon ami en Algérie. Nous
formions avec Ima un trio de copains inséparable, étions tout le temps
ensemble malgré les intolérables rebu ades de mes futurs beaux-parents. De
loin en loin, elle m’était promise, comme notre Terre sainte, par sa famille à
la mienne. Mais elle était déjà éprise d’El Mosnino qui lui t un enfant
dans mon dos. Le pacte d’amitié fut aussitôt rompu. Un avortement était
impensable, à l’époque. Ainsi, il fallut l’épouser au plus vite pour faire taire
les rumeurs à la condition sine qua non qu’elle ne revît plus jamais notre
camarade. Évidemment, j’aurais pu refuser une telle situation, mais j’étais
éperdument amoureux de Louise depuis le premier jour. Ce fut donc un
mariage arrangé, forcé même, sous le joug de l’autorité parentale. Elle tenta
en vain de fuir
quelquefois, mais je pris patience et l’amour naquit au l de ton éducation.
Je t’ai élevé mieux que mes propres enfants car il y avait ce passé peu
reluisant. À notre arrivée en France, nous n’avons plus jamais revu El
Mosnino et nous nous sommes laissé bercer par les années sans plus savoir
comment t’avouer que je n’étais pas ton père. Pardon mon ls de la part de
ta mère, elle n’a pas eu la force de te le dire dans ses dernières heures.
Le silence qui s’ensuit nous amène au temple. Nous en lons nos talith
(châles de prière), mettons nos té lines, et chacun dans nos coins prions et
nous recueillons sur l’élévation de cette âme maternelle.
30
Le 12 janvier 1978.
À la naissance, je pesais 2,3 kilos…
J’ai été placé en couveuse pour reprendre des forces, m’avait dit maman. Je suis
toujours fragile, tout maigre.
Hier, je suis arrivé dans une maison de repos
à Villard-de-Lans.
Mes parents me rendent visite tous les dimanches,
accompagnés de Susanne, Henri et Lucie.
Il fait froid, il neige tout le temps. C’est la première fois de ma vie que je vois une
montagne toute blanche.
Trop beau. On dirait des grosses glaces à la noix de coco.
Papa m’a o ert une voiture de course à pédales
avec le numéro 6, pour mes six ans. Vivement mes dix-huit.
Je crois que je suis content.
Ils repartent le soir même me laissant encore plus seul.
L’in rmière me force à manger des rondelles
de mortadelle. L’odeur me dégoûte. J’en ai pas envie
mais je suis obligé sinon elle me con sque
mon auto de sport.
Je les vomis toutes dans la nuit et suis encore plus mince, plus triste, plus
malheureux.
Maman, papa, Henri, revenez me chercher
s’il vous plaît… J’ai trop peur qu’ils m’abandonnent…
Le cinquième jour
34
L’entrée est décorée par les saintes gravures au mur, la cuisine habillée
simplement par la amme de maman.
À travers le passe-plat, j’aperçois Christelle qui me sourit gentiment tandis
que David et Henri s’assoient à la grande table. Je rejoins les hommes.
Elle nous sert le café consciencieusement.
Mon frère, visage fermé, s’amuse à ôter, en esprit rebelle, les voiles
dissimulant les miroirs.
Lucie arrive, fringante, à la porte.
— Susanne a appelé !
— Ma femme ? s’étonne Henri.
— Non, ta sœur, rétorque Lulu, remarquant les glaces dévoilées.
Je remets les voiles en place. L’ambiance est tendue.
— Quand rentre-t-elle ? commente le Roi David.
— Je suis confuse, monsieur Molina : j’ai annoncé à votre lle que sa mère
avait fermé les yeux, pensant qu’elle le savait… s’excuse Cherry.
— Ben vous avez bien fait ! Cela va peut-être la faire revenir, à défaut de
ma femme…
— En plus la communication était particulièrement mauvaise, elle appelait
d’Inde…
— Comment ça d’Inde ???
Silence monacal.
— D’Indre-et-Loire… tenté-je du bout des lèvres, brisant le suspens
ambiant.
Fier de moi, je sauvai la famille de l’ouragan
paternel.
— C’est normal, papa… en montagne… il n’y a pas de réseau.
Je xe l’instigatrice au suicide collectif puis écarquille les yeux a n qu’elle
se taise. Mais, bêtement, je l’interroge :
— Comment se fait-il que tu aies décroché ?
— Lucie me l’a demandé, elle était dans son bain !
— Tu t’es lavée ??? éructé-je si maladroitement que je crus entendre la voix
de mon père sortant de ma bouche.
Lulu me foudroie du regard que je renvoie en ping-pong à la préposée.
Le Roi David assiste impassible à la transgression de divers interdits.
D’humeur renfrognée, Henri renchérit :
— Mais quelle bonne idée. Tu pues !
— Bien sûr. C’est shabbat, con rme David. D’ailleurs, dépêchez-vous, il
faut se préparer.
— Ah donc, nous pouvons nous laver les dents ?
— Évidemment ! Toute la semaine. Qui t’a dit cela, encore ?
Je sou e un « haha » en direction d’Henri pour ne pas le citer et
envenimer la situation.
Aujourd’hui, nous sommes donc vendredi. Shabbat, jour du repos : de la
tombée de la nuit jusqu’au samedi soir, lorsque apparaîtra la troisième étoile.
Combien de fois l’avons-nous guettée lorsque nous commencions la
cigarette en respectant chabbat ? C’était devenu un jeu et une victoire de ne
pas fumer en ce jour saint (un de ses principaux interdits). En n, moi, au
début, je scrutais le ciel pour Henri qui, lui, fumait depuis ses treize ans,
l’âge de la bar-mitsvah, estimant être désormais un homme religieusement
parlant – même s’il avait dix-huit lors de celle-ci, comme je l’ai dit. Il était
grand de taille, et l’admiration que je lui vouais s’accrut dès qu’il en alluma
une. La fumée qui sortait de sa bouche le rendait encore plus beau, plus
prestant, plus important. Les lles n’avaient d’yeux que pour lui. C’était
mon modèle. S’il s’était fait prendre, mes parents l’auraient sévèrement puni.
Ils étaient dé nitivement contre, pour sa santé, ses économies. Pas de
discussion possible, même l’évocation d’une hypothétique idée de fumer
rendait Aba furieux : Henri n’était encore qu’un enfant. Ainsi naquit une
forte complicité entre nous deux. Je devins son éclaireur. Mon rôle se
résumait à l’avertir dès que papa se pointait soit au bas de l’escalier de
l’immeuble, soit sur les marchés, soit une fois même sur notre balcon où je
lui sauvai la mise. Quant à moi, je le rejoignis dans ces nuages de fumée lors
de ma première boum, mes quatorze ans révolus. Il me sembla entrer à mon
tour dans la cour des grands, ce qui se solda par de forts maux de tête et une
bassine au pied de mon lit. Je nis par crapoter et me donnais une
contenance auprès des lles. Le plaisir vint bien après, lorsque Henri et moi
commençâmes à fumer ensemble, à s’échanger nos clopes avec les copains.
Puis, de loin en loin, le samedi après-midi, nous traînions en ville, à boire
des cafés, et bafouions cet interdit en cachette des parents, de D.ieu, la
culpabilité en bandoulière.
Le jour de ses dix-huit ans, mon grand frère alluma e rontément une
cigarette devant nous tous, attablés autour de son gâteau d’anniversaire. Il
sou a ses
bougies et embrasa une « Rothmans International » èrement.
Maman prit son paquet : « Tu as vu, ton ls fume, et le plus cher en plus. »
Nous éclatâmes de rire. Les cigarettes étaient longues, serties d’une bague
dorée, donc coûteuses, selon ma mère ! Sa candeur désamorça la sévérité de
son mari. Il donna son accord à Henri. Le Roi David me demanda si je
tentais d’imiter mon frère. Je prononçai un « Non » sincère et me retrouvai
dans sa ligne de mire après cet épisode.
Ce vendredi est une journée particulière pour les endeuillés. Nous avons
vingt-cinq heures de trêve. Les interdictions sont levées.
Je comprends alors le lâcher-prise de mon père. Nous sommes aujourd’hui
autorisés à : nous doucher, enlever notre déchirure, nous vêtir d’habits neufs,
manger de la viande, boire du vin, rire a minima entre deux gorgées…
actions qui permettent petit à petit de se reconnecter à la réalité.
Cependant, le patriarche nous rappelle les censures du lendemain : pas le
droit de travailler, toucher l’argent, porter, allumer l’électricité, le feu…
Shabbat est un condensé des sept jours, le deuil en moins.
La monotonie de cette matinée laisse place à l’e ervescence sabbatique.
Papa se ressaisit et devient l’homme de la situation. Il s’a aire, s’agite,
s’énerve contre tout le monde mais surtout contre lui-même. Nous avons
beau lui rabâcher que nous serons n prêts pour l’entrée de la fête, il ne veut
rien entendre. Nous pique-niquons même dans la cuisine le délicieux
brunch préparé par les lles (œufs à la coque, pommes de terre et autres
salades israéliennes), a n de gagner du temps. Peine perdue, toujours cette
angoisse d’être en retard pour l’allumage des bougies. Il faut : nettoyer la
maison, mettre la table, cuisiner quelques entrées, se laver, se changer, se
hâter… Bientôt 5 heures, reproche-t-il à Lucie.
— Papa, il est presque cinq heures ! Nous allons le faire avec Christ…
Cherry, se reprend-elle, agacée.
— C’est pareil !
Son impatience m’a toujours mis en joie.
Hier, aujourd’hui, demain, les mêmes préparatifs, les mêmes rengaines, le
même folklore… une course contre la montre.
Petit, je croyais que shabbat commençait dès le mercredi. Je devais
accompagner maman au marché pour le ravitaillement, traînant la patte et le
chariot. Je rechignais. Aujourd’hui, je n’aurais plus honte. Pardonne-moi,
Ima.
Les provisions faites, maman s’activait dès l’après-midi. La maison
embaumait, elle me faisait goûter un peu de : frita, aubergines, carottes au
cumin, gerlouk, fèves, poissons frits, meguina… et puis du poulet aux olives,
une boulette ou deux, un petit morceau d’escalope panée…
Au menu du samedi midi, les entrées de la veille et la da na : un délice sur
terre (du blé avec pommes de terre, œufs et viandes mijotés). Puisqu’il est
prohibé d’allumer le gaz, le repas dore toute la nuit sur la plaque chau ante
à la lueur des veilleuses du saint vendredi.
La sieste qui s’ensuit donne tout son sens au jour du repos. Même papa
parvient à s’endormir.
Contraignant mais indispensable à l’introspection, la ré exion, l’étude des
écrits, shabbat est une parenthèse hebdomadaire, spirituelle ; communion
familiale entre D.ieu et les Siens.
Qu’il vente, pleuve, neige, je n’ai jamais vu mes parents ne pas observer
cette fête. Mon père, pilier de la synagogue, ma mère, de la maison. Je suis
admiratif de leur inaltérable ferveur.
36
Le calme est revenu malgré une tension palpable. Chacun est assis dans
son coin, en ébullition. Aba dans son fauteuil en cuir, xant la télévision
voilée, Henri, sur le canapé, la mâchoire serrée et scrutant l’horizon à travers
les rideaux écrus entrebâillés, Lucie et Christelle nissant de mettre la table,
dans un silence bouleversé, et moi, ne sachant où me placer, tellement
honteux. J’étais certes excédé, mais mon geste était disproportionné et
violent. Finalement, je m’assieds sur le trône du Roi David près du bu et,
dans un recoin, à l’abri des regards. Ces derniers sont fuyants, les
comportements étranges, les corps ressemblent à des statues de sel
intouchables. J’ai envie de prendre mon aîné dans mes bras, de l’étreindre,
de m’excuser simplement. Je le sens furieux, abasourdi, vexé d’avoir été
frappé par son petit frère, sans compter qu’il vient d’apprendre que son père
n’est pas son père. Cela fait e ectivement beaucoup en si peu de temps.
Pourquoi ne me suis-je pas contrôlé ? Je ne me reconnais pas. En quoi ce
mensonge a-t-il fait écho en moi au point que j’en ai perdu mon sang-froid
? La culpabilité me terrasse. À ma décharge, cette réaction n’est pas sans me
rappeler le chantage dont je fus l’objet, enfant. L’a ront, la honte, le
chagrin. Une fois encore, je me retrouve dans ce rôle de « petit dernier » à
qui la vérité est sans cesse cachée, pour me protéger – j’en ai raté
l’enterrement d’Ima. Dans ce cas précis, c’est pire. Henri a échafaudé un
plan machiavélique : inventer une dernière volonté – alors que je pleure ma
mère depuis cinq jours – pour me retenir et accomplir le deuil ensemble. J’en
ai marre de culpabiliser, c’est épuisant.
Cette émotion, je l’ai déjà ressentie. Nous avions six ans, Henri avait
traversé la route en cachette a n d’aller au supermarché voler un masque de
Zorro. Nous étions à table. Vers 13 heures, quelqu’un sonna si fort à la porte
que, pour la première fois, le son de cette maudite sonnette « rouillée »
retentit dans tout l’appartement. Nous sursautâmes tandis que papa se
précipita pour ouvrir. Il se retrouva face à un gendarme. Le petit garçon
Molina venait de se faire renverser. Tous se ruèrent sur les lieux du drame,
me laissant la charge de garder la maison et terminer mon assiette de riz au
safran.
Le pare-chocs avait embroché le côté du genou droit, sa tête percuté le
macadam. Il avait la jambe cassée, un trauma crânien, six mois
d’hospitalisation avec… tellement de cadeaux ! Ma culpabilité se transforma
en jalousie. Je savais pourtant que j’aurais dû lui prêter mon masque, il ne
serait jamais allé en dérober un. Aujourd’hui, la simple évocation de « Don
Diego » ravive ce souvenir brûlant.
Trente ans plus tard, elle me nargue de nouveau. Seigneur, faites que je me
réveille de cet horrible cauchemar ! Pourquoi, durant la Shiva, doit-on régler
nos comptes ? La douleur s’ampli e-t-elle ? Quand cesserons-nous de
mentir, dans cette famille ? Ces questions m’assaillent avec autant de larmes
saumâtres.
Henri s’e ondre au sol de tout son long, en boucle dans ma tête. Je ne me
savais pas si fort, si plein de rancœur. Accoudé au bras du fauteuil, visage
dans le creux de ma main, je xe le carrelage arabisant. Mon frère m’obsède.
Petite tape sur l’épaule, mon coude ripe, je me sens défaillir. Le Roi David,
debout face à moi, m’extrait de ma torpeur, me ramenant à la réalité. Il faut
se dépêcher, l’entrée de la fête est imminente. Henri et lui ne se sont adressé
ni regard, ni mot, ni accolade… chacun muré dans sa erté.
Dans très exactement cinq minutes, nous ne pourrons plus fumer. Nous
nous hâtons sur le balcon, Lucie, Henri et moi, pour allumer la dernière
cigarette de la semaine. Chaque bou ée est ponctuée par un « Dépêchez-
vous » paternel. J’aime l’entendre vociférer tel un rituel inévitable, me
rappelant la présence de notre mère, de nos sourires. Nous l’écrasons, cette
dernière cigarette. La Marlboro du condamné, comme nous avons coutume
de l’appeler, me laisse un goût amer.
Près de la photo de Louise, je dispose trois chau e-plats. L’incandescent
autel annoncera l’entrée de shabbat. Je craque une allumette, embrase le
premier, ma sœur le deuxième, mon frère le dernier. Chacun récite une
prière, plus ou moins audible, de protection familiale. Que notre mère
scintillante fasse rempart à toutes les agressions de la vie.
Le Roi David, lui, allume les deux bougies de
shabbat sur la grande table du vendredi. Il plonge dans sa Torah, ce qui
emplit l’appartement d’une douce religiosité.
Lucie, cheveux tirés en chignon, est vêtue d’un élégant tailleur-pantalon,
nous, en costumes sobres. Nos barbes d’une semaine nous subliment avec ce
petit quelque chose en plus que l’a iction grave dans l’iris.
Pour la lui avoir o erte, la robe à eurs rouges et bleues de Christelle
apporte une touche printanière à la toile familiale à laquelle manquent les
deux
« Sus/zanne », et dé nitivement maman.
Le sépia, toujours dans mon œil cyclonique, adoucit l’inévitable absence.
Nous attendons patiemment papa sur le balcon, dégustant le thé des
souvenirs. Face à nous, l’horizon du « petit jardin » que j’ai tant arpenté au
bras de Louise. Chacun est dans ses pensées, Lucie arbore un sourire gé –
à quoi peut-elle songer ? –, Henri, une moue contrariée ; ma chérie paraît
fatiguée…
Lulu brise le silence en évoquant les vêtements de notre mère. Il va falloir
s’en séparer très vite après les sept jours, a n que notre veuf ne soit plus face
à telle robe ou tel manteau, témoins de son irrévocable départ. Nous
devrons soit les jeter, soit les brûler, propose Henri, cynique, soit les o rir à
quelque œuvre de charité.
La meilleure solution est la troisième. Idem pour les lunettes.
Maman avait plus d’une vingtaine de paires, de diverses couleurs. Elle
aimait en changer au gré de ses humeurs et tenues. Nous décidons de les
envoyer vers des pays sous-développés via un site spécialisé. Au bout de la
terre, quelqu’un les portera sur son nez. Il aura les yeux d’Ima.
Le Roi David nous tire de nos élucubrations vestimentaires par un
tonitruant « Shabbat Shalom ». Nous nous embrassons les uns les autres,
comme le veut la coutume, mais le cœur n’y est pas. Néanmoins, quelques
sourires s’échappent de nos visages, de nos gênes. Je chuchote un « Pardon »
à mon grand frère dans l’embrassade, il ne répond rien si ce n’est une
pression de sa main sur mon épaule. Aba fait de même en lâchant « Mehila »
(pardon en hébreu) à son ls qui ne rétorque ni « Merci », ni geste, ni regard
à l’intéressé. Christelle y ajoute sa petite dose de maladresse, souhaitant
èrement à M. Molina un « Shabbat Shalosh ». Il la reprend sévèrement.
Nous nous attablons. Les femmes s’assoient.
Papa débouche la bouteille de vin a n de « faire le kiddouch ».
Spontanément, il propose à Henri, le ls aîné, d’e ectuer la prière sur le
vin, pour la mémoire de Louise. Ce dernier refuse catégoriquement, le
remercie en l’appelant monsieur.
Le verre plein, papa prie. Sa voix chevrote. Mécaniquement, je véri e si
maman n’arrive pas du couloir, avec le plateau de ramequins remplis de
radis, olives et autres pistaches pour l’apéritif.
Prière terminée, il nous passe le bordeaux a n que nous le goûtions à tour
de rôle, la tradition.
Mains lavées, nous récitons la bénédiction du pain (Motsë) et ainsi
commençons les hostilités.
Le dîner est délicieux, mais impossible de ne pas comparer les plats
cuisinés par les tantes avec ceux de notre chère disparue : la frita est moins
cuite, les fèves pas assez assaisonnées, les omelettes succulentes… Papa
conclut nos infantiles comparaisons par : « Rien n’est meilleur que les repas
de votre mère. »
Le plat de résistance, mangé en silence, n’est pas sans rappeler l’épisode de
ce poulet, élevé par Susanne enfant, que Lucie nous relate les yeux
pétillants.
Mes parents l’avaient acheté sur le marché. Notre petite sœur l’aima
immédiatement et le nomma Fitus. Elle lui fabriqua une cabane sur le
balcon. Il était si bruyant que nous l’avions rebaptisé Typhus. Les voisins se
plaignaient de plus en plus.
Un vendredi après-midi, au retour d’école, elle trouva le cabanon vide.
Avait-il pris son envol ? Elle interrogea maman qui dut lui expliquer,
désolée, qu’il serait à l’honneur ce shabbat. Lulu lui raconta qu’elle l’avait
plumé avec la pince à épiler. Henri et moi la remerciâmes de l’avoir si bien
nourri, qu’il aurait sûrement bon goût. Susanne pleura toutes les larmes de
son corps, répétant : « Je ne veux pas manger Fitus ! » Depuis ce jour, elle
est végétarienne.
Le dîner fut apaisé malgré la transparence d’Henri. Lulu est couchée, papa
aussi. Demain, synagogue aux aurores. La table est déjà mise pour le
lendemain midi.
Ma chérie, dans la cuisine, décompresse de cette éreintante journée.
Regard coquin, j’agite devant le sien un trousseau de clefs et lui chuchote :
« C’est chez Lucie, en face. » Elle me sourit, tire longuement sur sa
cigarette. J’explose en sourdine, reformule chaque interdiction en accéléré,
notamment : NE PAS ALLUMER, la plus grave devant l’Éternel.
Elle m’interrompt : mon père n’a jamais a rmé qu’il était prohibé de
fumer.
La voix blanche, j’émets un : « Pas de fumée sans feu ! » et lui arrache des
doigts, l’écrase aussi sec et scande un « Shabbat Shalosh » sarcastique. «
Shalom », me reprend-elle sérieusement.
Henri arrive, une Marlboro entre l’index et le majeur. Il se penche près de
la veilleuse, l’en amme par provocation à la lueur de l’âme de maman.
Christelle attrape son sac, mes clefs et se fraie un passage pour sortir.
Je dévisage le renégat, interdit, impuissant, dépassé.
39
Le canapé est déplié mais vide. La salle de bains, déserte. La cuisine aussi.
Où peut bien être Henri ?
Je véri e sur le balcon, seule la nuit l’envahit. Tout à coup, il paraît bien
vide, sans les vélos qui s’y entassaient autrefois.
Sur le seuil, personne. Me voilà dans l’ascenseur, direction onzième. Une
intuition.
Je pousse di cilement l’accès au toit de l’immeuble. Il est là, le rebord
sous ses pieds, prêt à commettre l’irréparable.
J’avance doucement, doté d’une énergie faussement sereine.
— Henri !!!
— Oublie-moi, je n’en peux plus… je ne veux pas faire un AVC !!!
— Tu as raison ! Fais-toi un Rez-De-Chaussée, nous sommes au dernier
étage ! Vas-y… jette-toi… qu’est-ce que tu attends ?
— Je ne suis pas un bon père, un bon mari, un bon amant… ai tout raté…
suis un mauvais… je trahis mon épouse avec une merdeuse, elle pourrait
être ma lle. Elle a un cul, quelle honte… mes enfants, je ne les ai même
pas vus grandir… et s’ils n’étaient pas de moi ? Regarde la tête de mon ls !
Il est laid, mais laid… il ne peut pas l’être, c’est pas possible, je suis sûr que
ma femme me trompe… elle me rappelle tellement Louise… comme elle
nous l’a fait à l’envers, je n’en reviens pas… si je l’avais en face de moi, je la
tuerais… Elle me manque, putain !
— Moi aussi, elle me manquait déjà de son vivant ! Rejoins-la… ce sera
une perte pour personne ! Tu seras enterré au jet de la pelle, c’est ce que tu
veux ! Ils ne trouveront pas de bon emplacement, ils ne te lâcheront pas…
tu ne vas pas revenir, en juif errant, en juif gérant, c’est pire : jamais patron !
Tu as toujours été le préféré ! T’es beau, grand, musclé parce que mon père
t’a éduqué, choyé, aimé… Moi rien, que des claques et des claques…
— C’est normal, tu étais tout le temps devant la télé, elle t’a élevé !
— Nous partageons le même désarroi, alors ! Tu crois détenir le monopole
de la sou rance ? J’ai quarante ans, je rate tous mes castings ciné quand j’en
ai, c’est-à-dire jamais ! Maman ne me verra jamais marié… pourtant je
fréquente une lle délicieuse… en n… elle n’est pas de chez nous !… Je ne
vais pas me tuer pour ça… Que veux-tu que je te dise ? En plus, je vais être
papa…
— T’es sûr d’elle ?
— Évidemment. « Quand il y a un doute, plus de doute ! » Tu me l’as
toujours dit, non ?
Sa tête, tournée vers moi, acquiesce.
— Tu as toujours été de bon conseil, mon Henri. Tu n’es pas P-DG par
hasard. Allez, viens, descends s’il te plaît… J’ai peur. Fais-moi plaisir, on
s’assied là comme au bon vieux temps.
Je sors une cigarette pour tenter de l’attirer.
— Tu as du feu ? Mon briquet ne s’allume plus.
Henri plonge de nouveau son regard dans le vide, me laissant seul derrière
lui. Je n’ose m’approcher de trop près et crains que, dans un élan de folie, il
ne se jette. Je me dois d’être convaincant tel que je ne l’ai jamais été. C’est le
rôle de ma vie. Je fais appel à ma plus grande sincérité d’acteur a n qu’il ne
commette pas l’irréparable.
— Allez, mon Riton, rejoins-moi… Ne fais pas le con ! Où est ta force de
te battre, ta foi en la Torah, ton envie de bou er la vie ? Bon, d’accord, tu
traverses une mauvaise passe, on en a tous. Papa n’est pas ton père, OK ! Il
n’y est pour rien, il a été lâche ainsi que maman, je te le concède. Mais ils
n’ont pas déniché le bon moment pour te l’avouer. Qu’aurais-tu fait à leur
place ? Rien… Moi non plus, d’ailleurs. C’est si délicat, di cile… Mais
aujourd’hui, tu le sais, c’est le plus important. Cela n’aurait rien changé que
tu l’apprennes il y a quarante ans ! À mon avis, ç’aurait été pire. Tu as pu te
construire, réaliser une formidable réussite parce qu’il te manquait quelque
chose, avec cette rage de vivre, de gagner, de gravir des montagnes. Tu es
l’incarnation même de la prospérité, tu as une aura digne des grandes
personnalités, une femme splendide qui t’aime, te voue un profond
respect, deux jolis enfants, tu n’as pas le droit de leur in iger cela. Tu
fédères, rassembles, généreux en toutes circonstances, les gens t’adorent. Et
dans les situations les plus critiques, tu te relèves toujours. Ton dépôt de
bilan est une broutille, tu as déjà traversé des échecs… Et alors ? Tu vas
remonter une a aire, j’en suis convaincu. Suis tellement admiratif de qui tu
es, j’ai même été jaloux de toi un temps, tout te souriait. Viens, on fume,
donne-moi du feu s’il te plaît.
Les sanglots dans ma voix font jaillir des larmes sur mes joues sans que je
les cherche. Henri me rejoint simplement, en embrasant nos deux cigarettes
de son briquet. Ma première bou ée me procure un bien immense. Nous
nous asseyons sur le rebord d’une cheminée au centre du toit. Il met son
bras autour de mon cou. Je suis ému.
— Merci, Adam. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Un trop-plein de vide.
Heureusement que tu es venu à moi, j’aurais pu déraper. Pardonne-moi. Je
suis épuisé, la semaine est rude, l’année a été extrêmement compliquée… Je
vais me refaire, tu as raison mon frère, j’ai traversé tellement de vents
violents, ils ne m’ont jamais déraciné. Grâce à maman aussi qui m’a tant
donné, conseillé, éduqué. Je sais que je vous ai fait beaucoup de peine à mon
mariage, je ne peux m’ôter cette image de vous derrière un pylône. Sensation
désagréable que vous n’étiez pas là, mais nous étions si dépassés par la fête,
le monde, l’orchestre, le traiteur… Excuse-moi encore Adam de t’avoir fait
du mal, j’avais bu, j’étais heureux et triste à la fois, ma femme pleurait à
cause de Lucie et toi tu refusais de t’amuser, de passer outre cet a ront, je
t’ai provoqué en te disant méchamment : « Si tu bloques pour cela, tu n’y
arriveras jamais dans ton métier d’acteur. » Je sais que tu t’en souviens ! Je ne
le pensais pas, tu as du talent. Je suis blu é lorsque je te vois sur scène ou au
cinéma. Si tu as été jaloux de moi, alors qu’est-ce que je dois dire !
Journal de bord
Les voix des hommes font taire celles des femmes. Elles n’osent plus
bouger. Les brushings parfaits, laqués, accentuent le statu quo imposé. De
temps à autre, elles reprennent leurs lamentations et font tourner les têtes,
agrandir les pupilles de certains qui leur intiment de se taire. Je m’amuse à
singer les grimaces de mes chères tantes. Mon neveu Jonas, les yeux rieurs,
lit parfaitement le kaddish avec cette même pureté que j’avais à quatorze
ans.
Les prières emplissent la pièce.
Papa allume la bougie de la sortie de shabbat. Que de veilleuses
en ammons-nous durant l’existence ! Chaque instant est important, marqué
d’une amme pour le début, la n d’une semaine, d’une vie. Il nous souhaite
à tous chavoua tov (bonne semaine) et fait passer le petit verre de kiddouch
dans lequel le vin humecte à peine les lèvres. Certaines dames trempent un
doigt dans le liquide bénit, s’humidi ant le cou de part et d’autre tel un
onguent protecteur. Combien de fois ai-je vu maman faire ce geste, rempart
au mauvais œil !
Nous en lons de nouveau nos « déchirures », buvons quelques boissons
servies par Suzie et Christelle. Les discussions vont bon train, les verres
tintent, les cigarettes s’embrasent sur le garde-corps ainsi que l’humeur des
pleureuses. Le portable d’Henriette ne cesse de sonner : « I Will Survive »,
de Gloria Gaynor, en guise de sonnerie. Francine explose comme mon père.
Telle sœur, tel frère.
— Tu ne veux pas couper la musique ou en changer ? C’est péché !
— J’aimerais bien mais je ne peux pas.
— Et pourquoi donc ? Si tu ne sais pas, je te la modi e.
— Non. C’est la mienne.
— Alors range ce téléphone. C’est le deuil, merde.
— Et où veux-tu que je le mette ?
— Devine. Il devrait rentrer, je pense.
Nous éclatons de rire, certains prenant la défense de l’une, d’autres de celle
qui a toujours imposé le respect par son franc-parler. Même papa esquisse
un sourire.
Ces joutes verbales ont coloré mon enfance, provoqué de la jubilation dans
les moments les plus
douloureux. Lorsque ce ne sont pas des larmes, les rires jaillissent.
Quelquefois dans la même phrase. Si l’œil de Tata Francine n’était pas
espiègle, ses reparties pourraient jeter un froid sur l’assistance. Sa voix d’une
raucité extrême accentue le folklore des épanchements. J’ai toujours été en
admiration devant elle. Pourvue d’une élégance à la hauteur de sa
personnalité forte en gueule, elle paraît toujours énervée. Sur le qui-vive en
permanence, sa présence témoigne de l’a ection qu’elle voue à sa famille.
Habitant Strasbourg, elle peut traverser la France entière a n d’honorer
naissances ou décès ou mariés, comme ce 31 décembre 1999 où elle a bravé
les éléments pour venir, coûte que coûte, au mariage d’une cousine.
C’était un hiver particulièrement froid et enneigé. Son mari avait insisté
pour qu’ils prennent le train. Elle s’en veut encore aujourd’hui de lui avoir
cédé. Les voilà donc assis dans le TGV, direction Lyon. Vêtue d’une longue
et belle robe à eurs en soie, recouverte d’un manteau de fourrure. Les
paysages, maculés d’une épaisse couche de blanc, passaient et trépassaient
dans la même seconde. Soudain, le train s’arrêta net sur les voies. Le
contrôleur demanda aux voyageurs de ne pas bouger et bien entendu de ne
pas tenter d’ouvrir les portes. L’attente qui ne devait durer que cinq minutes
se transforma en heures. Nous n’en étions qu’aux balbutiements du portable.
Tous redoutaient ce fameux bug de l’an 2000. Nerveuse de nature, son état
d’impatience ne cessait d’empirer, grignotait la tranquillité de chacun. N’en
pouvant plus, elle alluma une cigarette, bravant regards, ré exions et autres
quolibets. Elle aperçut l’un des agents entre deux wagons et le harangua
d’un « Viens ici… » pour obtenir de plus amples renseignements sur leur
avenir proche. Il ne s’approcha même pas, proféra quelques phrases
commerciales sans oser lui rappeler qu’il était interdit de fumer. L’attente fut
encore longue, trop longue. Dehors, le vent sou ait fort, la tempête
grognait aussi vivement que Francine… Au bout d’un certain temps, les
agents ferroviaires décidèrent d’ouvrir les portes et invitèrent les gens à
emprunter les rails a n d’atteindre la station la plus proche. Ma tante
s’enfonça dans la neige haute de dix centimètres, taille de ses talons. Le bas
de sa robe trempait dans la glace, ses pieds « on the rocks ». Elle pestait
contre son mari, les cheminots, le monde entier. Arrivés en gare, ils prirent
un taxi et roulèrent près de trois cents kilomètres. Les arbres tombaient sur
leur chemin façon « Mikado ». Pour rien au monde elle n’aurait raté le
mariage de sa nièce, parole respectée. Le danger était secondaire.
Angoissé, je guettais son débarquement tant attendu, faisant des allées et
venues entre la salle et le parvis du casino de Charbonnières. Peu avant
minuit, la pièce montée la t en n arriver, frigori ée, maquillage
dégoulinant, escarpins boueux, tenue de soirée fanée, mais en vie. Les
bourrasques étaient si puissantes qu’elle semblait léviter dans les airs. Du
trottoir d’en face, elle me regarda, une once d’agacement contenu dans son
œil vert, je tentai désespérément de refréner mon envie de rire, elle hurla un
« Qu’est-ce qu’il y a ? », sous-entendu : « Ne te moque pas, je suis ta tante,
tu me dois le respect, nous avons failli mourir mais nous sommes là. »
— Rien, Tata, je suis heureux de te voir !
— Moi aussi mon chéri, comme toujours. Comment vas-tu ?
Elle me raconta son périple dans les moindres détails, avec humour,
fumant cigarette sur cigarette, et, si j’avais été du voyage, je n’aurais pu être
plus précis. Son mari demeurait impassible avec ce léger rictus qu’il a
toujours arboré. Nous fêtâmes les jeunes mariés, le nouvel an jusqu’à 4
heures du matin. Ses célèbres pleurs ponctuèrent les danses sur la piste,
les verres élevés au ciel, sa gouaille pied-noir emplie de joie.
Les invités sont repartis. Jacqueline et Jonas attendent Margot sur le
palier, qui o re un dessin à son papy. Il représente une femme dans les
nuages, un bonhomme sur un banc qui contemple sa maison déserte. Mon
père refoule des larmes. Nous sommes tous touchés par cette scène
volontairement interrompue par Henri.
— Vous aidez votre grand-mère ? Hein, Jonas, je te parle ?
— C’est bon ! Ça va ! Je la snapchate tous les jours ! Hashtag tu me soûles
!
— Je vais te mettre une claque dans ta hashtagueule, tu vas voir !
— Salut, les gens, babille ma jolie petite nièce, ère du cadeau o ert à son
grand-père.
45
Le 13 mars 2012.
J’ai envie de crier à la terre entière : je n’ai plus de mère !
Les sept jours arrivent à leur terme, la vie va reprendre sans notre force
mentale. Parenthèse refermée, bulle envolée, je regrette déjà ces moments
familiaux. Tout à coup, de nouvelles angoisses jamais éprouvées encore
m’assaillent.
J’appréhende demain, après-demain, les jours qui arrivent… E roi du vide
maternel, que la famille se disloque, de ne plus avoir de repère, d’être incapable de
recréer un foyer aussi solide. Pourtant, la transmission a formidablement
fonctionné sur chacun d’entre nous : les valeurs, le respect, la foi, jusqu’à la
culpabilité.
Elle est ancrée au plus profond de moi. Oui, je culpabilise d’abandonner mon
père. Ou, du moins, l’âcre sensation rôde au-dessus de ma tête tel un vautour
guettant la mort. C’est bientôt le grand jour. Personne ne l’évoque, mais tous s’y
préparent. Je n’en ai aucune envie. Je souhaiterais tant rester dans l’écrin du cocon.
Hélas, il me faut rentrer, reprendre la scène, faire revivre mon Ima. Serai-je
capable de l’incarner tous les soirs avec aplomb ? Ma voix ne va-t-elle pas
défaillir ? J’ai un trac inouï.
Le septième jour
46
Lucie apparaît sur le balcon. Elle agrafe une épingle de nourrice sur le
chemisier de Susanne a n de couvrir son soutien-gorge.
Dès notre retour du temple, dans la matinée, mon père avait déchiré sa
chemise a n qu’elle nous rejoigne dans le deuil. Étrangement, il ne proféra
aucun reproche. Une question cependant : « Où est passée ta belle chevelure
? » Elle rétorqua timidement : « En Inde ». « Et Loire », terminai-je. Elle
me t les gros yeux et comprit instantanément dans les miens ma
couverture. Mon petit mensonge face à papa était sauf, même s’il n’en
croyait pas un mot. D’ailleurs, la façon dont il e ectua l’inévitable déchirure
traduisait son état intérieur : sa rancœur, son agacement et une colère
contenue, contrairement au jour où Susanne décida d’annuler son mariage
trois mois avant la date :
Nous étions attablés. Elle qui généralement ne mâchait ni ses aliments ni
ses mots, et qu’on surnommait « l’aspirateur », demeurait étrangement
silencieuse. Une fâcheuse tendance à gober le contenu de son assiette et à
parler prestement de peur que ses expressions ne lui soient aussi dérobées.
Ce jour-là, muette, n’ingurgitant pas la moindre nourriture terrestre. Nous
ne la reconnaissions plus. Inquiet, notre père s’enquit de son état. E rayée
par sa possible réaction, elle lui avait annoncé dans un premier temps son
besoin de quitter le nid familial. Il avait aussitôt aboyé. Personne ne
mouftait, ne sourcillait. « Ta mère est au courant ? », grogna-t-il.
Impuissants, nous assistions à l’engueulade entre le passe-plat et la cuisine
où Louise siégeait. Leur colère grondait plus encore. La scène était
surréaliste. Évidemment, maman savait. Les angoisses les plus in mes de sa
descendance, elle les devinait avant même qu’elles n’apparaissent. Son petit
plaisir : pousser son époux dans ses retranchements, le confronter à ses
propres craintes, si habituée qu’elle était à ces rixes verbales. Une
atmosphère de tragédie italienne envahissait constamment l’appartement.
Le Roi David xait l’esprit frondeur, lui rappelant qu’elle devait épouser un
homme « merveilleux » ! Elle exposa ses doutes quant à cette union. Il tenta
désespérément de la rassurer. Lui-même éprouvait des sentiments
contradictoires au moment de dire « Oui ». Aujourd’hui, il remercie D.ieu
tous les jours d’avoir eu de si beaux Molina bien sinueux comme il faut.
Le ton avait monté très vite : lapidaire, méchant, hargneux :
— Je n’aime pas mon futur mari.
— L’amour vient avec les années, lui dit-il.
— Jean-Charles est fou à lier.
— La folie, une vraie qualité pour la vie, lui assena-t-il.
— Ingérable-mesquin-manipulateur-mythomane-pervers narcissique.
— Les faire-part sont déjà partis, que vont dire les gens ? La honte va
s’abattre sur toute la famille ! hurla-t-il.
— Je pars faire le tour du monde.
— T’en as pas assez, du monde, ici ?
— Je veux être libre.
— Quand tu seras vieille, grosse et moche, la gorge sèche de tous les mots
que tu n’auras pas su dire, qui te mettra dans la bouche ce melon au goût
d’ananas ? Ton mari !
— IL EST AMOUREUX DE LUCIE ! !
Mon père lui mit une gi e aussi tonitruante que la dé agration de son
aveu. Sa main parut s’envoler malgré lui vers le visage de sa lle. Geste tant
regretté. Nous restâmes médusés. Même le silence en fut gêné.
Il souhaitait tant la marier. Il fallait annuler la mairie, la synagogue, le
traiteur, les costumes, les robes, les invitations, prévenir la belle-famille…
Quel courage ! Je pris une leçon. Elle avait préféré a ronter les foudres
familiales plutôt que divorcer un mois plus tard. Elle quitta la maison au
grand dam de notre mère. Lucie ne voulut plus jamais entendre parler de ce
type « au regard en dessous », aux intentions étranges. D’ailleurs, je ne
l’appréciais pas, Henri non plus.
Susanne disparut de nos écrans radar pendant quelques années. Nous nous
voyions en catimini au retour de ses nombreux voyages. Elle t un rejet de la
religion, des valeurs familiales, du mariage.
Elle appelait Louise de temps en temps. Elle lui en voulait de ne pas avoir
réagi à la claque paternelle. Jusqu’au jour où Ima menaça notre sœur aînée
de commettre une bêtise si celle-ci ne réapparaissait pas, lors de ses escales,
ne serait-ce que pour shabbat ! De guerre lasse, la globe-trotteuse dut
accepter à la condition sine qua non : M. et Mme Molina ne devaient plus
jamais évoquer cet épisode.
Aujourd’hui, il y a prescription. Aussi, l’indi érence de papa à son absence
au cimetière l’avais mise d’autant plus mal à l’aise. Elle se confondit en
excuses. Henri la réconforta, lui expliquant ne pas être la seule, me jetant un
regard complice.
48
Nous ne sommes plus tout à fait les mêmes et ma mère n’est pas la femme
que j’ai connue…
Mon père demande à Lucie de lui préparer une soupe : la « Rlelah », faite
de farine, d’un let d’eau, d’un œuf, de safran et de curry, que son épouse
aimait tant lui cuisiner le dimanche soir. Les habitudes alimentaires, repère
ô combien familial, si rassurant. Seule Lulu la touille aussi bien qu’Ima,
évitant les inévitables grumeaux. Tout est une question de savoir-faire. Elle
s’installe dans la cuisine pour préparer le potage dominical. J’en salive
d’avance. Je me remémore l’époque où, autour de la table familiale, nous
prenions un certain plaisir, Henri et moi, à chuinter comme le paternel.
Nous nous faisions gronder allègrement mais riions tout autant. Et Ima
prenait toujours notre défense. Elle disait à son mari : « C’est normal… le
velouté est aussi bouillant que toi, il faut qu’il refroidisse ! »
Henri, absorbé par la lecture de ses mails, demeure muet. La table est
bientôt mise. Trois chaises sur une rangée, trois en face, une en bout : celle
de maman. Il me semble deviner sa silhouette ancrée dans le cuir de l’assise.
Le Roi David s’y installe. Tous prennent leur place respective, Henri
nalement nargue papa en occupant la sienne.
Nous buvons le bouillon. Les lapements résonnent dans la pièce. Notre
patriarche, sans cesser de glouglouter :
— Ce que je vais vous raconter, je ne l’ai jamais dit à quiconque sauf à vos
frères, il y a trois jours… Louise, votre mère, m’a aimé mais pas tout de
suite.
Lucie tente d’intervenir, se refrénant aussitôt. Je suis pleinement conscient
de vivre un moment UNIQUE. Nos cuillères sont suspendues. Il ôte ses
lunettes.
— Quelques mois après notre mariage, je lui ai demandé si elle était
heureuse ! Elle a répondu : « Oui », j’ai rétorqué « Moi aussi » ! Et nous
t’avons eu, mais tu n’étais pas de moi… dit-il à Henri.
« Ses parents, qui s’étaient arrangés avec les miens pour taire les rumeurs,
m’ont donné la main de leur lle à laquelle j’étais promis. Elle n’en voulait
pas et s’était enfuie dans les bras d’El Mosnino. Personne n’est fautif, elle
désirait un peu de réconfort, lui un peu plus, ils avaient bu, ils étaient
jeunes… Ce qui devait arriver arriva, hélas sans un réel consentement…
Mon frère se ge, je me tends, les lles retiennent leur respiration.
— Évidemment, il a fallu étou er cette histoire et se marier au plus vite.
Quatre mois et demi après notre union, Louise avait de terribles douleurs au
ventre, à répétition. Nous consultâmes un médecin à l’hôpital qui lui t une
batterie d’examens. Les résultats tombèrent, elle était enceinte et avait fait
un déni de grossesse. Dès le lendemain, son ventre commença à s’arrondir.
Quelle surprise a été cette annonce, ne cachant pas un bonheur mâtiné
d’une forte culpabilité ! Nous ne te désirions pas tout de suite, mais
nalement tu fus le plus beau des cadeaux.
Nous sommes tous abasourdis par cette révélation à multiples tiroirs. Le
regard d’Henri s’adoucit à chaque mot prononcé par Aba. De la tendresse
émane de chacun de nos visages, puis de la rage se teintant
d’incompréhension suivie d’un soulagement, embrumé d’une irrépressible
envie d’embrasser notre maman. Papa boit un verre d’eau comme pour se
donner du courage.
— Néanmoins, un doute subsistait sur le fait que je sois le père, les dates
ne correspondant pas. Après un test de paternité, à mon grand dam, je ne
l’étais pas. Un avortement, impensable à l’époque, ne fut même pas évoqué.
Évidemment, j’aurais pu partir, divorcer… Suis encore là pour la simple et
bonne raison que j’ai su que votre mère deviendrait la femme de ma vie dès
le premier jour. J’ai fait preuve de beaucoup de patience, d’intelligence et
d’abnégation pour aider mon épouse dans cette épreuve. El Mosnino, qui
était comme un frère, ne sut jamais la vérité. Aujourd’hui, je peux vous
con er un secret : j’ai insisté auprès de ma chère et tendre pour qu’à ta
naissance on te prénomme Henri, un pied de nez à la fatalité. Et ce n’est que
le jour de tes deux ans que pour la première fois tu l’as appelée « maman » !
Elle t’a chéri très vite. Je t’ai élevé mieux que mon propre ls.
À présent, mon père xe Susanne dont les yeux sont embués de larmes.
— Au lieu de t’acheter un petit chien, nous t’avons fait un petit frère !
Susanne. Un vrai garçon manqué, à tel point que je me demande encore si
elle est de la gent féminine !
Ses sanglots sont troublés par un rire. Les yeux de mon père s’arrêtent sur
Lucie.
— Le troisième, on voulait un ls, on a eu une lle ! On n’a pas compris !
Il me xe intensément.
— Le quatrième, nous désirions un « petit homme », nous avons accouché
d’Adam. La persévérance paie toujours.
Je regarde Henri qui observe Susanne.
— Voilà, mes enfants, chacun est aussi important que les quatre pieds de
cette table ! Et si vous souhaitez qu’elle reste stable, chaque pied a sa place.
Lucie scrute Susanne qui jauge Henri qui me dévisage. Les pupilles de
Suzie et Christelle scannent nos réactions. La tension des sept jours décroît
en n. Le secret de famille n’en est plus un. Ma mère n’a donc jamais été la
femme que je ne pouvais imaginer qu’elle fût, même dans mes pires
cauchemars. Son honneur est sauf, sa mémoire bénie. Merci mon D.ieu.
Le Roi David se lève. Soulagé, il ressemble à un vieux danseur encore
agile. Comme si ses révélations l’avaient délesté d’un poids ancestral. Il
s’approche d’Henri.
— Elle devait te l’annoncer de son vivant. C’était ce dont nous étions
convenus. Même si El Mosnino est un accident, tu dois aller le voir ! Il
habite « La Californie », le quartier.
« Voilà, je suis votre gardien d’en bas, maintenant, maman celui d’en haut !
Votre soupe va être froide…
Journal de bord
Le 1er août 2012.
« Tu es mon garde du corps », me répète souvent papa depuis ton trépas, maman.
Il a jeté son dévolu sur le petit dernier que je suis a n de le guider, le surveiller, le
précéder au-devant de tout danger…
Je l’accompagne en Israël visiter ta sœur cadette que je ne connais pas.
La primeur marque les esprits. À juste titre : première fois, seul avec ton tendre
mari et en Terre sainte. Quel voyage mémorable !
Arrivés à Tel-Aviv, nous traversons l’immense aéroport en « petite voiture »
prioritaire pour personnes âgées. Son sourire narquois ferait de l’ombre à un
enfant de six ans : « Allez, au revoir, mon ls, à tout à l’heure et fais attention. »
Je le rejoins à pied à la sortie. Il s’est gaussé, ému, inquiété dans la même phrase.
J’aime tant ses expressions, ses regards, ses ré exions magiques.
Sur le parvis, je pousse désormais son fauteuil roulant « antifatigue », passe
devant les touristes a uant jusque la station de taxis. Nous sommes accueillis par
un chau eur sans âge au visage buriné. Juif russe, il parle l’hébreu comme moi
l’anglais mais nous parvenons à nous comprendre. Je négocie le prix de la course.
Les deux heures de route sont bravées par les sublimes paysages, la chaleur par les
bouteilles d’eau, la « clim » inexistante par les vitres ouvertes : Haïfa se trouve à
l’autre bout du territoire.
Nous sillonnons la ville qui ne dort jamais grâce à son application Waze,
évitant les embouteillages et autres obstacles à notre « périple jeune ». Le Roi
David n’a jamais aussi bien porté son surnom qu’en Terre promise. Il
s’enthousiasme à la moindre rue que l’on arpente, des boutiques avenue Dizengo ,
la Marina en bord de mer ou encore le marché à Ja a, aux senteurs d’Orient. C’est
à l’aune de son regard que je mesure l’impact de ce voyage sur son état. Il est
heureux. Je ne l’ai pas vu ainsi depuis le formidable shabbat précédant l’annonce
de ta maladie. Celui où nous fûmes tous présents ; même Susanne te t honneur.
À présent, le taxi roule à vive allure en compagnie du secret des couleurs de ce
pays : beauté des plantes, caprices du crépuscule, magie du ciel, pudeur du soleil…
Nos pupilles s’écarquillent devant la beauté de D.ieu.
Nous parcourons le Néguev. À la radio joue Daft Punk. Les têtes des deux
anciens à l’avant bougent impassiblement au rythme de la musique techno sortant
des enceintes. Devant moi, leurs nuques dansent comme les petits chiens en peluche
sur les plages arrière des voitures. L’image est tellement décalée. Je suis au cinéma
en plein road movie. Horizon perdu dans le désert, goudron du macadam auréolé
de mirages.
Papa m’apprend que vous étiez venus voici quelques années en pèlerinage sur la
tombe de grands saints. Vous aviez rendu visite à des amis, vous vous étiez
baignés dans la mer Morte – nous l’apercevons furtivement au loin –, ton
psoriasis géant s’était estompé un temps grâce aux bienfaits du sel.
Savoir que tu as pris cette même route que nous empruntons m’émeut. David a
des sanglots dans la voix, je le réconforte d’une douce accolade.
En n, nous arrivons dans une cité de banlieue aux bâtiments grisâtres à quatre
étages. Sur l’escalier de l’un de ces derniers, ils sont tous là, cousins, cousines,
maris, femmes, à nous attendre comme le Messie. Au centre de cette tribu, Tata
Simone : ta chair, ton sang, tes veines. Même regard, même peau, même odeur : tu
es en face de moi, maman, je m’e ondre.
Simone nous a reçus à ta manière… des tablées de quinze, vingt personnes en
permanence. Jamais fatiguée, toujours le sourire.
Un matin – tu vas rire –, nous voulions nous recueillir sur la tombe de ta mère
avec papa, Tonton et sa sœur très âgée, laissant ma tante se reposer. Cimetière
immense, pierres tombales écrites en hébreu, nous avons cherché Mémé pendant
plus de trois quarts d’heure. Introuvable. Dans notre quête, nous avions égaré la
vieille sœur âgée. La chaleur au zénith, j’étais fort inquiet… je n’aurais pas dû les
laisser m’accompagner. Hilare, papa ne cessait de répéter : « On n’a pas trouvé la
morte, on a perdu la vivante. » Cette histoire t le tour de la famille… Résultat
des courses : elle sirotait dans la cabane du gardien une anisette.
De temps à autre, nous restions assis sur le banc en bas de l’immeuble à regarder
passer le monde. Jamais je n’oublierai la rareté de ces moments.
Le huitième jour
53
Tous les voiles noirs ont été enlevés par Lucie, la table débarrassée,
l’appartement amboie. Les bagages sont disposés sur le canapé, papa est
assis face à la télévision allumée, Henri et sa femme sirotent un café tandis
que je si ote sans m’en rendre compte une chanson de Balavoine : « J’me
présente, je m’appelle Henri. Je voudrais bien réussir ma vie… »
— Adam ! C’est péché, grogne Christelle, un sac de poubelle à la main.
— « … être aimé… », rétorqué-je en y jetant ma chemise déchirée.
Suzanne se lève, en le son manteau et incite son époux à faire de même :
— Au revoir, monsieur Molina. Courage, dit-elle en lui faisant la bise.
— Vous partez déjà ? répond-il se raclant la gorge.
— Oui, nous devons récupérer les enfants à l’école, passer au magasin,
faire les devoirs… lâche mon frère au sourire gé.
— Et tu viens pour « le mois », à la commémoration du décès de ta mère ?
— Bien sûr, papa… même avant… !
David sort de sa poche une enveloppe blanche cachetée et la lui tend. Son
ls la prend, la regarde… Je parviens à lire par-dessus son épaule :
Henri El Mosnino : 5, impasse Beauvisage 69008 La Californie Lyon.
— J’irai la lui remettre, babille-t-il pudiquement.
Puis il range le pli dans sa veste.
Ils s’embrassent non sans retenue. Le portable de Lucie sonne, elle
décroche de la cuisine :
— Ne quitte pas… Bye, ma Suzanne, prends soin de ton mari… À
bientôt.
Elle reprend discrètement sa conversation téléphonique, calant l’appareil
entre son épaule et son oreille. Guillerette, elle prépare une salade de
tomates. Qu’est-ce qui la met donc en joie ? Je suis intrigué.
Ma sœur bouddhiste sort de la salle de bains, pimpante, légèrement
maquillée. Elle salue son homonyme sur le seuil et rejoint notre père. À son
tour, Christelle enlace ma belle-sœur pendant que son mari me chuchote
dans le corridor :
— Au fait, c’est réglé avec Vanessa.
— Oh, c’est génial, mon frère.
— J’ai même e acé son numéro.
— Oh, c’est dommage, mon frère.
Nous nous serrons fort l’un contre l’autre. Son épouse le hèle de nouveau
depuis la cage d’escalier. Il bise Cherry, claque la porte et clame derrière
celle-ci : « Ciao, Lucie, fais attention à toi, sœurette. »
Susanne caresse le front du Roi David. L’image est aussi rare
qu’émouvante. Son autorité paternelle balaie l’instant :
— Tu vas en n poser tes valises ou épouser Bouddha ?
— Non, je repars, papa, ne t’inquiète pas, je reviens bientôt dé nitivement
!
Elle embrasse Christelle fraternellement, me faisant un clin d’œil au
passage ; puis donne un baiser sur la bouche de Lucie – leur truc depuis
toutes petites. Son taxi klaxonne, je descends sa grosse valise. Au pied de
l’immeuble, le chau eur en faction, co re ouvert. Il y glisse ses a aires,
invite Mlle Molina à s’installer à l’arrière. Nous nous étreignons avec
douceur. « Maman te protège », me dit-elle. « Toi aussi, ma sœur »,
répliqué-je en claquant la portière. Le véhicule démarre, elle me fait un
signe de la main auquel je réponds d’un bisou de la mienne. Je lève la tête
par ré exe, au cas où maman nous guetterait de la fenêtre. En lieu et place,
désormais mon père.
De retour au logis, Lucie est toujours dans la cuisine, au téléphone.
J’aperçois par le passe-plat ma chérie, imperméable sur les épaules, se tenant
debout près du fauteuil paternel.
— À bientôt, monsieur Molina, clame-t-elle. Je peux vous appeler David ?
— Non ! éructe-t-il.
— C’est gentil ! Prenez soin de vous… Grâce à D.ieu, ces sept jours ont
été une véritable catharsis. Ce modus operandi religieux qui n’existe dans
aucune contrée me semble…
— Tu m’as soûlé ! Au revoir, ma lle…
Je m’escla e par tant de spontanéité d’un côté, du egme de l’autre. Je
revêts mon manteau en cachemire. Le patriarche embrasse tendrement la
serveuse sur le front. Il est temps aussi pour nous de quitter le nid familial.
Je l’invite sans plus attendre à descendre. Besoin de parler à mon père, seul.
Elle sort après avoir enlacé Lulu dans le vestibule.
Je m’assieds sur l’accoudoir et, pour dissiper tout malentendu, lui avoue
qu’elle se prénomme « Christelle ».
Yeux gés sur l’écran télé, voix comminatoire :
— « Chérie » n’est pas très catholique ! Bon retour, tacle-t-il sans douceur.
Désarçonné par sa froideur, je me lève malgré moi : dois-je le serrer fort ou
partir lâchement pour éviter l’a rontement ? Je récupère mon sac de voyage,
recule lentement, espère un geste d’assentiment, une tendresse, un mot
d’esprit me déculpabilisant de le
quitter ainsi. Mais rien. Glacial. Maman a tant sou ert de son tempérament
si er. Je reviens sur mes pas, bille en tête, m’agenouille.
— Mets-moi une gi e, mets-moi une gi e… je te dis. Tu comprendras
après !
De la lucarne, Lucie voit son père exécuter mes ordres, elle en fait tomber
son téléphone.
— Voilà, je l’aime. Elle est la femme de ma vie et elle est enceinte. Si tu
n’es pas content, c’est le même prix. Et si tu ne l’acceptes pas, je me tue, tu
réalises, je me tue.
Silence. Il me xe avec morgue. Suspens. Un
deuxième sou et tombe.
— Pour ton suicide ! Allez, dépêche-toi, tu vas rater ton train.
Je me relève et l’étreins fort.
La table est prête pour le dîner de ce soir. Ma sœur, sac sur l’épaule, dans
l’embrasure de la porte, me bise à son tour. Son portable sonne, elle
décroche :
— Je peux te rappeler dans cinq minutes ? lance-
t-elle avant de raccrocher, radieuse.
Le Roi David lui demande où elle peut bien aller à cette heure-ci. Elle
vient à sa hauteur :
— Juste chez moi. J’ai des choses à faire !
— Je n’arrive pas à savoir où est passée cette théière, chouine-t-il de
nouveau.
— On va la retrouver, papa, ne t’inquiète pas…
Dans ses bras, la tête par-dessus son épaule, je chuchote à la célibataire «
adoucie » :
— Tu diras à Pascal de m’appeler !
A chant un large sourire, elle me tire la langue. Contrat rempli, maman.
55
Je profère le vœu de téléphoner à mon père tous les jours que D.ieu fera.
Car, dans ma religion, les mots prononcés à haute et intelligible voix sont un
contrat moral avec soi-même. Et l’on se doit de le respecter. Dans le cas
contraire, ma conscience houspillera ma tranquillité.
Aux alentours de 20 heures. Le soir, la solitude bat plus fort. Si je suis
indisponible… je ferai en sorte de l’être ne serait-ce qu’une minute. Pour
l’entendre, lui parler, énoncer des futilités, donner de mes nouvelles, prendre
des siennes, tenter de combler le vide auquel il va devoir se confronter
désormais. Il sera tour à tour triste, en colère, impatient, fataliste, gentil,
doux, di cile, capricieux, nerveux, drôle, injurieux, paternel… Je ne lui en
tiendrai évidemment pas rigueur. Quelquefois, je simulerai un rhume, des
maux de tête, une grippe a n de l’inquiéter, lui réattribuer l’importance
patriarcale, qu’il ne se sente pas destitué de son rôle et reprenne goût à la
vie. Il ressassera les mêmes choses, les mêmes poncifs :
« J’étais sûr que c’était toi ! Si je te dis ça ne va pas, tu ne peux rien faire. Il n’y a
pas de changement, toujours pareil. Je n’ai pas vu une mouche de la journée. La
santé et le reste ça va. Le courage ne s’achète pas. La langue n’a pas d’os, elle se
délie souvent, fourche autant, jalouse doucement et attise le mauvais œil donc tais-
toi. Chaque jour à sa subsistance. J’ai mangé ma soupe… »
Je l’enregistrerai, le lmerai, gerai à tout jamais ces bijoux lexicaux a n de
ne pas les oublier. Alors que, pour maman, ma mémoire commence déjà à
défaillir. Quelques expressions me reviennent çà et là, mais le ou s’installe.
Son visage se dilue dans les ots du temps semblable au développement
d’une photographie en chambre noire. Nous aurions dû prendre plus de
clichés, plus de moments de vie… Nous aurions dû… Quant à la voix, le
pire ennemi du cerveau ! Je l’écouterai, cette cassette d’un vieux répondeur,
un jour…
À mon père…
Remerciements