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© Éditions Plon, un département de Place des Éditeurs, 2019


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Création graphique: Katia Monaci
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ISBN : 978-2-259-27759-4
 
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À ma mère…
Prologue

— Adam, c’est Henri…


— Ouais, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ça va ?
— Qu’est-ce qu’il y a ??
— C’est bizarre mais on n’arrive pas à te joindre sur ton portable…
— Qu’est-ce qu’il y a, Henri ? !
— Non, rien, Adam… C’était juste pour te dire que maman est décédée
hier soir.
Ma gorge se noue…
— L’enterrement a lieu aujourd’hui à 14 heures !
Je m’entends alors proférer une énormité :
— Mais je joue ce soir, Henri, c’est presque complet…
— Fais au mieux… Tout le monde arrive.
Adossé au mur du salon, je glisse jusqu’au sol malgré moi. Ma colonne
vertébrale heurte la plinthe. Je n’arrive pas à pleurer, à crier, à bouger. J’ai
mal.
Je revois ma mère assise face à moi, me rassurant de son regard
bienveillant, image qui peine à se ger et qui disparaît aussi vite que sa voix
me semble lointaine.
J’ai déjà peur de l’oublier.
Je pense à la cassette d’un vieux répondeur sur laquelle elle m’avait laissé
un message que j’avais précieusement gardé. Aurai-je le courage de l’écouter
? Un jour, peut-être…
Le canapé est vide. Ma mère n’est pas là. Plus là. Mes yeux se concentrent
sur un l qui dépasse du coussin couleur taupe. Il faut que je le coupe, que
j’annule la représentation de ce soir, que je me change, que je prépare mes
bagages, que je prenne un train, que j’aille embrasser ma mère… ma
maman… Ima.
Il faut, il faut !
Mes pensées se mélangent aux vêtements que je range fébrilement dans un
sac de voyage. Je suis au ralenti alors que mes gestes sont nerveux,
désorganisés et saccadés. Sensation étrange. Je me vois faire les choses
tandis que mon cerveau les a déjà anticipées. J’ai chaud. Ma tête est
brûlante. Que m’arrive-t-il ? Je respire profondément et j’essaie de ré échir
méthodiquement. J’en le une chemise neuve, endosse mon manteau noir en
cachemire, saisis mon bagage et claque la porte.
Je la rouvre aussitôt et cours couper ce satané l qui dépasse… Je regarde
la photo de ma mère trônant sur le meuble télé. Elle me sourit.
Moi, rien ! Pas une larme.
Le premier jour
1

Ce lundi matin, le TGV Paris-Lyon s’extrait d’un tunnel à deux cent


cinquante kilomètres à l’heure. Nous ne sommes pas en période de fêtes
mais le wagon déborde d’enfants qui braillent à la vie. Moi, j’ai envie de
hurler à la mort.
Je suis jaloux de leur joie, de leur insouciance, de l’innocence que je viens
de perdre.
Le sac de voyage que je serre contre moi me rassure tandis que Paris et sa
banlieue courent en sens inverse. Je ne bouge pas, ne veux pas, ne peux pas.
En n, des larmes roulent sur mes joues. Mais elles n’ont aucun goût !
Insipides ! Les lunettes noires ne protègent pas seulement du soleil.
Plus je pleure, plus les enfants chahutent dans un vacarme aigu, strident.
L’impression d’être au milieu d’une cour d’école me désespère. J’essaie de me
calmer, mais eux redoublent de cris et moi de sanglots.
Mon portable sonne :
— Alors, qu’est-ce que tu fous ? fulmine Henri. Il ne manque plus que toi
!
— Je suis dans le train, j’arrive… C’est quoi l’adresse  du cimetière ? J’ai
plus de batterie…
— C’est à Villeurbanne, à…
Plus de son. Une image vient me transpercer. Ma famille soudée autour du
cercueil de ma mère. Mon Ima attendant son benjamin. Moi, en retard,
comme elle me le reprochait souvent : « Toujours le dernier ! »
Le petit garçon assis à côté de moi fait éclater un ballon de baudruche. Le
wagon sursaute. Je le gi e, instinctivement, sans ré échir. Il hurle.
— Oh ! Excuse-moi ! Chuuut ! Je ne l’ai pas fait exprès !
Les moniteurs accourent. Je désamorce l’esclandre. Je pleure… Je pleure si
intensément que les mômes n’osent plus sortir un cri et encore moins
prononcer un mot.
 
De la fenêtre, je regarde dé ler les premiers immeubles gris de ma ville,
aujourd’hui tendus de crêpe noir. Le TGV entre en n en gare de Lyon-
Part-Dieu. Le train freine et s’arrête à cinquante mètres du quai, n’avançant
plus qu’au millimètre par heure. Le pousse-t-on à la main ? Bordel, je suis à
deux pas d’arriver, mais impossible de descendre.
La SNCF toujours à l’heure, mais sur les billets seulement. En n les
portes s’ouvrent. Je bondis du wagon, sac de voyage sur l’épaule, et cours. Il
pleut comme je pleure, des cordes. Je m’engou re dans un taxi.
— Bonjour, je vais au cimetière de Villeurbanne, s’il vous plaît ! Mais je
n’ai pas l’adresse !
Le chau eur m’accueille avec un fort accent roumain.
— Ah ! Il y a deux entrées ! Une du côté de Lyon, une autre du côté de
Villeurbanne.
— Villeurbanne…
— Villeurbanne nord ou Villeurbanne sud ? Parce que c’est pas pareil sour
le GPS !
— Le cimetière juif !
— GPS fait pas religion, juste les rues.
— Alors entrée sud !
— Vous enterrement quelqu’un de proche ?
— Faites vite, s’il vous plaît.
La voiture roule de plus en plus rapidement malgré les trombes d’eau.
Quelques silhouettes a airées çà et  là se outent puis se perdent. Fin du
voyage. Je règle la course, ouvre mon parapluie et me précipite dans le
cimetière.
 
Kippa sur la tête – o erte lors de ma bar-mitsvah – je fonce comme un fou
vers le cortège autour de la fosse où le cercueil vient d’être inhumé.
Les yeux baissés pour ne pas voir les miens, refusant de croiser leurs
regards par peur de m’e ondrer, je les entends lancer à tour de rôle une
pelletée de terre ou une rose dans la fosse. Arrive mon tour. J’ai peur. C’est
la première fois de ma vie que je suis confronté à la mort. Maman, ma petite
maman, tu dois avoir froid. J’aurais dû t’apporter une couverture. J’aurais
dû…
Je prends une poignée de glaise. Ma main humide, gluante, me dégoûte.
Pourquoi jeter de la boue sur celle que j’aime le plus au monde ? La motte
s’écrase sur le cercueil. J’ouvre les yeux, regarde et… blêmis. Le rectangle de
bois est orné d’une grosse croix en métal.
Mes yeux remontent vers les personnes qui m’entourent : dans l’assistance,
je ne reconnais personne. Pire, je m’aperçois que toutes les tombes alentour
arborent des croix. J’enlève discrètement mon petit couvre-chef. La honte
m’envahit.
J’ai quarante ans, ma mère vient de mourir, et j’ai raté son enterrement.
2

16 h 30. Un autre taxi me dépose chez mes parents. Je regarde l’immeuble


qui m’a vu grandir, il a vieilli. Comme moi ! Il a poussé dans les années
soixante-dix et m’a toujours donné cette impression d’immense paquebot
fendant l’horizon. Mes parents y ont emménagé deux ans après leur arrivée
d’Algérie. Ainsi nous avons investi l’un des quartiers les plus prisés du
8e arrondissement.
Le bâtiment m’observe de tout son long, de toute sa masse. Ses multiples
fenêtres sont des yeux qui semblent me reconnaître. Du haut de ses onze
étages, on dirait qu’il touche le ciel. Il avait autrefois une allure d’ours
polaire, bien beige, bien solide, bien imposant. Aujourd’hui l’animal est
a adi, sans âge. Un ravalement ne serait pas inutile.
L’Interphone est super u, c’est ouvert. Je monte l’escalier pour retarder je
ne sais quoi, le ventre noué, et compte les marches a n de ne pas penser…
Vingt-cinq… Vingt-six… Me voilà devant la porte, vernie jadis par mon
père tandis que je tenais le pot de peinture pour « apprendre ».
Par ré exe, j’appuie fort sur la sonnette. Mais à quoi bon ? on n’a jamais
entendu cette satanée sonnerie au timbre « rouillé », même lorsqu’elle était
neuve. Je frappe à la porte mais elle aussi est ouverte. Si toutes les portes
pouvaient s’entrebâiller aussi aisément dans la vie… Si…
En pénétrant dans l’entrée, je vois au bout du couloir mon frère Henri, ma
sœur Lucie, assis à la grande table de la cuisine, me xant telles deux statues
aux yeux mouillés. J’entends mes oncles, mes tantes qui geignent au salon,
pleurent, crient, gesticulent dans tous les coins. La famille Molina dans
toute sa splendeur et sa vérité.
Le chaos.
J’aimerais pleurer… salé.
 
Me voilà désemparé, perdu. Ce corridor étroit que j’ai tellement arpenté
au temps des culottes courtes. En forme de « T », la partie longue dessert
notre chambre faisant face au séjour, puis celle de mes sœurs et celle des
parents. La partie courte mène vers les commodités, la salle de bains et
en n cette « prison dorée », comme la nommait Ima, où elle a tant cuisiné.
 
Le papier peint est aujourd’hui couleur parchemin. Des cadres de grands
rabbins et autres pieuses lithographies le décorent. Ils protègent la maison
mais surtout la tapisserie. Entre Moïse, tenant les tables de la Loi, et Baba
Salé, illustre sage accomplissant des miracles, celui de la médaille du Mérite
donne à ma mère des allures de grande sainte. Maman est sous verre. Le
baiser que je laisse sur la vitre froide me ramène brutalement à l’idée qu’elle
est surtout sous terre. Le cerveau prend d’étranges raccourcis.
 
Mon père sort alors des toilettes, le visage creusé, le dos voûté, le ventre
rentré, les yeux cernés. D’une voix d’outre-tombe, il éructe :
— T’étais où ? Tu m’avais dit : « T’inquiète pas, papa, elle va s’en sortir. »
Voilà, elle est partie.
Le lourd silence qui lui répond me propulse dans la seconde religion de ma
famille : la culpabilité. À cet instant précis me gagne l’horrible sensation que
ma mère est morte à cause de moi. Alors je m’e ondre au milieu des miens.
Je suis au bord du précipice ! Pas l’once d’un grain de sel dans l’eau qui coule
de mes yeux. J’aimerais être comme la femme de Loth, à Sodome. D.ieu
avait demandé à Abraham, le saint des saints, de ne pas se retourner sur la
ville en feu. Le doute de cette femme l’a transformée en statue.
Maman a beaucoup insisté pour que l’on me prénomme Adam, comme le
premier homme. Je me sens au contraire le dernier des derniers sur cette
maudite terre. Atrocement seul.
Je suis comédien mais, désormais, mon rôle éternel sera d’être orphelin. Si
la réalité pouvait devenir ction, j’y incarnerais le personnage parfait.
 
Ce couloir que je trouvais autrefois interminable me paraît soudainement
tout petit. Après les reproches de mon père, mon frère Henri prend le
relais :
— T’étais où ?
Je réponds sur le même ton, d’une voix étranglée.
— Au cimetière ! Mais pas le bon !
En n, ma sœur Lucie vient m’accueillir et, sans prononcer un mot, m’aide
à ôter mon manteau. Ce fameux pardessus acheté avec mon premier cachet.
Ima disait que j’étais son prince lorsque je le portais… J’a ectionne
particulièrement ces trois lettres. J’aimais l’appeler ainsi de temps à autre
pour lui témoigner l’amour, le respect qui lui incombaient et qui lui
donnaient un statut de « reine ». Je fais de même pour mon père et le
nomme souvent Aba.
Sans s’appesantir sur les pensées coupables qui me vrillent l’estomac, Aba
retrouve son autorité légendaire.
— Les enfants et même toi, Suzie, en ligne !
Tels des gamins punis, nous nous alignons en rang d’oignons dans le
couloir.
Ils arborent la même chemise à carreaux, issue tout droit d’un vieux stock
du magasin d’Henri. Sauf la mienne, unie et violette. Armé d’un cutter,
notre père passe devant chacun et entaille le tissu au niveau du cœur. D’un
geste déterminé, rapide, violent. Je suis le premier déchiré !
À ce moment solennel de la Kéria, je les vois tous basculer instantanément
en noir et blanc… Comme si leur image sur ma rétine s’était gée dans
l’espace-temps. Je frotte mes yeux. Je ne comprends pas.
— Que cette déchirure symbolique exprime notre douleur et montre que
nous sommes en deuil, déclare le Roi David.
Suzie ose murmurer du bout des lèvres :
— Mais moi, fallait pas, monsieur  Molina… Cela ne se fait que pour la
vraie famille. Je suis juste votre belle- lle !
— Trop tard ! assène mon père.
Mon frère aîné se saisit de la lame et coupe à son tour la chemise de papa
tout en pestant contre le rabbin qui aurait dû pratiquer ce rite au cimetière.
— Vous êtes sûr qu’il était rabbin ? intervient alors Henri. Il a oublié la
déchirure, faut le faire, quand même !
 
Ma sœur Lucie se dirige vers la cuisine puis revient avec un œuf dur écalé.
Elle le pose dans ma main et m’ordonne de le manger. Henri et Suzie
insistent. Sous la pression de leurs regards, je l’ingurgite en entier, ayant
l’impression d’avaler une balle de ping-pong, puis balbutie quelques
onomatopées pour essayer de faire comprendre que je n’aime pas les œufs.
En vain. Encore et toujours les rites.
 
Mon père, agacé, se retire dans sa chambre. Je crois qu’il le contempler
pour la énième fois le cadre posé sur sa table de nuit où une femme brune au
visage tendre regardant son jeune époux sourit à l’objectif. Il doit se
souvenir :
Que cette jeune et jolie femme est notre mère.
Qu’avant nous, c’était son amoureuse.
Que là-bas, sous le ciel bleu turquoise d’Oran, elle était belle.
Que c’était lui ce beau brun, le Roi David, comme elle le nommait.
Que c’était des années plus tôt, bien des années plus tôt…
J’observe Henri puis Lucie puis Suzie. Pourquoi m’apparaissent-ils
toujours en noir et blanc ? Je ne saisis pas ce dé cit de couleurs, mes larmes
dessalées les auraient-elles e acées ? Ou n’ai-je pas assez transpiré des yeux,
comme disait maman ? Un haut-le-cœur me  broie les tripes. Pour ne pas
montrer ma douleur dans cette famille où l’on déballe tout. Ébranlé, je le
trouver refuge dans mon ancienne chambre, ferme la porte et m’allonge sur
mon lit d’enfant. Mes yeux xent les murs à la tapisserie bleu indigo – qui
m’apparaît grise – comme si je la découvrais pour la première fois. Quelques
photos encadrées de mes neveux ornent la tenture. L’a che de mon premier
spectacle, légèrement écornée, est punaisée sur la porte close. La erté de
ma mère. Un congélateur trône dans un coin. Le bruit de son moteur a
bercé tant de nos nuits à Henri et moi. Quelquefois nous empêchant de
dormir. Une  immense armoire laquée acajou remplit l’alcôve parallèle à
notre couche. À l’intérieur, des draps, des couettes, des nappes encore sous
emballage ; dans la penderie, le manteau en fourrure d’Ima, quelques-unes
de ses robes et les vestons de mon père. Une odeur de renfermé embaume la
pièce, me ramenant
irrémédiablement à mon enfance. Étrangement, elle  me rassure. Là, un
souvenir m’assaille : celui de maman, assise sur le bord du lit, nous racontant
la même histoire soir après soir pour tenter de nous assoupir.
3

« Adam mon chéri, il faut dormir maintenant, il est tard ! T’as fait tes maths,
au moins ? Bon, E = M6 ? T’es sûr ? Bonne nuit…
« Encore ? Tu veux que je te raconte une histoire ! Demain t’as l’école, tu seras
tout fatigué… Bon, d’accord, d’accord : alors, c’est l’histoire de Blanche… Qu’est-
ce tu fais, toi, là-bas, tu fumes au lit c’est-à-dire ? ! Tu crois que je t’ai pas vue
depuis t’à l’heure ! Donne-moi ça, Lucie, con squé ! Donc c’est l’histoire de
Blanche-Neige et les quinze nains. Un jour… Oui, Adam, ils sont quinze les
sept nains mon chéri ! Alors il y a, Atchoum, Grinchoum, Sageoum, Simploum,
Timidoum, Dormoum, Prospéroum, Travailloum, Loukoum, Abboum,
Matchbohoum, Youplaboum, Bénichoum, Benssoussoum et A eloum dit le
Myope, voilà ! Un jour, la sorcière Tata Ramoum et… Ben oui, David, ton ls il
préf ère, il retient mieux… C’est ma faute si la sorcière elle s’appelle comme ta sœur
? Qu’est-ce que tu veux encore, Lucie ? Un massage du cuir chevelu ! Pas de
problème ! Hop là… Et toi tu veux… Qui tu es toi ? Abdel ! Ah, tu dors à la
maison ! Et il est où, Henri ? Ah, il dort chez toi, et ben il faut le dire ! Non non,
tu peux rester, bonne nuit quand même ! »
 
La voix de ma sœur m’extrait de ce rêve éveillé et l’image de maman
disparaît.
J’entends de nouveau le timbre suraigu de Lucie.
— Merci Tata Rama d’être venue… Et remercie Tonton qui est déjà dans
la voiture… Et Rachel, et Gisèle, et Albert, et Georges, et Brigitte, et
Nicole…
Pour ne vexer personne, et encore moins tante Rama, Lulu cite chacun de
nos cousins déjà apparus à la maison. S’il existe un endroit où rien ne passe
inaperçu, c’est un enterrement. On peut se permettre de rater un mariage ou
un baptême, jamais des funérailles ! La honte mêlée à la peine de n’avoir pu
être là à temps me submerge de nouveau. Dans la religion juive, le corps du
défunt doit être inhumé le plus rapidement possible a n que l’âme s’élève
aussitôt. D’où cette urgence dans l’organisation des funérailles d’Ima.
Dans l’entrée, Lucie ajoute :
— Et encore merci pour les gâteaux. Vraiment fallait pas.
— Comment ça, fallait pas ? Rends-les-moi, alors… Tu ne les as pas
aimés… ? s’o usque Tata Rama.
 
J’esquisse un sourire, attends que la porte claque et sors en n de ma
cachette. J’entre dans la salle à manger de style baroque espagnol. Le bu et
avec ses
bas-reliefs de conquistadors, témoins sans voix de nos vies, trône toujours à
la même place ; contre le mur. Au-dessus, une immense toile représente une
famille heureuse en perspective rentrante. Face à ce bonheur encadré, notre
table ressemble aux ruines laissées par un ouragan : les plateaux de gâteaux
sont vides, les tasses de café, thé et autres verres d’alcool aussi. Les cendriers
débordent de mégots.
— Ça va mieux, Adam ? lance Lucie, revenue dans la pièce, avec tout
l’amour d’une grande sœur.
— Je ne digère pas les œufs, je ne digère pas les œufs, je ne digère pas les
œufs… Vous le savez bien.
— C’est pour commencer le deuil, objecte Suzie.
— Il ne fallait en manger qu’un petit bout… C’est symbolique ! fulmine
Henri.
— Ben, symboliquement, j’ai vomi !
 
Dans le salon, je sors un tee-shirt de mon sac, qui me fait immédiatement
penser à ma sœur Susanne. Elle me l’a o ert au retour d’un de ses
nombreux voyages, elle qui a toujours été entre deux avions. Petite, elle
voyageait déjà dans sa tête. Dans mes plus lointains souvenirs, quand elle
était là, elle n’était pas là. Je suis souvent dans la lune mais, elle, elle reste
dans les nuages. Cette belle lle brune, non rousse, non blonde ! Euh…
di cile à dire : elle change de couleur et de style à chaque escale.
Oui, nous sommes quatre enfants chez les Molina.
–  : un mètre quatre-vingt-cinq, quarante-quatre ans, poivre et sel,
svelte.
–  : un mètre soixante-huit, quarante-trois ans, colorée (di érents
tons), élancée.
–  : un mètre soixante-quatre, quarante et un ans, brune, ronde.
–  : un mètre soixante-quatorze, quarante ans, brun, mince.
Nous sommes tous beaux !
–   : un mètre soixante-treize, soixante-quatorze ans, grisonnant,
un peu nerveux.
Mon frère aîné, Henri, a épousé une « Suzanne » de substitution aussi
gentille que ma sœur est absente. Pour ne pas les confondre, on appelle ma
belle-sœur Suzie. Il manque toujours quelqu’un au tableau et aujourd’hui,
hélas, et dé nitivement, c’est mon Ima.
 
— Et Susanne, elle est où ? dis-je avec inquiétude.
— Je suis là ! rétorque Suzie.
— Mais non, pas toi, je parle de ma sœur !
Le ash d’un rêve me cueille dans la conversation. J’ai envie de le partager
tout de suite avec les miens.
— La nuit dernière, j’ai rêvé de maman : j’étais à son enterrement…
Le temps se suspend. Tout le monde me xe comme un peloton
d’exécution.
— Tu t’es trompé de cimetière, grince Henri.
— Ben, je suis allé à l’adresse du rêve ! biaisai-je avec mauvaise foi.
Je me mets torse nu pour retirer cette déchirure et en ler mon tee-shirt.
Mon frère s’approche calmement.
— Si tu pleures ta belle chemise toute neuve… je t’en o rirai dix si tu
veux…
Je lui réponds, en enfant gâté :
— Je n’aime pas ta nouvelle collection !
Henri me toise et découvre le dauphin que je me suis fait tatouer sur le
torse.
— C’est quoi ?
Mon arrogance rétorque :
— La marque de ma chemise !
Je soutiens le regard d’Henri. Et tout à coup, je sens qu’il me devient
étranger.
— Remets-la !
— Respecte le deuil, Adam, quémande aussi Suzie, du bout des lèvres,
tout en passant les plats à Lucie qui range en cuisine.
Je baisse la garde et m’exécute, ravalant ma rancœur.
À
J’en ai assez d’être toujours le dernier averti. À vouloir me ménager, ils
m’isolent plus que je ne le suis déjà. Ils me surprotègent, m’infantilisent. J’ai
tant sou ert lorsque j’ai découvert la vérité  : ma mère était  atteinte d’une
leucémie et non d’une simple
anémie. Je me souviendrai longtemps de cette date : 15 octobre. Invité à une
soirée parisienne avec Christelle, ma compagne. Entourés d’amis, nous
avons trinqué à la vie, dansé jusqu’à cet appel d’Henri sur mon portable. Le
bruit assourdissant m’empêcha d’entendre distinctement l’appel. Néanmoins,
au ton de sa voix, je compris que quelque chose de grave se pro lait. Je
m’échappai sur le balcon, le couperet tomba : leucémie chronique, il lui reste
entre trois et six mois à vivre. Pourtant, je lui avais rendu visite la semaine
précédente. Certes, elle passait ses journées à dormir, peinait à articuler, à tel
point que ses mots en devenaient presque inaudibles. Il s’agissait d’un
simple manque de fer, d’un gros coup de fatigue. Rien de plus, avaient-ils
insisté ! Mais là, Henri m’expliquait que ses plaquettes de sang étaient
défaillantes, l’opération trop risquée au vu de son âge. Une seule solution : la
chimio. Ce mot impossible, inenvisageable. Depuis quand les miens le
savaient-ils ? Ils m’avaient trahi. Une chape de plomb s’abattait sur ma
naïveté. Meurtri, désemparé, écœuré de leur foutue bienveillance. Alors,
aujourd’hui, qu’ils viennent se mêler de ma tenue m’exaspère et me rend
agressif.
 
Lucie me tend un Digedryl e ervescent pour soulager mes problèmes
gastriques, reprenant machinalement sa place de seconde maman, rôle
qu’elle n’aime pas même si elle y est attachée.
Elle verse ensuite du café dans une tasse et y glisse trois pastilles blanches,
en adressant un clin d’œil à Suzie qui la regarde faire.
— Apporte-le à mon père s’il te plaît ! Il est dans sa chambre.
Mon frère Henri s’est assis sur le canapé et lit la Torah en silence. Je
regrette de lui avoir tenu tête. Soudain mon regard se pose sur la page
ouverte du livret de famille qui traîne sur la table. Une annotation ajoutée à
la main me touche :
Molina Adam, né le 15 avril 1972 à Lyon
Toujours en retard.
 
Pour briser la glace, j’interroge mon frère :
— Maman n’a rien dit avant de partir ?
L’air gêné, il fait non de la tête.
— À moi, si. Elle m’a dit quelque chose, le coupe Lucie.
Nous voilà pendus à ses lèvres. Après un long silence, ma sœur poursuit :
— « Pourquoi as-tu mis cette robe ? » 
Persuadée de nous avoir révélé le secret du siècle, Lulu, raide comme la
justice, quitte la pièce.
 
Je reconnais bien là ma mère.
 
J’entends le chuchotement des femmes dans la cuisine. Même en deuil,
leurs langues sont vivantes. Je m’avance, m’accoude au passe-plat de la salle à
manger. Henri les rejoint et prépare méthodiquement une veilleuse. Il verse
trois quarts d’eau et un quart d’huile dans un petit pot de verre, puis allume
la amme et entame une prière à haute voix.
« Apaise notre douleur pour un repos éternel. Protège-nous, veille sur papa,
accompagne tes enfants tout au long de leur vie. Amen. »
La amme aussi m’apparaît en noir et blanc. Henri lui envoie un baiser
d’un geste de la main.
— C’est la veilleuse en mémoire de maman, m’explique-t-il. Elle doit
rester allumée pendant les sept jours ! Compris, le tatoué ?
Sans répondre, je vais chercher dans mon sac le cadre qu’Ima m’avait o ert
et viens le déposer tout près. Il me l’arrache brutalement des mains.
— C’est péché d’idolâtrer une image ! C’est comme les tatouages, Adam !
Bordel !
— Ce n’est pas une image, mais ta mère ! dis-je en replaçant la photo près
de la bougie.
 
L’arrivée de mon père, à pas lents, stoppe nos chamailleries. Les yeux
hagards, il arbore un rictus étrangement souriant :
— C’est pas grave… Ce sont les choses de D.ieu. Peut-être, dans sa
première vie, est-elle partie trop vieille, c’est pourquoi, dans celle-ci, elle s’en
est allée trop jeune…
À quoi tient ce changement soudain de ton ? Cette douceur dans la voix
qui nous surprend ? Sans nous regarder, notre père tourne les talons. Avec
Henri, nous le suivons dans la salle à manger comme deux petits canards
derrière leur mère, laissant Lucie et Suzie. Je ne peux m’empêcher de happer
quelques bribes de leur conversation. Dans notre famille, on entend les
femmes même à travers les murs.
 
— Quand même, je ne sais pas si j’ai eu raison de faire venir les enfants
aujourd’hui ! s’interroge la seconde.
— Pourquoi dis-tu cela ? Tout le monde était content de les voir ! Et puis,
maman aimait tellement ses petits-enfants, répond la première.
— Oui, mais deux heures avec cinquante personnes en larmes, il y a mieux
comme lundi après-midi !
— Pour la mort de ta mère, je les garderai si tu veux, raille Lucie.
Mon père, assis sur le tapis du salon, a l’allure d’un bambin en plein
caprice. Sa posture enfantine m’attendrit. Derrière lui, l’intemporel bu et
familial aux portes vitrées attire mon attention. Mon œil scanne les services
à café, thé et autres ménagères amoncelés au l des années. La erté de mes
parents résumée dans cette vitrine tout en dorures. Une tache rouge stoppe
net ma pupille aiguisée. Une poupée de porcelaine, vêtue d’un chemisier
blanc, d’une jupe couleur pourpre me ramène aussitôt vers mes dix ans. En
un battement de cils, je me revois la découvrant dans une poubelle de
l’immeuble. Au fond de celle-ci, elle reposait sur le dos, me suppliant de ne
pas la recouvrir des ordures familiales. Elle était comme neuve. Je l’avais
ramassée et m’étais empressé de la rapporter
èrement à maman.
Un jour, mes parents recevaient une amie chère, Mme Dona, de qui j’étais
secrètement amoureux. Sa blondeur et son élégance nourrissaient mes
premiers émois. Jolies jambes croisées sur le fauteuil en cuir, face à notre
musée miniature, elle avait remarqué ma belle trouvaille entre le service en
argent et les verres en cristal.
— Où avez-vous déniché une si belle poupée ? s’étonna-t-elle.
— Je l’ai trouvée dans le vide-ordures !
Ma spontanéité jeta un froid. Le regard de mon père et celui de notre
invitée me rent monter la honte aux joues.
— Il veut dire un vide-grenier ! recti a maman, me sortant de l’embarras.
 
La position puérile du Roi David – à quatre pattes  – m’extrait de mon
souvenir. Il glisse sa main sous le canapé, comme s’il cherchait son dernier
jouet.
— Et tu l’as eue, ta sœur ? Tu as eu Susanne ou pas ? demande-t-il à
Henri en soulevant un coussin.
— Je n’arrive pas à la joindre, papa !
— Essaie encore… !
Henri, en ls obéissant, compose le numéro.
— Ça sonne… C’est sa messagerie. Oui, Susanne, salut, c’est Henri… Je
voulais savoir… euh… si tout allait bien… et si euh… tu n’avais pas trop le
mal du pays… Euh je… euh… t’embrasse…
Il raccroche. Mon père s’agace sèchement :
— Ben questionne-la pour savoir s’il fait beau aussi… espèce de con, va !
— C’était le répondeur, papa !
— En n, tu ne peux pas lui dire tout simplement  : « Rappelle vite, c’est
urgent » ? coupe Suzie.
— Tu n’as qu’à appeler, toi ! rétorque mon frère, crispé.
4

Je m’éclipse sans dire un mot, le fumer sur le balcon. Je perçois chez mon
frère une sorte de retrait et d’évitement, je ne sais pas ce que c’est mais j’ai
l’intuition qu’il me cache quelque chose, je le connais trop bien. Et ce n’est
pas la première fois que je vois sur son visage cette expression. Comme
autrefois : ainsi un douloureux épisode a eure à la surface de ma mémoire.
 
J’avais douze ans et faisais l’école buissonnière avec délice. Hélas, ce cher
frangin avait intercepté l’appel de mon institutrice, Mme Babola. Après
s’être fait passer pour mon père, il avait raccroché, une étrange lueur dans le
regard.
D’un coup, la menace-chantage était tombée : si je ne faisais pas tout ce
qu’il disait, il s’empresserait de tout raconter à papa.
Je dus donc débarrasser à sa place, aller acheter le pain quand venait son
tour, essuyer sa vaisselle, laver les carreaux, faire le ménage, son lit, ranger sa
chambre… L’intimidation dura des mois. Jusqu’au jour où, à la n d’un
repas, je refusai de me lever. Dans ses yeux resurgit le machiavélisme qui me
terrorisait. Désespéré, j’éclatai en sanglots et déversai d’un jet l’angoisse
enfouie qui me rongeait. Mon père, mes sœurs, au lieu de me blâmer, lui
demandèrent des explications et lui ordonnèrent de présenter ses excuses
sous peine d’être sévèrement puni. Acculé, Henri préféra courir vers la
fenêtre ouverte et sauter dans le vide. Nous restâmes en suspens tandis que
maman, arrivant de la cuisine, se mit à hurler : « Ils me l’ont tué ! » Mon
frère retomba sur ses pattes tel un félin, glissant du premier étage au rez-de-
chaussée sans dégât, le même air triomphant dans les yeux.
 
Accoudé à la balustrade, mon regard s’attarde sur l’immeuble voisin,
perpendiculaire au nôtre, situé à tout juste cinq mètres. Sont-ce les volutes
du tabac sortant de ma bouche qui font s’ouvrir la fenêtre comme par magie
? Une jolie femme brune au regard malicieux apparaît. Léa, mon amour
d’enfance… Petite, elle habitait au rez-de-chaussée chez ses grands-parents.
Depuis, elle est montée d’un étage. Nous nous saluons, émus de nous
apercevoir.
— Ça va ? s’écrie-t-elle de loin alors que nous étions autrefois si proches.
Je hausse les épaules.
— La douleur te rend beau ! ajoute-t-elle.
— Je ne pourrais pas être plus joli, alors ! Merci d’être venue au cimetière.
Pourquoi la remercier ? Je ne sais même pas si elle s’y trouvait ! Lorsque sa
mère ferme les yeux, est-on forcément persuadé que l’ensemble du voisinage
assiste aux obsèques ?
— Tu m’as vue ? Moi non, répond-elle.
Bien fait… Gêné, je ne sais que dire.
 
Henri, le portable collé à l’oreille, apparaît. Je lui tends ma cigarette en
guise de calumet de la paix. Il sourit, aspire une longue bou ée avant de me
rendre la Marlboro. Une question me hante depuis toujours, et peut-être
encore plus aujourd’hui.
— Le corps de maman est resté sur terre, mais son âme, elle est où… ?
— Au cimetière, mais pas le bon ! dit-il, moqueur.
Nos regards plongent tristement dans le vide alors que Léa disparaît sans
dernier signe vers nous. Du coin de l’œil, mon frère guette discrètement ma
réaction. Je n’en montrerai aucune.
5

Nous rentrons dans la salle à manger où le Roi David, toujours en quête de


quelque chose, scande :
— Pourquoi cherchez-vous à tout expliquer ?
D.ieu nous prête un corps pendant soixante-dix ans et, après, c’est du rab…
Mon frère le coupe :
— Susanne est injoignable.
— Partir en séminaire alors que votre mère est malade…
Papa se relève et s’assoit dans son fauteuil en cuir défraîchi, placé depuis
toujours face à la télévision. Je m’avance vers lui et ose lui demander :
— Donc sa mission sur terre, à maman, était de faire des enfants ?
— Oui… Qui ose poser des questions connes comme toi !
Lucie s’active, les mains chargées d’un lourd tissu noir dont elle recouvre
les miroirs et l’écran du poste de télévision.
Henri ne peut s’empêcher de faire son rabat-joie en me prenant à témoin :
— C’est pour éviter toute manifestation de vanité personnelle. Toi le grand
comédien, ça te changera ! De cette manière, on ne pense à rien d’autre qu’à
maman.
— Quoi, c’est aussi péché de se regarder ? éructé-je pour l’énerver un peu
plus.
Soudain, mon père s’a ale brutalement dans son fauteuil.
— Papa… papa… Qu’est-ce que tu as ?
— Suzie… Appelle une ambulance, vite ! Vite !
Tout le monde s’a ole sauf Lucie, qui continue tranquillement à poser ici
et là ses voiles noirs.
— Inutile ! répond ma belle-sœur à l’instant même où papa émet un
ron ement, avant d’ajouter :
— Lucie a mis des somnifères dans son café !
Henri la fusille du regard.
— T’es folle. T’en as dilué combien ?
— Un… En n, deux demis ! répond Lucie, qui d’un coup n’en mène pas
large.
— Elle en avait déjà mis trois avant ! renchérit Suzie.
— Mais tu veux le tuer ou quoi ? s’emporte Henri.
— En plus, c’est du Stilnox ! crie Suzie bien distinctement.
— Du Stilnox ! répétai-je, hors de moi. J’en ai pris un quart une fois et j’ai
dormi trois jours !
— Ça va, s’assoupir deux heures, c’est comme faire une sieste ! Vous me
remercierez en n de semaine.
 
Lucie, vexée des remontrances hystériques de notre fratrie, part s’enfermer
dans la salle de bains. Je la suis. Après tout, elle n’a tué personne, juste tenté
d’endormir mon père a n d’avoir un peu de répit. Une attitude de bonne
guerre puisque lui, la guerre, il aime la faire pour tout, n’importe quoi et à
tous, comme autant de preuves d’amour. Crier pour montrer que l’on est
vivant, aimant, en bonne santé ! Moi je suis un fondamentaliste de la paix
mais ma famille plutôt extrémiste du belliqueux.
Un vendredi soir, nous étions à table, réunis pour célébrer l’entrée du
shabbat, fête hebdomadaire si chère à papa. Nous, les hommes, debout, mes
sœurs assises, ainsi que l’exige la tradition. Et ma mère en cuisine, comme
toujours. Papa récitait le kiddouch, la prière sur le vin, rythmée par des «
hein » agacés ordonnant à Ima de se hâter pour la bénédiction. Ses « J’arrive
» se mêlaient si bien aux incantations qu’ils semblaient inscrits dans la
Torah. Il nous arrivait d’ailleurs de prononcer les « J’arrive » avant notre
mère a n de désamorcer tout esclandre. Son sourire mâtiné d’irritation était
alors notre récompense, notre bonheur sabbatique. Ce soir-là, j’omis hélas
de prononcer un « Amen ». Le Roi David hurla si fort que sa coupe bascula
et inonda la table toute de blanc vêtue. Il devint aussi rouge que la nappe à
présent maculée. Personne ne dit mot, face au chef de famille, ne
laissant aucune entrée à la moindre controverse. La soirée fut exécrable.
Je pousse délicatement la porte de la salle de bains, où ma grande sœur
s’est réfugiée. Elle ressemble à une petite lle de quarante ans qui a commis
une grosse bêtise et me sourit timidement :
— Si maman nous voyait, que dirait-elle ?
— Elle clamerait : « Il manque Susanne ! Comme d’hab ! »
— Adam, tu ne peux pas lui en vouloir, sourit Lucie. Suivre un stage de
méditation bouddhiste en Inde est quand même plus important que les
funérailles d’une mère !
— Elle est en Inde ? Pourquoi ne me dit-on rien, à moi ? C’est ça, son
séminaire ? Notre sœur est vraiment à part…
— Non, elle est di érente. Tu te souviens, quand on était petits ? Le jour,
en n la nuit, où Susanne a failli nous tuer ? Ah non, tu dormais
profondément. Toi, si l’immeuble s’était écroulé, tu ron erais encore ! Elle a
toujours été amoureuse de Mike Brant. Après la tentative de suicide où il
avait sauté du cinquième étage, elle concocta un petit autel de fortune en
l’honneur de son idole, auréolé de veilleuses et autres bougies ridicules. En
pleine nuit, derrière le rideau de velours, la photo du bellâtre prit feu
comme une traînée de poudre. Si papa ne s’était pas réveillé à cause de
l’épaisse fumée noire que dégageait la tenture en ammée, nous serions avec
son crooner au paradis, et ton idiote de sœur, en enfer. Voilà pourquoi il est
interdit d’aduler qui que ce soit – même Mike Brant – à part D.ieu, conclut
Lucie en posant tendrement sa tête sur mon épaule. Tu es gentil de ne pas
m’interrompre, alors que tu connais l’histoire, bien sûr…
Je suis ému, gêné, même. Dans ma famille, la pudeur entrave les
sentiments que l’on exprime à travers des attitudes exagérées et des
comportements limite hystériques. Avares de signes d’a ection mais pas de
manifestations d’exaspération, voilà les Molina. Ce contact, cette proximité
et cette intimité inédites me font un bien fou.
Pas de doute, ma mère a fait de beaux enfants. Tordus comme il faut.
6

Suzie pose les derniers plats sur la table basse du salon. Henri murmure
une énième prière. Une cruelle absence recouvre de peine et de silence
l’appartement si bruyant d’habitude.
Deux heures après son malaise barbituré, le Roi David se dresse droit
comme un « I » de son fauteuil, le visage irradié par ce sourire qui le rend
beau :
— Le soleil se couche, le soleil se lève, il n’y a pas deux soleils. Déjà
pendant sa maladie, maman était programmée pour revenir…
Notre père repart dans ses errances philosophiques. Il vient s’asseoir à
même le sol au côté d’Henri. Lucie et moi les rejoignons. Nous voilà tous en
tailleur, face à une dizaine de plats : frita, aubergines, artichauts, carottes au
cumin, boulettes, etc. préparés par mes tantes. Un joli festin, garni avec
amour, qui me replonge instantanément en enfance. À l’époque où les
odeurs embaumaient la maison et où je croyais maman immortelle.
Si j’avais su… je l’aurais aidée, assistée, regardée, j’aurais appris chaque
geste, chaque recette, certainement compris l’amour et l’abnégation qu’elle
saupoudrait dans chacun de ses plats. Si j’avais su !
A n de masquer mon émotion, je ne peux m’empêcher d’ouvrir la bouche :
— Ah, on se la joue version Woodstock ! Au sol tout le monde est en
chaussettes… Henri, fais tourner le joint s’il te plaît !
Je regrette déjà ce propos inutilement caustique.
— C’est en signe de deuil, Adam ! éructe mon frère. Nous devrions même
être sur des petites chaises symbolisant notre déchéance, notre solitude !
Mais ici, il n’y en a pas ! Décidément, tu ne sais rien de rien et n’as aucun
sens des convenances.
Souhaitant lui être un peu agréable, je verse une anisette à mon père :
— Tiens, papa…
— Pose ça immédiatement, tonne Henri. Il est aussi interdit de servir !
— Du calme, il ne savait pas ! temporise Lucie en prenant, comme
autrefois, ma défense.
— Si, c’est grave, vocifère alors mon père. Pendant sept jours, on ne doit
rien faire. Ne pas écouter de musique, ne pas chanter, ne pas regarder la
télévision…
— Même éteinte ? osai-je, toujours dans l’espoir de détendre l’atmosphère,
une manie chez moi.
— Rien… Sauf se rendre à la synagogue et se faire aider par des étrangers
à la famille comme Suzie.
— Oui, monsieur Molina, nous allons rester enfermés sept jours ! regrette
cette dernière.
— La tradition l’exige, con rme Henri.
Mon père lâche alors une phrase qui me fait l’e et d’une dé agration.
— Et toi aussi, Adam.
— Comment ça ? Mais je dois rentrer demain à Paris. Je joue au théâtre,
tu le sais. Les réservations sont pleines, impossible d’annuler…
— Mais en n, Adam, imbécile et ignare que tu es, gronde mon frère  :
dans le judaïsme, le deuil dure sept jours. Pour rendre hommage au mort et
soutenir les vivants, la famille proche du défunt doit aider l’âme de celui-ci à
s’élever vers d’autres cieux. Donc, oui, nous respecterons les sept jours. Et
tous ensemble, toi compris, point barre. Tu peux retenir ça, t’es acteur je
crois ?
— Quel rapport ? Toi, tu es styliste et t’as vu comment tu t’habilles !
Papa adopte alors le ton ferme, autoritaire et intraitable qu’il avait le jour
où il a refusé l’achat d’un scooter pour mes seize ans.
— C’est ainsi, Adam. Tu as raté l’enterrement de ta mère, tu ne vas pas
une nouvelle fois la décevoir. De toute façon, c’est moi qui décide : tu restes.
Le visage fermé, les maxillaires serrés, raide comme un piquet et furieux, il
part se retirer dans sa chambre. En prenant soin de claquer la porte.
— T’aurais dû mettre huit cachets dans son café ! lance Suzie, vexée
d’avoir été comparée à une étrangère.
 
Le repas s’achève, avant même d’avoir commencé, dans cette ambiance
morose et pesante. L’absence de maman plane au-dessus de nos têtes.
Personne n’a daigné toucher à son assiette. Je me sens coupable. Ses mains
posées sur les genoux, Lucie xe la tapisserie. L’ongle de son index tente
inconsciemment d’arracher une cuticule de son pouce. Je ne distingue  pas
ses yeux mais les devine pleins de tristesse. Elle doit penser à Ima et à tout
ce qu’elle a fait pour nous.
Suzie non plus ne mange pas. Elle jette de furtifs regards à l’assistance et
tente de cacher son émotion. Henri, contrarié, se lève et se dirige vers le
balcon, cadenassé sur lui-même. Abattu, je décide de le rejoindre. La nuit
tombe sur cette sale journée. L’enfer sur terre c’est ici, mais je sais que ma
mère frappe déjà à la porte de l’Éden. Je le crois, je le veux.
 
Mon frère ne me voit ni ne m’entend et sort lentement une enveloppe de
sa poche.
— Ça va ?
Aucune réponse. Un long moment s’écoule et j’ose l’interroger de nouveau.
— C’est quoi, cette lettre ?
Henri ne bronche toujours pas. Sa cigarette se consume sur ses doigts sans
qu’il semble s’en apercevoir ou s’en soucier.
À sa mine grave, je comprends le courrier d’importance mais devine que je
ne saurai rien ce soir. Alors je m’éclipse sans bruit, traverse le salon où,
infatigables, Lucie et Suzie s’apprêtent à préparer le canapé-lit, pour
Henri et moi, et je me dirige vers l’entrée. Il me faut sortir.
 
Besoin de respirer, de quitter ce décor, cette ambiance, ces souvenirs, cette
absence. Nécessité de savourer quelques minutes de solitude volées à la
multitude alors que l’on m’ordonne de rester cloîtré pendant sept jours, en sa
compagnie.
 
Je referme doucement la porte et me recroqueville sur les marches du
palier. La pierre est froide, le faux silence aux sons étou és me surprend.
J’observe la cage d’escalier, la rambarde et ses barreaux de fer légèrement
rouillés, les marches recouvertes de ces éclats de pierre en puzzle
marronnasse typiques des années cinquante. Et je songe à ce que j’ai vécu
ici. À mon premier
baiser. À Léa… À ses grands yeux verts, à ses longs cheveux bruns, à sa
peau mate à faire pâlir ceux qui n’aiment pas la di érence. Nous avions déjà
fait deux tours du petit jardin, celui derrière l’immeuble, et je n’arrivais
toujours pas à exprimer ce qui brûlait mes lèvres. Elle en jouait quelque peu,
savait et, me poussant dans mes retranchements, prenait un malin plaisir à
être divinement belle. Et à l’instant même où j’allais oser ce dont je rêvais
depuis des mois, elle avait devancé mes intentions !
— On va se cacher loin des curieux ? Nous serons plus tranquilles, avait-
elle susurré si doucement que j’avais cru entendre : « Tu me plais ! »
Dans notre bulle d’idylle, mon esprit cherchait en vain un bon mot qui la
ferait rire, détendrait l’atmosphère, mais qui ne venait pas. Lorsqu’avec
audace elle posa sa tête sur mon épaule, je fus tétanisé.
— Léa ! Veux-tu sortir avec moi ? bravai-je, faussement à l’aise.
Elle se releva, écarquilla les yeux et lâcha, toutes dents blanches dehors, un
« Non ! » qui ssura mon cœur. Puis elle déposa tout doucement un baiser à
la commissure de mes lèvres. Mon organe vital battit de nouveau la
chamade.
— Appelle-moi demain, Adam, je t’annoncerai ma réponse.
Le lendemain, je lui téléphonai. Elle me dit « Non » de nouveau et nous
restâmes ensemble deux ans.
 
D’un coup, la lumière s’est éteinte. La réalité me rattrape. Vient la
première nuit sans ma mère  et j’ai peur de fermer les paupières. Dans
l’obscurité, les douleurs cognent plus fort. Je vois Ima dans sa tombe, ses
grands yeux en amande noir ébène clos à jamais. Une indescriptible douleur
me transperce. Ma tête tourne, mon corps lâche, je tremble.
Je pleure en n des larmes au goût de sel.
7

Un éclair, un éclat. Le plafonnier s’est allumé, mon père a surgi.


Sans un mot, il me tend le livre de psaumes que j’ai toujours vu posé sur sa
table de chevet.
— Avant d’aller te coucher, découvre, apprends, instruis-toi au lieu de te
contenter comme d’habitude d’un rôle de gurant.
Sans me laisser le temps de répondre, il tourne les talons.
 
Je sais que la tendresse et la bienveillance ne sont pas ses qualités
premières, mais cette cruauté me blesse. Une ancienne douleur renaît en
moi. Je le alors sur le toit de l’immeuble, où je me réfugiais enfant. Il ne
pleut plus mais l’air est frais. J’aurais dû prendre un pull. La mort de ma
mère m’a glacé. Je m’assieds et regarde le manteau noir de cette nuit opaque,
assourdissante de silence… Le quartier dort paisiblement. Je me penche
prudemment du haut de ces onze étages et perçois, en contrebas, une
lucarne éclairée bravant l’obscurité. Celle de Léa. Pense-t-elle encore à moi
? Ou bien à mon Ima qui l’aimait tant ! Soudain, sa lumière s’éteint. Je suis
dé nitivement seul. Étrangement apaisé, suprêmement serein.
 
À la lueur de mon iPhone, j’ouvre tranquillement le livret. Le halo
lumineux prend des allures de feu follet dansant sur les passages que le Roi
David a surlignés et que je me résous à lire.
« D.ieu a créé le monde en six jours et le septième jour il s’est reposé.
« La mort dans la religion juive n’est pas vécue comme une disparition
dé nitive : une étape vers l’au-delà.
« La famille réunie sous le même toit partage le quotidien pendant sept
jours.
« La famille n’aura pas le droit de sortir, de travailler, de se laver, de se
parfumer, de se raser, ni même de cuisiner. La seule ouverture vers le monde
extérieur sera celle des visites ; les proches et les amis.
« Elle sera seule face à son chagrin mais unie et confrontée à tous les non-
dits, les jalousies, les mensonges, les souvenirs que peut engendrer une
histoire familiale juive ! »
Je referme l’ouvrage.
 
Serons-nous à la hauteur de ce huis clos ? Arriverons-nous à nous
supporter sans écorner le deuil que nous devons à maman ? Cloîtrés dans cet
appartement, à l’écoute des moindres signes que ma mère nous enverra, il
faudra gérer la dichotomie entre son absence douloureuse et sa triste
omniprésence.
Décidément, une mère juive ne meurt jamais  : peu importe où elle erre,
elle continue de tirer les celles.
En observant les étoiles scintiller dans ce ciel in ni, j’en remarque une qui
brille plus que les autres… Ima.
Journal de bord

Le 8 août 1979.
 
J’ai sept ans.
Je suis en colonie de vacances à La Mure, dans l’Isère.
Ma famille ne me manque pas du tout. J’ai plein de copains et copines. Ils
m’appellent le clown de service… J’adore les faire rigoler.
Avec les moniteurs, nous avons créé un spectacle de n de vacances : « Samson et
Goliath ».
Pour la première fois, je suis monté sur scène, j’ai joué Goliath.
Le théâtre de la ville est complet, il y a cinq cents personnes venues nous
applaudir. Mes parents sont là. Au deuxième rang.
J’ai le trac mais je n’ai pas peur.
Je rugis pendant une heure et demie, le public rit, je ne sais pas pourquoi !
Peut-être parce que j’interprète un lion tout maigre qui porte un maillot de bain
orange et marron ? Ou bien les spectateurs savent qu’avant il était à mon frère et
que, du coup, il est un peu trop grand pour moi ?
En tout cas, je suis heureux sur les planches mais je n’ai plus de voix !
À la n du spectacle, maman m’a dit  : « C’est très bien mon chéri, mais tu as
maigri. » Mon père a ajouté : « Bon, tu ne vas pas jouer ça tous les soirs, les gens
vont se lasser. »
Quand je serai grand, je referai le lion, c’est sûr !
Le deuxième jour
8

J’ouvre les yeux. Il doit être 4 ou 5  heures du matin, j’ai dormi sur le
canapé du salon aux côtés d’Henri. Cette proximité nous rappelle notre
enfance. Et j’imagine, comme alors, maman nous apporter le petit déjeuner
au lit : il aura l’odeur du lait, du pain grillé, de la con ture… Mais non, elle
ne surgira pas en nous regardant tendrement. Elle ne viendra plus ! Je suis
éveillé. Une grosse boule dans la gorge, les muscles endoloris par le sofa
inconfortable.
Notre couche de fortune, improvisée par les lles, est sens dessus dessous.
Les coussins en cuir, retenus par un drap, sont par terre. J’ai passé toute la
nuit à essayer de les remettre en place. À la guerre comme à la guerre, quand
le rite impose d’être sous le même toit et séparé des femmes durant les sept
jours de deuil.
Une douce lumière éclaire les conquistadors du bu et. Je dors dans un
musée. Seule la rumeur de la ville envahit l’appartement. Allongé sur le dos,
je remarque une ssure qui court du lustre au passe-plat… Et pense à la
déchirure de ma chemise… Le plafond porte aussi le deuil.
 
Soudain, Henri se tourne vers moi. Et m’enlace. Je ne bouge pas, de peur
de le réveiller.
— Henri, dis-je du bout des lèvres, tu dors ?
Mon frère émet un « Hum » lointain.
— Tu crois à la réincarnation, Henri ?
— Un mort, un bébé ! grommelle-t-il en se remettant en chien de fusil.
— Donc si un avion se crashe avec trois cents personnes, autant de
naissances ?
Perdu dans les brumes du sommeil, il ne répond rien.
— Maman va revenir ! Peut-être en femme politique ? Elle avait du
caractère. Ou bien en homme ? Elle serait mon meilleur ami !
Je divague. Alors que mes paupières s’alourdissent, le passe-plat s’ouvre,
mon père apparaît, tel un diable sorti de sa boîte.
— C’est un va-et-vient permanent depuis la nuit des temps ! gronde-t-il à
l’heure où les coqs ne chantent pas encore.
 
Henri, sorti brutalement de sa torpeur, s’adosse à l’accoudoir du canapé-lit,
et me regarde, interdit.
— Certains partent à quinze, trente-deux, quarante-
huit, soixante-trois ans… ajoute papa. C’est ainsi. Maman va se réincarner
bientôt ! Il n’y a pas de
nouvelles âmes ! À part ces considérations, vous n’avez pas vu sa théière ?
— Laquelle ? dit mon frère, encore tout endormi.
— Celle d’Oran… Avec laquelle elle me faisait le thé ! Et rejoignez-moi à
la synagogue, j’avance… On devra dire le kaddish, la prière pour l’élévation
de l’esprit de maman !
Il referme le volet roulant (du passe-plat), un silence perturbé m’oppresse.
Depuis hier, mon père cherche sa femme au travers de cette théière. L’idée
me bouleverse.
Henri et moi restons sans voix. Nos regards xent les rideaux tirés. Le
calme est revenu.
— Henri, tu imagines si elle revient en abeille ? J’aimerais bien me faire
piquer par…
— Ta gueule !
9

Le réveil n’a pas sonné : 8 heures du matin. Nous nous levons en trombe,
réalisant que nous devrions être à la synagogue depuis une heure mais que
nous sommes encore en pyjama. Tels à l’adolescence quand nous étions les
derniers arrivés en classe, et comme alors je redoute toujours autant la
confrontation avec mon père.
Je suis dans l’entrée et veux m’enfuir. Habillé en moins de cinq minutes –
j’ai quelques années d’entraînement –, j’en le en n mon manteau, je prends
mon sac de voyage et ouvre la porte. Mon frère m’interpelle.
— Tu ne m’attends pas ? Où vas-tu ?
— Je rentre à Paris !
— Mais tu n’as pas le droit ! Faut te le dire comment, tête de mule ? hurle-
t-il.
Est-ce le sou e de sa colère qui repousse la porte ? Celle-ci claque.
— Tu écoutes quand papa parle ? Durant sept jours, excepté pour se
rendre à la synagogue, on ne peut pas sortir, ni se laver, ni se parfumer…
Même les dents, tu oublies !
— M’emmerde pas avec ces inepties ! J’ai des
rendez-vous, dis-je en rouvrant le battant.
— Tu les annules ! Tu dois cela à maman ; pas de travail.
— J’ai des rendez-vous ! Et ce soir, je joue…
 
L’huis claque de nouveau.
— Si tu estimes que ton théâtre est plus important que de te recueillir
pour notre mère alors va, va… Et nous en reparlerons dans six mois, quand
tu seras dépressif et regretteras cette fuite.
— Mais c’est si je passe sept jours avec vous que je vais devenir dépressif !
La main sur la poignée, je la tourne, prêt à sortir.
— La plupart des gens qui enterrent un proche sont au travail dix minutes
après et six mois plus tard on les ramasse à la petite cuillère, assène mon
frère d’une voix plus douce. Tu comprendras dans deux ou trois années les
vertus de ce rituel… Surtout après ce que maman m’a con é…
— Ah ouais, qu’est-ce qu’elle a révélé ?
— Elle m’a parlé de Lucie…
À ce moment même, cette dernière surgit du couloir en robe de chambre,
je crois voir mon Ima. Près de la veilleuse, la photo de ma défunte mère
semble me scruter. La amme fait scintiller son regard. Étrangement, la
porte se referme ; violemment cette fois-ci. Et la bougie s’éteint. Alors que
je ne crois pas aux messages de l’au-delà, je suis ébranlé : maman ne veut pas
que je le.
— Même si je reste, elle ne reviendra pas ! dis-je plus doucement, tout en
franchissant le seuil.
 
Lucie interroge notre frère :
— Que t’a-t-elle avoué, maman ?
— Rien d’important !
 
Il me rejoint sur le palier. Malgré les bruits de l’ascenseur, nous entendons
parfaitement ce que les lles se disent :
— Bien dormi ? demande ma sœur.
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ! répond Suzie.
— Tu as ron é pourtant !
— C’était Henri dans le salon ! Il est parti, Adam ?
— C’est lui qui a raison : seuls les fous acceptent de rester sept jours sous
cloche.
 
Je regarde discrètement mon portable : 8 h 30. L’angoisse de rater le train.
Mon frère appuie sur le bouton. L’ascenseur s’enclenche avec le vacarme qui
nous faisait rire autrefois. Une fois à l’intérieur, Henri me dévisage, je
contemple mes chaussures. Si je pars je ne vais pas à la synagogue. Arrivés
au rez-de-chaussée, il sort le premier, je lui emboîte le pas. Je n’aime pas les
con its, mon grand frère m’en veut, la culpabilité m’étreint. J’hésite encore.
 
Soudainement, nous nous retrouvons nez à nez avec le Roi David revenant
du temple.
— Espèces de… On devait être à la synagogue à 7  heures du matin. À
cause de vous, nous n’avons pu réciter le kaddish. Ma femme, Louise
Molina, en a besoin, l’âme s’élève à la lumière des prières.
— J’ai dû retenir Adam, il voulait regagner la capitale ! s’excuse l’aîné…
qui me xe avant de se détourner.
Il a lu dans mes yeux sa lâcheté. Pris au piège, je ne peux a ronter le père :
mon départ est compromis. Il faut renoncer. Je vais appeler mon attachée de
presse et annuler la semaine de représentations.
Le décès d’une mère est un motif majeur, quand même ! Puisque
j’interprète, seul en scène, une galerie de personnages autour de ma famille,
sans doute pour m’imposer un peu plus au sein de la mienne et continuer
désormais à faire exister maman, l’argument se tient. Maintenant, à moi de
l’accompagner vers l’au-delà a n de mieux la faire revivre ici-bas.
De toute façon, aurais-je eu la force de jouer, de l’incarner sans m’e ondrer
? Le doute a surgi, l’émotion aussi, l’amour blessé par l’absence. J’abdique.
— Donc tu restes avec nous ? questionne le patriarche.
Et je sou e un timide « Oui ».
— C’est OUI ! rétorque-t-il, un grand sourire aux lèvres.
— Et aujourd’hui, cours de kaddish ! Hier soir, je t’ai vu, tu étais en play-
back ! pérore le frangin.
 
Assis à la table de la cuisine, je raccroche. Mon attachée de presse avait
anticipé l’appel. Elle avait changé le billet de train.
 
La veilleuse de ma mère grésille comme attestant d’un sursaut de amme
et d’âme. Mais je la vois toujours en noir et blanc, comme tout ce qui
m’entoure !
Henri, dans l’encadrement de la porte, sourit en n :
— Merci, Adam ! Maman doit être heureuse.
J’entends mon père acquiescer.
— Elle l’a couvé trente ans. Il peut bien lui accorder sept jours !
Suzie tente de servir son beau-père.
— Un petit café, monsieur Molina ?
— Non, je le prends dans ma chambre ! Et
dépêchez-vous, les gens vont arriver.
Brusquement, il nous rejoint dans la cuisine et se met à ouvrir tous les
placards.
Suzie débarrasse la table, se saisit d’une serviette et fait une boucle. Ma
sœur la scrute d’un air interrogatif.
— Si tu veux que ton époux se montre plus aimant, tu fais un nœud à ton
torchon. C’est radical !
— Et pour trouver un mari, il faut faire combien  de nœuds ? réplique
Lucie, agacée d’une telle superstition.
10

Henri, installé face à moi, incarne le silence, captivé par le manège du Roi
David qui a sorti toutes les casseroles du placard, en quête de celle de
maman.
— Elle a disparu, conclut-il, e aré. Elle n’est pas partie avec, quand même
!
S’il ne la retrouve pas, papa – que je devine électrique – explosera de
nouveau.
— Tu as cherché sous l’évier ? suggère Lucie, accourant.
— Oui, éructe-t-il.
— Eh bien voilà ! On peut faire le thé avec celle-ci ! rétorque ma sœur.
— Non, il n’aura pas le goût de maman ! Plus rien n’aura la même saveur.
Je suis sûr que vous l’avez jetée.
— Oh ! Tu ne vas pas nous fatiguer pour une vieille casserole…
— C’est comme cela que tu parles de ta mère !… Elle m’a laissé seul ! C’est
ma théière, c’était ma femme, c’est ma cuisine… Sors, sors…
Et son cri se brise, sa voix s’étiole, des sanglots dans la gorge. Mon père
fond en larmes. Il attrape fermement sa lle par le bras et l’expulse vers le
palier du logis, comme s’il fallait évacuer tout ce qui lui résiste, tout ce qu’on
lui vole, tout ce qui traduit combien la vie d’avant vient de disparaître,
s’évaporer, s’évanouir, mourir. La porte se referme sur les hurlements de ma
pauvre sœur malmenée.
— Mais moi aussi je sou re. À moi aussi, elle manque. J’ai perdu une
mère, une copine, une voisine, une cousine… J’ai perdu quatre personnes en
une.
Et tout cela résonne depuis le couloir de l’immeuble.
 
Papa, ébranlé, un peu honteux de son accès de violence, part s’isoler. Suzie
regarde son mari à travers le passe-plat. Je les observe. La famille plonge en
apnée.
Le silence est revenu ! En sursis. La tempête rôdait mais a été tétanisée à
l’idée d’intervenir. Que maman a dû sou rir du caractère de son mari !
— Pour un « truc » tout cabossé, il s’agite. Quel malade, râle mon frère,
angoissé, pourtant habitué aux humeurs paternelles.
— Mais où est-elle, c’est pas croyable ? insiste sa femme.
— Une vraie Cocotte-Minute, il va exploser.
— Mais non, c’est une théière !
— Je parle de papa, Suzie, s’énerve Henri.
La Shiva, les sept jours de deuil, est censée
apaiser nos cœurs. Mais les heurts qui émaillent la
deuxième journée ne font qu’aggraver mon a iction. J’appréhende les
prochaines heures.
Henri est allé chercher notre sœur dans l’appartement mitoyen. Elle avait
su saisir l’opportunité de l’acheter voilà quelques années, pour être proche
d’eux. Trop, peut-être. Il sonne, elle ne répond pas.
— Lucie ! Allez, ouvre… c’est Shiva.
 
Ma belle-sœur, tête dans le passe-plat, ne bouge pas. Avec son teint
laiteux, sa peau diaphane, elle pourrait ressembler à un Picasso, si elle avait
le nez de travers. Mais il est droit, parfaitement « refait », avait révélé ma
sœur aînée. Je crois deviner ses pensées, soupçonne une grande solitude au
sein de son couple. Ce qui m’émeut et m’attriste.
 
— Lulu ! crie le religieux. Nous n’avons pas le droit de sortir, tu le sais bien
!
Aucune réponse. Seul le balancier de l’horloge rythme nos regards.
— Tu ne te laves pas, quand même ? ! C’est péché ! répète-t-il en tapant
encore et encore. Allez, sœurette…
— Je connais plein de juifs qui parlent à un mur, mais à une porte ! répond
en n l’évadée sortant de l’ascenseur. Je suis allée faire un tour de pâté de
maisons, se justi e-t-elle, éberluée de constater qu’on la croyait calfeutrée
chez elle.
Trempée, la chemise déchirée, les yeux rougis, elle a pleuré comme les
nuages. Alors elle part sécher ses larmes et celles du ciel dans la salle de
bains.
11 heures, dehors il fait sombre. Le temps se teinte de mélancolie. Les
Molina n’aiment pas les tempêtes. Nous avons perdu notre capitaine. Fine,
intelligente, conciliante, rusée, au caractère bien trempé, Ima a toujours
laissé croire à son mari qu’il était le maître à bord. Elle tenait la maison,
élevait ses enfants, nourrissait tout ce petit monde tandis qu’Aba rapportait
l’argent au foyer. Autoritaire, dur, acariâtre… Elle savait adoucir ses
humeurs et le hisser au rang de chef de famille. Mais c’était dé nitivement
elle, le pilier. Aujourd’hui qu’elle n’est plus, nous sommes en plein naufrage.
11

Mon grand frère pose une kippa sur ma tête et me tend la Torah, les
fondements de la parole et de la loi juive. Je l’ouvre. Le cours de kaddish
débute à la lueur de maman. Je me concentre, m’applique et tente de
prononcer le premier mot. Henri remet le livre à l’endroit. L’hébreu se lit de
droite à gauche, di cilement à l’envers. Je découvre pour la première fois la
prière des morts. Et commence :
— Veit que dalle !
— Veitkadal ! recti e l’érudit de la famille.
— Veit que dalle !
Il essaie de me corriger de nouveau quand ma sœur sort de la salle de
bains, lançant un « P » avant de disparaître dans le couloir.
— Alors ! Qu’a raconté maman à propos de Lucie ?
Henri se ge. Il tourne la tête à droite a n de voir si quelqu’un écoute.
— Elle m’a dit que l’on avait sept jours… pour… pour… (il regarde à sa
gauche)… pour lui trouver un mari, susurre-t-il en la voyant rejoindre
Suzie.
— Ah ! Les sept jours servent à cela ? ! ne puis-je m’empêcher d’ironiser.
— D.ieu a créé le monde en six jours et le septième, il s’est reposé : tout est
donc possible ! souligne mon frère, mi-nerveux, mi-souriant.
 
Les lles s’a airent. Chacune à une extrémité de la table, elles déplient
une nappe. Le lustre éclaire le visage de ma sœur. Un halo lumineux
enrubanne son joli pro l. Des lueurs éparses attisent son regard incendié.
— Il a créé Lucie aussi ! murmurai-je. Avec les hommes, elle est Lucifer !
Henri, courroucé cette fois, me traite de blasphémateur. Lulu arrive. Je
crache un « Veit que dalle » a n de brouiller les pistes. Elle ressort, un sourire
au coin des lèvres, me narguant d’un autre « P » au loin. À ce moment-là,
je remarque une ceinture d’électrostimulation autour de sa taille. Son corps
est agité de soubresauts. Comme si elle pleurait. Mais elle veut juste maigrir
en deuil. Je reste coi. L’image est totalement décalée. Mon frère aîné me
dévisage, ne comprend pas mon expression. Lui revient sur sa marotte et me
soutient mordicus que nous devons lui proposer un prétendant. Et ce en
haussant le ton et excédé ! Pourquoi ce énième accès de colère ?
Mon instinct m’alerte. Henri a che le même visage menteur qu’à ses dix-
huit ans. Celui qu’il avait lorsqu’il dérobait entre cinquante et cent francs
par semaine dans le tiroir-caisse du magasin de vêtements de papa. Avec
une façon de procéder ingénieuse : il choisissait sa proie : naïve et crédule.
Lucie fut la première, puis Susanne. Et maman, si gentille, faisait en sorte
de ne rien voir. Quand vint mon tour, je compris. Nous marchions dans la
rue. Sa technique était bien rodée : il simulait un lacet défait, s’agenouillait,
sortait discrètement le billet volé, le jetait au sol, puis s’écriait, enjoué et
heureux : « Oh, regarde, cinquante balles ! » Seulement, ce jour-là, je l’avais
vu extraire l’argent de sa poche et le déposer à ses pieds.
— Tu ne l’as pas trouvé, Henri. Je t’ai vu le jeter par terre…
— N’importe quoi ! Je viens de tomber dessus.
— Tu mens ! Tu voles dans la caisse de papa depuis des mois ! Tu n’as pas
honte ?
Pris en agrant délit, il était devenu rouge pivoine. Sa fuite con rma
l’aveu. Le soir même, les cinquante francs dormaient à l’endroit où ils
avaient été subtilisés. Je conservais ce secret pour moi, de peur qu’il ne
commette une nouvelle bêtise. Imprévisible Henri. Ayant déjà sauté du
premier étage, inutile de déclencher un drame familial de plus. Apparaître
dans la rubrique des chiens écrasés pour un vulgaire billet de cinquante
misérables francs, non : maman ne l’aurait pas supporté et nous aurions été
la risée du quartier. Après ce jour, il n’a plus jamais manqué un sou dans la
trésorerie de la boutique. La complicité fraternelle qui suivit m’emplit de
bonheur. Et je peux deviner à un battement de cils, à un soupir, un silence
entre deux mots son mal-être comme sa joie de vivre. Ses agacements
comme ses mensonges. Et là, sa tête me laisse penser qu’il dissimule
quelque chose.
Je lui rappelle qu’on ne doit pas sortir pendant sept jours. Que dénicher un
soupirant à ma sœur sans nous échapper relève de l’impossible. Lui me
rétorque avec évidence, et aplomb, que précisément la gent masculine va
venir pour les condoléances. Il n’existe donc pas de meilleur moment pour
faire les présentations.
 
Lucie se penche pour enlever un pli récalcitrant sur le joli tissu recouvrant
la table. Avec des gestes rythmés et précis, elle pique chaque olive à l’aide
d’un cure-dent. Suzie la regarde d’un air songeur.
Ma grande sœur est maniaque, pragmatique, déterminée. Je lui ressemble :
toujours en recherche de perfection, vérité, transparence. Elle, à cette quête,
elle excelle. À ses yeux, aucun homme n’est assez « parfait » pour réussir à la
charmer, à la cerner, à la canaliser, elle qui refuse d’aimer, par peur de ne pas
l’être. Elle coupe court à toute discussion lorsque je tente d’aborder la
question.
Mais Henri veut lui dégoter l’âme sœur. Quelle jolie idée, maman. Pour ta
mémoire, ton honneur et ton repos éternel, je te promets de faire tout ce qui
est en mon pouvoir pour aider mon frère. Notre sœur est di cile, certes,
mais nous y parviendrons. Autrefois, toutes les tentatives de rencontres
arrangées sont restées vaines, mais cette fois le contexte di ère.
Mon autodérision prend le dessus, je ne peux m’empêcher de lâcher un
bon mot, pour dédramatiser ou dérider mon frère :
— En fait, c’est du « speed dating »  : sept jours, sept minutes… Elle ne
délirait pas un peu sur la n, maman ?
— Non ! Votre célibat représentait à ses yeux un grand regret, maugrée-t-
il.
 
Lucie, pas de velours, réapparaît en cuisine. Surpris, je lance mon
laborieux « Veit que dalle » a n qu’elle ne saisisse point le sens de notre
échange. Toutes sortes de mignardises et son habituel « P » accompagnent
sa sortie. La douleur excuse la faim du cœur. Sœurette ne résiste pas aux
tentations gourmandes malgré son régime électrique.
Je ne mesurais pas le poids de ta requête, Ima. J’en prends pleinement
conscience maintenant que tu n’es plus  : partie avec cette angoisse. Je suis
bouleversé. Sincèrement. Avec l’aide de D.ieu, nous allons y remédier.
Amen.
12

Un bruit sourd retentit de la chambre des parents où mon père se repose.


Nous nous précipitons, a olés. Est-il tombé, blessé ? La lampe de chevet de
ma mère gît au sol, brisée. Papa, les yeux pleins de sommeil, ne pipe mot.
Son visage, déformé sous les larmes, voit sur le parquet l’amour de sa vie
parti en éclats. Son visage ravagé me rappelle le soir du cambriolage. Le
téléphone avait retenti dans la nuit et la police lui avait annoncé que sa
boutique avait été vidée de fond en comble.
De son stock si soigneusement organisé, si méticuleusement rangé ne
restaient qu’une chaussure orpheline et une ceinture, dépouilles incongrues
qui avaient interpellé mes dix ans. Les cambrioleurs – avertis – étaient
passés par les caves, creusant un trou dans le plancher, de sorte que la sirène
d’alarme, fraîchement installée, ne puisse se déclencher. Papa avait bien
entendu été suivi. Et son magasin, qui contenait vingt millions de francs en
marchandises – lui n’était assuré que pour cinq –, dépouillé. Assis dans le
fauteuil de la salle à manger, le trône du Roi David qui lui sied à merveille,
encore aujourd’hui, mon père gémissait. Je n’avais jamais vu un homme en
pleurs, de surcroît mon propre père. J’aurais voulu le prendre dans mes bras,
lui dire que tout s’arrangerait, que les gendarmes retrouveraient les pilleurs,
qu’il ne serait pas « contraint de faire les marchés en tant que forain pour
subvenir à nos besoins et payer les innombrables dettes », comme il le
répétait entre deux complaintes, mais je n’osai pas même poser ma main sur
son épaule. Que je regrette d’avoir toujours freiné mes élans de tendresse et
d’a ection ! Fichue, foutue, putain de pudeur.
Plus tard, nous apprendrons que « notre cambrioleur », cause de la ruine
familiale, surpris dans un appartement « en plein travail », en tentant
d’échapper au propriétaire par le balcon, était tombé du troisième étage et
s’était tué. La justice divine n’avait pas attendri les assurances.
Le Roi David, vieux monsieur fragile, nous le dirigeons vers le salon où
Suzie lui prépare un café, accompagné de gâteaux de Tata Rama. Lui, à la
merci de l’absence, se laisse guider sans rechigner. Une mère disparaît, un
père semble redevenir un enfant. Combien la mort bouleverse la hiérarchie
des familles !
 
Tandis que les femmes partent faire les courses pour la semaine, Henri en
pro te pour s’éclipser, je reste seul avec papa. Dans un silence épais,
seulement interrompu par le petit bruit qu’il fait en buvant son espresso.
Que de fois l’ai-je vu gargouiller au comptoir du café à 7 heures du matin
juste avant d’attaquer la journée de commerce !
Quelques mois après le cambriolage, papa avait en n obtenu, suite à de
longues semaines d’attente, une place de forain sur le marché de
Villeurbanne. Mon frère venait d’atteindre ses seize ans, moi tout juste
douze. Le dimanche matin, nous avions de nouvelles responsabilités. Avec
la mise en place du barnum de quinze mètres qui nécessitait bras et yeux.
Avec entre les tréteaux en métal rouillé des clayettes lourdes à porter qu’il
fallait dérouler tel un tapis de bois. Avec tous les cartons de vêtements à
décharger ! Avec, les matins de grand froid, la nécessité d’accumuler
doudounes, après-ski, et l’exigence d’être au mieux pour  exercer «
l’indispensable vigilance » contre les pick-pockets.
Notre rôle principal ? Surveiller l’étal des marchandises, les Lois, véritable
monnaie d’échange pour ceux qui les achetaient par dizaines a n de les
exporter en Algérie ou ailleurs, ainsi que les Lee, Levis, Wrangler… Sans
oublier les chemises, pulls en laine, en cachemire et autres entrelacs de
couleurs. Papa développait une énergie incroyable à demeurer optimiste – il
avait dû  fermer le magasin – mais ne se plaignait jamais, remerciait D.ieu
chaque jour de pouvoir faire les marchés. Comme la vente coulait dans ses
veines, la transmission avait opéré. Notamment chez Henri, capable de
vendre tout à n’importe qui. Son aisance à convaincre le moindre client
dubitatif m’impressionnait. Aujourd’hui, il tient la boutique de vêtements la
plus importante de Lyon.
Ce dimanche en question, nous avions peu dormi, comme à l’accoutumée.
Sortis la veille en catimini et rentrés de même, nous prenions le petit
déjeuner, en  silence, ensommeillés, lorsque notre père nous pressa pour
arriver à l’heure sur notre stand. Lui se préparait en faisant du bruit, ayant
ainsi la sensation d’aller plus vite. Nous avions délicatement fermé la porte
de la chambre a n que maman puisse continuer à dormir quand, tout à
coup, un grand boum provenant du couloir nous alerta. Suivi d’une invective
colérique : « Quel est le con qui a fermé cette porte ? » Papa l’avait heurtée
de plein fouet. Dans le corridor éteint, porteur de lunettes double foyer, il
n’avait rien vu. Maman, évidemment, se réveilla, tandis qu’Henri et moi
recrachâmes simultanément le café que nous étions en train de boire. Nos
éclats de rire, péniblement contenus, égayèrent sacrément notre matinée et
son aube naissante.
13

Je sors la serpillière, pour rendre l’appartement rutilant, comme si maman


allait arriver. Je plonge le balai dans le seau d’eau et l’essore. Je me sens
fébrile et mes mains s’agrippent au manche. Henri m’inquiète, papa aussi, et
je ne vaux pas mieux.
Nécessité de voir mon frère. Il a l’air d’être absent à lui-même, et ça ne lui
ressemble pas. Le balcon est vide, la salle de bains aussi. Si le passe-plat est
baissé, la porte de la cuisine entrebâillée, la pièce demeure déserte. Henri a
lé ?
Pourtant, son manteau est replié sur le dossier de la chaise. Au pied de
cette dernière, la lettre que mon frère tenait entre ses mains. Elle a
certainement dû s’échapper de sa poche intérieure. Je la ramasse, la regarde
de plus près. L’enveloppe est blanche, cachetée. Sur celle-ci est écrit un
nom, une adresse :
 
Henri El Mosnino
5, impasse Beauvisage 69008 Lyon
La Californie
 
Je la range dans sa cachette, remets en place le pardessus en prenant garde
que le pli ne glisse de nouveau. Puis m’esquive au séjour. Les arabesques du
carrelage hispanisant attendent d’être lessivées. Je m’accroche à mon outil,
immobile, pensif. Les conquistadors en bas-relief m’observent. Leurs
expressions sarcastiques me narguent, comme s’ils savaient le contenu du
courrier. J’entends une chasse d’eau, aperçois Henri sortir des toilettes et
s’engou rer dans la cuisine. Accomplir la mission que maman nous a con ée
s’impose. Prétexte de taille ; le sol peut attendre. Motivé, je lâche la
serpillière, le rejoins d’un pas alerte et lance :
— Opération Lucie !
Portable à la main, je fais dé ler le répertoire et m’arrête sur un prénom. Je
m’assieds face à lui, le combiné collé à l’oreille. Henri me dévisage.
— Oui, Simon ! C’est Adam Molina ! Tu te souviens de moi ? Nous étions
ensemble en colonie de vacances… Avec Roland !
Je fais signe à mon frère que j’ai peut-être un prétendant. Il paraît
décontenancé.
— Yes ! Tu vas bien, depuis le temps ? Mouais ! Tu vis toujours sur Lyon ?
En fait, j’appelle les gens qui ont compté dans ma vie pour leur annoncer
hélas la mort de ma mère ! Merci, Simon. Je serais heureux que tu passes !
Avec Roland ? Vous vous êtes mariés ? Félicitations… Avec plaisir.
Je raccroche. Mon frère réalise que je prends le souhait de maman très,
trop à cœur. Et c’est le cas.
Surpris, chagriné aussi, il suggère d’envoyer plutôt des textos. D’une voix
lapidaire, au ton lointain, les sourcils constamment froncés. L’ai-je jamais vu
le regard détendu ? À dix-huit ans, il était sujet à d’incessantes migraines et
Ima lui massait le crâne ; la tête posée sur ses genoux, le pouce dans la
bouche : il redevenait alors enfant.
Je le convaincs tout de même de téléphoner. Les SMS demeurent froids,
impersonnels. Au vu de notre mission, un appel permet de reprendre
contact et cibler les bonnes personnes. Il s’exécute, sans ferveur aucune.
Nous voilà, en tête à tête, en train d’égrener nos répertoires respectifs.
Chacun passe plusieurs coups de téléphone et réussit, sous le prétexte de la
Shiva, à attirer des célibataires endurcis à la maison.
Circonspect, il part lire la Torah dans le salon.
Au moins, nous avons quelques potentiels soupirants pour Lucie.
14

Mû par une énergie nouvelle, je me sens tel Samson, incroyablement fort,


suprêmement malicieux, divinement prêt à faire se rencontrer des
montagnes. Comme ce grand nazir, je porte une mission secrète, et
l’interdiction de me raser.
Je commence donc par retourner les chaises de la cuisine que je pose sur la
table a n que le palais de mon Ima soit des plus accueillant. La amme près
d’elle brille de plus belle. Je commence à éponger le sol avec la serpillière
lorsque le Roi David apparaît et me l’arrache des mains.
— Non, pas comme ça ! Pousse-toi, je te montre. Il ne sait même pas
laver.
Il m’explique méthodiquement les gestes.
— Mais laisse-moi nettoyer, papa. C’est mon plaisir, le ménage, cela me
permet de faire le point.
— Tu ne dois pas le faire souvent, alors !
Il me reprend le manche, e ectue des mouvements circulaires, les franges
touchent à peine le carrelage.
— Quand ta mère est tombée malade, on a eu le droit à une femme de
ménage. Lorsqu’elle vient, je le cache. Je ne veux pas qu’elle s’en serve !
J’esquisse un sourire, David arrête sa démonstration, me rend l’engin. Il
l’avait repéré au télé-achat et le trouvait à l’usage tellement moins fatigant
qu’une serpillière traditionnelle.
— Je l’avais acheté pour ta mère ! s’excuse-t-il au moment où l’Interphone
retentit.
Maman était une femme maniaque, précieuse, élégante. Il fallait que son
intérieur soit comme elle. Elle passait le plus clair de son temps à récurer la
cuisine, les chambres, la salle à manger… « On ne se sait jamais, quelqu’un
peut arriver à l’improviste », répétait-elle.
Henri interrompt sa lecture et va décrocher l’Interphone : Bernard, un de
ses amis et néanmoins nouveau prétendant, est déjà là.
De surcroît, il est médecin, m’annonce mon frère en raccrochant le
combiné.
Étonné, mon père me demande si l’un de nous est malade, en s’asseyant
près de la veilleuse. Sans lui répondre, je me précipite dans le couloir pour
voir à quoi il ressemble.
— Vas-y ! Ouvre, ouvre, ouvre…
— Tu ne lui sautes pas dessus ? grommela Henri.
 
À notre grande surprise, Lucie sort de l’ascenseur, encombrée de paquets.
Elle se rue dans la cuisine. Suzie cherche à se garer.
Stoïques, Henri et moi attendons le premier galant. J’entends alors mon
père geindre auprès de ma sœur. Le spectre de la solitude l’étreint,
l’angoisse. La plainte a toujours fait recette, dans cette famille. Il anticipe
déjà l’après. Désire-t-il sincèrement une réponse réconfortante ? Lucie
n’a ectionne guère les épanchements sentimentaux :
— Mais nous sommes là,  papa, dit-elle sur un ton de reproche tout en
rangeant les courses.
Le Roi David se ressaisit, il n’a pas besoin d’elle, de nous. D’une voix
enrouée d’émotion, il nous grati e d’une logorrhée sans point ni virgule :
« Une fois dans vos appartements respectifs vos habitudes votre quotidien…
serez seuls face à vous-mêmes la pensée incontrôlable du manque abyssal de
maman empiétera sur vos vies au moment le plus inattendu des larmes glisseront
sur vos joues devant une publicité idiote à la télévision dans le métro ou le bus la
vision d’un plat un soir à la maison ou au restaurant autrefois préparé par votre
mère n’aura ni son goût ni son excellence au détour d’une rue la vue d’une femme
vaillante lui ressemblant apparaîtra terriblement injuste vous aurez envie de
l’appeler un matin par ré exe le combiné à la main en plein élan rattrapé par la
réalité vous comprendrez un jour peut-être la peur de l’abandon une fois Shiva
terminée… »
 
À ce moment-là, l’ascenseur s’arrête sans tambour ni trompette. Quelques
accords musicaux auraient sancti é cet instant. La musique est prohibée
(durant les sept jours). Elle ne joue que dans ma tête.
Apparaît un petit bonhomme rondouillard avec une légère tonsure et des
lunettes. Sa tête est sympathique, son élocution quelque peu compliquée.
Des gouttes de sueur perlent sur ses tempes. Il ne parvient pas à dire un
simple « Bonjour »  : notre invité est bègue. Mon frère détourne le regard,
cherchant surtout à masquer son œil un tantinet rieur. Henri et Bernard se
font la bise, je m’aventure :
— Vous êtes médecin ?
Le prétendant acquiesce.
— Pour… quoi ? Il y a quelqu’un de mama… de mama… ?
— Ma sœur ! C’est une grande malade !
Mon frère accompagne son ami au salon. L’Interphone sonne de nouveau.
Je décroche. Papa me demande de la cuisine qui se cache derrière la voix
sortant de l’appareil. Je lui rétorque  : « Tonton et Tata », heureux qu’ils
viennent le visiter. Il s’irrite un peu plus et me lance : « Lesquels ? »
Je ne sais que dire. Je les ai toujours appelés ainsi. Peut-être sont-ils des
cousins éloignés de maman ? Au l du temps, ils se sont hissés au rang
d’oncle et de tante.
Oui, nous sommes une grande famille. Mon père est l’aîné de huit frères et
sœurs, ma mère, la cadette de quatre. Sans compter les femmes des uns, les
maris des autres, les cousins, cousines, neveux, nièces, grands-parents,
arrière-petits- ls, grands-oncles par alliance, amis proches… Pour moi, en
leur temps, ils symbolisaient à eux seuls « les rapatriés d’Algérie », tellement
nous sommes nombreux. Ils quittèrent Oran avec uniquement leurs valises
et la théière, laissant leur vie là-bas, fermée à double tour. La maison qu’ils
durent abandonner ainsi que tous leurs biens (voitures, appartements,
boutiques), devant s’enfuir quasiment du jour au lendemain. Maintes et
maintes fois, j’ai sondé mes parents  : la réponse était toujours la même,
guillotinant ma soif d’apprendre : « C’est du passé. » Peut-être une manière
de conjurer leur sort, d’oublier cette existence, ensoleillée de plénitude et de
douceur de vivre. Ils débarquèrent tout d’abord au Havre et furent parqués
dans un couvent. Ils n’avaient jamais vu la neige, connu le froid. Maman
entra dans un mutisme qui dura deux ans et coupa ses longs cheveux,
mutilation de son passé. Elle conserva longtemps sa chevelure noir ébène
dans une malle, avec cette déchirure jamais complètement refermée. Puis
certains partirent s’installer à Marseille – rappelant leur éden –, la fraternité
d’Aba à Strasbourg, Paris, celle d’Ima en Israël et nous à Lyon.
15

Revenant près de papa dans la cuisine, juste pour sonder Lucie, je l’avertis
avec légèreté que nous avons un invité au salon qui se prénomme Bernard.
Elle me compare aussitôt à la lourdeur de ses paquets. Rétive, elle détourne
le regard a n de cacher sa curiosité.
Ma sœur m’ordonne sur-le-champ de descendre aider Suzie.
Je disparais, sourire aux lèvres, croisant au passage mon oncle et ma tante.
 
Suzie est là, près de sa voiture, en n garée, le reste des courses déchargé.
Dans ses yeux, je distingue une discrète contrariété. Elle aurait aimé que son
mari fût à ma place ! Nous remontons avec les provisions. Suzie pousse la
porte entrouverte. L’Interphone sonne, je décroche. Mon cousin Raphaël.
J’ouvre tandis que ma sœur et ma belle-sœur vident leurs sacs.
— Tu te rends compte, Suzie ? Deux heures après la mort de ma mère,
Sylvie, l’épouse de Raphaël, a mis au monde une petite Salomé !
— Donc votre maman est peut-être revenue en Salomé ! rétorque-t-elle
avec ferveur.
— Je n’espère pas ! Tu as vu la tête de sa femme ! dis-je, amusé, pour
essayer de détendre une atmosphère de plus en plus tendue.
 
Notre cousin est arrivé. Nous nous enlaçons, je suis ému. Je regrette ma
boutade. Je l’invite à me suivre au salon et m’empresse de rejoindre les lles.
J’ai toujours préféré la compagnie des femmes.
 
Adossé au plan de travail, je grignote des pistaches. L’Interphone se
manifeste de nouveau. Lucie me regarde avec insistance. Je n’interromps pas
ma dégustation. La sonnerie résonne de plus belle.
— Tu vois, ta mère ne sortait jamais, et regarde : les gens dé lent comme
des perles ! a rme Suzie.
— Si ! Maman s’aérait ! Pourquoi dis-tu cela ?
réagit Lucie, très agitée.
 
Il est vrai qu’Ima ne sortait pas beaucoup. De nature timide, elle avait très
peu d’amies, si ce n’est Mme  Bocaud. Pas d’activité hormis celle de mère.
De temps à autre, elle allait se promener au petit jardin derrière l’immeuble
et passait certains après-midi à discuter en arabe avec une ou deux voisines
du quartier, lui rappelant sa vie à Oran. Elle revenait toujours le rouge aux
joues, heureuse. Lorsque nous sommes partis de la maison, ses sorties au
parc se sont
raré ées.
 
Les sanglots de ma sœur sont couverts par la sonnette.
— Je lui téléphonais trois fois par jour !
Ce maudit grelot assourdit ses mots.
— Qui vais-je appeler, dorénavant ?
— Papa ! dis-je en lâchant sa main pour me hâter vers la porte.
J’accueille Jacqueline, la maman de Suzie, accompagnée de mes deux
neveux, Jonas et Margot.
Avant de sortir de la cuisine, ma belle-sœur retourne le balai, espérant
ainsi écourter toutes les visites. Superstition !
16

Les convives sont assis sur le canapé du salon et sur quelques chaises en
rang d’oignons.
Nous, le clan des endeuillés, sommes au sol, comme le veut la tradition. À
hauteur du regard  : les entrejambes des visiteurs. Café, thé et autres
collations nous sont servis par Suzie. L’après-midi est teinté de retenue,
ponctué de sourires, de silences, de paroles.
À chacun sa petite maxime :
« Ce sont toujours les meilleurs qui partent ! »
« Elle s’en est allée si jeune ! »
« Au moins, elle ne sou re plus ! »
« Une mère est le pilier de la maison ! »
Fais-les taire, maman, s’il te plaît ! J’aurais préféré :
« Quelle femme moderne ! »
« L’élégance des non-dits. »
« La grâce et l’humilité réunies. »
Aujourd’hui, l’élévation de l’esprit ne sera présente que dans le kaddish.
Suzie reprend sa tournée de café.
Papa l’interrompt avec une de ses formules légendaires.
— Faites-moi du Lavanza ! Pas La grand-mère qui pue ! Je ne peux pas la
voir ! aboie-t-il, goguenard.
 
Nous nous escla ons. Il martèle aussitôt : durant les sept jours, la joie est
bannie. Il est si drôle quand il sou re ! Son humour fait mordre la poussière
à notre vague à l’âme. Nos éclats de rire laissent place à des étoiles dans nos
yeux. Merci papa.
Tout à coup, ma tante, sortie de son état léthargique, pose une question :
— Quel meilleur souvenir gardez-vous de votre mère ?
Étonnés, nous cherchons l’inspiration dans le regard de l’autre ! Je
commence :
— Grâce à maman, j’ai pu partir à Paris a n de devenir acteur.
Mes dix-neuf ans et mon bac en poche…
Je me revois devant la liste des résultats du baccalauréat, en train de
chercher mon nom : Molina.
En n je le vis, sautai de joie et ne pensai qu’à une seule chose  : j’allais
en n pouvoir monter à la capitale.
Je cherchai une cabine téléphonique et lui dis mot pour mot : « Maman, je
l’ai décroché et vais réaliser mon rêve d’enfant ! Ne pleure pas, Ima, ne
pleure pas… Tu m’aideras à convaincre papa ? »
Nous devions donc trouver le moment opportun.
C’était à la sortie de shabbat, un samedi soir en famille. Ma mère avait
acheté un gâteau et du champagne pour fêter mon diplôme. Nous étions
autour de  la grande table rectangulaire. Tous étaient au courant de mon
départ imminent, sauf lui. Échange de  regards complices. J’avais le trac,
l’impression de repasser un examen. Maman posa une magni que tarte sous
les yeux de son mari. Elle avait fait graver un message chocolaté, mon péché
mignon  : « À mon futur grand acteur parisien. » Notre père lut la jolie
phrase et me dit presque timidement :
— Tu pars quand ?
— Lundi matin ! bravai-je en fermant les yeux, de peur d’être gi é.
À notre surprise générale, il ne s’opposa nullement à mon projet, bien au
contraire, m’encouragea à concrétiser mon ambition de saltimbanque, me
demandant comment j’allais conjuguer les cours de théâtre, les études à la
faculté de lettres, les petits boulots…
« Je suis jeune, en pleine santé, n’ai peur de rien » fut ma réponse
spontanée emplie d’emphase. Il acquiesça en croquant dans sa deuxième
part de tarte et nit sa coupe d’un trait. Je n’aurais jamais imaginé qu’il
accepte si facilement mes projets artistiques ô combien insensés à ses yeux.
Puis, se levant de table, il clôtura le débat :
— Si tu franchis le seuil de cette porte, tu n’es plus mon ls !
Tout s’écroula soudain. Ma sauveuse répliqua, sur le vif :
— Si tu ne laisses pas ton enfant accomplir son destin, je demande le
divorce. 
Je partis donc à Paris le lundi comme prévu, sans encombre ni culpabilité,
accompagné jusqu’au quai de gare avec les larmes indispensables de ma
mère. Merci maman.
 
L’assistance est émue. Bernard semble un peu perdu au milieu de cette
famille. Il n’a de cesse de croiser et décroiser les jambes pour combler un
semblant de malaise.
 
Lucie prend le relais et raconte le jour de ses premières menstruations.
Mme  Bocaud, la voisine du quatrième, con rme cette anecdote. Papa la
foudroie d’un regard noir. Je n’avais pas réalisé qu’elle était parmi nous. Je
me suis toujours demandé pourquoi elle agaçait tant mon père.
— Nous revenions des courses avec Aba… poursuit ma sœur. Je boudais
parce que ma petite maman avait emmené Susanne en promenade. Lorsque
j’ai ouvert le co re, un pot de cornichons s’est répandu sur le sol. Papa m’a
gi ée et je me suis mise à saigner ! Il a eu très peur et m’a conduite aux
urgences. Nous avons été rejoints en catastrophe par ma mère et
Mme Bocaud, informées par une voisine de l’immeuble. L’in rmière nous a
alors interrogés. Notre père, embarrassé, lui a dit que sa lle de douze ans
perdait du sang entre les jambes… Tous les internes se sont mis à rire.
Pendant qu’ils le rassuraient… maman, attentive, m’a expliqué sans aucune
gêne le cycle de la vie et je suis devenue femme dans ses bras.
L’évocation d’Ima est si intense que je l’imagine arrivant de la cuisine, avec
son fameux thé à la menthe. J’ai les papilles a olées. L’appartement
embaume cette odeur d’antan. Je comprends pourquoi papa cherche sa
théière depuis deux jours !
Nous nous tournons tous spontanément vers Henri. Sa place est vide. Il
s’est encore volatilisé. Mme Bocaud prend la parole :
— Comment allez-vous faire, maintenant ? Elle va nous manquer à tous !
— Vous ! Ma femme ne vous aimait pas ! bougonne mon père en se
levant.
Elle ne comprend pas. La « réunion mémoire » est terminée. Les visiteurs
partent aussi vite qu’ils sont venus.
17

Je m’enferme dans la salle de bains. Le miroir est recouvert d’un tissu noir.
J’ai envie de me regarder, mais c’est interdit. Quel bonheur de penser
uniquement à maman, à la femme qu’elle fut. Le rite opère sur mon état.
Cependant, un petit morceau de glace est resté à découvert ; j’aperçois
mon œil, il est triste et rouge. Avec un peu de recul en inclinant la tête, je
parviens à la distinguer entièrement. Je décèle sur mon visage l’épuisement
des yeux de ma sœur, l’accablement de mon père à la commissure des lèvres,
le poil dru de la barbe naissante de mon frère ; je ne me reconnais pas.
Sur le lavabo, un tube de dentifrice, abandonné. Mon esprit contradictoire
reprend le dessus, tant pis pour l’interdiction, je me lave les dents
rapidement. Un zeste de fraîcheur m’enivre la bouche.
J’entends alors Suzie rejoindre Lucie dans la cuisine.
— Il est infernal, ton père ! Même au cimetière lors des condoléances, il a
dit à Mme Bocaud : « Faites la queue ! Comme à la boucherie ! »
 
Adossé à la porte de la salle de bains, je pense à Christelle, mon équilibre,
mon oxygène. Seule Lulu connaît son existence. Elle n’est pas juive, mais je
l’aime. Je n’ose la présenter à mon père ! Ma mère aussi était dans la
con dence, m’en parlait peu. Elle me savait bienheureux et ne voulait que
mon bonheur. Elles avaient même dansé ensemble sur une musique
orientale à la bar-mitsvah de Jonas où j’avais daigné l’inviter en tant
qu’amie. Henri ne semblait pas dupe.
Nous nous sommes rencontrés sur une pièce de théâtre où mon acolyte et
moi prenions en otage une antenne ANPE, exigeant un travail. Christelle
faisait partie de la distribution. Nous devions nous embrasser pendant une
scène. Plus les représentations avançaient, plus les baisers s’allongeaient et
perduraient jusqu’en dehors du plateau. Troublées, émoustillées, nos petites
personnes sont tombées amoureuses tandis que nos personnages l’étaient
déjà. Nous ne nous sommes plus quittés. Complices, amants, aimants, fous
l’un de l’autre, nous rions en permanence. Elle m’a beaucoup soutenu durant
la maladie de maman – la sienne est décédée bien des années plus tôt. Elle
connaissait la tempête que j’allais traverser et respectait le fait que je la
présenterais ultérieurement. Son élégance à rester dans l’ombre de ma
famille me fait d’autant plus culpabiliser. Je m’en veux tellement d’être si
lâche, si peu courageux, si trouillard. Le matin où j’ai appris la mort d’Ima,
j’ai appelé ma Christelle pour lui annoncer la terrible nouvelle. Elle n’a pas
décroché – elle savait – et a débarqué vingt minutes plus tard à la maison.
Elle m’a serré fort, si fort que j’en ai encore des frissons. Nous n’avons
quasiment pas dit un mot, sur le trajet de la gare en voiture, me permettant
d’avoir mon train in extremis.
 
Je sors mon portable  et l’appelle. Pendant les sonneries, je pense à cette
jolie personne qui partage ma vie. Est-ce le décès de ma mère ou l’évocation
de ses souvenirs qui me rend si sensible, doux, tristement lucide à propos de
l’existence ?
Une chose est sûre, ma pudeur légendaire s’évapore de plus en plus.
Simultanément, une angoisse m’envahit  : une indicible peur de perdre ma
nature drôle et optimiste. Un je-ne-sais-quoi vacille en moi. Cette
introspection me conduit à une réelle envie  : exprimer mes émotions,
m’accepter tel que je suis. En regardant s’éloigner la femme qui m’a élevé,
accompagné, je deviens un homme.
Subitement, j’ai besoin d’entendre ma chère et tendre, de lui chuchoter
tout l’amour, tout le bien-être, tous les rires qu’elle me procure depuis
bientôt trois ans… En n, elle décroche…
— Allô ! Allô ! Allô !
Je m’égosille, elle ne me capte pas. J’ai beau connaître sa messagerie, je m’y
laisse prendre chaque fois. Mon élan a ectif est stoppé en plein vol, je suis
agacé… Tant pis pour elle… Je lui dis bêtement que je reste à Lyon, ma
présence est importante pour ma mère ! Je raccroche frustré, in niment
esseulé.
 
Quelqu’un semble vouloir entrer et force la porte… Je sursaute. Mon
téléphone aussi ! Je ramasse mon cellulaire désossé. Henri apparaît, il
s’approche de moi :
— Fais « Aaaah ».
— Pardon ?
— Fais « Aaaah ».
— Pourquoi veux-tu que je fasse « Aaaah » ?
— Tu as une haleine étrangement fraîche !
— Toi, tu en as une proche de l’étrange !
— Alors fais « Aaaah ».
— Non et non !
 
Je rejoins vite les lles. Lucie lave les verres des invités, Suzie les sèche
avec son torchon. Le ton monte :
— Nous n’y sommes pour rien, Lucie ! Le temps passe, c’est la vie…
a rme ma belle-sœur.
— Comme dit mon père : « Ce sont les gens qui traversent le temps ! Lui,
il ne bouge pas, il est immuable », s’agace ma sœur.
 
Je n’ai pas envie de me mêler à la conversation. Cependant, cette maxime
de papa fait écho en moi, je la trouve intelligente, sensée, philosophique.
Je sens Lucie irritée. Elle ne supporte pas les  lieux communs  de Suzie.
Vais-je assister à une nouvelle querelle ? Le spectacle ne me déplaît pas,
m’invite à l’oubli… Pourtant, je redoute tant la tension familiale…
Enceinte de Jonas, Suzie a épousé Henri voilà bientôt quinze ans. Ce fut
un mariage contrariant à plus d’un titre, si bien que Lucie et moi en gardons
aujourd’hui encore un souvenir amer. Notre sœur Susanne a toujours su
passer outre les injustices, elle dansa toute la soirée. La cérémonie eut lieu à
Monaco – Suzie étant née là-bas –, c’était plus simple pour les siens. La
noce, tant attendue, accueillit plus de trois cents personnes. Mon frère adore
le faste, sa future femme le sublime. Quel désenchantement lorsque nous
fûmes placés ! Nous ne nous attendions pas à être installés à la table du
fond, près des cuisines. Encore, mes sœurettes et moi-même, admettons ;
mais mes parents, quel a ront ! Pour quelle raison n’étaient-ils pas assis à
celle des mariés, parmi les beaux-parents – divorcés –, les amis proches, les
étrangers… à l’honneur au centre de la salle ? Selon Henri, totalement
dépassé par les événements – il était trop tard pour tout modi er –, l’erreur
venait du « wedding planner » qui s’était trompé dans le placement des
tables. Et, pour couronner le tout, un pylône nous obstruait la vue.
Autrement dit, nous ne voyions rien des festivités. À l’écart, tels des
pestiférés. Ce soir-là, même le vent au-dehors s’était subitement levé. La
salle ouverte de toutes parts, un mistral monstrueux se propageait en
courant d’air glacial. Nous étions frigori és. Les femmes devaient garder
leurs manteaux de fourrure, les hommes leur erté, Lulu et moi notre
humiliation. Maman, elle, ne se formalisait guère, arborant son indélébile
sourire, si  heureuse de marier son ls. Papa râlait, normal. Nous devions
faire bonne gure, entourés des oncles et tantes. Personne n’osait se rebeller
a n de ne pas gâcher sa soirée  : nous l’aimions. Les gens dansaient,
s’amusaient, fêtaient les mariés… Moi, j’étais profondément triste d’être si
peu considéré. La contrariété me rongeait. Seule Lucie apostropha la
mariée, fuyante. « C’est inadmissible, nous sommes traités comme des
inconnus… maman, à près de soixante ans, être mise dans un trou avant
l’heure… elle n’oubliera jamais. »
Elle t un esclandre en plein mariage. Ma désormais belle-sœur fondit en
larmes sur la piste, sa mère s’en mêla, Henri aussi… Bref, ça a été la fête, à
Monaco !
 
Je fus en froid pendant plus de six mois avec mon frère, malgré ses maintes
explications et autres justi cations à grand renfort de mea culpa.
Suzie redoubla d’e orts pour se faire accepter par la famille, par Lucie et
moi-même. Était-elle vraiment fautive ? Ou l’impair venait-il réellement de
ses parents, qui avaient tout géré ? A n de s’intégrer au cœur des miens, elle
leur o rait souvent des cadeaux – des cravates pour David, des foulards pour
Louise –, elle l’emmenait chez le coi eur, faire les courses, chez le boucher,
au restaurant, arrivait à l’impromptu avec toutes sortes de gâteaux… comme
une façon de se racheter. Même si Ima reconnaissait le peu de considération
dont elle et son mari avaient été l’objet au mariage de leur ls, elle ne portait
aucun ombrage à sa belle- lle car Henri, lui, semblait comblé. De  guerre
lasse, il fallut beaucoup de temps à Lucie pour oublier cet a ront, mais elle
garde tout de même en elle une once de retenue. Suzie, à ses yeux, est
faussement sincère, un peu trop snob, et ses phrases toutes faites à
l’emporte-pièce l’agacent au plus haut point.
 
Henri arrive juste au bon moment. Il désamorce le tumulte naissant.
— Chérie, ta mère part avec les enfants ! Bernard a la gentillesse de les
déposer.
— Qui Bernard ? Bernard… euh… Bernard ! éructai-je dans mon ennui.
— Adam, stop ! dit Lucie en partant.
Suzie la suit, ainsi qu’Henri qui ne daigne pas me regarder.
 
Je les entends se dire au revoir, et l’exaspérant « toutes mes condoléances »
comme un refrain autant que « le temps passe, c’est la vie… » de ma belle-
sœur. Lulu refuse la bise de Bernard. C’est les sept jours ! Il a bon dos, ce
rite !
Notre premier prétendant semble sous le charme, elle non. Il ne lui plaît
pas.
Ne t’inquiète pas, mère, il reste cinq jours !
18

La famille est réunie en silence autour de la table basse, joliment nappée.


Le service en porcelaine, si cher à maman, honore ce triste deuxième soir.
Nous sommes au mois de mars. Les prémices du printemps ont des allures
de temps estival. Il fait chaud, moite. La température ne cesse de grimper
en même temps que notre peine. Assis en tailleur, le carrelage arabisant est
frais et me procure une sensation de climatisation naturelle qui me vivi e.
Cette simple sensation de fraîcheur me fait prendre conscience du sou e
fragile de l’existence.
Dans notre religion, il est interdit de voir la dépouille découverte a n de
ne pas garder en mémoire l’image des yeux clos, du teint livide, de la vie
envolée à jamais. Il est permis de toucher, embrasser, pleurer sa mère toute
la nuit durant. Je n’étais pas là ! Je n’étais pas là ! J’aurai ce regret. Pardonne-
moi, maman. Inconsciemment, je ne voulais peut-être pas sentir ton corps
froid.
Une récente et térébrante réminiscence surgit à l’aube de ma mémoire.
Tous les week-ends, j’e ectuais des allers-retours vers ma ville natale a n de
visiter Ima à l’hôpital Grange-Blanche. Ce dimanche matin, Henri tardait à
sortir de la chambre. Je ne sais plus si je fumais pour patienter ou bien si les
cigarettes me donnaient une raison de m’impatienter. En n il arriva, contrit,
les yeux rougis, me t la bise en silence. C’était mon tour. Des frissons
parcouraient mon corps. Nous embrasâmes une énième Marlboro,
échangeant quelques futilités entre deux bou ées de tourments, de stress, de
déception suite à sa déroutante rechute. Après la première rémission, nous
avions débouché le champagne, si radieux d’avoir vaincu le « mauvais sang ».
En cette journée ensoleillée – d’ailleurs, un employé SNCF me faisait payer
ces billets moins cher. Son père avait eu la même maladie. Il comprit de
mon déni l’irréversible n. Comme si maman l’avait aiguillé sur mon
chemin a n de soulager mes frais ferroviaires tel un ange bienfaiteur –, elle
semblait bien, dèle au poste, allongée, souriante, un foulard sur la tête pour
dissimuler sa féminité envolée au goutte-à-goutte de cette chimio. Ses
soyeux et longs cheveux noirs étaient partis avant elle ! La chronique de son
décès annoncé ? Je ne voulais pas le voir. Mon infatigable optimisme voulait
lui o rir le miroir de sa guérison.
— Maman, nous allons t’emmener en Israël, au mois d’août, visiter ta
sœur que tu n’as pas vue depuis vingt ans. Ton dernier voyage. Notre beau
pays te rappellera ta vie en Algérie et ses insouciances. Tu en rêves depuis
toujours. Aujourd’hui, notre terre d’accueil où mémé est enterrée. Promis,
Ima !
Sa tête dodelina de gauche à droite. Elle savait qu’elle allait mourir.
Aujourd’hui, je l’identi e. Tes yeux lointains, ta voix sans timbre, ton teint
morne… Maudits symptômes criants de vérité. Dans un élan de générosité
maternelle, tu as braqué le projecteur sur moi, le sourire aux lèvres, une
in me lumière dans les pupilles :
— Je t’ai vu à la télé, mon ls, dans la publicité, je l’ai raconté à
l’in rmière, elle me croit folle, elle pense que je divague !
J’étais allé trouver l’auxiliaire, avec ce besoin de lui prouver que ma mère
possédait toute sa tête  : je suis . Elle en était ère, et moi
doublement.
C’est grâce à cette campagne publicitaire pour une nouvelle marque de
petits sablés que j’achetais ce magni que manteau noir en cachemire dans
lequel tu disais que je ressemblais à un prince.
Le marketing était orchestré de main de maître : ils avaient distribué dans
toutes les boîtes aux lettres des grandes villes de France deux échantillons de
gâteaux, a n de faire tester le produit gratuitement. Tu restais persuadée que
c’était moi qui les avais glissés dans la vôtre ! Et, bien sûr, tu t’étais fâchée
avec papa. Cette fois-ci, tu avais tort, maman ! Je t’ai toujours fait croire le
contraire a n que tu ne perdes pas la face aux yeux de ton mari. Ta naïveté
n’est pas morte, mon Ima, j’en ai hérité, j’aurais cru la même chose.
 
Hélas, la semaine suivante, elle tomba dans un coma abyssal dès la
deuxième chimio pour ne jamais se réveiller. L’aîné avait pris des
précautions gantées :
— Je te préviens, Adam, c’est violent ! Tu ne vas pas la reconnaître.
— Oh, ça va ! Je l’ai vue dimanche dernier.
— Ben moi hier !
Je pris le long couloir menant à sa pièce aseptisée. Les gens me
dévisageaient comme si Ima était décédée. Peut-être dégageais-je une
expression morbide ! Main sur la poignée, je pris une grande respiration
emplie de courage. J’entrai. Une toute petite dame se noyait dans ce grand
lit… Méconnaissable, chauve, squelettique. Un seul mot, inaudible, sortait
de ma bouche : maman ! Pas de réponse. La mort rôdait.
 
Le Roi David nit le Motsë, la prière du pain. Il en coupe un morceau, le
trempe dans le sel et fait la distribution à chacun d’entre nous.
— Qu’est-ce que vous aviez à vous quereller tout à l’heure ? Vous auriez dû
attendre que les gens soient partis ! assène-t-il.
 
Nous, nous refrénons notre envie de rire de peur que le repas ne cesse
avant même qu’il ait commencé. La mauvaise foi est sa marque de fabrique.
Un vent de légèreté sou e sur cette tablée, l’œil de mes proches est
désinvolte… Sauf celui d’Henri, torve. Les yeux rieurs, Lucie déclenche les
hostilités en faisant remarquer à papa le départ anticipé des invités. Mon
père lâche un « Pour une fois ! » assorti d’un rictus forcé.
Lulu cafte, remerciant Suzie et son balai retourné. E et assuré, selon elle,
pour faire déguerpir les gens plus tôt que prévu. Aba, irrité, repère aussitôt
l’outil à l’envers, bondit de son assise, criant au sacrilège, que cela porte
malheur. Il remet l’ustensile à l’endroit, presque religieusement.
Dommage. Petit, j’avais dessiné deux yeux, un nez, une bouche  sur le
manche de bois ; de sorte que, lorsqu’il est renversé, les franges symbolisant
une vieille mise en plis laissent apparaître un visage familier. Vexée, la tête
dans le passe-plat, Suzie, avec cette même expression de désolation que mon
Pinocchio de fortune, xe Lulu qui a che une mine victorieuse.
Je change volontairement de sujet et associe Henri à la discussion,
décidément totalement absent. D’un air détaché, j’évoque la visite de
Bernard. Piquée, ma sœur a rme ne pas y avoir prêté d’attention
particulière, tout en buvant un verre d’eau. Ses yeux en coin révèlent un
zeste de malaise déguisé.
Les répliques fusent. J’insiste, avoue le trouver : intelligent, drôle, atypique
; Lucie : boutonneux ; mon père : docteur. Mon frère arbore malgré lui un
sourire, je porte l’estocade en demandant naïvement à Lucie si elle a un
médecin attitré. Se cabrant comme je l’avais imaginé, elle brandit sa solitude
comme un étendard, puis d’un geste nerveux évoque sa silhouette épanouie,
paralyse la conversation. Elle et ses contradictions. Je veux la rassurer. Les
rondeurs sont sensuelles, féminines. Elle interrompt ce faux débat :
— Pourquoi les hommes vivent-ils tous avec des minces, alors ? !
Suzie me sauve. Elle entre dans la pièce avec un plat qu’elle tient
èrement.
— Je vous ai fait de la tchoutchouka ! Votre maman m’avait appris la
recette. J’espère que je l’ai bien réu…
Mon père ne la laisse pas nir sa phrase  : sans la quitter du regard, il se
lève et sort. Lucie le suit.
Henri et moi restons silencieux, décontenancés. Nous débarrassons les
assiettes propres. Il ne regarde pas sa compagne.
Elle voulait faire honneur à notre père en ayant préparé la spécialité de sa
femme ! Elle a glacé la soirée.
19

La veilleuse di use un clair-obscur dans la pièce. Au théâtre, lorsque les


feux s’éteignent, la tradition veut qu’une lumière nommée « la servante »
demeure allumée. L’âme du théâtre comme celle de mon Ima ne doivent
jamais rester dans l’obscurité.
Une silhouette grimpe au plafond et dessine le corps d’une femme.
Maman est là, je la vois. Elle nous surveille, Henri et moi, dans le canapé-
lit. Elle danse sur les murs du salon. Je la rejoins. Je m’amuse à composer des
ombres chinoises. Un oiseau, un chien, une rose plus vraie que nature, que
j’o re au spectre vacillant. Henri ne réagit pas. Mais, petit à petit, il se laisse
prendre au jeu et s’évertue à faire un aigle, me soutenant qu’il est royal. Il
enchaîne avec un mouton qui se fait manger par un loup. Ses cinq pattes ont
fait fuir maman !
Le calme olympien de notre lm muet accentue ma vision perpétuelle en
noir et blanc.
Puis, d’un même élan, nous nous levons. Henri ouvre la porte du frigo. Il
plonge un morceau de pain dans le plat de tchoutchouka. La mienne suit le
même parcours. Suzie l’a réussie. Elle est délicieuse.
Soudain, je reconnais le bruit des mules de papa. Il se dirige vers la cuisine.
Piégés, on se réfugie sous la grande table. Il ouvre le réfrigérateur et sort le
plat de ma belle-sœur. Il s’installe confortablement face à la bougie pour
manger. Recroquevillés, nous avons envie de rire. De son cadre, maman
observe la dégustation de son mari. D’un coup, la photo se rabat. David
sursaute. Je passe la tête par curiosité. Henri me ramène à lui, de peur d’être
découvert.
— Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Tu te sens seule ? Ah, j’ai compris ! Tu
es jalouse ? Parce que je mange la tchoutchouka de ta belle- lle ! Eh oui, tu
as bien transmis, mon amour ! Mais elle est infecte !!!
Il repose Ima près de la lueur et sèche ses larmes avec le torchon. Il ajoute
avant de sortir :
— Vous pouvez la nir !!!
Journal de bord

Le 10 septembre 1987.
 
J’ai quinze ans et cinq mois.
Je viens de décrocher ma première audition pour une pièce de théâtre écrite par
Arthur Miller, Vu du pont. Je suis aux anges.
La troupe amateur de Francheville-le-Haut est dirigée par Anne Forest.
Impressionnante et très attentionnée avec nous, ses comédiens.
Nous répétons tous les samedis après-midi à la MJC de Francheville. Je suis er,
chanceux et totalement excité d’avoir été retenu parmi dix candidats pour
interpréter le rôle de Rodolpho, l’amoureux de Catherine.
Tous les jours, je soigne mon brushing a n de ressembler à un Italien et peut-être
plaire à ma partenaire. Sophie, intimidante avec ses grands yeux noisette qui me
transpercent à chaque regard, ses éclats de rire qui me donnent des frissons.
Chaque samedi, je prends donc deux bus, scénario sous le bras, pour retrouver ma
nouvelle troupe. Une heure et demie de trajet aller-retour ne me décourage pas. Au
contraire, je préf ère passer mon temps en bus que refaire le monde avec mes
copains assis dans l’escalier de l’immeuble. Moi, l’univers me plaît tel qu’il est, et
sur scène je vais le rendre encore plus beau.
À midi pétant, le 39 m’emmène place Bellecour puis le 134 sur les hauteurs de
Francheville. Il ne faut pas que je le loupe sinon je serais en retard.
« La ponctualité fait partie du talent », me dit souvent ma metteuse en scène. Je
ne souhaite pas la décevoir, elle a con ance en moi.
Le parcours est long, di cile, semé d’embûches, mais c’est un métier de patience.
J’en pro te donc pour apprendre mon texte au rasoir tout en observant les gens de
ma place, près de la vitre. Je regarde leur démarche, leur tenue vestimentaire, leur
attitude. Je remarque un voyageur qui fait le même trajet que moi. Grisonnant, il
doit avoir une cinquantaine d’années. Il boite. Nous sympathisons au l du temps
et nous nous mettons souvent côte à côte. Il bégaie. Je me nourris énormément de
lui pour mon personnage. Ainsi, au gré des répétitions, je me mets à me déhancher
et à l’imiter dans ma façon de parler. La metteuse en scène est ravie et m’encourage
dans cette voie.
J’ai trouvé ma vocation, je le sais au plus profond de moi, et je serai l’acteur de la
famille. Je veux être regardé, applaudi, célèbre.
 
La première est le 8 juin. Maman sera là, papa non, mon copain de voyage, oui
!
Dans les coulisses, nous préparons nos précieux accessoires.
Sophie me prend dans ses bras et me serre amoureusement. C’est elle ou le
personnage ? Puis elle m’embrasse sur la bouche…
 
Je suis amoureux… pendant une heure et demie… Rideau.
Le troisième jour
20

Nous sommes à la synagogue, pour la prière du matin. La pendule


numérique au-dessous du mur des disparus a che 6 h 59.
7  heures, logique du temps qui passe, s’égrènent comme une averse
inondant de joie, de peine, d’amour les heures, les minutes, les secondes. 
Le chi re « 7 » est mon préféré. Il est biblique. Le monde a été créé en
sept jours, la semaine compte sept jours, nous avons sept jours de deuil.
Aujourd’hui, il prend tout son sens.
 
7 jours pour dire au revoir.
7 jours pour s’égratigner.
7 jours pour s’aimer.
 
Nous sommes dans le carré des endeuillés. Quelques o ciants sont
présents pour lui rendre hommage. Notre douleur est mise à l’honneur.
Je regarde David et Henri. Leurs pro ls sont graves, concentrés sur les
Saintes Écritures. Nous avons tous les trois le même nez. Mon sourire
s’e ace instantanément au premier mouvement de tête du patriarche. Il faut
prier.
Contrairement à eux, je simule. Pour que la honte ne vienne pas s’ajouter à
leur désarroi, je tente d’imiter leur posture, de dissimuler mon ignorance.
Enfant, j’ai étudié avec foi et conviction. Hélas, les années ont altéré mon
assiduité. Je n’ai pas l’érudition de papa. J’envie sa connaissance de la Torah.
Elle rythme sa vie, son quotidien. Il met ses té lines tous les matins, d’un
amour indéfectible de la religion. Ils lui procurent la force de se battre
chaque journée et lui apportent la protection divine, me répète-t-il souvent.
Véritable rempart aux accidents, aux soucis, aux doutes. Après le
cambriolage, la prière l’a tant aidé à se relever et à rester d’un optimisme à
toute épreuve. Henri est très pieux également, qui connaît parfaitement les
textes, leurs signi cations. Tout est écrit dans la Torah depuis des
millénaires. Il ne fait qu’appliquer les lois juives sur son existence. Je suis
impressionné par sa facilité à faire face aux di cultés. Cette faculté
inébranlable à trouver des solutions aux problèmes, à vous prodiguer de
précieux conseils, à se battre dans son travail, à réussir.
Ainsi Aba m’obligeait-il à venir au temple tous les shabbats, à toutes les
fêtes importantes (Yom Kippour, Roch Hachana, Pessa’h) ! Pour lui faire
honneur, écouter le rabbin, la Paracha de la semaine, répondre « Barouch
Achem » (« Béni soit D.ieu » en hébreu) et « Amen » aux bénédictions,
apprendre… Je suis donc un ancien pratiquant par obligation  : mais
aujourd’hui, je réalise que ce simulacre m’apporte du réconfort durant le
deuil ! Le fait d’être rassemblés, en silence, dans le respect du rite.
Je comprends aujourd’hui son intransigeance !
 
Le moment de réciter le kaddish approche.
J’appréhende.
 
Heureusement, toute prière communautaire exige un minian, c’est-à-dire
un quorum d’au moins dix hommes ayant atteint leur majorité religieuse.
Une des explications de ce chi re biblique réside dans l’ultime tentative
d’Abraham. Il implora le Très-Haut a n de calmer Ses foudres pour ne pas
éradiquer Sodome et Gomorrhe, a rmant qu’il trouverait dix âmes pures
parmi les Hébreux et les sauverait de leurs péchés. Hélas, il n’en dénicha
qu’une (Genèse 18, 32).
Les autres voix couvriront mes carences. Merci mon D.ieu.
 
Je prononçai le kaddish mieux que personne, à mon grand étonnement. Je
claironnai plus fort que les autres.
Mon père semblait er de moi, Henri l’était visiblement. J’éprouvai une
réelle satisfaction, une sensation de plénitude.
Les gens vinrent nous saluer les uns après les autres avec respect et
compassion.
21

Henri conduit, papa commente chaque priorité à droite tel un moniteur


d’auto-école, moi je regarde dé ler ma ville. Elle est encore plus jolie en
noir et blanc. Tous ses défauts s’estompent. Je commence à accepter ce «
daltonisme aigu ». Les immeubles, les rues, les arbres sont magni és alors
que mon cœur est gris. Incroyable e et de ces « non-couleurs » sur mon
système lacrymal. Je suis en deuil et les gens vivent, mangent, font l’amour !
Quel écœurement.
J’aimerais qu’ils pleurent ma mère !
Jamais je n’aurais imaginé qu’elle puisse nous quitter si brutalement. Je la
croyais immortelle ! Elle tenait la maison, son mari, nous à bout de bras.
Elle ne vivait pas a n que sa présence soit remarquée, plutôt pour que son
absence soit ressentie.
 
Arrêtés à un feu rouge, Aba me sort de ma torpeur avec une de ses
formules.
— Adam, prends le bus 38, cela te fera du bien ! jubile-t-il, suivi d’un «
C’est péché de rire ! ».
Henri et moi refrénons notre envie de rigoler, Henri embraie, la voiture
repart.
Nous arrivons à proximité de notre immeuble, près du petit jardin où je
me promenais jadis avec Ima.
 
Je devais avoir une dizaine d’années, nous revenions du parc, quand elle
avait trébuché et s’était retrouvée face contre terre. Je ne l’avais pas relevée.
Sa lèvre était en sang. J’étais furieux qu’elle soit tombée. Elle avait pris une
feuille d’arbre pour cautériser sa plaie. Les gens nous dévisageaient sans
bouger. La honte.
 
Nous nous garons devant notre barre d’immeuble. Je sors le premier et
tiens la portière à papa. Henri nous suit jusqu’à l’escalier menant à notre
bunker. Je les laisse monter, prétextant un appel urgent. La porte vitrée du
bâtiment se referme.
Je m’assieds sur les marches, comme lorsque j’étais enfant. Le marbre est
froid. Que d’après-midi j’ai passés ici avec mes amis à refaire le monde ! Je
contemple mon quartier, il a terriblement changé. Il est désert, vide, triste.
Plus de marmots, plus de ballon de foot, plus de bruit. Même les haies
délimitant les trois allées qui autrefois amenaient de la couleur sont ternes.
Une cité fantôme. Je reconnais un voisin. Son regard est plein
d’apitoiement  : il sait. Sa silhouette s’e ace dans la brume matinale. Des
voitures vont et viennent. Des gens se pressent sur le trottoir, un couple se
tient par la main, une mère passe avec une poussette… Je remarque mon
père à la fenêtre. Il semble me chercher. Il est temps que je rentre !
 
L’appartement est calme. Henri se repose dans notre chambre. Le Roi
David est installé dans son fauteuil, Suzie sur le canapé ; une montagne de
télégrammes posés sur ses genoux. À l’ère du SMS, reçus en nombre
d’ailleurs sur nos portables respectifs, quelques réfractaires ont pris le temps
d’avoir l’élégance et la délicatesse d’envoyer des petites cartes de soutien.
Certaines mœurs ne devraient pas se perdre. Une naissance par texto, passe
encore, mais un décès ! Un peu de respect pour la défunte et les endeuillés.
Les cartes se conservent et peuvent se relire à tout instant. Ima aurait adoré
cela.
Assis près de la veilleuse, je bois un café. Face à moi, Lucie. Tout à coup
surgit David qui m’ordonne de descendre véri er s’il y a du courrier ! Ayant
vu Henri le remonter à notre retour de la synagogue, je lui demande ce qu’il
en a fait.
De la chambre, il me dirige oralement vers le perroquet du couloir. Je
fouille son pardessus et en pro te pour essayer ce magni que manteau noir
en laine. Mon frère a toujours été fort élégant. Hélas ! les manches sont trop
longues.
 
J’arrive au salon avec quelques missives que je remets au patriarche. La vue
déclinante, Suzie se propose spontanément pour les lui lire.
 
— « Je partage votre peine, par la pensée. Sincères condoléances. Lucien »,
lit Suzie avec émotion.
— Le pauvre ! Depuis que sa femme est morte, il est en prison !
— Il est en maison de retraite, monsieur Molina !
— C’est pareil ! profère-t-il, irrité. Vas-y, lis, Adam, elle ne comprend rien,
l’homonyme…
Elle le foudroie du regard. Je prends le relais. Il me tend une petite carte.
 
— « Que l’amour de votre famille soit une force et une source de
réconfort. Christelle Maillot. »
— Qui est-ce, Christelle Maillot ?
— Une amie d’Adam !!! s’avance Lucie à ma place, ma complice, ma
sauveuse.
Il m’en soumet une deuxième.
 
— « Il faut beaucoup de courage pour surmonter une telle douleur. J’espère
que vous y arriverez ! Mme Bocaud. »
— Elle est aussi délicate que son nom ! dit la belle-sœur, ironique.
 
Je reconnais à présent l’enveloppe d’Henri que papa tient entre ses mains.
À ce moment-là, mon frangin surgit… Son regard se ge. Notre père le
gronde tel un enfant de dix ans et lui demande pourquoi il court dans
l’appartement. Il prétend vouloir écouter les messages de soutien, par esprit
de famille, mais je pense surtout qu’il veut récupérer la fameuse lettre. Je suis
le préposé à la lecture. Mon père me la tend, Henri tente de l’intercepter,
Aba l’esquive. L’aîné
réitère son geste, le paternel l’esquive de nouveau en scandant « ADAM !!! ».
Le poignet agite le pli de gauche à droite de sorte qu’Henri ne puisse
l’attraper. J’assiste à une chorégraphie de bras vivement orchestrée où l’élève
ne parvient pas à atteindre la dextérité du maître.
Je le décachette et sors la feuille de format A4 que je déplie. Mes yeux
scannent en un dixième de seconde les mots de ma mère, et ce que je
découvre me laisse sans voix.
 
« Mon cher,
Je t’ai aimé en pointillé. Il est temps pour moi de partir et pour toi de
savoir que nous avons eu un enfant. Excuse-moi de ne pas te l’avoir avoué
plus tôt. Hélas, la fuite du temps a englouti mon discernement.
Fais-moi plaisir, viens voir David, il aura besoin de toi…
 
Je t’embrasse a ectueusement.
Louise. 
 
PS : Ton ls s’appelle Henri. Mon mari a insisté pour le prénommer comme
toi. »
 
La première pensée qui me vient spontanément  : mon frère ne l’a
évidemment pas lu puisque l’enveloppe était cachetée. Mais est-il seulement
au fait ? Maman lui aurait-elle révélé de son vivant ? Peut-être lui a-t-elle
demandé de la remettre à ce monsieur dont je n’avais jamais entendu parler
auparavant ! Et  papa, connaît-il son existence ? Ima avait-elle une double
vie ? Ce n’est pas possible, je ne veux pas le croire ! Henri me scrute façon «
IRM ». Les autres doivent également s’apercevoir que ce n’est pas un simple
mot d’une ligne sur une carte de condoléances. Je dois trouver une parade,
masquer l’e et de surprise, que rien n’apparaisse sur mon visage… Je ne
peux pas dire la vérité comme cela, en plein deuil, devant tout le monde.
— Alors ! Lis… Qui est-ce ? demande papa.
Je ne peux répondre.
— Dis quelque chose ! suggère Suzie, inquiète.
J’improvise :
— « Monsieur Molina… Toutes nos con… doléances… Vraiment ce n’est
pas bien… Pour vous et… vos enfants… Qu’elle repose en paix… On pense
à vous… très cordialement… Mme Bocaud. »
— Encore ! Combien de télégrammes, celle-là ? Elle n’a que ça à faire ou
quoi ? rétorque David, énervé.
Il est la seule personne que je connaisse qui utilise encore ce mot «
télégramme » – plus d’actualité  –, lequel est rangé prestement dans son
enveloppe. Au moins, Aba n’a rien remarqué.
Une idée saugrenue envahit mes pensées : si j’écrivais une fausse lettre a n
de cacher la vérité et gardais ce secret pour moi ? En ai-je le droit ? Ma
mère m’obsède monstrueusement. Je pense à mon frère, à mon père, aux
sœurs… Tout s’embrouille… Henri m’interroge du regard. Je suis sauvé in
extremis par la
sonnerie de l’Interphone. Le pli entre les mains, je me lève et me précipite
dans la chambre de papa prendre du papier vierge et un stylo sur son bureau,
tandis que Suzie décroche. Ce sont Henriette et Francine, plus
familialement appelées « les pleureuses ». Ma belle-sœur reprend sa place
comme une automate, moi un robot.
À l’énoncé de leurs prénoms, nous nous sommes tous écriés. Mon père
nous rabroue aussitôt : ce sont vos tantes, tout de même.
 
Après les avoir accueillies, je passe entre les mailles du let familial, me
dérobe alors qu’Henri est accaparé par les tantines, et me fau le dans
l’ascenseur. Lucie a oublié de cacher le miroir. Je pourrais me détourner
mais j’ai besoin de me ré échir. Je suis cerné, mon esprit écartelé. Mon
re et ressemble à un sel e raté.
Arrivé sur le toit, unique endroit silencieux, loin de la cohue morbide, je
respire en n. Je m’assieds sur une vieille chaise rouillée et sors la lettre. Je la
lis, la relis.
Suis abasourdi. Louise Molina, cette femme, ma mère, a trompé son
monde durant toute sa vie. Comment a-t-elle pu ? Elle ne bougeait
quasiment jamais de la maison. Ou bien, lorsque nous étions à l’école, papa
dans sa boutique ou à Paris pour les nouvelles collections, Madame voyait ce
Henri El Mosnino ! Son amant. Je ne le crois pas, suis en plein vaudeville,
je vais me réveiller. L’impression qu’un poids lourd de 40 tonnes m’a heurté
de plein fouet avec, au volant, Ima. Elle n’est plus là pour
s’expliquer, se justi er, m’aider à comprendre depuis quand. A-t-elle eu cette
relation avant David ? Pendant ? Papa et lui étaient-ils amis ? Elle serait
tombée amoureuse secrètement de cet homme et n’aurait fauté qu’une fois
durant leur jeunesse ? Mais le fruit de leur union cachée porte un prénom :
Henri. Mon frère, mon pote, mon con dent. Comment va-t-il le vivre ?
Dois-je lui révéler qui est son vrai père ? Pourrais-je le regarder dans les
yeux avec ce pesant secret ? J’ai une lourde responsabilité, je me sens victime
d’avouer et coupable de ne pas le faire. Mais il peut se tuer pour cela, je le
connais trop bien. Si imprévisible. Et si j’attendais la n des sept jours ?
Que notre douleur se dilue dans les ots du temps. Ma fausse lettre n’est
peut-être pas une si mauvaise idée, nalement. Je replonge mes yeux dans la
vraie, une phrase stoppe net ma relecture :
 
« Je t’ai aimé en pointillé… »
 
Je froisse violemment ces mots et je hurle :
— Pourquoi tu nous as mentiiiii ???
Des larmes d’un nouveau goût noient ma lecture. Le cri me revient en
écho. Ce rugissement de rancœur, de haine, d’incompréhension me libère.
22

Je pose devant mon portable le papier fripé. À côté de lui, la feuille


blanche, vierge. Je regarde l’original.
 
« Mon cher,
Je t’ai aimé en pointillé… »
 
Je ne peux pas laisser ces mots qui m’attristent profondément. Ma peine
est au moins aussi grande que mon problème de conscience, vis-à-vis de ma
mère, à changer un tantinet ses derniers aveux. Si, par malheur, mon père
tombait dessus, il en serait aussi terrassé. D’une part, sa femme était
follement éprise d’un autre homme, d’autre part, elle n’a cessé de penser à
lui toute sa vie. Je dois sauver la dignité d’Aba qui ne viendrait qu’accentuer
son a iction.
Ce « secret de famille » me consume, m’entraîne vers les a res du
mensonge. Je veux préserver les miens. Elle nous a menti, je fais de même.
 
Ma main tremble, je vais tenter d’imiter son écriture :
 
« Henri,
Je vais mourir. Je n’ai pas eu le courage et la force de te revoir durant toutes
ces années. Hélas, la vie est passée tellement vite.
Fais-moi plaisir, viens voir David, il aura besoin de toi…
Je t’embrasse. »
 
D’une écriture nerveuse, j’y ajoute sa signature :
 
« Louise. »
 
Je regarde l’original. Recopie mot à mot le post-scriptum :
 
« PS  : Ton ls s’appelle Henri. Mon mari a insisté pour le prénommer
comme toi. »
 
J’ai toujours aimé le prénom de ma mère. Symbole de loyauté,
d’intelligence, d’élégance. Dans la religion juive, nous en avons deux :
Celui que l’on nous attribue à la naissance.
Celui, re et de notre âme, avec lequel D.ieu nous rappelle à Lui !
 
Aujourd’hui, je m’interroge sur le deuxième : Tsipora Bat Simha. L’usage
veut que le prénom d’Ima en hébreu soit accolé à celui de sa maman, Simha
(Bat), signi ant « lle de », en liation. Pour les hommes, même procédé,
rattaché au père. En l’occurrence, lors de ma circoncision, j’ai été baptisé
Yehuda Ben David, ls de David. Ainsi, lorsque le kaddish est prononcé, ou
que l’on désire acheter une mitsvah en la mémoire du défunt, il est de
coutume d’utiliser ce dernier. Le rabbin récite une bénédiction tel un
passeport en direct lien avec l’Éternel.
 
Je relis à voix basse… Elle aurait pu tout à fait l’écrire !
Je plie la fausse lettre et la range dans mon pantalon. La vraie, je la glisse
et la cale au niveau de la ceinture, sous la chemise. Je quitte mon refuge.
 
Assis dans la cuisine, j’entends discuter les invités  dans le salon. Je peux
authenti er les pleurs d’Henriette et de Francine entre tous. Mais je suis
amorphe, imperméable à toute émotion.
Henri a tiré le volet roulant du passe-plat. À voix basse :
— Adam ! Je te cherche partout ! Tu l’as mise où ?
— Quoi donc ?
— La lettre !!!
Le téléphone sonne. Nous le regardons, sans intervenir. Mon frère
renchérit :
— Avant de mourir, maman m’a demandé de la remettre en main propre à
un certain Henri El Monisno… El Bosnino… El Domino…
 
La sonnerie persiste. Lucie décroche le combiné au bout du couloir.
— Allô… C’est gentil… Ce n’est pas explicable ! Comme si on nous
arrachait un membre… Et puis sept jours ensemble… Ah, tu n’étais pas au
courant ? Il ne raconte jamais rien, Adam… C’est une tombe…
 
Henri me xe, il a le regard du Roi David.
— Ta mission est de la laisser traîner dans ta poche ? Je suis mort de rire,
réponds-je à mon tour, livide, gêné, accablé.
— Nous devons respecter sa dernière volonté !
— Impossible !
— Comment ça ???
— Tu ne l’as pas lue ?
— C’est toi qui l’as ouverte au moment de la lecture des petites cartes !
— Tu ne l’avais pas décachetée avant ?
— Non.
 
Le dialogue est ponctué par Lulu, toujours au téléphone.
— Pourquoi n’étais-tu pas présente au cimetière ? Mais non, mon père
n’aurait rien vu ! En n, tu peux venir quand tu veux…
 
À mon tour de le scruter a n qu’il essaie de comprendre ce que je tente de
lui cacher. Je suis e rayé de sa réaction. J’ai pourtant écrit une fausse lettre
et n’en assume pas la supercherie. Mon honnêteté m’a toujours joué des
tours. Je ferais un piètre accusé.
— Henri, ce que je vais t’avouer peut te plonger dans une vraie
dépression… Maman n’a pas aimé…
— … sa vie… Je sais, elle me l’a tellement répété.
— T’a-t-elle révélé autre chose ? demandai-je en espérant un « Oui » pour
m’enlever le poids de cette responsabilité.
 
Lucie me hèle, elle attendra !
— Non ! éructe-t-il. Elle est morte avant. Elle m’a simplement prié de
remettre le pli à ce monsieur. Mais tu peux me le dire, toi, puisque tu l’as lu.
 
Je n’en ai pas la force. Je me lève et lui tends la contrefaçon. Il la prend
aussitôt et tente de la lire… J’essaie tout de même de l’en dissuader en le
culpabilisant.
— Ouvrir le courrier des autres est décidément une façon formidable de
manifester ton respect.
Il me renvoie le reproche d’un revers digne d’un grand tennisman. Vexé, il
me lapide :
— Dorénavant, quelle que soit ta demande, je serai sur messagerie !
Je contrarie sa sortie :
— Maman a aimé El Gringo toute sa vie ! Voilà, tu es content ? !
 
La porte de la cuisine s’entrouvre, Lucie apparaît. Elle xe la missive
qu’Henri range précipitamment dans la poche arrière de son pantalon. Lulu,
agacée, m’annonce que Christelle a tenté de me joindre à maintes reprises.
Inquiète, elle m’a laissé plusieurs messages.
Comment a-t-elle pu appeler chez mes parents ?
Ma grande sœur me fait la morale. Tous les poncifs que j’exècre : le temps
qui passe ! Cette lle est très bien ! Je ne peux pas continuer à vivre de la
sorte !
Au travers de ces propos, je perçois les angoisses de ma sœurette.
Ayant longtemps été dans une relation similaire à la mienne, elle avait ni
par quitter cet homme, craignant le courroux du père. Elle comprend ainsi
mon appréhension. Toujours de bon conseil, son expérience me sert
d’autant plus qu’elle apprécie particulièrement ma dulcinée. Cette capacité à
sonder les gens très précisément – surtout lorsqu’il s’agit d’une femme
amoureuse de son frère – fait partie d’un des traits forts de sa personnalité.
Lui trouvant du style, de l’élégance et beaucoup d’humour, elle sait qu’elle
me comble, m’apporte un réel équilibre. Je la sens sincèrement touchée
d’être la seule à être dans la con dence. Henri, faussement dupe, a capté la
nature de ma liaison depuis la bar-mitsvah de son ls ; nous échangeons un
sourire de connivence tandis que je me demande où se trouve mon
téléphone !
 
Lucie semble déceler comme un malaise dans l’air con né de la cuisine. Le
regard a ûté, elle a toujours eu un sixième sens évident sur la vie et les gens
; elle pressent qu’il se trame quelque chose. Elle a la même intuition que
lorsque mon frère aîné et moi avions endommagé son magni que chemisier
en soie blanche. Nous devions avoir une quinzaine d’années… Nos jambes
étaient des roues, nous étions toujours campés sur nos bicyclettes. Le
balcon, long d’environ six mètres et large d’un bon mètre, servait de garage à
vélos.
C’était un soir estival, chaud. Les derniers rayons du soleil de cette belle
journée faisaient scintiller la chemisette soyeuse séchant sur le Tancarville.
Elle trônait esseulée, comme Lucie dans son existence. Je parquai donc mon
VTT avec la plus grande des délicatesses, faisant bien attention au corsage.
Vint le tour de mon frère. La chemise fut prise dans la chaîne de son deux-
roues. Nous devînment livides. Il retourna l’étendoir contre le mur a n de
cacher la manche maculée de graisse, espérant retarder le meurtre qu’allait
perpétrer ma sœur. Nous nous couchâmes angoissés, paradoxalement excités
d’avoir commis une grosse bêtise. Sur le pied de guerre, nous attendions,
fébriles, son arrivée. Vers 23 heures, notre vigilance commençait à fatiguer
quand nous entendîmes la fenêtre du balcon s’ouvrir. L’ouragan Lucie allait
s’abattre sur l’appartement :
— C’est Henri et Adam, j’en suis sûre ! nous l’entendîmes hurler.
Elle se rua dans notre chambre où, calfeutrés sous le frêle rempart des
couvertures, nous ron ions si bien que c’était à s’y méprendre. Furieuse, elle
monta sur le lit et du haut de ses talons pointus, a ûtés, nous piétina avec
hargne, rage. Nos corps se tortillaient sous ses enjambées de guerrière en
poussant des hurlements mêlés de rire et de douleur. Si nos parents ne
l’avaient pas stoppée, ils auraient été contraints de la visiter au parloir d’une
prison pour homicide volontaire. Le déshonneur aurait sali les Molina à
jamais pour une chemise en soie.
 
Lucie, soupçonnant que nous lui cherchons un prétendant, me rappelle
que mon ami Pascal est toujours au salon. Je ne faiblis point, lui rétorque
qu’il n’est pas son style, a n de brouiller les pistes.
Elle sort de façon théâtrale en jetant un dernier regard intrigué à nos
personnes, avec cette suspicion dans l’œil.
 
Mal à l’aise, nous demeurons un long moment muets. Henri me chuchote
discrètement :
— Pour moi, cela ne change rien, Adam !
— Même si maman a trompé papa ?
— Elle est avant tout une femme. Et puis, peut-être a-t-elle connu cet
homme avant de se marier !
— J’ai mal au cœur, Henri. Je ne sais plus si je suis triste de sa mort ou de
sa duperie.
Mes yeux se remplissent de larmes que je stoppe net.
— De toute façon, elle n’est plus là ! dit-il gravement.
— Et pour notre mission ?
— Il nous reste quatre jours.
Il me serre fort dans ses bras.
23

Mon portable est introuvable et je ne connais pas le numéro de ma chérie.


J’ai l’idée de véri er les derniers appels entrants sur le téléphone de la
maison. Discrètement, je m’enferme dans la chambre de ma sœur.
Je suis heureux de l’entendre. Sa voix me galvanise. Je me confonds en
excuses et lui avoue être très fatigué, sans en dire plus. Elle souhaite
absolument être près de moi en ces moments douloureux ! Je la dissuade de
venir  dans ce capharnaüm d’émotions. Pourtant, j’aurais tant besoin du
réconfort de sa présence, mais ce n’est ni le lieu ni l’instant pour quelque
présentation que ce soit ! Elle réalise la complexité de la situation et ne se
formalise en aucune façon. Je raccroche et reste assis au sol, les yeux dans le
vide.
 
J’entends malgré moi mon frère et ma belle-sœur dans la pièce d’à côté. Je
perçois tout l’amour, la dévotion qu’elle éprouve à l’égard de son mari. Elle
lui  signi e combien elle est heureuse qu’ils soient ensemble, et ce depuis
longtemps. Henri est dur, sec. Lui est en deuil mais elle a besoin d’être
rassurée, réconfortée, aimée.
Le ton monte, Suzie hurle qu’il est bizarre. Elle exprime son mal-être.
Mon frère ravive sa mémoire  : voilà deux mois, notre mère est tombée
malade. Elle rétorque que cela fait près d’un an qu’il est di érent, avant de
désamorcer la crise. Ils en reparleront plus tard.
Henri lui demande de venir nous chercher au salon, Lucie et moi.
— Fais-le toi-même !
Il refuse catégoriquement, les pleureuses l’a igent, il ne veut pas les voir.
— On ne peut empêcher les gens d’exprimer leur douleur !
La sienne était palpable à travers la cloison.
 
Je me rappelle subitement que mon ami Pascal est là et me précipite au
salon. Je m’excuse platement de l’avoir un peu oublié. Empli d’empathie, de
bienveillance, il ne se formalise pas. Il chérissait Ima. Il la faisait tellement
rire lorsqu’il imitait son mari. Que de shabbats il a passés chez nous le
vendredi soir ! Il adorait les repas de ma mère, ses tables débordantes de
mets aussi bons les uns que les autres, son thé à la menthe dans sa belle
théière d’Oran, l’ambiance festive, joyeuse de ces soirées familiales.
Nous nous sommes connus au Talmud Torah dans une petite synagogue
de quartier du 8e  arrondissement. C’est une ancienne maison o erte par la
mairie à la communauté. Elle fut longtemps en rénovation, les donateurs se
faisaient rares. Nous devions avoir une douzaine d’années. Nous
commencions à étudier les Saintes Écritures, apprenions l’alphabet
hébraïque. Pas très assidus, le rabbin Benssoussan nous avait à l’œil. Grand,
rustre, aux mains impressionnantes… ma joue se souvient encore de l’une
d’entre elles, due à mon indiscipline. Cependant, nous l’avions
formidablement aidé, Henri, Pascal et moi, et d’autres bras de bonne
volonté, à monter l’Arche sainte fraîchement arrivée du Maroc, récupérée
d’un vieux temple en perdition. Faite entièrement de bois massif – sur
laquelle une magni que étoile de David était sculptée  –, nous l’avions
montée à l’aide d’une poulie a n de la plaquer contre le mur. D’une largeur
de quatre mètres pour une hauteur de cinq, elle se composait de trois parties
et ornait l’enceinte du sol au plafond, toujours orientée vers Jérusalem, la
direction de la prière. Je les guidais de ma voix a n que l’Arche s’emboîte
aussi aisément qu’une porte dans ses gonds. Une fois xées, les Sefer Torah
allaient trouver refuge dans leur nouvel écrin, dissimulés derrière une jolie
tenture de velours brodé. Notre amitié en fut d’autant plus soudée.
 
Il est assis entre Henriette et Francine. Ma sœur semble lui trouver du
charme, mais redevient distante en me voyant. J’ai peut-être le bon
prétendant ! Le carillon retentit à huit reprises. Il est déjà 20  heures. Les
invités sont sur le départ. Mon père remercie mon ami de sa présence, mes
tantes ânonnent quelques mots larmoyants, Lulu lui fait la bise
spontanément. Je le raccompagne. Son accolade remplace les
condoléances  convenues. Je suis touché. Il reviendra, me susurre-t-il,
pendant la Shiva.
Suzie vient nous chercher et nous la suivons jusque dans la chambre où
s’est retranché Henri.
24

— Bon, Adam ! Nous devons ré échir à ce qu’il faut écrire pour l’éternité !


— Je ne sais pas… « Maman, ton souvenir est dans nos cœurs à jamais, tu
nous manques pour toujours ! »
— Calme-toi ! La lettre coûte quinze euros !
— Que pensez-vous de… « À notre mère et grand-mère regrettée »,
propose Suzie, tendue.
— Et pourquoi pas  : « Veuillez agréer, Madame, mes salutations
distinguées », fustige Henri.
— Il faut qu’il y ait « maman » ! C’est important ! lance ma sœur.
— Mais on le sait ! réplique mon frère, agacé.
— Ce n’est pas pour nous, c’est pour les gens ! renchérit sa femme, irritée.
Je commence à compter :
— = dix caractères = cent cinquante euros !
— « Chère maman, tu es à D.ieu et on n’a pas pu te dire adieu ! »,
poursuit-il.
— Huit cents euros ! D.ieu, on l’écrit D, trois petits points ? Cela fait un
caractère en moins ! Ou « Maman » ! Ou « M » = quinze euros !!!
— Un peu de respect, merde… Tu n’as pas le droit…
— Je les ai tous ! Tu es en train de parler de notre mère et tu tiens des
comptes d’apothicaire, tu me fais pitié ! Il y avait une plaque à l’entrée du
cimetière où l’on pouvait lire : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez
ce que nous sommes » ! Donc s’il faut payer, je paierai. Nous ne
l’emporterons pas dans le trou, nom de D, trois petits points !
 
Je sors en colère de la pièce. Mon père sermonne sur le palier les
pleureuses : trop de larmes retiennent l’âme de sa femme !
Je les entends geindre de plus belle. Leur plainte meurt au gré des
marches. Avant qu’il ait refermé la porte, Mme Bocaud apparaît. Taquin, il
lui demande s’il y a du monde à la poste et claque le battant.
Il se précipite dans notre chambre.
— Vous devriez vous engueuler encore plus fort ! Nous n’avons loupé que
deux ou trois mots depuis le salon ! Et vos tantes sont parties ! Vous auriez
pu leur dire au revoir, vous ne leur avez pas dit bonjour !
— En fait, papa… Nous… débattions… pour savoir… ce que nous allions
écrire… sur la pierre tombale ! avoue Henri.
— Ah oui ? !
— Nous pensions faire inscrire : « Maman, tu nous manques ! »
— C’est nul. Je ferai graver : « Ma chérie, la vie t’a fauchée trop vite, tu as
rejoint un monde meilleur, toi que nous aimions tant, nous te regretterons
éternellement ! »
— Trois mille huit cents euros ! crié-je des toilettes.
 
Mon père entre dans une rage démesurée. Je me rue près d’eux. Le silence
va lui aussi être en deuil. Il prend Henri à partie. Je ne crois pas l’avoir vu si
o usqué !
— Quoi ? Tu veux dire que je suis radin ? C’est moi qui décide ! Je suis
encore le chef de famille… Alors maintenant, donne-moi la lettre !!!
Comment le sait-il ? N’aurait-il pas été dupe au moment de la lecture des
cartes de condoléances ? Pourtant, il me semble avoir joué mon rôle de «
menteur » à merveille.
Le temps s’arrête. Je xe Henri. Suzie, allongée sur le lit, me scrute sans
comprendre. Lucie, près d’elle, regarde par la fenêtre. David tape
violemment sur la porte.
— Donnez-moi cette putain de lettre !!!
 
Les mains tremblantes de mon frère la cherchent en vain. Quand aurait-il
cafté à papa ? Je l’observe avec dédain ! Il m’a poignardé en plein cœur. Mais
pour quelle raison ? Grâce au Ciel, j’ai masqué la vérité. Je m’accommoderai
de ce mensonge. L’honneur de la famille sera sauf.
 
Ma sœur se lève avec majesté. Elle sort de son corsage l’objet convoité et le
tend au Roi David.
— Pour vous faire chier !
Le patriarche quitte la pièce en possession de la fausse lettre. La reine
Lucie prend place sur son trône.
Je sens Henri prêt à lui sauter à la gorge.
Je m’interpose, de peur qu’il ne regrette… Pauvre Lulu. Je n’aurais pas
aimé être son frère pendant la guerre. Ni même sa sœur. Ce n’est pas en
tuant papa qu’elle fera revenir maman.
— Mais qu’y a-t-il dans cette missive ? s’enquiert Suzie, intriguée.
— Euh… rien !!! répond son mari.
Je prie pour qu’il se taise. S’il connaissait le contenu de l’original, il serait
terrassé ! Peut-être a-t-il pressenti que je lui avais menti.
Alors que je m’apprête à simuler l’e roi et le désarroi, David réapparaît. Il
jette la fausse lettre au sol.
— Les « h », elle ne les faisait pas comme cela ! Donne-moi la vraie !
Mon père me xe, je détourne le regard, de peur d’être démasqué.
— Adam ! Je te parle !
— Mais je ne l’ai pas, biaisai-je en regardant machinalement sous le lit.
Il me porte l’estocade :
— Tu crois que je n’ai pas reconnu ton écriture ? Tu me prends pour un
idiot ? J’exige la vraie lettre sur-le-champ, bordel ! Je n’en peux plus de
cacher à ton frère Henri que je ne suis pas son père ! Comment veux-tu qu’il
mène une vie normale, le pauvre ! Toi, tu es certainement au courant depuis
peu, moi, cela fait quarante ans ! Vous voulez tout faire dans mon dos, c’est
ça ???
Je tâtonne ma chemise, mon pantalon, regarde Henri, Lucie, Suzie,
cherche une échappatoire en vain puis, désemparé, me résous à l’extraire de
ma cachette, il me l’arrache des mains.
— Dehors ! Tous ! Je ne veux plus vous voir !!! vocifère le Roi David, vexé.
Il nous pousse de son bras hors de la chambre, fou de rage.
Nous sortons à pas de zombie. J’ai souhaité protéger mon frère. Il est
transparent, livide. Ses veines gon ées de douleur.
David ouvre la porte d’entrée, les murs tremblent :
— J’écris ce que je veux sur la tombe de ma femme ! Même veuf, c’est
encore moi le mari !
25

Nous nous retrouvons assis sur les marches, comme sur cette photo sépia
épinglée au mur de la cuisine. Seule ma sœur Susanne est absente,
remplacée par Suzie. Si elle était parmi nous, elle aussi aurait froid ! Cette
image fraternelle me transpose des années en arrière.
Henri et moi faisions souvent le mur pour aller danser. Un samedi soir,
pour fêter la fraîche majorité de mon frère, nous avions entraîné Lucie et
Susanne, alors âgées de quinze et dix-sept ans –  j’en avais tout juste
quatorze. Leur désir l’emporta sur les potentielles foudres du père, qui
refusait catégoriquement toute sortie nocturne. Henri était un meneur.
Nous pouvions le suivre les yeux fermés.
Au premier étage, la fenêtre de la chambre des garçons donnait sur le toit
de l’allée. Nous glissions le long de la gouttière, haute d’à peine un mètre.
Dès l’extinction des feux, vers minuit, les traversins calés sous les couvre-lits
simulant les corps endormis, subterfuge classique mais e cace, nous
sautions sur notre petite terrasse de fortune et refermions délicatement la
lucarne de l’extérieur. Au petit matin, nous prenions le chemin inverse et
n’avions plus qu’à la
pousser. Le tour était joué, les parents dupés. Cette nuit-là, nous nous
trémoussâmes jusqu’à l’aube. Mes sœurs étaient tellement heureuses qu’elles
s’en rappellent encore aujourd’hui.
Mais au moment de réintégrer les lieux, nous trouvâmes notre bow-
window bien clos. Notre père était venu dans notre antre.
En n’obtenant pas de réponse, il avait soulevé les couvertures et découvert
les oreillers. Il avait alors réveillé notre mère qui s’était empressée d’aller
véri er la chambre des lles et qui avait trouvé les mêmes traversins en lieu
et place. Furieux, trahis, en colère, ils avaient décidé de fermer la fenêtre.
Nous dûmes dormir dans l’escalier le dimanche matin jusqu’à ce qu’ils
daignent ouvrir la porte. La punition dura plus de six mois – aucune sortie.
J’en garde aujourd’hui un souvenir cuisant. Preuve en est, c’est à ce moment-
là que la photo sur les marches a été prise.
 
Mon frère est prostré, sa femme, assise derrière lui, l’enlace.
Suzie, rougie de colère, tourne la tête, fustige Lucie, inerte. Une mouche
se pose sur ma main. Couleur émeraude, elle me regarde sans bouger. Elle
s’accroche, me rassure, m’apaise. J’aimerais prendre sa place. La vie serait
tellement plus douce. La voix suave de ma belle-sœur fait fuir ma nouvelle
amie.
Elle tente de réconforter son époux. Elle nous invite cordialement dans
leur maison… Mon (demi-)frère ne la laisse pas nir sa phrase. Il lui
rappelle violemment que nous n’avons pas le droit de sortir. Qu’elle n’écoute
rien, que nous sommes en deuil, qu’il faut respecter le rite, bordel…
Humiliée, Suzie se met à hurler. Son timbre de crécelle résonne dans toute
la cage d’escalier. Il est 10 heures du soir, mais les voisins sont habitués au
vacarme Molina…
— Ne m’entraîne pas sur le terrain de la culpabilité ! Je ne le supporte pas !
Parce que, moi, j’élève les mômes, je tiens la baraque, je fais la bou e, le
ménage, le repassage, le lavage, le gavage… Et avec le sourire ! Je suis ta
femme ! Pas ta mère ! Cela fait vingt ans que tu te couches avec la télé, j’ai
épousé le JT. Quand tu mets les petits au lit, c’est toi qui t’endors ! Et quand
tu me fais l’amour, c’est moi qui m’endors  : deux fois par mois ! JE N’EN
PEUX PLUS !!!
« Tu ne sais mettre qu’une chose, les pieds sous la table ! Et encore, tu fais
tout le temps la gueule ! Même quand tu es content, tu fais la gueule ! Alors
quand tu ne l’es pas, bonjour ta gueule ! Là, pro te, tu as la semaine pour !
Ce n’est pas ton père, et alors, il t’a élevé ! Où est le problème ??? Et ne me
dis pas « Merci » et surtout pas « Je t’aime » ! Attends que je sois morte…
Elle disparaît en un éclair puis revient aussi vite :
— Ah oui ! Excuse-moi, le plus important… Tu m’emmerdes !!!
Ses pas s’évaporent aussi rapidement que sa logorrhée. Lucie et moi
sommes statu és.
Henri se lève, ouvre la porte vitrée donnant sur le seuil et se tape la tête
contre le mur du palier. Un fou. Ma grande sœur essaie de s’interposer. Elle
tente de l’apaiser, lui a rme que sa femme est juste partie faire un tour, une
crise passagère, sommes tous exténués, cela ne change rien pour papa, il
l’aime tant ! Nous, nous l’admirons, pour l’homme qu’il est… Elle
m’ordonne de l’aider, au lieu de faire le mime Marceau.
J’essaie à mon tour de le maîtriser. Mais il est trop grand. Elle lui avoue
même que, s’il avait été adopté, elle l’aurait assurément épousé !
Je m’entends alors proférer une bêtise a n de désamorcer le chaos :
— Moi aussi, mon frère ! Si tu avais été ma sœur !
Incontrôlable, Henri fracasse un carreau du poing. Lulu se précipite sur
lui, je sonne frénétiquement la sonnette « rouillée », tape à l’huis avec mon
pied, mes mains, implorant papa de nous ouvrir, parce que son ls est en
sang. Pas de réponse.
Elle déchire un morceau de sa chemise et lui noue un pansement
improvisé. Il se laisse faire. Amorphe.
 
Nous sommes dans la pénombre. Assis tous les trois côte à côte. Mon
amie la mouche revient se poser sur mon avant-bras et un souvenir
d’enfance m’assaille inopinément, encore.
J’avais très exactement six ans. En plein mois d’août 1978. La canicule
décuplait ma solitude. Mon frère était parti en vacances avec une voisine de
l’immeuble, Mme Carillon. Elle l’adorait. Moi je passais l’été sur le balcon,
avec mes nouveaux copains, les moucherons. Ma chemisette jaune était
remplie de petits points noirs. Ils se prénommaient Susanne, Lucie, Henri,
Maman, Papa. Nous avions de longues discussions. Quelques engueulades
çà et là. Des jeux à l’ombre de l’ennui que je découvrais pour la première
fois. Amère sensation. Je m’étais fabriqué une jolie petite cabane à l’aide
d’un drap, entre la rambarde et quelques parpaings. Étendu sur le dos, seule
ma tête dépassait de la toile et je narguais la boule de feu en la xant. Je la
scrutais au point d’être convaincu que mes yeux deviendraient verts. Mon
teint brunissait au l des jours. Je croisais les a res du bronzage tandis que
mes pupilles viraient au rouge.
Un jour, mes petites mouches, chacune posée sur mes doigts, eurent un
très grave accident  : écrasées ! J’en retirai un n plaisir a ublé d’une forte
insolation. Les délires qui s’ensuivirent me persuadèrent d’avoir tué toute ma
famille.
 
— Allons chez toi, Lucie… Elle est sur le même palier, Henri, précisé-je
a n qu’il ne s’emporte de nouveau.
— Mes clefs sont dans mon sac, rétorque-t-elle, dépitée.
— Et où est-il ?
— Ben devine !
Je me lève, appuie sur la minuterie, le plafonnier nous éclaire d’une
lumière blafarde.
— Quelle heure est-il ? demandé-je, agacé.
— Presque 22 heures, répond ma sœur.
— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? On va au resto ? Moi j’ai faim…
— Et tu paies comment, Adam ? Avec ton sourire, tu es lourd.
— On ne va quand même pas dormir ici !
Je retourne tambouriner à la porte en désespoir de cause, appelle papa à
travers cette dernière le suppliant de nous ouvrir, lui disant que nous nous
excusons, qu’il faut respecter le deuil ensemble sous le même toit, éviter les
heurts, se soutenir, se sustenter autour de la table avec les plats rapportés par
les tantes… Mais rien n’y fait. Silence total. Il a toujours été têtu, buté.
 
Je fais les cent pas. Lulu, assise, se mure dans ses pensées. La tête d’Henri
repose sur ses genoux, il s’est assoupi.
Je regarde, attendri, ce tableau. Dans un demi-sommeil, sa voix o ense le
silence :
— MAMAN ! Cela s’écrit comment ? P.U.T.E = soixante euros !
Journal de bord

Le 7 mars 2012.
 
Aujourd’hui, les anges sont descendus… Maman arborait
un teint rosé, les mains ouvertes, paumes tournées
vers le ciel signi ant : c’est l’heure et l’on part sans rien. Mon père me l’a con rmé.
Triste jour.
Le quatrième jour
26

Une porte claque. Je me réveille en sursaut. Enfant, elle était toujours


entrouverte, facilitant nos allées et venues ! Mon (demi-)frère et ma sœur
dorment paisiblement. Les aiguilles uorescentes de la montre de Lucie à
son bras attirent mon œil, bravant l’obscurité  : elles indiquent 4 h 05 du
matin. La couverture léopard chérie de ma mère gît à même le sol. Je la
ramasse.
« Enfermés dehors ». Quelle cruauté de la part de mon père.
Je suis furieux contre lui et n’éprouve aucune compassion après la nuit qu’il
nous oblige à passer sur les marches huit heures d’a lée pendant la Shiva.
C’est humiliant et violent… surtout après une telle révélation.
Je l’imagine allongé, examinant la tapisserie verte décorée de gros
nénuphars. À moins qu’il n’ait une serviette sur les yeux, sa lampe de chevet
allumée, son rituel d’endormissement. Malgré son Temesta, il ne dort pas.
Je l’ai déjà vu devenir dingue lorsqu’il était à court de somnifères !
À défaut de s’endormir, il doit songer, cogiter, ressasser, chercher du
réconfort dans les meubles, les photos, la théière. Tant pis pour lui.
Comment peut-il être si peu empathique à l’égard d’Henri, de nous ?
Je retourne border les miens dans l’escalier. Je me glisse près d’eux et
pro te de la chaleur fraternelle.
Cette couverture était un cadeau de papa pour les petits pieds de sa
femme. Elle adorait les réchau er en s’évadant devant la télé une fois la
vaisselle faite.
 
La boîte à images trônait juste au bout de la grande table familiale, avant
l’achat des fauteuils en cuir.
Un volet de bois roulant incorporé au meuble laqué noir masquait le tube
cathodique de mes nuits dominicales.
 
Une ne cloison séparait notre chambre de la salle à manger. Interdits de
télé les veilles d’école, Henri et moi tentions désespérément de fermer les
paupières dans notre grand lit. Un soir, je ne parvenais pas à m’assoupir. Je
tournais, me retournais tandis que mon frère dormait déjà. Finalement, je
m’étais allongé à ses pieds, tête-bêche.
Un épais rideau de velours vert servait de porte mais laissait malgré tout
passer la lumière de la pièce voisine. J’entendais parfaitement les dialogues.
Je pouvais regarder le lm de la soirée qui se re était  dans la vitre de la
porte-fenêtre. Combien en
ai-je vu à l’envers  : westerns, policiers, comédies !… Mon éducation
cinématographique s’est a née ainsi, allongé, sur un écran « vitré », et ces
séances délicieusement volées ont nourri, au l des années, mon désir de
devenir acteur.
 
Plus tard, le mur fut démoli, le séjour agrandi en même temps que nos
croissances respectives. Henri avait seize ans, moi douze. Le salon prit notre
place, nous la chambre de Lucie qui dut rejoindre Susanne dans la sienne.
Fini, le standing des princesses. Deux par chambrée.
Papa acheta un vrai canapé en cuir assorti d’un duo de fauteuils et une
télévision couleur. Nous avions en n la permission de voir le lm du
dimanche soir.
Que de moments mémorables devant le petit écran ! Je me souviens
précisément du choix. Le ton montait très vite, les altercations et les rires
s’entrechoquaient. La folie ambiante, cacophonique, emplissait notre salle
de projection ! Nous manquions souvent les débuts.
Lorsque je me réjouissais de la di usion de Greystoke, d’autres étaient
persuadés de l’avoir déjà vu, certains en connaissaient l’histoire ou, mieux
encore, comparaient Tarzan et ses singes aux énergumènes de la maison.
Maman nissait toujours par réprimander notre père, exaspérée qu’il traite
ses enfants d’orangs-outangs. Peu importait, il allait s’endormir et ron er si
fort que nous serions obligés de monter le volume pour entendre les images.
27

Je suis transi.
J’enfouis mon visage dans le plaid angora encore imprégné du parfum
d’Ima. Pour combien de temps encore ?
J’aimerais à jamais capturer l’e uve de son être, seule drogue légale qui
m’aiderait à combler l’absence.
 
Cette femme que je croyais connaître. Comment a-t-elle pu tromper mon
père ? L’image d’Épinal du couple s’étiole amèrement.
J’ai longtemps cherché à reproduire le schéma de mes parents. En vain.
Même si leurs engueulades relevaient plus du folklore que de la mésentente,
ils s’aimaient dans un profond respect. L’amour d’Ima transpirait jusque
dans ses plats pour son mari, ses enfants.
Si tu étais face à moi, aurais-je le courage, la force de te faire front ? Que
penser de tes conseils ? Je ne sais plus si je sou re de ton décès ou de tes
mensonges ! Et Henri ?
Oserais-je te mitrailler de questions comme tu as toujours su le faire et
obtenir le dernier mot ? Je ne pouvais jamais me glisser entre deux de tes
phrases.
 
Tu étais encore avec la rousse ? Qui est cette lle ? Où l’as-tu connue ?
Que font ses parents ? Ont-ils une bonne situation ? Et je te le répète pour
la énième fois, tu vas me répondre : est-elle de chez nous ? Oui, je suis de la
Gestapo. Je t’ai dit cent fois : pas de rapports sexuels avant ton mariage et
celui de ta sœur !!! Sinon je serai malheureuse toute ma mort.
 
Alors que toi, tu vivais dans la duplicité.
 
Et toi, Lucie ! J’ai deux mots à te dire :
qu’attends-tu ? Le prince charmant ! Il n’existe pas. Alors amuse-toi, pro te
de la vie… A n qu’au bout de la route la terre te soit plus légère. Je vous
embête. Je sais, c’est mon rôle. J’y suis obligée. Faites toutes les folies
interdites, suivez votre instinct, n’écoutez jamais les parents. Ils veulent votre
bonheur pour eux. Le mien, je l’ai laissé s’échapper. Je suis votre mère mais
aussi une femme. Henri El Mosnino n’est pas mon amant. Je l’ai connu
avant David Molina. Il a été l’amour de ma vie. Il était doux, gentil,
attentionné, calme, drôle, fantasque, tendre… L’opposé de mon époux. Si
vous n’aviez pas été là, je serais partie avec lui ! Nous ne divorcions pas, à
l’époque. Alors j’ai prié pour le retrouver dans votre père. Aujourd’hui, il y a
prescription. Le Roi David n’est pas facile. Mais je le chéris pour sa noblesse
et sa fantaisie. On peut aimer deux hommes à la fois. J’ai été heureuse dans
mes chimères. Quant à votre frère Henri, dites-lui bien :
— Le petit déjeuner est sur la table… ! 
— Hein ???
La tête de papa apparaît sur le corps de maman.
— Allez, debout les enfants !
Je regarde mon frangin. Il dort. Ses paupières tressaillent. Ma sœurette,
comme si je la voyais pour la première fois. Nous émergeons péniblement.
D’elle émane une expression mystique que je ne lui connaissais pas. Ai-je
rêvé de ma sœur qui rêvait de ma mère ? Ou l’âme d’Ima est-elle descendue
pour rétablir la vérité ? À moins que ce ne soit mon subconscient.
Nous observons David tel un extraterrestre. Il nous invite à venir boire le
café. Il sera prêt quand Lucie l’aura fait. Nous devons nous hâter pour aller
à la synagogue. Et puis, le monde ne va pas tarder… Ce soir, kaddish à la
maison !
28

Henri et moi réintégrons l’appartement familial, suivis de papa puis de


Lucie qui se dirige en cuisine. Nous nous installons à la table de la salle à
manger pour le petit déjeuner. Une voix féminine résonne :
— Adam !
 
Je tourne la tête du côté où une voix familière a retenti et découvre
Christelle, valise à la main, nous souriant bêtement. Un tailleur noir
parfaitement
cintré.
— Que fais-tu là, chérie ? dis-je, liqué é.
— J’ai croisé une voisine, Mme Bocaud, près de l’Interphone, et elle m’a
indiqué que vous habitiez au premier étage juste en face de l’ascenseur. Une
fois sur le palier, la porte était ouverte !
À ce moment précis, ma liaison cachée au cœur des miens a le goût du
danger. Mystérieusement, ma vision « en noir et blanc » bascule au sépia. Je
me frotte les yeux. La couleur du passé persiste. Le présent m’e raie…
La voix de mon père me sort de ma stupéfaction :
— Chérie ? peste-t-il sèchement.
— Papa ! Je te présente Cherry, c’est son prénom…
— C’est joli !
— C’est une amie ! Elle est venue faire le service, elle remplace Suzie !
— Ah bon ? s’éberlue-t-elle, perplexe. Toutes mes condoléances.
Elle tend un bouquet de eurs à David. J’intercepte ce symbole de joie,
interdit. Il lui serre la main, moi les roses, Henri secoue son hébétude.
Lucie ouvre le passe-plat et, masquant sa surprise, elle clame joyeusement :
Christelle ! Je corrige instantanément le prénom précisant qu’elle se nomme
Cherry. Comme les chocolats… Avec la cerise, CHERRY ! la clarté dans la
confusion. Christelle  n’est autre que sa tante qui n’a pu se libérer. J’ai
subitement très chaud. Quelques gouttes de sueur perlent sur mon front. Je
les essuie à l’aide d’un Kleenex sorti de ma poche, faussement à l’aise. Je
demeure tout de même inquiet, fébrile, me demandant si j’ai réussi à être
crédible avec mes pirouettes plus acrobatiques qu’habiles.
Je suis touché par sa spontanéité mais elle risque de signer mon arrêt de
mort. Elle annonce que, ayant pris une RTT, elle sera avec nous tout le
week-end. Je reste sans voix. De sa torpeur surgit en n Henri avec un «
Bonjour mademoiselle, serait-il possible d’avoir un café, deux frites et un
Coca ? ».
Sur le point d’être démasqué, j’invite la nouvelle « serveuse » à me suivre
en cuisine :
— Vas-y, sers-nous, sers-nous, sers-nous ! lui dis-je en chuchotant pour
me sortir de cet imbroglio.
Le son de la voix paternelle me retient in extremis :
— Adam !
Mon sang se glace. Je n’ose me retourner, j’évite les yeux perçants du Roi
David. Il m’ordonne de regarder sous le canapé pour voir si elle est là. Je
feins de ne pas comprendre. L’interrogatoire n’est pas pour tout de suite. Il
ne manque pas de m’invectiver devant une étrangère, faisant valoir son
statut de patriarche.
 
Préparant le café, Lucie et Christelle m’épient au travers de la lucarne
comme deux actrices mal colorisées de série B.
L’amour de ma vie, là, au milieu de la cuisine familiale, une évidence.
Je suis néanmoins très agité, ne veux pas qu’elle soit seule avec M. Molina !
Elle est si imprévisible !
La présence de Lucie à ses côtés me rassure. Elle peut renverser une
situation en un quart de seconde. Son esprit est plus vif que ceux de toute la
famille
réunie.
 
Heureusement, cette « dyschromatopsie », ce handicap apparu au décès de
maman, est un véritable allié, un ltre à la réalité.
— Alors ! gronde le veuf.
Je m’exécute, presque content de la besogne qu’il m’intime d’entreprendre.
Je déplie le sofa avec grande maestria, furète dans les moindres recoins a n
de garder mon papa près de moi.
Il est donc là, stoïque, à l’a ût de chaque parcelle inspectée. J’ai beau lui
expliquer qu’une théière n’est pas un petit objet qui puisse se glisser, se loger
entre les plis d’un canapé, replié de surcroît, il ne veut rien entendre. Têtu
jusqu’à la n, comme disait Ima.
La sonnerie du téléphone retentit.
David, debout, les bras croisés, ne bouge pas. Il a l’allure d’un inspecteur à
l’œil aiguisé qui seul connaît l’arme du crime : une théière marocaine !
Henri, assis dans l’un des fauteuils, xe notre père. Le son tonitruant
persiste. Il se lève, faussement calme, attrape le combiné. J’entends la voix
d’un bonhomme faire écho dans l’appareil :
— Monsieur Molina ?
— Oui ! rétorque mon frangin, circonspect.
— J’ai appris la triste nouvelle, suis bouleversé… C’est moi, Henri El
Mosnino.
J’aperçois mon (demi-)frère se décontenancer.
— C’est qui ? s’agace le patriarche du haut de son autorité.
Henri raccroche doucement l’engin.
— Mon père !!!
Sans le regarder, il quitte la pièce.
Je n’avais jamais vu auparavant un dos si a igé.
Le Roi David m’abandonne dans sa quête du Graal et part boire un café
dans la cuisine, servi par Christelle. Il m’invite à aller chercher Henri a n
que nous puissions partir prier à la synagogue. À contrecœur, mon frangin
en le son manteau et claque la porte, m’informant qu’il nous attend dans la
voiture.
J’avale mon expresso d’un trait dans le couloir, une tartine à pleine bouche,
puis emboîte le pas d’Aba, râlant devant l’ascenseur.
29

Mon frère conduit maxillaires serrés, sans daigner jeter un regard à son
(beau-)père.
 
— Je suis désolé, Henri, sincèrement, susurre David, ému. J’aurais aimé
que tu l’apprennes autrement. Cela ne devait pas se passer comme cela.
Nous avons pourtant essayé ta mère et moi, à maintes reprises, de te révéler
qui était ton père biologique. Nous n’y sommes hélas pas parvenus. On se
disait que nous avions le temps, que nous allions trouver le moment
opportun pour t’expliquer, te raconter, sans te heurter, ce choix auquel
Louise fut confrontée dans notre jeunesse. Malheureusement, Hachem
(D.ieu) l’a rappelée à Lui trop tôt, beaucoup trop tôt, me laissant seul avec
ce lourd fardeau sur la conscience.
 
L’émotion envahit Aba, il reprend sa respiration, se racle la gorge puis
repart dans sa logorrhée.
— Ton géniteur, Henri El Mosnino, était mon ami en Algérie. Nous
formions avec Ima un trio de copains inséparable, étions tout le temps
ensemble malgré les intolérables rebu ades de mes futurs beaux-parents. De
loin en loin, elle m’était promise, comme notre Terre sainte, par sa famille à
la mienne. Mais elle était déjà éprise d’El Mosnino qui lui t un enfant
dans mon dos. Le pacte d’amitié fut aussitôt rompu. Un avortement était
impensable, à l’époque. Ainsi, il fallut l’épouser au plus vite pour faire taire
les  rumeurs à la condition sine qua non qu’elle ne revît plus jamais notre
camarade. Évidemment, j’aurais pu refuser une telle situation, mais j’étais
éperdument amoureux de Louise depuis le premier jour. Ce fut donc un
mariage arrangé, forcé même, sous le joug de l’autorité parentale. Elle tenta
en vain de fuir
quelquefois, mais je pris patience et l’amour naquit au l de ton éducation.
Je t’ai élevé mieux que mes propres enfants car il y avait ce passé peu
reluisant. À notre arrivée en France, nous n’avons plus jamais revu El
Mosnino et nous nous sommes laissé bercer par les années sans plus savoir
comment t’avouer que je n’étais pas ton père. Pardon mon ls de la part de
ta mère, elle n’a pas eu la force de te le dire dans ses dernières heures.
 
Le silence qui s’ensuit nous amène au temple. Nous  en lons nos talith
(châles de prière), mettons nos té lines, et chacun dans nos coins prions et
nous recueillons sur l’élévation de cette âme maternelle.
30

Lucie, gée, un broc de lait à la main, semble échappée d’un tableau de


Vermeer couleur sépia.
Christelle, léger rictus aux lèvres, est d’une beauté renversante. Quelques
mèches blondes rebelles accentuent l’ovale angélique de son visage.
La cafetière italienne sur le feu si e.
 
Je replie le canapé, laissé en l’état.
Ma sœur arrive au salon avec du café et le pain a ectueusement grillé.
Mon père se laisse servir, sans intervenir, ainsi qu’Henri, a amé de la veille.
Je rejoins Christelle, plantée devant la photo des enfants accrochée au mur
de la cuisine.
 
— Je t’avais suppliée de ne pas venir !
— Je n’ai pas ré échi, suis montée dans le premier train pour être près de
toi…
— Justement, je te reproche de ne pas ré échir. Et comment as-tu eu
l’adresse de chez mes parents ?
— Ce n’est pas très compliqué, j’ai regardé les Pages Blanches sur Internet.
Je t’ai appelé pour te l’annoncer mais ta messagerie est saturée, tu ne
rappelles jamais !
— Mon portable a rendu l’âme, lui aussi !
 
À l’instant même où je prononce ces mots, cela me revient. La dernière
fois que je l’ai eu entre les mains, j’étais sur le toit. Il faut absolument que
j’aille véri er si le cellulaire m’y attend.
 
— Je ne suis pas ici pour que tu me présentes à ton père, rassure-toi ! Ce
n’est ni l’endroit ni le moment, Adam, je le sais, nous en avons su samment
parlé. Mais si ma présence t’importune, je m’en vais, maugrée Christelle,
mécontente.
— Pas du tout, ma chérie, ce n’est pas le problème… Je te demande juste
une chose – mais tu n’y es pas obligée : assurer le service, le temps que ma
belle-sœur Suzie réapparaisse, car, dans notre religion, nous n’en avons pas
le droit durant un deuil. C’est pour cela que je me suis permis de t’annoncer
en tant que telle.
Elle me dévisage de ses yeux bleus perçants. Je la sens tout de même vexée
d’être réduite à un rôle de serveuse.
— Et puis, avant de mourir, maman a demandé à Henri de remettre…
En n, nous avons sept jours pour trouver un mari à Lucie…
J’ai failli lui avouer que ma mère avait eu un amant et que le fruit de leur
amour se nomme Henri, tant je suis bouleversé par cette nouvelle, son
trépas, les aveux de mon père, la présence de ma compagne en ces murs…
Certes, la bienséance me fait in échir dans la poursuite de ma phrase et me
rabat sur « Lucie ». In extremis. Habile pirouette.
— C’est la dernière volonté de ta mère ! dit-elle, attée d’être mise dans la
con dence. C’est court, et en même temps, nous, il nous a su d’une
journée ! Ta sœur a de surcroît la bénédiction céleste, elle ne pourra donc
pas tomber de Charybde en Scylla.
— Hein ?
Je la xe, me contiens. Suis partagé entre le bonheur de sa venue et
l’agacement de ses expressions d’un autre temps. Souvent, je simule
volontairement l’incompréhension juste pour un peu plus de simplicité
lexicale. Selon elle, l’éloquence est synonyme d’esprit.
J’imagine la tête de mon père face à une telle tournure de phrase.
Heureusement, l’irruption de ma sœurette clôt instantanément cet
échange. Elle nous invite à venir nous restaurer. Christelle, en serveuse
consciencieuse – ayant accepté ma requête par amour –, propose d’apporter
un breuvage chaud, du thé à la menthe en l’occurrence, à Henri et
M. Molina toujours au salon.
Et si j’en pro tais pour m’esquiver discrètement récupérer mon téléphone ?
Impossible, Lucie m’observe de la même façon que ma douce et tendre  :
regard inquisiteur, sourire forcé. Je suis exaspéré. L’éclat de leurs prunelles
me rappelle une sombre période de ma jeunesse.
J’avais seize ans. J’étais un jeune homme profondément complexé  : mes
oreilles étaient décollées. Que de larmes versées à me dévisager dans la salle
de bains, essayant de trouver le bon angle, tête inclinée à gauche, à droite,
de trois quarts a n de camou er mes feuilles de chou. Des centaines de
milliers de fois et des milliers de centaines de fois face à l’armoire à glace, le
petit meuble à pharmacie à trois battants où je m’appréciais et me dépréciais
dans une même seconde.
Je revenais donc de chez le coi eur. Fraîchement coupé, impeccablement «
brushingué », monstrueusement gêné. Ma sœur Susanne m’avait
complimenté :
— Tu es très beau, mon chéri.
— Merci. Ce n’est pas un peu trop court ? Dommage pour mes…
Je ne cite jamais ce « mot », source de cauchemars, et ainsi, suis convaincu
qu’elles se voient nettement moins ! Ma frangine approuve avec une moue
attendrie que cette coupe met trop en avant le décollement de mes « oreilles
».
Le surlendemain, touchée par mon complexe et ma sou rance, elle me
faisait une proposition inespérée. Si je le désirais, je pouvais me faire opérer.
Mettre en n un terme aux quolibets, regards et autres ré exions subis. La
joie de cette nouvelle fut aussi intense qu’était terrible le tourment provoqué
par mon re et dans une glace.
Néanmoins, deux problèmes subsistaient : l’argent, les parents.
Ma sœur avait anticipé ces questions. Cette intervention ainsi que les frais
d’hôpitaux seraient remboursés par la Sécurité sociale si le traumatisme
psychologique était avéré et l’opération prescrite par un médecin. Ce fut le
cas.
Ayant fait des études d’o cine, mon aînée avait pris pour habitude de
gérer les problèmes administratifs médicaux de notre mère, avec dévotion.
Prise de rendez-vous chez le médecin, le dentiste… Ainsi, elle lui
remplissait ses feuilles de sécu et avait même obtenu le pouvoir de la
signature pour les remboursements. Père laissait faire, trop accaparé par son
travail. Sous le régime parental car j’étais encore mineur, Susanne avait donc
signé à leur place pour mon intervention. Il su rait de la programmer
pendant un congé scolaire et d’annoncer à papa et maman – elle a toujours
su les embrouiller – que j’étais invité cette semaine-là chez un ami.
Le rendez-vous chirurgical fut xé.
À jeun, j’entrai donc à la clinique quinze jours plus tard, un lundi, celui du
début des vacances de février.
Le personnel était attentionné, rassurant. Le chirurgien, compétent.
Anesthésie locale, un voile sur les yeux. Après l’incision du scalpel que je n’ai
pas sentie, je n’oublierai jamais, derrière mes oreilles, le sang glacial
dégoulinant le long de ma nuque, l’intense lumière du Scialytique.
Je me retrouvai dans ce lit d’hôpital, le crâne enrubanné ne laissant
apparaître que les yeux et la bouche. Face à moi, ma sauveuse, ma
con dente, ma Susanne. Suspens. Nous connaîtrions le résultat le vendredi.
Je me revois dans les couloirs en compagnie de mon goutte-à-goutte,
imitant la démarche bringuebalante d’Al, l’ami du personnage principal du
lm Birdy, d’Alan Parker. Revenant de la guerre du Vietnam, il s’était
retrouvé alité, soigné, surveillé. Nous avions la même tête momi ée.
Quand le chirurgien ôta en n mes bandes, apparurent le noir ébène de
mes cheveux, mon front, mon nez…
OÙ SONT PASSÉES MES OREILLES ?
Les bandelettes à peine enlevées, ma joie éclata. Sautillant comme un
cabri, j’embrassai ma sœur, le chirurgien plastique, le miroir, me ruai dans la
chambre d’en face a n de me montrer à ma jolie voisine au nez refait.
Merci Susanne pour cette renaissance.
Persuadé de mon nouveau charme, animé d’une indomptable énergie,
j’étais à présent prêt à tout a ronter, j’allais en n pouvoir m’envoler.
De retour à la maison, Ima ne manqua pas de
m’interpeller :
— Tu as changé quelque chose, mon ls ?
— Non maman, je reviens de chez le coi eur !
Elle resta dubitative. Je lui avouai bien des années plus tard. Elle savait
déjà. L’opération, ayant été une réussite, elle était rassurée.
 
Je nis par échapper à la vigilance des lles. J’entrebâille délicatement la
porte d’entrée. L’ascenseur est là. Direction onzième étage vers mon
perchoir d’enfant.
Mon cellulaire oublié végète sur la chaise rouillée.
Je tente de le rallumer. L’écran s’illumine aussitôt malgré la fêlure me
rappelant une fois de plus la déchirure de ma chemise.
La lumière en cette n de matinée ombrageuse est si belle que je ne résiste
pas à saisir ce moment fugace et prends le ciel et les toits en photo.
Le retour au bunker est aussi délicat que sa désertion. Personne n’a
remarqué mon absence.
 
Les femmes débarrassent la table et la dressent de nouveau. Ce soir, nous
risquons de faire salle comble. Kaddish oblige. Je m’en réjouis pour ma mère
et pour ma sœur (un prétendant sera certainement de la partie).
 
Ma tante Odette et son mari Raymond nous rendent visite. Toutes sortes
de gâteaux : cigares au miel, montécao, makroud… délicieusement préparés
par elle décorent la table basse du salon. Ces mignardises égaient cette
quatrième journée de deuil.
Ils ont respecté la tradition, celle d’apporter victuailles et sucreries. Cette
coutume est censée symboliquement adoucir leur chagrin.
Ils forment un couple atypique. Elle nerveuse, lui lymphatique. En
concurrence directe avec « les pleureuses », la cousine de mon père a cette
faculté de fondre en larmes et d’avoir les yeux secs dans la même phrase.
Elle invective, infantilise, culpabilise son mari en permanence.
Cependant, enfant je le comparais au bonhomme dessiné sur la Lune  :
toujours le sourire.
Retoucheur de formation, il dirige aussi un magasin de vêtements.
Combien de pantalons, chemises et vestes Raymond nous a-t-il reprisés
dans son arrière-boutique ! À chaque entrevue, je ne peux m’empêcher de
rappeler la farce dont il fut la cible.
Nous avions subtilisé la petite cloche, accrochée à la porte, et il n’entendit
entrer aucun client de la journée. Le soir venu, il raconta à sa femme cette
étrange disparition. Elle devint folle et crut à un cambriolage.
Le lendemain, nous la revissâmes discrètement sans oublier de la faire
tinter. Du fond de son atelier, il se précipita dans la boutique. Surpris de
nous voir, sans faire de rapprochement, il se répandit sur le mystère de la
clochette réapparue. Nous en rîmes des années durant.
Papa est pris en agrant délit d’un rire qu’il tente de contenir. C’est péché.
Cette histoire l’a toujours beaucoup amusé.
Hélas, les sourires une fois e acés laissent place à l’indicible absence de ma
mère. Ma tante, dèle à sa réputation, bascule dans un torrent de pleurs. Je
les abandonne à leur tristesse et vais sécher mes yeux dans la chambre de
David, plutôt que dans la mienne. Je m’y sens en sécurité.
31

Allongé sur le lit, bras derrière la tête, jambes croisées, j’essaie de


comprendre l’attitude de mon père, le pardon qu’il a su accorder à sa femme.
Je n’y parviens pas, me sens vide, amorphe, imperméable à toute tentative
d’acceptation. Je contemple le mur tapissé de nymphéas.
À l’angle de celui-ci, la bibliothèque, remplie de livres religieux reliés de
cuir marron usé. Une reliure plus claire que les autres, couleur café latte,
attire mon attention. Je me lève, contourne le sommier et attrape le
manuscrit : mon album de timbres que je croyais égaré.
Chaque page en papier kraft noir représente un pays. Ils apparaissent dans
l’ordre alphabétique précautionneusement étiqueté : Allemagne, Angleterre,
Burundi, Danemark, France, Ghana… Je m’extasie sur celui d’Israël,
magni que, blanc et bleu, envoyé par ma mère lors d’un voyage e ectué
avec mon père. Les tampons faisant date leur donnent une réelle valeur et
me replongent dans ma passion d’alors. Je continue de me promener au gré
des feuilles et des contrées lorsque je sens une présence.
Henri, verre de whisky à la main, me fait face.
— Ça va, demi-portion de frère ?
Je souris… Il boit une gorgée d’alcool, pourtant prohibé durant le deuil.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’El Mosnino était mon père ? crache-t-
il, un brin éméché.
— Pour moi, cela ne change rien, mon frère !
— Même si nous n’avons pas le même géniteur ?
— Tu veux que je te dise ? Je suis jaloux !
Mon frère me ge par son regard bouleversant. Je ne sais pour quelle
raison je lui profère cette bêtise. Peut-être par empathie. Il sou re de
connaître en n la vérité et, paradoxalement, paraît soulagé.
L’Interphone retentit. Je l’étreins en signe d’a ection, de vraie fraternité. Il
me repousse à la
deuxième sonnerie. J’entends les lles s’agiter en même temps qu’Henri
avale d’un trait son « on the rocks ».
Au bout du couloir, le Roi David décroche :
— Premier étage. Qui est-ce ?
Mon (demi-)frère s’est étendu à ma place.
— Tu sais à quoi il ressemble ? ! dis-je, faussement à l’aise.
— S’il a une gueule de con, c’est moi en plus vieux ! Voilà deux mois que
j’ai déposé le bilan.
— Quoi ? Mais que s’est-il passé ?
— Trop de dettes, je n’arrive plus à faire face, je suis une merde…
— Arrête… Certaines années sont orissantes, d’autres moins. Tu es
tellement brillant, mon frère, ne t’inquiète pas. Tu as la bénédiction des
parents. Tu vas te relever, avec la grâce de D.ieu. T’es un phénix.
— Je ne veux plus travailler pour vivre mais vivre pour travailler ! clame-t-
il haut et fort.
— À qui le dis-tu, je suis intermittent. Comment s’appelle-t-elle ?
— Pardon ?
— Elle se prénomme comment ? Je te connais par cœur, Henri, il y a une
demoiselle là-dessous !
— Tu crois que je ferais cela à ma femme ?
— Ouais !
— Vanessa… Elle a vingt et un ans, je suis comme un fou…
— Vingt et un ans ! Et tu viens me faire chier quand je me lave les dents ?
!
 
La porte de la chambre s’entrouvre, la tête de Lucie apparaît. Nous devons
rejoindre les hommes au salon pour le kaddish.
Mon frère se met alors à nous donner un cours sur l’importance de cette
prière : sa récitation annule les péchés du défunt. Il ironise sur l’élévation du
corps de notre mère en imitant notre père.
Henri est ivre, Lulu le corrige avec précaution, de crainte qu’il ne se
braque  : le kaddish symbolise l’instant où l’âme quitte son enveloppe
charnelle. Je ne peux m’empêcher de faire un trait d’esprit  : la montée des
corps, c’est autre chose !
Fichue manie. Personne ne rit, je suis maudit.
À présent, mon frère blasphème.
— Il nous faut nos dix mecs pour le kaddish bang bang.
Je m’escla e.
Lucie me foudroie du regard, rappelant la présence d’un « José » à l’entrée :
À
avec lui, le compte est bon. À peine le temps d’inclure José en pensée à la
liste des soupirants qu’elle me rabroue de nouveau. Si les visiteurs n’avaient
pas cessé d’a uer, on se serait déjà entretués. Lulu a tourné le dos.
Henri gobe les deux glaçons restants au fond de son verre. J’entends la
glace craquer sous le joug de ses dents et le jauge avec inquiétude.
32

Le salon est éclairé par un soleil bas, silhouettant les contre-jours. Le


brouhaha des invités redonne vie à ce décor tristement endeuillé.
À travers ma peine, je les distingue et admire le galbe de Christelle,
a airée au service.
Au bout du canapé, José, ami de mon frère, transpire la compassion. Style
british, pantalon velours côtelé vert, lunettes cerclées de fer, moustache en
forme d’arabesque. S’il pouvait convenir à ma sœur…
Henri, titubant, lui fait la bise. Je lui serre la main. Elle est moite. Il nous
présente ses condoléances. Je le questionne habilement, faussement intéressé
a n de n’éveiller aucun soupçon. Je découvre qu’il est menuisier.
Si maman était encore parmi nous, elle dirait  : « Ta sœur est tellement
spéciale, elle n’en voudra jamais ! » Peur qu’elle n’ait raison.
Mon frère devine mes pensées. Il émet une phrase assortie d’un rire gras,
alcoolisé, inconvenant :
— Trop tard,  José, ma mère a déjà un cercueil. Laisse ta carte, il peut
encore y avoir des morts !
J’invite précipitamment notre futur ex-prétendant à rejoindre les hommes
debout. Je supplie Henri de stopper la boisson. Il me repousse violemment.
 
La prière a déjà commencé. Aba est en colère. Nous nous alignons vite
près de lui. Dix sages sont là pour Ima, drapés d’une foi digne de sa «
presque » piété.
Je suis à la droite du Roi David, Henri à sa gauche, et me retrouve à
l’extrémité du rang, quasiment collé au passe-plat. Je remarque les
chaussures des visiteurs. Baskets, mocassins, bottines foulent le carrelage de
la salle à manger. Les lacets de mon père sont défaits. Je m’agenouille en
posant spontanément la Torah au sol a n de les lui rattacher – de peur qu’il
ne trébuche. J’entends l’assistance vociférer  : « Heinnnn… sacrilège. » Me
relève aussitôt le rouge aux joues.
Mon frère me scrute, le regard en coin, la moue moqueuse. J’entrevois
Lucie assise dans la cuisine, seule face à la veilleuse qui vacille étrangement.
Un foulard sur la tête, les yeux embués, Lulu pourrait être ma mère si elle
n’était ma sœur, tant la ressemblance est frappante. Je suis aux premières
loges tel qu’au théâtre où l’éclat de la bougie illumine les yeux noirs de
l’actrice principale et la rend divinement jolie. Tout en priant, je parviens à
déceler sur ses lèvres ses supplications.
— Maman, ma petite maman… Repose-toi, tu l’as bien mérité… Cela
fatigue d’aimer, espèce de coquine…
Mon envie de rire se mue en sourire aigre. Le cercle des hommes se
resserre et me repousse un peu plus près encore de la lucarne où la
célibataire reste concentrée.
— Vas-y, mon ls, scande mon père.
— Ah bon ! dis-je, surpris. Veit ke dal…
Le quorum me reprend en chœur à l’unisson : « VEITKADAL v’yitkadash
chemeh rabba. » Je prononce un « Amen » tonitruant. Henri me dévisage
avec désolation.
— Bealma dibera khirouteh veyamlikh malkhouteh… je poursuis timidement
au milieu des multiples voix.
— … et protège-nous, veille sur David, ton mari… prie ma sœurette à la
lueur de la amme grandissant subitement.
— … veyasmah pourquaneh ve-qureb mechiheh behayekhone ouvyomekhay’n
ouvhaye…
 
Je me noie dans ces termes en phonétique que je ne comprends pas. Ils me
broient, m’avalent, m’aspirent.
Ma ferveur fait illusion. Seul Henri perçoit ma duperie, il dodeline de la
tête. Heureusement, Lucie si investie par ses implorations semble traduire
indirectement la langue araméenne du kaddish.
 
— … apporte-lui le soulagement, le réconfort ; et une maîtresse… lâche-
t-elle subtilement.
La veilleuse diminue à présent.
— … dekhol bet Yisrael ba’agala ouvizman kariv veïmrou Amen.
— … et aide-moi aussi à trouver un David ou un Henri…
 
Les mots de ma sœur se fau lent parfaitement entre le timbre grave des
hommes et la prière des morts, comme une réponse directe à ma mère. Le
tourbillon de sons faisant écran à la voix de Lucie, je suis le seul à l’entendre.
Personne n’a cillé.
Que notre reconnaissance enveloppe son âme à l’heure où s’ouvrent les
portes du ciel. Je crie le « AMEN » qui clôture cette oraison funèbre tandis
que la amme s’accroît de nouveau puis s’éteint.
Mon père repositionne le livre de psaumes entre mes mains, les yeux levés
vers le ciel. Je le referme et constate l’apaisement procuré par la prière.
33

Toutes sortes de boissons – café, thé, sodas, anisette…– trônent au centre


de la table rectangulaire. Elles sont entourées d’appétissants canapés
préparés par mes tantes – choux au thon, petites pizzas, mini-sandwichs au
saumon, charcuterie en tout genre… – délicatement disposés sur de petites
assiettes. Mieux qu’avec un traiteur.
 
Les invités se régalent. Ils boivent, mangent, fument sur le balcon.
Le parterre de notre immeuble est un vulgaire cendrier géant.
Moment festif, enjoué, joyeux malgré nous. Trop peut-être. J’ai peur que le
Roi David ne se manifeste. Mes craintes sont avérées, il entre dans une furie
dantesque en découvrant les cadavres de cigarette.
 
Entre deux verres, j’aperçois Henri rallumer la bougie de notre mère,
froidement, durement, tristement.
Notre prétendant est le premier à partir. Lulu ne l’a pas approché de la
soirée, malgré des présentations délicates. Mes oncles et tantes lui
emboîtent le pas. Puis les voisins…
Le seuil de la porte est témoin de larmes, d’accolades, de jolis mots – «
Elle prie pour vous », « Louise vous protège », « Qu’elle veille sur votre
famille ».
 
La table est débarrassée, le sol balayé, les volets clos, la nuit tombée tandis
que nous échangeons d’agréables paroles avec Aba, si atté du monde
a uant en l’honneur de sa femme, touché des douces attentions des gens de
la communauté à son égard.
 
Christelle part se coucher dans la chambre de Lucie – à la place de
Suzie –, éreintée. Lulu nit de ranger la vaisselle puis la rejoint. La maison
rutile.
Assis sur le canapé, je suis harassé. Dans la cuisine, Henri, face à la
veilleuse, ressemble à une ombre. Il prend le cadre, comme pour le jeter au
sol puis le repose.
Remarquant la ceinture d’électrostimulation oubliée par Lulu, il la met
autour de sa taille puis l’actionne spontanément. Masqué par le dossier de la
chaise, son corps fait des soubresauts.
David sort des toilettes. Il avance et s’immobilise au milieu du couloir.
Henri se retrouve dos à lui, moi les observant. J’épie mon père qui espionne
son ls adoptif qui xe sa mère en ammée. Eux ne me voient pas.
 
Je suis le seul témoin.
 
Papa pense que l’enfant de sa femme est en larmes.
 
Henri, éparpillé – David, impuissant – Adam, bouleversé.
Journal de bord

Le 12 janvier 1978.
 
À la naissance, je pesais 2,3 kilos…
J’ai été placé en couveuse pour reprendre des forces, m’avait dit maman. Je suis
toujours fragile, tout maigre.
Hier, je suis arrivé dans une maison de repos
à Villard-de-Lans.
Mes parents me rendent visite tous les dimanches,
accompagnés de Susanne, Henri et Lucie.
Il fait froid, il neige tout le temps. C’est la première fois de ma vie que je vois une
montagne toute blanche.
Trop beau. On dirait des grosses glaces à la noix de coco.
Papa m’a o ert une voiture de course à pédales
avec le numéro 6, pour mes six ans. Vivement mes dix-huit.
Je crois que je suis content.
Ils repartent le soir même me laissant encore plus seul.
L’in rmière me force à manger des rondelles
de mortadelle. L’odeur me dégoûte. J’en ai pas envie
mais je suis obligé sinon elle me con sque
mon auto de sport.
Je les vomis toutes dans la nuit et suis encore plus mince, plus triste, plus
malheureux.
Maman, papa, Henri, revenez me chercher
s’il vous plaît… J’ai trop peur qu’ils m’abandonnent…
Le cinquième jour
34

L’huis de la synagogue s’entrouvre, nous embrassons à tour de rôle la «


Mézouza », talisman protégeant chaque foyer. Précieux parchemin sur
lequel apparaît le nom de D.ieu enfermé dans un petit boîtier accroché au
chambranle de la porte.
Papa salue quelques o ciants venus prier et honorer notre deuil.
Nous nous éloignons à pas lents. Le soleil de cette matinée joue à cache-
cache avec les nuages.
En retrait, je tape dans une bouteille de Coca traînant sur le trottoir…
Mon père se retourne et me fait signe d’arrêter… Je m’exécute aussitôt.
Nous repartons.
À son tour, Henri shoote dans la canette qui atteint directement la tête de
son (beau-)père. Il s’immobilise, frotte son cuir chevelu et m’injurie, pensant
que je suis le responsable.
Mon (demi-)frère a che un sourire machiavélique, un regard mauvais. Le
paternel ne dit rien et reprend son chemin.
À présent, nous foulons le goudron fraîchement posé de la rue Saint-
Mathieu, si souvent empruntée au gré des fêtes qui ponctuent le calendrier
juif et plus encore lorsque nous étudiions le Talmud, prélude à la  bar-
mitsvah, célébrant, à treize ans et un jour, la majorité religieuse de chaque
garçon.
D’un commun accord avec le Très-Haut, le Roi David avait décidé que
nous la fêterions ensemble, mon frangin et moi, pourtant de quatre ans mon
aîné. La cérémonie fut reportée à ma quatorzième année. Comme Henri est
né un 29  février, selon mon père, nous n’avions qu’un an d’écart pour la
communion.
 
Pendant près de six mois, les dimanches matin, le rabbin nous enseignait
assidûment la lecture de la  Torah. Nous devions apprendre par cœur la «
Paracha » de la semaine pour la lire devant D.ieu et Ses disciples le jour J.
Papa avait déniché deux costumes en velours côtelé. Le mien était couleur
vert bouteille, celui de mon « presque jumeau » violet. Nous ressemblions à
des fauteuils sans franges. Le pompon revenait à Lucie, en CAP coi ure,
qui avait insisté pour nous couper les cheveux.
Des trous épars transpirait notre honte. Heureusement, les kippas
couvraient légèrement nos tonsures.
 
Ce samedi-là, le fameux autel dans lequel reposent les Sefer Torah fut
ouvert par mon père. Le temple regorgeait de monde. Les hommes priaient
en bas, les femmes en haut, ainsi que l’exige le culte hébraïque.
Maman nous faisait signe de la main, enchantée de contempler ses enfants
prendre le chemin des adultes.
J’eus le privilège de porter les rouleaux de la Torah au centre de la
synagogue. Celui d’Henri fut de les rapporter dans leur refuge, après notre
divine lecture.
À mon passage, les dèles l’embrassèrent – grande bénédiction – en faisant
attention à ne pas me faire chuter, auquel cas ils seraient contraints de
jeûner un jour entier.
Ainsi, je portais les pieux écrits remis par le Tout-Puissant Lui-même aux
Hébreux, voilà plus de cinq mille ans. L’émotion accompagnait mes pas. Je
ressentais le poids des traditions, des mots, des parchemins calés entre mon
épaule gauche et mes mains suintantes. Je traversai l’auditoire sans
encombre jusqu’au proscenium central.
Du haut de ses quinze printemps, dix-huit ans en années bissextiles, mon
aîné fut le premier à lire. Grandiose. Pourvu d’une voix en n de mue, il
chanta plus qu’il ne récita. Son timbre emplit le temple d’une atmosphère
spirituelle. L’assemblée, accrochée à ses lèvres, moi à mon trac. Il fut très
applaudi.
Et puis, lorsque vint mon tour, je s appel à ma concentration d’acteur
naissant pour être au service du texte qu’Henri avait si bien restitué.
Moi, Adam, je le déclamai simplement avec foi, innocence, pureté d’âme ;
naquirent sur les visages de l’assistance des sourires, des yeux pétillants, une
joyeuse écoute. Les hommes scandèrent des « Mazel tov » à tout rompre
suivis de « youyous » en provenance du balcon féminin.
La erté de mon père égalait le bonheur de ma mère. Ils étaient loin l’un
de l’autre mais tellement proches.
Henri rapporta ensuite le Sefer vers son écrin. Hélas, il trébucha.
Heureusement, tenant la Loi de Moïse tel un ballon de rugby à l’issue d’une
mêlée, elle e eura à peine le tapis de la synagogue. Le rabbin décida que
seuls mon frère et moi devions jeûner a n de nous préserver du courroux
divin.
Notre vie d’homme débutait par une journée d’abstinence.
 
Nous prenons place dans la voiture d’Henri, papa à ses côtés, moi derrière.
Cinquième jour d’absence maternelle, de nouvelles habitudes se pro lent.
Même place, même parcours, même silence.
Le sépia accentue cette impression de « déjà-vu ».
J’aperçois les yeux de mon frère dans le rétroviseur intérieur. Sourcils
froncés, regard noir, front plissé. Il sou re depuis toujours, mais là je le sens
submergé. Je voudrais le secourir, le réconforter. Or, les e usions
l’insupportent. Le temps n’a pas apaisé cette rage innée ! Je détourne la tête,
de crainte qu’il ne se sente épié.
Bloqués dans les embouteillages, les ron ements de papa couvrent le bruit
du moteur.
Entre les deux sièges, le portable de mon frère est en charge. Son fond
d’écran a che le salon de chez mes parents. Mais ce n’est pas une photo. Il
m’explique ainsi avoir secrètement installé une minicaméra – détecteur de
mouvement à infrarouge et son – sur le bu et. Anciennement placée dans
son magasin et connectée à son iPhone, il pouvait surveiller clients et
employés à distance, même à des centaines de kilomètres. Quelle étrange
démarche. Je lui chuchote, pour ne pas éveiller les soupçons de mon père
endormi, l’interdiction d’épier les gens à leur insu, que c’est légalement une
atteinte à leur vie privée. Il n’en a cure, veut immortaliser ces sept jours,
garder un souvenir familial de ces instants suspendus. Il a toujours été au
fait des dérives de l’hyperconnectique, de la domotique ; les nouveautés
technologiques n’ont jamais eu pour lui aucun secret, contrairement à moi.
 
Christelle apparaît sur l’écran, elle s’assied sur le canapé. Casque sur la
tête, elle chantonne. Je branche mes écouteurs et entends de sa bouche «
Creep » de Radiohead.
Je perçois aussi à plusieurs reprises la voix agacée de Lulu appelant
Christelle, qui ne réagit pas. Elle écoute la musique, en maxidécibels. Sa
marotte.
Lucie entre en trombe vêtue d’un peignoir, serviette sur les cheveux. Ma
sœur lui arrache son casque. Les reproches pleuvent comme des grêlons  :
voilà une heure qu’elle l’appelle, quelqu’un sonnait à la porte, elle a dû aller
ouvrir toute mouillée, il est interdit de se laver, la peur de sa vie…
Confuse, Christelle se mue instantanément en petite lle perdue sur le
quai d’une gare.
Aux premières loges, je me sens voyeur mais la situation me procure une
certaine euphorie, je l’avoue. Quel fabuleux épisode pour ma nouvelle série :
Les Sept Jours.
Certes, j’ai manqué le début, comme les programmes du dimanche soir de
notre enfance. J’imagine Lucie se prélasser dans un bain moussant le temps
de notre absence religieuse, bravant l’interdiction. Sacrée coquine.
Qui peut se pointer dès 8 heures du matin ? Ni oncle, ni tante, ni cousin…
Mme  Bocaud avec ses makrouds, recette enseignée par maman, dans
laquelle notre voisine y oublie systématiquement un ingrédient  : sucre,
semoule ou miel… Je ris.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande Henri, curieux.
— Ce n’est pas bien de lmer les gens, frérot, réponds-je, amusé.
Le conducteur fait vrombir le moteur, en n la voiture repart.
Je me replonge dans le feuilleton et entends mon héroïne de sœur
tempérer ses propos. J’apprécie. Christelle peut écouter ce qu’elle désire mais
après les sept jours. Lulu soigne sa sortie de « champ » et lui prodigue le
conseil de la bonne amie :
— S’il te plaît, Cherry, plus tard cesse de chanter. C’est péché, comme tu
brailles !
Elle disparaît en même temps que mon sourire.
Christelle reprend sa place sans l’ombre d’une vexation. Elle m’a toujours
désarçonné.
 
Le téléphone sonne. Lucie lui demande de décrocher. Elle se lève aussitôt
et s’exécute. Au bout du l, ma sœur Susanne.
La situation est profondément absurde. Nous n’arrivons pas à la joindre
depuis plus de quatre jours, et Cherry l’inconnue lui annonce la triste
nouvelle  : quel rebondissement inattendu. Ni l’une ni l’autre ne se
connaissent. La communication est très vite interrompue. Que s’est-il passé
? Mlle Molina a-t-elle raccroché ?
Ma douce se rassoit sur le rebord du canapé. Lulu arrive, nissant de
mettre ses chaussures. Elle apprend que sa grande sœur était en ligne. Avec
aplomb, Cherry lui rapporte la conversation, stoppée net au moment même
où elle lui présentait ses condoléances.
— Mais Susanne n’était pas au courant ! Elle est en Inde. Oh, là là…
enrage Lucie, abasourdie.
Christelle se décompose, comprenant en n sa ga e. Ma sœurette la
dévisage avec le même dépit que le mien. Je me gausse d’autant plus.
Ce doit être terrible d’apprendre la mort de sa mère de la bouche d’une
étrangère. Pauvre Susanne. À des milliers de kilomètres, je l’imagine
e ondrée, désœuvrée, esseulée. Nerveusement, je m’escla e encore.
 
Nous nous garons. Mon père émerge de son assoupissement. Je stoppe la
connexion de ma série préférée. Henri e ectue un créneau guidé par
Mme Bocaud sur le parking, il baisse sa vitre, la remercie. Mon rêve de cette
nuit resurgit avec fulgurance :
— J’ai rêvé de maman…
— Ah bon ! coupe mon père.
— Je la voyais comme à la télé… Alors, d’abord il y avait Henri en voiture
avec ses chemises. Il citait le nom de la marque. Puis ensuite Louise les
vendait sur le périphérique. Cela m’a fait un bien fou de la voir, je pleurais et
je me suis réveillé…
— Pourquoi donc ? Parce que tu ne jouais pas dans la pub ! conclut mon
frère, acerbe.
Vexé, je claque la portière.
Nous pénétrons dans le hall. Mon aîné, nonchalant, lâche la porte vitrée.
Papa reste stoïque et me tient le battant.
Un papier expliquant le dysfonctionnement momentané de l’Interphone
attire mon attention. Nous sommes vendredi, il ne sera donc pas réparé du
week-end. Je décide de maintenir la porte ouverte pour les prochains
visiteurs.
35

L’entrée est décorée par les saintes gravures au mur, la cuisine habillée
simplement par la amme de maman.
À travers le passe-plat, j’aperçois Christelle qui me sourit gentiment tandis
que David et Henri s’assoient à la grande table. Je rejoins les hommes.
Elle nous sert le café consciencieusement.
Mon frère, visage fermé, s’amuse à ôter, en esprit rebelle, les voiles
dissimulant les miroirs.
Lucie arrive, fringante, à la porte.
— Susanne a appelé !
— Ma femme ? s’étonne Henri.
— Non, ta sœur, rétorque Lulu, remarquant les glaces dévoilées.
Je remets les voiles en place. L’ambiance est tendue.
— Quand rentre-t-elle ? commente le Roi David.
— Je suis confuse, monsieur Molina : j’ai annoncé à votre lle que sa mère
avait fermé les yeux, pensant qu’elle le savait… s’excuse Cherry.
— Ben vous avez bien fait ! Cela va peut-être la faire revenir, à défaut de
ma femme…
— En plus la communication était particulièrement mauvaise, elle appelait
d’Inde…
— Comment ça d’Inde ???
Silence monacal.
— D’Indre-et-Loire… tenté-je du bout des lèvres, brisant le suspens
ambiant.
Fier de moi, je sauvai la famille de l’ouragan
paternel.
— C’est normal, papa… en montagne… il n’y a pas de réseau.
Je xe l’instigatrice au suicide collectif puis écarquille les yeux a n qu’elle
se taise. Mais, bêtement, je l’interroge :
— Comment se fait-il que tu aies décroché ?
— Lucie me l’a demandé, elle était dans son bain !
— Tu t’es lavée ??? éructé-je si maladroitement que je crus entendre la voix
de mon père sortant de ma bouche.
Lulu me foudroie du regard que je renvoie en ping-pong à la préposée.
Le Roi David assiste impassible à la transgression de divers interdits.
 
D’humeur renfrognée, Henri renchérit :
— Mais quelle bonne idée. Tu pues !
— Bien sûr. C’est shabbat, con rme David. D’ailleurs, dépêchez-vous, il
faut se préparer.
— Ah donc, nous pouvons nous laver les dents ?
— Évidemment ! Toute la semaine. Qui t’a dit cela, encore ?
Je sou e un « haha » en direction d’Henri pour ne pas le citer et
envenimer la situation.
Aujourd’hui, nous sommes donc vendredi. Shabbat, jour du repos : de la
tombée de la nuit jusqu’au samedi soir, lorsque apparaîtra la troisième étoile.
Combien de fois l’avons-nous guettée lorsque nous commencions la
cigarette en respectant chabbat ? C’était devenu un jeu et une victoire de ne
pas fumer en ce jour saint (un de ses principaux interdits). En n, moi, au
début, je scrutais le ciel pour Henri qui, lui, fumait depuis ses treize ans,
l’âge de la bar-mitsvah, estimant être désormais un homme religieusement
parlant – même s’il avait dix-huit lors de celle-ci, comme je l’ai dit. Il était
grand de taille, et l’admiration que je lui vouais s’accrut dès qu’il en alluma
une. La fumée qui sortait de sa bouche le rendait encore plus beau, plus
prestant, plus important. Les lles n’avaient d’yeux que pour lui. C’était
mon modèle. S’il s’était fait prendre, mes parents l’auraient sévèrement puni.
Ils étaient dé nitivement contre, pour sa santé, ses économies. Pas de
discussion possible, même l’évocation d’une hypothétique idée de fumer
rendait Aba furieux  : Henri n’était encore qu’un enfant. Ainsi naquit une
forte complicité entre nous deux. Je devins son éclaireur. Mon rôle se
résumait à l’avertir dès que papa se pointait soit au bas de l’escalier de
l’immeuble, soit sur les marchés, soit une fois même sur notre balcon où je
lui sauvai la mise. Quant à moi, je le rejoignis dans ces nuages de fumée lors
de ma première boum, mes quatorze ans révolus. Il me sembla entrer à mon
tour dans la cour des grands, ce qui se solda par de forts maux de tête et une
bassine au pied de  mon lit. Je nis par crapoter et me donnais une
contenance auprès des lles. Le plaisir vint bien après, lorsque Henri et moi
commençâmes à fumer ensemble, à s’échanger nos clopes avec les copains.
Puis, de loin en loin, le samedi après-midi, nous traînions en ville, à boire
des cafés, et bafouions cet interdit en cachette des parents, de D.ieu, la
culpabilité en bandoulière.
Le jour de ses dix-huit ans, mon grand frère alluma e rontément une
cigarette devant nous tous, attablés autour de son gâteau d’anniversaire. Il
sou a ses
bougies et embrasa une « Rothmans International » èrement.
Maman prit son paquet : « Tu as vu, ton ls fume, et le plus cher en plus. »
Nous éclatâmes de rire. Les cigarettes étaient longues, serties d’une bague
dorée, donc coûteuses, selon ma mère ! Sa candeur désamorça la sévérité de
son mari. Il donna son accord à Henri. Le Roi David me demanda si je
tentais d’imiter mon frère. Je prononçai un « Non » sincère et me retrouvai
dans sa ligne de mire après cet épisode.
 
Ce vendredi est une journée particulière pour les endeuillés. Nous avons
vingt-cinq heures de trêve. Les interdictions sont levées.
Je comprends alors le lâcher-prise de mon père. Nous sommes aujourd’hui
autorisés à : nous doucher, enlever notre déchirure, nous vêtir d’habits neufs,
manger de la viande, boire du vin, rire a minima entre deux gorgées…
actions qui permettent petit à petit de se reconnecter à la réalité.
Cependant, le patriarche nous rappelle les censures du lendemain : pas le
droit de travailler, toucher l’argent, porter, allumer l’électricité, le feu…
Shabbat est un condensé des sept jours, le deuil en moins.
La monotonie de cette matinée laisse place à l’e ervescence sabbatique.
Papa se ressaisit et devient l’homme de la situation. Il s’a aire, s’agite,
s’énerve contre tout le monde mais surtout contre lui-même. Nous avons
beau lui rabâcher que nous serons n prêts pour l’entrée de la fête, il ne veut
rien entendre. Nous  pique-niquons même dans la cuisine le délicieux
brunch préparé par les lles (œufs à la coque, pommes de terre et autres
salades israéliennes), a n de gagner du temps. Peine perdue, toujours cette
angoisse d’être  en retard pour l’allumage des bougies. Il faut  : nettoyer la
maison, mettre la table, cuisiner quelques entrées, se laver, se changer, se
hâter… Bientôt 5 heures, reproche-t-il à Lucie.
— Papa, il est presque cinq heures ! Nous allons le faire avec Christ…
Cherry, se reprend-elle, agacée.
— C’est pareil !
Son impatience m’a toujours mis en joie.
Hier, aujourd’hui, demain, les mêmes préparatifs, les mêmes rengaines, le
même folklore… une course contre la montre.
Petit, je croyais que shabbat commençait dès le mercredi. Je devais
accompagner maman au marché pour le ravitaillement, traînant la patte et le
chariot. Je rechignais. Aujourd’hui, je n’aurais plus honte. Pardonne-moi,
Ima.
Les provisions faites, maman s’activait dès l’après-midi. La maison
embaumait, elle me faisait goûter un peu de : frita, aubergines, carottes au
cumin, gerlouk, fèves, poissons frits, meguina… et puis du poulet aux olives,
une boulette ou deux, un petit morceau d’escalope panée…
Au menu du samedi midi, les entrées de la veille et la da na : un délice sur
terre (du blé avec pommes de terre, œufs et viandes mijotés). Puisqu’il est
prohibé d’allumer le gaz, le repas dore toute la nuit sur la plaque chau ante
à la lueur des veilleuses du saint vendredi.
La sieste qui s’ensuit donne tout son sens au jour du repos. Même papa
parvient à s’endormir.
Contraignant mais indispensable à l’introspection, la ré exion, l’étude des
écrits, shabbat est une parenthèse hebdomadaire, spirituelle ; communion
familiale entre D.ieu et les Siens.
Qu’il vente, pleuve, neige, je n’ai jamais vu mes parents ne pas observer
cette fête. Mon père, pilier de la synagogue, ma mère, de la maison. Je suis
admiratif de leur inaltérable ferveur.
36

Aujourd’hui, pas de visite, pas de prétendant.


Assis dans son fauteuil, papa lit la Torah. Henri est sous la douche. Je fais
quelques mots échés, attendant que la salle de bains se libère.
La table rectangulaire est dressée de la plus belle nappe blanche. Christelle
et Lucie disposent les assiettes. À équidistance, couteaux à droite,
fourchettes à gauche comme le veut l’usage. Les serviettes pliées en pochette
garnissent les verres en cristal, décoration chère à maman.
Le gobelet de kiddouch en argent attend le vin de ce premier shabbat sans
la maîtresse de maison. O ert par mon grand-père paternel, il trône au
centre de notre famille.
La sonnerie du téléphone extrait mon père de sa religieuse lecture. Au
bout du l, ma sœur Susanne. Il ne manque pas de lui demander sur un ton
acerbe s’il y a du réseau dans sa montagne, en me xant. Il n’est pas dupe, ne
l’a jamais été.
Henri, fraîchement lavé, beau, en costume, déboule dans la pièce, suivi de
Lucie. Je les rejoins. Ils occupent respectivement les deux fauteuils en cuir,
moi le canapé. Nous scrutons l’horizon. Puis, chacun brise le silence d’une
petite phrase malaisée :
— J’ai hâte de retrouver mon appartement, seule, soupire Lucie.
— Je n’arrive pas à aimer, j’en ai marre, déclare Henri.
— Comme papa. J’ai toujours cru qu’il avait une maîtresse. Mais notre
mère, elle était moderne, dis-je, désabusé.
— Il faut que je reprenne mon régime ou que je me tue. Je ne sais pas,
maugrée ma sœur.
— Partout, je me sens nulle part. Je n’en peux plus, se désole mon frère.
— Je ne pourrai plus jamais regarder maman dans les yeux d’une photo !
constaté-je désespérément.
 
De sa chambre, la voix de mon père nous arrache à nos litanies. Il exige
que Lucie la rejoigne. Toujours au téléphone, nous l’entendons dire à
Susanne  : « Lundi, on l’a enterrée… elle était comme un oiseau dans sa
cage, maintenant, elle est vide. »
Une larme roule sur la joue de Lulu qui disparaît.
Mon frère et moi sommes hébétés. Son téléphone retentit, il décroche dès
la première sonnerie.
Je surprends Christelle dans la cuisine, parlant à ma mère. Touché, je
l’enlace. Elle me repousse avec une once de sarcasme, prétextant que
M. Molina ne serait pas content que j’embrasse une serveuse shabbat. Elle
ouvre grand la fenêtre, inspire une bou ée d’air.
Je ne parviens pas à déceler ce qu’elle pense… peut-être prend-elle son rôle
trop au sérieux !
Lucie m’appelle, je laisse ma Cherry à son humeur.
Traversant le corridor, j’entends Henri, malgré moi, au téléphone avec son
épouse : « C’est la faute de mon père si je n’en suis pas un bon. Moi aussi je
t’aime… »
Une fois dans la chambre, Lulu s’assied sur le lit près de papa, les yeux
embrumés, des trémolos dans la voix.
Elle lui fait remarquer que maman est partie le jour de  son anniversaire.
Nous avons fêté cette date, dorénavant nous la détesterons. Quelques larmes
me cueillent.
Elle me passe le combiné, je n’ai aucune envie de m’épancher, j’en veux à
Susanne de ne pas être parmi nous. Aussi suis-je froid, distant, lointain. Je
ne me soucie guère de son état psychologique, physique, émotionnel ; je
prends juste des nouvelles de Bouddha.
Et puis j’apporte le téléphone sans l à Henri, il se retrouve avec les deux «
Sus/zanne », une dans chaque oreille.
Ce qu’il veut dire à sa femme, il l’annonce à ma sœur : « Bien sûr, tu me
manques… Allô… non pas toi Susanne, Suzanne… Heureusement, une
copine d’Adam est venue faire le service… »
Christelle nettoie le plan de travail. Je l’observe. Elle ne me regarde ni ne
m’adresse la parole. Méticuleusement, elle replace une chaise sous la table
puis sou e la bougie vigoureusement.
— Qu’as-tu fait ? La veilleuse de ma mère ! dis-je, décontenancé.
— Avec le courant d’air, je craignais que quelque chose ne s’en amme.
— Mais il ne faut pas l’éteindre ! grondé-je.
La tête du chef de famille réapparaît. Je fais écran de mon corps pour
masquer la mèche éteinte. Il nous redit fermement l’urgence d’allumer les
veilleuses. Bientôt 17  heures. Je le rassure  : l’entrée de la fête est prévue à
18  h  02. Preuve à l’appui, petit fascicule sur lequel sont répertoriés les
horaires annuels.
Mon hilarité contenue se confronte à l’œil torve de mon père.
— Excuse-moi, Adam, je vais faire chau er de l’eau avant que M. Shabbat
rentre !
Christelle ne doit pas être la risée de ma famille. Je la soupçonne ironique,
vexée.
Je lui tends une théière neuve – que de plats, d’ustensiles, de couverts ma
mère a emmagasinés dans les placards, attendant toujours une grande
occasion ! – puis je rejoins mes aînés.
— Bon, papa est malheureux. Alors s’il crie, nous le laissons s’exprimer…
décrète Henri.
— Nous n’allons pas cesser de vivre, tout de même, réplique la célibataire.
— On est tous sur un l… Quand je parle, j’ai  l’impression d’entendre
votre papa, rétorque le frangin.
— Et lorsqu’il cause, ben moi j’entends ta voix ! ajouté-je, amusé.
— Toi, tu ne ressembles pas à notre père, Henri, tu es le portrait de
Louise ! ga e Lucie.
— Ouais, la douceur, la maîtrise, la double vie… C’est vrai, conclut-il.
Christelle sert le thé à la menthe accompagné d’un assortiment de petits
gâteaux.
Sans oser s’asseoir, elle s’immisce entre nos mots. Selon Cherry, Henri est
la copie de M. Molina. Adam, lui, ne s’apparente à personne.
Lucie acquiesce et me rappelle aussitôt mon défaut majeur  : la
susceptibilité. Moi, son hystérie. L’impulsivité est plus appropriée, me dit-
elle.
Heureusement, l’entrée du Roi David clôt le débat.
Mon père est son meilleur sosie.
37

Sortant de la salle de bains, le patriarche m’informe que celle-ci est libre.


Je le croise dans le couloir, en peignoir, une serviette-éponge sur l’épaule
droite. À mon tour de me laver du deuil. Il me demande de me presser et de
lui rapporter un verre d’eau.
Je m’exécute. Depuis l’entrée de sa chambre, je l’observe en toute
discrétion.
Devant la penderie ouverte, son regard scanne un à un les costumes
alignés. Sa main attrape un joli tailleur de femme, bleu marine, un peu
rétro. Il cajole délicatement le tissu, enfouit son visage dans la veste et
marmonne : « Adieu, chérie », la voix chevrotante.
D’aussi loin que je me souvienne, je crois avoir peu entendu ce mot. Entre
eux, mes parents n’étaient pas très démonstratifs. Trop pudiques. L’amour de
ma mère s’exprimait dans ses plats, celui de mon père dans la dégustation de
ceux-ci. Il pouvait être dithyrambique sur un couscous, du « pain à la graisse
» qu’Ima cuisinait quelquefois, sur les repas et halots de  shabbat… Il lui
déclarait sa amme, parfois accompagnée d’un geste, d’une furtive caresse.
Louise en était tellement heureuse. C’était leur façon de
s’aimer.
Aujourd’hui, l’entendre dire  « chérie » m’émeut doublement. Quand ce
vieux bonhomme, de surcroît mon père, le clame avec cette sincérité, cette
innocence, je comprends combien il la chérissait.
Il retire sa sortie de bain, sans aucune gêne. Face à moi, en slip et tricot de
corps. Se retrouver en sous-vêtements devant son ls ne le gêne en rien
tandis qu’il a toujours été d’une grande pudeur pour verbaliser ses
sentiments auprès de sa femme et de ses enfants. Nous sommes entre
hommes. J’avoue que cela me fait quelque chose de voir mon père à moitié
nu. Ce monsieur d’un certain âge à la peau blanche et laiteuse m’attendrit
par sa désinvolture.
Adossé à l’armoire, il en le un pantalon écru à pinces qui lui donne des
allures de prince. Soigneusement peigné, seul son visage mal rasé évoque sa
douleur.
L’air faussement détaché, je lui tends la petite bouteille d’eau minérale qu’il
remplit dès qu’elle est vide. « Rien de meilleur que l’eau glacée », me dit-il
souvent. Il ne boit pas, la pose sur sa table de nuit.
David en le une éclatante chemise en soie blanche et me relate son rêve.
Je perçois une étrange intention derrière ses mots. Elle se con rme : maman
n’est pas contente que je sois avec Cherry.
Mon père l’apprécie, ne comprend pas ce qu’elle dit mais… elle n’est pas
pour moi…
Son regard intelligent me transperce comme s’il lisait dans un livre. Ma
relation cachée depuis trois ans est désormais connue. Il sait, en n. Il
n’approuve pas cette histoire, je n’ai pas sa bénédiction car elle n’est pas de
mon obédience, mais je suis soulagé. Ce poids que j’avais sur l’estomac
semble s’être envolé.
Je lui lace son soulier gauche. Mon silence l’horripile d’autant plus, il
m’entraîne sur le terrain de la culpabilité.
Le trépas de ma mère l’a terrassé, mon engagement envers « Christelle la
catholique » l’achèverait.
— Je veux absolument que ton épouse soit juive pour mes petits-enfants !
Le lacet droit casse sous la tension.
— Euh… si ta femme repasse dans tes songes, demande-lui de venir dans
les miens, j’ai deux-trois choses à lui dire… osé-je en quittant la pièce.
J’aperçois Lulu, en cuisine, installer la plaque chau ante, disposer
méthodiquement une marmite, un plat à poissons et la casserole de frita.
À travers le passe-plat, Cherry complimente allègrement le Roi David
quant à son élégance.
Je m’enferme dans la salle de bains, retire vêtements et déchirure avec hâte.
En n, l’eau ruisselante noie mes sombres pensées. Instant d’isolement
salvateur mais chronométré. Cette suave sensation est vite interrompue par
Lucie qui utilise le robinet de la cuisine. Malgré mes cris glacés, le bruit du
chau e-eau, j’entends papa vitupérer :
— Moi ? Je pleure votre maman ! Pas un de vous ne s’est lamenté depuis
qu’elle est partie.
Je me sèche prestement, relève le voile du miroir, passe de la mousse à
raser sur ma barbe naissante.
— On sou re tous, bordel de merde ! explose Henri. Toi t’as perdu ta
femme, moi ma mère…
Le ton monte.
— … ce n’est pas notre faute si elle est morte, c’est toi qui l’as tuée, ouais…
Tellement tu es dur…
— Mais vas-y, frappe-moi pendant que tu y es, je pourrais être ton père !
Tout à coup, Christelle hurle :
— Mais arrêtez, en n ! Adam, viens vite !!!
Je me précipite dehors, en essuyant la mousse à l’aide d’une serviette.
Allongés sur la table, David, Henri sur lui, le tient par l’encolure et l’étrangle
; Lucie tente de séparer les deux hommes. Christelle, la théière à la main,
est tétanisée.
J’interviens, essaie à mon tour de les dissocier, papa perd connaissance.
 
Étendu sur son lit, les paupières mi-closes, il revient tout doucement à lui.
Le remplaçant de notre médecin de famille est déjà à son chevet. Par
chance, il était en visite chez Mme Bocaud.
La quarantaine grisonnante, plutôt bel homme, il prend sa tension. Nous
sommes inquiets. Notre père doit continuer à prendre ses cachets pour le
cœur. Il est rassurant et lui prescrit un sédatif.
Henri et moi le raccompagnons à l’entrée. Sur le seuil, je me permets de
lui demander, entre deux
civilités, s’il est marié. Mon aîné me remet à ma place aussitôt et s’excuse
auprès de lui.
La porte close, ses yeux dans les miens, il m’avoue sans égard que trouver
un mari à Lucie n’était qu’un stratagème pour me retenir ces « sept jours ». Il
termine sa phrase en me traitant d’abruti, je commence la mienne par un
coup de poing. Le menteur s’e ondre sur le carrelage.
Seigneur ! Qu’ai-je fait ? Frapper mon grand frère ! Je n’ai jamais levé la
main sur lui, m’en veux instantanément. Serait-ce la promiscuité ? L’idée de
passer pour un idiot m’a fait devenir fou, mais j’ai tellement honte.
Le nez en sang, notre docteur « House » de retour lui prodigue les
premiers soins. Puis me conseille de mettre un sac de glaçons sur ma main
tumé ée. Lulu fait les cent pas. Christelle tente d’apaiser Aba avec le
torchon en guise d’éventail.
— Ce n’était qu’un délire verbal, une espèce de logorrhée… Votre ls est
plein de respect pour vous, de compassion, d’impuissance en même temps ;
et vous voir ainsi, croyez-moi, est une vraie infamie !
— Hein ! ânonne papa, abasourdi.
 
Le médecin décide d’ajouter sur l’ordonnance une boîte de tranquillisants
pour toute la famille !
38

Le calme est revenu malgré une tension palpable. Chacun est assis dans
son coin, en ébullition. Aba dans son fauteuil en cuir, xant la télévision
voilée, Henri, sur le canapé, la mâchoire serrée et scrutant l’horizon à travers
les rideaux écrus entrebâillés, Lucie et Christelle nissant de mettre la table,
dans un silence bouleversé, et moi, ne sachant où me placer, tellement
honteux. J’étais certes excédé, mais mon geste était disproportionné et
violent. Finalement, je m’assieds sur le trône du Roi David près du bu et,
dans un recoin, à l’abri des regards. Ces derniers sont fuyants, les
comportements étranges, les corps ressemblent à des statues de sel
intouchables. J’ai envie de prendre mon aîné dans mes bras, de l’étreindre,
de m’excuser simplement. Je le sens furieux, abasourdi, vexé d’avoir été
frappé par son petit frère, sans compter qu’il vient d’apprendre que son père
n’est pas son père. Cela fait e ectivement beaucoup en si peu de temps.
Pourquoi ne me suis-je pas contrôlé ? Je ne me reconnais pas. En quoi ce
mensonge a-t-il fait écho en moi au point que j’en ai perdu mon sang-froid
? La culpabilité me terrasse. À ma décharge, cette réaction n’est pas sans me
rappeler le chantage dont je fus l’objet, enfant. L’a ront, la honte, le
chagrin. Une fois encore, je me retrouve dans ce rôle de « petit dernier » à
qui la vérité est sans cesse cachée, pour me protéger – j’en ai raté
l’enterrement d’Ima. Dans ce cas précis, c’est pire. Henri a échafaudé un
plan machiavélique : inventer une dernière volonté – alors que je pleure ma
mère depuis cinq jours – pour me retenir et accomplir le deuil ensemble. J’en
ai marre de culpabiliser, c’est épuisant.
Cette émotion, je l’ai déjà ressentie. Nous avions six ans, Henri avait
traversé la route en cachette a n d’aller au supermarché voler un masque de
Zorro. Nous étions à table. Vers 13 heures, quelqu’un sonna si fort à la porte
que, pour la première fois, le son de cette maudite sonnette « rouillée »
retentit dans tout l’appartement. Nous sursautâmes tandis que papa se
précipita pour ouvrir. Il se retrouva face à un gendarme. Le petit garçon
Molina venait de se faire renverser. Tous se ruèrent sur les lieux du drame,
me laissant la charge de garder la maison et terminer mon assiette de riz au
safran.
Le pare-chocs avait embroché le côté du genou droit, sa tête percuté le
macadam. Il avait la jambe cassée, un trauma crânien, six mois
d’hospitalisation avec… tellement de cadeaux ! Ma culpabilité se transforma
en jalousie. Je savais pourtant que j’aurais dû lui prêter mon masque, il ne
serait jamais allé en dérober un. Aujourd’hui, la simple évocation de « Don
Diego » ravive ce souvenir brûlant.
Trente ans plus tard, elle me nargue de nouveau. Seigneur, faites que je me
réveille de cet horrible cauchemar ! Pourquoi, durant la Shiva, doit-on régler
nos comptes ? La douleur s’ampli e-t-elle ? Quand cesserons-nous de
mentir, dans cette famille ? Ces questions m’assaillent avec autant de larmes
saumâtres.
Henri s’e ondre au sol de tout son long, en boucle dans ma tête. Je ne me
savais pas si fort, si plein de  rancœur. Accoudé au bras du fauteuil, visage
dans le creux de ma main, je xe le carrelage arabisant. Mon frère m’obsède.
Petite tape sur l’épaule, mon coude ripe, je me sens défaillir. Le Roi David,
debout face à moi, m’extrait de ma torpeur, me ramenant à la réalité. Il faut
se dépêcher, l’entrée de la fête est imminente. Henri et lui ne se sont adressé
ni regard, ni mot, ni accolade… chacun muré dans sa erté.
Dans très exactement cinq minutes, nous ne pourrons plus fumer. Nous
nous hâtons sur le balcon, Lucie, Henri et moi, pour allumer la dernière
cigarette de la semaine. Chaque bou ée est ponctuée par un  « Dépêchez-
vous » paternel. J’aime l’entendre vociférer tel un rituel inévitable, me
rappelant la présence de notre mère, de nos sourires. Nous l’écrasons, cette
dernière cigarette. La Marlboro du condamné, comme nous avons coutume
de l’appeler, me laisse un goût amer.
Près de la photo de Louise, je dispose trois chau e-plats. L’incandescent
autel annoncera l’entrée de shabbat. Je craque une allumette, embrase le
premier, ma sœur le deuxième, mon frère le dernier. Chacun récite une
prière, plus ou moins audible, de protection familiale. Que notre mère
scintillante fasse rempart à toutes les agressions de la vie.
Le Roi David, lui, allume les deux bougies de
shabbat sur la grande table du vendredi. Il plonge dans sa Torah, ce qui
emplit l’appartement d’une douce religiosité.
Lucie, cheveux tirés en chignon, est vêtue d’un élégant tailleur-pantalon,
nous, en costumes sobres. Nos barbes d’une semaine nous subliment avec ce
petit quelque chose en plus que l’a iction grave dans l’iris.
Pour la lui avoir o erte, la robe à eurs rouges et bleues de Christelle
apporte une touche printanière à  la toile familiale à laquelle manquent les
deux
« Sus/zanne », et dé nitivement maman.
Le sépia, toujours dans mon œil cyclonique, adoucit l’inévitable absence.
Nous attendons patiemment papa sur le balcon, dégustant le thé des
souvenirs. Face à nous, l’horizon du « petit jardin » que j’ai tant arpenté au
bras de Louise. Chacun est dans ses pensées, Lucie arbore un sourire gé –
à quoi peut-elle songer ? –, Henri, une moue contrariée ; ma chérie paraît
fatiguée…
Lulu brise le silence en évoquant les vêtements de notre mère. Il va falloir
s’en séparer très vite après les sept jours, a n que notre veuf ne soit plus face
à telle robe ou tel manteau, témoins de son irrévocable départ. Nous
devrons soit les jeter, soit les brûler, propose Henri, cynique, soit les o rir à
quelque œuvre de charité.
La meilleure solution est la troisième. Idem pour les lunettes.
Maman avait plus d’une vingtaine de paires, de diverses couleurs. Elle
aimait en changer au gré de ses humeurs et tenues. Nous décidons de les
envoyer vers des pays sous-développés via un site spécialisé. Au bout de la
terre, quelqu’un les portera sur son nez. Il aura les yeux d’Ima.
 
Le Roi David nous tire de nos élucubrations vestimentaires par un
tonitruant « Shabbat Shalom ». Nous nous embrassons les uns les autres,
comme le veut la coutume, mais le cœur n’y est pas. Néanmoins, quelques
sourires s’échappent de nos visages, de nos gênes. Je chuchote un « Pardon »
à mon grand frère dans l’embrassade, il ne répond rien si ce n’est une
pression de sa main sur mon épaule. Aba fait de même en lâchant « Mehila »
(pardon en hébreu) à son ls qui ne rétorque ni « Merci », ni geste, ni regard
à  l’intéressé. Christelle y ajoute sa petite dose de maladresse, souhaitant
èrement à M. Molina un « Shabbat Shalosh ». Il la reprend sévèrement.
Nous nous attablons. Les femmes s’assoient.
Papa débouche la bouteille de vin a n de « faire le kiddouch ».
Spontanément, il propose à Henri, le ls aîné, d’e ectuer la prière sur le
vin, pour la mémoire de Louise. Ce dernier refuse catégoriquement, le
remercie en l’appelant monsieur.
Le verre plein, papa prie. Sa voix chevrote. Mécaniquement, je véri e si
maman n’arrive pas du couloir, avec le plateau de ramequins remplis de
radis, olives et autres pistaches pour l’apéritif.
Prière terminée, il nous passe le bordeaux a n que nous le goûtions à tour
de rôle, la tradition.
Mains lavées, nous récitons la bénédiction du pain (Motsë) et ainsi
commençons les hostilités.
Le dîner est délicieux, mais impossible de ne pas comparer les plats
cuisinés par les tantes avec ceux de notre chère disparue : la frita est moins
cuite, les fèves pas assez assaisonnées, les omelettes succulentes… Papa
conclut nos infantiles comparaisons par : « Rien n’est meilleur que les repas
de votre mère. »
Le plat de résistance, mangé en silence, n’est pas sans rappeler l’épisode de
ce poulet, élevé par Susanne enfant, que Lucie nous relate les yeux
pétillants.
Mes parents l’avaient acheté sur le marché. Notre petite sœur l’aima
immédiatement et le nomma Fitus. Elle lui fabriqua une cabane sur le
balcon. Il était si bruyant que nous l’avions rebaptisé Typhus. Les voisins se
plaignaient de plus en plus.
Un vendredi après-midi, au retour d’école, elle trouva le cabanon vide.
Avait-il pris son envol ? Elle  interrogea maman qui dut lui expliquer,
désolée, qu’il serait à l’honneur ce shabbat. Lulu lui raconta qu’elle l’avait
plumé avec la pince à épiler. Henri et moi la remerciâmes de l’avoir si bien
nourri, qu’il aurait sûrement bon goût. Susanne pleura toutes les larmes de
son corps, répétant : « Je ne veux pas manger Fitus ! » Depuis ce jour, elle
est végétarienne.
Le dîner fut apaisé malgré la transparence d’Henri. Lulu est couchée, papa
aussi. Demain, synagogue aux aurores. La table est déjà mise pour le
lendemain midi.
Ma chérie, dans la cuisine, décompresse de cette éreintante journée.
Regard coquin, j’agite devant le sien un trousseau de clefs et lui chuchote :
« C’est chez Lucie, en face. » Elle me sourit, tire longuement sur sa
cigarette. J’explose en sourdine, reformule chaque interdiction en accéléré,
notamment : NE PAS ALLUMER, la plus grave devant l’Éternel.
Elle m’interrompt  : mon père n’a jamais a rmé qu’il était prohibé de
fumer.
La voix blanche, j’émets un : « Pas de fumée sans feu ! » et lui arrache des
doigts, l’écrase aussi sec et scande un « Shabbat Shalosh » sarcastique. «
Shalom », me reprend-elle sérieusement.
Henri arrive, une Marlboro entre l’index et le majeur. Il se penche près de
la veilleuse, l’en amme par provocation à la lueur de l’âme de maman.
Christelle attrape son sac, mes clefs et se fraie un passage pour sortir.
Je dévisage le renégat, interdit, impuissant, dépassé.
39

Christelle est chez Lucie, en larmes, adossée à la porte d’entrée. De l’autre


côté, moi, dans la même posture, recroquevillé et tout penaud.
Je frappe doucement, elle me rembarre sèchement. Je me confonds en
excuses, tente de la faire rire, la rassurer. L’image de notre couple me déplaît.
Sensation d’être « Henri et Suzanne ». Ce con it m’angoisse. Suis sur les
traces de mes parents qui se querellaient en permanence  : verbe haut,
folklorique, mais amour indéfectible.
Fragile, fatigué, je la supplie d’ouvrir, elle préfère se livrer cachée.
— Laisse-moi tranquille… larmoie-t-elle. Je me sens si perdue.
« L’ultime  voyage de ta mère, l’indi érence de ton père. Tu m’évites. Ne
devines-tu donc pas les motifs de ma présence. Cette nouvelle vie en moi…
seule Lulu semble capter mon état émotionnel. Tu ne dis rien ? Adam !
En n elle ouvre, les yeux étoilés… je m’accoude au chambranle :
— Nous en avons déjà parlé, ma chérie ! Ce n’est pas le moment des
présentations, avoué-je, contrit.
— Tu ne comprends décidément rien ! P f, lance-t-elle en fermant la
porte.
Elle me rend les clefs puis retourne dans l’appartement de mes parents,
adressant un « Bonne nuit » à la cantonade.
Je reste là, pantois.
L’envie de fumer me démange. Combien de fois ai-je lutté et craint les
sentences du Tout-Puissant pour enfreinte aux lois du shabbat ! Celui-ci est
l’un des plus importants à l’égard de ma défunte mère. J’ai des di cultés à
résister aux maudites tentations. Après tout, Henri n’en a cure, désormais. Si
j’allume ma cigarette, nous serons deux à être punis. Je décide de sortir,
besoin d’air, de respirer, de ré échir…
Les lumières des trois allées de mon immeuble pourfendent l’opacité de la
nuit. Je marche vite, torse gon é, accélère la cadence puis me mets à courir,
me dirigeant presque inconsciemment vers le petit jardin de mon enfance.
J’arrive devant le portail fermé, d’une hauteur d’à peine un mètre. Je
l’escalade comme au bon vieux temps. Suis dans le parc, éclairé par les
lampadaires, seul, loin du capharnaüm. Je me pose sur un banc, xant les
étoiles.
Machinalement, je sors une cigarette de mon paquet, la glisse entre mes
lèvres et l’embrase avec mon briquet de la main droite. Ce dernier ne
fonctionne pas. Je réitère, quelques étincelles s’en échappent mais aucune
amme ne jaillit. Je le secoue nerveusement a n de faire monter le peu de
gaz restant. Je me concentre, m’applique avec le pouce pour tenter d’allumer
cette foutue clope. Mais rien. Suis maudit. Je voulais bafouer l’interdit du
shabbat, la punition de l’Éternel est instantanée, songé-je. Un sourire se
dessine sur mon visage.
Subitement, la discussion avec Christelle me revient en boomerang. Une
phrase fait immédiatement écho dans mon cerveau : « Cette nouvelle vie en
moi… »
Mon sang se glace, mes membres se raidissent  : elle est enceinte ! Elle
attend un bébé, un petit garçon ou une petite lle… Je n’y crois pas, je vais
devenir père. Moi, Adam Molina. Si maman était encore vivante, elle
dirait  : « Mon ls avec un bébé ! Lequel va élever l’autre ? » Je me serais
escla é de sa douce taquinerie. Ima, future grand-mère, post mortem. Quelle
singulière sensation. J’aurais tant aimé lui annoncer ! Di érentes émotions
m’assaillent, se télescopant aussi vite qu’elles s’évaporent. Suis-je heureux,
triste, angoissé ? Un peu des trois, mais la joie prend le pas sur la mort de
Louise, la peur de David. Ma future paternité m’emplit d’un bonheur inouï,
inattendu, insensé, alors que je n’ai pas été chu de saisir les tentatives
d’explications de ma pauvre Cherry. Suis dé nitivement un égoïste, un
lâche, un con. Je repars vers l’avenir, laissant le passé du petit jardin me
regarder partir : « Je vais être papa », scandé-je dans la nuit.
 
À pas de velours, me voilà dans la chambre des lles, en lévitation.
Je m’approche d’un des deux lits occupés, m’assieds aussi légèrement
qu’une feuille d’arbre tombant au sol en plein automne. Je m’adresse à la
future mère de mon enfant, enfouie sous la couverture. Ma voix est aussi
aérienne que mes pas.
Je m’en veux réellement de ne pas écouter l’autre, d’être toujours sur
l’instant d’après, jamais dans le présent.
Je me prépare à entendre le mot « papa », l’ayant clamé pourtant des
millions de fois sans réellement en avoir mesuré la teneur. J’avoue à
Christelle avoir déjà tout raconté à mon père : son existence, notre relation
et incessamment lui parler de sa maternité. Mes nouvelles responsabilités
dominent la crainte de la réaction d’Aba. Désormais, je vais a ronter
pleinement la réalité, c’est promis.
Une tête sort de sous le drap. Celle de ma sœur.
Ma chérie s’étant assoupie dans le lit de Lulu, elle n’a pas osé la réveiller,
me dit-elle.
Surpris, j’embrasse le front de ma douce, ému, en lui chuchotant à l’oreille :
« Nous en reparlerons demain, je t’aime. » Je referme délicatement la porte.
J’entends tout de même ma coquine de sœur proférer à « l’endormie » :
— Tu vois, je t’avais dit qu’il passerait !
— Tu le connais comme ton frère.
Son ton est à la hauteur de leur petit complot : malicieux.
Je vais bien dormir.
40

Le canapé est déplié mais vide. La salle de bains, déserte. La cuisine aussi.
Où peut bien être Henri ?
Je véri e sur le balcon, seule la nuit l’envahit. Tout à coup, il paraît bien
vide, sans les vélos qui s’y entassaient autrefois.
Sur le seuil, personne. Me voilà dans l’ascenseur, direction onzième. Une
intuition.
Je pousse di cilement l’accès au toit de l’immeuble. Il est là, le rebord
sous ses pieds, prêt à commettre l’irréparable.
J’avance doucement, doté d’une énergie faussement sereine.
— Henri !!!
— Oublie-moi, je n’en peux plus… je ne veux pas faire un AVC !!!
— Tu as raison ! Fais-toi un Rez-De-Chaussée, nous sommes au dernier
étage ! Vas-y… jette-toi… qu’est-ce que tu attends ?
— Je ne suis pas un bon père, un bon mari, un bon amant… ai tout raté…
suis un mauvais… je trahis mon épouse avec une merdeuse, elle pourrait
être ma lle. Elle a un cul, quelle honte… mes enfants, je ne les ai même
pas vus grandir… et s’ils n’étaient pas de moi ? Regarde la tête de mon ls !
Il est laid, mais laid… il ne peut pas l’être, c’est pas possible, je suis sûr que
ma femme me trompe… elle me rappelle tellement Louise… comme elle
nous l’a fait à l’envers, je n’en reviens pas… si je l’avais en face de moi, je la
tuerais… Elle me manque, putain !
— Moi aussi, elle me manquait déjà de son vivant ! Rejoins-la… ce sera
une perte pour personne ! Tu seras enterré au jet de la pelle, c’est ce que tu
veux ! Ils ne trouveront pas de bon emplacement, ils ne te lâcheront pas…
tu ne vas pas revenir, en juif errant, en juif gérant, c’est pire : jamais patron !
Tu as toujours été le préféré ! T’es beau, grand, musclé parce que mon père
t’a éduqué, choyé, aimé… Moi rien, que des claques et des claques…
— C’est normal, tu étais tout le temps devant la télé, elle t’a élevé !
— Nous partageons le même désarroi, alors ! Tu crois détenir le monopole
de la sou rance ? J’ai quarante ans, je rate tous mes castings ciné quand j’en
ai, c’est-à-dire jamais ! Maman ne me verra jamais marié… pourtant je
fréquente une lle délicieuse… en n… elle n’est pas de chez nous !… Je ne
vais pas me tuer pour ça… Que veux-tu que je te dise ? En plus, je vais être
papa…
— T’es sûr d’elle ?
— Évidemment. « Quand il y a un doute, plus de doute ! » Tu me l’as
toujours dit, non ?
Sa tête, tournée vers moi, acquiesce.
— Tu as toujours été de bon conseil, mon Henri. Tu n’es pas P-DG par
hasard. Allez, viens, descends s’il te plaît… J’ai peur. Fais-moi plaisir, on
s’assied là comme au bon vieux temps.
Je sors une cigarette pour tenter de l’attirer.
— Tu as du feu ? Mon briquet ne s’allume plus.
Henri plonge de nouveau son regard dans le vide, me laissant seul derrière
lui. Je n’ose m’approcher de trop près et crains que, dans un élan de folie, il
ne se jette. Je me dois d’être convaincant tel que je ne l’ai jamais été. C’est le
rôle de ma vie. Je fais appel à ma plus grande sincérité d’acteur a n qu’il ne
commette pas l’irréparable.
— Allez, mon Riton, rejoins-moi… Ne fais pas le con ! Où est ta force de
te battre, ta foi en la Torah, ton envie de bou er la vie ? Bon, d’accord, tu
traverses une mauvaise passe, on en a tous. Papa n’est pas ton père, OK ! Il
n’y est pour rien, il a été lâche ainsi que maman, je te le concède. Mais ils
n’ont pas déniché le bon moment pour te l’avouer. Qu’aurais-tu fait à leur
place ? Rien… Moi non plus, d’ailleurs. C’est si délicat, di cile… Mais
aujourd’hui, tu le sais, c’est le plus important. Cela n’aurait rien changé que
tu l’apprennes il y a quarante ans ! À mon avis, ç’aurait été pire. Tu as pu te
construire, réaliser une formidable réussite parce qu’il te manquait quelque
chose, avec cette rage de vivre, de gagner, de gravir des montagnes. Tu es
l’incarnation même de la prospérité, tu as une aura digne des grandes
personnalités, une femme splendide qui t’aime, te voue un profond
respect, deux jolis enfants, tu n’as pas le droit de leur in iger cela. Tu
fédères, rassembles, généreux en toutes circonstances, les gens t’adorent. Et
dans les situations les plus critiques, tu te relèves toujours. Ton dépôt de
bilan est une broutille, tu as déjà traversé des échecs… Et alors ? Tu vas
remonter une a aire, j’en suis convaincu. Suis tellement admiratif de qui tu
es, j’ai même été jaloux de toi un temps, tout  te souriait. Viens, on fume,
donne-moi du feu s’il te plaît.
Les sanglots dans ma voix font jaillir des larmes sur mes joues sans que je
les cherche. Henri me rejoint simplement, en embrasant nos deux cigarettes
de son briquet. Ma première bou ée me procure un bien immense. Nous
nous asseyons sur le rebord d’une cheminée au centre du toit. Il met son
bras autour de mon cou. Je suis ému.
— Merci, Adam. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Un trop-plein de vide.
Heureusement que tu es venu à moi, j’aurais pu déraper. Pardonne-moi. Je
suis épuisé, la semaine est rude, l’année a été extrêmement compliquée… Je
vais me refaire, tu as raison mon frère, j’ai traversé tellement de vents
violents, ils ne m’ont jamais déraciné. Grâce à maman aussi qui m’a tant
donné, conseillé, éduqué. Je sais que je vous ai fait beaucoup de peine à mon
mariage, je ne peux m’ôter cette image de vous derrière un pylône. Sensation
désagréable que vous n’étiez pas là, mais nous étions si dépassés par la fête,
le monde, l’orchestre, le traiteur… Excuse-moi encore Adam de t’avoir fait
du mal, j’avais bu, j’étais heureux et triste à la fois, ma femme pleurait à
cause de Lucie et toi tu refusais de t’amuser, de passer outre cet a ront, je
t’ai provoqué en te disant méchamment  : « Si tu bloques pour cela, tu n’y
arriveras jamais dans ton métier d’acteur. » Je sais que tu t’en souviens ! Je ne
le pensais pas, tu as du talent. Je suis blu é lorsque je te vois sur scène ou au
cinéma. Si tu as été jaloux de moi, alors qu’est-ce que je dois dire !
Journal de bord

Dix-neuf ans, je débarque à Paris.


Mon rêve de môme se concrétise : devenir acteur.
Ce jour est à marquer d’une pierre blanche :
– Inscription à un cours de théâtre de bonne réputation, reçu sur audition : une
fable de La Fontaine. Les professeurs ont applaudi.
– Contrat « d’employé polyvalent » signé dans un self-service de hamburgers à la
renommée mondiale en plein Champs-Élysées. Suis er de moi.
– Emménagement dans une chambre de bonne du 11e. Petite et fonctionnelle.
Je foule le bitume parisien une bonne partie de l’après-midi découvrant les
avenues, les brasseries, les monuments… C’est si grand, impressionnant. Enfant,
je regardais le lm du dimanche soir montrant souvent Paris : je rêvais de monter
à la capitale. Ça y est, j’y suis. Ici, tout est possible. Je m’adresse aux passants, aux
gens en terrasse, dans le métro… Ils me dévisagent bizarrement, suis tellement
heureux d’être là.
Je m’installe dans mon premier appartement en n de journée, éreinté mais
comblé. Ma mère au téléphone, il faut la rassurer. Je lui décris mon chez-moi :
Joli meublé avec mezzanine, un canapé dessous face à la télé, petit frigo,
minifour, fenêtre sur cour et tout le nécessaire pour cuisiner. Certes, contraint
d’avoir les pieds dans le bac à douche a n de faire la vaisselle, mais il n’est pas sur
le palier, contrairement aux toilettes. Louise pleure, David râle, normal. Ballon
d’eau chaude xé au-dessus d’un évier en inox qui sert également de lavabo. Je
peux coucher aisément trois personnes dans mon « dix  mètres carrés ». Hâte de
recevoir ma famille.
Je raccroche, maman réconfortée, papa un peu moins inquiet.
Je décide de prendre une douche quand, tout à coup, le cumulus se décroche et me
tombe dessus dans le receveur. Par chance, je ne suis pas blessé. Le pommeau dans
la main gauche, tétanisé, l’eau coule à ots, les ls trempent sur la moquette
inondée… Je hurle : au secours !
Le voisin du quatrième descend très vite, enfonce la porte, découvre le drame qui
se pro le si je bouge d’un millimètre. Il coupe l’arrivée d’eau de l’immeuble, le
compteur électrique, me soulève et me sauve…
Voilà, je suis arrivé à Paris.
Le sixième jour
41

Nous arpentons lentement les rues sur le chemin du retour de la


synagogue, dépassés par quelques o ciants. Ils sont plus rapides, plus
jeunes, moins endeuillés. J’observe mon père vieillissant, courbé,
attendrissant. Il nous demande d’ôter notre kippa a n d’éviter le regard des
badauds, d’éventuelles insultes. Ses angoisses se sont accrues depuis le
départ de maman. Sa femme lui a légué les siennes. Je l’écoute donc, Henri,
lui, n’en fait qu’à sa tête et garde son couvre-chef.
Nous arrivons à la hauteur d’un rond-point où papa eut jadis un accident.
Heureusement sans gravité. Il nous avait fait croire que sa 204 rouge avait
été volée. Dorénavant, le bus serait son unique moyen de transport. Alors
âgé de seize ans, je me rappelle m’être demandé qui pourrait vouloir d’un tel
véhicule à la peinture écaillée, rouillée même au pourtour des roues.
Quelques jours plus tard, je passai par hasard devant le garage du quartier,
rideau levé, la Peugeot trônait au centre de l’atelier, en convalescence.
Pare-chocs cabossé, phares cassés, aile droite défoncée, moteur endommagé.
J’en pro tai pour saluer le patron, M. Neili. Il me reconnut instantanément
et me tendit plutôt sa manche que je serrai à défaut de sa main graisseuse.
J’engageai la conversation, demandai naïvement depuis quand l’automobile
avait été retrouvée. Il rétorqua le plus naturellement du monde que mon
père la lui avait vendue pour la modique somme de cinq cents francs. « Il a
eu beaucoup de chance, votre papa », me dit-il. Je feignis de ne pas
comprendre : « Pourquoi, elle en valait moins ? » Il s’escla a et m’assena un
coup sur la tête : « Vu l’état de la tôle, M. Molina ne devrait plus être de ce
monde. Ce carrefour est mortel. »
Je compris alors qu’il nous avait protégés.
42

Nous venons de réciter la bénédiction du vin, en chœur, agrémenté de


sourires. Bientôt 14  heures. Je me rassois à côté de papa, Henri en face,
Lucie au bout de la table : la place de Louise.
Christelle sert l’apéro avec entrain et légèreté. Anisette pour tout le
monde. À la mémoire de maman. « Lehaïm », nous trinquons à la vie.
Même mon père se laisse approcher et fait tinter son verre, les yeux emplis
de tristes jours. La simple vision de la bouteille sur le passe-plat, chez un
oncle ou au rayon d’un supermarché me ramène irrémédiablement à notre
adulescence. Nous avons toujours été fervents de ce breuvage si
rafraîchissant. D’ailleurs, le réfrigérateur demeure le dernier réceptacle de
ces bouteilles, une fois vidées. Elles acquièrent une seconde vie, se
métamorphosent en carafes de fortune. La transparence du produit se
méprend avec l’eau. Excepté si l’une se mélange à l’autre, le trouble les
di ère autant que le goût anisé.
Henri et moi avions donc préparé une farce à notre mamie paternelle.
Grande de taille et de prestance, au regard aussi bleu qu’espiègle, elle avait
toujours eu un penchant indéfectible pour son absinthe. Un jour, nous
l’avions remplacée par une « llette » d’eau à l’apparence trompeuse. Ce soir-
là, à l’heure où tout le monde fricotait avec Morphée, Mémé se glissa
discrètement au salon de sa démarche claudicante en direction de l’armoire
blanche – qui faisait o ce de mini-bar –, calfeutrée derrière la porte de la
salle à manger. Son petit plaisir trônait là-dedans, en pole position parmi
toutes sortes de digestifs. Elle lorgna à gauche puis à droite, le champ libre,
se rua sur le sujet de ses secrètes envies, goulot entre les lèvres pour des
gorgées e rénées… Tout à coup, elle s’interrompit, déglutit, xa l’étiquette,
humecta ses babines, huma de nouveau le contenu et se mit à nous maudire
en français, en arabe, en hébreu, tandis que nous nous escla ons tapis
derrière le canapé tels d’a reux chenapans. La vengeance ne se t pas
attendre. Dès le lendemain, papa avala d’une traite un grand verre d’anisette
bien fraîche issue du frigo, pensant boire son grand verre d’eau matinal. Les
mêmes injures multilingues tombèrent, aussitôt la boisson recrachée. Mémé
avait substitué l’objet de nos fous rires par celui de ses désirs.
 
Je trempe un radis dans la salière. David pique une olive, mon frère
quelques pistaches, Lulu des cacahuètes, ma Cherry un peu de tout.
Sentiment de bien-être, me rappelant la présence de notre mère, de  cette
tribu soudée que nous fûmes.
Je vois toujours en sépia. Mais j’ai des ashes
stroboscopiques aux couleurs rapides, vives, nerveuses qui disparaissent aussi
vite que l’éclair.
La table est colorée des entrées de la veille (frita, aubergines, fèves,
omelette, salades de tomates et concombres…). Nous attaquons les mets
après nous être lavé les mains et avoir psalmodié la prière. Les assiettes
passent de main en main dans un désordre parfaitement orchestré. Papa
mange avec appétit. Voulant prendre une tranche de pain, il renverse le
kiddouch, inondant la nappe et sa gêne. Nous l’applaudissons. Quasiment
tous les shabbats, maman pestait contre son homme, « obligée » d’éponger le
liquide : une habitude, un rituel dont nous rions aujourd’hui aussi.
Les plats de résistance prêtent allégeance à ce saint samedi. Nous nous
délectons. La fameuse da na remplit son rôle de délice, d’abondance, de
sieste à venir.
Accroché au mur du salon, le carillon sonne à quatre reprises. Très Art
déco, chi res romains, dans un cadre octogonal, il a toujours été au-dessus
du canapé.
La salle à manger est nettoyée, la vaisselle rangée, les lles sont allées se
coucher. Les ron ements de papa bercent le silence. Même l’appartement
est au repos. Le bu et aux conquistadors semble en plein sommeil lui aussi.
Un rayon de soleil illumine le bois légèrement cérusé par le temps. Si les
gurines en relief pouvaient s’exprimer, elles auraient tant à raconter.
Papa recevait les notes de l’école par la poste. Nous nous arrangions le plus
souvent pour les intercepter. Mais, une fois, elles nous échappèrent, le
courrier fut nettement plus rusé que nous. Il avait atterri, pour une raison
inexpliquée, dans la boîte aux lettres de Mme  Bocaud. Celle-ci s’empressa
de le remettre à M.  Molina, peut-être pour s’attirer sa sympathie. Henri,
Susanne, Lucie et moi n’en menions pas large. Nous descendions à tour de
rôle véri er l’arrivée inespérée du pli qui contenait nos bulletins trimestriels
catastrophiques. Le Roi David jubilait de nos allées et venues. Et puis, il les
brandit sous notre nez. Heureusement, nous avions coutume d’en ler
plusieurs couches de vêtements a n d’amortir les volées du père. En matière
d’instruction, il était dur, très dur. Maman essayait de tempérer ses colères
tant bien que mal. Il nous coursait autour de la grande table rectangulaire.
Ça hurlait, criait, gesticulait. Les foudres paternelles n’allaient pas tarder à
s’abattre sur Lucie, qui s’en rappelle encore. Puis ce fut au tour de Susanne,
qui pleurnichait et ricanait simultanément. Henri, du haut de son mètre
quatre-vingt-cinq, eut à peine le menton e euré. Mon père, plus petit de
presque une tête, a toujours eu un mal fou à l’atteindre. La scène était
tellement drôle. Quant à moi, il me coinça dans un recoin entre le mur et le
fauteuil. Étant uet et agile, je parvins à esquiver sa main d’un mouvement
du corps. Un des personnages hispanisants du meuble reçut le sou et qui
m’était destiné. Son visage fut balafré par la chevalière de papa qui arracha
un copeau. Nous le rebaptisâmes « Jeo rey de Peyrac ».
Louise n’adressa plus la parole à la voisine durant des mois. Le temps de
notre punition. De sa main, elle apaisa celle de son mari au moyen d’une
pommade émolliente.
Les miens doivent être dans leurs rêves, je me réfugie dans la cuisine.
J’éparpille quelques nouvelles cartes de condoléances aux yeux de la amme
maternelle. La poste fonctionne même le samedi, suis ravi pour mon père,
convaincu que sa lecture lui procurera un réconfort certain. J’en choisis une,
la parcours et la pose sur la pile à ma gauche. La porte s’ouvre sur Henri me
chuchotant de lui en lire une autre :
— « Qu’elle repose en paix, elle l’a bien mérité, c’était une femme
exceptionnelle. M. Chétrit. »
Mon frère acquiesce. À ma grande surprise, la sonnette au timbre « rouillé
» résonne dans l’appartement. Je parviens à décrypter un SMS sur mon
portable, malgré le verre fêlé.
— « Je n’oublierai jamais ses grands repas et son dévouement. Vous me
manquez… Papa je t’aime fort. Susanne, votre sœur. »
Henri se lève et va ouvrir. Ma belle-sœur Suzanne apparaît sur le seuil
tandis que Cherry entre dans la cuisine – émergeant de sa sieste. Elle me
regarde à peine, récupère thé et café sur la plaque chau ante. Je l’observe,
elle dégage un je-ne-sais-quoi animal qui la rend si belle. Je xe son ventre
qui va s’arrondir, je ne réalise toujours pas.
— Christelle, il faut qu’on parle !
— Je n’ai pas ni mon service !
Son arrogance repart avec elle. Toutes sortes de gâteaux garnissent la table
basse du salon.
Sur le palier, Henri enlace son épouse. Ils s’embrassent amoureusement.
Vêtue d’une robe légèrement courte, décolletée, elle est maquillée, sa beauté
naturelle illumine l’entrée. On toque à la porte.
— Pardon, chérie ! s’excuse-t-il.
Elle lui pose son index sur la bouche, signi ant : « Chut ! Tais-toi, tu vas
dire des bêtises. »
— Non ! La porte ! rétorque son mari.
Il ouvre. Un homme face à mon frère : Armand Messica, ils se serrent fort.
Je ne le connais pas. Un futur prétendant ? Henri le conduit au salon. Je me
hâte de punaiser les messages de soutien au tableau. Lucie, Christelle et ma
belle-sœur font irruption dans mon dos.
— Tu nous as manqué, Suzie, dis-je en lui faisant la bise.
— Vous aussi, avoue la revenante, les yeux brillants. Elle était comme ma
mère. Hier, j’ai croisé une dame dans la rue… Elle ressemblait à Louise, en
plus âgée… Cela m’a rendue folle, j’ai eu envie de la tuer…
— Je me présente, je m’appelle Christelle, suis une amie d’Adam.
— Enchantée, Suzanne, l’épouse d’Henri.
Les deux lles se jaugent.
— Je vous laisse, je vais nir de me préparer pour la sortie de shabbat,
coupe Lucie.
J’emboîte le pas de ma sœur et rejoins les hommes au salon.
43

Je me retrouve face à Armand. Il se révèle être un ami de mon frère. Plutôt


bel homme, d’un âge plus proche de celui du Roi David que celui d’Henri.
Grand, d’allure sportive, et ashkénaze. Ses iris bleus transpirent la
gentillesse, la bienveillance. Il pourrait plaire à ma sœurette. Nous buvons
en quatuor un café et échangeons quelques banalités sur le deuil, l’a iction.
Innocemment, je demande à Armand pourquoi il n’est pas accompagné de
Mme Messica. Il m’annonce qu’elle est morte voilà près d’un mois. Je ne sais
plus où me mettre. Je m’évapore en deux secondes et retourne auprès des
femmes en cuisine.
La porte de celle-ci et celle de Lulu sont entrebâillées. Je marque un arrêt
dans le couloir d’où je
distingue les trois lles sans qu’elles me remarquent. D’un côté, j’essaie de
capter la discussion entre Suzie et Cherry :
— Belle aura, cet Armand, non ? note Christelle.
— Il vous plaît ?
— Je pensais à Lucie !
— Incasable !!!
De l’autre côté, en vis-à-vis, ma sœur, debout devant un miroir, nit de se
maquiller. Elle pourrait tout à fait se changer chez elle – habitant sur le
même palier –, mais elle préfère rester dans l’appartement de son enfance,
au cœur des siens.
Prenant du recul face à son re et, elle attrape une veste, l’en le, se regarde
de nouveau, l’enlève, en essaie une autre puis une autre et se sourit. La
demoiselle a un côté rétro qu’accentue ma vision stroboscopique. Ma mère
apparaît aussitôt en couleurs puis disparaît en sépia.
Je me dirige dans la salle de bains, mon oreille entend la suite du dialogue
malgré moi.
— Ils avaient sept jours pour lui trouver un mari ! clame Christelle
èrement.
— Pardon ? s’ébahit Suzie.
— Louise l’a dit à Henri sur son lit de mort.
— Chéri ! Tu peux venir deux minutes, s’il te plaît ?
Au même moment, quelqu’un toque à la porte. Je vais ouvrir. Sur le palier,
Jacqueline, la belle-mère de mon frère accompagnée de mes neveux, des
pleureuses, des cousins venus pour la n de shabbat et son kaddish.
Les vingt-cinq heures de trêve arrivent à leur terme. Nous allons devoir
remettre nos chemises de deuil. Je les invite à entrer au salon tandis que
mon frère aîné, accoudé au chambranle, xe sa femme, inquiet.
— Oui ?
— Tu me caches quelque chose ?
— Ben… je voulais attendre la n des sept jours !
— Non, au contraire, c’est d’actualité !
Il pose un regard agressif sur Christelle.
— On vous demande en terrasse !
Je crains qu’elle n’ait commis un nouvel impair. Suzie me fait comprendre
son désir de rester seule avec son mari dans la cuisine.
 
Le salon s’est rempli aussi vite que cafetière et théière se vident. Je me
tiens un peu à l’écart, côté passe-plat, pour espionner mon frère et sa
femme. Son ton est déterminé, la voix de son homme chevrotante.
— J’ai rencontré cette personne, il y a un an au
travail… j’étais au plus mal… Elle m’a remonté le moral… Et j’ai pensé très
fort à nous… à mes parents… puis je me suis demandé si ce n’était pas la
personne idéale pour…
— Lucie… ?
— Lucie ???
— Armand !!!
— Armand ???
— Il serait parfait pour Lucie ! conclut Suzie, soulageant leurs angoisses
respectives.
Henri est sauvé par le quiproquo et l’irruption du Roi David, en colère.
Bientôt la sortie de la fête. Nous ne sommes pas assez d’hommes pour le
kaddish.
Ma belle-sœur le ramène au salon en le calmant instantanément. Elle a
toujours su l’apaiser.
Mon frère s’empresse de rappeler certains prétendants. Bernard, « le
médecin bègue », José, « le menuisier », répondent immédiatement présent.
Hélas, mon ami Pascal, loin de déplaire à Lulu, ne peut se libérer. Ma
sœur manque d’un homme pour sa vie, ma mère d’un pour sa mort. Quelle
ironie du sort.
J’ai l’heureuse idée d’aller chercher au septième étage M.  Chétrit,
commerçant concurrent de papa et néanmoins pilier communautaire. Il
possédait un stand juste en face du nôtre.
Un jour, revenant du café, j’empruntais l’allée centrale où nous déballions
et tombai nez à nez avec un type qui faisait glisser une pile de jeans à
l’intérieur d’un grand sac, avec une dextérité ne laissant aucun doute. En me
voyant, il abandonna les pantalons enfouis, détala plus vite qu’un furet.
M.  Chétrit, occupé à l’autre bout du barnum, ne pouvait rien voir. Son
client était complice. Les malfrats repéraient un forain seul, l’un d’eux
jouant l’acheteur, l’autre se servant éhontément sur l’étal de marchandises. Je
lui sauvai une grosse journée de commerce.
Notre voisin accepte immédiatement de nous rejoindre pour l’élévation de
l’âme de Louise.
44

Les voix des hommes font taire celles des femmes. Elles n’osent plus
bouger. Les brushings parfaits, laqués, accentuent le statu quo imposé. De
temps à autre, elles reprennent leurs lamentations et font tourner les têtes,
agrandir les pupilles de certains qui leur intiment de se taire. Je m’amuse à
singer les grimaces de mes chères tantes. Mon neveu Jonas, les yeux rieurs,
lit parfaitement le kaddish avec cette même pureté que j’avais à quatorze
ans.
Les prières emplissent la pièce.
Papa allume la bougie de la sortie de shabbat. Que de veilleuses
en ammons-nous durant l’existence ! Chaque instant est important, marqué
d’une amme pour le début, la n d’une semaine, d’une vie. Il nous souhaite
à tous chavoua tov (bonne semaine) et fait passer le petit verre de kiddouch
dans lequel le vin humecte à peine les lèvres. Certaines dames trempent un
doigt dans le liquide bénit, s’humidi ant le cou de part et d’autre tel un
onguent protecteur. Combien de fois ai-je vu maman faire ce geste, rempart
au mauvais œil !
Nous en lons de nouveau nos « déchirures », buvons quelques boissons
servies par Suzie et Christelle. Les  discussions vont bon train, les verres
tintent, les cigarettes s’embrasent sur le garde-corps ainsi que l’humeur des
pleureuses. Le portable d’Henriette ne cesse de sonner : « I Will Survive »,
de Gloria Gaynor, en guise de sonnerie. Francine explose comme mon père.
Telle sœur, tel frère.
— Tu ne veux pas couper la musique ou en changer ? C’est péché !
— J’aimerais bien mais je ne peux pas.
— Et pourquoi donc ? Si tu ne sais pas, je te la modi e.
— Non. C’est la mienne.
— Alors range ce téléphone. C’est le deuil, merde.
— Et où veux-tu que je le mette ?
— Devine. Il devrait rentrer, je pense.
Nous éclatons de rire, certains prenant la défense de l’une, d’autres de celle
qui a toujours imposé le respect par son franc-parler. Même papa esquisse
un sourire.
Ces joutes verbales ont coloré mon enfance, provoqué de la jubilation dans
les moments les plus
douloureux. Lorsque ce ne sont pas des larmes, les rires jaillissent.
Quelquefois dans la même phrase. Si l’œil de Tata Francine n’était pas
espiègle, ses reparties pourraient jeter un froid sur l’assistance. Sa voix d’une
raucité extrême accentue le folklore des épanchements. J’ai toujours été en
admiration devant elle. Pourvue d’une élégance à la hauteur de sa
personnalité forte en gueule, elle paraît toujours énervée. Sur le qui-vive en
permanence, sa présence témoigne de l’a ection qu’elle voue à sa famille.
Habitant Strasbourg, elle peut traverser la France entière a n d’honorer
naissances ou décès ou mariés, comme ce 31 décembre 1999 où elle a bravé
les éléments pour venir, coûte que coûte, au mariage d’une cousine.
C’était un hiver particulièrement froid et enneigé. Son mari avait insisté
pour qu’ils prennent le train. Elle s’en veut encore aujourd’hui de lui avoir
cédé. Les voilà donc assis dans le TGV, direction Lyon. Vêtue d’une longue
et belle robe à eurs en soie, recouverte d’un manteau de fourrure. Les
paysages, maculés d’une épaisse couche de blanc, passaient et trépassaient
dans la même seconde. Soudain, le train s’arrêta net sur les voies. Le
contrôleur demanda aux voyageurs de ne pas bouger et bien entendu de ne
pas tenter d’ouvrir les portes. L’attente qui ne devait durer que cinq minutes
se transforma en heures. Nous n’en étions qu’aux balbutiements du portable.
Tous redoutaient ce fameux bug de l’an 2000. Nerveuse de nature, son état
d’impatience ne cessait d’empirer, grignotait la tranquillité de chacun. N’en
pouvant plus, elle alluma une cigarette, bravant regards, ré exions et autres
quolibets. Elle aperçut l’un des agents entre deux wagons et le harangua
d’un « Viens ici… » pour obtenir de plus amples renseignements sur leur
avenir proche. Il ne s’approcha même pas, proféra quelques phrases
commerciales sans oser lui rappeler qu’il était interdit de fumer. L’attente fut
encore longue, trop longue. Dehors, le vent sou ait fort, la tempête
grognait aussi vivement que Francine… Au bout d’un certain temps, les
agents ferroviaires décidèrent d’ouvrir les portes et invitèrent les gens à
emprunter les rails a n d’atteindre la station la plus proche. Ma tante
s’enfonça dans la neige haute de dix centimètres, taille de ses talons. Le bas
de sa robe trempait dans la glace, ses pieds « on the rocks ». Elle pestait
contre son mari, les cheminots, le monde entier. Arrivés en gare, ils prirent
un taxi et roulèrent près de trois cents kilomètres. Les arbres tombaient sur
leur chemin façon « Mikado ». Pour rien au monde elle n’aurait raté le
mariage de sa nièce, parole respectée. Le danger était secondaire.
Angoissé, je guettais son débarquement tant attendu, faisant des allées et
venues entre la salle et le parvis du casino de Charbonnières. Peu avant
minuit, la pièce montée la t en n arriver, frigori ée, maquillage
dégoulinant, escarpins boueux, tenue de soirée fanée, mais en vie. Les
bourrasques étaient si puissantes qu’elle semblait léviter dans les airs. Du
trottoir d’en face, elle me regarda, une once d’agacement contenu dans son
œil vert, je tentai désespérément de refréner mon envie de rire, elle hurla un
« Qu’est-ce qu’il y a ? », sous-entendu : « Ne te moque pas, je suis ta tante,
tu me dois le respect, nous avons failli mourir mais nous sommes là. »
— Rien, Tata, je suis heureux de te voir !
— Moi aussi mon chéri, comme toujours. Comment vas-tu ?
Elle me raconta son périple dans les moindres détails, avec humour,
fumant cigarette sur cigarette, et, si j’avais été du voyage, je n’aurais pu être
plus précis. Son mari demeurait impassible avec ce léger rictus qu’il a
toujours arboré. Nous fêtâmes les jeunes mariés, le nouvel an jusqu’à 4
heures du matin. Ses célèbres pleurs ponctuèrent les danses sur la piste,
les verres élevés au ciel, sa gouaille pied-noir emplie de joie.
 
Les invités sont repartis. Jacqueline et Jonas attendent Margot sur le
palier, qui o re un dessin à son papy. Il représente une femme dans les
nuages, un bonhomme sur un banc qui contemple sa maison déserte. Mon
père refoule des larmes. Nous sommes tous touchés par cette scène
volontairement interrompue par Henri.
— Vous aidez votre grand-mère ? Hein, Jonas, je te parle ?
— C’est bon ! Ça va ! Je la snapchate tous les jours ! Hashtag tu me soûles
!
— Je vais te mettre une claque dans ta hashtagueule, tu vas voir !
— Salut, les gens, babille ma jolie petite nièce, ère du cadeau o ert à son
grand-père.
45

Accroupis dans le couloir, au milieu d’une montagne de souliers, ciseaux à


la main, Lucie et moi découpons énergiquement les chaussures de maman.
J’en reconnais certaines – une paire en cuir marron à petits talons qu’elle
a ectionnait particulièrement, des escarpins bleu marine pour les grandes
occasions  –, les autres, il me semble les voir pour la première fois. Je lui
demande si nous sommes obligés de toutes les couper. Sans me considérer,
elle me rétorque un « Hmm » quasi robotique.
Ce genre d’explication est monnaie courante dans cette famille. Que de
fois ai-je questionné mon père sur des sujets religieux, spirituels voire
philosophiques !
Pourquoi devons-nous tremper le pain dans le sel à shabbat ?
Pour quelle raison faut-il qu’il y ait deux pains sur la table ?
Pourquoi remplir le verre de kiddouch à ras bord ?
Pourquoi est-il interdit de mélanger le beurre et la viande ?
Les seules réponses auxquelles j’avais droit se résumaient la plupart du
temps par un « C’est comme ça », ou « Fais, et tu comprendras ». Le
refrain : « Tais-toi et coupe » ou « Mange » ou « Dors » mettait souvent un
terme à toute discussion.
Quelquefois, une éphémère bonne volonté paternelle me comblait.
Les deux pains du vendredi commémorent Moïse ouvrant la mer en deux
a n de sauver son peuple.
Quant au laitage, l’agneau ne doit pas boire le lait dans le ventre de sa
mère.
Ainsi ma sœur ne déroge pas à la règle quant à sa réponse
incompréhensive  : « C’est une façon d’éviter de marcher sur la tête de
maman », me con e-t-elle. Je n’en saurai pas plus et continue mon
découpage sans autre précision, en bon traditionaliste.
Tout d’un coup, Lulu m’assassine, furieuse :
— Alors maintenant tu m’expliques pourquoi tu veux me caser à tout prix,
sinon je raconte à papa pour Christelle !
— Ce n’est pas moi ! C’est Henri… Maman lui aurait suggéré que l’on
avait sept jours pour te trouver un mari !
Je me débine lâchement.
— Henri ! Tu peux venir deux minutes, s’il te plaît ? maugrée-t-elle.
— Oui ?
— Louise t’a demandé de me dénicher un époux pendant Shiva ?
— Pas exactement en ces termes mais à peu de chose près…
— Je te connais quand tu mens, ton œil scrute le rmament !
— Non, je regarde le plafond.
Mon frère me fusille du regard.
— Arrête de me prendre pour une conne ! Je ne supporte pas les
présentations arrangées, les rendez-vous tra qués, les mecs soi-disant là par
hasard…
Il tente de se justi er…
— … Et je tolère encore moins les « À ton mariage », « Qu’est-ce que tu
attends ? », « Tu ne vas pas rester vieille lle toute ta vie ??? ». Je n’en peux
plus… J’en arrive même à redouter mariages, cérémonies, anniversaires,
pour éviter toutes ces litanies de merde… Je me suis même dit, dans ma
douleur, au moins à l’enterrement de maman, je vais pouvoir pleurer
tranquille, et même là, vous ne me lâchez pas !
La gorge nouée, elle reprend sa respiration, passant de la colère aux
lamentations.
— Ne m’abandonnez pas !!! Je veux rencontrer quelqu’un, je ne désire pas
nir seule ! Cela vous arrange ! Qui va s’occuper de papa ? Vous y avez
pensé, à ça ? Ben c’est moi, la connasse qui vit sur le même palier… Tu avais
prévu que je quittais mon appartement ?
— Ah bon ?
Henri demeure dubitatif.
— Eh oui ! Surprise ! Ça y est : je décolle, je vous laisse dans la mouise…
— Peut-on savoir où tu vas ? s’étonne-t-il.
— Je reprends le logement de Mme Bocaud, au quatrième !
Je lui tends un modèle masculin (de chaussure), Lulu le coupe
machinalement.
— Ben de quoi te plains-tu ? crache Henri, masquant son envie de rire.
— P … À cause de vous, j’ai raté ma vie !
Quelqu’un toque à la porte, je me lève, j’ouvre.
Ma sœur Susanne s’e ondre dans mes bras. Elle sanglote à chaudes larmes
dans mon oreille : « J’ai envie de voir maman. »
Je réponds à la bouddhiste : « Ferme les yeux, et tu la verras ! »
Journal de bord

Le 13 mars 2012.
 
J’ai envie de crier à la terre entière : je n’ai plus de mère !
Les sept jours arrivent à leur terme, la vie va reprendre sans notre force
mentale. Parenthèse refermée, bulle envolée, je regrette déjà ces moments
familiaux. Tout à coup, de nouvelles angoisses jamais éprouvées encore
m’assaillent.
J’appréhende demain, après-demain, les jours qui arrivent… E roi du vide
maternel, que la famille se disloque, de ne plus avoir de repère, d’être incapable de
recréer un foyer aussi solide. Pourtant, la transmission a formidablement
fonctionné sur chacun d’entre nous  : les valeurs, le respect, la foi, jusqu’à la
culpabilité.
Elle est ancrée au plus profond de moi. Oui, je culpabilise d’abandonner mon
père. Ou, du moins, l’âcre sensation rôde au-dessus de ma tête tel un vautour
guettant la mort. C’est bientôt le grand jour. Personne ne l’évoque, mais tous s’y
préparent. Je n’en ai aucune envie. Je souhaiterais tant rester dans l’écrin du cocon.
Hélas, il me faut rentrer, reprendre la scène, faire revivre mon Ima. Serai-je
capable de l’incarner tous les soirs avec aplomb ? Ma voix ne va-t-elle pas
défaillir ? J’ai un trac inouï.
Le septième jour
46

Je suis sur le balcon en compagnie de ma sœur Susanne.


Selon les bouddhistes, la mort n’est pas une n… ils croient en la
réincarnation. Le décès d’un être humain n’est que le début d’une nouvelle
existence, m’explique-t-elle.
Le deuil, chez eux, dure trois jours. Proches et moines prononcent des
prières de puri cation d’âme avec o randes, incantations au nom du défunt.
Troublante sensation d’entendre le livre de psaumes que mon père me tendit
à mon arrivée. Ersatz de
kaddish.
 
La rebelle, la braillarde de la famille. Aujourd’hui, sa sagesse m’étonne.
Cheveux très courts façon Sinéad O’Connor, en paix avec elle-même. Voix
douce, emplie d’amour.
Nous évoquons Louise avec émotion. Elle m’avoue sans fard sa terrible
impression d’absence. Nous constatons amèrement que notre mère avait le
don de temporiser, relativiser, dédramatiser tout problème. Jusqu’à le rendre
anecdotique. Désormais, le moindre souci prend une tournure dramatique.
Un regard sur la vie, clos à jamais. L’importance de ses actes quotidiens se
révèle à nous maintenant qu’elle est partie.
Je me demande si je dois lui parler de la lettre, de ce lointain épisode qu’a
vécu maman. Elle vient d’arriver. Fatiguée, décalée, comment réagirait-elle ?
Suis partagé  : libérer ma conscience ou laisser à mon père le rôle qui lui
incombe. Il serait si simple de dire : maman a eu un amant, le fruit de son
amour se nomme Henri.
Susanne me dévisage, comme si elle savait… je détourne la tête… Le
soleil e eure ma peau en ce milieu de matinée. Une sensation de chaleur
me procure un bien-être réconfortant. Un souvenir d’enfance resurgit  : je
n’avais que six ans…
Je rappelle à Susanne ces vacances magiques lorsque nous partîmes à la
mer, pour la première fois en famille  : oncles, tantes, cousins, cousines,
parents étaient du voyage… Plus nombreux que les grains de sable sur la
plage.
Nous étions en maillot de bain (style années quatre-vingt), mes yeux
d’enfant ébahis par l’immensité. L’horizon me semblait être le bout du
monde. Le vent sou ait, les vagues déferlaient, la boule de feu cognait dans
ce ciel azuré. Dès que les nuages apparaissaient, la fraîcheur tombait. Ils
disparaissaient, la  canicule s’abattait. Crème protectrice contre les rayons.
Nous sentions la noix de coco, ressemblions à des sardines à l’huile. Alors,
les bourrasques envoyaient des rafales de sable. Elles savaient que nous
allions coller, nous nous jetions à l’eau.
Henri me pointait Tata Rama dans son gros maillot jaune. On ne voyait
qu’elle. Il me soutenait que le phare au loin, repère pour les myriades de
bateaux, n’était autre que Tata Rama. Chaque fois qu’elle allait se baigner,
l’océan paraissait e rayé… Il murmurait d’une voix de sirène : « Tata Rama,
Tata Rama… » Plus elle avançait, plus les ots reculaient – Ramatata,
Tatarama, Ramatata, Tatarama. Ma tante avait inventé la marée basse.
Une femme, chaussures vertes à la main, nous avait rejoints. Elle caressa la
tête de Lucie, embrassa la joue d’Henri, frictionna la tignasse de Susanne,
me pinçota le nez… Le soleil était à son zénith. Éblouis, nous devinions sa
silhouette en ombre chinoise.
Nous l’avions regardée s’éloigner vers le rivage. Elle avait marqué un arrêt
et sa tête vint masquer l’astre incandescent, provoquant une brève éclipse.
Nimbée d’un halo angélique, elle se retourna, sa gure était douce, ses yeux
tendres, sa chevelure noir ébène aux jolis re ets : c’était maman.
Elle pénétra puis disparut progressivement dans l’écume des vagues.
Une aveuglante luminosité me fait plisser les
paupières. Je les frotte, regarde autour de moi. Mystérieusement, les
couleurs sont revenues tandis que les sept jours touchent à leur n : bleu des
cieux, vert du petit jardin, marron de ses bancs en bois, ocre de la terre
battue, rouille brique des toitures… Je suis heureux, les nuances renaissent
en n comme le sel de mes larmes, le plaisir du goût retrouvé. La douleur
adoucie.
Ma sœur se noie dans mon regard. Je garde pour moi le noir et blanc, le
sépia en secret.
47

Lucie apparaît sur le balcon. Elle agrafe une épingle de nourrice sur le
chemisier de Susanne a n de couvrir son soutien-gorge.
Dès notre retour du temple, dans la matinée, mon père avait déchiré sa
chemise a n qu’elle nous rejoigne dans le deuil. Étrangement, il ne proféra
aucun reproche. Une question cependant : « Où est passée ta belle chevelure
? » Elle rétorqua timidement : « En Inde ». « Et Loire », terminai-je. Elle
me t les gros yeux et comprit instantanément dans les miens ma
couverture. Mon petit mensonge face à papa était sauf, même s’il n’en
croyait pas un mot. D’ailleurs, la façon dont il e ectua l’inévitable déchirure
traduisait son état intérieur  : sa rancœur, son agacement et une colère
contenue, contrairement au jour où Susanne décida d’annuler son mariage
trois mois avant la date :
Nous étions attablés. Elle qui généralement ne mâchait ni ses aliments ni
ses mots, et qu’on surnommait  « l’aspirateur », demeurait étrangement
silencieuse. Une fâcheuse tendance à gober le contenu de son assiette et à
parler prestement de peur que ses expressions ne lui soient aussi dérobées.
Ce jour-là, muette, n’ingurgitant pas la moindre nourriture terrestre. Nous
ne la reconnaissions plus. Inquiet, notre père s’enquit de son état. E rayée
par sa possible réaction, elle lui avait annoncé dans un premier temps son
besoin de quitter le nid familial. Il avait aussitôt aboyé. Personne ne
mouftait, ne sourcillait. « Ta mère est au courant ? », grogna-t-il.
Impuissants, nous assistions à l’engueulade entre le passe-plat et la cuisine
où Louise siégeait. Leur colère grondait plus encore. La scène était
surréaliste. Évidemment, maman savait. Les angoisses les plus in mes de sa
descendance, elle les devinait avant même qu’elles n’apparaissent. Son petit
plaisir  : pousser son époux dans ses retranchements, le confronter à ses
propres craintes, si habituée qu’elle était à ces rixes verbales. Une
atmosphère de tragédie italienne envahissait constamment l’appartement.
Le Roi David xait l’esprit frondeur, lui rappelant qu’elle devait épouser un
homme « merveilleux » ! Elle exposa ses doutes quant à cette union. Il tenta
désespérément de la rassurer. Lui-même éprouvait des sentiments
contradictoires au moment de dire « Oui ». Aujourd’hui, il remercie D.ieu
tous les jours d’avoir eu de si beaux Molina bien sinueux comme il faut.
Le ton avait monté très vite : lapidaire, méchant, hargneux :
— Je n’aime pas mon futur mari.
— L’amour vient avec les années, lui dit-il.
— Jean-Charles est fou à lier.
— La folie, une vraie qualité pour la vie, lui assena-t-il.
— Ingérable-mesquin-manipulateur-mythomane-pervers narcissique.
— Les faire-part sont déjà partis, que vont dire les  gens ? La honte va
s’abattre sur toute la famille ! hurla-t-il.
— Je pars faire le tour du monde.
— T’en as pas assez, du monde, ici ?
— Je veux être libre.
— Quand tu seras vieille, grosse et moche, la gorge sèche de tous les mots
que tu n’auras pas su dire, qui te mettra dans la bouche ce melon au goût
d’ananas ? Ton mari !
— IL EST AMOUREUX DE LUCIE ! !
Mon père lui mit une gi e aussi tonitruante que la dé agration de son
aveu. Sa main parut s’envoler malgré lui vers le visage de sa lle. Geste tant
regretté. Nous restâmes médusés. Même le silence en fut gêné.
Il souhaitait tant la marier. Il fallait annuler la mairie, la synagogue, le
traiteur, les costumes, les robes, les invitations, prévenir la belle-famille…
Quel courage ! Je pris une leçon. Elle avait préféré a ronter les foudres
familiales plutôt que divorcer un mois plus tard. Elle quitta la maison au
grand dam de notre mère. Lucie ne voulut plus jamais entendre parler de ce
type « au regard en dessous », aux intentions étranges. D’ailleurs, je ne
l’appréciais pas, Henri non plus.
Susanne disparut de nos écrans radar pendant quelques années. Nous nous
voyions en catimini au retour de ses nombreux voyages. Elle t un rejet de la
religion, des valeurs familiales, du mariage.
Elle appelait Louise de temps en temps. Elle lui en voulait de ne pas avoir
réagi à la claque paternelle. Jusqu’au jour où Ima menaça notre sœur aînée
de commettre une bêtise si celle-ci ne réapparaissait pas, lors de ses escales,
ne serait-ce que pour shabbat ! De  guerre lasse, la globe-trotteuse dut
accepter à la condition sine qua non : M. et Mme Molina ne devaient plus
jamais évoquer cet épisode.
Aujourd’hui, il y a prescription. Aussi, l’indi érence de papa à son absence
au cimetière l’avais mise d’autant plus mal à l’aise. Elle se confondit en
excuses. Henri la réconforta, lui expliquant ne pas être la seule, me jetant un
regard complice.
48

En cette n de matinée, le ciel s’assombrit. L’orage gronde. De furtifs


éclairs fendent les opaques nuages… une bise se lève, caresse nos joues. Le
temps est mystérieux comme une n de deuil.
Susanne et moi, nous nous laissons bercer par les jacasseries des lles
provenant du salon. Ce besoin de parler m’a toujours désarçonné. Peut-être
plus encore aujourd’hui. Ma mère n’est plus depuis bientôt une semaine et
j’ai l’âpre sensation qu’elle est partie voilà déjà six mois. Ces sept jours,
parenthèse désenchantée, ont totalement altéré ma perception du temps
dans le dédale de mon chagrin.
De retour au séjour, nous feuilletons l’album de famille. Maman est
omniprésente. Tour à tour belle, souriante, jeune, mystérieuse, plus âgée,
éminemment vivante.
Chaque photo donne lieu à des commentaires, tels des sous-titres à son
existence.
La première image sur laquelle notre regard s’arrête est celle de ses noces,
elle est vêtue d’une longue robe en satin bleu, ceinte d’un magni que collier
en or, resplendissante. Au même instant, Lucie, d’un ton a rmatif,
demande à Cherry :
— Tu veux l’épouser, mon frère ? !
— Lui dire « Oui » ne me déplairait pas !
L’expression de Louise, intense, semble me donner son aval, je suis troublé
; celle de Susanne, près de moi, est enjouée ; la femme d’Henri, voix
nasillarde, fustige les épousailles.
— Ça ne sert à rien, le mariage ! dit-elle. C’est seulement utile pour les
impôts.
— Moi je suis tout juste imposable j’aimerais bien me marier, se gausse
Lulu spontanément.
— Il faudrait déjà que ton papa soit d’accord, continue Christelle.
— Mais il l’est. Et si vous vous convertissez, il le sera encore plus,
commente Suzie.
La deuxième photo de mes parents, en noir et blanc, m’impressionne  :
mon père, en costume-
cravate, a la prestance d’un grand ma eux. Ma mère,  aussi solaire que
Sophia Loren si douce, si dure à la fois. Elle avait coupé ses longs cheveux
noirs sur un coup de tête dès leur arrivée d’Algérie, me rappelle mon aînée.
Suis abasourdi chaque fois que j’entends cette histoire. C’est si violent. Ima a
dû avoir tellement de mal à accepter ce déracinement ! Ses yeux se
troublaient à la simple évocation de cet épisode. Je n’ai jamais réellement pu
en savoir plus, elle fuyait toute tentative de dialogue à ce sujet.
À bâtons rompus, Lucie prend ma défense à propos du débat que soulève
ma belle-sœur, en « bonne maman » protectrice :
— Suzie, laisse-la tranquille avec la judéité. L’important est d’être
heureuse.
— Non, elle a raison, jubile Christelle. Et j’en ai envie ! Les plats, les rites
et les interdictions de
shabbat m’apportent une spiritualité que je n’ai trouvée nulle part ailleurs.
La troisième image fait écho à leur conversation. Nous sommes autour de
la table un vendredi soir. La famille, au grand complet, belle, unie, forte.
Même les aliments semblent avoir une âme. Il nous est arrivé de manger ces
mets en semaine, ils n’avaient pas cette divine saveur. J’ai toujours pensé que
la prière apportait un plus à nos papilles. Ils ont un goût di érent ce jour-là.
— Mais quelle contrainte ! Les repas avec les années n’ont rien de
spirituel, ils sont concrets, ma Christelle, réagit Lulu.
— Même pas peur. J’aime cela, chez vous, le matériel est super u.
— T’as raison. La plupart des jeunes juifs travaillent dans la téléphonie
mobile, c’est très spirituel.
— Depuis quand parles-tu par poncifs, Lucie ? C’est limite antisémite,
bougonne la belle-sœur.
— Depuis que ma mère est morte.
Susanne m’observe en tournant une nouvelle page. Au coin de son œil, je
décèle un certain respect envers ma chérie et son désir d’épouser notre
religion. Les femmes de ma vie se soucient de mon avenir sans me
consulter. Suis surpris de cette annonce, d’autant que je n’avais jamais
évoqué la question. Christelle m’en avait parlé une fois ou deux de façon
primesautière, et j’étais demeuré évasif, ne connaissant pas réellement ses
intentions de devenir juive. Cela m’émeut profondément.
Une photo froissée retient notre attention : maman face à Henri, bébé. Ma
voyageuse préférée est intriguée par Louise, lèvres pincées, xant son ls
d’un œil lointain, taciturne. Un cliché, di érentes interprétations.
— Donc, chaque vendredi soir, nous serons spirituels ? demande
Christelle.
— Tu peux essayer le dimanche ! raille Lucie. Mais ne viens pas te
plaindre si tu ne trouves pas la spiritualité que tu recherches.
Je referme l’album, hilare.
49

Le son mélodieux d’une musique de Lili Boniche, « Elli Ghir », envahit


l’appartement comme jadis le parfum de Louise. Nous nous précipitons
dans la chambre de notre père. L’ordre des naissances impose nos arrivées :
Henri, Susanne, Lucie, moi-même. Suzie et Christelle demeurent sur le
seuil.
Allongé, David écoute en silence la mélopée. Nous échangeons quelques
furtifs regards, interdits.
— Mais que fais-tu, papa ? C’est péché, marmonné-je timidement.
— C’était sa chanson préférée, émet-il simplement.
Que de fois a-t-elle été dansée, chantée, fredonnée au temps de nos
culottes courtes ! Lucie ne peut refréner ses larmes. Subitement, je me sens
oppressé.
— Tu veux que j’appelle des danseuses du ventre ? propose Henri,
désinvolte.
Sans ciller, le Roi David baisse le volume, passe ses mains derrière la tête
puis xe le plafond. D’une voix neutre, il nous assène :
— Tout est réglé. La « Séouda », nous allons la célébrer ce soir à la
synagogue, juste après l’o ce et le kaddish. Par conséquent, nous sommes
déjà sept, avec votre sœur en n parmi nous. Ajoutons la famille, les amis,
les gens de la communauté et Tata Rama… Nous serons environ une
centaine de personnes. J’ai commandé des plats chez le traiteur en l’honneur
de votre mère. Je ne veux rien entendre. Je suis fatigué.
— Pourquoi nous as-tu demandé de faire les comptes, alors ? intercède
Henri.
— A n de véri er que je ne m’étais pas trompé… parce que, moi et les
chi res… je préfère les lettres. Sur la tombe, il sera écrit : « Maman chérie,
D.ieu est éternel, ton souvenir aussi. »
Ses yeux se ferment. Mon (demi-)frère remonte le son du radiocassette.
Au-dehors, la pluie s’abat sur notre deuil, ça tonne. Maman est en colère.
La terre va s’émouvoir des trombes d’eau envoyées par l’Éternel. Je stoppe la
musique sans ré échir. Les larmes célestes cessent, laissant apparaître un
soleil radieux. Un
arc-en-ciel jaillit instantanément aux persiennes entrebâillées.
50

Notre père s’est endormi. Nous avons fermé la porte de sa chambre. Il


apparaît paisible. J’ai débranché le téléphone.
Nous appréhendons l’ultime soirée. La famille, les amis, les gens de la
communauté et leurs sempiternelles condoléances renouvelées au cas où
nous ne les aurions pas assez entendues lors de la mise en terre. Susanne et
moi risquons d’être en première ligne.
Ma chérie me glisse à l’oreille :
— Qu’est-ce qu’est une Séouda ?
— Sept mille six cent cinquante-sept euros, lui rétorqué-je bêtement.
Elle me dévisage, perplexe. Je me reprends aussitôt :
— Non, c’est un repas. 
« La vie coûte cher, mais alors la mort ! », songé-je malgré moi. Rude
constat.
51

Que ta mémoire soit bénie.


Que ton repos demeure éternel.
Que tu pries pour nous.
Que nos prières cimentent l’union de notre famille.
Que tu nous protèges.
Que ton esprit s’élève à jamais.
Que ton mérite nous suive.
 
Voilà un orilège de phrases entendues ce soir lors de ta formidable «
Séouda ». La bienveillance, la bienséance, les sourires aussi se lisaient sur les
nombreux visages présents pour l’envol de ton âme.
Papa fut égal à lui-même : nerveux mais avec une telle tendresse.
Les sœurs : tristement apaisées.
Henri et moi : en proie aux pensées négatives à ton égard, nous luttâmes
pour les chasser.
Étrange sentiment que celui de t’avoir évoquée, encensée, priée, élevée,
pleurée tout au long de la
soirée… puis, sur le chemin du retour, surfer sur Facebook et tomber sur
une photo de toi qui te rend monstrueusement vivante. Pourtant, tu es
morte, enterrée. Égarée dans le l d’actualité entre un fait divers et une
blague salace, tu nous échappes encore un peu plus. Crier au monde notre
peine peut paraître discutable, a ublée de « likes », de moult commentaires
réconfortants qui nous soulagent quelque peu. Paradoxalement, exposée aux
yeux de tous, tu ne nous appartiens plus. Sale époque, tu n’es pas à ta place,
maman. Les réseaux sociaux vulgarisent nos morts. Pourtant, l’élogieuse
nécrologie fut si joliment proférée par le rabbin que ton image perdue sur
Internet t’éloigne dé nitivement de nous. Tu deviens une mère universelle.
Bientôt 21 heures, nous nous garons sur le parking de l’immeuble, la nuit
commence à ternir le ciel tandis que les volets de mon paquebot d’enfance se
referment sur la septième et dernière journée de deuil.
52

Nous ne sommes plus tout à fait les mêmes et ma mère n’est pas la femme
que j’ai connue…
Mon père demande à Lucie de lui préparer une soupe : la « Rlelah », faite
de farine, d’un let d’eau, d’un œuf, de safran et de curry, que son épouse
aimait tant lui cuisiner le dimanche soir. Les habitudes alimentaires, repère
ô combien familial, si rassurant. Seule Lulu la touille aussi bien qu’Ima,
évitant les inévitables grumeaux. Tout est une question de savoir-faire. Elle
s’installe dans la cuisine pour préparer le potage dominical. J’en salive
d’avance. Je me remémore l’époque où, autour de la table familiale, nous
prenions un certain plaisir, Henri et moi, à chuinter comme le paternel.
Nous nous faisions gronder allègrement mais riions tout autant. Et Ima
prenait toujours notre défense. Elle disait à son mari : « C’est normal… le
velouté est aussi bouillant que toi, il faut qu’il refroidisse ! »
Henri, absorbé par la lecture de ses mails, demeure muet. La table est
bientôt mise. Trois chaises sur une rangée, trois en face, une en bout : celle
de maman. Il me semble deviner sa silhouette ancrée dans le cuir de l’assise.
Le Roi David s’y installe. Tous prennent leur place respective, Henri
nalement nargue papa en occupant la sienne.
Nous buvons le bouillon. Les lapements résonnent dans la pièce. Notre
patriarche, sans cesser de glouglouter :
— Ce que je vais vous raconter, je ne l’ai jamais dit à quiconque sauf à vos
frères, il y a trois jours… Louise, votre mère, m’a aimé mais pas tout de
suite.
Lucie tente d’intervenir, se refrénant aussitôt. Je suis pleinement conscient
de vivre un moment UNIQUE. Nos cuillères sont suspendues. Il ôte ses
lunettes.
— Quelques mois après notre mariage, je lui ai demandé si elle était
heureuse ! Elle a répondu  : « Oui », j’ai rétorqué « Moi aussi » ! Et nous
t’avons eu, mais tu n’étais pas de moi… dit-il à Henri.
« Ses parents, qui s’étaient arrangés avec les miens pour taire les rumeurs,
m’ont donné la main de leur lle à laquelle j’étais promis. Elle n’en voulait
pas et s’était enfuie dans les bras d’El Mosnino. Personne n’est fautif, elle
désirait un peu de réconfort, lui un peu plus, ils avaient bu, ils étaient
jeunes… Ce qui devait arriver arriva, hélas sans un réel consentement…
Mon frère se ge, je me tends, les lles retiennent leur respiration.
— Évidemment, il a fallu étou er cette histoire et se marier au plus vite.
Quatre mois et demi après notre union, Louise avait de terribles douleurs au
ventre, à répétition. Nous consultâmes un médecin à l’hôpital qui lui t une
batterie d’examens. Les résultats tombèrent, elle était enceinte et avait fait
un déni de grossesse. Dès le lendemain, son ventre commença à s’arrondir.
Quelle surprise a été cette annonce, ne cachant pas un bonheur mâtiné
d’une forte culpabilité ! Nous ne te désirions pas tout de suite, mais
nalement tu fus le plus beau des cadeaux.
Nous sommes tous abasourdis par cette révélation à multiples tiroirs. Le
regard d’Henri s’adoucit à chaque mot prononcé par Aba. De la tendresse
émane de chacun de nos visages, puis de la rage se teintant
d’incompréhension suivie d’un soulagement, embrumé d’une irrépressible
envie d’embrasser notre maman. Papa boit un verre d’eau comme pour se
donner du courage.
— Néanmoins, un doute subsistait sur le fait que je sois le père, les dates
ne correspondant pas. Après un test de paternité, à mon grand dam, je ne
l’étais pas. Un avortement, impensable à l’époque, ne fut même pas évoqué.
Évidemment, j’aurais pu partir, divorcer… Suis encore là pour la simple et
bonne raison que j’ai su que votre mère deviendrait la femme de ma vie dès
le premier jour. J’ai fait preuve de beaucoup de patience, d’intelligence et
d’abnégation pour aider mon épouse dans cette épreuve. El Mosnino, qui
était comme un frère, ne sut jamais la vérité. Aujourd’hui, je peux vous
con er un secret  : j’ai insisté auprès de ma chère et tendre pour qu’à ta
naissance on te prénomme Henri, un pied de nez à la fatalité. Et ce n’est que
le jour de tes deux ans que pour la première fois tu l’as appelée « maman » !
Elle t’a chéri très vite. Je t’ai élevé mieux que mon propre ls.
À présent, mon père xe Susanne dont les yeux sont embués de larmes.
— Au lieu de t’acheter un petit chien, nous t’avons fait un petit frère !
Susanne. Un vrai garçon manqué, à tel point que je me demande encore si
elle est de la gent féminine !
Ses sanglots sont troublés par un rire. Les yeux de mon père s’arrêtent sur
Lucie.
— Le troisième, on voulait un ls, on a eu une lle ! On n’a pas compris !
Il me xe intensément.
— Le quatrième, nous désirions un « petit homme », nous avons accouché
d’Adam. La persévérance paie toujours.
Je regarde Henri qui observe Susanne.
— Voilà, mes enfants, chacun est aussi important que les quatre pieds de
cette table ! Et si vous souhaitez qu’elle reste stable, chaque pied a sa place.
Lucie scrute Susanne qui jauge Henri qui me dévisage. Les pupilles de
Suzie et Christelle scannent nos réactions. La tension des sept jours décroît
en n. Le secret de famille n’en est plus un. Ma mère n’a donc jamais été la
femme que je ne pouvais imaginer qu’elle fût, même dans mes pires
cauchemars. Son honneur est sauf, sa mémoire bénie. Merci mon D.ieu.
Le Roi David se lève. Soulagé, il ressemble à un vieux danseur encore
agile. Comme si ses révélations l’avaient délesté d’un poids ancestral. Il
s’approche d’Henri.
— Elle devait te l’annoncer de son vivant. C’était ce dont nous étions
convenus. Même si El Mosnino est un accident, tu dois aller le voir ! Il
habite « La Californie », le quartier.
« Voilà, je suis votre gardien d’en bas, maintenant, maman celui d’en haut !
Votre soupe va être froide…
Journal de bord

Le 1er août 2012.
 
« Tu es mon garde du corps », me répète souvent papa depuis ton trépas, maman.
Il a jeté son dévolu sur le petit dernier que je suis a n de le guider, le surveiller, le
précéder au-devant de tout danger…
Je l’accompagne en Israël visiter ta sœur cadette que je ne connais pas.
La primeur marque les esprits. À juste titre : première fois, seul avec ton tendre
mari et en Terre sainte. Quel voyage mémorable !
Arrivés à Tel-Aviv, nous traversons l’immense aéroport en « petite voiture »
prioritaire pour personnes âgées. Son sourire narquois ferait de l’ombre à un
enfant de six ans : « Allez, au revoir, mon ls, à tout à l’heure et fais attention. »
Je le rejoins à pied à la sortie. Il s’est gaussé, ému, inquiété dans la même phrase.
J’aime tant ses expressions, ses regards, ses ré exions magiques.
Sur le parvis, je pousse désormais son fauteuil roulant « antifatigue », passe
devant les touristes a uant jusque la station de taxis. Nous sommes accueillis par
un chau eur sans âge au visage buriné. Juif russe, il parle l’hébreu comme moi
l’anglais mais nous parvenons à nous comprendre. Je négocie le prix de la course.
Les deux heures de route sont bravées par les sublimes paysages, la chaleur par les
bouteilles d’eau, la « clim » inexistante par les vitres ouvertes : Haïfa se trouve à
l’autre bout du territoire.
Nous sillonnons la ville qui ne dort jamais grâce à son application Waze,
évitant les embouteillages et autres obstacles à notre « périple jeune ». Le Roi
David n’a jamais aussi bien porté son surnom qu’en Terre promise. Il
s’enthousiasme à la moindre rue que l’on arpente, des boutiques avenue Dizengo ,
la Marina en bord de mer ou encore le marché à Ja a, aux senteurs d’Orient. C’est
à l’aune de son regard que je mesure l’impact de ce voyage sur son état. Il est
heureux. Je ne l’ai pas vu ainsi depuis le formidable shabbat précédant l’annonce
de ta maladie. Celui où nous fûmes tous présents ; même Susanne te t honneur.
À présent, le taxi roule à vive allure en compagnie du secret des couleurs de ce
pays : beauté des plantes, caprices du crépuscule, magie du ciel, pudeur du soleil…
Nos pupilles s’écarquillent devant la beauté de D.ieu.
Nous parcourons le Néguev. À la radio joue Daft Punk. Les têtes des deux
anciens à l’avant bougent impassiblement au rythme de la musique techno sortant
des enceintes. Devant moi, leurs nuques dansent comme les petits chiens en peluche
sur les plages arrière des voitures. L’image est tellement décalée. Je suis au cinéma
en plein road movie. Horizon perdu dans le désert, goudron du macadam auréolé
de mirages.
Papa m’apprend que vous étiez venus voici quelques années en pèlerinage sur la
tombe de grands saints. Vous aviez rendu visite à des amis, vous vous étiez
baignés dans la mer Morte – nous l’apercevons furtivement au loin  –, ton
psoriasis géant s’était estompé un temps grâce aux bienfaits du sel.
Savoir que tu as pris cette même route que nous empruntons m’émeut. David a
des sanglots dans la voix, je le réconforte d’une douce accolade.
En n, nous arrivons dans une cité de banlieue aux bâtiments grisâtres à quatre
étages. Sur l’escalier de l’un de ces derniers, ils sont tous là, cousins, cousines,
maris, femmes, à nous attendre comme le Messie. Au centre de cette tribu, Tata
Simone : ta chair, ton sang, tes veines. Même regard, même peau, même odeur : tu
es en face de moi, maman, je m’e ondre.
Simone nous a reçus à ta manière… des tablées de quinze, vingt personnes en
permanence. Jamais fatiguée, toujours le sourire.
Un matin – tu vas rire –, nous voulions nous recueillir sur la tombe de ta mère
avec papa, Tonton et sa sœur très âgée, laissant ma tante se reposer. Cimetière
immense, pierres tombales écrites en hébreu, nous avons cherché Mémé pendant
plus de trois quarts d’heure. Introuvable. Dans notre quête, nous avions égaré la
vieille sœur âgée. La chaleur au zénith, j’étais fort inquiet… je n’aurais pas dû les
laisser m’accompagner. Hilare, papa ne cessait de répéter : « On n’a pas trouvé la
morte, on a perdu la vivante. » Cette histoire t le tour de la famille… Résultat
des courses : elle sirotait dans la cabane du gardien une anisette.
De temps à autre, nous restions assis sur le banc en bas de l’immeuble à regarder
passer le monde. Jamais je n’oublierai la rareté de ces moments.
Le huitième jour
53

Le lendemain matin du septième jour, la tradition impose que nous nous


recueillions sur la tombe. Un drap blanc, éclairé par un soleil matinal,
recouvre l’amas de terre où gît maman. Olives, bouteille d’anisette, gobelets
en plastique nous accompagnent a n de trinquer à sa mémoire après
l’ultime kaddish. Mes joues sont humides. Je suis bouleversé d’être dans le
bon cimetière, pieds joints sur le carré vide à côté de ma mère, réservé à
mon père. Je ne peux m’empêcher de penser à son départ alors que je suis
d’ores et déjà demi-orphelin. Maudit cerveau qui n’a de cesse de divaguer en
toutes circonstances, en tout lieu.
Nous attendons quelques oncles, tantes, cousins, cousines. Certains font
leur entrée. Discrètement, Henri et moi comptons les hommes. Pour
l’instant, nous sommes huit. Notre père s’impatiente. Ce jour marque la n
du deuil religieux. Le plus di cile commence pour David. La solitude va
être inévitable. « Que faire ? » Laïus préféré de papa. Pour accepter  : se
souvenir. Soudain, des dizaines d’images de maman en accéléré obstruent
mes pensées :
Petit, je la revois m’accompagner pour la visite médicale à l’hôpital
Grange-Blanche. Tous les mercredis matin, je lui lis le prix des fruits et
légumes en traînant le chariot, ma honte. Chaque jour, elle me donne un
franc a n d’aller acheter le pain à la boulangerie. Dès l’entrée de shabbat,
elle nous harangue du salon, Henri et moi, pour qu’on ne touche pas aux
boulettes sur la plaque chau ante, pris en agrant délit, la bouche pleine :
un rituel. Rentrer de l’école, prendre un café au lait avec des tartines
beurrées par toi. Remonter le visage en sang d’un après-midi de jeu, un
caillou pointu planté dans le front de la main d’Henri, toi au bord de
l’évanouissement. Te téléphoner tous les jours de Paris pour t’entendre me
dire : « C’est maintenant que tu appelles ! » Assise sur le canapé, te voir rire
face à une comédie, tes pieds touchant à peine la table basse. Simuler des
maux de ventre pour ne pas aller en classe puis saluer mon frère par la
fenêtre, toi lui faisant un signe, moi des grimaces. Malade, allongée sur le
lit, je t’implore d’ouvrir les paupières, tellement peur que tu ne les fermes
dé nitivement…
L’arrivée de Jacqueline, accompagnée de Jonas et Margot, me ramène au
présent.
Mon père s’agite. Craignant qu’il ne provoque un nouvel esclandre en
pleine oraison funèbre, j’entonne instantanément un « Veitkadal ». Henri me
coupe
aussitôt :
— Attends, avec mon ls, on n’est que neuf !
— Putain, il n’y a pas un con, là ? vitupère le Roi David, provoquant un
rire homérique immédiatement réprimandé.
Nous remarquons un bonhomme seul, à l’extrémité du cimetière. La place
des suicidés. Mon D.ieu, quelle horreur ! J’ai déjà de l’empathie pour notre
sauveur. Suzie s’empresse d’aller le chercher. Elle traverse le champ du repos,
slalome entre les caveaux, les allées, les sépultures.
Christelle me demande la raison pour laquelle notre mère n’a pas encore
de pierre tombale. Henri lui répond qu’il est coutumier d’attendre « le mois
» pour sceller dé nitivement la dernière demeure. D’ailleurs, le marbre sera
vert, sa couleur préférée. Ainsi, il se distinguera aisément des granits noirs,
gris ou « tarns ». Étonnée de ce choix, ma Cherry prend des précautions
oratoires a n de ne point commettre d’impair.
— Qui donc a pu choisir ce coloris ?
— Jean-Paul Gaultier ! dis-je presque malgré moi, désignant mon styliste
de frère.
Personne ne rit. Mais ma sœur Susanne s’exclame :
— Tu l’auras habillée jusqu’au bout, mon frère ! serrant très fort l’aîné des
garçons.
Ma belle-sœur réapparaît avec notre « invité mystère ». Nous avons à peine
le temps de le remercier que mon père entonne la prière des morts. Les voix
du quorum résonnant contre les stèles nous reviennent en écho.
L’impression d’être une centaine. Qu’il accueille Louise Molina en mère, en
femme, en reine. L’émotion est cristalline, les larmes de chacun des perles.
Nous allumons à tour de rôle une veilleuse, au cœur de petits photophores
en verre, à l’abri du vent. Que ces ammes brillent pour l’éternité tels des
feux follets et que perdure ton souvenir. Nous trinquons ensemble à toi.
Par superstition contre la mort, nous devons nous laver les mains, les
laisser sécher à l’air libre sans avoir le droit de retourner sur la tombe.
Repose-toi, maman, nous reviendrons te voir.
54

Tous les voiles noirs ont été enlevés par Lucie, la table débarrassée,
l’appartement amboie. Les bagages sont disposés sur le canapé, papa est
assis face à la télévision allumée, Henri et sa femme sirotent un café tandis
que je si ote sans m’en rendre compte une chanson de Balavoine  : « J’me
présente, je m’appelle Henri. Je voudrais bien réussir ma vie… »
— Adam ! C’est péché, grogne Christelle, un sac de poubelle à la main.
— « … être aimé… », rétorqué-je en y jetant ma chemise déchirée.
Suzanne se lève, en le son manteau et incite son époux à faire de même :
— Au revoir, monsieur Molina. Courage, dit-elle en lui faisant la bise.
— Vous partez déjà ? répond-il se raclant la gorge.
— Oui, nous devons récupérer les enfants à l’école, passer au magasin,
faire les devoirs… lâche mon frère au sourire gé.
— Et tu viens pour « le mois », à la commémoration du décès de ta mère ?
— Bien sûr, papa… même avant… !
David sort de sa poche une enveloppe blanche cachetée et la lui tend. Son
ls la prend, la regarde… Je parviens à lire par-dessus son épaule :
Henri El Mosnino : 5, impasse Beauvisage 69008 La Californie Lyon.
— J’irai la lui remettre, babille-t-il pudiquement.
Puis il range le pli dans sa veste.
Ils s’embrassent non sans retenue. Le portable de Lucie sonne, elle
décroche de la cuisine :
— Ne quitte pas… Bye, ma Suzanne, prends soin de ton mari… À
bientôt.
Elle reprend discrètement sa conversation téléphonique, calant l’appareil
entre son épaule et son oreille. Guillerette, elle prépare une salade de
tomates. Qu’est-ce qui la met donc en joie ? Je suis intrigué.
Ma sœur bouddhiste sort de la salle de bains, pimpante, légèrement
maquillée. Elle salue son homonyme sur le seuil et rejoint notre père. À son
tour, Christelle enlace ma belle-sœur pendant que son mari me chuchote
dans le corridor :
— Au fait, c’est réglé avec Vanessa.
— Oh, c’est génial, mon frère.
— J’ai même e acé son numéro.
— Oh, c’est dommage, mon frère.
Nous nous serrons fort l’un contre l’autre. Son épouse le hèle de nouveau
depuis la cage d’escalier. Il bise Cherry, claque la porte et clame derrière
celle-ci : « Ciao, Lucie, fais attention à toi, sœurette. »
Susanne caresse le front du Roi David. L’image est aussi rare
qu’émouvante. Son autorité paternelle balaie l’instant :
— Tu vas en n poser tes valises ou épouser Bouddha ?
— Non, je repars, papa, ne t’inquiète pas, je reviens bientôt dé nitivement
!
Elle embrasse Christelle fraternellement, me faisant un clin d’œil au
passage ; puis donne un baiser sur la bouche de Lucie – leur truc depuis
toutes petites. Son taxi klaxonne, je descends sa grosse valise. Au pied de
l’immeuble, le chau eur en faction, co re ouvert. Il y glisse ses a aires,
invite Mlle Molina à s’installer à l’arrière. Nous nous étreignons avec
douceur. « Maman te protège », me dit-elle. « Toi aussi, ma sœur »,
répliqué-je en claquant la portière. Le véhicule démarre, elle me fait un
signe de la main auquel je réponds d’un bisou de la mienne. Je lève la tête
par ré exe, au cas où maman nous guetterait de la fenêtre. En lieu et place,
désormais mon père.
De retour au logis, Lucie est toujours dans la cuisine, au téléphone.
J’aperçois par le passe-plat ma chérie, imperméable sur les épaules, se tenant
debout près du fauteuil paternel.
— À bientôt, monsieur Molina, clame-t-elle. Je peux vous appeler David ?
— Non ! éructe-t-il.
— C’est gentil ! Prenez soin de vous… Grâce à D.ieu, ces sept jours ont
été une véritable catharsis. Ce modus operandi religieux qui n’existe dans
aucune contrée me semble…
— Tu m’as soûlé ! Au revoir, ma lle…
Je m’escla e par tant de spontanéité d’un côté, du egme de l’autre. Je
revêts mon manteau en cachemire. Le patriarche embrasse tendrement la
serveuse sur le front. Il est temps aussi pour nous de quitter le nid familial.
Je l’invite sans plus attendre à descendre. Besoin de parler à mon père, seul.
Elle sort après avoir enlacé Lulu dans le vestibule.
Je m’assieds sur l’accoudoir et, pour dissiper tout  malentendu, lui avoue
qu’elle se prénomme « Christelle ».
Yeux gés sur l’écran télé, voix comminatoire :
— « Chérie » n’est pas très catholique ! Bon retour, tacle-t-il sans douceur.
Désarçonné par sa froideur, je me lève malgré moi : dois-je le serrer fort ou
partir lâchement pour éviter l’a rontement ? Je récupère mon sac de voyage,
recule lentement, espère un  geste d’assentiment, une tendresse, un mot
d’esprit me déculpabilisant de le
quitter ainsi. Mais rien. Glacial. Maman a tant sou ert de son tempérament
si er. Je reviens sur mes pas, bille en tête, m’agenouille.
— Mets-moi une gi e, mets-moi une gi e… je te dis. Tu comprendras
après !
De la lucarne, Lucie voit son père exécuter mes ordres, elle en fait tomber
son téléphone.
— Voilà, je l’aime. Elle est la femme de ma vie et elle est enceinte. Si tu
n’es pas content, c’est le même prix. Et si tu ne l’acceptes pas, je me tue, tu
réalises, je me tue.
Silence. Il me xe avec morgue. Suspens. Un
deuxième sou et tombe.
— Pour ton suicide ! Allez, dépêche-toi, tu vas rater ton train.
Je me relève et l’étreins fort.
 
La table est prête pour le dîner de ce soir. Ma sœur, sac sur l’épaule, dans
l’embrasure de la porte, me bise à son tour. Son portable sonne, elle
décroche :
— Je peux te rappeler dans cinq minutes ? lance-
t-elle avant de raccrocher, radieuse.
Le Roi David lui demande où elle peut bien aller à cette heure-ci. Elle
vient à sa hauteur :
— Juste chez moi. J’ai des choses à faire !
— Je n’arrive pas à savoir où est passée cette théière, chouine-t-il de
nouveau.
— On va la retrouver, papa, ne t’inquiète pas…
Dans ses bras, la tête par-dessus son épaule, je chuchote à la célibataire «
adoucie » :
— Tu diras à Pascal de m’appeler !
A chant un large sourire, elle me tire la langue. Contrat rempli, maman.
55

Le TGV démarre. Le wagon est garni d’enfants. Les mêmes qui


braillaient lors de mon aller le premier jour. Hasard ou pied de nez à la mort
! Cette fois-ci, pas de hurlements intempestifs. Comme s’ils étaient venus
célébrer les sept jours de Mme Molina puis rentraient chez eux, di érents.
La ville qui m’a vu grandir s’estompe petit à petit. Christelle pose sa tête
sur mon épaule, me donne un baiser et sombre instantanément dans un
profond sommeil. Quelques instants plus tard, mon portable bipe et
m’indique un SMS de Lucie :
 
Le père m’a dit  : Si Christelle accouche d’une lle, le prénom « Louise » lui
plairait.
 
Un deuxième message retentit :
 
Parce que si c’est un garçon, ça va être la merde.
Je jubile, je reconnais bien là mon père. Si tel est le cas, la circoncision
risque d’être compliquée avec Christelle. Cependant, mon visage
s’enorgueillit de bonheur.
Henri a paramétré sur mon portable l’application minicaméra. J’ai déplacé
cette dernière subrepticement sur l’armoire de la chambre parentale. Calée
entre les deux cadres de mes grands-mères, je peux surveiller papa. Si peur
qu’il n’arrive un drame une nuit, une chute, un malaise… Je la déclenche.
Sur l’écran de mon iPhone, les rideaux glissent le long de la tringle. La
pièce est simplement éclairée par la lumière cathodique.
Le Roi David est debout, face à son lit, il rabat la couverture en laine bleu
clair machinalement. Il déplace l’oreiller au centre de la couche, attrape
ensuite le second et, au moment où il le pose au-
dessus du premier, son regard s’illumine. La petite théière marocaine trône
sur le drap blanc. Il la contemple longuement et, sans la toucher, s’allonge
auprès d’elle, apaisé.
Épilogue

Je profère le vœu de téléphoner à mon père tous les jours que D.ieu fera.
Car, dans ma religion, les mots prononcés à haute et intelligible voix sont un
contrat moral avec soi-même. Et l’on se doit de le respecter. Dans le cas
contraire, ma conscience houspillera ma tranquillité.
Aux alentours de 20  heures. Le soir, la solitude bat plus fort. Si je suis
indisponible… je ferai en sorte de l’être ne serait-ce qu’une minute. Pour
l’entendre, lui parler, énoncer des futilités, donner de mes nouvelles, prendre
des siennes, tenter de combler le vide auquel il va devoir se confronter
désormais. Il sera tour à tour triste, en colère, impatient, fataliste, gentil,
doux, di cile, capricieux, nerveux, drôle, injurieux, paternel… Je ne lui en
tiendrai évidemment pas rigueur. Quelquefois, je simulerai un rhume, des
maux de tête, une grippe a n de l’inquiéter, lui réattribuer l’importance
patriarcale, qu’il ne se sente pas  destitué de son rôle et reprenne goût à la
vie. Il ressassera les mêmes choses, les mêmes poncifs :
« J’étais sûr que c’était toi ! Si je te dis ça ne va pas, tu ne peux rien faire. Il n’y a
pas de changement, toujours pareil. Je n’ai pas vu une mouche de la journée. La
santé et le reste ça va. Le courage ne s’achète pas. La langue n’a pas d’os, elle se
délie souvent, fourche autant, jalouse doucement et attise le mauvais œil donc tais-
toi. Chaque jour à sa subsistance. J’ai mangé ma soupe… »
Je l’enregistrerai, le lmerai, gerai à tout jamais ces bijoux lexicaux a n de
ne pas les oublier. Alors que, pour maman, ma mémoire commence déjà à
défaillir. Quelques expressions me reviennent çà et là, mais le ou s’installe.
Son visage se dilue dans les ots du temps semblable au développement
d’une photographie en chambre noire. Nous aurions dû prendre plus de
clichés, plus de moments de vie… Nous aurions dû… Quant à la voix, le
pire ennemi du cerveau ! Je l’écouterai, cette cassette d’un vieux répondeur,
un jour…
 

À mon père…
Remerciements

Merci tout d’abord à Myriam Brough d’avoir cru en moi et de m’avoir


présenté à ierry Billard.
Merci à lui pour son indéfectible soutien et d’avoir permis une seconde vie
à ma chère mère.
Merci à Caroline Lamoulie pour son formidable travail et ses précieuses
remarques.
Et merci évidemment à toute l’équipe des éditions Plon et Sophie
Charnavel pour sa con ance. C’est un tel honneur de rentrer dans une
maison si prestigieuse !
Un tout aussi grand merci à mes frères et sœurs qui me soutiennent et
m’inspirent depuis tant d’années : Rachel, Gisèle, Albert, Georges, Nicole,
Brigitte, Bernard, Denise, Éric, et mon jumeau, Armand, synonyme
fraternel.
Merci à la providence, aux rêves jamais taris, à mes amis et rencontres
importantes  : Gérard Oury, avec qui j’ai eu la chance et le bonheur de
tourner trois lms et qui m’a toujours dit : « Patrice, si tu veux subsister dans
ce métier, écris. » Inoubliable. Michel Boujenah, Pascal Elbé, Dany Boon,
Michel Drucker, Isabelle Nanty, ierry Binisti, Olivier Abbou, Jeremy
Banster, Olivier Compère, Fabien Montagner, Sylvain Desclous, Marie-
Claude Schwartz et Isabelle Gaudin (mes agents), Véronique Guéret,
Mimi, Florence Faissat, Corinne Gualda-Masson, Mathieu Tordjman,
Donatienne de Goros, Brigitte Sabban-Weyers, Michelle Lacan, Véronique
Guimard, Barbara Auvin pour son joli dessin de couverture.
 
Et l’immense merci revient à mes parents (Rahma et David) qui m’ont
insu é mon premier roman et mis sur le bon chemin du haut de leur nuage.
 
Je ne peux refermer ce livre sans remercier les plus importants, chers amis
lecteurs sans qui nous n’existerions pas. Si cette histoire vous a plu, parlez-
en à vos amis, si elle vous a déplu, parlez-en à des animaux. Merci à vous.
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