Vous êtes sur la page 1sur 365

Bettina Nordet

PACTE OBSCUR

La geste des Exilés


I

Editions du Chat Noir


À mon prince,

À ma princesse,

La Belle au Bois Dormant s’est réveillée, et le restera…


Prologue

“There is a crack in everything, that’s how the light gets in.”

Leonard Cohen – Anthem

Juste avant de disparaître, durant ce bref instant en équilibre sur le fil aiguisé qui sépare ce qui fut
de ce qui sera, dans cette fraction d’espace aussi longue que l’éternité, au moment où mon cœur se
déchire et où mon âme se fragmente, je revois défiler ma vie, tous les évènements qui m’ont amenée à
cet instant entre tous.

À l’époque, il m’était impossible d’imaginer les bouleversements à venir ; les signes avant-
coureurs étaient si insignifiants… Si j’avais pu sentir, deviner, comprendre vers quels chemins
furieux j’allais être entraînée, si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais peut-être sauté sous la rame de
métro la plus proche.

Peut-être.

Je ne le saurai jamais.

À présent, l’amour et le renoncement, la compassion et le sacrifice, ronces inextricablement


mêlées, m’enserrent telle une vierge de fer, me dépouillant de tout ce que je suis.

Et pourtant, je n’éprouve aucune révolte.

J’ai accepté ma destinée.

Je l’ai choisie.
1.
Marseille, France, 15 avril

Cette fois, elle s’était bien cachée.

La petite fille gloussa, ravie du tour qu’elle jouait à sa mère ; c’était si drôle de la voir courir dans
les rayons en criant son prénom. L’enfant s’enfonça un peu plus entre les deux rangées de pantalons
suspendus ; elle adorait jouer à cache-cache.

Les appels s’éloignèrent progressivement, et elle émergea à regret de son nid improvisé. Il était
temps de mettre fin au jeu. Toute souriante, elle se précipita dans l’allée centrale, certaine d’y
retrouver sa mère, mais fut profondément déçue. Après quelques pas hésitants, elle balaya du regard
l’espace autour d’elle. Les adultes passaient sans lui prêter la moindre attention, poussant devant eux
des chariots pleins de victuailles, monstres de fer qui risquaient à tout moment de la heurter.

Affolée, la fillette battit en retraite. Elle retourna dans le rayon qu’elle venait de quitter, les larmes
aux yeux.

— Maman… pleurnicha-t-elle, son petit menton tremblant.

Soudain, deux chaussures blanches surmontées de jambes de pantalon en velours côtelé marron
pénétrèrent dans son champ de vision.

— Bonjour, petite. Tu es toute seule ?

En reniflant, l’enfant leva la tête vers l’homme. Il avait les cheveux gris et portait des lunettes,
comme son grand-père. Il devait être aussi vieux.

— J’ai perdu ma maman…

— Et ton papa ?

— Il est au travail.

L’homme lui sourit.

— À l’entrée, j’ai croisé une dame qui cherchait sa fille. Je vais t’aider à retrouver ta maman,
viens.

Il lui tendit la main et elle y nicha sa petite patte. Elle n’aima pas la sensation de moiteur autour de
ses doigts. Pourtant, il était gentil ce monsieur, il la ramenait à sa mère.

L’homme avançait vite, mais elle trottinait vaillamment à ses côtés, toute guillerette. Le vigile de
l’entrée les regarda franchir le seuil du magasin avec l’air indifférent de celui qui préférerait être
ailleurs. À l’extérieur, l’enfant chercha sa mère des yeux, mais ne la vit nulle part.

— Elle est où ma maman ? geignit-elle.

L’homme se frappa le front.

— Ah, mais que je suis bête ! Elle m’a dit qu’elle t’attendrait plus loin.

— Où ça ?

La main tiède se resserra sur la sienne.

— Je vais t’y conduire. Viens !

Rassérénée, la petite fille se laissa entraîner. Ils marchèrent longtemps. Peu à peu, alors qu’ils
quittaient les abords immédiats du centre, les passants se raréfièrent. De temps en temps, l’homme lui
disait combien elle était jolie et combien elle avait l’air douce. Sa voix était bizarre, tremblante, et sa
main de plus en plus moite.

Enfin, il entra dans un immeuble.

— Elle m’attend là, ma maman ?

— Oui… oui, marmonna-t-il, fébrile. Viens. Vite !

Il sortit un trousseau de clefs d’une poche de son pantalon, et ouvrit une des deux portes qui se
faisaient face au rez-de-chaussée. Il tira la petite fille à l’intérieur, avant de refermer très vite le
battant derrière eux. Le verrou cliqueta tout de suite après. L’homme s’adossa lourdement contre le
panneau et un soupir s’échappa de ses lèvres.

— Et Maman ?

Derrière ses lunettes, l’homme la fixait d’un regard trouble.

— Elle… elle n’est pas encore arrivée. Elle a dit qu’il fallait l’attendre. Viens ! la pressa-t-il en la
poussant dans le salon, vers un canapé à haut dossier.

— Mais quand elle arrive ? demanda-t-elle après s’être assise à côté de lui.

Il se passa la main dans les cheveux, fébrile.

— Bientôt… Bientôt. Quel âge as-tu ?

— Quatre ans.

Il eut comme un frisson et se passa la langue sur les lèvres.


— Tu sais… on peut jouer à un jeu…

— Un jeu ?

— Un super jeu, qui nous donnera beaucoup de plaisir à tous les deux…

La main de l’homme se posa sur les doux cheveux, caressante, et descendit jusqu’aux petites
épaules, qu’il malaxa. La respiration accélérée, il poursuivit :

— Tu choisis un endroit de ton corps, et j’y fais un bisou. Ensuite, c’est moi qui ferai pareil pour
toi…

— Après le jeu, Maman arrive ?

— Oui, oui. Elle doit faire d’abord quelque chose, et puis elle vient, ne t’inquiète pas. C’est elle
qui m’a dit de jouer avec toi en attendant. Et après ce jeu-là, on pourra en faire d’autres encore plus
intéressants.

L’enfant ne savait pas pourquoi, mais le ton de cet homme ne lui plaisait pas. Elle se dandina, mal
à l’aise.

— Tu commences ? souffla-t-il.

D’un doigt hésitant, la petite fille désigna sa joue. L’homme se pencha et y déposa un baiser
humide.

— Là, tu vois… c’était bien, non ?

— Oui… mais je veux que ma maman vienne…

— Elle arrive, elle arrive… À toi, maintenant, murmura-t-il, impatient, en désignant un endroit tout
gonflé de son pantalon, juste sous son ventre.

Subitement, l’air se mit à vibrer derrière l’homme, attirant l’attention de l’enfant. Cela ressemblait
aux ondoiements de la surface de l’eau dans la petite piscine que son père installait sur la terrasse,
l’été.

L’instant d’après, le monsieur aux lunettes se retrouva debout, ou plutôt, soulevé de terre.
Fascinée, l’enfant regarda ses chaussures blanches battre l’espace. Un individu gigantesque le tenait
par la gorge. Si grand, qu’elle arrivait à peine à lever les yeux assez haut pour voir son visage.

L’homme du magasin émit un gargouillis inintelligible avant de devenir aussi mou et inerte qu’une
poupée de chiffon. Le géant le laissa tomber derrière le canapé, hors de vue, et se pencha au-dessus
de lui. La petite fille ne vit plus que sa chevelure sombre dépasser derrière le haut dossier, et une
odeur bizarre vint lui chatouiller les narines. Ça sentait un peu comme lorsque sa mère faisait griller
du poulet ou des côtelettes.
Après quelques instants, le colosse se redressa et se tourna vers elle. L’enfant perçut sa colère. Il
émanait de lui comme un rayonnement, une chaleur comparable à celle émise par un radiateur à
pleine puissance.

Il poussa un soupir excédé avant de s’approcher, les sourcils froncés.

— Je te ramène chez toi, annonça-t-il sèchement.

Sa voix était un grondement, profond et terrifiant. Pourtant, quand il l’enleva dans ses bras, elle se
nicha sans hésiter contre sa large poitrine. Autant elle s’était sentie mal à l’aise au contact de la main
moite du monsieur à lunettes, autant elle était en confiance avec ce géant, comme une pièce de puzzle
ayant enfin trouvé sa place.

— Mais avant ça, étant donné que je n’ai pas du tout envie d’avoir à intervenir de nouveau…

Il posa une paume brûlante sur son petit front d’enfant, et marmonna quelque chose qu’elle ne
comprit pas. La sensation fut semblable à celle de l’eau chaude de la douche que ses parents lui
donnaient le soir. Sauf qu’au lieu de seulement glisser sur son crâne, cette dernière semblait
également entrer à l’intérieur de son corps, jusqu’à ses pieds – étrange, mais pas désagréable. Cela
ne dura qu’un bref instant. Il fit descendre ensuite sa grande main jusqu’à ses yeux et, immédiatement,
elle sombra dans un sommeil profond et tranquille, comme lorsqu’elle se trouvait au creux de son
petit lit, juste après le baiser aimant de sa mère…

**

Journal « La Provence », Marseille, 18 avril :

Hier, le corps sans vie de monsieur Georges Mariel, 57 ans, a été découvert à son domicile,
dans le quartier Noailles. D’après les dires de ses voisins, cet homme sans histoire et plutôt
discret vivait seul. Bien qu’aucune indication d’effraction ou de lutte n’ait été relevée, les
services de police privilégient la piste du règlement de compte. En effet, le corps de la victime
était totalement calciné, alors que son appartement ne présentait aucune trace d’un quelconque
incendie. Les enquêteurs pensent donc que le meurtre a eu lieu ailleurs. Le corps aurait ensuite
été transporté dans l’appartement et, bizarrerie de l’affaire, aurait été habillé – la victime portait
des vêtements totalement intacts (chaussettes et chaussures comprises) quand elle a été
découverte. Se trouve-t-on en présence d’un meurtrier excessivement soigneux, ou bien face à un
cas de combustion spontanée{1} ? Espérons que l’enquête en cours nous en apprendra plus très
bientôt.
2.
Marseille, France, 12 juin, de nos jours

C’est toujours pareil. Quand vous êtes limite question horaire, votre voiture vous laisse en plan.
Mon frère avait raison, j’aurais dû amener cette satanée guimbarde chez le garagiste dès que ce bruit
bizarre dans le moteur s’était mis à pousser la chansonnette.

Je lançai un regard assassin au type assis en face de moi qui lorgnait mon décolleté sans vergogne,
et m’enfonçai un peu plus dans mon siège de métro. Qu’est-ce qu’ils avaient tous, ces derniers
temps ? D’habitude les mecs ne se retournaient pas sur mon passage ; je passais plutôt inaperçue.
Mais depuis quelques semaines, ils semblaient me remarquer. J’avais toujours souffert du manque
d’intérêt que je suscitais, alors ce soudain changement d’attitude me faisait tout bizarre. Quand on y
réfléchissait, c’était assez flatteur. Voilà pourquoi je renonçai à lui coller ma carte de police en
travers de la figure, façon tarte à la crème. Et puis ça ne se faisait pas, code de déontologie oblige.

Hey ! Tu veux que je t’aide, là ? Mon mateur s’en prenait maintenant à mes jambes ! D’accord,
elles étaient longues, galbées et ma jupe était outrageusement courte pour un trajet en transport en
commun, mais j’avais une excuse : quand je m’étais habillée, je pensais que je voyagerais en voiture.
Alors, va donc un peu regarder ailleurs si j’y suis !

Je jetai un coup d’œil contrarié à ma montre et constatai que j’étais officiellement en retard.
Décidément, je hais les voitures, je hais le métro, et je hais les lundis !

J’essayai de me calmer en songeant que ces derniers jours de repos m’avaient fait beaucoup de
bien. J’avais eu le temps de digérer ma déconvenue quant à ma relation avec Michael.

Cette soirée de mercredi, je l’avais espérée – avouons-le – brûlante ; elle avait été… euh…
gentille. Dîner dans un restaurant gastronomique du port, balade le long de la Corniche, avec
quelques stations baisers passionnés dans les coins sombres, et enfin, le dernier verre chez moi avec,
en guise de conclusion logique et souhaitable, la visite guidée de ma chambre.

Je soupirai. Comme toujours, ça avait été agréable, mais sans plus. Pourtant, avec Michael, je
pensais que ce serait différent d’avec tous mes autres amants (Notez bien que je n’en avais pas eu des
tonnes non plus !). J’allais finir par croire que les livres ne racontaient que des âneries. Ils sont où
les éclairs et le tonnerre censés se manifester quand on fait l’amour ? Et les cimes de la
jouissance où l’on perd tout repère, elles sont où, hein ? Nico me disait souvent que je devrais
consulter un sexologue. Jamais de la vie ! J’aurais bien trop honte. De toutes les façons, j’étais
presque sûre que les choses incroyables que l’on colportait sur l’amour n’étaient en fait qu’un
complot ourdi pour me pourrir l’existence. (Bon d’accord, j’abusais un peu, mais on se console
comme on peut.).
Quand j’arrivai enfin au commissariat, il était 9 heures. Je m’engouffrai dans l’ascenseur et,
quelques secondes plus tard, manquai heurter Nicolas en sortant.

Il me sauta au cou pour m’embrasser sur la joue, attirant sur nous l’attention amusée des deux
gardiens de la paix qui attendaient l’arrivée de l’autre ascenseur, celui qui menait aux geôles.

— Jana ! Ma chérie ! Comment vas-tu ? (Il se rapprocha à me toucher et chuchota :) Oh ! là, là ! Si


t’étais arrivée juste une demi-heure plus tôt, tu l’aurais vu… !

Je lui lançai un regard moqueur alors que les portes coulissantes se refermaient sur nos collègues.

— Qui ça ? Le dernier mannequin en couverture de Têtu{2} ?

Nicolas roula des yeux.

— Et elle, non ! Tu crois que je serais là, à hanter les couloirs comme une âme en peine si c’était
le cas ? Je serais dans les toilettes en train de le…

— Stop ! dis-je, levant la main pour enclencher le brouilleur de fréquences interdites aux moins de
dix-huit ans. Je ne veux pas savoir ce que tu lui aurais fait, ni où. Dis-moi plutôt si Michael est
arrivé.

Un sourire matois étira les lèvres sensuelles de mon ami.

— Alors, ça y est ? Vous avez conclu ? Depuis le temps que tu lui tournais autour à notre beau
capitaine… ! (Son sourire s’élargit, coquin.) C’est une affaire, dis ? Allez, crache le morceau !

— Ça ne te regarde pas, marmonnai-je, pincée.

Le rire de Nicolas fusa.

— C’est comme pour les autres, hein ? (Il m’entoura les épaules d’un bras, avec la mine
compassée d’un docteur.) Ma chérie, faut vraiment que tu consultes. C’est pas normal que tu prennes
ton pied seulement avec des…

Je lui écrasai les orteils avec férocité. Il glapit d’une façon tout à fait satisfaisante.

— Salope !

— P’tit pédé !

Nous nous regardâmes et éclatâmes de rire. Après ces quelques instants d’hilarité, je repris mon
sérieux.

— À quoi faisais-tu allusion en disant que, si j’étais arrivée plus tôt, je « l’aurais vu » ?

Les yeux noirs de Nicolas se mirent à briller.


— Ta brigade a un nouveau commandant.

— Hein ? Mais… et Jérôme ?

— Retraite, il paraît.

J’étais complètement abasourdie. Le commandant Jérôme Tellogue n’avait jamais évoqué son
départ en retraite… Celui-ci n’aurait pas dû intervenir avant plusieurs années.

— C’est plutôt étrange, remarquai-je, songeuse.

Nicolas haussa les épaules en ricanant :

— Entre l’ancien et le nouveau, y a pas photo, ma puce. Le second l’emporte. (Il joignit les mains
et leva son visage fin vers le ciel.) Mon Dieu, faites qu’il soit gay ! (Puis avisant mon air sceptique et
moqueur, il ajouta, sournois :) Rigole, rigole ! Les mannequins des pubs Armani, ça te dit quelque
chose ? Eh bien, ma belle, ce type semble tout droit sorti des pages d’un magazine destiné aux
femelles en chaleur… Tout à fait ce qu’il te faudrait !

Je plissai les yeux et lui fis une grimace.

— C’est tout ce que tu avais à me dire ?

Nicolas s’examina ostensiblement les ongles et lâcha, tout sucre :

— Ah, oui, la B.P.M. {3} a téléphoné il y a dix minutes. Ils réclament leur mascotte. Ils t’attendent
pour une audition.

Un frisson me parcourut de la nuque aux reins. Ils en ont attrapé un.

Je ne sais pas pourquoi, ça me fait toujours cet effet.

Je renonçai à me rendre aux vestiaires pour passer mon uniforme et appuyai sur le bouton afin de
rappeler l’ascenseur. Il fallait que je me rende tout de suite à l’Hôtel de Police. Je sortis mon
téléphone cellulaire et appelai le capitaine Belmont afin de lui signaler que je le rejoignais
immédiatement à l’Évêché.

Au moment où j’entrai dans la cabine aux parois en acier brossé, Nicolas me fit un sourire trop
ultrabrite pour être honnête.

— Au fait, Jana, je ne t’ai pas dit ? Le nouveau commandant a organisé une petite réunion pour les
membres de ta brigade, afin de se présenter. Il a exigé que tout le monde soit présent. Et ça se
termine dans… (Il consulta sa montre.) dix minutes…

Heureusement pour lui, les portes de l’ascenseur se refermèrent avec un chuintement feutré, dans la
seconde qui suivit.
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle ils réagissaient ainsi, mais c’était un fait, les
pédophiles se pissaient dessus dès que je me trouvais dans la même pièce qu’eux. En disant qu’ils
« se pissaient dessus », j’exagérais à peine. Si ces salauds avaient pu entrer dans un trou de souris,
ils l’auraient fait.

Sur la partie vitrée d’un bureau inoccupé et sombre, je jetai un coup d’œil rapide à mon reflet, et
une fois de plus je me dis que je n’avais rien de bien terrifiant. Grande et mince comme une liane, on
n’imaginait pas, en me voyant, que je pratiquais plusieurs arts martiaux. Était-ce mon visage ?
D’aucuns le qualifiaient de « séraphique ». Une fois, alors que j’étais adolescente, une amie de ma
mère m’avait même dit que mes traits lui faisaient penser à ceux d’une madone. D’après Nico, j’avais
tout pour faire tirer une langue genre loup de Tex Avery aux hommes (hétéros, bien sûr.). Pourtant,
mon type de beauté pâle ne donnait pas l’impression d’attirer des bataillons de mecs – d’aussi loin
que remontaient mes souvenirs, c’est toujours moi qui avais été à l’origine du premier pas –, mais on
était tout de même bien loin d’une apparence propre à faire peur. D’ailleurs, si c’était le cas, je ne
plairais pas tant aux femmes… Malheureusement, elles étaient, semblait-il, les seules personnes à
me trouver irrésistible. Je ne comptais plus les propositions de ces dames et demoiselles, depuis la
femme pompier intervenue sur le même accident de la circulation que moi, à la cousine d’une copine
lors d’une virée en boîte de nuit, en passant par une collègue de Paris pendant un stage de self-
défense, l’an dernier. Bien que flatteur, ce succès me laissait totalement froide : les femmes ne
m’avaient jamais arraché ne serait-ce qu’un frisson ; j’étais hétéro, ça j’en étais absolument certaine.

Je garai le véhicule de service que j’avais emprunté dans la cour de l’hôtel de police, et me hâtai
vers les bureaux de la B.P.M. Après quelques volées de marches, je poussai la porte du capitaine
Belmont. Assis sur le coin de son bureau, il était en grande discussion avec Bruno Vanelli, un de ses
subordonnés, muté depuis peu dans la cité phocéenne.

— Ah, Jana ! Super ! J’avais peur que tu ne viennes pas, s’exclama le capitaine, visiblement
soulagé, en se levant pour m’embrasser. Quand j’ai appelé, Carello m’a dit que tu rentrais de congé
ce matin, mais tu aurais pu prolonger. Je respire mieux depuis ton coup de fil.

Je serrai la main de Vanelli et demandai :

— C’est quoi cette fois ?

— Un salopard qu’on a pisté sur internet. L’adresse I.P. est celle de l’ordi du P.D.G. d’une grosse
boîte. Très grosse.

— Laquelle ?

— Les Bâtisseurs Mistral-Provence.

Merde ! Ils ont chopé Grégory Marquant. Cet homme était une des plus importantes fortunes du
département. Je me remémorai sa dernière apparition aux infos régionales : un sujet sur un cocktail
donné en faveur d’une association humanitaire qui aidait les enfants des pays en guerre. On y avait vu
le P.D.G. quinquagénaire, en smoking, souriant, l’air débonnaire, en train de signer un gros chèque.

C’était donc vrai, il aimait les enfants. Trop.

— Qu’est-ce que vous avez ? demandai-je en essayant de ne pas me laisser submerger par le
dégoût.

— C’est moi qui ai repéré, il y a quelques mois, ses connexions sur plusieurs sites de pédo-
pornographie qu’on surveillait, m’apprit Vanelli. Il se faisait appeler : Angelwings {4}. J’ai fait une
recherche, et j’ai trouvé le même pseudo sur divers forums. Il y a apparemment appâté des ados.
Malheureusement, ces jeunes se sont connectés à partir de webcafés, donc impossible de remonter
jusqu’à leur identité, ni par ricochet de prendre notre homme la main dans le sac. Nous pensons
qu’une fois le premier contact établi sur forum, il les a recontactés avec une adresse mail créée
spécialement dans ce but…

Belmont le coupa, visiblement impatient d’en arriver au fait :

— Bref, nous sommes remontés jusqu’à la société et le proc’ a délivré une commission rogatoire.
Les gars de la brigade ont perquisitionné les locaux et emporté le disque dur du P.C. de Marquant.
Ensuite…

— J’y ai trouvé des photos. Elles avaient été effacées, mais j’ai réussi à les récupérer. C’était
des… mises en scène, on va dire ça.

Je n’avais pas besoin que Vanelli me décrive ce qu’il y avait sur ces clichés. J’en avais déjà vu de
cet acabit dans de précédentes affaires, et franchement c’était à vomir.

— Le souci (Il se gratta nerveusement l’arrière du crâne), c’est qu’il n’y a aucune trace sur son
disque dur de l’adresse mail dont il se sert pour contacter ses victimes. Il a dû la créer sous un faux
nom depuis un web café, et ne la consulter que de là. Impossible pour nous de la retrouver, à moins
d’un miracle. Sans cette preuve, il risque de s’en sortir.

— Mais vous avez les photos, et puis les connexions avec son adresse I. P. sur les sites de pédo-
pornographie, remarquai-je. Ça suffit pour l’inculper…

Le capitaine intervint à nouveau :

— Ce salaud est malin. Les connexions sur les sites n’ont eu lieu que la nuit. Alors il nie, en disant
que n’importe qui pouvait utiliser son ordinateur à son insu.

— Mais c’est ridicule !

— Pas tant que ça. Aucun mot de passe ne protège l’accès à son ordinateur et, la nuit, les locaux de
la boîte grouillent de gars d’une société de gardiennage et du personnel de plusieurs entreprises de
nettoyage. Comme ceux-ci font intervenir la plupart du temps des travailleurs temporaires, c’est
extrêmement difficile, voire quasiment impossible d’infirmer la thèse soutenue par Marquant. Il a de
grandes chances de s’en tirer, au mieux avec un non-lieu, et au pire totalement blanchi. (Il me fixa
dans les yeux avec intensité) On a besoin de ses aveux, Jana…

Je me mordillai la lèvre inférieure.

— Où est-il en ce moment ?

— Cortez est en train de l’auditionner, mais ce connard le fait tourner en bourrique. Il a réponse à
tout. Il est tellement sûr de lui qu’il n’a même pas réclamé son avocat. (Il posa sa grosse patte sur
mon épaule.) Je ne sais pas comment tu fais, mais démerde-toi pour qu’il crache le morceau.

Je hochai la tête.

— Bien sûr. Sans problème. Je vais vous aider à coffrer ce monstre. (Je soupirai et ajoutai :)
Même si, moi non plus, je ne sais pas comment je fais…

Moins de deux heures plus tard, je quittai l’hôtel de Police, direction le commissariat où j’étais
censée avoir pris mon service depuis ce matin, 8 heures.

Tout en descendant la rue de la République, je revis le visage de Marquant, déformé par une
terreur abjecte dès mon entrée dans le bureau où il était auditionné. Je n’avais rien fait de spécial, me
contentant juste de m’asseoir à côté de mon collègue Cortez, qui pianotait sur son clavier
d’ordinateur. Le P.D.G. s’était alors dressé comme un ressort, quittant son siège, pour se plaquer
contre le mur, le plus loin possible de moi. Je lui avais alors souri – un vrai sourire carnassier –, et
durant un instant j’avais cru qu’il allait faire un malaise tant son visage était devenu pâle. En
sanglotant de terreur, il avait fini par tout déballer : qui, quoi, comment, et où. Je n’avais quitté la
pièce qu’après sa signature au bas de sa déposition.

La première fois où cela s’était produit, ça n’avait été qu’un pur hasard. C’était deux ans plus tôt.
Mon chef, Jérôme Tellogue, m’avait envoyée porter un courrier important à la B.P.M. J’étais entrée
dans le bureau de Belmont au moment où il auditionnait un pédophile. Dès que ce dernier m’avait
aperçue, il s’était recroquevillé sur sa chaise et avait tout avoué. Ébahi, le capitaine du B.P.M.
m’avait demandé de rester. Après l’audition, il m’avait posé des questions : connaissais-je cet
homme ? Pourquoi avait-il réagi ainsi ? Bien évidemment, je lui avais dit que j’étais aussi surprise
que lui, et que je ne comprenais pas ce qui s’était passé. Incapables de trouver une explication
rationnelle, nous en étions restés là. Mais quand, quelques mois plus tard, ça s’était reproduit,
Belmont avait décidé que le fait de ne pas comprendre n’empêchait pas de profiter de la chose.
Ainsi, je m’étais retrouvée bombardée « arme secrète », « mascotte » – comme disait Nicolas –, de
la Brigade de Protection des Mineurs. J’avais supplié Belmont de ne pas ébruiter la façon dont je les
aidais ; il n’aurait plus manqué qu’on me prenne pour une illuminée…

Je repensai à Marquant. Durant tout le temps passé dans le bureau, je n’avais pas prononcé une
parole. Ma seule présence avait suffi à rendre fou de terreur cet homme si maître de lui.

Mais pourquoi, bon Dieu ! Pourquoi ? Comme à chaque fois, je me triturai les méninges, espérant
comprendre enfin cet étrange phénomène. Sans succès.

Je soupirai. À quoi bon me torturer à chercher une explication ? Angelwings, Ailes d’ange, avait
avoué. C’était ça le plus important.

Je secouai la tête, amusée. Qui de nos jours imaginait encore les anges avec des ailes ? Cette
iconographie était dépassée depuis belle lurette !

Je me garai le long de la façade du commissariat et me dépêchai de rejoindre mon lieu de travail,


persuadée que le nouveau commandant allait me prendre en grippe avant même de m’avoir
rencontrée. Pourvu qu’il ne me demande pas de faire un rapport pour justifier mon retard…

Je jetai un coup d’œil à ma montre : il était presque midi. Avec un peu de chance, il était parti
déjeuner. Rapidement, je traversai l’accueil, et appelai l’ascenseur. Je m’y engouffrai à peine les
portes ouvertes. Mon cellulaire se mit à sonner, et je me battis avec mon sac pour arriver à m’en
saisir. Bien évidemment, la sonnerie cessa dès que j’eus mis la main dessus. La petite chaumière
suisse sur l’écran m’indiqua que c’était mes parents qui cherchaient à me joindre, sans doute
voulaient-ils me demander si j’amènerais le gâteau pour l’anniversaire de mon frère, samedi. En
pestant, j’allais appuyer sur le bouton du quatrième étage, quand la cabine commença à descendre.

Et voilà ! Le temps que je sorte ce foutu téléphone de la cinquième dimension qu’était mon sac,
quelqu’un d’autre avait appelé l’ascenseur ! Avec un soupir, je me résignai à ce petit voyage
impromptu au sous-sol, et me calai contre la paroi la plus proche.

Les portes s’ouvrirent sur un homme. Quand il entra, j’eus soudain l’impression que tout l’air était
brusquement aspiré hors de la cabine.

Il devait me dépasser de vingt bons centimètres, et je suis loin d’être petite, vu que je flirte avec le
mètre quatre-vingt. Entièrement vêtu de cuir noir, pantalon et blouson à renforts apparents en carbone
– c’était visiblement un motard –, il emplissait tout l’espace. En le détaillant, je réalisai que cette
impression ne venait pas tant de sa corpulence car, s’il avait de larges épaules, sa taille et ses
hanches étaient minces, mais tenait plutôt à ce qu’il dégageait : une aura de force brute et sauvage,
contenue, mais pouvant éclater – j’en aurais juré – avec la violence d’un volcan.

Quand je levai les yeux vers son visage, je retins un juron.

Merde !

Nico avait raison, les mannequins Armani pouvaient tous aller se rhabiller. Mon nouveau boss
était beaucoup, mais alors beaucoup plus sexy. Car, bien sûr, qui cela pouvait-il être sinon lui ?
Premièrement, je n’avais jamais vu ce type. Deuxièmement, le parking souterrain n’était pas
accessible au public – les gardés à vue et les plaignants ne prenaient l’ascenseur qu’accompagnés –
et un planton surveillait la grille d’entrée dudit parking. Et troisièmement, il ne devait pas se balader
des tonnes de belles gueules comme la sienne dans la ville en ce moment.
J’estimai qu’il devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Je ne m’attendais pas à ce que notre
nouveau commandant fût si jeune. Ses yeux bleu glacier me fixaient, et je sentis mon ventre se
contracter de l’intérieur.

Mauvais signe. Trèèèès mauvais signe !

J’eus soudain terriblement chaud, et dus me retenir de replacer la mèche sombre qui lui tombait sur
l’œil. J’avais une envie folle de passer mes doigts dans les courts cheveux bruns sur sa nuque.

Ça va pas bien, ma fille ! Mais qu’est-ce qui me prend, bon Dieu ?

Comme il ne faisait aucun geste, je me forçai à détacher les yeux de son visage, aux traits pour
lesquels un ange aurait vendu son âme, dans l’intention de presser le bouton du quatrième, consciente
à l’extrême de ma jupe courte et de mon décolleté plongeant.

Quand la cabine s’ébranla, je vacillai et me rapprochai dangereusement de lui. Son odeur m’emplit
les narines : un mélange d’épices et de poudre, qui me fit un effet waouh ! Pour la première fois de
ma vie, je découvrais qu’il était bel et bien possible d’éprouver l’envie de faire l’amour avec un
inconnu dans un ascenseur. Je me sentis rougir furieusement.

Tout à coup, il tendit le bras et appuya sur la touche d’arrêt. La cabine s’immobilisa entre deux
étages. D’ordinaire, je ne suis pas peureuse, et il en faut beaucoup pour me déstabiliser, seulement là,
je dois bien l’avouer, je me sentais extrêmement mal à l’aise.

Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fout ? Mon cœur battait à tout rompre.

Avec une nonchalance féline, il posa une main à côté de ma tête, me coinçant entre son bras et le
fond de l’ascenseur, puis se pencha vers moi, son visage à quelques centimètres du mien. Son souffle
brûlant sur mes lèvres me coupa les jambes, et je m’adossai contre la paroi, autant pour trouver un
appui et ne pas tomber, que pour m’écarter le plus possible de lui. Doucement, son autre main
effleura ma joue, descendant le long de mon cou, me faisant frissonner. J’étais aussi paralysée qu’un
lapin pris en pleine nuit dans la lumière des phares.

Meeeerde !

— Que ce soit bien clair entre nous (Son ton glacial jurait absolument avec son langage corporel),
je n’admettrai plus aucun manquement. J’entends désormais être obéi au doigt et à l’œil…

J’avalai difficilement ma salive ; je n’étais pas sûre du tout qu’il évoquait mes heures dues à
l’administration. Et d’abord comment savait-il qui j’étais ? Facile, il avait dû consulter mon dossier ;
il y avait une super photo de moi dedans : en uniforme, les cheveux bien tirés en arrière, avec la mine
de celle qui s’est fait piquer son dessert. La même que sur ma carte de police. Allez savoir pourquoi,
il est interdit de sourire sur les photos de nos cartes professionnelles. À cause de l’inconscient
collectif qui tient pour acquis qu’un policier doit faire la gueule toute la sainte journée, peut-être ?

J’aurais dû me dégager, le repousser, le remettre à sa place, mais j’étais comme partagée en deux :
une partie qui voulait l’envoyer au Diable, et une autre, ligotée par le magnétisme animal qui émanait
de lui. Sa chaleur m’attirait comme un aimant. Je me surpris à espérer que sa main descende plus bas
et effleure mon sein.

Soudain, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. On était au premier étage. Il avait dû appuyer sur
les boutons pour nous faire repartir sans que je m’en aperçoive et, hypnotisée par lui, je n’avais
même pas senti qu’on remontait.

Sans plus un mot ni regard, il s’écarta et sortit, s’éloignant à grands pas, me laissant seule alors
que les portes se refermaient.

J’eus froid, tout d’un coup. Médusée, je tâtonnai pour enfoncer la touche 4 avant que l’on ne
m’offre un autre voyage vers l’absurde.

Merde ! Mais qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que c’est que ce type ?

J’étais profondément bouleversée. C’était la première fois de mon existence que je ressentais un
désir d’une intensité aussi effrayante pour un homme, et celui-ci s’avérait être mon nouveau chef. Un
mec dont je ne connaissais même pas le nom et qui, apparemment, ne m’appréciait guère.

— J’ai comme l’impression que les prochains jours ne vont pas être de tout repos, marmonnai-je
entre mes dents.

Je me trompais juste sur le timing.

Ce fut beaucoup plus rapide.


3.
Lorsque je quittai le poste de police, il était 22 heures. J’avais fait du rab’, mais j’aurais eu
mauvaise grâce de m’en plaindre, vu que ma journée de boulot avait commencé avec un retard de
quatre heures. Je m’étais chargée des plaintes sans rechigner jusqu’à ce que la brigade de nuit prenne
le relais. J’étais restée pratiquement tout le temps dans mon bureau et n’avais donc pas recroisé mon
nouveau chef. Dire que cela m’attristait serait fortement exagéré. J’avais eu tout le temps, durant cette
vacation laborieuse, de le maudire jusqu’à la centième génération. Pour qui se prenait-il, cet homme
des cavernes ! « Être obéi au doigt et à l’œil » ! Non mais, quel abruti ! J’étais en retard, d’accord,
mais ce n’était pas une raison pour me parler sur ce ton.

Vers les 14 heures, dans l’espoir de se faire pardonner sa blague du matin, Nico était venu me
tendre un rameau d’olivier, en l’occurrence une salade vietnamienne et des nems, achetés au self
asiatique qui jouxtait le poste. En partie à cause des effluves envoûtants qui s’échappaient des
barquettes de plastique, j’avais passé l’éponge et, tout en dévorant mon repas, l’avait écouté me
raconter son weekend. Apparemment, ce dernier avait été beaucoup plus excitant que le mien. J’avais
également appris par lui le nom de « l’homme des cavernes » : Kell de Monio. Pas étonnant que ce
type soit aussi sympathique, avec ce nom à coucher dehors… !

Je rajustai la lanière de mon sac sur mon épaule, et vérifiai sur l’affichage de l’abribus l’heure à
laquelle le véhicule de transport en commun était censé passer. Apparemment, ce dernier était en
retard de dix bonnes minutes. Bon sang, mais qu’est-ce qu’il fait, ce bus ? À cette heure-ci, il n’y a
pas d’embouteillage, bon Dieu !

Je ne me sentais pas tellement à l’aise dans ma petite jupe. Il faut dire que, le soir, la Canebière
c’est un peu la zone. Je regardai autour de moi. Dans l’abri, deux SDF étaient occupés à faire sa fête
à une bouteille de rouge, et, à dix mètres, trois jeunes types commandaient des sandwichs, accoudés
au comptoir d’un snack oriental. Je n’avais pas peur, mais la plus élémentaire prudence me faisait
espérer que le bus arrive rapidement.

Un quart d’heure et quelques arrêts de voitures de messieurs à la recherche de réconfort plus tard,
j’attendais encore en pestant, lorsque j’eus une illumination : l’agression du chauffeur à 15 heures !
Les bus avaient dû cesser leur activité jusqu’au lendemain ; c’était pareil à chaque fois.

Je jurai entre mes dents et scrutai les environs. Pas de taxi en vu. Génial. J’allais devoir rentrer à
pied. Une petite trotte bien revigorante… !

Je resserrai ma prise sur la lanière de mon sac et entrepris mon voyage de retour.

Je ne saurais pas dire comment je me rendis compte qu’on me suivait. C’était une drôle de
sensation à la base de la nuque, une sorte de picotement. Franchement, quand on est une femme seule,
la nuit, même capable de se défendre, on n’est pas rassurée. Il n’y a que dans les films que les gens
jouent les héros face à des flingues, et qu’il faut trente coups de poing pour venir à bout d’un
adversaire. Dans la vraie vie, je sais que, malgré toutes mes connaissances en arts martiaux, si je me
prends un coup bien placé, il y a une très forte probabilité pour que je m’écroule, sonnée.

Le cœur battant, je pressai le pas. Je décidai de passer le coin de la prochaine rue puis de me
mettre à courir.

Je n’en eus pas le temps. Au moment où j’atteignais l’angle de l’immeuble, une silhouette large et
trapue, avec des cheveux longs, me barra le chemin.

— Eh, poupée, t’es toute seule ? ricana une voix si basse qu’elle était presque un grondement. Tu
veux un peu de compagnie ?

Poupée ? Il sort d’où ce crétin ? D’un mauvais polar noir et blanc des années trente ?

Première leçon de survie de la citadine dans la jungle urbaine : ne pas montrer sa peur.

— Non, merci. Ma maman m’a toujours recommandé de ne pas parler aux inconnus…

Comme mon interlocuteur tournait le dos à l’éclairage public, je ne pouvais distinguer ses traits,
mais je vis très nettement ses dents étinceler dans l’ombre, carnassières.

— T’es une marrante, toi…

Il prit une grande inspiration, comme s’il humait mon parfum, et murmura :

— Mmmh… C’est léger, mais c’est bien toi qu’on cherche.

Puis, sans crier gare, il referma une main d’acier sur mon bras.

Deuxième leçon de survie de la citadine dans la jungle urbaine : frapper là où ça fait le plus mal.
Chez les hommes c’est facile, c’est l’endroit qui leur sert à réfléchir. Non, non, ce n’est pas la tête…

Mon admirateur se plia en deux avec le gémissement étouffé de celui qui voudrait bien hurler, mais
dont la gorge est obstruée par ses bijoux de famille remontés se mettre à l’abri. Il exhala donc en
silence tout l’air contenu dans ses poumons. Y a pas à dire, j’ai un coup de genou du tonnerre. Vive le
kick boxing !

Je me dégageai aisément de sa poigne devenue molle, et pris mes jambes à mon cou. Derrière moi,
j’entendis des jurons et des bruits de course. J’étais poursuivie, et par plusieurs personnes. Merde !
Qu’est-ce que c’est que ce truc de fou ? Qui étaient ces gens ? Ils cherchaient qui ? Moi ? Mais
pourquoi ? Ils devaient me confondre avec quelqu’un d’autre… !

Je tournai au coin d’une rue et avisai le couloir d’un immeuble dont la porte était entrouverte. Vu
le quartier dans lequel je me trouvais, c’était probablement un squat, ce qui n’en faisait sans doute
pas la meilleure cachette, car personne ne viendrait m’aider, seulement je n’avais pas de solution de
rechange. Le souffle court, je m’engouffrai dans le couloir sombre et me plaquai contre le mur,
attendant que mes poursuivants me dépassent. Le bruit de leurs pas rapides décrut au fur et à mesure
qu’ils s’éloignaient.

Je choisis de ne pas quitter mon abri tout de suite, préférant laisser le temps à mon cœur de
retrouver un rythme normal. Je songeai à ce que ce type m’avait dit : « C’est bien toi qu’on
cherche. ». Mais qui pouvait bien me chercher ?

Je me remémorai soudain Marquant en train de signer son procès-verbal d’audition. Se pouvait-il


qu’il ait déjà chargé des hommes de main de s’en prendre à moi, pour se venger ? Je me mordis la
lèvre avec nervosité. C’était idiot. Il ne connaissait pas mon nom. Bien sûr, il était toujours possible
qu’il ait téléphoné à son avocat dans l’après-midi pour lui demander de faire le nécessaire afin
d’apprendre qui j’étais, mais tout cela était on ne peut plus improbable. En effet, je ne comprenais
rien à cet étrange phénomène qui faisait que les pédophiles me craignaient au point d’éprouver le
besoin d’avouer leurs méfaits dès qu’ils me voyaient, et il serait pour le moins étonnant qu’eux-
mêmes sachent à quoi s’en tenir.

L’oreille aux aguets, j’émergeai lentement de derrière la lourde porte entrouverte, et risquai un
coup d’œil à l’extérieur.

Je ne le vis pas venir. Il fut bien trop rapide.

Saisie brutalement par le cou, j’eus quand même le réflexe de projeter mon coude dans le visage
de mon agresseur. Il y eut un craquement réjouissant, et il me lâcha en beuglant. Profitant de mon
avantage, je lui donnai une bourrade qui le fit reculer et rabattis la porte. Mais cette dernière était si
lourde, que je n’eus pas le temps de la refermer complètement. L’homme avait déjà glissé ses mains
entre le battant et l’encadrement. Avec une férocité décuplée par la peur, je lui écrasai les doigts. Il
cria en retirant ses mains, mais ne renonça pas pour autant. Je sentais la pression qu’il exerçait de
l’autre côté de la porte.

Bon sang ! Il est fait en quoi, ce type ?

Arc-boutée contre le panneau de bois, haletante, je passai mentalement mon sac en revue,
cherchant si quelque chose dans son contenu pouvait me servir à me défendre. Je songeai au stylo en
acier que m’avait offert mon frère l’an passé. Mais d’abord, il fallait que je bloque la porte pour me
laisser le temps de le trouver au milieu du fouillis artistique de mon sac. J’ôtai l’une de mes sandales
et enfonçait son talon dans l’espace entre le sol et le battant. L’homme donna une violente poussée,
mais la chaussure tint bon. Je pus libérer une de mes mains afin de tâtonner dans ma besace.

Mais où est-il, ce satané stylo ? Je promis à tous les dieux de la création que si j’arrivais à m’en
sortir sans égratignure, je rangerais mon sac, désormais.

La porte vibrait sous les assauts de plus en plus furieux de mon assaillant, que j’entendais jurer
copieusement. Soudain, le battant avança de plusieurs centimètres. Au moment où mes doigts se
refermaient sur l’objet convoité, je ressentis une violente douleur à la tête ; mon agresseur me tirait
sauvagement par les cheveux. Avec un grognement de souffrance, je brandis le stylo et le plantai au
jugé dans la main agrippée à ma chevelure. Un hurlement, qui tenait plus de l’animal que de l’humain,
fusa derrière le battant. De façon très incongrue, je me dis que cet homme devait être extrêmement
velu ; en frappant, j’avais senti des poils drus m’effleurer les doigts.

Il fallait que je sorte de là. Pour l’instant il était seul, mais ses cris de douleur risquaient d’attirer
le reste de la bande.

Je pris une profonde inspiration, m’écartai un peu de la porte et m’accroupis. Je serrai fermement
mon arme improvisée dans ma main et attendis que l’autre donne une poussée. Quand il le fit, je tirai
résolument sur la sandale. Le battant s’ouvrit brusquement, entraînant l’homme, emporté par son élan,
à l’intérieur du couloir. Sans hésiter, je me jetai dans ses jambes, le fauchant. Alors qu’il passait au-
dessus de moi, je plantai le stylo dans sa cuisse. Il eut un tel soubresaut que ma pseudo-arme me sauta
de la main. Je l’entendis s’écrouler au milieu du couloir avec un grondement bizarre. Je ne pus
m’empêcher de rester un instant sur le seuil à le regarder se contorsionner en poussant des
grognements bestiaux. Je ne l’avais pas blessé gravement, pourtant…

Soudain, ses borborygmes prirent un sens :

— Salope ! Je vais te bouffer…

J’entendis un grincement, comme celui de la craie sur un tableau. La faible lumière provenant de la
rue me permit de distinguer ce qui faisait ce bruit : d’une main, il griffait le carrelage.

Merde ! C’est quoi ça ?

Je pris mes jambes à mon cou, cette fois complètement affolée. Ce que je venais de voir c’était,
bon Dieu ! Absolument dingue !

J’envoyai valser mon autre sandale pour courir plus à mon aise et fonçai. Si seulement je pouvais
tomber sur une patrouille de la B.A.C.{5} !

J’eus une soudaine illumination : mon téléphone ! Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Je
ralentis un peu ma course et retournai à la pêche dans mon sac. Je composai rapidement le numéro
d’urgence. Une bande enregistrée m’indiqua que j’étais en communication avec la police nationale et
me demanda de patienter.

Merde ! Merde ! Merde ! Fait chier !

Je débouchai sur la place Jean Jaurès. Le soir, c’était plutôt animé. Je commençai à me détendre et
à respirer, jusqu’à ce que j’aperçoive, sur le trottoir en face de moi, une silhouette familière :
l’homme aux cheveux longs que j’avais séché d’un coup de genou bien placé.

Mince ! Comment avait-il récupéré si vite ? Il venait vers moi d’une démarche souple. La petite
trentaine, une barbe de plusieurs jours, il était habillé d’un jean élimé, d’un blouson de cuir, et
arborait un bandana rouge autour du cou. Une publicité vivante pour les mauvais garçons.

Une bouffée de colère me monta à la tête. J’en avais ma claque de fuir ! Après tout, j’étais de taille
à me mesurer à un homme. Je n’étais pas une faible femme sans défense. J’avais plusieurs ceintures
noires à mon actif, quand même !
Je redressai le menton et le défiai du regard. Il me renvoya le même sourire carnassier que lors de
notre première rencontre, et j’eus brusquement l’impression que ses yeux se mettaient à luire comme
des lucioles. Merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Je changeai immédiatement d’avis. Je n’avais plus du tout envie de me battre avec ce gugusse.
J’avisai un groupe de jeunes à quelques mètres et m’adressai à eux :

— Salut, les gars ! J’ai un souci…

Ils me lorgnèrent de bas en haut, goguenards, s’appesantissant sur mes pieds nus, mes jambes, et
mon décolleté. Un grand brun haussa les épaules.

— C’est quoi ton problème ? T’arrives pas à retrouver tes pompes ?

— Non, c’est lui, mon problème, dis-je, en désignant du doigt l’autre qui se rapprochait.

Les gamins se retournèrent. Sans doute que la mine de mon poursuivant ne leur revint pas car,
comme un seul homme, ils se mirent en travers de son chemin.

— Eh, mec ! La miss, elle veut pas que tu l’emmerdes, alors casse-toi, dit le brun, l’air mauvais.

Cheveux-longs lui sourit sans infléchir sa progression.

— Mec ! Je t’ai causé ! dit mon défenseur. (Il s’avança, épaule contre épaule avec un de ses amis.)
Casse-toi, sinon t’auras affaire à nous !

Je ne sais pas si c’est parce que Cheveux-longs continuait à sourire comme si de rien n’était, ou
qu’il ne ralentissait pas un seul instant son allure, mais j’eus l’impression de voir un prédateur se
diriger vers des proies sans défense. Mon instinct me poussa à reculer, à m’éloigner, puis à courir.
J’entendis derrière moi des bruits de coups, des craquements, que j’identifiai avec horreur comme
des os que l’on brise, et des cris de douleur, mais je ne me retournai pas. Une angoisse terrible avait
pris possession de moi. Il y avait quelque chose de pas normal chez ce type. Il me fichait une trouille
bleue.

Comme une fusée, je traversai la place en direction du boulevard Chave, quand je remarquai, à
droite et à gauche, plusieurs silhouettes qui convergeaient vers moi. J’avais franchement l’impression
d’être un gibier que l’on rabat. À partir de cet instant, j’eus vraiment peur. Tous ces gars avaient le
même look que Cheveux-longs. Ils font partie d’un club de bikers ou quoi ? Une chose était sûre, je
n’avais pas envie de rester pour le leur demander.

Malgré mes poumons en feu, j’accélérai encore l’allure – c’était le moment ou jamais de mettre à
profit mes séances de footing bi-hebdomadaires…

Tout à coup, j’aperçus devant moi un autre de ces types. Campé sur ses jambes, il me bloquait
l’accès au boulevard Chave.

J’étais cernée de toute part.


Affolée, je m’immobilisai et me mis à hurler pour ameuter les gens des immeubles proches. Mais
je savais que, malheureusement, ceux-ci avaient l’habitude des bagarres et du bruit dans ce quartier
de bars, et que les chances qu’ils réagissent assez vite pour sauver mes fesses étaient aussi minces
que les feuilles de salade avec lesquelles j’avais enveloppé mes nems au déjeuner.

Alors que je tournais sur moi-même, à la recherche d’une aide hypothétique, le vrombissement
d’une moto se rapprocha rapidement sur ma droite. Une grosse cylindrée, très grosse. Je fis un bond
quand un engin noir, caréné comme une fusée, s’immobilisa à un mètre de moi. Le motard, sanglé de
cuir, arracha son casque sombre à la visière fumée, et… ma mâchoire faillit se décrocher de
stupéfaction.

C’était mon boss, Kell. Les mèches longues du dessus de sa tête lui balayaient le front et les yeux,
lui donnant un air de voyou assez troublant.

— Montez ! m’ordonna-t-il sèchement, en me jetant le casque qu’il portait au coude, avant de


remettre le sien.

Normalement, à ce stade, malgré ses poursuivants, l’héroïne de film demande des explications à
son sauveur : comment a-t-il su qu’elle avait des ennuis ? Comment l’a-t-il retrouvée ? Et
accessoirement : QU’EST-CE QUE C’EST QUE CE BORDEL ? Mais je ne suis pas une héroïne de
film et les méchants arrivaient. Alors, même si Kell avait l’air aussi ravi de me voir que la première
fois dans l’ascenseur, ni une ni deux, j’enfonçai le casque sur mon crâne et enfourchai l’engin
vrombissant. Les cale-pieds sous mes voûtes plantaires nues, j’entourai fermement de mes bras la
taille devant moi.

Comme dans un ballet bien réglé, Kell enclencha immédiatement la première et se dirigea droit sur
celui qui bloquait l’accès au boulevard Chave. Je vis l’homme lever une batte qu’il avait tenue
jusqu’à présent le long de sa jambe.

Ô Seigneur ! Il va nous faucher avec… !

Mon estomac faisait des triples saltos. Brusquement, la moto accéléra. Au moment où nous ne
fûmes plus qu’à dix mètres de l’homme à la batte, Kell fit faire un écart à son engin, tout en
décrochant quelque chose de sa cuisse gainée de cuir. Je crus avoir une hallucination : c’était un
flingue ! Pas celui que nous fournit l’administration de l’Intérieur, non, un truc que je n’avais jamais
vu, même dans un catalogue de l’armée : une sorte de croisement entre un Uzi et une kalachnikov à
canon scié. Sans même ralentir, Kell appuya sur la détente, et une rafale de balles perfora le type de
l’aine au cou. Il s’effondra en arrière au milieu d’une gerbe de sang.

Putain ! Il est complètement cintré ! Il l’a tué !

Ma carrière était foutue ! Je serais radiée de la police, et en plus je ferais de la taule pour
complicité de meurtre ! J’imaginai les gros titres dans la presse de demain : « Course poursuite
meurtrière en moto au cœur de la ville, des forces de l’ordre impliquées. », « La ville sous le joug
des gangs, deux policiers jouent les justiciers. ». Dans quelle galère étais-je fourrée ?
Kell remit son arme en place sur sa cuisse, où elle se fixa avec un cliquetis métallique, puis il mit
les gaz à fond. Complètement abasourdie par ce qui venait de se passer, je faillis m’envoler.
Instinctivement, je resserrai mon étreinte autour de sa taille et calai ma tête casquée contre son large
dos pour offrir une prise moindre au vent. Tandis que le paysage défilait à une allure vertigineuse, je
songeai que nous allions détraquer les radars si nous en croisions.

Soudain, Kell fit un écart. Une moto de cross rouge venait de tenter de nous barrer la route, mais
nous l’avions contournée. Par ses cheveux longs couverts d’un bandana jaune, j’identifiai son
conducteur comme étant l’un des « bikers ». Je jetai un coup d’œil en arrière et aperçus d’autres
motos qui nous avaient pris en chasse. Mais, ma parole, ils sont plus collants que des morpions
après les couilles géantes de Big Foot !

L’engin de cross se rapprochait dangereusement alors que nous arrivions en vue de la passerelle
de Plombière. Quand la moto rouge ne fut plus qu’à quelques dizaines de centimètres, Kell lui
décocha un coup de pied si rapide, que j’eus du mal à le distinguer à l’œil nu. Le biker partit dans le
décor. Notre moto, elle, n’avait pas bougé d’un poil. Visiblement, Kell de Monio était un bon pilote.
Un sacré bon pilote. Il maîtrisait son engin à la perfection. Je me forçai à ne pas pousser plus loin la
réflexion, à savoir s’il maîtrisait tout aussi bien une autre sorte d’engin…

Quelques secondes plus tard, nous étions sur la passerelle, et empruntâmes la première entrée
d’autoroute. C’est là que je découvris vraiment ce qu’était la vitesse, et… la peur de mourir. Je ne
savais pas à quelle allure nous filions, mais j’avais l’impression que j’allais être éjectée à tout
moment. La moto s’inclinait à tel point dans les courbes, que j’avais les adducteurs tétanisés à force
de serrer les cuisses pour éviter que mes genoux ne frottent l’asphalte.

Au jugé, le trajet n’excéda pas dix minutes, mais j’eus l’impression qu’il était beaucoup plus long.
J’entendis – je sentis – les rapports tomber, la vitesse décroître, et me risquai à rouvrir un oeil.

Nous étions sur la zone commerciale phare entre Marseille et Aix-en-Provence. Sonnée par les
évènements, saoulée par la vitesse, écrasée par la tension de tout ce que je venais de vivre, je laissai
le côté de mon casque reposer contre le dos de Kell, et regardai défiler sans vraiment les voir les
enseignes lumineuses de toutes les couleurs ; à chaque fois que je longeais cet endroit par l’autoroute,
je me faisais la réflexion que c’était notre petit Las Vegas à nous.

Nous quittâmes la rue principale pour une secondaire, et enfin, mon « patron » stoppa son engin sur
un parking désert avant de mettre pied à terre. Il ne fit rien pour m’aider à descendre. Au temps pour
la galanterie ! De toutes les façons, je n’aurais pas été en état d’apprécier le geste, j’étais lessivée. Je
me laissai glisser de la selle avec précaution. Mes jambes tremblaient tellement que je craignis un
instant de m’écrouler.

J’ôtai mon casque en même temps que Kell enlevait le sien, et nous nous regardâmes. Lui, froid et
sombre, et moi hagarde.

Tant de questions se bousculaient dans ma tête que je ne savais pas par laquelle commencer. Je
m’embrouillai un peu avant d’émettre quelque chose d’intelligible :
— Co… Comment vous… Et… et ce type… vous l’avez … tué…

Kell fronça les sourcils, visiblement mécontent après moi. Mais pour quelle raison, Bon Dieu ?

— Il n’est pas mort, dit-il sèchement.

Sa réponse me stupéfia. Je revis l’homme à la batte, le torse pratiquement ouvert en deux, et fut
brusquement submergée de dégoût et de colère. Ce mec se payait ma tête ! Il tronçonnait presque un
type avec une arme automatique non homologuée, et il voulait me faire croire qu’il ne l’avait pas
tué ? J’en avais trop encaissé en l’espace d’une heure, il fallait que ça sorte…

— Mais comment pouvez-vous dire ça ? explosai-je, hurlant comme une folle. Vous avez fait du
steak tartare de sa poitrine, bon Dieu ! (Ma voix grimpait dans les aigus, ce qui était mauvais signe ;
je perdais le contrôle.) Il ne peut pas avoir survécu ! Merde ! C’est quoi ce bordel !

Peu impressionné par mon éclat, Kell attendit que j’aie fini de jurer, puis m’annonça
tranquillement qu’il allait repartir en me laissant ici.

— Hein ? couinai-je, au bord de la crise de nerfs. Mais vous ne pouvez pas me laisser en plan…

— Je vais revenir vous chercher. (Son air suffisant me hérissa le poil.) Je dois d’abord passer à
votre appartement pour…

Je le coupai :

— Alors ramenez-moi, bon dieu !

— Ils y sont sans doute déjà, dit-il avec le ton qu’on réserve aux débiles. Il vaut mieux que je m’y
rende seul. Je vais vous récupérer quelques affaires. (Il me détailla de la tête aux pieds.) Votre tenue
n’est pas adéquate.

— Adéquate ? Adéquate pour quoi ? Pour aller en taule ? (Je ricanai, presque hystérique.) Parce
que figurez-vous que c’est là qu’on va aller ! Direct !

Il haussa les épaules et répondit, ignorant mes deux dernières remarques :

— Adéquate pour voyager.

J’étais bien avancée avec ça !

— Je n’irai nulle part avec vous, cowboy ! Je vais appeler un taxi et me faire déposer devant le
premier commissariat que je trouverai. Et je raconterai ma petite histoire. Je n’ai pas envie de perdre
mon job et ma vie actuelle. Ils me plaisent bien comme ils sont.

Son regard clair plongea dans le mien, et je crus y déceler une lueur de satisfaction lorsqu’il
lâcha platement :
— Vous les avez déjà perdus.

Un froid soudain me transperça jusqu’à la moelle. Je ne me l’expliquai pas mais je sus sans
l’ombre d’un doute qu’il disait vrai. J’avalai difficilement ma salive, et mes doigts se crispèrent sur
la lanière de mon sac, miraculeusement rescapé de notre course folle à tombeau ouvert à travers la
ville. Je croassai :

— Mais… je ne comprends pas… (Je tentai désespérément de me raccrocher à la logique.) Si je


leur explique ce qui s’est passé… (Il enfourchait déjà sa moto, se désintéressant d’une façon criante
des affres de confusion au sein desquelles je me débattais.) C’est la vérité, bon sang ! Je ne suis pour
rien dans la mort de ce type !

Kell tourna la tête vers moi si brusquement, que je fis un bond en arrière, comme pour me protéger
d’un coup. Ses yeux étaient brûlants de haine, et durant une fraction de seconde je crus y voir briller
comme une flamme.

— Puisque je vous dis qu’il n’est pas mort ! gronda-t-il, exaspéré. Rassurez-vous, dans peu de
temps il pourra recommencer à vous traquer avec ses petits copains. (Il fourragea à l’intérieur de son
blouson, et en sortit une arme de poing équipée d’un silencieux ainsi que deux chargeurs qu’il me
lança.) Tenez ! (Par réflexe, je saisis le tout au vol.) C’est un flingue tout ce qu’il y a de plus
conventionnel. Vous devriez savoir vous en servir, vous avez quasiment le même en service. Nous
devons les avoir semés, mais s’ils vous retrouvent avant mon retour n’hésitez pas à les tuer.

Désarçonnée, je regardai le pistolet semi-automatique comme s’il s’agissait d’une bombe prête à
exploser. Ce mec me donnait la chair de poule. Il parlait de tuer avec un tel détachement. Comme s’il
évoquait une ballade au bord de la mer. Mais bon sang, nous sommes des policiers, nous avons le
devoir de respecter la loi ! Il était temps que je réagisse. Je n’allais pas laisser ce Kell m’entraîner
dans ses délires paranoïaques.

— Il est hors de question que je tue qui que ce soit ! dis-je, catégorique. Je ne suis pas entrée dans
la police pour tuer des gens. Je ne sais pas qui étaient ces hommes ni ce qu’ils me voulaient, mais
sans doute que ça a un rapport avec quelqu’un que j’ai contribué à faire coffrer ce matin. Alors, je
vais me contenter d’appeler les collègues et…

Mon téléphone ! Je me rappelais l’avoir sorti pour contacter la police, juste avant d’arriver sur la
place Jean Jaurès, mais ensuite je n’avais aucun souvenir de l’avoir remis dans mon sac. Fébrile, je
m’accroupis afin de fouiller ma besace, et malheureusement je dus me rendre à l’évidence, mon
cellulaire avait dû m’échapper après l’altercation entre les jeunes et Cheveux-longs.

Anéantie par ce dernier coup du sort, qui m’isolait de tout secours immédiat, je sentis des larmes
me picoter les yeux. Peu ému par ma détresse, Kell se saisit de son casque et dit d’une voix froide :

— Suivez mes instructions. Ce flingue et les chargeurs de rechange sont garnis de munitions
spéciales qui peuvent les tuer pour peu que vous visiez le cœur ou la tête. N’hésitez pas à vous en
servir. Le silencieux vous donnera une chance de plus de les atteindre sans vous faire repérer. Ils
sont payés pour seulement vous enlever mais, quand on les blesse, ils ne se contrôlent plus. Ils
pourraient alors vous déchiqueter. (Il soupira, méprisant.) C’est le problème avec les loups-garous,
ils ont du mal à se maîtriser. Ils font de piètres mercenaires…

Et sans plus s’occuper de moi, Kell remit son casque, démarra la moto et s’éloigna dans un bruit
de tonnerre, me laissant seule, pétrifiée, assise à même le sol, mes jambes refusant de me porter.
4.
Je m’étais toujours demandé ce qu’on pouvait bien ressentir lorsque le ciel nous tombait sur la
tête. Ce ne serait plus la peine. Je savais.

Tandis que les gaz d’échappement de la moto se dispersaient dans l’air devant moi, je tentais de
réfléchir, désespérément, mais j’étais aussi désorientée qu’un aveugle lâché sans sa canne blanche
dans un labyrinthe particulièrement vicieux.

Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

Je ne pouvais pas.

Les yeux fermés, je massai mon front en marmonnant :

— Impossible…

Il n’y avait que deux explications plausibles à ces dernières heures de folie pure. La première :
Kell était dingue. La deuxième : c’était moi qui l’étais. Autant dire que ni l’une ni l’autre ne
m’emballait.

Si De Monio était barje, il venait de tuer un homme, et je risquais d’être inculpée de complicité de
meurtre – j’étais tout de même accrochée à lui tel un coquillage à son rocher pendant qu’il tirait. Si
c’était moi qui déraillais… eh bien… disons que la perspective de finir mes jours dans une jolie
petite cellule capitonnée ne me paraissait pas la meilleure nouvelle de l’année.

Des loups-garous… Ouais, c’est ça…! Et Mickey Mouse m’attend chez moi pour me donner mon
premier cours de claquettes… !

Le souvenir des grognements de l’homme que j’avais poignardé à la cuisse avec mon stylo me
revint brusquement en mémoire, ainsi que le bruit grinçant de ses ongles sur le carrelage…

Non ! N’importe qui pouvait grogner, et il devait sûrement porter des griffes de main ninja, où un
autre accessoire de ce genre ; on pouvait tout trouver sur internet. Il faisait sombre à l’intérieur de ce
couloir. Je n’avais pas bien vu. Mais je repensai soudain à la lueur jaune dans les prunelles de
« Cheveux longs », identique à celle qu’émettent les yeux des chiens et des chats pris dans un
faisceau de lumière.

Impossible.

J’éclatai de rire, hystérique. Mon regard se posa sur le pistolet posé sur le sol, entre mes jambes, à
côté des chargeurs. Un frisson me parcourut. Ce n’était pas tant l’arme – j’en portais une presque tous
les jours – mais la façon dont j’en avais hérité. J’étais quasiment certaine que le numéro de série
avait été limé. Les mains tremblantes, je vérifiai.

Bingo !
Et quelle espèce de mec se baladait avec un flingue muni d’un silencieux ? Une espèce peu
recommandable.

De la bile me remonta dans la gorge. J’étais dans une sale merde.

Une foule d’images plus déplaisantes les unes que les autres défilèrent à toute vitesse dans mon
cerveau en surchauffe : des menottes autour de mes poignets, une détention provisoire parmi des co-
détenues dangereuses qui ne rêveraient que de faire la peau au flic que j’étais, une justice qui serait
deux fois plus sévère avec moi qu’avec un citoyen lambda parce que, justement, j’étais policier…

Mes doigts se serrèrent convulsivement autour de la crosse de l’arme. Je la connaissais par cœur.
Mon arme de service était quasiment la même. J’avais un Sig-Sauer Pro SP 2022, 9 mm, et c’était un
Sig-Sauer SPC 2022, calibre 9 mm. Les seules différences étaient que celui que je tenais n’était
disponible qu’en 9 mm Parabellum – contrairement à mon arme de service qui pouvait gérer d’autres
calibres – et était légèrement plus compact ; il mesurait 1 cm de moins en hauteur et 7 mm de moins
en longueur. Il était donc un peu plus léger. Tous les deux possédaient un filetage en bout de canon
pour pouvoir utiliser un silencieux démontable. J’éjectai le chargeur. Il contenait 15 cartouches. Avec
ceux de rechange, je disposais donc de 45 projectiles mortels. De quoi soutenir un siège.

Un rire nerveux me secoua.

Il avait dit que les munitions étaient « spéciales » ?

Ouais, elles doivent sans doute pouvoir transpercer un tank…

Avec un ricanement, je fis tomber une cartouche dans le creux de ma paume et un scintillement
bizarre stoppa net mon accès d’hilarité.

— Mais qu’est-ce que…

Je pris la cartouche entre le pouce et l’index et la rapprochai de mon visage, cherchant le meilleur
angle sous la lumière du lampadaire du parking.

Ce n’était pas un 9 mm Para. Cette cartouche ne ressemblait en rien à ce que j’avais déjà vu. Au-
dessus de la douille contenant la charge propulsive, à la place de la balle, se trouvait une sorte de
cabochon transparent ogival. À l’intérieur, un liquide semblable à du mercure miroitait.

C’est quoi ce machin… ?

Je me demandai si mon frère connaissait ce genre de munition. Lionel travaillait pour l’armée et
même s’il n’en parlait jamais – et justement parce qu’il n’en parlait jamais – je me doutais qu’il ne
devait pas garder le stock de l’ordinaire. Il était trop calé question armement, trop sportif, et trop
discret. J’étais persuadée qu’il bossait dans le renseignement. Il suffisait qu’il y ait un conflit armé ou
un bouleversement politique délicat quelque part dans le monde pour qu’il disparaisse de la
circulation durant des semaines, voire des mois. Ce n’était certainement pas une coïncidence.
Toutefois, je ne lui avais jamais posé la question, et nos parents non plus. Mais deux ans plus tôt,
alors qu’un soir je me faisais un petit plateau télé devant les infos, une brève sur la guerre en
Afghanistan avait failli me faire m’étouffer avec une bouchée. C’était un sujet sur les troupes
spéciales anglaises déployées dans ce pays depuis le début du conflit. On y voyait des soldats en
tenue de camouflage, le visage strié de vert et de noir, évoluer au cœur d’une forêt, fusil entre les
mains. Et sous le maquillage de l’un d’eux, je n’avais eu aucune peine à reconnaître mon frère. Or, je
savais par mes parents que Lionel était rentré de mission depuis trois jours. Ni une ni deux, je l’avais
appelé sur son portable, et, la voix suave, je lui avais demandé depuis quand il était anglais. Après
un blanc, il s’était inquiété de savoir si j’avais bu, et je lui avais répondu, ironique :

— Mais non, andouille ! Je viens de te voir aux infos. Super ton maquillage !

Il y avait eu encore un blanc, puis il avait éclaté de rire.

Depuis ce jour, quand il nous annonçait son départ pour un temps indéterminé, je percevais dans
ses yeux noisette une petite lueur amusée qui me disait : « Je sais que tu sais, et tu sais que je sais que
tu sais, mais je n’ai pas le droit d’en parler. ».

Si seulement mon portable n’était pas porté disparu, j’aurais pu l’appeler. J’étais sa petite sœur
chérie, il avait ma sécurité à cœur. Il m’avait même donné un numéro à ne composer qu’en cas
d’urgence. Il m’avait demandé de l’apprendre par cœur, mais reine de la procrastination, je m’étais
contentée de le mémoriser dans mon cellulaire. C’était lui qui m’avait convaincue de prendre des
cours d’arts martiaux. C’était encore lui qui m’avait initiée au tir et au maniement des armes. Quand
mes rêves de faire carrière dans le chant s’étaient évanouis, il m’avait encouragée à suivre les traces
de notre père, policier, et de passer le concours de lieutenant.

Oui, dès que j’aurais mis la main sur un téléphone, j’appellerais mes parents. Je pourrais joindre
Lionel par leur entremise.

Soudain, je réalisai que tout ce qui m’arrivait ce soir était peut-être lié aux activités de mon frère.
Essayait-on de m’enlever dans le but de faire pression sur lui ? Pour obtenir des informations ?

Et mon nouveau chef, Kell, beau à faire se relever une morte, quel était son rôle dans cette histoire
de dingue ?

Et puis, il y avait aussi l’option Marquant…

Merde ! Tout était si embrouillé… !

Le pédophile milliardaire… L’espionnage international… Sans oublier les délires sur les loups-
garous… !

Je n’eus pas le temps de réfléchir plus avant. Le bruit reconnaissable de plusieurs motos cross fit
voler en éclats ma rêverie et me mit en alerte.

Non ! Ce n’était pas possible ! Comment m’avaient-ils retrouvée ?

Fébrile, je remis la cartouche dans le chargeur et passai la bandoulière de mon sac en travers de
mon buste ; j’allais avoir besoin de mes deux mains. Puis, je glissai les chargeurs de rechange dans
les poches de ma jupe en jean. Si je les mettais dans mon sac cinquième dimension, j’aurais toutes les
peines du monde à les retrouver rapidement.

Faisant fi des gravillons qui me blessaient la plante des pieds, je quittai en courant le parking
éclairé pour me jeter dans la petite ruelle entre les deux magasins les plus proches. Seul le poids
rassurant de l’arme dans ma main droite m’empêchait de paniquer complètement.

Oui, je suis flic, et oui pourtant je crevais de peur. J’avais l’impression d’être en plein cauchemar.

Je contournai un container poubelle et longeai une benne, le Sig-Sauer plaqué contre ma cuisse. De
là où j’étais, je voyais l’avenue principale. Cinq motos suivaient un gros 4x4 noir qui roulait
lentement.

Tout à coup, le véhicule stoppa et un type assis sur le siège conducteur sortit un bras par la fenêtre
et le tendit dans ma direction.

Ils ne peuvent pas me voir, bon sang ! J’étais au milieu d’une zone d’ombre et totalement
dissimulée par une pile de palettes.

Pourtant, en voyant les motos cross prendre d’assaut les hauts trottoirs pour se diriger vers ma
cachette, je ne pus que me rendre à l’évidence : j’étais débusquée.

Deux solutions s’offraient à moi : fuir ou attaquer. Si je fuyais, comme ils étaient en moto, ils
auraient l’avantage de la vitesse et risquaient de me rattraper plus facilement. Si j’attaquais alors
qu’ils n’étaient pas encore trop proches, je pourrais en neutraliser un ou deux sans les tuer, ce qui
laisserait moins de monde pour me coller aux fesses.

Repoussant ma peur tout au fond de moi, je saisis mon arme à deux mains, et me calai sur le haut
de la première palette pour viser. Je tirai sur le premier, le bruit de la détonation transformé en un
petit souffle feutré totalement couvert par la pétarade infernale des deux-roues.

J’avais visé la roue avant, espérant faire éclater le pneu et l’envoyer dans le décor, mais la chance
n’était pas de mon côté. Je l’avais ratée. Tirer sur une cible mouvante n’est jamais chose facile. Le
seul point positif était que, par conséquent, ils ne savaient pas que j’étais en possession d’une arme.

Ils étaient trop près, à présent, pour que je réessaie. Je décidai qu’il était temps de lever le camp.
Il n’y avait plus que ça à faire. Prenant mes jambes à mon cou, je quittai mon abri et traversai la route
de derrière afin de rejoindre le parking du supermarché. Là, je me glissai entre une rangée de caddies
métalliques et un container poubelle plein à craquer. L’odeur était immonde, et tout un côté de ma
chevelure se retrouva collée contre une coulée inidentifiable sur la paroi, mais je restai là, haletante.

Je remarquai soudain quelque chose d’étrange. Le bruit des moteurs des motos s’était tu.

Les salopards ! Ils ont compris qu’ils ne pourraient pas me surprendre avec tout ce boucan. Ils
me cherchent à pied.

Comme pour me le confirmer, des bruits furtifs de pas sur ma droite me mirent en alerte. Les
santiags ne sont pas idéales en termes de progression discrète. Les pas s’arrêtèrent juste derrière les
caddies et j’entendis des reniflements. Ou ce type était salement enrhumé, ou il me cherchait à
l’odeur.

J’eus brusquement l’impression qu’un fluide glacial remplaçait le sang dans mes veines au
souvenir de ce qu’avait dit Kell : « C’est le problème avec les loups-garous, ils ont du mal à se
maîtriser. Ils font de piètres mercenaires… ».

Non, non, non, non, non et non ! Les loups-garous, ça n’existait pas !

Le flingue toujours plaqué contre ma cuisse, je priais pour que le type ne me voie pas, et qu’il ne
me sente pas, s’il en était capable, bien sûr. J’espérais que, si c’était le cas, l’épais remugle
entourant le container poubelle perturberait suffisamment son odorat pour qu’il ne se rende pas
compte de ma présence.

Au bout d’un temps qui me sembla durer des plombes, il s’éloigna. Je retins un soupir de
soulagement et restai un long moment encore totalement immobile. Dans les films, j’ai toujours trouvé
débiles les scènes où l’héroïne sort de sa cachette tout de suite après que le psychopathe soit passé
devant, pour, bien sûr, se faire sauter sur le râble la seconde suivante. Une fois que je fus certaine
que le type s’en était allé renifler ailleurs, je quittai mon refuge pour rejoindre un des murs du
supermarché. Une idée m’était venue : il devait y avoir des vigiles à l’intérieur. Je pourrais les
alerter et me faire aider. J’avais ma carte de police dans mon sac. Je pourrais téléphoner.

Oui, c’était ce qu’il fallait faire.

Je me mis en marche et restai au maximum dans les zones obscures, évitant les lampadaires.
Parvenue à une trentaine de mètres de la devanture du magasin, je coinçai mon arme dans la taille
basse de ma jupe, sous mon tee-shirt, histoire de ne pas affoler le vigile. Je n’avais aucune crainte, je
ne risquais pas de me tirer dessus par accident ; sur le SIG Pro, la sûreté automatique du percuteur,
l’encoche de sécurité sur le chien, la détente à double action, et le levier de désarmement,
garantissent un port fiable tout en permettant de tirer rapidement sans avoir à actionner une sûreté
manuelle.

Soudain, alors que je passai à côté d’un renfoncement, une main se plaqua sur ma bouche, un bras
m’encercla la taille et je fus tirée en arrière contre une poitrine musculeuse.

— Enfin, te voilà, ma belle ! gronda tout près de mon oreille une voix caverneuse, que je reconnus
comme étant celle de l’homme à qui j’avais donné un coup de genoux bien placé. Ne suis-je pas
chanceux de retomber sur toi ? Quel pied ! Te traquer m’a émoustillé…

De fait, je sentais contre mes fesses la preuve qu’il était content. Une bouffée d’angoisse manqua
me faire suffoquer, ce qui n’allait pas tarder s’il n’ôtait pas sa main de ma bouche.

— Ils ont dit de te ramener vivante, mais sans rien préciser d’autre… Et ton odeur, mmmh… (Il
prit une grande inspiration.) J’en hurlerais à la lune d’excitation. Une occasion pareille ne se présente
même pas tous les mille ans.
Tous les mille ans ? Mais tout le monde est donc frappadingue ?

J’essayai de me dégager, malheureusement ce type avait une force herculéenne. J’avais


l’impression qu’il avait de l’acier à la place des muscles.

Au lieu de me faire sortir de la ruelle afin de me ramener vers le 4x4, qui, je le supposais, était là
pour mon transport, il me poussa dans le renfoncement qu’il venait de quitter.

Horrifiée, je compris l’idée qu’il avait en tête. Il entendait jouer avec moi à touche pipi et plus si
affinités, loin de ses collègues. Il me voulait pour lui tout seul, le vilain égoïste. Je supposais que le
viol n’avait pas été prévu dans le cahier des charges de l’enlèvement de Jana lors du briefing des
ravisseurs, et qu’il voulait se la jouer discrète, ce qui expliquait la main qui me bâillonnait.

Son avant-bras massif était plaqué juste sous mes seins. S’il descendait ne serait-ce que de
quelques centimètres, il sentirait la crosse du Sig-Sauer.

Ce type était à peine plus grand que moi. Je rejetai brusquement la tête en arrière dans l’espoir de
l’atteindre en plein visage, mais il anticipa ma manœuvre, glissant sa joue contre la mienne. Puis,
d’un même mouvement, il me plaqua au mur, ce qui lui permit de dégager le bras qui me tenait par la
taille. Je sentis mon arme me meurtrir durement le ventre.

Ce salaud avait dû suivre la formation du parfait petit flic, parce qu’il ne me plaqua pas seulement
le buste contre la paroi, il m’obligea à y coller jambes et pieds également, ce qui me mit en
déséquilibre. S’il reculait brutalement, je m’étalerais en arrière comme une merde. Son avant-bras
libre posé en travers du haut de mon dos, d’une épaule à l’autre, m’empêchait de bouger tout en le
préservant d’un éventuel coup de coude de ma part.

Autant dire que j’étais plutôt mal barrée.

Il libéra soudain ma bouche et je criai :

— Tu fais une grosse connerie ! Je suis flic ! Tu es en train de te mettre dans la merde.

— Rien à foutre ! Je vais te faire passer l’envie de me broyer les couilles. Je vais te baiser si fort
que tu vas t’encastrer dans le mur. (Il me fourra dans la bouche un morceau de tissu qui sentait le
tabac. Comme je le repoussais avec la langue, il l’enfonça jusqu’à me donner envie de vomir et je le
mordis.) Salope ! grogna-t-il en m’assénant un coup sur la tête qui me fit voir des étoiles.

Profitant de mon étourdissement, il parvint à me passer autour de la tête le bandana qu’il devait
porter au cou et le serra sur ma bouche, me meurtrissant les commissures des lèvres pour maintenir la
boule de tissu qui m’étouffait.

Une peur abjecte me submergea quand il écarta ses hanches de moi et que j’entendis sauter les
boutons de son jean. Je devais tenter quelque chose, et vite !

J’essayai une fois de plus de me dégager, mais sa force était incroyable. J’aurais eu davantage de
chance de bouger un rocher de deux tonnes que ce type. Il ne me restait qu’un seul espoir : l’arme qui
me rentrait dans les abdos. Si je ne parvenais pas à l’attraper, ce serait autre chose qui me rentrerait
dedans, et peut-être pas par le chemin habituel… De quoi vous motiver une femme !

Heureusement, ce pervers suffisant n’avait pas jugé utile de m’immobiliser les mains. Le plus
discrètement possible, j’essayai de passer la droite entre le mur et mon ventre. Il n’y avait pas la
place d’y glisser un papier anorexique, mais je n’avais que cette porte de secours, alors tant pis si j’y
laissais toute la peau de mes phalanges.

Au moment même où il souleva ma jupe, je refermai les doigts sur la crosse. La chaleur lourde et
rigide qui effleura une de mes fesses fut comme un choc électrique, et je dégageai le semi-
automatique à l’instant même où il écartait brutalement la lanière de mon string.

Sans viser, je pointai l’arme dans sa direction, canon en dessous, et dès que je touchai autre chose
que moi-même, je pressai la détente.

L’homme poussa un rugissement très satisfaisant et bascula en arrière.

Je bondis immédiatement hors de sa portée, le pistolet brandi à deux mains devant moi, bras
tendus. Il se tenait l’aine en se tordant de douleur quand soudain il braqua ses yeux sur moi. Des yeux
qui devinrent tout d’un coup jaune fluorescent. Cette fois, ça ne pouvait être dû à un reflet de
lumière ; nous nous trouvions dans l’ombre. Le grondement qui monta de sa gorge me terrifia.

Et il commença à se relever.

Son corps massif se découpait à contre-jour sur le parking éclairé derrière lui, de sorte que je
distinguai nettement les pointes effilées apparues au bout de ses doigts et les vagues qui agitaient ses
épaules.

J’eus l’impression que le temps s’arrêtait.

Des loups-garous.

Qu’avait dit Kell ?

Une vague d’adrénaline submergea mon cerveau, qui se mit en mode réflexe.

Je visai et lui tirai en pleine tête.

La balle le toucha juste entre les deux yeux. Au lieu du sang, une substance métallique semblable à
celle contenue dans les balles des cartouches s’écoula lentement par le trou d’impact tandis que
l’homme tombait à genoux. Puis il bascula face contre terre et ne bougea plus.

Bordel de Dieu !

Les jambes coupées par le choc, j’oscillai, terrassée par l’idée que je venais de tuer quelqu’un. On
a beau être policier, on n’est jamais préparé à ça, et on espère tous finir notre carrière sans avoir
sorti une seule fois notre arme sur le terrain.
Mon Dieu, non ! Non !

Je venais de tuer quelqu’un.

Je ne parvenais plus à respirer. De la main gauche, j’arrachai mon bâillon et crachai en toussant la
boule de tissu informe, à présent imbibée de salive, qui m’avait réduite au silence. Malgré ça, je
suffoquais toujours. Je posai ma main armée contre le mur, cherchant un appui afin de me maintenir
debout. J’avais l’impression que mon champ de vision se rétrécissait, tout devenait noir autour de
moi. Je reconnus les signes : j’étais en train de m’évanouir.

Non, pas ça... Si je perdais connaissance, mes poursuivants n’auraient qu’à me cueillir comme un
fruit bien mûr.

Mon ouïe, elle, fonctionnait encore parfaitement, et j’entendis des bruits de course qui
convergeaient vers moi. S’ils ne prenaient même pas la peine de faire dans la progression discrète,
c’est qu’ils m’avaient repérée. Comment ? Je n’en savais foutre rien, mais j’en aurais pleuré si
seulement je l’avais pu. Malheureusement je ne contrôlais plus rien en moi. Mes muscles étaient aux
abonnés absents.

Je me sentais glisser inexorablement vers l’inconscience quand une fulgurante image de Kell
embrasa soudain mon cerveau, accompagnée non pas par des mots, mais par une sensation absolue
m’intimant de tenir bon, tandis qu’une énergie démentielle m’inondait, m’arrachant à ma stupeur.
C’était comme si je venais d’avaler une centaine de boîtes de Guronsan{6} d’un coup. Je ne savais
pas ce qui m’arrivait, mais après avoir frôlé l’état d’amibe gélatineuse c’était… le pied !

Agir !

Courir !

Maintenant !

Je filai droit sur la route en direction du petit tunnel qui passait sous l’axe principal de la zone.
Soudain, l’un des copains de mon fiancé d’une minute surgit devant moi.

Agir !

Sans l’ombre d’une hésitation, comme si j’étais téléguidée, je le canardai en plein cœur et il
s’effondra à plat dos, les bras en croix. Une petite voix timide dans un coin de mon esprit me fit
remarquer que normalement, j’aurais dû être horrifiée par ce que je venais de faire, mais je l’ignorai
et ne ralentis pas une seconde, continuant à courir, mes pieds nus martelant l’asphalte à un rythme et
une vitesse qui auraient rendu Carl Lewis vert de jalousie. Je dois dire que lorsque je m’engouffrai
dans le tunnel, je me demandai pourquoi je passais par là. Au début, ce dernier descendait, mais
ensuite il remontait selon une inclinaison digne des meilleurs cols du Tour de France. Il aurait été
plus logique de choisir un chemin plus facile, mais je me sentais comme attirée dans cette direction.

Normalement, j’aurais dû arriver en haut de la pente en soufflant comme une phtisique, mais il n’en
fut rien. Je me retrouvai à un carrefour. La voie de gauche menait en direction de l’autoroute, celle de
droite au centre de la zone commerciale, et celle d’en face vers le cinéma.

Je ralentis à peine et continuai tout droit, juste le temps de voir que le 4x4 noir arrivait par la
droite et les motos cross derrière moi. Je ne pouvais pas les distancer à pied. Je stoppai ma course et
fis volte-face, me plantant au milieu de la voie. Bien campée sur mes jambes, bras tendus, je visai les
motards.

Sur les trois, j’en eus un. Il tomba et sa moto fit chuter son camarade qui arrivait juste derrière. Le
4x4 freina en urgence pour ne pas passer sur les deux hommes à terre, et j’en profitai pour reprendre
ma fuite en direction du cinéma. Je me disais que tout ça ne servait à rien, que logiquement mon sprint
ne pourrait jamais rivaliser en terme de rapidité avec une voiture et un deux roues, quand le
rugissement d’une moto grosse cylindrée lancée à pleine vitesse me parvint.

C’était lui.

J’aperçus le phare en bas de la rue, côté cinéma, et un soulagement incroyable m’inonda.


Galvanisée, j’accélérai encore l’allure, le 4x4 et la dernière moto me talonnant à une cinquantaine de
mètres seulement.

Comment, cette fois encore, Kell m’avait-il retrouvée ? Là, sur le moment, j’avouai que je m’en
foutais royalement. L’important c’était qu’il m’emmène loin de ces types.

Nous nous rejoignîmes juste au moment où le véhicule tout terrain freinait derrière moi. J’entendis
des bottes claquer sur l’asphalte et un cliquetis d’armes automatiques, mais je ne me retournai pas. La
moto de Kell fit un dérapage contrôlé et se mit en travers de la route. Des tirs nourris me passèrent
au-dessus de la tête et vinrent percuter son casque sans dommage apparent.

Putain, il porte un casque pare-balle ! Et visiblement, ce n’était pas de la camelote ; on voyait à


peine quelques stries blanches sur le côté.

À toute vitesse, je coinçai une nouvelle fois le Sig-Sauer dans la ceinture de ma jupe avant de
sauter littéralement derrière De Monio, à qui je m’agrippai. Dès l’instant, où je me retrouvai plaquée
contre lui, les tirs cessèrent. Apparemment, ces gars-là me voulaient vraiment vivante.

La moto repartit en rugissant dans la direction d’où elle était venue, la moto-cross restante et le
4x4 dans son sillage. La joue contre son large dos, les bras tétanisés autour de sa taille solide, je
m’accrochai à Kell comme une noyée à un tronc d’arbre providentiel.

Au bout de la rue, au lieu de prendre à droite vers le cinéma, il s’engagea sur la gauche, en sens
interdit. Terrorisée, je priai pour que nous ne croisions personne dans le petit tunnel à une voie qui
passait sous l’autoroute.

Jetant un coup d’œil en arrière, je constatai que nos poursuivants étaient toujours fidèles au poste,
aussi collants que des moustiques affamés aux basques d’un hémophile.

Quand nous reprîmes le bon sens de circulation, au croisement suivant, je compris ce que voulait
faire De Monio. Il ne pouvait les distancer sur la route, cependant sur l’autoroute c’était jouable. En
effet, comme je m’y attendais, il prit sur la gauche. Mais à ma grande surprise, il ignora la bretelle
menant vers Aix-en-Provence et passa sous le tunnel comme pour retourner dans la zone
commerciale. Puis, il contourna le grand rond-point principal afin de reprendre l’autoroute en
direction de Marseille.

Peut-être s’était-il ravisé et m’emmenait-il jusqu’à un commissariat afin que nous puissions
expliquer ce qui se passait ?

Mouais… Expliquer que des loups-garous voulaient m’enlever ?

Oui, bien sûr…

Mais au lieu de rester sur la voie de gauche pour rejoindre la capitale phocéenne, il prit
l’embranchement en direction de Vitrolles et de Marignane.

Bon sang ! Mais où allons-nous ?

Ensuite, il mit les gaz et je ne pensai plus à rien, seulement à me cramponner à lui pour ne pas être
éjectée, persuadée que ma dernière heure était venue.
5.
Je crois bien qu’après ce trajet, j’aurais pu postuler dans l’armée de l’air comme testeuse de G{7}
pour les avions de chasse ; une douce promenade comparée à ce que je venais de vivre. Peut-être que
Lionel pourrait me pistonner ?

Kell avait finalement stoppé son engin de la mort qui tue sur le parking désert d’une jardinerie de
la zone commerciale de Vitrolles. Ce dernier étant bordé à intervalles réguliers de haies d’arbustes
avec quatre sorties, nous étions peu visibles et avions plusieurs échappatoires possibles.

J’avais les bras tellement crispés autour de la taille de mon boss, que ce dernier dut les écarter de
force afin de descendre de la moto. C’est seulement à cet instant que je remarquai qu’un de mes sacs
de sport, le plus petit, était posé sur le réservoir.

Il était bien passé chez moi pour prendre des affaires. Comment était-il entré, d’ailleurs ? Il avait
un double de mes clefs ? Ou alors il avait cassé ma porte ? Je nageais en plein cauchemar.

Au moment où je levai un regard hébété vers lui, il arracha son casque et le posa brutalement sur
mon sac. Ses traits étaient tirés et des cernes marquaient profondément ses yeux. Il avait l’air épuisé.
La ligne énergique de sa mâchoire crispée par une violente colère, et ses sourcils froncés,
provoquèrent chez moi un sursaut de recul.

— Les chances qu’ils vous retrouvent étaient normalement quasi nulles ! cracha-t-il, accusateur. (Il
me saisit par l’épaule et me secoua.) Ils ont été en contact physique avec vous la première fois, n’est-
ce pas ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, espèce de… ! (Il s’interrompit, essayant visiblement de
juguler sa colère, puis il reprit, les dents serrées :) Ils vous ont mis un traqueur. Où vous ont-ils
touchée ? Où ? siffla-t-il en enfonçant ses doigts dans ma chair.

Je réprimai un gémissement de douleur et tentai de me dégager, furieuse.

— Vous ne m’avez pas posé la question ! Et comment aurais-je pu deviner que les types qui
m’agressaient pouvaient, en plus, me « mettre un traqueur » comme vous dites ? Et d’abord, c’est
quoi un traqueur ? Un mouchard ? Youhou… ! Ding dong, monsieur le commandant ! Je vous rappelle
que je suis flic, pas agent secret ! (J’en avais ma claque de ces dingueries qui s’enchaînaient telles
des perles sur un collier. Je lâchai la bride à ma fureur :) Et merde ! Vous allez enfin vous décider à
m’expliquer ce qui se passe, à la fin ?

— Où ? répéta-t-il sans tenir compte de mon éclat, la voix réduite à un grondement. (Comme je ne
répondais pas assez vite à son goût, il commença à palper le tour de ma taille en grinçant, glacial :)
Dites-vous bien que je n’hésiterai pas à chercher partout…

Je poussai un cri de souris et m’écartai.

— C’est bon ! abdiquai-je, rageuse en repoussant ses mains. Laissez-moi réfléchir… (Je fronçai
les sourcils, essayant de rassembler les souvenirs de la traque dont j’avais fait l’objet dans le
quartier Jean Jaurès. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que ces évènements s’étaient déroulés
moins de deux heures auparavant. J’avais l’impression qu’il s’était écoulé des siècles.) Il… Il y en a
un qui m’a attrapée par le bras droit, et plus tard un autre m’a saisie à la gorge, avant de manquer me
scalper en m’agrippant les cheveux… Je crois bien que c’est tout.

Je n’avais pas fini de parler, que Kell passait en revue les endroits incriminés. Comme je n’avais
aucune idée de ce qu’il cherchait, je résistai à mon envie de m’éloigner et le laissai faire. Si ça
pouvait me débarrasser de mes poursuivants, j’étais prête à endurer son contact. Ses doigts chauds
palpèrent mon bras avec attention, puis mon cou, et enfin se mirent à fourrager dans mes cheveux.
Durant tout le processus, à ma grande honte, je me sentis toute chose. Comparés à la brutalité dont il
avait fait preuve la minute d’avant, ses gestes étaient doux et précis, provoquant des frissons sur ma
peau.

Il poussa soudain un grognement de satisfaction et ramena sur la pulpe de son index ce que j’aurais
pris pour un confetti de carnaval. Il se pencha au-dessus et l’examina attentivement, les yeux fixes. On
aurait dit qu’il regardait au travers.

Je trouvai son attitude vraiment très bizarre.

Mal à l’aise, je me trémoussai sur la selle de la moto.

— Alors ? Verdict ? m’enquis-je, pour briser le silence qui s’éternisait.

J’eus droit à un regard agacé avant qu’il ne me réponde d’une voix froide :

— C’est un traqueur « sleep ». Je ne pense pas que cela vous dise quelque chose.

L’envie de le gifler me démangeait, mais je réussis à me maîtriser. Je lui dédiai mon sourire le
plus niais et susurrai :

— « Slip » comme la culotte pour homme ?

Je vis les veines de son cou se gonfler et il inspira profondément, la fatigue marquant encore
davantage ses traits, avant de se fendre d’une explication lapidaire :

— Non, « sleep » comme « sommeil » en anglais. Cette catégorie de mouchard se déclenche


lorsqu’on reste plus de dix minutes à un même endroit. (Il froissa le confetti entre ses doigts et le
laissa tomber sur le sol.) Nous devons partir tout de suite. Ils vont rappliquer dans peu de temps.

Puis sans autre transition, il remit son casque et tourna la clef de contact.

— Et le casque que vous m’avez prêté tout à l’heure ? Il est passé où ? Je n’y ai plus droit ?
persiflai-je, en arquant un sourcil. Vu la manière dont vous conduisez, je serais beaucoup plus
rassurée avec.

À travers la visière fumée, je ne pus distinguer le regard dont il me gratifia, mais, à n’en pas
douter, ce dernier fut tout sauf aimable.
— Ils étaient chez vous, m’apprit sa voix irritée, étouffée par le rembourrage. Le casque ne s’est
pas remis de sa rencontre avec l’un d’eux, et je n’ai pas vraiment eu le temps de faire des emplettes
pour le remplacer, voyez-vous… ! (Je n’osai imaginer l’état du type, si le casque avait été
endommagé au point de ne plus pouvoir servir.) Et pour votre gouverne, avec moi vous ne risquez
absolument rien.

Quel vantard suffisant !

Et sur ces mots, nous repartîmes.

C’est seulement lorsque nous passâmes à côté du commissariat, situé à 50 mètres à peine, que je
réalisai que le salut avait été tout proche. Je montrai du doigt le poste de police à Kell et lui intimai
de s’arrêter.

Sa seule réaction fut d’accélérer.

Je haïssais ce mec.

Dix minutes plus tard, Kell gara la moto sur le parking d’un hôtel bas de gamme. Le casque au
coude et mon sac dans une main, il me saisit par le bras pour m’entraîner derrière lui. J’essayai de
me dégager, irritée – j’avais l’impression d’être un colis que l’on trimballe –, mais autant espérer
forcer des menottes en acier.

— Où m’emmenez-vous ?

— Est-il vraiment nécessaire que je vous réponde… ? dit-il sèchement, sans me jeter ne serait-ce
qu’un coup d’œil alors que nous entrions dans l’hôtel.

De fait, non. J’avais bien compris quelle était notre destination. Ce que je voulais surtout, c’était
savoir pourquoi j’étais là, et connaître le fin mot de cette soirée insensée. Je voulais comprendre.

La sensation d’énergie démentielle qui m’avait permis d’échapper à mes prétendants au rapt s’était
estompée, me laissant aussi en forme qu’une vieille chaussette oubliée au fond d’un panier à linge
sale. La tension de ces dernières heures me tombait dessus comme une chappe. Mes yeux me
piquèrent. Je me mordis les lèvres pour ne pas pleurer.

Je sentais avec acuité les doigts de Kell autour de mon poignet. La réalité me frappa de son
évidence : en fait, j’étais sa prisonnière. Il n’avait empêché ces hommes de m’enlever que pour
mieux le faire lui-même. Avec une différence notable cependant : vu sa façon de se comporter avec
moi, il paraissait évident qu’il n’avait pas l’ombre d’une intention libidineuse à mon égard. J’avais
plutôt l’air de le dégoûter. Ce qui n’était pas le cas du mec que j’avais tué…

Seigneur…J’ai tué un homme. Et sans doute un autre également...

Non, je ne devais pas y penser. Pas encore. Je ne voulais pas pleurer devant un type aussi dénué de
compassion que ce Kell de malheur. J’avais bien l’intention de lui fausser compagnie dès que
possible, mais pour l’instant, il était le seul à pouvoir m’éclairer sur ce qui se passait. Et puis,
quelque chose me disait que même mon honnête maîtrise en matière d’arts martiaux ne me permettrait
pas de lutter contre lui.

Nous ne croisâmes pas un chat à cette heure tardive, et Kell régla la chambre avec sa carte de
crédit à une borne automatique. Vive le modernisme ! Vous pouvez vous faire enlever, mener dans
une chambre d’hôtel contre votre gré, et aucun employé n’est là pour vous secourir.

Quand les portes de l’ascenseur se refermèrent sur nous, me revint avec une précision stupéfiante
le souvenir de notre première rencontre au commissariat. Je sentais encore sur moi son regard froid,
dur, d’un bleu aussi pâle que celui des glaciers. Je revoyais son visage fermé, ciselé à la perfection ;
cette mèche de cheveux bruns qui effleurait l’un de ses sourcils froncés et que j’avais eu terriblement
envie de repousser en arrière ; ses lèvres bien dessinées figées en un pli sévère ; ses mâchoires
énergiques crispées de contrariété ; sans oublier sa présence qui écrasait tout dans la cabine, comme
si l’air s’était raréfié. Néanmoins, cette fois, je ne ressentis pas cette bouffée de désir qui m’avait tant
stupéfiée. J’étais désorientée, furieuse et totalement épuisée ; j’avais franchement autre chose à
penser qu’à mes hormones en manque.

Kell ne me lâcha qu’après avoir verrouillé la porte de la chambre derrière nous. Comme dans tous
les hôtels de ce genre, il y avait un petit bureau avec une chaise à côté d’un placard aux portes
coulissantes, une télévision vissée au mur face à un lit double à la couverture pastel, des toilettes, et
une salle de bain exiguë comportant une douche.

De Monio posa son casque de moto sur le bureau et me jeta sans égard mon sac dans les bras.

— Lavez-vous et changez-vous ! m’ordonna-t-il durement, en me balayant du regard de la tête aux


pieds, les lèvres pincées, comme si j’étais un cafard englué dans les excréments d’un chien
diarrhéique.

Je me sentis salie par son air méprisant. Que lui avais-je donc fait pour qu’il me déteste autant ? Je
ne le connaissais même pas quelques heures plus tôt, ce mec ! La moutarde me monta au nez et
j’explosai :

— Allez vous faire foutre, espèce de connard arrogant ! Je n’ai pas à vous obéir au doigt et à
l’œil ! (Je crispai mes mains sur le sac, le serrant contre ma poitrine.) Vous m’enlevez, vous me
baladez à droite et à gauche sans aucune explication, vous ordonnez : faites ceci, faites cela… Non
mais vous vous prenez pour qui, à la fin ? (Ma voix était de nouveau partie dans les aigus.) Merde !
Mais qu’est-ce qui se passe ?

Les traits de Kell, assombris par la fatigue, se creusèrent un peu plus. Il avança vers moi, immense
et sombre, telle la mort venue sur terre ravir une âme. Ils n’étaient pas nombreux les hommes que
j’avais croisés au cours de ma vie qui m’avaient fait me sentir petite. Il était l’un d’eux. Je reculai
instinctivement, mais me retrouvai très vite bloquée par la porte de la salle de bain. Encombrée par
mon petit bagage, je ne pus repousser Kell tout de suite. Après, il fut trop tard ; mes bras étaient
coincés entre le sac et le cuir renforcé de son blouson de motard – peut-être même que ce dernier
était pare-balle, pour ce que j’en savais…

Mon cœur s’emballa. Un nœud de terreur noire se nicha dans mon ventre et monta prendre
possession de ma gorge en même temps qu’un tourbillon de chaleur naissait au même endroit pour
glisser, quant à lui, jusqu’à mon entrejambe. Décidément, ce type me faisait de l’effet. Un véritable
grand écart entre me jeter sur lui toute libido dehors et m’enfuir à toutes jambes en hurlant.

Je poussai un gémissement quand il me saisit avec dureté par la mâchoire inférieure et me força à
tourner la tête de côté, de sorte qu’en se penchant, ses lèvres effleurèrent mon oreille tandis qu’il
murmurait, glacial :

— Je vous donne le choix : ou vous entrez de votre propre chef dans cette salle de bain et vous
vous changez, ou c’est moi qui m’en charge, douche comprise…

C’est fou comme certains arguments peuvent faire mouche. Quelques secondes plus tard, je
m’engouffrais dans la salle de bain.

Le miroir au-dessus du lavabo me renvoya une telle image, que mes nerfs malmenés faillirent me
lâcher.

Beurk… J’avais l’air de revenir d’une zone de conflit. Sur tout un côté, ma chevelure, ébouriffée
au possible, était enduite d’une espèce de matière collante et malodorante, des stries noires barraient
une de mes joues, et mon tee-shirt avait connu des jours meilleurs. Mais le pire c’était le bas. Mes
pieds étaient… comment dire… ? Crasseux, meurtris.

Avec une grimace, je m’assis sur l’abattant des toilettes pour les examiner.

C’est bizarre comme l’urgence d’échapper à des poursuivants peut vous anesthésier. À présent,
alors que je voyais les coupures et les petits gravillons sous la peau de la plante de mes pieds, je
ressentais la douleur. En tremblant, je fouillai dans mon sac à main à la recherche de ma trousse de
secours. Qui a dit que les sacs de femmes ne sont bons qu’à transporter du maquillage ?

Rassemblant le peu de courage qui me restait, j’entrepris avec une pince à épiler, et force
grimaces, d’ôter de mon épiderme pédieux délicat tout ce qui n’était pas censé y être planté. Cela me
prit environ dix minutes. L’œil critique, j’examinai le résultat de mon opération à cœur ouvert et fut
plutôt satisfaite. J’avais quelques trous et coupures, mais ils ne saignaient pas. Après la douche, je
désinfecterais le tout et mettrais des pansements sur les plus profonds. Je savais que, le surlendemain,
ce ne serait plus que des taches et des stries roses. Je cicatrisais toujours très vite.

Je ne pus retenir un gémissement de pure félicité quand l’eau tiède commença à cascader sur ma
tête. Dieu, que c’était bon ! Je me lavai les cheveux et me savonnai énergiquement avec le shampoing
fourni par l’hôtel, comme si le fait de frotter fort pouvait effacer ces dernières heures.

Au moment de me rincer la tête, je me rendis compte que j’avais oublié mon baume démêlant à
l’intérieur de ma trousse – j’y garde quelques échantillons, ça peut toujours servir. Laissant couler
l’eau dans la cabine, je me dépêchai de rejoindre le lavabo pour fouiller ma pochette. Un éclat de
voix provenant de la chambre me fit me figer, frissonnante, tandis que l’eau dégoulinait le long de
mon corps et de mes cheveux, imbibant le tapis de bain.

Kell parlait à quelqu’un. Avec le bruit de la douche qui crépitait dans la cabine derrière moi, seuls
quelques mots m’étaient intelligibles. Je repérai une grille d’aération au niveau de la partie basse de
la porte. J’avais enfin une chance d’apprendre quelque chose !

Je n’hésitai pas une seconde ; j’enroulai rapidement une serviette autour de moi, mes cheveux
gouttant dans mon dos, et m’agenouillai sur le carrelage afin de coller mon oreille contre la grille. La
voix de Kell me parvint, claire et nette cette fois. Il semblait irrité.

— Démerde-toi ! J’ai besoin de cette bagnole dans l’heure qui vient ! Fatigué ? Moi ? (Il rit,
sarcastique.) On peut dire ça ; je suis presque à vide. J’ai un peu trop tiré sur la corde. C’est assez…
compliqué en ce moment. Ce ne sont pas tes oignons. Je vais devoir refaire le plein. C’est pour ça
que j’ai besoin de la voiture, et fissa. Dans l’état où je suis, un trajet en moto est trop risqué. Un
accident ne ferait que me priver de moyen de locomotion, et il faut vraiment que je refasse le plein.
En plus je ne suis pas seul, un voyage speed me viderait complètement. (Il souffla, agacé :) C’est une
fille. Je t’ai dit que ce n’était pas tes oignons. Au fait, je compte sur toi pour récupérer ma moto. (Il
eut un soupir.) Le tarif habituel ? Hein ? Espèce de sale petit nabot ! Tu te fous de moi ? Tu me dois
un gros service, je te le rappelle ! Ouais, je sais… (Il soupira à nouveau.) Maintenant, le plus
important : je veux que tu vérifies si l’accès aux trois portes n’est pas surveillé. Oui. Non. Ça ne te
regarde toujours pas. (Il eut un moment d’hésitation, puis dit :) Au cas où l’accès aux portes serait
impossible, j’ai besoin de savoir où se trouve Phen. Quoi ? (Son ton était furieux. Il marmonna :) Cet
oiseau de malheur devait me prévenir s’il quittait l’Europe ! J’avais mes raisons, occupe-toi de tes
miches. Mouais… Au cas où, tu vas me préparer deux passeports, j’en aurai besoin pour demain
matin au plus tard. Oui, je t’envoie les photos immédiatement. Pas du tout. M’en fous, choisis les
noms que tu veux. Pour les âges : vingt-six pour elle, et pour moi tu sais quoi mettre…J’attends ton
coup de fil. Et ne me déçois pas… !

Le silence qui suivit m’indiqua qu’après sa menace voilée Kell avait mis fin à son appel.

Agenouillée sur le carrelage froid, je grelottais, abasourdie.

Dans quoi étais-je fourrée ?

Je n’avais pas compris grand-chose à ce que ce taré avait dit, mais il en ressortait qu’il avait un
plan A : m’emmener quelque part dans un délai très proche. Et si ce n’était pas possible, il avait
prévu un plan B, qui incluait de faux passeports, et prévoyait donc de me faire quitter l’Europe.

Et qu’est-ce qu’il entendait par « à vide » et « voyage speed » ?

Et c’était quoi ces « trois portes » ?

Et il m’avait rajeunie de deux ans.

Bordel ! Je m’en serais arraché tous les cheveux de la tête tellement j’en avais ma claque d’être
plongée dans le brouillard. J’avais l’impression d’étouffer.

Mes yeux se posèrent sur le sac de sport à mes pieds. Je me demandai quels vêtements ce bougre
de type avait-il bien pu choisir dans ma garde-robe. J’ouvris la fermeture éclair, et la vue d’un objet
que je connaissais bien, en jelly rose fluo, posé bien en évidence sur mon pantalon cargo noir fit virer
mon visage au cramoisi.

L’immonde salopard !

Je me sentis si humiliée que ma gorge devint aussi sèche que le désert du Kalahari. L’envie de tuer
me submergea, aussitôt suivie par celle de céder au syndrome de Caliméro : c’est vraiment trop
injuste ! Qu’y pouvais-je si, à vingt-huit ans, je n’étais jamais parvenue à… Ne nous cachons pas
derrière les mots, disons-le clairement : à jouir. J’avais tout essayé. Même ça. Et rien. Nothing.
Nada. Niente.

Le sexe et moi n’étions pas copains. Le désir, ça je connaissais – quoiqu’ avant de rencontrer Kell
dans cet ascenseur, je ne l’avais jamais ressenti avec une telle intensité –, mais le plaisir c’était une
autre paire de manches. C’était seule que j’obtenais les meilleurs résultats, et ce n’était pas
extraordinaire, rien à voir avec tout le tintouin qu’on en faisait. Et maintenant, je me faisais humilier
par un type imbuvable, insensible, et probablement meurtrier, et une horde de fous furieux que je
n’arrivais pas à classer loups-garous cherchait à m’enlever et accessoirement à me violer.

C’était tellement injuste tout ça !

Ma gorge se serra et des larmes de dépit inondèrent mes yeux. La blessure que je m’appliquais
depuis des années à enfouir tout au fond de moi ressurgit avec la violence d’un raz-de-marée. Elle se
remit à saigner. Pourquoi ne parvenais-je jamais à provoquer le désir, l’amour, chez un homme ?
J’avais toujours dû me jeter au cou des mecs qui me plaisaient, et ça n’avait marché que rarement.
J’en étais venue à me tourner vers ceux qui ne rencontraient pas un franc succès, et même là, j’avais
essuyé plus souvent qu’à mon tour ce qu’on appelle communément « un râteau ». Nico ne comprenait
pas. Il me disait que lui me trouvait charmante, et je lui répondais que c’était probablement parce
qu’il n’y connaissait que dalle question femmes. J’avais beau correspondre aux canons de beauté en
vogue, je n’avais aucun charme, aucun sex appeal, c’était ça la triste réalité. Je finirais vieille fille et
mourrais sans avoir jamais grimpé aux rideaux. D’habitude, je parvenais à ne pas y penser, même si
parfois c’était lourd à porter. Ces dernières semaines, il est vrai, à ma grande surprise, j’avais
découvert la sensation agréable d’attirer les regards dans la rue, et, presque en même temps, j’avais
enfin réussi à sortir avec Michaël, alors que depuis au moins un an je lui montrais, sans succès, que
sa belle petite gueule ne me laissait pas indifférente. Je m’étais alors dit que, peut-être, mon avenir
sentimental et sexuel était en train de s’éclairer. Mais une fois dans le vif du sujet, ça c’était révélé
aussi décevant que d’habitude. Pas même une légère approche du septième ciel. C’était moi qui avais
un problème.

La première fois que j’avais fait l’amour, à l’âge de vingt ans, avec un copain de la fac de droit,
étant donné que je n’avais ressenti aucune douleur et que c’était « entré comme dans du beurre », mon
amant m’avait traitée de menteuse, me disant que je m’étais foutue de lui en prétendant qu’il était le
premier. Mortifiée, je l’avais envoyé se faire pendre ailleurs et avais attendu au moins un an avant de
renouveler l’expérience. Puis, voyant que rien ne « décollait », j’avais acheté pléthore de livres sur
le sujet, et j’étais devenue incollable sur l’anatomie féminine. J’avais même demandé à ma
gynécologue si quelque chose de physique clochait chez moi, et elle m’avait assuré que non. Et quand
elle m’avait demandé pourquoi je lui posais cette question, je m’étais confiée à elle. J’étais ressortie
de son cabinet avec dans mon sac l’adresse d’un sexologue. Je n’étais jamais allée le voir.

Mes yeux revinrent se porter sur cet objet du diable d’un rose à faire attraper une grippe intestinale
à un caméléon, et je maudis la série « Sex and the city{8} » pour la publicité mensongère qu’elle lui
avait faite. La rage au cœur, je m’en saisis et le jetai dans la petite poubelle ; pour ce qu’il m’avait
été utile !

Tremblante, je me remis sur mes pieds. J’ôtai la serviette qui me couvrait, et retournai d’une
démarche de somnambule dans la cabine de douche, que je refermai derrière moi avant de me laisser
glisser au fond du bac, sous le jet brûlant, secouée de sanglots irrépressibles. J’étais inapte à l’amour
et je venais de tuer. Merde ! Il y avait de quoi pleurer, non ?
6.
Lorsque je me regardai dans le miroir de la salle de bain, vêtue de mon pantalon cargo noir et d’un
débardeur kaki à manches longues, j’eus l’impression que la couleur de mes yeux ressortait plus que
d’habitude. Le gris de mes iris, anthracite sur le pourtour, et qui allait en s’éclaircissant jusqu’à
prendre une teinte de nacre près de la pupille, semblait plus lumineux.

C’est parce que j’ai pleuré.

Mes cheveux, eux, avaient retrouvé leur aspect habituel, qui excluait les substances collantes et
nauséabondes ; ils brillaient doucement de leur éclat blond pâle, quasi blanc.

J’avais presque l’air d’une personne qui durant les trois dernières heures n’avait pas été agressée,
poursuivie, sauvée, traquée, et re-sauvée, par tout un tas de mecs particulièrement flippants. Et le fait
que je classe mon sauveur lui-même dans cette catégorie prouvait, s’il fallait s’en convaincre, que ma
vie avait pris un tour de merde.

Et puis… j’avais tué.

Oui.

Je devais affronter cette idée, l’admettre.

Je l’avais fait pour sauver ma peau.

Pleurer m’avait fait du bien. J’étais comme groggy, mais l’impression de tomber dans un gouffre
avait disparu, cédant la place à une sorte de soulagement. Celui d’être en vie. C’était eux ou moi.
Dans le tourbillon qui m’aspirait, je m’étais raccrochée à une saillie, stoppant ma chute.

Il restait à savoir ce qui avait provoqué tous ces évènements. Et une seule personne était à même
de me renseigner : un type beau au point que c’en était injuste pour les autres hommes, mais aussi
sympathique et ouvert qu’un bénitier dans ses mauvais jours.

Cette fois, il allait me répondre !

Je carrai les épaules et, prenant une grande inspiration, sortis de la salle de bain, prête à en
découdre.

Je me figeai. Kell était allongé sur le lit, les yeux fermés, tel le gisant de marbre d’un tombeau
médiéval. Son profil de médaille se découpait sur le rideau bleu de la fenêtre.

J’hésitai quelques instants à réengager les hostilités, mais j’avais besoin de réponses. Et puis,
j’étais persuadée qu’il ne dormait pas.

— Maintenant que j’ai consenti à faire ce que vous vouliez, dis-je, sur un ton mesuré, mais ferme,
il me serait agréable que vous fassiez à votre tour un pas vers moi. J’ai bien compris que des gens
essaient de m’enlever, et que vous faites tout pour contrecarrer leurs plans. Vous serez d’accord pour
dire qu’il est légitime que je sache très exactement dans quelle galère je suis embarquée. C’est quoi
cette histoire de loups-garous ? J’ai halluciné, n’est-ce pas, quand j’ai cru voir briller leurs yeux
dans le noir… Ils ne se transforment pas vraiment… Ou alors un savant fou a-t-il trouvé un procédé
pour manipuler les gènes ou un truc dans le genre ? Si vous voulez que je vous suive sans trop
discuter, il va falloir que vous m’en disiez plus.

Il n’ouvrit pas les yeux, seules ses lèvres bougèrent :

— Oui, ce sont des loups-garous.

Ça, c’est ce qui s’appelle une réponse concise.

Bien que perturbée par l’idée qu’il continue à prétendre que ces créatures du folklore existaient, je
ne m’avouais pas vaincue.

— Est-ce que tout ceci a un rapport avec les services secrets ?

— Il ne m’est pas possible d’en parler.

Le ton était las et glacial. Je serrai les poings d’agacement.

— D’accord, d’accord, je vois le topo : le secret d’État, l’anonymat des agents, et tout ça et tout
ça. Je comprends, vous n’êtes pas libre de me révéler certaines choses. Alors, je vous demande juste
de me dire si c’est un membre de ma famille qui vous envoie. Ce n’est pas grand-chose… !

Il souffla bruyamment, exaspéré, avant de lâcher :

— Oui.

Un soulagement indicible m’inonda. Lionel l’avait envoyé. Je me détendis pour la première fois de
la soirée. C’était comme si un liquide chaud se diffusait dans tout mon être. Rien n’était perdu. Je
pourrais conserver mon boulot et je n’irais pas en taule ; les services secrets s’emploieraient à tout
arranger avec le ministère de l’Intérieur.

Les jambes en caoutchouc, je m’assis lourdement sur l’unique chaise de la chambre. Bon Dieu, ce
que j’avais flippé ! D’accord, je ne devais pas oublier qu’on n’était pas forcément sortis d’affaire,
avec les tarés bizarroïdes qui nous poursuivaient, mais savoir que je n’étais pas hors la loi m’ôtait un
grand poids.

La sonnerie du téléphone de Kell creva la bulle rose dans laquelle je me vautrais tel l’Oncle
Picsou dans sa piscine remplie de pièces de monnaie. Toujours allongé et les yeux clos, il porta
l’appareil à son oreille et demanda sans préambule :

— C’est fait ? Parfait. Et les portes ? Je le savais. Fait chier ! Les passeports ? Quoi ? Tu n’aurais
pas pu trouver autre chose ? Les billets ? Très bien. Je sais. À plus !
Il raccrocha et se leva.

Je remarquai qu’il avait enlevé son blouson de motard et portait un tee-shirt manches longues noir
qui épousait la forme en V de son torse si sexy. Un flingue semi-automatique glissé dans un holster
sous son aisselle gauche faisait le pendant de l’arme étrange sanglée autour de sa cuisse droite.

— On y va, m’annonça-t-il en enfilant son blouson tout en se dirigeant vers la porte sans me jeter
un regard.

— Où ça ?

Ses yeux clairs, glacés comme la banquise, se tournèrent enfin vers moi, et je fus de nouveau
frappée par l’expression saturée de fatigue de son visage.

— Vous verrez bien, se contenta-t-il de me répondre.

Et il me saisit sèchement au-dessus du coude, m’entraînant avec lui hors de la chambre. Furieuse,
je me promis que la prochaine fois que je verrais Lionel, je lui dirais ma façon de penser concernant
ses choix douteux en matière de gardes du corps.

Sur le parking, nous trouvâmes un 4x4 noir garé à la place de la moto. Mon cœur fit une embardée.

Ils nous ont retrouvés !

Mais Kell ne semblait pas alarmé. Il se dirigea tranquillement vers le véhicule, et, sans me lâcher
le bras, se pencha pour tâtonner sous le bas de caisse, près de la roue avant gauche. Il se redressa,
une clef à la main. Je compris alors qu’il devait s’agir de la voiture « commandée » à son mystérieux
interlocuteur pendant que je prenais ma douche.

Sans un mot, il déverrouilla les portières et me lâcha enfin, me faisant signe de m’installer sur le
siège passager à l’avant.

Mon agacement monta d’un cran. Il croyait quoi ? Que j’allais m’asseoir à l’arrière, comme dans
un putain de taxi ? Ce type avait vraiment le don de me mettre en rogne. Il me traitait avec la
considération due à une merde. Les services secrets devraient sérieusement revoir la formation de
leurs agents en ce qui concernait les relations humaines !

Kell fouilla à l’intérieur de la boîte à gants et en sortit une grande enveloppe de papier kraft. Il
l’ouvrit et glissa dans une poche de son blouson les deux carnets lie de vin qu’elle contenait. Je
reconnus des passeports. Où comptait-il m’emmener ? Je me mordis les lèvres. Ça n’était pas la
peine de demander, il ne me répondrait pas.

La mine renfrognée (mon frère aurait dit que je faisais ma tête de schtroumpf grognon), je me
rencognai dans mon siège.
Après pas loin d’une heure de trajet sans un mot, au moment où nous prîmes la sortie vers Saint-
Paul-Les-Durances, je craquai.

— Où allons-nous ?

Pas de réponse.

— Eh ! Je vous ai posé une question !

Le visage de marbre, Kell continua de m’ignorer. Je respirai profondément plusieurs fois. C’était
ça ou je le frappais, et comme la perspective d’un accident de voiture ne m’emballait pas
particulièrement, je reportai mon attention sur la route. Les panneaux indiquaient que nous arrivions à
Cadarache. Qu’est-ce qu’on venait foutre dans les environs de la centrale nucléaire ?

Kell s’engagea sur une toute petite voie, presque un sentier, avant de carrément prendre à travers la
rocaille et les broussailles. Je compris alors l’utilité du 4x4. Nous roulâmes encore pendant quelques
minutes, puis mon sympathique et prolixe compagnon stoppa la voiture près d’un bosquet d’arbres et
coupa le moteur. Je retins un soupir de satisfaction quand il se tourna vers moi. J’allais enfin savoir
ce qu’on faisait là. Il se pencha et je sentis sa chaleur m’envelopper.

Il n’allait tout de même pas…

Un cliquetis et le contact du métal sur mon poignet droit me surprirent. Je baissai les yeux. Une
paire de menottes me reliait à la poignée de la portière.

— Mais… mais qu’est-ce qui vous prend ? protestai-je en secouant mon bras, furieuse. Enlevez-
moi ça tout de suite !

La lumière du plafonnier s’éclaira quand il ouvrit sa portière et descendit de la voiture.

— Hey ! Je vous parle ! Enlevez-moi ça, espèce de taré !

Il me lança un regard moqueur et sa bouche s’incurva, cruelle.

— Vous les préféreriez sans doute recouvertes de fourrure rose, pour qu’elles soient assorties à
votre jouet ?

Le rouge me monta au front.

— Connard !

Il eut un ricanement et referma la portière, me plongeant dans le noir. Quand le bip de la fermeture
centralisée se fit entendre, je crus devenir dingue. D’habitude, les voitures ne me déclenchent pas de
crise de claustrophobie, mais savoir que j’étais menottée dans un véhicule fermé, au beau milieu de
nulle part, et en pleine nuit, me rendait un tantinet nerveuse.

Je m’adossai à mon siège et m’obligeai à respirer lentement pour me calmer. Je n’essayai même
pas de tirer sur les menottes. Ça ne servirait à rien, juste à me faire mal. Pas la peine de gaspiller
mon énergie. Pourquoi diable m’avait-il menottée ? Soit c’était un adepte des trips SM, soit il ne
souhaitait pas que je vienne avec lui mais voulait être sûr de me trouver là à son retour. Je penchais
pour la deuxième explication, bien que celle-ci n’exclût pas la première…

Au bout d’un moment, je remarquai de petites lumières entre les arbres en face. Ce devait être
celles des lampadaires entourant le périmètre de la centrale.

Que pouvait bien faire Kell dans ces parages ?

Je ne saurais dire combien de temps passa avant que le bip de l’ouverture centralisée ne se fasse
entendre. La brusque lumière dans l’habitacle me fit cligner des yeux. La portière côté conducteur
s’ouvrit sur Kell.

Je m’apprêtai à l’agonir d’injures alors qu’il s’installait sur le siège, mais aucun son ne franchit
mes lèvres. J’étais comme suffoquée par sa présence. C’était la même sensation que dans l’ascenseur
la première fois que je l’avais rencontré. J’avalai difficilement ma salive quand il se pencha vers
moi pour ouvrir les menottes, et mon imagination, cette traîtresse, me montra en couleur toutes sortes
de combinaisons incluant nos corps nus et ces maudits bracelets d’acier.

Il se rassit toujours sans un mot et glissa les menottes à l’intérieur de son blouson. Je pus le
détailler quelques secondes avant que le plafonnier ne s’éteigne. C’était incroyable, mais il ne
semblait plus du tout fatigué, et les cernes sous ses yeux s’étaient effacés. Je me fis la réflexion qu’on
n’insistait vraiment pas assez sur les bienfaits des balades nocturnes aux alentours des centrales
nucléaires.

Durant quelques secondes, je balançai entre poursuivre mon idée première, qui incluait
vociférations et injures taillées sur mesure, et m’envelopper dans un mépris glacé et silencieux. Son
visage fermé, indifférent, me fit basculer vers la seconde option. Même si je m’égosillais et le traitais
de tous les noms d’oiseau, ça ne lui ferait ni chaud ni froid. Ça ne servirait qu’à m’énerver encore
plus que je ne l’étais déjà. Je me contentai donc de ruminer, le visage tourné vers la fenêtre.

Durant tout le trajet de retour au motel, Kell ne pipa mot. Et moi non plus. Il était près de 4 heures
du matin ; j’étais épuisée.

Une fois dans la chambre, après m’être brossé les dents, toute volonté bue, je m’écroulai sur le lit
tout habillée et m’endormis sans me préoccuper de rien. Si j’étais bien sûre d’une chose, c’est que
mon adorable et doux protecteur n’essayerait pas de profiter de moi pendant mon sommeil. Il me
détestait bien trop pour que j’aie quoi que ce soit à craindre de ce côté-là.
7.
Le réveil, une heure et demie plus tard, fut rude.

Kell me secoua par l’épaule avec la douceur qu’on réserve d’habitude à une piñata, et ouvrir les
paupières me donna l’impression que mes globes oculaires avaient été passés au papier de verre.

Ma nounou géante m’annonça sur un ton froid que j’avais exactement un quart d’heure pour me
préparer et me conseilla de mettre quelque chose de pratique. Puis, elle se désintéressa de moi et me
tourna le dos pour se poster près de la fenêtre, pianotant sur l’écran tactile de son téléphone.

Je poignardai le large dos si sexy d’un regard meurtrier et notai malgré moi que Kell avait troqué
son pantalon de cuir contre un jean. Il avait conservé son polo noir, dont les manches longues étaient
remontées sur ses avant-bras musclés. Mes hormones remarquèrent même que ses cheveux bruns
étaient humides sur la nuque. Il avait dû prendre sa douche peu de temps auparavant.

En jetant un coup d’œil à l’autre côté du lit, je constatai qu’il n’y avait pas dormi.

Quatorze minutes et trente secondes plus tard, j’étais prête. J’avais gardé mon pantalon cargo,
échangé mon haut à manches longues kaki contre un tee-shirt manches courtes de même couleur, et
jeté sur mes épaules un sweat-shirt noir. Attachés en catogan sur la nuque, mes cheveux ne me
gêneraient pas pour porter mon sac en bandoulière.

À 6 heures tapantes, nous nous garâmes sur le parking de l’aéroport de Marignane, le plus loin
possible des bâtiments. Dès qu’il coupa le moteur, Kell sortit un des passeports et me le tendit.

— Apprenez par cœur votre nom, prénom et date de naissance, m’ordonna-t-il.

J’eus envie de lui jeter le faux document à la figure, mais la curiosité l’emporta. J’ouvris le petit
carnet. J’étais censée m’appeler Solenne Maréchal épouse Magyar, et j’avais vingt-six ans.

Supeeeer… ! J’avais gagné deux ans de vie et en plus j’avais réussi à me dégoter un gentil
mari… !

— Nous sommes censés être en voyage de noces. Alors souvenez-vous bien de mon prénom sur le
passeport : Fabien.

Je biffai mentalement « gentil mari ».

Au bout de deux minutes, il récupéra le document et nous sortîmes de la voiture.

— Je pense que vous pouvez me dire où nous allons maintenant, non ? Histoire que je n’ai pas
l’air de tomber des nues au guichet d’embarquement.

J’avais employé un ton raisonnable qui, je l’espérais, l’inciterait à me répondre. Ce qu’il fit, la
mine impénétrable :
— En Australie. D’ailleurs, une petite mise au point s’impose…

— Hein ? L’Australie ? (Je me retins juste à temps de le saisir par le revers de son blouson et de
le secouer.) Mais qu’est-ce qu’on va faire si loin ?

Il ignora ma question et poursuivit froidement :

— Nous avons un long voyage devant nous. Il serait judicieux de votre part de ne pas créer de
difficultés et de faire ce que je vous demanderai sans discuter, à moins que vous ne teniez à tomber
entre les griffes de vos poursuivants.

Au vocable « griffes », je fus parcourue d’un frisson ; Kell ne parlait pas au sens figuré, je le
savais. Et bien que je ne crusse pas un mot de son histoire de loups-garous – fallait pas pousser – il
n’en était pas moins exact que j’étais traquée par des malades. Je ne pouvais donc qu’admettre le
raisonnable de sa remarque.

Je soupirai fortement, histoire de bien lui montrer que, pour moi, suivre ses directives équivalait à
m’arracher une dent sans anesthésie – enfin, j’avais toutes mes dents, mais j’imaginais que ça ne
devait pas être une partie de plaisir –, puis je me fendis d’un « C’est d’accord… » agacé.

Après sa petite mise au point, Kell fit le tour du 4x4 et ouvrit le coffre. Comme je l’avais suivi, il
me lança dans les bras mon petit bagage de sport avec autant de force que d’habitude, ce qui signifie
qu’il me coupa le souffle. Ensuite, il ouvrit un second sac, que ses « amis » avaient dû laisser à son
intention, dans lequel il glissa les trois armes qu’il portait sur lui : le pistolet mitrailleur trafiqué, le
Sig- Sauer qu’il m’avait prêté, et le semi-automatique. Les holsters d’épaule et de cuisse les
rejoignirent et il referma la fermeture Éclair. Je le vis passer les mains sur toute la surface du sac,
comme s’il voulait s’assurer que ce dernier était bien étanche, et je crus l’entendre murmurer quelque
chose, mais peut-être la fatigue me jouait-elle des tours.

Comme il posait le bagage à ses pieds pour refermer le coffre, je balbutiai :

— Vous… vous ne comptez pas sérieusement entrer dans l’aéroport avec ça ! Sans parler de
monter dans un avion ! (Il ne prit même pas la peine de me jeter un coup d’œil et récupéra le sac.) Au
premier portique, ça va être l’alerte générale…

— Il n’y aura aucun problème. Alors tenez-vous tranquille.

Il se dirigea vers les bâtiments d’une démarche assurée. Je lui emboîtai le pas, abasourdie. Ce mec
était complètement barré s’il pensait pouvoir embarquer avec son arsenal. Puis, je me souvins que
j’avais affaire à un gars des services secrets. Sans doute avait-il un truc pour passer des armes au nez
et à la barbe des portiques de sécurité. Peut-être même que la matière utilisée pour faire le sac était
spéciale et montrait sur les écrans à rayons X, à la place de son véritable contenu, quelque chose
d’inoffensif comme des poêles à frire ou des patins à roulettes ? Un gadget made in Q, quoi !

Quelle veinarde je suis, quand même ! Baby-sitée par James Bond en personne. Si c’est pas
classieux, ça !
J’avais beau me répéter comme un mantra que tout allait bien se passer, que Kell avait l’air de
savoir ce qu’il faisait, je ne me sentais pas bien fière en arrivant près de la banque où nous allions
récupérer nos billets et nous séparer de nos bagages pour les envoyer en soute.

Alors que nous étions à quelques pas, je sentis le bras libre de Kell s’enrouler autour de ma taille
et m’attirer contre lui. Je me raidis et il glissa entre ses dents :

— Détendez-vous ! Nous sommes censés être de jeunes mariés en voyage de noces, je vous le
rappelle. Alors souriez !

Je ne sais pas si mon sourire fut bien convainquant, mais je m’y employai courageusement. Son
bras me broyait les côtes, et si j’avais envie de montrer mes dents c’était plutôt pour le mordre.
J’étais furax.

Quand vint notre tour, le regard désabusé de l’employée s’éclaira comme si on avait appuyé sur un
interrupteur. Elle bomba le torse et porta une main à son chignon afin de vérifier que ce dernier était
bien en place. Je suis même sûre que durant une fraction de seconde, elle songea à le dénouer pour
secouer sa crinière blonde. Ses jolis yeux bleu pervenche fixés sur Kell, elle m’ignora complètement
et lui demanda avec un grand sourire ce qu’elle pouvait faire pour lui.

— Nous venons retirer et enregistrer nos billets pour Sydney, en Australie, au nom de monsieur et
madame Magyar. Nous avons réservé avec la compagnie KLM, dit-il aimablement.

Je sentis la femme me jauger du regard, dépitée. Puis, elle reporta son attention sur Kell et, après
un sourire béat, pianota sur son clavier d’ordinateur.

— Je vous ai trouvés ! (Elle avait le ton triomphant d’un archéologue ayant découvert le graal.)
Votre avion décolle à 7 heures trente. Ce n’est pas un vol direct. Vous arriverez à Amsterdam vers
9 heures, et vous devrez changer pour un appareil de la compagnie Singapour Airlines, départ pour
Kuala Lumpur prévu pour 10 heures trente, heure française. Je vous conseille de vous faire
enregistrer dès votre arrivée, car à l’international il faut obligatoirement le faire une heure et demie
avant l’embarquement. Ce sera votre vol le plus long : douze heures trente, avant d’arriver en
Malaisie, ce soir vers 23 heures, heure française. Cette seconde escale durera trois heures. Vous
aurez donc une heure et demie devant vous avant de faire enregistrer vos billets. Vous décollerez
ensuite pour l’Australie demain mercredi à 2 heures, heure française, et devriez atterrir à Sydney vers
18 heures trente, heure locale, c’est-à-dire 10 heures trente, heure française. En cette saison, le
décalage horaire avec la Nouvelle-Galles-du-Sud n’est que de 8 heures.

Durant toute la check-list d’une précision chirurgicale de notre traversée de la moitié du globe,
j’avais essayé avec discrétion de me dégager de l’étreinte douloureuse de Kell, mais impossible de
lui faire déplier le bras. J’optai pour une autre tactique.

Ah, il ne pouvait pas me voir en peinture, hein ? Et il voulait que nous passions pour des jeunes
mariés, n’est-ce pas ? Eh bien, il n’allait pas être déçu !

Je levai ma main gauche et la posai sur sa nuque, avant de me mettre sur la pointe des pieds pour
déposer un baiser dans son cou, juste sous sa mâchoire. Je sentis très distinctement cette dernière se
contracter. Le bras autour de ma taille se resserra d’un cran en guise de représailles, me coupant
presque le souffle. Mais je n’allais pas me laisser intimider ; « Jusqu’au-boutiste ! », c’est ma devise.

— Ô mon amour, susurrai-je, avec un air énamouré parfaitement niais, tout en continuant à picorer
son cou de baisers. (Je sentais battre contre mes lèvres le sang dans sa carotide, et le rythme était de
plus en plus rapide.) L’Australie ! Quelle belle surprise ! Tu es vraiment le mari le plus a-do-rable
de l’univers !

Mon petit stratagème m’attira un regard jaloux de la part de l’employée, mais il fonctionna
parfaitement. Kell me libéra de son étreinte. C’était officiel, ce mec préférerait se taper le cadavre
décomposé d’une hyène morte depuis un mois plutôt que ma petite personne. Pas de problème, ça me
va trèèèès bien !

C’est ça… À qui espérais-je le faire gober ? J’essayai tout de même de me remonter le moral. Il
était peut-être gay, allez savoir ? Cela expliquerait son comportement…

Mouais… Nico était gay et pourtant il ne m’avait jamais traitée ainsi…

Alors qu’il se penchait pour accrocher les tickets fournis par l’aimable employée sur les anses de
nos sacs destinés à voyager en soute, je m’efforçai de ne pas lorgner son postérieur moulé dans son
jean, bombé juste ce qu’il fallait, et je maudis une fois de plus le sort funeste qui s’attachait à mes pas
sentimentaux.

Je retins mon souffle au moment où les deux bagages passèrent sous l’arceau de sécurité, mais
aucune alarme ne retentit.

Kell avait raison.

Sale type !

Quatorze heures d’avion, sans compter l’escale d’une heure et demie à Amsterdam, ça vous
apprend la résignation ou vous rend complètement enragé. J’avoue que je basculais d’un état à l’autre
en fonction des humeurs de mon garde du corps. Quand il n’était pas muet comme une carpe, Kell
était odieux. Au temps pour notre couverture de jeunes mariés. Apparemment, depuis que nous étions
en transit, il estimait qu’il n’y avait pas de danger et donc qu’il n’était pas nécessaire de se mettre en
frais pour me ménager.

Le trajet de Marignane à Amsterdam s’était déroulé sans incident notable. Mais quand nous nous
étions installés dans l’avion pour Kuala Lumpur, mon voisin de siège, un homme d’âge mûr, avec une
distinguée moustache à la Errol Flynn, avait bondi, blafard, ses yeux exorbités fixés sur moi, et s’était
précipité vers la porte que l’hôtesse était en train de refermer. Seules des bribes de la conversation
animée qui avait suivi entre l’homme et le personnel de bord m’étaient parvenues. Il avait exigé de
descendre immédiatement.
Les autres passagers s’étaient étonnés, supputant entre eux sur les raisons qui avaient poussé cet
homme à quitter l’appareil. Pour ma part, je n’avais nul besoin d’explications. Je savais à quoi m’en
tenir, moi, le croque-mitaine des pédophiles.

Salopard… ! Qu’il aille brûler en Enfer.

Le vol de douze heures trente entre Amsterdam et Kuala Lumpur avait été bien ennuyeux. J’avais
malencontreusement omis d’emporter des magazines, et ma seule distraction avait été le visionnage
des films proposés par la compagnie aérienne. Fort heureusement, je comprenais parfaitement
l’anglais ; j’avais toujours été douée pour les langues, et durant un temps, j’avais même songé à
devenir prof, je n’avais donc aucune difficulté avec les versions originales dans la langue de
Shakespeare. Mais au bout de trois longs métrages, j’avais saturé. Voilà pourquoi, une fois arrivée,
je décidai de me mettre en quête d’une boutique susceptible de vendre des journaux.

J’avais à peine un pied posé dans l’aéroport malaisien, que j’eus le souffle coupé. Partout où je
portais le regard, ce n’était que marbre crème poli comme un miroir, aciers rutilants, verrières
étincelantes, et magasins de luxe. Il y avait même un métro ultra moderne sous tunnel de verre qui
permettait aux passagers d’accéder aux appareils éloignés sur le tarmac. Nos aéroports français ne
gagnaient pas vraiment à la comparaison...

Et c’est ici que nous avions une heure et demie à tuer ?

Choueeeeette !

Mon enthousiasme retomba en dessous de zéro après un coup d’œil à mon garde-chiourme. Comme
à l’accoutumée, il arborait un visage fermé. Mon exaspération ressurgit avec une force
proportionnelle à mon niveau de fatigue qui, après une nuit de sommeil réduite à 90 minutes, était
extrême. Après tout, je n’avais rien demandé, moi ! Comme si ça me faisait plaisir de me faire
courser par des maniaques, qu’un agent secret au caractère exécrable prétendait être des bestioles
n’existant pas dans un monde normal… !

— J’ai besoin d’acheter de quoi lire, lui annonçai-je, hautaine, en me dirigeant vers la galerie
marchande sans attendre sa réponse.

Il devait bien y avoir un magasin qui vendait des journaux où je pourrais m’approvisionner en
grilles de mots fléchés. J’en repérai un, tout proche, et mis le cap dessus. Au moment où j’allais y
entrer, Kell m’attrapa par le bras sans douceur.

— Je vous attends là, dit-il en désignant une rangée de sièges en face de la boutique. Je vais
m’occuper de notre hébergement sur Sydney. (Ses sourcils se froncèrent.) Pas de bêtises, vu ?

Je me dégageai en maugréant que je n’avais pas dix ans et entrai dans le magasin. Quelques
voyageurs flânaient entre les rayonnages, et je m’amusai à essayer de deviner leur nationalité. Je
pouvais d’emblée éliminer la française, les froggies n’étant pas réputés pour être de grands
voyageurs…

Je m’aperçus très vite que tout était classé par langue. Ayant trouvé le rayon « français » au fond
de la boutique, je sélectionnai plusieurs magazines, tout en jetant de temps à autre des coups d’œil à
l’extérieur, histoire de voir ce que faisait « l’espion qui ne m’aimait pas ». Mais noooon, je ne faisais
pas de fixette sur James Bond… Son téléphone collé à l’oreille, le beau ténébreux discutait tout en
effectuant lentement des allers et venues devant le magasin.

Après avoir rajouté un maxi mots fléchés sur ma pile, je longeai le rayon des journaux américains,
quand le titre de l’article d’un magazine attira soudain mon attention.

Je stoppai net. C’était un de ces périodiques à sensation chers aux Men in Black, où des farfelus
prétendent que leur voisin est un vampire, que des extra-terrestres sont venus depuis Mars dans
l’unique but de goûter à leur hamburger, ou que l’univers est en fait contenu dans une boule à neige
pour super géants.

Je secouai la tête, prête à passer mon chemin, quand ressurgit le souvenir du moment où j’avais
failli passer à la casserole à la mode biker. Juste après avoir tiré sur mon agresseur, le blessant à
l’aine, je l’avais vu se redresser, ses yeux brillant telles des lucioles, ses doigts prolongés de pointes
effilées, et ses épaules se mouvant comme si des vagues internes les déformaient. Si je ne lui avais
pas logé une balle entre les deux yeux, se serait-il transformé en loup ? Je ne parvenais toujours pas à
y croire. C’était trop dingue.

Songeuse, je tendis la main vers le magazine en marmonnant :

— Je me demande ce que peuvent bien valoir les articles d’un canard qui titre « Mon grand-père
est un loup-garou »…

— Pas grand-chose, j’en ai peur, dit en français derrière moi une voix masculine au timbre
mélodieux.

Surprise, je me retournai d’un bloc et faillis heurter l’homme qui se tenait dans mon dos. Pour
éviter de me cogner le nez contre son menton, je me rejetai en arrière et perdis l’équilibre. Par
réflexe, je m’accrochai à l’une de ses épaules afin de ne pas m’étaler au milieu des présentoirs, et
dans le mouvement effleurai son cou. Une étrange sensation me picota brièvement le bout des doigts.
Alors que je retirais ma main, confuse, l’inconnu murmura :

— Surprenant…

Je levai les yeux vers son visage pour m’excuser de ma maladresse, mais les mots moururent sur
mes lèvres. Si on s’était trouvé dans un dessin animé de Tex Avery, j’aurais probablement dû
ramasser ma mâchoire inférieure à mes pieds avec une petite pelle et une balayette.

Dire que le propriétaire de cette voix suave était beau aurait été le pléonasme du siècle. Plus grand
que moi d’une demi-tête, il était vêtu d’un costume croisé d’une blancheur immaculée et d’une
élégance extrême. Une chemise et une cravate de même teinte venaient encore renforcer toute cette
clarté. Les seules touches de sombre dans sa mise étaient sa chevelure, une rivière de mèches lisses
couleur de jais qui reposait sur son épaule droite et descendait jusqu’à sa taille, et une paire de
lunettes de soleil surmontant son nez ciselé à la perfection.

Kell était indéniablement beau, mais d’une beauté toute masculine, alors que les traits de cet
inconnu possédaient une délicatesse presque féminine. Pourtant, au vu de sa carrure et de sa haute
taille, on ne pouvait le confondre avec une femme.

Il me sourit et j’eus alors l’impression de n’être plus qu’une part de flan dans une soucoupe.

Au secours ! Je chavire !

Je me fichai un coup de pied mental aux fesses, et après avoir dégluti, parvins à demander d’une
voix un peu rauque :

— Veuillez m’excuser de m’être accrochée à vous ainsi. J’ai bien cru que j’allais finir les quatre
fers en l’air au milieu de ces magazines.

— Il n’y a pas de mal, me rassura-t-il aimablement. Je suis ravi de vous avoir servi de point
d’ancrage.

L’amusement dans sa voix ne m’échappa pas. Désireuse de changer de sujet, je lui demandai sur un
ton léger :

— Vous… vous avez déjà lu des papiers de ce genre ?

J’eus droit cette fois à un sourire de regret.

— Pas personnellement, non. (Il ramena une de ses longues mèches satinées derrière son oreille, et
j’aperçus au majeur de sa main droite une imposante bague en argent représentant un hexagramme
étoilé.) Mais on m’a rapporté qu’ils étaient bourrés de clichés. (Un coin de sa bouche sensuelle se
releva et il lança :) Qu’en penses-tu, Kellial ?

Kell se trouvait juste derrière lui. Toute mon attention focalisée sur l’inconnu, je n’avais pas vu
mon joyeux garde du corps nous rejoindre. Comment ce type en costard blanc avait-il fait pour savoir
que Kell se tenait dans son dos ? Et comment l’avait-il appelé ? Kellial ?

— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda sèchement ce dernier.

Kell arborait un visage de marbre, mais sa voix trahissait une bonne dose d’agacement. Il
contourna mon aimable interlocuteur pour venir se poster entre lui et moi, mais légèrement en décalé,
comme s’il voulait se ménager une voie de repli. Le bel éphèbe était-il dangereux ? Un espion
adverse ? Je fis un pas en arrière discret.

— Je me promène, répondit l’homme en blanc, affable, avec un geste désinvolte de la main, qui fit
miroiter les ciselures sur sa bague.
— Eh bien, promène-toi ailleurs que sur mes talons !

Kell m’attrapa fermement par le bras et m’entraîna avec lui malgré mes protestations. Tandis qu’il
jetait sur le comptoir de la caisse une somme d’une valeur bien supérieure à celle de mes achats,
j’entendis distinctement l’inconnu lancer, malicieux :

— À bientôt…

Une fois à l’extérieur, je m’enquis :

— Qui est-ce ?

— Un casse-pieds, répondit Kell entre ses dents.

À sa mine crispée, je compris qu’il ne me dirait rien de plus et que je devrais m’en contenter.

Tandis que nous nous éloignions dans la galerie, je jetai un dernier coup d’œil par-dessus mon
épaule, mais l’inconnu avait disparu.
8.
Une loque. Je n’étais plus qu’une loque. Rien de tel que vingt-trois heures trente de vol, sans
compter les escales, précédées d’une nuit d’une heure et demie, pour vous mettre en forme ! En forme
de quoi, là était la question…

Nous atterrîmes à Sydney mercredi, un peu après 18 heures trente, heure locale. Une fois nos deux
sacs qui avaient voyagé en soute récupérés, nous dûmes encore poireauter dans la salle des douanes
où il fallut remplir un questionnaire dans lequel le transport de denrées alimentaires semblait plus
répréhensible que celui des armes. Un douanier nous demanda même par trois fois si nous
transportions du fromage. À croire que, pour lui, tout Français était relié par un cordon ombilical à un
camembert coulant ou à un petit chèvre bien fait.

Après les joyeusetés administratives, nous finîmes par quitter l’aéroport et prîmes un taxi. Kell,
aussi frais qu’un gardon tout juste sorti d’un torrent de montagne, donna l’adresse du Victoria Court
Sydney, un Bed & Breakfast de Pott’s Point où il avait réservé une chambre. J’aurais préféré que
nous ayons chacun la nôtre, mais ne protestai pas, supputant qu’il ne voulait pas prendre le risque de
me laisser seule, ou alors que le budget alloué aux agents secrets était fort réduit.

Le taxi nous amena dans le quartier victorien, avec ses rues bordées d’arbres centenaires et ses
vieux immeubles de briques rouges. J’aurais sans doute mieux apprécié le charme un peu suranné du
lieu si je n’avais pas été aussi obsédée par l’idée de dormir.

Dans la maison de notre hôte, je captai pèle mêle l’escalier en bois assez étroit et très british avec
ses marches recouvertes d’un épais tapis tendu par des baguettes de laiton rutilantes, les bibelots sur
les meubles cirés, les bouquets de fleurs dans des vases aux allures de bonbonnières, mais ce qui me
fit fondre comme de la guimauve dans un bol de chocolat chaud, ce fut la vue du lit king size de notre
chambre.

Je m’écroulai en travers de ce merveilleux meuble sans me démaquiller, me brosser les dents, ni


me mettre en tee-shirt de nuit. C’est tout juste si je pris le temps d’ôter mes chaussures, avant de tirer
le dessus de lit jusqu’à mon menton avec un soupir de satisfaction béate. Ce que je foutais là, à
l’autre bout du monde, était une question avec laquelle je me colletterais après avoir dormi au moins
sept heures.

Juste avant de plonger dans le gouffre du sommeil, je crus sentir une main m’effleurer le front et
une voix murmurer :

— Dors.

Quelque chose tapait contre la vitre de la fenêtre.

Ce doit être encore le chat du voisin.


J’ouvris péniblement les yeux. Il faisait noir. Toujours embrumée de sommeil, je me dirigeai en
titubant vers la fenêtre pour regarder au travers, prête à faire courir ce félin de malheur, et me
retrouvai nez à nez avec… un cacatoès à huppe jaune.

Un cacatoès ?

Les dernières brumes de sommeil se dissipèrent et les souvenirs des heures précédentes affluèrent.

Merde ! J’étais en Australie.

Je contournai maladroitement le lit et éclairai l’une des lampes de chevet. J’étais seule dans la
chambre. Une pensée me fit rougir : Kell m’avait-il déshabillée ? Un rapide coup d’œil à ma mise me
montra qu’il n’en était rien. Je portais toujours les vêtements que j’avais sur le dos durant le voyage.
Ouf !

Je lorgnai d’un œil méfiant l’oiseau qui lissait ses plumes derrière la vitre. Y a pas à dire, les
pigeons du coin ont une drôle de dégaine…

Quelle heure pouvait-il bien être ? Je regardai ma montre en me félicitant d’avoir pensé, dès notre
sortie de l’aéroport, à avancer l’heure pour la caler sur celle du fuseau horaire dont dépendait
Sydney. La petite aiguille était sur le 10, la grande pratiquement sur le 12, et vu qu’il faisait nuit, j’en
conclus qu’elles indiquaient 22 heures.

Hein ? Je n’avais dormi que deux heures ? Par quel miracle me sentais-je aussi reposée ?

Où était passé Kell ?

Je ne voulais pas me l’avouer, mais son absence m’inquiétait. Afin de penser à autre chose,
j’allumai la télévision qui se trouvait dans l’angle à côté de la fenêtre. En zappant, je tombai sur
l’éphéméride du jour et poussai une exclamation.

On n’était pas mercredi ! On était jeudi ! J’avais dormi plus de vingt-quatre heures.

Abasourdie, je m’assis lourdement sur le lit.

Mince ! Une journée entière ! Un quasi coma, quoi. Que m’était-il arrivé, bon sang ? Le souvenir
vague d’une voix masculine qui me disait de dormir me fit froncer les sourcils. Avais-je rêvé ?

Je me passai les mains sur le visage.

Tout était devenu tellement bizarre. J’en venais vraiment à me demander si je ne perdais pas la
boule.

Une bonne douche m’éclaircira peut-être les idées . Sans compter que j’en avais bien besoin
après deux jours à mariner dans ma sueur.

Je repérai mon sac de vêtements au pied du lit et en sorti un jean, un t-shirt manches longues noir,
ainsi qu’un soutien-gorge et un string. Après avoir constaté d’un bref coup d’œil que la salle de bain
ne disposait pas de patère, je laissai le haut et le pantalon sur le dossier d’une chaise près de la
porte. Puis, mon sac à main et mes sous-vêtements sous le bras, j’allai procéder à mes ablutions.

Une demi-heure plus tard, j’étais propre et mes cheveux cascadaient, tout brillant, jusqu’à ma
taille. D’après Nico, je devrais tenter une coupe plus moderne, mais je ne parvenais pas à me décider
à couper mes longues mèches. Lorsque j’étais enfant, avant le coucher, ma mère me brossait
tendrement les cheveux, me disant souvent qu’elle avait l’impression de caresser des rayons de lune.
Ce souvenir d’enfance m’avait toujours dissuadée de les faire couper court. Le coiffeur ne me voyait
que de temps en temps pour les égaliser.

En sous-vêtements, j’entrouvris la porte de la salle de bain et cherchais à tâtons les effets que
j’avais préparés sur le dossier de la chaise. Ceux que je ramenai n’étaient pas du tout ceux que j’y
avais posés. J’avais dans la main un bustier de cuir noir à baleines, aux larges bretelles trapèzes,
lacé dans le dos, et un pantalon de même matière, qui devait mouler à mort.

Qu’est-ce que c’était que cette tisane ?

J’ouvris la porte en grand et poussai un petit cri à la vue de Kell, entièrement vêtu de cuir,
nonchalamment adossé contre la tête de lit, les jambes étendues devant lui. Je refermai
immédiatement, mais pas assez vite pour qu’il ait eu la moindre chance de rater mon string et mon
soutien-gorge pigeonnant.

Furieuse, je m’enveloppai jusqu’aux chevilles dans une grande serviette blanche et sortis en
trombe, prête à en découdre.

— Qu’est-ce que c’est que ces merdes ? m’enquis-je, accusatrice, en brandissant le bustier et le
pantalon de cuir.

— Vos vêtements pour ce soir, répondit-il sans me jeter un regard, l’air de mourir d’ennui.

Incrédule, je le regardai zapper avec la télécommande. Apparemment, le téléachat et les pubs pour
les shampooings étaient plus dignes d’intérêt que moi.

Je me sentis bouillir. Je cherchai mes affaires du regard et ne les aperçus nulle part.

— Où sont les vêtements que j’ai choisis ? (Quand je grondais comme ça, ça voulait dire que très
bientôt j’allais hurler.) Où les avez-vous mis, espèce de malade ? Où ?

Comme il ne me répondait pas, je jugulai l’envie qui me tenaillait de me jeter sur lui telle une
furie, ce qui aurait été une très mauvaise idée, limite suicidaire, vu sa stature. Bien sûr, même de
petits maigrichons peuvent être dangereux une fois en colère, mais Kell dégageait une aura de
puissance impossible à ignorer. Les dents serrées, je cherchai partout : sous le lit, dans le placard
près de la porte, mais ne trouvai rien. Bon sang ! Qu’en avait-il fait ?

Impuissante, je le toisai d’un regard mauvais.


— M’en fous ! J’ai d’autres vêtements ! le narguai-je en lui jetant les effets de cuir au visage.

Bravo, Jana ! Il ne manque plus que tu chantonnes « Na na nanère ! » et tu auras gagné la


palme de la puérilité.

Avec un sourire triomphant, je me penchai pour prendre mon petit sac de sport avant de me rendre
compte que ce dernier n’était plus au pied du lit. Il avait disparu également.

— Salopard ! sifflai-je entre mes dents en faisant volte-face pour lui dire tout le bien que je
pensais de lui.

Je me retrouvai le nez presque collé contre son large torse ; il s’était levé sans que je m’en
aperçoive. Je voulus immédiatement reculer, mais il crocheta ma nuque de la main gauche, et de la
droite me plaqua durement le bustier et le pantalon de cuir contre la poitrine.

— Vous allez mettre ces vêtements. (Sa voix, lourde de menaces, sembla s’insinuer en moi jusqu’à
des endroits que la décence m’interdisait de nommer.) Je vous donne cinq minutes. Passé ce délai,
c’est moi qui vous habille. (Ses yeux durs, implacables, me firent peur. Il y avait quelque chose tout
au fond. Quelque chose de sombre et d’interdit qui m’attirait et me terrifiait tout à la fois. Ce type
était dangereux. Mortellement dangereux.) Et je pense que vous n’apprécieriez pas.

— L… lâchez-moi… ! balbutiai-je en poussant de toutes mes forces sur ses pectoraux d’acier avec
mes deux mains sans parvenir à le faire bouger d’un millimètre. (Les battements lents et puissants de
son cœur pulsaient sous ma paume droite. L’intimité de la sensation m’assécha la bouche, et mon
propre cœur s’emballa. Ses doigts durs autour de ma nuque me brûlaient. Consciente que je ne
pourrais en aucun cas l’empêcher de m’habiller de force, j’abdiquai :) C’est bon, vous avez gagné.

Le visage de marbre, il me lâcha et les vêtements tombèrent sur le sol, entre nous. Humiliée, je me
baissai pour les ramasser, et me précipitai vers la salle de bain.

Sale type !

Au secours ! C’était moi, ça ?

Le miroir me renvoyait l’image d’une sculpturale gothique. Le cuir noir faisait paraître mes
cheveux encore plus clairs, presque blancs. Serrée par le bustier, ma taille était encore plus fine que
d’ordinaire. Et mes seins… Je rougis. Ils pigeonnaient, tels deux globes pâles, prêts à sortir le bout
de leur nez à la moindre inspiration un peu profonde. Jamais je n’avais porté un truc pareil ! Quant au
pantalon, il me moulait comme une seconde peau. Heureusement que je n’avais pas un pouce de
graisse. Nico me disait de temps en temps en riant qu’il me haïssait parce que je pouvais manger tout
ce que je voulais sans prendre un gramme, contrairement à lui qui devait faire attention afin d’éviter
de se laisser pousser un petit bedon.

Pour ce que ça me sert... C’est pas pour ça que je plais davantage !


Stop ! Si je m’engageais à nouveau sur ce terrain de pensée, j’allais une fois de plus basculer en
mode Calimero, et ce n’était pas le moment. Il valait mieux d’abord réfléchir à la raison pour
laquelle mon « adorable » garde du corps m’avait imposé une telle tenue. Étant donné que je le
séduisais autant que la perspective de contracter une blennorragie, le fait qu’il fantasme à l’idée de
me voir vêtue ainsi était à exclure. Restait la possibilité qu’il compte m’emmener à un concert
gothique… Un peu surprenant pour un agent secret en mission.

Je me remémorai toutes les fois où j’avais tenté d’avoir des réponses, et les seules occasions où
j’en avais obtenues, c’était quand j’avais fait appel à la logique, en soulignant combien il serait plus
facile pour lui de me gérer si j’étais bien sage.

Je me préparai mentalement à faire le dos rond, tout en me promettant de lui faire payer tout ça
plus tard. Quand j’aurais mon frère sous la main, par exemple…

Dès que je sortis de la salle de bain, je trouvai Kell qui m’attendait. Lui aussi portait du cuir noir :
un pantalon lacé sur le devant de chaque jambe et un long manteau à la Matrix, avec un tee-shirt très
près du corps. Apparemment, pendant que je jouais à la Belle au bois dormant, l’agent spécial De
Monio avait aussi fait des emplettes pour lui ; en dehors de ses goûts particuliers, cela n’avait rien
d’étonnant vu qu’il n’avait que des armes dans ses bagages. Je remarquai qu’il portait, enroulée
autour du bras, une laisse, dont je ne compris la raison d’être que quelques secondes plus tard, quand,
sans un mot, il me tendit un collier de chien en cuir clouté avec un anneau sur le devant. Je faillis lui
dire où il pouvait se mettre sa panoplie SM, mais un seul coup d’œil à son regard laser et à la façon
dont ce dernier passa alternativement d’un accessoire à l’autre m’en dissuada. Leur message était
clair : pour l’instant, la laisse et le collier étaient séparés, mais ça pouvait changer si je ne me
montrais pas coopérative. Il semblait que le costume devait être complet.

Avec un grognement mauvais, je raflai l’humiliant objet pour le mettre autour de mon cou. Je
n’arrivais pas à croire que j’acceptais de me plier à ça. J’avais toujours pensé être une femme
moderne, indépendante, qui ne se laissait pas faire, et je découvrais qu’en fonction du contexte, on
pouvait être contraint de se plier à des choses qui nous auraient fait frémir d’horreur ou basculer dans
la plus noire des rages en temps normal. Mon frère m’avait envoyé ce mec. D’accord, choix
discutable compte tenu de l’empathie naturelle de ce très sympathique garçon. Mais si mon frangin
l’avait fait, c’est qu’il pensait que je serais en sécurité avec lui, preuve que Kell était un
professionnel dans sa partie. S’il insistait – lourdement – pour me travestir de la sorte, c’était
certainement parce qu’il y allait de ma sécurité.

Enfin, je l’espère… !

Il me tendit ensuite une boîte contenant une paire de bottines assez fines, aux talons hauts en forme
de sabliers allongés, et agrémentées d’une série de boucles argentées au niveau des chevilles. Je
m’assis sur le lit pour les enfiler. Je me rendis compte très vite qu’elles étaient parfaitement à ma
taille. Si c’est pas de l’agent secret qui a appris mon dossier sur le bout des doigts, ça… !

— Ne croyez-vous pas que je serais plus coopérative et plus facile à vivre si vous me disiez
pourquoi nous sommes déguisés en Ken et Barbie bondage ? dis-je très calmement en ajustant une
des boucles.
Il resta un instant silencieux, comme s’il méditait mes paroles, puis répondit :

— Nous nous rendons à une soirée privée de l’Inferno’s Kiss{9}.

— L’Inferno’s Kiss ? Qu’est-ce que c’est ? Un restaurant ? Un club ?

Vu comme nous étions habillés, je craignais le pire. Avec ma veine de ces derniers jours, il allait
m’emmener dans un club échangiste SM et me proposer contre une fille à son goût…

— C’est une discothèque, m’informa-t-il, avec une pointe d’agacement.

Il était vraiment bizarre ce mec. J’étais poursuivie, il devait veiller sur moi, et il m’emmenait en
boîte, où grouillerait un monde fou…

— Je ne voudrais pas vous apprendre votre métier, mais est-ce bien le moment d’aller danser ?

Ses yeux clairs me fixèrent avec une dureté adamantine.

— Quelque chose dans mon attitude vous aura-t-il fait penser que j’aurais pu, une seule seconde,
avoir envie d’aller danser avec vous ? (Une bouffée d’humiliation me monta au visage, tandis qu’il
me tendait avec dédain un manteau de cuir trois-quarts.) Nous y allons uniquement pour voir
quelqu’un.

J’enfilai le vêtement, la rage au cœur.

Un dernier coup d’œil au miroir au-dessus de la cheminée, me confirma que mon look avait tout de
celui de Kate Bekinsale dans Underworld, mais version SM, et après un passage par les cases
décoloration et pose d’extensions.

J’en ai marre, mais marre…

Il était minuit passé lorsque le taxi nous déposa devant l’Inferno’s Kiss . Comme j’étais affamée,
durant le trajet j’avais grignoté une barre de céréales prélevée dans ma trousse de survie. Je me
sentais d’ailleurs un peu nue sans cette dernière. Kell avait décrété que je devais laisser mon sac à
main dans la chambre du Bed & Breakfast.

La devanture de la discothèque était tout à fait surprenante. Elle représentait un enchevêtrement de


branches noircies où pulsait par endroits une vive lumière rouge, comme si du feu couvait à
l’intérieur. L’illusion était parfaite ; hormis la chaleur qu’aurait dégagée une telle quantité de braises,
tout y était. Pour être raccord avec l’ambiance, le nom de l’établissement s’étalait au-dessus de la
porte d’entrée en lettres de flammes.

Peu habituée, vu ma taille, à porter des talons de dix centimètres, je trébuchai quand nous
approchâmes. Kell m’évita de m’étaler en me retenant par le coude. Toutefois, je n’étais pas assez
naïve pour imaginer qu’il l’avait fait par sollicitude, non, il voulait juste ne pas se compliquer les
choses. Que je me casse une jambe ou un bras n’aurait pas été des plus pratique pour la suite.

Tandis que nous avancions, j’observais la longue file de gens qui attendaient leur tour pour entrer.
Visiblement, l’Inferno’s Kiss était un lieu couru. Je notai qu’en grande majorité, les tenues étaient
tout à fait normales pour une sortie en discothèque. Je remarquai juste deux filles, très belles, dont le
style vestimentaire sortait de l’ordinaire : elles étaient vêtues comme dans les années 70. La soirée
n’était donc pas à thème « cuir ». Alors pourquoi Kell – ou Kellial – nous avait-il déguisés en
chantres du SM ?

Je m’arrêtai machinalement derrière la dernière personne de la file et manquai la percuter. Kell


avait continué d’avancer et, comme il me tenait toujours par le coude, je faisais office de balai.

— Hey ! marmonnai-je entre mes dents tandis que nous passions devant tout le monde. Qu’est-ce
que vous foutez ?

Des protestations s’élevèrent au fur et à mesure de notre progression. L’homme qui filtrait les
entrées nous regarda venir à lui avec un air blasé. Je pouvais presque l’entendre penser : « Vise-moi
un peu ces deux resquilleurs. Je m’en vais te les éjecter vite fait ! ».

La petite trentaine, il portait ses cheveux châtain coiffés en catogan. Sa musculature gonflée,
moulée par un marcel sombre près du corps, trahissait les nombreuses heures passées à soulever de
la fonte. Très grand, il se redressa de toute sa taille, mais malgré ça, Kell le dépassait encore de
plusieurs centimètres. Ça n’eut pas l’heur de lui plaire car il fronça les sourcils et dit d’une voix de
basse :

— Ici, tout le monde fait la queue.

Imperturbable, Kell rapprocha son visage du sien au point que leurs nez se frôlent, et murmura
avec un calme glacé qui me fit froid dans le dos :

— Je n’ai pas de temps à perdre avec des sous-fifres. Si tu veux faire mumuse, adresse-toi à
quelqu’un de ton calibre. Pour ta gouverne, et afin de nous faire gagner un temps précieux, sache que
de nous deux c’est moi qui pisse le plus loin. Et pour info, je viens voir Phen. Alors, non seulement tu
vas nous laisser entrer immédiatement, mais tu vas aussi me dire où le trouver.

Je vis les biceps de l’homme se contracter et ses poings se serrer. Je retins mon souffle. Merde !
Ça allait dégénérer. Je reculai d’un pas, peu emballée par l’idée de me retrouver entre ces deux
colosses s’ils en venaient aux mains.

Soudain, le videur blêmit, la surprise et la souffrance se succédant sur son visage bronzé aux U.V.
Je remarquai alors la main droite de Kell refermée sur son épaule gauche. Je ne l’avais pas vu
bouger.

— C’est bon… c’est bon, haleta Musclor. Je suis désolé. Vous pouvez entrer. (Kell le lâcha et
l’homme porta une main tremblante à son épaule avec une grimace.) Le patron se trouve dans la salle
V.I.P. à droite du bar, marmonna-t-il.
Et il s’effaça pour nous laisser entrer dans un hall sombre où était posté un autre type bodybuildé,
appuyé contre le mur, et occupé à jouer à un jeu sur son téléphone portable. Il nous jeta un regard
morne qui ne s’anima que lorsque le videur entra à son tour et lui demanda de prendre sa place
pendant cinq minutes. Tandis que Kell m’entraînait le long du couloir en direction de la musique, je
jetai un coup d’œil en arrière et vis le videur regarder son épaule en pinçant les lèvres. De là où
j’étais, j’eus l’impression que sa peau à cet endroit était rose vif, mais peut-être était-ce juste un effet
d’optique dû à la chiche lumière.

Le couloir, assez long, déboucha sur une salle circulaire, immense, avec plusieurs podiums qui
créaient différents niveaux pour les danseurs. Ces derniers se déchaînaient au milieu des faisceaux
des stroboscopes au son d’une musique assourdissante typique des discothèques, avec des basses qui
pulsaient jusque dans les cages thoraciques.

Fort heureusement, nous ne dûmes pas traverser la piste de danse ; le bar était visible dans le fond,
et un passage incurvé, balisé par une rambarde imitant des flammes, permettait de le rejoindre sans
avoir à prendre un bain de foule.

J’avais peine à suivre les grandes enjambées de Kell, et alors que nous approchions du but, je
faillis une fois de plus m’étaler en voulant éviter de rentrer dans un client. Le contenu de son verre
– une vodka orange, vu l’odeur qui me monta aux narines – m’éclaboussa, et pour la première fois je
me félicitai d’être habillée de cuir noir. Même pas mouillée ! Et aucune tache !

Des regards nous suivaient, et je vis plusieurs hommes me sourire. Je ne boudai pas mon plaisir, je
leur souris à mon tour. C’était si agréable de plaire, et, pour moi, si exceptionnel… Il faudrait que je
m’habille plus souvent en cuir…

Kell évita une femme manifestement ivre, et la traction qu’il imprima à mon bras me ramena à la
réalité.

J’en avais ma claque de me faire littéralement remorquer. Il me prenait pour quoi ? La réponse
était fort simple : j’étais un boulet qu’il était dans l’obligation de se coltiner, au sens propre comme
au sens figuré. Durant un instant, je caressai l’idée de faire la grève, de refuser d’avancer, de me
laisser tomber sur le sol pour voir quelle serait sa réaction. Mais sans doute continuerait-il à avancer
en me traînant derrière lui ; je ne pris donc pas le risque.

Nous arrivâmes au niveau du bar et, sur la gauche, j’aperçus au-dessus d’une porte en métal
rivetée un écriteau lumineux annonçant : V.I.P. Juste à côté, juché sur un tabouret haut, un asiatique à
la plastique superbe était adossé nonchalamment contre le mur. Il avait l’air de s’ennuyer ferme et
entortillait autour de son index une longue mèche noire et lisse.

Arrivés à trois mètres de la porte, Kell me lâcha enfin. L’asiatique me détailla de la tête aux pieds
sans vergogne, et je vis l’étincelle de la lubricité danser dans ses yeux sombres. Un sourire charmeur
étira ses lèvres sensuelles et je me sentis rougir. Ce mec exsudait le sexe par tous les pores de sa
peau mate.

Puis il dévisagea Kell et son regard se fit dur. Il parla fort pour se faire entendre malgré la
musique :

— Cette partie de l’établissement est privée.

— Je viens voir Phen.

L’asiatique haussa les épaules, peu ému par le ton sec de mon garde du corps.

— Je n’ai reçu aucune consigne en ce sens. Vous ne faites pas partie des V.I.P., alors restez bien
sagement dans cette partie de la boîte…

La mâchoire de Kell se crispa, et j’éprouvai une brusque envie de l’asticoter afin de me venger de
son attitude envers moi. C’était puéril, je le reconnais, mais je ne pus m’en empêcher.

Je haussai un sourcil et lui lançai, sarcastique :

— Comment ? Vous n’êtes pas une Very Important Person ? Je suis très étonnée… !

Le portier reporta son attention sur moi et je me sentis fondre sous son regard de braise.

— Very Inhuman Person, chérie, ronronna-t-il, ses yeux sombres m’observant avec l’attention
admirative d’un égyptologue face à un bas-relief inconnu et d’une rare beauté. T’es quoi, toi ?
J’arrive pas à deviner…

— Euh… une fille.

Il s’esclaffa :

— Très drôle ! Non, sans rire, t’es quoi ? D’habitude je peux…

Kell me tira derrière lui avec une fermeté qui m’horripila, mettant fin à la séance de drague.

— Laisse-nous entrer, dit-il lentement, en détachant bien les mots.

Je ne savais pas pourquoi, mais sa tactique n’était pas la même qu’avec le videur de l’entrée.
L’asiatique l’ignora et se pencha de côté sur son tabouret pour croiser mon regard.

— Eh, ma belle, si tu as besoin de quoi que ce soit durant la soirée, n’hésite pas à me demander. Je
m’appelle Mushu.

Ravie par la tournure que prenaient les évènements – je me faisais draguer par un des mecs les
plus craquants que j’avais jamais rencontrés, et, en prime, il tenait la dragée haute à ce pisse-froid de
Kell –, je badinai :

— Mushu ? Comme le petit dragon rigolo dans Mulan ?

Le sourire charmeur du portier se figea un tantinet et il fit une petite grimace comique.
— Argh ! On m’ l’avait jamais faite, celle-là. Non, « mushu » signifit « sorcier » en Chinois.
(Puis, comme s’il se souvenait brusquement de la présence de Kell, il ajouta en le détaillant des
pieds à la tête :) Une fois pour toutes : vous ne pouvez pas entrer. C’est une soirée « origines ». Vos
fringues ne sont pas raccord avec le thème.

Kell s’approcha et se pencha vers lui. Quand ils furent les yeux dans les yeux, il gronda :

— Tu es sûr ? Regarde mieux…

Je ne sais pas ce que vit le portier dans les prunelles couleur de banquise de Kell, mais il eut un
hoquet et se tassa sur son tabouret.

— Merde ! marmonna-t-il, en pâlissant à vue d’œil. J’ suis désolé, mec. J’ savais pas. (Il se laissa
glisser précipitamment de son siège et ouvrit la lourde porte.) Allez-y, entrez.

Kell me reprit par le coude et nous franchîmes le seuil. Le panneau se referma derrière nous avec
un bruit caverneux qui n’aurait pas déparé dans un château médiéval. La musique tonitruante cessa
brusquement, cédant la place à un silence de sépulcre. J’en conclus que la porte était un must dans le
domaine de l’insonorisation.

Nous nous trouvions dans un long couloir légèrement pentu. Des braseros disposés le long des
parois dispensaient l’unique éclairage, renforçant l’impression que Kell m’emmenait dans les
entrailles de la terre. Enfin, après plusieurs coudes, de la musique parvint jusqu’à nous. C’était un de
mes morceaux favoris du groupe After Forever{10}. Nous nous trouvions devant deux portes
battantes, recouvertes de cuir clouté. Kell les poussa et nous pénétrâmes dans une salle un peu plus
petite que celle du dessus, mais également circulaire. Sauf que tout le pourtour était constitué
d’alcôves bordées de lourds rideaux de velours noir. La plupart étaient ouverts, mais quelques-uns
étaient tirés, protégeant leurs occupants des regards indiscrets.

Toutefois, ce n’est pas cette particularité qui m’étonna. Quand je pénétrai dans cette salle, la partie
reptilienne de mon cerveau se mit à faire la danse de la victoire tout en s’extasiant : « Waouh !
J’aurais dû venir en Australie depuis longtemps ! », tandis que la civilisée rectifiait sèchement :
« T’emballe pas, ma fille ! Ce soir, il doit sûrement y avoir un casting pour élire monsieur et madame
Univers… ».

Cette dichotomie cérébrale venait du fait que la salle était remplie d’hommes et de femmes tous
beaux à baver. À part un congrès de top models, je ne voyais pas d’explication à une telle
concentration de beauté au mètre carré. D’autant que leurs vêtements étaient… stupéfiants pour une
virée en boîte. Voir une nana au physique de Charlize Therron en bliaut et hennin se trémousser sur
Equally Destructive d’After Forever face à un mec canon habillé comme un gangster des années 30,
borsalino compris, valait son pesant de cacahuètes. Il y avait de tout : des crinolines, des tournures,
des toges à la romaine… Sous les jeux de lumières psychédéliques et les éclats des stroboscopes, au
milieu de la fumée tailladée par les faisceaux lasers qui balayaient la piste de danse, c’était
parfaitement surréaliste.

Où étais-je tombée, encore ? Je coulai un regard discret vers Kell qui scrutait attentivement la
salle, histoire de vérifier si de longues oreilles blanches ne lui étaient pas poussées et s’il n’était pas
en train de se lamenter sur une montre à gousset en répétant ad nauseam : « Je suis en retard ! Je suis
en retard ! Je suis en retard !». J’avais vraiment l’impression d’avoir basculé dans le terrier du lapin
blanc, et ce depuis notre première rencontre, dans l’ascenseur du commissariat. À partir de cet
instant, tout était parti en vrille. Si j’avais pu me douter que quelques heures plus tard, je tuerais
quelqu’un et m’envolerais à l’autre bout du monde en compagnie d’un agent secret à la gueule d’ange
mais au comportement imbuvable… !

Je cessai de m’apitoyer sur mon sort quand, sur la fin de la chanson, le D.J. fit une annonce qui
déclencha une véritable hystérie dans la salle : leur hôte allait jouer et chanter un morceau sur la
scène.

Le fameux Phen... Au moins, Kell n’avait plus besoin de le chercher des yeux. Il savait où le
trouver.

Il y eut un mouvement de foule. Les fêtards s’écartèrent précipitamment du centre de la salle, qui
s’assombrit. J’avoue que j’étais très curieuse de connaître l’individu pour la rencontre duquel nous
avions traversé la moitié du globe. Je me tordis le cou afin de l’apercevoir.

Un projecteur à la lumière blanche, douce, illumina progressivement une estrade au milieu de la


pièce. À moitié assis sur un tabouret haut, un homme se tenait tête baissée. Il semblait très grand et
était entièrement vêtu de noir : un pantalon moulant en cuir et une chemise en soie aux manches
bouffantes, resserrées par de longues manchettes. Tout ce sombre faisait ressortir encore plus
l’extravagante couleur de sa chevelure aux magnifiques ondulations. D’après ce que je pouvais en
juger, elle était aussi longue que la mienne, mais beaucoup plus… waouh ! Il fallait l’oser un
balayage de ce style…! Je ne parvenais pas à déterminer sa teinte de base, rousse ou blonde ? À
moins qu’il n’ait été brun, et qu’après s’être fait complètement décolorer, il ait procédé à ce
remaniement surprenant : de larges mèches de cuivre, d’or et de pourpre cascadaient sur la soie de sa
chemise et sur le corps de la guitare électrique qu’il tenait comme une amante.

Le silence était tel, que s’il y avait eu une mouche, on l’aurait entendue voler.

Les longs doigts élégants effleurèrent les cordes de l’instrument et je reconnus immédiatement les
premiers accords de My Saviour de Dead By April{11}. J’eus l’impression que les notes me
dégringolaient le long de la colonne vertébrale. Ses mèches soyeuses glissèrent de côté quand il
redressa la tête, et j’oubliai tout ce qu’il y avait autour de moi et ce que je faisais là.

Un tel visage ne pouvait pas exister.

Aucun mot n’était capable de rendre justice à ces traits ciselés à la perfection, à ces yeux
incroyables qui, sous la lumière des spots, semblaient d’or liquide. Sa voix s’éleva, pure, chaude,
sensuelle et les paroles du premier couplet me frappèrent telle une vague brûlante :

Ainsi tu étais là,


Seul avec ces yeux de flammes,

Comme un ange porté à la vie,

Tu détiens ma destinée.{12}

J’étais totalement sous le charme, comme la plus atteinte des groupies. Le refrain me fit l’effet
d’une chute libre, l’adrénaline en moins :

Je suis libre ! Tu es mon sauveur !

Je suis libre ! Tu es le guide de mon âme !

Tout ce dont j’ai besoin c’est toi !

C’est toi !

Bon Dieu que c’était bon ! Ce type avait un talent fou. Sa voix incroyable, son charisme et sa
beauté flamboyante auraient pu en faire un artiste mondialement connu, mais il n’avait apparemment
pas fait ce choix-là. J’étais très sensible question chant et musique ; j’avais failli faire carrière dans
ce domaine, mais ça ne s’était pas passé comme je l’espérais, malheureusement.

Je n’étais pas la seule à me pâmer. Tout le monde autour en faisait autant. Sauf Kell. Les bras
croisés, ma nounou agent secret avait la mine impatiente et exaspérée d’une personne contrainte
d’attendre son tour dans une file trop longue devant les toilettes.

Quand les dernières notes se dissipèrent et que la merveilleuse voix se tut, je repris pied à regret
dans la réalité. Le silence aurait pu être coupé au couteau, comme si tous les gens présents avaient
besoin de temps pour se remettre. Puis ce fut un véritable déferlement d’applaudissements et de
vivats.

Le dénommé Phen quitta son tabouret avec un sourire qui faillit avoir raison de mon self-control
– il aurait été assez gênant que je me précipite sur lui pour l’embrasser à pleine bouche –, et s’inclina
avec une grâce féline, son extraordinaire chevelure formant un rideau somptueux devant son visage. Il
tendit ensuite sa guitare à un jeune homme brun, qui s’éclipsa aussitôt avec, et descendit de l’estrade
tandis que le D.J. soulignait que, malheureusement, toutes les très bonnes choses ayant une fin, les
fêtards devraient se contenter pour le reste de la nuit de ce qu’il leur passerait.

Pendant l’annonce, grâce à sa crinière de feu, je pus suivre sans peine des yeux le trajet de Phen
jusqu’au fond de la salle. Il s’installa dans une alcôve plus grande que les autres, garnie d’un canapé
blanc en forme de U, avec une petite table au centre. Je supposai que c’était son lieu réservé, le carré
V.I.P. de la salle V.I.P.

Dès les premières mesures envoyées par le D.J., j’identifiai Stairway to the Skies, un magnifique
slow du groupe de gothic métal néerlandais Within Temptation. Il semblait bien que les clients de la
salle V.I.P. avaient une préférence marquée pour ce genre musical. Ce n’était pas moi qui allais m’en
plaindre : j’adorais ça aussi.

La voix cristalline de Sharon den Adel, la chanteuse du groupe, accompagnait les évolutions
langoureuses des couples sur la piste de danse. Voyant un grand black en costume nordiste de la
guerre de sécession enlacer un adonis aux longs cheveux blonds, lui vêtu dans la plus pure époque
XVIIIe, je me fis la réflexion que Nico se serait senti très à l’aise ici. Et vu le niveau esthétique de la
clientèle, il serait devenu dingue. Si seulement j’avais pu l’appeler ! Je l’aurais fait baver en lui
décrivant cet endroit gorgé de top models.

Je regrettai une fois de plus amèrement d’avoir perdu mon téléphone. À Sydney, on était vendredi
matin. En France, avec le décalage horaire, c’était jeudi après-midi. Mes parents avaient sans doute
tenté de me joindre sur mon satané portable, laissé des messages, et devaient se demander ce qui
m’était arrivé. J’aurais dû les appeler mardi soir pour mettre au point l’anniversaire de mon frère, ce
samedi.

Quand nous étions en transit à l’aéroport d’Amsterdam, j’avais voulu les appeler d’un téléphone
public, mais Kell m’en avait empêchée. J’avais renoncé à me rebeller afin d’éviter un esclandre et ne
pas risquer de mettre à mal les efforts de mon frère pour me protéger, mais il m’en avait bougrement
coûté.

Je réalisai soudainement que Lionel les avait sans doute déjà rassurés sur mon sort. Il avait dû
inventer quelque chose. Il savait avec qui je me trouvais, mais il ne pouvait pas mettre nos parents
dans le secret. C’est surtout à lui que j’aurais eu besoin de parler. Seulement, sans mon téléphone
c’était impossible. Comme beaucoup de gens depuis l’avènement du cellulaire, je ne prenais pas la
peine d’apprendre par cœur les numéros, je me reposais totalement sur le répertoire de l’appareil.
Grave erreur. Le seul numéro que j’avais en tête était celui du fixe de mes parents. Si je parvenais à
les contacter, je pourrais obtenir le numéro de Lionel. Sans doute mon frangin me révèlerait-il plus
de choses sur ce qui se tramait que ce que m’en avait dit la carpe améliorée qui me servait de garde
du corps.

En parlant du poisson en question, ce dernier se mit à frétiller. Enfin, plus exactement, il me prit
par le bras et m’entraîna en direction du carré V.I.P.

Alors que nous n’étions plus qu’à une dizaine de mètres, il ralentit le pas et se pencha afin de me
glisser à l’oreille, assez fort pour que j’entende malgré la musique :

— Un conseil : n’allez pas à l’encontre de ce que je dirai. Quoi que vous entendiez.

Son ton autoritaire me hérissa, mais je hochai la tête avec raideur. Lionel, tu vas devoir me
rembourser ces instants au centuple. Un séjour d’un mois dans des bungalows sur pilotis à la
Barbade sera à peine suffisant pour me les faire oublier.
Nous atteignîmes le carré V.I.P quelques secondes plus tard.

Le dénommé Phen était adossé contre le dossier du canapé, un bras nonchalamment posé en travers
des épaules d’une brune incendiaire vêtue de gazes quasi transparentes, à la mode égyptienne antique.
De son autre main, il sirotait un verre d’alcool ambré tandis qu’un de ses pieds battait la mesure.
Trois autres verres étaient posés sur la table. Celui devant la fille était rempli d’un alcool translucide
– vodka, gin ou rhum –, et les deux autres semblaient contenir du bloody Mary au vu de la couleur
rouge sombre. Leurs propriétaires devaient se trouver sur la piste de danse.

Lorsque je ne fus plus qu’à un mètre cinquante de Phen, je remarquai que l’acoustique de l’alcôve
V.I.P. atténuait fortement la musique de la salle. Je le fixai avec curiosité, et j’eus la confirmation que
la somptueuse couleur dorée de ses prunelles lors de sa prestation ne devait rien à un quelconque jeu
de lumière. Je n’en avais jamais vu de pareille : du jaune pâle près de la pupille, qui s’assombrissait
progressivement en allant vers le pourtour de l’iris, jusqu’à prendre la teinte de l’ambre le plus pur.

Elles se posèrent sur Kell, et durant un bref instant, j’eus l’impression que le temps s’arrêtait. Puis,
le propriétaire de l’Inferno’s Kiss cilla et un sourire amusé joua sur ses lèvres.

— Tiens, tiens, tiens… Mais qui voilà… ! Le retour du fils prodigue… (Ses sourcils cuivrés se
rejoignirent tandis qu’il tapotait sa joue d’un doigt pensif.) Mmmh… voyons… Ça fait combien de
temps ? Une éternité, non ?

— Phen… soupira Kell.

— Non, attends, laisse-moi deviner : tu avais des courses à faire et tu as oublié le rendez-vous du
groupe. (Kell leva les yeux au ciel.) Ce n’est pas ça ? Ah, zut ! Attends, attends ! Je vais trouver.
(Phen se frappa le front de la paume.) Mais bien sûr ! Suis-je bête… En venant, tu t’es brusquement
souvenu que tu avais quelque chose sur le feu, et…

— Très drôle ! s’irrita Kell. Arrête tes…

— Allons, allons, le coupa Phen, affable, en posant son verre dans un geste gracieux qui aurait
paru efféminé venant de la part de tout autre, mais qui, chez lui, exprimait la quintessence de la
distinction. Je vois bien que nos retrouvailles te bouleversent, alors changeons de sujet.

Ses yeux fascinants me détaillèrent de la tête aux pieds, puis il haussa un sourcil.

— Quelle barrière répulsive impressionnante… murmura-t-il, songeur. Je suis étonné que mes
clients ne prennent pas leurs jambes à leur cou. (Il reporta son attention sur mon garde du corps.) Tu
ne nous avais pas habitués à une telle possessivité. Qui est-elle pour toi ?

— C’est ma servante, répondit Kell d’une voix glaciale, sa main se resserrant sur mon bras en
guise d’avertissement.

Je faillis m’étouffer de rage. Il voulait me faire passer pour sa soumise ou quoi ? Je songeai au
collier de chien que je portais au cou et à la laisse autour de son bras, bien visible.
Oui, c’est exactement l’image que ça donne.

Et il sous-entendait quoi, le rouquin, avec sa « barrière répulsive » ? Je humai discrètement pour


voir si je sentais sur moi une quelconque odeur désagréable, mais ne perçus que le parfum fruité du
gel douche fourni par le B & B.

Un sourire moqueur joua sur les lèvres de Phen, qui s’amusa, badin :

— Mon chéri, dois-je te rappeler ce que tu disais à propos de prendre un serviteur humain ? Il me
semble que c’était quelque chose comme : « Plutôt me faire bouffer les couilles par un bataillon de
chancres. ».

— Ferme-la ! gronda Kell.

Phen l’ignora et s’adressa à moi :

— Comment vous appelez-vous, délicieuse créature ?

Je sentis Kell se raidir tandis que le regard d’or de notre hôte me balayait de haut en bas une fois
de plus.

Il ne m’avait pas interdit de parler, n’est-ce pas ? Juste de ne pas le contredire. Et j’en avais par-
dessus la tête de jouer les potiches. Je marmonnai :

— Je ne sais pas si je dois répondre Jana ou Sarah Connor{13}, tellement j’ai l’impression de
jouer dans un remake de Terminator.

Phen gloussa de rire :

— J’adore ! (Hilare, il désigna Kell d’un geste désinvolte.) Non, notre ami n’est pas Kyle
Reese{14}. Ce serait plutôt un autre genre de héros… (Il fit un clin d’œil à Kell.) N’est-ce pas C.K. ?

Mais il a combien de noms, ce mec ?

Kell plissa les paupières, furieux.

— Ne m’appelle pas comme ça !

— Je dois t’appeler comment, alors ? susurra Phen.

— Kell de Monio ! cracha mon agent secret préféré, excédé.

Phen s’écroula de rire sur le canapé.

J’étais intriguée. Les deux hommes semblaient très bien se connaître et, manifestement, leurs
rapports étaient tendus et familiers à la fois. Ce qui m’étonnait le plus, c’était le fait que Kell,
habituellement très incisif et plutôt décideur, ne parvenait pas à prendre le dessus sur ce Phen. Il
donnait l’impression de se trouver face à une personne sur qui il n’avait pas de prise, quelqu’un de sa
trempe, en somme. Cela expliquait sa « patience » vis-à-vis de lui.

J’en eus la confirmation quelques secondes plus tard, quand Phen essuya les larmes d’hilarité qui
perlaient à ses paupières, et demanda à la jeune femme brune, qui n’avait pas dit un mot, d’aller
danser un peu. Elle sembla mécontente, mais obéit, quittant l’alcôve pour se mêler aux danseurs.

Immédiatement, le visage de Phen retrouva son sérieux. Il but une gorgée de son verre et dévisagea
Kell avec attention. Je trouvai soudain que son regard doré ressemblait à celui d’un prédateur
guettant sa proie.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il, abrupt.

— J’ai besoin du bracelet de Leonardo.

La voix tendue de Kell me surprit. C’était la première fois que j’étais témoin d’une manifestation
de stress venant de sa part.

Phen sourit, ironique :

— Rien que ça ! Tu débarques après trois décennies de silence, avec une humaine aux basques, et
tu me demandes mon bracelet de distorsion ? Je te le concède, tu as de l’estomac, Ta Majesté.

Hein ? Trois décennies ? Il avait fumé la moquette, Poil de Carotte, ou quoi ? Avant leur
naissance, ils étaient membres d’un club de spermatozoïdes ? Et puis, qu’est-ce que c’était que cette
manie de me désigner par le vocable « humaine » ? Bande de connards sexistes !

— Ne m’appelle pas comme ça ! grinça Kell.

— Ah, oui, c’est vrai, C.K. J’oubliais.

Monsieur sourire d’avril avait envie d’exploser, je le voyais à ses narines qui palpitaient et à ses
poings qu’il serrait et desserrait convulsivement. Toutefois, au vu de la teneur de la conversation, je
comprenais pourquoi il était si conciliant : il avait besoin d’un objet en possession de Phen, et était
obligé de montrer patte blanche. Toutefois, je ne voyais pas très bien comment un bracelet pourrait
nous être utile.

Un bracelet de distorsion…

Mmmh… jamais entendu parler. Encore un gadget à la Q. ?

D’accord, mon vécu question agents secrets ne valait pas tripette ; je n’en rencontrais pas toutes
les cinq minutes – on pouvait même dire que, avant ces quatre derniers jours, je n’avais eu l’occasion
d’en côtoyer qu’un seul : mon frère –, mais tout de même, toute profane que j’étais, ces mecs me
semblaient vraiment, mais vraiment très bizarres.

En une fraction de seconde, Phen passa de la plaisanterie à une sévérité glaciale :


— Pourquoi n’empruntes-tu pas l’une des portes de la zone Europe ?

— Elles sont surveillées, avoua Kell d’un ton rageur.

Une brusque tension sembla gagner Phen. Il posa son verre sur la table dans un geste lent, mesuré,
et demanda :

— Ai-je des raisons de m’inquiéter ?

Son ton ne présageait rien de bon si d’aventure la réponse ne lui convenait pas.

Kell secoua la tête.

— Ça ne te concerne en rien. C’est… personnel.

Les yeux d’or le scrutèrent attentivement. J’aurais payé cher pour savoir ce qui se passait dans la
tête de Phen. D’une voix radoucie, il s’enquit :

— Que t’arrive-t-il ?

— Je ne peux pas en parler, répondit Kell, les dents serrées.

Phen parut songeur. Puis, d’un geste vif, il saisit le poignet gauche de Kell et le retourna,
l’intérieur vers le haut. J’eus tout juste le temps d’apercevoir sur sa peau une sorte de scarification en
forme d’étoile à cinq branches, avant que le jeune homme ne se dégage sèchement de la prise.

— Hum… je vois, murmura Phen.

Kell passa une main nerveuse dans les mèches plus longues du dessus de son crâne et demanda :

— Bon, alors, tu me le prêtes oui ou non ?

Notre hôte reprit son verre et le vida d’un trait, avant de répondre, laconique :

— Non. Je ne le prête à personne. (Il leva une main pour arrêter les protestations de Kell.) Mais…
je pourrais éventuellement réfléchir à te permettre de l’utiliser. En ce qui concerne le retour, tu
devrais parvenir à te débrouiller, n’est-ce pas ? Quant à ta servante…

Il coula un regard énigmatique vers moi.

— … étant donné que tu ne peux l’emmener, je pousserai l’amitié jusqu’à m’en occuper durant tout
le temps que durera ton absence…

Son sourire taquin laissa Kell de marbre.

— Non. Elle vient avec moi.

Pour la première fois, je lus de la surprise sur les traits parfaits de notre hôte. Il me scruta
attentivement et murmura :

— Fascinant… Tu n’es probablement pas ce que tu parais, ma belle. Tu es de plus en plus


intrigante.

Son regard d’or se posa à nouveau sur Kell.

— Tout ça la concerne ?

Kell eut un sursaut, les lèvres serrées. Son corps sembla se tétaniser, comme s’il faisait un effort
terrible, et son regard clair irradia littéralement de rage.

Phen sourit finement.

— J’ai ma réponse, dit-il. Donne-moi ton numéro de téléphone. Je t’appelle ce soir.

Kell eut à peine le temps de s’exécuter, qu’une fille vêtue de satin, de cuir et de dentelle s’enroula
pratiquement autour de lui, comme une liane, et colla sa bouche sur la sienne. Je me doutais qu’ils
devaient se connaître pour qu’elle se permette une telle familiarité, mais je ne m’attendais pas à une
réaction si… intense de la part de Kell. Il plongea ses deux mains dans la longue chevelure à la
chaude couleur auburn afin de rapprocher encore plus son visage, et plaqua si étroitement le corps de
déesse contre le sien, qu’il n’aurait pas été possible de glisser entre eux un film de cellophane. Il
dévorait sa bouche, totalement indifférent à tout ce qui les entourait.

Une bouffée de chaleur me monta au visage, tandis qu’un pincement féroce me malmenait le cœur.
Tout d’un coup, je pris conscience que j’aurais donné cher pour être à la place de cette fille.

L’envie, le dépit, la rancœur ne font pas un bon cocktail. Sans doute cela se vit-il sur mon visage,
car dès qu’ils reprirent leur souffle et que je croisai le regard sombre de la femme, celui-ci se fit
moqueur.

— Tu devrais mieux dresser ton petit animal familier et lui apprendre à partager, ronronna-t-elle à
l’attention de Kell, qui n’eut d’autre réaction qu’un rictus cruel sur les lèvres en précisant :

— Nous n’avons pas ce genre de rapports.

J’eus un moment de flottement, où je me vis en train d’effacer le sourire de cette pouf à grands
coups de poing, éclatant cette bouche et ce nez parfaits, pochant ces yeux de biche orientale. Mais je
n’eus pas la gêne de devoir répondre à la provocation ; un homme séduisant à la longue chevelure
blanche et aux yeux gris argent intervint :

— Saadith, n’accapare pas Kellial. Moi aussi, je suis heureux de le revoir.

Kell se détacha de miss Orient, avec sur le visage une expression totalement éberluée.

— Alexian ? Mais… On m’avait dit que tu étais mort…


Le nouvel arrivant lui tendit la main et Kell la serra, l’air encore incrédule.

— J’étais en quelque sorte… prisonnier, lui apprit Alexian, en me jetant un coup d’œil pénétrant.
(Un repris de justice ! Super ! Ma situation s’améliorait de seconde en seconde.). Mais j’ai été
sauvé. (Il attira contre son flanc un jeune homme brun aux cheveux ébouriffés, aux traits fins et au
corps mince, qui se tenait à ses côtés.). Je te présente Zach.

Ouais, décidément, Nico se serait senti comme un poisson dans l’eau à cette soirée…

En parlant d’eau, j’avais besoin d’aller faire un petit tour aux toilettes. Je décidai de laisser ces
messieurs et la dévoreuse de bouche à leurs retrouvailles, et comme ça, en même temps, je pourrais
souffler un peu. J’espérais seulement que les toilettes V.I.P. étaient mieux entretenues que celles des
boîtes ordinaires…

Je repérai l’enseigne lumineuse verte indiquant le lieu de vidange basse et haute – il ne fallait pas
oublier que dans les lieux où l’alcool coule à flots, certains désagréments étaient monnaie courante –
de l’autre côté du bar. À peine eus-je fait un pas dans cette direction, que la main de Kell se referma
sur mon épaule.

— Où allez-vous ?

— Où vous ne pouvez pas aller à ma place.

Ce fut au tour de Phen d’intervenir :

— Lâche-la un peu, C.K. Elle ne risque rien. Personne n’oserait s’en prendre à elle au sein de mon
établissement. (Son ton devint d’une dureté qui me fit frissonner.) Tous savent ce qu’il leur en
coûterait.

Il ferait un tabac dans le rôle du parrain.

Kell me lâcha.

— Dix minutes. Pas une de plus.

Je retins une réponse incendiaire. Ce taré allait jusqu’à minuter mon temps aux toilettes !

Furibarde, je fonçai droit devant, et me retrouvai sur la piste de danse. Les slows avaient cédé la
place à un morceau des Blues Brothers où l’on soulignait que tout le monde avait besoin de quelqu’un
à aimer. J’en aurais pleuré de rage. Renonçant à rebrousser chemin pour prendre l’itinéraire le moins
encombré, qui longeait le bar, je fendis la foule, dispensant des « pardons » et des « veuillez
m’excuser » à des ressortissants d’époques diverses et variées.

Un bal costumé en boîte ! J’aurais tout vu… ! Je sentis des regards lourds me suivre, mais
personne ne m’ennuya. Le dénommé Phen devait réserver un traitement spécial de son cru aux
fauteurs de troubles.
J’étais arrivée de l’autre côté de la piste de danse quand mon pied droit buta dans quelque chose
qui alla cogner contre un petit escalier devant moi. Machinalement, je baissai les yeux, et dans la
pénombre, je vis un rectangle sombre sous le nez de la première marche. Je me penchai pour m’en
saisir.

C’était un téléphone cellulaire à clapet. Quelqu’un avait dû le perdre en dansant. Je m’apprêtais à


accoster les danseurs qui m’entouraient pour leur demander s’il n’appartenait pas à l’un d’entre eux,
mais mon petit diable personnel, qui venait d’étendre son concurrent angélique d’un direct bien
vicieux, me souffla que je pourrais le rendre après m’en être servi.

Ce fut soudain comme si j’avais trouvé le graal ; le ciel s’ouvrit au-dessus de moi.

Alleluia ! Alleluia ! Allelu-uiaaa…

Le cœur battant, je collai la main qui tenait l’appareil contre le haut de ma cuisse et grimpai les
marches d’une façon que j’espérai décontractée.

Dix pas plus loin, j’entrai dans les toilettes. Étonnamment, il n’y régnait pas la traditionnelle odeur
du cocktail urine/vomi, marque de fabrique de ce genre de lieux. Désormais, je ne voulais plus mettre
les pieds que dans les salles V.I.P. des discothèques !

La porte comportant le cryptogramme à jupette était ouverte et j’entrai. À ma gauche se trouvait


une rangée de quatre portes, et à ma droite autant de lavabos sous un grand miroir. Plusieurs filles
qu’on aurait dit échappées de pages de magazines discutaient, attendant leur tour pour retoucher leur
maquillage. Je me postai derrière la dernière, une brune habillée d’une robe empire pratiquement
transparente, et me concentrai sur ma trouvaille bien mal acquise.

J’allais appeler mes parents. Et tant pis si ça défrisait mon garde-chiourme !

J’ouvris le clapet, et les touches et l’écran s’illuminèrent. Je regardai l’heure indiquée dans le coin
supérieur droit : 01:15. Je calculai rapidement qu’avec le décalage horaire, il devait être un peu plus
de 17 heures en France. Fébrile, je commençai à taper le numéro du téléphone fixe de mes parents,
avant de m’interrompre.

Quelle nouille ! J’avais oublié qu’il fallait rajouter les chiffres de l’international. J’effaçai et tapai
« + 33 » suivi du numéro, puis appuyai sur la touche au petit combiné vert.

Les secondes qui suivirent me semblèrent durer des heures. La connexion se fit, suivie par
plusieurs sonneries. J’étais tendue comme un arc.

Et s’ils n’étaient pas à la maison ?

Quand j’entendis la voix de ma mère, mes jambes faillirent me lâcher. Je me forçai à prendre un
ton enjoué, alors que j’avais envie de crier ma détresse :

— Maman, c’est moi…


— Jana, mon cœur, enfin tu nous appelles ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu aurais pu
nous dire que tu partais en congé cette semaine…

C’est ça que leur a raconté Lionel ? Il valait mieux rester dans le vague.

— Euh… C’était assez précipité comme décision. Maman, j’aurais besoin que tu me donnes le
numéro de Lionel…

— Si tu veux lui parler, je peux te le passer, il est là. Bisous, ma puce.

Il y eut un blanc, puis la voix calme et posée de mon frère se fit entendre :

— Salut sœurette ! Alors on se la coule douce… ?

— Maman peut nous entendre ?

— Non, elle est retournée dans la cuisine. Pourquoi cette question ? demanda-t-il soudain, toute
décontraction envolée.

— Pourquoi ? Parce que j’aimerais comprendre ce qui se passe, figure-toi ! grinçai-je. Je veux que
tu m’expliques. C’est quoi ce foutoir ?

— Mais de quoi tu parles ? Tu as bu un ti-punch de trop, c’est ça ? Je ne comprends rien à ce que


tu racontes. Que suis-je censé t’expliquer ?

J’étais sur le point d’exploser. Je comprenais qu’il ne pouvait me révéler tous les tenants et les
aboutissants de cette affaire, j’admettais que la raison d’État nécessitait le secret, mais merde !
c’était moi que des barjes voulaient enlever et si possible violer. J’avais droit à un minimum de
réponses !

— Je veux que tu me dises au moins où ton ami m’emmène et ce qui m’attend, réussis-je à dire
sans hurler.

— Attends, attends ! De quoi tu parles ? Quel ami ?

— Celui que tu as chargé de veiller sur moi : Kell de Monio, soupirai-je. Enfin, c’est ainsi qu’il
dit s’appeler, mais je me doute que ce n’est probablement pas son vrai nom…

J’entendis une brusque inspiration de l’autre côté de la ligne.

— Jana, dit-il, tendu, je ne connais personne de ce nom-là, vrai ou pseudo. Et je n’ai chargé
personne de veiller sur toi pour la bonne et simple raison que tu es censée être aux Antilles, en
congé. J’ignore totalement de quoi tu parles.

J’étais glacée.

— Je n’ai posé aucun congé, soufflai-je, atterrée.


— C’est pourtant la version officielle à ton boulot. Tu es en position administrative de congés
annuels durant quatre semaines. Tu as téléphoné au secrétariat pour dire que tu partais te dorer la
pilule aux Antilles. (Il baissa la voix, sans doute de peur que ma mère entende :) Que se passe-t-il ?
Tu as des ennuis ? Où es-tu ?

J’avais l’impression que mes veines charriaient un fluide glacial. Kell m’avait menti. Il n’était pas
du tout envoyé par mon frère. Il ne faisait donc probablement pas partie des services secrets.

L’affolement me gagna. Mon dieu, j’étais à sa merci ! Il avait même chargé quelqu’un de se faire
passer pour moi afin de poser des congés à ma place. C’était peut-être un déséquilibré. Qu’allait-il
m’arriver ?

La peur me noua les entrailles et les mots se bousculèrent sur mes lèvres :

— Lionel, je suis à Sydney, en Australie ! C’est une véritable histoire de fous ! Je…

Le téléphone me fut brutalement arraché, et je me retrouvai face à un Kell hors de lui. Hébétée, je
le vis littéralement broyer le cellulaire dans son poing.

— Vous n’auriez pas dû faire ça ! gronda-t-il, les paupières plissées, en laissant négligemment
tomber sur le sol les débris de l’appareil, avant de me saisir rudement par le poignet.

J’éprouvai comme un choc électrique à l’instant où ses doigts entrèrent en contact avec ma peau.
Ce fut très bref, mais je ressentis des picotements dans tout le corps. Lorsqu’il m’entraîna hors des
toilettes, je voulus résister, mais mes pieds le suivirent docilement.

Que m’arrivait-il ? J’avais l’impression que mes jambes ne m’obéissaient plus. Pourtant, j’avais
toujours la latitude de m’écarter d’un côté ou de l’autre quand il me fallait éviter quelqu’un, mais je
ne parvenais pas à cesser de le suivre. Je ramenai une mèche de cheveux derrière mon oreille, et ce
faisant constatai que je maîtrisais toujours mon corps, simplement, ce dernier ne m’obéissait plus dès
que j’avais l’intention de m’éloigner de Kell. J’essayai de parler aux gens que nous croisions, de leur
dire que ce sale type m’emmenait contre mon gré, mais aucun son ne sortit de ma bouche. C’était
comme si ma voix restait bloquée dans ma gorge.

Je n’avais aucune explication logique à ça.

Et en plus, je n’ai même pas pu aller aux toilettes !

Nous rejoignîmes le carré V.I.P. où ne se trouvait plus que Phen. Kell m’ordonna de m’asseoir sur
le canapé, du côté opposé à celui de notre hôte. Est-il utile de souligner que je n’avais pas l’intention
d’obéir, et pourtant, j’obtempérai bien sagement.

Je pense que mes yeux auraient pu tuer s’ils avaient été chargés de balles. Je voulais crier,
tempêter, me rouler par terre au besoin, mais rien à faire, je restai coite, assise bien droite, attendant
que mon seigneur et maître en ait terminé avec son copain le parrain. Je pouvais respirer, déglutir,
ciller, me gratter, bouger mon corps comme je le voulais, mais impossible de me lever de ce putain
de canapé, ni parler.
Kell avait dû me faire boire quelque chose durant mon sommeil au Bed & Breakfast. Une drogue
qui lui avait permis de me « programmer » à lui obéir quand il exécuterait un geste bien précis, tel
celui de me presser durement le poignet comme il l’avait fait dans les toilettes. Oui, j’avais sûrement
été la victime d’un procédé d’hypnose utilisé par les services d’espionnage. Cela expliquerait aussi
que j’aie dormi durant une journée entière. Les agents secrets devaient avoir accès à des produits et
des techniques de ce genre, non ?

Ouais. Sauf que Kell n’était pas un agent secret. Enfin, pas du même bord que mon frère.

Je ne voyais pas d’autre explication. À part la magie.

Mon cerveau s’obstina à faire remonter à la surface l’image de la silhouette du biker, le


mouvement bizarre des épaules, les pointes effilées au bout de ses doigts, ses yeux lumineux. J’étais
parvenue à me persuader que la peur ressentie à ce moment-là m’avait abusée. J’étais quelqu’un de
rationnel. La magie, les monstres, ça n’existait pas. Point barre.

Dès que je fus assise, Kell reporta toute son attention sur Phen.

— Je veux la voir, dit-il.

Son ton exigeait.

Phen croisa les jambes et s’accouda sur son genou, le menton dans la paume, en une attitude
méditative.

— Tiens, tu t’en souviens donc ?

Kell posa ses mains à plat sur la table basse et rapprocha son visage de celui de Phen.

— Tu devais me prévenir si tu la changeais d’endroit ! accusa-t-il.

Phen eut un geste agacé.

— Du jour au lendemain, tu n’as plus donné signe de vie. Tu aurais pu tout aussi bien être mort.
Quand j’ai migré ici, je l’ai emmenée. J’ai respecté ma promesse de m’en occuper, alors n’essaie pas
d’évacuer ta frustration en t’en prenant à moi. Je t’enverrai son adresse sur ton portable tout à
l’heure. Tu ferais mieux de rentrer à ton hôtel. (Il me jeta un coup d’œil amusé.) Et je crois qu’il te
faudra ne dormir que d’un œil. Ta servante m’a l’air assez… remontée contre toi.

Remontée était un euphémisme. Si j’avais pu bouger, je crois que je lui aurais sauté à la gorge.

Phen se pencha vers moi par-dessus la table, près au point que la fragrance de cannelle brûlée de
sa chevelure d’or rouge vint m’envelopper. Il murmura à mon oreille d’une voix traînante et
sensuelle :

— Il n’est pas très sympa, hein ? Un conseil : si tu en as l’occasion, fais-lui faire un petit tour sur
une terre consacrée. Tu verras, avec les personnes comme lui c’est assez drôle. Mais ça l’est encore
plus lorsqu’elles en repartent…

Une terre consacrée ? Qu’est-ce qu’il entendait par là ? Je devais l’emmener dans un cimetière ?
Comme si Kell n’était pas assez flippant comme ça... !

L’aparté ne dura pas plus longtemps. Mon geôlier m’intima de me lever, ce que je fis avec
promptitude, si ce n’est avec enthousiasme, et nous quittâmes les lieux sans un au revoir.

Le retour en taxi se fit en silence. Moi, je ne pouvais pas parler, et Kell était égal à lui-même :
taciturne comme un garde de la reine d’Angleterre qui se serait fait une luxation de la glotte.

Une fois que nous fûmes dans notre chambre, Kell referma soigneusement la porte derrière lui.
Debout près du lit, je fulminai. Je suppose que l’ire dans mes yeux devait être suffisamment éloquente
pour qu’il me dise :

— Je vous conseille de ne pas crier quoi que vous ayez à dire. À moins que vous ne vouliez attirer
l’attention de notre hôte. Votre situation est délicate, pensez-y.

Il effleura mon bras du bout des doigts et j’eus une impression de reflux, comme si cette étrange
léthargie qui ligotait ma volonté et mes cordes vocales me quittait.

— Espèce de connard ! sifflai-je d’une voix contenue, consciente du fait qu’il avait au moins
raison sur un point : j’étais entrée en Australie avec un faux passeport que je n’avais même pas en ma
possession ; il me serait difficile d’expliquer ma présence auprès des autorités locales. Dites-moi ce
que vous m’avez fait ? Vous m’avez droguée ? Hypnotisée ?

— Non.

Sa réponse laconique me mit en rage.

— Vous vous foutez de moi ? Je ne pouvais plus parler ! Et j’obéissais à toutes vos injonctions
comme un toutou bien dressé ! (Mon ton se fit amer :) Pourquoi vous croirais-je ? Vous m’avez menti
quand je vous ai demandé si un membre de ma famille vous avait envoyé.

Son visage de marbre se crispa.

— Je ne vous ai pas menti, dit-il en ôtant son long manteau de cuir, avant de le poser sur le dossier
d’une chaise.

J’allais le tuer.

— Mon frère m’a dit qu’il ne vous connaît pas et ne vous a jamais envoyé ! assenai-je, méprisante
devant son refus d’admettre son mensonge, pourtant évident. Vous ne faites pas partie des services
secrets. Je ne sais pas qui vous êtes, et finalement je m’en fiche. J’exige de rentrer en France !

Un rictus cruel tordit sa belle bouche quand il lâcha :


— Vous n’auriez jamais dû passer ce coup de fil. Leur ligne était certainement sur écoute. Ceux
qui vous cherchent savent maintenant où vous êtes. Ce n’était pas très malin. J’espère pour vous que
nous aurons quitté Sydney avant qu’ils ne nous trouvent. Quant à rentrer en France, je vous conseille
d’y réfléchir à deux fois. Vous êtes leur cible. Croyez-vous qu’ils hésiteraient une seule seconde à
s’en prendre à ceux auxquels vous tenez afin de vous atteindre ? Il vaut bien mieux pour vos proches
que vous restiez éloignée d’eux.

La justesse de l’argument porta. Je pris brusquement conscience que tout ça n’était pas un jeu. Un
frisson me traversa. J’avais mis mes parents en danger. Quelle idiote ! Heureusement que mon frère
était avec eux. Je devrais me débrouiller seule pour me sortir de cette histoire de dingue.

Mon cerveau bouillonnait de questions.

Pourquoi quelqu’un me trouvait-il intéressante au point de mettre un contrat d’enlèvement sur ma


tête ? Pour qui travaillait Kell ? Pas pour son propre compte, il me détestait cordialement. Alors qui
voulait me sauver ? J’admettais que Kell, ou Kellial, ou C.K., ou quel que soit son nom, devait se
trouver du côté des gentils. Si je comparais les agissements des deux factions, les « Nous voulons
Jana » et les « Vous ne l’aurez pas », les premiers étaient sans conteste les méchants. L’un d’eux
avait tout de même menacé de me bouffer, et un autre avait failli me violer. Sans compter qu’ils
m’avaient traquée comme du gibier. L’autre faction, représentée par Kell, s’était contentée de me
soustraire à leurs attentions. En dehors de sa dureté à mon égard, ce dernier ne m’avait jamais
brutalisée. D’accord, il m’avait probablement droguée afin de m’hypnotiser, dans le but de me faire
lui obéir et éviter que je ne cause des difficultés, mais l’intention de base était toujours celle de me
protéger.

Ça me faisait mal au fondement de l’admettre, mais Kell avait raison. J’avais agi sous le coup de
l’impulsion au lieu de réfléchir.

Le bip de son téléphone me tira hors de mes pensées moroses. Il pianota sur l’écran tactile afin de
prendre connaissance du SMS. Je supposai qu’il devait s’agir des coordonnées de la femme dont
Phen et lui avaient parlé.

Avec un soupir de martyre, je m’assis sur le lit et ôtai mes bottines.

— Ok, dis-je d’un ton las. Vous prenez quel côté du lit ?
9.
J’émergeai vers les 13 heures. Kell était assis près de la fenêtre, plongé dans un magazine. Il avait
troqué son pantalon de cuir de la veille contre un jean et portait un tee-shirt noir tout simple.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillée ? râlai-je.

— Ce n’était pas utile.

Je ravalai une remarque peu amène et quittai le lit. Un tee-shirt long égayé d’un motif de
« Monsieur le gendarme », un personnage de Oui-Oui – Nico avait fait preuve d’un sens de l’humour
à toute épreuve à l’occasion de mon dernier anniversaire – m’avait servi de chemise de nuit, mon sac
de vêtements ayant fait une mystérieuse réapparition.

J’avais cru ne pouvoir m’endormir avec Kell dans la même pièce, mais je m’étais écroulée comme
une souche. Toute cette tension nerveuse avait tendance à me transformer en marmotte.

Je fis ma toilette sans me presser, et choisis un jean bleach et un tee-shirt stretch vert amande aux
manches trois quart. J’enfilai mes Nike noires, avant de me donner un coup de brosse, et laissai mes
cheveux libres sur mes épaules.

Il était presque 14 heures lorsque je ressortis de la salle de bain. Kell m’attendait près de la porte.
Il faudrait vraiment qu’il me dise un jour son secret. Comment pouvait-il toujours savoir à l’avance
ce que j’allais faire ? On était reliés par télépathie ou quoi ? Je remarquai qu’il n’avait pas emporté
d’arme sous son long manteau de cuir noir. J’en conclus que l’endroit où nous devions nous rendre ne
présentait pas de danger.

— Où va-t-on ?

— D’abord, manger.

À ces mots, mon estomac manifesta bruyamment son approbation.

Comme nous quittâmes le B & B à pied, je pus enfin découvrir Sydney. Si je n’avais pas été dans
une situation si préoccupante, j’aurais sans doute apprécié davantage la traversée d’un petit parc
superbe aux fougères géantes, et la prise du métro sur rail qui nous déposa non loin du musée
océanographique et de l’opéra.

Nous mangeâmes sans un mot dans un snack, puis vers 16h45, Kell m’entraîna jusqu’à un bâtiment
luxueux, entouré d’un grand jardin soigné. La plaque en cuivre rutilant indiquait que nous nous
trouvions devant une clinique privée pour les personnes atteintes de troubles psychiatriques, et que
les horaires des visites se situaient entre 17 et 18 heures.

Nous passâmes les portes transparentes coulissantes et approchâmes de l’accueil, un bureau haut et
circulaire. Au centre était aménagé un espace où était assis un jeune homme souriant qui nous regarda
venir à lui. Il nous demanda ce qu’il pouvait faire pour nous.
— Nous venons rendre visite à Sandra Daren, dit aimablement Kell.

L’employé de la clinique ouvrit un grand cahier en hochant la tête.

. — Nous avons été prévenus de votre venue. Si vous voulez bien inscrire vos noms et prénoms et
signer le registre…

Kell écrivit son vrai nom – enfin celui sous lequel je le connaissais – et moi j’eus droit au faux qui
figurait sur mon passeport. Puis une infirmière vint nous chercher pour nous guider jusqu’à la
chambre 42. Elle ouvrit la porte avec une clef et nous laissa. Dès qu’elle eut tourné à l’angle au bout
du couloir, Kell m’ordonna, tendu :

— Attendez-moi ici.

Plus curieuse que rebelle, j’acquiesçai. Je restai où je me trouvais tandis qu’il entrait dans la
pièce. Une fois qu’il eut disparu de mon champ de vision, je m’approchai de la porte en tapinois et
jetai un coup d’œil par l’entrebâillement.

Kell avançait avec lenteur, comme on le fait face à un animal ou un enfant qu’on ne veut pas
effrayer. Son dos et sa haute taille me cachaient la majeure partie de la chambre. Ce fut seulement
lorsqu’il s’accroupit que je pus voir le fauteuil roulant et la femme qui y était assise.

Je retins une exclamation. Cette Sandra semblait avoir dans les vingt ans, mais j’étais bien placée
pour savoir qu’on pouvait être plus âgé que ce qu’on paraissait ; c’était mon cas. Elle ressemblait à
Kell de façon frappante, mais pour moitié seulement. Le côté gauche de son visage était
complètement ravagé, pire que celui de Freddy Kruger. L’œil sans paupière laissait voir un globe
oculaire aveugle d’un blanc laiteux. La narine avait comme fondu. Ne subsistait qu’un trou à la place.
La lèvre supérieure était manquante au niveau de la commissure, et l’inférieure s’étirait telle une
coulée de cire sur le menton, découvrant la dentition en une horrible parodie de sourire.

Mon Dieu ! Quelle horreur…

J’entendis Kell murmurer d’une voix brisée :

— Oh, Shanith… Ma douce…

Je crus avoir la berlue : des sanglots secouaient ses larges épaules. Je le vis poser la tête sur les
genoux de la malade, qui ne réagit pas, le regard de son œil intact dans le vague.

Émue, je me sentis soudain gênée de jouer les voyeuses. Je m’éloignai un peu le long du couloir
afin de laisser Kell à son chagrin. Cette scène venait de le rendre plus humain à mes yeux. Il était
comme tout le monde, finalement. Certains évènements l’avaient blessé au plus profond, et peut-être
cela expliquait-il son attitude si dure, si inflexible. La douleur pouvait entraîner ce type de
comportement.

Adossée au mur, je songeai à ma vie. Jusqu’à maintenant, j’avais eu de la chance. Beaucoup de


chance. Aucun drame n’avait touché mes proches. Kell n’était pas dans ce cas. Cette jeune femme lui
ressemblait trop pour ne pas être de sa famille. Sa sœur, peut-être ? Que lui était-il arrivé ? Ses
cicatrices faisaient penser à celles causées par des brûlures, mais pas seulement. Avait-elle eu un
accident de voiture, et son véhicule s’était-il enflammé ? Et pourquoi était-elle prostrée, comme
absente… Son esprit n’avait sans doute pas résisté face à une telle horreur.

Je ne sais combien de temps passa avant que Kell ne ressorte de la chambre. Quand il réapparut, je
scrutai son visage, mais ce dernier était exempt de toute trace de larmes. Ne sachant trop comment
réagir, je lui emboîtai le pas sans un mot.

Nous rejoignîmes l’accueil rapidement et quittâmes la clinique en direction du centre-ville. Devant


moi, la démarche crispée de Kell trahissait sa souffrance. Mon côté altruiste ne put s’empêcher de se
manifester.

— Kell… Sans le vouloir, j’ai vu… Enfin, je veux juste que vous sachiez que je compatis à votre
douleur. Je…

Il se retourna vers moi et je crus qu’il allait me frapper. Son regard empli de haine pure me
transperça, faisant mourir les mots sur mes lèvres.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ! cracha-t-il avec un mépris glacé. Gardez votre
sollicitude hypocrite pour ceux que ça intéresse !

Estomaquée par sa réaction, je demeurai coite. Des larmes perlèrent à mes paupières, mais je les
ravalai aussitôt.

Le salaud !

Je poignardai son dos du regard. J’avais l’impression d’étouffer.

Il fallait que je m’éloigne de ce type. Je préférais me faire bouffer par des loups garous
hypothétiques que d’avoir à ressentir ce dégoût, cette haine, que je lui inspirais. C’en était trop.
J’avais atteint mes limites question patience. C’était décidé, j’allais m’enfuir dès que possible.
Débarrassée de Kell, je pourrais essayer de contacter mon frère et tout s’arrangerait.

Cette résolution me ragaillardit.

Jusqu’à la révélation de la nuit dernière, dans les toilettes de la discothèque, quand Lionel m’avait
appris qu’il ne connaissait Kell ni d’Adam ni d’Ève, j’avais donné la priorité à ma sécurité, croyant
que mon frère tirait les ficelles de mon sauvetage en coulisse ; j’avais fait le dos rond et accepté des
choses qui, normalement, m’auraient donné de l’urticaire. Ensuite, même une fois que le mensonge de
mon garde du corps m’avait été révélé, j’étais restée avec lui par crainte d’exposer mes parents.
Mais à bien y réfléchir, je pouvais fort bien lui fausser compagnie sans que ma famille ait à courir le
moindre danger. Il suffisait que je me cache. J’étais quasiment certaine que Lionel devait disposer de
moyens permettant de « disparaître » durant quelque temps.

Avant de me lancer dans le remake de La grande évasion, je devais procéder à un petit test,
histoire de vérifier le degré de vigilance de Kell. Je m’arrêtai devant la très belle façade d’une
maison victorienne, et fit mine de m’intéresser à son porche d’une finesse remarquable.

Je ne sais pas s’il perçut que le bruit de mes pas s’était tu, mais immédiatement, il pivota, vrillant
sur moi des yeux durs et impatients.

— Ne traînez pas ! Nous allons manger rapidement un morceau et rentrer au B & B afin d’être
prêts quand Phen appellera.

Je n’essayai même pas de lui demander ce qu’il comptait faire ensuite avec le fameux bracelet ; je
m’en foutais. J’étais arrivée à saturation. Mon seul but, à présent, était de faire en sorte de ne plus
avoir affaire à lui. Et, visiblement, ça n’allait pas être facile, car il me surveillait comme les joyaux
de la couronne d’Angleterre. À moi de faire feu de tout bois pour jouer les filles de l’air.

Dès que nous abordâmes les rues touristiques, les restaurants et les bars apparurent. Kell en choisit
un au hasard, et nous nous retrouvâmes assis de part et d’autre d’une petite table.

Sans me demander si j’avais des préférences, il passa commande de deux ginger beer{15} et de
deux hamburgers australiens – de quoi nourrir au moins quatre personnes – et retomba dans son
mutisme.

Tandis que la serveuse déposait plats et boissons devant nous, je fus prise d’une brusque envie de
hurler à Kell que j’étais une gentille fille, qui n’avait jamais fait de mal à une mouche avant de le
connaître, que j’avais droit au respect comme tout un chacun, et qu’il était le plus exécrable
personnage que j’avais jamais eu le malheur de rencontrer.

Bien sûr, je me retins. Je me contentai de passer ma frustration sur mon pauvre hamburger, que je
mutilai à grands coups de dents rageurs, tout en ressassant des plans d’évasion dont je n’avais pas
établi la première ligne.

Quand, à mi-parcours de mes agapes, je me levai avec mon sac à main dans l’intention de me
rendre aux toilettes, c’était surtout pour satisfaire au besoin de m’isoler un peu. J’étais tendue comme
un arc. Je ne supportais plus de sentir le regard dur, empreint de mépris que Kell me réservait. En
plus, l’angoisse me tenaillait : quelle serait la suite de tout ça ? J’allais être mangée à quelle sauce ?

Comme de juste, Kell me demanda sèchement où j’allais. Je lui répondis sur le même ton qu’il
pouvait venir me tenir la porte des toilettes si ça lui faisait plaisir. Nous nous affrontâmes du regard
quelques instants, puis je tournai les talons sans plus me préoccuper de lui. S’il a envie de faire le
pied de grue devant les toilettes des dames, grand bien lui fasse !

Finalement, je m’y engouffrai seule.

C’est en me lavant les mains, quelques instants plus tard que je la remarquai.

La fenêtre.

Elle se découpait au-dessus du lavabo, à la hauteur de mes épaules. La vitre opaque ne permettait
pas de voir à l’extérieur.
Et si… ?

Fébrile, je tendis la main vers la poignée et l’ouvris. La fenêtre donnait sur une courette ceinte de
murs qui devait appartenir au restaurant. Un container poubelle était adossé contre la paroi du fond et
une porte se trouvait à sa droite. Elle devait offrir un accès sur la rue ; c’était sans doute par là que
les employés de l’établissement sortaient les ordures. La décision de grimper sur le lavabo pour me
laisser glisser dehors fut prise en quelques secondes.

Heureusement que j’ai opté pour des chaussures de sport !

Sans me précipiter, j’inspectai les alentours. Je repérai une seconde porte à gauche de la fenêtre,
qui rejoignait sans doute les cuisines. Je sautai souplement dans la cour et, d’un bond, atteignis la
porte à côté des poubelles. Mais elle était verrouillée.

Zut !

Et si… ?

Aussitôt pensé, aussitôt fait ! Je grimpai sur le container afin de me hisser sur le mur. La courette
donnait sur une rue étroite et déserte. Mon sac me gêna pour descendre les trois mètres jusqu’au sol
de l’autre côté, mais je parvins à poser le pied sur le trottoir de la ruelle sans autre dommage qu’un
coude éraflé.

Inquiète, je m’éloignai rapidement pour mettre le plus de distance possible entre Kell et moi avant
qu’il ne se rende compte que je m’étais enfuie.
10.
Je ne savais pas où je me trouvais ni où j’allais, mais l’urgence de m’éloigner de Kell
m’interdisait de m’arrêter pour poser la question aux passants.

Enfin, j’étais débarrassée de lui !

À chaque rue traversée, chaque carrefour passé, je me sentais plus légère. Peu à peu, le sentiment
de colère qui m’avait galvanisée retomba et je me remis à réfléchir.

Avais-je eu raison de m’enfuir comme ça, sur un coup de tête ? Je ne pouvais pas aller voir la
police, je n’avais pas de passeport ; c’était Kell qui avait le faux. Avec un frisson, je m’imaginai au
consulat de France, en train de raconter ma petite histoire de loups-garous. On me prendra pour une
folle tout juste bonne à être enfermée.

Et merde ! Que faire ?

Je levai le nez pour constater que la nuit commençait à tomber. L’air était plus frais et je n’avais
même pas de veste. Tout à coup, les passants me paraissaient inquiétants. Ce type, là, avec la
casquette noire, il m’avait jeté un coup d’œil bizarre. Et ces deux autres, aux blousons de cuir, ne
s’étaient-ils pas retournés sur moi ?

Je secouai la tête. Mon imagination me jouait des tours. À ma décharge, quelques jours plus tôt
j’avais failli me faire violer. Ça peut vous rendre parano, ces choses-là.

Je repensai au coup de fil que j’avais passé à mes parents. Kell avait affirmé que leur ligne était
probablement sur écoute. Et moi qui avais dit à mon frère que je me trouvais à Sydney !

Je me mordis les lèvres.

Pouvaient-ils déjà être ici ? Sur mes talons ?

Non, pas en moins de vingt-quatre heures… !

Mais étaient-ils les seuls à me chercher ? Les espions avaient souvent des antennes dans divers
pays, si l’on en croyait les films.

Je scrutai les visages autour de moi et déglutis péniblement.

J’avais été imprudente. Très imprudente.

Soudain, le comportement abject de Kell me parut beaucoup plus supportable que le fait de tomber
entre les mains de ces mercenaires sans foi ni loi payés par un inconnu pour me kidnapper. De Monio
savait ce qui se passait. Il connaissait les méchants et les pièges à éviter. Moi, j’étais Bécassine en
route pour la plage qui, suite à une erreur d’aiguillage, se retrouvait plongée dans une jungle infestée
de guérilleros. Je n’avais aucune idée de qui étaient mes amis ou mes ennemis, et surtout aucune idée
de ce qui se jouait.

Il était plus raisonnable et plus prudent de rentrer au Bed & Breakfast. Je pourrais toujours
attendre un moment moins risqué pour quitter Kell.

Résignée et inquiète, j’accostai une femme pour lui demander dans quelle direction se trouvait le
quartier victorien. Je n’avais aucun argent local et, comme Kell, sans doute à ma recherche, ne serait
pas au B & B pour payer ma course, je ne pouvais pas prendre de taxi. Il me faudrait aller à pied.

La nuit était complètement tombée, à présent. Dans les rues où je cheminais, les passants se
faisaient de plus en plus rares. C’était à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant car ça faisait autant
d’ennemis potentiels en moins, et inquiétant parce qu’en cas de problème, je serais particulièrement
isolée. C’était tout moi, ça. Jamais contente. Je voulais le beurre et l’argent du beurre.

La dernière personne à qui j’avais demandé mon chemin m’avait conseillé de prendre la troisième
à gauche, mais arrivée à l’intersection en question, j’hésitai. Cette rue n’était pas tellement
engageante. Des mauvaises herbes poussaient entre les dalles des trottoirs et plusieurs lampadaires
étaient éteints. De plus, un vent froid s’était levé et je frissonnais avec mon petit tee-shirt aux
manques trois quarts – c’était le plein hiver ici, même si les températures étaient plus clémentes
qu’en France. J’avais l’impression d’être dans un mauvais film d’épouvante. Ne manquaient plus que
les hurlements des loups, et le tableau serait complet.

Totalement synchrone avec mes pensées, une plainte lugubre s’éleva derrière moi. Je fis volte-face
pour voir un chien berger allemand sur le trottoir de l’autre côté de la rue.

Enfin… quand je dis un chien… Cet animal était bien plus imposant. À vue de nez, il avait
davantage la taille d’un poney, et son museau était plus court. Je n’étais pas une spécialiste, mais ce
bestiau ressemblait à un énorme loup. Il retroussa les babines sur des dents impressionnantes, et, ses
yeux brillant d’une lueur jaune fixés sur moi, il traversa la rue en trottinant dans ma direction.

Mon cerveau reptilien prit les commandes. Si, si, je vous assure, il ne fait pas que baver sur les
beaux mecs. Je piquai un sprint dans la rue peu engageante. Au bout, j’aperçus deux yeux identiques à
ceux du loup derrière moi.

Merde ! Je bifurquai vers la droite, empruntant la première ruelle. Je ne sentais plus le froid ; la
peur fait un excellent chauffage d’appoint. Soudain, presque devant moi surgit un troisième loup.
J’effectuai un virage à quatre-vingt-dix degrés sur un pied, digne d’un épisode de « La panthère
rose », et m’engouffrai dans une autre rue à gauche.

Je me rendis compte que j’étais au beau milieu d’une zone de hangars. Ces loups auraient pu me
rattraper quand ils le voulaient. Alors à quoi jouaient-ils ? On aurait dit qu’ils… me rabattaient.

Brusquement, je me retrouvai face à un cul-de-sac. Les jappements et les grognements derrière moi
firent se dresser le duvet sur mes bras. Le cœur battant à mille à l’heure, je pivotai pour leur faire
face, dos contre le mur de brique. Le premier loup s’arrêta à une dizaine de mètres et lança un bref
hurlement. Des pas approchèrent. Des pas de bipèdes.

Cinq individus s’avancèrent sous la lumière des lampadaires, de gros costauds habillés de cuir. Au
même moment, le loup qui avait hurlé se redressa sur ses pattes arrière dans un mouvement d’une
fluidité défiant la physique et tout son corps se modifia avec des craquements humides écœurants,
jusqu’à prendre une forme humanoïde.

Ben voilà, j’étais fixée.

Les mecs qui en avaient après moi étaient bien des loups-garous.

Pu-tain.

Je fus gagnée par une terrible envie de m’asseoir ; mes jambes flageolaient. Malgré les ongles que
j’enfonçais dans mes avant-bras, je ne me réveillais pas de ce cauchemar. J’entendais distinctement
ma respiration saccadée, à la limite de l’hyperventilation.

Je ne pouvais plus faire l’autruche.

Le monde tel que je le connaissais venait de voler en éclats.

La créature conserva un instant la forme d’un homme à tête de loup, puis elle continua de muter.
Après quelques secondes, un type à poil, finement musclé et plus grand que moi me sourit de toutes
ses dents redevenues normales. Je songeai que le loup du Petit Chaperon rouge devait avoir le même
sourire juste avant de dévorer la fillette.

Ce que m’avait dit Kell était donc vrai. Les loups-garous existaient bel et bien. Et ils pouvaient me
sentir. Le premier qui avait tenté de me capturer, celui à qui j’avais donné un coup de genou dans les
bijoux de famille et qui, ensuite, avait voulu se payer du bon temps avec moi, m’avait dit quelque
chose à ce sujet. Leur commanditaire leur avait-il fourni un vêtement ou un objet imprégné de mon
odeur ?

Je me serais giflée. J’avais fui la seule personne susceptible de me protéger. J’en aurais pleuré de
rage. Mais ce n’était pas le moment de m’apitoyer sur mon sort. Mes ennemis s’étaient déployés en
arc de cercle : les deux loups-garous sous forme animale et celui sous forme humaine en première
ligne, et les types baraqués vêtus de cuir derrière eux.

Une boule de révolte se nicha au creux de mon estomac.

Pourquoi ? Qu’avais-je fait au Ciel pour mériter ça ?

Je relevai le menton. Je ne me rendrais pas sans me battre. J’étais déterminée à résister jusqu’au
bout de mes forces, même si j’étais bien consciente qu’au final je ne ferais pas le poids.

Je me décalai vers la droite, mais un des mecs en cuir suivit mon mouvement en miroir. Le loup-
garou à poil tendit la main sur le côté et un de ses petits copains lui remit une paire de menottes. Puis,
pas gêné le moins du monde par le fait d’exhiber ses attributs virils, qui se balançaient au rythme de
ses déplacements, il s’approcha de moi.

— Reste tranquille et tout se passera bien, me dit-il, sûr de lui, en me saisissant fermement par le
poignet gauche.

Pas de bol pour lui, je n’avais pas envie de rester tranquille.

Me gardant de résister à sa traction, j’avançai d’un pas tandis que, d’une torsion du poignet je me
dégageai, avant de le saisir à mon tour par l’avant-bras, tout en projetant violemment mon coude droit
dans l’angle de sa mâchoire inférieure. Profitant de son « ouch ! » de douleur et de l’effet de surprise,
je calai ma hanche contre les siennes de façon à le déséquilibrer et le faire basculer brutalement sur
le sol. Je parachevai par un coup de talon en plein visage, histoire de faire bonne mesure.

Un homme normal aurait été K.O. pour un bon moment, mais lui roula hors de ma portée et se
redressa en grognant, le nez en sang. Les muscles bandés et les poings serrés, il retransforma le haut
de son corps. Son mufle de bête dégouttant de bave de rage aboya un ordre que je ne compris pas,
mais la vue des autres qui convergeaient vers moi en un bel ensemble, m’indiqua qu’ils allaient tous
me sauter dessus afin de me maîtriser.

C’est la fin !

Merde ! Merde ! Merde ! J’étais foutue.

Alors que je me crispais, dans l’attente de l’inévitable, un tourbillon de noirceur apparut soudain
entre mes assaillants et moi, accompagné d’un vent violent qui souleva mes cheveux. Quand le vortex
se dissipa, je poussai une exclamation de surprise.

À la place, se tenait l’inconnu de Kuala Lumpur.

Il était exactement comme je me le rappelais : ses longs cheveux lisses, noirs d’encre, lui
couvraient les épaules et le dos, des lunettes de soleil dissimulaient ses yeux, et il portait des
vêtements blancs. La seule différence était que son costume croisé avait cédé la place à un large
pantalon fluide et à une veste à col Mao.

Le loup-garou sous forme d’Anubis et ses acolytes n’eurent qu’une petite seconde d’hésitation
avant de se ruer sur lui. J’assistai alors à la scène la plus stupéfiante qu’il m’avait été donné de voir
de toute ma vie. L’inconnu fit un geste désinvolte de la main dans l’air et, sans qu’il l’ait touché, le
loup-garou qui avait voulu me menotter valdingua dix mètres plus loin. Un autre mouvement tout aussi
aérien projeta sur une voiture en stationnement celui qui avait donné les menottes au premier.

D’un doigt tremblant, je remontai ma mâchoire qui s’était décrochée de stupéfaction, puis me
pinçai férocement le bras. Au vu de la douleur ressentie, j’en conclus que je ne rêvais toujours pas.

Que se passait-il encore, bordel ?

Adossée au mur de briques, haletante, j’assistai au laminage méthodique des loups-garous et de


leurs copains en cuir. Le « casse-pied », comme l’avait appelé Kell, ne faisait pas dans la dentelle. Il
ne regardait même pas en direction de ses adversaires. Le visage baissé vers ses pieds, comme s’il
réfléchissait, il dispensait avec une grâce indescriptible les… Les quoi, d’abord ? Les vagues de
pouvoirs magiques ?

Fascinée, je regardais son corps souple, dont on devinait la puissance contenue, bouger au rythme
de ses mouvements fluides et élégants.

Un loup-garou sous sa forme animale parvint cependant à s’approcher suffisamment de lui pour
faire claquer ses mâchoires à quelques centimètres seulement de sa cuisse. Sans tourner la tête dans
sa direction, d’un geste d’une célérité hallucinante, mon défenseur agrippa à pleine main la fourrure
de l’animal au niveau de l’échine. Une brume noire enveloppa le loup-garou, qui poussa un hurlement
puis se tut brusquement.

Lorsque quelques fractions de seconde plus tard, l’inconnu de Kuala Lumpur retira sa main, la
brume noire se dissipa, dévoilant le loup inerte sur le sol. Le corps velu s’effondra sur lui-même
comme s’il n’était plus constitué que de cendres.

Les deux hommes en cuir encore valides se regardèrent et je vis une authentique frayeur naître sur
leur visage. Ils s’enfuirent dans un bel ensemble, aidant au passage leurs camarades les plus mal en
point, devancés par les loups-garous survivants, qui détalaient à toutes pattes.

Bientôt ne resta plus que mon sauveur et moi, et le silence retomba, incongru.

J’avais du mal à aligner deux pensées cohérentes. J’étais comme frappée de mutisme. Alors que
j’aurais dû le remercier, je demeurais là, sans réagir, incapable d’émettre le moindre son.

Il tourna vers moi son visage magnifique, et je déglutis avec difficulté.

— Euh… tentai-je, en me félicitant intérieurement pour mon éloquence. Je… merci… euh…

Son sourire me liquéfia la moelle.

— Je vous en prie, dit-il en inclinant légèrement le buste. Ce fut un réel plaisir de vous venir en
aide, ma chère. (Il pencha la tête de côté, comme s’il écoutait quelque chose.) Ah ! Voici votre garde
du corps qui approche. Je vous laisse.

Je ne voulais pas qu’il parte !

— Attendez ! Je voudrais savoir…

Je n’achevai pas ma phrase. Il avait disparu. Tout simplement. L’instant d’avant il était devant moi,
et celui d’après, il n’y avait plus personne où il s’était tenu.

J’en ai marre. Mais j’en ai marre…

Je posai les mains sur mes genoux et me penchai en avant pour combattre le vertige que je sentais
venir.

Une petite phrase de l’asiatique qui filtrait les entrées de la porte V.I.P de l’ Inferno’s Kiss tournait
dans ma tête comme une agaçante comptine pour enfant : « Very Inhuman Person, chérie ! » m’avait-
il corrigée. J’avais cru à une plaisanterie pas très subtile, alors que ça prenait toute son acception
maintenant. Cette fameuse salle était-elle réservée aux inhumains ? Aux loups-garous et aux mecs
bizarres qui apparaissaient et disparaissaient comme bon leur semblait après avoir fichu la pâtée à
des malabars à coups de projectiles invisibles ?

Un brusque regain de vent souleva mes mèches de cheveux. Alarmée, je me redressai, et si je


n’avais pas été dos à un mur j’aurais fait un bond.

Kell se tenait à un mètre de moi, et il avait l’air fumasse.

Pitié ! Qu’on m’achève !

Oui, j’avais fait une connerie en m’enfuyant. Mais putain, c’était son silence à la con qui m’y avait
poussée ! S’il m’avait expliqué la nature de mes poursuivants j’aurais… Mon ressentiment prit un
coup dans l’aile. Il m’avait révélé ce qu’étaient ceux qui me traquaient, et je ne l’avais pas cru.

Mais nom d’un chien, qui l’aurait pu ?

Je relevai le menton, soutenant son regard clair qui m’aurait découpée vivante si ses yeux avaient
été des lasers, et fis mien le postulat de ce joyeux drille de Napoléon comme quoi la meilleure
défense est l’attaque :

— C’est maintenant que vous arrivez ? demandai-je, hautaine. Et comment m’avez-vous trouvée,
d’ailleurs ?

Je contractai tous mes muscles en prévision de l’explosion, inévitable, mais à ma grande surprise,
il se contenta de fermer les yeux et de prendre une longue inspiration par le nez, qu’il relâcha par la
bouche. Quand il souleva les paupières, son regard était glacé.

— Nous sommes liés, dit-il sur un ton à congeler un pingouin. Je suis capable de vous retrouver
n’importe où. Votre essence m’attire à elle, mais ça n’est pas la même chose qu’un radar !

Ben ça !

J’en restai comme deux ronds de flan. C’était bien sa plus longue explication depuis que je l’avais
rencontré. J’aurais souhaité lui poser d’autres questions, puisqu’il semblait dans de si bonnes
dispositions – à mon avis, il avait enfin réalisé que le fait de me tenir dans une totale ignorance avait
un effet pernicieux sur ma conduite et donc ma sécurité –, mais il plissa les paupières en observant
attentivement la ruelle et s’enquit d’une voix tendue :

— Que s’est-il passé ici ?

Je lui racontai tout depuis le début de mon évasion. Lorsque j’évoquai la présence des hommes
vêtus de cuir, il parut fortement contrarié. Quand j’arrivai à l’intervention de l’inconnu de Kuala
Lumpur, il fronça les sourcils et marmonna entre ses dents :

— De quoi se mêle-t-il, celui-là ?

Là, j’avoue que ça m’agaça. Je grinçai :

— Il m’a sauvée, tout de même ! Vous n’étiez pas là et…

— À qui la faute ?

Ouais, je sais, j’ai été une très vilaine fille… !

J’ignorai sa remarque désobligeante, mais vraie et tentai une nouvelle fois d’en savoir plus sur
mon sauveur :

— Qui est-ce ?

— Un casse-pieds, je vous l’ai déjà dit, me rappela-t-il, impatienté, en se dirigeant vers la sortie
de la ruelle. Ne traînons pas ici.

Bon, le moment de vérité est passé…

Résignée, je lui emboîtai le pas. Pourtant, je ne m’avouai pas totalement vaincue. Une chose sans
grande importance m’intriguait. Je vins à sa hauteur et demandai :

— Pourquoi garde-t-il ses lunettes de soleil même quand il fait nuit ? Il les portait également à
l’intérieur de l’aéroport… C’est curieux.

Kell soupira bruyamment et répondit sur un ton sec :

— Parce qu’il est aveugle.


11.
Je m’attendais à ce que nous rentrions au Bed & Breakfast, mais je me rendis compte très vite que
nous rebroussions chemin vers le centre ville. Je m’en étonnai auprès de Kell, qui crispa les
mâchoires et me jeta un coup d’œil irrité.

— Ils se sont déployés dans tout le quartier, m’informa-t-il d’une voix dure. Je sens leur présence.
J’essaie de nous sortir de la nasse dans laquelle vous nous avez fourrés !

Je me mordis la lèvre inférieure et regardai autour de moi. Je ne voyais absolument rien de


suspect. Il y avait de plus en plus de passants depuis que nous allions en direction du centre, mais
aucun habillé de cuir ou trop poilu pour être honnête. Je jetai un coup d’œil curieux à mon
compagnon. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était à l’affût et…

Merde ! S’il pouvait les sentir alors que rien ne laissait supposer leur présence, c’est qu’il était
comme eux !

Je m’immobilisai, alarmée.

— Vous êtes un loup-garou ! l’accusai-je, à la limite de l’hystérie.

Il s’arrêta à son tour et pivota vers moi avec une moue excédée.

— Ne soyez pas stupide ! Je n’ai rien à voir avec ces chiens galeux.

— Mais vous n’êtes pas un humain normal, vous non plus, n’est-ce pas ? insistai-je, d’une voix un
peu tremblante.

Je ne sus jamais ce qu’il m’aurait répondu. Le regard braqué en direction du bout de la rue, il
m’agrippa par le poignet et m’entraîna avec lui.

— Gardez votre calme, m’intima-t-il. Ils sont tout près. La peur les attire comme un fumet de
premier choix.

— Vous marchez trop vite ! râlai-je. J’ai du mal à suivre vos enjambées…

Il ne ralentit pas d’un iota.

— Prenez-vous en à vous-même ! Si vous n’aviez pas passé ce coup de fil avec ce téléphone
trouvé je ne sais où, ils n’auraient jamais su où vous chercher. Et si vous ne vous étiez pas éloignée
de moi, ils ne vous auraient pas repérée !

Je m’étais demandé si la présence de Kell à mes côtés me dissimulait au flair des loups-garous.
J’en avais à présent la confirmation.

J’allais lui demander d’expliciter – ce soir, il était en veine de confidences, autant en profiter –,
quand il bifurqua une nouvelle fois. En levant le nez, j’aperçus la Sydney Tower . Elle nous
surplombait telle une flèche d’or illuminée.

Kell sembla réfléchir un instant, puis il traversa la rue, moi à la remorque, marchant résolument
vers le gros bâtiment au pied de la tour. D’après les indications de la devanture, c’était
« Centrepoint », un ensemble de boutiques.

À l’intérieur, la galerie était presque déserte. Normal, à cette heure les commerces étaient fermés.
Nous traversâmes tout le rez-de-chaussée et ressortîmes de l’autre côté du bâtiment. Nous marchâmes
jusqu’à l’angle de la prochaine rue, puis Kell nous fit rebrousser chemin et retourner dans
« Centrepoint ».

— Vous pouvez m’expliquer ce que nous faisons ? m’enquis-je, tendue.

— On essaie de les semer.

Nous revînmes donc sur nos pas, jusqu’au milieu de la galerie du rez-de-chaussée. Au centre, il y
avait un espace de canapés disposés en cercle et ponctué d’un comptoir, le tout entourant un
ascenseur. Quand nous étions passés devant, à l’aller, l’endroit était presque désert. Mais maintenant,
une vingtaine de personnes semblait attendre en faisant la queue. Les photos de la Sydney Tower
disposées çà et là, et les dépliants exposés m’apprirent que nous nous trouvions exactement au pied
du gigantesque et très célèbre édifice qui abritait trois restaurants panoramiques.

À ma grande surprise, Kell nous inséra dans la file.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je à mi-voix.

— Nous allons au restaurant.

Avec ses réponses à la mords-moi le doigt, ce type allait finir par me transformer en harpie
vindicative. Je pris une grande inspiration, que je relâchai lentement, dans une veine tentative
d’appréhender la quintessence de cette merveilleuse branche du Bouddhisme qu’est le zen, et parvins
in extremis à ne pas hurler de frustration.

Profitant que nous étions entourés de monde, je lui dédiai un sourire « plus hypocrite tu meurs », et,
me hissant sur la pointe des pieds, je le saisis fermement par le col de son manteau de cuir et fis mine
de lui susurrer des mots doux à l’oreille alors que je sifflai :

— Ne vous foutez pas de moi ! Pourquoi aller nous coincer là-haut ? Nous allons être acculés
comme des oiseaux dans un nid assiégé par des chats !

Imitant ma tactique, il me prit par les épaules avec un sourire tout aussi sincère que le mien, et je
lus dans ses yeux son envie de m’étrangler. Ses doigts qui s’enfonçèrent durement dans le haut de mes
bras telles des serres me confirmèrent la grande affection qu’il éprouvait à mon endroit, si tant est
que j’aie encore eu un doute à ce sujet. Sa bouche effleura mon oreille droite et il me répondit d’une
voix basse emplie d’irritation :
— Les loups-garous ne pourront pas vous sentir si vous êtes à 250 mètres de hauteur, et comme
votre odeur traverse le bâtiment et en ressort avant de s’évaporer une rue plus loin, avec un peu de
chance, ils penseront que nous avons simplement traversé et grimpé dans un taxi, et ils chercheront
ailleurs. Satisfaite ? (Il prit un air dégoûté et ôta ses mains de mes épaules.) Maintenant, cessez de
vous coller à moi !

Plus mortifiée par son attitude que je ne l’aurais admis, je lâchai son col et m’écartai d’un pas,
reportant mon attention sur les gens qui s’ajoutaient à la queue. Inquiète, je scrutai tous les nouveaux
arrivants, mais aucun ne semblait s’intéresser à nous.

En écoutant les conversations, je me rendis compte qu’il y avait beaucoup de touristes, notamment
des japonais. Le pays du Soleil Levant était proche de l’Australie, et cette dernière était donc pour
les nippons un lieu de villégiature privilégié. Mais ce ne fut pas la seule chose que j’appris.
Apparemment, nous étions en train de patienter pour accéder au restaurant du deuxième niveau, et il
fallait être en possession de billets de réservation acquis dans la journée.

Je me rapprochai de Kell mais sans le toucher, cette fois-ci.

— Nous n’avons pas réservé, marmonnai-je en attirant son attention sur les billets que tenaient nos
voisins.

— Aucune importance, se contenta-t-il de me répondre.

Quand vint notre tour, l’homme qui filtrait l’accès à l’ascenseur et était chargé de vérifier les
réservations tendit la main vers nous. D’un geste très naturel, Kell passa le bout de ses doigts sur sa
paume ouverte, et, ses yeux clairs plongés dans ceux, sombres, de l’employé, murmura doucement :

— Je vous souhaite une bonne soirée.

Le regard vitreux, l’Australien répéta à haute voix :

— Je vous souhaite une bonne soirée.

Puis Kell m’entraîna vers l’ascenseur et ce fut tout.

Nous étions passés.

La claaasse ! J’étais protégée par Obi-Wan Kenobi en personne ; plus jeune, brun, et sans la
barbe… !

J’allais me réveiller. Mais oui, j’allais me réveiller… !

La montée en ascenseur fut extrêmement rapide. À tel point, qu’une fois en haut, je dus me pincer le
nez et souffler pour que mes oreilles se débouchent. Nous accédâmes à la salle de restaurant, qui
formait un anneau tournant autour des cuisines, des toilettes et de la cage d’ascenseur. Les parois
extérieures en verre, probablement blindé, offraient un panorama époustouflant. Je ne pus
m’empêcher de m’extasier intérieurement à la vue d’Harbour Bridge.
Une employée d’origine asiatique en uniforme marron clair nous installa en bordure de la salle. De
fait, nous nous retrouvâmes aux premières loges pour profiter du paysage qui défilait lentement.

Kell alla commander notre repas au comptoir semblable à une cantine de luxe, qui proposait
entrées, plats chauds et froids, et desserts. Je n’avais pas particulièrement faim, l’angoisse me
coupait l’appétit. Cependant, je comprenais qu’il valait mieux ne pas se faire remarquer.

Ainsi, je me retrouvai à goûter des choses jusqu’alors inconnues de mon palais, notamment une
assiette dégustation de viandes. Je trouvai l’émeu excellent, comme du très bon jambon extrêmement
tendre, mais le kangourou sans grand intérêt. Le chameau, trop fort, presque aillé, me déplut
totalement. A contrario, le crocodile, une viande blanche à mi-chemin entre le poulet et le poisson
pour le goût, avec une texture semblable à celle du porc, me surprit agréablement. Mariné dans du
citron et présenté en blanquette, je trouvai ça véritablement délicieux, à condition, comme moi,
d’aimer les viandes un peu sèches.

Après ma dernière bouchée de saurien, je me décidai à poser à Kell une question dont la réponse
pourrait m’être utile dans le futur. Mon gai compagnon n’avait plus décroché un mot depuis que nous
nous étions attablés.

Je me penchai vers lui pour que nos voisins n’entendent pas.

— Est-ce que seules les hauteurs sont susceptibles de permettre d’échapper aux loups-garous ?

Le visage de marbre, Kell but une longue gorgée d’eau, comme s’il se donnait le temps de réfléchir
s’il devait répondre ou non, avant de reposer son verre sèchement.

— Non. Comme pour les loups classiques, la traversée d’un cours d’eau, d’une rivière, peut aussi
égarer leur odorat. (Il hésita, puis poursuivit lentement, comme s’il n’était pas sûr que les mots
allaient sortir :) Et ils sont incapables de poser les pieds sur une terre consacrée.

Les deux derniers mots me firent dresser l’oreille ; Phen les avait employés également.

Phen... Lui aussi, probablement, n’était pas un humain ordinaire. L’était-il seulement, humain ?
Faisait-il partie du club des poilus ? Ou de celui dont les membres voyageaient dans des tourbillons
nébuleux et distribuaient les horions magiques comme d’autres sèment le grain et cela sans même voir
leurs adversaires ?

Je fus prise d’un fou rire intérieur. Si, si, ça existe. Les fous rires nerveux peuvent être intérieurs.
Je m’enfonçais de plus en plus dans le terrier du lapin blanc. Bientôt j’allais me retrouver avec une
jolie robe bleu pastel et un ruban noir dans les cheveux.

Je m’apprêtais à demander des précisions à Kell, quand ce dernier se crispa.

— Ils nous ont retrouvés, murmura-t-il, son regard clair fixé sur un point près de l’ascenseur.

Mon cœur fit une descente accélérée au rez-de-chaussée.


— Mais… vous aviez dit qu’ils ne pouvaient pas me sentir si haut ! dis-je, gagnée par
l’affolement.

— Ceux-là ne sont pas des loups-garous, répliqua-t-il entre ses dents. (Il marmonna comme pour
lui-même :) Ils n’ont rien laissé au hasard…

Je suivis son regard. Un type athlétique, qui semblait avoir un peu moins de trente ans, vêtu d’un
long manteau de cuir à la Matrix, s’approchait de notre table, tout sourire. Un frisson de peur me
parcourut.

Parvenu à ma hauteur, ignorant Kell, l’homme se pencha vers moi et me dit à mi-voix :

— Veuillez me suivre sans résistance. (Il engloba la salle de restaurant d’un geste éloquent de la
main.) Vous ne voudriez pas être responsable d’un bain de sang, n’est-ce pas ?

Il n’y eut pas de signe avant-coureur. D’un mouvement à peine perceptible pour l’œil humain, Kell
donna une poussée de la main au niveau de la poitrine de l’homme, le projetant à dix mètres. Le type
s’encastra dans le buffet séparant les cuisines de la salle proprement dite, explosant les bulles en
verre sécurit qui protégeaient les plats préparés.

Des cris affolés s’élevèrent d’un peu partout dans la salle, alors qu’une dizaine d’hommes en cuir
surgissait. Armés d’automatiques, ils les braquèrent sur Kell, venu se placer devant moi.

Le bruit des détonations parvint à couvrir les hurlements des clients du restaurant. Horrifiée, je vis
mon garde du corps se plier en deux sous l’impact de plusieurs balles, tandis que dans la salle c’était
la panique ; tous les gens se ruaient vers l’ascenseur. Le chaos était indescriptible. Malgré ça, nos
agresseurs remontaient le flot dans notre direction.

Putain de merde !

Je saisis mon sac accroché au dossier de mon siège et le passai en bandoulière. C’était un réflexe
ridicule, étant donné que nous étions acculés contre la vitre panoramique, face à neuf types armés
d’automatiques, le dixième s’extirpant péniblement de la banque des cuisines, mais je me sentais nue
sans mon sac. Et puis, il fallait que je me raccroche à quelque chose de familier. Dedans, il y avait
des photos de ma famille, ma carte de police, et le ridicule porte-clef en forme de cochon offert par
mon frère l’an dernier. Que pouvais-je faire ? Leur balancer la salière et la poivrière de la table d’à
côté ? Kell avait été blessé, mais comme il était courbé dos à moi, je ne voyais pas à quel point
c’était grave.

Soudain, il se redressa en poussant un rugissement, leva les bras et les tendit brusquement, paumes
en avant, vers les individus armés. Un souffle d’une puissance inouïe balaya nos assaillants comme
des quilles, brisant tout sur son passage.

L’onde de choc pulvérisa la verrière derrière moi, et je basculai dans le vide.


12.
Je tombais en silence, un cri d’horreur bloqué au fond de ma gorge. En général, on ne se rend pas
compte à quel point notre cerveau fonctionne vite. On ne prend conscience de sa célérité qu’à la fin
d’une réflexion, quand on regarde en arrière, qu’on réalise qu’un laps de temps infime s’est écoulé et
que, pourtant, durant ce court instant, on a mentalement édifié et rasé un empire. C’était exactement ce
qui se passait pour moi. Les secondes s’étiraient comme des heures.

Tandis que, sur le fond noir de la nuit, à travers les mèches de ma chevelure qui fouettait l’air telle
une méduse à l’envers, je voyais s’éloigner la coupole lumineuse de la Sydney Tower , une partie de
moi hurlait de terreur, et une autre analysait la situation avec un détachement clinique. Mes vieux
cours de physique me revenaient en mémoire comme des flashs. Si je ne faisais pas erreur, le
restaurant se trouvant à une hauteur de 250 mètres, je m’écraserais au sol dans un peu moins de 4
secondes.

Saturée d’adrénaline, la partie qui hurlait submergea celle qui décortiquait froidement
l’évènement, et la brume ténébreuse de la perte de conscience grignota mon champ de vision. Au
centre, se découpant sur le haut brillant de la tour, je distinguai un point sombre qui grossissait,
grossissait, comme si quelque chose se rapprochait de moi à une vitesse vertigineuse. À cet instant,
ma vue s’obscurcit totalement et je m’évanouis.

Une violente secousse me fit reprendre connaissance.

Enfin… je crus reprendre connaissance. Plus vraisemblablement, je devais être en train


d’agoniser, en puzzle sur le sol australien, et mes synapses, prêtes à tirer le rideau, m’envoyaient des
images folles, dénuées de sens ; car ce que je voyais était impossible : le beau visage de Kell au-
dessus de moi, ses bras m’enserrant, les mèches plus longues sur le dessus de sa tête ébouriffées par
le vent…

Et quand je baissai les yeux…

Inconcevable.

Nous fendions l’air au-dessus de la ville suivant une trajectoire qui ne pouvait pas être de la chute
libre. Nous volions. Soudain, son corps dur se contracta contre le mien et un gémissement de douleur
lui échappa. Il serra les dents, tel un haltérophile à bout de force maintenant malgré tout son haltère
au plus haut. Puis, comme s’il était incapable de faire un effort de plus, il s’enroula autour de moi,
m’enveloppant de son grand corps robuste, et nous chutâmes d’un seul coup, à la verticale. Nous
heurtâmes quelque chose que j’identifiai comme étant les frondaisons d’un arbre et je sentis les
ramures me griffer les mollets au passage. Nous cognâmes plusieurs grosses branches, pour
finalement atteindre le sol, plutôt brutalement.

Il me fallut une bonne minute pour réaliser que j’étais en vie. Le cœur de Kell battait puissamment
contre mon oreille droite.

J’étais au creux de ses bras.


Il m’avait sauvée d’une chute de 250 mètres.

Putain !

Quand j’étais tombée, il avait plongé à ma suite, m’avait rattrapée et emportée dans ses bras en…
en volant ?

Nom de Dieu !

Ensuite, sans doute incapable de maintenir son vol à cause de ses blessures, il m’avait servi d’air
bag lors de notre rude atterrissage dans les arbres.

Bon Dieu, dans quel état est-il ?

Je me pencherais plus tard sur la question de savoir comment tout cela était possible sans que j’aie
basculé dans un épisode de la 5ème dimension. Ma priorité était de voir comment allait Kell.

Je m’agitai et ses bras s’ouvrirent, me libérant. Je roulai sur le côté et m’assis. Je constatai
immédiatement que j’étais en un seul morceau, à part quelques contusions sur les mollets, protégés
des griffures par mon jean, et me tournai vers Kell, couché sur le flanc.

Yeux fermés, il respirait bruyamment, une main crispée sur son abdomen. Avec la couleur noire de
son tee-shirt, je ne distinguais pas de sang, mais bien que n’ayant aucune connaissance médicale
particulière, à part mon brevet de secouriste du travail, je savais que les blessures au ventre n’étaient
pas les meilleures. Tenaillée par l’angoisse, je me frottai le visage à deux mains dans l’espoir de
m’éclaircir les idées.

Que faire ? Me débrouiller pour contacter les urgences afin qu’on l’emmène à l’hôpital ?

Oui, c’était la seule solution.

Je regardai autour de moi et constatai que nous nous trouvions au milieu du petit parc que nous
avions traversé dans la matinée. Il était désert. Il me faudrait laisser Kell pour appeler les secours.

Je posai une main légère sur sa poitrine.

— Kell, je ne sais pas si vous m’entendez, mais je dois vous laisser quelques instants. Je vais aller
chercher du secours. Vous avez besoin de soins. Ils vous emmèneront à l’hôpital et vous…

Je poussai un cri de saisissement. Sa main venait de happer mon poignet, le serrant comme dans un
étau. Il entrouvrit les yeux. Deux fentes lumineuses. Deux brasiers chauffés à blanc.

— Non ! gronda-t-il. Pas d’hôpital.

Euh… Effectivement. Peut-être pas.

— Vous n’êtes pas un humain, constatai-je, pétrifiée.


Il ne répondit pas. Me tenant toujours, il abaissa les paupières, et quand il les souleva à nouveau,
ses yeux avaient repris leur teinte habituelle, bleu glacier.

— Nous devons partir, dit-il en me lâchant pour s’asseoir péniblement.

— Mais vous n’êtes pas en état de…

— Cessez donc de toujours discuter ce que je dis, me coupa-t-il sur un ton las. Ils vont rappliquer
d’une minute à l’autre.

Alarmée, je scrutai les alentours tandis que Kell se levait lentement, les traits crispés. Finalement,
il tenait debout sans vaciller. Je n’en croyais pas mes yeux. Je ne savais pas ce qu’était réellement ce
mec, mais il assurait un max question résistance.

— Venez.

Je ne discutai plus. Chacune des fois où je n’en avais fait qu’à ma tête, je m’étais mise dans la
mouise. Et puis, il valait mieux un garde du corps en mauvaise forme que pas de garde du corps du
tout.

Nous traversâmes le parc assez rapidement. Malgré sa blessure, Kell marchait vite. Il avait
boutonné son manteau de cuir au niveau du ventre, et appuyait sa main dessus. À notre passage sous
un lampadaire, je remarquai les gouttes de sueur qui perlaient à son front. Il avait l’air fiévreux.

— Certains sont proches, me prévint-il avec une grimace alors que nous longions une série de
pavillons entourés de pelouses. Venez, traversons. Nous allons prendre la rue en face.

Je le suivis, à deux mètres derrière lui. Alors qu’il se trouvait au milieu de la voie déserte, un
vrombissement enfla soudain sur notre droite, et une berline tous feux éteints fonça sur nous en faisant
patiner ses roues. L’instinct de conservation me fit bondir en arrière, mais j’aurais aussi bien pu
rester immobile : la voiture visait Kell, pas moi.

Horrifiée, je constatai que ce dernier ne s’était pas écarté.

Juste avant que le pare-choc n’entre en collision avec ses jambes, il donna un formidable coup de
poing descendant sur le nez du capot, qui s’enfonça dans le moteur, stoppant net le véhicule dont les
amortisseurs avant explosèrent littéralement tandis que l’arrière se soulevait brutalement.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises ; avec un grognement, Kell plaça une main sous le
châssis et l’autre sur le capot enfoncé, puis il renversa la voiture sur le côté, comme s’il s’agissait
d’un fétu, et, d’une poussée, la projeta violemment contre le mur le plus proche dans un grand bruit de
tôle froissée.

Les yeux écarquillés, la main devant ma bouche ouverte, j’essayai désespérément de digérer la
scène dantesque à laquelle je venais d’assister. Un enjoliveur de roue tournoyait au milieu de la rue
avec un bruit métallique, renvoyant par intermittence la lumière des lampadaires. Les hommes à
l’intérieur du véhicule n’étaient apparemment pas en état de poursuivre leurs méfaits ; on n’entendait
même pas un gémissement.

Kell se tenait voûté. Il haletait, une main crispée sur le ventre, le visage tordu par la souffrance.
Tout à coup, il s’écroula à genoux sur l’asphalte. Je me précipitai vers lui.

— Kell ! Ça va ? demandai-je en m’accroupissant à ses côtés.

— Non… souffla-t-il d’une voix méconnaissable. Je ne peux… plus… (Il courba les épaules avec
un grognement de douleur.) Leur saleté d’huile me…

Il se tordit et bascula vers l’avant, papillotant des yeux comme s’il allait s’évanouir. Je le retins en
calant mon épaule droite contre la sienne.

À quelques dizaines de mètres, je vis la porte d’entrée d’un pavillon s’ouvrir et une silhouette
féminine apparaître. Je l’entendis crier à son mari qu’il y avait eu un accident et qu’il fallait appeler
les secours. L’homme lui répondit de ne surtout pas s’approcher, au cas où la voiture exploserait.
D’autres voix s’élevèrent depuis les maisons alentour. L’endroit n’allait pas tarder à grouiller de
monde.

Kell avait dit : « Pas d’hôpital ! », mais il était vraiment mal en point. Il délirait sans doute, car ce
qu’il disait n’avait pas de sens. Il avait parlé… d’huile ?

C’était un vrai cas de conscience. Devais-je passer outre sa volonté et tenter de le faire prendre en
charge par les urgences ? Cependant, je n’étais pas sûre que la médecine classique puisse faire
quelque chose pour lui. De plus, il y avait toujours ces mecs qui nous traquaient. Je frémis à l’idée de
les voir débarquer dans la salle d’attente de l’hôpital où j’attendrais, seule.

Jusqu’à maintenant, Kell ne s’était jamais trompé sur une situation et pas une fois il ne m’avait
laissée tomber.

Je pris ma décision.

— Kell ! (Je lui claquai sèchement les joues.) Il faut vous lever. La police et les urgences vont
rappliquer. Les habitants ne vont pas tarder à venir voir de plus près ce qui s’est passé. Allez
debout ! Je vais vous aider.

Je calai mon épaule gauche sous son aisselle droite et passai le bras dans son dos, autour de son
large torse, pour le soulager d’une partie de son poids. Le regard fiévreux, il força sur ses jambes en
grognant et parvint, avec mon aide, à se remettre debout.

— Allons-y, dis-je, en soufflant sous l’effort.

Je l’entraînai en direction de la rue qu’il voulait emprunter avant de se mettre à jouer les presses
hydrauliques pour casse automobile. Fort heureusement, nous avions quitté les lieux à temps.
Derrière nous, j’entendais les sirènes des secours qui approchaient.

Kell était une sacrée masse. J’avais l’impression de remorquer un trente-huit tonnes. J’étais à bout
de souffle, mais je ne m’accordai une pause qu’après le troisième pâté de maisons. Les rares
personnes que nous avions croisées avaient dû nous prendre pour des noctambules ayant un peu trop
forcé sur la boisson.

— Ça va ? m’enquis-je, inquiète en le sentant trembler sur ses jambes.

Il baissa vers moi des yeux fiévreux. Il était blafard et sa respiration laborieuse.

— Eh ! Ne vous avisez pas de me claquer dans les bras ! le morigénai-je. Je vous interdis de me
laisser seule au beau milieu de tout ce merdier ! (Je le secouai un peu, si tant est qu’un lévrier russe
puisse secouer un danois.) Que dois-je faire ?

Il déglutit avec difficulté et souffla :

— Téléphone… dans la poche… de mon manteau… Phen…

Soulagée à la perspective de bientôt recevoir de l’aide, et soutenant toujours Kell, je tâtonnai afin
de trouver l’ouverture de la poche de mon côté, espérant que le mobile était bien dans celle-là. Mon
index s’introduisit dans un trou du cuir, mais je me rendis compte que ce n’était pas l’accès à la
poche. Je remontai un peu ma main et finalement la glissai par la fente.

Euréka !

Je sortis l’appareil et poussai un juron. Il avait pris une balle. C’était ça, le trou dans le cuir. En
miettes, l’écran laissait apparaître des circuits intégrés luisant d’une sorte de graisse transparente.

Donc pas d’aide à espérer de ce côté-là.

Chienne de vie !

J’avais envie de hurler de frustration.

En parlant de hurler, un long cri lugubre assez proche me glaça les sangs.

Les loups-garous nous avaient retrouvés. Une fois de plus.

J’éprouvai la brusque tentation d’abandonner. De m’asseoir, là, sur le trottoir et d’attendre qu’on
me saute sur le paletot. Toutefois, je n’y cédai pas. Il ferait beau voir que je baisse les bras face à de
sales cabots !

Je remis le téléphone inutilisable dans la poche et incitai Kell à avancer. Ce dernier s’appuyait de
plus en plus sur moi et j’avais du mal à mettre un pied devant l’autre. Un nouveau jappement sur la
droite, immédiatement suivi par un autre provenant de la gauche, fit monter mon angoisse d’un cran.
Nous étions coincés

Merde ! Je ne savais pas quoi faire. Je ne les voyais pas encore, mais ça n’allait pas tarder.
— Kell, murmurai-je, crispée. Les loups-garous. Ils sont devant et derrière nous. Que faisons-
nous ?

— … Peux… pas. Trop… faible, parvint-il à articuler en vacillant au point que je dus m’arc-
bouter pour le maintenir debout.

C’est pas vrai, mais c’est pas vrai !

Gagnée par l’affolement le plus complet, je scrutai les alentours : immeubles de bureau, église, et
quelques maisons avec jardin. On pourrait…

Non. On ne pouvait pas demander leur aide aux gens. La scène dans le restaurant de la Sydney
Tower, si elle avait gâché ma soirée, m’avait aussi apporté la preuve que nos poursuivants
n’hésitaient pas à mettre en danger la vie de personnes extérieures à l’affaire. Si nous entrions dans
l’une de ces maisons, les loups-garous et leurs alliés, les mecs en cuir, la prendraient d’assaut. Je
n’avais pas envie du tout d’avoir la mort d’innocents sur la conscience. L’idée d’avoir tué le gars qui
avait tenté de me violer, et sans doute celui qui avait essayé de m’attraper juste après sur la route,
était déjà suffisamment perturbante en soi.

Bon Dieu ! Que faire ? J’avais l’impression d’être dans une cage et de me cogner la tête contre les
barreaux. Mon regard balaya à nouveau les bâtiments autour de nous et s’arrêta sur le clocher de
l’église.

Cela fit « tilt » dans mon esprit.

Kell n’avait-il pas dit que les loups-garous ne pouvaient pas mettre les pieds sur une terre
consacrée ?

Un sourire carnassier étira mes lèvres.

C’était ça la solution.

— Kell, un dernier effort. Venez !

Les jambes flageolantes, soutenu par moi, il parvint à longer le trottoir jusqu’aux marches de
l’église. À présent que nous étions plus près, je constatai que l’édifice était entouré de palissades et
qu’un échafaudage montait à l’assaut de la partie droite. Le lieu de culte était en réfection.

Les jappements étaient tout proches. Je jetai un coup d’œil en arrière et vis apparaître les loups-
garous.

Vite ! Je poussai Kell en direction de la large porte du bâtiment, mais elle était fermée, bien sûr. Il
devait y avoir une autre entrée. Il y en avait toujours une dans les églises.

J’entraînai Kell derrière la palissade qui longeait le mur situé sur notre gauche. Si je m’étais
trompée de côté, nous étions foutus. J’avais de plus en plus de mal à faire avancer mon compagnon. Il
ne pourrait plus tenir debout bien longtemps. Il se déplaçait comme un zombi sous Tranxene. Je
n’étais même pas sûre qu’il comprenne ce qui se passait.

J’entendis les cliquetis des griffes des loups-garous derrière nous. Bientôt, les énormes canidés
seraient sur nous.

Je faillis pousser un cri de soulagement en voyant une porte se découper dans le mur que nous
longions, cependant je m’abstins ; il valait mieux garder toute mon énergie. Je secouai la poignée,
mais rien à faire, la porte était verrouillée. Normal. Monsieur le curé n’allait pas laisser son église
ouverte à tous les vents. Malheureusement, ça n’arrangeait pas nos affaires.

Des grognements se firent entendre derrière nous.

Ils étaient là.

Nous étions perdus.

Des larmes de peur et de frustration mêlées envahirent mes yeux. Je continuai frénétiquement à
malmener la poignée, espérant un miracle.

— Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi, saleté de porte ! marmonnai-je, presque hystérique.

C’est à ce moment-là que Kell glissa contre le mur, ses jambes ne le soutenant plus. Visiblement au
bord de l’inconscience, il trouva malgré tout la force de lever un bras et de poser sa paume contre la
serrure. Je vis très distinctement de la fumée s’élever entre ses doigts, puis il retira sa main et
s’affaissa, vidé de toute force.

Putain ! La serrure avait fondu. Elle était festonnée de coulées de métal.

Comment Kell avait-il fait ça, c’était un problème absolument secondaire. Le souci principal se
trouvait juste derrière nous. Il avait de grandes dents et, d’après les bruits écœurants, mais
caractéristiques, était en pleine transformation. Pas la peine de me retourner pour comprendre que
certains devaient être en train de muter. Sous forme de loups, ils pouvaient me tuer, mais pas me
kidnapper. Pour espérer m’emmener où ils le voulaient, ils devaient être sous forme humaine. Et je
n’allais certainement pas attendre qu’ils aient basculé en version nudiste. Pas complètement idiote, je
tirai sur le bas de mon tee-shirt et m’en servis pour manipuler la poignée brûlante.

Le panneau s’ouvrit. Yes !

Ni une ni deux, je saisis Kell sous les aisselles et le tirai avec moi à l’intérieur en ahanant
tellement il était lourd.

Je suis sûre qu’après ça mes bras auront rallongé de trente centimètres.

Au moment où les pieds de Kell furent à l’intérieur, un grand type taillé comme Hulk Hogan{16},
toujours avec sa tête lupine, bondit dans notre direction. Je poussai un cri d’effroi, mais il recula
précipitamment en glapissant de douleur comme s’il avait été stoppé par une barrière électrifiée
invisible.
Merci mon Dieu ! Ça fonctionnait vraiment. Ils ne pouvaient pas pénétrer dans l’église.

Le loup-garou, rejoint par un autre de ses camarades grondait, menaçant, rageur.

Sa gueule, si peu faite pour les sons humains, éructa :

— Tu ne pourras pas rester ici éternellement, proie. Il te faudra bien sortir à un moment ou à un
autre… Et nous serons là.

Pour toute réponse, je levai mon majeur vers le haut, les autres doigts repliés, en une version pour
les malentendants du « je te l’ai mis bien profond », et traînai péniblement Kell jusqu’à un coude que
formait le couloir. Une fois hors de vue des loups-garous, je m’autorisai une petite halte de quelques
minutes pour souffler, avant de continuer en direction d’une porte tout au fond. Fort heureusement,
celle-ci n’était pas verrouillée. Une fois passée et refermée, elle nous isola complètement des tristes
sires aux dents acérées.

Nous nous trouvions du côté gauche dans la nef de l’église, pratiquement au niveau du transept{17}.
Les vitraux qui perçaient tout le tour de l’édifice laissaient entrer la lumière de l’éclairage public, la
diffractant en taches colorées sur les dalles noires et blanches du sol, disposées en damier. Un
échafaudage occupait tout l’autre côté du transept ; l’intérieur de l’église était également en travaux.
Des draps blancs recouvraient ce que je devinais être des statues de saints et de la vierge, ainsi
qu’une grande croix fixée sur le mur droit du chœur. L’autel aussi était couvert, de même que le
tabernacle contre le mur de l’abside cintrée.

Un gémissement émanant de Kell me ramena à la réalité.

Je m’agenouillai près de lui, l’angoisse au cœur, et tapotai ses joues pour le réveiller, afin qu’il
me dise ce que je devais faire. S’il me demandait d’extirper les balles de son ventre avec mes doigts,
je… lui vomirais dessus.

— Kell, nous sommes en sécurité. Kell ! Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider. Kell !

Ses paupières se soulevèrent à peine sur ses prunelles bleu arctique et il parla si bas que je dus
quasiment coller mon oreille sur ses lèvres pour entendre.

— … du feu… Brûlez… les blessures… Évacuez… l’huile…

Le dernier mot s’éteignit. Kell s’était à nouveau évanoui.

Étant donné qu’il ne gémissait plus ni ne bougeait, j’en conclus que, cette fois, même à coups de
poing, je ne parviendrais pas à le réveiller.
13.
J’étais en train de vivre un grand moment de solitude.

Récapitulons : j’étais coincée dans une église assiégée par des loups-garous, sans possibilité
d’appeler à l’aide qui il fallait, avec, sur les bras, un beau bébé inconscient et blessé de 2 mètres et
110 kilos de muscles et d’os.

Pourquoi moi ?

Je m’autorisai à pleurnicher sur mon sort durant une bonne dizaine de secondes puis, en pestant,
déboutonnai le manteau en cuir de Kell. Dessous, son tee-shirt noir était poisseux de sang. J’en avais
plein les mains. Je grimaçai de dégoût – il n’y a que les héros de films qui trempent allègrement leurs
doigts dans les taches rouges sur le sol avant de tout aussi allègrement goûter afin de déterminer si
c’est bien du sang ; pour quelqu’un de normal c’est tout à fait beurk – mais ce n’était pas le moment
de faire ma chochotte. Je remontai le tee-shirt sur le large torse de Kell afin d’exposer son ventre.

Et quel ventre ! Des tablettes de chocolat à croquer. Le problème était que ces abdominaux parfaits
se trouvaient barbouillés de sang à peine coagulé. Je comptai trois perforations qui ne ressemblaient
pas à des blessures par balle habituelles. Bien sûr, comme Kell était un peu spécial, son corps ne
réagissait peut-être pas de la même manière qu’un humain normal. Un individu qui prendrait dans le
buffet trois impacts d’automatiques à dix mètres seulement de distance, se verrait traversé de part en
part et dirait au revoir à une bonne portion de son dos.

Pour être sûre, je glissai une main tremblante entre le sol et le creux de ses reins, mais ne constatai
rien d’alarmant. Sa peau était absolument intacte. Je soufflai de soulagement.

Je reportai mon attention sur son visage et remarquai que ses orbites se creusaient sous les yeux.
Malgré la faible lumière, on pouvait voir que son teint était cadavérique. Il était peut-être réellement
en train de mourir.

Cette prise de conscience me terrassa. Des sueurs froides me glacèrent le front et le dos. Je ne
voulais pas m’appesantir sur la raison pour laquelle l’idée de sa mort me faisait aussi mal, mais d’un
point de vue purement égoïste et pratique, s’il mourait, je me retrouverais toute seule dans une
situation très proche de la merde noire. Il était urgent que je fasse quelque chose. Mais quoi ? Quand
je lui avais posé la question, il avait parlé de feu, de brûler les blessures et d’évacuer de l’huile…
Ça m’avait tout l’air d’être un délire dû à la fièvre, mais… et si c’était vrai ?

Bah… Après tout je ne suis plus à une bizarrerie près.

Du feu. Il me fallait du feu.

Je balayai la nef du regard et repérai immédiatement le porte cierges dans la partie gauche du
transept. Je bondis sur mes pieds et me précipitai.

Ok, ok… Il y avait des cierges, des bougies… Mais il me fallait des allumettes, et je n’en voyais
pas.

Zut ! Zut ! Zut !

Ah ! Oui ! Il y avait un petit tiroir sous le plateau métallique. Je l’ouvris et trouvai ce que je
cherchais. Je m’emparai de la boîte et raflai deux bougies, avant de revenir au pas de course auprès
de Kell. Je m’agenouillai, disposai mes improbables accessoires de chirurgie à ma droite et frottai
une allumette. À cause de ma nervosité, j’y mis trop de force et elle se cassa. Je jurai et en pris une
autre. Cette fois, je parvins à la faire s’enflammer. J’allumai les deux bougies et les posai. Les mains
tremblantes, je me fis une tresse sommaire pour ne pas être gênée par mes cheveux.

Bon, bon, bon, et maintenant ? Comment brûle-t-on une blessure ? Je ne pouvais pas pencher les
bougies au-dessus, sinon la cire coulerait sur les plaies. Kell avait parlé de feu, pas de cire fondue.
Pas d’initiatives personnelles.

J’écoutai sa respiration. Celle-ci devenait de plus en plus saccadée. Je devais me dépêcher.

J’eus l’idée de le faire basculer sur le côté afin que son ventre se retrouve à la verticale. Mais
allez bouger un tel poids mort ! Je cherchai des yeux quelque chose à même de le caler quand je
l’aurais installé comme je le voulais.

Un banc !

Je dus déployer une énergie considérable pour tirer sur dix mètres un long banc à dossier en bois,
mais je parvins à le positionner juste de l’autre côté de Kell. En m’aidant de mon genou, je réussis à
faire basculer mon compagnon sur le flanc. Les pieds du banc, dans son dos, le maintenaient en place.

L’épuisement et la tension nerveuse étaient en train de resserrer leur emprise sur moi. J’avais mal
aux épaules et aux bras, et, par-dessus tout, j’en avais marre du terrier du lapin blanc. Alice, elle, au
moins, n’avait pas eu à rafistoler son copain aux longues oreilles.

La veinarde.

Je poussai un soupir de martyr et m’attelai à la tâche.

À la guerre, comme à la guerre ! Agenouillée sur le carrelage, je pris une des bougies, et, me
mordant la lèvre inférieure, j’approchai la flamme de la blessure la plus proche du sol, juste un peu
au-dessous du nombril.

Je m’attendais à ce que la chair rosisse, fasse des cloques, que ça sente le graillon, mais rien. Rien
du tout. La flamme caressait la chair blessée sans dommage apparent. Elle paraissait même…

Mais oui ! Comme douée d’une vie propre, elle se courbait, dardant sa pointe dorée à l’intérieur
de la plaie sanguinolente. On aurait dit que cette dernière l’aspirait… !

J’écarquillai les yeux. Un liquide luisant, transparent, s’écoulait lentement de la blessure et gouttait
sur le carrelage. Ça ressemblait à… de l’huile. Kell avait parlé d’évacuer l’huile. Et c’était ce qui
était en train de se passer. Je ne comprenais rien à tout ça mais je notai que sa respiration erratique
devenait plus régulière au fur et à mesure que la substance s’écoulait. Peu à peu, le débit s’atténua,
jusqu’à totalement cesser. J’en déduisis que je devais passer à une autre blessure.

Le même scénario se répéta, avec les mêmes résultats. La respiration de Kell était pratiquement
normale à présent, et son teint avait repris des couleurs. J’avais le bras qui tremblait à force de tenir
cette putain de bougie immobile.

Dès que toute l’huile se fut écoulée du dernier trou, j’assistai à un truc de dingue : de petits
morceaux d’une matière transparente semblable à du verre furent expulsés des blessures et tombèrent
sur le sol, suivis par un petit morceau de métal informe. Ensuite, comme dans une séquence en
accéléré, les bords des plaies se rapprochèrent et se rejoignirent pour laisser une peau lisse de bébé,
sans même une cicatrice.

Un bébé avec des abdos à se damner.

— Ben merde, alors ! murmurai-je en m’asseyant par terre, sidérée. C’est quoi, ce mec ? Un
cyborg ?

Mais non, andouille ! Le Terminator ne vole pas.

Ce fut la sensation de froid sous mes fesses qui me tira de l’hébétude dans laquelle j’étais plongée.
En regardant Kell, toujours sur le flanc, je me dis que je ne pouvais pas le laisser dans cette position
inconfortable, en appui sur son épaule et son bras. Quoique, peut-être que sur sa planète on se
détendait ainsi… ?.

Je me remis péniblement debout et allai récupérer le drap protégeant les fonds baptismaux. Je le
pliai plusieurs fois dans le sens de la longueur et, après avoir écarté le banc, le disposait derrière
Kell, que je fis doucement basculer sur cette couche improvisée.

Ayant fait mon devoir envers lui, je chipai un autre drap, jeté sur une statue de Saint-Antoine, et
cherchai des yeux un endroit où m’écrouler. Je n’avais pas l’énergie nécessaire pour faire le tour de
notre prison et voir ce qu’il y avait derrière la porte battante du côté droit de la nef. Demain. Je m’en
occuperai demain. Toutes les choses démentes qui s’étaient déroulées ce soir avaient eu raison de
moi. Je n’avais qu’une seule envie : me rouler en boule et dormir. Ne plus penser. Oublier. Au moins
pour quelques heures. Je grelottais, autant de nervosité que de froid. Je me sentais si perdue.

Mon regard revint se poser sur Kell, et l’envie, le besoin, germa en moi. Il était inconscient ; il ne
se rendrait compte de rien. Lentement, je m’approchai de lui et disposai mon drap plié à ses côtés.
Puis, après quelques secondes d’hésitation, je m’allongeai prudemment et nichai mon front contre son
épaule.

Sa chaleur m’enveloppa immédiatement, telle une cape douce et apaisante. Durant quelques
secondes, la pensée que, le lendemain matin, nous soyons découverts par les ouvriers intervenants sur
la réfection des lieux me tracassa. Ils nous prendraient au mieux pour des pervers venus se payer la
gaufre d’une partie de jambes en l’air dans une église, ou au pire pour des voleurs. Dans un cas
comme dans l’autre, on serait bien emmerdés : mis dehors et donc servis sur un plateau aux loups-
garous ou embarqués par les flics locaux.

Je frémis un instant en imaginant Kell – si tant est qu’il soit remis à ce moment-là – en train de
mettre une raclée aux hommes en salopette de travail ou à ceux dépositaires de la force publique.
Puis, je me rappelai brusquement que nous étions vendredi soir. Nous avions donc deux jours devant
nous pour trouver une solution à notre problème poilu.

Bercée par le souffle régulier de Kell, je finis par m’endormir.

Je me sentais si bien. En sécurité. Apaisée. Ma joue reposait contre une surface chaude, ferme et
souple à la fois, qui montait et descendait. Le martèlement lent et profond qui accompagnait le
mouvement me fit ouvrir un œil paresseux. Je plongeai immédiatement dans un regard aux couleurs de
glacier qui me fixait.

Mon cerveau mit un moment à remettre en ordre les souvenirs de la veille qui s’y bousculaient. Le
dernier que j’avais, c’était moi, épuisée, la tête nichée contre le flanc de Kell. En le faisant, j’avais
eu conscience que s’il avait été à l’état de veille, il m’aurait envoyée balader. Mais, à ma décharge,
s’il n’avait pas été aux abonnés absents, je n’aurais pas osé chercher le réconfort et la chaleur auprès
de lui. Et voilà que je me réveillais au creux de ses bras, la joue posée sur sa large poitrine.

Je me tendis, dans l’attente du coup, de la remarque acerbe à venir. Pourtant, je ne vis ni colère ni
dégoût dans son regard clair. Je sus que j’étais en train d’halluciner quand il me sourit. Un vrai
sourire, pas l’un de ceux qu’il m’avait occasionnellement adressés lorsqu’il fallait jouer la comédie
du gentil petit couple.

— Salut, murmura l’hallucination. Bien dormi ?

Je clignai des paupières. Kell était manifestement de très bonne humeur ce matin, ou alors, et
c’était le plus probable, j’avais basculé dans la cinquième dimension.

— Euh… oui, répondis-je prudemment, de peur de faire voler en éclat ce joli rêve. Je… (Je me
redressai maladroitement et jetai un coup d’œil en direction des hauts vitraux traversés par la lumière
du jour.) Quelle heure est-il ?

— À ma montre, 9 heures et demie.

Le ton de Kell était toujours aimable et naturel.

Que se passait-il ?

Mal à l’aise, je me mis debout et lui tournai le dos pour faire quelques pas histoire de me donner
une contenance.
Il me prit donc par surprise.

— Merci, Jana.

Je ne sais pas si c’était parce qu’il m’avait remerciée, ou bien qu’il avait employé mon prénom
pour la première fois, mais je ressentis un véritable choc. Je fis volte-face et cherchai dans son
regard la trace d’une quelconque duplicité, le signe qu’il se payait ma fiole, mais je ne trouvai rien
de suspect.

Bon sang ! Il devrait frôler la mort plus souvent. Ça le rend beaucoup plus supportable.

Puisqu’on en était à l’entente cordiale, je fis moi aussi assaut d’amabilité.

— Et… et vous ? Êtes-vous remis ?

Il s’assit et souleva son tee-shirt.

— Totalement, répondit-il en effleurant du bout des doigts ses abdos sculptés et parfaits. (Je
détournai le regard en hâte de peur qu’il n’aperçoive la lueur de concupiscence qui devait y danser.)
Vous avez apparemment fait ce qu’il fallait. (Il se mit debout à son tour.) Je vais aller voir si nos
amis sont toujours là. Je pense que oui, mais ça ne coûte rien de vérifier.

Il me sourit à nouveau et rejoignit la porte qui donnait sur le couloir par où nous étions arrivés.
Abasourdie, je le regardai disparaître.

Il m’avait souri !

Deux fois !

Dehors ce devait être la fin du monde. Il n’y avait pas d’autre explication.

Kell revint très vite.

— Ils campent devant la porte par laquelle nous sommes entrés, m’informa-t-il. Et ils ont ajouté
des silencieux à leurs armes.

— Comment le savez-vous ?

Il fit une petite grimace.

— Ils m’ont tiré dessus dès que j’ai passé l’angle du couloir.

— Merde ! m’exclamai-je, alarmée, cherchant du regard où il était touché.

— Ils ne m’ont pas eu, me rassura-t-il. Je m’y attendais. J’ai reculé immédiatement. Les balles se
sont éclatées contre le mur d’en face.
J’hésitai un instant puis demandai :

— Ces balles bizarres… Elles sont en partie en verre, n’est-ce pas ?

— Pas en verre, rectifia-t-il. En polycarbonate à pointe métal.

— Ok. Mais ce liquide huileux qu’elles contiennent, qu’est-ce que c’est ?

Il prit une brusque inspiration, comme lorsqu’on s’apprête à parler, mais les mots restèrent
bloqués dans sa gorge.

— Jana… finit-il par dire. Je voudrais, mais… je ne peux rien vous révéler à ce sujet.

Dire que j’étais déçue était une litote. Devant son changement d’attitude, j’avais espéré qu’il
accepterait enfin de répondre à mes questions. Afin de ne pas le pousser à redevenir aussi
désagréable qu’avant, je pris sur moi de ne rien laisser paraître de ma déception et changeai de
sujet :

— Et la porte principale ? m'enquis-je. Ils la surveillent aussi, bien entendu...

Il hocha la tête, le visage grave.

— Ils ne laisseront rien au hasard.

Une chape de découragement me tomba sur les épaules. Je m'assis lourdement sur le banc qui
m'avait servi de « cale Kell » la veille.

— Comment allons-nous nous en sortir ? murmurai-je, démoralisée. Votre téléphone est en miettes,
nous ne pouvons pas appeler à l'aide.

Je faillis faire un bond quand, après s'être approché, Kell s'accroupit devant moi afin de mettre ses
yeux au niveau des miens.

— Jana, ne vous en faites pas. Quand il verra qu’il ne peut pas nous contacter, Phen comprendra
que nous avons un problème sérieux. Il nous retrouvera.

— Mais... les loups-garous...

Kell eut un petit rire amusé en se redressant.

— Phen n'est pas une personne que l'on peut facilement impressionner. (Il me tendit la main pour
m'inciter à me lever.) Venez ! Allons explorer les lieux. Comme ça...

À ma grande confusion, mon estomac choisit cet instant pour manifester sa faim.

— ... nous trouverons peut-être quelque chose à manger, acheva-t-il avec un sourire en coin
parfaitement craquant.
M’ man, j’ veux pas m’ réveiller !

Durant l'heure qui suivit, nous explorâmes tous les coins et recoins du bâtiment. Derrière les portes
battantes du côté droit de la nef se trouvait la sacristie. Un large couloir comportant deux portes y
menait. Une à droite et l'autre en face. La première s'ouvrait sur des toilettes, avec un W.C. et un
lavabo surmonté d'une étagère. Cette dernière supportait une pile de serviettes pour s'essuyer les
mains et des recharges de savon liquide parfumé au citron. La seconde porte menait à la sacristie
proprement dite : une pièce d'une quinzaine de mètres carrés servant à entreposer divers meubles et
objets : une armoire ancienne remplie d'aubes, d'étoles, de nappes d'autel, et de cierges, et un petit
bureau sur lequel trônait une unité centrale d'ordinateur plutôt ancienne. Dans l'un des angles de la
pièce, ô joie ! se trouvait une kitchenette avec évier, réfrigérateur top, four micro-onde et vaisselle.
Dans le meuble sous évier, je découvris des conserves de haricots verts, de maïs, de raviolis, et
même de fruits au sirop. Je faillis verser ma petite larme à la vue de plusieurs paquets de biscuits au
chocolat. Le prêtre de cette église devait parfois avoir un petit creux et manger sur le minuscule
guéridon près de l'armoire.

La bonne nouvelle : nous avions de quoi satisfaire les besoins les plus élémentaires. La mauvaise :
Phen n’avait que deux jours pour nous trouver et nous sortir de là. Après ça... Je préférais ne pas y
penser.

Sans vergogne, j'ouvris l'un des paquets de biscuits. Quand j'angoisse, le chocolat est un remède
souverain.

En milieu de journée, nous nous attablâmes chacun devant une assiette de raviolis. Enfin, quand je
dis que nous étions attablés... Nous étions plutôt assis sur une des marches de marbre menant à l'autel,
les assiettes posées sur nos genoux.

— Ça va ? Ce n'est pas trop chaud ? me demanda Kell, avec sollicitude.

— Non, non. Impeccable ! Vous êtes le roi du réchauffage au four micro-ondes, répondis-je avec
un sourire.

Le regard étrange qu'il me lança me troubla.

Qu'est-ce que j'ai dit ?

— Oui, je suis plutôt doué pour... le réchauffage, concéda-t-il, visiblement amusé, avant d'engloutir
une bouchée de raviolis.

J'avais vraiment l'impression de n'être pas face à la même personne que la veille. Kell se montrait
pour la première fois gentil et prévenant. C'était limite flippant. J'étais constamment sur le qui-vive,
m'attendant à tout instant à ce qu'il me rembarre ou me traite comme la dernière des dernières. Je me
demandais même si je ne le préférais pas quand il était imbuvable. Avant, je pouvais le détester et
ignorer cette attirance quasi hypnotique que j'avais ressentie pour lui dans l'ascenseur du
commissariat, lors de notre première rencontre, mais à présent c'était difficile de ne pas rester là, à le
dévorer des yeux, comme une junkie en manque devant sa dose.

Alors que nous étions assis côte à côte, adossés aux colonnes soutenant l'autel, en train de siroter
une infusion à la verveine « empruntée » dans le placard à provisions de la sacristie, je lui posai la
question qui m'obsédait depuis bientôt six jours :

— Kell, qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire de dingues ?

Un soupir de regret lui échappa et son regard clair plongea dans le mien.

— Jana... Je ne peux rien vous dire, je suis désolé. (Ma déception dut se voir sur mon visage car il
ajouta en parlant très lentement, comme s'il cherchait au fur et à mesure les mots à employer :) Ce que
je peux vous assurer, c'est que je serais... incapable de vous faire le moindre mal, et que je... dois
tout faire pour vous protéger, même au péril de ma vie.

Waouh ! Une vraie déclaration de héros. J'avais les mains moites et mon coeur battait follement
dans ma poitrine. J'étais en plein syndrome de la princesse en détresse face à son chevalier en armure
étincelante, prêt à pourfendre le dragon pour ses beaux yeux.

Mince ! Dans ce monde bizarroïde où je me trouvais plongée peut-être que les dragons existaient
bel et bien ? Si tel est le cas, on n’est pas dans la merde…!

Il ne pouvait rien me dire en ce qui me concernait, soit ! Mais pouvais-je en savoir plus sur lui ?

J’appuyai l'arrière de ma tête contre la colonne et le dévisageai.

— Et vous ? Vous n'êtes pas un loup-garou, vous l'avez dit. Alors qu'êtes-vous ? Pas un humain
ordinaire, c'est certain. Les humains ordinaires ne volent pas, ne plient pas les voitures à mains nues
comme si elles étaient en carton, et leurs blessures ne guérissent pas au point qu’il n’en reste pas la
moindre petite cicatrice quand on les brûle.

L'air désolé, il écarta les mains en signe d'impuissance.

— Je ne peux rien vous dire à ce sujet non plus.

Agacée, je poursuivis, ne m'avouant pas vaincue :

— Pouvez-vous au moins m'en apprendre davantage sur les loups-garous ? Sont-ils comme dans
les films, des humains mordus et contaminés par le virus de la lycanthropie ?

— Non, ils naissent comme ça.

Ah, enfin ! Une réponse ! On progresse.

— D'où viennent-ils ?
La belle bouche de Kell s'ouvrit, mais aucun son n'en sortit. Il eut un petit sourire contrit.

— Je ne peux rien dire.

— Et les mecs en cuir ? Dans la tour vous avez dit qu'ils n'étaient pas des loups-garous.

Kell luttait visiblement pour parler, mais sans succès. Qu'avait-il ?

Une pensée germa soudain dans mon cerveau en surchauffe. Et s’il avait été conditionné pour ne
pas répondre à certaines questions ? D’ordinaire, j’aurais trouvé cette idée digne d’un mauvais
roman d’espionnage, mais avec tout ce qui s’était passé, les loups-garous, les voyages à bord de
AirKell et tutti quanti, j’aurais été moyennement surprise si on m’avait dit que le Père Noël existait,
alors pourquoi pas ? On l’aurait hypnotisé ou quelque chose dans le genre pour l’empêcher de parler.
Ça expliquerait son étrange comportement.

— Jana ? (Je tournai la tête vers lui.) Je suis vraiment désolé d’avoir été aussi odieux avec vous.
Je me rends compte que vous ne méritiez pas ça. Vous êtes une fille bien.

Ces mots furent un baume sur la blessure à vif que je trimballais depuis presque une semaine.

— Merci, murmurai-je.

Sentant les larmes me picoter les yeux, je pris les deux tasses et me levai en disant sur un ton que
j’espérais dégagé :

― Je vais faire la vaisselle.

L’après-midi se déroula agréablement. Puisqu’il ne pouvait parler ni de lui-même, ni de ce qui


nous arrivait, ni de nos agresseurs, nous discutâmes de tout et de rien : cuisine, cinéma, histoire,
littérature, philosophie, tout y passa. Il m’impressionna par sa culture très étendue pour quelqu’un de
si jeune.

J’étais totalement sous le charme du nouveau Kell. Le fait de frôler la mort d’aussi près et de me
devoir la vie lui avait-il permis de découvrir que je n’étais pas la fille égoïste qu’il voyait en moi ?
Je devinais qu’on avait dû lui imposer cette mission de me protéger. Le fait qu’on l’ait programmé
pour ne pas aborder certains sujets et qu’il en ait totalement conscience n’avait pas dû plaider en ma
faveur. Tout ça réuni l’avait incité à me prendre en grippe. Je comprenais parfaitement ce qu’il avait
pu ressentir. Cela me faisait du bien de savoir que son attitude envers moi ne venait pas de problèmes
inhérents à ma personne, mais des circonstances et des décisions arbitraires prises par ses
« patrons ».

Qui étaient ces mystérieuses personnes et quel but poursuivaient-elles ? C’était la question.

Le soir venu, nous allumâmes toutes les bougies du porte cierges et plusieurs candélabres dans le
chœur. En effet, l’alimentation électrique dans cette partie du bâtiment avait dû être coupée le temps
des travaux, car les éclairages de la nef ne fonctionnaient pas. J’ai toujours adoré les églises et
l’atmosphère de calme et de paix qui y règne, comme si l’on était transporté dans un autre temps. Je
pensais que la lumière ambrée des flammes contribuait beaucoup à cette impression.

Nous mangeâmes en plaisantant sur les mérites des haricots verts en boîte et sur la succulence des
fruits au sirop. Après avoir fait notre petite vaisselle, je revins dans la nef, les bras chargés de
nappes d’autel afin de nous préparer des couches acceptables. Celle de la veille était non seulement
spartiate, mais aussi un peu trop unique à mon goût. Hier, Kell était H.S. et moi une vraie loque. Mais
ce soir… Deux lits de fortune, c’était impératif !

Kell insista pour faire le sien. Il l’installa du côté droit du chœur, tandis que je faisais de même
côté gauche. En guise d’oreiller, j’utilisai deux serviettes de toilette pliées. En jetant un coup d’œil
discret de l’autre côté de l’autel, je vis que Kell avait arrangé son coin à peu près à l’identique. Il est
vrai qu’il n’y avait pas trente-six manières d’agencer un lit avec la literie dont nous disposions.

J’espérais que ce serait notre seconde et dernière nuit ici.

Je devais avoir l’air préoccupée, car Kell me dit, rassurant :

— Ne vous en faites pas. Phen nous trouvera.

— Je l’espère, soupirai-je en me levant. Je vais faire une infusion. Vous en voulez ? (Comme il
acquiesçait, j’ajoutai précipitamment :) Pendant ce temps, vous pourrez faire votre toilette. Il vaut
mieux que vous y alliez avant moi. Vous serez sans doute plus rapide.

Je m’éclipsai à la vitesse grand V, me morigénant pour ma ridicule réaction de gêne à l’évocation


de Kell en train de se laver. J’avais pratiquement vingt-huit ans, tout de même ! Imaginer le corps
dégoulinant de gouttelettes d’un homme beau comme un dieu n’aurait pas dû me troubler à ce point,
si ?

Quand je revins dans la nef avec les deux tasses fumantes, il était déjà de retour. Il ne portait plus
son manteau. Roulé en boule, ce dernier semblait destiné à lui servir d’oreiller. Je m’efforçai de ne
pas lorgner ses épaules et ses biceps qui étiraient son tee-shirt d’une façon tout à fait appétissante,
mais ne pus m’empêcher de remarquer que ses cheveux humides lui donnaient un petit air de surfeur
particulièrement craquant.

— À votre tour ! me lança-t-il avec un sourire étincelant.

Je me dépêchai de prendre mon sac à main et fuis jusqu’aux toilettes.

Me laver par morceau me rappela l’époque où ma famille et moi faisions des séjours dans le
cabanon de mes grands-parents au bord de la mer. Il n’y avait pas de salle de bain, et nous nous
lavions à tour de rôle devant l’évier. Je bénis le prévoyant homme d’église d’avoir un tel stock de
serviettes et de savon liquide.

Après ça, je lavai mon string et l’épongeai du mieux possible, afin qu’il soit sec le lendemain.
Avec une grimace, j’enfilai mon jean sans culotte. C’était une première et la sensation était vraiment
bizarre. Mais bon, à la guerre comme à la guerre !

Je renonçai à remettre mon soutien-gorge. Dormir avec ne serait pas très agréable. Je le posai donc
en haut de la pile de serviettes, à côté de mon string en train de sécher. Un coup d’œil critique dans le
miroir au-dessus du lavabo me confirma que mon tee-shirt manches trois quarts était un peu trop
moulant pour être porté sans soutien-gorge, mais je n’avais pas l’intention de parader. Je retournerai
dans la nef avec les bras croisés et j’irai directement me coucher.

Je fouillais à tâtons à l’intérieur de mon sac pour trouver ma brosse à cheveux, lorsque mes doigts
se refermèrent à travers le tissu de la doublure sur une forme rectangulaire.

Mais qu’est-ce que… ? On dirait que c’est…

Fébrile, je tâtai de plus belle.

Oui, ça ressemblait bien à mon téléphone !

J’essayai de le récupérer, mais rien à faire. Il était sous le tissu du fond du sac, et en plus,
l’éclairage au-dessus du lavabo était trop faible pour que je puisse repérer par où ce satané
téléphone avait atterri là.

Bon sang ! Il me fallait plus de lumière.

Je me dirigeai d’un pas décidé vers la sacristie. Une fois la porte refermée derrière moi, j’appuyai
sur l’interrupteur. Après avoir posé mon sac sur le bureau, je le vidai entièrement. Je m’aperçus très
vite qu’une couture du fond avait lâché sur six ou sept centimètres. Je glissai trois doigts par
l’ouverture, et quelques secondes plus tard j’en extirpai mon téléphone baladeur.

Hourra ! Il était intact.

Mon univers s’éclairait enfin. J’allais pouvoir appeler mon frère. À coup sûr, il trouverait un
moyen de me sortir de la panade dans laquelle j’étais. Mon enthousiasme décrut un peu en constatant
que mon appareil était éteint. Bien sûr, la batterie s’était entièrement vidée durant le voyage en avion.
La recherche incessante de relais utilisait une énergie considérable.

Pas de panique, j’ai mon chargeur…

Je récupérai le cordon en question dans le tas d’objets sortis de mon sac, et me mis à la recherche
d’une prise de courant. Je poussai un gémissement de frustration quand mon regard se posa sur celle
de la crédence de la kitchenette : les prises australiennes n’étaient pas les mêmes qu’en France.

Bon Dieu ! Si près du but !

Impuissante, je balayai du regard l’espace autour de moi. Mes yeux effleurèrent l’unité centrale sur
le bureau, puis revinrent se poser dessus. Il n’y avait pas d’écran, donc impossible de se connecter à
Internet, si tant est qu’il y ait eu une connexion un jour dans cette église, mais il y avait deux ports
USB. Et j’avais le chargeur USB de mon téléphone.
Yes !

J’embarquai l’unité centrale dont le fil d’alimentation pendouillait sur le côté du bureau, et la
posait sur le minuscule plan de travail de la cuisine. Une fois que je l’eue branché à la prise de
courant, je pressai le bouton « on », récupérai le câble USB de mon téléphone et connectai le tout.

Les yeux fixés sur mon cellulaire, j’attendis.

Je contins difficilement un cri de joie quand l’écran s’éclaira, et que la jauge de charge se mit à
jouer les accordéons. Cependant, ma patience fut mise à rude épreuve. La batterie étant à plat, il
faudrait au moins dix minutes pour qu’il soit possible de passer un coup de fil.

Comme je ne tenais pas en place, je retournai dans les toilettes avec mon rouleau de fil dentaire
afin de terminer mes ablutions, interrompues pour cause de réapparition soudaine de téléphone.

Lorsque je revins dans la sacristie, j’avais les mains moites comme avant un examen. D’un doigt
tremblant de nervosité, je tapai mon code PIN, et quelques secondes plus tard, j’eus le soulagement
d’entendre la petite musique de bienvenue.

Je jetai un coup d’œil nerveux vers la porte, espérant que Kell ne débarquerait pas maintenant. Ce
n’était pas que j’avais l’intention de lui cacher la réapparition de mon téléphone – je savais qu’il
pourrait contacter Phen avec et nous faire envoyer de l’aide –, mais je voulais d’abord joindre mon
frère afin de savoir si, de son côté, il pouvait faire quelque chose pour nous sortir du guêpier dans
lequel nous étions fourrés. J’avais plus confiance en Lionel qu’en Phen, si beau ce dernier soit-il.
Après tout, je ne le connaissais pas, ce type.

Je constatai que j’avais cinq appels en absence venant de mon frère. D’après le journal du
téléphone, et en faisant mentalement la conversion horaire France/Australie, je déduisis que les deux
premiers dataient de la nuit dernière. Sans doute avait-il tenté de me rappeler juste après que Kell
avait réduit en miettes le téléphone trouvé sur la piste de danse de la salle V.I.P. de l’ Inferno’s Kiss .
Mes parents ayant un vieil appareil où n’apparaissaient pas les coordonnées de l’appelant, il n’avait
pas su que je l’avais joint à partir d’un autre numéro. Les trois appels suivants dataient de quelques
heures à peine.

Pourquoi ne m’a-t-il pas laissé de message ?

Le cœur battant, j’appuyai sur la touche de rappel.

À la première sonnerie, Lionel décrocha.

— Jana ? hurla-t-il. Putain, t’étais injoignable !

— J’avais égaré mon téléphone. Il avait glissé dans la doublure de mon… (Réalisant que la voix
de mon frère était presque hystérique, ce qui ne lui ressemblait pas du tout, je m’interrompis, étreinte
par une angoisse sans nom.) Que se passe-t-il ? m’enquis-je, affolée.

Il y eut un instant de silence de l’autre côté de la ligne, puis j’entendis comme un bruit de sanglot
réprimé. Mon cœur sombra telle une pierre au fond d’un puits.

— Jana… Maman et Papa… (Il déglutit bruyamment.) Je les ai trouvés ce matin quand je suis
passé pour… (Sa voix se brisa.) Mon Dieu, Jana… Ils… ils sont morts. Ils semblent avoir été
attaqués par des chiens. Ils ont été littéralement massacrés…
14.
Je vécus une nouvelle fois cette dichotomie familière qui me prenait lorsque je subissais un choc.
La partie de mon cerveau qui gérait les émotions hurlait à la mort, tandis que l’autre, la rationnelle,
calculait qu’au vu du décalage horaire avec l’Australie, le meurtre de mes parents avait eu lieu
quelques heures seulement après mon coup de fil chez eux.

Kell avait raison ; leur ligne téléphonique était sur écoute. Comme notre conversation avait été
brutalement interrompue par Kell avant que je puisse communiquer à mon frère l’endroit exact de
Sydney où je me trouvais, ces salopards qui me poursuivaient avaient dû penser que je tenterais peut-
être de joindre à nouveau mes parents sur leur téléphone portable. Ils avaient donc investi notre petit
pavillon de famille pour obtenir l’information. Ensuite…

Mes parents étaient morts par ma faute.

Ma faute.

C’est de ma faute !

Une douleur incommensurable me crucifia.

Mes parents…

Maman…

Papa…

Ceux qui avaient guidé mes premiers pas, m’avaient consolée quand je faisais des cauchemars,
avaient applaudi à mes succès, n’étaient plus.

Ils étaient partis.

Juste comme ça.

Un instant ils étaient bien vivants, et le suivant leur étincelle s’était éteinte, mouchée telle la
flamme d’une bougie.

Non !

Non !

Non !

C’était un cauchemar. J’allais me réveiller. Il le fallait.

Des larmes débordèrent de mes yeux. L’air qui entrait et sortait de mes poumons faisait un bruit
assourdissant. Dans un geste mécanique, je décollai le téléphone de mon oreille et quittai la pièce,
marchant comme un automate, sans vraiment savoir où mes pieds me menaient. J’avais du mal à
respirer. J’avais l’impression qu’on m’avait tailladé la poitrine à grands coups de poignard, et qu’il
n’y restait qu’un énorme trou béant.

Ce fut dans cet état que je regagnai la nef, d’un pas de somnambule, les joues striées de larmes,
mon téléphone allumé pendant au bout de mon bras, inutile, la voix de Lionel s’en échappant tandis
qu’il hurlait mon prénom.

Je montai lentement les trois marches du chœur, et Kell, qui était allongé sur sa couche, après un
bref coup d’œil à mon visage, bondit sur ses pieds, en alerte.

— Mes parents… murmurai-je d’une voix éraillée par la douleur, presque inaudible, en lui
montrant le téléphone. Ils sont morts. Ils les ont tués. Ils sont morts. C’est de ma faute. Ma faute.

Une longue plainte m’échappa et mes genoux flanchèrent. Kell me rattrapa avant que je ne touche le
sol. Sans un mot, il jeta un coup d’œil au téléphone d’où sortait toujours la voix de mon frère, et le
récupéra en desserrant doucement mes doigts crispés. En état de choc, je sanglotais, accrochée au-
devant de son tee-shirt. Je répétais et répétais comme un leitmotiv que tout était de ma faute.

Je ne sus jamais quelle expression eut son regard à ce moment-là, car j’avais la tête baissée dans
son giron, mais au cœur de mon brouillard de détresse, je vis ses longs doigts éteindre le téléphone,
qu’il glissa ensuite dans la poche de son jean. Puis, il referma étroitement ses bras autour de moi, et
j’eus l’impression qu’il érigeait un rempart entre la souffrance et moi. La sensation quasi physique
qu’il me donnait de l’énergie m’envahit.

— Jana, murmura-t-il contre mon front. Ce n’est pas de votre faute.

Ses mains me caressaient le dos et les épaules, faisant des va-et-vient, me communiquant une
apaisante chaleur.

— Kell… Ils sont morts ! sanglotai-je, d’une voix brisée.

— Chut… Chut… souffla-t-il en posant sa joue sur mes cheveux et en me berçant comme une
enfant. Ça va aller. Calmez-vous. Je suis là.

Il me portait, littéralement. J’étais incapable de tenir sur mes jambes. Ces dernières étaient sans
force. J’étais anéantie, broyée par le chagrin. Il m’assit sur le bord de l’autel recouvert d’un drap et
prit mon visage entre ses mains en coupe.

— Jana… Calmez-vous. Regardez-moi. Ce n’est pas de votre faute, je vous assure.

Mes yeux emplis de larmes m’empêchaient de voir clairement son beau visage baissé vers moi. Je
sentis sa bouche brûlante se poser sur mes paupières, l’une après l’autre. Puis elle glissa vers le bas,
ou bien c’est moi qui me redressai, je ne sais pas. Toujours est-il que je goûtai tout à coup le sel de
mes larmes sur ses lèvres.

Ce fut pareil à un choc électrique.


J’ouvris les yeux et rencontrai son regard aux couleurs de glacier, mais aussi brûlant qu’un brasier.

Nous restâmes ainsi de longues secondes, son nez effleurant le mien, son souffle caressant ma
peau. Je ne savais pas comment il faisait, mais il aspirait ma douleur. Ma peine avait reflué comme
lorsque l’on baisse le volume d’une radio. Elle était toujours là, mais le niveau en était supportable.
Je pouvais de nouveau respirer.

Je ne voulais pas que cet apaisement cesse.

Je ne voulais pas que revienne cette souffrance atroce, ce vide abyssal qui me donnait l’impression
d’avoir un trou à la place du coeur. Qui faisait de moi une morte.

Je voulais vivre.

Et il était là, vibrant de vie.

Je voulais oublier la douleur de ce monde.

Je voulais me perdre.

Cela dut se lire dans mes yeux, car ses mains plongèrent dans mes cheveux dénoués, et le feu qui
couvait entre nous explosa. Nos bouches se prirent avec l’urgence d’une fin du monde. La sienne
avait un léger parfum de gingembre et de chocolat. Je gémis au contact de ses doigts chauds sur ma
nuque. Sa langue entraîna la mienne dans un ballet fiévreux ne s’interrompant que pour permettre à
ses dents de taquiner mes lèvres. Il me buvait comme un assoiffé privé d’eau depuis des lustres, et
pourtant, malgré la passion dévorante de son baiser, il réussissait l’exploit d’être tendre.

Plaqué contre le sien, mon corps ploya et je me retrouvai à plat dos sur l’autel, ses jambes entre
les miennes. Mes mains vinrent tout naturellement se loger dans le creux de ses reins pour le
rapprocher davantage. Au contact dur et sans équivoque qui suivit, mon corps réagit comme jamais il
ne l’avait fait. Une sensation de lourdeur, de manque, embrasa mon bas-ventre. Si ça c’était du désir,
alors c’était un incendie comparé à la flammèche ridicule qui se manifestait d’ordinaire lorsque je
sortais avec des mecs. Son souffle me brûlait, ses mains m’embrasaient ; tout en lui m’enflammait.
J’avais besoin de le sentir contre ma peau nue.

Comme s’il lisait dans mes pensées, il me dépouilla de mon haut en un tour de main et je fis de
même avec le sien.

Mon dieu ! Toute cette splendeur ! Il avait un corps de gymnaste. Les muscles de son torse
faisaient des vallées et des bosses que je caressai du bout des doigts, tandis qu’il enveloppait mes
seins de ses grandes mains. Il se pencha pour prendre délicatement la pointe de l’un d’eux entre ses
lèvres et effleura l’aréole avec le bout de sa langue. Haletante, je m’arquai sous cette caresse
humide. Sans que je leur en aie donné l’ordre, mes mains glissèrent sous son jean pour empaumer
fermement ses fesses, lui arrachant un gémissement de plaisir qui se perdit dans un baiser torride.

Durant un bref instant de lucidité, j’imaginai ce que penseraient des témoins de cette scène : un
homme et une femme à moitié nus, en passe de faire l’amour sur l’autel d’une église. D’accord, cette
dernière était en travaux et les statues saintes étaient voilées de draps, mais tout de même, ils auraient
sans doute trouvé cela décadent. Il est probable, qu’en temps ordinaire et en tant que spectatrice,
j’aurais été d’accord avec eux. Mais vu de l’intérieur, au cœur de l’action, si je puis dire, c’était
beaucoup plus flou, avec sa barbe naissante qui me griffait légèrement et faisait naître des frissons
sur ma peau, la chaleur de ses doigts, la douceur ferme de ses lèvres, et surtout son regard, ardent
mais si tendre.

Je ne réalisai que j’étais entièrement nue qu’en sentant sa bouche effleurer mes cuisses et passer de
l’une à l’autre, les écartant peu à peu, au fur et à mesure de sa progression vers le haut. De longs
frissons hérissèrent ma peau. Son souffle brûlant sur mon entrejambe me rendit folle. Je plongeai les
mains dans ses courts cheveux bruns en haletant, suspendue à la promesse d’une caresse qu’aucun des
mes amants n’avait eu l’envie de partager avec moi. Si vingt-quatre heures plus tôt quelqu’un m’avait
dit que se serait cet homme parfaitement odieux à mon égard qui m’initierait à ce genre de pratique,
je crois que je lui aurais ri au nez. Quelle ironie... ! Le contact de sa langue sur cette chair douce et
fragile entre toutes me stupéfia. Un gémissement de gorge m’échappa :

— Ô mon Dieu…!

— Dieu n’a rien à voir là-dedans, ma douce, chuchota Kell contre ma chair avec un petit rire,
avant de se remettre à l’ouvrage.

Putain ! C’était… Indescriptible.

Je sentais le plaisir tourbillonner lentement au creux de mon ventre au rythme de ses frôlements, et
monter, monter. La douceur de ses caresses, légères ou appuyées, les mordillements tendres de ses
dents, me rendaient folle. Malgré cela, je n’osai toujours pas espérer connaître cet accomplissement
jamais atteint. Je n’y croyais plus. Pourtant, cette fois, j’avais vraiment l’impression d’être sur la
bonne voie. Kell était peut-être un bien meilleur guide que les autres… ?

À cette idée, mon excitation monta encore d’un cran. Je crispai les mains dans ses cheveux et ma
respiration s’accéléra. Taquine, sa bouche remonta alors lentement, m’arrachant un gémissement de
protestation. Elle traça un sillon humide autour de mon nombril, entre mes seins, dans mon cou, sur
ma mâchoire avant de se poser sur mes lèvres, me donnant à goûter ma saveur acidulée. Ensuite, il se
redressa légèrement, en appui sur ses mains posées de part et d’autre de mes épaules, et
s’immobilisa, son grand corps parcouru de frissons. Il semblait en proie à une lutte interne. Sentant
avec une acuité renversante la preuve de son désir contre mon ventre, je réalisai qu’il était à présent
nu, lui aussi.

Nu et plus que prêt.

Il plongea son regard dans le mien et souffla :

— Jana, ma douce… Je ne peux pas aller plus loin si tu ne me le demandes pas…

Hein ? Il se foutait de ma gueule, là… !


Il voulait que je le supplie ? Tout ça n’était-il qu’un mauvais tour destiné à m’humilier ? Ou bien
faisait-il partie de ces tordus qui ne peuvent officier que motivés par des commentaires du genre
« Prends-moi sauvagement, mon beau Tarzan ! » ?

Difficile de se concentrer avec son corps sur le mien, mais j’admis en mon for intérieur que je
n’avais encore jamais éprouvé ce que je ressentais à cet instant ; un désir si vif, une passion si
dévorante que j’en avais la tête qui tournait.

Si je voulais faire l’amour avec lui ?

Bon dieu ! J’en avais crevé d’envie dès notre première rencontre dans cet ascenseur… ! Au point
où j’en étais, je pris le risque et exprimai clairement mon désir :

— Kell… Fais-moi l’amour.

Une fugitive expression de soulagement passa sur son visage, et j’aurai juré que, brièvement, ses
yeux avaient pris la teinte du métal en fusion. Mais il s’empara de mes lèvres avec une passion
décuplée et j’eus autre chose sur lequel me concentrer. Son dos s’incurva sous mes doigts, les
muscles du creux de ses reins se tendirent et il poussa lentement, sans me lâcher du regard, laissant le
temps à ma chair de s’adapter à la sienne, dure et imposante. C’était incroyablement érotique de le
sentir progresser en moi, centimètre par centimètre, ses yeux dans les miens, nos souffles mêlés.

Lorsque nos hanches se furent épousées étroitement, Kell ferma les paupières et s’immobilisa.
Tout à coup, il devint si brûlant en moi, que j’émis une plainte. Il me bâillonna d’un baiser. Affolée,
je me tordis sous lui, cherchant à me dégager. En vain. Il était trop fort, trop lourd, trop puissant. J’ai
mal ! J’ai mal ! Que se passe-t-il ? Puis brusquement, la sensation de chaleur incandescente reflua,
jusqu’à disparaître complètement, comme si elle n’avait jamais existé, et sa bouche libéra la mienne.

— Calme-toi, ma belle, murmura-t-il sur un ton apaisant, en enfouissant son visage dans mon cou
pour déposer une jonchée de baisers sous mon oreille. C’est terminé. C’était juste un mauvais
moment à passer. (Son souffle chaud effleura ma mâchoire et sa voix devint rauque.) À présent…

Ses lèvres reprirent possession des miennes, et il se mut en moi. Que dire sinon que, tout d’un
coup, je crus mourir. Mourir de plaisir.

Je n’avais jamais ressenti ça. J’avais l’impression, de plonger, de voler, d’exploser, de me


rétracter, de brûler…

Alors c’était ça faire l’amour ?

Nous ondulions, gémissions, haletions, nous abîmions dans la volupté. Ses mains, ses bras, sa
bouche, son sexe, son corps tout entier me cajolaient, me bousculaient. Je sentais quelque chose
monter peu à peu en moi. Une impatience étrange, une urgence qui rendait mon souffle court, haché.
Mes ongles griffaient ses flancs.

Soudain, il glissa l’un des ses avant-bras dans mon dos et l’autre sous mes fesses avant de se
redresser, me soulevant comme si j’étais une plume. Il était si grand que, malgré la situation, nos
visages étaient presque à la même hauteur. Je nouais mes jambes autour de ses hanches et ses mains
encerclèrent ma taille. Dans cette position, ses va-et-vient se firent plus rapides et profonds. Il me
soulevait et me ramenait à lui sans effort apparent, cueillant sur mes lèvres à chaque coup de reins
mes gémissements de plaisir.

Ma respiration devint erratique.

J’avais envie de…

J’avais…

Brusquement, quelque chose céda en moi, comme une digue qui se rompt, et une véritable lame de
fond me submergea. Elle fut suivie par une autre, puis encore une autre. La tête renversée en arrière,
je ne voyais plus rien, n’entendais plus rien. Je ne faisais que ressentir, chair palpitante exempte de
pensée.

J’éprouvais de la jouissance pour la première fois de ma vie.

Au cœur de cette brume de plaisir, j’entendis Kell émettre un gémissement rauque, et le sentis se
contracter à plusieurs reprises en moi. Et ce que je n’aurais jamais imaginé possible, même dans mes
rêves les plus fous, se produisit : je fus emportée par un second orgasme, encore plus intense que le
précédent, au point que je crus voir durant quelques fractions de seconde comme une bulle de lumière
blanche éclatante nous entourer. Je plantai mes ongles dans les muscles de ses épaules et poussai un
long cri de plaisir, qui monta jusqu’à la coupole du chœur et résonna dans la nef. Puis, je m’écroulai
contre le torse frémissant de mon amant, inerte telle une poupée de chiffons.

Toujours en moi, il me serra fort contre lui comme s’il s’attendait à ce que l’on nous arrache l’un à
l’autre dans l’instant, puis il se retira, et j’eus l’impression d’être vide, abandonnée. Il dut le sentir,
car il resserra son étreinte et déposa un baiser sur mes lèvres tandis qu’il m’allongeait sur sa couche,
dos à lui. Je me retrouvai nichée entre ses bras d’acier.

Nous restâmes plusieurs minutes ainsi, sans parler ; seul le bruit de nos respirations rapides qui
s’apaisaient peu à peu troublait le silence.

— C’était… la première fois, murmurai-je doucement.

Il me caressa le ventre d’un geste tendre de la main.

— Je sais, ma belle. Je suis désolé que tu n’aies pas connu ça plus tôt, mais… (Il poussa un soupir,
et je sentis sa main se crisper en poing. Il ajouta d’une voix plus ferme :) Je n’aurais pas dû. Les
circonstances…

Pensant qu’il évoquait le décès de mes parents, je saisis son poignet et le pressai.

— Ne dis pas ça. Tu n’as rien à te reprocher. J’en avais envie. J’en avais… besoin. (Je rougis un
peu, mais il ne pouvait le voir.). J’ai tout à fait compris que tu n’es pas un humain ordinaire, même si
tu ne peux rien me dire à ce sujet, et je ne sais pas comment tu as fait pour atténuer mon chagrin, mais
je t’en remercie.

J’étais toujours horrifiée par ce qui était arrivé à mes parents, j’avais le cœur lourd, je ressentais
une tristesse immense et une colère colossale, mais je pouvais à nouveau penser, respirer, libérée de
cette impression de tomber dans un gouffre sans fond. C’était une sensation très étrange. J’étais
coupée de la plus grande partie du chagrin que j’aurais dû normalement éprouver. C’était comme si
j’avais avancé dans le temps ; la douleur était bel et bien là, mais patinée telle une vieille cicatrice.
Mes parents auraient pu tout aussi bien être morts depuis dix ans. Je ne ressentais qu’un écho de
tristesse, une sorte de tendre nostalgie, un manque résigné.

Il resserra son bras autour de ma taille et soupira :

— Je suis désolé.

— De quoi ?

— De la tournure des évènements. La mort des tiens et… nous.

Je ressentis un pincement au cœur et l’amertume familière de la déception.

— Tu regrettes d’avoir fait l’amour avec moi, constatai-je d’une voix que je ne parvins pas
totalement à rendre détachée.

Ses doigts se mêlèrent aux miens et les pressèrent, tandis que ses lèvres se posaient entre mon
épaule et mon cou.

— Absolument pas, ma douce, murmura-t-il contre ma peau. C’est juste que… ça complique
singulièrement les choses.

— Je suppose que tu ne peux pas me dire ce que sont ces choses…

— Impossible, dit-il d’une voix empreinte de regret.

— Et si tu l’écrivais sur un papier ?

— Non, je suis désolé.

— Et si je te pose des questions et que tu me réponds en hochant ou en secouant la tête pour dire
oui ou non ?

— Ça ne marchera pas non plus.

Je me retournai à demi et le regardai dans les yeux.

— Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’on t’a fait ? m’insurgeai-je. On t’a conditionné ? Drogué ? Ces
procédés sont vraiment dégueulasses ! (Je dégageai mes doigts des siens et effleurai doucement la
cicatrice en forme d’étoile à l’intérieur de son poignet, le faisant sursauter.) C’est en rapport avec
cette marque étrange ? C’est une sorte de secte la responsable ? Ou bien une loge ésotérique du genre
Illuminati ?

Durant une fraction de seconde, une souffrance aiguë crispa le beau visage de Kell. Il lutta un
instant pour parler puis renonça.

— Je voudrais tout te dire, mais je ne le peux pas, dit-il avec une tristesse perceptible. (Il frotta
tendrement son nez contre ma joue.) Tu es si différente de… (Il bloqua puis reprit :) De ce à quoi je
m’attendais. Mais ce qui vient de se passer entre nous… (Il hésita, comme s’il cherchait des mots
suffisamment neutres pour que son gendarme mental ne l’arrête pas une fois de plus.) Ça pourrait
entraîner certaines conséquences.

Merde ! Comme il n’est pas un humain ordinaire, peut-être qu’il peut annuler les effets de la
pilule ? Nous n’avions pris aucune précaution…

— Je pourrais tomber enceinte ? glapis-je, horrifiée.

— Non, affirma-t-il, catégorique. Tu ne risques rien de ce côté-là. (Je soufflai de soulagement.).


C’est juste que… Si nous parvenons à quitter cette église, j’espère seulement que tu ne m’en voudras
pas trop… après.

— En vouloir au mec qui m’a fait découvrir l’orgasme ? T’es dingue ou quoi… !

Ma tentative d’humour lui arracha un petit rire résigné et il déposa un baiser sur ma nuque, me
faisant frissonner.

— J’espère que, plus tard, tu te souviendras de ce que tu viens de dire.

Troublée, je m’apprêtai à lui demander ce qu’il entendait par là, quand il s’assit et tira sur la
jambe de son jean, abandonné sur le sol, afin de le ramener vers lui.

— Je vais appeler Phen, dit-il en prenant le téléphone dans la poche. (Il vérifia le témoin de
charge de la batterie et marmonna :) Merde ! Il est quasiment vide.

— J’ai laissé le cordon d’alimentation USB branché sur l’unité centrale dans la sacristie, lui
appris-je en m’asseyant à mon tour. (Privée de sa présence contre moi, je commençais à avoir froid
en tenue d’Ève. Je tirai vers moi la nappe d’autel prévue pour servir de drap et m’y enroulai.) Tu
n’as qu’à le rebrancher.

— J’y vais tout de suite.

Il se pencha pour un baiser rapide, mais tendre, sur mes lèvres, et, toujours nu, descendit les
marches du chœur afin de se rendre à la sacristie. Jusqu’à ce qu’il disparaisse, je ne pus détacher les
yeux de son corps de statue grecque.

Eh bien ! Moi qui croyais que ma vie ne pouvait pas être davantage bouleversée qu’elle l’était
depuis quelques jours… ! Voilà que je venais de vivre la plus fantastique partie de jambes en l’air de
mon existence, avec un mec qui n’était pas un humain normal et qui, hier encore, exécrait jusqu’au sol
même que je foulais.

Lorsqu’il revint, son visage arborait une expression neutre.

— Alors ?

— Phen nous envoie des renforts. Ils devraient être là dans une heure.

Il s’assit derrière moi et m’enveloppa de ses bras avant d’effleurer ma clavicule droite d’un
baiser. Je renversai la tête en arrière pour la câler dans le creux entre son cou et son épaule.

— Super ! J’espère qu’ils vont nous débarrasser de nos casse-pieds lupins...

— Oh, je n’ai pas vraiment de doute à ce sujet, dit-il, de l’amusement dans la voix. Il nous envoie
l’artillerie lourde : Alexian.

Je me souvins du très bel homme aux yeux gris argent et aux longs cheveux blancs rencontré dans le
carré V.I.P. de l’ Inferno’s Kiss . J’étais assez surprise de ce choix. S’il était effectivement grand et
large d’épaules, Alexian n’était toutefois pas taillé comme un Hercule. Pour espérer botter le cul de
ces putains de loups-garous aussi collants que de la glue, à mon avis, il aurait mieux valu des
mercenaires. Beaucoup. À moins que lui aussi ne joue les hommes volants et les casses pour
automobiles… ? Plus rien ne m’étonnait, maintenant.

— Alors pourquoi ai-je l’impression que tu ne sautes pas de joie ?

— Parce qu’il nous reste très peu de temps, murmura-t-il à mon oreille, dont il se mit à mordiller
langoureusement le lobe.

Je sentis de nouveau la flamme du désir lécher cette partie de moi encore humide et sensible. Je me
cambrai contre lui et soufflai :

— Quand nous serons sortis d’ici, nous pourrons prendre plus de temps pour…

Il me fit taire d’un baiser ardent et tira sur le drap qui me couvrait.

Je ne dis plus rien. Pas de temps à perdre en parlote. Après tout, nous avions moins d’une heure
devant nous. Autant ne pas en gaspiller une seule seconde, non ?
15.
Une heure c’était long et trop court à la fois.

Je me tortillai, mal à l’aise dans mon jean. J’avais remis mon string encore mouillé, et si ça avait
l’avantage de rafraîchir certaines parties de mon anatomie un peu échauffées, c’était par d’autres
côtés hyper désagréable. J’avais l’impression de m’être uriné dessus.

Je jetai un coup d’œil en direction de Kell, qui s’occupait d’éteindre toutes les bougies, et me
forçai à ne pas arborer un sourire niais de collégienne amoureuse. Il était beau à en crever, tendre,
protecteur, avait envie de moi, faisait l’amour comme un dieu et m’avait montré que je n’avais pas de
tare dans ce domaine. Comment résister à un tel curriculum ? Certes, il était sous le coup d’un
conditionnement qui l’empêchait d’évoquer tous les sujets ayant une chance d’expliquer l’imbroglio
mortel dans lequel j’étais plongée, il guérissait à vue d’œil de blessures par balle, et il avait une
certaine propension à défier la gravité et à jouer au catch avec les voitures, mais à part ça, c’était
l’homme parfait.

Nous avions laissé en tas sur le bureau le linge dont nous nous étions servis, et avions posé devant
une liasse de billets en guise de dédommagement. On peut être poursuivi et jouer les squatteurs sans
pour autant manquer de savoir-vivre.

À présent, nous attendions dans la nef l’arrivée de la cavalerie. Kell avait remis son long manteau
de cuir noir directement sur son torse nu, ce qui lui donnait un look de voyou de magazine.

Soudain, nous entendîmes du bruit en provenance du couloir par où nous étions entrés. Avant que
j’aie pu distinguer son mouvement, Kell était déjà devant moi pour me protéger. Mais quand la porte
s’ouvrit, ce fut sur les renforts.

Et je faillis en tomber sur le cul.

Kell ayant laissé une série de bougies allumées à côté de la porte, je ne manquai donc rien de
l’entrée digne d’un film gothique du dénommé Alexian.

Ce dernier était vêtu d’un pantalon de cuir noir, d’une veste à basques en moire de teinte identique,
à la mode du XVIIIe siècle, et d’une chemise blanche à jabot et à manchettes de dentelle de même
époque. Ses longs cheveux de neige cascadaient dans son dos et sur ses épaules, ses yeux luisaient
d’une lueur argentée surnaturelle, mais ce qui m’impressionna au point de me pétrifier se trouvait au
niveau de sa bouche. On voyait très nettement deux canines pointer sous sa lèvre supérieure et du
sang frais qui maculait le bas de son visage pâle.

Un vampire.

Ben voyons !

Je pense qu’à cet instant, j’aurais regardé d’un œil blasé le Yéti faire irruption dans l’église et
nous interpréter un numéro de patinage sur glace. Avec un vertige, je me dis que si la moitié de ce qui
était raconté sur les vampires dans la littérature et les films était vrai, ce type devait être beaucoup
plus âgé qu’il ne le paraissait ; ce qui expliquerait son goût spécial pour les vêtements du XVIIIe
siècle. De plus près, on voyait nettement que ses manchettes de dentelles et ses mains étaient tachées
de sang. Si j’avais eu des doutes quant à sa nature, ils m’auraient été ôtés immédiatement quand il
porta les doigts de sa main droite à sa bouche et les suça comme s’il s’agissait de barres glacées au
caramel. Puis, tout aussi naturellement, il sortit un mouchoir d’une poche pour parfaire le nettoyage.

— Content de voir que vous êtes indemnes tous les deux, dit-il en me saluant d’une inclinaison de
tête.

— Par contre, toi, tu as été touché, remarqua Kell en désignant un trou dans la veste du vampire, au
niveau de la poitrine.

Alexian agita la main d’un geste désinvolte.

— Bah, juste une minuscule balle de rien du tout. Dans deux minutes elle sera ressortie.

— Tu es venu seul ?

— Non. Zach est là aussi. Il avait une petite faim. Il s’est attardé dehors sur un des loups. Nous y
allons ? Notre voiture est garée devant l’église. La résidence de Phen ne se trouve pas la porte à côté.

— Puisque vous êtes deux, pourquoi ne pas… ? (Kell claqua des doigts.) Ce serait plus rapide.

Alexian retroussa les lèvres en une brève grimace d’excuse, et je pus voir que ses canines avaient
repris une taille normale.

— Zach a été transformé il y a seulement un an. Il lui faudra de nombreuses années avant de
maîtriser la trans-localisation. Alors le faire avec un passager…

— Nous te suivons.

Alexian repartit dans le couloir, ouvrant la marche. Dès que le vampire passa l’angle et que nous
fûmes hors de sa vue, Kell me plaqua sans prévenir contre le mur et, prenant mon visage entre ses
mains, m’embrassa.

Son baiser avait quelque chose d’urgent, de désespéré, comme si nous devions ne plus jamais nous
revoir. Éperdue, je répondis avec la même fougue aux assauts de sa langue, à la pression de son
corps dur contre le mien, puis brutalement, il me libéra. Le souffle court, il resta un long moment à
scruter mon visage, comme s’il voulait graver mes traits dans sa mémoire, puis il me prit par la main
et m’entraîna en direction de la sortie.

Je ne m’interrogeai sur son étrange attitude que durant quelques secondes ; dehors, je faillis avoir
un haut-le-cœur. Des cadavres d’hommes partiellement démembrés gisaient çà et là sur l’allée
menant à l’entrée principale de l’église, la lumière blanche des lampadaires publics faisant ressortir
le contraste entre le vermeil si vif du sang et la couleur blafarde de la chair morte. Dans le cadre de
mon boulot, j’avais déjà vu des corps en mauvais état, mais ici ça s’apparentait à de la boucherie.
Maintenant, je comprenais ce qu’avait voulu dire Kell quand il avait parlé d’artillerie lourde en
évoquant le vampire aux cheveux blancs.

Comme j’hésitai à avancer, Kell me caressa gentiment du pouce le dos de la main et nous fit
soigneusement éviter les peu ragoûtants morceaux. Nous rejoignîmes Alexian qui, pas du tout
perturbé par l’environnement si peu propice à un romantisme échevelé, était occupé à lécher
tendrement le sang qui maculait les lèvres de son jeune amant. Juste à côté des pieds de ce dernier
était recroquevillé le corps sans vie d’un des hommes-loups. Il faisait trop sombre pour que je puisse
déterminer avec certitude la manière dont ce dernier était mort, mais j’aurais parié qu’une petite
anémie n’était pas étrangère à la chose…

— Il va falloir nettoyer tout ça, dit Kell en repoussant négligemment une main sectionnée du bout
de sa chaussure.

Alexian redressa la tête, interrompant son nettoyage sensuel, tandis que, je l’aurais juré, Zach
piquait un fard.

— C’est prévu, répondit le vampire aux cheveux blancs en s’écartant visiblement à regret de son
amant. (Avec une grimace, il plongea la main dans une des poches de sa somptueuse veste et en sortit
un téléphone portable, qu’il tendit entre deux doigts à Zach comme s’il s’agissait d’une fiole du virus
Ebola.) Veux-tu bien appeler Phen avec cette machine du Diable…

J’en déduisis qu’Alexian n’était pas très fan de modernisme.

— C’est bon, il envoie une équipe, nous informa Zach quelques instants plus tard en refermant le
clapet du cellulaire.

Alexian nous fit signe de le suivre.

— Allons-y. On n’a plus rien à faire ici.

Alors que nous lui emboîtions le pas, je sentis la main de Kell se crisper sur la mienne. Je levai un
regard interrogateur vers lui. Il ne me semblait pas dans son assiette.

— Kell ? Ça va ?

Brusquement, il tomba à genoux. Je tentai de le retenir, mais il était trop lourd. Il continua à glisser
en direction du sol. Courbé vers l’avant, en appui sur une main, il releva péniblement la tête et me
dédia un pâle sourire d’excuse avant de souffler :

— Je t’en prie, ne m’oublie pas, ma belle…

Puis il s’écroula, inanimé, m’entraînant avec lui.

Je criai pour alerter les deux vampires. Ils revinrent immédiatement sur leurs pas à une vitesse
surnaturelle qui aurait dû me stupéfier, mais je n’y accordai aucune attention, j’étais trop inquiète
pour Kell.
— Mon dieu, bafouillai-je, affolée. Qu’est-ce qu’il a ? (Je tâtai sa carotide.) Il est vivant,
annonçai-je, soulagée au-delà de toute mesure.

Alexian s’accroupit près de nous.

— Ça je le savais. J’entends et je sens le trajet du sang dans ses veines et ses artères. (Il souleva
les paupières de Kell et examina ses yeux.) Il s’est simplement évanoui. Je vais le porter.

Le vampire saisit Kell à bras le corps et le chargea sur son épaule comme s’il ne pesait pas plus
lourd qu’un marmouset pygmée. Il s’éloigna ensuite en direction de la voiture, un 4x4 garé le long du
trottoir, Zach et moi sur ses talons. Alexian déposa Kell sur le siège arrière. Je m’y coulai également
et calai la tête de mon bel endormi sur mes cuisses, tandis que nos deux sauveurs s’installaient à
l’avant. Zach s’étant glissé derrière le volant, je devinai que le grand vampire aux cheveux de neige
était également allergique aux voitures.

Le trajet dura deux bonnes heures, ce qui, d’après Zach, était très court selon les critères
australiens. Pour illustrer son propos, il me conta une anecdote sur un homme du coin, qui habitait en
pleine campagne et n’hésitait pas à faire 800 km pour aller boire un coup dans le pub le plus proche.

De son côté, Alexian passa tout le voyage agrippé à la poignée intérieure de sa portière, goûtant
visiblement très peu notre périple en 4x4. Quant à moi, je somnolais, caressant les cheveux de Kell,
toujours inconscient. Il ne semblait pas mal en point, juste endormi, mais j’étais tout de même
inquiète.

Pourquoi m’avait-il dit de ne pas l’oublier ? Pourquoi son dernier baiser avait-il été aussi…
désespéré, comme s’il savait que nous serions séparés. À cette idée, je ressentis un pincement au
cœur fort désagréable. Je venais de perdre mes parents ; je ne voulais pas le perdre, lui aussi. Lui à
qui je devais de ne pas être étendue sur le sol dallé de cette église de Sydney, réduite à l’état de
simple flaque de larmes. Pas alors que sa présence me faisait découvrir, pour la première fois de ma
vie, l’impression d’avoir des papillons dans le ventre.

Et dire que je l’avais détesté si fort…

Zach me tira de mes pensées en annonçant que nous arrivions. Nous nous trouvions en pleine
nature, devant une haute grille qu’il ouvrit en tapant quelques chiffres sur un digicode, et nous nous
engageâmes sur une allée bordée d’eucalyptus plusieurs fois centenaires.

J’eus le souffle coupé en voyant apparaître la demeure de Phen. C’était un manoir à deux étages de
style victorien de toute beauté. Des spots judicieusement placés çà et là éclairaient les façades de
briques rouge foncé, mettant le magnifique édifice en scène.

Zach s’arrêta juste en bas des marches du perron. Je soulevai délicatement la tête de Kell afin de
dégager mes jambes pour sortir du véhicule, tandis que les deux vampires en descendaient, Alexian
visiblement soulagé. Je trouvais assez amusant qu’une créature aussi puissante soit paniquée par
quelque chose d’aussi banal qu’un trajet en voiture. Cependant, je n’en goûtais pas vraiment le sel,
préoccupée comme je l’étais par l’état de Kell, qui n’avait toujours pas repris connaissance.

Alexian se chargea de le porter sur son épaule, tandis que Zack carillonnait à la lourde porte
ouvragée du manoir.

Je m’étonnai à mi-voix :

— Vous avez le code du portail, mais pas la clef de la maison ?

Le jeune vampire haussa les épaules, l’air contrit.

— Phen est d’un naturel méfiant, expliqua Alexian avec une petite grimace. (Il donna un coup de
pied impatient dans la porte, et j’aurais juré voir une fissure s’y former.) Bon, il se remue les fesses,
Crâne d’oeuf ?

Comme en réponse, la porte s’ouvrit sur un jeune colosse d’une vingtaine d’années, au crâne rasé,
pratiquement nu, à part une serviette éponge blanche négligemment nouée autour de ses hanches
minces. Au vu de son style capillaire, je devinai sans peine que nous avions affaire au fameux
« Crâne d’oeuf ». Il avait l’air plutôt contrarié. Ses yeux verts bordés de longs cils de la couleur des
blés murs détaillèrent notre curieux équipage avec un agacement glacé.

— Qu’est-ce que tu veux, Alexian ?

— Phen ne t’a pas mis au courant ? s’enquit le vampire aux cheveux de neige, en haussant un
sourcil dubitatif.

Son interlocuteur croisa les bras, ce qui eut pour effet de faire se gonfler ses biceps.

— Je ne lui ai plus parlé depuis qu’il est parti pour l’Inferno’s Kiss en début de soirée.

— Il a dit qu’il t’appelait afin de te prévenir de notre arrivée, intervint Zach timidement.

Soudain furieux, Crâne d’oeuf tourna la tête vers le vampire brun et le fusilla du regard.

— J’étais occupé, figure-toi, maudit parasite suceur de sang ! J’ai autre chose à foutre qu’à rester
planté à côté du téléphone.

Je sentis la colère d’Alexian se répandre autour de lui et nous englober, telle une brume glacée. Je
frissonnai.

— Par égard pour Phen, je ne te ferai pas rentrer ton insulte dans la gorge, grinça le vampire aux
cheveux blancs.

Un rire sarcastique lui répondit.

— Bien sûr, ta mansuétude n’a absolument rien à voir avec le fait que je pourrais t’écraser comme
une vulgaire punaise si l’envie m’en prenait…

— Tu as vraiment un problème, Trysten, cracha Alexian avec une moue dégoûtée. Je ne


comprendrai jamais l’indulgence de Phen à ton égard. (Du menton, il désigna Kell, toujours
inconscient sur son épaule, et dit froidement :) Emmène-le dans une chambre et mets-le au lit. Phen
nous a demandé de nous occuper d’eux (Il me désigna à mon tour d’un geste bref de la main) jusqu’à
son retour.

Le regard vert de Trysten me détailla avec indifférence, puis il haussa les épaules et récupéra Kell
sans effort apparent. Lui aussi devait faire partie du club des Very Inhuman Person. Nous le
suivîmes à l’intérieur, dans un vestibule somptueux. Sans plus se préoccuper de nous, il se dirigea
vers l’escalier, d’une largeur impressionnante, qui menait aux étages.

Alors que les deux vampires m’invitaient à emprunter avec eux un couloir sur la droite, je suivis
d’un œil inquiet le jeune Monsieur Propre qui montait les marches avec son fardeau. Je répugnais à
être séparée de Kell. Pire qu’une junkie en manque…!

À mi-chemin du premier étage, je vis un homme mince en peignoir de soie noire rejoindre Trysten.
Ils discutèrent brièvement à voix basse, et je vis nettement le visage mince du nouvel arrivant se
plisser de déception. À sa façon de poser la main sur l’un des bras du jeune homme au crâne rasé, je
compris immédiatement quel type d’occupation notre petite équipée avait interrompue.

Bref, en dehors de Kell et moi, tous les « invités » de Phen étaient gays. J’avoue que l’idée que le
beau rouquin soit branché mecs m’attrista quelque peu.

Dès que je fus assise à table dans la cuisine blanche et grise ultra moderne, avec îlot central et
plan snack, j’accusai la fatigue et la tension de ces derniers jours. Gentiment, Zach me proposa à
boire et j’acceptai un coca, histoire que la caféine qu’il contenait me donne un peu de peps. Zach
ouvrit même un paquet de chips qu’il vida dans un bol avant de le poser sur la table.

Alexian et son amant étaient installés en face de moi, et je devais bien admettre que le fait d’être
seule en compagnie de deux vampires capables de se transformer à tout moment en super maxi
hachoirs à viande ne m’inspirait pas un enthousiasme délirant. Je ne me sentais pas vraiment en
confiance. Dans la voiture, la présence de Kell, même inconscient, m’avait rassurée. Mal à l’aise, je
buvais mon soda à petites gorgées sans éloigner un seul instant le verre de mes lèvres, ce qui
m’évitait d’avoir à faire la conversation. Et d’abord, on discutait de quoi avec des vampires ? De
groupes sanguins, de rhésus et d’antigènes ? D’orthodontie peut-être ?

L’image saugrenue d’un vampire affublé d’un appareil dentaire faillit me faire m’étrangler avec
une gorgée.

— Vous êtes nerveuse, constata Zach avec un gentil sourire.

— Moi ? Peuh ! Pensez donc… ! Je petit-déjeune constamment à trois heures du mat’ dans un
manoir victorien en compagnie de deux vampires… ! (Je secouai la tête avec un ricanement
incrédule.) Je n’arrive pas à croire que je viens de prononcer ce dernier mot.
— Vous ne courez aucun danger avec nous, m’assura-t-il. Alexian a une maîtrise parfaite de ses
instincts, et moi je me suis alimenté il y a peu de temps.

Chouette ! Quelle bonne nouvelle !

Ses yeux noisette se plissèrent, malicieux, et il ajouta :

— Dites-vous que, somme toute, nous ne sommes que de très gros moustiques...

C’est à cet instant que la tension nerveuse de ces dernières heures choisit de se libérer. J’éclatai
de rire, au point d’en avoir les larmes aux yeux. Cette crise d’hilarité dura une bonne minute avant
que je ne reprenne mon calme.

— Veuillez m’excuser, dis-je en m’essuyant le coin des yeux avec le dos de la main, mais j’ai eu
une semaine plutôt difficile. (Je posai mon verre vide devant moi et détaillai les deux créatures.)
Alors comme ça vous êtes morts…

Alexian dodelina de la tête.

— Oui et non. Notre cœur ne bat effectivement plus et une énergie différente fait circuler le sang
dans nos veines, mais nous sommes des êtres pensants, donc vivants.

Il eut un bref sourire amusé et remarqua :

— Un sujet de débat philosophique passionnant, ne trouvez-vous pas ?

— Sans doute, admis-je. (J’hésitai, puis la curiosité l’emporta.) En dehors du sang, pouvez-vous
absorber de la nourriture ? Des trucs comme de la soupe, des pâtes, des jus de fruits ?

Zach poussa un soupir de regret.

— Malheureusement non, répondit Alexian. Les plaisirs de la table ne sont plus pour nous qu’un
souvenir. Nos corps ne peuvent assimiler que le sang.

— Il n’est probablement pas très poli ni élégant de vous poser cette question, mais… Que devient
le sang que vous buvez ? Vous n’allez pas aux toilettes, si ?

Mon ton inquiet s’expliquait par l’image que j’avais en tête du hiératique Alexian juché sur des
W.C. Cette idée me paraissait parfaitement hérétique, sans compter que le mythe du vampire en
prendrait un sacré coup.

Zach pouffa. Son amant eut une réaction plus en adéquation avec son style. Il se figea, comme s’il
hésitait sur l’attitude à adopter face à mon franc parler, puis un sourire amusé finit par relever les
coins de sa bouche.

— Non, nous n’avons pas besoin… d’évacuer ce que nous absorbons. Le sang a un grand pouvoir,
m’expliqua-il. Quand nous nous nourrissons, nos cellules se régénèrent, permettant à nos corps de
continuer à fonctionner. Le sang nous apporte l’énergie qui nous manque. Sans lui, nous nous
racornissons peu à peu, jusqu’à ressembler à des momies desséchées.

Zach intervint :

— C’est un peu comme lorsqu’une voiture consomme du carburant. Elle le brûle pour le
transformer en énergie, et il n’en reste rien. Eh bien, en ce qui nous concerne, c’est pareil avec le
sang.

— Bref, hormis l’absence de battements de cœur, une digestion et une circulation fantaisistes,
toutes vos autres fonctions corporelles sont normales.

— Euh… oui, en effet, bafouilla Zach en rougissant.

J’imaginais sans peine à quoi il était en train de penser. Afin de ne pas piquer un fard à mon tour,
j’enchaînai très vite :

— Vous ne pleurez donc pas des larmes de sang comme on le peut le lire dans certains bouquins ?

Alexian eut l’air surpris.

— Et pourquoi ferions-nous ça ? Le sang est vital pour nous. Serait-il très logique que nous en
perdions chaque fois que nous exsudons de nos fluides corporels ?

J’en convins et piochai dans le bol de chips.

— Et qu’en est-il de ces histoires de miroirs sans reflet, de votre allergie à l’ail, des pieux, de
votre propension à brûler plus facilement qu’un allume barbecue et tout le reste ? Pour ce qui est des
crucifix et des églises, vu que vous n’êtes pas partis en fumée tout à l’heure, je me doute que ces
dernières infos sont erronées.

Le vampire aux cheveux blanc eut un geste désinvolte de la main.

— À part notre rapidité de combustion due au fait que, privés de notre sang à cause du feu, nous
devenons aussi secs que de l’amadou et perdons nos capacités de régénération, tout le reste n’est que
foutaises. Comment un miroir ne pourrait-il montrer ce que des yeux voient ? Pourquoi des pieux en
bois en plein cœur seraient-ils plus efficaces qu’un poignard plongé au même endroit ? (Il renifla,
méprisant.) D’autant que cet organe ne battant pas, je me demande bien comment ils en sont arrivés à
penser que le transpercer pouvait nous tuer… Et l’ail ! (Il rit en secouant la tête.) C’est tellement
ridicule ! Pourquoi pas le thym et le romarin tant qu’ils y sont ? Les humains sont prêts à croire
n’importe quoi du moment que ça les rassure en leur donnant l’illusion que ça peut les protéger.

— Vous parlez de nous, les humains, comme si vous évoquiez une créature bizarre, m’étonnai-je.
Pourtant, vous avez été humain, vous aussi…

Alexian se renversa sur sa chaise avec un soupir.


— C’était il y a fort longtemps. J’ai vécu vingt-huit ans en tant qu’humain, et je suis un vampire
depuis plus de sept cents ans. La balance est quelque peu déséquilibrée. (Il eut un bref sourire.) Mais
rassurez-vous, je suis considéré par les miens comme un vampire humaniste. Je respecte les humains,
et si je prélève ma pitance sur eux, je veille à ce qu’ils n’en aient aucun inconvénient ni souvenir.

J’étais proprement fascinée par ce que me racontaient les deux vampires. Je jetai un coup d’œil
surpris au bol de chips. J’avais tout dévoré sans m’en rendre compte.

— Et pour vos dents ? (Je m’adressai à Alexian.) Tout à l’heure dans l’église, j’ai distinctement vu
vos canines dépasser de vos lèvres. Mais maintenant, elles sont d’une taille normale. C’est assez…
surprenant.

Zach eut un sourire amusé.

— Je vous rassure, c’est surprenant également pour les jeunes vampires. J’ai mis pas loin de six
mois pour m’habituer à la rétractilité de mes canines. Je me blessais tout le temps quand elles étaient
sorties. Et je vous assure que ça arrive souvent lorsqu’on est un vampire. La faim, la peur, la colère,
le désir, toutes les émotions fortes sont susceptibles de provoquer cette réaction instinctive.

Incroyable. Cette conversation était parfaitement surréaliste. Ça me distrayait de mes problèmes.


Je continuai sur ma lancée :

— Et le soleil ? Le craignez-vous vraiment ?

Ils se regardèrent et de la nostalgie voila les yeux noisette de Zach.

— Oui, répondit Alexian d’une voix sans timbre. Le soleil n’est plus qu’un souvenir pour nous. On
s’y fait, avec le temps. Mais c’est un regret permanent.

Un peu mal à l’aise d’avoir soulevé un sujet délicat, je me levai pour me resservir à boire, les
chips m’avaient donné soif. Je faillis faire un bond en ouvrant le réfrigérateur. Toute une étagère était
garnie de poches de sang. D’une main mal assurée, je refermai la porte, renonçant au coca. Je remplis
mon verre avec de l’eau du robinet et revins m’asseoir

Dans le but d’alléger l’atmosphère, je demandai :

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Un sourire tendre étira les lèvres d’Alexian. Il caressa d’un doigt la joue de Zach.

— Pour faire bref, j’étais la victime d’une malédiction lancée par un sorcier…

Un sorcier ? Ben voyons ! Pourquoi pas ? J’étais bien en train de papoter avec deux vampires… !

— … qui me condamnait à être prisonnier d’un médaillon et l’esclave de ses descendants. Zach a
hérité du bijou et n’a pas hésité à risquer sa vie pour briser le sortilège et me rendre ma liberté{18}.
— Comme c’est touchant ! railla Trysten en entrant dans la pièce.

Il avait troqué sa serviette contre un pantalon de jogging noir du genre de ceux que l’on met pour
faire du yoga, et le portait assez bas de sorte qu’on ne manquait rien de son ventre plat aux
abdominaux sculptés. Il se dirigea d’une démarche féline vers le réfrigérateur et en sortit cinq poches
de sang.

— Prends ta dose et va te terrer dans ton antre ! grogna Alexian.

Le jeune colosse lui renvoya un regard meurtrier, ses yeux brasillant quelques secondes d’une
lueur émeraude.

— Bien obligé de me rabattre sur cette merde, vu qu’à cause de vous j’ai dû changer mes projets,
cracha-t-il.

Le jeune homme en peignoir n’était donc pas là seulement pour la bagatelle. Il aurait dû fournir
également le repas de Trysten.

Crâne d’oeuf est donc aussi un vampire.

J’étais passablement surprise. Son comportement m’avait donné à penser qu’il ne portait pas les
suceurs de sang dans son cœur, et même qu’il les détestait cordialement.

Je le détaillai vraiment pour la première fois, de ses traits réguliers de top model, à ses longues
jambes puissantes habillées de noir, en passant par ses hanches minces et son torse agréablement
musclé, comme taillé dans du marbre doré. J’estimai qu’il avait dû être transformé en vampire aux
alentours de la vingtaine.

Il tourna les talons, mais s’arrêta un instant sur le pas de la porte pour jeter par-dessus son épaule :

— Au fait, Kellial s’est réveillé. Et il est en pétard.

Le vampire au crâne rasé referma sèchement derrière lui tandis que mon cœur faisait un bond dans
ma poitrine. Je dus me faire violence afin de ne pas me ruer à sa suite pour lui demander où se
trouvait Kell. Je n’eus pas le temps de m’en enquérir auprès de mes deux nouveaux amis aux canines
acérées ; Kell fit irruption dans la cuisine, la mine orageuse.

Soulagée de voir qu’il se portait bien, j’amorçai un mouvement pour me lever, le sourire aux
lèvres, quand son regard noir et haineux me cloua sur place.

— Vous ! gronda-t-il en fondant sur moi. (Il me saisit par le devant de mon tee-shirt et me souleva
de ma chaise.) Vous auriez pu nous faire tuer en m’entraînant sur un sol consacré ! J’y suis plus
vulnérable qu’un nouveau-né et incapable de me souvenir ensuite de ce qui m’est arrivé ! Ils auraient
pu faire appel à des… (Il bloqua, puis reprit, encore plus furieux :) D’autres travaillant avec les
loups-garous auraient pu entrer sans problème, espèce de gourde !

Il me repoussa sur ma chaise avec un air dégoûté. Hébétée, je ne sus comment réagir. J’avais
l’impression que mes entrailles me brûlaient.

Il avait tout oublié.

Notre complicité, les instants de passion et de tendresse. Tout.

Je comprenais maintenant son étrange attitude quand nous avions quitté l’église. Il savait ce qui se
passerait ensuite. Il m’avait demandé de ne pas lui en vouloir et de ne pas l’oublier. Ses paroles
prenaient à présent tout leur sens. Ces deux journées n’avaient été qu’une parenthèse, une bulle hors
du temps, un ballon d’oxygène dans ce brouillard étouffant, asphyxiant, qui m’entourait de toutes
parts.

Si mon cœur avait été de plomb qu’il n’aurait pas été plus lourd.

J’avalai difficilement ma salive, et avec un courage que je ne me connaissais pas, priant pour que
Zach et Alexian ne lui rapportent jamais que j’avais caressé ses cheveux durant tout le trajet jusqu’à
la demeure de Phen, je ripostai :

— Qu’aurais-je dû faire selon vous ? Vous étiez dans un sale état, les loups-garous nous avaient
quasiment encerclés, et vous m’aviez dit qu’ils ne pouvaient poser une patte sur une terre consacrée.
Je ne savais pas que d’autres créatures en cheville avec eux pouvaient entrer. Et d’ailleurs, ça ne
s’est pas passé, non ?

— Visiblement non, admit-il d’un air dégoûté. Mais c’est seulement parce qu’ils n’avaient pas
prévu le coup. Deux jours c’est trop peu pour préparer une invocation de… (Il se tut une nouvelle
fois, et serra les poings de rage.) Vous avez eu beaucoup de chance !

— Vu l’urgence, j’ai fait ce que j’ai pu, dis-je en me drapant dans ma dignité. Cette église m’a
paru être notre seule chance de leur échapper. En plus, c’est vous qui nous avez permis d’entrer en
faisant fondre la serrure qui verrouillait la porte… !

Kell cessa ses va-et-vient rageurs pour se planter devant moi.

— Vous croyez que dans mon état j’étais capable de réaliser où vous vouliez nous faire entrer ? Je
n’ai pas pensé une seule seconde que c’était dans un endroit pareil. Je ne m’en suis aperçu qu’une
fois à l’intérieur. Mon dernier souvenir avant de me réveiller ici est la lumière traversant les vitraux
de cette putain d’église !

Au bord des larmes, je puisai au cœur de mes dernières ressources pour dire sur un ton détaché :

— Je suis navrée que vous ayez un trou de deux jours dans votre vie, mais ça nous a permis
d’échapper à nos poursuivants. (Je redressai la tête, espérant que mes yeux brillants ne trahissaient
pas mon envie de pleurer.) Puisque ça vous chagrine tant que ça de ne pas vous souvenir, je vais vous
faire un rapide résumé. Les loups-garous nous assiégeaient. Vous étiez blessé, mais avant de vous
évanouir vous avez eu le temps de me dire comment vous soigner. Une fois que vous avez été sur
pieds, nous avons trouvé de la nourriture. J’ai retrouvé mon téléphone qui avait glissé dans la
doublure de mon sac, et vous avez appelé Phen avec, afin qu’il nous fasse sortir et… (Ma voix
trembla.) juste un peu avant, j’ai appris que des loups-garous avaient assassiné mes parents.

Je cherchai sur son visage une trace, un écho de l’empathie qu’il avait manifesté à mon égard lors
de ce moment funeste où j’avais découvert que j’étais orpheline, mais rien. Il se contenta de ricaner
qu’il m’avait prévenue de ne pas contacter mes proches.

Un grand froid prit alors possession de mon âme.

Il n’était plus le même. Il n’y avait plus rien en lui du Kell tendre et attentif qu’il avait été l’espace
de quelques heures. Avec douleur, je refermai une porte blindée sur le souvenir de ces trop brefs
instants de douceur et de fièvre que nous avions partagés.

Notre histoire était terminée avant même d’avoir commencé.


16.
Depuis que Kell était remonté dans les étages pour prendre une douche, Zach et Alexian étaient
remarquablement silencieux. Ils semblaient gênés et je les comprenais ; mon ex-amant avait été
particulièrement odieux envers moi, et il n’est jamais agréable d’assister à une dispute. Zach surtout,
qui n’avait rencontré Kell que deux jours plus tôt, avait paru fort peiné pour moi.

J’allais me résoudre à lancer le sujet passionnant du temps qu’il faisait en Australie, quand
l’arrivée de Phen nous sauva des platitudes. Il entra dans la cuisine sans crier gare et je faillis en
tomber de ma chaise tant il était… Waouh !

Son jean noir épousait étroitement ses hanches, et une chemise sans manche de même ton, au tissu
glacé, déboutonnée jusqu’au sternum, mettait en valeur la peau dorée de son torse glabre. Sa
somptueuse et étonnante chevelure semblait embrasée par contraste avec le vêtement sombre.

Un sourire ravageur étira sa belle bouche.

— Ma chère Jana ! Je suis ravi de vous revoir. J’espère que votre séjour forcé dans cette église
n’a pas été trop pénible.

Je dus faire appel à toute ma maîtrise pour ne pas rougir.

— Rassurez-vous, ça s’est relativement bien passé.

— Où est donc ce cher Kellial ? demanda-t-il à Alexian.

— Sous la douche. (Le vampire aux cheveux blancs se leva et tendit la main à Zach.) Viens, l’aube
ne va pas tarder. (Puis s’adressant à Phen :) Tu nous prêtes une de tes cellules d’invité ?

— Bien sûr ! Fais comme chez toi. Tu n’as qu’à prendre la voisine de celle de Trysten, comme la
dernière fois.

Les deux vampires prirent congé et je me retrouvai seule avec Phen. Celui-ci ne se mit pas en frais
de conversation pour moi. Il me tourna le dos et s’affaira dans la partie cuisine proprement dite de la
pièce. Ressassant de sombres pensées, je ne repris pied dans la réalité que lorsqu’il déposa devant
moi un plateau débordant de choses délicieuses : bol de lait, fruits, petits pains, brioches, crêpes,
confiture, et pâte à tartiner au chocolat et aux noisettes.

— Tenez, ça va aller mieux dès que vous aurez mangé un peu. (Il eut un petit sourire complice.)
Les vampires ne valent rien quand il s’agit de nourrir quelqu’un avec autre chose que du sang. Je
donne congé à mon cuisinier et aux autres domestiques le week-end, mais je pense être parvenu à
préparer un plateau convenable.

J’éprouvai une vague de reconnaissance qui faillit me faire éclater en sanglots. Je le remerciai et
m’attaquai à ce petit déjeuner gargantuesque.
— Vous savez, dis-je, en mâchant une délicieuse bouchée de crêpe au chocolat, Zach m’a tout de
même servi des chips et du coca.

Phen s’installa en face de moi, une jambe passée par-dessus l’accoudoir de son fauteuil, et se
laissa aller en arrière, le coude sur la table et la joue au creux de la main.

— Zach est un tout jeune vampire, il n’a donc pas encore oublié les besoins alimentaires de ceux
qui ne boivent pas de sang. (Il prit une petite brioche et l’engloutit en deux bouchées.) Toutefois, il
est vrai que c’est un garçon de valeur. Alexian a de la chance de l’avoir rencontré.

La question que je m’étais posée quant à la nature de Phen venait de trouver un embryon de
réponse. S’il pouvait manger, c’est qu’il n’était pas un vampire. Cela me ramena à l’interrogation qui
me rendait dingue depuis que cette histoire de fou avait commencé : qui était Kell ?

Je tartinai généreusement un petit pain de confiture d’abricot et me lançai, désinvolte :

— Je me pose des questions concernant Kell, sur ce qu’il est. À quel genre de créatures appartient-
il ? Sans doute pouvez-vous m’éclairer à ce sujet…

Les paupières de Phen se plissèrent d’amusement.

— Il appartient indubitablement au genre masculin, ma chère.

Merci pour le scoop, Sherlock ! J’avais servi le même type de vanne au cerbère asiatique sexy qui
gardait la porte menant à la salle V.I.P. de l’ Inferno’s Kiss quand il m’avait demandé ce que j’étais ;
sauf que je lui avais répondu être une fille. Franchement, ça faisait chier de se prendre en pleine
poire sa propre répartie qu’on croyait spirituelle. Comme quoi, tout n’est qu’une question de point de
vue.

Derrière l’attitude badine du beau rouquin, je devinai une volonté de fer. Il ne me dirait rien. Cela
m’irrita. Je m’échauffai :

— Bon sang ! Ce n’est pas comme si je n’étais pas au courant qu’il est spécial ! Je l’ai vu faire des
trucs impossibles au commun des mortels. Il vole… ! Et il est capable d’arrêter à mains nues une
voiture en train de lui foncer dessus… ! Qui est-il ? Ou plutôt : qu’est-il ? Pas un vampire, il mange
et ne craint pas la lumière du soleil. Un extra-terrestre ? Un humain tombé dans une cuve d’acide
radioactif ? Quoi ?

Phen éclata de rire et j’eus soudain l’impression qu’on me chatouillait à des endroits fort intimes.
Mal à l’aise, je croisai les jambes. Bon sang ! Il se passe quoi, là ?

Son hilarité se calma, et il me dit aimablement :

— S’il ne vous a rien dit sur lui, il ne m’appartient pas de le faire à sa place. Je ne peux évoquer
de lui que ce qui me concerne. Je peux vous dire par exemple qu’il faisait partie d’un groupe que
j’avais formé pour protéger les humains des… créatures mal intentionnées.
Enfin des détails !

— Vous parlez des loups-garous ?

— Entre autres, répondit-il, évasif. Bref, Kellial a quitté le groupe sans explication il y a de cela
un peu moins de trente ans. (Je faillis m’étouffer avec une bouchée de brioche.) Tout ce que je sais,
c’est qu’il avait rencontré une femme quelques semaines plus tôt et qu’il paraissait bien accroché.

— Trente ans ? m’exclamai-je, une fois que j’eus cessé de tousser. Mais vous avez quel âge tous
les deux ?

Mon effarement sembla beaucoup l’amuser. Nonchalant, il enroula une mèche cuivrée autour de
son index et dit avec une modestie feinte :

— Disons que, pour ma part, j’ai eu l’occasion de croiser Jules César et que, si j’étais allé y faire
un tour avant qu’elle ne sombre, j’aurais même pu me prélasser sur les plages de l’île de
l’Atlantide…

Bieeeen… 12 000 ans au bas mot… Pas mal conservé pour un vieux !

— Dites, vous pourriez me donner le nom de votre crème antirides ?

L’éclat de rire de Phen me fit à nouveau un effet sensuel incroyable. Comment parvenait-il à
déclencher chez moi une telle réaction ? Le faisait-il exprès ? Il n’avait pourtant pas l’air égrillard et
salace du mec en train de harceler sexuellement quelqu’un. Ses yeux pétillaient de joie, pas de
concupiscence. Quelle sorte de créature pouvait bien avoir le don de vous chatouiller au bon endroit
avec son rire ? Je n’en avais pas la moindre foutue idée. Toutefois, une chose était certaine, si je
n’arrêtais pas de jouer les comiques, j’allais bientôt devoir m’éclipser pour essorer ma petite culotte,
vu que je n’en avais pas de rechange.

Je m’empressai donc d’orienter la discussion sur un sujet avec lequel je ne risquais pas de me
réfugier dans la dérision, chose que je faisais systématiquement quand je me retrouvais face à une
situation incroyable ou qui me mettait mal à l’aise.

— Pourquoi l’appelez-vous constamment C.K. ?

— Ah, ça… (Il lâcha la mèche de cheveux qu’il triturait et balaya le plafond des yeux, comme s’il
cherchait l’inspiration.) C’est juste pour le faire enrager. Il déteste qu’on l’appelle comme ça.

— Mais que veulent dire ces deux lettres ?

Phen m’adressa un sourire diabolique.

— Clark Kent, pardi !

— Hein ? Clark… Kent ? Comme Superman ?


Le sourire de Phen s’élargit.

— En plein dans le mille !

L’image qui me vint à l’esprit de Kell en collants bleus et en cape rouge m’horrifia. Non ! Il se
fout de ma gueule.

— Vous voulez me faire croire que Superman existe et que c’est Kell ? (Mon ton incrédule devint
railleur :) Et l’autre, là, avec sa boule à zéro, je parie que c’est Lex Luthor ? Faites gaffe à vos
arrières, d’après la BD le chauve est dangereux…

Amusé, Phen expliqua :

— Pour répondre à votre question, à savoir si Kell est Superman, je dirai oui et non. Non, Kellial
n’a jamais sillonné le ciel en collants et en cape, et oui il est bien celui qui a inspiré le personnage.
(Abasourdie, j’abandonnai la délicieuse tartine beurrée dans laquelle je m’apprêtai à mordre.)
Kellial a bien connu Jerry Siegel, l’un des créateurs de Superman. Ils étaient très bons amis. Siegel
savait ce que Kellial était capable de faire, et il s’est basé sur lui pour créer son personnage de
bande dessinée, le nom de Kal-L étant librement inspiré de Kellial. Au départ, Siegel ne voulait pas
risquer le mécontentement de notre ami. Il a donc joué sur la phonétique pour éviter de mettre le « e »
et a supprimé le « i ». Mais plus tard, enhardi par le succès, il a rajouté le « e » et le nom a évolué en
Kal-El. Quand il l’a appris, Kellial a piqué une grosse colère et est allé le trouver. (Phen eut un petit
rire qui me caressa telle une douce brise.) Il l’a menacé de lui arracher la tête s’il se permettait de
rajouter la dernière lettre qui manquait pour faire une anagramme parfaite de son nom. Siegel n’a pas
osé passer outre, et Superman a continué de s’appeler Kal-El.

J’étais sciée. Moi qui avais toujours eu un faible pour le personnage de Superman, j’étais dégoûtée
de découvrir qu’il avait été inspiré par un mufle.

Je sirotai mon lait après l’avoir sucré avec une cuillère de miel et demandai, sur un ton que
j’espérais neutre :

— Pourquoi a-t-il fait un black-out total concernant les heures que nous avons passées dans cette
église ?

Phen se redressa sur son fauteuil et prit son temps pour répondre. Il devait chercher ce qu’il
pouvait se permettre de me dire.

— Le fait d’être sur une terre consacrée altère sa personnalité. En gros, pour résumer, tous ses
côtés agressifs décroissent jusqu’à disparaître. Mais une fois sorti de là, il ne peut en aucun cas se
souvenir de ce qui s’y est déroulé.

Je me souvins brusquement qu’au moment de mon départ de sa boîte de nuit, Phen m’avait
conseillé, si je voulais m’amuser, d’emmener Kell sur une terre consacrée, tout en me précisant que
le plus drôle se passerait une fois qu’il en serait reparti.

Il m’adressa un sourire rusé et demanda :


— Il n’est pas au courant, n’est-ce pas ? Vous ne lui avez rien dit de ce qui s’est passé entre vous
dans cette église…

Je sentis le sang me monter au visage.

— Je… je ne vois pas de quoi vous parlez, balbutiai-je. Il ne s’est rien passé. (Il haussa un sourcil
dubitatif, et je finis par avouer en soupirant :) Ok, ça va. Non, je ne lui ai rien dit. Là-bas, il était si…
différent. Plus gentil. (Ma voix s’enroua.) Mais maintenant c’est terminé. Il n’est plus du tout le
même. Alors je préfère qu’il ne sache jamais.

Phen hocha la tête.

— Je ne lui dirai rien, rassurez-vous.

Je le remerciai et enchaînai, afin d’éviter de basculer dans l’auto apitoiement :

— Comment avez-vous su ?

Il eut un sourire malicieux.

— Disons que j’ai… une certaine sensibilité aux ambiances.

— Vous êtes quoi ? Pas un vampire, puisque vous mangez. La créature de Frankenstein made in
GQ Magazine ? Un lutin king size ?

Zut ! Il rigolait encore ! Je me retins de me tortiller sur mon siège. J’aurais mieux fait de faire dans
la sobriété.

— Non, non, rien de tout ça, affirma-t-il, hilare.

— Mais encore ?

— Je suis… autre chose, éluda-t-il, amusé.

Je compris qu’il ne dirait rien de plus. Marre de ces mecs aussi bavards que des carpes muettes
dans un coma profond !

Phen s’accouda à la table. Le menton posé sur ses poings réunis, il se mit à me fixer de son
troublant regard d’ambre.

— À vous, à présent, dit-il avec un sourire qui me fit penser à celui d’un prédateur en train
d’acculer une proie. Quelle créature se cache derrière cette charmante enveloppe ?

Une sirène d’alarme retentit dans ma tête. Kell m’avait dit de ne pas aller à l’encontre de ce qu’il
dirait. Il m’avait présentée comme sa servante humaine. Je devais donc absolument suivre cette ligne
directrice. Mais le Diable si je savais en quoi consistait le poste… ! Je ne voulais pas que Phen se
rende compte qu’il me foutait les jetons, alors je haussai les épaules.

— Rien de bien étrange, je vous assure. Je suis une humaine parfaitement ordinaire et sans histoire.

À part le fait que je suis pour les pédophiles ce qu’on a inventé de mieux depuis le supplice du
pal…

Ses fascinantes prunelles dorées me détaillèrent comme si j’étais une espèce inconnue et
mystérieuse, et je crus déceler en elles une pointe d’agacement.

— Étonnant, murmura-t-il. Vous ne mentez pas.

— Bien sûr que c’est vrai… !

Il sourit finement.

— Je n’ai pas dit que ce que vous affirmiez était la vérité, mais seulement que vous le croyiez…

Le retour de Kell, tout beau tout propre, vêtu d’un pantalon de cuir noir étrangement renforcé aux
genoux et sur les cuisses, et d’une chemise de toile de même teinte qu’il avait dû emprunter à Phen,
m’empêcha de questionner notre hôte sur sa curieuse formulation. Qu’avait-il sous-entendu ?

Je fus prise d’une brusque envie de crier ma frustration. Pourquoi, en ce moment, ne croisais-je
que des types constipés de la confidence ou au discours complètement hermétique ? Ou tirant une
gueule de six pans de long… Kell avait vraiment l’air de quelqu’un dont on avait mangé la soupe.
Peu désireuse de supporter ses récriminations, je demandai à Phen de m’indiquer où je pourrais me
doucher.

En quittant la cuisine, j’eus l’impression de m’extirper d’un pot de mélasse ; à l’intérieur de la


pièce la tension était quasiment palpable.

Beau combat de testostérone en perspective.

Je haussai les épaules. Ils pouvaient bien s’entretuer, je m’en fichais. Ce qui m’intéressait, c’était
d’avoir, d’ici quelques minutes, une cascade d’eau tiède dévalant mon corps rompu de fatigue. Je
n’étais toujours pas remise du décalage horaire.

Après ma douche, je ne fus pas enchantée de devoir remettre les vêtements que je portais depuis
pratiquement trois jours, mais c’était ça ou me balader à poil, car je doutais qu’une maison pleine de
gays taillés comme des armoires à glace puisse renfermer dans ses placards des vêtements féminins à
ma taille.

Au moment où je prenais pied au rez-de-chaussée pour retourner à la cuisine, je sentis le sol


vibrer.
Un tremblement de terre ? L’Australie était-elle un territoire à risques sismiques ? Je n’eus pas le
temps de me questionner plus avant ; Kell et Phen surgirent de la cuisine comme un seul homme, les
yeux rivés sur la lourde porte d’entrée.

— J’espère que tu as fait poser un spell lock digne de ce nom, commenta Kell, les sourcils froncés,
parce qu’ils ont l’air de ne pas avoir lésiné sur la dépense.

Phen jeta un bref coup d’œil dans ma direction avant de répondre sèchement :

— Le sorcier qui a sécurisé toutes les ouvertures sur l’extérieur n’est pas un débutant !

Un tremblement plus fort que le précédent fit à nouveau frémir le sol.

— Que se passe-t-il ? demandai-je nerveusement.

Aucun des deux hommes ne me répondit.

— Apparemment, ils ont aussi fait appel à un bon, dit Kell en regardant Phen droit dans les yeux.
Les protections vont sauter, tu le sais aussi bien que moi. Nous devons partir tout de suite.

— Je ne sais pas ce que tu leur as fait pour les mettre en rogne à ce point, mais pourquoi fuir ?
Nous pouvons…

— Non ! Quand ils nous ont attaqués à la Sydney Tower, ils tiraient des balles spéciales au… (Les
mots s’étranglèrent dans sa gorge, et je me demandai avec une curiosité avide ce que son gendarme
mental l’avait empêché de dire.) Ils savent ce que je suis, reprit-il, les dents serrées. J’ai bien failli y
rester, l’autre soir. Je dois impérativement traverser !

Visiblement incrédule, le patron de l’Inferno’s Kiss soutint son regard durant plusieurs secondes.

— Ils ont du chrême ? (Il siffla, impressionné.) Dès que tu auras cinq minutes, tu m’expliqueras
dans quoi tu t’es fourré. Je comprends maintenant comment ils ont fait pour te retrouver. Ils n’ont eu
qu’à suivre la signature de ton essence.

Puis il pivota sur ses talons, mettant fin à cet échange fascinant, et nous fit signe de le suivre. Kell
me saisit sans douceur par le coude et lui emboîta le pas. Pour une fois, je me laissai faire avec
enthousiasme. Je n’avais pas vraiment envie de me retrouver face à un type capable de faire trembler
le sol comme ça. Phen ouvrit une porte à gauche de l’escalier et entra dans une bibliothèque. Il fit
pivoter un pan d’étagères remplies de livres anciens, dévoilant un passage.

— Oui, je sais, dit-il sur un ton léger en réponse à mon haussement de sourcils narquois, le coup
du passage secret dans la bibliothèque est un grand classique, mais on n’a pas trouvé d’autre solution
alliant aussi heureusement le côté pratique et l’élégance.

Il s’engagea dans un couloir éclairé tous les cinq mètres par des ampoules nues et referma derrière
nous. Il y eut une nouvelle vibration, avec cette fois une sorte de claquement.
— Ils sont passés, annonça Kell sur un ton lugubre. Le soleil est levé. J’espère que les vamps sont
bien planqués. S’ils les découvrent…

— Ne torture pas ton petit cœur sensible avec des inquiétudes malvenues, mon cher Kellial. J’ai
amélioré la sûreté des chambres noires depuis l’Italie. Ils ne trouveront même pas les entrées.

Phen ouvrit une grille et nous invita à descendre un étroit escalier à sa suite. Où nous emmenait-il ?
Allions-nous ressortir de la maison, quelque part sur la propriété, en passant par un souterrain ?

Alors que Kell me talonnait pour m’obliger à avancer plus vite, je sentis une bouffée
d’appréhension mêlée d’agacement m’envahir. Qu’allait-il encore m’arriver ? Depuis une semaine,
j’avais l’impression de n’être qu’une spectatrice de ma vie. J’étais tirée, bousculée, cachée, comme
un paquet précieux, mais encombrant. Et pour couronner le tout, je me retrouvais en plein bal des
vampires, les êtres surnaturels poussant autour de moi comme des champignons après une averse
d’automne.

Je voulais que ce tourbillon de folie cesse, retrouver la maîtrise de mon existence, prendre mes
propres décisions. Seulement, pour l’heure, j’étais bien obligée de reconnaître que c’était
impossible ; je ne connaissais pas les règles de ce jeu mortel dans lequel j’évoluais bien malgré moi.
J’avais tenté une fois de me soustraire à la protection envahissante de Kell, et ça avait failli tourner
plus qu’au vinaigre. Par conséquent, je rongeais mon frein, attendant que le torrent furieux qui
m’emportait se calme et me donne l’occasion de rejoindre des eaux plus tranquilles.

Nous atteignîmes bientôt une porte métallique avec un boîtier à digicode, totalement anachronique
dans ce couloir manifestement très ancien. Phen tapota sur les touches et la porte pivota avec un bruit
feutré sur un axe central, laissant, de part et d’autre, deux espaces tout juste assez grands pour que j’y
passe de front. Il va sans dire que mes compagnons si larges d’épaules devraient entrer de profil.

Phen s’engouffra dans le passage, et je me retrouvai propulsée à sa suite par une poussée ferme de
Kell qui faillit m’envoyer buter le nez contre le dos devant moi. Je me retournai, furibarde.

— Vous allez arrêter de me houspiller comme un chien de berger avec son mouton, oui !

Il me toisa et répondit, sarcastique :

— Vous préféreriez sans doute que vos chers petits amis les loups-garous vous rattrapent… !
Méfiez-vous, eux ne se contentent pas de houspiller les moutons, ils les dévorent également.

— Je m’en veux d’interrompre ce si divertissant échange, intervint Phen, ironique, en refermant la


porte, mais j’ai besoin d’un minimum de concentration pour manipuler le bracelet. Alors vous seriez
bien aimables de remettre à plus tard votre numéro de duettistes et de la boucler.

Je ravalai la réplique venimeuse que je destinais à Kell et me contentai de l’incendier du regard. Il


m’ignora complètement et s’adossa contre le mur, bras croisés.

Dégoûtée, je refoulai les traîtres souvenirs des heures brûlantes et tendres passées entre ses bras.
C’était fini. Terminé. Je devais me faire une raison. Il le fallait. Ça ne devrait pas être trop difficile.
Après tout ce n’était pas comme si nous étions sortis ensemble pendant des années. C’était comme un
coup d’un soir : prendre du plaisir et puis au revoir. Sauf que j’étais la seule à m’en souvenir, et que
jamais avant lui je n’avais ressenti ces sensations inouïes.

Je soupirai et détaillai la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Elle devait mesurer environ 20
m² et ne comportait aucune issue visible. Je ne voyais pas du tout comment nous allions échapper à
nos poursuivants. Les murs étaient couverts de hautes plaques de labradorite et la salle était
complètement vide, hormis des spots puissants aux quatre coins du plafond, et une sorte de vitrine sur
pied adossée à la paroi du fond. À l’intérieur, sur un lit de velours cramoisi, reposait un bracelet
d’or, serti de gemmes. Lorsque Phen ouvrit la vitrine et prit le bijou, les pierres jetèrent des éclats
iridescents sur le bleu-noir des murs. Il s’accroupit ensuite au centre de la pièce et commença à
triturer le bracelet. Ce dernier paraissait constitué de divers cylindres que Phen faisait rouler dans un
sens puis dans un autre, selon un ordre dont je ne parvenais pas à saisir la logique.

Au bout de plusieurs longues minutes, il cessa de jouer au Rubik-bracelet et le déposa sur le sol,
avant de reculer. Dans les secondes qui suivirent, une musique à la pureté cristalline vint caresser
mes tympans. Interloquée, je compris que ça venait du bijou tarabiscoté. Je n’eus pas le temps de
m’étonner plus avant, qu'un autre bruit, beaucoup moins agréable à l’oreille, celui-là, vint accaparer
toute mon attention. C’était un sifflement sourd provenant de derrière la porte.

Soudain, j’aperçus un point gros comme une capsule de bière rougeoyer au bas du panneau
métallique. Je résistai à la tentation de me frotter les yeux pour me réveiller. Que se passait-il
encore ? Très vite, la pastille devint incandescente et se mit à crépiter. Je ne compris qu’en voyant un
trou se former dans le métal, et la pastille se transformer en une ligne de plus en plus grande.

Putain ! Ils attaquent la porte au chalumeau oxyacétylénique.

On était cuits. Sans mauvais jeu de mots. D’ici quelques minutes, nous serions à leur merci.
L’angoisse me serra le ventre.

Cette fois, on ne pourrait pas s’en sortir.

Tandis que je me mettais la rate au court-bouillon, de façon incongrue vu la situation, la petite


musique continuait à égrener ses notes délicates, pratiquement couverte par le sifflement sourd du
chalumeau.

La voix de Kell s’adressant à Phen m’arracha à la contemplation quasi hypnotique du métal en


fusion :

— Où arriverons-nous ?

— À la Croisée. (Phen déboutonna complètement sa chemise et l’ôta. Je me retins de siffler mon


admiration. Ce mec avait un torse à se damner.) Tiens.

Il tendit le vêtement à Kell, qui le regarda sans le prendre, un sourcil levé.


— Je suis déjà équipé. Tu ne reconnais pas les vêtements que j’ai empruntés dans ta garde-robe ?

Phen me désigna d’un mouvement du menton.

— C’est pour elle.

Kell haussa les épaules avec indifférence et prit la chemise.

Cette conversation était totalement surréaliste. Je ne pus m’empêcher de grincer :

— Dites, les mecs, je vous rappelle que dans très peu de temps, des loups-garous et Dieu sait quoi
d’autre encore vont nous tomber dessus. Ils sont en train de découper la porte au chalumeau ! Alors si
au lieu de discuter chiffons vous pouviez faire quelque chose pour résoudre ce très léger problème,
ce serait vraiment sympa. (Je m’adressai à Phen, pleine d’espoir :) Vous n’auriez pas un petit
passage dérobé en magasin, par hasard ?

Il m’adressa un clin d’œil canaille et, d’un ample geste du bras, désigna le centre de la pièce :

— J’ai beaucoup mieux que ça, ma chère… !

Et comme dans un spectacle de magie catégorie premium, la musique cessa brusquement et le


bracelet s’illumina, projetant une colonne de lumière presque aveuglante sur l’un des murs, découpant
un rectangle diapré sur la pierre lisse. Je restai bouche bée devant ce phénomène absolument
sidérant.

— C’est… c’est quoi ce truc ? balbutiai-je, lorgnant avec une fascination mêlée de méfiance ce
rideau lumineux mouvant.

— Vous pouvez appeler ça un passage, un portail, une porte, comme vous voulez.

Une porte ? Ce machin tout brillant, ondulant, et coloré comme un arc-en-ciel ?

— Je pense que nous n’avons pas tout à fait la même définition du mot « porte », dis-je avec un
sourire figé. Ou alors vous avez trop regardé la série « Stargate » à la télé… (Son haussement de
sourcil goguenard m’affola.) Non… Vous ne prétendez tout de même pas que… Non, c’est
impossible…

Ouais, aussi impossible que l’existence des loups-garous, des vampires, et des mecs aux
pouvoirs de Superman… !

Kell ne me laissa pas m’appesantir sur la question. Il emprisonna mon bras dans une poigne
d’acier et me tira en direction du rectangle de lumière. Phen ne nous emboîta pas le pas. Il resta face
à la porte dont la partie centrale n’allait pas tarder à tomber.

— Bon voyage, Tal-or, me lança-t-il par-dessus son épaule. Peut-être nous reverrons-nous un
jour…
Hein ? Tal-or ? Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?

Devant moi, Kell s’engagea à travers le rideau de lumière. Je freinai des quatre fers, mais autant
essayer de résister à la traction d’un cheval de labour têtu. Derrière moi, j’entendis Phen dire
joyeusement :

— Vous aimez manier le chalumeau, mes petits cabots ? Voyons voir ce que vous penserez du
mien…

Au moment où Kell disparaissait et que mon bras empruntait le même chemin, un bruit sourd me fit
jeter un bref coup d’œil en arrière. La partie centrale de la porte venait de tomber. Je poussai un cri
de surprise en voyant deux cônes de feu jaillir littéralement des yeux de Phen et balayer l’ouverture
nouvellement créée.

Tandis que je basculai en mode Stargate, un seul point me consola un peu ; je venais d’apprendre
une chose sur le mystérieux Phen : si je l’invitais à ma prochaine fête d’anniversaire, je n’aurais pas
besoin d’allumettes pour illuminer les bougies de mon gâteau…
17.
Je ne ressentis rien de particulier. Ni froid, ni chaleur. Pas l’ombre d’une sensation tactile. Un
instant, j’étais dans la cave de Phen, au petit matin, et le suivant je me retrouvais à l’air libre, en
pleine campagne, au sommet d’une colline arrondie, aux environs de la mi-journée au vu de la
position du soleil dans le ciel, et… À POIL !

Putain de merde !

Je poussai un cri d’orfraie et mis ma main droite en coupe devant mon pubis – soigneusement épilé
selon le cahier des charges du maillot brésilien – et mon bras gauche en travers de mes seins.

Où étaient passées mes fringues ?

Fébrile, je cherchai des yeux autour de moi et constatai que le chatouillis sous mes pieds était celui
de l’herbe. Mes chaussures et mes chaussettes aussi s’étaient fait la malle.

Kell m’avait lâchée. Il se trouvait à deux mètres de moi. Les yeux fermés, bras écartés du corps,
paumes tournées vers le sol, il semblait méditer. Et, chose qui me donna envie de le tuer, il était
toujours habillé, lui. C’est vraiment trop injuste ! Et voilà que j’avais basculé en mode Calimero.

Je regardai derrière moi, en direction de la porte lumineuse. Cette dernière était toujours là,
flottant dans l’air, parcourue d’ondulations scintillantes. Puis, brusquement, elle disparut.

Je crois bien qu’à cet instant, je fus persuadée que rien ne pourrait plus m’étonner, que j’avais
atteint le fond du terrier de cet abruti de lapin blanc.

Et pourtant… La suite me démontrerait combien je me trompais.

Kell ouvrit les yeux et me rejoignit. Il n’accorda qu’un regard indifférent à mon corps nu et me jeta
la chemise de Phen à la figure. Sans protester, je m’empressai de l’enfiler et de la boutonner. Elle
m’arrivait à mi-cuisse et couvrait donc l’essentiel. J’adressai une pensée de gratitude à monsieur
Regard-de-feu qui, lui au moins, avait songé à ma pudeur. Je n’étais pas assez couverte à mon goût,
mais c’était déjà ça. Heureusement, la température était clémente ; je ne risquai pas la fluxion de
poitrine.

Ravalant ma rancœur contre Kell, j’observai les alentours. Nous nous trouvions au sommet d’une
colline surplombant un paysage vallonné et abondamment arboré. Je me souvins que Phen avait
nommé ce lieu : « La Croisée ». Non loin de l’endroit où s’était trouvée la porte lumineuse, je
remarquai un cylindre de roche sombre d’une soixantaine de centimètres de haut et d’un diamètre
passablement identique. Je m’en approchai. Le dessus était gravé d’un dessin complexe qui me
rappela le graphisme des motifs celtiques. Je fus incapable d’y distinguer la moindre représentation
figurative, mais il me parut clair que cette gravure possédait quatre portions distinctes.

Je demandai :
— Qu’est-ce que c’est ? Une stèle ?

Kell ne me répondit pas. Il scrutait l’horizon du côté Nord-Est par rapport à la pierre. Dire qu’il
m’énervait aurait été quelque peu atténué. J’insistai :

— Coucou ! La Terre appelle la Lune ! Je vous ai demandé ce que c’est que ce truc. Et puis
d’abord, où sommes-nous ? J’ai besoin de sav…

Je ne finis pas ma phrase. Kell m’attrapa par le bras, comme à sa détestable habitude, et
m’entraîna dans la direction qu’il observait si attentivement.

— Hey ! Pas si vite ! Je suis nu-pied ! Aïe ! Lâchez-moi, bon Dieu ! Je suis capable de marcher
sans que vous me tractiez comme un putain de wagonnet !

Il me lâcha, mais son regard fut féroce lorsqu’il cracha :

— C’est déjà assez pénible pour moi de me rendre sur ce maudit territoire, alors si vous nous
ralentissez, je vous traînerai, même si vous devez y laisser toute votre jolie peau, c’est compris ?

Je lus dans ses yeux qu’il en était bien capable. Un frisson glacé me parcourut. Je hochai la tête en
serrant les dents.

Je haïssais ce type.

Je n’étais pas quelqu’un de vindicatif ni ne rancunier, mais Kell avait le don de faire ressortir le
mauvais tapi dans mon âme. Et je lui en voulais pour ça. J’avais peur qu’une fois engagée sur cette
voie, je ne puisse plus redevenir la fille que j’étais avant. Malgré mon métier, j’avais toujours réussi
à regarder le monde d’une façon positive, et tout ce qui m’arrivait depuis une semaine était en train
de m’ôter cette si confortable vision.

Oh oui, je lui en voulais. À mort. Il ne perdait rien pour attendre. Un jour, si la justice était de ce
monde, il serait puni pour son attitude injuste et inqualifiable. J’espérais qu’il pleurerait des larmes
de sang et que je serais là pour assister à la scène.

Je le suivis donc d’une démarche tout sauf élégante – marchez sans chaussure en pleine campagne
alors que vous n’avez pas l’habitude et vous comprendrez – en ressassant tous les griefs que j’avais
contre lui.

Toutefois, une chose me mit un peu de baume au cœur. Dans sa menace, il y avait un point positif :
il trouvait que j’avais une jolie peau.

C’était officiel, j’en avais ma claque. Le soleil allait se coucher, j’avais faim, j’avais soif, j’étais
fatiguée, et, par-dessus tout, j’avais mal aux pieds.

— Ça suffit ! Je m’arrête. Vous n’avez qu’à me traîner si ça vous fait plaisir. Je m’en fous !
Avec un soupir d’agonie, je me laissai choir sur un rocher situé sous un grand saule. Kell me
fusilla du regard, pourtant, il ne mit pas sa menace de me traîner à exécution. Il se fendit juste d’un
froid :

— Nous dormirons ici.

Soulagée, toute honte bue, je m’allongeai sur l’herbe, ma chère alliée. Nous avions marché des
heures. Les pentes de la colline n’avaient pas été tendres avec mes pieds, mais dès que nous avions
abordé la plaine, le sol couvert d’herbe courte et grasse avait été une véritable bénédiction.

Le bruit léger, mais reconnaissable d’un cours d’eau me redonna un semblant d’énergie. Avec
effort, je me relevai, et, le menton fièrement levé, je passai devant Kell en claudiquant, à la recherche
du saint Graal. Une dizaine de mètres plus loin, je tombai sur une source et y étanchai ma soif, avant
de tremper mes pauvres pieds martyrisés dans l’onde fraîche.

Tandis que je barbotais, je me laissai aller en arrière sur la mousse, en appui sur les coudes et
broyai du noir. Je n’avais toujours aucune idée de ce que je faisais dans cette galère. Je ne savais
même pas où je me trouvais. Avions-nous simplement – si l’on peut dire ça dans de telles
circonstances – été téléportés à la Star Trek sur un autre continent ? Le motif à l’aspect celtique de la
pierre sur la colline semblait désigner un pays du nord : l’Irlande ou l’Écosse peut-être. Ou bien,
idée folle, ce passage lumineux menait-il bien plus loin ? Vers une autre planète appartenant à une
galaxie lointaine comme dans Stargate ? Ou alors, encore plus dingue : ce bracelet infernal ouvrait-il
une brèche vers une autre dimension ?

Que de joies en perspective… !

J’étais en quelque sorte prisonnière. Et même si j’avais eu la possibilité d’échapper à la


surveillance de Kell, où serais-je allée ? Cet endroit m’était totalement inconnu. Et puis, tout était
bizarre. Nous avions marché durant des heures et je n’avais aperçu aucun pylône électrique et aucun
câble, même en portant le regard très loin. Et ça, c’était quasiment impossible de nos jours. Sur la
plus petite route de campagne, dans les coins les plus paumés, on trouve des poteaux avec des fils
électriques. Et les animaux ? Il y en avait partout : des oiseaux, des rongeurs, des cervidés, et la liste
ne se limitait à pas eux. C’était une vraie ménagerie. Si j’avais eu un doute sur le fait que je n’étais
pas dans un endroit ordinaire, il m’aurait été ôté. Même en pleine campagne, je n’avais jamais croisé
autant de bestioles, et qui plus est si peu farouches. J’étais ailleurs, c’était une certitude. Mais où ?

Mon Dieu… Si je pouvais simplement fermer les yeux et me réveiller dans mon lit pour me
rendre compte que tout ça n’est en fait qu’un affreux cauchemar... L’angoisse m’étreignit. Je
songeai une fraction de seconde à l’inquiétude que devaient ressentir mes parents à cause de ma
disparition, puis mon cœur se serra de douleur. Ils ne s’inquièteraient plus pour moi. Plus jamais.

Une larme glissa sur ma joue, puis une deuxième.

Il y a des moments dans la vie où l’on aimerait que tout s’arrête.

Pour moi, c’était un de ceux-là.


Lorsque je revins à notre campement – si on peut appeler ainsi une portion de prairie agrémentée
d’une petite futaie –, je trouvai Kell adossé à un tronc, la mine sombre. Il réussissait la prouesse
d’avoir l’air fatigué et agacé en même temps.

Il trouve que je n’avance pas assez vite ? Tant pis pour lui ! Il n’a qu’à voler, comme à Sydney !

Je réalisai que je venais de penser à voix haute, et crispai les épaules dans l’attente de la réaction
cinglante qui n’allait pas manquer de suivre. À ma grande surprise, il ne me sauta pas à la gorge. Il
passa une main lasse sur son visage en soupirant :

— Malheureusement, ici, j’en suis incapable. (Il eut un petit ricanement désabusé.) Votre voyage
arrive à son terme. C’est une question d’heures.

— Qu’entendez-vous par-là ?

Il ne répondit pas et ferma les yeux.

— Reposez-vous. Mais surtout, restez près de moi. Ce territoire est pacifié, cependant certaines
créatures peuvent s’y égarer.

Pacifié ? Créatures ? Dorothy, tu n’es plus au Kansas, cette fois c’est certain. Je déglutis avec
difficulté. Je ne fis pas l’erreur de penser que Kell s’en faisait pour moi. Comme de coutume, il
voulait s’assurer que son colis encombrant arriverait bien à destination. Restait à espérer que la
destination en question n’était pas le marché aux esclaves du coin ou le lit d’un poussah quelconque.

Je faillis laisser exploser ma frustration, avant de me résigner.

J’avais hâte d’en finir avec tous ces mystères.

Il avait dit que c’était une question d’heures avant notre arrivée à destination ? Parfait.

Ignorant les affres de mon estomac vide, je m’allongeai à mon tour, au pied du rocher sous le
saule, à deux pas de Kell, à qui je tournais le dos. Vu l’inconfort et le stress, je pensais mettre très
longtemps à m’endormir, mais la fatigue eut raison de moi dans la minute qui suivit.

Je me réveillai en sursaut. Kell me secouait par l’épaule. C’était le petit matin. Des lambeaux de
brume s’accrochaient aux buissons. J’étais frigorifiée. Encore à moitié endormie, je m’apprêtais à
râler contre ce réveil sans douceur, quand je vis de la tension sur les traits parfaits de mon
compagnon. Je suivis son regard et retins un cri.

Nous étions encerclés par une quinzaine d’hommes à cheval. Vêtus de blanc, ils portaient des
plastrons, des protèges cuisse et tibia, et des canons d’avant-bras en cuir fauve. Leurs cheveux, de
toutes les nuances de blond étaient disciplinés en une longue natte qui pendait dans leur dos.
Toutefois, ce furent leurs visages qui me frappèrent le plus : fins, hiératiques, et dignes de figurer sur
une couverture de magazine. De deux choses l’une : soit ils faisaient partie d’un casting lancé pour
incarner une troupe d’elfes dans une suite du Seigneur des Anneaux, soit le terrier du lapin blanc était
encore plus profond que je le pensais. Je me levai lentement.

L’un d’eux fit avancer sa monture de quelques pas, et je pus voir gravé sur son plastron le motif
argenté d’une rose. Le visage sévère, il dévisagea Kell, puis dit sur un ton qui n’avait rien à envier
aux vents polaires :

— Tu es bien loin de ton territoire, Kaa…

Avec une mauvaise grâce évidente, Kell inclina la tête.

— Méfakède. Je me rends à Vérède-or. Je dois voir le Primus.

Je ne sais ce qui me stupéfia le plus : que Kell se sente tenu de montrer de la déférence à ce
Légolas dépourvu d’oreilles pointues, ou que j’aie suivi sans problème l’intégralité de leur échange.
Parce que, ce dont j’étais sûre, c’était que la langue qu’ils avaient employée n’était ni du français ni
de l’anglais, ni aucune autre que j’avais eu l’occasion d’entendre. Et comme, normalement, je ne
comprenais ni le quenya ni le sindarin{19}, que se passait-il encore ? Pourquoi, ce type réfrigérant à
qui Kell donnait du « Commandant » l’avait-il appelé « Sombre » ? Qu’était cet endroit nommé
« Rose de lumière » où mon garde du corps voulait m’emmener ? Et par quel étrange phénomène, les
gars qui nous encerclaient, en plus de posséder des gueules de top model, semblaient tous avoir le
même âge, environ vingt-cinq ans ?

Je vais finir par devenir cinglée.

Le visage fermé, le chef de cette singulière troupe, gronda :

— Tu ne crois tout de même pas que nous allons te laisser baguenauder à ton aise sur ce
territoire… ! Quant à approcher le Primus… (Il eut un geste méprisant de la main et ordonna :)
Emparez-vous de lui et bloquez-le.

Quatre des cavaliers tendirent le bras derrière leur tête et… se saisirent de la garde d’une épée
surgie du néant. J’ai la berlue… ! Quand elles furent au clair, les lames émirent un rayonnement
bleuté. Les soldats mirent pied à terre et se dirigèrent vers Kell. M’attendant à un déchaînement de
violence, je m’écartai prudemment de quelques pas. Pourtant, à mon grand étonnement, mon si
irascible garde du corps ne réagit pas, hormis un léger tressaillement quand la pointe d’une des lames
bien huilées vint se poser contre sa gorge. Docile, mais les yeux brûlants de haine, il se laissa mettre
un cercle en métal argenté autour du cou, qui fut fermé par un gros cadenas.

Brusquement, j’eus un étourdissement qui me fit vaciller sur mes jambes. J’avais l’impression que
j’allais m’écrouler. Était-ce dû à la faim ? Une lassitude presque palpable semblait avoir pris
possession de mes membres. Je manquai sursauter quand l’attention du commandant se reporta sur
moi. Ses yeux brun clair me détaillèrent brièvement.
— Ajann, tu prendras l’humaine en croupe. Je ne veux pas qu’elle foule notre territoire après avoir
été contaminée par le pays sombre. Nous verrons plus tard si elle est perdue ou apte au service.

Malgré ma faiblesse, je ne pus m’empêcher de l’ouvrir :

— Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là ! dis-je, irritée. Et puis d’abord, qui êtes-
vous, bon Dieu ?

Je faillis m’étouffer de stupéfaction. Je venais de parler dans la même langue que Kell et ces types.
Que m’arrive-t-il ? Je résistai difficilement à la tentation de me donner un bon coup sur le crâne
histoire de remettre d’aplomb les rouages qui déconnaient à plein tube à l’intérieur.

Peu sensible à mes questionnements existentiels, le chef de la troupe ne me répondit même pas et
ordonna au dénommé Ajann, qui approchait :

— Bâillonne-la.

Je reculai en trébuchant, les mains levées devant moi en signe de reddition.

— C’est bon. C’est bon. Je me tais.

Le soldat jeta un regard interrogateur en direction du commandant qui hocha la tête. Je ne fus donc
pas bâillonnée, mais hissée derrière une selle où je m’installai en amazone ; mon absence de sous-
vêtements m’interdisait une monte à califourchon. Avec une certaine réticence, je m’agrippai de la
main droite au bord du dos de l’armure de mon cavalier, et me stabilisai en posant la gauche un peu
au-dessus de la queue du destrier. Quant à Kell, deux chaînes furent accrochées à son collier, chacune
reliée à une selle.

Depuis l’arrivée de ces types, il ne m’avait pas jeté un seul regard. J’aurais pu tout aussi bien ne
pas exister.

Le commandant remonta en selle et leva la main pour donner le signal du départ.

— Nous rentrons immédiatement au fort, annonça-t-il d’une voix impérieuse. Le général décidera
quoi faire de ce démon.
18.
Hein ?

Kell était un démon ?

Putain.

De.

Merde.

Encore incrédule, je fixai le dos de mon garde du corps qui cheminait un peu en avant, et je sentis
une bouffée de colère m’envahir. Je repensai au fou rire de Phen en apprenant le dernier nom de
Kell : De Monio. « Demonio » en italien, ce qui signifiait « démon ». Pas étonnant que son séjour
dans l’église l’ait si bizarrement affecté… !

Ah, il s’était bien payé ma fiole, le saligaud !

Et moi qui avais…

Merde.

Et remerde.

J’ai couché avec un démon.

Je n’avais jamais éprouvé le besoin d’une psychanalyse, mais là, tout de suite, une toute petite
n’aurait pas été de refus.

Je lorgnai son port altier malgré le collier de métal autour de son cou et les chaînes qui le
gardaient prisonnier, et scrutai le dessus de sa tête : pas de cornes. J’observai ses larges épaules :
pas d’ailes de chauve-souris. Et je terminai par son postérieur musclé, moulé par le pantalon en cuir :
pas de queue. Enfin… pas côté pile, en tout cas.

Comment aurais-je pu me douter d’un truc aussi… invraisemblable ? Des démons… ! Je nageais
en plein délire.

Nous chevauchâmes plusieurs heures au pas et parfois au trot, au grand dam de mon postérieur.
J’enviai l’assiette élégante et souple du dénommé Ajann à l’armure duquel je m’agrippais.
Personnellement, je devais davantage verser dans le sac de pommes de terre. Ma position de biais
sur la croupe du cheval était des plus inconfortables. J’étais moulue.

À un moment du trajet, notre monture se retrouva au même niveau que Kell. Je croisai son regard,
mais il fit comme si j’étais transparente, ce qui me mit en rage.

— Quel fameux garde du corps vous faites… ! le piquai-je, m’attendant à ce qu’Ajann me fasse
taire, comme l’avait ordonné le grand chef, clone de Legolas, mais il ne réagit pas. (Visiblement, je
n’avais pas le droit d’asticoter les « elfes », mais tailler en biseau les nerfs d’un démon, ça n’avait
pas l’air de les déranger le moins du monde. Je persiflai :)

— Vous nous avez foutu dans une sacrée merde !

J’eus droit à un coup d’oeil haineux de la plus belle eau.

— Oh, arrêtez avec vos regards meurtriers à deux balles… ! Vous m’avez traînée derrière vous
comme un bagage encombrant durant toute une semaine, pour un voyage au pays du Loup-garou de
Londres et des joyeux gourmets de l’hémoglobine à la mode Dracula, et maintenant j’apprends que
vous êtes un démon… ? Vous me devez des explications, vous ne croyez pas ? Comme par exemple
où nous sommes et qui sont ces types ?

— Je vous dois des explications ? (Il ricana.) Je ne vous dois rien du tout.

Étais-je arrivée au paroxysme de l’irritation, ou bien était-ce dû au fait de le savoir enchaîné et


incapable de riposter – même si je ne parvenais pas bien à saisir comment un bonhomme capable
d’envoyer une voiture à la casse d’un seul coup de poing et d’une pichenette pouvait être arrêté par
des chaînes –, toujours est-il que je grondai en détachant bien les mots :

— J’exige de savoir qui sont ces types.

Il fit une grimace semblable à celle qu’il aurait pu avoir en avalant un chapelet de lames de rasoir
et cracha avec un mépris à mesurer à la tonne :

— Ce sont des anges.

J’avoue que j’eus un petit moment de… Comment dire… De stupeur… ?

Des anges. Mais bien sûr… ! J’aurais dû y penser tout de suite ! Et où c’est qu’elles sont leurs
mignonnes petites zai-zailes ?

Il se foutait de ma gueule, cet espèce d’enfoiré de…

De démon.

Et merde. Si les démons existaient réellement, pourquoi pas les anges ? Allons donc ! Je fermai les
yeux quelques secondes, histoire de retrouver une contenance. Puis, d’une voix blanche où perçait
une pointe d’incrédulité saupoudrée de sarcasme, je m’enquis :

— Des anges ? Avec les ailes, l’auréole et tout ?

Un air dédaigneux se peignit sur son visage et il ricana :


— Ça fait bien longtemps que la plupart ont perdu leurs ailes. Seuls les plus purs et les plus
puissants sont encore capables de les faire apparaître…

Une brutale traction sur son collier le fit taire. Les « anges » n’aimaient probablement pas qu’on se
moque d’eux. Les cavaliers aux selles desquelles étaient attachées les chaînes de Kell, talonnèrent
leurs montures pour les mettre au petit trot et rejoindre la tête de la troupe. Le démon manqua s’étaler
sur le sol inégal avant de se rétablir et de se mettre à courir pour les suivre.

Devant ce spectacle, mon cœur se serra comme la fois où, lorsque j’avais six ou sept ans, mes
parents nous avaient amenés au cirque, mon frère et moi, et qu’avant la représentation, nous avions
rendu visite aux animaux dans leurs cages à roues. Un tigre magnifique avait retenu mon attention. Son
regard farouche derrière des barreaux m’avait attristée au point que j’en avais refusé de voir le
spectacle ensuite. Cette bête sauvage, superbe, prisonnière, m’avait bouleversée. C’était tout aussi
affligeant de voir cet homme qui m’avait protégée au péril de sa vie traité comme un animal nuisible.
Il m’avait blessée, certes, mais je ne lui souhaitais pas ça. Je ne souhaitais ça à personne.

Nous atteignîmes notre destination en début de soirée : un fort carré aux pierres grises érigé au
sommet d’une éminence arborée. Une lourde herse se leva avec un grincement sinistre pour nous
laisser entrer avant de retomber derrière le dernier cavalier.

Passés le corps de garde, nous pénétrâmes dans une cour pavée où les claquements des sabots des
chevaux résonnèrent comme à l’intérieur d’une caverne. Nous nous arrêtâmes devant une grande porte
aux ferrures travaillées en motifs de roses et les cavaliers mirent pied à terre. Des hommes surgis
d’une partie du bâtiment légèrement en retrait de la façade se précipitèrent pour prendre les rênes de
nos montures.

Je fus surprise en les voyant. Ces types étaient tout ce qu’il y avait d’ordinaires. Ils étaient petits
ou grands, jeunes ou plus âgés, mais surtout, ils ne ressemblaient pas à des tops models. Ces derniers
temps, à force de n’être entourée que par des Apollons, j’avais perdu l’habitude du quidam moyen.

J’eus toutes les peines du monde à descendre de cheval et personne ne me vint en aide. Mes
articulations me donnèrent l’impression qu’elles ne se déplieraient jamais. J’étais ankylosée et
chacun de mes muscles me faisait mal. Pourtant, je finis par prendre pied sur les pavés. Je cherchai
Kell du regard et le repérai à une dizaine de mètres. Ses deux garde-chiourmes et quatre autres qui
les avaient rejoints l’emmenaient en direction d’un passage voûté où ils s’enfoncèrent, puis je les
perdis de vue. Pour ma part, je fus guidée par Ajann jusqu’à un long bâtiment de bois recouvert de
chaume adossé à l’un des murs d’enceinte. Un jeune homme mince et fluet, muni d’une lampe à huile,
nous précédait. Dans un couloir, il se posta près d’une porte garnie d’un judas et tendit la lampe à
Ajann. Ce dernier ouvrit le battant et me fit signe d’entrer dans une sorte de petite chambre spartiate,
sans ouverture sur l’extérieur, avec un lit étroit à l’apparence aussi confortable qu’une plaque de
marbre. Cet endroit ressemblait fortement à une des cellules de garde à vue du commissariat, hormis
l’absence d’une paroi en plexiglas.

Je me tournai vers l’ange entré derrière moi.


— Euh… A… Ajann, c’est ça ? Auriez-vous l’amabilité de me dire ce vous comptez faire de
moi ?

Il me toisa, lèvres pincées.

— Tes mauvaises fréquentations t’ont fait oublier les usages, ma fille. Tu dois baisser les yeux
quand tu t’adresses à nous.

Là, je l’avoue, je fus traversée par une furieuse envie de le baffer pour fissurer cette mine hautaine
et lui laisser deviner où il pouvait se mettre son « ma fille ». Mais vu mon état de fatigue, le fait qu’il
me dépassait d’une bonne tête tout en faisant le double de ma carrure et qu’il était armé, je me
contentai de soupirer :

— Laissez tomber.

Je m’assis sur l’étroite couchette, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, et ne me
préoccupai plus de lui. Je l’entendis quitter la pièce, et le tour de clef qui suivit quelques secondes
plus tard me confirma que ma situation ne s’arrangeait pas, mais alors pas du tout.

Au moins, il m’avait laissé la lampe.

Un bruit de voix étouffée me parvint à travers la porte, me sortant de ma léthargie bercée d’auto
apitoiement. Je sais, je sais, j’aurais dû être en train de creuser un tunnel avec ma lime à ongles, sauf
que de lime je n’en avais plus, car mon sac à main devait encore se trouver chez Phen, et que j’avais
autant d’énergie qu’un poussin neurasthénique. Lara Croft était en grève.

Je fis mine d’être encore endormie, mais à travers mes cils, j’aperçus les contours d’une tête dans
l’encadrement du Judas. Je ne pus distinguer ni les traits de son visage ni la couleur de ses cheveux à
cause de l’ombre régnant dans le couloir, mais je l’entendis chuchoter à mi-voix :

— Espèce de sombre imbécile ! Vous allez immédiatement la faire installer dans ma chambre !

— Mais mon général...

Je reconnus la voix de Légolas bis. Il était en train de se faire souffler dans les bronches par son
supérieur. Une joie mesquine me réchauffa le cœur.

— Vous ferez ce que je vous dis ou c’est à la Prima que vous aurez affaire.

J’entendis très distinctement le commandant déglutir.

— Il en sera fait selon vos ordres, mon général. Vous souhaitez parler à la priso… à cette femme ?

— Non. Il n’est pas utile que nous nous rencontrions. Je vais quitter le fort dans l’heure pour
rallier Vérède-or. Contentez-vous d’obéir. Elle doit être demain soir au palais. Vous la confierez au
capitaine de la garde de la Prima dans la plus grande discrétion. Cette femme ne doit être vue de
quiconque.

— Et le démon ?

— Faites-le conduire aux geôles du palais. Personne ne doit le voir entrer dans la ville non plus.
Est-ce bien clair ?

— Oui, mon général.

La petite porte du judas se referma.

Dix minutes plus tard, j’étais transférée avec force courbettes dans une chambre spacieuse des
étages du bâtiment principal, visiblement masculine mais confortable, escortée par un commandant
Légolas fort marri, à voir sa mine pincée.

La déco de la pièce avait un petit côté empire avec ses tentures vert sombre à franges et à glands
dorés et ses colonnes doriques surmontées de vases à grandes anses, mais je m’en fichais
complètement. Ce qui m’importait c’était la qualité de la literie. Et je ne fus pas déçue. Ce général
savait choisir un matelas.

Le fait que personne ne m’enferme, cette fois, aurait pu me donner l’idée de jouer les filles de l’air
mais, objectivement, pour aller où ? Ma seule chance de quitter un jour cet endroit de fous reposait
sur Kell. Quand j’étais encore dans la petite cellule, avant l’intervention du général, une phrase
prononcée par Phen m’était brusquement revenue en mémoire. C’était à l’Inferno’s Kiss , quand Kell
avait demandé à Phen de lui prêter le bracelet de distorsion, le beau rouquin avait refusé en disant
qu’il préférait lui permettre de l’utiliser. Puis il avait conclu : « Pour le retour, tu devrais parvenir à
te débrouiller, n’est-ce pas ? ».

C’était très clair. Kell savait comment rentrer. Fort heureusement, il semblait que nous allions être
conduits au même endroit. Restait à espérer que je parviendrais d’une manière ou d’une autre à
libérer mon ex-amant de la geôle à laquelle on le destinait et à prendre avec lui la poudre
d’escampette. Tout un programme.

Je poussai un soupir de découragement et enfonçai un peu plus ma tête dans l’oreiller de plumes.

Je n’étais pas sortie de l’auberge.


19.
Aujourd’hui, ça allait beaucoup mieux. La preuve : j’étais enfermée dans une boîte roulante
d’environ un mètre cinquante de large sur autant de long, pour un mètre quatre-vingts de haut, au
confort très relatif, avec deux fenêtres équipées de persiennes impossibles à ouvrir, mais j’étais
propre, et surtout habillée d’une sorte de sari rose poudré en soie qui me donnait l’air de sortir d’une
bonbonnière.

Lorsque je m’étais réveillée, ce matin, j’avais trouvé sur une table basse un broc rempli d’eau, une
cuvette, un savon au délicat parfum floral, des linges pour me sécher, et, posé sur le dossier d’une
chaise, de quoi me vêtir décemment. D’accord, les soutiens-gorge et les culottes ne semblaient pas
figurer dans la panoplie féminine de ce coin de l’univers, mais je n’allais pas me montrer bec fin.
Mes seins n’avaient besoin de rien pour tenir droits, et du moment que j’avais du tissu jusqu’aux
chevilles, personne ne risquait d’apercevoir ce qu’il ne fallait pas.

Après ma toilette et un petit déjeuner composé de fruits et de petites brioches plates trouvés sur un
plateau près du lit, mon moral était remonté de quelques crans, mais je me sentais toujours aussi
fatiguée. C’était sans doute les effets de l’angoisse qui ne me quittait pas. Qui n’aurait pas été stressé
à mort par la situation dans laquelle je me trouvais ?

Une fois lavée, habillée et restaurée, j’avais exploré la chambre mais rien appris sur son locataire,
le général. La penderie était vide ainsi que les tiroirs du bureau en face du lit à colonnades. J’avais
tenté de sortir, mais la porte était verrouillée. Je m’étais alors rabattue sur la fenêtre.
Malheureusement, celle-ci ne donnait que sur l’enceinte du fort. Désoeuvrée, je m’étais alors mise à
gamberger.

Quel rapport pouvait-il bien exister entre moi, simple petit lieutenant de police, et des loups-
garous, un démon, des vampires, un je-ne-sais-quoi-aveugle-qui-se-battait-comme-Bruce-Lee-ayant-
suivi-les-cours-de-Maître-Yoda, un autre je-ne-sais-quoi-qui-lançait-des-cônes-de-feu-avec-ses-
yeux, et des anges ? Je ne suis pas mauvaise pour les charades et les rébus, mais face à cet imbroglio
de compétition, je calais.

Des anges. Hum… Ces envoyés célestes n’étaient-ils pas censés être du bon côté de la barrière ?
Alors pourquoi avaient-ils été aussi désagréables avec moi ? Il est vrai qu’ils m’avaient trouvée
traînant en compagnie d’un démon. Ils avaient dû croire que mon vote était acquis au parti
démoniaque. Ensuite, peut-être qu’en interrogeant Kell, le général avait compris que je ne l’avais pas
suivi de mon plein gré, et m’avait octroyé un régime de faveur… Ce qui expliquerait pourquoi j’étais
passée brutalement du statut de prisonnière à celui d’invitée surveillée. C’était rassurant, je ne
semblais pas destinée au gibet. Cependant, le fait que Kell et moi devions pénétrer tous les deux
secrètement dans la ville, et que j’étais vouée à échouer entre les mains du capitaine de la garde de la
souveraine locale, me turlupinait quelque peu.

Autre chose me tracassait : j’avais l’impression d’avoir fait un bond au cœur du Moyen Âge.
J’avais de sérieux soupçons depuis la veille avec le confort exempt de modernité du fort, mais la
suite de notre périple les avait confirmés. Notre convoi avait traversé plusieurs villages, et j’avais
avidement observé tout ce que je pouvais apercevoir à travers les persiennes du carrosse, derrière
les cavaliers qui ne quittaient pas les côtés de ma prison roulante. J’avais vu de la pierre, du bois, du
chaume, de la terre cuite, mais pas l’ombre d’un objet permettant de penser que l’usage de
l’électricité et des énergies fossiles était connu dans ce patelin. Aucun signe de technologie moderne.
Une bizarrerie de plus à mettre au crédit des palpitantes aventures de Jana…

Je songeai à Kell. Il devait être enfermé dans cette espèce de grosse caisse bardée de cuivre que
j’avais aperçue à l’arrière du convoi au moment du départ quand je montais dans mon véhicule. Elle
était à peine assez grande pour contenir un homme assis, avec juste quelques fentes horizontales sur
les côtés afin de laisser entrer l’air. Il ne faisait pas une température tropicale, mais ce devait être
étouffant, là-dedans.

Un sentiment de malaise m’envahit, aussitôt suivi par une bouffée de contrariété. Pourquoi me
sentais-je si coupable ? Après tout, c’était lui qui nous avait traînés dans ce trou moyenâgeux.

Dans quel but ?

Là était la question.

J’eus un frisson rétrospectif en songeant que nos geôliers auraient pu nous séparer, m’emmener
dans un coin du pays et Kell dans un autre. Je n’aurais alors plus eu la moindre chance de rentrer chez
moi.

Je ne devais en aucun cas perdre de vue ce satané démon.

Le soleil descendait à l’horizon au moment où nous parvînmes en vue de Vérède-or. La cité portait
bien son nom de Rose de Lumière. J’eus le souffle coupé par la vision de la blancheur du mur
d’enceinte et de ses tours teintées de rose-orangé par les derniers feux du couchant. À l’intérieur,
avec ses habitations à colonnades, ses balcons fleuris, ses rues aux courbes gracieuses, ses murs aux
frises représentant des branches de lierre, la ville avait des allures de bouquet au centre duquel
s’élevait la plus délicate de toutes les fleurs : un château fortifié digne de la Belle au bois dormant.
Le peu que j’en vis à travers les persiennes- tours fuselées aux pointes brillantes comme les étoiles,
oriflammes cramoisies, encorbellements sculptés de guirlandes de roses- me laissa bouche bée. Ce
palais était une pure merveille.

Tandis que nous progressions dans sa direction, les habitants que nous croisions s’inclinaient sur
notre passage, exactement comme à chaque fois que nous avions traversé les villages aujourd’hui.
Visiblement, les soi-disant anges faisaient partie de la caste dirigeante. Qui étaient ces gens qui
fléchissaient le genou ? Comme ceux qui s’étaient précipités pour s’occuper des chevaux lors de
notre arrivée au fort, le soir précédent, ils étaient d’âges divers et présentaient un physique tout à fait
ordinaire.

Passé le pont-levis, notre convoi stoppa dans la cour intérieure, au pied d’une large volée de
marches menant à une porte monumentale à deux battants. Pleine d’appréhension, le nez collé aux
persiennes, je vis le commandant parler brièvement à Ajann. Ce dernier s’inclina légèrement et sauta
gracieusement à bas de son cheval avant de se diriger vers les gardes postés devant la gigantesque
porte. Ceux-ci le laissèrent entrer immédiatement par une ouverture plus petite ménagée dans l’un des
lourds panneaux sculptés. Le commandant s’approcha alors de mon carrosse et donna l’ordre au
cocher de descendre de son siège. Il fut remplacé par l’un des deux soldats qui m’escortaient depuis
le départ du fort. Le second, toujours à cheval, vint se positionner à l’arrière du véhicule et nous
emboîtâmes le pas au commandant, qui engagea sa monture dans une ruelle longeant le château sur la
droite. Ce faisant, nous fûmes séparés du reste du groupe, et donc de Kell.

Merde.

J’essayais de me tranquilliser en me disant que je savais où il allait être emmené : dans les geôles
du palais.

Oui, mais pour combien de temps ? Et puis, ce n’était pas le tout de savoir où le trouver, il fallait
également pouvoir le rejoindre, et ça, c’était une autre paire de manches. Je ne savais même pas ce
qu’on allait faire de moi.

La voiture s’arrêta au fond d’une impasse et ne bougea plus. Je risquai un œil à l’extérieur. Le
commandant avait mis pied à terre et paraissait attendre devant un mur de marbre.

Qu’est-ce qu’il fait ?

Je retins un cri de stupéfaction. Un pan du mur ondulait, perdant peu à peu de sa consistance. Une
poignée de secondes plus tard, apparaissait une ouverture vaguement rectangulaire. Je me frottai les
yeux dans l’espoir de faire disparaître cette hallucination. En vain. Il y avait bel et bien un passage,
éclairé par une torche calée dans un anneau scellé au mur. Un jeune homme s’y tenait. Il portait un
plastron argenté gravé d’une rose et ses longs cheveux dorés étaient disciplinés en deux nattes
roulées en chignons au niveau de la nuque. Malgré le manque de lumière et les mauvaises conditions
d’espionnage, je pus distinguer des traits parfaits. Ce type faisait indéniablement partie du club
angélique.

Il inclina brièvement la tête pour saluer le commandant.

— Méfakède.

— Capitaine Yâdel. Comme vous pouvez le constater, j’ai suivi les instructions du général à la
lettre. Cette femme…

— … vous l’avez déjà oubliée, le coupa le nouveau venu d’une voix douce mais qui me fit froid
dans le dos. Toute rumeur la concernant sera considérée comme une agression contre le Chœur
d’Uriel, avec les conséquences qui en découlent…

Je vis distinctement le dos du commandant se raidir.

— Bien entendu, dit-il, crispé. Je ne l’ai même jamais croisée.


Il sortit la clef de ma prison d’un de ses canons d’avant-bras en cuir et sa main trembla tandis qu’il
déverrouillait la serrure. Une fois la porte ouverte, le dénommé Yâdel me tendit son poignet afin que
j’y pose ma main.

— Venez, damoiselle.

Pressée d’en finir, je me retins de ricaner du terme désuet à souhait qu’il venait d’employer pour
me désigner et m’exécutai. Il me fit entrer dans le passage. Quand je me retournai, je le vis faire un
mouvement avec sa main levée. L’ouverture par laquelle je voyais encore le commandant s’opacifia
soudain. Quelques secondes plus tard, du marbre bouchait le passage comme si ce dernier n’avait
jamais existé.

— Co… comment avez-vous fait ça ? bégayai-je, sidérée, en touchant du bout des doigts la paroi
lisse et froide.

C’était la première fois que j’étais témoin d’une manifestation surnaturelle de la part de ces beaux
gosses désignés par Kell comme étant des anges. Jusqu’à maintenant je n’y avais pas cru. Toutefois,
je fus presque plus surprise quand le militaire s’inclina quasiment en angle droit devant moi.

— Veuillez me suivre, je vous prie.

Bon, il ne m’avait pas répondu, mais sa marque de respect faisait un bien fou à ma fierté fort
malmenée ces derniers temps. De toutes les façons, je n’avais guère le choix, il s’éloignait avec la
torche. Je n’allais pas rester dans le noir dans ce boyau sinistre… Je le suivis donc.

Il me guida le long d’un dédale de couloirs, me fit traverser des pièces vides, me faufiler derrière
des murs pivotants, gravir ou descendre des escaliers... Bien qu’il ait condamné le passage par lequel
nous étions entrés par un sort ou quelque chose dans ce goût-là, je m’efforçai quand même de
mémoriser l’itinéraire ; il pourrait m’être utile de connaître un moyen de quitter cet endroit sans me
faire voir.

Nous émergeâmes bientôt d’une penderie pour entrer dans une pièce gigantesque. La hauteur de
plafond était impressionnante. Des fenêtres à remplages, aux délicates colonnes de marbre blanc
sculptées de guirlandes de roses rechampies d’or, encadraient une vue saisissante du soleil déclinant.
Partout des lampes à huile allumées étaient prêtes à prendre le relais. L’immense lit à baldaquin
surélevé par une estrade devait permettre à ses occupants d’admirer le paysage tout en étant allongés.
Une brise légère faisait onduler ses voiles diaphanes, donnant à voir par intermittence le riche
brocart blanc rebrodé de fil d’argent qui couvrait la couche. Tout était d’un goût exquis : les chaises
et les fauteuils, tout en courbes et en velours précieux rose cendré, les miroirs aux cadres sculptés de
motifs aussi fins et délicats que de la dentelle, les petites tables volantes aux marqueteries de nacre.
Même l’air embaumait d’une fragrance enchanteresse. C’était somptueux, et visiblement, la chambre
d’une femme. Avec ce que j’avais entendu de la discussion entre le commandant Balai-dans-le-cul et
le général Mystère, il ne fallait pas être bien grand clerc pour deviner que c’était celle de la fameuse
Prima. Mais comme je n’étais pas censée être au parfum, je trouvai préférable de jouer les ingénues :

— Que fais-je ici et où sommes-nous ?


— N’ayez aucune inquiétude, Votre Seigneurie, dit-il en s’inclinant une nouvelle fois. Vos
questions vont trouver une réponse très vite, mais ce ne sera pas par moi. (Il se dirigea en face du lit,
vers une porte dont les deux battants étaient gravés d’un extraordinaire entrelacs de branches de
lierre.) Je vous demanderais de ne point quitter cette pièce, pour votre sécurité. Vous n’aurez à
patienter qu’une poignée de minutes.

Il ouvrit l’un des battants et disparut.

Votre Seigneurie ?

Ben voyons ! Pourquoi pas ? Allons-y ! Chapelier fou, mon ami, nous allons pouvoir fonder un
club de siphonnés du bocal aux petits oignons… !

On dit que les fous croient ce qu’ils voient, qu’ils prennent leurs délires pour la réalité. Peut-être
était-ce ce qui était en train de m’arriver. En fait, il était très possible que je sois toujours à
Marseille, et qu’après ma journée de travail, mes neurones aient fait de l’auto combustion. Retrouvée
errante en pleine rue, j’avais été admise dans un centre psychiatrique et, depuis, joliment équipée
d’une camisole de force, au creux d’un nid douillet capitonné, je poursuivais mes aventures oniriques
à Bizarreland. Et ce n’était pas le paysage que j’apercevais par la fenêtre qui allait me rassurer sur
mon état mental. Le soleil était en train de plonger dans la mer alors que, lorsque j’étais arrivée à
Vérède-or, j’aurais juré que la ville était située en pleine campagne.

Je m’approchai de la fenêtre à pas hésitants, jusqu’à m’appuyer contre le muret. Pas de doute,
c’était bien la mer. Pourtant, une chose m’intriguait. Normalement les fous sont logiques, n’est-ce
pas ? Alors pourquoi n’avais-je pas intégré dans mon délire le bruit du ressac sur les rochers en
contrebas. Je penchai la tête à l’extérieur et ressentis un frôlement étrange sur la peau de mon visage,
comme si j’avais passé la tête à travers une sorte de vitre immatérielle. Puis soudain, le son des
vagues frappant la grève me parvint. La vue me fit frémir. La fenêtre était ouverte dans la paroi d’une
falaise… Alors que le château se trouvait au milieu de la ville… !

Je reculai et la mer se tut.

Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

Je promenai mon regard sur tout le pourtour de la fenêtre, cherchant une explication logique à ce
que je venais de voir et d’entendre. Je repérai que sous chaque arceau étaient enchâssées des gemmes
de différentes couleurs. Question coloris, elles se rapprochaient de celles du fameux bracelet de
distorsion de Phen.

Les battements de mon cœur s’accélérèrent.

Était-il possible que ces pierres bien particulières aient le pouvoir de « distordre » l’espace, ou
l’air, ou je ne sais quoi d’autre, et puissent créer un passage entre deux univers, deux planètes, ou
deux époques, pourquoi pas ? Ce paysage de bord de mer appartenait-il à un autre monde ? À la
Terre, peut-être ?
Bon dieu, si tel est le cas, il devrait être possible de me débrouiller pour rentrer sans l’aide de
Kell. Pour cela, il faudrait que mes nouveaux amis, les angelots, me fournissent le mode d’emploi de
ces cailloux. Comme il était de notoriété publique qu’on n’attrapait pas les mouches avec du
vinaigre, je devais impérativement éviter de les prendre à rebrousse plumes.

Marre d’être obligée de composer constamment !

Un brusque besoin de rébellion me titilla. Je regardai la porte sculptée à faire pâlir de jalousie les
artistes florentins de la Renaissance, et marchai résolument jusqu’à elle. Je collai l’oreille contre le
bois blond clair, là où les battants se rejoignaient mais n’entendis pas le moindre bruit. Avec lenteur,
j’actionnai les deux poignées et entrouvris la porte.

Il ne se passa rien. Je jetai un coup d’œil rapide dans la pièce. C’était une sorte de salon, décoré
avec autant de goût que la chambre. Cependant, ce qui retint mon attention, une fois de plus, fut la
fenêtre, située sur la même façade que l’autre. La portion de paysage que je parvins à apercevoir me
stupéfia : des buttes herbeuses encadrant une cascade que le crépuscule parait d’éclats aussi précieux
que ceux d’un lustre en cristal diffractant la lumière.

Deux fenêtres orientées dans la même direction et montrant pourtant deux paysages radicalement
différents. Le comble du luxe.

Je fus submergée par la prise de conscience de ma petitesse. Que foutais-je au beau milieu de
toutes ces créatures dotées de pouvoirs plus effarants et effrayants les uns que les autres ? Et que je
vole… ! Et que je te fais du catch avec les voitures… ! Et que je te débite des loups-garous en
tranches… ! Et que je t’envoie des rayons de feu avec les yeux… ! Et que je t’ouvre des portails
entre les mondes… ! Et que je te crée et referme des passages dans les murs… ! Merde ! Avaient-ils
vraiment besoin, tous ces super héros, d’avoir dans les pattes une nana dont la seule particularité était
de réduire les pédophiles à l’état de flaque d’urine ?

Le bruit de la porte du salon qui s’ouvrait me fit brusquement sursauter. D’un mouvement rapide, je
refermai les battants et reculai à mi-chemin du lit. Mes doigts trituraient nerveusement l’un des pans
de mon vêtement. J’avais une impression étrange. Celle que vous ressentez quand vous savez que,
quoi que vous fassiez, les secondes suivantes bouleverseront à jamais votre vie.

Une voix féminine et musicale s’éleva derrière la porte de la chambre :

— Reste ici.

— Prima, je ne dois pas vous quitter, protesta un homme dont je reconnus le timbre, celui du
capitaine. Elle pourrait…

— Yâdel, ne sois pas ridicule ! Je ne crains rien. Attends ici.

Je me crispai quand le panneau commença à s’ouvrir, prête à tout.

À tout, oui, mais… pas à ça.


J’étais debout face à moi-même.

Ma première réaction fut la fuite. Une fuite instinctive, primale. Je reculai précipitamment, les yeux
exorbités. Naturellement, je finis par buter contre le lit, où je me retrouvai assise, comme une nouille,
caressée par les voiles vaporeux du baldaquin, à regarder venir à moi cette apparition qui me
ressemblait trait pour trait.

Nous aurions pu être des sœurs jumelles. Cependant, lorsqu’elle fut plus proche, je vis que ses
yeux étaient violets et non pas gris comme les miens. Ses cheveux, savamment coiffés en tresses de
diverses épaisseurs ramenées vers l’arrière, et surmontés d’un fin diadème de roses en métal argenté
étaient également différents. Ils semblaient plus longs et étaient moins clairs. Ils étaient davantage
cendrés que d’un blond presque blanc.

Toutefois, malgré cette incroyable ressemblance, à côté d’elle je me sentis comme un moineau face
à un oiseau de paradis. Elle était magnifique, lumineuse. Sa robe à la grecque, de la couleur du
crépuscule et aux délicats drapés vaporeux, était parsemée de minuscules pierres précieuses dont
l’éclat arc-en-ciel ne pouvait appartenir qu’à des diamants.

Elle me souriait avec une tendresse incompréhensible. Quand elle ouvrit les bras pour me serrer
contre elle, je ne bougeai pas d’un poil, tétanisée. Son parfum délicat me chatouilla les narines et me
donna l’envie surprenante de me blottir dans son giron.

— Enfin, te voilà ! murmura la Prima, d’une voix chargée d’émotion. J’attends ce moment depuis
si longtemps. Si tu savais à quel point tu m’as manqué…

Hein ? Je lui ai manqué ?

L’absurdité de ses paroles me libéra de cette espèce de charme hypnotique dans lequel je
m’abîmais. Je me dégageai brusquement et bondis sur mes pieds, m’éloignant de quelques pas sans la
quitter des yeux.

— Ah non, ça suffit ! m’exclamai-je en secouant la tête. J’en ai assez ! (J’étais proche de la crise
d’hystérie.) Je veux savoir ce qui se passe, ce que je fais ici, et pourquoi vous vous comportez
comme si nous nous étions déjà rencontrées ! Et surtout, pourquoi j’ai l’impression de me voir dans
un miroir lorsque je vous regarde ! Ça fait des jours et des jours que je vis un cauchemar éveillé. J’ai
été attaquée à plusieurs reprises. J’ai manqué être violée. On m’a enlevée, menti. Mes parents ont été
tués par des créatures venues des tréfonds du folklore fantastique. Et tout ça sans aucune explication !
(Ma voix se brisa et je m’effondrai à genoux sur les dalles de marbre blanc, tête basse, telle une
marionnette dont on aurait coupé les fils.) Je n’en peux plus.

Deux larmes débordèrent de mes yeux et s’écrasèrent sur la soie rose pâle qui me couvrait les
cuisses. Je sursautai au contact des doigts de la Prima sur mes joues. Elle s’était agenouillée, elle
aussi, et, avec des gestes très doux, essuyait mes larmes. Elle me releva délicatement le menton pour
que nos regards se croisent et murmura :

— Ma douce, tu es enfin de retour chez toi. Je me nomme Lauriah, et je suis ta mère.


20.
Et voilà, c’était reparti pour la division en deux de mon esprit. Une partie se bidonnait : « Mais
oui, bien sûr, ma mère est un ange… ! », tandis que l’autre analysait l’information avec la froideur
d’un entomologiste disséquant un insecte : « Tu es une enfant adoptée, n’est-ce pas ? Tes parents ne te
l’ont jamais caché. Eh bien, voilà, maintenant tu sais qui est ta mère biologique. ».

Non.

Impossible.

Effectivement, j’étais une enfant adoptée, je le savais depuis ma plus tendre enfance ; mes parents
avaient tenu à me le dire le plus tôt possible. Mais je n’y pensais jamais, et eux non plus. Ils avaient
d’abord eu mon frère, puis les soucis de santé de maman avaient obligé les médecins à lui retirer les
ovaires. Désireux d’avoir un second enfant, ils avaient renoncé à faire appel à une donneuse
d’ovocyte pour éviter à ma mère un traitement hormonal lourd, et avaient opté pour l’adoption.
Comme en France le délai était très important, ils avaient fini par s’adresser à un organisme
permettant d’adopter des enfants russes orphelins. C’est ainsi qu’à l’âge de trois mois, j’avais été
confiée aux époux Delauny, mes parents.

— Je sais que tu doutes de tout, ma douce. (La main de la Prima caressa mes cheveux.) Mais je
t’assure que je te dis la vérité. Tu es mon enfant. La chair de ma chair.

De deux choses l’une : ou j’étais face au plus fantastique des canulars jamais orchestrés par la
caméra cachée, et là, vu les moyens mis en œuvre, c’était au moins Bill Gates qui l’avait financé, ou
bien c’était vrai et j’étais dans une merde de concours. Je scrutai les yeux violets de cette femme,
leur profondeur limpide, et je sus qu’elle ne mentait pas. Dans mon esprit, ce fut comme si la pièce
d’un puzzle trouvait sa place.

J’étais face à celle qui m’avait donné le jour.

Je la dévisageai, fascinée par ses traits si semblables aux miens. Je ne pus murmurer qu’un seul
mot :

— Comment ?

Lauriah me sourit gentiment et m’effleura la joue d’un doigt.

— C’est assez compliqué et plutôt long à expliquer. Tu es épuisée par ton périple. Je te propose de
tout te raconter demain.

Attendre encore ? Ça non, alors !

— J’ai besoin de réponses à mes questions, dis-je d’une voix tendue que j’essayai de garder
mesurée. Je ne vous demande pas de me faire un roman, mais juste de me donner quelques
informations qui me permettront de ne pas devenir folle d’ici demain. Pour les détails à la Dallas, je
veux bien attendre d’avoir dormi un peu.

La Prima hocha la tête et se remit gracieusement sur ses pieds.

— D’accord, ma douce. Je vais essayer de te donner quelques brèves explications dès maintenant.
Je ne sais pas qui est ce Dallas mais, crois-moi, il est vraiment préférable que tu sois reposée pour
tout entendre. Allons nous asseoir sur le lit. Ce sera plus confortable.

Elle me tendit sa main pour m’aider à me relever. Je l’acceptai avec une certaine réticence.
Prendre la main d’une parfaite inconnue n’était déjà pas dans mes habitudes, mais si, en plus, sa
propriétaire était quasiment mon double … !

Une fois assise face à elle au bout du lit, j’hésitai à parler. C’était vraiment surréaliste cette
situation. J’avais l’impression que je m’apprêtais à interroger mon miroir. Miroir, mon beau miroir,
dis-moi qui est la plus belle… et accessoirement ce que je fous là…!

Après une profonde inspiration, je me lançai :

— Êtes-vous vraiment un ange ?

Si un jour quelqu’un m’avait assuré que je poserais sérieusement cette question, j’aurais tout
de suite appelé les bonshommes en blanc pour qu’on l’interne.

Un sourire amusé joua sur les lèvres de pétales de la Prima.

— Oui, ma douce. J’appartiens au Chœur des Gracieux, le dépositaire de l’enseignement de


l’Archange Uriel. Notre symbole est la rose. Tu as certainement dû remarquer que c’est un motif
omniprésent dans nos sculptures et même sur les armures de nos soldats. Nous nous efforçons de
suivre le principe Netza’h (Elle prononçait « Netzach ».), la victoire, et nous recherchons la beauté
en toute chose.

Je voulais des détails ? J’étais servie. J’étais déjà paumée. Si chaque réponse brève était aussi
complexe, je comprenais la nécessité d’être en pleine possession de ses moyens pour tout
assimiler… ! J’enchaînai sur une autre question :

— Si vous êtes bien ma mère, comment se fait-il que nous paraissions avoir le même âge ?

Nouveau sourire amusé.

— Il me semble pourtant bien que les humains de la Terre, enfin ceux qui croient encore en nous,
savent que nous sommes éternels…

Je fronçai les sourcils, ne voyant pas où elle voulait en venir, et elle précisa :

— Une fois parvenus à un certain âge, nous ne vieillissons plus.

Mouais… J’étais bien obligée d’admettre que ça se tenait. Ça expliquait pourquoi tous les anges
que j’avais croisés avaient tous l’air d’avoir le même âge. Ce devait être vraiment bizarre d’évoluer
dans une société qui ne connaissait pas les affres de la vieillesse.

— Et comment s’appelle ce… pays, cet univers, dans lequel vous vivez ?

— Eden.

Ben évidemment… ! J’aurais dû m’en douter.

J’étais au Paradis. Géniaaal !

Je sentais poindre une migraine carabinée. Non, je n’allais pas lui demander des détails
théologiques sur le péché originel, Adam, Ève et toute la clique. J’attendrais demain. Là, tout de
suite, je n’étais pas en état. J’allais me contenter de survoler.

— Et donc, d’après ce que j’ai cru comprendre, vous êtes en quelque sorte la souveraine de cet
endroit, de cet… Eden.

Lauriah eut un rire gai qui pétilla, me donnant l’impression que l’air était chargé de bulles de
champagne.

— Pas du tout, ma douce. Je ne suis pas une souveraine. Je suis la Prima du Chœur d’Uriel. Mon
époux, le Primus, et moi avons la charge et le privilège de guider les Gracieux. L’Eden actuel est
divisé en neuf chœurs, chacun dirigé par un Primus.

— L’Eden actuel ?

L’ange me tapota le genou.

— Ça fait partie des choses dont nous parlerons plus tard, si tu le veux bien. C’est un sujet trop
complexe pour le résumer en quelques phrases.

— D’accord. (Je pensais aussi que c’était plus sage. Les infos concernant les subdivisions
administratives du coin ne me paraissaient pas primordiales pour l’instant. Un sujet m’intéressait
bien plus. Je l’abordai sans attendre :) Les anges peuvent donc avoir des enfants avec des humains…

— Des humains ? (Son ton horrifié me prit par surprise. Sans doute le remarqua-t-elle car elle
enchaîna très vite d’une voix radoucie :) Pourquoi dis-tu cela ?

Une sourde inquiétude se mit à palpiter en moi, comme si je sentais l’imminence d’une catastrophe.
Je balbutiai :

— Étant donné que je suis humaine jusqu’au bout des ongles, à part une petite bizarrerie
concernant les pédophiles, j’en ai déduit que j’ai pratiquement tout pris du côté de mon père
biologique…

— Tu te trompes, Jana, murmura-t-elle doucement. (Je sentis tout le sang se retirer de mon visage.)
Ton père n’est pas un humain. C’est un ange, mais ce n’est pas mon époux actuel, Nériel, que j’ai
épousé en secondes noces. Ton père est le Primus des Ardents. (Je crus déceler du mépris dans sa
voix quand elle prononça ces trois derniers mots, mais je n’en fus pas sûre.) Tu es un ange à part
entière, ma douce.

Non !

Mon esprit refusait d’affronter cette idée renversante : si mes parents étaient des anges, alors j’en
étais un aussi.

Je n’étais pas humaine. Même pas un peu.

Je revis les visages perplexes du portier asiatique si sexy et de Phen tandis qu’ils s’interrogeaient
sur ma nature.

Tout prenait un sens.

Et si j’étais un ange, j’allais aussi cesser de vieillir. Peut-être était-ce déjà fait, vu qu’on me disait
toujours que je faisais beaucoup moins que mon âge. Et si je ne vieillissais pas, cela signifiait que je
ne mourrais pas.

— Je suis immortelle… soufflai-je, atterrée.

Lauriah secoua la tête.

— Tu n’es pas immortelle, et je ne le suis pas non plus. L’immortalité est l’impossibilité de
mourir. Or, les anges sont susceptibles de périr à cause d’accidents ou bien d’agressions, mais ils ne
connaissent ni la maladie ni la vieillesse. Si la mort ne vient pas à nous de l’extérieur, nos vies n’ont
pas de fin. Nous sommes éternels.

Tout ce que je comprenais, c’était que si elle disait vrai, je survivrais à tous ceux que j’aimais. Je
verrais mourir mes amis, mon frère et ses enfants, et les enfants de ses enfants, et ainsi de suite,
jusqu’à la fin des temps.

Non !

Non !

Lauriah se rapprocha et me prit par les épaules.

— Tu es bouleversée, dit-elle gentiment. Arrêtons là cette discussion. Il faut te reposer. Yâdel va


te conduire dans tes appartements où tu pourras te restaurer et dormir tout ton saoul.

— Non, non, trouvai-je la force de protester malgré le choc subi. Nous n’avons pas encore parlé
de Kell. Son rôle…

Elle me coupa, apaisante :


— Je te promets que nous évoquerons le sujet demain. C’est beaucoup trop… compliqué. (Ses
doigts doux effleurèrent ma joue.). Cesse de lutter, et repose-toi. Ici, tu ne risques rien.

Elle avait raison. Ce soir ou demain, quelle différence ? J’avais attendu une semaine pour avoir
des réponses. Une nuit de plus ou de moins...

Très lasse, je baissai pavillon. Je pouvais bien de temps en temps me la jouer Scarlett O’Hara
avec son : « J’y penserai demain. », non ?

La Prima eut un sourire rassurant. Elle me dit qu’une servante était déjà dévolue à mon service,
mais que pour des questions de sécurité je ne devais en aucun cas évoquer devant elle d’où je venais,
qu’il fallait garder le secret. Une fois que j’eus acquiescé, elle ouvrit la porte menant au salon et
ordonna au capitaine de sa garde de m’escorter jusqu’à mes appartements. Le soldat s’inclina et
m’invita à le suivre.

Préoccupée par toutes les pensées qui se bousculaient sous mon crâne, je ne retins rien du trajet
mais remarquai tout de même que nous n’avions pas croisé âme qui vive. Je pris à peine note de la
beauté délicate de la suite qui m’avait été dévolue. Quant au paysage à ma fenêtre, la nuit tombée ne
me permit pas d’en voir grand-chose. Une servante, qui semblait avoir à peu près mon âge, m’apporta
un plateau garni de choses délicieuses auxquelles je ne touchai presque pas. Voyant que j’avais
terminé, elle me proposa de m’aider à revêtir une sorte de chemise de nuit diaphane que j’aurais
refusé de mettre en temps normal, le vêtement étant à la limite de la transparence. Mais j’étais dans
un tel état de nerfs et de fatigue que j’aurais mis n’importe quoi, même les caches tétons à pompons
des filles du Crazy Horse Saloon.

Les draps étaient doux et frais, le matelas juste comme j’aimais, et l’oreiller de plumes d’un
moelleux à faire pâlir d’envie l’oie la plus duveteuse de l’univers. Enfin… des univers.

La servante partie, une pensée intrigante vint flotter à l’orée de mon esprit à moitié endormi : alors
que je ressemblais à la Prima comme un reflet dans un miroir, personne n’avait manifesté la plus
petite réaction d’étonnement ou de trouble en me voyant. Ni le commandant et les soldats de la
patrouille qui nous avait capturés Kell et moi, ni la domestique. Ils n’étaient pourtant pas aveugles !
Seul Yâdel, le capitaine de la garde de la Prima avait marqué une certaine déférence envers moi dès
le départ. Il devait savoir qui j’étais avant même mon arrivée à Vérède-or. Et quand j’y songeais, les
raisons qui avaient poussé ce général à me tirer de la minuscule et spartiate pièce dans laquelle le
commandant m’avait fait jeter et à me céder sa chambre, étaient peut-être justement le fait qu’il avait
reconnu dans mes traits ceux de la Prima.

Encore des mystères.

Ça aurait dû m’énerver, mais pour l’heure, ma combativité était proche du zéro absolu. Appelez-
moi Siddhartha Bouddha.

J’eus une pensée pour Kell. Dans quelles conditions était-il détenu ? Influencée par les souvenirs
de films que j’avais vus et dont l’intrigue se déroulait au Moyen-âge, j’imaginai des cachots humides
infestés de rats et de puces.
Puis, terrassée de fatigue, je sombrai dans un sommeil agité, émaillé de rêves. Comme Icare, je
m’y voyais porter des ailes, et m’élancer vers le soleil. Au fur et à mesure que j’approchais de
l’astre igné, la cire qui fixait mes ailes à mon dos fondait, jusqu’à ce que ces dernières se détachent
et que je tombe comme une pierre vers le sol, où je m’écrasais. Et le cauchemar recommençait.
21.
Ce fut seulement le lendemain, que je découvris sur quoi donnaient les fenêtres de ma suite : un
paysage bucolique de campagne en été côté chambre, et une clairière enneigée côté salon. Inutile de
préciser que le fait de se réveiller en plein été, pour ensuite prendre son petit-déjeuner en hiver est
assez singulier, voire perturbant. Néanmoins, malgré mes cauchemars, cette nuit de sommeil m’avait
ragaillardie. Je me sentais toujours étrangement lasse, mais j’avais l’esprit plus clair. J’étais prête
pour les révélations à venir. Rien ne pouvait être plus énorme que d’apprendre qu’on était un ange,
n’est-ce pas ?

La jeune femme dévolue à mon service s’appelait Dénéa. Elle avait un visage agréable, un petit
nez retroussé et des yeux bruns qu’on apercevait rarement tant elle les gardait fixés au sol. Je tentai
de la mettre à l’aise en lui posant des questions destinées à mieux la connaître tandis qu’elle
s’affairait autour de moi, emplissant à l’aide d’une sorte de robinet au long col scellé dans le mur la
grande cuve en cuivre qui occupait un coin de la pièce. Elle répondait avec déférence et une pointe
de crainte, mais je perçus en elle une certaine force. J’aurais mis ma main au feu que cette fille n’était
pas aussi lisse qu’elle voulait le montrer. J’appris qu’elle servait au palais depuis quelques semaines
seulement. Elle remplaçait sa mère qui avait travaillé pour les Gracieux toute sa vie et était
maintenant trop âgée pour assurer un service de qualité. Visiblement très fière, elle m’expliqua
ensuite que, bien qu’elle s’occupe habituellement du ménage, comme tout serviteur du palais elle
avait été éduquée convenablement afin d’être digne de servir les anges de passage les plus nobles.

D’accord, l’image d’Épinal du manant aussi instruit qu’une chaise ne correspondait apparemment
pas à la situation de Dénéa, mais lorsqu’elle voulut m’aider à ôter ma chemise de nuit, je protestai,
lui assurant être tout à fait capable de m’en charger moi-même. La jeune femme pâlit.

— Damoiselle, je vous en prie… Je dois vous servir en toutes choses.

— Dénéa, je n’ai pas besoin qu’on m’assiste pour m’habiller, me déshabiller ou me laver… !

La panique sur son visage m’étonna.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous craignez des remontrances ? (Je lui souris gentiment.) Si cela
peut vous rassurer, si on me demande, je prétendrai que vous m’empêchez de lever ne serait-ce que
le petit doigt, ça vous va ?

Elle releva les yeux quelques secondes pour me fixer, et j’eus l’impression d’être jaugée. Puis, un
lent sourire éclaira son visage et elle regarda à nouveau vers le sol.

— Comme vous voudrez, Votre grâce.

Encore ?

— Par pitié, cessez de me donner du « Votre Grâce » ou du « Damoiselle » toutes les deux
phrases. J’ai l’impression de jouer dans un film de cape et d’épée… ! (Son regard chargé
d’incompréhension me rappela que les frères Lumière n’étaient pas passés faire leur tour de bobine
en Eden.) Ce n’est pas grave. Laissez tomber.

— Que dois-je laisser tomber ?

Je retins à grand-peine un soupir découragé. C’était de ma faute. Je devais garder à l’esprit que
rien dans ce monde n’avait évolué comme dans le mien.

Le mien ? Je réprimai un ricanement amer. Je n’étais pas née sur Terre mais en Eden et j’étais un
ange.

Bon sang ! Je n’arrivais toujours pas à m’y faire. Chaque fois que j’y pensais – et c’était au moins
une fois par minute, croyez-le bien –, il me venait des bouffées d’angoisse, comme si j’étais au bord
d’un précipice, prête à tomber. J’oscillais entre l’incrédulité, la révolte, l’abattement et une sorte
d’exaltation qui me faisait honte.

J’étais immortelle, nom d’un chien !

Oh, c’est vrai, pas immortelle, juste éternelle.

Toute personne s’est un jour demandé ce qu’elle ressentirait si, par un coup de baguette magique,
elle n’avait plus de date de péremption. Ce que ça ferait de voir s’écouler les années sans prendre
une ride, sans ployer sous le poids de l’âge. C’était séduisant, tentant, certes, mais ce qui faisait le
sel de la vie, c’était justement qu’elle avait une fin, n’est-ce pas ? J’avais été élevée comme une
humaine, c’était cette conception des choses qui était ancrée en moi. Quel était le sel de la vie des
Éternels ? Je n’en avais pas la moindre idée. Qu’en était-il des valeurs morales, des amitiés, des
amours, quand tout se diluait dans le temps, vers un horizon sans limite ?

Tous mes repères avaient disparu. Qui j’étais, où j’allais, ce que je croyais, tout était sens dessus
dessous. Ma vie s’était effondrée sur elle-même comme un château de cartes balayé par un courant
d’air vicieux.

Kell, ce salopard de l’enfer, le savait. Le soir où il m’avait sauvée de la première attaque des
loups-garous, quand je lui avais dit que ma vie et mon travail me convenaient, que je ne voulais pas
les perdre, il m’avait répondu que c’était déjà fait. J’avais bien vu dans son regard, à l’instant où il
avait prononcé ces mots cruels, qu’il prenait son pied. J’avais cru qu’il voulait juste me ficher la
trouille, me torturer. Maintenant, je savais qu’il disait vrai.

Ma vie toute entière était bâtie sur un mensonge.

Pourquoi ?

Que s’était-il passé pour que je sois enlevée à mes parents angéliques et adoptée par un couple
d’humains ignorant totalement ma véritable nature ? J’avais aimé ces gens, cette vie, et maintenant on
me les arrachait.

Je ressentais de la colère. Une intense colère, que je m’efforçais de contenir tandis que Dénéa
drapait sur l’une de mes épaules un pan du voile diaphane couleur pèche qu’elle m’avait, malgré mes
protestations, plusieurs fois enroulé autour du corps à la manière des saris. Quand elle voulut me
coiffer, je me dérobai, à sa grande consternation.

— Damoiselle, je vous en prie. Leurs Seigneuries vont vous rendre visite sous peu. Laissez-moi
vous apprêter convenablement.

La lueur de panique dans ses yeux me convainquit plus efficacement que son argument.

— D’accord, soupirai-je. Coiffez-moi. Mais rien de compliqué.

Quand, un peu plus tard, je me regardai dans le miroir de la coiffeuse près du lit, je me dis que
« rien de compliqué » ne devait pas revêtir la même signification pour Dénéa que pour moi. La jeune
femme avait entièrement tressé ma chevelure. Deux fines nattes, l’une au-dessus de l’autre, partaient
de chaque tempe pour se rejoindre derrière la tête où elles venaient se mêler à un entrelacs d’autres
plus épaisses, elles-mêmes disciplinées en une tresse unique me descendant dans le dos. Je frémis en
imaginant à quoi devait ressembler une coiffure compliquée.

Une fois sa grande œuvre achevée, la jeune fille me fit une révérence et s’en fut. Restée seule, je
me rendis compte que sa présence m’avait empêchée de trop gamberger. À présent, mes pensées
caracolaient comme une harde de chevaux sauvages paniqués. Une sourde angoisse m’habitait.
Qu’allais-je découvrir ?

Ne sachant plus quoi faire de moi, je me rendis dans la partie salon de la suite, et restai un long
moment à contempler le paysage hivernal derrière la fenêtre. J’effleurai de la main la frise de roses
qui montait à l’assaut de la délicate colonne centrale. Le marbre était frais et doux sous la pulpe de
mes doigts. Il était réel.

Brusquement, je réalisai que je n’avais plus de doute. Je vivais tous ces évènements. Ce monde
existait. À quel moment avais-je cessé de penser que tout ça n’était que délires de mon cerveau
malade ? Peut-être quand j’avais vu venir à moi cette femme qui me ressemblait si incroyablement.

Je ressentis une certaine irritation envers moi-même. J’avais trop longtemps douté. Jana l’autruche
devait sortir la tête de son trou. Les anges, les démons, les vampires, les loups-garous, toutes ces
créatures que j’avais toujours crues issues de l’imagination des humains en mal de spiritualité ou de
croque-mitaine, existaient bel et bien.

Merde.

Je n’étais pas formée pour affronter ça. « Comment réagir et survivre dans un monde peuplé de
créatures mythologiques » n’était pas un module proposé par l’école de police. Je ne pouvais
compter que sur mon instinct. Une fois que je saurais dans quel type de pétrin j’étais fourrée, je
pourrais envisager la meilleure solution pour rentrer chez moi. Oui, chez moi. J’avais beau être un
ange – enfin, j’en avais le pedigree, mais apparemment pas le profil –, il n’en demeurait pas moins
que ma vie était sur Terre, auprès des humains, et pas dans cet endroit inconnu, avec toute cette
cohorte d’Apollon et de Vénus.
Ma petite voix intérieure me fit remarquer que physiquement je resterais éternellement telle que
j’étais, et qu’immanquablement, si je choisissais de vivre sur Terre, j’aurais à affronter encore et
encore la disparition de mes proches. Je ne l’écoutais pas. Pour l’instant, je n’étais motivée que par
un seul but : rentrer. Ensuite, j’aviserais.

Nerveuse comme un sprinteur attendant de s’installer dans les starting-blocks, je faisais les cent
pas sur les précieux tapis qui couvraient le sol de marbre. Allais-je vraiment enfin connaître le fin
mot de tout cet imbroglio ? Ou bien comme d’habitude y aurait-il quelque chose qui renverrait les
explications aux calendes grecques ?

Le bruit de la porte donnant sur le couloir faillit me faire bondir tant j’étais tendue.

Deux gardes tinrent les battants ouvragés pour laisser entrer Lauriah, éblouissante dans une tunique
aérienne d’un blanc bleuté au drapé artistiquement compliqué. Elle était suivie par un homme au
visage hiératique, ses cheveux blond cendré coiffés en chignon de tresses sur la nuque, et vêtu d’un
habit qui m’évoquait fortement le style vestimentaire de la Rome antique. Au cercle d’or qui lui
ceignait le front, je compris que je me trouvais en présence de Nériel, le Primus, mon beau-père. Il
avait l’air d’avoir le même âge que moi. C’était vraiment flippant.

Durant un très bref instant, je me demandai si je devais faire la révérence. Mais outre le fait que
j’aurais l’air d’une godiche, je n’en avais absolument aucune envie. Je les regardai donc approcher
sans broncher tandis que les gardes refermaient les portes derrière eux, nous laissant seuls.

— Ma chère enfant, dit la Prima en s’avançant pour me serrer dans ses bras. (Je m’efforçai de ne
pas me raidir. C’était tellement difficile de me dire que cette femme était ma mère biologique, et que,
pourtant, on aurait pu nous prendre pour des sœurs jumelles.) J’espère que tu t’es bien reposée. Ton
appartement et ton lit te conviennent-ils ?

J’acquiesçai, impatientée par toutes ces amabilités. J’avais hâte d’entrer dans le vif du sujet, mais
Lauriah ne semblait pas s’en rendre compte. Elle se tourna vers son compagnon.

— Jana, je te présente Nériel, le Primus du Chœur d’Uriel, mon époux.

Les yeux bleu cobalt de mon beau-père me toisèrent comme s’il me radiographiait, puis il me
sourit.

— Vous êtes très exactement telle que Lauriah vous a décrite. Tout aussi magnifique qu’elle.

Je le remerciai en songeant que rien n’était plus faux. Par je ne sais quelle bizarrerie, bien qu’ayant
les mêmes traits que ma mère, j’étais très loin d’être aussi captivante. Elle rayonnait littéralement de
charme et je paraissais fort terne à côté. Comme deux clichés identiques, dont l’un aurait été affadi
par une trop longue exposition au soleil.

Afin d’éviter la poursuite des mondanités, je rappelai à la Prima pourquoi nous étions réunis :

— Hier, vous m’avez promis des explications…


Son visage se para d’un petit sourire triste, un peu crispé.

— Et tu vas les avoir. Seulement, je t’avoue n’être pas enchantée à l’idée de remuer ce passé
douloureux. J’ai… (La Prima prit une brusque inspiration, comme si elle était trop émue pour
poursuivre, et le Primus entoura ses épaules d’un bras réconfortant.) Installons-nous, car c’est un
récit assez long, dit-elle en désignant le canapé et les fauteuils.

Les deux anges prirent place dans le premier et moi sur l’un des sièges. Lauriah resta sans rien dire
un long moment, la tête baissée, ses mains jointes posées sur ses cuisses. Puis, tout son corps se
tendit sous l’effet, sans doute, d’une résolution intérieure et elle releva le visage. Ses yeux se
plantèrent dans les miens. Quand elle prit la parole, sa voix était ferme :

— Tu es née à Kéther-ramezore, la capitale du Chœur de l’Archange Métatron, territoire dirigé


par ton père, Achaïel, le Primus des Ardents.

Je me demandai si le fait d’avoir vu le jour dans une ville portant le nom de « Couronne de feu »
était un bon présage, mais je me gardai bien d’interrompre la Prima.

— Tout juste une semaine après ta naissance, Yâdel, qu’on m’avait permis de garder auprès de
moi après mon mariage, a eu vent d’un projet d’attentat contre toi.

— Un attentat ? Contre un nourrisson d’une semaine ? m’étonnai-je. Quel danger pouvais-je bien
représenter à un âge aussi tendre ?

Lauriah écarta les mains dans un geste d’ignorance.

— Ton père a des ennemis en Eden. Cela pouvait venir de n’importe lequel d’entre eux. J’ai
demandé à Achaïel de t’assigner la protection de certains membres d’élite de sa garde, mais il a
refusé, arguant que cela serait un aveu de faiblesse de sa part et que personne n’oserait s’en prendre à
ceux se trouvant sous sa protection. J’ai eu beau argumenter, il s’est montré inflexible. (Son visage
s’assombrit.) Et ce que je craignais arriva. Peu de temps après, alors que je me promenais avec toi
dans les jardins, on tenta de t’arracher à mes bras. (Un frisson me traversa.) Yâdel, à qui j’avais
ordonné de ne pas te lâcher du regard est intervenu, mettant en déroute les deux agresseurs.
Malheureusement, ceux-ci sont parvenus à s’enfuir sans que personne n’ait été témoin de la scène. Je
crois n’avoir jamais eu aussi peur de toute ma vie. (Elle agrippa la main de son mari et la serra, le
visage crispé.) J’ai cru… que je t’avais perdue. J’ai eu si peur pour toi… Yâdel est un soldat hors
pair, mais à un moment ou à un autre, inévitablement, tu aurais été exposée, et ceux qui voulaient ta
perte auraient fini par mener à bien leurs sombres desseins. C’est à ce moment-là seulement que j’ai
pris conscience que, pour te protéger, puisque ton père s’y refusait à cause de raisons politiques
ridicules, il fallait que je te mette moi-même à l’abri. Et comme Achaïel ne l’aurait jamais permis, tu
devais disparaître sans laisser de trace.

Je fronçai les sourcils.

— Pourquoi ne vous êtes pas vous-même occupée de désigner des gardes supplémentaires pour me
protéger ?
Lauriah soupira :

— J’oublie que tu n’es pas au fait de nos coutumes, mon enfant. (Je me retins in extremis de lui
dire d’arrêter de m’appeler comme ça alors que nous avions l’air d’avoir vingt ans toutes les deux.
Je ne perdais pas de vue qu’il valait mieux éviter de contrarier les anges si je voulais obtenir d’eux
mon billet de retour pour la Terre.) En tant que Gracieuse, je ne pouvais en aucun cas donner des
ordres aux soldats d’Achaïel ni m’opposer à lui. Le Chœur des Ardents a préséance sur tous les
autres chœurs. Du temps de la genèse du monde, les anges les plus proches du Créateur étaient les
Seraphim, les Brûlants, ou les Ardents comme leurs descendants se font appeler. Ces derniers
appartiennent donc au premier chœur. Leur influence au Conseil des Archanges ne peut être contrée
que par le Maître du Conseil, le Primus du Chœur des Guérisseurs. Et il n’y avait pas de raison pour
que ce dernier aille à l’encontre de décisions internes au Chœur des Ardents.

— Mais Achaïel était votre mari ! fis-je remarquer. Il devait avoir à cœur de vous rassurer. Il
était sans doute possible de…

Elle me coupa, la voix chargée d’un mépris qui ne m’était pas destiné :

— Les Ardents ont élevé l’orgueil au rang d’art. Ils se gargarisent de leur passé glorieux. Je
n’aurais jamais épousé l’un d’eux s’il n’en avait été décidé bien avant ma naissance.

Je suis le fruit d’un mariage arrangé. Super ! Finalement, je n’étais pas tant que ça dans
l’exagération en parlant de « Dallas », hier.

— Un refus de ma part aurait eu de graves conséquences pour l’équilibre d’Eden, précisa Lauriah.
La paix était à ce prix.

Je mis quelques secondes à réaliser qu’un des mots que venait de prononcer l’ange m’était connu
bien avant de me retrouver ici avec l’application e-Eden de traduction instantanée. Pour « paix », elle
avait dit « Shalom », et ça c’était de l’hébreu. Je n’avais jamais eu l’occasion d’apprendre cette
langue, mais ce mot-là je l’avais suffisamment entendu dans la rue ou dans des films pour faire le
rapprochement. Ils parlaient hébreu.

Pourquoi étais-je étonnée ? Après tout c’était assez logique.

Étonnamment, cette découverte me fit du bien. Elle me rapprochait un peu de mon vrai chez moi, la
Terre des humains.

— Voilà pourquoi et comment j’en ai été réduite à la pire des extrémités afin de te protéger,
poursuivit Lauriah, l’améthyste de ses prunelles assombrie par une gêne visible. Ce que je t’ai fait…
J’en suis malade rien que d’y penser. Je sais que ce n’est pas une excuse mais… je n’ai trouvé
aucune autre solution.

Je réprimai un frisson désagréable. Qu’avait bien pu me faire cette femme de si horrible ?

— Parlez, dis-je, tendue.


— J’ai eu recours… à quelque chose d’interdit, de tabou. (Elle triturait nerveusement un large
bracelet d’or qu’elle portait au poignet gauche.) Si cela se savait, je serais passible d’un châtiment
terrible.

Si elle cherchait à me ficher la trouille, je n’ai pas honte de dire qu’elle s’en sortait haut la main.
Je regardai un bref instant le visage du Primus. Ce dernier conservait une expression de marbre.
Impossible de savoir ce qu’il pensait, mais son bras entourait toujours les épaules de Lauriah. Il était
visiblement au courant de l’histoire, toutefois, comme il n’intervenait pas dans le récit, je supposai
que sa contribution aux révélations de ma génitrice était purement de l’ordre du soutien dans
l’épreuve.

J’étais titillée par une furieuse envie de demander à Lauriah d’accoucher de son fameux secret,
afin qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec les mystères, mais il n’aurait pas été très malin
d’agir ainsi. J’avais besoin que les anges m’aient à la bonne, et les brusquer n’allait pas dans ce sens.
Je rongeai par conséquent mon frein, attendant qu’elle s’explique.

— J’ai conclu un pacte avec un démon, lâcha-t-elle enfin, en ôtant son bracelet et en me montrant
l’intérieur de son poignet. (J’y vis la réplique exacte de la marque en forme d’étoile à cinq branches
que portait Kell au même endroit.) C’était le seul moyen de te cacher sur Terre, se hâta-t-elle de
préciser. En Eden, c’était trop dangereux. Ton père aurait probablement retrouvé ta trace, et tu aurais
de nouveau été en danger. Bénéficiant de l’aide de Yâdel, j’ai simulé ton rapt, puis j’ai passé ce
pacte maudit avec un démon assez puissant pour garantir ta protection. En tant que génitrice, j’avais
la possibilité de lui transmettre mon autorité sur toi, afin qu’il puisse modeler ton aura et te
contraindre, mais uniquement dans le but de te protéger. En te liant à lui, je m’assurais ainsi que tu
pourrais rester cachée sur Terre sous sa protection. Le pacte stipulait que le démon devait te ramener
à Vérède-or dès que tu aurais vingt-huit ans, l’âge de la majorité.

Abasourdie par ces révélations, je remarquai d’une petite voix :

— Mais je n’aurai vingt-huit ans que dans une semaine…

Lauriah haussa les épaules en un geste désinvolte tout en replaçant son bracelet de manière à
cacher l’infamante marque.

— Le pacte obligeait le démon à te protéger coûte que coûte, même au péril de sa propre vie. Il a
dû décider de changer ta date de naissance afin de brouiller un peu plus les pistes dans le cas où des
recherches pour te retrouver seraient entreprises sur Terre par ton père. Même s’ils ne peuvent y
vivre, les Ardents n’y sont pas exempts de pouvoirs. Ils y ont des sbires. (Une intense satisfaction
s’exprima sur son visage.) Les soldats du Chœur des Ardents t’ont cherchée dans tout Eden durant
des mois, mais sans trace, sans preuve, ils ne pouvaient incriminer personne. Ici, les enfants sont très
précieux. J’ai donc pu invoquer devant le Conseil des Archanges la Faute Impardonnable, seule
clause qui me permettait de me libérer de ce mariage exécré : comme Achaïel avait été prévenu du
danger qui te guettait et n’avait rien tenté pour y remédier, j’étais en droit d’obtenir le bris de nos
liens de mariage. Ce que j’ai fait. Yâdel a été mon témoin devant le Conseil et j’ai ainsi pu revenir au
sein du Chœur des Gracieux. (Un bref sourire éclaira ses traits magnifiques.) Enfin, c’est du passé à
présent. Ce cauchemar est terminé. Te voilà. Tu es sauve, et comme tu as vingt-huit ans révolus, le
Chœur des Ardents ne peut plus faire acte d’autorité sur toi. Tu peux désormais choisir dans quel
chœur tu vas vivre.

Je faillis lui dire que je n’avais absolument pas l’intention de m’éterniser en Eden, et encore moins
de m’établir dans quelque chœur que ce soit, mais au dernier moment je me ravisai. Il ne fallait pas
que je dévoile mon jeu trop tôt. Bien que la Prima ne l’ait pas dit de façon explicite, j’avais compris
qu’elle prévoyait de me voir rejoindre le Chœur des Gracieux, et je n’avais pas l’impression qu’elle
imaginait une seule seconde que je puisse vouloir retourner sur Terre. Se profilait à l’horizon l’idée
désagréable qu’il me faudrait ruser pour y parvenir.

En dehors de la bizarrerie générale de ce que venait de me révéler Lauriah, une chose me


paraissait très étonnante dans cette histoire de pacte. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Kell,
qui détestait si manifestement les anges, avait accepté de se charger de moi. Lorsque je m’en ouvris à
ma génitrice, celle-ci eut un rire léger.

— Il est vrai que la négociation a été un peu… laborieuse, convint-elle. Mais au bout du compte,
nous avons fini par trouver un terrain d’entente.

À cet instant, je crus voir une lueur amusée danser dans les yeux de mon beau-père, mais ce fut très
bref. Je me dis que je l’avais peut-être imaginée. Pourtant, un doute s’insinua en moi. Sans réfléchir
au fait que ma question allait peut-être les braquer, je demandai :

— Vous ne l’avez tout de même pas torturé ou menacé de mort pour qu’il consente à ce pacte ?

Lauriah secoua la tête.

— Pas du tout, Jana. Je te le jure sur le Premier Jour de la Création. (Je ne connaissais pas
l’importance de ce jour précis pour les anges, mais ça semblait aussi sérieux que de jurer sur la
Bible pour un catholique.) Le démon n’a en aucun cas été torturé, ni contraint à ce pacte afin de
monnayer sa vie, je te le jure. Il ne m’appartient pas de révéler ce qu’il y a gagné, mais je t’assure
qu’il a obtenu satisfaction.

— S’il n’y était pas obligé, alors je ne comprends pas pourquoi il ne pouvait pas me dire ce qui se
passait. Il avait l’air si furieux de la situation…

La Prima me dédia un sourire contrit.

— Il ne peut pas te dire quoi que ce soit parce que son silence fait partie des clauses du pacte que
j’ai demandées. J’avais jugé plus prudent de m’assurer qu’il ne pourrait en aucun cas évoquer quoi
que ce soit qui ait un rapport avec Eden, en s’adressant à toi ou à d’autres personnes. Les démons
sont des êtres rusés passés maîtres dans l’art de contourner les clauses des pactes. Il ne faut laisser
aucune porte entrouverte. C’est aussi la raison pour laquelle nous ne pouvons permettre qu’il circule
librement sur notre territoire. (Sa voix s’adoucit.) Je suis vraiment désolée de t’avoir liée à ce
démon. Je voulais seulement te protéger. Mais rassure-toi, à présent que tu es ici, le pacte n’étant
plus nécessaire, nous y mettrons fin dès demain. Tu seras alors libérée de ce lien inepte.
Enfin une bonne nouvelle !

— Tu dois te sentir plus fatiguée que d’ordinaire, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai. Comment le savez-vous ? m’enquis-je, soupçonneuse.

— C’est à cause du lien que vous partagez. Le cercle bloquant que le démon porte autour du cou
annihile ses pouvoirs et le rend aussi faible qu’un humain. Tu en ressens les effets atténués.

Ah, d’accord… C’était donc à cause de ça que je me traînais avec la vigueur d’un paresseux
centenaire depuis la veille. Ça me rassurait de savoir que ce n’était pas dû à une forme physique
déficiente.

— Une fois le lien entre vous brisé, poursuivit Lauriah, tu retrouveras ta pleine incarnation d’ange.
Tout ce qu’il a pu modifier de ton aura afin de te faire disparaître dans la masse des humains
s’effacera et reviendra à la normale. (Un pli se forma entre ses sourcils.) Toute cette histoire ne doit
en aucun cas s’ébruiter. Ce serait un désastre politique sans précédent pour les Gracieux si on
apprenait l’existence de ce pacte, sans compter que je serais durement châtiée, et toi également. (Elle
me fit un sourire timide.) Si tu es d’accord, pour éviter cela, nous raconterons que je n’ai jamais
renoncé à te chercher en secret, et que Yâdel, a fini par te retrouver, captive des démons rouges. Ce
sera tout à fait plausible. Ils vivent à la frontière de l’Eden et enlèvent parfois des enfants pour en
faire leurs serviteurs. De plus, ils n’ont que peu de relations avec les territoires d’Enfer, ce qui
évitera des complications diplomatiques.

Les territoires d’Enfer ? Et allez ! Rajoutez-en encore une couche… ! Blasée, je ne relevai même
pas.

— Dès demain soir, Nériel et moi annoncerons officiellement aux Familles que tu as été retrouvée.
Ta présence est déjà connue des domestiques du palais. C’était inévitable. Cet après-midi, Yâdel se
présentera dans tes appartements pour t’expliquer tout ce que tu dois savoir sur les démons rouges,
afin que notre récit ne sonne pas faux. Dans les jours qui viennent, tu auras sans doute à répondre à
des questions sur ta captivité.

— Mais… et si on me parle de choses concernant Eden, les anges et tout le reste ? Je serai
incapable de donner le change…

La Prima me rassura :

— Justement, c’est le contraire qui serait étonnant. Tes lacunes iront dans le sens de notre histoire.

Décidément, elle a réponse à tout. Je subodorais que tout avait été planifié bien avant que je ne
débarque à poil dans ce trou moyenâgeux.

— Il va sans dire que le rôle joué par le démon ne devra jamais être évoqué. Il sera emprisonné
dans la section des prisonniers dangereux. Pour les gardiens sa présence dans nos geôles sera
officiellement la conséquence de son intrusion sur notre territoire, conclut Lauriah en me fixant avec
intensité.
Comme j’acquiesçai, elle se leva et le Primus suivit le mouvement. Je compris que l’entretien était
terminé.

— Essaie de te reposer, ma douce, me conseilla la Prima, en se retournant sur le pas de la porte.


Demain sera un grand jour. Il marquera ta libération du joug du démon et ton retour parmi nous.

Je ne répondis pas, un sourire commercial un peu crispé aux lèvres.

Dès qu’ils furent sortis, je me fendis d’un très distingué : « Fait chier ! »
22.
C’était mon second réveil dans cette chambre de princesse. Après ma toilette, j’avais pris mon
petit-déjeuner, et j’étais à présent assise devant la coiffeuse pendant que Dénéa s’occupait de ma
chevelure.

La journée d’hier m’avait épuisée. Toutes ces révélations, puis le cours accéléré sur les démons
rouges m’avaient pompé jusqu’à la dernière goutte d’énergie. Pas d’un point de vue physique, bien
sûr, mais nerveusement. En langage châtié, je me serais décrite comme étant ulcérée par la situation.
Toutefois, si l’on basculait en version non censurée, j’avais les boules modèle géant.

Je savais maintenant comment Kell était parvenu à me transformer en zombi obéissant à


L’Inferno’s Kiss, et comment il avait pu me forcer à dormir, simplement en me l’ordonnant : Lauriah
lui avait donné barre sur moi lors de ce foutu pacte, avec pour seule condition que toute décision,
toute contrainte sur ma personne, soit motivée par un unique but : me protéger et me ramener saine et
sauve auprès d’elle dès que j’aurais atteint ma majorité angélique. La Prima n’était pas entrée dans
les détails, mais j’imaginais sans peine le déroulement du film : Kell m’avait ramenée avec lui sur
Terre, m’avait fait adopter par je ne sais quel stratagème, et m’avait surveillée pendant vingt-huit ans.

Durant toutes ces années, j’avais été épiée dans mes moindres faits et gestes. Combien de fois
était-il intervenu ? Et sur quels évènements ? Que lui devais-je de bon ou de mauvais qui s’était
déroulé dans ma vie ? Il m’avait manipulée comme un marionnettiste son pantin. Vu à quel point il
détestait les anges, je me demandais quelle était la chose qu’il avait bien pu obtenir contre le pensum
de jouer les nounous infernales durant plus d’un quart de siècle. Je désapprouvais la décision que
Lauriah avait prise, mais je ne pouvais la blâmer d’avoir voulu me protéger. Et puis, si elle ne l’avait
pas fait, jamais je ne serais entrée dans la vie de mes parents et de mon frère adoptifs. Mais pour
Kell c’était différent. J’aurais été prête à lui pardonner son attitude exécrable envers moi s’il avait
été menacé de mort ou torturé afin de consentir à ce pacte, mais ce salaud avait accepté le job contre
rétribution. Il ne s’était montré ignoble avec moi que par méchanceté gratuite. Et dire que j’avais
failli tomber amoureuse de ce sale type !

Ma petite voix intérieure me rappela timidement combien le Kell des terres consacrées était
différent, et je lui rétorquai, sarcastique, que je n’avais pas l’intention de vivre toute ma vie
uniquement dans des églises et des cimetières, d’autant qu’apparemment cette dernière risquait d’être
fort longue… !

En bref, j’étais furax. Hier, je n’avais qu’une idée en tête : rentrer chez moi. À présent, mon vœu le
plus cher était d’être débarrassée du lien que je partageais avec ce maudit démon. Et d’après ce que
m’avait dit Lauriah, ce serait chose faite dans la matinée. Youpi !

Dénéa me tira de mes pensées en me demandant si j’étais satisfaite par la coiffure qu’elle venait de
terminer. Je cessai de ressasser ma rancœur pour jeter un coup d’œil à mon reflet. Elle m’avait laissé
les cheveux libres sur les épaules et dans le dos, avec seulement trois tresses sur le dessus et les
côtés de la tête, maintenues en arrière par une sorte de serre-tête frontal argenté, aux fines
arabesques. J’avais l’air de Galadriel qui aurait piqué le diadème d’Arwen{20}.
Putain, Nico serait mort de rire…

Comme je tardai à répondre, une expression inquiète naquit sur le visage de la jeune femme. Je
m’empressai de la rassurer :

— C’est parfait, Dénéa. Très joli.

Quelques instants plus tard, la servante s’éclipsait et je me retrouvai seule. Après un dernier
regard au miroir, afin de m’assurer que la robe drapée en voile léger gris fumé qui me vêtait était
bien opaque malgré l’impression que j’avais d’être nue, j’allais m’installer dans la partie salon de la
suite, puisque c’était là que serait mis fin au pacte.

Je n’eus pas bien longtemps à attendre. Quelques secondes seulement après m’être assise sur le
canapé, les deux soldats qui gardaient la porte pour me protéger – ou m’empêcher de fuir, selon que
je me la jouais candide ou parano – ouvrirent les panneaux sur Lauriah et le Primus, et les
refermèrent derrière Yâdel et un autre homme. Ce dernier était grand, athlétique, vêtu d’un pantalon
court et d’une sorte de chemisette sans manche en grossière toile grège. Ses mains attachées devant
lui étaient reliées par une corde à ses chevilles, elles-mêmes entravées par une longueur de chaîne
d’environ quarante centimètres. Sa tête était dissimulée par un sac de tissu noir, mais je savais que ce
ne pouvait être que Kell. Le capitaine de la Prima le guidait d’une main tandis qu’il conservait l’autre
sur la garde du poignard à sa ceinture.

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je m’en voulus de cette réaction digne d’une collégienne
boutonneuse devant son idole en chair et en os descendue des posters collés sur les murs de sa
chambre. Idiote ! Ce type est un pervers qui n’a cherché qu’à te blesser.

Tendue, je me levai lentement.

— Ma douce ! s’exclama Lauriah, l’air ravie de me voir, en me serrant brièvement dans ses bras.
Alors prête ?

— Un peu nerveuse, avouai-je en luttant pour ne pas regarder en direction de Kell. J’ai hâte que ce
soit terminé.

Je saluai le Primus d’une inclinaison de tête. C’était tout ce que j’étais disposée à donner en guise
de révérence. Il faudrait bien qu’il s’en contente. J’avais du mal à cerner cet homme. Il n’était
quasiment jamais intervenu durant les échanges que Lauriah et moi avions eus, mais il était toujours
présent. Sans doute voulait-il simplement soutenir son épouse dans cette délicate affaire qu’était ma
réapparition miraculeuse…

Comment allait se dérouler l’opération qui me libérerait ? Lauriah ne m’avait donné aucune
indication. Tendue, je lui demandai où je devais me placer et ce que j’étais censée faire, mais elle
me dit que je n’aurais pas à intervenir puisque le pacte avait été passé entre elle et le démon. J’étais
le cœur du pacte, sa raison d’être, mais je n’avais aucune prise sur lui. Seuls les contractants avaient
le pouvoir d’y mettre fin.
J’avoue que j’étais soulagée. M’imaginer en train de psalmodier une formule magique compliquée
tout en sautant à cloche-pied dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ne m’avait pas emballée
des masses.

Sur un geste impérieux du Primus, Yâdel poussa Kell au milieu de l’espace dégagé entre la partie
salon et la partie salle à manger. Un peu plus tôt dans la matinée, je m’étais fait la réflexion qu’il était
étonnant qu’une telle cérémonie ait lieu dans mes appartements plutôt que dans un temple ou quelque
chose d’approchant. Puis je m’étais fichue une claque mentale. Bien sûr que ça se passait ici ! Ce
pacte était censé ne pas exister, personne ne devait avoir vent de cette affaire ; ils n’allaient tout de
même pas faire ça en plein milieu de la salle de bal du palais !

Le cliquetis des chaînes aux chevilles de Kell me mit mal à l’aise.

— Ôte-lui le sac, ordonna la Prima à Yâdel. Il faut qu’il puisse me voir.

Le capitaine découvrit prestement la tête de Kell de sa prison de tissu, et je retins une exclamation.

Le démon portait sur la moitié basse du visage une sorte de masque de cuir sanglé derrière sa tête.
Il partait en dessous des yeux, et englobait ses pommettes, son nez, sa bouche et son menton. Kell
était dans l’incapacité totale de bouger sa mâchoire et donc de parler. Il y avait juste deux trous pour
respirer par les narines. Si ceux-ci se retrouvaient couverts, d’une main par exemple, Kell étoufferait.
C’était un bâillon de la mort qui tue.

J’allais émettre un doute sur la nécessité d’une telle humiliation, mais croiser son regard m’en
dissuada. Celui-ci était chargé d’un tel dégoût, que j’eus l’impression de recevoir une gifle.
Toutefois, ce ne fut rien à côté de ce que j’y lus quand il le posa sur Lauriah. Jusqu’à cet instant, je
croyais savoir à quoi ressemblait la haine, pourtant je me trompais. Ce n’était pas des flammes qui
brûlaient dans ses prunelles si pâles mais un brasier, une fournaise digne de la Géhenne. Au point que
je fus presque surprise que la Prima ne se transforme pas en un petit tas de cendre. Je cherchai de la
crainte sur le visage pur de l’ange, ou un signe montrant qu’elle était affectée ou mal à l’aise, mais je
ne vis rien de tout cela. Lauriah se contenta de sourire froidement et dit :

— Nous voilà donc face à face. À nouveau. (Le Primus se rapprocha de son épouse et enroula un
bras autour de sa taille. S’il avait pissé sur elle pour marquer son territoire, le message n’aurait pas
été plus clair. Cela m’étonna un peu ; je n’aurais pas imaginé que ce froid personnage puisse être
sujet à quelque chose d’aussi passionné et viscéral que le « À moi ! » du jaloux primaire.) Les années
ont passé à une vitesse vertigineuse, n’est-ce pas ? (L’éclair de rage dans les yeux du démon indiqua
que, lui, avait trouvé le temps long.) J’ai l’impression que c’était hier que je vous confiais mon bien
le plus précieux. (Elle me désigna d’un geste gracieux.) Je me dois de vous féliciter pour votre
comportement exemplaire, Prince Kellial…

Tout le corps du démon tremblait de rage à présent. Je me demandai pour la énième fois ce qu’il
avait bien pu gagner avec ce pacte. Ce devait être quelque chose d’important pour qu’il consente à
laisser une telle haine de côté.

Brusquement, je réalisai. Comment Lauriah l’avait-elle appelé ? L’avais-je bien entendu dire
« Prince Kellial » ? Quand, à un moment donné, Phen avait appelé Kell « Ta Majesté », j’avais cru à
une taquinerie, une private joke, mais apparemment je me trompais.

Je déglutis péniblement.

C’est pas vrai ! Non seulement je m’étais tapé un démon, mais en plus il faisait partie du gratin des
Enfers… ! Cooool ! Quand il y a une couille dans le potage, on peut être sûr qu’elle est pour
moi…! Chienne de vie !

Fort heureusement, j’étais la seule à le savoir. Enfin presque. Phen avait deviné, mais j’étais quasi
certaine que le beau rouquin respecterait sa promesse de ne pas dévoiler mon vil secret.

Voir Lauriah ôter son bracelet cache-marque-de-pacte et le tendre à son époux, m’indiqua
l’imminence de la cérémonie. Yâdel sortit sa dague du fourreau et en posa la pointe effilée contre la
gorge de Kell ; la lame bleutée luisait froidement dans la lumière blafarde dispensée par la fenêtre
donnant sur le paysage de neige. Le Primus s’écarta de quelques pas tandis que Lauriah se campait
face à Kell. Celui-ci frémit, mais le fil aiguisé de la lame contre sa pomme d’Adam le rappela à
l’ordre.

Lorsque la Prima prit les mains entravées du démon dans les siennes, je crus que le regard de ce
dernier allait la transpercer de part en part, telles deux lames. Puis, l’ange abaissa ses paupières, et
je vis une lueur bleu gris apparaître peu à peu autour de sa tête, jusqu’à former un halo. Elle ouvrit
les yeux et fixa Kell durement. Ce dernier lui renvoya son regard avant de fermer brièvement les
paupières à son tour. Une aura rouge nimba sa tête puis se mélangea à celle de Lauriah. Soudain, une
sorte d’anneau lumineux apparut autour du cou du démon, prolongé par une multitude de chaînettes
brillantes de différentes tailles qui se révélaient progressivement comme si on levait un voile en le
faisant glisser. Je hoquetai quand je compris, vu leur direction, qu’à l’autre bout il y avait moi.
Paralysée, je regardai les liens rougeâtres me rejoindre pour s’ancrer sans doute à un collier
semblable à celui que portait Kell. Je levai instinctivement la main pour les toucher, mais je ne
rencontrai que du vide. Ces chaînes étaient totalement immatérielles. Je m’arrachai à leur
contemplation en entendant Lauriah psalmodier :

— Du plus haut des cieux au plus profond des abysses, que soit entendue et actée la clôture du
pacte conclu entre Lauriah du Chœur d’Uriel d’Eden et Kellial, Prince du Premier Cercle d’Enfer.

Brusquement, j’eus la sensation bizarre que quelque chose s’agitait en moi. Ce n’était pas physique
à proprement parler, mais je ressentais des vibrations vraiment étranges. J’avais l’impression d’être
une harpe dont les cordes auraient cassé les unes après les autres, des octaves les plus hautes en
allant vers les plus basses. De fait, je voyais disparaître une à une les chaînes qui me reliaient à Kell,
des plus fines aux plus épaisses. Mais à la dernière octave, je tressaillis. Les chaînes les plus grosses
étaient tendues à se rompre, cherchant à s’arracher de moi sans y parvenir, comme un bateau voulant
quitter le port alors que des amarres le retiennent encore à quai. Une violente nausée me fit me plier
en deux en hoquetant. Non, il ne faut pas que je vomisse ! J’avais l’impression d’être sous L.S.D.
Toutes les couleurs autour de moi me semblaient plus vives. Les objets, les gens, avaient davantage
de présence, de relief, comme si tout d’un coup j’étais passée de la 2D à la 3D.
Puis brusquement, mes haut-le-cœur cessèrent. Au moment où je me redressai, le souffle court,
j’entendis Lauriah murmurer :

— C’est impossible… Ça n’a pas fonctionné… Les liens superficiels ont été cassés, mais pas les
principaux. (Sa voix monta dans les aigus et elle se tourna vers le Primus.) Nériel, ça n’a pas
marché !

J’écarquillai les yeux. L’ange qui était ma mère naturelle me semblait plus belle encore, si c’était
possible. Je constatai également que les phénomènes lumineux avaient cessé. La lueur bleu gris avait
déserté les alentours de sa tête, et son regard améthyste, affolé, cherchait une réponse. Ce dernier se
fixa sur moi et une ombre le traversa. Vive comme l’éclair, la Prima vint à moi et posa une main sur
mon ventre. Surprise, je fis un bond en arrière, mais cela lui avait suffi. Elle revint vers Kell comme
une furie et lui assena une gifle qui lui fit presque tourner la tête.

— Espèce de dégénéré des gouffres soufrés ! Tu as couché avec elle ! Je sens encore ta semence
maudite qui s’attarde dans son giron.

Aïe ! La boulette…

Ce qui passa alors dans le regard de Kell lorsqu’il le vrilla sur moi me donna l’envie de rentrer
dans un trou de souris. Je perçus l’instant exact où il comprit quand et où avait eu lieu notre
« rapprochement ». Sa poitrine se souleva d’indignation, ses poings entravés se serrèrent au point de
faire blanchir leurs articulations, et ses yeux pâles me brûlèrent d’un mépris et d’une haine
incandescente.

Il m’aurait frappée que je n’aurais pas été plus affectée. Curieusement, cela eut sur moi l’effet d’un
coup de fouet. Une prodigieuse colère m’envahit.

Nom de Dieu ! Il croyait quoi, ce connard ? Que je l’avais violé ?

Je haussai un sourcil et lui opposai un regard de défi chargé du message suivant : « Eh oui, Ducon,
même si ça te défrise, c’est comme ça. Tu m’as baisée et tu étais content de le faire. ».

Je crois qu’il le perçut cinq sur cinq, car il tressaillit de rage et s’entailla la peau du cou sur le
poignard tenu fermement par Yâdel. Plusieurs filets de sang dégoulinèrent sur l’encolure de son
vêtement de grossière toile.

— Tu sais ce que tu as fait, maudit démon ? vociférait Lauriah en marchant de long en large, au
comble de la fureur. Tu as renforcé les liens principaux entre vous ! Nous sommes devenus
incapables de les briser, aussi bien toi que moi ! (Elle serra les dents et leva le visage vers le
plafond un bref instant, comme si elle prenait le ciel à témoin de l’injustice du sort.) En tant que
contractants du pacte, il suffisait que nous joignions nos énergies et que nous souhaitions le rompre
pour que ça se fasse sans heurt. Mais non, il a fallu que tu compliques les choses ! (Elle s’approcha
de lui au point que leurs visages se touchent quasiment et siffla d’une voix venimeuse :) Ça te
manquait d’y goûter encore, n’est-ce pas ? Je pensais pourtant que nous t’en avions fait passer
l’envie…
Le démon eut un soubresaut, s’entaillant à nouveau le cou. Cette fois, il parvint à émettre un son
qui, s’il n’avait pas été aussi efficacement bâillonné, aurait été un rugissement. Mais ce qui m’étonna
le plus fut la réaction du Primus. Ce dernier se crispa, et saisit son épouse par la taille pour la
ramener à lui d’un geste vif.

— Ça suffit ! dit-il sèchement, de la colère couvant dans sa voix. Yâdel, remet le démon dans sa
cellule.

Le capitaine de la garde de la Prima s’exécuta immédiatement. Sans un mot, il couvrit la tête de


Kell avec le sac noir qu’il avait glissé dans sa ceinture et déplaça le poignard au niveau des reins du
démon avant de pousser ce dernier vers la porte.

Dès qu’ils furent sortis, le silence retomba, pesant.

J’étais aussi abasourdie que si j’avais assisté en direct à un crash aérien.

J’étais dans un merdier défiant toute concurrence.

Primo, Kell savait désormais que nous avions joué ensemble à la bête à deux dos. Argh !

Deuxio, le pacte n’avait pas pu être brisé à cause de l’acte sexuel sus cité. Pas de bol !

Le tertio en découlait directement : j’étais toujours liée à Kell. Chierie !

Et quarto, pour couronner le tout, je n’avais pas la plus petite idée de la façon dont je pourrais
rentrer chez moi. J’avais seulement deux chevaux sur lesquels miser : le démon ou les anges.

Côté démon, outre les difficultés inhérentes au fait qu’il était couvert de chaînes et enfermé dans
une cellule, sa réaction à la découverte de notre échange de fluides laissait peu d’espoir à une
coopération volontaire de sa part pour me raccompagner sur Terre. Ou alors, oui, si par miracle, je
parvenais à le libérer, il s’enfuirait avec moi, mais pour mieux m’abandonner au premier coin de rue.
Le pacte étant toujours actif, il ne pouvait en aucun cas me brutaliser ni attenter à mes jours mais, par
contre, il n’était pas tenu de me ramener sur Terre. Sa mission de base avait été de me conduire à
Vérède-or afin de me confier au Primus, ce qu’il avait fait. Point.

Côté anges, je n’étais pas certaine que ces derniers verraient d’un très bon œil que je ne souhaite
pas rester parmi eux. Il était probable que, dans ce cas, ils refusent d’utiliser le procédé dont ils
usaient pour créer des ouvertures vers d’autres mondes afin que je puisse retourner sur Terre. À vrai
dire je ne savais pas trop sur quel pied danser avec eux.

Le coup d’œil que je jetai à la Prima fut un peu circonspect. J’avais été très surprise par sa
réaction extrême. Je ne m’étais pas attendue à une telle violence de la part d’un être en apparence si
doux. Une pensée désagréable rôdait à présent dans mon esprit : ma génitrice n’était peut-être pas si
« angélique » que ça, finalement. Bien sûr, il était très possible que le choc de se découvrir incapable
de briser le pacte qu’elle honnissait lui ait fait perdre le contrôle, et que la seule façon d’évacuer sa
violente frustration ait été cette gifle monumentale assenée à un Kell totalement impuissant.
Cependant, j’étais mitigée. Je ne pouvais pas clairement expliquer pourquoi, mais je n’arrivais pas à
faire totalement confiance à Lauriah. Depuis que je l’avais rencontrée, elle avait pourtant toujours été
adorable, mais comme l’avait dit ce bon vieux Lénine : « La confiance c’est bien. Le contrôle c’est
mieux. ». Il était plus sage de rester sur mes gardes. J’étais quelqu’un de plutôt optimiste, mais je
n’avais jamais été naïve. Cette femme avait beau être ma génitrice, elle n’en était pas pour autant
quelqu’un de bien et n’avait pas gagné le droit d’être ma mère. De plus, j’aurais eu beaucoup de mal
à donner du « Maman » à une fille d’apparence aussi jeune que moi.

La Prima faisait les cent pas, tendue à l’extrême.

— Ce devait être si simple, marmonna-t-elle. Mais non, cet idiot de démon a tout gâché ! Tout est
perdu. Nous ne pouvons même plus cacher la présence de Jana. Les domestiques…

Nériel la prit par les poignets et l’immobilisa.

— Calme-toi ! Rien n’est perdu. (Lauriah leva vers lui des yeux chargés d’incompréhension.) Les
liens superficiels ne sont plus. Regarde-la ! (La Prima me scruta et son regard se fit plus aiguisé tout
d’un coup.) Tu vois ? Personne ne se doutera de rien. Et pour briser les derniers liens, nous pouvons
faire appel à Tsipore. (Je dressai une oreille attentive, le cœur battant. Si cette personne qui se
nommait « Oiseau » était capable de me libérer de ce qui me rattachait à ce cauchemar, j’étais prête à
lui baiser les pieds.) Il pourra ajouter le pouvoir d’Hesediel à ta volonté et à celle du démon. Ce
n’est pas pour rien qu’on a surnommé par le passé les prêtres du Chœur des Seigneurs les « Tisseurs
de serments ». Ils peuvent les tisser, mais aussi les défaire.

— Tu crois qu’il saura tenir sa langue ? demanda Lauriah en se mordillant la lèvre inférieure. Je te
rappelle que les prêtres-seigneurs ne peuvent mentir. Leur Primus…

— Il n’aura pas à mentir, la coupa-t-il avec douceur. Il devra juste ne pas en parler, ce qui n’est
pas un mensonge. Et je te rappelle que Tsipore est le prêtre-seigneur de ma famille depuis des
millénaires. Il nous est très fidèle.

Les épaules de la Prima se décrispèrent et elle soupira :

— Soit. Faisons ça. De toutes les façons aucune autre solution ne s’offre à nous. (Elle se tourna
vers moi.) Je suis désolée, Jana, que tu aies eu à subir une telle scène. Je t’avais dit que tu serais
libérée ce matin, et j’ai eu tort.

L’honnêteté me força à dire, hésitante :

— Cet échec, avec le pacte… Si… si je n’avais pas… eu une relation avec Kell…

— Ce n’est pas ta faute, ma douce. C’est celle du démon.

Je crus qu’elle se fourvoyait en imaginant qu’il m’avait violentée. Je me hâtai de l’éclairer :

— Il ne m’a pas forcée. J’étais consentante, je vous assure !

Elle secoua la tête d’un air las.


— Bien sûr, je sais bien que tu étais consentante. J’ai inclus dans les conditions principales du
pacte qu’il ne pouvait ni te mentir, ni te forcer à faire quoi que ce soit si ça n’avait pas un rapport
avec ta sécurité. (Je me souvins de l’étrange comportement de Kell, alors que nous commencions à
faire l’amour, quand il m’avait dit ne pouvoir aller plus loin si je ne le lui demandais pas. En fait, ce
n’était pas dû à une déviance narcissique de sa part comme je l’avais un instant soupçonné, mais ça
venait de ce foutu pacte.) Tu ne dois pas te sentir coupable. Ce démon est très séduisant. C’est lui qui
porte la faute pleine et entière de cette folie. Il n’aurait pas dû. Il savait que ça provoquerait une
catastrophe. (Elle serra les poings et marmonna entre ses dents :) Il faut croire que nous faisions
erreur en pensant qu’il haïssait trop les anges pour oser te toucher avec autre chose que des pincettes.

Je ne jugeai pas utile de l’informer qu’au moment du crime, nous nous trouvions sur une terre
consacrée. Il n’était pas plus mal que je garde quelques informations en réserve.

Souhaitant détourner la conversation de mon histoire de fesses démoniaque, je m’enquis en


m’efforçant d’avoir l’air enjoué :

— Alors, quand verrons-nous ce fameux prêtre ? Cet après-midi ou demain ?

Lauriah lança un regard ennuyé à son époux, et c’est lui qui me répondit :

— Tsipore ne se trouve pas à Vérède-or, actuellement. Il est en concile au temple d’Hesediel, dans
la cité de Rah’amime.

Une ville portant le nom de « Miséricorde » ne pouvait pas me décevoir n’est-ce pas ? Je suppliai
presque :

— Dites-moi que c’est tout à côté…

La Prima fit une petite grimace qui ne parvint pas, malgré tout, à l’enlaidir.

— Je crains bien que non, ma douce. La capitale du Chœur d’Hesediel se trouve à quinze jours de
cheval au nord-est de Vérède-or.

— Je vais dépêcher dans l’heure un courrier pour qu’il rejoigne Tsipore et le ramène. Mais ils ne
seront pas de retour ici avant un mois.

Un mois ?

— Mais je ne peux pas rester aussi longtemps ! m’exclamai-je, mi-affolée, mi-outrée. (Oh et puis
merde ! J’en ai marre de marcher sur des œufs pour ménager leur éventuelle susceptibilité.) Je
veux rentrer chez moi ! Ma vie est sur Terre. J’y ai ma famille, mes amis, et tous mes repères. Je ne
veux pas être ingrate, mais ici je ne suis qu’une étrangère.

Voilà, c’est dit ! Je vais savoir enfin si je suis prisonnière dans une cage dorée ou libre de m’en
aller quand je le veux.

Lauriah accusa le coup. Elle déglutit et chercha le regard de son époux, qui hocha lentement la tête.
J’eus l’impression troublante qu’il lui faisait passer un message. Le visage de la Prima exprima une
grande tristesse, et elle dit d’une voix douce :

— Jana, ce serait mentir de prétendre que je ne caressais pas l’espoir de te voir rester auprès de
moi. L’idée de ton éventuel départ est un crève-coeur. Toutefois, je ne désire que ton bonheur, mon
enfant. Tu es totalement libre de choisir où tu préfères vivre. (Un soulagement indicible emplit tout
mon être. Ils allaient m’aider à rentrer.) Cependant, il te faut savoir que sans ta présence, le pacte ne
pourra être levé. Et dans ce cas, tu resteras liée au démon. (Elle baissa ses yeux améthyste, l’air
gêné.) Et si l’un d’entre vous décède, il entraînera l’autre dans la mort. (J’eus un tel sursaut horrifié
qu’elle se hâta de préciser :) J’avais cru bon de stipuler que sa survie était liée à la tienne afin d’être
sûre qu’il mettrait toute son ardeur à te protéger, mais malheureusement, une telle clause ne peut être
unilatérale…

Je ne sais pas quelle tête je faisais, mais ce n’était sans doute pas follement jovial car elle prit mes
mains dans les siennes et les serra.

— Jana, je t’en prie, diffère ton départ le temps que le prêtre-seigneur soit de retour et qu’il
procède à la cérémonie. (Un petit sourire timide étira ses lèvres.) Je me sentirais moins coupable de
ce que je t’ai fait si je sais que tu n’es plus liée à ce maudit démon. Et tu pourras retourner sur Terre
en étant complètement libre.

Effectivement. À fond dans l’impulsion, je n’avais pas réfléchi à ça. Si je rentrais maintenant, je
serais toujours liée à ce monde étrange. Ce que je voulais, moi, c’était tout oublier, ne plus y penser,
et le fait de savoir que j’avais une chaîne brillante et métaphysique sanglée autour du cou, et qu’à
l’autre bout se trouvait un démon irascible qui pouvait débarquer à n’importe quel moment, ne m’y
aiderait sûrement pas. Sans parler du fait que sa mort entraînerait immédiatement la mienne.

Un mois.

Ce n’était pas grand-chose, finalement. Je songeai à mon frère, qui devait se morfondre en se
demandant ce que j’étais devenue, et mon cœur se serra. Sans doute s’était-il rendu à Sydney afin de
me chercher. Il croirait que j’étais morte. Je ne souhaitais pas rajouter à la peine qu’il éprouvait déjà
à cause du décès de nos parents, mais comment faire ? Je n’avais aucune envie de me coltiner un lien
avec un démon ad vitam aeternam – et ce n’était pas au sens figuré. Je devais rester en Eden jusqu’à
ce qu’on m’en débarrasse. Après tout, la vie n’était pas désagréable dans ce palais. Je n’avais qu’à
imaginer être en vacances et profiter d’un super hôtel cinq étoiles dans un pays très lointain et peu
connu.

Mouais. Les autochtones sont un peu particuliers, quand même…

Je dodelinai de la tête en soupirant :

— Vous avez raison. Il est plus sage que j’attende que tous les liens du pacte soient brisés. Je reste
jusqu’à ce que votre prêtre ait officié. Mais pas un jour de plus, crus-je bon de préciser.

Le visage de Lauriah s’illumina. Elle me serra dans ses bras et je ressentis quelque chose
d’étrange. Il émanait d’elle comme un rayonnement chaud et crépitant qui me chatouillait la peau.
Mais le plus surprenant était le léger parfum de jacinthe qui caressait mes narines, alors que j’aurais
juré qu’elle ne le portait pas en arrivant tout à l’heure. Après la vue, voici que j’avais des
hallucinations olfactives… !

— Merci, ma douce ! Tu n’imagines pas à quel point ta décision me soulage. (Elle me lâcha et se
mit à parler très vite, comme si elle craignait que je l’interrompe :) Ce soir nous serons obligés
quand même d’annoncer ton retour ; si nous continuons à te cacher, les Familles penseront qu’il y a
anguille sous roche. Et puis, à présent, tous ceux qui te croiseront, domestiques ou gardes, devineront
sans peine qui tu es. Mais rassure-toi, ça n’aura aucune incidence sur tes projets de retour sur Terre.
(Elle me scruta, interrogative.) À moins que tu ne choisisses de passer tout le mois enfermée dans tes
appartements ? Ce serait une solution. Seulement, il faudra veiller à ce que personne ne t’aperçoive,
à part Nériel, Yâdel et moi. Nous devrons affecter ailleurs les gardes qui surveillent ta porte et la
verrouiller afin qu’un domestique trop zélé n’entre pas dans l’appartement. Procédons-nous ainsi ?

Je ne comprenais pas du tout pourquoi, à partir de maintenant, si je choisissais de rester cachée, je


ne devrais même pas être vue par Dénéa et les gardes, puisque c’était déjà fait. Par contre, j’étais
sûre que je préférais être vue que rester confinée dans cette suite. Ça faisait presque trois jours que je
tournais comme une lionne en cage, et je commençais sérieusement à avoir envie de ronger les murs
avec les dents.

— Euh… pas vraiment. Je préfère sortir un peu. Si pour vous faciliter les choses il faut annoncer
ma présence, faites-le donc, ça ne me gêne pas. Du moment que je peux rentrer chez moi une fois le
pacte enterré, ça me va. J’ai tout de même une question : comment allez-vous expliquer mon absence
ensuite ?

— Ne t’en fais pas pour ça, ma douce. Il existe un lieu de retraite dans les Monts Noirs où
certaines d’entre nous vivent cloîtrées. Elles prient le Créateur jour et nuit, en se relayant, dans le but
de Le fléchir afin qu’Il revienne en Eden. Nous dirons qu’affectée par ton séjour chez les démons
rouges, tu as préféré trouver la paix dans la prière et le recueillement.

Le Primus inclina la tête en signe d’assentiment.

— Alors c’est entendu, conclut la Prima. Demain, tu pourras aller au grand jour. Yâdel aura pour
mission de te distraire.

Hum… Le sérieux et compassé capitaine me distraire ? J’ai hâte de voir ça.

Lauriah suivit son époux qui se dirigeait vers la porte, et se retourna sur le seuil, un sourire
malicieux aux lèvres.

— Peut-être que durant ton séjour, tu finiras par trouver du goût à notre contrée et que tu décideras
de rester…

Pour ne pas la vexer, je ne répondis rien, me contentant d’un sourire de façade, mais en moi-même
je haussai les épaules. Compte là-dessus, ma grande !
Quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau seule, pour mon dernier après-midi de recluse. Je
me demandai quelles pouvaient être les distractions auxquelles s’adonnaient les anges.

Un mois.

Je me grattai nerveusement le dos de la main puis m’arrêtai brusquement. J’observai mes doigts et
les trouvai bizarres. Ils me paraissaient plus lisses, et mes ongles étaient… parfaits. Ils ressemblaient
à des amandes rosées bordées d’un liseré de blanc pur, comme si je sortais d’un salon de manucure
avec une french. Et ma peau… Je rêvais ou elle avait l’air plus satinée ?

Un doute m’envahit.

Le cœur battant, je me précipitai dans la chambre pour me planter devant la coiffeuse, et poussai
un cri de stupéfaction.

La femme qui me regardait dans le miroir n’était pas moi.

Enfin si, je me reconnaissais, c’était moi, mais un moi différent. Un moi brillant, lustré, sublimé.
Ma peau avait pris le velouté de la pêche et la douceur du satin. Ma chevelure n’était que mèches
soyeuses, pâles comme le lait, qui cascadaient dans mon dos. Mes dents luisaient telles des nacres
entre mes lèvres de pétales rosés. Mes traits semblaient avoir émergé du cocon de banalité qui les
édulcorait pour laisser éclater une pureté de lignes que les plus grands sculpteurs ne pourraient
jamais espérer égaler. Et mes yeux… Le souffle me manqua. Mes yeux étaient de longs diamants dont
le cœur d’argent pâle autour de la pupille allait en s’assombrissant, devenant d’hématite sur le
pourtour.

Ébahie, j’effleurai le contour de mon visage, si familier et pourtant si étranger. Que se passait-il ?
Je voyais tout différemment. De deux choses l’une, soit je rêvais, soit j’avais un problème de vue
sérieux.

Puis, tout d’un coup, je compris. J’avais retrouvé la vision inhérente à ma condition angélique.
Mes yeux avaient été dessillés par la cassure des petits liens du pacte. Des liens qui assujettissaient
également mon apparence d’ange à la volonté de Kell. Ce dernier avait dû jeter un voile d’ordinaire
sur moi, afin que l’éclat de mon véritable aspect n’apparaisse pas aux yeux de ceux qui me
regarderaient. Lauriah avait dit que la fin du pacte annulerait tous les « ajustements » effectués par
Kell sur ma personne. Des ajustements qui avaient eu pour but de me rendre invisible et insipide afin
que je me fonde dans la masse grouillante des humains.

Voilà pourquoi le Primus avait dit à son épouse de me regarder, tout à l’heure, quand elle croyait
que son beau programme était en train de sombrer. C’était parce que j’avais retrouvé ma véritable
apparence. Bien sûr, la Prima n’aurait jamais pu me présenter comme sa fille avec l’air humain que
j’avais. À présent, je pouvais donner le change, même si, malgré tout, je demeurais liée à Kell.
Personne ne pourrait douter de ma nature d’ange ; je ressemblais moi aussi à un top model.

Il fallait que je m’asseye.


Je me laissai tomber lourdement sur le bord du lit et me pris la tête entre les mains.

Putain ! Nico ne croira jamais que c’est le résultat d’un peeling…


23.
Les anges avaient une conception de la distraction fort singulière. Je ne m’étais pas attendue à ce
qu’en guise de promenade, on me propose la visite guidée et studieuse des archives du Chœur.

Ce matin, le capitaine Yâdel était venu me chercher afin, disait-il, de me faire découvrir la
géographie et les coutumes de l’Eden. Bêtement, j’avais supposé que nous allions sortir du palais et
qu’il m’emmènerait dans quelque lieu typique, à la rencontre de la population locale. Je m’étais
même demandée si la robe de légère mousseline de soie vert pâle choisie par Dénéa était bien idéale
pour cette sortie.

Grossière erreur ! Après un dédale de couloirs et d’escaliers, le capitaine de la garde de la Prima


me fit entrer dans une pièce circulaire immense. Ses murs étaient couverts de rayonnages, du sol au
plafond. Les ouvrages au dos de cuir travaillé et rechampi d’or qu’ils contenaient semblaient hors
d’âge.

Je me sentis tout de suite à l’aise dans cette pièce. Cela fleurait bon l’encaustique, les boiseries
couleur de miel luisaient doucement dans la lumière du soleil qui entrait à flot par les hautes fenêtres
à remplages, et de petites tables croulant sous des piles de livres de guingois donnaient une
impression de normalité que je n’avais plus ressentie depuis une bonne semaine. Une large ouverture
festonnée de trois découpes ogivales menait sur un étroit, mais long balcon dominant la ville. Ici, pas
de fenêtre « magique » ouverte sur d’autres univers.

Le capitaine de la garde de la Prima fit le tour de la pièce à pas lents, et j’eus l’impression qu’il
cherchait quelque chose. Je regardai autour de moi, mais rien n’attira mon attention, en dehors de la
beauté des gros ouvrages enluminés ouverts sur des lutrins et d’une châsse d’or posée sur un
piédestal en albâtre au fond de la pièce.

— Maître Mébahel, appela Yâdel sur un ton impatient. Montrez-vous.

— Que me vaut le plaisir de votre visite, capitaine ?

La voix à la pointe d’ironie perceptible provenait de derrière un bureau que j’aurais juré vide il y
avait de cela quelques secondes seulement. C’était celle d’un ange. Il avait cette beauté parfaite
typique de la gent d’Eden, mais avec un côté éthéré encore plus prononcé. Ses cheveux, couleur de
sable, étaient attachés de façon sommaire sur sa nuque par un ruban, et de longues mèches encadraient
son visage. Ses yeux brun doré me détaillèrent, interrogateurs, tandis qu’il refermait avec un
claquement sec le livre posé devant lui.

— Je vous présente la fille de la Prima. Elle a besoin d’être instruite. (Le capitaine fronça les
sourcils.) Vous avez dû recevoir le message du Primus à ce sujet…

— Effectivement, je l’ai reçu, confirma le dénommé Mébahel. (Son regard se durcit un peu.) Ainsi
que les instructions qui allaient avec.

Il avait dit la dernière phrase sur un ton pincé qui m’intrigua. J’observai les deux anges tour à tour
et vis qu’ils se mesuraient du regard. Je ne sais qui sortit vainqueur de cet affrontement silencieux,
mais Yâdel me salua d’une inclinaison du buste et quitta les lieux.

Je restai plantée devant le bureau, ne sachant pas quoi dire tandis que l’ange m’observait.

— Vous ressemblez énormément à votre mère… constata-t-il, songeur. À part la couleur des yeux
et des cheveux. Ils vous viennent de votre père. (Il renifla d’un air désabusé et marmonna comme
pour lui-même :) Avec un tel héritage…

Son visage redevenu impassible, il se leva brusquement et me fit signe de m’asseoir à sa place,
dans un fauteuil tendu de velours rouge. Je m’exécutai, appréciant qu’il ne se soit pas incliné devant
moi. Enfin quelqu’un qui se comportait normalement, sans me témoigner un respect excessif ou une
affection dérangeante.

Il posa sur un rayonnage le livre qu’il était en train de consulter, et en prit un très épais qu’il
déposa devant moi, avant de déplacer un fauteuil semblable au mien pour s’asseoir de l’autre côté du
bureau.

— On m’a ordonné de vous enseigner certaines choses, dit-il avec l’air de s’ennuyer ferme.
Comme vous avez été élevée chez les démons rouges, je suppose que vous ne savez pas lire…

Je faillis le détromper, mais me retins à temps. Lauriah avait été très claire à ce sujet : je ne devais
en aucun cas évoquer ma vie sur Terre. Une telle révélation provoquerait inévitablement la
découverte de l’existence du pacte, ce qui entraînerait des conséquences très désagréables pour elle
et moi. Je n’avais pas vraiment envie de faire connaissance avec la facette « ange vengeur » de mes
nouveaux amis.

— … je vais donc devoir vous expliquer les chœurs de vive voix. (Il désigna le lourd ouvrage à
ferrures devant moi.) Ceci est le recueil héraldique des neuf chœurs. Ses illustrations, des symboles
notamment de chaque chœur, coloreront mon propos. Il faut…

Je le coupai :

— Je vous prie de m’excuser pour cette question, mais, à qui ai-je l’honneur ? Vous savez qui je
suis alors que je n’ai aucune idée de qui vous êtes.

L’ange haussa un sourcil.

— Je suis l’archiviste du Chœur des Gracieux. Satisfaite ?

Son impertinence était rafraîchissante. J’en avais ma claque des « Votre Seigneurie » par-ci et des
« Damoiselle » par-là. Je lui souris de toutes mes dents.

— Tout à fait. Poursuivez, Maître Mébahel, je suis tout ouïe.

Il ouvrit le livre, et je retins une exclamation émerveillée. J’avais toujours rêvé de pouvoir un jour
consulter un ouvrage ancien tel que celui-là, mais sur Terre ce genre de bouquin était inaccessible au
commun des mortels. Seuls les collectionneurs fortunés ou les musées pouvaient se les offrir, et si ces
derniers les exposaient, c’était toujours derrière des vitrines.

Sur le verso d’une page, j’effleurai d’un doigt délicat et hésitant une branche de lierre enroulée
autour d’une sorte de lettrine dorée à l’or, avant de me rendre compte que celle-ci se trouvait
bizarrement du côté de la reliure, et que, de plus, j’étais incapable de déchiffrer le moindre mot. Puis
vint l’illumination. Bien évidemment, je n’y arrivais pas ! C’était de l’hébreu. Et cette langue
s’écrivant de droite à gauche, la lettrine se trouvait du « mauvais » côté. Je ressentis un pincement de
regret à l’idée qu’apparemment, je ne possédais que l’application langage, et pas celle de la lecture.

L’archiviste passa quelques pages, puis tapota l’une d’elles.

— Commençons par le premier chœur. (Il désigna un symbole représentant un point dans un
cercle.) Ceci est l’emblème des Ardents, le Chœur de l’Archange Métatron. Ses membres sont
également appelés les Brûlants, ou les Méyreym{21}, en référence au fait qu’ils sont les descendants
des Seraphim{22}, les anges les plus proches du Créateur.

Cela correspondait à ce que m’avait dit Lauriah. C’était rassurant ; ma « mère » semblait jusqu’à
maintenant ne pas m’avoir raconté de bobard.

— Ils suivent le principe Kéther{23}. C’est le chœur le plus puissant d’Eden.

— Ce sont donc les dirigeants.

— Non. Chaque chœur est guidé par un Primus qui prend les décisions courantes concernant son
territoire. Toutefois, il est tenu de participer deux fois dans l’année aux sessions du Conseil des
Archanges où siègent les Primus de tous les chœurs. C’est là que se prennent les décisions
importantes pour Eden. La politique vis-à-vis des autres contrées, par exemple…

— Vous parlez des territoires démoniaques…

— Entre autres… éluda-t-il, en tournant plusieurs pages du livre d’un air dégagé.

Il n’en fallut pas davantage pour aiguiser ma curiosité. Plus j’en apprendrais sur cet endroit, moins
je serais susceptible de commettre des impairs, et plus j’aurais de chances de rentrer chez moi
rapidement et en un seul morceau.

Je me penchai vers lui pour lui demander d’expliciter sa réponse et ressentis à nouveau le
crépitement bizarre que j’avais déjà éprouvé la veille, quand la Prima m’avait serrée dans ses bras,
juste après la cérémonie de rupture des liens. Ce fut la senteur de verveine mâtinée de sauge qui
semblait émaner de l’archiviste, qui me fit comprendre l’origine de ce phénomène. Hier, avec la
disparition des liens superficiels du pacte, mon apparence d’ange s’était révélée, et ma vue avait en
quelque sorte changé. Mais peut-être que ce retour à la normale ne concernait pas que les aspects
visuel et physique. Il était possible que cela ait rétabli d’autres perceptions inhérentes à ma condition
angélique, comme le fait de ressentir l’énergie, l’aura, ou je ne sais quoi d’autre, de mes congénères.
Et chaque énergie avait visiblement un parfum qui lui était propre. Je me demandai si, moi aussi,
j’avais l’option « fragrance intégrée ». Si c’était le cas, j’espérais que je ne sentais pas le bœuf en
gelée.

— Il existe donc d’autres territoires en dehors de ceux d’Eden et d’Enfer ?

Mébahel leva les yeux vers moi un bref instant avant de reporter son attention sur la nouvelle page
qu’il avait choisie.

— Cela ne fait pas partie de l’enseignement qu’il me faut vous dispenser, répondit-il, laconique.
Ici, vous avez l’emblème des…

Je posai ma main à plat sur la page, couvrant le dessin qu’il me désignait, et insistai :

— J’aimerais tout de même le savoir.

L’archiviste poussa un soupir et se renversa sur son siège, l’air agacé.

— On m’a très clairement indiqué les sujets que je pouvais aborder avec vous. Celui-ci n’en fait
pas partie. (Il me fixa comme s’il m’évaluait.) Alors, que faisons-nous ? Vous quittez la pièce pour
aller bouder dans vos appartements ou bien je continue mon cours ?

Ma foi, côtoyer Kell-le-bernacle toute une semaine m’avait fait atteindre un niveau olympique
question résistance à la frustration. Je n’explosai donc pas. Comme on dit, le savoir c’est le pouvoir ;
j’avais besoin d’informations, alors je me contentai d’un sourire crispé et d’un sec :

— Je vous en prie, poursuivez.

J’appris que le second emblème, qui représentait une tour, appartenait au Chœur des Justes, ou des
Guides comme ils étaient appelés à présent, que leur archange tutélaire était Raziel et qu’ils
descendaient des Kerubīm, les anges qui, par le passé, gardaient l’Arbre de vie.

J’eus très envie de lui demander s’il parlait de l’Arbre de la Bible, celui dont le morceau de
pomme était resté en travers de la gorge d’Adam, mais ne sachant pas de quoi il retournait ici
concernant cette histoire tirée d’un livre saint terrien, je m’abstins.

— J’appartiens à ce chœur, m’apprit-il.

Cela me surprit.

— Je pensais que vous étiez un Gracieux, étant leur archiviste…

— Les archivistes des chœurs sont toujours des Guides. Le principe qui nous dirige est
Hokmah{24}. Nous observons, étudions, recherchons la connaissance où qu’elle se trouve, et nous
enseignons.

— Et vous avez demandé à devenir l’archiviste des Gracieux.


Je sentis son irritation plus que je ne la vis sur son visage. C’était un peu comme si je m’étais tenue
un bref instant devant la porte ouverte d’un hammam. Son aura avait semblé enfler avant de refluer
très vite.

— Ce n’est pas ainsi que cela se passe, rectifia-t-il, la voix neutre. C’est notre Primus qui désigne
les Maîtres qui sont affectés aux archives et à l’enseignement dans chacun des chœurs.

Ouais… Si je comprends bien, t’es pas là par choix, mon pote !

— Depuis combien de temps êtes-vous archiviste ici ?

Je dirais bien qu’un ange passe, mais vu le contexte, ce serait un peu abuser…

— Trop longtemps, finit-il par répondre, le visage impassible. (Il tourna quelques pages puis
tapota de l’index un dessin représentant une coupe avant d’enchaîner :) Voici l’emblème du troisième
chœur, celui des Souverains, mais depuis plusieurs millénaires on ne les nomme plus que « Les
Remarquables ». L’archange dont ils suivent les préceptes est Binael. Ils ont pour principe
Binah{25}, ce qui fait d’eux des politiques forts avisés. On en trouve au plus près du pouvoir dans
chaque chœur. Ils y sont conseillers, ministres ou ambassadeurs. De plus…

La leçon continua jusqu’au dernier des neuf chœurs selon le même rituel, soporifique à souhait.
Pourtant, je réussis l’exploit de ne pas bâiller une seule fois. Étant donné que je devais passer un
mois dans le coin, je pensais utile de connaître le contexte au sein duquel j’allais évoluer. J’aurais
préféré prendre des notes, mais comment expliquer que j’écrive une langue « terrienne » que je
n’étais pas censée avoir apprise ? Fort heureusement, j’avais toujours eu une bonne mémoire, et
j’imprimai les grandes lignes sans trop de difficulté.

Quand il déroula une carte des neuf territoires d’Eden, je ne pus masquer mon admiration. Le
dessin à l’encre était si précis qu’y figurait chaque montagne, chaque rivière, et même en miniature la
reproduction de la capitale de chacun des chœurs. Les frontières étaient matérialisées par des
pointillés. Je me concentrai pour mémoriser les positions des territoires les uns par rapport aux
autres.

Comme nous avions fait le tour des neuf chœurs, je m’attendais à ce que la leçon se termine.
Pourtant, Mébahel revint avec un nouveau livre après avoir posé le premier. Si je me basais sur son
aspect, ce volume était plus récent. Le papier était moins jauni par le temps et les bordures étaient
plus régulières. Quant au cuir de la couverture, il était comme neuf. Je me fis la remarque que pour
des ouvrages accusant, pour certains, des centaines de milliers d’années, ils étaient bigrement bien
conservés. J’apprendrais plus tard, que l’un des pouvoirs angéliques des Guides était la stase.
L’archiviste le déposa devant moi et l’ouvrit.

— Ceci est le symbole de Malkuth{26}, dit-il en désignant un dessin représentant une jeune femme
couronnée assise sur un trône. C’est le dixième chœur… en quelque sorte.

— Le dixième chœur ? Mais je croyais qu’il n’y en avait que neuf en Eden.
— Certes, c’est le cas. Toutefois, même si Malkuth ne fait plus partie d’Eden depuis fort
longtemps, techniquement c’est toujours un chœur.

— Que s’est-il passé ? demandai-je, ironique. Il y a eu sécession ?

Il me jeta un regard navré, me prenant à témoin de ma propre incurie.

— Je parle de la Grande Division, bien sûr, dit-il en fonçant les sourcils, perplexe. Le moment où
la majeure partie des humains s’est dressée contre nous, et que le monde a été déchiré en deux afin
d’éviter une guerre aussi destructrice que celles qui avaient enflammé les cieux, quand le Porteur de
Lumière avait tenté de s’ériger en maître. Comme il n’a jamais pu vaincre l’armée des Archanges, ce
dernier a changé de stratégie. Il a provoqué la rupture entre les humains et nous, en circonvenant un
couple d’entre eux, particulièrement influent : Adame et Hawwah. Je suis très étonné que cette
histoire ne vous ait pas été contée chez les démons rouges. Tout le monde la connaît en Eden … !

Merde ! J’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule. Mon humour à deux balles lui a mis la
puce à l’oreille. Il se pose des questions.

Fébrile, je cherchai dans ce qu’il avait dit un détail susceptible de me sauver la mise. La Grande
Division… Un ennemi des anges surnommé le Porteur de Lumière… Adame… un couple
circonvenu… Ça me rappelait quelque chose…

Adame… Adame…

Bon Dieu ! Mais bien sûr ! Adam ! Adam et Eve chassés de l’Eden pour avoir cru ce que leur
disait Lucifer sous la forme d’un serpent.

Je savais bien que ce titre de « Porteur de Lumière » m’était familier. C’était celui de Lucifer !
J’avais lu ça un jour dans un bouquin.

— Euh… si, si, on m’en a parlé, m’empressai-je de dire. De l’arbre sacré, du fruit défendu et de
tout le reste.

— L’Arbre sacré ? s’étonna-t-il. C’est ainsi que les démons rouges appellent l’Arbre de la
Connaissance ?

— Euh… oui.

Il marmonna quelque chose comme : « Que ces ignares s’étouffent avec leur Brozhak ! ». Depuis
que j’avais été brieffée par Yâdel au sujet des démons rouges, je savais que le Brozhak était un plat
compliqué et épicé que mes prétendus kidnappeurs adoraient.

Soudain, je fis le rapprochement.

Adam et Eve chassés de l’Eden.

La Grande division.
Un chœur qui n’en est plus vraiment un.

Putain ! Il était en train de parler de la Terre ! Malkuth était le nom originel de la Terre.

Je devais faire une drôle de tête, car l’archiviste laissa de côté ses lamentations sur l’inculture des
démons rouges pour me demander si quelque chose n’allait pas. Je m’empressai de le rassurer :

— Non, tout va bien. Seulement… (Je me composai une mine pensive que j’espérais crédible.) Je
me souviens d’une chose évoquée par ma maîtresse. (Yâdel m’avait concocté un passé d’esclave-
servante auprès d’une démone rouge de l’aristocratie, plutôt cool question discipline, ce qui
permettait d’expliquer ma bonne éducation en même temps que mes bizarreries.) Une fois, elle a
parlé devant moi d’un territoire appartenant aux humains…

Mébahel hocha vigoureusement la tête, ses yeux brun clair brillant du plaisir provoqué par mon
intérêt.

— Malkuth est effectivement devenu le territoire des humains qui ont choisi la rupture avec Eden.
(Il feuilleta le livre et me montra un croquis sépia représentant deux personnages qui se tournaient le
dos. Je supposai que l’un d’eux était un ange, vu que ce dernier arborait des ailes, et l’autre un
homme, puisqu’il n’avait rien de particulier.). Ceux qui sont partis et ont suivi Adame et Hawwah ont
perdu l’énergie d’Eden et toutes leurs facultés personnelles ont disparu.

Je n’avais aucune idée de ce dont parlait l’archiviste. Afin de l’inciter à en dire plus sans trahir
une méconnaissance suspecte, je biaisai :

— Toutes ?

— Oui. Toutes. Les quatre éléments. (Il devait sans doute parler du feu, de l’eau, de l’air, et de la
terre. Ok. Les humains d’Eden possédaient probablement des facultés liées à ces éléments.). Sur
Malkuth, privées de la lumière spirituelle du Créateur, les lois de vie ont dévié. Les Hommes, ne
pouvant plus faire appel à l’énergie qui circule dans tout Eden et donne à ses natifs leurs aptitudes
particulières, ont dû compenser par l’énergie physique. Peu à peu, ils ont appris à dompter les lois de
la nature qui les entouraient, jusqu’à apprendre à les canaliser. Les humains de Malkuth purent
fabriquer des machines de toutes sortes, avec ce qu’ils appellent la « technologie ». Chose qu’ici il
est impossible de reproduire. (Il secoua la tête, l’air chagrin.) Il y a environ quatre cents ans, un
humain exceptionnel né et mort sur Malkuth a pu renaître en Eden et…

— Ça arrive souvent, ça ?

— De temps en temps. Je disais donc que cet humain…

— Mais comment ça, « renaître » ? En bébé ?

L’archiviste leva les yeux au ciel.

— Bien sûr que non ! Pas dans ce cas de figure. Il est revenu à l’âge de vingt-huit ans, la majorité
chez nous, mais avec tous ses souvenirs, de sa naissance à sa mort.
Là c’est trop bizarre…

— Vous voulez dire que cet homme est décédé à… à quel âge, d’abord ?

— Il avait presque soixante-dix ans.

— Donc, si je comprends bien, il a vécu soixante-dix ans sur Malkuth. Puis il est mort. Et ensuite,
il s’est un beau jour « réveillé » jeunot de vingt-huit ans en Eden ?

— C’est tout à fait ça. Vous aurez sans doute l’occasion de le rencontrer.

— Ah, parce qu’en plus, il est toujours vivant ?

— Je puis vous le certifier.

Il avait dit ça avec un sourire amusé, et, je l’aurais juré, une certaine tendresse.

— On dirait que vous le connaissez personnellement.

Les lèvres de Mébahel s’incurvèrent en une moue que j’aurais qualifiée de mutine s’il n’avait été
un homme.

— En quelque sorte.

— Si j’ai bien compris, il est devenu éternel…

— Effectivement.

Eh ben ! On peut dire qu’il a raflé la grosse cagnotte du loto, celui-là… !

— Avant vos interruptions incessantes, releva l’archiviste, j’étais en train de vous expliquer que
cet homme, un génie sur Malkhut, a tenté à de nombreuses reprises de reproduire ici certaines
expériences, mais sans succès. Seule l’énergie de lumière fonctionne en Eden. Toutes les autres sont
impossibles à canaliser.

Je fronçai les sourcils.

— Lesquelles par exemple ?

— Sur Malkuth, il existe une énergie qu’ils nomment « électricité » qu’on ne peut capter en Eden.
Ce qu’ils appellent la « technologie » n’a pas droit de cité ici. Elle ne fonctionne pas. (Il écarta les
mains, fataliste, et soupira :) C’est plus équitable comme ça, dirons-nous. Où en étais-je ? Ah oui, les
humains de Malkuth… Une fois la Grande Division accomplie, seuls, sans aptitudes particulières, ils
ont été pour la première fois confrontés au poids des années et donc à la progression inéluctable vers
la mort. Au fur et à mesure des générations, l’énergie d’Eden diminuant dans leur sang, ils se mirent à
mourir de plus en plus jeunes. Adame et Hawwah vécurent près de neuf cents ans. Leurs enfants un
peu moins, et ainsi de suite. Actuellement, ils vivent quatre-vingt ans en moyenne.
— Bref, pour résumer, les humains qui ont choisi Malkuth plutôt qu’Eden se sont fait… (Je faillis
dire : « enfler », mais achevai d’une façon plus politiquement correcte :) Induire en erreur.

— Effectivement, Lucifer s’est joué d’eux. Mais c’était sans compter l’amour que leur vouait leur
Archange, Sandalphon. Malgré le fait que les humains l’avaient en quelque sorte renié, il ne les a pas
abandonnés. Quand le Créateur, déçu par l’ingratitude et la défection de sa dernière création, a
décidé de laisser cet univers continuer sans lui et s’est retiré, il ne l’a pas suivi, contrairement à tous
les autres archanges, que ce soit les principaux, son frère jumeau Métatron, Raziel, Binael, Hesediel,
Kamael, Michael, Uriel, Raphael, et Gabriel, ou les archanges mineurs. Il est resté, perdant à tout
jamais l’espoir d’avoir un jour une descendance.

— Pourquoi ? Les anges étaient toujours là, eux. Il aurait pu avoir des enfants avec l’une d’entre
eux.

Mébahel me sourit avec indulgence.

— Les archanges et les anges ne peuvent procréer ensemble. Leurs énergies ne sont pas d’un même
niveau de puissance. De plus, seuls deux des premiers archanges ont été créés sexués : Métatron et
Sandalphon. Sandalphon avait une compagne parmi les archanges mineurs : Sariah. Mais quand le
Créateur s’est retiré, cette dernière a choisi de le suivre. Sandalphon a donc été confronté à un choix
déchirant : rester pour veiller sur les humains qu’il aimait, mais perdre toute chance d’être un jour
père, ou bien suivre Sariah et les abandonner à leur sort. La mort dans l’âme, il se résolut à partir
avec les autres archanges, quand son frère, Métatron, lui indiqua une solution : faire don aux humains
de sa lumière, ce qui aurait pour effet de rendre indépendants leur corps et leur âme, permettant à
celle-ci de renaître après chaque mort. Cela donnerait une chance aux humains de s’amender, de
progresser, ce qu’ils ne pouvaient pas faire avec une vie de mortel destinée à devenir si courte.
Sandalphon décida de suivre ce conseil. Mais le procédé fut long, et le Créateur et les autres
archanges étaient déjà partis quand il acheva le rituel. Il avait transmis aux Hommes la totalité de sa
pure lumière d’archange, leur donnant ainsi la possibilité de se réincarner. Seulement, au moment où
il voulut rejoindre les siens, privé de sa lumière, n’ayant plus que son feu ardent, il ne parvint pas à
franchir le voile séparant les mondes du « Lieu de Retrait ». Certains prétendent qu’il a été piégé par
son jumeau, qui aurait aimé Sariah en secret. (Son regard flotta vers l’horizon par-delà le balcon.).
C’est ainsi que les archanges nous quittèrent. Eux qui savaient plier la nature à leur volonté et étaient
capables de faire des miracles sur tous les êtres.

L’archiviste se tut comme s’il se recueillait.

— Vous les avez connus ?

Il secoua sa tête magnifique.

— Malheureusement non. Tout cela s’est passé bien avant ma naissance, dit-il doucement, du
regret dans la voix. On dit que leurs pouvoirs étaient incommensurables, mais nous n’en avons plus
qu’une très vague idée. Les souvenirs qu’en avaient les anciens se sont dilués dans le temps. Ô
combien j’aurais aimé les voir évoluer dans le ciel. On raconte que leurs ailes étaient des splendeurs
impossibles à décrire.
— Qu’est devenu Sandalphon ?

— La légende dit qu’après plusieurs dizaines de milliers d’années à errer en Eden et sur Malkuth,
il s’est consumé avec son propre feu afin de mettre un terme à son existence vide d’amour.

— Triste histoire, dis-je d’un air compassé, alors que je me fichais comme d’une guigne de ces
évènements encore plus vieux qu’Hérode. Donc, si je comprends bien, les humains se réincarnent…

— Seuls ceux qui vivent sur Malkuth. Ce n’est pas le cas pour les humains d’Eden.

— Ce n’est pas très juste. Ceux originaires d’Eden sont perdants. Ils vieillissent et meurent, mais
ne peuvent revivre.

Mébahel haussa les épaules.

— Vous dites ça parce que vous vous basez sur notre Eden actuel. En fait, quand Sandalphon a fait
don de sa lumière aux humains de Malkhut, les Edeniens humains étaient éternels, comme nous. Mais
les milliers d’années passant, et les pouvoirs de lumière en Eden allant en régressant, leur durée de
vie s’est progressivement réduite, jusqu’à atteindre quasiment la même que sur Malkuth, et ça,
Sandalphon ne pouvait le prévoir. L’intérêt de la réincarnation est d’avoir la possibilité de
s’amender de vie en vie, de se rapprocher de la perfection qui ouvre à la Paix du Créateur prévue
pour la fin des temps. Par conséquent, le seul « ennui » rencontré par les Edeniens c’est d’être
contraints de mener une existence irréprochable sur une seule vie afin d’espérer y accéder. (Il haussa
un sourcil, ironique.) Si cela peut vous rassurer, nombre de nos congénères envient eux aussi les
humains de Malkuth d’avoir droit à l’erreur, de pouvoir parfois se laisser aller à leurs passions et à
leurs instincts sans pour autant hypothéquer leurs chances auprès du Créateur.

— Vous voulez dire que nous, les anges, ne sommes pas des petits saints ? raillai-je.

— Je dis seulement que certains apprécieraient un peu plus de souplesse dans les lois qui nous
régissent.

— Lesquelles ?

— Celle de ne pas tuer, par exemple.

Ah, intéressant…

— Vous n’avez pas le droit de tuer ?

Son visage fin se vida de toute expression.

— Pas gratuitement, en tout cas.

Hein ? Il faut qu’on les paye ?

— Euh… je ne saisis pas très bien.


— Les anges n’ont pas le droit de tuer sans être agressés.

D’accord. Sur Terre, ce concept s’appelait la légitime défense. Je songeai à Kell dans sa geôle. Je
n’avais pas osé demander à Lauriah ou à Yâdel ce qu’il allait advenir de lui une fois le pacte
disparu. Logiquement, ils devraient le libérer étant donné qu’il avait honoré ce dernier. Cependant, je
voulais être sûre qu’on ne le destinait pas à un sort funeste.

— Et concernant vos prisonniers ? Existe-t-il une peine de mort ?

— Non. Je vous l’ai dit, les anges ne peuvent tuer sauf en cas d’agression. Un prisonnier sans
défense n’a rien à craindre.

— Même vos ennemis les démons, par exemple ?

Ses yeux noisette clair se plissèrent, intrigués.

— Oui, s’ils ne nous agressent pas. De toutes les façons, les rares démons que nous capturons sur
nos territoires voient leurs pouvoirs les plus puissants neutralisés dès qu’ils posent un pied sur les
terres angéliques, et nous les affaiblissons encore avec le collier d’entrave. Il est rare que dans ces
conditions ils prennent le risque de se mettre en situation d’être tués.

Je l’avoue, j’étais soulagée. Kell était un beau salopard, mais l’idée de sa mort ne me réjouissait
pas un brin. Et je préférais ne pas en analyser les raisons.

Ma foi, jusqu’à présent, tout ce que j’avais appris sur les anges était assez positif ; les ailés
paraissaient suivre des préceptes plutôt civilisés : pas de peine de mort, et interdiction de tuer en
dehors de la légitime défense. Toutefois, n’étant pas candide au point d’ignorer que la mort n’était
pas forcément la pire des choses que l’on pouvait infliger à quelqu’un, je posai une question qui
m’intéressait à titre très personnel :

— Et en cas de grave manquement aux lois, à quel châtiment s’exposerait un ange qui s’en rendrait
coupable ?

L’archiviste haussa les épaules.

— Tout dépend du crime commis, mais en général, si c’est vraiment grave, l’ange est condamné au
Puits de la Faille. (Voyant mon incompréhension, il expliqua :) C’est une cellule d’isolement
sensoriel. Le prisonnier ne peut plus ni voir, ni entendre, ni sentir, ni goûter, ni toucher durant le
temps auquel il a été condamné.

Un frisson me parcourut à l’idée d’un châtiment aussi terrible. Que fallait-il avoir commis pour y
être condamné ? Mal à l’aise, je songeai à ma propre situation. Lauriah m’avait dit que je risquai un
châtiment à cause du pacte. Était-ce le Puits de la Faille ? Je devais en avoir le cœur net. Mais
comme je ne pouvais pas poser la question de but en blanc sans m’exposer à une curiosité malvenue,
je tentai de la dissimuler sous un ton taquin et de la noyer au milieu d’autres propositions tout à fait
farfelues :
— Et que faut-il avoir fait pour bénéficier de ce châtiment aux petits oignons ? Oublier de se laver
les mains avant de manger ? Chiper un de vos bouquins ? Faire un pacte avec un démon ? Ou, tiens !
Mieux ! Coucher avec lui ? Ah, oui, je sais : s’endormir durant un discours du Primus…

Mébahel eut un petit sourire amusé. Ouf ! Ça a l’air de passer.

— Ma foi, dans ce que vous énumérez, seuls les faits de conclure un pacte avec un démon ou de
coucher avec lui sont passibles du Puits de la Faille. Et en ce qui concerne les relations
« physiques » entre anges et démons, je dirais même que, pour une fois, Enfer et Eden sont d’accord.
C’est également considéré comme un crime majeur dans les territoires démoniaques. (Je déglutis
péniblement. Bon dieu ! Quand je fais une connerie, c’est dans les grandes largeurs !) Sauf si c’est
un viol.

Je sursautai, surprise.

— Comment ça ?

— Un ange victime d’un viol de la part d’un démon, ne sera bien évidemment pas considéré
comme coupable. Mais du point de vue de la justice démoniaque, un démon qui perpétrerait une
agression sexuelle sur un ange ne serait pas plus inquiété. (Je dus avoir l’air choquée, car il précisa,
amusé :) Ce sont des démons. Ils puniront l’un d’entre eux qui aura une relation amoureuse avec un
ange, mais pas s’il se contente de le violer.

Il me fixa avec attention et ajouta :

— Les démons rouges ne sont pas réputés pour apprécier charnellement leurs esclaves, mais si…

Je m’empressai de le détourner de l’idée que je voyais poindre dans son cerveau.

— Non, il ne m’est rien arrivé de ce genre. J’ai toujours été bien traitée.

À son air dubitatif, je compris que l’archiviste n’était pas convaincu. Après tout, je m’en fiche !
Qu’il pense que j’ai été violée si ça lui chante. C’était préférable à la découverte des heures
torrides que j’avais passées, plus que consentante, entre les bras de Kell. La cellule de privation
sensorielle ne m’emballait pas plus que ça.

Voyant que je n’avais pas l’intention de me confier à lui, Mébahel reprit la parole :

— Malgré toutes ces digressions, pour clore le sujet sur les humains d’Eden que vous semblez tant
plaindre, il vous faut savoir qu’ils ont tout de même conservé leurs pouvoirs sur les quatre éléments,
et qu’ici la misère n’existe pas. Chacun a une fonction et reçoit son dû. J’ai ouï dire que sur Malkhut
ce n’est pas le cas.

Je retins un « Tu l’as dit, bouffi ! » en songeant aux cohortes de S.D.F, de chômeurs, toujours plus
nombreux dans nos civilisations terriennes, et me contentai de hocher la tête, comme une bonne petite
fille studieuse.
Il referma le livre et se renversa sur son siège en me disant que je pouvais lui poser des questions.
Je ne me le fis pas répéter deux fois. Durant l’heure qui suivit, j’appris que le vieillissement des
anges s’arrêtait à vingt-et-un ans, car cela correspondait à trois fois sept ans, trois et sept étant les
chiffres du Créateur, mais que les pouvoirs inhérents à leur nature ne commençaient à se révéler qu’à
partir de vingt-huit ans, âge de la majorité ; sept ans de plus pour marquer l’imperfection vis-à-vis du
Créateur. Je découvris que l’épée que j’avais vue se matérialiser dans le dos des soldats était le
prolongement guerrier de leur essence, cette dernière étant l’équivalent angélique de l’âme des
humains. Cette arme métaphysique avait été offerte aux anges par le Créateur quand la première
guerre contre les légions démoniaques avait commencé. Elle apparaissait à volonté, mais seulement
après leur majorité.

Curieuse, je ne pus m’empêcher d’évoquer un sujet qui m’intriguait depuis que Kell en avait parlé
sous forme de pique :

— J’ai entendu dire que certains anges possèdent des ailes et d’autres pas. Est-ce vrai ?

Il me fixa, impénétrable.

— C’est un sujet que je vous conseille de ne jamais évoquer. C’est considéré comme extrêmement
impoli.

— Je suis désolée…

Il éluda d’un geste désinvolte de la main.

— Vous n’avez pas été élevée parmi nous, vous ne pouviez pas le savoir. Les démons de tous
poils se gaussent de cette situation depuis des millénaires. Il était inévitable que vous en entendiez
parler. (Il se redressa sur son siège.) À l’origine, les anges possédaient tous des ailes. Celles-ci
étaient d’un blanc très pur. Après la Grande Division, au fil des millénaires, certains anges ont vu
leurs ailes devenir grises, signe que leur pureté diminuait. Il est alors devenu gênant de les faire
apparaître en public.

— « Apparaître » ?

Il me jeta un regard étonné.

— Eh bien oui… Vous croyez que les ailes des anges sont comme celles des oiseaux ? Avec des
os creux et des plumes ? (Devant ma mine empourprée, il éclata de rire.) Les démons rouges
colportent décidément des niaiseries de premier ordre. Les ailes des anges sont constituées d’énergie
pure, voyons ! (Il reprit son sérieux et poursuivit :) Au bout d’un certain temps, la plupart des anges
ne parvenaient plus à les faire apparaître. Perte d’habitude ? Conséquence de l’impureté ? Nul ne le
sait. Mais un fait est incontestable : la majorité d’entre eux n’ont plus d’ailes, et les rares qui sont
encore capables de les arborer ne le font pas par respect pour ceux qui en sont dépourvus. Parler de
ça est considéré comme une grave offense.

— Donc, si je vous demande si vous avez vos ailes, c’est une insulte mortelle et vous ne me
répondrez pas… badinai-je.

Une lueur amusée réchauffa la couleur noisette de ses yeux.

— Exact.

Je poussai un soupir déçu et poursuivis mes questions. J’appris que la société angélique était
patriarcale, que les chœurs étaient constitués des familles descendant des anges originels, et que ces
dernières avaient conservé, depuis, la position occupée par leurs ancêtres. Un peu comme les nobles
sur Terre qui se transmettaient leurs titres nobiliaires ; le seul moyen de s’élever dans la hiérarchie
angélique étant le mariage. Le Primus et Lauriah faisaient partie des plus illustres familles du Chœur
des Gracieux. À cette occasion, je découvris que seuls les couples d’anges mariés pouvaient avoir
des enfants, la cérémonie de mariage permettant de déclencher la fertilité latente des deux époux, à
condition, bien sûr que ceux-ci soient fertiles. En effet, les anges avaient de gros problèmes sur ce
plan-là depuis la Grande Division. Il y avait donc très peu de naissances. Malgré ça, ils ne
s’abaissaient pas à procréer avec des humains sous peine d’être bannis. Mébahel m’expliqua à demi-
mot que cette décision avait été prise par le Conseil des Archanges suite à la catastrophe de la
naissance des Néphilims, fruits des amours d’anges et d’humaines, l’inverse étant impossible, la
semence des hommes n’étant pas assez puissante pour féconder un ange femme. Découvrir que
j’aurais donc pu éviter de prendre la pilule toutes ces dernières années me contraria, mais je
n’insistai pas sur ce sujet, car j’avais l’impression que l’archiviste n’avait guère envie de s’étendre.
Je ne voulais pas le braquer et puis j’avais tellement d’autres questions à lui poser, notamment une
qui me concernait :

— Pourquoi mon père et ma mère se sont-ils mariés, puisque d’après ce que j’ai compris ils ne
s’aimaient pas ?

Mébahel tapota le bout des doigts sur le bord de la table, réfléchissant sans doute à ce qu’il allait
me répondre.

— Eh bien… disons qu’il est de tradition que les héritiers fertiles des lignées princières Ardentes
et les héritières fertiles des lignées princières Gracieuses s’accordent, conclut-il en se levant. Je
crois que nous avons survolé l’essentiel. Le cours est terminé. Nous nous reverrons sans doute
demain en milieu de journée, à la cérémonie et au banquet.

Je tombai des nues.

— Quelle cérémonie et quel banquet ?

— La cérémonie de votre présentation officielle au Chœur, et le banquet que donnent le Primus et


la Prima pour la fêter. (Il soupira d’ennui.) Il y aura tous ceux qui éprouvent le besoin de se faire
voir, les politiciens, les militaires, les ambassadeurs, les familles en vue… Bref, tous ceux que
j’évite en temps ordinaire…

Je le remerciai et le quittai, persuadée que j’allais enfin pouvoir me promener un peu seule et
réfléchir à tout ce que je venais d’apprendre, mais je déchantai dès la sortie des archives. Deux
gardes m’attendaient afin de m’escorter jusqu’à mes appartements. Au temps pour les distractions
made in Yâdel…

Je retrouvai Dénéa dans le salon. La veille, la jeune femme n’avait pas paru surprise par mon
« changement » d’apparence. Il faut dire qu’elle devait être habituée à des bizarreries autrement plus
importantes de la part des « vrais » anges, ceux qui avaient été élevés en sachant qui ils étaient.

Lorsque je m’installai devant la délicate table en bois précieux sur laquelle m’attendait mon repas,
j’étais affamée. Cette matinée studieuse m’avait ouvert l’appétit. Les jours précédents, je m’étais
enquise auprès de Dénéa de la nature des mets qu’on me présentait. Si les noms des plats ne
m’avaient rien dit, par contre leurs ingrédients étaient semblables à ce qu’on trouvait sur Terre : pas
de « smurgl » ou de « glooghbeurk », mais du poulet, du poisson, des légumes, des œufs… Et à
présent que j’avais suivi le cours de Mébahel, ça ne m’étonnait plus vraiment ; les animaux et les
végétaux de la Terre provenaient tous d’Eden. Durant mes agapes, j’interrogeai gentiment Dénéa sur
le royaume des démons puisque je ne pouvais pas demander aux anges sans que cela paraisse
suspect. Elle m’apprit juste que celui-ci était divisé en neuf cercles. Le premier étant le plus puissant.
Malheureusement, cela confirma ce que j’avais supputé : Kell était un ponte démoniaque.
Merdouille.

Dans l’après-midi, Lauriah passa me voir pour m’informer au sujet du banquet du lendemain. Je fis
comme si je n’étais pas au courant. Quand elle me demanda comment s’était passé le cours de
Mébahel, je me contentai de lui dire qu’il m’avait brossé un tableau des différents chœurs, sans
toutefois évoquer ses digressions. Je ne voulais pas que l’archiviste ait des ennuis s’il avait eu la
langue trop bien pendue.

Le soir, je me couchai donc assez nerveuse à l’idée de ce qui m’attendait le lendemain.

Un parfum de pomme verte m’enveloppa, aussi délicat qu’une brume d’été. J’inspirai cette
fragrance délicieusement acidulée avec gourmandise. Une douce caresse effleura ma main qui, dans
l’abandon du sommeil, s’était nichée contre ma joue. Je remuai légèrement les doigts. Ils
s’emmêlèrent à des filaments de soie tiède. Un soupir de contentement s’échappa de mes lèvres au
contact brûlant d’une main fraîche sur mon sein gauche. Entre mes paupières mi-closes, je distinguai
dans l’obscurité les contours d’une silhouette masculine à la longue chevelure sombre penchée sur
moi.

Putain !

Les dernières brumes de sommeil se dissipèrent brutalement. Je me redressai tel un ressort,


haletante, fouillant les ténèbres du regard, mais il n’y avait personne. Les voiles diaphanes du
baldaquin ondulaient doucement comme sous l’effet d’un léger courant d’air, et le silence était
profond, comme il ne pouvait l’être qu’en un lieu où la fée électricité était absente.

J’ai rêvé.
Je soufflai de soulagement. Bon dieu ! Je n’avais jamais fait un rêve aussi réaliste. Je sentais
encore sur ma peau cette étrange fraîcheur.

J’attendis, aux aguets, durant plusieurs minutes, mais rien ne se passa. En me traitant d’idiote, je
retapai mon oreiller et m’allongeai à nouveau. Je me rendormis très vite.

Le lendemain, à mon réveil, je découvris trois longs cheveux noirs emmêlés à mes doigts.

Mon rêve avait sans doute été beaucoup plus réaliste que je ne le pensais.
24.
J’étais armée.

Ce matin, en découvrant qu’un type était vraiment venu me reluquer et me tripoter durant mon
sommeil, j’avais été saisie d’une peur rétrospective. Le classique « Et s’il m’avait agressée ? »
m’avait obnubilée toute la matinée. Puis était venue une saine colère. Attends un peu que je te mette
la main dessus, mon pote ! Je m’en vais te tâter un truc, moi aussi, mais un peu plus bas et d’une
façon si vigoureuse que tu pourras ensuite postuler chez les sopranos… !

Quel salaud avait bien pu pénétrer dans mes appartements, avec les deux soldats qui en gardaient
la porte vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? L’un d’eux ? J’en doutais. J’imaginais mal ces types
aussi impassibles et vivants que les gardes de la reine d’Angleterre, à la sévère tresse qui leur
pendait dans le dos, aux plastrons de cuir impeccablement cirés, qui n’avaient jamais ne serait-ce que
tenté de m’adresser la parole ni de croiser mon regard, venir me peloter. De plus, aucun n’était brun.
Mon visiteur de la nuit était-il entré par la fenêtre ? Puisque certains anges étaient ailés, c’était du
domaine du possible. Mais ça ne m’avançait guère pour découvrir qui était l’auteur de cette intrusion.
Je ne pouvais pas demander qui avait des ailes et qui n’en avait pas, à moins de désirer me faire
lyncher par des anges rendus furieux par mon insulte.

Quelle était la raison de cette visite nocturne ? Si cet individu avait voulu me violenter, ça lui
aurait été très facile, vu que j’étais endormie. Il aurait pu me bâillonner, m’attacher et ensuite faire de
moi tout ce qu’il souhaitait : me faire subir les derniers outrages ou m’assassiner, mais ce n’était pas
ce qui s’était passé. Il s’était contenté de poser sa main – on ne pouvait même pas qualifier cet
attouchement de caresse – sur mon sein gauche. J’avais ressenti comme une légère brûlure, mais
étrangement fraîche. Je n’avais d’ailleurs aucune marque à cet endroit.

La colère que je ressentais était essentiellement dirigée contre moi-même. J’avais été négligente.
J’étais chez les anges, soit, mais ça ne signifiait pas forcément que ces derniers étaient inoffensifs.
Mébahel avait eu l’air de dire que certains étaient tentés par le côté obscur de la force, et je ne tenais
pas à me retrouver à la merci d’un Dark Vador à la mode angélique. Je pensai à Yâdel, qui était
capable de percer une ouverture dans du marbre et de la reboucher aussi parfaitement que si elle
n’avait jamais existé et je frissonnai.

J’avais besoin d’une arme, et que personne ne soit au courant que je la possédais. Voilà pourquoi
je m’étais organisé un atelier bricolage une bonne partie de la matinée. J’avais demandé à Dénéa de
me fournir des lanières et des morceaux de cuir, des ciseaux de tailleur, des poinçons et une grosse
aiguille de sellier. Sans m’interroger sur la raison de cette singulière commande, la jeune femme
s’était promptement exécutée. Une fois en possession du matériel, je lui avais demandé de me laisser
et de ne revenir qu’au moment de me préparer pour le banquet.

Dès son départ, je m’étais mise à l’ouvrage. J’avais découpé, taillé, percé et cousu le cuir, afin de
fabriquer un fourreau pour le couteau pointu et très bien aiguisé subtilisé sur le plateau de mon petit-
déjeuner. Fort heureusement, j’avais toujours été assez bricoleuse et habile de mes mains, et n’avais
pas rencontré de difficulté dans la réalisation de mon grand œuvre. J’avais ensuite dissimulé le tout
sous mon matelas (Je sais, c’est bateau, mais ça marche toujours…).

Quand Dénéa était revenue afin de m’apprêter, j’étais tranquillement installée devant la coiffeuse,
comme si de rien n’était. Après son office, je l’avais remerciée, et une fois qu’elle avait quitté la
pièce, je m’étais dépêchée de soulever ma vaporeuse jupe pour attacher le fourreau à ma cuisse
droite, ce dernier étant relié à ma taille par un lien de cuir afin d’éviter qu’il ne glisse le long de ma
jambe. Ici, il fallait pallier l’absence d’élastique.

Tandis que je cheminais dans les couloirs somptueux du palais, encadrée par quatre gardes (pas un
de moins !), je sentais le frottement du cuir contre ma peau et cela me rassurait.

Nous croisâmes seulement quelques serviteurs qui s’éclipsaient telles des ombres dès que nous
approchions. Les anges devaient être réunis dans la Salle du Chœur. D’après ce que m’en avait dit
Dénéa, c’était l’équivalent d’une salle du trône. Le Primus et la Prima y recevaient leurs pairs, et
toutes les cérémonies des Gracieux s’y déroulaient. Et c’est là-dedans que j’allais entrer. Seule.
Alors que je serais le point de mire de tous les occupants de la salle… Gloups… !

Je venais de prendre conscience de ce qui m’attendait. Je crois que j’aurais encore préféré
descendre la Canebière à pied en tenue d’Eve. Fallait-il que je veuille vraiment me débarrasser de ce
pacte qui me liait à Kell pour m’imposer un truc pareil…! Lauriah m’avait dit que je n’aurais rien à
faire de particulier, juste à traverser la salle pour les rejoindre, elle et le Primus, mais ça ne suffisait
pas à apaiser mes craintes. Quand je n’intéressais personne, je ne rêvais que d’une chose : être vue et
désirée. Mais à présent, j’aurais bien voulu qu’on m’oublie un peu. (Vous vous dites sans doute que
je ne sais pas où j’ai mal, et vous avez raison.).

Nous abordâmes un hall digne de la grande galerie des glaces du Château de Versailles. Face à
nous, un groupe de cinq personnes venait dans notre direction. Au fur et à mesure de notre
progression, je distinguai quatre gardes encadrant une longue silhouette féminine parée d’une robe
couleur de l’aube naissante aussi aérienne que de l’air, à la chevelure de nacre toute de mèches et de
tresses satinées croulant dans son dos et sur ses épaules. Sous son front ceint d’un fin cercle d’or
gravé de motifs de roses, ses yeux d’argent me fixaient, interloqués. Je mis plusieurs secondes à
comprendre que c’était moi que je voyais ; les gardes s’étaient arrêtés devant un gigantesque miroir.
Presque aussitôt, celui-ci se fendit en son milieu et je retins un cri de stupéfaction. Les deux pans
s’ouvrirent sur un concert de cuivres. Plus kitch, tu meurs.

En voyant la foule à l’intérieur de la salle, j’amorçai un léger mouvement pour prendre mes jambes
à mon cou, mais les gardes avancèrent. Je ne pus qu’en faire autant. J’avais l’impression d’être
Moïse fendant la mer Rouge. Les gens s’écartaient au fur et à mesure de notre progression, pour
ensuite refermer les rangs derrière nous.

Tous ces visages inconnus. Tous ces gens beaux à tomber, et qui avaient tous l’air d’avoir mon
âge. Je retins un ricanement nerveux. Si on m’avait dit qu’un jour je participerais à un bal des
débutantes…Et ce silence à couper au couteau. On n’entendait pas un murmure, juste le bruit de nos
pas.

Bon sang ! Elle est sans fin cette salle ! Tout ce que j’en voyais, c’était le plafond, très haut.
Au moment où j’allais me mettre à hurler, l’espace s’ouvrit brusquement devant nous. Nous nous
trouvions au pied des cinq marches d’une estrade où trônaient deux gigantesques cathèdres de bois
blanc patinées par les années. Devant chacun des sièges se tenaient le Primus et la Prima.

Dans un parfait ensemble, les gardes se rangèrent deux par deux à droite et à gauche, face à la
foule. Lauriah me fit un discret signe du menton et je compris que je devais la rejoindre.

Un peu raide, je gravis les marches. La Prima me tendit la main. J’y glissai la mienne, comme un
athlète passe le relais à son coéquipier. Lauriah me serra dans ses bras et me chuchota à l’oreille :

— Ne t’en fais pas ma douce. Tu es parfaite. Ne te préoccupe de rien. Laisse-nous te guider.

Pour la première fois depuis que je l’avais rencontrée, j’éprouvai un élan vers elle. Une chaleur
mêlée de gratitude.

Elle reprit ma main et me fit pivoter face à la salle. Celle-ci était circulaire et s’ouvrait à gauche
sur une terrasse en demi-lune, immense, à laquelle on accédait en passant sous de délicates arcades
sculptées. Avec cette vue d’ensemble, je me rendis compte qu’il n’y avait pas tant de monde que ça.
En fait, à mon arrivée, les anges s’étaient massés de part et d’autre de la porte afin de me voir passer.
Maintenant qu’ils étaient éparpillés un peu partout, ils paraissaient moins nombreux. Parmi eux, je
reconnus mon professeur d’une matinée, Mébahel. Appuyé nonchalamment contre une colonne, il
semblait s’ennuyer ferme. J’aperçus également le commandant Balai-dans-le-cul qui nous avait
interceptés, Kell et moi, dès notre arrivée en Eden. Il croisa mon regard et se détourna très vite.

Lui savait qu’il y avait un truc qui clochait dans toute cette histoire. Il m’avait trouvée en
compagnie d’un démon, prise pour une humaine, n’avait pas vu que je ressemblais comme deux
gouttes d’eau à sa Prima, on lui avait ordonné d’oublier cette rencontre, et quelques jours plus tard, il
me découvrait ange et fille de ladite Prima. Il y avait de quoi rendre soupçonneux. De là à
comprendre qu’il y avait un pacte démoniaque là-dessous, il n’y avait qu’un pas. J’espérais
seulement que Yâdel le croquemitaine avait assez d’emprise sur lui pour éviter qu’il ne fasse part de
quoi que ce soit à d’autres. Je n’avais pas franchement envie de faire une visite guidée du Puits de la
Faille si ce scandale éclatait au grand jour. Et de savoir que Lauriah m’y tiendrait compagnie ne me
rendait pas l’option plus sympathique pour autant.

Le Primus s’avança et prit la parole :

— Gracieuses, Gracieux, ce jour est spécial pour le Chœur d’Uriel. Une nouvelle ère s’ouvre
devant nous. J’ai le plaisir de vous présenter Jana, le fruit de la première union de la Prima avec le
Primus du Chœur de Métatron. J’ose espérer que vous lui ferez bon accueil au sein de notre Chœur.

Et comme dans une flash mob{27} bien réglée, toutes les personnes présentes s’alignèrent sur une
dizaine de rangs et s’inclinèrent, une main sur le cœur, avant de se disperser à nouveau.

Nériel approuva d’un hochement de tête et déclama avec un sourire qui détendit étrangement son
visage sérieux :
— Je déclare officiellement Jana membre du Chœur des Gracieux !

Alors que la salle s’emplissait d’un tonnerre d’applaudissements, je fus parcourue par un frisson
désagréable. Je me morigénai. Le Primus et la Prima avaient dit que cette présentation était pour la
galerie, que je pourrais rentrer sur Terre dès qu’il serait mis fin au pacte. Il n’y avait là rien qui allait
à l’encontre de ce que nous avions convenu. Je n’avais pas de raison de m’inquiéter.

Enfin… il fallait l’espérer, car je dépendais totalement de leur bon vouloir.

— Alors, ma chère, comment avez-vous trouvé votre cérémonie de présentation ? demanda dans
mon dos une voix masculine que je reconnus immédiatement.

Je me retournai, le sourire aux lèvres.

— Maître Mébahel. Je suis heureuse de vous revoir. (Il inclina légèrement la tête.) Pour répondre
à votre question, je dirais que j’ai trouvé ça très… solennel.

Je mordis dans ce que sur Terre on aurait appelé un petit four au fromage blanc, mais qui, ici,
portait le doux nom poétique de friand lacté. Ce que les anges appelaient un banquet n’avait rien à
voir avec les grandes tablées à rallonges que j’avais imaginées. C’était en fait, une sorte de buffet
itinérant et fractionné. Des domestiques armés de plateaux débordants de mets tous plus délicieux les
uns que les autres sillonnaient la salle, prêts à répondre à la moindre sollicitation des invités.
Certains proposaient des boissons présentées dans de délicats verres à pied en forme de corolle de
liseron. Des musiciens humains installés sur une estrade jouaient d’instruments qui ressemblaient à
s’y méprendre à ceux que l’on pouvait trouver sur Terre – hormis la batterie et le synthétiseur.

Après ma « présentation », les invités, le Primus, la Prima et moi, nous étions dirigés vers la salle
à manger, qui se trouvait à l’opposé du grand balcon, de l’autre côté d’une série d’arcades soutenues
par des colonnes doriques. Les deux dirigeants du Chœur des Gracieux m’avaient alors présenté
quelques personnalités des plus éminentes familles du chœur, ainsi que pléthore de militaires, dont
plusieurs généraux que j’avais détaillés et écoutés attentivement, cherchant à reconnaître celui à qui
je devais d’avoir été traitée convenablement au fort, mais cela m’avait été impossible. Une ébauche
de tête dans l’ombre et une voix chuchotante n’étaient pas des indices suffisants. L’ambassadeur du
Chœur de l’Archange Gabriel, un homme aimable au regard doux, m’avait été également présenté.
Puis, au fil des conversations, je m’étais légèrement éloignée de Lauriah et Nériel plongés dans des
discussions politiques fort peu passionnantes, cherchant un peu de solitude.

Je m’étais attendue à ce qu’on me pose un feu roulant de questions, mais ça n’avait pas été le cas ;
à part une ange, censée être ma cousine par ma grand-mère maternelle, qui s’était montrée curieuse au
point de me demander à mi-voix et l’œil brillant si j’avais assisté aux ébats de ma maîtresse avec
d’autres démons. Super ! Les anges sont des voyeurs ! Ma vision de ces envoyés célestes était en
train de prendre du plomb dans l’aile. (Je sais, c’est de l’humour facile…).

— Tous ces gens ont assisté à la cérémonie ? demandai-je, à Mébahel, surprise par le nombre
d’invités.

— Non. Certains sont arrivés après.

Je croisai le regard de Lauriah et lus sur ses lèvres qu’elle me demandait si tout allait bien. Je lui
fis un sourire confiant et elle reporta son attention sur la personne avec qui elle conversait.

Je devais reconnaître que je commençais à l’apprécier. Son mari, par contre, je ne parvenais
toujours pas à le cerner. Il était d’un caractère égal tout le temps. Le seul moment où je l’avais vu
avoir une réaction viscérale, c’était en présence de Kell. Il m’avait paru jaloux, mais c’était difficile
d’être catégorique.

— Maître Mébahel, présentez-moi, exigea une voix masculine aux inflexions hautaines.

Je sursautai. Perdue dans mes pensées, je n’avais pas vu qu’un homme en tenue de militaire portant
la cape blanche des gradés, s’était approché. Je le détaillai avec curiosité. C’était le premier ange à
la chevelure sombre que je voyais. Je pensai immédiatement à mon « rêve » de la nuit et aux cheveux
que j’avais trouvés dans ma main en me réveillant.

Je me raidis.

— Jana, je vous présente le général Nith-Hahel, soupira l’archiviste. Il commande les cohortes du
Nord.

Au moment où j’amorçais le mouvement de lui serrer la main, je réalisai que je commettais une
erreur ; on ne se serrait pas la main en Eden. Sans paraître le remarquer, le militaire s’inclina sur ma
main tendue qu’il effleura de ses lèvres.

— Je suis très heureux que les devoirs de ma charge m’aient amené à être présent à Vérède-or ces
jours-ci. J’aurais été fort marri de n’avoir point eu l’occasion de vous accueillir comme il se doit, ma
belle cousine, ronronna-t-il en gardant mes doigts entre les siens plus longtemps que ne l’exigeait la
politesse.

Je le classai immédiatement dans la catégorie des gros lourds. Son regard céruléen m’aurait pelée
sur place si j’avais été une orange. Aurait-il été capable de venir me peloter en pleine nuit alors que
je dormais ? Je penchais pour oui.

— Nous sommes cousins ? De quel côté ? m’enquis-je en m’efforçant de dissimuler mon désintérêt
derrière un sourire de façade.

— Je suis le fils du grand Nanaël et de dame Imamiah., dit-il en bombant le torse, ses beaux traits
empreints de fierté.

Ouais… Si tu crois que ça suffit pour m’éclairer, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au
coude, mon joli !

— Le général est votre parent par alliance du côté du Primus, m’expliqua Mébahel, venant à mon
secours. Nanaël et Imamiah ont vaillamment combattu les légions infernales durant la Troisième
Guerre.

— Ils se sont sacrifiés pour sauver leurs hommes. Leurs noms sont connus et honorés dans tout
Eden, se rengorgea Nith-Hahel.

Hypocrite, je m’extasiai sur ce fait d’armes tout en cherchant un moyen de me débarrasser de ce


casse-pieds pédant. J’essaierais de me renseigner sur son compte plus tard. S’il était si connu que ça,
Dénéa devrait pouvoir m’éclairer.

Cette fois encore, Mébahel me sauva la mise. Il me prit par le coude en adressant un sourire
d’excuse au militaire.

— Veuillez me pardonner, Général, je dois vous enlever sa Seigneurie. La Prima m’a fait
promettre de lui faire rencontrer le plus de personnes possible.

Et sans se départir de son sourire, l’archiviste m’entraîna, plantant là le militaire, la mine


courroucée.

— Merci, lui soufflai-je, en retenant un rire.

— De rien. Ce fut un plaisir. Je ne supporte pas ce prétentieux. (Son regard châtaigne pétillait
d’humour.) Je ne devrais pas vous le dire, mais Nith-Hahel a été mon élève durant de nombreuses
années, et malgré tous mes efforts, il est resté un parfait ignare.

Je ris et avalai la dernière gorgée du jus de fruit pétillant dans mon verre. Mébahel me proposa
d’aller m’en chercher un autre et j’acquiesçai, le sourire aux lèvres. Finalement, mon séjour en Eden
se passait très agréablement. Je n’aurais pas ressenti cette incertitude qui ne me quittait pas
concernant ce foutu pacte qui me liait encore à Kell, j’aurais pu apprécier cette pause dans ma vie
comme des vacances grand luxe.

— Yanaël ?

Je me retournai vers cette voix masculine, m’attendant à voir deux personnes qui se retrouvaient, et
rencontrai le regard pénétrant d’un ange, seul, dont les longs cheveux sombres étaient lâchés telle une
cape dans son dos. Apparemment, c’était à moi qu’il s’adressait.

— Vous faites erreur. Je ne suis pas la personne que vous cherchez, dis-je aimablement,
m’attendant à ce qu’il s’éloigne après s’être excusé de sa méprise.

Il ne fit ni l’un ni l’autre. Son visage se fendit d’un sourire que j’aurais pu qualifier de charmeur
s’il ne m’avait fait penser à celui qu’aurait pu avoir un renard embusqué devant le terrier d’un lapin.
Ses yeux étranges, d’un bleu vif sur le pourtour et jaunes près de la pupille, me détaillaient sans se
presser au point de me mettre mal à l’aise.

— Vous avez la couleur de ses yeux et de ses cheveux, murmura-t-il, satisfait.


Il connaît mon père biologique, compris-je immédiatement, tendue.

— Mais je suis impardonnable, dit-il, un sourire assuré aux lèvres en s’inclinant avec grâce, une
main sur le cœur. Souffrez que je me présente : Véhuiel, ambassadeur du Chœur des Ardents.

Je me souvins juste à temps que je devais lui tendre le dos de ma main afin qu’il s’incline dessus.
Le bref contact de ses doigts au creux de ma paume fit remonter un frisson le long de mon bras, tandis
qu’une fragrance que je crus reconnaître comme celle du bois de santal vint effleurer mon nez.

— Oui, c’est bien vous, murmura-t-il, ses yeux rivés aux miens. Quand vous étiez nourrisson, votre
parfum était déjà si particulier… Votre changement d’apparence n’y a rien changé. Yanaël…

— Vous… vous faites erreur, dis-je, mal à l’aise. Je m’appelle Jana, pas Yanaël.

— C’est pourtant bien votre nom de naissance, insista-t-il tranquillement. Je suppose que vous
n’avez aucune idée de ce qu’on vous a fait…

Merde ! Il est au courant pour le pacte.

Je me crispai. Peut-être avait-on droit à une réduction de peine si on ignorait avoir été l’instrument
d’un crime ? À ce stade, le mieux que je pouvais faire, c’était de nier d’en avoir eu connaissance.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez, mentis-je, priant pour que Mébahel revienne et me
sorte de ce guêpier.

Cependant, ce ne fut pas lui qui vint me sauver. Je sentis soudain un bras doux, mais ferme
m’entourer la taille, et la voix mélodieuse de la Prima s’exclamer, onctueuse :

— Ambassadeur Véhuiel, quel plaisir de vous revoir. N’étiez-vous pas rentré à Kéther-ramezore
pour quelques semaines ?

L’ange brun s’inclina galamment au-dessus de la main fine qu’elle lui tendait.

— On ne peut rien vous cacher, Prima. Mais certains… (Son regard prit une expression rusée.)
Certains évènements récents m’ont contraint à écourter mon séjour. Je ne suis de retour que depuis
seulement quelques heures. (Il me jeta un coup d’œil appuyé et ajouta :) Juste à temps, apparemment.
Mon Primus aurait été fort en colère après moi, si j’avais manqué le retour de Yanaël. (Son visage
abandonna brusquement le masque policé du diplomate et, après s’être assuré que tous les gens
alentour étaient trop occupés par leur propre conversation pour écouter la nôtre, il siffla froidement :)
Quel coup de maître d’avoir dissimulé cet enfant sur Terre et de lui avoir caché sa véritable
identité… Je reconnais bien là votre esprit retors, ma chère.

Je sentis la Prima se tendre. Qu’insinuait ce type ? Quelle autre identité que celle d’un ange
pouvais-je avoir encore ?

Je m’attendais à ce qu’elle l’envoie au bois ou bien qu’elle le fasse arrêter par les gardes qui se
trouvaient en divers points stratégiques de la grande salle, mais à ma grande surprise c’est à moi
qu’elle s’adressa tandis que ses yeux améthyste restaient rivés sur l’ambassadeur :

— Jana, t’ai-je déjà dit que les Ardents ont pour désastreuse habitude d’embaucher des
mercenaires loups-garous quand ils veulent intervenir sur Terre ?

La pointe de perfidie dans son ton me parvint, mais seuls les mots atteignirent véritablement mon
cerveau. Le diplomate eut le regard du joueur d’échecs au moment où il comprend qu’il est mat, et je
sus.

Des vrilles de douleur me submergèrent.

Les loups-garous qui avaient tué mes parents…

C’était les Ardents qui les avaient envoyés.


25.
Je manquais d’air. La haine et le chagrin m’empêchaient de respirer.

Il fallait que je sorte. Que je m’éloigne de ce type. C’était ça ou je l’égorgeais avec le couteau que
je sentais comme un fer rouge contre ma cuisse. Je ne pouvais pas me permettre un meurtre devant
tous ces gens, pas si je voulais rentrer chez moi sans passer par la case Puits de la Faille.

Tandis que je fuyais, j’enregistrai, plus que je ne vis, Lauriah qui interceptait Mébahel, revenu
avec un verre plein à mon intention, lui disant de me laisser, que j’avais besoin d’être seule. Je la
remerciai intérieurement pour sa délicatesse.

Je parvins à marcher d’un pas vif sans être trop rapide afin de ne pas attirer l’attention des invités.
Je réussis à traverser aussi la salle des trônes dignement, mais une fois sur la terrasse, vaste étendue
de marbre vide, je me mis presque à courir. Dans la brume de douleur qui me consumait, je repérai
sur la droite un large escalier incurvé qui descendait dans une roseraie. Je dévalai les marches
comme le vent au risque de me rompre le cou.

Je parcourus comme une somnambule des allées bordées de massifs en fleurs dont la merveilleuse
beauté ne parvint pas à me tirer de mon cauchemar éveillé. J’étais assaillie d’images brisées, comme
celles d’un kaléidoscope infernal. Je me représentais Achaïel, mon père biologique, donnant l’ordre
de lancer à mes trousses des hordes de loups-garous, et pourquoi pas cet ambassadeur de malheur
leur dire de ne reculer devant rien pour me récupérer. Je voyais mes parents attaqués, déchiquetés
par des crocs meurtriers. Je m’étais imaginé que les lycanthropes travaillaient pour ces fameux
ennemis dont Lauriah m’avait parlé et qui avaient tenté de m’enlever quand je n’étais qu’un bébé.
Jamais je n’aurais pensé que mon propre père biologique pouvait être à l’origine de cette traque qui
s’était conclue par le meurtre sauvage de mes parents. J’aurais pourtant dû comprendre quand la
Prima m’avait dit que les Ardents avaient des séides sur Terre, et que seul le pacte passé avec un
démon aussi puissant que Kell pouvait me dissimuler. Je me serais giflée. Mais à ma décharge
comment aurais-je pu imaginer qu’un père privé de sa progéniture puisse aller jusqu’au meurtre de
gens innocents pour la récupérer ? Le but premier, compréhensible en soi, pouvait-il excuser de tels
agissements ?

Absolument pas.

Des larmes de douleur coulaient sur mes joues et troublaient ma vue. J’avais si mal que, durant un
instant, je regrettai que Kell ne soit pas à mes côtés pour atténuer cette souffrance qui m’oppressait la
poitrine. Puis, j’eus un reniflement désabusé. Comme nous étions encore reliés l’un à l’autre, peut-
être ressentait-il ma détresse en cet instant même, et probablement s’en délectait-il puisqu’il n’était
plus sous l’influence d’une terre consacrée.

Maudit soit-il !

Mes larmes redoublèrent. Je ne savais pas où j’allais, mais je m’en moquais. Soudain, je butai
contre un mur. Un mur qui me retint dans ses bras quand je manquai tomber en me rejetant en arrière.
— Eh bien que voilà ? murmura une voix bien timbrée, près de mon oreille. Finalement, je ne
regrette pas d’être en retard et d’avoir coupé par la roseraie afin de gagner quelques minutes, si c’est
pour que la plus jolie des roses me tombe dans les bras…

L’humour tranquille émanant du ton de l’inconnu écartait ce que ses paroles auraient pu avoir de
sous-entendus égrillards. Je reculai d’un pas et m’essuyai maladroitement les yeux. Il vint à mon
secours en me tendant un mouchoir bordé de dentelle d’une finesse arachnéenne.

— Cela va mieux ? me demanda-t-il, quelques instants plus tard avec une sollicitude inquiète.

Je le dévisageai pour la première fois et restai bouche bée. J’étais face à un demi-dieu. Aussi
grand que Kell, il me dominait d’une tête. Ses cheveux d’un or pâle nacré étaient disciplinés en une
longue tresse qui lui descendait jusqu’au milieu des cuisses. Son visage, ciselé à la perfection était un
véritable écrin pour ses yeux obliques aux iris d’un vert si clair qu’il en paraissait presque blanc.

— Ou… oui, parvins-je à dire, la voix encore enrouée par les larmes versées. J’avais juste…
besoin d’être un peu seule.

Il haussa un sourcil dubitatif et sourit amusé, dévoilant une dentition à faire se suicider de jalousie
n’importe quel orthodontiste.

— J’ai bien du mal à croire que le seul besoin de vous isoler vous ait jetée dans un chagrin si
intense. Je serais vraiment curieux de savoir ce qui a bien pu mettre la fille de la Prima dans un tel
état.

Je me raidis.

— Comment savez-vous qui je suis ? m’enquis-je, méfiante.

Il me jeta un regard taquin et énuméra sur ses doigts :

— Voyons voir… Primo, vous lui ressemblez comme un reflet dans un miroir. ( Évidemment ! Je
rougis de ma stupidité.) Deuxio, je suis le général de la Garde des Gracieux, je dois donc me tenir au
courant de qui est qui, c’est un minimum. (Effectivement, il portait la cape blanche des généraux et le
symbole de la rose sur le plastron de sa tunique. Je n’avais même pas remarqué. Tu parles d’un flic
perspicace !) Et enfin, tertio, je suis le cousin de votre mère, et nous avons toujours été très proches.
(Sa voix s’adoucit et il parla plus bas :) Je suis par conséquent au courant de beaucoup de choses
vous concernant.

Je pâlis.

— Je ne vois pas à quoi vous faites allusion, dis-je froidement.

Il croisa les bras en riant doucement.

— Si je vous dis : le sacrifice de Lauriah, le pacte, la Terre, ça vous rappelle quelque chose… ?
(Voyant mon air alarmé, il fit un geste d’apaisement de ses deux mains levées.) Ne soyez pas
inquiète, Jana. Vous ne craignez rien venant de moi.

— C’est à croire que tous les habitants de ce foutu monde sont au courant de cette histoire à la
noix… marmonnai-je agacée.

Mon parler familier n’était pas du tout raccord avec Eden, mais ça ne sembla pas l’étonner. Il eut
juste l’air de trouver ça drôle.

— Nous ne sommes que trois en tout et pour tout à partager ce secret, sans vous compter, m’apprit-
il. Et nous ne le trahirons jamais.

— Je l’espère bien, soupirai-je, soudain lasse de lutter. Je n’ai pas très envie de faire
connaissance avec le Puits de la Faille.

Une lueur de surprise traversa ses prunelles lagon.

— Qui vous a parlé de ça ?

— Maître Mébahel, dis-je étourdiment, avant de me mordre la langue.

Quelle nouille ! Je m’étais promis de ne pas mettre l’archiviste en difficulté et voilà que je
révélais qu’il m’avait appris plus que ce qui était prévu.

— Ainsi, le… délicat archiviste du chœur est au courant de votre situation, dit-il, songeur.

Je m’empressai de rectifier :

— Pas du tout. Je ne lui ai absolument rien dit. C’est au détour d’une discussion sur la justice en
Eden qu’il a évoqué le Puits de la Faille. Il ne sait strictement rien.

— C’est préférable, approuva-t-il. (Une étincelle espiègle s’alluma dans son regard.) Ma foi, je
réalise qu’il serait peut-être temps que je me présente…

Il saisit les bords de sa cape dans chaque main et s’inclina avec grâce, si bas que sa tresse balaya
les gravillons de l’allée entre nous. Puis, toujours incliné, il releva la tête et ses prunelles vert pâle
se plantèrent dans les miennes.

— Je me nomme Reiyel, dit-il avec un sourire éblouissant.

Où sont mes lunettes de soleil quand j’en ai besoin ? Un frisson très agréable courut sur ma peau
lorsque ses lèvres frôlèrent le dos de ma main, qu’il avait prise sans que je m’en aperçoive. Je lui
rendis son sourire tandis qu’il se redressait.

— Nous sommes donc cousins, dis-je. Je vous avoue que vous me semblez plus supportable que
celui que j’ai rencontré tout à l’heure au banquet…

Sans façon, il me prit par le coude, nous faisant avancer tranquillement dans l’allée. Je me laissai
faire. Je ne savais pas pourquoi, mais je sentais que je ne risquais rien avec lui. L’instinct, peut-être ?

— Quel cousin s’est permis de se présenter à vous avant moi ? demanda-t-il avec une fausse mine
courroucée.

— Le général Nith-Hahel, gloussai-je, ravie de cette discussion badine qui n’avait aucun rapport
avec les démons, les pactes et les cellules de privation sensorielles.

— Quoi ? s’ébaubit-il en écarquillant exagérément ses magnifiques yeux en amande. Ce fat a osé
vous adresser la parole ? (Il plissa les paupières d’un air féroce outrancier.) Il mériterait que je le
passe par le fil de mon épée !

Je ris et toute la tension qui m’habitait s’évapora. Nous continuâmes à déambuler lentement entre
les bosquets de roses odorantes tout en devisant agréablement. Reiyel me fit rire à de nombreuses
reprises en évoquant des anecdotes au sujet de Nith-Hahel, qui devait, le pauvre, se demander
pourquoi ses oreilles sifflaient autant qu’un train à vapeur à l’ancienne.

Au détour d’une allée, Reiyel nous fit asseoir sur un banc de pierre. À son expression sérieuse, je
compris que le temps du badinage était passé.

— Jana, dit-il en prenant délicatement une de mes mains entre les siennes. Dites-moi ce qui s’est
passé pour que vous quittiez le banquet dans un état de détresse aussi grand.

Je fus surprise de constater que je n’avais pas la moindre envie de retirer ma main. Je me sentais
en confiance avec lui. Je ne me l’expliquais pas. Et les mots franchirent mes lèvres comme un torrent
douloureux. Je lui racontai la mort de mes parents et la découverte que je venais de faire : que mon
père biologique était à l’origine de cette atrocité. Une larme glissa sur ma joue et Reiyel l’essuya
d’un geste tendre.

— Je suis véritablement désolé de toutes ces épreuves que vous avez traversées, Jana. Si je
pouvais…

J’eus un pauvre sourire.

— Vous m’avez écoutée, c’est déjà beaucoup. Je sais que je n’aurais pas dû réagir aussi
violemment, mais quand j’ai appris… Ça a été plus fort que moi. J’ai préféré m’éloigner pour ne pas
céder à l’envie de le tuer…

Il m’enveloppa la joue de sa paume et eut un sourire attendri.

— Une essence de guerrière habiterait donc cette magnifique enveloppe ?

Je me retins de ronronner et de frotter mon visage contre sa main. Le parfum de son aura
m’entourait. J’y décelais de l’ambre gris et une pointe de bois de rose.

Bon dieu ! Reprends-toi, ma fille, ou tu vas te ridiculiser.


Je m’écartai à regret et il laissa retomber sa main.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Lauriah ne m’a pas dit que les Ardents étaient
responsables de la mort de mes parents. Elle le savait depuis le début puisque je lui avais raconté ce
qui leur était arrivé.

Reiyel resta un instant silencieux puis dit :

— Je connais bien ma cousine, et je crois pouvoir affirmer qu’elle avait à cœur de vous ménager.
Découvrir que votre propre géniteur a fait assassiner les gens qui vous ont élevée est plus que
perturbant. Voyez votre réaction.

Effectivement, ça se tenait.

— Nous devrions y aller, maintenant, dit-il doucement.

— Où ça ? demandai-je étourdiment.

Un bref sourire amusé effleura les lèvres de Reiyel.

— Au banquet, bien sûr. Sinon, la roseraie sera bientôt investie par la garde du palais au grand
complet, qui sera bien surprise de constater que c’est son général qui retient captive la fille de la
Prima… (Ses yeux clairs pétillèrent.) Quoique. Un seul coup d’œil sur votre personne leur fera
comprendre pourquoi je vous ai accaparée durant deux heures.

Je rougis telle une collégienne. Que je sois pendue haut et court s’il n’était pas en train de me
draguer comme un fou.

Nous quittâmes le banc, et toujours sans me toucher plus que le coude pour me guider, il me
ramena vers le palais. Au moment, où nous prîmes pied sur la grande terrasse, il chuchota à mon
oreille :

— Je vais devoir vous laisser, Jana. Je me dois d’aller inspecter mes hommes de faction dans la
salle. Mais si vous y consentez, et si vous n’avez rien de prévu, je vous propose de vous consacrer
ma journée de demain. Je vous ferai visiter Vérède-or et ses alentours…

Son regard chercha le mien, reflétant une incertitude qui me plut. Quelle différence avec ce
prétentieux de Nith-Hahel qui se croyait irrésistible ! Et puis, j’avais un mois à tuer, alors pourquoi
ne pas le faire agréablement ?

— J’en serai ravie.

Un sourire franc illumina ses traits. Il s’inclina avec grâce et tourna les talons en direction de la
salle.

Il me fallut pas loin d’une minute pour réaliser que je me tenais, seule, sur la terrasse, les yeux
dans le vague. J’avais l’impression d’avoir reçu un coup de massue sur la tête. J’entendais presque
en fond sonore la voix d’Annie Lennox{28} chanter There Must Be an Angel Playing with My Heart.
Je retins un fou rire nerveux en imaginant tout autour de moi les éléments kitch à mort du clip vidéo
de ce cultissime morceau : les petits angelots voletant partout, le groupe de gospel tapant des mains et
l’ange gay joufflu à frisettes faisant des vocalises.

Le cœur battant comme celui d’une midinette, je rejoignis directement Lauriah. Je craignais de
croiser à nouveau Véhuiel, mais sans que j’aie à évoquer le sujet, la Prima m’apprit que son époux
avait ordonné au diplomate de se retirer dans son ambassade, en dehors de la ville. Je pus donc
assister à peu près sereinement à la fin du banquet, mais j’avoue, qu’à de nombreuses reprises, je
cherchai Reiyel des yeux, sans succès.

C’était le troisième jour que me consacrait le beau général des gardes du Chœur des Gracieux et
ça ne s’arrangeait pas du tout de mon côté. Dès que je me trouvais près de lui, mon cœur s’emballait
et mes mains tremblaient de l’envie de le toucher.

Le lendemain de notre rencontre, il était venu me chercher comme convenu pour me faire visiter la
ville. Nous avions flâné dans les rues, parcouru des places fleuries, longé des fontaines, et emprunté
les petits ponts de pierre qui enjambaient le cours d’eau traversant la cité. J’avais eu l’impression de
faire une plongée au cœur du Moyen-âge, mais sans la saleté et la misère qui régnait à cette époque.
Les échoppes d’artisans humains travaillant toutes sortes de matières nobles comme le cuir, la pierre,
le bois et le métal, m’avaient fascinée. En milieu de journée, sur la place du marché, nous avions
mangé des petits pâtés à la viande tout chaud absolument délicieux, et assisté à un spectacle de
jongleurs. C’était la meilleure journée que j’avais passée depuis longtemps ; même avant de
débarquer en Eden. Et quand, la fin d’après-midi venue, Reiyel m’avait proposé de renouveler
l’expérience le lendemain, j’avais accepté avec enthousiasme. Lorsque je m’étais enquise si cela ne
perturberait pas trop son service, il m’avait avoué avec un petit sourire penaud absolument craquant
avoir délégué son autorité à son subalterne direct pour les trois jours à venir, dans l’espoir que je
supporterais sa présence un peu plus que ce qui avait été prévu au départ. Bref, il m’aurait dit
carrément que je l’intéressais ça n’aurait pas été plus clair. Pourtant, le lendemain, son attitude
n’avait pas changé d’un iota. Il était charmant, courtois, drôle, mais ne se permettait pas le moindre
écart de conduite. C’était agréable d’être courtisée à l’ancienne, et j’appréciais que le beau général
ne se soit pas jeté sur moi, mais j’étais une fille moderne, il arrivait un moment où il fallait passer à
la vitesse supérieure. Il ne m’avait même pas encore embrassée !

Tous les matins depuis trois jours, tandis que Dénéa me coiffait, je me morigénais. Bon sang, tu ne
le connais que depuis trois jours ! Qu’est-ce qui te prend ?

Inquiète, je m’étais même demandé si faire l’amour avec Kell n’avait pas déclenché chez moi une
libido exacerbée. Il m’aurait transformée en saute-au-paf ? Quelle horreur ! Je devais absolument me
reprendre. Je ne me reconnaissais pas.

Pourtant, malgré toutes mes bonnes résolutions, dès que je rejoignais Reiyel, mes hormones et mon
cœur, ces traîtres, jouaient les choristes pour Annie Lennox. Ce matin n’avait pas échappé à la règle.
Quand je l’avais vu dans la cour d’honneur du palais, tenant deux chevaux par la bride, je m’étais
surprise à le dévorer du regard. En plus, aujourd’hui il était vraiment à tomber. Il avait laissé ses
cheveux libres de toute entrave et, tandis que nous chevauchions, l’air doux de ce milieu de matinée
jouait avec ses longues mèches. Je mourais d’envie de fourrager dedans des deux mains, de m’y
rouler, de les humer pour emplir mes narines de son parfum.

Alors que nous progressions tranquillement en direction de la sortie de la ville – Reiyel


m’emmenait pique-niquer près d’une cascade –, je me forçai à ne pas constamment le regarder.
Même Kell ne m’avait pas obsédée à ce point, et pourtant je devais admettre que j’avais vraiment eu
un gros faible pour le démon quand nous étions coincés dans cette église de Sydney. Fort
heureusement, je n’étais pas une cavalière émérite – je n’avais eu l’occasion de monter que quatre
fois dans ma vie, et la dernière c’était en croupe derrière Ajann, durant le trajet jusqu’au fort –, et la
nécessité de consacrer une grande partie de mon attention à mon assiette m’empêchait de jouer les
groupies décérébrées.

Juste avant d’atteindre la sortie nord, nous passâmes devant un haut bâtiment ceint d’imposantes
colonnes et à la porte démesurée, qu’il me désigna comme étant le temple d’Uriel. Dès que nous
quittâmes la cité, j’aperçus à environ un kilomètre, une construction qui me fit penser aux arènes de
Nîmes.

— Qu’est-ce donc, demandai-je, intriguée.

— Les arènes.

Je fronçai les sourcils, troublée.

— À quoi servent-elles ?

— Elles ont été construites il y a à peu près deux mille ans pour permettre aux humains d’évacuer
leur agressivité naturelle. Une fois par semaine, ils peuvent assister à des combats opposant des
créatures dangereuses capturées errantes sur notre territoire.

Comment joindre l’utile à l’agréable… Les anges étaient des gens éminemment pragmatiques.

— Sur Terre, il existe des bâtiments en tous points semblables, dis-je, heureuse au possible de
pouvoir parler de ma vraie vie, au lieu de répéter les mensonges concoctés par ce cher et très
décontracté Yâdel. Il y en a un près de la ville où je vis. Ce sont les arènes de Nîmes. C’est assez
étonnant de retrouver ici un bâtiment du même genre construit à peu près à la même époque.

Le sourire qu’il me dédia fit remonter des frissons le long de ma colonne vertébrale.

— La barrière entre le monde des humains et le nôtre n’a pas toujours été aussi hermétique qu’elle
l’est à présent. Il y a eu des périodes où des anges se sont rendus sur Terre, très brièvement, il est
vrai, mais suffisamment pour que cela ne passe pas inaperçu des humains. Il y a deux mille ans,
certains d’entre nous sont revenus avec dans leurs souvenirs des plans de bâtiments. (Il désigna les
arènes qui s’éloignaient sur notre gauche tandis qu’il nous faisait quitter la route et franchir une butte
herbeuse près d’une futaie.) Ceux-ci en faisaient partie.
— Et vous ? Vous êtes déjà allé sur Terre ?

Il me jeta un coup d’œil amusé.

— Plusieurs fois. La dernière doit remonter à environ cinq cents ans. Il y avait beaucoup de
traversées d’anges à cette époque. (Son regard clair devint songeur.) Je me suis souvent demandé si
ce n’est pas ça qui a été à l’origine du renforcement de la barrière, comme si nous avions épuisé un
quota imparti.

— Si je me souviens bien de mes cours d’histoire, ça devrait remonter à la période de la fin du


Moyen-âge. Effectivement, les humains semblaient assez obsédés par les anges à cette époque, le
taquinai-je. Les peintres en peignaient partout, sans parler des sculpteurs, et je n’évoque même pas
les tapisseries que brodaient ces dames…

Il rit et me lança un regard malicieux.

— Je regrette vraiment de n’avoir pu revenir sur Terre dernièrement. (Il rapprocha son cheval du
mien jusqu’à ce que je sente sa jambe gainée de cuir fauve contre la mienne plus légèrement couverte
du velours de soie prune de mon ample jupe de cavalière.) J’aurais ainsi pu vous rencontrer bien
avant.

Et avec un naturel confondant, il se pencha vers moi et m’embrassa. Comme ça. Sans crier gare.

Mon cœur fit une embardée.

Sa bouche était chaude et douce. Il se contentait d’effleurer mes lèvres me laissant le choix de me
dérober si je le souhaitais. Mais je ne le souhaitais pas. Pas du tout. Je me laissai aller vers lui et il
me cueillit sur ma selle pour m’attirer sur ses cuisses. Je gémis quand son baiser se fit plus profond
et que sa langue rencontra la mienne. Une bouffée de désir s’épanouit dans mon bas-ventre et je
m’arquai alors qu’il me pressait contre son torse. Ma main libre se perdit dans sa chevelure de soie.
Son baiser était comme un alcool fort, il me faisait tourner la tête. Je crois que s’il m’avait prise, là,
sur son cheval, je l’aurais laissé faire, tellement il me rendait folle.

Mais il m’écarta, le souffle court pour murmurer contre ma bouche :

— Pardon… Je crois que la situation m’a un peu échappé… Je n’aurai pas d…

Je posai un doigt en travers de ses lèvres pour le faire taire et soufflai :

— Si tu t’arrêtes, je meurs…

Ce fut comme si le désir qu’il s’efforçait de contenir se mettait à brûler dans ses yeux. Sans lâcher
mon regard, il glissa de sa selle et me tendit les bras. Je m’y laissai couler avec délice.

Je ne sais comment il s’y prit, mais je me retrouvai quelques instants plus tard allongée sur sa
cape, avec lui en guise de ciel de lit. Son regard vert était si intense, qu’à lui seul il provoqua une
contraction de plaisir au creux de mon ventre. Je voulais sentir sa peau contre la mienne. Je glissai
une main par l’échancrure de sa tunique pour la poser sur son cœur, que je sentis battre à coups
redoublés sous ma paume, tandis que de l’autre j’essayai de défaire son ceinturon. Ses doigts
effleurèrent ma poitrine à travers le tissu de ma robe. Il y avait trop de vêtements entre nous. Je gémis
de frustration.

Reiyel rit doucement. S’écartant un peu, il fit un geste léger de la main. Son ceinturon se défit tout
seul, et pareil pour ses vêtements qui se mirent en tas à côté de nous, comme si l’homme invisible
était venu lui servir de valet de pied. C’était la première fois que je le voyais user du pouvoir
angélique, et seulement la deuxième que j’étais témoin de ce qu’auparavant j’aurais tout simplement
qualifié de magie. Avec un sourire espiègle, il passa lentement son index le long du laçage de ma
robe sur le devant et j’eus la surprise de voir le ruban se défaire tout seul. Ensuite, ce fut très rapide.
Mes effets glissèrent rejoindre ceux de Reiyel avec de doux bruits feutrés, nous laissant nus l’un
contre l’autre. Je frissonnai un court instant au contact de l’air, puis il secoua la tête, et sa chevelure
nous enveloppa d’un manteau de soie tiède.

Je lui tendis mes lèvres et lui ouvris mon corps.

Plus tard, quand les feux de la passion cédèrent la place au langoureux apaisement qui suit l’acmé,
et que Reiyel murmura à mon oreille des mots tendres, des mots que j’avais rêvé d’entendre toute ma
vie, je sus sans l’ombre d’un doute que j’étais tombée raide dingue amoureuse de lui.
26.
Une semaine.

Une semaine de baisers volés dans les alcôves, d’étreintes fougueuses en pleine nature, et de nuits
clandestines. Reiyel et moi restions discrets, mais au vu des regards amusés que nous lançaient
certains habitants du palais quand nous nous adressions la parole ou nous frôlions, je me doutais que
ces derniers n’étaient pas dupes, surtout Lauriah et Nériel. Le bruit que la fille de la Prima avait
passé trois journées consécutives en compagnie du général de la garde s’était répandu à la vitesse de
l’éclair. Fort heureusement, depuis ma présentation officielle, je n’avais plus de garde devant la
porte de mes appartements. Ils n’étaient donc pas témoins, chaque nuit, de l’arrivée de mon amant et
de son départ au petit matin.

Tous les soirs, juste avant qu’il ne me rejoigne, assise devant ma coiffeuse et vêtue d’une chemise
de nuit diaphane que je ne garderais pas bien longtemps, je me répétais comme un mantra qu’il serait
préférable que je lève le pied, que tout allait trop vite, que dans à peine un peu plus de trois semaines
je rentrerais chez moi. Mais j’avais beau me sermonner vertement, me dire que je m’emballais, dès
que mon bel amant angélique passait la porte, que je croisais son regard vert pâle, immanquablement,
toutes mes bonnes résolutions fondaient telle de la neige au soleil. Mon cœur battait comme les ailes
d’un oiseau effarouché dans ma poitrine, et un désir incandescent me mordait la chair.

Comme en cet instant.

Il ouvrit les bras et je m’y jetai.

Une divine caresse suivit le vallon formé par ma colonne vertébrale. Je soupirai de bien-être et
remarquai paresseusement :

— Tes cheveux sont vraiment d’une douceur incroyable.

Derrière moi, appuyé sur un coude, Reiyel lâcha la longue mèche responsable de la douce torture
qu’il m’infligeait et déposa un baiser sensuel sur mon épaule avant de souffler contre ma peau :

— Je ne sais pas si tu en as conscience, mais tu portes un vrai préjudice à mon travail. Je pense à
toi tout le temps, même quand je passe mes troupes en revue. (Son ton se fit amusé.) C’est assez
gênant de t’imaginer nue dans mes bras, gémissant à mon oreille, pendant que je rectifie une sangle
mal ajustée ou un plastron de travers. (Il rapprocha ses lèvres de mon oreille et murmura, soudain
sérieux :) Je suis véritablement fou de toi. Épouse-moi… (Mon cœur enfla de bonheur. Oui ! oui !
Mille fois oui !) … Tal-or.

Le surnom tendre qu’il venait de me donner fut pour moi pareil à une douche froide.

Tal-or. « Rosée de lumière ». Une autre personne m’avait appelée ainsi, il n’y avait pas si
longtemps : Phen. Au moment où Kell et moi allions emprunter le passage vers Eden, le patron de
L’Inferno’s Kiss m’avait souhaité bon voyage tout en émettant l’idée que, peut-être, nous nous
reverrions un jour, et il m’avait appelée « Tal-or ». À l’époque, je ne pouvais pas comprendre ce que
cela signifiait, et ensuite, je n’y avais plus pensé.

Je revis son visage d’une beauté à briser un miroir, ses incroyables yeux d’or liquide qui
m’observaient, intrigués, et sans que je sache pourquoi cela me dégrisa. Mes pensées s’éclaircirent.

Phen avait des liens avec Eden. C’était certain. Et ça me rappelait ceux qui me liaient à la Terre :
mon frère, mes amis. Je ne pouvais pas tout abandonner sur un coup de tête, même par amour. Il
fallait que je réfléchisse. Je ne pouvais pas dire oui à Reiyel. Et pourtant j’en avais foutrement
envie !

Je me tournai vers lui, admirant son superbe visage, le port noble de son cou orné du lourd
médaillon en forme de rose qui ne le quittait jamais, ses longues mèches claires qui drapaient ses
épaules si larges, sa poitrine musclée qui se soulevait au rythme lent de sa respiration. Je forçai les
mots à franchir mes lèvres :

— Reiyel… Je ne peux pas te donner de réponse tout de suite. C’est si soudain. J’ai besoin d’un
peu de temps.

Son air surpris m’indiqua qu’il n’avait pas une seconde envisagé que je puisse ne pas
immédiatement réclamer ma robe de mariée pour sauter dedans. Je vis passer une lueur de contrariété
dans ses yeux clairs, mais très vite, il se ressaisit et me releva le menton d’un doigt doux.

— Jana, je consacrerai l’éternité à te rendre heureuse, dit-il gravement.

Waouh ! Mon cœur fit un plongeon. J’aimais cet homme. Follement. Mais j’aimais aussi mon frère.
Et Nico. Et…

— N’aie aucune crainte, continua-t-il, rassurant. Notre union sera bénie par la venue d’enfants, je
te le promets. (Il referma la main droite sur son membre et posa la gauche sur mon ventre.) Je suis
fertile et toi aussi. Nous avons été décelés juste après notre naissance. C’est un rituel que l’on fait
passer à tous les anges nouveau-nés.

Je ressentis de l’exaltation à l’idée d’avoir un enfant de lui, mais le souvenir de Phen me revint
bizarrement une nouvelle fois, comme un fil rouge me reliant à la Terre, me rappelant ce que j’y avais
laissé. Il me fallut un effort considérable pour ne pas obéir à ce que tout mon être me poussait à
faire : dire oui. Depuis la première fois que Reiyel et moi avions fait l’amour, au courant par
Mébahel des difficultés de conceptions des anges, et que seule une cérémonie de mariage entre deux
fertiles pouvait leur permettre de concevoir, je ne m’étais pas trop inquiétée d’une éventuelle
grossesse. Mais cette demande en mariage rendait la chose terriblement réelle. Si j’avais un enfant de
Reiyel, je serais alors attachée aux territoires d’Eden pour toujours.

— Je te l’ai dit, j’ai besoin de temps, répétai-je en évitant son regard.

Il y eut un silence, puis il soupira et quitta le lit après avoir déposé un baiser léger sur mes lèvres.
— Ce sera comme tu le souhaites, Jana. On se voit ce soir.

Une fois seule, je me pris la tête entre les mains. C’était un vrai bordel, là-dedans : La Terre,
Eden, Lionel, Nico, Reiyel, et même Kell. Tout se télescopait.

Non. Je ne pouvais pas épouser Reiyel. Je voulais rentrer sur Terre. Je voulais pouvoir conduire
des voitures, écouter mon MP3 dans mon bain, aller au cinéma, lire des bouquins à l’eau de rose (Et
surtout pas ceux qui parlaient de vampires, de démons et du reste de la ménagerie ! J’en avais ma
claque de ces conneries.), et me faire des plateaux télé devant mes séries préférées. Mais par-dessus
tout, je ne pouvais pas abandonner mon frère. Ce dernier supportait seul le deuil de nos parents.
J’étais obligée de rester ici durant un mois, c’était une affaire entendue, mais il aurait été cruel de le
laisser plus longtemps que nécessaire dans l’incertitude concernant mon sort. Je ne pouvais pas
l’écarter comme un vulgaire détail de ma vie.

Mais, il y avait un autre homme à qui j’avais promis de ne pas l’oublier : Kell. Le Kell de l’église.
Celui qui m’avait sauvée du désespoir où la mort de mes parents m’avait plongée. Celui qui m’avait
passionnément, tendrement fait l’amour et m’avait le premier fait découvrir ce qu’était le plaisir. Le
premier dont j’étais tombée amoureuse, je l’admettais à présent. Il était encore là, enfoui tout au fond
de Kellial le démon qui me détestait, et je l’avais abandonné à son sort.

En mémoire de celui qui avait un si gentil sourire dans cette église, je devais aller voir Kell pour
m’assurer qu’il allait bien. Je ressentais un besoin viscéral de m’expliquer sur ce qui s’était passé
entre nous, et d’en finir avec cette histoire. Dans seulement trois semaines, je quitterais Eden. Il me
fallait faire un peu de ménage dans ma tête pour pouvoir rentrer sereinement chez moi.

Décidée, je me levai du lit et enfilai un peignoir.

Une heure plus tard, je profitai de la séance quotidienne de coiffage pour poser à Dénéa quelques
questions au sujet des geôles : où se trouvaient-elles et comment y accéder. J’avais un peu hésité
avant de lui parler, de peur de trop en dire, mais la servante ne m’avait jamais donné l’impression
d’être du genre à bavarder à tort et à travers. Je sentais que je pouvais compter sur elle pour garder
un secret, alors je m’étais lancée. J’appris que la prison se trouvait sous le palais, et que l’accès se
faisait par la salle des gardes. Pour corser la difficulté, seuls les militaires, le Primus et la Prima,
pouvaient y accéder.

— D’après ce que je sais, il n’existe que deux clefs pour ouvrir toutes les serrures de la prison,
portes et cellules, me précisa Dénéa. Le Primus en possède une, l’autre est détenue par le capitaine
Tiruel, le gardien-chef. Le Primus ne s’occupe bien sûr pas des entrées et sorties des prisonniers.

Quelle idiote ! Croyais-je réellement qu’on pouvait circuler à son gré à l’intérieur d’une prison ?
De plus, d’après ce qu’avait dit la Prima, Kell était enfermé dans la partie où se trouvaient les
détenus dangereux. Il devait y avoir des contrôles, des portes à franchir…
Ma profonde déception dut se lire sur mon visage car Dénéa s’enquit :

— Puis-je vous aider, Damoiselle ?

Soudain lasse des secrets avec lesquels il me fallait constamment jongler, je soupirai :

— Non, à moins que tu connaisses un moyen de me faire entrer dans la prison à la barbe des
gardes, puis de m’en faire ressortir de la même façon.

La brosse s’immobilisa un bref instant et, dans le miroir de la coiffeuse, je vis la servante me fixer
avant de poursuivre son doux mouvement de démêlage. Grâce à mon boulot, je savais voir dans le
regard d’une personne quand elle pensait à dire quelque chose puis se ravisait de peur de se mettre
dans la panade. C’était exactement, ce regard-là que venait d’avoir Dénéa. Je me retournai vivement
vers elle.

— Dénéa, je t’en prie, si tu connais un moyen, dis-le-moi… ! Je dois à tout prix parler à l’un des
prisonniers. Mais ça doit absolument rester secret. C’est très important pour moi. J’ai besoin de ton
aide.

Le visage expressif de la jeune femme révéla son conflit intérieur mieux que des mots. Je vis le
moment où elle se trouva sur le fil entre le « Oui je peux l’aider. » et le « Non, impossible. ».
J’insistai en mettant du cocker dans mon regard, et elle craqua.

— Il y aurait bien un moyen, mais…

— Dis-moi, je t’en prie ! (Je la pris par la main pour l’entraîner vers le lit où je la fis asseoir
avant de m’installer à côté d’elle.) Je t’écoute.

Mal à l’aise, la servante déglutit et dit lentement :

— La Prima peut entrer partout où elle le souhaite. Aucun garde n’oserait lui poser des questions
sur ses allers et venues, ni sur leurs raisons. (Elle désigna mon visage.) Vous pouvez vous faire
passer pour elle. En portant l’un de ses manteaux ou l’une de ses capes, la capuche bien descendue
sur le front afin de cacher la couleur de vos yeux, vous pourriez aisément passer pour elle. Il suffira
juste que vous disiez à Tiruel que vous avez oublié votre clef dans vos appartements et il vous
prêtera la sienne.

Bon sang ! Dénéa avait raison ! Les capes et les manteaux de Lauriah étaient très reconnaissables :
ils portaient tous les insignes de sa charge de guide du Chœur des Gracieux : une rose d’argent
brodée ; celle du Primus étant couleur or. Si je portais un vêtement comme ça, les gardes devraient
s’y laisser prendre. Je pris ses mains dans les miennes et les serrai, un grand sourire aux lèvres.

— Tu es absolument géniale ! (Elle rougit.) Tu peux facilement avoir accès à ses vêtements ?

La servante fit une petite grimace.

— Je ne suis pas au service de la Prima, c’est Lorina qui s’occupe d’elle. Si je me faisais prendre
à fouiller dans les placards de ses appartements… (Elle n’acheva pas, mais je compris qu’elle ne
serait pas à la fête.) Cependant, il y a une autre solution. Lorina apporte les vêtements de la Prima à
nettoyer au même endroit où moi j’amène les vôtres : à la blanchisserie. Chaque noble dame du
palais y a son propre panier. Le matin, on apporte le linge sale dans un panier que l’on vide dans
celui de la lingerie, puis on repart avec notre panier rempli d’effets propres lavés la veille. Le
lendemain, tout recommence.

Je voyais où elle voulait en venir.

— La vieille Pulcrécie ne s’occupe des vêtements qu’en début d’après-midi. Tout à l’heure, en
amenant votre panier, je pourrai récupérer un des manteaux sales de la Prima et vous le ramener.
Demain, quand je rapporterai vos vêtements pour le lavage, je n’aurai qu’à le glisser dans le panier
de linge sale du jour de la Prima. Lorina passe toujours avant moi à la blanchisserie.

Oui, ça pouvait marcher. Il fallait que ça marche.

Une demi-heure plus tard, Dénéa revenait, un panier à linge sous le bras.

Je bondis.

— Tu l’as ?

Sans un mot, elle déposa son fardeau sur le lit et, soulevant une pile de linge bien plié, en sortit un
vêtement fluide en faille changeante bleu paon. C’était une cape à capuche, la rose d’argent bien
visible à la place du cœur. Je touchai le tissu qui bruissa doucement sous mes doigts.

— Il va falloir que tu me coiffes de façon à ce qu’on ne voie pas mes cheveux. La Prima et moi
n’avons pas la même couleur.

Dénéa me fit l’équivalent angélique d’une tresse africaine et enroula la longueur en chignon sur ma
nuque. Dès qu’elle eut fini, je demandai :

— Où se trouve la section des prisonniers dangereux ?

Le miroir me renvoya le regard inquiet de la jeune femme.

— Damoiselle… je ne voudrais pas vous montrer de l’irrespect, mais j’espère que vous ne songez
pas sérieusement à descendre là-bas… Il est de notoriété que ces cellules retiennent les pires
créatures capturées sur les terres du Chœur. Ce n’est pas un endroit pour…

— C’est très important, Dénéa. Je sais ce que je fais. (Je croisai mentalement les doigts. S’il y
avait bien une chose que je ne maîtrisais pas, c’était la réaction de Kell.). Dis-le-moi, s’il te plait…
Elle finit par abdiquer.

— D’après ce qu’on m’a dit, ça se trouve au dernier sous-sol, dit-elle en soupirant.

La salle des gardes se situait dans l’aile Nord. Je le savais, car le jour qui avait suivi notre
rencontre, Reiyel m’avait fait visiter tout le palais. Nous étions passés devant le croisement qui y
menait et il me l’avait indiquée. Par contre, il ne m’avait pas expliqué que s’y trouvait l’entrée des
geôles.

J’étais presque arrivée à l’angle du couloir rejoignant les lourdes portes de bois riveté qui
délimitaient les quartiers de la soldatesque. Dénéa m’avait dit qu’une petite alcôve qui ne servait
plus qu’à entreposer des accessoires de ménages se trouvait juste derrière une imposante colonne sur
la droite. Je m’y glissai après m’être assurée que personne ne me voyait. J’y abandonnai mon
manteau long pour enfiler à la place la cape de Lauriah. Normalement, à cette heure-ci, la Prima était
dans le bureau qui jouxtait la salle des trônes, en train de lire son courrier et les rapports que
faisaient porter chaque jour les ambassadeurs Gracieux par coursiers rapides. Cela lui permettait de
se tenir au courant de tout ce qui se passait sur les territoires d’Eden, et ainsi d’être au point pour
épauler son époux lors des repas de la mi-journée avec diverses personnalités angéliques. De la
politique pur jus. Juste après ma cérémonie de présentation, Lauriah m’avait gentiment dit que je
n’étais pas obligée d’assister à ces repas, et que je pouvais manger dans ma suite si je le préférais.
J’avais sauté sur l’occasion. Après ma rencontre avec l’ambassadeur des Ardents, je n’avais pas
tellement éprouvé l’envie de croiser d’autres personnes de son acabit.

En boutonnant la cape à la base de mon cou, je me rendis compte que mes mains tremblaient.

Allaient-ils s’y laisser prendre ?

Certes, je ressemblais incroyablement à ma mère naturelle, mais il y avait tellement de choses


susceptibles de mal se passer : on pouvait par exemple me poser une question à laquelle seule
Lauriah serait capable de répondre, ou bien, lors de ses visites, la Prima avait peut-être des
habitudes ou des exigences particulières dont l’absence mettrait la puce à l’oreille des gardiens…
Dénéa avait été incapable de me renseigner là-dessus. Je devrais faire avec.

Je tirai bien la capuche sur le haut de mon visage, mettant ainsi mes yeux dans l’ombre. Je me
redressai, imitant la posture pleine de majesté de ma génitrice, et priai afin de parvenir à maintenir
mon timbre dans l’alto. Rompue aux exercices vocaux par mon professeur de chant, je maîtrisais bien
ma voix et savais même faire quelques imitations plutôt réussies d’hommes et de femmes politiques,
ce qui faisait toujours rire mon frère. Lauriah avait une voix plus sensuelle que la mienne, mais
d’après Dénéa, devant qui je m’étais exercée, j’étais, semblait-il, arrivée à assez bien imiter ses
chaudes inflexions. Cela devrait passer si je me débrouillais pour parler le moins possible. Lauriah
était la Prima. Je ne l’avais jamais vu s’expliquer quand elle s’adressait aux serviteurs ou aux
soldats. Elle donnait des ordres brefs, et parfois en ne regardant même pas ceux à qui elle les
destinait. Je devais avouer que cette attitude de sa part me gênait. Cela mettait en avant un trait de sa
personnalité qui ne me plaisait pas.
Bon, c’est le moment.

Je pris une grande inspiration et sortis discrètement de ma cachette. Je passai le coin du couloir et
me retrouvai face à un large hall. Le bruit de mes chaussures à petits talons – des sortes de cothurnes
en cuir blanc – sur les grandes plaques de marbre me parut assourdissant. Mon cœur martelait ma
poitrine, me donnant l’impression qu’il allait en jaillir, et mon ventre était contracté d’angoisse.
Pourtant, je continuai à avancer vers les portes et les deux gardes postés de part et d’autre, armés
chacun d’une épée à la ceinture et tenant une lance à la verticale, hampe posée sur le sol.

Ayant déjà vu la Prima et le Primus entrer dans une pièce gardée, je savais qu’ils ne s’arrêtaient
jamais pour décliner leur identité. Ils se contentaient de passer. Je maintins donc mon allure, la tête
bien droite, avec l’air hautain qu’arborait parfois Lauriah, mais sous ma jupe mes jambes tremblaient
de nervosité.

Parvenue à leur hauteur, je retins ma respiration, m’attendant à ce qu’ils m’interceptent, mais ils se
contentèrent de me saluer d’une inclination de tête très militaire et ouvrirent les portes pour me
laisser entrer. Je retins un soupir de soulagement.

Premier sas passé.

Je me trouvais à présent dans un grand vestibule comportant trois portes, une à gauche, une autre à
droite, et la dernière en face. D’après Dénéa qui, a ses débuts de servante était venue plusieurs fois
nettoyer les lieux, les deux premières n’étaient que des remises pour les armes et les armures, mais la
troisième menait à la salle des gardes proprement dite, l’endroit qui leur servait de réfectoire, de lieu
de repos, et où ils prenaient leurs ordres. C’était là que je devais aller. Le garde devant la porte en
question avait l’air de s’ennuyer ferme, mais à ma vue, il bomba le torse et inclina vivement la tête
pour me saluer. Continuant à jouer mon rôle, je fis comme si je ne le voyais pas tout en marchant vers
lui. D’un pas de côté très raide, il s’écarta et m’ouvrit le lourd panneau.

La salle était immense. Dans les murs de droite et de gauche s’ouvraient respectivement la porte
des cuisines et celle du dortoir. Deux autres portes me faisaient face : celle du bureau du Gardien des
clefs et celle menant aux geôles. La première était ouverte.

Deux grandes tables délimitaient entre elles un large passage permettant d’accéder au fond de la
pièce. Plusieurs gardes étaient attablés, en train de manger ou de jouer à une sorte de jeu de dé.
Certains aiguisaient la lame de leur épée et l’enduisaient d’huile. Ils bondirent tous sur leurs pieds à
ma vue et inclinèrent la tête respectueusement. Je les ignorai et marchai droit vers la porte du
gardien. Ce dernier correspondait à la description que Dénéa m’avait faite du dénommé Tiruel :
cheveux blonds tirant sur le roux, noués en catogan sur la nuque, visage étroit avec une fossette très
marquée au menton. Dès que j’entrai dans la pièce, il se leva précipitamment pour me rejoindre. Les
choses sérieuses commençaient. Il fit un geste en direction des soldats, qui reprirent leurs activités.

— Prima, dit-il en me saluant d’une inclination du buste. Que puis-je faire pour vous ?

Je résistai à la tentation de me racler la gorge et dis d’une voix hautaine :


— J’ai besoin d’accéder aux geôles.

C’était concis, ça ne donnait pas de détails, et n’appelait pas à la discussion. À partir de cet
instant, j’avançai à l’aveuglette. Je ne savais pas si à ce stade je devais réclamer quelque chose ou
dire une formule quelconque. J’espérais que Tiruel ne trouverait pas mon attitude suspecte.

Il hocha la tête d’un air entendu.

— Ce sera comme la fois précédente ? me demanda-t-il, me jetant dans l’affolement le plus


complet (De quoi parlait-il ? Devais-je répondre « oui » ou « non » ?) Vous ne voulez toujours pas
que je vous accompagne ?

Je retins un soupir de soulagement.

— Non, ce ne sera pas nécessaire. Par contre, j’ai besoin de votre passe. J’ai oublié la clef dans
ma chambre.

S’il fut surpris, il n’en montra rien. Il décrocha de sa ceinture un anneau de cuivre chargé d’une
unique clef et me le tendit. Je m’en saisis rapidement et le mit sous la cape. Moins il voyait mes
mains et mieux c’était ; elles tremblaient. J’en arrivais à la conclusion que je n’aurais pas pu être
agent secret ou espion. Trop émotive, la fille !

Il alla vers la porte menant aux geôles et l’ouvrit. Il s’effaça pour que je puisse entrer dans une
sorte de hall. Au fond, j’aperçus les premières marches d’un escalier de pierre en colimaçon qui
descendait vers les sous-sols. Je m’y dirigeai d’un pas assuré. Après tout j’étais censée être déjà
venue plusieurs fois ici. Je posai le pied sur la première marche quand Tiruel m’interpella :

— Prima !

Je m’immobilisai, en alerte.

— Vous oubliez quelque chose…

Ça y est, j’ai tout foiré. J’ai pas fait un truc qu’il fallait. Je suis grillée.

Je le sentis s’approcher derrière moi et je déglutis péniblement.

— Tenez.

Il me tendait une des deux lampes à huile qui éclairaient la petite pièce.

Je faillis partir d’un rire nerveux. Non, mais quelle gourde !

Je me contentai de le remercier d’un bref mouvement de tête et m’enfonçai sans demander mon
reste dans le trou noir de l’escalier. Il me fallut de longues secondes pour prendre pied sur le premier
palier. D’après ce que m’avait dit Dénéa, il y avait cinq sous-sols comportant chacun une vingtaine
de cellules. Je m’étais étonnée d’un nombre aussi faible et elle m’avait appris que les crimes étaient
assez rares en Eden.

Un garde armé d’une épée était posté devant une lourde porte, sans doute celle menant aux cellules
du premier sous-sol. La flamme d’une torche passée dans un anneau scellé au mur paraît sa chevelure
claire de reflets rouges. Il me salua, très raide, et je continuai mon chemin, poursuivant ma descendre.
Le même scénario se répéta jusqu’au dernier niveau.

Au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les entrailles de la terre, l’air se chargeait d’humidité.
Je frissonnai. La lèpre brun jaune du salpêtre rongeait les murs et les marches devenaient de plus en
plus glissantes. Un sentiment de culpabilité se mit à me titiller. Tandis que je me roulais dans des
draps de soie avec Reiyel, Kell croupissait dans cet endroit sordide.

Après avoir déverrouillé la porte gardée par le soldat du dernier sous-sol, je la refermai derrière
moi et m’y adossai.

Ouf ! J’y suis arrivée !

Un couloir où se découpaient de lourdes portes de métal de part et d’autre s’étendait devant moi.
Je ne pouvais en apercevoir le bout, il faisait trop sombre. L’odeur de moisi me prit à la gorge.

Maintenant, comment trouver dans quelle cellule il était enfermé ?

J’observai attentivement les portes et repérai immédiatement les judas qui les équipaient. Je
n’avais pas d’autre solution que d’ouvrir chacun d’eux pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Je m’avançai vers la première porte. Le judas s’ouvrit avec un grincement et je levai ma lampe
pour finalement me rendre compte qu’il n’y avait personne à l’intérieur. Je passai à la seconde, puis
la troisième. À la quatrième, je faillis mourir de peur. Quelque chose se jeta sur la porte en grognant
et je crus apercevoir l’éclat d’un croc. Je bondis en arrière avec un cri de souris. Un grognement
caverneux s’éleva de la cinquième. Je pouvais faire une croix sur celle-là aussi. Quand j’ouvris le
judas de la sixième, la lueur de ma lampe me permit de distinguer une forme dans le fond.

— Kell ? chuchotai-je.

La forme bougea et une voix étouffée me répondit par l’affirmative. Soulagée de ne pas avoir à
visiter toutes les cellules, je glissai la clef dans la serrure et déverrouillait la porte, agréablement
surprise qu’un mécanisme aussi archaïque fonctionne si bien.

J’entrai dans la geôle et tirai le panneau derrière moi, la gorge serrée en voyant la forme
recroquevillée sous une couverture miteuse. Je m’approchai et rabattit ma capuche en arrière.

— Kell… C’est moi, Jana. Je sais que vous n’avez pas envie de me parler, mais je voudrais juste
que vous m’écoutiez.

Un grommellement me répondit et un cliquetis métallique se fit entendre. Soudain je remarquai des


chaînes scellées dans le mur au-dessus du prisonnier.
— Mon Dieu… Ils vous ont enchaîné, murmurai-je, consternée. Je suis véritablement désolée. (Il
ne bougeait toujours pas. Il restait allongé sous la couverture.) Kell ? Allez-vous bien ? (Un certain
affolement me gagna et je posai la lampe à huile et la clef près de la porte.) Kell êtes-vous blessé ?

Un gémissement pitoyable me répondit.

L’angoisse au ventre, je m’approchai et soulevai un pan du tissu troué. Tout ce que je vis avant de
me retrouver plaquée douloureusement au sol fut un visage inconnu à la peau bizarrement vert pâle,
surmonté de cheveux hirsutes de la couleur de la paille, aux prunelles rougeâtres fendues comme
celles des serpents, mais surtout aux dents fines et acérées telles des aiguilles.

Merde ! C’est quoi ce truc ?

Je poussai un cri qu’il étouffa en me jetant un pan de sa couverture crasseuse sur le visage. Il était
assis à califourchon sur moi, et ses mains me maintenaient les poignets au sol. Malgré sa corpulence
mince, il avait une force incroyable.

— Quelle belle surprise ! siffla-t-il. Un morceau de roi pour Kriik. (Il me palpa une cuisse et,
comme il m’avait lâché un bras, j’en profitai pour lui balancer un coup violent dans la mâchoire qui
le fit vaciller, mais pas me lâcher. Fou de rage, il éructa :) Sale bouffeuse de bites blafardes ! Tu vas
voir qui est Kriik ! (Mais j’en avais rien à foutre de Kriik, moi !) Quand j’aurai fini de poignarder
tous tes trous avec mon dard, je te dévorerai !

Encore un qui voulait me violer et me bouffer ! C’était quoi, leur problème, à tous ces mecs ? Je
me cabrai pour le déloger, mais il tenait bon. Son haleine avariée me donnait la nausée.

Bordel ! Je me serais foutu des claques. Dénéa me l’avait pourtant dit qu’au dernier sous-sol
étaient enfermés les plus dangereux criminels ! Sur ce coup-là, je méritais la plus haute marche du
podium. Celui dédié aux nunuches aficionada des promenades dans les bois réputés truffés de
monstres, et aux chantres du « Séparons-nous, nous serons plus forts. », sans qui les films d’horreur et
d’épouvante perdraient indubitablement de leur charme de nanars. En plus, j’avais laissé mon
couteau dans la chambre. Depuis ma rencontre avec Reiyel, ma méfiance naturelle s’était en quelque
sorte émoussée.

Je constatai que mon agresseur avait les poignets enserrés par des bracelets en métal, reliés aux
deux chaînes scellées dans le mur que j’avais remarquées en entrant. Celles-ci devaient mesurer à
vue de nez environ un mètre cinquante. Si je parvenais à reculer suffisamment en direction de la
porte, il serait retenu en arrière par ses fers. De plus, même s’il avait beaucoup de force, il n’était
pas très grand ; je devais être à peine moins lourde que lui. Je pouvais, en poussant sur mes jambes,
l’obliger à se soulever et tenter une reptation dorsale.

Soudain, mon regard accrocha une chose qui me tétanisa. Un… truc, je ne trouvais pas d’autre mot
pour le qualifier, était en train de percer le pantalon de mon agresseur au niveau de l’aine. On aurait
dit une pointe en os qui se déployait. En quelques secondes, elle atteignit environ vingt-cinq
centimètres de long. Lorsque je compris ce que c’était et ce qu’il avait l’intention d’en faire, une
terreur sans nom me vrilla le cerveau. Tenir le rôle de la victime du péché de la luxure comme dans
le film « Seven{29} » ne m’emballait pas plus que ça, allez savoir pourquoi… !

Galvanisée par l’horreur, je pliai les genoux et poussai sur mes jambes comme une dingue. Je
reculai d’une dizaine de centimètres. Comprenant ce que j’essayais de faire, ce salopard lâcha à
nouveau un de mes poignets pour m’assener une gifle destinée à m’assommer. Fort heureusement, la
chaîne qui l’entravait gêna son mouvement et il ne put y mettre toute sa force. J’aurais sans doute un
beau bleu demain si je ne lui servais pas de plat de résistance, mais je ne tombai pas dans les vapes.

Malheureusement pour lui.

Eh oui, je n’étais pas qu’une « bouffeuse de bites blafardes », j’étais aussi une « tordeuse de bites
osseuses » patentée…

Il poussa un hurlement, découvrant sa dentition de murène, et se rejeta en arrière pour échapper à


la douleur. Pédalant frénétiquement des pieds, je me propulsai avec vigueur dans l’autre sens, vers la
porte, et l’atteignis à quatre pattes sans avoir le souvenir de m’être retournée.

Putain de merde !

Recroquevillée contre le panneau, je haletais, tremblante, en proie à des haut-le-coeur


incoercibles. C’était le contrecoup. Je réprimai tant bien que mal mon envie de rendre et pris appui
de la main sur les pierres humides. Je me redressai, flageolante. Curieusement, une pensée prenait
toute la place dans mon esprit : la cape de la Prima avait-elle souffert ? Fébrile, j’inspectai le
vêtement avec appréhension. Mais, miraculeusement, il n’y avait aucun dégât. Quelques endroits
étaient humides à cause du contact avec le sol, mais rien de grave. Je poussai un soupir de
soulagement. Il aurait été fort ennuyeux que la cape ait été endommagée. Je ne voulais pas que Dénéa
ait des problèmes. Derrière moi, j’entendais les chaînes du monstre cliqueter violemment tandis qu’il
sifflait de frustration, et toute l’horreur du sort auquel je venais d’échapper me frappa de plein fouet.
J’avais vraiment failli finir en brochette : empalée puis mangée. Je m’en tirais avec seulement
quelques meurtrissures aux poignets, facilement dissimulables sous des bracelets.

Je me retournai et le regardai tirer sur ses fers en me montrant ses dents de cauchemar. Enfin sûre
de ne plus rien risquer, je lissai nerveusement en arrière les mèches qui s’étaient échappées de mon
chignon. Cela me permit de me reprendre. Je récupérai la lampe et la clef, que j’avais – par chance –
sagement laissées près de la porte.

Au moment de sortir, je me retournai vers Kriik-dents-de-murène.

— Désolée, mon p’tit père, mais ton dard tu l’astiqueras tout seul à un contre cinq. Où j’ai été
élevée on dit : « Mange ta main et garde l’autre pour demain. ». Comme ça, si tu as une petite faim, il
te restera toujours une main de disponible…

Il glapit de rage.

Une fois dans le couloir, je m’empressai de verrouiller sa porte et m’y adossai, tremblante. Je
l’avais échappé belle. Je ne savais pas ce qu’était cette créature, mais j’étais certaine que je ne
voulais plus jamais en croiser une de ma vie.

Le couloir me parut encore plus sinistre que tout à l’heure. J’envisageai sérieusement de renoncer
durant une fraction de seconde.

Non. Je suis allée trop loin pour abandonner maintenant.

Il me fallut inspecter, prudemment cette fois, encore huit cellules avant de trouver celle que je
cherchais.

Il était là, enchaîné au mur, comme Kriik. Mais lui n’avait aucune couverture. Il était assis dos à la
paroi, le front appuyé sur ses avant-bras posés sur ses genoux pliés. Quand j’entrai, je vis qu’il était
torse nu et ne portait pas son bâillon de cuir. Il redressa la tête et ses yeux clairs se mirent à brûler de
haine.

— Toi ! Qu’est-ce que tu fous encore ici ? La dernière séance ne t’a donc pas suffi ? Où est ton
âme damnée de garde du corps ?

Constatant que j’étais seule, il cracha :

― Casse-toi ! Va remettre tes jolies fesses sur ton trône et pourris !

Je compris qu’il me prenait pour Lauriah.

Je rabattis la capuche en arrière et m’approchai de lui avec circonspection.

— Kell, c’est moi, Jana.

Une lueur d’étonnement traversa son regard. Il jeta un coup d’œil vers la porte, s’attendant
visiblement à ce que je sois accompagnée. Je m’aperçus soudain que ses épaules et ses bras étaient
couverts de zébrures rouges dont certaines étaient encore à vif. C’était des marques de fouet.

Merde.

Il avait dû se rebeller, c’était sûrement ça. Les anges ne feraient pas une chose pareille sans
raison. Je murmurai faiblement, en désignant ses blessures d’un geste tremblant :

— Pourquoi… pourquoi ça n’a pas guéri ? Je croyais que les démons guérissaient très vite.

Il haussa les épaules.

— C’est à cause du collier bloquant et de ce territoire de malheur. Je suis aussi faible et


vulnérable qu’un humain.

Sa voix était froide, mais au moins il ne m’engueulait pas.

— Je dois pouvoir faire quelque chose pour vous, Kell. Je vais demander au Primus de veiller à
améliorer votre sort jusqu’à la cérémonie de fin du pacte et votre libération.

Il ricana, amer :

— Ah parce que vous croyez qu’ils me libèreront ? Vous êtes d’une naïveté crasse si vous pensez
ça.

Vexée, je crispai mes doigts sur l’anse de la lampe et relevai le menton.

— Et vous, vous êtes tout à fait injuste. Ce n’est pas moi qui ai choisi de signer ce pacte, bon
sang ! Pourquoi me détestez-vous à ce point ?

Ses yeux exprimèrent une haine qui me fit reculer, bien que je sache qu’encore lié par le pacte, il
ne pouvait aller à l’encontre de l’un de ses commandements les plus importants : ne pas me faire de
mal.

— Je hais tout ce que vous représentez, dit-il la voix vibrante, en se levant lentement, déployant
son grand corps, emplissant la petite cellule de sa présence écrasante. Vous ne pourrez jamais
imaginer à quel point j’ai aimé détruire toutes vos chances de réussir dans le chant, et combien j’ai
exécré le fait de partager mon énergie avec vous pour vous sauver des loups-garous, alors que je
n’avais qu’une envie : vous voir morte !

Hébétée, je compris enfin, d’une part, pourquoi je n’avais jamais pu participer à la moindre
audition, à chaque fois mon dossier était perdu ou le jury avait un accident, ou encore ma voiture
tombait en panne, et, d’autre part, l’origine de l’énergie démentielle qui m’avait secouée après avoir
tué le loup-garou qui voulait me violer : grâce à notre lien, Kell m’avait transmis de son énergie à
distance, se vidant presque entièrement, rendant nécessaire la virée à Cadarache. Car quoi de mieux
que l’énergie atomique pour recharger un démon à plat ? Choquée, abasourdie, j’ouvris la bouche,
mais aucun son n’en sortit.

Il poursuivit, cruel :

— L’idée de vous avoir touchée, d’avoir couché avec vous, me donne l’envie de vomir.
Heureusement que je n’en ai aucun souvenir !

Je crus recevoir un coup de poignard en plein ventre. On peut supporter la haine, mais pas le
dégoût. Dans la haine, il y a quelque part une reconnaissance de la valeur de l’autre en tant
qu’adversaire. Dans le dégoût, il n’y a qu’une constatation de sa petitesse, de sa médiocrité. Kell me
disait que je ne valais rien à ses yeux. Pas plus que la limace au bord du sentier. J’eus envie de me
plier en deux de douleur, mais je demeurai droite comme un i tandis que je gelais de l’intérieur. Dans
un éclair de lucidité, je réalisai que dans un coin de mon cœur j’avais toujours espéré que Kell se
« réveillerait », qu’il me verrait enfin telle que j’étais, et non pas comme une poussière sur sa
chaussure, que l’on secoue avant de poursuivre son chemin. C’était un rêve de gamine attardée. Ce
type était un démon. Il haïssait les anges, et c’était ce que j’étais, même si je m’efforçais de le nier.
Aveuglé par cette haine ancestrale, il continuerait à me détester, quoi que je fasse.
J’avais mal. Tellement mal.

Je le regardai me toiser et brusquement une rage froide me submergea. C’était pour ce type que
j’avais pris tant de risques ? Que j’avais failli finir empalée et bouffée par un monstre de
cauchemar ? Et tout ça pour voir s’il était bien traité ? Pour lui parler de ce que nous avions vécu
dans cette église, et lui expliquer comment ça nous était arrivé ?

Je le fixai d’un œil polaire et dit d’une voix vibrante de mépris :

— Eh bien moi je me souviens de chaque détail de cette nuit dans l’église. Et je suis désolée de
vous dire que vous ne soutenez pas la comparaison avec l’homme que j’ai rencontré ici et qui partage
mon lit. Il est merveilleux et me comble. Vous n’arrivez même pas à la cheville de Reiyel !

Il sursauta comme piqué par une guêpe. Il avança d’un pas, les poings serrés, mais avant que ses
chaînes ne l’arrêtent, il s’immobilisa comme si une force invisible l’empêchait de m’approcher. Je
compris que le pacte venait de le contraindre, lui interdisant de lever la main sur moi, et pour une
fois je bénis ce contrat de malheur. Ses lèvres s’incurvèrent en un rictus comme s’il allait proférer
une insulte, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Son gendarme mental venait de l’empêcher de
parler. Qu’avait-il eu l’intention de dire ?

— Tant mieux pour vous, finit-il par siffler, tous ses muscles contractés, les yeux luisants de haine.
Mais dites-vous bien une chose : si les anges actuels sont bien les héritiers de ceux qui ont choisi de
suivre le Créateur, ils n’en sont pas moins devenus exactement comme nous, les démons, mais ils
refusent de l’admettre. Leur essence a été contaminée par le savoir et la remise en question. Ces
hypocrites ailés sont aussi pervertis que nous. Sauf qu’ils n’ont basculé qu’après notre chute. Tant
qu’ils étaient sous les yeux de papa, ils se tenaient bien sages. Mais une fois loin de son regard, ils
s’en sont donné à cœur joie. Ta mère est une ordure de premier choix, et toi tu es exactement comme
elle. Fiche le camp !

Hors de moi, meurtrie, je reculai vers la porte.

Non, je ne pleurerais pas. Pas devant lui.

Je quittai précipitamment la cellule et, les mains tremblantes, je refermai la porte à clef.
Malheureusement cela ne suffirait pas à empêcher les horreurs que Kell venait de me jeter à la tête de
me suivre. Comme un automate je remis mon capuchon sur ma tête et rebroussai chemin. Le retour fut
plus rapide que l’aller et tout se passa bien. Personne ne m’arrêta ni ne me posa de question. Sans un
mot, je rendis la clef à Tiruel et sortis de la prison. Après avoir remplacé la cape de la Prima par
mon manteau, je retournai à ma chambre où m’attendait une Dénéa plus morte que vive. Je la rassurai
en lui disant que tout s’était bien passé. Et elle m’apprit que je n’avais été absente que deux heures.
Étonnant. J’aurais parié que tous ces évènements avaient duré une éternité

Dès qu’elle fut partie, le manteau de la Prima dissimulé dans un sac sous son bras, je me
déshabillai et pris un bain.

J’avais besoin de me laver de tout ça.


Et de pleurer.

Le soir venu, quand Reiyel apparut sur le pas de ma porte et qu’il me sourit tendrement, je courus
me jeter dans ses bras. Serrée contre son torse puissant, avec ses mains qui me caressaient le dos,
j’oubliai tout et une bouffée d’amour m’envahit toute entière. Une évidence me frappa : que
m’importait Kell ? Que m’importait le monde entier à côté de ce que je ressentais pour cet homme ?

Et, c’est le nez au creux de son cou, que j’acceptai sa demande en mariage, refusant d’écouter la
timide petite voix ténue dans mon crâne, qui me faisait remarquer que seulement quelques heures plus
tôt j’avais décidé de rentrer sur Terre.
27.
Je tombai à genoux, à la limite de l’inconscience. L’impression qu’on m’arrachait les entrailles
cessa brusquement et je pus respirer à nouveau. Des mains me soutenaient. Elles m’aidèrent à me
hisser sur mes pieds, et une paume fraîche se posa sur mon front.

— C’est fait, annonça une voix que je mis quelques secondes à reconnaître comme celle de
Tsipore, le prêtre-seigneur des Gracieux. Elle est libérée. Ne reste que de légères traces,
imperceptibles pour la plupart d’entre nous. Et quand bien même quelqu’un les sentirait, il lui serait
impossible de détecter leur origine. Le pacte est abrogé.

Le cri de pure félicité que poussa Lauriah me fit pivoter la tête dans sa direction. Elle examinait
avec avidité la peau à l’intérieur de son poignet comme si elle contemplait un trésor. Je réalisai que
les mains qui me soutenaient étaient celles du Primus. Les yeux tournés vers son épouse, ce dernier
arborait une expression soulagée qui le rendait moins guindé, plus accessible.

Malgré moi, je regardai vers Kell. Ce dernier portait son bâillon de cuir et une tunique à manches
longues qui m’empêchait de voir si de nouvelles marques de fouet marquaient ses bras. Il nous
regardait tous comme s’il allait nous égorger sur place. Il fit un brusque mouvement en direction de
Lauriah, mais le vigilant Yâdel tira brutalement sur le collier de métal que le démon portait autour du
cou, brisant son élan, et d’un coup de botte dans le creux du genou, il le fit tomber face contre terre.

Je réalisai que Kell n’était plus sous l’emprise du pacte. Désormais, Lauriah et moi ne pouvions
plus l’approcher sans risque pour nos vies. Le démon avait beau être dans l’incapacité de se servir
de ses pouvoirs offensifs en Eden, et se trouver sous l’influence affaiblissante du collier, il n’en
demeurait pas moins aussi dangereux qu’un humain grand et costaud rompu aux arts du combat
pouvait l’être.

— Ramène-le dans sa cellule, ordonna le Primus avec une moue de dégoût, comme s’il demandait
au militaire de descendre les poubelles.

Yâdel s’exécuta promptement. Il remit le sac de toile sur la tête du démon et posa la pointe de son
poignard contre sa jugulaire avant de lui intimer de se relever. Je ne pus m’empêcher de suivre des
yeux leur sortie, consciente que c’était probablement la dernière image que j’aurais de Kell.

Le Primus me lâcha et je constatai que je tenais bien sur mes jambes. Je ressentais des choses
étranges. J’avais l’impression de déborder d’énergie, mais j’avais froid. Je me sentais vide. Je
m’entourai de mes bras.

— Que va-t-il advenir de lui ? demandai-je, me méprisant de ne pouvoir me retenir de poser cette
question.

Lauriah leva ses yeux violets vers moi, quittant la contemplation de la peau désormais lisse à
l’intérieur de son poignet.

— Il va être puni pour avoir osé poser la main sur toi.


Je pâlis. Même si, à présent, je détestais Kell moi aussi, un certain souci de justice m’interdisait
d’accepter qu’il soit considéré comme seul responsable de ce qui s’était passé entre nous. Je ne
pouvais pas oublier que, de mon côté, j’avais été plus qu’enthousiaste à commettre la chose.

— Je sais que les démons sont vos ennemis héréditaires, mais il a joué son rôle et respecté tous les
points du pacte. Il a veillé sur moi et m’a ramenée, non ? Il n’était pas lui-même au moment où… où
nous avons… (Rien à faire, ça ne sortait pas.). Vous n’allez tout de même pas le tuer ? m’enquis-je,
inquiète.

Lauriah protesta, l’air outré :

— Pas du tout ! Nous sommes des anges. Nous ne pouvons tuer qu’en cas d’agression, jamais de
sang-froid. Le démon devra seulement se rendre utile en guise de compensation. Le moment où il
nous quittera dépendra uniquement de ses capacités et de ses efforts.

Bref, il serait simplement condamné à un travail d’intérêt général à la sauce Eden, et plus il
mettrait de bonne volonté à sa tâche, plus vite il serait libre. Rassurée, je souris à Lauriah et elle vint
me serrer dans ses bras, m’enveloppant de sa fragrance de Jacinthe. Je ne pourrais jamais vraiment la
considérer comme ma mère, mais une amie pourquoi pas… ?

Elle me lâcha et me souleva le menton (Je m’habituais petit à petit à sa manie de me toucher
comme si j’étais une poupée.), une expression malicieuse sur le visage.

— Prête pour demain ?

Merde ! C’est vrai, je me fiance demain…

Une étrange panique me bloqua soudain la poitrine. Ne faisais-je pas une erreur ? J’étais une
femme active et moderne. Qu’allais-je faire de mes journées ? Et le travail ? J’allais m’ennuyer à
mourir. Mon dieu, et Lionel ? Je ne le reverrais plus jamais…

La porte s’ouvrit, me dispensant de répondre. Reiyel entra et tous mes doutes s’envolèrent. Il vint
vers nous, magnifique dans son uniforme blanc et or et je sus que j’avais pris la bonne décision.
Quand votre cœur bat à ce point pour quelqu’un, que vous avez l’impression que chaque nuit entre
ses bras est un embarquement pour Cythère, il n’y a plus à réfléchir, il faut foncer, s’accrocher à lui.
Lauriah le salua d’un sourire et entraîna son époux vers la porte.

— Nous vous laissons, annonça-t-elle, avec un sourire complice.

Dès que nous fûmes seuls, Reiyel me rejoignit en deux enjambées et prit délicatement mon visage
entre ses mains pour déposer un tendre baiser sur mes lèvres.

— Comment se porte ma bien-aimée ? Tout s’est-il bien passé ? Je me suis échappé de mon
service pour venir aux nouvelles.

Je posai ma joue sur sa poitrine et acquiesçai tandis qu’il refermait ses bras autour de moi.
— Je suis enfin libre, dis-je avec un soupir heureux. (Je levai le visage vers lui.) Libre de me lier
à toi.

Une lueur de triomphe brilla dans ses yeux vert pâle.

— Enfin… murmura-t-il. Tu vas être à moi. Pour toujours.

J’avais l’impression étrange que j’aurais dû être gênée par cette expression de possessivité, mais
je ne ressentais que de la joie à l’idée que j’allais m’unir à celui que j’aimais. Je me haussai sur la
pointe des pieds et l’embrassai fougueusement.

Il répondit à mon baiser avec enthousiasme, ses mains partant à l’assaut de mon corps. Puis il
s’écarta, haletant :

— Je dois passer mes soldats en revue. Le Primus du Chœur des Guérisseurs arrive dans l’après-
midi… (Je butinai ses lèvres, tentatrice.) Il va rester une dizaine de jours. Je dois absolument… (Ma
main partit baguenauder dans le voisinage de ses culottes de cuir.) Par le Créateur… ! (Il poussa un
grognement et me souleva dans ses bras.) Ils pourront bien attendre une heure ou deux… !

J’eus un petit rire tandis qu’il m’emportait vers la chambre.

Maman ? J’avais perdu ma mère. Je voulais juste jouer. Les larmes dévalaient mes joues rebondies
d’enfant.

Oh, le vieux monsieur aux chaussures blanches sait où se trouve Maman. Je le suis. Je ne sais pas
où elle nous attend. C’est loin. Nous marchons longtemps.

Le monsieur a la main moite. Je n’aime pas ça. Mais il est gentil, sinon Maman ne l’aurait pas
envoyé me chercher.

Il me fait entrer dans une maison. On va jouer à un jeu en attendant Maman. Il faut faire un bisou à
l’endroit que l’on montre. Je désigne ma joue. Les lèvres toutes mouillées du monsieur se posent
dessus. C’est un jeu facile. C’est à son tour de choisir. Il me montre une partie de son pantalon qui
fait une bosse. Mais ça ne m’intéresse pas tellement. Je suis beaucoup plus attirée par l’air qui bouge
derrière lui.

Soudain, il y a un monsieur immense qui attrape par le cou le grand-père aux mains moites et le
soulève comme je le fais avec mes poupées. Ses chaussures blanches battent l’air drôlement. Dès
qu’il ne bouge plus, le grand monsieur le laisse tomber derrière le canapé et se penche vers lui. Je
vois ses courts cheveux sombres dépasser derrière le dossier.

Une odeur de côtelettes grillées vient jusqu’à moi. L’homme immense se relève alors et me fixe de
ses yeux presque blancs. Il a l’air en colère. Il est chaud comme un radiateur. Il me prend dans ses
bras et me dit qu’il va me ramener chez moi. Je me blottis contre lui. Je suis bien. Je me sens en
sécurité. Il parle, mais je ne comprends pas ce qu’il dit. Il pose une main sur mon front et j’ai
l’impression que mon souvenir du vieux monsieur s’estompe avant de disparaître.

Je ne suis jamais venue ici.

Ma mère non plus ne se souviendra pas. Nous sommes restées à la maison. Bientôt je vais me
réveiller de ma sieste et elle m’attendra dans la cuisine avec un bon goûter.

Plus jamais un homme en butte à des pulsions sexuelles mal intentionnées ne pourra m’approcher.

Kell y a veillé.

Je me réveillai en sursaut, le souffle erratique.

Bordel de merde !

C’était quoi ce rêve ?

Un rêve ? Non, ce n’était pas un rêve ! C’était un souvenir. Je me rappelais de tout. Kell m’avait
sauvée d’un pédophile quand j’avais quatre ans. Ensuite, il m’avait fait un truc de démon pour
éloigner définitivement de moi tous les hommes qui auraient pu avoir de mauvaises intentions. Il
m’avait transformée en repoussoir pour pervers, et par contrecoup, j’avais perdu tout intérêt sexuel
ou amoureux au regard de la plupart des hommes. Voilà pourquoi seules les femmes et les gays me
trouvaient charmante !

Maintenant qu’il ne bloquait plus mes souvenirs, ceux-ci remontaient à la surface. Il m’avait
sauvée, oui, mais il avait gâché toute ma vie amoureuse. Comme il avait dû se réjouir de mes échecs
successifs… ! Ce salopard était parvenu à me faire du mal tout en respectant le pacte. Ben oui, il me
protégeait en me faisant ça… ! Ô combien je le détestais !

— Ma bien-aimée ? marmonna Reiyel à moitié endormi. Quelque chose ne va pas ?

— Non, répondis-je en me blottissant tout contre lui. Tout va très bien, au contraire.

Je viens de découvrir que je ne suis pour rien dans mes déconvenues amoureuses à répétitions.

Je me rendormis bercée par les battements réguliers du cœur de celui que j’aimais, songeant que
c’était la dernière nuit que je passais dans ce lit ; une fois fiancée, j’irais vivre chez mon promis,
comme l’exigeait la tradition angélique. En l’occurrence, je changerais juste d’étage, vu que Reiyel
occupait un appartement encore plus grand que le mien dans l’aile sud du palais. Privilège du grade.
Et cerise sur le gâteau, le lit de mon fiancé était très confortable ; je l’avais testé in situ quelques
jours plus tôt avec son aimable collaboration.

Zut ! J’ai encore oublié ce satané savon !


Il me narguait à un mètre de la baignoire dans laquelle j’étais plongée jusqu’au cou. Si je sortais
trempée, j’inonderais le sol et rajouterais du travail à Dénéa. D’accord, son talent lié aux éléments
était justement celui de l’eau mais ce n’était pas une raison. Elle avait été embauchée au Palais au
départ pour laver et sécher les sols. Il lui suffisait de bouger légèrement les doigts et les petites
flaques d’eau se divisaient en gouttelettes qu’elle pouvait faire léviter avant de les jeter par la
fenêtre. C’était mon arrivée qui l’avait propulsée au statut de camériste. La première fois que je
l’avais vu user de son pouvoir, j’avais été impressionnée. Puis, je m’étais habituée à voir des
jardiniers faire éclore des fleurs en passant leurs mains sur les massifs, des forgerons à tordre le
métal simplement en le touchant des doigts, et la blanchisseuse à sécher le linge d’un souffle. Cela
faisait maintenant un mois que j’étais en Eden et je m’y étais assez bien intégrée. Surtout grâce à
Dénéa et Reiyel, et dans une certaine mesure à Mébahel. Je croisais parfois l’archiviste, mais depuis
l’annonce de mes futures fiançailles avec le cousin de ma mère, il semblait m’éviter.

Je lorgnai d’un air mauvais le rectangle parfumé posé sur la console. Bah, peut-être qu’en me
penchant un peu et en tendant le bras au maximum je parviendrais à le saisir…

Je plaquai mon ventre contre le rebord de la baignoire et m’étirai le plus possible. Non, rien à
faire, il manquait encore deux centimètres. Je fis une nouvelle tentative en grommelant :

— Je vais être en retard pour mes fiançailles, c’est pas sympa de ta part. Viens ici, idiot de savon !
Mais tu vas venir, oui !

Brusquement, il sauta au creux de ma main. Saisie, je le lâchai et reculai précipitamment,


provoquant un mouvement de l’eau dans la baignoire, inondant le sol derrière moi.

Que s’était-il passé ?

Prudemment, je repris ma place initiale et jetai un coup d’œil par-dessus le rebord de la cuve. Il
était là. Sur le sol. Crânement décontracté. Aussi inerte et inoffensif que pouvait l’être un savon.

Et si…

Une idée follement séduisante venait de me traverser l’esprit : et si ça ne venait pas du savon, mais
de moi ? Jusqu’à ce jour, j’avais été persuadée que j’étais un ange sans pouvoir particulier, puisque
je n’avais jamais fait quoi que ce soit d’extraordinaire. Dénéa m’avait expliqué que les pouvoirs
angéliques étaient en régression depuis des dizaines de milliers d’années ; de plus en plus d’anges
naissaient avec des dons modestes ou pas de dons du tout. J’avais donc tout naturellement pensé que
je n’en avais pas.

Je fronçai les sourcils. Pouvais-je réitérer le coup du savon sauteur ?

Il n’y avait qu’une façon d’en avoir le cœur net. Je tendis la main vers lui et me concentrai en
pensant « Viens ici ! Je te veux dans ma main. ». J’eus alors l’impression que l’air entre ma paume et
le savon se densifiait, comme lorsque l’on essaie de rapprocher les faces de même polarité de deux
aimants. Et sans que j’aie besoin d’en faire plus, le savon vint à moi.
J’éclatai de rire et le serrai contre mon cœur. Libérée du joug de Kell, non seulement je ne
ressentais plus les échos de son affaiblissement par le collier bloquant, j’étais donc en pleine forme,
mais mes pouvoirs d’ange commençaient également à se révéler. J’imaginai la tête de Reiyel quand,
un soir, je lui retirerais ses vêtements sans le toucher. J’allais lui faire la surprise. Mais d’abord, il
me faudrait m’entraîner.

Lorsque je croisai ce regard bleu et jaune, je me raidis instantanément. L’ambassadeur des Ardents
était assis à l’une des tables sur la droite. Le repas de fiançailles se déroulait dans une immense salle
au rez-de-chaussée du palais. Sur la droite s’ouvrait un patio, agrémenté d’une succession de
colonnes disposées en quinconce et surmontées d’arcades sculptées de guirlandes de roses, qui
menait à un jardin merveilleux. Reiyel me l’avait fait visiter le premier jour où il m’avait servi de
guide. La disposition des colonnes isolait visuellement la partie salle de la partie jardin, tout en
permettant de passer directement de l’une à l’autre.

Le diplomate leva son verre dans ma direction avec un sourire qui me donna l’envie de lui jeter
mon assiette à la figure. Mais il était trop loin pour que je m’y aventure. Je n’étais pas fameuse au
frisbee ; je risquais de décapiter un autre convive ou un serviteur innocent qui passait par là. Je
l’ignorai donc, et reportai mon attention sur mon voisin d’en face, Iah-Hel, le Primus du Chœur des
Guérisseurs.

J’avais été très surprise quand Nériel m’avait présenté ce dernier après la cérémonie des
fiançailles. Comme tous les anges, il était d’une beauté surnaturelle et semblait avoir vingt-cinq ans à
peine, mais son visage aux traits purs et réguliers était gâché par une longue cicatrice qui passait en
travers de l’arête du nez et de la joue gauche, comme Albator{30}, mais sans le cache-œil de pirate.
Tous les anges que j’avais rencontrés jusqu’à aujourd’hui, présentaient une peau et des traits sans
défaut. Le Primus du Chœur des guérisseurs et aussi Maître du Conseil des archanges était le premier
à déroger à cette règle de perfection.

Je jetai un coup d’œil aux deux soldats qui campaient derrière son siège, raides et imperturbables.
Ils étaient membres de la Garde Céleste. Issue du Chœur des Solaires, qui suivait les préceptes de
l’archange Mickaël, cette dernière protégeait le Maître du Conseil en tous lieux et en toutes
circonstances. En les observant, je comprenais ce que Mébahel avait tenté de m’expliquer à leur sujet
quand il m’avait décrit tous les chœurs. Les Solaires suivaient le principe Thipheret, ce qui en
hébreu signifiait « La beauté », et oui ils étaient beaux. Bien sûr, les anges étaient tous beaux, mais
eux dégageaient une noblesse impossible à ignorer. Toutefois, le chœur de Mickaël, n’était pas
consacré uniquement à fournir des gardes pour le Maître du Conseil des Archanges. Nombre de juges
dans les différents Chœurs étaient issus de leurs rangs. Et, chose qui m’avait impressionnée : leur
Primus détenait le pouvoir de sanctification. Il pouvait rendre éternels les humains estimés méritants.

Perdue dans mes pensées, j’écoutais distraitement le chant d’une pureté cristalline provenant de la
mezzanine. Plusieurs anges femmes aux voix incroyablement mélodieuses y étaient installées. J’avais
enfin compris d’où me venait cette voix hors du commun.

Assis à mes côtés, Reiyel me servit à boire et je lui souris, encore incrédule de ma bonne fortune :
j’étais fiancée à un mec canon qui m’adorait. Mes yeux se posèrent machinalement sur mon annulaire
gauche désespérément nu. La coutume de la bague de fiançailles n’était pas une tradition d’Eden.
Dommage.

La cérémonie avait été assez rapide. Dans la grande salle des trônes, Reiyel et moi, vêtus de blanc,
nous tenant par la main devant un parterre d’invités, nous étions promis l’un à l’autre par le
truchement d’un ruban immaculé que le prêtre-seigneur avait noué autour de nos mains jointes. À
partir de cet instant, nous étions entrés dans la vie commune. Les seules différences avec le mariage
étaient que ce dernier se déroulerait au temple d’Uriel, que le ruban serait cramoisi, et qu’à l’issue
de la cérémonie nous serions capables de concevoir des enfants. Ces derniers auraient-ils des ailes ?

— Le Chœur des Gracieux est grandement béni de vous compter parmi ses membres, dit une voix
grave, m’arrachant à mes visions de petits anges fessus voletant gaiement tout autour de moi.

Je souris aimablement au Maître du Conseil des Archanges et protestai :

— Il ne faut rien exagérer. C’est moi qui ai de la chance. J’ai rencontré Reiyel, et tout le monde
m’a accueillie à bras ouverts.

— Mmmh… j’imagine, dit-il avec un petit sourire en coin qui incurva le bas de sa cicatrice. Il eût
été fort surprenant que les Gracieux vous ferment leur porte…

Je ne saisis pas l’humour de sa remarque, mais me gardai de le lui signaler ; d’après Reiyel, cet
homme était l’un des plus influents d’Eden. Primus du Chœur des Guérisseur, Iah-Hel présidait le
Conseil qui réunissait ses huit homologues, et en cas de désaccord sur un sujet ou s’il y avait une
décision à prendre en urgence, c’était lui qui avait le dernier mot. Autant dire que l’envie qu’il se
penche de près sur mon cas ne me travaillait pas vraiment. Le Puits de la Faille ne m’attirait pas plus
qu’avant.

Nerveuse, je laissai échapper mon couteau de table. En tentant de le rattraper – assez


maladroitement, je dois bien le reconnaître ; Mister Bean avait de la concurrence –, je me plantai la
pointe bien aiguisée dans le gras du pouce gauche. J’eus un hoquet de surprise en voyant le sang
s’écouler de la plaie. J’appuyai immédiatement ma serviette de table dessus, me mordant les lèvres
car la douleur commençait à irradier dans ma main. Mortifiée, je jetai un coup d’œil autour de moi, et
constatai que seul Iah-Hel avait été témoin de ma maladresse. Reiyel, à ma gauche, en grande
conversation avec un autre militaire en face de lui, n’avait rien remarqué, et mon voisin de droite, un
ministre du Conseil des Gracieux, avait une discussion enflammée avec son vis-à-vis au sujet du
transport difficile de je ne sais quelle denrée.

— Faites-moi voir, me dit le Maître du Conseil en tendant la main en travers de la table.

— C’est inutile. Ce n’est pas grand-chose…

— Permettez que j’en sois juge, dit-il l’œil sévère. Donnez votre main.

Contrariée de m’être fait remarquer plus que nécessaire par ce type, je m’exécutai de mauvaise
grâce. Je lui tendis ma main blessée, m’appliquant à la cacher à Reiyel en la positionnant derrière la
carafe qui se trouvait entre nos assiettes. Quand le Primus écarta les pans de la serviette, je fis une
grimace en voyant la plaie en forme de C d’où le sang coulait toujours. J’avais dû couper une jolie
veine.

Je le vis tourner la bague qu’il portait au majeur, de façon à ce que la pierre en forme de cabochon
ovale, d’un bleu métallique, effleure ma peau blessée. Je ressentis une légère douleur puis une
chaleur intense, très intense. J’essayai de retirer ma main, mais il avait saisi mon poignet.

— Que faites-vous ? dis-je entre mes dents. Ça brûle...

— C’est normal, se contenta-t-il de répondre tranquillement.

Normal ? Je t’en foutrais, moi, du normal ! J’avais l’impression que ma main passait au
barbecue… !

Au moment où j’avais fini par décider de l’assommer avec la carafe (Au diable le protocole !), la
brûlure reflua et disparut. J’eus l’impression qu’une bouffée d’air frais baignait ma main. Je faillis
pousser un gémissement de pure félicité.

Iah-Hel me lâcha avec un petit sourire satisfait, un sourcil haussé l’air de dire : « Alors, ça va
mieux, douillette petite chose ? ».

Quand je baissai les yeux sur ma main, je restai bouche bée. Il n’y avait plus aucune trace de ma
blessure. Même pas une cicatrice. Il m’avait totalement guérie.

Espèce de nouille améliorée ! Bien sûr qu’il t’a guérie, c’est le Primus du Chœurs des
Guérisseurs… ! Tu croyais quoi ? Qu’il portait ce titre parce qu’il collectionnait les bandes
Velpeau ?

Je me sentis terriblement stupide et le remerciai.

— Je n’allais pas vous laisser vous vider de votre sang sous mes yeux, dit-il avec une fausse
désinvolture, l’œil malicieux. Je crois qu’Eden tout entier m’en aurait voulu…

— Votre galanterie me touche, mais je ne crois pas être intéressante à ce point…

Son regard gris ardoise se posa sur Lauriah, avant de revenir vers moi, songeur.

— Seul l’avenir nous le dira… dit-il, énigmatique.

Et là, j’eus les jetons. Sentait-il qu’il y avait quelque chose d’étrange dans mon retour miraculeux ?
Avait-il des doutes ? Je m’empressai de changer de sujet.

— J’ai vu que vous avez pris soin de mettre la pierre de votre bague en contact avec ma blessure.
Pourquoi ?
— La labradorite est la pierre des guérisseurs. Nous en portons tous. Elle stimule la guérison et
amplifie nos pouvoirs, mais surtout, elle absorbe le mal. Si je vous avais soignée sans l’avoir sur
moi, j’aurais pris votre blessure. En l’occurrence, ça ne m’aurait pas tué. Mais parfois, quand on
intervient sur des cas graves, on ne peut se permettre de faire l’impasse sur la labradorite. (Je dus
avoir l’air étonnée, car il précisa :) Les pierres ont un pouvoir en Eden… (Ses yeux se plissèrent.) Il
me semble pourtant que les démons rouges en usent également…

Mayday ! Mayday !

Vite ! Parler d’autre chose ! N’importe quoi !

— Puisque vous pouvez guérir les blessures au point de laisser la peau totalement intacte,
pourquoi avez-vous...

Je désignai son visage.

Il suivit sa cicatrice d’un doigt désinvolte.

— Je ne peux guérir que les autres. C’est pareil pour tous les guérisseurs. (Il s’adossa à son siège,
les yeux perdus dans le vague explorant ses souvenirs.). Ça s’est passé lors de la Seconde Guerre
contre les légions infernales. J’avais poursuivi un démon du feu particulièrement puissant. Nous
étions seuls. Je l’ai vaincu, mais avant de mourir, il m’a blessé au visage. J’étais plutôt mal en point,
et j’ai mis beaucoup de temps à rejoindre mes compagnons. Trop de temps pour espérer guérir sans
cicatrice.

— Je suis désolée…

Il eut un bref sourire.

— Pourquoi ça ? Au moins, maintenant, je suis certain de ne pas passer inaperçu parmi tous ces
anges à la beauté parfaite.

— C’est vrai que la beauté n’a de prix que si elle fait figure d’exception. Quand elle devient
l’ordinaire, elle disparaît.

— Je crois que je vais devoir réviser mon jugement concernant les démons rouges. Ils vous ont
apparemment bien éduquée. Je ne les pensais pas si prévenants avec leurs esclaves…

Le Maître du Conseil des Archanges me dévisageait toujours aimablement et son ton était badin,
mais je ne m’y trompai pas : quelque chose le chiffonnait dans l’histoire officielle de mon miraculeux
sauvetage. Il y revenait trop souvent pour que cela soit innocent. Il n’avait pas l’air soupçonneux mais
plutôt intrigué. Un nouveau coup d’œil aux convives autour de moi, me fit comprendre qu’Iah-Hel et
moi étions toujours comme dans une bulle. Lauriah et Nériel conversaient avec un membre d’une
famille angélique très influente, et puis ils étaient de toutes les façons trop loin, et mon fiancé donnait
la réplique au colonel de l’armée du Nord qui était assis à sa gauche. Personne ne pouvait m’aider.
J’étais seule. Je ne pensais pas être capable de donner le change sur le long terme. Je devais donc me
débrouiller pour mettre fin à cette dangereuse conversation. Quand j’étais au lycée, j’avais pris des
cours de théâtre pendant deux ans. On allait voir si quelques restes perduraient…

Je frissonnai ostensiblement et m’appliquai à montrer une expression de hantise contenue.

— Et vous avez raison. Malheureusement, ils ne sont pas tous prévenants, comme vous dites. J’ai
vu nombre de démons rouges faire acte de brutalité envers leurs esclaves. J’ai eu beaucoup de chance
que ma maîtresse démone m’achète alors que je n’étais qu’un nourrisson. Je sais que c’est assez rare
qu’un maître s’encombre d’un enfant incapable de le servir avant plusieurs années. Une fois, un ami
de ma maîtresse m’a… Il m’a battue parce que je ne lui avais pas servi son verre assez vite. J’ai
été… très choquée et… (Je me levai brusquement, la mine suffisamment défaite pour faire croire que
ce sujet de discussion m’affectait terriblement, alors qu’en fait, c’était dû à la trouille de ne pas
parvenir à le convaincre qu’il n’y avait pas matière à creuser davantage.) Veuillez m’excuser,
Primus. J’ai besoin de m’isoler un peu. Évoquer ce souvenir m’est très pénible.

Je quittai mon siège en glissant un « Je reviens tout de suite. » à l’oreille de Reiyel, et m’éloignai
de la longue tablée.

Et voilà comment on saborde une conversation non désirée.

Une fois hors de vue, sous les arcades donnant sur les jardins, je ralentis le pas et m’adossai à une
colonne de la dernière rangée. J’allais attendre cinq ou dix minutes afin d’asseoir ma petite comédie.

Je laissai mon regard errer sur le jardin et m’émerveillai de sa beauté surréaliste. Des oiseaux
pépiaient dans les arbustes et les massifs couverts de roses. Des papillons multicolores butinaient,
effleurant les corolles de leurs ailes fragiles. L’air était d’une pureté inégalée. Je respirai
profondément. Oui, c’était bien le Paradis, ici.

Alors pourquoi, l’idée d’épouser Reiyel me perturbait-elle autant ? Dès qu’il n’était plus à mes
côtés, je me mettais à douter. C’était vraiment déstabilisant. Je n’avais jamais été de ces filles
girouettes qui ne savent pas ce qu’elles veulent et changent d’avis comme de chemise. Agacée, je
donnai un petit coup de poing dans la colonne derrière moi.

Bon Dieu ! Qu’est-ce qui cloche chez moi ?

— Quel plaisir de vous revoir… !

Je sursautai au son de cette voix. Celle de l’ambassadeur des Ardents. Perdue dans mes pensées, je
ne l’avais pas entendu approcher. En me voyant quitter la table, il avait saisi l’opportunité et m’avait
suivie. Instinctivement, je portai la main à ma cuisse, cherchant à travers le tissu soyeux de ma robe
le couteau que j’avais encore une fois omis d’emporter.

Punaise ! Je vais me le faire greffer !

De toutes les façons, il n’allait pas attenter à ma vie, puisque la mission des loups-garous avait été
de me capturer pour me ramener vivante chez les Ardents. Décidant que le mépris pouvait aussi être
une arme, je repris contenance et le toisai.
— Plaisir à sens unique, je peux vous l’assurer, lâchai-je, tenaillée par le besoin de le frapper
jusqu’à faire disparaître son sourire suffisant.

Je parvins à juguler mon envie de meurtre et lui tournai le dos pour retourner dans la salle que je
venais de quitter. Je n’avais pas fait deux pas qu’il me saisit par le bras. Je me figeai.

— Lâchez-moi, immédiatement, grondai-je sans le regarder, glaciale, en articulant exagérément


chaque mot. Mon fiancé m’attend.

— Il est des choses que vous ignorez…

Si je lui allongeais un coup de pied dans les bijoux de famille, cela serait-il considéré comme un
incident diplomatique ?

— Je n’ai aucune envie de vous écouter ! dis-je sèchement et tentant de dégager mon bras de sa
poigne.

J’aperçus alors Yâdel qui venait vers nous d’un pas très rapide, la mine fermée. Il arrivait de la
salle de réception. Pourtant, je ne l’avais pas vu durant le repas. Il avait dû se tenir dans un recoin
discret. Il veillait sur moi avec l’attention d’une mère poule pour ses poussins. Je songeai, un peu
amusée, qu’il était la version angélique d’un espion de choc. Le diplomate l’aperçut également. Il
chuchota précipitamment :

— Les Gracieux sont loin d’être tout blancs. Ils projetaient ce mariage depuis votre naissance. Ils
sont prêts à tout pour…

— Votre Grâce, dit le capitaine de la Garde de la Prima en s’inclinant. Le général Reiyel


s’inquiète de votre absence…

Il n’accorda pas un regard à Véhuiel. Ce dernier m’avait lâchée dès que mon garde du corps était
arrivé. Il arborait à nouveau son sourire onctueux de politicien. Je m’éloignai de lui avec
soulagement. Je détestais cet homme.

Yâdel m’escorta jusqu’à mon siège. Tandis que je m’installais, il glissa quelques mots à l’oreille
de Reiyel. Ce dernier fronça les sourcils, puis se pencha vers moi et l’expression de son visage
s’adoucit.

— Ma bien-aimée, dit-il très bas, afin que moi seule entende. Yâdel me dit qu’il t’a arrachée aux
griffes de Véhuiel. Que voulait ce maudit serpent ? Que t’a-t-il dit ? S’il t’a importunée, je peux en
référer au Primus...

Mon cœur fondit de voir combien mon bien-être lui tenait à cœur. Mais je n’avais pas envie qu’il
se retrouve avec un incident diplomatique sur les bras. D’après ce que j’avais entendu ces dernières
semaines, les relations entre les Gracieux et les Ardents étaient très tendues. Elles n’avaient jamais
été au beau fixe, mais les tensions s’étaient renforcées depuis plusieurs dizaines d’années. Je lui
souris et dis d’un ton léger :
— Ce n’est pas la peine, je t’assure. Il ne s’est rien passé. Cet individu m’indiffère totalement. Je
ne l’ai pas écouté.

Une lueur – de soulagement ? – traversa son regard clair puis un sourire charmeur étira ses belles
lèvres.

— J’en suis heureux. Je ne voudrais pas que cet oiseau de mauvais augure t’ennuie ou te perturbe
d’une quelconque manière en ce jour si important pour nous deux.

— Tout va bien, ne t’inquiète pas.

Mouais… Tout va bien, tout va bien… Je n’avais pas écouté l’ambassadeur, c’était vrai, mais je
l’avais entendu. Ses fumeuses accusations étaient parfaitement ridicules. Personne ne m’avait forcée
à accepter la demande en mariage de Reiyel. J’étais amoureuse de lui au point d’avoir le souffle
coupé quand son regard plongeait dans le mien, quand sa main caressait ma joue, ou quand il me
souriait, comme maintenant.

La décision venait de moi et seulement de moi.


28.
Je m’étirai comme une chatte, savourant le contact soyeux des draps. Je savais depuis peu que
ceux-ci étaient tissés avec des fils d’araignée. Dénéa m’avait expliqué que certains humains avaient
le don de se faire obéir des arachnides et géraient des fermes d’élevage de ces charmantes bestioles
afin de produire ce tissu très prisé des anges. Les Gracieux s’enorgueillissaient d’avoir le plus grand
nombre d’humains capables de ce prodige sur leur territoire, et les exportations de textiles vers les
autres chœurs étaient florissantes.

J’ouvris un œil et rencontrai un ciel de lit blanc. Je me rappelai soudain que je n’étais plus dans
les appartements qu’on m’avait dévolus à mon arrivée en Eden, mais dans ceux de Reiyel. Dans sa
chambre. Dans son lit.

Je rougis au souvenir de ce que nous y avions fait cette nuit. Je ne m’étais endormie qu’au petit
matin.

Ce fut à cet instant que Dénéa entra dans la pièce à pas de loup.

— Ah, votre grâce est éveillée. Je viens de croiser le général alors qu’il sortait d’ici et il m’a
ordonné de vous laisser dormir. Je venais juste vous apporter des vêtements. (Mes effets n’avaient
pas encore tous été transférés de ma chambre à celle de Reiyel.) J’espère qu’ils vous conviendront.

Elle me montra une robe légère à la grecque en mousseline de soie de couleur bleu pâle irisée de
rose, et une sorte d’étole blanche en velours crémeux. Je la rassurai et passai rapidement le peignoir
posé sur la chaise à côté du lit, avant de me lever.

La chambre de Reiyel était indubitablement masculine avec ses sculptures d’anges guerriers, et ses
tapisseries de batailles aux murs, mais de délicats voilages immaculés, plissés et gonflés de rubans
transformaient le lit à baldaquin en chou à la crème. Il avait même eu la délicatesse de faire installer
une coiffeuse dans un des angles de la pièce. Je le devinais car je ne le voyais pas trop s’asseoir et se
mirer devant ce type de meuble sculpté de petites fleurs. Je l’imaginais mieux se servir du grand
miroir en pied à côté du lit. Le reste de l’appartement était agréable, mais tout aussi strict. La seule
grande différence avec mes anciens quartiers était l’immense balcon auquel on accédait par le salon.
Il surplombait la ville et l’on apercevait au loin la campagne et l’arène.

J’étais en train de barboter dans mon bain, quand Dénéa poussa une exclamation.

— Votre grâce…

— Appelle-moi Jana, soupirai-je. Je te l’ai demandé au moins cent fois.

La servante rougit et se reprit :

— Jana, j’ai trouvé ce message pour vous sur la coiffeuse.

Elle me tendit un papier plié en quatre. Intriguée, je m’essuyai les mains avec la serviette posée
sur une chaise à côté de la baignoire et pris la missive. Comme je m’y attendais, c’était écrit en
hébreu.

— Tu es sûre que c’est pour moi ? Reiyel aura pu l’oublier en partant tout à l’heure…

Dénéa secoua la tête en signe de dénégation.

— C’est écrit « À l’enfant de la Prima ».

— Quelle guigne de ne pas être foutue de lire l’hébreu ! marmonnai-je entre mes dents. Ils auraient
pu rajouter ça au pack « Langue intégrée » du voyage organisé Terre-Eden… (Voyant la servante
froncer les sourcils d’incompréhension, je m’empressai d’Edeniser mon propos en le dotant d’une
tournure plus moyenâgeuse :) Il est regrettable que je n’aie point appris à lire et écrire la langue
d’Eden. (Je lui rendis le papier.) Pourrais-tu me le lire, s’il te plait ?

La servante acquiesça. Elle déplia la missive et lut à voix haute :

— « Afin de lever le voile sur les intentions cachées, portez attention à ce qui se trouve dans la
chasse d’or de la salle des archives. ». C’est signé… (Elle releva brusquement la tête, toute pâle.)
Par le Créateur… C’est… c’est l’emblème du Chœur des Ardents.

Un froid soudain me gagna.

— Fais voir…

Dénéa s’empressa de me donner le mot, comme si ce dernier lui brûlait les doigts. Je constatai
qu’effectivement, en bas du court message, se trouvait le cercle marqué d’un point en son centre : le
symbole des Ardents.

Merde. Ce satané ambassadeur avait pénétré ici pour déposer son putain de courrier ! Mais
comment ? Dénéa avait croisé Reiyel qui sortait de l’appartement et ensuite elle était immédiatement
venue m’apporter des vêtements. L’ambassadeur ou l’un de ses sbires ne seraient jamais passés
inaperçus s’ils s’étaient aventurés ici à ce moment-là. Et pourtant, ça s’était obligatoirement passé
après que Reiyel avait quitté la chambre pour gagner le salon. Jamais les Ardents ne se seraient
risqués à laisser le mot en vue sur la coiffeuse alors que mon fiancé pouvait tomber dessus. Bon
sang ! Ça me rappelait furieusement la visite nocturne à laquelle j’avais eu droit au début de mon
séjour en Eden. Je jetai un coup d’œil à la fenêtre. Véhuiel faisait-il partie des petits veinards qui
avaient des ailes ?

Je ne pouvais pas rester ainsi dans l’expectative.

— Dénéa, as-tu une idée de la façon dont ce mot a pu arriver sur la coiffeuse ? L’ambassadeur des
Ardents a-t-il des ailes ?

La jeune femme pâlit un peu.

— C’est un sujet que nous n’avons pas le droit d’évoquer.


— Je sais, mais je t’en prie. Je te jure que je ne dirai à personne que tu m’en as parlé. C’est
important. Il faut que je sache si Véhuiel ou l’un de ses séides a pu pénétrer dans la chambre par la
fenêtre.

Dénéa se mordit les lèvres.

— Je ne sais pas grand-chose, mais si ça peut vous aider… Je n’ai aucune idée si l’ambassadeur a
des ailes ou non. Toutefois, je peux vous affirmer qu’aucun ange n’a pu pénétrer dans cette chambre
par la fenêtre. Toutes les fenêtres du palais sont protégées par des gemmes qui empêchent les
intrusions.

— Alors si rien ne peut passer par la fenêtre, comment ce papelard… euh, ce papier, a-t-il bien pu
atterrir sur cette coiffeuse ?

— Je n’ai pas dit que rien ne pouvait passer, précisa-t-elle doucement. J’ai parlé des anges.
Certaines créatures ailées de petite taille peuvent le faire, elles. Comme elles ne constituent pas un
danger sérieux, elles ne sont pas arrêtées par les gemmes gardiennes. On dit que les Ardents ne
rechignent pas à recourir aux services des Créatures, alors il est possible que ce message ait été
amené par l’une d’elles.

— Pourquoi ai-je l’impression que lorsque tu parles de « créatures » tu emploies un terme


générique ? dis-je en frissonnant, l’eau du bain étant à présent à peine tiède.

— C’est également un sujet que nous n’avons pas le droit d’évoquer ici. (Elle jeta un coup d’œil
derrière elle, comme si elle craignait d’être surveillée et se mit à chuchoter :) Une partie de l’Eden
originel est peuplé de toutes sortes de créatures. Certaines sont dangereuses, et d’autres pas.

— Des créatures de quel genre ? Des lions, des zèbres, des éléphants, des pigeons ?

— Non, pas du tout. Je parle de créatures. Elles ne font pas partie de la Création originelle telle
qu’elle a été voulue par le Créateur. Ce sont… (Elle hésita, et sa voix se fit plus ténue encore, au
point que je dus pencher la tête hors de la baignoire pour l’entendre.) Ce sont les premiers démons,
les anges déchus, qui les ont créées. Ils ont voulu rivaliser avec le Créateur en créant la vie. Il y a eu
des réussites, mais aussi des ratés. Beaucoup. Peu à peu, ces créatures ont échappé au contrôle de
leurs maîtres, et se sont regroupées sur une partie de l’Eden originel. Ça s’est passé lors de ce que
l’on appelle la Grande Division.

— Maître Mébahel m’en a parlé. C’est quand la majeure partie des humains a préféré quitter Eden,
n’est-ce pas ?

— Oui, c’est cela. Le plus gros des Créatures s’est concentré en un endroit, mais quelques-unes se
sont fixées dans les lieux hostiles ou inhabités des terres angéliques. Dans certaines forêts ou
certaines montagnes. Voilà pourquoi les rondes et les patrouilles des troupes angéliques sont
nécessaires. Elles capturent les créatures dangereuses qu’elles trouvent à errer en Eden. Vous en avez
peut-être vues quelques-unes dans les cellules du dernier sous-sol de la prison…
Je songeai avec un frisson rétrospectif à Kriik-la-murène. Je comprenais mieux, à présent, d’où il
tirait sa gueule à faire avorter une couvée de singes et son outil de reproduction un peu… agressif. Le
démon qui avait créé sa race devait être singulièrement dérangé du ciboulot.

— Bref, si je comprends bien, récapitulai-je, l’Eden originel est à présent divisé en trois : le
territoire des anges, celui des démons, et celui des créatures. (Je vis Dénéa tiquer. Ce fut très léger,
mais à moi qui avais l’habitude de mener des interrogatoires on ne la faisait pas.) Quoi ? Ce n’est pas
ça ?

Je revis brusquement la stèle de pierre noire cylindrique qui m’avait tant intriguée à la Croisée,
quand Kell et moi avions traversé la porte ouverte grâce au bracelet de Phen. Elle présentait un
dessin bizarre divisé en plusieurs parties. Et si ça représentait les territoires de ce monde ?

— Il y en a quatre, n’est-ce pas ?

Je croyais l’avoir vue pâlir auparavant, mais ce n’était rien comparé à son teint blafard à cet
instant précis.

— Je ne peux pas en parler, finit-elle par souffler, la voix tremblante. C’est tabou. Interdit. Je vous
en prie, ne me demandez pas ça.

Elle avait l’air complètement terrifiée et révulsée. J’avoue que durant une seconde ma curiosité me
poussa à insister, mais j’eus pitié d’elle. Après tout, connaître sur le bout des doigts l’histoire et la
géographie de l’Eden n’était pas mon souci premier. J’étais beaucoup plus préoccupée par le
message sibyllin que je tenais.

Que cherchait ce maudit ambassadeur ? Devais-je en parler à Reiyel ? À Yâdel ou à la Prima ? À


cette idée je ressentis un certain malaise. Peut-être qu’avant de le faire, il serait préférable de
vérifier par moi-même de quoi il retournait.

Non ! Je n’allais tout de même pas accorder de l’importance et du crédit à ceux qui étaient
responsables de la mort de mes parents ! Je froissai la feuille avant de la laisser tomber dans l’eau
où elle s’imbiba, rendant l’encre illisible. Je ne dirais rien et ne ferais rien. Voyant son insuccès,
l’ambassadeur finirait par se lasser.

À présent, j’allais devoir mettre à l’épreuve la fidélité de Dénéa à mon égard. Je me saisis du drap
de bain et sortis de la cuve avant de m’en envelopper.

— Dénéa, dis-je gravement, tu dois me promettre de ne parler de ce message à quiconque.

La jeune femme hocha la tête avec gravité et promit.

Je tins jusqu’en milieu d’après-midi. Puis, abdiquant devant une certaine déformation
professionnelle qui me poussait à chercher toujours à comprendre, je me rendis à la salle des
archives.
29.
Maître Mébahel était assis derrière un bureau, penché sur un ouvrage. Quelques mèches de sa
longue chevelure couleur sable s’étaient échappées de son catogan, effleurant les pages. Il écrivait
avec application sur un parchemin. Il leva à peine les yeux vers moi.

— Votre Grâce, me salua-t-il. Que puis-je faire pour vous ?

J’hésitai un instant à lui parler de la châsse, avant de décider de n’en rien faire.

— Rien de spécial, Maître. J’aime bien le calme qui règne dans cet endroit. Je m’y sens bien. Et
puis ça fait longtemps que je ne vous ai pas croisé. Je me suis dit que nous pourrions discuter de
choses et d’autres…

Son coup d’œil de regret à l’ouvrage qu’il étudiait ne m’échappa pas. Je sautai sur l’occasion :

— Oh, mais finissez ce vous êtes en train de faire. J’ai tout mon temps. Nous discuterons après.

Il replongea dans son étude et je me mis à déambuler, l’air de rien, effleurant d’un doigt innocent
les couvertures de cuir des livres posés sur les tables et les escabeaux, et les frises sculptées dans le
bois de la rambarde séparant la partie étude de celle de la bibliothèque proprement dite. Petit à petit,
je me rapprochai de mon but : la châsse d’or qui trônait au fond de la pièce sur son pied en albâtre
surélevé par une estrade de marbre.

De loin, elle me faisait penser à l’Arche d’alliance dans le film Les aventuriers de l’Arche
Perdue, mais sans les anges ailés sur le couvercle. Ce dernier était constitué d’une vitre biseautée
sertie dans un encadrement ciselé de motifs compliqués, avec des charnières et des fermoirs incrustés
de gemmes étincelantes. Le cœur battant, je jetai un coup d’œil à l’intérieur.

Un parchemin ?

Tout ça pour un putain de parchemin que j’étais incapable de lire ?

La déception me laissa un goût amer dans la bouche.

Je ne pourrais jamais savoir ce qu’il y avait de si intéressant sur ce papier. La seule chose que
j’étais en mesure de faire, c’était admirer l’incroyable travail d’enluminure qui le festonnait.

Ravalant mon dépit, je me résolus à interroger Mébahel.

— Maître… (Il releva la tête, l’air agacé.) De quoi est-il question dans ce feuillet pour qu’il soit
conservé avec tant de soin ? demandai-je, désinvolte, en désignant la châsse.

J’eus la sensation physique que son énergie refluait, comme lorsqu’on retire rapidement sa main
après s’être brûlé. Pourtant, son visage demeura impassible quand il répondit :
— Je ne suis pas autorisé à vous en parler.

— Mais ce n’est pas…

— N’insistez pas, me coupa-t-il très sec. J’ai prêté serment d’obéissance comme tous les
archivistes et je ne peux me parjurer sous peine d’une grave sanction.

Je songeai immédiatement au Puits de la Faille. Si c’était ça la sanction, je comprenais tout à fait


que Maître Mébahel se montre aussi peu transgressif. Mais je n’allais pas lâcher le morceau pour
autant. Nico me surnommait souvent « le pitbull » tellement j’étais opiniâtre. C’était, certes, une
qualité, mais être incapable de renoncer pouvait aussi vous mettre en danger. J’espérais que ce ne
serait pas le cas cette fois.

Tandis que je caressais distraitement les ciselures sur l’or au bord de la vitre, je m’enquis :

— Auprès de qui les archivistes prêtent-ils serment d’obéissance ?

Je relevai immédiatement les yeux vers lui et croisai son regard. J’y vis briller une lueur
d’admiration, puis un demi sourire releva les coins de sa bouche tandis qu’il répondait d’une voix
neutre :

— Auprès du Primus du Chœur au sein duquel ils officient.

À cet instant, je compris deux choses : on me cachait des informations, et Mébahel, même s’il était
obligé d’en être complice, n’en était pas heureux pour autant. Je me souvenais très bien que
l’archiviste avait été fort contrarié par les directives du Primus quand on lui avait ordonné de
m’instruire. Qu’avait à cacher Nériel ? Et Lauriah ? Était-elle au courant des cachotteries de son
époux ? Que disait le mot de l’ambassadeur déjà ? Ah, oui, c’était : « Afin de lever le voile sur les
intentions cachées, portez attention à ce qui se trouve dans la châsse d’or de la salle des
archives. ».

Les intentions cachées.

Oui, c’était bien ça.

Ce maudit Véhuiel avait raison. Ça me faisait mal de l’admettre. Et les réponses à mes questions se
trouvaient sur ce stupide parchemin que je n’étais pas en mesure de décrypter.

Mes doigts se crispèrent de contrariété sur les fermoirs de la châsse. Au moment où je foudroyai
du regard les lignes d’écriture en hébreu, une soudaine chaleur m’enveloppa et j’eus une sorte de
vertige.

Je clignai des paupières, un peu sonnée, et faillis pousser une exclamation.

Je lisais !

Je lisais l’hébreu ! Les caractères n’avaient pas changé, mais je les déchiffrais aussi parfaitement
que s’il s’était agi de français ou d’anglais. C’était comme si une porte s’était ouverte dans mon
cerveau. Ce qui auparavant n’était pour moi que hiéroglyphes abscons formait à présent des mots et
des phrases.

Hypnotisée, les deux mains à plat sur la vitre, je lus le titre : « Extraits du Codex Névoua{31} ».

— Votre grâce ?

Je sursautai. Mébahel avait quitté son bureau et se tenait devant moi, l’air intrigué. Je me redressai
et lui servis un sourire parfaitement niais.

— Quelles merveilles ces enluminures ! Je suis littéralement fascinée. (Je tapotai distraitement la
vitre.) Vous en avez d’autres comme ça ?

Il haussa un sourcil dubitatif avant d’acquiescer, un pli ironique au coin des lèvres.

— Veuillez me suivre. J’ai là-bas quelques ouvrages destinés aux enfants…

La nuit, le palais semblait une coquille vide. J’avançai dans les couloirs déserts sans me
préoccuper des gardes. Aucun n’oserait me demander où je me rendais, et la porte des archives
n’était pas gardée. On pouvait y accéder de jour comme de nuit sans problème. Enfin, c’était ce que
m’avait dit Dénéa. Le plus difficile avait été de quitter les bras de Reiyel. J’avais même failli
renoncer en contemplant son profil parfait, qui se découpait sur le carré plus clair de la nuit baignée
par la lumière lunaire. Le cœur tordu à l’idée de perdre un temps précieux que je pouvais passer près
de lui, je m’étais fait violence pour me lever, enfiler une cape, mettre mes cothurnes et quitter la
chambre sans faire de bruit. Maintenant que j’étais presque arrivée à la salle des archives, je ne
ressentais plus ce manque. C’était sans doute dû à l’appréhension de ce que j’allais découvrir.

J’entrai dans la pièce et refermai derrière moi. Après avoir posé mon bougeoir sur une table libre,
je me dirigeai résolument vers la châsse. Je rabattis ses fermoirs en arrière et basculai le lourd
couvercle d’or et de verre. Je pris délicatement la fragile feuille entre deux doigts et la posai à côté
du bougeoir. Je m’assis et me penchai au-dessus.

Une fois que j’eus fini ma lecture, je bouillais littéralement de rage. Je me sentais comme le dindon
de la farce. Apparemment, d’après la signature, ce texte avait été écrit par un Gracieux du nom de
Poyel. Il y retranscrivait des extraits d’une prophétie datant de l’époque de la Grande Division, ladite
prophétie ayant été pondue par un ange originel du nom d’Elémiah, une sorte d’oracle si j’avais bien
compris, et couchée dans un codex regroupant toutes ses autres prédictions. En substance, était prédit
l’avènement de « quatre souverains ultimes » qui « naîtraient du fruit d’un héritier de lignée
princière Ardente et d’une héritière de lignée princière Gracieuse » et « mettraient fin au schisme
originel » et « rectifieraient les erreurs du passé » en « étendant leur domination sur l’Eden tout
entier ».

Et devinez qui correspondait au profil du poste de fruit d’un prince Ardent et d’une princesse
Gracieuse, et donc futur parent des quatre souverains censés étendre leur domination sur tout Eden,
ramenant les trois territoires ennemis dans l’escarcelle angélique ?

Bibi !

Putain.

De.

Merde.

Quand j’avais demandé à Mébahel pourquoi Lauriah et Achaïel s’étaient mariés, alors que
manifestement ils ne s’aimaient pas, il m’avait répondu avec une certaine réticence qu’il était de
tradition que les princes fertiles Ardents et les princesses fertiles Gracieuses s’accordent. Maintenant
que j’avais lu le parchemin, je supposais que suite à la prophétie, les chœurs dans leur ensemble
avaient décidé d’unir régulièrement un prince Ardent et une princesse Gracieuse afin que la prophétie
s’accomplisse. C’est ainsi que Lauriah avait été contrainte d’épouser mon père. Voilà pourquoi ma
mère et mon beau-père angéliques avaient tout fait pour me cacher l’existence de cette prophétie. Et
si ça se trouvait, tout le monde était au courant. Tous ces gens qui avaient assisté à ma présentation et
mes fiançailles. Et Reiyel ? Je ressentis un pincement au cœur, mais pas aussi fort que j’aurais pu le
craindre. Oui, il était logique qu’il connaisse l’existence de cet augure. Cela expliquerait son
empressement à me demander ce que l’ambassadeur des Ardents m’avait dit lors du repas de
fiançailles et son soulagement quand j’avais prétendu ne pas l’avoir écouté. Le Primus et la Prima
avaient tout intérêt à ce que j’appartienne au Chœur des Gracieux. Si la prophétie s’avérait exacte, ce
dernier aurait une place de premier plan en Eden par l’entremise de mes enfants. Je comprenais
également les allusions amusées du Maître du Conseil des Archanges quand je lui avais dit avoir été
accueillie à bras ouverts par les Gracieux.

Tout le monde savait.

Les mains tremblant de nervosité, je remis la page à sa place et refermai la châsse.

Que devais-je faire ? Si je leur balançais leurs ambitions en pleine figure, comment réagiraient-
ils ? Admettraient-ils qu’ils avaient voulu me voir rester non pas par affection pour moi, mais dans le
but d’avoir une chance de propulser le Chœur des Gracieux à la tête d’Eden ? Pour une vulgaire
raison de pouvoir ? Et Reiyel ?

J’étais coincée. Je n’avais aucun allié à part Dénéa qui, en tant que servante, ne pouvait pas
m’aider beaucoup.

Une idée s’imposa : il fallait que je retourne voir Kell. À présent qu’il n’était plus sous le joug du
pacte, il pourrait répondre à mes questions. Je parviendrais peut-être à le convaincre que maintenant
j’avais la preuve des menées ambitieuses de ma génitrice, et lui assurer que je ne les partageais pas.

Quatre gosses… ? N’importe quoi ! Leur prophétie c’était du flan ! Dans mes rêves les plus fous,
je m’étais imaginée avec un ou deux enfants. Pas avec de quoi monter pratiquement une équipe de
volley !

Demain je me débrouillerais pour voir Kell. D’ici là, je devais faire comme si de rien n’était. Que
ça allait être dur !

L’angoisse et la déception chevillées au corps, je repris mon bougeoir et regagnai l’appartement


de Reiyel. Au moment, où je me glissai entre les draps à ses côtés, et qu’il m’entoura de ses bras en
murmurant mon prénom suivi de « mon amour », je fus convaincue que ses raisons de me vouloir à
ses côtés n’avaient rien à voir avec la prophétie. Il m’aimait. Et moi aussi je l’aimais. Je n’irais pas
voir Kell. Je n’en avais pas besoin.

Apaisée, je me blottis contre l’homme que j’aimais, l’oreille collée à son cœur.
30.
Quand Dénéa revint de la blanchisserie et m’apprit qu’il n’y avait aucun manteau ou cape à
capuche de la Prima en instance de lavage ni même dans le linge propre, je faillis taper du pied
tellement j’étais contrariée. Bon sang ! Je ne parviendrais pas à tenir un jour de plus sans savoir si
j’avais été manipulée par Lauriah et Nériel.

Ce matin, après un réveil câlin qui m’avait laissée l’âme douce et le corps alangui, Reiyel avait
pris son service. Une fois seule, j’avais recommencé à gamberger et j’en étais arrivée à la conclusion
que j’étais incapable de rester dans l’ignorance. Il fallait que je sache. J’étais donc revenue à mon
idée de la veille : rendre visite à Kell afin de le convaincre de me parler. Il était la seule personne
« indépendante » d’Eden que je connaissais ici. Malheureusement, cette fois, les dieux de
l’espionnage ne semblaient pas être de mon côté. Le fait de n’avoir pas de vêtement de la Prima qui
me permette d’entrer et sortir de la prison sans être inquiétée était une grosse tuile. La seule solution
pour sauver mes projets était d’aller chercher ce foutu vêtement à la source, dans la chambre de la
Prima.

Je ne pouvais décemment pas demander à Dénéa de prendre un tel risque. Cette fois, j’allais
devoir m’y coller. La servante essaya de m’en dissuader, mais je ne me laissai pas détourner de mon
projet. Elle me coiffa les cheveux en chignon bas en soupirant.

Après m’être assurée que la Prima était comme de coutume occupée à consulter son courrier et les
rapports des ambassadeurs, je me glissai dans ses appartements, et en ressortis moins de deux
minutes plus tard avec un paquet sombre sous le bras : une cape enroulée sur elle-même.

Sans attendre, je me dirigeai vers la prison.

Je me travestis en un tour de main dans l’alcôve à balais – je devenais bonne à ce jeu ; appelez-
moi Wonder Woman ! – et je poursuivis mon chemin. Comme la fois précédente, je ne rencontrai
aucune difficulté. J’eus juste un moment de doute lorsque je réclamai de nouveau son passe à Tiruel.
Cette fois, je ne donnai pas d’explication. Il devait se demander sérieusement si la Prima n’était pas
frappée de sénilité aiguë puisqu’elle oubliait systématiquement sa clef.

Je retrouvai sans vraiment de plaisir l’odeur de moisi et de renfermé qui régnait dans les derniers
sous-sols. Je passai rapidement la cellule de Kriik, pour me diriger vers celle où je savais trouver
Kell. Seulement, quand j’y entrai, je découvris, consternée, qu’elle était vide.

Je me dis qu’on l’avait peut-être changé de geôle. Je fis le tour de chacune, allant jusqu’à ouvrir
les portes pour vérifier, mais les trouvai toute vides, même celle de mon pote La Murène.

Sur le moment, je ressentis un frisson d’inquiétude, puis je me rappelai que Kell était censé
« payer » sa dette aux Gracieux par un travail d’intérêt général avant d’être libéré. Il avait sans doute
été transféré à l’endroit où devait s’effectuer le boulot. Je l’imaginai un instant en train de labourer un
champ sous la garde vigilante de soldats, comme ça se faisait aux États-Unis. J’étais un peu soulagée
de constater qu’on ne l’avait pas laissé croupir en prison, mais ça n’arrangeait pas mes bidons.
C’était retour à la case départ.

— Merde ! râlai-je.

Je me laissai même aller à taper du pied, cette fois. Mais je ne restai pas longtemps à maudire le
sort. Je devais remonter pour remettre la cape dans la penderie de la Prima. Je réfléchirais à la suite
plus tard.

Ma sortie de la prison se déroula aussi bien que la fois précédente. Personne ne me questionna ni
ne m’arrêta. Je me changeai dans l’alcôve et, la cape sous le bras, me dirigeai vers les appartements
de la Prima.

Une fois que j’eus replacé le vêtement dans la penderie de la chambre, je ne m’attardai pas. J’étais
au milieu du salon quand ma chance tourna. Des voix se firent entendre de l’autre côté de la porte.
J’eus à peine le temps de reconnaître celle de la Prima que la poignée pivotait déjà. Comme dans un
cauchemar au ralenti où l’on est englué et incapable de courir pour s’échapper, affolée, je cherchai
des yeux une cachette, tout en sachant au fond de moi que c’était trop tard. Il n’y avait rien pour se
dissimuler dans cette pièce, pas d’armoire où se glisser, les voilages étaient transparents, et je
n’avais pas le temps d’atteindre la chambre… Je n’étais pas dans un vaudeville, je ne pouvais pas
me cacher derrière le canapé en espérant ne pas être vue. Comment allais-je expliquer ma présence ?

Prise la main dans le sac.

À la seconde où le battant commença à s’ouvrir, deux bras vigoureux m’entourèrent. Mon dos se
retrouva plaqué contre un torse ferme, tandis qu’un parfum de pomme verte saupoudré d’une
fragrance plus sombre et terreuse m’enveloppait. J’allais pousser un cri de saisissement, quand une
main se posa sur ma bouche m’empêchant d’émettre le moindre son. Au même moment, des lèvres
douces effleurèrent le pavillon de mon oreille en murmurant : « Chuuut… ».

Tétanisée, j’assistai à l’entrée de la Prima et du Primus. Ceux-ci continuaient leur discussion en


toute décontraction. Ils ne nous avaient pas encore aperçus, mon compagnon inconnu et moi. Mais ça
n’allait pas tarder. Nous nous trouvions en plein milieu de la pièce, visibles comme une verrue sur le
crâne d’un chauve.

Pourtant, pas d’exclamation de surprise, ni de regard stupéfait. Les deux dirigeants du Chœurs des
Gracieux se comportaient comme s’ils étaient totalement seuls dans la pièce.

Se pourrait-il que… ?

Mon compagnon surprise nous avait-il rendus invisibles ? Plus rien ne m’étonnait de toutes les
façons. Je baissai légèrement les yeux, osant à peine respirer, et constatai que rien n’avait changé. Je
voyais mes pieds et mes vêtements. Alors quel était ce tour de passe-passe qui nous rendait
indétectables ?

Je ne savais pas qui me tenait dans ses bras, mais je lui adressai mentalement un grand merci. S’il
m’avait empêchée de crier et m’avait dit « chut », cela signifiait que bien que nous ne soyons pas
visibles de Lauriah et Nériel, pour pouvions encore être entendus. Doucement, je tirai sur son poignet
et il libéra ma bouche mais me garda contre lui, les bras croisés autour de ma taille. Son souffle léger
dans mon cou, me faisait frissonner. Qui était-il ?

Soudain, cette question passa totalement au second plan. Un mot prononcé par Lauriah capta toute
mon attention.

— …démon. Il a bien rempli son office. Malgré tous les sacrifices auxquels j’ai consenti, au final
ça s’est révélé un coup de maître.

La bouche de Nériel se réduisit à une simple fente.

— Les sacrifices auxquels tu as consenti ? dit-il sèchement. Et les miens ? Tu ne penses pas que
l’idée que tu aies dû écarter les cuisses devant ce… ce…

Hein ?

La Prima eut ce rire pétillant qui était sa marque de fabrique et se pendit au cou de son mari.

— Allons, mon amour, ne soit pas bêtement jaloux. C’était le seul moyen de lui faire baisser sa
garde. Penses-tu réellement qu’il existait une autre solution que le séduire pour l’approcher sans qu’il
se méfie ? Pour découvrir sa faiblesse ? Il s’est volontairement exilé des territoires démoniaques
pour échapper à l’emprise de son père. Il se cachait de lui. Il se méfiait de tout le monde. Il a mis
plus d’un mois à m’emmener chez lui. Si je ne m’étais pas trouvée à l’intérieur du périmètre de
protection de sa maison, je n’aurais jamais pu vous faire entrer. Et puis, me faire passer pour une fée
était ton idée, je te le rappelle !

— C’était le plus logique, convint-il de mauvaise grâce. Il vivait sur le territoire des Créatures.
Rencontrer une fée n’avait rien de suspect. Et surtout, les fées ont presque la même signature
énergétique que nous. C’était l’unique solution pour qu’il ne se doute pas de ta véritable nature. (Il
serra les poings.) Par le Premier jour de la Création, je sais tout cela ! Pourtant, l’idée que tu aies dû
subir ses attentions durant un mois entier… Qu’il est entré en toi… (Sa voix devint rauque.) J’en suis
encore malade même après vingt-huit ans !

En gros, d’après ce que je comprenais, ma mère et moi nous étions tapées le même démon.

Beurk ! Où sont les sacs à vomi quand on en a besoin ?

Lauriah caressa la joue de son époux avec un petit rire indulgent.

— Dois-je te rappeler que nous nous sommes sublimement vengés de lui ? La torture de sa sœur
sous ses yeux, sa précieuse sœur, qu’il protégeait de tout et de tous. Sa douleur en entendant ses cris
de souffrance, n’était-ce pas merveilleux ? Et les pleurs qu’il a versés, quand il a vu sombrer sa
beauté, irrémédiablement détruite par le chrême versé sur ses plaies, et qu’il a compris que la raison
l’avait quittée… (Elle frissonna, les yeux brillants.) Je n’oublierai jamais ces instants…

De la bile me remonta dans la gorge.


Cette fois, j’allais vraiment vomir.

Je haletais en proie à des haut-le-cœur. J’allais finir par nous faire repérer mais je ne parvenais
pas à me calmer. Le Primus regarda dans notre direction, les sourcils froncés. Mon compagnon
plaqua l’une des ses mains sur mon estomac me communiquant une chaleur étrange, crépitante de
pointes froides, et l’envie de rendre me quitta. Ensuite, il la laissa où elle était. Je la sentais, chaude
et ferme à chaque fois que je prenais une inspiration. Quand je me concentrai de nouveau sur la
conversation, le Primus avait pris la parole.

— … surtout fait pour qu’il soit contraint d’accepter de passer ce pacte contre la vie de sa sœur.

Les salauds ! Ils m’avaient bernée dans les grandes largeurs. Quand j’avais demandé à la Prima si
Kell avait été menacé de mort ou torturé pour consentir au pacte, elle avait juré sur le Premier Jour
de la Création que ce n’était pas le cas. Cette hypocrite n’avait pas menti, sauf que ce n’était pas lui
qui avait été torturé et menacé de mort, mais sa sœur.

L’immonde salope !

— Te serais-tu doutée, quand nous étions si désespérés que le décès subit de ta sœur première-née
t’oblige à prendre sa place auprès de ce maudit Achaiël, que tu deviendrais l’instrument de la
prophétie ? Te rends-tu compte ? C’était la première fois qu’un enfant naissait d’un Ardent et d’une
Gracieuse depuis le premier de ces mariages imposés à nos femmes...

Lauriah grimaça.

— Non, je pensais juste que j’allais devoir subir Achaïel durant les mille ans à venir. (Elle
ricana :) J’essayais de me persuader que j’avais de la chance. Mille ans, qu’est-ce que c’était ? À
peine le quart de ma vie. Les anges originels auraient pu décider que les Choisis devaient rester
mariés dix mille ans, pourquoi pas ? Mille ans ce n’était pas insurmontable. Mais sans toi… (Elle lui
caressa la joue.) J’ai cru mourir quand ils ont brisé nos liens de mariage.

Nériel la serra contre lui.

— Je sais. Cette loi est inique. Nous savions que cela pouvait arriver, mais nous ne pouvions pas
prévoir que ta sœur se tuerait dans cet accident. En tant que fertile gracieuse de première lignée, tu
devenais une Potentielle. Que pouvais-je faire ? Tu le sais aussi bien que moi, un non fertile ne peut
espérer rester l’époux d’une Potentielle que si elle a déjà été mariée à un Ardent fertile, et que la
dissolution de leur mariage a été prononcée. Que ce soit au bout des mille ans parce qu’aucun enfant
ne leur est né, ou bien en cas de Faute Impardonnable. Alors, je me suis incliné. Je me suis résigné à
attendre que passent ces mille années. (Sa voix s’altéra.) J’essayais d’oublier que, chaque nuit, ce
maudit Ardent avait le droit de te toucher, de te… (Il s’écarta soudain et fit quelque pas, sans la
regarder.) Quand tu es tombée enceinte… J’ai cru que tout était fini. Que rien ne pouvait plus briser
les liens qui t’unissaient à lui.

La Prima le rejoignit et lui prit les mains, le forçant à poser les yeux sur elle.
— Rien sauf mon amour pour toi, et ma haine envers Achaïel.

Le Primus déposa un baiser sur les lèvres qu’elle lui tendait.

— Tu as tout planifié d’une main de maître : simuler une attaque contre toi et l’enfant était un coup
de génie. Son faux enlèvement n’en a eu que plus de poids pour mettre en exergue la faute d’Achaïel
et te permettre de le répudier.

La Prima eut un sourire modeste.

— Je suis assez contente de moi, je l’avoue. Et Yâdel a été parfait, comme toujours. L’enfant sur
Terre, il ne restait plus qu’à attendre que le démon revienne avec. À présent que Jana fait partie de
notre Chœur, la prophétie se réalisera pour nous, les Gracieux. Mon seul regret est d’avoir dû
conserver si longtemps cette tâche sur mon essence, dit-elle en frottant pensivement l’intérieur de son
poignet où durant vingt-huit ans elle avait porté une marque en forme d’étoile, symbole de son pacte
avec Kell.

Mon cœur se serra.

Kell.

Je revis le visage atrocement mutilé de sa sœur et songeai à la prison qu’avaient dû être pour lui
ces vingt-huit années passées à constamment veiller sur la fille de celle qui était responsable de cette
horreur. Une fille qui ressemblait trait pour trait à sa mère, la femme qu’il croyait être une fée et dont
il était tombé amoureux, et qui l’avait berné. Il n’avait été qu’un pion dans la partie d’échecs où
s’affrontaient Achaïel et Lauriah pour la domination d’Eden.

Enfin, je comprenais ses réactions à mon égard. Il avait de très bonnes raisons de haïr les anges et
particulièrement Lauriah et son époux. Lié par le pacte, le démon n’avait jamais pu me dire ce qui se
tramait. Il avait pourtant essayé. Ce que je prenais pour de simples récriminations haineuses aurait pu
m’ouvrir les yeux, mais je n’avais pas su voir ce qui se cachait derrière. Comment l’aurais-je pu ?
Comparé à ma génitrice, le prince de Machiavel c’était Mahatma Gandhi. À partir du moment où elle
avait été enceinte, elle avait tout organisé, tout planifié. Telle une araignée, elle avait patiemment
placé ses fils et tissé ses pièges.

Dégoûtée, je regardai le couple enlacé s’embrasser à pleine bouche. Comment pouvaient-ils parler
de choses aussi horribles que la torture et se bécoter tranquillement tout de suite après ? J’étais
outrée, écœurée, mais également assez déconcertée. En effet, depuis le moment où Lauriah et le
Primus étaient entrés dans la pièce, j’avais l’impression d’être immergée dans un épisode de Scooby
Doo, quand les méchants confessent leurs crimes. C’est vrai, quelle probabilité y avait-il pour que
ces anges éternels se mettent à déballer tous les vils secrets entourant ce foutu pacte juste pendant que
je me trouvais dans la même pièce, à les espionner ? Si je voulais être un tant soit peu logique, je
répondrais : « Aucune ». Alors que se passait-il ? Jouaient-ils tous la comédie ? Lauriah et Nériel
feignaient-il de ne pas me voir ? Et tout ça dans quel but ? Éprouver mes réactions ?

La crainte d’être le jouet d’une farce cruelle eut à peine le temps de m’effleurer. Le Primus
s’écarta pour murmurer contre la bouche de son épouse :

— Si elle est moitié aussi douée que toi dans un lit, ton cousin ne doit pas s’ennuyer…

Connard !

Quand il commença à glisser une main sous la robe de Lauriah, en lui disant que les invités au
repas pouvaient bien les attendre, ce fut pour moi la confirmation qu’ils ne jouaient pas la comédie.
Le rouge me monta immédiatement aux joues. Brusquement, le contact du corps chaud derrière moi,
que j’avais complètement occulté, concentrée comme je l’étais sur la conversation très édifiante à
laquelle j’étais en train d’assister, m’apparaissait avec une acuité décuplée. Je me raidis, gênée
comme aurait pu l’être une bonne sœur réalisant qu’elle s’était trompée de salle de cinéma, et qu’au
lieu d’un documentaire sur la vie au Vatican, c’était un porno qu’elle visionnait.

Mon compagnon dut deviner mon trouble, car je le sentis traversé d’un rire silencieux. Puis, une
sorte de tourbillon se mit à virevolter autour de nous et brusquement nous nous retrouvâmes dans le
salon de Reiyel. Près de la porte.

Mon petit copain inconnu venait de nous téléporter.

Un peu étourdie, je me dégageai vivement de son étreinte et m’écartai. Je me retournai et, comme
la première fois où je l’avais vu, ma mâchoire inférieure faillit se décrocher.

La beauté de l’aveugle de Kuala-Lumpur, comme je l’appelais en mon for intérieur, était toujours
aussi saisissante. Il était encore une fois vêtu de blanc, mais cette fois portait une sorte de toge dont
une partie était passée par-dessus une épaule, à la romaine. Ses yeux quant à eux, n’étaient plus
dissimulés par des lunettes de soleil, mais couverts d’un bandeau immaculé noué derrière la tête,
dont les pans se mêlaient aux soyeuses mèches noires de sa longue chevelure.

— Vous ? soufflai-je, incrédule. (Il inclina légèrement la tête avec un petit sourire.) Mais comment
diable faites-vous pour…

Je m’interrompis, brusquement traversée par une certitude : c’était lui qui était venu me regarder
dormir l’autre nuit, et qui m’avait touché la poitrine. Il sentait la pomme verte, ses cheveux étaient
noirs, et il n’avait pas besoin de passer par les portes ou les fenêtres. Il faisait comme le capitaine
Kirk dans Star Trek : il se téléportait.

Le salaud ! Furieuse, je pointai un index accusateur dans sa direction tout en ayant conscience
qu’il ne le voyait pas.

— C’est vous qui êtes venu m’espionner cette nuit-là, alors que je dormais, et qui m’avez tripotée,
hein ? Espèce de tordu !

Son sourire s’élargit et je me dis malgré moi que je n’avais jamais rien vu de plus éblouissant au
monde.

— Il n’y avait rien là de… charnel, m’assura-t-il, l’air amusé. Je voulais simplement découvrir à
qui j’avais affaire.

— Ouais, c’est ça ! raillai-je. Maintenant vous connaissez ma profondeur de bonnet… !

Il rit doucement en secouant la tête.

— Vous n’y êtes pas du tout. Bien qu’estimer la taille de votre sein au toucher doit, j’en suis tout à
fait convaincu, être fort plaisant, ce n’était pas mon but. Au-dessous se trouve votre cœur. C’est lui
qui m’intéressait.

— Et pour quelle raison, je vous prie ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il fit quelque pas dans la pièce, et je ne pus m’empêcher d’admirer
la grâce de sa démarche. Il donnait l’impression de flotter. Pourtant, ses cothurnes touchaient bien le
sol de marbre. Le visage tourné vers l’ouverture donnant sur le balcon, il murmura, pensif :

— Je voulais comprendre pourquoi nous n’arrêtons pas de nous croiser.

— Moi aussi, j’aimerais bien, maugréai-je. Et alors ? Vous avez trouvé la réponse ?

Il se tourna dans ma direction, la tête penchée de côté, l’air perplexe.

— Non. Je ne parviens pas à lire en vous. (Sa voix devint si basse, comme s’il se parlait à lui-
même, que je dus tendre l’oreille pour entendre la suite.) La seule chose que j’ai vue… (Il secoua la
tête, l’air étonné, et se reprit.) Enfin… C’est très surprenant.

— Moi, ce qui me surprend surtout c’est la brusque propension du Primus et de la Prima à déballer
leurs plans machiaveliques par le menu, alors que je me trouve justement dans la pièce ! N’est-ce pas
un peu étrange ? Qu’est-ce que c’est encore que ce mic-mac ?

— Je crains que cela ne soit de ma faute, concéda-t-il, avec un petit sourire espiègle. J’ai… un
certain don pour donner l’envie aux anges de s’épancher. Ma seule présence les incite à la sincérité,
si je puis dire.

— Bref, vous êtes une sorte de sérum de vérité sur pattes, ne pus-je m’empêcher de railler.
Pourquoi ça ne fonctionne pas sur moi ? Je n’éprouve pas le moindre besoin de vous raconter ma vie
et mes secrets…

Il haussa légèrement les épaules et eut une moue amusée.

— Je ne sais pas. Comme je vous l’ai dit, vous êtes très surprenante.

Agacée par ses réponses évasives, je m’enquis :

— Comment se fait-il que vous débarquiez à chaque fois à point nommé, comme à Sydney quand
les loups-garous voulaient me capturer, ou comme tout à l’heure lorsque j’ai failli me faire pincer ?
Pourquoi m’aidez-vous ?
Il déambulait lentement, évitant les obstacles que constituaient les fauteuils, le canapé, les chaises
et la table, avec une telle aisance que je soupçonnai Kell de s’être foutu de moi quand il avait dit
qu’il était aveugle.

— Vous m’intriguez, dit-il en effleurant un chandelier du bout des doigts.

Je me demandai s’il venait de répondre à ma question ou s’il énonçait juste un fait. J’allais m’en
enquérir quand il se figea, comme s’il écoutait quelque chose que lui seul entendait.

— Je dois vous quitter, dit-il, un regret perceptible dans la voix. (Il se tourna vers moi.) Je ne sais
pas pourquoi je suis… attiré auprès de vous sans le vouloir, mais sachez qu’en Eden, il ne m’est pas
permis d’intervenir plus de trois fois pour un même ange. Je ne pourrai donc vous venir en aide qu’en
deux autres occasions.

— C’est quoi ce délire ? ironisai-je. J’aurais frotté une lampe magique par inadvertance et vous
seriez mon génie perso ? Avec les trois vœux et tout et tout ? Et il se passerait quoi si vous m’aidiez
quatre fois ? On vous mettrait au piquet ?

— Si vous avez besoin de moi, vous n’aurez qu’à m’appeler, dit-il, amusé, sans répondre à ma
raillerie.

— Pour ça, il faudrait que je connaisse votre nom, remarquai-je, sarcastique.

Il me sourit et disparut. Le temps d’un clignement de paupière, il réapparut juste devant moi. Avant
que j’aie pu réagir, il me plaqua doucement contre la porte et effleura mes lèvres des siennes.
J’aurais dû le repousser, et j’aurais pu le faire, car il n’usait d’aucune force, mais curieusement, je ne
me sentais pas menacée.

Ce fut un baiser tel que je n’en avais jamais reçu. Chaste, léger telle la caresse d’une brise de
printemps, délicat comme le frôlement d’une aile de papillon, et en même temps semblable à un
plongeon vertigineux dans un précipice. Je fermai les yeux et m’abandonnai à cette douce sensation.
À son parfum de pomme verte, au cœur plus lourd et plus sombre, se mêlait une note sucrée et fraîche
rappelant le fruit de la passion.

— Je m’appelle Mayron, murmura-t-il contre ma bouche, me tirant de ma presque transe. Mon nom
est maintenant scellé sur tes lèvres. Il te suffira de le prononcer et je répondrai à ton appel.
Cependant, choisis bien ton moment, car je ne peux agir à ma guise en Eden. Je suis tenu de respecter
trois commandements : n’intervenir directement que pour sauver des anges, ne pas les voler, et bien
sûr je n’ai pas le droit de les blesser ou de les tuer.

Puis il disparut.

Hébétée, je portai une main tremblante à mes lèvres. Que s’était-il passé, Bon Dieu ?
31.
Je ne savais plus où j’en étais. J’avais passé tout l’après-midi à me torturer l’esprit, le goût du
baiser de Mayron s’attardant étrangement sur mes lèvres, et j’en étais arrivée à la conclusion que
j’avais fait une terrible erreur en me fiançant avec Reiyel. La seule explication qui me venait à
l’esprit était que j’avais agi sous le coup de la colère et du dépit. L’attitude de Kell m’avait blessée
et j’avais inconsciemment voulu prouver que j’étais digne d’être aimée. Mais je ne pouvais pas me
marier juste pour ça ! Je devais mettre un terme à cette farce. Je voulais rentrer chez moi. Mais le
pourrais-je ? Lauriah et Nériel accepteraient-ils de me laisser partir ? Me confieraient-il comment
retourner sur Terre ?

Je frémis au souvenir des paroles atroces qu’ils avaient échangées. Ils avaient torturé une jeune
femme au point de la défigurer et la rendre folle. Quelle soit une démone ne changeait rien à l’affaire.
Si j’avais été un ange véritable, c’est-à-dire éduquée comme tel, peut-être aurais-je trouvé ça normal,
mais ce n’était pas le cas. J’avais été humaine la plus grande partie de ma vie. Des personnes
capables d’une telle abomination pour nourrir leurs ambitions de pouvoir n’essaieraient-elles pas de
me contraindre à rester par n’importe quel moyen ?

Je devais me montrer prudente. Extrêmement prudente.

Le mariage devait avoir lieu dans dix jours. Il fallait que je me débrouille pour faire repousser la
date le temps de trouver une solution. Lauriah se douterait-elle de quelque chose ? Et puis, de toutes
les façons, même si je parvenais à m’enfuir du palais, sans Kell je n’avais aucune chance de rentrer
chez moi. Il fallait que je retrouve ce maudit démon. Mais comment ? J’espérais qu’il n’avait pas
encore terminé ses T.I.G. S’il avait déjà été libéré, j’étais très mal. S’il rentrait directement sur
Terre, j’étais baisée, et s’il faisait un crochet par les territoires infernaux histoire de visiter la
famille, je l’étais tout autant. Je ne me voyais pas tellement faire un trekking en Enfer. Je ne ferais pas
dix mètres avant d’y être repérée.

C’était à devenir dingue.

Par l’intermédiaire de Dénéa, je fis prévenir la Prima que je préférais prendre mon repas du soir
dans mes appartements. Je n’avais pas le courage, ni les nerfs, de jouer la comédie du bonheur. Une
fois que la servante quitta la pièce avec mon plateau encore plein, je restai seule, l’angoisse au
coeur. Comment dire à Reiyel que je voulais repousser la date de notre mariage ? Sous quel
prétexte ? Prétendre que je m’inquiétais ? C’était on ne peut plus vrai. Que je n’étais pas prête ?
Qu’il me fallait un peu de temps ?

Finalement, le problème fut résolu très vite. Quand Reiyel me rejoignit, je sentis s’évanouir ma
volonté de quitter Eden. L’amour que je lui vouais, enfla dans ma poitrine au point d’en déborder,
torrent indomptable, impossible à endiguer. Son sourire me liquéfia la moelle. Le désir embrasa mes
veines dès qu’il me toucha. Le remords d’avoir laissé Mayron effleurer mes lèvres, des lèvres qui
n’appartenaient qu’à Reiyel, me rongea tel un acide.

J’étais à lui, corps et âme, et il était à moi.


J’avais besoin de lui.

Jamais je ne le quitterais, même s’il fallait pour cela que je vive auprès de tortionnaires comme
Lauriah et Nériel. Si on réfléchissait bien, ils n’en avaient pas après moi. Ils voulaient juste être les
maîtres d’Eden. Leurs petits jeux de pouvoir n’étaient rien à côté de cet amour qui me consumait. Je
porterais les enfants de Reiyel avec vénération. Quatre, dix, vingt, peu importe ! Tout ce qu’il
voudrait, du moment que je restais à ses côtés.

Au diable la Terre ! Au diable toutes et tous ! Il n’y avait que lui qui comptait.

LUI.

Il était mon univers.

Que m’arrive-t-il, bordel !

Je scrutai mon reflet dans le miroir de la coiffeuse, cherchant sur mon visage le signe que j’avais
basculé dans la folie. Reiyel venait de partir prendre son service et de nouveau j’étais taraudée de
questions existentielles. Quand il était près de moi, j’étais follement amoureuse, et dès qu’il
s’éloignait les doutes m’assaillaient. Je ne ressentais plus alors qu’un léger pincement au cœur quand
je pensais à lui.

À bout de nerfs, je balayai d’un revers de main les bijoux se trouvant sur la coiffeuse, les envoyant
rouler sur le tapis. Immédiatement, honteuse de m’être laissée allée, je tendis la main en direction
d’un bracelet en songeant que j’allais le ramasser. Je n’eus pas à me baisser, il vint dans ma main
comme une limaille de fer attirée par un aimant.

Bon sang ! Les jours passant, mon pouvoir de télékinésie montait en puissance. Pour l’instant, il ne
s’était manifesté intempestivement que lorsque j’étais excédée. Je n’en avais parlé à personne, et
heureusement. C’était toujours un coup d’avance sur le Primus et la Prima.

Dès qu’elle m’apporta mon petit déjeuner, Dénéa remarqua mon visage défait.

— Ça ne va pas, damoiselle ?

Damoiselle… Mais qu’est-ce que je foutais là ? Je me pris le visage dans les mains, accablée, et
lui confiai mon tourment :

— Je crois que je deviens folle, Dénéa.

— Mais que dites-vous ? s’étonna la jeune femme. Vous n’êtes pas folle le moins du monde !

— Comment appelles-tu une femme qui aime un homme au point de décider de tout abandonner
pour rester à ses côtés, et qui, dès qu’il tourne les talons, ne ressent pratiquement plus rien pour lui ?
Une expression horrifiée se fit jour sur le visage de Dénéa. Elle sembla livrer un combat intérieur,
hésita, puis chuchota :

— Le pendentif de votre fiancé… (Je lui jetai un regard interrogateur.) Vous devriez regarder à
l’intérieur. (Elle se hâta de préciser :) Ce n’est peut-être pas ce à quoi je pense, mais…

Ensuite, elle devint muette comme une carpe

Le reste de la journée s’étira en longueur car je ne bougeai pas de mes appartements. Je n’avais
pas envie de risquer de rencontrer ma génitrice ou son mari au détour d’un couloir du palais ou d’une
allée du jardin.

Quand vint le soir, et que Reiyel rejoignit notre chambre, je fus de nouveau subjuguée par lui. La
plus grande partie de moi s’en délectant, tandis qu’une toute petite soutenait que ce n’était pas normal
ce qui m’arrivait. Malheureusement, loi du plus fort oblige, la grande partie fit fermer sa gueule à la
petite.

Tard dans la nuit, quand Reiyel fut endormi, appuyée sur un coude, je le contemplai
amoureusement, laissant mon regard errer sur son corps parfait. La lumière de la lune faisait miroiter
le pendentif en forme de rose qu’il portait toujours autour du cou, et je me rappelai le conseil de
Dénéa : regarder à l’intérieur. Partagée, je restai de longues minutes à hésiter, le cœur meurtri à
l’idée de douter ainsi de l’homme que j’aimais. D’un autre côté, suivre le conseil de Dénéa me
donnerait la preuve que Reiyel n’avait rien à se reprocher.

En tremblant de nervosité, je tendis la main en direction du pendentif avant de me raviser. Non,


comme ça je risquais de le réveiller. Je fis donc appel à mes très récents pouvoirs de télékinésie.
Être un ange n’avait pas que de mauvais côtés. Le bijou se souleva lentement et se posa au creux de
ma paume.

Non, je dois arrêter. Je l’aime.

Oui, mais il faut bien le disculper.

Je l’aime trop pour rester dans l’expectative.

Je souffre de douter de lui.

J’avais l’impression de me retrouver au beau milieu de deux courants contraires. J’en avais des
sueurs froides.

Finalement, la pro Reiyel et l’anti Reiyel finirent par trouver un terrain d’entente : je devais le
faire pour le disculper ou le confondre. Les doigts tremblants, prenant garde à ne pas tirer sur la
chaîne, je retournai délicatement le bijou et senti une protubérance sur le côté : un minuscule fermoir.
Sans difficulté, mais le cœur battant, j’ouvris le pendentif et découvris à l’intérieur un petit sac de
soie sombre. Je fis glisser le contenu dans ma paume : deux pierres d’environ cinq millimètres de
diamètre chacune, dont je ne pus distinguer la couleur. Tout ce que je pouvais voir était que l’une
était plus foncée que l’autre.
Je me fis violence pour refermer le petit sac et le remettre, vide, dans le pendentif. Les pierres
étaient si petites et donc si légères, qu’il ne devrait pas se rendre compte de leur absence s’il
n’ouvrait pas le bijou et le sac. Je les remettrais en place la nuit prochaine.

Quelques instants plus tard, j’avais caché le produit de mon larcin sous mon oreiller. Honteuse de
ce que je venais de faire, je me blottis contre Reiyel. Ma motivation à chercher ce que pouvaient bien
avoir de particulier ces petits cailloux était dangereusement proche du zéro.

Le lendemain, une fois Reiyel parti, je trouvai le courage de récupérer les pierres sous l’oreiller.
L’une était rouge vif et translucide, et l’autre d’un rose poudré laiteux.

À quelles fins pouvait-on s’en servir ? Était-ce dans un but de protection ? Sûrement. L’homme que
j’aimais était un soldat, ce serait donc assez logique qu’il les porte en guise de talisman. Qui pourrait
m’éclairer ? Dénéa ? Non. Elle m’avait paru déjà passablement terrifiée lorsqu’elle m’avait
conseillé de regarder dans le médaillon.

Un nom s’imposa immédiatement : Iah-Hel. Le Maître du Conseil des Archanges. Le Primus du


Chœur des Guérisseurs. Lui connaissait les pouvoirs des pierres et il n’appartenait pas au Chœur des
Gracieux. Je pouvais espérer qu’il se montre impartial.

L’ironie du sort ne m’échappa pas. J’avais tout fait pour éviter d’être en butte à ses questions, et
j’allais de moi-même me jeter dans la gueule du loup.

Je poussai un long soupir.

— Je vous dis que je dois voir le Maître du Conseil !

L’ange me toisa à nouveau.

— Il ne reçoit personne.

Je me trouvais devant l’appartement dévolu au Primus des Guérisseurs, essayant de faire


comprendre au capitaine de la Garde Céleste qu’il devait me laisser entrer afin que je puisse parler à
son maître. Quand je m’étais présentée devant les portes, un des deux gardes était allé chercher cet
Haraël, qui prétendait que Iah-Hel lui avait laissé l’instruction de ne le déranger sous aucun prétexte.

Aux grands maux, les grands remèdes : j’allais faire péter la position sociale (à défaut du grade.).
Je levai fièrement le menton et dis, dédaigneuse :

— Vous savez qui je suis ? La Prima Lauriah est ma mère. Par conséquent, je vous somme de me
livrer le passage !
Beurk ! Une tirade digne d’un fim de série Z.

Haraël me toisa (Même si les anges étaient tous grands, lui l’était particulièrement.) de son regard
froid aux couleurs de lagune.

— Vous seriez l’Archange Mickael lui-même, que vous n’entreriez pas.

Une rage incandescente me submergea. Cet idiot m’emmerdait. Il m’emmerdait vraiment.

J’avais. Besoin. De. Voir. Iah-Hel.

J’avançai résolument vers la porte.

Il s’interposa.

Mauvaise idée de sa part.

— Ôte-toi de mon chemin ! crachai-je en faisant le mouvement de le pousser sur le côté.

Je m’attendais à rencontrer une résistance, mais restai bouche bée quand il fut littéralement
propulsé à cinq mètres. En tas sur le sol, abasourdi, il me regardait comme si j’étais le diable.

Je n’avais aucune idée de ce qui venait de se passer, mais ça ressemblait fortement à l’inverse de
ce que je parvenais à faire en attirant les objets à moi. L’avais-je repoussé avec mon pouvoir ? Une
chose était sûre : je n’allais pas rester pour l’interviewer et mener l’enquête. Profitant de sa stupeur,
je m’engouffrai dans la suite.

Bien sûr, les trois gardes me suivirent et me tombèrent dessus avant que j’aie pu faire plus de
quelques pas à l’intérieur. Je luttai un instant, et parvint à me débarasser de l’un en le faisant chuter
sur un autre, avant de me retrouver totalement coincées sous Haraël, furieux.

— Quel est donc ce remue-ménage ? demanda la voix basse, très reconnaissable, d’Iah-Hel qui
sortait d’une pièce devant être la chambre.

— Maître, elle est entrée ici de force et…

— J’ai juste demandé à vous voir, parvins-je à dire, à moitié étouffée par la masse du capitaine de
la Garde Céleste. Mais votre Cerbère prétend que vous ne recevez personne.

Le Primus haussa un sourcil amusé.

— Haraël n’a fait, il est vrai, que respecter mes ordres. Ceci dit, si je m’étais douté que vous me
feriez la grâce d’une visite, soyez certaine, ma chère que j’aurais prescrit une exception en votre
faveur. (Il s’adressa à son capitaine, qui me clouait toujours au sol :) Voyons, Haraël, est-ce bien une
façon de traiter la fille de notre hôtesse… ?

Le capitaine se releva, visiblement mécontent, et Iah-Hel me tendit la main pour m’aider à me


remettre sur mes pieds. Une fois debout, je me rendis compte que ma robe avait un peu pâti de ma
roulade sur le sol. Un des ourlets de la jupe était déchiré.

Le Primus demanda aux soldats de nous laisser et m’invita à prendre place sur le canapé à ses
côtés.

— Un peu de vin des Plaines Ocres ? me proposa-t-il en soulevant la bouteille en cristal opaque
posée sur un guéridon à côté.

Je refusai et il se servit un fond d’alcool dans le verre en forme de corolle qui semblait la norme
chez les Gracieux. Je comprenais sa tempérance. J’avais goûté ce breuvage, et on pouvait dire qu’il
était particulièrement raide.

Il but une petite gorgée et se cala confortablement dans l’angle du canapé, un bras négligemment
posé le long du dossier.

— Allez-vous me dire ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

Avant de venir, j’avais bien réfléchi à la façon dont j’allais présenter les choses. Je ne pouvais pas
de but en blanc sortir les pierres et lui demander à quoi elles servaient. Pas si je voulais éviter des
questions gênantes qui risqueraient de le mener au pacte conclu par ma mère avec Kell. J’allais
encore devoir mentir. Depuis que je vivais parmi les anges, je baignais littéralement dans le
mensonge, les faux semblants et l’hypocrisie. Et dire que les humains (Enfin, ceux qui y croyaient…)
imaginaient les anges comme de purs esprits aux préoccupations éthérées et bienveillantes… ! J’en
aurais presque ri si je n’avais pas été aussi anxieuse au sujet de ce que j’allais apprendre sur
l’homme que j’aimais. Nico disait toujours qu’un bon mensonge devait coller le plus possible à la
réalité. J’allais suivre son conseil. Je n’avais pas le choix.

— Eh bien… C’est un peu gênant. (Je tripotais un gland doré cousu au coin du coussin à côté de
moi avec une nervosité non feinte.) J’ai quelques questions à vous poser, mais j’ai besoin de savoir
si en tant que guérisseur vous êtes tenu au secret concernant ce que vous disent vos patients de leurs
problèmes de santé.

Il ne répondit pas tout de suite, les yeux perdus dans le liquide ambré qu’il sirotait. Puis il me fixa
avec un petit sourire en coin qui lui donna beaucoup de charme, me faisant presque oublier l’affreuse
cicatrice qui barrait son nez droit et sa joue.

— En tant que guérisseur, je ne suis pas tenu au secret, mais en tant que Maître du Conseil des
Archanges, personne en Eden ne peut exiger que je révèle quoi que ce soit.

En croisant mentalement les doigts, je me lançai :

— Quand… quand je vivais chez les démons rouges, on m’a élevée dans l’ignorance totale de ma
nature d’ange. Durant ma… captivité, quand je suis arrivée en âge de… enfin… Bref, certaines de
mes compagnes humaines m’ont mise en garde contre la douleur pour la première fois où j’aurais
une… relation charnelle. Cependant, ça n’a pas été le cas. L’humain, un esclave comme moi, avec
lequel j’ai eu ma première expérience, a été très surpris et m’a accusée de lui avoir menti en disant
qu’il était le premier. J’avoue que je n’ai pas compris pourquoi. Et par la suite, je n’ai jamais pu
ressentir de… plaisir. Jusqu’à… (le souvenir de la sensation de Kell en moi, me contracta le bas-
ventre) très récemment, conclus-je en rougissant un peu, songeant qu’il devait penser que je parlais
de Reiyel.

J’aurais cru qu’il sourirait face à un sujet aussi scabreux, mais pas du tout. Il arborait le masque
typiquement neutre du praticien.

— Tout cela est parfaitement normal, dit-il. Contrairement aux humaines, les femmes anges n’ont
pas d’hymen, et elles ne peuvent éprouver de jouissance et procréer, quand elles en sont capables,
qu’avec les natifs d’Eden, hormis les humains, bien sûr.

J’avais beau avoir mis ce sujet sur le tapis pour endormir sa méfiance et faire la jonction avec ce
qui m’intéressait vraiment, je n’en retirai pas moins un immense soulagement. Durant des années, je
m’étais torturée, persuadée que j’avais une tare, que l’amour physique n’était pas pour moi, que
j’avais tout faux, et finalement ce n’était pas du tout le cas.

— Donc, en dehors de l’absence d’hymen, l’anatomie des femmes anges et des humaines est la
même…

Il opina.

— Totalement identique, intérieur et extérieur. À ceci près que les humains, hommes ou femmes
possèdent une pilosité qui nous fait totalement défaut. (En effet, j’avais remarqué que Reiyel était
complètement glabre. Et depuis que mon héritage angélique s’était révélé, je n’avais plus besoin de
m’épiler ni les aisselles, ni le maillot. Tous mes poils s’étaient fait la valise.) La grande différence
entre nous et les humains ne se voit pas à l’œil nu. Elle est du domaine de l’énergie. Les cellules des
anges renferment la lumière de la Création. Celle-ci nous permet de guérir plus vite, par exemple.
Reprenons le cas de la pilosité. Les poils à certains endroits du corps des humains ont une raison
d’être : protéger des infections et limiter les frottements. En ce qui nous concerne, nous n’en avons
pas l’utilité car nous ne pouvons être sujets à tous ces désagréments. Quand le Créateur a créé les
humains, il a tenu compte de l’absence d’énergie de lumière dans leurs cellules, et a fait des
ajustements en conséquence. Mais je ne vais pas vous faire un cours détaillé. Ce serait par trop
ennuyeux. C’est tout ce que vous aviez à me demander ? s’enquit-il, les yeux fixés sur son verre.

Bon, quand faut y aller, faut y aller !

— Eh bien, puisque je suis là…dis-je en haussant légèrement les épaules, comme si j’allais
aborder un sujet trivial.

Je sortis les pierres de la petite bourse empruntée à Dénéa, et dissimulée à l’intérieur de mon
corsage, et les présentai, main ouverte, à Iah-Hel.

— J’ai trouvé ceci dans un pendentif que portait l’amant de ma maîtresse démone, mentis-je
(Après tout, c’était plausible, puisqu’il m’avait dit que les démons usaient aussi du pouvoir des
pierres.) Je les avais sur moi quand… quand Yâdel m’a retrouvée et sauvée. Je me demandais si
elles n’étaient pas susceptibles de me nuire et à quoi elles pouvaient bien servir.

Mon cœur jouait un staccato des plus désagréables.

Le Maître du Conseil prit délicatement la gemme rouge entre le pouce et l’index et l’orienta vers la
fenêtre, faisant jouer la lumière au travers.

— C’est un rubis brut. Cette pierre attise l’attraction sexuelle. (Il la reposa dans ma paume, et prit
la gemme rose afin de l’examiner.) Et celle-là, c’est du quartz rose. Elle pousse à l’amour
romantique. (Il la remit à côté de l’autre, et vida son verre d’un trait.). Un usage de ces pierres
n’affectera que l’individu auxquelles elles sont destinées. Les autres autour ne seront pas touchés.
Elles projettent des ondes vers la personne choisie et reçoivent un écho amplifié qu’elles renvoient à
leur tour et ainsi de suite. Votre… maîtresse devait tomber de plus en plus amoureuse de son amant à
chaque fois qu’elle le voyait. (Son énigmatique regard gris ardoise planté dans le mien, il ajouta :) Le
pouvoir des pierres est puissant en Eden. Et canalisé par un Gracieux, il est redoutable quand on ne
sait pas à quoi s’attendre…

Il avait tout compris. Compris qu’en fait il n’était pas du tout question de ma maîtresse démone, et
que ces pierres avaient été utilisées sur moi par Reiyel.

J’avais le cœur en lambeaux. Non, ce qu’il disait n’était pas vrai ! Reiyel et moi nous aimions ! Ça
ne pouvait pas être vrai. Je soutins son regard et sus qu’il disait la vérité, et surtout qu’il n’irait pas
chercher les Gracieux pour leur apprendre que le dindon ne trouvait pas la farce à son goût. La gorge
nouée, je demandai :

— Si on voulait annihiler l’influence de telles pierres, comment procèderait-on ?

— Il faudrait les briser.

Je hochai sobrement la tête. Je remis les pierres dans le petit sac et le glissai de nouveau entre mes
seins. Je remerciai Iah-Hel et pris congé.

Une fois hors de vue des Gardes Célestes, je me saisis d’un des lourds candélabres qui éclairaient
les couloirs la nuit, et le traînai sur le premier balcon que je croisai. Je posai les pierres sur la
rambarde de marbre et, d’un coup féroce, les pulvérisai. Ce faisant, j’eus la sensation presque
physique qu’on m’arrachait le cœur. Avec un gémissement, je lâchai le candélabre et me pliai en
deux. Les mains crispées sur la rambarde, je haletai.

Hors de moi, la poitrine oppressée au possible, j’avais envie de hurler. J’avais envie de tuer
quelqu’un. De préférence ce salopard de Reiyel.

Ce putain d’enfoiré m’avait violée !

Il avait violé mon esprit, mon cœur et mon corps.


32.
Le trente-sixième dessous, vous connaissez ?

J’étais en plein dedans, et franchement ça craignait.

Quand je faisais le bilan, j’étais partagée entre deux envies : celle de me rouler en boule et de
disparaître, et celle où je me voyais en Rambo au féminin, M.16 en bandoulière, en train de
dégommer tout ce qui bougeait cinq cent mètres à la ronde.

J’étais cernée de toute part. Depuis que j’avais posé les pieds en Eden, je n’avais pas arrêté de
tomber de Charybde en Scylla. J’avais appris que le premier homme dont j’étais tombée amoureuse
était un démon et qu’il me haïssait pour une très bonne raison. J’avais découvert que je n’étais pas ce
que j’avais toujours cru. Que ma vie avait été scénarisée depuis ma naissance par une mère vicieuse,
fourbe et ambitieuse. Qu’on avait torturé, menti, comploté pour me mettre en position d’accomplir
une prophétie antique totalement ridicule, qui ne se réaliserait jamais. Que l’amour que je croyais
ressentir pour un homme n’était dû qu’à une sorte de sortilège, et qu’il m’avait bien baisée, dans tous
les sens du terme.

On n’avait pas cessé de me manipuler depuis que j’avais mis les pieds dans ce foutu coin de
l’Univers. Je ne pouvais faire confiance à personne.

Enfin, si. Peut-être.

Il y avait Mayron, dont le nom caressait encore mes lèvres.

Je me redressai brusquement et m’assis au bord du lit.

Quelle conne ! Je me serais donné des gifles. Pourquoi n’y avais-je pas pensé, il y a deux jours ?
Il me suffisait de l’appeler et de lui demander de me ramener chez moi. Je n’avais aucune idée de ce
qu’il était, mais je le suspectais d’être terriblement puissant. Il était capable d’évoluer sur Terre et en
Eden, et il passait apparemment facilement d’un monde à l’autre.

Plus rien ne me retenait ici. Lauriah et Nériel pouvaient se foutre où je pense leur prophétie à la
mords-moi le doigt, et Reiyel pouvait bien épouser Kriik-la-murène et jouer avec son bilboquet à
pointe si ça lui chantait, de mon côté, c’était « Bye bye ! Ciao ! Salut Eden ! ». Je tirais ma révérence.

Alors que j’ouvrais la bouche pour prononcer à haute voix le nom de Mayron, je m’interrompis
brusquement.

Et si cette histoire du « Dis mon nom magique et je viendrai te sauver. » était encore un coup
fourré ? J’en étais arrivée à un point de méfiance tel que je voyais des complots partout. Avant de
tenter l’option Mayron, ne serait-il pas plus sage d’épuiser toutes les autres ? Kell savait comment
rentrer sur Terre, et il haïssait Lauriah et Nériel. Si j’arrivais à reprendre contact avec lui,
parviendrais-je à le convaincre que je ne pouvais plus voir ma génitrice en peinture, et que le
traditionnel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » pouvait s’appliquer à nous ?
Tout d’abord, il me faudrait le retrouver. Mais comment être sûre que la Prima ne m’avait pas
menti une fois de plus en disant qu’il serait libéré après s’être rendu utile pour payer sa dette ? Et s’il
avait été exécuté ?

Un frisson glacé couvrit ma peau de chair de poule.

Kell s’était montré odieux envers moi, mais je connaissais maintenant ses raisons et je les
comprenais. Ce par quoi il était passé était une abomination. Je m’imaginais à sa place. Comment
aurais-je réagi si la personne dont j’étais tombée amoureuse m’avait trahi comme il l’avait été ? Si
on avait torturé mon frère sous mes yeux alors que j’étais impuissante. Si je l’avais entendu hurler,
supplier, tandis qu’on suppliciait son corps au point de briser son esprit, le réduisant à l’état de
coquille vide, n’aurais-je pas, moi aussi, tout accepté pour le sauver ? Accepté de me lier durant
vingt-huit années à l’enfant de la personne coupable de toute cette souffrance. Obligée de protéger ce
dernier au péril de ma vie. Ne l’aurais-je pas haï ? Sans doute que si.

Certains se seraient dit : « C’est bien dommage tout ça, mais ce n’est pas mon problème. C’est la
faute de ma mère, pas la mienne.», et sans doute auraient-ils eu raison, mais j’en étais incapable. Je
me sentais coupable au point d’en avoir du mal à déglutir. J’étais directement la cause des tourments
de Kell et de la vie sacrifiée de sa sœur. Même si Mayron ne me réservait pas d’entourloupe et me
ramenait sur Terre, je ne pouvais pas quitter Eden sans savoir ce qu’il était advenu du démon. Je le
lui devais. Ça ne réparerait en rien le mal qui lui avait été causé, j’en étais consciente, mais c’était
juste. Peut-être, si enfin la chance voulait bien monter le bout de son nez, parviendrais-je à le faire
s’évader… ?

S’il est toujours vivant.

J’avais huit jours devant moi pour le découvrir, après je serais obligée de tenter la solution
Mayron, car il n’était pas question que je me retrouve mariée. Huit jours où il me faudrait jouer la
comédie, donner le change. Toujours des masques à porter. Le plus dur serait de feindre d’être
encore amoureuse de Reiyel. À l’idée que j’allais probablement devoir le laisser me toucher, que je
devrais subir ses attentions charnelles sans trahir mon dégoût et ma colère, je m’affolai. Je ne
pourrais pas. Impossible.

Mais avais-je le choix ? J’étais consciente que je prenais un gros risque en ne m’échappant pas
tout de suite, alors que je le pouvais peut-être. Si le triumvirat des A. A. A. (Les Anges Ambitieux
Associés.) se doutait de quelque chose, il serait bien capable de m’enfermer et de me mettre sous
l’influence d’autres pierres jusqu’à la cérémonie.

Si j’avais un peu de chance, je connaîtrais le sort de Kell d’ici la fin de la journée.

Ouais… Tu peux toujours rêver. Est-ce que jusqu’à maintenant, quoi que ce soit s’est déroulé
comme tu l’espérais ?

À la mi-journée, je me forçai à paraître à la table du Primus et de la Prima. Cela faisait plusieurs


jours que je déjeunais dans mes appartements, et je ne voulais pas les rendre soupçonneux.

Je parvins à dire un mot aimable à mon beau-père, à sourire à Lauriah, tout ça sans céder à l’envie
qui me vrillait les entrailles de leur sauter à la gorge. Fort heureusement, Reiyel déjeunait rarement
au palais, car c’était le moment où il inspectait les troupes basées à l’extérieur de la capitale. De
plus, il m’avait fait transmettre un message oral par l’intermédiaire de l’un de ses soldats pour me
prévenir que, malheureusement, ses obligations le contraindraient à ne rentrer que tard dans la nuit.
Autant vous dire que je dus me retenir pour ne pas faire quelques pas en moon walk, histoire
d’exprimer ma joie et mon soulagement. S’il me croyait endormie quand il rentrerait, je pourrais
probablement éviter ses attentions. Et le matin, je feindrais de dormir jusqu’à ce qu’il soit parti
prendre son service. J’espérais de toutes mes forces qu’il n’oserait pas me réveiller.

Dans l’après-midi, je m’étais résolue à tout raconter à Dénéa au sujet du complot Lauriah-Nériel-
Reiyel destiné à me fixer dans le chœur des Gracieux. Je passai tout de même sous silence mon
enfance terrienne et n’évoquai ni le pacte, ni la prophétie débile, cause de tout. La domestique
m’avait plusieurs fois prouvé sa fidélité à mon égard, elle avait pris des risques pour m’aider dans ce
qui, à l’époque, avait dû lui sembler des caprices de ma part, mais je ne pouvais me résoudre à lui
livrer toute la vérité. J’étais devenue très méfiante.

Un peu tendue, je lui expliquai que j’avais besoin de savoir ce qu’il était advenu d’un démon qui
avait été détenu au sous-sol de la prison et que la recherche devait rester discrète. Elle pâlit un peu,
mais j’eus l’impression à son regard brillant d’excitation qu’elle commençait à prendre goût aux
intrigues.

En fin d’après-midi, elle revint avec une information qui me donna envie de bondir de joie et
d’éclater en sanglots d’angoisse : ce soir, un démon du premier cercle était annoncé combattant dans
l’arène.

Kell était vivant. Mais pour combien de temps ?

Voilà donc les T.I.G. version Lauriah … Combattre jusqu’à la mort afin de distraire des humains
déchaînés. Cette femme était vraiment douée pour les demi-vérités. Ces foutus conspirateurs
hypocrites avaient trouvé le moyen de se débarrasser de Kell sans le tuer eux-mêmes. J’entendais
encore la Prima me dire que le moment où il nous quitterait dépendrait uniquement de ses capacités et
de ses efforts. Quelle magnifique façon ampoulée de dire qu’il allait devoir lutter pour sa vie jusqu’à
ce qu’un adversaire plus fort le tue, lui faisant « quitter » ce monde.

Salope ! J’avais envie d’aller la trouver et de lui cogner la tête contre un mur jusqu’à ce qu’elle
éclate comme un melon trop mûr.

— Je vais aller là-bas, dis-je, la mine décidée.

Dénéa, s’affola :

— Ce n’est pas une bonne idée.


— Je dois lui parler.

— Vous ne pourrez pas. Les combattants sont parqués dans les cellules sous l’arène. Le public n’y
a pas accès. Et puis… (Elle parut gênée.) Vous êtes un ange. Ce sont des divertissements pour les
humains. Les seuls anges qui assistent au spectacle viennent masqués dans le but de… s’encanailler.
Ils ne risquent rien, vu qu’avant les combats, les prisonniers sont sous l’influence des colliers
bloquants.

Je haussai un sourcil. Sous-entendait-elle que certains anges allaient là-bas pour… Si c’était le
cas, ils n’avaient pas emprunté qu’à l’architecture romaine. Ils avaient aussi copié certains travers
des patriciens et patriciennes.

— Si j’ai bien compris, il y aurait des anges autorisés à… s’encanailler avec des démons ?
Pourtant, on m’a expliqué que des relations de ce genre étaient passibles de châtiments exemplaires.

Mébahel m’aurait-il menti ? Cette idée me chagrina.

— C’est vrai qu’il est interdit aux anges de se commettre avec des démons, mais… (Elle baissa
encore la voix.) Certains ont trouvé le moyen de contourner l’interdiction sans trop de risque. Ils
viennent accompagnés d’une servante ou d’un serviteur humains, et prétendent que ce sont ces
derniers qui vont… enfin, vous voyez…

Oui, je voyais très bien.

— Personne n’est dupe, et surtout pas les gardiens en poste à l’arène qui se voient payés pour leur
compréhension, mais tout le monde ferme les yeux puisque l’honneur est sauf. (Voyant mon air
désabusé, elle ajouta :) Certains anges sont…

— Des hypocrites finis ? Des manipulateurs pervers ? ricanai-je. Ne prends pas de gants avec moi,
Dénéa. Dernièrement, j’ai bien compris de quel genre de peuple j’étais issue. (Je jugulai mon
amertume et demandai :) Et ils ne se font pas… éconduire par les combattants ? Franchement, juste
avant de mourir, les parties de jambes en l’air doivent être le cadet de leurs soucis, non ?

Dénéa eut un petit sourire.

— Vous savez, avoir une… relation intime avec un ange est pour la plupart des habitants de l’Eden
originel, une expérience très prisée. Alors, justement, comme ils ont de fortes chances de mourir dans
les heures qui viennent, ils doivent se dire « autant en profiter ».

La dernière cigarette du condamné en quelque sorte.

— Ce que tu viens de m’apprendre est très intéressant, dis-je, songeuse. Ce serait un très bon
moyen de rencontrer Kell sans éveiller les soupçons.

La jeune femme eut l’air mal à l’aise.

— Ce… démon… Vous l’avez connu quand vous étiez captive des démons rouges ?
— En quelque sorte. (Je ne m’appesantis pas sur la question et enchaînai :) Comment se déroulent
les affrontements ? Sont-ils toujours à mort ?

— Oui. (Je frémis.) Classiquement, deux combattants s’affrontent, et un seul en sort vainqueur. Ce
dernier est alors ramené en cellule, dans l’attente de son prochain duel, la semaine suivante. Cela
dépend du nombre de prisonniers faits sur le territoire, mais en général, il y a entre dix et vingt
combats par soir d’arène.

— Et les vainqueurs blessés ? Ils ne sont pas achevés, n’est-ce pas ? Puisque les anges ne peuvent
pas tuer…

— Les blessés sont traités comme les biens portants. Ils retournent dans leur cellule jusqu’à leur
rencontre suivante. Ceux qui sont trop gravement atteints ne survivent pas.

Je songeai au collier que portait Kell. Il annulait ses pouvoirs de démon et l’empêchait de guérir
plus vite. Ça me révolta. Cela dut se voir sur mon visage car Dénéa tenta de m’apaiser :

— Les démons du premier cercle sont très puissants. Ils sont capables de carboniser un adversaire
d’un simple toucher. Il survivra sans doute à ses premiers combats…

— Mais il porte un collier bloquant, lui rappelai-je. Il sera aussi faible et vulnérable qu’un
humain.

La jeune femme secoua la tête.

— Le cercle intérieur de l’arène est ceinturé par des plaques de pierre des Monts Sombres. C’est
une roche de couleur noire, veinée d’or, d’une valeur inestimable. On ne la trouvait que dans une
montagne des territoires démoniaques. On ne peut quasiment plus s’en procurer depuis la Grande
Division. Le gisement a été détruit par les anges lors de la dernière guerre, afin d’empêcher
définitivement les démons de s’en servir. Les familles angéliques qui en possèdent sont très rares.
L’épouse du ministre délégué au commerce en porte un fragment serti dans une bague et s’en
enorgueillit grandement. Seuls les plus grands joailliers angéliques Gracieux acceptent de travailler
dessus.

— Qu’a donc cette pierre de particulier ?

— Elle est saturée de l’énergie du pays des démons. Un petit morceau en contact avec la peau d’un
démon dissipe l’influence des terres angéliques qui inhibent ses pouvoirs, même s’il est sous
l’emprise d’un collier d’entrave. Cela lui permet, par exemple, de se servir de son pouvoir afin de
dissimuler justement qu’il en a, afin de se faire passer pour un humain, ce qui lui donnerait la
possibilité d’aller et venir en Eden sans risque de se faire repérer. L’énorme quantité de cette roche
dans l’arène permet la même chose. Cela libère démons et Créatures de l’influence du collier, leur
donnant libre accès à leurs pouvoirs. (Elle grimaça.) Sans ces plaques autour de l’arène, les combats
ne seraient pas assez intéressants. Afin de ne pas prendre de risque, un mécanisme contrôle un
système de volets de marbre qui couvrent ou découvrent les plaques selon le bon vouloir du Maître
des Jeux.
— Le Maître des Jeux ?

— L’ange désigné par le Primus pour présider chaque manifestation. En général, ce sont des hauts
gradés de l’armée ou des ministres.

Je ruminai toutes ces informations et pris ma décision.

— Tu vas m’emmener là-bas, ce soir.


33.
Dénéa revint vers moi, la mine sombre sous son capuchon.

— Il dit que le démon du premier cercle n’est pas autorisé à avoir des… entretiens privés. Mais
que nous pouvons jeter notre dévolu sur un autre combattant.

De derrière mon masque confectionné par la servante, un pan de voile opaque qui cachait mon nez
et ma bouche, je lorgnai le garde avec agacement. Il me détaillait, une étincelle égrillarde dans le
regard.

Bien évidemment. J’aurais dû me douter que Lauriah et Nériel ne prendraient aucun risque de voir
leur machination dévoilée par Kell. Même dans les cellules de l’arène, ce dernier était au secret.

Devais-je faire demi-tour et retourner au palais ?

Non, il fallait que je le voie. Après j’aviserais.

Pestant contre le sort, je vérifiai une énième fois que le capuchon de ma cape dissimulait bien ma
chevelure et entraînai Dénéa vers la sortie des sous-sols.

— Tant pis. Ne perdons pas de temps, allons directement nous installer dans les gradins.

Nous avions pu quitter le palais par la sortie des domestiques en toute discrétion, les gardes de ce
côté étant assez coulants. Dénéa m’avait expliqué que nombre de dames de la Cour sortaient par là
les soirs de combats et que les gardes regardaient ailleurs. Ensuite, il nous avait fallu vingt minutes
pour rejoindre l’arène à pied.

Je fus sidérée dès que nous accédâmes à l’intérieur. J’avais l’impression d’avoir fait un bond en
arrière de deux mille ans. Ou alors d’être tombée en plein péplum genre « Gladiator ». Les gradins
commençaient à se remplir. En jouant des coudes, et profitant de l’avantage que me conférait mon
statut d’ange, je parvins à nous caser sur le premier gradin, juste au bord de la piste. Cette dernière,
environ huit mètres en contrebas, était recouverte de sable d’une blancheur immaculée. À l’idée que
ce dernier ne le resterait pas longtemps, je grimaçai. Je me penchai avec curiosité afin d’observer les
fameuses plaques de pierre dont Dénéa m’avait parlé. Celles-ci se trouvaient deux mètres en dessous
de nous. Entre elles et la piste, je notai la présence d’un gigantesque filet, aux mailles de quatre ou
cinq centimètres de côtés, tendu au-dessus de toute la surface de l’arène. Les fils qui s’entrecroisaient
me semblèrent étrangement luisants.

J’attirai l’attention de la servante et lui demandai ce que c’était.

— Ce filet empêche les combattants surpuissants d’atteindre les pierres. Ils seraient alors libres
d’en casser un fragment et de provoquer une tuerie.

— Je doute qu’un filet aussi fin puisse empêcher un démon décidé de passer au travers, remarquai-
je, sceptique, en me remémorant le vol de Kell à Sydney et sa façon de toréer les voitures.
— Ils n’essaient même pas, m’assura Dénéa. Ils savent tous ce qu’ils risquent. (Voyant que je ne
saisissais toujours pas, elle expliqua :) Les fils sont enduits de chrême.

J’avais déjà entendu ce mot là. Un regard d’or fascinant et une chevelure flamboyante s’imposèrent
à mon esprit : Phen. C’était lui qui en avait parlé devant moi le premier, quand il s’étonnait que les
loups-garous qui nous poursuivaient, Kell et moi, en possèdent. Ensuite, c’était Lauriah qui avait
prononcé ce mot lorsqu’elle évoquait les supplices subis par la sœur de Kell. Un frisson désagréable
me traversa.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à mi-voix.

Si Dénéa fut surprise par mon ignorance, elle n’en montra rien.

— C’est l’huile bénite des prêtres du Chœur des Seigneurs. Elle agit comme un acide qui brûle et
blesse toute chair possédant la moindre étincelle démoniaque. Tous les démons et les créatures qu’ils
ont créées y sont vulnérables. (Voilà donc ce qu’il y avait dans les balles destinées à Kell… ) Une
lame trempée dans le chrême tranche la chair démoniaque aussi aisément qu’un fil de cuivre chauffé
au rouge peut le faire avec du beurre. Si l’un d’entre eux tentait de passer au travers de ce filet, il se
débiterait lui-même en morceaux.

Je songeai avec un frisson d’horreur à la première scène du film Cube, où l’un des protagonistes se
retrouve découpé en dés à cause d’un quadrillage de fils métalliques aiguisés comme des rasoirs qui
lui tombe dessus. Beurk…

Dénéa se méprit sur les raisons de ma réaction épidermique.

— Nous ne risquons rien. Comme je vous l’ai dit, les plaques de roche noire peuvent à tout instant
être masquées, afin que les créatures et les démons se trouvent à nouveau privés de leurs pouvoirs les
plus puissants.

Pendant que nous discutions, les gradins se remplissaient peu à peu. Un nombre incroyable de
torches illuminait toute l’arène et l’on y voyait pratiquement comme en plein jour. Je repérai par-ci
par-là des anges masqués et enveloppés dans des capes à capuches, comme moi, mais il me fut très
difficile de déterminer s’il s’agissait d’hommes ou de femmes.

Un claironnement de cuivres fit cesser le brouhaha qui régnait dans l’arène et tous les regards se
portèrent en direction d’une terrasse sur notre droite.

Un froid glacé me traversa. Je bénis le fait d’être masquée. Reiyel toisait la foule depuis la tribune
d’honneur. C’était donc ça, son empêchement de ce soir.

Il était toujours aussi magnifique, ce grand connard. Ses longs cheveux brillaient tel de l’or pâle
sous la lumière des torches, et sa cape blanche de général retombait élégamment, soulignant sa large
carrure. Cependant, je remarquai pour la première fois le pli dédaigneux de sa belle bouche et ce
qu’il y avait de hautain dans son port de tête. Jusqu’à aujourd’hui, je l’avais vu comme à travers des
lunettes roses.
Putain, je me ferais bien une descente de lit avec sa peau !

Je ne pensais pas qu’un jour je haïrais quelqu’un à ce point.

Ce type m’avait fait croire durant un mois entier que j’étais amoureuse de lui. Il me venait l’envie
de vomir quand je pensais à toutes les fois où j’avais couché avec lui. Oh, bien sûr, il ne m’avait
jamais contrainte physiquement, mais l’attirance que j’avais immédiatement ressentie à son endroit
n’était due qu’à ces maudites pierres cachées dans son pendentif. C’était comme s’il avait mis du
G.H.B.{32} dans mon verre. Il m’avait ôté mon libre arbitre. Il n’était ni plus ni moins qu’un vulgaire
violeur. Ce salopard était vraiment prêt à tout pour devenir le père de mes hypothétiques quatre
rejetons. À ce stade, j’étais quasiment certaine que le général qui m’avait cédé sa chambre dans le
fort n’était autre que lui. Il savait que Kell devait me ramener bientôt. Il m’attendait. Il était fort
probable qu’à l’origine, le trio machiavélique avait prévu que Reiyel me séduirait de façon
classique, mais ma volonté affichée de retourner sur Terre avait sans doute précipité les évènements.
Ils avaient eu recours à quelque chose de plus rapide et de plus sûr : les pierres.

Son regard vert pâle passa sur moi. Je me raidis, affolée. Mais il ne s’arrêta pas. Je soufflai de
soulagement.

— C’est toujours lui qui préside les jeux ? demandai-je à Dénéa, avec dans la voix, un dégoût que
je fus incapable de dissimuler.

— Non. Ça change chaque semaine. (Elle me décocha un regard gêné.) Je viens rarement ici. Je ne
savais pas que votre fi… que le général Reiyel serait le Maître des Jeux cette fois-ci.

Une seconde sonnerie de clairons interrompit la servante, annonçant l’ouverture des festivités. Une
boule d’appréhension se nicha au creux de mon estomac. Il y eut une ovation du public et les premiers
combattants entrèrent dans l’arène. L’un était petit et trapu, et l’autre grand et maigre.

Je notai immédiatement la différence avec les combats de gladiateurs de l’époque romaine. Ici, les
belligérants n’avaient pas d’arme, et je compris très vite pourquoi ; quand le plus mince se retrouva
coupé littéralement en deux par des griffes, longues comme mon avant-bras, sorties des doigts de son
adversaire. Dégoûtée, je me détournai au moment où les entrailles du malheureux se déversaient sur
le sable. Ils n’avaient pas besoin d’arme. Ils étaient des armes.

Le vainqueur salua la foule qui l’ovationna et quitta la piste tandis que je questionnais Dénéa au
sujet de la nature des deux combattants. Elle m’apprit qu’il s’agissait de Créatures, les captures de
démons n’étant pas si courantes.

Je pressentis que Kell serait le clou du spectacle. J’allais probablement devoir me taper toutes les
tueries avant que son tour n’arrive. Je maudis Lauriah et ses deux acolytes.

Une heure plus tard, le sable de l’arène ressemblait au costume d’Arlequin. On aurait dit un
patchwork de couleurs allant du rouge sombre, au vert profond, en passant par le violine. C’était du
sang. La teinte dépendait des Créatures qui l’avaient versé. Les démons s’en étaient donné à cœur
joie quand ils s’étaient essayés à la création. Leur imagination débordante donnait le tournis.
Après force lacérations, écorchages, perforages, décapitations, et démembrements de toutes sortes,
j’en étais arrivée à un dégoût blasé. Peut-être était-ce parce que certaines créatures étaient si étranges
que je ne parvenais pas à réaliser que c’étaient des êtres pensants. Voir une bestiole avec des
tentacules s’en faire trancher quelques-uns à coup de dents ne me faisait pas le même effet que de si
cela avait été un humain qu’on amputait sous mes yeux.

J’eus tout de même un frisson de peur rétrospectif à la vue de Kriik-la-murène qui entrait dans
l’arène. En voyant son adversaire, un colosse musculeux capable de sauter à une hauteur
impressionnante, je n’aurais pas parié un kopeck sur mon ex-prétendant fan de la pénétration
hardcore, mais contre toute attente, ce dernier vint à bout de son adversaire d’une simple morsure.
J’appris ainsi que sa bouche à la dentition si pittoresque possédait des glandes gorgées d’un venin
foudroyant. Charmante bestiole…

De temps en temps, je coulais un regard discret vers la tribune. Reiyel paraissait s’ennuyer
profondément. Adossé, presque avachi, sur son fauteuil, il jouait négligemment avec une mèche de
ses cheveux, sans même suivre les combats.

Ce fut lorsqu’il se redressa et porta un regard d’aigle vers la piste que je compris que le moment
était venu. Le public se mit à hurler avec un enthousiasme sanguinaire. Décidément, les humains
gardaient leurs travers même en Eden. À leur décharge, ce n’était pas l’exemple des anges qui
pouvait les inciter à de plus hautes aspirations. Comment avais-je pu être aussi aveugle ?

Au milieu du brouhaha ambiant, je parvins à grappiller quelques informations. Apparemment, Kell


allait affronter un géant des collines, invaincu depuis plusieurs mois. Quand je demandai à Dénéa ce
qu’était cette créature, son air gêné me glaça.

— Les géants des collines vivent dans les Monts Rocailleux, à la frontière avec les Terres…
interdites. (Sa légère hésitation me donna l’impression que ce n’était pas le mot qu’elle avait voulu
employer au départ.). Ils sont…

Un grondement enthousiaste de la foule couvrit le reste de sa phrase. Tendue, je me penchai par-


dessus le parapet.

Kell traversait calmement l’étendue de sable souillé pour gagner le centre de l’arène. Je ne pus
empêcher mon cœur de battre plus vite. De là où je me trouvais il avait presque la taille d’un santon,
mais sa beauté et sa présence faisait qu’on ne voyait que lui. Ses cheveux courts avaient poussé, lui
donnant un air barbare. Il était vêtu seulement de son pantalon de prisonnier, et on pouvait apercevoir
sur son torse nu, son dos et ses épaules, les zébrures rose sombre, vestiges des coups de fouet qu’il
avait reçus durant sa détention. En me basant sur ses paroles quand je lui avais rendu visite dans sa
cellule et qu’il m’avait prise pour Lauriah, j’étais quasiment sûre que c’était cette dernière et son
âme damnée, Yâdel, qui en étaient les auteurs.

Tandis que mon ex-amant avançait, ses blessures s’effaçaient comme par magie. Je compris que
c’était dû aux plaques de pierre noire qui ceinturaient la piste. Il se régénérait. Il était de nouveau en
pleine possession de ses moyens.
Je lorgnai les pierres en question, une idée germant dans mon cerveau. Si je parvenais à m’en
procurer un morceau, je pourrais…

Mes réflexions s’interrompirent brutalement.

Putain. De. Merde.

C’est quoi cette chose ?

Au milieu des hurlements d’excitation de la foule, je contemplai hébétée l’adversaire de Kell.


Cette montagne de muscles devait à vue de nez atteindre les 4 mètres. Le double de la taille du
démon. Ses poings serrés ressemblaient à de grosses boules de bowling et ses jambes à des troncs
d’arbres. Compte tenu de sa masse, il aurait dû être lourd et lent, mais sa démarche était souple et
énergique. Ses traits grossiers se convulsèrent quand il poussa un hurlement en levant les deux bras
en l’air pour défier et saluer la foule hystérique.

Incrédule, encore sous le choc de découvrir l’existence d’une telle créature, je remarquai le
gigantesque collier bloquant qu’il portait autour de son cou musculeux de taureau. Je me demandai
comment les anges avaient pu le capturer. Puis je pensai à Reiyel, qui possédait le pouvoir de
télékinésie, et à Yâdel qui avait celui de manipuler la roche. Sans doute ne se servaient-ils pas
toujours de leurs dons pour, respectivement, déshabiller une maîtresse, ou se ménager des raccourcis
en perçant une porte dans un mur. À n’en pas douter, ils devaient leur avoir trouvé une utilité plus
martiale. C’était certainement le cas de tous les anges.

Un murmure collectif fit se reporter mon attention sur Kell. Ce dernier s’était arrêté au milieu de
l’arène et toisait Reiyel. Les deux hommes se mesuraient du regard. Celui du démon flamboyait
littéralement d’un feu ardent tandis que l’ange lui opposait une mine emplie d’un mépris moqueur. À
cet instant, j’éprouvai la folle envie que ce salopard possédât des ailes, des vraies, comme celles des
oiseaux, afin que je puisse lui arracher toutes ses plumes, une par une.

Puis, sans aucune transition, le géant des collines se rua sur Kell dans un mugissement terrifiant.

Le démon encaissa le choc ; plutôt bien, compte tenu que c’était un peu comme s’il avait été
percuté par un train de marchandises lancé à pleine vitesse. Il recula de plusieurs mètres, les pieds
enfoncés dans le sable jusqu’au-dessus des chevilles, les mains agrippées à l’une des cuisses
énormes de son adversaire. De la fumée s’éleva de cette dernière et le géant hurla de douleur. Il
asséna un coup du revers de la main sur l’épaule de Kell, qui fut projeté à dix mètres. Le démon
tomba à plat dos, puis roula sur lui-même afin d’éviter de se faire écraser par le pied grand modèle
de la brute des collines, qui l’avait suivi.

Les mains crispées sur le rebord du parapet, je suivais le combat avec angoisse. En jetant un bref
coup d’œil en direction de Reiyel, je fus frappée par la similitude de nos positions. Lui aussi était
penché vers la scène dantesque qui se déroulait au centre de l’arène. Lui aussi avait les doigts
contractés sur le muret. Son visage tendu montrait l’importance que revêtait ce combat. Cependant, je
savais que nous ne supportions pas la même équipe.
Le géant des collines présentait plusieurs grosses taches rose vif sur les bras, les cuisses, et une
sur la poitrine. De loin, je ne pouvais en être certaine, mais je supposai que c’étaient des brûlures.

Kell était un combattant absolument incroyable. Je comprenais pourquoi ma mère dénaturée l’avait
choisi pour veiller sur moi. Il bougeait si vite qu’on ne voyait qu’une traînée floue entre son point de
départ et celui de son arrivée. C’était probablement ce qu’il nommait le voyage speed. Il harcelait
son adversaire géant comme une guêpe enragée. Ce dernier poussait des rugissements de douleur et
de rage à chaque fois que le démon parvenait à le toucher. Mais Kell n’était pas indemne. De temps
en temps, les poings monstrueux de la créature l’envoyaient au tapis.

À l’une de ces occasions, Kell resta plusieurs secondes étendu, sonné, et je crus que mon cœur
s’arrêtait de battre en voyant le géant sauter à pieds joints sur lui. Mais juste avant l’impact, le démon
esquiva en roulant une fois de plus sur le côté.

— Bon sang ! Pourquoi il ne vole pas ? m’énervai-je en serrant le poignet de Dénéa, que j’avais
agrippé. Je sais qu’il vole ! Ça lui donnerait un avantage sur son adversaire !

— Il ne peut pas, me répondit la servante en désignant le filet auquel je ne pensais plus. C’est trop
dangereux. Dans l’agitation du combat, il pourrait l’oublier et le heurter, ce qui le tuerait.

Je continuai donc à ronger mon frein. Peu à peu, je remarquai que les mouvements de mon ex-
amant tendaient à le placer derrière le géant. Je ne compris ce qu’il voulait faire qu’en le voyant
esquiver un formidable crochet en se baissant et profiter que son adversaire pivote, emporté par son
élan, pour lui sauter dans le dos. Accroché à son cou, il poussa un cri de triomphe et ses mains se
nimbèrent brusquement d’un halo rougeoyant.

Hurlant, le géant se mit à tournoyer comme un derviche fou, essayant de faire lâcher prise à Kell,
mais ce dernier ne semblait pas disposé à lui accorder ce plaisir. Une odeur de viande grillée
commença à atteindre les premiers gradins. Je ne voyais pas très bien les détails de la hauteur où je
me trouvais, mais j’avais l’impression que les mains du démon commençaient à s’enfoncer dans la
cage thoracique de son adversaire. Ce dernier poussait des hurlements déchirants, labourant de ses
ongles les avant-bras de Kell, laissant des traces sanglantes parallèles, qui disparaissaient au fur et à
mesure qu’il les faisait.

Le géant des collines se jeta sur le dos afin de déloger son tortionnaire. Sans succès. J’entendis la
panique dans ses cris et ses mouvements se firent plus lents. Kell était en train de le tuer. Ouf !
Consternée, je réalisai que, pour la première fois de ma vie, j’en venais à me réjouir de voir
quelqu’un se faire tuer.

Mon auto flagellation fut de très courte durée. Un grincement étrange fit vibrer le parapet contre
lequel j’étais appuyée tandis qu’un grondement de la foule m’indiqua qu’il se passait quelque chose.

— Dénéa, qu’y a-t-il ? m’enquis-je, alarmée.

— Il a ordonné de couvrir les pierres.


Elle me désigna la ceinture de pierres noires qui effectivement avait comme disparu, remplacée
par des plaques de marbre blanc. Je n’eus pas besoin de lui demander qui était ce « il ». Je levai un
regard haineux vers la tribune principale.

Reiyel. Cet enfant de salaud venait de priver Kell de ses pouvoirs.

— Mais… mais c’est de la triche ! m’exclamai-je un peu trop fort, m’attirant un regard stupéfait de
la part de mon voisin de gauche, un homme trapu qui n’arrêtait pas depuis le début des combats de
sauter sur son siège, sans doute porté par l’enthousiasme de voir des tripes à l’air et autres joyeusetés
du même acabit. (Je poursuivis en baissant de ton :) Il ne peut pas faire ça !

La servante prit un air grave.

— Le Maître des Jeux en a le droit s’il estime que le combat est déséquilibré.

— Déséquilibré ? Mais putain, Kell se mesure à un géant qui le fait deux fois en taille et quatre
fois en largeur ! Il ne peut pas l’affronter sans ses pouvoirs, armé en tout et pour tout de l’équivalent
de la force d’un humain… !

Face à cette injustice flagrante, je bouillais littéralement de rage. À cet instant, tous les griefs que
j’avais encore pu entretenir à l’égard du démon s’évaporèrent. Je voulais qu’il s’en sorte, ne serait-
ce que pour damer le pion à ces enfoirés de Lauriah, Nériel et Reiyel. Malheureusement, cela
semblait compromis. N’étant plus carbonisé vivant, le géant des collines blessé s’était redressé et
avait délogé Kell de son dos en lui démettant l’épaule.

Le cri de douleur de mon ex-amant m’atteignit comme une flèche ; un rappel glacé de ce qu’il avait
souffert à cause de moi.

Le géant, dont la poitrine ravagée de profondes brûlures laissait voir par endroits la blancheur
sanguinolente de ses côtes, saisit le démon comme s’il s’agissait d’un fétu, et le projeta violemment
sur le sable. Kell gémit et ne se releva pas. Son adversaire eut un rire de triomphe et, levant un pied,
l’abaissa, prêt à écraser chair et os.

Un cri de révolte resta coincé dans ma gorge.

Non ! Ça ne pouvait pas finir comme ça !

Dans un sursaut dérisoire, Kell tenta de repousser l’appendice meurtrier de son seul bras valide,
mais il n’avait aucune chance d’y parvenir. Il le savait, et cet enfoiré de Reiyel le savait également.

Aussi, quand le géant des collines fit un vol plané en arrière pour aller s’écraser lourdement contre
le mur, assommé, ni Kell ni Reiyel ne pouvaient ignorer qu’une personne extérieure au combat était
intervenue.

Sidérée, je ramenai vivement la main que j’avais instinctivement tendue pour écarter le géant de
Kell et la cachait sous ma cape. Au milieu des hurlements enthousiastes de la foule, Reiyel s’était
levé. Il balayait les gradins du regard, les yeux plissés. Il cherchait lequel des anges présents était le
responsable. Sa mine furieuse me donna envie de me recroqueviller sur mon siège, mais je parvins à
me dominer. Si je ne voulais pas attirer son attention, il me fallait rester impassible, comme
quelqu’un qui n’avait rien à se reprocher.

Je me forçai donc à me concentrer sur ce qui se passait sur la piste. Le géant était dans les vapes,
la tête appuyée contre le mur selon un angle parfaitement inconfortable, et Kell se relevait
péniblement, son bras gauche pendant, inutile, contre son flanc. Le démon marcha d’un pas mal assuré
vers son adversaire inconscient. Il enjamba l’énorme tête, puis, prenant appui contre le mur avec le
dos, posa sa main valide et son genou droit contre le crâne et appuya de toutes ses forces. Le corps
du géant tressauta et ce fut tout. Il était mort, les cervicales brisées.

Dans l’arène, c’était le délire.

— C’est incroyable ! s’exclama Dénéa, qui n’avait rien remarqué de mon intervention. Un ange l’a
aidé. C’est la première fois que ça se produit !

Mon air penaud dut me trahir, car elle se figea, une expression effarée sur le visage. Je
m’empressai de demander :

— Que va-t-il se passer maintenant ?

— Il va être ramené en cellule jusqu’au prochain combat qu’il disputera dans une semaine,
répondit-elle, hésitante.

Je jetai un coup d’œil sur la piste. Kell se tenait debout, les yeux rivés sur Reiyel. Ce dernier dit
quelques mots à deux de ses soldats à côté de lui. Un des militaires quitta rapidement la loge, tandis
que l’autre s’avançait jusqu'au bord de la tribune où il annonça d’une voix de stentor :

— Pour votre plus grand plaisir, le Maître des Jeux vous accorde un second combat final.

Un rugissement retentit dans toute l’arène.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je, n’osant comprendre.

— Le démon va devoir combattre un second adversaire.

— Maintenant ? Mais il est blessé ! (Après un bref regard vers l’emplacement où auraient dû se
trouver les plaques de pierre noire, j’ajoutai :) Et en plus, il ne peut pas se régénérer.

En voyant entrer Kriik-la-murène dans l’arène, je frémis. Reiyel était vraiment le pire salopard que
l’Univers ait jamais porté. Mon « fiancé » angélique promenait son regard sur les tribunes. Je
compris alors ce qu’il était en train de faire. Il cherchait à repérer celui ou celle qui avait aidé Kell.

Une bouffée de haine me monta à la tête.

Je saisis Dénéa par le bras pour la rapprocher de moi et lui chuchotai à l’oreille :
— Avance-toi un peu. Il ne faut pas que le général puisse voir mes mains.

Très pâle, la servante s’exécuta, s’asseyant juste au bord du gradin. Sur le sable de l’arène, Kriik
avait commencé à tourner autour de Kell, comme un requin autour d’un surfeur. Le démon pivotait sur
lui-même afin de rester face à son adversaire. Il soutenait son bras blessé, le visage contracté par la
douleur.

Soudain, Kriik trébucha sans raison et se releva d’un bond. Reiyel scruta avidement les gradins,
persuadé que cet incident était dû à l’aide secret du démon. Pourtant, je n’avais rien fait cette fois-ci.

Nous ne tardâmes pas à connaître le fin mot de l’histoire. Kriik s’élança du côté blessé de Kell. Le
démon pivota pour parer de son bras valide, mais au dernier moment, son adversaire s’arrêta hors de
portée de son poing et lui lança une poignée de sable en plein visage. Voilà pourquoi ce maudit avait
soi-disant trébuché. Une ruse vieille comme le monde.

Aveuglé, Kell recula en se frottant les yeux. Avec un sourire de triomphe, Kriik se ramassa sur lui-
même, et bondit sur le démon impuissant afin de lui planter dans la chair ses crocs au poison
meurtrier. C’est là que je lâchai la bride à mon pouvoir. D’un geste sec, je déviai sa trajectoire.
J’avais juste eu l’intention de l’envoyer se cogner contre le mur, comme le géant des collines, mais le
fait qu’il se trouve déjà en l’air et qu’il soit beaucoup plus léger fit qu’il fut projeté en hauteur en
direction du filet.

Horrifiée, je vis des morceaux de son corps s’éparpiller en une gerbe de macabres confettis géants
et sanglants qui monta de plusieurs mètres au-dessus des premiers gradins avant de retomber sur le
sable. Le public se leva, applaudissant à tout rompre, enthousiasmé par ce spectacle peu ragoûtant.
Au milieu du tumulte, Reiyel hurla qu’on ramène le démon dans sa cellule et beugla quelque chose
que je ne compris pas à quatre soldats, qui s’éclipsèrent aussitôt. S’il avait eu un doute tout à l’heure,
à présent il en avait la certitude : un ange avait bien aidé Kell lors de ses deux combats.

— Dénéa, cette arène possède combien de sorties ? demandai-je, d’une voix pressante.

— Quatre.

Des sueurs froides me glacèrent.

— Vite ! Partons ! Il a ordonné de bloquer toutes les issues.


34.
Dénéa devint pâle comme la mort mais m’obéit. Elle m’entraîna en direction de la première
galerie sur notre gauche, nous éloignant de la tribune d’honneur. Tandis que nous slalomions entre les
spectateurs, debout pour crier leur enthousiasme, je regardai par-dessus mon épaule. Reiyel balayait
la foule des yeux, son visage figé en un masque de fureur terrifiant. Je savais qu’il ne pouvait pas me
reconnaître avec ma capuche et le bout d’étoffe qui me couvrait une bonne partie du visage, mais une
peur violente me vrilla les entrailles.

Une fois dans la galerie, Dénéa et moi nous mîmes à courir comme des dératées, évitant les rares
spectateurs ayant quitté les gradins avant nous.

— Où gardent-ils leurs chevaux ? lui demandai-je, haletante.

Dénéa semblait au bord du malaise. Malgré tout, elle me répondit :

— Dans l’écurie du rez-de-chaussée.

— Allons-y !

Je pense qu’à cet instant précis, elle devait amèrement regretter d’avoir prêté la main à mes folies.
Je me sentais coupable de l’exposer ainsi. Batman, lui au moins, avait la décence de ne pas entraîner
Alfred Pennyworth, son majordome, dans ses aventures...

Malgré ses craintes évidentes, comprenant qu’elle n’avait plus rien à perdre, Dénéa me guida où je
voulais me rendre. Durant notre course contre la montre, je m’efforçai d’ignorer les coups d’œil
curieux que nous attirions. Ce n’était sans doute pas tous les jours que les humains d’Eden avaient
l’occasion de voir un très noble ange piquer un sprint en laissant toute dignité au placard.

Le garde qui se trouvait devant les stalles des chevaux ne comprit probablement rien à ce qui se
passa. Sa tête cogna sur le plafond de pierre avant qu’il n’ait réalisé que nous nous trouvions devant
lui. Je commençais à être bonne à ce jeu-là.

Il y avait quatre chevaux à l’intérieur. Immédiatement, je repérais celui de Reiyel. Priant pour ne
pas me casser la gueule, je grimpai sur sa selle, et demandai à Dénéa de détacher les autres montures
et de m’en confier les rênes. Puis, j’aidai la servante à monter en croupe.

Notre étrange équipage quitta l’écurie avec la peur au ventre. Heureusement le couloir était assez
large pour laisser passer à l’aise huit chevaux de front. Suivant les indications de Dénéa, nous
progressâmes vers la sortie. D’après elle, nous n’étions plus qu’à un croisement de la porte Sud,
celle qui donnait du côté de la ville.

Comme je m’y attendais, cinq gardes en bloquaient l’accès : les quatre habituels plus celui qui
était venu leur transmettre les ordres du général d’interdire à quiconque de sortir. Ils nous avaient
vues. Je pris une profonde inspiration et éperonnait le grand cheval. Dénéa, agrippée à moi,
marmonnait une prière. Les sabots des quatre destriers faisaient un bruit d’enfer sur les pavés.
Arrivée à cinq mètres des gardes, je les balayai d’un revers de main. Ils tombèrent comme des
quilles de bowling de part et d’autre de l’ouverture. Nous franchîmes cette dernière d’un bond.

Nous étions enfin dehors. J’en aurais pleuré de soulagement.

La monture de Reiyel était rapide. Nous arrivâmes près des remparts de la ville en cinq minutes.
Nous abandonnâmes les bêtes avant d’être visibles depuis la porte nord. Difficile d’expliquer aux
gardes de ladite porte pourquoi nous étions juchées sur le cheval du général des Gracieux, et tenant
les brides de trois montures sans cavalier.

J’avais envie de courir mais cela aurait été trop suspect, alors nous entrâmes dans la ville d’un pas
tranquille. Une fois, hors de vue des gardes, abandonnant toute dignité nous détalâmes ventre à terre
jusqu’au palais. Une ruelle avant de rejoindre la porte d’accès des domestiques, nous attendîmes
quelques minutes que notre respiration haletante se calme, histoire de ne pas passer devant le garde
en soufflant comme des forges. Adossée au mur d’un bâtiment, un atelier de maréchal ferrant,
apparemment, au vu de l’enseigne en forme de fer à cheval qui nous surplombait, je pris conscience
de ce que nous venions de faire.

— Merde… murmurai-je, le souffle court. Je suis désolée, Dénéa, de t’avoir entraînée là-dedans.

Je devinai le pauvre sourire de la servante plus que je ne le vis ; aucune lanterne n’éclairait
l’endroit où nous nous trouvions.

— Dès que nous serons dans le palais, tu seras tirée d’affaire, la rassurai-je. (Je me redressai.)
C’est bon ? Tu es suffisamment remise ? (Elle hocha la tête.) Alors, allons-y.

Au moment où nous arrivions pratiquement en vue du garde, Dénéa me saisit par le bras et
chuchota :

— Avant que nous nous quittions. On ne sait jamais ce qui risque de se passer quand votre…
quand le général Reiyel rentrera au palais, alors je dois vous dire quelque chose. (Sa voix se fit
hésitante.) Ce soir, ce que vous avez fait… Projeter le géant des collines et l’homme-serpent,
repousser les gardes… Normalement, vous ne devriez pas être capable de faire ça.

Un froid soudain s’ajouta à l’angoisse qui me taraudait.

— Mais… ce sont mes pouvoirs angéliques. J’ai vingt-huit ans et ils commencent à se
manifester…

— Jana, dit-elle gravement. Il faut plus d’une centaine d’années à un ange nouveau-né pour
commencer à maîtriser ses pouvoirs. Et au début, ces derniers n’ont jamais un tel niveau de
puissance.

— Un coup de chance ? plaisantai-je avec une petite grimace, tandis que nous arrivions devant la
porte et le garde.

Je réfléchirais à ça plus tard. Pour l’instant, le plus important était d’entrer dans le palais. Ce que
nous fîmes heureusement sans difficulté.

Dénéa me quitta quelques minutes plus tard, visiblement soulagée, pour se rendre dans l’aile des
domestiques. De mon côté, je me précipitai en direction des appartements de Reiyel. Sur le chemin,
je jetai la cape et le masque par une fenêtre, priant de ne croiser personne. La fille de la Prima en
train de courir comme une folle dans les couloirs du palais à cette heure risquerait de marquer
l’esprit le moins soupçonneux. Et je ne doutais pas que, demain, l’incident de l’arène serait sur toutes
les lèvres.

Dès que la porte des appartements de Reiyel se referma sur moi, j’allais pousser un soupir de
soulagement, quand, mue par une sorte d’instinct, je tournai mon regard vers l’ouverture donnant sur
le balcon. Je faillis me trouver mal en voyant une forme humanoïde dotée d’ailes occulter en partie la
lumière de la lune. Elle était encore à une vingtaine de mètres, mais vu la rapidité avec laquelle elle
grossissait, dans quelques secondes elle serait là.

Je sus sans l’ombre d’un doute que c’était lui.

Cet enfoiré possédait des ailes !

Comme j’étais du côté de la pièce plongé dans l’obscurité, il ne pouvait pas me voir. Pas encore.
Rien n’était perdu. Il fallait juste que je réagisse vite. Très vite.

Mon corps passa en mode pilote automatique. Je bondis vers la chambre et m’y glissai comme une
anguille entre deux rochers, négligeant de fermer le battant pour ne pas perdre de précieuses fractions
de seconde. J’ôtai ma robe comme on trousse la peau d’un lapin en la faisant passer par-dessus ma
tête et la jetai en boule sous le lit. D’un coup de pied, j’envoyai mes cothurnes la rejoindre. Puis, je
m’abattis sur les draps, nue, au moment même où la porte s’ouvrait.

Consciente que ma respiration trop rapide ne pourrait jamais passer pour celle d’une personne
endormie, je me résolus la mort dans l’âme et le dégoût au cœur et au corps à abandonner mon plan
initialement prévu : celui de faire semblant de dormir. Je me redressai et murmurai d’une voix que je
m’efforçais d’emplir de satisfaction, comme si je l’avais attendu impatiemment :

— Enfin te voilà, mon amour…

Il ne me répondit pas et s’avança lentement. Il n’avait plus ses ailes. Je sentais des ondes de rage
émaner de lui, comme s’il était le centre d’un orage chargé d’éclairs. Pour la première fois depuis
que je le connaissais, sa puissance était perceptible, écrasante, me donnant l’impression qu’il ne
parvenait pas à la maîtriser totalement. Son pouvoir me mordait la chair. Reiyel était mortellement
dangereux. Je l’avais compris dès que je l’avais vu volant vers le balcon. Kell n’avait-il pas dit que
seuls les plus purs et les plus puissants des anges étaient dotés d’ailes ? Indubitablement, Reiyel
faisait davantage partie de la seconde catégorie. La peur rampa sur ma peau et je me mordis la lèvre
inférieure, m’efforçant de résister à l’instinct de conservation qui me hurlait de m’enfuir en courant.
Y céder serait signer ma perte. Je n’étais pas capable d’affronter Reiyel, et appeler Mayron pour me
sauver ne servirait à rien puisque ce dernier ne pouvait s’en prendre aux anges. Je devrais me
débrouiller toute seule.
Reiyel avait probablement de sérieux soupçons quant à ma possible implication dans les
évènements de l’arène. En effet, à part moi, qui aurait eu intérêt à intervenir pour sauver Kell ?
Reiyel savait que le démon et moi avions été amants. Je ne lui en avais jamais parlé, mais j’étais
persuadée que Lauriah ne s’en était pas privée. L’argument pouvant me disculper était que, comme
venait de me l’apprendre Dénéa, en tant qu’ange nouveau-né je n’aurai pas dû détenir autant de
pouvoir.

Comment lui ôter ses doutes ?

Je crois que je l’avais su dès qu’il était entré dans la chambre, mais j’avais refusé d’envisager
cette solution, la seule pourtant. En effet, le pouvoir des pierres était censé me maintenir dans un état
de droguée face à sa dose quand il était en ma présence. Si je ne voulais pas être démasquée et me
voir contrainte à un mariage qui signerait la fin de ma liberté, j’allais devoir le convaincre que j’étais
toujours sous l’influence de ces maudits cailloux, et donc incapable de le voir autrement que comme
la plus grande merveille que l’Univers ait jamais portée.

J’enfouis mon dégoût et ma haine tout au fond de moi et rampai jusqu’à lui. Il me saisit brutalement
par la nuque d’une main tandis que l’autre explorait mon corps.

— Tu es nue, murmura-t-il, de la surprise dans la voix.

Je me félicitai de ma présence d’esprit. J’aurais eu bien du mal à expliquer pourquoi j’étais au lit
tout habillée.

— Parce que je t’attendais, ronronnai-je, espérant ne pas trop en faire.

Si tu savais combien je te hais !

Mes mains remontèrent sous sa tunique jusqu’au point de jonction entre ses cuisses. Il durcit sous
ma caresse.

Tu me dégoûtes !

Ses doigts se crispèrent dans mes cheveux, me tirant la tête en arrière m’arrachant un gémissement
de douleur. Oui, il est capable de me tuer.

— Mon amour, j’ai besoin de toi… dis-je de vrais sanglots de désespoir dans la voix,
pratiquement persuadée qu’il ne s’était pas laissé prendre à ma comédie.

Je sus que c’était gagné quand il gronda :

— Montre-moi à quel point.

Mon essence se recroquevilla sur elle-même.

Il faisait noir dans la chambre, mais pas au point que je ne puisse voir les longs cheveux de Reiyel
se découper sur le fond plus clair de la fenêtre. Alors, je fermai les yeux afin de pouvoir imaginer
que c’était à Kell que je faisais l’amour.

Trois heures plus tard, alors que j’écoutais le souffle honni de l’homme endormi à côté de moi,
l’idée qui m’avait seulement effleurée alors que j’étais dans l’arène s’épanouit.

Il était clair que je ne pouvais pas laisser Kell participer à un autre combat. Il était blessé. Ils
allaient avoir sa peau. Comme je ne pouvais pas le faire s’évader, il devrait s’échapper par lui-
même. Et j’allais l’y aider.

Ma sauvegarde et la sienne dépendraient de trois facteurs : de la force de l’orgueil de Reiyel, des


véritables intentions de Mayron et surtout de mes talents de comédienne.

Autant dire que ce n’était pas gagné…

Dès les premières lueurs de l’aube, je me blottis un peu brusquement contre le flanc de Reiyel afin
de le réveiller.

Il me caressa le dos et je frissonnai de répulsion, espérant qu’il prendrait ça pour une autre sorte
d’émoi.

— Tu es rentré bien tard, hier, dis-je d’un ton boudeur.

Il soupira et me fixa attentivement de ses prunelles couleur de lagon entre ses paupières mi-closes.
Je savais qu’il était risqué de mettre ce sujet sur le tapis, car cela ramenait son attention sur ce qui
s’était passé dans l’arène. Mais c’était précisément ça qui pouvait l’inciter à penser que je n’y étais
pas. Un coupable ne chercherait-il pas, justement, à ne pas évoquer tout ce qui rappellerait ses
turpitudes ?

— J’ai eu quelques soucis.

Je pris un air alarmé.

— Tu n’as pas été blessé au moins ! m’exclamai-je, en faisant mine de chercher d’éventuelles
traces sur son corps.

— Non, ne t’inquiète pas, ma bien-aimée. Il y a juste eu un… incident à l’arène. (Il scruta mon
visage.) Un incident provoqué par un traître.

M’efforçant de bannir tout air coupable de mon expression, je m’assis dans le lit et m’entourai de
mes bras comme pour me protéger.
— Je suis sûre que c’est un coup de ce maudit ambassadeur, marmonnai-je. Je déteste ce Véhuiel !

Reiyel arbora une mine songeuse. Je compris qu’il n’avait pas envisagé cette possibilité. Ce que je
venais d’évoquer était crédible. Le diplomate aurait pu provoquer ce qui s’était passé. Lui ou l’un de
ses hommes.

— Il est contre notre mariage, repris-je en mettant de la rancœur et une pointe d’indignation dans
ma voix. Il veut que je choisisse le Chœur des Ardents. Il croit qu’il peut nous séparer.

— Il n’y parviendra pas, m’assura-t-il, l’œil sombre.

Je me jetai contre son torse.

Je crois que je mérite un oscar…

— Est-ce que tu m’aimes vraiment ? demandai-je sur un ton mal assuré, tout en me disant qu’une
question plus tarte et plus mélo ça ne pouvait pas exister ; ou alors si, mais dans Les Feux de
l’amour.

— Bien sûr ! Comment peux-tu en douter ?

C’est ça, Pinocchio !

Je baissai le regard.

— C’est que…

— C’est que quoi ?

— J’ai été élevée sur Terre, et là-bas il y a une tradition avant le mariage.

— Laquelle ?

Je promenai mes doigts sur sa poitrine, comme si j’hésitais à parler.

— À l’occasion des fiançailles, le fiancé offre une bague à sa promise, dis-je timidement. Et…

Je m’interrompis, le laissant tirer ses propres conclusions.

— Et tu voudrais que je respecte cette tradition, dit-il, visiblement partagé entre le soulagement et
une indulgence amusée.

— Je ne veux pas que tu penses que…

Il se redressa et me planta un baiser sur la bouche.

— C’est d’accord. S’il n’y a que ça pour te rendre heureuse et te prouver mon attachement, tu
auras ta bague.
Bingo ! Seconde étape, maintenant…

— Oh merci, mon amour ! (Je posai ma joue sur sa large poitrine.) Comme ça, je pourrai montrer à
toute la Cour combien tu m’aimes. (Si j’avais pu me mettre un doigt dans la gorge pour vomir sans
qu’il se doute de quelque chose je l’aurais fait.) Mais ne fais pas de folies. Une babiole me
conviendra très bien. Je ne veux pas que tu te ruines pour moi…

Comme je l’avais escompté, il tiqua :

— Me ruiner ? Allons donc, Jana, ma famille est l’une des plus riches du Chœur des Gracieux. (Il
fronça les sourcils.) Je t’offrirai la bague la plus coûteuse jamais portée par un ange en Eden.

Parfait, il est ferré. Ne reste plus qu’à ramener la ligne.

— Si tu savais combien j’ai hâte que tu me passes cette bague au doigt ! L’épouse du ministre du
commerce en sera verte de jalousie. Si tu avais vu son air hautain quand elle m’a montré la bague
sertie d’un minuscule caillou noir que son époux lui a offerte… Elle prétend que c’est une pierre très
rare et hors de prix, que très peu d’anges peuvent s’offrir.

Reiyel plissa les paupières et accusa le coup. Il venait de comprendre de quel type de pierre il
s’agissait. Je m’empressai de lui faire savoir que j’avais remarqué son trouble tout en appliquant la
méthode de l’anti-vente :

— Mon dieu… Je devine à ta réaction que ce caillou doit réellement valoir une fortune. (Je
continuai sur un ton ferme :) Il n’est pas question que tu fasses une telle dépense pour moi. Tu n’as
qu’à choisir une pierre moins onéreuse. Je n’ai…

— Tu auras ta bague, avec la même pierre, et plus grosse, me coupa-t-il, péremptoire. Je veux que
tout le monde sache que j’offre à mon épouse ce qu’il y a de mieux et de plus cher.

Il me fallut une grande maîtrise pour ne pas pousser un cri de triomphe. Je l’avais amené très
exactement là où je le voulais. Il me promit que demain soir au plus tard, j’aurais le bijou à mon
doigt, et, le regard brillant, ajouta qu’il me ferait l’amour alors que je ne porterais que ça.

Seigneur que je le haïssais ! J’avais l’impression de me prostituer. Mais en lieu et place d’argent,
c’était la vie de Kell et ma liberté que je m’efforçais d’obtenir. Le plus important était d’atteindre
mon but. L’auto apitoiement, la culpabilité, le sentiment d’impuissance, la révolte, tout cela je le
gèrerais ensuite, quand je pourrais me permettre de craquer, quand je serais de retour sur Terre.
Bientôt.

J’allais galérer pour trouver un psy qui veuille bien me suivre sans me faire interner, mais sait-on
jamais ? Avec un peu de chance…
La journée s’était étirée en longueur. Nerveuse, agitée, je n’avais cessé de faire les cent pas que
pour manger. J’avais retrouvé Dénéa le matin, quand elle était venue me coiffer. La servante semblait
s’être remise de ses émotions de la veille. Elle m’avait rapporté ce qui se disait dans les couloirs et
les communs. Les rumeurs les plus folles circulaient. L’une racontait qu’un ange, homme ou femme
selon les versions, avait « goûté » au démon avant l’ouverture des jeux, et avait été tellement conquis
par ses performances qu’il en avait décidé de l’aider afin d’avoir une autre occasion de profiter de
ses faveurs. Le Primus était bien placé pour savoir que ce ne pouvait être le cas, puisqu’il avait pris
soin de mettre Kell au secret. Une autre prétendait qu’un rival politique du Primus avait fait ça pour
le défier. Il y avait aussi celle qui avançait que c’était une vengeance d’un militaire vis-à-vis du
Général des Gracieux qui présidait les jeux ce soir-là. J’étais ravie de ces bruits qui détournaient de
moi l’attention de mes ennemis.

Dans l’après-midi, j’avais eu la visite de Lauriah, comme par hasard. J’avais une fois de plus pris
mon repas dans mes appartements, et elle était soi-disant venue voir comment je me portais. J’avais
fait de mon mieux pour donner le change, mais j’avais eu l’impression qu’elle m’observait comme un
chat observe un canari qu’il soupçonne d’avoir pris des cours de self-défense. Je savais très bien ce
qu’elle avait dans la tête : la même chose que Reiyel ; j’avais un mobile pour le crime, mais je
n’avais pas pu utiliser l’arme avec laquelle ce dernier avait été commis. Enfin, c’était ce qu’ils
croyaient. Je bénis une fois de plus le fait de n’avoir pas dévoilé l’éveil de mes pouvoirs. Si je
n’avais pas voulu faire une surprise à Reiyel… Je préférais ne pas y penser.

Bien sûr, la Prima n’évoqua à aucun moment ni Kell ni l’arène. Elle avait tout fait pour m’inciter à
penser que ce dernier serait libre après son travail d’intérêt général. N’étant pas certaine du tout que
j’étais pour quelque chose dans l’incident d’hier, elle ne pouvait se permettre que je découvre le pot
aux roses : qu’ils me manipulaient depuis le début. Pas avant que le mariage n’ait eu lieu. Dallas
c’était le monde des Bisounours à côté de celui dans lequel j’évoluais depuis un mois.

Quand la porte se referma sur elle, j’étais véritablement lessivée. Il fallait que ça se termine.
J’arrivais en bout de course. J’avais hâte que la nuit tombe. Reiyel m’offrirait la bague et avec le
concours de Mayron, dont le nom caressait toujours mes lèvres, je rentrerais chez moi. Enfin, ça,
c’était le scénario idyllique. Je n’avais aucune assurance que le mystérieux aveugle répondrait
présent à mon appel. Sans parler du moment le plus difficile ; je ne me faisais pas d’illusions, après
la bague, je passerais probablement à la casserole, avec dans le rôle du maître queue, mon fiancé
exécré.

Ce serait la dernière fois.

Ensuite, plus jamais ce salaud ne poserait les mains sur moi.

Plus jamais.

J’aurais dû me douter que rien ne serait aussi simple.

Le soir venu, un militaire me transmis un message de la part de Reiyel : le Primus l’avait chargé
d’une mission de confiance aux frontières nord du Chœur. Il ne serait de retour que dans six jours.
Soit, juste la veille du prochain combat de Kell dans l’arène, et l’avant-veille du mariage. J’en aurais
hurlé de dépit.

Comme le dit ce cher Hannibal, dans la série T.V. L’agence tous risques, en crapotant sur son
cigare : « J’adore quand un plan se déroule sans accroc ! ».
35.
La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant, et Reiyel n’était toujours pas rentré. Les
soldats que j’avais interrogés ne m’avaient pas apporté plus de précisions quant au moment de son
retour.

Pelotonnée sur le canapé du salon, j’étais à deux doigts d’appeler Mayron tout de suite.

Je venais de passer une semaine de cauchemar. J’avais dû manger régulièrement à la table du


Primus afin de continuer à jouer mon rôle de petite princesse héritière bien docile. Je n’avais pas eu
le moindre moment de tranquillité. Lauriah requérait ma présence constamment sous divers prétextes,
et Yâdel avait recommencé à me suivre partout dès que je mettais un pied hors de mes appartements.
Le premier jour, je m’étais dit que j’avais été démasquée, mais ensuite, j’avais compris qu’ils me
surveillaient afin de s’assurer que l’éloignement de Reiyel, enfin surtout celui des pierres qu’il était
censé porter dans son pendentif, ne provoquerait pas chez moi un « réveil » intempestif.

Si Reiyel ne rentrait pas ce soir avec la bague, Kell serait fichu. Quant à moi, il ne me resterait
plus qu’à regagner la Terre, bourrelée de remords de n’avoir pu le sauver. Et ça, se serait seulement
à la condition que Mayron respecte sa promesse.

Une angoisse sans nom me tordait le ventre. Il devait être près de minuit. Reiyel ne rentrerait pas
aujourd’hui.

Un dégoût amer me submergea. Je m’étais offerte à lui pour rien. Et même s’il arrivait dans la nuit,
il n’aurait pas la bague. Il ne s’en préoccuperait certainement que le lendemain. Et en pleine journée,
j’aurais très peu de chance de parvenir à faire ce que j’avais prévu. Lauriah avait programmé toute la
préparation du mariage, et j’y jouais un rôle de premier plan.

À quoi bon rester s’il n’y avait aucune chance de sauver Kell ? Le retour de Reiyel cette nuit
m’obligerait à le subir à nouveau, et cette fois pour rien.

Mayron…

J’allais l’appeler. Je ne pouvais pas rester une minute de plus ici.

J’ouvris la bouche et me figeai.

Des pas lourds venaient de s’arrêter devant la porte de l’appartement. Les deux battants
s’ouvrirent sur Reiyel. Paralysée, je le regardai venir à moi, en armure, son casque sous le bras, beau
et immense. L’expression conquérante sur son visage me donna envie de vomir. J’étais piégée.
J’allais devoir endurer sa possession, une fois de plus.

Non ! Non !

Le dégoût et l’affolement formèrent un cocktail amer qui me donna l’envie d’user de mon pouvoir
pour envoyer Reiyel s’assommer contre un des murs. Ensuite, il me suffirait d’appeler Mayron…
Mais l’absurdité de cette idée désespérée m’apparut immédiatement. Reiyel disposait du même
pouvoir de télékinésie que moi, mais lui avait eu des milliers d’années pour le maîtriser. Il
connaissait probablement des parades dont je n’avais même pas idée. Et si Mayron ne répondait pas
à mon appel ? Je me retrouverais comme une conne, avec un Reiyel furieux après moi. J’avais eu un
aperçu de sa puissance phénoménale la dernière fois que nous nous étions vus, et il était certain que
je ne faisais pas le poids contre lui.

— Ma bien-aimée… murmura-t-il en s’approchant du canapé où je me blottissais.

Sortez-moi de ce cauchemar !

Quand ses doigts effleurèrent ma joue, je fermai les yeux, incapable de dissimuler mon dégoût.
Puis je sentis qu’il posait quelque chose sur ma poitrine.

Je soulevai les paupières pour voir un petit coffret de bois blanc adorablement sculpté de roses.
Retenant mon souffle, je le pris entre mes doigts tremblants et l’ouvris.

La vue de la bague surmontée d’une pierre ovale sertie clos, d’un noir veiné d’or comme une nuit
d’orage traversée d’éclairs, me fit pousser un cri de félicité. Ce bijou, c’était la vie et la liberté pour
Kell et mon billet pour retourner sur Terre. Pour un peu, j’en aurais presque embrassé Reiyel, si je ne
l’avais pas autant haï. Je me contentai de lui sauter au cou. Il fallait bien marquer le coup. Je ne
pouvais pas faire comme s’il venait de m’offrir un bon de pressing. J’étais censée être une fiancée
folle amoureuse qui avait très envie de prouver au monde entier qu’elle appartenait à ce général à la
noix. D’autant qu’il était devant moi, pensant porter les maudites pierres que j’avais réduites en
poussières.

— Mais comment as-tu fait ? demandai-je en m’efforçant de mettre de l’émerveillement dans ma


voix. Tu viens d’arriver de mission…

— Dans la ville où je me trouvais est établi un excellent joaillier.

— Et la pierre ? Il paraît que c’est très difficile à trouver…

Une expression pleine de morgue durcit ses traits.

— Crois-tu épouser n’importe qui ?

Je jugulai mon envie de lui cracher au visage et assurai :

— Non, non, je sais parfaitement qui tu es.

Je craignis un instant qu’il n’ait perçu la pointe d’ironie que je n’avais pu totalement dissimuler.
Mais il était si persuadé de sa magnificence et de ma dévotion, qu’il se rengorgea comme un paon.

Comment n’avais-je pas vu tout cela quand je l’avais rencontré ? C’était la faute de ces foutues
pierres ! Je ne voulais plus jamais voir un rubis ou une agate rose de ma vie !
— La pierre est sertie de façon à ne pas entrer en contact avec ta peau, m’apprit-il en sortant la
bague du coffret. Ce type de roche peut être dangereuse pour les anges s’ils sont confrontés à
certaines… substances. Alors veille à toucher cette pierre le moins possible.

Je compris qu’il parlait du chrême, mais me gardai bien de lui en faire part. Je n’étais pas censée
être au courant. Par contre, j’étais étonnée d’apprendre que la roche noire rendait les anges
vulnérables à l’huile sacrée…

Il me glissa l’anneau au majeur de la main gauche. Celui-ci m’allait parfaitement.

— Merci mon amour, me forçai-je à dire.

Il se pencha et m’embrassa avec une voracité de propriétaire.

— Tu sais ce que je veux, murmura-t-il contre mes lèvres, tandis que ma chemise de nuit me
quittait, emportée par le pouvoir de Reiyel, me laissant nue entre ses bras.

Malheureusement oui, je le savais.

Il me souleva et m’emporta dans la chambre.

Je devais tenir bon. C’était la dernière fois.

La dernière.

Ensuite, plus jamais il ne me toucherait.

Le moment était venu. J’avais l’impression qu’il avait fallu des heures pour que son souffle se
fasse régulier. Il dormait enfin.

Enfin.

Toute la haine, tout le dégoût que je ressentais pour Reiyel remontaient à la surface, débordant
comme l’eau sourd d’un égout trop plein. Je ne pouvais pas rester une minute de plus à côté de lui
dans ce lit où j’avais vécu successivement le délice et la torture.

Précautionneusement, je m’éloignai vers le bord du matelas, échappant à l’emprise de son bras


possessif qui reposait sur ma taille tout en veillant à ne pas tirer sur ses longues mèches épandues sur
le drap. Il grommela quelque chose d’inintelligible. Je retins mon souffle et m’immobilisait. Puis
voyant qu’il dormait toujours, je quittai le lit. Heureusement, il avait le sommeil lourd.

Je réprimai un haut-le-coeur en sentant sa semence couler le long de l’intérieur de ma cuisse.


Révulsée, je m’essuyai avec une serviette posée sur le rebord de la baignoire.

Il avait été insatiable. J’avais dû le subir à trois reprises. Il n’en avait jamais assez. À croire qu’il
pressentait ce qui allait se passer, cet enfoiré : que j’allais lui échapper, et il en avait profité un max.
À la fin, je n’étais même plus arrivée à donner le change. Allongée à plat ventre sur le lit, j’avais
joué les étoiles de mer tandis qu’il me besognait avec vigueur, ma chevelure enroulée autour d’un de
ses poignets, ce qui lui permettait de me tirer la tête en arrière quand il voulait me dévorer les lèvres.
J’avais vraiment eu peur qu’il poursuive sur ce mode jusqu’au matin, ce qui aurait foutu en l’air tous
mes espoirs de fuite. Mais finalement, ce round avait été le dernier. Il avait joui bruyamment et s’était
écroulé sur moi, m’ensevelissant sous ses cheveux de soie. Puis, j’avais attendu qu’il s’endorme.

Je pris mes cothurnes à la main et ouvris doucement la porte. Je m’immobilisai sur le seuil. Nue,
seulement drapée de ma chevelure dont les mèches en batailles me couvraient les épaules, les seins et
le dos, je me retournai pour regarder mon tortionnaire. Je ne distinguais que sa silhouette sur le lit,
cependant j’aurais pu le dessiner les yeux fermés. Son corps parfait. Son visage parfait. Et son cœur
si noir.

Je me détournai et franchis le seuil, puis refermai derrière moi.


36.
Je récupérai ma chemise de nuit abandonnée au pied du canapé et la passai avant de sortir sur
l’immense balcon qui était plus une terrasse, vu sa taille. Sous la plante de mes pieds nus le marbre
me parut froid comparé au doux tapis du salon. J’enfilai mes chaussures et pris une grande
inspiration.

Ce soir, je retrouvais ma liberté.

Je m’approchai du point de la balustrade le plus éloigné et me penchai au-dessus du vide. Si


Mayron ne venait pas… Un frisson me hérissa la peau.

Je ne voulais pas continuer à être le jouet de ces trois individus. L’idée qu’ils trouveraient sans
doute le moyen de me faire redevenir accroc à Reiyel avec leurs pierres ou Dieu sait quoi d’autre, et
que j’en redemanderais avidement, me répugnait. Je préférais encore mourir que d’être transformée
en jument poulinière zombie.

Je retrouverais ma liberté.

D’une manière ou d’une autre.

Tendue, appuyée contre la balustrade, les yeux perdus dans la noirceur de la nuit, je murmurai le
nom de Mayron.

Une brise légère m’enveloppa et brusquement il fut là. Je sentais la chaleur de son corps juste
derrière moi. Ses mains étaient posées sur le marbre blanc de part et d’autre des miennes et son
souffle tiède caressait ma pommette faisant voleter quelques-uns de mes cheveux. Il ne me frôlait
même pas et pourtant sa présence était renversante.

— Vous êtes donc venu, soufflai-je.

— Ça a l’air de t’étonner, chuchota-t-il à mon oreille, me faisant frissonner.

J’eus un rire amer.

— Ces derniers temps, je suis un peu en rupture de stock de confiance, voyez-vous.

Des larmes perlèrent au bord de mes paupières.

Non ! Pas maintenant !

Il me fit pivoter vers lui avec douceur, et cueillit sur son index la perle salée qui allait dévaler ma
joue malgré mon injonction.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il doucement.


— Je n’ai pas très envie d’en parler, dis-je en m’écartant de lui. Vous avez dit que je pouvais vous
demander deux services. Est-ce toujours le cas ? (Il hocha la tête et ses longs cheveux noirs
balayèrent sa toge blanche avec un doux frottement. J’ôtai la bague de mon doigt et la lui mis dans la
paume.) Je voudrais que vous donniez ceci à Kell. Il est enfermé dans une des cellules de l’arène là-
bas. (Je désignai la direction où je savais que se trouvait le bâtiment, avant de me rendre compte de
l’inanité de mon geste. Je n’arrivais pas à intégrer la cécité de Mayron tant il ne présentait aucun
signe de handicap.) Il pourra s’enfuir et ainsi éviter d’être tué.

L’aveugle tâta la bague dont il caressa la pierre du pouce et eut un sourire en coin.

— Tu es très futée. Comme je ne peux pas le sauver directement étant donné que c’est un démon, et
que je ne pouvais dérober une telle pierre à aucun ange puisque je ne peux rien leur voler, tu as
trouvé un autre moyen où je ne sers que de porteur. Tu deviens vraiment de plus en plus…
distrayante.

— Je suis ravie de vous divertir à ce point, grinçai-je. Faites-le, c’est tout ce que je vous
demande.

Il resta immobile, face à moi, comme s’il me scrutait intensément à travers son bandeau blanc.

— Es-tu bien sûre que c’est ce que tu veux ? As-tu réfléchi que tu es en train de gaspiller une de
mes aides ?

— Je n’ai fait que ça depuis une semaine, soupirai-je. Réfléchir. Je le lui dois. Il a trop souffert à
cause de moi.

— Bien. (Il inclina la tête.) Il en sera fait selon ton souhait. Mais avant de partir, je dois te
redonner mon nom…

Dans la seconde qui suivit, je me retrouvai coincée entre son corps et la balustrade, ses lèvres
d’une incroyable douceur sur les miennes, nos souffles mêlés. Comme la première fois, je ne me
sentis pas agressée et aucun de mes signaux d’alerte ne réagit. La caresse était encore plus divine si
c’était possible. Son parfum de pomme verte me donna l’envie de croquer dans un vrai fruit.
J’entrouvris les lèvres et le sentis sourire.

— Une petite faim ? murmura-t-il, en taquinant les bords ourlés de ma bouche avec la sienne.

Je me rendis brusquement compte que je suivais tous ses changements de direction en quête d’un
vrai baiser. J’en fus mortifiée et détournai le visage. Il ne s’écarta pas pour autant et chuchota à mon
oreille :

— Je crois que je vais finir par y prendre goût…

Et il disparut.

Je me laissai glisser le long d’un balustre. Les genoux embrassés, j’attendis, priant pour que Reiyel
ne se réveille pas maintenant.
Cela devait faire presque une demi-heure que Mayron était parti. Il avait dû donner la bague à
Kell. Le ciel commençait à se teinter d’un bleu plus clair à l’horizon. L’aube était proche. Il était
temps.

Je me remis debout et le rappelai.

Il apparut devant moi, cette fois, ses traits magnifiques exprimant de l’étonnement.

— Deux fois en moins d’une heure ? Tu ne peux plus te passer de moi on dirait, plaisanta-t-il avec
un sourire amusé.

— Lui avez-vous donné la bague ?

— Je la lui ai posée dans le creux de la main. (Je poussai un soupir de soulagement. Kell était
sauvé.) Mais si tu veux mon avis, tu aurais pu t’épargner de gaspiller une de mes aides pour lui.
Quand je lui ai dit qui m’avait chargé de lui remettre cette bague, Kellial a grogné que ce n’était pas
ça qui allait changer quoi que ce soit.

— Ça m’est égal. Je n’escomptais pas une quelconque reconnaissance de sa part. J’essaie d’être
juste, c’est tout. (Je pris une profonde inspiration.) À présent, c’est mon tour. Ce sera mon troisième
et dernier souhait. Êtes-vous capable de me ramener sur Terre ?

— Oui, j’en suis capable, répondit-il lentement. Mais et toi ? Seras-tu capable de survivre là-bas ?
Je ne sens plus ton lien avec le démon…

Je haussai les épaules.

— Je suis une grande fille. Je me débrouillerai.

— Ma foi, si tu es sûre de toi… (Il s’inclina, plein de grâce.) Ce sera comme tu voudras. J’ai juste
besoin de savoir où tu veux arriver.

Je n’hésitai qu’une fraction de seconde.

— En Australie. À Sydney,

— Fort bien. (Il commença à ôter sa toge sous mes yeux stupéfaits et me sourit, railleur.) Je pense
que tu apprécieras de ne pas arriver de l’autre côté vêtue d’un vêtement aussi léger que la chemise
que tu portes. Il va te falloir quelque chose qui t’évite une arrestation pour attentat à la pudeur.

Soupçonneuse, je me demandai comment il pouvait savoir ce que je portais. Puis, je réalisai qu’il
m’avait quasiment tenue dans ses bras lorsqu’il était apparu derrière moi alors que je me tenais face
à la balustrade, et quand il m’avait effleuré les lèvres. La finesse de l’étoffe n’avait pas pu lui
échapper.
Sous sa toge, il ne portait qu’une sorte de drapé à l’égyptienne autour des hanches qui s’arrêtait à
mi-cuisse. Je découvris son corps à la lumière dorée de l’aube qui commençait à poindre. Comme
son visage, ce dernier était un rêve éveillé. Un marbre dont le sculpteur aurait vendu son âme au
diable pour atteindre une telle perfection.

Je dus me faire violence pour en détacher les yeux et le remercier. Je m’enveloppai rapidement
dans la longue pièce de tissu, tout en me disant qu’à Sydney, on allait sûrement me prendre pour une
évadée d’une secte.

— Voilà, je suis prête. Nous y allons ?

Mayron secoua la tête.

— Je ne peux emmener personne avec moi quand je « passe » d’un univers à l’autre. (Il dut sentir
mon affolement, car il s’empressa d’ajouter :) Mais je peux créer une porte.

Et joignant le geste à la parole, il fit apparaître un passage identique à celui qu’avait ouvert le
bracelet de Phen. Je m’approchai et effleurai de la main les ondulations miroitantes et multicolores.

Voyant qu’il ne me rejoignait pas, je m’inquiétai :

— Vous ne venez pas ?

Son sourire me fit l’effet d’une caresse mélancolique.

— Non. Je dois rendre visite à une personne qui vit ici, en Eden. J’ai… quelques questions à lui
poser. Mais n’aie aucune crainte. Tu n’as pas besoin de moi pour traverser.

Devant le passage, j’hésitai, tout en étant consciente que Reiyel pouvait se réveiller à tout moment
et s’étonner de mon absence dans le lit à ses côtés. Passée cette porte, je dirais enfin adieu à ce
monde pour ne plus jamais y revenir ; j’avais bien l’intention de reprendre une existence normale,
sans monstre, sans démon, et sans tout ce cirque. Pourtant, je ressentais un pincement au cœur à l’idée
que je ne reverrais plus jamais Mayron.

Et merde. Submergée par un besoin impérieux impossible à réfréner, je cédai à mon impulsion. Je
me retournai et dis doucement :

— J’aimerais voir vos yeux.

Je m’attendais à ce qu’il refuse, mais il acquiesça d’un gracieux mouvement de tête. Le cœur
battant, je m’approchai de lui et dénouai le morceau d’étoffe blanche qui lui ceignait le visage. Ses
yeux étaient clos. J’effleurai délicatement ses longs cils du bout des doigts et ses paupières se
soulevèrent lentement.

Mon Dieu…

Il était vraiment aveugle. Jusqu’à cet instant, j’avais eu des doutes, je l’avoue.
Fascinants, d’une splendeur impossible à décrire, ses iris sans pupille possédaient la couleur
nacrée et l’éclat irisé des opales. Le jour naissant les embrasait de myriades de feux verts, rouges et
bleus d’une beauté à couper le souffle. J’étais littéralement hypnotisée.

— Co… comment parvenez-vous à vous mouvoir avec la même aisance que ceux qui voient ?
réussis-je à murmurer, m’arrachant avec effort à ma contemplation.

— C’est un peu difficile à expliquer. Je « vois » les sons en quelque sorte. Je perçois les
vibrations et les déplacements d’air avec une précision équivalente à celle de la vue.

— Vous n’auriez pas servi de modèle au héros de B.D. Daredevil, comme Kell a été celui de
Superman, par hasard ? plaisantai-je, dans une dérisoire tentative pour dissimuler mon émotion.

Mayron rit et je me fis la réflexion qu’il n’avait rien à envier aux anges en matière de beauté. Mais
je ne pouvais pas rester là des heures à baver sur sa plastique de rêve. J’étais en danger ici. Je
devais partir. Je retrouvai mon sérieux et renouai délicatement le foulard autour de sa tête.

— Merci de tout cœur, Mayron. Vous me sauvez la vie. J’ai une dette envers vous que je ne
pourrai jamais rembourser.

Il pencha la tête de côté et un sourire amusé étira ses lèvres.

— Qui sait ? dit-il, tandis que je me rapprochais de la porte. Jana ?

Je me retournai.

— Oui ?

Il sembla hésiter.

— On ne sait jamais… Si un jour vous vous trouviez en Eden et que vous aviez besoin d’aide…
allez voir Loriel de ma part. C’est un ange qui vit dans la Vallée des Saules, près des Monts Bleus,
au centre d’Eden.

Je me remémorais rapidement les cours de Mébahel et la carte d’Eden qu’il m’avait montrée. Si je
ne faisais pas erreur, le centre d’Eden se situait sur les terres du Chœur des Plaisants. Ceux-ci
suivaient les préceptes de l’Archange Gabriel. C’était le neuvième Chœur. Le moins puissant.

— C’est un Plaisant, constatai-je.

— Non, me détrompa-t-il avec un petit sourire. Loriel n’appartient à aucun chœur, et cela depuis
fort longtemps. Les Plaisants, comme leur nom l’indique, sont des anges particulièrement affables. Ils
ont autorisé Loriel à s’établir sur leur territoire.

Je rangeai cette information dans un coin de mon cerveau, tout en sachant que, fort heureusement, je
n’aurais jamais à m’en servir. Je n’avais pas la moindre intention de remettre les pieds en Eden un
jour.
J’atteignis la porte et me retournai une nouvelle fois, incapable de résister à la tentation de lui
poser cette question.

— Quel type de créature surnaturelle êtes-vous ?

Pour la première fois depuis que je le connaissais, son visage exprima de la détresse. Sa voix était
empreinte de douceur et d’une douleur résignée quand il répondit :

— Je suis le seul ange qui peut ôter la vie sans déchoir. Je suis l’Ange de la mort…

Un bref instant, deux grandes ailes fuligineuses apparurent dans son dos, nimbées par la lumière
éclatante de l’aube, puis d’un geste fluide, il fit avancer la porte, me la faisant traverser sans que
j’aie à bouger.
37.
La première chose qui me frappa fut la puanteur. Je n’avais jamais eu conscience que l’air que
nous respirions sur Terre sentait si mauvais : gaz d’échappements, fumées d’usine, odeur
d’asphalte… Tout se mélangeait pour former un épais remugle fort déplaisant. Et pourtant, Sydney
n’était pas une ville très polluée. Comparée à l’air pur d’Eden, avec ses fragrances délicates de
fleurs, de menthe poivrée, et d’humus des sous-bois, l’atmosphère des citées terriennes semblait
émaner d’une poubelle.

La deuxième chose fut le bruit. Circulation, klaxons, grincements, bourdonnements, martèlements,


sifflements… Je me sentis agressée.

J’étais arrivée au milieu d’une ruelle étroite, heureusement déserte, et lorsque j’émergeai dans la
rue principale, je constatai que j’étais près d’un grand carrefour. La position du soleil m’indiqua que
c’était le milieu de la matinée. J’avais l’impression d’être groggy. Sans doute était-ce dû au
soulagement et au relâchement de la tension que j’avais accumulée durant ce mois de cauchemar.

J’arrêtai un passant et lui demandai à quel endroit nous nous trouvions. Il fit de son mieux pour ne
pas lorgner trop franchement sur mon bizarre accoutrement tout en m’apprenant que nous étions à
l’angle de Market Street et Clarence Street . Je lui demandai ensuite où se situait le consulat de
France, et lorsqu’il m’indiqua un immeuble au n° 31 de la Market Street, je faillis m’effondrer en
pleurs : Mayron m’avait quasiment « déposée » devant la porte du consulat. Une vague de
reconnaissance s’engouffra dans ma poitrine, et j’eus l’impression d’être baignée de vapeur chaude.
Le type d’une quarantaine d’années qui m’avait renseignée m’enveloppa alors d’un regard proche de
la vénération.

Merde ! J’avais complètement oublié que le pouvoir de Kell ne camouflait plus mon physique
avantageux et ne bloquait plus l’attraction que mon état d’ange exerçait sur les humains. Je remerciai
l’homme et me hâtai vers le consulat, suivie durant tout le trajet par des regards fascinés ou
égrillards. Maintenant je savais pourquoi les top-models sortaient souvent en tong, pantalon de
jogging informe, lunettes noires et chignon approximatif : pour éviter la survenue des accidents que
ne manqueraient pas de provoquer des trottoirs couverts de bave.

Moins de dix minutes plus tard, quand je donnais mon nom à la secrétaire de l’accueil, le Consulat
de France se transforma en fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.

— Jana ! Putain, que c’est bon d’entendre ta voix !

Les larmes aux yeux, je plaquai un peu plus le téléphone contre mon oreille, comme si cela pouvait
me rapprocher de mon frère. Le consul m’avait laissée seule dans le petit salon attenant à son bureau
pour que je puisse parler à Lionel en toute tranquillité.

— Si tu savais comme tu m’as manqué ! murmurai-je, la gorge serrée, tandis que des larmes
glissaient sur mes joues.
— Ma puce, j’ai retourné tout Sydney pour te retrouver ! J’ai bien cru devenir fou. Il n’y avait
aucune trace de ton entrée sur le territoire. J’ai détourné des agents de missions prioritaires pour les
mettre à ta recherche. Il y avait bien des témoignages de personnes qui disaient avoir vu une femme
correspondant à ton signalement tomber du haut de la Sydney Tower, lors de l’attaque terroriste du 16
juin dernier, mais aucun corps n’a été retrouvé. Et les disques durs contenant les films de
vidéosurveillance du restaurant et de Centre Point saisis par la police ont été retrouvés carbonisés
dans le local des archives avant qu’on puisse les visionner. J’ai même failli me faire virer pour avoir
cassé la gueule à mon homologue australien. Ce connard se branlait les couilles !

Je souris à travers mes larmes. Lionel avait depuis toujours tendance à jurer comme un charretier
lorsqu’il s’échauffait. Je n’avais rien à dire, car je souffrais également de ce travers. Quant aux
disques durs carbonisés, j’avais de forts soupçons sur un rouquin beau à tomber qui aimait bien jouer
les lance-flammes avec ses yeux à ses heures perdues. Il avait dû faire le ménage après notre
passage.

— Tu ne devrais peut-être pas raconter des trucs pareils au téléphone… hasardai-je.

— Aucune importance, la ligne est sécurisée. Et puis, tu sais très bien ce que je fais.

— Oui, admis-je. Ça fait bien longtemps que j’ai deviné. (J’entendais des voix et une sorte de
vrombissement en bruit de fond.) J’espère que je ne te dérange pas pendant une mission. Je…

— Tu rigoles, ma puce ! On m’a averti dès que tu t’es présentée au consulat. Je monte à l’instant
dans un avion de l’armée. Je te parle depuis un téléphone satellite. Dans six heures je suis là !

Six heures ? Il devait se trouver en Asie. Ou alors il venait en avion de chasse depuis la France et
son appareil serait ravitaillé en vol. Je préférais ne pas le savoir.

— Lionel… Tout à l’heure, la police australienne est venue prendre ma déposition.

— Eh bien ?

— Je leur ai raconté que je ne savais pas comment j’étais arrivée en Australie. Que j’avais sans
doute été droguée, et que durant ma captivité mes ravisseurs ne s’étaient montrés que masqués, me
gardant enfermée dans une pièce sans fenêtre durant pratiquement deux mois. J’ai dit qu’ils m’avaient
ensuite transportée à l’arrière d’un fourgon avant de m’abandonner près du port. Mais… tout ça est
faux. Je ne leur ai pas dit la vérité. C’est… c’est beaucoup plus compliqué que ça.

Il y eut un silence à l’autre bout du fil.

— Je te connais, Jana. Si tu leur as menti, c’est que tu dois certainement avoir une très bonne
raison, dit-il calmement, avec toutefois de la tension dans la voix.

— Si tu considères que s’efforcer d’éviter la camisole de force est une très bonne raison, alors
oui, j’ai une très bonne raison, dis-je avec un petit rire nerveux.

J’entendis qu’on lui disait quelque chose auquel il répondit par « Ok ».


— On verra ça tout à l’heure, ma puce. Je dois te laisser. On va décoller. Ne t’inquiète pas. Je
m’occupe de tout. Je t’aime, petite sœur.

Je restai un long moment l’appareil à l’oreille, écoutant le bip bip de fin d’appel.

Je lui raconterais tout.

Il le fallait.

Mais avant qu’il n’arrive, j’avais quelque chose d’important à faire.

Après un somme de quatre heures, lavée, vêtue d’un pantalon en toile noir et d’un débardeur
manches longues gris anthracite, chaussée de tennis blanches, et quelques dollars australiens en
poche, le tout gracieusement fournis par le consulat, j’appelai un taxi et quittai l’immeuble.

Je me souvenais parfaitement du nom de l’établissement. Je n’avais eu qu’à chercher l’adresse sur


internet.

Après un trajet où je me fis draguer à mort par le chauffeur de taxi, je me retrouvai face à la porte
de la clinique. Il devait être un peu plus de 17 heures. C’était le créneau des visites.

La dernière fois, quand Kell et moi nous étions présentés à l’accueil, Phen avait prévenu que nous
venions. Cette fois, je n’étais pas attendue. Il y avait donc de fortes chances pour que je me fasse
éconduire. Mais qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ?

Je pris une profonde inspiration et passai les portes coulissantes. Derrière le bureau circulaire de
l’accueil, ce n’était pas le même homme que la fois précédente Celui-ci était quelconque, petit et
bedonnant. Je me dirigeai vers lui en lui adressant un sourire éblouissant qui faillit le faire tomber de
sa chaise tant il se redressa brusquement de sa position avachie.

— Bonjour, dis-je avec un timbre plus bas que d’ordinaire, imitant la voix de sirène de Lauriah. Je
suis Solenne Maréchal. Je viens rendre visite à ma cousine, Sandra Daren, chambre 42.

L’homme lissa le devant de sa chemise qui le boudinait et balbutia :

— Je… je vais regarder si la famille a laissé des instructions… (Il ouvrit un cahier et parcourut la
dernière page avant de lever les yeux vers moi, gêné.) Il n’y a rien. Personne n’a prévenu de votre
visite.

Je fis la moue et fronçai les sourcils.

— Je ne comprends vraiment pas. Mon cousin devait appeler. (Je me mordillai l’index de façon
suggestive et je crus que les yeux de l’employé allaient lui jaillir des orbites pour rouler sur le
comptoir.) En plus, il n’est pas joignable. C’est affreusement contrariant ! Je repars ce soir pour la
France…
— C’est sûr, c’est ennuyeux, admit-il, embarrassé. Mais sans l’accord des familles, toute visite
aux résidents est impossible…

— Mais je suis de la famille ! (Je me penchai par-dessus le comptoir en désignant le registre des
visites.) Je suis venue il y a un mois et demi. Regardez en date du vendredi 16 juin. Je vous en prie !
insistai-je, en battant des cils.

L’employé ouvrit le registre à tâtons avant de se décider à me quitter des yeux pour pouvoir
trouver ce qu’il cherchait.

— Vous voyez… Il y a bien mon nom : Solenne Maréchal.

— En effet, admit-il. Et aussi celui d’un certain Kell de Monio. (Il me regarda, l’air dépité.). Votre
fiancé, je suppose…

J’éclatai d’un rire à la Lauriah : cascade de cristal sur fond de harpe.

— Ce pauvre Kell ? Mon Dieu non ! Je ne suis pas fiancée. C’est juste un ami de la famille. Et
puis, il est si disgracieux. Quasimodo est un premier prix de beauté à côté de lui. Il est si maigre que
dans ses bras on doit avoir l’impression de se serrer contre un sac d’os. Je déteste les hommes
maigres. J’aime pouvoir me blottir contre un corps confortable, c’est si sécurisant… N’ai-je pas
raison ?

Je vis distinctement sa pomme d’Adam monter et redescendre.

— Si, si, tout à fait, bégaya-t-il en flattant inconsciemment sa bedaine.

Je posai une main caressante sur son épaule et soufflai :

— Je vous en prie. J’ai besoin de votre aide…

Il devint rouge pivoine puis, une nouvelle détermination sur le visage, il referma le registre avec
un claquement sec

— Après tout, ce n’est pas comme si vous n’aviez pas déjà été autorisée à lui rendre visite, n’est-
ce pas ? J’appelle l’infirmière pour qu’elle vous amène voir votre cousine.

Je le remerciai d’un sourire radieux et signai le registre. Quelques minutes plus tard, je me
retrouvai seule sur le seuil de la chambre 42.

Voilà. J’y étais. En venant ici, je refermais le cercle. La boucle était bouclée. Je n’étais pas en
mesure de faire grand-chose pour la malheureuse assise dans ce fauteuil roulant, mais je pouvais au
moins lui demander pardon d’avoir été la cause, même si je n’en étais pas responsable, de ce qu’elle
avait subi. Sans doute ne percevrait-elle même pas ma présence, mais c’était une démarche que je me
devais d’accomplir.

J’entrai et refermai doucement la porte derrière moi.


La sœur de Kell était assise près de la fenêtre, immobile, telle une statue de cire qu’on aurait
approchée trop près d’une flamme du côté gauche. J’imaginais si bien Lauriah et Nériel, les amants
maudits, en train de torturer cette pauvre femme, la réduisant à l’état de loque geignante jusqu’à ce
que son esprit s’évade, que je sentis ma gorge se serrer au point de ne plus pouvoir déglutir.

Une vie détruite pour mettre en place toutes les conditions nécessaires à la réalisation d’une
prophétie dont j’étais le pivot.

La torture et le désespoir pour une existence dont je ne voulais pas.

Je m’agenouillai devant cette femme que je ne connaissais pas, et qui pourtant avait souffert dans
sa chair à cause de moi.

L’injustice de la situation m’étouffa.

Je suffoquais.

Une émotion indescriptible me submergea telle une vague.

— Pardonnez-moi, Shanith, murmurai-je, d’une voix brisée. Si seulement…

Si seulement, j’avais pu tout effacer. Revenir en arrière. Et pourquoi pas, ne pas être née.

Les larmes jaillirent. Le front appuyé contre ses mains inertes réunies sur ses cuisses, je sanglotai
au point d’en avoir mal dans la poitrine. Je pleurais sur elle, sur Kell, sur mes parents. Je pleurais
jusqu’à ne plus avoir de larmes.

Après un temps que je serais bien en peine de mesurer, je me redressai et essuyai maladroitement
ses mains mouillées avec la manche de mon t-shirt.

J’avais l’impression d’être vide. Anesthésiée.

Son œil valide fixait toujours sans le voir le jardin par la fenêtre. Avait-elle conscience de ce qui
l’entourait ? Probablement pas.

Tant mieux. C’était moins difficile pour elle. C’était pour d’autres que c’était dur. Pour Kell, qui
devrait pour toujours supporter la vision de ce visage ravagé, de cet œil unique totalement vide. Et
pour moi, qui allais devoir vivre éternellement avec la culpabilité d’avoir provoqué la destruction
d’une innocente.

Glacée, je me dirigeai vers la porte. Au moment de la franchir, je m’arrêtai et dis sans me


retourner :

— Votre frère est sauf. Il a échappé à ceux qui voulaient sa mort. Je suis certaine qu’il va bien. Il
viendra probablement vous voir dès qu’il sera rentré d’Eden. (La gorge serrée, j’ajoutai :) J’aurais
beaucoup aimé vous connaître. Avant.
Et je quittai les lieux.

De retour au Consulat, je m’assis dans un fauteuil de l’accueil et attendis l’arrivée de mon frère.

À 19 heures précises, je me jetai dans ses bras. Et je me rendis compte, finalement, que j’avais
encore bien des larmes en réserve.
38.
Marseille, 7 août

Je déposai le bouquet de violettes sur la plaque de marbre gris, et rejoignis Lionel qui m’attendait
près des cyprès bordant l’allée principale du cimetière. J’avais les yeux secs, alors que les siens
brillaient de larmes contenues.

Il savait que ma réaction n’avait rien à voir avec le courage ou la pudeur. Je lui avais tout raconté.
Il était au courant que, pour moi, émotionnellement, c’était comme si nos parents étaient morts depuis
longtemps. À cause de Kell. Ou plutôt grâce à lui.

Quand nous étions tombés dans les bras l’un de l’autre au Consulat de France à Sydney, Lionel
avait tiqué en me voyant. Et ça n’avait rien d’étonnant. Même maintenant qu’il savait ce qui m’était
arrivé, je le surprenais constamment en train de me dévisager fixement. Lui n’échappait pas non plus
à cette étrange fascination que je semblais exercer sur les gens.

La première chose qu’il m’avait dite, c’était : « Tu t’es fait décolorer ? » sur un ton accusateur, en
prenant une de mes longues mèches blanches entre ses doigts. Je ne lui en avais pas tenu rigueur. Je
comprenais parfaitement ce qu’il devait penser : « Elle disparaît Dieu sait où, nos parents sont
sauvagement assassinés, et pendant ce temps elle se préoccupe de son apparence ! ».

Bien sûr, ça avait été pire quand il avait détaillé mon visage. J’étais passée entre les mains de
professionnels du relooking, c’était certain ! Et je devais porter des lentilles pour que mes yeux aient
cet éclat digne des meilleures photos de magazines. Et je m’étais fait blanchir les dents. Et redessiné
l’arc des sourcils. Et… Et…

Avant qu’il ne parle et n’exprime son incompréhension et la colère noire qui débordait de ses yeux
brun clair, j’avais posé deux doigts sur ses lèvres et soufflé : « Viens. Je vais tout t’expliquer. ». Puis
je l’avais entraîné dans la salle attenante, un petit salon privé mis à la disposition des visiteurs qui
désiraient un peu d’intimité. L’incitant à s’asseoir sur le canapé, j’avais pris ses mains crispées dans
les miennes.

— Avant toute chose, je tiens à préciser que je suis parfaitement saine d’esprit.

Il avait acquiescé sèchement de la tête et mon cœur s’était mis à battre à tout rompre.

— Je vais te demander de garder l’esprit ouvert. Très grand ouvert. Tout ce que je vais te raconter
est la stricte vérité. (Après une grande inspiration, j’avais commencé mon récit :) Alors voilà…

S’étaient succédées sur son visage d’abord l’incrédulité, puis la méfiance. Ensuite, il avait semblé
assommé et stupéfait, avant de manifester de la révolte en serrant les poings, pour finir pâle et atterré
quand j’avais narré ce que j’avais été contrainte de faire afin de sauver Kell et m’enfuir.
Le silence ensuite avait été lourd et pesant. Il s’était éternisé au point que j’avais cherché
désespérément une façon de le convaincre que je n’étais pas devenue dingue, que je n’étais pas
tombée sous la coupe d’une secte superficielle et déjantée prônant le culte de l’esthétisme poussé à
son paroxysme.

Alors, j’avais usé du seul moyen à ma disposition : j’avais utilisé mon pouvoir. Levant la main en
direction d’un magazine posé sur une console de l’autre côté de la pièce, je l’avais fait venir vers
moi. Ensuite, je l’avais tendu à mon frère, qui l’avait pris, blafard et bouche bée, avant de le lâcher
sur le sol et de me serrer dans ses bras en soufflant : « Mon Dieu, Jana… ».

Je trouvai, somme toute, qu’il avait assez bien pris le fait que sa petite sœur soit un ange.

Plus tard, alors que vous rentrions en France à bord d’un avion de l’armée, il m’avait confié une
chose qu’il n’était pas censé me dire : cela faisait quelque temps déjà, que l’existence d’êtres
surnaturels sur Terre était soupçonnée. Lui-même, faisait justement partie d’une section secrète de
l’armée chargée entre autres choses de collecter des informations à ce sujet. Voyant que je me
crispais, il m’avait assuré que jamais il ne parlerait de ma nature à ses supérieurs. Il n’avait pas
envie de m’impliquer là-dedans, et je dois avouer que moi non plus je n’y tenais pas du tout. Servir
de cobaye ne m’excitait pas un brin. Et Zach, Alexian, et Phen avaient été sympas avec moi. Je ne
souhaitais pas les jeter en pâture aux militaires. Quoique, vu la puissance des vampires et celle du
beau rouquin, je n’étais pas sûre que ça n’aurait pas été l’inverse… Et puis surtout, je n’aspirais plus
qu’à une vie simple, tranquille, sans longues canines, sans démon, sans type virant poilu, sans dard
osseux, sans salopard menteur et violeur, sans mère dénaturée, bref, sans rien de bizarre. Mon
pouvoir, je ne l’utiliserais plus. Je ne voulais rien qui me rappelle cette période de ma vie.

Et pourtant, comment oublier ? Alors que j’allais voir passer les années et les siècles sans vieillir
d’une ride. Que ceux que j’aimais allaient mourir les uns après les autres. Que je n’éprouverais plus
jamais le plaisir physique. Que je n’aurais jamais d’enfant…

Tandis que Lionel entourait ma taille de son bras pour me guider vers la sortie du cimetière, et que
je posais la tête sur son épaule, je tournai le dos à ce qui avait été et à ce qui aurait pu être.

Le présent. C’était tout ce que j’avais. Mon passé était un mensonge, une mystification
douloureuse, et mon futur ne serait qu’une lente agonie.

**

— Si tu ne me donnes pas l’adresse de cette clinique, je te tue !

Je jetai un coup d’oeil amusé à Nico qui brandissait la pelle à gâteau enduite de chocolat sous mon
nez. Bien sûr, sa menace aurait été plus convaincante s’il n’avait eu la main glissée dans un gant de
vaisselle en caoutchouc rose. Je haussai les épaules avec un demi-sourire tout en continuant à essuyer
l’assiette que je tenais.

— Je te l’ai dit, c’est réservé aux femmes. Et jusqu’à preuve du contraire tu es un mec. (Je coulai
vers lui un regard malicieux.) Le seul moyen serait que tu te fasses couper les…

— Ah, tais-toi, espèce de sadique ! dit-il avec ce serrement des cuisses et ce recul des hanches
caractéristiques de la gent masculine quand on évoque un mauvais traitement à l’encontre de leur
service trois-pièces. Ce n’est pas juste ! bouda-t-il. Il n’y en a toujours que pour les nanas !

— Vilain jaloux ! le taquinai-je en lui donnant un petit coup du torchon humide sur les fesses.

Cela faisait dix jours maintenant que j’étais rentrée. Je ne savais pas comment Lionel s’était
débrouillé, mais tout avait été arrangé auprès de mes supérieurs et de l’administration. Je le
soupçonnais d’avoir inventé de toutes pièces une affaire où ma participation secrète avait été
indispensable. En un temps record, il m’avait obtenu une année de congés sans solde. Je n’avais
même pas eu à m’occuper de la paperasse. Au départ, quand dans l’avion qui nous ramenait en
France il m’avait fait part de ses projets, j’avais rué dans les brancards. Je ne pouvais pas me
permettre de rester une année entière sans salaire. Il m’avait assuré qu’il avait accès à des fonds
spéciaux pour financer certaines missions et m’en ferait bénéficier. L’argument qui m’avait décidée à
me ranger à son avis était le risque que le Chœur des Ardents envoie encore des loups-garous pour
me capturer. Car si mon père angélique s’avérait être moitié moins retors que Lauriah, il
n’abandonnerait pas aussi facilement. Je devais disparaître de la circulation le temps que tout
s’apaise.

Lionel s’était occupé de tout. Il avait loué pour moi une petite villa située entre Aix-en-Provence et
Marseille, au nom de Jade Pélegrin, et m’avait procuré une voiture au certificat d’immatriculation
pédigré au même nom. Mes cartes bancaires avaient été remisées dans une enveloppe, rangées dans
un tiroir, et remplacées par celle fournie par mon frère, une carte non nominative me permettant de
retirer de l’argent liquide quand j’en avais besoin. C’est-à-dire pour faire mes courses et c’était tout.
Le reste, électricité et tutti quanti était pris en charge par Lionel. En gros, j’avais disparu des écrans
radars.

Mais j’avais tout de même refusé de renoncer à mon meilleur ami. Contre l’avis de mon frère,
j’avais contacté Nico avec le téléphone portable intraçable dont j’avais hérité, et nous nous étions
donné rendez-vous dans un petit restaurant d’Aix-en-Provence.

Quand il était arrivé, tout souriant, j’avais failli me mettre à pleurer. J’avais si souvent pensé à lui
pendant ces horribles semaines passées en Eden.

Au sujet de mon nouvel « éclat », je lui avais raconté que, dernièrement, une vieille tante m’avait
laissé un héritage assez conséquent, et qu’après le décès de mes parents, ayant eu grand besoin de me
ressourcer, je m’étais payé un séjour détente et thalasso d’un mois dans un institut spécialisé dans
l’esthétique haut de gamme pour les femmes. Cette soudaine et prétendue rentrée d’argent m’avait
permis également de justifier de pouvoir rester une année sans toucher de salaire. J’avais prétendu ne
pas me sentir capable de reprendre le boulot après ce qui était arrivé à mes parents, et que, pour
l’instant, vivre seule m’étant très difficile, j’habitais chez mon frère. Cela me donnait une excuse pour
éviter d’avoir à lui expliquer pourquoi il ne pouvait pas venir me rendre visite chez moi.

Tous ces mensonges me pesaient et je passais pour une bimbo décérébrée qui noyait son chagrin
dans la décoloration, la french et le peeling en profondeur, mais avais-je un autre choix ? Pouvais-je
dire à Nico : « Hey, Nico, tu sais, en fait je suis un ange, et après m’être fait courser par des loups-
garous et sauver par des vampires, je suis partie faire une petite virée au Paradis en compagnie d’un
démon avec qui j’ai couché, et à qui j’étais liée par un pacte contracté par ma mère, la princesse d’un
royaume de contes de fées qui n’hésite pas à torturer pour parvenir à ses fins. Et, tu sais quoi ? Tu
vas rire, j’ai failli me marier avec un général qui a des ailes et qui m’a bien baisée. Ah, et j’oubliais,
je suis copain comme cochon avec l’ange de la mort ! ».

Impossible. N’importe quel mensonge, même le plus tarte et le plus tiré par les cheveux, était
préférable à la vérité.

Après le restaurant, quand nous avions flâné dans les rues piétonnes du Centre-Ville d’Aix-en-
Provence, je m’étais rendu compte que plus rien n’était pareil. Ma vision du monde avait changé.
Avec tout ce que je savais, tout ce à quoi j’avais été confrontée, comment aurait-il pu en être
autrement ? Je vérifiais constamment que je n’étais pas suivie. Le moindre bruit me faisait sursauter.
Et surtout, je ne me séparais jamais de mon flingue.

Lionel m’avait obtenu un port d’arme en un temps record. Le quidam moyen pense que tous les
flics en ont un, ce qui est complètement faux. Ils peuvent porter leur arme de service durant leurs
heures de boulot, et à la rigueur avoir un permis de transport pour aller d’un endroit à un autre,
comme au stand de tir par exemple, mais pas porter un flingue n’importe où et à n’importe quel
moment. Seuls des policiers ou des gardes du corps protégeant des personnalités, possèdent un port
d’arme. Et moi aussi, maintenant. Je savais bien que les balles conventionnelles ne pourraient pas
tuer des loups-garous, mais les balles perforantes pouvaient les ralentir, et c’était celles qui
garnissaient mes chargeurs. Et puis, même si je ne voulais plus m’en servir, en cas de besoin j’avais
mes pouvoirs qui me permettaient d’envoyer bouler quelqu’un à plusieurs mètres.

Depuis dix jours que j’étais de retour en France, rien ne s’était passé. Je commençais à espérer
que les efforts déployés pour me faire disparaître n’avaient pas été vains.

L’invitation de Nico à venir manger chez lui ce midi avait été pour moi une occasion de me
changer les idées. Nous avions pris l’apéritif dans la cuisine pendant qu’il nous mitonnait un curry de
dinde, et il m’avait raconté un tas de potins dont la légèreté m’avait fait du bien. Tout ça m’avait
manqué, mais bizarrement j’avais l’impression que ma vie était… vide. Un peu comme lorsqu’on
termine son cursus scolaire pour entrer dans la vie active, et que les premiers mois, on se retrouve le
soir avec le sentiment qu’on a oublié de faire quelque chose ; on a eu des devoirs et des révisions
chaque jour durant des années et notre subconscient n’arrive pas à intégrer que c’est terminé, d’où
cette sensation de louper un truc. C’est très exactement ce que je ressentais. Ma vie m’était en
quelque sorte devenue étrangère. J’étais dans l’attente. Comme si j’étais en transition. J’espérais que
ça me passerait avec le temps.

Et ce n’était pas comme si je n’en avais pas devant moi…


J’étais en train d’essuyer le dernier verre quand soudain, je vacillai. Je me retins au bord du plan
de travail.

Encore un.

J’avais des vertiges depuis trois ou quatre jours et je me sentais très fatiguée. La première fois que
ça m’était arrivé, j’avais eu la peur de ma vie et m’étais précipitée en urgence à la pharmacie pour
acheter un test de grossesse. Ce dernier s’était révélé négatif. Mais ce type de test était-il valable sur
un ange ? Je m’étais alors rendue chez ma gynécologue, qui m’avait confirmé que je n’étais pas
enceinte. En Eden, tout le monde m’avait dit que les femmes anges ne pouvaient concevoir avec un
autre ange que s’ils étaient mariés, mais après tous les mensonges qu’on m’avait fait gober, j’avais
préféré vérifier.

Peut-être était-ce dû au contrecoup de tout ce qui m’était arrivé ? On dit que le psychologique
rejaillit sur le physique, et en ce moment on ne pouvait pas dire que j’avais le moral au beau fixe. Il
me faudrait sans doute un peu de temps pour aller mieux.

Je rentrai chez moi en milieu d’après-midi. Je sortis de ma voiture en songeant avec un plaisir
anticipé au moment où j’enlèverais mon holster d’épaule. Avec ce truc, je crevais de chaud. Je le
portais sur un tee-shirt, et comme il n’était pas possible de me balader ostensiblement avec mon
arsenal, j’avais une veste un peu épaisse par-dessus. Fini pour moi les petits bustiers ou les hauts à
bretelles spaghetti. Je promenais en permanence un look à la Lara Croft, et croyez-moi, en plein mois
d’août, c’est pire qu’un sauna. J’avais le tee-shirt trempé de transpiration du côté gauche, là où je
portais l’arme. Et encore Lionel m’avait fourni un pistolet semi-automatique de taille raisonnable.
D’après lui, le MP-443 Grach était une arme utilisée seulement par certaines unités des forces
spéciales russes – je ne voulais pas savoir comment il se l’était procuré. Fait d’une combinaison de
polymères et d’acier, et doté d’un chargeur 17 coups, il possédait une bonne mobilité et un recul
négligeable. Mais surtout, il tirait de puissantes balles perforantes de 9 mm, d’origine russe
également, avec un noyau d’acier trempé. Si ça ne les tuait pas, les loups-garous les sentiraient quand
même passer.

Lionel avait dû reprendre le boulot et était parti deux jours plus tôt pour je ne sais quel coin du
monde. Il m’avait obligée à porter en permanence sur moi une sorte de boîtier de la taille d’une petite
télécommande de portail, en me faisant jurer d’appuyer sur l’unique bouton qui s’y trouvait si j’avais
le moindre problème. D’après ce que j’avais compris, c’était une sorte de balise et je recevrais de
l’aide dans les dix minutes.

En dehors du fait que toute cette histoire avait révélé que mon frangin semblait posséder un haut
grade dans l’échelle hiérarchique des espions, j’avais une trouille pas possible d’actionner
malencontreusement ce gadget. J’imaginais ma nouvelle jolie petite maison survolée par des hélicos
de l’armée tandis que des gars cagoulés et armés jusqu’aux dents glisseraient le long de cordes
jusqu’à mon jardin. Alors dès que j’arrivais, je le rangeais sur la console de l’entrée.

Je posai à peine le pied en haut de mon perron quand je les sentis. C’était comparable à la caresse
d’une fourrure, mais qui aurait effleuré mon aura et non ma peau. J’essayai de me concentrer et
parvins à repérer huit foyers de cette énergie autour de moi. Mon plein état d’ange me permettait
enfin de sentir les loups-garous, comme Kell le faisait sans doute quand nous fuyions au cœur de la
ville de Sydney.

Je portai la main à mon holster, sortis mon arme, et enlevai la sécurité avant de pivoter en
direction de ma voiture et du jardin.

Un type était appuyé nonchalamment, bras croisés, contre le pilier de mon portail, que je n’avais
pas refermé. Beau visage, la trentaine, à peine plus grand que moi – donc environ un mètre quatre-
vingt –, il portait de courts cheveux châtain, et son corps athlétique était moulé dans un jean délavé et
un tee-shirt noir arborant au niveau des pectoraux le motif de deux ailes blanches. Ayant suivi mon
regard, il m’adressa un sourire contrit et avoua, sur un ton amusé au léger accent canadien :

— J’aime bien être raccord avec le thème de la journée…

Je lui tirai dessus.

La balle perforante emporta un bon morceau du pilier, mais lui n’était déjà plus là. Ce type était
beaucoup plus rapide que ses congénères aux bandanas et ceux dont Mayron m’avait sauvée à
Sydney. Il était à présent adossé au pilier d’en face, toujours bras croisés, toujours souriant. Ce
n’était peut-être pas un loup-garou, après tout. Je n’étais pas une spécialiste des signatures
énergétiques des bestioles fantastiques.

— Vous accueillez toujours les visiteurs de cette manière ? demanda-t-il, narquois.

Je tirai une nouvelle fois. Avec le même résultat.

Merde ! Lionel pouvait dire adieu à sa caution. Le deuxième pilier était en miettes.

Cette fois, le type était appuyé contre l’arrière de ma voiture, dans une attitude encore plus
nonchalante, si c’était possible. J’éprouvai une envie folle de lui mettre des claques.

— Tut tut tut… dit-il en secouant la tête comme s’il réprimandait gentiment un enfant ayant fait une
bêtise. Tu gaspilles tes munitions.

— Qu’est-ce que vous êtes ? demandai-je en le visant entre les deux yeux, qu’il avait brun vert.

— Je pensais que tu l’avais senti. (Il poussa un soupir théâtral en se passant une main dans les
cheveux.) Bon, si tu insistes, je peux te donner un indice…

Brusquement, ses iris virèrent au jaune et un grondement monta de sa gorge.

D’un mouvement de la main, je projetai mon pouvoir sur lui, l’envoyant s’écraser contre le pilier
encore debout. Pilier qui s’écroula.

Bof, pas grave. La caution était perdue de toutes les façons…

Le loup-garou remuait mais semblait groggy. Profitant qu’il n’était plus en état de me refaire le
coup du « tu m’ vois, tu m’ vois plus », je pointai mon arme dans sa direction et fit feu. Mais un loup
transformé se jeta devant lui, prenant la balle à sa place. Une gerbe de sang éclaboussa mon allée et
ma voiture. La bête poussa un cri déchirant et s’effondra, la cage thoracique complètement ravagée.

Un type sous forme d’Anubis, sauta alors par-dessus le mur de clôture et se rua sur moi. Il était
loin d’être aussi rapide que le canadien. Je lui tirai en pleine tête et il bascula en arrière dégringolant
les marches du perron. Écoeurée, je vis que sa cervelle ressemblait à un chou-fleur ensanglanté et
éclaté. Mais ce qui me plongea dans un effroi sans borne fut de voir sa blessure, normalement
mortelle, en train de se résorber, comme en morphing accéléré. Je jetai un coup d’œil à celui qui,
sous forme animale, avait protégé de son corps le Canadien, et constatai que le trou dans sa poitrine
avait déjà diminué de moitié.

Kell avait raison.

Il avait toujours eu raison.

Quand il avait tiré sur le loup-garou à la batte pour que nous puissions nous enfuir à moto, sur la
place Jean-Jaurès, et que je m’étais énervée, l’accusant de l’avoir tué, il m’avait soutenu que le type
était toujours vivant et recommencerait à me traquer dès qu’il serait sur pieds.

Ça ne servait donc à rien que je les canarde. Je sentais qu’il en arrivait d’autres. Deux, cinq, dix…
Mon pouvoir serait plus efficace. Je pourrais en faucher plusieurs à la fois. Le temps que la cavalerie
arrive. Je glissai mon flingue dans ma ceinture et tâtai la poche avant gauche de mon jean, à la
recherche du bip que m’avait donné mon frère.

Le Canadien était en train de se relever. Il n’avait pas du tout l’air mal en point. Il me dédia un
sourire canaille tout en époussetant son jean, puis ordonna calmement :

— Allez-y.

Brusquement, ce fut comme s’il sortait des loups-garous sous forme animale de toute part. J’en
repoussai trois qui bondissaient sur ma gauche, puis deux sur ma droite, et encore trois en face.
J’avais l’impression d’être un chef d’orchestre à force de jouer les sémaphores, encore et encore. Ils
tombaient, se fracassaient en jappant de douleur sur les clôtures, la voiture, mais se relevaient et
revenaient toujours à la charge, sous le regard goguenard du Canadien.

Bordel ! Ils ne me laissaient pas un instant de répit. Je n’avais même pas le temps de sortir le bip
et d’appuyer sur ce putain de bouton !

Soudain, un vertige me fit vaciller et ma vision se brouilla.

Non ! Pitié ! Pas maintenant !

Je secouai la tête et me repris assez vite. Juste à temps pour faucher un de mes assaillants qui
essayait de me prendre à revers en longeant le mur de la maison sur la droite. Je l’envoyai voltiger
par-dessus les pins derrière la clôture.
Mon souffle était de plus en plus haletant. Ce n’était pas normal. Les mouvements que je faisais
n’étaient pas à ce point fatigants... ! En retrait du tumulte, le Canadien m’observait fixement, comme
s’il attendait quelque chose.

Brusquement, sans que je le sente venir, mes jambes se dérobèrent sous moi. Tandis que je
m’écroulais en tas devant ma porte, je repoussai instinctivement deux loups-garous sous forme
humaine, les envoyant se râper sur les gravillons de l’allée alors que j’avais visé plus loin. Pourtant
j’y avais mis autant d’énergie que les fois précédentes, alors que se passait-il ?

Un vertige atroce me terrassa. Tout tournait autour de moi. J’avais l’impression d’être sur un
manège emballé. J’entendais ma respiration comme si j’étais sous l’eau avec des bouteilles à
oxygène et un détendeur. Mes membres étaient lourds, sans force. J’étais incapable de soulever mes
bras.

C’était foutu.

J’étais à leur merci. Mais j’avais encore un petit espoir. Je luttai contre la léthargie qui me gagnait,
et me concentrai à mort pour introduire ma main gauche, centimètre par centimètre, dans la poche de
mon jean.

Lorsque je levai les yeux, je vis au-dessus de moi le visage souriant du Canadien. Il s’accroupit et
me caressa la joue.

— Ne t’inquiète pas, ma belle. Nous ne te voulons aucun mal. Nous allons juste te ramener en
Eden.

Mes doigts cherchaient à atteindre le bip, mais j’avais du mal. Pourquoi avais-je acheté ce jean
slim qui me serrait comme une seconde peau ? Le jeune homme passa un bras sous mes épaules et je
compris immédiatement qu’il avait l’intention de me soulever. Mais dans ce cas ma main sortirait de
la poche avant que j’aie pu appuyer sur le bouton. Je devais le distraire pour gagner du temps.

— Attendez… Comment m’avez-vous trouvée ?

Il rapprocha son visage du mien et nicha son nez dans mon cou en inspirant profondément, puis il
redressa la tête et souffla :

— Mais au parfum de ton énergie, ma belle. Celui des anges est à nul autre pareil.

Si j’avais pu bouger et lever le bras, je me serais giflée. Bien sûr que les loups-garous étaient
capables de suivre la signature énergétique d’un ange ! Ils le faisaient bien avec les démons, comme
Kell. Me cacher n’avait servi qu’à les ralentir.

J’avais presque réussi à entrer le bout de mes doigts dans ma poche. Je devais encore le distraire.

— Qui êtes-vous ? demandai-je.

Il me dédia un sourire, que dans d’autres circonstances j’aurais probablement trouvé craquant, et
répondit :

— Darren Gregson, Alpha de la meute d’Am-Nord, pour vous servir, princesse.

J’eus un petit rire faible mais méprisant.

— Vous n’êtes qu’un mercenaire minable à la botte du Primus des Ardents. Quand il vous siffle,
vous devez accourir, comme un bon petit chien chien.

Son sourire se flétrit un peu sur les bords.

— Je ne fais pas ça pour de l’argent. J’avais une dette envers Achaïel. Avec votre retour, elle sera
payée.

Ça y est presque ! Je sentais le bord du petit boîtier sous la pulpe de mon index.

— Le Primus va sûrement vous donner un bon gros os pour vous récompenser, ironisai-je. Je vous
imagine tellement bien devant son trône en train de faire le beau, remuant la queue…

Il rit et me glissa à l’oreille, malicieux :

— Dans ce dernier exercice, il parait que je me débrouille plutôt bien. Peut-être un jour, voudras-
tu que je t’en fasse la démonstration ?

— Va te faire foutre ! crachai-je avant d’être terrassée par un nouveau vertige. Putain, ça tourne…

Il me dévisagea, amusé.

— Alors, petit ange… Tu as oublié que pour toi loin d’Eden et de son énergie point de salut… ?

J’eus l’impression que mon sang se figeait dans mes veines.

Quelle conne ! Mais quelle conne !

Je n’avais rien compris. Rien compris du tout.

Pourtant c’était si évident, si logique.

Malgré les risques, Lauriah était allée jusqu’à passer un pacte avec Kell, un démon, pour qu’il me
cache sur Terre, me soustrayant ainsi aux recherches entreprises en Eden par les Ardents. Pourquoi
en était-elle arrivée à une telle extrémité ? Tout simplement parce que les anges étaient incapables de
vivre sur Terre. Aucun ange ne le pouvait plus depuis des centaines d’années. Les indices étaient là,
sous mon nez. Tout le monde l’avait dit, évoqué ou sous-entendu, à un moment où à un autre, Lauriah,
Mébahel, Reiyel, et également Mayron qui avait semblé si étonné par mon vœu de rentrer sur Terre.
Il m’avait même rappelé que je n’étais plus liée à Kell, et moi j’avais cru qu’il émettait des doutes
sur ma capacité à me défendre seule.
Les anges tiraient leur énergie de la lumière créatrice qui courait partout dans Eden. Sur Terre, ils
étaient incapables de prélever l’énergie physique qui les entourait comme le faisaient les démons.
Comme l’avait fait Kell lors de sa virée à la centrale nucléaire. Sur Terre, les anges se vidaient peu à
peu. En me liant à un démon, Lauriah m'avait permis d’y vivre.

La Terre était interdite aux anges.

Par conséquent, elle me l’était à moi aussi.

La fin du pacte, que j’avais tant appelée de mes vœux, m’en avait fermé les portes.

Le loup-garou canadien avait bien manœuvré. Il m’avait forcée à utiliser mon énergie jusqu’à ce
que je n’en aie plus. Sans cela combien de temps aurais-je mis pour être à plat ? Un mois ? Deux ?

Mon doigt effleura le bouton du bip dans ma poche. À quoi me servirait d’appuyer ? Mettre en
danger la vie d’humains venus me secourir ? Celle de mon frère, peut-être ? Mon existence sur Terre
était un chapitre clos. La rupture de mon lien avec Kell en avait sonné le glas.

Adieu Lionel…

Un sanglot de désespoir s’échappa de mes lèvres et je renonçai. Je relâchai la tension dans mon
bras, laissant ma main glisser hors de ma poche. Se méprenant sur la raison de ma détresse, Darren
me souleva sans effort apparent et murmura avec une surprenante douceur :

— Ça va aller, ma belle. Ne t’inquiète pas. Je t’aurais ramenée en Eden avant que tu ne tombes
dans le coma. Tu iras mieux très vite.

Je rassemblai mes dernières forces pour ouvrir un œil et soufflai :

— … te l’ai pas déjà dit ? Va te faire foutre… !

Puis je perdis connaissance.


39.

Je sus où je me trouvais avant même avoir ouvert les yeux. L’air était d’une pureté sans égale, et
aucun drap ne pouvait être aussi doux et léger que ceux tissés en fils d’araignée.

Doc, je suis de retour du futur…

J’avais l’impression d’avoir quitté Eden tout juste cinq minutes auparavant.

Je soulevai les paupières. J’étais allongée sur un lit aux lourdes courtines de velours blanc gansées
de soie rouge orangé. Partout dans la chambre de forme circulaire, on retrouvait cette alternance de
teintes. Face au lit, une monumentale cheminée de marbre blanc au manteau sculpté de flammes
servait d’écrin au feu qui réchauffait la pièce. Je repérai immédiatement le symbole gravé du Chœur
des Ardents, le cercle marqué d’un point en son centre. Pas de doute, j’étais bien où je pensais que
j’étais.

Je me redressai avec précaution et inspectai ma tenue. J’étais vêtue d’une sorte de caftan de
velours safran bordé de fourrure blanche au col. Bien évidemment, mes effets vestimentaires terriens
avaient dû disparaître au moment de mon passage en Eden. J’espérais vraiment que Darren, de son
côté, avait prévu le coup et était habillé de vêtements qui « passaient ». L’idée que je me sois
retrouvée à poil dans ses bras ne m’emballait déjà pas, mais l’imaginer nu, lui aussi, au même
moment… Le rouge me monta aux joues.

— Enfin… Je me demandais quand vous alliez émerger, Yanaël.

Je sursautai au son de cette voix que j’aurais préféré ne plus jamais entendre : celle de
l’ambassadeur Véhuiel.

Le diplomate se trouvait à gauche du lit, nonchalamment installé dans un fauteuil sculpté, au bois
d’une couleur amarante, tendu de velours blanc. Ses cheveux sombres étaient ramenés sur une épaule.
Il portait un vêtement pourpre du même genre que le mien agrémenté d’un haut col bordé d’une
fourrure de la couleur de la neige, et ses longs doigts jouaient avec une canne au pommeau d’argent
ciselé.

— Je vous l’ai déjà dit, mais apparemment vous êtes bouché à l’émeri : Je. Ne. M’appelle. Pas.
Yanaël ! crachai-je, de fort méchante humeur.

L’ambassadeur ne se démonta pas.

— Et comme je vous l’ai déjà répondu : c’est pourtant bien le nom que le Primus a choisi pour
vous à votre naissance.

— Rien à foutre !
Il m’observa, de la sévérité dans ses étranges yeux bleus et dorés.

— Je vous conseille de vous calmer. Ici, vous êtes au sein du Chœur des Ardents. Nous sommes
les Premiers. Notre ascendance remonte aux anges qui se tenaient au plus près du trône du Créateur.
(Son regard se fit méprisant.) Nous n’avons rien à voir avec les Gracieux, vous vous en rendrez
compte très vite. Le Primus sera là dans peu de temps et il ne supporte ni l’impertinence, ni
l’agitation.

Génial ! Après les hypocrites menteurs, maintenant les psychorigides…

Si j’avais tenu celui qui était à l’origine du mythe de l’ange pur et bienveillant, je lui aurais
volontiers mis mon pied au cul.

Une vague d’abattement me submergea. Même si, juste avant de perdre connaissance, j’avais
compris que, désormais, je ne pouvais vivre qu’en Eden, je ne l’avais pas pleinement intégré.

Jusqu’à maintenant.

Je devais voir la réalité en face. J’étais coincée ici. Quel allait être mon avenir ? Je ne me faisais
pas d’illusions ; les Ardents et les Gracieux couraient après la même carotte : faire en sorte que les
quatre souverains ultimes annoncés par la prophétie et destinés à reconquérir l’Eden originel soient
issus de leurs rangs. Les premiers considérant sans doute que le rôle leur revenait de droit puisqu’ils
étaient les plus puissants, et les seconds voulant être califes à la place du calife. Bref, tout ce joli
petit monde ne souhaitait qu’une chose : me faire épouser leur poulain pour qu’il m’engrosse et me
fasse quatre petits anges conquérants.

Super… Depuis le temps que j’en rêvais… !

J’avais le choix entre baisser les bras et me battre. Ma lassitude et mon dégoût de tout me
poussaient à renoncer. Ce serait tellement plus facile de me recroqueviller sur moi-même et de les
laisser faire. J’y perdrais ma liberté, me verrais imposer un compagnon que je n’aurais pas choisi,
mais au moins je n’aurais plus à m’inquiéter de rien, plus à lutter. Cependant, la haine que je vouais à
Lauriah & Co et à Achaïel, le responsable de la mort de mes parents, me brûlait de l’intérieur.

Je ne pouvais pas les laisser arriver à leurs fins. Plutôt crever ! La question était : comment me
sortir de cette situation ? C’était comme vouloir gagner une partie de cartes sans atout et sans as. Je
ne connaissais personne capable de s’opposer à mes puissants ennemis. Dénéa ? C’était une servante,
et humaine de surcroît. Mébahel ? Bien que n’appréciant visiblement pas Lauriah, Nériel et Reiyel,
l’archiviste des Gracieux n’avait pas la carrure pour les défier. Le seul qui aurait eu les épaules, Iah-
Hel, le Maître du Conseil des Archanges, était aussi celui qui ne devait surtout pas avoir vent du
pacte. Les conséquences pour Lauriah, je m’en foutais royalement. Je m’en faisais uniquement pour
moi. Je ne voulais pas faire connaissance avec le Puit de la Faille. Je ne pouvais donc pas
m’adresser à lui. Ensuite, je n’avais aucun endroit où vivre. Si je parvenais à échapper aux Ardents,
vivrais-je dans les bois ? Sous les ponts ? À chasser ou voler ma nourriture ? En Eden, tout était très
codifié et encadré. Chacun avait un rôle bien défini, et personne ne…
Eh, minute ! Mayron ne m’avait-il pas parlé d’un ange vivant en indépendant dans le neuvième
chœur ? Il m’avait conseillé d’aller le voir si je rencontrais des problèmes en Eden. C’était quoi son
nom déjà ? Ah oui. Loriel.

Une bouffée d’espoir éclaira mon sombre horizon.

Je lorgnai Véhuiel et croisai son regard. Depuis combien de temps me scrutait-il ainsi ? J’eus la
désagréable impression qu’il lisait en moi comme dans un livre ouvert.

— Vous ne pourrez pas vous enfuir, dit-il, comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.

Que faire ? Nier ? Ce serait ridicule. Vu mon passif, il était parfaitement évident que je voulais
m’enfuir.

— Qui n’y songerait pas dans pareille situation ?

Il eut un petit sourire.

— Je ne sais pas comment vous avez fait pour échapper à votre mère, mais j’avoue que je suis
admiratif. Nos espions nous ont rapporté que Vérède-or était sens dessus dessous depuis votre
disparition. De nombreux gardes ont été mis aux arrêts et les serviteurs tous interrogés.

J’eus un pincement au cœur en songeant à Dénéa. J’espérais que mon amie avait su donner le
change et ne serait pas inquiétée.

Il ajouta, avec l’air satisfait du chat lapant un bol de crème :

— On raconte même qu’un certain général aurait entièrement saccagé sa chambre dans un accès de
rage…

L’image de Reiyel fou de colère me réchauffa le chœur. Véhuiel perçut l’ombre d’un sourire sur
mes lèvres.

— Tout pourrait se passer à merveille, si vous y mettiez du vôtre, remarqua-t-il aimablement.

J’abandonnai la vision jouissive de mon ex-fiancé écumant pour revenir à la réalité : j’étais
prisonnière.

Je me levai, rageuse, et me dirigeai vers la fenêtre. Je remarquai immédiatement la présence des


gemmes gardiennes qui empêchaient toute intrusion. Comme je le pensais, la chambre se trouvait dans
une tour. Elle surplombait une vallée abritant un lac. Contrairement aux fenêtres de Vérède-Or, celle-
ci possédait une vitre. Je compris pourquoi en voyant le givre qui en festonnait les bords. D’après la
carte que m’avait montrée Mébahel, le territoire des Ardents se trouvait au nord, et celui des
Gracieux au sud. Entre eux, s’étendaient les terres du Chœur des Guérisseurs. Je me souvenais que
Kéther-ramezore, la capitale des Ardents, était représentée sur le plan de Mébahel accrochée aux
contreforts d’une montagne. Il y faisait donc plus froid. Sans doute était-on en hiver dans cette partie
de l’Eden.
Cela compliquait singulièrement les choses. Une fuite dans le froid nécessitait toujours plus de
préparatifs : plus de vêtements, des couvertures, de bonnes chaussures… Je m’entourai de mes bras,
autant pour me réconforter que pour contrer le frisson qui me gagnait. Ce faisant, je sentis quelque
chose de dur autour de mes poignets. Je baissai les yeux. C’étaient deux larges bracelets en or ornés
tout le tour de grosses pierres carrées translucides serties rail. Je ne vis pas de fermoirs. Comment
me les avait-on mis ?

— Un de nos artisans les a soudés directement sur vous, m’informa Véhuiel.

Ce type commençait vraiment à me courir. Il était un peu trop perspicace à mon goût.

— Des cadeaux ? Déjà ? ironisai-je. Vraiment, il ne fallait pas. Qui dois-je remercier ? Mon futur
ex-fiancé ?

De l’amusement joua sur les lèvres de l’ambassadeur.

— Non. C’est un… présent de la part de votre père. Il n’y a pas de futur fiancé.

Alors là, j’étais sciée.

— Hein ? Vous voulez me faire avaler que vous n’allez pas me sortir du chapeau un Casanova issu
d’une illustre lignée des Ardents, afin qu’il me passe la bague au doigt et m’engrosse, tout ça dans
l’espoir que je ponde les quatre futurs souverains de l’Eden reconquis ? Je ricanai. : Bientôt vous
allez me dire que vous ne croyez pas en cette prophétie débile. Ceci dit, vous remonteriez dans mon
estime, mais je suis persuadée qu’il n'en est rien. Car pour quelle autre raison m’auriez-vous traquée
comme un cerf à l’hallali ?

— Je constate que vous avez réussi à prendre connaissance de mon message et ensuite du
parchemin dans la châsse de la salle des archives. Vous êtes très… débrouillarde. (Il caressa le
pommeau de sa canne, l’air songeur, puis me fixa dans les yeux.) Je pense que votre père a été bien
inspiré de faire sertir ces bracelets autour de vos poignets.

Inquiète, je demandai :

— Pourquoi ? Que sont censées faire ces pierres ?

Véhuiel n’eut pas le temps de répondre. Les battants de la porte de la chambre s’ouvrirent sur deux
gardes, vêtus de blanc et de corail, et portant des côtes de mailles bordées de fourrure immaculée.
Les deux militaires maintinrent les battants ouverts jusqu’à l’entrée d’un ange de haute taille, très
élancé, au visage mince et long, comme sculpté dans le marbre.

Le nouveau venu portait un caftan d’épaisse soie blanche, avec une large ceinture au tissu
changeant, tantôt or, tantôt carmin. Cela dit, même habillé comme un clodo, et sans son diadème
frontal décoré d’une grosse pierre ovale semblable à celles de mes bracelets, j’aurais deviné que
c’était Achaïel, le Primus des Ardents, mon père biologique.

L’homme responsable du meurtre sauvage de mes parents.


Nous avions les mêmes yeux et la même couleur de cheveux. Heureusement, la ressemblance
s’arrêtait là. Il avait l’air si sévère, si pincé, si… balai dans le cul, que je bénis pour une fois le ciel
d’avoir ressemblé à Lauriah.

À l’entrée du Primus, Véhuiel s’était profondément incliné. Ce que je me gardai bien de faire. Il
n’était pas question que je témoigne une quelconque marque de respect à ce connard. Je relevai le
menton le défiant du regard. Il me toisa comme si j’étais une merde et se tourna vers l’ambassadeur :

— Tu avais raison, Véhuiel. Yanaël lui ressemble trait pour trait. (Il fronça les sourcils et
remarqua, hautain :) Ce rappel constant à la traîtresse Gracieuse risque de m’indisposer fortement.

— Cela devrait être moins flagrant après la cérémonie, Primus.

Mais qu’est-ce qu’ils racontaient ces deux hurluberlus ? J’avais l’impression de regarder un film
en V.O. non sous-titré. Cela m’agaça.

— Je vous en prie, continuez à parler de moi comme si je n’étais pas dans la pièce… ironisai-je.
(J’ignorai le regard d’avertissement de l’ambassadeur, et poursuivis sur ma lancée :) Je sais
pourquoi vous m’avez enlevée. Je vais donc vous éviter de gaspiller votre salive et votre temps, sans
doute précieux, pour me convaincre des charmes du prince charmant que vous me destinez. Vous
pouvez remettre votre poulain dans son paddock, je ne suis pas intéressée. Et pour votre édification :
je préfère qu’on m’appelle Jana.

Achaïel tourna juste la tête dans ma direction. L’instant d’après, je me retrouvai à genoux, avec
l’impression d’avoir été frappée par un éclair. Je ne voyais plus qu’un grand blanc et tous mes nerfs
me faisaient un mal de chien. Quand je retrouvai la maîtrise de mon corps et ma vision, j’étais affalée
sur le sol, le front contre les dalles de marbre blanc veiné de rouge sombre. Je sentis qu’un filet de
salive me coulait de la bouche.

Mortifiée, je m’essuyai avec ma manche d’un geste vif.

— Salopard ! grondai-je d’une voix vibrante de colère, en me remettant péniblement sur mes
pieds.

La douleur encore présente dans mes nerfs instillait en moi une telle rage que, sans réfléchir aux
conséquences, je levai une main et lâchai la bride à mon pouvoir, avec l’intention de précipiter
Achaïel à travers la fenêtre. Mais rien ne se passa. Stupéfaite, je restai figée la main en l’air.
Ridicule.

Oh merde...

La seconde suivante j’avais de nouveau droit à un électrochoc. Cette fois, je repris mes esprits à
plat ventre au pied du lit avec l’impression d’être passée sous un rouleau compresseur garni
d’oursins. Tout mon corps me faisait mal. Prise d’un tremblement incoercible, je me recroquevillai
contre le bord du lit.

Que s’était-il passé ? Mon énergie était-elle trop basse pour que mon pouvoir de télékinésie
fonctionne ? Non, si tel était le cas, je l’aurais au moins senti frémir, même très faiblement. Or,
c’était comme s’il n’y avait plus rien. Comme si on avait débranché le fil électrique alimentant une
ampoule électrique. Comme si…

Je regardai les bracelets qu’on m’avait mis aux poignets.

Les enflures ! La seule chose positive découlant de ma nature d’ange m’était à présent
inaccessible.

Véhuiel s’accroupit près de moi.

— Je vous l’avais dit, Yanaël. Tout cela peut se passer agréablement si vous vous montrez docile.
Le respect dû au Primus n’est pas une chose à prendre à la légère. (Il effleura les bracelets du bout
des doigts.) Ceci est du cristal de roche très pur. Correctement programmé, il agit comme un miroir.
Il bloque les pouvoirs de l’ange qui les porte en les renvoyant à leur source. Mais comme à votre âge
vous n’avez pas suffisamment de puissance pour que cela fasse une grande différence, ce n’est pas la
raison pour laquelle vous les portez.

Je compris, soulagée, qu’ils ne se doutaient pas que mes pouvoirs étaient plus grands que ce qu’ils
auraient dû. Sans doute avaient-ils pris mon mouvement de bras pour une manifestation de colère
impuissante, et le Primus ne m’avait « corrigée » qu’à cause de l’insulte dont je l’avais gratifié.

— C’est également un puissant amplificateur, expliqua-t-il. Nous les Ardents sommes les gardiens
de la lumière ardente. Le Primus peut grâce à ces bracelets vous infliger le supplice de la lumière
quand il le désire. Dites-vous que vous n’en avez eu qu’un tout petit aperçu. Il est vraiment dans votre
intérêt de céder. Car que vous coopériez ou non, la cérémonie aura lieu. Que vous y assistiez debout
sur vos deux pieds ou bien sur une civière à vous tordre de douleur, cela ne changera rien.

Sa tranquille assurance me glaça jusqu’à la moelle. Je croyais avoir touché le fond auprès des
Gracieux, mais je me trompais lourdement. Avec eux, j’avais été traitée comme une princesse.
Certes, on m’avait menti, manipulée, droguée aux pierres pour que j’accepte d’ouvrir les cuisses
devant cet enfoiré de Reiyel, mais on ne m’avait jamais torturée. Chez les Ardents, j’avais
l’impression de n’être qu’une chose.

Je levai un regard douloureux vers lui et accusai :

— Vous voudriez que je vous laisse faire sans ruer dans les brancards ? Alors que vous voulez me
transformer en jument poulinière ? Tout ça à cause d’une prophétie mangée aux mites ? C’est de la
connerie, bordel !

Véhuiel adressa un regard interrogateur au Primus. Ce dernier, le visage empreint d’une froideur
glacée, hocha la tête et quitta la chambre.

Une fois que nous fûmes seuls, l’ambassadeur s’adressa à moi avec la douceur qu’on réserve aux
petits enfants ou aux personnes à l’esprit dérangé pour les tranquilliser :
— Yanaël… Vous ne porterez pas les quatre souverains, je vous le garantis. Pour la bonne et
simple raison que vous ne serez pas leur mère mais leur père. (Je le regardai bêtement. Qu’est-ce
qu’il raconte ce débile ?) La cérémonie dont le Primus et moi avons parlé tout à l’heure sera celle du
retour à votre état initial. Savez-vous à quoi correspondent le « iah » et le « el » qui terminent les
noms de tous les anges ? (Je secouai la tête en signe de dénégation.) « Iah » est la marque du féminin,
alors que « el » est celui du masculin. Son regard bleu et or plongea dans le mien.) Yanaël,
comprenez-vous ce que cela signifie ?

Non ! Non ! Je ne voulais pas comprendre ! Je mis mes mains sur mes oreilles, mais il me saisit
par les poignets et les abaissa.

— Yanaël, vous êtes né garçon.

— Non ! hurlai-je. C’est impossible ! Je suis une femme ! Une femme !

Ils ne pouvaient pas m’enlever ça aussi ! Non pas ça ! Ils m’avaient tout pris : mes parents, mon
humanité, ma vie sur Terre, et maintenant ça ?

— Calme-toi ! m’ordonna-t-il en passant brusquement au tutoiement. (Il me souleva sans effort et


m’assit sur le lit. Puis, il s’accroupit à nouveau devant moi, nos visages au même niveau, ses mains
autour des miennes faisant preuve d’une étonnante douceur.) Je vais t’expliquer. Tu connais
l’existence de la prophétie, je ne vais pas m’étendre là-dessus. Tu sais qu’en conséquence l’héritier
mâle fertile des premières lignées des Ardents et les héritières fertiles des premières lignées des
Gracieux doivent se marier et passer mille années ensemble pour tenter de concevoir celui ou celle
qui donnera naissance aux quatre souverains. Mais sais-tu que jamais depuis l’époque de la
prophétie, une telle union n’avait porté de fruit ? C’est pourtant ce qui s’est produit avec le couple
que formaient Achaïel et ta mère. Comme je te le disais, tu es né de sexe masculin. (Je frémis et il
serra mes mains plus fort.) Tu étais un très bel enfant. Très sage. À ce stade de mon récit, il est
nécessaire que je t’explique quelque chose concernant les anges. Ayant vécu jusqu’à ta majorité sur
Malkhut tu as nécessairement entendu parler du flou qui entoure le sexe des anges…

— Oui, dis-je faiblement.

— Il y a une origine à cela. Il est de tradition chez les anges de ne pas dévoiler le sexe d’un
nouveau-né jusqu’à ses trois mois. Pourquoi ? Parce que durant ce laps de temps, les parents peuvent
décider de le changer. Ils peuvent faire d’une fille un garçon et vice versa, et cela sans désagrément
ou séquelles pour l’enfant. C’est juste avant la fin de ce temps de trois mois, que Lauriah a mis à
exécution son plan. Ce que je vais te raconter à partir de maintenant, cela fait très peu de temps que
nous le savons. Nous l’avons appris il y a tout juste deux mois et demi par la bouche d’une Créature
prisonnière dans nos geôles : un manipulateur de fer. Ce dernier a monnayé sa liberté contre des
informations. Il nous a raconté que pratiquement vingt-huit ans plus tôt, en usant de machines
humaines, il avait aidé un démon à falsifier l’état civil… C’est bien ainsi qu’on appelle l’identité
officielle des individus sur Malkhut ?

J’acquiesçai, fascinée malgré moi par son récit. Il reprit :


— Il nous a révélé qu’il avait créé nombre de documents officiels concernant une enfant
prénommée Jana, afin qu’elle soit adoptée par des humains répondant au nom de Delaunay. Les
démons étant coutumiers des enlèvements d’humains de tous âges en Eden, cette histoire n’aurait pas
été tellement remarquable s’il n’avait noté un détail concernant l’enfant : une petite tache rose en
forme d’étoile à la base du cou. Cette marque, qui ne reste que quelques jours, est le signe que
l’enfant vient de changer de sexe. Le manipulateur de fer a tout de suite compris que ce bébé était de
nature angélique et que c’était un lien avec le démon qui masquait son énergie d’ange, le faisant
passer pour humain. Il avait entendu parler du rapt dont avait eu à souffrir le Chœur des Ardents,
mais même s’il a fait le rapprochement, il n’en a jamais parlé. (Véhuiel haussa les épaules.) Après
tout, ça ne le regardait pas à ce moment-là. Il ne s’est senti concerné qu’à partir du moment où il s’est
retrouvé dans nos geôles. Il se souvenait même dans quelle ville vivaient les parents de l’enfant à
l’époque de l’adoption. Nous n’avons plus eu qu’à charger les Loups-Garous de te retrouver. La
suite…

— La suite, je la connais. Vous avez fait tuer mes parents ! l’accusai-je, douloureuse, trop
bouleversée par ce qu’il venait de me révéler pour réussir à me mettre en colère.

Il pressa mes mains, et j’aurais juré voir de la compassion dans ses yeux.

— Yanaël, nous ne leur avons jamais demandé de tuer tes parents humains. Jamais. Si nous
sommes coupables, c’est d’avoir fait l’erreur de nous plier à la décision du Conseil des Loups de
mettre la meute française sur l’affaire. Son Alpha ne sait pas tenir ses hommes. J’aurais dû dès le
départ réclamer Darren Gregson. Il est sûr et très efficace.

— Ça je peux en témoigner, marmonnai-je entre mes dents.

Véhuiel chercha mon regard et dit gravement :

— Je suis désolé de ce qui est arrivé à tes parents. J’espère que tu me crois et que tu me
pardonneras un jour pour cette dramatique erreur. Je te donne ma parole que plus jamais nous
n’aurons recours aux services de la meute responsable de cette tragédie. J’y veillerai.

J’étais très surprise, je l’avoue, par l’attitude du diplomate. Il se révélait doux et gentil.
Décidément, j’étais abonnée aux douches écossaises. Ceux que je croyais être les bons étaient en
réalité des méchants, et les méchants se révélaient étonnamment réconfortants.

Je soupirai et lui rappelai :

— Vous disiez que vous alliez m’expliquer ce qu’a fait Lauriah…

— Elle a simulé ton enlèvement et s’est attachée, on ne sait comment, un démon majeur avec qui
elle a passé un pacte. Nous avons su que c’était un démon du Premier Cercle parce que les loups-
garous australiens qui te cherchaient ont embauché des démons mineurs de l’air pour les aider à te
capturer. Ils se reconnaissent entre eux. Bref, avec l’aide du démon, Lauriah a procédé à la
cérémonie de ton changement de sexe. Normalement il faut les deux parents, mais les démons majeurs
étant extrêmement puissants, l’absence d’Achaïel a pu ainsi être compensée. Tu penses sans doute,
que Lauriah a fait ça pour brouiller les pistes et te cacher plus efficacement sur Terre. Certes, c’était
un plus, mais pas la raison de base. Son problème principal était le fait que tu sois un garçon, car
aucune princesse gracieuse de première lignée n’était fertile. Le seul Gracieux de lignée princière
fertile était son cousin, le général Reiyel, un homme donc. Voilà pourquoi elle t’a fait devenir fille.
Pour que tu puisses l’épouser et que la prophétie s’accomplisse au bénéfice des Gracieux. La suite, tu
la connais. Comme le démon et toi partagiez un lien, tu pouvais grâce à ça vivre sur Terre. Une fois
que tu as atteint tes vingt-huit ans, il était temps pour lui de te ramener à Lauriah.

Le silence s’étira entre nous.

Tout ça, c’était si…touffu, si compliqué, et si incroyablement dingue… ! Je comprenais enfin


pourquoi durant ma période repoussoir à hommes, j’attirais les femmes. Pardi ! Inconsciemment elles
devaient sentir que j’étais un homme. Je comprenais également pourquoi Véhuiel ne m’avait pas
expliqué tout cela dans le mot que Dénéa avait trouvé sur la coiffeuse. Conscient que jamais je
n’aurais cru une histoire aussi rocambolesque, il s’était contenté de m’indiquer où chercher, afin que
je trouve par moi-même le premier fil de la trame.

— Et si ça me convient, à moi, d’être une femme… ? m’enquis-je. Je n’ai aucune envie de devenir
un homme. Vous ne pouvez pas m’y obliger. Je suis majeure. Je pourrais me plaindre auprès du
Conseil des Archanges.

— Ce serait une grossière erreur, Yanaël. Comment expliqueras-tu le fait que tu aies pu vivre
vingt-huit ans sur Terre ? Iah-Hel comprendra tout de suite de quoi il retourne. Et même s’il estime
que tu n’as pas vraiment eu le choix, il devra respecter la loi angélique à la lettre, tu seras punie au
même titre que ta mère. Alors que si tu ne remues pas la fange, l’annonce de ton retour en tant
qu’homme parmi nous, les Ardents, ne fera que révéler la faute de Lauriah. Elle sera accusée de
t’avoir soustraite à la légitime autorité de ton père, et d’avoir procédé au changement de ton sexe
sans son autorisation.

— Mais Iah-Hel comprendra bien qu’un démon est intervenu, puisque la cérémonie de changement
ne peut se faire qu’avec un seul parent…

Véhuiel m’adressa un sourire approbateur comme s’il était fier que je suive bien toutes ces
circonvolutions compliquées.

— Très certainement. Mais ce fait seul ne nécessite pas de pacte. Lauriah peut prétendre qu’il
s’agissait d’un simple accord, ce qui en l’absence de preuve du contraire, n’est pas considéré comme
une faute punie par le Puits de la Faille. Je fais confiance à l’habileté de ta mère. Elle s’en tirera
probablement avec seulement quelques semaines de retraite dans le cloître des Monts Noirs.

— Ça ne change rien au fait que je peux invoquer ma majorité. Vous ne pouvez pas m’obliger à
faire ce changement de sexe contre mon gré !

— Tu fais une fois de plus erreur, Yanaël. Étant donné que ton père n’a pas été consulté concernant
ton changement de sexe quand tu étais nourrisson, il est en droit d’exiger le retour à ton état premier,
quel que soit ton âge actuel. Le conseil ne lui donnera jamais tort dans un cas comme celui-là.
J’eus soudain une illumination.

— Eh, minute ! Vous avez bien dit que le sexe des nouveau-nés anges était gardé secret durant
leurs trois premiers mois ?

Il acquiesça, et je triomphai :

— Alors le Primus ne peut pas prouver que j’étais un garçon à la naissance !

Véhuiel secoua la tête.

— Il y a tant de choses que tu ne connais pas de nos coutumes, Yanaël. Lors de l’accouchement,
seul le père est présent. Quand l’enfant naît, c’est lui qui le lange, et durant les trois mois suivants
c’est la mère qui s’en occupe. Effectivement, personne ne connaît le sexe d’origine de l’enfant à part
les parents. Même l’enfant en grandissant ne saura jamais s’il était un garçon ou une fille. Cependant,
durant l’accouchement la parturiente tient dans sa main un quartz blanc des Monts de Cristal. Juste
après la délivrance, la pierre change de couleur, celle-ci étant différente en fonction du sexe du
nouveau-né.

— Si vous me dites que c’est « rose » pour les filles et « bleu » pour les garçons, je vomis,
l’avertis-je, écoeurée.

— Alors je ne le dirai pas, dit-il, l’air amusé. Je me contenterai juste de te poser une question :
d’où penses-tu que vienne la tradition terrienne en question ? (Comme je ne répondais pas, il
enchaîna :) Dans les heures qui suivent la naissance, le père met la pierre dans un coffret. Ce dernier
est alors apporté à la « Crypte ». Ce lieu, situé dans l’une des Grottes des Monts de Cristal, abrite les
pierres de naissance de toutes les lignées d’anges. Ce n’est qu’une tradition, et la pierre n’est pas
destinée à être montrée, mais aucune loi n’empêche le Primus d’y avoir recours pour prouver ses
dires si nécessaire.

Le fragile espoir qui vacillait en moi venait d’être soufflé comme la flamme d’une bougie. J’avais
vraiment l’impression d’être engluée dans une toile d’araignée. C’était insupportable.

— Il n’est pas question que j’accepte un truc pareil ! m’écriai-je, révoltée

Véhuiel lâcha mes mains et se redressa, ses yeux plantés dans les miens.

— C’est pourtant, ce qui va se passer, dit-il calmement. Il ne peut en être autrement. Le seul ange
fertile de lignée princière du Chœur des Ardents est une femme. Tu lui as été promis dès ta naissance.

Beurk ! C’est vraiment glauque.

— Tu verras. Elle est tout à fait adorable. Très douce.

— Tout le contraire de moi, remarquai-je, amère.

Il hésita, puis s’assit à mes côtés sur le bord du lit.


— Il faut que tu saches que jamais aucune cérémonie de changement de sexe n’a été tentée après
les trois mois. L’expérience risque donc d’être douloureuse pour toi. (Je me crispai.). Dans le cas
d’un nourrisson, les énergies des deux parents, ou bien d’un parent et d’un démon très puissant,
peuvent amener à son terme le processus. Mais dans ton cas, seul Achaïel pourra procéder à la
cérémonie. Il devra donc ponctionner ton énergie à toi pour l’adjoindre à la sienne afin de disposer
de la puissance nécessaire pour mener à bien l’opération. C’est une chose impossible à faire avec un
nourrisson puisqu’il n’a pas encore accès à l’énergie de son incarnation d’ange, qui ne se révèlera
qu’à l’âge de vingt-huit ans, comme tu le sais. Mais dans ton cas c’est possible, puisque tu as atteint
ta majorité et que ton énergie est mature. Si tu résistes, si tu refuses la cérémonie, ton père devra
t’arracher ton énergie de force. Et là… (Son visage sombre m’indiqua que le procédé ne devait pas
être une partie de plaisir pour celui ou celle qui le subissait.) Il en est tout à fait capable, n’en doute
pas un seul instant. Achaïel est le Primus des Ardents. C’est l’un des anges les plus puissants d’Eden.
Ne le défie pas, Yanaël.

Il fit le geste de me caresser la joue, mais je m’écartai et il laissa retomber sa main avec un soupir.

— Tu n’as pas d’autre choix que de te soumettre. Il faut que tu le comprennes bien, mon prince.

Je sursautai comme s’il m’avait giflée.

— Ne m’appelez pas ainsi !

— D’accord. Après la cérémonie, si tu désires toujours être traité comme une femme, je
t’appellerai ma princesse. Mais uniquement lorsque nous serons seuls, précisa-t-il avec un sourire
ambigu.

Naaaan… Dites-moi qu’il n’est pas en train de faire ce que je crois… !

Jusqu’à maintenant, je ne m’étais pas trop posée de questions sur la position des anges en ce qui
concernait l’homosexualité. Des remarques, des petites phrases et des attitudes durant mon séjour à
Vérède-or m’avaient quelque peu interpellée, mais rien de bien probant. Par exemple, je soupçonnais
Mébahel d’en être, toutefois je n’en avais pas la certitude absolue. Il aurait fallu être beaucoup plus
naïve que moi pour imaginer qu’on pouvait vivre aussi longtemps que les anges et les démons sans en
venir à une diversification de ses… distractions.

Cependant, ça ne rendait pas plus acceptable le fait d’être contrainte à changer de sexe. Je ne
doutais pas un instant que Véhuiel m’ait dit la vérité. Paradoxalement, depuis que je l’avais
rencontré, cet homme que j’avais fui comme la peste et dont je me méfiais, ne m’avait jamais menti. Il
m’avait prévenue que mon mariage avec Reiyel avait été planifié dès ma naissance, et m’avait
indiqué où chercher les informations utiles pour comprendre dans quel piège j’étais fourrée. Son récit
expliquait tant de choses, précisait tant de points nébuleux qui m’avaient intriguée. À présent tout
s’emboîtait avec une logique confondante.

Je me retrouvais au beau milieu d’un échiquier où la reine et le roi adverse se disputaient le mat.
J’étais le pion sur lequel reposait le gain de la partie. Mais j’étais une pièce trop faible pour espérer
les affronter et en sortir indemne. Ma seule arme était l’esquive, et on me l’avait ôtée.
Je regardai les bracelets à mes poignets.

Incapable d’utiliser mes pouvoirs, sans alliés, et surveillée comme j’allais l’être, je ne pourrais
pas m’enfuir.

C’en était terminé de Jana.

On m’effaçait.

J’allais devenir une autre. Ou plutôt un autre.

À cet instant, quelque chose se brisa au fond de moi.

Je m’effondrai sur le lit, la poitrine déchirée par les sanglots, à peine consciente des bras doux de
Véhuiel qui m’enveloppèrent, m’attirant contre sa poitrine pour me bercer en murmurant à mon
oreille des paroles de réconfort.
40.
L’image que me renvoya le miroir ne parvint pas me remonter le moral. Pourtant, je n’avais jamais
été aussi belle. À croire que le désespoir donnait aux anges un éclat supplémentaire.

Je soupirai. Bientôt, cette beauté féminine deviendrait masculine.

Je me remémorai les deux semaines qui venaient de s’écouler. La première crise de révolte et de
désespoir passée, j’avais tout tenté pour fléchir le Primus des Ardents. J’en avais appelé à la raison ;
j’avais tempêté, hurlé, menacé ; je l’avais même supplié, mais ses seules réponses avaient été soit
méprisantes, soit douloureuses. Très douloureuses. Après chaque manifestation de son pouvoir que je
qualifierais d’électrique, j’avais plus de mal à m’en remettre, à croire qu’il augmentait la dose.
Véhuiel était à chaque fois présent, et malgré son visage impassible, je sentais qu’il luttait pour ne
pas s’interposer. Ensuite, alors que je gisais sur le sol, boule de douleur agitée de soubresauts, c’est
lui qui me ramassait et qui me berçait jusqu’à ce que la souffrance résiduelle s’apaise.

Je n’aurais jamais cru un jour remercier le Ciel de sa présence à mes côtés. Je crois que, sans lui,
je me serais effondrée. Ma raison se serait envolée pour rejoindre celle de Shanith, la sœur de Kell.

Jour après jour, il s’était efforcé de me rassurer, me démontrant par le menu que ma vie de prince
serait douce et sans souci. La première fois, je m’étais empressée de lui faire remarquer, sarcastique,
que le fait d’être tenue d’honorer mon épouse pour concevoir les futurs souverains d’Eden serait à lui
seul un sacré problème, vu que je n’étais pas le moins du monde attirée par les femmes. Il m’avait
enveloppée d’un regard amusé en me faisant remarquer :

— Tu dis ça parce que tu es encore une femme, mon prince. Mais quand tu seras homme, tu
réagiras physiologiquement comme tel.

Je n’avais pu réfuter son argument. Pour l’instant, il me paraissait impossible qu’un jour je puisse
désirer une femme, mais avec tout ce qui m’était arrivé je n’étais plus catégorique sur rien. Je crois
que j’étais devenue fataliste. Ou pleine de désillusions.

Un matin, je m’étais réveillée avec en tête cette citation de Marc-Aurèle : « Que la force me soit
donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être, mais
aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. », et une constatation s’était imposée : j’avais fait tout
ce que je pouvais, mais cette fois, je me heurtais à un mur que j’étais incapable de briser. Ni la force,
ni la ruse, ni les circonstances ne me permettraient d’échapper à l’avenir qu’on me réservait. La vie
sur Terre ne m’était plus possible, il me fallait l’accepter. Continuer à lutter ne ferait que me meurtrir
davantage. Le temps était peut-être venu de me résigner. Ce que je ne pouvais changer, je devrais le
supporter. C’était ça ou le suicide. Et à mon grand étonnement, je m’étais rendu compte que malgré
tout ce que j’avais traversé, je voulais encore vivre. Désespérément.

Brusquement, j’avais réalisé à quel point Lionel avait raison. Trois jours après notre retour
d’Australie, pendant qu’il me montrait le maniement du MP-443 Grach, il m’avait dit que j’étais de la
race des survivants. Quand je lui avais demandé comment il en était arrivé à cette conclusion, il
m’avait répondu qu’avec ce que j’avais traversé, beaucoup de gens seraient devenus fous ou auraient
plongé dans une grave dépression. Il avait déjà vu ça chez certains de ses hommes. Ensuite, pour
détendre un peu l’atmosphère, il avait plaisanté en disant que si un jour je voulais arrêter le métier de
flic, il m’embaucherait dans les services secrets les yeux fermés.

À présent tout cela m’était devenu inaccessible. J’allais devoir me faire à une autre vie.
Honnêtement, je me sentais comme dédoublée à l’intérieur. Une part de moi était révoltée tandis que
l’autre se faisait lentement à l’idée de devoir vivre en Eden, la seconde prenant peu à peu le pas sur
la première. J’avais vécu ces deux dernières semaines avec l’impression que je n’étais pas vraiment
moi, et qu’à tout moment quelqu’un surgirait en riant pour me dire que toute cette histoire n’était
qu’une vaste blague.

Lorsque Véhuiel m’avait présenté ma… fiancée, j’avais craint une atmosphère pesante, pourtant
j’avais été plutôt surprise. L’ange, qui répondait au doux nom de Lelahiah, s’était montrée charmante.
J’avais été touchée par sa façon maladroite de me rassurer quant à mon futur devoir conjugal. Elle
m’avait fait remarquer que n’étant pas limités par le temps, nous pouvions apprendre à nous connaître
à notre rythme, nous apprivoiser, et nous apprécier avant de pousser plus loin nos relations. Comme
tous les anges, Lelahiah était très belle, fine et délicate, mais je ne me voyais pas faire d’elle plus
qu’une amie. L’ambassadeur ne m’avait pas caché que la patience du Primus n’étant pas très étendue,
il y aurait fort à parier qu’au bout d’à peine vingt ans, si je n’avais toujours pas honoré mon épouse,
il ordonnerait que l’on procède à certaines « manipulations » afin de m’y contraindre. Des images
que je décrirais comme « pittoresques », pour ne pas dire « scabreuses », des diverses façons dont on
pouvait obtenir le concours d’un mâle refusant d’accomplir son devoir conjugal, étaient venues hanter
mon cerveau déjà fort préoccupé. J’en étais donc presque arrivée à souhaiter que Véhuiel ait raison :
qu’une fois homme je ressentirais des désirs masculins. Indubitablement, ça rendrait les choses plus
simples. Mais pouvait-on si aisément oublier ce que l’on était au fond de soi ? Mon identité sexuelle
mentale était celle d’une femme ; je m’étais construite ainsi. Celle-ci ne rentrerait-elle pas en conflit
avec mes désirs d’homme, si tant est que j’en aie un jour ? Comment le vivrais-je ? Sans doute très
mal. Sans compter que je devrais faire mon deuil de porter un jour un enfant. Je n’avais jamais été
une de ces femmes qui bêtifient devant les bébés, mais, tout au fond de moi, je m’étais imaginé que
viendrait un jour où je poserais mes mains sur mon ventre rebondi dans l’attente attendrie d’un petit
coup de pied sous mes paumes. Loupé… !

Toutes ces pensées se bousculaient sous mon crâne tandis que la femme ange qui m’avait aidée à
me revêtir d’un caftan d’homme, trop ample pour ma stature, s’éclipsait. Chez les Ardents, les
serviteurs humains étaient cantonnés aux cuisines. C’étaient des anges moins haut placés dans la
hiérarchie angélique qui servaient les familles les plus nobles. Une fois seule, j’attendis l’arrivée de
Véhuiel qui devait m’escorter jusqu’à la salle des cérémonies officielles.

Non seulement aujourd’hui j’allais devenir un homme, mais j’allais également me marier. On ne
pouvait pas accuser le Primus des Ardents de procrastination. Si j’avais eu à le définir, je l’aurais
décrit comme étant dur, froid, et hautain. Son chœur présentait une rigueur presque militaire. En
comparaison, celui des Gracieux aurait pu être considéré comme bohème.

Dire que j’appréciais Achaïel aurait été fort exagéré. Disons que je ne rêvais plus de l’occire
depuis que je savais qu’il n’avait pas donné l’ordre de tuer mes parents. Je me contentais de le
détester, comme on peut détester quelqu’un à la personnalité exécrable.

Véhuiel m’avait assuré qu’en tant qu’héritier du Chœur des Ardents, je n’aurais pas l’obligation de
fréquenter mon père, à quelques rares exceptions près ; lors de certaines réceptions officielles par
exemple.

Comme si penser à lui l’avait fait apparaître, la porte de la chambre s’ouvrit sur l’ambassadeur,
superbe dans son caftan de la couleur des flammes, sur laquelle tranchaient ses longues mèches
sombres.

Il s’inclina cérémonieusement devant moi, la main sur le coeur.

— Mon prince…

Je ne relevai pas. J’y avais renoncé depuis une semaine. Et puis, je le soupçonnais de faire exprès
tant ses yeux pétillaient quand il le disait.

Il avait demandé à être relevé de son poste d’ambassadeur auprès des Gracieux pour rester à mes
côtés en tant que conseiller. Et j’étais bien obligée d’admettre que cette nouvelle m’avait rassurée à
défaut de me réjouir, eu égard aux circonstances. Je ne doutais pas que Véhuiel me soutiendrait dans
ma nouvelle vie. Une vie que je n’avais pas choisie mais que j’étais bien décidée à essayer de rendre
la moins désagréable possible. Jouer avec les cartes que le destin m’avait distribuées en essayant
d’en tirer le meilleur parti était le plus raisonnable. Cette acceptation était le seul moyen que j’avais
trouvé pour ne pas sombrer.

Je lui souris, mélancolique, et pris la main qu’il me tendait. Ses doigts pressèrent les miens. Puis
voyant mes yeux brillants de larmes contenues, il m’attira dans ses bras.

— Tout ira bien, Yanaël, souffla-t-il dans mes cheveux laissés libres. Je te le promets.

J’eus un petit sanglot et il prit mon visage entre ses mains pour me forcer à le regarder.

— Fais-moi confiance, murmura-t-il avec douceur. Je resterai à tes côtés aussi longtemps que tu le
voudras. (Sa voix se fit plus basse quand il ajouta :) Et de la façon que tu souhaiteras…

Hem, hem, hem… J’avais donc bien compris l’allusion, l’autre jour. Pour la première fois depuis
que je le connaissais, je pris conscience du charme qui émanait de lui. Je fus frappée par la beauté de
ses yeux pareils à des océans reflétant le poudroiement d’or du soleil.

Lentement, il inclina son visage vers le mien et déposa un baiser sur mon nez. Puis il s’écarta pour
me prendre à nouveau la main, l’air dégagé.

— Allons-y, dit-il en m’entraînant vers la porte.

C’est ainsi que je quittai ma chambre pour la première fois depuis que je m’y étais réveillée. Je fus
stupéfaite par le nombre de gardes postés devant ma porte. Il y en avait au moins une quinzaine. Le
Primus tenait vraiment à ce que rien ne vienne se mettre en travers de ses projets. Les militaires nous
emboîtèrent le pas comme un seul homme. Nous parcourûmes de longs couloirs blancs, au dallage de
marbre en damier rouge et blanc. Si j’avais eu à décrire le style architectural en vogue chez les
Ardents, j’aurais dit qu’il était un mix entre le byzantin et le gothique.

La salle des cérémonies était une pièce d’une taille semblable à celle de la grande salle de
réception du palais des Gracieux. Les murs de pierres étaient tendus de grandes tapisseries contant
des batailles angéliques contre ce qui semblait être des démons. Des fenêtres en ogives placées très
haut amenaient la lumière du jour au centre, sur l’estrade circulaire en marbre blanc veiné de rouge
feu qu’affectionnaient les Ardents.

Une haie de gardes portant casques et plastrons rutilants attendait, postée de part et d’autre de la
porte. Ils formaient une allée menant à l’estrade où nous attendait le Primus. Un peu en retrait, aux
côtés de ma « future épouse », se tenait un homme au visage impassible, vêtu d’une ample toge
blanche bordée d’une frise or et feu.

— Qui est-ce ? glissai-je discrètement à Véhuiel, par-dessus mon épaule.

— Omaël, notre Prètre-Seigneur. C’est lui qui va célébrer ton union avec Lelahiah.

Avant notre entrée, Véhuiel m’avait lâché la main. Il s’était mis légèrement en retrait pour me
laisser l’honneur d’ouvrir la marche. Tandis que nous traversions la salle, j’observai les anges
présents derrière la haie de gardes. Je crus apercevoir quelques Gracieux, reconnaissables à leurs
vêtements légers et drapés à la manière des toges. Pour les autres, si leurs habits différaient des
caftans traditionnels des Ardents, me laissant supposer qu’ils appartenaient à d’autres chœurs encore,
je n’étais pas capable de deviner lesquels. Par contre, je repérai sans difficulté des membres de la
Garde Céleste. Ils étaient disséminés à divers endroits stratégiques de la salle. Impossible de les
confondre avec d’autres. La beauté du Chœur des Solaires était si étincelante qu’on ne pouvait s’y
tromper. Leur présence signifiait que le Maître du Conseil se trouvait là également. Je le vis soudain
à gauche de l’estrade, entouré d’un demi-cercle de ses gardes du corps. Il haussa un sourcil et me
salua d’un imperceptible mouvement de tête.

Dès que Véhuiel et moi posâmes les pieds sur l’estrade de marbre, les soldats de la haie se
positionnèrent tout autour, formant un cercle parfait et meurtrier pour quiconque chercherait à
interrompre la cérémonie.

L’ex-ambassadeur recula et se plaça à côté du Prêtre-Seigneur et de Lelahiah, me laissant seule


face à mon géniteur. Ce dernier portait pour la circonstance une longue veste blanche au col de
fourrure neigeux, ceinturée à la taille et s’ouvrant sur une tunique couleur orange brûlée. Ses cheveux
de neige descendaient dans son dos en une tresse élaborée. Ses yeux froids se verrouillèrent sur les
miens puis il fit un pas vers moi.

Je savais que je devais lui tendre les mains – Véhuiel me l’avait expliqué – mais j’étais comme
paralysée, dernier baroud d’honneur de la partie en moi pétrie de révolte.

Je ne pouvais pas, bon Dieu ! Après ça, plus rien ne serait pareil… !
— Yanaël… souffla Véhuiel.

Plus que le regard furibond du Primus et la menace de souffrance qui y était attachée, ce fut le ton
suppliant de l’ex-ambassadeur qui me décida. J’y avais perçu sa peur pour moi. Le Primus
n’hésiterait pas une seconde à me faire souffrir comme jamais pour amener la cérémonie à son terme.
Et, à la fin, le résultat serait le même.

Alors, je tendis mes mains.

Achaïel s’en saisit et ferma les yeux. Immédiatement, je sentis que son énergie plantait ses griffes
dans la mienne me donnant l’impression qu’elle allait l’arracher de mes os pour s’en repaître, tel un
monstre de cauchemar, et créer une entité d’une puissance inouïe. Il me sembla entendre le Primus
hoqueter de surprise, mais je n’en fus pas sûre, car je hurlai de douleur, maintenue debout par je ne
sais quelle force. Quand il rouvrit les yeux, ceux-ci n’étaient plus que deux soleils de lumière
ardente. L’énergie débordait de lui au point que je la sentais crépiter sur ma peau.

Il resserra sa prise sur mes mains, et tout d’un coup je crus qu’il essayait de me retourner comme
un gant. Mon corps me tiraillait affreusement de l’intérieur. Je sentais une douloureuse pression sur
mes seins, et mon sexe palpitait comme si mes organes génitaux cherchaient à jaillir de mon corps.

J’avais mal ! Si mal !

Tellement mal, que je mis plusieurs secondes à réaliser qu’un garde du cercle entourant l’estrade
avait bondi près de moi, et d’une poussée formidable avait projeté Achaïel sur le Prêtre-Seigneur et
Véhuiel, envoyant les trois anges s’écraser sur les gardes derrière eux, dans un désordre de membres,
d’étoffes chamarrées et d’armures.

La sensation qui me réduisait à l’état de boule de souffrance avait cessé dès l’instant où le Primus
m’avait lâchée. Instinctivement, je rassemblai le peu de force qui me restait pour porter une main à
ma poitrine et une à mon bas-ventre, et constatai avec un soulagement sans borne que j’étais toujours
une femme.

Endolorie et hébétée, je regardai le garde, d’une taille impressionnante, étendre les bras. Je sentis
une vague chaude partir de lui pour se propager en cercle autour de nous deux comme un rond dans
l’eau provoqué par la chute d’une petite pierre. Ce n’est qu’en voyant, les autres gardes, le Primus,
Véhuiel, et le Prêtre-Seigneur buter contre un mur invisible quand ils voulurent se ruer sur nous, que
je compris que le garde et moi étions entourés par une sorte de champ de force d’environ cinq mètres
de diamètre. En regardant plus attentivement, je perçus comme des ondulations dans l’air. De l’autre
côté, je voyais les bouches s’arrondir, former des mots et probablement pousser des cris, mais je
n’entendais rien. J’en conclus que la protection qui nous isolait des autres devait former un dôme au-
dessus de nos têtes.

Une main toujours levée, sans doute pour maintenir son bouclier, le garde se débarrassa de son
casque qu’il jeta sur le sol d’un geste sec.

Sidérée, je contemplai Kell dressé devant moi.


Ses courts cheveux bruns étaient moites de transpiration et les mèches plus longues du dessus de
son crâne étaient plaquées sur son front à cause du casque. Il s’escrimait à défaire d’une main les
sangles de l’armure qu’il portait, puis renonçant, il me jeta un coup d’œil agacé.

— Vous attendez quoi pour m’aider à l’enlever ? Je dois récupérer quelque chose dans mes
vêtements.

Toujours sous le choc de son apparition, j’agis un peu comme un automate, sans me poser de
question. Je me levai péniblement pour aller l’aider. Une fois le plastron et le dos de l’armure sur le
sol, Kell glissa la main qui ne maintenait pas le cercle de protection dans sa chemise. Il en sorti un
objet que je reconnus immédiatement : le bracelet de distorsion de Phen.

Il le bidouilla comme il put d’une seule main et le posa à un pas de nous. La petite musique
familière s’égrena. Je croisai le regard d’Achaïel. Ce dernier me fixait, terrible dans sa colère. Il
avait posé ses mains contre le mur invisible et de la lumière les nimba soudain. Kell poussa un
grognement. Des gouttes de sueur perlèrent à ses tempes tandis qu’il luttait pour maintenir son
bouclier que le Primus attaquait. Puis, tout d’un coup, une souffrance terrible, mais familière me
transperça. Ce maudit Primus venait de m’envoyer un flash de lumière ardente comme il les
affectionnait. Je tombai à genoux au moment où la petite musique du bracelet s’arrêtait.

Dans la seconde qui suivit, le rideau de lumière diaprée du passage apparut, et une silhouette vêtue
d’un pantalon noir et d’une chemise kaki cintrée en émergea. Terrassée par la douleur comme je
l’étais, ma vision n’était pas très nette, mais la chevelure flamboyante qui cascadait dans le dos de
l’arrivant, m’informa sans doute aucun qu’il s’agissait de Phen.

— Il était temps, marmonna Kell avec effort. Je vais lâcher prise.

— T’inquiète, C.K., je prends le relais. Laisse la place au professionnel…

Le beau rouquin ramassa son bracelet et le passa à son poignet, puis, tête baissée, donnant
l’impression qu’il se recueillait, il tourna sur lui-même, mains tendues, comme Kell l’avait fait
précédemment. Je crus voir des flammèches danser autour de ses doigts. Puis il écarta largement ces
derniers, et subitement un dôme de feu nous engloba. Kell poussa un soupir de soulagement et abaissa
sa main, lâchant le contrôle vacillant qu’il exerçait sur son champ de force. Je sentis très nettement
une différence de pression dans l’air quand son bouclier disparut.

Étrangement, les flammes de Phen ne semblaient pas avoir d’effet sur l’atmosphère qui nous
entourait. De plus, elles ne dégageaient aucune chaleur. Mais à voir le recul précipité des anges, ce
n’était pas le cas de l’autre côté.

— Tu as été un peu long, râla Phen. Je suis resté coincé dans ma chambre pendant trois jours
entiers à attendre que tu daignes activer le bracelet !

— Figure-toi qu’il m’a fallu tout ce temps pour m’introduire dans le palais et voir comment
j’allais procéder, rétorqua le démon. Elle était gardée jour et nuit, et les humains n’ont pas accès aux
étages. Je peux me faire passer pour un humain, mais pas pour un ange. Si j’avais mis un pied dans
les parages, j’aurais immédiatement été repéré. Je ne suis pas vraiment un petit modèle… ! J’ai dû
attendre le dernier moment pour tomber sur un garde et lui voler son armure. Pas que ça d’ailleurs…
(Il laissa choir sur le sol un doigt visiblement arraché qu’il avait gardé à l’intérieur de sa chemise.)
Quoi ? dit-il, provocant. Ne me fais pas ton regard de Père-la-morale. Il fallait bien que j’aie sur moi
quelque chose à résonnance angélique, sinon ils auraient compris qu’il n’y avait pas d’ange sous
l’armure !

Une nouvelle vague de douleur déferla en moi, m’arrachant une plainte, m’empêchant de continuer
à suivre l’échange entre Kell et Phen. Achaïel s’en donnait à cœur joie, l’enfoiré ! Et encore, j’avais
l’impression que le champ d’énergie du démon avait atténué l’impact, et que le mur de feu de Phen
avait le même effet parce que, connaissant mon cher père, il devait m’envoyer la dose et j’aurais
donc dû être inconsciente, à baver par terre, au lieu de me tortiller de souffrance.

— Tu devrais regarder ce qu’elle a, conseilla Phen.

Kell s’approcha et m’inspecta rapidement

— Elle porte des bracelets sertis de pierres à chaque poignet.

— Fais-moi voir. (Kell souleva un des mes avant-bras pour lui montrer tandis que j’avais
l’impression que tous mes nerfs étaient à vif.) On lui a mis des bracelets miroirs. Ils bloquent ses
pouvoirs et servent en même temps d’amplificateurs pour l’ange qui les a programmés. Ça lui permet
de la corriger s’il le souhaite. Des engins barbares, si tu veux mon avis.

Je sentis les doigts de Kell se refermer sur un des bracelets et le casser avec la même facilité que
s’il s’était agi d’un fil de laine. Il fit pareil pour l’autre, et les jeta tous les deux loin de moi. Le
soulagement fut immédiat. Je respirai de grandes goulées d’air, savourant avec délice l’absence de
douleur.

Après avoir repris mon souffle, je me relevai avec précaution. Je dévisageai Kell, puis Phen, et
frémis, presque éblouie. Maintenant que je n’étais plus assaillie par la douleur, ma vision angélique
me révélait ce que j’avais à peine effleuré dans la discothèque : l’inconcevable beauté de ce dernier.
Son éclat faisait presque mal. Sa chevelure semblait une rivière de flammes. Et son visage ciselé
comme une œuvre d’art me donnait l’envie de tomber à genoux pour l’adorer.

Bien sûr, je n’en fis rien. Je me fichai une claque mentale et me forçai à le regarder autrement que
comme un sucre d’orge très tentant. Je notai que maintenir le dôme de feu n’avait décidément pas
l’air de le fatiguer le moins du monde, et demandai :

— Que faites-vous ici ?

Le patron de L’Inferno’s Kiss éclata de rire, ce qui, comme de coutume, me contracta


délicieusement le bas-ventre :

— Ma parole, ma belle, n’est-ce pas évident ? Kell a débarqué chez moi il y a une quinzaine de
jours pour me raconter toute l’histoire et me demander de l’aider à te sortir d’affaire. Depuis, nous te
cherchons. Je crois que notre ami a fait une forte impression à ton frère quand il est allé l’interroger.
De plus, il n’a pas arrêté de squatter mon bracelet de distorsion pour passer de la Terre en Eden et
vice versa jusqu’à ce qu’il te retrouve. Ensuite, on s’est mis d’accord sur un plan. Je l’ai rarement vu
aussi acharné à…

— C’est bon, le coupa sèchement Kell. (Il me regarda avec dureté.) Je paie juste ma dette.

— Quelle dette ? m’enquis-je interloquée, remarquant que Phen avait l’air aussi surpris que moi.

Une vive émotion passa sur le visage du démon.

— Shanith, dit-il, comme si ce prénom seul expliquait tout. (Voyant mon absence de réaction, il
poursuivit :) Ses cicatrices ont disparu. Sa chair, son œil, tout s’est régénéré. Elle parle, marche et rit
à nouveau.

— Hein ? intervint Phen, abasourdi. Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Je croyais que tu l’avais
changée d’établissement…

Kell l’ignora. Il continuait à me fixer avec acuité.

— Elle m’a dit qu’un ange de lumière était venu, et que la première chose qu’elle avait sentie était
la tiédeur de ses larmes sur ses mains. J’ai vu le nom de votre faux passeport sur le registre des
visites. Quel que soit le moyen dont vous vous y êtes prise, ça l’a complètement guérie.

Une joie absolument indescriptible me gonfla la poitrine. La culpabilité qui me rongeait depuis que
j’avais appris la vérité sur ce qui était arrivé à la sœur de Kell, s’envola tel un voile noir emporté
par un coup de vent vivifiant. Je n’avais aucune idée de ce qui s’était passé, mais pour l’heure ça
passait au second plan. Le principal était que cette pauvre femme soit bien portante et que l’injustice
dont j’avais été l’instrument involontaire ait été réparée. Je me sentais si légère !

Au même moment, mes yeux se posèrent sur Phen et mon cœur manqua un battement. Livide, le
patron de L’Inferno’s Kiss me fixait avec une intensité renversante chargée d’incrédulité. Il semblait
sous l’emprise d’un véritable choc. Son regard hanté me fit peur. Il aurait pu appartenir à une
personne venant d’apercevoir un fantôme. Que lui arrivait-il ? J’eus à peine le temps de me poser la
question, qu’il émergea de sa transe, ses traits magnifiques retrouvant leur expression de désinvolture
coutumière.

Il se tourna vers Kell.

— C’est pas tout ça, C.K., mais j’ai la soirée de L’Inferno’s Kiss à préparer. On décolle ? (Il
s’adressa ensuite à moi :) N’aie aucune inquiétude, ma belle. Une fois sur Terre, tu resteras sous ma
protection tant que tu ne seras pas en sécurité. Comme il parait évident que tu vas devoir te faire
oublier un petit moment, on trouvera bien à t’occuper.

Entendre Phen faire des projets me concernant me fit revenir à la réalité. La dure réalité.

Je ne pouvais pas partir avec eux. Jusqu’à cet instant, sous le coup de leur intervention de choc, et
encore désorientée par les attaques à répétion d’Achaïel, je ne m’étais pas souvenue que la Terre
m’était interdite. La gorge serrée, je murmurai :

— Je ne peux pas rentrer avec vous. Je suis un ange. Et à moins qu’une partie de moi ne
redevienne démoniaque, je ne pourrai plus jamais vivre sur Terre.

— Si c’est une façon détournée de me dire que vous espérez me lier à vous par un nouveau pacte,
vous pouvez aller vous faire voir chez les géants des collines, dit Kell avec rudesse en tripotant le
petit doigt de sa main gauche. Tenez !

Il me fourra quelque chose dans la main. Déconcertée, je découvris au creux de ma paume une
chevalière en or. Sur le dessus était gravé un dessin représentant une sorte de soleil. Mais sa
particularité ne résidait pas là. Le plus intéressant se situait dessous. On y avait enchassé, de façon à
ce qu’elle soit en contact direct avec la peau, une pierre ovale noire veinée d’or.

La pierre des territoires démoniaques que j’avais fait porter à Kell par Mayron.

Je n’avais pas besoin d’explication.

Reiyel ne m’avait-il pas dit que si ma peau était en contact avec cette pierre, je serais vulnérable
au chrême ? Et le chrême ne blessait-il pas uniquement les démons et les créatures qu’ils avaient
créées ?

Elle était là, la parcelle d’énergie démoniaque qui pouvait me permettre de vivre sur la Terre.

Serrant la bague dans ma main, je levais les yeux vers Kell. Son regard aux couleurs de glacier
était dur, mais je n’y décelai plus aucune haine.

— Bon, les petits, ce n’est pas que votre drame Shakespearien ne me passionne pas, mais les
détails triviaux étant réglés, il serait temps de filer, remarqua Phen avec une pointe d’ironie, en
désignant l’extérieur du dôme de feu. Les autres sont en train de s’organiser…

En effet, ça s’agitait de l’autre côté des flammes. Achaïel et une dizaine d’autres anges s’étaient
déployés tout autour, bras levés. Soudain, des rayons de lumière blanche jaillirent de leurs paumes et
percutèrent notre protection ignée avec une telle violence qu’elle crépita et disparut une fraction de
seconde, avant de réapparaître en crachotant.

Alarmée, j’interrogeai Phen du regard, mais ce dernier se contenta de me faire un clin d’œil, et
brusquement le dôme de feu gagna en intensité, obligeant nos assaillants à reculer vivement.

Dire que Phen m’intriguait était un euphémisme. Tout à l’heure, Kell avait souffert pour maintenir
son bouclier, alors que Phen avait l’air aussi frais et détendu que s’il était en train de boire le thé.
Ok, Kell était un démon, il n’était donc pas follement à l’aise sur les terres des anges, même avec la
bague, mais Phen, lui, ne semblait pas affecté un brin. Quelle sorte de créature pouvait détenir autant
de puissance et la conserver sur les terres angéliques ? Sans parler de tenir tête à un groupe d’anges
du calibre d’Achaïel…
Mes réflexions sur le beau rouquin en demeurèrent là. Kell s’approcha de la porte et, une fois
devant, se retourna.

Je regardai fixement sa main tendue vers moi. Cette main qui avait été aussi douce que cruelle. Je
jetai un coup d’œil vers les visages outrés et menaçants derrière le rideau de flammes, sur les gardes
qui accouraient, toujours plus nombreux, vers le rictus haineux du Primus. Au milieu de ce
pandémonium, Véhuiel se tenait immobile. Ses yeux, dont je ne pouvais admirer la couleur si
spéciale à travers les flammes, étaient fixés sur moi. Je vis ses lèvres remuer et former des mots. Des
mots au parfum d’éternité.

Ce monde n’était pas le mien ; j’avais vécu toute ma vie sur Terre. Mais je n’étais pas humaine
pour autant. Tout avait changé. Ma perception de l’Univers s’en trouvait totalement bouleversée.

Je ne savais pas ce qui m’attendait au détour du chemin, mais j’entendais, quoi qu’il m’arrive dans
le futur, faire mes propres choix, ce qui jusqu’à maintenant m’avait été refusé ; décider si je préférais
reprendre le cours normal de ma vie d’ange princier interrompu à ma naissance par la soif de
pouvoir de ma génitrice et bénéficier d’une vie privilégiée, ou bien continuer à suivre le lapin blanc
dans son terrier, sans savoir où ça me mènerait.

Le choix. C’était ce que m’offrait le démon.

Choisir de rentrer sur Terre et réintégrer ma petite vie, sans savoir à quel moment on essayerait de
s’en prendre à moi, ou emprunter la voie qui m’était destinée depuis ma naissance ; voie à laquelle
j’avais dû me résigner dernièrement et qui, finalement, je m’en rendais compte à présent, serait la
plus facile. En effet, si je restais avec les anges et embrassais mon héritage, je me laisserais porter.
C’en serait fini des doutes et des errances. Et probablement qu’au fil des siècles, mes vingt-huit
premières années ne m’apparaîtraient plus que comme un souvenir lointain, un rêve sans consistance,
un accident de parcours.

Avec ce que je savais maintenant du monde qui m’entourait, comment pourrais-je reprendre la
même vie qu’avant ?

Impossible.

Je réalisai que je m’étais leurrée. J’étais un ange. Un être éternel doté de pouvoirs appelés à
devenir formidables. J’avais côtoyé des êtres surnaturels. Une petite vie tranquille d’humaine ne me
correspondrait plus. Et puis de toutes les façons, les ennuis me trouvaient toujours, alors autant
choisir d’aller au-devant d’eux, n’est-ce pas ? Ce serait au moins ma décision.

Mon choix était fait.

J’allais rentrer sur Terre, ma maison d’adoption. Je ne pourrais y vivre qu’en gardant à mon doigt
une bague, mais rien n’est parfait en ce bas monde. J’aurais aussi pas mal de choses à régler.
Notamment ma future collaboration avec Phen – j’espérais qu’il n’allait pas me refiler un boulot de
serveuse dans sa boîte. D’après ce que j’avais compris, il dirigeait un groupe chargé de protéger les
humains des créatures surnaturelles, et Kell en avait fait partie avant que Lauriah ne le trahisse.
J’allais m’efforcer de convaincre le beau rouquin de me laisser participer aux jeux de son club de
super héros. Et qui sait ? Peut-être qu’en les côtoyant, croiserais-je à nouveau Mayron ? J’aurais
ainsi l’occasion de le remercier plus correctement. Sans lui, Kell et Phen ne seraient jamais venus me
tirer des griffes d’Achaïel, car le démon serait mort dans l’arène. Bien sûr, c’était uniquement pour
cette raison que je me réjouissais de revoir le bel aveugle… Hem…

Il me faudrait également approcher les instances dirigeantes des loups-garous, dans le but de
négocier l’arrêt de la traque dont je faisais l’objet pour le compte des Ardents. Ben oui, j’en avais
ma claque d’être constamment enlevée ! Ça commençait à bien faire. De plus, j’étais certaine que
Lauriah, Nériel et Reiyel n’avaient pas dit leur dernier mot. J’étais persuadée qu’ils tenteraient de me
récupérer. Comment ? Aucune idée, mais je les attendais de pied ferme. Tous. Je n’étais pas d’accord
pour laisser mes deux familles angéliques se servir de moi dans le but d’assouvir leur ambition ou
flatter leur orgueil. Leur satanée prophétie, ils pouvaient se la carrer où je pense !

J’étais bien consciente qu’avec cette décision un avenir incertain m’attendait. Un avenir où je
copinais avec des vampires, où un mystérieux, mais fascinant Apollon roux jonglait avec le feu, où je
flirtais avec l’ange de la mort, et où un démon du Premier Cercle m’aimait ou me tolérait à peine, tout
dépendait de l’endroit où il mettait les pieds.

Une vie bien morne, en somme.

Tant pis, je m’y ferais.

Et sans plus tergiverser, je glissai ma main dans celle du démon.

Tome 1 - FIN
Remerciements

Un immense merci :

À l’équipe éditoriale du Chat Noir qui a rendu cette aventure possible, en particulier Cécile
Guillot pour son écoute et sa gentillesse, et Mathieu Guibé pour ses suggestions fort judicieuses.

À Alexandra V. Bach pour cette couverture bien au-delà de ce que j’avais pu imaginer ; je suis
béate d’admiration devant son talent.

À Corinne, ma fidèle lectrice/correctrice test pour avoir aimé cette histoire, alors que le genre
fantastique n’est pas du tout sa tasse de thé…

À Sam, pour m’avoir guidée sur les chemins hermétiques de la Kabbale, et aidée pour les termes
en langue hébraïque. Toute éventuelle erreur dans ce domaine sera uniquement de mon fait.

À Nicolas, qui m’a autorisée à le prendre comme modèle pour le personnage de Nico, et qui me
régale toujours de ses bons mots.

À Yves, qui un jour, il y a de cela cinq ans, m’avait raconté le rêve qu’il avait fait la nuit
précédente, dans lequel il me voyait trinquer avec une éditrice au sujet d’un livre arborant un animal
noir sur sa couverture ; je n’ai réalisé que très récemment, qu’il s’agissait, en fait, d’un rêve
prémonitoire...

Aux chanteurs et groupes musicaux qui m’ont accompagnée et inspirée tout au long de l’écriture de
ce roman : “Whithin Temptation” avec Faster, All I Need, Shot In The Dark, Somewhere, Forsaken,
Memories, See who I am, Say my name, Where is the edge, Iron, Lost, et Stairway to the skies ;
“Blackmore’s Night” avec Faerie Queen, et Just call my name (I’ll be There) ; “Leona Lewis” avec
I see you (thème du film Avatar) ; “Nightwish” avec She is my sin ; “After Forever” avec Cry with a
smile, Energize me, Envision, et Equally destructive ; “Epica” avec Tides of time ; “Evanescence”
avec My last breath ; “Celtic Women” avec The Voice ; “The Gossip” avec Perfect World ;
“Damien Dawn” avec Your Heart (Merci, Ambre Dubois, pour la découverte de ce titre !) ; “Muse”
avec Follow me ; “Eurythmics” avec There must be an angel (playing with my heart) ; “Becky G”
avec Problem (The Monster remix) ; “Secret Garden” avec Nocturne, et Dreamcatcher ; “Asako
Yoshihiro” avec Sorrows ; sans oublier “Dead By April”, avec son titre, My Saviour, chanté par
l’un de mes personnages, morceau que j’entends toujours quand je relis la scène de la Sydney Tower.

À mes proches, qui ne m’en ont pas voulu du temps incommensurable que je passais devant mon
ordinateur et mon clavier.

Et enfin, au lecteur, sans qui le plaisir d’écrire ne saurait exister.


© Éditions du Chat Noir

www.editionsduchatnoir.com

Collection Féline

Couverture © Alexandra V. Bach

ISBN : 979-10-90627-50-5
1
On parle de combustion spontanée (ou autocombustion, combustion humaine...) lorsqu'une
personne prend feu sans raison apparente. Ce phénomène, connu à travers de très rares témoignages
difficilement vérifiables, est également proposé comme explication pour les cas, rares également, de
corps réduits en cendres, découverts dans un environnement intact ou presque. La réalité du
phénomène est rejetée quasi unanimement par la communauté scientifique et la combustion spontanée
relève jusqu'à preuve du contraire du domaine du paranormal.
2
Magazine gay.
3
Brigade de Protection des Mineurs (brigade dépendant de la Direction de la Police Judiciaire).
4
Ailes d’ange (en anglais).
5
Brigade Anti Criminalité.
6
Médicament antiasthénique en vente libre, à base de vitamine C et de caféine.
7
Le « G » est l’initiale de « gravitationnel ». C’est une unité d’accélération correspondant
approximativement à l’accélération de la pesanteur à la surface de la Terre. Elle est principalement
utilisée en aéronautique, dans l’industrie automobile et dans celle des parcs d’attraction. C’est cette
accélération, de plus en plus éprouvante pour le corps à mesure qu’elle augmente, que doivent être
capables de supporter sans perdre conscience les pilotes de chasse.
8
Série américaine mettant en scène la vie de quatre amies branchées, new-yorkaises, trentenaires
et célibataires.

9
Le baiser du brasier (en anglais).
10
Groupe néerlandais de métal symphonique, métal gothique, et heavy métal à voix féminine.
11
Groupe suédois de métalcore mélodique.
12
Couplet traduit de l’anglais par l’auteur, ainsi que le refrain qui suit.
13
Héroïne du film « Terminator ». Sarah Connor est poursuivie par un cyborg, Le Terminator, venu
du futur est chargé de la tuer.
14
Héros du film « Terminator ». Kyle Reese arrive du futur afin de protéger Sarah Connor du
Terminator.
15
Bière de gingembre (en anglais) : boisson gazeuse non alcoolisée au gingembre fort appréciée en
Australie.
16
Catcheur professionnel américain, acteur, chanteur, quatorze fois champion du monde.
17
Nef transversale qui coupe à angle droit la nef principale d’une église et qui lui donne de fait la
forme symbolique d’une crois latine.
18
Dans la nouvelle « Sacrifice de Sang », Anthologie « Or et Sang », Editions du Petit Caveau,
2009 (édition papier) – 2012 (édition numérique).
19
Langues parlées par les elfes sur la Terre du Milieu dans l’œuvre de J. R. R. Tolkien (Le
seigneur des anneaux, Le Silmarillion, Bilbo le Hobbit.)
20
Nobles femmes Elfes (une blonde et l’autre brune) apparaissant dans la trilogie
cinématographique du « Seigneur des anneaux » de Peter Jackson, tirée de l’œuvre littéraire du même
nom de J. R.R. Tolkien.
21
lumineux (en hébreu)
22
Le mot hébreu seraphim est un nom pluriel dérivé du verbe saraph qui signifie « brûler » et veut
dire littéralement « les brûlants ».
23
la couronne (en hébreu)
24
la sagesse (en hébreu)
25
la compréhension (en hébreu)
26
le royaume (se prononce « Malkout »)
27
Mobilisation éclair (en anglais) : rassemblement d’un groupe de personnes dans un lieu public
pour y effectuer une chorégraphie convenue d’avance (la plupart du temps par internet), avant de se
disperser rapidement.
28
Chanteuse d’Eurythmics, un groupe de pop rock et new wave des années 80.
29
Polar américain de David Fincher sorti en 1995 où un sérial killer s’inspire des sept péchés
capitaux pour mettre en scène ses crimes.
30
Personnage de fiction créé par Leiji Matsumoto en 1969 dans le manga « Daikaizoki Harlock ».
En France et au Canada francophone, il est connu comme héros des séries « Albator, le corsaire de
l’espace » diffusé à partir de 1978, et « Albator 84 ».
31
prophétie (en hébreu)
32
L'acide 4-hydroxybutanoïque ou gamma-hydroxybutyrate ou GHB est un psychotrope dépresseur,
utilisé à des fins médicales ou à des fins détournées (il est souvent qualifié de "drogue du viol" ou
"drogue du violeur" par les médias car à faible dose il provoque une désinhibition, et, à plus forte
dose, induit un état hypnotique et des amnésies.).
Page titre
PACTE OBSCUR
Prologue
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
40.
Remerciements

Vous aimerez peut-être aussi