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Couverture

Titre
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Biographie
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Alexandra Ivy

Chiron
Les Gardiens de l’éternité – 13
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Assens

Milady
CHAPITRE PREMIER

Le majestueux manoir situé à la périphérie de Chicago constituait un cadre


parfait pour une star de cinéma d’antan. Érigé derrière un haut mur et entouré
d’une pelouse impeccable et d’une multitude de jardins, il avait une beauté
fanée éternelle. À l’intérieur, c’était une profusion de marbre, de colonnes
cannelées et de dorures qui avaient envahi les moindres coins et recoins. Y
compris les toilettes.
Mais aucun humain vieillissant n’errait à travers les trente et quelques
pièces. Les lieux grouillaient de démons. Des vampires, une garou de sang
pur, des faes et quelques sidhes. Oh ! et l’Anasso, le roi des vampires.
L’Anasso actuel, Styx, était un homme d’un mètre quatre-vingt-quinze qui
avait les traits austères de ses ancêtres aztèques. Ses cheveux noirs étaient
coiffés en une tresse ornée de médaillons de turquoise qui lui tombait dans le
dos. Imposant, il était tout de cuir vêtu. Et il se déplaçait dans la maison
comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Bien entendu, personne n’était assez stupide pour rire quand il brisait un
bibelot fragile. Ou quand l’une des chaises anciennes s’écroulait sous son
poids.
Tout le monde savait que c’était sa compagne, Darcy, qui l’avait poussé à
choisir cette élégante propriété. Il remuerait ciel et terre pour faire plaisir à sa
femme. Et puis il y avait la peur salutaire qu’il se fasse une joie de trancher la
tête de tous ceux qui lui manqueraient de respect avec son épée
impressionnante, qu’il portait en général en travers du dos.
En l’occurrence, Styx se trouvait dans son bureau, une pièce qu’il avait
réussi à vider de la plupart de ses babioles ridicules, même s’il était
impossible d’échapper aux dorures. Elles contaminaient cet endroit comme la
peste. Au moins il avait de beaux meubles solides et des étagères couvertes
de livres rares, de manuscrits et de rouleaux.
Il se tenait debout derrière son bureau quand la porte s’ouvrit et qu’un
vampire entra sans se presser.
Contrairement à Styx, Viper avait de longs cheveux de l’argent du clair de
lune et il préférait le satin au cuir. En fait, il était vêtu comme un dandy au
style Regency, avec une chemise blanche à froufrous et un long manteau de
velours. Néanmoins, quiconque était assez stupide pour croire qu’il était
inoffensif vivait rarement assez longtemps pour regretter son erreur.
— Monsieur a sonné ? dit l’homme d’une voix traînante en marchant avec
nonchalance vers le centre du bureau.
Styx et Viper avaient vécu l’enfer ensemble. Littéralement. Au cours des
dernières années, ils avaient affronté le seigneur sombre, des méchantes
sorcières et des dragons. Styx ne doutait donc pas que ce qu’il avait à dire ne
serait pas du goût de son ami.
— Je voulais te prévenir que je vais quitter la ville pour quelques jours, dit
Styx.
— Pas un autre voyage de noces ? (Viper arqua un sourcil.) Tu es au
courant qu’au bout d’un moment ça s’appelle juste des vacances ? (Il inclina
la tête, feignant de méditer ses mots.) À moins qu’il soit question d’une orgie.
— Je dois me rendre à Las Vegas.
— Ah !
Viper sourit. À la lumière du lustre, ses canines brillèrent, blanches comme
neige.
— Alors il est bien question d’une orgie.
Styx roula des yeux. Si seulement il amenait sa compagne à Las Vegas.
Quoi qu’en pense son ami, il n’y avait jamais trop de voyages de noces.
— Il ne s’agit pas de vacances. J’ai demandé une entrevue avec les
Rebelles.
Viper parut momentanément déçu, comme s’il avait espéré que le scénario
de l’orgie se vérifie. Puis son expression s’éclaira.
— Attends, tu vas les tuer ? Je rentre chez moi chercher mon épée.
Styx leva la main. Les Rebelles étaient un clan de vampires qui s’était
insurgé contre le précédent Anasso quand il avait pris le contrôle des clans en
guerre et les avait assujettis. Du moins, c’était l’histoire qu’on lui avait
toujours racontée après la disparition de leur chef, Tarak. Et celle qu’il avait
choisi de croire.
Depuis son avènement, il ne s’était pas soucié des Rebelles. Tant qu’ils
s’occupaient de leurs affaires et ne causaient pas d’ennuis, ils pouvaient bien
faire ce qu’ils voulaient. Jusqu’à la nuit dernière.
Alors, tout avait changé.
— Non, je conduis Levet auprès d’eux.
Levet était une gargouille d’un mètre de haut qui n’avait pas cessé de lui
casser les pieds depuis que la compagne de Viper, Shay, l’avait sauvée d’une
vente aux enchères d’esclaves. La créature était importune et exaspérante, et
sa magie était dangereusement imprévisible.
Styx l’aurait empaillée et accrochée à son mur si Darcy et les autres
femmes n’avaient pas été autant attachées à cette enquiquineuse ridicule. Et il
arrivait parfois que les dons rares de la gargouille se révèlent utiles.
— Ah ! un complot encore plus retors, dit son ami d’une voix traînante – la
seule personne à abhorrer Levet plus que Styx était Viper. Tu comptes les
torturer avec ce casse-pieds exaspérant jusqu’à ce qu’ils mettent fin à leurs
jours. Très intelligent, ô, maître sage et vénérable !
— Tu viens juste de me traiter de vieux ?
Viper haussa les épaules.
— Croulant ?
Styx plissa les yeux, et les lumières du manoir vacillèrent. Tous les
vampires avaient des dons qui leur étaient propres. Celui de Styx consistait en
une explosion d’énergie qui pouvait paralyser son adversaire.
Malheureusement, son pouvoir avait tendance à interférer avec la technologie
moderne quand il était en rogne.
— Attention.
Viper se fendit d’un large sourire, sans l’ombre d’un remords.
— Dis-moi pourquoi tu amènes une gargouille à Las Vegas.
Styx croisa les bras sur son large torse.
— Tu te rappelles que je t’ai dit que je vidais les grottes ?
— Non, mais en toute franchise, j’écoute rarement quand tu parles.
Styx poussa un grognement écœuré.
— Pourquoi je me donne la peine de prétendre être l’Anasso ? Personne ne
fait jamais attention à moi.
— Il faut bien que quelqu’un soit roi, l’informa Viper avec un haussement
d’épaules. Parle-moi de ta grotte.
Les lumières vacillèrent encore et le sol trembla légèrement sous leurs
pieds, mais Styx parvint à maîtriser sa colère. Rien de moins qu’un miracle.
— Elles ont servi de logement temporaire à mes Corbeaux, mais j’ai
terminé la caserne sous la propriété, dit-il.
Situées à plusieurs kilomètres de là, ces grottes l’avaient hébergé pendant
des décennies avant que Darcy déclare que sa condition de roi exigeait un
cadre plus élégant. Il détestait lui dire qu’il préférait largement ces cavernes
sombres, froides, humides et recouvertes parfois de moisissures. Au moins là-
bas, il n’avait pas eu à s’inquiéter de casser quoi que ce soit. Et il n’avait
certainement pas été importuné par la visite inopinée d’invités indésirables.
— Comme plus personne n’en garde l’entrée, j’ai dû m’occuper des
affaires de mon ancien maître.
Un soudain accès de fureur durcit les traits pâles de Viper. Le premier
Anasso avait enlevé sa compagne dans l’intention de se servir de son sang
pour prolonger sa propre vie.
Il allait sans dire que les deux hommes n’avaient pas vraiment été potes.
— Brûle-les, lâcha son cadet. Ou mieux encore, laisse-moi m’en charger.
— C’est ce que je compte faire, dit Styx. Mais je dois m’occuper
personnellement de certains éléments sensibles.
Pour tout dire, son premier réflexe avait été de tout empiler au milieu de la
plus grande caverne et d’y jeter une allumette. Malheureusement, il avait pris
le temps de trier le contenu des caisses, des malles et des cachettes. À
présent, il était trop tard pour songer à résoudre ses problèmes par le feu.
— Sensibles ?
— Nous savons tous deux que mon maître pouvait se montrer impitoyable
même avant de commencer à perdre la raison, dit Styx.
— C’était un sale type.
Styx pinça les lèvres. Il avait lui-même eu une relation compliquée avec
l’Anasso. Il avait admiré la détermination avec laquelle il avait poussé les
vampires féroces à sortir de l’âge des ténèbres et à s’unir autour de leur survie
commune. Mais ses méthodes avaient été… discutables.
— Toujours aussi éloquent, Viper, dit-il d’un ton pince-sans-rire.
Viper agita une main fine.
— C’est un don.
— Bon, j’ai trouvé ceci caché sous son lit.
Styx se pencha pour prendre l’épais rouleau sur son bureau. Un papyrus
enroulé autour d’un lourd bâton de bronze. Il avait une odeur de vieux et de
sang.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Viper.
— C’est un pacte conclu avec un convent de sorcières.
— Des sorcières ?
Viper recula d’un pas, regardant le rouleau d’un air horrifié. La magie était
le seul truc que tous les vampires craignaient. Ils étaient incapables de la
percevoir et n’avaient donc aucun moyen de s’en protéger.
— Aucun vampire ne pactiserait volontairement avec des sorcières.
— Ce n’est pas tout.
— Quoi ?
Styx éprouva une sensation au milieu de la poitrine. Une étrange pression.
Darcy lui dirait à coup sûr que c’était la culpabilité, mais il refusait d’accepter
cette hypothèse stupide. Il était un prédateur. Un roi. Un grand méchant
guerrier avec une grosse épée qui tranchait des têtes.
N’empêche, cette pression l’irritait.
— Mon maître est venu me trouver en jurant que Tarak était passé à
l’ennemi et avait tenté de le tuer pour s’emparer du trône. Il a dit qu’il avait
été obligé de l’exiler et qu’il voulait que je me tienne à ses côtés quand il
proclamerait les membres du clan de Tarak rebelles.
— C’est ce que tu as fait ? s’enquit Viper.
— Oui. Je me suis tenu fièrement aux côtés du roi pendant qu’il annonçait
que les Rebelles étaient chassés de notre territoire.
Il parlait d’un ton sec. Il détestait reconnaître s’être trompé. Et il s’était
trompé dans les grandes largeurs. Il n’aurait jamais dû éconduire Chiron, le
plus fidèle serviteur de Tarak, qui était venu implorer son aide quand celui-ci
avait disparu. Chiron n’avait pas cru à la traîtrise de son maître.
— J’ai refusé d’entendre que le roi avait capturé Tarak.
— Merde. C’était vrai ?
Viper écarquilla ses yeux noirs. C’était une chose de tuer un chef au
combat. Dans les temps anciens, cela arrivait avec une fréquence déprimante.
Mais prendre en otage un autre vampire était considéré comme une tactique
humaine particulièrement lâche. Surtout quand ce vampire appartenait à son
propre camp.
— Malheureusement.
— Qu’est-il devenu après ?
La pression au milieu de sa poitrine s’accentua. Comme si un très gros troll
était assis sur lui. Cette maudite créature pesait une tonne.
— À ma connaissance, il est toujours retenu prisonnier.
Viper grimaça puis, comme frappé par une pensée soudaine, il esquissa un
pas en avant.
— Tu ne songes pas à le libérer, si ?
Styx haussa les épaules.
— Parce que j’ai le choix ?
— Laisse-moi réfléchir. (Viper se tapota le menton du doigt d’un air
moqueur.) Tu pourrais relâcher le puissant chef de clan qui a disposé de
plusieurs siècles pour considérer les façons les plus créatives de nous tuer
pour l’avoir emprisonné. Ou le laisser bien en sécurité derrière les barreaux.
(Il se tapota encore le menton.) Hmm. Une décision pas facile.
Viper avait raison. S’il rendait sa liberté à Tarak, il les traquerait
certainement pour se venger. C’était le cadet de ses soucis. Il craignait bien
plus que le vampire sorte de sa prison complètement fou. Tarak pourrait avoir
atteint l’autre bout du monde, à tout saccager sur son passage, à massacrer
des innocents, avant qu’ils réussissent à l’arrêter.
Styx avait passé la nuit précédente à soupeser les nombreux risques avant
de prendre sa décision. Il n’était pas le genre de vampire à se précipiter. Le
calme. La logique. La persévérance. Voilà les qualités auxquelles il faisait
appel en tant que chef.
— Je dois faire ce qui est juste, dit-il.
Viper ricana.
— Ce qui est juste, c’est de garder ma tête accrochée à mon cou.
— Je ne t’ai pas convoqué pour en discuter. Je voulais simplement
t’informer de mon absence.
Viper resta silencieux. Envisageait-il les chances de convaincre Styx
d’oublier que Tarak était enfermé dans quelque prison mystique ?
Probablement. Mais il n’était pas stupide. Il savait qu’une fois que Styx
s’était décidé il était impossible de lui faire changer d’avis.
Pourquoi se cogner la tête contre un mur ?
— Que vas-tu faire exactement à Las Vegas ? demanda-t-il.
Styx souleva le rouleau de papyrus.
— Je vais le donner à Chiron.
— Chiron, répéta Viper. Ce nom ne me dit rien.
Styx avait perdu la trace du vampire quand il avait été banni, même s’il
avait entendu dire qu’il était revenu subrepticement sur son ancien territoire
et avait ouvert un casino. Il lui avait fallu quelques heures de recherches et le
concours de différents démons qui lui étaient redevables pour apprendre que
Chiron s’était installé à Las Vegas près de cinquante ans plus tôt.
— C’est le propriétaire de Dreamscape Resorts.
Viper lui décocha un regard étonné.
— Dreamscape ? La chaîne de casinos et de spas présente aux quatre coins
du monde ?
— Je suppose.
Styx n’éprouvait pas le moindre intérêt pour les casinos et les spas. Quant
à Viper, il possédait plusieurs clubs, et même si ceux-ci s’adressaient aux
démons plutôt qu’aux humains, il gardait toujours un œil sur la concurrence.
— D’après ce que je peux en dire, il a été le représentant du clan. On a
perdu la trace de la plupart des Rebelles au cours des derniers siècles.
— Pourquoi emmener la gargouille si tu comptes juste remettre le
rouleau ? demanda Viper. Ça ne peut pas être parce que tu apprécies sa
compagnie.
Styx frémit. Il préférerait passer les prochaines quarante-huit heures à se
faire flageller par un troll ivre plutôt qu’être obligé de voyager avec Levet.
Il baissa les yeux sur le rouleau dans ses mains.
— C’est le sortilège original qui dissimule la clé de la prison. Il a été
donné au précédent Anasso pour prouver que le contrat avait été rempli.
— Il y a une clé ?
Viper jeta un regard méfiant au rouleau. Comme si c’était une bombe à
retardement dont le tic-tac annonçait l’explosion imminente. Styx ne l’en
blâmait pas. Des sorcières, de la magie et des prisonniers cachés suffiraient à
mettre à cran n’importe quel vampire. Ce qui expliquait qu’il était pressé de
confier le bébé à Chiron. Qu’il s’en occupe.
— Où est-elle ? s’enquit Viper.
— Je ne le sais pas avec certitude. J’espère que Levet pourra suivre la trace
de la magie. Il pourrait conduire les Rebelles jusqu’à la clé.
Viper esquissa un sourire lentement.
— Ils risquent plutôt de tuer la gargouille avant de mettre la main sur la
clé. Aucun démon sain d’esprit ne pourrait endurer cette plaie exaspérante
plus de quelques heures. Du même coup, tu deviendrais un héros pour avoir
racheté les erreurs du précédent roi. (Viper adressa à Styx une révérence
railleuse.) Bien joué.
Styx ne releva pas la prédiction optimiste de son ami. Il n’avait pas assez
de chance pour que Chiron liquide Levet et renonce à tenter de libérer son
maître. Il était plus probable que le vampire délivre Tarak, qui viendrait aussi
sec à Chicago avec la gargouille pour le tuer.
— Je devrais être rentré avant le week-end, dit-il.
Il comptait prendre son jet, qui attendait sur un aérodrome privé, pour
rejoindre Las Vegas la nuit même et repartir avant le matin, mais, s’il devait
être retardé pour une raison ou une autre, il ne voulait pas que Viper vole trop
vite à son secours avec les Corbeaux. Il tentait d’éviter une guerre, pas d’en
commencer une. Mais cela dit, il n’avait aucune envie de disparaître dans le
désert des Mojaves sans que personne ne le revoie jamais.
— Dans le cas contraire, viens me chercher.
— Entendu. (Viper se raidit et ses narines se dilatèrent quand une odeur de
granit flotta dans l’air.) Appelle si tu as besoin de quoi que ce soit.
Maintenant je file avant…
Il s’interrompit quand la porte du bureau s’ouvrit et que Levet entra.
— Je suis arrivé, annonça le minuscule démon d’une voix tonitruante.
Levet ne ressemblait pas à l’image que la plupart des gens se faisaient
d’une gargouille.
Il en avait les traits grotesques caractéristiques : l’épaisse peau grise, les
yeux reptiliens, les cornes et les pieds fourchus. Il avait même une longue
queue qu’il lustrait régulièrement. Mais il mesurait à peine un mètre et avait
une paire d’ailes de fées délicates et chatoyantes dans des tons éclatants de
rouge et de bleu veinés d’or. Pire encore, sa magie était aussi explosive que le
tempérament d’une harpie, et il avait plus de courage que de raison.
Pas étonnant qu’il ait été expulsé de la Guilde des Gargouilles.
— Trop tard, grommela Viper.
La gargouille rabougrie lui tira la langue avant de tourner son attention
vers Styx.
— Cette sommation a intérêt à être importante, dit-elle en reniflant, comme
si Styx ne pouvait pas l’écraser sous sa botte pointure cinquante – Levet avait
une opinion démesurée de sa propre importance. J’étais en train de savourer
un bain de lave avec une ravissante sidhe de feu.
Styx s’obligea à compter jusqu’à dix.
— Nous allons à Las Vegas.
— À Las Vegas ? (Levet agita les ailes d’excitation avant de se renfrogner
brusquement.) Ce n’est pas une ruse, si ? La dernière fois que tu m’as promis
qu’on partait en vacances ensemble, tu m’as enfermé au cachot.
Styx montra les crocs.
— Tu as essayé de vendre mon épée sur eBay.
Levet avança la lèvre inférieure.
— Je ne sais pas pourquoi tu sautes sur tes grands ânes. Ce n’est pas
comme si tu utilisais ce bout de ferraille rouillé.
Le sol trembla et de la glace se forma dans l’air quand Styx passa la main
par-dessus son épaule pour saisir la poignée de son arme gigantesque, qui
était fixée dans son dos. D’un mouvement plein d’aisance, il appuya la pointe
de la lame contre le nez court de Levet.
— Petit veinard, grogna-t-il. Je l’emmène à Las Vegas.
Levet laissa retomber ses ailes.
— Je n’ai pas vraiment l’impression d’être un veinard.
CHAPITRE 2

Situé au dernier étage, le bureau de Chiron était conçu pour transmettre un


message. Richesse. Raffinement. Pouvoir. Les trois trucs qui
impressionnaient les mortels auxquels il avait affaire quotidiennement.
Dans la salle de réception, une rangée de fenêtres donnait sur le désert des
Mojaves d’un côté et sur les lumières du Strip de Las Vegas de l’autre. Tous
ceux qui entraient dans la pièce étaient immédiatement captivés par la vue.
La moquette était argentée, les meubles en chrome brillant et cuir noir. Des
étagères qui abritaient une collection inestimable de poteries de l’Empire
perse occupaient l’un des murs.
Quant à l’espace privé de Chiron, il était plus adapté à un vampire. Pas de
fenêtres, lumière tamisée et meubles massifs capables de supporter le poids
d’une orque adulte. Il n’en témoignait pas moins d’un bon goût élégant, avec
un bureau aux lignes pures et un décor noir et argent.
Un cadre parfait pour Chiron.
Comme tous les vampires, il était doté d’une beauté irrésistible qui lui
servait à attirer ses proies. Mais la sienne était particulièrement spectaculaire.
Ses cheveux d’un noir brillant étaient coupés court et coiffés de façon à
dégager son visage pâle finement ciselé d’une beauté à couper le souffle. Il
avait un nez long et mince, des pommettes saillantes et un front large. Des
lèvres qui pouvaient s’épanouir en un sourire au charme coquin ou disparaître
en une ligne de mécontentement glacial. Des yeux noirs comme l’ébène
surmontés de cils épais. Ils étaient d’une beauté saisissante, mais, si on y
regardait de plus près, on découvrait que dans leur profondeur couvait une
souffrance ancienne.
Il portait un costume de créateur sur mesure, une chemise blanche
impeccable et une cravate gris fumée. Des chaussures en cuir italiennes et des
boutons de manchettes faits main. Assis à son bureau, de ses doigts fins il
jouait avec des dés en ivoire qui avaient plus de quatre siècles. Ils lui
rappelaient que la vie était un jeu de hasard.
Et qu’on n’avait jamais aucune garantie du lendemain.
Il vivait chaque nuit comme si c’était la dernière.
— C’est un piège, grogna son compagnon.
Chiron jeta un coup d’œil à son fidèle garde qui se tenait au garde-à-vous
dans un coin.
Ulric était un garou de sang pur aux yeux dorés où flamboyait le pouvoir
de son loup intérieur. Il avait une peau de la couleur crème du cappuccino et
le crâne rasé. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et avait le genre de
corps large et musclé qui s’obtenait d’habitude à grand renfort de stéroïdes.
Dans le cas d’Ulric, c’était entièrement naturel. Tout comme son caractère
farouche et sa tendance à recourir à la violence pour régler ses problèmes. Il
faisait un garde du corps parfait pour Chiron.
Des siècles plus tôt, Chiron l’avait délivré des cachots où les esclaves
étaient parqués sous le repaire secret de l’Anasso. Il y était allé pour exiger la
libération de Tarak mais s’était fait éconduire. En rendant leur liberté aux
prisonniers, il avait plus cherché à punir le roi des vampires qu’à jouer les
héros. Un acte puéril et mesquin ; mais dont il avait retiré d’incroyables
bénéfices.
Alors même que les vampires et les garous avaient un long passé
d’ennemis mortels, Ulric avait voué sa vie à Chiron. Sa loyauté et son amitié
étaient des dons pour lesquels Chiron ne cesserait jamais d’être
reconnaissant. Elles valaient plus que les deux douzaines d’hôtels-casinos
que Chiron avait construits de Paris à Monte-Carlo, en passant par Las
Vegas.
— Peut-être, convint Chiron.
Il ne s’était pas encore remis de la visite du nouvel Anasso.
Celui-ci était arrivé à l’improviste deux heures plus tôt, entrant à grands
pas dans le casino en exigeant une entrevue avec Chiron.
Chiron avait déjà rencontré Styx. Le gigantesque vampire avait été le bras
droit du précédent roi. Il avait aussi été celui qui lui avait juré que Tarak était
un traître qui avait été exilé et que l’Anasso ne l’aurait jamais retenu
prisonnier.
À présent, il prétendait avoir été trompé par son ancien maître. Et que non
seulement il détenait la preuve que Tarak avait été emprisonné, mais qu’il
avait un rouleau de papyrus qui pourrait carrément leur permettre de le
libérer.
De quoi faire tourner la tête à un vampire.
Ulric s’avança d’un pas.
— Tu aurais dû me laisser tuer Styx dès son arrivée à Las Vegas.
Un sourire amer effleura les lèvres de Chiron. Il fut un temps où il avait
autant brûlé qu’Ulric de défier Styx et son maître. Il avait tenté de prévenir
ses frères qu’il y avait quelque chose de pourri dans le cœur de l’Anasso. Un
mal qui avait mis des siècles à se révéler. Finalement, il avait réussi à
convaincre Tarak de la traîtrise du roi.
Alors, la situation lui avait échappé.
Dans tous les sens du terme.
— Nous ne pouvons pas lutter contre l’Anasso. Nous avons tous deux
appris cette leçon à nos dépens, rappela-t-il au garou.
Un feu doré flamboya dans les yeux d’Ulric.
— Les temps changent.
Chiron jeta les dés et tendit la main vers le lourd rouleau de papyrus posé
au milieu de son bureau.
— C’est ce qui semblerait.
Une chaleur se répandit dans l’air quand Ulric poussa un grondement
sourd.
— Tu ne songes pas sérieusement à partir à la recherche de ton maître ?
Y pensait-il ? Chiron pinça les lèvres. Évidemment. Tarak avait été son
chef de clan. Et son ami.
Et plus important encore peut-être, Chiron avait été rongé par la culpabilité
depuis le jour où Tarak avait disparu. Il sacrifierait tout ce qu’il possédait
pour soulager sa conscience.
— Que voudrais-tu que je fasse ? s’enquit-il.
Ulric haussa les épaules, et ses muscles ondulèrent sous le tee-shirt vert
olive qu’il avait enfoncé dans son jean délavé.
— Rester ici et t’envoyer en l’air. Ou aller à Monte-Carlo et t’envoyer en
l’air. Ou…
— J’ai pigé, l’interrompit Chiron.
— Tu as l’embarras du choix. Aucun n’impliquant que tu risques ta vie
dans une chasse au dahu.
Chiron reporta le regard sur le rouleau de papyrus qu’il tenait dans la main.
Il était si vieux qu’il en était devenu fragile et sentait le moisi. Comme s’il
avait été caché dans un endroit humide. Il exhalait aussi une légère odeur de
sang. Dans les temps anciens, les sorcières n’utilisaient pas d’encre pour
écrire leurs sorts.
— Pourquoi Styx m’enverrait-il dans une chasse au dahu ? demanda-t-il,
plus à lui-même qu’à Ulric. Nous avons réussi à coexister pendant des siècles
sans nous jouer de tours.
— Peut-être que Tarak est mort. Il pourrait s’agir d’une ruse pour
t’éloigner de tes gardes et te tuer avant que tu aies pu chercher à te venger,
suggéra Ulric – le garou avait le chic pour voir le pire en toute situation. Ou à
renverser l’Anasso pour devenir roi.
Chiron grimaça.
— Je n’ai aucune envie de détrôner Styx.
— Et pour ce qui est de te venger ?
Un long silence s’installa pendant que Chiron réfléchissait à la question. Il
ne pensait pas que Tarak était mort. Non qu’il ait un quelconque lien avec son
maître. Contrairement à nombre d’espèces de démons, les vampires ne
pouvaient s’unir qu’avec leur compagnon véritable. Mais il possédait bien un
don inhabituel.
Il pouvait fouiller dans l’esprit des gens. Dans le cas d’humains, saisir
leurs pensées n’était pas plus compliqué que cueillir un raisin sur la vigne.
Avec les démons, cela pouvait se révéler plus délicat. Et les vampires étaient
les plus difficiles de tous.
Styx s’était tenu assez près de lui pour qu’il se fasse une petite idée sur son
compte.
— Pas encore, dit-il. Je le crois.
— Tu… (les mots d’Ulric moururent sur ses lèvres alors qu’il esquissait un
geste vague de la main) as fait ton truc ?
Chiron pinça les lèvres. Il avait vu Ulric plonger le poing dans la poitrine
d’un gobelin et lui arracher le cœur quand la brute s’était mise à tout saccager
près de leur repaire, mais il était aussi nerveux qu’une fée de rosée chaque
fois que Chiron parlait de son aptitude à scruter les esprits.
— Ouais, j’ai fait mon truc, dit-il. J’ai senti qu’il n’était pas venu de gaieté
de cœur. Et que c’est un vampire d’honneur. S’il s’agit d’un piège, l’Anasso
n’en est pas l’instigateur.
Ulric n’était pas satisfait. Prévisible.
— Ça ne me rassure pas.
— Je dois savoir, dit Chiron en se levant, ayant soudain pris sa décision.
Il ne pouvait pas passer à côté d’une occasion de délivrer Tarak. Malgré la
possibilité qu’il s’agisse d’un piège.
Il était un joueur dans l’âme.
Ulric poussa un soupir résigné.
— Je vais boucler ma valise.
Chiron secoua vivement la tête.
— Pas cette fois, Ulric. J’ai besoin de toi ici.
Ulric serra les poings avec force.
— Tu as perdu la tête ?
— C’est ce qui semblerait.
— Je ne te laisserai pas quitter Las Vegas sans moi.
La plupart des vampires auraient puni le garou pour avoir osé lui répondre.
Mais Chiron comprenait son garde. Le loup avait vu toute sa meute être
sacrifiée au précédent Anasso et à ses appétits pervers. À présent, Chiron était
sa seule famille. Il ne supporterait pas de la perdre encore.
— Tu es le seul à qui je fais suffisamment confiance pour confier mon
affaire, dit Chiron.
Ulric avança sa lourde mâchoire.
— Ma place se trouve à tes côtés.
— Je sais, amigo.
Chiron contourna le bureau et marcha vers son ami. Jamais il n’avouerait à
ce fier guerrier qu’il ne prendrait pas le risque de l’entraîner dans un danger
inconnu. Chiron était joueur, pas Ulric. De plus, Tarak était son maître, et il
était de son devoir de le sauver. Il posa la main sur l’épaule du garou et
recourut à la logique.
— Mais tant que je n’aurai pas trouvé la clé, il n’y a rien que tu puisses
faire pour m’aider.
— Je peux surveiller tes arrières, marmonna Ulric.
— Je préférerais que tu surveilles mon compte en banque.
La réponse d’Ulric se perdit dans un grondement sourd.
Laissant retomber sa main, Chiron recula d’un pas.
— J’apprécie ta sollicitude, amigo, mais je ne suis pas sans défense. Si la
gargouille tente…
Chiron s’interrompit en prenant conscience que le minuscule démon ne se
tenait pas près de la porte où Styx lui avait ordonné d’attendre.
— Où est allé Levet ?
— Il ne peut pas avoir quitté le bureau sans déclencher l’alarme. (Ulric
rejeta la tête en arrière et renifla l’air.) Il est dans la salle de réception.
Chiron franchit rapidement la porte de communication, s’attendant à
trouver la gargouille en train d’admirer la vue. Elle était superbe, s’il osait le
dire. Mais la créature bizarre était affalée sur la moquette, une bouteille
sombre serrée entre les mains.
Chiron avait été vaguement amusé quand Styx avait affirmé que la
gargouille avait le pouvoir de suivre la magie contenue dans le rouleau de
papyrus jusqu’à la mystérieuse clé. Un talent bien pratique. Mais, pendant
que le vampire lui avait assuré que la gargouille serait indispensable à ses
recherches, Chiron avait décelé une intention cachée.
Comme si Styx avait hâte de se débarrasser du minuscule démon.
À présent il comprenait pourquoi.
— C’est mon cognac personnel ? demanda-t-il avec incrédulité.
Nul n’aurait dû être capable de percer les illusions qui cachaient son
coffre-fort dans un coin du bureau et qui lui avaient coûté une fortune. Et
même dans ce cas, nul n’était assez stupide pour tenter de le voler.
Nul, à part cette… brute.
La gargouille remua les ailes et avala une grande lampée à même la
bouteille.
— Oui*. Il n’est pas aussi bon que celui de Viper, mais je suppose qu’il est
potable.1
La gargouille poussa un glapissement strident quand Ulric traversa la pièce
en trois longues enjambées. Saisissant le démon par une corne, Ulric le
souleva au-dessus du sol.
— Hé, protesta Levet en gigotant. C’est impoli de suspendre une
gargouille comme un sac de piments. Lâchez-moi, espèce de sale cabot
galeux.
Un sac de piments ? Chiron fronça les sourcils. Avait-il voulu parler de
patates ?
— Je peux le manger ? demanda Ulric.
— Pas avant que j’aie trouvé la clé. (Chiron s’avança pour arracher la
bouteille à moitié vide des mains de la gargouille.) Alors tu pourras en faire
ce que tu voudras.
Levet croisa les bras sur sa petite poitrine.
— Et moi qui pensais que Styx était redoutable.
L’hôtel de démons en Floride était bien caché des humains. Non seulement
il était entouré de zones humides et abrité sous une épaisse canopée, mais il
était protégé par un puissant sort qui avait été jeté sur la propriété il y a si
longtemps que personne ne se rappelait plus par qui.
Pour ceux qui avaient la chance de découvrir cet hôtel isolé, ils se
retrouvaient dans un conte de fées, avec une majestueuse bâtisse de style
colonial de la taille de Versailles et des jardins remplis de fleurs luxuriantes
qui embaumaient l’air d’un parfum enivrant.
La propriétaire de l’hôtel, Lilah, longeait sans se presser l’allée pavée qui
conduisait à la terrasse de derrière. C’était une petite femme, du moins en
taille. Elle mesurait à peine plus d’un mètre cinquante. Mais elle avait des
courbes opulentes, couvertes par un peignoir humide. Ses cheveux dorés lui
tombaient en cascade dans le dos en une profusion de boucles indisciplinées
et contrastaient avec l’éclat de miel de sa peau. Ses yeux oscillaient entre le
vert et l’or, selon son humeur.
Elle venait juste de nager dans sa piscine privée qui était cachée derrière
une puissante illusion et dont l’accès était strictement interdit à ses clients.
C’était un petit plaisir nocturne qui la revigorait d’une façon sans pareille.
Parvenue à l’escalier en pierre, elle en grimpa les marches jusqu’à la
terrasse, prête à découvrir Inga qui l’attendait.
L’ancienne nounou de Lilah mesurait largement plus d’un mètre quatre-
vingts et avait les épaules larges d’un joueur de football américain humain.
Ses cheveux tiraient sur le roux et poussaient en touffes sur le haut de sa
grosse tête carrée, et ses traits étaient grossiers. Elle avait les yeux bleus, mais
ils devenaient parfois rouges quand elle était énervée. Elle avait les dents
pointues.
Certains diraient qu’elle n’était pas des plus aimables. Elle était à moitié
ogresse, après tout, et ces créatures n’étaient pas réputées pour leur
personnalité charmante. Mais Lilah l’adorait. En partie parce qu’Inga l’avait
élevée depuis qu’elle était toute petite, mais surtout parce qu’elle restait une
servante fidèle malgré le fait que Lilah était désormais une femme adulte.
Traversant la terrasse, Lilah s’arrêta devant l’ogresse et lui adressa un
sourire jovial.
— N’est-ce pas une magnifique soirée, Inga ?
Sans surprise, la grosse femme renifla avec dédain. Puis elle posa les
poings sur ses hanches larges, comme pour se préparer au combat. Une vision
qui aurait pu être terrifiante si l’ogresse n’avait pas porté un muumuu, l’une
de ces amples robes hawaïennes qu’elle avait découvertes pendant la mode
hideuse des années 1960. Personne n’avait le courage de lui dire qu’il se
gonflait comme un ballon quand elle parcourait les couloirs au pas de course.
Le muumuu de ce soir-là était d’un surprenant vert jaune avec d’énormes
lis orange. Waouh !
— C’est une soirée comme les autres.
Lilah serrait les mains. L’humeur d’Inga était encore plus massacrante que
d’habitude.
— Tu as installé nos nouveaux clients ? demanda-t-elle.
Le bruit d’une voiture qui approchait lui était parvenu juste au moment où
elle entrait dans la grotte. Elle n’avait pas pris la peine de revenir ; Inga était
capable de gérer l’hôtel sans elle. Même si elle n’était pas l’hôtesse la plus
agréable.
— Oui.
Lilah réprima un soupir. Inga ne serait pas satisfaite tant qu’elle n’aurait
pas pu laisser libre cours à son mécontentement.
— Il y a un problème ?
De nouveau Inga renifla bruyamment. On aurait dit une corne de brume.
— Leur tête ne me dit rien.
— Qu’est-ce qui ne va pas cette fois ? (Lilah pencha la tête sur le côté.) Ils
ont les yeux fuyants ? Ou l’air louche ?
— Les deux.
— Mmm.
Inga grimaça, consciente à coup sûr que sa réaction prévisible face aux
nouveaux clients amusait Lilah. En ce qui la concernait, Inga serait
parfaitement heureuse si plus personne ne venait à l’hôtel. Son désir de
garder Lilah à l’écart du monde virait à l’obsession.
— Cette fois je suis sérieuse, grommela-t-elle.
— Je suppose que ce sont des vampires ? s’enquit Lilah.
Inga exécrait tout spécialement les morts-vivants.
— L’un d’eux, oui.
— Ce qui explique ton humeur, dit Lilah d’un ton ironique. Tu es
toujours…
— Quoi ?
Lilah s’efforça de trouver le terme approprié.
— Lunatique quand on a des clients vampires.
Inga retroussa les lèvres pour montrer ses dents pointues.
— Je ne me fie pas à une chose qui n’a pas de cœur qui bat.
Lilah haussa les épaules. Contrairement à sa nounou, elle appréciait les
démons qui étaient disposés à lui donner de l’argent pour rester dans sa
demeure. Elle avait besoin de ces revenus pour payer la bande de brownies
qui effectuaient l’entretien courant et les réparations de la vieille bâtisse, ainsi
que les faes qui s’occupaient des jardins. Elle avait également deux femmes
de chambre et une cuisinière qui comptaient sur elle pour garder un toit sur
leur tête et de la nourriture sur leur table.
— Ce sont nos meilleurs clients, sans parler du fait que ce sont les moins
pénibles, lui rappela-t-elle. Tant qu’ils ont du sang en abondance, qu’ils ne
sont pas dérangés et qu’ils ont l’assurance d’être à l’abri de la lumière du
soleil, on croirait à peine qu’ils sont là. Contrairement aux faes qui sont restés
ici la semaine dernière, se sont enivrés de nectar et ont saccagé leurs
chambres, sans épargner plusieurs objets d’art inestimables. Ou aux garous
qui ont procédé à leur cérémonie de l’union dans la clairière et ont tellement
hurlé que la police humaine est venue voir ce qui se passait.
Inga demeura intraitable sur le sujet. Ses préjugés vivaces étaient trop
profondément enracinés.
— Les vampires sont dangereux.
— Tu m’as déjà mise en garde mille fois, souligna Lilah avec un petit
soupir. Qui est l’autre ?
Inga cligna des yeux, perplexe.
— L’autre quoi ?
— Client, explicita Lilah. Tu as dit que l’un était un vampire. Je suppose
que l’autre appartient à une espèce différente ?
Inga plissa son nez, qui ressemblait dangereusement à un museau.
— C’est une gargouille.
Lilah tressaillit et fixa l’autre femme du regard.
— Tu plaisantes ? demanda-t-elle finalement.
— Je ne plaisante pas.
Eh bien, c’était parfaitement vrai. Inga avait de nombreuses qualités
remarquables, mais le sens de l’humour n’en faisait pas partie.
Lilah regarda vers la gigantesque bâtisse. Elle était assez vaste pour
accueillir une centaine de démons, mais avec une envergure de trois mètres
une gargouille adulte dépassait la hauteur de ses plafonds.
— Je le saurais s’il y avait une gargouille ici.
— Celle-ci est toute rabougrie, dit Inga, plaçant la main au niveau du
genou. À peine haute comme ça, avec de grandes ailes de fée.
Un vampire et une gargouille rabougrie avec des ailes de fée ?
D’accord. Inga avait raison. Ils avaient effectivement un air louche.
— Ils ont payé en avance ? s’enquit-elle.
— En liquide.
— Combien de temps restent-ils ?
— Ils ont réglé deux nuits.
Lilah jeta un coup d’œil à l’aile de la maison qui avait été rénovée pour les
vampires. Les fenêtres étaient équipées de volets et les cheminées murées.
Les sangsues pouvaient se montrer un peu tatillonnes en matière de lumière
du soleil et de flammes vives.
— Ils ont dit pourquoi ils avaient choisi cet hôtel ?
— Une histoire de famille qu’ils auraient dans le coin.
Lilah grimaça.
— Je suppose que c’est possible. Les vampires créent bien des enfants,
même si ce n’est pas de la façon traditionnelle.
— Je n’ai pas encore rencontré de suceur de sang qui en ait quelque chose
à… (Inga fit claquer ses doigts épais) de ses enfants.
C’était bien vrai. Les vampires s’attardaient rarement pour voir si leur
morsure avait changé leur victime en l’un d’eux. Ce qui expliquait que la
plupart périssaient dans les heures qui suivaient leur création.
— Il semble peu probable que la gargouille ait de la famille dans les
marécages, ajouta Lilah, se mordillant la lèvre inférieure.
À sa connaissance, la Guilde des Gargouilles se trouvait toujours à Paris.
— Ce qui signifie qu’ils sont venus dans quelque vil dessein.
— Nous n’en savons rien. (Lilah reporta son attention vers Inga.) Pour
l’instant, ils doivent être traités avec égards.
L’ogresse grogna.
— Pour l’instant.

1* Tous les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original. (NdT)
CHAPITRE 3

Chiron avait une idée claire de la raison pour laquelle Styx avait été si
pressé de déposer Levet à Las Vegas. La gargouille était mal élevée, frivole
et ne fermait jamais, absolument jamais, son affreux clapet. Après moins
d’une heure passée en sa compagnie, Chiron envisageait le plaisir qu’il
goûterait à lui trancher la tête.
Malheureusement, la situation ne s’était pas arrangée à leur arrivée à
l’hôtel isolé. Debout dans une suite qui lui avait coûté une fortune, Chiron se
demanda pour la centième fois pourquoi il n’avait pas laissé Ulric manger le
morceau de granit exaspérant quand il en avait exprimé le souhait.
Seul l’espoir qu’elle puisse miraculeusement trouver la clé retenait Chiron
d’arracher les ailes de la gargouille qui lui empoisonnait la vie avant de la
jeter dans les toilettes et de tirer la chasse
Les mains sur les hanches, Chiron foudroya du regard le petit démon qui se
dirigeait vers un minibar qui jurait avec le mobilier ancien.
— Alors ? demanda-t-il.
— Alors quoi ?
Levet ouvrit le frigo et entreprit de sortir les minuscules bouteilles
d’alcool.
Chiron sentit ses crocs le démanger. Il avait envie de mordre un truc. Très,
très fort.
— Tu m’as conduit ici, dit-il d’un ton brusque. Où est la clé ?
Levet avala le rhum d’un trait. Puis le whisky. Il choisit au hasard un autre
rhum avant de siffler toute la tequila.
— Elle est proche.
— Proche ? Comment ça ?
La gargouille hoqueta, agitant la main en un geste désinvolte.
— Tout près. À proximité. Dans les environs.
Chiron traversa le tapis persan avec des mouvements désordonnés. La
température chuta juste au-dessous de zéro quand il se pencha devant Levet.
— Ne te fous pas de moi, gargouille, l’avertit-il.
Levet recula en sursautant.
— Ne fais pas de bonds pareils, glapit-il.
Puis, recouvrant son sang-froid, le minuscule démon renifla d’un air
offensé.
— Les vampires sont des créatures très grincheuses.
— Nous sommes ici pour trouver la clé, pas pour que tu te bourres la
gueule avec de l’alcool bon marché, répliqua Chiron d’un ton brusque.
— Oh ! il n’est pas bon marché. Tu as vu les prix sur le frigo ? Ça va te
coûter une fortune… (Les mots de Levet moururent sur ses lèvres quand
Chiron mit ses doigts autour de sa gorge et serra.) Argh. D’accord.
— Où est la clé ?
— Elle est masquée.
Chiron foudroya Levet du regard. La gargouille faisait-elle exprès de
l’irriter pour détourner son attention ? Possible. Difficile de croire qu’une
créature puisse aussi naturellement taper sur les nerfs d’un vampire.
— Ça veut dire quoi ? s’enquit-il.
— Je n’en suis pas entièrement sûr. (Levet grimaça.) Je perçois sa
présence, mais il m’est impossible de mettre le doigt sur sa position exacte.
Cette réponse vague n’apaisa en rien les soupçons de Chiron.
— Tu as réussi à nous conduire ici.
Levet haussa les épaules.
— Je la sentais facilement jusqu’à ce qu’on franchisse la barrière.
Maintenant je n’en ai plus qu’une perception atténuée. Le sortilège doit nous
jouer un tour.
— Il n’est peut-être pas le seul, dit Chiron, resserrant les doigts autour de
la gorge de la gargouille.
Levet lui jeta un regard mauvais.
— Je ne suis pas un raisin qu’on peut presser. Lâche-moi.
Sans l’écouter, Chiron se concentra pour lire dans l’esprit du minuscule
démon. En général, un lien physique facilitait le processus, mais avec la
gargouille il ne put saisir que des bribes fugaces. Comme si son cerveau était
aussi imprévisible et capricieux que l’était Levet.
— Ulric m’a prévenu que c’était un piège, l’accusa-t-il. Tu m’as attiré
jusqu’à cet endroit reculé…
— Ne joue pas les princesses effarouchées. (D’un mouvement rapide,
Levet recula, échappant à la poigne de Chiron.) Il n’y a pas de piège. Il se
pourrait que j’aie besoin de m’habituer à cette magie. Elle est… (il
s’interrompit, levant le bras pour effleurer des griffes son cou contusionné)
bizarre.
Chiron ne se donna pas la peine d’empoigner de nouveau la gargouille. Il
n’existait nulle part où elle pourrait fuir sans qu’il la rattrape.
— Bizarre ?
— Elle ne m’est pas familière. (Levet battit des ailes, dévoilant sa
frustration.) Elle est presque fae, mais pas exactement.
Chiron se redressa. La gargouille était sincèrement perplexe. Ça au moins
il pouvait le sentir.
Non qu’il lui fasse entièrement confiance.
— J’ai besoin de résultats, pas d’excuses, grogna-t-il.
Soudain, Levet le chassa d’un geste de la main.
— Va jouer ailleurs. Je ne peux pas me concentrer en t’ayant constamment
sur le dos, ordonna-t-il.
Chiron montra les crocs. Une chose était sûre : la gargouille avait des
couilles en acier pour s’imaginer pouvoir donner des ordres à un vampire.
— Très bien. (Il braqua un doigt sur la créature hideuse.) Mais si tu me
déçois, gargouille, ce sera la dernière chose que tu feras.
— Les sangsues ! marmotta Levet alors que Chiron se dirigeait vers la
porte.
Chiron ne réagit pas. Le besoin d’échapper au bavardage incessant de la
gargouille l’emportait largement sur toute velléité de la punir de son
impertinence.
Sortant dans le long couloir, il passa avec nonchalance devant une demi-
douzaine de portes fermées. Il percevait la présence d’autres clients, mais
comme l’avait dit l’agaçante gargouille, il avait l’impression bizarre que tout
était assourdi.
Il devait s’agir du sortilège qui enveloppait toute la propriété.
Un frisson lui parcourut l’échine.
Il détestait la magie. Et il détestait la magie humaine plus que tout.
Esquissant une grimace, il ralentit le pas et s’obligea à regarder
attentivement autour de lui. S’il ne pouvait pas utiliser ses pouvoirs pour
identifier les démons avec qui il partageait ce vaste hôtel, il devrait faire
appel à ses autres sens. Et ce d’autant plus qu’il existait peut-être des indices
pouvant le conduire à la clé.
Autour de lui, l’épais silence n’était brisé que par le claquement de ses
chaussures hors de prix sur le marbre. En passant devant l’une des portes, il
sentit un air froid. Un vampire. Peut-être plus d’un. Il avait l’impression que
les autres chambres étaient vides, ce qui ne signifiait pas que leurs occupants
ne se trouvaient pas dans une autre partie de l’hôtel.
Il n’y avait rien d’autre à voir à part les peintures murales éclatantes. Des
œuvres d’art qui représentaient les fleurs et les arbustes qu’il avait aperçus
dans les jardins à leur arrivée. Comme s’ils fleurissaient à l’intérieur.
On aurait dit l’œuvre des faes. Aucun autre démon ne possédait le don de
créer une aussi délicate perfection.
Il descendit le majestueux escalier et traversa le hall, dont les parquets et
les boiseries polis reflétaient les lumières dansantes de la guirlande qui
courait sous le plafond à coupole. Des plantes dans de grands pots étaient
disposées dans les coins, tandis qu’une légère senteur de sel imprégnait l’air.
Bizarre.
Les sorcières utilisaient du sel pour jeter leurs sorts, mais l’odeur aurait dû
se dissiper depuis longtemps. À moins qu’une sorcière s’adonne encore à la
magie dans l’hôtel. Il grimaça. Il préférerait avoir affaire à une horde de trolls
qu’à une sorcière.
Faisant le tour du hall, il évita l’imposante porte d’entrée. À leur arrivée un
peu plus tôt, le carillon aurait pu réveiller les morts. Il aimait autant ne pas
renouveler l’expérience. En plus, il voulait examiner l’extérieur du bâtiment.
S’il avait été construit par les faes, il devrait y avoir des runes indiquant leur
espèce. Avec un peu de chance, il s’agissait d’une tribu locale qu’il pourrait
retrouver afin de l’interroger sur des tunnels ou des pièces secrètes qui
seraient cachés derrière des illusions.
Il devait bien y avoir une raison pour laquelle les sorcières avaient choisi
de laisser la clé à cet endroit.
Il dénicha un couloir qui donnait directement sur la terrasse de derrière et
sortit dans la nuit. Il grimaça quand une sensation d’engourdissement
s’empara de lui, émoussant ses pouvoirs. Il commençait à comprendre
l’agacement de Levet contre le sort qui enveloppait la propriété.
Chiron s’arrêta et laissa son regard glisser sur le paysage verdoyant qui
s’étendait vers les zones humides toutes proches. Fleurs, arbrisseaux, arbres
fruitiers et lucioles offraient une explosion de couleurs.
Il était accro aux lumières vives et à l’affairement de la ville. Existait-il
plus électrisant que Paris scintillant sous un ciel nocturne ? Ou Las Vegas,
avec son déploiement chatoyant de lumières ? Mais il devait reconnaître que
la sérénité qui régnait dans les Everglades avait quelque chose de séduisant. Il
pouvait comprendre qu’un démon puisse s’y retirer dans l’espoir d’oublier le
monde l’espace de quelques nuits. Ou semaines.
Mais ce n’était pas le calme qu’il recherchait.
Il était venu trouver la clé qui ouvrirait la prison où était enfermé son
maître.
Après avoir marché jusqu’au bord de la terrasse, il se retourna vers le
bâtiment et y appuya la main. Il sentit les années palpiter dans les pierres
chaudes et aperçut les runes indistinctes qui avaient été gravées à leur
surface. Cependant, il n’en savait pas plus sur l’identité de celui qui avait
construit la bâtisse.
Le mystère qui enveloppait les lieux avait-il un lien avec la clé ? Ou
n’était-ce qu’une étrange coïncidence ?
Perdu dans ses pensées, il ne prit conscience qu’il n’était plus seul que
lorsqu’une voix douce flotta dans l’air.
— Puis-je vous aider ?
Chiron fit volte-face avec un feulement sourd. Comment avait-il bien pu se
laisser surprendre ? Ses sens avaient beau ne plus être fiables à cause de la
magie, c’était une défaillance impardonnable.
Prêt à se débarrasser de l’intruse, Chiron sentit sa colère vaciller et mourir
dès qu’il posa les yeux sur la petite femme.
« Boum ! » Il eut l’impression de revivre la fois où il avait été assez
stupide pour se battre contre un troll sauvage. La créature l’avait frappé si fort
qu’il avait carrément vu des étoiles. Les mêmes qu’il voyait à présent.
Chiron serra les poings, les narines dilatées alors qu’il tentait de humer son
parfum luxuriant.
Elle était d’une extraordinaire beauté. Avec une magnifique chevelure qui
formait une auréole autour de son visage ovale. Des yeux vert doré où
miroitait une tentation sensuelle. Des lèvres pleines et roses au clair de lune,
la peau de la couleur du miel fondu. Un corps gracieux parfaitement mis en
valeur dans le peignoir qui s’accrochait à ses formes délicieuses.
Une sirène-née.
Presque submergé par la puissante envie de goûter à sa douceur, il sentit
ses canines s’allonger.
— Nom de Dieu, dit-il tout bas. J’ignorais que cet hôtel était habité par des
anges.
Elle avait les yeux écarquillés, comme si elle était tout aussi stupéfaite par
la présence de Chiron. Puis elle les étrécit soudain quand il parla.
— J’ai entendu pire, mais tout juste, l’informa-t-elle.
Chiron retint un sourire de justesse. Elle avait raison. C’était nul. Difficile
de croire que la plupart des femmes le trouvaient absolument irrésistible.
Mais pour sa défense, jamais personne ne lui avait fait une aussi forte
impression. Il ignorait si cette émotion était naturelle ou avait été induite par
l’étrange magie qui tournoyait dans l’air, mais elle était incontestable.
— Vous m’avez pris par surprise, reconnut-il, s’avançant sans se presser
vers l’inconnue pour lui adresser une bonne vieille révérence.
Selon lui, les bonnes manières étaient indémodables. Surtout en présence
d’une belle femme.
— Permettez-moi de me présenter. Je suis Chiron. Et je vous promets que
d’habitude ma conversation est bien meilleure. (Il se redressa, l’embrassant
de nouveau d’un regard lent et insistant.) Mais vous êtes d’une beauté à
couper le souffle.
Visiblement gênée d’être l’objet d’une telle attention, elle recula
délibérément d’un pas.
— Si vous avez faim, je veille à approvisionner en sang le minibar de
chaque chambre de vampire. (Elle indiqua de la main l’allée qui traversait le
jardin.) Sinon vous avez une ville à seulement une cinquantaine de kilomètres
à l’est d’ici.
Chiron fronça les sourcils. Il avait supposé que c’était une cliente comme
lui. Ou même l’ange avec lequel il l’avait confondue. Il n’avait pas envisagé
qu’elle puisse faire partie du personnel.
— Vous travaillez ici ?
— Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. (Elle haussa
les épaules.) Je suis la propriétaire.
— La propriétaire.
Ces mots lui échappèrent. C’était pire qu’il le pensait.
Elle cligna des yeux, comme si elle percevait l’émotion violente qui l’avait
envahie.
— Y a-t-il un problème ?
Ouais, il y avait un problème. D’une façon ou d’une autre, cet hôtel était
relié à la clé. Ce qui signifiait qu’elle devait avoir un lien avec les sorcières.
Il se rapprocha. Ses pouvoirs étaient émoussés, mais il espérait obtenir un
aperçu de ses pensées.
— J’ai supposé que l’ogresse était la maîtresse des lieux, s’obligea-t-il à
dire.
— Oh ! Inga est ma gérante, dit-elle, sur la défensive. Et elle n’est qu’à
moitié ogresse.
Chiron jura en silence. Il était aussi maladroit qu’un kobold ivre. Pas
étonnant qu’elle l’observe d’un air soudain soupçonneux.
Si elle savait quoi que ce soit sur Tarak, ou sur les sorcières qui avaient
créé le sort pour l’emprisonner, il se débrouillait sacrément bien pour
s’assurer qu’elle ne lui donnerait jamais aucun indice sur l’endroit où la clé
était cachée.
Il sourit, veillant à ne pas dévoiler ses canines. Certains démons les
trouvaient effrayantes. Allez savoir.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
Elle hésita. Dans les mains d’un magicien, un nom pouvait recéler
beaucoup de pouvoir. Elle sembla alors se rappeler qu’il était un vampire. Sa
capacité à lui faire du mal n’avait rien à voir avec la magie.
— Lilah, dit-elle.
Lilah. Un mot doux comme une chanson à son oreille. Il lui allait à la
perfection.
Il réprima un autre juron, s’obligeant à ne pas s’arrêter à sa beauté
éblouissante. Pas facile quand ses instincts le poussaient violemment à la
jeter en travers de son épaule pour la porter jusqu’à son repaire.
Avec une détermination farouche, il se concentra sur ses traits qui étaient
ravissants, mais pas aussi délicats que ceux de la plupart des faes. Et sur ses
yeux qui étaient d’une couleur si inhabituelle. Pourquoi ne percevait-il pas à
quelle espèce elle appartenait ? Une information qu’il aurait dû pouvoir
aisément déduire de son odeur et de l’aura qui l’entourait.
Il n’était certain que d’une chose : elle était beaucoup plus jeune qu’il
l’avait d’abord supposé. Moins d’un siècle.
Elle n’était pas née quand Tarak avait été capturé ou que le sort qui
dissimulait la clé avait été créé.
Alors ses soupçons étaient-ils apaisés ? Hmm. Pas complètement. Il avait
besoin d’en savoir plus. Beaucoup plus.
— Posséder une affaire aussi impressionnante constitue une sacrée réussite
pour quelqu’un de votre âge.
Elle resta sur la défensive. Non qu’il la laisse indifférente. Mais une bonne
dose de suspicion se mêlait à son désir naissant.
Exactement les mêmes émotions qui tourbillonnaient en lui.
— Je suis plus âgée que j’en ai l’air, marmonna-t-elle.
Il n’eut pas besoin de lire dans ses pensées pour savoir qu’elle mentait.
— J’en doute.
Prenant peut-être conscience qu’elle en révélait plus qu’elle ne l’aurait
voulu, elle recula d’un autre pas, se préparant manifestement à battre en
retraite.
— J’espère que vous apprécierez votre séjour.
Avec une rapidité fulgurante, il se déplaça pour lui bloquer le chemin.
— Attendez.
Elle s’arrêta brusquement, interloquée par sa soudaine apparition devant
elle.
— Oui ?
— J’aimerais en savoir davantage sur cet endroit, dit-il, s’en tenant autant
que possible à la vérité.
Tant qu’il n’aurait pas déterminé avec précision quel genre de démone elle
était, il ne pouvait pas être certain qu’elle n’était pas capable de déceler les
mensonges.
Elle parut sceptique.
— Bien sûr.
— Vraiment. (Il leva les mains, comme si ce geste pouvait la convaincre
de sa sincérité.) Je suis dans l’hôtellerie. C’est toujours un plaisir d’apprendre
auprès de mes concurrents.
Ses paroles la prirent au dépourvu.
— Vous êtes dans l’hôtellerie ?
— Dreamscape Spas and Resorts.
Il glissa la main dans sa poche de derrière pour en sortir l’une des cartes
bordées d’or qu’il avait imprimées pour les nombreux humains à qui il avait
affaire toutes les nuits.
Elle examina la carte et se détendit imperceptiblement.
— J’en ai entendu parler. Je croyais que c’était à Paris.
Il éprouva une satisfaction ridicule. Comme si son approbation avait la
moindre importance.
Chiron serra les lèvres. Où était donc passé l’homme du monde raffiné
qu’on accueillait avec empressement dans les maisons royales ? Il avait été
remplacé par une créature étrange que Chiron reconnaissait à peine.
Dieu merci ! Ulric n’était pas dans le coin. Il n’aurait jamais laissé Chiron
s’en tirer à si bon compte.
— J’ai une vingtaine d’hôtels répartis à travers le monde, dit-il, s’efforçant
de ne pas avoir l’air de se vanter.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Ne s’adressent-ils pas aux humains ?
— Je pourrais élargir ma clientèle aux démons.
Elle ouvrit la bouche, une colère inattendue flamboyant dans ses yeux.
— Vous êtes venu me voler mes clients ?
Il gloussa, sincèrement amusé par son accusation.
— Ce n’est pas ça qui manque.
— Dit le milliardaire aux hôtels disséminés aux quatre coins du monde.
Il porta la main au milieu de sa poitrine en gage de sincérité.
— Je n’éprouve aucun intérêt pour la Floride, je le jure. Trop de
moustiques.
Le bref accès de colère de Lilah s’apaisa ; puis, tout à coup, elle pinça les
lèvres.
— L’ironie ne vous a pas échappé, n’est-ce pas ?
— Parce que je n’aime pas les suceurs de sang ? (Il s’approcha
suffisamment pour sentir la chaleur du corps de Lilah s’infiltrer à travers ses
vêtements – mmm !) Je préfère être le prédateur, pas le donneur.
Elle frissonna, mais ne recula pas.
— Et votre proie ? Et si elle préfère ne pas être la donneuse ?
— Mes compagnes de table ne sont jamais des proies. Et je peux vous
l’assurer, elles ne demandent qu’à me fournir ce dont j’ai besoin, dit-il,
tendant la main pour toucher une mèche dorée.
Douce. Comme de la soie. Un autre genre de chaleur l’embrasa, caressant
chacune de ses zones érogènes. Délicieux.
— Souhaitez-vous que je vous montre ?
Il vit un désir captivant lui assombrir les yeux. Puis, d’un geste saccadé,
elle repoussa sa main et recula.
— À moins de vouloir qu’Inga vous montre à quel point elle est douée
pour arracher les têtes à mains nues, ne laissez pas traîner vos crocs n’importe
où, l’avertit-elle.
Chiron dissimula un sourire. Elle pouvait tempêter à sa guise pour donner
le change. L’attirance qui crépitait entre eux était indéniable.
— Je ne forcerais jamais personne.
Elle serra les lèvres.
— Vous vouliez discuter de mon hôtel ?
Au prix d’un gros effort, il détourna les yeux de son visage et indiqua le
bâtiment d’un geste de la tête.
— C’est un endroit magnifique.
— Merci.
Il examina les lignes élégantes qui paraient la construction solide.
— Il s’agit visiblement de l’œuvre des faes, mais je ne reconnais pas les
runes. Qui l’a construit ?
— Les premiers propriétaires sont tombés dans l’oubli.
— Vous n’avez pas d’archives ? demanda-t-il.
Les faes conservaient méticuleusement jusqu’aux détails les plus fastidieux
de leurs affaires. Il avait toujours supposé que c’était pour pouvoir déterminer
quel sort de contrainte était le plus efficace pour inciter leurs clients à revenir
dans leurs établissements.
— Mes parents ont été emportés par une épidémie quand j’étais enfant,
répondit-elle.
Sa voix dépourvue d’émotion ne cachait pas sa blessure béante. Il sentait
qu’elle les pleurait encore.
— Inga a brûlé leurs corps avec le plus gros de leurs affaires. Dans son
empressement à détruire tout ce qui aurait pu être contaminé, elle n’a épargné
que les meubles.
Chiron fronça les sourcils. Les démons étaient rarement touchés par des
épidémies, mais, quand c’était le cas, elles étaient dévastatrices. Elles
pouvaient décimer la population locale ; rien d’étonnant à ce que l’ogresse ait
choisi le feu pour tenter de purger la maison de toute trace d’infection.
N’empêche, ça tombait bougrement bien que toutes les archives qui auraient
pu révéler la raison pour laquelle cet endroit avait été retenu par les sorcières
avaient été détruites.
— Vous ignorez tout de l’histoire de ces lieux ? insista-t-il.
Elle hésita, avant de sembler décider de ne pas répondre. Il était un client,
après tout.
— Ce ne sont pas les légendes populaires qui manquent.
Sans se presser, il marcha jusqu’à la balustrade en pierre qui bordait la
terrasse et s’y appuya.
— Racontez-moi.
— Pourquoi ?
— Je vous l’ai dit. Je m’intéresse aux hôtels.
Elle continua à se méfier de sa curiosité.
— Les vôtres n’ont rien à voir avec mon affaire.
Il arqua un sourcil.
— Bien sûr que si. Je ne loue pas des chambres aux humains. Je leur offre
du rêve. L’occasion d’échapper à leur vie ennuyeuse et monotone, ne serait-
ce que pour quelques jours. Ou la chance de devenir riche d’un jet de dés.
(Il indiqua les jardins luxuriants.) C’est une retraite magique pour les démons
en quête d’une illusion de paix.
Elle ricana.
— Ce n’est pas toujours calme. Je viens juste de remplacer plusieurs
chaises dans l’aile ouest après qu’une bande de faes a décidé avoir besoin du
bois pour allumer un feu de camp. Si Inga n’avait pas été là, ils auraient
saccagé les lieux.
Chiron hocha la tête. Il avait été émerveillé par le sentiment de sérénité
paisible qui enveloppait les lieux. Maintenant il comprenait que certains
démons pouvaient choisir l’hôtel pour son isolement.
Il exprima sa pensée à voix haute.
— Je suppose que certains démons considèrent cet hôtel isolé comme leur
Las Vegas personnel.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ce qui se passe ici reste ici.
Il vit l’amusement pétiller dans ses yeux malgré elle, illuminant sa beauté,
et son ventre se noua sous le coup d’une émotion étrange.
— Exact.
Il s’agrippa au bord de la balustrade. Il s’efforçait d’obtenir des
informations qui l’aideraient dans ses recherches, se rappela-t-il avec
sévérité. Plus tard, il se complairait dans la fascination que cette femme
exerçait sur lui.
À supposer bien sûr qu’elle ne soit pas de mèche avec l’ennemi.
— Je suis vraiment intéressé, dit-il.
Elle l’examina, le visage impassible. Puis elle poussa un soupir résigné.
Elle se disait à coup sûr qu’il était juste un client exigeant dont elle devait
veiller à satisfaire les désirs.
— À en croire la légende la plus ancienne, cette demeure a jailli des océans
et a flotté jusqu’aux zones humides entièrement construite. Une création de
brumes et de magie. C’est celle que je préfère, dit-elle, son expression
s’adoucissant.
Visiblement, elle adorait sa maison.
De brumes et de magie. Chiron frémit.
— Quelles sont les autres ? insista-t-il.
— Elles sont loin d’être aussi jolies. L’une prétend que c’était autrefois le
repaire du peuple hibou, qui sortait la nuit et sacrifiait les naïades locales pour
alimenter sa magie. Puis il y a celle qui raconte que cette bâtisse a été érigée
sur un ancien cimetière et que des fantômes errent sur ses terres. (Elle
grimaça.) Je n’ai croisé aucun fantôme, alors je suppose qu’on peut effacer
celle-ci de la liste.
Chiron n’en était pas si sûr. Certains fantômes restaient en sommeil
pendant des siècles. Ils pourraient être une dizaine à dormir dans les jardins à
l’insu de tous.
— Rien au sujet de sorcières ? demanda-t-il.
Elle commença à secouer la tête, avant de s’arrêter, comme frappée par une
pensée soudaine.
— À vrai dire, il y a une histoire bizarre au sujet de sorcières qui ont dansé
en rond jusqu’à donner naissance aux barrières qui entourent la propriété. Je
crois que je l’ai entendue de la bouche de l’un des brownies qui a travaillé sur
les fondations de l’hôtel.
Chiron était intrigué. Il se demanda s’il pouvait retrouver la trace du
brownie qui lui avait raconté cette histoire. Probablement pas. Ces créatures
insaisissables avaient tendance à se déplacer d’un endroit à l’autre, offrant
leurs talents pour réparer les murs en échange du gîte et du couvert. Rares
étaient ceux à posséder un repaire permanent.
— Y a-t-il des convents dans le coin ? s’enquit-il.
— Je ne pense pas.
Chiron examina la structure massive. Une sorcière pourrait être capable de
créer une petite maison. Et un cercle de sorcières au complet pourrait
potentiellement réussir à ériger un bâtiment de pierre. Mais pas à cette
échelle.
— La magie humaine seule n’aurait pas pu le faire, murmura-t-il.
Un court silence s’installa pendant qu’elle le regardait d’un air perplexe.
— En quoi les sorcières vous intéressent-elles ?
Chiron s’écarta de la balustrade. Cette femme se méfiait déjà de lui. Il ne
devait pas se précipiter s’il ne voulait pas qu’elle comprenne qu’il n’était pas
un simple client.
Sans prêter attention à la voix au fond de sa tête qui lui chuchotait qu’il ne
demandait qu’à prolonger son séjour en ces lieux, il décocha à Lilah son
sourire le plus charmant.
— C’est un royaume magique au milieu des marécages. Il ne manque plus
que d’énormes souris, une princesse et une bonne fée, pas vrai ?
Elle roula des yeux.
— Très drôle.
— Je sais y faire quand je m’en donne la peine.
— Hmm.
Il esquissa un autre pas vers elle, et ses canines l’élancèrent quand son
parfum lui chatouilla les sens. Qu’était-elle ?
— Vous n’avez pas l’air de me croire, l’accusa-t-il d’une voix rauque.
Il entendit son souffle s’échapper précipitamment par ses lèvres
entrouvertes. De la musique douce à ses oreilles.
— En effet, lui dit-elle.
Elle tenta de prendre une attitude de défi, mais elle ne pouvait pas cacher
sa réaction à sa proximité.
Celle-ci couvait dans ses yeux.
— Non ?
— Non. (Elle renifla.) Vous n’êtes pas venu ici pour vous familiariser avec
mes méthodes commerciales. Tout le monde sait que les meilleurs hôtels et
clubs de démons appartiennent à Viper. Si vous aviez besoin de conseils,
vous seriez allé le trouver.
Chiron cligna des yeux, surpris. Il avait déduit de son isolement dans les
Everglades qu’elle ne se tenait pas au courant des affaires du monde
extérieur. Un rappel opportun du fait qu’il ne savait absolument rien sur cette
femme.
À part qu’elle était superbe, intelligente et sentait l’ambroisie.
Il choisit soigneusement ses mots.
— Cela fait plusieurs siècles que nous ne nous adressons plus la parole,
Viper et moi.
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
Un mensonge facile se forma sur ses lèvres, mais il se retrouva incapable
de l’énoncer. Il se dit que c’était parce qu’il ignorait toujours quel genre de
démone elle était et quels étaient ses pouvoirs. Il ne pouvait pas prendre le
risque qu’elle le mette à la porte parce qu’elle ne lui faisait pas confiance.
Mais une partie de lui savait que c’était parce qu’il ne voulait pas la décevoir.
Une prise de conscience dangereuse.
— Je suis un Rebelle.
Ce nom ne sembla rien signifier pour elle.
— Je croyais que tous les vampires étaient des rebelles ?
— Mon clan a été accusé d’avoir essayé de détrôner le roi, et nous avons
été bannis.
— Cela paraît très… (elle grimaça) féodal.
— Ça sort tout droit de Game of Thrones.
Pensant lui arracher un sourire avec sa plaisanterie, il se figea de
stupéfaction quand elle tendit spontanément la main pour la poser avec
douceur sur son bras.
— Je suis désolée.
Ce n’était pas juste son contact qui lui envoya des décharges de plaisir à
travers le corps. C’était sa sincérité qui semblait si dangereusement réelle.
Comme si elle percevait l’amertume qui persistait en lui et ses blessures qui
refusaient de guérir.
Attention, Chiron, s’avertit-il en silence. Seul un imbécile oublierait qu’il
ne pouvait plus se fier à ses instincts depuis son arrivée à l’hôtel. Il était
même possible qu’il se fasse délibérément manipuler.
— Pas moi. (Il garda un ton léger.) Je me suis débrouillé comme un chef
sans l’Anasso et sa joyeuse bande de lèche-cul.
Elle lui serra doucement le bras.
— On se sent seul sans famille.
Ses mots le touchèrent en un point encore sensible et douloureux, et il
recula brusquement.
Au-delà de la culpabilité pour la disparition de Tarak qui l’avait
impitoyablement rongé se cachait un vide. Sans dirigeant fort, le clan des
Rebelles s’était dispersé, et Chiron avait fini par se concentrer sur ses
sociétés. S’il n’y avait pas eu Ulric, il aurait été complètement seul.
— Vous n’avez pas de famille ? s’obligea-t-il à demander.
Cette conversation était censée l’aider à obtenir des informations sur
l’hôtel. Pas à se complaire dans l’apitoiement sur soi-même.
Elle haussa les épaules.
— Aucune qui a pris contact avec moi. Peut-être qu’un jour je partirai à sa
recherche.
— Je…
Il serra brusquement les lèvres et écarquilla les yeux quand Lilah bondit
vers lui.
D’abord, il pensa qu’elle avait succombé à son désir. Hé, ça pouvait
arriver. Il avait vu des femmes se jeter de leur fenêtre à son passage. Mais,
alors même qu’il ouvrait les bras pour les refermer sur elle, elle appuya les
mains contre son torse avec une telle force qu’il recula en trébuchant.
— Attention, cria-t-elle.
Bizarrement, il ne songea pas une seconde qu’elle puisse l’attaquer.
Stupide, vraiment. Pourquoi sinon le bousculerait-elle ainsi ? Mais il ne fit
pas mine de résister à la pression de ses mains, la laissant le renverser sur la
terrasse de pierre dure. Au même moment, une douleur éclata dans son
épaule.
Qu’est-ce que… ?
Il observa avec méfiance Lilah qui se penchait près de lui. Était-ce la peur
gravée sur son visage ? Levant machinalement la main, il la porta sur son
épaule droite qui continuait à l’élancer. Il sentit une humidité visqueuse qu’il
savait être du sang, et sa chemise préférée était déchirée. Bordel. Il avait été
blessé.
Ce n’était pas une blessure mortelle. Déjà ses chairs se soudaient. Dans
moins de dix minutes, il serait complètement rétabli. C’était juste assez grave
pour le mettre en rogne.
— Vous allez bien ? demanda Lilah.
— Très bien.
De nouveau sur ses pieds, il sauta par-dessus le rebord de la balustrade et
fouilla les buissons tout proches. Une seconde plus tard, il sortit une flèche en
bois d’un massif d’orchidées. Merde. C’était l’une des rares armes
effectivement capables de tuer un vampire. Et s’il n’y avait pas eu Lilah, elle
lui aurait transpercé le cœur.
— Rentrez à l’intérieur, lui lança-t-il.
Lilah jeta un coup d’œil à la flèche dans sa main avant de rencontrer son
regard féroce.
— Qu’allez-vous faire ?
Il montra les crocs.
— Trouver le suicidaire qui a essayé de me buter.
CHAPITRE 4

Levet détestait les vampires. Presque autant que les dragons. Oh ! et que sa
famille. Oui*, sa famille était tout en haut de la liste des créatures qu’il
détestait. Elle l’avait jeté du nid puis expulsé de la Guilde, et quand il était
tombé dans les mains de marchands d’esclaves, elle n’avait rien fait pour
l’aider.
Non qu’il ait besoin d’elle. Non seulement il avait survécu, mais il était
officiellement un preux chevalier sur son fier destrier, adoré par les femmes
en tout lieu. Et il avait sauvé le monde. Combien de démons pouvaient se
prévaloir d’exploits aussi grandioses ?
Lui seul.
Malheureusement, son statut de héros lui valait d’être souvent appelé à la
rescousse. C’était à la fois une bénédiction et une malédiction. Cette fois-là,
cela ressemblait plus à une malédiction.
Chiron avait le même sale caractère que tous les autres suceurs de sang et
s’imaginait pouvoir mener Levet à la baguette comme s’il était un serviteur
au lieu d’un grand champion.
Plein d’une contrariété empreinte de suffisance, ainsi que de plusieurs
bouteilles de rhum qu’il avait trouvées cachées dans une pièce fermée à clé
près de la cuisine, il déambulait en se dandinant à travers le vaste hôtel.
C’était un bâtiment magnifique. Boiseries luisantes, superbes peintures
murales et énormes cheminées en pierre. Mais il ne l’aimait pas.
Et pire, il ignorait pourquoi il ne l’aimait pas.
Peut-être était-ce parce qu’il avait l’impression que sa magie était aussi
molle que de la mélasse. Ou parce que ses sens étaient émoussés. Ou parce
qu’il avait envie de se baigner dans la lave avec une ravissante sidhe de feu.
Quelle qu’en soit la raison, il avait les ailes tombantes pendant qu’il errait
d’un pas lourd des caves aux étages supérieurs. La clé était là. Il avait suivi le
sort jusqu’à cet endroit. Mais une magie étrange l’empêchait de la localiser
avec précision.
Après avoir fouillé les chambres du dernier étage, il se dirigea vers une
porte au fond du couloir. Elle était cachée derrière l’illusion ingénieuse d’un
miroir, mais Levet n’était pas dupe. Il était passé maître dans l’art de voir à
travers la magie. Ou du moins, c’était le cas quand on ne lui bredouillait pas
ses dons.
Non un instant… ce n’était pas juste. Embrouillait. Oui*. Embrouillait ses
dons.
Parvenu à la porte, il venait juste de réussir à l’ouvrir, révélant un escalier
raide, quand une grosse forme apparut soudain, descendant les marches avec
fracas comme un buffle d’eau ivre.
— Aah !
Levet battit des ailes, comprenant que c’était l’ogresse de sang mêlé qui les
avait accueillis à leur arrivée à l’hôtel. Elle était grande et épaisse, avec un
visage que seule une mère pouvait aimer. Pire, elle dévalait l’escalier bien
trop vite pour pouvoir s’arrêter.
— Écarte-toi de mon chemin, espèce d’imbécile, aboya-t-elle.
Levet recula d’un bond pour éviter de se faire piétiner et attendit que la
femme s’immobilise en dérapant pour la transpercer d’un regard offensé.
— Pourquoi fuis-tu les combles, femme ? Et pourquoi es-tu passée à un
cheveu de m’écrabouiller ?
Faisant volte-face, l’ogresse lui lança un regard mauvais comme s’il avait
été à l’origine de la catastrophe à laquelle ils avaient tout juste réchappé.
— Je m’appelle Inga et je ne fuis pas.
— Alors que fais-tu ?
Inga jeta un coup d’œil vers la porte ouverte.
— J’ai entendu courir sur le toit. Je suis montée pour voir qui c’était, mais
la personne a disparu. Je comptais m’assurer qu’elle ne parviendrait pas à
entrer dans l’hôtel.
Levet suivit son regard. Il avait déjà grimpé sur le toit. Une gargouille
aimait explorer les aménagements extérieurs dès son arrivée en un lieu. Il n’y
avait pas grand-chose à voir. Des tuiles d’argile. Une gouttière. Quelques
cheminées. Assommant.
— Le toit ? demanda-t-il, incrédule.
Elle poussa un grognement impatient.
— Tu sais, le truc au-dessus de nos têtes qui nous garde au sec quand il
pleut ?
Levet fronça ses épais sourcils.
— Je sais ce que c’est. Pourquoi quelqu’un courrait-il là-haut ?
L’ogresse croisa les bras sous sa poitrine.
— Tu devrais poser la question à ton camarade de chambre.
Levet fut momentanément hypnotisé par le gonflement de son imposant
corsage sous les lis orange qui ornaient sa robe.
Sacrebleu* !
— Quel camarade de chambre ?
— Le vampire. (Elle plissa les yeux.) À moins que tu en aies plus d’un ?
Auquel cas, tu dois payer un supplément.
Levet secoua la tête, s’obligeant à croiser son regard soupçonneux.
— Pourquoi Chiron saurait-il quoi que ce soit sur la personne qui était sur
le toit ?
— Je crois qu’il la poursuivait.
Chiron qui poursuivait quelqu’un sur le toit ? Était-elle ivre ? Il renifla
l’air. Il ne discernait l’odeur d’aucun grog dans son haleine.
— Pourquoi poursuivrait-il quelqu’un sur le toit ?
— Je l’ignore et je m’en fous. (Elle se pencha vers lui, retroussant les
lèvres pour montrer ses dents pointues.) Il ne devrait pas aller là-haut, tout
comme tu ne devrais pas fourrer ton vilain museau là où il n’a rien à faire.
— Hé. (Il déploya ses ailes, juste au cas où leurs couleurs éblouissantes lui
auraient échappé.) Qui traites-tu de vilain ?
— Toi.
Levet renifla. À l’évidence, cette femme avait un problème de vue.
N’importe qui pouvait voir qu’il était une créature extraordinaire.
— Tu n’as jamais entendu parler du paillasson et de la poutre ? demanda-t-
il.
Elle grimaça.
— Non. Ça n’a même aucun sens.
Levet renifla encore. La plupart des dictons humains n’avaient aucun sens
pour lui, mais c’était malpoli de la part de l’ogresse de le lui faire remarquer.
Décidant de ne pas lui rappeler vertement les bonnes manières, Levet
esquissa un geste de la main.
— Quel est cet endroit ? s’enquit-il.
Elle parut déconcertée.
— C’est un couloir.
— Non*. (Il agita de nouveau la main.) Cet endroit.
— C’est un hôtel.
Elle parla avec lenteur, comme s’il était trop bouché pour saisir ses paroles.
Levet fit claquer sa langue avec impatience. Il devrait être plus direct.
— Pourquoi la magie est-elle bizarre ?
— Le seul truc bizarre ici, c’est toi.
Levet trépigna, tout en révisant la liste des trucs qu’il détestait le plus dans
sa tête. Sa famille n’occupait plus la première place. L’ogresse devenait
numéro un.
— Je suis un client, avança-t-il en faisant la moue. Tu devrais me traiter
comme un prince. (Il fit tournoyer sa queue autour de ses pieds.) Ce que je
suis, soit dit en passant. J’ai du sang royal qui coule dans les veines.
Elle était loin d’être aussi impressionnée qu’elle l’aurait dû. En fait, elle
avait l’air excédée. Quelle créature ridicule !
— S’il n’en tenait qu’à moi, je te ferais mettre à la porte.
— Pourquoi ?
— Tu t’introduis dans une propriété privée sans y être autorisé.
— Dans une propriété privée ? (Levet cligna des yeux, déconcerté.) Depuis
quand a-t-on besoin d’une autorisation pour faire le tour d’un hôtel ?
Elle bougea les pieds, manifestement incapable de répondre à cette
question parfaitement raisonnable.
— Je n’aime pas les vampires, marmonna-t-elle.
Ah ! Eh bien voilà qui expliquait beaucoup !
— Je comprends.
— Ni les gargouilles, ajouta-t-elle en se baissant pour le saisir par une
corne.
Avant d’avoir pu protester, il valsa à travers les airs et percuta le mur avec
un bruit sec. Il poussa un cri rauque, plus gêné que blessé, alors qu’elle le
dépassait d’un pas lourd et bruyant et disparaissait dans le couloir.
— Espèce d’ogresse puante, rouspéta-t-il en se levant, époussetant
soigneusement ses ailes.
Perdu dans sa vexation, Levet eut à peine le temps de remarquer
l’explosion d’air glacial avant que Chiron apparaisse juste devant lui.
— Donne-moi une raison de ne pas t’arracher la tête, grogna le vampire.
— Aah ! (Levet recula d’un bond puis foudroya du regard le démon qui le
dominait de toute sa hauteur.) C’est quoi cette manie de se déplacer à pas de
loup ?
Sans prêter attention à ses récriminations, Chiron braqua un doigt sur le
visage de Levet.
— Tu as essayé de me tuer.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’étais en train de poursuivre la personne qui m’a tiré dessus avec ça.
(Le vampire brandit la flèche en bois qu’il serrait étroitement dans sa main.)
Je craignais de l’avoir perdue dans le dédale de passages secrets, mais te
voilà.
Levet entrouvrit les lèvres pour réclamer une visite guidée. Il adorait les
passages secrets. Qui savait quel trésor il pourrait trouver ? Mais la
température continua de chuter, et il sentit un tremblement sous ses pieds qui
l’avertissait que Chiron était de mauvais poil.
Un vampire typique.
— Oui*. Je suis là, mais je n’ai rien à voir avec ta flèche.
Chiron montra les crocs.
— Tu me prends pour un imbécile ?
Levet se raidit. Il avait été menacé par des vampires, des dragons et des
trolls. Il avait été menacé par le seigneur sombre en personne. Il ne tremblait
plus devant un démon juste parce qu’il était plus grand avec de grosses dents
pointues. Du moins, pas en apparence. Au fond de lui, il se pourrait bien qu’il
tremble un tout petit peu.
— Tu es un imbécile si tu t’imagines que j’aurais essayé de te tuer avec
une arme aussi rudimentaire.
— Cette arme rudimentaire est parfaitement conçue pour tuer un vampire,
l’informa Chiron d’une voix râpeuse.
Levet fit claquer ses ailes. Quel démon stupide !
— Je suis une gargouille. Je pourrais te faire sauter avec ma magie,
répliqua-t-il sans prendre la peine de préciser que sa magie était aléatoire
dans le meilleur des cas.
À cet instant, elle pourrait bien être inexistante.
Chiron plissa les yeux, mais Levet sentit fondre sa colère. Presque comme
si le vampire savait qu’il disait la vérité.
— Alors qu’est-ce que tu fais là ? s’enquit-il.
Levet poussa un soupir exaspéré. Il n’y avait pas assez de rhum dans tout
l’hôtel pour l’aider à supporter ce vampire en plus de l’ogresse, la dénommée
Inga-l’emmerdeuse-finie.
— Je fais ce que tu m’as ordonné. Je cherche la clé.
Chiron recula, se tapotant de la flèche le côté de la jambe avec impatience.
Pour la première fois, Levet remarqua le sang qui imbibait sa chemise
déchirée et son pantalon crotté.
Il ne ressemblait plus du tout au vampire raffiné et à la mise impeccable
qui avait quitté Las Vegas. Même ses yeux étaient différents. Plus doux.
Distraits. Comme si…
Hmm.
— Tu as découvert quelque chose ? s’enquit Chiron.
Levet grimaça.
— La magie est très fluide. Elle coule autour de moi comme de l’eau,
constamment en mouvement.
À sa grande surprise, Chiron n’exigea pas d’explications plus précises. Les
vampires n’entendaient rien à la magie, d’où le fait qu’ils posaient sans arrêt
les questions les plus ennuyeuses.
— Elle est humaine ?
— Le sort est humain. La magie… (Levet haussa les épaules : c’était une
question qui le tenaillait.) Elle a quelque chose d’étrange.
Sous l’effet de la frustration de Chiron, le miroir tout proche se couvrit
d’une couche de givre.
— On doit être au bon endroit.
Levet frissonna. Il avait passé les derniers mois en compagnie de dragons
qui ne cessaient jamais de cracher du feu. Maintenant il se trouvait de
nouveau avec des vampires qui rendaient l’air glacial. Pourquoi ne pouvaient-
ils donc pas laisser la température tranquille ?
— Oui*, convint Levet. Je crois que la clé pourrait être cachée au grenier.
Chiron jeta un coup d’œil vers la porte révélant l’escalier qui conduisait
aux combles.
— Alors pourquoi n’es-tu pas en train de la chercher ?
— Parce que cette méchante ogresse a manqué de m’écraser, se lamenta-t-
il. Puis elle m’a balancé comme un guignol de chiffon.
— Un guignol de chiffon ? (Chiron le dévisagea d’un air perplexe.) Tu
veux dire une poupée de chiffon ?
Levet haussa les épaules, soudain distrait par un bruit de pas qui
approchaient.
— On vient.
Chiron se raidit, et ses narines se dilatèrent comme s’il venait de humer un
parfum ensorcelant.
— Lilah. (Ses yeux s’adoucirent encore.) Je vais détourner son attention.
— Lilah ? (Levet dressa les ailes : quoi de mieux qu’une femme pour vous
faire oublier vos ennuis.) Je veux la rencontrer.
— Non. (Ce mot acerbe fendit l’air alors que Chiron le mettait en garde du
regard.) J’y vais. Tu restes ici pour trouver la clé.
Le vampire tourna les talons et disparut au bout du couloir à une vitesse
fulgurante. Levet lui tira la langue. Pourquoi devrait-il poursuivre ces
recherches ennuyeuses ? Une gargouille avait des besoins.
D’abord, il comptait dénicher quelques nouvelles bouteilles de rhum, puis
il se mettrait en route pour aller voir les naïades locales. C’était la moindre
des politesses que de se présenter aux démones du coin. Et si elles
souhaitaient qu’il passe une heure ou deux en leur compagnie, qui était-il
pour leur refuser ce plaisir ?
Une gargouille avait toujours du pain sur la planche.
CHAPITRE 5

Lilah était retournée dans l’hôtel à contrecœur, mais pas parce que Chiron
le lui avait ordonné. Elle ne recevait pas d’ordres de ses clients. Pas même
d’un vampire qui était si séduisant que son sang bouillait de désir.
C’était juste qu’elle tenait autant que Chiron à savoir qui avait tiré la
flèche. Qu’il se soit agi d’un accident ou d’une tentative délibérée de tuer le
vampire, c’était inacceptable.
Alors qu’elle fouillait les salles communes, elle tomba dans le solarium sur
ses clients faes qui sirotaient du nectar. Ils dansaient autour des fontaines en
gloussant. Elle doutait que l’un d’eux vienne tout juste de revenir en
quatrième vitesse après avoir tiré sur Chiron.
Ensuite, elle trouva le garou solitaire qui était allé courir au clair de lune.
Elle resta cachée pendant qu’il reprenait forme humaine et montait l’escalier
vers sa chambre. Il pourrait être un suspect. Les garous et les vampires étaient
des ennemis naturels. Mais qu’il tire une flèche furtivement semblait bizarre.
Les garous n’étaient pas connus pour leur personnalité sournoise. Ils étaient
brutaux, brusques et parfois féroces. S’il avait voulu la mort du vampire, il se
serait plus vraisemblablement transformé en loup pour tenter de lui arracher
la tête.
Elle grimpa les marches jusqu’au premier étage et passa devant les
chambres. Toutes les portes étaient closes, mais elle sentit la présence des
sidhes nouvellement unis. Elle supposait qu’elle ne les reverrait pas avant
leur départ.
Elle rejoignit l’aile opposée et longea de nouveau un long couloir. Elle
était presque parvenue au bout quand elle entendit des voix au-dessus d’elle.
Tournant les talons, elle se précipita vers l’escalier qui conduisait au dernier
étage.
Au même instant, dans une brise presque imperceptible, Chiron apparut
brusquement devant elle.
Poussant un petit cri de surprise, elle recula instinctivement d’un pas.
Waouh ! On devrait attacher des cloches au cou des vampires. Ils se
déplaçaient trop vite pour ses yeux.
Elle sentit ses joues s’empourprer. Elle se dit que c’était parce qu’elle avait
sursauté comme une fée de rosée à son arrivée soudaine. Elle était censée être
une entrepreneuse compétente ayant affaire à toutes sortes de démons. Mais
elle savait tout au fond d’elle que sa rougeur n’avait rien à voir avec la gêne
mais était entièrement due à l’excitation qui pétillait en elle comme du
champagne.
C’était perturbant.
Des centaines de démons séduisants étaient passés à l’hôtel. Certains si
mignons qu’ils ne semblaient pas réels. Comme s’ils étaient une vision
envoyée par un dieu bienveillant. Mais cet homme…
Il n’était pas mignon. Il était d’une virilité sauvage, avec des yeux où
couvait une énergie impétueuse. Il avait des traits finement ciselés et un corps
svelte et musclé. En l’occurrence, il avait perdu l’élégance brillante qui
l’avait caractérisé un peu plus tôt, ce qui ne faisait que lui ajouter le piment
du danger.
Son cœur dérapa, comme s’il avait glissé sur la glace, puis recommença
brusquement à battre à un rythme bien trop rapide.
Le rouge de ses joues était-il plus prononcé ? Probablement. Le vampire
pouvait très certainement discerner son pouls qui tambourinait. C’était
manifeste dans le flamboiement de ses yeux et l’allongement de ses canines.
Le moment était venu de détourner son attention.
Elle jeta un coup d’œil à sa blessure, qui semblait avoir déjà cicatrisé.
— Avez-vous trouvé qui a tiré la flèche ?
Il serra les lèvres.
— Non.
— Je ne comprends pas. Certains de mes clients ont été mêlés à des
bagarres sanglantes et d’autres ont des pouvoirs magiques qui peuvent être
dangereux quand ils sont ivres, mais aucun d’eux n’a jamais essayé de tuer
qui que ce soit avec une flèche.
— Parlez-moi de vos clients actuels.
Lilah fronça les sourcils. Cet homme avait beau lui donner des papillons
dans le ventre, il aimait bien trop lui lancer des ordres.
— Mes clients ont droit au respect de leur vie privée, lui dit-elle.
Il leva la main qui tenait la flèche. La pointe était encore tachée de son
sang.
— Même s’ils ont tenté de me tuer ?
Elle sentit une horreur étrange lui nouer le ventre. Il s’en était fallu de peu.
De trop peu. Si elle n’avait pas aperçu une ombre qui fonçait vers eux, la
flèche aurait pu transpercer Chiron en plein cœur.
Il se serait transformé en un petit tas de cendre et elle l’aurait…
Pleuré.
Oui. C’était bien le terme.
Mais pourquoi ? Il était sexy, charmant quand il ne se comportait pas
comme un imbécile et il lui donnait des frissons dans tout le corps.
N’empêche, c’était un inconnu. Qui était de passage, comme tous ses clients.
Alors pourquoi l’idée de sa mort la rendait-elle presque malade ?
Une question dangereuse à laquelle elle ne souhaitait pas connaître la
réponse. Pas pour l’instant.
— Je leur parlerai personnellement, assura-t-elle à Chiron.
Soudain il lui empoigna le haut du bras. Sans serrer fort. En fait, elle
sentait qu’il veillait à ne pas appuyer les doigts sur sa chair, comme s’il
craignait de la meurtrir.
— Non. Je ne veux pas que vous vous mettiez en danger.
Elle cligna des yeux à sa réponse ferme. S’inquiétait-il pour elle ? Cette
pensée était étrangement touchante. Mais il tentait toujours de lui donner des
ordres. Une habitude qui devait être écrasée dans l’œuf.
— C’est mon hôtel, lui rappela-t-elle sur le ton qu’elle réservait à ses
clients les plus pénibles. Et avez-vous envisagé la possibilité que ce soit moi
qui aie été visée et pas vous ?
Un froid pénétrant explosa dans l’air alors que Chiron resserrait les doigts
sur son bras.
— Si je pensais qu’on cherchait à vous blesser, je vous promets que
chacun de vos clients et chacun de vos employés seraient déjà morts.
Elle entrouvrit les lèvres, horrifiée.
— Chiron.
Comme s’il comprenait que sa réaction était franchement excessive,
Chiron laissa retomber sa main et recula d’un pas. Il se composa un visage
charmant, mais un pouvoir meurtrier continua à briller dans ses yeux, et la
pointe de ses canines dépassait toujours de ses lèvres.
— Certains démons sont-ils là pour la première fois ? demanda-t-il.
Elle secoua rapidement la tête.
— Non. Il n’y a que neuf clients en plus de vous et la gargouille. Et ce sont
tous des habitués.
— Des sorcières ?
Cette question la déconcerta.
— Les humains ne peuvent pas franchir les barrières. Ils se perdent dans
les marécages s’ils s’approchent de l’hôtel.
Il hocha la tête.
— Des vampires ?
— Il y a un couple uni, mais il vient depuis des années. Même Inga
l’accepte, et elle déteste les vampires.
Il retroussa les lèvres à la mention de l’ogresse bâtarde. Une réaction
parfaitement prévisible. Inga était une personne qu’on apprenait à apprécier
avec le temps.
— Que savez-vous sur votre gérante ?
Lilah fronça les sourcils. Il ne pensait tout de même pas qu’Inga avait tenté
de lui tirer dessus ? L’ogresse avait beau ne pas être la démone la plus
charmante, elle constituait la seule famille que Lilah avait jamais connue.
Elle l’avait élevée depuis son plus jeune âge et lui avait enseigné toutes les
ficelles du métier pour qu’elle puisse diriger l’hôtel avec la même efficacité
que ses parents.
Autrement dit, elle connaissait suffisamment bien la démone pour être
certaine qu’elle ne tirerait pas de flèches sur ses clients. Même les vampires.
— Je vous le promets, elle fait plus de bruit que de mal, lui assura Lilah.
Il leva les yeux au plafond, comme s’il cherchait quelque chose.
— Je suppose que vous n’avez pas de caméras de sécurité ?
— Non.
Elle haussa les épaules. Qu’elles puissent avoir besoin d’un dispositif de
sécurité ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Elle pouvait compter sur Inga
pour s’occuper de toute menace physique. Même un garou enragé n’était pas
assez stupide pour s’en prendre à une ogresse. Et l’isolement de l’hôtel le
préservait de toute intrusion.
— Comme je vous l’ai dit, nous n’avons jamais eu aucun problème ici, à
part la destruction occasionnelle de mes biens.
Il regarda vers le fond du couloir, s’attardant sur l’entrée presque invisible
d’un couloir secret aménagée dans le mur.
— Ce ne sont pas les endroits où se cacher qui manquent, murmura-t-il,
plus pour lui-même que pour elle.
Lilah se figea. S’être fait attaquer l’avait rendu furieux. Une réaction
parfaitement normale. Tout comme sa détermination à découvrir l’archer.
Mais elle percevait aussi une étrange acceptation. Comme s’il n’était pas
étonné qu’on cherche à le tuer.
Si elle avait vraiment cru que la flèche lui avait été destinée, elle aurait été
folle de terreur.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle brusquement. Et épargnez-moi ces
inepties sur votre souhait d’ouvrir votre propre hôtel de démons.
Il resta silencieux, réfléchissant manifestement à sa réponse. Un truc
qu’elle avait déjà remarqué. Était-il en train de décider s’il allait lui mentir ?
— Je cherche mon maître, avoua-t-il enfin.
Elle fronça les sourcils. Quand il lui avait dit être une sorte de rebelle, elle
avait supposé qu’il n’avait pas de clan. Qu’il était seul au monde, comme
elle.
À l’évidence, elle s’était trompée.
— Il s’est perdu ? demanda-t-elle.
— Si on veut.
Il se montrait vague à dessein. Pourquoi ? Était-ce lié au fait qu’on tentait
de le tuer ?
— Et vous pensez qu’il est ici ? insista-t-elle.
S’il existait le moindre danger pour ses clients, elle était en droit de le
savoir.
— Je pense qu’il est possible qu’il s’y soit trouvé.
— Je peux vérifier dans le registre de l’hôtel si vous voulez.
Il secoua la tête.
— Vous n’étiez pas née.
Lilah observa son visage pâle, refusant farouchement de se laisser
hypnotiser par ses yeux sombres et ensorcelants. Elle s’efforçait de
comprendre ce qu’il pouvait bien faire à l’hôtel si son maître l’avait quitté
depuis plus d’un siècle.
Puis elle se rappela ce qu’il lui avait demandé quand ils étaient sur la
terrasse.
— Oh ! C’est pour ça que vous vous intéressiez à mes parents.
— Oui. J’avais espéré que quelqu’un ici se serait souvenu du passé.
Lilah était toujours perplexe.
— Même s’il avait séjourné ici, en quoi cela vous aurait-il aidé à le
retrouver ?
Il réfléchit avant de répondre.
— Il est possible qu’il ait décidé de vivre dans le coin, dit-il enfin.
Hmm. Encore une réponse vague. Que dissimulait-il ?
— Alors pourquoi ne vous aurait-il pas contacté ?
— En tant que chef des Rebelles, il était l’ennemi de l’Anasso. Il n’a eu
d’autre choix que de se cacher.
On devinait à sa voix qu’il était tendu. Son amertume envers ses frères
vampires était indubitable.
— Et maintenant ?
La tension du vampire s’apaisa en partie.
— Il y a un nouveau roi. Il est venu à Las Vegas m’assurer qu’il n’avait
pas l’intention d’alimenter ce conflit.
Lilah ne franchissait jamais les barrières. Non seulement parce qu’il lui
incombait de prendre soin de l’hôtel, mais parce qu’elle craignait d’être
vulnérable loin de la magie de celui-ci. N’empêche, elle réussissait à se tenir
au courant des affaires du monde. Ses clients adoraient colporter les derniers
potins, sans compter qu’elle avait accès à la technologie moderne.
Elle avait entendu les rumeurs concernant Styx, le nouvel Anasso. Certains
des vampires l’avaient critiqué. Ils admiraient son pouvoir prodigieux, mais
étaient déçus qu’il ne gouverne pas avec la même main de fer que son
prédécesseur. Ils considéraient que c’était un signe de faiblesse. La plupart
des vampires, néanmoins, avaient accueilli favorablement son accession au
trône. Il les laissait vivre en paix tant qu’ils ne s’en prenaient pas à d’autres
vampires.
Vivre et laisser vivre.
Lilah trouvait que c’était une bonne philosophie.
— Vous le croyez ? s’enquit-elle.
Chiron grimaça.
— Je suis prêt à lui laisser une chance.
Elle soupçonnait qu’il était très difficile de gagner la confiance de ce
vampire. Voire impossible.
À cette pensée sa poitrine se serra. Que lui arrivait-il ? C’était comme si
ses émotions étaient toutes détraquées. Et ça n’avait rien de positif.
— Alors vous êtes venu dire à votre maître qu’il ne risque plus rien ?
Il serra les dents.
— Je suis venu le chercher.
Les vampires étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler leurs
sentiments. Inga disait que c’était parce qu’ils n’en avaient pas. Mais Lilah
percevait aisément à quel point Chiron souhaitait retrouver son maître.
— C’est très important pour vous.
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer, dit-il.
Lilah poussa un petit soupir.
— À vrai dire, je peux facilement l’imaginer. Je donnerais n’importe quoi
pour avoir la chance de revoir mes parents.
Elle vit son expression s’adoucir pendant qu’il scrutait son visage du
regard.
— Vous n’avez aucun souvenir d’eux ?
Ce fut au tour de Lilah d’être vague. Elle ne parlait à personne des rares
souvenirs qu’elle chérissait. Essentiellement de quand elle était petite. Un
humain supposerait à coup sûr que le fait qu’elle n’ait que des souvenirs
confus était dû au traumatisme qu’elle avait subi à un âge si tendre. Ce qui
était probablement le cas, même pour elle. Mais elle souffrait de ne pouvoir
poser la question à personne.
— Franchement, mon enfance est pleine de brouillard, dit-elle, gardant un
ton léger.
Bien sûr, il ne fut pas dupe. Il s’avança et lui toucha le visage avec
douceur. Elle ignorait ce qu’il faisait exactement. Tentait-il de lire dans ses
pensées ? Quoi que ce soit, il ne fut pas satisfait. Du moins, à en croire sa
mine renfrognée.
— Je crains de ne pas pouvoir vous aider avec vos parents, reconnut-il à
contrecœur.
Elle ne lui demanda pas ce qu’il avait cru pouvoir faire. Ils étaient morts
depuis près d’un siècle. Et, en toute franchise, elle n’avait pas envie de penser
à eux. Elle était prise de vertiges étranges, à en être presque malade, quand
elle tentait de se replonger dans le passé.
C’était plus facile de se concentrer sur le présent.
— Non, mais je peux vous aider à chercher votre maître, assura-t-elle à
Chiron.
Ses douces paroles éveillèrent aussitôt les instincts protecteurs de Chiron.
Il laissa retomber sa main et secoua vivement la tête.
— Lilah, j’apprécie votre proposition, mais je ne vous laisserai pas vous
mettre en danger.
Elle ne se soucia pas de sa tentative prévisible de lui donner un ordre. Ils
en discuteraient plus tard.
— Quel danger ?
— De toute évidence quelqu’un ne veut pas que je retrouve mon maître.
— Pourquoi ?
Il grimaça, comme s’il regrettait ses paroles impulsives. Puis il recula d’un
pas, comptant manifestement partir.
— Je ne le sais pas. Pas encore.
Elle lui saisit le bras.
— Qu’allez-vous faire ?
Il haussa les épaules.
— Un tour dans la propriété. C’est une nuit splendide.
Elle serra les lèvres. Chiron avait créé un empire fondé sur les néons et les
sensations fortes. Il n’était pas le genre d’homme qui aimait se promener
tranquillement en pleine nature.
— Pourquoi ?
— Je pourrais découvrir un indice quant à l’endroit où mon maître est
caché, répondit-il d’un ton doucereux.
— Je ne vous crois pas.
Il pinça les lèvres.
— Vous dites souvent ça.
À vrai dire, elle ne l’avait jamais dit. Pas avant l’arrivée de Chiron à son
hôtel.
— Parce que c’est vrai, dit-elle.
Il porta la main au centre de sa poitrine.
— Je vous l’assure, j’ai juste l’intention d’aller me promener.
— Vous cherchez délibérément à jouer les cibles.
— Pourquoi ferais-je une telle chose ?
— Pour attirer la personne qui a tiré la flèche.
— Si elle est stupide au point de réessayer, je suis prêt à lui apprendre ce
qui se passe quand on menace un vampire.
Elle poussa un soupir excédé. Les hommes étaient tous les mêmes, quelle
que soit leur espèce.
— Et si elle ne vous ratait pas cette fois ?
Soudain il se rapprocha tant qu’elle sentit son pouvoir glacial l’envelopper.
Il lui couvrit la main de la sienne, alors qu’elle lui tenait toujours le bras.
— Cette pensée vous tourmente-t-elle ?
Elle frissonna. Jamais elle ne reconnaîtrait qu’à la seule idée qu’il soit
blessé une vague de panique la submergeait.
— Évidemment. (Elle s’obligea à esquisser un sourire contraint.) Un client
qui se fait assassiner dans mon hôtel n’est pas vraiment bon pour les affaires.
Il ne fut pas dupe. Pas même l’espace d’une nanoseconde. Il se pencha,
laissant ses lèvres hésiter dangereusement près de sa bouche.
— Et c’est la seule raison pour laquelle vous vous inquiétez ?
Au fil des années, Lilah avait appris à éviter les avances sexuelles
importunes. Un talent nécessaire, étant donné que la plupart des hommes
étaient attirés par sa beauté plastique. Elle ne le prenait pas comme un
compliment. Pas un seul de ces clients n’avait été intéressé par ce qu’elle
pensait ou ressentait. Elle représentait juste un bonus pour leurs vacances.
Alors pourquoi ne s’éloignait-elle pas ? Son cerveau lui envoyait toutes
sortes d’alarmes, mais ses pieds refusaient de bouger. Les traîtres.
— À quelle autre raison songez-vous ? s’obligea-t-elle à demander.
— Peut-être à celle-ci.
Il baissa la tête. Avec lenteur, de façon à lui laisser amplement le temps de
se soustraire à son baiser. Ce qu’elle ne fit pas. Par l’enfer, elle se dressa sur
la pointe des pieds pour accélérer le rapprochement de leurs lèvres. Quand
elles se rencontrèrent enfin, elle eut le souffle coupé.
L’image des feux d’artifice était censée être une représentation
métaphorique du baiser. Une promesse mythique des poètes qui ne se
réalisait jamais vraiment.
Mais ils étaient bien réels. Et ils éclatèrent dans sa tête, comme lors de la
fête nationale américaine humaine, lorsque leurs bouches se touchèrent pour
ne plus se quitter. Un gémissement coincé dans la gorge, elle leva les mains
pour lui caresser le torse. Il avait la peau froide sous la soie de sa chemise, les
muscles durs comme l’acier. Elle ne sentit aucun battement de cœur, mais ne
doutait pas qu’il était pleinement vivant.
C’était manifeste dans la force de ses mains qui lui agrippaient les hanches
et dans le pouvoir enivrant qui tourbillonnait autour d’eux. Et dans le
renflement de plus en plus ferme de son érection.
Ils se rapprochèrent tous les deux, et il se servit de la pointe de la langue
pour lui entrouvrir les lèvres, approfondissant le baiser.
Le temps ne signifiait plus rien alors que Lilah se perdait dans les
sensations qui assaillaient son corps. Chaleur. Passion. Désir. Et une
tendresse étrange qu’elle ne comprenait pas.
Des mains, Chiron créait un chemin frénétique sur son corps, comme s’il
était tout autant stupéfait par le désir qui crépitait entre eux. Des lèvres, il lui
effleura la joue puis suivit le contour de son oreille avant d’enfouir le visage
dans la courbe de son cou.
— Lilah, chuchota-t-il. J’aime ton odeur.
Un gloussement lui échappa.
— Tu veux dire que je sens ?
— Oui, et c’est enivrant, grogna-t-il, lui éraflant la peau de la pointe des
canines, ce qui provoqua une onde d’excitation en elle. Un parfum de femme
chaude et voluptueuse. (Il déposa un baiser sur sa clavicule.) Et autre chose.
Des sonnettes d’alarme retentirent dans son esprit.
— Quoi ?
— J’ignore ce que c’est et ça me rend fou, murmura-t-il, se méprenant sur
sa question.
La peur parvint à percer les brumes de son plaisir. D’un mouvement
brusque, elle s’arracha à ses bras et recula en trébuchant.
Chiron n’était pas le premier démon à être déconcerté par son hérédité.
Mille fois on lui avait demandé quel genre de fae elle était. Et mille fois elle
avait esquivé la question.
C’était un sujet dont elle ne discutait pas. Avec personne.
— J’ai…
Elle fut obligée de s’interrompre pour se racler la gorge.
— Quoi ?
— Des trucs à faire, dit-elle enfin d’une voix enrouée, reculant dans le
couloir.
— Quels trucs ? demanda-t-il.
— Vous savez. Des trucs. (Elle humecta ses lèvres sèches.) Essayez de ne
pas vous faire tirer dessus.
Les yeux plissés, il observa sa retraite maladroite. Il devait savoir qu’elle
cachait quelque chose, mais heureusement il n’exigea pas d’explications. Les
bras croisés, il esquissa un sourire empreint d’une résignation amusée.
— Je ferai de mon mieux.
Se sentant rougir, frustrée, voulant rentrer à cent pieds sous terre, Lilah se
retourna et s’éloigna à toute vitesse.
Pourquoi pas ?
Elle s’était déjà ridiculisée. Elle pouvait aussi bien montrer qu’elle était
lâche en plus de tout le reste.
CHAPITRE 6

Levet aurait pu chasser son dîner dans les marécages. Ils étaient à coup sûr
peuplés d’alligators, de serpents et de toutes sortes de choses horribles et
visqueuses. Mais il s’était introduit furtivement dans la cuisine et s’était gavé
des tourtes à la viande qu’il avait trouvées sur un plateau dans le garde-
manger. Il avait beau être un démon, il avait le goût d’un vrai connaisseur.
Puis, le ventre plein, il avait décidé qu’il était temps de se mettre en quête
des naïades.
Parvenu à la limite des jardins, il s’était arrêté pour renifler l’air quand une
toute petite brise lui avait agité les ailes. Les sourcils froncés, il regarda
autour de lui. Il n’y avait pas de vent. Du moins, les branches des arbres les
plus proches ne bougeaient pas.
Ce qui signifiait que l’air venait du dessous.
Immédiatement intrigué, Levet se baissa et entra en se tortillant dans une
haie près de lui. Il ressentit une étrange sensation de froid puis l’illusion de
buissons disparut, révélant une ouverture étroite dans le sol.
Ah ! Voilà d’où sortait la brise.
Reniflant l’air, Levet considéra les possibilités qui s’offraient à lui.
Il pouvait repartir à la recherche des naïades. Ce qui serait probablement le
choix le plus sage. Ces faes avaient beau être inconstantes et fourbes, elles
étaient rarement violentes. Même si les mâles n’appréciaient pas le don de
Levet pour charmer les femelles.
De plus, que pouvait-on rêver de mieux qu’une soirée à siroter du nectar en
compagnie d’une ravissante naïade ?
Mais Levet n’avait-il jamais écouté la voix de la sagesse ?
Non.
Ces pensées lui traversèrent l’esprit alors qu’il s’avançait pour se glisser
dans le trou. Comment pouvait-il partir sans découvrir ce qui se cachait là-
dedans ? Ce serait comme une démangeaison qu’il ne pouvait pas gratter.
Une soif qu’il ne pouvait pas étancher.
Sans compter que la clé pourrait être dissimulée dans le trou. Il devait
regarder.
S’attendant à trouver un petit tunnel creusé par un animal, Levet fut pris au
dépourvu quand il ne rencontra rien d’autre sous ses pieds que l’air.
— Argh !
Dégringolant à une vitesse alarmante, Levet battit frénétiquement des ailes.
Ce n’était pas une chute qui le tuerait, mais cela pouvait faire un mal de
chien.
Il réussit à ralentir sa descente de façon à atterrir sans dommage. Même s’il
ne put éviter un nuage de poussière qui lui arracha un éternuement et le fit
pleurer.
Grimaçant, il leva les ailes pour qu’elles ne touchent pas le sol et regarda
autour de lui. Où était-il ?
La caverne était vaste et de forme octogonale. Le plafond avait été taillé en
dôme. Plusieurs ouvertures dans les parois donnaient, supposait-il, sur des
tunnels. Et en son centre trônait une grande pierre qui était plate sur le dessus.
On aurait dit un autel sacrificiel.
Une vilaine boule d’effroi se logea dans le creux de son ventre tandis qu’il
s’avançait. Pourquoi un truc pareil serait-il caché sous un hôtel ? Non qu’il
ait l’air d’avoir récemment servi. En fait, l’autel était recouvert d’une épaisse
couche de poussière et de toiles d’araignée.
Obligé de se dresser sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le
bord, Levet souffla pour en chasser la poussière. Il éternua de nouveau, mais
réussit à voir les runes qui avaient été gravées dans le granit.
Elles avaient l’air fae avec leurs courbes fluides, mais il ne parvint pas à
les déchiffrer. Étrange. Il se pencha et renifla. Puis renifla encore. Du sel ?
Pourquoi y aurait-il du sel ici ?
— Toi.
Levet glapit en se retournant pour faire face à la grosse femme qui
surgissait d’un tunnel. Inga l’ogresse. Comment avait-il pu ne pas l’entendre
approcher ? Elle avait des pieds aussi grands que des péniches.
La surprise de Levet lui arracha un sourire narquois. Quelle femme
agaçante. Levet renifla, relevant le menton avec arrogance.
— Oui*. C’est moi*. (Il ouvrit les bras avec majesté.) Bienvenue.
Le petit sourire narquois d’Inga laissa place à un air renfrogné alors qu’elle
avançait d’un pas lourd et bruyant.
— Que fais-tu ici ?
— Je profite de mes vacances.
— Ici ?
Levet haussa les épaules.
— J’aime les endroits froids, humides et qui sentent le renfermé. Cela dit,
tu ferais peut-être mieux de t’occuper de cette odeur de sel. (Il grimaça.)
C’est très impuissant.
La femme s’arrêta juste devant lui.
— Puissant, espèce de créature idiote, pas impuissant.
Levet fit claquer sa langue. Pourquoi les gens ne cessaient-ils donc jamais
de le corriger ? C’était vraiment agaçant.
— C’est la même chose.
— Non, protesta-t-elle. Y’en a un qui veut dire ça.
Elle leva la main et tendit l’index. Il était aussi épais qu’une branche
d’arbre. Elle le replia jusqu’à ce qu’il touche la paume.
— Et l’autre ça.
Elle redressa l’index.
Oh ! Levet battit des ailes.
— Je t’assure que je suis puissant. Très* puissant.
Elle haussa les épaules, comme si le fait d’avoir insulté sa virilité ne lui
faisait ni chaud ni froid. Elle posa les mains sur ses hanches, resserrant sa
robe. Levet frémit. C’était hideux.
— L’accès à cet endroit est interdit, lui lança-t-elle d’un ton brusque.
— Tu as dit que l’accès aux combles était interdit.
— C’est le cas.
Levet poussa un grognement d’impatience.
— Je crains que tu ne saisisses pas entièrement ce que cela signifie d’être
propriétaire d’un hôtel, l’informa-t-il. Si tu voulais enfermer tes clients dans
leur chambre, tu aurais dû tenir un cachot.
— On en a plusieurs.
Levet cligna des yeux, déconcerté.
— Des clients ?
— Des cachots, crétin.
Levet remua la queue, de nouveau dévoré par la curiosité. D’abord cette
caverne secrète avec un autel sacrificiel et à présent des cachots. Cet endroit
devenait plus fascinant à chaque instant.
— Vraiment ?
— Je peux te les montrer.
L’ogresse étira les lèvres pour dévoiler ses dents pointues. Était-ce un
sourire ? Elle lui indiqua d’un geste le tunnel de l’autre côté de la caverne.
— Ils sont par là.
Levet voulait les voir. Vraiment, vraiment beaucoup. Mais il avait beau
être impulsif, il n’était pas stupide. Quand on vous proposait de vous montrer
ses cachots, cela finissait mal en général.
— Non*. C’est une ruse, dit-il.
— Ce n’est pas une ruse. Je t’assure qu’il y a bien des cachots.
Levet secoua la tête, reportant sa curiosité sur le léger accent qu’il décelait
dans la voix de l’ogresse.
— D’où es-tu ? demanda-t-il abruptement.
Ce fut au tour de l’ogresse d’être prise au dépourvu.
— Je te demande pardon ?
— Les ogres ne sont pas natifs de ce pays. La plupart ont été amenés ici
comme esclaves.
La femme en eut le souffle coupé, et ses yeux lancèrent des éclairs rouges.
— Je ne suis pas une esclave.
— Mais tu l’as été.
Levet s’avança et lui toucha la main. Une petite explosion de pouvoir fit
voler en éclats la magie qui masquait les vilains tatouages qui avaient été
marqués au fer rouge sur la peau de l’intérieur de son poignet.
— Ah !
Inga feula, écartant brusquement la main.
— Arrête, lança-t-elle d’une voix rageuse.
Levet rejeta la tête en arrière pour examiner son visage. La colère
flamboyait dans ses yeux qui étaient devenus complètement rouges, mais la
pointe de vulnérabilité qu’elle ne pouvait pas dissimuler ne lui échappa pas.
Il sentit son cœur tendre fondre. Personne ne méritait d’être capturé,
marqué au fer rouge et vendu comme un animal.
— Tu n’as aucune raison d’avoir honte, lui assura-t-il. J’ai un jour été
retenu dans un enclos à esclaves. Je devais être vendu aux enchères, avant
d’être sauvé par une amie.
Elle gonfla la poitrine, et son visage prit une teinte cramoisi foncé qui
jurait avec sa robe.
— Je ne suis pas une esclave.
Levet roula des yeux. Sujet sensible, sensible, sensible. Croyait-elle que les
gens la mépriseraient parce qu’elle avait été marquée ?
— Je ne te juge pas, lui assura-t-il. La plupart de mes démons préférés ont
été retenus prisonniers au moins une fois.
L’expression de l’ogresse indiquait qu’elle était sur la défensive.
— Comme si j’en avais quelque chose à faire de ce que tu penses.
Levet se rapprocha pour effleurer sa marque des griffes.
— Dis-moi ce qui s’est passé.
Elle avança la mâchoire, comptant manifestement lui lancer une remarque
agressive. Puis, tout à coup, elle tourna la tête, clignant rapidement des yeux.
Luttait-elle contre les larmes ?
— Ma mère a été capturée par une horde d’ogres, marmonna-t-elle enfin.
Elle m’a vendue aux marchands d’esclaves le jour de ma naissance.
— Pauvre bébé*.
Levet fit claquer sa langue. Cela aurait dû être une histoire choquante.
Malheureusement, c’était une histoire qu’il avait entendue cent fois. Les
démons pouvaient se montrer cruels, même envers leur propre progéniture.
— Qui t’a achetée ?
Elle lui répondit par un long silence douloureux. Levet sentit que l’ogresse
voulait le frapper. À moins qu’elle envisage le plaisir de l’envoyer de
nouveau valser contre le mur. Pour une raison ou une autre, les démons
avaient tendance à manifester des penchants extrêmement violents en sa
présence. C’était déconcertant.
Mais il avait touché avec ses paroles une blessure qui avait suppuré
pendant très longtemps. Venait un moment où on devait faire sortir le poison
ou le laisser nous ronger.
— D’abord j’ai suivi les trolls, dit-elle d’une voix rude.
Levet laissa retomber ses ailes. Les trolls étaient des créatures brutales qui
aimaient infliger des souffrances.
— Tu as été maltraitée ?
— Pas plus que les autres esclaves.
Son ton était sec, l’avertissant qu’elle n’entrerait pas dans les détails des
violences qu’elle avait endurées.
— Tant que j’étais petite, je devais me glisser dans les puits de mine et
creuser pour extraire des rubis en Asie.
Levet hocha la tête. Il détestait les trolls. Une saleté de vermine.
— Et quand tu n’as plus été petite ? s’enquit-il.
Elle serra et desserra les dents, s’efforçant de brider étroitement ses
émotions. Au même moment, il huma son odeur légère. Elle était pure et
piquante. Comme le vent soufflant sur l’océan. Cette femme avait du sang fae
dans les veines, reconnut-il en silence. Levet inspira plus profondément,
étrangement fasciné par cette senteur.
— Ils m’ont vendue à un gobelin qui m’a intégrée à son équipage. Nous
avons quitté l’Asie pour aller piller l’or des Aztèques, dit-elle.
Eh bien, voilà qui expliquait comment elle était arrivée de ce côté du
monde ! Les gobelins étaient l’équivalent des Vikings chez les démons. Ils
utilisaient des esclaves pour faire avancer leurs lourdes embarcations en bois
d’un pays à l’autre, saccageant et violant sur leur passage.
— Qu’est-il advenu de lui ? demanda Levet.
— Il a été tué.
Levet ressentit une pointe de satisfaction. Puis il claqua soudain des doigts.
Il ne connaissait qu’un seul Aztèque capable de tuer un gobelin adulte.
— Je parie que c’était Styx, dit-il, n’ayant aucun mal à imaginer le
gigantesque vampire traversant la jungle à grands pas pour arracher la tête
d’un envahisseur.
Inga fronça les sourcils.
— Qui ?
— Peu importe. (Levet esquissa un geste de la main.) A-t-il été ton dernier
maître ?
Après une hésitation presque imperceptible, la femme hocha la tête.
— Oui. Quand il est mort, j’ai été libre.
Levet renifla. La femme était une menteuse habile, mais il commençait à
identifier ce qui la trahissait. C’était le tremblement en haut de son oreille
pointue.
— Non*. Ton histoire ne s’arrête pas là.
Inga se figea, visiblement irritée de s’être laissé convaincre d’étaler son
passé.
— Assez. (Elle fendit l’air de la main, créant un sifflement.) Va-t’en d’ici.
Levet fit la moue. Il avait cru qu’ils s’étaient rapprochés. N’avaient-ils pas
tous deux survécu à une enfance douloureuse ? Et n’avaient-ils pas tous deux
souffert des préjugés de ceux qui n’appréciaient pas toujours la beauté qui se
cachait dans la différence ?
Peut-être était-ce simplement parce qu’elle ignorait qu’il n’avait pas
toujours été le preux chevalier sur son fier destrier que les femmes adoraient
aux quatre coins du monde.
— Tu veux entendre l’histoire de mon enfance ? demanda-t-il. C’est
absolument fascinant.
— Non. (Se penchant, elle tendit le bras, comme pour lui saisir l’aile.) Va-
t’en.
— Hé. (Levet recula précipitamment : ses pauvres ailes ne s’étaient pas
encore remises de la dernière fois où elle l’avait malmené.) Hors de question
que je me fasse jeter comme…
Ses mots moururent sur ses lèvres quand il trébucha contre quelque chose
qui dépassait du sol dur de terre battue.
— Aïe !
Il tomba lourdement sur son derrière. Grimaçant de douleur, il glissa la
main sous ses fesses pour en sortir le responsable de sa chute. Il était de la
taille de sa main et dur comme la pierre, mais sa surface lisse était striée et il
miroitait malgré l’obscurité de la caverne.
— Oh ! un coquillage. Que fait-il là ?
Il entrouvrit la bouche, frappé par un lointain souvenir. Il parcourait l’Asie,
peu de temps après avoir été chassé de chez lui. Il avait découvert une
caverne près de la mer de Chine avec des coquillages incrustés dans le sol et
une odeur de sel qui flottait dans l’air. Se relevant tant bien que mal, il se
tourna vers l’autel.
— Attends. Je sais qui a gravé ces runes, annonça-t-il d’un ton suffisant.
Il était vraiment un démon intelligent. Dommage qu’il ne soit pas apprécié
à sa juste valeur. Alors qu’il s’apprêtait à dévoiler l’impressionnante étendue
de ses connaissances, une main impitoyable l’empoigna par une corne et
entreprit de le traîner à travers la caverne.
— Arg ! Qu’est-ce que tu fais ?
— J’ai essayé d’être gentille, marmonna Inga dont les pas de géants les
conduisirent dans l’un des tunnels avec une remarquable rapidité.
— Gentille ? Tu es une brute avec un caractère de cochon.
Battant des ailes, Levet leva les mains pour tenter de détacher ses doigts de
sa corne. Ce fut peine perdue. La femme avait une poigne d’acier. Un don qui
aurait pu être sympa dans les bonnes circonstances. Ce qui, néanmoins,
n’était certainement pas le cas.
Sans jamais ralentir, elle rejoignit une longue volée de marches qui
s’enfonçaient encore plus profondément sous terre.
— Je n’ai jamais voulu ça, dit-elle, le traînant dans l’escalier.
« Paf, paf, paf ! » Ses talons heurtèrent chaque marche, ce qui le secoua
tant qu’il craignit d’avoir le cerveau tout embrouillé.
— Voulu quoi ? demanda-t-il quand ils parvinrent enfin au bas de
l’escalier et qu’il entendit le grincement d’un gond rouillé.
Tournant la tête, il jeta un coup d’œil furtif par-dessus son épaule et
découvrit qu’ils se tenaient à côté d’une lourde porte d’acier.
— Hé, il y a bien un cachot.
— Oui.
Soudain, Inga le fit tourner autour de ses jambes avant de le lancer par
l’ouverture. Levet décrivit un arc à travers les airs et battit vivement des ailes
pour s’épargner une nouvelle chute douloureuse. La porte se referma avant
qu’il ait même touché le sol.
— Je suis désolée, cria Inga à travers la petite fente au milieu de la porte.
Levet se précipita vers celle-ci, se demandant s’il s’agissait d’une sorte de
farce pénible. Les ogres avaient bien un sens de l’humour particulier.
— Laisse-moi sortir.
— Je ne peux pas te laisser raconter ce que tu as vu à ton ami vampire, dit
la femme.
Levet s’arrêta en dérapant, bouché bée. Bien sûr. Il avait été si stupide. La
vérité avait été sous son oreille depuis leur arrivée à l’hôtel. Un instant. Pas
sous son oreille. Sous son nez. Oui*. Avait été sous son nez.
— C’est toi qui as caché la clé, l’accusa-t-il d’un ton cassant.
— Je la protège, répliqua la femme.
— Bah !
Levet tenta d’analyser la sensation pénible qui lui faisait tomber les ailes.
Ce n’était pas la peur. Même s’il était enfermé dans le cachot, il sentait une
brise légère lui agiter les ailes. Ce qui signifiait qu’il devait exister une sortie.
Non*. C’était autre chose. Quelque chose qui ressemblait beaucoup trop à de
la déception. Comme si l’idée qu’Inga puisse être la méchante le perturbait. Il
secoua la tête, s’efforçant d’écarter cette pensée ridicule.
— C’est toi qui as tiré cette flèche sur Chiron ?
— J’ai juste voulu l’effrayer pour qu’il parte.
Levet ricana. À l’évidence, l’ogresse n’avait pas passé beaucoup de temps
avec les vampires si elle croyait qu’il était possible de les effrayer. Il
n’existait pas créatures plus têtues et plus déraisonnables.
— La clé ne craint rien avec nous, dit-il à la femme. Dès que Chiron aura
libéré son maître, tu pourras la récupérer.
— Tu ne comprends pas.
— Qu’y a-t-il à comprendre ? Tu nous donnes la clé. On libère ce satané
vampire. Puis on te la rend. Illico. Presto. Gâteau.
Le bruit d’un soupir frustré lui parvint.
— Quoi ?
La femme était-elle dure d’oreille ? Levet s’obligea à parler avec lenteur et
concision.
— Tu nous donnes la clé. On libère le vampire. Et on part. Simple.
— Toute cette affaire n’a rien de simple, lui dit Inga.
Levet ouvrit la bouche pour protester encore, avant de la refermer
brusquement en entendant le vacarme des énormes pieds de l’ogresse qui
remontaient les marches.
Elle l’avait abandonné.
Poussant un soupir exaspéré, il se retourna pour examiner sa toute nouvelle
prison.
Elle était austère, comme devrait l’être tout cachot. Des murs de pierre. Un
plafond de pierre. Un sol de terre battue. Quelques vieux instruments de
torture s’éparpillaient dans le vaste espace. Aucun ne semblait avoir servi au
cours des deux ou trois derniers siècles. Louée soit la déesse.
Exaspéré contre l’ogresse, et contre lui-même pour avoir été aveugle à la
nature retorse de cette femme, il traversa la pièce et rejeta la tête en arrière. Il
percevait une petite brise qui sortait du mur par une crevasse qui était cachée
derrière une couche de toiles d’araignée. Ce serait sa porte de sortie.
Malheureusement, il devait se frayer un passage à travers plusieurs mètres de
pierre. Autrement dit, il n’en aurait jamais fini avant l’aube. Dommage, parce
qu’il ne pouvait pas sortir à la lumière du jour sans être changé en pierre.
À moins de trouver un tunnel pour rejoindre l’hôtel, il était coincé là
pendant les vingt-quatre prochaines heures au minimum.
Mon Dieu* !
C’étaient les pires vacances de sa vie.
C’était la fin d’après-midi à Las Vegas. Ce moment étrange, lorsque la
foule de la journée quittait le casino par petits groupes et que celle du soir
n’était pas encore arrivée.
D’habitude, Ulric en profitait pour faire le tour du propriétaire. Il vérifiait
les chambres d’hôtel pour s’assurer qu’elles avaient été correctement
nettoyées, puis il descendait au rez-de-chaussée. Malgré le chef français qui
leur coûtait une fortune, ainsi qu’un personnel de service professionnel, il
s’était aperçu que rien ne faisait mieux tourner la cuisine que la peur qu’il
découvre quelque chose ne répondant pas à son niveau d’excellence. Et il
terminait par le casino.
Il venait juste de finir d’inspecter les chambres quand l’un de ses gardes
l’interrompit.
— Excusez-moi, monsieur.
Ulric examina l’homme, les sourcils froncés. Personne ne le dérangeait
pendant son inspection, sauf en cas d’urgence.
— Qu’y a-t-il ?
Le garde se pencha vers lui, parlant à voix basse.
— J’ai procédé au second visionnage des enregistrements des caméras de
surveillance des salles des flambeurs, et nous avons un problème.
— Quel genre de problème ?
— J’ai découvert qu’un des donneurs volait des jetons à un client.
Furieux, Ulric poussa un grondement sourd. La chaleur de son loup crépita
dans l’air autour de lui et il se détourna pour que le garde ne voie pas le
flamboiement doré de ses yeux. Travailler avec des humains lui interdisait de
se transformer en animal pour traquer le salopard. Il devait feindre d’être un
homme civilisé.
— Faites-le conduire dans le bureau de Chiron, ordonna-t-il, se retournant
pour se diriger vers la rangée d’ascenseurs privés.
Moins de dix minutes plus tard, on escorta John Mayfield jusqu’à la suite
du dernier étage. Congédiant le garde d’un signe, Ulric enroula les doigts
autour de la gorge de l’homme et le plaqua contre la baie vitrée avant que la
porte soit refermée.
Dans le fond de sa tête, une voix l’avertissait que sa réaction était
excessive. Mais c’était une voix à laquelle il était facile de ne pas prêter
attention.
Il était à cran depuis des heures ; à présent il disposait enfin d’une façon
constructive de se défouler. Tant qu’il ne perdait pas le contrôle de son loup,
tout roulait. Non ?
— Arrêtez, s’il vous plaît.
L’humain svelte suffoqua, levant les mains pour agripper les épais poignets
d’Ulric. Il avait les yeux injectés de sang, comme s’il avait pleuré, ses
cheveux bruns étaient ébouriffés. Il avait l’air pathétique, mais Ulric n’en
avait rien à branler.
Cet homme venait juste de menacer tout ce que Chiron et lui avaient
consacré leur vie à construire.
— Combien as-tu volé ?
— Juste une poignée de jetons, souffla-t-il.
Ulric poussa un grondement guttural. Les effluves du musc de son loup
saturaient le bureau, mais John n’était pas capable de les déceler. Pas alors
que sa transpiration humaine empestait l’air.
— Combien ? répéta-t-il.
L’homme trembla, le cœur tambourinant si fort qu’Ulric entendait chacun
de ses battements frénétiques. John Mayfield n’avait peut-être pas conscience
d’être entre les mains d’un garou, mais il n’avait aucun mal à sentir que sa vie
était en jeu.
— Une centaine. (Il glapit quand Ulric resserra ses doigts.) D’accord, peut-
être deux cents.
— Quand as-tu commencé ?
John gémit, le visage blême.
— Il n’y a jamais eu que ce soir. Je le jure.
— Pourquoi ?
— Mon gamin est malade et j’ai besoin de lui acheter un médicament. (Les
accents criards de sa voix trahissaient une sincérité qui ne pouvait pas être
feinte.) Cette merde coûte presque quatre cents dollars.
Ulric expira dans un sifflement furieux. Chiron avait beau être un démon,
il traitait ses employés comme sa propre famille. Ce qui expliquait qu’ils
avaient les travailleurs les meilleurs et les plus dévoués de tout Las Vegas.
— Et il ne t’est pas venu à l’esprit de demander une avance sur salaire ?
s’enquit Ulric. Ou par l’enfer, de demander simplement qu’on te file de
l’argent ? Quand t’es-tu entendu dire non ?
— Je n’ai pas réfléchi. J’étais terrifié à l’idée que mon gamin…
Les mots de l’homme se terminèrent en un gargouillis.
Au même instant, Ulric fut distrait par le bruit de la porte qui s’ouvrait. Il
n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir qui s’était introduit dans le
bureau privé. Une brise se leva soudain, l’enveloppant comme une caresse
physique.
Rainn était l’une des rares zéphyrs capables de manipuler l’air autour
d’elle. Elle était sortie du désert et était entrée dans le casino vingt ans plus
tôt. Elle ne parlait jamais de son passé ou de ce qui l’avait poussée à choisir
Chiron comme nouveau maître, et personne ne lui posait de questions.
À Dreamscape Resorts, on était jugé sur ses compétences professionnelles et
sur son aptitude à travailler en équipe pour construire un avenir meilleur pour
tous.
— Désolée d’interrompre ta petite partie de plaisir, Ulric, dit la femme
d’un ton froid. Mais j’ai besoin de te parler.
Les doigts toujours autour de la gorge du donneur, Ulric regarda l’intruse
par-dessus son épaule.
Rainn était étonnamment petite pour une elfe, même si elle en avait les
rondeurs sveltes et les traits délicats caractéristiques. Elle avait des cheveux
noirs et brillants coupés au carré qui lui effleuraient les épaules. De grands
yeux d’un gris vaporeux. Une peau aussi douce et fraîche qu’une pêche et des
lèvres qui étaient une tentation pulpeuse. Elle était exquise, mais Ulric ne se
laissait jamais aveugler par sa beauté.
Il savait que derrière se cachait un courage à toute épreuve. Cette femme
n’hésiterait pas à tuer si elle l’estimait nécessaire.
— Je suis un peu occupé, dit-il entre ses dents.
Elle s’avança sans se presser. Elle portait sa tenue habituelle composée
d’une veste noire ajustée et d’un pantalon assorti. Ses chaussures étaient
noires, à talons plats. Elle s’habillait pour avoir un air professionnel, mais la
sévérité de ses vêtements ne faisait que souligner ses attraits féminins.
Mais il préférerait qu’on lui coupe la langue plutôt que de le reconnaître.
— Je vois ça. Nous avons à parler. (Elle lui adressa un sourire sans joie.)
Tout de suite.
Ulric se hérissa à son ton, retroussant les lèvres pour montrer les dents.
— Je te l’ai dit, je suis occupé.
Elle posa les yeux sur le donneur terrifié.
— Rassemblez vos affaires et partez, Mayfield.
Ulric poussa un grondement menaçant. Rainn était parfois autoritaire, mais
elle n’était pas stupide. Elle savait qu’il remplaçait Chiron pendant son
absence.
— Ne te mêle pas de ça.
À sa grande stupéfaction, il sentit l’air autour de lui commencer à
s’épaissir, l’enserrant jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger.
Rainn adressa un geste de la main à l’humain méfiant.
— Allez-y.
Immobilisé par les bandes d’air, Ulric fut incapable d’arrêter John qui
longeait avec précaution la baie vitrée. Puis, comprenant qu’il avait une
chance de s’en sortir, il se rua vers la porte comme un dément.
À la seconde où il disparut, Ulric sentit la pression se relâcher. Avec un
grognement féroce, il se retourna pour foudroyer l’elfe du regard.
— Tu me défies ?
Rainn soutint son regard sans broncher, le visage calme. Pas grand-chose
n’ébranlait cette femme. Pas même un garou de sang pur qui piquait une
colère.
— Si nécessaire.
— C’est quoi cette histoire ?
— C’est ce que j’allais te demander.
Ulric avança la mâchoire inférieure. Elle l’observait d’une façon qui lui
donnait l’impression d’être un… un maudit gamin.
— Il a été pris en train de voler nos clients, lâcha-t-il d’un ton brusque,
éprouvant le besoin de se justifier. Tu sais ce qu’il adviendrait de ce casino si
le bruit courait que notre personnel n’est qu’une bande de voleurs ? Nous
serions sur la paille en moins d’un mois.
— Je m’en suis occupée.
Il fronça les sourcils.
— Comment ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai rendu l’argent et supprimé les souvenirs des clients qui ont été
témoins du vol, lui dit-elle.
En plus de son aptitude à manipuler l’air, Rainn était capable d’effacer la
mémoire immédiate des humains. L’une des principales raisons qui faisaient
d’elle une employée si précieuse. Ils n’y avaient pas souvent recours, mais il
arrivait qu’un client ait le don inné de déceler qu’une partie du personnel
n’était pas humaine.
— Ils se réveilleront avec un mal de crâne, mais ils ne se rappelleront rien
de ce qui s’est passé ce soir.
Évidemment, c’était la façon la plus efficace de gérer la situation. Mais elle
était loin d’être la plus satisfaisante. Ulric croisa les bras, la mine toujours
renfrognée.
— Il doit être puni.
— Je suis d’accord, mais voler quelques centaines de dollars ne mérite pas
la peine de mort. (Elle inclina la tête sur le côté et l’examina avec une
curiosité heureusement dépourvue de tout jugement.) Tu as beau être un loup,
tu n’es pas un animal. Que se passe-t-il ?
Poussant un lourd soupir, Ulric leva la main pour masser les muscles raides
de sa nuque.
— Je me fais du souci pour Chiron.
Une brise balaya soudain la pièce, la seule indication que ses paroles
avaient inquiété Rainn.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
Il serra les dents, la frustration bouillonnant en lui.
— Je l’ignore.
Rainn s’avança vers lui.
— Ulric ?
Ulric sortit son téléphone portable de la poche de devant de son pantalon
noir qu’il portait avec une chemise blanche impeccable. En l’absence du
patron, Ulric s’obligeait à avoir l’air civilisé. D’instinct, il jeta un coup d’œil
à l’écran. Un truc qu’il avait fait cent fois depuis que Chiron avait quitté la
ville.
— Je l’attendais la nuit dernière, dit-il. Tu sais comment il est quand il
n’est pas à son bureau.
Rainn ricana.
— C’est un vrai casse-pieds. Quand vous êtes partis à Hong Kong tous les
deux le mois dernier, il m’appelait toutes les dix minutes. J’ai passé deux
semaines avec le téléphone collé en permanence à l’oreille.
— Alors pourquoi n’a-t-il pas appelé ? demanda Ulric. Pas une seule fois.
L’inquiétude assombrit les yeux de l’elfe, qui prirent une teinte gris cendré.
— Tu as essayé de le contacter ?
Ulric poussa un grognement impatient. Il avait bombardé Chiron d’appels
au cours des dernières vingt-quatre heures.
— Un million de fois.
— Pas de réponse ?
— Non. Je tombe directement sur la messagerie.
Elle jeta un coup d’œil à la porte qui donnait sur le sanctuaire du bureau de
Chiron. Elle fronça les sourcils ; la brise continuait à tournoyer à travers la
pièce.
Une rare manifestation d’émotion, et Ulric se demanda si la mystérieuse
elfe avait des sentiments pour son employeur. Il espérait que non. Chiron
était célèbre pour briser les cœurs sans même le vouloir.
— Je ne sais pas exactement ce qu’il fait, mais je suppose que c’est
important, dit-elle.
Ulric réprima un grognement. Il n’avait toujours pas digéré le fait que
Chiron était parti sans lui.
— C’est ce qu’il semble penser.
— Dans ce cas, il est possible qu’il soit trop préoccupé pour appeler.
— Peut-être.
Les yeux plissés, elle le scruta avec une intensité perturbante.
— Qu’est-ce qui t’inquiète vraiment, Ulric ?
Il lui lança un regard mauvais. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Leur maître
avait disparu. N’était-ce pas une raison suffisante ?
Puis, il grimaça. Tout au fond de lui il savait ce qui le rongeait. Il craignait
que Chiron ait retrouvé Tarak et l’ait complètement oublié, tout comme sa vie
à Las Vegas. Non qu’il soit prêt à avouer sa peur mesquine et puérile.
À personne.
— Je redoute qu’il soit tombé dans un piège, dit-il.
Rainn ne prit pas la peine de lui demander des précisions. Elle ne doutait
pas que l’inquiétude d’Ulric était fondée. Elle redressa les épaules, comme
pour se préparer à agir.
— Tu sais où est Chiron ?
— En Floride, dit Ulric.
Il avait été soulagé que Chiron parte avec l’une des voitures du casino
plutôt qu’avec son véhicule personnel. Ulric pouvait ainsi suivre les moindres
de ses déplacements.
Rainn hocha la tête.
— C’est une longue route. Tu veux que je fasse préparer le jet ?
Ulric arqua un sourcil.
— J’ai reçu l’ordre de rester ici.
Elle ricana, parfaitement consciente qu’Ulric avait sa propre définition de
la loyauté. Il mourrait pour protéger Chiron, cependant il n’obéissait pas
aveuglément aux ordres. Surtout s’il estimait qu’ils interféraient avec sa
capacité à veiller sur l’homme qui lui avait sauvé la vie.
— Dans une heure ? demanda-t-elle.
— Une demi-heure plutôt, ordonna-t-il, transpercé par une pointe de
soulagement.
Il n’était pas du genre à rester assis à espérer que tout irait bien. Il avait
besoin de découvrir de quoi il en retournait. Cette nuit même. Bien sûr, il ne
pouvait pas complètement oublier ses obligations.
— Tu me remplaceras pendant mon absence, l’avertit-il.
Elle esquissa un sourire lent, dangereux.
— D’accord, mais je veux que ma paie reflète mes responsabilités
supplémentaires.
Ulric roula des yeux. Rainn avait de nombreux talents, mais le plus grand
était peut-être son aptitude à soutirer jusqu’aux derniers deniers de son
employeur. Ce n’était pas la cupidité. Aucun risque qu’elle les escroque ou
les vole. C’était plus un jeu où l’argent faisait office de marque.
— Mille dollars, proposa-t-il.
— Hmm. (Elle grimaça.) J’ai effacé plusieurs mémoires et je t’ai empêché
de commettre un meurtre qui aurait fait venir la police humaine. Jamais une
partie de plaisir.
— Deux mille ?
Le sourire de Rainn s’élargit.
— Pourquoi ne pas arrondir à cinq mille ?
Ulric tressaillit. Chiron allait péter une durite quand il apprendrait ce
qu’elle demandait.
— Tu ne lâches rien, Rainn.
Elle souleva les mains.
— C’est à prendre ou à laisser.
— Je prends.
Il se dirigea vers la porte.
Il s’inquiéterait du coût plus tard. Pour l’heure, rien n’importait que de
retrouver Chiron.
CHAPITRE 7

Chiron se réveilla le soir suivant avec un vif sentiment d’insatisfaction.


Peut-être parce qu’il avait perdu tant de temps et était toujours loin de
mettre la main sur la clé. Ou parce qu’il avait fouillé de bout en bout le parc
autour de l’hôtel et n’était pas plus renseigné sur l’identité de celui qui lui
avait tiré dessus. Ou même parce qu’il avait découvert à son réveil que cette
imbécile de gargouille n’était pas dans la chambre.
Ouais, toutes ces raisons étaient plausibles. Mais lorsqu’il sortit de l’hôtel
et aperçut Lilah assise sur un banc à la lisière du jardin, il sut précisément
quelle était la cause de la frustration qui le tourmentait.
Il se dérida immédiatement, et c’est guidé par l’instinct pur qu’il traversa la
terrasse et longea l’allée pavée. Il ne pouvait pas résister à l’envie de
rejoindre la ravissante femme. Et en vérité, il n’essaya même pas.
Quand il se rapprocha, sa vue de chasseur lui permit de lire le titre du livre
dans lequel elle était plongée.
Les Sonnets de Shakespeare.
Il sourit. Il aimait l’idée qu’elle était une invétérée romantique. Il aimait
aussi la vision qu’elle offrait, assise aussi immobile et charmante que les
orchidées qui l’entouraient.
Elle avait la beauté paisible et luxuriante des jardins. Comme si elle faisait
partie de leur magie. Ce qui était peut-être le cas.
— « Qui est la jeune fille à la chevelure soyeuse
Qui flâne au bord de l’eau du Maine claire ?
Car la reine des fées n’est pas aussi gracieuse
Qu’elle dans le crépuscule solitaire2 », cita-t-il d’une voix douce.
Lilah poussa un petit cri en relevant vivement la tête. Visiblement, elle
avait été trop absorbée par sa lecture pour s’apercevoir qu’elle n’était plus
seule dans le jardin.
— Vous aimez la poésie ? demanda-t-elle, sans prendre la peine de
dissimuler sa surprise à l’idée qu’il puisse avoir d’autres centres d’intérêt que
tuer et mutiler les gens.
— Je ne suis pas complètement barbare, lui assura-t-il.
Elle rougit.
— Je ne l’ai jamais pensé.
Il s’assit sur le banc à côté d’elle. Assez près pour sentir son corps se raidir
quand il l’effleura de la hanche.
— Je perçois votre méfiance, lui dit-il. Est-ce parce que je suis un
vampire ?
Elle cligna des yeux, comme offusquée par ses paroles.
— Bien sûr que non. Je ne partage pas les préjugés d’Inga.
— Bien.
Un silence s’installa entre eux, leurs regards s’accrochèrent. Au même
instant, un désir tangible crépita dans l’air.
La rougeur de Lilah s’accentua et au clair de lune des mouchetures d’or
miroitèrent dans ses yeux.
Délectable.
— Avez-vous découvert quoi que ce soit d’intéressant pendant votre
promenade la nuit dernière ? demanda-t-elle abruptement, rompant le charme
sensuel qui les enveloppait.
Il résista à l’envie de profiter du désir brûlant qu’il sentait couver en elle.
Elle était trop nerveuse pour qu’il lui force la main. Il devait la laisser
avancer à son propre rythme.
— Non, reconnut-il, se rappelant la frustration qui avait explosé en lui
alors qu’il faisait le tour du vaste parc qui entourait l’hôtel, poussant jusqu’à
explorer les zones humides.
Il avait discerné l’odeur de naïades, de faes et même de cette imbécile de
gargouille, mais aucune ne l’avait conduit sur le toit de la bâtisse. Autrement
dit, son archer devait faire partie des clients ou du personnel.
— Peut-être que le coupable a fui, suggéra-t-elle. Il doit savoir que vous le
cherchez.
Il releva le coin des lèvres en un sourire. Inutile de lui révéler que ses
soupçons se portaient sur les occupants de l’hôtel.
— Peut-être.
— Hmm. (Elle ne fut pas dupe.) Vous pensez qu’il est encore là.
— Si c’est le cas, il aura affaire à moi. (Il haussa les épaules, impatient de
changer de sujet.) Ce soir, je suis sur une mission différente.
Elle l’examina, presque comme si elle n’osait pas lui demander de
précisions.
— Et quelle est-elle ?
— Je cherche Levet, lui dit-il.
Il lut une émotion, peut-être du soulagement, sur son visage.
— La gargouille ?
— Oui. Il n’est pas revenu dans notre chambre. L’avez-vous vu ?
Elle secoua la tête.
— Non, mais Inga si. Elle s’est plainte un peu plus tôt qu’il lui avait volé
tout un plateau de tourtes à la viande et elle l’a poursuivi dans les marécages.
Chiron roula des yeux. Pendant leur trajet vers la Floride, Levet avait pillé
toutes les boulangeries et les fermes qu’ils avaient croisées. Il avait beau être
haut comme trois pommes, il avait l’appétit d’un troll adulte.
— C’est tout lui, marmonna-t-il, se demandant où la gargouille avait passé
les heures diurnes – et, plus important, pourquoi elle n’était pas en train de
chercher la clé. Quel morceau de granit exaspérant !
Elle inclina la tête sur le côté.
— Si vous le trouvez exaspérant, pourquoi voyager avec lui ?
— Une dette envers un vieil ami, répondit-il d’un ton doucereux.
— Ce doit être un très bon ami.
Une douleur familière palpita au cœur de l’âme de Chiron. Il n’avait jamais
considéré Tarak comme un ami. Il avait été son chef, son professeur, et la
seule famille qu’il n’avait jamais eue.
— Il est comme un père pour moi, murmura-t-il.
Elle poussa un petit soupir.
— Je peux le comprendre.
Incapable de résister à la tentation, Chiron suivit le contour de sa lèvre
inférieure du bout du doigt. Il ne voulait pas lui faire de mal. Par l’enfer,
c’était la dernière chose qu’il voulait. Mais il avait besoin de savoir la vérité
sur le passé de cette femme.
Pas juste parce que son passé pourrait expliquer pourquoi le sort de la
sorcière l’avait conduit à cet endroit. Mais parce que…
Chiron grimaça. Il refusait de considérer le fait qu’il souhaitait connaître
jusqu’aux détails les plus intimes la concernant à cause de la voix dans sa tête
qui lui chuchotait que cette femme était bien plus qu’une simple
connaissance.
Beaucoup, beaucoup plus.
— Lilah.
Elle frissonna sous sa caresse légère.
— Oui ?
— Dites-moi qui vous êtes.
Sa question lui coupa le souffle.
— La propriétaire d’un hôtel de démons au milieu des Everglades, dit-elle.
Rien de bien passionnant.
— Je ne vous ai pas demandé ce que vous faisiez. Mais qui vous étiez.
— Personne.
Il continua de passer le doigt sur sa bouche et ses canines s’allongèrent de
plaisir anticipé. Il brûlait de la goûter. Non. C’était plus que ça. Il brûlait de la
dévorer.
— C’est faux, protesta-t-il. « Vais-je te comparer à un beau jour d’été ? Tu
parais plus aimable et d’humeur plus égale…3 »
— Non, l’interrompit-elle en lui jetant un regard noir. Vous trichez.
Il gloussa, savourant le léger tremblement de ses lèvres. Elle avait beau
feindre la contrariété, il éveillait en elle par sa caresse un désir à l’état pur.
— Pourquoi ? s’enquit-il.
— J’adore la poésie.
Il se pencha vers elle, faisant courir ses doigts sur la courbe de son cou.
— Dites-moi qui vous êtes.
Elle baissa les yeux, cachant son regard expressif derrière ses cils.
— Je ne peux pas.
Chiron attarda le bout de ses doigts sur son pouls qui battait la chamade à
la base de sa gorge.
— Vous ne pouvez pas ? Ou ne voulez pas ?
— Je ne peux pas, souffla-t-elle.
— Regardez-moi, implora-t-il.
Elle secoua vivement la tête.
— J’ai beau vivre loin de tout, même moi je sais qu’il ne faut pas regarder
un vampire dans les yeux.
Il fit remonter ses doigts sur son cou et les referma sur son menton pour lui
relever la tête.
— Je ne cherche pas à vous asservir, lui assura-t-il.
L’asservissement était une ruse à laquelle les vampires avaient recours
pour pousser les humains à devenir des proies consentantes. Quelques
vampires pouvaient aussi s’en servir sur les démons.
— Alors que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— La vérité. (Il attendit qu’elle relève les yeux avec réticence.) Je vous en
prie, Lilah.
— Il n’y a pas de vérité, marmonna-t-elle.
Il soutint son regard, ses pouvoirs toujours étrangement émoussés. Non
qu’il compte s’introduire de force dans son esprit.
Il se dit que c’était parce qu’il devait gagner sa confiance. Si elle
découvrait ce qu’il faisait, elle pourrait très bien le mettre à la porte, et il
perdrait toute chance de trouver la clé. Quand elle comprendrait qu’il ne
constituait pas une menace, il pourrait tenter de la convaincre de l’autoriser à
scruter ses pensées.
Parfaitement raisonnable, pas vrai ? Et il ne se faisait pas du tout
d’illusions…
— La vérité est la seule certitude en ce monde. Elle est opiniâtre et
inébranlable, même si les autres, ou nous-mêmes, tentons de l’enfouir
derrière un brouillard de mensonges, dit-il, autant pour lui-même que pour
elle.
— Un poète et un philosophe.
Elle tenta de prendre un ton railleur, mais il était pleinement conscient de
sa vulnérabilité.
Il sentit son cœur se serrer. Elle était si jeune et innocente que ça en était
insupportable. Et il était si vieux et cynique. Cette prise de conscience aurait
dû l’horrifier. Elle ne fit qu’intensifier sa soif d’elle.
— Non, je suis juste un homme qui a survécu assez longtemps pour
apprécier ce que la vie a à offrir de plus beau, lui dit-il, promenant son regard
sur ses traits d’une beauté naturelle.
Elle frissonna, mais alors qu’il commençait à baisser la tête, elle bondit
soudain sur ses pieds.
— Très bien. La vérité, c’est que j’ignore ce que je suis, avoua-t-elle d’une
voix criarde.
Chiron se leva du banc, troublé par son incapacité à résister à l’envie de lui
prendre la main. Comme s’il était manipulé par une force qui échappait à son
contrôle.
De la magie ? Non. Quelque chose de bien plus dangereux.
Le destin.
Il claqua précipitamment la porte sur ses pensées dérangeantes. Il ne
pouvait rien faire pour arrêter le désir qui grandissait inexorablement entre
eux. Rien à part s’efforcer de se concentrer sur des choses plus importantes.
— Vous ignorez tout de votre ascendance ? insista-t-il.
— Oui.
— Et Inga ?
Il examina son expression tendue. Il n’avait pas besoin de ses pouvoirs
pour savoir qu’elle disait la vérité. Elle ne savait rien sur sa défunte famille.
— Elle a certainement reconnu à quelle espèce appartenaient vos parents ?
Elle haussa les épaules.
— Elle m’a dit qu’ils étaient tous deux des sang-mêlé. Ce qui explique
qu’ils ont accepté d’engager une nounou hybride.
Chiron fronça les sourcils. Les hybrides ne manquaient pas chez les
démons. Mais qu’Inga n’ait pas été capable d’identifier leur lignée était
étrange.
Était-ce possible que l’ogresse cache quelque chose ?
— C’est tout ? s’enquit-il.
L’expression de Lilah se fit de nouveau méfiante.
— C’est important ?
Ça devrait l’être. À moins que Levet parvienne à trouver la clé grâce à ses
dons douteux, Chiron avait besoin d’en savoir plus sur le passé pour
déterminer l’endroit où elle pourrait être dissimulée.
Mais, alors même que cette pensée lui traversait l’esprit, il s’avança. En
même temps, il fit remonter ses doigts le long du bras et de l’épaule de Lilah.
— Non, ça n’a pas d’importance, dit-il d’une voix rauque, sa curiosité
éveillée quand ses mèches épaisses lui effleurèrent le dos de la main. Vous
avez les cheveux humides.
— Je viens juste de me baigner, expliqua-t-elle.
— Dans les marécages ?
— Pas vraiment. (Elle pinça les lèvres à son expression horrifiée, puis,
esquissant un pas en arrière, elle indiqua d’un geste un coin sombre du
jardin.) Aimeriez-vous voir ?
Un frisson d’excitation le parcourut. L’incertitude qui transparaissait dans
sa voix lui révélait qu’elle montrait rarement son endroit secret. À personne.
— Beaucoup, dit-il, s’empressant de lui emboîter le pas quand elle se
retourna pour se diriger vers une zone ombragée entre deux imposants
cyprès. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, il scruta les ténèbres en grimaçant. Il était un
vampire qui avait vécu dans le désert au cours des cinquante dernières
années. La vision de boue noire et de mousse visqueuse n’était pas
particulièrement attirante. À l’évidence, il aurait dû laisser chez lui ses
chaussures en cuir hors de prix.
— Ça a l’air… marécageux.
Elle gloussa, lui prenant la main.
— C’est magique. Venez avec moi.
Chiron feula et ses canines l’élancèrent quand des pointes de désir
électrique lui dansèrent sur la peau au contact de sa main. Il n’y connaissait
que dalle en magie, mais il savait qu’il se faisait impitoyablement envoûter
par le sortilège sensuel de cette femme.
En cet instant, cela lui était totalement égal.
En fait, il y participait activement.
Un frisson glacial lui courut sur la peau et de nouveau il sentit une étrange
odeur de sel. Qu’est-ce que ça signifiait ? Alors qu’il s’apprêtait à demander à
Lilah si les marécages rejoignaient l’océan, la boue et la mousse gluantes
laissèrent soudain place à une grotte de marbre blanc.
Les sourcils arqués, il grimpa les marches peu hautes et suivit Lilah entre
les colonnes cannelées qui s’élevaient à plus de trois mètres de hauteur. À sa
grande surprise, un soleil éclatant baignait la grotte, comme s’il était midi et
non minuit.
D’instinct Chiron tressaillit avant de comprendre que l’embrasement doré
faisait partie de l’illusion. Incroyable.
Émerveillé par la lumière qu’il n’avait pas vue depuis un millénaire,
Chiron laissa Lilah le conduire vers le centre de la grotte, où un rectangle
avait été découpé dans le sol de marbre. Il était rempli d’une eau d’un bleu
incroyable qui scintillait comme en une invitation.
Il s’approcha des statues qui avaient manifestement été sculptées par la
main d’un artiste extraordinaire. Des hommes et des femmes aux corps de
marbre vêtus de robes flottantes qui tendaient les mains vers l’eau.
— C’est vous qui avez créé tout ça ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
L’atmosphère paisible qui régnait dans la grotte touchait jusqu’à son âme
blasée.
Elle sourit, le visage rayonnant de plaisir alors qu’elle parcourait des yeux
l’espace ouvert autour d’elle.
— Non. Ce doit être l’œuvre des constructeurs de l’hôtel. Je n’ai pas pu
percer l’illusion avant qu’Inga m’amène ici.
Il se retourna pour l’observer. Si Inga n’avait été à l’hôtel que depuis peu
de temps avant la mort de la famille de Lilah, comment avait-elle appris
l’existence de cet endroit ? D’après ce qu’il en savait, les ogres n’avaient pas
le don de percevoir les illusions.
— Inga, murmura-t-il. Je crois que je pourrais bien avoir besoin de lui
toucher deux mots.
Lilah ricana, visiblement amusée à l’idée qu’il tente d’avoir une
conversation avec la grosse ogresse désagréable.
— Je ne vous le conseillerais pas. Sauf si vous êtes prêt à frôler de
nouveau la mort.
Il s’avança vers elle.
— Il me semblait que vous aviez affirmé qu’elle n’assassinait pas vos
clients.
— Tant qu’ils la laissent tranquille. (Elle leva les mains.) Si vous vous
mettez à lui imposer votre présence, je ne garantis plus rien. Sa colère peut
prendre des proportions ogresques quand on la cherche.
Il haussa les épaules. Inga représentait peut-être une menace pour la
plupart des démons, mais elle ne faisait pas le poids face à un vampire. Sauf
si elle avait tendu quelques pièges retors à travers l’hôtel.
Il était fermement décidé à coincer cette femme avant la fin de la nuit, mais
pour l’heure, il souhaitait savourer un court tête-à-tête avec Lilah.
Esquissant un pas vers elle, Chiron fut pris au dépourvu quand l’eau
commença soudain à tourbillonner au milieu de la piscine, puis jaillit en un
nuage de gouttelettes qui scintillaient comme des diamants.
— C’est superbe.
— C’est mon endroit préféré, lui dit-elle avec un petit soupir satisfait. Je
pourrais rester ici sans plus jamais en repartir.
L’eau retomba dans la piscine et Chiron tourna la tête pour observer le
visage délicat de Lilah. Il n’avait rien contre le fait qu’elle se sentait bien
chez elle, mais il n’aimait pas l’idée qu’elle ait envie de rester ici pour
toujours.
Surtout si elle devait y rester sans lui.
— C’est un endroit magique, mais il existe d’autres lieux magnifiques au-
delà des Everglades, lui dit-il.
Elle se tourna pour croiser son regard.
— Un lieu en particulier ?
— Las Vegas. Monte-Carlo. (Il haussa les épaules.) Paris.
Elle se fendit d’un large sourire, une lueur amusée pétillant dans les yeux.
— N’est-ce pas là où se trouvent vos hôtels ?
Ensorcelé par son rare sourire, Chiron se rapprocha jusqu’à n’être séparé
d’elle que de quelques centimètres. Le parfum de Lilah satura ses sens,
embrasant son sang qui commença à couler jusqu’à des parties de son corps
qui le picotèrent et durcirent en réaction.
— Certains d’entre eux, reconnut-il. Vous devriez vous y rendre.
— Hmm. (Elle feignit de considérer sa suggestion.) Peut-être. Un jour.
Chiron n’était pas satisfait. Il ne voulait pas de promesses vagues. Il
voulait savoir sans l’ombre d’un doute que Lilah flânerait dans son casino
pendant qu’il travaillerait et partagerait son lit pendant qu’il dormait.
Cette prise de conscience le secoua, lui donnant l’impression que le sol
venait de bouger sous ses pieds.
Il lui encadra le visage des mains.
— Quand ?
Elle resta immobile, le son des battements frénétiques de son cœur jouant
une douce mélodie à ses oreilles.
— Je ne sais pas trop, souffla-t-elle.
— Bientôt ?
— Je… (Percevant manifestement qu’il ne serait pas satisfait tant qu’elle
n’aurait pas accédé à sa demande, elle hocha la tête avec lenteur.) Oui,
bientôt.
— Vous me le promettez ?
Elle humecta ses lèvres sèches.
— Je n’ai jamais quitté cet endroit.
Il avait le regard rivé sur sa bouche humide. Elle paraissait aussi pulpeuse
et comestible qu’une baie mûre.
— Je vous jure que vous ne risquerez rien avec moi.
— Je ne doute pas d’être protégée, murmura-t-elle, mais je doute de ne rien
risquer.
— Je ne prétendrai pas ne pas vous désirer, dit-il d’une voix rauque.
Elle eut le souffle coupé.
— Pour votre dîner ?
— Je veux vous mordiller de la tête aux pieds et partout entre les deux, dit-
il, avançant d’un pas, puis d’un autre – il la guidait imperceptiblement vers
une colonne toute proche. Je veux passer les doigts dans vos cheveux et
savourer la douceur de vos lèvres. Je veux vous arracher votre peignoir et
faire courir mes mains sur votre corps nu. Et je veux sentir mes canines
glisser dans votre chair pendant que je bois votre sang.
Elle poussa un petit cri étranglé quand elle heurta la colonne de marbre du
dos.
— Dangereux, marmonna-t-elle.
— Plus dangereux que je ne l’aurais jamais cru possible, convint-il, se
demandant si elle sentait elle aussi la marque du destin.
Elle frissonna.
— Chiron.
Il promena le regard sur son visage. Sa peau de miel était éclatante à la
lumière du faux soleil et ses yeux étaient des étendues d’or en fusion.
Superbe.
— Je commence à comprendre l’attrait qu’il y aurait à rester en ce lieu
pour ne plus jamais le quitter, lui dit-il. C’est comme si le monde extérieur
n’existait plus. Ici, c’est juste nous deux.
Leurs regards s’accrochèrent, le désir vibrant dans l’air entre eux.
Puis, comme troublée par l’intensité absolue de leur passion mutuelle,
Lilah appuya la main au milieu de la poitrine de Chiron.
— Vous ne tarderiez pas à vous ennuyer et à souhaiter partir.
Il fronça les sourcils. Était-ce lui qu’elle tentait de convaincre ou elle ?
— Comment pouvez-vous en être si sûre ?
— Vous avez une affaire à faire tourner.
C’était vrai, bien sûr. Et en temps normal, il refusait de passer plus de
quelques heures loin du bureau. Et uniquement pour se rendre d’un hôtel-
casino à l’autre.
Un empire commercial prospère ne se bâtissait pas par accident.
Mais depuis son arrivée dans cet hôtel, il avait à peine accordé une pensée
à son travail. Il était trop ensorcelé par Lilah pour se soucier des coûts et des
bénéfices.
Il effleura sa joue de ses doigts.
— Je paie à une armée entière d’employés une somme scandaleuse pour
faire tourner la boutique sans moi.
— Et votre maître ? s’enquit-elle.
— Quoi ?
— Vous êtes ici pour le retrouver, non ?
Chiron tressaillit, touché de plein fouet. Elle avait raison. Il laissait ses
appétits primitifs le détourner de la raison pour laquelle il était venu dans cet
hôtel.
— Oui, s’obligea-t-il à reconnaître. C’est mon devoir.
Elle l’observa d’un regard insistant.
— Parce que c’est votre maître ?
— Parce que c’est à cause de moi qu’il a disparu.
Ces paroles sortirent de sa bouche avant qu’il ait pu les retenir.
Il ne parlait jamais du passé. Seul Ulric savait toute la vérité sur ce qui était
arrivé à Tarak.
Mais, pour une raison ou une autre, il s’était laissé submerger par l’envie
de s’ouvrir sur son sentiment de culpabilité. Il avait besoin de voir la réaction
de Lilah face à son aveu. Comme si l’opinion qu’elle avait de lui était de la
plus haute importance.
Elle fronça les sourcils, déconcertée.
— Je croyais que vous aviez dit que c’était à cause du précédent Anasso ?
— C’est une longue histoire, l’avertit-il.
— J’aimerais l’entendre. (Elle fit remonter sa main sur son torse pour lui
effleurer le côté du cou – une caresse légère qui lui envoya un frisson acéré à
travers le corps.) S’il te plaît.
Chiron esquissa un sourire empreint d’ironie. Impossible de résister à sa
douce supplication. Par l’enfer, il danserait probablement nu au milieu du
Strip de Las Vegas si elle le lui demandait en suppliant.
— Je ne sais même pas par où commencer.
— Par le début, suggéra-t-elle de la même voix douce.

2. Extrait du poème « Keeping Tryst » publié dans le recueil Verses and Rhymes by the Way de Nora
Pembroke, non traduit en français. (NdT)
3. Sonnet 18, Sonnets, William Shakespeare, traduction Robert Ellrodt, Actes Sud, 2007. (NdT)
CHAPITRE 8

Par le début ?
Il recula, l’observant avec un sourire ironique. Avait-elle seulement idée
qu’il était âgé de plus d’un millénaire ?
Ne souhaitant pas le lui rappeler, il opta pour la version condensée.
— Comme la plupart des vampires, mon sire m’a abandonné après m’avoir
transformé, dit-il, prenant soin de ne laisser transparaître aucune émotion
dans sa voix.
Les vampires étaient des prédateurs craints. Et avec raison. Ils étaient des
guerriers féroces qui étaient solidement installés au sommet de la chaîne
alimentaire des démons. Mais ils entraient dans la vie aussi vulnérables que
n’importe quel bébé. Peut-être même encore plus. Quand ils se réveillaient
après avoir été changés en vampires, ils n’avaient aucun souvenir de leur
existence antérieure. Et comme la plupart des sires ne se souciaient pas de
s’attarder pour aider leurs créations, les jeunes vampires ne savaient même
pas ce qu’ils étaient ou ce qui pourrait les tuer.
Beaucoup périssaient dans les premières heures en sortant à la lumière du
jour ou se faisaient zigouiller lors de leur première quête de sang.
— Heureusement, je me suis réveillé tout au fond d’une grotte et ne me
suis donc pas traîné au soleil, poursuivit-il. Mais j’ai passé des années seul,
sans jamais me douter qu’il en existait d’autres comme moi. C’est Tarak qui a
fini par me trouver et m’a appris qui et ce que j’étais.
— Tarak. (Elle inclina la tête sur le côté.) C’est ton maître ?
— Oui.
— Il t’a accueilli dans son clan ?
Chiron se retourna pour marcher vers la piscine, les émotions qu’il avait
réprimées pendant des siècles bouillonnant en lui.
Il se rappelait l’instant précis où Tarak était entré dans la grotte. Chiron
s’était comporté comme un animal sauvage et avait attaqué l’intrus avec la
ferme intention de l’achever. Tarak l’avait maîtrisé sans mal, mais au lieu de
lui porter le coup fatal, il l’avait ramené dans son propre repaire.
Au cours de la décennie suivante, son aîné lui avait enseigné tout ce qu’il
savait. Comment chasser. Comment se battre. Comment attirer sa proie avec
un minimum d’efforts. Et comment se comporter avec les autres vampires.
Cette dernière leçon avait été la plus difficile pour Chiron. Après tant
d’années seul, il lui avait été presque impossible d’apprendre à accorder sa
confiance à d’autres que Tarak.
— À l’époque, il était un fidèle partisan de l’Anasso, dit-il à Lilah, se
retournant pour croiser son regard intrigué. Quand j’ai été plus ou moins
civilisé, nous avons commencé à voyager avec le roi pour l’aider à conserver
le trône.
Elle arqua les sourcils. De toute évidence, elle avait pleinement conscience
de l’ironie de ses propos.
— Celui dont il se cachait ?
— À l’époque, l’Anasso se démenait pour unir les vampires. Avant ça,
nous étions trop occupés à nous entre-tuer dans des guerres de clan pour
prendre conscience des dangers de la technologie humaine en pleine
évolution.
— Tout cela semble positif.
— Ça l’a été. Au début, convint-il.
La plupart des vampires avaient été aveugles à la menace que
représentaient les humains qui commençaient à se grouper et à ériger des
villes. Ils avaient fini par se complaire dans la croyance qu’ils étaient
indestructibles. Cependant l’Anasso avait compris que les arcs et les flèches
dont se servaient les humains n’étaient que le début.
— Il est devenu assoiffé de pouvoir ?
Chiron roula des yeux. L’Anasso avait été arrogant, tyrannique et
désagréable, et sa soif de pouvoir l’avait dévoré.
Un vampire typique.
— Ça a commencé comme ça, lui dit-il.
Elle baissa le regard sur les poings serrés de Chiron.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
Chiron ne tenta pas d’apaiser sa tension. À quoi bon ? Tant qu’il fouillerait
dans ses anciens souvenirs, il serait à cran.
— Au fil des siècles, il a commencé à devenir plus agressif, expliqua-t-il.
Et instable.
— Instable ?
— De violentes sautes d’humeur.
Elle parut déconcertée.
— C’est inhabituel ?
Chiron plissa les yeux.
— Je crois que je viens juste de me faire insulter.
Elle rougit.
— Désolée.
Chiron balaya ses excuses d’un geste. Il n’était pas rare que les démons ou
les faes qui ne fréquentaient pas les vampires supposent qu’ils étaient
toujours les brutes féroces qu’ils avaient été au début.
À présent les vampires avaient tendance à être des créatures froides et
rusées qui se servaient de leur cerveau plutôt que de leurs muscles pour
conserver leur pouvoir.
— D’abord, c’étaient des explosions de colère qui n’avaient rien de
surprenant en soi chez un dirigeant constamment sous pression et qui passait
son temps à défendre son trône contre ses rivaux, poursuivit-il, voulant en
finir avec son histoire. Sans parler de l’interminable défilé de vampires qui
venaient lui exposer leurs querelles et qu’il devait arbitrer afin d’éviter des
guerres de clan.
— Ça a l’air atroce.
Chiron grimaça. Ça avait été plus qu’atroce. Ils avaient dû se tenir en
permanence sur leurs gardes pour empêcher des assassins de se glisser dans
leur repaire du moment, tandis que l’Anasso passait ses journées à écouter un
grief geignard après l’autre. Une discipline sévère qui était devenue pesante
après quelques siècles.
Il frémit à ce souvenir.
— Ouais, je n’arrive pas à imaginer ce qui pourrait bien pousser un
vampire à briguer ce poste.
— Je suppose que l’Anasso ne souffrait pas juste de la frustration liée à sa
position ?
— J’ai commencé à remarquer d’étranges épisodes d’euphorie, dit-il.
Comme s’il était ivre.
Il se rappelait encore la fois où il était entré dans les bains privés de
l’Anasso et l’avait découvert en train de bondir à travers la pièce en chantant
à pleins poumons. Et la fois où cet imbécile s’était enfermé dans le cachot et
qu’ils avaient mis trois jours à le retrouver.
Elle poussa un petit cri de surprise.
— Les vampires peuvent être ivres ?
— Seulement s’ils ingèrent le sang d’une créature qui a bu ou s’est
droguée.
— Nombre de démons aiment s’imbiber de substances qui ne sont pas
toujours bonnes pour eux, souligna-t-elle d’un ton pince-sans-rire. La moitié
de mon budget annuel au moins sert à réparer les dégâts causés par des
clients en état d’ébriété.
Chiron lutta pour ne pas se laisser distraire par ses paroles. Plus tard, il se
pencherait sur son aversion soudaine à l’idée que Lilah ait affaire à de
dangereux démons dans cet endroit isolé. Peu importait qu’elle ait hérité de
l’hôtel. Ou qu’une ogresse hybride la protège.
Il ne voulait pas qu’elle soit là. Pas sans…
Lui.
— Les vampires peuvent vite devenir accros, dit-il, faisant comme si cette
pensée perfide ne venait pas juste de se glisser dans son esprit. C’est là que
les vrais dommages apparaissent.
— Quels dommages ?
— Le sang vicié se met à leur pourrir le cerveau. Au bout d’un moment, ils
deviennent complètement fous.
— Et c’est ce qui est arrivé à votre Anasso ?
Il hocha vivement la tête, s’obligeant à se replonger dans le passé.
— Oui, mais c’est un processus lent au début. J’ai commencé à remarquer
qu’il avait changé, mais tout le monde a balayé mes peurs.
Il avait été furieux quand Tarak n’avait pas voulu écouter ses soupçons.
Plus d’une fois, son aîné avait menacé de le chasser du repaire.
— Pour être franc, je crois que tout le monde refusait de voir qu’il y avait
un problème. Ils avaient tous consacré leur vie au rêve de l’Anasso d’une
nation unie de vampires. J’étais une recrue relativement nouvelle et je ne
m’étais donc pas autant investi.
Elle hocha la tête d’un air compréhensif.
— C’est pourquoi tu as pu y voir plus clair.
Il esquissa un sourire sans joie.
— C’est ce que je me suis dit.
L’expression de Lilah s’adoucit, comme si elle était capable de sentir
l’amertume qui subsistait encore en lui.
— Mais ?
Il se retourna vers la piscine. De vieilles émotions tumultueuses
continuaient à remonter à la surface. Le regret et la frustration à l’état pur.
Mais également une vague d’apaisement inattendue qui atténua sa douleur.
Était-ce le simple fait de raconter son histoire à Lilah ? Comme quand on
crevait l’abcès ? Ou était-ce en lien avec cet endroit ?
Impossible de le savoir avec certitude.
— Je crois qu’il y avait une partie de moi qui n’acceptait pas l’emprise de
l’Anasso sur mon maître, reconnut-il.
— Tu étais jaloux.
Il acquiesça avec réticence. Cela paraissait si puéril. Mais à l’époque, il
avait été un vampire relativement jeune qui ne supportait pas le dévouement à
toute épreuve de Tarak pour l’Anasso. Il voulait que Tarak quitte ce dernier
pour qu’ils créent leur propre clan.
— Rétrospectivement, je crois que oui, dit-il.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai commencé à suivre l’Anasso en cachette.
Chiron avait été gêné par son besoin de fourrer son nez partout. Il était un
guerrier, pas un sale gremlin. Mais connaître la vérité avait été plus fort que
tout.
— J’ai fini par découvrir sa réserve secrète d’humains et de démons
toxicomanes qu’il parquait comme du bétail pour s’en nourrir.
Elle porta les doigts à sa bouche, les yeux assombris par la colère.
— Le salopard.
Chiron avait été tout autant horrifié. Les vampires avaient beau être des
prédateurs, ils avaient recours à leur habileté pour traquer leurs proies. Ils ne
les enfermaient pas et ne les torturaient pas. Malheureusement, il n’avait pas
osé libérer les prisonniers.
Ce ne fut qu’après la disparition de Tarak qu’il s’était déchaîné, fracassant
les portes des enclos qu’il avait réussi à trouver pour délivrer les captifs
pitoyables. Dont Ulric.
— Précisément ce que j’ai pensé, de même que Tarak, quand je lui ai
raconté ce que j’avais découvert, dit-il.
— Bien.
Il pinça les lèvres à son ton féroce. Elle était sincèrement bouleversée à
l’idée que des démons et des humains soient maltraités. Ce qui était loin de
lui déplaire. Cela montrait qu’elle avait le cœur aussi tendre qu’il l’avait
supposé.
— Pas entièrement. (Il poussa un grognement guttural : quand Tarak avait
disparu, il avait compris qu’il avait commis une erreur tactique.) J’ai pensé
que Tarak devait avoir mis la main sur un truc qui prouvait que je disais la
vérité et avait menacé de dénoncer l’Anasso, probablement devant tout le
clan.
— C’est à ce moment-là qu’il s’est caché ? demanda-t-elle d’un ton
empreint de compassion.
Chiron hésita. Il ne voulait pas mentir. Mais cela dit, il n’était pas prêt à
révéler toute la vérité. Pas tant qu’il n’aurait pas trouvé la clé et libéré Tarak.
— Il a disparu, avança-t-il.
Elle hésita, comme si elle choisissait soigneusement ses mots.
— Comment peux-tu être certain qu’il n’a pas été tué ?
De nouveau, il prit des libertés avec la vérité.
— Je le sentirais s’il avait été éliminé, dit-il, sans mentionner le fait qu’il
avait pu jeter un rapide coup d’œil à l’esprit perverti de l’Anasso. Un aperçu
qui avait à peine suffi à lui assurer que Tarak était toujours en vie et à lui
donner la vague impression qu’il était retenu prisonnier.
Heureusement, elle en déduisit qu’il avait un lien avec son maître.
— Au moins tu sais qu’il a survécu, murmura-t-elle.
— Et maintenant j’ai une chance de le ramener chez nous, dit-il,
détournant la conversation de la disparition de Tarak.
Elle tendit la main pour lui effleurer le bras.
— Je comprends.
Ses souvenirs douloureux volèrent brusquement en éclats. Comme un verre
brisé par un coup de marteau.
Ce n’était qu’un frôlement, et en toute honnêteté, il était plus inspiré par la
pitié que par la passion. Mais il n’en eut pas moins le corps transpercé de
pointes de volupté.
Il réprima une envie de rire de lui-même. Les femmes les plus belles du
monde avaient tenté d’attirer son attention. Elles flirtaient avec lui, le
suivaient partout dans le casino, elles enlevaient parfois leurs vêtements et lui
jetaient leur petite culotte.
Cette femme lui avait à peine effleuré la manche du bout des doigts qu’il
était déjà grisé de plaisir.
Pathétique.
— Tu comprends ? demanda-t-il, la voix rauque alors qu’il esquissait un
pas vers elle.
Elle laissa échapper un minuscule cri guttural. Était-elle distraite par le
même désir qui crépitait en lui ?
— Tu as le sentiment qu’il a été obligé de partir par ta faute, murmura-t-
elle.
— Oui, reconnut-il, s’approchant d’un autre pas.
Assez près pour percevoir la chaleur du corps de Lilah à travers ses
vêtements. Un grondement s’éleva du plus profond de sa poitrine.
Il n’était pas un garou, mais cette nuit-là il avait l’impression d’avoir un
animal enfermé tout au fond de lui. Il était féroce et avait soif de goûter à
cette femme.
— Et la seule façon de te racheter, c’est de le ramener auprès des siens,
poursuivit-elle, baissant la voix, le souffle rauque et fébrile.
Il scruta le visage qu’elle levait vers lui. Elle avait traduit ses sentiments
avec une simplicité parfaite.
— Tu es très perspicace.
— Pas vraiment. (Elle fronça les sourcils d’un air soucieux.) Parfois j’ai
l’impression d’être…
Il lui toucha la joue, comprenant qu’elle s’apprêtait à lui livrer l’un de ses
plus grands secrets.
— Dis-moi.
— Aveugle, avoua-t-elle enfin. Comme si je devrais voir quelque chose
qui se dérobe à ma vue.
Chiron ressentit une lueur d’espoir. Certaines sorcières créaient un sort de
répulsion pour protéger leurs objets magiques. C’était peut-être ce qu’elles
avaient fait pour cacher la clé.
— De la magie ? demanda-t-il. Une illusion ?
Elle grimaça.
— Peu importe. C’est ridicule.
— Non, je ne le pense pas. (Il fit glisser ses doigts sur sa joue.) Je t’aiderai
si tu veux. J’ai un don qui me permet de jeter un coup d’œil dans les pensées
des gens. Je pourrais t’aider à te rappeler où…
Elle chassa sa main d’une tape brusque.
— Non.
— Très bien, dit-il d’une voix apaisante. Doucement.
L’odeur forte et piquante de la peur de Lilah satura l’air.
— Je refuse qu’on farfouille dans ma tête.
La violence de la réaction de Lilah prit Chiron au dépourvu. C’était une
chose de se mettre en colère à l’idée que quelqu’un fouille dans son esprit. La
plupart des gens ne l’ouvraient qu’avec réticence à une invasion étrangère.
Mais elle n’était pas en colère. Elle était terrifiée.
Pourquoi ?
Refusant d’insister, il appuya le front contre le sien.
— Pas de fouille. Je te le promets.
Comme si elle prenait conscience d’avoir réagi de manière exagérée, Lilah
poussa un soupir tremblant et se détendit. Puis, le surprenant de nouveau, elle
lui adressa un sourire timide.
— Et une morsure ?
Un vampire meilleur n’aurait pas répondu à cette invitation subtile. Non
seulement elle était visiblement trop jeune et innocente pour lui, mais il lui
dissimulait encore la vraie raison de sa présence à l’hôtel.
Ce serait profiter de sa vulnérabilité.
Mais il n’était pas un vampire meilleur. Jamais de l’enfer il ne pourrait
résister à son besoin pressant de la toucher.
Levant la main, il glissa les doigts sous ses cheveux et les referma sur sa
nuque avec possessivité.
— Seulement si tu le demandes très, très gentiment, lui assura-t-il.
Il huma le parfum de son émoi, mêlé à celui de sa peur persistante. Cette
fois il était certain que ce n’était pas de lui mais du feu qui brûlait entre eux
qu’elle avait peur.
Il ne l’en blâmait pas.
L’intensité de son désir pour cette femme était plus qu’un peu troublante.
Elle inspira profondément, comme si elle rassemblait son courage. Puis
elle baissa les yeux sur sa bouche.
— Et un baiser ?
Le sol bougea sous les pieds de Chiron. Trois mots simples, mais la faim
qui lui allongeait les canines et lui nouait le ventre en une boule douloureuse
n’avait rien de simple.
— Tu n’as même pas besoin de demander.
Il se pencha, se servant de la pointe d’une canine pour lui érafler la joue. Il
voulait que Lilah sache qui il était. Ce qu’il était.
L’émoi de Lilah grimpa en flèche et les narines de Chiron se dilatèrent,
mais sa peur disparut. La tension qui avait contracté les muscles de Chiron
sans même qu’il en ait conscience s’apaisa.
À l’évidence, le fait qu’il était un vampire ne la dérangeait pas.
Il se rapprocha, l’enveloppant de son grand corps. Il brûlait de la goûter,
mais se contenta de passer la langue sur ses lèvres entrouvertes. Chiron
grogna. Elle avait la saveur de l’été. Des framboises voluptueuses. De la
chaleur dorée. De l’attrait sensuel.
Elle leva les mains pour tirer sur les boutons de sa chemise, en écartant les
pans de soie pour poser les paumes à plat contre la peau nue de son torse.
— Tu trifouilles mon esprit ? demanda-t-elle, le ton plus contrit
qu’accusateur.
Il gloussa.
— Je t’ai promis de ne pas le faire, lui rappela-t-il.
— Alors pourquoi je ne peux pas arrêter de te toucher ? s’enquit-elle,
suivant des doigts le contour de ses tétons.
Il feula, un frisson d’excitation lui courant sur la peau. Comme si on l’avait
branché à un circuit électrique.
— Parce que je suis irrésistible, suggéra-t-il.
— Et si modeste.
Il l’embrassa. Ou du moins c’était censé être un baiser. Deux bouches qui
se touchaient, s’accrochaient… se fondaient. Mais c’était tellement plus. Un
besoin primitif de la marquer comme étant sienne.
Relevant la tête, il scruta son visage empourpré d’un regard songeur.
— Quoi que ce soit, ça n’a rien à voir avec le contrôle mental ou même la
magie de ce lieu. (L’air claqua et crépita entre eux, comme s’il était vivant.)
C’est nous. Nous deux.
Elle explora son torse des doigts avant de les faire descendre jusqu’aux
muscles rigides de son ventre.
— Je ne suis pas sûre que ça m’aide à me sentir mieux.
Si Chiron avait eu un cœur qui battait, il était certain qu’il se serait arrêté.
Il devait lutter pour se concentrer sur ce qu’elle disait alors qu’il avait l’esprit
embrouillé par l’image de ses doigts baladeurs qui parvenaient à la longueur
dure de son érection. S’enrouleraient-ils autour de son membre pour le
caresser avec douceur ? Ou allait-elle le serrer avec un désir impatient ?
— Pourquoi ? réussit-il à demander d’une voix étranglée.
— Tu es un client.
— Et ?
— Ici aujourd’hui. Parti demain.
Il fronça les sourcils. Elle avait raison. Il n’était que de passage à l’hôtel.
Quelques nuits, puis il se remettrait en route pour libérer Tarak. Alors, il
rentrerait à son repaire à Las Vegas. Ou à Paris.
Mais il ne pouvait pas concevoir de quitter cette femme. Comme si cette
idée était si incompréhensible que son esprit ne pouvait pas l’accepter.
— Je suis là maintenant, lui dit-il, plongeant ses yeux dans les siens. Il n’y
a pas d’hier. Ou de demain. Juste maintenant.
Elle hésita, comme déchirée entre le bon sens et le désir.
Ce dernier l’emporta.
Louée soit la déesse.
— Oui.
Elle parla si bas que seul un vampire aurait pu l’entendre.
Chiron grogna, inclinant les hanches pour que son érection appuie sur la
douce rondeur de son ventre.
— Si douce. Et délicieuse, murmura-t-il. Comme une baie pulpeuse.
La respiration rauque, Lilah continua à explorer son corps rigide, faisant
remonter et descendre ses doigts sur son torse.
— Tu n’as rien de doux, lui dit-elle. Tu es pareil à l’acier. Tout en muscles
durs et peau froide.
— Tu as l’air surprise.
— Je le suis, un peu, lui dit-elle. Je n’avais jamais touché de vampire.
— Jamais ?
— Seule une poignée a choisi de séjourner ici, et ils étaient tous unis.
Chiron éprouva une pointe de satisfaction. Il était content de savoir qu’elle
n’avait jamais été avec un autre vampire. Pourquoi ? Il n’en avait pas la
moindre idée.
Il commençait à penser que la magie de cet endroit lui avait complètement
embrouillé l’esprit.
Et à cet instant, il n’en avait rien à faire.
Tout ce qui comptait, c’était la discrète rougeur de plaisir anticipé sur les
joues de Lilah et la passion qui couvait dans ses yeux dorés.
— Cela te dérange-t-il ?
— Non. (Elle secoua légèrement la tête.) C’est excitant.
Elle frissonna, et il sentit la pointe dressée de ses seins appuyer contre le
fin tissu de son peignoir. Elle était aussi excitée que lui. Un grondement
s’éleva dans sa gorge. Il resserra les doigts sur sa nuque. En signe de
possession ?
Bon sang ! Il était dans le pétrin.
Il fit glisser ses lèvres sur la rondeur de sa joue et mordilla le coin de sa
bouche pulpeuse.
— Excitant, oui, convint-il, lui volant un long baiser avant de suivre avec
la langue la ligne de son visage. Grisant. Une vraie drogue.
Elle gémit, se cambrant contre lui.
— Ne t’arrête pas de parler.
Il éclata doucement de rire. C’était une maîtresse étonnamment exigeante.
— Enivrant. Merveilleux. (Il lui obéit avec enthousiasme, éraflant des
canines la peau tendre de son cou.) Unique.
Elle frémit, et s’écarta pour lui lancer un regard interrogateur.
— Je ne suis pas sûre de l’aimer celui-là.
Il soutint son regard, passant les doigts dans ses cheveux. Ils étaient
chauds, doux et pleins de vie.
Exactement comme elle.
— C’est facile de ressembler à tout le monde, lui dit-il. Tu es spéciale.
L’expression contrite, elle poussa un soupir.
— Tu sais parler aux femmes.
Il secoua la tête.
— J’aimerais m’en attribuer le mérite, mais ce genre d’étincelles n’est pas
le résultat du savoir-faire ou de l’expérience, lui dit-il.
Et c’était la vérité. Il avait été séduit par les courtisanes les plus
expérimentées du monde. Aucune d’elles n’avait été capable de créer
l’enchantement que Lilah provoquait juste en le touchant.
— La magie, dit-elle.
— Le destin.
Ces mots lui échappèrent avant qu’il ait pu les retenir.
L’espace d’une seconde, ils se dévisagèrent, abasourdis. Au plus profond
de leurs âmes, ils savaient qu’il avait raison. Ce genre de passion impérieuse
et impitoyable n’était pas juste du désir animal. C’était le destin.
— Chut. (Elle leva la main et appuya le bout des doigts contre les lèvres de
Chiron.) Pas d’hier. Pas de demain.
Qu’elle soit indifférente au fait qu’il était impossible d’échapper au danger
qui couvait entre eux ou qu’elle n’en ait pas conscience, elle explora de
nouveau son torse de la main. Chiron grommela un affreux juron, lui
couvrant le visage de baisers frénétiques.
— Juste maintenant, convint-il.
Elle lui égratigna la peau des ongles, envoyant des flammes de volupté en
lui.
— Chiron.
Doucement il écarta l’encolure de son peignoir, dévoilant un sein plein
surmonté de rose.
Il saliva. Il pouvait déjà imaginer le plaisir sensuel qu’il goûterait à laisser
ses canines s’enfoncer dans sa chair moelleuse.
Au prix d’un effort, il résista à la tentation. La morsure de la frustration
était un moindre mal comparé au désastre potentiel s’ils échangeaient leur
sang. Il s’était repu de milliers d’hôtes au cours des siècles, mais pas une
seule fois il n’avait envisagé qu’ils puissent être sa compagne véritable, liée à
lui pour l’éternité.
Lilah était différente. Du sommet de sa superbe chevelure à la pointe de ses
minuscules orteils.
Il lui avait dit qu’elle était unique.
Et c’était exactement ce qu’elle était.
Il s’obligea à utiliser sa main pour explorer la douce tentation de son sein,
faisant courir ses lèvres sur la courbe de son cou.
Elle trembla, s’agrippa soudain à ses épaules. Comme si ses genoux
s’étaient dérobés sous elle.
— J’en veux plus, ordonna-t-elle.
Il huma le parfum évocateur de son émoi, lui titillant le bout du mamelon
du pouce. Il n’avait pas besoin de passer la main entre ses cuisses pour savoir
qu’elle était humide et glissante, prête à être possédée.
Il enroula un bras autour de sa taille, l’attirant étroitement contre son corps
douloureux.
— Tu es parfaitement à ma taille, murmura-t-il. Comme si tu avais été
créée pour moi.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et lui mordit la lèvre inférieure.
— Il est plus probable que tu aies été créé pour moi.
— Oui.
Chiron frissonna de félicité.
Il avait l’impression que le soleil magique s’était introduit en lui et le
brûlait de l’intérieur.
Continuant à lui caresser le sein, Chiron posa de nouveau les lèvres sur sa
bouche. Il avait désespérément besoin d’étancher sa soif. Tant de sang que du
corps de Lilah.
Dommage, vraiment, qu’il ne puisse faire ni l’un ni l’autre.
Pas tant que Tarak n’avait pas été libéré et qu’il ne pouvait pas se montrer
honnête avec elle.
Comme si elle était déterminée à mettre son self-control à l’épreuve, Lilah
traça un chemin de baisers sur son torse. Il laissa échapper un gémissement.
Ses lèvres étaient légères, presque aguichantes, mais lui envoyaient des
explosions de chaleur dans les veines.
Il glissa la langue dans sa bouche, la tourna dans sa chaleur humide. Il
perçut sa douceur, le désir qui bouillonnait en elle.
Et autre chose.
Un écho de pouvoir qui semblait être séparé d’elle.
Étrange. Relevant la tête, il lutta avec une détermination farouche pour
freiner ses appétits. Il avait beau brûler de l’allonger sur le sol de marbre pour
se perdre dans la volupté de son corps, il devait comprendre ce qu’il sentait.
— Lilah.
Il attendit qu’elle lève la tête vers lui et croise son regard scrutateur.
— Quoi ?
— Il y a un…
Il fut impoliment interrompu par la voix d’une femme qui beuglait comme
un troll ivre.
Ou, plus précisément, une ogresse furieuse.
— Lilah, cria Inga.
L’air sembla trembler, comme si un sortilège délicat venait juste d’être
brisé. Le souffle coupé, Lilah saisit l’encolure de son peignoir et le referma
précipitamment.
— C’est Inga, l’avertit-elle, comme si Chiron n’avait pas reconnu la voix
de la femme ou le martèlement de ses pas lourds.
— Fais-la partir, lui conseilla-t-il vivement.
Elle fronça les sourcils, supposant à coup sûr qu’il était frustré que leur
tête-à-tête soit interrompu. Ce qu’il était. Douloureusement frustré.
Mais à cet instant, il était tout aussi impatient d’en apprendre davantage sur
cet étrange pouvoir. Était-ce un sortilège ? Certains parents enveloppaient
leurs enfants de magie pour les protéger. Mais il ne devrait pas être capable
de le percevoir.
— Non, dit-elle, appuyant les mains contre son torse. Elle ne me
chercherait pas si elle n’avait pas besoin de quelque chose.
Chiron ne fut pas si facilement convaincu. À l’évidence, l’ogresse le
détestait. Et si elle pensait qu’il était seul avec Lilah dans la grotte isolée, elle
ferait le nécessaire pour les déranger.
— Je suis sûr que ça peut attendre, avança-t-il, trop distrait pour réfléchir à
ce qu’il disait.
Une erreur.
Lilah s’offusqua aussitôt et le repoussa sans ménagement.
— Tu trouves peut-être que cet hôtel ne paie pas de mine, mais il est
important pour moi, déclara-t-elle d’un ton brusque.
— Je n’ai pas voulu dire qu’il n’était pas important, mais j’ai senti quelque
chose en toi…
L’indignation de Lilah vira à la rage pure.
— Tu as promis de ne pas fouiner dans ma tête.
Chiron grimaça. Il s’enfonçait. Où était passé son charme habituel ? Il
n’existait jamais une situation qu’il ne pouvait pas arranger avec quelques
mots bien choisis et un sourire à fossette.
Ulric se tordrait de rire s’il était là.
Ou pire, Levet pourrait avoir assisté à ses bredouillements maladroits.
Il frémit à cette seule pensée.
— Ce n’était pas dans ton esprit.
Elle grimaça.
— De quoi tu parles ?
Il leva les mains en l’air avec impuissance.
— Je n’en suis pas sûr, mais je crois que ce pourrait être important.
— Important pour qui ? demanda-t-elle.
Eh bien, par l’enfer. Comment pouvait-il expliquer sa curiosité pressante ?
C’était impossible sans lui avouer la vérité sur la raison de sa présence à
l’hôtel.
Quand il hésita, elle souffla avec mauvaise humeur et le contourna
prestement pour se diriger vers les marches.
— Lilah, cria-t-il.
Sans jamais ralentir, elle sortit de la grotte, son dos raide l’avertissant
qu’elle n’était pas d’humeur à discuter.
Chiron serra les poings le long de son corps. Il avait réussi à tout faire
foirer d’une façon spectaculaire.
— Bon sang !
CHAPITRE 9

Lilah avait pleinement conscience que Chiron la fusillait du regard alors


qu’elle quittait précipitamment la grotte. Elle continua à marcher d’un pas
rapide, le dos raide. Elle voulait qu’il sache qu’elle était très contrariée.
Pas parce qu’il l’avait embrassée. Quelle femme saine d’esprit ne serait pas
heureuse d’être dans les bras de ce magnifique mâle ? Même le désir qui
l’avait assaillie comme un raz-de-marée n’avait pas réussi à lui faire regretter
d’avoir cédé à sa passion. Et si l’occasion se présentait de reprendre là où ils
en étaient restés, elle était pour à cent pour cent.
Mais alors qu’elle était prête à lui offrir son corps, elle était de plus en plus
convaincue de ne pas pouvoir lui offrir sa confiance.
Que faisait-il là ? Il était sincère quand il parlait de son maître. Elle croyait
qu’il voulait désespérément retrouver Tarak. Mais rester à l’hôtel n’avait pas
de sens. Pourquoi ne pas ratisser la région, interroger les démons locaux puis
repartir s’il faisait chou blanc ? Il ne faisait rien pour chercher le vampire,
d’après ce qu’elle en voyait.
Puis il y avait eu l’attentat à sa vie.
Qui souhaitait sa mort ? Assurément personne à son service. Ce qui
signifiait qu’il avait amené le danger dans son sillage.
Alors se cachait-il de ses ennemis ? Ou les traquait-il ?
Ou était-ce une tout autre raison qui l’avait conduit à cet hôtel ?
Le fait de l’ignorer la mettait en rogne.
Toute sa vie n’avait été que ténèbres, questions sans réponses et souvenirs
insaisissables.
Elle avait assez de mystères comme ça.
Lissant ses cheveux rebelles de part et d’autre de son visage, elle franchit
l’illusion qui protégeait la grotte et sortit dans le jardin. Aussitôt, le velours
de la nuit l’enveloppa.
Le parfum suave des orchidées saturait l’air, et le sol moussu était doux
sous ses pieds. Au-dessus d’elle, le ciel était constellé d’étoiles scintillantes.
Elle s’arrêta, feignant d’avoir besoin d’une seconde pour que ses yeux
s’habituent à l’obscurité. La vérité, c’était qu’elle était submergée par l’envie
soudaine et presque irrésistible de faire demi-tour et de retourner en courant
dans la grotte.
La senteur brute du pouvoir de Chiron s’accrochait à son peignoir et sa
peau la picotait encore après ses caresses froides. Chiron était loin de ses
yeux, mais il n’était très certainement pas loin de ses pensées. En fait, elle
jurerait l’entendre chuchoter, l’exhorter à revenir dans ses bras.
Ce n’était pas une voix qui s’adressait à sa tête. Mais à son cœur.
Le destin…
— Lilah.
La voix cassante de son ancienne nounou s’immisça dans ses pensées
dangereuses et Lilah réprima un soupir. Il était trop tard pour les regrets. Et
ce n’était pas comme si Chiron allait disparaître dans un nuage de fumée. Si ?
Elle aurait le temps de vivre la passion qui continuait à lui embraser le
sang.
Lilah s’avança vers la grosse femme qui se ruait vers la grotte secrète.
— Je suis là, Inga, dit-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?
L’ogresse s’arrêta net et jeta un coup d’œil soupçonneux derrière Lilah.
— J’ai remarqué que le vampire n’était plus là et j’ai eu peur qu’il
t’importune.
Lilah fronça les sourcils. Inga avait toujours été une vraie mère poule avec
elle. Et elle n’avait jamais caché sa haine des vampires. Mais elle n’avait
jamais été aussi… envahissante. Comme si elle craignait tout spécialement
Chiron.
— Pourquoi as-tu si peur qu’il me fasse du mal ? demanda-t-elle.
Inga croisa les bras sur son énorme poitrine, une petite brise faisant gonfler
son muumuu éclatant. Cette nuit-là, il était d’un violet qui faisait mal aux
yeux avec des ananas jaunes.
— Tous les vampires sont des tueurs de sang-froid, dit-elle.
— De nombreux démons sont des tueurs, y compris le Sylvermyst qui est
venu la semaine dernière avec sa bande de chiens de l’enfer et les garous qui
séjournent ici en ce moment, souligna-t-elle. Tu n’as jamais craint qu’ils
complotent quelque mauvais tour.
Inga montra ce qu’elle pensait des arguments de Lilah en reniflant. Assez
fort pour effrayer les fées de rosée qui jouaient au milieu des fougères.
— En quoi la sangsue t’intéresse-t-elle ? s’enquit l’ogresse, décidant
manifestement que l’attaque était la meilleure défense.
Lilah se retourna brusquement pour marcher dans l’allée. C’était le seul
moyen de cacher ses joues empourprées.
— Parce que ce n’est pas évident ?
Inga s’empressa de la rattraper, ses enjambées étant deux fois plus longues.
— Qu’entends-tu par là ?
Lilah haussa une épaule.
— Chiron est superbe. N’importe quelle femme serait fascinée, reconnut-
elle.
— Il est dangereux, la réprimanda Inga. Tu ne dois pas t’approcher de lui.
À peine quelques secondes plus tôt, Lilah était sortie précipitamment de la
grotte, en proie à la peur que Chiron lui cache quelque chose. Mais, dès
qu’Inga tentait de la mettre en garde contre lui, elle éprouvait le besoin
contrariant de prendre sa défense.
— Il s’intéresse à l’histoire de l’hôtel, dit-elle, ne se souciant pas de
discuter le fait qu’il représentait une menace potentielle pour elle.
Elle dépenserait sa salive pour rien. C’était un puissant vampire. Il existait
peu de choses plus redoutables.
Bizarrement, les soupçons d’Inga semblèrent se renforcer.
— Pourquoi s’intéresserait-il à l’hôtel ?
— Un truc en lien avec son maître. Il pense qu’il pourrait avoir séjourné ici
du vivant de mes parents, expliqua Lilah avec une grimace.
Énoncé à voix haute, cela paraissait une encore plus mauvaise excuse.
Inga écarquilla les yeux avant de secouer farouchement la tête.
— Impossible. Tes parents n’ont jamais reçu de vampires.
Lilah cligna des yeux, déconcertée. Elle s’était attendue à ce qu’Inga doute
de l’aptitude de Chiron à retrouver son maître après tant d’années. Mais pas à
ce qu’elle prétende que ses parents n’accueillaient pas de vampires à l’hôtel.
— Comment le sais-tu ? demanda-t-elle.
L’ogresse hésita, comme prise au dépourvu par sa question. Puis elle
avança la mâchoire inférieure.
— Ils ont clairement exprimé ce qu’ils pensaient.
Lilah l’observa. Était-ce pour cette raison qu’Inga nourrissait des préjugés
contre les vampires ? À cause de ses parents ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne
lui en avoir rien dit quand elle avait repris l’hôtel ?
Tout aussi important, que lui avait-elle caché d’autre ?
— Tu ne parles jamais d’eux, fit-elle remarquer avec douceur.
Inga se détourna brusquement pour scruter le jardin, comme si elle
craignait quelque danger tapi. Ou, plus vraisemblablement, pour gagner du
temps afin de peser ses mots.
L’ogresse n’évoquait le passé qu’avec réticence, surtout quand Lilah
l’interrogeait sur ses parents.
En règle générale, Lilah respectait son aversion. Elle s’était dit que c’était
parce qu’elle aimait cette énorme femme qui avait pris soin d’elle depuis
qu’elle était enfant. Assurément, Inga n’avait pas été obligée de rester. Elle
aurait très bien pu abandonner Lilah et fuir l’épidémie aussi loin que possible.
C’était ce que la plupart des démons auraient fait.
Mais soudain, elle s’aperçut que sa curiosité naturelle était tout aussi
étouffée que ses souvenirs. Comme par l’action délibérée d’une force
invisible.
À cette prise de conscience, elle sentit un étrange malaise lui nouer le
ventre.
— Parce que je n’ai pas eu l’occasion d’apprendre à les connaître en
dehors de la façon dont ils géraient l’hôtel et dont ils voulaient que je prenne
soin de toi, répondit Inga. Ils étaient très exigeants sur ce point.
Lilah fronça les sourcils, s’efforçant de percer le brouillard qui lui
obscurcissait l’esprit.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Ils t’aimaient.
Une frustration familière bouillonna en elle.
— Si seulement je pouvais m’en souvenir.
Elles firent le tour de l’une des fontaines les plus prisées du jardin. De près
de quatre mètres de diamètre, elle était surmontée en son centre par une
sculpture de Poséidon qui faisait jaillir un nuage de gouttelettes des pointes
de son trident. Le tintement produit n’était pas aussi apaisant que sa piscine
secrète dans la grotte, mais il plaisait aux clients, qui aimaient se dévêtir pour
courir au milieu des gouttelettes scintillantes.
— Vivre dans le passé ne rime à rien, grogna Inga. Crois-moi, il vaut
mieux oublier.
C’était la réponse habituelle d’Inga. Et Lilah en avait assez de l’entendre.
— Ce n’est pas pareil de chasser délibérément ses souvenirs. Se les faire
voler est une autre histoire.
— Voler ? (Inga s’arrêta brusquement, les yeux plissés.) Pourquoi dis-tu
ça ?
Lilah faillit trébucher contre la grosse femme. S’écartant d’un bond sur le
côté, elle se retourna pour l’observer. Manifestement, les paroles de Lilah
inquiétaient Inga. Pourquoi ?
— Ils ont été volés par ce truc qui rend mon esprit si confus, expliqua-t-
elle, voyant le visage d’Inga se détendre sous ses yeux.
— C’est à cause du sort nettoyant que j’ai utilisé après l’épidémie. (Inga
haussa les épaules, le ton désinvolte.) Il a persisté dans la région pendant des
années.
Lilah serra les lèvres. Cette explication ne parvenait plus à apaiser sa
frustration. En fait, cette nuit-là elle lui mettait les nerfs à vif. À moins qu’ils
l’aient déjà été, et cette excuse rebattue était comme du sel qu’on versait
dessus.
— Quelle qu’en soit la cause, c’est frustrant, dit-elle entre ses dents,
frappée par une étrange envie. Il m’arrive de me demander si partir loin d’ici
ne m’éclaircirait pas les idées.
— Partir ? (Inga sursauta, comme si elle venait d’être touchée par la
foudre.) Où ?
Lilah parcourut le jardin des yeux, s’efforçant de prendre un air désinvolte.
Jusqu’à cette nuit-là, la seule pensée de quitter cet endroit l’aurait fait
paniquer. À présent, elle éprouvait un minuscule frisson d’excitation.
Et elle savait parfaitement à qui elle devait cette dernière.
Elle esquissa un vague geste de la main.
— Juste loin d’ici.
Inga avait l’air d’avoir avalé un citron.
— Tu as des responsabilités ici.
Lilah se raidit, agacée par les paroles d’Inga. Elle avait consacré toute sa
vie à cet hôtel.
— Je connais mes responsabilités.
— Vraiment ? (Inga montra du doigt le vaste bâtiment au fond du jardin.)
Cet endroit ne va pas tourner tout seul.
— Je pourrais le fermer pour quelques jours.
— Et qu’adviendrait-il de tes clients ? L’hôtel n’est pas pris d’assaut au
point qu’on puisse se permettre de refuser des clients.
Lilah hésita. Inga avait raison. Elles s’en sortaient à peine, et si elle fermait
ne serait-ce que quelques jours, leurs rares clients pourraient décider de ne
plus revenir.
Elle considéra les possibilités qui s’offraient à elle avant de s’arrêter sur la
plus évidente.
— Tu es capable de t’occuper de tout pendant mon absence, dit-elle.
Inga grimaça.
— Tu comptes partir sans moi ?
Lilah haussa les épaules.
— Pourquoi pas ? Je suis une grande fille.
— Tu n’as jamais franchi les barrières.
Lilah attendit d’être submergée par la peur, mais de nouveau elle
n’éprouva rien d’autre qu’un minuscule frisson de plaisir anticipé.
Elle était peut-être enfin devenue assez mûre pour pouvoir affronter le
monde extérieur, décida-t-elle. À moins que la perspective de passer du
temps avec Chiron triomphe de son anxiété naturelle.
Il pourrait attirer une dryade au bas de son arbre.
— Justement. (Elle indiqua de la tête le bord du jardin.) L’heure est peut-
être venue.
Inga tourna les talons et commença à remonter l’allée d’un pas lourd et
bruyant. Le sol tremblait sous chacun de ses pas et les pavés s’effritèrent.
Lilah soupira, se dépêchant de la rattraper. Elle devait faire remplacer
l’allée environ une fois par an. Le caractère d’Inga avait tendance à engendrer
de nombreuses réparations.
— C’est ce vampire, c’est ça ? lui lança l’ogresse d’un ton brusque quand
Lilah parvint enfin à son niveau. Il tente de te convaincre de partir.
— Il m’a invitée dans ses hôtels, reconnut Lilah.
« Boum, boum, boum ! » Trois autres pavés réduits en poussière.
— Je savais qu’il causerait des ennuis, grommela la femme.
Lilah tendit les mains d’un air irrité.
— Quels ennuis ? s’enquit-elle. Qu’un homme séduisant me demande de
passer du temps avec lui n’a rien d’un crime, si ? Je ne peux pas imaginer
pourquoi tu n’es pas heureuse pour moi. Tu veux que je reste seule pour
toujours ?
L’ogresse lui adressa un regard froissé, comme si Lilah l’avait blessée.
— Tu n’es pas seule, rappela-t-elle à Lilah. Et je ne pourrai pas te protéger
si tu pars.
L’irritation de Lilah disparut aussi vite qu’elle était apparue. Elle doutait de
beaucoup de choses dans sa vie, mais le dévouement de cette femme n’en
faisait pas partie. Ce n’était pas juste de décharger sa frustration sur la seule
personne au monde qui tenait à elle.
— Me protéger de quoi ? demanda-t-elle, sincèrement intriguée.
— Des démons. Des humains. (Elle grimaça, incontestablement effrayée
pour Lilah.) De tout.
Machinalement Lilah posa une main réconfortante sur le bras de la femme.
— Inga, rien ne va me faire de mal.
— Tu n’en sais rien. (La voix de l’ogresse était bourrue.) Sans connaître ta
lignée, nous n’avons aucun moyen de comprendre parfaitement les
vulnérabilités que tu pourrais avoir.
— Exact, convint aussitôt Lilah. Et il n’y a qu’un seul moyen de le
découvrir.
Inga fit grincer ses dents pointues avant de pousser un soupir résigné.
— Tu ne pars pas cette nuit, si ?
— Bien sûr que non.
— Alors nous en reparlerons plus tard.
Lilah n’insista pas. Qui savait si elle aurait ou non le courage de partir loin
de l’hôtel le moment venu ? Ou si l’invitation de Chiron à rester avec lui était
même sérieuse ?
Elle tourna son attention vers Inga.
— Et toi ?
L’ogresse fronça les sourcils d’un air perplexe.
— Moi ?
— Tu n’as jamais envie de partir loin d’ici ?
La femme frémit, le visage blême.
— Jamais. Je sais ce qui se cache à l’extérieur.
— Quoi ?
— Le mal.
Lilah sentit la compassion lui serrer le cœur. L’ogresse refusait de parler de
son passé ou de ce qui l’avait conduite à l’hôtel, mais il était évident qu’il lui
était arrivé quelque chose de terrible.
— Le monde entier ne peut pas être mauvais, protesta Lilah.
— En ce qui me concerne, si.
— Et que fais-tu de ta famille ?
Le grincement des dents de la femme remplit l’air.
— Je te l’ai dit. Je n’ai pas de famille.
Lilah secoua la tête.
— Tu as dit que tu n’étais plus en contact avec elle. Ce n’est pas pareil que
de n’avoir aucune famille. L’heure est peut-être venue d’envisager une
réunion de famille.
Inga tourna la tête, ses yeux lançant des éclairs rouges.
— Ma famille m’a mise à la porte comme une moins que rien. Si je décide
jamais d’organiser une réunion de famille, ce sera pour leur arracher le cœur.
Lilah grimaça. D’accord. Rayer toute cette histoire de réunion de famille
de la liste.
— Ouais, il vaut peut-être mieux que tu restes ici, murmura-t-elle, ses
cheveux gonflant autour de son visage quand un coup de vent balaya le
jardin.
Puis elle fronça les sourcils en distinguant l’odeur caractéristique de granit
qui semblait émaner d’Inga.
— Pourquoi as-tu l’odeur de la gargouille ?
— Je… (L’ogresse toussa, comme si elle avait un truc coincé dans la
gorge.) J’ai dû attraper son odeur quand je l’ai poursuivie à travers les
marécages.
Lilah jeta un coup d’œil vers les marais tout proches. Beaucoup de leurs
clients aimaient passer du temps avec les démons natifs qui vivaient dans le
coin, mais c’étaient des créatures de taille normale capables de se protéger.
— C’était il y a plusieurs heures, dit-elle, plus pour elle-même que
l’ogresse. Je devrais peut-être partir à sa recherche.
— Pourquoi ?
— Elle pourrait s’être perdue. Ou même blessée. (Lilah haussa les
épaules.) Elle est petite pour une gargouille.
— Elle va bien, marmonna Inga, le visage furieux.
Lilah se demanda ce que la gargouille avait bien pu faire d’autre pour
provoquer la colère de l’ogresse. Assurément, elle ne pouvait pas juste avoir
volé quelques tourtes à la viande.
— Comment peux-tu en être si sûre ?
— Elle se dirigeait vers le nid des naïades. Je suis certaine qu’elle est entre
de bonnes mains.
— Hmm.
Lilah n’était pas convaincue. Que la gargouille s’en aille sans dire à Chiron
où elle allait lui paraissait bizarre.
Comme si elle comprenait que Lilah s’inquiétait vraiment pour le petit
démon, Inga s’arrêta sous le saule pleureur et se retourna pour croiser son
regard.
— Si la gargouille n’est pas rentrée d’ici une heure ou deux, je partirai à sa
recherche.
— Si tu en es sûre.
Lilah hocha la tête machinalement, soudain distraite.
— J’en suis… (Les mots d’Inga moururent sur ses lèvres quand Lilah la
dépassa pour poser la main contre l’écorce de l’arbre.) Qu’est-ce que tu fais ?
Lilah entendit à peine sa question. Elle ignorait ce qu’elle faisait. Elle avait
un bourdonnement dans les oreilles et une sensation étrange dans la tête.
C’était comme si on ouvrait un rideau et qu’elle était aspirée en arrière dans
le temps.
Sa respiration se coinça dans sa gorge. Que se passait-il ? Elle se voyait
distinctement marcher à travers le jardin. Elle portait une robe blanche
flottante et avait les cheveux assez longs pour lui frôler le bas du dos. Avec
lenteur, elle se baissa et posa quelque chose par terre. Était-ce une graine ?
Oui, elle la recouvrait soigneusement avec le sol moussu tout en murmurant
un mot. En un clin d’œil, de minuscules pousses percèrent la terre et, avec un
sourire de satisfaction, elle se redressa.
Était-ce un rêve ? Ou une image qu’on avait placée dans sa mémoire ?
Inga lui empoigna le bras, enfonçant les doigts dans sa chair tendre.
— Lilah, dis-moi ce qui ne va pas.
Lilah secoua la tête, s’arrachant à l’illusion.
— J’ai été soudain frappée par le souvenir d’avoir planté cet arbre, dit-elle.
Mais c’est impossible. Il a des centaines d’années.
Inga en eut le souffle coupé et ses yeux lancèrent de nouveau des éclairs
rouges.
— Qu’est-ce que t’a fait le vampire ?
Lilah fronça les sourcils. Quel rapport avec Chiron ?
— Rien.
— Il t’a touchée ?
— Il m’a embrassée, reconnut Lilah d’un ton qui n’avait rien de contrit.
Pourquoi devrait-elle avoir honte de son désir parfaitement naturel ?
Inga continua à la fusiller du regard.
— A-t-il employé son asservissement sur toi ?
— Il n’en a pas eu besoin. Mais…
— Quoi ?
Lilah hésita, ne souhaitant pas attiser la colère d’Inga. Mais cela dit, elle ne
dissimulerait pas la vérité. Elle détestait les secrets. Ils n’entraînaient que des
ennuis.
— Il a le don de voir dans l’esprit des gens, avoua-t-elle.
Comme elle s’y attendait, Inga feula de rage.
— Le salopard.
Lilah tapota les doigts épais qui étaient toujours refermés sur son bras.
— Il a juré qu’il n’avait pas utilisé ses pouvoirs.
— Il le faut bien, protesta Inga. C’est trop tôt.
Ces mots bizarres arrachèrent Lilah à son incertitude pénible.
— Trop tôt ? Trop tôt pour quoi ?
Inga lui lâcha le bras et recula d’un air gauche. Comme si elle avait pris
conscience d’en avoir trop dit.
— Il a manifestement gravé de faux souvenirs dans ton esprit, tenta-t-elle
de fulminer.
Lilah ricana.
— Pourquoi aurait-il gravé une image de moi en train de planter un saule
pleureur ?
Elle mit une seconde avant de répondre.
— C’est juste une première étape. Au bout d’un moment, il se servira de
ses pouvoirs pour te convaincre de me quitter.
— C’est ridicule.
— Vraiment ? (Inga plissa ses yeux cramoisis.) Il a déjà essayé de te
séduire. La prochaine étape, c’est de t’attirer loin d’ici.
Lilah laissa l’image de Chiron se former dans son esprit. C’était
remarquablement facile. Ses cheveux noirs et brillants qui ne demandaient
qu’à être caressés. Ses yeux d’ébène où couvait la promesse de toutes sortes
de plaisirs coquins. Ses traits finement ciselés et ses lèvres qui l’avaient
embrasée quand elles avaient touché sa bouche. Même ses canines
étincelantes étaient imprimées dans son cerveau, comme si elle nourrissait le
désir sombre de les sentir s’enfoncer profondément dans sa chair.
Une explosion de frissons lui parcourut le corps. Elle le désirait.
Désespérément.
— Il n’a pas besoin de recourir au contrôle mental pour pousser les
femmes à le rejoindre dans ses hôtels luxueux, assura-t-elle à l’ogresse,
trouvant bien trop facile d’imaginer le troupeau de femmes qui étaient prêtes
à se bousculer pour partager son lit. Et même dans le cas contraire, pourquoi
me choisir ? Je n’ai rien de spécial.
Une étrange expression passa sur les traits grossiers d’Inga.
— Tu es plus spéciale que tu ne peux l’imaginer, Lilah.
Son ton farouche arracha un ricanement à Lilah. L’ogresse avait-elle abusé
du grog ? Lilah savait qu’elle avait une réserve de cette puissante décoction
cachée quelque part dans les marécages. Non qu’elle la blâme. Il y avait des
jours où tout le monde avait besoin d’un verre de courage liquide.
— Je ne crois pas que tu sois très objective, dit-elle d’un ton pince-sans-
rire.
Inga lui effleura l’épaule.
— Tu dois me faire confiance, Lilah.
— C’est le cas. C’est juste…
Ses mots moururent sur ses lèvres. Que pouvait-elle dire ? Elle ignorait ce
qui n’allait pas. Elle avait l’impression d’avoir l’esprit embrouillé, comme si
on l’avait jeté dans un mixer. Et elle sentait une douleur implacable au plus
profond d’elle. Presque comme si le fait d’être séparée de Chiron lui
provoquait une réaction physique. Exactement ce dont elle avait besoin, de
nouveaux problèmes. Elle soupira.
— J’ai l’impression qu’il y a tant de choses qui m’échappent. Je veux avoir
les idées claires.
Inga lui serra le bras, l’expression étrangement froissée.
— Pourquoi ne vas-tu pas manger un peu ? La cuisinière a préparé tes
tartelettes au citron préférées.
Prenant conscience que ses paroles avaient blessé la femme qui l’avait
élevée comme sa propre fille, Lilah s’obligea à esquisser un sourire contraint.
— Je suis affamée, mentit-elle, son ventre se nouant à la seule idée de
nourriture.
Avançant, elle s’arrêta quand Inga resta au milieu de l’allée, les narines
dilatées comme si elle avait humé une mauvaise odeur.
— Tu ne viens pas ?
— J’ai quelque chose à faire, marmonna l’ogresse.
— Ça peut attendre.
— Non, je dois m’en occuper maintenant, insista-t-elle, indiquant l’hôtel
de la main. Vas-y. Je te rejoindrai dès que j’en aurai fini.
CHAPITRE 10

Chiron resta dans les ténèbres pour regarder Lilah se précipiter dans
l’hôtel. Un désir frustré lui contractait le corps et ses canines le démangeaient
de goûter son sang. Mais c’était l’envie farouche de s’élancer pour la jeter sur
son épaule et la ramener dans son repaire qui le tracassait.
Impossible d’esquiver la vérité plus longtemps.
Pas alors qu’elle était marquée au fer rouge dans chaque fibre de son être.
Il lutta contre ses instincts, observant l’ogresse qui s’était retournée pour
lancer un regard noir de son côté. Pouvait-elle le voir ? Peut-être. Il s’en
foutait. Il avait quelques questions pour cette femme qui avait vécu là avec
les parents de Lilah.
S’avançant, il fronça les sourcils quand la femme se précipita soudain vers
la partie la plus éloignée du jardin. Elle avait manifestement quelque chose à
faire. Chiron haussa les épaules. Il la chercherait plus tard.
Pour l’heure…
Chiron se raidit en discernant une odeur caractéristique.
Faisant volte-face, il foudroya du regard un épais bouquet de cyprès.
— Montre-toi, Ulric, dit-il d’une voix traînante. Je sais que tu es là.
Le garou s’avança au clair de lune, ses yeux dorés flamboyants et les
effluves du musc de son loup plus forts que d’habitude. Il était vêtu d’un tee-
shirt noir qui moulait ses muscles saillants, d’un jean usé et de lourds rangers
pointure quarante-neuf. Chiron pinça les lèvres. Il aurait aussi bien pu se faire
tatouer « gros dur » sur le front.
— Comment m’as-tu trouvé ? s’enquit-il.
Le garou haussa les épaules, approchant sans se presser.
— J’ai fait équiper toutes nos voitures d’un traceur GPS.
Chiron en resta stupéfait. Il était prêt à supporter l’habitude d’Ulric de le
choyer comme une mère poule, et même sa tendance à le croire incapable de
se protéger tout seul. Mais qu’il soit damné s’il permettait à son garde du
corps de suivre les moindres de ses mouvements.
— Tu as fait placer un traceur GPS sur ma voiture ? grogna-t-il.
Ulric secoua la tête.
— Pas sur ta voiture personnelle, mais tu as pris l’un des véhicules du
casino et je les ai tous fait équiper.
Ah ! Chiron avait presque oublié qu’il avait sauté dans l’une des voitures
de leur parc pour quitter Las Vegas. Hors de question que Levet monte dans
sa jag.
— J’ai suivi ta piste jusqu’au bord des marécages, où je l’ai perdue,
poursuivi Ulric. J’ai dû faire appel à mes sens affûtés pour réussir à trouver
cet hôtel.
Chiron croisa les bras. Sa contrariété n’avait pas entièrement disparu.
— Je croyais t’avoir dit de rester à Las Vegas. Tu n’obéis pas très bien aux
ordres.
Ulric ne se donna pas la peine de prendre un air contrit. Tant mieux. Il
n’était pas doué pour ça.
— J’y obéis avec un savoir-faire spectaculaire si je les approuve, lui assura
le garou avec son arrogance caractéristique.
— Je ne suis pas sûr que tu saisisses très bien ce qu’« obéir » signifie.
— Je me suis juré de te protéger, lui rappela Ulric. Ma promesse prévaut
contre n’importe quel ordre. Même les tiens.
Chiron savait qu’il s’époumonait pour rien. Enfin, pas exactement, parce
qu’il ne risquait pas de s’essouffler, n’ayant pas de souffle, mais du moins il
perdait son temps à tenter de faire comprendre à Ulric qu’il ne lui était pas
redevable.
N’empêche, il ne put pas s’en empêcher.
— Combien de fois devrais-je te le répéter, il n’y a pas de promesse qui
vaille ? Toute dette a été remboursée depuis longtemps.
Le garou ne fut pas plus impressionné par ses protestations que les mille
autres fois où il avait tenté de le convaincre d’oublier le passé.
— C’est à moi de le décider.
— Tu sais, je commence à me demander qui est le patron.
— Je te laisse la place.
Chiron éclata d’un rire caustique. La plupart des gens supposaient qu’il
gardait Ulric auprès de lui parce qu’il était loyal, intelligent et capable de
s’occuper de n’importe quel ennemi qui essaierait de s’en prendre à lui.
Toutes ces raisons étaient vraies. Mais s’il le conservait comme garde du
corps, c’était parce qu’il appréciait sa compagnie.
Une amitié rare entre un vampire et un garou.
Bien sûr, Chiron était connu pour ne pas aimer faire comme tout le monde.
Depuis l’enlèvement de Tarak, il avait été libre de n’en faire qu’à sa tête.
— Un chien intelligent, le loua-t-il, avant de jeter un coup d’œil à travers le
jardin, pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Maintenant que nous savons
comment tu m’as trouvé, dis-moi ce que tu fais là.
— J’ai essayé de t’appeler, mais je n’ai obtenu aucune réponse.
Les sourcils froncés, Chiron enfonça la main dans son pantalon pour en
sortir son portable. Il était allumé, mais il n’avait aucun appel en absence.
— Bon sang, la magie doit interférer avec le réseau, marmonna-t-il.
Il éprouva une pointe de culpabilité. Il aurait dû contacter Ulric à la
seconde où il était arrivé à l’hôtel. Il ne s’était jamais absenté avant sans être
en communication constante avec son équipe. Il pouvait imputer sa
distraction à sa volonté farouche de délivrer Tarak, mais il savait au plus
profond de lui que c’était à cause de Lilah.
— Y a-t-il un problème ?
— En plus du fait que j’ignorais totalement si tu étais vivant ou mort ?
Chiron grimaça.
— D’accord, je suis désolé. J’aurais dû t’appeler. Maintenant, dis-moi ce
qui s’est passé.
L’espace d’un instant Ulric lutta visiblement pour cesser ses remontrances,
puis il haussa les épaules d’un air résigné.
— J’ai reçu un appel de Hong Kong. La triade est venue à notre hôtel.
Chiron hocha la tête. Il avait travaillé au milieu des humains assez
longtemps pour savoir que toute nouvelle société devait se heurter à la
cupidité, à la corruption et aux protestations locales habituelles. Les mortels
étaient si prévisibles que ça en était déprimant.
— Racket à la protection ?
— Ouais. Jayla s’en est occupé.
Jayla était une vampire qui faisait partie des Rebelles quand le clan avait
été banni. Elle paraissait aussi fragile qu’une fleur de lotus et était aussi
redoutable qu’un cobra. La personne parfaite pour ouvrir sa nouvelle société
en Asie.
Non que son choix soit dépourvu de tout risque. Jayla avait la froide
logique de la plupart des vampires, mais quand elle se mettait en colère, elle
exterminait tous ceux qui se trouvaient sur son chemin.
— Combien sont morts ?
— Seulement deux, dit Ulric d’un ton qui trahissait une absence totale de
compassion pour les humains qui avaient été assez stupides pour tenter de
forcer la main à Jayla. Trois autres sont à l’hôpital, mais leurs jours ne sont
pas menacés.
Le sort des criminels n’importait pas plus à Chiron, mais il ne voulait pas
d’histoires avec le gouvernement. L’obtention des différentes autorisations
nécessaires pour construire l’hôtel représentait des années de travail.
— Des ennuis avec les autorités humaines ?
— Non, je crois qu’elles ne demandent qu’à fermer les yeux.
— Bien. (Il scruta l’expression impassible de son ami.) Autre chose ?
— Un donneur de black-jack volait des jetons à nos clients du club des
flambeurs.
— L’affaire a été réglée ?
— Bien sûr.
Ulric semblait étrangement mal à l’aise. Comme s’il n’avait pas envie
d’évoquer la façon dont il s’y était pris exactement pour gérer le problème.
Bizarre.
— C’est tout ? s’enquit-il.
Ulric haussa les épaules.
— Il est tôt.
C’était parfaitement vrai. Diriger un empire commercial avait de quoi
donner de continuels maux de tête. D’où son insistance pour qu’Ulric reste à
Las Vegas pendant son absence.
— Qui te remplace ? demanda-t-il.
— Rainn.
Chiron grimaça. Il n’aurait pas pu mieux choisir. Après Ulric, Rainn était
l’employée en qui il avait le plus confiance. Mais elle n’hésitait jamais à tirer
parti de la moindre occasion de le saigner à blanc.
— Combien ?
— Cinq mille.
Chiron grommela un juron.
— Et l’heure tourne. Je suis sûr que cette somme augmente chaque nuit où
tu es absent. (Il lui lança un regard lourd de sous-entendus.) Je suppose que tu
comptes partir maintenant que tu as vu que je pétais la forme ?
Ulric jeta un coup d’œil autour d’eux, absolument pas intimidé par le ton
sévère de Chiron. La vérité, c’était qu’Ulric faisait exactement ce qu’il
voulait, quand il le voulait.
— Je n’ai encore rien décidé.
— Je n’ai pas besoin d’une baby-sitter, l’avertit Chiron, oubliant comme
par hasard qu’il avait échappé de peu à une flèche en plein cœur.
D’accord, il n’avait pas oublié. Il n’avait simplement pas l’intention de
révéler cette petite info croustillante à son ami. Ulric démolirait l’hôtel en
cherchant l’assassin.
La dernière chose dont avait besoin Lilah, c’était de voir courir le bruit
qu’un garou enragé terrorisait ses clients.
— Ce n’est pas ça, protesta Ulric, n’ayant heureusement pas conscience
que Chiron n’avait pas été totalement honnête avec lui. Cet endroit
m’intrigue.
Chiron se figea. Il ne croyait pas complètement son ami. Ulric était là
parce qu’il pensait que Chiron avait besoin de sa protection. Mais il était
évident qu’Ulric était sincèrement fasciné par les lieux.
— Pourquoi ?
Ulric rejeta la tête en arrière et ses narines se dilatèrent quand il inspira un
grand coup.
— La magie parle à mon loup.
Voilà qui expliquait pourquoi l’odeur de son musc était aussi forte. Et l’or
qui flamboyait dans ses yeux. Son animal était près d’émerger.
Chiron s’avança vers lui, enthousiaste.
— Tu reconnais le sort ?
Ulric renifla, puis secoua la tête.
— Non. Je n’ai jamais rien senti de pareil, dit-il, un frisson lui ébranlant
visiblement le corps. Mais c’est puissant.
Chiron ne s’était jamais vraiment intéressé à la magie. Comme il ne
pouvait pas la percevoir, il tentait de l’éviter autant que possible. À présent il
détestait son impression de tâtonner dans le noir.
— Des sorcières pourraient-elles créer un sort qui influerait sur ton loup ?
Ulric réfléchit en silence, continuant à scruter le jardin plongé dans
l’obscurité. Comme s’il pouvait repérer la personne à l’origine de cette
magie.
— J’ai entendu parler de sorcières capables d’obliger un bâtard à se
transformer, alors je suppose qu’il est possible qu’un convent s’unisse pour
créer un sort qui pousserait un garou à prendre sa forme animale, dit-il, la
voix empreinte de scepticisme. Mais celui-ci devrait être extrêmement précis,
avec une action limitée dans le temps.
— Tu veux dire que c’est la magie d’un démon et pas d’une sorcière ?
demanda Chiron, déconcerté.
Levet les avait-il conduits au mauvais endroit ?
Un grondement s’éleva dans sa gorge.
— Ou un phénomène naturel, dit Ulric.
Chiron fut brusquement tiré de ses pensées sinistres, doutant d’avoir bien
entendu.
— Un phénomène naturel ?
Ulric lui adressa un sourire condescendant.
— Contrairement aux vampires qui sont insensibles à la magie, les garous
sont des créatures primitives. Nous sommes capables d’absorber le pouvoir
présent dans la nature.
Chiron ricana.
— Je comprends maintenant pourquoi les vamps et les garous ont passé les
derniers siècles à essayer de s’entre-tuer, maudit chien galeux.
Ulric montra les dents, mais il n’avait rien de réellement menaçant. Le lien
qui unissait les deux hommes avait survécu aux guerres, aux famines et à un
tour du monde en bateau. Rien ne pouvait le briser.
— Nous sommes bien plus à l’écoute des pouvoirs mystiques qui
constituent une partie essentielle du monde, dit-il à Chiron.
Chiron considéra ses paroles. C’était vrai que les vampires étaient aussi
imperméables à la terre qu’ils l’étaient à la magie. Rien d’étonnant, là. Dans
le sens le plus vrai du mot, ils étaient morts. C’était le pouvoir de leur démon
intérieur qui empêchait leur corps de se désagréger en poussière.
— Alors tu crois que c’est juste la nature qui nous joue un tour ?
— Non. (Ulric tourna les yeux vers le fond du jardin.) La barrière est
assurément un sort. Qui a très probablement été jeté par une sorcière. Mais il
y a autre chose ici qui s’est infusé dans le sol. (Un autre frisson lui secoua
visiblement le corps.) Que ce soit naturel ou qu’il ait été créé il y a si
longtemps que cela a fini par se fondre dans son environnement.
Chiron serra les poings. Autour de lui, la température chuta de plusieurs
degrés.
— Toujours plus de mystère.
Ulric grimaça, éprouvant à coup sûr le besoin de détourner l’attention de
Chiron pour juguler son irritation grandissante.
— Qu’as-tu découvert ? demanda-t-il.
Chiron freina l’impatience qui montait en lui. Il avait attendu pendant des
siècles d’avoir une occasion de retrouver son maître et de le délivrer. Il
n’hypothéquerait pas la liberté de Tarak parce qu’il n’était pas fichu de
contrôler ses émotions.
— Le rouleau de papyrus a conduit Levet jusqu’ici, dit-il à son ami. Mais à
notre arrivée, il a découvert que son aptitude à déterminer précisément où se
cachait la clé était émoussée. Je suppose que ça a un lien avec la magie qui
enveloppe les lieux.
La mention de la gargouille sembla froisser Ulric. Il n’avait toujours pas
pardonné à Levet d’avoir réussi à s’éclipser pour piller la réserve de cognac
privée de Chiron. Il le considérait comme une insulte personnelle à ses talents
de garde du corps.
— Où est ce morceau de pierre ?
— On m’a dit qu’il a été pris la main dans les tourtes à la viande et a été
poursuivi jusque dans les marécages.
— Mais bien sûr, marmonna Ulric. Cette bonne à rien de gargouille.
— Jusqu’ici, convint Chiron. Malheureusement, elle est la seule à pouvoir
m’aider.
Ulric parut déconcerté.
— Pourquoi ? Si la clé est ici, nous devrions être capables de la trouver.
— Je ne pense pas que ce sera aussi simple, l’avertit Chiron, regrettant que
ce ne soit pas aussi facile que de fouiller l’hôtel à la recherche d’une clé
égarée. Elle est probablement dissimulée derrière une illusion. Ce qui signifie
que la gargouille devra utiliser sa magie pour révéler sa présence.
Ulric fit claquer ses dents.
— Alors pourquoi a-t-elle disparu dans les marécages pendant que tu erres
dans les jardins comme si tu étais perdu ? (Il se pencha vers lui et inspira
profondément.) Et pourquoi as-tu l’odeur d’une femme ?
Chiron entrouvrit les lèvres. Il comptait démentir ces accusations. Il
n’errait pas comme s’il était perdu. Si ? Ce serait… pathétique.
Mais quand il croisa le regard insistant d’Ulric, il s’avoua vaincu. À quoi
bon mentir ? Que ce soit à son ami ou à lui-même.
— J’ai été distrait, reconnut-il.
— Tu aurais pu être distrait chez toi, souligna Ulric. Et dans des conditions
bien plus confortables.
Chiron tenta d’évoquer l’image de l’essaim de belles femmes qui
travaillaient à son casino. Sans succès. Il ne réussit même pas à s’en
représenter une seule.
C’était comme si Lilah occupait une si grande partie de son esprit qu’il ne
restait plus de place pour une autre femme.
— C’est une distraction vraiment unique, concéda-t-il.
Le garou le scruta avec une pointe d’inquiétude. Le grand méchant loup
pouvait affronter n’importe quel ennemi, mais Chiron sentait que sa seule
peur était d’être supplanté dans son rôle de serviteur le plus fidèle.
Ulric était un animal grégaire. Pour sa tranquillité d’esprit, il avait besoin
de savoir où il se situait exactement dans la hiérarchie de la vie de Chiron.
— Unique comment ?
— Aussi unique qu’il est possible de l’être.
Le garou grimaça.
— Tu commences à m’inquiéter.
Le rire bref de Chiron retentit dans le jardin.
— Ouais, bienvenue au club.
Ulric hésita avant de s’obliger à poser la question qui s’imposait.
— Tu crois qu’elle pourrait être ta compagne ?
— Oui.
— Bon sang !
Ulric avait l’air aussi bouleversé que Chiron. Puis, avec une rapidité
surprenante, il redressa ses larges épaules et le dévisagea gravement.
— C’est une cliente de l’hôtel ?
— Non, c’est la propriétaire.
— Bien. Vous devriez avoir beaucoup de points communs. (Ulric
l’observa d’un regard insistant.) Que vas-tu faire ?
Chiron cligna des yeux. Eh bien, c’était rapide. Une minuscule partie de lui
avait craint qu’Ulric n’accepte aucune compagne qu’il pourrait ramener.
À présent il prenait conscience que le garou s’était fait à cette idée bien
plus facilement que Chiron. Probablement parce que ce n’était pas sa vie à lui
qui se retrouvait totalement chamboulée.
— Que puis-je faire ? (Chiron eut envie de rentrer sous terre aux sons
geignards de sa voix.) Elle fait partie de cet endroit.
— Et ?
— Les sorcières n’ont pas choisi de cacher la clé ici sans raison.
— Et quelle est cette raison ?
Chiron poussa un grognement d’impatience. Le garou ne l’avait-il pas
écouté ? Il n’avait pas cessé de chercher le rôle qu’avaient bien pu jouer les
sorcières depuis son arrivée.
Jusque-là, il avait fait chou blanc.
— Je l’ignore.
— Tu as demandé ?
Chiron haussa les sourcils.
— À Lilah ?
Ulric haussa une épaule.
— C’est la femme que tu penses être ta compagne ?
— Oui.
— Si elle est propriétaire de cet endroit, elle semble être la personne la
plus à même de te renseigner sur la cachette d’une mystérieuse clé.
Chiron tourna les yeux vers l’hôtel, dont une dizaine de fenêtres étaient
illuminées. Qu’était en train de faire Lilah ? S’occupait-elle d’un client
pénible ? S’entretenait-elle avec le personnel ? Ou était-elle seule, à se
remémorer leurs baisers passionnés dans la grotte ?
Brusquement, son membre durcit de désir.
— Ce n’est pas facile, sans révéler la vraie raison de ma présence ici,
marmonna-t-il, s’efforçant farouchement de ne pas prêter attention aux
visions érotiques qui s’imposaient à son esprit.
Pour l’instant, Ulric respectait l’embarras de Chiron alors qu’il essayait de
se faire à l’idée d’avoir une compagne, mais le garou serait vite incapable de
résister à la tentation de le taquiner. La dernière chose qu’il voulait, c’était de
lui donner des armes supplémentaires.
— Pourquoi ? demanda Ulric.
Chiron le dévisagea d’un air perplexe.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi ne pas lui avoir dit la vérité ?
— Parce que j’ignore si je peux lui faire confiance, lâcha-t-il d’un ton
brusque.
Ulric essayait-il délibérément de le faire chier ?
Dans ce cas… mission accomplie.
— Elle est potentiellement ta compagne et tu ne lui fais pas confiance ?
Chiron fronça les sourcils.
— Je pense qu’elle me cache quelque chose, clarifia-t-il.
Ulric ne fut pas impressionné.
— Tout comme tu lui caches quelque chose ?
Ouais. Le garou essayait manifestement de le faire tourner en bourrique.
— Ce n’est pas pareil.
Ulric arqua les sourcils.
— Voyons voir si j’ai bien compris. Elle est censée te faire confiance,
même si tu ne lui as pas dit toute la vérité, commença-t-il d’une voix
traînante. Mais tu devrais attendre qu’elle te confie tout ce qu’elle sait avant
de décider de lui accorder ou non la même confiance ?
À ces mots, Chiron eut envie de rentrer sous terre. Il avait été tellement
rongé par la peur de compromettre sa chance de sauver Tarak qu’il n’avait
pas pris le temps d’envisager la situation du point de vue de Lilah. Il sentit
son cœur inerte se serrer de culpabilité.
— Cesse un peu d’être aussi logique, grogna-t-il. C’est agaçant.
Ulric éclata bruyamment de rire.
— C’est une évidence, mais tu as du mal à faire confiance, amigo.
C’était vrai. Quel vampire n’aurait pas les mêmes difficultés ? Il avait été
abandonné par son sire dans une grotte humide, puis de nouveau abandonné
quand Tarak avait été fait prisonnier. Sans parler du fait que l’Anasso lui
avait menti de façon éhontée avant de le bannir de son clan.
Sa première réaction était de supposer qu’on allait le trahir.
— Et pas toi ?
Ulric leva la main.
— Hé, il ne s’agit pas de moi. Il est uniquement question de toi et du fait
que tu as trop peur pour avouer la vérité à ta compagne.
Chiron fronça les sourcils, mais il ne pouvait pas protester. Enfin, si. Il
pouvait lui rappeler que la vie de Tarak était en jeu. Et qu’il ne connaissait
Lilah que depuis deux jours. Et que la mystérieuse magie pourrait lui
embrouiller l’esprit, lui faisant croire que Lilah était sa compagne. Et que…
bla-bla-bla.
Il grimaça.
— Tu as raison.
— Évidemment que j’ai raison, convint aussitôt Ulric, les mains sur les
hanches. J’ai raison à quel sujet cette fois ?
— J’ai évité de révéler ce que je fais ici parce que je suis terrifié à l’idée
que Lilah ait un rapport avec les sorcières, avoua-t-il. Et que je doive choisir
entre elle et Tarak.
Les traits d’Ulric se détendirent, comme s’il n’avait pas envisagé cette
conséquence-là.
— Parle-moi d’elle, demanda-t-il.
De nouveau Chiron tourna les yeux vers l’hôtel. Il percevait une douleur
implacable en lui. Comme si la distance qui les séparait provoquait un vrai
manque.
Comme si elle était une drogue et qu’il était un toxicomane.
— Elle est jeune. Si vulnérable que ça en est insupportable, dit-il à son
ami. Et si belle que ça me fend le cœur de la regarder.
Une émotion énigmatique passa sur le visage d’Ulric. Peut-être de l’envie,
ce qui était ridicule. Le garou n’avait pas caché qu’il n’avait aucune intention
de s’installer avec une compagne et de produire une portée de louveteaux.
Chiron avait toujours supposé que c’était parce qu’il avait voué sa vie à le
servir. À présent il se demandait si c’était autre chose.
Peut-être qu’il avait déjà aimé et perdu sa femme.
À cette pensée, Chiron sentit son ventre se nouer. Perdre une compagne…
Ce serait intolérable.
— Ne la détruis pas, dit Ulric d’une voix douce.
Chiron pinça les lèvres.
— C’est plutôt elle qui risque de me détruire.
— Va lui parler.
Chiron trembla. Il voulait désespérément se ruer vers l’hôtel comme un
fou. Au prix d’un effort, il se força à regarder son ami.
— Que vas-tu faire ?
Ulric roula des yeux.
— Trouver cette maudite gargouille et l’obliger à chercher la clé.
Chiron posa la main sur son épaule large. Il avait été en rogne en
découvrant que son ami avait désobéi à ses ordres. À présent il comprenait
qu’il avait été idiot de ne pas le laisser l’accompagner. Il ne faisait confiance
à personne pour surveiller ses arrières. À personne, à part à cet homme.
Il ressentit un indubitable soulagement.
Pendant qu’il était avec Lilah, Ulric pouvait traquer la gargouille et la
contraindre à se concentrer sur la raison de leur présence à l’hôtel.
— Merci, amigo, dit-il avec une sincérité brutale. Comme d’habitude tu as
réussi à cerner le cœur du problème sans t’arrêter aux fadaises autour.
Ulric esquissa un sourire suffisant.
— À ton service.
— Ne mange pas la gargouille, l’avertit Chiron, se retournant déjà vers
l’hôtel. Pour le moment nous avons besoin d’elle.
— Je ne promets rien.
CHAPITRE 11

Chiron gloussa alors qu’il s’élançait dans l’allée à une vitesse telle que, si
quelqu’un l’avait regardé, il n’aurait guère vu plus qu’une ombre floue. Il fut
un instant déconcerté en remarquant les dalles en morceaux. Elles n’étaient
pas cassées avant. Qu’avait-il bien pu se passer ?
Il oublia sa perplexité en entrant dans l’hôtel par une petite porte. Le
parfum suave de Lilah l’envahit aussitôt, l’attirant vers la cuisine. Il ralentit le
pas en s’introduisant dans la pièce longue et étroite remplie des effluves
riches de la viande qui rôtissait sur un feu ronflant et des herbes séchées
suspendues aux poutres apparentes du plafond. Ainsi que de la senteur
acidulée des citrons.
Des arômes qui feraient à coup sûr saliver la plupart des démons, mais seul
le parfum appétissant du sang chaud de Lilah captura l’attention de Chiron.
Il balaya du regard les meubles en bois qui encadraient la pièce et le grand
évier de ferme qui débordait de vaisselle. Au milieu de la cuisine carrelée
trônait une longue table où Lilah était assise devant une assiette de tartelettes.
Elle portait toujours le peignoir qui épousait ses formes et ses cheveux
formaient une auréole de boucles blondes autour de son visage. Superbe.
Cerise sur le gâteau, elle était complètement seule.
Pas d’ogresse menaçante. Pas de clients. Pas de personnel.
Juste lui. Et elle.
Parfait.
S’avançant en silence, il se tint près de la table avant que les sens de Lilah
aient pu l’avertir de son approche.
— Je suis sûr qu’Inga te dirait de terminer ton assiette, murmura-t-il.
Elle releva brusquement la tête, surprise.
— Chiron.
Chiron se figea. Elle avait écarquillé les yeux, révélant la peur qui rôdait
dans leur profondeur vert doré.
Il s’accroupit près de sa chaise, oubliant tout, à part son besoin de protéger
cette femme.
— Tout va bien ?
— Je ne sais pas.
Il fronça les sourcils. Si quelqu’un lui avait fait du mal, il lui arracherait le
cœur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle hésita, comme si elle n’était pas entièrement sûre de vouloir répondre.
Puis elle poussa un petit soupir.
— J’ai l’impression que le sol disparaît sous mes pieds, dit-elle. Plus rien
n’est pareil depuis ton arrivée.
Ah ! La tension de Chiron s’apaisa, remplacée par une pointe acérée de
joie. Elle n’était pas contrariée parce qu’on lui avait fait du mal. Mais parce
qu’elle était terrifiée par les mêmes sentiments tumultueux qui le
tourmentaient.
Avec tendresse il repoussa une mèche rebelle de sa joue.
— C’est une mauvaise chose ?
Elle frissonna sous le frôlement de ses doigts.
— Je l’ignore encore.
Il sourit, et des frissons de plaisir anticipé le parcoururent au contact de sa
peau douce. Était-elle aussi soyeuse partout ? Il était impatient de le
découvrir.
— Je pourrais peut-être t’aider à te décider, proposa-t-il d’une voix rauque.
Elle oscilla vers lui et leurs regards s’accrochèrent.
— Je n’en doute pas. Je ne sais juste pas si ce serait sage.
Ses canines s’allongèrent, son membre était déjà dur, mais il s’obligea à se
redresser avec lenteur. Il ne pouvait pas faire ce qu’il voulait faire dans cette
pièce. Pas alors que n’importe qui pourrait en franchir tranquillement la porte
à tout moment.
De plus, il n’était pas venu la trouver dans l’intention de la séduire. Non
qu’il protesterait s’ils finissaient la nuit enlacés. Mais d’abord, il comptait se
montrer entièrement honnête avec elle.
Elle avait le droit de savoir ce qu’il faisait à l’hôtel.
— On peut aller quelque part où on ne sera pas dérangés ?
Le visage levé vers lui, elle le scruta d’un regard anxieux.
— Maintenant ?
— J’ai un aveu à te faire.
Tout à coup elle bondit sur ses pieds et la chaise racla contre les carreaux.
— Tu as une compagne ?
Il secoua vivement la tête, pris au dépourvu par sa question. La plupart des
démons sentaient quand un couple était uni. Tant mieux. Cela leur évitait
nombre d’effusions de sang.
— Non, bien sûr que non, lui assura-t-il. C’est au sujet de mon maître.
— Oh ! (Avec une expiration tremblante, elle indiqua d’un geste de la tête
une petite porte à l’autre bout de la pièce.) Suis-moi.
Chiron hocha la tête et la serra de près alors qu’elle le précédait hors de la
cuisine et grimpait une étroite volée de marches de pierre. De nouveau il fut
frappé par l’ancienneté de la bâtisse. Elle pesait sur lui comme une cape.
Une sensation non pas menaçante, mais une sensation d’infini. Comme les
vagues perpétuelles de l’océan.
En silence ils se rendirent dans les appartements privés de Lilah, situés
dans l’aile opposée à sa propre chambre. Ils se composaient d’un vaste salon,
avec le genre de meubles qui ne payaient pas de mine et qu’on choisissait
pour le confort, pas le style, et une fenêtre qui donnait sur le jardin de
derrière. Ainsi qu’une imposante cheminée de pierre, qui était alors vide.
Bénie soit la déesse. Les vampires et le feu ne faisaient pas bon ménage.
Refermant la porte derrière lui, Chiron tourna le dos à l’ouverture à l’autre
bout de la pièce. Un rapide coup d’œil lui avait suffi pour apercevoir un
grand lit recouvert d’une courtepointe faite à la main. Une invitation
silencieuse que son corps ne demandait qu’à accepter.
Il parcourut du regard les murs du salon. Ils étaient ornés du sol au plafond
des mêmes fresques qu’il avait remarquées dans les couloirs de l’hôtel. Il se
pencha et tendit la main pour toucher une orchidée éclatante qui paraissait
réelle. Sur une feuille, une petite fée l’arrosait de rosée qui semblait scintiller
au clair de lune.
— Exquis, murmura-t-il. C’est toi qui as peint tout ça ?
Lilah vint se placer près de lui.
— Non, c’est Inga.
— Inga ?
Chiron en resta bouche bée. Stupide, vraiment. Il avait connu des trolls qui
mangeaient des bébés et chantaient pourtant d’une voix d’ange. Ou des
gobelins qui vivaient dans un trou dans le sol mais pouvaient transformer un
gros morceau de marbre en chef-d’œuvre. Il supposait qu’il ne devrait pas
être étonné qu’une ogresse puisse faire de l’art sur les murs d’un hôtel isolé.
— Elle a vraiment beaucoup de talent, souligna Lilah d’un ton gentiment
réprobateur.
C’était vrai. Il ne dirait pas le contraire. Malgré lui, la femme ombrageuse
remonta dans son opinion. Nul ne pouvait être entièrement mauvais et créer
une telle beauté.
— Cet endroit n’est pas en reste de surprises, dit-il.
— À mon tour de demander si c’est une bonne ou une mauvaise chose.
Se redressant, il se tourna pour lui faire face avant qu’elle puisse s’écarter.
Ils étaient assez près pour qu’il voie le désir lui dilater les yeux.
— Rien ne sera plus jamais pareil, lui dit-il d’une voix rauque.
Elle entrouvrit les lèvres, laissant échapper un petit soupir. Puis, au prix
d’un effort manifeste, elle recula.
— Tu as parlé de ton maître ?
Chiron serra les poings le long de son corps douloureux. C’était ça ou
attirer Lilah contre lui.
— Je t’ai dit que j’étais venu ici pour le rechercher, dit-il.
— Ce n’est pas le cas ?
— C’est un peu plus compliqué.
Elle l’observa avec une expression qui était plus stoïque que surprise.
— Je m’en doutais.
Chiron grimaça. À l’évidence, ses intentions cachées n’avaient pas été si
cachées. Était-ce parce que le courant était immédiatement passé entre eux ?
Il détestait l’idée qu’il perdait son aptitude à tromper et manipuler les gens.
Ce serait juste triste.
— Tout ce que je t’ai dit sur mon passé est vrai. Tarak m’a sauvé et était
un fervent serviteur du précédent Anasso.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Mais ?
— Mais il ne s’est pas planqué après avoir dénoncé le roi, révéla-t-il. Il a
été fait prisonnier.
Elle écarquilla les yeux. Rares étaient les créatures à être assez téméraires
pour emprisonner un vampire.
— Comment ?
Chiron haussa les épaules.
— Je ne peux que supposer que l’Anasso lui a tendu un piège.
— Il a été capturé par votre propre roi ?
Chiron acquiesça d’un brusque hochement de tête, une colère ancienne
continuant à brûler au tréfonds de son ventre.
— Dès que j’ai découvert sa disparition, je suis allé directement trouver
l’Anasso. Il a affirmé que mon maître avait menacé de lui disputer le trône et
qu’il avait été contraint de le bannir, mais je savais qu’il mentait.
Chiron frémit. Se remémorer l’aperçu qu’il avait eu des pensées
pourrissantes du vampire lui donnait la chair de poule. Il avait eu
l’impression d’être plongé dans de l’acide. Ses appétits sombres et
implacables avaient été dévorants.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai essayé de le sauver, dit-il, la voix rude de regret. Je suis même
tombé à genoux pour implorer qu’on le libère.
La compassion adoucit l’expression de Lilah.
— Qu’a fait l’Anasso ?
Chiron sentit son ventre se tordre quand le souvenir de sa dernière
rencontre avec l’Anasso le submergea soudain. Le grand vampire s’était
présenté à l’improviste à son repaire, escorté de plusieurs gardes.
Rétrospectivement, Chiron se rappelait que Styx n’avait pas été avec lui. Ce
qui était bizarre. À l’époque, l’Anasso quittait rarement son château, et quand
c’était le cas, Styx était toujours à ses côtés.
Mais cette nuit-là il était entré comme un ouragan dans le repaire de
Chiron, lui annonçant qu’il l’exilait, ainsi que tous les autres vampires qui
avaient considéré Tarak comme leur maître.
— On m’a mis sur un bateau et on m’a dit de ne plus jamais revenir, dit-il
à Lilah. Heureusement, j’ai réussi à faire monter Ulric clandestinement à bord
avant qu’on prenne le large.
Elle parut déconcertée.
— Qu’est-ce qu’un Ulric ?
Chiron sourit.
— Un garou de sang pur qui se trouve être mon plus fidèle ami.
Elle hocha la tête, sans remettre en question sa rare amitié avec un garou.
Peut-être parce que c’était le passage le moins bizarre de son histoire.
Une prise de conscience terrifiante.
— Personne ne t’a cru quand tu as dit que le roi avait emprisonné Tarak ?
— Non, pas même Styx, qui était son second à l’époque, dit-il. Le salopard
a juré que Tarak était un traître et qu’on l’avait obligé à quitter le clan. Il m’a
même accusé de mentir pour causer le chaos parmi les vampires.
— Styx. (Elle répéta ce nom, comme pour tenter de le situer ; puis elle
cligna des yeux de surprise.) Le nouvel Anasso ?
— Oui.
— Il t’a menti ?
— C’est ce que j’ai cru pendant des siècles.
— Et maintenant ?
— Je commence à me faire à l’idée qu’il était aussi aveugle aux méfaits de
son maître que l’avait été Tarak, reconnut-il. Quand il est venu à mon casino
à Las Vegas, il a apporté un rouleau de papyrus qui était caché dans les
affaires du précédent Anasso.
— Quel genre de papyrus ?
— Une carte. (Il grimaça.) En quelque sorte.
— Oh ! (Elle arqua les sourcils.) Indiquait-elle l’endroit où est retenu ton
maître ?
Chiron secoua la tête. Si seulement ça avait pu être si simple : obtenir une
carte. Localiser Tarak. Le libérer.
— Pas exactement, dit-il d’une voix traînante. Le rouleau contenait le sort
qui a servi à dissimuler la clé qui ouvrira sa prison.
Elle sembla déroutée par son explication. Par l’enfer, il l’était aussi.
Ce qui expliquait qu’il détestait la magie. Et les sorcières.
— Il y a une clé ? demanda-t-elle.
— Je l’espère.
La confusion de Lilah ne fit que s’accentuer.
— Alors que fais-tu ici ?
Il observa son visage pâle. Elle paraissait sincèrement perplexe. Et il était
expert dans l’art de lire les gens. Ou du moins, il avait toujours cru l’être.
C’était pour cette raison qu’il était aussi doué pour diriger un casino.
Assurément elle se serait trahie d’une façon ou d’une autre si elle avait été
au courant pour la clé ?
— C’est ici que nous a conduits le papyrus roulé, lui dit-il, continuant à
l’observer de très près.
— Ici ?
— À en croire Levet. (Il ne prit pas la peine de dissimuler ce qu’il pensait
de son compagnon de voyage.) C’est lui qui a suivi le sort. Je suis incapable
de percevoir la magie.
Elle pinça soudain les lèvres.
— Voilà au moins qui explique ce que tu fais avec une gargouille.
— Ce n’était certainement pas par choix, reconnut-il d’un ton pince-sans-
rire.
— C’est là qu’il est maintenant ? demanda-t-elle. En train de retrouver la
clé ?
Chiron fronça les sourcils, soudain heureux qu’Ulric soit parti à la
recherche de la gargouille. S’il n’avait pas été aussi distrait par Lilah, il se
serait inquiété depuis bien longtemps de l’absence de Levet.
— Cela fait des heures que je ne l’ai pas vu, lui rappela-t-il. Je ne sais
vraiment pas ce qu’il fait.
— Je ne comprends pas. Si tu sais où est la clé, pourquoi ne pas la prendre
et partir ?
— C’était le plan, mais Levet affirme que la magie de l’hôtel amortit ses
pouvoirs.
Elle grimaça.
— J’ai souvent entendu ça, dit-elle. Chez certains démons, la magie
semble aiguiser les dons, chez d’autres elle les émousse. (Elle haussa les
épaules.) Cela ne rime à rien.
Chiron songea à Ulric et au flamboiement impétueux de son loup dans ses
yeux. À l’évidence, son ami se trouvait du côté « aiguisé » du spectre de la
magie, alors que Levet était à l’opposé.
— Il est censé découvrir un moyen de la localiser, mais qui sait ce qu’il
peut bien faire ? dit-il, secouant la tête. Il est probablement en train de voler
le cognac hors de prix d’une personne ou d’une autre.
Heureusement, elle détourna la conversation de la gargouille et de ses
habitudes exaspérantes.
— À quoi ressemble la clé ?
Chiron haussa les épaules.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Mais tu penses qu’elle est ici ?
— C’est ici que nous a amenés le sort.
Elle hésita, comme si elle considérait la possibilité d’avoir une clé
mystique dissimulée dans l’hôtel.
— Je ne l’ai pas vue, dit-elle.
— Elle pourrait être cachée derrière une illusion.
— C’est vrai. Ce n’est pas ce qui manque ici, convint-elle, tendant la main
pour lui saisir le bras. Je peux t’aider à chercher.
Même si Chiron garda les yeux rivés sur son ravissant visage, il avait
pleinement conscience de ses doigts qui s’attardaient sur son bras. Ils le
brûlaient à travers la fine étoffe de sa chemise, tandis que son parfum lui
chatouillait les narines.
Sa tentative héroïque de se concentrer sur Tarak et la nécessité de retrouver
la clé s’effondraient rapidement. Qui pourrait l’en blâmer ? Il était seul avec
la femme qui avait attisé son désir jusqu’à l’embrasement. Le fait qu’il ne
l’avait pas déjà soulevée dans ses bras pour se diriger vers le lit le plus proche
n’était rien moins qu’un miracle.
— Tu as une idée de l’endroit où elle pourrait être cachée ? demanda-t-il,
le ton distrait.
— Non, mais je suis sûre qu’Inga le saurait, dit-elle, une rougeur
fascinante lui assombrissant les joues. (Pouvait-elle sentir son désir
grandissant ?) Elle a exploré l’hôtel dans ses moindres recoins, et même les
marécages. Sans compter qu’elle est capable de voir à travers les illusions.
Chiron grimaça. Il n’avait pas envie de penser à l’ogresse. Pas maintenant.
Tu parles d’une douche froide.
— Je savais que je devais prendre le temps d’interroger cette femme.
Elle s’humecta les lèvres. Une provocation délibérée ? Probablement pas.
Elle était trop innocente pour avoir conscience de l’effet que la pointe de sa
langue lui faisait.
Comme pour prouver qu’il avait vu juste, elle recula d’un air agité.
— Tu veux y aller maintenant ? s’enquit-elle, le souffle court. Elle doit être
dans la cuisine.
Il secoua la tête avec lenteur, le regard posé sur ses lèvres humides qui
luisaient au clair de lune.
— Je le devrais, mais non. Je ne veux pas y aller. (Il s’avança, lui
effleurant des doigts le côté de la gorge.) Je veux rester ici.
Elle trembla sous sa caresse, la respiration saccadée.
— Et ton maître ?
Une culpabilité familière lui noua le ventre, mais cette fois il fut submergé
par le besoin pressant d’assouvir ses appétits.
— Je le délivrerai. J’en ai fait le serment le jour où il a été capturé, dit-il
d’une voix rauque, se parlant plus à lui-même qu’à Lilah. Mais maintenant il
y a plus important.
Elle le dévisagea avec de grands yeux médusés.
— Quoi ?
— Toi.
CHAPITRE 12

Lilah se rappela de respirer. Inspirer. Expirer.


C’était beaucoup plus dur que ça aurait dû, et tout ça à cause de l’homme
qui faisait remonter et descendre ses doigts sur la courbe de sa gorge.
Elle avait été idiote de l’amener dans ses appartements privés. Elle avait
beau être jeune, elle n’était pas stupide. Elle avait pleinement conscience que
la passion qui couvait entre eux n’avait besoin que d’une étincelle pour se
transformer en un immense brasier. Et quel meilleur moyen de s’assurer de
provoquer une étincelle que d’être complètement seuls dans un lieu où ils ne
risquaient pas d’être dérangés ?
À coup sûr une partie d’elle avait été parfaitement consciente de ce qu’elle
faisait. Cette partie secrète qui avait repéré Chiron et décidé de devenir sa
maîtresse. Quel qu’en soit le prix.
Elle secoua la tête d’un air contrit.
— Tu es censé être un client, tenta-t-elle de se rappeler. Ici aujourd’hui,
parti demain.
Il se rapprocha encore, son pouvoir glacial l’enveloppant. Bizarrement,
cela ne l’effraya pas. Ça aurait dû, bien sûr. Il pouvait la détruire avec une
facilité pathétique. Des pointes d’excitation la transpercèrent.
— Nous sommes bien plus que ça, lui assura-t-il, sa voix douce caressant
ses nerfs à vif et envoyant un frisson de plaisir courir le long de sa colonne
vertébrale.
— Vraiment ?
— Je ne peux parler que pour moi. (Il passa le pouce à l’endroit où son
pouls battait à la base de sa gorge.) Mais la pensée de partir et de ne plus
jamais te revoir m’est insupportable.
Elle sentit son cœur palpiter, la bouche soudain sèche. Inspirer. Expirer.
Inspirer. Expirer.
— Tu as ta société à diriger, dit-elle, comme s’il avait pu oublier ses
hôtels-casinos implantés partout à travers le monde.
Ou, plus vraisemblablement, elle se remémorait toutes les raisons pour
lesquelles cet homme ne pouvait pas s’intéresser à une démone bâtarde
comme elle.
Il baissa la tête jusqu’à ce que leurs nez se touchent.
— Oui. Et j’ai hâte que tu deviennes ma compagne.
— Ta compagne.
Ces mots vibrèrent dans l’air entre eux.
Les yeux de Chiron s’assombrirent, son pouvoir lui prodiguant une
délicieuse caresse froide sur sa peau.
— J’ai été longtemps seul, lui dit-il, la voix chargée d’une souffrance
ancienne. Je n’ai pas même eu vraiment conscience de l’être jusqu’à ce que je
plonge le regard dans tes yeux et sente le vide en moi.
Ses paroles la touchèrent dans ce qu’elle avait de plus vulnérable. Elle
comprenait la solitude. Et le besoin douloureux de remplir le vide au cœur de
son âme.
— Tu ne seras plus seul quand Tarak sera délivré, s’obligea-t-elle à lui
rappeler.
— C’est mon chef, pas ma compagne. (Il soutint son regard, son pouvoir
continuant à tourbillonner dans l’air.) Il a ma loyauté, pas mon cœur.
— Ton cœur ?
Il enroula les doigts autour de son poignet et lui leva la main pour
l’appuyer au milieu de sa poitrine.
— Il ne bat pas, mais il est bien là, lui assura-t-il d’une voix rauque.
Elle frissonna. Il était aussi dur et froid qu’une statue de marbre sous sa
paume, mais ce n’était pas ce qui lui envoyait des frissons de plaisir à travers
le corps.
Du moins, pas uniquement.
C’était le sentiment de partager ses émotions. Comme si leurs émotions
respectives s’enchevêtraient d’une façon qui les liait inexorablement l’un à
l’autre.
La tendresse. Le désir. Et un immense besoin qui était trop vaste pour être
nommé.
— Je le sens, souffla-t-elle. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je le
sens.
De son autre main, il toucha la peau sensible entre ses seins.
— Tout comme je sens le tien.
Elle eut la bouche sèche quand la connaissance qui s’était tapie dans les
profondeurs de son inconscient émergea à sa conscience.
— Est-ce… ?
Les mots moururent sur ses lèvres.
— Quoi ? s’enquit Chiron.
— Est-ce une union ? demanda-t-elle avant de ne plus en avoir le courage.
Il embrassa son visage d’un regard songeur.
— Je le crois, oui.
Elle humecta ses lèvres sèches.
— Alors, nous serons liés l’un à l’autre pour l’éternité ?
— Oui.
Une joie pure se nicha dans le creux de son ventre. La pensée d’être à tout
jamais attachée à cet homme n’était pas effrayante, mais grisante.
N’empêche, elle hésita.
À l’évidence, Chiron s’était laissé emporter par la passion qui crépitait
entre eux. Avait-il vraiment réfléchi à ce que cela impliquerait d’être uni à
elle ?
— Nous ne savons même pas ce que je suis, lui rappela-t-elle.
— Cela m’est égal.
— Mais…
Elle s’interrompit quand il baissa la tête et l’embrassa avec un désir qui
provoqua un chemin brûlant de plaisir érotique de sa bouche à la pointe de
ses orteils.
— C’est ce que tu veux, Lilah ? demanda-t-il contre ses lèvres.
Le voulait-elle ? Par l’enfer, oui ! De tout son être. Pourtant une minuscule
sensation de malaise continuait à la ronger.
— J’ai un peu peur, chuchota-t-elle.
Avec lenteur il releva la tête ; dans ses yeux flamboyait une chaleur
d’ébène qui offrait un contraste saisissant avec le givre qui commençait à
recouvrir les murs.
— J’ai très peur, mais je n’ai jamais été plus certain de quoi que ce soit de
ma vie. (Une sincérité indéniable rendait sa voix brusque.) Tu m’appartiens.
Des doigts il suivit l’encolure en V de son peignoir, une caresse froide qui
lui envoya des pointes de plaisir anticipé à travers le corps.
Le bruit de sa respiration haletante retentit doucement à travers la pièce, un
rappel frappant d’une de leurs différences. Non que le fait que Chiron ne
respirait pas la dérange. Franchement, son « altérité » ne faisait que l’attiser.
Comme si elle avait besoin de ça. Déjà elle tremblait, avait les mains
moites. Elle avait l’impression que tout son corps s’était embrasé.
— Tu te trompes, dit-elle, la voix rauque. C’est toi qui m’appartiens.
— Par l’enfer, ouais ! grogna-t-il.
Lilah frissonna quand il passa les doigts sur le doux renflement d’un sein.
— Est-ce que ça veut dire pas d’autres femmes ?
Cette question lui échappa avant même qu’elle ait pris conscience d’avoir
été rongée par cette inquiétude.
Après tout, inutile d’avoir beaucoup d’imagination pour se le représenter
dans un de ses somptueux hôtels, entouré de femmes qui savaient
précisément comment combler un homme. Comment pourrait-il bien se
contenter d’une bâtarde qui n’avait jamais quitté sa maison isolée au milieu
des marécages ?
Il fit glisser ses doigts plus bas, les referma sur la ceinture de son peignoir.
En même temps, il retroussa les lèvres pour révéler ses canines,
complètement allongées et redoutablement tranchantes, qui scintillaient au
clair de lune.
Elle devrait être terrifiée. Mais un désir mordant la transperça.
— Absolument, lui assura-t-il, dénouant sa ceinture avant de saisir les pans
de son peignoir pour l’ouvrir d’un coup sec. Tout comme il n’y aura pas
d’autres hommes.
L’air froid lui caressa la peau quand il lui ôta le peignoir, le laissant glisser
au bas de ses pieds. Elle trembla, la bouche étrangement sèche alors qu’il lui
effleurait les épaules et la clavicule des mains.
Elle lutta pour réfléchir malgré le plaisir sensuel qui menaçait de lui
obscurcir l’esprit. Elle avait beau vouloir se perdre dans son désir, une partie
d’elle demeurait méfiante.
Son existence semblait remplie de couches d’illusions. Et si tout cela en
était juste une de plus ?
Et même si c’était vrai, était-elle vraiment prête à chambouler sa vie ? Elle
avait vécu si isolée, elle ne savait même pas à quoi ressemblait le monde au-
delà de ses barrières.
— Et mon hôtel ?
Il fit glisser son regard songeur sur ses seins nus, s’attarda sur ses tétons,
complètement contractés, comme implorant ses lèvres.
— Je dois me déplacer pour gérer mes établissements, mais nous pourrons
rester ici quand tu le voudras.
Elle cligna des yeux. Son ton était désinvolte. Comme s’il ne trouvait rien
de bizarre à l’idée de s’enterrer au beau milieu des Everglades.
— Ça n’a rien à voir avec les endroits où tu as l’habitude de vivre, se
sentit-elle obligée de l’avertir.
Comme s’il ne pouvait pas constater l’absence de néons et de foules
bruyantes.
Il gloussa, faisant descendre ses mains sur la courbe de sa taille.
— Lilah, j’ai passé les premières années de ma vie dans une grotte vêtu de
haillons et buvant le sang de chèvres quand je ne trouvais pas d’humains. Cet
endroit est le paradis à côté.
Elle plissa les yeux. Elle n’était pas sûre d’apprécier que l’on compare son
hôtel à des grottes humides et à des boucs puants.
— Tu te moques de ma maison ?
Il fit remonter le bout de ses doigts le long de son corps, effleurant le côté
de ses seins.
Oh…
Des étincelles de volupté lui dansèrent sur la peau.
— Certainement pas, lui assura-t-il. Je la trouve paisible. Je ne serais pas
contre chasser tes clients pour en faire notre retraite privée.
Elle sentit son cœur fondre. Oui. Existait-il plus romantique que passer ses
nuits totalement seule avec cet homme ? Pas de clients, pas de personnel,
aucun risque d’être dérangés.
Comme l’avait dit Chiron… le paradis.
Son fantasme ne tarda pas à voler en éclats quand elle se souvint de ne pas
pouvoir se séparer de ses clients sans conséquence.
— Et Inga ?
Chiron ne dissimula pas sa grimace. Pas étonnant. Inga était comme un vin
fin. Un goût qui s’acquérait.
— Je crois qu’elle adorerait mon nouvel hôtel à Hong Kong.
Lilah pinça les lèvres. Se chargerait-il d’annoncer à l’ogresse qu’elle
déménageait à Hong Kong ? Dans ce cas, il avait plus de courage qu’elle.
— Ce n’est pas très gentil, le réprimanda-t-elle.
Un humour coquin couva dans ses yeux.
— Alors je doute que tu souhaites entendre mes autres suggestions,
l’avertit-il.
Sa respiration se coinça dans sa poitrine. Il était toujours superbe. Superbe
à tomber raide. Oui, c’était un jeu de mots atroce, et pourtant absolument
vrai. Mais quand il souriait…
Elle était perdue.
Elle leva la main pour poser les doigts sur sa joue. Il avait la peau aussi
douce et froide que la soie. Elle éprouva l’envie soudaine de le lécher de la
tête aux pieds et à tous les délicieux endroits au milieu.
— Alors, nous allons le faire ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Il baissa les yeux sur elle, l’expression soudain sévère.
— Ne brûlons pas les étapes, dit-il tout bas.
Avait-il perçu sa méfiance ? Probablement. Il semblait parfois la connaître
mieux qu’elle ne se connaissait elle-même.
— D’abord ceci, murmura-t-il, baissant la tête pour souder leurs lèvres.
Elle trembla. Sa saveur sur sa langue lui fit l’effet de l’aphrodisiaque le
plus fin. Un appétit primitif crépita en elle.
— Et ceci. (Il fit glisser la pointe d’une canine sur la ligne de son visage ;
puis il prit un sein dans sa main.) Que dis-tu de ça ?
Elle enroula les bras à son cou, sans se soucier d’essayer de mettre de
l’ordre dans ses émotions enchevêtrées. Le soulagement. La déception que
l’union ne soit pas encore d’actualité. Et une attente fébrile.
Pour l’instant, tout ce qui comptait, c’était qu’elle était nue dans les bras de
Chiron.
Elle ne voulait pas perdre une seconde de plus.
— Ce n’est pas trop mal, le taquina-t-elle.
Il poussa un grondement sourd avant de la soulever dans ses bras et de
traverser la pièce vers le lit tout proche.
— Ah ! un défi.
Un sentiment de triomphe l’envahit en découvrant le désir qui lui
contractait les traits alors qu’il la déposait avec douceur sur le matelas. Elle
n’était pas seule dans cet immense embrasement. Se baissant, il s’empara de
sa bouche en un baiser empreint d’une possessivité farouche.
— Tu te sens de taille à le relever ? demanda-t-elle, lui mordillant les
lèvres.
Il éclata d’un rire cinglant.
— Oh, non seulement je suis de taille, mais je suis déjà dur et brûlant pour
toi, dit-il contre ses lèvres.
Elle poussa un gémissement guttural, saisissant les pans de sa chemise.
D’un coup sec, elle en fit voler les boutons.
— Tu as trop de vêtements sur toi, se plaignit-elle.
Avec un sourire contrit, il baissa les yeux sur sa chemise déchirée.
— J’aurais dû en glisser plus dans ma valise.
Un rire coincé dans sa gorge, Lilah effleura du regard son torse nu. Au
clair de lune argenté, sa peau avait le lustre de l’ivoire et ses cheveux
ébouriffés étaient aussi brillants que l’ébène. On aurait dit une créature dotée
de pouvoirs mystiques. Un magnifique monstre qui s’était égaré dans les
marécages et avait ravi son cœur.
— Je te préfère sans, murmura-t-elle.
À ses mots, il gronda d’approbation, un appétit féroce brûlant dans ses
yeux alors qu’il ôtait ses chaussures et son pantalon. Puis, avec une rapidité
fluide, il rejoignit Lilah sur le lit, enroulant un bras autour de son corps
tremblant.
— Tant mieux, parce que tu vas me voir sans. (Il déposa une ligne de
baisers le long de sa gorge.) Souvent.
— J’adore la sensation de ta peau, chuchota-t-elle, lui caressant le torse.
Il colla les lèvres à son front avant de les faire glisser sur la ligne de son
nez. Lilah frissonna, pleinement consciente que le parfum de son émoi
saturait l’air.
— Ce n’est pas ça qui manque, lui assura-t-il, faisant courir ses lèvres sur
sa joue avant de les attarder sur le coin de sa bouche. N’hésite pas à explorer.
Elle gloussa.
— Si généreux.
— Tu peux me croire.
Chiron enfouit le visage dans la courbe de son cou, faisant monter et
descendre ses doigts fébriles sur la cambrure de son dos. C’était une caresse
légère, mais elle était insupportablement érotique.
— Et je compte te rendre la pareille, ajouta-t-il.
Avant qu’elle puisse répondre, il fit glisser ses mains par-dessus ses
épaules et leur fit épouser ses seins. Elle poussa un gémissement guttural.
— Oui, souffla-t-elle entre ses dents.
— Si plantureuse et pourtant si fragile.
Il avait la voix à la fois admirative et intimidée, comme s’il touchait une
femme pour la première fois.
— Chiron.
Son nom lui échappa quand avec douceur il roula le bout d’un téton entre
ses doigts.
— Hmm ? fit-il, créant un chemin de baisers le long de sa gorge.
Elle s’agita, sentant les pointes acérées de ses canines lui érafler le cou. Il
n’était pas question de peur. Juste de désir. Un désir grave et douloureux.
Il émit un grognement sourd, torturé. Comme s’il avait perçu ses appétits
et luttait contre sa propre envie d’enfoncer les canines profondément dans sa
chair.
Avec une détermination farouche, il souda de nouveau leurs bouches, lui
titillant les lèvres jusqu’à ce qu’elle les entrouvre pour l’accueillir en elle. Il
glissa la langue dans sa chaleur humide pendant qu’il caressait sa cuisse nue.
Fondant de plaisir, elle enroula étroitement les bras à son cou. L’heure
n’était pas à la réflexion sur leur potentielle union. L’heure était au feu, à la
passion et à la volupté brûlants.
— Tu avais raison, dit-elle. Le destin doit t’avoir guidé jusqu’à moi.
Chiron continua à décrire avec nonchalance des motifs sur sa cuisse, lui
mordillant la lèvre inférieure.
— Notre rencontre était gravée dans les étoiles, convint-il. « Tous les jours
sont nuits pour moi tant que je ne te vois pas ; et ce sont de brillants jours que
les nuits où le rêve te montre à moi.4 »
Elle referma les doigts dans ses cheveux, le corps cambré en une
supplication silencieuse.
— Ce n’est pas juste d’utiliser la poésie, le réprimanda-t-elle.
Dans un petit rire, il appuya son membre contre son bas-ventre. Il était
épais et dur comme la pierre.
— Je commence à penser que tu dois avoir du sang de sirène, dit-il d’une
voix rauque.
Lilah esquissa un sourire ravi. Elle aimait l’idée d’être une sirène. Du
moins, quand elle était dans les bras de ce vampire.
— C’est peut-être le cas, murmura-t-elle.
Saisissant le bout d’un mamelon entre ses lèvres, Chiron plongea un doigt
dans la fente humide entre ses cuisses.
— Si belle.
Lilah poussa un petit cri de plaisir, avant d’éclater de rire quand de la
langue il fit le tour de son téton contracté.
Elle avait l’intention de lui dire qu’elle n’était pas belle, du moins pas
comparé aux femmes qu’elle avait vues à la télé et sur Internet, mais les mots
moururent sur ses lèvres quand il enfonça son doigt avec une douce
insistance dans son intimité accueillante. Une tempête sensuelle se déchaîna
en elle lorsqu’il exerça avec son doigt un rythme d’une lenteur désespérante.
— J’en veux plus, ordonna-t-elle d’une voix rauque.
Il mordilla l’endroit où son pouls battait la chamade à la base de sa gorge,
veillant à ne pas lui entamer la peau.
— Ma maîtresse exigeante, la taquina-t-il.
— J’aime commander, l’avertit-elle.
Elle lui griffa légèrement le dos.
— Quand nous sommes au lit, tu peux me commander à ta guise, souffla-t-
il, s’emparant de ses lèvres en un baiser farouche.
Un sentiment de triomphe l’envahit alors qu’elle accueillait les assauts de
sa langue, le dos arqué pour apaiser la tension qui montait en elle.
— Alors ne t’arrête pas en si bon chemin, murmura-t-elle.
— À vos ordres, madame.
D’un mouvement plein d’aisance, il roula au-dessus d’elle. Son corps
musclé pesant sur elle. Lilah poussa un grognement de pur soulagement.
Oui, c’était ce dont elle avait besoin.
Écartant les jambes, elle gémit doucement quand Chiron baissa la main
pour caresser son clitoris sensible. Cet homme était doué, reconnut-elle alors
qu’elle se tortillait de volupté.
— Maintenant, Chiron, marmonna-t-elle.
Chiron continua à attiser son désir alors qu’il plaçait son membre à son
entrée. Puis, dans un grognement sonore, il la pénétra d’un lent coup de reins.
Le sentir enfoui profondément en elle lui procura un plaisir si stupéfiant
que son esprit menaça de disjoncter. Ce n’était pas juste un lien physique. Pas
un simple corps à corps, l’assouvissement d’un désir sexuel.
Il était question de cœurs, d’âmes et de promesses d’éternité.
Presque submergée par l’intensité de ses émotions, Lilah entortilla les
cheveux de Chiron autour de ses doigts. Leurs bouches se rencontrèrent, tous
deux perdus dans les sensations qui vibraient en eux.
Avec lenteur, Chiron recula les hanches et glissa en elle. Des doigts il lui
caressa la gorge, l’air imprégné des effluves de leur passion.
Lilah leva les jambes pour les enrouler à sa taille. Elle n’avait peut-être pas
l’expérience de Chiron, mais son enthousiasme n’avait rien à envier au sien.
La douce musique de leurs gémissements sourds emplit l’air tandis qu’ils
bougeaient ensemble à un rythme lent, profond et régulier.
La perfection.
Lilah s’arracha à leur baiser, avalant une gorgée d’air. À l’évidence, elle
devrait rappeler à Chiron qu’elle n’était pas une vampire quand ils faisaient
l’amour. Contrairement à lui, elle avait bel et bien besoin de respirer.
La satisfaction crépita en elle quand elle prit conscience de la facilité avec
laquelle elle avait supposé que ce n’était que la première de nombreuses nuits
qu’elle passerait dans les bras de Chiron. Elle avait beau craindre encore
d’être blessée, elle était de plus en plus certaine d’être destinée à devenir la
compagne de cet homme.
N’ayant pas idée des pensées du genre à changer une vie de Lilah, Chiron
enfouit le visage dans la courbe de son cou. Il accéléra le rythme de ses
assauts, glissant les mains sous ses hanches pour les incliner vers lui. Elle
planta les ongles dans sa chair, cambra le dos alors qu’elle approchait de
l’orgasme.
— Chiron, grogna-t-elle. Jouis avec moi.
— Oui, convint-il d’une voix rauque. Compte sur moi.
Après avoir couvert de baisers la rondeur de sa poitrine, il baissa la tête
pour sucer le bout d’un mamelon, continuant à onduler des hanches à un
rythme impitoyable pendant qu’elle s’agrippait à lui.
Lilah cria, et son intimité se referma sur son membre alors qu’un orgasme
bouleversant explosait en elle au même moment où Chiron poussait un cri
d’extase pure.
Alors qu’elle était emportée dans un tourbillon de volupté, le monde en
dehors de la chambre disparut de ses pensées.
L’espace de quelques minutes haletantes, Lilah flotta sur un nuage de
jouissance absolue. Puis, avec un grognement sourd, Chiron enlaça son corps
tremblant et roula sur le côté, la serrant contre son torse.
Un silence s’abattit sur la pièce, brisé seulement par la respiration bruyante
de Lilah tandis qu’ils tentaient tous deux de récupérer.
Lilah poussa un petit soupir, hésitant entre le rire et les larmes.
Chiron avait raison. Rien ne serait jamais plus pareil.
4. Sonnet 43, Sonnets, William Shakespeare, traduction de François-Victor Hugo, Pagnerre, 1857.
(NdT)
CHAPITRE 13

Ulric flânait à travers les jardins luxuriants, prenant son temps.


Il s’était tenu sur le qui-vive quand, en suivant l’odeur de Chiron, il était
tombé sur l’impressionnant mur de brume au milieu des Everglades. Même
s’il avait rapidement déterminé que la magie n’était pas dangereuse, il aurait
pu s’agir de la prison qui retenait Tarak. Risquait-il de se faire capturer à son
tour ? Exactement comme dans ces films d’horreur humains stupides, où les
gens continuaient à s’aventurer dans le noir alors même que leurs amis
disparaissaient un à un.
Puis il s’était obligé à franchir la barrière et avait découvert qu’elle
masquait un hôtel de démons.
Sa méfiance n’avait fait que s’accentuer. Pourquoi Chiron restait-il là ? Et
pourquoi n’avait-il pas appelé ?
Ayant décidé d’explorer le parc avant d’entrer dans le bâtiment, Ulric
s’était transformé en loup et avait marché à pas feutrés à travers un
enchevêtrement touffu de fougères. Un enivrant frisson de plaisir l’avait
secoué. La magie primitive qui palpitait dans l’air n’avait rien à voir avec la
barrière. Elle avait poussé son loup à hurler d’émerveillement absolu en
courant sous le clair de lune.
Mais il s’était ramassé sur lui-même quand il avait aperçu l’ogresse qui
parlait avec une belle jeune femme. Il avait reniflé l’air, déconcerté d’être
incapable de discerner l’espèce de cette dernière. Bizarre. Puis l’ogresse était
partie d’un côté et la femme était entrée dans l’hôtel.
Sur le point de reprendre son exploration, Ulric avait été surpris par
l’apparition soudaine de Chiron. On aurait dit qu’il avait surgi de nulle part,
ce qui signifiait que le bord du jardin cachait quelque chose derrière une
illusion.
Ulric avait observé son maître, déterminant aisément qu’il n’était pas
blessé. Pas plus qu’il ne semblait être un prisonnier réticent. En fait, il avait
regardé fixement vers l’hôtel avec une expression de désir douloureux.
Il avait su à cet instant pourquoi Chiron n’avait pas pris le temps de lui
donner de nouvelles. Un homme dans les affres du rut de l’union pouvait à
peine se rappeler son propre nom, alors le reste. Tant que Chiron n’aurait pas
revendiqué Lilah, on ne pourrait rien en tirer.
Autrement dit, Ulric devrait veiller à ce que la gargouille trouve la clé.
Bien sûr, d’abord il devait trouver la gargouille.
Conservant sa forme humaine, Ulric flâna à travers les jardins jusqu’à ce
qu’il discerne l’odeur de la gargouille. Les sourcils froncés, il la suivit
jusqu’à un trou dissimulé derrière l’illusion d’un buisson.
La gargouille était là-dessous. Mais pourquoi ?
Ulric hésita. Contrairement à Chiron, il n’avait pas le goût du risque. Il y a
bien longtemps de cela, suivre son cœur, et non sa tête, lui avait valu une
dure leçon. Ce ne fut qu’après avoir passé plusieurs minutes prudentes à
s’assurer de l’absence d’autres odeurs à proximité qu’il se glissa enfin par
l’ouverture et tomba dans la caverne en dessous.
Il resta accroupi dans une position lui permettant de se défendre
facilement, la tête rejetée en arrière pendant qu’il reniflait l’air.
Du granit. Et du sel.
Le granit, c’était la gargouille. Le sel ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Se redressant avec lenteur, il parcourut le vaste espace des yeux. Il était
vide, hormis la longue table en son centre. Il ne prit pas la peine de
l’examiner. Peu lui importait à quelles cérémonies étranges s’adonnaient les
locaux. Il voulait juste trouver Levet et récupérer la clé.
Se dirigeant vers un tunnel tout proche, il suivit l’odeur de la gargouille,
dérouté quand elle commença à disparaître. Revenant sur ses pas, il tenta
d’identifier l’endroit précis où son odeur était la plus forte. Où était cette
créature stupide ?
— Gargouille, lança-t-il enfin d’un ton brusque. Sors de ta cachette que je
te voie.
— Chut, espèce de chien galeux, répliqua Levet, la voix assourdie.
Un grondement s’éleva de la gorge d’Ulric.
— Je vais… (Sans terminer sa menace, il se pencha pour coller le nez
contre une crevasse dans la pierre lisse.) Tu es dans le mur ?
— Oui*.
— Pourquoi ?
— Parce que j’essaie de m’échapper.
Ulric regarda autour de lui. Il n’y avait pas âme qui vive dans les grottes.
Sauf si celle-ci était capable de masquer son odeur à un garou de sang pur.
Hautement improbable.
— T’échapper de quoi ?
Il entendit Levet pousser un soupir rauque.
— Tous les chiens sont-ils aussi obtus ou tu es un cas à part ?
Ulric en resta sans voix. La gargouille était-elle folle ? Ou juste suicidaire ?
— Montre-toi et je te ferai voir quel genre de cas je suis, lança-t-il avec
hargne. Je vais commencer par t’arracher tes jolies petites ailes et te les
fourrer dans la gueule.
Ulric avait l’habitude que les trolls adultes détalent terrifiés quand il
utilisait ce ton. Mais la gargouille poussa un autre soupir.
— Ne sois pas haineux. Tu ne peux que rêver d’avoir des ailes aussi
splendides que les miennes.
— Espèce… (Ulric ravala ses mots : discuter avec cette enquiquineuse
d’un mètre de haut était ridicule.) Que fais-tu dans le mur ?
— J’ai été jeté au cachot et j’essaie de creuser un tunnel vers la sortie,
répondit Levet.
Ulric cligna des yeux. Il y avait un cachot ? Il ne s’attendait pas à ça.
— Comment as-tu fini dans un cachot ?
— Cette ogresse exaspérante, répondit Levet, la voix chargée de
frustration.
Ulric se remémora l’explication que lui avait fournie Chiron pour expliquer
la disparition de Levet.
— Elle t’a mis dans un cachot pour avoir volé des tourtes à la viande ? Ça
semble sévère.
Un court silence suivit.
— Comment es-tu au courant pour les tourtes ? demanda finalement Levet,
l’air surpris.
Ulric ricana.
— Ce que je voudrais surtout savoir, c’est pourquoi les avoir volées ?
— Je ne les ai pas volées, protesta Levet. Enfin, j’en ai peut-être emprunté
quelques-unes, mais je suis un client. Elle devrait être ravie que j’apprécie la
nourriture.
Ulric foudroya le mur du regard. Le démon plaisantait-il ? Dans ce cas, il
n’était pas drôle.
— On n’« emprunte » pas des tourtes à la viande, lâcha-t-il d’un ton
brusque.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? râla Levet. Tu es le boulet des tourtes à
la viande ?
— Le boulet ?
Ulric secoua la tête. Que pouvait bien encore raconter la gargouille ? Puis
il prit brusquement conscience de ce qu’elle essayait de dire.
— Tu veux dire « poulet » ?
Il entendit un bruit de pierre qui se fendait, comme si la gargouille avait
donné un coup de pied dans le mur.
— Pourquoi es-tu aussi obsédé par les tourtes ?
— Parce qu’elles t’ont fait atterrir au cachot.
— Les tourtes ne m’ont pas fait atterrir au cachot, protesta Levet. Je te l’ai
dit, c’est l’ogresse.
Ulric serra les poings à faire craquer les jointures. Il allait tuer la
gargouille. C’était aussi simple que ça.
— À cause des tourtes.
Les mots sifflèrent entre ses dents serrées.
— Non*. (Levet avait l’air déconcerté, comme s’il avait du mal à croire
qu’on puisse être assez stupide pour penser que des tourtes auraient pu le
conduire au cachot.) C’est parce qu’elle cache la clé.
— La clé ?
Ulric réprima son envie vibrante de se frayer un passage à travers la pierre
à coups de griffes pour mettre la main sur le démon exaspérant. La gargouille
venait juste de prononcer la formule magique.
— L’objet que nous sommes venus chercher ici, dit Levet avec une lenteur
délibérée.
Comme s’il avait peur qu’Ulric ne comprenne pas.
Ulric compta jusqu’à dix.
— Je sais ce que c’est.
Il entendit la gargouille faire claquer sa langue.
— Alors pourquoi poser la question ?
Ulric sentit ses griffes sortir de sa peau alors que le pouvoir de son loup
grondait en lui. Il trembla, luttant pour contrôler sa bête.
Concentre-toi sur la recherche de la clé, se rappela-t-il avec sévérité. Plus
tard, il apprendrait au petit démon ce qu’il se passait exactement quand on
raillait un garou. Et il savourerait chaque minute atrocement douloureuse de
la leçon.
— Pourquoi n’as-tu rien dit à Chiron ?
— Parce que j’ai été enfermé avant d’avoir pu le faire, répliqua Levet.
— Où l’a-t-elle cachée ?
— Je l’ignore.
Hmm. Ulric le croyait-il ? Ça avait tout l’air d’une excuse bien pratique.
N’empêche, Levet ne semblait avoir aucune raison logique de mentir. À
moins qu’il s’agisse bien d’un piège tendu par Styx.
— Mais tu es sûr que l’ogresse l’a ? insista-t-il.
— Non*, mais je suis certain qu’elle sait où elle est cachée.
Ulric se retourna, repartant vers la vaste caverne.
— Je dois trouver l’ogresse, annonça-t-il, se parlant plus à lui-même qu’à
la gargouille. Ça ne devrait pas être trop difficile. Elle est grosse comme une
montagne.
— Hé ! Attends !
La voix du petit démon flotta dans l’air, empreinte d’accents paniqués.
Ulric ne ralentit jamais ses longues enjambées.
— Quoi ?
— Tu ne vas pas me laisser coincé dans le mur, si ?
Un sourire sincère étira les lèvres d’Ulric.
— Avec le plus grand des plaisirs.
— Espèce de chien imbécile. Tu as besoin de moi.
— Comme j’ai besoin d’un trou dans la tête, marmonna Ulric, savourant
l’idée que la créature soit piégée dans la pierre pour l’éternité.
Peut-être qu’il reviendrait sceller les diverses fissures…
— Ça peut s’arranger, cria Levet.
Distrait par la gargouille ridicule, Ulric ne s’attendait pas à découvrir en
entrant dans la caverne de l’imposante ogresse à seulement quelques mètres.
— Inga.
Il s’avança, momentanément ravi d’être tombé si facilement sur la femme.
Il avait craint de perdre une heure à fouiller le parc puis l’hôtel à la
recherche de l’ogresse. Mais elle était juste apparue.
Comme par magie.
Trop tard, il comprit que ce n’étaient ni la chance ni la magie qui avaient
amené Inga dans la caverne. Elle l’avait manifestement suivi. Elle montra
alors ses dents pointues, et avant qu’Ulric ait pu se changer en loup, elle leva
le poing et le lui balança dans la figure.
Les yeux d’Ulric se révulsèrent et la douleur explosa dans son crâne.
Sa dernière pensée fut qu’il espérait que ce coup le tuerait. Rien ne pouvait
être pire que se réveiller et découvrir qu’il était enfermé au cachot avec cette
maudite gargouille.
CHAPITRE 14

Allongé sur le lit avec Lilah enveloppée dans ses bras, Chiron savourait un
rare sentiment de contentement.
Bien sûr, il était toujours impatient de délivrer Tarak. Et il éprouvait
toujours le besoin déchirant de s’unir à cette femme. Mais, pour le moment, il
comptait goûter la sensation de son corps chaud et voluptueux serré contre
lui.
Comment avait-il jamais pu considérer que sa vie était complète sans
compagne ? À l’évidence, il n’avait pas eu idée de ce qu’il manquait. Comme
un aveugle qui parcourrait le monde depuis des siècles et qui recevrait
soudain la vue.
Tout était plus intense, plus vivant, plus grisant.
Il ne pouvait pas imaginer ce que ce serait quand ils seraient unis. Il n’était
pas sûr que son pauvre vieux cœur supporte tant d’émotions.
Couvrant de baisers sa chevelure emmêlée, Chiron frissonna quand du bout
des doigts elle suivit les contours des muscles de son torse nu.
Elle brisa soudain le silence paisible.
— Dis-moi ce qui s’est passé quand tu as été banni.
Chiron leva la tête pour regarder son visage empourpré. Il avait consacré
beaucoup de temps à tenter de tirer un trait sur le passé. À présent, il avait
l’impression qu’on l’obligeait à fouiller dans des souvenirs qu’il préférerait
oublier.
Cependant, il comprenait sa curiosité. Il lui demandait de lier sa vie à la
sienne pour le reste de l’éternité. Elle avait besoin de savoir dans quoi elle
s’engageait.
— Ce n’est pas une histoire très passionnante, l’avertit-il.
Elle le griffa, lui envoyant des pointes de plaisir à travers le corps.
— C’est à moi d’en juger, l’informa-t-elle.
Il lui déposa un baiser sur le bout du nez.
— Un vrai petit tyran.
— Y a-t-il une raison pour laquelle tu ne souhaites pas en parler ?
demanda-t-elle, manifestement capable de sentir sa réticence.
Chiron grimaça.
— Ça a été une époque sombre pour moi.
Elle leva la main pour lui effleurer la joue.
— Tu étais seul ?
— Non, louée soit la déesse. Ulric était avec moi. S’il n’avait pas été là…
Il laissa ses mots mourir sur ses lèvres, sachant exactement ce qui lui serait
arrivé sans la présence apaisante de son fidèle compagnon.
Il serait mort.
— Raconte-moi, insista-t-elle.
Il pinça les lèvres. Lilah avait déjà découvert qu’il ne pouvait rien lui
refuser quand elle prenait cette voix douce et implorante.
Une femme dangereuse.
— Les premières décennies de ma vie, je n’étais guère plus qu’une bête
sauvage qui survivait tapie dans une grotte, dit-il. Je n’en sortais que quand
ma faim me poussait à aller chasser. Puis je suis devenu un fidèle soldat du
clan de l’Anasso. Tout était régenté, jusqu’à l’endroit où je dormais ou la
distance à laquelle je pouvais m’éloigner du repaire. Je n’ai jamais
véritablement connu la liberté.
Ses mots semblèrent la déconcerter.
— Et quand Tarak a été capturé, tu t’es senti libre ?
Il secoua la tête, prenant conscience qu’elle avait mal interprété ses
paroles.
— Pas libre. Je me suis senti perdu, dit-il. (Même si ce terme ne traduisait
pas entièrement son sentiment d’aller à la dérive, c’était comme si le sol
s’était dérobé sous ses pieds et qu’il tombait dans des ténèbres sans fond.) Et
sans limites, j’ai enchaîné les décisions imprudentes. Peu m’importait que ce
soit dangereux ou stupide.
Elle fit courir ses doigts sur la ligne de son visage, l’expression soucieuse.
— Tu essayais de te tuer ?
— Pas volontairement.
— Mais involontairement ?
Il considéra sa question. À l’époque, il avait cherché désespérément à se
distraire de l’amertume qui bouillonnait en lui comme une décoction toxique.
Le moyen le plus facile d’y parvenir avait été de se mettre constamment en
danger. Que ce soit en s’attaquant à une bande de trolls dans un bar ou en se
tenant au milieu d’un champ jusqu’à ce que le soleil levant l’oblige à courir
se mettre à l’abri, la peau douloureusement à vif. Rien de mieux qu’affronter
la mort pour vous faire oublier vos problèmes.
— Ça ne me semblait pas important, reconnut-il. Je n’avais rien à perdre.
Elle appuya les doigts sur ses lèvres, la détresse rendant son parfum
piquant.
— Ne dis pas ça.
Il lui saisit le poignet et lui embrassa la paume de la main avant de l’écarter
de sa bouche. La réaction de Lilah plaisait farouchement à une partie de lui-
même. De toute évidence, l’idée qu’il s’était montré aussi imprudent avec sa
vie la bouleversait, mais une autre partie détestait le fait de lui avoir fait de la
peine.
Il s’empressa de lui changer les idées.
— Il est sorti un truc positif de ces temps troublés.
— Quoi ?
— J’ai découvert que j’avais un don pour les jeux d’argent.
La tension de Lilah s’apaisa et une lueur amusée dansa dans le miroitement
doré de ses yeux.
— Tu parles d’un don, quand on peut lire dans les pensées des gens.
Il feignit d’être atterré par son insinuation que sa bonne passe épique était
le résultat de tricheries.
— Pas toujours.
Elle arqua un sourcil.
— Hmm.
Il gloussa. Il s’était fait une fortune en escroquant des humains et des
démons qui ne se doutaient de rien.
— J’avoue que c’est un avantage.
Elle l’observa avec une expression étrange.
— C’est pour cette raison que tu as décidé de te lancer dans les hôtels-
casinos ?
Des doigts il lui effleura le bras que baignait le clair de lune déclinant. Elle
avait été d’une beauté rayonnante à la lumière magique du soleil, mais dans
l’obscurité elle avait un charme mystique.
Une tentatrice qui l’avait bel et bien attiré dans ses filets.
— Ça a commencé par hasard, dit-il, continuant à faire courir ses doigts
sur sa peau nue – ça le rendait accro… c’était comme caresser de la soie pure.
J’ai gagné un hôtel délabré à Paris à un jeu de cartes. Ulric m’a mis au défi de
le transformer en une entreprise lucrative.
Il secoua la tête d’un air contrit. En plus d’avoir été sur le point de
s’écrouler, ce bâtiment était situé dans un quartier de la ville où aucun client
respectable ne se serait délibérément aventuré. Alors il avait créé une maison
de jeu réservée aux aristocrates qui assouvissaient leurs plus grands
fantasmes. Moins de dix ans plus tard, il devait refuser des clients.
— Je n’ai jamais pu résister à un défi.
— Je veux bien le croire. (Elle roula des yeux.) Pourquoi des humains ?
— Théoriquement, j’étais toujours exilé. Je n’étais pas censé être en
Europe.
Il haussa les épaules. Ulric avait été furieux quand Chiron, après avoir
parcouru le monde, était allé dans l’un des nombreux pays dont il avait été
officiellement banni. Pour Chiron, cela avait été nécessaire pour retrouver son
propre respect.
— Je me suis dit qu’un casino humain attirerait moins l’attention de
l’Anasso.
— Manifestement, il ne t’a pas trouvé.
Chiron haussa les épaules.
— À cette époque, il avait déjà commencé à se retirer du monde et ne
quittait que rarement son repaire. Je soupçonne Styx d’avoir repris ses
obligations, même s’il veillait à cacher la maladie de son maître.
Lilah resta silencieuse, comme si elle retournait dans sa tête une pensée
inopinée.
— Tu lui en veux pour ça ? s’enquit-elle abruptement.
Il la dévisagea, n’étant pas sûr de ce qu’elle tentait de demander.
— À qui ?
— À Styx.
Elle se hissa sur le coude et ses cheveux retombèrent en cascade par-dessus
ses épaules, effleurant l’oreiller. Chiron réprima un grognement. Il avait
consacré beaucoup de temps à passer les doigts dans ses boucles. À ce seul
souvenir, son sexe se dressa, douloureusement dur.
— On dirait que ton maître était pressenti pour succéder au roi. Vous
pourriez être à la tête des vampires tous les deux.
Ses mots inattendus tuèrent aussi sec son désir grandissant. D’accord,
c’était exagéré. Rien ne pouvait tuer son désir. Mais ils lui firent l’effet d’une
sacrée douche froide.
— Pas moi. (Il trembla d’un air théâtral.) Je n’ai aucune envie de jouer les
baby-sitters d’une bande de démons psychopathiques et pleurnichards qui
passent leur temps à se chamailler pour savoir qui a le plus grand territoire.
Je préfère avoir affaire aux humains.
Même quand il avait soupçonné l’Anasso de leur mentir, Chiron l’avait
plaint. Une heure à écouter les différents vampires venus plaider leur cause
devant le roi lui avait filé mal au crâne.
— Et Tarak ? Va-t-il défier Styx une fois libéré ?
Chiron commença à secouer la tête. Tarak n’avait jamais manifesté le
moindre désir de monter sur le trône. Mais c’était avant qu’il ait été trahi et
emprisonné. Qui savait ce qui avait bien pu arriver à son ami pendant ces
longs siècles ?
— Je n’en suis pas sûr, reconnut-il. Tarak a toujours eu l’esprit d’équipe.
Du moins, quand il croyait à la vision qu’avait l’Anasso de notre avenir. Mais
maintenant ? (Il secoua la tête.) J’ai peur.
— De quoi ?
— Que la soif de vengeance le dévore. Ou pire.
Elle parut perplexe.
— Qu’est-ce qui serait pire ?
La gorge de Chiron se serra. Il n’avait pas envie de prononcer les mots qui
le hantaient depuis des années. Comme s’il pouvait éviter la pire des
hypothèses en prétendant simplement qu’elle n’avait aucun risque de se
produire. Mais à présent qu’il était sur le point de découvrir un moyen de
délivrer son maître, il ne pouvait pas continuer à se voiler la face.
— Il pourrait avoir complètement perdu la tête, s’obligea-t-il à avouer, le
ventre noué d’effroi. Quoi qu’il en soit, Styx n’aurait d’autre choix que de
l’éliminer.
Un vampire fou constituait l’une des créatures les plus redoutables sur
terre. Tarak pourrait massacrer des milliers d’humains et de démons avant
qu’ils réussissent à l’arrêter.
Lilah grimaça.
— Tu veux quand même le délivrer ?
Chiron hocha la tête sans hésiter.
— Oui. Personne ne mérite d’être en cage.
En voyant une lueur de compassion briller dans les yeux de Lilah, il
regretta ses mots malheureux. Il commençait à comprendre que Lilah
éprouvait elle-même une frustration douloureuse, ayant le sentiment d’être
emprisonnée. Ses chaînes avaient beau ne pas être aussi tangibles que celles
de Tarak, elles étaient tout aussi écrasantes.
— Alors nous trouverons la clé et le ferons sortir, lui assura-t-elle, roulant
brusquement sur le côté pour glisser hors du lit.
Les sourcils froncés, il la regarda enfiler son peignoir en vitesse.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle se retourna pour lui faire face.
— Inga doit être dans ses appartements maintenant. Nous pouvons lui
demander ce qu’elle sait sur cette mystérieuse clé.
Chiron avait envie de protester. Son appétit pour le corps pulpeux de cette
femme était loin d’être rassasié. Mais l’aube approchait rapidement, et s’ils
voulaient interroger Inga avant qu’il soit obligé de retourner dans son aile de
l’hôtel, ils ne devaient pas traîner.
— Je préférerais rester ici, mais quand Tarak sera libéré, nous pourrons
nous concentrer sur notre union, dit-il, se parlant plus à lui-même qu’à Lilah
alors qu’il s’extirpait du lit et s’habillait.
— Oui, souffla-t-elle, les notes suaves de l’ambroisie parfumant l’air.
Chiron frissonna, les canines entièrement sorties alors que ses instincts lui
hurlaient de revendiquer cette femme.
— Bon sang ! marmonna-t-il, passant un bras autour des épaules de Lilah
pour la guider vers la porte. Allons-y avant que j’oublie tout à part toi.

Levet était furibond alors qu’il se tortillait pour se glisser à travers les
petites crevasses dans la pierre. Les chiens avaient toujours sale caractère.
Surtout les sang-pur. Mais Ulric était manifestement sadique en plus.
Comment ce chien osait-il le laisser coincé dans le mur ? Certes, il finirait
par s’échapper, mais là n’était pas la question. Ulric ignorait-il qu’il était un
héros qui avait sauvé le monde ? Plus d’une fois. Le garou aurait dû être
honoré d’avoir le privilège de l’aider alors qu’il était dans le besoin.
À l’évidence, il devait se trouver un attaché de presse. Peut-être que si ses
actes de bravoure étaient diffusés à grande échelle, les démons seraient
impressionnés comme il se devait quand ils le rencontraient.
Alors qu’il creusait quelques centimètres supplémentaires, Levet se figea
en entendant un martèlement de pas sous lui. Seule une créature était assez
lourde pour faire trembler la terre quand elle marchait.
Merde. Inga était de retour.
Demeurant aussi immobile que la pierre autour de lui, un exercice à quoi
les gargouilles excellaient, Levet écouta le bruit d’un truc qu’on traînait dans
la cellule. Puis une kyrielle de jurons retentit quand la femme découvrit que
son prisonnier avait disparu.
— Gargouille ! (Le rugissement d’Inga résonna à travers la grotte, faisant
tinter les oreilles de Levet.) Tu ne t’échapperas pas.
Levet resta paralysé sur place. Puis son cœur battit la chamade au fracas de
la roche pulvérisée par d’énormes coups de poing. Elle se frayait un passage
jusqu’à sa cachette.
— Il n’y a personne ici, cria-t-il.
— Exaspérante créature, grommela-t-elle.
Une brise s’engouffra dans son tunnel étroit puis il sentit les doigts d’Inga
se refermer sur sa cheville.
— Aah ! Lâche-moi.
Levet donna des coups de pied, même en sachant que c’était vain.
L’ogresse était trop grosse et trop forte.
— Reviens ici.
Resserrant les doigts jusqu’à ce que Levet craigne qu’elle lui broie les os,
Inga le tira hors du tunnel d’un coup sec. Il bafouilla d’indignation.
— Il n’y avait aucune raison d’être aussi brutale, espèce de grosse vache.
Mes ailes sont très délicates.
La femme le tenait suspendu la tête en bas, comme s’il était un sac de
pommes de terre et non un puissant démon.
— J’aurais dû te tuer avec le vampire dès votre arrivée, dit-elle avec
hargne.
Levet fronça les sourcils, hésitant à la punir avec sa super magie. Il pouvait
la transformer en crapaud. Voilà qui lui apprendrait à le traiter avec un peu de
respect. Malheureusement, ses pouvoirs n’étaient pas complètement stables et
il existait une possibilité vraiment infime qu’il leur fasse tomber le toit sur la
tête.
Il dut se contenter d’un regard sévère.
— Je ne te blâme pas de vouloir tuer la sangsue. Après tout, c’est un
enquiquineur arrogant. Mais je n’ai rien fait de mal. (Il fut soudain distrait par
une odeur inattendue.) Pourquoi est-ce que je sens le chien ? (Inga le fit
tourner jusqu’à ce qu’il puisse voir l’homme affalé par terre.) Oh ! Voilà qui
explique le bruit d’un truc qu’on traînait.
Inga poussa un grognement de dégoût.
— Je l’ai aperçu dans les jardins avec ton maître.
Levet battit des ailes.
— Chiron n’est pas mon maître, protesta-t-il. Je n’ai pas de maître. Je suis
un entrepreneur indépendant.
L’ogresse ne prêta pas attention à sa remontrance.
— Il était évident que c’était un autre fauteur de troubles. Comme si je
n’avais pas déjà assez à faire cette nuit.
Levet rappel a la solution facile à ses problèmes.
— Donne-nous la clé et nous te laisserons tranquille.
— Je ne peux pas.
Levet fit claquer sa langue. Pourquoi la femme était-elle si difficile ?
— Pourquoi pas ?
— Je dois la protéger. (Ses yeux lancèrent des éclairs rouges.) Et je ferai
tout le nécessaire pour la garder en sécurité.
Levet frémit. Tout le nécessaire ? Ça n’augurait rien de bon.
— Qu’est-ce que ça signifie ? insista-t-il.
— Tu n’aurais pas dû venir ici, dit-elle, l’envoyant voler à travers la cellule
d’un mouvement rapide du poignet.
Levet poussa un cri perçant quand il retomba lourdement. Mon Dieu* ! Un
jour, il montrerait à l’ogresse qu’elle s’en prenait à la mauvaise gargouille.
Peut-être qu’il lui mettrait un très gros furoncle sur le bout du nez. Qui ne
pourrait jamais être guéri.
Avec un reniflement, Levet s’obligea à se relever et foudroya du regard la
femme pendant qu’elle se servait de son énorme pied pour faire s’effondrer le
tunnel qu’il avait passé les dernières heures à creuser. Puis, traversant la
cellule d’un pas lourd et bruyant, elle claqua l’épaisse porte d’acier derrière
elle.
Durant un moment, Levet observa le tas de roches qui avait été son tunnel
d’évasion. Il lui était possible de se frayer un passage à travers les débris.
Mais pas avant le jour.
Inga retournait-elle à l’hôtel à cette heure-ci pour en finir avec Chiron ?
Cela lui posait-il un problème ? Hmm. Pas particulièrement, mais Styx ne
manquerait pas de jouer les pédales – non, un instant, perdre les pédales – s’il
laissait le vampire se faire tuer sous sa garde.
Peut-être qu’il devrait au moins tenter de le sauver.
Après tout, c’était ce qu’il faisait de mieux.
Poussant un soupir, Levet se retourna pour marcher jusqu’à l’endroit où
Ulric ronflait assez fort pour réveiller les morts.
— Debout, ordonna-t-il.
Plus de ronflements. Levet se pencha au-dessus de l’homme et frappa son
visage enflé et sanglant. On aurait dit qu’il s’était pris un mur de brique dans
la tronche.
Ou le poing d’Inga.
Il le gifla encore. Et encore. Et encore.
Il venait juste de prendre un rythme bien sympathique quand Ulric leva
soudain la main pour lui enfermer les doigts dans une poigne d’acier.
— Arrête ça.
Levet grimaça, libérant ses doigts en reculant d’un pas.
— Hé ! pas besoin d’être un saucisson, dit-il.
Avec lenteur, Ulric s’assit et secoua la tête, comme s’il tentait de s’éclaircir
les idées.
— Une andouille, dit-il d’un ton brusque. Pas un saucisson.
— Peu importe. (Levet indiqua d’un geste de la main le mur éboulé à
l’autre bout de la cellule.) À cause de toi, ma tentative d’évasion a échoué.
Le garou grimaça, s’efforçant visiblement de comprendre où il était et
comment il avait atterri là.
— Qu’est-il arrivé ?
— Inga, dit Levet.
Ulric sembla momentanément déconcerté, puis la chaleur dorée de son
loup intérieur couva dans ses yeux.
— Elle m’a frappé au visage, grogna-t-il, levant la main pour se toucher
avec précaution la joue. Je crois qu’elle m’a cassé la mâchoire.
Levet haussa les épaules avec indifférence. Le chien méritait tout ce qui lui
était arrivé.
— Oui*. Et après elle t’a amené ici et m’a découvert dans le tunnel que
j’avais creusé. Regarde un peu ce qu’elle en a fait. (Il se retourna pour
foudroyer son compagnon du regard.) Et tout est ta faute.
Ulric grommela un juron alors qu’il s’obligeait à se lever. Il vacilla,
comme s’il était sur le point de s’écrouler, et Levet recula précipitamment. Le
garou était assez baraqué pour l’écraser. Puis, au prix d’un effort visible,
Ulric parvint à rester debout.
— Comment as-tu survécu aussi longtemps ? rouspéta-t-il.
Levet cligna des yeux. Était-ce une blague ?
— Je suis peut-être petit, mais mes pouvoirs sont aussi redoutables qu’ils
sont extraordinaires, l’informa-t-il. Et mon charme est…
— Ferme-la, l’interrompit Ulric, jetant un coup d’œil au cachot avec
impatience.
Levet croisa les bras.
— Un chien typique. Toujours à grogner et à mordre.
Les poings serrés, Ulric feignit de ne pas avoir entendu l’insulte.
— L’ogresse doit être de mèche avec les sorcières.
Levet grimaça.
— Si c’est le cas, elles ne sont plus dans le coin. Je n’ai pas senti un seul
humain depuis notre arrivée.
Ulric réfléchit quelques instants.
— Alors, soit elles n’en ont rien à faire de la clé, soit elles estiment
qu’Inga est une bonne gardienne.
Levet haussa les épaules. Aucune de ces deux explications ne le satisfaisait
pleinement. Pourquoi l’Anasso se serait-il associé aux humaines pour créer le
sort si c’était pour les voir ensuite quitter la partie ? Pourquoi ne pas
s’associer directement avec Inga ?
Tout cela était très déroutant.
— Je suppose que tu pourras lui poser la question quand elle reviendra
pour nous tuer, suggéra Levet.
Ulric tourna vivement la tête vers lui, les yeux plissés.
— Elle a dit quelque chose ?
Les ailes de Levet tremblèrent. Les garous n’émettaient pas la même
chaleur que les dragons, mais ils faisaient bien grimper la température quand
ils étaient en rogne. Ce qui était tout le temps le cas.
— Seulement que nous nous mêlions de trucs auxquels nous ne
connaissions rien et qu’elle ferait tout le nécessaire pour protéger la clé.
Ulric retroussa les lèvres et ses dents s’allongèrent alors que l’odeur de son
loup remplissait la grotte.
— Chiron est en danger.
Levet ouvrit la bouche, s’apprêtant à souligner que le fait que lui-même
était en danger était plus important que ce maudit vampire. Puis il ravala ses
mots. Le garou avait bien plus de chances de les faire sortir de là s’il craignait
pour la sécurité de son ami.
— Oui*.
À ce mot, Ulric se retourna vers la porte.
— Nous devons sortir d’ici.
Levet poussa un soupir impatient.
— Qu’est-ce que tu crois que je disais ?
— Bla-bla-bla, dit Ulric distraitement. Du moins, c’est ce que j’en ai
retenu.
De tous les clebs suffisants et mal élevés…
Levant la main, Levet tendit une griffe.
— Les chiens. (Il en tendit une deuxième.) Les ogres. (Une troisième.) La
famille. (Une quatrième.) Les vampires et les dragons.
Ulric lui jeta un coup d’œil agacé par-dessus son épaule.
— Qu’est-ce que tu racontes encore ?
— C’est ma liste des trucs que je déteste le plus, l’informa Levet. Tu viens
en premier.
Ulric ne sembla pas aussi abattu qu’il l’aurait dû. En effet, il haussa une
épaule avec dédain.
— Bien. J’aime être le premier.
Levet lui tira la langue.
— Comment comptes-tu sortir d’ici ? s’enquit-il.
Ulric s’arrêta devant la seule sortie.
— Comme ça.
Soudain, l’homme baraqué commença à balancer ses poings contre la
porte, créant d’énormes creux dans l’acier.
— Argh !
Levet recula en quatrième vitesse, les yeux écarquillés.
Peut-être qu’il devrait y réfléchir à deux fois avant d’agacer le garou. Il
débordait visiblement d’agressivité réprimée.
CHAPITRE 15

Lilah précéda Chiron dans le couloir, tentant d’étouffer l’étrange


pressentiment qui lui donnait la chair de poule. Elle avait beau avoir envie de
rester enveloppée dans les bras de Chiron, elle ne pouvait pas faire comme si
le monde extérieur n’existait pas.
Non seulement Chiron devait retourner dans l’aile de l’hôtel réservée aux
vampires avant l’aube, mais elle souhaitait l’aider à libérer Tarak de la prison
des sorcières. Quand ils accompliraient enfin la cérémonie de l’union, elle
voulait s’assurer qu’il ne serait pas distrait par le besoin obsédant de sauver
son maître.
Elle voulait l’avoir tout à elle.
Se disant que c’était le désir qui lui envoyait un frisson tout le long de la
colonne vertébrale, elle marcha jusqu’au bout du couloir.
— C’est sa chambre, dit-elle, levant la main pour frapper à la porte.
Elle fronça les sourcils quand celle-ci s’ouvrit. Glissant la tête dans la
pièce, elle tenta de distinguer quelque chose dans l’obscurité. Contrairement à
la plupart des démons, elle n’était pas capable de voir dans le noir.
— Inga ? appela-t-elle enfin.
Quand elle ne reçut aucune réponse, elle se redressa et se retourna pour
croiser le regard calme de Chiron.
— Bizarre. D’habitude à cette heure elle se prépare à se mettre au lit.
S’attendant à ce qu’il reparte avec un haussement d’épaules, Lilah fut
déconcertée quand il passa devant elle et poussa un peu plus la porte. Puis,
sans hésiter, il entra dans la pièce et regarda autour de lui.
— Du sel, marmonna-t-il.
Elle fronça les sourcils, déroutée, avant d’obliger ses pieds à bouger. Elle
allait rarement dans les appartements privés d’Inga, et jamais quand celle-ci
n’était pas là.
— Qu’y a-t-il avec le sel ?
— Je n’arrête pas d’en sentir l’odeur. (Il tourna sur lui-même, comme s’il
tentait d’en identifier l’origine.) Je suppose que ça doit avoir un lien avec le
sort des sorcières, mais l’odeur est bien plus forte ici.
— Oh. Ce sont les peintures.
Elle indiqua les murs de la main. Sur chacun d’eux était représentée une
éblouissante scène sous-marine.
Sans se départir de sa perplexité, il marcha jusqu’au mur le plus proche et
examina le poisson qui semblait nager au milieu d’une dentelle de corail. Les
couleurs étaient si vives, si ravissantes que Lilah ne manquait jamais d’avoir
le souffle coupé quand elle les voyait.
Chiron se redressa.
— Pourquoi ces peintures auraient-elles une odeur de sel ?
— Elle m’a dit que ça les rendait plus réalistes.
Il s’avança au milieu de la pièce. En dehors des peintures, elle était d’une
austérité remarquable, meublée seulement d’un fauteuil confortable qui était
assez grand pour accueillir l’énorme corps d’Inga et d’un long coffre en cèdre
dont le couvercle levé révélait des piles ordonnées de livres reliés en cuir.
Secouant la tête, Chiron traversa la pièce pour ouvrir la porte en bois située
dans le mur opposé.
— Non. Ça ne vient pas des peintures.
— Chiron. Qu’est-ce que tu fais ?
Lilah se précipita vers lui, saisie d’une forte envie de rentrer sous terre à
l’idée de la réaction horrifiée d’Inga si elle les surprenait. Jamais, pendant
toutes les années où elles avaient vécu ensemble, Lilah n’avait osé
s’aventurer au-delà de la première pièce.
— Je pense que ta gérante en sait plus sur la clé et mon maître qu’elle ne
veut bien l’admettre, dit-il, comme si ça expliquait tout.
— Nous ne pouvons pas juste entrer dans ses appartements, protesta-t-elle,
tentant de le retenir par le bras.
Quoi qu’il arrive, jamais Inga ne parviendrait à empêcher un vampire de
faire ce qu’il voulait. Autant essayer d’arrêter un train à mains nues.
Il se dégagea facilement.
— Peut-être pas toi, mais moi si.
— Non.
Il ouvrit la porte et entra dans la chambre attenante. Aussitôt les lampes
d’une guirlande électrique s’allumèrent, dansant en travers du plafond pour
répandre une douce lueur dorée dans la petite pièce.
En silence ils parcoururent des yeux l’espace monotone. Un grand lit en
occupait la majeure partie, avec une armoire en bois cirée avec amour. C’était
tout. Pas de bibelots, de photos ou d’objets personnels. On aurait plus dit une
cellule qu’une chambre.
Chiron en fit le tour.
— Elle a un style très austère.
— Elle est aussi très grande et très méchante quand on s’ingère dans son
intimité, l’avertit Lilah.
— Je ne m’ingère nulle part.
Elle fronça les sourcils alors qu’il contournait le lit puis se dirigeait vers
l’armoire.
— Alors qu’est-ce que tu fais ?
— Je jette un coup d’œil.
— Parce que c’est différent ?
— Bien sûr.
Il s’arrêta devant l’armoire et en ouvrit l’une des portes. Lilah en resta
bouche bée. C’était déjà assez grave de s’introduire dans les appartements
d’Inga, mais farfouiller carrément dans ses affaires c’était impardonnable.
Lilah s’avança vers lui. Ç’en était trop. Ils devaient filer avant qu’Inga
revienne et décide de séparer la tête de Chiron de son corps.
— Chiron, tu ne peux pas…
— Merde, l’interrompit Chiron, glissant la main dans l’armoire pour en
retirer un objet qui y était caché. Tu savais qu’Inga avait ça ?
Lilah écarquilla les yeux quand Chiron sortit un arc et une flèche. Une
arme était bien la dernière chose qu’elle se serait attendue à ce qu’il trouve
dans l’armoire.
Après tout, Inga était assez grande et forte pour tuer la plupart des trucs à
mains nues. Pourquoi aurait-elle besoin de tirer sur quelque chose ?
— Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue avec, dit-elle, son cerveau
cherchant une raison pour laquelle elle posséderait ce drôle d’objet. Elle s’en
sert peut-être pour se protéger quand elle va dans les marécages.
— Ou pour tuer des vampires.
Elle leva brusquement les yeux pour scruter ses traits contractés. Elle avait
été surprise par la découverte de l’arme, mais il ne lui était pas venu à l’esprit
qu’il pourrait s’agir de celle qui avait servi à tirer sur Chiron.
— Impossible.
Elle secoua vigoureusement la tête.
Tendant la flèche, il lui montra l’empenne rouge caractéristique.
— Elle est identique à celle qui a failli me transformer en un tas de cendre.
Lilah ne pouvait pas démentir son accusation. La flèche avait bien l’air
d’être la même. Mais Inga ? D’accord, elle pourrait bien détester les
vampires. Et Chiron plus que les autres. Mais Lilah ne pouvait tout
simplement pas imaginer la grosse ogresse en train de se glisser sur le toit et
d’attendre l’occasion improbable de tirer en plein dans le cœur de l’un de
leurs clients.
Bien sûr, il devait exister une explication à la présence de l’arme dans son
armoire.
— On lui a peut-être pris une flèche. (Elle se raccrocha au seul semblant
d’espoir qui émergea de l’hébétude qui lui embrumait l’esprit.) Nous venons
juste de constater qu’elle ferme rarement sa porte à clé.
Il arqua un sourcil.
— Il faudrait que cette personne ait su qu’elle gardait l’arme ici. Qui est
plus proche d’elle que toi ?
Personne. Inga n’avait pas d’amis. Que ce soit parmi le personnel ou les
clients. Et à la connaissance de Lilah, elle n’avait jamais pris d’amant.
Lilah serra les bras sur son ventre. Ce terrible pressentiment n’était pas un
simple picotement. Il retentissait en elle avec une force perturbante.
— C’est impossible, souffla-t-elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle n’a aucune raison de vouloir ta mort, souligna Lilah avec
désespoir.
— Tu en es sûre ?
C’était manifestement une question purement rhétorique, Chiron se
retournant pour jeter l’arc et la flèche sur le lit. Puis, à longues enjambées, il
traversa la pièce et posa la main sur la porte étroite du placard.
Elle porta la main sur son ventre noué.
— Qu’est-ce que tu fais maintenant ?
Il continua à caresser le bois, comme s’il était capable de sentir ce qui se
cachait de l’autre côté. Ce qui était peut-être le cas.
— Tu ne trouves pas ça curieux qu’elle laisse la porte de ses appartements
ouverte mais ferme celle-ci à double tour ?
Lilah avait été trop distraite par la découverte de l’arme pour prêter
attention au placard. Maintenant, elle voyait les lourds verrous fixés à la
porte.
Bizarre.
— Elle y garde peut-être ses objets de valeur, suggéra-t-elle.
Chiron lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Nous n’allons pas tarder à en avoir le cœur net.
Lilah se précipita vers lui. Cet homme n’avait-il donc aucune notion de
limites ? Visiblement, la réponse était non.
— Je t’en prie, laisse-moi juste lui demander.
Il se retourna pour lui faire face, l’expression sévère.
— Tu crois qu’elle te répondra honnêtement ? T’a-t-elle déjà menti ?
Ces questions frappèrent Lilah de plein fouet. Malgré elle, elle se souvint
de son irritation contre Inga un peu plus tôt. Pas juste parce qu’elle était
opposée à l’idée de la laisser voyager de l’autre côté des barrières, mais parce
qu’elle s’obstinait à affirmer ne rien savoir sur ses parents. Son passé était
enveloppé de mystère. Elle l’avait senti dans ses tripes, même avant que
Chiron arrive et éveille ses soupçons. N’empêche, elle refusait de croire
qu’Inga puisse avoir la moindre malfaisance en elle.
— Elle ne cherche qu’à me protéger, dit-elle, se parlant plus à elle-même
qu’à Chiron.
— De quoi ?
— Je… (elle secoua la tête avec impuissance) je n’en sais rien.
Il lui prit les mains, percevant manifestement sa détresse.
— Lilah, je t’ai vue avec Inga. Quoi qu’elle puisse cacher, il ne fait aucun
doute qu’elle t’est entièrement dévouée.
Elle poussa un soupir tremblant. Pouvait-il sentir qu’elle avait
désespérément besoin de faire confiance à son ancienne nounou ? Inga avait
été la base de sa vie.
— Elle est tout ce que j’ai jamais eu.
— Je comprends. (Il lui serra les doigts.) Vraiment.
Sa voix avait des accents enflammés qui la déconcertèrent. Elle eut alors le
souffle coupé. Il se rappelait Tarak et le fait qu’il avait refusé d’entendre que
son cher Anasso pourrissait son esprit avec du sang vicié. Même quand la
vérité lui sautait à coup sûr aux yeux.
— Je suppose, oui. (Elle poussa un petit soupir.) Je suis exactement
comme ton maître, à essayer de me convaincre que tout va bien.
Il grimaça, comme s’il regrettait soudain ses mots.
— Et je suis resté le même imbécile impatient qui fonce sans songer aux
personnes qu’il blesse. (Il lui leva les mains pour appuyer ses doigts contre
ses lèvres.) Je suis désolé, Lilah. Pourquoi ne retournes-tu pas te coucher ?
Nous pourrons parler plus tard.
Lilah hésita. Elle avait envie de lui obéir. Pourquoi ne pas se glisser dans
son lit et tirer les couvertures sur sa tête ? Elle ne voulait pas violer l’intimité
d’Inga. Pas plus qu’elle ne voulait avoir le cœur brisé en découvrant que
l’ogresse ne méritait pas sa confiance.
Puis elle secoua vivement la tête. Ne venait-elle pas tout juste de se
plaindre à Inga qu’elle voulait avoir les idées claires ? À présent qu’elle en
avait l’occasion, elle ne se défilerait pas. Même si cela devait lui briser le
cœur.
— Non. (Elle redressa les épaules.) Refuser de voir la vérité ne la fera pas
disparaître. Je ne peux qu’espérer qu’Inga me pardonnera.
Il continua à l’observer avec une inquiétude manifeste.
— Je ne veux pas que tu souffres.
Elle indiqua le placard d’un signe de tête.
— Pour l’instant, on ne fait que soupçonner mon amie d’en savoir plus sur
la clé qu’elle ne veut bien l’admettre. Il est fort probable qu’il n’y ait rien
d’autre derrière cette porte close que sa réserve de muumuus.
Il arqua les sourcils.
— C’est comme ça que s’appellent ces robes qu’elle porte ?
— Elle a bien un style unique, convint Lilah, volant au secours de son
amie. Si je me souviens bien, tu as dit que tu aimais tout ce qui était unique.
Il haussa les épaules.
— Levet est certainement unique lui aussi, mais je ne veux pas penser à lui
vêtu d’un muumuu.
Lilah gloussa à l’idée de la gargouille en muumuu et fut alors frappée par
une pensée soudaine.
— Ils ont tous deux l’air d’être inadaptés au monde des démons. Peut-être
que tous les deux…
— Arrête. (Chiron leva la main.) Je t’en supplie.
Un instant amusée, Lilah se renfrogna en posant les yeux sur le placard.
Elle ignorait où était Inga, mais l’ogresse ne tarderait plus. La dernière chose
que voulait Lilah, c’était que son ancienne nounou et son futur compagnon en
viennent aux mains.
— Finissons-en.
Il acquiesça, se retournant vers le placard.
— Je vais commencer doucement, lui dit-il.
Il saisit la poignée. Lilah recula instinctivement d’un pas en entendant le
crissement du métal. Les vampires n’avaient pas besoin d’être aussi gros que
les trolls pour posséder une force extraordinaire. Mais, contre toute attente,
les verrous tinrent bon. Soit ils étaient blindés, soit ils étaient renforcés par la
magie.
Chiron lâcha la poignée et lui adressa un regard contrit.
— On dirait qu’il va falloir passer aux choses sérieuses.
— Aux choses sérieuses ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Il leva la jambe et d’un mouvement plein d’aisance
frappa la porte en plein milieu. Lilah tendit les mains pour se protéger des
éclats de bois qui jaillirent autour d’elle.
— Chiron.
— Désolé.
Avec précaution, elle baissa les bras et examina l’ouverture aux bords
déchiquetés qui avait remplacé la porte. Au-delà, il n’y avait rien que les
ténèbres, ainsi qu’une impression de vaste espace vide. Ce n’était pas un
simple placard.
— Ma vie était si paisible avant que tu débarques.
Chiron lui décocha un grand sourire charmant.
— Tu veux dire ennuyeuse ?
Lilah avait entendu parler des jambes en coton, mais elle ne l’avait jamais
expérimenté. Pas jusque-là. Ce sourire… Ce sourire radieux. Il pouvait faire
un peu flageoler n’importe quelle femme. Au prix d’un effort sévère, elle
réussit à tenir debout.
— Peut-être.
Ses lèvres s’écartèrent encore plus, dévoilant la pointe d’une canine. Elle
sentit son pouls s’emballer ; puis il gâcha tout en ouvrant la bouche.
— Reste là. Je n’en aurai que pour quelques minutes.
Lilah mit les poings sur ses hanches.
— Je te demande pardon ?
Il jeta un coup d’œil autour de lui, comme si les accents irrités qu’il
percevait dans sa voix l’étonnaient.
— Nous ignorons ce que pourrait cacher Inga.
Son raisonnement la laissa de marbre.
— C’est mon hôtel. Et Inga est mon employée.
Avec une rapidité à donner le tournis, il se tint devant elle et l’empoigna
avec douceur par le haut des bras.
— Et j’ai besoin de te protéger.
Elle leva le visage vers lui, luttant pour ne pas se laisser aveugler par sa
beauté virile.
— Parce que je suis une femme ?
— Parce que je suis un vampire et que je pars du principe que personne
n’est plus fort, plus rapide ou plus redoutable que moi.
Sa franchise coupa court à son ressentiment. Cela n’avait rien à voir avec
le fait qu’il était un homme. Mais un vampire.
— Quelle arrogance ! marmonna-t-elle.
— Je ne m’en cache pas.
Il lui encadra le visage des mains ; sa peau froide envoya des pointes de
chaleur en elle. Comment faisait-il ça ?
— S’il te plaît, laisse-moi m’assurer qu’il n’y a aucun danger.
Elle grimaça. Sa fierté lui disait de refuser. Il était le genre d’homme
dominateur qui prendrait un kilomètre si elle lui cédait un centimètre. Mais
cela dit, elle n’était pas stupide. Ils ignoraient ce qui se tapissait à l’intérieur.
Et ses pouvoirs ne lui permettaient pas vraiment de se battre contre des
monstres.
— D’accord. Mais nous aurons une discussion au sujet du fait que tu
t’imagines pouvoir me traiter comme une victime sans défense, l’avertit-elle.
— J’ai trop hâte.
Il baissa la tête pour l’embrasser.
Une autre pointe de chaleur la transperça. Avant qu’elle ait pu lever les
mains pour l’attirer plus près d’elle, il s’écarta. Elle soupira en le regardant
disparaître par la porte brisée avant d’être englouti par les ténèbres.
Elle n’avait pas peur pour Chiron. Il existait peu de choses au monde
capables de faire du mal à un vampire. En plus, quelle créature dangereuse se
cacherait dans un placard ?
Mais elle avait peur de ce qu’il pourrait trouver.
La température de la pièce chuta brusquement. Lilah se frotta les bras. Elle
reconnaissait cette fraîcheur.
Elle esquissa un pas en avant.
— Chiron ?
— Ouais, je suis là, lui lança-t-il.
Levant la main, il effleura la guirlande électrique et une lumière vive se
répandit par l’ouverture.
Lilah avança d’un autre pas.
— Qu’as-tu trouvé ?
Chiron apparut et poussa du pied les morceaux de bois cassés avant de lui
faire signe de le rejoindre.
— Je crois que tu dois le voir par toi-même.
— D’accord.
Il était impossible de déceler la moindre émotion dans sa voix, mais Lilah
le suivit sans hésiter. Chiron ne lui demanderait pas d’entrer si elle ne risquait
absolument rien.
Elle franchit l’ouverture, aussitôt abasourdie par la taille même de la salle.
Elle s’était déjà doutée que ce serait beaucoup plus vaste qu’un placard, mais
c’était trois fois plus grand que les deux autres pièces réunies. Elle tourna sur
elle-même, remarquant le plancher rugueux et les murs nus. La salle n’était
pas meublée, mais elle n’était pas vide. Des monceaux de toiles encadrées
s’appuyaient contre les murs, et le matériel de peinture d’Inga était rangé sur
des étagères.
Un atelier d’artiste.
Distraitement, Lilah s’approcha de la pile la plus proche. Vraiment, elle ne
devrait pas être étonnée qu’Inga ait aménagé ses appartements en un espace
où s’adonner à sa passion. L’ogresse ne parlait jamais de son amour de l’art,
mais celui-ci transparaissait dans la beauté qu’elle créait dans tout l’hôtel.
Elle attendit que son malaise disparaisse. Il n’y avait rien de sinistre dans
cette salle. Si ? Mais Chiron la dévisageait avec une expression étrange.
Comme si un truc lui échappait.
Pas une sensation des plus plaisantes.
Ignorant ce qu’elle était censée faire, Lilah saisit la toile du haut. Elle
arqua les sourcils en découvrant que c’était un portrait d’elle. Dans le tableau,
ses cheveux bouclés étaient remontés sur le sommet de sa tête et elle était
vêtue d’une longue robe verte avec une fraise blanche. On aurait dit un
costume que portaient les humains dans les fêtes à la Renaissance.
Étrange.
Elle prit une autre toile. Celle-ci la représentait aussi. Sauf qu’elle était
habillée d’une robe jaune vif par-dessus de larges cerceaux et d’un chapeau
de paille. Comme la femme dans Autant en emporte le vent. Lilah avait
regardé ce film une centaine de fois, rêvant toujours d’être Scarlett O’Hara
mais craignant de ressembler davantage à la pauvre Melanie.
Chassant cette pensée ridicule, Lilah passa rapidement en revue les
tableaux.
— Ce sont tous des portraits de moi, dit-elle.
— Certes exquis, mais ils soulèvent bon nombre de questions, dit Chiron,
s’avançant pour se placer juste devant elle.
— Quelles questions ?
Il tendit la main vers le tableau qui la représentait dans l’élégante robe
verte.
— Comment a-t-elle pu peindre ton portrait quatre cents ans avant ta
naissance ?
Lilah grimaça.
— Pourquoi crois-tu qu’il a été peint il y a plus de quatre cents ans ?
demanda-t-elle. Inga pourrait parfaitement l’avoir fait la semaine dernière.
Elle indiqua la cheminée sur la toile. C’était visiblement celle du hall, au
rez-de-chaussée. Et sur la tablette se trouvaient les mêmes vases et délicates
figurines de jade.
— Tu as cette robe dans ta penderie ? s’enquit-il.
— Bien sûr que non, mais à l’évidence Inga a voulu introduire un peu de
variété dans ses tableaux et a fait appel à son imagination.
Il jeta la toile en haut de la pile.
— Pourquoi ne pas t’avoir tout simplement peinte à des âges différents ?
Elle avait la bouche étrangement sèche. Pourquoi ? Ce n’était pas la peur.
Pas exactement. Mais la question de Chiron avait touché un point sensible.
Pourquoi Inga avait-elle autant de portraits d’elle ? Et pourquoi la
représenter dans des costumes qu’elle n’avait jamais eus ? Il aurait été plus
logique de peindre une série de tableaux qui auraient suivi son évolution du
bébé à la femme adulte.
— Je l’ignore, reconnut-elle. Je n’ai jamais su qu’elle avait tous ces
tableaux.
Soudain Chiron l’empoigna par les bras et la fit pivoter pour plonger son
regard sombre dans ses yeux.
— Lilah.
— Quoi ?
— Je sens le poids des années dans ces toiles. (Il indiqua d’un signe de tête
la pile de tableaux.) Elles n’ont pas été peintes la semaine dernière. Elles sont
vieilles. Vraiment vieilles.
Elle voulait protester. Ce n’était tout bonnement pas possible. Mais elle
supposait qu’il pouvait réellement dater ces toiles. Ce qui signifiait…
— Attends. (Une explication désespérée se forma dans son esprit
embrumé.) Alors elles doivent représenter ma mère. Inga a toujours affirmé
que j’étais son portrait craché.
— Il faudrait que vous vous ressembliez comme deux gouttes d’eau,
souligna-t-il avec douceur. Et n’a-t-elle pas dit qu’elle n’était arrivée à l’hôtel
qu’après ta naissance ?
— Alors ce n’est peut-être pas Inga qui les a peintes.
— Lilah.
Elle réprima un soupir. Il ne faisait aucun doute que ces portraits étaient
l’œuvre d’Inga. Elle cherchait juste à se raccrocher à un semblant d’espoir.
Avec méfiance, elle croisa le regard insistant de Chiron. Était-ce la
suspicion qu’elle discernait dans les profondeurs de ses yeux sombres ? À
cette pensée, son cœur se serra de douleur.
— Tu crois que je t’ai menti ?
Avec lenteur il secoua la tête.
— Non. Pas intentionnellement.
Elle laissa échapper un rire cinglant.
— Ce n’est pas très rassurant.
Il se rapprocha, l’enveloppant dans son pouvoir glacial.
— Tu m’as dit ne pas te rappeler grand-chose de ton enfance.
— Et ?
— Dis-moi ce dont tu te souviens.
Elle rejeta la tête en arrière. Elle ne prit pas la peine de tenter de se
souvenir de quoi que ce soit. Ce serait une perte de temps.
— Je ne peux pas.
— Tu ne sais rien du tout sur ton enfance ?
— Tout ce qui se rattache à mon passé est confus. (Elle haussa les
épaules.) Je pense que j’ai essayé d’occulter la mort de mes parents. En plus,
les pertes de mémoire sont un effet secondaire du sort nettoyant qu’a utilisé
Inga après l’épidémie.
Il plissa les yeux.
— Inga t’a sorti cette excuse ?
— Oui.
Il fit courir le bout de ses doigts sur son front plissé.
— Tu veux bien m’autoriser à essayer de découvrir la vérité ? demanda-t-
il.
— Comment ?
— Je peux regarder dans ton esprit, lui rappela-t-il. S’il contient des
souvenirs, je devrais pouvoir les retrouver pour toi.
Elle trembla, mais pas à cause de l’air froid que Chiron provoquait. Non,
c’était à la seule pensée de fouiller dans les mystérieuses couches de son
cerveau.
Et si elle refoulait un truc horrible qui s’était produit dans son passé ? Ou
pire, et si ses souvenirs avaient été complètement détruits et qu’elle ne
pourrait jamais, absolument jamais, se remémorer son enfance ?
— Et si tu n’y arrives pas ?
Il passa les doigts dans ses boucles, l’expression grave.
— Il n’y a qu’un moyen d’en avoir le cœur net.
Elle grimaça.
— J’ai peur.
— Tu me fais confiance ?
Alors ? La réponse lui vint sans hésiter. Totalement. Peu importait qu’elle
le connaisse à peine. Ou qu’il lui ait dissimulé la raison de sa présence à
l’hôtel.
Cet homme était son compagnon. Et sa confiance en lui était inébranlable.
— Oui. (Elle leva les mains pour les poser sur son torse.) Que dois-je
faire ?
— Te détendre, c’est tout.
— Me détendre ? demanda-t-elle, incrédule. J’ai l’impression que ma vie
est complètement chamboulée et tu veux que je me détende ?
— Chut. (Il lui caressa les joues des doigts, baissant la tête jusqu’à ce que
leurs nez se touchent.) Regarde-moi dans les yeux.
Elle éclata d’un rire étranglé.
— Ce n’est pas un peu rebattu ?
— Tu sais déjà que j’ai un faible pour les clichés.
Grâce à ses taquineries, la tension qui lui enserrait la poitrine se relâcha.
Du moins, suffisamment pour qu’elle puisse inspirer.
— Oui.
Il continua à lui caresser le visage, le regard perdu dans le vague, tandis
que la température de la pièce chutait. C’était le seul signe qu’il utilisait ses
pouvoirs.
Elle ignorait à quoi elle s’était attendue. À des éclairs dans sa tête. Ou à la
sensation de son esprit qui s’introduisait dans le sien. Ou même à quelques
étincelles et picotements.
Mais elle n’éprouva rien.
Les minutes s’égrenèrent, puis d’autres encore. Alors qu’elle était sur le
point de se résoudre à l’idée qu’il ne parviendrait pas à percer le brouillard de
ses pensées, Lilah l’entendit proférer un juron tout bas.
— Chiron ?
— Je sens quelque chose, marmonna-t-il.
— Quoi ?
— Une barrière. Elle cherche à m’empêcher de passer.
Il appuya les doigts contre ses tempes. Pas fort, mais avec insistance. La
toucher l’aidait-il à se connecter à ses pensées ?
— Ce n’est pas moi qui fais ça.
— Je sais, lui assura-t-il. J’ai senti la même chose avant.
Lilah tenta de s’éclaircir les idées. La barrière pourrait-elle résulter du sort
nettoyant ? Ou avait-elle été placée là par quelqu’un d’autre ?
Peut-être…
Le tourbillon de ses pensées fut interrompu par l’étrange « clac ! » qui
retentit à l’intérieur de son crâne. C’était comme le claquement d’un
élastique. Ou une fissure dans la barrière que Chiron tentait de franchir.
Elle eut le souffle coupé, et ses genoux se dérobèrent sous elle. Des
ténèbres tourbillonnaient dans son esprit, l’entraînant vers le bas.
Non. Pas vers le bas.
En arrière.
— Lilah. Lilah.
Au loin, elle entendait la voix affolée de Chiron, sentait ses bras qui
s’enroulaient autour d’elle. Mais alors que son corps restait dans l’atelier
secret d’Inga, son esprit était aspiré dans le passé…
CHAPITRE 16

Lilah déambulait à travers l’élégante demeure. Dans une partie secrète de


son esprit, elle comprenait que c’était un souvenir, mais tout paraissait d’une
réalité saisissante.
Elle réprima l’envie de s’arracher à son étrange état onirique. Pendant
combien de temps avait-elle aspiré à connaître son passé ? À présent elle
avait l’occasion de revivre ce qui lui était arrivé. Elle se préoccuperait du
comment et du pourquoi plus tard.
Se concentrant sur ce qui l’entourait, Lilah remarqua le plancher et les
murs de stuc blanchis à la chaux. Le plafond aux lourdes poutres apparentes
et les fenêtres, petites avec des grilles en losange.
Elle passa près d’un candélabre à la lumière dansante placé près d’un
miroir encadré fixé au mur. Elle y jeta un rapide regard en coin avant de
détourner précipitamment les yeux.
Elle aurait dû être choquée par son image. C’était censé être le passé. Mais
au lieu d’une réplique plus jeune d’elle-même, elle avait aperçu une femme
qui semblait avoir dans les soixante-cinq ans, avec des cheveux épais d’un
gris terne et un visage aux rides profondes. Elle portait une robe miteuse qui
balayait le sol, avec un tablier de laine rouge autour de la taille. On aurait dit
ce que mettaient les gitanes des siècles plus tôt.
Cependant, son reflet ne la choqua pas. Elle éprouva une acceptation lasse,
qui s’étendait à sa légère claudication due à une vieille blessure à la hanche.
Dans ce passé, elle était une sorcière humaine qui avait consacré la
majeure partie de sa vie à se cacher de paysans ignorants qui ne cessaient
jamais de blâmer son convent pour toutes les calamités qui frappaient leur
village. Les épidémies. Les fausses couches. Trop de pluie. Pas assez.
Des imbéciles ignares.
Néanmoins, elles avaient réussi à échapper à une mort sur le bûcher. Les
villageois avaient beau les craindre, ils s’empressaient aussi de leur réclamer
des sorts et des philtres quand ils en avaient besoin.
Du moins, jusqu’à ce que le château construit haut sur la colline ait été
assiégé et pris par une famille rivale. Lord Batton avait été accompagné d’une
foule d’aristocrates et d’un grand nombre de soldats. Ainsi que d’une haine
flagrante des sorcières.
Lilah avait fait des pieds et des mains pour trouver un moyen d’éloigner en
toute sécurité son convent de la région. Une tâche difficile. Reloger treize
femmes avec leurs animaux d’élevage coûtait de l’argent.
De l’argent qu’elle n’avait pas.
Puis, ce matin-là, le malheur avait frappé. Ce qui était la seule raison pour
laquelle elle avait accepté de rencontrer sir Travail quand il lui avait envoyé
un billet lui promettant son assistance. Il faisait partie des nobles et avait
emménagé dans l’une des plus belles maisons du village, ce qui signifiait
qu’il était fidèle à lord Batton. Mais avait-elle d’autre choix que d’entendre
son offre ?
En boitant, elle entra dans une pièce au style nettement masculin. Elle était
meublée de lourdes chaises en bois avec quelques tables dépourvues de
bibelots. Les murs étaient lambrissés, et des flammes dansaient gaiement
dans la cheminée de brique.
La chaleur soulagea agréablement sa hanche douloureuse. Du moins,
jusqu’à ce qu’elle pose les yeux sur l’homme qui se tenait au milieu de la
pièce.
Elle contracta ses muscles. Sir Travail était d’une beauté exquise, avec ses
traits fins délicatement ciselés et ses yeux d’un bleu profond saisissant. Il
avait des cheveux bruns coupés court et une barbiche soigneusement taillée.
Ce soir-là, il portait un pourpoint de velours vert avec d’épaisses chausses et
des chaussures pointues. Il avait heureusement renoncé à la braguette qui
faisait fureur parmi les hommes.
À son entrée, il s’avança sans se presser pour lui prendre la main,
exécutant une élégante révérence.
— Ah. Lilah. Je suis si heureux que vous ayez accepté mon invitation.
Lilah dégagea ses doigts d’un mouvement brusque. Contrairement à la
plupart des femmes de la région, elle ne s’était pas laissé aveugler par la
beauté indubitable de Travail. Il y avait quelque chose chez lui qui
déclenchait ses alarmes internes.
— Je n’ai pas vraiment eu le choix, dit-elle d’un ton guindé. Les soldats de
lord Batton sont arrivés ce matin et ont enlevé presque tout mon convent.
Elles attendent la mort dans le château.
Il porta la main au milieu de sa poitrine.
— C’est ce que j’ai entendu. (Il fit claquer sa langue.) C’est vraiment triste.
Lilah ne fut pas dupe un seul instant. D’une façon ou d’une autre, cet
homme était impliqué dans l’arrestation de son convent. En fait, quand elle
avait reçu son message, elle l’avait soupçonné d’en avoir été l’instigateur.
Il attendait quelque chose d’elle.
— Votre message évoquait la promesse de nous aider à fuir ce pays.
Il arqua les sourcils à son ton cassant, une lueur amusée brillant dans ses
yeux. Il prenait visiblement plaisir à constater qu’elle était mal à l’aise en sa
présence.
— Oui. (Il esquissa un léger haussement d’épaules.) Il y a un prix, bien
sûr.
Elle redressa les épaules, laissant sa magie innée couler dans ses veines.
Elle ne serait pas intimidée. Pas plus par cet homme qu’un autre.
— Je n’en pensais pas moins. Je vous préviens, nous n’avons guère
d’argent à offrir.
Il balaya l’air de la main.
— Je n’ai que faire d’or ou de richesses.
Rien d’étonnant. La maison à elle seule valait une fortune.
— Alors c’est la magie que vous désirez, dit-elle.
— Oui.
— Un philtre d’amour ?
— Non.
Ah ! Elle réprima une soudaine envie de sourire. Elle aurait certainement
dû deviner pourquoi il avait fait appel à elle. Et pourquoi il s’était montré
aussi secret quand il lui avait demandé de le rejoindre ce soir-là.
— J’ai bien un philtre qui augmentera sensiblement votre vigueur, lui
assura-t-elle. Si vous voulez bien attendre ici, je peux aller le chercher et
revenir…
— Parce que j’ai l’air de manquer de vigueur ? l’interrompit-il, la voix
railleuse.
Lilah croisa son regard fixe, refusant de se sentir gênée.
— Non, mais c’est la raison pour laquelle la plupart des gentlemen
viennent me trouver.
— Pas moi. J’ai une requête différente.
Avec l’élégance d’une fine lame, il s’avança vers elle. Une odeur de sel
satura brusquement l’air. Étrange. Provenait-elle de sir Travail ?
Lilah secoua la tête, s’obligeant à se concentrer sur ses mots.
— Quelle est-elle ?
Il resta silencieux, l’observant avec une intensité perturbante. Elle avait
l’impression qu’il tentait de scruter son esprit. Ou son âme.
— J’ai capturé un vampire, annonça-t-il abruptement.
Elle écarquilla les yeux, son esprit luttant pour accepter ce qu’il venait de
dire.
— Vous… (elle fut contrainte de s’interrompre pour se racler la gorge)
vous plaisantez ?
Il pinça les lèvres.
— Je ne plaisante pas au sujet des vampires.
Lilah non plus. Elle avait fait tout son possible pour éviter ces démons qui
arpentaient le monde. Le peu de magie qu’elle avait ne pouvait pas la
protéger d’un mal aussi grand.
— J’ai entendu des rumeurs sur ces bêtes redoutables, mais je n’en ai
jamais rencontré, souffla-t-elle.
Elle vit un mystérieux sourire lui tordre les lèvres.
— Vous avez de la chance, lui dit-il. Il est rare de croiser le chemin d’un
démon et de survivre pour le raconter.
Lilah jeta un coup d’œil nerveux autour d’elle, craignant que la bête soit
cachée dans un coin obscur.
— Où est-il ?
— Il est enchaîné dans une grotte située non loin d’ici, même si ses chaînes
ne le retiendront pas longtemps.
Elle secoua la tête avant qu’il ait fini de parler. Elle était prête à se sacrifier
pour son convent, mais elle n’avait aucune intention de se battre contre un
démon.
— Je n’ai aucun pouvoir contre les vampires.
— Seule non, convint-il. Mais avec votre convent et ma propre
magicienne, nous pouvons l’enfermer dans une prison qui le retiendra pour
l’éternité.
— Une autre sorcière ? demanda Lilah, prenant conscience que cela
expliquerait l’odeur de sel.
La plupart des sorcières s’en servaient pour jeter des sorts. Même les plus
simples.
Il balaya sa question de la main.
— Elle est bien plus qu’une sorcière, mais vous n’avez pas à vous
préoccuper d’elle.
Lilah fronça les sourcils. Un homme typique. Toujours à minimiser la
contribution des femmes qui le servaient.
— Pourquoi ne pas juste tuer le vampire ? s’enquit-elle à brûle-pourpoint.
Son masque charmant glissa, révélant l’homme froid et calculateur qu’elle
avait toujours senti derrière son apparence affable.
— Souhaitez-vous vous introduire dans sa cellule pour lui planter un pieu
dans le cœur ?
Elle recula instinctivement d’un pas.
— Non.
Au prix d’un effort visible, il recouvra son sang-froid.
— Êtes-vous disposée à m’aider, oui ou non ?
Lilah hésita. Elle ne voulait rien avoir affaire aux démons. Ils ne
constituaient pas simplement un danger mortel pour les humains. Leurs
pouvoirs leur permettaient d’asservir leurs âmes pour l’éternité.
Malheureusement, sans l’assistance de cet homme, elle n’avait aucun
moyen de sauver son convent. Et par les temps qui couraient une sorcière
seule n’avait aucune chance.
— Si je promets de jeter un sort d’emprisonnement, vous vous assurerez
que mon convent sera libéré et que nous serons conduites dans une demeure
où nous serons en sécurité ? demanda-t-elle.
— Il y a un dernier petit détail.
Il leva la main pour caresser sa barbiche. Avec la lumière du feu qui
dansait derrière lui et ses yeux qui flamboyaient, il ressemblait au diable en
personne.
Ce qui était peut-être le cas.
Elle frémit, mais au prix d’un effort elle parvint à énoncer sa question.
— Petit comment ?
— J’aurai besoin d’une clé.
— Une clé ? (Elle cligna des yeux, déconcertée.) Pour quoi ?
— Pour la prison du vampire.
Elle en resta bouche bée. Cet homme n’avait-il pas entendu les histoires
d’horreur ? Les vampires se nourrissaient de sang. Ils volaient les vierges
dans leurs lits. Ils pouvaient réveiller les morts dans leurs tombes.
— Pourquoi voudriez-vous un moyen de laisser sortir cette créature ?
L’espace d’un instant elle lut une expression dangereuse sur son visage
trop séduisant.
— Mes raisons ne vous regardent pas.
Lilah ravala ses protestations. Que lui importait le vil lien qu’il entretenait
avec le vampire ? Elle ne pouvait pas lui offrir ce qu’il voulait.
— Ma magie ne me permet pas de créer une ouverture une fois le sort jeté.
Il haussa les épaules.
— Heureusement, la mienne si.
Lilah serra les poings. Elle avait passé la journée à implorer qu’on libère
son convent, et avait ensuite enchaîné avec une marche fastidieuse sous la
pluie pour rejoindre cette demeure. Elle avait les pieds trempés et sa hanche
l’élançait. Elle n’était pas d’humeur à jouer.
— Alors pourquoi avez-vous besoin de mon aide ? s’enquit-elle.
— La clé doit être protégée.
— Vous voulez que je la dissimule ?
— Oui.
Ses réponses enjôleuses n’apaisèrent en rien sa frustration. En fait, elles ne
firent que renforcer sa certitude qu’il cherchait à la pousser à conclure un
marché pernicieux. Les vrais gentlemen n’emprisonnaient pas les vampires
pour ensuite demander une clé. Ils les tuaient.
— Pourquoi ai-je le sentiment que vous me cachez quelque chose ?
Il plissa les yeux alors même qu’il s’obligeait à esquisser un sourire.
— Vous êtes très perspicace, Lilah, murmura-t-il d’une voix douce. C’est
ce qui m’a d’abord attiré vers vous.
Malgré elle, Lilah fut flattée. Sa vanité avait toujours été sa faiblesse.
— Dites-moi ce que vous attendez de moi.
— D’abord un présent. (Il tendit sa main fine.) Venez.
Lilah fronça les sourcils. Elle ne faisait pas confiance à cet homme. Et elle
n’avait certainement pas l’intention de se laisser entraîner loin des pièces de
réception de la demeure.
— Il est tard.
Il pinça les lèvres, comme de nouveau amusé par son appréhension.
— Ne craignez rien. Nous ne faisons que traverser la pièce.
À contrecœur, elle posa les doigts sur sa paume, surprise par sa peau
froide. Si elle ne l’avait pas vu pendant la journée, elle l’aurait soupçonné
d’être lui-même un vampire.
En silence, il la guida à travers la longue pièce, puis la fit tourner pour
qu’elle soit face au mur.
— Tenez-vous là.
Elle lui adressa un regard interloqué.
— Que suis-je censée faire ?
Il murmura un mot, et soudain un miroir en pied se dressa devant elle.
— Regardez.
Sa respiration siffla entre ses dents. Pas en raison de l’apparition subite du
miroir, mais du reflet que lui renvoyait celui-ci.
Tout à coup, elle n’était plus la vieille femme fanée qui prenait rarement la
peine de se brosser les cheveux ou de changer de vêtements. Elle était la belle
jeune fille que d’innombrables hommes avaient convoitée. Ses cheveux
étaient une masse indisciplinée de boucles soyeuses, sa peau lisse avec des
éclats de miel. Dans les mystérieuses profondeurs vertes de ses yeux
miroitaient des reflets d’or.
Elle leva une main tremblante pour se toucher le visage. Il était aussi doux
que du satin.
— C’est une ruse, dit-elle d’une voix rauque.
— Une promesse, lui chuchota-t-il à l’oreille.
Exactement comme le serpent dans le jardin d’Éden.
— De la sorcellerie, accusa-t-elle.
— Peut-être, convint-il. Mais cela importe-t-il si je peux vous le donner ?
La tentation palpita en elle comme une force vivante. Elle voulait sa
jeunesse. Avec un désespoir dont elle n’avait jamais eu conscience jusqu’à ce
qu’on la lui offre.
— Impossible, chuchota-t-elle, se rappelant farouchement que tout avait un
prix.
Elle sentit le souffle de sir Travail lui caresser la joue, lui envoyant un
frisson le long de la colonne vertébrale.
— Non seulement c’est possible, mais je peux vous l’offrir pour l’éternité.
Lilah entrouvrit les lèvres, mais elle n’entendit pas les mots qu’elle
prononça. Une brume tourbillonnante commença à remplir le monde autour
d’elle, comme si elle se tenait au milieu d’une boule à neige qu’on avait
soudain secouée. Elle cligna des yeux, sentant un tiraillement au centre de sa
poitrine. Puis la brume se mua en ténèbres, inondant son esprit et l’envoyant
tournoyer dans le maelström.
CHAPITRE 17

Peu à peu Lilah revint à elle. Elle mit une minute à prendre conscience
qu’elle était de retour dans l’atelier secret et que Chiron était penché sur elle,
une inquiétude farouche gravée sur le visage.
Elle poussa un soupir tremblant, le cœur au bord des lèvres. Pas juste à
cause des souvenirs qui avaient fait exploser la barrière dans son esprit, mais
de l’effort qu’elle devait fournir pour accepter ce qu’elle avait vu.
Une fois, elle avait entendu le dicton « ne pose pas la question si tu ne
veux pas connaître la réponse ». Soudain, elle en comprenait la signification
exacte.
— Lilah. (Chiron se pencha jusqu’à ce que leurs nez se touchent.) Tu
m’entends ?
Un peu tard elle prit conscience qu’il n’avait pas cessé de répéter son nom.
Elle leva la main, dans l’intention de la poser sur sa joue. Mais un
rugissement sourd retentit, suivi par un bruit de pas tonitruant.
Lilah sut exactement ce qui se tramait avant même qu’une énorme main
empoigne Chiron par l’épaule et le jette à travers la salle.
— Que lui as-tu fait ? hurla Inga.
— Inga. Non.
Se mettant debout tant bien que mal, Lilah esquissa un pas vers l’ogresse
furieuse. Mais son équilibre s’était fait la malle, et elle chancela en avant.
Elle serait tombée la tête la première si Inga n’avait pas tendu les mains pour
la saisir par le haut des bras.
— Je t’ai, dit-elle avec douceur.
De la glace se forma sur les murs alors que Chiron se préparait à attaquer.
Avec précaution, Lilah tourna la tête et le mit en garde du regard.
— Non. S’il te plaît, Chiron, l’implora-t-elle. Je vais bien.
La glace continua à progresser autour de la salle, mais Chiron s’arrêta à
quelques mètres d’elles, les crocs entièrement sortis. Comme si elles avaient
besoin de ce signe pour deviner qu’il était prêt à tuer.
Inga rompit enfin le silence explosif.
— Que faites-vous ici ?
Lilah reporta son attention sur la femme qui lui mentait depuis des siècles.
— Je cherche des réponses.
Inga laissa retomber ses mains, l’expression circonspecte.
— Peut-être que tu devrais chercher tes bonnes manières aussi. Ce sont
mes appartements privés.
Lilah soutint son regard.
— Je me souviens.
Inga se raidit.
— De quoi parles-tu ?
Chiron se précipita à ses côtés, les crocs toujours sortis.
— Tu as retrouvé tes souvenirs ? demanda-t-il.
— Ils commencent à me revenir. (Elle grimaça.) Ils sont encore fragmentés
pour la plupart.
Il lui prit le visage entre les mains.
— Tu vas bien ?
Inga poussa un grondement sourd.
— Bien sûr que non. Que lui as-tu fait ?
Il ne détourna jamais les yeux de son visage.
— Lilah ?
— Je vais bien. (Elle s’interrompit pour chasser la boule qui était soudain
apparue dans sa gorge.) Mais il y a quelque chose que tu dois savoir.
— Quoi que ce soit, ça peut attendre. Tu es trop faible.
Chiron posa un doigt sur ses lèvres. L’émotion couvait dans ses yeux
sombres, révélant qu’il était encore bouleversé.
Combien de temps exactement était-elle restée allongée par terre alors
qu’elle était perdue dans le passé ?
Une pointe de culpabilité se mêla à son regret cuisant.
— Non, je dois te le dire.
Il plissa les yeux. Pouvait-il sentir les émotions qui bouillonnaient en elle ?
— Me dire quoi ?
— J’étais la sorcière.
Lilah entendit vaguement le petit cri d’Inga, mais elle ne quitta pas Chiron
des yeux alors qu’il la dévisageait d’un air déconcerté.
— Quelle sorcière ?
Inga se pressa contre eux, les dominant de sa hauteur alors qu’elle serrait et
desserrait ses gros poings.
— Ne l’écoute pas, dit-elle d’une voix râpeuse. Manifestement elle n’a pas
les idées claires.
— Ferme-la, lui lança Chiron d’un ton brusque, avant de recouvrer son
sang-froid. Prends ton temps, Lilah.
En un geste apaisant, il fit courir ses doigts sur la courbe de sa gorge.
Un frisson la secoua. Elle ne voulait pas prendre son temps. Elle voulait
cracher la vérité, comme si elle espérait que plus vite elle vomirait le poison,
moins il causerait de torts.
— Il y avait un homme. Sir Travail, lâcha-t-elle. Il se faisait passer pour
humain, mais je suis certaine qu’il était autre chose.
Chiron cligna des yeux.
— C’était un client de l’hôtel ?
Lilah s’obligea à prendre une profonde inspiration. Elle bafouillait. Jamais
une bonne chose.
— Non. Mais c’est lui qui a fait en sorte que je vienne ici. (Elle jeta un
coup d’œil à l’ogresse.) Avec Inga.
La grosse femme serra les lèvres alors même que Chiron réclamait son
attention.
— Quand ?
— Au même moment où ton maître a été enlevé.
Chiron tressaillit, comme si elle l’avait physiquement frappé.
— Tu as vu Tarak ?
— Non, mais l’homme affirmait avoir capturé un vampire. Il avait besoin
d’un convent de sorcières pour l’aider à créer une prison. Et pour en protéger
la clé.
Elle avait eu l’intention de lui révéler la vérité sans ambages. Comme
quand on arrachait un pansement. Mais elle n’avait fait que tourner autour du
pot. Comme si elle pouvait parer à la déception fatale de Chiron.
Son pouvoir glacial l’enveloppa.
— Tu sais comment libérer mon maître ?
Elle leva la main pour montrer l’ogresse.
— Inga le sait.
Inga recula vivement, renversant un chevalet et envoyant la toile vierge
glisser sur le sol.
— Je ne sais rien.
Lilah fit face à la femme autour de laquelle sa vie avait tourné. Elle attendit
la douleur. Ou la colère. Mais elle ne ressentit qu’une tristesse cuisante.
— J’ai vu la vérité.
Inga secoua la tête, et son gigantesque muumuu flotta autour de son corps
trapu.
— C’était un rêve. (Elle indiqua Chiron d’un geste de la main.) Ou un tour
que t’a joué le vampire. Il a reconnu être capable de t’embrouiller l’esprit.
Lilah avança d’un pas. Aussitôt Chiron se déplaça pour se tenir à ses côtés,
mais elle se concentra sur la femme visiblement bouleversée par le fait que la
barrière dans l’esprit de Lilah avait été démolie.
— Plus de mensonges, Inga. Je t’en supplie.
— Je…
— S’il te plaît, l’interrompit-elle, l’expression implorante. Qui est sir
Travail ?
Les yeux d’Inga virèrent au rouge sous l’effet d’une peur sincère.
— Je ne peux rien dire.
Lilah grommela un juron. Trop, c’était trop. Elle était trop longtemps
restée dans le noir.
— Dis-le-moi, sinon je quitte l’hôtel cette nuit et je ne reviendrai jamais
plus.
— Non, tu ne peux pas faire ça.
La voix d’Inga avait des accents paniqués alors qu’elle jetait des regards
furtifs vers la porte, comme si elle envisageait les différents moyens
d’empêcher Lilah de s’échapper.
— Ne me pousse pas à bout, l’avertit Lilah.
Inga grimaça avant de soupirer avec résignation.
— À quoi bon te causer de la souffrance ?
Lilah soutint son regard.
— Qui était sir Travail ?
— Son vrai nom est Riven, le seigneur des sirènes.
— Les sirènes. (Chiron s’immisça dans la conversation, la voix cassante.)
Voilà qui explique l’odeur de sel.
Lilah en resta bouche bée de stupéfaction. Elle avait lu les histoires qui
entouraient cette espèce mystérieuse. Il existait une théorie selon laquelle elle
avait autrefois marché sur la terre, mais avait rejoint depuis longtemps ses
repaires au fin fond des océans. Mais elle avait toujours supposé que cette
espèce était un mythe ou qu’elle s’était éteinte après avoir disparu.
— Tu es une sirène ? souffla-t-elle, s’efforçant de se faire à cette idée.
Inga rougit, percevant facilement la surprise de Lilah.
— Ma mère l’était. Elle a été capturée par une bande d’ogres errants. À ma
naissance, elle m’a livrée à un marchand d’esclaves.
Le cœur de Lilah se serra de pitié. Cette femme avait beau l’avoir trompée,
cela n’effaçait pas l’affection qui les avait unies durant toutes ces années.
— Oh ! Inga.
L’ogresse secoua la tête, comme pour tenter d’esquiver la compassion de
Lilah.
— Cela n’a plus d’importance, dit-elle d’un ton sec. J’ai été vendue
plusieurs fois, mais mon propriétaire a fini par être tué, et j’ai réussi à
m’échapper.
Lilah fronça les sourcils.
— Les sirènes t’ont-elles capturée ?
— Je suis allée les trouver, reconnut Inga, le souvenir d’une douleur
ancienne rendant sa voix criarde. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Je
n’avais pas de famille. Pas de maison. J’ai pensé…
Lilah posa la main sur le bras d’Inga.
— Je comprends. Que pouvais-tu faire d’autre ?
— J’ai été accueillie par lord Riven qui m’a informée aussi sec que j’étais
la honte de ma famille.
Lilah grimaça. Elle se rappelait lord Riven comme d’un charmeur raffiné,
mais même alors, Lilah avait perçu quelque chose de plus sombre en lui. Si
elle n’avait pas été si aveuglée par sa soif de jeunesse éternelle, elle aurait
compris que ce qu’elle sentait, c’était le mal absolu.
— Le salopard, marmonna-t-elle.
— Il m’a promis que je pourrais effacer la tare qui entachait ma mère à
cause de moi si j’acceptais de l’aider.
— Ouais, il était doué pour faire des promesses, grommela Lilah.
Inga acquiesça.
— Il m’a conduite auprès d’un groupe de trolls bâtards qui retenaient le
vampire prisonnier.
Chiron s’avança, et l’explosion d’air glacial qui tournoya autour de lui fit
frissonner les deux femmes.
— Tarak ?
— Je n’ai pas entendu son nom, dit Inga. Il était enchaîné avec des
entraves en argent et avait la tête couverte. Je sais juste qu’il servait de
paiement d’une dette.
Chiron feula de rage.
— Que lui as-tu fait ?
Inga soutint le regard furieux du vampire. Elle n’était pas le genre de
femme à céder. Jamais.
— Quand Riven a convaincu Lilah et son convent de nous rejoindre, nous
sommes venus ici.
Laissant retomber sa main, Lilah recula. Elle venait juste d’apprendre
qu’elle était humaine. Ce qui signifiait qu’elle n’était pas capable,
contrairement aux démons ou aux faes, de résister à des blessures physiques.
Autant éviter de rester dans les pattes de ces deux grands prédateurs
potentiellement violents.
En même temps, elle ramena résolument l’attention d’Inga sur la
conversation.
— Pourquoi ici ?
Heureusement, sa diversion fonctionna. Avec lenteur Inga tourna la tête
pour croiser son regard interrogateur.
— Ce bâtiment appartenait aux sirènes depuis la nuit des temps. (Elle
parcourut l’atelier des yeux.) Jusqu’à ce que les humains arrivent et qu’elles
se retirent dans l’océan.
Lilah hocha la tête, un souvenir imprécis commençant à lui revenir. Elle se
tenait dans les marécages, les mains levées vers le ciel. Elle psalmodiait des
mots qui n’avaient plus aucun sens pour elle.
— J’ai créé les barrières qui entourent l’hôtel.
— Avec ton convent et moi, dit Inga.
Elle porta la main à sa tempe qui l’élançait. Son convent. Des femmes
qu’elle avait rassemblées pour leur protection mutuelle. Elle ne les avait pas
toutes appréciées. En fait, elle en avait détesté quelques-unes. Mais elles
avaient formé une famille.
À présent… elles n’étaient plus là.
— Qu’est-il arrivé aux autres ? s’obligea-t-elle à demander.
Inga balaya l’air de la main, visiblement indifférente au sort des autres
sorcières qui avaient jadis vécu là.
— Quelques-unes ont été emportées par une épidémie qui a frappé la
région.
Lilah ressentit une pointe de surprise.
— Alors il y a bien eu une épidémie ?
— Oui, mais elle n’a touché que les humains.
— Et les autres ?
— Elles sont devenues jalouses de ta jeunesse éternelle, reconnut Inga.
Elles ont fini par décider que tu devais avoir passé un pacte avec le diable et
ont fui dans les marécages. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’elles après ça.
Lilah frémit, ayant de nouveau la nausée.
— J’ai bien passé un pacte avec le diable.
Percevant facilement sa détresse, Chiron se déplaça pour enrouler un bras
autour de ses épaules. Néanmoins, il garda le regard rivé sur Inga.
— Tu as la magie qui l’empêche de vieillir ? s’enquit-il.
— Ce n’est pas ma magie, corrigea Inga. Elle vient de la grotte.
Lilah réprima une envie hystérique de rire. Tout était si affreux que ça en
était fou.
— Une grotte magique ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
Inga secoua la tête.
— La grotte n’est qu’une illusion. La magie réside dans l’eau.
— Oh ! (Lilah écarquilla les yeux.) Il existe bien une fontaine de Jouvence.
— C’était une source de pouvoir pour les sirènes, poursuivit Inga. C’est
pour cette raison qu’elles se sont installées à cet endroit.
Des sirènes et une fontaine de Jouvence. Lilah secoua la tête, comme si
cela pouvait l’aider à accepter cette histoire bizarre.
— C’est pour ça que tu m’as poussée à m’y baigner chaque nuit ?
Inga acquiesça.
— Ce n’est pas véritablement nécessaire. Tu pourrais te plonger dans ces
eaux une fois par an environ et conserver ta jeunesse, mais tu semblais
toujours y prendre plaisir.
Elle avait raison. Cette eau lui avait procuré un sentiment de paix dont elle
n’avait plus pu se passer. Elle n’avait pas imaginé qu’elle prolongeait aussi sa
vie.
— Pourquoi juste moi ?
Inga parut déconcertée.
— Quoi ?
— Pourquoi ai-je été la seule sorcière à se voir offrir ces eaux ?
— C’est Riven qui l’a décidé.
— Et j’ai accepté.
Lilah porta la main sur son ventre noué.
Soudain, elle ne fut plus sûre de vouloir retrouver le reste de ses souvenirs.
Pas si c’était pour être obligée de se rappeler les nuits où elle nageait dans les
eaux magiques tout en sachant que son convent vieillissait inexorablement.
Comment avait-elle pu être aussi égoïste ?
Elle devait avoir poussé un cri de détresse, puisque Chiron resserra son
étreinte et déposa un baiser sur le sommet de sa tête.
— Chut, tout va bien.
Elle secoua la tête. Tout n’allait pas bien. Et le moment était venu de
révéler la vérité. Se retournant, elle croisa son regard scrutateur.
— Je ne suis pas vraiment quelqu’un de bien, dit-elle.
Il grimaça.
— Ne dis pas ça.
— Pourquoi pas ? J’ai sacrifié mon convent. Des femmes qui comptaient
sur moi pour les protéger, dit-elle. Et tout aussi épouvantable, j’ai accepté
d’aider à emprisonner ton maître. Je ne me suis pas souciée de savoir s’il
avait commis un crime ou s’il était une victime sans défense. Je n’ai pensé à
rien d’autre qu’à la promesse d’un joli minois et de la vie éternelle. (Elle
s’interrompit, secouant la tête avec tristesse.) Qui ferait ça ?
Elle s’attendait à la déception. Ou même à la colère. Mais Chiron écarta
ses cheveux de son visage, avec des gestes si doux que ses yeux s’embuèrent.
— La femme qui est arrivée ici n’est pas celle qui se tient devant moi
maintenant, dit-il d’une voix brusque.
— Il a raison, renchérit Inga. Je t’ai vue te transformer d’une créature
égoïste et cynique en une femme sensible qui est gentille avec tout le monde.
Lilah laissa un sourire triste lui relever le coin des lèvres. Elle ne
demandait qu’à les croire. Elle avait besoin de se raccrocher au fait qu’elle
était devenue une meilleure personne. Mais rien ne pourrait effacer les péchés
de son passé.
Réprimant un soupir, elle jeta un regard vers la femme qui avait prétendu
être sa nounou.
— Pourquoi m’as-tu volé mes souvenirs ?
— Je n’en ai rien fait, protesta-t-elle, comme si elle avait menti pendant si
longtemps que reconnaître la vérité lui était impossible.
— Inga, la réprimanda Lilah.
— Enfin, pas au début, nuança la femme à contrecœur. Ce n’est qu’après
le départ de ton convent que tu as commencé à regretter tes décisions. Plus
les années passaient et plus tu étais agitée.
Lilah hocha la tête avec lenteur. Dans un coin de sa tête, une suite
d’images sautait d’un neurone à un autre, comme les photogrammes
tremblotants d’un vieux film. Ses souvenirs lui revenaient, mais ils étaient
encore décousus et elle ne pouvait rien en tirer.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? s’enquit-elle.
Inga jeta un coup d’œil dans la salle, comme pour s’assurer que personne
n’avait réussi à se glisser à l’intérieur pendant qu’ils parlaient.
— Tu as fini par menacer d’ouvrir la prison et de libérer le vampire, dit-
elle à voix basse.
Craignait-elle que lord Riven soit tapi dans un coin ? Lilah haussa les
épaules. La sirène – ou était-ce un triton ? – était le cadet de ses soucis.
— Alors tu as effacé mes souvenirs ?
— Que pouvais-je faire d’autre ? (Inga rentra la tête dans les épaules.)
Riven avait l’intention de te remplacer.
— Me remplacer ? (Lilah tressaillit : ça n’augurait rien de bon.) Comment
s’y serait-il pris ?
— D’abord, il t’aurait tuée. (Les mots brutaux d’Inga semblèrent résonner
dans la salle.) Puis une nouvelle sorcière aurait été choisie pour protéger la
clé.
Lilah frémit.
— Une solution des plus simples.
— Je l’ai convaincu que je pouvais plutôt effacer tes souvenirs, dit Inga.
La gratitude submergea Lilah, contribuant à apaiser le sentiment de
trahison qui la rongeait comme de l’acide. Manifestement Inga avait été
autant victime de lord Riven qu’elle.
— Il a accepté ? demanda Lilah.
Inga haussa les épaules.
— Tant que je pouvais m’assurer que tu n’allais pas à l’encontre de tes
obligations. C’est pourquoi j’ai décidé de transformer le bâtiment en hôtel.
Lilah cligna des yeux. L’ogresse avait sauté du coq à l’âne.
— Je ne comprends pas. Pourquoi un hôtel ?
— Cela t’a permis de discuter avec les clients de sorte que tu ne t’es plus
sentie aussi seule, dit Inga. Tu as eu la compagnie que tu souhaitais, en plus
d’un lien avec le monde extérieur. (Tout à coup, Inga fusilla Chiron du
regard.) Tu n’étais pas censée nouer de relations intimes. Et certainement pas
avec une sangsue.
Hmm. Lilah prit conscience que cela n’avait rien de si farfelu. Elle avait
vraiment aimé passer du temps avec les clients et écouter leurs histoires. Cela
lui avait donné l’illusion d’être une femme d’affaires prospère, au lieu d’une
sorcière perturbée coincée dans les marécages.
Non qu’elle soit prête à reconnaître sa gratitude. Pas quand Inga lui avait
menti durant si longtemps.
— Qu’avais-tu contre les vampires ? demanda-t-elle.
L’expression d’Inga se durcit.
— J’ai été avertie que les sangsues pourraient se lancer à la recherche de
leur frère. Je suppose que c’est pour cette raison que Riven a insisté pour que
les barrières soient créées par les sorcières au lieu de s’en charger lui-même
avec sa propre magie. Il ne voulait pas que les vampires remontent jusqu’à lui
pour se venger.
Lilah secoua la tête. Riven était vraiment un sale type.
Elle fut soudain distraite par le grondement sourd qui retentit dans la
poitrine de Chiron.
— Tu l’as retenue prisonnière pendant des siècles, accusa-t-il.
Inga rougit, fronçant les sourcils.
— Non, je la protégeais.
— Combien de fois as-tu effacé ses souvenirs ? demanda-t-il d’un ton
brusque.
— Chiron. (Lilah appuya la tête contre son torse, s’efforçant de prévenir le
combat qui menaçait.) Je ne pense pas qu’Inga ait cherché à me faire du mal.
— Évidemment que je ne te ferais jamais de mal, insista Inga. Tu es
comme mon propre enfant.
Chiron poussa un soupir écœuré.
— Tu vas aussi prétendre n’avoir jamais essayé de me tuer ?
— À quoi bon ? Je voulais ta mort. (Inga releva le menton d’un air
agressif.) C’est toujours le cas.
CHAPITRE 18

Chiron plissa les yeux, prêt à se battre.


Il avait été terrifié quand Lilah s’était écroulée après qu’il se fut introduit
dans son esprit. Il ignorait totalement s’il l’avait blessée ou si elle avait été
attaquée par quelque magie invisible.
Elle avait perdu connaissance pendant moins de dix minutes, mais il avait
eu l’impression qu’il s’était écoulé une éternité avant qu’elle ouvre enfin les
yeux. Alors, avant même qu’il ait pu pousser un soupir de soulagement
métaphorique, l’énorme ogresse l’avait saisi par la peau du cou et l’avait
envoyé valser à travers la salle.
Il y avait de quoi rendre n’importe quel vampire un peu grincheux.
— C’est le premier truc sincère que tu dis, grogna-t-il, foudroyant du
regard l’imposante femme.
Lilah secoua la tête, portant les doigts à ses lèvres.
— Pourquoi aurais-tu essayé de le tuer ?
— Parce que j’ai surpris une conversation qu’il a eue avec cette gargouille
ridicule, marmonna Inga. Je savais qu’il était venu ici pour trouver la clé.
Chiron fronça les sourcils. L’ogresse s’en était-elle prise à Levet ? Bon
sang, il n’aurait pas dû se laisser aussi facilement convaincre que la
gargouille s’était simplement sauvée dans les marécages.
— Pourquoi ne pas la lui donner pour qu’il puisse libérer son maître ?
demanda Lilah, s’introduisant dans les sombres pensées de Chiron. Tu ne
peux pas éprouver de la loyauté envers une famille qui te considère comme
une tare.
Inga grimaça, puis croisa les bras sur son impressionnante poitrine.
— Cela n’a rien à voir avec les sirènes.
— Non, convint aussitôt Chiron. C’est parce qu’elle a peur de te perdre.
Il avait été choqué d’apprendre qu’Inga avait du sang de sirène qui coulait
dans ses veines. Et que Lilah était la sorcière qui avait participé à la création
de la prison qui retenait Tarak. Mais il s’était douté depuis le début qu’Inga
ne laisserait jamais volontairement partir Lilah.
Le visage large de l’ogresse prit une expression boudeuse.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Je sais que Lilah est ma compagne. Et que quand je quitterai cet hôtel,
elle viendra avec moi.
Une odeur de sel brûlé crépita dans l’air alors qu’Inga fusillait Lilah du
regard.
— C’est vrai ?
Lilah se blottit contre Chiron.
— Oui.
Inga reporta son regard sur Chiron.
— Dans ce cas, tu la condamnes à mort.
Un étrange pressentiment se glissa le long de l’échine de Chiron alors
même qu’il redressait les épaules. Il ne se laisserait pas intimider par
l’ogresse. Elle avait gardé Lilah prisonnière pendant bien trop longtemps.
— Tu crois que j’ai peur de toi ? Ou d’une sirène ?
Les yeux d’Inga lancèrent des éclairs rouges.
— C’est un triton, et tu devrais avoir peur de lui. Comprends-tu seulement
ses pouvoirs ?
Pas vraiment. À sa connaissance, il n’avait jamais rencontré de triton. Mais
il ne doutait pas une seconde d’être capable de vaincre n’importe quel démon
ou fae assez stupide pour tenter de s’en prendre à Lilah.
— Je peux protéger ma compagne.
Inga fit claquer sa langue, irritée.
— Tu es trop imprudent et arrogant.
— Elle n’a pas tort, murmura Lilah.
— Merci. (Il décocha à sa future compagne un sourire teinté d’ironie avant
de tendre un doigt menaçant vers l’ogresse.) L’avenir de Lilah ne te regarde
plus.
— Je me soucierai toujours d’elle, protesta la femme avec entêtement.
Tout à coup, Lilah s’écarta de Chiron pour prendre la main d’Inga.
— Inga, je sais que tu t’es toujours efforcée de faire ce qu’il y avait de
mieux pour nous.
Chiron serra les dents, ses crocs le démangeant. Il voulait ramener Lilah à
ses côtés. Il ne faisait pas confiance à Inga. Pas du tout.
Les traits d’Inga s’adoucirent.
— C’est vrai. Tout ce que j’ai jamais voulu, c’est ton bonheur.
— Et j’apprécie ta loyauté, poursuivit Lilah d’une voix douce. Mais ma
place est avec Chiron.
— Non, tu ne peux pas partir, protesta Inga d’une voix râpeuse.
Chiron arriva à bout de patience.
— Ça suffit. Donne-moi juste la clé.
Inga plissa ses yeux cramoisis.
— Tu crois que c’est quoi, sangsue ?
Chiron se raidit, sentant qu’il s’agissait d’une question piège.
— La clé ?
— Oui. Tu t’imagines un bout de fer qui se glisse parfaitement dans une
serrure ?
Chiron montra les crocs.
— Attention, femme. J’en ai fini de jouer. Tu vas me donner cette clé. (Il
tendit le bras, la paume tournée vers le haut.) Maintenant.
Inga dévoila ses propres dents, qui étaient aiguisées comme des lames de
rasoir.
— Sinon ?
Lilah marmonna un truc sur les têtes de mule avant de tapoter avec
douceur l’épaule de l’ogresse.
— Inga, s’il te plaît. Où est-elle ?
L’ogresse demeura silencieuse, l’expression soudain circonspecte. Chiron
sentait presque les rouages tourner dans son cerveau. Elle manigançait
quelque chose. Il parierait sa jag préférée que ça avait un lien avec le fait de
convaincre Lilah de rester à l’hôtel.
— Elle est à l’intérieur de toi, dit l’ogresse à brûle-pourpoint.
Chiron s’élança, l’air chargé de cristaux de glace alors que son pouvoir
tournoyait autour de lui.
— Je le savais, cracha-t-il. Tu es prête à inventer n’importe quel mensonge
pour pousser Lilah à rester avec toi.
— Chiron, attends.
Lilah retint Chiron d’une main sur son torse, le visage pâle. À contrecœur,
Chiron s’arrêta. Il avait beau vouloir désespérément forcer l’ogresse à avouer
qu’elle mentait, l’expression de Lilah l’avertissait qu’elle n’était pas aussi
disposée à écarter sa folle affirmation.
— De quoi parles-tu ? demanda-t-elle à son amie.
Inga adressa à Chiron un regard assassin avant de reporter son attention sur
Lilah.
— Riven a insisté afin que la clé soit attachée pour ne pas risquer de la
perdue ou de se la faire voler.
— Attachée à quoi ? demanda Chiron.
Lilah en resta bouche bée.
— À moi, souffla-t-elle.
Chiron secoua la tête, submergé par la peur.
— C’est impossible.
— C’est la vérité, insista Inga. Lilah est la clé.
Chiron continua à secouer la tête. Comme s’il pouvait changer la vérité.
— Non.
Lilah recula, une expression affligée lui contractant les traits.
— Elle a raison. Je commence à me rappeler.
Chiron s’obligea à s’accorder une minute pour recouvrer le contrôle de ses
émotions. La salle bouillonnait d’une mixture toxique de colère, de peur et de
jalousie. Ce qui ne faisait que rendre Lilah visiblement plus tendue.
Puis, lui prenant les mains, il la fit tourner pour qu’ils soient face à face.
— Raconte-moi.
Elle avait le regard vague, comme si elle était perdue dans ses souvenirs.
— À notre arrivée ici, Riven a insisté pour qu’Inga crée la clé, mais c’est
moi qui ai jeté le sort qui nous a fusionnés. (Ses yeux s’embuèrent.) C’était le
prix de l’immortalité, et je l’ai fait sans me soucier des conséquences pour
moi ou pour ton maître.
Chiron ne tenta pas d’atténuer sa culpabilité. Pas encore. Il savait de
douloureuse expérience que ce genre de choses prenait du temps.
— Si la clé est à l’intérieur de toi, comment ouvres-tu la prison ?
Elle fronça les sourcils.
— Elle n’est pas exactement à l’intérieur de moi ; elle fait partie de ma
magie, dit-elle avec lenteur, comme si elle s’efforçait de comprendre ce
qu’elle se rappelait. Comme les barrières.
Chiron hocha la tête, même si c’était du charabia pour lui. Il n’y entendrait
jamais rien en magie.
— Tu peux libérer Tarak ?
— Je n’en suis pas sûre. (Elle s’interrompit avant de secouer la tête de
frustration.) Tout est encore confus, mais j’ai une image bizarre où je me
tiens dans une vaste caverne souterraine. (Elle s’interrompit encore.) Et il y a
une femme allongée sur un bloc de pierre devant moi, poursuivit-elle
brusquement. Je crois qu’elle est là pour entrer dans la prison.
Chiron scruta soigneusement les traits tendus de Lilah. Une femme
allongée sur un bloc de pierre pour entrer dans la prison ? Cela semblait…
invraisemblable.
— C’est une cliente de l’hôtel ?
Lilah secoua vivement la tête.
— Non, elle a la même beauté que Riven. Je crois que c’est lui qui l’a
envoyée.
— Une sirène ? demanda-t-il.
— Oui. (Elle poussa un petit soupir.) C’est tout ce que j’arrive à me
rappeler.
Chiron tourna la tête d’un mouvement assez rapide pour qu’il surprenne
l’expression préoccupée d’Inga. L’ogresse savait exactement qui Lilah avait
vu dans son souvenir.
— Quel lien a-t-elle avec Tarak ? s’enquit-il.
L’ogresse avança la mâchoire inférieure.
— Aucun.
Lilah porta la main à sa tête, comme si celle-ci l’élançait.
— Inga, s’il te plaît.
La pugnacité de la grosse femme s’atténua en remarquant la pâleur de
Lilah, l’inquiétude lui assombrissant les yeux. Quels que soient ses péchés,
Inga aimait Lilah aussi farouchement qu’une mère aimait son enfant.
— Elle vient une ou deux fois par siècle et demande que la prison soit
ouverte, reconnut-elle à contrecœur. Je crois qu’elle le nourrit.
Chiron arqua les sourcils de stupéfaction. Inga se trompait-elle ? Un
vampire s’affaiblissait, et finissait par perdre la raison, sans nourriture. Mais
il ne périssait pas.
— Pourquoi les sirènes nourriraient-elles un prisonnier ? s’enquit-il. Ce
serait plus logique de le laisser dépérir.
— Je l’ignore. (Inga leva la main quand Chiron entrouvrit les lèvres pour
exiger la vérité.) Vraiment. Riven n’explique rien ; il m’ordonne juste
d’obéir. (Elle lui adressa un regard lourd de sous-entendus.) Comme une
autre personne de ma connaissance.
Chiron fut distrait par un sanglot étouffé. Tournant vivement la tête vers sa
compagne, il s’aperçut que des larmes lui ruisselaient sur les joues.
Sur le qui-vive, il enveloppa son corps tremblant dans ses bras.
— Lilah, qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est ma faute.
— Non. La responsabilité en revient à Riven. Ainsi qu’au précédent
Anasso. (Il soutint son regard, déterminé à ce qu’elle l’entende.) Ce sont eux
qui ont trahi Tarak.
— Si je n’avais pas été aussi égoïste…
— Chut. (Il posa un doigt sur ses lèvres.) Cela n’a plus d’importance
maintenant.
— Si.
Ses yeux embués de larmes étincelaient, soulignant leurs reflets dorés. Le
cœur inerte de Chiron se serra sous l’effet d’une émotion qui lui parut trop
grande pour sa poitrine.
— Ton maître est toujours enfermé, ajouta-t-elle.
— Si tu as créé le sort, il doit exister un moyen de le défaire, pas vrai ?
— Peut-être.
— Non. (L’ogresse s’avança, et le sol trembla sous l’impact de ses pieds
lourds.) C’est impossible.
Lilah poussa un soupir d’impatience.
— Inga.
— Écoute-moi, insista la femme. Si tu essaies d’ouvrir la prison sans
l’autorisation de Riven, tu mourras. (Elle adressa à Chiron un regard
cramoisi.) C’est ce que tu veux ?
Sa question ridicule lui arracha une grimace.
— Bien sûr que non.
Chiron sentit Lilah frissonner.
— Pourquoi mourrais-je ? souffla-t-elle.
— Lord Riven craignait que l’une de nous décide de le trahir en libérant le
vampire et en révélant son identité, expliqua Inga. Il t’a maudite.
Le souffle coupé, Lilah se dégagea de l’étreinte de Chiron pour dévisager
Inga avec incrédulité.
— Il m’a maudite ?
— Si le vampire s’échappe, tu mourras, dit Inga.
Elle se mordit la lèvre inférieure.
— Il doit exister un moyen.
Chiron poussa un grondement sourd. Son besoin brûlant de sauver Tarak
était étouffé par celui de protéger sa compagne. Il ne ferait pas n’importe quoi
avec une malédiction dont il ignorait tout. Pas alors que la vie de Lilah était
en jeu.
— Peut-être, mais nous ne prendrons aucun risque, dit-il, les accents de sa
voix avertissant que sa décision n’était pas négociable. Nous attendrons d’en
savoir plus sur cette malédiction avant de décider de la marche à suivre.
— Mais nous ne pouvons pas laisser Tarak emprisonné, protesta-t-elle.
Inga esquissa un autre pas, faisant grincer le plancher.
— Je déteste être d’accord avec la sangsue, mais elle a raison. Tu ne peux
prendre aucun risque.
Chiron se tourna vers l’ogresse. Bientôt, il lui apprendrait ce qui arrivait
aux démons qui lui tiraient dessus avec une flèche. Pour l’heure,
malheureusement, il avait besoin de son aide.
— La seule façon certaine de se débarrasser de la malédiction, c’est de
trouver Riven et de l’éliminer, dit-il. Tu dois me conduire auprès de lui.
Inga poussa un soupir d’incrédulité cinglante.
— C’est impossible.
— Rien n’est impossible. Tu dois être en mesure de le contacter.
Chiron avança vers la femme. La dernière chose qu’il voulait, c’était se
séparer de Lilah, mais plus vite il tuerait Riven, plus vite ils pourraient
commencer leur vie ensemble. Et, bien sûr, plus vite il pourrait libérer Tarak.
— Non, Chiron, protesta Lilah. C’est trop dangereux.
Il effleura sa joue humide d’une main apaisante.
— C’est le seul moyen.
Les traits grossiers d’Inga prirent une expression étrange. Puis elle enfonça
brusquement la tête dans les épaules, comme si elle s’avouait vaincue.
— Bon, marmonna-t-elle. Je pourrais bien être capable de joindre les
sirènes.
— Fais-le, ordonna Chiron.
S’il n’avait pas été si distrait par sa peur pour Lilah, il aurait senti le vent
tourner. Mais il fut pris honteusement au dépourvu quand Inga l’empoigna
par la chemise. Il baissa les yeux et pensa sottement que c’était sa dernière
chemise à ne pas avoir été déchirée quand il fut soulevé au-dessus du sol.
L’incrédulité le transperça. Nom d’un chien. L’ogresse était grande et forte,
mais elle ne faisait pas le poids contre un vampire. Pas même avec du sang de
sirène dans les veines.
Il leva la main, mais avant qu’il ait pu frapper, il valsa à travers les airs. Il
se prépara à la collision avec le mur, imaginant déjà le plaisir qu’il goûterait à
arracher le cœur de cette femme pour le donner à un alligator.
Sans surprise, il percuta le mur lambrissé avec une violence douloureuse.
Mais il ne s’attendait pas à ce que le lambris ne dissimule pas de la pierre.
Les boiseries fines se fendirent et il heurta une fenêtre avec une force telle
qu’il passa à travers les vitres.
Rugissant de rage, il tenta de s’agripper au cadre alors qu’il volait à travers
l’ouverture. C’était la dernière fois qu’il sous-estimait cette salope, se dit-il,
poussant un deuxième rugissement quand ses mains ne rencontrèrent que le
vide. Il se précipitait vers le sol et il ne pouvait absolument rien y faire du
tout.
Il entendit Lilah l’appeler, mais avant d’avoir pu lui répondre, il prit
soudain conscience que la collision imminente n’était pas le pire de ses
problèmes.
Loin de là.
Sa peau ne fut plus qu’atroce souffrance alors que les premières rougeurs
de l’aube se répandaient dans le ciel au-dessus de lui. Dans quelques minutes,
secondes peut-être, il ne serait plus qu’un tas de cendre.
Il ferma les yeux, laissant l’image de Lilah lui remplir l’esprit. S’il devait
mourir, il voulait qu’elle soit sa dernière pensée.

Dans un dernier coup de poing, la porte d’acier vola hors de ses gonds. La
douleur lui irradia dans le bras sous la violence de l’impact, mais Ulric le
remarqua à peine. Il ne pensait qu’à s’échapper du cachot pour prévenir
Chiron que l’ogresse collaborait avec l’ennemi. Alors, il comptait lui faire
personnellement sa fête pour lui avoir cassé la mâchoire.
Essuyant distraitement les jointures sanglantes de ses doigts sur son jean,
Ulric entra dans l’étroit tunnel et renifla l’air. Il s’était relâché quand il avait
laissé Inga lui tomber dessus à l’improviste. Cela ne se reproduirait plus.
— Enfin, maugréa une voix derrière lui. Avec d’aussi grosses pattes tu
aurais dû te frayer un passage à travers une dizaine de portes d’acier à cette
heure.
Dans une confusion de mouvements, Ulric fit volte-face et empoigna la
gargouille par une corne atrophiée. Au cours de sa longue vie, il avait connu
la perte de sa famille, avait été réduit en esclavage et torturé par un vampire
fou et s’était fait tirer dessus par plus d’un humain. Mais rien n’avait jamais
été aussi douloureux qu’être enfermé avec Levet.
La créature exaspérante n’avait jamais cessé de geindre. Elle s’était plainte
de la faim, de l’ennui, de sa magie qui pourrait les faire sortir plus vite que les
coups de poing répétés d’Ulric. Puis elle avait manqué de les carboniser tous
les deux quand elle avait fait apparaître une boule de feu et l’avait lancée
contre la porte. Cette boule ridicule avait rebondi à travers le cachot,
embrasant tout et n’importe quoi pendant quinze minutes avant que Levet
réussisse à l’éteindre.
— Un mot de plus et je t’arrache la langue, grogna-t-il.
Levet battit des ailes, parvenant à échapper à la poigne lâche d’Ulric.
— Je dis juste que, si tu m’avais laissé utiliser ma magie, nous serions
sortis bien plus tôt, dit-il.
Ulric foudroya la gargouille d’un regard incrédule. Était-elle sérieuse ?
— Tu as bien essayé de te servir de ta magie. (Ulric indiqua son épaule
brûlée, qui n’avait pas encore guéri.) Tu as failli nous tuer tous les deux.
Levet avança la lèvre inférieure.
— C’était une première tentative. Je ne faisais que me réchauffer.
— T’échauffer, corrigea machinalement Ulric, avant de jeter les mains en
l’air de frustration.
Pourquoi discutait-il avec cette créature ? Peu importe.
Il enjamba la porte cassée puis longea le tunnel sombre.
— Attends-moi, cria Levet alors qu’Ulric grimpait l’escalier raide au pas
de course.
— Va-t’en, lui lança Ulric d’un ton brusque, s’arrêtant pour renifler de
nouveau l’air afin de s’assurer que personne n’était tapi dans la vaste caverne
centrale.
Levet apparut aux côtés d’Ulric. La gargouille pouvait se déplacer à une
vitesse surprenante, étant donné que ses jambes ne représentaient qu’une
fraction de la longueur de celles de la plupart des démons.
— Je croyais que nous étions partenaires.
— Partenaires ? Je préférerais avaler du poison.
Ulric lui décocha un regard horrifié avant de suivre l’odeur fanée de
l’ogresse. Elle devait avoir un moyen d’entrer dans les grottes autrement
qu’en tombant du plafond.
— Pourquoi voudrais-tu avaler du poison ? demanda Levet, talonnant Ulric
de près alors qu’ils s’engouffraient dans l’ouverture à l’autre bout de la
caverne. Bien sûr, j’ai un jour connu une gargouille qui mangeait des
cailloux. Elle pensait que ça la ferait grandir plus vite.
Ulric ricana.
— Laisse-moi deviner, c’était toi.
— Moi* ? (Cette accusation sembla choquer Levet.) Certainement pas. Je
suis peut-être petit, mais je ne suis pas stupide.
— C’est une affaire d’opinion.
Ulric accéléra le pas quand le sol sous ses pieds s’éleva. Il sentait une
légère brise qui agitait l’air. Ce devait être la sortie.
Heureusement Levet se tut alors qu’ils fonçaient à travers les ténèbres. Du
moins jusqu’à ce qu’un bruit distant de verre brisé retentisse dans le tunnel,
suivi par un cri discordant.
— Tu as entendu ça ? demanda Levet.
Sans prendre la peine de répondre, Ulric s’élança à toute vitesse. Il ne se
souciait plus de ce qui pourrait être tapi dans le noir.
Il avait reconnu cette voix. Chiron.
Parvenu à l’entrée étroite de la caverne dissimulée par une épaisse haie de
buissons, Ulric en écarta les branches.
— Merde, souffla-t-il, le regard rivé sur le corps vautré sur la terrasse.
Les sourcils froncés, il leva les yeux vers la fenêtre cassée avant de les
reposer sur Chiron, qui était d’une immobilité anormale. La chute avait beau
avoir été douloureuse, elle n’aurait pas dû l’assommer.
— C’est l’aube, dit Levet, comme s’il était capable de lire dans ses
pensées. Tu vas devoir aller le chercher.
Ulric poussa un grondement sourd. Il devait encore avoir les idées
confuses après le coup qu’il avait reçu. Sinon, il aurait immédiatement
compris quel était le problème.
Les muscles bandés, il se prépara à se précipiter à travers le jardin. Mais
avant qu’il ait pu bouger, Levet le retint par le bras.
— Ulric.
Se libérant brusquement de la poigne étonnamment puissante de Levet,
Ulric baissa les yeux sur l’exaspérant casse-pieds. Chiron était en train de
cramer au soleil levant et il voulait bavarder ?
— Quoi ?
— Ramène-le ici.
La voix de la gargouille était empreinte d’une autorité surprenante.
— Pourquoi ? L’hôtel est plus près de lui.
Levet secoua la tête.
— Nous ignorons dans quelles circonstances il est passé par la fenêtre,
mais il est évident qu’on a cherché à le tuer. Et on ne peut que présumer que
cette personne-là est toujours à l’intérieur.
Ulric grogna. Il avait beau détester le reconnaître, la gargouille avait
raison. Tant qu’ils ne sauraient pas ce qui s’était passé, il ne prendrait aucun
risque.
Refusant d’être davantage retardé, Ulric se fraya un passage à travers les
buissons. Puis, s’accroupissant bien bas, il traversa le jardin au pas de course
en zigzaguant. Il ignorait si quelqu’un pouvait l’apercevoir depuis l’hôtel,
mais il préférait éviter d’être frappé par une horrible magie. Ou de recevoir
une balle.
En un clin d’œil, il bondit sur la terrasse et souleva Chiron dans ses bras.
Sans s’arrêter, il fit demi-tour et repartit en direction des grottes. Néanmoins,
il attendit d’avoir franchi les buissons et d’être entré dans le tunnel pour
baisser les yeux sur l’homme qu’il considérait comme un frère.
Le soleil n’avait pas rougi sa peau pâle ; elle était d’un gris maladif et
tendue sur ses os. Comme s’il commençait déjà à se transformer en cendre.
Ulric jura, s’enfonçant davantage sous terre. Il ne savait pas à quelle
profondeur le soleil pouvait accéder.
Ce ne fut qu’une fois dans la caverne centrale qu’il s’arrêta enfin et se
baissa avec précaution pour déposer Chiron sur le sol de terre battue.
Il s’agenouilla près de son maître, l’adjurant farouchement de guérir.
— Ne me laisse pas, amigo.
CHAPITRE 19

L’horreur figea Lilah sur place. Elle était encore ébranlée par son
avalanche de souvenirs. À présent, elle s’efforçait d’intégrer le fait qu’Inga
venait juste de jeter Chiron par une fenêtre cachée.
Ce ne fut que lorsqu’un rayon de soleil se glissa par la vitre brisée que
toute l’étendue de la traîtrise d’Inga la frappa de plein fouet.
— Non, hurla-t-elle, se précipitant vers la fenêtre.
Avec une rapidité surprenante, Inga lui bloqua le chemin.
— Je suis désolée, Lilah, mais c’est pour ton bien, dit la grosse femme.
Lilah l’entendit à peine. Son attention avait été captivée par la vue d’un
inconnu qui traversait le jardin à toute vitesse. Qui était-ce ? Pas un client.
Mais il se déplaçait avec la grâce pleine de puissance des garous qui avaient
séjourné à l’hôtel. L’homme mystérieux disparut à sa vue, mais une seconde
plus tard il traversa de nouveau le jardin en courant. Sauf que cette fois, il
tenait un corps dans ses bras.
Chiron.
Lilah sentit l’espoir l’envahir. Se pouvait-il que ce soit Ulric ? Chiron avait
insinué que son ami était resté à Las Vegas, mais il était possible qu’il ait
décidé de s’assurer que son maître allait bien. À moins qu’il se soit tapi dans
les marécages au cas où on aurait eu besoin de lui.
Qui que ce soit, il portait Chiron avec une sollicitude manifeste alors qu’il
disparaissait soudain dans des buissons. Elle ne pouvait qu’espérer qu’il ait
l’intention de l’aider.
En attendant, elle devait détourner l’attention d’Inga. Si l’ogresse apprenait
que Chiron n’avait pas été réduit en cendre, elle pourrait très bien le traquer
et finir ce qu’elle avait commencé.
Reculant délibérément d’un pas, elle laissa Inga voir le sentiment de
trahison qui la rongeait comme du poison.
— Tuer mon compagnon, c’est pour mon bien ?
Inga tendit une main implorante.
— Il ne se serait jamais satisfait de rester ici. Il aurait tenté de t’emmener.
Lilah recula d’un autre pas.
— Pas avant d’avoir découvert un moyen de briser la malédiction.
— C’est impossible. Et je ne pouvais pas risquer…
— Risquer quoi ?
Laissant retomber sa main, Inga rentra la tête dans les épaules. Comme si
elle venait de recevoir un coup.
— De te perdre.
Lilah poussa un soupir chargé de regret. Cette femme avait tenté de s’en
prendre à Chiron. C’était impardonnable. Mais une partie d’elle ne pouvait
pas oublier les longues années qu’elles avaient passées ensemble.
— Inga, tu n’as jamais risqué de me perdre, lui dit-elle. Chiron est mon
compagnon, mais tu as été mon amie la plus dévouée pendant des siècles. Tu
n’avais qu’à me dire la vérité et nous aurions pu trouver une solution.
L’expression d’Inga se durcit.
— Il n’y a aucune solution qui vaille. Les sirènes n’accepteront jamais que
tu partes.
— Chiron se serait assuré qu’elles n’avaient pas le choix, dit Lilah, veillant
à ne rien laisser transparaître de son espoir farouche que Chiron soit toujours
en vie.
— Non. (Inga secoua vivement la tête.) Même s’il avait réussi à éliminer
Riven, ce dont je doute fortement, les autres n’auraient pas laissé passer la
mort de leur chef. Dans leur soif de vengeance, elles vous auraient traqués et
tués. Ainsi que tous ceux auxquels vous teniez.
Lilah eut la bouche sèche, et une peur tenace se nicha avec lenteur dans le
creux de son ventre. Avec Chiron auprès d’elle, elle n’avait eu aucun mal à se
convaincre qu’ils trouveraient un moyen de briser la malédiction. C’était un
vampire. Il n’existait pas une seule créature qui oserait tenter de lui tenir tête.
Mais, alors que ses souvenirs tournoyaient dans sa tête, son assurance
commença à s’effondrer.
Riven constituait un ennemi arrogant et impitoyable. Elle ne doutait pas
une seconde que les autres sirènes étaient tout aussi vindicatives. Si elles
découvraient que Chiron avait tué leur chef, elles le traqueraient pour le
buter. Ainsi qu’Inga et elle.
Elles n’arrêteraient jamais. Pas tant qu’ils ne seraient pas morts. Et tout ça
à cause de son immense vanité.
Il n’existait qu’une seule façon de protéger les gens qu’elle aimait.
— Tu as raison. (Elle releva les épaules.) Je me fourvoie si je m’imagine
pouvoir changer mon avenir.
Inga sembla méfiante. Comme si elle percevait la résignation soudaine de
Lilah.
— Tout ira bien, Lilah, dit l’ogresse d’une voix apaisante. Je peux tout
arranger.
Lilah esquissa un sourire amer.
— En effaçant mes souvenirs ?
Inga tendit la main, comme pour lui toucher le visage.
— Quand tu te réveilleras, tu auras tout oublié, lui assura-t-elle d’une voix
douce. Nous pouvons tout recommencer. Tu n’as qu’à me faire confiance.
Lilah poussa un petit soupir.
— Je te fais confiance, mais tout cela doit finir.
— Comment ça ?
— Je suis désolée, Inga.
Lilah recula d’un bond alors même qu’elle psalmodiait un sort qu’elle
n’avait pas jeté depuis des siècles.
Une myriade de sensations grondèrent en elle, mettant à rude épreuve ses
nerfs à vif. Elle serra les dents. Comment avait-elle pu oublier l’exaltation
pareille à une drogue qu’elle ressentait quand elle utilisait ses pouvoirs ?
Levant la main, elle lança le sort et regarda les filets de magie chatoyante
envelopper la femme qui se tenait devant elle.
Inga baissa un regard stupéfait sur les bandes scintillantes qui l’entouraient
du cou aux orteils. L’ogresse tenta de bouger et eut le souffle coupé
d’indignation quand les bandes palpitèrent et se resserrèrent en réponse.
— Qu’as-tu fait ?
— En même temps que mes souvenirs, j’ai récupéré ma magie.
Lilah parcourut l’atelier des yeux, s’attardant sur les portraits qui avaient
marqué sa longue vie. Non, corrigea-t-elle en silence. Cela n’avait pas été une
vie. Pas vraiment. Elle avait été prisonnière à son insu, à courir dans une roue
comme un hamster. Et, à présent, elle avait mis Chiron en danger.
— Cela doit cesser, marmonna-t-elle. Aujourd’hui.
Inga écarquilla les yeux, et une odeur de sel pimenta l’air.
— Lilah, qu’est-ce que tu vas faire ?
Lilah lui adressa un sourire triste.
— Ce que j’aurais dû faire cinq siècles plus tôt.
— Non. (Le visage d’Inga s’empourpra, et les veines de son cou
ressortirent alors qu’elle luttait contre la magie qui la retenait.) Lilah.
Avec un dernier long regard à la femme qu’elle ne reverrait jamais plus,
Lilah se retourna et quitta les appartements de l’ogresse. Une fois dans le
couloir, elle se dirigea sans hésiter vers l’escalier le plus proche qui
conduisait au rez-de-chaussée. D’abord, elle devait s’assurer que Chiron allait
bien.
Ensuite elle accomplirait son devoir.

La douleur était écrasante.


Elle lui avait irradié dans tout le corps, de sa peau, qui était en feu, à ses os,
qui lui donnaient l’impression d’avoir été réduits en poudre. Il se savait au
bord de la mort. Même après avoir senti Ulric le soulever dans ses bras pour
l’emmener dans une obscurité bénie.
Le soleil l’avait privé de sa capacité à s’autoguérir.
À présent, il ne pouvait que lutter pour survivre d’une seconde à l’autre.
Perdu dans ses atroces souffrances, Chiron eut vaguement conscience
d’éclats de voix. Merde. Inga les avait-elle suivis ? Cette salope était
déterminée à garder Lilah enfermée dans l’hôtel. Ce qui signifiait qu’elle
allait devoir se débarrasser de Chiron. À tout jamais.
Puis le parfum suave de l’ambroisie s’insinua dans l’air, et Chiron oublia
toute sa douleur.
Lilah…
Malgré sa faiblesse, Chiron s’efforça d’ouvrir les yeux. Ulric avait élevé la
voix, comme s’il essayait de chasser Lilah. Pourquoi ? Son ami pensait-il que
la jeune femme était responsable du fait qu’il avait été jeté par la fenêtre ?
Ou se montrait-il juste excessivement protecteur comme à son habitude ?
Quoi qu’il en soit, il risquait de blesser Lilah en tentant de l’éloigner.
La panique l’envahit, et il s’obligea à entrouvrir ses lèvres desséchées.
— Lilah, souffla-t-il. S’il te plaît… viens.
Un silence lui répondit ; puis un petit bruit de pas pressés résonna dans
l’air. Sa panique s’apaisa, et un sentiment de paix l’envahit quand il sentit la
caresse légère de la main de Lilah sur son visage. Il pouvait mourir en
vampire heureux, sachant que Lilah allait bien. Ulric la protégerait…
Cette pensée était encore en train de se former quand il sentit que Lilah
appuyait son bras contre ses lèvres entrouvertes. Que faisait-elle ?
Puis elle se pencha pour lui chuchoter à l’oreille.
— Bois.
Chiron frissonna. Il brûlait désespérément de boire son sang. Ne serait-ce
qu’une goutte. Il réaliserait l’un de ses plus grands fantasmes. Cependant,
malgré sa soif pressante, il était trop faible. Il ne pouvait pas allonger ses
canines, et encore moins aspirer le nectar de ses veines.
Mais alors même que les ténèbres commençaient à se répandre dans sa
tête, il sentit une goutte de sang chaud lui tomber sur la langue. Le riche
liquide lui coula dans la gorge, provoquant une explosion de chaleur au sein
de son corps blessé.
Chiron grogna alors que plus de sang encore lui remplissait la bouche. Elle
avait exactement la saveur qu’il avait imaginée. Délicate. Féminine.
Magique.
Ambroisie.
Tout à sa savoureuse surprise, Chiron ne prit pas immédiatement
conscience que la chaleur qui irradiait dans son corps n’était pas juste du
plaisir. Pas avant que sa douleur écrasante commence à s’atténuer et qu’il
n’ait plus l’impression de muer comme un serpent.
Avec lenteur, il ouvrit les yeux, le cœur gonflé de fierté. Sa belle et
intelligente Lilah. Elle avait su exactement quoi faire pour le soigner. Rien
n’était plus puissant que le sang d’une compagne.
Celui-ci avait accompli ce que rien d’autre n’aurait pu accomplir.
Il leva la main pour lui caresser la joue. Bon sang, il avait été tellement
persuadé d’être sur le point de mourir. À présent, son corps guérissait et la
femme avec qui il comptait partager l’éternité était agenouillée à ses côtés.
Voulant lui faire baisser la tête pour un baiser, Chiron fronça les sourcils
quand elle se releva avec lenteur. Elle le considéra durant une longue
seconde, l’expression impossible à déchiffrer. Puis, se retournant, elle
s’éloigna.
Chiron lutta pour s’asseoir. Cherchait-elle quelque chose ? Ou craignait-
elle qu’un ennemi approche ?
— Où vas-tu ? appela-t-il, la voix faible.
Elle continua à avancer, pour ne s’arrêter qu’au niveau de l’autel disposé
au milieu de la caverne. Elle toucha la pierre lisse et suivit des mains le
dessin des runes qui y étaient gravées.
Chiron sentit une terrible peur grandir en lui.
— Lilah ?
Elle lui jeta un coup d’œil, un sourire mélancolique aux lèvres.
— C’est le seul moyen.
Il se mit péniblement debout, manquant de tomber la tête la première.
Rapidement, Ulric apparut à ses côtés, glissant un bras autour de sa taille
pour l’empêcher de perdre l’équilibre.
— Doucement, amigo, murmura le garou.
Son regard horrifié rivé sur Lilah, Chiron enfonça les doigts dans le bras de
son ami.
— Arrête-la, souffla-t-il.
— Elle ne part pas, tenta de l’apaiser Ulric, comme s’il avait peur que les
facultés de Chiron aient été altérées par son bain de soleil.
— Elle va rompre le maléfice, dit son maître d’une voix enrouée.
Dans un battement d’ailes, Levet émergea soudain d’un des tunnels.
— Quel maléfice ? demanda la gargouille.
Chiron ne lui prêta pas attention, maudissant sa faiblesse. Jamais il ne
parviendrait à rejoindre Lilah avant qu’elle commette une bêtise.
— Celui qui va la tuer.
Ces mots avaient à peine quitté ses lèvres quand un petit bruit sec retentit.
Tout le monde se figea alors que l’air dans la caverne se faisait plus lourd.
Pareil à la pression atmosphérique pesante juste avant un orage.
Lilah poussa un cri étranglé, le visage levé comme si elle était capable de
voir quelque chose qui était caché à leur vue. Puis ses cheveux ondulèrent
soudain, même si Chiron ne sentit aucune brise.
— Mon Dieu* !
Levet s’avança en traînant des pieds, son propre regard rivé au plafond.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Ulric, la voix chargée du pouvoir de son
loup.
Le danger qui crépitait dans l’air les avait tous mis à cran.
Levet remua la queue.
— Il se prépare quelque chose. Quelque chose de… puissant.
Avec une détermination farouche, Chiron tenta d’esquisser un pas. Si
Riven s’imaginait pouvoir faire du mal à Lilah, il devrait en passer par lui.
Refusant de reconnaître qu’il tenait à peine debout et que combattre une
mystérieuse créature fae relevait de l’impossible, Chiron avança d’un autre
pas. Rien ne l’arrêterait.
Un objectif courageux, mais qui se révéla être une perte d’énergie quand
une explosion de pouvoir glacial ébranla la caverne. Chiron valsa en arrière,
percutant la paroi avec assez de force pour lui briser une ou deux côtes.
Merde ! Elles venaient juste de se ressouder.
Dans un grognement, il releva sa tête sonnée pour regarder autour de lui
d’un air interrogateur. Ulric était près de lui, visiblement assommé. De l’autre
côté, Levet était déjà sur pied, époussetant ses cornes courtaudes.
— Ces vampires stupides, rouspéta la minuscule créature.
Chiron tressaillit de stupéfaction. La gargouille avait raison. Cette
explosion de pouvoir n’avait pas été le fait d’un triton. Mais d’un vampire.
Un vampire qu’il connaissait.
Tarak.
Lilah l’avait libéré.
Il parcourut rapidement la caverne du regard. Il ignorait si son maître était
entré dans les grottes ou s’il était ailleurs. Où qu’il soit, Chiron ne sentait pas
sa présence.
Et pour l’instant, il ne s’en faisait pas pour Tarak.
Toute son attention était tournée vers Lilah, qui s’était effondrée près de
l’autel.
— Merde !
Sans même tenter de se lever, Chiron traversa le sol dur à quatre pattes. Il
eut l’impression qu’une éternité s’écoula avant qu’il puisse enfin prendre son
doux corps dans ses bras.
— Lilah.
Il lui posa délicatement la tête dans le creux de son coude, ses cheveux
retombant en cascade par-dessus son bras. Son cœur se serra quand il se
rappela la première fois où il l’avait vue.
Elle avait été si vivante. Si pleine d’une vie radieuse et exubérante.
À présent son visage exquis était pâle et d’une immobilité mortelle. Un cri
d’insupportable souffrance sortit de ses lèvres. Le sort ne pouvait pas être
cruel au point de lui faire goûter au paradis avant de le lui retirer
brusquement.
Dans un grattement de griffes, Levet se planta près de Chiron.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
D’instinct Chiron resserra son étreinte, passant les doigts dans les mèches
soyeuses de Lilah. Il ne voulait pas que cette créature approche de sa
compagne. Pas alors qu’elle était faible et vulnérable.
— Une malédiction, dit-il d’une voix râpeuse.
Levet eut le souffle coupé.
— Pourquoi l’aurais-tu maudite ?
— Pas moi, espèce d’imbécile. (Il releva la tête pour foudroyer du regard
le démon exaspérant.) C’est un triton qui l’a maudite.
— Ah ! (Levet grimaça.) Les sirènes sont des créatures retorses. Et cette
Inga ne fait pas exception. (Il posa les poings sur ses hanches et remua la
queue.) Savais-tu qu’elle m’a jeté au cachot ? Puis…
— Pas maintenant, l’interrompit Chiron d’un ton brusque.
Levet renifla.
— Ce que tu peux être grincheux après une matinée au soleil.
Chiron poussa un rugissement furieux. Si Lilah n’avait pas été dans ses
bras, il aurait tendu la main pour arracher la tête de la gargouille.
— Ma compagne est mourante.
Ne se doutant apparemment pas que Chiron était à bout de patience, Levet
se pencha pour renifler Lilah.
— C’est ta compagne ?
Chiron montra les crocs. Ouais. Il tuerait bel et bien la gargouille.
— Nous n’avons pas achevé la cérémonie. Mais oui, elle m’appartient,
l’avertit-il d’une voix criarde.
Levet fronça les sourcils.
— Alors pourquoi ne l’achèves-tu pas ?
Chiron fusilla la gargouille du regard, déconcerté.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Levet parla avec lenteur et concision, comme si Chiron était trop obtus
pour comprendre des mots simples.
— Achever. La cérémonie. De l’union.
Chiron regarda la gargouille fixement, stupéfait. Comment avait-elle bien
pu survivre si longtemps ?
— Je le jure, je vais t’arracher les membres un à un, parvint-il enfin à lui
lancer d’une voix étranglée.
Levet écarta les bras, le battement de ses ailes agitant la poussière qui
couvrait le sol.
— Tous les vampires sont-ils aussi incultes en matière de malédiction ?
Ravalant ses paroles rageuses, Chiron observa Levet avec un sentiment
d’urgence soudaine. Il devina à la voix de la gargouille qu’elle savait quelque
chose qu’il ignorait. Quelque chose qui pourrait sauver Lilah.
— Que sais-tu à ce sujet ?
Levet indiqua Lilah, qui ne respirait plus parce que la magie noire la vidait
de sa vie.
— La malédiction l’a attachée à Riven.
Chiron sentit la panique gronder en lui. Le temps leur manquait. Il devait
trouver un moyen de rompre la malédiction dans les prochaines secondes
sinon elle mourrait.
— Je le sais, dit-il d’une voix râpeuse.
La compassion adoucit les traits de Levet, comme s’il avait perçu
l’immense peur de Chiron.
— Achever l’union brisera la malédiction, dit-il, réussissant à éviter ses
remarques narquoises habituelles. Elle ne peut pas être attachée à deux
créatures différentes.
Un vague espoir se leva dans le cœur de Chiron. Ça se tenait. L’union
créait un lien au niveau de l’âme. Un lien qui l’emportait sur la loyauté
envers le clan ou la famille. Et qu’il était impossible de rompre.
Cependant, Levet avait raison de dire que Chiron n’y connaissait rien en
malédictions.
— Tu en es sûr ? demanda-t-il.
Levet agita les mains d’un geste théâtral.
— L’amour triomphe de la haine. Tout le monde sait ça.
Chiron hésita. Il ne faisait pas entièrement confiance à cette idiote de
gargouille, mais qu’avait-il à perdre ? Se penchant, il écarta avec douceur les
cheveux de Lilah de son visage. Sa peau devenait déjà froide sous ses doigts.
Merde. La terreur le submergea au point qu’il eut du mal à réfléchir.
Heureusement, ses instincts les plus primitifs savaient exactement quoi faire.
Ses canines s’allongèrent et, à la vitesse de la lumière, il s’entailla le
poignet. Du sang jaillit et lui coula entre les doigts. Rapidement, il écarta les
lèvres de Lilah du pouce avant de laisser le liquide épais lui dégouliner dans
la bouche.
L’échange de sang était tout ce qui était requis pour achever la cérémonie
de l’union.
Pendant ce qui sembla une éternité, elle resta immobile dans ses bras, le
corps mou. Refusant de s’appesantir sur son pouls de plus en plus faible,
Chiron continua à laisser son sang lui remplir la bouche. La chaleur soudaine
qui se fraya un chemin brûlant sur l’intérieur de son avant-bras fit alors
bondir d’espoir son cœur inerte. Il n’avait pas besoin de regarder pour savoir
qu’un tatouage écarlate apparaissait sur sa peau. C’était la marque de l’union.
Un symbole visible du fait que Lilah l’avait revendiqué.
Au même moment, il l’entendit inspirer faiblement. Elle lui revenait. Bénie
soit la déesse.
Poussant un cri de joie étranglé, Chiron colla les lèvres à son front. Elle
avait encore la peau froide, mais il sentait qu’elle commençait déjà à se
réchauffer.
Des minutes s’égrenèrent avant que Lilah tousse enfin doucement, puis
tende la main pour lui effleurer le visage.
— Chiron ?
Relevant la tête, il la dévisagea avec un soulagement immense. Rien
n’avait jamais été plus beau que la vision de ses yeux vifs.
— Ne me refais plus jamais ça, la réprimanda-t-il d’une voix criarde.
Elle cligna des yeux, les sourcils froncés de perplexité.
— La malédiction…
— Elle a été brisée. (S’immisçant dans leur moment de tendresse, Levet se
pencha au-dessus de Lilah avec un large sourire.) Vous pourrez me remercier
plus tard.
— Toi ? grogna Chiron.
— Tu serais resté assis là à la regarder mourir si je n’avais pas été là,
insista Levet. C’est encore moi le héros.
Comme pour éviter l’affrontement inévitable, Lilah passa les doigts sur la
gorge de Chiron.
— Et ton maître ? s’enquit-elle. Les barrières sont tombées. Il devrait être
libre.
Chiron haussa les épaules.
— J’ai senti son pouvoir, mais j’ignore où il est.
— Tu devrais partir à sa recherche.
— Plus tard, dit Chiron. Je ne te quitterai pas tant que je ne serai pas
certain que tu es entièrement remise.
Il avait beau vouloir s’assurer que Tarak était libre et avait, avec un peu de
chance, toute sa raison, il se souciait bien plus de prendre soin de sa
compagne.
— D’accord, convint-elle.
Puis, les sourcils légèrement froncés, elle observa son bras. La manche de
son peignoir était remontée, dévoilant le tatouage écarlate dont les volutes
s’étendaient de l’intérieur du poignet au coude.
— Qu’est-ce que c’est ?
La joie qui avait été étouffée quand il avait craint pour la vie de Lilah
explosa en lui. Il avait sa compagne. Et c’était la créature la plus merveilleuse
qu’il aurait jamais pu imaginer.
— Je te l’expliquerai quand nous serons entre nous.
Lilah toujours enveloppée dans ses bras, Chiron se leva. Il allait leur
dénicher un endroit sombre et tranquille où ils pourraient passer la journée
sans être dérangés. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à Ulric, qui
ronflait bruyamment. Heureusement, le garou avait le crâne assez épais pour
supporter quelques chocs. Il se réveillerait certainement avec un mal de tête,
mais il irait bien.
— Reste là pour veiller sur Ulric.
Levet grimaça.
— Pourquoi moi* ?
Sans se préoccuper de sa question, Chiron se dirigea vers un tunnel proche,
serrant délicatement Lilah contre son torse.
Tout n’avait été qu’une succession d’obstacles le séparant de sa compagne.
Dans un avenir prévisible, il comptait savourer le fait que rien ne se dresserait
plus jamais entre eux.
CHAPITRE 20

Lilah sentit que l’obscurité se répandait sur les marécages malgré le fait
qu’ils se trouvaient dans une petite grotte enfouie assez profondément sous
terre pour empêcher tout rayon de soleil de passer. C’était dans le calme de
l’air et dans l’enthousiasme avec lequel Chiron venait juste de lui faire
l’amour. Il était une créature nocturne, ce qui signifiait qu’il accomplissait ses
meilleures œuvres la nuit.
Et à son meilleur il était fabuleux.
Poussant un soupir de satisfaction absolue, Lilah frotta de la main le
tatouage cramoisi qui occupait toute la longueur de l’avant-bras de Chiron.
Ils étaient blottis dans un coin de la grotte où ils avaient passé la journée à
dormir et à se remettre de leurs frôlements respectifs avec la mort.
Quand elle s’était réveillée, Chiron lui avait expliqué que c’était leur union
qui avait détruit la malédiction de Riven. Il avait affirmé que l’amour venait à
bout de tout. En cet instant, Lilah le croyait.
— Ouais, ils sont toujours là, souffla-t-elle.
Chiron effleura des lèvres son front moite. Comme elle n’était pas une
vampire, leurs parties de jambes en l’air énergiques l’avaient laissée
empourprée et en sueur. Quant à Chiron, il avait l’air prêt pour une séance
photo pour le magazine GQ.
— Quoi ? s’enquit-il.
— Les feux d’artifice.
Il l’observa d’un regard scrutateur.
— J’ai peur de demander.
— La première fois que tu m’as embrassée, j’ai senti des feux d’artifice,
lui dit Lilah, sa voix s’adoucissant à ce souvenir.
Il semblait s’être écoulé toute une vie, et d’une certaine façon, c’était bien
le cas. Ils avaient tous deux changé. Chiron avait trouvé… et perdu… son
maître. Enfin, il pouvait se libérer de la culpabilité qui l’avait rongé comme
du poison. Et elle recouvrait peu à peu les souvenirs qui lui avaient été volés.
Et, bien sûr, le plus grand changement de tous. Elle continua à caresser le
tatouage de Chiron.
— Tu pensais que les feux d’artifice n’étaient qu’un coup de chance ?
demanda-t-il.
— Eh bien, nous sommes un vieux couple uni maintenant, le taquina-t-elle.
J’ai eu peur que la magie se soit envolée.
Feignant d’être outré par ses paroles, il effleura des mains son corps nu.
— La magie ne s’envolera jamais.
Elle frissonna. Il avait les mains froides, mais elles lui réchauffaient le sang
au point qu’elle avait l’impression d’avoir de la lave qui lui coulait dans les
veines.
— Est-ce une promesse ?
— Je suis uni à une sorcière, dit-il d’une voix rauque, baissant la tête pour
appuyer la pointe d’une canine le long de son cou. Feux d’artifice et magie
sont incontournables.
Lilah gémit. Elle adorait quand il se nourrissait à ses veines.
— Mmm. (Elle enroula les doigts dans la soie de ses cheveux.) J’ai encore
l’impression de rêver.
Il créa un chemin de baisers sur la rondeur d’un sein.
— Parce que tu n’arrives pas à croire ta chance stupéfiante d’avoir dégotté
comme compagnon un vampire superbe, prospère et extrêmement
intelligent ?
Elle gloussa. Cet homme n’avait aucun problème d’ego.
— Un truc dans le genre.
— Pourquoi as-tu l’impression de rêver ? demanda-t-il, se servant de la
pointe de la langue pour suivre la ligne de sa clavicule.
— Je pensais rester seule à tout jamais, chuchota-t-elle, comme si elle
craignait qu’en prononçant ces paroles trop fort elle se réveillerait pour
découvrir que Chiron avait disparu. Que je vivrais isolée ici jusqu’à ma mort.
Percevant facilement la peur qui persistait en elle, Chiron l’enlaça
étroitement et lui déposa un baiser sur le sommet de la tête.
— Tu es libre maintenant, lui assura-t-il. Plus de barrières, de malédiction
ou de maudite ogresse effaçant tes souvenirs.
Elle se pelotonna contre lui, s’imprégnant du pouvoir glacial qui palpitait
autour de lui. Il lui donnait le sentiment d’être protégée. Comme si rien ne
pouvait lui faire de mal tant qu’elle était dans ses bras.
— Louée soit la déesse, je ne veux jamais t’oublier, murmura-t-elle.
Il lui frôla le front des lèvres.
— Aucun risque. Dès que tu seras entièrement remise, je compte
t’emmener à l’autre bout du monde pour te montrer nos hôtels et casinos. Je
veux que le personnel admire mon goût exquis en matière de compagne et je
veux entendre tes suggestions pour améliorer Dreamscape Resorts.
Lilah en eut le souffle coupé.
— Sérieusement ?
Il releva la tête, l’expression perplexe. Comme si sa surprise le
déconcertait.
— Nous sommes associés maintenant. Pas vrai ?
Elle ressentit une explosion de joie. C’était une chose d’intégrer le fait que
cet homme merveilleux était désormais son compagnon. Et qu’il semblait
l’adorer au-delà de toute raison. C’était la biologie. Une biologie sublime.
Mais son empressement à l’associer à ses affaires montrait qu’il respectait sa
capacité à diriger un hôtel.
Ce qui la toucha d’une façon qui la fit se sentir étrangement vulnérable.
Elle rougit, incapable de mettre des mots sur ses émotions tumultueuses.
Elle tourna son attention sur les problèmes qui persistaient au-delà de leur
petite grotte retirée.
— Oui, mais…
Il déposa un rapide baiser sur ses lèvres, interrompant ses protestations.
— Pas de mais.
— Un vrai tyran, le réprimanda-t-elle, refusant d’être réduite au silence.
Mais que fais-tu de Tarak ?
— Ulric est sur sa piste, lui rappela-t-il. Personne, pas même un vampire,
ne peut échapper à un garou de sang pur. Il aura ramené Tarak en sécurité ici
avant notre départ.
Lilah ne pouvait qu’espérer que Chiron avait raison. Ce pauvre Tarak avait
assez souffert comme ça. Elle détestait penser qu’il puisse être quelque part,
perdu et désorienté.
— Et Inga ? demanda-t-elle. Nous ne pouvons pas la laisser enfermée à
tout jamais.
Il grimaça.
— Pourquoi pas ?
Son cœur se serra à l’évocation de son amie dévouée. Elle n’avait pas
voulu lui faire de mal mais avait dû protéger son compagnon.
— Chiron, elle n’est pas plus coupable que moi. Nous sommes toutes deux
responsables d’avoir emprisonné ton maître, lui rappela-t-elle. En fait, je suis
pire. On a manipulé Inga pour qu’elle accepte d’aider Riven. Je l’ai fait par
pure vanité.
Il se renfrogna davantage, mais à la vue de son expression obstinée, il
comprit manifestement qu’elle n’en démordrait pas.
— Très bien, nous déciderons quoi faire de ta nounou. (Il baissa la tête.)
Plus tard.
Pleinement consciente qu’une fois qu’il aurait commencé à l’embrasser,
elle se perdrait dans un monde de volupté sensuelle, elle posa la main au
milieu de son torse.
— Mais…
Il poussa un grognement de frustration.
— Encore un mais ?
— Cela fait très longtemps que je n’ai pas utilisé ma magie, lui rappela-t-
elle. Je ne peux pas être certaine que le sort tiendra toute la nuit.
Chiron mit une minute entière à brider le désir que Lilah voyait couver
dans ses yeux. Puis, d’un mouvement plein d’aisance, il se leva.
— Je vais trouver quelqu’un pour garder un œil sur elle, lui dit-il, une
expression malicieuse sur le visage. Et je connais le démon parfait.
Lilah s’assit et le regarda se diriger vers l’entrée.
— Chiron ?
— Ne bouge pas de là, ordonna-t-il. Je reviens tout de suite.
— Où vas-tu ?
Il lui décocha un sourire débordant de crocs.
— Faire d’une pierre deux coups.

— Pourquoi moi* ? rouspéta Levet, foudroyant du regard le vampire qui le


dévisageait d’un air arrogant.
La nuit était tombée, mais alors même que Levet s’était préparé à se rendre
dans les marécages pour savourer quelques heures avec une ravissante
naïade, Chiron l’avait saisi par une corne et l’avait ramené à l’hôtel. Ils ne
s’étaient pas arrêtés avant d’être dans une salle inconnue remplie de tableaux.
Ainsi que d’une grosse ogresse qui se tenait aussi immobile qu’une statue
près de la fenêtre. Il avait mis plusieurs minutes à prendre conscience qu’Inga
était enfermée sous un filet de magie.
Puis, Chiron lui avait ordonné de monter la garde, comme s’il n’avait rien
de mieux à faire.
— Quel est ton problème ? demanda le vampire.
— Je ne veux pas surveiller l’ogresse, protesta Levet, montrant Inga d’une
griffe. Je ne l’aime même pas.
— C’est vache, dit Chiron avec une absence de compassion qui frôlait la
grossièreté. Ulric est occupé à traquer Tarak.
Son explication laissa Levet de marbre.
— Et pourquoi ne montes-tu pas toi-même la garde ?
Un sourire empreint d’une satisfaction pleine de suffisance se dessina avec
lenteur sur les lèvres de Chiron.
— Des affaires plus importantes requièrent mon attention.
Levet ricana.
— Je suppose que ces affaires incluent ta nouvelle compagne ?
— En effet.
Levet souffla bruyamment. Un romantique dans l’âme, il ne pouvait guère
chicaner sur le souhait de Chiron d’être avec Lilah. Quel couple
nouvellement uni ne demanderait pas qu’à passer du temps en tête à tête ?
N’empêche, il n’avait pas envie d’être coincé dans cette salle puante avec
l’ogresse puante.
— C’est très* injuste. (Il avança la lèvre inférieure.) Pourquoi ne pas juste
jeter cette créature au cachot ? C’est ce qu’elle m’a fait.
Chiron lança un coup d’œil à Inga, et ses traits se durcirent.
— Nous aurons besoin d’elle pour trouver Riven.
Levet écarquilla les yeux.
— Tu comptes partir à la recherche du triton ?
— Tu en doutais ?
Levet frémit quand une rafale glaciale tourbillonna dans l’air. Le seigneur
des sirènes n’avait pas juste emprisonné le maître de Chiron, il avait failli tuer
Lilah. Chiron ne serait pas content tant qu’il ne l’aurait pas buté.
— Je suppose que non, reconnut Levet, laissant retomber ses ailes.
Il ne verrait jamais les naïades.
— En attendant, je veux m’assurer qu’Inga reste là où je pourrai la trouver
le moment venu.
— Très bien, marmonna-t-il, foudroyant le vampire du regard. Mais tu
m’es redevable.
Chiron eut le toupet d’avoir l’air perplexe.
— Redevable ?
Levet fit claquer sa langue. L’homme se montrait délibérément boucherie.
Non, un instant. Bouché. Oui*, bouché.
Il tendit une griffe.
— D’abord, je t’ai conduit jusqu’à cet hôtel. (Il tendit une deuxième
griffe.) Puis j’ai cherché la clé.
— Que tu n’as pas trouvée, l’interrompit Chiron.
— Parce que j’étais retenu prisonnier.
Chiron haussa les épaules.
— Pas ma faute.
Une sangsue contrariante. Levet tendit une troisième griffe.
— Puis je t’ai aidé à briser la malédiction qui aurait sinon tué ta compagne.
Chiron serra les lèvres. Il ne pouvait que s’incliner devant la logique
spectaculaire de Levet. Finalement, il secoua la tête avec résignation.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Levet réfléchit avant de balayer l’air de la main. Il ne gaspillerait pas une
aussi puissante faveur sur un coup de tête.
— Je n’en suis pas encore certain. Mais fais-moi confiance, quand je me
serai décidé, tu en seras le premier informé.
— J’ai hâte.
Chiron roula des yeux, se dirigeant vers la porte. Il prit le temps de mettre
en garde Levet du regard.
— Ne sors pas de cette salle.
Levet attendit qu’il soit parti pour tirer la langue en direction de
l’embrasure de la porte vide.
— Levet, reste ici, grommela-t-il. Levet, ne bouge pas. Levet…
— Levet. (Inga s’immisça soudain dans la conversation que Levet avait
avec lui-même.) Libère-moi.
Se retournant, Levet lui lança un regard mauvais.
— Hors de question. Tu m’as jeté dans un cachot.
L’ogresse s’humecta les lèvres, un voile de sueur sur son visage large. Il
semblait qu’elle avait enduré une longue et atroce journée entravée par les
bandes magiques.
— Cela n’avait rien de personnel. Je n’ai pas eu le choix, dit-elle.
Levet poussa un soupir déçu. Il avait éprouvé un bref sentiment de
camaraderie pour cette femme. Ils avaient tous deux été abandonnés par leur
famille. Ils avaient tous deux été esclaves. Et ils étaient tous deux jugés sur
leur beauté unique.
Désormais, il ne faisait aucun doute qu’elle était la méchante.
— Je dis toujours que je n’ai pas le choix et ce n’est jamais vrai, lui dit-il.
— C’était vrai. Je devais protéger Lilah.
Levet agita la main.
— Tu as accompli ton devoir. Lilah va bien, et maintenant c’est à Chiron
qu’il revient de veiller sur elle. Ton travail est fini.
— Non. (La voix de la femme avait des accents de peur discordants.) La
malédiction a peut-être été brisée, mais ça n’empêchera pas Riven de nous
traquer et de nous tuer. De tous nous tuer.
Levet observa le visage difforme de l’ogresse. Elle était vraiment terrifiée.
— Les vampires sont de puissantes créatures, lui assura-t-il.
Il ne savait pas grand-chose sur les sirènes, mais il refusait de croire
qu’elles seraient assez stupides pour déclencher une guerre.
— Dès que Chiron aura éliminé Riven, tout ça sera fini. Tu seras libre et je
pourrai retourner dans mon bain de lave. À moins que je reste dans les
marécages pour passer quelques jours avec les naïades locales.
Un silence lui répondit, comme si Inga tentait de décider si elle continuait à
discuter ou si elle s’avouait vaincue. Puis ses traits prirent une expression
impassible et elle parla d’une voix douce et étrangement hypnotisante.
— Regarde-moi.
Levet n’en avait pas envie. Il prit soudain peur en humant l’odeur salée de
pouvoir qui flottait dans la salle. Mais alors même que son esprit lui hurlait
de se retourner et de fuir, il plongea le regard dans ses yeux rouges.
Une lumière vive jaillit derrière les yeux de Levet. Elle lui brûla le
cerveau, effaçant tout sur son passage. Au bout d’un moment, il cligna des
yeux de douleur, secouant la tête avec lenteur.
Il ignorait ce qui s’était passé, mais ça ne lui plaisait pas.
Jetant un coup d’œil à travers la salle inconnue, il posa le regard sur une
grosse femme qui portait une robe d’un violet atroce et l’observait avec
circonspection.
— Où suis-je ? demanda-t-il, grimaçant brusquement d’un air dérouté.
Attendez… qui suis-je ?
Un sourire triste se dessina peu à peu sur les lèvres de la femme.
— Tu es Levet, une célèbre gargouille héroïque. Et tu es venu me sauver.
Alexandra Ivy vit avec sa famille à Ewing, dans le Missouri. Elle dit avoir
découvert la passion de la lecture en se rendant à la bibliothèque, avec les
aventures de Nancy Drew. Elle demeure une grande passionnée de lecture.
De la même autrice, chez Milady :

Les Gardiens de l’éternité :


1. Dante
2. Viper
3. Styx
4. Cezar
5. Jagr
6. Salvatore
7. Tane
8. Ariyal
9. Caine
10. Santiago
11. Roke
12. Cyn
13. Chiron
Amours immortelles
(recueil de nouvelles)
Les Sentinelles :
1. Forgé dans le sang
2. Tueur de sang
3. Fièvre de sang

Les Dragons de l’éternité :


1. Baine
2. Torque
3. Char
www.milady.fr
Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Darkness Returns


© 2019 by Debbie Raleigh

© Bragelonne 2018, pour la présente traduction

Photographie de couverture :
© Shutterstock

Illustration de couverture :
Anne-Claire Payet

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ISBN : 978-2-8112-2308-3

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