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Chapitre premier
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Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Biographie
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Alexandra Ivy
Chiron
Les Gardiens de l’éternité – 13
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Assens
Milady
CHAPITRE PREMIER
1* Tous les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original. (NdT)
CHAPITRE 3
Chiron avait une idée claire de la raison pour laquelle Styx avait été si
pressé de déposer Levet à Las Vegas. La gargouille était mal élevée, frivole
et ne fermait jamais, absolument jamais, son affreux clapet. Après moins
d’une heure passée en sa compagnie, Chiron envisageait le plaisir qu’il
goûterait à lui trancher la tête.
Malheureusement, la situation ne s’était pas arrangée à leur arrivée à
l’hôtel isolé. Debout dans une suite qui lui avait coûté une fortune, Chiron se
demanda pour la centième fois pourquoi il n’avait pas laissé Ulric manger le
morceau de granit exaspérant quand il en avait exprimé le souhait.
Seul l’espoir qu’elle puisse miraculeusement trouver la clé retenait Chiron
d’arracher les ailes de la gargouille qui lui empoisonnait la vie avant de la
jeter dans les toilettes et de tirer la chasse
Les mains sur les hanches, Chiron foudroya du regard le petit démon qui se
dirigeait vers un minibar qui jurait avec le mobilier ancien.
— Alors ? demanda-t-il.
— Alors quoi ?
Levet ouvrit le frigo et entreprit de sortir les minuscules bouteilles
d’alcool.
Chiron sentit ses crocs le démanger. Il avait envie de mordre un truc. Très,
très fort.
— Tu m’as conduit ici, dit-il d’un ton brusque. Où est la clé ?
Levet avala le rhum d’un trait. Puis le whisky. Il choisit au hasard un autre
rhum avant de siffler toute la tequila.
— Elle est proche.
— Proche ? Comment ça ?
La gargouille hoqueta, agitant la main en un geste désinvolte.
— Tout près. À proximité. Dans les environs.
Chiron traversa le tapis persan avec des mouvements désordonnés. La
température chuta juste au-dessous de zéro quand il se pencha devant Levet.
— Ne te fous pas de moi, gargouille, l’avertit-il.
Levet recula en sursautant.
— Ne fais pas de bonds pareils, glapit-il.
Puis, recouvrant son sang-froid, le minuscule démon renifla d’un air
offensé.
— Les vampires sont des créatures très grincheuses.
— Nous sommes ici pour trouver la clé, pas pour que tu te bourres la
gueule avec de l’alcool bon marché, répliqua Chiron d’un ton brusque.
— Oh ! il n’est pas bon marché. Tu as vu les prix sur le frigo ? Ça va te
coûter une fortune… (Les mots de Levet moururent sur ses lèvres quand
Chiron mit ses doigts autour de sa gorge et serra.) Argh. D’accord.
— Où est la clé ?
— Elle est masquée.
Chiron foudroya Levet du regard. La gargouille faisait-elle exprès de
l’irriter pour détourner son attention ? Possible. Difficile de croire qu’une
créature puisse aussi naturellement taper sur les nerfs d’un vampire.
— Ça veut dire quoi ? s’enquit-il.
— Je n’en suis pas entièrement sûr. (Levet grimaça.) Je perçois sa
présence, mais il m’est impossible de mettre le doigt sur sa position exacte.
Cette réponse vague n’apaisa en rien les soupçons de Chiron.
— Tu as réussi à nous conduire ici.
Levet haussa les épaules.
— Je la sentais facilement jusqu’à ce qu’on franchisse la barrière.
Maintenant je n’en ai plus qu’une perception atténuée. Le sortilège doit nous
jouer un tour.
— Il n’est peut-être pas le seul, dit Chiron, resserrant les doigts autour de
la gorge de la gargouille.
Levet lui jeta un regard mauvais.
— Je ne suis pas un raisin qu’on peut presser. Lâche-moi.
Sans l’écouter, Chiron se concentra pour lire dans l’esprit du minuscule
démon. En général, un lien physique facilitait le processus, mais avec la
gargouille il ne put saisir que des bribes fugaces. Comme si son cerveau était
aussi imprévisible et capricieux que l’était Levet.
— Ulric m’a prévenu que c’était un piège, l’accusa-t-il. Tu m’as attiré
jusqu’à cet endroit reculé…
— Ne joue pas les princesses effarouchées. (D’un mouvement rapide,
Levet recula, échappant à la poigne de Chiron.) Il n’y a pas de piège. Il se
pourrait que j’aie besoin de m’habituer à cette magie. Elle est… (il
s’interrompit, levant le bras pour effleurer des griffes son cou contusionné)
bizarre.
Chiron ne se donna pas la peine d’empoigner de nouveau la gargouille. Il
n’existait nulle part où elle pourrait fuir sans qu’il la rattrape.
— Bizarre ?
— Elle ne m’est pas familière. (Levet battit des ailes, dévoilant sa
frustration.) Elle est presque fae, mais pas exactement.
Chiron se redressa. La gargouille était sincèrement perplexe. Ça au moins
il pouvait le sentir.
Non qu’il lui fasse entièrement confiance.
— J’ai besoin de résultats, pas d’excuses, grogna-t-il.
Soudain, Levet le chassa d’un geste de la main.
— Va jouer ailleurs. Je ne peux pas me concentrer en t’ayant constamment
sur le dos, ordonna-t-il.
Chiron montra les crocs. Une chose était sûre : la gargouille avait des
couilles en acier pour s’imaginer pouvoir donner des ordres à un vampire.
— Très bien. (Il braqua un doigt sur la créature hideuse.) Mais si tu me
déçois, gargouille, ce sera la dernière chose que tu feras.
— Les sangsues ! marmotta Levet alors que Chiron se dirigeait vers la
porte.
Chiron ne réagit pas. Le besoin d’échapper au bavardage incessant de la
gargouille l’emportait largement sur toute velléité de la punir de son
impertinence.
Sortant dans le long couloir, il passa avec nonchalance devant une demi-
douzaine de portes fermées. Il percevait la présence d’autres clients, mais
comme l’avait dit l’agaçante gargouille, il avait l’impression bizarre que tout
était assourdi.
Il devait s’agir du sortilège qui enveloppait toute la propriété.
Un frisson lui parcourut l’échine.
Il détestait la magie. Et il détestait la magie humaine plus que tout.
Esquissant une grimace, il ralentit le pas et s’obligea à regarder
attentivement autour de lui. S’il ne pouvait pas utiliser ses pouvoirs pour
identifier les démons avec qui il partageait ce vaste hôtel, il devrait faire
appel à ses autres sens. Et ce d’autant plus qu’il existait peut-être des indices
pouvant le conduire à la clé.
Autour de lui, l’épais silence n’était brisé que par le claquement de ses
chaussures hors de prix sur le marbre. En passant devant l’une des portes, il
sentit un air froid. Un vampire. Peut-être plus d’un. Il avait l’impression que
les autres chambres étaient vides, ce qui ne signifiait pas que leurs occupants
ne se trouvaient pas dans une autre partie de l’hôtel.
Il n’y avait rien d’autre à voir à part les peintures murales éclatantes. Des
œuvres d’art qui représentaient les fleurs et les arbustes qu’il avait aperçus
dans les jardins à leur arrivée. Comme s’ils fleurissaient à l’intérieur.
On aurait dit l’œuvre des faes. Aucun autre démon ne possédait le don de
créer une aussi délicate perfection.
Il descendit le majestueux escalier et traversa le hall, dont les parquets et
les boiseries polis reflétaient les lumières dansantes de la guirlande qui
courait sous le plafond à coupole. Des plantes dans de grands pots étaient
disposées dans les coins, tandis qu’une légère senteur de sel imprégnait l’air.
Bizarre.
Les sorcières utilisaient du sel pour jeter leurs sorts, mais l’odeur aurait dû
se dissiper depuis longtemps. À moins qu’une sorcière s’adonne encore à la
magie dans l’hôtel. Il grimaça. Il préférerait avoir affaire à une horde de trolls
qu’à une sorcière.
Faisant le tour du hall, il évita l’imposante porte d’entrée. À leur arrivée un
peu plus tôt, le carillon aurait pu réveiller les morts. Il aimait autant ne pas
renouveler l’expérience. En plus, il voulait examiner l’extérieur du bâtiment.
S’il avait été construit par les faes, il devrait y avoir des runes indiquant leur
espèce. Avec un peu de chance, il s’agissait d’une tribu locale qu’il pourrait
retrouver afin de l’interroger sur des tunnels ou des pièces secrètes qui
seraient cachés derrière des illusions.
Il devait bien y avoir une raison pour laquelle les sorcières avaient choisi
de laisser la clé à cet endroit.
Il dénicha un couloir qui donnait directement sur la terrasse de derrière et
sortit dans la nuit. Il grimaça quand une sensation d’engourdissement
s’empara de lui, émoussant ses pouvoirs. Il commençait à comprendre
l’agacement de Levet contre le sort qui enveloppait la propriété.
Chiron s’arrêta et laissa son regard glisser sur le paysage verdoyant qui
s’étendait vers les zones humides toutes proches. Fleurs, arbrisseaux, arbres
fruitiers et lucioles offraient une explosion de couleurs.
Il était accro aux lumières vives et à l’affairement de la ville. Existait-il
plus électrisant que Paris scintillant sous un ciel nocturne ? Ou Las Vegas,
avec son déploiement chatoyant de lumières ? Mais il devait reconnaître que
la sérénité qui régnait dans les Everglades avait quelque chose de séduisant. Il
pouvait comprendre qu’un démon puisse s’y retirer dans l’espoir d’oublier le
monde l’espace de quelques nuits. Ou semaines.
Mais ce n’était pas le calme qu’il recherchait.
Il était venu trouver la clé qui ouvrirait la prison où était enfermé son
maître.
Après avoir marché jusqu’au bord de la terrasse, il se retourna vers le
bâtiment et y appuya la main. Il sentit les années palpiter dans les pierres
chaudes et aperçut les runes indistinctes qui avaient été gravées à leur
surface. Cependant, il n’en savait pas plus sur l’identité de celui qui avait
construit la bâtisse.
Le mystère qui enveloppait les lieux avait-il un lien avec la clé ? Ou
n’était-ce qu’une étrange coïncidence ?
Perdu dans ses pensées, il ne prit conscience qu’il n’était plus seul que
lorsqu’une voix douce flotta dans l’air.
— Puis-je vous aider ?
Chiron fit volte-face avec un feulement sourd. Comment avait-il bien pu se
laisser surprendre ? Ses sens avaient beau ne plus être fiables à cause de la
magie, c’était une défaillance impardonnable.
Prêt à se débarrasser de l’intruse, Chiron sentit sa colère vaciller et mourir
dès qu’il posa les yeux sur la petite femme.
« Boum ! » Il eut l’impression de revivre la fois où il avait été assez
stupide pour se battre contre un troll sauvage. La créature l’avait frappé si fort
qu’il avait carrément vu des étoiles. Les mêmes qu’il voyait à présent.
Chiron serra les poings, les narines dilatées alors qu’il tentait de humer son
parfum luxuriant.
Elle était d’une extraordinaire beauté. Avec une magnifique chevelure qui
formait une auréole autour de son visage ovale. Des yeux vert doré où
miroitait une tentation sensuelle. Des lèvres pleines et roses au clair de lune,
la peau de la couleur du miel fondu. Un corps gracieux parfaitement mis en
valeur dans le peignoir qui s’accrochait à ses formes délicieuses.
Une sirène-née.
Presque submergé par la puissante envie de goûter à sa douceur, il sentit
ses canines s’allonger.
— Nom de Dieu, dit-il tout bas. J’ignorais que cet hôtel était habité par des
anges.
Elle avait les yeux écarquillés, comme si elle était tout aussi stupéfaite par
la présence de Chiron. Puis elle les étrécit soudain quand il parla.
— J’ai entendu pire, mais tout juste, l’informa-t-elle.
Chiron retint un sourire de justesse. Elle avait raison. C’était nul. Difficile
de croire que la plupart des femmes le trouvaient absolument irrésistible.
Mais pour sa défense, jamais personne ne lui avait fait une aussi forte
impression. Il ignorait si cette émotion était naturelle ou avait été induite par
l’étrange magie qui tournoyait dans l’air, mais elle était incontestable.
— Vous m’avez pris par surprise, reconnut-il, s’avançant sans se presser
vers l’inconnue pour lui adresser une bonne vieille révérence.
Selon lui, les bonnes manières étaient indémodables. Surtout en présence
d’une belle femme.
— Permettez-moi de me présenter. Je suis Chiron. Et je vous promets que
d’habitude ma conversation est bien meilleure. (Il se redressa, l’embrassant
de nouveau d’un regard lent et insistant.) Mais vous êtes d’une beauté à
couper le souffle.
Visiblement gênée d’être l’objet d’une telle attention, elle recula
délibérément d’un pas.
— Si vous avez faim, je veille à approvisionner en sang le minibar de
chaque chambre de vampire. (Elle indiqua de la main l’allée qui traversait le
jardin.) Sinon vous avez une ville à seulement une cinquantaine de kilomètres
à l’est d’ici.
Chiron fronça les sourcils. Il avait supposé que c’était une cliente comme
lui. Ou même l’ange avec lequel il l’avait confondue. Il n’avait pas envisagé
qu’elle puisse faire partie du personnel.
— Vous travaillez ici ?
— Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. (Elle haussa
les épaules.) Je suis la propriétaire.
— La propriétaire.
Ces mots lui échappèrent. C’était pire qu’il le pensait.
Elle cligna des yeux, comme si elle percevait l’émotion violente qui l’avait
envahie.
— Y a-t-il un problème ?
Ouais, il y avait un problème. D’une façon ou d’une autre, cet hôtel était
relié à la clé. Ce qui signifiait qu’elle devait avoir un lien avec les sorcières.
Il se rapprocha. Ses pouvoirs étaient émoussés, mais il espérait obtenir un
aperçu de ses pensées.
— J’ai supposé que l’ogresse était la maîtresse des lieux, s’obligea-t-il à
dire.
— Oh ! Inga est ma gérante, dit-elle, sur la défensive. Et elle n’est qu’à
moitié ogresse.
Chiron jura en silence. Il était aussi maladroit qu’un kobold ivre. Pas
étonnant qu’elle l’observe d’un air soudain soupçonneux.
Si elle savait quoi que ce soit sur Tarak, ou sur les sorcières qui avaient
créé le sort pour l’emprisonner, il se débrouillait sacrément bien pour
s’assurer qu’elle ne lui donnerait jamais aucun indice sur l’endroit où la clé
était cachée.
Il sourit, veillant à ne pas dévoiler ses canines. Certains démons les
trouvaient effrayantes. Allez savoir.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
Elle hésita. Dans les mains d’un magicien, un nom pouvait recéler
beaucoup de pouvoir. Elle sembla alors se rappeler qu’il était un vampire. Sa
capacité à lui faire du mal n’avait rien à voir avec la magie.
— Lilah, dit-elle.
Lilah. Un mot doux comme une chanson à son oreille. Il lui allait à la
perfection.
Il réprima un autre juron, s’obligeant à ne pas s’arrêter à sa beauté
éblouissante. Pas facile quand ses instincts le poussaient violemment à la
jeter en travers de son épaule pour la porter jusqu’à son repaire.
Avec une détermination farouche, il se concentra sur ses traits qui étaient
ravissants, mais pas aussi délicats que ceux de la plupart des faes. Et sur ses
yeux qui étaient d’une couleur si inhabituelle. Pourquoi ne percevait-il pas à
quelle espèce elle appartenait ? Une information qu’il aurait dû pouvoir
aisément déduire de son odeur et de l’aura qui l’entourait.
Il n’était certain que d’une chose : elle était beaucoup plus jeune qu’il
l’avait d’abord supposé. Moins d’un siècle.
Elle n’était pas née quand Tarak avait été capturé ou que le sort qui
dissimulait la clé avait été créé.
Alors ses soupçons étaient-ils apaisés ? Hmm. Pas complètement. Il avait
besoin d’en savoir plus. Beaucoup plus.
— Posséder une affaire aussi impressionnante constitue une sacrée réussite
pour quelqu’un de votre âge.
Elle resta sur la défensive. Non qu’il la laisse indifférente. Mais une bonne
dose de suspicion se mêlait à son désir naissant.
Exactement les mêmes émotions qui tourbillonnaient en lui.
— Je suis plus âgée que j’en ai l’air, marmonna-t-elle.
Il n’eut pas besoin de lire dans ses pensées pour savoir qu’elle mentait.
— J’en doute.
Prenant peut-être conscience qu’elle en révélait plus qu’elle ne l’aurait
voulu, elle recula d’un autre pas, se préparant manifestement à battre en
retraite.
— J’espère que vous apprécierez votre séjour.
Avec une rapidité fulgurante, il se déplaça pour lui bloquer le chemin.
— Attendez.
Elle s’arrêta brusquement, interloquée par sa soudaine apparition devant
elle.
— Oui ?
— J’aimerais en savoir davantage sur cet endroit, dit-il, s’en tenant autant
que possible à la vérité.
Tant qu’il n’aurait pas déterminé avec précision quel genre de démone elle
était, il ne pouvait pas être certain qu’elle n’était pas capable de déceler les
mensonges.
Elle parut sceptique.
— Bien sûr.
— Vraiment. (Il leva les mains, comme si ce geste pouvait la convaincre
de sa sincérité.) Je suis dans l’hôtellerie. C’est toujours un plaisir d’apprendre
auprès de mes concurrents.
Ses paroles la prirent au dépourvu.
— Vous êtes dans l’hôtellerie ?
— Dreamscape Spas and Resorts.
Il glissa la main dans sa poche de derrière pour en sortir l’une des cartes
bordées d’or qu’il avait imprimées pour les nombreux humains à qui il avait
affaire toutes les nuits.
Elle examina la carte et se détendit imperceptiblement.
— J’en ai entendu parler. Je croyais que c’était à Paris.
Il éprouva une satisfaction ridicule. Comme si son approbation avait la
moindre importance.
Chiron serra les lèvres. Où était donc passé l’homme du monde raffiné
qu’on accueillait avec empressement dans les maisons royales ? Il avait été
remplacé par une créature étrange que Chiron reconnaissait à peine.
Dieu merci ! Ulric n’était pas dans le coin. Il n’aurait jamais laissé Chiron
s’en tirer à si bon compte.
— J’ai une vingtaine d’hôtels répartis à travers le monde, dit-il, s’efforçant
de ne pas avoir l’air de se vanter.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Ne s’adressent-ils pas aux humains ?
— Je pourrais élargir ma clientèle aux démons.
Elle ouvrit la bouche, une colère inattendue flamboyant dans ses yeux.
— Vous êtes venu me voler mes clients ?
Il gloussa, sincèrement amusé par son accusation.
— Ce n’est pas ça qui manque.
— Dit le milliardaire aux hôtels disséminés aux quatre coins du monde.
Il porta la main au milieu de sa poitrine en gage de sincérité.
— Je n’éprouve aucun intérêt pour la Floride, je le jure. Trop de
moustiques.
Le bref accès de colère de Lilah s’apaisa ; puis, tout à coup, elle pinça les
lèvres.
— L’ironie ne vous a pas échappé, n’est-ce pas ?
— Parce que je n’aime pas les suceurs de sang ? (Il s’approcha
suffisamment pour sentir la chaleur du corps de Lilah s’infiltrer à travers ses
vêtements – mmm !) Je préfère être le prédateur, pas le donneur.
Elle frissonna, mais ne recula pas.
— Et votre proie ? Et si elle préfère ne pas être la donneuse ?
— Mes compagnes de table ne sont jamais des proies. Et je peux vous
l’assurer, elles ne demandent qu’à me fournir ce dont j’ai besoin, dit-il,
tendant la main pour toucher une mèche dorée.
Douce. Comme de la soie. Un autre genre de chaleur l’embrasa, caressant
chacune de ses zones érogènes. Délicieux.
— Souhaitez-vous que je vous montre ?
Il vit un désir captivant lui assombrir les yeux. Puis, d’un geste saccadé,
elle repoussa sa main et recula.
— À moins de vouloir qu’Inga vous montre à quel point elle est douée
pour arracher les têtes à mains nues, ne laissez pas traîner vos crocs n’importe
où, l’avertit-elle.
Chiron dissimula un sourire. Elle pouvait tempêter à sa guise pour donner
le change. L’attirance qui crépitait entre eux était indéniable.
— Je ne forcerais jamais personne.
Elle serra les lèvres.
— Vous vouliez discuter de mon hôtel ?
Au prix d’un gros effort, il détourna les yeux de son visage et indiqua le
bâtiment d’un geste de la tête.
— C’est un endroit magnifique.
— Merci.
Il examina les lignes élégantes qui paraient la construction solide.
— Il s’agit visiblement de l’œuvre des faes, mais je ne reconnais pas les
runes. Qui l’a construit ?
— Les premiers propriétaires sont tombés dans l’oubli.
— Vous n’avez pas d’archives ? demanda-t-il.
Les faes conservaient méticuleusement jusqu’aux détails les plus fastidieux
de leurs affaires. Il avait toujours supposé que c’était pour pouvoir déterminer
quel sort de contrainte était le plus efficace pour inciter leurs clients à revenir
dans leurs établissements.
— Mes parents ont été emportés par une épidémie quand j’étais enfant,
répondit-elle.
Sa voix dépourvue d’émotion ne cachait pas sa blessure béante. Il sentait
qu’elle les pleurait encore.
— Inga a brûlé leurs corps avec le plus gros de leurs affaires. Dans son
empressement à détruire tout ce qui aurait pu être contaminé, elle n’a épargné
que les meubles.
Chiron fronça les sourcils. Les démons étaient rarement touchés par des
épidémies, mais, quand c’était le cas, elles étaient dévastatrices. Elles
pouvaient décimer la population locale ; rien d’étonnant à ce que l’ogresse ait
choisi le feu pour tenter de purger la maison de toute trace d’infection.
N’empêche, ça tombait bougrement bien que toutes les archives qui auraient
pu révéler la raison pour laquelle cet endroit avait été retenu par les sorcières
avaient été détruites.
— Vous ignorez tout de l’histoire de ces lieux ? insista-t-il.
Elle hésita, avant de sembler décider de ne pas répondre. Il était un client,
après tout.
— Ce ne sont pas les légendes populaires qui manquent.
Sans se presser, il marcha jusqu’à la balustrade en pierre qui bordait la
terrasse et s’y appuya.
— Racontez-moi.
— Pourquoi ?
— Je vous l’ai dit. Je m’intéresse aux hôtels.
Elle continua à se méfier de sa curiosité.
— Les vôtres n’ont rien à voir avec mon affaire.
Il arqua un sourcil.
— Bien sûr que si. Je ne loue pas des chambres aux humains. Je leur offre
du rêve. L’occasion d’échapper à leur vie ennuyeuse et monotone, ne serait-
ce que pour quelques jours. Ou la chance de devenir riche d’un jet de dés.
(Il indiqua les jardins luxuriants.) C’est une retraite magique pour les démons
en quête d’une illusion de paix.
Elle ricana.
— Ce n’est pas toujours calme. Je viens juste de remplacer plusieurs
chaises dans l’aile ouest après qu’une bande de faes a décidé avoir besoin du
bois pour allumer un feu de camp. Si Inga n’avait pas été là, ils auraient
saccagé les lieux.
Chiron hocha la tête. Il avait été émerveillé par le sentiment de sérénité
paisible qui enveloppait les lieux. Maintenant il comprenait que certains
démons pouvaient choisir l’hôtel pour son isolement.
Il exprima sa pensée à voix haute.
— Je suppose que certains démons considèrent cet hôtel isolé comme leur
Las Vegas personnel.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ce qui se passe ici reste ici.
Il vit l’amusement pétiller dans ses yeux malgré elle, illuminant sa beauté,
et son ventre se noua sous le coup d’une émotion étrange.
— Exact.
Il s’agrippa au bord de la balustrade. Il s’efforçait d’obtenir des
informations qui l’aideraient dans ses recherches, se rappela-t-il avec
sévérité. Plus tard, il se complairait dans la fascination que cette femme
exerçait sur lui.
À supposer bien sûr qu’elle ne soit pas de mèche avec l’ennemi.
— Je suis vraiment intéressé, dit-il.
Elle l’examina, le visage impassible. Puis elle poussa un soupir résigné.
Elle se disait à coup sûr qu’il était juste un client exigeant dont elle devait
veiller à satisfaire les désirs.
— À en croire la légende la plus ancienne, cette demeure a jailli des océans
et a flotté jusqu’aux zones humides entièrement construite. Une création de
brumes et de magie. C’est celle que je préfère, dit-elle, son expression
s’adoucissant.
Visiblement, elle adorait sa maison.
De brumes et de magie. Chiron frémit.
— Quelles sont les autres ? insista-t-il.
— Elles sont loin d’être aussi jolies. L’une prétend que c’était autrefois le
repaire du peuple hibou, qui sortait la nuit et sacrifiait les naïades locales pour
alimenter sa magie. Puis il y a celle qui raconte que cette bâtisse a été érigée
sur un ancien cimetière et que des fantômes errent sur ses terres. (Elle
grimaça.) Je n’ai croisé aucun fantôme, alors je suppose qu’on peut effacer
celle-ci de la liste.
Chiron n’en était pas si sûr. Certains fantômes restaient en sommeil
pendant des siècles. Ils pourraient être une dizaine à dormir dans les jardins à
l’insu de tous.
— Rien au sujet de sorcières ? demanda-t-il.
Elle commença à secouer la tête, avant de s’arrêter, comme frappée par une
pensée soudaine.
— À vrai dire, il y a une histoire bizarre au sujet de sorcières qui ont dansé
en rond jusqu’à donner naissance aux barrières qui entourent la propriété. Je
crois que je l’ai entendue de la bouche de l’un des brownies qui a travaillé sur
les fondations de l’hôtel.
Chiron était intrigué. Il se demanda s’il pouvait retrouver la trace du
brownie qui lui avait raconté cette histoire. Probablement pas. Ces créatures
insaisissables avaient tendance à se déplacer d’un endroit à l’autre, offrant
leurs talents pour réparer les murs en échange du gîte et du couvert. Rares
étaient ceux à posséder un repaire permanent.
— Y a-t-il des convents dans le coin ? s’enquit-il.
— Je ne pense pas.
Chiron examina la structure massive. Une sorcière pourrait être capable de
créer une petite maison. Et un cercle de sorcières au complet pourrait
potentiellement réussir à ériger un bâtiment de pierre. Mais pas à cette
échelle.
— La magie humaine seule n’aurait pas pu le faire, murmura-t-il.
Un court silence s’installa pendant qu’elle le regardait d’un air perplexe.
— En quoi les sorcières vous intéressent-elles ?
Chiron s’écarta de la balustrade. Cette femme se méfiait déjà de lui. Il ne
devait pas se précipiter s’il ne voulait pas qu’elle comprenne qu’il n’était pas
un simple client.
Sans prêter attention à la voix au fond de sa tête qui lui chuchotait qu’il ne
demandait qu’à prolonger son séjour en ces lieux, il décocha à Lilah son
sourire le plus charmant.
— C’est un royaume magique au milieu des marécages. Il ne manque plus
que d’énormes souris, une princesse et une bonne fée, pas vrai ?
Elle roula des yeux.
— Très drôle.
— Je sais y faire quand je m’en donne la peine.
— Hmm.
Il esquissa un autre pas vers elle, et ses canines l’élancèrent quand son
parfum lui chatouilla les sens. Qu’était-elle ?
— Vous n’avez pas l’air de me croire, l’accusa-t-il d’une voix rauque.
Il entendit son souffle s’échapper précipitamment par ses lèvres
entrouvertes. De la musique douce à ses oreilles.
— En effet, lui dit-elle.
Elle tenta de prendre une attitude de défi, mais elle ne pouvait pas cacher
sa réaction à sa proximité.
Celle-ci couvait dans ses yeux.
— Non ?
— Non. (Elle renifla.) Vous n’êtes pas venu ici pour vous familiariser avec
mes méthodes commerciales. Tout le monde sait que les meilleurs hôtels et
clubs de démons appartiennent à Viper. Si vous aviez besoin de conseils,
vous seriez allé le trouver.
Chiron cligna des yeux, surpris. Il avait déduit de son isolement dans les
Everglades qu’elle ne se tenait pas au courant des affaires du monde
extérieur. Un rappel opportun du fait qu’il ne savait absolument rien sur cette
femme.
À part qu’elle était superbe, intelligente et sentait l’ambroisie.
Il choisit soigneusement ses mots.
— Cela fait plusieurs siècles que nous ne nous adressons plus la parole,
Viper et moi.
Elle fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
Un mensonge facile se forma sur ses lèvres, mais il se retrouva incapable
de l’énoncer. Il se dit que c’était parce qu’il ignorait toujours quel genre de
démone elle était et quels étaient ses pouvoirs. Il ne pouvait pas prendre le
risque qu’elle le mette à la porte parce qu’elle ne lui faisait pas confiance.
Mais une partie de lui savait que c’était parce qu’il ne voulait pas la décevoir.
Une prise de conscience dangereuse.
— Je suis un Rebelle.
Ce nom ne sembla rien signifier pour elle.
— Je croyais que tous les vampires étaient des rebelles ?
— Mon clan a été accusé d’avoir essayé de détrôner le roi, et nous avons
été bannis.
— Cela paraît très… (elle grimaça) féodal.
— Ça sort tout droit de Game of Thrones.
Pensant lui arracher un sourire avec sa plaisanterie, il se figea de
stupéfaction quand elle tendit spontanément la main pour la poser avec
douceur sur son bras.
— Je suis désolée.
Ce n’était pas juste son contact qui lui envoya des décharges de plaisir à
travers le corps. C’était sa sincérité qui semblait si dangereusement réelle.
Comme si elle percevait l’amertume qui persistait en lui et ses blessures qui
refusaient de guérir.
Attention, Chiron, s’avertit-il en silence. Seul un imbécile oublierait qu’il
ne pouvait plus se fier à ses instincts depuis son arrivée à l’hôtel. Il était
même possible qu’il se fasse délibérément manipuler.
— Pas moi. (Il garda un ton léger.) Je me suis débrouillé comme un chef
sans l’Anasso et sa joyeuse bande de lèche-cul.
Elle lui serra doucement le bras.
— On se sent seul sans famille.
Ses mots le touchèrent en un point encore sensible et douloureux, et il
recula brusquement.
Au-delà de la culpabilité pour la disparition de Tarak qui l’avait
impitoyablement rongé se cachait un vide. Sans dirigeant fort, le clan des
Rebelles s’était dispersé, et Chiron avait fini par se concentrer sur ses
sociétés. S’il n’y avait pas eu Ulric, il aurait été complètement seul.
— Vous n’avez pas de famille ? s’obligea-t-il à demander.
Cette conversation était censée l’aider à obtenir des informations sur
l’hôtel. Pas à se complaire dans l’apitoiement sur soi-même.
Elle haussa les épaules.
— Aucune qui a pris contact avec moi. Peut-être qu’un jour je partirai à sa
recherche.
— Je…
Il serra brusquement les lèvres et écarquilla les yeux quand Lilah bondit
vers lui.
D’abord, il pensa qu’elle avait succombé à son désir. Hé, ça pouvait
arriver. Il avait vu des femmes se jeter de leur fenêtre à son passage. Mais,
alors même qu’il ouvrait les bras pour les refermer sur elle, elle appuya les
mains contre son torse avec une telle force qu’il recula en trébuchant.
— Attention, cria-t-elle.
Bizarrement, il ne songea pas une seconde qu’elle puisse l’attaquer.
Stupide, vraiment. Pourquoi sinon le bousculerait-elle ainsi ? Mais il ne fit
pas mine de résister à la pression de ses mains, la laissant le renverser sur la
terrasse de pierre dure. Au même moment, une douleur éclata dans son
épaule.
Qu’est-ce que… ?
Il observa avec méfiance Lilah qui se penchait près de lui. Était-ce la peur
gravée sur son visage ? Levant machinalement la main, il la porta sur son
épaule droite qui continuait à l’élancer. Il sentit une humidité visqueuse qu’il
savait être du sang, et sa chemise préférée était déchirée. Bordel. Il avait été
blessé.
Ce n’était pas une blessure mortelle. Déjà ses chairs se soudaient. Dans
moins de dix minutes, il serait complètement rétabli. C’était juste assez grave
pour le mettre en rogne.
— Vous allez bien ? demanda Lilah.
— Très bien.
De nouveau sur ses pieds, il sauta par-dessus le rebord de la balustrade et
fouilla les buissons tout proches. Une seconde plus tard, il sortit une flèche en
bois d’un massif d’orchidées. Merde. C’était l’une des rares armes
effectivement capables de tuer un vampire. Et s’il n’y avait pas eu Lilah, elle
lui aurait transpercé le cœur.
— Rentrez à l’intérieur, lui lança-t-il.
Lilah jeta un coup d’œil à la flèche dans sa main avant de rencontrer son
regard féroce.
— Qu’allez-vous faire ?
Il montra les crocs.
— Trouver le suicidaire qui a essayé de me buter.
CHAPITRE 4
Levet détestait les vampires. Presque autant que les dragons. Oh ! et que sa
famille. Oui*, sa famille était tout en haut de la liste des créatures qu’il
détestait. Elle l’avait jeté du nid puis expulsé de la Guilde, et quand il était
tombé dans les mains de marchands d’esclaves, elle n’avait rien fait pour
l’aider.
Non qu’il ait besoin d’elle. Non seulement il avait survécu, mais il était
officiellement un preux chevalier sur son fier destrier, adoré par les femmes
en tout lieu. Et il avait sauvé le monde. Combien de démons pouvaient se
prévaloir d’exploits aussi grandioses ?
Lui seul.
Malheureusement, son statut de héros lui valait d’être souvent appelé à la
rescousse. C’était à la fois une bénédiction et une malédiction. Cette fois-là,
cela ressemblait plus à une malédiction.
Chiron avait le même sale caractère que tous les autres suceurs de sang et
s’imaginait pouvoir mener Levet à la baguette comme s’il était un serviteur
au lieu d’un grand champion.
Plein d’une contrariété empreinte de suffisance, ainsi que de plusieurs
bouteilles de rhum qu’il avait trouvées cachées dans une pièce fermée à clé
près de la cuisine, il déambulait en se dandinant à travers le vaste hôtel.
C’était un bâtiment magnifique. Boiseries luisantes, superbes peintures
murales et énormes cheminées en pierre. Mais il ne l’aimait pas.
Et pire, il ignorait pourquoi il ne l’aimait pas.
Peut-être était-ce parce qu’il avait l’impression que sa magie était aussi
molle que de la mélasse. Ou parce que ses sens étaient émoussés. Ou parce
qu’il avait envie de se baigner dans la lave avec une ravissante sidhe de feu.
Quelle qu’en soit la raison, il avait les ailes tombantes pendant qu’il errait
d’un pas lourd des caves aux étages supérieurs. La clé était là. Il avait suivi le
sort jusqu’à cet endroit. Mais une magie étrange l’empêchait de la localiser
avec précision.
Après avoir fouillé les chambres du dernier étage, il se dirigea vers une
porte au fond du couloir. Elle était cachée derrière l’illusion ingénieuse d’un
miroir, mais Levet n’était pas dupe. Il était passé maître dans l’art de voir à
travers la magie. Ou du moins, c’était le cas quand on ne lui bredouillait pas
ses dons.
Non un instant… ce n’était pas juste. Embrouillait. Oui*. Embrouillait ses
dons.
Parvenu à la porte, il venait juste de réussir à l’ouvrir, révélant un escalier
raide, quand une grosse forme apparut soudain, descendant les marches avec
fracas comme un buffle d’eau ivre.
— Aah !
Levet battit des ailes, comprenant que c’était l’ogresse de sang mêlé qui les
avait accueillis à leur arrivée à l’hôtel. Elle était grande et épaisse, avec un
visage que seule une mère pouvait aimer. Pire, elle dévalait l’escalier bien
trop vite pour pouvoir s’arrêter.
— Écarte-toi de mon chemin, espèce d’imbécile, aboya-t-elle.
Levet recula d’un bond pour éviter de se faire piétiner et attendit que la
femme s’immobilise en dérapant pour la transpercer d’un regard offensé.
— Pourquoi fuis-tu les combles, femme ? Et pourquoi es-tu passée à un
cheveu de m’écrabouiller ?
Faisant volte-face, l’ogresse lui lança un regard mauvais comme s’il avait
été à l’origine de la catastrophe à laquelle ils avaient tout juste réchappé.
— Je m’appelle Inga et je ne fuis pas.
— Alors que fais-tu ?
Inga jeta un coup d’œil vers la porte ouverte.
— J’ai entendu courir sur le toit. Je suis montée pour voir qui c’était, mais
la personne a disparu. Je comptais m’assurer qu’elle ne parviendrait pas à
entrer dans l’hôtel.
Levet suivit son regard. Il avait déjà grimpé sur le toit. Une gargouille
aimait explorer les aménagements extérieurs dès son arrivée en un lieu. Il n’y
avait pas grand-chose à voir. Des tuiles d’argile. Une gouttière. Quelques
cheminées. Assommant.
— Le toit ? demanda-t-il, incrédule.
Elle poussa un grognement impatient.
— Tu sais, le truc au-dessus de nos têtes qui nous garde au sec quand il
pleut ?
Levet fronça ses épais sourcils.
— Je sais ce que c’est. Pourquoi quelqu’un courrait-il là-haut ?
L’ogresse croisa les bras sous sa poitrine.
— Tu devrais poser la question à ton camarade de chambre.
Levet fut momentanément hypnotisé par le gonflement de son imposant
corsage sous les lis orange qui ornaient sa robe.
Sacrebleu* !
— Quel camarade de chambre ?
— Le vampire. (Elle plissa les yeux.) À moins que tu en aies plus d’un ?
Auquel cas, tu dois payer un supplément.
Levet secoua la tête, s’obligeant à croiser son regard soupçonneux.
— Pourquoi Chiron saurait-il quoi que ce soit sur la personne qui était sur
le toit ?
— Je crois qu’il la poursuivait.
Chiron qui poursuivait quelqu’un sur le toit ? Était-elle ivre ? Il renifla
l’air. Il ne discernait l’odeur d’aucun grog dans son haleine.
— Pourquoi poursuivrait-il quelqu’un sur le toit ?
— Je l’ignore et je m’en fous. (Elle se pencha vers lui, retroussant les
lèvres pour montrer ses dents pointues.) Il ne devrait pas aller là-haut, tout
comme tu ne devrais pas fourrer ton vilain museau là où il n’a rien à faire.
— Hé. (Il déploya ses ailes, juste au cas où leurs couleurs éblouissantes lui
auraient échappé.) Qui traites-tu de vilain ?
— Toi.
Levet renifla. À l’évidence, cette femme avait un problème de vue.
N’importe qui pouvait voir qu’il était une créature extraordinaire.
— Tu n’as jamais entendu parler du paillasson et de la poutre ? demanda-t-
il.
Elle grimaça.
— Non. Ça n’a même aucun sens.
Levet renifla encore. La plupart des dictons humains n’avaient aucun sens
pour lui, mais c’était malpoli de la part de l’ogresse de le lui faire remarquer.
Décidant de ne pas lui rappeler vertement les bonnes manières, Levet
esquissa un geste de la main.
— Quel est cet endroit ? s’enquit-il.
Elle parut déconcertée.
— C’est un couloir.
— Non*. (Il agita de nouveau la main.) Cet endroit.
— C’est un hôtel.
Elle parla avec lenteur, comme s’il était trop bouché pour saisir ses paroles.
Levet fit claquer sa langue avec impatience. Il devrait être plus direct.
— Pourquoi la magie est-elle bizarre ?
— Le seul truc bizarre ici, c’est toi.
Levet trépigna, tout en révisant la liste des trucs qu’il détestait le plus dans
sa tête. Sa famille n’occupait plus la première place. L’ogresse devenait
numéro un.
— Je suis un client, avança-t-il en faisant la moue. Tu devrais me traiter
comme un prince. (Il fit tournoyer sa queue autour de ses pieds.) Ce que je
suis, soit dit en passant. J’ai du sang royal qui coule dans les veines.
Elle était loin d’être aussi impressionnée qu’elle l’aurait dû. En fait, elle
avait l’air excédée. Quelle créature ridicule !
— S’il n’en tenait qu’à moi, je te ferais mettre à la porte.
— Pourquoi ?
— Tu t’introduis dans une propriété privée sans y être autorisé.
— Dans une propriété privée ? (Levet cligna des yeux, déconcerté.) Depuis
quand a-t-on besoin d’une autorisation pour faire le tour d’un hôtel ?
Elle bougea les pieds, manifestement incapable de répondre à cette
question parfaitement raisonnable.
— Je n’aime pas les vampires, marmonna-t-elle.
Ah ! Eh bien voilà qui expliquait beaucoup !
— Je comprends.
— Ni les gargouilles, ajouta-t-elle en se baissant pour le saisir par une
corne.
Avant d’avoir pu protester, il valsa à travers les airs et percuta le mur avec
un bruit sec. Il poussa un cri rauque, plus gêné que blessé, alors qu’elle le
dépassait d’un pas lourd et bruyant et disparaissait dans le couloir.
— Espèce d’ogresse puante, rouspéta-t-il en se levant, époussetant
soigneusement ses ailes.
Perdu dans sa vexation, Levet eut à peine le temps de remarquer
l’explosion d’air glacial avant que Chiron apparaisse juste devant lui.
— Donne-moi une raison de ne pas t’arracher la tête, grogna le vampire.
— Aah ! (Levet recula d’un bond puis foudroya du regard le démon qui le
dominait de toute sa hauteur.) C’est quoi cette manie de se déplacer à pas de
loup ?
Sans prêter attention à ses récriminations, Chiron braqua un doigt sur le
visage de Levet.
— Tu as essayé de me tuer.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’étais en train de poursuivre la personne qui m’a tiré dessus avec ça.
(Le vampire brandit la flèche en bois qu’il serrait étroitement dans sa main.)
Je craignais de l’avoir perdue dans le dédale de passages secrets, mais te
voilà.
Levet entrouvrit les lèvres pour réclamer une visite guidée. Il adorait les
passages secrets. Qui savait quel trésor il pourrait trouver ? Mais la
température continua de chuter, et il sentit un tremblement sous ses pieds qui
l’avertissait que Chiron était de mauvais poil.
Un vampire typique.
— Oui*. Je suis là, mais je n’ai rien à voir avec ta flèche.
Chiron montra les crocs.
— Tu me prends pour un imbécile ?
Levet se raidit. Il avait été menacé par des vampires, des dragons et des
trolls. Il avait été menacé par le seigneur sombre en personne. Il ne tremblait
plus devant un démon juste parce qu’il était plus grand avec de grosses dents
pointues. Du moins, pas en apparence. Au fond de lui, il se pourrait bien qu’il
tremble un tout petit peu.
— Tu es un imbécile si tu t’imagines que j’aurais essayé de te tuer avec
une arme aussi rudimentaire.
— Cette arme rudimentaire est parfaitement conçue pour tuer un vampire,
l’informa Chiron d’une voix râpeuse.
Levet fit claquer ses ailes. Quel démon stupide !
— Je suis une gargouille. Je pourrais te faire sauter avec ma magie,
répliqua-t-il sans prendre la peine de préciser que sa magie était aléatoire
dans le meilleur des cas.
À cet instant, elle pourrait bien être inexistante.
Chiron plissa les yeux, mais Levet sentit fondre sa colère. Presque comme
si le vampire savait qu’il disait la vérité.
— Alors qu’est-ce que tu fais là ? s’enquit-il.
Levet poussa un soupir exaspéré. Il n’y avait pas assez de rhum dans tout
l’hôtel pour l’aider à supporter ce vampire en plus de l’ogresse, la dénommée
Inga-l’emmerdeuse-finie.
— Je fais ce que tu m’as ordonné. Je cherche la clé.
Chiron recula, se tapotant de la flèche le côté de la jambe avec impatience.
Pour la première fois, Levet remarqua le sang qui imbibait sa chemise
déchirée et son pantalon crotté.
Il ne ressemblait plus du tout au vampire raffiné et à la mise impeccable
qui avait quitté Las Vegas. Même ses yeux étaient différents. Plus doux.
Distraits. Comme si…
Hmm.
— Tu as découvert quelque chose ? s’enquit Chiron.
Levet grimaça.
— La magie est très fluide. Elle coule autour de moi comme de l’eau,
constamment en mouvement.
À sa grande surprise, Chiron n’exigea pas d’explications plus précises. Les
vampires n’entendaient rien à la magie, d’où le fait qu’ils posaient sans arrêt
les questions les plus ennuyeuses.
— Elle est humaine ?
— Le sort est humain. La magie… (Levet haussa les épaules : c’était une
question qui le tenaillait.) Elle a quelque chose d’étrange.
Sous l’effet de la frustration de Chiron, le miroir tout proche se couvrit
d’une couche de givre.
— On doit être au bon endroit.
Levet frissonna. Il avait passé les derniers mois en compagnie de dragons
qui ne cessaient jamais de cracher du feu. Maintenant il se trouvait de
nouveau avec des vampires qui rendaient l’air glacial. Pourquoi ne pouvaient-
ils donc pas laisser la température tranquille ?
— Oui*, convint Levet. Je crois que la clé pourrait être cachée au grenier.
Chiron jeta un coup d’œil vers la porte révélant l’escalier qui conduisait
aux combles.
— Alors pourquoi n’es-tu pas en train de la chercher ?
— Parce que cette méchante ogresse a manqué de m’écraser, se lamenta-t-
il. Puis elle m’a balancé comme un guignol de chiffon.
— Un guignol de chiffon ? (Chiron le dévisagea d’un air perplexe.) Tu
veux dire une poupée de chiffon ?
Levet haussa les épaules, soudain distrait par un bruit de pas qui
approchaient.
— On vient.
Chiron se raidit, et ses narines se dilatèrent comme s’il venait de humer un
parfum ensorcelant.
— Lilah. (Ses yeux s’adoucirent encore.) Je vais détourner son attention.
— Lilah ? (Levet dressa les ailes : quoi de mieux qu’une femme pour vous
faire oublier vos ennuis.) Je veux la rencontrer.
— Non. (Ce mot acerbe fendit l’air alors que Chiron le mettait en garde du
regard.) J’y vais. Tu restes ici pour trouver la clé.
Le vampire tourna les talons et disparut au bout du couloir à une vitesse
fulgurante. Levet lui tira la langue. Pourquoi devrait-il poursuivre ces
recherches ennuyeuses ? Une gargouille avait des besoins.
D’abord, il comptait dénicher quelques nouvelles bouteilles de rhum, puis
il se mettrait en route pour aller voir les naïades locales. C’était la moindre
des politesses que de se présenter aux démones du coin. Et si elles
souhaitaient qu’il passe une heure ou deux en leur compagnie, qui était-il
pour leur refuser ce plaisir ?
Une gargouille avait toujours du pain sur la planche.
CHAPITRE 5
Lilah était retournée dans l’hôtel à contrecœur, mais pas parce que Chiron
le lui avait ordonné. Elle ne recevait pas d’ordres de ses clients. Pas même
d’un vampire qui était si séduisant que son sang bouillait de désir.
C’était juste qu’elle tenait autant que Chiron à savoir qui avait tiré la
flèche. Qu’il se soit agi d’un accident ou d’une tentative délibérée de tuer le
vampire, c’était inacceptable.
Alors qu’elle fouillait les salles communes, elle tomba dans le solarium sur
ses clients faes qui sirotaient du nectar. Ils dansaient autour des fontaines en
gloussant. Elle doutait que l’un d’eux vienne tout juste de revenir en
quatrième vitesse après avoir tiré sur Chiron.
Ensuite, elle trouva le garou solitaire qui était allé courir au clair de lune.
Elle resta cachée pendant qu’il reprenait forme humaine et montait l’escalier
vers sa chambre. Il pourrait être un suspect. Les garous et les vampires étaient
des ennemis naturels. Mais qu’il tire une flèche furtivement semblait bizarre.
Les garous n’étaient pas connus pour leur personnalité sournoise. Ils étaient
brutaux, brusques et parfois féroces. S’il avait voulu la mort du vampire, il se
serait plus vraisemblablement transformé en loup pour tenter de lui arracher
la tête.
Elle grimpa les marches jusqu’au premier étage et passa devant les
chambres. Toutes les portes étaient closes, mais elle sentit la présence des
sidhes nouvellement unis. Elle supposait qu’elle ne les reverrait pas avant
leur départ.
Elle rejoignit l’aile opposée et longea de nouveau un long couloir. Elle
était presque parvenue au bout quand elle entendit des voix au-dessus d’elle.
Tournant les talons, elle se précipita vers l’escalier qui conduisait au dernier
étage.
Au même instant, dans une brise presque imperceptible, Chiron apparut
brusquement devant elle.
Poussant un petit cri de surprise, elle recula instinctivement d’un pas.
Waouh ! On devrait attacher des cloches au cou des vampires. Ils se
déplaçaient trop vite pour ses yeux.
Elle sentit ses joues s’empourprer. Elle se dit que c’était parce qu’elle avait
sursauté comme une fée de rosée à son arrivée soudaine. Elle était censée être
une entrepreneuse compétente ayant affaire à toutes sortes de démons. Mais
elle savait tout au fond d’elle que sa rougeur n’avait rien à voir avec la gêne
mais était entièrement due à l’excitation qui pétillait en elle comme du
champagne.
C’était perturbant.
Des centaines de démons séduisants étaient passés à l’hôtel. Certains si
mignons qu’ils ne semblaient pas réels. Comme s’ils étaient une vision
envoyée par un dieu bienveillant. Mais cet homme…
Il n’était pas mignon. Il était d’une virilité sauvage, avec des yeux où
couvait une énergie impétueuse. Il avait des traits finement ciselés et un corps
svelte et musclé. En l’occurrence, il avait perdu l’élégance brillante qui
l’avait caractérisé un peu plus tôt, ce qui ne faisait que lui ajouter le piment
du danger.
Son cœur dérapa, comme s’il avait glissé sur la glace, puis recommença
brusquement à battre à un rythme bien trop rapide.
Le rouge de ses joues était-il plus prononcé ? Probablement. Le vampire
pouvait très certainement discerner son pouls qui tambourinait. C’était
manifeste dans le flamboiement de ses yeux et l’allongement de ses canines.
Le moment était venu de détourner son attention.
Elle jeta un coup d’œil à sa blessure, qui semblait avoir déjà cicatrisé.
— Avez-vous trouvé qui a tiré la flèche ?
Il serra les lèvres.
— Non.
— Je ne comprends pas. Certains de mes clients ont été mêlés à des
bagarres sanglantes et d’autres ont des pouvoirs magiques qui peuvent être
dangereux quand ils sont ivres, mais aucun d’eux n’a jamais essayé de tuer
qui que ce soit avec une flèche.
— Parlez-moi de vos clients actuels.
Lilah fronça les sourcils. Cet homme avait beau lui donner des papillons
dans le ventre, il aimait bien trop lui lancer des ordres.
— Mes clients ont droit au respect de leur vie privée, lui dit-elle.
Il leva la main qui tenait la flèche. La pointe était encore tachée de son
sang.
— Même s’ils ont tenté de me tuer ?
Elle sentit une horreur étrange lui nouer le ventre. Il s’en était fallu de peu.
De trop peu. Si elle n’avait pas aperçu une ombre qui fonçait vers eux, la
flèche aurait pu transpercer Chiron en plein cœur.
Il se serait transformé en un petit tas de cendre et elle l’aurait…
Pleuré.
Oui. C’était bien le terme.
Mais pourquoi ? Il était sexy, charmant quand il ne se comportait pas
comme un imbécile et il lui donnait des frissons dans tout le corps.
N’empêche, c’était un inconnu. Qui était de passage, comme tous ses clients.
Alors pourquoi l’idée de sa mort la rendait-elle presque malade ?
Une question dangereuse à laquelle elle ne souhaitait pas connaître la
réponse. Pas pour l’instant.
— Je leur parlerai personnellement, assura-t-elle à Chiron.
Soudain il lui empoigna le haut du bras. Sans serrer fort. En fait, elle
sentait qu’il veillait à ne pas appuyer les doigts sur sa chair, comme s’il
craignait de la meurtrir.
— Non. Je ne veux pas que vous vous mettiez en danger.
Elle cligna des yeux à sa réponse ferme. S’inquiétait-il pour elle ? Cette
pensée était étrangement touchante. Mais il tentait toujours de lui donner des
ordres. Une habitude qui devait être écrasée dans l’œuf.
— C’est mon hôtel, lui rappela-t-elle sur le ton qu’elle réservait à ses
clients les plus pénibles. Et avez-vous envisagé la possibilité que ce soit moi
qui aie été visée et pas vous ?
Un froid pénétrant explosa dans l’air alors que Chiron resserrait les doigts
sur son bras.
— Si je pensais qu’on cherchait à vous blesser, je vous promets que
chacun de vos clients et chacun de vos employés seraient déjà morts.
Elle entrouvrit les lèvres, horrifiée.
— Chiron.
Comme s’il comprenait que sa réaction était franchement excessive,
Chiron laissa retomber sa main et recula d’un pas. Il se composa un visage
charmant, mais un pouvoir meurtrier continua à briller dans ses yeux, et la
pointe de ses canines dépassait toujours de ses lèvres.
— Certains démons sont-ils là pour la première fois ? demanda-t-il.
Elle secoua rapidement la tête.
— Non. Il n’y a que neuf clients en plus de vous et la gargouille. Et ce sont
tous des habitués.
— Des sorcières ?
Cette question la déconcerta.
— Les humains ne peuvent pas franchir les barrières. Ils se perdent dans
les marécages s’ils s’approchent de l’hôtel.
Il hocha la tête.
— Des vampires ?
— Il y a un couple uni, mais il vient depuis des années. Même Inga
l’accepte, et elle déteste les vampires.
Il retroussa les lèvres à la mention de l’ogresse bâtarde. Une réaction
parfaitement prévisible. Inga était une personne qu’on apprenait à apprécier
avec le temps.
— Que savez-vous sur votre gérante ?
Lilah fronça les sourcils. Il ne pensait tout de même pas qu’Inga avait tenté
de lui tirer dessus ? L’ogresse avait beau ne pas être la démone la plus
charmante, elle constituait la seule famille que Lilah avait jamais connue.
Elle l’avait élevée depuis son plus jeune âge et lui avait enseigné toutes les
ficelles du métier pour qu’elle puisse diriger l’hôtel avec la même efficacité
que ses parents.
Autrement dit, elle connaissait suffisamment bien la démone pour être
certaine qu’elle ne tirerait pas de flèches sur ses clients. Même les vampires.
— Je vous le promets, elle fait plus de bruit que de mal, lui assura Lilah.
Il leva les yeux au plafond, comme s’il cherchait quelque chose.
— Je suppose que vous n’avez pas de caméras de sécurité ?
— Non.
Elle haussa les épaules. Qu’elles puissent avoir besoin d’un dispositif de
sécurité ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Elle pouvait compter sur Inga
pour s’occuper de toute menace physique. Même un garou enragé n’était pas
assez stupide pour s’en prendre à une ogresse. Et l’isolement de l’hôtel le
préservait de toute intrusion.
— Comme je vous l’ai dit, nous n’avons jamais eu aucun problème ici, à
part la destruction occasionnelle de mes biens.
Il regarda vers le fond du couloir, s’attardant sur l’entrée presque invisible
d’un couloir secret aménagée dans le mur.
— Ce ne sont pas les endroits où se cacher qui manquent, murmura-t-il,
plus pour lui-même que pour elle.
Lilah se figea. S’être fait attaquer l’avait rendu furieux. Une réaction
parfaitement normale. Tout comme sa détermination à découvrir l’archer.
Mais elle percevait aussi une étrange acceptation. Comme s’il n’était pas
étonné qu’on cherche à le tuer.
Si elle avait vraiment cru que la flèche lui avait été destinée, elle aurait été
folle de terreur.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle brusquement. Et épargnez-moi ces
inepties sur votre souhait d’ouvrir votre propre hôtel de démons.
Il resta silencieux, réfléchissant manifestement à sa réponse. Un truc
qu’elle avait déjà remarqué. Était-il en train de décider s’il allait lui mentir ?
— Je cherche mon maître, avoua-t-il enfin.
Elle fronça les sourcils. Quand il lui avait dit être une sorte de rebelle, elle
avait supposé qu’il n’avait pas de clan. Qu’il était seul au monde, comme
elle.
À l’évidence, elle s’était trompée.
— Il s’est perdu ? demanda-t-elle.
— Si on veut.
Il se montrait vague à dessein. Pourquoi ? Était-ce lié au fait qu’on tentait
de le tuer ?
— Et vous pensez qu’il est ici ? insista-t-elle.
S’il existait le moindre danger pour ses clients, elle était en droit de le
savoir.
— Je pense qu’il est possible qu’il s’y soit trouvé.
— Je peux vérifier dans le registre de l’hôtel si vous voulez.
Il secoua la tête.
— Vous n’étiez pas née.
Lilah observa son visage pâle, refusant farouchement de se laisser
hypnotiser par ses yeux sombres et ensorcelants. Elle s’efforçait de
comprendre ce qu’il pouvait bien faire à l’hôtel si son maître l’avait quitté
depuis plus d’un siècle.
Puis elle se rappela ce qu’il lui avait demandé quand ils étaient sur la
terrasse.
— Oh ! C’est pour ça que vous vous intéressiez à mes parents.
— Oui. J’avais espéré que quelqu’un ici se serait souvenu du passé.
Lilah était toujours perplexe.
— Même s’il avait séjourné ici, en quoi cela vous aurait-il aidé à le
retrouver ?
Il réfléchit avant de répondre.
— Il est possible qu’il ait décidé de vivre dans le coin, dit-il enfin.
Hmm. Encore une réponse vague. Que dissimulait-il ?
— Alors pourquoi ne vous aurait-il pas contacté ?
— En tant que chef des Rebelles, il était l’ennemi de l’Anasso. Il n’a eu
d’autre choix que de se cacher.
On devinait à sa voix qu’il était tendu. Son amertume envers ses frères
vampires était indubitable.
— Et maintenant ?
La tension du vampire s’apaisa en partie.
— Il y a un nouveau roi. Il est venu à Las Vegas m’assurer qu’il n’avait
pas l’intention d’alimenter ce conflit.
Lilah ne franchissait jamais les barrières. Non seulement parce qu’il lui
incombait de prendre soin de l’hôtel, mais parce qu’elle craignait d’être
vulnérable loin de la magie de celui-ci. N’empêche, elle réussissait à se tenir
au courant des affaires du monde. Ses clients adoraient colporter les derniers
potins, sans compter qu’elle avait accès à la technologie moderne.
Elle avait entendu les rumeurs concernant Styx, le nouvel Anasso. Certains
des vampires l’avaient critiqué. Ils admiraient son pouvoir prodigieux, mais
étaient déçus qu’il ne gouverne pas avec la même main de fer que son
prédécesseur. Ils considéraient que c’était un signe de faiblesse. La plupart
des vampires, néanmoins, avaient accueilli favorablement son accession au
trône. Il les laissait vivre en paix tant qu’ils ne s’en prenaient pas à d’autres
vampires.
Vivre et laisser vivre.
Lilah trouvait que c’était une bonne philosophie.
— Vous le croyez ? s’enquit-elle.
Chiron grimaça.
— Je suis prêt à lui laisser une chance.
Elle soupçonnait qu’il était très difficile de gagner la confiance de ce
vampire. Voire impossible.
À cette pensée sa poitrine se serra. Que lui arrivait-il ? C’était comme si
ses émotions étaient toutes détraquées. Et ça n’avait rien de positif.
— Alors vous êtes venu dire à votre maître qu’il ne risque plus rien ?
Il serra les dents.
— Je suis venu le chercher.
Les vampires étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler leurs
sentiments. Inga disait que c’était parce qu’ils n’en avaient pas. Mais Lilah
percevait aisément à quel point Chiron souhaitait retrouver son maître.
— C’est très important pour vous.
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer, dit-il.
Lilah poussa un petit soupir.
— À vrai dire, je peux facilement l’imaginer. Je donnerais n’importe quoi
pour avoir la chance de revoir mes parents.
Elle vit son expression s’adoucir pendant qu’il scrutait son visage du
regard.
— Vous n’avez aucun souvenir d’eux ?
Ce fut au tour de Lilah d’être vague. Elle ne parlait à personne des rares
souvenirs qu’elle chérissait. Essentiellement de quand elle était petite. Un
humain supposerait à coup sûr que le fait qu’elle n’ait que des souvenirs
confus était dû au traumatisme qu’elle avait subi à un âge si tendre. Ce qui
était probablement le cas, même pour elle. Mais elle souffrait de ne pouvoir
poser la question à personne.
— Franchement, mon enfance est pleine de brouillard, dit-elle, gardant un
ton léger.
Bien sûr, il ne fut pas dupe. Il s’avança et lui toucha le visage avec
douceur. Elle ignorait ce qu’il faisait exactement. Tentait-il de lire dans ses
pensées ? Quoi que ce soit, il ne fut pas satisfait. Du moins, à en croire sa
mine renfrognée.
— Je crains de ne pas pouvoir vous aider avec vos parents, reconnut-il à
contrecœur.
Elle ne lui demanda pas ce qu’il avait cru pouvoir faire. Ils étaient morts
depuis près d’un siècle. Et, en toute franchise, elle n’avait pas envie de penser
à eux. Elle était prise de vertiges étranges, à en être presque malade, quand
elle tentait de se replonger dans le passé.
C’était plus facile de se concentrer sur le présent.
— Non, mais je peux vous aider à chercher votre maître, assura-t-elle à
Chiron.
Ses douces paroles éveillèrent aussitôt les instincts protecteurs de Chiron.
Il laissa retomber sa main et secoua vivement la tête.
— Lilah, j’apprécie votre proposition, mais je ne vous laisserai pas vous
mettre en danger.
Elle ne se soucia pas de sa tentative prévisible de lui donner un ordre. Ils
en discuteraient plus tard.
— Quel danger ?
— De toute évidence quelqu’un ne veut pas que je retrouve mon maître.
— Pourquoi ?
Il grimaça, comme s’il regrettait ses paroles impulsives. Puis il recula d’un
pas, comptant manifestement partir.
— Je ne le sais pas. Pas encore.
Elle lui saisit le bras.
— Qu’allez-vous faire ?
Il haussa les épaules.
— Un tour dans la propriété. C’est une nuit splendide.
Elle serra les lèvres. Chiron avait créé un empire fondé sur les néons et les
sensations fortes. Il n’était pas le genre d’homme qui aimait se promener
tranquillement en pleine nature.
— Pourquoi ?
— Je pourrais découvrir un indice quant à l’endroit où mon maître est
caché, répondit-il d’un ton doucereux.
— Je ne vous crois pas.
Il pinça les lèvres.
— Vous dites souvent ça.
À vrai dire, elle ne l’avait jamais dit. Pas avant l’arrivée de Chiron à son
hôtel.
— Parce que c’est vrai, dit-elle.
Il porta la main au centre de sa poitrine.
— Je vous l’assure, j’ai juste l’intention d’aller me promener.
— Vous cherchez délibérément à jouer les cibles.
— Pourquoi ferais-je une telle chose ?
— Pour attirer la personne qui a tiré la flèche.
— Si elle est stupide au point de réessayer, je suis prêt à lui apprendre ce
qui se passe quand on menace un vampire.
Elle poussa un soupir excédé. Les hommes étaient tous les mêmes, quelle
que soit leur espèce.
— Et si elle ne vous ratait pas cette fois ?
Soudain il se rapprocha tant qu’elle sentit son pouvoir glacial l’envelopper.
Il lui couvrit la main de la sienne, alors qu’elle lui tenait toujours le bras.
— Cette pensée vous tourmente-t-elle ?
Elle frissonna. Jamais elle ne reconnaîtrait qu’à la seule idée qu’il soit
blessé une vague de panique la submergeait.
— Évidemment. (Elle s’obligea à esquisser un sourire contraint.) Un client
qui se fait assassiner dans mon hôtel n’est pas vraiment bon pour les affaires.
Il ne fut pas dupe. Pas même l’espace d’une nanoseconde. Il se pencha,
laissant ses lèvres hésiter dangereusement près de sa bouche.
— Et c’est la seule raison pour laquelle vous vous inquiétez ?
Au fil des années, Lilah avait appris à éviter les avances sexuelles
importunes. Un talent nécessaire, étant donné que la plupart des hommes
étaient attirés par sa beauté plastique. Elle ne le prenait pas comme un
compliment. Pas un seul de ces clients n’avait été intéressé par ce qu’elle
pensait ou ressentait. Elle représentait juste un bonus pour leurs vacances.
Alors pourquoi ne s’éloignait-elle pas ? Son cerveau lui envoyait toutes
sortes d’alarmes, mais ses pieds refusaient de bouger. Les traîtres.
— À quelle autre raison songez-vous ? s’obligea-t-elle à demander.
— Peut-être à celle-ci.
Il baissa la tête. Avec lenteur, de façon à lui laisser amplement le temps de
se soustraire à son baiser. Ce qu’elle ne fit pas. Par l’enfer, elle se dressa sur
la pointe des pieds pour accélérer le rapprochement de leurs lèvres. Quand
elles se rencontrèrent enfin, elle eut le souffle coupé.
L’image des feux d’artifice était censée être une représentation
métaphorique du baiser. Une promesse mythique des poètes qui ne se
réalisait jamais vraiment.
Mais ils étaient bien réels. Et ils éclatèrent dans sa tête, comme lors de la
fête nationale américaine humaine, lorsque leurs bouches se touchèrent pour
ne plus se quitter. Un gémissement coincé dans la gorge, elle leva les mains
pour lui caresser le torse. Il avait la peau froide sous la soie de sa chemise, les
muscles durs comme l’acier. Elle ne sentit aucun battement de cœur, mais ne
doutait pas qu’il était pleinement vivant.
C’était manifeste dans la force de ses mains qui lui agrippaient les hanches
et dans le pouvoir enivrant qui tourbillonnait autour d’eux. Et dans le
renflement de plus en plus ferme de son érection.
Ils se rapprochèrent tous les deux, et il se servit de la pointe de la langue
pour lui entrouvrir les lèvres, approfondissant le baiser.
Le temps ne signifiait plus rien alors que Lilah se perdait dans les
sensations qui assaillaient son corps. Chaleur. Passion. Désir. Et une
tendresse étrange qu’elle ne comprenait pas.
Des mains, Chiron créait un chemin frénétique sur son corps, comme s’il
était tout autant stupéfait par le désir qui crépitait entre eux. Des lèvres, il lui
effleura la joue puis suivit le contour de son oreille avant d’enfouir le visage
dans la courbe de son cou.
— Lilah, chuchota-t-il. J’aime ton odeur.
Un gloussement lui échappa.
— Tu veux dire que je sens ?
— Oui, et c’est enivrant, grogna-t-il, lui éraflant la peau de la pointe des
canines, ce qui provoqua une onde d’excitation en elle. Un parfum de femme
chaude et voluptueuse. (Il déposa un baiser sur sa clavicule.) Et autre chose.
Des sonnettes d’alarme retentirent dans son esprit.
— Quoi ?
— J’ignore ce que c’est et ça me rend fou, murmura-t-il, se méprenant sur
sa question.
La peur parvint à percer les brumes de son plaisir. D’un mouvement
brusque, elle s’arracha à ses bras et recula en trébuchant.
Chiron n’était pas le premier démon à être déconcerté par son hérédité.
Mille fois on lui avait demandé quel genre de fae elle était. Et mille fois elle
avait esquivé la question.
C’était un sujet dont elle ne discutait pas. Avec personne.
— J’ai…
Elle fut obligée de s’interrompre pour se racler la gorge.
— Quoi ?
— Des trucs à faire, dit-elle enfin d’une voix enrouée, reculant dans le
couloir.
— Quels trucs ? demanda-t-il.
— Vous savez. Des trucs. (Elle humecta ses lèvres sèches.) Essayez de ne
pas vous faire tirer dessus.
Les yeux plissés, il observa sa retraite maladroite. Il devait savoir qu’elle
cachait quelque chose, mais heureusement il n’exigea pas d’explications. Les
bras croisés, il esquissa un sourire empreint d’une résignation amusée.
— Je ferai de mon mieux.
Se sentant rougir, frustrée, voulant rentrer à cent pieds sous terre, Lilah se
retourna et s’éloigna à toute vitesse.
Pourquoi pas ?
Elle s’était déjà ridiculisée. Elle pouvait aussi bien montrer qu’elle était
lâche en plus de tout le reste.
CHAPITRE 6
Levet aurait pu chasser son dîner dans les marécages. Ils étaient à coup sûr
peuplés d’alligators, de serpents et de toutes sortes de choses horribles et
visqueuses. Mais il s’était introduit furtivement dans la cuisine et s’était gavé
des tourtes à la viande qu’il avait trouvées sur un plateau dans le garde-
manger. Il avait beau être un démon, il avait le goût d’un vrai connaisseur.
Puis, le ventre plein, il avait décidé qu’il était temps de se mettre en quête
des naïades.
Parvenu à la limite des jardins, il s’était arrêté pour renifler l’air quand une
toute petite brise lui avait agité les ailes. Les sourcils froncés, il regarda
autour de lui. Il n’y avait pas de vent. Du moins, les branches des arbres les
plus proches ne bougeaient pas.
Ce qui signifiait que l’air venait du dessous.
Immédiatement intrigué, Levet se baissa et entra en se tortillant dans une
haie près de lui. Il ressentit une étrange sensation de froid puis l’illusion de
buissons disparut, révélant une ouverture étroite dans le sol.
Ah ! Voilà d’où sortait la brise.
Reniflant l’air, Levet considéra les possibilités qui s’offraient à lui.
Il pouvait repartir à la recherche des naïades. Ce qui serait probablement le
choix le plus sage. Ces faes avaient beau être inconstantes et fourbes, elles
étaient rarement violentes. Même si les mâles n’appréciaient pas le don de
Levet pour charmer les femelles.
De plus, que pouvait-on rêver de mieux qu’une soirée à siroter du nectar en
compagnie d’une ravissante naïade ?
Mais Levet n’avait-il jamais écouté la voix de la sagesse ?
Non.
Ces pensées lui traversèrent l’esprit alors qu’il s’avançait pour se glisser
dans le trou. Comment pouvait-il partir sans découvrir ce qui se cachait là-
dedans ? Ce serait comme une démangeaison qu’il ne pouvait pas gratter.
Une soif qu’il ne pouvait pas étancher.
Sans compter que la clé pourrait être dissimulée dans le trou. Il devait
regarder.
S’attendant à trouver un petit tunnel creusé par un animal, Levet fut pris au
dépourvu quand il ne rencontra rien d’autre sous ses pieds que l’air.
— Argh !
Dégringolant à une vitesse alarmante, Levet battit frénétiquement des ailes.
Ce n’était pas une chute qui le tuerait, mais cela pouvait faire un mal de
chien.
Il réussit à ralentir sa descente de façon à atterrir sans dommage. Même s’il
ne put éviter un nuage de poussière qui lui arracha un éternuement et le fit
pleurer.
Grimaçant, il leva les ailes pour qu’elles ne touchent pas le sol et regarda
autour de lui. Où était-il ?
La caverne était vaste et de forme octogonale. Le plafond avait été taillé en
dôme. Plusieurs ouvertures dans les parois donnaient, supposait-il, sur des
tunnels. Et en son centre trônait une grande pierre qui était plate sur le dessus.
On aurait dit un autel sacrificiel.
Une vilaine boule d’effroi se logea dans le creux de son ventre tandis qu’il
s’avançait. Pourquoi un truc pareil serait-il caché sous un hôtel ? Non qu’il
ait l’air d’avoir récemment servi. En fait, l’autel était recouvert d’une épaisse
couche de poussière et de toiles d’araignée.
Obligé de se dresser sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le
bord, Levet souffla pour en chasser la poussière. Il éternua de nouveau, mais
réussit à voir les runes qui avaient été gravées dans le granit.
Elles avaient l’air fae avec leurs courbes fluides, mais il ne parvint pas à
les déchiffrer. Étrange. Il se pencha et renifla. Puis renifla encore. Du sel ?
Pourquoi y aurait-il du sel ici ?
— Toi.
Levet glapit en se retournant pour faire face à la grosse femme qui
surgissait d’un tunnel. Inga l’ogresse. Comment avait-il pu ne pas l’entendre
approcher ? Elle avait des pieds aussi grands que des péniches.
La surprise de Levet lui arracha un sourire narquois. Quelle femme
agaçante. Levet renifla, relevant le menton avec arrogance.
— Oui*. C’est moi*. (Il ouvrit les bras avec majesté.) Bienvenue.
Le petit sourire narquois d’Inga laissa place à un air renfrogné alors qu’elle
avançait d’un pas lourd et bruyant.
— Que fais-tu ici ?
— Je profite de mes vacances.
— Ici ?
Levet haussa les épaules.
— J’aime les endroits froids, humides et qui sentent le renfermé. Cela dit,
tu ferais peut-être mieux de t’occuper de cette odeur de sel. (Il grimaça.)
C’est très impuissant.
La femme s’arrêta juste devant lui.
— Puissant, espèce de créature idiote, pas impuissant.
Levet fit claquer sa langue. Pourquoi les gens ne cessaient-ils donc jamais
de le corriger ? C’était vraiment agaçant.
— C’est la même chose.
— Non, protesta-t-elle. Y’en a un qui veut dire ça.
Elle leva la main et tendit l’index. Il était aussi épais qu’une branche
d’arbre. Elle le replia jusqu’à ce qu’il touche la paume.
— Et l’autre ça.
Elle redressa l’index.
Oh ! Levet battit des ailes.
— Je t’assure que je suis puissant. Très* puissant.
Elle haussa les épaules, comme si le fait d’avoir insulté sa virilité ne lui
faisait ni chaud ni froid. Elle posa les mains sur ses hanches, resserrant sa
robe. Levet frémit. C’était hideux.
— L’accès à cet endroit est interdit, lui lança-t-elle d’un ton brusque.
— Tu as dit que l’accès aux combles était interdit.
— C’est le cas.
Levet poussa un grognement d’impatience.
— Je crains que tu ne saisisses pas entièrement ce que cela signifie d’être
propriétaire d’un hôtel, l’informa-t-il. Si tu voulais enfermer tes clients dans
leur chambre, tu aurais dû tenir un cachot.
— On en a plusieurs.
Levet cligna des yeux, déconcerté.
— Des clients ?
— Des cachots, crétin.
Levet remua la queue, de nouveau dévoré par la curiosité. D’abord cette
caverne secrète avec un autel sacrificiel et à présent des cachots. Cet endroit
devenait plus fascinant à chaque instant.
— Vraiment ?
— Je peux te les montrer.
L’ogresse étira les lèvres pour dévoiler ses dents pointues. Était-ce un
sourire ? Elle lui indiqua d’un geste le tunnel de l’autre côté de la caverne.
— Ils sont par là.
Levet voulait les voir. Vraiment, vraiment beaucoup. Mais il avait beau
être impulsif, il n’était pas stupide. Quand on vous proposait de vous montrer
ses cachots, cela finissait mal en général.
— Non*. C’est une ruse, dit-il.
— Ce n’est pas une ruse. Je t’assure qu’il y a bien des cachots.
Levet secoua la tête, reportant sa curiosité sur le léger accent qu’il décelait
dans la voix de l’ogresse.
— D’où es-tu ? demanda-t-il abruptement.
Ce fut au tour de l’ogresse d’être prise au dépourvu.
— Je te demande pardon ?
— Les ogres ne sont pas natifs de ce pays. La plupart ont été amenés ici
comme esclaves.
La femme en eut le souffle coupé, et ses yeux lancèrent des éclairs rouges.
— Je ne suis pas une esclave.
— Mais tu l’as été.
Levet s’avança et lui toucha la main. Une petite explosion de pouvoir fit
voler en éclats la magie qui masquait les vilains tatouages qui avaient été
marqués au fer rouge sur la peau de l’intérieur de son poignet.
— Ah !
Inga feula, écartant brusquement la main.
— Arrête, lança-t-elle d’une voix rageuse.
Levet rejeta la tête en arrière pour examiner son visage. La colère
flamboyait dans ses yeux qui étaient devenus complètement rouges, mais la
pointe de vulnérabilité qu’elle ne pouvait pas dissimuler ne lui échappa pas.
Il sentit son cœur tendre fondre. Personne ne méritait d’être capturé,
marqué au fer rouge et vendu comme un animal.
— Tu n’as aucune raison d’avoir honte, lui assura-t-il. J’ai un jour été
retenu dans un enclos à esclaves. Je devais être vendu aux enchères, avant
d’être sauvé par une amie.
Elle gonfla la poitrine, et son visage prit une teinte cramoisi foncé qui
jurait avec sa robe.
— Je ne suis pas une esclave.
Levet roula des yeux. Sujet sensible, sensible, sensible. Croyait-elle que les
gens la mépriseraient parce qu’elle avait été marquée ?
— Je ne te juge pas, lui assura-t-il. La plupart de mes démons préférés ont
été retenus prisonniers au moins une fois.
L’expression de l’ogresse indiquait qu’elle était sur la défensive.
— Comme si j’en avais quelque chose à faire de ce que tu penses.
Levet se rapprocha pour effleurer sa marque des griffes.
— Dis-moi ce qui s’est passé.
Elle avança la mâchoire, comptant manifestement lui lancer une remarque
agressive. Puis, tout à coup, elle tourna la tête, clignant rapidement des yeux.
Luttait-elle contre les larmes ?
— Ma mère a été capturée par une horde d’ogres, marmonna-t-elle enfin.
Elle m’a vendue aux marchands d’esclaves le jour de ma naissance.
— Pauvre bébé*.
Levet fit claquer sa langue. Cela aurait dû être une histoire choquante.
Malheureusement, c’était une histoire qu’il avait entendue cent fois. Les
démons pouvaient se montrer cruels, même envers leur propre progéniture.
— Qui t’a achetée ?
Elle lui répondit par un long silence douloureux. Levet sentit que l’ogresse
voulait le frapper. À moins qu’elle envisage le plaisir de l’envoyer de
nouveau valser contre le mur. Pour une raison ou une autre, les démons
avaient tendance à manifester des penchants extrêmement violents en sa
présence. C’était déconcertant.
Mais il avait touché avec ses paroles une blessure qui avait suppuré
pendant très longtemps. Venait un moment où on devait faire sortir le poison
ou le laisser nous ronger.
— D’abord j’ai suivi les trolls, dit-elle d’une voix rude.
Levet laissa retomber ses ailes. Les trolls étaient des créatures brutales qui
aimaient infliger des souffrances.
— Tu as été maltraitée ?
— Pas plus que les autres esclaves.
Son ton était sec, l’avertissant qu’elle n’entrerait pas dans les détails des
violences qu’elle avait endurées.
— Tant que j’étais petite, je devais me glisser dans les puits de mine et
creuser pour extraire des rubis en Asie.
Levet hocha la tête. Il détestait les trolls. Une saleté de vermine.
— Et quand tu n’as plus été petite ? s’enquit-il.
Elle serra et desserra les dents, s’efforçant de brider étroitement ses
émotions. Au même moment, il huma son odeur légère. Elle était pure et
piquante. Comme le vent soufflant sur l’océan. Cette femme avait du sang fae
dans les veines, reconnut-il en silence. Levet inspira plus profondément,
étrangement fasciné par cette senteur.
— Ils m’ont vendue à un gobelin qui m’a intégrée à son équipage. Nous
avons quitté l’Asie pour aller piller l’or des Aztèques, dit-elle.
Eh bien, voilà qui expliquait comment elle était arrivée de ce côté du
monde ! Les gobelins étaient l’équivalent des Vikings chez les démons. Ils
utilisaient des esclaves pour faire avancer leurs lourdes embarcations en bois
d’un pays à l’autre, saccageant et violant sur leur passage.
— Qu’est-il advenu de lui ? demanda Levet.
— Il a été tué.
Levet ressentit une pointe de satisfaction. Puis il claqua soudain des doigts.
Il ne connaissait qu’un seul Aztèque capable de tuer un gobelin adulte.
— Je parie que c’était Styx, dit-il, n’ayant aucun mal à imaginer le
gigantesque vampire traversant la jungle à grands pas pour arracher la tête
d’un envahisseur.
Inga fronça les sourcils.
— Qui ?
— Peu importe. (Levet esquissa un geste de la main.) A-t-il été ton dernier
maître ?
Après une hésitation presque imperceptible, la femme hocha la tête.
— Oui. Quand il est mort, j’ai été libre.
Levet renifla. La femme était une menteuse habile, mais il commençait à
identifier ce qui la trahissait. C’était le tremblement en haut de son oreille
pointue.
— Non*. Ton histoire ne s’arrête pas là.
Inga se figea, visiblement irritée de s’être laissé convaincre d’étaler son
passé.
— Assez. (Elle fendit l’air de la main, créant un sifflement.) Va-t’en d’ici.
Levet fit la moue. Il avait cru qu’ils s’étaient rapprochés. N’avaient-ils pas
tous deux survécu à une enfance douloureuse ? Et n’avaient-ils pas tous deux
souffert des préjugés de ceux qui n’appréciaient pas toujours la beauté qui se
cachait dans la différence ?
Peut-être était-ce simplement parce qu’elle ignorait qu’il n’avait pas
toujours été le preux chevalier sur son fier destrier que les femmes adoraient
aux quatre coins du monde.
— Tu veux entendre l’histoire de mon enfance ? demanda-t-il. C’est
absolument fascinant.
— Non. (Se penchant, elle tendit le bras, comme pour lui saisir l’aile.) Va-
t’en.
— Hé. (Levet recula précipitamment : ses pauvres ailes ne s’étaient pas
encore remises de la dernière fois où elle l’avait malmené.) Hors de question
que je me fasse jeter comme…
Ses mots moururent sur ses lèvres quand il trébucha contre quelque chose
qui dépassait du sol dur de terre battue.
— Aïe !
Il tomba lourdement sur son derrière. Grimaçant de douleur, il glissa la
main sous ses fesses pour en sortir le responsable de sa chute. Il était de la
taille de sa main et dur comme la pierre, mais sa surface lisse était striée et il
miroitait malgré l’obscurité de la caverne.
— Oh ! un coquillage. Que fait-il là ?
Il entrouvrit la bouche, frappé par un lointain souvenir. Il parcourait l’Asie,
peu de temps après avoir été chassé de chez lui. Il avait découvert une
caverne près de la mer de Chine avec des coquillages incrustés dans le sol et
une odeur de sel qui flottait dans l’air. Se relevant tant bien que mal, il se
tourna vers l’autel.
— Attends. Je sais qui a gravé ces runes, annonça-t-il d’un ton suffisant.
Il était vraiment un démon intelligent. Dommage qu’il ne soit pas apprécié
à sa juste valeur. Alors qu’il s’apprêtait à dévoiler l’impressionnante étendue
de ses connaissances, une main impitoyable l’empoigna par une corne et
entreprit de le traîner à travers la caverne.
— Arg ! Qu’est-ce que tu fais ?
— J’ai essayé d’être gentille, marmonna Inga dont les pas de géants les
conduisirent dans l’un des tunnels avec une remarquable rapidité.
— Gentille ? Tu es une brute avec un caractère de cochon.
Battant des ailes, Levet leva les mains pour tenter de détacher ses doigts de
sa corne. Ce fut peine perdue. La femme avait une poigne d’acier. Un don qui
aurait pu être sympa dans les bonnes circonstances. Ce qui, néanmoins,
n’était certainement pas le cas.
Sans jamais ralentir, elle rejoignit une longue volée de marches qui
s’enfonçaient encore plus profondément sous terre.
— Je n’ai jamais voulu ça, dit-elle, le traînant dans l’escalier.
« Paf, paf, paf ! » Ses talons heurtèrent chaque marche, ce qui le secoua
tant qu’il craignit d’avoir le cerveau tout embrouillé.
— Voulu quoi ? demanda-t-il quand ils parvinrent enfin au bas de
l’escalier et qu’il entendit le grincement d’un gond rouillé.
Tournant la tête, il jeta un coup d’œil furtif par-dessus son épaule et
découvrit qu’ils se tenaient à côté d’une lourde porte d’acier.
— Hé, il y a bien un cachot.
— Oui.
Soudain, Inga le fit tourner autour de ses jambes avant de le lancer par
l’ouverture. Levet décrivit un arc à travers les airs et battit vivement des ailes
pour s’épargner une nouvelle chute douloureuse. La porte se referma avant
qu’il ait même touché le sol.
— Je suis désolée, cria Inga à travers la petite fente au milieu de la porte.
Levet se précipita vers celle-ci, se demandant s’il s’agissait d’une sorte de
farce pénible. Les ogres avaient bien un sens de l’humour particulier.
— Laisse-moi sortir.
— Je ne peux pas te laisser raconter ce que tu as vu à ton ami vampire, dit
la femme.
Levet s’arrêta en dérapant, bouché bée. Bien sûr. Il avait été si stupide. La
vérité avait été sous son oreille depuis leur arrivée à l’hôtel. Un instant. Pas
sous son oreille. Sous son nez. Oui*. Avait été sous son nez.
— C’est toi qui as caché la clé, l’accusa-t-il d’un ton cassant.
— Je la protège, répliqua la femme.
— Bah !
Levet tenta d’analyser la sensation pénible qui lui faisait tomber les ailes.
Ce n’était pas la peur. Même s’il était enfermé dans le cachot, il sentait une
brise légère lui agiter les ailes. Ce qui signifiait qu’il devait exister une sortie.
Non*. C’était autre chose. Quelque chose qui ressemblait beaucoup trop à de
la déception. Comme si l’idée qu’Inga puisse être la méchante le perturbait. Il
secoua la tête, s’efforçant d’écarter cette pensée ridicule.
— C’est toi qui as tiré cette flèche sur Chiron ?
— J’ai juste voulu l’effrayer pour qu’il parte.
Levet ricana. À l’évidence, l’ogresse n’avait pas passé beaucoup de temps
avec les vampires si elle croyait qu’il était possible de les effrayer. Il
n’existait pas créatures plus têtues et plus déraisonnables.
— La clé ne craint rien avec nous, dit-il à la femme. Dès que Chiron aura
libéré son maître, tu pourras la récupérer.
— Tu ne comprends pas.
— Qu’y a-t-il à comprendre ? Tu nous donnes la clé. On libère ce satané
vampire. Puis on te la rend. Illico. Presto. Gâteau.
Le bruit d’un soupir frustré lui parvint.
— Quoi ?
La femme était-elle dure d’oreille ? Levet s’obligea à parler avec lenteur et
concision.
— Tu nous donnes la clé. On libère le vampire. Et on part. Simple.
— Toute cette affaire n’a rien de simple, lui dit Inga.
Levet ouvrit la bouche pour protester encore, avant de la refermer
brusquement en entendant le vacarme des énormes pieds de l’ogresse qui
remontaient les marches.
Elle l’avait abandonné.
Poussant un soupir exaspéré, il se retourna pour examiner sa toute nouvelle
prison.
Elle était austère, comme devrait l’être tout cachot. Des murs de pierre. Un
plafond de pierre. Un sol de terre battue. Quelques vieux instruments de
torture s’éparpillaient dans le vaste espace. Aucun ne semblait avoir servi au
cours des deux ou trois derniers siècles. Louée soit la déesse.
Exaspéré contre l’ogresse, et contre lui-même pour avoir été aveugle à la
nature retorse de cette femme, il traversa la pièce et rejeta la tête en arrière. Il
percevait une petite brise qui sortait du mur par une crevasse qui était cachée
derrière une couche de toiles d’araignée. Ce serait sa porte de sortie.
Malheureusement, il devait se frayer un passage à travers plusieurs mètres de
pierre. Autrement dit, il n’en aurait jamais fini avant l’aube. Dommage, parce
qu’il ne pouvait pas sortir à la lumière du jour sans être changé en pierre.
À moins de trouver un tunnel pour rejoindre l’hôtel, il était coincé là
pendant les vingt-quatre prochaines heures au minimum.
Mon Dieu* !
C’étaient les pires vacances de sa vie.
C’était la fin d’après-midi à Las Vegas. Ce moment étrange, lorsque la
foule de la journée quittait le casino par petits groupes et que celle du soir
n’était pas encore arrivée.
D’habitude, Ulric en profitait pour faire le tour du propriétaire. Il vérifiait
les chambres d’hôtel pour s’assurer qu’elles avaient été correctement
nettoyées, puis il descendait au rez-de-chaussée. Malgré le chef français qui
leur coûtait une fortune, ainsi qu’un personnel de service professionnel, il
s’était aperçu que rien ne faisait mieux tourner la cuisine que la peur qu’il
découvre quelque chose ne répondant pas à son niveau d’excellence. Et il
terminait par le casino.
Il venait juste de finir d’inspecter les chambres quand l’un de ses gardes
l’interrompit.
— Excusez-moi, monsieur.
Ulric examina l’homme, les sourcils froncés. Personne ne le dérangeait
pendant son inspection, sauf en cas d’urgence.
— Qu’y a-t-il ?
Le garde se pencha vers lui, parlant à voix basse.
— J’ai procédé au second visionnage des enregistrements des caméras de
surveillance des salles des flambeurs, et nous avons un problème.
— Quel genre de problème ?
— J’ai découvert qu’un des donneurs volait des jetons à un client.
Furieux, Ulric poussa un grondement sourd. La chaleur de son loup crépita
dans l’air autour de lui et il se détourna pour que le garde ne voie pas le
flamboiement doré de ses yeux. Travailler avec des humains lui interdisait de
se transformer en animal pour traquer le salopard. Il devait feindre d’être un
homme civilisé.
— Faites-le conduire dans le bureau de Chiron, ordonna-t-il, se retournant
pour se diriger vers la rangée d’ascenseurs privés.
Moins de dix minutes plus tard, on escorta John Mayfield jusqu’à la suite
du dernier étage. Congédiant le garde d’un signe, Ulric enroula les doigts
autour de la gorge de l’homme et le plaqua contre la baie vitrée avant que la
porte soit refermée.
Dans le fond de sa tête, une voix l’avertissait que sa réaction était
excessive. Mais c’était une voix à laquelle il était facile de ne pas prêter
attention.
Il était à cran depuis des heures ; à présent il disposait enfin d’une façon
constructive de se défouler. Tant qu’il ne perdait pas le contrôle de son loup,
tout roulait. Non ?
— Arrêtez, s’il vous plaît.
L’humain svelte suffoqua, levant les mains pour agripper les épais poignets
d’Ulric. Il avait les yeux injectés de sang, comme s’il avait pleuré, ses
cheveux bruns étaient ébouriffés. Il avait l’air pathétique, mais Ulric n’en
avait rien à branler.
Cet homme venait juste de menacer tout ce que Chiron et lui avaient
consacré leur vie à construire.
— Combien as-tu volé ?
— Juste une poignée de jetons, souffla-t-il.
Ulric poussa un grondement guttural. Les effluves du musc de son loup
saturaient le bureau, mais John n’était pas capable de les déceler. Pas alors
que sa transpiration humaine empestait l’air.
— Combien ? répéta-t-il.
L’homme trembla, le cœur tambourinant si fort qu’Ulric entendait chacun
de ses battements frénétiques. John Mayfield n’avait peut-être pas conscience
d’être entre les mains d’un garou, mais il n’avait aucun mal à sentir que sa vie
était en jeu.
— Une centaine. (Il glapit quand Ulric resserra ses doigts.) D’accord, peut-
être deux cents.
— Quand as-tu commencé ?
John gémit, le visage blême.
— Il n’y a jamais eu que ce soir. Je le jure.
— Pourquoi ?
— Mon gamin est malade et j’ai besoin de lui acheter un médicament. (Les
accents criards de sa voix trahissaient une sincérité qui ne pouvait pas être
feinte.) Cette merde coûte presque quatre cents dollars.
Ulric expira dans un sifflement furieux. Chiron avait beau être un démon,
il traitait ses employés comme sa propre famille. Ce qui expliquait qu’ils
avaient les travailleurs les meilleurs et les plus dévoués de tout Las Vegas.
— Et il ne t’est pas venu à l’esprit de demander une avance sur salaire ?
s’enquit Ulric. Ou par l’enfer, de demander simplement qu’on te file de
l’argent ? Quand t’es-tu entendu dire non ?
— Je n’ai pas réfléchi. J’étais terrifié à l’idée que mon gamin…
Les mots de l’homme se terminèrent en un gargouillis.
Au même instant, Ulric fut distrait par le bruit de la porte qui s’ouvrait. Il
n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir qui s’était introduit dans le
bureau privé. Une brise se leva soudain, l’enveloppant comme une caresse
physique.
Rainn était l’une des rares zéphyrs capables de manipuler l’air autour
d’elle. Elle était sortie du désert et était entrée dans le casino vingt ans plus
tôt. Elle ne parlait jamais de son passé ou de ce qui l’avait poussée à choisir
Chiron comme nouveau maître, et personne ne lui posait de questions.
À Dreamscape Resorts, on était jugé sur ses compétences professionnelles et
sur son aptitude à travailler en équipe pour construire un avenir meilleur pour
tous.
— Désolée d’interrompre ta petite partie de plaisir, Ulric, dit la femme
d’un ton froid. Mais j’ai besoin de te parler.
Les doigts toujours autour de la gorge du donneur, Ulric regarda l’intruse
par-dessus son épaule.
Rainn était étonnamment petite pour une elfe, même si elle en avait les
rondeurs sveltes et les traits délicats caractéristiques. Elle avait des cheveux
noirs et brillants coupés au carré qui lui effleuraient les épaules. De grands
yeux d’un gris vaporeux. Une peau aussi douce et fraîche qu’une pêche et des
lèvres qui étaient une tentation pulpeuse. Elle était exquise, mais Ulric ne se
laissait jamais aveugler par sa beauté.
Il savait que derrière se cachait un courage à toute épreuve. Cette femme
n’hésiterait pas à tuer si elle l’estimait nécessaire.
— Je suis un peu occupé, dit-il entre ses dents.
Elle s’avança sans se presser. Elle portait sa tenue habituelle composée
d’une veste noire ajustée et d’un pantalon assorti. Ses chaussures étaient
noires, à talons plats. Elle s’habillait pour avoir un air professionnel, mais la
sévérité de ses vêtements ne faisait que souligner ses attraits féminins.
Mais il préférerait qu’on lui coupe la langue plutôt que de le reconnaître.
— Je vois ça. Nous avons à parler. (Elle lui adressa un sourire sans joie.)
Tout de suite.
Ulric se hérissa à son ton, retroussant les lèvres pour montrer les dents.
— Je te l’ai dit, je suis occupé.
Elle posa les yeux sur le donneur terrifié.
— Rassemblez vos affaires et partez, Mayfield.
Ulric poussa un grondement menaçant. Rainn était parfois autoritaire, mais
elle n’était pas stupide. Elle savait qu’il remplaçait Chiron pendant son
absence.
— Ne te mêle pas de ça.
À sa grande stupéfaction, il sentit l’air autour de lui commencer à
s’épaissir, l’enserrant jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger.
Rainn adressa un geste de la main à l’humain méfiant.
— Allez-y.
Immobilisé par les bandes d’air, Ulric fut incapable d’arrêter John qui
longeait avec précaution la baie vitrée. Puis, comprenant qu’il avait une
chance de s’en sortir, il se rua vers la porte comme un dément.
À la seconde où il disparut, Ulric sentit la pression se relâcher. Avec un
grognement féroce, il se retourna pour foudroyer l’elfe du regard.
— Tu me défies ?
Rainn soutint son regard sans broncher, le visage calme. Pas grand-chose
n’ébranlait cette femme. Pas même un garou de sang pur qui piquait une
colère.
— Si nécessaire.
— C’est quoi cette histoire ?
— C’est ce que j’allais te demander.
Ulric avança la mâchoire inférieure. Elle l’observait d’une façon qui lui
donnait l’impression d’être un… un maudit gamin.
— Il a été pris en train de voler nos clients, lâcha-t-il d’un ton brusque,
éprouvant le besoin de se justifier. Tu sais ce qu’il adviendrait de ce casino si
le bruit courait que notre personnel n’est qu’une bande de voleurs ? Nous
serions sur la paille en moins d’un mois.
— Je m’en suis occupée.
Il fronça les sourcils.
— Comment ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai rendu l’argent et supprimé les souvenirs des clients qui ont été
témoins du vol, lui dit-elle.
En plus de son aptitude à manipuler l’air, Rainn était capable d’effacer la
mémoire immédiate des humains. L’une des principales raisons qui faisaient
d’elle une employée si précieuse. Ils n’y avaient pas souvent recours, mais il
arrivait qu’un client ait le don inné de déceler qu’une partie du personnel
n’était pas humaine.
— Ils se réveilleront avec un mal de crâne, mais ils ne se rappelleront rien
de ce qui s’est passé ce soir.
Évidemment, c’était la façon la plus efficace de gérer la situation. Mais elle
était loin d’être la plus satisfaisante. Ulric croisa les bras, la mine toujours
renfrognée.
— Il doit être puni.
— Je suis d’accord, mais voler quelques centaines de dollars ne mérite pas
la peine de mort. (Elle inclina la tête sur le côté et l’examina avec une
curiosité heureusement dépourvue de tout jugement.) Tu as beau être un loup,
tu n’es pas un animal. Que se passe-t-il ?
Poussant un lourd soupir, Ulric leva la main pour masser les muscles raides
de sa nuque.
— Je me fais du souci pour Chiron.
Une brise balaya soudain la pièce, la seule indication que ses paroles
avaient inquiété Rainn.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
Il serra les dents, la frustration bouillonnant en lui.
— Je l’ignore.
Rainn s’avança vers lui.
— Ulric ?
Ulric sortit son téléphone portable de la poche de devant de son pantalon
noir qu’il portait avec une chemise blanche impeccable. En l’absence du
patron, Ulric s’obligeait à avoir l’air civilisé. D’instinct, il jeta un coup d’œil
à l’écran. Un truc qu’il avait fait cent fois depuis que Chiron avait quitté la
ville.
— Je l’attendais la nuit dernière, dit-il. Tu sais comment il est quand il
n’est pas à son bureau.
Rainn ricana.
— C’est un vrai casse-pieds. Quand vous êtes partis à Hong Kong tous les
deux le mois dernier, il m’appelait toutes les dix minutes. J’ai passé deux
semaines avec le téléphone collé en permanence à l’oreille.
— Alors pourquoi n’a-t-il pas appelé ? demanda Ulric. Pas une seule fois.
L’inquiétude assombrit les yeux de l’elfe, qui prirent une teinte gris cendré.
— Tu as essayé de le contacter ?
Ulric poussa un grognement impatient. Il avait bombardé Chiron d’appels
au cours des dernières vingt-quatre heures.
— Un million de fois.
— Pas de réponse ?
— Non. Je tombe directement sur la messagerie.
Elle jeta un coup d’œil à la porte qui donnait sur le sanctuaire du bureau de
Chiron. Elle fronça les sourcils ; la brise continuait à tournoyer à travers la
pièce.
Une rare manifestation d’émotion, et Ulric se demanda si la mystérieuse
elfe avait des sentiments pour son employeur. Il espérait que non. Chiron
était célèbre pour briser les cœurs sans même le vouloir.
— Je ne sais pas exactement ce qu’il fait, mais je suppose que c’est
important, dit-elle.
Ulric réprima un grognement. Il n’avait toujours pas digéré le fait que
Chiron était parti sans lui.
— C’est ce qu’il semble penser.
— Dans ce cas, il est possible qu’il soit trop préoccupé pour appeler.
— Peut-être.
Les yeux plissés, elle le scruta avec une intensité perturbante.
— Qu’est-ce qui t’inquiète vraiment, Ulric ?
Il lui lança un regard mauvais. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Leur maître
avait disparu. N’était-ce pas une raison suffisante ?
Puis, il grimaça. Tout au fond de lui il savait ce qui le rongeait. Il craignait
que Chiron ait retrouvé Tarak et l’ait complètement oublié, tout comme sa vie
à Las Vegas. Non qu’il soit prêt à avouer sa peur mesquine et puérile.
À personne.
— Je redoute qu’il soit tombé dans un piège, dit-il.
Rainn ne prit pas la peine de lui demander des précisions. Elle ne doutait
pas que l’inquiétude d’Ulric était fondée. Elle redressa les épaules, comme
pour se préparer à agir.
— Tu sais où est Chiron ?
— En Floride, dit Ulric.
Il avait été soulagé que Chiron parte avec l’une des voitures du casino
plutôt qu’avec son véhicule personnel. Ulric pouvait ainsi suivre les moindres
de ses déplacements.
Rainn hocha la tête.
— C’est une longue route. Tu veux que je fasse préparer le jet ?
Ulric arqua un sourcil.
— J’ai reçu l’ordre de rester ici.
Elle ricana, parfaitement consciente qu’Ulric avait sa propre définition de
la loyauté. Il mourrait pour protéger Chiron, cependant il n’obéissait pas
aveuglément aux ordres. Surtout s’il estimait qu’ils interféraient avec sa
capacité à veiller sur l’homme qui lui avait sauvé la vie.
— Dans une heure ? demanda-t-elle.
— Une demi-heure plutôt, ordonna-t-il, transpercé par une pointe de
soulagement.
Il n’était pas du genre à rester assis à espérer que tout irait bien. Il avait
besoin de découvrir de quoi il en retournait. Cette nuit même. Bien sûr, il ne
pouvait pas complètement oublier ses obligations.
— Tu me remplaceras pendant mon absence, l’avertit-il.
Elle esquissa un sourire lent, dangereux.
— D’accord, mais je veux que ma paie reflète mes responsabilités
supplémentaires.
Ulric roula des yeux. Rainn avait de nombreux talents, mais le plus grand
était peut-être son aptitude à soutirer jusqu’aux derniers deniers de son
employeur. Ce n’était pas la cupidité. Aucun risque qu’elle les escroque ou
les vole. C’était plus un jeu où l’argent faisait office de marque.
— Mille dollars, proposa-t-il.
— Hmm. (Elle grimaça.) J’ai effacé plusieurs mémoires et je t’ai empêché
de commettre un meurtre qui aurait fait venir la police humaine. Jamais une
partie de plaisir.
— Deux mille ?
Le sourire de Rainn s’élargit.
— Pourquoi ne pas arrondir à cinq mille ?
Ulric tressaillit. Chiron allait péter une durite quand il apprendrait ce
qu’elle demandait.
— Tu ne lâches rien, Rainn.
Elle souleva les mains.
— C’est à prendre ou à laisser.
— Je prends.
Il se dirigea vers la porte.
Il s’inquiéterait du coût plus tard. Pour l’heure, rien n’importait que de
retrouver Chiron.
CHAPITRE 7
2. Extrait du poème « Keeping Tryst » publié dans le recueil Verses and Rhymes by the Way de Nora
Pembroke, non traduit en français. (NdT)
3. Sonnet 18, Sonnets, William Shakespeare, traduction Robert Ellrodt, Actes Sud, 2007. (NdT)
CHAPITRE 8
Par le début ?
Il recula, l’observant avec un sourire ironique. Avait-elle seulement idée
qu’il était âgé de plus d’un millénaire ?
Ne souhaitant pas le lui rappeler, il opta pour la version condensée.
— Comme la plupart des vampires, mon sire m’a abandonné après m’avoir
transformé, dit-il, prenant soin de ne laisser transparaître aucune émotion
dans sa voix.
Les vampires étaient des prédateurs craints. Et avec raison. Ils étaient des
guerriers féroces qui étaient solidement installés au sommet de la chaîne
alimentaire des démons. Mais ils entraient dans la vie aussi vulnérables que
n’importe quel bébé. Peut-être même encore plus. Quand ils se réveillaient
après avoir été changés en vampires, ils n’avaient aucun souvenir de leur
existence antérieure. Et comme la plupart des sires ne se souciaient pas de
s’attarder pour aider leurs créations, les jeunes vampires ne savaient même
pas ce qu’ils étaient ou ce qui pourrait les tuer.
Beaucoup périssaient dans les premières heures en sortant à la lumière du
jour ou se faisaient zigouiller lors de leur première quête de sang.
— Heureusement, je me suis réveillé tout au fond d’une grotte et ne me
suis donc pas traîné au soleil, poursuivit-il. Mais j’ai passé des années seul,
sans jamais me douter qu’il en existait d’autres comme moi. C’est Tarak qui a
fini par me trouver et m’a appris qui et ce que j’étais.
— Tarak. (Elle inclina la tête sur le côté.) C’est ton maître ?
— Oui.
— Il t’a accueilli dans son clan ?
Chiron se retourna pour marcher vers la piscine, les émotions qu’il avait
réprimées pendant des siècles bouillonnant en lui.
Il se rappelait l’instant précis où Tarak était entré dans la grotte. Chiron
s’était comporté comme un animal sauvage et avait attaqué l’intrus avec la
ferme intention de l’achever. Tarak l’avait maîtrisé sans mal, mais au lieu de
lui porter le coup fatal, il l’avait ramené dans son propre repaire.
Au cours de la décennie suivante, son aîné lui avait enseigné tout ce qu’il
savait. Comment chasser. Comment se battre. Comment attirer sa proie avec
un minimum d’efforts. Et comment se comporter avec les autres vampires.
Cette dernière leçon avait été la plus difficile pour Chiron. Après tant
d’années seul, il lui avait été presque impossible d’apprendre à accorder sa
confiance à d’autres que Tarak.
— À l’époque, il était un fidèle partisan de l’Anasso, dit-il à Lilah, se
retournant pour croiser son regard intrigué. Quand j’ai été plus ou moins
civilisé, nous avons commencé à voyager avec le roi pour l’aider à conserver
le trône.
Elle arqua les sourcils. De toute évidence, elle avait pleinement conscience
de l’ironie de ses propos.
— Celui dont il se cachait ?
— À l’époque, l’Anasso se démenait pour unir les vampires. Avant ça,
nous étions trop occupés à nous entre-tuer dans des guerres de clan pour
prendre conscience des dangers de la technologie humaine en pleine
évolution.
— Tout cela semble positif.
— Ça l’a été. Au début, convint-il.
La plupart des vampires avaient été aveugles à la menace que
représentaient les humains qui commençaient à se grouper et à ériger des
villes. Ils avaient fini par se complaire dans la croyance qu’ils étaient
indestructibles. Cependant l’Anasso avait compris que les arcs et les flèches
dont se servaient les humains n’étaient que le début.
— Il est devenu assoiffé de pouvoir ?
Chiron roula des yeux. L’Anasso avait été arrogant, tyrannique et
désagréable, et sa soif de pouvoir l’avait dévoré.
Un vampire typique.
— Ça a commencé comme ça, lui dit-il.
Elle baissa le regard sur les poings serrés de Chiron.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
Chiron ne tenta pas d’apaiser sa tension. À quoi bon ? Tant qu’il fouillerait
dans ses anciens souvenirs, il serait à cran.
— Au fil des siècles, il a commencé à devenir plus agressif, expliqua-t-il.
Et instable.
— Instable ?
— De violentes sautes d’humeur.
Elle parut déconcertée.
— C’est inhabituel ?
Chiron plissa les yeux.
— Je crois que je viens juste de me faire insulter.
Elle rougit.
— Désolée.
Chiron balaya ses excuses d’un geste. Il n’était pas rare que les démons ou
les faes qui ne fréquentaient pas les vampires supposent qu’ils étaient
toujours les brutes féroces qu’ils avaient été au début.
À présent les vampires avaient tendance à être des créatures froides et
rusées qui se servaient de leur cerveau plutôt que de leurs muscles pour
conserver leur pouvoir.
— D’abord, c’étaient des explosions de colère qui n’avaient rien de
surprenant en soi chez un dirigeant constamment sous pression et qui passait
son temps à défendre son trône contre ses rivaux, poursuivit-il, voulant en
finir avec son histoire. Sans parler de l’interminable défilé de vampires qui
venaient lui exposer leurs querelles et qu’il devait arbitrer afin d’éviter des
guerres de clan.
— Ça a l’air atroce.
Chiron grimaça. Ça avait été plus qu’atroce. Ils avaient dû se tenir en
permanence sur leurs gardes pour empêcher des assassins de se glisser dans
leur repaire du moment, tandis que l’Anasso passait ses journées à écouter un
grief geignard après l’autre. Une discipline sévère qui était devenue pesante
après quelques siècles.
Il frémit à ce souvenir.
— Ouais, je n’arrive pas à imaginer ce qui pourrait bien pousser un
vampire à briguer ce poste.
— Je suppose que l’Anasso ne souffrait pas juste de la frustration liée à sa
position ?
— J’ai commencé à remarquer d’étranges épisodes d’euphorie, dit-il.
Comme s’il était ivre.
Il se rappelait encore la fois où il était entré dans les bains privés de
l’Anasso et l’avait découvert en train de bondir à travers la pièce en chantant
à pleins poumons. Et la fois où cet imbécile s’était enfermé dans le cachot et
qu’ils avaient mis trois jours à le retrouver.
Elle poussa un petit cri de surprise.
— Les vampires peuvent être ivres ?
— Seulement s’ils ingèrent le sang d’une créature qui a bu ou s’est
droguée.
— Nombre de démons aiment s’imbiber de substances qui ne sont pas
toujours bonnes pour eux, souligna-t-elle d’un ton pince-sans-rire. La moitié
de mon budget annuel au moins sert à réparer les dégâts causés par des
clients en état d’ébriété.
Chiron lutta pour ne pas se laisser distraire par ses paroles. Plus tard, il se
pencherait sur son aversion soudaine à l’idée que Lilah ait affaire à de
dangereux démons dans cet endroit isolé. Peu importait qu’elle ait hérité de
l’hôtel. Ou qu’une ogresse hybride la protège.
Il ne voulait pas qu’elle soit là. Pas sans…
Lui.
— Les vampires peuvent vite devenir accros, dit-il, faisant comme si cette
pensée perfide ne venait pas juste de se glisser dans son esprit. C’est là que
les vrais dommages apparaissent.
— Quels dommages ?
— Le sang vicié se met à leur pourrir le cerveau. Au bout d’un moment, ils
deviennent complètement fous.
— Et c’est ce qui est arrivé à votre Anasso ?
Il hocha vivement la tête, s’obligeant à se replonger dans le passé.
— Oui, mais c’est un processus lent au début. J’ai commencé à remarquer
qu’il avait changé, mais tout le monde a balayé mes peurs.
Il avait été furieux quand Tarak n’avait pas voulu écouter ses soupçons.
Plus d’une fois, son aîné avait menacé de le chasser du repaire.
— Pour être franc, je crois que tout le monde refusait de voir qu’il y avait
un problème. Ils avaient tous consacré leur vie au rêve de l’Anasso d’une
nation unie de vampires. J’étais une recrue relativement nouvelle et je ne
m’étais donc pas autant investi.
Elle hocha la tête d’un air compréhensif.
— C’est pourquoi tu as pu y voir plus clair.
Il esquissa un sourire sans joie.
— C’est ce que je me suis dit.
L’expression de Lilah s’adoucit, comme si elle était capable de sentir
l’amertume qui subsistait encore en lui.
— Mais ?
Il se retourna vers la piscine. De vieilles émotions tumultueuses
continuaient à remonter à la surface. Le regret et la frustration à l’état pur.
Mais également une vague d’apaisement inattendue qui atténua sa douleur.
Était-ce le simple fait de raconter son histoire à Lilah ? Comme quand on
crevait l’abcès ? Ou était-ce en lien avec cet endroit ?
Impossible de le savoir avec certitude.
— Je crois qu’il y avait une partie de moi qui n’acceptait pas l’emprise de
l’Anasso sur mon maître, reconnut-il.
— Tu étais jaloux.
Il acquiesça avec réticence. Cela paraissait si puéril. Mais à l’époque, il
avait été un vampire relativement jeune qui ne supportait pas le dévouement à
toute épreuve de Tarak pour l’Anasso. Il voulait que Tarak quitte ce dernier
pour qu’ils créent leur propre clan.
— Rétrospectivement, je crois que oui, dit-il.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai commencé à suivre l’Anasso en cachette.
Chiron avait été gêné par son besoin de fourrer son nez partout. Il était un
guerrier, pas un sale gremlin. Mais connaître la vérité avait été plus fort que
tout.
— J’ai fini par découvrir sa réserve secrète d’humains et de démons
toxicomanes qu’il parquait comme du bétail pour s’en nourrir.
Elle porta les doigts à sa bouche, les yeux assombris par la colère.
— Le salopard.
Chiron avait été tout autant horrifié. Les vampires avaient beau être des
prédateurs, ils avaient recours à leur habileté pour traquer leurs proies. Ils ne
les enfermaient pas et ne les torturaient pas. Malheureusement, il n’avait pas
osé libérer les prisonniers.
Ce ne fut qu’après la disparition de Tarak qu’il s’était déchaîné, fracassant
les portes des enclos qu’il avait réussi à trouver pour délivrer les captifs
pitoyables. Dont Ulric.
— Précisément ce que j’ai pensé, de même que Tarak, quand je lui ai
raconté ce que j’avais découvert, dit-il.
— Bien.
Il pinça les lèvres à son ton féroce. Elle était sincèrement bouleversée à
l’idée que des démons et des humains soient maltraités. Ce qui était loin de
lui déplaire. Cela montrait qu’elle avait le cœur aussi tendre qu’il l’avait
supposé.
— Pas entièrement. (Il poussa un grognement guttural : quand Tarak avait
disparu, il avait compris qu’il avait commis une erreur tactique.) J’ai pensé
que Tarak devait avoir mis la main sur un truc qui prouvait que je disais la
vérité et avait menacé de dénoncer l’Anasso, probablement devant tout le
clan.
— C’est à ce moment-là qu’il s’est caché ? demanda-t-elle d’un ton
empreint de compassion.
Chiron hésita. Il ne voulait pas mentir. Mais cela dit, il n’était pas prêt à
révéler toute la vérité. Pas tant qu’il n’aurait pas trouvé la clé et libéré Tarak.
— Il a disparu, avança-t-il.
Elle hésita, comme si elle choisissait soigneusement ses mots.
— Comment peux-tu être certain qu’il n’a pas été tué ?
De nouveau, il prit des libertés avec la vérité.
— Je le sentirais s’il avait été éliminé, dit-il, sans mentionner le fait qu’il
avait pu jeter un rapide coup d’œil à l’esprit perverti de l’Anasso. Un aperçu
qui avait à peine suffi à lui assurer que Tarak était toujours en vie et à lui
donner la vague impression qu’il était retenu prisonnier.
Heureusement, elle en déduisit qu’il avait un lien avec son maître.
— Au moins tu sais qu’il a survécu, murmura-t-elle.
— Et maintenant j’ai une chance de le ramener chez nous, dit-il,
détournant la conversation de la disparition de Tarak.
Elle tendit la main pour lui effleurer le bras.
— Je comprends.
Ses souvenirs douloureux volèrent brusquement en éclats. Comme un verre
brisé par un coup de marteau.
Ce n’était qu’un frôlement, et en toute honnêteté, il était plus inspiré par la
pitié que par la passion. Mais il n’en eut pas moins le corps transpercé de
pointes de volupté.
Il réprima une envie de rire de lui-même. Les femmes les plus belles du
monde avaient tenté d’attirer son attention. Elles flirtaient avec lui, le
suivaient partout dans le casino, elles enlevaient parfois leurs vêtements et lui
jetaient leur petite culotte.
Cette femme lui avait à peine effleuré la manche du bout des doigts qu’il
était déjà grisé de plaisir.
Pathétique.
— Tu comprends ? demanda-t-il, la voix rauque alors qu’il esquissait un
pas vers elle.
Elle laissa échapper un minuscule cri guttural. Était-elle distraite par le
même désir qui crépitait en lui ?
— Tu as le sentiment qu’il a été obligé de partir par ta faute, murmura-t-
elle.
— Oui, reconnut-il, s’approchant d’un autre pas.
Assez près pour percevoir la chaleur du corps de Lilah à travers ses
vêtements. Un grondement s’éleva du plus profond de sa poitrine.
Il n’était pas un garou, mais cette nuit-là il avait l’impression d’avoir un
animal enfermé tout au fond de lui. Il était féroce et avait soif de goûter à
cette femme.
— Et la seule façon de te racheter, c’est de le ramener auprès des siens,
poursuivit-elle, baissant la voix, le souffle rauque et fébrile.
Il scruta le visage qu’elle levait vers lui. Elle avait traduit ses sentiments
avec une simplicité parfaite.
— Tu es très perspicace.
— Pas vraiment. (Elle fronça les sourcils d’un air soucieux.) Parfois j’ai
l’impression d’être…
Il lui toucha la joue, comprenant qu’elle s’apprêtait à lui livrer l’un de ses
plus grands secrets.
— Dis-moi.
— Aveugle, avoua-t-elle enfin. Comme si je devrais voir quelque chose
qui se dérobe à ma vue.
Chiron ressentit une lueur d’espoir. Certaines sorcières créaient un sort de
répulsion pour protéger leurs objets magiques. C’était peut-être ce qu’elles
avaient fait pour cacher la clé.
— De la magie ? demanda-t-il. Une illusion ?
Elle grimaça.
— Peu importe. C’est ridicule.
— Non, je ne le pense pas. (Il fit glisser ses doigts sur sa joue.) Je t’aiderai
si tu veux. J’ai un don qui me permet de jeter un coup d’œil dans les pensées
des gens. Je pourrais t’aider à te rappeler où…
Elle chassa sa main d’une tape brusque.
— Non.
— Très bien, dit-il d’une voix apaisante. Doucement.
L’odeur forte et piquante de la peur de Lilah satura l’air.
— Je refuse qu’on farfouille dans ma tête.
La violence de la réaction de Lilah prit Chiron au dépourvu. C’était une
chose de se mettre en colère à l’idée que quelqu’un fouille dans son esprit. La
plupart des gens ne l’ouvraient qu’avec réticence à une invasion étrangère.
Mais elle n’était pas en colère. Elle était terrifiée.
Pourquoi ?
Refusant d’insister, il appuya le front contre le sien.
— Pas de fouille. Je te le promets.
Comme si elle prenait conscience d’avoir réagi de manière exagérée, Lilah
poussa un soupir tremblant et se détendit. Puis, le surprenant de nouveau, elle
lui adressa un sourire timide.
— Et une morsure ?
Un vampire meilleur n’aurait pas répondu à cette invitation subtile. Non
seulement elle était visiblement trop jeune et innocente pour lui, mais il lui
dissimulait encore la vraie raison de sa présence à l’hôtel.
Ce serait profiter de sa vulnérabilité.
Mais il n’était pas un vampire meilleur. Jamais de l’enfer il ne pourrait
résister à son besoin pressant de la toucher.
Levant la main, il glissa les doigts sous ses cheveux et les referma sur sa
nuque avec possessivité.
— Seulement si tu le demandes très, très gentiment, lui assura-t-il.
Il huma le parfum de son émoi, mêlé à celui de sa peur persistante. Cette
fois il était certain que ce n’était pas de lui mais du feu qui brûlait entre eux
qu’elle avait peur.
Il ne l’en blâmait pas.
L’intensité de son désir pour cette femme était plus qu’un peu troublante.
Elle inspira profondément, comme si elle rassemblait son courage. Puis
elle baissa les yeux sur sa bouche.
— Et un baiser ?
Le sol bougea sous les pieds de Chiron. Trois mots simples, mais la faim
qui lui allongeait les canines et lui nouait le ventre en une boule douloureuse
n’avait rien de simple.
— Tu n’as même pas besoin de demander.
Il se pencha, se servant de la pointe d’une canine pour lui érafler la joue. Il
voulait que Lilah sache qui il était. Ce qu’il était.
L’émoi de Lilah grimpa en flèche et les narines de Chiron se dilatèrent,
mais sa peur disparut. La tension qui avait contracté les muscles de Chiron
sans même qu’il en ait conscience s’apaisa.
À l’évidence, le fait qu’il était un vampire ne la dérangeait pas.
Il se rapprocha, l’enveloppant de son grand corps. Il brûlait de la goûter,
mais se contenta de passer la langue sur ses lèvres entrouvertes. Chiron
grogna. Elle avait la saveur de l’été. Des framboises voluptueuses. De la
chaleur dorée. De l’attrait sensuel.
Elle leva les mains pour tirer sur les boutons de sa chemise, en écartant les
pans de soie pour poser les paumes à plat contre la peau nue de son torse.
— Tu trifouilles mon esprit ? demanda-t-elle, le ton plus contrit
qu’accusateur.
Il gloussa.
— Je t’ai promis de ne pas le faire, lui rappela-t-il.
— Alors pourquoi je ne peux pas arrêter de te toucher ? s’enquit-elle,
suivant des doigts le contour de ses tétons.
Il feula, un frisson d’excitation lui courant sur la peau. Comme si on l’avait
branché à un circuit électrique.
— Parce que je suis irrésistible, suggéra-t-il.
— Et si modeste.
Il l’embrassa. Ou du moins c’était censé être un baiser. Deux bouches qui
se touchaient, s’accrochaient… se fondaient. Mais c’était tellement plus. Un
besoin primitif de la marquer comme étant sienne.
Relevant la tête, il scruta son visage empourpré d’un regard songeur.
— Quoi que ce soit, ça n’a rien à voir avec le contrôle mental ou même la
magie de ce lieu. (L’air claqua et crépita entre eux, comme s’il était vivant.)
C’est nous. Nous deux.
Elle explora son torse des doigts avant de les faire descendre jusqu’aux
muscles rigides de son ventre.
— Je ne suis pas sûre que ça m’aide à me sentir mieux.
Si Chiron avait eu un cœur qui battait, il était certain qu’il se serait arrêté.
Il devait lutter pour se concentrer sur ce qu’elle disait alors qu’il avait l’esprit
embrouillé par l’image de ses doigts baladeurs qui parvenaient à la longueur
dure de son érection. S’enrouleraient-ils autour de son membre pour le
caresser avec douceur ? Ou allait-elle le serrer avec un désir impatient ?
— Pourquoi ? réussit-il à demander d’une voix étranglée.
— Tu es un client.
— Et ?
— Ici aujourd’hui. Parti demain.
Il fronça les sourcils. Elle avait raison. Il n’était que de passage à l’hôtel.
Quelques nuits, puis il se remettrait en route pour libérer Tarak. Alors, il
rentrerait à son repaire à Las Vegas. Ou à Paris.
Mais il ne pouvait pas concevoir de quitter cette femme. Comme si cette
idée était si incompréhensible que son esprit ne pouvait pas l’accepter.
— Je suis là maintenant, lui dit-il, plongeant ses yeux dans les siens. Il n’y
a pas d’hier. Ou de demain. Juste maintenant.
Elle hésita, comme déchirée entre le bon sens et le désir.
Ce dernier l’emporta.
Louée soit la déesse.
— Oui.
Elle parla si bas que seul un vampire aurait pu l’entendre.
Chiron grogna, inclinant les hanches pour que son érection appuie sur la
douce rondeur de son ventre.
— Si douce. Et délicieuse, murmura-t-il. Comme une baie pulpeuse.
La respiration rauque, Lilah continua à explorer son corps rigide, faisant
remonter et descendre ses doigts sur son torse.
— Tu n’as rien de doux, lui dit-elle. Tu es pareil à l’acier. Tout en muscles
durs et peau froide.
— Tu as l’air surprise.
— Je le suis, un peu, lui dit-elle. Je n’avais jamais touché de vampire.
— Jamais ?
— Seule une poignée a choisi de séjourner ici, et ils étaient tous unis.
Chiron éprouva une pointe de satisfaction. Il était content de savoir qu’elle
n’avait jamais été avec un autre vampire. Pourquoi ? Il n’en avait pas la
moindre idée.
Il commençait à penser que la magie de cet endroit lui avait complètement
embrouillé l’esprit.
Et à cet instant, il n’en avait rien à faire.
Tout ce qui comptait, c’était la discrète rougeur de plaisir anticipé sur les
joues de Lilah et la passion qui couvait dans ses yeux dorés.
— Cela te dérange-t-il ?
— Non. (Elle secoua légèrement la tête.) C’est excitant.
Elle frissonna, et il sentit la pointe dressée de ses seins appuyer contre le
fin tissu de son peignoir. Elle était aussi excitée que lui. Un grondement
s’éleva dans sa gorge. Il resserra les doigts sur sa nuque. En signe de
possession ?
Bon sang ! Il était dans le pétrin.
Il fit glisser ses lèvres sur la rondeur de sa joue et mordilla le coin de sa
bouche pulpeuse.
— Excitant, oui, convint-il, lui volant un long baiser avant de suivre avec
la langue la ligne de son visage. Grisant. Une vraie drogue.
Elle gémit, se cambrant contre lui.
— Ne t’arrête pas de parler.
Il éclata doucement de rire. C’était une maîtresse étonnamment exigeante.
— Enivrant. Merveilleux. (Il lui obéit avec enthousiasme, éraflant des
canines la peau tendre de son cou.) Unique.
Elle frémit, et s’écarta pour lui lancer un regard interrogateur.
— Je ne suis pas sûre de l’aimer celui-là.
Il soutint son regard, passant les doigts dans ses cheveux. Ils étaient
chauds, doux et pleins de vie.
Exactement comme elle.
— C’est facile de ressembler à tout le monde, lui dit-il. Tu es spéciale.
L’expression contrite, elle poussa un soupir.
— Tu sais parler aux femmes.
Il secoua la tête.
— J’aimerais m’en attribuer le mérite, mais ce genre d’étincelles n’est pas
le résultat du savoir-faire ou de l’expérience, lui dit-il.
Et c’était la vérité. Il avait été séduit par les courtisanes les plus
expérimentées du monde. Aucune d’elles n’avait été capable de créer
l’enchantement que Lilah provoquait juste en le touchant.
— La magie, dit-elle.
— Le destin.
Ces mots lui échappèrent avant qu’il ait pu les retenir.
L’espace d’une seconde, ils se dévisagèrent, abasourdis. Au plus profond
de leurs âmes, ils savaient qu’il avait raison. Ce genre de passion impérieuse
et impitoyable n’était pas juste du désir animal. C’était le destin.
— Chut. (Elle leva la main et appuya le bout des doigts contre les lèvres de
Chiron.) Pas d’hier. Pas de demain.
Qu’elle soit indifférente au fait qu’il était impossible d’échapper au danger
qui couvait entre eux ou qu’elle n’en ait pas conscience, elle explora de
nouveau son torse de la main. Chiron grommela un affreux juron, lui
couvrant le visage de baisers frénétiques.
— Juste maintenant, convint-il.
Elle lui égratigna la peau des ongles, envoyant des flammes de volupté en
lui.
— Chiron.
Doucement il écarta l’encolure de son peignoir, dévoilant un sein plein
surmonté de rose.
Il saliva. Il pouvait déjà imaginer le plaisir sensuel qu’il goûterait à laisser
ses canines s’enfoncer dans sa chair moelleuse.
Au prix d’un effort, il résista à la tentation. La morsure de la frustration
était un moindre mal comparé au désastre potentiel s’ils échangeaient leur
sang. Il s’était repu de milliers d’hôtes au cours des siècles, mais pas une
seule fois il n’avait envisagé qu’ils puissent être sa compagne véritable, liée à
lui pour l’éternité.
Lilah était différente. Du sommet de sa superbe chevelure à la pointe de ses
minuscules orteils.
Il lui avait dit qu’elle était unique.
Et c’était exactement ce qu’elle était.
Il s’obligea à utiliser sa main pour explorer la douce tentation de son sein,
faisant courir ses lèvres sur la courbe de son cou.
Elle trembla, s’agrippa soudain à ses épaules. Comme si ses genoux
s’étaient dérobés sous elle.
— J’en veux plus, ordonna-t-elle.
Il huma le parfum évocateur de son émoi, lui titillant le bout du mamelon
du pouce. Il n’avait pas besoin de passer la main entre ses cuisses pour savoir
qu’elle était humide et glissante, prête à être possédée.
Il enroula un bras autour de sa taille, l’attirant étroitement contre son corps
douloureux.
— Tu es parfaitement à ma taille, murmura-t-il. Comme si tu avais été
créée pour moi.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et lui mordit la lèvre inférieure.
— Il est plus probable que tu aies été créé pour moi.
— Oui.
Chiron frissonna de félicité.
Il avait l’impression que le soleil magique s’était introduit en lui et le
brûlait de l’intérieur.
Continuant à lui caresser le sein, Chiron posa de nouveau les lèvres sur sa
bouche. Il avait désespérément besoin d’étancher sa soif. Tant de sang que du
corps de Lilah.
Dommage, vraiment, qu’il ne puisse faire ni l’un ni l’autre.
Pas tant que Tarak n’avait pas été libéré et qu’il ne pouvait pas se montrer
honnête avec elle.
Comme si elle était déterminée à mettre son self-control à l’épreuve, Lilah
traça un chemin de baisers sur son torse. Il laissa échapper un gémissement.
Ses lèvres étaient légères, presque aguichantes, mais lui envoyaient des
explosions de chaleur dans les veines.
Il glissa la langue dans sa bouche, la tourna dans sa chaleur humide. Il
perçut sa douceur, le désir qui bouillonnait en elle.
Et autre chose.
Un écho de pouvoir qui semblait être séparé d’elle.
Étrange. Relevant la tête, il lutta avec une détermination farouche pour
freiner ses appétits. Il avait beau brûler de l’allonger sur le sol de marbre pour
se perdre dans la volupté de son corps, il devait comprendre ce qu’il sentait.
— Lilah.
Il attendit qu’elle lève la tête vers lui et croise son regard scrutateur.
— Quoi ?
— Il y a un…
Il fut impoliment interrompu par la voix d’une femme qui beuglait comme
un troll ivre.
Ou, plus précisément, une ogresse furieuse.
— Lilah, cria Inga.
L’air sembla trembler, comme si un sortilège délicat venait juste d’être
brisé. Le souffle coupé, Lilah saisit l’encolure de son peignoir et le referma
précipitamment.
— C’est Inga, l’avertit-elle, comme si Chiron n’avait pas reconnu la voix
de la femme ou le martèlement de ses pas lourds.
— Fais-la partir, lui conseilla-t-il vivement.
Elle fronça les sourcils, supposant à coup sûr qu’il était frustré que leur
tête-à-tête soit interrompu. Ce qu’il était. Douloureusement frustré.
Mais à cet instant, il était tout aussi impatient d’en apprendre davantage sur
cet étrange pouvoir. Était-ce un sortilège ? Certains parents enveloppaient
leurs enfants de magie pour les protéger. Mais il ne devrait pas être capable
de le percevoir.
— Non, dit-elle, appuyant les mains contre son torse. Elle ne me
chercherait pas si elle n’avait pas besoin de quelque chose.
Chiron ne fut pas si facilement convaincu. À l’évidence, l’ogresse le
détestait. Et si elle pensait qu’il était seul avec Lilah dans la grotte isolée, elle
ferait le nécessaire pour les déranger.
— Je suis sûr que ça peut attendre, avança-t-il, trop distrait pour réfléchir à
ce qu’il disait.
Une erreur.
Lilah s’offusqua aussitôt et le repoussa sans ménagement.
— Tu trouves peut-être que cet hôtel ne paie pas de mine, mais il est
important pour moi, déclara-t-elle d’un ton brusque.
— Je n’ai pas voulu dire qu’il n’était pas important, mais j’ai senti quelque
chose en toi…
L’indignation de Lilah vira à la rage pure.
— Tu as promis de ne pas fouiner dans ma tête.
Chiron grimaça. Il s’enfonçait. Où était passé son charme habituel ? Il
n’existait jamais une situation qu’il ne pouvait pas arranger avec quelques
mots bien choisis et un sourire à fossette.
Ulric se tordrait de rire s’il était là.
Ou pire, Levet pourrait avoir assisté à ses bredouillements maladroits.
Il frémit à cette seule pensée.
— Ce n’était pas dans ton esprit.
Elle grimaça.
— De quoi tu parles ?
Il leva les mains en l’air avec impuissance.
— Je n’en suis pas sûr, mais je crois que ce pourrait être important.
— Important pour qui ? demanda-t-elle.
Eh bien, par l’enfer. Comment pouvait-il expliquer sa curiosité pressante ?
C’était impossible sans lui avouer la vérité sur la raison de sa présence à
l’hôtel.
Quand il hésita, elle souffla avec mauvaise humeur et le contourna
prestement pour se diriger vers les marches.
— Lilah, cria-t-il.
Sans jamais ralentir, elle sortit de la grotte, son dos raide l’avertissant
qu’elle n’était pas d’humeur à discuter.
Chiron serra les poings le long de son corps. Il avait réussi à tout faire
foirer d’une façon spectaculaire.
— Bon sang !
CHAPITRE 9
Chiron resta dans les ténèbres pour regarder Lilah se précipiter dans
l’hôtel. Un désir frustré lui contractait le corps et ses canines le démangeaient
de goûter son sang. Mais c’était l’envie farouche de s’élancer pour la jeter sur
son épaule et la ramener dans son repaire qui le tracassait.
Impossible d’esquiver la vérité plus longtemps.
Pas alors qu’elle était marquée au fer rouge dans chaque fibre de son être.
Il lutta contre ses instincts, observant l’ogresse qui s’était retournée pour
lancer un regard noir de son côté. Pouvait-elle le voir ? Peut-être. Il s’en
foutait. Il avait quelques questions pour cette femme qui avait vécu là avec
les parents de Lilah.
S’avançant, il fronça les sourcils quand la femme se précipita soudain vers
la partie la plus éloignée du jardin. Elle avait manifestement quelque chose à
faire. Chiron haussa les épaules. Il la chercherait plus tard.
Pour l’heure…
Chiron se raidit en discernant une odeur caractéristique.
Faisant volte-face, il foudroya du regard un épais bouquet de cyprès.
— Montre-toi, Ulric, dit-il d’une voix traînante. Je sais que tu es là.
Le garou s’avança au clair de lune, ses yeux dorés flamboyants et les
effluves du musc de son loup plus forts que d’habitude. Il était vêtu d’un tee-
shirt noir qui moulait ses muscles saillants, d’un jean usé et de lourds rangers
pointure quarante-neuf. Chiron pinça les lèvres. Il aurait aussi bien pu se faire
tatouer « gros dur » sur le front.
— Comment m’as-tu trouvé ? s’enquit-il.
Le garou haussa les épaules, approchant sans se presser.
— J’ai fait équiper toutes nos voitures d’un traceur GPS.
Chiron en resta stupéfait. Il était prêt à supporter l’habitude d’Ulric de le
choyer comme une mère poule, et même sa tendance à le croire incapable de
se protéger tout seul. Mais qu’il soit damné s’il permettait à son garde du
corps de suivre les moindres de ses mouvements.
— Tu as fait placer un traceur GPS sur ma voiture ? grogna-t-il.
Ulric secoua la tête.
— Pas sur ta voiture personnelle, mais tu as pris l’un des véhicules du
casino et je les ai tous fait équiper.
Ah ! Chiron avait presque oublié qu’il avait sauté dans l’une des voitures
de leur parc pour quitter Las Vegas. Hors de question que Levet monte dans
sa jag.
— J’ai suivi ta piste jusqu’au bord des marécages, où je l’ai perdue,
poursuivi Ulric. J’ai dû faire appel à mes sens affûtés pour réussir à trouver
cet hôtel.
Chiron croisa les bras. Sa contrariété n’avait pas entièrement disparu.
— Je croyais t’avoir dit de rester à Las Vegas. Tu n’obéis pas très bien aux
ordres.
Ulric ne se donna pas la peine de prendre un air contrit. Tant mieux. Il
n’était pas doué pour ça.
— J’y obéis avec un savoir-faire spectaculaire si je les approuve, lui assura
le garou avec son arrogance caractéristique.
— Je ne suis pas sûr que tu saisisses très bien ce qu’« obéir » signifie.
— Je me suis juré de te protéger, lui rappela Ulric. Ma promesse prévaut
contre n’importe quel ordre. Même les tiens.
Chiron savait qu’il s’époumonait pour rien. Enfin, pas exactement, parce
qu’il ne risquait pas de s’essouffler, n’ayant pas de souffle, mais du moins il
perdait son temps à tenter de faire comprendre à Ulric qu’il ne lui était pas
redevable.
N’empêche, il ne put pas s’en empêcher.
— Combien de fois devrais-je te le répéter, il n’y a pas de promesse qui
vaille ? Toute dette a été remboursée depuis longtemps.
Le garou ne fut pas plus impressionné par ses protestations que les mille
autres fois où il avait tenté de le convaincre d’oublier le passé.
— C’est à moi de le décider.
— Tu sais, je commence à me demander qui est le patron.
— Je te laisse la place.
Chiron éclata d’un rire caustique. La plupart des gens supposaient qu’il
gardait Ulric auprès de lui parce qu’il était loyal, intelligent et capable de
s’occuper de n’importe quel ennemi qui essaierait de s’en prendre à lui.
Toutes ces raisons étaient vraies. Mais s’il le conservait comme garde du
corps, c’était parce qu’il appréciait sa compagnie.
Une amitié rare entre un vampire et un garou.
Bien sûr, Chiron était connu pour ne pas aimer faire comme tout le monde.
Depuis l’enlèvement de Tarak, il avait été libre de n’en faire qu’à sa tête.
— Un chien intelligent, le loua-t-il, avant de jeter un coup d’œil à travers le
jardin, pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Maintenant que nous savons
comment tu m’as trouvé, dis-moi ce que tu fais là.
— J’ai essayé de t’appeler, mais je n’ai obtenu aucune réponse.
Les sourcils froncés, Chiron enfonça la main dans son pantalon pour en
sortir son portable. Il était allumé, mais il n’avait aucun appel en absence.
— Bon sang, la magie doit interférer avec le réseau, marmonna-t-il.
Il éprouva une pointe de culpabilité. Il aurait dû contacter Ulric à la
seconde où il était arrivé à l’hôtel. Il ne s’était jamais absenté avant sans être
en communication constante avec son équipe. Il pouvait imputer sa
distraction à sa volonté farouche de délivrer Tarak, mais il savait au plus
profond de lui que c’était à cause de Lilah.
— Y a-t-il un problème ?
— En plus du fait que j’ignorais totalement si tu étais vivant ou mort ?
Chiron grimaça.
— D’accord, je suis désolé. J’aurais dû t’appeler. Maintenant, dis-moi ce
qui s’est passé.
L’espace d’un instant Ulric lutta visiblement pour cesser ses remontrances,
puis il haussa les épaules d’un air résigné.
— J’ai reçu un appel de Hong Kong. La triade est venue à notre hôtel.
Chiron hocha la tête. Il avait travaillé au milieu des humains assez
longtemps pour savoir que toute nouvelle société devait se heurter à la
cupidité, à la corruption et aux protestations locales habituelles. Les mortels
étaient si prévisibles que ça en était déprimant.
— Racket à la protection ?
— Ouais. Jayla s’en est occupé.
Jayla était une vampire qui faisait partie des Rebelles quand le clan avait
été banni. Elle paraissait aussi fragile qu’une fleur de lotus et était aussi
redoutable qu’un cobra. La personne parfaite pour ouvrir sa nouvelle société
en Asie.
Non que son choix soit dépourvu de tout risque. Jayla avait la froide
logique de la plupart des vampires, mais quand elle se mettait en colère, elle
exterminait tous ceux qui se trouvaient sur son chemin.
— Combien sont morts ?
— Seulement deux, dit Ulric d’un ton qui trahissait une absence totale de
compassion pour les humains qui avaient été assez stupides pour tenter de
forcer la main à Jayla. Trois autres sont à l’hôpital, mais leurs jours ne sont
pas menacés.
Le sort des criminels n’importait pas plus à Chiron, mais il ne voulait pas
d’histoires avec le gouvernement. L’obtention des différentes autorisations
nécessaires pour construire l’hôtel représentait des années de travail.
— Des ennuis avec les autorités humaines ?
— Non, je crois qu’elles ne demandent qu’à fermer les yeux.
— Bien. (Il scruta l’expression impassible de son ami.) Autre chose ?
— Un donneur de black-jack volait des jetons à nos clients du club des
flambeurs.
— L’affaire a été réglée ?
— Bien sûr.
Ulric semblait étrangement mal à l’aise. Comme s’il n’avait pas envie
d’évoquer la façon dont il s’y était pris exactement pour gérer le problème.
Bizarre.
— C’est tout ? s’enquit-il.
Ulric haussa les épaules.
— Il est tôt.
C’était parfaitement vrai. Diriger un empire commercial avait de quoi
donner de continuels maux de tête. D’où son insistance pour qu’Ulric reste à
Las Vegas pendant son absence.
— Qui te remplace ? demanda-t-il.
— Rainn.
Chiron grimaça. Il n’aurait pas pu mieux choisir. Après Ulric, Rainn était
l’employée en qui il avait le plus confiance. Mais elle n’hésitait jamais à tirer
parti de la moindre occasion de le saigner à blanc.
— Combien ?
— Cinq mille.
Chiron grommela un juron.
— Et l’heure tourne. Je suis sûr que cette somme augmente chaque nuit où
tu es absent. (Il lui lança un regard lourd de sous-entendus.) Je suppose que tu
comptes partir maintenant que tu as vu que je pétais la forme ?
Ulric jeta un coup d’œil autour d’eux, absolument pas intimidé par le ton
sévère de Chiron. La vérité, c’était qu’Ulric faisait exactement ce qu’il
voulait, quand il le voulait.
— Je n’ai encore rien décidé.
— Je n’ai pas besoin d’une baby-sitter, l’avertit Chiron, oubliant comme
par hasard qu’il avait échappé de peu à une flèche en plein cœur.
D’accord, il n’avait pas oublié. Il n’avait simplement pas l’intention de
révéler cette petite info croustillante à son ami. Ulric démolirait l’hôtel en
cherchant l’assassin.
La dernière chose dont avait besoin Lilah, c’était de voir courir le bruit
qu’un garou enragé terrorisait ses clients.
— Ce n’est pas ça, protesta Ulric, n’ayant heureusement pas conscience
que Chiron n’avait pas été totalement honnête avec lui. Cet endroit
m’intrigue.
Chiron se figea. Il ne croyait pas complètement son ami. Ulric était là
parce qu’il pensait que Chiron avait besoin de sa protection. Mais il était
évident qu’Ulric était sincèrement fasciné par les lieux.
— Pourquoi ?
Ulric rejeta la tête en arrière et ses narines se dilatèrent quand il inspira un
grand coup.
— La magie parle à mon loup.
Voilà qui expliquait pourquoi l’odeur de son musc était aussi forte. Et l’or
qui flamboyait dans ses yeux. Son animal était près d’émerger.
Chiron s’avança vers lui, enthousiaste.
— Tu reconnais le sort ?
Ulric renifla, puis secoua la tête.
— Non. Je n’ai jamais rien senti de pareil, dit-il, un frisson lui ébranlant
visiblement le corps. Mais c’est puissant.
Chiron ne s’était jamais vraiment intéressé à la magie. Comme il ne
pouvait pas la percevoir, il tentait de l’éviter autant que possible. À présent il
détestait son impression de tâtonner dans le noir.
— Des sorcières pourraient-elles créer un sort qui influerait sur ton loup ?
Ulric réfléchit en silence, continuant à scruter le jardin plongé dans
l’obscurité. Comme s’il pouvait repérer la personne à l’origine de cette
magie.
— J’ai entendu parler de sorcières capables d’obliger un bâtard à se
transformer, alors je suppose qu’il est possible qu’un convent s’unisse pour
créer un sort qui pousserait un garou à prendre sa forme animale, dit-il, la
voix empreinte de scepticisme. Mais celui-ci devrait être extrêmement précis,
avec une action limitée dans le temps.
— Tu veux dire que c’est la magie d’un démon et pas d’une sorcière ?
demanda Chiron, déconcerté.
Levet les avait-il conduits au mauvais endroit ?
Un grondement s’éleva dans sa gorge.
— Ou un phénomène naturel, dit Ulric.
Chiron fut brusquement tiré de ses pensées sinistres, doutant d’avoir bien
entendu.
— Un phénomène naturel ?
Ulric lui adressa un sourire condescendant.
— Contrairement aux vampires qui sont insensibles à la magie, les garous
sont des créatures primitives. Nous sommes capables d’absorber le pouvoir
présent dans la nature.
Chiron ricana.
— Je comprends maintenant pourquoi les vamps et les garous ont passé les
derniers siècles à essayer de s’entre-tuer, maudit chien galeux.
Ulric montra les dents, mais il n’avait rien de réellement menaçant. Le lien
qui unissait les deux hommes avait survécu aux guerres, aux famines et à un
tour du monde en bateau. Rien ne pouvait le briser.
— Nous sommes bien plus à l’écoute des pouvoirs mystiques qui
constituent une partie essentielle du monde, dit-il à Chiron.
Chiron considéra ses paroles. C’était vrai que les vampires étaient aussi
imperméables à la terre qu’ils l’étaient à la magie. Rien d’étonnant, là. Dans
le sens le plus vrai du mot, ils étaient morts. C’était le pouvoir de leur démon
intérieur qui empêchait leur corps de se désagréger en poussière.
— Alors tu crois que c’est juste la nature qui nous joue un tour ?
— Non. (Ulric tourna les yeux vers le fond du jardin.) La barrière est
assurément un sort. Qui a très probablement été jeté par une sorcière. Mais il
y a autre chose ici qui s’est infusé dans le sol. (Un autre frisson lui secoua
visiblement le corps.) Que ce soit naturel ou qu’il ait été créé il y a si
longtemps que cela a fini par se fondre dans son environnement.
Chiron serra les poings. Autour de lui, la température chuta de plusieurs
degrés.
— Toujours plus de mystère.
Ulric grimaça, éprouvant à coup sûr le besoin de détourner l’attention de
Chiron pour juguler son irritation grandissante.
— Qu’as-tu découvert ? demanda-t-il.
Chiron freina l’impatience qui montait en lui. Il avait attendu pendant des
siècles d’avoir une occasion de retrouver son maître et de le délivrer. Il
n’hypothéquerait pas la liberté de Tarak parce qu’il n’était pas fichu de
contrôler ses émotions.
— Le rouleau de papyrus a conduit Levet jusqu’ici, dit-il à son ami. Mais à
notre arrivée, il a découvert que son aptitude à déterminer précisément où se
cachait la clé était émoussée. Je suppose que ça a un lien avec la magie qui
enveloppe les lieux.
La mention de la gargouille sembla froisser Ulric. Il n’avait toujours pas
pardonné à Levet d’avoir réussi à s’éclipser pour piller la réserve de cognac
privée de Chiron. Il le considérait comme une insulte personnelle à ses talents
de garde du corps.
— Où est ce morceau de pierre ?
— On m’a dit qu’il a été pris la main dans les tourtes à la viande et a été
poursuivi jusque dans les marécages.
— Mais bien sûr, marmonna Ulric. Cette bonne à rien de gargouille.
— Jusqu’ici, convint Chiron. Malheureusement, elle est la seule à pouvoir
m’aider.
Ulric parut déconcerté.
— Pourquoi ? Si la clé est ici, nous devrions être capables de la trouver.
— Je ne pense pas que ce sera aussi simple, l’avertit Chiron, regrettant que
ce ne soit pas aussi facile que de fouiller l’hôtel à la recherche d’une clé
égarée. Elle est probablement dissimulée derrière une illusion. Ce qui signifie
que la gargouille devra utiliser sa magie pour révéler sa présence.
Ulric fit claquer ses dents.
— Alors pourquoi a-t-elle disparu dans les marécages pendant que tu erres
dans les jardins comme si tu étais perdu ? (Il se pencha vers lui et inspira
profondément.) Et pourquoi as-tu l’odeur d’une femme ?
Chiron entrouvrit les lèvres. Il comptait démentir ces accusations. Il
n’errait pas comme s’il était perdu. Si ? Ce serait… pathétique.
Mais quand il croisa le regard insistant d’Ulric, il s’avoua vaincu. À quoi
bon mentir ? Que ce soit à son ami ou à lui-même.
— J’ai été distrait, reconnut-il.
— Tu aurais pu être distrait chez toi, souligna Ulric. Et dans des conditions
bien plus confortables.
Chiron tenta d’évoquer l’image de l’essaim de belles femmes qui
travaillaient à son casino. Sans succès. Il ne réussit même pas à s’en
représenter une seule.
C’était comme si Lilah occupait une si grande partie de son esprit qu’il ne
restait plus de place pour une autre femme.
— C’est une distraction vraiment unique, concéda-t-il.
Le garou le scruta avec une pointe d’inquiétude. Le grand méchant loup
pouvait affronter n’importe quel ennemi, mais Chiron sentait que sa seule
peur était d’être supplanté dans son rôle de serviteur le plus fidèle.
Ulric était un animal grégaire. Pour sa tranquillité d’esprit, il avait besoin
de savoir où il se situait exactement dans la hiérarchie de la vie de Chiron.
— Unique comment ?
— Aussi unique qu’il est possible de l’être.
Le garou grimaça.
— Tu commences à m’inquiéter.
Le rire bref de Chiron retentit dans le jardin.
— Ouais, bienvenue au club.
Ulric hésita avant de s’obliger à poser la question qui s’imposait.
— Tu crois qu’elle pourrait être ta compagne ?
— Oui.
— Bon sang !
Ulric avait l’air aussi bouleversé que Chiron. Puis, avec une rapidité
surprenante, il redressa ses larges épaules et le dévisagea gravement.
— C’est une cliente de l’hôtel ?
— Non, c’est la propriétaire.
— Bien. Vous devriez avoir beaucoup de points communs. (Ulric
l’observa d’un regard insistant.) Que vas-tu faire ?
Chiron cligna des yeux. Eh bien, c’était rapide. Une minuscule partie de lui
avait craint qu’Ulric n’accepte aucune compagne qu’il pourrait ramener.
À présent il prenait conscience que le garou s’était fait à cette idée bien
plus facilement que Chiron. Probablement parce que ce n’était pas sa vie à lui
qui se retrouvait totalement chamboulée.
— Que puis-je faire ? (Chiron eut envie de rentrer sous terre aux sons
geignards de sa voix.) Elle fait partie de cet endroit.
— Et ?
— Les sorcières n’ont pas choisi de cacher la clé ici sans raison.
— Et quelle est cette raison ?
Chiron poussa un grognement d’impatience. Le garou ne l’avait-il pas
écouté ? Il n’avait pas cessé de chercher le rôle qu’avaient bien pu jouer les
sorcières depuis son arrivée.
Jusque-là, il avait fait chou blanc.
— Je l’ignore.
— Tu as demandé ?
Chiron haussa les sourcils.
— À Lilah ?
Ulric haussa une épaule.
— C’est la femme que tu penses être ta compagne ?
— Oui.
— Si elle est propriétaire de cet endroit, elle semble être la personne la
plus à même de te renseigner sur la cachette d’une mystérieuse clé.
Chiron tourna les yeux vers l’hôtel, dont une dizaine de fenêtres étaient
illuminées. Qu’était en train de faire Lilah ? S’occupait-elle d’un client
pénible ? S’entretenait-elle avec le personnel ? Ou était-elle seule, à se
remémorer leurs baisers passionnés dans la grotte ?
Brusquement, son membre durcit de désir.
— Ce n’est pas facile, sans révéler la vraie raison de ma présence ici,
marmonna-t-il, s’efforçant farouchement de ne pas prêter attention aux
visions érotiques qui s’imposaient à son esprit.
Pour l’instant, Ulric respectait l’embarras de Chiron alors qu’il essayait de
se faire à l’idée d’avoir une compagne, mais le garou serait vite incapable de
résister à la tentation de le taquiner. La dernière chose qu’il voulait, c’était de
lui donner des armes supplémentaires.
— Pourquoi ? demanda Ulric.
Chiron le dévisagea d’un air perplexe.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi ne pas lui avoir dit la vérité ?
— Parce que j’ignore si je peux lui faire confiance, lâcha-t-il d’un ton
brusque.
Ulric essayait-il délibérément de le faire chier ?
Dans ce cas… mission accomplie.
— Elle est potentiellement ta compagne et tu ne lui fais pas confiance ?
Chiron fronça les sourcils.
— Je pense qu’elle me cache quelque chose, clarifia-t-il.
Ulric ne fut pas impressionné.
— Tout comme tu lui caches quelque chose ?
Ouais. Le garou essayait manifestement de le faire tourner en bourrique.
— Ce n’est pas pareil.
Ulric arqua les sourcils.
— Voyons voir si j’ai bien compris. Elle est censée te faire confiance,
même si tu ne lui as pas dit toute la vérité, commença-t-il d’une voix
traînante. Mais tu devrais attendre qu’elle te confie tout ce qu’elle sait avant
de décider de lui accorder ou non la même confiance ?
À ces mots, Chiron eut envie de rentrer sous terre. Il avait été tellement
rongé par la peur de compromettre sa chance de sauver Tarak qu’il n’avait
pas pris le temps d’envisager la situation du point de vue de Lilah. Il sentit
son cœur inerte se serrer de culpabilité.
— Cesse un peu d’être aussi logique, grogna-t-il. C’est agaçant.
Ulric éclata bruyamment de rire.
— C’est une évidence, mais tu as du mal à faire confiance, amigo.
C’était vrai. Quel vampire n’aurait pas les mêmes difficultés ? Il avait été
abandonné par son sire dans une grotte humide, puis de nouveau abandonné
quand Tarak avait été fait prisonnier. Sans parler du fait que l’Anasso lui
avait menti de façon éhontée avant de le bannir de son clan.
Sa première réaction était de supposer qu’on allait le trahir.
— Et pas toi ?
Ulric leva la main.
— Hé, il ne s’agit pas de moi. Il est uniquement question de toi et du fait
que tu as trop peur pour avouer la vérité à ta compagne.
Chiron fronça les sourcils, mais il ne pouvait pas protester. Enfin, si. Il
pouvait lui rappeler que la vie de Tarak était en jeu. Et qu’il ne connaissait
Lilah que depuis deux jours. Et que la mystérieuse magie pourrait lui
embrouiller l’esprit, lui faisant croire que Lilah était sa compagne. Et que…
bla-bla-bla.
Il grimaça.
— Tu as raison.
— Évidemment que j’ai raison, convint aussitôt Ulric, les mains sur les
hanches. J’ai raison à quel sujet cette fois ?
— J’ai évité de révéler ce que je fais ici parce que je suis terrifié à l’idée
que Lilah ait un rapport avec les sorcières, avoua-t-il. Et que je doive choisir
entre elle et Tarak.
Les traits d’Ulric se détendirent, comme s’il n’avait pas envisagé cette
conséquence-là.
— Parle-moi d’elle, demanda-t-il.
De nouveau Chiron tourna les yeux vers l’hôtel. Il percevait une douleur
implacable en lui. Comme si la distance qui les séparait provoquait un vrai
manque.
Comme si elle était une drogue et qu’il était un toxicomane.
— Elle est jeune. Si vulnérable que ça en est insupportable, dit-il à son
ami. Et si belle que ça me fend le cœur de la regarder.
Une émotion énigmatique passa sur le visage d’Ulric. Peut-être de l’envie,
ce qui était ridicule. Le garou n’avait pas caché qu’il n’avait aucune intention
de s’installer avec une compagne et de produire une portée de louveteaux.
Chiron avait toujours supposé que c’était parce qu’il avait voué sa vie à le
servir. À présent il se demandait si c’était autre chose.
Peut-être qu’il avait déjà aimé et perdu sa femme.
À cette pensée, Chiron sentit son ventre se nouer. Perdre une compagne…
Ce serait intolérable.
— Ne la détruis pas, dit Ulric d’une voix douce.
Chiron pinça les lèvres.
— C’est plutôt elle qui risque de me détruire.
— Va lui parler.
Chiron trembla. Il voulait désespérément se ruer vers l’hôtel comme un
fou. Au prix d’un effort, il se força à regarder son ami.
— Que vas-tu faire ?
Ulric roula des yeux.
— Trouver cette maudite gargouille et l’obliger à chercher la clé.
Chiron posa la main sur son épaule large. Il avait été en rogne en
découvrant que son ami avait désobéi à ses ordres. À présent il comprenait
qu’il avait été idiot de ne pas le laisser l’accompagner. Il ne faisait confiance
à personne pour surveiller ses arrières. À personne, à part à cet homme.
Il ressentit un indubitable soulagement.
Pendant qu’il était avec Lilah, Ulric pouvait traquer la gargouille et la
contraindre à se concentrer sur la raison de leur présence à l’hôtel.
— Merci, amigo, dit-il avec une sincérité brutale. Comme d’habitude tu as
réussi à cerner le cœur du problème sans t’arrêter aux fadaises autour.
Ulric esquissa un sourire suffisant.
— À ton service.
— Ne mange pas la gargouille, l’avertit Chiron, se retournant déjà vers
l’hôtel. Pour le moment nous avons besoin d’elle.
— Je ne promets rien.
CHAPITRE 11
Chiron gloussa alors qu’il s’élançait dans l’allée à une vitesse telle que, si
quelqu’un l’avait regardé, il n’aurait guère vu plus qu’une ombre floue. Il fut
un instant déconcerté en remarquant les dalles en morceaux. Elles n’étaient
pas cassées avant. Qu’avait-il bien pu se passer ?
Il oublia sa perplexité en entrant dans l’hôtel par une petite porte. Le
parfum suave de Lilah l’envahit aussitôt, l’attirant vers la cuisine. Il ralentit le
pas en s’introduisant dans la pièce longue et étroite remplie des effluves
riches de la viande qui rôtissait sur un feu ronflant et des herbes séchées
suspendues aux poutres apparentes du plafond. Ainsi que de la senteur
acidulée des citrons.
Des arômes qui feraient à coup sûr saliver la plupart des démons, mais seul
le parfum appétissant du sang chaud de Lilah captura l’attention de Chiron.
Il balaya du regard les meubles en bois qui encadraient la pièce et le grand
évier de ferme qui débordait de vaisselle. Au milieu de la cuisine carrelée
trônait une longue table où Lilah était assise devant une assiette de tartelettes.
Elle portait toujours le peignoir qui épousait ses formes et ses cheveux
formaient une auréole de boucles blondes autour de son visage. Superbe.
Cerise sur le gâteau, elle était complètement seule.
Pas d’ogresse menaçante. Pas de clients. Pas de personnel.
Juste lui. Et elle.
Parfait.
S’avançant en silence, il se tint près de la table avant que les sens de Lilah
aient pu l’avertir de son approche.
— Je suis sûr qu’Inga te dirait de terminer ton assiette, murmura-t-il.
Elle releva brusquement la tête, surprise.
— Chiron.
Chiron se figea. Elle avait écarquillé les yeux, révélant la peur qui rôdait
dans leur profondeur vert doré.
Il s’accroupit près de sa chaise, oubliant tout, à part son besoin de protéger
cette femme.
— Tout va bien ?
— Je ne sais pas.
Il fronça les sourcils. Si quelqu’un lui avait fait du mal, il lui arracherait le
cœur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle hésita, comme si elle n’était pas entièrement sûre de vouloir répondre.
Puis elle poussa un petit soupir.
— J’ai l’impression que le sol disparaît sous mes pieds, dit-elle. Plus rien
n’est pareil depuis ton arrivée.
Ah ! La tension de Chiron s’apaisa, remplacée par une pointe acérée de
joie. Elle n’était pas contrariée parce qu’on lui avait fait du mal. Mais parce
qu’elle était terrifiée par les mêmes sentiments tumultueux qui le
tourmentaient.
Avec tendresse il repoussa une mèche rebelle de sa joue.
— C’est une mauvaise chose ?
Elle frissonna sous le frôlement de ses doigts.
— Je l’ignore encore.
Il sourit, et des frissons de plaisir anticipé le parcoururent au contact de sa
peau douce. Était-elle aussi soyeuse partout ? Il était impatient de le
découvrir.
— Je pourrais peut-être t’aider à te décider, proposa-t-il d’une voix rauque.
Elle oscilla vers lui et leurs regards s’accrochèrent.
— Je n’en doute pas. Je ne sais juste pas si ce serait sage.
Ses canines s’allongèrent, son membre était déjà dur, mais il s’obligea à se
redresser avec lenteur. Il ne pouvait pas faire ce qu’il voulait faire dans cette
pièce. Pas alors que n’importe qui pourrait en franchir tranquillement la porte
à tout moment.
De plus, il n’était pas venu la trouver dans l’intention de la séduire. Non
qu’il protesterait s’ils finissaient la nuit enlacés. Mais d’abord, il comptait se
montrer entièrement honnête avec elle.
Elle avait le droit de savoir ce qu’il faisait à l’hôtel.
— On peut aller quelque part où on ne sera pas dérangés ?
Le visage levé vers lui, elle le scruta d’un regard anxieux.
— Maintenant ?
— J’ai un aveu à te faire.
Tout à coup elle bondit sur ses pieds et la chaise racla contre les carreaux.
— Tu as une compagne ?
Il secoua vivement la tête, pris au dépourvu par sa question. La plupart des
démons sentaient quand un couple était uni. Tant mieux. Cela leur évitait
nombre d’effusions de sang.
— Non, bien sûr que non, lui assura-t-il. C’est au sujet de mon maître.
— Oh ! (Avec une expiration tremblante, elle indiqua d’un geste de la tête
une petite porte à l’autre bout de la pièce.) Suis-moi.
Chiron hocha la tête et la serra de près alors qu’elle le précédait hors de la
cuisine et grimpait une étroite volée de marches de pierre. De nouveau il fut
frappé par l’ancienneté de la bâtisse. Elle pesait sur lui comme une cape.
Une sensation non pas menaçante, mais une sensation d’infini. Comme les
vagues perpétuelles de l’océan.
En silence ils se rendirent dans les appartements privés de Lilah, situés
dans l’aile opposée à sa propre chambre. Ils se composaient d’un vaste salon,
avec le genre de meubles qui ne payaient pas de mine et qu’on choisissait
pour le confort, pas le style, et une fenêtre qui donnait sur le jardin de
derrière. Ainsi qu’une imposante cheminée de pierre, qui était alors vide.
Bénie soit la déesse. Les vampires et le feu ne faisaient pas bon ménage.
Refermant la porte derrière lui, Chiron tourna le dos à l’ouverture à l’autre
bout de la pièce. Un rapide coup d’œil lui avait suffi pour apercevoir un
grand lit recouvert d’une courtepointe faite à la main. Une invitation
silencieuse que son corps ne demandait qu’à accepter.
Il parcourut du regard les murs du salon. Ils étaient ornés du sol au plafond
des mêmes fresques qu’il avait remarquées dans les couloirs de l’hôtel. Il se
pencha et tendit la main pour toucher une orchidée éclatante qui paraissait
réelle. Sur une feuille, une petite fée l’arrosait de rosée qui semblait scintiller
au clair de lune.
— Exquis, murmura-t-il. C’est toi qui as peint tout ça ?
Lilah vint se placer près de lui.
— Non, c’est Inga.
— Inga ?
Chiron en resta bouche bée. Stupide, vraiment. Il avait connu des trolls qui
mangeaient des bébés et chantaient pourtant d’une voix d’ange. Ou des
gobelins qui vivaient dans un trou dans le sol mais pouvaient transformer un
gros morceau de marbre en chef-d’œuvre. Il supposait qu’il ne devrait pas
être étonné qu’une ogresse puisse faire de l’art sur les murs d’un hôtel isolé.
— Elle a vraiment beaucoup de talent, souligna Lilah d’un ton gentiment
réprobateur.
C’était vrai. Il ne dirait pas le contraire. Malgré lui, la femme ombrageuse
remonta dans son opinion. Nul ne pouvait être entièrement mauvais et créer
une telle beauté.
— Cet endroit n’est pas en reste de surprises, dit-il.
— À mon tour de demander si c’est une bonne ou une mauvaise chose.
Se redressant, il se tourna pour lui faire face avant qu’elle puisse s’écarter.
Ils étaient assez près pour qu’il voie le désir lui dilater les yeux.
— Rien ne sera plus jamais pareil, lui dit-il d’une voix rauque.
Elle entrouvrit les lèvres, laissant échapper un petit soupir. Puis, au prix
d’un effort manifeste, elle recula.
— Tu as parlé de ton maître ?
Chiron serra les poings le long de son corps douloureux. C’était ça ou
attirer Lilah contre lui.
— Je t’ai dit que j’étais venu ici pour le rechercher, dit-il.
— Ce n’est pas le cas ?
— C’est un peu plus compliqué.
Elle l’observa avec une expression qui était plus stoïque que surprise.
— Je m’en doutais.
Chiron grimaça. À l’évidence, ses intentions cachées n’avaient pas été si
cachées. Était-ce parce que le courant était immédiatement passé entre eux ?
Il détestait l’idée qu’il perdait son aptitude à tromper et manipuler les gens.
Ce serait juste triste.
— Tout ce que je t’ai dit sur mon passé est vrai. Tarak m’a sauvé et était
un fervent serviteur du précédent Anasso.
Elle inclina la tête sur le côté.
— Mais ?
— Mais il ne s’est pas planqué après avoir dénoncé le roi, révéla-t-il. Il a
été fait prisonnier.
Elle écarquilla les yeux. Rares étaient les créatures à être assez téméraires
pour emprisonner un vampire.
— Comment ?
Chiron haussa les épaules.
— Je ne peux que supposer que l’Anasso lui a tendu un piège.
— Il a été capturé par votre propre roi ?
Chiron acquiesça d’un brusque hochement de tête, une colère ancienne
continuant à brûler au tréfonds de son ventre.
— Dès que j’ai découvert sa disparition, je suis allé directement trouver
l’Anasso. Il a affirmé que mon maître avait menacé de lui disputer le trône et
qu’il avait été contraint de le bannir, mais je savais qu’il mentait.
Chiron frémit. Se remémorer l’aperçu qu’il avait eu des pensées
pourrissantes du vampire lui donnait la chair de poule. Il avait eu
l’impression d’être plongé dans de l’acide. Ses appétits sombres et
implacables avaient été dévorants.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai essayé de le sauver, dit-il, la voix rude de regret. Je suis même
tombé à genoux pour implorer qu’on le libère.
La compassion adoucit l’expression de Lilah.
— Qu’a fait l’Anasso ?
Chiron sentit son ventre se tordre quand le souvenir de sa dernière
rencontre avec l’Anasso le submergea soudain. Le grand vampire s’était
présenté à l’improviste à son repaire, escorté de plusieurs gardes.
Rétrospectivement, Chiron se rappelait que Styx n’avait pas été avec lui. Ce
qui était bizarre. À l’époque, l’Anasso quittait rarement son château, et quand
c’était le cas, Styx était toujours à ses côtés.
Mais cette nuit-là il était entré comme un ouragan dans le repaire de
Chiron, lui annonçant qu’il l’exilait, ainsi que tous les autres vampires qui
avaient considéré Tarak comme leur maître.
— On m’a mis sur un bateau et on m’a dit de ne plus jamais revenir, dit-il
à Lilah. Heureusement, j’ai réussi à faire monter Ulric clandestinement à bord
avant qu’on prenne le large.
Elle parut déconcertée.
— Qu’est-ce qu’un Ulric ?
Chiron sourit.
— Un garou de sang pur qui se trouve être mon plus fidèle ami.
Elle hocha la tête, sans remettre en question sa rare amitié avec un garou.
Peut-être parce que c’était le passage le moins bizarre de son histoire.
Une prise de conscience terrifiante.
— Personne ne t’a cru quand tu as dit que le roi avait emprisonné Tarak ?
— Non, pas même Styx, qui était son second à l’époque, dit-il. Le salopard
a juré que Tarak était un traître et qu’on l’avait obligé à quitter le clan. Il m’a
même accusé de mentir pour causer le chaos parmi les vampires.
— Styx. (Elle répéta ce nom, comme pour tenter de le situer ; puis elle
cligna des yeux de surprise.) Le nouvel Anasso ?
— Oui.
— Il t’a menti ?
— C’est ce que j’ai cru pendant des siècles.
— Et maintenant ?
— Je commence à me faire à l’idée qu’il était aussi aveugle aux méfaits de
son maître que l’avait été Tarak, reconnut-il. Quand il est venu à mon casino
à Las Vegas, il a apporté un rouleau de papyrus qui était caché dans les
affaires du précédent Anasso.
— Quel genre de papyrus ?
— Une carte. (Il grimaça.) En quelque sorte.
— Oh ! (Elle arqua les sourcils.) Indiquait-elle l’endroit où est retenu ton
maître ?
Chiron secoua la tête. Si seulement ça avait pu être si simple : obtenir une
carte. Localiser Tarak. Le libérer.
— Pas exactement, dit-il d’une voix traînante. Le rouleau contenait le sort
qui a servi à dissimuler la clé qui ouvrira sa prison.
Elle sembla déroutée par son explication. Par l’enfer, il l’était aussi.
Ce qui expliquait qu’il détestait la magie. Et les sorcières.
— Il y a une clé ? demanda-t-elle.
— Je l’espère.
La confusion de Lilah ne fit que s’accentuer.
— Alors que fais-tu ici ?
Il observa son visage pâle. Elle paraissait sincèrement perplexe. Et il était
expert dans l’art de lire les gens. Ou du moins, il avait toujours cru l’être.
C’était pour cette raison qu’il était aussi doué pour diriger un casino.
Assurément elle se serait trahie d’une façon ou d’une autre si elle avait été
au courant pour la clé ?
— C’est ici que nous a conduits le papyrus roulé, lui dit-il, continuant à
l’observer de très près.
— Ici ?
— À en croire Levet. (Il ne prit pas la peine de dissimuler ce qu’il pensait
de son compagnon de voyage.) C’est lui qui a suivi le sort. Je suis incapable
de percevoir la magie.
Elle pinça soudain les lèvres.
— Voilà au moins qui explique ce que tu fais avec une gargouille.
— Ce n’était certainement pas par choix, reconnut-il d’un ton pince-sans-
rire.
— C’est là qu’il est maintenant ? demanda-t-elle. En train de retrouver la
clé ?
Chiron fronça les sourcils, soudain heureux qu’Ulric soit parti à la
recherche de la gargouille. S’il n’avait pas été aussi distrait par Lilah, il se
serait inquiété depuis bien longtemps de l’absence de Levet.
— Cela fait des heures que je ne l’ai pas vu, lui rappela-t-il. Je ne sais
vraiment pas ce qu’il fait.
— Je ne comprends pas. Si tu sais où est la clé, pourquoi ne pas la prendre
et partir ?
— C’était le plan, mais Levet affirme que la magie de l’hôtel amortit ses
pouvoirs.
Elle grimaça.
— J’ai souvent entendu ça, dit-elle. Chez certains démons, la magie
semble aiguiser les dons, chez d’autres elle les émousse. (Elle haussa les
épaules.) Cela ne rime à rien.
Chiron songea à Ulric et au flamboiement impétueux de son loup dans ses
yeux. À l’évidence, son ami se trouvait du côté « aiguisé » du spectre de la
magie, alors que Levet était à l’opposé.
— Il est censé découvrir un moyen de la localiser, mais qui sait ce qu’il
peut bien faire ? dit-il, secouant la tête. Il est probablement en train de voler
le cognac hors de prix d’une personne ou d’une autre.
Heureusement, elle détourna la conversation de la gargouille et de ses
habitudes exaspérantes.
— À quoi ressemble la clé ?
Chiron haussa les épaules.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Mais tu penses qu’elle est ici ?
— C’est ici que nous a amenés le sort.
Elle hésita, comme si elle considérait la possibilité d’avoir une clé
mystique dissimulée dans l’hôtel.
— Je ne l’ai pas vue, dit-elle.
— Elle pourrait être cachée derrière une illusion.
— C’est vrai. Ce n’est pas ce qui manque ici, convint-elle, tendant la main
pour lui saisir le bras. Je peux t’aider à chercher.
Même si Chiron garda les yeux rivés sur son ravissant visage, il avait
pleinement conscience de ses doigts qui s’attardaient sur son bras. Ils le
brûlaient à travers la fine étoffe de sa chemise, tandis que son parfum lui
chatouillait les narines.
Sa tentative héroïque de se concentrer sur Tarak et la nécessité de retrouver
la clé s’effondraient rapidement. Qui pourrait l’en blâmer ? Il était seul avec
la femme qui avait attisé son désir jusqu’à l’embrasement. Le fait qu’il ne
l’avait pas déjà soulevée dans ses bras pour se diriger vers le lit le plus proche
n’était rien moins qu’un miracle.
— Tu as une idée de l’endroit où elle pourrait être cachée ? demanda-t-il,
le ton distrait.
— Non, mais je suis sûre qu’Inga le saurait, dit-elle, une rougeur
fascinante lui assombrissant les joues. (Pouvait-elle sentir son désir
grandissant ?) Elle a exploré l’hôtel dans ses moindres recoins, et même les
marécages. Sans compter qu’elle est capable de voir à travers les illusions.
Chiron grimaça. Il n’avait pas envie de penser à l’ogresse. Pas maintenant.
Tu parles d’une douche froide.
— Je savais que je devais prendre le temps d’interroger cette femme.
Elle s’humecta les lèvres. Une provocation délibérée ? Probablement pas.
Elle était trop innocente pour avoir conscience de l’effet que la pointe de sa
langue lui faisait.
Comme pour prouver qu’il avait vu juste, elle recula d’un air agité.
— Tu veux y aller maintenant ? s’enquit-elle, le souffle court. Elle doit être
dans la cuisine.
Il secoua la tête avec lenteur, le regard posé sur ses lèvres humides qui
luisaient au clair de lune.
— Je le devrais, mais non. Je ne veux pas y aller. (Il s’avança, lui
effleurant des doigts le côté de la gorge.) Je veux rester ici.
Elle trembla sous sa caresse, la respiration saccadée.
— Et ton maître ?
Une culpabilité familière lui noua le ventre, mais cette fois il fut submergé
par le besoin pressant d’assouvir ses appétits.
— Je le délivrerai. J’en ai fait le serment le jour où il a été capturé, dit-il
d’une voix rauque, se parlant plus à lui-même qu’à Lilah. Mais maintenant il
y a plus important.
Elle le dévisagea avec de grands yeux médusés.
— Quoi ?
— Toi.
CHAPITRE 12
Allongé sur le lit avec Lilah enveloppée dans ses bras, Chiron savourait un
rare sentiment de contentement.
Bien sûr, il était toujours impatient de délivrer Tarak. Et il éprouvait
toujours le besoin déchirant de s’unir à cette femme. Mais, pour le moment, il
comptait goûter la sensation de son corps chaud et voluptueux serré contre
lui.
Comment avait-il jamais pu considérer que sa vie était complète sans
compagne ? À l’évidence, il n’avait pas eu idée de ce qu’il manquait. Comme
un aveugle qui parcourrait le monde depuis des siècles et qui recevrait
soudain la vue.
Tout était plus intense, plus vivant, plus grisant.
Il ne pouvait pas imaginer ce que ce serait quand ils seraient unis. Il n’était
pas sûr que son pauvre vieux cœur supporte tant d’émotions.
Couvrant de baisers sa chevelure emmêlée, Chiron frissonna quand du bout
des doigts elle suivit les contours des muscles de son torse nu.
Elle brisa soudain le silence paisible.
— Dis-moi ce qui s’est passé quand tu as été banni.
Chiron leva la tête pour regarder son visage empourpré. Il avait consacré
beaucoup de temps à tenter de tirer un trait sur le passé. À présent, il avait
l’impression qu’on l’obligeait à fouiller dans des souvenirs qu’il préférerait
oublier.
Cependant, il comprenait sa curiosité. Il lui demandait de lier sa vie à la
sienne pour le reste de l’éternité. Elle avait besoin de savoir dans quoi elle
s’engageait.
— Ce n’est pas une histoire très passionnante, l’avertit-il.
Elle le griffa, lui envoyant des pointes de plaisir à travers le corps.
— C’est à moi d’en juger, l’informa-t-elle.
Il lui déposa un baiser sur le bout du nez.
— Un vrai petit tyran.
— Y a-t-il une raison pour laquelle tu ne souhaites pas en parler ?
demanda-t-elle, manifestement capable de sentir sa réticence.
Chiron grimaça.
— Ça a été une époque sombre pour moi.
Elle leva la main pour lui effleurer la joue.
— Tu étais seul ?
— Non, louée soit la déesse. Ulric était avec moi. S’il n’avait pas été là…
Il laissa ses mots mourir sur ses lèvres, sachant exactement ce qui lui serait
arrivé sans la présence apaisante de son fidèle compagnon.
Il serait mort.
— Raconte-moi, insista-t-elle.
Il pinça les lèvres. Lilah avait déjà découvert qu’il ne pouvait rien lui
refuser quand elle prenait cette voix douce et implorante.
Une femme dangereuse.
— Les premières décennies de ma vie, je n’étais guère plus qu’une bête
sauvage qui survivait tapie dans une grotte, dit-il. Je n’en sortais que quand
ma faim me poussait à aller chasser. Puis je suis devenu un fidèle soldat du
clan de l’Anasso. Tout était régenté, jusqu’à l’endroit où je dormais ou la
distance à laquelle je pouvais m’éloigner du repaire. Je n’ai jamais
véritablement connu la liberté.
Ses mots semblèrent la déconcerter.
— Et quand Tarak a été capturé, tu t’es senti libre ?
Il secoua la tête, prenant conscience qu’elle avait mal interprété ses
paroles.
— Pas libre. Je me suis senti perdu, dit-il. (Même si ce terme ne traduisait
pas entièrement son sentiment d’aller à la dérive, c’était comme si le sol
s’était dérobé sous ses pieds et qu’il tombait dans des ténèbres sans fond.) Et
sans limites, j’ai enchaîné les décisions imprudentes. Peu m’importait que ce
soit dangereux ou stupide.
Elle fit courir ses doigts sur la ligne de son visage, l’expression soucieuse.
— Tu essayais de te tuer ?
— Pas volontairement.
— Mais involontairement ?
Il considéra sa question. À l’époque, il avait cherché désespérément à se
distraire de l’amertume qui bouillonnait en lui comme une décoction toxique.
Le moyen le plus facile d’y parvenir avait été de se mettre constamment en
danger. Que ce soit en s’attaquant à une bande de trolls dans un bar ou en se
tenant au milieu d’un champ jusqu’à ce que le soleil levant l’oblige à courir
se mettre à l’abri, la peau douloureusement à vif. Rien de mieux qu’affronter
la mort pour vous faire oublier vos problèmes.
— Ça ne me semblait pas important, reconnut-il. Je n’avais rien à perdre.
Elle appuya les doigts sur ses lèvres, la détresse rendant son parfum
piquant.
— Ne dis pas ça.
Il lui saisit le poignet et lui embrassa la paume de la main avant de l’écarter
de sa bouche. La réaction de Lilah plaisait farouchement à une partie de lui-
même. De toute évidence, l’idée qu’il s’était montré aussi imprudent avec sa
vie la bouleversait, mais une autre partie détestait le fait de lui avoir fait de la
peine.
Il s’empressa de lui changer les idées.
— Il est sorti un truc positif de ces temps troublés.
— Quoi ?
— J’ai découvert que j’avais un don pour les jeux d’argent.
La tension de Lilah s’apaisa et une lueur amusée dansa dans le miroitement
doré de ses yeux.
— Tu parles d’un don, quand on peut lire dans les pensées des gens.
Il feignit d’être atterré par son insinuation que sa bonne passe épique était
le résultat de tricheries.
— Pas toujours.
Elle arqua un sourcil.
— Hmm.
Il gloussa. Il s’était fait une fortune en escroquant des humains et des
démons qui ne se doutaient de rien.
— J’avoue que c’est un avantage.
Elle l’observa avec une expression étrange.
— C’est pour cette raison que tu as décidé de te lancer dans les hôtels-
casinos ?
Des doigts il lui effleura le bras que baignait le clair de lune déclinant. Elle
avait été d’une beauté rayonnante à la lumière magique du soleil, mais dans
l’obscurité elle avait un charme mystique.
Une tentatrice qui l’avait bel et bien attiré dans ses filets.
— Ça a commencé par hasard, dit-il, continuant à faire courir ses doigts
sur sa peau nue – ça le rendait accro… c’était comme caresser de la soie pure.
J’ai gagné un hôtel délabré à Paris à un jeu de cartes. Ulric m’a mis au défi de
le transformer en une entreprise lucrative.
Il secoua la tête d’un air contrit. En plus d’avoir été sur le point de
s’écrouler, ce bâtiment était situé dans un quartier de la ville où aucun client
respectable ne se serait délibérément aventuré. Alors il avait créé une maison
de jeu réservée aux aristocrates qui assouvissaient leurs plus grands
fantasmes. Moins de dix ans plus tard, il devait refuser des clients.
— Je n’ai jamais pu résister à un défi.
— Je veux bien le croire. (Elle roula des yeux.) Pourquoi des humains ?
— Théoriquement, j’étais toujours exilé. Je n’étais pas censé être en
Europe.
Il haussa les épaules. Ulric avait été furieux quand Chiron, après avoir
parcouru le monde, était allé dans l’un des nombreux pays dont il avait été
officiellement banni. Pour Chiron, cela avait été nécessaire pour retrouver son
propre respect.
— Je me suis dit qu’un casino humain attirerait moins l’attention de
l’Anasso.
— Manifestement, il ne t’a pas trouvé.
Chiron haussa les épaules.
— À cette époque, il avait déjà commencé à se retirer du monde et ne
quittait que rarement son repaire. Je soupçonne Styx d’avoir repris ses
obligations, même s’il veillait à cacher la maladie de son maître.
Lilah resta silencieuse, comme si elle retournait dans sa tête une pensée
inopinée.
— Tu lui en veux pour ça ? s’enquit-elle abruptement.
Il la dévisagea, n’étant pas sûr de ce qu’elle tentait de demander.
— À qui ?
— À Styx.
Elle se hissa sur le coude et ses cheveux retombèrent en cascade par-dessus
ses épaules, effleurant l’oreiller. Chiron réprima un grognement. Il avait
consacré beaucoup de temps à passer les doigts dans ses boucles. À ce seul
souvenir, son sexe se dressa, douloureusement dur.
— On dirait que ton maître était pressenti pour succéder au roi. Vous
pourriez être à la tête des vampires tous les deux.
Ses mots inattendus tuèrent aussi sec son désir grandissant. D’accord,
c’était exagéré. Rien ne pouvait tuer son désir. Mais ils lui firent l’effet d’une
sacrée douche froide.
— Pas moi. (Il trembla d’un air théâtral.) Je n’ai aucune envie de jouer les
baby-sitters d’une bande de démons psychopathiques et pleurnichards qui
passent leur temps à se chamailler pour savoir qui a le plus grand territoire.
Je préfère avoir affaire aux humains.
Même quand il avait soupçonné l’Anasso de leur mentir, Chiron l’avait
plaint. Une heure à écouter les différents vampires venus plaider leur cause
devant le roi lui avait filé mal au crâne.
— Et Tarak ? Va-t-il défier Styx une fois libéré ?
Chiron commença à secouer la tête. Tarak n’avait jamais manifesté le
moindre désir de monter sur le trône. Mais c’était avant qu’il ait été trahi et
emprisonné. Qui savait ce qui avait bien pu arriver à son ami pendant ces
longs siècles ?
— Je n’en suis pas sûr, reconnut-il. Tarak a toujours eu l’esprit d’équipe.
Du moins, quand il croyait à la vision qu’avait l’Anasso de notre avenir. Mais
maintenant ? (Il secoua la tête.) J’ai peur.
— De quoi ?
— Que la soif de vengeance le dévore. Ou pire.
Elle parut perplexe.
— Qu’est-ce qui serait pire ?
La gorge de Chiron se serra. Il n’avait pas envie de prononcer les mots qui
le hantaient depuis des années. Comme s’il pouvait éviter la pire des
hypothèses en prétendant simplement qu’elle n’avait aucun risque de se
produire. Mais à présent qu’il était sur le point de découvrir un moyen de
délivrer son maître, il ne pouvait pas continuer à se voiler la face.
— Il pourrait avoir complètement perdu la tête, s’obligea-t-il à avouer, le
ventre noué d’effroi. Quoi qu’il en soit, Styx n’aurait d’autre choix que de
l’éliminer.
Un vampire fou constituait l’une des créatures les plus redoutables sur
terre. Tarak pourrait massacrer des milliers d’humains et de démons avant
qu’ils réussissent à l’arrêter.
Lilah grimaça.
— Tu veux quand même le délivrer ?
Chiron hocha la tête sans hésiter.
— Oui. Personne ne mérite d’être en cage.
En voyant une lueur de compassion briller dans les yeux de Lilah, il
regretta ses mots malheureux. Il commençait à comprendre que Lilah
éprouvait elle-même une frustration douloureuse, ayant le sentiment d’être
emprisonnée. Ses chaînes avaient beau ne pas être aussi tangibles que celles
de Tarak, elles étaient tout aussi écrasantes.
— Alors nous trouverons la clé et le ferons sortir, lui assura-t-elle, roulant
brusquement sur le côté pour glisser hors du lit.
Les sourcils froncés, il la regarda enfiler son peignoir en vitesse.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle se retourna pour lui faire face.
— Inga doit être dans ses appartements maintenant. Nous pouvons lui
demander ce qu’elle sait sur cette mystérieuse clé.
Chiron avait envie de protester. Son appétit pour le corps pulpeux de cette
femme était loin d’être rassasié. Mais l’aube approchait rapidement, et s’ils
voulaient interroger Inga avant qu’il soit obligé de retourner dans son aile de
l’hôtel, ils ne devaient pas traîner.
— Je préférerais rester ici, mais quand Tarak sera libéré, nous pourrons
nous concentrer sur notre union, dit-il, se parlant plus à lui-même qu’à Lilah
alors qu’il s’extirpait du lit et s’habillait.
— Oui, souffla-t-elle, les notes suaves de l’ambroisie parfumant l’air.
Chiron frissonna, les canines entièrement sorties alors que ses instincts lui
hurlaient de revendiquer cette femme.
— Bon sang ! marmonna-t-il, passant un bras autour des épaules de Lilah
pour la guider vers la porte. Allons-y avant que j’oublie tout à part toi.
Levet était furibond alors qu’il se tortillait pour se glisser à travers les
petites crevasses dans la pierre. Les chiens avaient toujours sale caractère.
Surtout les sang-pur. Mais Ulric était manifestement sadique en plus.
Comment ce chien osait-il le laisser coincé dans le mur ? Certes, il finirait
par s’échapper, mais là n’était pas la question. Ulric ignorait-il qu’il était un
héros qui avait sauvé le monde ? Plus d’une fois. Le garou aurait dû être
honoré d’avoir le privilège de l’aider alors qu’il était dans le besoin.
À l’évidence, il devait se trouver un attaché de presse. Peut-être que si ses
actes de bravoure étaient diffusés à grande échelle, les démons seraient
impressionnés comme il se devait quand ils le rencontraient.
Alors qu’il creusait quelques centimètres supplémentaires, Levet se figea
en entendant un martèlement de pas sous lui. Seule une créature était assez
lourde pour faire trembler la terre quand elle marchait.
Merde. Inga était de retour.
Demeurant aussi immobile que la pierre autour de lui, un exercice à quoi
les gargouilles excellaient, Levet écouta le bruit d’un truc qu’on traînait dans
la cellule. Puis une kyrielle de jurons retentit quand la femme découvrit que
son prisonnier avait disparu.
— Gargouille ! (Le rugissement d’Inga résonna à travers la grotte, faisant
tinter les oreilles de Levet.) Tu ne t’échapperas pas.
Levet resta paralysé sur place. Puis son cœur battit la chamade au fracas de
la roche pulvérisée par d’énormes coups de poing. Elle se frayait un passage
jusqu’à sa cachette.
— Il n’y a personne ici, cria-t-il.
— Exaspérante créature, grommela-t-elle.
Une brise s’engouffra dans son tunnel étroit puis il sentit les doigts d’Inga
se refermer sur sa cheville.
— Aah ! Lâche-moi.
Levet donna des coups de pied, même en sachant que c’était vain.
L’ogresse était trop grosse et trop forte.
— Reviens ici.
Resserrant les doigts jusqu’à ce que Levet craigne qu’elle lui broie les os,
Inga le tira hors du tunnel d’un coup sec. Il bafouilla d’indignation.
— Il n’y avait aucune raison d’être aussi brutale, espèce de grosse vache.
Mes ailes sont très délicates.
La femme le tenait suspendu la tête en bas, comme s’il était un sac de
pommes de terre et non un puissant démon.
— J’aurais dû te tuer avec le vampire dès votre arrivée, dit-elle avec
hargne.
Levet fronça les sourcils, hésitant à la punir avec sa super magie. Il pouvait
la transformer en crapaud. Voilà qui lui apprendrait à le traiter avec un peu de
respect. Malheureusement, ses pouvoirs n’étaient pas complètement stables et
il existait une possibilité vraiment infime qu’il leur fasse tomber le toit sur la
tête.
Il dut se contenter d’un regard sévère.
— Je ne te blâme pas de vouloir tuer la sangsue. Après tout, c’est un
enquiquineur arrogant. Mais je n’ai rien fait de mal. (Il fut soudain distrait par
une odeur inattendue.) Pourquoi est-ce que je sens le chien ? (Inga le fit
tourner jusqu’à ce qu’il puisse voir l’homme affalé par terre.) Oh ! Voilà qui
explique le bruit d’un truc qu’on traînait.
Inga poussa un grognement de dégoût.
— Je l’ai aperçu dans les jardins avec ton maître.
Levet battit des ailes.
— Chiron n’est pas mon maître, protesta-t-il. Je n’ai pas de maître. Je suis
un entrepreneur indépendant.
L’ogresse ne prêta pas attention à sa remontrance.
— Il était évident que c’était un autre fauteur de troubles. Comme si je
n’avais pas déjà assez à faire cette nuit.
Levet rappel a la solution facile à ses problèmes.
— Donne-nous la clé et nous te laisserons tranquille.
— Je ne peux pas.
Levet fit claquer sa langue. Pourquoi la femme était-elle si difficile ?
— Pourquoi pas ?
— Je dois la protéger. (Ses yeux lancèrent des éclairs rouges.) Et je ferai
tout le nécessaire pour la garder en sécurité.
Levet frémit. Tout le nécessaire ? Ça n’augurait rien de bon.
— Qu’est-ce que ça signifie ? insista-t-il.
— Tu n’aurais pas dû venir ici, dit-elle, l’envoyant voler à travers la cellule
d’un mouvement rapide du poignet.
Levet poussa un cri perçant quand il retomba lourdement. Mon Dieu* ! Un
jour, il montrerait à l’ogresse qu’elle s’en prenait à la mauvaise gargouille.
Peut-être qu’il lui mettrait un très gros furoncle sur le bout du nez. Qui ne
pourrait jamais être guéri.
Avec un reniflement, Levet s’obligea à se relever et foudroya du regard la
femme pendant qu’elle se servait de son énorme pied pour faire s’effondrer le
tunnel qu’il avait passé les dernières heures à creuser. Puis, traversant la
cellule d’un pas lourd et bruyant, elle claqua l’épaisse porte d’acier derrière
elle.
Durant un moment, Levet observa le tas de roches qui avait été son tunnel
d’évasion. Il lui était possible de se frayer un passage à travers les débris.
Mais pas avant le jour.
Inga retournait-elle à l’hôtel à cette heure-ci pour en finir avec Chiron ?
Cela lui posait-il un problème ? Hmm. Pas particulièrement, mais Styx ne
manquerait pas de jouer les pédales – non, un instant, perdre les pédales – s’il
laissait le vampire se faire tuer sous sa garde.
Peut-être qu’il devrait au moins tenter de le sauver.
Après tout, c’était ce qu’il faisait de mieux.
Poussant un soupir, Levet se retourna pour marcher jusqu’à l’endroit où
Ulric ronflait assez fort pour réveiller les morts.
— Debout, ordonna-t-il.
Plus de ronflements. Levet se pencha au-dessus de l’homme et frappa son
visage enflé et sanglant. On aurait dit qu’il s’était pris un mur de brique dans
la tronche.
Ou le poing d’Inga.
Il le gifla encore. Et encore. Et encore.
Il venait juste de prendre un rythme bien sympathique quand Ulric leva
soudain la main pour lui enfermer les doigts dans une poigne d’acier.
— Arrête ça.
Levet grimaça, libérant ses doigts en reculant d’un pas.
— Hé ! pas besoin d’être un saucisson, dit-il.
Avec lenteur, Ulric s’assit et secoua la tête, comme s’il tentait de s’éclaircir
les idées.
— Une andouille, dit-il d’un ton brusque. Pas un saucisson.
— Peu importe. (Levet indiqua d’un geste de la main le mur éboulé à
l’autre bout de la cellule.) À cause de toi, ma tentative d’évasion a échoué.
Le garou grimaça, s’efforçant visiblement de comprendre où il était et
comment il avait atterri là.
— Qu’est-il arrivé ?
— Inga, dit Levet.
Ulric sembla momentanément déconcerté, puis la chaleur dorée de son
loup intérieur couva dans ses yeux.
— Elle m’a frappé au visage, grogna-t-il, levant la main pour se toucher
avec précaution la joue. Je crois qu’elle m’a cassé la mâchoire.
Levet haussa les épaules avec indifférence. Le chien méritait tout ce qui lui
était arrivé.
— Oui*. Et après elle t’a amené ici et m’a découvert dans le tunnel que
j’avais creusé. Regarde un peu ce qu’elle en a fait. (Il se retourna pour
foudroyer son compagnon du regard.) Et tout est ta faute.
Ulric grommela un juron alors qu’il s’obligeait à se lever. Il vacilla,
comme s’il était sur le point de s’écrouler, et Levet recula précipitamment. Le
garou était assez baraqué pour l’écraser. Puis, au prix d’un effort visible,
Ulric parvint à rester debout.
— Comment as-tu survécu aussi longtemps ? rouspéta-t-il.
Levet cligna des yeux. Était-ce une blague ?
— Je suis peut-être petit, mais mes pouvoirs sont aussi redoutables qu’ils
sont extraordinaires, l’informa-t-il. Et mon charme est…
— Ferme-la, l’interrompit Ulric, jetant un coup d’œil au cachot avec
impatience.
Levet croisa les bras.
— Un chien typique. Toujours à grogner et à mordre.
Les poings serrés, Ulric feignit de ne pas avoir entendu l’insulte.
— L’ogresse doit être de mèche avec les sorcières.
Levet grimaça.
— Si c’est le cas, elles ne sont plus dans le coin. Je n’ai pas senti un seul
humain depuis notre arrivée.
Ulric réfléchit quelques instants.
— Alors, soit elles n’en ont rien à faire de la clé, soit elles estiment
qu’Inga est une bonne gardienne.
Levet haussa les épaules. Aucune de ces deux explications ne le satisfaisait
pleinement. Pourquoi l’Anasso se serait-il associé aux humaines pour créer le
sort si c’était pour les voir ensuite quitter la partie ? Pourquoi ne pas
s’associer directement avec Inga ?
Tout cela était très déroutant.
— Je suppose que tu pourras lui poser la question quand elle reviendra
pour nous tuer, suggéra Levet.
Ulric tourna vivement la tête vers lui, les yeux plissés.
— Elle a dit quelque chose ?
Les ailes de Levet tremblèrent. Les garous n’émettaient pas la même
chaleur que les dragons, mais ils faisaient bien grimper la température quand
ils étaient en rogne. Ce qui était tout le temps le cas.
— Seulement que nous nous mêlions de trucs auxquels nous ne
connaissions rien et qu’elle ferait tout le nécessaire pour protéger la clé.
Ulric retroussa les lèvres et ses dents s’allongèrent alors que l’odeur de son
loup remplissait la grotte.
— Chiron est en danger.
Levet ouvrit la bouche, s’apprêtant à souligner que le fait que lui-même
était en danger était plus important que ce maudit vampire. Puis il ravala ses
mots. Le garou avait bien plus de chances de les faire sortir de là s’il craignait
pour la sécurité de son ami.
— Oui*.
À ce mot, Ulric se retourna vers la porte.
— Nous devons sortir d’ici.
Levet poussa un soupir impatient.
— Qu’est-ce que tu crois que je disais ?
— Bla-bla-bla, dit Ulric distraitement. Du moins, c’est ce que j’en ai
retenu.
De tous les clebs suffisants et mal élevés…
Levant la main, Levet tendit une griffe.
— Les chiens. (Il en tendit une deuxième.) Les ogres. (Une troisième.) La
famille. (Une quatrième.) Les vampires et les dragons.
Ulric lui jeta un coup d’œil agacé par-dessus son épaule.
— Qu’est-ce que tu racontes encore ?
— C’est ma liste des trucs que je déteste le plus, l’informa Levet. Tu viens
en premier.
Ulric ne sembla pas aussi abattu qu’il l’aurait dû. En effet, il haussa une
épaule avec dédain.
— Bien. J’aime être le premier.
Levet lui tira la langue.
— Comment comptes-tu sortir d’ici ? s’enquit-il.
Ulric s’arrêta devant la seule sortie.
— Comme ça.
Soudain, l’homme baraqué commença à balancer ses poings contre la
porte, créant d’énormes creux dans l’acier.
— Argh !
Levet recula en quatrième vitesse, les yeux écarquillés.
Peut-être qu’il devrait y réfléchir à deux fois avant d’agacer le garou. Il
débordait visiblement d’agressivité réprimée.
CHAPITRE 15
Peu à peu Lilah revint à elle. Elle mit une minute à prendre conscience
qu’elle était de retour dans l’atelier secret et que Chiron était penché sur elle,
une inquiétude farouche gravée sur le visage.
Elle poussa un soupir tremblant, le cœur au bord des lèvres. Pas juste à
cause des souvenirs qui avaient fait exploser la barrière dans son esprit, mais
de l’effort qu’elle devait fournir pour accepter ce qu’elle avait vu.
Une fois, elle avait entendu le dicton « ne pose pas la question si tu ne
veux pas connaître la réponse ». Soudain, elle en comprenait la signification
exacte.
— Lilah. (Chiron se pencha jusqu’à ce que leurs nez se touchent.) Tu
m’entends ?
Un peu tard elle prit conscience qu’il n’avait pas cessé de répéter son nom.
Elle leva la main, dans l’intention de la poser sur sa joue. Mais un
rugissement sourd retentit, suivi par un bruit de pas tonitruant.
Lilah sut exactement ce qui se tramait avant même qu’une énorme main
empoigne Chiron par l’épaule et le jette à travers la salle.
— Que lui as-tu fait ? hurla Inga.
— Inga. Non.
Se mettant debout tant bien que mal, Lilah esquissa un pas vers l’ogresse
furieuse. Mais son équilibre s’était fait la malle, et elle chancela en avant.
Elle serait tombée la tête la première si Inga n’avait pas tendu les mains pour
la saisir par le haut des bras.
— Je t’ai, dit-elle avec douceur.
De la glace se forma sur les murs alors que Chiron se préparait à attaquer.
Avec précaution, Lilah tourna la tête et le mit en garde du regard.
— Non. S’il te plaît, Chiron, l’implora-t-elle. Je vais bien.
La glace continua à progresser autour de la salle, mais Chiron s’arrêta à
quelques mètres d’elles, les crocs entièrement sortis. Comme si elles avaient
besoin de ce signe pour deviner qu’il était prêt à tuer.
Inga rompit enfin le silence explosif.
— Que faites-vous ici ?
Lilah reporta son attention sur la femme qui lui mentait depuis des siècles.
— Je cherche des réponses.
Inga laissa retomber ses mains, l’expression circonspecte.
— Peut-être que tu devrais chercher tes bonnes manières aussi. Ce sont
mes appartements privés.
Lilah soutint son regard.
— Je me souviens.
Inga se raidit.
— De quoi parles-tu ?
Chiron se précipita à ses côtés, les crocs toujours sortis.
— Tu as retrouvé tes souvenirs ? demanda-t-il.
— Ils commencent à me revenir. (Elle grimaça.) Ils sont encore fragmentés
pour la plupart.
Il lui prit le visage entre les mains.
— Tu vas bien ?
Inga poussa un grondement sourd.
— Bien sûr que non. Que lui as-tu fait ?
Il ne détourna jamais les yeux de son visage.
— Lilah ?
— Je vais bien. (Elle s’interrompit pour chasser la boule qui était soudain
apparue dans sa gorge.) Mais il y a quelque chose que tu dois savoir.
— Quoi que ce soit, ça peut attendre. Tu es trop faible.
Chiron posa un doigt sur ses lèvres. L’émotion couvait dans ses yeux
sombres, révélant qu’il était encore bouleversé.
Combien de temps exactement était-elle restée allongée par terre alors
qu’elle était perdue dans le passé ?
Une pointe de culpabilité se mêla à son regret cuisant.
— Non, je dois te le dire.
Il plissa les yeux. Pouvait-il sentir les émotions qui bouillonnaient en elle ?
— Me dire quoi ?
— J’étais la sorcière.
Lilah entendit vaguement le petit cri d’Inga, mais elle ne quitta pas Chiron
des yeux alors qu’il la dévisageait d’un air déconcerté.
— Quelle sorcière ?
Inga se pressa contre eux, les dominant de sa hauteur alors qu’elle serrait et
desserrait ses gros poings.
— Ne l’écoute pas, dit-elle d’une voix râpeuse. Manifestement elle n’a pas
les idées claires.
— Ferme-la, lui lança Chiron d’un ton brusque, avant de recouvrer son
sang-froid. Prends ton temps, Lilah.
En un geste apaisant, il fit courir ses doigts sur la courbe de sa gorge.
Un frisson la secoua. Elle ne voulait pas prendre son temps. Elle voulait
cracher la vérité, comme si elle espérait que plus vite elle vomirait le poison,
moins il causerait de torts.
— Il y avait un homme. Sir Travail, lâcha-t-elle. Il se faisait passer pour
humain, mais je suis certaine qu’il était autre chose.
Chiron cligna des yeux.
— C’était un client de l’hôtel ?
Lilah s’obligea à prendre une profonde inspiration. Elle bafouillait. Jamais
une bonne chose.
— Non. Mais c’est lui qui a fait en sorte que je vienne ici. (Elle jeta un
coup d’œil à l’ogresse.) Avec Inga.
La grosse femme serra les lèvres alors même que Chiron réclamait son
attention.
— Quand ?
— Au même moment où ton maître a été enlevé.
Chiron tressaillit, comme si elle l’avait physiquement frappé.
— Tu as vu Tarak ?
— Non, mais l’homme affirmait avoir capturé un vampire. Il avait besoin
d’un convent de sorcières pour l’aider à créer une prison. Et pour en protéger
la clé.
Elle avait eu l’intention de lui révéler la vérité sans ambages. Comme
quand on arrachait un pansement. Mais elle n’avait fait que tourner autour du
pot. Comme si elle pouvait parer à la déception fatale de Chiron.
Son pouvoir glacial l’enveloppa.
— Tu sais comment libérer mon maître ?
Elle leva la main pour montrer l’ogresse.
— Inga le sait.
Inga recula vivement, renversant un chevalet et envoyant la toile vierge
glisser sur le sol.
— Je ne sais rien.
Lilah fit face à la femme autour de laquelle sa vie avait tourné. Elle attendit
la douleur. Ou la colère. Mais elle ne ressentit qu’une tristesse cuisante.
— J’ai vu la vérité.
Inga secoua la tête, et son gigantesque muumuu flotta autour de son corps
trapu.
— C’était un rêve. (Elle indiqua Chiron d’un geste de la main.) Ou un tour
que t’a joué le vampire. Il a reconnu être capable de t’embrouiller l’esprit.
Lilah avança d’un pas. Aussitôt Chiron se déplaça pour se tenir à ses côtés,
mais elle se concentra sur la femme visiblement bouleversée par le fait que la
barrière dans l’esprit de Lilah avait été démolie.
— Plus de mensonges, Inga. Je t’en supplie.
— Je…
— S’il te plaît, l’interrompit-elle, l’expression implorante. Qui est sir
Travail ?
Les yeux d’Inga virèrent au rouge sous l’effet d’une peur sincère.
— Je ne peux rien dire.
Lilah grommela un juron. Trop, c’était trop. Elle était trop longtemps
restée dans le noir.
— Dis-le-moi, sinon je quitte l’hôtel cette nuit et je ne reviendrai jamais
plus.
— Non, tu ne peux pas faire ça.
La voix d’Inga avait des accents paniqués alors qu’elle jetait des regards
furtifs vers la porte, comme si elle envisageait les différents moyens
d’empêcher Lilah de s’échapper.
— Ne me pousse pas à bout, l’avertit Lilah.
Inga grimaça avant de soupirer avec résignation.
— À quoi bon te causer de la souffrance ?
Lilah soutint son regard.
— Qui était sir Travail ?
— Son vrai nom est Riven, le seigneur des sirènes.
— Les sirènes. (Chiron s’immisça dans la conversation, la voix cassante.)
Voilà qui explique l’odeur de sel.
Lilah en resta bouche bée de stupéfaction. Elle avait lu les histoires qui
entouraient cette espèce mystérieuse. Il existait une théorie selon laquelle elle
avait autrefois marché sur la terre, mais avait rejoint depuis longtemps ses
repaires au fin fond des océans. Mais elle avait toujours supposé que cette
espèce était un mythe ou qu’elle s’était éteinte après avoir disparu.
— Tu es une sirène ? souffla-t-elle, s’efforçant de se faire à cette idée.
Inga rougit, percevant facilement la surprise de Lilah.
— Ma mère l’était. Elle a été capturée par une bande d’ogres errants. À ma
naissance, elle m’a livrée à un marchand d’esclaves.
Le cœur de Lilah se serra de pitié. Cette femme avait beau l’avoir trompée,
cela n’effaçait pas l’affection qui les avait unies durant toutes ces années.
— Oh ! Inga.
L’ogresse secoua la tête, comme pour tenter d’esquiver la compassion de
Lilah.
— Cela n’a plus d’importance, dit-elle d’un ton sec. J’ai été vendue
plusieurs fois, mais mon propriétaire a fini par être tué, et j’ai réussi à
m’échapper.
Lilah fronça les sourcils.
— Les sirènes t’ont-elles capturée ?
— Je suis allée les trouver, reconnut Inga, le souvenir d’une douleur
ancienne rendant sa voix criarde. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Je
n’avais pas de famille. Pas de maison. J’ai pensé…
Lilah posa la main sur le bras d’Inga.
— Je comprends. Que pouvais-tu faire d’autre ?
— J’ai été accueillie par lord Riven qui m’a informée aussi sec que j’étais
la honte de ma famille.
Lilah grimaça. Elle se rappelait lord Riven comme d’un charmeur raffiné,
mais même alors, Lilah avait perçu quelque chose de plus sombre en lui. Si
elle n’avait pas été si aveuglée par sa soif de jeunesse éternelle, elle aurait
compris que ce qu’elle sentait, c’était le mal absolu.
— Le salopard, marmonna-t-elle.
— Il m’a promis que je pourrais effacer la tare qui entachait ma mère à
cause de moi si j’acceptais de l’aider.
— Ouais, il était doué pour faire des promesses, grommela Lilah.
Inga acquiesça.
— Il m’a conduite auprès d’un groupe de trolls bâtards qui retenaient le
vampire prisonnier.
Chiron s’avança, et l’explosion d’air glacial qui tournoya autour de lui fit
frissonner les deux femmes.
— Tarak ?
— Je n’ai pas entendu son nom, dit Inga. Il était enchaîné avec des
entraves en argent et avait la tête couverte. Je sais juste qu’il servait de
paiement d’une dette.
Chiron feula de rage.
— Que lui as-tu fait ?
Inga soutint le regard furieux du vampire. Elle n’était pas le genre de
femme à céder. Jamais.
— Quand Riven a convaincu Lilah et son convent de nous rejoindre, nous
sommes venus ici.
Laissant retomber sa main, Lilah recula. Elle venait juste d’apprendre
qu’elle était humaine. Ce qui signifiait qu’elle n’était pas capable,
contrairement aux démons ou aux faes, de résister à des blessures physiques.
Autant éviter de rester dans les pattes de ces deux grands prédateurs
potentiellement violents.
En même temps, elle ramena résolument l’attention d’Inga sur la
conversation.
— Pourquoi ici ?
Heureusement, sa diversion fonctionna. Avec lenteur Inga tourna la tête
pour croiser son regard interrogateur.
— Ce bâtiment appartenait aux sirènes depuis la nuit des temps. (Elle
parcourut l’atelier des yeux.) Jusqu’à ce que les humains arrivent et qu’elles
se retirent dans l’océan.
Lilah hocha la tête, un souvenir imprécis commençant à lui revenir. Elle se
tenait dans les marécages, les mains levées vers le ciel. Elle psalmodiait des
mots qui n’avaient plus aucun sens pour elle.
— J’ai créé les barrières qui entourent l’hôtel.
— Avec ton convent et moi, dit Inga.
Elle porta la main à sa tempe qui l’élançait. Son convent. Des femmes
qu’elle avait rassemblées pour leur protection mutuelle. Elle ne les avait pas
toutes appréciées. En fait, elle en avait détesté quelques-unes. Mais elles
avaient formé une famille.
À présent… elles n’étaient plus là.
— Qu’est-il arrivé aux autres ? s’obligea-t-elle à demander.
Inga balaya l’air de la main, visiblement indifférente au sort des autres
sorcières qui avaient jadis vécu là.
— Quelques-unes ont été emportées par une épidémie qui a frappé la
région.
Lilah ressentit une pointe de surprise.
— Alors il y a bien eu une épidémie ?
— Oui, mais elle n’a touché que les humains.
— Et les autres ?
— Elles sont devenues jalouses de ta jeunesse éternelle, reconnut Inga.
Elles ont fini par décider que tu devais avoir passé un pacte avec le diable et
ont fui dans les marécages. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’elles après ça.
Lilah frémit, ayant de nouveau la nausée.
— J’ai bien passé un pacte avec le diable.
Percevant facilement sa détresse, Chiron se déplaça pour enrouler un bras
autour de ses épaules. Néanmoins, il garda le regard rivé sur Inga.
— Tu as la magie qui l’empêche de vieillir ? s’enquit-il.
— Ce n’est pas ma magie, corrigea Inga. Elle vient de la grotte.
Lilah réprima une envie hystérique de rire. Tout était si affreux que ça en
était fou.
— Une grotte magique ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
Inga secoua la tête.
— La grotte n’est qu’une illusion. La magie réside dans l’eau.
— Oh ! (Lilah écarquilla les yeux.) Il existe bien une fontaine de Jouvence.
— C’était une source de pouvoir pour les sirènes, poursuivit Inga. C’est
pour cette raison qu’elles se sont installées à cet endroit.
Des sirènes et une fontaine de Jouvence. Lilah secoua la tête, comme si
cela pouvait l’aider à accepter cette histoire bizarre.
— C’est pour ça que tu m’as poussée à m’y baigner chaque nuit ?
Inga acquiesça.
— Ce n’est pas véritablement nécessaire. Tu pourrais te plonger dans ces
eaux une fois par an environ et conserver ta jeunesse, mais tu semblais
toujours y prendre plaisir.
Elle avait raison. Cette eau lui avait procuré un sentiment de paix dont elle
n’avait plus pu se passer. Elle n’avait pas imaginé qu’elle prolongeait aussi sa
vie.
— Pourquoi juste moi ?
Inga parut déconcertée.
— Quoi ?
— Pourquoi ai-je été la seule sorcière à se voir offrir ces eaux ?
— C’est Riven qui l’a décidé.
— Et j’ai accepté.
Lilah porta la main sur son ventre noué.
Soudain, elle ne fut plus sûre de vouloir retrouver le reste de ses souvenirs.
Pas si c’était pour être obligée de se rappeler les nuits où elle nageait dans les
eaux magiques tout en sachant que son convent vieillissait inexorablement.
Comment avait-elle pu être aussi égoïste ?
Elle devait avoir poussé un cri de détresse, puisque Chiron resserra son
étreinte et déposa un baiser sur le sommet de sa tête.
— Chut, tout va bien.
Elle secoua la tête. Tout n’allait pas bien. Et le moment était venu de
révéler la vérité. Se retournant, elle croisa son regard scrutateur.
— Je ne suis pas vraiment quelqu’un de bien, dit-elle.
Il grimaça.
— Ne dis pas ça.
— Pourquoi pas ? J’ai sacrifié mon convent. Des femmes qui comptaient
sur moi pour les protéger, dit-elle. Et tout aussi épouvantable, j’ai accepté
d’aider à emprisonner ton maître. Je ne me suis pas souciée de savoir s’il
avait commis un crime ou s’il était une victime sans défense. Je n’ai pensé à
rien d’autre qu’à la promesse d’un joli minois et de la vie éternelle. (Elle
s’interrompit, secouant la tête avec tristesse.) Qui ferait ça ?
Elle s’attendait à la déception. Ou même à la colère. Mais Chiron écarta
ses cheveux de son visage, avec des gestes si doux que ses yeux s’embuèrent.
— La femme qui est arrivée ici n’est pas celle qui se tient devant moi
maintenant, dit-il d’une voix brusque.
— Il a raison, renchérit Inga. Je t’ai vue te transformer d’une créature
égoïste et cynique en une femme sensible qui est gentille avec tout le monde.
Lilah laissa un sourire triste lui relever le coin des lèvres. Elle ne
demandait qu’à les croire. Elle avait besoin de se raccrocher au fait qu’elle
était devenue une meilleure personne. Mais rien ne pourrait effacer les péchés
de son passé.
Réprimant un soupir, elle jeta un regard vers la femme qui avait prétendu
être sa nounou.
— Pourquoi m’as-tu volé mes souvenirs ?
— Je n’en ai rien fait, protesta-t-elle, comme si elle avait menti pendant si
longtemps que reconnaître la vérité lui était impossible.
— Inga, la réprimanda Lilah.
— Enfin, pas au début, nuança la femme à contrecœur. Ce n’est qu’après
le départ de ton convent que tu as commencé à regretter tes décisions. Plus
les années passaient et plus tu étais agitée.
Lilah hocha la tête avec lenteur. Dans un coin de sa tête, une suite
d’images sautait d’un neurone à un autre, comme les photogrammes
tremblotants d’un vieux film. Ses souvenirs lui revenaient, mais ils étaient
encore décousus et elle ne pouvait rien en tirer.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? s’enquit-elle.
Inga jeta un coup d’œil dans la salle, comme pour s’assurer que personne
n’avait réussi à se glisser à l’intérieur pendant qu’ils parlaient.
— Tu as fini par menacer d’ouvrir la prison et de libérer le vampire, dit-
elle à voix basse.
Craignait-elle que lord Riven soit tapi dans un coin ? Lilah haussa les
épaules. La sirène – ou était-ce un triton ? – était le cadet de ses soucis.
— Alors tu as effacé mes souvenirs ?
— Que pouvais-je faire d’autre ? (Inga rentra la tête dans les épaules.)
Riven avait l’intention de te remplacer.
— Me remplacer ? (Lilah tressaillit : ça n’augurait rien de bon.) Comment
s’y serait-il pris ?
— D’abord, il t’aurait tuée. (Les mots brutaux d’Inga semblèrent résonner
dans la salle.) Puis une nouvelle sorcière aurait été choisie pour protéger la
clé.
Lilah frémit.
— Une solution des plus simples.
— Je l’ai convaincu que je pouvais plutôt effacer tes souvenirs, dit Inga.
La gratitude submergea Lilah, contribuant à apaiser le sentiment de
trahison qui la rongeait comme de l’acide. Manifestement Inga avait été
autant victime de lord Riven qu’elle.
— Il a accepté ? demanda Lilah.
Inga haussa les épaules.
— Tant que je pouvais m’assurer que tu n’allais pas à l’encontre de tes
obligations. C’est pourquoi j’ai décidé de transformer le bâtiment en hôtel.
Lilah cligna des yeux. L’ogresse avait sauté du coq à l’âne.
— Je ne comprends pas. Pourquoi un hôtel ?
— Cela t’a permis de discuter avec les clients de sorte que tu ne t’es plus
sentie aussi seule, dit Inga. Tu as eu la compagnie que tu souhaitais, en plus
d’un lien avec le monde extérieur. (Tout à coup, Inga fusilla Chiron du
regard.) Tu n’étais pas censée nouer de relations intimes. Et certainement pas
avec une sangsue.
Hmm. Lilah prit conscience que cela n’avait rien de si farfelu. Elle avait
vraiment aimé passer du temps avec les clients et écouter leurs histoires. Cela
lui avait donné l’illusion d’être une femme d’affaires prospère, au lieu d’une
sorcière perturbée coincée dans les marécages.
Non qu’elle soit prête à reconnaître sa gratitude. Pas quand Inga lui avait
menti durant si longtemps.
— Qu’avais-tu contre les vampires ? demanda-t-elle.
L’expression d’Inga se durcit.
— J’ai été avertie que les sangsues pourraient se lancer à la recherche de
leur frère. Je suppose que c’est pour cette raison que Riven a insisté pour que
les barrières soient créées par les sorcières au lieu de s’en charger lui-même
avec sa propre magie. Il ne voulait pas que les vampires remontent jusqu’à lui
pour se venger.
Lilah secoua la tête. Riven était vraiment un sale type.
Elle fut soudain distraite par le grondement sourd qui retentit dans la
poitrine de Chiron.
— Tu l’as retenue prisonnière pendant des siècles, accusa-t-il.
Inga rougit, fronçant les sourcils.
— Non, je la protégeais.
— Combien de fois as-tu effacé ses souvenirs ? demanda-t-il d’un ton
brusque.
— Chiron. (Lilah appuya la tête contre son torse, s’efforçant de prévenir le
combat qui menaçait.) Je ne pense pas qu’Inga ait cherché à me faire du mal.
— Évidemment que je ne te ferais jamais de mal, insista Inga. Tu es
comme mon propre enfant.
Chiron poussa un soupir écœuré.
— Tu vas aussi prétendre n’avoir jamais essayé de me tuer ?
— À quoi bon ? Je voulais ta mort. (Inga releva le menton d’un air
agressif.) C’est toujours le cas.
CHAPITRE 18
Dans un dernier coup de poing, la porte d’acier vola hors de ses gonds. La
douleur lui irradia dans le bras sous la violence de l’impact, mais Ulric le
remarqua à peine. Il ne pensait qu’à s’échapper du cachot pour prévenir
Chiron que l’ogresse collaborait avec l’ennemi. Alors, il comptait lui faire
personnellement sa fête pour lui avoir cassé la mâchoire.
Essuyant distraitement les jointures sanglantes de ses doigts sur son jean,
Ulric entra dans l’étroit tunnel et renifla l’air. Il s’était relâché quand il avait
laissé Inga lui tomber dessus à l’improviste. Cela ne se reproduirait plus.
— Enfin, maugréa une voix derrière lui. Avec d’aussi grosses pattes tu
aurais dû te frayer un passage à travers une dizaine de portes d’acier à cette
heure.
Dans une confusion de mouvements, Ulric fit volte-face et empoigna la
gargouille par une corne atrophiée. Au cours de sa longue vie, il avait connu
la perte de sa famille, avait été réduit en esclavage et torturé par un vampire
fou et s’était fait tirer dessus par plus d’un humain. Mais rien n’avait jamais
été aussi douloureux qu’être enfermé avec Levet.
La créature exaspérante n’avait jamais cessé de geindre. Elle s’était plainte
de la faim, de l’ennui, de sa magie qui pourrait les faire sortir plus vite que les
coups de poing répétés d’Ulric. Puis elle avait manqué de les carboniser tous
les deux quand elle avait fait apparaître une boule de feu et l’avait lancée
contre la porte. Cette boule ridicule avait rebondi à travers le cachot,
embrasant tout et n’importe quoi pendant quinze minutes avant que Levet
réussisse à l’éteindre.
— Un mot de plus et je t’arrache la langue, grogna-t-il.
Levet battit des ailes, parvenant à échapper à la poigne lâche d’Ulric.
— Je dis juste que, si tu m’avais laissé utiliser ma magie, nous serions
sortis bien plus tôt, dit-il.
Ulric foudroya la gargouille d’un regard incrédule. Était-elle sérieuse ?
— Tu as bien essayé de te servir de ta magie. (Ulric indiqua son épaule
brûlée, qui n’avait pas encore guéri.) Tu as failli nous tuer tous les deux.
Levet avança la lèvre inférieure.
— C’était une première tentative. Je ne faisais que me réchauffer.
— T’échauffer, corrigea machinalement Ulric, avant de jeter les mains en
l’air de frustration.
Pourquoi discutait-il avec cette créature ? Peu importe.
Il enjamba la porte cassée puis longea le tunnel sombre.
— Attends-moi, cria Levet alors qu’Ulric grimpait l’escalier raide au pas
de course.
— Va-t’en, lui lança Ulric d’un ton brusque, s’arrêtant pour renifler de
nouveau l’air afin de s’assurer que personne n’était tapi dans la vaste caverne
centrale.
Levet apparut aux côtés d’Ulric. La gargouille pouvait se déplacer à une
vitesse surprenante, étant donné que ses jambes ne représentaient qu’une
fraction de la longueur de celles de la plupart des démons.
— Je croyais que nous étions partenaires.
— Partenaires ? Je préférerais avaler du poison.
Ulric lui décocha un regard horrifié avant de suivre l’odeur fanée de
l’ogresse. Elle devait avoir un moyen d’entrer dans les grottes autrement
qu’en tombant du plafond.
— Pourquoi voudrais-tu avaler du poison ? demanda Levet, talonnant Ulric
de près alors qu’ils s’engouffraient dans l’ouverture à l’autre bout de la
caverne. Bien sûr, j’ai un jour connu une gargouille qui mangeait des
cailloux. Elle pensait que ça la ferait grandir plus vite.
Ulric ricana.
— Laisse-moi deviner, c’était toi.
— Moi* ? (Cette accusation sembla choquer Levet.) Certainement pas. Je
suis peut-être petit, mais je ne suis pas stupide.
— C’est une affaire d’opinion.
Ulric accéléra le pas quand le sol sous ses pieds s’éleva. Il sentait une
légère brise qui agitait l’air. Ce devait être la sortie.
Heureusement Levet se tut alors qu’ils fonçaient à travers les ténèbres. Du
moins jusqu’à ce qu’un bruit distant de verre brisé retentisse dans le tunnel,
suivi par un cri discordant.
— Tu as entendu ça ? demanda Levet.
Sans prendre la peine de répondre, Ulric s’élança à toute vitesse. Il ne se
souciait plus de ce qui pourrait être tapi dans le noir.
Il avait reconnu cette voix. Chiron.
Parvenu à l’entrée étroite de la caverne dissimulée par une épaisse haie de
buissons, Ulric en écarta les branches.
— Merde, souffla-t-il, le regard rivé sur le corps vautré sur la terrasse.
Les sourcils froncés, il leva les yeux vers la fenêtre cassée avant de les
reposer sur Chiron, qui était d’une immobilité anormale. La chute avait beau
avoir été douloureuse, elle n’aurait pas dû l’assommer.
— C’est l’aube, dit Levet, comme s’il était capable de lire dans ses
pensées. Tu vas devoir aller le chercher.
Ulric poussa un grondement sourd. Il devait encore avoir les idées
confuses après le coup qu’il avait reçu. Sinon, il aurait immédiatement
compris quel était le problème.
Les muscles bandés, il se prépara à se précipiter à travers le jardin. Mais
avant qu’il ait pu bouger, Levet le retint par le bras.
— Ulric.
Se libérant brusquement de la poigne étonnamment puissante de Levet,
Ulric baissa les yeux sur l’exaspérant casse-pieds. Chiron était en train de
cramer au soleil levant et il voulait bavarder ?
— Quoi ?
— Ramène-le ici.
La voix de la gargouille était empreinte d’une autorité surprenante.
— Pourquoi ? L’hôtel est plus près de lui.
Levet secoua la tête.
— Nous ignorons dans quelles circonstances il est passé par la fenêtre,
mais il est évident qu’on a cherché à le tuer. Et on ne peut que présumer que
cette personne-là est toujours à l’intérieur.
Ulric grogna. Il avait beau détester le reconnaître, la gargouille avait
raison. Tant qu’ils ne sauraient pas ce qui s’était passé, il ne prendrait aucun
risque.
Refusant d’être davantage retardé, Ulric se fraya un passage à travers les
buissons. Puis, s’accroupissant bien bas, il traversa le jardin au pas de course
en zigzaguant. Il ignorait si quelqu’un pouvait l’apercevoir depuis l’hôtel,
mais il préférait éviter d’être frappé par une horrible magie. Ou de recevoir
une balle.
En un clin d’œil, il bondit sur la terrasse et souleva Chiron dans ses bras.
Sans s’arrêter, il fit demi-tour et repartit en direction des grottes. Néanmoins,
il attendit d’avoir franchi les buissons et d’être entré dans le tunnel pour
baisser les yeux sur l’homme qu’il considérait comme un frère.
Le soleil n’avait pas rougi sa peau pâle ; elle était d’un gris maladif et
tendue sur ses os. Comme s’il commençait déjà à se transformer en cendre.
Ulric jura, s’enfonçant davantage sous terre. Il ne savait pas à quelle
profondeur le soleil pouvait accéder.
Ce ne fut qu’une fois dans la caverne centrale qu’il s’arrêta enfin et se
baissa avec précaution pour déposer Chiron sur le sol de terre battue.
Il s’agenouilla près de son maître, l’adjurant farouchement de guérir.
— Ne me laisse pas, amigo.
CHAPITRE 19
L’horreur figea Lilah sur place. Elle était encore ébranlée par son
avalanche de souvenirs. À présent, elle s’efforçait d’intégrer le fait qu’Inga
venait juste de jeter Chiron par une fenêtre cachée.
Ce ne fut que lorsqu’un rayon de soleil se glissa par la vitre brisée que
toute l’étendue de la traîtrise d’Inga la frappa de plein fouet.
— Non, hurla-t-elle, se précipitant vers la fenêtre.
Avec une rapidité surprenante, Inga lui bloqua le chemin.
— Je suis désolée, Lilah, mais c’est pour ton bien, dit la grosse femme.
Lilah l’entendit à peine. Son attention avait été captivée par la vue d’un
inconnu qui traversait le jardin à toute vitesse. Qui était-ce ? Pas un client.
Mais il se déplaçait avec la grâce pleine de puissance des garous qui avaient
séjourné à l’hôtel. L’homme mystérieux disparut à sa vue, mais une seconde
plus tard il traversa de nouveau le jardin en courant. Sauf que cette fois, il
tenait un corps dans ses bras.
Chiron.
Lilah sentit l’espoir l’envahir. Se pouvait-il que ce soit Ulric ? Chiron avait
insinué que son ami était resté à Las Vegas, mais il était possible qu’il ait
décidé de s’assurer que son maître allait bien. À moins qu’il se soit tapi dans
les marécages au cas où on aurait eu besoin de lui.
Qui que ce soit, il portait Chiron avec une sollicitude manifeste alors qu’il
disparaissait soudain dans des buissons. Elle ne pouvait qu’espérer qu’il ait
l’intention de l’aider.
En attendant, elle devait détourner l’attention d’Inga. Si l’ogresse apprenait
que Chiron n’avait pas été réduit en cendre, elle pourrait très bien le traquer
et finir ce qu’elle avait commencé.
Reculant délibérément d’un pas, elle laissa Inga voir le sentiment de
trahison qui la rongeait comme du poison.
— Tuer mon compagnon, c’est pour mon bien ?
Inga tendit une main implorante.
— Il ne se serait jamais satisfait de rester ici. Il aurait tenté de t’emmener.
Lilah recula d’un autre pas.
— Pas avant d’avoir découvert un moyen de briser la malédiction.
— C’est impossible. Et je ne pouvais pas risquer…
— Risquer quoi ?
Laissant retomber sa main, Inga rentra la tête dans les épaules. Comme si
elle venait de recevoir un coup.
— De te perdre.
Lilah poussa un soupir chargé de regret. Cette femme avait tenté de s’en
prendre à Chiron. C’était impardonnable. Mais une partie d’elle ne pouvait
pas oublier les longues années qu’elles avaient passées ensemble.
— Inga, tu n’as jamais risqué de me perdre, lui dit-elle. Chiron est mon
compagnon, mais tu as été mon amie la plus dévouée pendant des siècles. Tu
n’avais qu’à me dire la vérité et nous aurions pu trouver une solution.
L’expression d’Inga se durcit.
— Il n’y a aucune solution qui vaille. Les sirènes n’accepteront jamais que
tu partes.
— Chiron se serait assuré qu’elles n’avaient pas le choix, dit Lilah, veillant
à ne rien laisser transparaître de son espoir farouche que Chiron soit toujours
en vie.
— Non. (Inga secoua vivement la tête.) Même s’il avait réussi à éliminer
Riven, ce dont je doute fortement, les autres n’auraient pas laissé passer la
mort de leur chef. Dans leur soif de vengeance, elles vous auraient traqués et
tués. Ainsi que tous ceux auxquels vous teniez.
Lilah eut la bouche sèche, et une peur tenace se nicha avec lenteur dans le
creux de son ventre. Avec Chiron auprès d’elle, elle n’avait eu aucun mal à se
convaincre qu’ils trouveraient un moyen de briser la malédiction. C’était un
vampire. Il n’existait pas une seule créature qui oserait tenter de lui tenir tête.
Mais, alors que ses souvenirs tournoyaient dans sa tête, son assurance
commença à s’effondrer.
Riven constituait un ennemi arrogant et impitoyable. Elle ne doutait pas
une seconde que les autres sirènes étaient tout aussi vindicatives. Si elles
découvraient que Chiron avait tué leur chef, elles le traqueraient pour le
buter. Ainsi qu’Inga et elle.
Elles n’arrêteraient jamais. Pas tant qu’ils ne seraient pas morts. Et tout ça
à cause de son immense vanité.
Il n’existait qu’une seule façon de protéger les gens qu’elle aimait.
— Tu as raison. (Elle releva les épaules.) Je me fourvoie si je m’imagine
pouvoir changer mon avenir.
Inga sembla méfiante. Comme si elle percevait la résignation soudaine de
Lilah.
— Tout ira bien, Lilah, dit l’ogresse d’une voix apaisante. Je peux tout
arranger.
Lilah esquissa un sourire amer.
— En effaçant mes souvenirs ?
Inga tendit la main, comme pour lui toucher le visage.
— Quand tu te réveilleras, tu auras tout oublié, lui assura-t-elle d’une voix
douce. Nous pouvons tout recommencer. Tu n’as qu’à me faire confiance.
Lilah poussa un petit soupir.
— Je te fais confiance, mais tout cela doit finir.
— Comment ça ?
— Je suis désolée, Inga.
Lilah recula d’un bond alors même qu’elle psalmodiait un sort qu’elle
n’avait pas jeté depuis des siècles.
Une myriade de sensations grondèrent en elle, mettant à rude épreuve ses
nerfs à vif. Elle serra les dents. Comment avait-elle pu oublier l’exaltation
pareille à une drogue qu’elle ressentait quand elle utilisait ses pouvoirs ?
Levant la main, elle lança le sort et regarda les filets de magie chatoyante
envelopper la femme qui se tenait devant elle.
Inga baissa un regard stupéfait sur les bandes scintillantes qui l’entouraient
du cou aux orteils. L’ogresse tenta de bouger et eut le souffle coupé
d’indignation quand les bandes palpitèrent et se resserrèrent en réponse.
— Qu’as-tu fait ?
— En même temps que mes souvenirs, j’ai récupéré ma magie.
Lilah parcourut l’atelier des yeux, s’attardant sur les portraits qui avaient
marqué sa longue vie. Non, corrigea-t-elle en silence. Cela n’avait pas été une
vie. Pas vraiment. Elle avait été prisonnière à son insu, à courir dans une roue
comme un hamster. Et, à présent, elle avait mis Chiron en danger.
— Cela doit cesser, marmonna-t-elle. Aujourd’hui.
Inga écarquilla les yeux, et une odeur de sel pimenta l’air.
— Lilah, qu’est-ce que tu vas faire ?
Lilah lui adressa un sourire triste.
— Ce que j’aurais dû faire cinq siècles plus tôt.
— Non. (Le visage d’Inga s’empourpra, et les veines de son cou
ressortirent alors qu’elle luttait contre la magie qui la retenait.) Lilah.
Avec un dernier long regard à la femme qu’elle ne reverrait jamais plus,
Lilah se retourna et quitta les appartements de l’ogresse. Une fois dans le
couloir, elle se dirigea sans hésiter vers l’escalier le plus proche qui
conduisait au rez-de-chaussée. D’abord, elle devait s’assurer que Chiron allait
bien.
Ensuite elle accomplirait son devoir.
Lilah sentit que l’obscurité se répandait sur les marécages malgré le fait
qu’ils se trouvaient dans une petite grotte enfouie assez profondément sous
terre pour empêcher tout rayon de soleil de passer. C’était dans le calme de
l’air et dans l’enthousiasme avec lequel Chiron venait juste de lui faire
l’amour. Il était une créature nocturne, ce qui signifiait qu’il accomplissait ses
meilleures œuvres la nuit.
Et à son meilleur il était fabuleux.
Poussant un soupir de satisfaction absolue, Lilah frotta de la main le
tatouage cramoisi qui occupait toute la longueur de l’avant-bras de Chiron.
Ils étaient blottis dans un coin de la grotte où ils avaient passé la journée à
dormir et à se remettre de leurs frôlements respectifs avec la mort.
Quand elle s’était réveillée, Chiron lui avait expliqué que c’était leur union
qui avait détruit la malédiction de Riven. Il avait affirmé que l’amour venait à
bout de tout. En cet instant, Lilah le croyait.
— Ouais, ils sont toujours là, souffla-t-elle.
Chiron effleura des lèvres son front moite. Comme elle n’était pas une
vampire, leurs parties de jambes en l’air énergiques l’avaient laissée
empourprée et en sueur. Quant à Chiron, il avait l’air prêt pour une séance
photo pour le magazine GQ.
— Quoi ? s’enquit-il.
— Les feux d’artifice.
Il l’observa d’un regard scrutateur.
— J’ai peur de demander.
— La première fois que tu m’as embrassée, j’ai senti des feux d’artifice,
lui dit Lilah, sa voix s’adoucissant à ce souvenir.
Il semblait s’être écoulé toute une vie, et d’une certaine façon, c’était bien
le cas. Ils avaient tous deux changé. Chiron avait trouvé… et perdu… son
maître. Enfin, il pouvait se libérer de la culpabilité qui l’avait rongé comme
du poison. Et elle recouvrait peu à peu les souvenirs qui lui avaient été volés.
Et, bien sûr, le plus grand changement de tous. Elle continua à caresser le
tatouage de Chiron.
— Tu pensais que les feux d’artifice n’étaient qu’un coup de chance ?
demanda-t-il.
— Eh bien, nous sommes un vieux couple uni maintenant, le taquina-t-elle.
J’ai eu peur que la magie se soit envolée.
Feignant d’être outré par ses paroles, il effleura des mains son corps nu.
— La magie ne s’envolera jamais.
Elle frissonna. Il avait les mains froides, mais elles lui réchauffaient le sang
au point qu’elle avait l’impression d’avoir de la lave qui lui coulait dans les
veines.
— Est-ce une promesse ?
— Je suis uni à une sorcière, dit-il d’une voix rauque, baissant la tête pour
appuyer la pointe d’une canine le long de son cou. Feux d’artifice et magie
sont incontournables.
Lilah gémit. Elle adorait quand il se nourrissait à ses veines.
— Mmm. (Elle enroula les doigts dans la soie de ses cheveux.) J’ai encore
l’impression de rêver.
Il créa un chemin de baisers sur la rondeur d’un sein.
— Parce que tu n’arrives pas à croire ta chance stupéfiante d’avoir dégotté
comme compagnon un vampire superbe, prospère et extrêmement
intelligent ?
Elle gloussa. Cet homme n’avait aucun problème d’ego.
— Un truc dans le genre.
— Pourquoi as-tu l’impression de rêver ? demanda-t-il, se servant de la
pointe de la langue pour suivre la ligne de sa clavicule.
— Je pensais rester seule à tout jamais, chuchota-t-elle, comme si elle
craignait qu’en prononçant ces paroles trop fort elle se réveillerait pour
découvrir que Chiron avait disparu. Que je vivrais isolée ici jusqu’à ma mort.
Percevant facilement la peur qui persistait en elle, Chiron l’enlaça
étroitement et lui déposa un baiser sur le sommet de la tête.
— Tu es libre maintenant, lui assura-t-il. Plus de barrières, de malédiction
ou de maudite ogresse effaçant tes souvenirs.
Elle se pelotonna contre lui, s’imprégnant du pouvoir glacial qui palpitait
autour de lui. Il lui donnait le sentiment d’être protégée. Comme si rien ne
pouvait lui faire de mal tant qu’elle était dans ses bras.
— Louée soit la déesse, je ne veux jamais t’oublier, murmura-t-elle.
Il lui frôla le front des lèvres.
— Aucun risque. Dès que tu seras entièrement remise, je compte
t’emmener à l’autre bout du monde pour te montrer nos hôtels et casinos. Je
veux que le personnel admire mon goût exquis en matière de compagne et je
veux entendre tes suggestions pour améliorer Dreamscape Resorts.
Lilah en eut le souffle coupé.
— Sérieusement ?
Il releva la tête, l’expression perplexe. Comme si sa surprise le
déconcertait.
— Nous sommes associés maintenant. Pas vrai ?
Elle ressentit une explosion de joie. C’était une chose d’intégrer le fait que
cet homme merveilleux était désormais son compagnon. Et qu’il semblait
l’adorer au-delà de toute raison. C’était la biologie. Une biologie sublime.
Mais son empressement à l’associer à ses affaires montrait qu’il respectait sa
capacité à diriger un hôtel.
Ce qui la toucha d’une façon qui la fit se sentir étrangement vulnérable.
Elle rougit, incapable de mettre des mots sur ses émotions tumultueuses.
Elle tourna son attention sur les problèmes qui persistaient au-delà de leur
petite grotte retirée.
— Oui, mais…
Il déposa un rapide baiser sur ses lèvres, interrompant ses protestations.
— Pas de mais.
— Un vrai tyran, le réprimanda-t-elle, refusant d’être réduite au silence.
Mais que fais-tu de Tarak ?
— Ulric est sur sa piste, lui rappela-t-il. Personne, pas même un vampire,
ne peut échapper à un garou de sang pur. Il aura ramené Tarak en sécurité ici
avant notre départ.
Lilah ne pouvait qu’espérer que Chiron avait raison. Ce pauvre Tarak avait
assez souffert comme ça. Elle détestait penser qu’il puisse être quelque part,
perdu et désorienté.
— Et Inga ? demanda-t-elle. Nous ne pouvons pas la laisser enfermée à
tout jamais.
Il grimaça.
— Pourquoi pas ?
Son cœur se serra à l’évocation de son amie dévouée. Elle n’avait pas
voulu lui faire de mal mais avait dû protéger son compagnon.
— Chiron, elle n’est pas plus coupable que moi. Nous sommes toutes deux
responsables d’avoir emprisonné ton maître, lui rappela-t-elle. En fait, je suis
pire. On a manipulé Inga pour qu’elle accepte d’aider Riven. Je l’ai fait par
pure vanité.
Il se renfrogna davantage, mais à la vue de son expression obstinée, il
comprit manifestement qu’elle n’en démordrait pas.
— Très bien, nous déciderons quoi faire de ta nounou. (Il baissa la tête.)
Plus tard.
Pleinement consciente qu’une fois qu’il aurait commencé à l’embrasser,
elle se perdrait dans un monde de volupté sensuelle, elle posa la main au
milieu de son torse.
— Mais…
Il poussa un grognement de frustration.
— Encore un mais ?
— Cela fait très longtemps que je n’ai pas utilisé ma magie, lui rappela-t-
elle. Je ne peux pas être certaine que le sort tiendra toute la nuit.
Chiron mit une minute entière à brider le désir que Lilah voyait couver
dans ses yeux. Puis, d’un mouvement plein d’aisance, il se leva.
— Je vais trouver quelqu’un pour garder un œil sur elle, lui dit-il, une
expression malicieuse sur le visage. Et je connais le démon parfait.
Lilah s’assit et le regarda se diriger vers l’entrée.
— Chiron ?
— Ne bouge pas de là, ordonna-t-il. Je reviens tout de suite.
— Où vas-tu ?
Il lui décocha un sourire débordant de crocs.
— Faire d’une pierre deux coups.
Photographie de couverture :
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Illustration de couverture :
Anne-Claire Payet
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