Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Tome 10
La tourmente
« J’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la
capacité de la vaincre. »
— Nelson Mandela
BLASON DE L’ORDRE
DES CHEVALIERS D’ANTARÈS
RETROUVAILLES
M ême s’il n’était pas une personne très chaleureuse, Olsson parvint à
évincer les prêtres de tous les temples de Hadar et d’Ankaa sans se
mettre la population à dos. Puisque ces deux royaumes comptaient peu
d’édifices religieux, il s’acquitta assez rapidement de cette tâche. Surtout
préoccupés par la culture, les habitants se déclarèrent heureux de pouvoir
transformer ces immeubles en salles de spectacle, en musées et en lieux
d’exposition.
Fier de lui, Olsson décida d’aller voir comment se débrouillait Ackley
avant de retourner chez lui. Toutefois, il ne voulut pas lui faire connaître sa
présence, car il doutait de sa sincérité depuis son arrivée dans le groupe de
sorciers. Olsson voulait seulement l’observer. Il s’entoura donc d’un écran
qui masqua sa magie et ramena son capuchon sur sa tête. Lors du tirage au
sort des pierres qui attribuaient à chaque mage un pays à purger, Ackley
avait reçu celle d’Einath, un royaume où il y avait plus de temples que de
fidèles. Olsson s’y rendit et constata rapidement qu’à peine un tiers des
établissements du culte avaient été laïcisés.
Il localisa Ackley dans un magnifique temple aux murs de calcaire bleu
démesurément hauts, couverts de bas-reliefs représentant non seulement le
panthéon de Viatla, mais également les nombreux prêtres qui l’avaient
servie depuis des temps immémoriaux. Il y avait aussi des motifs de fleurs,
de plantes, d’animaux connus et de créatures étranges. Ses nombreux toits
superposés en tuiles noires et sa haute tour centrale, au pied de laquelle
s’étendait le bassin sacré de la déesse, le complétaient.
Olsson se mêla à la foule de curieux qui s’étaient rassemblés sur l’allée
menant au parvis du temple.
Ses portes monumentales s’ouvrirent brusquement et une dizaine de
prêtres furent projetés dehors, comme si une armée venait de s’emparer des
lieux. Ackley les suivit, le visage déformé par la colère. Il ne ressemblait
plus du tout à l’homme innocent qui s’était réfugié chez Carenza. Les
fidèles se mirent à l’injurier, mais ne trouvèrent aucune pierre à lui lancer.
— Nous ne voulons pas de sorciers à Einath ! cria un homme.
— Retourne d’où tu viens ! fit un autre.
— Viatla est morte, pauvres fous ! riposta Ackley. Vous n’avez plus
besoin de ces imposteurs qui continuent de vous mentir ! Allez plutôt
discuter entre vous de ce que vous ferez de cet endroit, car les prêtres n’y
retourneront plus jamais !
— C’est toi qui vas partir !
La foule s’avança vers le mage de façon menaçante. Au lieu de les
calmer, Ackley projeta des décharges fulgurantes à leurs pieds qui leur
firent finalement prendre la fuite. Olsson n’eut plus d’autre choix que
d’intervenir. Il se rendit visible, rejeta son capuchon sur ses épaules et
marcha résolument vers le sorcier. Celui-ci blêmit d’un seul coup. Sans lui
demander ce qu’il en pensait, Olsson le transporta devant la foule qui fuyait,
lui barrant la route. Les gens s’arrêtèrent, effrayés.
— Les sorciers ne débarrassent pas les temples de leurs mystagogues
par simple plaisir, expliqua Olsson d’une voix calme mais puissante. Ils le
font à la demande de Patris, le créateur de l’univers et le père de Viatla.
Cette révélation sema la confusion dans l’esprit des fidèles.
— La déesse a été assassinée par son propre fils, le dieu Javad. Patris ne
veut pas que vous adoriez celui-ci à sa place.
*Il vous demande plutôt de cesser de vénérer qui que ce soit. Il
préférerait que vous transformiez ce temple en un lieu qui servira à d’autres
usages. Ce pourrait être un musée, une bibliothèque ou même un hôpital. À
vous de choisir sa nouvelle vocation.
— Pourquoi ne pas en faire un temple à Patris ? suggéra une femme.
— Parce qu’il n’en veut pas. Il vit déjà dans vos cœurs. Vous n’avez
besoin d’aucun intermédiaire pour lui parler. Il vous entend où que vous
soyez et, dans sa très grande bonté, il vous fournira des signes qui vous
serviront de réponses. Telle est sa volonté.
Les murmures apaisés des ouailles firent comprendre à Olsson que ses
paroles avaient réussi à les convaincre.
— Allez maintenant discuter entre vous afin de décider de votre avenir.
Olsson attendit que les gens se soient éloignés avant de ramener Ackley
dans l’édifice maintenant désert. Ils se retrouvèrent aussitôt dans le grand
vestibule.
— Mais qu’est-ce que tu essayais de faire ? tonna Olsson, furieux.
Détruire à tout jamais la réputation des sorciers à Alnilam ?
— Je n’ai pas ta facilité pour parler aux humains, s’excusa Ackley, avec
un air contrit.
— Carenza a pourtant été très claire quand elle nous a demandé de ne
pas user de violence.
— C’est vrai, mais elle ne nous a pas dit comment nous y prendre et je
n’ai pas osé vous le demander. Merci de m’avoir servi d’exemple, Olsson.
— Il te reste un très grand nombre de temples à purifier. Ne perds pas
trop de temps. Et sache que je te garderai à l’œil.
— Je ne te décevrai pas.
Ackley contenait sa colère de son mieux, mais il rêvait du moment où il
pourrait se venger de tous ceux qui lui disaient continuellement quoi faire.
— Je m’y mets même tout de suite.
Il se courba devant Olsson et disparut. Ce dernier s’attarda dans le
temple. Il en avait vu beaucoup à Hadar et à Ankaa, mais aucun ne
ressemblait à celui-là. Il prit le temps de le visiter en entier et d’admirer la
richesse de sa décoration.
« Quel bel endroit », songea le sorcier en s’arrêtant devant l’autel
recouvert de feuilles d’or. Derrière s’élevait une statue de Viatla sous sa
forme animale. D’un geste de la main, Olsson la fit disparaître.
Lorsqu’il retourna dans le vestibule, il s’assura qu’Ackley avait bel et
bien jeté le sort qui empêcherait les prêtres de remettre les pieds dans
l’immeuble. Il flaira ensuite la piste magique du mage et le suivit
discrètement jusqu’au temple suivant sous un écran d’invisibilité. Il se
faufila parmi les fidèles qui venaient d’en sortir et attendit de voir de quelle
façon Ackley traiterait les mystagogues. Un sourire de satisfaction s’étira
sur ses lèvres quand il les vit sortir en protestant, mais sans être bousculés.
Le sorcier avait appris sa leçon. Il tint alors à la foule à peu près le même
discours que lui.
La nuit était en train d’obscurcir l’ouest du continent, alors Olsson se
transporta à Mirach, dans la cour de la forteresse qui portait désormais le
nom de Diamas Deserti. Il aperçut Carenza, sur le balcon de sa chambre, en
train d’observer les premières étoiles avec son télescope.
— C’est un merveilleux cadeau que tu m’as fait, Olsson. Je peux
presque toucher le ciel.
— Je savais qu’il te plairait. Il n’est pas trop difficile à manipuler, au
moins ?
— Pas du tout. Je t’en prie, rejoins-moi dans le hall.
— Avec plaisir.
Olsson marcha vers l’entrée du palais de la sorcière. Il arriva en même
temps qu’elle dans la grande pièce.
Ils prirent place dans les moelleux fauteuils disposés devant l’âtre où
brûlait un feu magique.
— Tu as donc fait le tour de tous tes temples, constata Olsson.
— Tout comme toi, on dirait.
— C’était plus facile que je l’avais d’abord pensé. J’ai même eu
l’impression que les prêtres savaient déjà ce qui les attendait. La plupart ne
m’ont opposé aucune résistance.
— Ce fut la même chose de mon côté. Mais j’avoue que j’ai aussi utilisé
un sort de persuasion afin d’éviter tout affrontement.
— Aldaric n’est pas encore rentré ?
— Est-ce que ça t’étonne vraiment ? plaisanta Carenza. Cet homme est
si doux qu’il fait certainement attention de ne pas heurter la sensibilité de
qui que ce soit. À mon avis, il ne sera pas de retour avant des semaines. Je
ne fais pas la cuisine aussi bien que lui, mais que dirais-tu de manger avec
moi, ce soir ?
— Je ne veux pas que tu te donnes tout ce mal. Laisse-moi m’en
occuper.
— Tu as ce talent ?
— Non. Je préfère utiliser la magie.
Olsson fit apparaître sur la table deux assiettes de saumon braisé sur un
nid de riz blanc et de légumes grillés.
— Qu’en dis-tu ?
Carenza s’approcha du repas en humant l’air.
— C’est très alléchant. Me permets-tu d’aller chercher du vin ?
— Pourquoi pas ?
Pendant que la sorcière se dirigeait vers la cuisine, Olsson s’assit devant
son assiette et en profita pour localiser Ackley. Malgré l’heure tardive, il
venait d’entrer dans un autre temple où l’office du soir commençait à peine.
« Il a compris qu’il devait accélérer la cadence », se réjouit-il.
Carenza revint avec deux coupes et une bouteille qu’elle déboucha en
un tour de main.
— Merci d’être là, Olsson. Je me sens bien seule sans Aldaric.
Elle versa le vin et goûta au poisson.
— C’est vraiment divin. Où as-tu trouvé ce délice ?
— Dans une des salles à manger du palais d’Ankaa. Je suis capable de
préparer mes propres repas, mais il m’arrive de vouloir un peu de variété.
— Aldaric ne me le permettrait jamais.
Carenza se régala sans rien dire pendant quelques minutes.
— Aujourd’hui, j’ai vu une autre facette de notre ami Ackley, lui dit
alors Olsson. Il utilisait une méthode plutôt brutale et expéditive pour se
débarrasser des prêtres.
— Tu l’as espionné ?
— J’avoue que oui et je ne le regrette pas. Sa rudesse était en train de
nous nuire.
— Ackley est pourtant aussi doux qu’Aldaric.
— Quand il se trouve ici, c’est vrai. Mais j’ai vu son véritable visage et
je ne comprends pas pourquoi il s’entête à rester auprès de nous s’il ne croit
pas à nos méthodes.
Carenza continua de manger en réfléchissant.
— Il doit maintenant savoir qu’il ne peut rien contre nous, dit-elle
finalement.
— Et s’il avait uniquement reçu l’ordre de nous surveiller ?
— Pour le compte de Javad ?
— Ce n’est pas impossible.
— Alors, nous avons deux choix. Ou bien nous l’acculons au pied du
mur pour lui faire tout avouer, ou bien nous l’occupons sans arrêt pour
l’empêcher de nous faire du tort.
— Tu sais déjà quelle solution je préconise.
— La violence engendre la violence, Olsson.
— Nous n’avons pas besoin d’un nouveau Lizovyk.
— Attendons le retour des autres pour décider de son sort, d’accord ?
Olsson baissa les yeux sur son assiette et mangea en silence. Pour lui
changer les idées, Carenza lui raconta sa journée à la forteresse d’Antarès.
Elle avait maintenant suffisamment de tissu pour se fabriquer des dizaines
de robes différentes.
— Et que dire des délices que confectionnent les pâtissiers… Je te ferai
goûter à une tartelette aux cerises tout à l’heure. Tu ne pourras plus t’en
passer.
— J’ignorais que tu allais faire tes emplettes aussi loin.
— En fait, je me suis rendue chez la haute-reine pour la mettre au
courant de nos progrès dans les temples. Quand elle m’a demandé ce que
j’aimerais faire, je lui ai dit que je voulais voir la cité de plus près. Nous
sommes entrées dans toutes les boutiques. C’était vraiment excitant. Je crois
que je m’habituerais facilement à ce genre de vie.
— Pourquoi pas ? Lorsque nous aurons vaincu tous nos ennemis, nous
pourrons aller où nous le désirons.
— Et toi, tu feras quoi ?
— Tu me connais mieux que ça, Carenza. Je vis au jour le jour.
— Mais au fond de ton cœur, il y a un rêve.
— Si tu l’as déjà deviné, pourquoi me questionnes-tu ?
— Tu trouveras l’amour encore une fois et tu seras heureux.
— Ta vasque te montre l’avenir, maintenant ?
— Parfois. Je ne connais pas tous ses pouvoirs.
— Ne m’en dis pas plus. Je ne veux même pas savoir qui tentera de
ravir mon cœur.
Pendant le reste du repas, Olsson écouta son amie lui décrire tout ce
qu’elle avait vu dans la cité. Elle alla ensuite préparer du thé.
— Tu quitterais la tranquillité de cet endroit pour vivre dans une ville
bruyante qui ne sent pas bon ? la taquina-t-il.
— Je crois que oui. J’ai passé trop de temps dans une cage.
Olsson regarda par la fenêtre. La lune éclairait le désert.
— Il se fait tard, constata-t-il.
— Pourquoi ne viens-tu pas t’installer ici au lieu de vivre en ermite dans
un volcan glacé ? Tu sais bien qu’ensemble, nous sommes beaucoup plus
forts que chacun de notre côté.
— Je n’aime pas m’imposer.
— C’est moi qui te l’offre. Non seulement j’ai suffisamment de
chambres pour tout le monde, mais si tu habitais chez moi, tu pourrais
garder Ackley à l’œil.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je vais aller chercher les quelques
effets auxquels je tiens. Mais avant, laisse-moi te débarrasser des couverts.
— Non, je t’en prie, laisse-les-moi. Je vais commencer à collectionner
toute la vaisselle que je trouve.
Son emballement fit sourire le sorcier.
— Je t’apporterai aussi la mienne, dans ce cas, promit-il.
Il prit la main de Carenza et y déposa un baiser.
— Je ne sais pas à quelle heure je reviendrai. Ne m’attends pas.
Olsson disparut. La sorcière alla laver les belles assiettes et les
ustensiles, puis les rangea avec les autres dans l’armoire de la cuisine. Elle
sortit ensuite dans la cour et admira le ciel étoilé pendant de longues
minutes avant de grimper sur l’étroite plateforme où reposait la vasque
magique. Elle s’assit en tailleur.
— Montre-moi Ackley.
Une image se forma à la surface de l’eau. Carenza vit le sorcier en train
de manger dans une taverne d’Einath. Il était seul dans un coin et ne se
préoccupait pas des autres clients autour de lui.
— À quoi pense-t-il ?
L’eau s’obscurcit et ne lui présenta que le néant.
— Il nous bloque son esprit, comprit-elle. Que prépare-t-il ?
La vasque demeura inerte. Carenza retourna donc sur son balcon pour
utiliser encore une fois son télescope. Elle finit par entendre du bruit dans
son palais. Olsson était de retour et il avait choisi sa chambre, où il était en
train de s’installer.
FÉLICITÉ
C e n’était pas tous les matins que Kharla arrivait à manger. La plupart
du temps, ses nausées l’obligeaient à rester dans sa salle de bain
pendant plusieurs heures. Alors, lorsqu’elle le rejoignait à table, Skaïe la
traitait aux petits oignons. Il lui servait son thé en l’embrassant dans le cou,
mettait dans son assiette uniquement ce dont elle avait envie, puis écoutait
angéliquement tout ce qu’elle voulait bien lui raconter.
— À partir de quel âge notre enfant commencera-t-il ses études pour
devenir un futur roi ou une future reine ? s’enquit Skaïe.
— Quatre ans, répondit Kharla. Et Carenza m’a affirmé que ce sera un
garçon.
— Il sera donc élevé comme un bébé normal jusque-là ?
— Nous sommes tous les deux très occupés, alors il passera
certainement beaucoup de temps avec sa gouvernante.
— Est-ce que je pourrai jouer avec lui ?
— Mais oui, Skaïe, surtout pendant qu’il sera en bas âge. Après, il sera
confié à un précepteur qui lui enseignera tout ce qu’il doit savoir. Il aura
aussi des devoirs et des leçons tous les jours, mais j’imagine que s’il hérite
du cerveau de son père, il lui restera encore du temps pour faire autre chose.
— Devrons-nous avoir plusieurs enfants ?
— Ce serait préférable. Du moins jusqu’à ce que nous ayons une fille
pour me succéder, car depuis ma mère, Antarès est dirigée par une haute-
reine.
— Qu’arrivera-t-il si nous avons cinq garçons d’affilée ?
— Il faudra continuer pour avoir une fille.
— Et si notre deuxième bébé en est une ?
— Je pense que ce serait une bonne idée d’en avoir au moins deux
autres après elle, juste au cas où.
— On dirait que tu as pensé à tout.
— C’est le rôle d’une haute-reine, mon chéri. Je te promets de faire en
sorte que nos petits aient une vie la plus normale possible, mais tu devras
aussi faire l’effort de te rappeler ce qu’ils représenteront pour l’avenir
d’Alnilam.
— Du moment qu’un d’entre eux partage ma passion pour la science, je
serai le plus heureux des hommes.
— Espérons alors que ce ne sera pas notre fille, car elle ne pourra pas
vraiment s’y consacrer.
Skaïe termina ses gaufres croustillantes aux petits fruits, embrassa sa
femme et fila à l’immeuble des savants avant que celle-ci le somme de
l’accompagner plus tard à quelque événement officiel. L’inventeur se rendit
à sa salle de travail et vit plusieurs boîtes sur sa grande table. Il en ouvrit
une.
— Waouh ! s’exclama-t-il en découvrant les centaines de boîtiers des
movibilis miniatures qu’il avait fait fabriquer.
Il en déposa une grande quantité sur la table et sortit les puces de son
tiroir, puis commença à les installer dans les appareils. Les commandants
pourraient bientôt les distribuer à leurs lieutenants partout sur la frontière.
— Il n’y a pas suffisamment de prises de courant ici pour tous les
charger en même temps, par contre…
Odranoel entra dans la grande salle quelques heures plus tard. Skaïe
était si concentré sur sa besogne qu’il ne remarqua même pas sa présence.
— C’est du vrai travail de moine, on dirait, lâcha le patron.
Le jeune savant se redressa d’un seul coup.
— Du calme, Skaïe, ce n’est que moi. T’ai-je déjà mentionné que nous
avions des apprentis pour faire ça ?
— Plusieurs fois, mais je me sentirais obligé de vérifier leur travail par
la suite, alors aussi bien les assembler moi-même. Je perdrai beaucoup
moins de temps ainsi.
— Je vois.
— Tu sembles de bonne humeur, ce matin, Odranoel.
— Ce matin ? Il est presque midi, mon cher.
— Oh…
— Mais tu as raison, je suis très heureux. Ta charmante épouse a
accepté de financer mon vaisseau volant. Je viens de transmettre mes plans
à l’usine.
— Toutes mes félicitations !
— Je suis donc venu te demander où tu en étais dans la fabrication du
contraceptif que nous lâcherons sur les hommes-scorpions à partir du ciel.
— Pendant que j’étais sur le front, je n’ai pas eu un seul instant pour y
réfléchir et, de toute façon, même si Wellan était venu chercher mon
ordinis, il n’y a pas d’électricité dans le Nord. À mon retour à la forteresse,
ça m’est complètement sorti de la tête.
— Mon vaisseau sera prêt pour les essais de vol dans six ou sept mois.
Tu pourras donc rattraper le temps perdu. Je t’avertis, Skaïe, si ta formule
chimique n’est pas prête à ce moment-là, je convertirai mon invention en
moyen de transport civil.
— Ouais, je l’avais déjà deviné.
— Alors, remets tes priorités dans le bon ordre.
Odranoel le salua et quitta le laboratoire.
Skaïe fit l’effort de trouver un crayon-feutre et d’écrire sur son grand
tableau blanc ce qu’il lui restait à faire : livraison des mistrailles aux
Chevaliers, programmation des nouveaux movibilis, complétion des plans
de la plasmaspatha, contraceptif pour les Aculéos, capteur de rêve et vortex.
Un apprenti entra en catastrophe dans la salle.
— Votre Majesté ! D’autres mistrailles viennent d’arriver ! lança-t-il.
Skaïe laissa tomber son crayon et se précipita dans le couloir. Il courut
jusqu’au quai de déchargement pour s’assurer que c’était bien cette
cargaison que les employés du chemin de fer venaient de livrer.
Il consulta le bon de commande puis, satisfait, retourna à son
laboratoire.
Wellan était en train de faire des exercices de télépathie avec Cercika,
tandis que la plupart des Chimères apprenaient à fixer et à enlever les
chargeurs sur leurs mistrailles. Une sonnerie discordante retentit, mettant fin
à leur concentration.
— On dirait que ça provient de toi, s’étonna la voyante.
L’Émérien dégagea un petit appareil de sa ceinture et appuya le doigt au
centre de son cadran avant de le porter à son oreille.
— Skaïe, est-ce toi ?
— Oui, c’est moi. Je viens de recevoir d’autres mistrailles.
— Je vais demander la permission à Sierra d’aller les chercher. Je serai
là dans quelques minutes.
— Parfait. Je t’attends.
Wellan mit fin à la conversation et remit l’appareil dans sa ceinture.
— C’est un movibilis ? voulut savoir Cercika.
— De la toute dernière génération. Ce modèle remplacera les gros
appareils qui sont bien trop encombrants. Je dois y aller. Pourrions-nous
poursuivre l’exercice plus tard ?
— Certainement.
Il fonça sur le sentier et trouva Sierra assise aux feux avec Ilo et Audax.
Elle n’en finissait plus de raconter à ce dernier tout ce qu’il avait manqué.
— Commandante, puis-je retourner à la forteresse chercher une autre
cargaison de mistrailles ? Et si oui, à qui dois-je les livrer ?
— Aux Basilics, décida Sierra.
— Et pendant que j’y pense, j’aimerais avoir vos movibilis à Ilo et à toi.
— Je n’attendais que le moment de m’en débarrasser, avoua l’Eltanien.
Je vais aller le chercher tout de suite.
Il bondit vers sa tente.
— Que veux-tu en faire ?
— Skaïe va vous les échanger pour une version plus petite.
Ilo revint au pas de course et tendit le gros movibilis à Wellan pendant
que Sierra sortait le sien de ses sacoches.
— Merci, fit Wellan, un appareil dans chaque main.
Il disparut d’un seul coup.
— Je ne m’habituerai jamais à cette magie, grommela Audax.
— J’ai dit la même chose les premières fois qu’il l’a utilisée devant moi,
admit Sierra. Mais ce qu’il arrive à faire nous est fort utile. Je t’en prie, ne
vois pas un ennemi potentiel en Wellan. C’est plutôt un atout pour l’Ordre.
Il peut se déplacer en quelques secondes d’un bout à l’autre du continent. Il
nous sera d’un grand secours si les Aculéos décident de débarquer à Einath.
— Je suis d’accord, l’appuya Ilo.
De crainte qu’Olsson surgisse une fois de plus de nulle part pour lui
faire des reproches, Ackley s’était appliqué à purger les temples d’Einath
sans entrer en conflit avec les prêtres et leurs fidèles. Cette tâche lui
déplaisait énormément et il ne voyait pas la fin de ce supplice. Ce royaume
possédait des milliers d’édifices religieux de toutes les tailles ! Ackley était
maintenant persuadé que les sorciers l’avaient fait exprès de lui confier ce
pays. Il s’efforçait chaque fois de répéter les paroles qu’Olsson avait
prononcées devant lui en perdant le moins de temps possible. Mais même
en se rendant dans une dizaine de temples par jour, il en aurait pour des
années avant de les avoir tous nettoyés !
Il venait de sortir sur le parvis d’un magnifique édifice sur le haut
plateau d’Einath lorsqu’il entendit le cri du cœur de Zakhar, mais il ne
savait pas encore qu’il émanait de lui. Ackley utilisa ses facultés
surnaturelles pour retracer le point d’origine de cette prière. Il se tourna vers
le nord. « Qui pourrait bien avoir besoin d’un sorcier de ce côté ? »
s’étonna-t-il. Carenza et les autres servaient désormais les humains. Il ne
pouvait donc pas s’agir des Chevaliers. Ils avaient déjà un magicien. Il
marcha jusqu’au temple suivant, qui se trouvait à peine à trente minutes à
pied. En route, il songea que s’il répondait à cette supplication sans
demander la permission des autres, ce serait une excellente façon de se
venger de l’ingérence d’Olsson.
À l’aide de sa magie, il scruta son environnement pour s’assurer qu’il
n’était pas sous surveillance. Rassuré, il se transporta à Hadar, dans les
ruines du village où il s’était caché après son évasion du palais d’Achéron.
Il marcha tel un fantôme dans les rues désertes, puis leva les yeux sur la
falaise des Aculéos. L’appel était parti de là-haut et ne pouvait donc pas
avoir été lancé par un humain.
— Un homme-scorpion ? murmura Ackley, ébranlé.
Il se rappela alors ce qu’Aldaric lui avait raconté au sujet d’Olsson.
Pendant de longues années, ce dernier avait servi le roi des Aculéos et, tout
récemment, il l’avait laissé tomber…
Le vortex des sorciers ne fonctionnait pas comme celui de Wellan. Ils
n’avaient pas besoin d’être allés quelque part pour pouvoir y retourner
grâce à ce moyen de transport magique. Ils n’avaient qu’à désirer s’y
rendre. Ackley se concentra et se retrouva immédiatement sur la falaise. Il
s’enfonça dans la neige jusqu’aux genoux. Attentif, il capta des signes de
vie sous ses pieds. Il chercha donc avec son esprit une entrée dans ce monde
souterrain. Dès qu’il en trouva une, il s’y transporta. Un trou suffisamment
grand pour que cinq hommes y marchent côte à côte s’ouvrait dans la glace.
De la chaleur s’en échappait.
Se sentant suffisamment protégé par sa magie, Ackley s’y risqua. Le
tunnel s’enfonçait graduellement dans les entrailles de la planète. Il était
éclairé par des pierres lumineuses collées sur les murs, comme dans la
prison céleste où il avait passé la première partie de sa vie avec une centaine
d’autres enfants magiques. Ackley n’en avait jamais vu ailleurs sur le
continent. C’était le seul endroit qui utilisait ce type de lumière.
« Pourquoi ? » se demanda-t-il.
Il aboutit finalement dans une grande caverne, où un seul homme aux
cheveux gris, vêtu de noir, était assis sur le sol devant un grand document. Il
s’approcha sans faire de bruit et découvrit que c’était une carte. Se sentant
épié, Zakhar releva vivement la tête.
— Qui es-tu ? gronda-t-il, menaçant.
— Je suis un sorcier et je réponds à une prière qui est partie d’ici.
— Prouve-moi que tu n’es pas plutôt un espion à la solde des
Chevaliers.
— Pas avant de savoir à qui je parle.
— Je suis Zakhar, le roi des Aculéos.
Le mage disparut pour se matérialiser aussitôt derrière l’homme-
scorpion.
— Le roi ? voulut s’assurer Ackley.
Zakhar fit volte-face.
— Où sont vos pinces et votre dard ?
— Les Aculéos n’en ont plus besoin. Est-ce Olsson qui t’envoie ?
— Je ne sais pas qui c’est, mentit le sorcier.
— Alors, tant mieux ! Comment t’appelles-tu ?
— On ne m’a jamais donné de nom. Est-ce toi qui a besoin de services
magiques ?
— Oui, c’est bien moi. J’ai de très grandes ambitions de conquête, mais
je suis coincé dans un pays recouvert de neige qui possède très peu de
ressources. Puisque je ne peux pas le quitter en descendant des falaises sans
me faire massacrer par les Chevaliers, je cherche une route maritime pour
envahir le continent.
— Dis-moi ce qui te manque.
— J’ai besoin d’immenses radeaux comme ceux que m’a déjà procurés
Olsson afin de transporter mes troupes là où elles pourront commencer
l’invasion sans embûche.
— À quoi ressemblaient ces embarcations et où cet homme les avait-il
prises ?
— Je l’ignore. Il ne me l’a pas dit.
Zakhar ramassa une pierre blanche aiguisée près de son trône et se mit à
dessiner un radeau sur le mur.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, avoua Ackley, mais s’il t’en reste un
petit morceau, ne serait-ce qu’un clou, je pourrai certainement remonter
jusqu’à l’endroit où on fabrique ces radeaux.
— Ils ont tous été coulés par les Chevaliers dans le grand fleuve de
l’est.
— C’est donc de ce côté que je commencerai mes recherches. Je n’aurai
qu’à récupérer un bout de planche ou de rame pour me renseigner. Mais
cela nécessitera plusieurs jours.
— Le plus vite sera le mieux.
— Combien de ces embarcations dois-je te fournir ?
— Autant que tu en trouveras. Il est crucial que les humains ne les
voient pas quand tu les ramèneras par ici. Attache-les sur la plage de mon
royaume à l’ouest.
— Bien compris. Où projettes-tu ce débarquement ?
— N’importe où sur la côte où il n’y a aucun Chevalier. Zakhar
s’accroupit devant sa carte et plaça son index sur Einath.
— Je suis vraiment l’homme qu’il te faut, car je connais bien ce pays.
— Que désires-tu en retour de tes services ?
— Rien pour l’instant, mais j’y réfléchirai.
Ackley se volatilisa comme Olsson le faisait avant lui. Ravi que la
chance recommence à lui sourire, Zakhar ordonna à ses serviteurs de lui
apporter à manger.
A yant essuyé un cuisant échec chez les Basilics, qui n’avaient pas
voulu des mistrailles, Wellan et Skaïe avaient décidé d’aller les offrir
tout de suite aux Manticores sans l’accord de Sierra. La clairière où ces
dernières avaient installé leurs abris était quatre fois plus grande que celle
des autres divisions. L’Émérien choisit donc d’y transporter toutes les
caisses, à l’orée de la forêt du sud.
Lorsque les deux hommes apparurent au campement, ils n’y trouvèrent
personne.
— N’est-ce pas inhabituel ? s’inquiéta Skaïe.
— Plus rien ne m’étonne chez les Manticores, avoua Wellan. Ou bien
elles sont toutes au parcours d’obstacles ou bien elles sont en train de
s’adonner à quelque jeu dangereux. Aimerais-tu boire du thé en les
attendant ?
— Le leur ?
— Certainement pas. Je vais aller le chercher ailleurs.
Ils abandonnèrent les caisses là où ils étaient arrivés et allèrent s’asseoir
devant les braises qui dégageaient encore de la chaleur. Wellan fit apparaître
un plateau avec une théière et deux tasses de fantaisie.
— Ça ressemble étrangement à la vaisselle de mon palais, fit remarquer
Skaïe.
— Ce n’est pas étonnant, puisque c’est là que je l’ai trouvée.
Wellan versa la boisson chaude dans les tasses. Ils burent le thé à petites
gorgées en se détendant.
— Est-ce que tu as eu des enfants, Wellan ? demanda l’inventeur à
brûle-pourpoint.
— Une fille, qui est devenue elle-même maman.
— Tu ne sembles pourtant pas avoir l’âge d’être grand-père.
— J’ai élevé Jenifael durant ma première vie, quand j’étais le
commandant des Chevaliers d’Émeraude. La déesse Theandras m’a fait
mourir à la guerre afin que j’aide les dieux à régler un conflit dans leur
univers. J’étais âgé d’une soixantaine d’années à l’époque. Puis, pour me
récompenser, elle m’a fait renaître dans le corps d’un bébé. Je suis donc
reparti à zéro. Mon âme était vieille, mais mon corps tout neuf. À l’âge de
dix-sept ans, j’ai décidé d’aller explorer le nouveau monde, qui se trouve
au-delà d’une grande chaîne de volcans. C’est là que je suis tombé sur
Onyx, le père de Nemeroff. Je ne sais pas si je te l’ai déjà mentionné, mais
Onyx est le plus puissant magicien de mon monde. Il a lu dans mes pensées
que mon ancienne apparence me manquait.
— Tu ne te ressemblais plus ?
— J’étais passé de grand, robuste et blond à petit, mince comme un fil,
avec de longs cheveux noirs et des oreilles pointues.
— On dirait que tu décris Ilo.
— Il est vrai que je lui ressemblais beaucoup.
— Qu’est-ce qu’il a fait, Onyx ? voulut savoir Skaïe, curieux.
— Il m’a fait basculer dans une piscine chez les Itzamans et, quand j’en
suis sorti, j’étais redevenu costaud, mais mon corps avait encore dix-sept
ans. J’ai contemplé mon visage à la surface de l’eau sans y croire. J’avais
retrouvé mon ancienne apparence.
— Tu es plutôt mûr pour un garçon de dix-sept ans.
— En réalité, j’en ai près de soixante-quinze, plaisanta Wellan.
— Ta fille a-t-elle été difficile à élever ?
— Pas du tout. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que je vais bientôt avoir un bébé. Kharla est enceinte.
— Toutes mes félicitations, Skaïe.
— Ça m’effraie de devenir père. Je ne suis pas encore un adulte
responsable. Même Kharla me dit souvent que je me conduis en enfant.
— Tu vas t’apercevoir que la paternité change un homme.
Élever un enfant, c’est certes une tâche difficile, mais c’est aussi un
moment merveilleux de la vie. Maintiens un bel équilibre entre la tendresse
et la fermeté et tout ira bien. Tu es une bonne personne et tu as de belles
valeurs. Transmets-les à tes enfants.
— Merci, Wellan.
Les deux hommes terminèrent leur thé et l’Émérien renvoya le service à
Antarès. Ils entendirent les rires et les éclats de voix des Manticores qui
revenaient au campement pour le repas du midi.
— Mais qu’avons-nous là ! s’exclama Koulia.
— Et qu’est-ce que toutes ces caisses font ici ? enchaîna Priène.
Wellan et Skaïe se levèrent pour accueillir les soldats.
— Je vous apporte une nouvelle arme que je vous propose d’utiliser
dans votre guerre contre les Aculéos, annonça l’inventeur.
— Une nouvelle arme ? se réjouit Riana. Ça devient intéressant. On peut
la voir ?
— Oui, certainement, mais avant, je vous prierais de suivre mes
consignes, car je ne voudrais blesser personne.
— Qui t’a dit que nous étions indisciplinés ? plaisanta Koulia.
— Moi, répondit Wellan.
— Je vous en prie, écoutez-le, renchérit Tatchey, couvert de sueur.
À ses côtés, Rewain attendait la suite des événements avec curiosité.
— Venez, je vais vous en faire la démonstration, les invita Skaïe.
Les Manticores le suivirent jusqu’à la pile de caisses. Le savant ouvrit
celle qu’il avait déclouée chez les Basilics et en sortit une autre mistraille
ainsi qu’un chargeur.
— Pourquoi une démonstration ? se rebiffa Tanégrad. Tu ne nous crois
pas capables d’utiliser instinctivement cette arme ?
— Pas celle-là, affirma Wellan.
— S’il vous plaît, restez à cette distance de moi, exigea Skaïe.
Il se tourna ensuite vers Wellan, qui avait déjà deviné ce qu’il allait lui
demander.
— Il n’y a personne de ce côté, indiqua-t-il.
— Parfait.
Le savant fixa le chargeur à sa place.
— Voici une mistraille. Son mécanisme intégré de mise à feu peut
lancer jusqu’à soixante-dix balles en quelques secondes.
— On ne veut pas savoir comment c’est fait, l’interrompit Téos. On
veut juste la voir à l’œuvre.
— Bon, d’accord, mais laissez-moi quand même ajouter que la détente,
ce petit machin qu’on presse pour actionner l’arme, est très sensible. Vous
devrez faire bien attention de ne jamais pointer le canon vers vos
compagnons ou vos alliés.
— Nous ne sommes pas écervelés à ce point, tout de même ! s’offusqua
Samara.
— Ça vient, cette démonstration ? s’impatienta Koulia.
— Donnez-moi le temps de trouver une cible, rétorqua Skaïe.
— Laisse-moi m’occuper de ça, offrit Wellan.
Il débusqua un autre mannequin de paille en plus ou moins bon état
chez les Chimères et le fit tenir debout à une quarantaine de mètres de
l’inventeur.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? lâcha Dholovirah.
— Un Aculéos, répondit Wellan.
Les Manticores éclatèrent de rire et certaines se roulèrent même par
terre. Alors, sans plus d’explications, Skaïe épaula l’arme et ouvrit le feu
sur l’effigie de l’homme-scorpion, la démolissant en quelques secondes à
peine. Le groupe se tut d’un seul coup. On n’entendit plus que les cris de
terreur de Tatchey, qui avait pris la fuite. Rewain aurait bien aimé le
rattraper pour le réconforter, mais il voulait en savoir plus long sur cette
invention. Il se voyait déjà retourner au palais de ses parents avec une
mistraille et loger tous ces projectiles dans son assassin de frère.
— Mais c’est la réponse à toutes nos prières ! s’exclama Céladonn.
— Avec ça, on pourra aller attaquer les Aculéos dans leurs souterrains !
renchérit Riana.
— Les surprendre dans leur sommeil ! ajouta Téos.
— Nous planter devant toutes les entrées de leurs tunnels et les faucher
au fur et à mesure qu’ils en sortent ! s’enthousiasma Pavlek.
— Du calme ! ordonna Wellan de sa voix de commandant, qu’il n’avait
pas encore eu à utiliser depuis son arrivée à Alnilam.
Les Manticores parlaient toutes en même temps et la cacophonie était
assourdissante.
— Laissez-le parler ! hurla Koulia.
Les soldats se turent graduellement.
— Oubliez immédiatement tous ces plans, les avertit Wellan.
Premièrement, vous n’auriez pas suffisamment de balles pour tuer les
millions d’hommes-scorpions qui vivent dans la falaise.
— Il a raison, l’appuya Skaïe. Il n’y a que deux mille mistrailles dans
ces caisses et cinq mille chargeurs. Tout au plus, si vous n’en manquez
aucun, vous ne pourriez en éliminer que quatre cent cinquante mille. Une
fois vos balles épuisées, les millions de survivants vous mettront en
bouillie.
— Donc, ces mistrailles serviraient plutôt à nous débarrasser plus
rapidement des troupes de quelques milliers d’individus que le roi envoie
contre nous, comprit Priène.
Wellan hésita à dire que les Chevaliers d’Antarès pourraient être appelés
à défendre la côte d’Einath, où cette arme leur permettrait d’empêcher une
invasion massive.
— C’est exact, répondit-il plutôt.
— Qui aimerait l’essayer en premier ? demanda Skaïe.
Tous les soldats se ruèrent sur lui. Wellan leva aussitôt un bouclier
protecteur devant le savant et lui, sur lequel les Manticores se cognèrent le
nez. Elles reculèrent en titubant, ne comprenant pas ce qui venait de se
passer.
— Je sais que ce n’est pas dans vos habitudes, leur dit Wellan, mais une
telle bousculade aurait pu être catastrophique. Skaïe vous a avertis, il y a un
instant à peine, que la détente de cette arme est très sensible. Si vous l’aviez
fait basculer, il aurait pu tirer les balles restantes par accident et tuer
plusieurs d’entre vous.
— Vous allez tous utiliser la mistraille aujourd’hui, précisa le savant,
mais pas tous en même temps. J’ai besoin d’un seul volontaire, qui sait faire
preuve de retenue et écouter les consignes.
— Personne ne répond à ce signalement ici, plaisanta Koulia.
Les Manticores échangèrent des regards de convoitise.
— Tanégrad, vas-y, décida Priène.
— Je suis aussi disciplinée qu’elle ! protesta Riana.
— Même pas vrai, la taquina Koulia.
Riana la frappa sur le bras avec son poing pendant que Tanégrad sortait
des rangs et marchait vers les deux hommes. Wellan fit tomber son mur
invisible pour lui permettre de s’approcher. Skaïe montra à la Manticore
comment remplacer le chargeur et positionna correctement la mistraille
contre son épaule. Pendant ce temps, l’Émérien reconstruisit le mannequin
de son mieux.
— L’important, c’est d’apprendre à bien viser, expliqua Skaïe. Les
balles doivent trouver leur cible chaque fois.
— Vraiment ? rétorqua moqueusement Tanégrad.
— Tu peux appuyer brièvement sur la détente pour tirer un coup unique
en plein cœur d’un seul ennemi ou laisser ton doigt dessus pour vider
entièrement le chargeur sur un groupe d’Aculéos, par exemple.
— Qu’est-ce qui se passe quand le chargeur est vide ?
— Tu le remplaces par un autre, mais en ce moment, nous n’en avons
qu’un nombre limité. Je vous en ferai livrer plus ainsi que les cartouches
que vous devrez insérer vous-même à l’intérieur lorsqu’il n’y en aura plus.
— Il est donc préférable de les utiliser avec parcimonie.
— Exactement !
Skaïe lui montra à retirer le cran de sécurité et à viser avec le canon.
Tanégrad tira alors juste assez de balles pour décapiter le mannequin.
— On sent la puissance de cette arme jusque dans l’épaule ! s’exclama-
t-elle, impressionnée.
— À moi ! s’exclama Koulia.
— Vous ne pouvez pas tous tirer à la fois, les avertit Wellan.
— Je m’en occupe, intervint Priène. Tout le monde en rang comme
lorsque nous nous exerçons sur le parcours d’obstacles. Koulia, tu
commences.
Les Manticores s’exécutèrent en manifestant leur mécontentement.
— Vous devez apprendre à manipuler la mistraille correctement, mais
de grâce, rappelez-vous que le nombre de cartouches est limité. Je vous
conseille fortement de ne pas tirer pour vous amuser, mais uniquement pour
vous familiariser avec cette arme.
— Tu n’as pas besoin de nous le dire cent fois, grommela Riana.
Puisque Tatchey avait pris la fuite, Rewain en profita pour se mettre en
rang avec les autres.
— Pourquoi un dieu, qui possède une puissance infinie, aurait-il besoin
d’apprendre à tirer ? protesta Pavlek.
— Pour sa culture personnelle, répliqua Samara. Laisse-le tranquille.
Wellan aussi était inquiet de le voir au milieu de ces soldats exubérants.
Il attendit que ce soit à son tour de tirer avant de lui parler à voix basse.
— Pourquoi tiens-tu à en faire l’essai ?
— Pour vivre la même expérience que tout le monde. Et puis, si jamais
Javad décidait de m’attaquer ici, je pourrais mieux me défendre.
— Tu possèdes déjà des pouvoirs incroyables.
— Dont j’ignore tout. En attendant, je pourrai toujours avoir recours à la
mistraille.
Wellan l’aida à tenir l’arme correctement et lui suggéra de n’appuyer
que légèrement sur la détente. Le coup fit reculer le jeune dieu.
— C’est extraordinaire ! s’exclama-t-il.
Lorsqu’elle mania enfin la mistraille, Riana vida le chargeur et fit un
grand trou en plein centre de la poitrine du mannequin.
— Une seule balle peut faire la même chose, indiqua Skaïe.
— Mais ça n’apporte pas la même satisfaction, rétorqua la Manticore. À
ta place, j’irais chercher d’autres balles tout de suite.
— L’idée, c’est de les ménager pendant les exercices, intervint Wellan.
Riana haussa les épaules et alla se remettre à la fin de la file. Koulia se
chargea de lui rappeler la consigne et l’obligea à sortir du rang. Wellan
remarqua alors Messinée, qui se tenait à l’écart.
— Tu ne veux pas l’essayer, toi aussi ?
— Si, mais je peux attendre.
— Je ne sais pas quelle influence tu exerces sur le reste de la bande,
mais ce serait une bonne idée que tu exhortes les Manticores au calme. Elles
doivent comprendre à quel point cette arme est dangereuse.
— Je ferai ce que je pourrai, Wellan. Merci pour ce beau cadeau qui,
lorsqu’il sera utilisé correctement, sauvera la vie de bien des Chevaliers.
Skaïe adressa un regard reconnaissant à la guerrière. Il observa les tirs
des Manticores pendant plusieurs heures et s’aperçut qu’elles maniaient la
mistraille de façon naturelle, comme si elles avaient fait cela toute leur vie.
— Nous n’allons tout de même pas aller à la guerre en nous partageant
une seule arme, lâcha Téos.
— Moi, je refuse de m’en servir, les avertit Dassos, le pacifique.
— Figure-toi qu’on s’en doutait, ironisa Koulia.
— Wellan et moi allons maintenant en distribuer une à chacun, annonça
Skaïe, mais vous devrez faire preuve de modération et ne pas gaspiller vos
balles.
Sitôt l’arme en main, plusieurs des Manticores, plantées les unes à côté
des autres, commencèrent à tirer en même temps sur les restes du
mannequin. Skaïe s’élança vers elles pour leur répéter ses instructions.
Wellan lui saisit aussitôt le bras pour l’en empêcher.
— Il est temps de partir et de les laisser s’autodiscipliner, lui dit-il.
— Elles ne savent même pas ce que ce mot signifie !
— Nous ne pouvons rien faire de plus, Skaïe.
Pour l’empêcher de protester davantage, Wellan le ramena dans sa salle
de travail à la forteresse.
— Mais qu’est-ce que nous avons fait ? se troubla le savant.
— Chaque division a sa propre façon d’appréhender sa réalité.
— J’ai peur que les Manticores finissent par se blesser et même
s’entretuer. Et ce sera ma faute.
— Elles ont en effet beaucoup d’énergie à dépenser, mais n’oublie pas
que ce sont des soldats. Elles savent que toutes les armes sont dangereuses.
Tu dois lâcher prise et leur faire confiance.
— Je vais en faire des cauchemars…
— Pas si tu fais l’effort de comprendre que peu importe ce que tu
créeras, les gens n’utiliseront peut-être pas tes inventions comme tu l’as
imaginé. Il n’y a rien que tu puisses faire. C’est ainsi.
— Peut-être que je devrais me tourner vers des choses moins
dangereuses.
— La mistraille aidera les Chevaliers à mieux protéger le continent. Elle
sauvera certainement la vie de plusieurs d’entre eux. Nous avons tous notre
propre rôle à jouer dans cette guerre, Skaïe. Au moins, toi, tu n’auras pas
besoin d’affronter l’ennemi face à face.
— Tu as raison.
— Je ne veux surtout pas te bousculer, mais est-ce que tu pourrais me
donner les nouveaux movibilis de Sierra et d’Ilo ?
— Merci de me le rappeler.
Le savant s’installa à sa table de travail. Il retira les puces programmées
des gros appareils que Wellan avait laissés au laboratoire et les inséra dans
leur version miniaturisée. Il les remit ensuite à Wellan.
— Ils utilisent le chargeur que les commandants possèdent déjà.
— Je le leur mentionnerai.
— Je communiquerai avec toi dès que je recevrai la prochaine cargaison
de mistrailles.
— Merci, Skaïe.
Wellan se transporta au campement des Chimères. Il était affamé.
Heureusement, Méniox était déjà en train de préparer du ragoût pour le
repas du soir.
— Puis-je manger quelque chose ? tenta Wellan. Je n’ai rien avalé
depuis le matin.
— Certainement.
Le jeune soldat lui permit de tremper quelques tranches de pain dans la
sauce qui mijotait.
— Ça te permettra d’attendre quelques heures.
— Où sont les autres ? demanda l’Émérien entre deux bouchées.
— Ils s’entraînent à l’épée.
— Pas de mistrailles ?
— Nous ménageons nos balles.
Wellan pensa aux Manticores, qui risquaient d’en manquer avant
longtemps. Il termina sa collation et se dirigea vers la clairière. En le voyant
approcher, Sierra mit fin à son duel avec Cyréna et vint à sa rencontre.
— Tu en as mis du temps, dit-elle. Comment ça s’est passé ?
— Comme les Basilics ont catégoriquement refusé d’utiliser les
mistrailles, nous sommes allés les proposer aux Manticores, qui se les sont
arrachées.
— C’était à prévoir.
Wellan lui tendit son nouveau movibilis.
— Pour remplacer son grand frère géant, plaisanta-t-il.
— Une nette amélioration, se réjouit Sierra. Merci.
— Es-tu arrivée à mettre Audax au fait de tout ce qui s’est passé depuis
sa mort ?
— Pas encore, je lui laisse le temps de digérer une année à la fois, sinon
tout se mêlera dans sa tête. C’est beaucoup plus compliqué à faire que je le
pensais.
— Est-il d’accord avec tous les changements que tu as apportés aux
règlements de l’Ordre ?
— Pas vraiment, mais je ne le laisserai pas nous ramener en arrière. La
guerre ne se mène plus comme autrefois.
— C’est énorme, pour un revenant.
— Je sais me montrer patiente quand il le faut. Mais en ce qui concerne
la mistraille, il a compris son fonctionnement plus rapidement que nous.
Wellan promena son regard sur les Chimères qui s’entraînaient. Il
aperçut Audax qui croisait le fer avec Thydrus.
— Il a l’air de s’amuser.
— Comme moi, tout ce qu’il a connu, c’est la guerre, commenta Sierra.
Il est dans son élément.
Ilo marcha vers eux, de retour du champ de tir à l’arc. Wellan lui donna
immédiatement son petit appareil.
— Qu’est-ce que c’est ? se méfia l’Eltanien.
— Ton nouveau movibilis.
— Et moi qui pensais m’en être débarrassé pour de bon.
— Désolé.
Ilo soupira avec agacement et poursuivit sa route vers les feux.
LES ÉPAVES
D e retour chez les Chimères, après avoir livré les mistrailles aux
Manticores, Wellan s’était isolé pour résumer les derniers
événements dans son journal. Les soldats étaient partis s’entraîner avant le
repas du soir, alors il profita des derniers rayons du soleil pour s’isoler entre
deux feux et écrire. Il était si absorbé par son travail qu’il n’entendit pas
Audax approcher.
— Moi aussi, je tenais un journal, lui dit le revenant. Wellan tressauta,
ce qui lui fit tracer une longue barre sur la page.
— Je suis pourtant bruyant, plaisanta Audax en s’assoyant devant lui.
— Sans doute, fit l’Émérien. J’étais inattentif.
— Moi, je notais toutes les stratégies qui me passaient par la tête. Toi,
qu’est-ce que tu écris ?
— Tout ce que j’apprends chaque jour.
— Parce que ton monde est aux antipodes du mien. J’ai toujours
encouragé la curiosité de mes soldats, à condition évidemment qu’elle ne
mine pas leur obéissance. À quoi ressemblaient tes ennemis, Wellan ?
— Ils étaient aussi grands que les Aculéos, mais leur visage n’était pas
humain. C’étaient plutôt des insectes qui marchaient sur deux pattes. Ils
étaient couverts d’une épaisse carapace sur leur torse, leurs bras et leurs
jambes. Nous avons mis du temps à comprendre que leurs seuls points
faibles, c’étaient l’intérieur de leurs coudes et leurs yeux.
— Ils ne devaient pas être très beaux.
Wellan fit le portrait d’un Tanieth sur la page opposée à celle où il était
en train d’écrire, puis retourna le journal pour le montrer à Audax.
— C’est encore pire que ce que j’avais imaginé. Étaient-ils habiles avec
leurs armes ?
— Ils maniaient la lance, mais ils étaient plutôt lents. Ils se servaient
aussi de leurs griffes acérées comme d’une faux.
La sonnerie du movibilis de Wellan retentit et Audax montra des signes
de panique. L’Émérien se hâta de répondre pour l’apaiser.
— Wellan, c’est Skaïe. Ça y est. J’ai reçu la troisième livraison.
— Je vais aller prévenir Sierra et j’arrive.
Il mit fin à la conversation et aperçut le regard méfiant du revenant.
— Ne m’as-tu pas dit que tu pouvais communiquer avec ton esprit ?
— Oui, mais seulement avec ceux qui possèdent aussi ce pouvoir. Or
Skaïe ne l’a pas. D’où l’utilité de ces petits appareils qui permettent aux
commandants de se parler peu importe où ils se trouvent et même de
recevoir des messages de la forteresse.
— Des stationarius mobiles…
— Exactement. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois
demander à Sierra la permission de livrer les prochaines mistrailles.
— J’aime bien que tu respectes la hiérarchie.
Wellan le salua de la tête et partit à la recherche de la grande
commandante. Ses pouvoirs de localisation lui indiquèrent qu’elle se
trouvait au champ de tir à l’arc. Il la trouva en compagnie d’Ilo qui lui
donnait des conseils pour améliorer sa posture. L’Émérien ne voulait pas les
importuner, mais il ne pouvait pas non plus partir sans que Sierra soit
d’accord. Il attendit tout de même qu’elle ait laissé partir sa flèche avant de
s’avancer.
— As-tu envie de te joindre à nous ? l’invita Ilo.
— Une autre fois, peut-être. Skaïe vient de recevoir une cargaison. Il
n’y a qu’une division à laquelle nous n’avons pas encore offert de
mistrailles.
— Est-il vraiment judicieux de mettre de telles armes entre les mains
des Salamandres ?
— Elles ne sont pas aussi folles que tout le monde le croit, les défendit
l’Émérien. Et, à mon avis, il serait injuste d’en offrir à toutes les troupes
sauf la leur.
— Tiens donc, c’est exactement ce que dirait Audax, répliqua Sierra. Tu
passes trop de temps avec lui, Wellan.
Elle consulta Ilo du regard.
— Ne me mêle pas à ça, l’avertit-il.
— Vas-y, ordonna la grande commandante à Wellan. Et que le ciel nous
protège.
L’Émérien les salua tous les deux et se volatilisa. Il alla chercher Skaïe
aux laboratoires et le transporta sur la plage du village d’Alésia avec toutes
ses caisses. La nervosité du jeune savant n’échappa pas à l’ancien
Chevalier.
— Je sais bien que les Salamandres n’ont pas une bonne réputation, lui
dit-il. Mais j’ai passé beaucoup de temps avec ces soldats et ils ne sont pas
aussi terribles qu’on le prétend. Détends-toi.
Il n’y avait personne dans la tour de guet à cette heure de la journée,
mais leur arrivée ne passa tout de même pas inaperçue. Napoldée, qui
ramassait des agates, alla avertir sa commandante qu’elles avaient reçu une
livraison. Quelques minutes plus tard, Alésia arriva, à la tête de la plupart
des Salamandres qui vivaient sur cette partie du rivage. Elle ne cacha pas
son étonnement quand elle reconnut ses visiteurs.
— Bienvenue, messieurs. Que contiennent toutes ces boîtes ? demanda-
t-elle.
— De nouvelles armes qui pourraient vous être utiles, répondit Wellan
avant Skaïe.
Massilia s’approcha avec les jeunes Deusalas, qui voulaient savoir ce
qui se passait. Arnica tenait Argus et Azurée par la main pour leur imposer
un peu de retenue.
— J’aurais préféré de la laine, soupira Alésia.
— Et moi, du cuir, avoua Gavril.
— Vous ne pouvez pas protéger ce territoire avec de la laine et du cuir !
protesta Skaïe. Ma mistraille sera beaucoup plus efficace.
Il sortit une arme d’une caisse et récita le même boniment que chez les
autres divisions. Comme les Salamandres ne semblaient pas comprendre un
seul mot de ce qu’il leur disait, le savant décida de passer à l’action. Il
épaula la mistraille, se tourna vers le fleuve et vida la moitié du chargeur en
visant l’autre rive. Quand il se retourna, il n’y avait devant lui que Wellan
qui essayait très fort de ne pas rire.
— Pas encore ? s’exclama Skaïe, démonté.
— Il aurait sans doute fallu les avertir que ce serait assourdissant.
Le savant aperçut les têtes qui émergeaient entre les huttes pour regarder
si le savant avait survécu à la pétarade.
— Ne désespère pas, Skaïe, lui recommanda Wellan. Je vais aller les
chercher.
Les Salamandres ne tentèrent pas de fuir en voyant approcher
l’Émérien, mais elles ne sortirent pas de leur cachette non plus. Dans les
bras de Massilia, Azurée était terrorisée.
— Vous n’avez rien à craindre.
— Le bruit a bien failli nous déchirer les tympans ! s’exclama Arnica,
mécontente.
— J’avoue que la mistraille n’est pas aussi silencieuse que les dagues,
mais comme Skaïe vous l’a dit tout à l’heure, elle peut faucher soixante-dix
Aculéos en quelques secondes seulement quand on sait s’en servir. Je vous
en prie, donnez la chance à Skaïe de répondre à vos questions.
Après quelques minutes d’hésitation, Pergame fit le premier pas. Il
marcha tout droit vers le savant qui attendait, planté devant les caisses. Les
autres le suivirent, mais avec moins d’assurance.
— Pardonnez-moi de vous avoir effrayé, leur dit Skaïe.
— Est-ce que cette arme fonctionne dans l’eau ? s’enquit Pergame.
— Dans l’eau ? répéta Skaïe, étonné.
— Est-ce qu’on peut nager et l’utiliser en même temps ? précisa
Massilia, croyant qu’il n’avait pas compris la question.
— Absolument pas ! s’exclama le savant.
— Dans ce cas, à quoi nous servirait-elle ? s’étonna Séïa.
— Pourquoi voudriez-vous nager avec les mistrailles ?
— Parce que c’est ainsi que nous attaquons les Aculéos, répondit
Léokadia.
Skaïe se tourna vers Wellan pour obtenir des explications
supplémentaires.
— Les Salamandres s’en prennent aux hommes-scorpions sur leurs
radeaux pour les empêcher d’atteindre la terre ferme, précisa-t-il.
— La portée de cette arme vous permettrait de les anéantir sans jamais
avoir à mettre le gros orteil à l’eau, déclara l’inventeur en se tournant vers
les soldats.
— Mais nous ne savons pas nous battre autrement, protesta Gavril.
— Nous n’éprouverions pas la même satisfaction si nous ne faisions pas
couler leur sang, ajouta Pergame.
— C’est exactement la même chose, sauf qu’au lieu de vous servir
d’une lame, vous utiliseriez des balles.
— Rien ne prouve que nous les atteindrions, intervint Nienna.
— Au début, peut-être, mais avec de l’entraînement…
— Vous pouvez repartir avec toutes vos caisses, trancha Alésia en se
donnant un air d’impératrice. Nous ne voulons pas de cette mistr…
Comment ça s’appelle, déjà ?
— Une mistraille, lui souffla Léokadia.
D’un geste théâtral, la commandante tourna les talons et se dirigea vers
le village. Une à une, les Salamandres la suivirent. Massilia dut tirer sur la
main d’Argus, qui ne lâchait pas l’arme des yeux.
— C’est aux Deusalas qu’ils devraient l’offrir, lui dit-il.
— Ils n’ont pas besoin de ça, lui répondit Massilia. Ils sont magiques.
Bientôt, il ne resta plus que Domenti.
— Je suis probablement le seul ici qui comprenne la force de frappe de
cette arme, commença-t-il. Mais il est impossible d’imposer quoi que ce
soit aux Salamandres.
— C’est ce que je pense aussi, soupira Wellan.
— Mais, avant que vous partiez, est-ce que je pourrais au moins en faire
l’essai ?
Une lueur d’espoir apparut dans les yeux bleus du savant.
— Mais bien sûr, accepta-t-il.
Il expliqua plus en détail le fonctionnement de la mistraille à cet homme
aux bras musclés et lui demanda de viser au-dessus du cours d’eau.
Domenti épaula l’arme et finit de vider le chargeur. Il émit un grognement
de satisfaction et la rendit au savant avant de regagner lui aussi le village.
— Mais… s’étrangla l’inventeur.
— Deux divisions sur quatre, ce n’est pas mal du tout, tenta de le
consoler Wellan.
— Nous avons fait fabriquer suffisamment de mistrailles pour que tous
les Chevaliers en aient une !
— Alors, nous pourrons en fournir d’autres aux Manticores quand elles
auront brisé les leurs.
— Très drôle. Ramène-moi à la forteresse, s’il te plaît.
Il tendit la main à Wellan, qui le transporta avec toutes les caisses dans
l’entrepôt d’où ils étaient partis.
— Tu as fait du bon travail, Skaïe, ajouta Wellan. Ce n’est pas ta faute si
les Basilics et les Salamandres sont des Chevaliers différents des autres. Il
n’y a rien qu’on puisse y faire.
— Si tu n’es pas pressé de partir, pour éviter de connaître les mêmes
déboires, j’aimerais que tu me donnes ton opinion au sujet de l’épée au
plasma sur laquelle je suis en train de travailler.
— Celle dont j’ai vu les esquisses quand tu étais chez les Chimères ?
— Exactement. J’en ai finalement sculpté le manche dans de la glaise.
Avant de pousser ce projet plus loin, je veux savoir ce que tu en penses.
Wellan suivit Skaïe jusqu’à son laboratoire, où ce dernier alla retirer le
précieux objet d’un tiroir verrouillé à clé. Il déposa la poignée durcie sur la
table. Elle ressemblait à celle d’une épée ordinaire, sauf qu’elle n’avait pas
de lame.
— Grâce à un procédé chimique déclenché par une impulsion
électrique, un faisceau enflammé sortira par le trou où devrait normalement
se trouver la partie tranchante. Ça ressemblera beaucoup à ce que tu fais
avec tes mains, mais avec une bien moins grande portée. La flamme aura à
peine plus d’un mètre de long.
— Si je comprends bien, les Chevaliers ne pourraient pas la projeter sur
leurs adversaires comme moi, mais plutôt s’en servir comme d’une épée
traditionnelle ?
— Oui, c’est ça. Mais peu importe comment ils frapperont l’ennemi, ils
lui infligeront des blessures, ce qui n’est pas le cas avec le plat de leur épée.
Viens un peu par ici.
Skaïe tourna les pages du bloc-notes géant qui se trouvait sur un
chevalet à l’autre bout de la salle. Il lui montra quelques scènes de combat
qu’il y avait dessinées.
— Je l’ai manipulée moi-même en rêve et voilà ce que ça donnait. Si
j’avais eu le temps de fabriquer le capteur de rêves, tu pourrais la voir en
action. Sa puissance était incroyable.
— Ce n’est que du feu ?
— Du plasma, le matériau au cœur des étoiles. Il ne me reste qu’à
mettre au point le processus de combustion interne et à rendre l’ignition
sécuritaire pour les Chevaliers.
— Où puiseras-tu l’énergie des étoiles ?
— Je la reproduirai chimiquement, bien sûr. Qu’en dis-tu ?
— À mon avis, cette arme intéressera très certainement davantage les
Basilics, surtout si elle est plus silencieuse que la mistraille, bien qu’elle
risque d’être plus visible…
— Dans mon rêve, elle émettait une sorte de grésillement.
— Fonctionnerait-elle dans l’eau ?
— C’est malheureusement impossible à déterminer pour l’instant,
soupira Skaïe. Mais tu peux être certain que j’en ferai l’essai.
Wellan manipula la poignée de la plasmaspatha pendant quelques
minutes en essayant d’imaginer à quoi elle pourrait ressembler. En plus de
faire beaucoup plus de dommages que les épées conventionnelles, elle
sèmerait certainement la terreur dans le cœur des Aculéos.
— Es-tu capable de rappeler ce rêve à ta mémoire dans ses moindres
détails ? demanda-t-il à l’inventeur.
— Sans aucune difficulté. Je n’arrête pas de revoir ces images dans mon
esprit.
— Pourrais-je y avoir accès ?
— Ne me dis pas que tu es un capteur de rêves vivant en plus de tout le
reste ?
— Je suis juste un magicien.
— Tu ne sais pas à quel point je suis jaloux de toi, en ce moment. Dis-
moi quoi faire.
Wellan le fit asseoir sur son tabouret et lui demanda de se détendre.
— Ferme les yeux et revis la scène. Je me charge du reste.
Skaïe voulait tellement partager son idée avec lui qu’il se concentra de
toutes ses forces. Wellan plaça ses mains sur les tempes du savant pendant
quelques secondes et put ainsi voir l’arme en action.
— Tu as raison, acquiesça-t-il en retirant ses mains. Le plasma, s’il peut
être maîtrisé, est d’une rare efficacité.
— N’est-ce pas ? se réjouit Skaïe. Je vais me concentrer sur ce projet.
— C’est bientôt l’heure du repas du midi et Sierra ne m’attend pas avant
celui du soir, dit-il au savant. Que dirais-tu de manger avec moi dans le
hall ? Cet endroit me manque. À moins que ton nouveau titre t’en
empêche ?
— Je peux encore faire presque tout ce que je veux, Wellan, sauf le soir.
Ma femme insiste pour que je l’accompagne à des événements publics. Ça
me fera du bien de manger comme avant.
Les deux hommes se rendirent dans l’immense hall et s’installèrent dans
un coin tranquille. Les serviteurs avaient déjà commencé à déposer les plats
sur les tables occupées. Ils contenaient un velouté de marrons, du hachis de
légumes, des pâtes au saumon, des tranches de bœuf rôti et des tartelettes au
fromage de chèvre. Wellan se servit un peu de tout et accepta volontiers la
bière qu’on leur apporta. Lorsque le serviteur se courba devant Skaïe, celui-
ci lui fit aussitôt signe qu’il voulait passer incognito.
— Ce doit être formidable de vivre dans un pays en paix, laissa tomber
le savant après quelques bouchées de son repas.
— En effet, confirma Wellan. Les hommes cessent de concentrer leurs
efforts sur la fabrication d’armes et de moyens de défense de plus en plus
performants et ils retrouvent les petits plaisirs de la vie.
— Et ils créent des inventions pour faciliter leurs tâches quotidiennes ?
— Dans mon monde, la science n’est pas rendue au même niveau
qu’ici.
— Je n’arrive même pas à concevoir comment c’est possible.
— Nous possédons des ouvrages scientifiques, mais ils tentent surtout
d’expliquer des phénomènes naturels. Ils ne parlent pas de machines ou
d’électricité. Ils nous enseignent plutôt l’astronomie, la géologie, la
minéralogie, l’agronomie, la botanique, la géographie et l’histoire.
— Il n’y a vraiment aucune machine dans ton monde ?
— Aucune. Chez moi, les moulins fonctionnent grâce au vent ou à l’eau
qui tombe sur une roue. Ce devait être la même chose ici jadis.
— Oui, il est vrai qu’au début des temps, les habitants d’Alnilam étaient
plutôt primitifs.
— Alors, il y a encore de l’espoir pour ma planète.
— Est-ce que tu y retourneras ?
— Je n’en sais rien. Une partie de mon cœur me pousse à revoir les gens
que j’aime, mais l’autre, plus curieuse, m’encourage à poursuivre mon
étude de ton univers.
— Et nous n’avons pas encore trouvé le moyen de te renvoyer chez toi.
Mais rien ne presse, n’est-ce pas ?
— C’est vrai. Quels sont tes plans pour l’après-midi ?
— Je dois continuer à programmer les nouveaux movibilis. Il faudrait
aussi que je me penche sur la formule chimique pour le contraceptif
qu’Odranoel veut répandre sur les terres des Aculéos à partir des airs pour
les rendre tous stériles.
— C’est une idée intéressante.
— Espérons qu’elle soit réalisable.
Après le repas, les deux hommes s’étreignirent et se séparèrent. Skaïe
retourna aux laboratoires et Wellan regagna le campement des Chimères.
LES RADEAUX
Zakhar marchait de long en large devant les quinze mille hommes prêts
à partir sous le commandement d’un autre de ses généraux lorsque les
radeaux apparurent devant lui en s’enfonçant dans la neige, cette fois. Il n’y
avait plus que le sorcier à bord de celui de tête.
— Qu’as-tu fait du navigateur ? s’étonna l’Aculéos.
— Je n’avais plus besoin de lui.
— Pourquoi n’as-tu pas procédé de cette façon la première fois au lieu
d’ancrer les radeaux dans la mer ?
— Parce que j’ignorais où seraient rassemblés tes guerriers. Je vais
maintenant pouvoir accélérer les choses.
Le roi fit signe à son général de procéder à l’embarquement. Ackley
s’appuya contre la rambarde et attendit que tous soient à bord. Au sol,
Zakhar avait observé la manœuvre avec beaucoup de satisfaction.
— Ma vengeance sur les dieux et leurs humains approche enfin,
grommela-t-il.
Ackley le salua et disparut avec toute la flottille. Le roi se tourna
immédiatement vers le prochain général.
— Dépêchez ! ordonna-t-il.
Au même moment, à des lieues des terres gelées des Aculéos, Carenza
était assise devant sa vasque qui semblait incapable de répondre à ses
questions, ce soir-là. La sorcière pouvait tout de même ressentir une étrange
énergie dans l’air et elle n’était guère rassurante. Chaque fois qu’elle
interrogeait le mollusque magique, il lui montrait un étrange mouvement
dans une nuit d’encre.
— Je ne comprends pas…
Elle vit alors des centaines de globes phosphorescents qui illuminaient
un large sentier dans la forêt.
— Que se passera-t-il à cet endroit ?
Des ombres se mirent à courir entre les sphères brillantes, mais la
sorcière n’arrivait pas à distinguer leurs traits. Olsson se matérialisa alors au
pied de la fontaine. Carenza s’aperçut tout de suite qu’il était contrarié.
— Viens me rejoindre, exigea-t-elle.
Olsson grimpa l’escalier, son long manteau noir volant derrière lui.
— Je surveillais Ackley à distance à l’aide de mes pouvoirs lorsqu’il a
disparu.
Disparu ? s’étonna Carenza. Comme c’est étrange.
— Essaie de le localiser.
Le sorcier prit place de l’autre côté de la vasque.
— Je veux savoir où Ackley se trouve en ce moment, fit-elle.
La surface de l’eau demeura toute noire.
— Pourrait-il avoir été tué ? s’inquiéta Carenza.
— Je pense plutôt qu’il se dissimule volontairement à nos regards,
comme il l’a fait quand il s’est réfugié à Hadar pour échapper à Achéron.
— Il a donc peur de toi.
— Ou il a décidé d’exécuter la machination perverse qu’il prépare
depuis le début.
— Dont nous ne savons toujours rien, soupira la sorcière.
— Nous devons le retrouver avant qu’il concrétise ses plans, grommela
Olsson.
— La vasque refuse de me dire où il se trouve et tes facultés magiques
ne te permettent pas de le localiser non plus.
Salocin apparut au pied de l’estrade et leva les yeux sur ses amis.
— C’est ma spécialité de retrouver les gens, leur rappela-t-il. Qui
cherchez-vous ?
— Ackley, répondit Olsson sur un ton chargé de colère.
— Qu’est-ce qu’il a encore fait ?
— Justement, nous n’en savons rien, expliqua Carenza.
— Il s’est coupé de nous, ajouta Olsson, ce qui ne laisse rien présager
de bon.
— Je suis d’accord avec toi. Ce cafard a de mauvaises intentions depuis
le début. Lorsque je l’aurai localisé, que dois-je en faire ?
— Surtout ne l’affronte pas seul, à moins qu’il t’attaque en premier, lui
conseilla Olsson. Nous voulons savoir ce qu’il est en train de faire. Si tu
juges urgent de l’arrêter, appelle-nous. Nous le ferons en groupe.
— Même avec Wallasse ?
— Nous ignorons tout de la véritable étendue des pouvoirs d’Ackley,
intervint Carenza, alors oui, je pense que nous devrions tous unir nos forces
comme nous l’avons fait contre Tramail.
— Veux-tu que je t’accompagne ? offrit Olsson.
— Non. Je traque mieux quand je suis seul et, de toute façon, tes
méthodes sont trop éloignées des miennes. Nous perdrions un temps fou
juste à tenter de nous entendre.
— Ne prends pas de risques inutiles, l’avertit Carenza.
— Moi ? répliqua moqueusement le sorcier.
Il lui offrit son plus beau sourire et disparut.
LA SENTINELLE
Ackley retourna sur la plaine enneigée des Aculéos avec les plateformes
et les fit apparaître au même endroit que les fois précédentes. Il découvrit
avec étonnement qu’elles étaient maintenant séparées de l’armée de Zakhar
par une profonde crevasse. Il capta également la confusion des scorpions.
Cet effondrement venait tout juste de se produire.
Tandis qu’il cherchait une solution pour permettre aux prochains
guerriers de grimper sur les radeaux, Olsson s’éleva de la faille en utilisant
son pouvoir de lévitation. Il ne prononça pas un seul mot, mais son air
menaçant en disait long. Il redescendit dans la neige à quelques pas de
l’embarcation où se tenait Ackley, qui se préparait au duel.
— Ne te mêle pas de cette guerre, Olsson, l’avertit-il.
— Depuis le début, je me doutais que tu nous cachais quelque chose,
mais jamais je n’aurais imaginé une telle perfidie.
— Je n’ai fait que prendre la place que tu as laissée vacante.
— Sans rien nous dire ?
— Je n’ai aucun compte à vous rendre.
Olsson tendit vivement la main, projetant de puissantes flammes en
direction du radeau. Elles ricochèrent sur le bouclier que venait de lever le
traître.
De l’autre côté du gouffre, Zakhar s’était faufilé entre ses hommes.
— Vous réglerez vos différends plus tard ! Je suis au beau milieu d’une
invasion !
Ni l’un ni l’autre des mages ne lui prêta la moindre attention, car ce duel
risquait de coûter la vie à celui qui se laisserait distraire. Olsson continua
d’avancer en bombardant l’embarcation. Derrière lui, Zakhar faisait les cent
pas, incapable de franchir ce gouffre. Mais il n’y avait aucun arbre dans ce
pays de glace qui lui aurait permis d’y jeter un pont.
— Ne m’oblige pas à te tuer, Olsson, lâcha Ackley. Je suis
reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi, alors ça me chagrinerait
beaucoup d’avoir à faire ça.
— Tu n’es qu’un hypocrite qui ne mérite pas de respirer. Qui avais-tu
l’intention de trahir ensuite ?
— Cette planète doit être purgée tout comme les temples. Il est vraiment
dommage que tu ne l’aies pas encore compris.
Voyant que son rival ne reculait pas, Ackley sauta dans la neige pour
l’affronter.
— Olsson, je vous offre tout ce que vous me demanderez si vous le
laissez tranquille ! s’écria Zakhar.
Les sorciers échangèrent des rayons fulgurants qui se brisaient sur les
boucliers de protection qu’ils maintenaient devant eux.
— Tu me fais perdre mon temps ! hurla Ackley. Disparais d’ici ou tu en
subiras les conséquences !
Comme Olsson ne bougeait pas, Ackley matérialisa entre ses mains un
grand anneau de feu et le projeta sur lui. Les flammes transpercèrent la
bulle du sorcier, qui n’eut pas le temps de réagir. Le cercle s’élargit d’un
seul coup et aspira Olsson en le soulevant de terre. Ses poignets et ses
chevilles se retrouvèrent plaqués sur sa circonférence. Il avait beau se
débattre et utiliser sa magie, il ne parvenait pas à se libérer.
— Te voilà dans de beaux draps, ricana Ackley, et tout ce que tu avais à
faire pour éviter de mourir, c’était de partir.
D’un geste sec de la main, il expédia l’anneau de feu dans les airs en
direction du nord.
— Maintenant, réparez-moi cette crevasse ! exigea Zakhar.
Puisque le sorcier ne pouvait pas renverser le sort jeté par Olsson, il eut
une autre idée. Il souleva tous les radeaux et fit avancer le premier jusqu’à
ce qu’il forme un pont par-dessus le gouffre. Les guerriers commencèrent
par s’en approcher avec prudence. Ils ne voulaient pas tomber dans le vide
avec la plateforme.
Pendant qu’Ackley organisait le prochain transport, Olsson vola dans
les airs sans pouvoir utiliser ses pouvoirs pour freiner sa course et encore
moins se libérer. Il ne pouvait que tourner la tête. Tout le reste de son corps
était paralysé. Il heurta alors un obstacle, mais au lieu de tomber dans la
neige, il y resta collé. Assommé par le choc, il mit un moment avant de
découvrir qu’il était cloué à la paroi du volcan où il avait si longtemps
habité.
— Salocin ! hurla-t-il.
Obsédé par la vision de Cercika, Ilo avait pressé le pas. Il était devenu
crucial d’éliminer le plus grand nombre possible des guerriers qui couraient
devant les Chimères avant que ceux qui arrivaient derrière les rattrapent. Il
s’efforçait de ne pas penser aux millions d’autres qui risquaient encore de
débarquer sur la plage d’Einath. En constatant son ardeur, les Chevaliers
avaient ressenti de nouvelles forces s’emparer d’eux. Leurs munitions
étaient épuisées, alors ils se servaient maintenant de leur épée et de leur
dague. Malgré la fatigue, ils continuaient de frapper les Aculéos.
Cercika courait entre Cyréna et Antalya, mais elle était très nerveuse.
L’obscurité faisait graduellement place à la lumière rosée du matin. Le jour
avait commencé à se lever droit devant. C’est alors que la voyante aperçut
la forêt de sa vision. « Patris, je vous en conjure, protégez mes
compagnes… » pria-t-elle intérieurement.
Genric, le général qui faisait partie du clan de Zakhar, menait la charge
des Aculéos vers la rivière où le sorcier lui avait promis d’ériger un pont
avant l’arrivée de ses troupes. À la tête de quinze mille Aculéos, il ignorait
qu’ils étaient suivis par un autre contingent d’hommes-scorpions, eux-
mêmes poursuivis par les Chimères qui décimaient systématiquement leur
arrière-garde. Il ne comprit la précarité de sa situation que lorsqu’il arriva
devant une chênaie qui divisait le passage en deux. Genric n’eut pas le
temps de prendre une décision quant à l’embranchement qu’il devait
choisir. Des flèches partirent des hautes branches et frappèrent ses
compagnons en plein front. Il s’arrêta brusquement, mais ses congénères ne
l’imitèrent pas. Ils continuèrent de courir et de tomber sous les projectiles
des Basilics.
Le général ne pouvait pas plus sauver ses hommes de ce carnage qu’il
pouvait les empêcher de se diviser en deux de chaque côté de la chênaie. Il
courut vers la forêt et sauta sur une des branches basses d’un jeune séquoia,
puis sur plusieurs autres pour évaluer la situation. C’est de là qu’il aperçut
le deuxième groupe d’Aculéos et les Chevaliers d’Antarès qui les
poursuivaient.
— Battez-vous ! ordonna-t-il à ses hommes.
Le quart de ses effectifs l’avait déjà dépassé, mais les autres lui obéirent
sur-le-champ. Ils firent volte-face et relevèrent la lance qu’ils avaient
mollement tenue dans leurs mains jusqu’à présent. Rangée après rangée, les
hommes-scorpions pivotèrent vers l’ouest.
Pendant que ses Basilics supprimaient tous les guerriers qui s’étaient
divisés entre les deux passages, Chésemteh s’immobilisa pour étudier la
situation. Elle vit alors les Aculéos se préparer à affronter les Chevaliers
d’Ilo qui se précipitaient sur eux sans avertissement.
— Olbia, envoie Noctua mettre les Chimères en garde ! ordonna-t-elle.
L’Eltanienne émit une série de sifflements stridents. La chauve-souris
vola en rond au-dessus de l’arbre où se cachait Olbia, puis, ayant compris
ses instructions, elle fila au-dessus du passage jusqu’à ce qu’elle aperçoive
des humains qui portaient le même plastron que sa maîtresse puis se mit à
tourner en rond au-dessus d’eux.
Même si les Chimères ne connaissaient pas bien Noctua, Ilo, lui, en
avait entendu parler par Olbia, car les Eltaniens passaient beaucoup de
temps ensemble pendant les répits. Il savait que lorsque l’animal adoptait ce
comportement, c’était toujours pour avertir les Basilics d’un danger. « C’est
elle qui nous l’envoie », comprit Ilo.
— Chimères, stop ! hurla-t-il.
Ses lieutenants, toujours à l’écoute de ses moindres ordres, transmirent
aussitôt sa directive à leur troupe. En quelques minutes, ils réussirent à
ralentir puis à immobiliser leurs soldats. Cercika ressentit soudain un grand
soulagement, comme si le danger venait d’être écarté.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Dashaé, près de lui.
— Nous allons le savoir bientôt. Mayssa !
L’Eltanienne sortit des rangs et courut vers lui.
— Grimpe dans un arbre et dis-moi ce que tu vois, lui ordonna-t-il.
La jeune femme se précipita vers la forêt et escalada le premier tronc
venu à toute vitesse. Elle s’arrêta sur une haute branche et regarda au loin,
d’abord vers l’est.
— Les Aculéos ont arrêté de courir ! Ils reviennent vers nous ! cria-t-
elle.
— Préparez-vous à vous battre ! ordonna Ilo.
— Il y en a d’autres qui foncent sur nous à l’ouest ! Mais il y a des
Chevaliers qui les talonnent !
— Descends et essaie de te rendre jusqu’à eux pour les informer de
notre situation !
Mayssa sauta de branche en branche et atterrit finalement sur le sol.
Sous le couvert de la forêt, elle courut en direction des Manticores.
Du côté des Basilics, pendant que Chésemteh continuait de surveiller ce
qui se passait dans le passage, ses guerriers abattaient les Aculéos qui
s’étaient aventurés des deux côtés de la chênaie. Après avoir sauté sur les
épaules d’un premier homme-scorpion, Mohendi n’était même pas retourné
dans les arbres. Il avait plutôt continué de bondir d’un ennemi à l’autre en
leur enfonçant son long couteau dans le crâne. Olbia, Samos et Trébréka
continuaient de toucher leurs cibles, mais arrivaient déjà à court de flèches.
Plusieurs Basilics avaient imité Mohendi et se battaient sur le sol avec leur
agilité légendaire.
— Comme c’est facile de les abattre sans leurs pinces et leur dard !
s’exclama Mohendi.
Lorsque le cadavre du dernier Aculéos à portée de tir s’écrasa face
contre terre, Chésemteh descendit de son perchoir. Locrès la rejoignit
aussitôt.
— On donne un coup de main aux Chimères ? lui demanda-t-il.
La commandante hocha vivement la tête. Alors, Locrès rallia les
Basilics qui l’entouraient et chargea les Aculéos qui leur tournaient
maintenant le dos.
Ceux qui se trouvaient toujours dans les arbres se joignirent rapidement
à leur chef et attaquèrent les flancs de l’envahisseur. Ceux-ci répliquèrent
aussitôt par des coups de lance. Certains d’entre eux avaient conservé leurs
anciens réflexes et se penchaient pour les attaquer avec leur queue
désormais inexistante.
Le passage se transforma rapidement en un immense champ de bataille,
les Chimères et les Basilics progressant les uns vers les autres jusqu’à ce
que, plusieurs heures plus tard, Chésemteh se retrouve face à face avec Ilo.
— Merci, lui dit l’Eltanien.
— Tu me remercieras quand tous ces monstres auront cessé de respirer.
Ils foncèrent tous les deux dans la mêlée.
POISSONS HORS DE L’EAU
Ascensum – ascenseur
Boliscalum – météorite
Candelas – feux d’artifice
Détector – caméra de surveillance
Frigidarium – réfrigérateur
Horologium – horloge
Kinématographie – cinématographie
Kithara – guitare
Locomotivus – locomotive
Maskila – bombe de cristal
Mistraille – mitraillette
Movibilis – téléphone sans fil
Muruscom – interphone
Notarius – notaire
Ordinis – ordinateur
Palaistra – salle d’entraînement physique
Pallaplage – volleyball de plage
Parabellum – pistolet
Parafoudre inversé – paratonnerre inversé
Pendulus – réveille-matin
Radel – radeau d’Antenaus
Réflexus – photographie
Scanographie – radiographie
Statères et drachmes – monnaie d’Alnilam
Stationarius – téléphone fixe
Véhiculum à chenille – tracteur
Vidéoxus – vidéo
Déjà paru dans
la même collection :
À paraître en 2018 :
Les Chevaliers d’Antarès, tome 11 – Alliance
Les Chevaliers d’Antarès, tome 12 – La prophétie
À ce jour, Anne Robillard a publié soixante romans. Parmi eux, les sagas à succès Les Chevaliers
d’Émeraude et Les héritiers d’Enkidiev, la mystérieuse série A.N.G.E., Qui est Terra Wilder ?,
Capitaine Wilder, la série surnaturelle Les ailes d’Alexanne, la trilogie ésotérique Le retour de
l’oiseau-tonnerre, la série rock’n roll Les cordes de cristal ainsi que plusieurs livres compagnons et
BD.
Ses œuvres ont franchi les frontières du Québec et font la joie de lecteurs partout dans le monde.
Pour obtenir plus de détails sur ces autres parutions, n’hésitez pas à consulter son site officiel et sa
boutique en ligne :
www.anne-robillard.com / www.parandar.com
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et
Bibliothèque et Archives Canada
Robillard, Anne
Les Chevaliers d’Antarès
Sommaire : t.10. La tourmente.
ISBN 978-2-924442-63-0 (vol. 10)
I. Robillard, Anne, auteur. Justiciers. II. Titre.
PS8585.0325C42 2016 C843’.6 C2015-942610-3
PS9585.Q325C42 2016
Wellan Inc.
C.P. 85059 – IGA
Mont-Saint-Hilaire, QC J3H 5W1
Courriel : info@anne-robillard.com
Distribution : Prologue
1650, boul. Lionel-Bertrand
Boisbriand, QC J7H 1N7
Téléphone : 450 434-0306 / 1 800 363-2864
Télécopieur : 450 434-2627 / 1 800 361-8088