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ANNE ROBILLARD

Tome 10

La tourmente
« J’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la
capacité de la vaincre. »
— Nelson Mandela
BLASON DE L’ORDRE
DES CHEVALIERS D’ANTARÈS
RETROUVAILLES

A udax, l’ancien chef des quatre divisions des Chevaliers d’Antarès,


avait perdu la vie quand le dard empoisonné d’un Aculéos l’avait
frappé au cou dix ans auparavant, lors d’un affrontement sur la frontière
entre les terres gelées des hommes-scorpions et le grand continent
d’Alnilam.
Même si les émotions n’étaient pas censées exister dans le monde des
disparus, Audax avait passé tout ce temps à regretter son existence
humaine. Il avait bien sûr été entouré de centaines de ses soldats morts tout
comme lui au combat, mais ils s’étaient laissé engourdir par la douceur des
lieux.
Heureusement pour le grand commandant, l’arrivée d’une fillette ailée
au campement céleste où il se morfondait avait tout changé. Arnica était à la
recherche de son frère et de sa sœur, tous deux enlevés par un sorcier.
Audax ne possédait aucune magie. Pour aider la jeune fille, il avait proposé
de la conduire jusqu’aux immenses portes que franchissaient les trépassés à
leur arrivée. Un phénomène inattendu s’était alors produit. L’homme et
l’enfant avaient été aspirés à l’extérieur du portail, dans un monde étrange
qui n’était pas celui des vivants. Têtue, Arnica avait insisté pour poursuivre
ses efforts. C’était ainsi qu’en apercevant sa famille dans un étang enchanté,
elle y était tombée tête première. En voulant la rattraper, Audax l’avait
suivie dans ce mystérieux vortex qui les avait rejetés sur une plaine
d’Alnilam.
D’abord désorienté, le soldat avait fini par comprendre où il se trouvait.
Étant donné qu’il n’avait pas d’ailes comme la jeune Deusalas, il s’était
contenté de lui pointer la direction qu’elle devait suivre pour retrouver son
frère et sa sœur. Il n’y avait pas de neige, mais il faisait froid, alors Audax
avait supposé que les Chevaliers d’Antarès se trouvaient à la forteresse du
Roi Aciari pour le répit. Il avait donc résolu d’y retourner. Il avait fait un
bout de chemin à pied, puis il avait sauté dans un wagon de train. Il s’était
laissé bercer par ses souvenirs jusqu’à ce qu’il pénètre dans l’immense cour.
Rien n’avait changé.
Audax avait appris que ses troupes étaient toujours sur le front. Il avait
donc demandé au jeune Mackenzie de lui préparer un cheval et avait mis le
cap sur le Nord, pressé de reprendre sa place à la tête de ses soldats. Par pur
hasard, il avait découvert le campement des Chimères. Le fait de plonger
dans son ancienne existence l’avait revigoré. Toutefois, la plupart des
Chevaliers qu’il avait connus dans cette division avaient péri. Il ne restait
plus qu’Urkesh. Tous les autres s’étaient demandé s’il n’était pas un fou qui
se prenait pour le défunt soldat.
Alertés par Slava, Sierra et Wellan avaient quitté la division des
Salamandres pour se rendre au campement d’Ilo. La jeune femme sentait
bien qu’il s’agissait de son ancien mentor, mais elle l’avait vu mourir sous
ses yeux. Il portait encore à la gorge la cicatrice de la blessure que lui avait
infligée le dard de l’Aculéos. Fou de joie, Audax avait saisi les bras de
Sierra et appuyé son front contre le sien. Pour les laisser parler en paix, Ilo
avait envoyé ses Chimères à l’entraînement et avait lui-même suivi Wellan
jusqu’au canal de Nemeroff.
Assise près du feu, Sierra continuait de contempler le visage de celui
qui lui avait été enlevé trop vite. Elle le laissa lui raconter comment il était
revenu à la vie grâce à une jeune Deusalas qui l’avait entraînée dans sa
quête.
— Arnica, devina-t-elle.
— Est-ce qu’elle a retrouvé sa famille ?
— Oui, chez les Salamandres, qui veillent sur son frère et sa sœur.
Les yeux bleus d’Audax brillaient de plaisir.
— Qui a décidé de dresser le campement des Chimères à l’est de celui
que j’avais établi à l’origine ?
— C’est Ilo qui les dirige, le renseigna Sierra. J’ai laissé les chefs de
chaque troupe décider de l’emplacement de leurs abris et aussi de la façon
de mener leur défensive.
— Mais c’est toi, la grande commandante, maintenant.
— Ils respectent mes ordres, mais j’ai choisi de leur accorder plus de
liberté que tu le faisais jadis.
— Je vois… Y a-t-il eu beaucoup de morts durant la dernière décennie ?
— Malheureusement trop, surtout du côté des Manticores et des
Chimères. Quelques Salamandres se sont noyées, mais très peu de Basilics
ont perdu la vie.
— Avez-vous tué beaucoup d’Aculéos, au moins ?
— Oui, surtout depuis l’arrivée de Wellan.
— C’est une nouvelle recrue ?
— On pourrait dire ça, mais il n’appartient pas à notre monde.
Audax pencha la tête de côté en lui servant un regard incrédule.
— Eh oui, nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Il y a d’autres
systèmes solaires qui abritent des planètes peuplées d’humains. Leur niveau
d’évolution est différent du nôtre. Il n’y a aucune technologie sur celle de
Wellan, mais la magie y est monnaie courante.
— La magie ?
— En tentant de chasser l’usurpateur qui s’était emparé du château de
son ami, Wellan est tombé dans une sorte de tourbillon qui a traversé
l’espace, et peut-être même aussi le temps, avant de s’écraser sur Alnilam.
— En admettant que tout ça soit vrai, cet homme serait en quelque sorte
un sorcier ?
— Il se qualifie plutôt de magicien. Jusqu’à présent, il n’a utilisé ses
dons que pour nous venir en aide. À lui seul, il a éliminé des milliers
d’Aculéos depuis qu’il parcourt le nord avec moi.
Sierra jugea que son mentor n’était pas encore prêt à entendre parler de
Nemeroff, alors elle l’ajouterait plus tard dans son rapport.
— Comment s’y prend-il ? s’enquit Audax.
— Il se défend très bien avec une épée, mais son premier réflexe est de
faire jaillir une énergie meurtrière de ses mains.
— C’est difficile à imaginer.
— Je suis certaine que tu finiras par le voir à l’œuvre.
— Si je comprends bien, les Aculéos n’ont pas gagné de terrain depuis
ma mort ?
— Nous réussissons à les contenir sur la frontière, mais les choses ont
quand même évolué récemment. Ils ont un nouveau roi qui ne pense pas
comme ses prédécesseurs. Il vient d’obliger ses sujets à se défaire de leurs
bras de pinces et de leur queue.
— Vraiment ? Comment arrivent-ils à se battre alors ?
— Ils n’ont pas eu le temps de nous en faire la démonstration. Le seul
raid a eu lieu sur le fleuve Caléana. Il a été rapidement contré par les
Salamandres, qui ont ensuite découvert que leurs adversaires étaient en fait
des mâles affaiblis par ces amputations.
— Leur roi se serait donc débarrassé des moins forts, comprit Audax.
— À mon avis, il conserve les guerriers qui se sont bien remis de cette
chirurgie pour nous envahir autrement.
— Ils ne pourront jamais descendre de leurs falaises sans leurs pinces,
Sierra.
— Selon une rumeur qui court, ils auraient l’intention de débarquer à
Einath.
— Einath ? As-tu posté des Chevaliers jusque-là ?
— Non, parce que ce n’est pas encore une information confirmée.
— Mais ça te prendra des semaines à déplacer toutes tes troupes pour
stopper cette invasion.
— Rassure-toi. Grâce à Wellan, ce ne sera pas un problème. Il est
capable de se déplacer magiquement entre deux endroits éloignés et il peut
même emmener des gens avec lui.
— J’ai de la difficulté à imaginer comment un homme peut accomplir
un tel exploit.
— Tout comme moi, au début. Tu apprendras à lui faire confiance.
— Y a-t-il autre chose que je devrais savoir ?
— Les sorciers ont décidé de participer à la guerre.
— Quels sorciers ? s’étonna Audax.
Sierra lui raconta comment des mages formés par Achéron s’étaient
échappés de son palais quand il avait voulu se débarrasser d’eux.
— Ils se sont cachés à Alnilam, ajouta-t-elle.
Le revenant arqua un sourcil avec incrédulité.
— Je sais que tu as de la difficulté à croire à tout ça, Audax, mais les
récents événements m’ont convaincue que les dieux vivent quelque part là-
haut où le commun des mortels n’a pas accès.
— Oublions ça, pour l’instant. Dis-moi plutôt comment tu entends
combattre ces sorciers.
— Nul besoin. Ils se sont rangés dans notre camp.
— Acceptent-ils tes ordres ?
— Il s’agit plutôt d’une collaboration volontaire. Je suis forcée de m’en
remettre à leur bonne volonté.
— Ce conflit était déjà suffisamment complexe sans eux, soupira
Audax.
Il avala une gorgée de thé.
— Et tu ne sais pas tout ! répliqua moqueusement Sierra. Nous avons
également appris que Javad a assassiné Achéron et Viatla, ses parents, et
qu’il s’apprête à s’en prendre aux Deusalas avec son armée de soldats-
taureaux.
— Qui vous a fait croire à toutes ces sornettes ?
— Je sais que ça peut sembler incroyable, surtout pour un athée comme
toi, mais je dis la vérité. Rewain, le jeune frère de Javad, s’est réfugié chez
les Manticores pour ne pas subir le même sort que son père et sa mère.
C’est lui qui nous a informés de cette regrettable situation.
Audax lui décocha son légendaire regard agacé.
— Tu n’es pas obligé de me croire maintenant. L’important c’est que je
te mette au courant de tout.
— Est-ce que les Chevaliers d’Antarès seront mêlés à cette guerre ?
— Nous n’en savons rien encore. En fait, je ne vois pas comment nous
pourrions intervenir dans un conflit qui oppose des créatures possédant
d’incroyables pouvoirs magiques.
— Ouais, tenons-nous-en aux Aculéos.
Il termina son thé et déposa le gobelet sur le sol.
— Parle-moi de mes divisions, fit-il en retrouvant son enthousiasme.
— Comme tu as pu le constater déjà, les Chimères sont exactement
comme tu les as laissées : disciplinées, obéissantes, dévouées et efficaces.
Ilo a décidé de fractionner la troupe en plusieurs groupes qu’il a dispersés
sur la frontière pour s’assurer que les Aculéos ne puissent passer nulle part.
— J’approuve.
— Les Manticores sont beaucoup plus rebelles qu’à ton époque. Elles
ne respectent les règles de l’Ordre que lorsqu’elles y sont obligées.
Toutefois, elles ne reculent devant aucun combat, peu importe la taille de
l’armée adverse.
— Tiens donc. Ça me fait beaucoup penser à quelqu’un que je connais.
— Très drôle, répliqua Sierra, car c’était à elle qu’il faisait référence.
— Je n’ai jamais toléré l’indiscipline, lui rappela Audax.
— Ouais, je sais. Mais dans le cas des Manticores, c’est surtout un
atout. Elles foncent tête baissée sur l’ennemi sans s’embarrasser de ce
qu’elles peuvent ou ne peuvent pas faire.
— Je m’en remets à ton jugement, Sierra. Parle-moi des Salamandres.
En reste-t-il ? Reçoivent-elles toute l’aide médicale dont elles ont besoin ?
— Ce serait bien inutile. L’air frais d’Altaïr et l’activité physique leur
permettent de retrouver un certain équilibre psychique. Les Salamandres
n’affrontent les Aculéos qu’une fois par année quand ils essaient de
traverser le fleuve. Elles en viennent toujours à bout dans l’eau, où elles les
noient. Les hommes-scorpions n’ont réussi à mettre pied à terre qu’une
seule fois et ces Chevaliers ne les ont pas laissés atteindre le château.
— Ils sont vraiment capables de remporter une bataille malgré toutes
leurs tares ? s’étonna Audax.
— Je dirais plutôt qu’ils ont appris à les utiliser à leur avantage.
— C’est vraiment curieux.
Sierra décida de ne pas s’attarder sur le sujet.
— La division qui a le plus changé, c’est celle des Basilics. Elle a
développé sa propre façon de guerroyer. Je pense qu’elle te plaira.
Elle ne voulut pas lui révéler tout de suite que Chésemteh était la
commandante des Basilics. Il aurait le plaisir de le découvrir lui-même.
— Dis-m’en davantage sur Ilo, exigea le revenant. Est-ce toi qui l’as
choisi pour diriger les Chimères ?
— Oui, c’est moi. Le recrutement s’effectue de la même façon que
jadis. Ilo fait partie des Eltaniens qui ont décidé de nous venir en aide pour
mettre plus rapidement fin à la guerre. Ils ne veulent pas que les Aculéos se
rendent jusqu’à leur beau pays sauvage. Comme tu t’en souviens sûrement,
ces guerriers aux oreilles pointues ont un intense sens de l’ordre et du
devoir. Ilo est sans merci au combat et il a su gagner la confiance et le
respect de ses Chimères. Bien souvent, il me fait penser à toi.
Audax trouva sa dernière remarque plutôt amusante.
— Et toi, tu tiens le coup dans tout ça ? demanda-t-il.
— La guerre, c’est tout ce que je connais. Et mon but, c’est le même
que le tien : rétablir enfin la paix sur le continent.
— Mais puisque mon armée est encore ici, ça signifie que tu ne l’as pas
plus atteint que moi. À part les tourbillons entre les univers et les différends
entre les sorciers et les dieux, on dirait bien que nous en sommes au même
point.
Sierra rassembla tout son courage pour lui adresser la question qui la
torturait depuis qu’elle avait appris son retour à la vie.
— As-tu l’intention de reprendre le commandement des Chevaliers
d’Antarès ?
— J’ai perdu le fil de cette guerre, Sierra. Je ne vois pas comment je
pourrais aboutir à des résultats probants avant de comprendre tout ce qui
s’est passé durant les dix dernières années. Si tu me le permets, je me
contenterai de rester à tes côtés et de t’observer.
— C’est justement ce que j’allais te proposer.
— Et là, je veux voir où s’entraînent mes Chimères, exigea-t-il en se
levant.
— Elles ne sont pas plus à toi qu’à moi, précisa-t-elle.
La grande commandante conduisit son mentor jusqu’à la clairière où les
soldats s’entraînaient au maniement des armes.
Audax étudia attentivement les coups et les ripostes, les approuvant
avec de légers mouvements de la tête.
— Où est Ilo ? s’enquit-il finalement.
— Sans doute au champ de tir à l’arc.
— Montre-moi.
Ils s’y rendirent en contournant les escrimeurs.
Audax s’émerveilla devant l’habileté des archers et demanda à ce qu’on
lui enseigne cet art. Ilo offrit aussitôt de lui donner une leçon privée. Égal à
lui-même, l’ancien commandant aimait tout essayer. « Pas mal du tout »,
s’étonna Sierra en le voyant atteindre la cible sept fois sur dix.
— À toi, maintenant, la défia Audax avec un sourire espiègle.
La jeune femme accepta l’arc que lui tendait Ilo. Elle encocha une
première flèche et se fit un devoir de lui montrer qu’elle n’avait cessé de
faire des progrès depuis qu’elle s’entraînait avec cette arme. Lorsqu’elle se
tourna vers Audax, il avait disparu.
Intrigué par ce Wellan dont Sierra vantait les nombreuses qualités, le
revenant avait décidé de partir à sa recherche. Il retourna donc au
campement et suivit le sentier par lequel il l’avait vu s’éloigner. Il le trouva
quelques minutes plus tard, assis sur chaise en bois près d’un canal
artificiel. Surpris, Audax s’approcha du parapet taillé d’un seul bloc dans la
pierre.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un nouveau cours d’eau qui sépare désormais la falaise du continent,
répondit Wellan. Il sert à décourager les envies de conquête des Aculéos.
— On dirait qu’il a été usiné.
— Oui, d’une certaine manière.
— Sa construction a dû nécessiter des années.
— Non, un seul jour, en fait.
— C’est impossible ! Même un million d’hommes n’y arriveraient pas !
— Il a été découpé dans la face même de la falaise par mon ami
Nemeroff, qui est un dieu dans mon monde.
— J’ai déjà de la difficulté à imaginer qu’il existe d’autres univers,
encore moins des dieux !
— Je dis vrai.
Audax trempa les doigts dans le canal et les flaira.
— C’est de l’eau salée.
— Le canal relie l’océan de l’ouest au fleuve Caléana.
— Les Aculéos sont-ils arrivés à le franchir ?
— Ils ont tenté de le faire à quelques reprises à bord d’une barque qu’Ilo
a finalement coulée.
Audax planta son regard incisif dans celui de Wellan.
— Qui es-tu réellement ?
— J’ai longtemps été le commandant de ma propre armée dans mon
monde. Après notre victoire, je suis allé explorer un nouveau continent afin
de pouvoir écrire un jour des livres d’histoire. Lorsque la forteresse du père
de Nemeroff a été envahie, je suis revenu me battre avec mes Chevaliers
pour la libérer. C’est là que je suis tombé dans un vortex en même temps
que mon ami et que nous avons été rejetés à Alnilam par magie.
— Pourquoi as-tu choisi de rester ici au lieu de rentrer chez toi ?
— Parce que j’ignore comment le faire. Il existe un certain bracelet
magique qui pourrait nous permettre de reprendre le chemin en sens
inverse. Malheureusement, il se trouve au palais céleste d’Achéron.
— Toute ma vie, j’ai cru que c’étaient les hommes qui avaient inventé
les dieux afin de soumettre le peuple à leur volonté, avoua Audax. Alors, ils
existent vraiment ?
— Eh oui et l’héritier d’Achéron n’a pas notre bonheur à cœur.
— Comment arriveras-tu à récupérer cet objet ? Sais-tu où se situe ce
palais ?
— Pas pour l’instant. Le plan actuel, c’est d’attendre que Javad attaque
les Deusalas, qu’il subisse une humiliante défaite, puis de demander à son
frère Rewain d’aller le chercher pour nous, puisque les humains ne peuvent
pas survivre dans l’Éther.
Ouais, ça pourrait fonctionner… Mais si tu ne peux pas y aller toi-
même, ça veut dire que tu es humain ?
— Je suis en effet un être de chair et de sang.
— Sierra m’a pourtant dit que tu es un magicien.
— Il n’y a pas que les dieux qui possèdent des facultés surnaturelles.
Chez moi, certaines personnes en ont reçu à la naissance.
— Je n’ai jamais rencontré qui que ce soit à Alnilam qui en ait, lui fit
savoir Audax.
— En côtoyant les quatre divisions, j’ai pourtant constaté que les
Aludriens sont magiques mais que très peu d’entre eux ont développé leurs
dons.
— Qu’est-ce qu’ils attendent ?
— En ce moment, ils sont trop préoccupés par la guerre, mais certains
de ces Chevaliers ont commencé à travailler là-dessus.
— Excellent. Dis-moi ce que tu sais faire.
— Je me sers de mon esprit pour localiser les gens. Je peux aussi faire
bouger les objets sans les toucher.
— Je veux voir ça.
Wellan fit voler la deuxième chaise en bois jusqu’à Audax.
— Impressionnant… Autre chose ?
— Je peux faire apparaître dans mes mains une énergie qui sert autant à
guérir qu’à tuer.
— Là, ça devient plus inquiétant. Mon armée pourrait-elle apprendre à
en faire autant ?
— Il faut naître avec une prédisposition à la magie pour y arriver.
— Et les sorciers, eux ?
— Ils ont été génétiquement conçus ainsi. Achéron comptait les utiliser
pour dominer les humains, mais ils se sont révoltés contre lui. Très peu ont
survécu à sa colère.
— Mais ils sont de notre côté, selon Sierra.
— C’est exact.
— Merci d’avoir décidé d’appuyer nos efforts de guerre depuis ton
arrivée.
— C’était surtout pour remercier Sierra de sa bonté.
Audax fit demi-tour et retourna dans la forêt. Wellan referma son
journal et le suivit pour voir où il allait. Il comprenait la confusion de cet
ancien soldat qui venait à peine de quitter le monde des morts.
Il arriva aux feux juste derrière lui. Méniox avait déjà commencé ses
préparatifs pour le repas du midi. Wellan alla s’asseoir devant les flammes
pour observer Audax sans l’importuner. Celui-ci promenait son regard sur
les innombrables tentes vertes des Chimères. « À quoi pense-t-il ? » se
demanda le Chevalier d’Émeraude.
Ilo revint alors du champ de tir mais Sierra n’était pas avec lui. Sans
doute avait-elle éprouvé le besoin de se dépenser davantage physiquement.
L’Eltanien alla déposer ses armes dans sa tente et s’approcha des feux.
Audax se tourna vers lui.
— Sierra me dit que tu diriges les Chimères avec la même adresse que
moi, lâcha le revenant.
Ilo se contenta d’arquer un sourcil.
— Je t’en prie, parle-moi de tes stratégies.
L’Eltanien n’eut le temps ni d’ouvrir la bouche, ni de s’asseoir. Une
sonnerie stridente retentit dans les sacoches de selle abandonnées non loin
d’un des cercles de pierres.
Audax sursauta et chercha son épée sur sa hanche, mais il n’était pas
armé.
— Ce n’est qu’un movibilis, le rassura Ilo en se dirigeant vers les
sacoches.
— Un quoi ?
Le jeune homme retira l’appareil des affaires de Sierra.
— Ici Ilo.
— C’est Sierra que j’essaie de joindre, fit la voix impatiente d’Alésia.
— Elle n’est pas aux alentours, alors je réponds pour elle, ce que
j’aurais très bien pu ne pas faire.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette drôle de boîte ? s’exclama Audax.
Ilo s’éloigna des feux pour mieux entendre ce que la commandante des
Salamandres avait à lui dire.
— C’est une nouvelle invention, répondit Wellan. Une sorte de
stationarius sans fil.
— C’est renversant ! Je n’arriverai jamais à m’habituer à tous ces
changements.
Audax se laissa tomber près d’un feu en secouant la tête avec
découragement.
TOUT UN CHOC

L a dernière chose que Sierra désirait, c’était de brusquer Audax, qui


avait déjà beaucoup de difficulté à saisir tout ce qui se passait autour
de lui. Pendant le repas, elle choisit donc de s’asseoir près de Wellan pour
laisser son mentor se replonger dans cette vie qu’il avait prématurément
quittée. Elle l’observa discrètement tandis qu’il transportait d’une Chimère
à une autre son écuelle de poitrine de poulet aux amandes et aux tomates sur
un lit de riz blanc afin de bavarder avec le plus de soldats possible. Durant
l’après-midi, il accompagna Urkesh aux cascades pour aller se rafraîchir,
étonné de pouvoir le faire en plein hiver. Le temps était bien plus clément
que jadis.
— Ilo n’osera jamais m’imposer une corvée de pommes de terre si j’y
vais en ta compagnie, lui dit le Chevalier en l’entraînant dans les bois.
— Plus je vois des endroits que j’ai déjà connus, plus des souvenirs
remontent à mon esprit.
Audax s’amusa comme un fou dans les petites chutes sans se soucier
d’être courbaturé le lendemain. Une fois séché et rhabillé, il alla marcher
avec Urkesh le long du canal de Nemeroff en l’écoutant lui raconter tout ce
qu’il avait manqué.
Le soir venu, le revenant se régala de pâtes aux courgettes et à l’ail, puis
accepta avec plaisir de jouer quelques parties d’alquerque contre Slava,
qu’il battit à plate couture. Il affronta ensuite Ilo, qui lui donna plus de fil à
retordre. Toutefois, son esprit n’était pas encore assez vif pour les jeux de
mots dont raffolaient les Chimères. Il se contenta de suivre le jeu et
d’encourager les participants.
À la fin de la soirée, Sierra conduisit son mentor à l’ancienne tente de
Skaïe. Il était rompu de fatigue.
— Merci de te montrer aussi patiente avec moi, lui dit-il avant de
soulever les pans de son abri.
— Remercie plutôt Wellan, plaisanta-t-elle. J’ai eu beaucoup
d’entraînement avec lui.
— Qu’as-tu prévu pour moi demain ?
— C’est une surprise. Dors bien.
Elle attendit qu’il disparaisse dans la tente avant de se diriger vers celle
qu’utilisait Kharla, car elle ne voulait pas partager l’abri d’Ilo.
Comme elle n’avait pas sommeil, elle s’assit sur le lit, laissant les
événements de la journée rejouer sans cesse dans sa tête. « Audax est-il
vraiment de retour ? » se demanda-t-elle. Jamais un mort n’était sorti de sa
tombe dans toute l’histoire de l’humanité. « Ce doit être la faute de
Wellan… Depuis qu’il est arrivé, il se produit sans cesse des choses
étranges. »
Les pans de sa tente s’écartèrent et elle reconnut la silhouette de
l’Émérien.
— Est-ce que tu dors ? chuchota-t-il.
— Comment le pourrais-je ?
Wellan prit place sur le lit de Camryn.
— Est-il un autre sorcier bien renseigné qui se paie notre tête ? lui
demanda Sierra.
— Je t’assure que non.
— C’est plutôt difficile à croire.
— Tout comme la plupart des mystères et des miracles. Je suis venu
m’assurer que tu vas bien et aussi m’informer de tes intentions.
— Physiquement, j’ai fait de l’exercice aujourd’hui et je me porte très
bien. Mais dans ma tête, j’avoue que je suis un peu perdue. Depuis son
décès, j’ai désiré revoir Audax et, cette nuit, au lieu de me réjouir de son
retour, j’ai peur qu’il finisse par me ravir mon commandement.
— À mon avis, ça ne risque pas d’arriver avant des mois. Il aura besoin
de temps pour se remettre du choc de sa résurrection. N’oublie pas non plus
qu’il lui manque des tonnes d’informations pour mener les Chevaliers à la
guerre dans les circonstances présentes.
— Tu as sans doute raison, admit-elle. J’imagine que dans les prochains
jours, je devrais l’emmener visiter toutes les divisions pour qu’il voie de ses
propres yeux que j’ai fait du bon travail.
— C’est une excellente idée. Par où veux-tu commencer ?
— Par les Salamandres. Il est important qu’il constate que ces soldats
handicapés qu’il a isolés des autres se débrouillent fort bien.
— Est-ce qu’elles faisaient du tricot, des poupées et d’horribles
sculptures d’animaux à son époque ?
— Pas du tout.
— Il va avoir toute une surprise.
— Comme tu auras l’occasion de t’en rendre compte, il est impossible
de prédire les réactions d’Audax. Il ne perçoit pas le monde de la même
façon que le reste d’entre nous.
— Es-tu en train de me dire qu’il aurait dû être une Salamandre lui-
même ? la taquina Wellan.
— Je dirais plutôt une Chimère sur un fond de Salamandre.
— Il se fait tard et tu as besoin de sommeil. Aimerais-tu que je te
transmette une vague d’apaisement qui te permettrait de dormir, cette nuit ?
— Oui, s’il te plaît, sinon je serai trop fatiguée demain pour répondre
aux milliers de questions d’Audax.
Wellan la fit sombrer dans le sommeil tout en douceur puis se retira
dans sa tente. Il termina ses dernières entrées dans son journal et éteignit sa
lampe.
Au matin, il trouva Audax déjà assis aux feux à manger des œufs à
l’avocat sur du pain grillé en discutant avec les Chimères.
Wellan accepta son écuelle des mains d’Antalya et s’installa de l’autre
côté des flammes pour pouvoir analyser cet homme mystérieux.
L’ancien commandant possédait la très belle qualité de savoir écouter
ses interlocuteurs en se coupant de ce qui se passait autour de lui. Son
attitude était également amicale. Il souriait facilement. Sa répartie était
spontanée et toujours encourageante. Il disait tout ce qu’il pensait. « Quel
homme magnifique », songea Wellan.
Apparemment en pleine forme, Sierra sortit alors de la forêt, les
cheveux trempés. Elle décida de s’asseoir près de son mentor, cette fois.
— Vas-tu finir par me dire ce que tu me réserves ? insista-t-il avec les
yeux pétillants d’un enfant qui sait qu’il va recevoir une récompense.
— Je t’emmène à Altaïr, lui révéla Sierra.
Le silence tomba sur le campement. De l’avis des Chimères, elle aurait
plutôt dû lui permettre de refaire connaissance avec les Basilics ou les
Manticores avant de le lâcher chez ces fous à lier. Mais personne n’osa lui
en faire la remarque.
— Quand partirez-vous ? demanda plutôt Ilo.
— Dès que nous aurons terminé ce repas.
Une fois qu’ils eurent vidé leur écuelle, Sierra et Wellan allèrent
chercher leurs affaires dans leur tente et revinrent vers Audax, qui les
attendait, ses sacoches sur l’épaule.
— Où sont les chevaux ? demanda-t-il, étonné.
— Nous ne les prendrons pas, répondit la commandante.
— Mais si nous y allons à pied, nous ne serons pas dans l’est avant des
semaines.
— Nous utiliserons un vortex.
— J’ai déjà entendu ce mot hier…
— C’est une façon magique de voyager rapidement, lui expliqua
Wellan. Comme si on entrait dans un raccourci en forme de tunnel qui nous
permet de franchir une très grande distance en quelques secondes
seulement.
— Je n’ai pas besoin de te dire que c’est très utile sur le front, ajouta
Sierra. Wellan peut me transporter instantanément dans n’importe quelle
division qui a besoin de moi. Es-tu prêt à l’essayer ?
— Je suis toujours prêt à tout. Que dois-je faire ?
— Seulement me donner la main. Wellan fera le reste.
— Très bien, accepta-t-il en glissant ses doigts entre ceux de Sierra.
Épatez-moi.
Il n’avait pas fini de prononcer le dernier mot qu’il sentit le sol se
dérober sous ses pieds. Un arc-en-ciel féerique tourna autour de lui comme
dans un carrousel lancé à toute vitesse et il sentit un vent glacé lui mordre la
peau.
Le déplacement fut de très courte durée. Les trois voyageurs
réapparurent dans le sable sur la rive du fleuve Caléana, à environ un demi-
kilomètre du village d’Alésia. Stupéfait, Audax pivota plusieurs fois pour
s’orienter.
— Nous sommes à Altaïr ?
— C’est exact, affirma Wellan.
— Et nous y sommes parvenus en cinq secondes à peine ? Comment
est-ce possible ?
— Il s’agit de la fameuse magie dont je t’ai parlé, lui rappela Sierra.
— Pourquoi ai-je si froid ?
— D’après Skaïe, il s’agirait du résultat normal de la grande vitesse que
génère le vortex.
— Skaïe ?
— Un nouveau savant qui travaille avec Odranoel, précisa Sierra. Tu
auras certainement l’occasion de le rencontrer, puisqu’il est devenu le mari
de notre nouvelle haute-reine.
— J’ai présumé, quand je suis retourné à la forteresse, que c’était
Agafia qui régnait encore…Tu te sers souvent de ce… vortex ?
— Chaque fois que nous avons besoin de nous déplacer. Ça nous fait
perdre beaucoup moins de temps.
— Est-ce que tout le monde utilise ce moyen de transport dans ton
monde ? demanda-t-il à l’Émérien.
— Seulement les enfants des dieux.
— C’est incroyable !
Audax continua de s’extasier pendant qu’ils longeaient le fleuve. Sierra
constata que Wellan les avait matérialisés plus loin que d’habitude, sans
doute pour donner le temps à son mentor de se remettre de ses émotions.
— La plage est bien plus vaste que dans mes souvenirs, remarqua
Audax.
— Les Salamandres l’ont élargie afin d’avoir une meilleure vue du
cours d’eau.
— Ce n’est pas bête du tout.
Wellan l’épiait discrètement. « C’est vrai qu’il me ressemble
physiquement », admit-il. « Mais il circule en lui une énergie turbulente que
je ne possède pas. »
— Les as-tu vues combattre depuis que je les ai installées ici ?
poursuivit Audax.
— Oui, répondit Sierra. Les Salamandres ne font pas de quartiers. Elles
se jettent à l’eau et nagent jusqu’aux radeaux ennemis, qu’elles renversent
afin de noyer les Aculéos ou de les tuer à coups de couteau.
— Ce n’est pas ce que je vous ai appris.
— Chaque division s’est adaptée à son environnement, Audax.
— Est-ce que j’aurais choisi le nom parfait pour ce groupe de soldats ?
Les salamandres sont des amphibiens, non ?
— J’allais justement le mentionner, répliqua Wellan, amusé.
Ils arrivèrent en vue des premiers abris hauts en couleur regroupés en
petits villages un peu partout sur la plage, à l’orée de la forêt. Audax ne
cacha pas sa surprise.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
— Des huttes, fit Sierra en réprimant un petit rire.
— Depuis quand construisent-elles des trucs aussi dangereusement
voyants ?
— Ça fait quelques années déjà. Elles prétendent que leurs huttes sont
mieux adaptées au climat de cette région que des tentes.
— Pourquoi ne les ont-elles pas camouflées en utilisant la couleur du
sable ou des arbres ? Et que signifient tous ces symboles étranges sur leurs
murs ?
— C’est leur façon d’exprimer leur créativité et aussi de reconnaître
leur propre abri.
— Tu parles d’une idée…
Les ayant aperçus de loin, Alésia venait à leur rencontre en compagnie
d’Iakim et de Nienna. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas des
visiteurs, la commandante des Salamandres s’immobilisa.
— Je pensais qu’Ilo s’était moqué de moi quand je lui ai parlé hier,
s’étrangla-t-elle, frappée de stupeur.
Audax reconnut l’actrice qu’il avait envoyée chez les Salamandres pour
éviter qu’elle ne cause sa propre perte ou celle de bons Chevaliers en
personnifiant un soldat.
— Alésia ! s’exclama-t-il.
Il lui agrippa solidement les bras et appuya son front contre le sien.
Alésia ne respirait même plus.
— Tu es toujours en vie ?
Il la relâcha et recula pour l’admirer.
— Et plus belle que jamais !
La commandante remua les lèvres pour répondre, mais aucun son n’en
sortit.
— Je vois que les choses ont beaucoup changé par ici, poursuivit-il. Où
sont les milliers de soldats que j’ai postés à Altaïr ? Ils ne peuvent
certainement pas être entassés dans un aussi petit nombre d’abris.
Constatant que son chef semblait en état de choc, Iakim répondit à sa
place.
— Alésia a éparpillé les Salamandres jusqu’au nord sur la plage au cas
où les Aculéos décideraient de débarquer ailleurs qu’ici, où ils ont
l’habitude d’arriver.
— Excellente initiative, ma chère, la complimenta Audax.
— Vous resterez quelques jours, au moins ? les invita Nienna.
— Malheureusement, non, intervint Sierra. Audax a besoin de se
retremper dans toutes les divisions.
— Audax ? répétèrent en chœur Iakim et Nienna, étonnés.
— Eh oui. Il est de retour.
Sierra entraîna le groupe vers les huttes et prit le bras d’Alésia pour la
réconforter.
— Si tu commençais par lui faire visiter ton village, lui suggéra-t-elle.
— Oui… oui… C’est une bonne idée, balbutia la commandante, encore
secouée.
Iakim et Nienna les quittèrent pour aller prévenir leurs compagnons de
la présence de l’illustre visiteur.
Sierra et Wellan décidèrent de rester avec Audax pour s’assurer qu’il
n’aurait pas une réaction excessive en apprenant ce que faisaient les
Salamandres dans leurs temps libres. Le revenant visita quelques huttes. Il
ne cacha pas son étonnement devant les couvertures multicolores que
tricotait Alésia, les poupées de Séïa, les mobiles éoliens de Sybariss, les
bijoux de Napoldée, les objets de cuir de Gavril et surtout les horribles
sculptures de Pergame, mais il ne fit aucun commentaire jusqu’à ce qu’il fut
assis aux feux, où le repas du midi allait bientôt être servi.
— Tu étais au courant de tout ça ? chuchota-t-il à Sierra.
— Bien sûr. Je leur ai permis de s’occuper comme ils le voulaient afin
de calmer leurs angoisses. Tu sais aussi bien que moi pourquoi ils sont ici.
— Un psychiatre aurait pu faire le même travail.
— Il y a un peu plus de quatre mille Salamandres sur cette plage,
Audax. Un seul homme n’aurait jamais eu le temps de soigner tout le
monde.
— Tu as sans doute raison.
Sierra se demanda comment il réagirait s’il voyait ces soldats appliquer
leur peinture de guerre et procéder à leur danse d’intimidation avant de se
jeter à l’eau pour affronter l’ennemi.
Les Salamandres arrivaient graduellement pour le repas. Alésia présenta
le revenant à celles qu’il n’avait pas rencontrées durant la matinée. Il n’en
reconnut aucune. C’est alors que Massilia arriva avec les jeunes Deusalas et
Camryn. Arnica s’élança vers Audax et se jeta contre sa poitrine pour le
serrer dans ses bras.
— Je suis si contente que tu aies retrouvé tes soldats, lui dit-elle.
— Et toi, ta famille.
— C’est Audax en personne qui t’a permis de revenir à la vie ? s’étonna
Camryn, intimidée.
Massilia fouilla rapidement dans sa mémoire nouvellement rebranchée
et découvrit que cet homme avait été le prédécesseur de Sierra.
— Oui, c’est bien lui, affirma la fillette en relâchant son étreinte. C’est
le seul des défunts Chevaliers qui m’a accordé un peu d’attention quand je
suis descendue de la falaise. Il a vraiment un grand cœur.
— Je n’ai fait que mon devoir, jeune dame.
Léokadia servit les pâtes au thon et prit place avec ses compagnons pour
contempler cette apparition du passé.
— La nourriture est bien meilleure que dans mon temps, les
complimenta Audax. Si vous me parliez de votre stratégie pendant que nous
nous régalons ?
— Nous n’en avons pas vraiment, avoua Alésia. Quand les sentinelles
aperçoivent l’ennemi au loin, nous nous préparons, nous nous jetons à l’eau
et nous l’anéantissons par tous les moyens.
— C’est en nous entraînant pour les affronter que nous sommes devenus
de si puissants nageurs, ajouta Léokadia.
— Vous agissez en groupe ?
— Seulement pour la danse de provocation, l’informa Séïa.
— La danse ?
Sierra se demanda si elle devait intervenir avant que son mentor reçoive
un peu trop de précisions à ce sujet.
— Nous pourrions te faire une démonstration ce soir, si tu restes jusque-
là, proposa Léokadia.
— Quelle magnifique idée ! s’exclama Alésia. Nous allons organiser
tout un gala afin que tu puisses voir nos nombreux talents.
— Celui qui m’intéresse surtout, c’est la défense du territoire, fit Audax,
déconcerté.
— Nous sommes aussi de féroces guerriers, le rassura Domenti. Nous
exterminons tous ceux qui osent s’aventurer sur le fleuve.
— Malheureusement, je n’ai jamais le temps de faire flamber les
radeaux, déplora Gavril.
Sierra mit la main sur le bras d’Audax pour l’inciter au calme. Il se
contenta donc de sourire poliment à tous les autres commentaires que lui
firent les Salamandres au sujet de leur adresse et de leur dévouement. Après
le repas, il exprima le vœu d’aller marcher seul sur la plage. Sierra le laissa
partir, car elle savait que Wellan pourrait le retrouver facilement avec ses
facultés magiques s’il venait à s’égarer.
— Il l’a mieux pris que je le pensais, murmura l’Émérien à son
intention.
— En apparence, il peut parfois sembler insensible, mais en réalité, il
est plutôt large d’esprit.
Audax se planta au bord de l’eau et étudia les falaises. Il avait oublié à
quel point elles étaient éloignées d’Altaïr. Puis, il revint vers le village, mais
s’arrêta d’abord aux enclos pour voir les chevaux. Il s’immobilisa près de la
clôture et leva le regard sur la haute tour de guet, qui n’était pas là autrefois.
Domenti, qui était revenu soigner les bêtes, remarqua sa présence et
s’approcha de lui.
— J’ai tellement entendu parler de toi depuis que je fais partie de
l’Ordre que j’ai l’impression de déjà te connaître, avoua la Salamandre.
— Domenti, c’est bien ça ?
— Oui, c’est mon nom.
— Si vous vous battez toujours dans l’eau, j’imagine que ces chevaux
ne servent plus à rien.
— Nous les exerçons régulièrement. Il y a plein de sentiers dans cette
forêt. Nous nous rendons dans les villages qui entourent le château pour
aller chercher des denrées qu’on ne nous a pas fournies dans le conteneur et,
une fois par année, nous organisons une grande course sur le sable. Ne
t’inquiète pas, nous en prenons grand soin, car ils sont aussi notre moyen de
transport lorsque nous rentrons à la forteresse.
— Vous n’utilisez pas le vortex de Wellan ?
— Ça ne fait pas longtemps qu’il est arrivé dans notre monde. Nous
nous sommes toujours très bien débrouillés sans lui.
— Je n’en doute pas une seconde.
— Ce ne doit pas être facile de revenir à la vie au bout de dix ans.
— Mon cerveau a du mal à tout assimiler, avoua Audax.
— Deviendras-tu notre nouveau grand commandant ?
— J’ai encore beaucoup à apprendre avant de reprendre ma place,
Domenti.
— Est-ce que tu aimerais que je te fasse visiter la région à cheval ?
— Je n’osais pas m’imposer.
— C’est moi qui l’offre.
Domenti sella deux chevaux et emmena Audax sur les sentiers les plus
larges afin qu’ils puissent chevaucher côte à côte. Il répondit à toutes ses
questions et lui vanta la vie tranquille des Salamandres, qui avait permis à
ces soldats handicapés de continuer à servir l’Ordre. Ils se rendirent
jusqu’au Château d’Altaïr, y firent boire les bêtes, et revinrent au
campement en empruntant un autre chemin. Cette balade eut pour effet de
mettre Audax dans un état beaucoup plus réceptif pour ce qui allait bientôt
suivre.
Les deux hommes rentrèrent pour le repas du soir, mais prirent le temps
de brosser leurs montures avant de se joindre aux autres autour du feu.
C’était au tour de Gavril de cuisiner pour le groupe et, puisqu’il voulait
impressionner Audax, il avait passé beaucoup de temps à préparer un pain
de viande en croûte qu’il servit avec des pommes de terre bouillies et des
carottes tranchées en rondelles. Le large sourire qui para le visage du
revenant après sa première bouchée rendit Gavril profondément heureux.
Audax était en train de déguster le savoureux contenu de son écuelle
lorsqu’il vit approcher Ravenne en compagnie de trois hommes aux traits
étrangers.
— Je te présente Ravenne, Masao, Keïchi et Shinji, fit alors Wellan en
captant l’interrogation sur le visage de l’ancien commandant. Ces hommes
proviennent aussi de mon univers.
— Je croyais qu’il n’y avait que toi et ton ami, le creuseur de canal, à
Alnilam.
— Il existe apparemment de nombreux portails entre les mondes dans
lesquels il est facile de s’égarer, répondit Ravenne.
Sont-ils solides ou invisibles ?
— Nous sommes entrés tous les quatre dans un étrange brouillard.
Et moi, je suis tombé avec Nemeroff dans un tourbillon qui creusait un
grand trou dans le sol, intervint Wellan.
— Mais je n’ai rien vu de tel quand tu nous as emmenés à Altaïr dans
ton vortex.
— Parce qu’il est différent. Les autres semblent apparaître n’importe où,
n’importe quand.
— Ce n’est guère rassurant. Peuvent-ils être empruntés dans les deux
sens ?
— En théorie, oui, mais ils disparaissent sans crier gare.
— Il y a aussi des passages magiques entre les mondes, ajouta un
homme vêtu d’un pantalon blanc très ample et d’une cuirasse immaculée en
cuir, qui approchait avec Massilia, les jeunes Deusalas et Camryn. Il n’en
reste malheureusement plus qu’un seul à Alnilam et il mène tout droit au
palais d’Achéron.
— Où les humains ne peuvent pas survivre, c’est bien ça ? demanda
Audax.
— L’air que respirent les dieux ne convient pas aux poumons des
hommes. Je m’appelle Sappheiros et je suis un Deusalas.
— C’est lui, mon père, indiqua Arnica. Il entraîne les nôtres à se battre
pour qu’ils puissent défendre notre colonie contre nos ennemis jurés.
— Javad et ses soldats-taureaux…
— Exactement, confirma l’enfant.
— Tu as une fille vraiment extraordinaire, le complimenta Audax. Elle a
l’étoffe d’une vraie guerrière. Comment vous battez-vous ? À cheval ? À
pied ? Avec quelles armes ?
Sappheiros déploya ses longues ailes blanches et fit apparaître son épée
enflammée.
— À partir des airs, répondit-il.
— C’est vraiment remarquable… murmura Audax, les yeux écarquillés.
Il exigea que les étrangers s’assoient près de lui et les questionna
impitoyablement pendant tout le repas sur leurs civilisations respectives.
« Il est aussi curieux que moi », remarqua Wellan en se contentant de les
écouter. Le Deusalas raconta la triste histoire de son peuple et lui parla de sa
volonté de ne pas se laisser intimider par Javad. Quant aux Jadois, ils lui
relatèrent la guerre qu’ils avaient menée contre Amecareth et ses hommes-
insectes alors que Wellan était le commandant des Chevaliers d’Émeraude.
Seul Ravenne gardait le silence. Il mangeait en étudiant le visage du
revenant.
Lorsque les Salamandres décidèrent d’aller préparer le grand spectacle
du soir, Sierra s’éloigna à la recherche d’une hutte pour son mentor et
Sappheiros ramena ses enfants chez lui avec Massilia afin de profiter un peu
de sa famille. Il ne resta plus que Wellan, Audax, Ravenne et les Jadois
devant le feu.
— Et toi, quelle est ton histoire ? demanda le revenant au soldat qui
n’avait pas encore dit un seul mot.
— J’ai appartenu à la même armée que Wellan, mais cinq cents ans
avant lui, répondit Ravenne.
— Vraiment ? Tu ne sembles pas plus âgé que lui, pourtant.
— Les portails semblent permettre le transfert non seulement entre les
mondes, mais également entre les époques, expliqua Wellan.
— Quel délire…
— C’est ce que nous pensons également, affirma Ravenne en se
préparant du thé.
— Possèdes-tu de la magie, toi aussi ?
— Le magicien de Cristal nous a dotés de certaines facultés
surnaturelles, mes compagnons d’armes et moi, afin que nous puissions
gagner notre guerre, mais il nous les a enlevées après notre victoire.
— Donc, un tel magicien peut en offrir à un homme ordinaire comme
moi ?
— Seulement s’il est très puissant.
— Y en a-t-il par ici ?
— Oui, mais ils appartiennent au panthéon de Javad, hélas, précisa
Wellan. Je ne vois pas dans quel but il ferait une chose pareille, sinon pour
recruter les humains comme soldats.
— Et les Deusalas, eux ? s’entêta Audax.
— Ils viennent à peine de découvrir leur propre nature divine. Ils
ignorent l’étendue de leurs pouvoirs.
— Et les sorciers ?
— Je n’en sais franchement rien.
— Alors, demandons-leur si c’est possible. Où peut-on les trouver ?
— Ils ne se manifestent que lorsqu’ils en ont envie. Ce sont des
créatures très indépendantes.
Les flambeaux furent alors allumés sur la plage et partout dans le
village. Léokadia revint vers les retardataires pour les convier au spectacle.
Audax prit donc place sur le sable près de Sierra, avec les Salamandres qui
n’avaient rien à présenter, les Deusalas et les Jadois. Seul Ravenne leur
faussa compagnie. Pour assurer la protection du village, il était grimpé dans
la tour de guet.
Pendant deux heures, les musiciens, les danseurs, les chanteurs et les
mimes de la division présentèrent leur meilleur numéro. Audax garda le
silence jusqu’à la dernière prestation puis se tourna vers Sierra.
— Depuis quand font-ils des trucs pareils ?
— Depuis des années, maintenant.
— Et tu les laisses faire ?
— Oui, parce que ça leur fait du bien. C’est une sorte de thérapie,
Audax.
— J’espère que je ne verrai pas la même chose chez les Manticores et
chez les Basilics ?
— Je t’assure que non.
Après le spectacle, les participants et les spectateurs furent invités à
déguster des amuse-gueules variés. Audax goûta à tout avec sa curiosité
habituelle : petites tomates frites, bouchées de fromage grillé, mini-
brochettes de bœuf, baluchons de saumon, rouleaux à la poire, petites tartes
aux pommes, beignets sucrés et biscuits au chocolat. Puis, sans
avertissement, les Salamandres s’éloignèrent sur la plage et se mirent à
genoux.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? lâcha Audax.
— C’est leur prière du soir, le renseigna Sierra. Tu n’es pas obligé d’y
participer. Allez, viens, je vais te montrer où tu dormiras.
Le revenant la suivit tout en jetant de nombreux coups d’œil aux
Chevaliers qui répétaient les paroles d’Alésia comme les membres envoûtés
d’une secte.
LA SCORPIONNE

A u matin, quand il sortit de sa hutte en s’étirant, Audax remarqua que


Wellan était en train de nager. Éprouvant une soudaine envie
d’échauffer ses muscles, l’ancien commandant s’empressa de se rendre sur
la plage. Il se débarrassa de ses vêtements et plongea pour rejoindre cet
étranger qui était en train de changer la façon dont les Chevaliers d’Antarès
menaient leur guerre.
— Ce fleuve est glacial ! s’écria Audax en faisant sursauter Wellan. Je
ne peux pas croire que les Salamandres s’y jettent lorsqu’elles aperçoivent
les Aculéos !
— C’est une question d’habitude, j’imagine. J’ai aussi eu de la difficulté
à y suivre Sierra au début.
— A-t-elle participé aux batailles contre l’ennemi ?
— Seulement à partir de la plage, car elle n’a pas leur endurance dans
l’eau.
— Et toi, les as-tu vues à l’œuvre ?
— Une seule fois, lorsque les hommes-scorpions sont arrivés sur
d’immenses radeaux bien différents des tas de planches qu’ils ont, semble-t-
il, l’habitude d’utiliser. Je suis resté sur la terre ferme avec Sierra, pour
achever d’éventuels survivants, mais il n’y en a eu aucun. Les Salamandres
ont dévié les embarcations vers l’île rocheuse là-bas, où elles se sont
fracassées. Tous les Aculéos ont été projetés par-dessus bord et ont eu la
gorge tranchée.
Wellan ne lui mentionna pas qu’il avait utilisé sa magie pour aider les
Salamandres, afin de leur laisser tout le crédit.
— Je n’ai jamais pensé qu’elles en arriveraient là quand je les ai
conduites ici, avoua Audax.
Les deux hommes se délièrent les muscles pendant tout près d’une
demi-heure en nageant contre le courant, puis ils laissèrent celui-ci les
ramener devant le village. Lorsqu’ils sortirent de l’eau, le vent frais leur
mordit la peau.
— Je n’ai pas pris de drap de bain, déplora Audax.
— Heureusement que je suis là.
Wellan les sécha tous les deux d’un seul coup à l’aide de sa magie.
— Tu ne m’avais pas parlé de ce pouvoir-là.
Ils se vêtirent prestement avant de se diriger vers les feux, où Nienna
distribuait déjà le premier repas de la journée. Ils reçurent une omelette aux
asperges dans leur écuelle et commencèrent à manger pendant que les
Salamandres les rejoignaient par petits groupes. Sierra arriva alors en
compagnie d’Alésia. Elle fut servie et alla s’asseoir près de son mentor.
— Qu’as-tu prévu pour moi, aujourd’hui ? s’enquit Audax.
— Je t’emmène chez les Basilics, l’informa Sierra.
— Cette fois-ci, tu ne pars pas sans moi, l’avertit Camryn en se
redressant.
— Vous les recrutez de plus en plus jeunes, on dirait, lâcha le revenant.
— Je suis une exception, se vanta la fillette.
Sierra lui raconta qu’elle avait gardé la jeune servante sur le front pour
la protéger, car elle connaissait l’identité du meurtrier des souverains
d’Antarès.
— C’est du jamais vu, lâcha Audax. Personne n’a jamais assassiné un
roi ou une reine dans toute l’histoire du continent.
— Tu as aussi manqué la possession de Lizovyk par le cruel dieu
Tramail, lui dit Camryn.
— Qui ?
Sierra aurait préféré attendre avant de lui en parler, mais sa curiosité
était piquée. Elle lui relata donc sommairement que la pieuvre géante avait
failli détruire la planète avec ses tentacules et qu’elle avait aussi ensorcelé
un pauvre jeune homme pour tromper les Alnilamiens.
— Prenez-vous une sorte de drogue pour inventer des histoires
pareilles ? s’exclama Audax.
— Tu sais bien que non, se hérissa Sierra.
— Une pieuvre géante qui flotte dans l’espace ?
— L’univers est peuplé de créatures étranges, intervint Wellan. Ce n’est
pas parce qu’on n’a pas l’occasion de les voir qu’elles n’existent pas.
Il suffit de suivre Sierra pour vivre toutes ces aventures extraordinaires,
ajouta fièrement Camryn.
Audax les scruta un à un pour voir s’ils se payaient sa tête.
— Il faudra que je présente mes hommages à la nouvelle haute-reine,
fit-il pour changer de sujet.
— Tu en auras l’opportunité au prochain répit.
— Si répit il y a, laissa tomber Camryn.
— Elle a raison, l’appuya Léokadia. Depuis le début de cette campagne
militaire, nous n’avons pratiquement pas eu une minute pour souffler.
— C’est vrai, confirma Séïa. Rien n’est plus pareil.
Après le repas, Audax fit ses adieux aux Salamandres et les félicita
d’avoir si bien évolué. Elles ne comprirent pas trop ce qu’il voulait dire,
mais lui serrèrent tout de même les bras et appuyèrent leur front contre le
sien avant de le laisser s’éloigner sur la plage avec Sierra, Wellan et
Camryn. Une fois qu’ils furent à une distance sécuritaire du village,
l’Émérien demanda à ses compagnons de se tenir par la main. En un
battement de cil, il les transporta au milieu d’une forêt composée de très
vieux arbres feuillus et de conifères.
— Sommes-nous à Hadar ? demanda Audax.
— Je constate que tu as conservé ton excellente mémoire.
— Le paysage de chaque royaume est différent. Seuls ceux qui n’ont
aucun sens de l’observation seraient incapables de se repérer à Alnilam.
La grande commandante prit les devants sur le sentier, mais ne fit pas
plus de deux pas. Mohendi tomba du ciel et atterrit devant elle avec la
souplesse d’un chat.
— Qui est-ce ? demanda-t-il sans plus de façon en dardant son regard
sur le revenant.
— Mohendi, je te présente Audax, mon prédécesseur.
Le Basilic éclata de rire.
— Je ne me moque pas de toi, l’avertit Sierra.
— Même moi, je sais qu’il est mort il y a très longtemps dans une
grande bataille, répliqua Mohendi en calmant son hilarité.
— Par un heureux concours de circonstances, il est sorti de sa tombe.
— C’est un mort-vivant ? s’effraya le jeune homme en reculant.
— Je suis entièrement vivant et plus mort du tout, affirma Audax. Veux-
tu entendre battre mon cœur ?
— Pour ça, il faudrait que je te touche et je ne sais pas si j’en ai
vraiment envie…
— Dans ce cas, il ne te reste qu’à me croire sur parole. Que faisais-tu là-
haut ?
— Mon guet, comme on m’en a donné l’ordre.
— Qui vous commande ?
— C’est Ché, bien sûr.
— Chésemteh ? se réjouit Audax. Où est-elle ?
— À cette heure-ci, elle devrait être au campement.
— Ce n’était qu’une petite puce, la dernière fois que je l’ai vue !
— Eh bien, maintenant, c’est une grande puce.
Wellan écoutait leur échange avec beaucoup de plaisir.
— Viens, Audax, intervint Sierra. Je vais te conduire jusqu’à elle.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’elle faisait la guerre avec toi ? lui
reprocha-t-il en la suivant entre les arbres.
Mohendi les regarda passer tous les quatre, puis se tapota le visage pour
s’assurer qu’il ne s’était pas endormi sur une branche et qu’il ne s’agissait
pas d’un rêve.
— Le légendaire commandant de retour ? murmura-t-il. Est-ce de bon
augure ?
Sierra et ses compagnons atteignirent les feux quelques minutes plus
tard. En les apercevant, Chésemteh, qui terminait son repas, laissa tomber
son écuelle sur le sol et se leva très lentement, pantoise.
— Je t’en conjure, ne prends pas la fuite, exigea Sierra.
— Où as-tu trouvé ce sosie ? souffla-t-elle.
— C’est lui, Ché. Il a été miraculeusement aspiré hors du monde des
défunts et il a retrouvé son chemin jusqu’à nous.
— Je ne crois pas à ce genre de fable. Personne ne revient à la vie.
Voyant que Sierra ne venait pas à bout de la rassurer, Audax prit la
situation en main. Il marcha jusqu’à la scorpionne, lui saisit les bras et
l’attira contre lui malgré sa réticence.
— Tu n’as pas idée à quel point je suis heureux de te revoir, se réjouit-il.
Tu n’étais qu’une adolescente quand j’ai perdu la vie.
Chésemteh profita de cette proximité pour flairer sa peau.
— Regarde-toi ! poursuivit Audax en la libérant. Tu es devenue une
femme et une commandante de surcroît !
— On dirait pourtant que c’est toi, murmura-t-elle, toujours méfiante.
Le revenant l’obligea à s’asseoir sur un petit banc et prit place devant
elle. Sierra, Wellan et Camryn les imitèrent, curieux de voir s’il arriverait à
la persuader de sa sincérité.
Chésemteh était toujours sur ses gardes.
— Raconte-moi tout ce qui t’est arrivé depuis mon départ, la pressa
Audax.
— Pas grand-chose, balbutia la scorpionne. Je suis restée sous la garde
d’Orfhlaith après que Sierra a été acceptée dans l’Ordre, puis ç‘a été mon
tour. J’ai d’abord servi sous Brayan, le commandant des Basilics. Puisqu’il
m’avait choisie pour le remplacer un jour, quand il est mort, j’ai pris sa
place.
Elle continuait de regarder Audax comme s’il était un vulgaire
imposteur.
— Comment pourrais-je te convaincre ? soupira-t-il.
— Tu m’as déjà offert un bijou.
Un large sourire éclaira le visage du soldat.
— Il a été taillé dans une pierre noire brillante que j’ai ramassée à
l’endroit même où je t’ai trouvée, au pied de la falaise des Aculéos. Je l’ai
fait façonner par le meilleur bijoutier de Brillarbourg et je te l’ai offert à tes
six ans pour que tu n’oublies jamais d’où tu viens.
— Audax ? murmura Chésemteh, ébranlée.
Émue, Camryn les observait, les larmes aux yeux. Sierra était plutôt
soulagée que la Basilic ne l’ait pas provoqué en duel pour vérifier son
identité.
— Même dans mon trépas, je n’ai pas arrêté de me demander quel camp
tu choisirais, avoua Audax.
— Je n’ai jamais songé à retourner chez les Aculéos ! s’horrifia la
scorpionne. Sans l’intervention des humains, je ne serais pas ici
aujourd’hui.
— En parlant d’Aculéos, où sont Orchelle et Quihoit ? s’inquiéta
soudain Sierra.
— Ils sont au ruisseau, puisque ma mère a insisté pour laver elle-même
leurs vêtements. Il a tenu à la protéger. Grâce au sort de Wellan, je les laisse
aller où ils en ont envie désormais. Je ne crains plus qu’ils fassent du mal à
qui que ce soit.
— De qui parlez-vous ? s’enquit Audax. Pourquoi Wellan s’est-il senti
obligé d’utiliser sa magie sur eux ?
— Prépare-toi à avoir tout un choc, l’avertit Sierra.
— Ce sont ma mère et un de mes frères, répondit Chésemteh. Il était
important de neutraliser l’agressivité qui dormait dans leur cœur de
scorpion.
— Vous les avez faits prisonniers ?
— Plus ou moins. Ils ont apparemment fui la tyrannie de Zakhar. Je les
garde ici surtout au cas où ils seraient en réalité ses espions. Je ne les
laisserai pas retourner sur la falaise.
— Ont-ils encore leurs pinces et leur dard ?
Chésemteh secoua vigoureusement la tête.
— Souviens-toi de ce que je t’ai dit au sujet des transformations prônées
par leur roi, fit Sierra pour lui rafraîchir la mémoire.
— Il a obligé ses sujets à subir des amputations…
— Exact, confirma la Basilic. Mais il n’y a pas que ça. Il a aussi réduit
leur taille pour qu’ils ressemblent à des humains et leur a donné des
chevelures noires.
— Il leur a scié les jambes ?
— Selon toute probabilité, il a eu recours à un sorcier, intervint Wellan.
— Je croyais qu’ils étaient dans notre camp.
— Ils ont prêté allégeance à la haute-reine depuis.
— Mais tout est vraiment chambardé, dans ce monde.
— C’est vrai, avoua Chésemteh, mais nous n’avons pas d’autre choix
que de nous adapter.
Audax était visiblement désemparé par ce qu’il continuait d’apprendre.
Wellan trouva le thé et en prépara plusieurs gobelets. Le revenant accepta le
sien pour avoir un peu de réconfort dans tout ce chaos.
— Parle-moi de ta stratégie, laissa-t-il tomber au bout d’un moment.
— C’est sensiblement la même que celle de mes prédécesseurs, sauf que
je dispose de soldats beaucoup plus souples, répondit Chésemteh. Ils
grimpent aux arbres comme des écureuils et ils attaquent les Aculéos qui
osent pénétrer dans nos forêts en leur tombant sur les épaules et en leur
enfonçant leur poignard dans la tête. Avant même que leur corps ne
s’écroule sur le sol, mes Basilics se projettent sur d’autres branches pour
poursuivre le carnage.
— Comme des soldats fantômes…
— C’est une bonne comparaison. Ils sont d’une efficacité remarquable
et mieux encore, ils évitent de se faire tuer, contrairement aux Chevaliers
des autres divisions.
— Savent-ils se battre au sol ?
— Je les y ai entraînés, mais ils préfèrent les hauteurs.
— C’est un type de combat que nous ne préconisions pas il y a dix ans,
mais je comprends qu’il faut s’adapter. Vos abris sont-ils très loin d’ici ?
— Ils sont là, tout autour de cette clairière, sous les branches basses des
gros sapins, où ils sont invisibles.
— C’est bien différent de ce que je viens d’observer chez les
Salamandres.
— Ne nous insulte pas.
Audax sirota la boisson chaude pendant quelques secondes.
— Je n’ai jamais goûté un thé semblable de toute ma vie, s’étonna-t-il.
C’est vraiment délicieux.
— C’est Trébréka qui le prépare elle-même, le renseigna Chésemteh.
C’est une Eltanienne qui connaît bien les plantes.
— Du même peuple qu’Ilo ?
— Oui, confirma Sierra. Et c’est là que s’arrête la ressemblance. Ils
n’ont absolument rien d’autre en commun, comme tu pourras sans doute le
constater toi-même aujourd’hui.
Audax vit alors approcher un homme et une femme aux longs cheveux
noirs. Ils étaient vêtus comme les Chevaliers d’Antarès, mais sans le
plastron en cuir brun. Ils transportaient des paniers en rotin et leur démarche
n’était pas celle de soldats.
— C’est ma mère et mon frère, lui apprit Chésemteh.
— Je m’en doutais. J’arrive encore à flairer un Aculéos malgré tout ce
qu’on leur enlève ou ce qu’on leur fait porter. Ont-ils commencé à envoyer
leurs femmes au combat ?
— Non, répondit Chésemteh. Les mâles les gardent enfermées pour leur
faire des centaines d’enfants tous les ans qui grandissent pour servir le roi.
Merci de m’avoir épargné ça, Audax.
Orchelle et Quihoit accrochèrent les vêtements trempés à des branches
pour les faire sécher. Ils s’approchèrent ensuite des feux. L’intérêt que lui
portait le nouveau venu mit tout de suite la scorpionne mal à l’aise.
— Je vous présente Audax, fit alors Chésemteh. Il vient de se joindre à
l’armée à laquelle il a déjà appartenu.
— Je suis enchantée de faire ta connaissance. Je m’appelle Orchelle. Je
suis la mère de la commandante. Et voici mon fils, Quihoit.
— C’est moi qui ai trouvé ta fille en très mauvais état au pied de la
falaise, il y a bien des années maintenant.
— Tu lui as sauvé la vie ?
Il a fait bien plus que ça, intervint Chésemteh. Il m’a ramenée à la
forteresse pour que j’y sois soignée et élevée comme tous les enfants
humains.
— Je te suis infiniment reconnaissante de ne pas l’avoir tuée, fit
Orchelle à l’intention d’Audax.
— Malgré son jeune âge, j’ai vu en elle une force hors du commun.
— Tout comme Zakhar, son père. C’est pour cette raison qu’il l’a lancée
dans le vide. Il voulait se débarrasser d’une rivale potentielle.
— Zakhar, le roi ? C’est ton père, Ché ?
— Je n’en suis pas particulièrement fière, mais oui. Tu as fait un bien
meilleur travail de parent que lui.
Quihoit ne disait pas un mot. Il écoutait la conversation en étudiant le
visage de cet humain intrigant. Il n’avait jamais entendu son nom
auparavant, mais son assurance et sa prestance le fascinaient.
— Es-tu un roi toi-même ? demanda-t-il enfin.
— Non. Je suis né de parents modestes qui m’ont donné une bonne
éducation. Je me suis élevé jusqu’à mon rang de grand commandant par
mes propres efforts.
— Quand tu parles, les autres t’écoutent sans que tu leur fasses de
menaces.
— C’est différent chez les Aculéos ?
— Nous vivons tous dans la terreur.
— C’est bon à savoir.
Olbia sortit de la forêt en traînant un gros sac de provisions, car c’était
son tour de préparer le repas du midi. Sa grande chauve-souris, accrochée
sur son dos, poussa un cri aigu en apercevant Audax au milieu des humains.
C’était le seul qu’elle ne reconnaissait pas. Olbia s’immobilisa et chercha ce
qui effrayait la bête. Son regard s’arrêta sur le revenant.
— Olbia, voici Audax, le lui présenta Chésemteh.
— Il porte le même nom que votre ancien chef ?
— En fait, c’est lui, indiqua Sierra.
L’Eltanienne dévisagea Audax pendant quelques secondes.
— Je ne vois pas comment c’est possible.
— Il a réussi à quitter le monde des disparus, ajouta Wellan.
Comme il savait que les Eltaniens détestaient les longues explications, il
ne lui fournit aucun détail supplémentaire.
— Il est revenu se faire tuer une deuxième fois ?
— Pas du tout, voulut la rassurer Audax.
Olbia déposa son fardeau à proximité des marmites. Elle ouvrit le sac et
en sortit une pomme. Noctua passa la tête à travers ses cheveux et se mit à
couiner jusqu’à ce qu’elle lui tende le fruit.
— C’est quoi, cette chose ? demanda le revenant.
— Cette chose est une roussette ou renard volant et elle s’appelle
Noctua.
— Depuis quand les Chevaliers possèdent-ils des animaux de
compagnie ?
— Olbia est arrivée au recrutement avec sa chauve-souris à peine âgée
de quelques semaines qu’elle tentait de sauver, répondit Sierra. Elle était si
minuscule qu’elle ne dérangeait personne. Nous ignorions qu’elle
deviendrait aussi grosse qu’un chien et qu’elle refuserait de retourner à
l’état sauvage.
— Elle est devenue un atout important pour les Basilics, affirma
Chésemteh. Elle nous avertit dès qu’elle capte quelque chose d’anormal.
— Comme moi…
Olbia cessa de se préoccuper d’eux et commença à préparer son bouilli
de saucisses en rondelles, de carottes et de pommes de terre. Chésemteh en
profita pour expliquer à Audax que, contrairement aux commandants
précédents des Basilics, elle avait décidé de ne pas les rassembler tous au
même endroit, mais plutôt de les poster par petits groupes à des endroits
stratégiques sur la frontière. Avant l’invention des movibilis, qui
permettaient désormais aux Chevaliers de communiquer entre eux, elle
chevauchait régulièrement entre ses lieutenants pour se tenir informée de
leurs besoins.
Les Basilics commencèrent à arriver aux feux, attirés par l’arôme qui
s’échappait des marmites. Deux par deux, ils venaient manger avant d’aller
relayer les sentinelles du matin. Locrès et Samos avisèrent l’étranger et
dirigèrent aussitôt un regard interrogateur vers leur commandante. Celle-ci
leur fit signe de s’asseoir. Trébréka et Niya les rejoignirent quelques
secondes plus tard, suivies d’Ian et Innokenti.
— Oh ! Un nouveau Basilic ! se réjouit l’Eltanienne.
— Pas tout à fait, lorsqu’il était vivant, il était une Chimère, précisa
Chésemteh.
— Comment ça, « lorsqu’il était vivant » ? répéta Locrès, stupéfait.
— Je sais que ça va vous paraître inconcevable, intervint Sierra, mais
cet homme n’est nul autre qu’Audax.
— Le défunt grand commandant sur le tableau du hall ? s’étonna
Samos.
— Je suis beaucoup plus beau en personne, plaisanta Audax.
Les Basilics se tournèrent d’un seul bloc vers Chésemteh.
— Croyez-moi, c’est bien lui, confirma-t-elle.
— Avez-vous mangé des champignons hallucinogènes en notre
absence ? se troubla Ian.
— Vous ai-je déjà menti ?
— Jamais, la défendit Locrès. Mais comment peut-il être là ?
Pendant qu’Olbia remplissait les écuelles, Audax en profita pour
raconter encore une fois ce qui lui était arrivé à partir du moment où un
Aculéos l’avait piqué à la gorge. Ils étaient si absorbés par son récit qu’ils
mangèrent sans même s’en rendre compte. Mohendi, qui avait tout entendu
de son perchoir, s’approcha à son tour. Olbia déposa une écuelle dans ses
mains.
— J’imagine que tu es revenu pour reprendre ta place à la tête de
l’armée, lâcha-t-il.
— Sierra fait de l’excellent travail. Je préférerais lui servir de conseiller
pour l’instant.
— C’est une bonne idée.
— Il y a déjà assez de chefs, leur fit remarquer Trébréka.
Jusqu’à ce qu’ils soient obligés de s’acquitter de leur guet, les Basilics
bombardèrent Audax de questions sur les batailles qu’il avait menées jadis.
Amusé par leur curiosité, l’ancien commandant y répondit dans son style
franc légendaire.
Pendant ce temps, Chésemteh se contentait de contempler le visage de
cet homme qu’elle avait cru perdu pour toujours.
SCEPTICISME

P uisque les Basilics mangeaient toujours par petits groupes pour


disparaître ensuite dans la forêt, Audax dut raconter son histoire à de
nombreuses reprises ce jour-là, mais jamais il n’afficha d’impatience.
La nuit enveloppa bientôt le campement, alors Sierra mit fin à la soirée
en annonçant qu’ils avaient besoin de se reposer. Elle demanda à Wellan de
partager leur ancien abri avec Audax et emmena Camryn dans celui d’une
des femmes Chevaliers qui était de garde jusqu’au matin.
Wellan laissa passer son invité devant lui. Ce dernier se faufila dans
l’étroite ouverture sans la moindre hésitation. Il s’étonna de trouver une
pièce unique, suffisamment grande pour six personnes. Au centre brûlait un
curieux feu qui dégageait une grande chaleur mais aucune fumée.
L’Émérien enleva sa cape, la déposa sur le sol et s’y assit. Audax l’imita
aussitôt.
— Jamais je n’aurais deviné la dimension de cet abri depuis l’extérieur,
s’émerveilla-t-il.
— Les Basilics sont des maîtres du camouflage.
Le revenant passa la main dans les flammes sans se brûler.
— Encore de la magie ?
— Je ne peux pas m’en passer.
— J’avoue que ça doit être vraiment commode de faire apparaître ou
disparaître tout ce qu’on veut. As-tu essayé de déplacer les Aculéos ailleurs
pour qu’ils nous laissent enfin tranquilles ?
— Ils sont bien trop nombreux et je ne saurais où les envoyer, puisque
je n’ai pas encore eu le temps de visiter toute cette planète.
— Tu as raison. L’idéal serait de les isoler une fois pour toutes sur leurs
terres.
— Les savants ont envisagé cette solution. Ils aimeraient inventer une
barrière qui les contiendrait.
— J’espère qu’ils le feront avant qu’ils ne nous anéantissent tous.
— Que dirais-tu d’un dernier thé avant de fermer l’œil ? lui offrit
Wellan.
— Ce ne serait pas de refus.
Wellan se concentra puis fit apparaître deux belles tasses en faïence
dans ses mains. Audax éclata d’un rire admiratif. Les deux hommes
sirotèrent la boisson chaude pendant quelques minutes.
— Parle-moi de ta guerre à toi, le pria le revenant. A-t-il été plus facile
pour ton armée de vaincre son ennemi grâce à la magie ?
— Seulement à la fin. Notre guerre a duré un peu plus de quarante ans,
mais elle nous opposait non seulement aux soldats-insectes d’Amecareth,
mais aussi à deux de ses sorciers qui nous ont fait la vie dure. C’est lorsque
nous avons attaqué ce dieu chez lui avec le pouvoir combiné de deux de nos
plus puissants magiciens que nous l’avons finalement emporté.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait dès le début ?
— Par que l’un de ces deux personnages importants n’était pas encore
né quand la guerre a éclaté. Il a fallu attendre qu’il soit en âge de combattre.
— Mais vous avez réussi à rétablir la paix dans votre monde. C’est un
exploit que nous semblons incapables d’accomplir depuis plus de cinquante
ans. Tu vois, Wellan, je ne me suis pas enrôlé dans l’Ordre d’Antarès pour
tuer des Aculéos, mais bien pour les persuader par tous les moyens de rester
chez eux et de nous laisser vivre tranquilles. Je sais bien que tu n’es pas ici
depuis très longtemps, mais, à ton avis, est-ce réalisable ?
— S’il y a une chose que j’ai apprise durant ma vie, c’est que rien n’est
impossible.
— En tout cas, il me tarde de te voir à l’œuvre durant un combat.
— Ça pourrait fort bien arriver vu les plans de conquête du roi des
Aculéos.
Wellan retourna les tasses à la forteresse d’Antarès, où il les avait prises,
puis s’allongea sur sa cape.
— Avoir su que les portes du royaume des défunts allaient ainsi
m’aspirer à l’extérieur, j’aurais ramené avec moi tous les Chevaliers morts
au combat, soupira Audax.
— C’était peut-être ton destin à toi de revenir à Alnilam et pas le leur.
— Je n’avais pas pensé à ça.
L’ancien commandant se coucha à son tour et ne prononça plus un mot.
Wellan savait qu’il était troublé par ce qui venait de lui arriver, mais rien de
ce qu’il aurait pu lui dire ne l’aurait apaisé de toute façon. Il ferma les
paupières et sombra dans le sommeil.
Au matin, il emmena Audax jusqu’à une petite rivière tranquille où les
Basilics aimaient aller se laver. Il n’y avait personne. Les deux hommes
plongèrent dans ses eaux froides pour faire un peu d’exercice, puis se
séchèrent grâce aux pouvoirs de l’Émérien avant de retourner aux feux.
Sierra et Camryn avaient presque terminé leur écuelle de porridge aux
pommes et à la cannelle. Orchelle servit les derniers arrivés avec un plaisir
qui n’échappa pas à Audax. Elle semblait s’être facilement adaptée à la vie
des humains. Pour son fils, c’était une tout autre affaire. Il restait assis dans
son coin et gardait les yeux baissés sur son repas qui ne semblait pas du tout
le tenter.
— Es-tu maintenant prêt à rendre visite aux Manticores ? demanda alors
Sierra en mettant fin à son examen attentif du campement.
— Pas avant d’avoir inspecté les postes de guet des Basilics, répliqua-t-
il.
— Ils sont très hauts dans les arbres.
— Je veux justement voir ces Chevaliers les escalader.
— C’est comme tu veux.
Dès qu’il eut vidé son écuelle, Audax se leva. Wellan déposa la sienne
et, d’un regard, fit comprendre à Sierra qu’il ne le lâcherait pas d’une
semelle. Elle aurait donc le temps de s’entretenir avec Chésemteh avant leur
départ sans s’inquiéter de son mentor.
Puisqu’il avait passé du temps chez les Basilics, Wellan savait où ceux-
ci aimaient se poster tant le jour que la nuit. Il y mena donc directement
Audax. Celui-ci leva les yeux vers la cime des arbres.
— Je ne vois personne.
— Mais nous sommes là ! leur parvint la voix enjouée de Trébréka.
Il vit l’arc qu’elle agitait pour lui montrer où elle se trouvait.
— N’est-il pas dangereux de grimper aussi haut ? demanda-t-il.
— C’est sûr, mais la vue est imprenable !
— Tu es toute seule ?
— Dans ce chêne, oui, mais un peu plus loin, il y a aussi Locrès et
Samos. Quant à Mohendi, il ne reste jamais longtemps en place.
Étant donné qu’il n’y avait rien à signaler sur la falaise, Trébréka décida
de descendre pour s’entretenir avec ce héros de la guerre dont tous
chantaient les louanges. Audax se crispa en la voyant sauter d’une branche
à une autre en se rapprochant du sol. Elle arriva finalement devant lui et lui
offrit son plus beau sourire.
— Tu ne connais donc pas la peur ?
— Je suis une Eltanienne. Nous naissons et nous vivons dans les arbres.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de visiter ton pays.
— Alors, je t’y invite.
— Chésemteh dit que vous vous hissez là-haut comme des écureuils.
Montre-moi.
Trébréka courut sur le tronc en utilisant les nœuds et les branches pour
grimper vers le ciel. Au lieu de retourner à son poste, elle s’arrêta à mi-
chemin et se pencha vers Audax.
— À toi, maintenant !
L’ancien commandant s’approcha de l’arbre.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, l’avertit Wellan.
— Laisse-moi essayer.
Puisque aucun de ses arguments ne décourageait Audax, l’Émérien se
prépara à utiliser ses pouvoirs de lévitation pour l’empêcher de faire une
chute mortelle. « Il est décidément plus audacieux que moi », constata-t-il
en le voyant s’élancer comme un gamin et tenter d’atteindre les premières
branches. Au grand étonnement de Wellan, Audax y parvint après deux
essais.
— Je n’ai plus la souplesse de ma jeunesse ! s’écria-t-il en riant.
— C’est très bien pour un débutant, le félicita Trébréka.
— Nous devons partir, lui rappela Wellan.
Audax sauta sur le sol. Il remercia l’Eltanienne de lui avoir fait la
démonstration de ses talents et suivit son compagnon sur le sentier. Ils
trouvèrent Sierra et Camryn prêtes à partir, toutes les sacoches à leurs pieds.
Au lieu de se diriger vers elles, l’ancien commandant piqua vers Chésemteh
qui venait de se lever. Il la serra dans ses bras sans avertissement.
— Poursuivez votre excellent travail, l’encouragea-t-il avant de la
libérer.
Désarçonnée par sa familiarité, la scorpionne ne sut que répliquer.
Audax rejoignit Sierra et lui prit la main.
— Allons-y ! s’enthousiasma-t-il.
Les quatre compagnons se matérialisèrent sur la colline d’Arcturus, qui
surplombait les petites agglomérations éparpillées le long de la rivière, dont
Paulbourg, et se lâchèrent la main. Au lieu de suivre Sierra en direction du
campement, Audax resta planté devant une vision qu’il n’arrivait pas à
interpréter.
— Nous avons perdu le grand commandant, fit Camryn à l’intention des
adultes.
Sierra se retourna.
— Les Arcturois sont revenus s’installer dans la région ? s’étonna
Audax.
— Pas encore. Paulbourg est toujours inhabité. C’est le dieu Rewain qui
s’emploie à la rebâtir telle qu’elle était.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien. Allez, viens. Le campement est par ici.
Audax obtempéra et suivit ses nouveaux amis jusqu’à une clairière au
milieu de laquelle plusieurs feux brûlaient. Seules Messinée et Mactaris s’y
trouvaient, en train de laver les écuelles du premier repas de la journée.
— Déjà de retour, commandante ? la salua l’aînée des deux sœurs.
— Et en charmante compagnie, en plus, ajouta Mactaris en faisant de
beaux yeux à Audax.
— J’ai besoin de présenter mon invité aux Manticores, leur dit Sierra.
J’imagine que tout le monde est au parcours d’obstacles ?
— Comme tous les matins, confirma Messinée. Ils ne seront de retour
que pour manger ce midi.
— J’aimerais bien faire un saut à Paulbourg, laissa tomber Audax.
— Ça pourrait s’arranger, offrit Wellan.
— Pourquoi pas ? accepta Sierra.
Le large sourire de Camryn leur indiqua qu’elle voulait aussi faire partie
de cette expédition.
— Dites à Priène que nous reviendrons pour manger avec vous.
— Entendu, commandante.
Wellan transporta ses compagnons directement sur la rue principale du
village. Audax se laissa aussitôt envahir par ses souvenirs.
— Les Aculéos sont descendus de la falaise et ils ont parcouru ce
passage dans la forêt sans que personne s’en aperçoive. Ils se sont répandus
le long de la rivière comme une colonie de fourmis rouges, détruisant tout
sur leur passage et tuant tous ceux qui vivaient ici. En arrachant les
lampadaires au gaz, ils ont mis le feu partout. Quand je suis arrivé avec les
Chevaliers, les maisons brûlaient comme des bûchers. Nous avons abattu
tous ces monstres, mais il était trop tard pour Paulbourg et toutes les autres
villes riveraines. Une seule fillette a survécu à ce massacre. Je l’ai trouvée
agenouillée devant la dépouille ensanglantée de sa mère dans leur maison
en flammes.
— Sierra… devina Camryn.
— Si jeune et si innocente…
— Plus maintenant.
Sierra décocha un regard désapprobateur à la petite servante. Quant à
Wellan, il comprit aux paroles de l’ancien chef que sa pupille ne lui avait
pas encore révélé ses véritables origines.
— Tu as changé mon destin, ce jour-là, s’attendrit Sierra.
Audax se mit à marcher au milieu de la rue pour finalement s’arrêter
devant la maison où il avait jadis secouru l’enfant.
— Est-ce à ça qu’elle ressemblait avant de brûler ?
— Dans les moindres détails, affirma Sierra.
— Comment est-ce possible ? Comment ce jeune homme s’y prend-il ?
Transporte-t-il tous ces matériaux jusqu’à Paulbourg ? Et pour remettre la
ville dans son état original, possédait-il des réflexus de toutes ces
habitations ?
— Rewain n’a mis les pieds dans le monde des mortels que tout
récemment. Il ne sait pas lui-même comment fonctionne sa magie.
Audax actionna le bras du puits sur le côté de la maison et s’étonna de
voir sortir de l’eau claire du tuyau.
— Il fonctionne comme s’il était tout neuf !
Il se tourna vers Sierra, les yeux chargés d’espoir.
— Ce Rewain pourrait-il rebâtir tous les bourgs de la vallée ?
— Sans doute, mais il voudra peut-être aussi rentrer chez lui quand son
frère aura été défait.
La terre trembla sous leurs pieds pendant plusieurs secondes.
— Ce n’était pas une secousse naturelle, détermina le revenant.
— Regardez ! s’exclama Camryn. Un immeuble vient de se dresser juste
là !
L’ancien commandant, qui n’avait pas l’habitude de prévenir qui que ce
soit quand il prenait une décision, fonça pour aller voir ce qui se passait. Il
vit alors un jeune homme vêtu comme un soldat planté devant l’hôtel qu’il
venait de restaurer. À quelques pas de lui, une Manticore montait la garde
en compagnie d’un homme plus âgé en livrée de serviteur. La jeune femme
mit la main sur la poignée de son épée en voyant approcher l’étranger.
— Ce n’est pas croyable ! explosa Audax.
Rewain sursauta et se tourna vers lui.
— Où est le bandeau qui identifie ta division ? s’enquit Samara,
méfiante.
— Je ne l’ai pas retrouvé dans mes affaires à la forteresse, déplora le
revenant.
Sierra, Wellan et Camryn venaient juste d’arriver.
— À l’origine, il faisait partie des Chimères, l’informa la commandante.
Je vous présente Audax, mon prédécesseur. Audax, voici Samara, Rewain et
Tatchey.
L’air incrédule de la Manticore fit sourire l’ancien chef.
— Tu es bien trop jeune pour avoir servi sous mes ordres, lui dit-il.
— N’est-il pas censé être mort ? répliqua Samara.
Sierra raconta dans les grandes lignes ce qui était arrivé à son mentor.
— Bon, pourquoi pas ? soupira la Manticore. Je ne croyais pas non plus
aux dieux avant de tomber sur Rewain dans la forêt.
— C’est lui, le prodige ? voulut savoir Audax.
— Rewain est une divinité, monsieur, le reprit Tatchey. Il est normal
qu’il accomplisse des miracles. Il est le plus jeune enfant d’Achéron et de
Viatla. Qu’ils jouissent de leur repos éternel.
— Vous étiez dans le monde des défunts, le coupa Rewain. Avez-vous
vu mes parents ?
— Je ne crois pas que les dieux partagent le même espace que les
mortels là-haut, jeune homme, s’excusa Audax.
— Jeune homme ? se récria le toucan.
— Tatchey, je t’en prie, intervint Rewain. Audax n’est pas notre ennemi.
Au contraire, c’est un allié.
— Je veux voir comment tu rebâtis les maisons, le pria le revenant.
— Avec plaisir. Je vous en prie, accompagnez-moi jusqu’aux prochaines
ruines.
Rewain s’arrêta devant un mur de pierre, à quelques pas de l’hôtel. Il y
posa la main, puis recula. Le sol se mit à vibrer alors que les restes des
matériaux de construction se soulevaient dans les airs et virevoltaient en
reprenant leur ancien assemblage. En quelques minutes à peine, ils
s’allièrent les uns aux autres pour reformer la charpente de l’écurie.
— C’est complètement insensé ! s’exclama Audax, émerveillé. Tous les
dieux sont-ils capables d’en faire autant ?
— Il ne reste plus que Javad et moi, l’informa Rewain, et j’ignore s’il
possède cette faculté.
— Encore !
Sierra décocha un regard inquiet à Samara tandis qu’Audax entraînait le
dieu-zèbre plus loin.
— Ne t’en fait pas pour lui, la rassura la Manticore. Il est infatigable.
Aussi excité qu’un gamin dans une foire, le revenant battait des mains
chaque fois qu’un nouvel immeuble renaissait de ses cendres. Au bout de
quelques heures, Sierra décida de mettre fin à l’exercice.
— Il est temps de rentrer, maintenant.
— Puis-je vous ramener chez les Manticores, commandante ? offrit
Rewain.
Elle accepta d’un vif hochement de la tête. Alors le dieu-zèbre les
transporta tous au campement sans même qu’ils aient à se prendre par la
main.
— C’est incroyable ! explosa Audax.
Assis autour des feux, les soldats mangeaient en bavardant lorsque
Sierra, Wellan, Camryn, Audax, Rewain, Samara et Tatchey s’avancèrent
vers eux. Priène déposa son écuelle et se leva.
— Tu me confies une recrue à ce temps-ci de l’année ? s’étonna-t-elle.
— Pas du tout, répondit Sierra. Manticores, je vous présente Audax,
mon prédécesseur et mon mentor.
Les Chevaliers demeurèrent interdits pendant un moment, puis Koulia
s’esclaffa, ce qui provoqua l’hilarité générale.
Audax ne comprit pas leur réaction.
— Silence ! ordonna-t-il de sa voix puissante.
Les soldats se calmèrent aussitôt.
Depuis quand les Manticores sont-elles devenues aussi irrespectueuses ?
— Moi, je ne les ai jamais connues autrement, ironisa Riana.
— J’ai formé des milliers de Chevaliers. Le respect et la discipline
faisaient partie de ce que j’exigeais d’eux en tout temps.
— Mais tout le monde sait que le grand commandant Audax est mort il
y a plus de dix ans, répliqua Koulia. Tu ne peux pas être cet homme.
— C’est bien moi et j’ai l’intention de me faire obéir.
Sierra s’empressa de leur répéter la même chose qu’elle avait racontée à
Samara en début de journée.
— Si je m’attendais à ça… souffla Mactaris, estomaquée.
— Qu’est-ce que ça change pour nous ? demanda Téos avec un air de
défi.
— Absolument rien, assura Audax, à moins que vous vous entêtiez à me
provoquer.
— Il faut nous pardonner, intervint Messinée. C’est une nouvelle
vraiment surprenante. Je vous en prie, venez partager le sauté au dindon et
au chou que Tanégrad nous a préparé.
— C’est la seule recette que je connais, grommela la guerrière.
Morte de faim, Camryn réagit la première, incitant ainsi les adultes à
l’imiter.
— Sans doute serais-je plus clément avec un estomac bien rempli,
marmonna Audax.
Il choisit de s’asseoir près de Messinée, qui s’empressa de lui servir une
écuelle. Wellan se retrouva près de Koulia et Sierra près de Priène. L’ancien
chef promena son regard sur ces Chevaliers, puis sur tout le campement, en
mâchant lentement sa nourriture.
— Des tentes chez les Chimères, des huttes colorées chez les
Salamandres, des abris cachés sous les sapins chez les Basilics et des
bunkers recouverts de tôle chez les Manticores ? Qu’est-il donc arrivé à
l’unité de mon armée ?
— Tant que toutes les divisions font leur travail, je les laisse libres de
s’organiser comme elles l’entendent… dans le respect de la plupart des
règles de l’Ordre, évidemment, répéta encore une fois Sierra.
— Je te demande de pardonner notre désinvolture, s’excusa alors la
commandante des Manticores. Je m’appelle Priène et je dirige cette troupe.
Je t’assure que nous sommes de bons soldats. Nous nous entraînons sans
relâche pour être toujours au meilleur de notre forme. Nous aimons aussi
nous mesurer les uns aux autres pour améliorer notre performance.
— Je ne vois aucun vétéran parmi vous, remarqua Audax.
— Notre témérité nous en a fait perdre un grand nombre ces dernières
années.
Wellan savourait son repas en surveillant les réactions de tout un
chacun. Le revenant, malgré son ton autoritaire, dégageait un irrésistible
charisme.
— Tu devrais lui montrer notre parcours d’obstacles, suggéra Tanégrad
à sa commandante.
— Des obstacles ? répéta l’ancien chef, intéressé. Voilà quelque chose
qui me plaît déjà.
— Pas un autre, maugréa Tatchey, la bouche pleine de graines.
— Es-tu en forme, Audax ? s’enquit Koulia avec un air moqueur.
J’imagine qu’il n’y a pas suffisamment d’espace dans une tombe pour faire
de l’exercice.
— Et même si tu l’es, tu ne pourras jamais battre mon record, ajouta
Riana.
— Je relève le défi, accepta Audax.
— Permettez-lui au moins de s’échauffer d’abord, exigea Sierra.
— Une petite course sur le sentier ? proposa Téos.
— Pourquoi pas ?
Lorsqu’il fut repu, Audax but du thé en écoutant tous les actes de
bravoure des Manticores que lui racontèrent Pavlek, Céladonn et Samara.
Koulia l’obligea ensuite à se lever et à enlever son plastron.
— Nous allons commencer par marcher, puis nous courrons. Que ceux
qui n’ont pas envie de nous accompagner nous retrouvent au parcours.
Riana, Téos, Tanégrad, Sierra et Camryn leur emboîtèrent le pas. Quant
à Wellan, il préféra rester aux feux.
— Tu n’y vas pas ? le taquina Messinée.
— J’ai déjà eu ma leçon. Maintenant, c’est à son tour.
Wellan aida plutôt les Manticores à déposer les écuelles vides dans le
grand bac dont il fit chauffer l’eau, puis il les suivit jusqu’aux obstacles. Les
coureurs y firent leur apparition quelques minutes plus tard, en sueur. Sierra
rejoignit Wellan en reprenant son souffle.
— Est-ce que je devrais trouver un prétexte pour le soustraire à une
possible humiliation ? chuchota-t-elle.
— Laisse-le s’amuser. Ça fait dix ans qu’il est inactif. Et puis, s’il se
blesse, je serai là pour le soigner.
Tanégrad, Koulia et Riana s’élancèrent à tour de rôle sur le parcours et
le complétèrent en quelques minutes à peine. Audax s’approcha de la ligne
de départ. Rewain échappa à la surveillance de Tatchey et se faufila entre
les Manticores pour mieux voir l’homme en action.
— Vas-y ! cria Samara en appuyant sur le bouton du chronomètre.
Malgré sa grande taille, Audax s’avéra étonnamment agile. Mieux
encore, il avait attentivement étudié chaque obstacle pendant que les trois
Chevaliers s’y mesuraient avant lui. Il sut donc comment les négocier avec
adresse et termina le parcours quelques secondes seulement derrière
Tanégrad.
— Je n’en reviens pas ! s’exclama Koulia, ahurie.
— Puis-je aussi vous faire remarquer que c’était son premier essai, fit
moqueusement Wellan. Imaginez un peu ce qu’il pourrait faire s’il
s’entraînait régulièrement.
Audax accepta la serviette que lui lança Samara et s’essuya le cou et le
visage.
— Vous faites vraiment ça tous les jours ? demanda-t-il.
— Beau temps, mauvais temps, affirma Riana.
— C’est fantastique de pouvoir se dépenser ainsi.
Koulia se tourna vers Sierra.
— Je ne suis pas encore certaine de croire à son histoire de portail dans
l’au-delà, lui dit-elle, mais il est vraiment génial, ton mentor.
Sierra se contenta de sourire avec amusement.
KHARLAMPIA

L a vie avait repris son cours à la forteresse d’Antarès. Ses habitants


ainsi que tous ceux du royaume avaient mis les tragiques événements
des dernières semaines derrière eux. Ils étaient de nouveau gouvernés par
une haute-reine, qu’ils connaissaient depuis sa naissance. Son ascension au
trône leur avait redonné leur joie de vivre. De retour dans son élément,
Kharla prenait les bouchées doubles pour rattraper le temps qu’elle avait
passé sur la frontière au milieu des Chevaliers. Elle assistait tous les jours à
des rencontres avec les conseillers de ses défunts parents afin qu’ils la
mettent au courant de ce qui devait être fait avant la fin de la première
année de son règne. Elle recevait également les ambassadeurs des autres
pays qui tenaient à lui rendre hommage en personne et en profitait pour
dresser le portrait de la scène politique et économique de tout Alnilam.
Comme elle était très occupée, Kharla ne voyait son nouvel époux que tôt le
matin, puis en début de soirée. Elle le faisait tout de même surveiller
discrètement par les constables de Kennedy, qui suivaient ses moindres
gestes sur leurs écrans.
Même s’il ne semblait pas s’en rendre compte, Skaïe était devenu le roi
d’Antarès. Son épouse le laissait travailler à son laboratoire le jour, mais
elle exigeait qu’il revienne au palais avant le repas du soir. Parfois, le
couple mangeait en tête à tête et, d’autres fois, il recevait des diplomates ou
des représentants des autres familles royales. Le jeune savant était
également tenu d’accompagner Kharla lors de ses sorties publiques, que ce
soit au théâtre, au musée, à la salle de concert ou à l’inauguration de
nouveaux commerces. Il était important que le roi et la reine soient vus
partout pour continuer de rassurer le peuple.
Kharla était en train de parcourir les dernières missives qu’elle avait
reçues, assise derrière le bureau tout neuf qu’elle avait fait installer dans
l’ancienne bibliothèque de sa mère, lorsque Cormick, son secrétaire, frappa
trois petits coups à la porte avant d’entrer. La haute-reine leva les yeux de
sa correspondance.
Plusieurs de vos engagements ont été annulés aujourd’hui, Votre
Majesté, lui apprit-il. Votre prochain rendez-vous n’aura lieu qu’en soirée. Il
s’agit du vernissage d’Ettenig, une artiste peintre de chez nous, à la
nouvelle galerie d’art de Brillarbourg.
« Skaïe va me tuer si je le traîne encore une fois dans ce genre de soirée
mondaine », songea Kharla.
— Très bien, dit-elle plutôt en conservant un air neutre.
— Désirez-vous ajouter d’autres événements à votre horaire de la
journée ?
— Justement, oui.
Elle écrivit quelques mots sur un carton qu’elle glissa dans une
enveloppe, sur laquelle elle inscrivit le nom et l’adresse du destinataire.
— Faites porter cette note dès que possible et informez les cuisinières
que le roi et moi recevrons trois invités au repas de ce soir.
— Tout de suite, Votre Majesté.

Théophanie rentra à la maison à la fin de sa journée de travail avec


l’intention de mettre tout de suite au four le rôti de bœuf qu’elle venait
d’acheter avec sa paie. La famille ne pouvait pas toujours manger de la
viande, mais lorsqu’elle en avait les moyens, la mère ne choisissait que des
morceaux de qualité. Elle poussa la porte du petit appartement et aperçut
aussitôt sur le plancher une enveloppe qu’on avait glissée dans la fente
destinée au courrier. Intriguée, elle la ramassa et poursuivit sa route jusqu’à
la cuisine. Théophanie déposa ses emplettes et décacheta l’enveloppe. Elle
en retira le beau carton blanc bordé d’une ligne dorée et lut le message.
— Une invitation de la part de la haute-reine ? s’étonna-t-elle. Ce doit
être une erreur…
Elle vérifia l’adresse : c’était bien la sienne.
— Et c’est dans deux heures !
Mackenzie arriva à la maison à cet instant précis.
— Maman, je suis là !
— Va tout de suite chercher ton père, Mackenzie. Nous avons reçu une
invitation. Dépêche-toi.
La panique qu’il détectait dans la voix de sa mère lui donna des ailes. Il
quitta l’immeuble en courant, traversa la grande cour comme une flèche et
fonça dans la forge. Gildric venait de terminer les dernières poignées en fer
ornemental qu’on lui avait commandées.
— Maman veut que tu rentres tout de suite ! lui annonça le garçon,
essoufflé. Elle dit que nous avons été invités quelque part.
— Où ça ?
— Je n’en sais rien.
Gildric enleva son tablier et s’essuya les mains. Il suivit Mackenzie en
exigeant qu’il ralentisse le pas, car il était fatigué.
— C’est quoi, cette histoire d’invitation ? fit-il en entrant dans
l’appartement.
— Nous mangeons au palais, les informa Théophanie. Allez vous laver
et vous habiller convenablement.
Pendant que son mari et son fils filaient à la salle de bain, la mère sortit
de sa penderie sa plus jolie robe qu’elle conservait pour les grandes
occasions. Elle avait déjà pris une douche, alors elle s’habilla et se coiffa.
Puis elle choisit les vêtements que porteraient Gildric et Mackenzie et les
étala sur leur lit. Nerveuse, Théophanie se rendit au petit salon, où elle
tourna en rond jusqu’à ce que ses hommes la rejoignent.
Ils se mirent en route pour le palais qui, heureusement, ne se trouvait
pas trop loin de l’immeuble des serviteurs, car il était presque l’heure
indiquée sur le carton.
Dès qu’ils mirent le pied dans le vestibule, ils furent conduits dans une
superbe salle à manger où cinq couverts avaient été dressés. Théophanie
n’avait jamais vu de la vaisselle aussi éclatante.
— Est-ce que la note disait pourquoi on nous fait un tel honneur ?
chuchota Gildric.
— Non, répondit sa femme. Écoutez-moi bien, tous les deux. C’est le
moment de montrer toutes vos bonnes manières.
Kharla fit alors son entrée au bras de Skaïe. Les souverains ne portaient
pas leurs vêtements d’apparat, mais ils étaient tout de même fort bien vêtus.
— Merci d’avoir accepté de vous joindre à nous, les accueillit le roi.
— Comment aurions-nous pu refuser, Votre Majesté ? souffla
Théophanie.
— Pourquoi nous ? demanda plus directement Gildric.
— Parce que votre fille s’est occupée de moi avec le plus grand
dévouement pendant que nous étions sur le front, répondit Kharla. Alors,
c’est à mon tour de prendre soin de ceux qu’elle aime.
— Et c’est aussi grâce à elle que nous avons uni nos vies, ajouta Skaïe.
Elle nous a permis de rester en contact pendant l’enquête des constables en
nous servant de messagère. Je vous en prie, assoyez-vous.
— C’est tellement beau, ici… laissa échapper Mackenzie en s’installant
sur la belle chaise capitonnée.
— Je suis ravie que tu te plaises au palais, lui dit Kharla, car vous êtes
sur le point d’y vivre.
— Pardon ? s’étonna Gildric.
— En ce moment, une armée de serviteurs est en train de déménager
vos meubles et tous vos effets dans vos nouveaux quartiers. Vous faites
désormais partie de mon entourage.
Théophanie s’éventa avec sa serviette de table pour ne pas s’évanouir.
— Nous allons habiter ici ? se réjouit Mackenzie.
Une vive inquiétude s’empara de Gildric.
— Ma femme et moi ne pourrons jamais nous payer un tel appartement.
— Ceux qui me servent reçoivent le logement et les repas sans rien
débourser, le rassura Kharla. Vous pourrez mettre vos sous de côté pour
prendre des vacances.
Les servantes apportèrent alors les assiettes de filet mignon en sauce au
poivre servi avec des languettes de carotte, de panais et de poireau, des
oignons caramélisés et un gratin de pommes de terre. Les trois invités
étaient encore sous le choc, mais Kharla ne les pressa pas. Affamé, Skaïe
attaqua son repas le premier. Mackenzie crut que c’était un signal royal et
en fit tout autant. Finalement, ses parents échangèrent un regard et se mirent
à découper leur viande en même temps.
— Mangerons-nous ici tous les soirs ? voulut savoir le garçon.
— Mackenzie ! lui reprocha la mère.
— Seulement de temps à autre, répondit Kharla, car Skaïe et moi
devons nous acquitter assez souvent d’une foule d’obligations
diplomatiques. Je pense aussi que vous voudrez prendre vos repas entre
vous quand vous aurez vu votre appartement. Il y a une grande fenêtre dans
la salle à manger qui laisse entrer beaucoup de lumière et qui offre une vue
à l’infini.
— On dirait que je rêve, murmura Théophanie.
La haute-reine attendit que ses invités soient plus à l’aise avant de leur
demander de parler d’eux, car Camryn ne l’avait jamais fait. Elle apprit que
Gildric et Théophanie étaient des amis d’enfance qui avaient grandi à la
forteresse. Leurs modestes salaires leur avaient permis de se marier et de se
payer un petit appartement dans l’immeuble des serviteurs. Voyant qu’ils
n’avaient plus rien à dire, Skaïe en profita pour leur apprendre qu’il allait
bientôt recevoir sa première cargaison de mistrailles.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mackenzie.
— Des armes qui fourniront un avantage certain aux Chevaliers dans
leur guerre contre les Aculéos.
— Ils pourront enfin nous en débarrasser ?
— C’est ce que je souhaite de tout mon cœur.
Après les verrines aux poires, au caramel et au croquant d’amandes,
Kharla et Skaïe annoncèrent à leurs invités qu’ils allaient les conduire eux-
mêmes au cinquième étage.
L’inventeur n’ayant pas encore eu le temps de moderniser cet ascensum,
le trajet leur sembla interminable. L’appartement en question se trouvait à
quelques pas à peine des portes de la cabine. Le roi tendit la clé à Gildric et
lui annonça qu’il était rendu chez lui. D’une main tremblante, le forgeron
l’inséra dans la serrure. Il laissa par contre sa femme et son fils entrer les
premiers dans leur nouvelle demeure.
— C’est dix fois plus grand que notre logement ! s’étrangla Théophanie,
émue.
Puisqu’on ne leur avait pas dit comment disposer les meubles ni où
ranger les affaires de la famille, les serviteurs les avaient laissés au milieu
de chaque pièce.
— J’ai ma propre chambre ! s’écria Mackenzie du couloir.
— C’est beaucoup trop, Votre Majesté, protesta Gildric.
— Merci d’avoir mis au monde une si gentille fille, se contenta de
répliquer Kharla. Amusez-vous à mettre votre nouveau nid à votre main.
Le couple royal redescendit à l’étage qu’il occupait. Kharla congédia
ses servantes et poussa son mari sur leur grand lit.
— Dépêchons-nous avant qu’on vienne nous chercher pour le
vernissage, murmura-t-elle.
Elle ne lui donna pas le temps de se plaindre et lui fit l’amour à la
sauvette. Skaïe accepta ainsi avec plus de docilité de la suivre dans une
autre soirée qui le rebutait.
Après une bonne nuit de sommeil dans les bras de sa femme, il mangea
avec elle dans leur salle à manger privée. Kharla l’embrassa avant d’aller
s’enfermer dans la bibliothèque pour poursuivre son travail de haute-reine.
Laissé à lui-même, Skaïe se précipita directement à l’entrepôt où les
employés de la gare avaient l’habitude de décharger les pièces
manufacturées par les usines. Il poussa un cri de victoire en apercevant la
centaine de caisses empilées le long du mur.
Odranoel avait vu passer Skaïe à la course devant la porte de son
bureau. Il l’avait donc suivi. Lorsqu’il arriva au lieu de dépôt, le jeune
savant venait de déclouer le couvercle d’une des caisses et en retirait une
mistraille toute neuve, qui reluisait sous les lampes de la vaste pièce.
— Elle est encore plus belle que le prototype ! s’exclama Skaïe.
— Tu te rends compte, j’espère, que tu ne pourras pas la remettre aux
Chevaliers sans entraînement adéquat.
— Ce sont des soldats, Odranoel. Ils sauront instinctivement s’en servir.
Je vais demander à Wellan de venir me chercher.
Le roi remit la mistraille à sa place et fonça vers la sortie.
— Ne devrais-tu pas d’abord en parler à ta femme ? suggéra-t-il en le
talonnant.
— Pas question. Elle me ferait escorter par des constables. Je sais ce
que je fais.
Skaïe entra dans son laboratoire et finit par trouver son movibilis dans
sa mallette en cuir noir. Il composa tout de suite le numéro de Sierra. La
grande commandante écouta sa requête et l’informa que ces nouvelles
armes devraient d’abord être livrées aux Chimères.
— Je suis chez les Manticores, ajouta-t-elle. Je vais demander à Wellan
de me déposer au campement d’Ilo avant d’aller te chercher.
— Bien compris.
Excité comme un enfant, Skaïe retourna à l’entrepôt pour déterminer le
nombre de caisses à apporter sur le front et finit par décider de toutes les
prendre. Wellan arriva quelques minutes plus tard. Il constata avec
satisfaction que les boîtes en bois étaient empilées les unes sur les autres, ce
qui lui permettrait de toutes les transporter d’un seul coup.
— Tout ça ? s’étonna-t-il.
— Est-ce possible ? s’inquiéta l’inventeur.
— Je vais essayer, mais laisse-moi chercher un endroit suffisamment
grand.
Wellan se concentra.
— J’ai trouvé, annonça-t-il. Un des champs d’entraînement n’est pas
utilisé à l’heure actuelle. Pose la main sur une des caisses et donne-moi
l’autre.
Skaïe, qui avait appris à faire confiance à cet homme venu d’ailleurs, fit
ce qu’il lui demandait. Il fut transporté par vortex au nord du pays.
— Mais où sont les Chimères ? s’étonna-t-il en ne voyant personne.
— Elles seront bientôt là.
Wellan disait vrai. Sierra, Ilo et un grand Chevalier blond, que
l’inventeur n’avait jamais rencontré, arrivèrent à la tête d’une centaine de
soldats.
— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda l’étranger.
— Skaïe, je te présente Audax, fit Sierra en voyant l’inquiétude dans ses
yeux.
Étant arrivé depuis peu à Antarès et ayant passé presque tout son temps
aux laboratoires, le savant n’avait jamais entendu le nom du défunt grand
commandant.
— Enchanté de faire ta connaissance, Audax, fit-il poliment. Je vous
apporte ma contribution à votre guerre contre les hommes-scorpions.
Skaïe décloua le couvercle de la caisse la plus près de lui et en sortit un
étrange parabellum allongé.
— Voici une mistraille, annonça-t-il d’une voix suffisamment forte pour
que toutes les Chimères l’entendent. C’est une arme redoutable.
— Elle n’a même pas de lame, remarqua Dashaé.
— Parce qu’elle n’en a pas besoin.
L’inventeur fouilla dans la boîte en bois et en retira un chargeur
circulaire. Il s’assura qu’il contenait des balles et le fixa à la mistraille.
— Ce dispositif permet d’introduire soixante-dix cartouches dans le
chargeur.
— Des cartouches ? répéta Cercika. Comme on met dans les stylos ?
— L’analogie est très intéressante, admit Skaïe. Au lieu de contenir de
l’encre, ces capsules en métal sont remplies de poudre noire. Lorsque celle-
ci explose dans le canon de la mistraille, les balles sont projetées à
l’extérieur à une vitesse incroyable. Leur pointe acérée pénètre la chair de
l’ennemi et cause sa mort.
— Tuent-elles seulement les Aculéos ? s’enquit Cyréna.
— Malheureusement, non. Vous devrez être très prudents lorsque vous
utiliserez cette arme.
— Fais-nous une démonstration, exigea Ilo.
— Certainement.
Skaïe avisa les mannequins à l’autre extrémité de la clairière.
— Maintenant, il est très important que vous restiez tous derrière moi,
ordonna-t-il.
Il se tourna ensuite vers Wellan.
— Peux-tu t’assurer que personne ne se trouve dans cette forêt derrière
les cibles ? Je ne m’en remettrais jamais si je blessais quelqu’un.
— Tous les Chevaliers sont ici. Tu as le champ libre.
L’inventeur dirigea son attention sur son public.
— Pour utiliser une mistraille, vous devez d’abord retirer son cran de
sûreté comme ceci. Ensuite, vous pointez le canon vers votre ennemi et
vous pressez sur la détente. Vous avez le choix de ne tirer qu’une seule balle
à la fois ou d’en tirer plusieurs en gardant le doigt sur la gâchette.
Dans un bruit d’enfer, Skaïe vida son chargeur en quelques secondes,
coupant le mannequin de paille en deux. Il chassa la fumée devant son
visage et pivota de nouveau vers les Chimères. Elles étaient pétrifiées.
— Sommes-nous obligés d’utiliser autant de cartouches pour tuer un
seul Aculéos ? demanda Slava en se ressaisissant le premier.
— Pas du tout, l’informa l’inventeur. Je vous recommande plutôt d’en
faucher le plus grand nombre possible avec un seul chargeur en effectuant
un mouvement d’éventail avec le canon. Mais n’oubliez jamais de vous
assurer que vous ne risquez pas de toucher vos compagnons qui pourraient
se trouver à proximité de votre cible.
— Ça va de soi, commenta Ilo.
— Et combien de ces armes as-tu apportées ? s’informa Audax.
— Cinq cents, mais j’en recevrai d’autres sous peu.
— Pourrions-nous les essayer ? l’implora Antalya.
— Bien sûr, mais je veux que vous soyez conscients que le nombre de
balles est limité pour l’instant, alors ne vous amusez pas à vider les
chargeurs. Je vous en ferai livrer d’autres bientôt et vous devrez aussi
apprendre à insérer les cartouches à l’intérieur.
Skaïe ouvrit les caisses une à une et Wellan se chargea de remettre les
mistrailles aux soldats.
— Chimères, c’est le moment de faire valoir la discipline qui vous
différencie des autres divisions ! les exhorta Ilo. Qu’aucun de vous ne
décharge cette arme ailleurs que sur les cibles. Je vais maintenant vous
diviser en petits groupes pour que vous ne tiriez pas tous en même temps.
Audax écouta ses recommandations sans cacher son admiration. Il reçut
lui aussi une mistraille et un chargeur et alla se placer en compagnie de
Sierra sur une des lignes qui se formaient. Quand ce fut à son tour de tirer, il
épaula l’arme comme il avait vu Skaïe le faire et appuya sur la détente. La
puissance de la mistraille le surprit. Malgré sa carrure et sa force physique,
il se sentit repoussé vers l’arrière et dut planter ses pieds dans le sol pour
rester en place.
Un peu plus loin, Sierra faisait les mêmes constatations. « Il faudra nous
habituer à cette nouvelle façon de combattre », songea-t-elle. Elle abaissa
l’arme et s’approcha de Skaïe.
— Il était temps, lâcha-t-elle, comblée.
L’inventeur se promena d’un groupe à l’autre et répondit à toutes les
questions des Chimères. Ilo avait raison : leur discipline leur permit d’en
faire rapidement un bon usage.
— Prêt à retourner à la forteresse ? lui demanda alors Wellan.
— Il le faut, sinon ma femme ne me laissera plus repartir.
— Quand recevras-tu les prochaines mistrailles ? s’enquit Sierra.
— Demain ou après-demain, je pense. Je pourrai les offrir à une autre
division.
— Je vais y réfléchir. Communique avec moi dès que tu les auras et
j’enverrai Wellan te chercher.
— Oh ! Un dernier conseil ! Gardez ces armes en lieu sûr ! Elles ne
doivent jamais tomber entre les mains de vos ennemis !
Wellan disparut avec lui.
UNE NOUVELLE ÈRE

K ennedy, le chef de la police, habitait un grand logement au dernier


étage du plus haut immeuble de la forteresse d’Antarès. Selon la
fenêtre à laquelle il se tenait, il pouvait donc regarder ce qui se passait tant
dans la cour qu’à l’intérieur de la cité et même au loin, en direction de
Brillarbourg. Kennedy n’aimait pas être pris au dépourvu. Il voulait tout
voir et tout savoir. « Si j’étais un animal, je serais sans doute un aigle », se
disait-il souvent.
Tous les matins, l’inspecteur suivait religieusement la même routine. Il
se levait avant le soleil, faisait son lit, puis s’installait au milieu du salon
pour procéder à sa séance d’étirements et de musculation pendant une
heure. Il prenait ensuite une douche, préparait son déjeuner santé, ramassait
le journal devant sa porte et allait le lire en mangeant. Kennedy ne s’était
jamais marié parce que la seule femme qu’il avait aimée était décédée d’une
maladie foudroyante quelques semaines après leurs fiançailles. Une fois par
mois, il allait porter des fleurs sur sa tombe au cimetière de Brillarbourg. Il
lui parlait tout bas, mais n’entendait jamais ses réponses. Le policier ne
croyait pas à tout ce que racontaient les prêtres au sujet des châtiments
qu’imposaient les dieux à ceux qui avaient refusé de croire en eux. Il
préférait penser que sa dulcinée l’attendait dans un endroit merveilleux où
elle était à l’abri du chagrin.
Kennedy était un homme secret, qui ne parlait jamais de son passé, de
ses passe-temps ou de ses émotions. Tous ceux qui le connaissaient, même
depuis longtemps, étaient persuadés qu’il ne vivait que pour son travail.
D’aussi loin que ses hommes se souvenaient, leur patron n’avait jamais pris
de vacances. Il était à son poste tous les jours de l’année. Ce n’était pas que
Kennedy détestait les congés. Il ne savait tout simplement pas où aller, bien
que, secrètement, il rêvait de visiter un jour les campements des Chevaliers
sur le front. Toutefois, il était bien trop réservé pour en faire la demande à la
grande commandante.
Comme à son habitude, ce matin-là, Kennedy arriva au poste de police
avant le changement du personnel. Il salua le préposé de nuit à l’accueil et
grimpa à son bureau. Il fit chauffer de l’eau pour son café, puis consulta les
derniers rapports déposés sur sa table de travail à la lumière de la lampe que
lui avaient offerte ses constables pour ses vingt-cinq ans de service. Tout en
savourant la boisson chaude, Kennedy sépara les documents en deux piles :
une à classer et l’autre pour traitement durant la journée. Il se rendit ensuite
à la salle de surveillance, que l’équipe de nuit était sur le point de quitter. Il
ne s’était pas passé grand-chose depuis la veille. Deux hommes, qui
s’étaient battus dans la rue à leur sortie de la taverne, avaient été arrêtés.
« Qu’ils réfléchissent à leur conduite inacceptable en prison », songea
l’inspecteur.
Il accueillit ensuite l’équipe du matin et alla s’enfermer dans son bureau
pour se pencher sur les dossiers les plus urgents. Lorsque la forteresse
commença enfin à se réveiller, il communiqua avec les divers services qui
lui permettaient de fonctionner et s’assura que tout allait bien. Les dernières
semaines avaient été éprouvantes pour les Antaressois, alors il tenait à leur
faciliter la vie. Kennedy aimait que les choses tournent rondement.
Il parcourut un rapport sur de petits larcins commis dans quelques
commerces de l’avenue centrale de la cité. Les objets dérobés n’avaient pas
une grande valeur, ce qui lui fit penser qu’il s’agissait sans doute d’un jeune
voleur. Il prit note de demander à ses constables de jeter un œil aux images
captées par les détectors de sécurité de ces marchands. Une alarme résonna
alors dans sa tête et il leva les yeux des papiers. Un homme était assis dans
le fauteuil de l’autre côté de son bureau. Kennedy n’avait pas entendu la
porte s’ouvrir et il avait pourtant l’oreille fine.
— Comment êtes-vous entré ici ? tonna-t-il, mécontent.
— Est-ce vraiment important ? répondit Salocin. Je suis ici pour vous
féliciter de votre bon travail et pour vous offrir mon aide lorsque vous en
aurez besoin.
— Vous êtes l’homme qui a effrayé le docteur Eaodhin dans les jardins,
le reconnut le policier.
— Je vous assure que je me suis montré d’une grande courtoisie. Elle
n’a pas l’habitude de fréquenter des sorciers, voilà tout. Ne me regardez pas
comme si j’étais un vulgaire malfaiteur et rappelez-vous que j’ai sauvé la
vie de votre nouveau roi lorsque le meurtrier de ses beaux-parents a voulu
l’éliminer dans le grenier du palais.
Kennedy n’avait trouvé aucune preuve de ce qu’avançait le mage.
— De quelle façon me viendriez-vous en aide ? demanda-t-il plutôt.
— Je solutionne facilement les impasses. J’aimerais également vous
faire changer d’avis au sujet des sorciers.
— Ce sera plus difficile.
— Je m’appelle Salocin. Lorsque vous voudrez avoir recours à mes
services, prononcez mon nom. Je vous entendrai peu importe où je suis.
Tout comme vous, j’ai le bonheur d’Alnilam à cœur. Ne l’oubliez pas.
Salocin salua Kennedy et s’évapora. Il se matérialisa au beau milieu de
la foule matinale sur la grande avenue. Tout le monde était si pressé que
personne ne remarqua son apparition soudaine. Le sorcier scruta les vitrines
à la recherche d’un présent qui pourrait plaire à Eaodhin. Il s’arrêta
finalement devant une parfumerie où une belle bouteille en forme de fleur
avait attiré son regard. Il entra dans la boutique et demanda à humer sa
fragrance.
— C’est enivrant, apprécia-t-il.
— Ce parfum exotique nous parvient directement de Mirach, mais il est
très dispendieux.
— La dame à qui je vais l’offrir le mérite, monsieur.
Salocin sortit de la poche de son manteau les statères qu’il venait d’y
faire apparaître.

Au même moment, au palais, Kharla venait de quitter Skaïe pour aller


s’occuper des affaires de l’État dans sa bibliothèque. Elle n’avait presque
rien mangé, mais son savant mari ne s’en était pas rendu compte.
Uniquement préoccupé par l’arrivée d’une nouvelle cargaison de
mistrailles, il l’avait embrassée et s’était précipité à son laboratoire.
Kharla commença par étudier les documents que Cormick avait laissés
sur son bureau. Au bout de quelques minutes, elle regretta d’avoir choisi de
porter un corset en brocard pardessus sa robe bordeaux, car elle s’y sentait
très à l’étroit tout à coup. Des gouttes de sueur glissèrent sur ses tempes.
Incommodée par la chaleur, la haute-reine se précipita sur l’une des
grandes fenêtres à carreaux et l’ouvrit toute grande pour respirer l’air frais
de l’hiver. Cormick entra à ce moment-là.
— Votre Majesté, vous allez prendre froid ! s’alarma-t-il.
— Ne voyez-vous donc pas que j’étouffe ? Je vous en prie, aidez-moi à
sortir de cette gaine.
— Mais…
— Faites ce que je vous demande, Cormick.
Le secrétaire déposa ses documents sur le bureau et peina à défaire les
nœuds pour relâcher les lacets dans le dos de la souveraine, ce qui permit à
celle-ci de dégrafer son corset par le devant. Le vêtement tomba sur le
plancher. Cormick le ramassa et alla le déposer sur le sofa.
— Merci, haleta-t-elle en retournant s’asseoir.
Cormick en profita pour fermer la fenêtre.
— Je suis disposée à vous écouter, maintenant, déclara Kharla,
soulagée.
Il lui dressa la liste de ses rendez-vous de la journée.
— Heureusement, vous n’avez rien ce matin, termina-t-il. Vous pourrez
vous reposer un peu. Je comprends votre empressement de vous mettre à
jour dans tous vos dossiers, mais il ne faudrait pas vous surmener non plus,
Votre Majesté. Antarès a besoin d’une haute-reine forte et en santé.
— Je ferai de mon mieux, Cormick. Y a-t-il autre chose ?
— Seulement les deux décrets que vous m’avez dictés hier et que vous
devez signer aujourd’hui.
Kharla y appliqua sa signature sans même les consulter. Le secrétaire se
courba devant elle et quitta le salon en emportant les documents. Dès qu’il
eut franchi la porte, elle essuya la sueur sur son front. Au lieu d’appeler un
serviteur pour lui verser de l’eau, elle marcha jusqu’à la console et le fit
elle-même. C’est alors que Carenza apparut près d’elle, la faisant sursauter.
— Je suis désolée de vous avoir effrayée.
— Ce n’est rien. Je suis ravie de vous revoir, Carenza.
— Vous vous débrouillez avec toutes ces obligations ?
— J’y ai été préparée toute ma vie par ma mère. En ce moment, ça
représente beaucoup de travail en raison du départ de mes parents, mais je
m’en sortirai.
La nouvelle venue lui apprit que les sorciers étaient en train d’expulser
tous les prêtres des temples et de rendre ces édifices au peuple. Elle lui
parla ensuite de Patris, le véritable créateur de toutes choses.
— C’est lui que nous devrions vénérer, insista Carenza. Mieux encore,
il n’exige pas que nous le fassions dans des endroits dirigés par des hommes
qui prétendent connaître sa volonté. Tout ce que Patris désire, c’est que
nous nous aimions les uns les autres.
— Ça me paraît déjà plus raisonnable. Dites-moi, Carenza, y a-t-il
quelque chose que vous aimeriez faire à Antarès ?
— J’aimerais bien voir toutes ces belles boutiques que je n’ai
qu’entrevues lors de votre mariage.
— La garde royale insistera pour nous accompagner, ce qui pourrait
gâcher notre plaisir…
— Je connais une autre façon.
Kharla fut aussitôt enveloppée dans un manteau gris à capuchon tout
comme la sorcière et se retrouva sur l’avenue principale.
— Je n’avais pas pensé à la magie…
Les deux femmes s’arrêtèrent dans tous les commerces. Carenza
s’étonna de tout ce qu’elle voyait.
— La vie des humains est très riche en couleurs et en saveurs,
commenta-t-elle.
— Mais ils n’en ont jamais assez.
La sorcière s’extasia devant la vitrine d’un marchand de tissus. Kharla
l’y fit donc entrer et observa sa réaction devant plusieurs étoffes imprimées.
— J’ai appris à confectionner mes propres vêtements après ma captivité,
avoua-t-elle à la haute-reine. Ainsi, ils me plaisent plus longtemps. Mais je
n’ai jamais eu accès à d’aussi beaux tissus.
Pendant qu’elle s’éloignait pour en caresser d’autres, Kharla alla
commander ceux que la sorcière avait déjà regardés. En exigeant la
discrétion du vendeur, elle lui montra sa bague de haute-reine et lui
demanda de livrer le tout au palais, où Cormick acquitterait la facture. Elle
emmena ensuite sa visiteuse dans une pâtisserie de renom. Elles prirent
place à une petite table et savourèrent des tartelettes aux cerises et du thé.
— Si Aldaric goûtait à ça, il se roulerait par terre, lâcha Carenza en
riant.
Pour lui faire plaisir, Kharla en acheta une douzaine et lui tendit la boîte
attachée avec un beau ruban.
— C’est trop de bonté…
— Vous le méritez, Carenza.
La sorcière les ramena dans le bureau royal et fit disparaître leurs capes.
— Et vous avez un grand cœur, Kharla. Je suis fière d’être votre amie.
Elle remarqua alors les rouleaux de tissu appuyés contre le mur.
— C’est pour vous, lui apprit la souveraine.
— Vraiment ?
Carenza serra Kharla dans ses bras, puis recula. Un large sourire
éclairait son visage.
— Toutes mes félicitations aux futurs parents, fit-elle.
— Quoi ?
— Il y a un petit prince dans votre ventre.
— Oh…
— Ne vous inquiétez pas. Vous serez une bonne maman. Allez, je ne
vous dérange pas davantage. Continuez de diriger ce pays comme vous le
faites.
Kharla était si étonnée d’apprendre qu’elle était enceinte qu’elle ne
prononça plus un seul mot. Elle se contenta de saluer la sorcière de la tête
avant que celle-ci disparaisse avec ses présents.
— C’est donc pour ça que je me sens si mal… murmura la haute-reine.
Elle sortit de la bibliothèque et se dirigea vers le vestibule. Les deux
soldats de la garde royale lui emboîtèrent immédiatement le pas. Ils la
suivirent jusqu’à l’hôpital en s’assurant que personne ne l’importune.
Kharla s’arrêta à l’accueil et demanda à voir le docteur Eaodhin. La
préposée la fit tout de suite appeler, car nul n’était censé faire attendre la
souveraine.
— Êtes-vous souffrante, Votre Majesté ? s’alarma la femme médecin en
accourant.
— J’ai besoin que vous me confirmiez quelque chose. Emmenez-moi
dans une salle d’examen, je vous prie.
Eaodhin la pria de la suivre, mais exigea que ses gardes du corps restent
à l’extérieur de la pièce. Elle referma la porte et se tourna vers son illustre
patiente.
— De quoi s’agit-il ?
— Pouvez-vous me dire si j’attends un enfant ?
— Une prise de sang et un test d’urine pourraient certainement nous le
confirmer.
— Faites-le maintenant.
Kharla n’attendit pas sa réponse et s’assit sur la table d’examen.
Eaodhin tira un peu de son sang et lui demanda d’aller remplir le petit
flacon dans la salle de bain. Elle expédia tout de suite les échantillons au
laboratoire en donnant l’ordre aux techniciens de mettre de côté ce qu’ils
étaient en train de faire pour les analyser. En attendant les résultats, Eaodhin
en profita pour procéder à un examen général de sa patiente et lui annonça
qu’elle était bien portante.
Un jeune homme en blouse blanche lui apporta alors un rapport de
quelques feuilles. Eaodhin le parcourut rapidement, puis leva les yeux sur
Kharla.
— Toutes mes félicitations, Votre Majesté. Vous êtes enceinte de cinq
semaines.
« Carenza avait raison… », songea la haute-reine.
— Merci, docteur. Maintenant, je dois trouver une façon de l’annoncer à
mon mari avant d’en informer le peuple.
— Nous garderons le secret.
Kharla retourna au palais avec ses escortes. Dès qu’elle fut dans la
bibliothèque, elle fit appeler Cormick. Le jeune homme laissa son travail en
plan et accourut.
— Je suis là, Votre Majesté !
— Allez chercher mon mari et soyez discret.
— J’aimerais vous obéir, mais il est allé livrer ses nouvelles armes sur
le front.
— Quoi ?
— Je vais voir si je peux trouver une façon de le faire rentrer au palais.
Il recula jusqu’à la porte qu’il referma pour ne pas subir la colère de la
haute-reine.
MÉFIANCE

M ême s’il n’était pas une personne très chaleureuse, Olsson parvint à
évincer les prêtres de tous les temples de Hadar et d’Ankaa sans se
mettre la population à dos. Puisque ces deux royaumes comptaient peu
d’édifices religieux, il s’acquitta assez rapidement de cette tâche. Surtout
préoccupés par la culture, les habitants se déclarèrent heureux de pouvoir
transformer ces immeubles en salles de spectacle, en musées et en lieux
d’exposition.
Fier de lui, Olsson décida d’aller voir comment se débrouillait Ackley
avant de retourner chez lui. Toutefois, il ne voulut pas lui faire connaître sa
présence, car il doutait de sa sincérité depuis son arrivée dans le groupe de
sorciers. Olsson voulait seulement l’observer. Il s’entoura donc d’un écran
qui masqua sa magie et ramena son capuchon sur sa tête. Lors du tirage au
sort des pierres qui attribuaient à chaque mage un pays à purger, Ackley
avait reçu celle d’Einath, un royaume où il y avait plus de temples que de
fidèles. Olsson s’y rendit et constata rapidement qu’à peine un tiers des
établissements du culte avaient été laïcisés.
Il localisa Ackley dans un magnifique temple aux murs de calcaire bleu
démesurément hauts, couverts de bas-reliefs représentant non seulement le
panthéon de Viatla, mais également les nombreux prêtres qui l’avaient
servie depuis des temps immémoriaux. Il y avait aussi des motifs de fleurs,
de plantes, d’animaux connus et de créatures étranges. Ses nombreux toits
superposés en tuiles noires et sa haute tour centrale, au pied de laquelle
s’étendait le bassin sacré de la déesse, le complétaient.
Olsson se mêla à la foule de curieux qui s’étaient rassemblés sur l’allée
menant au parvis du temple.
Ses portes monumentales s’ouvrirent brusquement et une dizaine de
prêtres furent projetés dehors, comme si une armée venait de s’emparer des
lieux. Ackley les suivit, le visage déformé par la colère. Il ne ressemblait
plus du tout à l’homme innocent qui s’était réfugié chez Carenza. Les
fidèles se mirent à l’injurier, mais ne trouvèrent aucune pierre à lui lancer.
— Nous ne voulons pas de sorciers à Einath ! cria un homme.
— Retourne d’où tu viens ! fit un autre.
— Viatla est morte, pauvres fous ! riposta Ackley. Vous n’avez plus
besoin de ces imposteurs qui continuent de vous mentir ! Allez plutôt
discuter entre vous de ce que vous ferez de cet endroit, car les prêtres n’y
retourneront plus jamais !
— C’est toi qui vas partir !
La foule s’avança vers le mage de façon menaçante. Au lieu de les
calmer, Ackley projeta des décharges fulgurantes à leurs pieds qui leur
firent finalement prendre la fuite. Olsson n’eut plus d’autre choix que
d’intervenir. Il se rendit visible, rejeta son capuchon sur ses épaules et
marcha résolument vers le sorcier. Celui-ci blêmit d’un seul coup. Sans lui
demander ce qu’il en pensait, Olsson le transporta devant la foule qui fuyait,
lui barrant la route. Les gens s’arrêtèrent, effrayés.
— Les sorciers ne débarrassent pas les temples de leurs mystagogues
par simple plaisir, expliqua Olsson d’une voix calme mais puissante. Ils le
font à la demande de Patris, le créateur de l’univers et le père de Viatla.
Cette révélation sema la confusion dans l’esprit des fidèles.
— La déesse a été assassinée par son propre fils, le dieu Javad. Patris ne
veut pas que vous adoriez celui-ci à sa place.
*Il vous demande plutôt de cesser de vénérer qui que ce soit. Il
préférerait que vous transformiez ce temple en un lieu qui servira à d’autres
usages. Ce pourrait être un musée, une bibliothèque ou même un hôpital. À
vous de choisir sa nouvelle vocation.
— Pourquoi ne pas en faire un temple à Patris ? suggéra une femme.
— Parce qu’il n’en veut pas. Il vit déjà dans vos cœurs. Vous n’avez
besoin d’aucun intermédiaire pour lui parler. Il vous entend où que vous
soyez et, dans sa très grande bonté, il vous fournira des signes qui vous
serviront de réponses. Telle est sa volonté.
Les murmures apaisés des ouailles firent comprendre à Olsson que ses
paroles avaient réussi à les convaincre.
— Allez maintenant discuter entre vous afin de décider de votre avenir.
Olsson attendit que les gens se soient éloignés avant de ramener Ackley
dans l’édifice maintenant désert. Ils se retrouvèrent aussitôt dans le grand
vestibule.
— Mais qu’est-ce que tu essayais de faire ? tonna Olsson, furieux.
Détruire à tout jamais la réputation des sorciers à Alnilam ?
— Je n’ai pas ta facilité pour parler aux humains, s’excusa Ackley, avec
un air contrit.
— Carenza a pourtant été très claire quand elle nous a demandé de ne
pas user de violence.
— C’est vrai, mais elle ne nous a pas dit comment nous y prendre et je
n’ai pas osé vous le demander. Merci de m’avoir servi d’exemple, Olsson.
— Il te reste un très grand nombre de temples à purifier. Ne perds pas
trop de temps. Et sache que je te garderai à l’œil.
— Je ne te décevrai pas.
Ackley contenait sa colère de son mieux, mais il rêvait du moment où il
pourrait se venger de tous ceux qui lui disaient continuellement quoi faire.
— Je m’y mets même tout de suite.
Il se courba devant Olsson et disparut. Ce dernier s’attarda dans le
temple. Il en avait vu beaucoup à Hadar et à Ankaa, mais aucun ne
ressemblait à celui-là. Il prit le temps de le visiter en entier et d’admirer la
richesse de sa décoration.
« Quel bel endroit », songea le sorcier en s’arrêtant devant l’autel
recouvert de feuilles d’or. Derrière s’élevait une statue de Viatla sous sa
forme animale. D’un geste de la main, Olsson la fit disparaître.
Lorsqu’il retourna dans le vestibule, il s’assura qu’Ackley avait bel et
bien jeté le sort qui empêcherait les prêtres de remettre les pieds dans
l’immeuble. Il flaira ensuite la piste magique du mage et le suivit
discrètement jusqu’au temple suivant sous un écran d’invisibilité. Il se
faufila parmi les fidèles qui venaient d’en sortir et attendit de voir de quelle
façon Ackley traiterait les mystagogues. Un sourire de satisfaction s’étira
sur ses lèvres quand il les vit sortir en protestant, mais sans être bousculés.
Le sorcier avait appris sa leçon. Il tint alors à la foule à peu près le même
discours que lui.
La nuit était en train d’obscurcir l’ouest du continent, alors Olsson se
transporta à Mirach, dans la cour de la forteresse qui portait désormais le
nom de Diamas Deserti. Il aperçut Carenza, sur le balcon de sa chambre, en
train d’observer les premières étoiles avec son télescope.
— C’est un merveilleux cadeau que tu m’as fait, Olsson. Je peux
presque toucher le ciel.
— Je savais qu’il te plairait. Il n’est pas trop difficile à manipuler, au
moins ?
— Pas du tout. Je t’en prie, rejoins-moi dans le hall.
— Avec plaisir.
Olsson marcha vers l’entrée du palais de la sorcière. Il arriva en même
temps qu’elle dans la grande pièce.
Ils prirent place dans les moelleux fauteuils disposés devant l’âtre où
brûlait un feu magique.
— Tu as donc fait le tour de tous tes temples, constata Olsson.
— Tout comme toi, on dirait.
— C’était plus facile que je l’avais d’abord pensé. J’ai même eu
l’impression que les prêtres savaient déjà ce qui les attendait. La plupart ne
m’ont opposé aucune résistance.
— Ce fut la même chose de mon côté. Mais j’avoue que j’ai aussi utilisé
un sort de persuasion afin d’éviter tout affrontement.
— Aldaric n’est pas encore rentré ?
— Est-ce que ça t’étonne vraiment ? plaisanta Carenza. Cet homme est
si doux qu’il fait certainement attention de ne pas heurter la sensibilité de
qui que ce soit. À mon avis, il ne sera pas de retour avant des semaines. Je
ne fais pas la cuisine aussi bien que lui, mais que dirais-tu de manger avec
moi, ce soir ?
— Je ne veux pas que tu te donnes tout ce mal. Laisse-moi m’en
occuper.
— Tu as ce talent ?
— Non. Je préfère utiliser la magie.
Olsson fit apparaître sur la table deux assiettes de saumon braisé sur un
nid de riz blanc et de légumes grillés.
— Qu’en dis-tu ?
Carenza s’approcha du repas en humant l’air.
— C’est très alléchant. Me permets-tu d’aller chercher du vin ?
— Pourquoi pas ?
Pendant que la sorcière se dirigeait vers la cuisine, Olsson s’assit devant
son assiette et en profita pour localiser Ackley. Malgré l’heure tardive, il
venait d’entrer dans un autre temple où l’office du soir commençait à peine.
« Il a compris qu’il devait accélérer la cadence », se réjouit-il.
Carenza revint avec deux coupes et une bouteille qu’elle déboucha en
un tour de main.
— Merci d’être là, Olsson. Je me sens bien seule sans Aldaric.
Elle versa le vin et goûta au poisson.
— C’est vraiment divin. Où as-tu trouvé ce délice ?
— Dans une des salles à manger du palais d’Ankaa. Je suis capable de
préparer mes propres repas, mais il m’arrive de vouloir un peu de variété.
— Aldaric ne me le permettrait jamais.
Carenza se régala sans rien dire pendant quelques minutes.
— Aujourd’hui, j’ai vu une autre facette de notre ami Ackley, lui dit
alors Olsson. Il utilisait une méthode plutôt brutale et expéditive pour se
débarrasser des prêtres.
— Tu l’as espionné ?
— J’avoue que oui et je ne le regrette pas. Sa rudesse était en train de
nous nuire.
— Ackley est pourtant aussi doux qu’Aldaric.
— Quand il se trouve ici, c’est vrai. Mais j’ai vu son véritable visage et
je ne comprends pas pourquoi il s’entête à rester auprès de nous s’il ne croit
pas à nos méthodes.
Carenza continua de manger en réfléchissant.
— Il doit maintenant savoir qu’il ne peut rien contre nous, dit-elle
finalement.
— Et s’il avait uniquement reçu l’ordre de nous surveiller ?
— Pour le compte de Javad ?
— Ce n’est pas impossible.
— Alors, nous avons deux choix. Ou bien nous l’acculons au pied du
mur pour lui faire tout avouer, ou bien nous l’occupons sans arrêt pour
l’empêcher de nous faire du tort.
— Tu sais déjà quelle solution je préconise.
— La violence engendre la violence, Olsson.
— Nous n’avons pas besoin d’un nouveau Lizovyk.
— Attendons le retour des autres pour décider de son sort, d’accord ?
Olsson baissa les yeux sur son assiette et mangea en silence. Pour lui
changer les idées, Carenza lui raconta sa journée à la forteresse d’Antarès.
Elle avait maintenant suffisamment de tissu pour se fabriquer des dizaines
de robes différentes.
— Et que dire des délices que confectionnent les pâtissiers… Je te ferai
goûter à une tartelette aux cerises tout à l’heure. Tu ne pourras plus t’en
passer.
— J’ignorais que tu allais faire tes emplettes aussi loin.
— En fait, je me suis rendue chez la haute-reine pour la mettre au
courant de nos progrès dans les temples. Quand elle m’a demandé ce que
j’aimerais faire, je lui ai dit que je voulais voir la cité de plus près. Nous
sommes entrées dans toutes les boutiques. C’était vraiment excitant. Je crois
que je m’habituerais facilement à ce genre de vie.
— Pourquoi pas ? Lorsque nous aurons vaincu tous nos ennemis, nous
pourrons aller où nous le désirons.
— Et toi, tu feras quoi ?
— Tu me connais mieux que ça, Carenza. Je vis au jour le jour.
— Mais au fond de ton cœur, il y a un rêve.
— Si tu l’as déjà deviné, pourquoi me questionnes-tu ?
— Tu trouveras l’amour encore une fois et tu seras heureux.
— Ta vasque te montre l’avenir, maintenant ?
— Parfois. Je ne connais pas tous ses pouvoirs.
— Ne m’en dis pas plus. Je ne veux même pas savoir qui tentera de
ravir mon cœur.
Pendant le reste du repas, Olsson écouta son amie lui décrire tout ce
qu’elle avait vu dans la cité. Elle alla ensuite préparer du thé.
— Tu quitterais la tranquillité de cet endroit pour vivre dans une ville
bruyante qui ne sent pas bon ? la taquina-t-il.
— Je crois que oui. J’ai passé trop de temps dans une cage.
Olsson regarda par la fenêtre. La lune éclairait le désert.
— Il se fait tard, constata-t-il.
— Pourquoi ne viens-tu pas t’installer ici au lieu de vivre en ermite dans
un volcan glacé ? Tu sais bien qu’ensemble, nous sommes beaucoup plus
forts que chacun de notre côté.
— Je n’aime pas m’imposer.
— C’est moi qui te l’offre. Non seulement j’ai suffisamment de
chambres pour tout le monde, mais si tu habitais chez moi, tu pourrais
garder Ackley à l’œil.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je vais aller chercher les quelques
effets auxquels je tiens. Mais avant, laisse-moi te débarrasser des couverts.
— Non, je t’en prie, laisse-les-moi. Je vais commencer à collectionner
toute la vaisselle que je trouve.
Son emballement fit sourire le sorcier.
— Je t’apporterai aussi la mienne, dans ce cas, promit-il.
Il prit la main de Carenza et y déposa un baiser.
— Je ne sais pas à quelle heure je reviendrai. Ne m’attends pas.
Olsson disparut. La sorcière alla laver les belles assiettes et les
ustensiles, puis les rangea avec les autres dans l’armoire de la cuisine. Elle
sortit ensuite dans la cour et admira le ciel étoilé pendant de longues
minutes avant de grimper sur l’étroite plateforme où reposait la vasque
magique. Elle s’assit en tailleur.
— Montre-moi Ackley.
Une image se forma à la surface de l’eau. Carenza vit le sorcier en train
de manger dans une taverne d’Einath. Il était seul dans un coin et ne se
préoccupait pas des autres clients autour de lui.
— À quoi pense-t-il ?
L’eau s’obscurcit et ne lui présenta que le néant.
— Il nous bloque son esprit, comprit-elle. Que prépare-t-il ?
La vasque demeura inerte. Carenza retourna donc sur son balcon pour
utiliser encore une fois son télescope. Elle finit par entendre du bruit dans
son palais. Olsson était de retour et il avait choisi sa chambre, où il était en
train de s’installer.
FÉLICITÉ

A près la démonstration des mistrailles chez les Chimères, Wellan


ramena Skaïe à son laboratoire de la forteresse d’Antarès. La
réaction des soldats devant ce nouveau type de parabellum avait été
excellente et le jeune inventeur était sûr qu’ils en feraient bon usage.
— Merci d’avoir tenu ta promesse d’aider les Chevaliers à gagner cette
guerre, lui dit Wellan. Je sais que Sierra réclame de meilleures armes depuis
des années.
— Je sais, mais mon illustre confrère est un rêveur qui veut surtout
améliorer le quotidien des Alnilamiens. Il oublie souvent qu’ils n’auront
aucun avenir si nous n’arrêtons pas bientôt l’invasion des Aculéos. Il ne
faut pas lui en vouloir.
— Je reviendrai quand tu auras reçu la prochaine livraison de
mistrailles.
— Non, attends ! J’ai quelque chose pour toi.
Skaïe fouilla dans un grand tiroir et revint avec un petit appareil
rectangulaire tout noir qui tenait au creux de sa main.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Wellan.
— La nouvelle génération de movibilis. Quand j’ai fabriqué la première,
j’ignorais ce qui se passait sur le front et qu’il était difficile pour les
commandants de transporter un dispositif aussi volumineux. Je l’ai donc
miniaturisé. J’en possède quelques prototypes. Les autres sont en
production, mais je devrai quand même les programmer moi-même
lorsqu’ils me seront livrés. Je t’offre celui-ci afin de pouvoir te contacter si
Sierra n’est pas disponible. Ton numéro à quatre chiffres est écrit juste au-
dessus du clavier. Les deux petites grilles circulaires remplacent les
embouts.
— Je devrai quand même demander la permission de la grande
commandante avant de quitter le campement pour venir te chercher.
— Fais pour le mieux.
— Tu n’as pas prévu de petits movibilis pour Sierra et Ilo que je
pourrais leur rapporter ?
— Justement, oui, mais j’aurais besoin que tu me rapportes ceux qui
sont présentement en leur possession pour que je transfère leur programme
sur leurs nouveaux appareils. Ils sont déjà habitués à leurs codes, alors je ne
veux pas les changer.
— Entendu. La sonnerie sur les nouveaux movibilis est-elle aussi
assourdissante que sur les modèles précédents ?
— Hélas, oui, autrement, vous pourriez ne pas l’entendre au milieu
d’une bataille. Je ne l’ai pas choisie pour vous embêter. C’était une
nécessité.
— Je comprends. Merci de me faire suffisamment confiance pour m’en
laisser un.
— Tu nous as prouvé plus d’une fois qu’on pouvait compter sur toi,
Wellan.
— À très bientôt.
Wellan disparut dans son vortex. Skaïe se précipita dans l’entrepôt pour
constater, avec déception, qu’il n’avait encore rien reçu. Odranoel arriva
derrière lui.
— Ne fais pas cette tête-là, l’encouragea-t-il. Je viens de recevoir la
confirmation qu’une autre cargaison arrivera par train à la première heure
demain.
— Excellent ! s’exclama Skaïe, soulagé.
— Comment ça s’est passé sur le front ?
— Plutôt bien, mais je n’en attendais pas moins des Chimères. Je les ai
côtoyées suffisamment longtemps pour savoir que ce sont des soldats
disciplinés qui suivent leurs ordres à la lettre. Je crains que ce ne soit pas
aussi facile avec les autres divisions, sauf pour les Basilics. Ces Chevaliers
sont plus cérébraux que les Manticores et les Salamandres.
— Tu parles comme un vrai général d’armée, le taquina Odranoel.
— Ce que je ne suis vraiment pas, je t’assure.
— Il ne reste que quelques heures avant la fin de la journée. Pourquoi
ne vas-tu pas te reposer ?
— Je dois préparer les transistors sur lesquels j’installerai les puces des
prochains movibilis qui devraient arriver sous peu.
— Est-ce qu’il t’arrive de te détendre, Skaïe ?
— Seulement quand ma femme me fait des menaces.
— Ouais, je m’attendais à une réponse comme celle-là. Allez, ouste,
bourreau de travail.
Le jeune inventeur retourna à son laboratoire pour faire avancer son
projet avant d’être obligé de rentrer au palais.

Dans l’immeuble des serviteurs, Orfhlaith avait été forcée de prendre


congé pour effondrement nerveux lorsqu’elle avait raconté, dans un état
d’hystérie, qu’elle avait vu le fantôme du grand commandant Audax dans
son ancienne chambre de l’édifice des Chevaliers. Fédérica, la servante en
chef, l’avait immédiatement emmenée chez le docteur Leinad pour faire
évaluer sa santé mentale. Celui-ci lui avait fait avaler des calmants, juste
pour pouvoir comprendre ce qu’elle lui racontait. Le psychiatre ne doutait
plus de l’existence des guérisseurs, des magiciens et des sorciers, mais il
n’était pas prêt à admettre celle des revenants. Il avait tout de même ouvert
un dossier sur cet incident et avait ordonné à Orfhlaith de ne reprendre le
travail que deux semaines plus tard.
La jeune femme était au repos complet depuis quelques jours quand
Mackenzie entendit ses parents parler de cette étrange affaire pendant le
repas du matin.
— Mais elle a réellement vu Audax, lâcha-t-il.
Gildric et Théophanie se tournèrent vers lui, étonnés.
— Je l’ai vu également et Kharllann aussi. Je vous jure que ce n’était
pas un fantôme, insista-t-il.
— Pourquoi ne nous en as-tu pas parlé quand ça t’est arrivé ? lui
reprocha le père.
— Je ne voulais pas que vous me traîniez chez le psychiatre moi aussi.
Cette servante n’est pas folle et vous serez obligés de l’admettre quand
Audax reviendra avec les Chevaliers au répit.
— D’ici là, ne parle de cette aventure à personne, l’avertit la mère.
Mackenzie avala une dernière bouchée de gruau et se leva.
— Je file au travail.
— Il est encore très tôt, lui fit remarquer Gildric.
— Le vétérinaire est censé passer ce matin, mais nous ignorons à quelle
heure.
Il embrassa ses parents et quitta l’appartement.
Même si sa famille faisait désormais partie de l’entourage de la haute-
reine, Gildric avait conservé son emploi à la forge et Mackenzie à l’écurie.
Seule Théophanie avait changé de fonctions. Elle s’occupait maintenant
exclusivement de Kharla avec Marinella.
Au lieu de quitter le palais et de traverser la cour pour se rendre à son
poste, le jeune palefrenier piqua vers l’immeuble où il avait habité toute sa
vie. Il trouva la servante en chef qui sortait de chez elle.
— Fédérica, pourrais-tu me conduire auprès d’Orfhlaith, s’il te plaît ?
— Qu’est-ce que tu lui veux, Mackenzie ?
— J’aimerais lui souhaiter un prompt rétablissement.
— Alors, suis-moi.
Fédérica lui fit descendre deux escaliers et lui pointa la porte en
question.
— Inutile de frapper, précisa-t-elle. Elle ne répondra pas. Tu peux y
aller. Ce n’est pas verrouillé.
— Merci, Fédérica.
Mackenzie entra dans le minuscule appartement. Il trouva la servante
assise dans un fauteuil à bascule devant la fenêtre. Enveloppée dans un
châle, elle se berçait en regardant dehors. Le garçon s’approcha et découvrit
que c’était le cimetière de la cour qu’elle surveillait. Pour ne pas l’effrayer,
il la contourna. Orfhlaith leva des yeux rougis sur lui.
— Tu ne me connais pas, mais moi, j’ai entendu parler de ce qui t’est
arrivé. Je veux que tu saches que je l’ai vu aussi.
— Audax ? s’étrangla-t-elle.
— Oui.
— Pourquoi nous hante-t-il ?
— En fait, c’est plus compliqué que ça. Il a réussi à s’échapper du
monde des morts.
— Mais son corps devrait être tout pourri puisqu’il est sous la terre
depuis plus de dix ans…
— Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il n’est pas un spectre. Je l’ai
touché et il est aussi solide que toi et moi. Je lui ai même fourni un cheval
pour qu’il puisse rejoindre son armée dans le Nord.
Orfhlaith se cacha le visage dans les mains.
— Au lieu de hurler et de prendre la fuite, j’aurais dû rester pour lui
parler… sanglota-t-elle.
— Tu ne pouvais pas savoir qu’il était revenu à la vie. Ce n’est pas
quelque chose qu’on voit tous les jours. J’espère que cette nouvelle t’aidera
à te remettre du choc.
Puisqu’elle n’arrêtait plus de pleurer, Mackenzie la quitta pour se rendre
à l’écurie. Il eut tellement de travail ce jour-là qu’il ne vit pas le temps
passer. Lorsqu’il rentra finalement au palais, il rencontra Skaïe qui revenait
des laboratoires.
— Tout va bien, Votre Majesté ?
— Arrête de m’appeler ainsi, Mackenzie. Ce n’est pas moi qui dirige le
pays.
— Mais vous êtes le roi quand même. Qu’avez-vous créé, aujourd’hui ?
— Rien du tout. Je suis allé livrer ma dernière invention aux Chimères.
— Aux Chimères ? Avez-vous vu ma sœur ?
— Oui et elle se porte à merveille, le rassura Skaïe. Arrête de t’inquiéter
pour Camryn. Elle est fort bien entourée.
Ils arrivèrent devant les portes et les gardes du palais les laissèrent
passer. Skaïe ne fit pas deux pas que ses serviteurs arrivaient à la course
pour l’escorter jusqu’à sa chambre.
— À plus tard, lui dit Mackenzie en obliquant vers l’ascensum.
L’inventeur fut poussé sous la douche et, lorsqu’il en sortit, ses
vêtements l’attendaient sur son lit.
Pour éviter qu’il s’attarde, ses serviteurs l’aidèrent à s’habiller, puis
l’entraînèrent non pas vers la salle à manger, mais jusqu’à un petit salon
privé. Une table avait été dressée pour deux personnes et des bougies
illuminaient les couverts. Personne n’utilisait du feu pour s’éclairer dans la
forteresse, sauf en cas de panne d’électricité. Inquiet, il s’assit sur la chaise
que lui pointèrent ses serviteurs avant de le laisser seul.
Quelques minutes plus tard, Kharla arriva, serrée dans la robe bleue
qu’elle portait la première fois qu’il l’avait rencontrée, le jour où il l’avait
bousculée en sortant de l’ascensum, ce qui avait fait voler tous ses papiers
dans les airs. La jeune femme fit un tour sur elle-même pour lui donner le
temps de l’admirer.
— Tu t’en souviens ? fit-elle.
— Comme si c’était hier. Cette rencontre électrisante m’a empêché de
dormir pendant des jours.
Kharla s’installa devant lui. Les servantes leur servirent alors un repas
tout simple de poulet et de légumes.
— Tu n’avais pas envie d’être la haute-reine, ce soir ? s’étonna Skaïe.
— Je voulais que cette soirée soit intime, car j’ai plusieurs choses à
t’annoncer. Premièrement, notre nouvelle chambre est enfin prête. C’est là
que nous dormirons à partir de maintenant. Elle est même assez grande pour
y installer un lit d’enfant.
— Pour qui ?
Kharla lui jeta un regard découragé.
— Ne me dis pas que tu veux aller chercher Camryn ?
— Skaïe ! Tu es capable d’effectuer mentalement les calculs les plus
complexes, mais tu n’arrives pas à additionner deux plus deux ?
— Mais oui. Ça fait quatre.
— Fais un effort, s’il te plaît. Le souper en tête à tête, la tenue que je
portais le premier jour, le lit de bébé…
Il était évident à son air hébété qu’il ne comprenait pas ce qu’elle tentait
de lui dire.
— Je suis enceinte !
— Oh…
— Ça t’étonne ?
— Je sais bien que nous avons fait ce qu’il fallait pour que ça arrive un
jour, mais nous ? Moi ? Père ?
— Évidemment qu’il est de toi.
— Kharla, je suis un enfant unique. Je ne connais rien aux bébés. Je n’ai
aucune référence dans ce domaine.
— Comme la plupart des couples qui deviennent parents pour la
première fois, mon chéri.
Submergé par ces nouvelles émotions, Skaïe bondit de sa chaise pour
aller serrer tendrement sa femme contre lui.
— Est-ce que ça te fait peur ? s’inquiéta Kharla.
— Terriblement, mais si tu me montres quoi faire, je pense que je
pourrai y arriver.
— Tout ira très bien. Et puis, ce n’est pas comme si nous n’avions pas
une armée de servantes pour nous aider.
— Qui, elles, s’y connaissent en bébés…
Ils s’embrassèrent pendant un long moment avant de manger leur repas
qui avait refroidi. Ils passèrent le reste de la soirée blottis l’un contre l’autre
sur le sofa, puis étrennèrent leur nouveau lit. Épuisée, Kharla s’endormit
rapidement, mais Skaïe ne put fermer l’œil. Il la quitta sans faire de bruit et
retourna au salon. Son regard s’arrêta sur le beau stationarius doré de la
table d’appoint. Il prit une profonde respiration et s’en empara finalement
pour composer le numéro de la maison de ses parents. Il était tard, mais il
tenait à se vider le cœur pendant qu’il en avait le courage. Il dut attendre de
longues minutes avant que quelqu’un finisse par lui répondre.
— Ici Ignace Forge. Qui m’appelle à une heure pareille ?
— Papa, c’est Skaïe.
Il y eut un long silence, mais le père ne raccrocha pas.
— M’appelles-tu parce que tu es en difficulté ? soupira Ignace, agacé.
— Non, pas du tout. Je voulais seulement que tu saches que je suis
toujours vivant et que la vie m’a souri. Je ne voudrais pas que tu meures en
pensant que je ne suis qu’un fils ingrat. Je vis à Antarès maintenant et je
travaille dans les laboratoires de la forteresse. Mes inventions pourraient
fort bien nous débarrasser des Aculéos une fois pour toutes. Mieux encore,
j’ai épousé la haute-reine Kharlampia et nous allons bientôt avoir un enfant.
Je suis vraiment désolé de n’avoir pas voulu devenir un vétérinaire comme
toi, mais mon destin m’appelait ailleurs. Je t’en prie, répète tout ça à
maman. Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les deux.
Skaïe ne donna pas à son père le temps de se lancer dans sa litanie de
reproches. Il raccrocha, le cœur léger. Il ne reverrait probablement jamais
ses parents, mais il pourrait désormais poursuivre sa vie à sa façon sans se
sentir coupable. Il retourna dans son lit et se colla dans le dos de Kharla. À
son réveil, sa femme n’était plus là. Il s’habilla et la trouva au milieu du
salon en train de donner des ordres à ses servantes. Il y avait dans l’air une
effervescence qui n’échappa pas au savant.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ?
— Il y a un protocole à suivre lors de la venue prochaine d’un prince ou
d’une princesse, mon chéri. Nous devons d’abord rencontrer les conseillers,
puis envoyer des missives aux autres royaumes. Il nous faudra aussi donner
une conférence de presse à laquelle seront conviés tous les journalistes
d’Antarès et finalement l’annoncer au peuple. Mais avant d’affronter tous
ces gens, nous devrons avoir choisi le nom de notre futur héritier.
Kharla chassa les servantes pour prendre cette décision avec son mari.
— As-tu des préférences ? demanda-t-elle à Skaïe.
— Je trouve déjà compliqué de donner des noms à mes inventions, alors
je pense que je vais m’en remettre à toi.
— Habituellement, les souverains s’inspirent de ceux qui les ont
précédés. Je porte le nom de mon arrière-grand-mère paternelle. Mais nous
ne sommes pas obligés de suivre cette tradition non plus.
— Tant mieux, parce que j’ignore tout à fait qui sont mes ancêtres.
La haute-reine entraîna Skaïe vers la salle à manger, où les attendait leur
premier repas.
— Les tout premiers souverains d’Antarès s’appelaient Elverild et
Carrington.
— Ce sont de très beaux noms.
— Alors, c’est réglé. Nous pourrons entreprendre les démarches dès ce
matin.
Skaïe s’assit à la table en admirant le visage rayonnant de sa femme.
Elle était si heureuse qu’il décida de ne pas lui parler de sa courte
conversation de la veille avec son père. Ce chapitre de sa vie était terminé.
LES OISILLONS

C hez les Salamandres, Massilia continuait de veiller sur les trois


enfants de son amant pendant qu’elle s’habituait à la remise en bon
état de son cerveau.
Pour ne pas attrister les enfants quand elle éprouvait l’envie de pleurer,
elle les confiait à l’une de ses compagnes et s’isolait dans la forêt. Elle ne
revenait vers les jeunes Deusalas que lorsqu’elle avait repris son aplomb.
Les souvenirs qui assaillaient Massilia n’étaient pas toujours plaisants,
mais elle devait y faire face pour guérir une fois pour toutes. Beaucoup
d’hommes avaient abusé d’elle en se disant que le lendemain, elle ne se
souviendrait de rien. Plusieurs Chevaliers avaient aussi ri d’elle au répit
après son accident de dholoblood, car, à l’époque, la Salamandre ne
comprenait pas toujours les subtilités du langage. Massilia hésitait
maintenant entre le pardon et la vengeance. Mais elle ne réglerait pas ses
comptes pendant la campagne militaire. Elle attendrait d’être de retour à la
forteresse.
Arnica, l’aînée de Sappheiros, s’était facilement intégrée à la vie du
village et avait cessé de tout critiquer. Elle faisait des colliers avec
Napoldée, des mobiles éoliens avec les coquilles de Sybariss, du tricot avec
Alésia, des poupées avec Séïa, des animaux en glaise avec Nienna, de la
danse avec Léokadia, de l’équitation avec Domenti, mais évitait tout contact
avec Pergame, car ses sculptures lui faisaient peur. Tout comme Argus et
Azurée, elle ne parlait plus du monde des disparus ni de sa défunte mère,
mais se concentrait plutôt sur sa nouvelle existence. Depuis que le cerveau
de Massilia avait recommencé à fonctionner normalement, l’adolescente
pouvait avoir de longues discussions avec elle sur tout et sur rien. Il se
tissait un lien de plus en plus serré entre elles.
Chaque jour, avant le dernier repas et le retour de son père, Arnica
apprenait à se servir de la télépathie avec l’aide de son frère et de sa sœur.
Les trois enfants allaient s’asseoir sur le sable, loin des adultes, et affinaient
ce pouvoir entre eux. Massilia les observait de loin. Elle savait désormais
que pour en faire autant, il aurait fallu qu’elle naisse avec une
prédisposition à la magie. Elle enviait les Deusalas qui n’avaient qu’à
déployer leurs ailes pour aller ailleurs. Selon elle, cette liberté n’avait pas de
prix.
Ce soir-là, de gros nuages sombres apparurent au-dessus des falaises. Le
vent les poussait vers les villages sur la rive est du fleuve Caléana. Massilia
avait surveillé les Deusalas pendant qu’un certain nombre de Salamandres
leur apprenaient à jouer aux quilles géantes. Elle-même n’avait pas le cœur
à participer. L’enthousiasme naïf qui l’avait si longtemps distinguée des
autres s’était évaporé et elle n’arrivait pas à le retrouver.
Gavril annonça que la température allait se gâter, alors Léokadia décida
de préparer tout de suite le repas du soir. Comme ça, si les écluses du ciel
s’ouvraient subitement, les Salamandres pourraient venir chercher leur
écuelle et aller manger au sec dans leur hutte.
Les nuages furent bientôt au-dessus du village. Gavril et Séïa mirent fin
aux quilles et demandèrent aux participants de les aider à ranger le matériel.
En les voyant revenir de la plage, Léokadia les appela tout de suite aux
feux.
— Mais papa n’est même pas encore arrivé, protesta Azurée.
— Nous mettrons son écuelle de côté, la rassura Arnica.
Massilia donna aux enfants leur portion de poisson croustillant et de
galettes de pomme de terre frites, puis retourna chercher son écuelle. Elle
revint s’asseoir avec ses protégés qui dévoraient déjà leur repas.
— Si vous avez encore faim quand vous aurez tout mangé, il y a aussi
des carrés aux dattes.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Argus.
— Un mélange de flocons d’avoine, de farine, de cassonade, de poudre
à pâte et de beurre sur des dattes écrasées, expliqua Massilia.
— Tu n’as jamais cuisiné depuis que nous sommes postés ici et tu sais
comment faire des carrés aux dattes ? s’étonna Sybariss.
— Je l’ai appris avec mes parents quand j’étais petite. C’était ma
pâtisserie préférée.
— Si j’avais su que tu t’y connaissais, je ne me serais pas tuée à les
faire, grommela Léokadia.
— Tu n’as annoncé à personne que tu souhaitais en mettre au menu, se
défendit Massilia. Comment aurais-je pu le deviner ?
— Ne vous disputez pas pour si peu, les filles, intervint Gavril.
Contentons-nous de faire honneur à ce dessert, peu importe qui l’a préparé.
Dès que les trois enfants eurent terminé leur repas, Massilia s’empara de
l’écuelle de Sappheiros et en remplit une autre de pâtisseries. Elle fit signe
aux Deusalas d’aller s’abriter dans leur hutte et leur emboîta le pas. De
grosses gouttes d’eau se mirent à tomber sur les flammes, provoquant
l’exode des Salamandres.
— Elle est météorologue en plus ? lâcha Séïa en aidant Léokadia à
ramasser les écuelles vides.
Sappheiros apparut à quelques pas de la hutte et s’empressa de s’y
réfugier.
— Papa ! s’exclamèrent les enfants.
Ils se précipitèrent sur lui pour qu’il les étreigne tous les trois.
— Nous t’avons gardé une écuelle, lui apprit Azurée.
— C’est très gentil.
Il prit place avec eux et mangea en jetant un œil à Massilia, assise plus
loin, le dos appuyé contre le lit. Le dieu ailé ressentit sa tristesse, mais ne
voulut pas lui en parler devant les petits. Il s’occuperait d’elle plus tard.
— Il n’y aura pas de spectacle de marionnettes géantes, ce soir, comprit
Arnica lorsque les premiers coups de tonnerre se firent entendre.
— Les orages ne durent jamais longtemps, tenta de les encourager
Massilia.
— Profitons-en pour apprendre autre chose, suggéra Azurée.
— Montre-nous à faire apparaître le feu dans nos mains, supplia Argus.
— Il est encore trop tôt pour ça, s’opposa Sappheiros. Je préférerais
attendre que vous soyez un peu plus vieux.
Les enfants firent la moue.
— Mais je peux vous enseigner la lévitation.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Arnica.
— La faculté de faire bouger les objets sans les toucher.
— Oh oui ! s’enthousiasma Azurée.
— Laissez-le terminer son repas, les avertit Massilia.
Ils lui obéirent sans répliquer, ce qui amusa beaucoup Sappheiros. Les
parents Deusalas n’imposaient aucune discipline à leurs enfants, qui
finissaient toujours par faire tout ce qu’ils voulaient…
Dès qu’il eut mangé et que Massilia eut lavé les mains collantes de tout
le monde, le dieu ailé tint sa promesse. Il leur pointa le coffre en bois qui
reposait non loin d’un des lits.
— Pour le déplacer, tout ce que j’ai à faire, c’est d’utiliser la même
énergie que pour communiquer par télépathie avec vous, expliqua-t-il.
Sans remuer un seul muscle, Sappheiros souleva l’objet jusqu’au
plafond et le redéposa sur le sol.
— Nous pourrons vraiment faire ça ? s’émerveilla Azurée.
— Oui, répondit le père, mais vous ne devrez jamais abuser de ce
pouvoir. Un dieu n’utilise la lévitation que pour retirer les obstacles sur son
chemin ou pour venir en aide à des gens coincés dans des ruines, par
exemple.
— Et pour lancer un gros objet sur un ennemi ? s’enquit Argus.
— Aussi, mais seulement pour se défendre.
Sappheiros se tourna vers Massilia.
— Peux-tu m’assister ?
— Je ne possède aucune magie, soupira-t-elle.
— J’aimerais que tu nous procures des objets de tailles différentes que
ces oisillons ne briseront pas en les faisant voler jusqu’à eux.
— Ça, je peux le faire.
Elle fouilla dans les coffres et en sortit trois billes de couleur et trois
gourdes en cuir.
— Comme ceci ?
— C’est parfait. Commençons par les billes. Peux-tu en placer une
devant chaque enfant, le plus loin possible ?
Massilia s’exécuta avec plaisir. Sappheiros conseilla à ses petits de
chasser toute pensée obsédante et de se concentrer uniquement sur
l’exercice. Il leur demanda ensuite de faire appel à l’énergie qui circulait au
centre de leur abdomen afin d’attirer les billes. Arnica parvint la première à
faire bouger la sienne en la faisant rouler sur le sol. Sappheiros la remit à sa
place initiale.
— Vous devez les faire voler dans les airs, précisa-t-il.
Les jeunes Deusalas redoublèrent d’efforts. Soudain, la bille d’Azurée
décolla comme une flèche. La petite poussa un cri d’effroi et s’écrasa au sol
pour ne pas être frappée au visage par le projectile.
— Recommence avec moins de force, lui recommanda le père.
— Non, j’ai peur…
Sappheiros se tourna vers Massilia. Elle avait déjà compris ce qu’il
allait lui demander. Elle remplaça aussitôt les billes par les gourdes, dont
l’impact serait moins brutal. Les enfants les firent d’abord trembler sur
place et seule Azurée réussit à faire voler la sienne jusque dans sa main.
Elle poussa un cri de victoire. Arnica et Argus ne parvinrent qu’à traîner la
leur sur le sol.
— Dans les airs, répéta Massilia en imitant Sappheiros.
Arnica finit par accomplir cet exploit au bout d’une heure.
— C’est vraiment beaucoup plus difficile que la télépathie, avoua-t-elle.
Ce fut ensuite le tour d’Argus de réussir l’exercice, mais il était si
épuisé qu’il ne poussa qu’un grognement de satisfaction.
— Nous continuerons demain, décida Sappheiros.
Massilia prit la relève. Elle rangea les objets, puis installa Azurée dans
le lit. Argus s’écrasa près de sa sœur.
— La magie, c’est vraiment éreintant, murmura-t-il en fermant les yeux.
Arnica se joignit aux plus jeunes. Massilia les couvrit avec l’épaisse
couverture en laine. Elle n’avait pas fini de tirer le filet autour du lit qu’ils
dormaient déjà.
— As-tu appris la magie de la même façon ? demanda-t-elle à
Sappheiros.
— J’étais plus âgé et décidément plus déterminé qu’eux. Je voulais à
tout prix venger la mort des miens, alors j’ai fait d’énormes progrès en peu
de temps.
Il lui tendit la main et l’entraîna dehors.
— Mais il n’y a personne qui danse dans l’orage, cette nuit, protesta-t-
elle.
— Je sais.
Il fit apparaître autour d’eux une bulle invisible qui les protégea de la
pluie alors qu’ils marchaient sur la plage. Les éclairs sillonnaient le ciel
d’encre et illuminaient le paysage par intermittence.
— D’autres souvenirs te sont-ils revenus à la mémoire ? demanda le
Deusalas.
— Quelques-uns, mais ils sont sans importance.
— Alors, pourquoi ton cœur est-il si affligé ?
— Plus je côtoie tes merveilleux enfants, plus je me rends compte que je
ne suis pas grand-chose.
— Massi…
— Je me contente de les observer, de les occuper, de les faire manger et
de leur montrer à se défendre.
— Nous avons tous des forces et des qualités qui nous sont propres.
C’est ce qui rend la vie si intéressante.
— Toi, tu as déjà vécu parmi les humains dans le monde de Wellan. Tu
sais comment ils sont. Moi, les seuls dieux ailés que je connais, ce sont toi
et tes enfants. Kiev, Mikéla et tes amis qui sont venus nous aider à
reconstruire le village après la tempête ne sont pas restés assez longtemps
pour que je puisse me lier d’amitié avec eux.
— Si ce n’est que ça…
Sappheiros la transporta en quelques secondes à Girtab, sur la place de
rassemblement des Deusalas au sommet de la falaise. L’endroit baignait
dans la lumière argentée de la lune.
— Te voici là où habite désormais mon peuple.
— Mais il n’y a personne…
— Au coucher du soleil, les Deusalas se réfugient dans leurs grottes
pour dormir. Je vais donc faire appel à ton imagination pour te faire
comprendre notre façon de vivre.
— Alors, ça, j’en ai beaucoup. Mais pourquoi ne pleut-il pas comme
dans le village ? Et pourquoi fait-il si chaud ?
— Parce que nous nous trouvons à des lieues d’Altaïr. Le climat est
forcément différent.
— Ah…
— Alors, voici notre place de rassemblement. C’est ici que nous
mangeons, que nous célébrons les événements importants et que nous nous
entraînons à la guerre. Nos alliés y font apparaître des hologrammes qui
représentent nos ennemis. Les escadrilles les attaquent alors à partir des airs
avec des épées qui projettent des flammes ou des rayons ardents.
— Ce doit être captivant. Qu’y a-t-il en bas ?
— Tout au fond, derrière ces grands arbres, c’est un ravin que personne
ne pourra jamais traverser. De ce côté-ci…
Il fit marcher Massilia jusqu’au bord de la falaise.
— C’est l’océan.
— Où sont les grottes ?
Sappheiros la prit par la taille, ouvrit ses ailes et s’éleva au-dessus des
flots en la retournant vers l’immense paroi rocheuse.
— Tu les vois ?
— Il y en a des centaines !
Il déposa Massilia sur la corniche de sa propre caverne et l’entraîna à
l’intérieur, où brûlait déjà un feu magique. La guerrière inspecta l’endroit
avec curiosité.
— Les tempêtes ne doivent jamais causer de dommages, ici, laissa-t-elle
tomber.
— Ni même les tremblements de terre. Ce sont des abris très
sécuritaires.
La Salamandre s’approcha du nid géant.
— Vous êtes donc réellement des oiseaux…
— Seulement en partie, assura-t-il.
— C’est ici que tu as l’intention de vivre après la guerre ?
— Moi, oui, mais je ne sais pas si j’arriverai à vous convaincre, toi et
les enfants. Ils adorent leur vie parmi les Salamandres.
— Mais il n’y aura plus personne dans les villages à ce moment-là. Les
Chevaliers seront rentrés chez eux.
— Alors, nous prendrons cette décision au moment opportun.
— Tu as raison.
— Y a-t-il autre chose que tu aimerais voir ?
— Oui, mais pour ça, il faudrait que tu me ramènes chez les Deusalas en
plein jour, parce que je voudrais voir les escadrilles en action.
— Je te le promets.
Sappheiros attira la jeune femme contre lui et l’embrassa. Quand ils
mirent fin au baiser, Massilia constata qu’ils étaient revenus au bord du
fleuve.
— J’envie tellement tes pouvoirs, soupira-t-elle.
Il l’entraîna vers la hutte en la prenant par la main.
L’ORACLE

L es Deusalas avaient offert à leurs dieux fondateurs Hapaxe et Atalée


la plus grande de toutes les cavernes creusées par l’érosion dans la
falaise de Girtab. En peu de temps, ceux-ci y avaient ajouté tout ce dont ils
avaient besoin pour s’y sentir à l’aise. Après avoir vu Nemeroff façonner le
roc pour en faire ce qu’il voulait, les divinités ailées se servirent de cette
technique pour construire leur nid, une table, deux bancs et une baignoire
alimentée par les sources qui coulaient partout dans la falaise. La reine
Haéléra les avait aussi emmenés dans une ferme en pleine nuit pour qu’ils
choisissent eux-mêmes la paille qui tapisserait le fond de leur nid. Quant à
Alaina, la mère de Kiev, elle leur avait procuré des couvertures duveteuses
pour la recouvrir.
Hapaxe et Atalée ne désiraient pas modeler leurs descendants à leur
image. Ils s’employaient surtout à les observer et à tenter de comprendre
comment s’était effectuée leur évolution à partir du moment où leurs
ancêtres avaient été aspirés dans un vortex fortuit. Toutes les nuits, les dieux
fondateurs se retiraient dans leur grotte pour discuter de ce qu’ils avaient
découvert durant la journée.
— Ils sont si différents des enfants que nous avons perdus, déplora
Hapaxe.
— Sans doute parce qu’ils ont été forcés de vivre dans ce monde hostile
qui ne leur était pas destiné, avança Atalée. Avali m’a raconté qu’à
l’origine, les Deusalas ont abouti sur Gaellans, une île rocheuse imprenable,
où ils ont toutefois prospéré. C’étaient des gens simples, pacifiques, mais
malheureusement naïfs. L’attaque sournoise des sorciers d’Achéron les as
rendus plus agressifs. N’oublie pas non plus que presque tous leurs êtres
chers ont été tués.
— Tu es donc d’avis que si on les avait laissés tranquilles sur Gaellans,
ils nous ressembleraient davantage ?
— J’en suis même certaine.
— J’ai étudié les efforts de défense de Kiev et je dois avouer qu’il est un
chef de guerre efficace, même si je n’ai rien d’un soldat, fit Hapaxe. C’est
un jeune homme intelligent et rusé. Sa seule préoccupation n’est pas de tuer
ses ennemis, mais d’assurer la survie de son peuple. Cependant, un véritable
Deusalas tenterait plutôt de régler ce conflit à l’amiable. Je crois qu’il est
temps que je lui en fasse la suggestion.
— Il sait que nous sommes leurs créateurs, mais il ne nous fait pas
confiance, déplora Atalée. Il préfère se fier à son propre jugement, même au
risque de se tromper. Kiev veut apprendre de ses propres erreurs.
Contrairement à nos enfants, nos descendants vivent dans des conditions
dangereuses.
— Tu as raison.
Atalée versa de l’eau dans le gobelet de son mari.
— As-tu toujours l’intention de les ramener dans une autre galaxie où ils
pourront vivre en paix ? demanda-t-elle.
— C’est le but de notre présence ici. Si Kiev se montre intraitable ou si
je constate que les Deusalas ne peuvent pas gagner cette guerre qui se
prépare, je les emmènerai sans leur demander ce qu’ils en pensent.
Le lendemain, lorsque les escadrilles se posèrent sur la place de
rassemblement pour le repas du midi, Hapaxe alla s’asseoir près de Kiev,
qui partageait un panier de fruits exotiques avec Mikéla.
— Vous sentez-vous enfin prêt à faire partie d’un trio et à tenter une
attaque aérienne sur les hologrammes, vénérable Hapaxe ? espéra le jeune
homme.
— Non, Kiev. Je suis une divinité qui aspire à la paix. Depuis que je
suis arrivé ici avec Atalée, je cherche à te faire comprendre qu’il y a
plusieurs façons de mettre fin à un conflit.
— Une résolution pacifique ? devina Mikéla. Après ce que Kimaati
nous a fait ?
— Javad qui, aux dires d’Océani, est mille fois plus cruel que son frère
Kimaati, ne ferait qu’une bouchée de toute délégation qui tenterait de
l’approcher avec une offre de réconciliation, ajouta Kiev.
— Il pourrait aussi accepter de vous laisser vous installer dans un coin
éloigné de sa galaxie, insista Hapaxe.
Kiev lui décocha un regard dubitatif.
— C’est évident que vous n’êtes pas dans cet univers depuis longtemps,
sinon je n’aurais pas besoin de vous expliquer que c’est impossible. Il ne
reste donc qu’un seul moyen de vous le faire comprendre.
— Vas-y, l’encouragea Mikéla.
Elle embrassa son mari et le laissa partir avec Hapaxe. Les deux
hommes marchèrent vers Atalée, qui contemplait l’océan.
— J’ai quelque chose à vous montrer, lui dit Kiev.
Il leur prit la main et les transporta à l’entrée de la grotte d’Upsitos.
— Quel est cet endroit ? s’enquit Atalée.
— Une île trop longtemps défendue aux Deusalas par les Anciens.
Personne ne se souvient pourquoi. Je m’y suis rendu un jour sans le dire à
mes parents et j’ai découvert qu’elle est habitée par un augure qui sculpte
dans la pierre ce qu’il voit dans l’avenir.
— Es-tu le seul à être entré ici ? demanda Hapaxe.
— Mes mentors m’y ont accompagné à quelques reprises, ainsi que
Nemeroff, car les fresques changent continuellement. Parfois elles sont
faciles à interpréter, d’autres fois, non. Si vous voulez bien me suivre à
l’intérieur, vous le constaterez par vous-mêmes.
Kiev alluma ses paumes et les conduisit dans le tunnel. Il les laissa
étudier chaque bas-relief sans les presser.
— Les premiers tableaux racontent la création de l’univers, expliqua le
jeune homme. Et là, c’est le massacre des Deusalas en pleine nuit par le
dieu-lion Kimaati. C’est lui dans la nacelle qui dirige les horribles chauves-
souris.
Les scènes suivantes illustraient le retour des cueilleurs découvrant les
cadavres des membres de leur famille, puis les jetant à la mer. Hapaxe et
Atalée ne prononcèrent pas un seul mot, mais leur expression horrifiée
indiqua à Kiev qu’ils comprenaient enfin son message. Vint ensuite
l’installation des survivants dans les grottes sur le versant ouest de Gaellans,
l’arrivée de Nemeroff et, plus loin, un homme chauve planté devant une
armée de taureaux.
— C’est lui, Javad, commenta Kiev.
Ils continuèrent d’avancer et virent le fils d’Achéron affrontant Eanraig,
puis le combat entre Lizovyk et les Deusalas à Girtab. Les sculptures
suivantes montrèrent le combat entre Lizovyk et Sappheiros, l’intervention
heureuse de Massilia qui lui avait sauvé la vie et Patris lançant des serpents
électrifiés sur Tramail.
— Mais comment ces images peuvent-elles se trouver là ? s’étonna
Hapaxe.
— C’est l’augure qui les fait apparaître, mais j’ignore ce qui lui permet
de voir aussi loin dans le futur, répondit Kiev.
Il les arrêta finalement devant le tableau de la femme aux longs cheveux
qui s’élevait dans les airs, les bras en croix.
— Même le vieil homme ne sait pas qui elle est ni de quelle façon elle
est reliée à l’histoire des Deusalas.
— Y a-t-il autre chose plus loin ? s’enquit Atalée.
— Il n’y avait rien la dernière fois que j’ai regardé, mais les fresques
changent tout le temps.
Ils poursuivirent donc leur route dans la grotte et trouvèrent une
nouvelle sculpture. Celle-ci occupait tout le mur du fond, du plafond
jusqu’au plancher. Elle représentait un si grand nombre de petits
personnages tant dans le ciel qu’au sol qu’il était impossible de savoir qui
ils étaient et ce qu’ils étaient en train de faire.
— Est-ce l’affrontement final dont tu ne cesses de nous parler ?
demanda Atalée.
— Je n’en sais franchement rien, avoua le jeune homme.
Il glissa l’index sur les minuscules figurants sans arriver à les identifier.
— S’il y a quelqu’un qui pourrait nous renseigner, c’est Océani, laissa-t-
il tomber.
Kiev l’appela par télépathie. Assis au milieu des Deusalas, sur la place
de rassemblement, le mentor entendit sa voix et se redressa. Le croyant en
danger, il le localisa et utilisa son vortex pour se rendre auprès de lui.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Océani en trouvant Kiev en compagnie
des dieux fondateurs tout au fond de la grotte.
— Regarde.
L’aîné fit aussi apparaître de la lumière dans ses mains pour éclairer
davantage la fresque.
— Qui sont tous ces gens ? s’inquiéta Kiev.
— C’est difficile à dire étant donné leur taille, mais on dirait une guerre
mondiale.
— Sur une autre planète ? Dans un univers parallèle ?
— Peut-être bien. Seul Upsitos pourrait nous l’apprendre.
— Prenez-vous toutes vos décisions à partir de ces bas-reliefs ? s’étonna
Hapaxe.
— Nous les interprétons plutôt comme des avertissements d’un avenir
possible, répondit Océani.
— Et cet Upsitos, quel maître sert-il ? se méfia Atalée.
— Nous l’ignorons.
— Et si c’était Javad ? suggéra Hapaxe.
Kiev dirigea un regard affolé sur son mentor.
— Upsitos ! appela-t-il.
Le vieillard ne leur apparut pas.
— Il est temps de retourner à l’entraînement, déclara Océani. N’en
parlons pas aux autres avant d’avoir bien compris ce que signifie ce
nouveau tableau.
— Entendu, accepta Atalée.
Océani ramena le groupe sur la falaise et adopta une expression neutre
pour ne pas semer la panique parmi les dieux ailés.
Pour sa part, Kiev dut faire de plus gros efforts pour cacher son malaise
et se concentrer sur son rôle de chef d’escadrille. Il était incapable d’effacer
la fresque de ses pensées. « Allons-nous être mêlés à cette bataille ? » se
demanda-t-il.
Mikéla avait remarqué sa distraction, mais elle n’en parla pas devant les
autres. Elle attendit la fin des exercices, lorsque le couple rentra finalement
à la maison.
— Maintenant, raconte-moi ce que tu as vu dans la grotte, exigea-t-elle.
Kiev lui décrivit le tableau monumental de son mieux.
— Il est certain que ces personnages dans le ciel sont des Deusalas, lui
fit-elle remarquer. Nous sommes les seules créatures de cet univers, à part
Sage, Azcatchi et Nemeroff, qui ont la faculté de voler.
— Ceux au sol pourraient être les Chevaliers et leurs ennemis scorpions.
— Ou l’armée de Javad, sinon pourquoi nous mêlerions-nous de ce
conflit ?
— Quand j’ai appelé Upsitos, il ne m’a pas répondu.
— Peut-être ne veut-il pas communiquer devant les dieux fondateurs.
— Je n’avais pas pensé à ça…
Sur la place de rassemblement, Océani venait d’éteindre le feu magique,
car tous les Deusalas étaient retournés dans leurs grottes pour la nuit.
Lorsqu’il se retourna pour contempler une dernière fois le soleil qui se
couchait dans l’océan, il trouva Hapaxe devant lui.
— Tu ne nous as pas dit tout ce que tu as vu dans cette fresque, lui
reprocha le dieu fondateur.
Ce n’est pas mon habitude de révéler ce que je soupçonne avant d’en
être certain.
— Tous les murs de cette grotte sont couverts de bas-reliefs. Il n’y a
plus d’espace pour y sculpter quoi que ce soit. Est-ce que ça signifie que ce
tableau est en quelque sorte une apocalypse ?
Océani garda le silence.
— Si c’est le cas, mon devoir est de protéger mes descendants et de les
installer ailleurs dans les plus brefs délais, ajouta Hapaxe.
— Ne nous privez pas de notre vengeance.
Le guerrier déploya ses ailes et s’élança de la falaise pour regagner sa
grotte, où l’attendait Maridz.
— La dernière fois que je t’ai vu aussi sérieux, nous venions d’être
attaqués par Lizovyk, s’inquiéta la sorcière.
— Je n’arrive pas à interpréter la dernière prophétie du vieillard de la
grotte et ça me trouble beaucoup.
— As-tu demandé l’avis de Sappheiros ?
— Pas encore, mais je compte bien lui en parler demain.
— Tu ne veux pas régler cette histoire ce soir ?
— Je veux d’abord la digérer moi-même.
— Soit. Je trouverai bien le moyen de te détendre.
Elle lui indiqua la table, où elle avait déposé du poisson, des légumes
crus et des fruits. Il s’y assit pour lui faire plaisir, mais il n’avait pas
vraiment faim. De par sa nature féline, la sorcière était très patiente. Elle se
mit à manger sans presser son amant ailé.
— Allez, maintenant raconte-moi ce que tu as vu, lui dit-elle finalement.
Océani lui décrivit de son mieux la fresque, même s’il n’y comprenait
rien.
— Tu as raison, c’est assez confus. Le mieux à faire, c’est de cesser d’y
penser pour l’instant. Vous avez toujours réussi à déchiffrer les énigmes de
cette grotte étrange. Je suis persuadée que vous le ferez encore.
Maridz grimpa sur les genoux d’Océani et lui arracha un premier baiser.
Il demeura d’abord de glace, puis finit par céder à ses avances. Il la souleva
et la transporta jusqu’à leur nid.
UN ROI NOSTALGIQUE

L es jours se suivaient et se ressemblaient pour le Roi Nemeroff,


naufragé dans un monde qui n’était pas le sien. Absent le jour de
l’arrivée de Patris avec Hapaxe et Atalée, il avait manqué sa chance de
retourner dans son monde avec lui.
De plus en plus silencieux, il observait le travail des escadrilles en
s’efforçant de rendre ses hologrammes réalistes afin de leur procurer des
défis. Les Deusalas étaient prêts à se battre, mais l’ennemi tardait à se
manifester. Pour mettre la main sur les bracelets dont Wellan et lui avaient
besoin pour rentrer à Enkidiev, il fallait que cette guerre éclate. Ces objets
magiques se trouvaient dans le palais céleste de cet univers. Même si
Nemeroff était une divinité, ce qui lui aurait permis de s’infiltrer dans la
forteresse des dieux, il ne pouvait affronter seul Javad et son armée.
Toutefois, si ceux-ci subissaient la défaite aux mains des Deusalas, il
pourrait y avoir enfin accès.
Nemeroff jugeait qu’il avait passé suffisamment de temps loin de sa
femme, de ses enfants et de son royaume. Il rêvait à sa famille toutes les
nuits et se réveillait en pleurant quand il se rendait compte qu’il se trouvait
toujours à Alnilam. Il était abattu, mais s’efforçait de ne pas le montrer aux
autres. Eanraig, qui partageait sa grotte, était si occupé à se préparer à son
duel contre son père qu’il n’avait même pas remarqué que le moral du dieu-
dragon était en chute libre.
Une fois la place de rassemblement désertée, Eanraig raffermissait ses
muscles et s’entraînait avec diverses armes.
Pour se désennuyer, Nemeroff, en compagnie d’Azcatchi, l’observait.
Le jeune homme devenait de plus en plus sûr de lui. À force d’affronter le
faux Javad créé par Sage, qui avait pris la relève de Sappheiros, il avait
cessé d’avoir peur de lui et ne reculait plus sous ses coups. Il se surprenait
même à l’injurier et à le défier.
Enveloppé dans sa cape, Nemeroff était perdu dans ses pensées quand
Océani vint s’asseoir près de lui.
— J’ai besoin de ton aide pour interpréter le dernier oracle du vieillard,
lui dit-il sans détour. Pourrais-tu m’accompagner dans la grotte avant de te
retirer pour la nuit ?
— Bien sûr. Je n’ai rien de mieux à faire. Sappheiros nous
accompagnera-t-il ?
— Pas cette fois. Laissons-le passer ce temps précieux avec ses enfants.
Si nous n’arrivons à rien avec cette prophétie, alors nous nous tournerons
vers lui.
— Qui est au courant ?
— Kiev, les dieux fondateurs et moi, mais aucun de nous n’a compris ce
qu’il a vu sur le mur.
— C’est tout un défi, alors.
— Pas pour toi à qui le vieil homme accepte de parler.
Une fois l’entraînement d’Eanraig terminé, Azcatchi et Sage
regagnèrent leur logis.
Pendant qu’Océani allait informer Maridz de son absence, Nemeroff
s’approcha du jeune dieu pour le féliciter de ses progrès et lui annoncer
qu’il avait une brève mission à remplir pour les Deusalas.
— J’ai déjà fait apparaître ton repas dans notre caverne, ajouta-t-il.
— Je suis assez grand pour me débrouiller seul maintenant, plaisanta
Eanraig. Prends tout le temps qu’il te faut. J’ai besoin de me rafraîchir, alors
j’en profiterai pour m’éterniser dans notre bassin.
— Merci, Eanraig.
D’un geste de la main, Nemeroff le transporta dans la caverne qu’ils
partageaient. Il marcha ensuite jusqu’au bord de la falaise en attendant le
retour du Deusalas. L’océan lui manquerait sans doute à son retour chez lui.
Il aimait la brise marine et les couchers de soleil. « Je pourrais nous
construire une résidence secondaire dans le Désert, sur le bord de la mer »,
songea-t-il. Océani se posa près de lui et referma ses ailes.
— Prêt à partir ? demanda-t-il.
Nemeroff se contenta de hocher la tête au lieu de lui répondre que
c’était chez lui qu’il aurait aimé qu’il l’emmène. Océani posa la main sur
son épaule et le transporta directement devant la dernière fresque d’Upsitos,
tout au fond de sa grotte. Pour la voir en entier, Nemeroff alluma un grand
feu magique. Il ne cacha pas son étonnement devant l’abondance et la
complexité des détails de cet oracle.
— Comment l’interprètes-tu ? le pressa Océani.
— Donne-moi un moment.
Le dieu-dragon prit le temps d’analyser la position de chaque groupe
qui apparaissait sur le mur.
— Il pourrait tout aussi bien s’agir d’une grande fête que d’une
importante bataille, commenta-t-il. Les personnages sont si minuscules qu’il
est impossible de déterminer s’ils transportent des écuelles ou des armes.
— Upsitos a refusé de répondre à Kiev à ce sujet, ce qui est plutôt
inhabituel. Mais peut-être que le vieil homme a été intimidé par la présence
des dieux fondateurs.
— Comme c’est curieux…
— Ils ne sont pas ici, ce soir, et Upsitos n’a jamais hésité à
communiquer avec toi.
— Je veux bien essayer.
Nemeroff recula derrière le feu.
— Vénérable augure, nous ne comprenons pas cette vision que vous
nous présentez. Je vous en prie, éclairez-nous.
Upsitos apparut à quelques pas des deux hommes, appuyé sur son bâton.
— Puisqu’il n’y a plus de place sur le mur pour vous écrire ma réponse,
permettez-moi de vous répondre en personne.
— C’est un grand honneur et je vous en remercie.
— Que représente ce tableau ? demanda Océani avec moins de
cérémonie.
— Il s’agit de la plus importante bataille que pourrait connaître cette
planète. Toutefois, il ne s’agit que d’une possibilité et ce bain de sang est
encore incertain. Les factions opposées devraient prendre le temps de
réfléchir avant de se jeter dans la mêlée.
— Comment pourrions-nous le leur conseiller alors que nous ne savons
même pas qui affronte qui, lui fit remarquer Nemeroff.
Upsitos se tourna vers la fresque qui s’élargit aussitôt, empiétant même
sur le plafond de la caverne. Les deux hommes n’eurent aucune difficulté à
reconnaître les Chevaliers d’Antarès accompagnés des sorciers, les
Deusalas, Javad et ses soldats-taureaux.
— Et qui sont tous ces humains que poursuivent les Chevaliers ?
s’enquit Océani.
— Ne vous laissez pas berner par leur apparence inoffensive. Ce sont
des hommes-scorpions modifiés.
— Nous ne pouvons répéter votre avertissement qu’à nos alliés,
réfléchit tout haut Nemeroff. Mais dites-moi ce qui arriverait s’ils passaient
outre.
— La balance pencherait du côté des plus forts, affirma le vieil homme.
— Mais nous pouvons encore changer cette issue, n’est-ce pas ? espéra
le Deusalas.
— Rien n’est immuable.
— Quelles avenues s’offrent à nous ? s’enquit Nemeroff.
— Vous pourriez remanier la chronologie des événements.
Upsitos les salua de la tête et s’évapora comme un mirage.
Océani remarqua alors que la fresque se transformait.
— Nemeroff, regarde.
Tout à coup, les personnages s’animèrent sur le mur de pierre. Les
Chevaliers matraquaient les Aculéos, pendant que Javad et ses soldats
arrivaient en sens inverse à la poursuite des Deusalas. Le choc lorsque
toutes ces armées se rencontrèrent éclaboussa le mur de sang, forçant
Nemeroff et Océani à reculer.
— C’est l’intervention des dieux ailés qui a attiré les hommes-taureaux
sur le champ de bataille, comprit le Deusalas. Et puisque les humains et les
Aculéos se trouvaient sur leur route…
— Ils les ont tous massacrés ! s’alarma le dieu-dragon.
— Nous ne devons pas prendre part à ce conflit.
— Ou bien il faudrait attirer Javad ailleurs que sur ce champ de bataille.
— Nous ne savons même pas où il se situera.
— Wellan pourra sans doute nous le dire.
— J’informerai Sappheiros de ce que nous avons vu ce soir, et je lui
ferai comprendre l’importance de ne pas affronter notre ennemi à cet
endroit.
— Kiev sera plus dur à convaincre, estima Nemeroff.
— Certes, mais je ne crois pas qu’il voudra être responsable de la perte
des Chevaliers.
— Vous devrez comprendre que même si je ne figure pas encore sur
cette fresque, personnellement, je n’hésiterai pas à appuyer mon ami lors de
cet affrontement. Je le ferai sans les Deusalas.
— Je ne m’attends pas à moins de toi, mais comme tu viens de le
souligner toi-même, tu n’apparais nulle part.
— Nous devons rectifier ce tableau pour assurer la victoire aux
humains.
— Allez, rentrons. Il n’y a rien que nous puissions faire de plus, pour le
moment.
Les deux hommes disparurent en même temps et retournèrent chacun
chez lui. Nemeroff se matérialisa dans sa grotte au moment où Eanraig
terminait son repas.
— Je ne croyais pas te revoir avant demain matin, avoua-t-il.
Le roi-dragon s’assit devant lui et se fit apparaître une écuelle contenant
une côte de bœuf grillée aux canneberges et aux courgettes qu’il venait de
subtiliser aux Chimères.
— Tu es soucieux, on dirait.
— Le dernier oracle d’Upsitos est nébuleux et nécessitera une étude
approfondie dans laquelle je ne me lancerai pas ce soir. Parlons plutôt de
toi. Tu deviens un formidable guerrier.
— Je suis la preuve qu’on peut tout réussir lorsqu’on y met les efforts
nécessaires. En fait, je pense que j’ai surtout compris que mon destin n’est
pas de sauver ma propre peau, mais d’empêcher la destruction du monde
des humains.
— Bien dit, Eanraig. J’ai bien hâte que nous en finissions avec tout ça.
Nemeroff mangea en silence pendant un moment.
— Est-ce que tu pourrais nous trouver de la bière ? osa lui demander son
ami.
Le dieu-dragon dut parcourir tous les endroits où il avait mis le pied sur
Alnilam avant d’en trouver un baril chez les Manticores. Avec un sourire
espiègle, il le ramena dans sa grotte avec un gobelet fraîchement lavé.
— Merveilleux ! s’exclama Eanraig.
Il s’en versa une bonne quantité.
— Tu es certain de ne pas en vouloir ?
— Je ne bois pas d’alcool, je te l’ai déjà dit.
— Tu ne sais pas ce que tu manques. La bière brassée à Arcturus est la
meilleure de tout le continent.
— L’eau me satisfait pleinement.
Nemeroff continua de manger en observant son ami qui se délectait.
— Je suis obsédé par ce que tu m’as raconté sur la sorcière du désert,
laissa-t-il tomber.
— Carenza ? Qui ne le serait pas ? C’est une femme dotée d’un
charisme extraordinaire, confirma Eanraig.
— La vasque dont elle se sert montre-t-elle uniquement ce qui se passe
dans ce monde-ci ou voit-elle plus loin ?
— Je l’ignore.
— Si nous allions le vérifier ? proposa Nemeroff. Pourrais-tu me dire où
elle habite ?
— Je ne sais pas où se situe sa forteresse exactement et Mirach est un
immense royaume. Elle pourrait être n’importe où.
— Es-tu capable de la contacter pour le lui demander ? Même si mon
vortex ne peut pas me transporter aux endroits où je ne suis jamais allé, j’ai
des ailes.
— Elle m’a dit que je pouvais l’appeler en cas d’urgence, mais tu as été
si bon pour moi depuis que je suis arrivé chez les Deusalas que je veux bien
essayer pour te faire plaisir.
Il déposa son gobelet en métal et se leva.
— Chaque fois qu’elle a désiré me parler, elle l’a fait par le truchement
de notre bassin.
Eanraig alla donc se planter devant la cavité remplie d’eau. Nemeroff
cessa de manger pour observer ce qui allait se passer.
— Carenza ? appela le jeune dieu.
Le visage de la sorcière apparut à la surface de l’eau.
— Qu’y a-t-il, Eanraig ?
En entendant sa voix, Nemeroff s’approcha prudemment.
— Un de mes amis les plus chers a besoin de vos dons.
— Un Deusalas ?
— Non, madame. Nemeroff est un dieu d’un monde parallèle.
— Comme c’est intéressant. Dis-lui que je lui viendrai en aide avec
plaisir.
— Nous ne savons pas comment nous rendre chez vous.
— Ton ami est-il avec toi, en ce moment ?
— Il est juste ici, répondit Eanraig en saisissant le bras du dieu-dragon
et en l’attirant plus près du bassin.
— Bonsoir, madame, la salua le jeune roi.
En l’espace d’un instant, les deux hommes se retrouvèrent debout
devant la grande fontaine de Diamas Deserti, sous un magnifique ciel étoilé.
Nemeroff étudia la muraille et le palais avant de lever les yeux sur la grosse
coquille qui alimentait le bassin en eau. Une femme mince à la peau sombre
se tenait debout derrière la vasque. Elle portait une longue tunique ample
aux couleurs du couchant.
— Bienvenue chez moi, messieurs, les accueillit-elle avec un large
sourire. Je vous en prie, venez me rejoindre.
Eanraig contourna le bassin et grimpa l’escalier, suivi de son ami qui
continuait de prendre le pouls de cet endroit si serein au milieu du désert. Ils
s’arrêtèrent devant la sorcière.
— Je m’appelle Nemeroff, se présenta-t-il. Je suis le fils de l’Empereur
Onyx d’An-Anshar et de la Princesse Swan d’Opale, mais dans le monde
des dieux, je suis Nayati, petit-fils de Patris.
— Enchantée de faire ta connaissance, jeune homme, le salua Carenza.
Es-tu arrivé à Alnilam de la même façon que Wellan ?
— Oui, madame. En fait, si je n’avais pas sauvé ma petite sœur qui
allait tomber dans le vortex de Kimaati, ce serait elle qui errerait ici au lieu
de Wellan et moi.
— Que puis-je faire pour toi, Nemeroff ?
— Eanraig m’a révélé que vous possédez une vasque qui voit plus loin
que les yeux des hommes.
— Il a dit vrai.
— Peut-elle vous montrer ce qui se passe dans d’autres univers, comme
le mien, par exemple ?
— Je ne l’ai jamais questionnée à ce sujet, mais il n’y a qu’une façon de
le savoir. Je vous en prie, installez-vous de chaque côté tous les deux.
Elle s’assit en tailleur la première.
— Maintenant, sois plus précis sur ce que tu veux savoir.
— Je désire m’informer du sort de mon royaume et de celui de ma
femme, qui est seule avec nos enfants. Elle s’appelle Kaliska.
Les étoiles disparurent à la surface de la valve remplie d’eau. Nemeroff
retint son souffle. Une forteresse apparut dans un étrange brouillard, puis
ses contours devinrent plus nets.
— C’est mon château… souffla-t-il.
— Ça ne ressemble pas du tout à ce que nous construisons ici,
commenta Eanraig.
L’image suivante montra une chambre à coucher. Une jeune femme aux
longs cheveux lilas se berçait devant l’âtre, un bébé tout blond endormi
contre sa poitrine.
— Agate… murmura Nemeroff, ému.
— Ce sont ta femme et ta fille ?
Le dieu-dragon se contenta de hocher la tête. Il vit ensuite Héliodore,
seul dans son lit, avec un grand livre ouvert devant lui qu’il lisait à haute
voix avec difficulté.
— Je devrais être là pour l’aider, s’affligea Nemeroff.
— On dirait que ta famille tient le coup, fit observer Carenza pour le
rassurer.
— Votre vasque peut-elle me dire comment rentrer chez moi ?
L’eau se brouilla avant que n’y apparaissent plusieurs larges bracelets en
or ornés d’un cadran circulaire sur lequel étaient gravés des symboles.
— Où se trouvent-ils ?
Le bassin leur fit voir une grande porte blindée encastrée dans un mur
en métal.
— Cette cachette est-elle dans le palais d’Achéron ?
Ils virent alors toute la pièce et, ensuite, le palais sphérique qui flottait
dans l’Éther.
— Commençons par écraser Javad et son armée, décida Eanraig. Nous
aurons ensuite accès à ce coffre-fort.
Nemeroff eut de la difficulté à se ressaisir. Kaliska semblait avoir la
situation bien en main à Émeraude, ce qui était une excellente nouvelle,
mais elle lui manquait cruellement.
— Laissez-moi vous offrir à boire, intervint Carenza. Venez.
Elle prit les devants et les fit asseoir dans les chaises couvertes autour
du foyer circulaire. Puis elle fit apparaître sa théière préférée sur une petite
table à côté d’elle, ainsi que trois tasses en céramique. L’eau se mit à
chauffer magiquement dans le récipient assorti. Carenza y ajouta le sachet
de thé qui venait de se matérialiser dans sa main et laissa infuser le tout.
— Tu reverras les tiens, petit-fils de Patris, affirma-t-elle.
— Quand j’aurai les cheveux tout gris ?
— Ce ne sera plus très long, maintenant.
Elle versa dans sa tasse le breuvage chaud destiné à redonner du
courage à ceux qui l’avaient perdu. Nemeroff en but une petite gorgée et se
sentit tout de suite moins triste.
— Merci, madame.
Il s’adossa dans sa chaise et continua de siroter le thé en fermant les
yeux.
L’ALBINOS

A u palais de Javad, le sorcier-corbeau Rhôk s’habituait petit à petit à


sa nouvelle vie. Son nid, au sommet d’un arbre artificiel au beau
milieu de la grande pièce qui lui servait désormais d’antre, n’était pas
exposé aux éléments comme celui qu’il s’était fabriqué dans sa caverne sur
Cornix. Il était solide, fabriqué de branches entrelacées et tapissé de
matériaux moelleux. Rhôk aimait aussi ne plus être obligé de perdre son
temps à chercher de la nourriture. Ses repas lui étaient apportés tous les
jours par les serviteurs de la maîtresse des lieux, mais bien souvent, celle-ci
le conviait à sa table.
Abélie le traitait bien. Pour lui manifester sa reconnaissance, Rhôk la
suivait partout, même si elle n’avait pas vraiment besoin d’un garde du
corps. Elle laissait le corbeau géant l’accompagner surtout pour irriter
Javad, qui s’en méfiait.
Quelques jours après son arrivée, alors qu’il partageait le repas de la
reine dans sa belle salle à manger, Rhôk fit savoir à cette dernière que tous
les flacons qu’elle lui avait procurés ne lui serviraient à rien tant qu’ils
seraient vides.
— Qu’aimerais-tu y mettre ? demanda Abélie.
— Des ingrédients qu’on ne trouve que dans la nature, pas dans une
grande maison en métal comme la tienne. Montre-moi ce qu’il y a dehors.
La magie qu’elle avait apprise auprès des chauves-souris n’utilisait pas
de potions ou d’incantations. Elle émanait plutôt de l’énergie qui circulait
dans son corps depuis sa naissance. Toutefois, elle comprenait que d’autres
créatures en avaient besoin. Alors, pour récompenser son serviteur de s’être
bien conduit depuis qu’elle l’avait arraché à sa planète, elle l’emmena dans
une section de son domaine qu’elle ne lui avait jamais fait visiter. Rhôk
découvrit qu’une longue passerelle couverte descendait vers un autre lieu.
Elle était empruntée dans les deux sens par des serviteurs qui arrivaient ou
qui quittaient le palais. Ceux-ci baissaient les yeux pour ne pas croiser son
regard. Ils avaient souvent vu le corbeau blanc en compagnie d’Abélie,
mais ils ignoraient encore le but de sa présence et ils ne lui faisaient pas
confiance.
Ils arrivèrent sur la grande place de la cité céleste, qu’Abélie avait
transformée en un vaste parc agrémenté d’arbres, dont les branches
procuraient un peu d’ombre aux passants, et d’allées qui le sillonnaient dans
tous les sens. Le sorcier marchait à la droite de la nouvelle reine en
observant ce qui se trouvait autour de lui. Tout le fascinait.
— Il y a beaucoup d’humains, ici, remarqua-t-il.
— En fait, ce n’est que l’apparence qu’ils aiment conserver. En réalité,
ce sont des croisements entre des bêtes et des hommes, effectués il y a très
longtemps par les généticiens du père de Javad.
— Je n’ai pas encore rencontré ces généticiens.
— Achéron les a mis à mort quand il a constaté que leurs expériences ne
lui fournissaient pas les résultats qu’il désirait.
— Ah… Est-ce que tu aimes cet étrange endroit sans odeur et sans
couleur ?
— Pas vraiment, mais avant de le mettre à ma main, je dois gagner le
cœur de tous mes sujets.
— Où sont les canyons ?
— Il n’y en a aucun. Ce monde artificiel ne jouit pas d’une topographie
variée. Si j’ai bien compris ce que m’ont raconté mes servantes, à l’origine,
c’était une immense plateforme qui flottait dans l’espace jusqu’à ce que la
déesse Viatla la récupère et qu’elle l’attache au palais grâce à la passerelle
que nous avons descendue tout à l’heure. Elle en a d’abord fait une vaste
prairie, puis elle a bâti tous les immeubles que tu vois afin de loger les
servantes et les serviteurs qu’avait créés son mari. Elle y a ensuite ajouté
des commerces et des ateliers.
— Tu vas tout changer ?
— Non, pas complètement. Ces pauvres gens ne le supporteraient pas.
Ils ont déjà suffisamment de difficulté à s’habituer à la tyrannie de Javad,
qui a assassiné leurs maîtres.
— Tu devrais te débarrasser de lui, croassa le corbeau. Il ne te sert à
rien.
— C’est mon intention, mais pour l’anéantir, il faudrait que je sois
beaucoup plus puissante. Seul un dieu peut en tuer un autre, Rhôk. Mais ne
t’en fais pas, j’ai un plan. Bientôt, tout ceci nous appartiendra.
— Quel plan ?
— Je connais quelqu’un qui le fera payer pour sa cruauté.
La reine et l’oiseau géant déambulèrent sur les trottoirs impeccables, qui
bordaient les façades des maisons toutes semblables.
— C’est lassant, soupira Rhôk.
— Nous modifierons ces devantures ainsi que celles des tavernes et des
restaurants en temps et lieu, tout en prenant en compte les goûts des
citadins. Je crois bien que ça leur plaira.
Les gens qu’ils croisaient saluaient respectueusement la sorcière, puis
décochaient un bref regard méfiant à son compagnon à plumes.
— À quoi servent les tavernes et les restaurants ?
— Ce sont des endroits où on peut boire et manger. Tu le comprendras
mieux en faisant l’expérience toi-même.
Abélie le fit entrer dans le seul établissement qui servait des repas et de
l’alcool en plein jour. Il n’y avait que trois choix de plats, alors la reine
choisit le plus léger, soit une salade d’épinard, de fenouil et de poire rouge,
et deux chopes de bière.
En attendant d’être servi, Rhôk observa les autres clients, qui le
regardaient furtivement. Lorsque le corbeau se mit à picorer dans son
assiette et à plonger le bec dans son bock, ils ne cachèrent pas leur surprise.
Pourquoi n’adoptait-il pas sa forme humaine pour manger ? Ils ignoraient
évidemment qu’il n’en avait pas. Puisque l’oiseau accompagnait la reine,
personne n’osa faire de commentaires.
Une fois repus, Abélie et Rhôk poursuivirent leur exploration jusqu’aux
confins de la ville et aboutirent devant les grandes plaines où l’armée de
Javad avait dressé des milliers de tentes multicolores qui, entre autres
utilités, empêchaient les civils d’y pénétrer.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit le corbeau.
— Des pavillons où dorment les soldats. Ce sont leurs nids, en quelque
sorte.
— Pourquoi n’ont-ils pas de maisons comme les autres ?
— Sans doute parce que le père de Javad ne leur a pas permis d’en
construire.
— Je veux voir ce qu’ils font.
— Je ne me suis jamais aventurée plus loin qu’ici, mais pourquoi pas ?
La tête haute, Abélie se faufila entre les tentes, suivie du corbeau. Elle
aboutit sur une large étendue de sable où les guerriers s’entraînaient à
diverses disciplines militaires. Ceux qui se trouvaient le plus près des intrus
cessèrent leurs exercices pour les regarder passer. C’est alors qu’Arniann
décida d’intervenir. Il leur barra la route.
— Les femmes ne sont pas admises ici, les avertit-il.
— Avez-vous vraiment l’intention de chasser votre reine, général ?
répliqua Abélie.
— Même Viatla respectait nos règlements.
— Tout ce que je demande, c’est de jeter un œil à la façon dont Javad
passe ses journées. Je ne suis pas venue pour me battre.
Arniann comprit son avertissement sous-entendu. Il possédait une force
musculaire hors du commun, mais il savait qu’il n’était pas de taille à
affronter une sorcière devant laquelle même son dieu reculait.
— Quelques minutes, pas plus, grommela-t-il. Votre présence perturbe
mes hommes.
— Vous me flattez, général. De quel côté trouverai-je Javad ?
— Suivez-moi.
Il jeta un dernier regard méfiant au gros corbeau et prit les devants. Il
mena la reine et son étrange serviteur jusqu’au terrain de pancrace, où
plusieurs duels se déroulaient en même temps au milieu des
encouragements des spectateurs uniquement vêtus d’un pagne.
Abélie et Rhôk se mêlèrent à ceux qui assistaient au match de lutte entre
Javad et un homme-taureau à la peau sombre. Il était évident que ce dernier
était beaucoup plus musclé que le dieu-rhinocéros et qu’il n’avait pas du
tout l’intention de le laisser gagner. La sorcière ne put s’empêcher de
sourire en voyant Javad souffler comme une baleine pendant qu’il tentait de
l’emporter sur son adversaire en le rouant de coups de poing et en utilisant
des prises destinées à le faire chuter sur le sol.
— Qu’essaient-ils de faire ? s’enquit Rhôk.
— Il s’agit d’un exercice qui combine la lutte et le pugilat, répondit
Arniann.
— Jusqu’à ce que l’un des deux soit tué ?
— Pas du tout. Nous ne mettons à mort que nos ennemis. C’est un
combat amical qui sert à développer les muscles, l’agilité et la ruse.
Le corbeau pencha la tête de côté, car il ne comprenait pas ce concept.
Pour sa part, Abélie avait très bien compris le but du pancrace et dut
admettre que Javad lui paraissait plus robuste tout à coup. Mais même le
plus fort de tous les hommes n’était pas de taille devant la magie.
— En as-tu assez vu ? demanda-t-elle à son compagnon.
— Je ne désire pas savoir qui gagnera, croassa-t-il.
— Merci, général.
— Permettez-moi de vous ramener à la cité.
Craignez-vous que nous nous attardions ? ironisa Abélie.
— Ce ne serait pas une bonne idée.
Le soldat attendit que le duo pénètre dans la cité avant de retourner
auprès de ses hommes. Heureusement, Javad avait été trop préoccupé par
son duel pour se rendre compte que sa persécutrice était venue l’espionner.
— Veux-tu que je les fasse disparaître ? offrit un des taureaux à son
général.
— Il serait dangereux de la provoquer. Que Javad règle ses problèmes
de famille lui-même. Va poursuivre ton entraînement.
Arniann tourna les talons pour inciter le jeune homme à calmer ses
ardeurs.
— Pourquoi les humains dépensent-ils autant d’énergie ? demanda
Rhôk, alors que la sorcière le ramenait vers les longues passerelles
couvertes.
— Je l’ignore, mon bel oiseau. Sans doute est-ce en réponse à quelque
pulsion primitive.
— Dois-je apprendre à faire comme eux ?
— Quand on possède de grands pouvoirs surnaturels, ce genre
d’exercice est parfaitement inutile. Concentre-toi plutôt sur ta magie.
— Je ne trouverai jamais ici ce dont j’ai besoin pour fabriquer mes
potions.
Ils se mirent à remonter jusqu’au palais.
— Ces ingrédients sont-ils présents sur Cornix ?
— Au fond du canyon, mais il faut avoir des ailes pour s’y rendre.
— Tu es encore bien naïf, mon pauvre Rhôk.
Sans même battre des cils, Abélie les transporta tous les deux sur la lune
où habitaient les hommes-oiseaux. Le corbeau s’étonna de se trouver sur le
bord de la rivière, au fond de la gorge profonde logée entre deux très hautes
montagnes.
— Dans quoi ramènerai-je toutes ces choses ? Je n’ai pas eu le temps de
prendre quoi que ce soit.
Elle fit apparaître un grand panier à ses pieds. Satisfait, Rhôk déploya
ses ailes et s’éleva dans les airs. Il saisit l’anse avec ses serres et s’éloigna
en direction des corniches sur sa gauche. Abélie le regarda disparaître au
loin, puis chercha un endroit où s’asseoir. Elle aperçut une grosse pierre sur
le bord de l’eau, dont le dessus avait été aplati par l’érosion. Elle s’y installa
et profita des rayons d’un véritable soleil, comme lorsqu’elle vivait à Hadar.
Le visage de son fils apparut dans ses pensées. Eanraig lui ressemblait
physiquement, mais son caractère n’était ni le sien, ni celui de son cruel
père. « Il est une anomalie », conclut-elle. Ce qui ne l’empêchait pas d’être
le garçon le plus charmant et attentionné qui soit. Tout le village l’aimait et
le respectait, contrairement à Ackley, qui ne tendait jamais la main aux
autres.
— Tu me vengeras, Eanraig, murmura-t-elle en regardant les remous du
courant.
Abélie savait que son enfant risquait de mourir lors de ce combat de
titans, mais tout ce qui importait vraiment, c’était qu’il tue Javad. Son sang
divin lui permettrait de réussir là où elle ne pouvait rien faire. Pour le
moment, elle se contentait de terroriser le dieu-rhinocéros, ce qui l’amusait
beaucoup.
— Et quand Javad ne sera plus, c’est moi qui régnerai sur cette galaxie.
Parviendrait-elle à modifier cet univers selon son bon vouloir ou serait-
il préférable qu’elle recommence à zéro ?
— Chaque chose en son temps…
Elle se demandait ce qu’Ackley était en train de faire à cette heure.
Épiait-il les faits et gestes de la nouvelle haute-reine comme elle le lui avait
ordonné ? Elle fut tentée d’utiliser sa magie pour le localiser, puis se ravisa.
Elle ne voulait surtout pas qu’il pense qu’elle ne lui faisait pas confiance.
— Il sera à mes côtés quand je deviendrai la maîtresse incontestée du
monde.
Rhôk revint vers elle quelques heures plus tard, son panier chargé de
plantes et de racines variées.
— As-tu tout ce que tu voulais ?
— Je ne pouvais pas en prendre plus.
— Ça suffira pour l’instant. Nous reviendrons quand tu auras fini de
traiter tout ça.
Ils se retrouvèrent instantanément à l’étage du palais qu’occupait le
sorcier.
— Merci, maîtresse.
— Je te ferai porter ton repas, ce soir.
Elle le quitta à pied cette fois-là, car elle souhaitait se dégourdir les
jambes.
Le corbeau divisa les ingrédients sur les nombreuses tables. Il en fit
chauffer quelques-uns dans sa nouvelle marmite, sécher d’autres en les
suspendant aux branches de son arbre et broya le reste.
À la tombée de la nuit, un serviteur lui apporta un plateau de viande
crue, de graines et de noix. Content de son travail, le sorcier apporta son
repas dans son nid et le dégusta en laissant le vent lui ébouriffer les plumes.
Il adorait sa nouvelle vie.
Abélie mangea seule afin de donner libre cours à ses pensées, puis elle
se prélassa dans la grande piscine de Viatla avant de revêtir une robe de
nuit. Elle s’assit ensuite à son secrétaire et fit l’inventaire de ce que la
déesse y avait laissé : des plumes exquises, des pots d’encre de différentes
couleurs et plusieurs sortes de papier.
— Javad est à la porte, maîtresse, annonça une servante sur le seuil de
sa chambre.
— Il n’a pas tenté de la défoncer ? s’étonna Abélie.
— Non, pas du tout. Que dois-je lui dire ?
— Rien. Je m’occupe de lui. Merci, Fleurange.
Abélie traversa le salon et ouvrit au dieu-rhinocéros, qui ne semblait pas
aussi enragé que les autres fois où il lui avait rendu visite :
— Tu adoptes enfin de bonnes manières, je te félicite.
— Où est ton corbeau ? fit Javad en regardant derrière elle. Dans ton
lit ?
— Le fais-tu exprès de te montrer déplaisant ?
— Pourquoi l’as-tu emmené sur la plaine ?
— Il a exprimé le vœu de voir le monde extérieur et le campement
militaire en fait partie, alors je l’ai exaucé.
— Moi, je pense que vous vouliez m’espionner.
— Tes petits jeux de soldat ne nous intéressent nullement, Javad. À
moins que tu sois en train de te préparer à imposer notre domination sur les
habitants d’Alnilam.
— Je fais tout ça pour mieux écraser les Deusalas.
— Alors, je t’y encourage fortement. Et quand tu auras remporté cette
victoire, nous la célébrerons comme il se doit. Maintenant, laisse-moi. Il est
tard et je suis fatiguée.
— Mais…
La sorcière referma la porte en lui offrant son plus beau sourire. À son
grand étonnement, Javad ne protesta pas davantage. « Tout ce que je veux,
c’est qu’il finisse par attaquer ces satanés dieux ailés pour que mon fils lui
règle son compte une fois pour toutes », songea-t-elle en regagnant sa
chambre. « Cet univers mérite de meilleurs dieux. » Elle s’allongea sur son
lit et laissa le sommeil s’emparer d’elle.
DURS À CONVAINCRE

C e n’était pas tous les matins que Kharla arrivait à manger. La plupart
du temps, ses nausées l’obligeaient à rester dans sa salle de bain
pendant plusieurs heures. Alors, lorsqu’elle le rejoignait à table, Skaïe la
traitait aux petits oignons. Il lui servait son thé en l’embrassant dans le cou,
mettait dans son assiette uniquement ce dont elle avait envie, puis écoutait
angéliquement tout ce qu’elle voulait bien lui raconter.
— À partir de quel âge notre enfant commencera-t-il ses études pour
devenir un futur roi ou une future reine ? s’enquit Skaïe.
— Quatre ans, répondit Kharla. Et Carenza m’a affirmé que ce sera un
garçon.
— Il sera donc élevé comme un bébé normal jusque-là ?
— Nous sommes tous les deux très occupés, alors il passera
certainement beaucoup de temps avec sa gouvernante.
— Est-ce que je pourrai jouer avec lui ?
— Mais oui, Skaïe, surtout pendant qu’il sera en bas âge. Après, il sera
confié à un précepteur qui lui enseignera tout ce qu’il doit savoir. Il aura
aussi des devoirs et des leçons tous les jours, mais j’imagine que s’il hérite
du cerveau de son père, il lui restera encore du temps pour faire autre chose.
— Devrons-nous avoir plusieurs enfants ?
— Ce serait préférable. Du moins jusqu’à ce que nous ayons une fille
pour me succéder, car depuis ma mère, Antarès est dirigée par une haute-
reine.
— Qu’arrivera-t-il si nous avons cinq garçons d’affilée ?
— Il faudra continuer pour avoir une fille.
— Et si notre deuxième bébé en est une ?
— Je pense que ce serait une bonne idée d’en avoir au moins deux
autres après elle, juste au cas où.
— On dirait que tu as pensé à tout.
— C’est le rôle d’une haute-reine, mon chéri. Je te promets de faire en
sorte que nos petits aient une vie la plus normale possible, mais tu devras
aussi faire l’effort de te rappeler ce qu’ils représenteront pour l’avenir
d’Alnilam.
— Du moment qu’un d’entre eux partage ma passion pour la science, je
serai le plus heureux des hommes.
— Espérons alors que ce ne sera pas notre fille, car elle ne pourra pas
vraiment s’y consacrer.
Skaïe termina ses gaufres croustillantes aux petits fruits, embrassa sa
femme et fila à l’immeuble des savants avant que celle-ci le somme de
l’accompagner plus tard à quelque événement officiel. L’inventeur se rendit
à sa salle de travail et vit plusieurs boîtes sur sa grande table. Il en ouvrit
une.
— Waouh ! s’exclama-t-il en découvrant les centaines de boîtiers des
movibilis miniatures qu’il avait fait fabriquer.
Il en déposa une grande quantité sur la table et sortit les puces de son
tiroir, puis commença à les installer dans les appareils. Les commandants
pourraient bientôt les distribuer à leurs lieutenants partout sur la frontière.
— Il n’y a pas suffisamment de prises de courant ici pour tous les
charger en même temps, par contre…
Odranoel entra dans la grande salle quelques heures plus tard. Skaïe
était si concentré sur sa besogne qu’il ne remarqua même pas sa présence.
— C’est du vrai travail de moine, on dirait, lâcha le patron.
Le jeune savant se redressa d’un seul coup.
— Du calme, Skaïe, ce n’est que moi. T’ai-je déjà mentionné que nous
avions des apprentis pour faire ça ?
— Plusieurs fois, mais je me sentirais obligé de vérifier leur travail par
la suite, alors aussi bien les assembler moi-même. Je perdrai beaucoup
moins de temps ainsi.
— Je vois.
— Tu sembles de bonne humeur, ce matin, Odranoel.
— Ce matin ? Il est presque midi, mon cher.
— Oh…
— Mais tu as raison, je suis très heureux. Ta charmante épouse a
accepté de financer mon vaisseau volant. Je viens de transmettre mes plans
à l’usine.
— Toutes mes félicitations !
— Je suis donc venu te demander où tu en étais dans la fabrication du
contraceptif que nous lâcherons sur les hommes-scorpions à partir du ciel.
— Pendant que j’étais sur le front, je n’ai pas eu un seul instant pour y
réfléchir et, de toute façon, même si Wellan était venu chercher mon
ordinis, il n’y a pas d’électricité dans le Nord. À mon retour à la forteresse,
ça m’est complètement sorti de la tête.
— Mon vaisseau sera prêt pour les essais de vol dans six ou sept mois.
Tu pourras donc rattraper le temps perdu. Je t’avertis, Skaïe, si ta formule
chimique n’est pas prête à ce moment-là, je convertirai mon invention en
moyen de transport civil.
— Ouais, je l’avais déjà deviné.
— Alors, remets tes priorités dans le bon ordre.
Odranoel le salua et quitta le laboratoire.
Skaïe fit l’effort de trouver un crayon-feutre et d’écrire sur son grand
tableau blanc ce qu’il lui restait à faire : livraison des mistrailles aux
Chevaliers, programmation des nouveaux movibilis, complétion des plans
de la plasmaspatha, contraceptif pour les Aculéos, capteur de rêve et vortex.
Un apprenti entra en catastrophe dans la salle.
— Votre Majesté ! D’autres mistrailles viennent d’arriver ! lança-t-il.
Skaïe laissa tomber son crayon et se précipita dans le couloir. Il courut
jusqu’au quai de déchargement pour s’assurer que c’était bien cette
cargaison que les employés du chemin de fer venaient de livrer.
Il consulta le bon de commande puis, satisfait, retourna à son
laboratoire.
Wellan était en train de faire des exercices de télépathie avec Cercika,
tandis que la plupart des Chimères apprenaient à fixer et à enlever les
chargeurs sur leurs mistrailles. Une sonnerie discordante retentit, mettant fin
à leur concentration.
— On dirait que ça provient de toi, s’étonna la voyante.
L’Émérien dégagea un petit appareil de sa ceinture et appuya le doigt au
centre de son cadran avant de le porter à son oreille.
— Skaïe, est-ce toi ?
— Oui, c’est moi. Je viens de recevoir d’autres mistrailles.
— Je vais demander la permission à Sierra d’aller les chercher. Je serai
là dans quelques minutes.
— Parfait. Je t’attends.
Wellan mit fin à la conversation et remit l’appareil dans sa ceinture.
— C’est un movibilis ? voulut savoir Cercika.
— De la toute dernière génération. Ce modèle remplacera les gros
appareils qui sont bien trop encombrants. Je dois y aller. Pourrions-nous
poursuivre l’exercice plus tard ?
— Certainement.
Il fonça sur le sentier et trouva Sierra assise aux feux avec Ilo et Audax.
Elle n’en finissait plus de raconter à ce dernier tout ce qu’il avait manqué.
— Commandante, puis-je retourner à la forteresse chercher une autre
cargaison de mistrailles ? Et si oui, à qui dois-je les livrer ?
— Aux Basilics, décida Sierra.
— Et pendant que j’y pense, j’aimerais avoir vos movibilis à Ilo et à toi.
— Je n’attendais que le moment de m’en débarrasser, avoua l’Eltanien.
Je vais aller le chercher tout de suite.
Il bondit vers sa tente.
— Que veux-tu en faire ?
— Skaïe va vous les échanger pour une version plus petite.
Ilo revint au pas de course et tendit le gros movibilis à Wellan pendant
que Sierra sortait le sien de ses sacoches.
— Merci, fit Wellan, un appareil dans chaque main.
Il disparut d’un seul coup.
— Je ne m’habituerai jamais à cette magie, grommela Audax.
— J’ai dit la même chose les premières fois qu’il l’a utilisée devant moi,
admit Sierra. Mais ce qu’il arrive à faire nous est fort utile. Je t’en prie, ne
vois pas un ennemi potentiel en Wellan. C’est plutôt un atout pour l’Ordre.
Il peut se déplacer en quelques secondes d’un bout à l’autre du continent. Il
nous sera d’un grand secours si les Aculéos décident de débarquer à Einath.
— Je suis d’accord, l’appuya Ilo.

Wellan se matérialisa dans le laboratoire de Skaïe, qui avait


recommencé à programmer les petits movibilis en l’attendant. Il s’approcha
de lui en tentant de déchiffrer ce qu’il avait écrit sur le tableau et déposa les
gros appareils sur la table.
— Est-ce que je transfère les puces maintenant ou plus tard ? fit le
savant, indécis.
— Je préférerais avoir les mains libres pour utiliser le vortex.
— Tu as raison. Au retour, donc.
Les deux hommes se rendirent au hangar.
— Où les livrons-nous, cette fois ? demanda Skaïe.
— Chez Chésemteh.
Puisqu’il avait déjà effectué une première livraison, Skaïe savait quoi
faire. Il se plaça de façon à ce que Wellan prenne sa main droite pendant
qu’il appuyait la gauche sur les caisses en bois qui se touchaient toutes. Ils
furent transportés dans une clairière non loin du campement des Basilics, où
leur apparition fit sursauter Samos, Ian et Innokenti, qui se rendaient aux
feux.
— Vous nous apportez de la nourriture ? espéra Samos.
— Pas du tout, l’informa Wellan. Où est Ché ?
— Elle vient juste de partir pour son guet, répondit Ian. Je vais aller la
chercher.
— Qui surveille Orchelle et Quihoit quand elle s’absente ?
— Personne, lui apprit Samos. Aujourd’hui, ils ont suivi Niya à la
rivière pour apprendre à pêcher le poisson. C’est pour ça que je souhaitais
que tu aies apporté autre chose à manger…
— Qu’y a-t-il là-dedans, alors ? s’enquit Innokenti.
— Ce sont de nouvelles armes qui vous permettront de repousser une
fois pour toutes vos ennemis, répondit Skaïe.
— Mais nous sommes déjà plus efficaces que toutes les autres divisions,
protesta Samos.
Pour mieux leur faire comprendre son affirmation, l’inventeur décloua
une des boîtes et en retira une mistraille.
— Ça ne ressemble pas à une dague, s’étonna Innokenti.
— Vous n’avez qu’à fixer le chargeur ici.
Skaïe fit une démonstration pour les deux Basilics. C’est alors que
Chésemteh arriva avec Locrès, Trébréka et Ian, qui l’avait interceptée.
— Salut, Wellan ! s’écria l’Eltanienne, enjouée. Contente de te voir !
— Moi aussi, Éka.
— C’est quoi, tout ça ? se méfia Chésemteh.
— Une nouvelle façon d’éliminer encore plus d’Aculéos, répondit
Skaïe.
— J’ai bien hâte de voir ça, ironisa Locrès.
— Puis-je vous en faire la démonstration ici sans blesser personne ?
— Non, pas ici, l’avertit Wellan. Il y a des Basilics partout dans la forêt.
— Allons près du canal, suggéra Trébréka.
— Bonne idée, approuva la commandante.
Le petit groupe s’y rendit en silence. Une fois sur le bord du cours d’eau
artificiel, le savant s’adressa à Chésemteh :
— J’aurais besoin d’une cible.
— Laisse-moi voir s’il reste chez les Chimères un mannequin de paille
qu’elles n’ont pas démoli, offrit Wellan.
— Un mannequin de paille ? répéta Locrès, sceptique.
L’effigie d’un Aculéos, de la taille qu’avaient eue ces monstres avant
leurs mutilations, apparut juste devant le parapet.
— C’est plutôt laid, grimaça Trébréka.
La commandante se contenta de se croiser les bras avec impatience.
— Commence par nous dire ce que c’est, Skaïe, exigea Locrès.
— Voici une version améliorée du parabellum, qui peut tirer soixante-
dix balles en quelques secondes.
— Du paraquoi ? s’étonna Samos.
Jamais les Chevaliers d’Antarès n’avaient combattu avec des armes à
feu.
— Tu veux que nous assommions les Aculéos avec des balles ? se
troubla Trébréka.
— Celles-ci sont en métal et elles ont une forme allongée, expliqua le
savant. Leur pointe acérée pénètre dans la peau de vos ennemis et cause leur
mort si vous dirigez la mistraille sur leurs organes vitaux.
Les Basilics affichaient tous un air d’incompréhension totale. Skaïe
n’entrevit donc qu’une seule façon de leur faire comprendre ce qu’il tentait
de leur dire. Il pivota vers sa cible, épaula la mistraille et ouvrit le feu. Dans
un bruit infernal, le torse du mannequin se détacha de son corps et tomba
sur le sol. Le reste des balles se fichèrent dans le parapet et même dans la
falaise, de l’autre côté du canal. Lorsque l’inventeur se retourna, il ne restait
plus que Wellan.
— Où sont-ils allés ?
— Derrière les sapins. Donne-leur le temps de se remettre du choc.
Noctua, la chauve-souris d’Olbia, vola au-dessus de leur tête en
poussant des cris aigus. Sa maîtresse émergea de la forêt, une flèche prête à
décoller de son arc. Elle reconnut les deux hommes et baissa son arme.
— C’est vous qui faites tout ce vacarme ?
Skaïe lui montra la mistraille au moment même où Chésemteh et les
autres se risquaient hors de leur cachette. Mohendi en profita pour sauter de
l’arbre où il faisait le guet et atterrit derrière eux.
— Est-ce toute la puissance de Nemeroff qui est enfermée dans ce bout
de métal ? s’exclama-t-il en se faufila entre Locrès et la commandante.
— Euh… balbutia le savant.
— C’est pour nous, ce truc ? poursuivit Mohendi, intéressé.
— Non, l’avertit Chésemteh.
Locrès en profita pour s’approcher du parapet et examiner les trous de
balles.
— Mais Ché… la supplia Mohendi.
— Les Basilics sont des Chevaliers furtifs, lui rappela-t-elle. Nous
menons notre guerre à partir des arbres sans faire de bruit. Nous sommes
rapides et indétectables, ce qui nous permet d’anéantir autant d’Aculéos que
cette machine.
— Mais chaque mistraille peut en tuer soixante-dix en quelques
secondes, déclara Skaïe.
— Mon arc aussi ! affirma Olbia.
— C’est beaucoup trop bruyant, trancha Chésemteh.
— Elle a raison, l’appuya Samos.
— Mais moi, est-ce que je pourrais en avoir une ? insista Mohendi.
— Non ! se hérissa la scorpionne. Je vois bien les Chimères s’en servir.
À la limite, les Manticores. Mais pas nous.
— Nous avons l’intention de les offrir à toutes les divisions, affirma
Wellan.
— Vous n’allez pas mettre ça entre les mains de Massilia ?
— C’est à Sierra que reviendra cette décision.
— Retournez à vos postes, ordonna la commandante à ses Basilics. Il
n’y a plus rien à voir ici.
— Mais Ché… se plaignit Mohendi.
— J’ai dit non.
Les soldats se dispersèrent entre les arbres.
— Tu ne veux pas au moins les prendre à l’essai ? tenta Wellan.
Chésemteh secoua la tête et suivit ses guerriers. Skaïe soupira avec
découragement.
— Je ne m’attendais pas à ça…
— Il est vrai que les Basilics préfèrent se battre en silence.
Wellan le ramena dans la clairière. L’inventeur remit l’arme dans la
caisse dont il l’avait extraite. Chésemteh sortit de la forêt et se planta devant
l’Émérien.
— Tes pouvoirs de magicien te permettent-ils de le savoir quand
quelqu’un ne te dit pas la vérité ? demanda-t-elle.
— Parfois, répondit Wellan. De qui te méfies-tu ?
— L’homme qui prétend être Audax m’a dit des choses que lui seul
pouvait savoir, mais j’ai du mal à croire qu’il est sorti de sa tombe au bout
de dix ans.
— Nemeroff est revenu de la mort, lui aussi.
— C’est peut-être courant dans votre monde, mais pas ici. Et toutes ces
histoires de sorciers qui changent de visage me troublent.
— Je comprends ton appréhension, Ché, car ils ont longtemps été les
seuls détenteurs de pouvoirs magiques à Alnilam. Mais sois sans crainte, si
Audax est un imposteur, je finirai par m’en rendre compte. Je le garde à
l’œil.
— Je ne voudrais pas qu’il fasse du mal à Sierra.
— Moi non plus. Tu ne changes pas d’idée pour les mistrailles ?
— Non.
Elle tourna les talons et s’éloigna. Wellan capta alors le désarroi du
jeune savant.
— Tout n’est pas encore perdu, Skaïe. Je suis certain que les Manticores
vont se ruer sur ton invention comme une bande d’enfants sur une boîte de
jouets.
— C’est censé me rassurer ?
Wellan mit la main sur son bras et toucha les caisses de l’autre, les
transportant aussitôt à Arcturus.
APPEL À L’AIDE

F urieux de ne plus pouvoir compter sur Olsson, Zakhar ruminait dans


son palais souterrain en se demandant comment il arriverait à
concrétiser ses plans de conquête sans lui. Il avait fait chercher Piarrès, le
seul guerrier Aculéos à avoir survécu à un raid contre les Chevaliers
d’Antarès à la frontière que protégeaient les Manticores. C’était de ce côté
que le roi des hommes-scorpions voulait désormais concentrer ses efforts. Il
était assis devant sa carte du continent depuis plusieurs heures déjà, à se
demander où faire débarquer ses troupes. Il ne connaissait pas la géographie
de la côte ouest, car il n’était jamais allé plus loin que les plaines enneigées
où il avait chassé durant sa jeunesse. Zakhar rêvait désormais de quitter ses
terres et d’explorer le monde et, surtout, d’y asseoir sa domination.
Piarrès se présenta dans la salle du trône à la fin de la journée. Tout
comme ses semblables, il avait été transformé par le dernier sort qu’avait
jeté Olsson aux Aculéos : sa taille avait été réduite pour être la même que
celle des humains et ses cheveux tricolores étaient désormais noirs. Intimidé
de se retrouver seul avec son souverain, Piarrès ralentit le pas et baissa la
tête.
— Je suis content que tu n’aies pas décidé de retourner dans ton clan,
lui dit Zakhar. Sinon, j’aurais été obligé de t’attendre pendant des semaines.
Ne reste pas là. Approche !
Le guerrier n’augmenta pas pour autant son allure. Il avait entendu dire
que ceux qui étaient convoqués par le roi ne s’en sortaient pas toujours
vivants. Zakhar n’avait pas l’habitude de récompenser ceux qui le servaient
bien, mais il savait comment punir cruellement ceux qui lui déplaisaient.
— Assieds-toi devant moi, ordonna Zakhar.
Piarrès obéit, mais n’osa pas le regarder dans les yeux.
— Qu’as-tu fait depuis ton arrivée dans mon clan ?
— J’ai été adopté par Ferghas et je partage la vie de ses fils. Lors des
prochains raids, je combattrai à leurs côtés.
— Je suis heureux de l’apprendre.
Le jeune homme avait eu le temps d’observer la carte qui le séparait de
son roi.
— On dit que tu prépares une grande invasion, mais pas à partir de la
falaise. Est-ce que c’est vrai ?
— Tu es bien renseigné.
— Est-ce pour cette raison que tu veux me voir ?
— D’une certaine façon, Piarrès. Tu as participé à un raid à l’ouest de
mes terres et je veux que tu me parles de cet endroit.
— Il n’y a que de la neige.
— Mais pas chez les humains.
— Que veux-tu réellement savoir ?
— Un radeau de grande taille pourrait-il accoster sur la côte ?
— Mon père m’a emmené chasser sur le bord de l’océan où se couche le
soleil quand j’étais enfant. Il n’a pas été facile de nous y rendre, car cette
partie de ton royaume est plus basse. Nous avons dû descendre sur de gros
blocs de glace jusqu’à ce que nous atteignions la plaine. Après, nous avons
marché pendant des jours pour trouver l’océan. Avant de rentrer à la
maison, mon père a voulu me montrer le pays des humains à partir de notre
falaise. Ces images sont restées dans mon esprit. Au bord de tes terres, les
plages sont unies et glacées. Chez les hommes, elles sont couvertes de
cailloux et de gros rochers s’y dressent, pointus comme des dents. Je n’ai vu
aucun radeau sur l’eau et maintenant que j’ai grandi, je comprends
pourquoi. Ils ne pourraient pas s’approcher du rivage.
— As-tu vu autre chose ?
— Non et je n’y suis jamais retourné, même seul.
— Merci, Piarrès. Ce que tu viens de m’apprendre me sera fort utile.
— Si j’avais su qu’un jour tu me questionnerais là-dessus, j’aurais
regardé le paysage plus attentivement.
— Tu peux retourner chez Ferghas.
Piarrès quitta le palais, déçu de n’avoir pas pu en dire plus à son roi.
Zakhar baissa encore une fois les yeux sur sa carte. Le territoire protégé par
les Manticores était imprenable par la mer. Aucun débarquement ne serait
possible par là.
— J’ai besoin de quelqu’un qui a vu les plages plus au sud, grommela-t-
il.
La femme Chevalier qu’il avait capturée, mais qui s’était échappée,
n’avait rien voulu lui révéler, même sous la torture. Si cela faisait partie de
leur entraînement, les autres soldats ne parleraient pas non plus. Il lui fallait
un informateur qui ne fasse pas partie de l’armée.
— Ou je pourrais me rendre là-bas moi-même, réfléchit-il à haute voix.
Cependant, les distances sur sa carte lui semblaient trop importantes
pour qu’il les franchisse rapidement à pied. Il serait sûrement parti pendant
des mois, ce qui donnerait suffisamment de temps à un des chefs de clans
pour prendre sa place.
— J’ai besoin d’un sorcier ! hurla Zakhar, furieux.

De crainte qu’Olsson surgisse une fois de plus de nulle part pour lui
faire des reproches, Ackley s’était appliqué à purger les temples d’Einath
sans entrer en conflit avec les prêtres et leurs fidèles. Cette tâche lui
déplaisait énormément et il ne voyait pas la fin de ce supplice. Ce royaume
possédait des milliers d’édifices religieux de toutes les tailles ! Ackley était
maintenant persuadé que les sorciers l’avaient fait exprès de lui confier ce
pays. Il s’efforçait chaque fois de répéter les paroles qu’Olsson avait
prononcées devant lui en perdant le moins de temps possible. Mais même
en se rendant dans une dizaine de temples par jour, il en aurait pour des
années avant de les avoir tous nettoyés !
Il venait de sortir sur le parvis d’un magnifique édifice sur le haut
plateau d’Einath lorsqu’il entendit le cri du cœur de Zakhar, mais il ne
savait pas encore qu’il émanait de lui. Ackley utilisa ses facultés
surnaturelles pour retracer le point d’origine de cette prière. Il se tourna vers
le nord. « Qui pourrait bien avoir besoin d’un sorcier de ce côté ? »
s’étonna-t-il. Carenza et les autres servaient désormais les humains. Il ne
pouvait donc pas s’agir des Chevaliers. Ils avaient déjà un magicien. Il
marcha jusqu’au temple suivant, qui se trouvait à peine à trente minutes à
pied. En route, il songea que s’il répondait à cette supplication sans
demander la permission des autres, ce serait une excellente façon de se
venger de l’ingérence d’Olsson.
À l’aide de sa magie, il scruta son environnement pour s’assurer qu’il
n’était pas sous surveillance. Rassuré, il se transporta à Hadar, dans les
ruines du village où il s’était caché après son évasion du palais d’Achéron.
Il marcha tel un fantôme dans les rues désertes, puis leva les yeux sur la
falaise des Aculéos. L’appel était parti de là-haut et ne pouvait donc pas
avoir été lancé par un humain.
— Un homme-scorpion ? murmura Ackley, ébranlé.
Il se rappela alors ce qu’Aldaric lui avait raconté au sujet d’Olsson.
Pendant de longues années, ce dernier avait servi le roi des Aculéos et, tout
récemment, il l’avait laissé tomber…
Le vortex des sorciers ne fonctionnait pas comme celui de Wellan. Ils
n’avaient pas besoin d’être allés quelque part pour pouvoir y retourner
grâce à ce moyen de transport magique. Ils n’avaient qu’à désirer s’y
rendre. Ackley se concentra et se retrouva immédiatement sur la falaise. Il
s’enfonça dans la neige jusqu’aux genoux. Attentif, il capta des signes de
vie sous ses pieds. Il chercha donc avec son esprit une entrée dans ce monde
souterrain. Dès qu’il en trouva une, il s’y transporta. Un trou suffisamment
grand pour que cinq hommes y marchent côte à côte s’ouvrait dans la glace.
De la chaleur s’en échappait.
Se sentant suffisamment protégé par sa magie, Ackley s’y risqua. Le
tunnel s’enfonçait graduellement dans les entrailles de la planète. Il était
éclairé par des pierres lumineuses collées sur les murs, comme dans la
prison céleste où il avait passé la première partie de sa vie avec une centaine
d’autres enfants magiques. Ackley n’en avait jamais vu ailleurs sur le
continent. C’était le seul endroit qui utilisait ce type de lumière.
« Pourquoi ? » se demanda-t-il.
Il aboutit finalement dans une grande caverne, où un seul homme aux
cheveux gris, vêtu de noir, était assis sur le sol devant un grand document. Il
s’approcha sans faire de bruit et découvrit que c’était une carte. Se sentant
épié, Zakhar releva vivement la tête.
— Qui es-tu ? gronda-t-il, menaçant.
— Je suis un sorcier et je réponds à une prière qui est partie d’ici.
— Prouve-moi que tu n’es pas plutôt un espion à la solde des
Chevaliers.
— Pas avant de savoir à qui je parle.
— Je suis Zakhar, le roi des Aculéos.
Le mage disparut pour se matérialiser aussitôt derrière l’homme-
scorpion.
— Le roi ? voulut s’assurer Ackley.
Zakhar fit volte-face.
— Où sont vos pinces et votre dard ?
— Les Aculéos n’en ont plus besoin. Est-ce Olsson qui t’envoie ?
— Je ne sais pas qui c’est, mentit le sorcier.
— Alors, tant mieux ! Comment t’appelles-tu ?
— On ne m’a jamais donné de nom. Est-ce toi qui a besoin de services
magiques ?
— Oui, c’est bien moi. J’ai de très grandes ambitions de conquête, mais
je suis coincé dans un pays recouvert de neige qui possède très peu de
ressources. Puisque je ne peux pas le quitter en descendant des falaises sans
me faire massacrer par les Chevaliers, je cherche une route maritime pour
envahir le continent.
— Dis-moi ce qui te manque.
— J’ai besoin d’immenses radeaux comme ceux que m’a déjà procurés
Olsson afin de transporter mes troupes là où elles pourront commencer
l’invasion sans embûche.
— À quoi ressemblaient ces embarcations et où cet homme les avait-il
prises ?
— Je l’ignore. Il ne me l’a pas dit.
Zakhar ramassa une pierre blanche aiguisée près de son trône et se mit à
dessiner un radeau sur le mur.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, avoua Ackley, mais s’il t’en reste un
petit morceau, ne serait-ce qu’un clou, je pourrai certainement remonter
jusqu’à l’endroit où on fabrique ces radeaux.
— Ils ont tous été coulés par les Chevaliers dans le grand fleuve de
l’est.
— C’est donc de ce côté que je commencerai mes recherches. Je n’aurai
qu’à récupérer un bout de planche ou de rame pour me renseigner. Mais
cela nécessitera plusieurs jours.
— Le plus vite sera le mieux.
— Combien de ces embarcations dois-je te fournir ?
— Autant que tu en trouveras. Il est crucial que les humains ne les
voient pas quand tu les ramèneras par ici. Attache-les sur la plage de mon
royaume à l’ouest.
— Bien compris. Où projettes-tu ce débarquement ?
— N’importe où sur la côte où il n’y a aucun Chevalier. Zakhar
s’accroupit devant sa carte et plaça son index sur Einath.
— Je suis vraiment l’homme qu’il te faut, car je connais bien ce pays.
— Que désires-tu en retour de tes services ?
— Rien pour l’instant, mais j’y réfléchirai.
Ackley se volatilisa comme Olsson le faisait avant lui. Ravi que la
chance recommence à lui sourire, Zakhar ordonna à ses serviteurs de lui
apporter à manger.

Au lieu de se diriger vers Altaïr, Ackley retourna plutôt à Einath pour


éviter que cette absence mette la puce à l’oreille des autres sorciers. Il
réapparut à l’endroit exact où il se trouvait avant de se rendre dans le Nord.
Tout en cheminant vers le prochain temple, il se félicita d’avoir insisté pour
qu’Aldaric lui montre comment faire venir à lui des objets, même s’ils ne
lui avaient jamais appartenu. « Ce sera un vrai jeu d’enfant de sortir de
l’eau un morceau des radeaux », songea-t-il.
Lorsqu’il arriva en vue de l’édifice du culte, Ackley remarqua qu’une
foule s’était massée devant les grandes portes. En approchant davantage, il
constata que les fidèles n’attendaient pas de pouvoir y entrer afin d’assister
au prochain service. Ils étaient tous tournés vers lui et pointaient leurs
épées, leurs dagues et même leurs fourches et leurs balais dans sa direction.
« Ils ont entendu parler de ce qui était arrivé aux autres temples », comprit
Ackley. « Que ferait Olsson pour régler ce problème ? » Il forma sa bulle de
protection autour de lui pour ne pas être assommé par un projectile ou
recevoir un couteau en plein cœur, et avança résolument vers l’attroupement
enragé.
— Ne m’obligez pas à utiliser la force ! tonna-t-il.
Ackley était capable d’une grande douceur, mais lorsqu’il était
provoqué, il avait beaucoup de difficulté à maîtriser sa colère.
— Nous ne te laisserons pas évincer nos prêtres, sorcier !
— J’ai reçu cet ordre de Patris, le créateur de l’univers, et j’ai la ferme
intention de faire ce qu’il m’a demandé, rétorqua Ackley.
— Nous ne savons pas qui il est. Notre déesse, c’est Viatla.
— Viatla n’est plus. Elle a été tuée par son propre fils.
— Tu mens !
— Les mystagogues vous ont bourré le crâne de faussetés dont ils se
servent pour vous dominer. Patris s’en est rendu compte et il vous supplie
de ne plus les écouter. Vous êtes désormais les maîtres de votre propre vie.
Tout ce que Patris vous demande, c’est de vous aimer les uns les autres et
de ne jamais faire le mal. Vous n’avez besoin de personne pour y arriver.
Ackley était presque rendu à la portée des armes des fidèles. L’absence
de peur sur son visage les fit reculer.
— Dispersez-vous ou subissez-en les conséquences. C’est mon dernier
avertissement.
Un jeune homme se précipita sur le sorcier avec sa longue dague en
poussant un cri de guerre. Il se heurta au bouclier invisible et tomba à la
renverse. « Je n’ai plus le choix », soupira intérieurement Ackley. II fit
apparaître de gros nuages qui masquèrent la lumière du soleil, plongeant le
temple dans l’obscurité. Puis il leva les bras. À l’aide de la magie, il arracha
les armes aux ouailles et les projeta plus loin derrière lui.
— Partez ou je vous envoie les rejoindre.
En hurlant de terreur, les Einathiens s’enfuirent sur les belles pelouses
du temple. Ackley marcha jusqu’aux grandes portes que les prêtres tentaient
de barricader. Il ne leva qu’un doigt et la barre leur échappa. Elle vola dans
le vestibule pour s’écraser plus loin. Le sorcier utilisa encore ses pouvoirs
pour forcer son passage. Les portes s’ouvrirent vivement devant lui.
— Bonjour, messieurs, fit Ackley en apercevant les mystagogues qui
reculaient, les yeux écarquillés.
FRÉNÉSIE

A yant essuyé un cuisant échec chez les Basilics, qui n’avaient pas
voulu des mistrailles, Wellan et Skaïe avaient décidé d’aller les offrir
tout de suite aux Manticores sans l’accord de Sierra. La clairière où ces
dernières avaient installé leurs abris était quatre fois plus grande que celle
des autres divisions. L’Émérien choisit donc d’y transporter toutes les
caisses, à l’orée de la forêt du sud.
Lorsque les deux hommes apparurent au campement, ils n’y trouvèrent
personne.
— N’est-ce pas inhabituel ? s’inquiéta Skaïe.
— Plus rien ne m’étonne chez les Manticores, avoua Wellan. Ou bien
elles sont toutes au parcours d’obstacles ou bien elles sont en train de
s’adonner à quelque jeu dangereux. Aimerais-tu boire du thé en les
attendant ?
— Le leur ?
— Certainement pas. Je vais aller le chercher ailleurs.
Ils abandonnèrent les caisses là où ils étaient arrivés et allèrent s’asseoir
devant les braises qui dégageaient encore de la chaleur. Wellan fit apparaître
un plateau avec une théière et deux tasses de fantaisie.
— Ça ressemble étrangement à la vaisselle de mon palais, fit remarquer
Skaïe.
— Ce n’est pas étonnant, puisque c’est là que je l’ai trouvée.
Wellan versa la boisson chaude dans les tasses. Ils burent le thé à petites
gorgées en se détendant.
— Est-ce que tu as eu des enfants, Wellan ? demanda l’inventeur à
brûle-pourpoint.
— Une fille, qui est devenue elle-même maman.
— Tu ne sembles pourtant pas avoir l’âge d’être grand-père.
— J’ai élevé Jenifael durant ma première vie, quand j’étais le
commandant des Chevaliers d’Émeraude. La déesse Theandras m’a fait
mourir à la guerre afin que j’aide les dieux à régler un conflit dans leur
univers. J’étais âgé d’une soixantaine d’années à l’époque. Puis, pour me
récompenser, elle m’a fait renaître dans le corps d’un bébé. Je suis donc
reparti à zéro. Mon âme était vieille, mais mon corps tout neuf. À l’âge de
dix-sept ans, j’ai décidé d’aller explorer le nouveau monde, qui se trouve
au-delà d’une grande chaîne de volcans. C’est là que je suis tombé sur
Onyx, le père de Nemeroff. Je ne sais pas si je te l’ai déjà mentionné, mais
Onyx est le plus puissant magicien de mon monde. Il a lu dans mes pensées
que mon ancienne apparence me manquait.
— Tu ne te ressemblais plus ?
— J’étais passé de grand, robuste et blond à petit, mince comme un fil,
avec de longs cheveux noirs et des oreilles pointues.
— On dirait que tu décris Ilo.
— Il est vrai que je lui ressemblais beaucoup.
— Qu’est-ce qu’il a fait, Onyx ? voulut savoir Skaïe, curieux.
— Il m’a fait basculer dans une piscine chez les Itzamans et, quand j’en
suis sorti, j’étais redevenu costaud, mais mon corps avait encore dix-sept
ans. J’ai contemplé mon visage à la surface de l’eau sans y croire. J’avais
retrouvé mon ancienne apparence.
— Tu es plutôt mûr pour un garçon de dix-sept ans.
— En réalité, j’en ai près de soixante-quinze, plaisanta Wellan.
— Ta fille a-t-elle été difficile à élever ?
— Pas du tout. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que je vais bientôt avoir un bébé. Kharla est enceinte.
— Toutes mes félicitations, Skaïe.
— Ça m’effraie de devenir père. Je ne suis pas encore un adulte
responsable. Même Kharla me dit souvent que je me conduis en enfant.
— Tu vas t’apercevoir que la paternité change un homme.
Élever un enfant, c’est certes une tâche difficile, mais c’est aussi un
moment merveilleux de la vie. Maintiens un bel équilibre entre la tendresse
et la fermeté et tout ira bien. Tu es une bonne personne et tu as de belles
valeurs. Transmets-les à tes enfants.
— Merci, Wellan.
Les deux hommes terminèrent leur thé et l’Émérien renvoya le service à
Antarès. Ils entendirent les rires et les éclats de voix des Manticores qui
revenaient au campement pour le repas du midi.
— Mais qu’avons-nous là ! s’exclama Koulia.
— Et qu’est-ce que toutes ces caisses font ici ? enchaîna Priène.
Wellan et Skaïe se levèrent pour accueillir les soldats.
— Je vous apporte une nouvelle arme que je vous propose d’utiliser
dans votre guerre contre les Aculéos, annonça l’inventeur.
— Une nouvelle arme ? se réjouit Riana. Ça devient intéressant. On peut
la voir ?
— Oui, certainement, mais avant, je vous prierais de suivre mes
consignes, car je ne voudrais blesser personne.
— Qui t’a dit que nous étions indisciplinés ? plaisanta Koulia.
— Moi, répondit Wellan.
— Je vous en prie, écoutez-le, renchérit Tatchey, couvert de sueur.
À ses côtés, Rewain attendait la suite des événements avec curiosité.
— Venez, je vais vous en faire la démonstration, les invita Skaïe.
Les Manticores le suivirent jusqu’à la pile de caisses. Le savant ouvrit
celle qu’il avait déclouée chez les Basilics et en sortit une autre mistraille
ainsi qu’un chargeur.
— Pourquoi une démonstration ? se rebiffa Tanégrad. Tu ne nous crois
pas capables d’utiliser instinctivement cette arme ?
— Pas celle-là, affirma Wellan.
— S’il vous plaît, restez à cette distance de moi, exigea Skaïe.
Il se tourna ensuite vers Wellan, qui avait déjà deviné ce qu’il allait lui
demander.
— Il n’y a personne de ce côté, indiqua-t-il.
— Parfait.
Le savant fixa le chargeur à sa place.
— Voici une mistraille. Son mécanisme intégré de mise à feu peut
lancer jusqu’à soixante-dix balles en quelques secondes.
— On ne veut pas savoir comment c’est fait, l’interrompit Téos. On
veut juste la voir à l’œuvre.
— Bon, d’accord, mais laissez-moi quand même ajouter que la détente,
ce petit machin qu’on presse pour actionner l’arme, est très sensible. Vous
devrez faire bien attention de ne jamais pointer le canon vers vos
compagnons ou vos alliés.
— Nous ne sommes pas écervelés à ce point, tout de même ! s’offusqua
Samara.
— Ça vient, cette démonstration ? s’impatienta Koulia.
— Donnez-moi le temps de trouver une cible, rétorqua Skaïe.
— Laisse-moi m’occuper de ça, offrit Wellan.
Il débusqua un autre mannequin de paille en plus ou moins bon état
chez les Chimères et le fit tenir debout à une quarantaine de mètres de
l’inventeur.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? lâcha Dholovirah.
— Un Aculéos, répondit Wellan.
Les Manticores éclatèrent de rire et certaines se roulèrent même par
terre. Alors, sans plus d’explications, Skaïe épaula l’arme et ouvrit le feu
sur l’effigie de l’homme-scorpion, la démolissant en quelques secondes à
peine. Le groupe se tut d’un seul coup. On n’entendit plus que les cris de
terreur de Tatchey, qui avait pris la fuite. Rewain aurait bien aimé le
rattraper pour le réconforter, mais il voulait en savoir plus long sur cette
invention. Il se voyait déjà retourner au palais de ses parents avec une
mistraille et loger tous ces projectiles dans son assassin de frère.
— Mais c’est la réponse à toutes nos prières ! s’exclama Céladonn.
— Avec ça, on pourra aller attaquer les Aculéos dans leurs souterrains !
renchérit Riana.
— Les surprendre dans leur sommeil ! ajouta Téos.
— Nous planter devant toutes les entrées de leurs tunnels et les faucher
au fur et à mesure qu’ils en sortent ! s’enthousiasma Pavlek.
— Du calme ! ordonna Wellan de sa voix de commandant, qu’il n’avait
pas encore eu à utiliser depuis son arrivée à Alnilam.
Les Manticores parlaient toutes en même temps et la cacophonie était
assourdissante.
— Laissez-le parler ! hurla Koulia.
Les soldats se turent graduellement.
— Oubliez immédiatement tous ces plans, les avertit Wellan.
Premièrement, vous n’auriez pas suffisamment de balles pour tuer les
millions d’hommes-scorpions qui vivent dans la falaise.
— Il a raison, l’appuya Skaïe. Il n’y a que deux mille mistrailles dans
ces caisses et cinq mille chargeurs. Tout au plus, si vous n’en manquez
aucun, vous ne pourriez en éliminer que quatre cent cinquante mille. Une
fois vos balles épuisées, les millions de survivants vous mettront en
bouillie.
— Donc, ces mistrailles serviraient plutôt à nous débarrasser plus
rapidement des troupes de quelques milliers d’individus que le roi envoie
contre nous, comprit Priène.
Wellan hésita à dire que les Chevaliers d’Antarès pourraient être appelés
à défendre la côte d’Einath, où cette arme leur permettrait d’empêcher une
invasion massive.
— C’est exact, répondit-il plutôt.
— Qui aimerait l’essayer en premier ? demanda Skaïe.
Tous les soldats se ruèrent sur lui. Wellan leva aussitôt un bouclier
protecteur devant le savant et lui, sur lequel les Manticores se cognèrent le
nez. Elles reculèrent en titubant, ne comprenant pas ce qui venait de se
passer.
— Je sais que ce n’est pas dans vos habitudes, leur dit Wellan, mais une
telle bousculade aurait pu être catastrophique. Skaïe vous a avertis, il y a un
instant à peine, que la détente de cette arme est très sensible. Si vous l’aviez
fait basculer, il aurait pu tirer les balles restantes par accident et tuer
plusieurs d’entre vous.
— Vous allez tous utiliser la mistraille aujourd’hui, précisa le savant,
mais pas tous en même temps. J’ai besoin d’un seul volontaire, qui sait faire
preuve de retenue et écouter les consignes.
— Personne ne répond à ce signalement ici, plaisanta Koulia.
Les Manticores échangèrent des regards de convoitise.
— Tanégrad, vas-y, décida Priène.
— Je suis aussi disciplinée qu’elle ! protesta Riana.
— Même pas vrai, la taquina Koulia.
Riana la frappa sur le bras avec son poing pendant que Tanégrad sortait
des rangs et marchait vers les deux hommes. Wellan fit tomber son mur
invisible pour lui permettre de s’approcher. Skaïe montra à la Manticore
comment remplacer le chargeur et positionna correctement la mistraille
contre son épaule. Pendant ce temps, l’Émérien reconstruisit le mannequin
de son mieux.
— L’important, c’est d’apprendre à bien viser, expliqua Skaïe. Les
balles doivent trouver leur cible chaque fois.
— Vraiment ? rétorqua moqueusement Tanégrad.
— Tu peux appuyer brièvement sur la détente pour tirer un coup unique
en plein cœur d’un seul ennemi ou laisser ton doigt dessus pour vider
entièrement le chargeur sur un groupe d’Aculéos, par exemple.
— Qu’est-ce qui se passe quand le chargeur est vide ?
— Tu le remplaces par un autre, mais en ce moment, nous n’en avons
qu’un nombre limité. Je vous en ferai livrer plus ainsi que les cartouches
que vous devrez insérer vous-même à l’intérieur lorsqu’il n’y en aura plus.
— Il est donc préférable de les utiliser avec parcimonie.
— Exactement !
Skaïe lui montra à retirer le cran de sécurité et à viser avec le canon.
Tanégrad tira alors juste assez de balles pour décapiter le mannequin.
— On sent la puissance de cette arme jusque dans l’épaule ! s’exclama-
t-elle, impressionnée.
— À moi ! s’exclama Koulia.
— Vous ne pouvez pas tous tirer à la fois, les avertit Wellan.
— Je m’en occupe, intervint Priène. Tout le monde en rang comme
lorsque nous nous exerçons sur le parcours d’obstacles. Koulia, tu
commences.
Les Manticores s’exécutèrent en manifestant leur mécontentement.
— Vous devez apprendre à manipuler la mistraille correctement, mais
de grâce, rappelez-vous que le nombre de cartouches est limité. Je vous
conseille fortement de ne pas tirer pour vous amuser, mais uniquement pour
vous familiariser avec cette arme.
— Tu n’as pas besoin de nous le dire cent fois, grommela Riana.
Puisque Tatchey avait pris la fuite, Rewain en profita pour se mettre en
rang avec les autres.
— Pourquoi un dieu, qui possède une puissance infinie, aurait-il besoin
d’apprendre à tirer ? protesta Pavlek.
— Pour sa culture personnelle, répliqua Samara. Laisse-le tranquille.
Wellan aussi était inquiet de le voir au milieu de ces soldats exubérants.
Il attendit que ce soit à son tour de tirer avant de lui parler à voix basse.
— Pourquoi tiens-tu à en faire l’essai ?
— Pour vivre la même expérience que tout le monde. Et puis, si jamais
Javad décidait de m’attaquer ici, je pourrais mieux me défendre.
— Tu possèdes déjà des pouvoirs incroyables.
— Dont j’ignore tout. En attendant, je pourrai toujours avoir recours à la
mistraille.
Wellan l’aida à tenir l’arme correctement et lui suggéra de n’appuyer
que légèrement sur la détente. Le coup fit reculer le jeune dieu.
— C’est extraordinaire ! s’exclama-t-il.
Lorsqu’elle mania enfin la mistraille, Riana vida le chargeur et fit un
grand trou en plein centre de la poitrine du mannequin.
— Une seule balle peut faire la même chose, indiqua Skaïe.
— Mais ça n’apporte pas la même satisfaction, rétorqua la Manticore. À
ta place, j’irais chercher d’autres balles tout de suite.
— L’idée, c’est de les ménager pendant les exercices, intervint Wellan.
Riana haussa les épaules et alla se remettre à la fin de la file. Koulia se
chargea de lui rappeler la consigne et l’obligea à sortir du rang. Wellan
remarqua alors Messinée, qui se tenait à l’écart.
— Tu ne veux pas l’essayer, toi aussi ?
— Si, mais je peux attendre.
— Je ne sais pas quelle influence tu exerces sur le reste de la bande,
mais ce serait une bonne idée que tu exhortes les Manticores au calme. Elles
doivent comprendre à quel point cette arme est dangereuse.
— Je ferai ce que je pourrai, Wellan. Merci pour ce beau cadeau qui,
lorsqu’il sera utilisé correctement, sauvera la vie de bien des Chevaliers.
Skaïe adressa un regard reconnaissant à la guerrière. Il observa les tirs
des Manticores pendant plusieurs heures et s’aperçut qu’elles maniaient la
mistraille de façon naturelle, comme si elles avaient fait cela toute leur vie.
— Nous n’allons tout de même pas aller à la guerre en nous partageant
une seule arme, lâcha Téos.
— Moi, je refuse de m’en servir, les avertit Dassos, le pacifique.
— Figure-toi qu’on s’en doutait, ironisa Koulia.
— Wellan et moi allons maintenant en distribuer une à chacun, annonça
Skaïe, mais vous devrez faire preuve de modération et ne pas gaspiller vos
balles.
Sitôt l’arme en main, plusieurs des Manticores, plantées les unes à côté
des autres, commencèrent à tirer en même temps sur les restes du
mannequin. Skaïe s’élança vers elles pour leur répéter ses instructions.
Wellan lui saisit aussitôt le bras pour l’en empêcher.
— Il est temps de partir et de les laisser s’autodiscipliner, lui dit-il.
— Elles ne savent même pas ce que ce mot signifie !
— Nous ne pouvons rien faire de plus, Skaïe.
Pour l’empêcher de protester davantage, Wellan le ramena dans sa salle
de travail à la forteresse.
— Mais qu’est-ce que nous avons fait ? se troubla le savant.
— Chaque division a sa propre façon d’appréhender sa réalité.
— J’ai peur que les Manticores finissent par se blesser et même
s’entretuer. Et ce sera ma faute.
— Elles ont en effet beaucoup d’énergie à dépenser, mais n’oublie pas
que ce sont des soldats. Elles savent que toutes les armes sont dangereuses.
Tu dois lâcher prise et leur faire confiance.
— Je vais en faire des cauchemars…
— Pas si tu fais l’effort de comprendre que peu importe ce que tu
créeras, les gens n’utiliseront peut-être pas tes inventions comme tu l’as
imaginé. Il n’y a rien que tu puisses faire. C’est ainsi.
— Peut-être que je devrais me tourner vers des choses moins
dangereuses.
— La mistraille aidera les Chevaliers à mieux protéger le continent. Elle
sauvera certainement la vie de plusieurs d’entre eux. Nous avons tous notre
propre rôle à jouer dans cette guerre, Skaïe. Au moins, toi, tu n’auras pas
besoin d’affronter l’ennemi face à face.
— Tu as raison.
— Je ne veux surtout pas te bousculer, mais est-ce que tu pourrais me
donner les nouveaux movibilis de Sierra et d’Ilo ?
— Merci de me le rappeler.
Le savant s’installa à sa table de travail. Il retira les puces programmées
des gros appareils que Wellan avait laissés au laboratoire et les inséra dans
leur version miniaturisée. Il les remit ensuite à Wellan.
— Ils utilisent le chargeur que les commandants possèdent déjà.
— Je le leur mentionnerai.
— Je communiquerai avec toi dès que je recevrai la prochaine cargaison
de mistrailles.
— Merci, Skaïe.
Wellan se transporta au campement des Chimères. Il était affamé.
Heureusement, Méniox était déjà en train de préparer du ragoût pour le
repas du soir.
— Puis-je manger quelque chose ? tenta Wellan. Je n’ai rien avalé
depuis le matin.
— Certainement.
Le jeune soldat lui permit de tremper quelques tranches de pain dans la
sauce qui mijotait.
— Ça te permettra d’attendre quelques heures.
— Où sont les autres ? demanda l’Émérien entre deux bouchées.
— Ils s’entraînent à l’épée.
— Pas de mistrailles ?
— Nous ménageons nos balles.
Wellan pensa aux Manticores, qui risquaient d’en manquer avant
longtemps. Il termina sa collation et se dirigea vers la clairière. En le voyant
approcher, Sierra mit fin à son duel avec Cyréna et vint à sa rencontre.
— Tu en as mis du temps, dit-elle. Comment ça s’est passé ?
— Comme les Basilics ont catégoriquement refusé d’utiliser les
mistrailles, nous sommes allés les proposer aux Manticores, qui se les sont
arrachées.
— C’était à prévoir.
Wellan lui tendit son nouveau movibilis.
— Pour remplacer son grand frère géant, plaisanta-t-il.
— Une nette amélioration, se réjouit Sierra. Merci.
— Es-tu arrivée à mettre Audax au fait de tout ce qui s’est passé depuis
sa mort ?
— Pas encore, je lui laisse le temps de digérer une année à la fois, sinon
tout se mêlera dans sa tête. C’est beaucoup plus compliqué à faire que je le
pensais.
— Est-il d’accord avec tous les changements que tu as apportés aux
règlements de l’Ordre ?
— Pas vraiment, mais je ne le laisserai pas nous ramener en arrière. La
guerre ne se mène plus comme autrefois.
— C’est énorme, pour un revenant.
— Je sais me montrer patiente quand il le faut. Mais en ce qui concerne
la mistraille, il a compris son fonctionnement plus rapidement que nous.
Wellan promena son regard sur les Chimères qui s’entraînaient. Il
aperçut Audax qui croisait le fer avec Thydrus.
— Il a l’air de s’amuser.
— Comme moi, tout ce qu’il a connu, c’est la guerre, commenta Sierra.
Il est dans son élément.
Ilo marcha vers eux, de retour du champ de tir à l’arc. Wellan lui donna
immédiatement son petit appareil.
— Qu’est-ce que c’est ? se méfia l’Eltanien.
— Ton nouveau movibilis.
— Et moi qui pensais m’en être débarrassé pour de bon.
— Désolé.
Ilo soupira avec agacement et poursuivit sa route vers les feux.
LES ÉPAVES

A ckley chassa les prêtres d’un autre temple à Einath en réfléchissant à


la façon de contenter le roi des Aculéos. Il s’assura encore une fois
qu’aucun des sorciers ne le surveillait et fila magiquement jusqu’au sommet
de la falaise qui surplombait le fleuve Caléana et le royaume d’Altaïr. Il
nettoya une corniche de la neige qui s’y était accumulée pour s’asseoir en
tailleur sur la pierre.
Afin de fournir à Zakhar les radeaux dont il rêvait pour son invasion,
Ackley devait d’abord découvrir où ils étaient fabriqués. Il ne connaissait
que les pays du centre et de l’ouest d’Alnilam. Il n’avait jamais mis les
pieds dans ceux de l’est. Ces embarcations venaient peut-être de là.
Selon Zakhar, les Chevaliers avaient coulé ses premiers radeaux dans le
fleuve, mais c’était un immense cours d’eau. Et directement devant le
sorcier, sur une vaste plage de sable blond, s’élevaient des milliers de huttes
colorées et plusieurs tours de guet, du sud jusqu’au nord. Pire encore, elles
abritaient un nombre impressionnant de Chevaliers d’Antarès. Si ceux-ci
avaient réussi à neutraliser les scorpions sur les quatre plateformes géantes
avant qu’elles ne touchent terre, ils ne craindraient certainement pas de s’en
prendre à un seul homme suspect sur leur territoire. Ackley devait à tout
prix éviter un affrontement avec ces soldats, sinon Olsson en entendrait
parler et il mettrait tous ses plans en péril.
Pour mettre la main sur un fragment des épaves, il lui fallait d’abord
localiser ces dernières sans être repéré. Ackley savait aussi que ce territoire
appartenait à Wallasse, le plus belliqueux des sorciers. Il ignorait par contre
si celui-ci avait ou non terminé sa propre purge des temples d’Alnilam.
« S’il flaire ma présence, il alertera ses amis », songea-t-il.
Au bout d’un moment, quand il constata que les Chevaliers sur l’autre
rive étaient si loin qu’ils en étaient minuscules, Ackley se dit qu’en
changeant la couleur de ses vêtements pour se fondre dans l’environnement,
il pourrait sans doute passer inaperçu. À l’aide de sa magie, il fit disparaître
la blancheur de sa chemise et les tons de sable de son pantalon et de ses
bottes pour les remplacer par le bleu gris de la falaise et des flots. Il
s’apprêtait à utiliser la lévitation pour descendre au niveau du fleuve
lorsqu’il vit un groupe de Salamandres mettre une barque à l’eau. Il attendit
de voir où elles allaient avant de bouger et s’aperçut qu’elles se dirigeaient
tout droit vers lui. Ackley décida de les observer.
Une fois au milieu du fleuve, l’embarcation vira à droite et se dirigea
vers une petite île que le sorcier n’avait pas remarquée. Les Chevaliers
jetèrent l’ancre et sautèrent à l’eau. Quelques minutes plus tard, ils
remontèrent des paniers remplis de moules qu’ils vidaient dans la barque.
Ackley porta son regard sur l’île et crut y distinguer des ossements épars.
« J’aurais dû questionner Zakhar plus longuement sur la manière dont ces
guerriers ont coulé ses radeaux », regretta-t-il. Il observa le travail des
pêcheurs pendant un moment, puis se perdit dans ses pensées.
Ackley se rappela les belles années qu’il avait passées à Hadar en
compagnie d’Abélie. Pour avoir de meilleures chances d’échapper à
Achéron une fois dans le monde des humains, ils avaient acheté chacun une
maison aux deux extrémités du village et avaient fait croire aux habitants
qu’ils étaient frère et sœur. Personne n’avait donc trouvé inhabituel qu’ils se
visitent souvent. Ackley s’était rapidement intégré à la vie de la
communauté tandis qu’Abélie préférait rester seule chez elle. Il avait
accepté d’aider les hommes à construire un pont sur la rivière, puis une
route vers le sud qui permettrait aux marchands de venir vendre leurs
produits sur place. Ackley s’était donc absenté de plus en plus longtemps.
La compagnie des humains lui avait permis de bien les étudier et même
d’apprendre à les imiter.
C’est en rentrant d’une autre semaine de défrichement qu’Ackley avait
trouvé Abélie à moitié morte dans sa chambre à coucher. Il l’avait
immédiatement débarrassée du poison qui était en train de la tuer en
utilisant toute la magie qu’il possédait, puis il l’avait aidée à recouvrer ses
forces. Le sorcier était resté auprès de sa maîtresse au lieu de retourner sur
les chantiers. Quelques semaines plus tard, Abélie avait découvert qu’elle
était enceinte. C’est à ce moment-là qu’elle lui avait avoué que l’enfant était
de Javad et que c’était lui qui avait tenté de se débarrasser d’elle.
Furieux, Ackley avait offert à Abélie d’étrangler le bébé à sa naissance
pour qu’elle n’ait même pas à voir son visage. Elle avait refusé car, dans
une vision, elle avait vu son fils adulte se mesurer au tyran. Il devait
survivre afin de tuer son père. Ackley avait donc aidé sa belle à élever le
garçon sans jamais lui révéler ses origines ni lui enseigner la magie. Eanraig
avait procuré beaucoup de bonheur aux deux sorciers. C’était un enfant
enjoué, aimable, courtois et serviable. En peu de temps, tout le village était
tombé sous son charme. La mère et l’oncle avaient sciemment évité de lui
parler des dieux. Ackley lui cachait aussi la colère qui continuait de gronder
en lui. Il en voulait toujours au panthéon d’avoir créé des enfants magiques
comme lui uniquement pour les faire souffrir. Il savait qu’Abélie ressentait
la même chose. Elle ne vivait que pour se venger de Javad.
Lorsque les Aculéos avaient attaqué le village, la sorcière avait
découvert que le poison que lui avait fait absorber le dieu-rhinocéros lui
avait conféré des pouvoirs quasi-divins. À partir de là, elle avait échafaudé
un plan pour s’emparer du palais céleste.
Ackley revint de sa rêverie et vit que les Salamandres retournaient à leur
village. Il profita qu’elles avaient le regard tourné vers l’autre rive pour se
transporter sur l’île près de laquelle elles avaient cueilli les moules. Il
marcha entre les corps déchiquetés par les corbeaux et les crabes et les os
déjà mis à nu. « Ce sont des Aculéos », devina-t-il. « Ils ont sans doute
grimpé ici pour échapper aux soldats quand leur embarcation a sombré. » Il
se rapprocha de l’eau. Utilisant en partie la technique que lui avait
enseignée Aldaric et en visualisant le dessin que Zakhar avait fait sur le mur
de sa caverne, Ackley se concentra profondément. Il leva les mains au-
dessus des flots. En quelques minutes à peine, des morceaux de planches
brisées en émergèrent et tombèrent à ses pieds. Le sorcier s’accroupit et les
effleura du bout des doigts. L’image du radeau tout entier lui apparut dans
une vision, en tous points semblable à l’illustration du roi.
Il sortit son poignard et découpa un copeau avant de retourner sur la
corniche, où il risquait moins d’être surpris. Il s’assit en tailleur et serra le
morceau de bois au creux de sa main.
En état de transe, Ackley se mit d’abord à la recherche de l’arbre dont il
avait fait partie. Son esprit l’entraîna dans un camp de bûcherons. Les
vêtements que portaient ces hommes ne lui étaient pas familiers. Il suivit
l’acacia jusqu’à la scierie où il avait été découpé en planches, ensuite
livrées à un chantier maritime. Le radeau se construisit en accéléré sous les
yeux du sorcier pour être ensuite mis à l’eau dans un port comme il n’en
existait nulle part à Alnilam. « Olsson les a trouvés sur un autre continent »,
comprit-il. Ackley ne connaissait pas la géographie de la planète.
— Si seulement je savais comment forcer la vasque de Carenza à me
montrer ce que je veux voir, maugréa-t-il.
Il glissa le copeau dans sa ceinture. Pour ne pas éveiller les soupçons
des autres sorciers, il retourna à Einath, où il mangea et dormit dans une
petite auberge. Au matin, il se remit au travail et vida prestement trois
autres temples, obsédé par ce que lui avait appris le fragment de planche. À
la fin de la journée, il se transporta dans un grand port de Markab en se
disant que si quelqu’un connaissait le pays où on construisait les radeaux
géants, ce serait sûrement un de ces remarquables marins. Le soleil venait
de disparaître dans l’océan et les lampadaires s’allumaient partout le long
des quais. Ackley entra dans une taverne. Il commença par prendre un verre
au comptoir avant de demander au patron s’il servait aussi des repas.
— Que de la saucisse grillée, des pommes de terre frites et de la bière,
répondit-il.
— Ça me convient, affirma le sorcier.
— Va t’asseoir à une table. Je t’apporte ça tout de suite.
Ackley en choisit une déjà occupée par trois hommes.
— Puis-je m’asseoir avec vous, messieurs ?
— Pourquoi pas ? fit l’un d’eux en étudiant le visage de l’étranger.
— Je m’appelle Ackley, se présenta-t-il en s’installant sur un banc.
— Moi, c’est Dreste. Est-ce que tu cherches du travail ?
— Non, seulement de l’information sur un autre continent.
— Il n’y en a pas des tonnes, fit le deuxième marin. Moi, c’est Judoc.
Pourquoi ça t’intéresse ?
— Je veux me procurer d’immenses bateaux.
— Tu es armateur ? demanda Dreste.
— En fait, je travaille pour un souverain qui veut en acheter.
— Je m’appelle Morcat, lui dit le troisième marin. Sais-tu quel genre de
bateaux veut avoir ton souverain ?
— Idéalement, des radeaux géants où on peut entasser une importante
quantité de marchandises. Il faudrait qu’ils soient suffisamment stables pour
affronter n’importe quelle tempête.
— Je sais où on construit des embarcations comme ça, mais c’est un
endroit dangereux. Les habitants d’Antenaus reçoivent généralement les
étrangers à coups de canon.
— Même les commerçants ? fit mine de s’étonner Ackley.
— Ils ne font des affaires qu’avec les marchands de leur propre
continent.
— Je suis un homme persuasif.
Les trois hommes éclatèrent de rire.
— Pouvez-vous quand même me dire où se trouve Antenaus ? insista
Ackley.
— Tu vois la grande carte sur le mur tout au fond là-bas ? indiqua
Morcat. Juste au-dessus des terres enneigées des monstres scorpions, c’est
la mer du Nord. Il s’y trouve une grande île de glace où vivent toutes sortes
de mammifères marins. Au-delà de cette île, c’est Antenaus.
— C’est très loin d’ici.
— Le voyage dure plusieurs semaines et il nécessite un bateau capable
de naviguer entre les icebergs. Plusieurs de nos amis ont tenté l’aventure et
on ne les a jamais revus. À ta place, je retournerais dire à ton souverain que
ce qu’il te demande est trop risqué.
— Il est dur d’échouer, mais il est pire de n’avoir rien tenté, moralisa
Ackley.
— On voit bien que tu n’as jamais pris la mer, toi.
— C’est très beau à regarder, surtout au coucher du soleil, ajouta Dreste,
mais le danger nous y guette à tout instant. Ce peut être une lame de fond
qui renverse notre vaisseau, une tempête qui nous tombe dessus sans
avertissement, des écueils qui n’apparaissent sur aucune carte et même des
monstres marins.
— Des monstres marins ? répéta le sorcier, amusé.
— De grands serpents qui n’aiment pas qu’on traverse leur territoire,
ajouta Judoc. Ils s’enroulent autour des bateaux et ils les écrasent.
— Y en a-t-il dans la mer du Nord ?
— Peut-être pas, avança Morcat. Ils aiment l’eau chaude.
Ackley mangea en écoutant leurs histoires abracadabrantes de monstres,
de trésors cachés et de bateaux fantômes. « Voilà une vie qui m’aurait bien
plu », se dit-il. Avant de quitter l’établissement, il alla se planter devant la
grande carte pour la mémoriser. Les marins avaient raison : les distances
étaient gigantesques. « Mais pas pour un sorcier », songea-t-il avec un
demi-sourire. Il quitta la taverne et alla marcher sur les quais, où il y avait
de moins en moins d’activité. Il étudia chaque bateau. Il n’avait pas besoin
qu’il soit énorme, juste qu’il puisse voguer sur l’océan. Bien sûr Ackley
possédait le pouvoir de se transporter par vortex n’importe où, mais il
n’était pas du tout certain d’atterrir au bon endroit en se servant uniquement
de la carte. Si celui qui l’avait dessinée s’était trompé, il risquait de plonger
dans des eaux glaciales.
Il trouva tout au bout des quais un petit voilier qui semblait n’avoir pas
servi depuis longtemps. Il y monta et le scruta avec ses pouvoirs. Satisfait
de sa solidité, Ackley trancha les amarres et, debout sur la proue, se lança à
l’assaut des vagues. Grâce à son vortex, il transporta l’embarcation
directement sur la côte d’Antenaus, un pays parsemé de montagnes sur le
flanc desquelles étaient construites des milliers de maisons blanches aux
toits bleus. Ackley ralentit son allure devant le port. Ce n’était pas celui de
sa vision, alors il poursuivit sa route jusqu’à ce qu’il trouve le chantier
maritime où il avait vu des ouvriers en train de construire les plateformes
flottantes.
— Le voilà ! se réjouit le sorcier en l’apercevant.
Il continua encore un peu et découvrit un havre où mouillaient les
radeaux. Il y en avait au moins une quinzaine qui attendaient que leurs
nouveaux propriétaires viennent les chercher.
— J’ai bien peur que ce soit moi, ironisa Ackley.
Il laissa le voilier continuer seul et se transporta sur le radeau le plus
proche. La surface du pont était démesurée ! Il pourrait contenir des
centaines de guerriers scorpions en rangs serrés, prêts à se lancer à la
conquête d’Alnilam.
Profitant du fait que personne n’avait encore remarqué sa présence,
Ackley se mit au travail. Utilisant ses pouvoirs, il leva les ancres des quinze
embarcations et les attacha magiquement les unes derrière les autres. Il
insuffla de la vitesse à la première, sur laquelle il se tenait. L’étrange
flottille sortit rapidement de la baie. Un éclat de protestation s’éleva bientôt
des quais. Les marins sautèrent dans leurs petits bateaux pour tenter de
rattraper les gros radeaux, persuadés qu’ils s’étaient détachés de leur ancre,
mais ils n’allèrent pas très loin. Les quinze plateformes disparurent comme
si elles avaient été avalées par l’océan.
PAS TRÈS UTILE

D e retour chez les Chimères, après avoir livré les mistrailles aux
Manticores, Wellan s’était isolé pour résumer les derniers
événements dans son journal. Les soldats étaient partis s’entraîner avant le
repas du soir, alors il profita des derniers rayons du soleil pour s’isoler entre
deux feux et écrire. Il était si absorbé par son travail qu’il n’entendit pas
Audax approcher.
— Moi aussi, je tenais un journal, lui dit le revenant. Wellan tressauta,
ce qui lui fit tracer une longue barre sur la page.
— Je suis pourtant bruyant, plaisanta Audax en s’assoyant devant lui.
— Sans doute, fit l’Émérien. J’étais inattentif.
— Moi, je notais toutes les stratégies qui me passaient par la tête. Toi,
qu’est-ce que tu écris ?
— Tout ce que j’apprends chaque jour.
— Parce que ton monde est aux antipodes du mien. J’ai toujours
encouragé la curiosité de mes soldats, à condition évidemment qu’elle ne
mine pas leur obéissance. À quoi ressemblaient tes ennemis, Wellan ?
— Ils étaient aussi grands que les Aculéos, mais leur visage n’était pas
humain. C’étaient plutôt des insectes qui marchaient sur deux pattes. Ils
étaient couverts d’une épaisse carapace sur leur torse, leurs bras et leurs
jambes. Nous avons mis du temps à comprendre que leurs seuls points
faibles, c’étaient l’intérieur de leurs coudes et leurs yeux.
— Ils ne devaient pas être très beaux.
Wellan fit le portrait d’un Tanieth sur la page opposée à celle où il était
en train d’écrire, puis retourna le journal pour le montrer à Audax.
— C’est encore pire que ce que j’avais imaginé. Étaient-ils habiles avec
leurs armes ?
— Ils maniaient la lance, mais ils étaient plutôt lents. Ils se servaient
aussi de leurs griffes acérées comme d’une faux.
La sonnerie du movibilis de Wellan retentit et Audax montra des signes
de panique. L’Émérien se hâta de répondre pour l’apaiser.
— Wellan, c’est Skaïe. Ça y est. J’ai reçu la troisième livraison.
— Je vais aller prévenir Sierra et j’arrive.
Il mit fin à la conversation et aperçut le regard méfiant du revenant.
— Ne m’as-tu pas dit que tu pouvais communiquer avec ton esprit ?
— Oui, mais seulement avec ceux qui possèdent aussi ce pouvoir. Or
Skaïe ne l’a pas. D’où l’utilité de ces petits appareils qui permettent aux
commandants de se parler peu importe où ils se trouvent et même de
recevoir des messages de la forteresse.
— Des stationarius mobiles…
— Exactement. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois
demander à Sierra la permission de livrer les prochaines mistrailles.
— J’aime bien que tu respectes la hiérarchie.
Wellan le salua de la tête et partit à la recherche de la grande
commandante. Ses pouvoirs de localisation lui indiquèrent qu’elle se
trouvait au champ de tir à l’arc. Il la trouva en compagnie d’Ilo qui lui
donnait des conseils pour améliorer sa posture. L’Émérien ne voulait pas les
importuner, mais il ne pouvait pas non plus partir sans que Sierra soit
d’accord. Il attendit tout de même qu’elle ait laissé partir sa flèche avant de
s’avancer.
— As-tu envie de te joindre à nous ? l’invita Ilo.
— Une autre fois, peut-être. Skaïe vient de recevoir une cargaison. Il
n’y a qu’une division à laquelle nous n’avons pas encore offert de
mistrailles.
— Est-il vraiment judicieux de mettre de telles armes entre les mains
des Salamandres ?
— Elles ne sont pas aussi folles que tout le monde le croit, les défendit
l’Émérien. Et, à mon avis, il serait injuste d’en offrir à toutes les troupes
sauf la leur.
— Tiens donc, c’est exactement ce que dirait Audax, répliqua Sierra. Tu
passes trop de temps avec lui, Wellan.
Elle consulta Ilo du regard.
— Ne me mêle pas à ça, l’avertit-il.
— Vas-y, ordonna la grande commandante à Wellan. Et que le ciel nous
protège.
L’Émérien les salua tous les deux et se volatilisa. Il alla chercher Skaïe
aux laboratoires et le transporta sur la plage du village d’Alésia avec toutes
ses caisses. La nervosité du jeune savant n’échappa pas à l’ancien
Chevalier.
— Je sais bien que les Salamandres n’ont pas une bonne réputation, lui
dit-il. Mais j’ai passé beaucoup de temps avec ces soldats et ils ne sont pas
aussi terribles qu’on le prétend. Détends-toi.
Il n’y avait personne dans la tour de guet à cette heure de la journée,
mais leur arrivée ne passa tout de même pas inaperçue. Napoldée, qui
ramassait des agates, alla avertir sa commandante qu’elles avaient reçu une
livraison. Quelques minutes plus tard, Alésia arriva, à la tête de la plupart
des Salamandres qui vivaient sur cette partie du rivage. Elle ne cacha pas
son étonnement quand elle reconnut ses visiteurs.
— Bienvenue, messieurs. Que contiennent toutes ces boîtes ? demanda-
t-elle.
— De nouvelles armes qui pourraient vous être utiles, répondit Wellan
avant Skaïe.
Massilia s’approcha avec les jeunes Deusalas, qui voulaient savoir ce
qui se passait. Arnica tenait Argus et Azurée par la main pour leur imposer
un peu de retenue.
— J’aurais préféré de la laine, soupira Alésia.
— Et moi, du cuir, avoua Gavril.
— Vous ne pouvez pas protéger ce territoire avec de la laine et du cuir !
protesta Skaïe. Ma mistraille sera beaucoup plus efficace.
Il sortit une arme d’une caisse et récita le même boniment que chez les
autres divisions. Comme les Salamandres ne semblaient pas comprendre un
seul mot de ce qu’il leur disait, le savant décida de passer à l’action. Il
épaula la mistraille, se tourna vers le fleuve et vida la moitié du chargeur en
visant l’autre rive. Quand il se retourna, il n’y avait devant lui que Wellan
qui essayait très fort de ne pas rire.
— Pas encore ? s’exclama Skaïe, démonté.
— Il aurait sans doute fallu les avertir que ce serait assourdissant.
Le savant aperçut les têtes qui émergeaient entre les huttes pour regarder
si le savant avait survécu à la pétarade.
— Ne désespère pas, Skaïe, lui recommanda Wellan. Je vais aller les
chercher.
Les Salamandres ne tentèrent pas de fuir en voyant approcher
l’Émérien, mais elles ne sortirent pas de leur cachette non plus. Dans les
bras de Massilia, Azurée était terrorisée.
— Vous n’avez rien à craindre.
— Le bruit a bien failli nous déchirer les tympans ! s’exclama Arnica,
mécontente.
— J’avoue que la mistraille n’est pas aussi silencieuse que les dagues,
mais comme Skaïe vous l’a dit tout à l’heure, elle peut faucher soixante-dix
Aculéos en quelques secondes seulement quand on sait s’en servir. Je vous
en prie, donnez la chance à Skaïe de répondre à vos questions.
Après quelques minutes d’hésitation, Pergame fit le premier pas. Il
marcha tout droit vers le savant qui attendait, planté devant les caisses. Les
autres le suivirent, mais avec moins d’assurance.
— Pardonnez-moi de vous avoir effrayé, leur dit Skaïe.
— Est-ce que cette arme fonctionne dans l’eau ? s’enquit Pergame.
— Dans l’eau ? répéta Skaïe, étonné.
— Est-ce qu’on peut nager et l’utiliser en même temps ? précisa
Massilia, croyant qu’il n’avait pas compris la question.
— Absolument pas ! s’exclama le savant.
— Dans ce cas, à quoi nous servirait-elle ? s’étonna Séïa.
— Pourquoi voudriez-vous nager avec les mistrailles ?
— Parce que c’est ainsi que nous attaquons les Aculéos, répondit
Léokadia.
Skaïe se tourna vers Wellan pour obtenir des explications
supplémentaires.
— Les Salamandres s’en prennent aux hommes-scorpions sur leurs
radeaux pour les empêcher d’atteindre la terre ferme, précisa-t-il.
— La portée de cette arme vous permettrait de les anéantir sans jamais
avoir à mettre le gros orteil à l’eau, déclara l’inventeur en se tournant vers
les soldats.
— Mais nous ne savons pas nous battre autrement, protesta Gavril.
— Nous n’éprouverions pas la même satisfaction si nous ne faisions pas
couler leur sang, ajouta Pergame.
— C’est exactement la même chose, sauf qu’au lieu de vous servir
d’une lame, vous utiliseriez des balles.
— Rien ne prouve que nous les atteindrions, intervint Nienna.
— Au début, peut-être, mais avec de l’entraînement…
— Vous pouvez repartir avec toutes vos caisses, trancha Alésia en se
donnant un air d’impératrice. Nous ne voulons pas de cette mistr…
Comment ça s’appelle, déjà ?
— Une mistraille, lui souffla Léokadia.
D’un geste théâtral, la commandante tourna les talons et se dirigea vers
le village. Une à une, les Salamandres la suivirent. Massilia dut tirer sur la
main d’Argus, qui ne lâchait pas l’arme des yeux.
— C’est aux Deusalas qu’ils devraient l’offrir, lui dit-il.
— Ils n’ont pas besoin de ça, lui répondit Massilia. Ils sont magiques.
Bientôt, il ne resta plus que Domenti.
— Je suis probablement le seul ici qui comprenne la force de frappe de
cette arme, commença-t-il. Mais il est impossible d’imposer quoi que ce
soit aux Salamandres.
— C’est ce que je pense aussi, soupira Wellan.
— Mais, avant que vous partiez, est-ce que je pourrais au moins en faire
l’essai ?
Une lueur d’espoir apparut dans les yeux bleus du savant.
— Mais bien sûr, accepta-t-il.
Il expliqua plus en détail le fonctionnement de la mistraille à cet homme
aux bras musclés et lui demanda de viser au-dessus du cours d’eau.
Domenti épaula l’arme et finit de vider le chargeur. Il émit un grognement
de satisfaction et la rendit au savant avant de regagner lui aussi le village.
— Mais… s’étrangla l’inventeur.
— Deux divisions sur quatre, ce n’est pas mal du tout, tenta de le
consoler Wellan.
— Nous avons fait fabriquer suffisamment de mistrailles pour que tous
les Chevaliers en aient une !
— Alors, nous pourrons en fournir d’autres aux Manticores quand elles
auront brisé les leurs.
— Très drôle. Ramène-moi à la forteresse, s’il te plaît.
Il tendit la main à Wellan, qui le transporta avec toutes les caisses dans
l’entrepôt d’où ils étaient partis.
— Tu as fait du bon travail, Skaïe, ajouta Wellan. Ce n’est pas ta faute si
les Basilics et les Salamandres sont des Chevaliers différents des autres. Il
n’y a rien qu’on puisse y faire.
— Si tu n’es pas pressé de partir, pour éviter de connaître les mêmes
déboires, j’aimerais que tu me donnes ton opinion au sujet de l’épée au
plasma sur laquelle je suis en train de travailler.
— Celle dont j’ai vu les esquisses quand tu étais chez les Chimères ?
— Exactement. J’en ai finalement sculpté le manche dans de la glaise.
Avant de pousser ce projet plus loin, je veux savoir ce que tu en penses.
Wellan suivit Skaïe jusqu’à son laboratoire, où ce dernier alla retirer le
précieux objet d’un tiroir verrouillé à clé. Il déposa la poignée durcie sur la
table. Elle ressemblait à celle d’une épée ordinaire, sauf qu’elle n’avait pas
de lame.
— Grâce à un procédé chimique déclenché par une impulsion
électrique, un faisceau enflammé sortira par le trou où devrait normalement
se trouver la partie tranchante. Ça ressemblera beaucoup à ce que tu fais
avec tes mains, mais avec une bien moins grande portée. La flamme aura à
peine plus d’un mètre de long.
— Si je comprends bien, les Chevaliers ne pourraient pas la projeter sur
leurs adversaires comme moi, mais plutôt s’en servir comme d’une épée
traditionnelle ?
— Oui, c’est ça. Mais peu importe comment ils frapperont l’ennemi, ils
lui infligeront des blessures, ce qui n’est pas le cas avec le plat de leur épée.
Viens un peu par ici.
Skaïe tourna les pages du bloc-notes géant qui se trouvait sur un
chevalet à l’autre bout de la salle. Il lui montra quelques scènes de combat
qu’il y avait dessinées.
— Je l’ai manipulée moi-même en rêve et voilà ce que ça donnait. Si
j’avais eu le temps de fabriquer le capteur de rêves, tu pourrais la voir en
action. Sa puissance était incroyable.
— Ce n’est que du feu ?
— Du plasma, le matériau au cœur des étoiles. Il ne me reste qu’à
mettre au point le processus de combustion interne et à rendre l’ignition
sécuritaire pour les Chevaliers.
— Où puiseras-tu l’énergie des étoiles ?
— Je la reproduirai chimiquement, bien sûr. Qu’en dis-tu ?
— À mon avis, cette arme intéressera très certainement davantage les
Basilics, surtout si elle est plus silencieuse que la mistraille, bien qu’elle
risque d’être plus visible…
— Dans mon rêve, elle émettait une sorte de grésillement.
— Fonctionnerait-elle dans l’eau ?
— C’est malheureusement impossible à déterminer pour l’instant,
soupira Skaïe. Mais tu peux être certain que j’en ferai l’essai.
Wellan manipula la poignée de la plasmaspatha pendant quelques
minutes en essayant d’imaginer à quoi elle pourrait ressembler. En plus de
faire beaucoup plus de dommages que les épées conventionnelles, elle
sèmerait certainement la terreur dans le cœur des Aculéos.
— Es-tu capable de rappeler ce rêve à ta mémoire dans ses moindres
détails ? demanda-t-il à l’inventeur.
— Sans aucune difficulté. Je n’arrête pas de revoir ces images dans mon
esprit.
— Pourrais-je y avoir accès ?
— Ne me dis pas que tu es un capteur de rêves vivant en plus de tout le
reste ?
— Je suis juste un magicien.
— Tu ne sais pas à quel point je suis jaloux de toi, en ce moment. Dis-
moi quoi faire.
Wellan le fit asseoir sur son tabouret et lui demanda de se détendre.
— Ferme les yeux et revis la scène. Je me charge du reste.
Skaïe voulait tellement partager son idée avec lui qu’il se concentra de
toutes ses forces. Wellan plaça ses mains sur les tempes du savant pendant
quelques secondes et put ainsi voir l’arme en action.
— Tu as raison, acquiesça-t-il en retirant ses mains. Le plasma, s’il peut
être maîtrisé, est d’une rare efficacité.
— N’est-ce pas ? se réjouit Skaïe. Je vais me concentrer sur ce projet.
— C’est bientôt l’heure du repas du midi et Sierra ne m’attend pas avant
celui du soir, dit-il au savant. Que dirais-tu de manger avec moi dans le
hall ? Cet endroit me manque. À moins que ton nouveau titre t’en
empêche ?
— Je peux encore faire presque tout ce que je veux, Wellan, sauf le soir.
Ma femme insiste pour que je l’accompagne à des événements publics. Ça
me fera du bien de manger comme avant.
Les deux hommes se rendirent dans l’immense hall et s’installèrent dans
un coin tranquille. Les serviteurs avaient déjà commencé à déposer les plats
sur les tables occupées. Ils contenaient un velouté de marrons, du hachis de
légumes, des pâtes au saumon, des tranches de bœuf rôti et des tartelettes au
fromage de chèvre. Wellan se servit un peu de tout et accepta volontiers la
bière qu’on leur apporta. Lorsque le serviteur se courba devant Skaïe, celui-
ci lui fit aussitôt signe qu’il voulait passer incognito.
— Ce doit être formidable de vivre dans un pays en paix, laissa tomber
le savant après quelques bouchées de son repas.
— En effet, confirma Wellan. Les hommes cessent de concentrer leurs
efforts sur la fabrication d’armes et de moyens de défense de plus en plus
performants et ils retrouvent les petits plaisirs de la vie.
— Et ils créent des inventions pour faciliter leurs tâches quotidiennes ?
— Dans mon monde, la science n’est pas rendue au même niveau
qu’ici.
— Je n’arrive même pas à concevoir comment c’est possible.
— Nous possédons des ouvrages scientifiques, mais ils tentent surtout
d’expliquer des phénomènes naturels. Ils ne parlent pas de machines ou
d’électricité. Ils nous enseignent plutôt l’astronomie, la géologie, la
minéralogie, l’agronomie, la botanique, la géographie et l’histoire.
— Il n’y a vraiment aucune machine dans ton monde ?
— Aucune. Chez moi, les moulins fonctionnent grâce au vent ou à l’eau
qui tombe sur une roue. Ce devait être la même chose ici jadis.
— Oui, il est vrai qu’au début des temps, les habitants d’Alnilam étaient
plutôt primitifs.
— Alors, il y a encore de l’espoir pour ma planète.
— Est-ce que tu y retourneras ?
— Je n’en sais rien. Une partie de mon cœur me pousse à revoir les gens
que j’aime, mais l’autre, plus curieuse, m’encourage à poursuivre mon
étude de ton univers.
— Et nous n’avons pas encore trouvé le moyen de te renvoyer chez toi.
Mais rien ne presse, n’est-ce pas ?
— C’est vrai. Quels sont tes plans pour l’après-midi ?
— Je dois continuer à programmer les nouveaux movibilis. Il faudrait
aussi que je me penche sur la formule chimique pour le contraceptif
qu’Odranoel veut répandre sur les terres des Aculéos à partir des airs pour
les rendre tous stériles.
— C’est une idée intéressante.
— Espérons qu’elle soit réalisable.
Après le repas, les deux hommes s’étreignirent et se séparèrent. Skaïe
retourna aux laboratoires et Wellan regagna le campement des Chimères.
LES RADEAUX

Q uand Ackley avait aperçu les dizaines d’embarcations qui tentaient


de rattraper ses radeaux, il avait esquissé un sourire amusé. « Vous
n’êtes pas de taille, les amis. » Il avait alors utilisé son vortex pour
transporter toute la flottille sur la côte glacée du pays de Zakhar. « Les
marins d’Antenaus vont raconter cette histoire invraisemblable à leurs
enfants et à leurs petits-enfants pendant longtemps », songea-t-il. Elle
finirait par être si déformée qu’on prétendrait qu’un serpent de mer avait
avalé toutes les plateformes dans sa gueule béante.
Le sorcier rapprocha lentement le premier radeau de la plage. Il ne
connaissait rien à la navigation et il ne savait pas ce qui se trouvait entre lui
et la terre ferme. Il était certes plus difficile de couler une plateforme qu’un
bateau ordinaire, mais ses flotteurs pouvaient quand même être
endommagés. Des dos de baleine surgirent alors à tribord. Ackley les
observa, inquiet, mais les mammifères finirent par s’éloigner au bout d’un
moment.
Le roi des Aculéos lui avait clairement précisé qu’aucun humain ne
devait voir les embarcations géantes, alors il décida de les ancrer dans la
portion nord du royaume de Zakhar. Les Aculéos n’avaient pas creusé de
tunnel par là et il n’y avait aucun port digne de ce nom. « Suis-je censé
laisser cette armada sans surveillance ? »
Il utilisa une fois de plus sa magie pour regrouper tous les radeaux afin
de n’en perdre aucun. Il attendit d’être bien certain que les embarcations
demeuraient immobiles et qu’aucun courant ne pourrait les emporter, puis
se transporta dans la caverne de Zakhar. En le voyant apparaître, le roi se
leva de son trône.
— Je commençais à m’inquiéter, sorcier.
— Comme je te l’ai dit lors de notre première rencontre, certaines
choses nécessitent plus de temps, mais tu ne seras pas déçu. Si tu veux bien
m’accompagner, je vais te montrer ce que j’ai trouvé.
— Où ça ?
Au lieu de lui répondre, Ackley transporta le souverain sur le pont du
premier radeau. Zakhar pivota lentement sur lui-même et aperçut les autres
radeaux arrimés au premier.
— Ce sont les mêmes ! s’exclama-t-il, impressionné. Et tu as réussi à
m’en procurer encore plus qu’Olsson a été capable de le faire.
Ackley fit bien attention de ne pas montrer sa satisfaction d’avoir
surpassé son bourreau.
— Ils sont parfaits !
— Dois-je les conduire ailleurs ?
— Où sommes-nous, exactement ?
Le mage fit apparaître dans ses mains la carte que le roi avait laissée sur
le sol devant son trône. Il lui indiqua ses territoires inhabités de l’ouest.
— C’est un excellent choix. Aucun humain ne s’est jamais aventuré par
ici. Même les Aculéos ne fréquentent pas souvent ce territoire de chasse.
Sais-tu naviguer, sorcier ?
— Pas du tout. Je suis une créature terrestre. C’est la première fois que
je me risque sur les flots. J’ai réussi à me rendre jusqu’ici par instinct, mais
je ne connais pas les eaux d’Alnilam.
— Il nous faudra donc quelqu’un qui saura mener les radeaux sans
ennui jusqu’au meilleur endroit pour faire débarquer mes guerriers ici.
Zakhar mit le doigt sur le rivage d’Einath.
— Cette carte est incomplète, lui fit remarquer Ackley. Elle ne tient pas
compte des villes et des villages. Je vais m’y rendre et repérer le meilleur
endroit pour l’invasion, puis je trouverai un navigateur.
— Ramène-moi à mon palais, maintenant. Je dois préparer mon armée.
Ackley retourna Zakhar devant son trône.
— Et surtout, ne tarde pas, ajouta-t-il.
— Je ferai de mon mieux, mais ce n’est pas une mince affaire
d’effectuer ce genre de recherche. Il serait dommage que tu fasses échouer
ton invasion en te précipitant tête baissée sur les terres des humains. Un peu
de patience n’a jamais tué personne.
Ackley disparut en relevant fièrement la tête.
— Je déteste ton arrogance, sorcier, mais tu as raison.
Zakhar fit appeler son général. Les guerriers devaient être sur un pied
d’alerte en prévision du départ. Il tourna en rond dans la caverne jusqu’à
l’arrivée de Genric.
— Où en sommes-nous ?
— Notre clan est prêt à partir. Les clans du soleil levant viennent
d’arriver. Les messagers devraient maintenant avoir atteint ceux des pics
glacés et ceux du soleil couchant.
— Mon nouveau sorcier a réussi à me procurer un grand nombre de
radeaux. Nous allons conquérir le monde, Genric. Ne perds pas de temps.

Ackley retourna à Einath et se mit tout de suite au travail, chassant les


prêtres de plusieurs temples érigés au bord de l’océan. Ainsi, il se
rapprochait de plus en plus des ports et pouvait étudier la côte. Il s’efforçait
de bien faire son travail, au cas où Olsson le surveillerait encore une fois.
Toutefois, il procéda aux évictions de façon plus expéditive pour couvrir le
plus de terrain possible. Au coucher du soleil, il emprunta un sentier qui
partait du dernier édifice religieux et rejoignait un des nombreux ports du
royaume. Il mangea dans une taverne et discuta avec ses voisins de table. Il
apprit alors qu’il existait au sud, non loin de l’endroit où la rivière Pyrèthre
se jetait dans la mer, un passage maudit à travers la falaise, où rien ne
poussait. Les marins prétendaient que des démons se cachaient sous des
rochers et s’attaquaient à ceux qui osaient s’y aventurer en les ébouillantant.
Ackley n’était pas superstitieux, mais il fit semblant d’être effrayé. En
réalité, ce qu’il venait d’entendre l’intéressait énormément. Quoi de mieux
pour lancer une invasion qu’une bande de terre où personne ne mettait les
pieds ?
Au lieu de trouver un endroit pour dormir au port, Ackley se transporta
le plus près possible du fameux cours d’eau. Il faisait maintenant très
sombre, mais il vit au loin les lampadaires d’un petit village. Il s’y rendit et
entra dans une auberge où il y avait encore de la lumière aux fenêtres.
— Êtes-vous égaré ? demanda l’homme qui se tenait derrière le petit
comptoir de l’entrée.
— Non, monsieur, mais j’ai mal calculé mes distances. Au lieu de
m’arrêter dès le coucher du soleil, j’ai décidé de poursuivre ma route encore
un peu. Si je n’avais pas trouvé votre auberge, j’aurais été forcé de dormir à
la belle étoile. Avez-vous une chambre ?
— Heureusement, oui, mais venez d’abord vous asseoir près du feu. Je
vais vous apporter du thé.
— Vous êtes bien aimable.
L’homme fila dans la cuisine. Ackley s’installa dans un fauteuil près de
l’âtre. Il examina attentivement la pièce vieillotte et n’y trouva rien qui
puisse lui indiquer où il était.
Il n’y avait sur les murs que des réflexus du propriétaire en compagnie
des gens célèbres qui s’étaient arrêtés dans son établissement au fil des ans.
L’endroit était d’une grande propreté et il sentait bon. L’aubergiste déposa
une tasse de thé sur le guéridon et prit place devant lui.
— Merci.
— Êtes-vous ici parce que vous avez entendu parler du sentier des
damnés ?
Non, mentit Ackley. Qu’est-ce que c’est ?
— Une anomalie géologique à laquelle les prêtres de Viatla ont fait une
bien mauvaise réputation. S’il est vrai que c’est un endroit très dangereux,
ça n’a rien à voir avec les prétendus mauvais esprits qui le hantent. Mais je
ne m’en plains pas. Grâce à eux, je fais de bonnes affaires dès le début de la
saison chaude.
— Vous m’intriguez. Parlez-m’en davantage. À quoi ressemble ce
sentier ?
— C’est une vaste bande de terre qui sépare deux forêts qui ont
malheureusement hérité de la même malédiction. Personne ne s’y est jamais
établi. On n’ose même pas y couper les arbres.
— Vous n’y croyez donc pas.
— Au début, oui, car j’étais un jeune gamin naïf. Mais en vieillissant,
j’ai décidé d’aller voir moi-même de quoi il retournait et je n’ai rencontré
aucun démon, aucune âme en peine dans ce passage. Toutefois, j’ai vu sortir
de terre d’impressionnants jets d’eau suffisamment chaude pour brûler un
homme. Puisque le sol est couvert de cailloux, il est impossible de savoir où
ils se trouvent et combien il y en a.
— Aucun savant n’est venu les étudier ?
— Oui, deux, il y a plusieurs années, mais ils sont morts sur le terrain.
La nouvelle s’est propagée et aucune autre enquête scientifique n’a été
menée. Évidemment, les prêtres ont profité de cette tragédie pour terroriser
davantage leurs ouailles. Maintenant, il n’y a plus que les curieux qui osent
venir ici et ils ne s’aventurent jamais très loin sur le sentier.
— Vous avez piqué ma curiosité. Il faut que je voie cet endroit. Où se
situe-t-il exactement ?
— À une heure d’ici vers le sud. N’y allez pas la nuit si vous tenez à la
vie. Attendez au matin.
— Je suivrai votre conseil.
Ackley avala un peu de thé.
— D’où venez-vous ? demanda alors l’aubergiste.
— De Mirach. Je me dirige vers le nord, à la recherche d’un bon
navigateur.
— Il est vrai que les plages de sable à perte de vue de ce pays ne se sont
jamais prêtées à la construction de ports pour les bateaux. Mais le train lui
fournit tout ce dont ses habitants ont besoin et qu’ils ne peuvent pas
produire eux-mêmes. Vous trouverez les meilleurs navigateurs à Patbourg, à
deux heures d’ici, à pied.
— Je m’y rendrai après avoir jeté un œil à votre fameux passage.
— Avez-vous des bagages ?
— J’ai laissé ma valise dans le vestibule.
— Je vais aller la chercher.
Ackley eut le temps d’en faire apparaître une avant que l’homme y
mette les pieds. Celui-ci remit le nez dans la porte du salon.
— Je la monte à votre chambre.
— Dans ce cas, je vous suis. J’ai du mal à garder les yeux ouverts.
Le sorcier déposa dans la main de l’aubergiste des statères en or.
— Pour ce prix-là, je vous installe dans la plus grande et je vous offre le
repas du matin et même tous ceux de la journée si vous décidez de rester
dans le coin. Ma femme est la meilleure cuisinière d’Einath. Vous ne le
regretterez pas. Bonne nuit, monsieur.
— À vous également.
Ackley s’allongea sur le lit. Au lieu de fermer l’œil, il utilisa ses sens
surnaturels pour sonder les alentours. Il n’y avait ni Olsson, ni démons.
Au lever du soleil, il descendit avec sa valise et trouva la table mise
pour une seule personne dans la salle à manger. La femme de l’aubergiste,
une dame souriante et pleine d’entrain, sortit de la cuisine avec une assiette
de saucisses fumantes, de petites pommes de terre rissolées, de cubes de
fromage, de confiture aux fraises et de quelques tranches de pain grillé.
— Je vous ai entendu descendre l’escalier et j’ai deviné que vous seriez
affamé.
— En effet, merci. Suis-je votre seul client ?
— Pour l’instant. Nous recevrons plusieurs familles plus tard
aujourd’hui. Bon appétit.
Le sorcier comprit qu’il devrait partir avant leur arrivée pour ne pas être
forcé de les emmener avec lui voir l’attraction locale. Il mangea sans perdre
de temps et complimenta la cuisinière.
— Je dois me remettre en route.
— Revenez nous voir ! lança-t-elle en desservant la table.
Ackley quitta l’auberge et marcha avec sa valise sur la falaise au pied de
laquelle les vagues venaient mourir sur la plage de galets. Dès qu’il ne fut
plus en vue du village, il fit disparaître son bagage et accéléra le pas. Une
heure plus tard, il découvrit le curieux passage qui remontait vers le nord-
est. Debout, dos à l’océan, le sorcier se trouvait devant une large bande de
terrain rocailleux coincé entre deux forêts d’arbres géants aux troncs
rougeâtres. Sans la moindre crainte, il s’y aventura. Ses sens étaient plus
aiguisés que ceux des humains. Au bout d’un moment, il se pencha et posa
la main sur le sol. Il comprit tout de suite ce qui effrayait tant les Einathiens.
Sous la terre se trouvait un vaste réservoir d’eau en ébullition qui ne
cherchait qu’à se frayer un chemin jusqu’à la surface.
S’il voulait faire passer l’armée de Zakhar par-là, il lui fallait trouver
une façon de marquer les endroits où les jets s’échappaient pour qu’elle
puisse les éviter tant le jour que la nuit. « Comment faire ? » se demanda-t-
il. À ce moment précis, un geyser explosa à quelques pas de lui. Ackley
recula vivement.
« Ce doit être quelque chose que l’eau ne projettera pas dans la
forêt… » Il se rappela alors avoir vu des décorations dans les temples qui
ressemblaient à des cages d’oiseaux en métal doré. « Je n’ai qu’à leur
ajouter des propriétés phosphorescentes et à les fixer sur chaque orifice
avec de la magie. Ainsi elles indiqueront aux Aculéos les endroits où ils ne
doivent pas mettre les pieds. »
Ackley commença par décrocher une grande quantité de sphères dans
tous les édifices qu’il avait vidés et les entassa devant lui. En se servant de
sa magie, il fit jaillir de la lumière des premiers geysers et y fit voler une
cage après l’autre, les soudant au sol avec ses pouvoirs magiques. Il
poursuivit ce travail éreintant toute la journée et s’arrêta à la tombée de la
nuit. Lorsqu’il se retourna, des centaines de boules lumineuses brillaient sur
le sol. Il se rendit alors compte qu’il n’y en avait aucune au centre du
passage. « S’ils ne sont pas idiots, les guerriers de Zakhar n’auront qu’à
éviter de marcher sur les côtés », se dit-il. Le sorcier dormit dans la forêt
puis, au matin, voulut poursuivre sa besogne. Ses recherches demeurèrent
vaines. Il n’y avait plus aucun geyser à vingt kilomètres de la mer. De
l’herbe faisait graduellement place aux cailloux. Ackley aperçut même des
biches qui broutaient au loin. Elles s’enfuirent en flairant sa présence.
En se servant de sa magie, il se transporta à coups de dix kilomètres
vers l’est jusqu’à ce qu’il arrive devant une chênaie qui divisait le passage
en deux sentiers plus étroits entre les séquoias. Ackley choisit celui de
gauche et poursuivit son exploration jusqu’à ce qu’il arrive là où la rivière
se séparait en deux affluents. Il eut beau chercher, il n’y trouva aucun pont,
sans doute parce que les habitants de l’oasis d’Einath ne tenaient pas à avoir
accès à ces terres maudites.
Il n’avait certes pas le temps de bâtir un pont. Il décida plutôt d’attendre
que les Aculéos se soient assez rapprochés de cet endroit pour coincer
plusieurs radeaux d’une rive à l’autre, le temps qu’ils franchissent cet
obstacle. Ils n’auraient ensuite qu’à longer les sables blonds jusqu’à
pénétrer à Koshobé, où il y avait davantage de villes. Même s’il avait été
lui-même victime de la cruauté des Aculéos, Ackley n’éprouvait aucun
remords à les laisser massacrer tous ces gens.
Satisfait de son travail, il se transporta dans le dernier temple où il avait
expulsé les prêtres. Les Einathiens ne s’en étaient pas encore emparés. Il se
rendit à la salle des archives et. consulta les registres des fidèles afin de
trouver ceux qui travaillaient sur des bateaux. Il se promit de leur rendre
visite.
RÉUNION AU SOMMET

A près avoir ramené Skaïe dans sa salle de travail de la forteresse


d’Antarès, Wellan retourna au campement des Chimères juste à
temps pour le repas du soir. Il trouva les soldats assis autour des feux à
bavarder amicalement, mais Sierra n’était pas parmi eux. Il la chercha du
regard et l’aperçut en train de discuter avec Audax, entre deux tentes,
comme s’ils ne voulaient pas qu’on les entende. L’Émérien ne désirait pour
rien au monde se mêler de leurs affaires sans y être invité. Il prit donc place
au milieu des Chevaliers pour attendre son écuelle comme les autres.
— Ça fait déjà une bonne heure qu’ils sont là, lui dit Antalya.
— De quoi parlent-ils ? demanda Wellan.
— Ils ont mentionné le royaume d’Einath plusieurs fois, affirma
Cyréna.
— Et les Aculéos aussi, ajouta Camryn.
Cercika était en train de remuer une marmite de potage pour venir en
aide à Méniox.
— Je n’ai pas eu de vision à ce sujet, l’informa-t-elle. Du moins, pas
pour l’instant.
— Es-tu capable d’amplifier ton ouïe pour entendre ce qu’ils disent ?
demanda Cyréna à Wellan.
— Je n’en sais rien, mais je préférerais attendre qu’ils me demandent
mon opinion.
— C’est plus sage, acquiesça Antalya. Mais pourquoi Einath ?
Sierra remarqua enfin que Wellan était de retour et lui fit signe
d’approcher.
— Tu nous raconteras ça, chuchota Cyréna.
L’Émérien rejoignit les deux commandants et s’inquiéta de leur mine
sombre et aussi de l’absence d’Ilo à cette petite réunion.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Wellan.
— Mon instinct militaire est sans doute un peu rouillé, commença
Audax, mais il me dit que nous devrions prendre au sérieux la possibilité
d’une invasion sur la côte ouest.
— Voulez-vous déplacer toute l’armée là-bas ?
— Nous étions justement en train d’étudier cette stratégie, lui dit Sierra,
mais est-il judicieux d’agir ainsi sans avoir une confirmation de nos
doutes ?
— Le mieux serait de dépêcher des sentinelles pour surveiller toute
approche ennemie par l’océan, suggéra Audax.
— Cependant, c’est un immense territoire à couvrir, lui rappela la
commandante.
— Chaque division pourrait nous fournir suffisamment de Chevaliers
pour y arriver, estima Audax. Mais possédez-vous assez de machins de
communication pour qu’ils sonnent l’alarme ?
— Skaïe est en train d’en programmer des centaines, leur apprit Wellan.
— Je continue de prétendre que nous allons manquer de temps.
— Je l’appellerai pour lui dire que c’est pressant.
Audax se mit les mains sur les hanches pour réfléchir. « Je faisais la
même chose quand je commandais mon armée », s’amusa intérieurement
Wellan.
— Le mieux serait de réunir les commandants ici pour leur demander
s’ils peuvent envoyer une partie de leurs troupes à Einath, laissa-t-il tomber.
J’imagine que ce ne serait pas difficile pour Wellan d’aller les chercher avec
son vortex.
— Je suis évidemment à votre service, affirma l’Émérien.
— Entendu, accepta Sierra. J’y vais avec lui. Ça ne devrait pas prendre
plus d’une heure.
— Je vous attendrai ici et je m’assurerai qu’il vous reste à manger,
décida Audax.
Il marcha vers les feux et accepta l’écuelle de potage que lui tendait
Cyréna.
— Par qui veux-tu commencer ? s’enquit Wellan.
— Si possible par la division qui nous suivra sans discuter, proposa
Sierra.
— Les Manticores, donc.
Elle lui tendit la main et ils disparurent d’un seul coup.
Ilo, qui grâce à ses oreilles fines d’Eltanien avait entendu la dernière
partie de leur conversation alors qu’il arrivait du champ de tir, alla s’asseoir
près d’Audax. Il commença par observer l’ancien commandant en silence.
Celui-ci avalait son potage, perdu dans ses pensées. Puis soudain, il se
tourna vers lui.
— Vous échangez souvent des regards intéressés, Sierra et toi, lui dit-il.
— Nous avons entretenu des liens intimes pendant un certain temps,
avoua Ilo sans la moindre gêne.
— Vraiment ? J’avais pourtant imposé des restrictions sur ce type de
relation entre mes soldats.
— Les choses ont changé en dix ans, Audax. Sierra exige que nous ne
partagions pas le lit de nos compagnes et compagnons d’armes sur le front,
mais au répit, quand nous rentrons enfin à la forteresse, nous sommes libres
de coucher avec qui nous voulons.
— Mais c’est n’importe quoi ! s’exclama l’ancien commandant, outré.
Antalya, Cyréna et Cercika échangèrent un regard inquiet. Que
penserait-il de leur ménage à trois ?
— Je pense plutôt que c’est une excellente façon de faire tomber les
tensions avant de retourner dans le Nord, rétorqua Ilo.
— Il va falloir que je parle de ça à Sierra. Les Chevaliers d’Antarès ont
fait le vœu de se dévouer corps et âme à la défense du continent, pas à la
débauche.
— Ne couchais-tu pas toi-même avec Orfhlaith autrefois ?
— Elle ne faisait pas partie de mon armée.
Ne désirant pas indisposer Audax avant le retour de Sierra, Ilo se leva.
— Ne t’éloigne pas trop, l’avertit l’ancien commandant. J’ai besoin que
tu participes à une importante réunion sous peu.
— Je vais seulement ranger mes armes.
L’Eltanien se dirigea vers sa tente en se disant qu’un conflit finirait par
éclater entre son ancienne maîtresse et son mentor, qui commençait à
vouloir remettre l’Ordre à sa main.

Wellan et Sierra se matérialisèrent sur la colline et suivirent le sentier


qui menait au campement des Manticores.
— On dirait bien que le grand commandant reprend son aplomb, la
taquina l’Émérien.
— Si tu insinues par là qu’il recommence à donner des ordres qui lui
semblent plus justes que les miens, tu n’as pas à t’inquiéter. Les Chevaliers
feront ce que je leur dirai de faire. C’est à moi de décider si ses stratégies
s’appliquent ou non à notre situation actuelle. La guerre que nous menons
n’est pas celle à laquelle il a participé et il va devoir l’accepter.
Ils arrivèrent aux feux où les soldats étaient en train de manger.
— Qu’est-ce qui vous amène ? s’inquiéta Priène.
— Nous sommes venus te chercher afin que tu assistes à une importante
réunion des commandants.
— C’est bien la première fois que j’entends parler de ça, s’étonna
Koulia.
— C’est une idée d’Audax. Jamais je n’ai éprouvé moi-même le besoin
de vous réunir.
— La situation doit être sérieuse, lâcha Tanégrad.
— Est-ce vraiment nécessaire ? se rebiffa Koulia.
Sentant que sa compagne allait continuer de s’opposer à cet ordre,
Priène prit les devants :
— Je te confie le commandement en mon absence, lui dit-elle en
déposant son écuelle.
— Mais tu sais bien que je vais partout où tu vas.
— Pas cette fois, Koulia. Obéis-moi.
— Je la ramènerai avant la nuit, lui promit Sierra.
Pour éviter une interminable discussion, Wellan prit la main de Priène et
celle de la grande commandante et les transporta instantanément dans la
forêt au nord de Hadar.
— Où sommes-nous ? demanda Priène, qui n’avait jamais visité les
campements des autres divisions.
— Chez les Basilics, l’informa Wellan.
— Ché est également conviée à cette rencontre, expliqua Sierra.
— Leur environnement me fait beaucoup penser au nôtre, remarqua la
Manticore.
— J’ai bien peur que la ressemblance s’arrête là, plaisanta Wellan.
Ils se dirigèrent vers la clairière au milieu de la sapinière, où les Basilics
avaient installé leur campement, et furent immédiatement interceptés par
Olbia.
— Quoi encore ? lâcha l’Eltanienne.
— Je dois parler à Ché, l’informa Sierra.
Olbia fit un pas de côté pour les laisser passer tout en leur servant un
regard soupçonneux.
— Ils ne sont pas très accueillants chez les Basilics, grommela Priène.
— Elle fait seulement son travail de sentinelle, répliqua Sierra.
Ils aboutirent aux feux, où Chésemteh était en train d’affûter ses longs
couteaux pendant que, près d’elle, Locrès en faisait autant. La scorpionne
leva le regard sur les visiteurs.
— Priène ? s’étonna-t-elle. Qu’est-ce que tu fais aussi loin de ta propre
troupe ?
— Je rassemble tous les commandants pour qu’ils puissent discuter de
notre nouvelle stratégie au sujet des Aculéos, expliqua Sierra.
— Ici ?
— Non, chez les Chimères. J’aimerais que tu viennes avec nous.
— Locrès, tu me remplaces.
— Avec plaisir, Ché.
La scorpionne se leva, fit glisser ses armes dans le harnais double sur
son dos et s’approcha de la grande commandante.
— Et Alésia ? s’enquit-elle en constatant son absence.
— C’est la dernière que nous irons chercher, lui apprit la grande
commandante.
— Tu ne vas pas m’emmener chez…
Wellan ne lui donna pas le temps de protester davantage. Il prit sa main.
Sierra, qui avait déjà compris ce qu’il était en train de faire, mit les siennes
sur son bras et celui de Priène. Ils disparurent aussitôt et se matérialisèrent
sur la plage des Salamandres.
— … la grande actrice, termina Chésemteh.
— Il faut bien aller la chercher là où elle se trouve, l’encouragea
Wellan.
Les commandantes des Basilics et des Manticores n’avaient jamais mis
les pieds dans le campement d’Alésia. Sur leurs gardes, elles s’étonnèrent
de se retrouver sur une vaste plage de sable au bord d’un grand fleuve qui
les séparait de la falaise des Aculéos.
— Les hommes-scorpions ne doivent jamais passer par ici, lâcha Priène.
Ils ne savent pas nager.
— Ils utilisent des radeaux une fois par année, lui apprit Sierra. Les
Salamandres ne les laissent jamais mettre pied à terre.
Le regard de Chésemteh s’arrêta sur les huttes multicolores regroupées
près des grands arbres.
— C’est quoi, ça ? s’étonna-t-elle.
— Leurs abris, l’éclaira Wellan.
— Je dirais plutôt que ce sont des cibles pour l’ennemi.
— Le jour, les Salamandres voient facilement approcher les
embarcations et, la nuit, il y a des sentinelles dans les tours de guet.
Il leur pointa celle qui s’élevait derrière les huttes.
— Bon, ça les rachète un peu, grommela la scorpionne.
Wellan et les commandantes marchèrent en direction du village. Les
Salamandres cessèrent leurs occupations pour les regarder approcher,
incapables de comprendre ce que ces quatre importants personnages
faisaient ensemble. Leur commandante vint à leur rencontre, tout aussi
intriguée que ses soldats.
— Serais-tu devenue guide touristique, Sierra ? plaisanta Alésia.
— Ça voudrait dire que la guerre est terminée, ce qui n’est pas le cas,
répliqua la grande commandante. Je suis venue te chercher afin que tu
participes à une importante réunion de stratégie à Antarès.
— Donne-moi quelques minutes pour me changer et me coiffer puis je
suis à toi.
Chésemteh leva les yeux au ciel.
— Ce n’est pas une fête, juste un caucus, précisa Sierra.
— Alésia, tu es très bien ainsi, intervint Priène pour gagner du temps.
— Tu crois ?
— Je t’accorde uniquement le temps de nommer quelqu’un pour te
remplacer pendant que tu seras partie, l’avertit Sierra.
— Les Salamandres savent ce qu’elles ont à faire. Elles ne dépendent
pas constamment de moi.
— Même en cas d’attaque surprise ? s’étonna Chésemteh.
— C’est pareil.
— En d’autres mots, tu ne sers à rien ici ?
— Ché, je t’en prie… soupira Sierra.
— Je vais au moins aller chercher mon miroir, décida Alésia.
— Non ! refusèrent Priène et Chésemteh, en chœur.
— Prenez-vous par la main, les pria Wellan.
Sierra fit en sorte qu’il soit placé au centre des quatre femmes. Elle
s’installa à sa gauche avec la Salamandre et laissa les deux autres
commandantes de l’autre côté.
Elles furent aussitôt transportées à Antarès et conduites au campement
des Chimères où Ilo les attendait en compagnie d’Audax.
— Soyez les bienvenus, les accueillit l’Eltanien.
— Où sont tes soldats ? s’inquiéta Sierra.
— Nous les avons envoyés exercer les chevaux, qui en avaient
grandement besoin, répondit Audax. Je vous en prie, assoyez-vous.
Ils formèrent un cercle entre les feux qui leur réchauffèrent le dos.
— Vous couchez dans des tentes en toile ? s’étonna Alésia en regardant
plus loin.
— Elles sont imperméables et très confortables, assura Ilo.
— En plus de se fondre dans le paysage, ajouta Chésemteh.
Le commandant des Chimères déroula alors une grande carte d’Alnilam
au centre du groupe.
— Nous avons de bonnes raisons de croire que les Aculéos préparent en
ce moment un débarquement massif sur la côte ouest, commença Sierra.
— Ce n’est pas étonnant, puisque ça fait plus de cinquante ans qu’ils
n’arrivent pas à percer nos défenses dans le Nord, commenta Priène.
— Il s’agit d’un vaste territoire, nota Alésia. As-tu l’intention de créer
une nouvelle division pour le défendre ?
— Ça nécessiterait beaucoup trop de temps et d’efforts, répondit Audax
à la place de Sierra.
— À mon avis, les hommes-scorpions n’auraient pas intérêt à
commencer leur invasion à Arcturus, estima Ilo. D’une part, ce pays est
couvert de forêts denses et d’innombrables cours d’eau et, d’autre part, ils
ne savent pas nager.
— Les Manticores leur tomberaient dessus sur ce territoire qu’elles
connaissent bien, ajouta Priène.
— Non seulement Mirach n’est qu’un immense désert, mais une haute
falaise sépare ce royaume de celui d’Einath et de denses forêts le coupent
de celui de Koshobé, signala Audax. Sans leurs pinces, ils ne pourraient pas
passer par là.
— Et un fleuve impétueux les empêcherait également d’atteindre
Eltanine, mentionna Ilo.
— Einath est un choix plus plausible, acquiesça Chésemteh.
— Je suis d’accord, l’appuya Ilo.
— La côte de ce pays est parsemée de temples érigés sur la falaise qui
borde l’océan, de ports et de villages de pêcheurs, leur apprit Sierra.
— Sauf près de sa frontière avec Mirach, précisa Audax. Personne n’y
vit.
Wellan se souvint qu’à Zénor, dont l’emplacement géographique
correspondait à celui d’Einath, c’était la même chose.
— Connais-tu la topographie de cet endroit ? demanda Sierra à Audax.
— Je n’y ai chevauché qu’une fois, il y a fort longtemps. C’est loin dans
ma mémoire.
— Je pourrais m’y rendre et vous en faire rapport, offrit Wellan.
— Pourquoi as-tu besoin de nous pour prendre une décision aussi
simple, Sierra ? s’étonna Chésemteh.
— Je voulais d’abord vous mettre au courant de ce qui se prépare, puis
vous demander de rassembler mille soldats chacun pour établir une
présence militaire à Einath.
— Sans même être certains que les hommes-scorpions débarqueront là-
bas ? rétorqua Ilo.
— C’est surtout par précaution. Nous devons aussi continuer de
protéger le Nord, au cas où cette invasion ne serait qu’une rumeur destinée
à nous séparer.
— Avant que mon millier de Salamandres ait traversé tout le continent,
ce sera presque le répit, protesta Alésia.
— Pas si je vous donne un coup de main avec mon vortex, leur rappela
l’Émérien. Je transporterai vos soldats à Einath, même si ce doit être une
centaine à la fois.
— Voilà qui serait bien utile ! s’égaya Audax.
— Mais pour que Wellan puisse y arriver, il doit commencer par y aller
physiquement au moins une fois, lui dit Sierra.
— Je pourrai me rendre là où tu m’as déjà emmené et prendre ensuite le
train vers le sud, proposa-t-il.
— Sauf que le train ne suit pas la côte.
— Alors, je trouverai un cheval.
— Maintenant, je me rappelle ! s’exclama Audax. Tant les habitants
d’Einath que ceux de Mirach évitent ces terres qui bordent leurs deux pays
parce qu’elles sont truffées de geysers !
— Les Aculéos les éviteraient donc eux aussi, raisonna Ilo.
— Les humains ne risquent pas de leur barrer la route sur un terrain
pareil, ajouta Chésemteh.
— Qu’est-ce qu’un geyser ? demanda Alésia.
— Une source souterraine d’eau très chaude qui jaillit du sol par
intermittence, expliqua Audax. Certains geysers sont réglés comme des
horologiums et d’autres sont tout à fait imprévisibles.
— De l’eau suffisamment chaude pour infliger des blessures à l’armée
de Zakhar ? s’enquit Priène.
— je ne sais plus…
— Je le vérifierai pour vous, si je le peux, promit Wellan.
Les commandants étudièrent attentivement la carte une dernière fois.
— Je vous fournirai le nombre de Chevaliers que vous voulez, décida
Ilo.
— Moi aussi, fit Priène.
— Pour ma part, ce sera à la condition qu’il y ait suffisamment d’arbres
pour que mes Basilics puissent y grimper, déclara Chésemteh.
— Les Salamandres se battent surtout dans l’eau, soupira Alésia.
— Ça n’a aucune importance, trancha Audax. Dans un premier temps,
leur travail sera de surveiller la côte, pas d’affronter l’ennemi. Ça viendra
plus tard, si le besoin s’en fait sentir.
— Alors, elles pourraient sans doute vous être utiles.
— Choisissez dès maintenant ceux qui formeront ces troupes et attendez
mes ordres, conclut Sierra.
Wellan et Sierra se levèrent afin de reconduire les commandantes dans
leurs divisions respectives.
— Tu restes avec moi, Sierra, lâcha Audax.
Ilo jeta un regard à son ancienne maîtresse, étonné que le revenant se
montre aussi autoritaire avec elle. Il laissa partir Priène, Chésemteh et
Alésia avec l’Émérien, puis piqua vers sa tente pour aller consulter sa liste
de Chimères et choisir celles qui s’acquitteraient de cette importante
mission.
— Pouvons-nous vraiment faire confiance à cet étranger magique ?
grommela Audax.
— Je t’ai déjà dit que oui, lui rappela Sierra. Je réponds entièrement de
lui. Il est dévoué, loyal et efficace. Tout comme toi, je me méfie des
sorciers, mais Wellan ne leur ressemble pas. J’irai avec lui à Einath pour le
garder à l’œil si ça peut te rassurer.
— Ta place est ici avec ton armée.
— Oui, tu as raison, acquiesça-t-elle en dissimulant sa déception. Je vais
aller offrir mes conseils à Ilo.
Elle quitta le revenant sans attendre qu’il le lui défende.
BOYLE

M ême si Olsson ne s’était pas manifesté depuis son admonestation


sur le parvis d’un des établissements religieux qu’Ackley avait
purgés à Einath, celui-ci se tenait sur ses gardes. Il continuait d’évincer les
mystagogues de leurs temples tout en préparant l’invasion des Aculéos. Il
demeura donc dans les environs du port d’Arrapha, où il avait mené une
petite enquête sur tous les navigateurs disponibles qu’il avait trouvés dans
le registre des prêtres. La plupart étaient déjà partis en mer, mais il en restait
un qui portait le nom de Boyle.
Alors, très tôt le matin, Ackley descendit sur les quais. Les marins
chargeaient déjà les grands bateaux de marchandises variées. Il finit par
découvrir la petite maison où Boyle vivait avec ses parents, mais il n’y avait
personne. Il se mit donc à tourner en rond en se demandant comment
localiser un homme dont il ne savait rien et qu’il n’avait jamais vu. Ayant
remarqué sa confusion, un vieux loup de mer s’approcha de lui.
— Vous n’êtes pas du coin, fit-il en l’abordant.
— En effet, je suis de Mirach.
— Si vous cherchez une façon de rentrer chez vous, le train est votre
seule option.
— Je suis à Einath sur l’ordre d’un souverain qui m’a demandé
d’embaucher le meilleur des navigateurs pour mener sa flotte à bon port.
Quelqu’un m’a parlé d’un certain Boyle.
— Il est en effet le meilleur d’entre tous, malgré son jeune âge.
Malheureusement, je pense qu’il vient d’être embauché par le capitaine de
l’Ialysos. C’est le plus gros cargo maritime d’Alnilam. Il livre même
jusqu’à Girtab. Nous sommes tous jaloux de Boyle.
— Et si je lui offrais encore plus que ce capitaine ?
— Ce n’est pas l’argent qui l’intéresse. Il aime les défis.
— Je dois absolument le faire changer d’idée, mais je ne sais pas où il
est.
— Je l’ai vu monter sur l’Ialysos il y a un petit moment déjà. C’est le
dernier bateau au bout du quai.
— Merci beaucoup.
Ackley suivit les indications du marin en se demandant comment
arracher Boyle à son destin. Il arriva en vue de la passerelle. Un homme
d’une vingtaine d’années la descendait sans se presser, un large sourire sur
les lèvres. Il était aussi basané qu’Ackley était pâle. « Si c’est lui, ses plans
sont sur le point de changer », se dit le sorcier en marchant derrière lui. Se
sentant suivi, Boyle se retourna brusquement et se retrouva nez à nez avec
Ackley.
— Vous êtes dans la section des vaisseaux marchands, monsieur. Si
vous désirez un transport, vous devez aller de l’autre côté du port.
Il avait un visage d’enfant encadré par des cheveux bruns bouclés. Ses
yeux noisette brillaient d’une sagesse qui n’était pas de son âge.
— C’est vous que je suis venu rencontrer.
— Si ce sont mes services qui vous intéressent, je crains que vous
deviez revenir dans quelques mois.
— Je n’ai pas le temps d’attendre.
Sans comprendre ce qui venait de se passer, Boyle se retrouva à bord
d’un étrange radeau sur la côte d’un pays enneigé. Le froid traversa aussitôt
ses vêtements et il se frotta les bras en dirigeant vers l’étranger un regard
affolé.
— Mais comment suis-je arrivé ici ? Et où sommes-nous ?
Un chaud manteau apparut sur son dos.
— Vous êtes un sorcier ! s’horrifia-t-il en reculant.
Il s’arrêta juste à temps pour ne pas basculer dans les eaux glaciales de
la mer du Nord.
— Si tu tiens à la vie, calme-toi, lui recommanda Ackley en devenant
moins courtois à son égard. Je possède de grands pouvoirs, mais je serai
incapable de te ranimer si tu tombes à la mer.
— Vous m’avez enlevé !
— Parce que tu refusais de m’écouter. J’ai besoin d’un excellent
navigateur et, apparemment, tu es le meilleur.
— J’ai déjà du travail. Je me suis engagé auprès d’un capitaine qui aura
besoin de moi la semaine prochaine.
— Alors, tout est parfait, parce que d’ici là, je t’aurai certainement
libéré.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Tout ce que je te demande, c’est de conduire ces radeaux là où je te
l’indiquerai. Je m’occuperai du reste.
Le jeune navigateur hésita, car il savait que les sorciers étaient de
fourbes créatures. Lorsqu’il était enfant, des marins lui avaient raconté que
c’étaient des démons dont le seul plaisir était de tourmenter les vivants.
— Puis-je refuser cette requête ? se risqua-t-il.
— Non et, très sincèrement, je préférerais que tu collabores de ton
propre gré. Je ne voudrais pas être forcé de te faire des menaces.
— Je vois… Et d’où viennent ces étranges embarcations ? Aurez-vous
suffisamment de rameurs pour les lancer sur l’océan ?
— Elles arrivent de très loin et je me charge de leur mode de propulsion.
— À quoi serviront-elles ?
— Elles transporteront des hommes. Ton rôle sera de les mener en toute
sécurité à l’embouchure de la rivière Pyrèthre, là où elle se jette dans
l’océan, près de la frontière entre Einath et Mirach.
— Je ne sais même pas d’où nous partons.
— Je te fournirai ces détails en temps opportun. Tu seras bientôt un
homme riche, Boyle. Ton nom pourrait même se retrouver dans les livres
d’histoire. Mais permets-moi d’abord de te présenter le roi qui a besoin de
toi.
— Le roi ?
Ackley transporta le navigateur dans la salle du trône de Zakhar, mais
celui-ci ne s’y trouvait pas. Effrayé, Boyle pivota plusieurs fois sur lui-
même pour tenter de comprendre où le sorcier l’avait emmené.
— Quel est cet endroit ? demanda-t-il finalement.
— C’est son palais.
— Les souverains ne vivent pas dans des grottes…
— Celui des hommes-scorpions, si.
— Quoi ? s’exclama le pauvre marin.
Il s’élança vers le tunnel le plus proche, mais ses pieds cessèrent de
toucher le sol. Une force irrésistible le retourna lentement vers Ackley.
— Dehors, c’est la mort qui t’attend, Boyle.
— Tout comme à l’intérieur !
— Le roi des Aculéos a une bien mauvaise réputation, je te l’accorde,
mais c’est aussi un homme reconnaissant. Grâce à toi, il va enfin pouvoir
réaliser son rêve d’envahir le continent.
— Mais je ne veux pas participer à un tel acte de trahison !
— À ta place, je coopérerais. Tu trouverais très déplaisant que je te
force la main.
— Je refuse d’être responsable de la mort de millions de mes
semblables !
— Nous ne te demandons pas de lever les armes contre eux, seulement
de nous conduire au point de débarquement. Tu seras alors libre de rentrer
chez toi.
— Où je serai éventuellement massacré avec tous les autres ?
— Il n’en tient qu’à toi de survivre.
Sur ces entrefaites, Zakhar sortit du tunnel qui menait aux chambres
royales. Il reconnut Ackley, mais pas l’homme qui l’accompagnait. Il
s’approcha donc prudemment, car il avait appris avec Olsson que les mages
noirs n’étaient pas tous fiables.
— Qui avons-nous là ? demanda-t-il sur un ton autoritaire.
— Le navigateur, répondit Ackley. Il s’appelle Boyle et il a
gracieusement accepté de conduire tes guerriers jusqu’à leur destination.
— Ton efficacité me réjouit, sorcier. Sois le bienvenu chez moi, Boyle.
Et votre présence signifie-t-elle que nous allons mettre mon plan à
exécution dès maintenant ?
— Si quinze mille de tes hommes sont prêts à monter sur les radeaux,
pourquoi pas ?
Terrifié de se trouver devant la créature la plus cruelle de la planète, le
navigateur était incapable de prononcer le moindre mot. Tout ce qu’il
désirait, c’était sortir de là et échapper au sorcier.
— Le général Genric a déjà rassemblé tout mon clan, mais j’ignore de
combien de combattants il s’agit.
— Qu’il les divise en quinze groupes de mille, exigea Ackley, ainsi je
pourrai les transporter plus rapidement sur les radeaux.
— Cette manœuvre pourrait nécessiter encore quelques heures. Que
ferons-nous de notre navigateur entre-temps ?
— Avec ta permission, il restera ici, sous ma garde.
— Fais ce que tu dois. Nous n’avons certainement pas le temps d’en
trouver un autre. Je te ferai appeler sur la plaine dès que les troupes auront
été formées.
Zakhar poursuivit sa route vers un autre corridor. « Sans doute celui qui
mène dehors », devina Boyle. Mais il venait aussi d’apprendre que des
milliers d’Aculéos l’attendaient à l’extérieur. Puisqu’il n’y avait que le
trône dans la caverne, Ackley fit apparaître une petite table et deux chaises
sur le bord du mur le plus éloigné de la sortie.
— Mettons-nous à l’aise jusqu’à l’heure du départ, fit le sorcier en
invitant Boyle à s’asseoir avec lui.
Même si le navigateur n’en avait pas envie, il savait bien que le mage ne
lui donnerait pas vraiment le choix. Il prit donc place sur une des chaises et
Ackley s’installa devant lui.
— Que puis-je te servir à boire, Boyle ?
— De l’eau.
— Rien ne m’est interdit. Si tu veux boire le même vin que la famille
royale d’Einath, je peux t’en procurer une bouteille.
— Les marins consomment de l’alcool quand ils reviennent de voyage,
pas avant de partir.
Il fit apparaître devant Boyle une gourde en cuir noir.
— Tu peux la garder en souvenir.
Le navigateur avala quelques gorgées d’eau froide qui lui apportèrent un
grand soulagement. Le sorcier l’avait-il enchantée ?
— Pourquoi le roi des Aculéos n’a-t-il pas de pinces et de dard ?
demanda-t-il.
— Tu t’attendais à voir un monstre, n’est-ce pas ? répliqua Ackley,
amusé.
— C’est comme ça que les marins les décrivent.
— Eh bien, ils ne ressemblent plus à ça, désormais.
— Ils disaient aussi qu’ils étaient deux fois plus grands qu’un homme.
— Un sortilège a également réduit leur taille et changé la couleur de
leurs cheveux afin qu’ils ressemblent aux humains.
— Mais s’ils pénètrent sur le continent sous cette apparence, personne
ne se doutera qu’ils sont des Aculéos et ils réussiront à se faufiler partout…
— En effet, ce sera un véritable massacre. Mais sois sans crainte, Boyle,
nous ne t’y ferons ni assister ni participer.
— Ils extermineront les humains jusqu’aux derniers…
Des larmes coulèrent silencieusement sur ses joues.
— À ta place, je monterais sur un bateau avec ceux qui me sont chers et
je partirais à la recherche de terres plus sécuritaires.
Boyle se cacha le visage dans les mains et sanglota amèrement. Ackley
l’observa pendant quelques minutes. Il ne comprenait pas cette émotion
humaine. Depuis qu’il avait quitté le palais d’Achéron, il ne connaissait que
la peur et le besoin de survivre à tout prix. Il ne connaissait pas la tristesse
et encore moins le regret. Le navigateur finit par se calmer et essuya ses
larmes.
— Ai-je besoin de t’avertir que si tu tentes de nous perdre en mer ou de
nous éloigner de notre destination, je te jetterai aux requins ?
— Je m’en doutais déjà. De votre côté, j’espère que vous vous rendez
compte que vous m’avez enlevé sans me donner le temps de prendre mes
instruments de navigation. Je ne détermine pas la marche d’un navire
uniquement en flairant le vent.
— Où sont-ils ?
— Dans une mallette sur la commode de ma chambre. Ramenez-moi à
Einath pour que je puisse les prendre.
— Je n’ai nulle envie de te voir prendre le large, alors c’est moi qui irai
les chercher.
— Vous ne savez même pas où j’habite.
— Je suis un sorcier bien informé, Boyle. Je serai bientôt de retour.
Le mage s’évapora sous les yeux du jeune homme. Dès qu’il fut seul, le
navigateur voulut s’enfuir, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Il était
cloué sur sa chaise par un terrible sort. Il ne pouvait même pas appeler à
l’aide, car il se trouvait dans un nid de vipères. Les marins lui avaient
raconté que les Aculéos raffolaient de la chair et du sang des humains.
— Mais pourquoi faut-il que ça m’arrive à moi ? maugréa-t-il. Je suis
une bonne personne. Je n’ai jamais fait de mal à une mouche. Je ne mérite
pas cette punition.
Pendant que le navigateur se lamentait sur son sort, Ackley venait de se
matérialiser dans la petite ruelle derrière la maison familiale de Boyle. Un
rapide balayage magique lui apprit que ses parents n’étaient toujours pas
rentrés au foyer.
Il s’introduisit dans la cuisine et poursuivit sa route vers le petit salon au
milieu duquel se trouvait un escalier tout simple en bois. De vieux journaux
traînaient sur la table basse. Le reste de la pièce était impeccable.
Ackley monta à l’étage. Il y avait deux chambres. Sans doute celle des
parents et celle du jeune homme. Il jeta un œil dans la première. Le lit était
fait et les rideaux étaient tout grand ouverts. Il y avait quelques tableaux aux
murs qui représentaient des paysages marins. Aucun réflexus.
Le sorcier se rendit dans l’autre chambre qui, elle, était sens dessus
dessous, mais la mallette était exactement là où Boyle l’avait dit. Ackley en
vérifia tout de même le contenu pour s’assurer qu’elle ne cachait pas une
arme dont le navigateur aurait pu se servir. Il en retira divers instruments en
métal dont il ne comprenait pas l’utilité, mais qui ne lui semblèrent pas
dangereux pour la vie de Zakhar. Satisfait, il se volatilisa avec la mallette.
BRANLE-BAS DE COMBAT

Z akhar émergea du tunnel qui menait à la plaine et fit quelques pas en


direction du nord. Il aperçut au loin un rassemblement semblable à
ceux qui s’organisaient en préparation d’un raid contre les Chevaliers.
Cependant, les Aculéos n’avaient plus de pinces ni de dard. Ils ne portaient
pas non plus le pagne traditionnel de leur race ni le plastron fabriqué avec
des ossements. On aurait plutôt dit un troupeau d’humains destinés à la
boucherie avec leurs vêtements de toile et leurs cheveux entièrement noirs.
Le roi marcha dans la neige jusqu’à l’attroupement, content que son
propre clan forme la première vague de l’invasion. Genric se tenait devant
ses guerriers qui n’en avaient plus l’air, même s’ils étaient armés de lances.
— Combien d’hommes y a-t-il ici ? demanda Zakhar à son général.
— Plus de dix mille, c’est certain, répondit fièrement Genric.
— Le sorcier en veut quinze mille par voyage.
— Il en arrive d’autres à toutes les heures, Zakhar, mais ils ne sont pas
tous du même clan.
— Ça m’est égal. Les Aculéos formeront bientôt un seul peuple sur le
continent des hommes. J’ai besoin de leur parler.
— Mes officiers répéteront tes paroles au groupe derrière eux jusqu’à ce
que tous les aient comprises. C’est ainsi que je procède depuis des lunes
quand nous allons à la guerre. Il faut prononcer une phrase, puis attendre
qu’elle se soit rendue jusqu’à la dernière rangée.
— Quelle perte de temps, grommela le roi.
— Nous ne connaissons pas la façon d’amplifier notre voix pour que
tous nous entendent.
— Et une fois sur le champ de bataille, vous communiquez comment ?
— Nous ne le pouvons pas. Les ordres doivent donc être bien reçus par
tous tes guerriers avant leur départ de ton royaume.
— Que dois-je faire ?
— Laisse-moi commencer, exigea le général, sinon nous n’obtiendrons
jamais leur attention.
D’un geste agacé de la main, Zakhar lui fit signe de s’exécuter.
— Silence ! tonna Genric. Le roi désire vous parler !
Cette courte phrase mit une dizaine de minutes à se rendre jusqu’aux
derniers Aculéos. « Je vais bien y passer la journée », se découragea le roi.
— Mes braves soldats, lorsque vous mettrez pied à terre sur le continent
des humains, vous devrez le faire sans bruit !
Genric lui fit signe de s’arrêter pour donner le temps aux officiers dé
faire leur travail, sinon ils risquaient de modifier des mots, incapables de
tous les retenir s’il y en avait trop.
— Les humains ne devront pas savoir que vous êtes là !
Zakhar eut l’impression de se trouver dans un canyon de glace où sa
voix se répercutait à l’infini.
— Votre mission est de vous rendre coûte que coûte jusqu’au grand
fleuve auquel les humains ont donné le nom d’Ophrys !
Encore quelques minutes d’attente.
— Genric vous y guidera. Assassinez tous les habitants des villes que
vous traverserez !
Le roi était presque au bout de sa patience.
— Si tout se passe comme prévu, Alnilam sera à nous avant la
prochaine lune !
Le roi se mit les poings sur les hanches en soupirant.
Genric comprit qu’il ne désirait plus poursuivre son discours de
motivation.
— Il en sera fait selon ta volonté, Zakhar. J’ai déjà fait informer les
généraux des vagues suivantes de la marche à suivre. Ils savent ce qu’ils
doivent faire.
— Je suis heureux d’apprendre que je n’aurai pas à répéter ces mots à
tout ce monde. Divise-les en groupe de mille et surtout, dépêche-toi.
Genric se pressa auprès de ses officiers. Ackley apparut alors près de
Zakhar, une petite mallette à la main.
— Je suis ravi de constater que vous êtes prêts, lui dit-il.
— Mon général est en train de les organiser.
— Je vais transporter le premier groupe puis les autres jusqu’à ce que
les quinze radeaux soient remplis. En tout dernier lieu, je reviendrai
chercher le navigateur.
— Ça me va, acquiesça Zakhar.
— Le premier trajet jusqu’à Einath pourrait nécessiter plusieurs heures
malgré ma magie, mais ensuite, il sera pratiquement instantané. Profite de
mon absence pour préparer les troupes suivantes. Ce serait une grave erreur
de laisser un trop grand laps de temps entre les vagues.
— Je veillerai personnellement à ce que le processus ne traîne pas en
longueur. Le continent sera bientôt à moi !
— Tu devras tout de même compter plusieurs jours, voire des semaines,
avant que tes guerriers atteignent leur destination finale. Alnilam est sept
fois plus grand que tes terres et, contrairement à ces dernières, ce continent
est entièrement peuplé.
— J’attends ce moment depuis que j’ai pris mon premier souffle,
sorcier.
— Feras-tu partie du dernier contingent ?
— C’est mon plan, en effet.
— Vu le nombre de soldats que tu possèdes, il y a de fortes chances que
tu ne mettes les pieds à Einath que demain.
— Je veux arriver dans des villes conquises les unes après les autres,
alors je dois leur donner le temps de faire leur travail.
— Alors, très bien. Je vais aller faire le mien.
Ackley rejoignit Genric qui donnait des ordres à gauche et à droite.
Devant lui, les Aculéos se divisaient en plusieurs groupes pendant que les
officiers procédaient au compte. Dès que les mille premiers hommes furent
rassemblés, le sorcier les fit disparaître en créant une grande consternation
parmi ceux qui étaient restés sur place. Il les matérialisa sur le radeau de
tête et leur demanda de ne pas chercher à sauter sur les suivants. Puis, il
repartit pour transporter les quatorze autres troupes au fur et à mesure
qu’elles étaient prêtes.
Le chargement dura plusieurs heures, ce qui porta Ackley à douter que
cette invasion puisse avoir du succès. Toutefois, il se contenta d’obéir à
Zakhar et ne fit aucun commentaire.
Lorsque toutes les plateformes furent enfin occupées, le sorcier retourna
au palais souterrain. Boyle n’avait évidemment pas bougé d’un poil.
— Désolé pour le retard. Les Aculéos ne sont pas des as de
l’organisation. Allez, souris un peu. Tu es sur le point de rentrer chez toi.
Le navigateur se retrouva sur le pont du premier radeau. Les autres
étaient attachés derrière, les uns à la suite des autres, formant un long
serpent marin sur le dos duquel se trouvaient des milliers d’hommes aux
longs cheveux noirs tous habillés de la même façon, une lance à la main. Ils
semblaient encore plus nerveux que lui.
— Si vous avez l’intention de faire de la vitesse, ils feraient mieux de
s’asseoir, lâcha le navigateur.
Ackley relaya sa recommandation à Genric qui fit en sorte qu’elle soit
répétée à toutes les embarcations.
Quelques minutes plus tard, les Aculéos furent tous installés sur le
plancher.
— Voici ta mallette, déclara le sorcier.
— Mes instruments ne peuvent pas tout me dire, répliqua le marin. J’ai
aussi besoin de savoir où nous sommes.
— Sur la côte ouest du pays des Aculéos.
— Je n’ai jamais vu de cartes marines de cette région. Je guide surtout
des bateaux dans le sud.
— Où puis-je en trouver ?
— À Arcturus, sans doute.
— Commençons par te situer.
Ackley fit apparaître entre Boyle et lui un hologramme de la carte de
Zakhar qu’il avait mémorisée.
— C’est incroyable, s’étrangla le jeune homme.
— Indique-moi où se trouve le port d’Arcturus.
— Il est à Corenbourg, répondit-il en approchant son index tremblant
sur la ligne lumineuse qui représentait la côte d’Arcturus.
Le mage lui jeta un nouveau sort d’immobilité pour qu’il ne parte pas
sans lui et se rendit magiquement à l’endroit en question. Comme il n’avait
pas de temps à perdre, il aborda un marin et lui demanda où il pourrait se
procurer ce qu’il cherchait. L’homme lui pointa une boutique coincée entre
deux gros édifices administratifs du port. Ackley y entra et examina les
nombreuses cartes épinglées aux murs. Son regard s’arrêta sur celle qui
l’intéressait. Il la décrocha sans façon et disparut avant que le préposé
puisse lui dire que ce n’était qu’un démonstrateur. Le sorcier réapparut sur
le radeau et tendit le document à Boyle.
— Tout est si simple pour vous, n’est-ce pas ? fit le navigateur sur un
ton de reproche.
— Il y a en effet de grands avantages à être sorcier.
Boyle consulta la carte pendant un moment.
— Ce sera plus facile que je le pensais.
— Indique-moi uniquement de quel côté nous diriger.
Le navigateur sortit sa boussole et son sextant de sa mallette et les
accrocha à sa ceinture.
— Commencez par nous éloigner de la côte en ligne droite vers l’ouest.
La filée de radeaux mit le cap sur le soleil couchant. Tandis que les
terres enneigées disparaissaient graduellement derrière eux, les Aculéos
échangèrent des murmures d’appréhension. Une fois que Boyle fut certain
que son radeau avait enfin atteint le courant marin qu’il cherchait, il
demanda au sorcier de virer franc sud et lui permit d’augmenter sa vitesse.
Le choc aurait sans doute projeté le jeune homme par-dessus bord s’il
n’avait pas été retenu par le sort d’Ackley.
Le mage demeura attentif aux instructions du navigateur et à la sécurité
de ses passagers, qui s’accrochaient les uns aux autres. Jamais Boyle n’avait
vu défiler aussi rapidement le paysage de la côte. Dès que la nuit fut
tombée, il utilisa les étoiles pour se guider. À quelques pas de lui, Ackley
était immobile comme une statue. En réalité, le sorcier utilisait ses sens
magiques pour propulser la flottille en même temps qu’il sondait les terres à
l’est pour s’assurer que personne ne les apercevait.
Au bout de quelques heures, le temps se réchauffa. Boyle demanda à
Ackley de rapprocher les plateformes de la côte. Ainsi, ils dépassèrent le
Château d’Einath, illuminé par des centaines de lampadaires, puis un
nombre considérable de temples érigés sur des promontoires et de villages
de pêcheurs en retrait des plages de galets.
— Nous y sommes presque, annonça le sorcier. Connais-tu le sentier
des damnés ?
— Comme tout le monde à Einath. Vous voulez sérieusement vous
rendre jusque-là ?
— Pouvons-nous nous en approcher sans rencontrer de récifs ?
— Il n’y en a aucun jusqu’à Mirach et le tirant d’eau de vos
embarcations est faible. Je crois même que nous pourrions les échouer sur
la grève.
Dès que Boyle eut calculé qu’ils étaient presque rendus à l’embouchure
de la rivière Pyrèthre, il avertit le sorcier. Devant la plage en galets s’élevait
une haute falaise.
— Vous serez obligé de faire un énorme détour pour grimper là-haut.
— Vraiment ?
Ackley laissa partir de puissants rayons qui firent éclater le roc en
créant une pente douce directement devant le sentier des damnés. Les
flotteurs du premier radeau glissèrent sur les cailloux et s’immobilisèrent,
alors que le reste des plateformes formaient un long pont derrière lui.
— Devant vous se trouve un passage qui mène à la falaise, indiqua
Ackley à Genric. Il est environ quatre fois plus large que ce pont. De
chaque côté, j’ai placé des sphères par-dessus les trous desquels jaillit de
l’eau bouillante de façon inattendue. Restez au centre et vous ne devriez pas
subir de pertes inutiles.
— Bien compris.
Le général fit circuler cet important avertissement sur tous les radeaux,
puis sauta sur le sol, suivi des premiers guerriers. Les autres s’élancèrent
d’une plateforme à l’autre jusqu’à ce qu’ils se soient tous engagés dans le
passage. Ackley fit apparaître une grosse bourse remplie de statères d’or
dérobés à l’un des temples et se tourna vers Boyle.
— Je te conseille de filer sans regarder derrière toi, lui dit-il en lui
remettant l’argent, car je suis sur le point de ramener cette plateforme chez
les Aculéos.
— De grâce, renoncez à cet atroce projet. Je suis persuadé que les
monarques d’Alnilam vous paieraient encore plus cher que le roi des
hommes-scorpions pour les épargner.
— C’est trop tard, Boyle. Pars et quitte ces terres qui seront bientôt
mises à feu et à sang.
Puisqu’il n’arrivait pas à convaincre le sorcier de faire échouer les plans
de Zakhar, le navigateur quitta à son tour le radeau. L’argent qu’il venait de
recevoir pour sa trahison lui servirait au moins à acheter son propre bateau
et à chercher une nouvelle patrie. Toutefois, il avait la ferme intention de
s’arrêter dès qu’il traverserait une ville ou un village pour prévenir la haute-
reine de ce qui se passait.

Zakhar marchait de long en large devant les quinze mille hommes prêts
à partir sous le commandement d’un autre de ses généraux lorsque les
radeaux apparurent devant lui en s’enfonçant dans la neige, cette fois. Il n’y
avait plus que le sorcier à bord de celui de tête.
— Qu’as-tu fait du navigateur ? s’étonna l’Aculéos.
— Je n’avais plus besoin de lui.
— Pourquoi n’as-tu pas procédé de cette façon la première fois au lieu
d’ancrer les radeaux dans la mer ?
— Parce que j’ignorais où seraient rassemblés tes guerriers. Je vais
maintenant pouvoir accélérer les choses.
Le roi fit signe à son général de procéder à l’embarquement. Ackley
s’appuya contre la rambarde et attendit que tous soient à bord. Au sol,
Zakhar avait observé la manœuvre avec beaucoup de satisfaction.
— Ma vengeance sur les dieux et leurs humains approche enfin,
grommela-t-il.
Ackley le salua et disparut avec toute la flottille. Le roi se tourna
immédiatement vers le prochain général.
— Dépêchez ! ordonna-t-il.

Au même moment, à des lieues des terres gelées des Aculéos, Carenza
était assise devant sa vasque qui semblait incapable de répondre à ses
questions, ce soir-là. La sorcière pouvait tout de même ressentir une étrange
énergie dans l’air et elle n’était guère rassurante. Chaque fois qu’elle
interrogeait le mollusque magique, il lui montrait un étrange mouvement
dans une nuit d’encre.
— Je ne comprends pas…
Elle vit alors des centaines de globes phosphorescents qui illuminaient
un large sentier dans la forêt.
— Que se passera-t-il à cet endroit ?
Des ombres se mirent à courir entre les sphères brillantes, mais la
sorcière n’arrivait pas à distinguer leurs traits. Olsson se matérialisa alors au
pied de la fontaine. Carenza s’aperçut tout de suite qu’il était contrarié.
— Viens me rejoindre, exigea-t-elle.
Olsson grimpa l’escalier, son long manteau noir volant derrière lui.
— Je surveillais Ackley à distance à l’aide de mes pouvoirs lorsqu’il a
disparu.
Disparu ? s’étonna Carenza. Comme c’est étrange.
— Essaie de le localiser.
Le sorcier prit place de l’autre côté de la vasque.
— Je veux savoir où Ackley se trouve en ce moment, fit-elle.
La surface de l’eau demeura toute noire.
— Pourrait-il avoir été tué ? s’inquiéta Carenza.
— Je pense plutôt qu’il se dissimule volontairement à nos regards,
comme il l’a fait quand il s’est réfugié à Hadar pour échapper à Achéron.
— Il a donc peur de toi.
— Ou il a décidé d’exécuter la machination perverse qu’il prépare
depuis le début.
— Dont nous ne savons toujours rien, soupira la sorcière.
— Nous devons le retrouver avant qu’il concrétise ses plans, grommela
Olsson.
— La vasque refuse de me dire où il se trouve et tes facultés magiques
ne te permettent pas de le localiser non plus.
Salocin apparut au pied de l’estrade et leva les yeux sur ses amis.
— C’est ma spécialité de retrouver les gens, leur rappela-t-il. Qui
cherchez-vous ?
— Ackley, répondit Olsson sur un ton chargé de colère.
— Qu’est-ce qu’il a encore fait ?
— Justement, nous n’en savons rien, expliqua Carenza.
— Il s’est coupé de nous, ajouta Olsson, ce qui ne laisse rien présager
de bon.
— Je suis d’accord avec toi. Ce cafard a de mauvaises intentions depuis
le début. Lorsque je l’aurai localisé, que dois-je en faire ?
— Surtout ne l’affronte pas seul, à moins qu’il t’attaque en premier, lui
conseilla Olsson. Nous voulons savoir ce qu’il est en train de faire. Si tu
juges urgent de l’arrêter, appelle-nous. Nous le ferons en groupe.
— Même avec Wallasse ?
— Nous ignorons tout de la véritable étendue des pouvoirs d’Ackley,
intervint Carenza, alors oui, je pense que nous devrions tous unir nos forces
comme nous l’avons fait contre Tramail.
— Veux-tu que je t’accompagne ? offrit Olsson.
— Non. Je traque mieux quand je suis seul et, de toute façon, tes
méthodes sont trop éloignées des miennes. Nous perdrions un temps fou
juste à tenter de nous entendre.
— Ne prends pas de risques inutiles, l’avertit Carenza.
— Moi ? répliqua moqueusement le sorcier.
Il lui offrit son plus beau sourire et disparut.
LA SENTINELLE

W ellan reconduisit les commandantes auprès de leur division dans


le même ordre qu’il était allé les chercher. Il termina donc chez
les Salamandres.
Bouleversée par ce qu’elle venait d’apprendre, Alésia n’avait fait aucun
commentaire lorsqu’elle avait fait escale sur les territoires que les
Manticores et les Basilics protégeaient. Ce n’est qu’une fois de retour sur sa
plage bien-aimée qu’elle s’anima enfin. Dès qu’elle s’y fut matérialisée, elle
se tourna vers Wellan.
— Crois-tu vraiment que c’est une bonne idée de dépêcher autant de
Salamandres à Einath, où elles seront à la merci des éléments pendant
qu’elles surveillent la côte sans même que nous soyons certains que
l’ennemi y débarquera ?
— C’est surtout une précaution. Je n’ai pas l’habitude de discuter les
ordres de Sierra et, tout comme elle, je pense que le roi des Aculéos en a
assez de vous voir anéantir ses troupes sur la frontière. Le seul endroit où
des milliers d’hommes-scorpions peuvent débarquer, c’est vraiment à
Einath. Peut-être que nous nous trompons, mais j’en doute. Dépêche-toi de
choisir tes soldats qui monteront la garde là-bas, car je reviendrai les
chercher très bientôt.
— Si tu crois que c’est nécessaire…
— Oui, je le crois. Courage, Alésia. Ce pourrait être votre première
occasion de gagner cette guerre.
Wellan serra les mains de la commandante puis recula avant de
disparaître.
Il se transporta chez les Chimères, mais ne se dirigea pas tout de suite
vers le campement. Il marcha plutôt le long du canal de Nemeroff pour
réfléchir à ce qui allait bientôt se passer et à la responsabilité qu’il avait
accepté d’endosser.
Lorsque la déesse Theandras lui avait permis de revenir à la vie, Wellan
s’était promis de ne plus jamais participer à une guerre et de se consacrer à
l’exploration et à la rédaction de nouveaux livres d’histoire. Encore une
fois, le destin faisait de lui un soldat. « J’espère que c’est la dernière fois »,
soupira-t-il intérieurement.
Ilo sortit de la forêt, aussi silencieux qu’un chat. Il observa l’Émérien
pendant un moment avant de lui faire connaître sa présence.
— On dirait que tu regrettes ta décision, laissa tomber l’Eltanien.
Wellan se tourna vers lui en soupirant.
— Je ne regretterai jamais d’avoir décidé de venir en aide aux
Chevaliers d’Antarès, Ilo. J’ai seulement éprouvé le besoin de m’isoler un
moment avant de partir pour Einath.
— Pour méditer ?
— Tu vas peut-être trouver ça étrange, mais je n’ai jamais voulu être
soldat.
— Pas du tout. C’est la même chose pour moi. J’ai pris les armes pour
protéger Eltanine, pas parce que je voulais en faire une carrière. Même si
tous mes frères ont été tués par Lizovyk, je vais quand même rentrer chez
moi pour y refaire ma vie après la guerre. J’espère que tu pourras retourner
aussi dans ton monde.
— Oui, mais je ne sais pas trop ce que j’y ferai.
— Ce n’est pas le moment d’y penser non plus. Finissons-en avec les
Aculéos.
— Tu as raison. Je vais aller informer Sierra que je suis prêt à partir
pour la côte.
— Sois prudent.
Wellan s’engagea sur le sentier entre les arbres tout en se demandant s’il
avait vraiment envie de retourner dans un monde aussi primitif que le sien.
Si la vie sur le front ressemblait beaucoup à ce qu’il avait connu, celle dans
les villes était fascinante. Et il y avait tellement de choses qu’il n’avait pas
encore vues !
En arrivant aux feux, il trouva Slava qui lavait les écuelles du repas.
Celui-ci lui apprit que Sierra s’était enfermée dans sa tente et qu’elle n’en
était pas encore ressortie.
— Est-elle seule ? demanda Wellan.
— Si tu veux savoir si elle est avec Audax, la réponse est non. Il est
parti avec Camryn pour lui enseigner l’escrime.
— Merci, Slava.
L’Émérien poursuivit sa route entre les rangées de tentes vertes et
s’arrêta devant celle de la grande commandante.
— Sierra, je suis de retour, annonça-t-il.
Elle sortit de l’abri. Sans pouvoir s’en empêcher, Wellan la sonda pour
s’assurer qu’elle allait bien. Il décela une grande tristesse dans son cœur.
— Veux-tu que je demande à quelqu’un de t’accompagner ? fit-elle en
se donnant un air de bravoure.
— C’est gentil de l’offrir, mais je serai certainement plus rapide si j’y
vais seul. J’aurai par contre besoin de quelques statères pour monter à bord
du train, même si je dois en descendre avant qu’il remonte vers le nord.
Sierra retourna dans la tente et en revint avec une petite bourse bien
remplie qu’elle déposa dans les mains de Wellan.
— J’aurais aimé y aller avec toi, puisque je connais la géographie de
l’ouest du continent, mais je dois aussi superviser le rassemblement des
troupes que tu viendras chercher. Je ne peux pas être à deux endroits en
même temps.
— Je comprends.
— La dernière gare avant que le train remonte vers Koshobé est celle de
Merrybourg, juste avant le pont qui traverse la rivière. Tu seras toutefois
assez loin de l’océan.
— Y en a-t-il d’autres avant celle-là ?
— Oui, mais elles se trouvent toutes sur le haut plateau. À partir de
Merrybourg, tu devras trouver un autre moyen de transport pour te rendre
sur le rivage, là où jaillissent les geysers.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Je saurai me débrouiller.
— Je sais… même si je ne comprends pas toujours pourquoi tu mets si
souvent ta vie en danger pour des gens d’un autre monde.
— C’est dans ma nature, plaisanta-t-il pour la faire sourire.
Mais il n’y parvint pas. Elle était profondément troublée de l’envoyer
seul en terrain inconnu.
— Je vais partir dans quelques minutes, continua-t-il. Mon intuition me
dit que nous sommes en grand danger.
— Tout comme la mienne, affirma Sierra. Tâche de ne pas te faire tuer,
d’accord ?
— Je ferai de mon mieux.
Wellan saisit les bras de la grande commandante et appuya son front
contre le sien.
— Dès que mon repérage sera terminé, je reviendrai chercher les
Chimères d’abord, car je suis certain qu’elles seront déjà prêtes.
— Peux-tu vraiment transporter autant de Chevaliers dans ton vortex ?
— C’est ce qu’on verra. Dans mon monde, j’ai déjà réussi à y faire
entrer environ cinq cents de mes soldats.
— Merci d’être là, Wellan.
— Merci à toi de me faire confiance.
Il lâcha les bras de Sierra et se dirigea vers sa tente pour aller chercher
ses sacoches. Elle le regarda s’éloigner, tentée de le rattraper et de le serrer
dans ses bras. Pour que personne ne voie la larme qui cherchait à s’échapper
de son œil, elle tourna les talons et se réfugia dans son abri.
Depuis sa rupture avec Ilo, le cœur de Sierra était en deuil. Elle aurait
bien aimé le donner à Audax, son héros, mais l’amour qu’il lui manifestait
était toujours celui d’un mentor pour sa pupille. Il ne semblait pas avoir
remarqué qu’elle n’était plus une enfant. Même si elle s’efforçait de ne pas
s’y attarder, le troisième homme qui l’attirait, c’était Wellan. Elle s’était
gardée de lui donner quelque espoir que ce soit, car elle savait qu’un jour, il
rentrerait chez lui. N’importe quelle autre femme de l’Ordre en aurait
profité, mais Sierra craignait l’abandon.
— Je n’ai besoin de personne, murmura-t-elle en essuyant ses larmes.
Wellan vérifia le contenu de ses sacoches et en retira ce dont il n’avait
pas besoin. Il ne conserva que quelques vêtements de rechange, son cahier
d’exercices et son journal et y cacha sa bourse de statères. Il se rendit
ensuite au conteneur dans la forêt pour y prendre des noix, des amandes et
des fruits empaquetés sous vide, puis remplit sa gourde à la source. « Si j’ai
oublié quelque chose, je reviendrai le chercher », se dit-il.
Il se transporta donc à Philipsbourg, près de la gare, en espérant ne pas
traumatiser les passants. Heureusement, il n’y avait personne, puisque le
train arrivait et que tous les passagers l’attendaient déjà sur le quai.
L’Émérien se précipita à l’intérieur et acheta son billet tandis que le
sifflet de la locomotive se rapprochait. Dès qu’il l’eut en main, il courut sur
le quai.
Le train s’arrêta devant lui. « Heureusement que j’ai appris les
chiffres », se félicita Wellan en cherchant le numéro de son wagon. Il y
grimpa et trouva facilement son compartiment, où il s’installa en reprenant
son souffle. Le sifflet du train retentit à nouveau, signalant qu’il quittait la
gare.
Wellan regarda par la fenêtre, soulagé que personne ne soit entré dans
son wagon, car ce jour-là, il ne se sentait pas d’humeur sociable.
Il s’adossa dans le siège moelleux et contempla, éclairés par la pleine
lune, les paysages d’Einath, ce pays qui lui rappelait tellement Zénor. Il
aurait bien aimé faire une petite sieste, mais il ne voulait pas manquer son
arrêt. C’est alors qu’un homme apparut sur la banquette devant lui.
— Mais qu’est-ce que tu fais tout seul à l’autre bout du monde ?
s’exclama Salocin.
— Je suis en mission pour les Chevaliers. Et toi ?
— Les sorciers m’en ont confié une, eux aussi.
— À Einath ?
— Pas particulièrement, mais mon flair m’a conduit jusqu’ici. Peut-être
cherchons-nous la même chose ?
— Nous avons de bonnes raisons de croire que les Aculéos s’apprêtent à
débarquer à la frontière entre Einath et Mirach, expliqua Wellan.
— Mais ce train se dirige tout droit vers Koshobé, mon cher.
— Je sais et c’est pourquoi j’ai l’intention de descendre à Merrybourg
pour ensuite me rendre au bord de l’océan.
— Est-ce que tout le monde dans ton univers aime se compliquer la vie
ou est-ce juste toi ?
— Je fais pour le mieux sur un continent que je n’ai jamais visité.
— Quand on veut aller au point A, il est franchement inutile de passer
B, C et toutes les autres lettres.
— Mon vortex ne peut m’emmener que là où je suis déjà allé. Pour le
reste, je dépends de mes deux jambes comme tout le monde.
— Heureusement que je suis tombé sur toi. Où veux-tu te rendre
exactement ?
— Tu ne m’as pas encore dit ce que tu fais dans le coin.
— Je cherche Ackley, qui nous a peut-être joué un tour.
— Qui est-ce ?
— Un des sorciers qui s’est échappé du palais d’Achéron avant ou après
nous, mais dont nous venons à peine de découvrir l’existence. Il nous
dissimule sa présence, mais je suis un fin renard. Il y a plusieurs façons de
traquer une personne et elles ne sont pas toutes magiques. Maintenant,
réponds-moi.
Wellan sortit sa carte de l’une de ses sacoches et lui montra
l’emplacement qui l’intéressait, non loin de l’embouchure de la rivière.
— Ah oui… les geysers… C’est un endroit très dangereux, tu sais. Si tu
veux mon avis, les Aculéos ne pourront pas passer par là.
— Sauf si on leur a dit que les humains, et même certains sorciers, ne
s’y risqueraient pas.
Salocin se gratta le menton en réfléchissant.
— Tout à coup, quelque chose me dit que nos deux quêtes sont peut-être
reliées, lâcha-t-il enfin.
— Ackley et les Aculéos ? s’étonna Wellan. Il aurait conclu un pacte
avec eux sans vous en parler ?
— Tu es très perspicace. Même les mages ne sont pas à l’abri de la
déloyauté.
— Quelqu’un lui aurait demandé de s’infiltrer dans votre petite
communauté ?
— C’est ce que plusieurs d’entre nous pensent, sauf Aldaric qui aime
tout le monde. Olsson et Carenza ne lui font plus confiance. Ils pensent
qu’il est là pour nous épier tout en endormant notre vigilance.
— Il aurait donc remplacé Olsson auprès des Aculéos, devina Wellan.
— Ce n’est pas impossible, étant donné qu’Olsson a vertement
réprimandé Ackley il y a peu de temps sur sa façon de faire son travail.
Ackley a peut-être agi ainsi pour se venger.
— On bien c’était son plan depuis le début.
— J’aime bien ta façon de raisonner, Wellan. Pourquoi ne ferions-nous
pas équipe ?
— Si nos missions se recoupent, alors je veux bien.
— Et si jamais la guerre prend fin et que tu n’as toujours pas trouvé la
façon de rentrer chez toi, je soumettrai ta candidature à Carenza afin que tu
fasses partie de notre bande de sorciers.
— Je suis un magicien, pas un sorcier.
— C’est du pareil au même, sauf que nos pouvoirs sont plus étendus. Tu
aurais tout intérêt à nous fréquenter et à devenir plus puissant.
— Nous en reparlerons le moment venu, si tu veux bien. Commençons
par accomplir nos tâches respectives, trancha Wellan en choisissant de taire
ses origines divines.
— Pas sur un estomac vide, mon ami. Mangeons d’abord.
— Les Chevaliers comptent sur moi, Salocin. Je n’ai pas de temps à
perdre.
— Oublie Merrybourg. C’est à des kilomètres de ta destination. Sans
mon aide, tu n’arriveras pas au passage maudit avant des jours. Je te
promets que dès que nous aurons avalé quelque chose, je t’y conduirai en
quelques secondes.
— Tu es déjà allé par là ?
— Non, mais j’en ai beaucoup entendu parler. On attribue les morts
accidentelles de stupides humains ébouillantés par les jets d’eau à
l’intervention de démons. Et comme la population en général pense que les
sorciers sont aussi des démons… Tu vois ce que je veux dire.
Sans attendre que Wellan accepte son offre, Salocin décrocha le
panneau sous les grandes fenêtres et le souleva. Une partie resta accrochée
au mur par des pentures en laiton. Le sorcier déplia les deux pattes qui se
trouvaient sous le plateau en bois, le transformant aussitôt en une table
étroite.
— J’avais l’habitude d’aller chercher ma nourriture chez les prêtres, qui
ont d’excellentes cuisinières, mais puisque nous les avons presque tous
chassés de leurs temples, nous allons devoir nous contenter de celle de la
forteresse.
— Je ne suis pas difficile.
Le regard de Salocin s’immobilisa pendant un moment. Deux belles
assiettes en porcelaine apparurent entre eux. Elles contenaient des filets de
saumon sur une salade de concombre et de fenouil. Une bouteille de vin
rouge et deux coupes en cristal suivirent.
— J’espère que tu ne viens pas de priver la haute-reine de son repas.
— Rassure-toi, répondit Salocin en débouchant le vin. Les cuisiniers du
château préparent toujours plusieurs choix de plats au cas où elle changerait
subitement d’idée.
— Tu as donc pris ce qu’elle avait déjà écarté.
— Eh oui. Nous mangeons ses rejets.
Le sorcier prit une bouchée de saumon.
— Mais c’est vraiment excellent.
Les deux hommes mangèrent en silence pendant quelques minutes.
— Donc, vous possédez des vortex qui vous permettent de vous rendre
à des endroits que vous n’avez jamais visités ? demanda Wellan, curieux.
— Bien sûr, mais à condition d’en connaître au moins l’existence.
Évidemment, c’est encore plus facile si on les localise d’abord sur une
carte. Je suis stupéfait que ton vortex soit aussi limité.
Salocin versa le vin et tendit une des coupes à Wellan. Puis il prit l’autre
et la choqua contre la sienne.
— À notre succès.
Wellan n’était pas un grand amateur de vin comme son ami Onyx, mais
la saveur veloutée de cette boisson royale ne lui échappa pas.
— Lorsque je suis arrivé à Alnilam, tu m’as offert de m’indiquer
comment rentrer chez moi en échange d’une faveur, lui rappela l’Émérien.
— C’était avant que nous soyons forcés, mes amis sorciers et moi, de
condamner le passage du lac Mélampyre pour sauver la planète, soupira
Salocin. Je crains de ne plus pouvoir tenir cette promesse.
— Alors, je trouverai moi-même la façon de partir.
— Permets-moi d’en douter, Wellan. Pas parce que ta magie est
rudimentaire, mais parce que je t’observe depuis plusieurs semaines. Il est
évident que tu te plais beaucoup à Alnilam.
— Il est vrai que ton monde est plus fascinant que le mien et que je suis
un homme curieux.
— Et tu n’es pas insensible non plus à la beauté de la grande
commandante.
— Je l’avoue, mais elle m’a clairement fait comprendre qu’elle n’était
pas intéressée.
— Dommage. Vous faites un si beau couple, tous les deux.
— Il y a beaucoup de confusion dans le cœur de Sierra. Je ne désire pas
la tourmenter davantage.
— Tiens donc, je crois avoir trouvé la différence entre les magiciens et
les sorciers. Nous ne nous embarrassons jamais de telles formalités.
Salocin éclata d’un grand rire enfantin et continua de manger avec
appétit.
LE DÉBARQUEMENT

U ne fois leur assiette terminée, Wellan remercia Salocin pour le


délicieux repas. Celui-ci but le reste du vin à même la bouteille et
renvoya le tout aux cuisines royales d’Antarès. Il referma le panneau qui
leur avait servi de table et le fixa au mur. C’est alors qu’il remarqua le
sourire amusé de l’Émérien.
— Tu me trouves divertissant, le magicien ?
— Tu me fais penser à un vieil ami, c’est tout.
— Et j’imagine qu’il te manque ?
— Quand je ne suis pas occupé à aider les Chevaliers ou à me battre
avec eux, oui, il m’arrive de me remémorer des aventures que nous avons
vécues ensemble.
— Est-ce que cet homme aimerait mon monde ?
— Sans doute. Onyx a une remarquable faculté d’adaptation, mais je ne
suis pas certain que vous seriez d’accord avec ses envies de domination.
Chez moi, il est l’empereur de tout le continent.
— Je m’entends bien avec les fortes têtes, plaisanta Salocin. Prêt à
entamer ta mission ?
— Le plus tôt sera le mieux.
Salocin se leva et, d’un geste gracieux de la main, invita l’Émérien à en
faire autant. Ils se retrouvèrent instantanément sur la falaise au bord de
l’océan, du côté sud du sentier des damnés. Wellan s’étonna de ne pas avoir
ressenti le froid glacial qui accompagnait ses déplacements dans son propre
vortex. La lune toute ronde répandait sa lumière sur la côte, mais ce n’était
certainement pas elle qui allumait les centaines de sphères de chaque côté
de la trouée rocheuse.
— Je flaire une très étrange magie ici, lâcha Salocin, troublé. Quelqu’un
a démoli cette partie de la falaise pour se frayer un chemin…
— Et moi, je sens la présence de milliers de soldats qui se déplacent
rapidement dans ce passage, ajouta Wellan. Les Aculéos seraient-ils déjà
débarqués ?
— C’est bien ce qu’il semble. Sierra t’a-t-elle demandé de les arrêter ?
— Mes pouvoirs ne me permettraient pas d’en éliminer autant.
Salocin se tourna vers l’est.
— Ils sont à pied, l’informa-t-il. Ils n’atteindront donc pas les régions
habitées avant plusieurs jours et puisqu’il n’y a pas de ponts sur la rivière
vers laquelle ils se dirigent, les Chevaliers pourront les y coincer sans
difficulté.
— Le roi des Aculéos a donc été mal informé ?
— Ou bien celui qui les a envoyés sur cette route voulait que les
humains l’en débarrassent, car c’est en effet un très mauvais choix.
— Je vais aller prévenir Sierra.
— Es-tu capable de rentrer seul à Antarès ?
Wellan n’eut pas le temps de lui répondre qu’une quinzaine de radeaux
apparaissaient brusquement sur la plage en bas de la falaise.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna Salocin.
Les hommes-scorpions sautèrent dans les galets par centaines et
remontèrent la rampe en roc avant de foncer entre les sphères lumineuses.
— J’en compte au moins quinze mille, ajouta le sorcier.
— Qui viennent de s’ajouter aux premiers qui sont déjà passés par ici.
— À mon avis, il en viendra encore plus durant les prochaines heures.
Au milieu de la marée d’Aculéos, Salocin entrevit Ackley, immobile sur
la première embarcation.
— Olsson avait raison, grommela-t-il.
Il chargea ses mains, mais n’eut pas le temps de s’attaquer au traître.
Juste au moment où le dernier guerrier atterrissait dans les galets, la flottille
disparut d’un seul coup.
— Occupe-toi de ces monstres, Wellan. Je vais retourner auprès de mes
amis sorciers. Nous devons dresser un plan pour stopper Ackley, car il est
certain qu’il reviendra avec d’autres troupes. Nous fêterons notre victoire
lorsqu’ils auront tous été neutralisés.
— Bonne chance.
Salocin se volatilisa. Wellan jeta un dernier coup d’œil au passage pour
pouvoir y revenir, puis se dématérialisa à son tour. Il se transporta sur le
sentier entre le canal de Nemeroff et le campement des Chimères et courut
jusqu’aux feux. Il n’y avait que Sierra, Camryn, Ilo et Audax assis devant
les flammes. À cette heure, les charades et les jeux d’adresse étaient
terminés. Les Chevaliers s’étaient retirés pour la nuit.
— L’invasion est commencée à Einath ! lança Wellan en s’arrêtant
devant eux.
Audax bondit sur ses pieds.
— Tu les as vus ?
— Oui. Mais ce n’était pas le premier contingent.
— Combien Zakhar en a-t-il envoyé ? voulut savoir Sierra.
— Il y en a déjà des milliers qui se dirigent vers l’est et un aussi grand
nombre qui vient de descendre de grands radeaux semblables à ceux que les
Salamandres ont coulés dans le fleuve Caléana.
— Les as-tu détruits pour qu’il n’en arrive pas d’autres ? s’enquit Ilo.
— Le sorcier qui les a menés jusqu’à Einath les a fait disparaître avant
que je puisse intervenir.
— Alors, le scélérat y fera débarquer encore plus d’Aculéos, maugréa
Audax.
— Ils seront des millions, souffla Sierra, dégoûtée.
Près d’elle, Camryn frissonna d’horreur.
— Au lieu de dépêcher le quart de chaque division là-bas, je suggère
plutôt d’en laisser le quart ici pour protéger la frontière du nord et de partir
avec tous les autres, fit Audax, les yeux chargés de colère.
— J’ai déjà les mille Chimères que vous m’aviez demandé de
rassembler, annonça Ilo. Toutes les autres sont dispersées sur la frontière
entre Antarès et le territoire des Aculéos.
— Je peux aller les chercher un groupe à la fois, offrit Wellan.
— Je veux partir avec les premiers, exigea Ilo.
— Va avec les Chimères qui sont déjà prêtes, ordonna Sierra à
l’Émérien. Nous devons intercepter l’ennemi avant qu’il pénètre trop
profondément à l’intérieur du continent. Tu iras chercher les autres après.
Sais-tu où se trouvent tous leurs campements ?
— Oui. Mais, je ne pourrai pas transporter tes troupes ailleurs que là où
les Aculéos sont débarqués, parce que je n’ai jamais exploré le passage
qu’ils ont emprunté.
— Prenez-vous les chevaux ? demanda Audax.
— Ce ne serait pas une bonne idée avec tous ces geysers, l’informa
Wellan.
— De toute façon, nous ne les utilisons plus pour combattre les
Aculéos, renchérit Sierra.
— Mes Chimères seront tout aussi efficaces à pied, le rassura Ilo. Je
pense qu’elles devraient se lancer tout de suite à la poursuite des hommes-
scorpions qui ont réussi à passer pour les éliminer à partir de leurs arrières.
— Arrêtez de discourir et partez ! se fâcha Audax.
— Si j’accompagne le premier groupe, tu devras toi-même prévenir mes
autres campements que Wellan ira les chercher ce soir, dit l’Eltanien à
Sierra en lui tendant la liste de leurs numéros de movibilis.
— Je m’en occupe.
Ilo ramassa son carquois plein à craquer, son arc, son épée, son poignard
et sa mistraille.
— Et ton movibilis ? lui rappela la grande commandante.
— Il est déjà dans ma ceinture.
— Mais arrêtez de parler, à la fin ! explosa Audax.
Avant de suivre Wellan sur le champ d’entraînement, Ilo courut jusqu’à
la corne suspendue à une branche et souffla trois fois dedans. Il avait déjà
averti les Chimères faisant partie du premier groupe que ce serait le signal
de leur départ et leur avait aussi indiqué l’endroit du rassemblement.
— Tu ne voulais pas y aller aussi ? s’étonna Sierra en se tournant vers
Audax.
— Je partirai en même temps que toi.
— J’imagine que pour moi, c’est hors de question ? soupira Camryn.
— Exactement, tu restes ici pour défendre la frontière avec les Chimères
qui ne partiront pas à Einath, l’avertit Sierra.
Wellan et Ilo arrivèrent dans le champ d’entraînement, où les Chevaliers
continuaient d’arriver.
— Slava ! appela l’Eltanien.
Le jeune homme se faufila entre ses compagnons d’armes pour aller se
planter devant son commandant.
— Je te confie ce campement.
Slava ne cacha pas sa déception.
— Il n’est pas impossible que les Aculéos profitent de cette invasion à
Einath pour nous attaquer aussi dans le nord. Je sais que tu peux mener les
Chimères au combat.
— Les hommes-scorpions ne passeront pas, répondit bravement Slava.
Ilo lui saisit les bras et appuya son front contre le sien.
— À nous la victoire, lui dit-il.
Il rejoignit alors Wellan, qui venait d’amplifier sa voix à l’aide de sa
magie pour se faire entendre des soldats si nombreux qu’ils tenaient à peine
dans la clairière.
— Une fois sur place, vous verrez un passage. C’est là que sont allés les
Aculéos. Restez bien au centre, entre les sphères qui ont été posées au sol
pour marquer les geysers.
— Entendu, confirma Ilo.
Pour mieux faire comprendre aux Chevaliers comment il allait les faire
voyager, Wellan tenta quelque chose de différent : il donna à son vortex
l’aspect d’un bassin lumineux, mais dressé à la verticale. Voyant que ses
soldats hésitaient, Ilo se précipita le premier à travers la lumière. Thydrus le
suivit aussitôt, puis tous les autres. L’Émérien maintint le raccourci
magique ouvert jusqu’à ce que la dernière Chimère y soit entrée, puis y
pénétra derrière elle. Lorsqu’il se matérialisa à Einath, les Chevaliers
filaient déjà au milieu du passage. Seul Ilo se tenait encore au bord de la
falaise.
— Je vais prendre leur tête, déclara-t-il à Wellan. Demande aux
prochains groupes de nous rattraper.
Wellan hocha la tête et disparut pour se rendre dans le campement
suivant. Disciplinées comme toujours, les Chimères n’avaient laissé qu’un
quart de leur garnison sur place et étaient déjà prêtes à partir.
Inlassablement, l’Émérien alla chercher les combattants sur toute la
frontière d’Antarès et les déposa sur la colline. Il revint ensuite aux feux, où
l’attendaient Sierra, Slava et Camryn.
— Ilo et les Chimères poursuivent les deux contingents d’Aculéos qui
ont mis le pied à Einath, annonça-t-il. Où dois-je aller, maintenant ?
La grande commandante n’eut pas le temps de répondre qu’Audax
s’approchait à cheval.
— J’ai changé d’idée. Transporte-moi là-bas. Quelqu’un doit rester au
point de départ de l’armée en tout temps.
— Il a raison, l’appuya Sierra. Vas-y et reviens tout de suite.
Wellan posa la main sur l’encolure du cheval et ils disparurent pour se
matérialiser sur la falaise, devant la rampe qu’empruntaient les Aculéos.
— Va te placer plus près de l’océan pour éviter de te faire bousculer par
les prochains Chevaliers que je ferai sortir du vortex à cet endroit précis.
— Ouais, ça vaudra mieux, acquiesça Audax.
— Les Aculéos arrivent sur des radeaux dont le premier accoste dans les
galets. Les quatorze autres sont attachés derrière. Les guerriers se jettent sur
la plage et foncent dans ce sentier parsemé de boules brillantes. Les
Chimères sont déjà sur leurs talons. Je reviens bientôt avec une autre
division.
— Merci Wellan pour tout ce que tu fais. Sans toi, cette invasion aurait
pu coûter la vie à des millions d’Alnilamiens. Lorsque nous aurons vaincu
notre ennemi, je demanderai à la haute-reine de te sacrer Chevalier.
Wellan allait répondre qu’il en était déjà un, mais se ravisa. Le temps
pressait. Il salua le revenant et se volatilisa. Il apparut devant Sierra.
— Allons chercher les Manticores, décida-t-elle.
— Bonne chance ! lança Camryn, que Slava retenait par les épaules
pour qu’il ne lui prenne pas l’envie de se précipiter dans le vortex de
l’Émérien.

Lorsque Salocin quitta Wellan sur la falaise à Einath, il se rendit


directement à la forteresse de Carenza. Il trouva celle-ci assise dans une des
grandes chaises couvertes autour du foyer circulaire, en grande conversation
avec Olsson.
— Tu l’as retrouvé ? espéra la sorcière.
— Oh que oui ! s’exclama Salocin. Je sais maintenant à quoi joue
Ackley.
Il se mit à arpenter l’espace entre le foyer et le grand bassin en tentant
de se calmer.
— Mais parle, Salocin ! le pressa Olsson.
— Il est en train de faire débarquer des Aculéos par milliers à Einath en
utilisant d’immenses radeaux comme je n’en ai jamais vus auparavant.
— Moi, si, ragea Olsson. Il est donc allé offrir ses services à Zakhar.
— C’est bien ce qu’il semble.
— Emmène-moi là-bas.
— Attendez ! intervint Carenza.
Les sorciers se tournèrent vers elle.
— N’avons-nous pas convenu de travailler tous ensemble pour régler
les problèmes du continent ?
— Il ne s’agit pas ici d’une pieuvre qui essaie de dévorer la planète, lui
fit remarquer Salocin. Les Chevaliers d’Antarès sont parfaitement capables
de faire échouer cette invasion. Ce que nous voulons, c’est régler le cas
d’Ackley.
— Surtout moi, précisa Olsson. Il a accepté, dans mon dos, de procurer
au roi des Aculéos le moyen de l’emporter sur les humains.
— Ne t’inquiète pas Carenza, je crois bien qu’à nous deux, nous
viendrons à bout de lui, ajouta Salocin. Mais si jamais ça se passait mal, je
te promets de te prévenir pour que tu nous envoies des renforts.
— Si j’ai bien compris, c’est une vengeance personnelle, soupira la
sorcière.
— Tu as parfaitement bien compris, confirma Olsson.
— Ackley n’est pas l’homme qu’il nous a fait voir, mes amis. Je crains
qu’il soit plus fort que vous l’anticipez.
— C’est exactement pour cette raison que nous y allons ensemble,
assura Salocin. Laisse-nous le mettre hors d’état de nuire. L’avenir du
continent est en jeu.
— Partez avant que j’essaie de vous dissuader de jouer aux héros.
Olsson bondit de sa chaise et alla retrouver Salocin devant la fontaine.
Ils disparurent ensemble. Carenza ressentit alors un grand malaise. Sans
perdre une seconde, elle grimpa sur la petite plateforme où reposait la
vasque et s’agenouilla devant elle.
— Montre-moi où sont allés Olsson et Salocin.
Le ciel étoilé fit place à une falaise où se tenait un Chevalier à cheval,
qui surveillait l’océan.
— Je veux savoir où se trouve Ackley.
L’espace d’un instant, elle aperçut le sorcier debout sur un radeau au
beau milieu d’une plaine enneigée. Appuyé contre la rambarde du côté
gauche, il surveillait le flot d’hommes aux longs cheveux noirs qui y
montaient en silence.
Comme s’il avait capté l’incursion magique de la sorcière, Ackley se
retourna vivement vers elle. Carenza sursauta en ressentant l’énergie
maléfique de cet homme qu’elle avait pourtant recueilli chez elle.
— Votre petite ligue de justiciers disparaîtra en même temps que tous
les habitants d’Alnilam ! lâcha-t-il.
Une flamme s’échappa de la vasque. Carenza s’écrasa sur le sol pour ne
pas être brûlée vive.
— Que l’eau réponde au feu ! cria-t-elle.
Ackley reçut en plein visage une vague si puissante qu’elle le fit
basculer par-dessus la balustrade. Il s’écrasa dans la neige, en colère.
— Tu me le paieras, sorcière…
Il se fit sécher instantanément et grimpa sur la plateforme.
— Allez, accélérez un peu ! hurla-t-il.
Sans lui prêter la moindre attention, les Aculéos maintinrent leur rythme
qui était déjà très rapide pour eux.
LA POURSUITE

S ur la falaise qui surplombait la plage de galets, Audax attendait


impatiemment la suite des événements. Cette guerre ne ressemblait
en rien à celle qu’il avait dirigée dix ans auparavant. Autrefois, les hommes-
scorpions se contentaient de descendre de leurs falaises pour tenter de
traverser la ligne de défense des Chevaliers d’Antarès. Ces derniers les
attaquaient, évitaient de se faire frapper par les dards et tailler en pièces par
les pinces et finissaient toujours par faire battre les Aculéos en retraite.
Sierra lui avait raconté que Wellan avait tué un nombre impressionnant de
leurs ennemis grâce à des rayons meurtriers qui sortaient de ses mains et qui
creusaient des trous béants dans leur poitrine. C’était déjà difficile à croire,
mais quand elle avait ajouté que son ami Nemeroff se changeait en dragon
géant et qu’il incendiait les Aculéos en faisant jaillir du feu de sa gueule,
Audax s’inquiéta sérieusement pour ses Chevaliers. Consommaient-ils de
l’alcool ou de la drogue sur le front pour se donner du courage ?
Son cheval fit une incartade, le ramenant brusquement de sa rêverie.
Une quinzaine de radeaux géants venaient d’apparaître sur la grève. « Mais
d’où viennent-ils ? » s’étonna Audax. Il n’avait été inattentif que pendant
quelques minutes. La lune était si brillante qu’elle lui permettait de voir très
loin sur les flots. Or il aurait dû voir approcher ces embarcations !
« Si quelqu’un se sert de la magie pour aider les Aculéos à envahir nos
terres, ce traître sera pendu haut et court ! » ragea-t-il intérieurement.
Des milliers d’hommes-scorpions, qui n’avaient plus les cheveux
multicolores d’autrefois, sautèrent sur les galets et s’engagèrent en courant
au milieu du sentier où les Chimères venaient de disparaître. « Elles vont se
retrouver coincées entre les deux contingents de scorpions… » comprit-il.
Mais Audax était seul sur la falaise et sa mistraille, même s’il arrivait à
changer rapidement ses chargeurs avant d’être massacré, ne pouvait tuer
que deux cents Aculéos.
Wellan allait bientôt arriver avec une autre division, mais malgré toute
sa bonne volonté, celui-ci ne pouvait pas transporter ses troupes plus
rapidement. Pire encore, son armée, qui avait jadis été composée de plus de
cent mille soldats, en comptait désormais moins de vingt mille ! « Contre
des millions d’Aculéos… » soupira-t-il. « Nous allons avoir besoin de
renforts, mais où aller les chercher ? »

Dans l’étrange passage truffé de sphères fluorescentes, Ilo avait


rapidement remonté jusqu’à la tête de ses Chimères. Sa mission était de
décimer les hommes-scorpions en s’attaquant à leur arrière-garde. En
meilleure forme qu’eux, les Chevaliers gagnèrent rapidement du terrain et
finirent par les apercevoir.
— Sous le ciel ! Sur la terre ! La ferveur au cœur ! cria Ilo.
Les Chimères lui firent écho.
Les Aculéos qui se trouvaient juste devant eux tournèrent la tête. Ils
poussèrent un cri d’alarme pour avertir leurs semblables. Les mistrailles de
la première ligne des Chevaliers déchirèrent le silence de la nuit. Les
scorpions se mirent à tomber par dizaines. Mais puisque les Chimères
tiraient en courant, leurs coups n’étaient pas toujours mortels. Alors, les
soldats suivants, qui ne pouvaient pas encore utiliser leurs armes à feu sans
risquer de toucher leurs compagnons qui couraient devant, achevaient les
survivants avec leurs poignards et leurs épées. Urkesh poussa alors un cri de
victoire qui encouragea ceux qui se déplaçaient autour de lui.
Les Chevaliers sautaient par-dessus les cadavres pour continuer la
poursuite et éventuellement avoir l’opportunité eux aussi de se servir de
leur mistraille.
Ilo se demanda pourquoi l’envahisseur, armé de lances, ne se retournait
pas pour affronter les Chevaliers, ce qui aurait permis aux autres Aculéos de
poursuivre leur route en toute quiétude. Leur roi avait-il imprimé dans le
cerveau de ses guerriers un ordre dont ils ne pouvaient pas dévier ?
Une fois que les Chimères du premier rang avaient épuisé leurs
munitions, elles retombaient en deuxième ligne pour laisser celles qui les
suivaient ouvrir le feu à leur tour et ainsi de suite. Il y avait des cadavres
partout dans le passage. « Si Wellan était là, il pourrait nous en
débarrasser », se surprit à penser Ilo. « Ces corps vont ralentir les autres
divisions qui vont bientôt nous suivre. »
Le carnage se poursuivit pendant des heures. Une fois que les
Chevaliers eurent épuisé leurs balles, ils s’attaquèrent aux Aculéos avec
leur épée, inconscients qu’une autre vague de monstres arrivait derrière eux.
Ilo était un habile escrimeur, mais contre un ennemi qui refusait de se
battre, il préféra utiliser son arc. Il abattait systématiquement ses ennemis
un à un et récupérait rapidement ses flèches en continuant de courir.
À sa droite, Ilo aperçut Méniox qui frappait de tous côtés avec son épée.
À sa gauche, Thydrus, plus grand et plus musclé, arrivait à décapiter les
Aculéos. Le commandant ne parvenait pas à voir comment se débrouillaient
les autres Chevaliers qui l’entouraient dans la semi-obscurité, mais il savait
qu’ils étaient tous là et qu’ils accomplissaient leur travail à merveille. Il
continua de tirer ses flèches en se concentrant sur sa propre tâche.
Plus loin derrière Ilo, Antalya, Cercika et Cyréna achevaient les
hommes-scorpions fauchés par les mistrailles mais qui n’étaient pas
mortellement touchés. Ces femmes faisaient bien attention de ne pas se
perdre de vue, s’étant promis mutuellement de toujours s’entraider. Antalya
était la plus dangereuse des trois, pas parce qu’elle aimait faire couler le
sang, mais parce qu’une fois lancée dans l’action, plus rien ne pouvait
l’arrêter. Son amour de sa patrie l’emportait souvent sur sa prudence. Elle se
jetait sur l’ennemi avec sa dague en poussant des cris de bête sauvage et ne
lui laissait pas le temps de réagir. Vive comme une panthère, elle bondissait
sur l’adversaire suivant. C’était surtout elle que les deux autres surveillaient
du coin de l’œil, car elle était imprévisible.
Cyréna détestait la guerre, mais elle savait se battre. Son style était plus
élégant que celui de ses compagnes et elle s’excusait chaque fois qu’elle
devait tuer quelqu’un. Elle aurait certes préféré fréquenter les grands salons,
les belles soirées et les théâtres plutôt que les champs de bataille, mais elle
comprenait aussi que si les Aculéos s’emparaient d’Alnilam, tout cela
cesserait d’exister. Elle tranchait la gorge des mourants en se disant qu’elle
leur épargnait d’inutiles souffrances et murmurait un « va en paix » à
chacun. Le moment qu’elle attendait, c’était celui où, à la fin de
l’affrontement, elle pourrait soigner les blessures de ses compagnons
d’armes.
Leur troisième compagne, Cercika, était de loin la plus prudente. Au
lieu de se précipiter tête première dans l’action, elle prenait quelques
secondes pour évaluer son environnement et la meilleure façon de s’en
prendre aux Aculéos sans se faire tuer. Depuis que Wellan lui avait enseigné
à maîtriser son pouvoir de télépathie, elle n’était plus constamment hantée
par la peur de recevoir une vision dans les moments les moins opportuns,
comme pendant un combat. Elle pouvait donc désormais être aussi efficace
que ses compagnons d’armes. Elle gardait toutefois un œil maternel sur
Cyréna et Antalya, car elle ne voulait pas les perdre.
Cercika porta le coup de grâce à un autre homme et fronça les sourcils.
— C’est beaucoup trop facile, grommela-t-elle. Il y a quelque chose qui
cloche…
Jamais les Aculéos n’avaient reculé devant un combat contre les
Chevaliers d’Antarès, mais au milieu de ce passage illuminé par ces
étranges sphères, ils semblaient les fuir…
À quelques pas d’elle, Dashaé utilisait son épée jadoise pour transpercer
le cœur des moribonds. Elle n’était pas du tout pressée d’utiliser sa
mistraille, mais elle le ferait quand ce serait à son tour. Cette Chimère
préférait de loin appliquer la philosophie qu’elle avait acquise en étudiant
les notes du premier propriétaire de son arme. Celle-ci faisait partie de son
bras et de tout son être. Beaucoup plus légère que les épées réglementaires
de l’Ordre, elle se maniait facilement et beaucoup plus rapidement. Dashaé
ne s’épuiserait donc pas aussi rapidement que ses compagnons, mais il
arriverait un moment où elle serait forcée de se reposer. « J’irai jusqu’au
bout de mes forces », se répétait-elle comme un mantra qui lui permettait
d’avancer. Mais il y avait dix fois plus d’hommes-scorpions que de
Chevaliers. Même s’ils se laissaient stupidement abattre, leur nombre
semblait sans fin. La jeune femme avait perdu de vue Matheijz, son
compagnon de campement. Toutefois, elle le connaissait suffisamment pour
savoir qu’il se débrouillait.
En fait, Matheijz se trouvait en bordure du passage délimité par les
sphères lumineuses. Contrairement à Dashaé, il aimait beaucoup la nouvelle
arme à feu que leur avait fournie Skaïe. Il était d’ailleurs la Chimère la plus
habile avec la mistraille. Il ne vidait jamais son chargeur à l’aveuglette.
Toutes ses balles trouvaient non seulement leur cible, mais l’atteignaient
mortellement.
Matheijz allait bientôt se retrouver en première ligne et pourrait causer
beaucoup de dommage à l’envahisseur, mais pour l’instant, il était contraint
de mettre fin aux souffrances des agonisants. Il venait de planter son
poignard dans le cœur d’un homme-scorpion lorsqu’il sentit le sol bouger
sous ses pieds. Matheijz se retourna pour voir, sous les rayons de la lune, si
les Chimères avaient été suivies par d’autres Aculéos. « Les premiers nous
attirent peut-être dans un canyon où nous serions piégés », se troubla-t-il.
Sans avertissement, le geyser éclata à quelques mètres de lui. La Chimère
eut la présence d’esprit de s’en éloigner en poussant ses compagnons plus
loin. L’eau retomba tout près des soldats qui l’avaient échappé belle.
— Restez au centre du passage ! hurla Matheijz.
Il rengaina son épée et décida qu’il sauverait plus de vies en revenant
sur ses pas pour avertir ceux qui le suivaient d’éviter de s’approcher des
sphères.
Au même moment, Urkesh venait enfin de se retrouver en première
ligne. Sa mistraille était prête depuis longtemps et il n’attendait que le
moment de contribuer à la réduction du nombre des Aculéos qui couraient
comme des lemmings vers les oasis d’Einath, où ils risquaient de tuer des
milliers de touristes qui ne se doutaient de rien. Urkesh ouvrit le feu,
abattant efficacement un grand nombre de scorpions. Mais lorsqu’il eut vidé
ses chargeurs, il comprit, avec effroi, que ce n’était qu’une infime fraction
du contingent ennemi. « Nous allons avoir besoin d’un miracle », songea-t-
il en retombant derrière le groupe pour permettre à d’autres Chimères
d’utiliser leur mistraille.
Sur la même ligne que Thydrus, Méniox se frayait de plus en plus un
chemin vers l’avant. Ses compagnons qui avaient tiré sur les Aculéos
reculaient pour se placer derrière lui. Au beau milieu du massacre sanglant,
le jeune homme se surprit à penser qu’il n’avait jamais vraiment voulu
devenir soldat, mais cuisinier. Évidemment il s’accomplissait chaque jour
quand il préparait des plats de plus en plus recherchés pour ses compagnons
d’armes, mais l’offre de la haute-reine de faire ce travail au palais de la
forteresse le faisait rêver.
« Encore faut-il que je survive à cette guerre », soupira-t-il
intérieurement. Il jeta un œil à Thydrus en se demandant quel genre
d’inspiration il pouvait bien trouver pour sa poésie en poignardant ennemi
après ennemi.
En fait, lorsqu’il était obligé de combattre, le poète s’enfermait dans une
bulle qui protégeait sa sensibilité. Il se répétait, chaque fois qu’il libérait un
Aculéos de ses souffrances, qu’il venait également de sauver un Alnilamien
et aussi un de ses frères d’armes. Il aurait aimé savoir comment chacun
d’entre eux s’en sortait, mais il avait aussi besoin de sa concentration au cas
où les hommes-scorpions, harcelés par les Chimères, décideraient
brusquement de se retourner et de se servir de leur lance pour les
embrocher. Ce qui se passait était bien trop étrange. Thydrus avait la
certitude que ce n’était que le prélude à quelque chose de plus horrible
encore.
Cercika allait se précipiter sur le corps en convulsion d’un Aculéos
lorsque tout le paysage changea autour d’elle. Il n’y avait plus de sphères
dans le passage. En fait, celui-ci s’était passablement élargi et se divisait en
deux devant une large forêt de grands chênes. Des flèches sifflèrent au-
dessus de sa tête. Elles étaient parties des hautes branches. Il faisait si
sombre que la Chimère ne pouvait pas voir qui les avait tirées. Les Aculéos
qui arrivaient à cette croisée étaient frappés les uns après les autres. Comme
si on venait de leur en donner l’ordre, ils se retournèrent vers les humains.
La vision prit fin et Cercika recula en titubant. Cyréna capta son malaise
et la saisit par le bras pour l’empêcher de se retrouver entre les sphères
brillantes.
— Es-tu blessée ? s’alarma Cyréna.
— J’ai eu une horrible vision… Il faut que je rattrape Ilo.
— Je vais aller chercher Antalya. Reste ici.
— Dépêche-toi.
Cyréna trouva rapidement la jeune femme, mais il ne fut pas facile de
lui faire abandonner son travail de soldat.
— Laisse les autres les achever, Antalya. Cercika a vu quelque chose et
elle doit en parler au commandant. Nous ne pouvons pas la laisser remonter
jusqu’à Ilo toute seule.
— Où est-elle ? se troubla Antalya.
— Suis-moi.
Les deux femmes se faufilèrent entre les autres Chimères. Elles
s’emparèrent chacune d’un bras de Cercika et l’entraînèrent vers la
première ligne en cherchant Ilo des yeux. Cyréna le vit la première. Il était
en train de retirer sa flèche du crâne d’un homme-scorpion.
— Commandant ! cria-t-elle.
L’Eltanien se redressa en cherchant qui l’appelait. Il aperçut alors les
trois guerrières qui couraient vers lui et remarqua tout de suite que les yeux
de Cercika avaient considérablement pâli, signe qu’elle était en état de
transe. Il abandonna donc le combat et piqua vers elles.
— Que lui arrive-t-il ?
— Elle a besoin de te parler de sa vision, lui dit Cyréna.
Les Chimères continuaient de passer de chaque côté d’eux.
Ilo n’avait jamais accordé quelque crédibilité que ce soit aux prédictions
d’Apollonia, mais il avait toujours pris celles de Cercika au sérieux.
— Qu’as-tu vu ? la pressa-t-il.
— Nous nous dirigeons dans un piège, annonça la voyante d’une voix
tremblante. Une forêt va bientôt séparer ce chemin en deux. Des archers
tiraient sur les Aculéos comme pour les forcer à s’arrêter et nous attaquer.
— En es-tu bien certaine ?
— C’est ce que j’ai vu…
— Suivez les autres. Je vais aller voir ce qu’il en est.
— Bien compris, répondit Antalya.
Ilo se faufila habilement entre les sphères, à l’écoute de tout signe
annonciateur du réveil d’un geyser pour ne pas être ébouillanté. Il arriva à
l’orée de la forêt et grimpa agilement dans un séquoia. Il s’arrêta tout en
haut et examina les alentours pour finalement constater que l’endroit dont
venait de lui parler Cercika se trouvait bel et bien sur leur route. Les deux
premiers contingents d’hommes-scorpions s’y dirigeaient en courant.
Avant de redescendre, il se tourna vers l’ouest et aperçut quelque chose
de plus terrifiant encore : une troisième vague d’Aculéos arrivait derrière
les Chimères !
L’INVASION

A udax regrettait de ne pas avoir demandé un movibilis à Sierra avant


que Wellan le transporte sur la côte d’Einath, car il n’avait aucune
façon de l’avertir de ce qui s’y passait. Il ignorait évidemment qu’il n’aurait
pas fonctionné loin des antennes du Nord. Des radeaux apparus de nulle
part avaient déversé un nombre impressionnant d’Aculéos sur le rivage.
Assis sur son cheval, Audax n’aurait jamais pu les arrêter, même s’il était
armé.
Cependant, il n’était pas au bout de ses surprises. Alors qu’il regardait
au loin sur l’océan, sa monture se cabra. Il entoura son encolure avec ses
bras musclés et parvint à la calmer, puis aperçut deux hommes qui se
tenaient maintenant à quelques pas de lui. Ils portaient de longs manteaux
sombres. L’un était blond, l’autre avait les cheveux noirs.
— Qui êtes-vous ? tonna Audax, sa mistraille dans une main.
— Des alliés, répondit Salocin sans le regarder.
— Où est Ackley ? s’impatienta Olsson.
— Un peu de patience, mon ami.
— Qui vous envoie ? persista Audax.
— Personne, l’informa Salocin. Nous sommes ici pour régler nos
comptes avec l’un des nôtres.
— Sur les lieux d’une invasion ?
Le sorcier blond se tourna finalement vers lui.
— Celui que nous cherchons en est l’instigateur.
— Que pourrez-vous faire contre un homme capable de faire apparaître
et disparaître une flottille de quinze bateaux ? répliqua Audax, incrédule.
— Ce sorcier nous a trompés. Nous allons vous faire la faveur de vous
en débarrasser.
— Où sont vos armes ?
— Nous possédons de puissantes facultés magiques.
Audax resta bouche bée. Salocin ne crut pas nécessaire de lui fournir
plus d’explications. Il venait de ressentir de l’électricité dans l’air. Les
radeaux se matérialisèrent d’un seul coup sur la grève. Sans attendre, les
Aculéos sautèrent dans les galets, coururent sur la rampe et s’engagèrent
dans le passage.
Olsson ne leur prêta aucune attention. Il localisa plutôt Ackley, appuyé
contre la rambarde de la première embarcation.
Furieux, il se transporta sur la plage du côté où se tenait le traître,
évitant ainsi d’être écrasé par la marée de guerriers. Il créa aussitôt une
boule de feu dans sa main. Ackley eut juste le temps de lever son bouclier
invisible : le projectile enflammé y éclata en une multitude d’étincelles.
Tous les sorciers savaient qu’Olsson était le plus puissant d’entre eux,
alors Ackley décida de ne pas l’affronter avant d’avoir terminé son travail
pour le roi des hommes-scorpions. Il lui montrerait de quel bois il se
chauffait plus tard. À l’aide de sa magie, le fourbe catapulta sur le rivage les
Aculéos qui n’avaient pas encore eu le temps de descendre des radeaux,
puis il se volatilisa avec toutes les plateformes.
Olsson poussa un cri de rage. Il pivota vers les guerriers qui se
relevaient avec difficulté. Certains avaient des jambes et des bras cassés,
d’autres n’arrivaient même plus à bouger. Le sorcier créa dans ses mains
une boule d’énergie si éclatante qu’Audax dut protéger ses yeux avec une
main pour ne pas être aveuglé. Olsson la laissa partir. En quelques
secondes, elle désintégra les quinze mille Aculéos qui venaient tout juste
d’arriver. « Ça règle le cas de ceux-là », se réjouit Audax.
Salocin, qui était resté sur la falaise par mesure de précaution, en profita
pour se rendre magiquement sur les galets.
— Empêche les prochains débarquements, lui ordonna Olsson.
— Moi ? Je ne suis certainement pas capable de reproduire ce que tu
viens de faire. Et puis, si nous réussissons à capturer Ackley, il n’y en aura
plus.
— Je sais où il est allé. Je m’occupe de lui.
— Mais…
Olsson disparut sans rien ajouter.
— Allez, Salocin, creuse-toi les méninges, s’encouragea-t-il. Tu as
toujours des idées géniales.
Il se mit à tourner en rond sous le regard intrigué d’Audax, qui ne
comprenait toujours pas ce qui venait d’arriver. Les embarcations étaient
parties et les Aculéos n’étaient plus qu’un tas de cendres que le vent
emportait.
— Si je me souviens bien, ces créatures ont peur de l’eau, murmura le
sorcier en s’immobilisant. Je n’ai qu’à repousser les radeaux pour qu’ils ne
touchent pas la terre… Mais si c’est Ackley qui les conduit ici, il pourrait
encore une fois projeter ses passagers sur la plage… Et si j’optais pour le
feu ?
— Hé ! cria Audax sur la falaise.
Salocin pivota vers lui.
— Il y a d’autres Aculéos dans le passage qui vont coincer mes
Chimères contre les autres vagues qui se trouvent déjà devant elles.
— C’est très regrettable, mais il est préférable que j’empêche les
prochains guerriers de débarquer sur cette plage. Et comment se fait-il
qu’un seul Chevalier soit posté ici ?
— Je suis le grand commandant Audax.
— Votre chef, ce n’est plus Sierra ?
— Je suis son prédécesseur. Si tu es vraiment un allié, sorcier, tu dois
empêcher ce massacre.
— Je m’appelle Salocin et malheureusement, les sorciers ne sont pas
des dieux. Je ne peux pas être là-bas et ici en même temps. Les Chevaliers
s’en sont toujours bien tirés contre les Aculéos, alors fais-leur un peu
confiance. Comme tu le sais sûrement, ça fait plus de cinquante ans qu’ils
se battent contre ces saletés de monstres. D’ailleurs, ils me remercieront
d’avoir arrêté cette invasion avant qu’ils soient obligés d’en affronter des
millions plutôt que des milliers.
Audax poussa un cri de frustration, car il ne pouvait rien faire pour
obliger cet homme à lui obéir.

Ackley retourna sur la plaine enneigée des Aculéos avec les plateformes
et les fit apparaître au même endroit que les fois précédentes. Il découvrit
avec étonnement qu’elles étaient maintenant séparées de l’armée de Zakhar
par une profonde crevasse. Il capta également la confusion des scorpions.
Cet effondrement venait tout juste de se produire.
Tandis qu’il cherchait une solution pour permettre aux prochains
guerriers de grimper sur les radeaux, Olsson s’éleva de la faille en utilisant
son pouvoir de lévitation. Il ne prononça pas un seul mot, mais son air
menaçant en disait long. Il redescendit dans la neige à quelques pas de
l’embarcation où se tenait Ackley, qui se préparait au duel.
— Ne te mêle pas de cette guerre, Olsson, l’avertit-il.
— Depuis le début, je me doutais que tu nous cachais quelque chose,
mais jamais je n’aurais imaginé une telle perfidie.
— Je n’ai fait que prendre la place que tu as laissée vacante.
— Sans rien nous dire ?
— Je n’ai aucun compte à vous rendre.
Olsson tendit vivement la main, projetant de puissantes flammes en
direction du radeau. Elles ricochèrent sur le bouclier que venait de lever le
traître.
De l’autre côté du gouffre, Zakhar s’était faufilé entre ses hommes.
— Vous réglerez vos différends plus tard ! Je suis au beau milieu d’une
invasion !
Ni l’un ni l’autre des mages ne lui prêta la moindre attention, car ce duel
risquait de coûter la vie à celui qui se laisserait distraire. Olsson continua
d’avancer en bombardant l’embarcation. Derrière lui, Zakhar faisait les cent
pas, incapable de franchir ce gouffre. Mais il n’y avait aucun arbre dans ce
pays de glace qui lui aurait permis d’y jeter un pont.
— Ne m’oblige pas à te tuer, Olsson, lâcha Ackley. Je suis
reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi, alors ça me chagrinerait
beaucoup d’avoir à faire ça.
— Tu n’es qu’un hypocrite qui ne mérite pas de respirer. Qui avais-tu
l’intention de trahir ensuite ?
— Cette planète doit être purgée tout comme les temples. Il est vraiment
dommage que tu ne l’aies pas encore compris.
Voyant que son rival ne reculait pas, Ackley sauta dans la neige pour
l’affronter.
— Olsson, je vous offre tout ce que vous me demanderez si vous le
laissez tranquille ! s’écria Zakhar.
Les sorciers échangèrent des rayons fulgurants qui se brisaient sur les
boucliers de protection qu’ils maintenaient devant eux.
— Tu me fais perdre mon temps ! hurla Ackley. Disparais d’ici ou tu en
subiras les conséquences !
Comme Olsson ne bougeait pas, Ackley matérialisa entre ses mains un
grand anneau de feu et le projeta sur lui. Les flammes transpercèrent la
bulle du sorcier, qui n’eut pas le temps de réagir. Le cercle s’élargit d’un
seul coup et aspira Olsson en le soulevant de terre. Ses poignets et ses
chevilles se retrouvèrent plaqués sur sa circonférence. Il avait beau se
débattre et utiliser sa magie, il ne parvenait pas à se libérer.
— Te voilà dans de beaux draps, ricana Ackley, et tout ce que tu avais à
faire pour éviter de mourir, c’était de partir.
D’un geste sec de la main, il expédia l’anneau de feu dans les airs en
direction du nord.
— Maintenant, réparez-moi cette crevasse ! exigea Zakhar.
Puisque le sorcier ne pouvait pas renverser le sort jeté par Olsson, il eut
une autre idée. Il souleva tous les radeaux et fit avancer le premier jusqu’à
ce qu’il forme un pont par-dessus le gouffre. Les guerriers commencèrent
par s’en approcher avec prudence. Ils ne voulaient pas tomber dans le vide
avec la plateforme.
Pendant qu’Ackley organisait le prochain transport, Olsson vola dans
les airs sans pouvoir utiliser ses pouvoirs pour freiner sa course et encore
moins se libérer. Il ne pouvait que tourner la tête. Tout le reste de son corps
était paralysé. Il heurta alors un obstacle, mais au lieu de tomber dans la
neige, il y resta collé. Assommé par le choc, il mit un moment avant de
découvrir qu’il était cloué à la paroi du volcan où il avait si longtemps
habité.
— Salocin ! hurla-t-il.

Sur la plage d’Einath, Salocin continuait de chercher un moyen de faire


échouer les prochains débarquements en faisant la sourde oreille aux
exhortations d’Audax qui voulait sauver les Chimères. C’est alors qu’il
entendit l’appel d’Olsson dans son esprit. Il utilisa aussitôt ses facultés
surnaturelles pour le localiser.
— Il est rentré chez lui ? s’étonna-t-il.
Il se transporta par vortex jusqu’au volcan et aperçut le sorcier plaqué
contre la paroi glacée de la montagne.
— Mais à quoi tu joues, Olsson ?
Ackley possède une magie qui nous est inconnue. C’est lui qui m’a
piégé dans cette énergie que je ne peux pas neutraliser. Sors-moi de là.
— Tu es plus puissant que moi et tu penses que je pourrai y arriver ?
— Je possède une arme secrète que j’ai ravie à un moine d’Antenaus.
Elle est si dangereuse que je l’ai enfermée dans un coffre à l’intérieur du
volcan.
— Je vois deux problèmes, ici. Premièrement, personne ne peut
s’infiltrer dans ton antre et, deuxièmement, tu veux que je manipule un
objet qui risque de me tuer ?
— Elle ne devient redoutable que lorsqu’on prononce l’incantation qui
l’active.
— Bon, je veux bien te croire. Comment est-ce que j’entre chez toi ?
— Il y a une fissure presque imperceptible à quelques mètres sur ta
droite, qui te conduira à l’intérieur. Ta magie devrait te permettre de la
trouver.
— Et ce coffre, il ressemble à quoi ?
— Plutôt long, en bois noir avec un serpent en étain incrusté sur le
couvercle. Tu n’as qu’à presser sur son œil pour qu’il s’ouvre. Il contient un
sceptre en or. Dépêche-toi. Ce piège est en train de siphonner mon énergie
vitale.
Salocin s’élança à l’endroit indiqué par Olsson et n’eut aucune difficulté
à trouver la mince faille dans le roc. Il rentra le ventre et s’y glissa.
Une fois dans le volcan, il fut plutôt découragé par le nombre de
meubles et de coffres de toutes les dimensions qui s’empilaient sur le
pourtour du cratère.
— Je n’ai pas le choix… Il va falloir que je désencombre ce fouillis…
À l’aide de ses pouvoirs, il souleva tous ces objets et les fit voler très
lentement en rond autour de lui pendant que ses yeux cherchaient à repérer
celui qui l’intéressait. Soudain, après une volée de magnifiques petits
kilims, il aperçut une longue et étroite boîte noire. Salocin tendit tout de
suite la main pour l’attirer sur le plancher. Un cobra en métal y était fixé, la
gueule grande ouverte. Le sorcier pressa sur son œil droit. Il ne se passa
rien. Il tenta donc sa chance sur le gauche. Le coffre s’ouvrit en laissant
échapper une belle lumière dorée. Bien ancré dans un fond de mousse se
trouvait le sceptre. C’était un long bâton en or serti de pierres précieuses de
toutes les couleurs. Une de ses extrémités se terminait par une boule en or
tandis que sur l’autre, un diamant gros comme son poing était emprisonné
dans une sorte de cage.
— Quelle merveille…
Se rappelant qu’Olsson était en train d’agoniser à l’extérieur, Salocin
s’empara du sceptre et se précipita dehors.
— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
— Pointe-le… vers moi et… prononce les mots « Olsson naïmeth
restoramuh ».
— Ça veut dire quoi ?
— Fais… ce que je te demande…
Salocin s’exécuta. Le sceptre se mit à vibrer dans sa main, ce qui
l’inquiéta un peu car il ne s’était jamais servi d’un instrument magique
auparavant. Un jet de lumière s’échappa du diamant et s’attaqua aussitôt au
cercle de feu, le dévorant de la gauche vers la droite. Il libéra d’abord les
pieds d’Olsson, qui se retrouva pendu par les mains, puis ses poignets. Le
sorcier s’écroula dans la neige.
Le bâton cessa de vrombir et Salocin se précipita sur son ami pour
mettre la main sur son cœur.
— Ta force vitale est assez basse, mais tu survivras, lui annonça-t-il.
— Il faut… empêcher Ackley de terminer… sa funeste entreprise…
— S’il nous piège tous dans des cercles enflammés, est-ce que ton
sceptre pourra nous en délivrer ou est-ce qu’il est doté d’un nombre limité
de sauvetages ?
— Je sais comment le faire fonctionner à répétition… Je vais le garder
avec moi…
— Parce que tu te crois en état de poursuivre cette mission, Olsson ?
Nous allons commencer par te remplumer, si tu veux bien.
Salocin le transporta dans le grand hall de la forteresse de Carenza. Il
l’allongea sur le sol devant l’âtre pour le réchauffer et se rendit compte qu’il
avait perdu conscience. La sorcière, qui avait senti leur arrivée, dévala
l’escalier.
— Que lui est-il arrivé ? Qui lui a fait ça ?
— Ackley.
Carenza s’agenouilla près d’Olsson et passa la main au-dessus de sa
poitrine.
— Je ne connais pas cette magie, avoua-t-elle.
— Et Ackley n’a certainement pas appris à s’en servir quand nous
étions en captivité, soupira Salocin. Il y a un tas de choses qu’il ne nous a
pas racontées, apparemment.
— Il faut donner à Olsson une petite partie de notre propre force pour
l’empêcher de sombrer dans un sommeil dont il ne se réveillera jamais.
Salocin déposa le sceptre sur le plancher.
— Ne devrions-nous pas appeler des renforts ?
— Commençons par nous deux et si ce n’est pas suffisant, nous
appellerons les autres, décida Carenza.
— Entendu. Fais ce que tu dois.
La sorcière prit sa main et ferma les yeux. Salocin sentit son plexus
solaire devenir de plus en plus brûlant. Il serra les dents en espérant qu’elle
savait ce qu’elle faisait. Alors qu’il allait se libérer d’elle pour ne pas
exploser, Carenza plaça sa main libre au milieu du corps d’Olsson, lui
transférant une petite dose de leur énergie. Elle lâcha ensuite Salocin, qui se
laissa tomber sur le dos en haletant. Carenza caressa alors les cheveux noirs
d’Olsson, qui battit des paupières.
— Il s’est joué de nous… murmura-t-il.
— Je sais.
— Il est en train d’aider Zakhar à envahir Alnilam…
Il tenta de s’asseoir, mais Carenza le cloua au sol.
— Tu dois prendre le temps de réfléchir à ce que tu peux faire contre
lui, sinon tu te retrouveras encore dans le même état.
— Et il a certainement d’autres tours dans son sac, ajouta Salocin en se
redressant.
— Il nous a étudiés pour mieux nous écraser… ajouta Olsson.
— Dans combien de temps sera-t-il entièrement remis ? voulut savoir
Salocin.
— Encore quelques heures, estima Carenza.
— Dans ce cas, je vais voir comment je peux aider les Chevaliers en
attendant que nous puissions neutraliser Ackley et l’empêcher de
transporter d’autres milliers d’Aculéos à Einath.
— Va. Je t’appellerai si le besoin s’en fait sentir.
— J’insiste pour être là quand vous lui ferez payer sa fourberie.
Salocin glissa ses doigts entre ceux d’Olsson et les pressa avec amitié.
— Tiens bon.
Il s’évapora, le laissant aux bons soins de Carenza.
RENFORTS

S ierra et Wellan quittèrent le campement des Chimères dans le vortex


de ce dernier et filèrent vers celui des Manticores, averties du
changement de stratégie. Ils avaient si souvent emprunté le sentier qui
menait aux feux qu’ils y foncèrent dans l’obscurité. Il était tard, mais les
Chevaliers ne dormaient pas. Il régnait même une grande activité autour des
flammes. Priène aperçut la grande commandante et l’Émérien et courut à
leur rencontre, Koulia sur les talons.
— Est-ce le moment de partir ? demanda Priène.
— Oui. Deux contingents d’Aculéos sont déjà débarqués à Einath, lui
apprit Wellan, et il n’y a que les Chimères pour neutraliser ces trente mille
hommes-scorpions.
— Mes Manticores sont prêtes. Je n’en laisserai qu’une centaine ici
pour surveiller la falaise. Elles possèdent des movibilis, alors elles pourront
nous avertir s’il se passe quoi que ce soit sur la falaise. Les autres se sont
rassemblées en quatre groupes le long de la frontière. Elles attendent tes
ordres, Sierra.
— Nous allons commencer à les transporter à Einath, l’informa la
grande commandante.
— Alors, nous serons les premières, s’impatienta Koulia.
— Ça va de soi. Priène doit être sur place avant l’arrivée de toutes les
Manticores.
Wellan aperçut alors Rewain qui échauffait son bras d’épée devant
Tatchey. Dans tous ses états, le toucan tentait de le dissuader de partir au
combat.
— Je sais que tu es un dieu, mais tu peux quand même être blessé par
une arme tranchante et personne ne pourra s’arrêter pour s’occuper de toi.
— Je suis capable de me soigner moi-même. Laisse-moi aider les
humains à repousser leurs ennemis, Tatchey. Je leur dois bien ça après tout
ce qu’ils ont fait pour moi.
— Non, c’est trop dangereux.
Wellan était d’accord avec le serviteur et il le mentionna à Sierra.
— Rewain est un dieu et il sait désormais se défendre, intervint Samara.
— Il ne s’agit pas d’affronter un sorcier comme Lizovyk, mais des
milliers et peut-être des millions d’Aculéos, répliqua l’Émérien.
— Je me tue à le lui dire ! s’exclama Tatchey.
— Mais peut-on vraiment le laisser ici avec une centaine de Chevaliers
seulement ? hésita Sierra.
— J’ai une bien meilleure idée, fit une voix que Wellan avait déjà
entendue.
Shanzerr sortit de la forêt. Les nerfs à vif, les Manticores dégainèrent
leur épée.
— Baissez vos armes ! ordonna Wellan en reconnaissant le sorcier.
Koulia consulta d’abord sa commandante du regard.
— Faites ce qu’il dit, décida Priène.
— Heureux de vous revoir, Shanzerr, le salua Wellan. Que proposez-
vous ?
— Je pourrais cacher cet important jeune homme à notre forteresse
jusqu’à ce que vous ayez mis fin à cette invasion… avec votre permission,
bien sûr.
— Seulement si je peux l’accompagner, exigea Tatchey.
— N’oublie pas tes graines, le toucan, le taquina Koulia.
— Qu’en penses-tu ? demanda Wellan à Sierra.
— Je ne voudrais surtout pas être responsable de la mort d’une divinité
sur le champ de bataille.
— Seul un dieu peut en tuer un autre, leur rappela Rewain.
— Et si ton frère décidait de se salir les mains pour le compte des
hommes-scorpions ? lui dit Shanzerr.
— Alors là, ça changerait tout…
— Carenza est d’avis que si la prophétie se réalise et que Javad est enfin
éliminé, ajouta le sorcier, il nous faudra un nouveau dieu juste et bon pour
prendre sa place. C’est donc notre devoir de te garder en vie.
— Êtes-vous certain que mon frère ne pourra pas me retrouver à cet
endroit ?
— Nous sommes passés maîtres dans l’art du camouflage pour échapper
nous-mêmes à nos bourreaux.
— Alors, j’accepte d’y aller.
Shanzerr se tourna vers Sierra et Wellan.
— Je vous promets de le ramener à la fin de la guerre.
Il salua les soldats et disparut avec le jeune dieu et son serviteur.
— Ça me manquera de ne pas entendre le toucan se plaindre tout le
temps, soupira comiquement Koulia.
— C’est plutôt un soulagement, répliqua Priène. Nous nous serions
senties obligées de veiller sur Rewain. Maintenant, partons. Nous avons
suffisamment perdu de temps. Prenez toutes vos armes.
Sierra et Wellan suivirent les Manticores jusqu’à une grande clairière où
un millier de Chevaliers s’étaient rassemblés.
— Tu peux commencer par ce détachement, indiqua Priène à l’Émérien,
puis te rendre dans mes quatre autres campements où mes soldats
t’attendent.
— C’est un bon plan. Allons-y.
Wellan commençait à perdre des forces, mais il parvint encore une fois à
créer son vortex sous la forme d’un grand cercle lumineux.
— Il faut entrer là-dedans ? se méfia Riana.
— De l’autre côté se trouve Einath, affirma Sierra.
— Vraiment ? s’étonna Samara.
— Vous y serez en quelques secondes seulement, leur apprit Wellan.
Surtout ne vous arrêtez pas sur la falaise, sinon les soldats qui vous suivront
n’auront pas de place pour sortir du vortex. Avancez vers le sentier.
— Compris, acquiesça Priène. Manticores, suivez-moi !
La commandante fonça dans la lumière sans la moindre appréhension,
aussitôt suivie de Koulia, Samara, Téos et le reste de sa troupe. Sierra et
Wellan fermèrent la marche. Ils rejoignirent bientôt le détachement qui
examinait le passage éclairé par de curieuses sphères brillantes.
— C’est ici même que débarquent les Aculéos par milliers, leur apprit
Wellan.
— Alors dépêche-toi d’aller chercher le reste des Manticores ! lâcha
Koulia.
Wellan se tourna vers Sierra et lui présenta un air inquiet.
— Je vais avoir besoin d’aide, avoua-t-il, parce que je n’ai jamais visité
tous leurs campements.
— Nemeroff ?
— Non. Je préférerais ne le faire intervenir que si la situation devient
désespérée.
— Qui alors ?
Salocin se matérialisa près de l’Émérien et offrit son plus beau sourire à
la grande commandante.
— Je me porte volontaire, offrit-il.
— Wellan, est-ce toi qui l’as attiré ici ? se rebiffa Sierra.
— Son vortex ne fonctionne pas comme le mien. Il peut se rendre où il
en a envie sans y être déjà allé. Il me fera gagner un temps précieux.
— Nous n’y pouvons rien, ajouta Salocin. Nous sommes supérieurs aux
magiciens de son monde.
— Es-tu aussi rapide que Wellan ?
— Cent fois plus.
Ayant déjà sondé le nord d’Arcturus pour localiser les troupes
manquantes, il se courba devant Sierra et disparut avec Wellan.
— Il me plaît, moi, ce sorcier, annonça Riana.
— Recrutons-le, proposa Téos.
Sierra capta alors un mouvement au bord de la falaise. Elle plissa les
yeux et finit par distinguer la silhouette du destrier et de son cavalier.
— Je te laisse diriger tes Manticores comme tu l’entends, dit-elle à
Priène avant de rejoindre son mentor.
Quelques minutes plus tard, Sierra s’arrêta près du cheval.
— Je n’espérais pas te voir ici avant le matin, laissa tomber Audax.
— Tu m’as pourtant répété pendant des années qu’à la guerre, il faut
savoir se montrer opportuniste.
Le revenant éclata de rire.
— Et moi qui croyais que tu n’écoutais pas un seul mot de ce que je te
disais !
— Tu n’as donc jamais remarqué que tu étais mon héros et que je buvais
tes paroles ?
— Je ne le suis plus ?
— En ce moment, tu es surtout un mystère que je n’arrive pas à
m’expliquer.
— Nous en reparlerons en prenant une bière à la forteresse, si tu veux
bien. Cette nuit, nous devons demeurer attentifs.
Les groupes de Manticores apparurent les uns après les autres sur la
falaise, suivis de Wellan et de Salocin.
— Des milliers d’hommes-scorpions ont réussi à s’infiltrer sur le
continent et se sont engagés dans ce passage ! annonça l’Émérien en
amplifiant sa voix. La division des Chimères s’est tout de suite lancée à leur
poursuite. Mais un troisième contingent d’Aculéos est arrivé et a emprunté
la même route. Les Chimères vont se retrouver coincées entre les deux
troupes.
— Enfin quelqu’un qui comprend ce qui est vraiment important !
s’exclama Audax.
Les Manticores n’eurent pas le temps de réagir aux paroles de Wellan.
Des radeaux se matérialisèrent sous leurs yeux, le premier déposant ses
flotteurs sur la grève. En apercevant tous ces humains qui les attendaient,
les Aculéos hésitèrent à descendre de l’embarcation.
— Nous prêterons main-forte à Ilo dès que nous aurons réglé le sort de
ceux-ci, déclara Priène à l’intention de Wellan.
La commandante aboya ses ordres. Aussitôt les Chevaliers sur la
première ligne ouvrirent le feu, fauchant un grand nombre d’hommes-
scorpions sur la plateforme.
Ackley s’écrasa à plat ventre sur le plancher pour ne pas être touché par
les tirs. Salocin pouvait sentir sa présence, mais il n’arrivait pas à le voir
dans la fumée et la confusion. Alors, pour s’amuser un peu, il souleva des
centaines de galets et se mit à bombarder lui aussi les occupants du premier
radeau.
— Range-toi, le sorcier, l’avertit Koulia, qui attendait son tour d’utiliser
sa mistraille. On s’occupe d’eux. Il serait bien plus utile que tu ailles
chercher les Basilics et les Salamandres.
Wellan fit signe à Salocin de se replier avec lui sur la falaise. Les
Manticores formèrent d’innombrables lignes en haut de la rampe, ouvrant le
feu tour à tour. Elles frappaient non seulement les Aculéos, mais arrachaient
aussi des morceaux de bois aux planches du radeau.
— On dirait qu’elles ont la situation bien en main, fit remarquer Salocin
à Wellan. Où veux-tu aller ?
— Chez les Basilics. J’ai une idée.
Ils se volatilisèrent en oubliant Sierra sur la falaise.
— Tu fais facilement confiance à des étrangers, lui reprocha Audax.
— J’ai appris à bien juger les gens avec les années, répliqua la grande
commandante en suivant l’action sur la grève.
Malgré leur nombre inférieur, les nombreuses lignes de Manticores
maintinrent un feu nourri sur l’ennemi.
À l’aide de leurs mistrailles, Pavlek, Koulia, Téos, Riana, Daggar et
leurs compagnons réussirent à massacrer tous les Aculéos du premier
radeau. En voyant que les soldats étaient sur le point de grimper sur la
plateforme pour aller s’attaquer aux hommes-scorpions sur les radeaux
suivants, Ackley précipita ceux-ci dans la mer et se volatilisa avec la
flottille.
— Nous aurions dû brûler les radeaux avant qu’ils disparaissent ! rugit
Riana.
— Hésiteront-ils à revenir avec d’autres guerriers ? demanda
Dholovirah.
— C’est impossible à prédire, répondit Tanégrad.
— Il y a tout plein d’Aculéos en train de se noyer, leur fit savoir
Samara.
— Tant mieux ! lâcha Koulia.
— Allons maintenant donner un coup de main aux Chimères ! ordonna
Priène. Suivez-moi.
Nullement épuisées par ce premier combat, les Manticores s’élancèrent
dans le passage en s’efforçant de rester bien au centre. Messinée se fit un
devoir de courir près de sa sœur Mactaris pour veiller sur elle. Samara fila
comme une flèche pour se joindre à Riana et à Lirick. Quant à Dholovirah,
qui déplorait de ne pas pouvoir rester pour saigner les Aculéos morts sur la
plage, elle talonna Priène et Koulia.
Infatigables, les Manticores parvinrent à rattraper le troisième
contingent d’Aculéos, qui allait bientôt fondre sur les Chimères. Elles
poussèrent des cris de guerre qui ne semblèrent pas ébranler la colonne de
scorpions du tout. Aucun d’eux ne se retourna pour voir qui les suivait !
— Première ligne, ouvrez le feu ! cria Priène.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les Manticores vidèrent leur deuxième
chargeur dans le dos des Aculéos, qui continuaient de courir comme des
lemmings en pleine migration.
— Ce n’est pas ce que j’appelle une guerre ! s’exclama Koulia.
— C’est une invasion ! rétorqua Priène. Et nous devons la stopper à tout
prix ! Nous sommes ici pour sauver le continent ! Ne t’arrête pas même s’ils
ne se défendent pas !
— Je préférerais un vrai combat !
— À mon avis, ils finiront par en avoir assez d’être harcelés et ils nous
feront face, l’encouragea Pavlek.
— Moi, par-devant ou par-derrière, ça m’est égal ! lâcha Téos en riant.
Un Aculéos mort, c’est un ennemi de moins !
Tanégrad rejoignit Messinée et Mactaris, qui se trouvaient maintenant
sur la première ligne avec leurs mistraille. Elles se mirent à tirer sur les
hommes-scorpions, qui tombaient comme des mouches.
— Si je comprends bien, les Chimères se trouvent devant ceux-ci ?
s’informa Messinée en retombant dans les lignes suivantes, une fois ses
munitions épuisées.
— C’est ce qu’il semble ! répondit Tanégrad en continuant de courir. Il
faut absolument gruger leurs rangs jusqu’à ce que nous puissions rejoindre
Ilo et ses Chevaliers ! Ensemble, les deux divisions seront invincibles !
— Vous voyez bien qu’ils ne veulent pas se battre ! protesta Dassos, qui
n’avait pas encore tiré. Laissez-moi leur parler !
— Qui lui a permis de nous accompagner ? grommela Daggar, qui avait
juste envie de l’assommer.
— Ne t’occupe pas de lui ! cria Céladonn en se précipitant sur la
première ligne.
Les détonations des armes à feu étaient assourdissantes et pourtant, elles
ne semblaient pas inquiéter les Aculéos, qui se faisaient massacrer par
centaines.
Quelques kilomètres plus loin, Ilo continuait de poursuivre les deux
premiers contingents. Ses oreilles d’Eltanien avaient fort bien perçu le son
des mistrailles très loin derrière les Chimères. Une autre division
approchait ! Jamais depuis qu’il s’était joint à l’Ordre il n’avait mené une
bataille semblable. Ce serait la première fois que tous les Chevaliers
d’Antarès travailleraient ensemble.

Dans le pays voisin, Shanzerr venait d’arriver dans la grande cour de la


forteresse de Carenza. Tatchey eut soudain envie de se transformer en
oiseau pour s’assurer que les alentours étaient sécurisés, mais jugea
finalement que sa place était auprès de son jeune maître.
— Ce n’est pas ici que vous m’avez emmené la dernière fois, remarqua
Rewain.
— Les sorciers ont éprouvé le besoin de s’abriter dans un endroit retiré
qui les protégerait mieux des tempêtes, expliqua Shanzerr.
Il conduisit ses invités à l’intérieur du palais. En le voyant entrer dans le
hall avec Rewain et Tatchey, Carenza quitta le chevet d’Olsson, toujours
allongé devant le feu. La sorcière s’avança jusqu’au trio qui venait de
franchir la porte.
— Sois le bienvenu chez moi, jeune dieu.
— Je ne veux surtout pas vous déranger, madame.
— J’ai décidé de l’emmener ici pour sa protection, expliqua Shanzerr.
— Tu as bien fait.
Elle se tourna vers le troisième homme, qu’elle ne connaissait pas.
— Je suis Tatchey, l’humble serviteur du Prince Rewain. Sa mère m’a
fait jurer, à sa naissance, de prendre soin de lui au péril de ma propre vie.
Shanzerr aperçut alors Olsson et se hâta auprès de lui.
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’étonna-t-il.
— Ackley possède une magie différente de la nôtre…
— C’est lui qui t’a mis dans cet état ?
Olsson hocha doucement la tête. Shanzerr ne cacha pas son désarroi, car
Olsson était le plus fort d’entre eux.
— Est-il au service de Javad ? s’inquiéta-t-il.
— J’ignore qui est son maître, mais il n’a pas la survie de ce continent à
cœur. Il est en train de le livrer aux Aculéos.
Rewain alla s’asseoir en tailleur près du sorcier blessé, mais Tatchey
préféra rester debout derrière lui pour surveiller l’entrée du hall.
— Que pouvons-nous faire ? se chagrina le jeune dieu.
— Toi, absolument rien, lui rappela le toucan.
— Je ne peux certainement pas laisser ces monstres créés par mon père
ravager les terres qui appartiennent de droit aux humains.
— Les Chevaliers d’Antarès ont été formés pour affronter les hommes-
scorpions, tenta de le rassurer Carenza. Laissons-les faire leur travail.
— Le nôtre sera de mettre Ackley hors d’état de nuire, ajouta Shanzerr.
— Qu’aucun de vous n’y aille seul, l’avertit Olsson.
— J’ai demandé à Aldaric de rentrer à la maison même s’il n’a pas
terminé sa mission, leur apprit la sorcière. Dès qu’Olsson ira mieux, je
convoquerai les autres. Nous serons plus forts si nous nous allions.
— Je suis d’accord, acquiesça Shanzerr. Mais si nous voulons être
vraiment efficaces, raconte-moi comment Ackley a réussi à te mettre dans
un état pareil.
Olsson lui raconta son court duel contre le traître au pays de Zakhar et le
sauvetage effectué par Salocin.
— Où est le sceptre ? demanda Shanzerr.
— Je l’ai mis en lieu sûr, au cas où il prendrait à Ackley l’envie de nous
le ravir, répondit Carenza. Puis-je vous servir le thé ?
— Si vous me le permettez, madame, intervint Tatchey, maintenant
convaincu que les lieux étaient sécurisés, c’est mon travail. Montrez-moi où
je peux le trouver.
— Venez.
Le toucan accompagna la sorcière aux cuisines. Rewain n’avait pas
détourné le regard du visage souffrant d’Olsson. Il éprouvait de la tristesse
devant la violence qui régnait sur cette planète. « Si je deviens un jour le
seul dieu des humains, tout ça va changer », se jura-t-il.
STRATÉGIE

S alocin transporta Wellan dans la forêt des Basilics, où il capta


aussitôt une grande agitation. Ces Chevaliers se préparaient à partir
au combat. Les deux hommes marchèrent sur le sentier en direction du
campement. Avant d’arriver aux feux, le sorcier mit la main sur le bras de
l’Émérien pour lui faire ralentir le pas.
— Ce serait le moment idéal de me parler de ton idée, suggéra-t-il.
Wellan s’immobilisa.
— Fais-moi voir la géographie de tout le passage des geysers jusqu’à la
rivière Pyrèthre.
— Tu veux retourner là-bas ? s’étonna Salocin.
— Non. Je suis certain que si je peux former magiquement ces images,
tu peux en faire autant.
— Explique-toi, Wellan.
L’Émérien tourna sa paume vers le haut et y fit apparaître un
hologramme de la carte entière d’Alnilam, qu’il connaissait maintenant très
bien. Les lignes lumineuses flottaient devant les yeux intéressés du sorcier.
— Je vois…
Salocin imita son geste et créa avec beaucoup plus de détails la
géographie du sentier des damnés, qui comprenait même les sphères et les
forêts de chaque côté. Wellan fit disparaître son hologramme.
— Plus loin, exigea-t-il.
— Ce que tu peux être exigeant, fit mine de se désespérer Salocin.
Il s’exécuta. Lorsque Wellan aperçut la forêt qui divisait le passage en
deux, un large sourire éclaira son visage.
— Qu’est-ce que tu viens de voir ? Une biche ? Un écureuil ? Une jolie
fille ?
— C’est là que nous allons déposer les Basilics. Ce sont des as de la
guerre de harcèlement à partir des arbres et puisque les Aculéos ne sont pas
encore rendus là, ils pourront les freiner.
— J’avoue que c’est une bonne idée.
— Allons en discuter avec Chésemteh.
Ils poursuivirent leur route.
— Tu seras capable de reproduire cette carte pour elle ? voulut s’assurer
Wellan.
— Pfft…
La commandante des Basilics, qui avait déjà été prévenue de l’arrivée
des deux hommes par ses sentinelles, vint à leur rencontre.
— Nous sommes prêts à partir, annonça Chésemteh, enfin, une partie de
mon groupe. Où nous emmènes-tu ?
— Justement, je voulais t’en parler. Les Chimères et les Manticores sont
parties du bord de la mer pour s’enfoncer dans les terres à la poursuite des
Aculéos. Je te propose une forêt, où ils ne sont pas encore rendus, pour que
vous les empêchiez de passer.
— Ça me plaît déjà. Tu peux me montrer ça sur une carte ?
Wellan donna un coup de coude dans les côtes de Salocin.
Celui-ci retourna sa main et fit apparaître le passage en détail. Il y ajouta
même de minuscules petits personnages qui couraient à peu près vers le
milieu.
— Nous serons dans notre élément, fit la scorpionne avec satisfaction.
— Les Aculéos seront les premiers à arriver à cette forêt. Les Chimères
les attaquent par-derrière, mais un autre groupe d’hommes-scorpions les
suivent.
— Ils vont se retrouver bloqués entre les deux, à moins que nous
réduisions de beaucoup le nombre de guerriers du premier groupe, comprit
Chésemteh.
— Exactement.
— Venez.
Chésemteh les conduisit au-delà des sapinières au sud, où ses Basilics
échauffaient leurs muscles, prêts à se jeter dans l’action. Locrès, Mohendi,
Trébréka, Samos et Olbia s’approchèrent de leur commandante qui leur
expliqua en quelques mots ce que Wellan leur proposait.
— Moi, tant qu’il y a des arbres, je suis heureux, laissa échapper
Mohendi.
— Je ne veux pas que nous arrivions là-bas en groupes séparés, dit
Chésemteh à Wellan. Parce que je serai forcée d’expliquer le plan sans arrêt
et que ça me fera perdre un temps précieux. Est-il possible de transporter
tous mes Basilics à cet endroit d’un seul coup ? Je n’en laisse que cinq cents
à Hadar avec ma mère et mon frère. Donc, tout près de quatre mille
Chevaliers m’accompagneront.
— Quatre mille ? répéta moqueusement Salocin. Êtes-vous sûr que vous
aurez suffisamment d’arbres pour vous cacher ?
— Ce ne sera pas un problème, affirma Locrès.
— J’ai besoin de positionner tous mes Basilics de façon stratégique,
alors nous devons y être bien avant l’arrivée des Aculéos.
— Est-ce qu’ils sont dispersés partout sur la frontière de Hadar ?
s’inquiéta Wellan.
— J’ai demandé à mes lieutenants de se rassembler en douze groupes.
— Si je puis me permettre une suggestion, intervint Salocin, il y a une
immense plaine à quelques minutes d’ici, au sud.
— Je sais où elle se trouve, confirma la commandante.
— Conduisez-y tous ceux qui sont ici. Je vais aller chercher les autres
avec Wellan. À partir de là, je pourrai vous déplacer d’un seul bloc à Einath.
— Ça me convient.
Elle se tourna vers Locrès, Mohendi, Trébréka, Samos et Olbia.
— Vous savez ce que vous avez à faire.
Les cinq Basilics foncèrent chacun dans une direction pour répéter ses
ordres.
— Et les Salamandres ? demanda la scorpionne à Wellan. Vous n’allez
pas les lâcher dans ce chaos, au moins ?
— Sierra ne m’en a pas encore donné l’ordre, mais à mon avis, elles
pourraient vous être utiles.
— Elles sont sous le commandement d’une actrice ! Et en plus, elles ne
se battent que dans l’eau !
— Peut-être seront-elles à l’aise de rester sur la plage pour stopper les
radeaux…
Chésemteh poussa un grondement rauque et tourna les talons pour
suivre sa troupe.
— J’ai oublié de lui demander où les douze groupes se trouvaient, se
désola Wellan.
— Pendant que vous débattiez de la contribution des Salamandres, j’ai
pris le temps de les localiser. Partons.
Si Salocin avait eu à effectuer ce travail de transport seul, il aurait sans
doute essuyé la méfiance des lieutenants de Chésemteh, mais la présence de
Wellan, que tous connaissaient maintenant, lui facilita la tâche.
Contrairement à ce dernier, Salocin n’avait pas besoin que les soldats
s’engouffrent deux par deux dans son vortex. Il leur suffisait de resserrer
leurs rangs, car c’était lui qui décidait de sa taille. Mieux encore, au lieu de
l’élever à la verticale, il le faisait descendre à l’horizontale sur tout le
monde en même temps, ce qui lui permettait de les déplacer d’un seul coup.
En moins d’une heure, tous les Basilics furent rassemblés sur la grande
plaine devant leur commandante. Olbia émit un sifflement strident. Sa
chauve-souris tomba du ciel comme un bolide et vint s’accrocher à son dos.
— Et maintenant, mon tour de force ! s’exclama dramatiquement
Salocin.
Avant d’avoir le temps de battre des cils, les Chevaliers se retrouvèrent
dans le passage, là où il n’y avait plus de geysers, et donc plus de sphères
brillantes.
— Il était temps qu’il se passe quelque chose d’intéressant ! s’exclama
Mohendi, excité comme un enfant dans un magasin de bonbons.
Les soixante lieutenants se faufilèrent entre les soldats pour venir se
placer devant leur commandante.
— Comment me faire entendre de tout le monde… murmura
Chésemteh.
— Laisse-moi te venir en aide, offrit Wellan.
— Je me méfie de la magie, mais là, j’avoue que j’en ai besoin. Fais en
sorte que ma voix porte jusqu’aux derniers Basilics tout au fond.
— Vas-y.
— Nous serons quatre fois moins nombreux que l’ennemi, alors il est
important que nous soyons quatre fois plus efficaces ! leur dit-elle.
Elle assigna diverses parties de la chênaie du centre à une vingtaine de
ses lieutenants et leurs soldats, puis fit de même pour les deux forêts de
séquoias de chaque côté. Chaque groupe fila en silence dans la nuit pour
prendre position dans les arbres.
— Ces Chevaliers sont décidément moins bruyants que les Manticores,
laissa échapper Salocin.
— Nous n’avons rien à voir avec elles, rétorqua Chésemteh avant de
suivre Locrès entre les grands troncs.
— Allons retrouver Sierra pour organiser la suite, suggéra Wellan à
Salocin.
Ils se dématérialisèrent pendant que les Basilics grimpaient dans les
arbres pour trouver une branche solide et bien orientée qui leur permettrait
dans un premier temps de tirer leurs flèches, puis de sauter dans la mêlée
sans heurter d’autres branches.
Trébréka, qui comptait parmi les meilleurs archers des Basilics, choisit
le premier chêne qui faisait face au passage. Le soleil commençait à se lever
à l’est, derrière les Chevaliers.
— Il sera bien plus facile de les frapper en plein front si on peut les voir,
réfléchit tout haut l’Eltanienne.
— Mais possédons-nous suffisamment de flèches pour tous les
empêcher de passer ? lâcha Chésemteh, qui venait de s’installer sur une
branche de l’arbre à sa droite.
— Si nous frappons toutes nos cibles et si les plus agiles d’entre nous
vont les récupérer sur les cadavres, ça devrait aller.
— Ce ne sera pas une bataille comme celles auxquelles nous sommes
habitués, Éka.
— Tu nous as formés de façon à ce nous soyons polyvalents. Alors voilà
notre chance de te prouver que nous avons bien appris nos leçons.
— Je suis en position, leur apprit Locrès, caché à quelques mètres de là.
— Moi aussi, fit Mohendi, plus loin.
Ils ne pouvaient pas se voir dans l’obscurité, mais ils savaient où se
trouvaient leurs ailiers habituels.
— Quand arriveront-ils ? demanda Samos.
— Si j’ai bien évalué les distances sur la carte magique du sorcier, dans
quelques heures seulement, si les Chimères et les Manticores n’ont pas
réussi à tous les abattre.
— J’espère bien qu’ils nous en laisseront ! s’exclama Mohendi.
Arrête de t’en faire, répliqua Locrès. Des Aculéos, il y en a des millions.
— Bon, alors là, ça me rassure.
Olbia tourna la tête pour chuchoter quelque chose dans l’oreille de sa
chauve-souris. Noctua poussa de petits cris plaintifs et prit son envol. Son
rôle lors des combats était de monter la garde au-dessus des Basilics et de
rapporter tout mouvement suspect.
Aussi patients que des chats, les Basilics attendirent l’ennemi avec la
ferme intention de stopper l’invasion une fois pour toutes. Les rayons du
soleil commençaient à filtrer entre les branches, éclairant peu à peu les deux
passages. Ils aperçurent au loin quelques puissants jets d’eau qui s’élevaient
du sol.
— C’est magnifique ! s’extasia Mohendi.
— Et très dangereux, aussi, fit la voix d’Olbia. L’eau de ces geysers est
bouillante.
— Comment le sais-tu ?
— Nous en avons aussi à Eltanine.
— Tu sais bien qu’il ne le croira que lorsqu’il y aura trempé le gros
orteil, plaisanta Locrès.
— Qu’il perdra.
— Il y a du mouvement droit devant, annonça Trébréka.
Noctua vola au-dessus de la chênaie en poussant des cris aigus.
— Ce sont les Aculéos, confirma Olbia.
— Et ils semblent bien pressés, ajouta Samos.
— Enfin ! se réjouit Mohendi.
— Je ne vois pas encore les Chimères derrière eux, déplora Trébréka.
Mais la file d’hommes-scorpions s’étend très loin.
— Tant mieux, fit Locrès. Ça en fera plus pour nous.
— Préparez-vous ! ordonna Chésemteh.
Les Basilics étaient conscients que c’était le dernier ordre qu’elle leur
donnerait. À partir de cet instant, le silence total était de mise. Chacun
savait ce qu’il avait à faire. Trébréka, Olbia et Samos encochèrent leur
première flèche, imités par leurs compagnons partout dans la forêt du centre
et dans celles qui bordaient les deux sentiers.

Obsédé par la vision de Cercika, Ilo avait pressé le pas. Il était devenu
crucial d’éliminer le plus grand nombre possible des guerriers qui couraient
devant les Chimères avant que ceux qui arrivaient derrière les rattrapent. Il
s’efforçait de ne pas penser aux millions d’autres qui risquaient encore de
débarquer sur la plage d’Einath. En constatant son ardeur, les Chevaliers
avaient ressenti de nouvelles forces s’emparer d’eux. Leurs munitions
étaient épuisées, alors ils se servaient maintenant de leur épée et de leur
dague. Malgré la fatigue, ils continuaient de frapper les Aculéos.
Cercika courait entre Cyréna et Antalya, mais elle était très nerveuse.
L’obscurité faisait graduellement place à la lumière rosée du matin. Le jour
avait commencé à se lever droit devant. C’est alors que la voyante aperçut
la forêt de sa vision. « Patris, je vous en conjure, protégez mes
compagnes… » pria-t-elle intérieurement.
Genric, le général qui faisait partie du clan de Zakhar, menait la charge
des Aculéos vers la rivière où le sorcier lui avait promis d’ériger un pont
avant l’arrivée de ses troupes. À la tête de quinze mille Aculéos, il ignorait
qu’ils étaient suivis par un autre contingent d’hommes-scorpions, eux-
mêmes poursuivis par les Chimères qui décimaient systématiquement leur
arrière-garde. Il ne comprit la précarité de sa situation que lorsqu’il arriva
devant une chênaie qui divisait le passage en deux. Genric n’eut pas le
temps de prendre une décision quant à l’embranchement qu’il devait
choisir. Des flèches partirent des hautes branches et frappèrent ses
compagnons en plein front. Il s’arrêta brusquement, mais ses congénères ne
l’imitèrent pas. Ils continuèrent de courir et de tomber sous les projectiles
des Basilics.
Le général ne pouvait pas plus sauver ses hommes de ce carnage qu’il
pouvait les empêcher de se diviser en deux de chaque côté de la chênaie. Il
courut vers la forêt et sauta sur une des branches basses d’un jeune séquoia,
puis sur plusieurs autres pour évaluer la situation. C’est de là qu’il aperçut
le deuxième groupe d’Aculéos et les Chevaliers d’Antarès qui les
poursuivaient.
— Battez-vous ! ordonna-t-il à ses hommes.
Le quart de ses effectifs l’avait déjà dépassé, mais les autres lui obéirent
sur-le-champ. Ils firent volte-face et relevèrent la lance qu’ils avaient
mollement tenue dans leurs mains jusqu’à présent. Rangée après rangée, les
hommes-scorpions pivotèrent vers l’ouest.
Pendant que ses Basilics supprimaient tous les guerriers qui s’étaient
divisés entre les deux passages, Chésemteh s’immobilisa pour étudier la
situation. Elle vit alors les Aculéos se préparer à affronter les Chevaliers
d’Ilo qui se précipitaient sur eux sans avertissement.
— Olbia, envoie Noctua mettre les Chimères en garde ! ordonna-t-elle.
L’Eltanienne émit une série de sifflements stridents. La chauve-souris
vola en rond au-dessus de l’arbre où se cachait Olbia, puis, ayant compris
ses instructions, elle fila au-dessus du passage jusqu’à ce qu’elle aperçoive
des humains qui portaient le même plastron que sa maîtresse puis se mit à
tourner en rond au-dessus d’eux.
Même si les Chimères ne connaissaient pas bien Noctua, Ilo, lui, en
avait entendu parler par Olbia, car les Eltaniens passaient beaucoup de
temps ensemble pendant les répits. Il savait que lorsque l’animal adoptait ce
comportement, c’était toujours pour avertir les Basilics d’un danger. « C’est
elle qui nous l’envoie », comprit Ilo.
— Chimères, stop ! hurla-t-il.
Ses lieutenants, toujours à l’écoute de ses moindres ordres, transmirent
aussitôt sa directive à leur troupe. En quelques minutes, ils réussirent à
ralentir puis à immobiliser leurs soldats. Cercika ressentit soudain un grand
soulagement, comme si le danger venait d’être écarté.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Dashaé, près de lui.
— Nous allons le savoir bientôt. Mayssa !
L’Eltanienne sortit des rangs et courut vers lui.
— Grimpe dans un arbre et dis-moi ce que tu vois, lui ordonna-t-il.
La jeune femme se précipita vers la forêt et escalada le premier tronc
venu à toute vitesse. Elle s’arrêta sur une haute branche et regarda au loin,
d’abord vers l’est.
— Les Aculéos ont arrêté de courir ! Ils reviennent vers nous ! cria-t-
elle.
— Préparez-vous à vous battre ! ordonna Ilo.
— Il y en a d’autres qui foncent sur nous à l’ouest ! Mais il y a des
Chevaliers qui les talonnent !
— Descends et essaie de te rendre jusqu’à eux pour les informer de
notre situation !
Mayssa sauta de branche en branche et atterrit finalement sur le sol.
Sous le couvert de la forêt, elle courut en direction des Manticores.
Du côté des Basilics, pendant que Chésemteh continuait de surveiller ce
qui se passait dans le passage, ses guerriers abattaient les Aculéos qui
s’étaient aventurés des deux côtés de la chênaie. Après avoir sauté sur les
épaules d’un premier homme-scorpion, Mohendi n’était même pas retourné
dans les arbres. Il avait plutôt continué de bondir d’un ennemi à l’autre en
leur enfonçant son long couteau dans le crâne. Olbia, Samos et Trébréka
continuaient de toucher leurs cibles, mais arrivaient déjà à court de flèches.
Plusieurs Basilics avaient imité Mohendi et se battaient sur le sol avec leur
agilité légendaire.
— Comme c’est facile de les abattre sans leurs pinces et leur dard !
s’exclama Mohendi.
Lorsque le cadavre du dernier Aculéos à portée de tir s’écrasa face
contre terre, Chésemteh descendit de son perchoir. Locrès la rejoignit
aussitôt.
— On donne un coup de main aux Chimères ? lui demanda-t-il.
La commandante hocha vivement la tête. Alors, Locrès rallia les
Basilics qui l’entouraient et chargea les Aculéos qui leur tournaient
maintenant le dos.
Ceux qui se trouvaient toujours dans les arbres se joignirent rapidement
à leur chef et attaquèrent les flancs de l’envahisseur. Ceux-ci répliquèrent
aussitôt par des coups de lance. Certains d’entre eux avaient conservé leurs
anciens réflexes et se penchaient pour les attaquer avec leur queue
désormais inexistante.
Le passage se transforma rapidement en un immense champ de bataille,
les Chimères et les Basilics progressant les uns vers les autres jusqu’à ce
que, plusieurs heures plus tard, Chésemteh se retrouve face à face avec Ilo.
— Merci, lui dit l’Eltanien.
— Tu me remercieras quand tous ces monstres auront cessé de respirer.
Ils foncèrent tous les deux dans la mêlée.
POISSONS HORS DE L’EAU

W ellan et Salocin rejoignirent Sierra et Audax sur la falaise et


apprirent qu’aucun autre contingent d’Aculéos ne s’était présenté
depuis leur départ. Les commandants avaient hâte de savoir comment se
débrouillaient les Chevaliers dans le passage. Wellan leur brossa rapidement
le tableau de l’affrontement et termina en leur demandant s’il pouvait
maintenant aller chercher les Salamandres.
Audax soupira bruyamment pour signifier son désaccord. Sierra décida
donc de lui prouver qu’il avait tort de croire que ces soldats ne servaient
plus à rien.
— Allez-y, leur permit-elle. Mais ne les transportez pas dans la bataille.
Ramenez-les plutôt ici, où ils pourront démolir les radeaux. C’est là leur
plus grande force.
Audax arqua les sourcils avec incrédulité tandis que Wellan et Salocin
disparaissaient.
— Les démolir avec quoi ? laissa-t-il tomber. Leurs couvertures en
laine ? Leurs marionnettes géantes ? Leurs horribles sculptures ?
— Attends de les voir à l’œuvre avant de les juger, d’accord ?
— Tu sais très bien pourquoi je les ai exilés à Altaïr.
Sierra jugea inutile de répliquer. Elle n’avait jamais remarqué quand elle
était plus jeune à quel point son mentor pouvait se montrer étroit d’esprit.
« En plus d’être resté attaché au passé », songea-t-elle.
À l’autre bout du continent, Wellan et Salocin apparurent près des
enclos du village d’Alésia. L’Émérien avait deviné que si les Salamandres
avaient commencé à se rassembler, ce serait sur la plage, alors il avait choisi
cet endroit pour se matérialiser. Il comprit qu’il avait eu raison en voyant les
milliers de soldats près du fleuve. Les tambours continuaient d’appeler les
Salamandres au combat.
— C’est quoi tout ce bruit ? s’étonna Salocin.
— Leur façon de communiquer entre eux, expliqua Wellan.
Ils marchèrent en direction de l’attroupement.
— On dirait que vos deux chefs ne s’entendent plus tout à coup,
remarqua Salocin.
— Ils n’ont pas la même vision des choses.
Alésia aperçut les deux hommes et alla à leur rencontre. Ses boucles
blondes fraîchement lavées volaient dans le vent. Tout comme ses
Salamandres, elle avait déjà appliqué sa peinture de guerre sur son visage.
— Nous sommes presque toutes là ! s’exclama-t-elle joyeusement.
— Sait-elle où nous avons l’intention de les emmener ? chuchota
Salocin à l’Émérien.
— Il ne manque que les soldats des deux villages les plus éloignés au
nord, mais leurs tambours nous ont informés qu’ils s’étaient mis en route tôt
ce matin.
— Laisseras-tu quelques Salamandres ici pour guetter la falaise ? voulut
savoir Wellan.
— Ravenne et les Jadois ont accepté de rester pour veiller sur les petits
Deusalas et protéger le village.
— Quatre hommes seulement ?
— Ne t’inquiète pas. Mon intuition me dit que les Aculéos ne
traverseront plus jamais le fleuve.
— Certainement pas aujourd’hui, en tout cas, plaisanta Salocin.
— Ce sera la première fois que nous nous battrons ailleurs qu’ici,
s’angoissa Alésia.
L’Émérien lui expliqua que les Basilics étaient postés à l’avant de
l’invasion pour la stopper tandis que les Chimères poursuivaient les deux
premières vagues et les Manticores la troisième.
— Nous nous chargerons donc de la quatrième ? demanda la
commandante.
— À notre avis, il serait préférable que vous empêchiez les Aculéos de
débarquer sur la plage d’Einath.
— Il y aura de l’eau ? se réjouit Pergame, qui se tenait non loin.
— Tout un océan, affirma Wellan.
— Alors, c’est tout à fait dans nos cordes, ajouta Napoldée.
— Vous serez libres d’utiliser la méthode qui vous convient. Ce qui
importera, ce sera de ne pas laisser passer les hommes-scorpions.
— Avec grand plaisir, intervint Domenti.
— Quand partons-nous ? demanda Gavril, excité.
— Dès que nos compagnons du nord seront ici, mon chéri, le calma
Alésia.
Wellan s’aperçut qu’à quelques pas de lui, Massilia les observait. Il
décida d’aller voir pourquoi elle était si tendue.
— C’est cette nouvelle campagne militaire qui te tracasse ?
— J’ai confiance en Ravenne, mais ça m’inquiète de laisser les enfants
à Altaïr.
— Sappheiros ne pourrait-il pas les prendre avec lui ?
— Seraient-ils vraiment en sûreté chez les Deusalas, qui risquent à tout
moment d’être attaqués par Javad ? Pire encore, ils ne veulent même pas y
aller.
— Les Jadois ont aussi accepté de les protéger. Ravenne ne sera pas
seul. De plus, il possède des pouvoirs télépathiques. Il pourra m’avertir si
jamais les petits sont en danger.
— Tu reviendrais les défendre ?
— Je t’en fais la promesse.
Massilia se relaxa d’un seul coup.
— Tu as raison, Wellan. La menace sur la côte est plus pressante si nous
voulons avoir un avenir.
— Si nous réussissons à arrêter cette invasion, je crois que la paix
pourrait bien revenir sur ce continent.
La Salamandre hocha doucement la tête pour tenter de s’en convaincre.
Wellan se rendit ensuite devant la hutte où se tenaient Ravenne, les Jadois et
les enfants ailés.
— Merci d’avoir accepté de veiller sur ces jeunes dieux, fit-il.
— Nous aurions aussi été honorés de nous battre à tes côtés, répliqua
Masao.
— Mon rôle est surtout de transporter les troupes sur la côte. J’ignore si
j’aurai l’occasion de participer aux combats.
— Les voilà ! s’écria Alésia.
Wellan vit arriver des centaines de Salamandres armées jusqu’aux dents.
Salocin lui fit signe de revenir vers lui.
— Resserrez-vous, tout le monde ! ordonna le sorcier d’une voix forte.
Les Chevaliers lui obéirent pendant que Wellan s’approchait de lui.
— Prêts à partir ? ajouta Salocin.
— Oui, mais comment ? s’étonna Séïa.
— Faut-il aller chercher les chevaux ? s’enquit Domenti.
— Vous n’en aurez pas besoin.
Toute la division se retrouva instantanément sur la plage d’Einath,
devant une montagne de cadavres qui bloquait l’accès à la rampe dans le
soleil levant.
— Ils sont si nombreux que ça ? paniqua Alésia.
— Il y en a quinze mille par vague, répondit Audax du haut de la
falaise.
— Nous sommes à peine quatre mille !
— Mais bien armés et déterminés à sauver notre race, répliqua Massilia.
— Nous sommes des Salamandres ! s’exclama Léokadia. Nous n’avons
peur de personne !
Alésia, qui pâlissait à vue d’œil, n’était pas de son avis. Ses troupes
n’avaient jamais eu à se battre contre autant d’Aculéos sur le fleuve. Wellan
commença à incendier les cadavres pour nettoyer la rampe et donner une
plus grande marge de manœuvre aux Chevaliers.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’étonna Salocin.
— Je dois faire disparaître tous ces corps avant l’arrivée des prochains
radeaux.
— Ils pourraient être là d’un instant à l’autre, Wellan. Ta méthode est
affreusement lente. Que dirais-tu de ceci ?
Le sorcier souleva tous les morts d’un seul coup, enflammés ou non, et
les projeta très loin dans l’océan, où ils finiraient par être dévorés par les
prédateurs marins.
— C’est en effet plus efficace, admit l’Émérien. J’aurais dû y penser.
— Je compte sur vous, Salamandres ! s’exclama Sierra derrière lui.
Vous devez arrêter l’ennemi ici et maintenant !
— Ils ne passeront pas ! hurla Pergame, prêt au combat.
— Ouais ! renchérit Gavril. Nous n’en ferons qu’une bouchée !
Cloué sur place, Alésia ne disait rien.
— Ce serait une bonne idée que tu restes sur la falaise avec Audax pour
mieux diriger tes troupes, lui suggéra Sierra, compréhensive.
La commandante des Salamandres hocha la tête, sans perdre pour autant
son air effrayé. Elle tourna les talons comme une poupée mécanique. Sierra
attendit qu’elle soit plus loin et chercha Massilia du regard. Ses deux
légendaires couteaux dans les mains, la jeune femme attendait les Aculéos
de pied ferme.
— Massi, j’ai une très importante faveur à te demander, fit Sierra en
marchant vers elle.
— Une faveur juste au moment où nous nous apprêtons à nous battre ?
s’étonna Massilia.
— Est-ce que tu te rappelles qu’à ton arrivée dans l’Ordre, Alésia a fait
de toi son seul lieutenant ?
— Oui, je me souviens de tout, maintenant.
— Eh bien, en ma qualité de grande commandante des Chevaliers
d’Antarès, je te redonne cette fonction et, éventuellement, tu pourrais même
devenir le chef des Salamandres.
— Je ne veux pas enlever à Alésia ses illusions. Elle peut garder le titre
et continuer de prétendre qu’elle nous mène à la guerre. Mais comme avant,
ce sera moi, en tant que lieutenant, qui le fera dans la réalité.
Sierra trouva étrange d’entendre parler la jeune femme avec autant de
lucidité, mais cela lui plaisait beaucoup, surtout qu’elle voulait prouver à
Audax que cette division pouvait contribuer à leur victoire sur les hommes-
scorpions.
— Nous aimions ça quand c’était Massilia qui nous encourageait, avoua
Léokadia.
— Sans vouloir dire du mal de notre commandante, il y a des fois où
elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait, avoua Séïa.
— Passez le mot, tout le monde, ordonna Sierra. Votre chef de guerre
désormais, c’est Massilia. Et préparez-vous !
Sierra tapota affectueusement le dos de la Salamandre et retourna auprès
d’Audax, où Wellan et Salocin venaient de se transporter. Alésia s’était
assise sur un rocher pour observer ses Chevaliers, sous le regard étonné
d’Audax.
— Tu veux bien m’expliquer ce qui se passe ? demanda-t-il à Sierra.
— J’ai transmis ses pouvoirs à Massilia parce qu’elle est terrorisée.
— Quoi ? Elle n’a jamais joué dans une production militaire ?
— Audax, je t’en prie, sois indulgent.
Il ravala un commentaire désobligeant.
— Puis-je venir en aide aux Salamandres ? demanda alors Wellan.
— Je pense que si tu pouvais brûler le plus de radeaux que tu peux
avant qu’ils disparaissent, il arriverait moins d’Aculéos les fois suivantes,
proposa-t-elle.
— C’est bien différent de la guerre d’autrefois, soupira Audax.
— L’ennemi a décidé de modifier sa stratégie et notre rôle, c’est de nous
y adapter rapidement, répliqua Sierra. Désires-tu rester ici pour assister au
combat ou te battre toi aussi ?
Avant qu’il puisse répondre, il fut témoin d’un bien curieux spectacle.
En haut de la rampe, les Salamandres s’étaient mises à effectuer des
mouvements saccadés en récitant des mots incompréhensibles.
— Mais qu’est-ce qu’elles font encore ?
— C’est leur danse de provocation, expliqua Sierra, même si elle savait
qu’il n’y comprendrait rien. Ça leur permet de se concentrer davantage.
— Alors, c’est décidé. Je veux rejoindre les Chimères.
— Puis-je m’en occuper ? offrit Salocin. Je sais où elles sont.
— Entendu, accepta Sierra, mais le cheval devra être retourné au
campement.
— Si tu y tiens, soupira Audax avec agacement.
Il mit pied à terre.
— Et toi, que feras-tu ? demanda-t-il.
— Je resterai avec les Salamandres pour m’assurer que plus aucun
homme-scorpion ne mettra les pieds sur nos terres.
En fait, elle espérait surtout que le roi des Aculéos finirait par
accompagner ses guerriers pour régler ses comptes avec lui. Elle s’approcha
d’Audax et lui caressa doucement la joue.
— Je ne voudrais pas te perdre une deuxième fois… s’attrista-t-elle.
— Tu t’inquiètes pour rien, Sierra ! rétorqua-t-il avec un large sourire.
Ces saletés n’ont même plus de dard !
— Je resterai auprès de lui, chuchota Salocin à l’oreille de la grande
commandante.
— Faut-il conduire le cheval à Antarès maintenant ? voulut savoir
Audax. Il me tarde d’aller prêter main-forte à ma division !
— Oh, mais je peux faire les deux en même temps, affirma Salocin.
Allons-y.
Le sorcier disparut en même temps que le revenant et sa monture. Sierra
se tourna vers Wellan.
— Tu veux rester sur la falaise pour t’attaquer aux embarcations ?
— J’allais justement te le proposer. De cette façon, je ne risquerai pas
de blesser les Salamandres qui bondiront devant moi pour attaquer les
Aculéos du premier radeau.
Wellan se rappela aussi que Massilia l’avait déjà écrasé face première
dans le sable à Altaïr la fois où il avait tenté la même chose contre un petit
détachement d’hommes-scorpions.
— Parfait. Je descends leur donner un coup de main, décida-t-elle.
— Sois prudente.
Lorsque les radeaux se matérialisèrent subitement devant elles au lieu
d’approcher sur les flots, les Salamandres eurent un premier mouvement de
recul, mais en apercevant les Aculéos qui commençaient à sauter sur les
galets, elles se jetèrent sur eux, armées de poignards, d’épées et de haches.
Du haut de la falaise, Wellan lança un jet de feu sur le dernier des radeaux
pour ne pas causer de blessures aux Chevaliers. Terrorisés, les hommes-
scorpions se jetèrent à l’eau, où ils se débattirent avant de couler à pic.
— C’est bien plus épuisant de se battre sur la terre ferme ! lâcha
Léokadia.
— Nous devrions renverser les radeaux pour les attaquer dans l’eau !
suggéra Séïa.
— Ils sont tous attachés ensemble ! hurla Pergame en tranchant la gorge
d’un Aculéos.
— Et beaucoup trop lourds ! lâcha Sierra en frappant de tous côtés avec
sa lame.
— Courage, Salamandres ! cria Massilia. C’est enfin notre chance de
prouver notre valeur !
— Pensez à tous ces gens que nous allons sauver ! ajouta Domenti, qui
se frayait un chemin dans la marée ennemie avec sa hache.
Massilia plantait ses dagues directement dans le cœur des hommes-
scorpions, car elle n’avait plus à craindre leurs pinces et leur dard. De temps
à autre, elle reculait pour évaluer la situation, mais jusque-là, tout se passait
très bien. Leurs adversaires tombaient et ralentissaient ceux qui les
suivaient.
Wellan venait d’incendier le troisième radeau de la queue quand soudain
Ackley se matérialisa devant lui, l’air menaçant. Il balança le bras pour lui
porter un coup, mais ce fut sa magie qui envoya l’Émérien voler dans les
airs et atterrir brutalement sur le dos. N’ayant pas flairé la présence d’un de
ses semblables, le sorcier s’était risqué loin de sa plateforme pour mettre fin
à l’attaque incendiaire. Il s’avançait vers sa proie pour l’achever tandis
qu’elle était au sol lorsqu’il ressentit une douleur cuisante entre les épaules.
Il se retourna en grimaçant et aperçut Alésia qui brandissait sa hache
ensanglantée.
— Laisse-le tranquille ou je te tranche la tête ! clama-t-elle en rejetant
ses longues boucles blondes derrière elle.
Ackley leva le bras pour diriger sur elle un rayon meurtrier, mais il reçut
un grand coup dans les reins qui le fit culbuter. Alésia eut juste le temps de
se ranger de côté. Le sorcier tomba de la falaise. Au moment où il allait
atterrir sur la rampe, au beau milieu de la mêlée, il se dématérialisa. Wellan,
qui venait d’utiliser la technique du bélier contre Ackley, se dépêcha
d’incendier deux autres radeaux.
Souffrant, Ackley venait d’apparaître sur la première embarcation. Il
s’accrocha à la rambarde et regarda derrière lui. Seuls les passagers des cinq
premières plateformes avaient réussi à débarquer. Tout comme il l’avait fait
précédemment, il utilisa sa magie pour balancer les cinq mille autres sur la
grève, par-dessus la tête des Salamandres, et il disparut avec ce qui restait
de la flottille.
— Depuis quand savent-ils voler ? s’étonna Séïa en levant la tête pour
regarder planer les hommes-scorpions.
Ils s’écrasèrent derrière la troupe. Pergame tourna aussitôt les talons et
sauta dans le tas. Instinctivement, les Chevaliers se scindèrent en deux
groupes : le premier continua d’abattre les hommes-scorpions qui étaient
descendus par eux-mêmes des radeaux et le second se mit à achever ceux
qui en avaient été éjectés. Pour leur donner plus d’espace, Wellan se mit à
incinérer les cadavres.
Deux heures plus tard, tous les Aculéos avaient été tués et réduits en
cendres, mais les Salamandres étaient éreintées. Wellan se tourna vers
Alésia.
— Merci, lui dit-il.
— Pareil pour moi, répondit la commandante.
Ils allèrent voir s’il y avait des blessés parmi les Salamandres.
— Finalement, est-ce qu’on pourrait avoir des mistrailles ? haleta
Pergame.
Pour la première fois depuis qu’elle le côtoyait, Sierra vit le visage de
Wellan s’empourprer.
— Mieux vaut tard que jamais, dit-elle à l’Émérien pour désamorcer le
conflit. Peux-tu aller en chercher ? Si les radeaux reviennent, nous mettrons
ainsi moins de temps à nous débarrasser de leurs occupants.
Wellan inspira profondément pour se calmer et accepta d’un hochement
de tête. Il s’évapora sous les yeux de la commandante.
— Quelqu’un a-t-il apporté une gourde ? demanda Napoldée.
— On s’en allait à la guerre, pas en excursion, lui rappela Gavril.
— La rivière se jette dans la mer derrière moi, leur apprit Sierra.
— Dépêchez-vous de vous désaltérer et revenez vous poster ici !
ordonna Massilia.
Même Alésia lui obéit.
JAMAIS TROP TARD

W ellan se transporta aux laboratoires de la forteresse d’Antarès,


directement dans la salle de travail de Skaïe. Sa soudaine
apparition fit sursauter le jeune savant, qui plaça la main sur son cœur pour
se calmer. Il remarqua aussitôt le plastron brûlé du soldat et la sueur qui lui
trempait le visage.
— Ne me dis pas que… s’étrangla-t-il.
— Les Aculéos ont commencé à envahir Alnilam, lui apprit Wellan en
reprenant son souffle. Les Salamandres ont besoin des mistrailles.
— Pourquoi ne les ont-elles pas acceptées quand nous les leur avons
proposées la première fois ?
— Parce qu’elles ne pensent pas comme toi et moi.
Les deux hommes foncèrent dans le couloir.
— Dis-moi que tu n’as pas l’intention de m’emmener avec toi !
s’effraya Skaïe.
— Non, pas maintenant. C’est bien trop dangereux pour un homme qui
n’a reçu que quelques leçons d’escrime.
Ils pénétrèrent dans l’entrepôt et se dirigèrent tout droit vers les caisses
qui étaient encore contre le mur, là où Wellan les avait déposées.
— Va plutôt prévenir la haute-reine que les Aculéos tentent une percée
sur une plage au sud d’Einath. Dis-lui que toutes les divisions des
Chevaliers d’Antarès sont sur place pour les stopper.
— Toutes ? s’étonna Skaïe.
— Je te raconterai quand notre victoire aura été assurée. Demande aussi
à Kharla d’informer les dirigeants d’Einath et des royaumes voisins pour
qu’ils prennent des mesures d’urgence.
— Ils pourraient se rendre aussi loin ?
— Nous tentons de les arrêter, mais nous ignorons ce qui se passera.
— Je comprends.
Wellan étira le bras pour toucher la cargaison.
— Bonne chance ! lança le savant.
Dès que le soldat eut disparu, Skaïe s’élança dans le couloir et courut à
en perdre haleine sur l’avenue couverte de la cité sans avoir pris la peine
d’enlever sa chemise blanche de laboratoire.
Alertés par son comportement inhabituel, les constables le prirent en
chasse. Skaïe ne les vit même pas. Il fila comme une gazelle jusqu’au
palais. Les gardes ne posèrent aucune question. Ils ouvrirent les portes juste
à temps pour le laisser passer. Les serviteurs s’écrasèrent contre les murs
pour ne pas être renversés par leur roi et échangèrent des regards inquiets.
Skaïe fit irruption dans lé bureau de son épouse en rabattant brutalement
les portes de chaque côté de lui, arrachant un cri d’effroi à Kharla et à
Cormick, assis devant elle.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’exclama la haute-reine.
— Des Aculéos ! réussit-il à articuler, à bout de souffle.
— Ici ? hurla le secrétaire, terrorisé.
— Non… Einath…
— Comment le sais-tu ?
Le jeune savant fit un effort surhumain pour calmer sa respiration.
— Cormick, va lui chercher de l’eau.
Le secrétaire se hâta d’obéir et aida même son roi à boire à petites
gorgées.
— Là, ça va mieux, Votre Majesté ?
— Oui… merci Cormick…
La sonnerie du stationarius fit sursauter le secrétaire. Pour que la haute-
reine puisse questionner son mari, il décida d’y répondre.
— Wellan est venu chercher des mistrailles, expliqua Skaïe en
entrecoupant ses phrases de profondes inspirations. Il aimerait que tu
contactes les dirigeants des pays de l’ouest pour qu’ils mettent leur
population en sécurité.
— Cormick !
— Je suis en communication avec quelqu’un qui s’appelle Boyle et qui
vient de corroborer les dires de Sa Majesté.
— Remercie-le et contacte les familles royales d’Einath, de Koshobé, de
Mirach et même d’Arcturus pour qu’ils mettent leur royaume sur un pied
d’alerte.
Kharla s’avança vers la grande carte du continent qui occupait la moitié
d’un mur.
— Ils sont encore loin d’ici, tenta de la rassurer Skaïe.
— Je suis prête à fournir aux Chevaliers tout ce dont ils auront besoin
pour nous débarrasser de cette menace. Je t’en prie, dis-le à Wellan quand il
reviendra.
— Bien compris. Je retourne l’attendre aux laboratoires.
Avant de repartir à la course, il planta un baiser sur les lèvres de Kharla
qui fit rougir Cormick.

Comme il en avait exprimé le désir, Salocin transporta Audax sur le


champ de bataille des Chimères, mais au lieu de le déposer au milieu de
l’action, il choisit plutôt de le faire apparaître en bordure de la forêt pour
qu’il puisse mieux évaluer l’ampleur des combats.
L’instinct militaire du Chevalier refit surface et il promena son regard
sur tout le tableau. Les soldats d’Ilo étaient aux prises avec les Aculéos
devant lui, mais à leur gauche, les silencieux Basilics arrivaient en renfort
en tirant leurs flèches dans les yeux de leurs adversaires. D’autres leur
plantaient des couteaux dans la gorge. À leur droite, alertée par Mayssa, les
Manticores arrivaient en hurlant. « Là, ça ressemble enfin à mes
campagnes », se réjouit-il. Sa mistraille accrochée en bandoulière dans son
dos, il dégaina son épée, poussa un terrible cri de guerre et se jeta dans la
mêlée.
La grande force physique d’Audax et la puissance de son bras d’épée
impressionnèrent les Chevaliers qui se battaient près de lui. Il ne se servit de
son arme à feu que lorsqu’il arriva devant un groupe d’Aculéos derrière
lesquels ne se trouvait aucun humain.
Les mains sur les hanches, Salocin observa la bataille sans intervenir.
Son intuition lui recommandait de rester à l’affût de toute intervention
magique, qu’elle provienne du ciel ou d’ailleurs. Il savait maintenant
qu’Ackley était un imposteur et qu’il avait offert ses services au Roi Zakhar.
Le fourbe n’allait sûrement pas se contenter de conduire les radeaux à
Einath. Il avait sans doute l’intention de faire aussi pencher la balance en
faveur des Aculéos. Salocin ne voulait pas non plus faire intervenir tout de
suite les autres sorciers, surtout Wallasse, qui risquait de blesser aussi les
Chevaliers dans sa fureur. Il décida d’attendre que les troupes de Sierra
soient désavantagées avant de prendre une telle initiative.
Salocin avait entendu parler de la mésaventure d’Audax dix ans
auparavant. À l’époque, le sorcier se moquait pas mal de ce qui arrivait aux
défenseurs du continent. Un homme-scorpion avait piqué le grand
commandant à la gorge avec son dard pendant une bataille. « Ceux-là ne
pourront pas lui faire connaître le même sort, mais ils sont armés de lances
et Audax n’est pas immortel », se dit-il. Il se mit donc à le surveiller plus
étroitement pour lui éviter d’être blessé.
Les Basilics étaient maintenant tous descendus de leur perchoir, car très
peu d’entre eux auraient pu atteindre une cible d’aussi loin. Ils s’étaient
précipités sur la première ligne des hommes-scorpions. Ils esquivaient
habilement les coups de lance et parvenaient à s’approcher suffisamment de
leurs adversaires pour leur planter leur lame dans le corps. Ils travaillaient
en silence, toujours conscients de la présence des uns et des autres,
s’avançant de plus en plus vers le groupe d’Ilo, qui n’avait plus de
munitions pour utiliser les mistrailles.
Ils étaient si silencieux que les Chimères ne savaient même pas qu’ils
leur venaient en aide. Ils se battaient avec fureur, sans se préoccuper des
entailles que leur infligeaient de temps en temps les Aculéos. Ils se feraient
soigner plus tard. N’ayant plus assez d’espace pour utiliser son arc, Ilo avait
tiré son épée et l’abattait impitoyablement sur. ses ennemis pour venger ses
frères. Il y avait tellement d’hommes-scorpions autour de lui qu’il n’arrivait
plus à voir comment ses soldats s’en sortaient. Son poignard dans l’autre
main, il était prêt à parer une attaque sournoise, mais les Aculéos ne
possédaient toujours aucune finesse au combat. Leurs charges étaient
franches et presque télégraphiées. C’était plutôt leur nombre qui les rendait
aussi redoutables, pas leur adresse. Une alarme retentit alors dans sa tête. Il
fit volte-face et vit la pointe d’une lance fondre sur sa poitrine, mais avant
qu’elle ne s’enfonce dans son plastron, l’Aculéos s’effondra sur le sol, une
flèche logée dans la tempe. Il tourna la tête du côté d’où était venu le
projectile et aperçut le regard d’acier d’Olbia.
Les Manticores, qui prônaient un style de combat plus barbare,
paralysaient souvent leurs adversaires avec leurs cris retentissants
lorsqu’elles s’élançaient sur eux. Dans cette division, à part Messinée, qui
gardait toujours un œil protecteur sur sa sœur Mactaris, c’était chacun pour
soi. Ces soldats ne découvraient le sort qu’avaient subi les leurs qu’à la fin
des batailles. Elles déployaient tellement d’énergie qu’elles terrorisaient les
Aculéos, qui ne faisaient que parer leurs charges.
S’ils osaient fuir devant elles, elles les poursuivaient sans merci. Mais,
au milieu de ce passage, coincés entre deux forêts, les hommes-scorpions ne
pouvaient aller nulle part.
Les plus efficaces des Manticores étaient les infatigables Tanégrad,
Koulia et Riana qui, chacune à sa façon, parvenaient à neutraliser
rapidement leurs adversaires. Elles ne se rendirent même pas compte que
des Chimères se battaient à leurs côtés et encore moins Audax.
Le général Genric avait depuis longtemps perdu la maîtrise de son
armée. Sa mission était de mener les Aculéos jusqu’au grand fleuve pendant
que les vagues suivantes se dispersaient dans les villes derrière lui. Encore
une fois, Zakhar n’avait pas anticipé la résilience des humains qui
défendaient férocement leur territoire. Il voyait tomber ses meilleurs
guerriers un à un sous les flèches et les autres armes que les Chevaliers
maniaient avec dextérité.
Les Aculéos, qui avaient toujours dépendu de leurs pinces et de leur
dard, n’avaient pas eu le temps de s’entraîner convenablement avec la
lance. Parce qu’il était pressé de régner sur le monde, le roi avait encore une
fois précipité les siens dans une hécatombe.
« Je vais mourir ici », comprit Genric. Mais sans personne pour les
guider, les prochains débarquements d’Aculéos n’avaient aucune chance de
réussir cette invasion. « Je dois survivre », se dit-il. Il avait souvent vu les
humains brûler les cadavres de leurs ennemis après les combats. Il ne
pouvait donc pas faire le mort parmi eux. Il lui fallait fuir et cela allait
contre son serment d’officier. « Zakhar comprendra », décida-t-il
finalement.
Il sauta de la branche d’où il avait observé les combats et fila dans la
forêt. Les Chevaliers étaient bien trop occupés à se battre pour remarquer la
fuite d’un seul homme-scorpion. Genric déplora que plusieurs de ses
semblables n’aient pas eu son réflexe. Il avait déjà compris que l’armée de
son roi comptait cent fois plus de soldats que celle des humains. Ce n’était
qu’une question de temps avant que les Aculéos l’emportent enfin, mais pas
ce jour-là.
Au même moment, Ackley venait de matérialiser ce qui restait de sa
flottille dans la neige, le radeau de tête servant une fois de plus de pont sur
la crevasse que les guerriers ne pouvaient pas franchir autrement. Une
épaisse fumée s’échappait du dixième et dernier radeau.
Zakhar ordonna aux guerriers de rester sur place et grimpa lui-même sur
la première plateforme. Il vit Ackley sauter tant bien que mal de l’une à
l’autre jusqu’au radeau de queue, où il éteignit le feu. Le sorcier se pencha
ensuite sur les planches. Elles étaient noircies, mais semblaient solides. Il
tomba sur les genoux et entreprit de soigner la plaie béante dans son dos.
Voyant qu’il ne bougeait plus, Zakhar craignit le pire. Il imita donc Ackley
et sauta d’un radeau à l’autre pour le rejoindre.
— Que s’est-il passé ? s’inquiéta-t-il en apercevant le sang dans son dos
et ses traits tordus par la souffrance.
— Ces pestes de Chevaliers n’ont peur de rien, grommela-t-il. Ils
attendent tes guerriers sur la plage pour les empêcher d’envahir le pays et
ceux-ci, au lieu de se défendre, sautent des radeaux et se font tous
massacrer.
— Je ne leur ai pas donné l’ordre de se battre. Je leur ai demandé de se
rendre jusqu’à la grande rivière sans se laisser arrêter…
— N’ont-ils pas un semblant d’intelligence ? La majorité des créatures
de ce monde se défendent lorsque leur vie est en danger.
— Mes sujets m’obéissent sans discuter.
— Alors c’est toi, le problème ?
— Fais attention à tes paroles, sorcier, le menaça Zakhar.
— Qu’attends-tu de moi, maintenant ? Que je continue de conduire tes
hommes à l’abattoir ?
— Les Chevaliers d’Antarès ne sont pas assez nombreux pour venir à
bout de mes troupes.
— Mais pour réussir une invasion, tu ne peux pas non plus te permettre
d’en perdre les trois quarts sous leurs armes.
Zakhar demeura silencieux un long moment. Le sorcier avait raison : il
n’avait pas suffisamment préparé sa campagne militaire. Il n’avait pas pensé
à toutes les variables…
— Tu es blessé, dit-il finalement.
— Mais contrairement aux Aculéos, je suis capable de guérir mes
blessures. J’en ai pour quelques minutes encore.
— Nous ne pouvons pas nous arrêter, sorcier.
— Je ne peux pas non plus persévérer dans le même sens. Si je dépose
les prochains groupes sur le rivage, ils se feront faucher comme des
imbéciles par les Chevaliers.
— Où, alors ?
— Je les ferai descendre le plus loin possible dans le passage pour éviter
le barrage de tirs.
— C’est une bonne idée, mais je vais aussi modifier mes plans avec mes
généraux pour que mes guerriers ne se laissent plus tuer. Ensuite, je les ferai
monter sur les radeaux. Mais je vois qu’il en manque.
— Cinq ont été incendiés par un magicien qui ne devrait même pas se
trouver dans notre univers. Je lui réglerai son compte quand j’aurai terminé
le travail pour lequel vous allez me payer.
Zakhar retourna vers ses hommes pour modifier leurs ordres.
Ackley avait besoin d’encore un peu de temps pour réparer ses muscles,
ses vaisseaux sanguins et sa peau, mais il craignait aussi qu’Olsson ait
finalement compris comment se libérer de l’anneau de feu. Ce sorcier était
beaucoup plus intelligent que tous les autres…
LA TOURMENTE

W ellan apparut sur la falaise d’Einath avec toutes les caisses de


mistrailles et de chargeurs. Puisque Skaïe avait déjà expliqué aux
Salamandres le fonctionnement de cette arme, il jugea inutile de
recommencer. Sierra l’aida à déclouer les boîtes, puis à tout distribuer le
plus rapidement possible, craignant qu’une autre vague d’Aculéos leur
tombe dessus d’un instant à l’autre. Les Chevaliers préparèrent leurs
mistrailles en plaisantant et en riant.
— Ne tirez que si vous ne risquez pas de blesser un de vos
compagnons ! ordonna la grande commandante.
— Et ne gaspillez pas vos balles ! ajouta Wellan. Toutes doivent trouver
leur cible !
Il vit qu’Alésia se tenait à l’écart et qu’on ne lui avait pas remis de
mistraille.
— C’est elle qui n’en a pas voulu, l’informa Sierra.
Elle se tourna vers les Salamandres, qui avaient hâte de se battre.
— Écoutez-moi bien ! Massilia va vous placer en plusieurs lignes les
unes derrière les autres. Lorsque les Aculéos arriveront, seuls les Chevaliers
sur la première ligne pourront ouvrir le feu. Ils iront ensuite se placer
derrière, cédant la place à la deuxième ligne qui deviendra la première et
qui pourra tirer à son tour. Est-ce que c’est clair ?
— Il ne faut pas tirer quand on est dans la quatrième ligne parce qu’on
risque de tuer nos amis, fit Gavril.
— C’est exactement ça.
Voyant que Massilia mettait beaucoup de temps à organiser les
Salamandres, Alésia décida enfin de se rendre utile et de l’aider, ce qui
accéléra considérablement les choses.
Puis commença la longue attente. Wellan avait calculé que chaque
vague était arrivée un peu plus d’une heure après la précédente. Au bout de
deux heures, il rejoignit Sierra qui patientait sur le côté, armée d’une
mistraille.
— Ce n’est pas normal, murmura-t-il.
— C’est ce que je me disais aussi. Auraient-ils changé de point de
débarquement parce que nous sommes trop efficaces ici ?
L’Émérien se servit de ses sens surnaturels pour scruter la région.
— Il n’y a aucune activité sur toute la côte.
— Et s’ils avaient décidé de ne plus nous envahir ?
— Tu y crois vraiment ?
Elle secoua la tête.
— Salocin serait-il capable de se rendre chez Zakhar en douce ?
— Je ne crois pas qu’il sache comment être discret, répondit
moqueusement Wellan.
— C’est vrai qu’il est voyant et tapageur…
— Pourquoi les Aculéos ne sont-ils pas encore là ? demanda Massilia.
— Nous pensons qu’ils ont peut-être modifié leur stratégie parce que
vous êtes trop efficaces, répondit Wellan.
— Donc, nous attendons ici pour rien ? s’offusqua Séïa.
— Où sont-ils ? voulut savoir Massilia.
— Je les cherche.
Tandis que Wellan scrutait encore une fois la côte, les radeaux se
matérialisèrent dans le passage, juste devant la chênaie qui le séparait en
deux.
Les Basilics, qui avaient quitté les arbres pour assister les Chimères, se
retournèrent d’un seul bloc. D’un geste de la main, Chésemteh donna
l’ordre à ses soldats qui pouvaient la voir de quitter le combat pour
s’attaquer aux nouveaux arrivés. Les archers se précipitèrent dans les forêts
de séquoias et grimpèrent aux arbres avec leurs carquois maintenant remplis
à craquer. Ils se mirent à abattre sans pitié les Aculéos qui descendaient de
la première plateforme.
Salocin avait aussi aperçu la flottille qui ne se trouvait plus au bon
endroit. Même s’il avait promis à Sierra de veiller sur Audax, il se
transporta sur la falaise et apparut devant Sierra. Les Salamandres de la
première ligne le mirent aussitôt en joue avec leurs mistrailles.
Ne tirez pas ! cria Wellan d’une voix forte.
— Divisez-vous en deux groupes, maintenant ! ordonna le sorcier.
— Mais on en a assez à la fin de se diviser tout le temps, geignit
Sybariss.
— Dépêchez-vous ! exigea Massilia en passant au milieu des lignes et
en poussant les soldats de chaque côté d’elle.
Pour ne pas se retrouver seule sur la plage de galets, Alésia s’empressa
de se glisser dans l’un des deux groupes, même si elle n’était armée que de
sa hache.
— Que se passe-t-il ? demanda Sierra.
— Les radeaux sont apparus dans le passage à des kilomètres d’ici, lui
apprit Salocin. Ils ont dépassé les combats que mènent eh ce moment les
Basilics, les Chimères et les Manticores. Je vais transporter les Salamandres
de façon à leur couper la route.
— Mais les autres divisions se trouveront aussi devant elles. Si elles
ouvrent le feu, elles pourraient blesser leurs frères et leurs sœurs d’armes.
— Pas si un puissant sorcier élève un mur qui limitera la portée des
balles aux radeaux.
— C’est une bonne idée, admit Wellan.
— Évidemment, personne ne pourra le franchir en sens inverse pour
leur venir en aide.
— Aucun plan n’est parfait… murmura Sierra.

Ne captant pas la présence de sorciers parmi les Chevaliers qui


affrontaient les Aculéos dans le passage, Ackley décida d’intervenir pour
que ceux-ci puissent enfin faire des progrès. Puisque les plateformes
n’étaient plus dans l’eau, les hommes-scorpions sautaient directement à
terre. Le sorcier se retrouva bientôt seul à bord du premier radeau. Il évalua
rapidement la situation. Les Chevaliers en avaient plein les bras avec les
trois premières vagues. La seule menace à laquelle devait faire face le
dernier contingent, c’était les archers qui se cachaient dans les arbres et qui
abattaient systématiquement les Aculéos qui cherchaient à poursuivre leur
route vers la rivière. Ackley se mit donc à lancer des rayons ardents dans les
branches d’où partaient les flèches. Pour ne pas être brûlés vif, les Basilics
durent se laisser tomber sur le sol et, pour éviter les tirs magiques, ils se
déplacèrent aussitôt dans les fougères pour ne pas rester dans sa mire. Ils
continuèrent toutefois de ralentir la progression de l’ennemi.
C’est alors que les Salamandres apparurent devant les Aculéos dans les
deux passages. Mais leurs ordres étaient désormais d’affronter les humains
qui les empêchaient de progresser. Ils ne devaient accomplir la dernière
partie de leur mission qu’une fois tous les Chevaliers écrasés.
Ackley s’apprêtait à les bombarder eux aussi lorsqu’il ressentit non
seulement la présence de Salocin, mais celle de plusieurs autres sorciers.
Les Salamandres ouvrirent le feu sur les Aculéos en avançant vers eux sans
la moindre peur, Massilia en tête. Un mur invisible empêchait leurs balles
de se perdre dans la bataille qui faisait rage derrière les radeaux.
Entouré d’une bulle de protection, Salocin traversa la tourmente, car il
avait aperçu le fourbe sur le radeau.
— Si je comprends bien, tu veux connaître le même sort qu’Olsson ?
cria Ackley.
— Est-ce que tu fais référence à cette espèce d’anneau enflammé dont je
l’ai libéré ?
— Bel essai. Personne ne peut s’en échapper.
— Même en utilisant un beau sceptre doré qui en raffole ?
Ackley perdit aussitôt son assurance.
— Je ne le vois nulle part sur toi, constata-t-il. Seras-tu capable de t’en
dégager toi-même ?
Il forma le piège mortel sur ses bras, mais n’eut pas le temps de le
lancer. Une décharge d’énergie partit de derrière Salocin et frappa Ackley
de plein fouet. Il tomba à la renverse sur son radeau, mais se releva
immédiatement sur un coude en secouant la tête. Il aperçut Olsson, Wallasse
et Shanzerr qui venaient de se joindre à Salocin. Quant à Aldaric, qui était
enfin rentré à la forteresse, il avait choisi de rester avec Carenza pour
protéger Rewain.
— Comme on se retrouve, ironisa Olsson.
Ackley se releva, mais n’eut pas le temps de fuir. Wallasse bombarda
férocement sa plateforme dont l’avant vola en éclats. Un bout de planche
brisée frappa Ackley en plein visage. Furieux et aveuglé par le sang qui lui
coulait dans les yeux, il se mit à lancer des faisceaux meurtriers de tous
côtés, atteignant autant de Salamandres que d’Aculéos.
Les sorciers n’étaient pas là pour protéger les humains. Ils attaquèrent
Ackley tous en même temps, chacun avec une énergie différente. Le fourbe
leva instinctivement son bouclier, mais la force de l’assaut le fit reculer de
plus en plus sur la plateforme.
Un éclair fulgurant s’enfonça alors dans le sol devant les quatre sorciers
avec un sifflement aigu, les forçant à reculer. Ils levèrent les yeux au ciel,
où un unique nuage noir s’était formé dans le ciel bleu.
— Qu’est-ce que c’est encore ? grommela Wallasse, prêt à s’y mesurer.
— Je ne parviens pas à identifier cette énergie, avoua Shanzerr.
— Mais ça ne provient pas d’Ackley, affirma Salocin.
Ils reçurent leur réponse lorsqu’une belle femme aux longs cheveux
marron apparut à la gauche d’Ackley. De l’autre côté, un oiseau humanoïde
tout blanc venait aussi de se matérialiser.
— Olsson, toi qui sais tout… fit Salocin.
— C’est un mystère pour moi aussi.
Ils firent un pas vers l’embarcation, mais la femme, qui portait une
longue robe noire, leva la main pour les avertir de s’arrêter.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Abélie à Ackley.
— En attendant de régner avec toi, j’ai ressenti le besoin de m’amuser
un peu…
Ses vêtements étaient brûlés et sa blessure au visage saignait
abondamment. D’un geste de la main, la sorcière ferma l’entaille et changea
la tenue de son amant.
— Donc, ils ont un lien, conclut Shanzerr.
— Pourquoi tous ces gens se battent-ils ? poursuivit Abélie.
— Parce que notre ami Ackley est en train de faciliter l’invasion du
territoire des humains par les hommes-scorpions, l’informa Salocin.
— Tu as décidé de prendre le parti de ceux qui ont détruit notre village à
Hadar ? s’étonna la sorcière.
Ackley baissa la tête et garda le silence.
— Elle doit être très puissante s’il la craint plus que nous, murmura
Shanzerr.
— Ce conflit ne nous regarde pas, poursuivit Abélie. Règle-le et ne
reviens pas auprès de moi avant que ce soit fait.
Elle disparut en emportant Rhôk avec elle.
— On voit qui porte la culotte dans votre couple, lâcha moqueusement
Salocin.
— C’était quoi cette étrange créature avec elle ? demanda Wallasse.
— Je n’en ai jamais vu de semblables et pourtant je vis dans la forêt,
répondit Shanzerr.
Honteux d’avoir été pris en défaut par sa maîtresse, Ackley poussa un
cri de rage. Il sauta sur le sol, mais cette fois, ne s’en prit qu’aux
Chevaliers. Il se mit à tirer des rayons ardents dans leurs rangs, abattant
plusieurs Salamandres. Wallasse, Olsson et Salocin ripostèrent aussitôt,
l’obligeant à leur faire face. Pour sa part, Shanzerr s’employa plutôt à
éteindre les flammes qui se propageaient à la cime des arbres. Le bouclier
d’Ackley résista à la charge des sorciers, mais tout ce que le fourbe désirait,
c’était de faire le plus de mal possible autour de lui avant de s’éclipser. Il
tourna les talons, contourna les radeaux et réussit à passer à travers du mur
invisible élevé par Salocin.
— Où as-tu appris à créer d’aussi faibles barrières ? lui reprocha
Wallasse.
— Je tiens à préciser que son but n’était que d’empêcher les balles de
passer, se défendit Salocin.
Les trois sorciers donnèrent la chasse à Ackley et s’immobilisèrent
devant la mêlée des Chevaliers et des Aculéos qui continuaient de
s’affronter.
— Trouvez-le ! ordonna Olsson.
Ackley s’arrêta devant Koulia, qui venait de décapiter un homme-
scorpion avec son fouet. Elle se rappela l’avoir vu sur le premier radeau
lorsqu’il était apparu sur la plage. La Manticore n’eut pas le temps de se
servir de son fouet contre lui. Ackley utilisa sa magie pour retourner l’arme
contre elle. La lanière de cuir s’enroula autour du cou de Koulia et tous ses
efforts pour s’en défaire ne servirent strictement à rien. Elle commença à
suffoquer et se laissa tomber sur les genoux.
Ayant été le premier à repérer Ackley, Wallasse accourut en projetant un
rayon incandescent sur le fouet, le réduisant aussitôt en cendres. Lorsqu’il
se tourna ensuite vers le fourbe pour lui régler son compte, il ne le trouva
pas. Alors, il tendit la main à la Manticore, qui se surprit à l’accepter.
L’énergie turbulente de cette femme Chevalier électrisa Wallasse, mais ce
n’était pas le bon moment pour faire connaissance. Il se contenta de la
remettre sur pied.
— Ne reste pas là, gronda-t-elle. Rattrape ce salaud et tue-le.
Wallasse eut du mal à s’arracher à la fascination qu’exerçait cette furie
sur lui, mais elle avait raison. Il se concentra pour localiser encore une fois
le fourbe. Ackley avait prestement disparu, connaissant la fureur qui
animait ce sorcier imprévisible. Il se matérialisa plus loin et se retrouva
devant Cercika, qui frappait les Aculéos avec le manche de sa mistraille, car
elle n’avait plus de munitions.
— Une magicienne parmi les humains ? s’étonna-t-il.
La voyante n’eut pas le temps de lui demander qui il était et pourquoi il
se trouvait au beau milieu des combats. Ackley la prit à la gorge pour
l’étrangler. Cercika laissa tomber sa mistraille et s’agrippa à ses mains pour
lui faire lâcher son emprise, incapable d’appeler à l’aide Antalya et Cyréna
qui se battaient un peu plus loin. Elle allait perdre conscience lorsque le
sorcier la lâcha d’un seul coup. Vacillant sur ses jambes, elle vit un autre
homme habillé en noir qui marchait résolument à la rencontre de son
agresseur. Elle ignorait évidemment que c’était Olsson qui venait de la
sauver.
Ackley se retourna et commença à former un autre anneau de feu sur ses
bras pour tuer son persécuteur une fois pour toutes. Il reçut alors un violent
coup sur le crâne et tituba avant de disparaître.
Cercika avait utilisé le peu de force qui lui restait pour ramasser sa
mistraille et le frapper. Elle s’écroula sur le sol comme une poupée de
chiffon. Olsson aurait bien voulu poursuivre le traître, mais il avait une
dette envers cette jeune femme qui lui avait épargné le supplice de l’anneau.
Il se pencha sur elle et constata qu’elle avait arrêté de respirer. Il mit la main
sur sa poitrine pour la ramener aussitôt à la vie.
— Qui êtes-vous ? souffla la voyante. Est-ce que je suis morte ?
— Pas du tout. Je m’appelle Olsson.
Il la souleva dans ses bras et la transporta dans la forêt à l’écart des
combats.
— Reprends tes forces avant de recommencer à te battre, lui conseilla-t-
il.
Il retourna sur le champ de bataille à la recherche d’Ackley. Ayant
constaté que les Salamandres avaient épuisé toutes leurs balles, Salocin
avait abaissé son mur invisible, qui ne servait plus à rien.
Puisqu’ils n’avaient plus d’Aculéos à abattre, Massilia et ses soldats
s’étaient élancés sur ceux qui contournaient maintenant les radeaux. Ils leur
sautaient sur le dos en poussant des cris sauvages et les frappaient à
répétition avec leurs dagues. Comme si cette confusion n’était pas
suffisante, plus loin dans le passage, les geysers s’étaient réveillés et
brûlaient ceux qui se trouvaient près d’eux.
Salocin chercha Ackley des yeux, mais il n’était plus nulle part.
— Moi aussi je filerais dans les bras de la belle brune, soupira-t-il.
Il aperçut Wellan en train de se battre contre les hommes-scorpions avec
des rayons ardents.
— Aussi bien lui donner un coup de main pour qu’on en finisse, décida
Salocin.

Dans la cour de la forteresse de Mirach, Carenza, Rewain et Tatchey


assistaient à l’affrontement à la surface de la vasque. Des larmes coulaient
sur les joues du jeune homme, qui détestait toute forme de violence.
— Je ne peux pas rester ici à ne rien faire, madame.
— Il n’est pas question que tu risques ta vie non plus, protesta le toucan.
— Mais tu vois bien que les sorciers sont incapables de mettre fin à ce
non-sens.
Rewain plongea alors son regard dans celui de Carenza.
— Je suis un dieu, lui dit-il en utilisant la télépathie. C’est mon devoir.
— Tu sais pourtant que toute intervention de ta part pourrait attirer
Javad sur la planète.
— J’en suis conscient, mais je ne peux pas laisser mourir d’autres
Chevaliers.
— Tu es un homme droit, Rewain. Fais ce que te dicte ton cœur.
Le dieu-zèbre se volatilisa, au grand désarroi de Tatchey, que la sorcière
dut calmer avec sa magie pour qu’il ne se transforme pas en oiseau pour
voler au secours de son maître.
Après avoir sauvé la vie de Koulia, Wallasse avait aussi perdu la trace
d’Ackley. Il décida donc d’éliminer le plus d’Aculéos possible, mais en les
désintégrant avec sa magie. La Manticore était si éblouie par ce sorcier
qu’elle le suivait aveuglément au point d’en oublier toute prudence. La
lance d’un ennemi frôla sa joue, la ramenant instantanément à la réalité.
Elle dégaina son épée et la planta dans le ventre de l’homme-scorpion qui
venait de l’attaquer.
Pour sa part, Olsson s’était arrêté devant les radeaux, mécontent
qu’Ackley ait fait ce que lui-même avait refusé de faire. D’un seul coup, il
dématérialisa les dix radeaux.
— Où sont-ils allés ? demanda Cercika, éberluée.
— Je t’ai demandé de ne pas revenir sur le champ de bataille.
— Je suis un soldat, Olsson.
— Je les ai retournés à leur point de départ. Est-ce que ça va ?
— La tête me fait terriblement mal, mais j’ai connu pire.
— Reste derrière moi.
— Volontiers.
Olsson vit alors apparaître le jeune Rewain au centre du conflit.
— Comme si on avait besoin de ça, grommela-t-il. Il va attirer les
soldats-taureaux sur la planète.
Le corps du dieu-zèbre s’illumina alors de l’intérieur. Il tendit
brusquement les bras. Une puissante énergie s’échappa de lui avec la force
d’une explosion, jetant tout le monde au sol. Lorsque les Chevaliers
parvinrent enfin à se relever, il n’y avait plus aucun Aculéos où que ce soit,
morts ou vifs.
— Mais qu’est-ce qui vient de se passer ? s’exclama Pergame.
Le corps de Rewain redevint normal et il esquissa un sourire de
satisfaction. En retirant les hommes-scorpions du champ de bataille, il
venait de mettre fin à la guerre.
Audax s’avança vers lui tandis que Sierra et Wellan arrivaient en sens
inverse.
— Est-ce que c’était de la magie ? demanda le revenant à l’Émérien.
— Oui, mais pas la mienne.
Les sorciers s’étaient réunis plus loin en observant le ciel, inquiets de ce
que Rewain pouvait avoir attiré sur la région. Priène, Ilo, Chésemteh,
Massilia et Alésia convergèrent aussi vers Sierra.
— Que fait-on, maintenant ? demanda Ilo.
— Rassemblez vos blessés et vos morts, ordonna Sierra. Nous allons
vous retourner dans vos campements respectifs et j’irai ensuite vous voir.
Les commandants tournèrent les talons pour lui obéir.
Salocin, qui avait compris qu’il devait s’en mêler, quitta Wallasse,
Olsson et Shanzerr en essayant de trouver la façon de tous les faire rentrer
chez eux en même temps.
— Ils ont bien combattu, laissa tomber Audax. Je suis fier d’eux.
— Pas autant que moi, murmura Sierra.
À l’autre bout du continent, Zakhar faisait les cent pas au bord de la
crevasse lorsqu’il entendit un curieux sifflement. Il eut juste le temps de
s’écraser sur le sol. Les dix radeaux volèrent au-dessus de sa tête et
s’écrasèrent contre les pics rocheux qui bordaient la plaine. Le roi bondit
sur ses pieds en se demandant à quoi Ackley était en train de jouer. Il reçut
un gros projectile dans le dos et roula dans la neige. Lorsqu’il leva enfin la
tête, il découvrit qu’il se trouvait au milieu des guerriers qu’il avait envoyés
sur la côte ! La plupart étaient morts, les autres étaient blessés.
— Sorcier ! hurla Zakhar.
LEXIQUE

Ascensum – ascenseur
Boliscalum – météorite
Candelas – feux d’artifice
Détector – caméra de surveillance
Frigidarium – réfrigérateur
Horologium – horloge
Kinématographie – cinématographie
Kithara – guitare
Locomotivus – locomotive
Maskila – bombe de cristal
Mistraille – mitraillette
Movibilis – téléphone sans fil
Muruscom – interphone
Notarius – notaire
Ordinis – ordinateur
Palaistra – salle d’entraînement physique
Pallaplage – volleyball de plage
Parabellum – pistolet
Parafoudre inversé – paratonnerre inversé
Pendulus – réveille-matin
Radel – radeau d’Antenaus
Réflexus – photographie
Scanographie – radiographie
Statères et drachmes – monnaie d’Alnilam
Stationarius – téléphone fixe
Véhiculum à chenille – tracteur
Vidéoxus – vidéo
Déjà paru dans
la même collection :

Les Chevaliers d’Antarès, tome 1 – Descente aux enfers


Les Chevaliers d’Antarès, tome 2 – Basilics
Les Chevaliers d’Antarès, tome 3 – Manticores
Les Chevaliers d’Antarès, tome 4 – Chimères
Les Chevaliers d’Antarès, tome 5 – Salamandres
Les Chevaliers d’Antarès, tome 6 – Les sorciers
Les Chevaliers d’Antarès, tome 7 – Vent de trahison
Les Chevaliers d’Antarès, tome 8 – Porteur d’espoir
Les Chevaliers d’Antarès, tome 9 – Justiciers

À paraître en 2018 :
Les Chevaliers d’Antarès, tome 11 – Alliance
Les Chevaliers d’Antarès, tome 12 – La prophétie

À ce jour, Anne Robillard a publié soixante romans. Parmi eux, les sagas à succès Les Chevaliers
d’Émeraude et Les héritiers d’Enkidiev, la mystérieuse série A.N.G.E., Qui est Terra Wilder ?,
Capitaine Wilder, la série surnaturelle Les ailes d’Alexanne, la trilogie ésotérique Le retour de
l’oiseau-tonnerre, la série rock’n roll Les cordes de cristal ainsi que plusieurs livres compagnons et
BD.
Ses œuvres ont franchi les frontières du Québec et font la joie de lecteurs partout dans le monde.
Pour obtenir plus de détails sur ces autres parutions, n’hésitez pas à consulter son site officiel et sa
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et
Bibliothèque et Archives Canada
Robillard, Anne
Les Chevaliers d’Antarès
Sommaire : t.10. La tourmente.
ISBN 978-2-924442-63-0 (vol. 10)
I. Robillard, Anne, auteur. Justiciers. II. Titre.
PS8585.0325C42 2016 C843’.6 C2015-942610-3
PS9585.Q325C42 2016

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Illustration de la couverture et du titre : Aurélie Laget


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Mise en pages et typographie : Claudia Robillard
Révision et correction d’épreuves : Annie Pronovost

Distribution : Prologue
1650, boul. Lionel-Bertrand
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Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2018


Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2018

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