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Obscurci

Un cri d'enfant a interrompu notre conversation, ramenant Lyra sur ses


gardes.

Nous nous sommes tous crispés tandis que je cherchais la source du bruit,
m'attendant à devoir prendre des mesures défensives. Un instant plus tard, je
me suis détendu et j'ai relâché mon souffle.

Plusieurs enfants, dont l'âge variait entre huit ans et le début de l'adoles-
cence, se couraient après entre les parcelles de terre cultivée. La fille en tête
sprintait avec un lourd ballon de cuir dans les bras tandis que les autres lut-
taient pour le lui voler.

Un garçon, un peu plus grand, lui a attrapé le bras, et elle a tenté de lancer le
ballon à une autre fille. Cependant, le ballon était trop lourd et il a atterri à
plusieurs mètres de distance. Il a roulé sur le chemin d'un autre enfant, qui a
donné un coup de pied sauvage par accident, l'envoyant voler dans notre
direction.

« Pourquoi y a-t-il des enfants ici ?» Demanda Ellie, confuse.

Lyra regardait les enfants jouer avec une expression distante. « De nom-
breuses familles Alacryennes avaient élu domicile dans des endroits comme
Xyrus et Etistin. Ce sont surtout celles de soldats de haut rang. Ils n'ont nulle
part où aller. »

La balle a roulé jusqu'à mes pieds. Les enfants ont cessé de la poursuivre,
gardant leurs distances en me fixant nerveusement. J'ai lancé le ballon en l'air
avec mon pied avant de le renvoyer au-dessus de leurs têtes, l'envoyant voler.
Les enfants se sont mis à rire en chœur et sont repartis à sa poursuite.

Lorsque je me suis retourné, Lyra m'inspectait attentivement.

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« Si vous allez à Alacrya, dit-elle, il y a quelque chose que j'aimerais vous de-
mander. » Une pile de rouleaux et de parchemins pliés est apparue de son
anneau dimensionnel. « Certaines personnes ici ont écrit des lettres à leurs
sangs en Alacrya, mais je n'ai pas eu la possibilité de les envoyer autrement. »

Chul a reniflé. « Est-ce que nous devons être des facteurs maintenant ? Des
porteurs de lettres pour l'ennemi ?»

« Bien sûr que nous les prendrons », dit Caera en s'avançant pour accepter la
pile de lettres de Lyra. Elle m'a jeté un regard interrogateur.

« Ça ne devrait pas être un problème de les faire parvenir à Alacrya, au


moins », dis-je sans me compromettre, me sentant plus en accord avec Chul
qu'avec Caera.

Lyra a laissé échapper un rire clair et mielleux, et je n'ai pas pu m'empêcher


de glousser à mon tour. « Je ne vous demande pas de faire du porte-à-porte
pour les distribuer, Régent. Mais je vous remercie. Votre aide à ce sujet,
même si elle vous semble insignifiante, est grandement appréciée. »

Caera a serré les lettres avec soin pendant un long moment avant de les en-
voyer dans son anneau dimensionnel. « Avons-nous une destination en tête,
alors ?»

« Y a-t-il un endroit en Alacrya où nous serons en sécurité ?» Demanda Ellie


en guise de réponse, en s'agitant nerveusement. Dans son souffle, elle ajou-
ta : « Je n'arrive pas à croire que je vais sur un autre continent. »

« Oui, je sais par où commencer. Lyra, y a-t-il un endroit dans les environs qui
soit à l'abri des regards des habitants du village ? Je préfère ne pas froisser
ces gens en activant un portail vers Alacrya sous leurs yeux. »

Lyra a acquiescé avant de nous conduire vers un petit bosquet florissant, un


peu plus loin du village. Il était suffisamment dense pour nous mettre à l'abri
des regards indiscrets.

Retirant la distorsion tempus, je l'ai posée au sol parmi l'herbe jaune et l'ai
activée, utilisant l'éther pour modeler le mana comme il le fallait. La distor-
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sion tempus a brillé, éclatante dans l'ombre des branches d'arbres qui s'éten-
daient, et un portail est apparu à côté d'elle.

Cette fois, Caera est passée en première. Je n'étais pas tout à fait sûr de ce
qui attendait de l'autre côté, et je voulais qu'un visage familier sorte du por-
tail.

Les autres ont suivi rapidement.

« Merci, Lyra », dis-je en tendant la main à la Servante.

Elle l'a prise. « Les choses se précisent, Régent. Je ne peux m'empêcher de


penser qu'Agrona a fini d'attendre son heure. Il ne fait rien sans plan, et
même si sa nature d'asuran le rend parfois distant sur le moment, je ne crois
pas que tout ce qui s'est passé soit indépendant de sa volonté. Même sa dé-
faite ici à Dicathen. »

« Pour notre bien, j'espère que tu as tort », dis-je en serrant fermement sa


main une dernière fois avant de la relâcher.

Alors que je récupérais la distorsion tempus, j'ai senti mon regard attiré à mi-
distance. Au-delà des arbres, j'entendais encore des enfants jouer et des ou-
vriers crier, suivis par le chant grave d'un bœuf de lune. J'ai pensé à des
soldats qui modifiaient la nature de leurs sorts de combat pour labourer et
arroser les terres cultivées, à des groupes de combattants organisés qui tra-
vaillaient de concert pour construire des maisons au lieu de les détruire.

Je me suis rendu compte que des gens plus faibles auraient pu mourir de faim
ici, ou laisser leur situation devenir si désastreuse qu'ils n'auraient eu d'autre
recours que d'attaquer à nouveau, mais les Alacryens, eux, avaient prospéré.

Qui aurait pu deviner que la femme autrefois responsable de la diffusion des


mensonges vicieux d'Agrona sur ce continent serait la même personne qui se
tenait maintenant à mes côtés, consacrant sa vie à l'amélioration du sort de
ceux qu'Agrona ne considérait que comme du bétail ?

Voyant la possibilité de jours meilleurs à l'horizon après tant d'années de


guerre, j'ai franchi le portail.
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J'ai été enveloppée d'une lumière tremblante, qui a mis un moment à se
transformer en formes solides lorsque je suis apparue à ma destination. Des
voix dissociées se sont infiltrées dans ma conscience avant que je ne puisse
en comprendre le sens, plusieurs voix différentes, la plupart en train de crier.

Alors que les couleurs floues prenaient leur sens, j'ai réalisé que je faisais face
à un mur de sorts défensifs. Obscurci par plusieurs boucliers de vent, de feu,
de glace et des panneaux translucides de mana, se trouvait un domaine en
briques de deux étages, lui-même entouré de collines vertes et de champs
dorés. Le portail nous avait déposés en plein milieu d'une cour finement en-
tretenue, et Chul avait les pieds dans un lit de bulbes couleur mandarine.

Il avait également sorti son arme et regardait d'un air renfrogné les mages
adverses. Regis avait sauté devant lui, dissuadant Chul de sauter sur les Ala-
cryens, tandis qu'Ellie, tenant Silverlight comme un bâton de combat, s'était
mise à l'abri derrière Boo. Caera s'était avancée, les mains levées au-dessus
de la tête, et tentait à présent de désamorcer calmement la situation.

« Nous ne sommes pas une menace, détendez-vous. Je m'appelle Caera de


Haut-sang Denoir. S'il vous plaît,... »

L'un des boucliers a fondu, et une jeune femme a franchi la ligne de défense.
Ses cheveux orange virant vers le jaune à la pointe encadraient son visage
incrédule et ses yeux noisette brillants. « Professeur Grey ?»

« S'il te plaît, n'attaque pas mes amis, Briar », dis-je en m'avançant lentement
devant les autres. « Cela rendrait la situation assez gênante pour tout le
monde. »

L'un après l'autre, les autres boucliers se sont éteints, révélant plusieurs
jeunes mages, tous en âge d'aller à l'école. Le seul que j'ai reconnu immédia-
tement était Adem, la pupille de Darrin. Les yeux sombres du garçon s'étaient
élargis de façon caricaturale à ma vue, et son visage s'était décomposé en un
énorme sourire. Autour de lui, les autres jeunes mages se sont mis à bavarder
avec enthousiasme, cherchant auprès d'Adem la confirmation de ce que Briar
venait de dire.

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La porte d'entrée du domaine s'est ouverte en claquant, et Darrin s'est préci-
pité vers la lumière du soleil, le vent tourbillonnant déjà autour de ses poings.
À ma vue, il s'est arrêté net, et son expression s'est transformée en choc pur,
puis en soulagement, et enfin en un sourire presque aussi large que celui
d'Adem.

« Grey ! Espèce de salaud incorrigible, j'ai failli me faire dessus quand l'alarme
du périmètre s'est déclenchée », dit-il, provoquant une salve de rires peu
rassurés de la part de la foule d'adolescents. « Qu'est-ce que tu fais ici, par le
nom de Vritra ?»

« Je pourrais te demander la même chose », répondis-je en laissant mon re-


gard balayer les défenseurs du domaine. « Ton programme s'est développé,
apparemment. »

Son sourire a faibli, et il les a inspectés à son tour. « Il s'est passé beaucoup de
choses depuis que tu es parti à l'académie centrale. Pourquoi ne pas entrer
avec tes amis à l'intérieur ? Tu pourras me dire quel genre d'ennuis tu as ap-
portés à ma porte, et j'en ferai de même. »

Les jeunes mages se sont écartés, nous permettant de nous approcher du


manoir. Sylvie s'est placée à ma gauche, tandis qu'Ellie s'est installée à ma
droite. Je l'ai entendue murmurer à Boo de rester dans la cour. L'ours gardien
a grogné mais a fait ce qu'elle lui demandait. Caera et Regis marchaient juste
devant moi.

En jetant un coup d'œil à Chul, qui surveillait les Alacryens depuis l'arrière, j'ai
dit : « Merci d'avoir fait preuve de retenue. »

Il a croisé mon regard pendant à peine un pas, puis s'est remis à surveiller les
enfants alacryens. « Le signal pour passer à l'attaque n'avait pas été donné. »

À l'intérieur du hall d'entrée, d'autres jeunes visages jetaient des coups d'œil
par les portes et descendaient de la rampe autour du palier du deuxième
étage.

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« Maître Ordin, que—professeur Grey !» Aphène, ses cheveux noirs plus
longs que la dernière fois où je l'avais vue à la Victoriad, bloquait l'un des
couloirs.

Derrière elle, plusieurs enfants beaucoup plus jeunes s'efforçaient de se ca-


cher tout en essayant simultanément de voir ce qui se passait, y compris la
petite fille Penka que j'avais rencontrée la dernière fois que j'étais ici.

« Tu as tous les enfants de ma classe ici ?» Demandai-je, encore plus pris au


dépourvu par la présence d'Aphene.

Les lèvres de Darrin se sont retroussées dans un sourire forcé qui n'est pas
parvenu jusqu'à ses yeux.

« Marcus est quelque part par ici », dit Briar depuis l'embrasure de la porte
derrière mon groupe. « Son Sang a été assez intelligent pour le faire sortir de
l'académie avant que les choses ne commencent vraiment à partir en
couille. »

« Briar, langage », dit Darrin, son ton légèrement grondant.

Je voulais poser plus de questions, mais j'ai pensé qu'il valait mieux le faire en
privé, et j'ai donc suivi Darrin plus profondément dans le domaine. Une traî-
née d'enfants nous suivait à distance, se glissant derrière nous comme si nous
n'allions pas remarquer une douzaine de paires de pieds qui clapotaient. Briar
suivait plus effrontément, agissant comme si elle était l'une des nôtres et
avait bien l'intention de se joindre à la conversation qui suivrait notre arrivée.

Sylvie a examiné attentivement chaque arme ou objet d'art accroché au mur.


« Alacrya ne semble pas si différent de Dicathen », se demanda-t-elle.

Darrin nous a conduits dans le même salon où Alaric et lui m'avaient révélé
leur plan pour l'Académie centrale. Mes compagnons et moi sommes entrés
dans la pièce, mais Darrin a arrêté Briar à la porte.

Elle a croisé les bras et levé le menton d'un air de défi, mais il n'a eu qu'à
hausser un sourcil. Elle s'est dégonflée, s'est décoiffée avec irritation et a crié
à tous les autres enfants de retourner à leurs tâches, en les éloignant.
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La petite chambre finement aménagée était un peu petite pour accueillir
chacun d'entre nous. Regis, le sentant, est devenu incorporel et s'est évanoui
dans mon noyau. Chul s'est approché de la fenêtre et a regardé dehors, le dos
tourné au reste d'entre nous. Caera, qui présentait encore des signes de fa-
tigue dus à sa longue épreuve avec Vajrakor, s'est installée dans un fauteuil en
velours. Ellie a fait de même, bien qu'elle se soit assise beaucoup plus rigide-
ment, les mains sur les genoux, la lumière de Silverlight scintillant sur ses
jambes.

Sylvie est restée à mes côtés, ses yeux aiguisés surveillant Darrin avec atten-
tion.

C'est bon. Nous pouvons lui faire confiance.

« Peut-être, mais tu ne sens pas à quel point il est stressé ? Les choses ne vont
pas très bien pour lui. »

Les bras croisés, je me suis appuyé contre un pan de mur nu, l'un des rares à
ne pas être couvert par des bibliothèques ou des armoires de bouteilles.
« Alors, c'est quoi le problème avec tous ces enfants ?»

Darrin a soupiré et s'est affalé sur une chaise. Sa tête a lentement balayé la
pièce en observant chacun de mes compagnons, et il n'a répondu que lorsque
ses yeux ont croisé les miens. « C'est la guerre civile, Grey. Certains sont or-
phelins depuis peu, d'autres se cachent pour éviter d'être envoyés au
combat. Ton impact ne peut pas être sous-estimé non plus. On m'a dit que
beaucoup de tes élèves avaient convaincu leurs Sangs de ne plus participer à
la guerre à cause de toi. »

« Ce qui est, d'une certaine façon, la raison pour laquelle nous sommes ici »,
intervint Caera, attirant l'attention de Darrin.

« Dame Caera, c'est un plaisir de vous revoir », dit Darrin, son regard s'attar-
dant sur les cornes de la jeune femme.

Dans un mouvement qui semblait involontaire, la main de Caera est remon-


tée jusqu'à ses cornes, presque comme si elle avait oublié qu'elles étaient
visibles. « Certains d'entre nous se battent dans cette guerre civile depuis
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longtemps. Comme Faux Seris. Nous cherchons à avoir de ses nouvelles. Y a-t-
il quelque chose que vous puissiez nous dire ?»

La mâchoire de Darrin s'est crispée, puis s'est détendue. Se levant brusque-


ment, il s'est dirigé vers une étagère basse contenant des bouteilles et des
verres et s'en est servi un, qu'il a ensuite vidé d'un seul trait. « La moitié des
parents de ces enfants sont piégés dans les Relictombs avec elle. Les forces
sous les ordres de Faux Dragoth Vritra prennent d'assaut les portails du deu-
xième niveau sans relâche depuis des semaines. »

« Alaric a quelques personnes intégrées à ces soldats qui nous fournissent des
informations, bien que ce ne soit guère nécessaire. L'activité du premier ni-
veau n'a pas du tout ralenti, même si les ascensions sont pratiquement
interrompues. Tout ce que je sais, c'est que les forces d'assaut sont de plus en
plus confiantes chaque jour dans le fait qu'elles vont bientôt faire une brèche
jusqu'au second niveau. »

Caera m'a jeté un coup d'œil, son urgence apparente. « Nous ne devrions pas
attendre alors, Grey—désolé, Arthur. Nous devons y aller immédiatement. »

Les sourcils de Darrin se sont froncés lorsqu'elle a prononcé mon nom.


« Alors, c'est vrai. Tu es Dicathéen, comme le disent les rumeurs ?»

« Qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ?» Demanda Ellie sur la défensive, serrant


Silverlight en regardant nerveusement Darrin.

Darrin a répondu au malaise d'Ellie par un sourire chaleureux. « Rien, vrai-


ment, c'est juste que... je suis désolé, Grey—Arthur ne nous a pas présentés.
Je suis Darrin, ex-ascendeur et actuel wrangler d'enfants terrifiés. Je l'ai aidé à
se sortir de plus d'une situation précaire, et j'espère qu'il est là pour me
rendre la pareille. »

« Oh », dit Ellie en regardant d'un air penaud ses genoux.

Lui épargnant trop de détails, je lui ai rapidement présenté tout le monde, à


l'exception de Caera, qu'il connaissait déjà.

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« On dirait bien que nous devons partir immédiatement, mais... il y a un pro-
blème avec cette prochaine partie », admis-je en m'écartant du mur et en
croisant le regard de mon lien.

« Je ne peux pas aller dans les Relictombs », dit-elle en fronçant les sourcils.

« Je vais rester avec Sylvie, si c'est ce que tu veux », proposa Ellie, me surpre-
nant.

« Je ne veux laisser personne derrière moi, mais nous n'avons pas le choix. Ce
sera plus rapide si Caera, Regis et moi y allons seuls. » À Darrin, j'ai demandé :
« Les autres peuvent-ils rester ici ? Sylvie et Chul devraient être d'une grande
aide en veillant à ce que vos gardes soient occupés. »

Chul s'est détourné de la fenêtre, l'air renfrogné. « Je n'ai pas échangé une
cachette contre une autre. »

J'ai commencé à répondre quand quelque chose a attiré mon attention.


Realmheart a baigné ma vision dans une mer de couleurs, me permettant de
voir le sort de vent avec déviance sonore altérer la protection jetée sur la
porte.

Darrin—remarquant mon regard—s'est rapidement dirigé vers la porte et l'a


ouverte d'un coup sec. Plusieurs des élèves les plus âgés se sont effondrés sur
le sol. Derrière eux, Aphene et Briar ont eu la décence de faire semblant
d'être désolés.

« Vraiment ?» Gronda Darrin en secouant la tête. « Vous êtes quoi, une


bande d'animaux sauvages ?»

« Mes parents sont dans les Relictombs », dit un jeune homme à genoux. « Je
veux savoir ce qui se passe. »

« Le professeur Grey aura besoin d'aide s'il veut aider Faux Seris Vritra. » Au-
dacieuse comme toujours, Briar n'a pas bronché sous le regard conjoint de
tout mon groupe. « Nous pouvons nous battre... »

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« Ce qui est exactement ce pour quoi vous avez été envoyés ici, à savoir ne
pas le faire, n'est-ce pas ?» Répondit Darrin d'une voix douce. J'ai vu alors à
quel point il tenait à ses nombreux protégés, car sa gentillesse n'a fait que
croître face à la défiance de Briar. « Maintenant, filez, vous tous. »

La porte étant à nouveau fermée et protégée, notre conversation s'est pour-


suivie pendant un certain temps. Darrin était plus que disposé à permettre à
mes compagnons de rester avec lui, même si eux-mêmes étaient moins en-
thousiastes à l'idée d'être laissés derrière, en particulier Chul.

En fin de compte, ce sont les Relictombs qui ont déterminé notre destin.

Sortant le Compas, j'en ai disloqué les deux moitiés et j'ai activé la partie as-
censionnelle. Comme je l'avais vu faire à maintes reprises, le cristal à
l'intérieur s'est désintégré et a formé un portail opaque au-dessus de la demi-
sphère. J'ai tout de suite compris que quelque chose n'allait pas.

Le portail lui-même était déformé, la lumière qui s'en échappait se courbait


de façon anormale. Je me suis rapidement écartée pour éviter de toucher les
rayons de lumière visqueuse, et ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai aperçu
mon lien.

Sylvie fixait le portail comme en transe, et il semblait presque que le portail


lui-même se tendait vers elle.

« Ça va ?» Demandai-je, mes doigts se crispant avec l'envie d'annuler le por-


tail.

Sylvie a hoché la tête, sa main se levant lentement en direction de la lumière


qui s'approchait simultanément d'elle. « Je vais bien, c'est juste que... il y a
une sorte de résonance entre moi et le portail... »

De faibles stries ondulent dans l'éther atmosphérique, réalisai-je, reliant Syl-


vie et le portail d'ascension.

« Sylvie », lançai-je en guise d'avertissement, une vague panique désincarnée


me serrant la poitrine.

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Elle a hésité, me regardant comme si elle me demandait la permission. « Je
me sens... rassurée. »

Mes poings se sont serrés sur mes flancs alors que je résistais à l'envie de la
retenir. J'ai essayé de considérer la situation de façon rationnelle, mais je
n'avais aucune base pour prendre une décision. Le portail devrait simplement
la repousser, comme ce qui s'était passé avec Taci et Aldir, mais Sylvie pouvait
être différente. Par ailleurs, le Compas pouvait fonctionner différemment,
mais je n'avais aucun moyen de savoir si c'était une bonne ou une mauvaise
chose.

Tout ce que je pouvais faire, c'était lui faire confiance. J'ai acquiescé. Le bout
de ses doigts a effleuré les bords de l'ovale opaque, et elle est passée à tra-
vers, disparaissant dans les Relictombs.

« Et merde », pensa Regis en sautant à travers le portail à sa suite.

« Changement de plan », lançai-je d'un ton sec. « Chul, va avec elle. »

Il a souri, conjuré son arme et sauté à l'intérieur. Caera a serré la mâchoire


avec détermination et l'a suivie.

Ellie m'observait attentivement, ne sachant visiblement pas encore si elle


venait avec nous ou non. J'ai hoché la tête et lui ai fait signe de se diriger vers
le portail. Il y eut un léger pop et Boo est apparu à côté d'elle, sa grosse car-
rure renversant une table de chevet. « Oups, désolée », dit Ellie avant de
s'engouffrer dans le portail, suivie de près par Boo.

« Personne d'autre ne pourra entrer dans le portail après mon passage »,


expliquai-je à Darrin, « mais ne laisse personne trafiquer l'artefact »

« Il sera enfermé dans cette pièce. Personne n'entrera, je peux te le garan-


tir », m'assura Darrin en redressant la table renversée. « As-tu la moindre
idée de ce dans quoi tu t'engages ?»

« Rien d'agréable, j'en suis sûr. » Ne souhaitant pas laisser mes compagnons à
l'intérieur des Relictombs sans moi plus longtemps que je ne l'avais déjà fait,
j'ai franchi le portail.
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Et j'ai pénétré dans... quelque chose d'indescriptible.

Une violente pression violette a bloqué mon corps sur place. Une tempête
invisible faisait rage, et mon pouls semblait démarrer et s'arrêter sans cesse,
mon cœur s'emballant rapidement, puis plus du tout. Je ne pouvais ni voir, ni
entendre, ni penser clairement. Je n'étais même pas sûr d'être arrivé dans les
Relictombs.

« C'est Sylvie... » La voix de Régis m'est parvenue à travers la masse d'éther,


déformée et hésitante.

En même temps que sa voix, j'ai eu le flash d'un souvenir : Régis, apparaissant
de l'autre côté du portail. Sylvie, le corps figé et tombant comme si elle était
en train de faire une crise. Il s'est avancé d'un demi-pas vers elle. Puis, une
explosion d'éther, comprimant Régis en une simple boule emprisonnée dans
une couche visqueuse de goudron éthérique.

Activant Realmheart, j'ai cherché les autres. Ils étaient là, immobiles, figés,
mais ils ne semblaient pas blessés.

Rassemblant autant d'énergie que possible, j'ai poussé vers l'extérieur, es-
sayant de me frayer un chemin à travers ce qui m'immobilisait, tout en
manœuvrant avec précaution entre mes compagnons. Petit à petit, l'éther
opposé a cédé et j'ai pu avancer. Un pas, puis un autre, plus profondément
dans le bourbier, jusqu'à ce que...

Mon pied droit heurte la source du chaos.

Je me suis penché—lentement, car je devais maintenant faire attention à ne


faire sortir que suffisamment d'éther pour ne pas être à nouveau bloqué—et
j'ai tendu la main vers Sylvie.

L'air entre nous s'est éclairci, le brouillard améthyste a été repoussé par ma
force opposée.

Sylvie était au sol, les yeux ouverts mais tellement retournés dans leur orbite
qu'on n'en voyait plus que le blanc. Son corps était rigide et immobile. J'ai

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saisi ses épaules et je l'ai secouée doucement. Comme elle ne répondait pas,
je l'ai secouée plus fort.

Elle ne réagit pas.

« Sylvie !»

Sylv, tu m'entends ?

Elle ne répond pas.

Mon esprit s'est emballé. Je n'arrivais pas à savoir si l'éther était contrôlé par
elle dans une sorte de sortilège ou d'émanation, ou si les Relictombs elles-
mêmes généraient le phénomène. Elle était inconsciente, mais l'éther lui
ressemblait, ce qui n'avait aucun sens. Un mécanisme de défense, peut-être ?
Me demandai-je. Déclenché par une réaction des Relictombs.

Tenter d'expulser la tempête éthérique était trop dangereux. Je risquerais de


mettre Ellie ou Caera en pièces entre les deux forces opposées. Je pouvais
essayer de l'annuler, mais sans comprendre ce qui se passait ni pourquoi,
j'avais peur de faire obstacle à Sylvie de quelque façon que ce soit.

Pourtant, je savais que je devais faire quelque chose.

J'ai étendu mes sens, ce qui m'a demandé un effort considérable, car je faisais
jaillir mon propre éther pour me propulser vers l'extérieur à travers l'effet du
sort, comme des vers creusant dans le sol, et j'ai essayé de trouver les bords
du nuage.

Mon pouls s'est accéléré quand j'ai découvert ce qui se passait.

La tempête se propageait vers l'extérieur, se renforçant grâce à l'éther at-


mosphérique de la zone. Sylvie n'avait pas de noyau d'éther et n'avait donc
pas d'éther purifié à utiliser. Comme tous les dragons, elle ne pouvait
qu'influencer l'éther qui l'entourait. Si je pouvais repousser l'éther vers l'inté-
rieur, le contenir d'une manière ou d'une autre, je pourrais empêcher son
sort d'affecter le reste d'entre nous sans la séparer de l'éther.

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Seulement, j'ai tout de suite vu le problème.

Si je dépensais toute mon énergie à contenir le sort inconscient de Sylvie, je


ne pourrais pas aider les autres à sortir de la zone. Mais Sylvie n'avait aucun
moyen naturel de contenir autant d'éther, aucune capacité à aspirer et à
stocker l'éther comme je le faisais.

Sauf que j'avais un moyen de manipuler l'éther à l'extérieur de mon corps


sans avoir besoin d'une intervention consciente constante.

Saisissant le lien de mon armure relique, j'ai essayé de la faire apparaître sans
la conjurer sur mon corps. Les écailles noires sont apparues sur ma peau. J'ai
grincé des dents et tenté de l'enlever physiquement, mais contrairement à
une armure normale, il n'y avait aucun moyen de le faire.

« Peut-être que je peux aider, si j'arrive à bouger », pensa Regis.

Si nous pouvions seulement... Oui, ça pourrait marcher. Je vais voir ce que je


peux faire.

Agenouillé à côté de Sylvie, j'ai ouvert les vannes de mon noyau. Je n'ai pas
essayé de contrôler l'éther qui a commencé à se déverser hors de moi, je l'ai
simplement laissé se répandre dans l'atmosphère. Il s'est répandu dans le
nuage, ne faisant rien pour perturber le sort mais se mêlant à l'éther atmos-
phérique qui formait la tempête.

Je pouvais sentir la limite d'expansion du nuage et la densité de l'éther at-


mosphérique, et j'ai essayé d'adapter mon émission à l'influence du sort. Cela
m'a pris une minute. Quand j'ai pensé que les deux forces étaient presque en
équilibre, j'ai pris le contrôle.

Chaque particule violette de mon éther purifié s'est accrochée à une particule
de ce qui constituait le sort de Sylvie. Je ne pouvais pas espérer contrôler
individuellement chaque particule, mais l'éther répondait à mon intention et
réagissait de façon appropriée.

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J'ai trouvé Régis dans la tempête, j'ai calmé l'éther autour de lui, puis j'ai ou-
vert une sorte de tunnel entre nous. Il était avec moi instantanément,
s'envolant du nuage et pénétrant dans mon noyau.

« Qu'est-ce qu'elle fait ?» Grogna-t-il en se débarrassant mentalement des


effets du sort.

Pas le temps. Après.

La base de notre idée était la même que celle que Regis et moi avions utilisée
lorsque j'avais imprégné une épée conjurée de Destruction en canalisant
notre puissance combinée dans mon éther. D'abord, Regis s'est infiltré dans
l'armure elle-même, maintenant son état incorporel. Puis j'ai libéré l'armure.
Regis est resté avec elle, se laissant entraîner d'un état éthérique à l'autre.

L'armure s'est estompée, devenant elle aussi incorporelle, mais elle n'a pas
entièrement disparu. Les djinns avaient créé la relique, mais ils n'avaient pas
prévu qu'elle puisse prendre une autre forme éthérique, c'est pourquoi elle
s'est figée entre deux états.

Lorsque Régis s'est envolé vers Syvlie, l'armure sombre a été entraînée avec
lui. Il a disparu dans Sylvie, et j'ai tiré sur le fil entre moi et l'armure, la ren-
dant à nouveau physique. Ou plutôt, j'ai essayé de le faire.

Au lieu de cela, l'essence sombre de l'armure à moitié invoquée s'est déchi-


rée comme une chemise en soie. En jurant, j'ai tendu mon éther et tenté de
m'accrocher à l'armure, de la même façon que je manipulais le mana avec
l'éther. Régis a tiré sur l'armure, essayant de l'enrouler autour de Sylvie, tan-
dis que je la maintenais en place.

En fermant les yeux, je n'avais qu'une idée en tête. Protège-la.

J'ai laissé s'échapper toutes les autres pensées, me concentrant entièrement


sur l'armure et sur cette simple idée.

Le temps s'est figé.

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Par à-coups, l'armure s'est mise à coalescer, à rétrécir pour s'adapter au corps
de Sylvie tout en se durcissant autour d'elle. J'ai laissé échapper un souffle
que j'ignorais avoir retenu.

Mon esprit est revenu à l'éther que j'avais libéré dans l'atmosphère, chaque
particule étant liée à celles du sort de Sylvie.

L'éther atmosphérique luttait contre moi, essayant de maintenir la forme que


la volonté de Sylvie lui donnait. Mais comme me l'avait expliqué la projection
djinn, mon noyau me donnait l'avantage de pouvoir exercer un contrôle
beaucoup plus précis et d'avoir un lien beaucoup plus fort avec l'éther purifié.
J'ai pris le dessus sur l'influence de Sylvie.

La zone d'influence du sort a été repoussée vers l'intérieur, vers Sylvie elle-
même. Je pouvais sentir les limites de la tempête se rétrécir à mesure que la
brume violette s'estompait dans l'air. Petit à petit, tout était contenu dans
Sylvie, l'armure relique servant de carapace.

Un cri de guerre à glacer le sang a explosé juste à côté de moi, tandis que
Chul reculait, son arme prête à l'emploi et sa tête agitée dans tous les sens à
la recherche d'un ennemi.

Quelqu'un d'autre a poussé un soupir, et je me suis retournée juste à temps


pour voir ma sœur vomir sur le sol, non loin de l'endroit où gisait Sylvie. Caera
a passé un bras autour d'elle et a écarté les cheveux d'Ellie de son visage, en
marmonnant quelque chose de doux et de réconfortant.

« Hah, ça a marché. Je ne m'attendais pas à ça », pensa Regis en se libérant


du corps de Sylvie. Il a repris sa forme physique et a secoué la crinière de feu
qui brûlait autour de son cou.

J'ai pris la tête de Sylvie dans mes mains et j'ai utilisé Realmheart pour re-
chercher tout signe de blessure, de contrecoup ou de dommage magique,
mais elle semblait physiquement indemne. Maintenant que le sort avait été
maîtrisé, il était clair que ce phénomène était projeté par Sylvie elle-même et
qu'il ne s'agissait pas d'une attaque des Relictombs.

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« L'armure fait le plus gros du travail, mais je vais devoir rester concentrée
dessus pour empêcher son sort de se libérer à nouveau », expliquai-je aux
autres.

« Pah, qu'est-ce qui pourrait me menacer ici ?» Demanda Chul, en regardant


autour de lui avec assurance.

Mon regard a suivi le sien, prenant pleinement conscience de notre environ-


nement pour la première fois.

Nous avions atterri sur une étroite parcelle de terre plate et stérile, au milieu
d'une forêt. À l'exception de l'endroit où nous nous trouvions, les arbres
poussaient sur une eau calme et claire. Des racines géantes s'élevaient parfois
au-dessus de la surface comme des chemins sinueux, reflétant les branches
qui se trouvaient au-dessus.

Il n'y avait pas de ciel, seulement une flore qui grimpait sans cesse, des
branches aussi larges que des routes s'entrelaçant pour donner l'impression
qu'il n'y avait ni début ni fin à la canopée de la forêt. Malgré l'absence de
soleil ou de ciel, la forêt était éclairée d'une lumière froide et sans source.

« Est-ce que Sylvie va bien ?» Demanda faiblement Ellie, en s'efforçant de se


tenir droite alors qu'elle s'essuyait la bouche. Boo a gémi et l'a poussée de
son large front. « Pourquoi est-elle dans cet état ?»

Sylvie était toujours aussi rigide, ses yeux étaient révulsés. J'ai essayé de la
secouer à nouveau, puis je l'ai soulevée pour l'asseoir. Ses muscles étaient
tellement crispés qu'il était difficile de la faire bouger. « Hé, Sylv...Sylvie ?»

En l'absence de réponse, j'ai fermé les yeux et j'ai projeté ma voix directe-
ment dans son esprit. Sylvie, tu m'entends ?

Ma connexion constante avec son esprit était absente. Mes pensées n'attei-
gnaient rien.

Les autres n'avaient pas attendu silencieusement que je donne des ordres.
Caera avait déjà activé son bracelet artefact qu'elle avait récupéré dans le
trésor des Spear Beaks. De multiples pointes argentées ont volé vers l'exté-
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rieur, certaines s'enfonçant dans les branches au-dessus, d'autres longeant le
sommet de l'eau.

Chul avait sauté du sol jusqu'à une racine proche qui s'élevait à trois mètres
au-dessus de la surface de l'eau. Une main posée sur un arbre de la taille d'un
vieux gratte-ciel terrien, il scrutait nos alentours.

« Nous devons bouger, pour atteindre le portail de sortie », dis-je en soule-


vant Sylvie et en la posant soigneusement sur le large dos de Boo. « Peut-être
que cet état n'est que temporaire, ou peut-être que nous devons la sortir des
Relictombs, je ne sais pas. Quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'attarder ici plus
longtemps que nécessaire. »

Ellie a sauté derrière Sylvie pour la maintenir en place. Elle m'a lancé un re-
gard féroce. « On s'occupe d'elle, Arthur. »

« Grey », dit doucement Caera, ses yeux s'ouvrant et se fermant rapidement


alors qu'elle se concentrait sur tout ce qui provenait de ses drones. « Nous ne
sommes pas seuls. »

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