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Déjà paru dans

la même collection : Légendes d’Ashur-Sîn, tome 1 -


Aranéa

À paraître dans
la même collection :

Légendes d’Ashur-Sîn, tome 3 - Dingirsigs

Légendes d’Ashur-Sîn, tome 2 - Azakhou est le


quatre-vingtième roman publié par Anne Robillard !

Parmi ses œuvres, en plus de la nouvelle saga La


malédiction des Dragensblöt, on retrouve les séries cultes
Les Chevaliers d’Émeraude, Les héritiers d’Enkidiev et Les
Chevaliers d’Antarès, la mystérieuse série A.N.G.E., les
livres fantastiques Qui est Terra Wilder ?, Capitaine Wilder et
Les Chevaliers d’Épées, la série surnaturelle Les ailes
d’Alexanne, la trilogie ésotérique Le retour de l’oiseau-
tonnerre, la série rock’n roll Les cordes de cristal ainsi que
plusieurs livres compagnons et bandes dessinées.
Ses œuvres ont franchi les frontières du Québec
et font la joie de lecteurs partout dans le monde.

Pour obtenir plus de détails sur ces autres


parutions, n’hésitez pas à consulter
son site officiel et sa boutique en ligne : www.anne-
robillard.com / www.parandar.com
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Mont-Saint-Hilaire, QC J3H 5W1
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Mise en pages et typographie : Claudia Robillard Révision et


correction d’épreuves : Annie Pronovost Distribution :
Prologue 1650, boul. Lionel-Bertrand
Boisbriand, QC J7H 1N7
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Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2021
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2021
« Les erreurs sont les portes de la découverte. »
— James Joyce
Carte d’Ashur-Sîn

Vous trouverez la carte d’Ashur-Sîn sur le site internet


officiel
d’Anne Robillard et sur sa page Facebook :

www.anne-robillard.com
ou

www.facebook.com/RobillardAn
ou
1

C’était avec beaucoup de satisfaction et de fierté que


Wellan avait réussi à persuader sa nouvelle épouse, Sierra,
de quitter l’univers d’Alnilam et de l’accompagner pour un
court séjour à Enkidiev dans le but de lui présenter sa
famille. Après avoir assisté au mariage de la fille d’Onyx
chez les Madidjins, où Aranéa avait tenté de lui ravir le
bracelet magique qui lui permettait de voyager entre les
mondes, il s’était rendu au Royaume de Jade avec Sierra.
Dashaé venait d’y passer quatre ans et désirait maintenant
rentrer à la maison. Afin de retourner à Antarès, le trio était
revenu sur le plateau volcanique d’An-Anshar. Onyx en avait
profité pour leur demander de l’emmener avec eux, car il
voulait aller remercier en personne les Deusalas, qui avaient
pris soin de Nemeroff.
Au lieu de les faire réapparaître à Antarès, le vortex les
avait projetés en pleine nuit dans une clairière. Pire encore,
Wellan et Onyx avaient constaté qu’ils n’avaient plus de
pouvoirs magiques. Une fois qu’ils eurent compris qu’ils
étaient perdus quelque part dans l’univers, Dashaé s’était
mise au travail pour les sortir de là. Du haut d’un arbre, elle
avait repéré des signes de civilisation au loin. Puisqu’ils
n’avaient aucun autre plan à proposer, Wellan, Sierra et
Onyx l’avaient suivie. C’était un endroit sauvage dont ils
ignoraient les dangers, alors ils restaient sur leurs gardes.
Le temps était doux et un grand nombre d’arbres fruitiers
les entouraient. Ils avaient faim, mais il n’était pas prudent
de cueillir quoi que ce soit, car les fruits inconnus risquaient
de les rendre malades ou même de les tuer.
Soudain, Dashaé perçut un mouvement de l’autre côté
d’une roselière. Elle fit immédiatement signe à ses
compagnons de s’accroupir. Dans l’eau jusqu’à la taille, une
adolescente aux longs cheveux roux et aux oreilles pointues
jouait avec un dragon recouvert d’écailles vertes de la taille
d’un poulet. Avant qu’ils puissent lui faire connaître leur
présence et lui demander où ils se trouvaient, le petit
animal les flaira et poussa un cri d’alarme. Effrayée, la jeune
fille fonça avec lui dans la forêt.
Sans consulter ses amis, Dashaé bondit et contourna
l’étang. Elle poursuivit l’inconnue jusque dans une clairière
où elle semblait avoir disparu. Wellan, Sierra et Onyx
arrivèrent finalement derrière la Chimère.
– Où est-elle passée ? s’étonna Sierra.
Dashaé leur pointa un bosquet et s’en approcha à pas de
loup.
– Je n’en sais rien, répondit-elle pour ne pas faire fuir la
petite. Nous avons sans doute perdu sa trace.
Elle écarta doucement les branches. D’un seul coup, le
dragon vert surgit de l’entrée d’une petite grotte en
montrant les dents comme un tigre.
– Tout doux. Je ne veux aucun mal à ta maîtresse.
Mais l’animal conserva son attitude agressive. Dashaé
décida donc de s’adresser directement à l’adolescente,
même si elle ne pouvait pas la voir.
– Rappelle-le avant que je sois obligée de le calmer par la
force, lui dit-elle, en espérant qu’elle comprenne sa langue.
– Légna, assez ! ordonna une voix chevrotante.
Le dragon se coucha sur le ventre, mais continua de
gronder en fixant les étrangers avec méfiance.
– Maintenant, sors de là et surtout n’aie pas peur,
poursuivit la Chimère.
Éclairée par la lune, la jeune fille lui obéit en tremblant de
tous ses membres. Le dragon se colla contre sa jambe en
arrêtant d’émettre des sons menaçants. « Elle ressemble à
Trébréka », songea Wellan.
– Comment t’appelles-tu ? lui demanda Dashaé sur un ton
amical.
L’adolescente demeura muette tant elle était effrayée.
– Nous sommes des étrangers, c’est vrai, mais nous ne
sommes pas dangereux, je te le promets.
– Je vous en conjure, ne m’emmenez pas… sanglota-t-
elle.
– Nous ne savons même pas où nous sommes, alors loin
de nous l’idée de t’emmener où que ce soit.
– Je ne veux pas aller de l’autre côté du mur… Je ne veux
pas mourir…
Elle se mit à pleurer à chaudes larmes.
– Je ne comprends pas ce que tu me dis. Je t’en prie,
calme-toi et explique-le-moi.
Dashaé prit les mains de la petite et la fit asseoir devant
elle. Wellan, Sierra et Onyx les observaient sans rien dire,
en espérant que la Chimère finirait par en tirer quelque
chose.
– Êtes-vous des Dingirsigs ?
En entendant ce nom, le dragon recommença à gronder.
– Je ne sais même pas ce que ça veut dire, avoua Dashaé.
– Ce sont des hommes très méchants qui veulent nous
voler nos terres.
– Alors, non. Nous sommes des Chevaliers. Je m’appelle
Dashaé et voici mes compagnons Sierra, Wellan et Onyx.
L’adolescente les observa pendant un moment pour
essayer de déterminer s’ils étaient dangereux ou pas.
– Et toi, comment t’appelles-tu ? poursuivit la Chimère.
– Noushkou.
– C’est un très joli nom.
– Que faites-vous par ici ?
– C’est justement ça, le problème. Nous sommes perdus.
Peux-tu nous dire quel est cet endroit ?
L’adolescente hésita, car sa mère l’avait souvent avertie
de ne jamais parler de leur peuple à des étrangers, qui
pourraient fort bien être des Dingirsigs à sa recherche.
– Je suis trop jeune pour tout savoir, décida-t-elle de
répondre.
– Moi, je pense que tu le sais très bien, mais tu as raison
de ne pas faire confiance à des gens que tu ne connais pas.
Alors, nous allons bavarder jusqu’à ce que tu comprennes
que nous sommes de bonnes personnes.
Onyx leva les yeux au ciel. Il n’avait jamais été un
homme très patient, surtout quand il voulait obtenir quelque
chose. Pour leur part, Wellan et Sierra s’assirent plus loin. Ils
comprenaient que ce petit jeu pourrait durer encore un
moment. L’empereur décida de rester debout près d’eux et
s’appuya le dos contre un arbre.
– Aucun étranger n’est jamais venu ici avant les
Dingirsigs ni même après, avoua finalement Noushkou.
– C’est donc pour cette raison que tu te méfies de nous.
Le dragon se montra alors plus téméraire et vint flairer
les jambes de Dashaé.
– Chez nous, nous avons des chats et des chiens, pas de
dragons.
– Je ne suis pas un dragon, je suis un saura, protesta la
petite bête.
Sierra et Dashaé écarquillèrent les yeux avec surprise,
car elles n’avaient jamais entendu une bête s’exprimer avec
des mots.
Quant à Wellan et Onyx, ce n’était pas la première fois,
puisqu’ils avaient croisé Ramalocé et Urulocé, qui avaient
veillé sur Lassa pendant la deuxième invasion de leur
monde.
– Donc, à en juger par votre réaction, vos chats et vos
chiens ne parlent pas, conclut l’animal.
– Non, l’informa Wellan, mais nos petits dragons, si.
– Est-ce que ce sont des sauras comme moi ?
– Ils ne nous ont jamais dit ce qu’ils étaient, mais ceux
que j’ai connus te ressemblaient beaucoup, sauf qu’ils
étaient de couleurs différentes.
– Tout dépend de leurs parents, j’imagine.
– Ils sont arrivés dans mon monde à un très jeune âge et
ils ne se souvenaient de rien.
– Comme c’est malheureux. J’aurais aimé savoir s’ils
étaient nés ici.
Onyx commençait à comprendre la stratégie de ses
compagnons, mais il préféra ne pas intervenir, puisqu’il
était plus expéditif qu’eux et qu’il risquait de terroriser la
petite.
– Et vous, d’où venez-vous ? demanda Noushkou.
– C’est compliqué à expliquer, soupira Dashaé. Tu es
peut-être trop jeune pour le comprendre.
– Et moi ? Et moi ? les pressa Légna en sautillant. J’ai vu
le jour avant elle, alors je sais plus de choses. Arrivez-vous
de l’endroit où vivent les deux sauras ? Si oui, dites-moi
comment c’est, là-bas !
– Légna, s’il te plaît, calme-toi, le gronda Noushkou. Nous
ne savons même pas s’ils nous disent la vérité.
– Oui, tu as raison.
Le dragon se coucha près de sa jeune maîtresse.
– Sierra et moi sommes nées dans le même monde,
expliqua Dashaé, alors que Wellan et Onyx viennent d’un
autre.
– Comment se fait-il que vous soyez ensemble dans le
mien, alors ?
– Écoute, tout ce qu’on veut, c’est parler à quelqu’un qui
peut nous renseigner, s’impatienta Onyx.
Son ton plus agressif secoua Noushkou, qui se remit à
trembler. Dashaé décocha un regard désapprobateur à
l’empereur, puis se retourna vers l’adolescente en lui offrant
un sourire rassurant.
– Je suis d’accord avec lui, mais je pense toutefois qu’il
est important que tu saches qui nous sommes avant
d’accepter de nous aider.
– Moi aussi, je veux tout savoir, laissa échapper le
dragon.
« Au pire, nous n’avons qu’à attendre qu’elle rentre chez
elle et la suivre… » se dit Wellan.
Dashaé raconta donc à l’adolescente qu’à la suite d’une
grande guerre dans son monde, elle était allée étudier les
arts martiaux dans celui de Wellan. Onyx se cacha le visage
dans une main en se disant qu’à ce rythme-là, ils allaient y
passer toute la nuit.
– Wellan est resté dans le mien et il a épousé Sierra.
Jusque-là, ça va ?
Noushkou et Légna hochèrent la tête en même temps.
– Au bout de quatre ans, ils sont venus me chercher et
Onyx a décidé de nous accompagner. Mais notre moyen de
transport entre les deux univers n’a pas bien fonctionné et
nous sommes arrivés ici par accident.
– Pourquoi ne vous a-t-il pas conduits au bon endroit ?
– Nous pensons qu’il a été saboté.
– Par les Dingirsigs, sans doute… Allez-vous pouvoir
repartir ?
– Pour te répondre, nous aurions d’abord besoin de savoir
où nous sommes.
– Je trouve cette histoire bien curieuse, avoua Noushkou,
toujours pas convaincue de leur sincérité.
Onyx dégagea son visage, sur le point d’utiliser les
mêmes méthodes qu’avec ses enfants pour obtenir des
réponses. Il fit un pas vers la petite, mais Wellan lui bloqua
la route avec son bras.
– Laissez-moi d’abord en discuter avec Légna, les pria
Noushkou.
– Bien sûr, accepta Dashaé. Promets-moi par contre que
tu n’en profiteras pas pour t’enfuir. Nous avons vraiment
besoin de ton aide.
– Oui, elle vous le promet, répondit le dragon à la place
de l’adolescente.
La Chimère recula pendant que Noushkou s’entretenait
tout bas avec son dragon.
– Elle ne nous dira rien, chuchota Onyx en s’accroupissant
près de ses amis. Je pense qu’on l’a entraînée à se méfier
des étrangers et que c’est trop ancré en elle.
– Je suis d’accord avec toi, admit Dashaé, mais ça valait
le coup d’essayer.
– Nous pourrions la laisser partir et suivre sa trace,
proposa Wellan.
– Dans le noir, sans magie, nous risquons de la perdre,
car elle connaît la région mieux que nous, lui rappela Onyx.
– Si elle refuse de nous dire quoi que ce soit, c’est un
risque que nous devrons sans doute courir, répliqua Sierra.
– J’ai appris à pister tout ce qui vit chez les Jadois, tenta
de les rassurer Dashaé.
– Attendons de voir ce qu’elle décidera, trancha
finalement Wellan.
Il en profita pour examiner le bracelet qu’il portait et
remarqua une déformation sur le cadran métallique. Marek
lui avait en effet indiqué que la sorcière l’avait laissé tomber
sur le sol. Était-ce la raison pour laquelle il avait mal
fonctionné ? De l’autre côté de la clairière, l’adolescente et
l’animal débattaient de la question sans se presser et
Wellan se demanda si elle tentait de gagner du temps…
2

Pendant près d’une heure, Wellan, Sierra, Onyx et


Dashaé attendirent patiemment que Noushkou et Légna se
décident à leur révéler ce qu’ils voulaient savoir, mais ils
commençaient à ressentir de la fatigue. Leur estomac leur
rappelait aussi qu’ils n’avaient pas mangé depuis
longtemps. Le petit dragon sautillait par moments, comme
si l’adolescente lui soumettait des devinettes plutôt que de
lui demander son opinion au sujet des étrangers.
– Il est évident qu’elle attend quelque chose, grommela
Onyx.
– Peut-être que ses parents se mettront à sa recherche en
voyant qu’elle ne rentre pas à la maison ? avança Sierra.
– C’est ce que je pense aussi, l’appuya Wellan. J’en ferais
autant.
– Alors, tant mieux, se réjouit Onyx. C’est exactement ce
qu’il nous faut : des adultes qui comprendront notre
situation et qui pourront nous aider.
C’est alors que Noushkou s’approcha enfin d’eux, Légna
sur les talons. Sa démarche était légère et ses moindres
gestes très gracieux.
– Je sens que vous avez très faim, leur dit-elle au lieu de
leur indiquer où ils se trouvaient. Vous n’avez pas apporté
de nourriture pour faire ce long voyage ?
– En réalité, c’était censé être un très court trajet entre le
monde d’Onyx et le mien, alors nous n’en avions pas
besoin, répondit Dashaé.
– Nous avons vu beaucoup de fruits dans les buissons,
mais nous n’avons pas osé y toucher, ajouta Wellan.
– Vous avez bien fait. Tout ce qui pousse trop près du sol
nous rend parfois malades. Ceux dans les arbres sont
beaucoup plus sûrs.
Ils levèrent les yeux vers les hautes branches, où les
rayons de la lune en éclairaient une importante quantité.
– Il est évident que votre espèce n’est pas équipée pour
grimper jusque là, remarqua Légna. Laissez-moi vous aider.
Avec une étonnante agilité, le dragon escalada le tronc
avec ses griffes et marcha sur les branches sans la moindre
crainte. Il décrocha plusieurs fruits, qui tombèrent dans les
mains des étrangers. Ils commencèrent par les examiner
sans cacher leur méfiance.
– Vous n’avez rien à craindre, leur dit Noushkou. Ils ne
sont pas trop sucrés et ils fondent dans la bouche. Vous ne
pourrez plus vous en passer.
Onyx, qui n’avait peur de rien, fut le premier à croquer
dans le sien.
– Elle a raison, admit-il. C’est vraiment très bon. Je me
rappelle avoir déjà goûté quelque chose de semblable chez
les Mixilzins.
– Qui sont-ils ? voulut savoir l’adolescente.
Même Sierra et Dashaé n’en savaient rien.
– Un des peuples sur lesquels je règne, répondit Onyx
avant de mordre de nouveau dans son fruit.
Voyant qu’il n’était pas tombé raide mort sur le sol, ses
compagnons calmèrent leur faim à leur tour.
– Ils sont si nourrissants que vous n’avez pas besoin d’en
manger plus qu’un par repas, expliqua l’adolescente.
– Pouvons-nous boire l’eau des ruisseaux et des rivières
sans risquer de nous empoisonner ? s’informa Dashaé.
– Vous empoisonner ? s’étonna l’adolescente. L’eau est
bonne à boire, ici.
– Même celle de la rivière où il y a des pierres qui brillent
?
– Surtout celle-là. Venez.
Noushkou les conduisit au cours d’eau pour qu’ils boivent
et se lavent les mains.
– Es-tu prête maintenant à nous mener jusqu’à ton village
? demanda alors Wellan.
Onyx, qui s’était accroupi sur les rochers polis qui
servaient de berge à la rivière, se redressa si brusquement
que ses compagnons comprirent qu’un grave danger les
guettait. Même le petit dragon disparut derrière un buisson.
Noushkou n’eut pas le temps de le suivre. Pour la protéger,
Dashaé venait de la pousser derrière elle. Ignorant de quel
côté venait la menace, les quatre compagnons se placèrent
épaule contre épaule en formant un carré, enfermant la
petite au centre.
En l’espace d’un instant, ils furent entourés d’une
vingtaine d’hommes et de femmes vêtus de larges
pantalons gris et de chemises blanches, tous armés d’un
long bâton en bois qu’ils pointaient sur eux. Sans leurs
pouvoirs, Wellan et Onyx étaient incapables de sonder leurs
intentions, mais il était évident qu’ils n’étaient pas contents
de les trouver là.
– Relâchez-la tout de suite, ordonna un guerrier aux longs
cheveux bruns.
– Elle n’est pas notre prisonnière, l’informa Wellan en
adoptant un ton amical.
Dashaé se déplaça pour laisser sortir l’enfant, qu’ils
avaient instinctivement protégée. Noushkou fonça vers le
groupe pour aller s’abriter derrière eux.
– C’est en captant un danger que nous l’avons encerclée,
expliqua Dashaé.
– Nous ne lui avons fait aucun mal, ajouta Sierra. Nous
voulions simplement des renseignements, qu’elle n’a pas
voulu nous fournir.
– C’est vrai, confirma l’adolescente. Je ne leur ai rien dit
parce que ma mère m’a ordonné de me méfier des
étrangers.
– Rentre chez toi, lui dit une des guerrières. Nous nous
occupons d’eux.
– Ce ne sont pas des Dingirsigs. Soyez gentils avec eux…
Les guerriers continuaient de fixer les inconnus avec
méfiance. Voyant qu’elle ne pouvait plus rien pour eux,
Noushkou tourna les talons et fonça dans la forêt. Légna se
précipita derrière elle et sauta sur son épaule d’un seul
bond.
– Mais ce sont de bonnes personnes, protesta le dragon.
– Je sais, mais je dois obéir à ma mère. Les Télals sauront
quoi faire d’eux.
– Mais…
– Tais-toi.
L’adolescente disparut entre les arbres. Dans la clairière,
entourés par les guerriers, les quatre voyageurs n’avaient
pas fait le moindre geste, de façon à ne pas les provoquer.
– Qui êtes-vous ? demanda Wellan.
– Nous sommes des Télals, les protecteurs des habitants
de ce pays. Que faites-vous ici ? Et pourquoi questionniez-
vous la petite ?
– Je m’appelle Wellan et voici mes amis Sierra, Onyx et
Dashaé. Nous rentrions à la maison quand nous avons été
déviés de notre route.
– D’où êtes-vous partis et où alliez-vous ?
– D’An-Anshar en direction d’Alnilam, répondit-il, même
s’il savait que ces noms ne leur diraient rien.
Les guerriers échangèrent d’abord un regard confus.
– Nous ne connaissons pas ces endroits.
– Évidemment, puisqu’ils se trouvent dans d’autres
mondes, lâcha Onyx, au bord de l’exaspération.
Sierra ne put s’empêcher de penser que si Nemeroff
ressemblait physiquement à son père, il était par contre
bien plus patient que lui.
– Comment êtes-vous arrivés ici ? continua de les
interroger le chef. Où est votre moyen de transport ?
– C’est ici que ça se complique, soupira Wellan. Savez-
vous ce qu’est un vortex ?
L’homme secoua la tête. Ses compagnons, eux, se
contentèrent d’arquer les sourcils.
– C’est comme un long tunnel qui est censé nous déposer
là où nous désirons aller, mais celui que nous avons
emprunté s’est trompé de destination.
– D’autres personnes pourraient-elles l’utiliser pour faire
la même chose ?
– Absolument pas et c’est la vérité.
– Alors, retournez-y maintenant et poursuivez votre route.
Les étrangers ne sont pas les bienvenus sur nos terres.
– Il n’y a rien que nous aimerions autant, soupira Wellan,
mais nous avons perdu les coordonnées de l’adresse où
nous devions nous rendre et il est aussi possible que le
mécanisme qui fait apparaître le vortex soit brisé.
– L’adresse ?
– Ce qui identifie un lieu.
– En d’autres mots, nous sommes coincés ici jusqu’à ce
que nous trouvions une façon de repartir, résuma Dashaé.
– C’est pour cette raison que nous avons demandé à
Noushkou si elle pouvait nous renseigner, ce qu’elle a refusé
de faire, ajouta Wellan. Nous avons respecté sa décision en
espérant que nous finirions par tomber sur des adultes plus
conciliants. Et vous voilà.
– Nous ne savons rien de ces longs tunnels, alors nous ne
pourrions pas vous aider à les retrouver.
– Je sais, mais vous pourriez au moins nous indiquer où
nous sommes et comment nous pourrons survivre jusqu’à
ce que nous les découvrions nous-mêmes.
Puisque c’était une nouvelle situation pour eux, les Télals
hésitèrent. Une des guerrières fit signe à leur chef de
reculer à l’extérieur du cercle avec elle.
– Nous ne pouvons pas les laisser errer dans la région,
Koumar, murmura-t-elle.
– Et il est contraire à nos lois de les éliminer, même si
c’est pour nous protéger de l’envahisseur qu’ils pourraient
attirer jusqu’ici.
– Les Télals n’ont pas le droit non plus de prendre ce
genre de décision, tu le sais bien. Je suggère que nous
laissions la grande prêtresse régler leur sort.
– Les ramener à Azakhou ? se troubla Koumar.
– Si tu as une autre solution à nous proposer, je t’écoute.
Il commença par hésiter.
– Nous n’avons jamais ramené d’étrangers dans la ville,
Nanshey.
– Parce qu’il n’y en a jamais eu avant les Dingirsigs.
– Et si c’étaient leurs espions en train de se faire passer
pour des naufragés ?
– La grande prêtresse le saura tout de suite. Alors, là,
nous pourrons leur faire un mauvais parti.
– Les bâtons brillants qu’ils portent à la ceinture sont des
armes.
– Nous n’avons qu’à les leur prendre.
Ils revinrent dans le cercle.
– Avez-vous finalement décidé ce que vous ferez de nous
? demanda Onyx, même s’il avait suivi toute leur
conversation.
– Oui, nous allons nous assurer que vous n’êtes pas des
Dingirsigs.
– Nous ne savons même pas qui ils sont ni pourquoi vous
les craignez tant.
– Ne résistez pas, les avertit Nanshey en les approchant.
Elle leur enleva leur épée et leur poignard pendant que
les autres Télals les surveillaient étroitement, prêts à
intervenir.
– Nous vous rendrons ces bâtons étranges lorsqu’il aura
été établi que vous n’êtes pas dangereux. Suivez-nous sans
faire d’histoire. Ne nous forcez pas à vous mettre hors de
combat.
« J’aimerais bien voir ça… » songea Onyx en s’efforçant
de ne pas réagir à cette provocation. Il ne voulait pour rien
au monde mettre ses amis en danger pour la seule
satisfaction de montrer ce qu’il savait faire. Wellan avait
capté les émotions sur son visage et il hocha doucement la
tête pour lui signifier qu’il appréciait son attitude
conciliante.
– Avancez, ordonna Koumar.
– Tout ce que nous désirons, ce sont des réponses à nos
questions, rien de plus, le rassura Wellan en lui emboîtant le
pas.
– Nous allons vous conduire à quelqu’un qui saura mieux
vous guider que nous.
– Je vous en suis reconnaissant.
Une fois sortis de la clairière, ils se mirent à avancer sur
un sentier étroit à la queue leu leu. Wellan, Sierra, Onyx et
Dashaé furent bien contents d’avoir des guides, car il faisait
très sombre sous la canopée des grands arbres tropicaux.
Mais les Télals semblaient savoir exactement où ils allaient.
Assise sur une branche, son dragon à ses côtés, Noushkou
les regarda passer.
– Ils les ramènent à la cité, on dirait, murmura-t-elle. Nous
devons y être avant eux.
Elle sauta sur le sol et fonça sur un autre sentier, suivie
du petit animal, tout aussi curieux qu’elle.
Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé marchaient depuis un
moment dans le silence le plus complet quand une pluie
froide et abondante s’abattit sur la région. Seules quelques
grosses gouttes les atteignirent à travers les branches, mais
les Télals les poussèrent tout de même sous les larges
feuilles d’un curieux arbre parasol.
– Le ciel était pourtant rempli d’étoiles quand nous
sommes arrivés, laissa échapper Sierra.
– Les orages sont soudains, mais bienvenus, aussi,
répliqua un jeune homme qui lui parut plus sympathique
que le chef. Ils perpétuent la vie.
– Et ils ne durent pas longtemps, ajouta Koumar. Nous
attendrons ici pour que vous n’arriviez pas à la cité dans un
état déplorable.
– Comment s’appelle ce pays ? tenta Wellan.
– Nous préférons que ce soient nos dirigeants qui vous
renseignent.
– Même au sujet du groupe de guerriers auquel vous
appartenez ? fit Dashaé, qui s’intéressait à tout ce qui
concernait les arts martiaux.
– Nous ne pouvons rien vous dire de plus, répondit
Nanshey.
– Nous ferions la même chose s’ils avaient abouti à
Antarès dans un vortex, chuchota Sierra à ses compagnons.
– Je peux l’attester, la taquina Wellan, en se rappelant
comment elle l’avait traité cinq ans plus tôt.
La pluie s’arrêta au bout de quelques minutes et ils virent
que le soleil commençait à se lever. Ses faibles rayons
avaient de la difficulté à se frayer un chemin dans la dense
végétation, mais il la rendait tout de même un peu moins
sombre.
– Remettons-nous en marche, décida Koumar.
Ces jeunes gens étaient infatigables. Soudain, le guerrier
qui avait parlé à Sierra des orages leva vivement le bras,
forçant le groupe à s’arrêter encore une fois. Koumar se
tourna vers lui, inquiet.
– Qu’y a-t-il, Aranzak ?
– Mettez-vous à l’abri ! cria-t-il.
Nanshey saisit Dashaé et Sierra par un bras et les força à
se glisser sous les branches pour se dissimuler de quelque
chose qu’elles ne voyaient pas. Aranzak fit de même avec
Wellan et Onyx, qui se tordaient le cou dans tous les sens
pour comprendre d’où venait la menace.
– Que se passe-t-il ? finit par demander Wellan.
– Une patrouille, l’informa Aranzak.
Onyx tendit l’oreille, mais il n’entendit aucun son dans la
forêt qui soit produit par des humains ou des animaux. Puis
il perçut un curieux vrombissement et leva le regard vers le
ciel, s’attendant à voir arriver un formidable essaim
d’abeilles. Il vit plutôt passer, deux par deux, une dizaine de
triangles dorés qui brillaient de mille feux.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? lâcha-t-il, intrigué.
– Vous ne le savez pas ? s’étonna Nanshey.
– De toute ma vie, je n’ai jamais rien vu de tel et je suis
beaucoup plus âgé que vous tous réunis.
– Ce sont les vaisseaux volants des Dingirsigs, répondit
Aranzak.
– Des vaisseaux volants ? Êtes-vous en train de me dire
qu’il y a des hommes à l’intérieur ?
– Je peux le certifier, intervint Koumar, car je les ai vus,
un jour où j’escaladais la montagne. Ils sont passés tout
près et j’ai vu leur silhouette à travers une coquille
transparente sur le dessus.
– Dans quel univers sommes-nous tombés ? se troubla
Onyx.
– Il y a des machines, dans mon monde, lui dit Sierra,
mais rien qui ressemble à ce que je viens de voir.
– D’ailleurs, la seule d’entre elles qui a réussi à voler ne
ressemblait pas du tout à ça, confirma Wellan.
– Cette technologie n’existe pas non plus à Enkidiev,
ajouta Dashaé.
– Ça, c’est certain.
Koumar et Nanshey échangèrent un regard entendu, car
ils étaient maintenant convaincus, devant la réaction des
étrangers, qu’ils n’étaient pas des Dingirsigs. Mais ce n’était
pas leur rôle d’en décider. Onyx aurait bien voulu quitter sa
cachette pour aller observer ces curieux oiseaux qui
brillaient comme des soleils, mais il aurait mis ses amis ainsi
que les Télals en danger.
– Comment arrivent-ils à voler sans battre des ailes ?
s’enquit-il. Et à quoi servent-ils ?
– Nous ne le savons pas avec certitude, répondit Aranzak,
mais nous croyons que les Dingirsigs les utilisent pour
localiser nos cités et nos villages afin de décider où ils
conduiront leurs futurs raids.
– En d’autres mots, ils servent au combat ?
– Nous l’ignorons.
– Comment défendez-vous vos terres devant un ennemi
pareil ?
– C’est assez de questions, les fit taire Koumar.
Onyx fronça les sourcils. Il avait l’habitude de donner des
ordres, pas d’en recevoir, mais le regard insistant de Wellan
lui fit tenir sa langue. Il irait au fond des choses, mais pas
maintenant. Une fois à la cité, les dirigeants pourraient sans
doute répondre aux questions qui se multipliaient dans son
esprit. Après quelques minutes, les triangles dorés revinrent
en sens inverse. Dès qu’ils n’entendirent plus les
bourdonnements, les Télals choisirent un sentier encore plus
couvert afin de ne pas être vus s’ils décidaient de revenir.
– Est-ce qu’ils ont tué beaucoup de gens de votre pays ?
demanda Onyx.
– Laissez-nous nous concentrer sur votre sécurité, exigea
Koumar.
L’empereur poussa un grondement de mécontentement,
car s’il avait été chez lui, il aurait réagi promptement à la
présence d’un tel envahisseur, même sans magie.
« Ils ont réveillé le guerrier en lui… » comprit Wellan.
3

Au bout d’un moment, les Télals et leurs prisonniers


émergèrent de la forêt et descendirent dans une vallée
verdoyante. Des centaines de grands rochers s’élevaient tel
un monument géant au milieu d’une dense végétation
tropicale, de chaque côté d’une large rivière. Celle-ci prenait
sa source dans une chute qui tombait d’une haute falaise
avant de se scinder en deux. Une branche descendait vers
le sud et l’autre remontait vers le nord. Wellan se demanda
si c’était celle dans laquelle ils avaient bu à leur arrivée.
Après avoir vu passer les triangles volants au-dessus de lui,
il comprenait pourquoi les guerriers avaient choisi de
rejoindre cet endroit sans marcher sur la berge. Les
appareils les auraient localisés en un rien de temps.
– Est-ce encore loin ? demanda Sierra, découragée.
– Nous sommes arrivés dans la cité, lui apprit Koumar.
Elle avait beau regarder de tous les côtés, elle ne voyait
aucun signe de civilisation. Pour leur part, en l’absence de
leurs pouvoirs, Wellan et Onyx ne pouvaient pas scruter la
région pour savoir où pouvaient bien être ses habitants.
– Mais il n’y a personne, lâcha finalement Dashaé.
– L’alerte a été sonnée à l’approche de la patrouille,
expliqua Aranzak, alors tout le monde s’est réfugié à
l’intérieur. Les gens pourront bientôt sortir de leurs maisons
s’ils en ont envie.
– Quelles maisons ? s’étonna Sierra.
– Il y a maintenant des années que nous vivons sous
terre.
– À cause de ces vaisseaux ? s’enquit Wellan.
– C’est plus compliqué que ça.
Petit à petit, des hommes, puis des femmes et des
enfants sortirent d’entre les rochers et regardèrent en
direction du ciel pour être bien certains que le danger était
passé.
– Notre pays est truffé de cavernes que nous utilisions
autrefois pour conserver notre nourriture au frais, leur dit
Nanshey. Désormais, nous sommes forcés d’y vivre.
– Et ainsi, vos logis se fondent dans le décor et ces
vaisseaux ne peuvent les voir, comprit Sierra.
– Vous vivez ainsi depuis qu’ils sillonnent la région ?
demanda Wellan.
– Depuis les premiers raids dans l’ouest, précisa la Télal.
Soyez patients. Vous obtiendrez les réponses à vos
questions.
Toujours à la tête du groupe, Koumar se dirigea vers la
chute. Juste avant de l’atteindre, il bifurqua à gauche et
pénétra dans une fissure. Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé
furent étonnés de se retrouver dans un tunnel éclairé par
des pierres comme celles qu’ils avaient vues dans la rivière.
Elles étaient alignées le long des murs. Ils débouchèrent
dans une vaste caverne, éclairée de la même manière. Tout
au bout se dressait ce qui ressemblait à un autel en pierre.
De grands vases étaient disposés un peu partout, remplis de
fleurs fraîches. Derrière, des tonnes de gros coussins étaient
empilés, formant des tours appuyées contre les murs.
Contrairement à ce que Wellan aurait cru, la caverne n’était
pas du tout humide. En fait, elle était même parfumée. Les
Télals allèrent chercher quatre coussins et les placèrent au
centre de la pièce.
– Assoyez-vous, ordonna Koumar.
Les étrangers lui obéirent, plus par curiosité que par
obligation.
Nanshey contourna l’autel et disparut dans le tunnel qui
se trouvait derrière. Wellan profita donc de cette pause pour
continuer d’étudier l’endroit, qui lui rappelait étrangement
son séjour au Royaume des Ombres, sauf que cette grotte
était naturelle. Celle que Nomar avait utilisée pour
emprisonner les enfants hybrides d’Amecareth avait été
fabriquée par sa magie… Il ne remarqua aucun coup de
pioche sur les parois lisses de celle où les Télals venaient de
les conduire. Il ne vit aucune décoration, peinture rupestre
ni fresque non plus. Il estima enfin qu’une centaine de
personnes pouvaient y tenir. « À quoi peut-elle bien servir et
où mène ce couloir où est disparue la guerrière ? »
À côté de lui, Sierra ne disait rien. Elle examinait aussi les
lieux, mais sans doute avec ses yeux de chef militaire. Pour
sa part, Dashaé demeurait immobile comme une statue,
tous ses sens en alerte. Peut-être craignait-elle une attaque
imminente en provenance du ciel. Comme à son habitude,
Onyx commençait à montrer des signes d’impatience.
Autour d’eux, les Télals restaient debout et faisaient preuve
d’une discipline exemplaire.
Des bruits de pas annoncèrent qu’ils allaient enfin
recevoir des réponses à leurs questions. Une cinquantaine
de jeunes filles aux cheveux longs, vêtues de robes
semblables à celle de Noushkou, mais dans d’autres
nuances de terre, sortirent du tunnel. Elles se divisèrent de
chaque côté pour aller former un grand cercle autour des
étrangers, le long du mur. La dernière femme à entrer
portait une robe mauve et ses cheveux étaient violet
cendré. « Comme ceux de Kira… » s’étonna Wellan. Elle se
planta devant les quatre compagnons et commença par les
fixer longuement avant de leur parler.
Sierra remarqua que des adolescentes s’étaient
également agglutinées derrière l’autel. Elle reconnut
Noushkou parmi elles. « Ces filles sont sans doute trop
jeunes pour participer à l’interrogatoire, mais on ne semble
pas les empêcher d’y assister de façon non officielle »,
remarqua-t-elle.
– Je suis Alletah, la grande prêtresse des Lou-Sîn, leur dit
finalement la femme en violet. Êtes-vous des espions ?
– Non, madame, la rassura Wellan. Nous sommes plutôt
des naufragés.
– Donc, vous êtes arrivés de la mer, c’est ça ?
– Pas du tout. Sans vouloir vous effrayer, nous sommes
plutôt tombés du ciel.
Un murmure de surprise parcourut l’assemblée. Wellan
s’empressa de poursuivre : – Dans notre monde, les moyens
de transport sont différents. Pour retourner à la maison,
nous avons emprunté un tunnel qui a bifurqué dans une
autre direction. En fait, nous ne savons même pas quel est
cet endroit.
La grande prêtresse prit le temps de réfléchir à ses
paroles.
– Un de nos Télals a entrevu la silhouette d’un Dingirsig
dans son triangle volant, il y a quelques années, mais nous
n’en avons jamais rencontré face à face. Les Lou-Sîn qui ont
le malheur de tomber sur eux ne reviennent jamais pour
nous les décrire. Le peu que nous avons réussi à apprendre
de l’envahisseur provient des visions de l’oracle. Toutefois,
vous ne semblez pas en être.
– Je vous le confirme sur mon honneur, madame,
continua de la rassurer Wellan. Si nous sommes sur vos
terres, c’est purement par accident. Tout ce qui nous
importe, c’est de rentrer chez nous.
– Ne pouvez-vous pas reprendre ce tunnel pour partir ?
– Si c’était possible, nous ne serions déjà plus là. Il y a un
problème avec son fonctionnement que nous ne pouvons
pas régler pour l’instant.
– En d’autres mots, vous êtes coincés ici, soupira Alletah.
– Temporairement. Dès que nous saurons où nous
sommes exactement, nous pourrons trouver une autre façon
de quitter votre pays.
– Malheureusement, personne ne peut partir d’ici. L’océan
entoure toutes nos terres et nous ne possédons pas de
bateaux. Lorsque nous étions encore libres de nous rendre
jusqu’au rivage, nous utilisions des filets en eaux peu
profondes pour prendre du poisson. Mais ce n’est plus
possible depuis l’arrivée des Dingirsigs, qui nous ont
constamment à l’œil.
– Y a-t-il d’autres continents à proximité que nous
pourrions regagner autrement ?
– Rien du tout. La lune nous a fait cadeau de ce paradis
éloigné de toute influence néfaste, où nous vivons depuis
des millénaires. Nous n’avons jamais ressenti le besoin de le
quitter ni d’aller faire de l’exploration. Et maintenant, c’est
trop tard.
– Y a-t-il des savants parmi vous ? demanda alors Sierra.
– Je ne connais pas la signification de ce mot.
– Ce sont des gens qui étudient le monde à l’aide de la
science et qui inventent des techniques et des machines
pour faciliter la vie de leurs semblables.
– Science ? Techniques ? Machines ?
Wellan décocha à Sierra un regard qui disait : tu as voulu
en parler, maintenant, à toi de lui expliquer.
– Vous éclairez-vous uniquement au moyen de ces pierres
? tenta la femme Chevalier.
– Oui, affirma la grande prêtresse.
– Possédez-vous des appareils qui fonctionnent sans que
vous ayez à y toucher ?
– Non.
– Vous n’avez jamais fait les choses autrement ?
– Rien n’a changé depuis que Sîn nous a déposés ici.
– Qui est Sîn ?
– La déesse qui veille sur nous. Pour votre information,
notre civilisation est divisée en quatre groupes : les sages,
les prêtresses, les Télals et le peuple, rien de plus. Nous
avons déjà possédé de la magie, mais elle a disparu peu de
temps après l’arrivée de l’envahisseur. Nous ne savons pas
comment ils nous l’ont enlevée.
« Sans doute sont-ils plus avancés technologiquement
que les Alnilamiens », comprit Sierra, car dans son monde,
ils ne savaient toujours pas comment neutraliser les
sorciers. Mais elle jugea préférable de ne pas le mentionner,
car ces gens simples craignaient les Dingirsigs. Le but de
cet entretien n’était pas de leur causer davantage de
terreur.
– Comment vous appelez-vous ? demanda alors Alletah.
– Je suis Sierra et voici mes compagnons, Dashaé, Onyx
et mon mari, Wellan.
– Vous n’êtes que quatre ?
– Oui, madame.
– Je ne sais pas encore comment vous aider à rentrer
chez vous, mais je vais certainement prendre le temps de
m’en informer. D’ici là, acceptez notre hospitalité et surtout,
suivez les directives des Télals pour éviter de révéler par
inadvertance l’existence de cette cité aux Dingirsigs.
– Nous serons très prudents, je vous le promets.
– Ils vont vous conduire dans une grotte que vous pourrez
utiliser aussi longtemps que cela sera nécessaire.
Cependant, ils vous surveilleront étroitement, non pas parce
que vous êtes nos prisonniers, mais pour votre propre
sécurité. Nous nous reverrons bientôt.
Nanshey s’approcha derrière les étrangers.
– Restez assis jusqu’à ce que les prêtresses soient toutes
sorties.

En comprenant que cette rencontre était terminée, la


jeune Shimiki, assise au milieu des apprenties, n’attendit
pas que la grande prêtresse atteigne l’entrée de la galerie.
Elle s’y élança la première et, ses longs cheveux roux volant
derrière elle, elle traversa la salle de prières à la course
jusqu’à ce qu’elle arrive à la partie de la caverne réservée à
l’oracle. Comme l’exigeait la tradition, elle s’immobilisa
devant le rideau composé de longs fils auxquels étaient
attachées de petites pierres lumineuses, qui marquait
l’entrée de ce lieu sacré, Elle prit quelques secondes pour
reprendre son souffle.
– Ereshki, est-ce que je peux te parler ? demanda-t-elle.
C’est important.
– Mais bien sûr, mon enfant, accepta l’oracle. Entre.
Shimiki écarta les petites pierres et pénétra dans
l’antichambre de cette très importante prêtresse en
refrénant de son mieux son enthousiasme. Elle passa dans
la pièce suivante presque sur la pointe des pieds pour ne
pas faire de bruit, puis s’agenouilla devant le bassin qui
reposait au milieu du plancher. Ereshki était assise sur un
grand coussin, où elle passait le plus clair de son temps.
C’était, avec la reine-mère, un des membres les plus âgés
des Lou-Sîn, et elle pratiquait son art de divination dans
cette caverne depuis le trépas de l’oracle qui l’avait
précédée. En fait, Shimiki n’avait jamais rencontré cette
dernière, car elle était décédée avant sa naissance. Mais
elle connaissait fort bien sa remplaçante.
– Tu savais que je viendrais, n’est-ce pas ?
– Je sais même pourquoi tu es ici, répliqua Ereshki.
– Personne ne voulait te croire quand tu nous as parlé de
l’arrivée imminente de quatre étrangers à Azakhou.
– En réalité, cette prédiction a été faite par un autre
oracle. Je n’ai fait que confirmer, il y a quelques mois, qu’ils
allaient bientôt être là.
– Et tu avais raison. Je viens de les voir de mes propres
yeux : deux hommes et deux femmes, comme tu nous
l’avais dit. Mais ils ne semblent pas être venus nous
débarrasser des Dingirsigs, par contre. Ils ne savent même
pas où ils se trouvent.
– Ne t’en fais pas. Ils l’apprendront bientôt.
– Ils semblent surtout préoccupés de rentrer chez eux.
– Le destin place souvent les gens sur notre route sans
que nous nous en rendions compte. Je t’assure qu’ils sont ici
pour nous sauver.
– Mais que peuvent-ils faire de plus que nous contre
l’envahisseur ?
– Ce qui est important, c’est qu’ils ne pensent pas comme
nous, Shimiki.
– Parce que ce ne sont pas des enfants de la lune ?
– Ils proviennent d’un monde qui fonctionne autrement,
mais je suis certaine que Sîn les aime tout autant. Ils auront
de nouvelles solutions à nous proposer pour que nous
retrouvions enfin la paix.
– Mais les Télals sont aussi différents de nous. Pourquoi
n’y sont-ils pas encore arrivés ?
– À la base, ce sont des Lou-Sîn, eux aussi. Ils ont appris à
se battre, mais leur nature profonde est pacifique et
tolérante comme la nôtre. Au fond, ils espèrent surtout que
les Dingirsigs partiront lorsqu’ils auront enfin trouvé ce
qu’ils sont venus chercher.
– Ce n’est pas ce que tu crois, n’est-ce pas ?
– Mes visions m’ont montré des créatures insatiables et
sans pitié. Si nous ne les arrêtons pas bientôt, il ne restera
plus rien ni personne, ici.
– Mais comment sais-tu toutes ces choses ? Personne n’a
jamais questionné ces envahisseurs.
– C’est compliqué à expliquer, ma petite. Je sais
beaucoup de choses sans les avoir vécues moi-même. Je
n’ai pas appris à voir l’avenir dans le ciel. Je suis née ainsi.
C’est Sîn qui choisit les oracles, pas ses enfants. Elle leur
accorde d’extraordinaires pouvoirs que personne d’autre ne
possède.
– Pas même la grande prêtresse ?
– Son rôle n’est pas de chercher à savoir ce qui va se
passer dans l’avenir, mais de diriger toutes les prêtresses
du pays, un peu comme la reine gère les affaires du peuple.
– Gérait, tu veux dire… s’attrista Shimiki.
– Nous la reverrons, je t’en donne ma parole.
– Mais tous ceux qui ont été enlevés ne sont jamais
revenus. Nous ignorons même s’ils sont encore en vie.
Ereshki garda le silence.
– C’est donc qu’ils sont tous morts…
– J’ai vu quelques décès, c’est vrai, mais pas
d’hécatombes… enfin, pas encore. Tu es une apprentie,
Shimiki. Si tu veux devenir une prêtresse, toi aussi,
concentre plutôt tes prières sur ceux qui ont réussi à
survivre malgré la tyrannie des Dingirsigs. C’est ce que Sîn
attend de toi.
– Tu as raison.
Mais l’adolescente avait perdu son sourire.
– Et réjouis-toi. La lune ne nous abandonnera pas.
– Si tu le dis…
– Allez, va te préparer pour les prières du matin.
– Merci de m’avoir reçue.
– Tu sais bien que tu peux toujours revenir quand tu en
ressens le besoin.
Shimiki posa son front contre le plancher en signe de
respect et quitta la grotte de l’oracle avec l’intention d’aller
discuter de ce qu’elle venait d’apprendre avec ses
meilleures amies. Ereshki attendit qu’elle se soit éloignée
pour s’adresser à la déesse protectrice de son peuple.
– Vénérable Sîn, je suis ton humble servante. Je t’en prie,
envoie-moi d’autres visions pour éclairer notre route et celle
des étrangers que tu viens de nous envoyer.
Elle ferma les yeux et entra en transe.
4

Maintenant qu’ils connaissaient le danger couru par les


Lou-Sîn et puisqu’ils étaient dans l’impossibilité de quitter
ce pays, Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé se montrèrent plus
compréhensifs. Ils attendirent avant de se lever que les
Télals leur fassent signe de le faire, une fois que toutes les
prêtresses eurent quitté la salle de prière. Avant de les faire
sortir de la caverne, Koumar s’assura qu’il n’y avait aucun
danger ni au sol ni dans les airs. Ils ne restèrent en terrain
découvert que quelques minutes à peine et atteignirent une
formation rocheuse qu’ils contournèrent pour arriver devant
une fissure, dans laquelle ils s’enfoncèrent. Elle donnait
accès à une grotte spacieuse de forme rectangulaire,
éclairée elle aussi par des pierres de rivière alignées sur son
pourtour. Une table se trouvait en plein centre, entourée de
chaises. Dans les coins, quatre lits en tiges de palmier
tressées étaient appuyés contre le mur et entre eux se
trouvaient des coffres confectionnés de la même façon.
L’endroit était d’une grande propreté, même si personne ne
semblait y vivre. Wellan s’approcha du mur et en caressa la
surface. Tout comme la caverne des prières, il n’avait pas
été taillé de la main de l’homme. Il n’y avait pas non plus de
stalactites ni de stalagmites comme dans la cavité sous le
château d’Émeraude.
– Pourquoi cet endroit est-il inhabité ? s’enquit Sierra.
– Celui qui habitait ici avec ses amis a été enlevé alors
qu’il accompagnait la reine à Telloh, répondit tristement
Nanshey. Il s’appelait Yérah. Ses compagnons sont allés
vivre ailleurs.
– Un Télal, lui aussi ?
La jeune femme hocha doucement la tête, mais n’ajouta
rien d’autre.
– Nous monterons la garde devant votre logis à tour de
rôle, annonça Koumar. Ainsi, nous pourrons vous empêcher
de faire des bêtises.
– Merci.
Les guerriers les quittèrent.
– Des bêtises ? répéta Onyx, amusé, pendant que ses
amis faisaient le tour de la grotte en silence.
– Il n’y a aucune autre issue, leur fit remarquer Dashaé.
Elle ouvrit tous les coffres pour en mémoriser le contenu.
Ils finirent par s’asseoir à la table.
– Il est évident que ces gens ne possèdent aucune
technologie qui pourrait nous aider à réparer le bracelet,
soupira Sierra.
– Et on m’a volé les coordonnées pour retourner à
Alnilam, ajouta Wellan, découragé.
– Il y a de fortes chances que ce vortex nous ait déposés
dans un monde parallèle, raisonna Onyx, alors il ne servirait
strictement à rien de vouloir quitter ce pays d’une autre
façon. Nous nous retrouverions dans la même situation et
peut-être même dans un univers cent fois plus dangereux.
– Il a raison, l’appuya Dashaé.
– Êtes-vous en train de dire subtilement que nous allons
passer le reste de notre vie ici ? s’inquiéta Sierra.
– Je me suis souvent retrouvé dans des situations
désespérées et je m’en suis toujours sorti, déclara Onyx.
– Mais tu avais tes pouvoirs magiques, lui rappela Wellan.
Ici, une force inconnue les neutralise.
– Si ces Dingirsigs ont des machines volantes, ils sont
certainement plus avancés que les Lou-Sîn, devina Dashaé.
– Veut-on vraiment leur remettre le bracelet pour qu’ils
l’examinent ? ironisa Sierra. Moi, je pense qu’ils nous le
raviraient pour le dupliquer et ainsi étendre leur domination
ailleurs.
– Sans doute, fit Wellan. Nous ne devons plus en parler.
– Je suggère même que tu arrêtes de le porter et que tu le
caches ici.
– Oui, ce serait plus sûr. Ainsi, s’ils nous capturent, ils ne
mettront pas la main dessus.
Il se tourna vers Onyx.
– Tu n’es pas intervenu pendant notre entretien avec la
grande prêtresse.
– J’ai préféré étudier les lieux et toutes ces femmes, lui
apprit l’empereur. Elles m’ont semblé innocentes et
sincères, mais je n’ai jamais fait spontanément confiance à
personne depuis que j’ai vu le jour.
– Tout ce qu’il est important de savoir à leur sujet, c’est
qu’elles ne peuvent rien pour nous, conclut Wellan pour
éviter une discussion inutile. Si nous voulons quitter ces
lieux, il faudra trouver nous-mêmes la façon de le faire.
– Tu pourrais commencer par fouiller ta mémoire, proposa
Onyx. Si ces coordonnées se trouvaient dans ton journal,
c’est que tu les y as écrites toi-même, non ?
– C’est exact, mais ça pourrait me demander un certain
temps, car je n’ai pas pris la peine de les mémoriser
ensuite.
– Tu n’as plus que ça à faire, Wellan, et c’est, à mon avis,
la meilleure façon de quitter ce monde.
– Quant à moi, je ne vois pas vraiment d’autre moyen, se
découragea Sierra.
– Très bien, accepta son mari. C’est là-dessus que je vais
me concentrer.
– Tandis que nous nous efforçons de rester vivants,
précisa Dashaé.
– Il y a des choses que nous ignorons encore au sujet de
ce peuple et de cet endroit, leur dit Onyx. Nous devons être
attentifs aux moindres détails qu’on nous fournira, car c’est
peut-être ce qui nous indiquera une autre piste possible.
– J’aimerais bien posséder ta confiance, avoua Sierra.
– Je suis né ainsi. Je suis un survivant.
– Alors, si on résume ce qui se trouve dans notre nouvelle
« maison », fit Dashaé pour leur remonter le moral, nous
avons des lits pour dormir, une table pour nous asseoir et
un tas de coffres qui contiennent des vêtements, de la
vaisselle et toutes sortes d’articles bizarres dont je ne peux
même pas deviner la fonction. Il n’y a pas d’eau courante,
pas de baignoire et pas de douche.
– Mais la rivière se trouve à quelques pas à peine d’ici,
ajouta Wellan.
– Il ne faudra par contre pas nous y rendre en plein jour,
au cas où les triangles volants reviendraient, suggéra Sierra.
– Tu penses vraiment qu’ils ne nous verraient pas dans un
pareil cours d’eau illuminé, la nuit ? la taquina Onyx.
Il entendit des pas et se tourna vivement vers la seule
entrée de leur logis. Une femme plus âgée que les
prêtresses du temple entra en transportant une cruche
d’eau. Comme tous les habitants de ce monde, ses cheveux
blond cendré étaient longs et légèrement bouclés. Elle
s’approcha en silence de la table et la déposa entre Wellan
et Dashaé.
– Merci, fit Sierra.
– Il y a des gobelets dans le coffre là-bas, indiqua la Lou-
Sîn.
Sans y avoir été invitée, elle prit place à la table avec
eux.
– Je m’appelle Ereshki. Je suis l’oracle d’Azakhou depuis
plusieurs années.
– L’oracle ? répéta Onyx, intéressé.
– Je possède le don de voir l’avenir dans les signes que
nous envoie Sîn.
– Vous êtes encore capable de le faire malgré la
disparition de la magie ? demanda Wellan.
– Je ne peux plus faire bouger les objets comme avant,
mais, heureusement, j’ai continué à recevoir des visions,
sans doute parce qu’elles émanent directement de mon lien
privilégié avec la lune.
– Sîn, c’est bien ça ? voulut s’assurer Dashaé.
– Oui, c’est son nom. Elle a créé ce monde, puis les Lou-
Sîn, dont le nom signifie « enfants de la lune ». Elle les a
installés dans ce paradis en échange de leur vénération et
de leur promesse de toujours vivre en paix.
– Pourquoi n’a-t-elle pas empêché les Dingirsigs de
débarquer chez vous ? s’étonna Onyx.
– Sîn est une déesse puissante. Si elle a décidé de n’en
rien faire, c’est sans doute parce qu’elle désirait que
quelqu’un leur donne enfin une bonne leçon. Mes visions
m’ont appris que ce n’est pas le premier monde dont ils
s’emparent. Ces enlèvements ont lieu ailleurs aussi. Il est
temps qu’on leur apprenne que ce qu’ils font est mal et que
ça doit cesser. C’est pour cette raison que vous êtes ici.
– Nous ? s’étonna Sierra.
– Je vous ai aperçus dans une autre vision.
– Que sommes-nous censés faire ? demanda Onyx,
inquiet.
– Je ne vois pas le déroulement entier d’une action dans
le futur, expliqua Ereshki. Je reçois surtout des scènes très
brèves, qui se succèdent à une vitesse folle. Certaines sont
claires comme de l’eau de roche et d’autres n’ont ni queue
ni tête. Je vous ai vus en train d’affronter des hommes
protégés par d’épais vêtements qui encaissent tous les
coups.
– Et cette déesse que nous ne connaissons pas nous a
choisis ? s’étonna Wellan.
– C’est exact.
– Avez-vous aussi vu comment tout va se terminer ? lui
demanda Dashaé.
– Non, pas encore, mais si la lune vous a conduits jusqu’à
nous, ce sera sûrement en notre faveur.
Onyx décocha un regard découragé aux autres, qui
pensaient la même chose que lui mais qui ne voulaient pas
le laisser paraître devant l’oracle.
– Ces hommes étaient-ils armés ? s’enquit Wellan.
– Dans mes visions, des jets de lumière intense partaient
dans tous les sens pendant les combats, mais je ne sais pas
s’ils émanaient des Dingirsigs.
– Ce serait mieux que ce soient de nos propres mains,
laissa tomber Onyx.
– Que veulent ces gens, exactement ? poursuivit Wellan.
– C’est encore un mystère pour nous. Certains Lou-Sîn ont
vu descendre des disques brillants dans l’ouest du pays et
l’oracle qui m’a précédée a reçu plusieurs visions de
bâtiments qu’ils étaient en train de construire. Elle disait
aussi qu’ils voulaient s’emparer de nos terres, mais ils ont
surtout enlevé beaucoup de Lou-Sîn.
– Qu’est-ce que vous avez vu ? voulut savoir Dashaé.
– Un grand tourbillon qui vous a rejetés dans la forêt.
– Je te confirme que cette vision était tout à fait exacte.
C’est ce qui nous est arrivé. Et vous croyez vraiment que
c’est la lune qui est responsable du mauvais
fonctionnement de notre vortex ?
– J’en suis même certaine, affirma Ereshki.
Wellan savait bien que cet accident, c’était la faute
d’Aranéa, mais il ne voulut pas faire de peine à l’oracle, qui
lui semblait très sincère.
– Savez-vous combien il y a de Dingirsigs ? demanda-t-il
plutôt.
Cette question capta toute l’attention d’Onyx.
– Je suis désolée, les images se suivaient trop rapidement
pour que je les compte. Je ne saurais avancer un nombre
précis sans risquer de me tromper. Mon but, c’est de mettre
mon don à votre disposition. Alors je vais continuer de
méditer dans ma grotte et tenter de recueillir le plus
d’informations possible pour vous venir en aide. En
attendant, ne restez jamais longtemps dans les endroits à
découvert.
– Nous l’avons déjà compris, commenta Onyx.
– Que la lune vous garde.
Elle se leva et fit un grand geste circulaire devant eux,
qu’ils estimèrent être une sorte de bénédiction lunaire, puis
quitta le logis sans se presser.
– Est-ce que nous venons d’accepter de les débarrasser
de l’envahisseur ? laissa tomber Onyx.
– C’est bien ce qu’il semble, confirma Dashaé.
– Nous sommes coincés ici, leur rappela Wellan. Aussi
bien nous rendre utiles.
– Mais pas nous faire tuer, par contre, l’avertit Sierra.
– Attendons d’en savoir plus sur cette menace avant de
décider de nous retirer du conflit, suggéra Onyx.
Wellan alla chercher son journal et nota rapidement tout
ce qu’elle venait de leur apprendre afin de pouvoir
l’analyser par la suite.

Ereshki sortit de la grotte des étrangers, plutôt contente


de cette rencontre. À la demande d’Alletah, elle était allée
s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’espions envoyés par les
Dingirsigs pour les tromper. Elle venait de découvrir qu’au
contraire, leur énergie confirmait ses visions. C’étaient leurs
sauveurs, sauf qu’elle n’avait pas encore vu l’issue de leurs
combats contre l’envahisseur. Immobiles comme des
statues, les Télals postés dans les rochers la regardèrent
passer. Leur nouveau rôle était d’accompagner les
étrangers s’ils désiraient sortir afin qu’ils ne soient pas
accidentellement repérés par les patrouilles.
L’oracle revint à la chute sans perdre de temps, car elle
savait ce qu’il pourrait en coûter aux siens si l’ennemi
venait à passer par là et qu’il l’apercevait. Elle pénétra dans
le temple des prêtresses par le tunnel, longea le mur de la
salle des prières et poursuivit sa route jusqu’à la caverne où
elle avait passé la plus grande partie de sa vie. Dès que ses
parents avaient découvert, à Zabarnit, qu’elle possédait le
don, ils l’avaient conduite à Azakhou, d’où elle n’était plus
jamais repartie.
Sa grotte était la seule où un grand trou avait été percé
dans le plafond. Non seulement il laissait entrer la lumière
de la lune qui se reflétait à la surface d’un grand bassin,
mais il l’alimentait aussi en eau. Autrefois, les oracles
allaient observer le ciel sur une petite île dans la rivière au
sommet de la chute, mais après l’arrivée des Dingirsigs,
cette pratique était devenue trop dangereuse et les
prêtresses avaient dû lui trouver une nouvelle façon
d’interpréter les signes célestes.
Les hommes des villages avoisinants étaient venus toutes
les nuits pendant des semaines pour forer le roc. Ainsi,
Ereshki avait pu continuer d’avoir des visions.
Il était encore trop tôt pour implorer la lune, alors l’oracle
se recueillit sur son coussin et rappela à sa mémoire les
images qu’elle lui avait envoyées au fil des ans, sa
civilisation ne mettant rien par écrit. La vie d’un oracle était
bien solitaire, mais Ereshki s’y était habituée. Les premières
années, personne n’osait venir l’importuner. Son rôle pour
l’avenir du peuple était trop important. Mais la dernière
génération d’apprenties prêtresses était bien différente. Plus
rebelles que leurs aînées, Shimiki, Nannar, Noushkou et
même la princesse Arynna, venaient souvent lui rendre
visite, soit pour lui apporter ses repas, soit pour discuter de
la vie avec elle ou tout simplement pour lui tenir
compagnie. Ereshki aimait beaucoup cette jeunesse et le
nouveau feu qui l’animait. Elle était la preuve que les
choses allaient changer à tout jamais dans le monde des
Lou-Sîn.
Elle chassa ces pensées et ferma les yeux. Au bout d’un
moment, elle sentit tous ses sens s’engourdir, comme si elle
sortait de son corps. Sans faire quelque requête que ce soit
à Sîn, l’oracle fut assaillie par une vision qu’elle n’avait
jamais eue jusque-là. Dans un étrange brouillard, elle vit
Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé se cacher derrière des
rochers en compagnie de quelques Télals, mais fut
incapable de déterminer à quel endroit du pays ils se
trouvaient. Un bourdonnement assourdissant faillit lui faire
perdre sa concentration, mais elle réussit à ralentir
davantage sa respiration pour que la vision ne prenne pas
fin prématurément. Des rayons incandescents
bombardèrent les étrangers et leurs protecteurs et elle
comprit qu’ils provenaient des triangles volants. L’assaut
avait dû commencer depuis un moment, puisque ce
brouillard était en fait de la fumée causée par les faisceaux
qui mettaient le feu à la végétation autour des rochers.
Ereshki tint bon, même si toute cette violence la révoltait,
mais le cri de douleur de l’un d’eux, qui venait d’être blessé,
la fit tomber à la renverse. Pantelante, la pauvre femme
resta couchée sur le dos pour reprendre ses esprits.
« Je n’ai pas vu qui a été touché… » regretta-t-elle.
5

Pendant qu’Ereshki allait rendre visite aux étrangers


dans le logis que les Lou-Sîn avaient mis à leur disposition,
Alletah en avait profité pour se recueillir toute seule dans la
salle des prières, devant l’autel dédié à Sîn, la déesse de la
lune, qui veillait sur son peuple depuis des temps
immémoriaux.
– Je t’ai toujours servie avec dévouement et j’ai suivi les
conseils de l’oracle pour que les Lou-Sîn vivent heureux,
comme tu nous l’as demandé quand tu les as créés. Je t’en
prie, dis-moi ce que je dois faire.
L’idée lui vint spontanément d’organiser une grande
réunion de prêtresses, comme il n’y en avait pas eu depuis
la disparition de la reine.
– Merci, déesse.
Alletah alla aussitôt demander aux apprenties d’avertir
toute la congrégation d’Azakhou de se rassembler quelques
heures plus tard dans la salle des prières. Elle fit même
chercher Enntemey, la reine-mère, qui dirigeait le peuple en
l’absence de sa fille, ainsi qu’Ereshki. Pendant qu’elle les
attendait, la grande prêtresse alluma de l’encens dans les
cassolettes suspendues à de petites chaînes aux murs afin
de purifier les lieux.
– Ce ne sont donc pas des rumeurs, résonna la voix
d’Arynna dans la grande caverne encore déserte.
Alletah se retourna vers la princesse, mais n’eut pas le
temps de répondre que l’adolescente poursuivait :
– Sans le dire ouvertement, les Lou-Sîn n’ont jamais
vraiment cru à l’arrivée d’étrangers qui allaient nous sauver
de ces barbares.
Cette enfant, aussi volontaire que sa mère, avait de longs
cheveux noirs et des yeux bleus perçants. Depuis la
disparition de la reine, elle tentait de se montrer brave.
– Aucun d’entre nous ne comprend réellement les
pouvoirs des oracles, princesse. Quelques fois, leurs visions
sont claires et d’autres fois, elles sont incompréhensibles.
Puisqu’il n’est jamais arrivé personne ici avant les
Dingirsigs, nous ne pouvons pas blâmer le peuple d’être
aussi méfiant.
– Shanski m’a informée que les Télals les ont trouvés dans
la forêt.
– Elle a dit vrai.
– Alors, pourquoi as-tu décidé de réunir encore une fois
les prêtresses, aujourd’hui ?
– Je ne veux pas décider seule de ce que nous ferons
d’eux, avoua Alletah.
– Moi, je pense qu’ils devraient partir tout de suite à la
recherche de ma mère et de mon frère afin de les libérer et
de nous débarrasser des Dingirsigs.
– Sans vouloir te faire de peine, Arynna, je ne suis pas
certaine que quatre personnes soient capables d’accomplir
un tel exploit.
– L’oracle a pourtant affirmé qu’ils étaient là pour nous
sauver.
– Je sais et c’est la raison pour laquelle je veux parler à
tout le monde. Je t’en prie, sois patiente.
Les prêtresses commençaient à arriver dans la caverne,
alors la jeune fille jugea préférable de ne pas poursuivre
cette conversation. Elle alla s’installer à la gauche du trône
de sa mère. Finalement, Enntemey arriva accompagnée de
Shanski, dépêchée par les sages pour la protéger, et
s’installa sur le siège royal. Les Télals se dispersèrent le long
des murs pour veiller sur le temple comme ils le faisaient
chaque fois qu’il y avait une rencontre. Quand toutes les
participantes furent finalement assises sur des coussins,
Alletah se planta devant l’autel.
– Vous êtes déjà au courant que des étrangers sont
arrivés à Azakhou et qu’ils ne sont pas des Dingirsigs. Ils ne
sont que quatre : deux hommes et deux femmes, mais ce
sont des guerriers.
– Comme on nous l’avait prédit, intervint Enntemey.
– C’est exact, sauf que je ne vois pas comment ces quatre
personnes pourraient nous débarrasser des Dingirsigs.
– Elles sont peut-être assez intelligentes pour trouver des
solutions auxquelles nous n’avons jamais pensé, poursuivit
la reine-mère.
Sa remarque fit sourire Shanski, debout près d’elle.
– Ce que je suis incapable de décider, c’est ce que nous
devrions faire d’eux en attendant que Sîn nous fasse
connaître sa volonté.
– Ce ne serait pas une bonne idée d’en faire des
prisonniers, intervint Ishbi, la mère de la jeune Shimiki.
– Nous sommes les servantes de la lune bienveillante et
nous tendons la main à tous ceux qui ont besoin de nous, lui
rappela Ninkashi, la mère de Noushkou.
– Nous pourrions les pousser jusqu’au mur des Dingirsigs,
suggéra Ninlil. S’ils essaient de les capturer, nous serons
certaines que ce sont des alliés.
– Ces étrangers sont dangereux, c’est vrai, déclara
Ereshki en se joignant enfin à la réunion, mais pas pour
nous.
Elle rejoignit Alletah devant l’autel afin de lui prêter main-
forte.
– J’ai pris le temps de méditer et je me suis souvenue de
ce que les autres oracles avant moi avaient vu. Puis, j’ai
analysé mes propres visions. La plupart d’entre vous sont
trop jeunes pour avoir entendu ces paroles, alors laissez-moi
vous les résumer.
Noushkou se dépêcha de lui apporter un gros coussin
pour qu’elle puisse s’asseoir.
– Merci, mon enfant.
Alletah préféra rester debout, ce qui lui permettait de
surveiller ses prêtresses.
– La vénérable Keisha a été la première à nous mettre en
garde contre l’arrivée des Dingirsigs, ces conquérants venus
des étoiles, continua Ereshki. Elle nous a aussi dit que leur
puissance était telle que nous ne pourrions rien faire pour
les empêcher de s’établir sur nos terres.
Shanski et les autres Télals, debout sur le pourtour de la
pièce, émirent un grondement sourd qui attesta leur
impuissance devant cette menace.
– Elle n’a pas eu le temps de voir se réaliser sa prophétie.
C’est la vénérable Maha, que j’ai remplacée, qui en a été
témoin vers la fin de sa vie. Avant sa mort, la lune lui a dit
qu’elle ne laisserait pas notre race s’éteindre. Je venais juste
d’arriver à Azakhou quand j’ai commencé à recevoir des
images des Dingirsigs. Mais j’ai tout de suite su moi aussi
que la lune nous enverrait de l’aide.
– Mais seulement quatre guerriers… soupira la jeune
Nannar, une orpheline qui rêvait de devenir une guerrière
plutôt qu’une prêtresse.
Nanshey, qui s’occupait parfois d’elle, lui fit signe de se
taire et de laisser parler l’oracle.
– Je sais que c’est décevant, mais la lune sait ce qu’elle
fait.
– Maha n’avait-elle pas aussi dit que c’étaient des dieux
qu’elle nous enverrait ? se rappela alors Ninkashi.
– Ce sont plutôt des êtres de chair et de sang, intervint
Noushkou. Je les ai côtoyés pendant quelques heures. Je
vous jure que ce ne sont pas des dieux.
– Parce qu’ils ont, eux aussi, perdu leur magie en arrivant
ici, expliqua Ereshki.
– Ils sont donc aussi démunis que nous, déplora Ninmah,
qui aspirait un jour à remplacer Alletah.
– Pour l’instant.
– As-tu eu d’autres visions à leur sujet ? voulut savoir la
reine-mère.
– Oui. Je sais qu’ils finiront par affronter ceux qui enlèvent
les Lou-Sîn et même si je ne sais pas encore comment leur
intervention se terminera, je sais que nous survivrons.
– Mais beaucoup périront, n’est-ce pas ? se désola
Ninkashi.
L’oracle conserva un silence affligé.
– La lune laissera vivre ceux qu’elle voudra, c’est évident,
trancha Enntemey.
– Si cela peut vous redonner de l’espoir, je pense que les
étrangers trouveront une façon de nous rendre nos facultés
magiques, tenta de les encourager Ereshki.
– Cela fait si longtemps que nous les avons perdues que
nous ne saurons plus comment nous en servir, grommela la
reine-mère. Moi, je suggère que nous laissions ces étrangers
circuler à leur guise à Azakhou pour leur permettre
d’élaborer un plan. En trois décennies, nous n’avons rien pu
faire pour repousser l’envahisseur. Laissons-les essayer.
– Tes paroles sont remplies de sagesse, Enntemey, la
complimenta la grande prêtresse.
– Je veux revoir ma fille et mon petit-fils, Alletah. Je suis
prête à tout.
– Je demanderai donc aux Télals d’informer les étrangers
de notre décision.
Nanshey fit un signe pour indiquer qu’elle s’en chargeait
et quitta la salle de prières. Elle ramassa les armes des
étrangers au passage. Aranzak lui emboîta le pas. Ils se
dirigèrent vers le logis où se reposaient les étrangers et
dont l’entrée était surveillée par Koumar, à ce moment-là de
la journée. Nanshey le mit rapidement au courant des
délibérations de l’assemblée.
– Bien compris, accepta-t-il, mais je suggère aussi que les
Télals ne les lâchent pas d’une semelle.
– Ce serait plus prudent, en effet, jugea Nanshey, mais
devrons-nous leur porter assistance s’ils le demandent ?
– Rien dans le serment que nous avons prononcé ne nous
le défend.
– Je vais leur annoncer la nouvelle.
Nanshey pénétra seule dans la grotte, tandis qu’Aranzak
restait avec Koumar à l’extérieur pour monter le guet avec
lui. Elle commença par déposer près du mur les armes qu’on
leur avait confisquées. Onyx était allongé sur son lit, les
bras derrière la nuque, et réfléchissait. Pour sa part, Dashaé
était assise en tailleur sur le sol et méditait. Wellan et Sierra
étaient toujours à la table à se creuser l’esprit, eux aussi.
– Puis-je vous déranger ? fit la Télal.
– Bien sûr, répondit Sierra.
– Il a été décidé que vous étiez libres d’aller où vous
voulez, à condition qu’un Télal vous accompagne en tout
temps, car vous ne connaissez pas encore suffisamment les
lieux pour éviter les endroits dangereux.
– Ça me convient, accepta Wellan.
– Nous pensons qu’en étant ainsi libres, vous trouverez
plus rapidement le moyen de nous libérer des Dingirsigs.
– Je suis parfaitement d’accord et j’ai justement envie
d’aller me dégourdir les jambes.
– Ne relâchez jamais votre vigilance.
Sierra prit la main de Wellan et le suivit à l’extérieur, où
ils furent aussitôt escortés par Aranzak. Le chaperonnage
par les guerriers ne leur permettrait pas d’avoir un peu
d’intimité, mais ils avaient besoin de prendre l’air. Onyx ne
sembla pas vouloir bouger, mais Dashaé se leva et glissa
son sabre à sa ceinture.
– Si c’est possible, j’aimerais voir l’endroit où vous vous
entraînez.
– Il ne s’agit pas d’un lieu secret, alors, oui, c’est possible.
Dashaé quitta le logis avec Nanshey et marcha à côté
d’elle sur un sentier assez large dans la forêt.
– Représentez-vous l’armée du pays ? s’enquit la
Chimère.
– Ce n’était pas l’intention des fondateurs de notre ordre,
mais depuis les incursions des Dingirsigs, nous avons dû
négliger nos obligations envers la lune afin de protéger le
peuple de notre mieux.
– Avez-vous eu du succès contre cet envahisseur ?
– Pas vraiment. Les Télals des villes qui ont été attaquées
ont été enlevés en même temps que leurs habitants.
– Pris par surprise ou trop rapidement désarmés ?
– Nous n’en savons rien. Alors nous avons décidé
d’adopter une stratégie différente, soit la fuite. Nous avons
dressé un plan d’évacuation pour chaque cité et chaque
village.
– A-t-il fonctionné jusqu’à présent ?
– Les Dingirsigs ne nous ont pas encore trouvés, mais
nous continuons d’organiser des exercices une fois par mois
pour que tout le monde sache quoi faire en cas d’assaut.
– C’est une excellente initiative.
Elles arrivèrent finalement devant une falaise. Dashaé se
faufila dans une étroite ouverture derrière Nanshey. Au bout
du tunnel se trouvait une grande caverne d’où partaient une
vingtaine de galeries.
– Est-ce vous qui avez creusé toutes ces grottes ?
demanda la Chimère.
– Pas du tout. Elles sont naturelles et il y en a partout
dans le pays. Nos ancêtres ont fondé les villes et les villages
le long des rivières, puis quand les premiers raids se sont
produits, nous les avons fait promptement disparaître pour
nous réfugier sous terre.
– Vous vous entraînez donc ici ?
– La plupart du temps, mais aussi dans une clairière, qui
est protégée par une voûte de branches d’arbres.
Des bâtons étaient appuyés contre tous les murs de la
caverne.
– Est-ce votre seule arme ? demanda Dashaé.
– Oui, mais nous la manions avec beaucoup de dextérité.
– Pas d’épées ni de dagues ?
– Je ne sais pas ce que signifient ces mots.
La Chimère lui montra ses armes. Nanshey approcha la
main pour caresser le métal que sa civilisation n’avait pas
encore découvert.
– Attention, c’est tranchant.
La Télal se contenta donc de toucher uniquement le plat
du poignard.
– Un tel bâton pourrait facilement tuer un Dingirsig,
commenta-t-elle.
– C’est sûr. Mon sabre peut trancher n’importe quoi d’un
coup sec, même un membre.
– L’as-tu déjà fait ?
– Malheureusement, oui. Nos ennemis étaient
d’immenses hommes-scorpions qui avaient deux bras
normaux et deux autres qui se terminaient par des pinces.
Ce sont ces derniers que nous devions leur enlever pour
éviter qu’ils nous découpent en rondelles.
– Est-ce que les Dingirsigs pourraient aussi ressembler à
ces scorpions ?
Dashaé haussa les épaules.
Une dizaine de Télals sortirent alors d’une des galeries et
commencèrent à s’entraîner en effectuant de gracieux
mouvements avec leurs bâtons. Puis, lorsqu’ils eurent
terminé, Nanshey demanda à Dashaé de leur faire une
démonstration de ses propres armes. Tous furent fascinés
par sa grâce, sa rapidité et sa précision.

De son côté, Onyx n’avait pas bougé de son lit de jonc


tressé, mais il ne dormait pas. Il était en train d’analyser
tout ce qu’il avait vécu depuis son départ d’An-Anshar. Il lui
manquait encore trop d’éléments pour établir une stratégie
de retour chez lui. « Où se trouve ce foutu pays dirigé par
des prêtresses ? Dans quel univers ? Comment pourrais-je
demander l’aide d’Abussos sans mes pouvoirs ? » Il se
redressa et fit un pas vers la sortie, mais dut s’arrêter quand
le petit dragon vert arriva devant lui, suivi de Noushkou et
d’une femme aux longs cheveux noirs. Elles transportaient
de grands plats qu’elles déposèrent sur la table.
– Maman, je te présente Onyx, fit l’adolescente.
– Bonjour. Je m’appelle Ninkashi. C’est moi qui veillerai à
vous nourrir pendant votre séjour à Azakhou.
– Alors, merci de la part de nous quatre.
– Où sont les autres ? s’inquiéta Noushkou.
– On nous a permis de circuler librement, alors ils sont
allés prendre l’air.
Pendant que la jeune fille allait chercher de la vaisselle en
céramique dans un des coffres, Onyx jeta un coup d’œil à la
nourriture : des avocats, des bananes frites, du fromage
blanc et des galettes de maïs en grande quantité.
– Est-il vrai que vous nous libérerez des Dingirsigs ? lui
demanda Ninkashi.
– Je n’en sais franchement rien. Avant de pouvoir faire
quoi que ce soit pour vous, il nous faudra beaucoup plus de
détails à leur sujet que vous nous en avez fournis jusqu’à
présent. Nous avons aussi besoin de savoir où nous
sommes, où s’est installé l’envahisseur, d’où il vient, ce qu’il
veut et de combien de soldats il dispose.
La prêtresse haussa tristement les épaules, car personne
n’en savait rien. Onyx comprit alors que les Lou-Sîn
n’étaient qu’un troupeau d’agneaux qu’une meute de loups
était en train d’encercler. Noushkou commença à dresser la
table.
– Possédez-vous des cartes géographiques ? demanda-t-
il.
– J’ignore ce que c’est.
– Des représentations de lieux peintes sur du papier, des
peaux d’animal ou même sur un mur.
– Personnellement, je n’en ai jamais vu, mais, si c’est
important, je peux le demander à la grande prêtresse, qui
est au courant de plus de choses que nous.
– C’est vraiment très important.
Onyx baissa le regard sur le petit dragon assis à quelques
pas de lui, qui l’observait avec curiosité.
– Et toi, qu’est-ce que tu sais ?
– C’est bien la première fois qu’on me le demande,
s’étonna Légna.
– Y en a-t-il beaucoup d’autres comme toi ?
– J’ai fait partie d’un clan quand j’étais jeune, mais j’ai
choisi de partager la vie de Noushkou.
– Communiquez-vous par la pensée entre dragons ?
– Je ne me souviens pas que nous le faisions dans ma
famille.
– Est-ce que tu t’efforces de me répondre évasivement
afin que l’on continue de te traiter comme un animal de
compagnie ? Les dragons comme toi, dans mon monde,
possèdent un savoir encore plus étendu que les humains.
Légna grimpa aussitôt dans les bras de Noushkou et
appuya la tête dans son cou.
– C’est bien ce que je pensais, soupira Onyx. Mais si
jamais tu décides de sauver la petite et tous ses semblables
d’une mort certaine, reviens me dire ce que tu sais
vraiment.
Wellan, Sierra et Dashaé rentrèrent alors de leur petite
escapade, ce qui mit fin à la discussion. Ils ne cachèrent pas
leur surprise de trouver Onyx en compagnie de Noushkou et
d’une Lou-Sîn adulte qu’ils n’avaient pas encore rencontrée.
– C’est Ninkashi, la mère de Noushkou, la leur présenta
l’empereur. Elle nous a apporté à manger.
– Merci, fit la Chimère. J’allais justement vous proposer
d’aller chercher des fruits.
– Je vous en prie, mangez. Vous devez être affamés. Je
reviendrai chercher les plats plus tard.
Ninkashi fit signe à sa fille de passer devant elle. Dès
qu’elles furent parties, les compagnons prirent place à la
table et mirent dans leur assiette ce dont ils avaient envie.
– Avez-vous découvert quelque chose d’utile ? demanda
Onyx.
– Les Télals sont en quelque sorte des prêtres-soldats
pour qui le maniement du bâton fait partie d’un rituel, leur
révéla Dashaé. Toutefois, ils sont très habiles et pourraient
faire beaucoup de tort à l’ennemi s’ils y étaient obligés.
– Sont-ils nombreux ?
– L’ordre en compte plus de trois mille, dispersés dans
tout le pays. Il y en a plus d’une centaine à Azakhou et
davantage dans les villages environnants, partout où un
temple à la lune doit être protégé.
– Tu n’as pas perdu de temps, dis donc, la félicita Wellan.
– Ce n’est pas tout. Ces gens ne connaissent pas le métal.
– Des victimes toutes désignées pour une civilisation plus
avancée, quoi, estima Sierra.
– Surtout si ces Dingirsigs ont trouvé la façon de
neutraliser leur magie en plus de la nôtre.
– Et vous deux, qu’avez-vous appris ? voulut savoir Onyx.
– Nous avons surtout tenté d’évaluer la taille de la cité,
mais ses habitants sont si bien cachés que nous n’y
sommes pas arrivés. Elle pourrait s’étendre sur des
kilomètres sous terre que nous n’en saurions rien.
– Il faut trouver des gens qui soient vraiment capables de
nous renseigner, décida Onyx.
Il se mit à manger avec appétit sans plus reparler de leur
situation précaire.
6

Les quatre compagnons passèrent le reste de la journée


à la table de leur logis pour discuter de ce qu’ils pourraient
faire pour les Lou-Sîn sans magie. Ninkashi leur apporta une
grosse cruche d’eau, puis une seconde remplie d’un liquide
fumant, heureuse de constater qu’ils avaient tout mangé.
Elle leur souhaita une bonne nuit et repartit avec les plats
vides. Curieux, Wellan versa un peu de la boisson chaude
dans son propre gobelet et y goûta prudemment. Un large
sourire s’étira sur ses lèvres.
– C’est du cacao, dit-il à ses amis. Je n’arrête pas de
m’étonner des similitudes entre ces gens et les Mixilzins.
– Qui sont-ils ? demanda Sierra.
– Un peuple qui vivait à l’est des volcans. Ces gens
mangeaient les mêmes aliments qu’eux et vivaient aussi
dans des maisons dont la devanture était en pierre tandis
que le reste s’enfonçait dans la montagne. Mais ils n’avaient
pas les oreilles pointues des Elfes, par contre…
– Et si nous n’avions pas quitté notre planète, en fin de
compte ? laissa tomber Onyx. Ça pourrait expliquer toutes
ces similitudes. Je vais tenter de trouver des cartes de cet
endroit, alors nous serons fixés.
Ils continuèrent de bavarder jusqu’à ce qu’ils
commencent à ressentir de la fatigue, puis se dirigèrent
vers les lits. Il n’était pas facile de savoir si c’était le jour ou
la nuit, sans la moindre fenêtre. Alors, pour en avoir le cœur
net, Dashaé alla mettre le nez dehors et revint en
confirmant que le soleil avait bel et bien disparu.
– Je suggère que nous dormions, maintenant, afin d’être
prêts à poursuivre nos recherches à l’aube, ajouta-t-elle.
– C’est justement ce que j’allais dire, commenta Onyx
avec un air moqueur.
Chacun se coucha sur l’un des quatre lits, qui ne
pouvaient accueillir qu’une seule personne. C’était la
première fois depuis les dernières années que Sierra n’allait
pas dormir blottie contre Wellan, mais elle se consola en se
disant que c’était une situation temporaire. Un à un, ils
sombrèrent dans le sommeil, mais Wellan fut incapable de
dormir. Il se tourna d’un côté, puis de l’autre et finit par
s’asseoir. Il en vint alors à la conclusion que la seule façon
pour eux de se remettre en route, c’était qu’il arrive à se
souvenir des symboles qui permettraient au bracelet de les
transporter à Alnilam. À partir de là, Skaïe pourrait lui
redonner les coordonnées d’Enkidiev, pour qu’il puisse
reconduire Onyx chez lui.
Sans faire de bruit, uniquement éclairé par la faible
lumière des pierres alignées sur le pourtour de la pièce,
Wellan fouilla dans ses sacoches et en sortit son journal et
son stylo. Sur la pointe des pieds, il sortit dehors et s’arrêta
quelques pas plus loin. « Il est difficile de croire que nous
sommes au beau milieu d’une cité… » songea-t-il. Il
n’entendait que les bruits normaux de la forêt, pas ceux
d’une ville occupée par des milliers d’humains. Il sentit
qu’on le suivait alors qu’il se dirigeait vers la rivière
lumineuse, mais il savait bien qu’il s’agissait d’un Télal. On
les avait avertis qu’ils veilleraient discrètement sur eux
pendant leur séjour à Azakhou. Il demeura toutefois sur ses
gardes.
Lorsqu’il atteignit la berge, il s’installa sur une surface
plate et ouvrit son cahier. Il fit le calme dans son esprit et
dans son cœur et essaya de se rappeler ce qu’il avait écrit
le jour de son départ sur la dernière page, celle qui avait été
en toute vraisemblance arrachée par Aranéa. Il revit alors
les deux premiers symboles dans sa mémoire et, éclairé par
les pierres dans la rivière, les traça sur le papier. Mais il lui
en manquait encore quatre…
– Es-tu venu sauver ceux qui ont été enlevés ? demanda
une voix d’enfant.
Wellan était si concentré sur cet exercice qu’il sursauta.
Le stylo lui échappa et il se serait retrouvé dans l’eau si
l’adolescente qui venait de se manifester ne l’avait pas
prestement attrapé.
– Heureusement que je ne suis pas un Dingirsig, lui dit-
elle moqueusement. Je t’aurais enlevé sans la moindre
difficulté.
– Une fois la surprise passée, je crois bien que je me
serais défendu, affirma l’Émérien.
– Sais-tu au moins te battre ?
– J’ai commandé une armée, jadis, et j’ai aussi aidé un
autre peuple à vaincre son propre ennemi.
L’adolescente s’assit près de lui sans la moindre crainte.
– Alors, ça c’est très intéressant. Je m’appelle Nannar.
– Et moi, Wellan.
– Je sais. Tout le monde connaît vos noms, maintenant.
– Comment arrivez-vous à échanger les nouvelles aussi
rapidement alors que vous vivez tous dans des logis séparés
sous terre et que vous n’en sortez pratiquement jamais ?
– Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous évitons de venir
jusqu’ici, comme tu viens de le faire, parce qu’il est trop
dangereux de rester à découvert, mais surtout le jour.
– Peut-être devrions-nous aller ailleurs, dans ce cas.
– Je n’ai jamais vu de vaisseaux volants dans le ciel la
nuit, alors je pense que ça peut aller, et nous ne sommes
que deux, si on ne compte pas Aranzak, qui se cache
derrière ces buissons, là-bas.
– Comment sais-tu qu’il est là ? s’étonna Wellan, qui ne
pouvait pas le voir.
– Il suffit d’avoir le sens de l’observation.
– Même dans le noir ?
– Surtout dans le noir. À partir du ciel, il est sûrement plus
facile de voir une foule que juste deux personnes qui ne
bougent pas.
– Probablement. Tu sais beaucoup de choses.
– Je m’entraîne pour devenir Télal. Pour que je puisse me
rendre à Sidouri, il faut que mes parents en fassent la
demande à la reine, mais ils ont disparu en même temps
qu’elle à Telloh. Quand ils reviendront, j’aurai pris de
l’avance.
– Où sont-ils allés ?
– Ils ont été enlevés à Telloh quand ils l’ont accompagnée
pour aller voir le mur.
– Je suis vraiment désolé, Nannar.
– Ils ne sont pas morts, seulement prisonniers.
Wellan jugea préférable de ne pas en parler pour ne pas
la chagriner.
– Dis-moi pourquoi tu veux faire partie des Télals.
– J’ai toujours rêvé d’apprendre à me servir du bâton
comme ils le font. Et maintenant, j’ai une bonne raison. Je
veux terrasser le plus de Dingirsigs possible et sauver mon
père et ma mère. Je les avais suppliés de m’emmener, mais
ils ont refusé et ils m’ont confiée à Ninmah, parce que
Nanshey n’est pas censée s’occuper des apprenties. J’aurais
tellement préféré rester avec elle.
– Je sais qui est Nanshey, mais pas Ninmah.
– C’est une des prêtresses qui fabriquent de l’encens pour
le temple. Elle n’a vraiment pas de temps à me consacrer,
alors j’ai décidé de prendre mon destin entre mes propres
mains. Maintenant, réponds à ma première question.
– J’aimerais te dire que nous sommes venus ici pour
libérer ceux qui ont disparu et empêcher les Dingirsigs de
continuer à vous enlever, mais je te mentirais. Mes amis et
moi sommes arrivés dans ton pays par le plus grand des
hasards.
– Les Lou-Sîn ne croient pas au hasard. Moi, je suis
persuadée que c’est la lune qui vous a fait prendre une
autre route, car sans vous, mon peuple disparaîtra.
– Peut-être bien… Mais même si Sierra, Onyx, Dashaé et
moi avons tous participé à des guerres, nous ne sommes
que quatre, Nannar.
– C’est vrai mais, comme le dit si bien Enntemey, vous
possédez quatre cerveaux qui ne fonctionnent pas comme
les nôtres. Je suis sûre que c’est pour ça que Sîn vous a
choisis.
L’enthousiasme de l’adolescente était beau à voir, mais
Wellan ne désirait pas lui mentir.
– Est-ce que les habitants d’Azakhou pensent la même
chose que toi ? se risqua-t-il à demander.
– Je ne connais pas tout le monde, mais je sais que
l’oracle et la grande prêtresse sont convaincues que vous
êtes nos sauveurs. En ce moment même, les prêtresses
sont en train de remercier Sîn de vous avoir envoyés ici. Il y
a toutefois quelque chose qui me tracasse. L’oracle qui était
là avant Ereshki avait dit que vous étiez des dieux.
Wellan hésita.
– Alors, vous en êtes, c’est ça ?
– Onyx et moi sommes d’ascendance divine, mais nous
avons perdu tous nos pouvoirs magiques en arrivant ici.
– Comme tous les Lou-Sîn, quoi.
– Nous pourrions sans doute tenter quelque chose contre
les Dingirsigs en utilisant strictement nos connaissances
militaires, mais sans aucune garantie que nous réussirons.
– Moi, je sais que la lune vous soutiendra, parce qu’elle ne
nous a jamais laissés tomber et parce que j’ai besoin que
mes parents reviennent. Je suis même disposée à vous
aider.
– Tu es encore trop jeune pour affronter un tel ennemi.
– Ne te fie pas à tes yeux. J’ai peut-être l’air d’une enfant,
mais je m’entraîne depuis très longtemps. Veux-tu voir ce
que je sais faire ?
– Une autre fois, d’accord ? Ne faisons pas paniquer
Aranzak.
– Oui, tu as raison.
Wellan ne put s’empêcher de remarquer qu’elle lui faisait
beaucoup penser à Ayarcoutec, la fille d’Onyx.
– Qu’es-tu en train de faire ? voulut alors savoir Nannar.
– J’essaie de me rappeler quelque chose, mais ce soir,
rien ne me vient.
– Ça m’arrive aussi de temps à autre. Le mieux, c’est de
réessayer plus tard.
– C’est ce que j’étais en train de me dire.
– De quoi as-tu besoin pour accepter cette importante
mission, Wellan ?
– De tout ce que vous savez sur les Dingirsigs.
– Alors, pour te prouver que je peux vous être utile, je
vais voir ce que je peux trouver et je reviendrai te voir
quand ce sera fait. Est-ce que ça te convient ?
– Parfaitement, mademoiselle.
– Un dernier conseil : ne reste pas trop longtemps ici. La
région n’est plus aussi sûre qu’avant.
« De toute façon, je n’arrive à rien… » songea-t-il.
– C’est un excellent conseil.
Nannar le salua d’un mouvement sec de la tête comme
l’aurait fait un Télal et disparut entre les arbres. Wellan
referma son livre et contempla les eaux lumineuses de la
rivière pendant quelques minutes avant de remonter la
pente jusqu’au buisson où, à peine éclairé par les rayons de
la lune, se tenait Aranzak, fidèle au poste.
– Merci de veiller sur nous et de nous empêcher de
commettre des bévues.
– Jusqu’à présent, vous vous en tirez plutôt bien, le félicita
le Télal.
– Même si je viens de m’installer près de la rivière, loin
des arbres qui m’auraient caché à la vue de vos ennemis ?
– C’est la nuit. Si une patrouille était passée, elle ne
t’aurait probablement pas vu. Un rassemblement, peut-être,
ou une cérémonie à la lune dans une clairière, c’est certain.
Les triangles volants ne s’aventurent jamais par ici après le
coucher du soleil, mais rien ne dit que ça n’arrivera jamais.
Il est toujours plus prudent de rester à l’abri peu importe le
moment de la journée.
– Je m’en souviendrai.
– Tu devrais aller rejoindre tes amis.
– Oui, c’est vrai, mais avant, puis-je te poser quelques
questions ?
– Pourquoi pas ? fit Aranzak en haussant les épaules.
Wellan prit place devant lui.
– Quand les enlèvements ont-ils commencé ?
– C’est arrivé avant ma naissance, alors je ne peux que te
dire ce qu’on m’a raconté.
– J’ai vécu la même chose dans mon monde. La première
invasion s’est produite cinq cents ans avant que je
combatte pour défendre mon peuple.
– Ici, les raids remontent à une trentaine d’années
seulement. De grands disques lumineux sont descendus du
ciel dans le nord-ouest. Certains des Lou-Sîn plus âgés les
ont vus de leurs propres yeux, mais un oracle les avait déjà
aperçus dans une vision. La cité de Dagan a été la première
à tomber. Elish a suivi quelques mois plus tard.
Apparemment, lorsque les Dingirsigs ont ensuite envahi
Zabarnit, un petit garçon a réussi à s’échapper et à
atteindre Lagash, dans les terres désertiques du Sud. Il était
en état de choc. Les prêtresses ont réussi à le calmer au
bout d’un moment, mais elles n’ont pas appris grand-chose
de lui, sauf que des hommes vêtus de noir étaient arrivés
dans son village et qu’ils avaient fait tomber tout le monde
sur le sol avec des jets de lumière.
– Sont-ils tous morts ?
– L’enfant, qui avait réussi à se cacher, n’a vu personne
se relever. Ils sont tous restés par terre jusqu’à ce que les
Dingirsigs les soulèvent et les alignent sur des planches
pour les emporter.
– À bout de bras ?
– Non.
– En utilisant des bêtes de somme ?
– Non plus et c’est ce qui est vraiment troublant. Les
planches s’élevaient toutes seules dans les airs et les
suivaient sans qu’ils les touchent.
« Un autre prodige scientifique qui ferait saliver Skaïe »,
songea Wellan.
– Écoute, Aranzak. Mon expérience militaire me porte à
croire que si les Dingirsigs avaient tué ces gens, ils les
auraient laissés sur place. À mon avis, ils les ont seulement
rendus inconscients pour qu’ils ne résistent pas à leur
enlèvement.
Un rayon d’espoir illumina le visage du Télal.
– Ils ont donc besoin de nous vivants, mais dans quel but
?
– Sans doute pour faire de vous leurs esclaves et vous
faire exécuter des tâches dont ils ne veulent pas s’occuper
eux-mêmes. C’est justement une des choses dont nous
aurions besoin d’être sûrs pour vous aider.
– Malheureusement, c’est tout ce que le petit garçon a vu
et personne de Dagan, d’Elish et de Zabarnit n’est revenu
pour nous en parler. Mais quand vous verrez le mur, vous
comprendrez pourquoi.
– Des sauvetages ont-ils été tentés ? continua de le
questionner Wellan.
– Aucun, toujours à cause du mur, qui nous empêche
d’aller dans l’ouest.
– Parle-moi de ce mur.
– Je ne l’ai pas vu de près, mais un jour que je faisais de
l’escalade avec Koumar pour renforcer mes muscles, je l’ai
aperçu de loin. Il est très haut, mais je pense que c’est
surtout pour cacher ce qui se trouve de l’autre côté, pas
pour empêcher les Lou-Sîn de s’enfuir.
– C’est possible.
– Tu ferais mieux de rentrer, maintenant. On ne sait
jamais ce qui va nous tomber dessus, alors il est important
d’être au meilleur de sa forme en tout temps. Je vais
d’ailleurs être bientôt relayé.
– Merci, Aranzak.
Le Télal le salua d’un mouvement de la tête comme
Nannar l’avait fait quelques minutes plus tôt.
Ayant mémorisé sa route, Wellan retourna facilement sur
ses pas. « J’aurais dû porter la même attention aux
coordonnées du bracelet », bougonna-t-il intérieurement.
Il trouva ses compagnons toujours endormis. En silence, il
rangea son journal à sa place et se coucha sur le dos dans
son propre lit. « Que deviendrons-nous si nous restons
bloqués dans cet univers pour toujours ? » Cette question
l’empêcha évidemment de trouver tout de suite le sommeil.
Ce furent les respirations lentes de ses amis qui eurent
finalement raison de lui.
7

Onyx ouvrit les yeux avant l’aube, après avoir rêvé qu’il
participait à un repas de famille à An-Anshar. Il se redressa
sur ses coudes et regarda autour de lui cette grotte
faiblement éclairée par les pierres de rivière, dont l’énergie
semblait inépuisable. Il mit un moment avant de se rappeler
où il se trouvait. Puis, les événements de la veille lui
revinrent en mémoire. « Je me suis réveillé dans un si grand
nombre d’endroits différents depuis ma première
incarnation que j’ai de plus en plus de difficulté à savoir où
je suis. » Il se leva et décida d’aller soulager sa vessie à
l’extérieur. Ses compagnons dormaient encore à poings
fermés.
Il trouva un buisson isolé, amusé de savoir qu’un Télal l’y
avait suivi. Mais il ne s’en formalisa pas. Dans l’armée, il
avait souvent manqué d’intimité et même connu des
situations bien plus embarrassantes, qui avaient fini par le
rendre insensible à ce que les autres pensaient de lui. Au
lieu de retourner à l’intérieur, il profita de la quiétude du
matin pour examiner les alentours. Son regard s’arrêta
finalement sur une haute falaise qui dominait le paysage, au
nord-est. « Il y a longtemps que je n’ai pas fait d’exercice,
mais en l’absence de cartes géographiques, rien ne vaut la
bonne vieille observation. »
Tout en demeurant très prudent, car il n’avait plus le
pouvoir de guérir magiquement une blessure potentielle, il
se rendit jusqu’au pied de la falaise et en escalada la partie
la moins abrupte. « Si je pouvais adopter ma forme de loup,
je serais déjà en haut… » grommela-t-il intérieurement en
cherchant de bons appuis. Lorsqu’il arriva enfin au sommet,
épuisé et en sueur, le soleil avait commencé à se lever. Il ne
put que constater qu’il n’était plus aussi en forme qu’avant.
« Et ils veulent que je m’attaque à toute une armée… »
songea-t-il.
Il prit le temps de reposer les muscles de ses jambes,
puis se redressa au milieu des pics pointus afin de regarder
au loin. Il fut étonné non seulement par l’étendue des terres
des Lou-Sîn, mais aussi par l’immense mur qui semblait
couper tout le pays en deux. Le soleil qui se levait le faisait
reluire comme un immense bouclier. Curieusement, cet
obstacle ne décourageait pas Onyx. Au contraire, il
représentait un défi auquel il avait envie de se mesurer. « Je
suis bel et bien un homme d’action… » découvrit-il. Il
adorait sa vie de famille et son rôle d’empereur d’An-
Anshar, mais il se rendait compte pour la première fois que
c’était beaucoup moins stimulant que son ancienne vie de
soldat.
– Les Dingirsigs se cachent de l’autre côté.
Onyx fit volte-face et vit Koumar, qui se tenait à quelques
pas de lui.
– Tu m’as suivi jusqu’ici ?
– C’est mon travail. La grande prêtresse a demandé aux
Télals de s’assurer que rien ne vous arrive pendant que vous
formulez votre plan d’attaque. Nous vous surveillons donc à
tour de rôle. Ce matin, c’est moi qui suis chargé de ta
sécurité.
– Alors, soit.
Il s’assit en tailleur sur le roc et Koumar en fit autant. Il
n’était pas question qu’il parte avant que son protégé soit
prêt à redescendre.
– Quelle sorte de pierre brille ainsi au soleil ? demanda
Onyx en lui pointant le mur. Les mêmes qui se trouvent au
fond des rivières ?
– Non. Je pense plutôt que le mur est fait du même
matériau que tes armes.
L’empereur se rendit alors compte qu’il était parti sans
prendre son épée et son poignard.
– Du métal, donc, comprit-il. J’ignorais qu’on pouvait en
produire autant et surtout s’en servir pour ériger une telle
muraille. Sa construction a dû nécessiter des années.
– Une seule nuit, en fait.
Onyx lui décocha un regard incrédule, qui fit presque
sourire le Télal.
– Tu ne me crois pas ?
– Il n’y a rien que j’aimerais plus que te croire, mais je ne
vois pas comment c’est possible, à moins que…
« S’il s’agit de sorciers, il n’y a rien que nous pourrons
faire contre eux sans notre magie. »
– À moins que quoi ? demanda Koumar pour qu’il termine
sa phrase.
– Qu’il s’agisse de créatures divines.
– Sîn n’aurait pas permis qu’elles s’installent dans ce
paradis qu’elle a elle-même créé.
– Arrêtons de parler de religion et abordons le problème
de façon plus concrète, si tu veux bien. Plus personne ici ne
possède de magie, alors il faut penser autrement.
– Est-ce que ton bâton qui brille peut transpercer ce mur
?
– Tout dépend de son épaisseur, que nous ignorons
également. Si ce n’est qu’une mince pellicule, nous
pourrons y percer des ouvertures, mais s’il est aussi large
que la longueur de mon bras, alors non. Les épées ont des
limites. Qui l’a vu s’élever ?
– Les Dingirsigs, c’est certain. La nuit est tombée et le
lendemain matin, il était là.
– Je vois.
– Tu ne sembles pas découragé d’apprendre qu’il est
peut-être infranchissable.
– Je suis un homme plein de ressources, Koumar. C’est la
raison pour laquelle je suis toujours en vie, d’ailleurs. Il faut
aussi dire que j’ai servi sous les ordres d’un homme qui me
répétait sans cesse qu’à tout problème, il y a une solution. Il
suffit de se torturer l’esprit un peu plus longtemps pour la
trouver.
– Tu m’intrigues beaucoup, Onyx. Ta personnalité
ressemble à celle d’un de mes premiers timmis.
– C’est le titre que vous donnez à vos maîtres d’armes ?
– Un professeur expert du bâton que personne n’arrivait à
imiter et qui ne se décourageait jamais.
– Tout à fait moi, plaisanta l’empereur.
– Je t’en prie, parle-moi de ta vie.
– Je ne suis pas certain que tu es prêt à l’entendre, mon
ami.
– Parce que tu as déjà commis des crimes ?
– Je n’ai pas toujours été vertueux, en effet, mais ce que
je suis vraiment n’existe pas dans ton monde. Je ne voudrais
surtout pas te perturber avec cette étrange vérité.
– Je suis beaucoup plus coriace que j’en ai l’air.
– Tu crois ? Bon, d’accord, je vais t’en dresser les grandes
lignes, à condition que tu en fasses autant après.
– C’est un marché acceptable.
– Alors, voilà, commença Onyx. Je suis né il y a plusieurs
centaines d’années.
Même s’il s’était promis de demeurer imperturbable, peu
importe ce que l’étranger lui révélerait, Koumar ne put
s’empêcher d’écarquiller les yeux avec étonnement.
– Je te dis la vérité.
– Ici, les personnes qui atteignent l’âge vénérable de cent
ans sont très rares, avoua le Télal.
– Par chez moi, nous vivons plus longtemps, mais je suis
une exception.
– Tes compagnons sont-ils aussi vieux que toi ?
– Wellan doit bien avoir la soixantaine, maintenant. Quant
à Sierra et Dashaé, je n’en sais rien. Je viens à peine de les
rencontrer. Mais je ne pense pas qu’elles aient plus de
trente ans.
– Tu n’as vraiment pas le visage de quelqu’un qui a un
âge aussi avancé.
« Si je lui explique que j’ai changé plusieurs fois de corps,
il risque de tomber de la falaise », songea Onyx.
– Je suis bien conservé, c’est vrai, dit-il plutôt.
– C’est vraiment difficile à croire.
– Et le reste est pire encore. Préfères-tu que je me taise ?
Koumar secoua vivement la tête. Il était bien trop intrigué
pour en rester là.
– Je suis le septième fils d’un meunier.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un homme qui moud le grain pour en faire de la farine.
– Nous le faisons aussi, mais je ne savais pas que ça
s’appelait ainsi.
– Puisqu’il n’aurait rien à me léguer à sa mort, il m’a
envoyé étudier loin de mon village. J’ai fait tout ce qu’il m’a
demandé et je ne le regrette pas. Grâce à lui, je sais lire et
écrire plusieurs langues. En plus d’avoir appris à compter, je
me suis intéressé à la géographie, à l’histoire, à
l’astronomie et à la philosophie.
– Que veut dire « écrire » ?
– C’est l’art de dessiner nos pensées sur un matériau
quelconque afin que les générations futures puissent les
consulter.
– Montre-moi.
Onyx prit un morceau de roc pointu et écrivit un mot dans
la poussière.
– C’est mon nom. Vous ne mettez rien par écrit, ici ?
– Non.
– Alors comment communiquez-vous l’histoire de vos
ancêtres à vos descendants ?
– Avec des chants que les prêtresses enseignent aux
apprenties depuis des milliers d’années.
– J’imagine que toutes les méthodes se valent.
– Comment es-tu devenu un guerrier ? s’enquit Koumar.
– À la mort de mon père, j’ai été enfin libre de faire ce
que je voulais, alors je me suis enrôlé dans l’armée et j’ai
gravi les échelons un à un jusqu’à ce que je devienne un
grand chef.
– C’est sûrement pour cette raison que la lune vous a
choisis, tes compagnons et toi. Sont-ils aussi des chefs ?
– Wellan a jadis commandé une armée et Sierra est
toujours la grande commandante d’un groupe de soldats
encore plus important. Quant à Dashaé, elle n’a jamais
mené de guerriers au combat, mais elle a appris à manier
une arme unique qui la rend très dangereuse.
– Alors, tout s’explique.
– Personnellement, j’ai encore du mal à croire qu’une
déesse d’un autre univers ait eu vent de ces détails, mais
bon. Les Télals ont-ils tenté un assaut ?
– Ils apprennent à manier leur bâton, mais ils ignorent
comment repousser l’envahisseur.
– Nous pourrions certes mettre au point une stratégie,
mais apparemment, vous n’avez pas les ressources qu’il
nous faut pour vous en débarrasser.
– Tu n’as qu’à me dire ce que je dois te procurer.
– Pour vaincre les Dingirsigs et libérer ton peuple, il nous
faudrait une véritable armée, donc convaincre tous les Télals
de s’unir, d’accepter nos ordres et de nous suivre jusqu’à ce
mur pour le prendre d’assaut.
– Cela pourrait nécessiter du temps, car il faudrait
envoyer des messagers dans tous les temples.
– Ouais, j’imagine, puisque vous ne communiquez pas par
la pensée et que vous ne pouvez pas utiliser des signaux de
fumée ni des messages codés sur des tam-tams sans
risquer que les Dingirsigs vous localisent. Mais puisque nous
sommes forcés de rester ici jusqu’à ce que Wellan réussisse
à se rappeler comment nous ramener chez nous, j’imagine
que nous pourrions attendre que tous les Télals soient
réunis.
Sans avertissement, Koumar tendit le bras et renversa
Onyx sur le dos en même temps que lui.
– Ne bouge plus.
– Qu’est-ce que tu as vu, un serpent ?
Un vrombissement fit alors trembler la montagne et sept
triangles dorés passèrent au-dessus d’eux. Ils étaient
vraiment très près, mais l’immobilité des deux hommes les
rendrait invisibles à leurs yeux.
Le son d’un gong résonna en bas de la falaise, signalant
la présence de la patrouille au-dessus d’Azakhou. Dès que
les appareils se furent éloignés vers l’est, les deux hommes
se redressèrent.
– Si nous descendons de la falaise maintenant, ils nous
verront, indiqua Koumar.
Ils allèrent plutôt se dissimuler derrière les pics qui
ressemblaient à des dents de loup. Onyx s’étira le cou pour
voir où étaient rendus les vaisseaux.
– Survolent-ils la région tous les jours ?
– Non, mais ils le font plus souvent qu’avant. Ils doivent
être à la recherche de nouvelles cités.
– Heureusement qu’elles ne sont pas visibles à partir des
airs, fit Onyx en jetant un œil en bas. Est-ce qu’ils prennent
seulement les gens ou aussi leurs possessions ?
– Nous n’en savons rien.
Les triangles dorés sillonnèrent la région pendant presque
une heure, mais jamais assez près pour que les deux
hommes puissent voir qui se trouvait à bord. Puis, ils
repartirent en direction du mur derrière lequel ils
descendirent.
– Il serait plus prudent de retourner à la cité, suggéra
Koumar.
– J’allais justement le proposer.
Onyx suivit Koumar dans la descente, car il semblait plus
expérimenté que lui. Il posait les mains et les pieds dans les
mêmes anfractuosités que lui en se concentrant pour ne pas
tomber. Bientôt, ils se retrouvèrent dans la forêt tropicale au
pied de la falaise.
– Est-ce que ça va ? demanda le Télal.
– J’ai besoin d’un bon bain et de quelques heures de
repos, mais je suis encore en un seul morceau. Tu voulais
savoir comment nous aider. Eh bien, si tu pouvais trouver
une image de ton pays avec les montagnes, les rivières et
les différentes sortes de terrain, ce serait vraiment utile.
– Rien de tel n’existe ici, mais je pense que je pourrais
t’en donner une bonne idée. Il y a quelques années, Ereshki
m’a montré à quoi ressemblait le continent et où se
trouvaient les cités.
Ils retournèrent devant le logis des étrangers, où, à l’aide
de l’extrémité de son bâton, Koumar dessina le continent
sur le sol, de la même façon qu’il avait vu Onyx écrire son
nom.
– Attends, je reviens tout de suite.
L’empereur se précipita à l’intérieur de la grotte, où ses
amis étaient déjà en train de manger des fruits.
– Te voilà enfin ! s’exclama Wellan, soulagé. Où étais-tu
passé ?
– Je suis allé faire un peu d’exploration et j’ai besoin de
toi tout de suite. Apporte ton journal et ta plume, et rejoins-
moi dehors.
Sierra et Dashaé échangèrent un regard inquiet et
suivirent Wellan à l’extérieur dès qu’il eut récupéré ses
affaires. Onyx se trouvait à quelques pas de l’entrée, en
compagnie de Koumar.
– Regarde bien ce qu’il va faire et reproduit le tout dans
ton journal, le pria Onyx.
Toujours avec son bâton, Koumar dessina ce qui
ressemblait à des montagnes au milieu de la partie
orientale du continent, puis il en planta le bout aux deux
tiers, vers le sud-est.
– Ici, c’est Azakhou.
Wellan trouva une page vierge et se mit à dessiner
rapidement tout ce qu’il voyait sur le sol. Puisque les Lou-
Sîn ne possédaient pas d’écriture, il écrivit le nom de la ville
comme il l’entendait dans sa propre langue. Koumar refit la
même chose pour les cités d’Amarrou et de Sidouri,
complètement au nord-est.
– Ici, c’est Soumoukhan, qui se situe au centre des quatre
montagnes des sages, leur dit Koumar.
Il traça ensuite une grande ligne du nord au sud, dans
l’ouest, pour indiquer l’emplacement du mur, devant les
cités d’Antoum, de Telloh et de Lagash.
– Et de l’autre côté du mur ? demanda Onyx.
Koumar appuya le bâton au nord, à l’ouest puis au sud de
la partie envahie de son pays.
– Ce sont les villes de Dagan, d’Elish et de Zabarnit, mais
nous ignorons si elles existent encore.
– Se situaient-elles sous terre comme Azakhou ? demanda
Sierra.
– Pas à l’époque où sont arrivés les Dingirsigs.
– Merci, Koumar. Nous avons maintenant une bonne idée
de ton pays.
– Va te reposer. Je monte la garde.
Onyx suivit ses amis à l’intérieur.
– Vous n’allez pas croire tout ce que j’ai appris, ce matin,
leur dit-il, enthousiaste.
– Raconte, le pressa Dashaé en poussant le plateau de
fruits devant lui.
– J’ai escaladé la falaise derrière la chute et j’ai vu le
mur…
8

Après le repas, pendant lequel Onyx raconta à ses amis


tout ce qu’il avait vu à partir du sommet de la falaise, ainsi
que le passage des triangles dorés à quelques mètres au-
dessus de lui, ils continuèrent d’étudier attentivement la
carte que Wellan avait reproduite sur plusieurs feuilles du
cahier, par mesure de précaution. Il devint évident que les
Lou-Sîn vivaient sur un continent beaucoup plus petit
qu’Enkidiev.
– Il doit y avoir quelque chose de très important ici pour
les Dingirsigs, devina Wellan, sinon pourquoi
s’intéresseraient-ils à un aussi minuscule pays ?
– Et nous n’avons aucune façon de savoir ce que c’est,
soupira Dashaé.
– C’est à mon tour maintenant d’aller apprendre quelque
chose, décida Sierra.
Elle embrassa Wellan sur la joue.
– Où as-tu l’intention d’aller ?
– Je vais aller faire un brin d’exploration. Surtout, ne
t’inquiète pas. Je suis certaine que j’aurai un Télal sur les
talons… comme si j’en avais besoin pour me défendre.
– Ils sont surtout là pour nous empêcher de faire des
bêtises, ma chérie.
– Je sais.
Elle respira l’air frais avec bonheur avant de se diriger
vers la rivière. Elle ne fit pas deux pas que Nanshey arrivait
près d’elle.
– C’est toi, mon chaperon ? s’amusa-t-elle.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– C’est une personne chargée d’en surveiller une autre.
– Alors, oui, c’est moi. Où désires-tu aller ?
– J’aimerais déterminer l’étendue de cette cité. Je sais
bien que ce n’est pas facile avec toutes ces maisons
cachées sous la terre, mais je voudrais essayer.
– Alors, ça tombe bien, parce que moi, je le sais.
Les deux femmes longèrent la rivière en demeurant sous
les branches des acacias.
– Est-ce que ton monde ressemble au mien ? voulut
savoir la Télal.
– Pas du tout. Chez moi, il n’y a pas de forêts comme
celle-ci. Nos essences d’arbres sont différentes et les sous-
bois sont très fournis. Nous vivons dans des maisons en
pierre de plusieurs étages de chaque côté de grandes rues,
où se trouvent aussi des boutiques.
– Qu’est-ce que c’est, boutique ?
– Une maison où personne ne vit parce qu’elle sert à offrir
des produits ou des services.
– Je ne peux même pas imaginer à quoi ça peut
ressembler.
– Je ne suis pas aussi doué que Wellan, mais j’essaierai de
t’en faire un dessin.
Sierra continua de lui décrire les différents pays d’Alnilam
et, une heure plus tard, Nanshey s’arrêta.
– La première grotte se trouve ici, derrière ces arbres.
Elle lui en indiqua l’entrée, mais n’y pénétra pas, pour ne
pas déranger ses habitants.
– Revenons sur nos pas. Je vais te conduire jusqu’à l’autre
bout de la cité.
– Celle-ci est-elle la seule demeure par ici ?
– Non. Il y en a une cinquantaine d’autres fort bien
dissimulées tout autour. On peut accéder à la plupart
d’entre elles à partir de la rivière, mais il y a aussi des
tunnels plus loin qui mènent à des logis qui se trouvent
encore plus creux dans les collines. C’est un réseau
complexe où il est facile de se perdre quand on n’est pas né
à Azakhou.
Tout en surveillant attentivement le ciel, Nanshey ramena
Sierra à leur point de départ, qu’elles dépassèrent aussitôt.
La commandante marchait près d’elle en tentant d’exercer
ses yeux à déceler les entrées des cavernes, mais elles
étaient si bien cachées que tout ce qu’elle voyait, c’étaient
des formations rocheuses séparées par des arbres, des
arbustes et des massifs de fleurs exotiques.
– Y a-t-il également des habitations de l’autre côté de la
rivière ?
– Moins de Lou-Sîn ont choisi de s’y établir, lui apprit
Nanshey, même si les grottes sont plus spacieuses. Ils
n’aiment pas se sentir isolés. Pourtant, ce cours d’eau est
facile à traverser à gué. Jadis, tous ces gens vivaient là où
nous cheminons en ce moment, dans des maisons
construites en jonc.
– Et cela suffisait à les protéger du vent et du froid ?
– Il ne fait jamais froid, ici.
Cette fois, le trajet fut plus long.
– Combien de Lou-Sîn vivent dans une cité comme
Azakhou ?
– Habituellement, deux ou trois mille.
– Donc, les Dingirsigs ont enlevé au moins six mille de tes
compatriotes jusqu’à présent ?
– C’est une bonne approximation.
– Vous n’effectuez jamais de recensement ?
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le dénombrement détaillé des habitants d’un pays.
– Alors, non. À quoi cela servirait-il ?
– À savoir exactement qui a été enlevé et qui a échappé à
l’envahisseur.
Nanshey garda le silence pendant un moment et Sierra
comprit qu’elle saisissait l’utilité d’un tel système.
– J’en parlerai à la grande prêtresse, décida-t-elle.
Elles continuèrent d’avancer et Nanshey en profita pour
lui nommer les essences des arbres, ainsi que les fruits et
les fleurs qu’elles croisaient. Sierra l’écoutait même en
sachant qu’elle n’arriverait jamais à se souvenir de tous ces
noms. Puis la Télal finit par s’immobiliser.
– Plus personne ne vit au-delà de ce rocher, annonça-t-
elle. Ça te donne une bonne idée de la taille d’Azakhou ?
– Oui, mais j’avoue que je suis surprise qu’une cité qui
abrite des milliers d’habitants ne soit pas plus étendue.
– C’est parce qu’elle est plus large que longue. Veux-tu
que je t’emmène dans ce sens-là ?
– Non, ce sera assez pour aujourd’hui.
– J’espère que cette information vous sera utile.
– Un bon commandant exploite tout ce qu’il apprend au
sujet du peuple qu’il doit défendre.
Les deux femmes tournèrent les talons pour revenir à leur
point de départ.
– Es-tu une grande guerrière, dans ton monde, Sierra ?
– Je commande une armée d’au moins soixante mille
soldats.
– Autant que ça ? s’étonna Nanshey. C’est plus que toute
la population d’Ashur-Sîn !
– Et seulement une fraction de celle d’Alnilam.
– Ici, peu de Lou-Sîn deviennent des Télals. En général, ce
sont les parents qui décident lequel de leurs enfants se
joindra à l’ordre. Nous ne sommes pas vraiment des soldats,
mais nous apprenons à nous battre. Mais puisque nos
traditions exigent que les conflits soient résolus de façon
pacifique, nous n’intervenons pratiquement jamais… Par
contre, je pense que les temps sont en train de changer. Les
Dingirsigs ne nous ont jamais approchés pour négocier une
entente de cohabitation. Ils prennent ce qu’ils veulent et
nous devons les arrêter avant qu’il ne reste plus rien.
– Reste maintenant à trouver comment.
– C’est pour cette raison que la lune a conduit vos pas
jusqu’à nous.
Sierra entendit alors de curieux clapotis dans la rivière,
comme si des enfants étaient en train de s’y amuser.
– Les Lou-Sîn ne sont-ils pas censés rester sous le couvert
des arbres en tout temps ? s’étonna-t-elle.
– Les humains, oui. Viens et ne fais pas de bruit, sinon ils
s’enfuiront.
– Qui ça ?
Nanshey mit l’index sur ses lèvres pour qu’elle arrête de
parler. Intriguée, Sierra la suivit sur la pointe des pieds.
La Télal s’arrêta derrière un buisson à quelques pas de la
berge et en écarta tout doucement les branches. Sur le sol
rocheux, un petit dragon blanc était couché, mais il ne
dormait pas. La tête bien droite, il surveillait trois dragons
plus petits qui se poursuivaient en eau peu profonde : un
blanc, un bleu et un rouge. Ils se bousculaient et roulaient
les uns sur les autres en poussant de petits cris de plaisir.
Nanshey laissa à Sierra suffisamment de temps pour
contempler l’adorable scène, puis la fit reculer jusqu’au
sentier avant de s’adresser à elle.
– C’est une maman et ses petits.
– Les sauras sont-ils les seuls animaux de la région ?
– Mais non. Il y a aussi des tas d’oiseaux, des petits
rongeurs, des reptiles, des serpents et des poissons. Les
mammifères vivent surtout sur les plaines au nord, mais il
arrive que de petits troupeaux s’aventurent jusqu’ici.
– Pas de chevaux ?
– À quoi ressemblent-ils ? Peut-être que nous en avons,
mais que nous leur donnons un autre nom.
– Ils ne sont pas faciles à décrire, mais je connais
justement quelqu’un qui peut te les faire voir.
Elles revinrent au logis, où les trois amis de Sierra avaient
cessé d’étudier la carte du pays et discutaient de divers
scénarios pour faire sortir les Dingirsigs de leur cachette.
– Wellan, dessine-moi un cheval, le pria la commandante.
– Quoi ? s’étonna-t-il.
– Je veux en montrer un à Nanshey pour qu’elle puisse
me dire s’il y en a dans son pays.
Il trouva donc une page vierge et s’exécuta. Penchée au-
dessus de son épaule, la Télal étudia l’étrange animal.
– Rien ici ne ressemble à ça.
– J’aurai au moins essayé, soupira Sierra.
– Pourquoi est-ce important ?
– Dans notre monde, c’est un moyen de transport qui
nous permet de nous déplacer plus rapidement. Nous
montons sur leur dos et ils nous emmènent là où nous
voulons aller.
– Ils sont dociles, donc ?
– Pas tous, mais la plupart, oui.
– C’est vraiment fascinant.
– Wellan, pourrais-tu aussi nous dessiner la rue principale
de la cité couverte de la haute-reine ?
Elle croyait se heurter à un refus de sa part, puisque
c’était une entreprise plus compliquée, mais il lui offrit
plutôt un large sourire.
– Tu as beaucoup de chance, parce que c’est quelque
chose que j’ai déjà reproduit dans mon journal, la première
fois que tu m’as emmené à l’extérieur de la forteresse.
Il feuilleta le journal en revenant en arrière et lui montra
le tableau détaillé qu’il avait réalisé de la large avenue avec
ses boutiques et ses maisons à plusieurs étages.
– Regarde, Nanshey, l’invita Sierra. C’est à ça que
ressemblent nos cités.
– C’est vraiment incroyable…
– Mais pas les nôtres, par contre, précisa Onyx, aussi
étonné que la Télal devant le dessin.
– Ne provoque pas ma femme, l’avertit Wellan en riant.
Pour Sierra, nous sommes des hommes primitifs.
– Je dois vraiment retourner dehors, maintenant, annonça
Nanshey. Mon rôle est de m’assurer que rien ne vous
menace et surtout de vous empêcher de sortir s’il passe une
patrouille.
– À plus tard, dans ce cas, répliqua Sierra.
La Télal salua les étrangers et quitta la grotte.
– L’exercice t’a fait du bien ? voulut savoir Wellan.
– Beaucoup, affirma Sierra en prenant place avec eux. Je
comprends que c’est dangereux de rester aussi longtemps
dehors, mais je ne le regrette pas. L’air est aussi pur et frais
ici que dans ton monde.
– As-tu appris quelque chose d’intéressant ?
– Cette cité compte plus de deux mille habitants qui
vivent sous terre. Elle s’étend le long de la rivière, mais en
largeur, c’est impossible à déterminer. Nanshey dit que les
logis se poursuivent très loin dans les collines, qui
comportent aussi d’innombrables tunnels.
– Et, malgré tout, les Dingirsigs réussissent à trouver les
Lou-Sîn quand ils s’abattent sur une ville ? s’étonna Onyx.
– Peut-être possèdent-ils un odorat très sensible comme
celui des chiens, avança Dashaé.
– Vu le nombre incalculable de mondes parallèles, il existe
sûrement des races que nous ne pouvons même pas
imaginer qui ont des facultés différentes des nôtres, devina
Wellan.
– Un ennemi est un ennemi, peu importe à quoi il
ressemble, leur rappela Onyx. Rappelle-toi les Tanieths et
tous les autres soldats qu’Amecareth a ensuite lancés
contre nous.
– C’est quoi, un Tanieth ? osa demander Dashaé.
Wellan lui en fit un croquis rapide.
– C’est presque aussi laid que les hommes-scorpions,
conclut la Chimère.
– Autre chose, Sierra ? s’enquit Wellan.
– Les Télals savent se battre, mais ce ne sont pas
vraiment des soldats.
– Je parie qu’ils n’attendent qu’un bon commandant pour
se convertir, commenta Onyx.
– Nous ne sommes pas ici pour interférer avec leur
société, s’opposa Wellan.
– Dois-je te rappeler qu’à nous quatre, nous ne
chasserons pas ces envahisseurs qui possèdent des
vaisseaux volants ? Nous devrons recruter les Télals si nous
voulons avoir une chance de réussir.
– J’ai aussi vu de petits dragons sauvages qui ressemblent
à Légna, ajouta Sierra pour désamorcer une dispute
potentielle entre les deux hommes.
– Récapitulons tout ce que nous avons appris, proposa
Dashaé.
– Les Dingirsigs sont arrivés dans de grands disques
lumineux qui sont descendus du ciel dans le nord-ouest,
commença Wellan. À partir de ce moment-là, des hommes
vêtus tout en noir ont commencé à envahir les villes de
cette partie du pays. Apparemment, ils ont fait tomber tout
le monde sur le sol avec des jets de lumière qui leur ont fait
perdre conscience, pour ensuite les emmener sur des
planches qui volaient toutes seules dans les airs. Je pense
que nous avons affaire à des sorciers.
– Sans nos propres pouvoirs, il nous faudra à tout prix
éviter ces rayons, comprit Onyx.
– Peut-être pourrions-nous utiliser des boucliers solides au
lieu de nos boucliers magiques ? suggéra Wellan.
– Fabriqués avec des joncs ? ironisa Onyx. Ces gens ne
connaissent pas le métal.
Ses compagnons refusèrent de se décourager.
– J’ai une question, fit alors Sierra. Pourquoi comprenons-
nous tous ces gens, si vous avez perdu votre magie et que
vous ne pouvez pas utiliser votre sort de traduction sur eux
?
– Ce n’est pourtant pas compliqué, laissa tomber Onyx.
C’est un sort que je vous ai jeté avant de partir et que je ne
pourrai plus jamais vous enlever. Il vous permet
d’interpréter toutes les autres langues et de vous faire
comprendre partout où vous irez.
– Il n’est donc pas nécessaire de le lancer à tous ceux que
nous rencontrons ?
– Pas du tout. En fait, sans magie, je ne le pourrais même
pas.
– Mais il n’est pas exclu que les prêtresses possèdent
aussi ce pouvoir, ajouta Wellan. Nous ne savons pas
jusqu’où s’étendaient leurs facultés.
– Ou bien ils parlent tous la langue d’Enkidiev que nous
utilisons, toi et moi, ajouta Onyx.
– Mais pas Dashaé et moi, fit Sierra. Wellan nous a aussi
fait cadeau de ce sort quand il est arrivé à Antarès, alors il
serait donc normal que nous soyons capables de nous
comprendre.
– Cessons de perdre du temps avec ça, voulez-vous ?
– Il a raison, l’appuya Dashaé. Revenons au mur.
9

Assise en tailleur sur le gros coussin devant le bassin de


sa grotte, Ereshki avait passé toute la nuit à observer la
surface de l’eau où se reflétait la lune, sans recevoir de
visions. Elle savait bien qu’elle ne pouvait pas aider les
étrangers autrement, car elle n’était pas une guerrière
capable de les accompagner dans l’ouest. La seule chose
qu’elle pouvait faire pour eux, c’était d’obtenir des images
de l’envahisseur qui pourraient leur être utiles.
Elle revint alors tout doucement de sa transe et ferma les
yeux.
– Très vénérable Sîn, jamais tu n’as laissé tomber ceux
qui te révèrent depuis le début des temps. Tu nous as
envoyé de valeureux soldats d’un autre monde, comme tu
nous l’avais promis, mais ils ont besoin de renseignements
que toi seule possèdes et que tu ne m’as pas encore
révélés. Je t’en prie, éclaire-moi avant que les Dingirsigs
nous aient tous fait disparaître.
Elle entendit alors s’entrechoquer les petites pierres
lumineuses qui pendaient devant l’entrée de sa grotte en
guise de rideau et ouvrit les yeux. Arynna marcha à sa
rencontre, l’air grave.
– Il y a longtemps que tu n’es pas venue me voir,
princesse.
– Je suis vraiment désolée, Ereshki. La grande prêtresse
essaie de me préparer de son mieux à devenir reine un jour,
tout comme ma grand-mère, d’ailleurs. Elles ne m’accordent
pas beaucoup de temps libre.
– Ce fut la même chose pour ta mère. C’est ainsi que
doivent se passer les choses, Arynna. Approche, je t’en prie.
L’adolescente alla s’asseoir sur le sol devant le coussin de
l’oracle. Celle-ci contempla son visage volontaire pendant
quelques minutes.
– Tu es si jeune et si mûre à la fois, murmura-t-elle.
– C’est ce que me disait constamment ma mère, quand
elle était encore là, tandis que mon frère…
– Ah… Yérah… Il était destiné à être un Télal, pas un
prince. Son premier instinct a toujours été de protéger, pas
de diriger. Surtout, ne le juge pas. Nous avons tous notre
rôle à jouer, dans cette vie. Imagine comme le monde serait
terne et gris si nous étions tous pareils.
– Ça dépend. Si tout le monde était comme moi, ce serait
mieux.
– Moi, je pense que c’est beaucoup plus intéressant d’être
différents. Ça nous permet de découvrir d’autres points de
vue, de débattre de nos idées, d’établir des relations
intéressantes.
– Tu n’arriveras pas à me convaincre.
– C’est la vie qui le fera à ma place, mon enfant.
– Dis-moi pourquoi la lune refuse de te révéler ce qui
serait utile aux étrangers.
– Je n’en sais rien. Peut-être est-il préférable qu’ils le
découvrent par eux-mêmes, parce que je ne serai pas
capable de bien le leur expliquer. J’ai toujours fait confiance
à Sîn. Tu dois apprendre à le faire aussi. Elle aime trop ses
enfants pour les laisser mourir.
– Et ma mère ? L’as-tu vue, dans tes visions ?
– Non, rien encore. Mais Eannah est la reine la plus
intelligente qui nous a dirigés jusqu’à présent. Je suis
certaine qu’elle fait ce qu’il faut pour rester en vie tandis
que nous organisons son sauvetage.
– Quel sauvetage ? Nous tremblons de peur depuis que
nous avons appris ce qui s’est passé à Telloh. Personne n’a
encore rien fait pour aller la chercher.
– Sîn vient de nous envoyer des chefs de guerre.
– Qui ne sont que quatre. Pourquoi pas des milliers ?
– Si je le savais, je te le dirais. Je t’en prie, calme-toi.
L’adolescente baissa la tête et respira profondément.
– Ce que tu vis est très difficile, nous le savons. Mais nous
sommes là pour te réconforter quand tu en as besoin. Essaie
de voir ce que tu as plutôt que ce que tu n’as pas. Tu es
protégée par Shanski, la plus redoutable Télal de tout Ashur-
Sîn. Tu manges à ta faim. Tu es en sécurité dans la grotte
royale. Et tu peux venir me consulter chaque fois que tu en
as envie.
– Tu as raison.
Arynna jeta un œil à la surface calme du bassin, puis leva
les yeux vers le grand trou dans le plafond de la grotte par
lequel l’oracle pouvait voir la lune, la nuit.
– Peux-tu m’expliquer comment fonctionnent tes visions ?
la pria-t-elle. Si je te le demande, c’est surtout que je veux
savoir comment bien traiter les oracles quand viendra mon
tour de prendre la place de ma mère sur le trône. Pour ça, je
dois être en mesure de comprendre ce qu’elles font.
– Je ne peux pas parler au nom de toutes celles qui m’ont
précédée, mais je peux te raconter mon expérience
personnelle.
– Ça me suffira, je pense.
– En fait, les visions se manifestent d’elles-mêmes quand
la lune veut bien m’en transmettre. Mon seul mérite, c’est
de savoir comment faire taire mes pensées et laisser ses
messages pénétrer dans mon esprit.
– Est-ce que tout le monde peut faire la même chose ou
faut-il être une personne spéciale ?
– Beaucoup de Lou-Sîn bien intentionnés ont essayé, en
vain. Ils ne parvenaient pas à faire le vide dans leur tête. Au
bout de quelques secondes, ils se mettaient à penser à leurs
êtres chers, à ce qu’ils devaient aller cueillir pour les faire
manger, et j’en passe.
– J’avoue que j’aurais de la difficulté à y arriver, moi
aussi. Comment fais-tu ?
– Je commence par détendre tout mon corps et
concentrer mon attention sur ma respiration. Puis je laisse
mon regard se perdre à la surface de l’eau jusqu’à ce qu’il
en fasse partie. Le reste se produit tout seul… mais pas
toujours.
– Parce que Sîn n’a rien à te dire ?
– C’est possible… ou bien parce qu’il est encore trop tôt
pour qu’elle me réponde. La déesse n’est pas une humaine
comme nous, Arynna. Elle ne vit pas au même rythme. Elle
a sa propre façon de raisonner et de faire les choses. Et
peut-être qu’elle doit elle aussi s’informer ailleurs. Qui sait ?
– Quand as-tu eu ta première vision ?
– J’étais plus jeune que toi la première fois où je suis
spontanément entrée en transe. Mes parents ont tout de
suite su que je serais un oracle, alors ils m’ont emmenée au
temple d’Azakhou et présentée à l’oracle qui m’a précédée.
C’est elle qui m’a appris tout ce que je devais savoir.
– Donc, même si je le voulais de tout mon cœur, je ne
pourrais jamais en devenir une…
– Pas si la lune a d’autres plans pour toi. C’est elle qui
prend cette décision. Si elle t’a fait naître dans la famille
royale, c’est parce que c’était ton destin et qu’elle sait que
tu seras une excellente reine.
– Les choses deviennent vraiment plus claires tout à coup
dans mon esprit. Puis-je continuer à te poser des questions,
ou as-tu besoin de méditer, maintenant ?
– La nuit ne m’a apporté aucune réponse, alors, oui, si tu
veux en savoir plus, je veux bien contenter ta curiosité,
dans les limites de mon savoir, bien sûr.
– Pourquoi n’y a-t-il jamais d’hommes oracles ?
– Laisse-moi faire appel à ma mémoire…
Ereshki récita la liste de toutes celles qui l’avaient
précédée.
– Aussi loin que je me souviens, il n’y en a jamais eu,
mais j’ignore pourquoi. Peut-être que la lune préfère
communiquer avec des femmes. Il n’y a jamais eu de rois
non plus.
– C’est plutôt injuste pour eux, non ?
– Très sincèrement, je pense que si un jeune garçon
arrivait ici avec toutes les qualités requises pour prendre ma
place un jour, je n’hésiterais pas à le former.
– Ça me fait plaisir de l’entendre. Dis-moi, as-tu vu les
Dingirsigs, dans le bassin ?
– Oui, mais pas leur visage. Ces visions ont été courtes,
brutales et rapides. Je sais seulement qu’ils sont très
dangereux, mais je ne comprends pas ce qu’ils veulent.
– Est-ce qu’ils enlèvent les gens pour les manger ?
– Je n’ai rien vu de tel, princesse, et ce n’est pas parce
que je n’ai pas imploré la lune de me parler d’eux. Surtout,
ne répands pas cette rumeur.
– Dans ces visions, que faisaient-ils ?
– Ils aboyaient des ordres, frappaient à gauche et à
droite, au milieu d’un terrible orage qui bombardait le sol
d’éclairs fulgurants. Je ne comprenais pas les mots qu’ils
employaient.
– Ce n’est guère rassurant… et tu ne sais pas ce que ça
signifie ?
– Non.
– Tu as vu les quatre étrangers quand ils sont arrivés non
loin d’ici, n’est-ce pas ?
– Ils se sont abattus dans la forêt comme s’ils étaient
tombés dans un grand trou.
– Comment se fait-il que nous comprenions ce qu’ils
disent s’ils viennent d’ailleurs comme les Dingirsigs ?
– C’est très étrange, en effet, mais peut-être est-ce un
cadeau de Sîn qui, pour assurer la collaboration entre nous,
a choisi de valeureux guerriers qui parlaient déjà la même
langue que nous.
– Au lieu de nous envoyer des sauveurs, elle aurait dû
empêcher l’envahisseur de mettre le pied chez nous, tu ne
crois pas ?
– J’ai eu le temps d’y réfléchir longtemps, mais je ne
prétends pas détenir la vérité.
– Dis-moi à quelle conclusion tu es arrivée.
– Sîn n’est sans doute pas la seule déesse dans tout
l’univers. Les Dingirsigs ont sûrement aussi un dieu qui a
ses propres plans pour ses protégés.
– Des plans de conquête ?
– S’il n’a pas su leur procurer ce dont ils avaient besoin,
comme Sîn l’a fait pour nous, il les envoie donc le chercher
ailleurs. Peut-être sont-ils eux-mêmes des dieux. Et comme
ils sont nombreux, la lune a peut-être jugé nécessaire de
recruter ses propres champions.
– Est-ce pour cette raison qu’on les appelle les dieux des
étoiles ?
– Je pense que les aînés leur ont donné ce nom parce
qu’ils sont descendus du ciel dans de grands disques qui
brillaient comme des étoiles.
– À ton avis, auraient-ils pris ma mère parce qu’ils avaient
besoin d’une reine ?
– Eannah est une femme d’une très grande intelligence.
Je suis certaine qu’elle a ordonné à ceux qu’ils ont enlevés
en même temps qu’elle de ne pas révéler son identité en
attendant qu’on vienne les sauver. Donc, ils ignorent
probablement qu’elle est une reine.
– Oui, tu as certainement raison. C’est ce que je ferais
aussi.
– Parce que tu es sa digne fille.
– Alors espérons qu’ils ne parlent pas notre langue pour
qu’ils n’apprennent rien d’elle.
Ils entendirent alors cliqueter les petites pierres du rideau
de l’entrée et virent entrer Shanski, la Télal de Soumoukhan.
– Enfin, te voilà, petite coquine, s’exclama-t-elle en
apercevant la princesse.
– Tu me cherchais ? fit mine de s’étonner Arynna.
– As-tu déjà oublié que les sept sages m’ont demandé de
venir jusqu’ici expressément pour veiller sur toi et
Enntemey ?
– Oui, mais quand tu es avec elle, ne puis-je pas venir
m’entretenir avec Ereshki ?
– Avec la terrible menace qui plane sur notre peuple, tu
n’es en sécurité nulle part, princesse.
Shanski lui pointa alors le grand trou dans le plafond par
lequel l’ennemi pourrait certainement s’infiltrer.
Arynna ne répliqua pas : elle avait compris la leçon.
– Est-ce qu’elle t’a importunée, Ereshki ?
– Pas du tout. Elle m’a surtout permis de prendre une
pause.
– Il est temps de revenir au palais, Arynna.
La princesse soupira avec un air ennuyé.
– Merci de m’avoir instruite, dit-elle à l’oracle.
Ereshki baissa la tête comme elle l’aurait fait devant la
reine elle-même, pour exprimer son respect.
Arynna suivit donc Shanski dans les galeries, puis ralentit
le pas avec l’intention d’emprunter un tunnel transversal
pour lui échapper.
– Ne m’oblige pas à te pourchasser, jeune fille, l’avertit la
Télal.
– Comment sais-tu ce que j’avais envie de faire ? Tu ne
regardais même pas dans ma direction.
– Tu sais pourtant d’où je viens.
Shanski continua de marcher, convaincue que la
princesse allait rester sur ses talons uniquement pour
satisfaire sa curiosité.
– Des montagnes des sept sages dont personne ne parle
jamais. On ne sait même pas s’ils existent vraiment.
– Je les ai servis suffisamment longtemps pour te
confirmer que oui.
Shanski la fit passer devant elle dans la partie de la
caverne réservée à la famille royale depuis une trentaine
d’années. C’était là qu’étaient nés Arynna et son grand frère
Yérah. Elles traversèrent la salle d’audience et pénétrèrent
dans la caverne autour de laquelle s’ouvraient les grottes
qui servaient de chambres. Au centre se trouvait une
grande table.
– As-tu mangé ? demanda la Télal.
– Pas encore.
Shanski se tourna vers une jeune prêtresse en train de
déposer des fleurs dans un vase. Celle-ci capta son regard.
Elle hocha doucement la tête et quitta la pièce.
– Elle a compris ce que tu voulais sans que tu ouvres la
bouche ?
– Certaines personnes sont plus à l’écoute que d’autres.
– Très drôle.
Shanski prit place de l’autre côté de la table.
– Étais-tu le garde du corps des sept sages ? lui demanda
la princesse.
– Crois-tu réellement qu’ils n’en ont qu’un seul ?
– Sans doute qu’ils en ont toute une armée. Mais en
faisais-tu partie ?
– Je ne protégeais que l’un d’eux.
– Lequel ?
– Tu sais très bien que je n’ai pas le droit de prononcer
leur nom à l’extérieur des montagnes sacrées.
– Pourquoi ce sage t’a-t-il laissée partir si tu occupais une
position aussi importante auprès de lui ?
– Ma nouvelle mission est de te protéger, parce que tu
dois rester en vie.
– Je pensais que c’était pour remplacer mon frère chez les
Télals d’Azakhou.
– Alors, tu as été mal renseignée.
– Donc, les sept sages, ou du moins l’un d’eux, pensent
que je vaux la peine de ne pas être enlevée.
– Tu l’ignores encore, mais tu as un grand destin à
accomplir, princesse.
– Que suis-je censée faire de si important ?
– Je n’en sais rien encore.
– Les sages t’ont envoyée ici sans te le révéler ?
– C’est exact et je ne le leur ai pas demandé.
– Pourquoi ? Tu n’avais pas envie de le savoir ?
– Je suis une Télal, Arynna. J’écoute au lieu de parler et je
fais ce qu’on attend de moi sans protester. Les membres de
mon ordre sont choisis pour leur grand sens de la discipline
et du dévouement.
– Alors, là, je m’étonne que mon frère en ait fait partie.
– J’admets que Yérah est parfois impulsif, mais il possède
toutes les grandes qualités des Télals.
La prêtresse revint dans la grotte et déposa devant
Arynna un plat de fruits variés et de biscuits à la noix de
coco. La princesse se mit à manger avec appétit.
– Est-ce que tu resteras auprès de moi jusqu’à ce que je
devienne la reine des Lou-Sîn, Shanski ?
– Oui, si c’est ce qu’on me demande de faire. Il est aussi
possible qu’on t’assigne plusieurs gardiens différents au fil
des ans. Mais, à partir de maintenant, il n’est plus question
que tu disparaisses sans me dire où tu vas.
– N’est-ce pas ton travail de me suivre partout sans que
je sache que tu es là ?
– En principe, sauf quand tu le fais exprès de m’échapper.
Ça ne doit plus se reproduire, Arynna. Autrement, comment
pourrais-je empêcher les Dingirsigs de t’enlever ?
– Tu crois qu’ils pourraient venir jusqu’ici juste pour me
trouver ? s’inquiéta la princesse.
– Ils sillonnent de plus en plus souvent la région, en ce
moment.
– Il y a d’autres villes plus près du mur.
– Je ne crois pas que ta mère ou ton frère leur révélerait
l’existence d’Azakhou volontairement, mais qui sait combien
de temps ils tiendraient sous la torture ?
Même si elle tentait de se montrer brave, Arynna se mit à
trembler d’effroi.
– N’oublie pas de te purifier et de méditer quand tu auras
fini de manger.
– Tu resteras ici, n’est-ce pas ?
– Une bonne partie de la journée, mais j’aurai aussi
besoin de me reposer. Un autre Télal viendra me relayer. Tu
n’as rien à craindre tant que tu m’obéis.
– Cette fois, j’ai compris…
10

Koumar avait été l’un des meilleurs élèves de son timmis


à Sidouri, et lorsqu’il avait appris qu’on l’envoyait dans la
ville royale d’Azakhou, il avait presque sauté de joie. Mais
les Télals ne devaient pas manifester ouvertement ce genre
d’émotions, car cela les rendait vulnérables. Ils étaient les
gardiens des Lou-Sîn et ils étaient choisis par la lune elle-
même. Leur endurance physique ainsi que leur discipline se
manifestaient dès l’enfance. C’était ainsi que leurs parents
pouvaient tout de suite savoir qu’ils devaient les envoyer
suivre la formation de l’ordre.
Koumar était né à Antoum, près de l’océan du Nord. Il
avait passé son enfance à jouer dans les vagues avec ses
frères et il ne regrettait pas ce temps heureux. Mais,
lorsqu’il apprit, à l’âge de sept ans, qu’il devait s’exiler à
Sidouri, il l’avait fait avec beaucoup de stoïcisme. Il
comprenait déjà l’importance du rôle qu’il allait jouer une
fois adulte dans la vie de son peuple.
Même assis sur un rocher, à l’extérieur du logis qu’on
avait procuré aux étrangers, il savait que sa présence à cet
endroit était nécessaire. Comme tous les Télals, il était
capable d’endurer n’importe quelles conditions pour servir
les siens.
Au bout de plusieurs heures, un autre guerrier vint le
relever. Ils échangèrent la tape amicale traditionnelle sur le
bras, signe de respect entre eux, puis Koumar retourna à la
caverne où vivaient tous les siens afin de manger en leur
compagnie. Il n’y avait pas vraiment d’heures de repas
assignées à l’avance pour ces protecteurs. Les prêtresses
venaient leur porter de la nourriture plusieurs fois par jour
sur une grande table pour qu’ils n’en manquent jamais.
Koumar déposa des galettes de maïs, des avocats et des
tartines de miel dans son assiette en bois et s’assit sur le
sol, dos au mur. Aranzak l’avait vu arriver, alors il alla
s’installer près de lui.
– Je t’ai vu gravir la falaise, ce matin.
– On nous a demandé de ne jamais laisser les étrangers
sans surveillance et Onyx a décidé de se rendre jusqu’au
sommet. Il a bien fallu que je le suive.
– Il avait besoin de faire de l’exercice ?
– Je pense qu’il voulait contempler toute la région pour se
situer par rapport aux terres que les Dingirsigs nous ont
volées. Comme tu le sais, on voit très bien le mur, de là-
haut.
Nanshey vint alors s’asseoir de l’autre côté de Koumar
avec une assiette essentiellement remplie des mêmes
aliments que la sienne.
– Donc, il sait désormais où se terrent les Dingirsigs,
commenta-t-elle, ayant entendu leur conversation.
– Il a même vu passer une patrouille au-dessus de nous.
– Crois-tu qu’elle vous a aperçus ? s’inquiéta Aranzak.
– Non. Si tel avait été le cas, elle aurait immédiatement
fait demi-tour. Elle a toutefois survolé la région encore une
fois.
– Ils viennent trop souvent par ici, grommela Nanshey. Ce
n’est pas bon signe.
– Qu’as-tu appris de plus sur les étrangers ? s’enquit
Aranzak.
– Onyx prétend être âgé de plusieurs centaines d’années.
Ils arrêtèrent de manger, étonnés.
– Existe-t-il vraiment des mondes où on vit aussi
longtemps ? demanda Aranzak.
– À moins que ce soient vraiment des dieux, mais qu’ils
ne désirent pas nous le révéler, avança Nanshey.
– C’est possible, admit Koumar. Il est si différent de nous.
Il est même capable de dessiner ses pensées.
– Comment ? voulut savoir Nanshey.
– Avec plusieurs curieux symboles. Il les a tracés dans la
poussière devant moi. Quand il m’a demandé une
illustration d’Ashur-Sîn, alors j’ai fait la même chose que lui
sur le sol avec mon bâton et son ami, Wellan, l’a tout de
suite reproduite dans un curieux objet composé de
nombreuses feuilles ternes avec un petit bâton qui laissait
échapper un liquide noir.
– Que compte-t-il en faire ? s’enquit Aranzak.
– Il a dit que c’était pour l’étudier et il m’a aussi dit qu’il a
besoin d’une armée pour faire fuir les Dingirsigs.
– Donc, nous ? demanda Nanshey.
– À moins que d’autres dieux comme lui arrivent bientôt,
il n’y a personne d’autre qui sache se battre, ici. Je propose
que nous demandions à la lune de nous éclairer à ce sujet
pendant notre méditation.
– C’est une excellente suggestion, acquiesça Aranzak.
Dès qu’ils eurent fini de manger, les Télals allèrent porter
leurs assiettes dans une grande cuve en bois pour les faire
tremper avant que les prêtresses reviennent les chercher.
Puis ils se dirigèrent vers une grotte où coulait une rivière
souterraine, illuminée elle aussi par des pierres brillantes
tout au fond. Comme c’était la coutume, les hommes y
pénétrèrent d’abord. Ils se dévêtirent et entrèrent dans
l’eau en psalmodiant la prière rituelle de purification. Puis,
ils remirent leurs vêtements et ce fut le tour des femmes,
qui rejoignirent une heure plus tard leurs frères d’armes
dans la caverne principale. Ils étaient assis en tailleur, le
dos de leurs mains reposant sur leurs genoux. Ils méditèrent
un long moment, puis ouvrirent les yeux un à un.
– J’ai vu des milliers de Télals qui marchaient derrière
nous sur la plaine, chuchota Nanshey à ses deux amis.
– Ça veut donc dire que la lune désire que nous exaucions
le vœu d’Onyx, comprit Koumar.
– Maintenant, assurons-nous que nos corps soient en
parfaite forme pour le jour du grand affrontement.
Comme les patrouilles ennemies étaient passées le matin
et qu’elles ne reviendraient sans doute pas durant la
journée, les Télals décidèrent d’aller s’exercer à l’extérieur,
dans une clairière où les branches entrelacées des arbres
formaient une voûte qui les soustrayait efficacement à la
vue de l’envahisseur. Armés de leur long bâton, ils
commencèrent par échauffer leurs muscles grâce aux
exercices de base. Ils ne remarquèrent pas tout de suite
qu’un observateur attentif s’était approché.
Onyx, qui poursuivait son exploration des lieux, son Télal
sur les talons, avait trouvé l’endroit par hasard et s’était
assis pour analyser la puissance de ces guerriers potentiels.
« Tout le monde peut apprendre ces gestes simples, mais
qu’ont-ils vraiment dans le ventre ? » se demanda-t-il.
Quand ils passèrent à la partie de l’entraînement où ils
assénaient des coups dans le vide sans simuler le moindre
combat, Onyx se redressa, de plus en plus intéressé. Leur
maniement du bâton commençait à ressembler à la façon
dont il utilisait lui-même son épée double. C’est alors que
Koumar remarqua sa présence. Il quitta les rangs et
s’approcha de lui.
– Est-ce une arme que vous utilisez aussi, dans ton
monde ?
– Pas à ma connaissance. Par contre, durant les deux
guerres auxquelles j’ai participé, je me suis servi d’une
arme similaire, mais cent fois plus dangereuse. Vous arrive-
t-il de procéder à des duels amicaux ?
– Les uns contre les autres ? demanda Aranzak en
arrivant près de Koumar.
– Ouais…
– Ça ne fait pas partie de nos rituels, l’informa Nanshey,
mais ce serait peut-être intéressant d’essayer.
– Puis-je avoir un bâton ? les pria Onyx.
– Leur fabrication fait partie de l’initiation des Télals,
expliqua Koumar. Ils ne peuvent jamais s’en séparer.
– Mais nous en avons quelques-uns qui ont appartenu à
des Télals qui ont rejoint la lune, se rappela Aranzak. Je
reviens tout de suite.
Il décolla en direction de la montagne.
– Est-ce que de vrais coups sont échangés durant un duel
? s’informa Nanshey.
– Les coups font effectivement partie d’un duel, mais
lorsqu’il est amical, on n’est pas censé frapper l’autre. Il
arrive par contre que les adversaires en reçoivent par
accident. S’il a lieu contre un ennemi qui cherche à nous
tuer, alors c’est différent. Le but c’est de le neutraliser le
plus rapidement possible.
– Le neutraliser, ça veut dire le tuer ?
– Parfois, quand on n’arrive pas à le mettre simplement
hors de combat.
– As-tu eu à le faire souvent ? demanda Koumar.
– Malheureusement, à la guerre, on rencontre autant
d’adversaires coriaces que d’adversaires moins doués. Ce
n’est pas une question de choix.
– Peux-tu nous dessiner à quoi ressemblait ton ennemi ?
– Ce n’est pas moi qui possède ce talent, mais Wellan. Je
suis capable de former des lettres dans plusieurs langues
différentes, mais la reproduction de visages ou d’animaux,
ce n’est pas dans mes cordes. Toutefois, si je n’avais pas
perdu ma magie en arrivant ici, j’aurais pu vous en fournir
une image saisissante.
– J’aurais bien aimé voir ça.
– Sans doute que tes facultés reviendront quand nous
aurons vaincu les Dingirsigs, l’encouragea Nanshey.
– Le problème, c’est qu’elles me seraient beaucoup plus
utiles avant que nous les affrontions, répliqua Onyx.
Aranzak revint sur ces entrefaites et déposa plusieurs
bâtons aux pieds de l’empereur. Ce dernier les soupesa
jusqu’à ce qu’il en trouve un du même poids que son épée
double.
– Celui-ci est parfait…
Les Télals formèrent un cercle autour de lui pendant qu’il
échauffait les muscles de ses bras en faisant effectuer des
mouvements de moulinet de plus en plus rapides au bâton
de chaque côté de lui et au-dessus de sa tête. Sa précision
et son incroyable vitesse d’exécution arrachèrent des
murmures d’admiration aux guerriers.
– C’est évident que ce n’est pas la première fois qu’il fait
ça, murmura Nanshey à ses amis.
– En effet, il ne peut pas avoir appris ces mouvements
pendant qu’il nous observait tout à l’heure, renchérit
Aranzak.
Koumar, quant à lui, était trop captivé par le spectacle
pour prononcer un seul mot. Lorsque l’empereur se mit à
simuler des attaques, ils comprirent que celles qu’ils avaient
apprises à Sidouri n’auraient tué personne. Cet homme d’un
autre monde frappait comme l’éclair. Puis, au bout de
quelques minutes, les cheveux trempés de sueur, Onyx
s’arrêta. Un large sourire illuminait son visage.
– Ça me rappelle tellement de vieux souvenirs.
– Pourrions-nous apprendre à faire la même chose ?
s’empressa de lui demander Nanshey.
– Je ne suis pas très doué comme professeur, comme en
attesteraient mes fils, mais je veux bien essayer.
Pendant près d’une heure, il leur fit exécuter des
mouvements plus meurtriers les uns que les autres et se
réjouit de les voir les apprendre aussi rapidement sans
jamais émettre une seule plainte. « C’est bien différent de
mes enfants, qui abandonnaient au bout de quelques
minutes seulement… sauf pour Cornéliane… » se rappela-t-
il.
– Et les duels ? le supplia Aranzak.
– Pourquoi pas ? Koumar, je commence avec toi ?
– Ce serait un honneur, répondit le Télal, enchanté.
– Effectue d’abord sur moi les attaques que je viens de
vous enseigner et regarde comment j’y réagis.
Koumar lui obéit aussitôt et son bâton rencontra celui
d’Onyx, peu importe où il tentait de le frapper.
– C’est ainsi qu’on se protège de son adversaire : en étant
plus rapide que lui et en anticipant ses coups. Ne regarde
jamais ton bâton, mais plutôt mes yeux. Ils te diront ce que
j’ai l’intention de faire, que ce soit pour me défendre ou
pour charger. Maintenant, à mon tour.
Le Télal se mit en position de défense, mais ne put rien
faire contre la vitesse de l’empereur, qui arrivait à le frapper
mollement partout.
– Il est également important d’utiliser tout son corps,
dans un combat. Recommence.
Onyx se contenta d’appuyer le plat de sa botte dans son
estomac pour le repousser plus loin.
– Si tu avais été un Dingirsig, j’y aurais mis toute ma
force en espérant lui endommager le plus d’organes
possible. Vous pouvez aussi utiliser vos genoux, vos coudes
et même vos poings. Tout est permis quand on veut sauver
sa propre vie.
– C’est vraiment fascinant, avoua Nanshey.
– Mais nous présumons, ici, que les Dingirsigs se battront
avec des bâtons, lui fit remarquer Aranzak. Que ferons-nous
si ce n’est pas le cas ?
– À moins qu’ils se protègent derrière de solides
boucliers, ce sera encore plus facile de les terrasser.
Laissez-moi vous montrer comment. Koumar, dépose ton
bâton. Fais-moi confiance, je ne te blesserai pas. Je suis en
parfait contrôle de mes gestes en tout temps.
– Nous l’avons remarqué, commenta Nanshey.
Bravement, Koumar alla appuyer son précieux bâton
contre le mur et revint se placer devant Onyx. Celui-ci
effectua un mouvement rotatif si rapide qu’il n’eut même
pas le temps de bouger. Son bâton s’arrêta à un poil de sa
tête.
– Si le Dingirsig ne t’oppose pas une épée, une dague ou
un bâton, la façon la plus rapide de le neutraliser, c’est de le
frapper violemment sur la tempe. Il perdra conscience et tu
pourras passer à l’adversaire suivant.
– Mais ça ne le tuera pas, n’est-ce pas ? voulut s’assurer
Koumar.
« Ils ont beau être des guerriers, ils ont tout de même été
contaminés par les principes de paix de leur peuple »,
songea Onyx.
– Avec une arme en bois, pour ça, il faut frapper très fort
et espérer qu’elle ne se cassera pas. Mon arme à moi avait
la même longueur, la même épaisseur et le même poids,
mais elle était en métal avec des lames comme celle de
mon poignard à chaque extrémité.
– C’est le bâton court que tu portais à ta ceinture quand
nous t’avons trouvé dans la forêt ? voulut s’assurer
Nanshey.
– C’est exact. Une lame en métal peut trancher la gorge
d’un homme. Quand on sait en manier deux en même
temps, imaginez tout le dommage qu’on peut faire à
l’ennemi.
L’expression des Télals exprima l’horreur.
– Mais vous pouvez aussi vous contenter de les
assommer, ajouta Onyx en riant. Une autre façon de
désamorcer une attaque, c’est de viser les genoux de
l’adversaire pour le faire tomber au sol, où vous pouvez
ensuite le frapper à la tête.
Il en fit la démonstration sur Koumar, qui se retrouva
subitement sur le dos quand le bâton d’Onyx lui faucha les
genoux.
– Vous devez absolument apprendre à vous servir du
reste de votre corps dans vos simulations, poursuivit
l’empereur en aidant Koumar à se relever. C’est essentiel.
– Enseigne-nous ces mouvements, le pria Nanshey.
– Mettez-vous deux par deux et répétez-les à tour de rôle.
– Avec les bâtons ? demanda Aranzak.
– Oui. À moins que votre adversaire vous désarme, ne les
lâchez jamais.
Les guerriers formèrent les équipes et attendirent ses
prochaines directives.
– Si, pendant le duel, mon ennemi s’approche trop de moi
et que je n’ai plus d’espace pour manier mon arme, je lui
enverrai violemment mon pied dans l’estomac pour le faire
reculer. Ne frappez pas le Télal devant vous aussi fort que
ça. Contentez-vous d’appuyer le pied pour l’instant. Vous
pourrez mettre de la force dans ce mouvement en utilisant
des sacs de sable suspendus à une branche.
– Nous n’avons jamais pensé à ça… laissa tomber
Nanshey.
Onyx les regarda s’exécuter.
– S’il se plie en deux, une fois que vous l’avez frappé
dans le ventre, relevez violemment le genou sous son
menton pour le renverser sur le dos. S’il est très coriace et
qu’il se tient toujours debout, frappez encore avec votre
pied ou utilisez votre bâton pour l‘atteindre à la tempe.
Faites tout ça au ralenti, pour le moment.
– Nous pouvons mettre ces conseils en pratique ici, mais
comment les transmettre aux Télals des autres temples ?
demanda Aranzak.
– Je ne peux pas répondre à cette question. C’est votre
pays. Vous le connaissez mieux que moi.
– Nous allons en discuter ce soir, lui promit Koumar.
– Maintenant, attaque-moi comme si j’étais un Dingirsig
qui essaie de t’enlever.
Koumar ne savait pas trop comment se produisaient les
rapts, alors il commença par hésiter. Onyx lui servit alors un
air de défi avant de foncer sur lui sans avertissement. Les
premiers coups du Télal furent plutôt faibles, mais quand il
comprit que l’empereur n’avait pas l’intention de faire de
quartier, il y ajouta plus de force pour éviter d’être blessé.
Le duel dura plusieurs minutes jusqu’à ce que, incapable
d’effectuer la moindre touche, Koumar recule pour s’avouer
vaincu.
– C’est ça que vous devez apprendre à faire, leur dit
Onyx.
– Bravo ! s’écria une voix féminine.
L’empereur leva les yeux et vit Dashaé assise sur une
branche.
– Je veux apprendre ça, moi aussi ! ajouta-t-elle en se
laissant tomber sur le sol.
– Personnellement, je pense que tu seras beaucoup plus
efficace avec ton sabre jadois, mais amuse-toi.
Il voulut rendre à Aranzak le bâton qu’il avait utilisé.
– Non, garde-le. Tu l’as grandement mérité. Et si jamais tu
devais ne plus être capable de rentrer chez toi, nous serions
honorés que tu deviennes notre nouveau timmis.
– Chaque chose en son temps. Allez, mettez-y du cœur.
Onyx se courba légèrement pour leur témoigner son
respect. Tous les Télals lui rendirent son salut d’un seul bloc.
Il quitta l’enceinte la tête haute, plutôt fier de lui-même.
Personne ne songea à le suivre. Il se rendit donc seul
jusqu’à la rivière, à quelques pas de l’entrée de son logis.
Wellan était assis sur un petit rocher, à l’abri d’un arbre.
– Pourquoi es-tu aussi trempé ? s’étonna-t-il. Il n’a pas
encore plu, aujourd’hui.
– Je me suis battu, répondit fièrement Onyx en se
tournant vers lui.
– Contre qui ?
– Les Télals.
– Quoi ?
– Je leur ai montré comment on s’attaque à un adversaire.
Si tu as un petit moment, pourrais-tu dessiner mon épée
double ? Elle me manque terriblement.
Il éclata de rire et sauta dans l’eau tout habillé.
11

Quelque temps auparavant, la déesse Aranéa avait enfin


retrouvé ses descendantes sur la haute montagne dans la
baie des araignées. Mieux encore, l’endroit était chargé de
sa propre magie et, en quelques jours à peine, il lui avait
permis de recouvrer son énergie d’autrefois. Elle avait donc
pu utiliser ses nouvelles forces pour se déplacer jusqu’au
pays des Madidjins, où elle avait capté la présence du
bracelet qui permettait les déplacements instantanés d’un
univers à un autre. Il se trouvait à l’intérieur d’une grande
forteresse, sur une île entourée d’eau. Contrairement à ce
qu’elle croyait, il ne lui avait pas été difficile de circuler à
l’intérieur, car tous ses habitants se trouvaient dehors en
train de s’amuser au bord de la rivière. Aranéa avait donc
suivi la trace du bijou jusqu’à une grande chambre, puis à
l’intérieur d’une curieuse poche en cuir. L’homme qui portait
le nom de Wellan l’y avait sans doute caché, car c’était un
objet d’une inestimable valeur.
Elle fouilla à l’intérieur et réussit finalement à retirer le
bracelet des vêtements dans lequel il était enroulé. Pour la
première fois depuis très longtemps, la déesse ressentit un
souffle d’espoir : ce vortex allait lui permettre de
reconstruire sa civilisation de zéro. Elle avait pris le temps
de bien l’examiner et elle avait compris que c’étaient les
symboles autour de la grosse pierre qui permettaient de se
rendre là où on voulait aller. Il ne lui resterait qu’à trouver
les coordonnées de son monde à elle et le tour serait joué.
C’est à ce moment que deux enfants humains étaient entrés
dans la chambre. Aranéa avait sursauté et le bracelet lui
avait échappé. Il était tombé sur le sol et avait roulé sous le
lit. L’expression de surprise des importuns lui avait fait
comprendre qu’ils n’étaient pas à sa recherche, mais qu’ils
étaient tombés sur elle tout à fait par hasard. Elle s’était
vivement penchée pour reprendre le bijou, mais le jeune
homme l’avait attaquée avec sa magie.
La déesse avait été frappée de plein fouet et avait
violemment heurté le mur derrière elle. « Comment peut-il
être aussi puissant à cet âge ? » s’était-elle demandé en se
redressant. Elle aurait pu facilement contre-attaquer, mais
des adultes étaient apparus derrière lui. Pour éviter d’être
massacrée par ces sorciers, elle avait dû battre en retraite.
Heureusement, il lui restait suffisamment d’énergie pour
retourner sur l’île de ses filles bien-aimées.
Aranéa se matérialisa dans les jardins des tégénaires et
s’assit au pied de l’arbre géant qui les dominait. Celles-ci
accoururent pour lui porter secours, mais elle n’avait pas
vraiment besoin qu’elles fassent quoi que ce soit. Elle ferma
les yeux et laissa encore une fois l’énergie des lieux lui
rendre sa force petit à petit. Puis, quand elle fut
complètement remise, elle commença à préparer sa riposte.
Il n’était pas question que les humains conservent un tel
instrument de pouvoir.
– Est-ce que tu vas mieux ? s’inquiéta Kiarinah.
– Oui, ma chérie.
– Qui t’a blessée ?
– Quelqu’un qui ne sait pas qui je suis.
– Es-tu bien certaine que nous ne pouvons rien faire ?
– Laissez-moi vous expliquer. Pendant des siècles, j’ai
dépéri parce que j’étais loin de vous. Je n’avais jamais
remarqué que nous vivions en symbiose autrefois et que
notre séparation me causerait autant de souffrances.
Pendant que j’errais dans l’espace à votre recherche, de
votre côté, vous étiez incapables de quitter cet endroit
parce que nous étions séparées. Nous avions besoin les
unes des autres.
Les tégénaires ne comprenaient pas tout à fait ce qu’elle
racontait, mais sa voix les hypnotisait, alors elles
l’écoutaient en silence.
– Je ne sais pas si c’est vous qui avez chargé cette île
d’énergie sans vous en apercevoir ou si elle provient des
bâtisseurs de ces affreuses maisons, mais tout ce qui
importe, c’est que je peux l’utiliser pour me rendre plus
forte.
– Et pour te soigner, aussi ?
– C’est exact.
Un vent de terreur glaça soudain le cœur de la déesse
lorsqu’elle sentit que le bracelet s’était déplacé. « Ils vont
repartir… » comprit-elle.
– Je dois m’absenter, mais je serai de retour très bientôt,
mes amours. Soyez sages.
Se sentant suffisamment forte pour affronter celui qui
transportait le bracelet, Aranéa disparut et fonça vers le
sud-ouest. Elle ne pouvait pas laisser l’objet magique quitter
cet univers, car il lui faudrait encore des décennies pour le
retrouver. Elle se matérialisa dans les vignes sur le plateau
d’An-Anshar et s’avança vers la fontaine. Malgré l’obscurité,
elle aperçut Wellan en compagnie de deux femmes et d’un
autre homme dont émanait une incroyable puissance. Si elle
n’avait pas été aussi désespérée, elle aurait reculé devant
lui, mais elle décida de jouer le tout pour le tout. « Ou bien
je lui arrache le bracelet, ou bien je les suis dans le monde
de Rewain pour pouvoir le lui reprendre… » se dit-elle.
La seule façon de ne pas encore subir un assaut, c’était
de s’assurer que les humains ne la voient pas approcher.
Elle fit donc jaillir un intense éclat de lumière qui les
aveugla, mais qui n’eut aucun effet sur ses yeux d’araignée.
Tête baissée, elle fonça sur Wellan et saisit solidement le
bracelet qu’il portait au poignet. Même s’il n’y voyait rien,
l’homme sentit qu’on tentait de le lui ravir et ferma l’autre
main dessus. Aranéa tira de toutes ses forces en oubliant
que sa victime n’était pas seule. Une terrible douleur dans
son dos lui fit lâcher le bijou et Wellan tomba à la renverse.
Elle allait se jeter sur lui quand tout le plateau s’éclaira d’un
seul coup comme si le soleil venait de se lever. Elle se
retourna et vit Onyx charger ses mains d’une énergie
brûlante. Elle n’eut pas le choix. En se promettant de
revenir sauter dans le vortex derrière eux, Aranéa prit la
fuite dans le vignoble. Elle n’avait pas prévu que ce sorcier
l’y poursuivrait. En courant derrière elle, il laissa partir une
boule de feu qui la frappa dans le dos. Elle eut juste assez
de force pour se volatiliser après s’être écroulée sur le sol.
Avant de perdre conscience, la déesse avait eu la
présence d’esprit de visualiser la grande place de l’île des
araignées. Sans ce dernier effort, elle aurait fort bien pu se
retrouver encore une fois dans l’Éther.
Sa soudaine apparition sur l’île créa tout un émoi. Après
s’être d’abord éparpillées, poussées par la peur, les
tégénaires revinrent autour d’elle.
– Allez chercher Kiarinah ! s’écria Anhela.
Une dizaine de ses congénères foncèrent vers les jardins.
Anhela se coucha près de la déesse sans savoir quoi faire,
effrayée de voir de la fumée s’élever de son dos. Kiarinah
arriva à la tête d’autres tégénaires et se pencha sur sa
maîtresse.
– Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Anhela,
impuissante.
– De l’eau, décida Kiarinah. Allez chercher de l’eau.
Du bout de la patte, elle toucha Aranéa, qui ne réagit
même pas.
– Est-elle morte ? s’alarma Anhela.
– C’est une déesse. Elle ne peut pas mourir.
– Mais elle ne bouge plus…
Une araignée déposa alors un seau rempli d’eau de pluie
près de Kiarinah. En espérant que son geste aurait l’effet
souhaité, elle le versa en entier sur Aranéa. Celle-ci
sursauta, pour le plus grand bonheur de ses descendantes.
En gémissant, elle réussit à se redresser sur ses coudes,
puis à se retourner pour s’asseoir.
– Tu es revenue à toi ! se réjouit Kiarinah. Veux-tu que je
fasse chercher plus d’eau ?
– Non, ce ne sera pas nécessaire.
Aranéa n’eut pas le cœur de lui dire que son intervention
lui avait seulement fait reprendre conscience. En réalité, sa
guérison était déjà commencée, grâce à la magie de l’île.
– Pourquoi reviens-tu toujours ici dans un état pareil ?
– Parce que j’ai sous-estimé mes adversaires, ma chérie.
C’est une erreur que je ne commettrai pas une troisième
fois.
– Tu vas encore repartir ?
– Je n’ai pas le choix.
Aranéa ferma les yeux pendant quelques minutes pour
accélérer son rétablissement.
– S’il a réussi à me blesser à ce point, c’est qu’il est lui-
même un dieu… murmura-t-elle.
– De qui parles-tu ? s’enquit Kiarinah.
– Je ne connais pas le nom de ce sorcier, mais il n’est
certainement pas humain, même s’il vit dans le monde des
hommes. Je pense qu’il est une divinité, comme moi.
– C’est lui qui t’a brûlé la peau ?
La déesse se souvint de l’avoir aussi entrevu derrière les
deux enfants dans la forteresse au milieu du désert.
Heureusement qu’elle n’était pas restée dans cette
chambre, car il aurait facilement pu la tuer. Elle décida de
ne pas raconter ce premier incident à ses araignées, pour
ne pas les effrayer davantage.
– Oui. Je n’ai pas été suffisamment prudente.
– As-tu besoin de boire ou de manger pour te remettre ?
– Non, juste d’un peu de temps sans bouger, car cette
blessure est un peu plus profonde que la précédente.
– Tu guériras, n’est-ce pas ?
– Si tu es patiente, je le ferai même sous tes yeux.
Aranéa avait dit vrai. En quelques heures à peine, sa
blessure disparut. Puisque sa robe était toute déchirée, elle
changea magiquement de tenue pour une autre en tous
points semblable.
– Tu es vraiment toute-puissante, s’émerveilla Kiarinah.
– Pas encore assez, apparemment.
Elle s’allongea sur le dos, qui ne lui causait plus de
souffrances, afin de réfléchir. Malgré toute sa bonne volonté,
elle ne pouvait pas encore emmener ses araignées hors de
l’île dans son vortex comme les magiciens et les sorciers de
cet univers le faisaient. « Il me faut ce bracelet… » Puis, elle
se souvint de ce que Rewain lui avait dit avant qu’elle le
quitte à tout jamais.
– Il y en a deux…
– Deux hommes qui possèdent une terrible magie ? tenta
de deviner Kiarinah.
– Deux bracelets, répondit-elle en se levant. Mais où est
l’autre ?
– C’est ça que tu cherches ? Un bracelet ?
– Il représente notre seule porte de sortie, Kiarinah. J’en ai
absolument besoin pour vous ramener chez nous.
Quelqu’un doit savoir où il se trouve…
– Pourrait-il avoir été caché ici sans que nous le sachions
?
– Si tel avait été le cas, j’aurais senti sa présence et nous
serions déjà parties de l’île. Le bracelet que je cherche se
trouve quelque part chez les humains.
La déesse fit quelques pas en direction de l’ouest.
– J’ai besoin d’un informateur, car je ne connais pas leur
monde.
Elle demeura silencieuse pendant qu’elle cherchait
désespérément une solution.
– Il y avait beaucoup d’humains dans la forteresse où
Wellan avait caché le bracelet. L’un d’eux doit sûrement
savoir quelque chose.
– Tu ne peux pas y aller dans cet état ! protesta
l’araignée.
– Je me sens suffisamment forte pour me déplacer et je
n’ai pas l’intention d’être partie longtemps. Essaie de
comprendre. Je dois le faire pour notre avenir à toutes, ma
chérie.
– Je t’en conjure, attends encore un peu. Comme ça, tu
seras plus forte et plus efficace.
Aranéa lui caressa tendrement la tête.
– Oui, tu as raison. Maintenant que le premier bracelet a
quitté ce monde, je peux me permettre de rester un peu
avec vous avant de partir à la recherche du second.
– Nous allons prendre bien soin de toi.
La déesse grimpa sur le cou de Kiarinah, qui la ramena
tout doucement vers les cubes empilés les uns sur les
autres à l’opposé des jardins. Les tégénaires les regardèrent
passer avec beaucoup de soulagement. Pour lui faire plaisir,
elles avaient tissé un trône en fil blanc au pied des
immeubles où elles logeaient. Il faisait face à la grande
place. Ainsi, Aranéa pouvait s’y asseoir quand elle leur
racontait des histoires. C’est là que Kiarinah la déposa. Les
araignées se rassemblèrent devant leur maîtresse pendant
que d’autres allaient lui chercher à manger. Aranéa n’avait
pas faim, mais elle accepta leurs offrandes avec grâce. Il y
avait si longtemps qu’elle n’avait pas été aussi bien traitée.
Elle se retourna et leva le regard sur l’agglomérat de
cabanes carrées.
– Nous n’avons jamais su qui avait bâti nos maisons,
laissa tomber Kiarinah. Nous avons toujours cru que
c’étaient nos ancêtres.
– Non, ma chérie. Il n’y a jamais rien eu de tel chez nous.
Comme tu le sais, quand je vous ai fait partir de notre
planète pour vous sauver, je ne vous ai pas suivies. Je suis
restée pour combattre la pieuvre. Quand j’ai vu ces
habitations pour la première fois, j’ai pensé que vous les
aviez construites vous-mêmes.
– Nous n’aurions pas su comment faire.
– Alors, elles ont appartenu à une autre civilisation
aujourd’hui disparue.
– Des humains ?
– J’en doute fort. Ils seraient incapables d’escalader la
surface unie de ces logis et les habitations que j’ai vues
dans leur monde ne ressemblent pas à ça.
Aranéa se souvint alors des Deusalas, qu’elle avait
aperçus dans le ciel quand elle était apparue au milieu du
champ de bataille à Alnilam, alors que les taureaux de Javad
affrontaient les armées des humains et des hommes-
scorpions.
– Il se pourrait par contre qu’elles aient appartenu à des
créatures volantes, qui les ont finalement abandonnées.
– Pourquoi ?
– Je n’en sais rien et ce n’est pas important.
Pour qu’elles n’en fassent pas une obsession, la déesse
se mit à leur décrire le monde dans lequel elle avait
l’intention de les emmener.
Ce soir-là, elle dormit sur l’île et, au matin, elle se sentit
suffisamment forte pour poursuivre sa mission. Toutefois,
elle attendit que les araignées se réveillent et qu’elles
reviennent sur la grande place pour leur faire part de ses
intentions.
– Il est plus que temps que nous rentrions chez nous, mes
amours, alors j’ai décidé de me remettre en route. Kiarinah,
je te confie mes fières descendantes.
– Je veillerai sur elles, mais de ton côté, tu dois nous
promettre d’être plus prudente.
– Tu peux compter sur moi. J’ai l’intention de frapper la
première.
« De toute façon, le dangereux sorcier a suivi Wellan je ne
sais où », se dit-elle pour se rassurer. Elle marcha donc sans
se presser jusqu’au bord de la falaise qui délimitait le
territoire des tégénaires, qui d’ailleurs la suivaient sans
dissimuler leur tristesse de la voir repartir. Devant Aranéa
s’étendait un lit de nuages blancs si épais qu’ils donnaient
l’impression qu’on aurait pu y marcher.
Puisqu’elle était déjà allée chez les Madidjins, elle savait
exactement de quel côté se diriger.
– Je réussirai, cette fois, murmura-t-elle avant de
disparaître prestement.
12

Puisque les habitants de la forteresse du Roi Lugal ne se


trouvaient plus tous rassemblés près de la rivière, mais
qu’ils étaient plutôt éparpillés un peu partout dans le palais,
Aranéa choisit d’apparaître dans la chambre que Wellan et
Sierra avaient partagée lors du mariage de Cornéliane. Elle
savait bien que le bracelet ne s’y trouvait plus, car cet
humain l’avait rapporté à An-Anshar pour retourner dans le
monde des Chevaliers d’Antarès, mais les gens qui l’avaient
côtoyé, ce jour-là, savaient peut-être où était caché le
deuxième bracelet. C’était le meilleur endroit pour
commencer sa quête.
Sans s’intéresser à ce qui l’entourait, la déesse circula
silencieusement à l’étage, sans rencontrer personne. Elle
finit donc par sortir sur un balcon pour pousser ses
recherches plus loin.
Tout en bas, dans la grande cour, Cornéliane et son époux
Rami étaient en train de croiser le fer comme ils avaient pris
l’habitude de le faire chaque jour depuis leur arrivée sur l’île
royale. Même si elle hériterait un jour de ce royaume, la
jeune femme insistait pour garder la forme et ainsi pouvoir
se battre si jamais des ennemis attaquaient le palais. Son
beau-père avait beau lui répéter que c’était le rôle de leurs
soldats, elle ne voulait rien entendre. Tout comme son père
qui était un roi guerrier, elle voulait être une princesse
guerrière.
– Nous n’avons pas besoin de nous entraîner tous les
jours, mon amour, lui rappela son jeune mari en évitant le
coup qu’elle venait de diriger vers sa gorge. Tu es déjà
suffisamment dangereuse comme ça.
– Je ne suis pas dangereuse, je suis efficace. Et c’est aussi
une question d’honneur familial. Tu connais la réputation de
mon père.
– Mais tu n’es pas Onyx.
– Je suis sa fille. C’est pareil. Et grâce à ses pouvoirs, il
peut arriver n’importe quand ici et me mettre à l’épreuve. Il
n’est pas question que je lui fasse honte.
– Pourquoi ferait-il une chose pareille ? Il t’adore !
– C’est vrai, mais il s’attend à ce que ses enfants soient
dignes de lui.
– Les traite-t-il tous de cette façon ? s’étonna Rami.
– Pas les tout petits, du moins, pas encore, mais les
grands, oui.
– Promets-moi que tu ne feras pas la même chose avec
les nôtres.
– Nous en reparlerons quand ils seront nés.
Ils continuèrent d’échanger des coups avec leurs sabres
madidjins recourbés, puis, lorsque Rami recula pour
demander grâce, Cornéliane alla chercher son grand bâton,
qui lui rappelait l’épée double qu’elle avait jadis possédée
quand elle habitait à Émeraude.
– Tu as encore suffisamment d’énergie pour continuer ?
se découragea le prince.
– Évidemment. Pas toi ?
– Je tiens le coup juste pour te faire plaisir.
– Tu es très gentil, mais s’il te plaît, mets-y un peu plus de
cœur. Je veux aller jusqu’au bout de notre routine.
– Quand il fait aussi chaud qu’aujourd’hui, il n’est pas
défendu de l’écourter, tu sais.
– Un guerrier se bat dans n’importe quelles conditions,
Rami.
Il para ses attaques de son mieux, mais elle était bien
plus habile que lui avec cette arme. Pour la forcer à ralentir
sa cadence et se donner le temps de souffler, il se mit à lui
poser des questions.
– Combien d’enfants aimerais-tu avoir ?
– Nous pourrions battre le record de mon père, répondit
Cornéliane en continuant de varier ses charges.
– Combien en a-t-il, déjà ?
– Dix en tout, dans sa présente vie.
– Dix ! s’exclama le prince, découragé.
– N’as-tu pas envie d’assurer ta descendance, futur roi
des Madidjins ? le taquina la jeune fille.
– C’est sûr, mais je veux aussi avoir le temps de bien
connaître chacun de mes enfants.
– Je ne les aurai pas tous en même temps, tu t’en doutes
bien.
– Malgré tout, je ne pourrais pas leur accorder l’attention
qu’ils méritent pendant toute leur vie. Je ne serai jamais
capable de me diviser en dix.
– Mon père le fait.
– Parce qu’il est exceptionnel. Moi, je suis un homme
ordinaire. Personnellement, je pense que quatre suffiraient
grandement. Et puis, j’aimerais qu’on essaie de te guérir de
ton obsession d’être meilleure que ton père.
– Mon but, ce n’est pas de le surpasser, mais de le rendre
fier. C’est différent.
– Comment pourrais-je te convaincre qu’il l’est déjà ? Je
pense plutôt que ce sont tes frères que tu veux épater.
– Mes frères ? Tu rigoles ? Je pourrais tous les battre à
plate couture sans même avoir à m’entraîner autant !
– Même Nemeroff ?
Elle poussa un cri de rage et multiplia ses coups comme
si elle était en train d’affronter un véritable ennemi.
– Tu vas finir par me tuer avant qu’on puisse avoir des
enfants ! s’exclama Rami.
– Tu n’as rien à craindre, mon amour. Je possède aussi de
puissants pouvoirs de guérisseuse.
– C’est censé me rassurer, ça ?
– Évidemment. Je peux soigner tous les types de
blessures.
– Et me ressusciter, aussi ?
Elle éclata de rire et le frappa encore plus durement.
Rami continua de se protéger de son mieux, mais il parait
ses coups avec de plus en plus de difficulté.
– Est-ce que tu te plais ici, Cornéliane ? demanda-t-il en
se penchant pour éviter d’être frappé au visage.
– Je ne serais pas restée, sinon.
– Peux-tu m’affirmer que tu n’auras jamais envie de
retourner dans ton pays, même si ton père te le demande ?
– À Émeraude où règne Nemeroff ? Jamais ! Il a fait de
gros efforts de réconciliation pendant le mariage, mais je ne
peux pas lui faire confiance, pas après qu’il a tenté de me
tuer. Et pourquoi voudrais-je aller vivre là-bas, alors que j’ai
tout ce que je désire, ici ?
Elle s’accroupit à la vitesse de l’éclair et tendit la jambe
en tournant vivement sur elle-même, fauchant son mari et
le renversant sur le dos. D’un seul bond, elle se retrouva sur
lui et alla chercher un baiser sur ses lèvres.
– Tu étais plus douce avant que ton père revienne à la
forteresse, mais je m’habituerai à ta nouvelle personnalité.
Ils s’embrassèrent un long moment, puis Cornéliane se
redressa.
– Je vais aller me rafraîchir à la rivière pendant que tu
ramasses tout ça.
– Eh, je suis ton époux, pas ton serviteur !
Elle lui décocha un regard espiègle.
– D’accord, je vais le faire, mais juste cette fois, céda-t-il.
Elle lui donna un dernier baiser, puis décrocha la serviette
et la robe qu’elle avait laissées sur le support en bois qui
accueillait normalement les armes. Pour lui faire
comprendre ce qui l’attendait, une fois qu’elle aurait
regagné leur chambre, elle se déhancha divinement en
sortant de la cour.
Le château de son beau-père ayant été construit sur une
île, la princesse savait qu’elle ne risquait pas de rencontrer
qui que ce soit une fois qu’elle l’aurait quitté pour se rendre
à la rivière. Elle descendit le chemin en pierre en
commençant à ressentir de la douleur dans ses bras. Cela
ne l’inquiéta pas, car elle pourrait l’apaiser elle-même une
fois dans l’eau. Elle s’arrêta dans son coin préféré sur la
berge, là où les arbres formaient un demi-cercle qui la
dissimulait aux regards de quiconque l’aurait épiée à partir
des fenêtres du palais. Elle avait eu si chaud pendant cet
entraînement qu’il était inutile d’essayer de décoller son
haut et son pantalon de sa peau trempée par la sueur. Elle
entra dans l’eau tout habillée et se laissa tomber sur le dos
en poussant un soupir de soulagement.
– Ce que ça fait du bien…
Aucune des rivières de son nouveau pays n’était
tumultueuse, sauf à la fin de la saison des pluies. La
princesse ne risquait donc pas d’être entraînée loin de l’île
en se laissant flotter à la surface. Elle prit donc tout le
temps dont elle avait besoin pour se détendre et se
débarrasser de ses vêtements, qu’elle lança sur la plage.
Du balcon, Aranéa avait assisté à toute cette scène
étrange entre les deux jeunes humains. Le seul qu’elle avait
côtoyé et qui leur ressemblait, même s’il était un dieu,
c’était Rewain. Jamais il n’avait agi ainsi avec elle. Au
contraire, il n’avait cessé de trouver des façons de lui offrir
des plaisirs agréables. Lorsque la princesse avait quitté la
cour, la déesse s’était transformée en araignée et s’était
déplacée sur le mur extérieur de la forteresse pour la suivre.
En voyant qu’elle allait se prélasser dans la rivière, elle sut
que c’était le moment de frapper.
Cornéliane attendit de ressentir un premier frisson de
froid avant de se décider à sortir de l’eau. Elle revint sur le
sable, tordit ses longs cheveux blonds, se sécha et enfila sa
robe toute fraîche. Quand elle se retourna enfin, elle se
retrouva nez à nez avec une étrange femme qui portait une
longue robe noire. Ses yeux étaient aussi jaunes que le
soleil et ses cheveux, blancs comme la neige. La princesse
connaissait tous ceux qui vivaient au château et elle ne
l’avait jamais vue.
– Qui êtes-vous et que faites-vous sur les terres du Roi
Lugal ? lança Cornéliane sur un ton menaçant.
L’étrangère pencha doucement la tête de côté, comme si
elle ne comprenait pas ce que la jeune femme lui disait.
– Allez-vous-en maintenant ou vous subirez les
conséquences de votre présence ici, la menaça la princesse.
Comme elle ne bougeait pas, la jeune femme se plaça en
position d’attaque, mais son bras refusa de bouger. Malgré
tous ses efforts, elle n’arrivait plus à faire obéir ses muscles.
– Qu’est-ce que vous me faites ? paniqua-t-elle.
Son regard se planta dans celui de la déesse et elle fut
incapable de détourner la tête.
– Mon nom ne te dirait rien, fit enfin l’étrangère, d’une
voix suave. Et je n’ai pas besoin non plus de connaître le
tien. J’arrive d’un autre univers et je n’ai pas l’intention de
rester dans celui-ci. Pour pouvoir partir, j’ai besoin d’une
simple information.
– Vous ne l’obtiendrez pas de moi, gronda Cornéliane
comme un fauve.
Normalement, sa victime n’aurait pas dû lui résister ainsi,
alors Aranéa comprit qu’elle possédait elle aussi des
pouvoirs magiques et qu’elle risquait de se libérer de son
emprise d’un instant à l’autre. Elle ne désirait pour rien au
monde provoquer un autre affrontement, alors elle ajouta
un lien mental supplémentaire à son sortilège pour en finir
au plus vite. Cornéliane sentait ses sens l’abandonner un à
un. Même son équilibre devenait précaire.
– Libérez-moi immédiatement… murmura-t-elle, au bord
de l’évanouissement.
– Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Cette paralysie ne
sert qu’à m’assurer que tu ne me feras pas un mauvais parti
avant de m’avoir dit ce que je veux savoir. Elle disparaîtra
dès que je t’aurai quittée.
– Je ne vous dirai rien…
Elle tenta de combattre les effets de la magie de cette
sorcière, essaya de bouger, mais n’y parvint pas. Elle
essaya d’appeler à l’aide, mais elle fut incapable d’émettre
le moindre son.
– À partir de maintenant, tout ce qui sortira de ta bouche,
ce seront les réponses à mes questions. L’homme qui porte
le nom de Wellan possède un bracelet qui permet de créer
un passage n’importe où dans l’univers, mais il l’a emporté
avec lui.
Cornéliane tenta de pincer les lèvres, en vain.
– Je sais qu’il en existe un autre quelque part dans ton
monde, poursuivit Aranéa. Dis-moi où il se trouve et je te
laisserai en paix.
– Non…
– Un autre homme s’en est servi pour revenir ici. J’ignore
comment il s’appelle, mais je suis sûre que tu le sais.
– Nemeroff…
Même si elle détestait son frère, la princesse se désola
aussitôt de l’avoir trahi.
– Tu vois bien que c’est facile. Maintenant, dis-moi où il a
caché cet objet.
– Son château…
Si elle avait pu pleurer, Cornéliane l’aurait fait, car en
révélant cette information à cette ignoble créature, elle
condamnait en même temps son amie Kaliska et ses
adorables enfants.
– Où se situe-t-il à partir d’ici ?
– Au Royaume d’Émeraude, à l’ouest des volcans…
– Comment le reconnaîtrai-je ?
– Il se dresse au pied de la plus haute montagne…
– Est-il protégé par de la magie ?
– Oui…
– Je serai donc plus prudente. Merci de ton aide,
princesse. Je te souhaite une longue vie et autant d’enfants
que j’en ai eus. Et maintenant, tu ne te souviendras plus de
rien.
Cornéliane ressentit un grand vertige, comme si elle
tombait d’une falaise. En réalité, elle venait de s’écrouler
sur le sol, inconsciente. Aranéa se pencha pour caresser son
beau visage, puis disparut.

Une fois que Rami eut rangé toutes les armes que sa
douce et lui avaient utilisées pour leur entraînement, il
décida de surprendre Cornéliane en allant la rejoindre dans
la rivière pour s’y détendre avec elle. Il la trouva couchée
sur le sable et crut qu’elle se reposait. Il s’allongea donc
près d’elle et l’embrassa sur la joue. Sa peau était glacée !
– Cornéliane ! s’écria-t-il en se redressant.
Il l’attira dans ses bras. Elle était aussi molle qu’une
poupée de chiffon. Il lui tapota les joues sans réussir à la
réveiller, alors il la souleva et la ramena en courant à
l’étage royal. Il fonça dans sa chambre en hurlant aux
servantes d’aller chercher le guérisseur avant de la déposer
sur son lit. Craignant qu’elle soit morte, il s’agenouilla près
d’elle et pleura sur sa main inerte. Nidalan, qui traitait le roi
depuis de nombreuses années, arriva rapidement au chevet
de la princesse.
– Que s’est-il passé, Rami ?
– Je n’en sais rien, répondit-il d’une voix étranglée. Je l’ai
trouvée dans cet état sur la plage. Ses cheveux sont encore
trempés, alors elle s’est sûrement baignée.
– Laissez-moi seul avec elle, Votre Altesse, et faites entrer
ses servantes pour la dévêtir.
Il se précipita dans le corridor et transmit les ordres du
guérisseur. Puis il se mit à faire les cent pas pendant de
longues minutes. Finalement, une des femmes mit le nez
dans la porte.
– Vous pouvez entrer, maintenant. La princesse a repris
connaissance.
Le prince revint au chevet de sa femme, à qui on avait
passé une robe de nuit.
– Que s’est-il passé, mon amour ?
– Je me suis évanouie, je crois…
– Le choc de l’eau froide, à mon avis, supposa Nidalan.
Les servantes me disent qu’elle venait de se soumettre à un
entraînement intensif.
– Je l’ai mise en garde à plusieurs reprises.
– Alors, c’est moi qui lui demande maintenant de ralentir
la cadence et je m’attends à ce qu’elle m’obéisse.
Cornéliane se contenta de lui décocher un regard chargé
de défi.
– C’est un ordre, Votre Altesse.
– Elle fera ce que vous demandez, lui promit Rami.
– Je vous recommande aussi le repos complet pendant au
moins une semaine.
– Je ne la laisserai pas sortir de ce lit.
Nidalan se courba respectueusement et quitta la chambre
en même temps que toutes les servantes.
– J’ignore ce qui m’est arrivé, mais il a tort. Ça n’a rien à
voir avec notre entraînement.
– Tu vas devoir faire ce qu’il dit, même si ça ne te plaît
pas.
– Par ordre du roi, ajouta le Roi Lugal en entrant dans la
pièce.
– Votre Majesté, je me sens beaucoup mieux…
– Ta santé m’importe, jeune fille. Vous allez cesser ces
combats ridicules et vous concentrer plutôt sur ce qu’un roi
et une reine doivent apprendre pour diriger convenablement
un pays aussi grand que le mien.
Rami baissa la tête en signe d’obéissance. Mais
l’impétueuse princesse lui offrit un air rebelle.
– Je t’en prie, mon amour…
Elle murmura quelque chose d’incompréhensible.
– Elle est d’accord, interpréta le prince pour son père.
– Je ferai porter votre repas ici. Qu’elle se repose.
Le roi tourna les talons.
– Il n’est pas question que…
Rami l’empêcha de poursuivre en plaquant ses lèvres
contre les siennes pour l’embrasser.
13

Certaine qu’elle se rapprochait de son but, Aranéa fila


vers le sud-ouest, à la recherche de la haute montagne dont
lui avait parlé la princesse. Elle ne fut pas trop difficile à
trouver : c’était la seule sur tout le continent, et une
fortification humaine d’où émanait une grande magie se
trouvait juste en bas. La déesse s’installa sur une corniche
et attendit que la nuit tombe avant de s’y risquer. Elle en
profita pour scruter attentivement l’endroit. Il y avait
beaucoup plus d’activité que dans la forteresse qu’elle
venait de quitter, et un plus grand nombre d’habitants,
aussi.
Contrairement au bracelet que transportait Wellan, celui
qui était censé se trouver dans ce château n’avait pas été
utilisé depuis longtemps. Il n’émettait donc pas autant
d’énergie que le premier. À cette altitude, Aranéa ne pouvait
pas encore sentir sa présence. Mais le sort qu’elle avait jeté
à la princesse l’avait empêchée de mentir : elle savait
qu’elle l’y trouverait. Ce larcin serait rapide et personne ne
découvrirait avant des années que cet objet avait disparu.
Sa constitution d’araignée lui permit de demeurer tout à
fait immobile sans ressentir ni la faim ni la soif jusqu’à ce
que l’obscurité recouvre la région. Des flambeaux furent
allumés dans la grande cour entourée d’une haute muraille,
et bientôt elle ne capta plus aucun mouvement à l’intérieur.
Elle se transporta donc devant les marches du palais et
tenta encore une fois de localiser l’énergie du deuxième
bracelet. Elle leva les yeux vers le balcon de la chambre
royale. « Il est là… » Elle adopta sa forme arachnéenne et
gravit la façade de l’immeuble. Il n’y avait aucune lumière à
l’intérieur. Les portes du balcon étaient entrouvertes pour
laisser entrer l’air du soir. Aranéa les poussa doucement et
pénétra dans la grande pièce. Elle n’avait pas besoin
d’allumer de bougies pour voir dans le noir. Elle pouvait
absolument tout distinguer : les commodes, la vanité, la
cheminée et le grand lit où dormait une femme. La déesse
s’en approcha. Elle ignorait qu’il s’agissait de la jeune reine
d’Émeraude, mais elle la trouva très belle et si paisible dans
son sommeil. En d’autres circonstances, peut-être auraient-
elles pu devenir amies… Elle perçut alors sa magie. « Y a-t-il
autant de sorciers que d’humains, sur cette planète ? »
Aranéa pivota lentement sur elle-même et fut tout de
suite attirée vers la porte qui donnait sur un long corridor
jalonné d’autres portes. Une grande armoire se trouvait tout
au bout. Elle semblait être construite en bois et aucun
cadenas n’y était accroché. « Pourquoi ce Nemeroff aurait-il
caché un objet aussi précieux dans un endroit aussi facile
d’accès ? » s’étonna-t-elle.
Persuadée que sa quête allait enfin se terminer, la déesse
s’approcha du meuble et mit la main sur la poignée. Elle la
tira tout doucement vers elle pour ne pas faire de bruit,
mais elle refusa de s’ouvrir. Elle utilisa donc plus de force,
sans succès. Le bracelet reposait juste sous son nez, mais
elle était incapable d’y accéder. « L’armoire est protégée
par une curieuse magie… » finit-elle par comprendre. Elle
tenta donc d’utiliser la sienne pour briser le sort qui la
protégeait, mais rien n’y fit. Il ne lui restait plus que deux
solutions : défoncer la porte ou négocier l’acquisition de cet
objet avec son propriétaire. Mais elle ignorait tout de lui.

Incapable de trouver le sommeil, le Roi Nemeroff était allé


s’asseoir devant la cheminée dans son grand hall. La nuit
était calme et les enfants dormaient à poings fermés. Le
regard perdu dans les flammes de l’âtre, le dieu dragon
était obsédé par des pensées qu’il n’avait jamais cru
entretenir. Depuis son retour du pays des Madidjins, il
n’arrêtait pas de songer au mariage de sa jeune sœur
Cornéliane et du Prince Rami. Il avait accepté d’y assister
parce que Kaliska avait insisté. De plus, Onyx avait jadis
promis à sa fille que toute la famille serait présente.
Finalement, les choses s’étaient beaucoup mieux passées
qu’il l’avait anticipé. Même ses frères Atlance, Fabian et
Maximilien s’étaient montrés extrêmement gentils avec lui.
Il avait eu de la difficulté à maîtriser sa méfiance à son
arrivée chez son père à An-Anshar, en raison de tous les
complots qu’ils avaient montés contre lui lorsqu’il était
revenu à Émeraude après de nombreuses années dans le
royaume des morts. Mais une fois au château du Roi Lugal,
elle s’était doucement évaporée.
Ce qui l’avait surtout encouragé, c’était la fierté dans les
yeux de Kaliska, qui lui faisait ainsi comprendre que son
attitude noble et généreuse envers ses frères ne passait pas
inaperçue. Il avait même fait l’effort de se réconcilier avec
Cornéliane, qu’il avait failli dévorer quelques années plus tôt
quand elle avait tenté de le chasser d’Émeraude pour
l’empêcher de réclamer son droit d’aînesse. Nemeroff
revoyait tous ces visages dans son esprit, même celui des
enfants de ses frères dont il n’arrivait pas à se rappeler les
noms, lorsqu’il capta une présence inconnue dans son
palais. Il se redressa d’un seul coup, résistant à son réflexe
d’adopter son apparence reptilienne pour affronter la
menace.
Il conserva plutôt sa forme humaine et se transporta dans
sa chambre. Rien n’y semblait déplacé et Kaliska dormait
paisiblement. Il passa la paume au-dessus du sol et
ressentit une trace magique. Il s’assura que personne
n’avait jeté de sort à sa femme, puis suivit la piste de
l’intrus, qui s’était dirigé vers le couloir des chambres de ses
enfants.
Aranéa avait aussi perçu la présence de cet autre
adversaire de taille. Pourtant, le sorcier qui l’avait blessée
sur les volcans avait suivi Wellan dans le vortex. Pouvait-il
être déjà revenu ? Celui qui approchait possédait lui aussi
assez de puissance pour lui infliger de terribles blessures. «
Un autre dieu ? » s’étonna-t-elle.
Pour éviter de l’affronter dans ce cul-de-sac, elle fila dans
la chambre la plus proche et en referma la porte. Un garçon
d’une dizaine d’années dormait dans un grand lit. « C’est un
des enfants de la belle dame… » comprit-elle. « Il va me
servir de monnaie d’échange. » À la vitesse de l’éclair, elle
l’enroba dans un cocon de fil blanc et le balança par la
fenêtre avant de le suivre, sous sa forme d’araignée. Elle
l’attrapa avec ses huit pattes avant qu’il atteigne le sol et
disparut avec lui.
Nemeroff s’arrêta devant l’armoire où il conservait ses
possessions les plus dangereuses hors de la portée de ses
petits. Il mit la main sur la poignée et vit dans son esprit
l’image d’une énorme araignée. Heureusement, ce monstre
n’avait pas réussi à en ouvrir la porte, qu’il avait protégée
avec sa magie. Il pivota et chercha où elle avait bien pu
aller. Son regard se leva vers le plafond, car elle aurait très
bien pu s’y être collée, mais la trace magique l’attira vers la
chambre de son fils aîné. La colère s’empara de lui.
Personne ne s’attaquait à sa famille.
Il entra dans la pièce et l’illumina avec sa magie. L’enfant
n’était plus dans son lit ! Il se précipita à la fenêtre et
regarda en bas, soulagé de ne pas voir son corps inanimé
sur le sol.
– Héliodore ! l’appela-t-il. Il ne reçut aucune réponse.
Il réessaya donc en utilisant son esprit et en ajoutant une
forte dose d’insistance.
– Héliodore !
Le cri télépathique du père réveilla l’enfant, qui dormait
encore dans le cocon. Il ouvrit les yeux mais ne vit pas
l’environnement rassurant de sa chambre. Il crut alors qu’il
s’était entortillé dans ses draps pendant la nuit. Il tenta de
se libérer, sans arriver à bouger les bras. « Mais où suis-je ?
» paniqua-t-il.
– Papa ! hurla-t-il.
Sa voix s’étouffa dans l’enveloppe de soie. Il voulut
utiliser son esprit pour l’appeler, mais la peur paralysa sa
magie.
Dans la chambre, Nemeroff était en train d’utiliser tous
ses sens divins pour tenter de le localiser. Il capta sa
présence dans la cour pendant un court instant, puis plus
rien. Il s’était volatilisé ! S’il n’avait pas capté une présence
malfaisante dans son palais, il aurait sans doute pensé que
le garçon avait choisi de tester ses nouvelles facultés en
pleine nuit. Réveillée en sursaut par les appels désespérés
de son mari, Kaliska fit irruption dans la chambre.
– Est-il malade ? s’alarma la mère.
Elle s’immobilisa près de Nemeroff et vit que l’enfant
n’était plus dans son lit.
– Où est-il ?
– C’est ce que j’essaie de déterminer.
Kaliska mit les mains sur le rebord de la fenêtre et
tressaillit.
– Tu l’as sentie, toi aussi, comprit-il.
– Une entité d’un autre monde… une femme…
– Je pense qu’elle a enlevé Héliodore.
– Mais pourquoi ?
– Je crois que c’est la même qui a tenté de voler le
bracelet de Wellan.
– Avec lequel il est parti.
– Mais j’en possède un autre, celui qui m’a permis de
revenir à la maison et que j’ai caché dans l’armoire.
– Elle a donc pris notre fils dans le but de l’échanger
contre ton bracelet. Nous ne pouvons pas céder à ce
chantage, Nem. Retrouvons Héliodore et réglons le compte
de cette ravisseuse.
– Commençons par trouver où elle l’a emmené.
Kaliska utilisa aussitôt ses propres pouvoirs pour localiser
son fils, mais n’eut pas plus de succès que lui.
– On dirait que son énergie s’arrête juste en bas de la
fenêtre, mais il n’est pas là.
– J’en suis arrivé à la même conclusion, soupira-t-il. Ce qui
n’a aucun sens, à moins que ce soit une déesse capable de
se déplacer dans un vortex.
– Si nous refusons de lui donner le bracelet, elle pourrait
le tuer, n’est-ce pas ?
– Nous ignorons à quel point elle tient à cet objet et
n’oublions pas que Héliodore a du sang divin.
– Mais un dieu peut en tuer un autre, tu le sais, pourtant,
lui rappela Kaliska. Elle pourrait prendre nos enfants un par
un jusqu’à obtenir ce qu’elle veut.
– C’est pourquoi nous allons réfléchir dès maintenant à la
meilleure façon de l’en priver tout en reprenant notre fils. Sa
sécurité est importante, mais celle de notre monde
également. Nous ne pouvons pas lui remettre un objet aussi
puissant.
– Nous pourrions désamorcer le bracelet pour qu’elle ne
puisse pas en faire un usage néfaste. Mais je n’ose même
pas imaginer ce qui se passera lorsqu’elle se rendra compte
qu’il ne fonctionne pas.
– En y pensant bien, je n’ai pas l’intention de me servir de
ce vortex à nouveau. Je veux rester ici pour toujours avec
toi et avec nos enfants, où je suis enfin heureux. Alors si elle
veut s’en servir pour quitter notre univers, cela me
conviendrait parfaitement.
– À condition qu’elle n’emmène pas Héliodore avec elle.
Nemeroff se mit à tourner en rond dans la pièce.
– Prenons un pas d’avance sur elle et décidons tout de
suite des conditions de cet échange, proposa-t-il.
Kaliska alla se blottir dans ses bras et il lui transmit
aussitôt une vague d’apaisement.
– Ce que j’aime le plus chez toi, à part du fait que je me
sens en sécurité quand tu es là, c’est ta façon d’aborder
désormais tes problèmes sans colère ni désespoir, avoua-t-
elle.
– Les Deusalas m’auront au moins enseigné ça.
– Moi, je pense que ce serait arrivé un jour ou l’autre avec
l’âge.
– Aussi… Allons nous installer plus confortablement pour
continuer d’étudier la situation.
Il la ramena dans leur chambre et s’assit avec elle sur le
lit, puis alluma un feu magique dans l’âtre.
– Pour commencer, nous devons nous entendre sur la
façon dont nous expliquerons à Agate que son frère n’est
pas là, fit-il. Il est certain qu’elle voudra le savoir. Nous ne
devons pas lui causer la moindre détresse.
– Nous pourrions lui dire qu’il est chez tes parents, à An-
Anshar. Comme elle n’est pas encore capable de
communiquer avec lui par télépathie, ça devrait la satisfaire
pendant un moment.
– Quant à Kiev, il est trop petit pour s’apercevoir que
quelque chose ne va pas.
– Alors, nous sommes d’accord là-dessus. Maintenant, dis-
moi tout ce que tu as capté dans la chambre.
– La présence de la créature qui porte le nom d’Aranéa,
commença-t-il. Nous ne savons rien d’elle, sauf qu’elle est
arrivée à Alnilam d’un autre monde dont elle n’a jamais
parlé à personne. Elle est apparue au beau milieu du champ
de bataille à Antarès, étonnée de s’y trouver, comme si elle
n’avait aucun contrôle sur ses déplacements. Elle n’a pas
cherché à se ranger dans un camp ni dans l’autre. Elle est
juste restée là, hébétée.
– Elle a eu de la chance de ne pas avoir été tuée.
– Rewain, le plus jeune fils d’Achéron, l’a mise en sûreté.
Maintenant que j’y pense, elle était déjà à la recherche de
quelque chose qui ne se trouvait pas dans le monde de
Sierra.
– Le bracelet ?
– Je ne crois pas. Il semble que c’était une chose, ou
quelqu’un, qui n’y était pas, et qu’elle a ensuite appris que
le bracelet était une façon rapide de se déplacer entre les
mondes. Puisqu’elle est ici et donc plus avec Rewain…
– Elle a suivi Wellan dans le vortex pour lui ravir le sien,
comprit Kaliska.
– Et si elle veut le mien, c’est qu’il est reparti avec Sierra
sans qu’elle ait réussi à le lui prendre.
– Tout s’explique. Je suis d’accord pour qu’elle s’en aille,
mais si on le lui donne, ne pourrait-elle pas finir par revenir
ici à Enkidiev aussi souvent qu’elle en aurait envie ?
– À part le fait qu’elle ait pris notre fils, c’est ce qui me
tourmente le plus. Je ne sais pas comment effacer les
coordonnées de notre monde dans la mémoire du bracelet.
Et Wellan, qui connaît certainement son fonctionnement
mieux que moi, n’est plus là.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps pour trouver une
solution, Nem. Il est certain qu’elle va bientôt revenir avec
sa proposition.
– Ma mère dit souvent que la nuit porte conseil.
– En attendant d’avoir une idée brillante, je vais aller
chercher les enfants et les coucher avec moi dans mon lit,
même si je passe mon temps à le leur défendre.
Elle l’embrassa et s’élança dans le couloir.
Nemeroff sortit sur le balcon et scruta les environs, de
plus en plus tenté de se transformer en dragon pour aller
ratisser Enkidiev, mais il ne voulait pas laisser sa famille
sans défense. Aranéa pouvait revenir à tout moment. Il finit
par aller s’asseoir dans le fauteuil devant la cheminée de la
chambre royale tandis que Kaliska s’installait dans leur lit en
collant Agate et Kiev contre elle. Ils ne s’étaient même pas
réveillés.
– Dormez en paix, murmura Nemeroff. Je veille sur vous.
14

Le cocon toujours collé sous son ventre d’araignée,


Aranéa se matérialisa sur le toit de la plus haute des
maisons, où les tégénaires avaient été forcées de vivre
après leur exil. Heureusement, les ventouses sous leurs
pattes leur permettaient de les escalader sans la moindre
difficulté. Elles se les étaient donc partagées afin de se
protéger contre les éléments. À cette altitude, aucun
prédateur ne pouvait les menacer, même si plusieurs
années auparavant, elles avaient été terrorisées par un
dragon qui était venu chercher une jeune peau blanche qui
s’appelait Liam.
La déesse y entra pour déposer son prisonnier et le libéra
de l’enveloppe de soie collée sur elle, qui lui avait permis de
faire le trajet dans le vortex sans qu’il se débatte. Il aurait
été catastrophique qu’il panique et qu’elle le perde quelque
part dans l’Éther. Elle aurait ainsi été obligée d’aller enlever
un autre des enfants du couple royal pour obtenir ce qu’elle
voulait. Pour s’assurer que le garçon reste tranquille le plus
longtemps possible, Aranéa lui administra une petite dose
de son venin, destiné à le paralyser pendant plusieurs
heures. Elle n’avait pas l’intention de le dévorer, mais
seulement de l’empêcher de faire des bêtises.
Elle rejeta ensuite le cocon à l’extérieur du cube et alla
dormir sur la grande place, car elle avait appris à se méfier
des endroits clos. Elle préférait se reposer sous les étoiles
en toute liberté. Au lever du soleil, les araignées
commencèrent à circuler sur le plateau en s’acquittant de
leurs corvées. Kiarinah se réjouit aussitôt d’apercevoir sa
maîtresse en boule sur son grand trône. Elle se précipita
vers les jardins pour aller lui chercher les légumes et les
vermisseaux qu’elle aimait et revint les déposer devant elle.
Patiemment, elle attendit qu’elle se réveille.
Aranéa ouvrit doucement les yeux quand les rayons
solaires lui réchauffèrent le visage et aperçut sa fidèle amie.
– On dirait que tu n’as rien, cette fois, s’égaya Kiarinah.
– J’ai fait bien attention de ne pas m’exposer au danger.
– As-tu trouvé ce que tu cherchais ?
– Oui, sauf que je n’ai pas pu m’en emparer, car l’objet
est gardé dans une armoire impénétrable.
– Pourquoi ne l’as-tu pas ramenée avec toi ? À nous
toutes, nous aurions certainement pu la mettre en pièces
pour que tu en retires ce qui te plaît.
– Elle est malheureusement clouée au mur par la même
magie…
– Que comptes-tu faire, alors ?
– L’échanger contre le bien le plus précieux de son
propriétaire actuel.
– Je ne comprends pas.
– J’ai pris son fils.
– Une peau blanche ? Une vraie peau blanche ?
Des années auparavant, une centaine de créatures toutes
noires étaient mystérieusement apparues sur l’île, mais les
tégénaires n’avaient jamais pu en faire des animaux de
compagnie, car elles étaient trop sauvages. Elles refusaient
d’obéir et de manger les légumes que les araignées leur
offraient. Pire encore, elles se battaient entre elles et
finissaient toujours par s’entretuer et se dévorer. Au bout de
quelques mois, il n’en restait plus une seule.
– Est-ce que je pourrai l’avoir ? s’excita Kiarinah.
– Je ne l’ai pas ramené pour que nous le gardions, mais
pour que nous forcions son père à me remettre le bracelet
s’il veut le ravoir.
– Oh…
– C’est beaucoup plus important pour nous, ma chérie.
Cet objet va nous permettre de rentrer à la maison.
– Y a-t-il des peaux blanches là où nous irons habiter ?
– Non. Il n’y aura que nous et des millions d’insectes. Je
suis certaine que tu pourras en domestiquer quelques-uns,
si tu en as envie. Je t’en prie, ne sois pas triste.
– Ce qui importe vraiment, c’est que toi, tu seras là pour
toujours.
Aranéa caressa tendrement la tête de la tégénaire.
– Maintenant, je vais te demander un grand service.
– Tout ce que tu voudras.
– Je ne sais pas combien de temps l’enfant restera parmi
nous, car je sens que son père sorcier ne sera pas très
content de devoir négocier avec moi. Il n’est pas question
que nous lui retournions son fils dans un état lamentable, ce
qui provoquerait sa colère, à laquelle je ne veux surtout pas
vous exposer.
– Tu veux donc que je m’occupe de lui, c’est bien ça ?
– Eh oui, ma belle Kiarinah. Tu sais mieux que quiconque
ici comment le garder en vie et en santé, car tu as déjà
possédé un petit animal semblable.
– Quel est son nom ?
– Je l’ignore, car je l’ai enlevé dans son sommeil et qu’il
dort encore. À toi de voir ce que tu pourras en tirer, mais
surtout, ne t’attache pas à lui, car il devra partir.
« Ou mourir, si son père se montre intraitable », songea
Aranéa.
– Ce sera la peau blanche la plus en forme qu’on aura
jamais vu, promit la tégénaire.
– Je te fais confiance.

Quand Héliodore finit par se réveiller, il ne se sentait pas


bien du tout. Ses membres étaient engourdis, sa vision
trouble et il avait envie de vomir. Il tapota le sol et comprit
qu’il n’était plus dans son lit. « Si je suis tombé par terre
durant la nuit, pourquoi ne me suis-je pas réveillé ? »
s’étonna-t-il. Il parvint à s’asseoir et se frotta les yeux. Il
constata alors qu’il se trouvait dans une curieuse pièce
carrée tout en bois, où il n’y avait absolument rien, ni
meuble, ni jouets, ni porte et ni fenêtre.
« Je suis encore en train de dormir », se dit-il.
Il leva les yeux. Un grand trou rond était percé dans le
haut de l’un des murs. Héliodore avait l’habitude de faire
des rêves bizarres, car plus jeune, il avait été possédé par
une entité dont il partageait les souvenirs. De très étranges
images étaient restées dans son esprit et se manifestaient
surtout dans ses songes.
Il parvint à se lever et attendit d’avoir repris son équilibre
avant de s’approcher du mur percé. Le trou se trouvait juste
un peu trop haut pour qu’il l’atteigne. Il dut donc sauter
jusqu’à ce que ses mains s’y accrochent. « Habituellement,
dans mes rêves, je n’ai pas besoin de me donner autant de
mal pour faire quelque chose… » grommela-t-il
intérieurement. Il se hissa sur le rebord et regarda à
l’extérieur, pour s’apercevoir que cette curieuse pièce était
perchée très haut dans les airs. « On dirait une cabane pour
oiseaux géants… »
Toutefois, il avait si mal aux mains qu’il retomba à
l’intérieur. Ses jambes ne le supportèrent pas et il se
retrouva assis sur le plancher. « J’ai bien trop de douleurs
pour être encore endormi… » Il se pinça et poussa un cri. «
Je ne suis pas en train de rêver ! » paniqua-t-il. Il regarda
encore une fois autour de lui et comprit finalement qu’il
avait été transporté ailleurs. « J’ai été enlevé ! »
– Papa, maman ! appela-t-il avec son esprit à plusieurs
reprises.
L’absence de réponse de leur part lui indiqua qu’une
magie malfaisante bloquait les communications
télépathiques. « Bon, c’est à moi de me sortir de ce mauvais
pas sans leur aide », décida-t-il, même s’il continuait à
trembler de peur.
Il s’accrocha de nouveau au bord du trou et examina plus
attentivement son environnement. Il n’y avait absolument
aucun appui pour amorcer une descente. « Je vais me
casser le cou si j’essaie de m’échapper par là… »
Héliodore se laissa retomber encore une fois sur le
plancher et alla s’asseoir dans un coin pour réfléchir. Il
n’avait pas eu connaissance d’avoir été enlevé, donc il ne
savait pas qui était son ravisseur ni où celui-ci l’avait
emmené. Il imagina la terreur qu’avaient dû éprouver ses
parents en ne le trouvant nulle part dans le château à leur
réveil. Si une magie inconnue l’empêchait de leur parler,
sans doute les empêchait-elle aussi de le localiser.
« Je ne peux pas leur imposer une telle épreuve. Je dois
trouver une façon de sortir d’ici. Que ferait papi Onyx, à ma
place ? » Comme il ne trouvait aucune idée, il finit par croire
qu’il ne pourrait pas s’évader de cette prison et qu’un jour,
on y trouverait ses ossements. Il ramena ses genoux contre
sa poitrine et se mit à sangloter amèrement. Il faisait de
plus en plus froid. Sa robe de nuit n’était pas suffisamment
épaisse pour le protéger et bientôt, il se mit à trembler et à
claquer des dents.
Des bruits insolites à l’extérieur de sa prison le firent
sursauter. Il tendit l’oreille, très inquiet. Cela ressemblait à
de petits coups étouffés, en série de huit. Il leva les yeux
vers le trou circulaire et aperçut la tête d’une araignée
géante. Il poussa un cri de terreur et voulut reculer, mais
son dos était déjà appuyé contre le mur. Il ne pouvait fuir
nulle part ! Pire encore, le monstre se laissa tomber sur le
sol devant lui.
Héliodore tenta d’allumer ses mains pour se défendre,
comme le lui avait montré son père, mais rien ne se
produisit ! Sa mère lui avait pourtant maintes fois répété
que la peur neutralisait les pouvoirs magiques, mais il était
bien trop effrayé pour s’en souvenir.
À son grand étonnement, l’araignée ne l’attaqua pas. Au
contraire, elle décrocha le panier en toile blanche qui était
collé sous son ventre et le déposa devant lui. Il contenait
des morceaux de légumes hachés finement.
– J’ai connu une autre peau blanche comme toi, il y a très
longtemps, lui dit Kiarinah, en extase devant lui.
– Tu parles ? s’étrangla l’enfant, stupéfait.
– Comme tout le monde.
– Mais tu es un insecte ! Les insectes ne parlent pas !
– Peut-être pas là d’où tu viens, mais ici, oui. Ou bien les
vôtres sont-ils trop timides pour vous adresser la parole ? Je
m’appelle Kiarinah. Et toi, quel est ton nom ?
– Mes parents me défendent de révéler mon identité à
des… étrangers.
Il allait dire « insectes », mais il ne voulut pas la
provoquer, vu qu’elle pouvait fort bien changer d’idée et ne
plus être aussi aimable.
– Il est vrai que nous ne nous connaissons que depuis
quelques secondes, concéda la tégénaire. Alors, laisse-moi
me présenter davantage. Je suis née ici et j’ai toujours obéi
à mes parents et à mes professeurs. Alors, quand est arrivé
le temps d’élire le nouveau chef de la colonie, mes
semblables ont proposé ma candidature. Maintenant, c’est à
moi que tout le monde doit obéir. Mais je suis très juste,
alors ce n’est pas trop difficile pour les autres. Je suis un très
bon chef.
– Ne perds pas ton temps, je ne te dirai rien, répliqua
Héliodore en adoptant le ton autoritaire de son père.
– Je respecterai ta volonté. De toute façon, la déesse a dit
que tu ne resterais pas longtemps ici.
– Quelle déesse ?
– Notre mère à tous.
« Pouah, une autre araignée… » songea l’enfant.
– A-t-elle l’intention de me conduire ailleurs ?
– Je vais faire la même chose que toi et ne rien te dire.
Le garçon comprit que s’il voulait sortir de là, il lui fallait
se radoucir et amadouer sa geôlière.
– Bon, d’accord, je m’appelle Héliodore.
– Voilà qui est mieux.
– Dis-moi pourquoi je suis ici et ce que vous allez faire de
moi.
– Nous allons t’échanger contre un objet dont nous avons
besoin.
– Me retourner chez mes parents, donc ?
– Seulement s’ils acceptent notre marché.
Héliodore était persuadé que sa mère leur donnerait tout
ce qu’ils voudraient pour son retour, mais son père était un
homme têtu qui détestait le chantage…
– Je me souviens de ce que mon ancien animal de
compagnie aimait manger, alors je t’ai apporté la même
chose.
– Animal de compagnie ? s’étonna le prince.
– C’était il y a très longtemps. Mes parents me l’avaient
offert pour mon anniversaire. Il leur avait coûté une fortune.
– Il y a des marchands d’enfants, par ici ?
– Les Pardusses. Ils en capturent et ils nous les offrent
contre d’importantes sommes d’or. Mais toi, apparemment,
tu vaux un bracelet. Il doit être vraiment très précieux.
– Est-ce que je suis le seul à être enfermé dans cette
prison ?
– En ce moment, oui. Et je pense que nous n’aurons pas
le temps d’en acheter d’autres comme toi, puisque nous
devrons bientôt retourner dans notre monde. Surtout, ne
t’inquiète pas. Mon rôle est de te garder en vie et je te
fournirai tout ce dont tu as besoin.
– Justement, j’ai très froid…
– Je vais aller te tisser ce qu’il te faut. Tu n’es vraiment
pas habillé pour notre climat. Profites-en pour manger. Je
reviendrai bientôt.
Kiarinah grimpa sur le mur et sortit par le trou.
– J’aurais préféré que ce soit un cauchemar, car je
pourrais me réveiller et aller me réfugier dans les bras de
ma mère… gémit Héliodore.
Il commença par flairer les légumes pour être sûr qu’on
ne tentait pas de l’empoisonner, puis croqua prudemment
dans une carotte. Elle avait bon goût.
– Si je veux m’enfuir, il est important que je ne perde pas
mes forces.
Une fois repu, il recommença à appeler ses parents au
moyen de son esprit.
– Ils ne peuvent pas t’entendre.
Le garçon sursauta et aperçut devant lui une femme
mince, vêtue de noir, qui venait d’apparaître. Ce devait être
la déesse dont l’araignée venait de lui parler… ou était-ce
une autre peau blanche, comme l’araignée l’avait appelé ?
– Je ne peux pas les laisser te retrouver avant qu’ils
m’aient donné ce que j’ai l’intention de leur demander.
– C’est donc vous qui m’avez emmené ici et qui
m’empêchez de parler à mes parents.
– Je ne te ferai aucun mal à moins que ton père soit
déraisonnable. J’ai l’intention de t’échanger contre quelque
chose dont j’ai absolument besoin et qui est en sa
possession.
– S’il s’agit d’un objet qui pourrait mettre le royaume en
péril, il refusera, c’est certain.
– Alors, si tel est le cas, ce sera à toi de le persuader de
me le remettre, si tu veux rester en vie.
– Jamais. Mon père est un bon roi qui fait passer le bien-
être du peuple avant le sien et celui de sa famille.
– Dans ce cas, tu mourras et j’irai chercher la petite fille
dont j’ai senti la présence dans ta forteresse pour procéder
à cet échange.
– Non !
Aranéa se volatilisa.
– Pas Agate… Il faut que je sorte d’ici, que je me mette à
l’abri et que je prévienne mes parents de protéger ma sœur
et mon frère.
Il repoussa le panier de provisions.
– Je ne veux pas que mon père ait à faire ce choix.
Il se mit à sangloter à la pensée qu’il ne reverrait jamais
ses parents, mais il était prêt à faire ce sacrifice pour sauver
Agate et Kiev.
15

Dès que les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans


la chambre royale, Agate se réveilla et aperçut sa mère
couchée près d’elle. La petite plissa le front en se
demandant comment elle s’était retrouvée là. Elle regarda
plus loin dans la pièce et vit son père endormi sur la
bergère. Tout à coup, plus rien n’avait de sens dans son
monde d’enfant. Heureusement, Kaliska remua et ouvrit les
yeux.
– Ce n’est pas ma faute, maman, s’excusa-t-elle. Je ne
sais pas pourquoi je suis là.
Sa mère la prit dans ses bras et l’étreignit avec amour.
– Une fois de temps en temps, ce n’est pas la fin du
monde, ma chérie.
– Je te promets que j’essaierai de rester dans mon lit, les
prochaines fois.
– Que dirais-tu d’aller passer la journée chez Armène avec
ton frère ? Elle s’ennuie tellement de vous…
– Pour de vrai ? s’égaya la fillette. J’aime tellement ça,
chez Armène.
– Alors, c’est entendu. Dès que nous aurons fini de
manger, je vais vous y conduire.
– Chouette !
Son éclat de voix réveilla Kiev et Nemeroff. Ce dernier
scruta aussitôt le château, soulagé qu’il ne se soit rien
passé pendant qu’il s’était assoupi. Quant au petit garçon
de deux ans, il s’était assis, les cheveux en bataille, tout
aussi surpris que sa sœur de se trouver dans la chambre de
ses parents.
– Je vais aller chercher vos vêtements, annonça Kaliska.
Restez avec papa.
Kiev parvint à se laisser glisser par terre. Il courut jusqu’à
Nemeroff et grimpa dans ses bras. Agate en fit autant et le
roi dragon se retrouva avec ses deux plus jeunes sur les
genoux. Certaine que rien ne pourrait leur arriver tant qu’ils
étaient avec lui, Kaliska alla chercher tout ce dont ils
auraient besoin et revint les habiller, avant d’enfiler une de
ses robes de tous les jours. Nemeroff en profita pour aller se
laver et se changer. Puis la famille se dirigea vers le grand
escalier. Kiev était encore trop petit pour descendre lui-
même, mais Agate insistait pour le faire seule depuis qu’elle
avait appris à marcher. Les parents la suivirent tandis
qu’elle sautillait d’une marche à l’autre comme une gazelle.
Puis elle s’arrêta net et Nemeroff faillit lui foncer dans le
dos.
– Où est Héliodore ? demanda-t-elle en se retournant.
– Je l’ai conduit chez papi Onyx, hier soir, mentit le père
pour ne pas la troubler.
– Pas nous ?
– Non, vous allez chez Armène, lui rappela Kaliska.
– Oui, c’est vrai.
Agate pivota et poursuivit sa descente.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin dans le hall, Kira et sa famille
s’y trouvaient déjà. Nemeroff déposa Kiev sur le sol et le
laissa gambader jusqu’à la table avec sa sœur. Ils
connaissaient bien leur place, maintenant, et ils insistaient
pour choisir eux-mêmes leurs aliments. Kaliska demeurait
néanmoins près d’eux pour intervenir en cas d’abus.
– Où est Héliodore ? demanda Kira.
– Chez mamie Napashni, répondit Agate.
La Sholienne dirigea un regard interrogateur vers sa fille,
qui lui fit signe qu’elles en reparleraient plus tard. Les
parents firent bien attention de demeurer naturels pour ne
pas alarmer la marmaille. Après le repas, Kaliska lava les
mains et les minois de ses petits, puis suivit Nemeroff dans
le vestibule. Ils traversèrent la grande cour en les laissant se
pourchasser à leur guise. Mais le roi dragon n’avait pas
cessé une seconde de sonder les alentours. Ils pénétrèrent
dans la tour qui se trouvait sur le coin des murailles, à la
gauche des grandes portes. Dès le début de la seconde
invasion, l’Immortel Abnar l’avait ensorcelée pour
qu’aucune magie, bonne ou mauvaise, n’atteigne ceux qui
s’y trouvaient. C’était donc là que la plupart des Chevaliers
avaient abrité leurs enfants lorsqu’ils étaient à la guerre.
Nemeroff lui-même y avait déjà séjourné.
– Armène ! hurla Agate en grimpant l’étroit escalier en
colimaçon.
Kiev se mit aussi à crier comme sa sœur.
– Pour l’effet de surprise, c’est foutu, plaisanta Kaliska en
les suivant.
– Je suis là, mes petits cœurs !
La gouvernante s’accroupit pour les recevoir dans ses
bras.
– Mais que me vaut cet honneur ?
– Nous allons passer la journée avec toi !
– Quelle excellente nouvelle.
Tout en les étreignant, Armène leva un regard inquiet vers
les deux parents, qui se tenaient maintenant devant elle.
– J’ai un gros coffre de jouets en haut, annonça-t-elle.
Voulez-vous aller choisir ceux qui vous intéressent ?
– Oui ! firent-ils en chœur.
– Agate, aide ton petit frère à grimper l’escalier, exigea
Nemeroff.
– Oui, papa.
Elle prit Kiev par la main et lui fit gravir les marches en lui
répétant les mêmes avertissements que ses parents au
palais. Aussi patient que sa mère, le bambin ne se rebiffa
pas. Au contraire, il n’arrêtait pas de lui dire merci.
– Que se passe-t-il ? murmura Armène en se relevant.
– Une créature magique a enlevé Héliodore, la nuit
dernière, et nous voulons que les plus jeunes soient en
sécurité pendant que nous le récupérons, expliqua Kaliska, à
voix basse.
– Je les garderai ici aussi longtemps que nécessaire. Allez
le chercher.
La reine l’embrassa sur la joue et quitta la tour derrière
son mari, qui était trop inquiet pour même penser à lui
manifester sa reconnaissance.
Obsidia n’avait jamais aimé que son père s’absente trop
longtemps de la forteresse. Elle savait que sa mère était
parfaitement capable de les protéger, ses frères, sa sœur et
elle, mais l’équilibre de la famille était perturbé, sans lui.
Napashni connaissait bien sa fille et elle savait ce qu’elle
ressentait, alors elle essayait de lui changer les idées en lui
demandant d’amuser Jaspe et en lui imposant des corvées
supplémentaires au palais. Cela ne durait que quelques
heures, mais lui apportait un certain apaisement.
La nuit où Aranéa s’était infiltrée dans le Château
d’Émeraude, Obsidia s’était couchée en même temps que le
reste de la marmaille, mais elle n’avait pas été capable de
fermer les yeux avant un long moment. « C’est le dernier
câlin de la journée de mon père qui me manque… »
comprit-elle. Elle prit son oreiller et le serra très fort contre
elle en imaginant que c’était Onyx. « Reviens vite, papa. »
Elle finit par s’endormir, mais plongea aussitôt dans un rêve
étrange. Elle était toute seule au bord d’une falaise, en
pleine nuit. Un vent froid faisait claquer ses cheveux.
– Y a-t-il quelqu’un ? appela-t-elle.
Personne ne répondit. Elle se retourna, mais c’était le noir
derrière elle.
– Je ne suis plus à An-Anshar, c’est certain. Je verrais des
lumières dans les royaumes d’en bas.
Papa ! Maman ! appela une voix à plusieurs reprises.
– Mais je connais cette voix… Héliodore ?
La petite se réveilla en sursaut. Il faisait presque jour.
Elle utilisa son esprit pour appeler son neveu préféré, en
vain. Elle resta assise un long moment à se demander si ce
n’était qu’un rêve, mais quelque chose lui disait que non.
Profondément inquiète, elle courut jusqu’à la chambre de sa
mère et sauta dans son lit.
– Maman ! Maman ! Réveille-toi ! la pria Obsidia en la
secouant.
Napashni ouvrit les yeux, se redressa et alluma toutes les
bougies avec sa magie.
– Qu’y a-t-il, ma chérie ? As-tu fait un autre cauchemar ?
– Non, cette fois, c’était vrai ! J’ai entendu Héliodore
appeler à l’aide. Je te jure qu’il est en difficulté.
– Ce n’est pas la première fois que ça t’arrive et…
– C’était différent. Je t’en prie, crois-moi. Tu sais que je
fais aussi des rêves qui n’en sont pas vraiment.
Comme Héliodore et Obsidia étaient proches, Napashni
décida d’aller au fond de cette histoire, même si c’était
uniquement pour lui prouver que la nuit, l’esprit jouait
parfois des tours aux jeunes enfants.
– D’accord. Raconte-moi ce que tu as vu et entendu.
– J’étais sur une falaise qui ne se situe pas sur notre
plateau. Autour, il n’y avait rien du tout. Il faisait si noir
qu’on aurait dit un grand trou sans fond. C’est là que j’ai
entendu Héliodore appeler son père et sa mère. Je me suis
réveillée et je n’ai pas été capable de le localiser, même à
Émeraude.
Inquiète, Napashni tenta de le repérer à son tour, sans
succès. Elle étendit en vain ses recherches sur tout le
continent d’Enkidiev.
– Peut-il être parti avec papa dans le monde de Sierra ?
– Onyx me l’aurait dit, s’il l’avait emmené. Tu as raison,
c’est très étrange.
– Il faut avertir ses parents. Peut-être qu’ils ne le savent
pas encore.
Napashni le fit, non pas pour rassurer sa fille, mais
surtout parce qu’elle savait ce dont son fils aîné était
capable s’il se mettait en colère.
– Nemeroff, es-tu réveillé ?
– Oui, mère, mais ce n’est pas un bon moment pour
bavarder.
– Est-il arrivé malheur à Héliodore ?
– Comment le sais-tu ?
– À mon avis, tu devrais entendre ce que ta petite sœur
pourrait te dire à son sujet.
– Je serai là bientôt.
– Nous t’attendrons dans le hall.
Nemeroff était en train de traverser la grande cour pour
revenir au palais quand il avait reçu le message
télépathique de sa mère. Il s’arrêta et se retourna vers
Kaliska.
– Apparemment, Obsidia sait quelque chose.
– Qu’attendons-nous pour nous rendre à An-Anshar ?
– L’un de nous ne devrait-il pas rester à Émeraude ?
– Les enfants sont parfaitement en sécurité dans cette
tour, tu le sais bien. J’insiste pour t’accompagner. Nous
avons besoin l’un de l’autre en ce moment pour rester forts.
– Oui, tu as raison, mon aimée. Je vais me
métamorphoser et tu grimperas sur mon cou. Ainsi, nous
pourrons scruter toutes les terres qui nous séparent de la
forteresse de mon père et au-delà pendant que nous nous y
rendons.
– C’est une excellente idée, mais j’aurais dû prendre une
cape, car il fait froid en altitude.
Il en apparut une sur ses épaules.
– Maintenant, tu es prête ?
– Allons sauver notre fils, décida-t-elle avec un air
volontaire.
Nemeroff se métamorphosa en un énorme dragon bleu
sombre. Sans perdre une seconde, Kaliska grimpa sur sa
patte antérieure, qu’il souleva jusqu’à la hauteur de son
cou. Elle prit place à la naissance de ses épaules et
s’accrocha à la crête qui partait de cet endroit et remontait
jusqu’à sa tête. Il se mit à battre des ailes de plus en plus
rapidement et s’éleva dans le ciel. Tandis qu’ils volaient vers
l’est, les parents inquiets cherchèrent leur enfant partout
sans trouver la moindre trace de lui. La bête géante se posa
finalement sur la terrasse d’An-Anshar. Kaliska se laissa
glisser sur le sol et Nemeroff reprit sa forme humaine.
– Il ne semble être nulle part, grommela-t-il, mécontent.
– C’est un dieu, lui aussi. Pourrait-il être dans l’Éther ?
– Il pourrait certes y survivre, mais mes parents célestes
sentiraient aussitôt sa présence et nous le ramèneraient.
Il prit la main de sa femme et utilisa son vortex pour se
rendre instantanément dans le hall de la forteresse d’Onyx.
Napashni et Obsidia étaient assises dans les bergères
devant le feu. La petite déposa la tasse de chocolat chaud
qu’elle était en train de boire et s’élança vers le couple. Elle
grimpa dans les bras de Nemeroff et lui serra le cou de
toutes ses forces.
– Enfin, vous êtes là !
Kaliska s’installa dans un des deux fauteuils que sa belle-
mère avait placés devant les leurs. Nemeroff remit sa petite
sœur par terre, mais préféra rester debout. Napashni ne
l’avait jamais vu aussi nerveux.
– Dis-moi ce que tu sais, Obsidia, la pria-t-il.
– En fait, ce n’est pas grand-chose, mais sans doute
pourras-tu mieux le comprendre que moi. Cette nuit,
pendant un rêve ou une vision, j’ai entendu Héliodore
appeler à l’aide. J’étais au bord d’un précipice et sa voix est
passée au-dessus de ma tête, comme s’il était en train de
s’éloigner en volant.
– Est-ce que ça te dit quelque chose ? demanda
Napashni.
– Il y a plusieurs falaises tant à Enkidiev qu’à Enlilkisar, en
plus de tous les volcans qui partent du Nord et qui vont
jusqu’à la mer du Sud. Mon fils peut se trouver n’importe
où.
– Une magie malfaisante masque sa présence, ajouta
Kaliska, et Héliodore ne nous entend pas non plus.
– Mais aucune magie n’est infaillible, leur rappela
l’impératrice d’An-Anshar.
– Je sais, mère, c’est pour cette raison que nous ratissons
le continent depuis plusieurs heures.
– Moi, je pense qu’il est très loin d’ici, intervint Obsidia.
– Ne t’inquiète pas, petite sœur, je finirai par le retrouver.
– Où sont Agate et Kiev ? voulut savoir Napashni.
– Nous les avons laissés sous la surveillance d’Armène.
– Alors, ils sont en sûreté.
– Nous craignons qu’elle essaie d’enlever d’autres
membres de la famille pour arriver à ses fins, ajouta Kaliska.
– Elle ? Vous savez donc qui a pris Héliodore ?
– Pas avec certitude, soupira Nemeroff. Mais rappelle-toi
qu’une déesse d’un autre univers a tenté de voler le
bracelet de Wellan pendant le mariage de Cornéliane.
– Et puisqu’il l’a utilisé pour se rendre à Antarès avec sa
femme, ton père et la jeune guerrière qui a étudié chez les
Jadois…
– Et que j’en possède un semblable…
– Elle ne s’arrêtera sans doute pas avant d’avoir mis la
main dessus.
– C’est ce que je crois aussi.
– Au lieu de vous le demander poliment, maugréa
Obsidia. Qu’allez-vous faire, maintenant ?
– Nous allons lui donner ce qu’elle demande dans le lieu
que nous aurons choisi et une fois que Héliodore nous aura
été rendu. Mais nous allons continuer de passer Enlilkisar au
peigne fin avec nos sens invisibles.
– Est-ce que je peux y aller avec vous ?
– Non, s’opposa catégoriquement son frère. Il n’est pas
question que je risque que tu sois enlevée, toi aussi.
– Au moins Héliodore ne serait plus seul.
– Et notre cœur serait doublement déchiré. Je préférerais
que tu restes auprès de mère. C’est une déesse, elle aussi,
alors tu n’auras rien à craindre. Elle saura te protéger.
– En fait, jusqu’à ce que cette situation soit résolue, il
serait préférable que les membres de la famille restent
ensemble en tout temps, suggéra Kaliska.
– Nous rassemblerons tous les enfants dans le hall dans
quelques minutes, promit Napashni. Je vous en prie, tenez-
moi informée de vos progrès.
– Sans faute.
Nemeroff disparut avec Kaliska.
– Cette femme a de la chance que papa ne soit pas là,
laissa tomber Obsidia. Il la mettrait en pièces.
– Allons chercher ta sœur et tes frères.
Nemeroff et Kaliska se matérialisèrent sur le plus haut
balcon de la forteresse d’An-Anshar, qui faisait face à l’est.
Sans prononcer un seul mot, ils sondèrent tout le territoire
jusqu’à l’océan.
– Je commence à croire que tu as raison et que cette
sorcière l’a emmené quelque part où même notre magie ne
peut pas se rendre, déplora-t-il.
– Nous devrions rentrer chez nous, maintenant, car c’est
sûrement là qu’elle tentera de nous contacter pour procéder
à l’échange. Et pas sur le dos du dragon, cette fois.
– Je n’avais même pas l’intention de te le proposer.
Il lui prit la main et la transporta directement à
Émeraude.
16

Nemeroff et Kaliska se matérialisèrent dans leurs


appartements du château, où les serviteurs avaient fini de
tout ranger. Les parents n’allèrent pas chercher leurs petits
chez Armène, afin de ne pas les exposer au danger. En
attendant que la ravisseuse se manifeste, Kaliska jeta
d’autres bûches sur les braises, puis se tourna vers son
mari.
– Aimerais-tu boire ou manger quelque chose ?
– Le cœur d’Aranéa, grommela-t-il.
– Quelque chose qui se trouve dans nos garde-manger,
Nem ?
– Je n’ai pas faim, mais je meurs de soif.
– Un peu de vin, alors ?
– L’alcool fait partie des défauts de mon père, pas des
miens, ma chérie.
– Quand on en abuse, c’est vrai que c’est une faiblesse.
Mais parfois, ça fait du bien.
– Je me contenterai de boire de l’eau.
Il en fit apparaître une cruche sur la table de leur salon
privé et en versa dans un gobelet. Kaliska s’installa dans le
sofa près des flammes et le regarda marcher autour de la
pièce comme un fauve en cage.
– Si Héliodore se trouve vraiment dans l’Éther, peut-être
devrions-nous demander à Abussos de partir à sa recherche
? proposa-t-elle.
Nemeroff s’immobilisa et lui décocha un regard contrarié.
– Il est capable de fouiller toute la galaxie et pas nous,
insista Kaliska.
– Tu sais que je ne peux pas me risquer là-haut sans que
mon père m’enferme encore une fois dans le monde des
morts.
– Il pourrait aussi s’apercevoir que tu as beaucoup
changé.
– Je suis vraiment désolé, mon aimée, mais je ne peux
pas lui faire confiance.
– Lessien Idril, alors ?
– Elle prendrait le temps de m’écouter, c’est vrai, mais
attendons d’abord que cette Aranéa se manifeste et qu’elle
nous fasse sa requête.
Kaliska cessa donc de lui proposer des solutions et
attendit qu’il vienne enfin s’asseoir près d’elle.
Ils passèrent toute la journée rongés par l’inquiétude.
Sans doute cette femme le faisait-elle exprès de faire durer
l’attente, pour les affaiblir. Kaliska commençait à fermer les
paupières quand Nemeroff se redressa d’un seul coup, la
faisant sursauter. Elle se tourna vers le coin de la pièce où il
avait porté son regard. Elle distingua aussitôt la silhouette
d’une femme, puis vit son visage impassible au milieu de
ses longs cheveux blancs. « Depuis combien de temps est-
elle là ? » se demanda la reine.
– Êtes-vous les parents du garçon ?
– Vous savez très bien que oui, répondit Nemeroff en
retenant sa colère de son mieux. Où est-il ?
– Dans un endroit d’où il ne peut pas s’échapper et d’où
vous ne pourrez pas le faire sortir. Donnez-moi le bracelet
caché dans votre armoire et vous le reverrez sain et sauf.
– Ramenez-le plutôt ici et vous l’aurez. Il n’est pas
question que ça se passe autrement.
Aranéa hésita. Le calme des parents du garçon la rendait
perplexe. Sa réticence attisa la fureur qui grandissait de
plus en plus dans le cœur du roi dragon. Kaliska comprit que
s’il s’en prenait à elle au milieu de leur salon, elle ne
reverrait jamais son fils. Elle alla donc se poster près de lui
et glissa une main dans la sienne pour lui signaler qu’elle
voulait participer aux négociations. Il serra doucement ses
doigts, ce qui la rassura aussitôt.
– Mon mari a raison, l’appuya-t-elle. Nous ne pouvons pas
vous remettre cet objet sans que l’enfant nous soit rendu. Il
serait trop facile pour vous de disparaître et de laisser
mourir notre fils là où vous le détenez.
– Je n’aime pas qu’on me tende des pièges.
– Et nous n’aimons pas les gens qui s’en prennent à des
innocents pour obtenir ce qu’ils veulent, répliqua Nemeroff
sur un ton mordant.
Kaliska serra sa main pour lui recommander de conserver
son calme.
– Si vous aviez des enfants, nous ne serions pas obligés
de vous décrire ce que nous ressentons en ce moment, lui
dit-elle.
Elle perçut alors une vive émotion à l’intérieur du cocon
défensif que cette mystérieuse femme conservait autour
d’elle. « Elle est mère, elle aussi… » comprit Kaliska.
– C’est à prendre ou à laisser, l’avertit Nemeroff.
Il lui tourna le dos et alla bravement s’asseoir sur le
divan. Kaliska ne bougea pas, mais elle savait qu’à l’aide de
ses sens de dragon, il ne perdrait pas un seul des
mouvements de la ravisseuse. En silence, elle fixa Aranéa
droit dans les yeux pendant un moment avant de rejoindre
son mari.
Comprenant que la décision finale lui appartenait, la
déesse araignée disparut pour aller songer à la meilleure
façon de procéder à cet échange. Nemeroff, qui avait prévu
son geste, suivit avec son esprit la direction que prenait son
énergie. Pour qu’il ne puisse pas localiser l’île des araignées,
Aranéa était montée en flèche vers le ciel, où elle s’était
tout simplement évaporée. Nemeroff poussa un grondement
de mécontentement.
– Est-ce qu’elle nous prend au sérieux, selon toi ?
demanda Kaliska.
– Je l’espère bien pour elle. Au moins, elle sait maintenant
à qui elle a affaire. Je ne suis pas Wellan.
– Il est vrai qu’il est parfois naïf. Et, à bien y penser, si elle
n’a pas réussi à lui prendre son bracelet, c’est probablement
parce qu’il était en compagnie d’Onyx, qui a dû réagir plus
rapidement que lui.
– Nous sommes en effet les plus dangereux des enfants
d’Abussos, reconnut le roi dragon.
– Que va-t-il se passer, maintenant ?
– À mon avis, elle reviendra avec Héliodore, mais peut-
être pas ce soir, car elle ne voudra pas nous donner
l’impression que nous avons gagné. Alors, il nous reste très
peu de temps.
– Pour faire quoi ?
– Pour modifier les symboles sur le bracelet et ainsi éviter
qu’elle revienne ici, un jour. Elle ne doit pas avoir le temps
de mémoriser les coordonnées d’Enkidiev. Après, elle pourra
bien en faire ce qu’elle voudra… sauf retourner à Alnilam.
Rewain ne mérite pas ça.
– Crois-tu qu’elle sait déjà comment utiliser cet objet ?
– Nous ignorons tout d’elle, Kaliska, et tant mieux si elle
sait comment regagner son propre monde. Mon désir le plus
cher, c’est qu’elle ne remette plus jamais le pied dans le
nôtre.
– Tu as raison.
Nemeroff sortit dans le couloir et marcha résolument vers
la grosse armoire, où il avait remisé le bracelet et dont il
avait scellé la porte avec sa magie pour que ses enfants ne
soient pas tentés de jouer avec, risquant ainsi de se
retrouver dans un autre univers. Sans qu’il fît un seul geste,
la porte s’ouvrit toute grande devant lui. Le bijou reposait
sur la plus haute tablette.
– Attends ! s’exclama Kaliska.
Il se tourna vers elle, étonné.
– Nous n’avons pas le choix, mon aimée.
– Je t’en prie, laisse-moi transcrire ces symboles à la fin
de mon livre préféré juste au cas où nous en aurions besoin
un jour.
– À la condition que tu ne le laisses jamais traîner dans le
palais.
– J’ai une bonne cachette.
Elle tourna les talons et courut jusqu’à leur chambre, puis
en revint avec un mince bouquin de poésie qu’il reconnut
aussitôt, car il le lui avait offert au début de leurs
fréquentations. Il sortit le bracelet de l’armoire et lui
présenta les inscriptions une à une. Kaliska s’appliqua pour
bien les reproduire.
– C’est fait, annonça-t-elle.
Elle retourna mettre l’ouvrage en lieu sûr, puis revint vers
son mari. Pendant qu’il faisait tourner les symboles pour les
placer dans un ordre différent, elle surveilla le couloir, car
Aranéa aurait fort bien pu en profiter pour s’en emparer
sans leur rendre Héliodore. Satisfait, Nemeroff remit le
bracelet à sa place et referma la porte de l’armoire.
– Si elle s’en sert dans l’état où il est, je ne sais pas trop
où elle aboutira.
– Et là, que fait-on ? s’enquit la jeune femme.
– Ce que je déteste le plus : on attend.
Ils allèrent s’allonger sur le lit pour conserver leurs forces.
Le silence qui régnait à l’étage royal les effrayait, mais ils ne
s’en parlèrent pas.
– Et si elle ne revient pas cette nuit ? osa demander
Kaliska.
– Alors, nous devrons être braves. Si tu décides d’aller
chercher les enfants chez Armène, il ne faudra rien laisser
paraître devant eux.
– Tu sais bien que je ne serai jamais capable de faire ça,
Nem. Ils lisent en moi comme dans un livre ouvert.
– Alors, laissons-les dans la tour jusqu’à demain. Ce n’est
pas Armène qui s’en plaindra. Dès que cette sorcière aura
quitté notre monde, la vie reprendra son cours.
– Jusqu’à ce qu’il nous tombe une autre calamité sur la
tête, soupira-t-elle, découragée.
– Je t’en prie, garde la foi. C’est ce que j’aime le plus,
chez toi.
– Oh, Nem…
Elle se blottit contre lui et il referma les bras sur elle.
– J’ai conservé mon calme jusqu’à présent parce que tu
me l’as demandé, mais sois certaine que si cette méchante
femme essaie de nous duper, ça ira très mal pour elle. Je
donnerai volontiers ma propre vie pour sauver la vôtre.
– Je sais…
Elle sentit la vague d’apaisement dont il l’enveloppait.
– Ce soir, j’ai besoin de ta force.
– En temps normal, je te la donnerais toute, mais je
risque d’en avoir besoin plus tard, tenta-t-il de plaisanter.
– Juste un tout petit peu ?
– Tu peux prendre tout ce que tu veux, car c’est à toi
qu’elle appartient.
Il la serra très fort en appuyant son front contre le sien.
Épuisés, ils finirent par s’endormir dans la bulle de
protection dont il venait de les entourer. En bon dragon, il
conserva une partie de son cerveau alerte pour que
l’araignée ne les surprenne pas. Mais elle ne revint pas
cette nuit-là et ils dormirent jusqu’au matin. Kaliska fut la
première à ouvrir l’œil. Elle aperçut alors Agate et Kiev
debout à côté du lit. Sa fille tenait son frère par la main et ils
semblaient bien inquiets tous les deux.
– Mais qu’est-ce que vous faites là ?
– Nous voulions vous voir, répondit Agate, en retrouvant
son sourire.
– Où est Armène ?
Nemeroff se réveilla et fit aussitôt disparaître son bouclier
magique pour que les enfants ne s’y heurtent pas en
sautant dans leur lit.
– Elle nous cherche encore, je pense.
– Comment êtes-vous sortis de la tour ?
– Par la porte !
– Je m’occupe d’eux, annonça le père. Va rassurer
Armène.
Puisqu’elle était encore tout habillée, Kaliska se
transporta sur-le-champ chez la gouvernante. Les enfants
en profitèrent pour grimper dans le lit et se coller contre
Nemeroff.
– Quand pourrons-nous faire la même chose que maman,
nous aussi ? réclama Agate.
– Seulement dans plusieurs années, je l’espère.
– Quand j’aurai quel âge ?
– Vingt ans.
– J’ai faim, laissa tomber Kiev.
– Ça tombe bien, moi aussi, fit Nemeroff.
Il les déposa par terre et alla les habiller. Pour qu’ils ne
recommencent pas à lui parler de vortex, il n’utilisa pas ce
raccourci pour les emmener dans le hall. Il prit son fils sur
un bras et donna la main à sa fille pour leur faire descendre
l’escalier. La famille de Kira était déjà à table, alors les
petits oublièrent d’un seul coup qu’ils avaient laissé Armène
se réveiller toute seule. Ils coururent s’asseoir avec les
autres enfants. Mais Kira remarqua que Kaliska n’était pas
avec eux…
Pendant ce temps, la jeune reine, qui s’était matérialisée
au pied de la tour, s’empressa d’y grimper. Elle pouvait déjà
entendre la gouvernante qui appelait les enfants d’une voix
angoissée. Elle se rendit jusqu’à l’étage où se trouvaient un
grand nombre de petits lits, car il lui était souvent arrivé de
garder tous les enfants des Chevaliers à coucher. Armène
était justement à quatre pattes, en train de regarder sous
l’un d’eux.
– Agate ? Kiev ?
– Ils ne sont pas là, lui apprit la reine.
– Kaliska ! Je suis tellement désolée… Je ne sais pas où se
cachent ces petits chenapans.
– C’est moi qui te dois des excuses, Mène. Ils sont rentrés
par eux-mêmes au palais, il y a quelques minutes.
– Mais j’avais placé la barre sur la porte. Elle est bien trop
lourde pour que deux petits de leur âge la déplacent.
– Je crains qu’Agate ait hérité de l’esprit d’initiative de
mon frère Marek en plus de l’audace de son papi Onyx. La
prochaine fois, tu auras ma permission de les attacher dans
leur lit.
– Ça ne fait pas partie de mes méthodes, mais je pourrais
faire installer une porte en haut de l’escalier devant laquelle
je n’aurai qu’à pousser mon lit pour les empêcher de
l’ouvrir.
– C’est une excellente idée.
Kaliska l’aida à se relever et l’étreignit en la remerciant
de les avoir gardés. Elle quitta la tour, soulagée que ses
deux plus jeunes n’aient pas encore appris à se servir de
leur magie. Avant d’entrer dans le hall, elle replaça ses
cheveux et sa robe, puis se rendit à table. Mais le regard de
sa mère lui fit comprendre qu’elle était angoissée. Kira
attendit tout de même que le repas soit terminé et que les
enfants expriment le vœu d’aller jouer.
– J’y vais avec eux, annonça Nemeroff en les poussant
devant lui. L’air frais leur fera du bien.
– Mais qu’est-ce qui lui prend ? s’étonna Lassa en
déposant sa tasse de thé. Il ne les a jamais emmenés
dehors.
– Que se passe-t-il ? s’alarma Kira.
– Je vais vous le dire, à la condition que vous me
promettiez de rester très calmes.
– Qu’est-ce que vous avez encore fait ? se découragea
son père.
Kaliska prit le temps de s’asseoir et, tout en mangeant,
leur rappela l’épisode de la tentative de vol du bracelet à la
forteresse du Roi Lugal des Madidjins.
– Nous nous en souvenons très bien, affirma Kira. Nous y
étions.
– Eh bien, la voleuse a enlevé Héliodore et veut nous
l’échanger contre le deuxième bracelet qui est en
possession de Nemeroff.
– Quoi ? s’exclamèrent ses parents.
– Nous avons la situation bien en main, mais si vous aviez
envie de nous aider, j’aimerais que vous gardiez l’œil sur
Agate et Kiev pendant que nous nous concentrons sur le
dénouement heureux de cette histoire.
– Quand est-ce arrivé ? s’enquit Lassa.
– Hier. Mais ce sera terminé aujourd’hui.
– Es-tu certaine que cette femme vous rendra votre fils ?
Les gens ne sont pas tous honnêtes, Kaliska.
– Je n’en sais rien, mais je peux t’affirmer qu’il ne restera
pas grand-chose d’elle si elle essaie de trahir mon mari.
– Et comment retrouverons-nous Héliodore, si ça se
termine ainsi ? s’inquiéta Kira.
– Nous nous mettrons tous ensemble et notre magie sera
la plus forte. Merci, maman. Merci, papa.
Kaliska les serra tous les deux dans ses bras, soulagée
que ce soient eux qui veillent sur les enfants, et quitta le
hall pour éviter qu’ils la bombardent de questions.
17

Les prêtresses de Sîn n’étaient pas obligées de


s’acquitter de toutes les tâches du temple, mais elles
étaient tenues d’en choisir au moins une, selon leurs
compétences, pour qu’Alletah n’ait pas à tout faire seule.
Parmi elles, Ninmah, qui n’avait pas encore vingt ans, avait
appris un art essentiel au culte de la lune, soit celui de la
préparation de l’encens. Sa mère et sa grand-mère le lui
avaient transmis et, maintenant qu’elle connaissait bien les
secrets de sa fabrication, celles-ci ne venaient plus la
superviser. Ninmah vivait seule, désormais, et même si sa
famille la pressait de trouver un mari, elle voulait surtout
dédier sa vie à Sîn et, un jour, devenir sa grande prêtresse.
Tout comme ses semblables, elle était troublée par les
attaques des Dingirsigs, mais elle était également
persuadée que c’était une épreuve que leur envoyait la lune
pour rendre les Lou-Sîn plus forts et plus unis. Elle continuait
donc de se préparer à prendre la relève d’Alletah et à guider
le peuple vers un avenir meilleur. Afin de remplir son rôle à
la perfection, elle s’efforçait d’apprendre toutes les tâches
qui lui incombaient. Depuis quelque temps, elle se
concentrait sur l’encens, tant en poudre qu’en bâton. Très
tôt le matin, elle récoltait les substances odorantes qui se
trouvaient le long de la rivière, ainsi que de l’écorce et de la
résine sur les arbres blessés.
Ce matin-là, Ninmah était en train de broyer des plantes
et des fleurs séchées dans son mortier pour les réduire en
poudre et ensuite les séparer dans différents gobelets en
bois. Elle faisait toujours très attention, lors de ses
cueillettes, pour ne pas choisir des végétaux qui risquaient
de produire des substances toxiques. Puisque les Lou-Sîn ne
possédaient pas d’écriture, elle devait faire appel à sa
mémoire pour se souvenir de chaque arôme selon la couleur
du résultat qu’elle obtenait. Puis elle les plaçait selon un
ordre préétabli sur la table appuyée tout au fond de sa
grotte. Plus tard, elle irait en porter quelques récipients à
Alletah, que celle-ci ferait brûler sur de petits charbons
ardents dans le temple.
Satisfaite de son travail, Ninmah alla s’assurer que la
résine qu’elle avait accumulée depuis plusieurs mois était
enfin sèche. Ses récoltes reposaient dans le coin le plus
chaud de son logis, enveloppées dans des étoffes. Elle
rapporta sur sa table de travail celle qui était maintenant
utilisable et se mit à la réduire en poudre à son tour, afin de
confectionner des bâtons d’encens. Contrairement aux
femmes qui servaient Sîn dans d’autres temples du pays,
Ninmah n’utilisait aucune tige en bois dans ses bâtons,
uniquement de la poudre agglomérée qui remplissait la
même fonction. Elle ajoutait à la résine de l’écorce râpée et
des plantes médicinales pulvérisées qui servaient à calmer
les prêtresses, à les exalter ou à les faire entrer en transe. Il
lui arrivait parfois d’y ajouter les aiguilles séchées et
broyées de certains conifères qui dégageaient son odeur
préférée. Une fois qu’elle avait mélangé tous ces
ingrédients, la jeune femme ajoutait un peu d’eau pour en
faire de la pâte et roulait ses bâtons avec soin. Elle les
alignait ensuite devant ses gobelets pour les laisser durcir.
Ninmah venait tout juste de terminer son travail de la
journée quand Alletah lui rendit visite. En réalité, cela faisait
partie des tâches de la grande prêtresse de s’assurer que
tout tourne bien rond dans son temple.
– Je pensais justement à toi, se réjouit Ninmah en la
voyant entrer. J’ai de l’encens à te remettre.
Elle alla chercher quelques récipients et les aligna sur un
plateau. Alletah en flaira tous les arômes.
– Tu fais de l’excellent travail, comme toujours. Mais je
suis surtout venue pour te parler. Hier, pendant les prières,
j’ai remarqué que tu semblais affligée.
Honteuse, Ninmah baissa la tête.
– Pardonne-moi, Alletah. Ça ne m’arrive pas souvent.
– Je sais et c’est ce qui m’inquiète. Tu veux bien me dire
ce qui se passe ?
– Je n’ai pas encore eu l’occasion de discuter avec les
étrangers que Sîn nous a envoyés, mais leurs paroles
circulent partout dans la cité, alors je les ai entendues.
– Elles te troublent ? Tu n’es pas heureuse qu’ils soient là
?
– Au contraire…
Son aveu étonna Alletah, car cette jeune femme était la
plus douce de toutes ses prêtresses, tout à fait soumise aux
enseignements de Sîn, qui ne prônait pas la violence.
– Je sais que je ne devrais pas, mais je pense comme eux
qu’il est grand temps de chasser l’envahisseur qui décime
notre peuple, ajouta Ninmah. Si ça continue ainsi, il ne
restera plus personne à Ashur-Sîn dans dix ans.
– Tu sais pourtant que nous ne sommes pas des guerriers.
– Parce que nous n’avons jamais eu le besoin de l’être.
Mais on dit que les étrangers savent encore mieux se battre
que les Télals. Ils pourraient certainement nous montrer
comment nous défendre pour nous aider à sauver notre
civilisation.
– Nous avons appris à échapper aux Dingirsigs en vivant
dans les cavernes et notre système d’alerte, lorsque des
patrouilles passent dans le ciel, est très efficace.
– C’est vrai, mais si les envahisseurs sont capables de
créer des vaisseaux volants, ils possèdent certainement des
méthodes capables de nous retrouver.
– Toi, ma douce Ninmah, tu irais te battre aux côtés des
étrangers ?
– Si c’est ce que veut la lune, oui, je le ferais.
– Est-ce un sentiment que partagent d’autres prêtresses ?
s’inquiéta Alletah.
– Celles à qui j’en ai parlé sont en effet prêtes à tout.
– Es-tu consciente qu’en vous exposant ainsi au danger,
vous pourriez être tuées ?
– L’oracle prétend que Sîn aura pitié de nous et que nous
ne serons pas exterminées.
– Mais l’ordre de riposter aux attaques des Dingirsigs ne
peut être prononcé que par la reine et elle n’est plus là.
– Étant donné que la princesse est bien trop jeune pour
prendre une telle décision, je pense que la reine-mère
devrait le faire à sa place.
– Tu as donc pensé à tout.
– Notre survie m’obsède jour et nuit.
– Je te promets donc d’y réfléchir aussi.
– Merci, Alletah.
La grande prêtresse prit le plateau sur lequel étaient
disposés les gobelets d’encens.
– Tu connais déjà mon code de couleurs, ajouta Ninmah.
– Oui, ne crains rien. Je ne ferai pas brûler un stimulant
pendant les prières.
Elle lui fit un clin d’œil avant de sortir. Bouleversée par les
aveux de la jeune femme, Alletah retourna au temple et
déposa les récipients sur l’autel. Une fois qu’elle aurait
utilisé toute la poudre qu’ils contenaient, elle les rendrait à
Ninmah pour qu’elle les remplisse à nouveau. Elle alluma
des charbons au fond de plusieurs coquillages et y
saupoudra de la substance destinée à favoriser l’état de
transe. Seule dans la grande pièce éclairée par les pierres
alignées le long des murs, la grande prêtresse alla s’asseoir
en plein centre et ferma les yeux pour méditer sur le sort
des Lou-Sîn.
L’absence de la reine lui imposait un lourd fardeau, car
elle n’avait pas été formée pour diriger tout le pays. Elle
ignorait comment Eannah aurait réagi à l’arrivée des
étrangers. La reine avait toujours prôné la paix, mais elle
avait tout de même laissé son fils Yérah devenir un Télal.
« Éprouverait-elle moins de réticence que moi à s’opposer
par la force aux enlèvements des Dingirsigs ? Vénérable Sîn,
je t’en conjure, dis-moi ce que je dois faire… » Au bout de
longues minutes, ne recevant aucune réponse, elle ouvrit
les yeux et trouva la jeune Nannar assise devant elle.
– Depuis combien de temps es-tu là ?
– Je viens juste d’arriver, répondit l’adolescente.
– Dans le but de méditer avec moi ?
– Non. Je voulais juste savoir si la lune t’avait enfin fait
connaître sa volonté.
– Pas encore, mais je le lui demande de plus en plus
souvent, maintenant, même si c’est le rôle de l’oracle. Ce
que Sîn attend de moi, c’est surtout que je forme ses
prêtresses, que je les guide et que je les rassure. C’est à
Ereshki qu’elle a choisi de parler.
– Moi, je pense que Sîn est libre de parler à qui elle veut,
surtout quand il s’agit d’un sujet bien particulier.
– Ce n’est pourtant pas ce que je vous enseigne…
– Les temps changent, Alletah. Je suis certaine que tu t’en
es aperçue.
La grande prêtresse garda le silence, car l’avenir
l’angoissait un peu plus chaque jour.
– Es-tu prête à prononcer tes vœux, Nannar ? demanda-t-
elle plutôt.
– Non. Je préférerais devenir une Télal, mais pour ça, j’ai
besoin de la permission de mes parents.
– Et comme nous ne savons pas s’ils sont encore
vivants…
– Moi, je sais au fond de mon cœur qu’ils s’accrochent.
Mais en attendant, puisque je n’ai plus d’autre famille, je
suis venue te demander la permission de participer aux
efforts des étrangers pour les retrouver.
– Tu n’es qu’une enfant.
– Qui est obligée de grandir plus vite que les autres. J’ai
même commencé à apprendre à me battre en secret. Je ne
serais pas un fardeau pour Wellan et ses amis, car je sais
me défendre.
– Contre des ennemis aussi puissants que les Dingirsigs ?
– Je n’ai pas l’intention de les affronter seule, Alletah. À
moins que tu désires que je te fasse une démonstration de
mon savoir ici et maintenant, tout ce qu’il me faut, en ce
moment, c’est ta permission.
– Puisque tu as le statut d’une orpheline, c’est une
décision que je dois prendre avec la reine-mère, qui
remplace temporairement la reine.
– Je suis prête à attendre que tu lui parles, mais pas trop
longtemps, d’accord ?
– Dans ce cas, j’irai m’entretenir avec Enntemey le plus
rapidement possible, et même avec Ereshki, et je te ferai
part de notre décision.
– C’est tout ce que je demande, merci.
L’apprentie se leva, s’inclina devant la grande prêtresse
et quitta le temple en gambadant comme si elle venait de
lui dire oui. Alletah se mit à réfléchir aux paroles de Ninmah
et de Nannar tandis qu’elle préparait la salle pour les prières
qui auraient lieu avant l’apparition de la lune dans le ciel.
Elle fit brûler davantage d’encens et plaça des fleurs
fraîches dans les vases.
Autrefois, les Lou-Sîn vivaient à l’extérieur, libres comme
l’air. Elle n’était qu’une bambine à cette époque, mais elle
n’avait rien oublié de ce temps merveilleux. Il lui arrivait
même d’en rêver. Elle alla ensuite se recueillir devant l’autel
en attendant l’arrivée des prêtresses et des apprenties.
Bientôt, la salle fut remplie. En silence, les participantes
commencèrent par se recueillir sous le regard protecteur
des Télals qui se tenaient de chaque côté de l’entrée du
tunnel pour les protéger. D’autres montaient la garde à
l’extérieur. Elles se mirent ensuite à entonner les chants
sacrés destinés à la lune avec une ferveur renouvelée, ce
qui apaisa le cœur de la grande prêtresse.

Dans leur logis, Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé venaient


de terminer l’excellent repas de poisson grillé et de pommes
de terre que leur avait servi Ninkashi, quand ils perçurent
les chants mélodieux au loin.
– Les entendez-vous aussi ? demanda Onyx.
– Ce sont sûrement les prêtresses, devina Dashaé.
– C’est la première fois qu’elles font ça depuis que nous
sommes arrivés, leur fit remarquer Sierra.
– Allons-nous rester ici à les écouter ou ne serait-il pas
plus intéressant d’assister à cette cérémonie ? suggéra
Wellan, des étincelles de curiosité dans les yeux.
– Qu’est-ce qu’on attend ? l’encouragea Onyx.
Il n’en fallut pas plus pour qu’ils quittent leur grotte.
Nanshey, qui faisait le guet à l’extérieur, les intercepta.
Elle ne pouvait évidemment pas les suivre tous les quatre
s’ils décidaient de prendre des directions différentes.
– Nous voulons seulement savoir qui chante ainsi et si
nous pouvons aller assister à cette cérémonie de plus près,
lui expliqua aussitôt Dashaé.
– C’est l’heure de la grande prière que les prêtresses
adressent à Sîn tous les mois, expliqua la Télal.
– Pour les morts ou quelque chose comme ça ? demanda
Onyx.
– Mais pas du tout, répliqua Nanshey, amusée par sa
question. Il s’agit d’une invocation spéciale à la lune.
Habituellement, chacune fait ses propres demandes, mais
quand elle brille de tous ses feux dans le ciel comme ce
soir, elles unissent leurs voix pour ne lui faire qu’une seule
et même requête.
– Mais on n’entend aucun mot, que des sons.
– Parce que c’est ainsi. Ce qui compte, c’est l’intention
dans leur cœur.
– Est-il possible d’assister à ce fabuleux concert sans
commettre de sacrilège ? demanda Wellan.
– Si vous restez près de l’entrée et que vous ne tentez
pas de joindre vos voix aux leurs, je pense que ça pourrait
aller.
Son ton espiègle ne leur échappa pas.
– Promis, répondit Wellan. Nous ne voulons créer aucune
panique.
– Mais tu as une très belle voix, mon chéri, le taquina
Sierra.
– Moi aussi, plaisanta Onyx.
– On le vérifiera une autre fois, si vous le voulez bien,
trancha Dashaé.
Nanshey les conduisit au temple. Puisqu’elle
accompagnait les étrangers, les Télals qui en surveillaient
l’entrée les laissèrent passer. Le petit groupe s’arrêta devant
la porte, entre d’autres gardiens armés de bâtons. La fumée
de l’encens, repoussée par les petites conduites d’aération
du plafond, circulait sur le sol, donnant l’impression que
toutes les prêtresses étaient assises sur des nuages. Les
yeux fermés, elles émettaient tous les sons à l’unisson, sans
la moindre discordance. « Ce chant doit exister depuis la
nuit des temps », songea Wellan. Tout comme ses
compagnons, il se laissa bercer par la douceur qu’il
exprimait et ne revint de la transe que lorsque les voix se
turent.
Seul Onyx avait conservé ses esprits. Contrairement à
son compatriote, il pensait plutôt que si les Dingirsigs
avaient frappé à ce moment précis, ils n’auraient eu aucune
difficulté à capturer tous des gens. Nanshey leur fit alors
signe de partir avant que la grande prêtresse s’aperçoive
qu’ils étaient là. Ils la suivirent sans répliquer sur le sentier
qu’ils commençaient à connaître par cœur.
– C’était magnifique… laissa finalement tomber Dashaé,
émerveillée.
18

Les chants avaient duré une bonne partie de la soirée,


car les prêtresses voulaient que la lune comprenne à quel
point leur situation était grave. Elles la remerciaient aussi
de leur avoir envoyé les étrangers pour les secourir et
l’imploraient d’éclairer leur esprit pour qu’elles sachent quoi
faire avant que d’autres cités tombent entre les mains de
l’envahisseur.
La jeune Shimiki avait mêlé sa voix à celle de ses aînées
avec la même ferveur. Après les prières, elle rangea les
coussins et demanda à Alletah si elle avait d’autres tâches à
lui confier.
– Tout est parfait, mon enfant, la remercia la grande
prêtresse. Rentre chez toi et sois prudente.
Shimiki quitta la caverne et fila sur le sentier éclairé par
la lune. Elle aimait tout le monde et avait beaucoup de mal
à comprendre qu’un autre peuple puisse avoir des
intentions malfaisantes à l’égard des paisibles Lou-Sîn. Il
aurait été si agréable que les Dingirsigs soient aussi gentils
que les étrangers qui vivaient désormais parmi eux.
Sans faire de bruit, l’apprentie entra dans la maison de sa
mère, qui l’avait regagnée avant elle et qui était déjà
couchée. Elle se glissa dans ses couvertures en pensant à la
journée du lendemain. Sans doute pourrait-elle aider Alletah
à préparer la salle pour les prochaines prières. « Peut-être
que Ninmah m’emmènera cueillir des plantes », se dit
Shimiki. Elle pourrait également rendre visite à la reine-
mère, qui était bien seule depuis l’enlèvement de sa fille. Il
y avait aussi certaines des apprenties qui avaient besoin
d’elle pour apprendre les rituels plus complexes, surtout la
Princesse Arynna, qui faisait de gros efforts pour ne pas
sombrer dans la tristesse. « Je choisirai ce que je veux faire
quand je me serai acquittée de mes tâches à la maison »,
décida-t-elle en fermant les yeux.
Au matin, elle commença par demander à sa mère ce
qu’elle pouvait faire pour l’aider avant de profiter d’un peu
de temps libre.
– Si nous voulons manger, aujourd’hui, nous devons aller
chercher des légumes dans les anciens jardins
communautaires, lui rappela Ishbi.
Docile, Shimiki accepta sur-le-champ. Elle la suivit sous le
couvert des branches en portant tout comme elle un panier
à son bras et admira les cheveux de sa mère, platine sur le
dessus et brun en dessous, qui remuaient dans le vent. Elle
avait plutôt hérité des cheveux roux de son père, mort
depuis quelques années. Ses pieds avaient glissé et il était
tombé d’un arbre en allant décrocher des noix de coco. Il lui
manquait beaucoup, mais au moins, il lui restait encore sa
mère.
Ishbi s’arrêta en bordure du grand champ où, depuis des
millénaires, poussait tout ce que les Lou-Sîn désiraient
manger.
Elle était la première à y aller, ce jour-là. Avant d’y mettre
les pieds, elle promena son regard sur le ciel, puis sur l’un
des immenses terrains cultivés, jusqu’à ce qu’elle aperçoive
les Télals qui surveillaient déjà l’endroit à cette heure aussi
matinale. L’un d’eux lui fit signe qu’elle pouvait y entrer
sans danger. Ishbi se tourna d’abord vers sa fille.
– Rappelle-moi ce que tu dois faire s’ils sonnent l’alerte.
– Me faufiler sous les feuilles des légumes directement à
côté de moi et arrêter de respirer.
– Arrêter de bouger, la corrigea la mère.
– C’est pareil.
– Pas du tout. L’un peut causer la mort et l’autre, non.
Fais-toi discrète même s’il n’y a pas de patrouilles pour
l’instant.
– Oui, maman.
Shimiki accompagnait sa mère aux jardins depuis sa plus
tendre enfance, alors elle ne comprenait pas pourquoi elle
tenait toujours à lui répéter les mêmes consignes.
Pendant une heure, elle la suivit entre les rangées qui
l’intéressaient et la laissa mettre dans son panier les
pommes de terre, les haricots, les poivrons, les carottes, les
petits pois, les épis de maïs et les bananes plantains qu’elle
avait choisi de préparer cette semaine-là.
– Je pense que nous en avons assez, déclara Ishbi.
Rentrons.
L’adolescente marcha derrière elle jusqu’à leur logis.
– Veux-tu que j’aille chercher du fromage chez les bergers
? demanda-t-elle en déposant son panier sur la table.
– Pas aujourd’hui, ma petite prêtresse. Peut-être demain,
après notre excursion dans les vergers.
– Bonne idée.
Elle aida sa mère à préparer et à faire cuire les légumes
en l’écoutant encore une fois lui parler de l’homme
merveilleux qu’avait été son père. Elle mit la table et s’y
installa en attendant qu’Ishbi lui serve son assiette.
– Maman, quand arrêteras-tu de me traiter comme quand
j’avais cinq ans ? laissa tomber Shimiki après deux
bouchées.
– Je t’assure que je ne le fais pas exprès, ma chérie,
s’excusa Ishbi, malheureuse. Mais essaie de comprendre
que tu es tout ce qu’il me reste de notre famille, alors il est
sans doute vrai que je m’accroche un peu trop à toi. Je suis
vraiment désolée.
– Tu es tout ce que j’ai, moi aussi, et papa me manque
terriblement, mais…
– Quel accident stupide… alors que nous avions décidé
d’avoir d’autres enfants. Si ce n’était pas arrivé, nous
serions plusieurs à table, aujourd’hui. Merci de m’avertir
quand je t’en demande trop, ma petite fleur.
– Tu es consciente que je vais continuer de vieillir et que
je serai un jour une vraie prêtresse, n’est-ce pas ? J’aurai
peut-être un mari.
– Et vous me donnerez de magnifiques petits-enfants.
– Mais pour que j’en arrive là, il faudrait que tu
m’accordes un peu plus de liberté.
– Oui, bien sûr.
La tristesse d’Ishbi n’échappa pas à Shimiki.
– J’ai adoré ma soirée au temple, hier, fit la jeune fille
pour changer de sujet. Tu chantes tellement bien, maman.
– Ma voix n’est qu’une seule parmi toutes celles qui
adressent leur prière à la lune. C’est leur fusion qui donne
un aussi beau résultat.
– Un travail d’équipe, quoi.
– C’est exact. La lune entend mieux nos requêtes quand
nous les lui adressons toutes ensemble.
– Pour quoi as-tu prié, cette fois-ci ?
– Pour la paix sur Ashur-Sîn.
– À n’importe quel prix ?
Ishbi déposa ses ustensiles.
– Tu sais que je suis contre la violence, Shimiki.
– Tu me le répètes souvent, en effet, mais la reine-mère
est d’avis que pour conserver la paix, nous devons parfois
défendre nos valeurs.
– Est-ce qu’elle t’a encouragée à retourner chez les Télals
?
– Non. J’ai cessé d’y aller quand tu me l’as demandé. Ça
ne m’empêche pas de penser que si la lune les a laissés
apprendre les arts de combat et qu’elle nous a envoyé des
guerriers étrangers pour nous venir en aide, elle doit avoir
une bonne raison, non ?
– Moi, je suis plutôt d’avis que si nous restons cachés, les
Dingirsigs finiront par partir.
– Maman, je t’en prie, écoute-moi. Je sais que tu es
encore fragile depuis la mort de papa, mais il faut que tu
commences à regarder la réalité en face.
Des larmes se mirent à couler en silence sur les joues
d’Ishbi.
– La dernière chose que je veux, c’est te faire de la peine,
mais j’aimerais que tu comprennes que si nous ne faisons
rien, nous allons tous être tués. Il est devenu évident, après
l’enlèvement de la reine, que les Dingirsigs ne reculeront
devant rien pour nous anéantir. La lune ne devait pas le
savoir quand elle a fait de nous des brebis dociles. C’est
pour cette raison qu’elle a mis Wellan, Sierra, Onyx et
Dashaé sur notre route. Ils ont déjà repoussé des ennemis
dans leur propre monde. Nous serions bien ingrats de les
laisser les affronter seuls, tu ne crois pas ?
– Tu es beaucoup trop jeune pour te mêler de ça, Shimiki.
S’il te plaît, laisse la grande prêtresse et les Télals transiger
avec les étrangers, d’accord ? Et mange pendant que c’est
chaud.
Comme cette conversation tourmentait sa mère,
l’adolescente n’insista pas et termina son assiette pour lui
faire plaisir. Bientôt, Ishbi reprit sa candeur habituelle.
Shimiki l’aida à laver la vaisselle et à ranger le reste des
légumes dans des coffres pour qu’ils restent bien frais.
– Est-ce que je peux aller prendre l’air, maintenant ?
– Seulement si tu restes sous les arbres.
– Je sais.
– Et ne rentre pas trop tard.
L’adolescente quitta la maison avant qu’elle change
d’idée. Elle suivit le sentier jusqu’à la rivière. Depuis qu’elle
allait s’y réfugier, elle connaissait tous les endroits protégés
par le feuillage abondant. Elle prit place sur la grosse racine
d’arbre qui sortait de terre et se mit à penser à sa vie.
Shimiki n’avait jamais connu la sérénité des Lou-Sîn qui
avaient vécu à l’air libre sans être constamment obligés de
fuir sous terre. Les Dingirsigs étaient déjà arrivés depuis
longtemps, le jour de sa naissance. Elle avait donc grandi
avec cette menace. Puis elle songea à son père, un bel
homme aux cheveux roux, qui riait tout le temps. Plus elle
vieillissait, plus son visage s’effaçait dans sa mémoire, mais
elle entendait encore sa voix quand il lui disait qu’elle était
sa petite étoile…
« Mais je ne suis pas la seule à avoir perdu un de mes
parents », tenta-t-elle de se consoler. Le père de Noushkou
s’était noyé dans la rivière pendant une terrible tempête.
Pire encore, les deux parents de Nannar avaient été enlevés
par les Dingirsigs alors qu’ils accompagnaient la reine et le
prince à Telloh. Les Télals, qui étaient partis à leur
recherche, étaient revenus bredouilles. Perdue dans ses
pensées, elle ne sentit même pas Nannar s’asseoir près
d’elle.
– Es-tu en transe ?
Shimiki tressaillit.
– Non. Je pensais à mon père.
– Ça m’arrive souvent, moi aussi, d’être triste parce que
je n’ai plus mes parents près de moi. Me permets-tu de te
changer les idées ?
– Oh oui, s’il te plaît, j’en ai vraiment besoin.
– Suis-moi.
– Ma mère ne veut pas que je m’éloigne trop.
– Je sais. C’est pour ça que j’ai choisi un endroit tout près
d’ici.
Shimiki la suivit dans la forêt derrière chez elle, jusqu’à ce
qui ressemblait à un petit cratère, protégé par les larges
feuilles des arbres.
– C’est la première fois que je vois cet endroit. Pourquoi
m’as-tu emmenée ici ?
Nannar sortit deux bâtons de Télal, cachés sous des
arbustes.
– Pour te montrer ce que je viens d’apprendre avec
Nanshey et pour te l’enseigner, aussi.
– Pour de vrai ? s’égaya Shimiki.
– Il est temps que tu apprennes à te défendre. On ne sait
jamais quand les Dingirsigs arriveront à Azakhou.
– Si tu savais à quel point tu me fais plaisir… mais ma
mère ne doit jamais le savoir.
– Je l’avais déjà deviné, vois-tu.
Nannar l’incita d’abord à s’échauffer pour éviter de se
froisser un muscle, puis lui montra les mouvements de base
jusqu’à ce qu’ils deviennent naturels pour elle. Quand elle
jugea que son amie en avait suffisamment appris pour sa
première journée de formation militaire, elle lui fit une
démonstration des mouvements plus complexes que
Nanshey lui avait enseignés.
– Ta maîtrise du bâton est incroyable ! On dirait que tu
fais déjà partie des Télals !
– C’est mon but, répondit fièrement Nannar. Si Enntemey
ne me permet pas de partir bientôt pour Sidouri, dès que
mes parents seront de retour, je leur en demanderai la
permission. Et toi, ta mère te laissera-t-elle te joindre à nous
si tu lui prouves que tu en es capable ?
– Malheureusement, non. La violence la répugne. Elle
préfère soumettre tous nos problèmes à la lune et attendre
sa réponse.
– Et comme Sîn ne s’intéresse pas vraiment à nos rêves…
– Tu ne devrais pas dire ça, Nannar. Elle n’a certes pas le
temps de s’occuper de chacun de nous, mais elle aime les
Lou-Sîn et elle ne désire que leur bonheur.
– Mais elle m’a quand même enlevé mon père et ma
mère. Elle m’a laissée toute seule au monde, sans famille et
sans espoir.
– Ce sont les Dingirsigs qui t’ont pris tes parents, pas Sîn.
– Et qu’est-ce qu’elle a fait pour les en empêcher ?
– Je t’en prie, ne la juge pas aussi sévèrement. Nous
ignorons ses intentions. Elle a peut-être besoin d’eux pour
espionner l’envahisseur.
– Tu dis n’importe quoi, grommela Nannar. Allons
rejoindre Noushkou pour une courte baignade dans la rivière
souterraine.
– Mais c’est loin de chez moi et je ne voudrais pas
inquiéter inutilement ma mère.
– Alors, retourne t’asseoir sur ta racine jusqu’à ce que tu
sois assez vieille pour prendre tes propres décisions, soupira
Nannar en cachant les armes sous les buissons. À demain.
Elle sortit du cratère et disparut entre les arbres.
Shimiki hésita, déchirée entre le besoin d’obéir à Ishbi et
celui d’avoir des amies, puis elle s’élança derrière
l’orpheline.
– Je suis fière de toi, la félicita son amie, quand elle la
rattrapa.
Elles entrèrent dans la caverne, où coulait
paresseusement une rivière qui arrivait tout droit des
montagnes sacrées. L’eau était froide, mais si bonne !
Noushkou vint à leur rencontre.
– J’ai cru que vous n’arriveriez jamais !
– Nous avons d’abord fait un peu d’exercice, répondit
Nannar.
Elle ne mentionna pas l’hésitation de Shimiki, pour ne pas
l’embarrasser. Noushkou, qui jouissait de plus de liberté
qu’elle, avait pris l’habitude de rejoindre Nannar dans la
grotte deux ou trois fois par semaine pour une baignade
rapide. Les adultes avertissaient souvent les enfants de ne
pas y aller seuls, car un accident était vite arrivé, mais
depuis que ses parents avaient disparu, Nannar était
devenue une petite rebelle. Au lieu de protester que c’était
dangereux sans surveillance, comme s’y attendait Nannar,
Shimiki prit la main que lui tendait Noushkou. Celle-ci offrit
l’autre à Nannar. Sans même enlever leurs robes, les trois
adolescentes sautèrent ensemble dans l’eau et se mirent à
nager pour ne pas être emportées par le courant, puis elles
remontèrent sur la berge rocheuse pour se laisser sécher.
– Où est Légna ? s’étonna Shimiki.
– À la maison, répondit Noushkou. Son comportement est
très bizarre depuis que les étrangers sont arrivés.
– Ereshki pourrait l’examiner, suggéra Nannar.
– Ereshki ? s’étonna Shimiki. C’est un oracle, pas une
guérisseuse.
– Personne ne sait comment soigner les sauras de toute
façon, leur rappela Noushkou.
– Il n’est pas question de soigner Légna, mais de
connaître son mal.
– Je suis parfaitement capable de m’en occuper toute
seule.
Au bout de quelques minutes, les filles commencèrent à
avoir froid, alors elles décidèrent de rentrer à la maison.
Nannar les regarda partir mais resta dans la grotte de la
rivière souterraine. Elle ne se rendait plus dans la caverne
familiale, parce que ses souvenirs étaient trop douloureux.
Comme elle n’avait plus de famille et qu’elle en avait assez
de toujours chercher un endroit pour dormir, elle avait élu
domicile dans cette caverne, derrière des stalagmites. Elle
s’y rendit, enleva sa robe, tordit ses cheveux et s’enroula
dans la douce serviette qui avait appartenu à sa mère. Elle
déposa ensuite sa couverture sur le sol et s’y assit.
Nostalgique, elle en huma le parfum familier.
– Je te retrouverai, maman…
19

Dès que les habitants de la cité furent endormis,


Koumar, Aranzak et Nanshey quittèrent la caverne des Télals
pour assister à une importante rencontre privée au palais
d’Azakhou. Silencieux et attentifs comme ces guerriers
apprenaient à le devenir, ils se rendirent jusqu’à la grotte
d’Enntemey sans que personne les voie passer. La
convocation de la reine-mère les avait étonnés, mais ils lui
avaient tout de suite obéi. Elle était déjà assise dans sa
chaise en jonc quand ils arrivèrent dans sa chambre et
Alletah était debout derrière elle, l’air grave. Les trois Télals
s’agenouillèrent sur le plancher devant ces dirigeantes du
peuple. Du coin de l’œil, ils aperçurent aussi Shanski, qui
montait la garde un peu plus loin. Cette envoyée de
Soumoukhan les intriguait beaucoup, car même si elle était
une Télal aussi, elle ne se joignait jamais à eux dans leur
caverne.
– Vénérable Enntemey, avez-vous reçu de mauvaises
nouvelles ? demanda Koumar, puisque personne ne
semblait vouloir leur adresser la parole.
– Ce soir, Ereshki a eu une horrible vision, leur révéla la
reine-mère.
Nanshey craignit qu’elle ait vu la mort imminente de la
matriarche, mais elle s’efforça de ne pas laisser paraître son
effroi.
– Viendra-t-elle nous en parler ? poursuivit Koumar.
– Elle est trop secouée, en ce moment, mais, moi, je ne
voulais pas attendre.
– De quoi s’agit-il ? s’enquit Nanshey.
– Ereshki croit que quelque chose de terrible est sur le
point de se produire à Telloh. Nous avons peut-être encore le
temps d’évacuer cette cité et de ramener ses habitants à
Azakhou avant que cette vision se concrétise. Mais cette
opération doit être discrète, pour ne pas attirer l’attention
des Dingirsigs.
– Donc, que nous trois ? voulut confirmer Nanshey.
– En fait, j’aimerais que vous emmeniez aussi les
étrangers avec vous. Il est temps qu’ils voient le mur et
qu’ils se fassent une meilleure idée de l’envahisseur. Ils ont
besoin de tout savoir.
– C’est une excellente idée, l’appuya Koumar. Quand
devons-nous partir ?
– Dès maintenant, pour éviter que Telloh soit dévastée.
Koumar, Aranzak et Nanshey se courbèrent devant elle et
quittèrent prestement le palais. Alletah en profita pour venir
s’agenouiller à son tour devant Enntemey.
– Il y a suffisamment d’espace dans les montagnes des
sept sages pour tous nous y réfugier si les Dingirsigs
continuent de frapper, l’informa-t-elle.
– J’en suis bien consciente, mon enfant, mais ce sera
notre dernier recours. Maintenant, va t’occuper d’Ereshki.
– Es-tu bien certaine de ne pas avoir besoin de moi ?
– J’aime être seule quand j’adresse mes prières à la lune.
– Je comprends.
Alletah lui serra doucement les mains et se rendit à la
grotte de l’oracle, au bout d’un des tunnels. Elle la trouva
assise sur son coussin, le visage caché dans ses mains, et
alla s’asseoir devant elle en cherchant les mots qui
pourraient l’apaiser.
– Enntemey a demandé à Koumar, Aranzak et Nanshey de
se rendre à Telloh avec les étrangers, lui dit-elle finalement.
Ereshki baissa les mains, révélant un torrent de larmes.
– Tout n’est pas perdu, l’encouragea Alletah.
– Les Dingirsigs ont déjà pris un tiers de notre pays, mais
ils le veulent en entier.
– J’aurais préféré que ta vision te divulgue ce que les
étrangers vont pouvoir faire pour nous.
– Je ne peux pas forcer la lune à me révéler ce que je
veux savoir. C’est elle qui décide ce qu’elle veut me dire.
– Et elle t’a avertie que Telloh était en difficulté.
– J’ai vu des choses horribles…
– Je vais rester avec toi jusqu’à ce que tu réussisses à te
calmer un peu.
– Merci, Alletah. Je n’avais pas envie d’être seule.

Koumar, Aranzak et Nanshey s’apprêtaient à quitter le


palais quand Shanski leur bloqua la route.
– Ce que vous vous apprêtez à faire est très risqué et je
suis ravie de ne sentir aucune crainte dans vos cœurs, leur
dit la Télal de Soumoukhan.
– Il y a quelques jours, j’aurais hésité à accepter cette
mission, avoua Koumar, mais depuis que les étrangers sont
arrivés, quelque chose a changé en moi.
– J’éprouve la même chose, renchérit Nanshey. Je pense
que c’est de l’espoir.
Aranzak le confirma d’un hochement de tête.
– L’un de vous s’est-il déjà rendu jusqu’à Telloh ?
– Non, soupira Koumar.
– Vous a-t-on expliqué la route à suivre ?
– Il suffit de contourner les montagnes à l’ouest et de
nous diriger vers le nord.
– C’est un peu plus compliqué que ça, répliqua Shanski
avec un sourire. Comme vous le savez, j’ai passé toute ma
vie à Soumoukhan, où nous possédons des connaissances
plus avancées de notre environnement.
– Es-tu en train de nous dire que tu veux nous
accompagner ? espéra Nanshey.
– On m’a demandé de protéger la princesse et la reine-
mère depuis la disparition d’Eannah et de Yérah, alors non.
Je dois rester au palais. Mais je vais vous prêter mon bien le
plus précieux.
Elle sortit un petit rouleau d’étoffe de sa ceinture.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Koumar, curieux.
– Une illustration de l’ensemble de notre pays qu’un des
sages a peinte à la main.
– Ce que les étrangers appellent une carte, donc, comprit
Aranzak.
– Peut-être bien. Elle vous indiquera le meilleur chemin
et, surtout, les points d’eau, sans lesquels vous ne vous
rendrez pas à destination, ainsi que les étapes où vous
pourrez vous reposer.
Shanski déposa le rouleau dans les mains de Koumar.
– Rapportez-le-moi.
– Sans faute, promit le jeune homme. Merci.
Les Télals allèrent d’abord chercher des gourdes
confectionnées dans la sève des arbres à caoutchouc, ainsi
que leur besace, puis se rendirent directement à la grotte
qu’occupaient Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé.
Ils furent soulagés de ne pas les trouver endormis. Ils
étaient plutôt assis à la table et discutaient tranquillement.
– Des visiteurs à une heure pareille, ce n’est jamais bon
signe, laissa tomber Onyx.
– L’oracle a eu une vision, leur révéla aussitôt Koumar.
Elle craint que Telloh subisse le même sort que les cités de
l’ouest, alors la reine-mère nous a demandé de nous y
rendre pour évacuer la ville. Elle a aussi insisté pour que
vous nous accompagniez.
– Elle n’avait pas besoin d’insister, assura Wellan. C’est
certain que nous désirons faire partie de cette expédition.
– Que devons-nous prendre avec nous ? s’enquit Sierra.
– Le moins de choses possible, répondit Nanshey. Nous
avons des gourdes pour vous, car ce dont nous aurons le
plus besoin, c’est de l’eau. Elles sont déjà pleines. Pour ce
qui est de la nourriture, nous en trouverons partout sur
notre chemin.
– Et nos armes ? fit Dashaé.
– Comme nous pourrions tomber sur des Dingirsigs, ce
serait une bonne idée de les apporter, répondit Aranzak.
– Shanski, la Télal de Soumoukhan, a mis à notre
disposition, temporairement, ce que vous appelez une carte,
ajouta Koumar.
Il la déroula sur la table pour l’étudier en même temps
qu’eux.
– Donc, vous en avez ? lui fit remarquer Wellan.
– Seulement elle, parce qu’elle sert les sages depuis
toujours. Ils lui en ont fait cadeau.
Dashaé s’empressa d’aller chercher des pierres
lumineuses sur le bord du mur et les plaça autour de l’étoffe
pour bien l’éclairer.
– Telloh se situe ici, indiqua Aranzak en mettant l’index
sur un point à l’ouest.
Ils firent tous l’effort de mémoriser ce qu’ils voyaient,
puis Koumar remit le rouleau d’étoffe dans sa ceinture.
Wellan se promit de recopier cette carte dès qu’il en aurait
l’occasion. Les étrangers se préparèrent rapidement et en
silence, comme de véritables Télals.
– Il fait nuit et nous ne possédons plus les pouvoirs qui
nous auraient permis d’éclairer nos pas, les informa Onyx.
– La lune le fera à votre place, le rassura Koumar.
L’empereur décocha un regard dubitatif à son ami Wellan,
mais ne fit aucun commentaire. Ils s’enfoncèrent dans la
forêt.
Malgré ce qu’avait dit le Télal, l’astre de la nuit ne leur
facilitait pas tellement les choses. Il faisait vraiment très
noir, alors ils s’efforcèrent de ne pas perdre de vue la
personne qui les précédait.
En silence, ils marchèrent pendant des heures. Puis
Aranzak les arrêta dès qu’il eut localisé l’entrée de la
première étape mentionnée sur la carte.
– Nous ferions mieux de dormir un peu, puis de repartir
avant l’aube, suggéra-t-il.
Onyx était impatient d’arriver à destination, mais il
décida de faire confiance à leurs guides. Il fut le premier à
suivre Aranzak à l’intérieur de la grotte, suffisamment
grande pour accueillir une dizaine de personnes et éclairée,
elle aussi, par des pierres lumineuses alignées sur son
pourtour. Ils s’assirent sur le sol de façon à former un cercle.
– Demain, nous devrions atteindre la rivière des Trois
Reines, les informa Koumar.
– Ce qui représentera quelle proportion de notre trajet ?
s’enquit Sierra.
– Le quart, je pense.
Wellan décela le découragement sur le visage d’Onyx.
– Cette expédition va nous permettre de mieux connaître
la région afin de préparer un plan d’attaque ou de défense,
déclara-t-il pour lui donner un peu d’espoir.
Ils s’allongèrent sur le sol curieusement chaud.
– Je monterai la garde la première, annonça Nanshey.
Dormez en paix.
Fatigués, les compagnons s’endormirent rapidement. Ce
fut Aranzak qui les réveilla quelques heures plus tard. Il
avait déjà rempli les gourdes de tout le monde.
– Nous mangerons quand il fera suffisamment clair pour
que je voie ce que je peux trouver, les informa-t-il.
Ils prirent le temps de s’occuper de leurs besoins
personnels et s’aspergèrent le visage à la source non loin de
la grotte. Puis ils reprirent leur route dans la forêt tropicale.
Contrairement à ce qu’il avait cru du haut de la falaise,
Onyx découvrit rapidement que le sol était dénué de
végétation, sans doute en raison de l’épaisse canopée de
branches à des dizaines de mètres au-dessus d’eux, qui
bloquait en grande partie le soleil et la pluie. Les réservoirs
d’eau au sol étaient plutôt rares. Il comprit alors
l’importance de ménager le contenu de leur gourde.
Aranzak leur accorda une pause au bout d’un moment
tandis qu’il allait chercher des mangues. Ils les dégustèrent
en relaxant les muscles de leurs jambes.
– Y a-t-il des animaux dangereux dont nous devons nous
méfier ? demanda Sierra.
– Seulement les serpents, répondit Nanshey, mais ils sont
si gros que nous les verrons bien avant de leur marcher
dessus. De toute façon, ils préfèrent les petites proies aux
humains.
– Et les insectes ? s’enquit Dashaé.
– Ils sont nombreux, leur apprit Aranzak, mais les lézards,
les grenouilles, les petits rongeurs et les chauves-souris en
consomment une énorme quantité. Nous avons appris à
reconnaître leurs différents nids, alors nous les évitons.
– La carte de Shanski indique heureusement les endroits
les plus sécuritaires pour les étapes, ajouta Koumar.
– Quels sont les autres animaux que nous pourrions
rencontrer ? s’informa Wellan.
– Vous n’en verrez sans doute pas, répondit Nanshey,
mais vous les entendrez, car ils vivent pour la plupart dans
les arbres, surtout les oiseaux, les paresseux, les singes et
les grenouilles.
– Des grenouilles dans les arbres ? s’étonna Sierra.
– C’est exact. Elles y trouvent plus d’eau qu’au sol. Il se
peut aussi que vous aperceviez des tortues et des rongeurs
près des petits étangs. Habituellement, ils évitent les
sentiers.
– Des prédateurs ? se renseigna Onyx.
– Quelques grands chats sauvages, répondit Koumar,
mais surtout de l’autre côté de la rivière.
– Et les petits dragons ? fit Dashaé, qui aurait bien aimé
en voir d’autres.
– Ils préfèrent les rives des cours d’eau, l’informa
Nanshey.
Ils se remirent en route. La forêt s’anima de plus en plus
de cris d’oiseaux et de primates qui pouvaient les
apercevoir de leur perchoir et qui leur faisaient savoir qu’ils
traversaient leur territoire. Onyx suivait le groupe en
étudiant attentivement l’environnement. La forêt était
composée de plusieurs couches de végétaux. Les arbres les
plus grands faisaient au moins soixante mètres. Juste en
dessous, d’autres s’élevaient à une trentaine de mètres et
les derniers n’avaient pas plus d’une dizaine de mètres.
Il faisait chaud dans ce sous-bois, même si toutes les
branches filtraient la lumière du soleil.
Les voyageurs avaient presque atteint la rivière quand
une pluie soudaine s’abattit sur la région. Toutefois, seules
quelques gouttes se rendirent jusqu’à eux.
– C’est vraiment fascinant, avoua Sierra.
– Il y n’a pas d’arbres, dans votre monde ? demanda
Nanshey, étonnée.
– Bien sûr, mais pas comme les vôtres. Ils sont plus
espacés, moins fournis, et le sol autour d’eux est couvert de
végétation.
Ils s’arrêtèrent à une source et mangèrent des bananes
avant de remplir les gourdes. Puis ils firent le reste du trajet
en silence jusqu’à la rivière, qu’ils atteignirent au coucher
du soleil.
– Allons-nous la franchir avant de nous arrêter pour la nuit
? demanda Wellan.
– Tout dépend de vous, répondit Koumar. Il y a une étape
ici et une autre à une heure de marche sur l’autre rive.
– Je préférerais continuer, et vous ? indiqua Onyx.
– Moi aussi, l’appuya Dashaé.
– Je me rangerai du côté de la majorité, décida Wellan.
Sierra aurait bien aimé se reposer les jambes, mais elle
comprenait l’urgence de la situation.
– Allons-y, alors, lâcha-t-elle en s’efforçant de dissimuler
sa fatigue.
– Où est le pont ? s’informa Onyx.
– Il n’y en a pas sur la carte, les informa Koumar, mais
elle indique que la rivière peut être traversée à gué devant
cet arbre, là-bas.
– Comment es-tu sûr que c’est bien celui-là ? s’étonna
Sierra.
– Il ressemble en tous points à celui qu’elle illustre.
– Il n’y a qu’une façon de le savoir, trancha Onyx.
Il prit les devants. Les autres le suivirent jusqu’à l’endroit
en question.
– Nous sommes tous d’accord que c’est ici, n’est-ce pas ?
– À mon avis, oui, affirma Koumar.
Les Télals étaient déjà pieds nus, mais pas les étrangers.
Ils enlevèrent leurs bottes et les suivirent dans l’eau, qui
leur arrivait aux genoux.
– Est-ce que toutes les rivières brillent la nuit, dans votre
pays ? se renseigna Dashaé.
– Seulement les plus grosses, jamais les sources, lui
apprit Aranzak.
– Pourquoi ?
– Nous n’en savons rien. Les légendes prétendent que ce
sont des fragments de la lune qui y sont tombés au début
des temps et que c’est pour cette raison qu’ils sont
lumineux.
– Ce qui est physiquement impossible, leur fit remarquer
Onyx.
– Pourquoi ce cours d’eau porte-t-il le nom de rivière des
Trois Reines ? continua Dashaé.
– Parce qu’au début des temps, les Lou-Sîn étaient divisés
en trois clans, qui ont fini par n’en former qu’un seul,
répondit Nanshey. Il y avait donc vraiment trois reines.
Ils atteignirent finalement l’autre rive et retrouvèrent le
sentier qui s’y poursuivait. Aranzak cueillit des fruits en
route pour qu’ils puissent se nourrir une fois qu’ils seraient à
l’abri.
– Nous y voilà, annonça enfin Koumar.
La grotte était plus petite que la précédente, mais tout ce
qu’ils voulaient, c’était se reposer. Aranzak distribua les
fruits.
– Parlez-nous davantage des Lou-Sîn, les pria Sierra.
– Il n’y a pas grand-chose à dire, avoua Koumar. Nous
sommes des gens simples qui vivent en harmonie avec la
nature depuis des milliers d’années et dont la vie est réglée
par les phases de la lune. D’ailleurs, notre continent
s’appelle Ashur-Sîn, qui signifie temple de la lune.
Onyx plissa le front, car ce nom lui disait quelque chose.
– Nous sommes dispersés dans dix grandes cités et des
centaines de villages, enchaîna Aranzak. Le temple principal
se situe à Azakhou, mais il y en a de plus petits partout. Ils
sont tous soumis à la loi des sept sages.
– Qui sont-ils ? demanda Wellan.
– Des Lou-Sîn très âgés qui savent ce qui est le mieux
pour le peuple. Ils vivent au creux des quatre montagnes de
Soumoukhan.
– Notre société est essentiellement dirigée par les
femmes, continua Koumar, mais les hommes ne s’en
plaignent pas. Ils s’occupent des enfants et sont leurs
principaux enseignants quand ils sont tout jeunes.
– Je n’ai vu aucun homme, sauf chez les Télals, remarqua
Sierra.
– Ils vivent en retrait de la cité pour la sécurité des petits.
Peut-être aurez-vous l’occasion d’en voir quand nous nous
approcherons de Telloh.
– La majorité des femmes deviennent des prêtresses,
mais pas toutes, ajouta Nanshey. Elles sont dirigées par la
grande prêtresse.
– Comment est-elle choisie ? la questionna Sierra.
– Je ne sais pas comment ça s’est passé pour la toute
première, mais dès qu’une d’entre elles décède, les
prêtresses élisent la suivante.
– Et l’oracle ? demanda Dashaé.
– C’est toujours une petite fille qui naît avec l’incroyable
don de voir l’avenir, expliqua Koumar. Habituellement,
quand elle meurt, une autre se présente tout naturellement.
– En théorie, la grande prêtresse est la seule Lou-Sîn à
pouvoir consulter l’oracle, mais les choses ont bien changé
ces dernières années, commenta Nanshey.
– Et la reine ? voulut savoir Wellan.
– Elle gouverne le pays en entier, répondit Koumar.
– Une autre sera-t-elle élue maintenant qu’elle a disparu ?
s’enquit Sierra.
– Non. Ce sont les héritiers de la même famille qui nous
dirigent depuis toujours. Sa fille prendra donc sa place
quand nous serons certains qu’Eannah a rejoint la lune.
C’est assez de questions pour ce soir. Nous devrions dormir,
maintenant.
Onyx était déjà couché sur le dos, en train de digérer ce
qu’il venait d’entendre. Les autres s’allongèrent autour de
lui et bientôt, ils sombrèrent tous dans le sommeil, pendant
que Nanshey montait la garde.
20

Dans la grotte de l’étape, de l’autre côté de la rivière,


Onyx fut le premier à ouvrir les yeux. Koumar était assis, le
dos appuyé contre le mur, attentif. Il avait sans doute relayé
Nanshey au milieu de la nuit. L’empereur se redressa
lentement.
– Une famille de grands chats vient de s’arrêter à l’entrée,
lui expliqua Koumar, mais elle a flairé notre présence et a
décidé de partir.
– Mangez-vous de la viande ? lui demanda Onyx.
– La lune ne nous permet de manger que du poisson. En
mangez-vous, dans ton monde ?
– Oui, mais je te promets que nous respecterons vos
coutumes. D’ailleurs, les Hokous à mon service ont
commencé à habituer ma famille à un régime plus
végétarien.
– Qu’est-ce qu’un Hokou ?
– Les représentants d’un peuple qui me fait beaucoup
penser aux Lou-Sîn, sauf qu’ils n’adorent pas la lune.
– C’est à mon tour d’aller chercher le repas.
– Je t’accompagne.
Ils sortirent de la petite grotte. Le soleil se levait à l’est,
mais la forêt était à peine plus claire que la veille. Onyx
suivit Koumar, qui semblait savoir où il allait. Quand ils
arrivèrent au milieu d’un groupe d’arbres de taille moyenne,
de petits singes prirent la fuite en poussant des cris
d’alarme. Autour des troncs, directement en dessous des
larges feuilles, se trouvaient des bananes en rangées bien
ordonnées, certaines plus vertes, d’autres plus jaunes. Onyx
se souvint d’en avoir vu à Enlilkisar, qui poussaient de la
même façon. Il laissa le Télal choisir celles qui étaient prêtes
à être consommées.
– Pourquoi ces Hokous sont-ils à ton service ?
– Mon peuple est très différent du tien, répondit Onyx.
Mon empire est divisé en de nombreux pays qui sont dirigés
par des rois et des reines, qui ont des serviteurs pour
répondre à leurs besoins tandis qu’ils sont occupés à diriger
leur pays.
– Es-tu un roi ?
– En fait, je suis un empereur, le grand chef de tous les
rois, si tu préfères.
– Tu es donc un homme important.
– Ouais, on pourrait dire ça.
Il jugea que ce n’était pas le moment d’ajouter qu’il était
aussi le fils d’Abussos, surtout qu’il avait perdu tous les
pouvoirs qui lui auraient permis de le prouver.
– Et tes compagnons ?
– Wellan est un prince. Quant aux deux femmes, tout ce
que je sais, c’est qu’elles sont des guerrières. Je ne crois pas
qu’elles fassent partie de la royauté.
– Ta société est en effet bien différente de la mienne.
– Ça, tu peux le dire, mais nous avons tous les mêmes
besoins fondamentaux.
Avec un sourire espiègle, Onyx s’éloigna derrière un
buisson pour soulager sa vessie. Quand ils revinrent
finalement à la grotte, les autres étaient réveillés. Koumar
distribua les bananes et s’assit pour manger.
– Nous allons nous rapprocher le plus possible de la
montagne, car sur la carte, un pont semble franchir la large
rivière qui nous sépare des plaines, expliqua-t-il.
– Est-ce le chemin que la reine a emprunté pour aller à
Telloh ? demanda Sierra.
– Je l’ignore, mais j’espère qu’elle ne possédait pas une
carte comme la nôtre, sinon les Dingirsigs l’ont maintenant
en leur possession et ils connaissent l’emplacement de
toutes nos cités.
– Ce serait désastreux, en effet.
Une fois qu’ils eurent mangé, ils procédèrent à une
toilette sommaire dans une source juste à l’extérieur de la
grotte avant de remplir leur gourde. Onyx se promit de se
baigner à la prochaine rivière, plutôt certain que Wellan en
ferait autant, car les Chevaliers d’Émeraude avaient besoin
de se purifier aussi souvent que possible. Ils passèrent la
journée à suivre un sentier dans la forêt tropicale et ne
s’arrêtèrent que vers l’heure du midi à proximité d’une
nouvelle source. Un épouvantable vrombissement créa alors
une grande panique parmi la faune qui vivait dans les
arbres.
– Ne bougez plus ! ordonna Aranzak. Ils ne pourront pas
nous voir, à moins que nous prenions la fuite à toutes
jambes et qu’ils nous aperçoivent à travers des percées.
– Qui ça ? s’alarma Sierra.
Entre les branches de la canopée, ils entrevirent les
triangles dorés dans le ciel.
– Ils nous survolent beaucoup trop souvent, maugréa
Nanshey.
– Il est évident qu’ils cherchent de nouvelles cités, avança
Koumar.
Dès que la menace fut passée, Aranzak grimpa dans un
arbre pour décrocher des fruits rouges qu’il laissa tomber
dans les mains de ses compagnons. Ils mangèrent en
continuant de tendre l’oreille.
– Aujourd’hui, ils ne pourront pas nous voir, puisque nous
circulerons dans la forêt, leur dit Koumar, mais nous devrons
être extrêmement prudents demain, parce que la carte
indique beaucoup moins d’arbres sur notre route.
Plus tendus que la veille, les membres de l’expédition
avancèrent vers le nord-ouest sans plus échanger un seul
mot jusqu’au coucher du soleil. Ils arrivèrent à la montagne,
au pied de laquelle coulait une majestueuse rivière, deux
fois plus large que celle des Trois Reines.
– Celle-là porte-t-elle un nom ? demanda Dashaé.
– Peut-être bien, répondit Koumar en haussant les
épaules, mais je ne le connais pas.
– Et ces montagnes, ce sont celles des sages ? s’enquit
Sierra.
– Ça, par contre, je peux l’affirmer, fit Aranzak. Ils vivent
dans une immense cité à l’intérieur et seuls les initiés
connaissent l’emplacement de ses entrées.
– Si les Dingirsigs les trouvaient, ce serait vraiment la fin
de notre société, laissa tomber Nanshey.
Une prairie délimitait la fin de la forêt tropicale et le début
d’une forêt de conifères et de feuillus beaucoup moins
dense.
– Où se trouve le prochain abri ? s’informa Onyx.
– La carte dit qu’il est de ce côté-ci de la rivière, mais
dans cet escarpement au milieu de la plaine, répondit
Koumar.
– Nous serons très à découvert pendant que nous nous y
rendons, remarqua Wellan.
Ils entendirent encore une fois les vrombissements
lointains des vaisseaux dorés qui revenaient de leur
patrouille à l’est.
– Même en courant de toutes nos forces, nous ne
pourrons pas nous y rendre assez rapidement, comprit
Sierra. J’estime que l’étape se trouve à plus d’une demi-
heure.
Encore une fois, Onyx regretta d’avoir perdu ses pouvoirs
en arrivant à Azakhou, car il aurait facilement détruit ces
espions célestes.
– Le mieux, c’est d’attendre la nuit avant de tenter d’y
aller, proposa Nanshey. Les Dingirsigs ne viennent jamais de
ce côté du mur quand il fait noir.
Ils s’assirent donc sur des roches plates qui sortaient de
terre et attendirent le moment propice pour continuer leur
route. Dès qu’il commença à faire sombre, Koumar leur fit
signe. L’un derrière l’autre, ils traversèrent la prairie comme
des ombres jusqu’à une curieuse formation rocheuse qui
ressemblait à la tête d’un énorme marteau dont le manche
était planté dans la terre. L’ouverture était plutôt étroite,
mais l’intérieur étrangement spacieux. Tout comme dans les
autres grottes, des pierres lumineuses en éclairaient
l’intérieur.
– C’est plutôt bien et surtout plus frais que dans les
autres étapes, apprécia Dashaé. Moi, ça me plaît.
Aranzak sortit de sa besace le reste des fruits rouges du
midi et ils mangèrent, assis en cercle.
– Est-ce que nous pourrions revoir la carte ? demanda
Wellan, une fois le repas terminé.
– Certainement, accepta Koumar en la déroulant sur le
sol.
– Si nous sommes bien ici, fit Sierra en y appuyant
l’index, nous avons fait presque la moitié du chemin.
Wellan examina plutôt les quatre montagnes auxquelles il
n’avait pas prêté attention au moment de leur départ. Elles
semblaient séparées par des vallées, des canyons et des
cours d’eau.
– À quoi es-tu en train de penser ? le questionna Sierra.
– Cette région ressemble à ce qu’on retrouve à Enlilkisar.
– Il n’est pas question que tu fasses de l’exploration.
– Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas mon intention.
La rivière était si près qu’Onyx pouvait entendre le
clapotis de l’eau contre ses rives pierreuses. Il se promit
donc de s’éclipser au matin pour aller enfin se laver.
– Les Télals sont-ils formés dans ces montagnes ? s’enquit
Wellan.
– Non, répondit Koumar. Notre spéos se trouve à Sidouri,
complètement au nord-est.
– Un spéos ?
– Le temple principal des Télals.
Il leur montra la cité en question sur la carte.
– Une fois que nos parents ont accepté de nous laisser
devenir des protecteurs des prêtresses et de la lune, ils
nous y conduisent et, parfois, ils ne nous revoient qu’une
fois que nous sommes adultes.
– Pouvez-vous nous parler de ce que vous y faites,
s’intéressa Dashaé, ou est-ce trop secret ?
Nanshey consulta ses compagnons du regard pour leur
demander ce qu’ils en pensaient.
– Je ne crois pas que ce soit secret, estima Koumar.
– On y apprend à méditer, à manier le bâton et à devenir
humble, ce qui n’est pas aussi difficile qu’on le pense,
commença alors Aranzak.
– C’est notre engagement qui nous différencie de tous les
autres Lou-Sîn, continua Koumar. On nous enseigne que la
vie est précieuse et qu’elle doit être préservée à tout prix.
– Une fois que nous avons réussi les épreuves finales,
enchaîna Nanshey, on nous envoie quelque part dans le
pays où un temple a besoin de Télals.
– Donc, pas nécessairement où vivait votre famille ? crut
comprendre Dashaé.
– C’est exact. Je suis née à Lagash.
– Moi, à Amarrou, leur apprit Aranzak.
– Et j’ai grandi à Antoum, fit Koumar. Nos parents
savaient qu’ils risquaient de ne plus jamais nous revoir
quand ils nous ont permis de suivre notre destin, mais ils
comprenaient que notre rôle était important.
– Qui a fondé votre ordre ? demanda Onyx.
– Un homme qui s’appelait Haziss, répondit Aranzak. Il a
été le premier timmis des Télals.
– Timmis ? répéta Sierra, intriguée.
– Ça signifie : professeur expert, expliqua Nanshey.
– On dit qu’il a découvert la caverne de Sidouri le premier
et qu’il l’a consacrée à Sîn, ajouta Koumar. Personne ne sait
exactement quand.
– Êtes-vous un autre type de prêtres et de prêtresses ? se
renseigna Wellan.
– On pourrait presque dire ça, oui, se risqua Aranzak, sauf
que nous n’avons pas le droit de présider les cérémonies
sacrées.
Koumar baissa le regard, car c’était son plus grand regret.
– Alors vous vénérez la lune aussi, mais d’une façon
moins pacifique, devina Sierra.
– J’aime bien cette définition, avoua Nanshey.
– Les Télals sont d’avis que l’agression doit parfois être
repoussée par la force quand la négociation devient
impossible, alors ils passent leur vie à entraîner leur esprit
et leur corps uniquement à cette fin, expliqua Koumar.
– Les techniques de combat n’ont pas changé depuis
qu’elles ont été inventées par les anciens, ajouta Nanshey.
Elles sont efficaces et, même si elles sont gracieuses, elles
peuvent aussi être mortelles. Mais nous n’avons pas le droit
de tuer.
– On nous enseigne aussi le recueillement et la prière,
précisa Aranzak. Au cours de notre formation, les timmis
nous envoient de plus aider les villageois autour de Sidouri
pour nous enseigner la compassion et l’empathie.
– Nous apprenons à tendre la main à tout le monde… sauf
aux agresseurs, fit Nanshey.
– Ce que nous comprenons parfaitement, intervint Onyx.
– Avez-vous le droit de vous marier et d’avoir des enfants
? demanda Dashaé.
– Seulement au moment de notre retraite, après vingt ans
de service, la renseigna Koumar.
– À partir de l’année de votre arrivée à Sidouri ?
– Non, répondit Aranzak. À partir du jour où nous
réussissons les épreuves finales. Moi, ça fait cinq ans, déjà.
– Donc, dans quinze ans.
– Certains Télals se retirent dans leur village natal et
parfois ils se marient, mais ce n’est pas le but de leur
existence, précisa Koumar.
– Maintenant, à votre tour de nous raconter comment
vous êtes devenus des Chevaliers, les pria Nanshey.
– Wellan, à toi l’honneur, l’invita Onyx.
– Alors, d’accord. Chez moi, nous sommes recrutés dès
l’enfance par le magicien d’Émeraude, qui nous apprend à
maîtriser notre magie, à écrire, à lire, à compter et à
comprendre les sciences.
Sierra se cacha le bas du visage dans ses mains pour qu’il
ne la voie pas sourire, car ils n’avaient absolument pas la
même définition du mot « sciences ».
– Puis, à l’âge de onze ans, on nous enseigne à manier les
armes et à monter à cheval.
– Cet animal que tu as dessiné pour nous, se souvint
Nanshey.
– Exactement. Avant qu’on nous octroie des bracelets qui
formaient des vortex, les chevaux nous servaient à nous
déplacer jusque sur les champs de bataille. Au lieu de
protéger les temples, nous défendions tout notre continent
contre les envahisseurs.
– Que vous avez réussi à repousser, nota Aranzak.
– Au bout d’une quarantaine d’années de petites victoires
et de grandes défaites, mais je ne vous raconterai pas tout
ça ce soir. À toi, Sierra.
– Chez moi, il n’y a pas de magiciens. Quand nous avons
décidé de faire une carrière dans l’armée, nous
commençons par apprendre le maniement des armes avec
un maître, un peu comme vous le faites, puis nous allons
passer les épreuves à la forteresse d’Antarès pour qu’on
nous place dans l’une des divisions de l’armée. Dans mon
cas, les choses ont été plus faciles que pour la majorité de
mes soldats, car c’est le grand commandant qui était mon
mentor. Il avait déjà décidé que je serais une Chimère,
comme lui.
– Dashaé ? la pria Aranzak.
– Moi, j’ai décidé de devenir soldat après avoir trouvé
mon sabre jadois sur une île près de mon pays natal d’Altaïr.
En y touchant, j’ai su que c’était ma vocation. J’ai donc
appris à m’en servir de mon mieux, ainsi que d’une épée
régulière, d’un poignard et d’une lance. Quand je me suis
sentie prête, je suis allée passer les épreuves du
recrutement et je me suis retrouvée aussi chez les
Chimères, une des quatre divisions dont Sierra est
maintenant la grande commandante.
Les Télals se tournèrent vers Onyx. Un sourire espiègle
joua sur ses lèvres.
– Moi, c’est plus compliqué… Mon père avait décidé de
faire de moi un érudit, alors j’ai passé mon enfance à
étudier, ce que je ne regrette pas du tout. Ce n’est qu’à sa
mort que j’ai pu enfin réaliser mon rêve de devenir soldat.
J’avais commencé à apprendre la magie, mais c’étaient les
armes qui m’intéressaient. J’ignorais, à l’époque, que j’étais
un puissant sorcier. J’ai donc grimpé les échelons le plus
naturellement du monde dans l’armée, jusqu’à ce que je
devienne le lieutenant du premier commandant des
Chevaliers d’Émeraude, celui qui a précédé Wellan. Au fil
des ans, après une pause bien méritée, je me suis intéressé
de nouveau au combat et je ne vais pas passer la nuit à
vous raconter tout ce que j’ai fait depuis.
– Nous en savons déjà beaucoup plus, le remercia
Koumar. Nous avons encore énormément de route à
parcourir et nous avons besoin de dormir.
D’un commun accord, ils se couchèrent sur le sol et
fermèrent l’œil.
21

Au matin, Onyx se réveilla avant ses compagnons et


décida qu’il avait vraiment besoin d’un bain. Sans faire de
bruit, il sortit de la grotte et commença par examiner les
alentours dans la demi-obscurité. S’il avait encore eu ses
facultés magiques, cette vérification n’aurait nécessité
qu’une fraction de seconde, mais il dut se servir de tous ses
sens humains. Ne captant aucune présence indésirable ni
aucun bruit suspect, il se dirigea vers la rivière.
Il venait de commencer à se déshabiller quand Wellan
arriva près de lui.
– On dirait bien que nous avons eu la même idée.
– Et ce n’est pas trop tôt, grommela Onyx. J’ai appris à
purifier mon corps il y a plus de cinq cents ans, lorsque j’ai
rejoint les Chevaliers d’Émeraude, et je n’ai plus jamais été
capable, même quand j’étais prisonnier à Espérita, de me
passer de ce rituel qui, en fait, renforce notre magie.
– Que nous avons perdue.
– Ne retourne pas le fer dans la plaie, je t’en prie.
Wellan ôta aussi ses vêtements et le rejoignit dans la
rivière, où le courant n’était pas aussi fort qu’il l’avait
d’abord cru. L’eau était froide, mais pas glaciale.
– J’en avais tellement besoin… se délecta Onyx.
– Ton séjour sous le joug de Nomar n’a pas dû être très
agréable.
– Tu me connais bien, maintenant, Wellan. Tu sais à quel
point ma liberté est importante, pour moi. J’ai ruminé ma
colère pendant de longues années. Je suis devenu morose et
plutôt déplaisant.
– Oh, mais je me souviens très bien de notre affrontement
dans la cour du Château d’Émeraude, quand tu avais pris
possession du corps de Sage.
– C’est du passé, maintenant.
– Je suis content que tu aies réussi à te libérer de ces
vieux souvenirs et que nous ayons pu devenir des alliés.
– Sache que même lorsque nous ne l’étions pas, je t’ai
toujours admiré, avoua Onyx.
Ils nagèrent un peu, puis se mirent la tête sous l’eau pour
débarrasser leurs cheveux de la sueur et de la poussière. En
refaisant surface, Onyx crut voir quelqu’un se cacher
derrière des rochers.
– Sortons d’ici, lâcha-t-il, inquiet.
– Tu entends une patrouille ?
– Nous avons un espion à capturer.
– Un espion ?
Il comprit qu’Onyx ne plaisantait pas, car il avait
subitement perdu son comportement détendu pour
redevenir d’un seul coup le soldat qu’il avait côtoyé jadis. Ils
s’habillèrent en vitesse.
– Nous devrons profiter de tous les cours d’eau que nous
rencontrerons, dit-il à Wellan en lui faisant signe de
demeurer naturel.
– J’allais justement le mentionner.
Onyx lui pointa le rocher où il avait perçu l’intrus. Ils se
séparèrent de chaque côté pour le surprendre.
L’adolescente aperçut d’abord Onyx. Elle détala en direction
opposée et se retrouva tout droit dans les bras de Wellan.
– Lâchez-moi ! hurla-t-elle en se débattant comme un
démon.
– Je ne pense pas que ce soit un Dingirsig, nota Onyx.
– Jamais de la vie ! cria-t-elle, horrifiée.
– Je te le confirme, fit Wellan en la retenant solidement.
Elle s’appelle Nannar et c’est une apprentie prêtresse du
temple d’Azakhou. Ramenons-la vite à l’étape avant qu’elle
ameute l’ennemi.
– Je vous ai dit de me lâcher !
Onyx ramassa le bâton de Télal qu’elle avait laissé
tomber sur le sol et suivit Wellan, qui transportait la petite
diablesse sur son épaule. Il la déposa par terre à l’entrée de
la grotte et la poussa à l’intérieur.
Leurs compagnons furent bien surpris de voir apparaître
l’adolescente plutôt que les deux hommes. Nanshey
reconnut aussitôt Nannar.
– Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je vous ai suivis, grommela l’apprentie, mécontente
d’avoir été capturée.
– Ce qui veut dire que tu es restée à l’extérieur de nos
abris chaque fois que nous nous arrêtions pour dormir ?
– Oui, mais je m’installais tout près, au cas où. Je n’ai pas
eu peur, même pas des grands chats sauvages.
– La plus grande qualité d’un Télal, c’est l’obéissance en
toutes circonstances, Nannar. Nous t’avons demandé de
rester à Azakhou.
– Pour y faire quoi ? Je n’ai plus de parents, plus de
famille. Je dépends de tout le monde et parfois, on m’oublie.
Savais-tu que je vis dans la grotte de la rivière souterraine
parce que je n’ai pas d’autre endroit où aller ?
– Parce que tu refuses de t’attacher à un seul protecteur.
– C’est faux. Je me suis attachée à toi, mais tu ne peux
pas prendre soin de moi parce que ton ordre ne te le permet
pas. Si je t’ai suivie, c’est parce que je veux savoir ce qui est
arrivé à mon père et à ma mère. Personne ne peut me le
dire, à Azakhou. Alors, j’ai décidé d’aller chercher les
réponses là où elles se trouvent.
Nanshey soupira avec découragement.
– Et aussi, pour voir le mur de près, ajouta l’adolescente
en se radoucissant.
– Tu sais pourtant ce qui est arrivé à la reine, qui a voulu
faire la même chose.
– Je ne suis pas la reine et tu m’as enseigné à me
défendre.
– Tu n’auras pas le dernier mot, Nanshey, intervint Onyx
avec un large sourire. Je sais de quoi je parle. J’ai une fille
du même âge.
– Qu’allons-nous faire d’elle ? demanda Koumar.
– Je peux difficilement la renvoyer à Azakhou toute
seule…
– Il n’est pas question que j’y retourne non plus, protesta
Nannar. Je continue avec vous.
– Chez moi, on dit que les voyages forment la jeunesse,
les informa Dashaé pour détendre l’atmosphère.
– Je n’ai jamais entendu ce dicton, avoua Aranzak. Les
Lou-Sîn ne vont nulle part, de toute façon.
– Sauf les Télals, lui fit remarquer Nannar.
– Quand on leur assigne un temple, ils y restent, à moins
que les sages les envoient ailleurs.
– Cette discussion est terminée, trancha Nanshey. Pour
l’instant, tu peux nous suivre, jeune fille. Nous réglerons ton
cas plus tard.
– C’est tout ce que je demande. Merci.
Sierra regarda tour à tour Wellan et Onyx.
– Pourquoi êtes-vous trempés, tous les deux ?
– Il y a une magnifique rivière aux eaux limpides à
quelques pas d’ici, tenta de l’amadouer son mari.
– Vous rendez-vous compte que sans votre magie pour
vous sécher instantanément, vous allez geler quand nous
reprendrons la route ?
– Nous avons déjà combattu sous la pluie pendant des
jours, autrefois, et elle était bien plus froide que l’eau de
cette rivière, tenta Onyx.
– Et comment vous séchiez-vous ?
L’empereur serra les lèvres pour ne pas lui donner raison
: ils avaient encore leur magie, à cette époque.
– Nous avons seulement obéi à notre instinct de
Chevaliers d’Émeraude, qui nous demande de nous purifier
chaque fois que nous en avons l’occasion, ajouta Wellan.
– Et soyez sans crainte, renchérit Onyx, nous n’obligerons
personne à faire la même chose.
– C’est décidément la journée des discussions, soupira
Nanshey.
– Nous devrions partir, maintenant, les pressa Koumar.
Nanshey se tourna vers Nannar.
– Si tu nous désobéis une seule fois, je t’obligerai à
retourner seule à Azakhou.
– Je l’avais déjà deviné.
– Écoutez-moi bien, exigea Koumar. À partir d’ici, notre
route va devenir beaucoup plus dangereuse, car il y aura
très peu d’arbres pour nous cacher et les patrouilles seront
de plus en plus fréquentes. Vous devrez être très attentifs et
m’obéir promptement, sinon nous risquons de ne jamais
revenir de cette expédition.
– Bien compris, répondit Dashaé pour tous les autres.
Ils mangèrent rapidement et quittèrent l’étape, leurs sens
aux aguets. Koumar reprit la tête du groupe et se dirigea
tout droit vers la lisière de sapins qui bordait la rivière. Mais,
après le pont, une grande plaine s’étalait jusqu’à Telloh.
Ils marchèrent en silence et quelques heures plus tard, ils
atteignirent l’étape suivante. Elle était entourée de vergers
sauvages.
– Les sages ont vraiment pensé à tout, se réjouit Aranzak.
Installez-vous. Je reviens tout de suite.
Le groupe se réfugia dans la grotte et Koumar déroula
encore une fois la carte.
– Lorsque nous aurons franchi le pont, au lieu de piquer
directement vers la cité, je suggère que nous choisissions
un sentier plus près du pied de la montagne, qui nous
mènera jusqu’au lac. Ainsi, nous ne serons à découvert que
la dernière journée du parcours.
– Ce serait en effet plus prudent, l’appuya Onyx.
Aranzak revint avec de belles pommes rouges. En les
apercevant, l’empereur se rappela qu’il avait déjà été un
simple soldat qui ne mangeait pas toujours à sa faim. Ils se
reposèrent en croquant dans les fruits. Puis, quand Koumar
se leva, ils comprirent que c’était le moment de partir.
– Allons voir à quoi ressemble ce pont, car c’est sûrement
le seul qui existe dans tout le pays, les encouragea
Nanshey.
Ils quittèrent le refuge et suivirent encore une fois la
rivière. Ils aperçurent des cerfs, des renards et des
marmottes ainsi que des oiseaux aquatiques qui les
regardaient passer. Dans les hauteurs, Onyx vit aussi des
mouflons et de grosses chèvres blanches qui sautaient de
rocher en rocher. Il continua d’étudier attentivement les
lieux, tout comme Wellan, d’ailleurs. En bas s’étendaient
des espaces herbeux ponctués de bosquets de feuillus au
milieu d’un certain nombre de conifères. Puis, sur le flanc de
la montagne, les arbres se faisaient plus rares et étaient
entourés de prés clairsemés. Au sommet, la végétation était
quasi inexistante. Il n’y avait plus que des rochers et même
de la neige.
Ils arrivèrent finalement devant un long pont qui tombait
en décrépitude. Le poids des ans avait rendu ses assises
inégales et il manquait plusieurs pierres à sa surface. On
pouvait même voir la rivière par les trous.
– Il avait l’air plus solide sur ta carte, laissa tomber Onyx
en se tournant vers Koumar.
– Qu’est-ce qui est le plus risqué ? demanda Sierra. Le
traverser ou nager jusqu’à l’autre rive ?
Koumar examinait aussi la situation. Le pont franchissait
en fait le croisement de deux rivières : celle qu’ils avaient
suivie et une autre qui arrivait tout droit des sommets
enneigés avec beaucoup de force, créant un courant
turbulent qui pourrait certainement entraîner les nageurs
moins puissants.
– Je vais le traverser en premier, annonça Onyx.
Il n’attendit pas que ses compagnons l’en empêchent et
avança prudemment sur les pierres qui lui semblaient les
plus solides. Ils retinrent leur souffle en le suivant des yeux.
– On dirait qu’il n’a jamais peur de rien, commenta
Dashaé.
– Ce n’est pas le moment de vous raconter toutes les fois
où il nous a fait paniquer, soupira Wellan, mais j’en aurais
long à dire…
Quand Onyx arriva enfin de l’autre côté, il leur fit signe
d’avancer lentement.
Dashaé décida de s’y aventurer la deuxième et fut tout
de suite suivie par Nannar et Nanshey. Sierra, Wellan,
Aranzak et Koumar attendirent qu’elles aient rejoint Onyx
avant de les imiter. Ils n’aimaient pas que les pierres
bougent sous leurs pas, continuellement secouées par le
courant qui frappait le pont, mais ils n’avaient pas le choix :
ils devaient traverser cet obstacle. Ils ne se détendirent
qu’une fois qu’ils furent tous sur la rive opposée et se
remirent en route en restant près de la montagne.
– Il n’y a plus d’autres étapes sur la carte, leur apprit
Koumar.
– Nous trouverons bien un endroit sécuritaire pour la nuit,
les encouragea Onyx.
Les autres n’en étaient pas aussi sûrs, mais ils ne
manifestèrent pas leur angoisse. À l’heure du midi, ils
s’arrêtèrent entre des rochers, au pied d’une grande chute,
et Aranzak leur distribua le reste des pommes.
– Une fois que nous aurons atteint le lac, Telloh ne devrait
plus se trouver qu’à une journée de marche, leur dit
Koumar.
– Nous ne savons pas dans quel état sera la ville, alors
nous devrons être très prudents, ajouta Nanshey.
– Que fait-on si elle fourmille de Dingirsigs ? demanda
Nannar.
– Nous pourrions en capturer un pour en apprendre
davantage à leur sujet, suggéra Onyx.
– Ou l’échanger contre la reine et le prince, ajouta
Aranzak.
– Et mes parents ! réclama Nannar.
– Le mieux, c’est d’attendre de voir ce qui nous attend,
trancha Wellan.
Sierra lui adressa un regard rempli de fierté. Quand ils
eurent contourné le pied de la montagne et qu’ils furent
sortis des rochers, ils aperçurent enfin l’immense mur, trois
fois plus haut que les murailles du Château d’Émeraude. Il
étincelait sous les rayons du soleil.
– Alors, là, c’est certain que c’est du métal, observa
Sierra.
– Il est immense ! s’exclama Dashaé. Mais comment ont-
ils pu produire autant de cette matière ?
– Ce mur est un mystère pour tout le monde depuis trente
ans, indiqua Koumar.
– Mais tout finit toujours par s’expliquer, lâcha Onyx, qui
aimait les mystères.
Ils marchèrent en direction du lac.
– Si jamais les triangles volants arrivent vers nous,
mettez-vous en boule sur le sol et ne bougez plus, leur
recommanda Nanshey. Nous ne devons pas ressembler à
des êtres humains, mais nous transformer le plus possible
en petits rochers.
Onyx n’était pas le genre d’homme à reculer devant un
ennemi, mais il comprenait que sans ses pouvoirs
magiques, il était préférable qu’il fasse ce qu’elle lui disait…
pour l’instant.
Ils avancèrent toute la journée sans encombre et
s’arrêtèrent enfin près du lac. De grands saules pleureurs
leur procurèrent un abri contre les patrouilles, mais pas
contre le vent et le froid. Ils en profitèrent pour remplir les
gourdes. Encore une fois, Aranzak partit à la recherche de
nourriture et revint avec sa besace remplie de petits fruits
sauvages. Ils mangèrent en silence, plutôt découragés de se
trouver à quelques kilomètres d’un mur infranchissable et,
surtout, d’être aussi vulnérables.
– Au lieu de geler toute la nuit, nous pourrions nous
remettre en route, suggéra Onyx.
– C’est exactement ce que je me disais, l’appuya Koumar.
– Surtout qu’il n’y a jamais de patrouilles quand il fait
sombre, ajouta Nanshey.
– Et ça nous permettra de nous réchauffer, acheva de les
convaincre Dashaé.
Dès que le soleil fut couché, ils se dirigèrent vers Telloh.
22

À la queue leu leu, les membres de l’expédition


traversèrent la plaine, uniquement éclairés par la lune. Ils
faisaient bien attention de ne pas trébucher sur les
obstacles qui se cachaient dans l’herbe. Une blessure
pourrait considérablement les ralentir.
Le vent froid leur faisait conserver un bon rythme, ce qui
leur permettait de se réchauffer, mais la jeune Nannar ne
portait que sa mince robe de prêtresse. La température
dans le Nord était moins clémente qu’à Azakhou, où elle
avait passé toute sa vie. Onyx pouvait même l’entendre
claquer des dents. Puisqu’elle marchait devant lui, il lui mit
la main sur l’épaule.
– Je sais que tu essaies de te montrer brave, petite, mais
tu ne nous seras d’aucun secours si tu tombes malade
avant d’arriver à Telloh.
– Je n’ai pas pensé à apporter d’autres vêtements, avoua-
t-elle d’une voix tremblante.
– Retourne-toi.
Nannar ne savait pas ce qu’il avait l’intention de faire,
mais le ton de sa voix lui rappela celui de son père et elle lui
obéit sans répliquer. Onyx la prit par la taille et la hissa dans
ses bras.
– Accroche-toi à mon cou et à ma taille. J’ai tellement
chaud que je peux bien en faire profiter quelqu’un d’autre.
Il avait raison. La chaleur qui s’échappait de sa chemise
réconforta aussitôt l’adolescente. Elle s’appuya même la
tête dans son cou.
– Pourquoi fais-tu ça pour moi ?
– Parce que j’ai des enfants et que si l’un d’entre eux se
trouvait dans la même situation que toi, j’aimerais que
quelqu’un les réchauffe, même un étranger en provenance
d’un autre monde.
– Comment elle s’appelle, ta fille qui a mon âge ?
– Ayarcoutec, répondit-il en continuant de suivre les
autres d’un bon pas. Elle a le même caractère que toi.
– Est-ce qu’elle me ressemble ?
– Physiquement, pas du tout. C’est à l’intérieur que vous
êtes pareilles.
– J’espère que tu pourras rentrer chez toi, quand les
Dingirsigs seront tous morts, et que tu la reverras.
– Pas autant que moi.
– Est-ce que tu as d’autres enfants ?
– Oui, j’en ai beaucoup, l’informa-t-il en lui frictionnant le
dos. Les plus vieux sont des adultes et les autres sont
encore très jeunes.
– J’aurais bien aimé que mes parents aient plus d’enfants.
Je ne serais pas seule au monde, aujourd’hui.
– On ne peut pas revenir sur le passé, Nannar. J’en sais
quelque chose. Il faut vivre au présent et jeter un œil de
temps à autre au futur.
– Je m’en souviendrai.
Au bout de ses forces, Nannar s’endormit contre lui.
Koumar arrêta finalement le groupe dans un petit bois isolé
au milieu de la plaine pour leur permettre de se reposer.
– Le soleil va bientôt se lever et il nous faudra nous
exposer au regard de l’ennemi pour pouvoir atteindre notre
destination, déclara-t-il.
Ils prirent place en cercle entre les troncs.
Nannar ne se réveilla même pas quand Onyx s’assit avec
les autres. Il se coucha sur le côté en la gardant contre lui
pour la protéger du vent. Il avait vraiment besoin de dormir,
lui aussi. Alors pour l’aider à réchauffer davantage
l’adolescente, Dashaé vint s’allonger dans le dos de Nannar
et se colla contre elle.
– Merci, murmura Onyx.
– C’est bien la moindre des choses.
Il réussit à fermer l’œil en espérant que les Dingirsigs ne
leur tombent pas dessus en pleine nuit, car il aurait du mal
à réagir rapidement dans une telle position.
Wellan fut le premier à se réveiller. Il s’éloigna du groupe
pour s’occuper de ses besoins matinaux, puis se retourna
pour observer au loin cet énorme mur dont il ne comprenait
pas la fonction, puisque les Lou-Sîn étaient des gens
pacifiques dont les Dingirsigs n’avaient rien à craindre.
Sierra le rejoignit quelques minutes plus tard et lui arracha
un baiser.
– Je n’en pouvais plus…
– Ils savent que nous sommes mariés, ma chérie, lui
rappela Wellan. Tu peux m’embrasser quand tu en as envie.
– Même au beau milieu d’une mission aussi importante ?
Je ne voudrais surtout pas te déconcentrer, mon grand
héros.
Elle se faufila dans ses bras et le serra très fort
– Es-tu fâchée contre moi de nous avoir fait aboutir ici ?
s’inquiéta-t-il.
– Comment pouvais-tu savoir que les coordonnées
avaient été changées sur ton bracelet et que la page où tu
les avais notées avait été arrachée ? D’ailleurs, où est le
bracelet, en ce moment ?
– Dans le coffre où nous rangeons la vaisselle à Azakhou.
J’ai pensé que ce serait une très mauvaise idée que ces
Dingirsigs mettent la main dessus, au cas où nous serions
capturés en nous approchant de Telloh.
– Tu as bien fait. Crois-tu que nous finirons par rentrer
chez nous ?
– Tu sais bien que je suis un éternel optimiste. Nous
trouverons le moyen de retourner à Alnilam. Mais en
attendant, les Lou-Sîn ont besoin de nous.
– Je te ferai remarquer que nous ne savons toujours pas
ce que nous pourrons faire pour eux.
– C’est pour ça que nous devons noter le moindre détail
qui pourrait nous fournir une piste.
Sierra vit alors Aranzak leur faire signe d’approcher. Elle
embrassa Wellan une dernière fois, lui prit la main et
l’entraîna en direction des autres. Ils étaient assis en cercle
entre les arbres et mangeaient le reste des petits fruits.
Aranzak leur remit leur portion.
– Si la lune nous accorde sa protection, nous serons à
Telloh avant la nuit, les informa Koumar.
– Cette cité est-elle aussi bien cachée qu’Azakhou ?
demanda Wellan.
– Enntemey prétend que oui. Autrefois, quand elle était
au-dessus du sol, elle se situait plus au sud. Ses habitants
ont migré vers le nord, où se trouvaient des cavernes.
– Quelqu’un sait-il comment les Dingirsigs ont réussi à
s’emparer de la reine ? s’enquit Dashaé.
– Pas vraiment, soupira Aranzak. La seule explication
possible, c’est qu’elle faisait partie d’un détachement qui
s’est aventuré trop près du mur. Autrement, ils n’auraient
pas pu la retrouver à l’intérieur des grottes. Vous savez
maintenant que nous sommes devenus des experts de la
dissimulation.
– Mais l’oracle croit qu’il va bientôt arriver quelque chose
de terrible à Telloh, leur rappela Wellan.
– Elle a vu des images de violence, mais il est difficile
pour elle d’estimer le moment exact des événements que la
lune lui fait voir, expliqua Koumar.
– Donc, ce pourrait déjà être arrivé ? s’alarma Sierra.
– Ce n’est pas impossible.
– Ou, pire encore, ça pourrait se produire tandis que nous
y serons, avança Dashaé.
– Espérons que non et que nous aurons le temps
d’évacuer la cité, souhaita Nanshey. Nous ramènerons tout
le monde à Azakhou sous le couvert des arbres et Onyx
enseignera à leurs Télals comment affronter l’ennemi.
– Restons dans le présent, voulez-vous ? répliqua
l’empereur. Ce qui importe en ce moment, c’est de garder
l’œil bien ouvert et de réagir rapidement.
Dashaé se surprit à désirer que les Dingirsigs les
attaquent juste pour voir ce grand homme de guerre en
action. Elle baissa aussitôt la tête, honteuse. À côté de
Nanshey, Nannar mangeait en silence, ce qui inquiéta la
Télal qui veillait sur elle. Elle lui mit la main sur le front.
– Tu ne fais pourtant pas de fièvre. Comment te sens-tu ?
– Je vais bien, mais je suis en train de réfléchir.
– Est-ce que ce sont des pensées que tu veux partager
avec nous ?
– J’étais en train de me dire que si je découvre que mes
parents sont morts, finalement, je demanderai à Onyx de
m’emmener avec lui dans son monde pour devenir sa fille.
– Ce serait un honneur de te prendre chez moi, Nannar,
lui dit Onyx pour lui redonner un peu d’espoir.
– Merci…
Des questions surgirent dans l’esprit d’Onyx, qui se
tourna vers Koumar.
– Quelqu’un a-t-il déjà vu Sîn ?
– Mon timmis m’a déjà raconté qu’elle était apparue aux
premiers sages, autrefois.
– À quoi ressemble-t-elle ? s’intéressa Dashaé.
– Il m’a seulement dit qu’elle avait de longs cheveux noirs
et que sa peau était aussi blanche que le lait. Elle portait
une robe semblable à celle des prêtresses, sauf qu’elle était
immaculée.
– C’est sans doute pour cette raison qu’elles ont décidé
de s’habiller ainsi, devina Sierra.
– Elle est descendue du ciel pour leur révéler les
préceptes que devaient observer tous les Lou-Sîn, continua
Koumar.
– Et elle n’est jamais revenue par la suite ? se renseigna
Wellan.
– Si les sages l’ont revue, ils ne nous l’ont jamais dit.
– Mais vous devez savoir que ce sont des reclus qui n’ont
aucun contact avec l’extérieur, ajouta Aranzak. Nous ne
savons pas vraiment ce qu’ils font dans leurs montagnes,
mais nous pensons que c’est pour notre bien.
Onyx mangea en repassant tout son propre panthéon
dans son esprit. Il n’avait connu qu’une seule « Cinn », soit
la fille de Parandar, que ce dernier avait chargée de faire
régner la justice parmi les dieux. Elle avait aussi recueilli
toutes les puissantes armes magiques que Danalieth avait
créées chez les Elfes pour que les humains ne s’en servent
jamais et les avait cachées dans ses temples à Enkidiev.
C’est d’ailleurs ainsi qu’il avait lui-même acquis jadis sa
griffe de toute-puissance… Onyx se souvint alors d’avoir
aperçu la déesse, ce jour-là, près des piliers de pierre qui
étaient les vestiges d’un ancien portique. La description de
Koumar ne s’éloignait pas vraiment de ce qu’il avait vu. «
Tiens donc, c’était un jour où la lune occupait un endroit très
précis dans le ciel… » Il ne lui servait à rien d’exposer
maintenant sa théorie que Sîn et Cinn puissent être la
même personne, surtout qu’on l’avait informé que seuls
Parandar, Theandras et Fan avaient échappé à la sournoise
attaque qui avait détruit leur monde céleste. Ils vivaient
désormais en simples mortels. Cinn avait dû périr avec le
reste de sa famille.
– Êtes-vous prêts à partir ? demanda Koumar en le tirant
de ses réflexions.
Wellan se leva pour indiquer que oui et les autres en
firent autant. Devant eux, la plaine s’étendait pratiquement
jusqu’au mur de métal, couverte d’herbe et de graminées.
Ils ne pouvaient pas encore apercevoir les formations
rocheuses qui étaient censées abriter la population de
Telloh. Ils piquèrent directement vers l’ouest et tombèrent
rapidement sur des milliers de tulipes sauvages, qui
ponctuaient le tapis végétal.
Au loin, un troupeau de curieux animaux les regardèrent
passer. Ils ressemblaient à de grosses souris, presque aussi
grandes qu’un homme, debout sur leurs pattes arrière.
Wellan marchait derrière Koumar en continuant de les
observer. Tout à coup, les bêtes se mirent à faire de grands
bonds en direction d’un autre troupeau de leurs semblables.
Un peu plus loin, des oiseaux coureurs de grande taille aux
ailes trop courtes pour voler relevèrent leur long cou pour
déterminer si ces humains représentaient un danger. « Il
faudra que je mette tout ça dans mon journal… »
De son côté, Onyx guettait plutôt le ciel au-dessus du
mur, au cas où l’envahisseur déciderait d’envoyer une
patrouille au moment même où ils étaient le plus
vulnérables dans la prairie. En fait, sans se le dire, ils
étaient tous très tendus. Koumar ne leur accorda une pause
que vers l’heure du midi, près d’une source qui jaillissait
d’un groupe de rochers entourés d’arbres. Ils y prirent place
et remplirent leur gourde. Aranzak entra dans l’eau et
arracha de longues plantes vertes qu’il leur rapporta
quelques minutes plus tard.
– Ce sont des algues riches en protéines et en fibres, mais
je vous avertis, le goût n’est pas terrible. Toutefois, je peux
vous assurer que si vous en mangez, vous n’aurez pas faim
avant d’arriver à Telloh.
Ils hésitèrent en étudiant les plantes gluantes dans leurs
mains. Alors, Onyx, qui n’avait jamais eu peur d’essayer
quelque chose de nouveau, mordit dans son algue.
– J’avoue qu’au début, ça goûte la vieille sandale, mais au
bout de quelques minutes, on s’y habitue. Et comme c’est
tout ce que nous avons à manger…
Pour l’appuyer, Wellan se risqua aussi. Il mastiqua
pendant un moment avant de leur donner son avis.
– Il dit vrai.
Nannar l’imita et bientôt, tous finirent par se nourrir.
Sierra fut la seule à faire la grimace, mais elle savait aussi
qu’elle avait besoin de toutes ses forces pour atteindre la
cité. Ce qui ne l’empêcha pas de regretter tous les bons
restaurants où elle avait mangé avec Wellan. Ils burent
ensuite beaucoup d’eau, sans vraiment arriver à se
débarrasser du désagréable arrière-goût.
– Nous trouverons sûrement quelque chose de mieux à
nous mettre sous la dent, une fois là-bas, promit Onyx.
Wellan se coucha sur le dos pour se reposer un instant et
aperçut, sur une branche de l’arbre au-dessus de lui, un
petit mammifère dont la longue queue était repliée sur son
dos. Cinq versions miniatures de la bête étaient accrochées
à sa queue. Immobiles, ils se sentaient menacés par la
présence des humains et avaient bien hâte qu’ils partent.
– Vous avez dit à Onyx que ce mur gigantesque avait été
construit en une seule nuit, fit Wellan. Quelqu’un a-t-il
avancé une explication ?
– Non, soupira Nanshey. Les Lou-Sîn qui habitaient dans
les cités de l’ouest ont tous disparu, alors ils n’ont pas pu
nous le dire. Quant aux habitants de Telloh et de Lagash,
leurs messagers affirment qu’ils se sont levés un matin et
que le mur était là. Ils n’ont rien entendu pendant la nuit.
– Mais qui peut bien faire une chose pareille ? lâcha
Dashaé.
– Des sorciers, à mon avis, avança Onyx.
– Qui ressemblent à des triangles dorés ? osa demander
Sierra.
– Non, répondit Koumar. Ce ne sont que des pirogues qui
volent. Il y a des hommes assis dedans.
– Ils sont tranquilles depuis une dizaine d’années, sauf
pour les patrouilles, ajouta Aranzak.
– Que veut dire Dingirsigs ? s’enquit Onyx.
– Dieux des étoiles, répondit Koumar.
– Comment savez-vous que ce sont des dieux ?
– Nous l’avons présumé, étant donné qu’ils ont été
capables de faire disparaître notre magie. Les prêtresses ont
dû modifier tous les rituels en conséquence.
– Et la magie des Télals ?
– Elle a disparu également, intervint Nannar. Il n’y a
qu’Ereshki qui a conservé son don de vision. Crois-tu que
notre magie reviendra une fois qu’ils seront partis ?
– En règle générale, lorsque les sorciers meurent, leurs
mauvais sorts disparaissent avec eux, la rassura Onyx.
Alors, oui, vous pourrez recommencer à vivre comme avant,
mais ce serait une bonne idée que les Télals adoptent un
rôle plus actif dans la défense de votre pays.
– Ce n’est pas le moment d’en parler, trancha Koumar.
Nous devons d’abord évacuer Telloh avant que les Dingirsigs
frappent la cité. En route. Nous y sommes presque.
23

Sur leurs gardes, les membres de l’expédition


avançaient bon train sur la plaine, se rapprochant de plus
en plus de Telloh. Ils ne parlaient pas, mais chacun
combattait bravement ses propres angoisses.
Puis soudain, ce qu’ils redoutaient arriva. Sept triangles
dorés s’élevèrent au-dessus du mur de métal. Koumar fut le
premier à les apercevoir.
– Dingirsigs ! hurla-t-il.
Ils se jetèrent par terre et se cachèrent la tête entre les
genoux. Seule une immobilité complète pouvait désormais
les sauver.
– Combien de temps dure une patrouille ? demanda
Wellan.
– Jamais très longtemps, répondit Koumar. Surtout, ne
bougez pas. Ils vont revenir en sens inverse.
Onyx tourna légèrement la tête pour observer l’approche
des vaisseaux. « Je suis capable de tuer un dragon volant,
alors je peux sûrement abattre ces oiseaux en métal… »
évalua-t-il. Si Wellan avait pu lire ses pensées, il aurait
sûrement rétorqué qu’ils ignoraient combien l’envahisseur
en possédait et de quoi ils étaient réellement capables.
Cette pause aurait pu leur faire du bien s’ils n’avaient pas
été figés dans cette position aussi longtemps. Mais Koumar
avait dit vrai : les triangles revinrent au bout d’une demi-
heure et disparurent de l’autre côté du mur.
– Courez ! ordonna-t-il.
Ils ne se firent pas prier. Ses anciens réflexes dictèrent à
Onyx de rester derrière le groupe pour s’assurer qu’aucun
de ses compagnons ne trébuche dans les touffes d’herbe et
qu’il se retrouve séparé des autres. « À la guerre, on
n’abandonne jamais les siens… » Malgré la douleur
grandissante dans leurs jambes, ils ne ralentirent pas leur
allure. Même Nannar courait comme un lièvre au milieu des
adultes.
Les premières formations rocheuses furent finalement en
vue. Wellan espéra que ce soient celles qui abritaient les
logis de Telloh. Ils ne s’inquiétèrent pas de ne voir personne
à l’extérieur, car les Lou-Sîn vivaient désormais dans des
cavernes. L’œil expert de Koumar repéra une première
entrée. Il s’y arrêta et laissa passer tout le monde devant lui
avant de les suivre à l’intérieur. Lorsqu’il les rejoignit, ils se
tenaient au milieu d’une grande caverne, pliés en deux pour
reprendre leur souffle. Les Télals semblaient très inquiets.
– Que se passe-t-il ? s’alarma Koumar.
– Rien, justement, l’informa Aranzak.
– Écoute, ajouta Nanshey.
Ils ne percevaient pas le moindre bruit, même en
provenance des tunnels qui menaient aux galeries et aux
autres grottes.
– On dirait qu’ils sont partis, angoissa Aranzak.
– Regardez partout et ramenez ici tous ceux que vous
trouverez, décida Koumar.
Nannar suivit Nanshey, alors que Dashaé emboîtait le pas
à Aranzak. Wellan et Sierra partirent ensemble. Onyx
préféra procéder seul à cette recherche, tout comme
Koumar, d’ailleurs. Au bout d’une heure, ils revinrent à leur
point de départ, découragés de n’avoir vu aucun habitant
dans cette partie de la cité.
– Il n’y a qu’une seule explication, laissa tomber Nanshey.
Les Dingirsigs savent où nous nous cachons. Si les Lou-Sîn
avaient réussi à fuir, nous en aurions croisé en venant ici.
– Et ça expliquerait la plus grande fréquence des
patrouilles, ajouta Aranzak. Ils sont à la recherche des
autres cités et ils vont finir par tous nous exterminer pour
s’installer à Ashur-Sîn à notre place.
– Je n’ai vu ni sang ni indices de violence dans ces
grottes, signala Onyx.
– Ils ne peuvent pas les avoir suivis volontairement, tout
de même, maugréa Sierra.
– Les repas ont été laissés en plan et les lits n’ont pas été
faits, ajouta Koumar.
– Comme nous l’a raconté le petit garçon de Zabarnit, ils
ont sûrement été surpris, paralysés et emmenés contre leur
gré, avança Aranzak.
– Plus d’un millier de personnes vivaient ici et tout autant
dans les villages, leur rappela Nanshey. Ils ne peuvent pas
avoir réussi un tel exploit entre la vision d’Ereshki et notre
arrivée.
– Au lieu d’essayer de deviner ce qui est arrivé ici, ne
devrions-nous pas aller voir si les Lou-Sîn se sont réfugiés
dans les villages ? proposa Dashaé.
– Peut-on s’y rendre en passant sous terre ? demanda
Sierra.
– Habituellement, les villages sont indépendants de la
cité, expliqua Koumar, mais c’est la première fois que je
viens à Telloh et les villes souterraines n’apparaissent pas
sur notre carte.
– Si nous localisons le jardin communautaire, nous
trouverons les villages qui s’établissent généralement tout
autour, proposa Nanshey.
Il fut donc décidé de procéder ainsi. Après avoir jeté un
œil prudent dehors, ils sortirent de la caverne. Ils
s’arrêtèrent près d’un haut rocher qui dominait le paysage.
Dashaé leva les yeux vers le sommet et annonça qu’elle
allait scruter toute la région à partir de ce poste
d’observation. Très habile en escalade, elle l’atteignit en
quelques minutes à peine et pointa le bras vers le nord-
ouest avant de redescendre. Le groupe marcha donc entre
les rochers dans cette direction et finit par atteindre les
jardins. Ils se faufilèrent dans toutes les entrées de caverne
qu’ils purent trouver, mais l’endroit était également désert.
– Nous sommes arrivés trop tard, regretta Aranzak. Nous
devrions rentrer à Azakhou pour trouver une façon de ne
pas subir le même sort que Telloh. Je vais aller chercher de
la nourriture pour le voyage.
– Je suis d’accord pour la nourriture, répliqua Onyx, mais
avant de repartir, j’aimerais d’abord voir ce mur de plus
près. Il doit y avoir une porte quelque part.
– C’est une bonne idée, mais pas en plein jour, l’appuya
Koumar. Commençons par trouver le temple avant le
coucher du soleil.
– Il serait en effet moins dangereux d’examiner le mur
pendant qu’il fait sombre, admit Onyx.
– Nous ne pourrons pas aider les Lou-Sîn à se débarrasser
de l’envahisseur si nous nous faisons capturer nous aussi,
raisonna Wellan.
Ils suivirent donc Koumar, qui utilisa son instinct pour
retrouver la grande caverne où les prêtresses de Telloh se
réunissaient. Pendant qu’ils s’installaient sur les coussins
encore tout propres, Aranzak sortit de sa besace les
légumes et les fruits qu’il avait cueillis dans les jardins. Ils
mangèrent d’abord en silence, chacun perdu dans ses
pensées.
– C’est bien quand ils sont venus ici que la reine, son fils,
les Télals et les parents de Nannar ont disparu ? demanda
soudain Wellan.
– C’est ce qu’un messager de Telloh nous a raconté,
confirma Nanshey.
– Lorsque c’est arrivé, pourquoi les Dingirsigs n’ont-ils
pris qu’eux et non pas toute la population ?
– Peut-être parce qu’ils ont été les seuls à s’approcher du
mur, avança Aranzak.
– La même chose pourrait nous arriver, les avertit
Koumar.
– Dans ce cas, je vous offre d’aller l’examiner seul pour
ne pas vous exposer au danger, fit Onyx. Je dois en avoir le
cœur net.
– Pas question, trancha Koumar. Vous êtes trop précieux
pour notre avenir, tous les quatre. Nous t’accompagnerons.
Ils attendirent que le soleil soit couché avant de se
risquer à l’extérieur. Par mesure de précaution, Aranzak
emporta sa besace bien chargée de nourriture, au cas où ils
décideraient de ne pas revenir au temple. Sans faire de
bruit, ils piquèrent vers le mur, que la lune faisait briller
d’une douce lumière bleue.
– Il semble bel et bien fabriqué d’une seule pièce,
commenta Onyx après l’avoir longé pendant une demi-
heure, ce qui est physiquement inconcevable.
– Sans compter qu’il aurait été dressé en une seule nuit,
ajouta Sierra.
Il y avait beaucoup d’édifices en métal dans son monde à
elle, mais rien qui ressemblait à ce chef-d’œuvre
d’architecture. À Antarès, ils étaient plutôt recouverts de
panneaux boulonnés les uns aux autres.
– Je veux savoir jusqu’où il va, lâcha Onyx. Et s’ils ont fait
passer tous ces gens de l’autre côté, il y a forcément une
entrée quelque part.
– De quel côté veux-tu aller ? demanda Wellan.
– Nous avons déjà parcouru une bonne distance vers ce
que je crois être le sud. Continuons.
– Et si ce n’était qu’un hologramme, en fin de compte ?
Wellan tendit la main et fut le premier à y toucher.
– Non, c’est solide, leur apprit-il.
Jusqu’à l’aube, ils suivirent Onyx, qui était de plus en plus
obsédé par cette énigme. C’est alors qu’ils distinguèrent,
dans la pénombre, les vestiges des villages où avaient
habité les Lou-Sîn de Telloh avant l’arrivée des Dingirsigs. Ils
étaient abandonnés depuis une trentaine d’années, mais
certaines des maisons en jonc tressé avaient tenu le coup,
même si plus personne ne les entretenait. Le groupe décida
de s’y réfugier pour dormir un peu. Ils trouvèrent une
habitation qui avait encore ses quatre murs et son toit et qui
semblait suffisamment solide pour ne pas leur tomber sur la
tête au premier coup de vent. Tandis qu’ils s’allongeaient
sur le sol, Nanshey se redressa d’un seul coup.
– Je l’ai entendu aussi, chuchota Koumar. Aranzak, reste
avec eux.
Aussi silencieux que des chats, les deux Télals quittèrent
la maison et se faufilèrent entre les ruines, se rapprochant
de plus en plus de la source du bruit. Ils jetèrent un œil dans
une maison à demi démolie et aperçurent une jeune femme
en train de fouiller dans un coffre.
– Surtout, n’aie pas peur, lui dit Koumar.
La Lou-Sîn fit volte-face en étouffant un cri de terreur.
Dans la faible lumière, elle ne pouvait pas voir qu’il
s’agissait de ses semblables.
– Je vous en conjure, ne m’emmenez pas… pleura-t-elle Je
suis trop jeune pour mourir…
– Nous ne sommes pas des Dingirsigs, mais des Télals
d’Azakhou, la rassura Nanshey tandis qu’ils se
rapprochaient d’elle.
– Dans les ruines de Telloh ?
Elle parvint à distinguer leurs vêtements, particuliers à
leur ordre.
– Si vous cherchez la reine, c’est trop tard pour elle.
– Nous savons qu’elle a été enlevée, fit Nanshey.
– Y a-t-il d’autres survivants à part toi ? demanda Koumar.
– Non. J’en ai cherché dans toutes les grottes, mais il ne
reste plus personne, alors je me suis mise en route pour
Lagash. Je me suis arrêtée ici pour chercher à manger.
– Viens, nous allons te nourrir et tu vas nous raconter ce
que tu as vu.
Comme elle hésitait, Nanshey la prit doucement par le
bras et l’incita à l’accompagner. Au bout d’un moment, ils
arrivèrent là où le groupe s’était réfugié pour la nuit.
– Qui est-ce ? demanda Aranzak juste avant qu’Onyx ne
pose la question.
– Une survivante de l’enlèvement, apparemment,
répondit Koumar. Nous allons enfin avoir des réponses à
plusieurs de nos questions.
Intimidée, la Lou-Sîn s’assit dans le cercle qu’ils avaient
formé.
– Et elle a faim, ajouta Koumar.
Aranzak lui offrit aussitôt des fruits, qu’elle dévora en un
rien de temps.
– Comment t’appelles-tu ? lui demanda alors Nanshey.
– Arali. Je suis une prêtresse de Telloh.
– Dis-nous ce qui s’est passé, Arali.
– Ils nous sont tombés dessus sans avertissement.
– Les Dingirsigs ? demanda Wellan.
– Oui, enfin, je pense. Nous n’en avions jamais vu, alors je
ne peux pas affirmer sans l’ombre d’un doute que c’étaient
eux.
– Décris-les-nous, la pressa Aranzak.
– Ils sont tous habillés pareil, avec de longues vestes
noires, un pantalon et des bottes comme celles-ci, fit-elle en
pointant celles d’Onyx.
Elle examina rapidement son visage, par crainte qu’il
fasse partie des troupes de l’envahisseur, car il avait les
cheveux de la même couleur que les Dingirsigs.
– Je viens d’un autre monde, mais je n’en suis pas un,
affirma l’empereur.
– Leurs cheveux sont noirs comme les tiens, mais ils sont
tout frisés. J’ignore s’ils ont la faculté de parler ou si leur
langue est différente de la nôtre, mais ils n’ont pas
prononcé un seul mot.
– Combien y en avait-il ? se renseigna Onyx, dont l’esprit
était surtout tactique.
– Je ne sais pas… Il y en avait partout…
– Comment ont-ils capturé les gens de Telloh ? s’enquit
Wellan.
– Ils lançaient de la lumière et les Lou-Sîn tombaient sur
le sol. J’ai réussi à fuir par une fente au fond du temple et je
suis restée en boule entre deux rochers à l’extérieur,
jusqu’à ce que je n’entende plus les cris de terreur des
prêtresses.
Arali ferma les yeux un instant, pour se redonner du
courage avant de continuer :
– Les patrouilles volaient au-dessus de la cité comme s’ils
savaient qu’elle était là, sous la terre. Des rayons de lumière
jaillissaient des triangles volants. Ils faisaient exploser le sol
et ils coupaient la retraite à ceux qui tentaient de courir
vers les villages. J’ai eu si peur…
– Tu n’as plus rien à craindre, maintenant, la rassura
Nanshey. Je t’en prie, continue.
– Quand je suis sortie de ma cachette, il n’y avait plus
personne nulle part.
– Tu n’as donc pas vu comment ils les ont emmenés,
comprit Wellan.
– Non… mais je les ai cherchés pendant des heures, tant
à l’intérieur qu’à l’extérieur. Quand j’ai vu qu’il n’y avait plus
que moi, j’ai décidé de me rendre à Lagash pour les avertir
qu’ils pourraient être les prochains à y passer.
– Revenons sur la lumière qu’ils projetaient, intervint
Onyx. D’où émanait-elle ?
– D’un objet qu’ils tenaient tous à la main.
– Un parabellum, devina Sierra.
– Un quoi ? s’étonna Onyx.
Wellan sortit rapidement son journal de sa sacoche.
Puisqu’il n’y avait aucune pierre brillante dans les ruines,
Dashaé sortit de sa ceinture celle qu’elle avait retirée de la
rivière à leur arrivée. Elle s’approcha de lui et lui fournit la
luminosité dont il avait besoin pour faire un croquis de cette
arme d’Antarès. Il le retourna vers Onyx, puis vers les Télals
et enfin vers Arali.
– Oui, ça ressemblait un peu à ça, mais c’était plus rond…
– Tout comme dans l’histoire du petit garçon de Zabarnit,
laissa tomber Wellan.
– Il a vu les Dingirsigs faire tomber les siens sur le sol
pour ensuite les emporter sur des planches, ajouta Aranzak.
– Un faisceau paralysant, j’imagine, avança Onyx.
– C’est ce que je crois aussi, renchérit Wellan.
– Il faudra éviter que ces rayons nous atteignent.
– Et leur arracher quelques-unes de ces armes pour leur
remettre la monnaie de leur pièce, grommela Dashaé.
– Ça aussi, approuva Onyx.
– Mais pas maintenant, les avertit Koumar. Essayez de
dormir quelques heures. Nous déciderons au réveil si nous
voulons continuer durant la journée ou attendre la nuit.
Ils s’allongèrent tous sur le sol, sauf Wellan, qui garda la
pierre de Dashaé pour continuer à dessiner, et Aranzak, qui
assurait le premier tour de garde. Nanshey se coucha près
d’Arali, qui tremblait encore.
– Lorsque nous aurons terminé notre enquête, nous te
laisserons à Lagash, car nous allons de ce côté, murmura-t-
elle.
– Merci du fond du cœur.
Par la fenêtre, Onyx pouvait encore apercevoir le mur qui
l’empêchait de se précipiter à l’assaut de ces terribles
Dingirsigs. Il ne réussit à s’endormir qu’après tous les
autres, car son cerveau ne le laissait pas tranquille.
Au matin, ils mangèrent avant le lever du soleil et
s’occupèrent de leurs besoins personnels avant de se
remettre en route. Ils longèrent le mur, dont la surface était
aussi lisse qu’un étang paisible. Ils pouvaient même y
apercevoir leur reflet. Il faisait jour, mais la forêt tropicale
sur leur gauche pourrait leur permettre de se cacher si les
triangles dorés effectuaient une patrouille dans la région.
– Selon la carte, la première oasis se trouve à environ une
journée de marche, les informa Koumar. Lagash est à deux
jours vers l’est.
– Il est important de savoir si le mur s’arrête à l’océan et
si nous pourrions le contourner à cet endroit pour avoir
accès au territoire que les Dingirsigs vous ont volé, indiqua
Onyx.
– C’est un bon plan.
– On en sait déjà un peu plus au sujet de l’envahisseur,
mais ce n’est pas suffisant pour le persuader de retourner
chez lui.
– La lune avait raison à votre sujet. Vous ne pensez pas
de la même façon que nous.
Onyx choisit de ne pas lui avouer qu’en réalité, il n’avait
aucune idée de ce qu’il allait faire.
24

Les membres de l’expédition décidèrent de marcher jour


et nuit pour ne pas perdre de temps. Ils suivirent donc le
mur en silence en direction du sud sans trouver la moindre
fissure qui aurait pu trahir la présence d’un passage vers le
nouveau territoire des Dingirsigs. Toutefois, Onyx refusait de
croire qu’il n’y en avait pas. Quand il avait gravi la falaise à
Azakhou avec Koumar, il avait évalué qu’il ne pouvait pas
tenir plus de trois personnes dans un de ces triangles dorés.
Ils ne les avaient sûrement pas utilisés pour transporter des
milliers de Lou-Sîn de l’autre côté du mur. Il fallait qu’il
existe une façon plus simple de les faire passer à l’ouest…
Quelques pas devant lui, Wellan utilisait également ses
connaissances militaires pour analyser la situation. Si les
Dingirsigs avaient placé les gens paralysés sur des planches
qu’ils faisaient léviter, était-il possible qu’ils les aient aussi
fait voler par-dessus le mur ? Personne n’avait assisté à
cette partie de l’enlèvement. Il jeta un œil à Sierra, qui
marchait derrière lui. Son regard vide lui indiqua qu’elle
cherchait également à comprendre comment tout cela était
possible.
Entre Nanshey et Nannar, Arali conservait le rythme de
ses sauveteurs de son mieux, mais elle n’avait pas encore
été capable d’arrêter de trembler. Ce qu’elle avait vécu
dans la cité l’avait vraiment traumatisée. Pour la rassurer,
Nannar s’avança près d’elle et glissa une main dans la
sienne.
– Je sais que tu as peur, chuchota l’adolescente, mais tu
n’es plus seule. Nous ne laisserons rien t’arriver.
– Est-ce que ces gens sont tes parents ?
– Non. Mes parents se trouvaient avec la reine quand elle
a été enlevée. J’ai décidé de suivre les Télals pour tenter de
les retrouver.
– Les Dingirsigs ont pris mon mari, ma mère et mon père.
Je les ai cherchés partout. Que font-ils de ceux qu’ils
prennent ?
– On ne le sait pas encore, mais je suis certaine que nous
allons le découvrir bientôt.
– Je ne voudrais pas l’apprendre qu’une fois qu’ils nous
auront enlevés, nous aussi.
– Ça ne risque pas de se produire. Ces étrangers les en
empêcheront.
Wellan, qui avait entendu leur conversation, arqua un
sourcil. Si Onyx et lui avaient pu recouvrer leurs pouvoirs,
les choses se passeraient sans doute ainsi, mais ils étaient
aussi démunis que les Télals. Ils s’arrêtèrent encore une fois
à l’heure du midi et pénétrèrent dans la forêt pour manger
ce qu’Aranzak avait rapporté de la cité. À l’ombre des
arbres, à proximité d’une source, ils en profitèrent pour se
reposer et remplir les gourdes.
– Ce mur est un véritable mystère, laissa alors tomber
Dashaé.
– À qui le dis-tu ? grommela Onyx. J’ai vu beaucoup de
choses étranges durant ma vie, mais ça, jamais.
– Tu as un plan, n’est-ce pas ?
– En fait, c’est plutôt une idée. Si le mur s’arrête à
l’océan, il sera possible de le contourner pour nous infiltrer
chez les Dingirsigs.
Koumar releva la tête, intéressé.
– Mais je ne suis pas certain de vouloir risquer vos vies,
ajouta Onyx.
– Je suis d’accord avec toi, acquiesça Wellan. Les Télals
devraient retourner à Azakhou avec Nannar et Arali et
raconter ce qu’ils ont vu à la grande prêtresse.
– Nous prendrons cette décision en temps opportun,
trancha Koumar.
Une fois qu’ils eurent mangé, ils dormirent quelques
heures, puis se remirent en route en restant près de la
lisière des arbres, afin de ne pas attirer l’attention des
Dingirsigs. Ils n’avaient aucune façon de savoir si le mur
était transparent de leur côté et s’ils pouvaient les voir. Le
temps se réchauffait de plus en plus, ce qui fit le plus grand
bien à Nannar. Arali aussi ne portait qu’une robe de
prêtresse.
Vers la fin de la journée, le paysage se transforma du tout
au tout. Le décor tropical disparut d’un seul coup pour faire
place à un désert de sable blond parsemé de petites dunes.
Avant longtemps, ils furent obligés de s’arrêter, car la
chaleur était devenue étouffante. Ils piquèrent vers l’est et
se réfugièrent à l’ombre, dans une immense palmeraie qui
entourait plusieurs points d’eau. Ils s’y plongèrent la tête et
en profitèrent également pour remplir leur gourde.
– Attendons que le soleil se couche avant de continuer,
suggéra Koumar. Il fera plus frais.
Plus ils avançaient dans cette quête, plus il se rajoutait
des membres à l’expédition, qui ne pourrait plus passer
inaperçue encore bien longtemps.
– Et le sable nous brûle les pieds, leur fit remarquer Arali.
« Évidemment, puisque les Lou-Sîn ne semblent pas
encore avoir inventé les sandales et les bottes », songea
Onyx.
– Restez à l’ombre et essayez de vous reposer, conseilla
Koumar. Nous veillerons sur le groupe à tour de rôle.
Dashaé, Nanshey, Nannar et Arali ne se firent pas prier.
Elles se couchèrent sur le sol et se laissèrent emporter par
le sommeil. Incapable de faire taire ses pensées, Wellan
sortit son journal de sa sacoche et se mit à écrire.
– Es-tu en train de documenter notre aventure dans ce
drôle de pays ? lui demanda Onyx.
– Il ne peut pas s’en passer, expliqua Sierra. Il ne veut
rien oublier quand il sera vieux.
– Ça me permet aussi de mieux analyser certaines
situations en prenant du recul, ajouta Wellan, amusé.
– Je ne sais pas dessiner avec mes mains, mais je sais le
faire avec ma magie, soupira Onyx. J’ai bien hâte de la
retrouver. Imagine la terreur que nous pourrions infliger aux
Dingirsigs avec de bons hologrammes.
– Notre intervention deviendrait certainement beaucoup
plus efficace.
– Je n’arrête pas de penser à ce que nous pourrions
inventer pour les obliger à quitter ce monde. Mais si les Lou-
Sîn possèdent quelque chose qui leur est essentiel, ce ne
sera pas facile. Nous serons obligés d’utiliser la force.
– Je préférerais que nous commencions par la
négociation, l’avertit Wellan.
– Je savais que tu allais dire ça. Tu ressembles trop à
Hadrian.
Onyx retourna s’asperger le visage encore une fois avant
de s’allonger sur le sol et de fermer les yeux. Sierra en fit
autant et ne tenta pas de persuader son mari de fermer son
journal. Il aurait fait la sourde oreille, de toute façon.
Bientôt, Aranzak se laissa emporter par le sommeil, lui
aussi. Il ne resta plus que Koumar, qui surveillait les
alentours, et Wellan, qui s’absorbait dans la rédaction des
derniers événements de l’expédition en les ponctuant de
croquis.
Lorsque le soleil se mit à descendre à l’ouest, un vent
frais balaya le désert. Nanshey, qui avait pris la relève de
Koumar, décida que le moment était venu de manger et de
repartir. Elle réveilla doucement les dormeurs, en
commençant par Aranzak, qui distribua les provisions.
– Puis-je consulter la carte ? demanda Onyx, une fois qu’il
fut repu.
Koumar la déroula devant lui.
– Je pense que ces gribouillis sont des oasis, fit
l’empereur en mettant l’index sur chacun d’entre eux.
– C’est possible. Nous tenterons d’atteindre la prochaine
pour voir de quoi il s’agit et si ce n’en est pas une, nous
reviendrons vers le nord pour ne pas mourir de soif.
– Alors, espérons que j’ai raison, parce que je veux aller
jusqu’au bout.
– Tu es un homme déterminé.
– Moi, je dirais qu’il est surtout têtu, le taquina Wellan.
– Ma femme serait bien d’accord avec toi, répliqua Onyx
en riant.
– Ce n’est pas toujours un défaut, le défendit Dashaé.
– Je l’aime bien, elle ! s’exclama l’empereur.
– Quel est ton prochain but ? demanda la Chimère.
– En fait, j’en ai plusieurs. Je veux m’infiltrer en territoire
ennemi, désamorcer ce qu’ils utilisent pour brimer notre
magie, démolir tout le reste et libérer les gens qui ont été
enlevés.
Les Télals avaient arrêté de manger et le fixaient avec
étonnement.
– Je sais que ça peut vous paraître infaisable, intervint
Wellan, mais c’est seulement parce que vous ne savez pas
encore de quoi il est capable quand il a toute sa puissance.
Vous allez être frappés d’admiration.
– Mettons-nous en route, suggéra Koumar.
Ils procédèrent à une dernière vérification de leurs
réserves d’eau et le suivirent sur le sable. Au milieu de la
nuit, ils trouvèrent finalement une autre palmeraie assez
importante.
– Finalement, ce sont des oasis, conclut Koumar en
plongeant sa gourde dans l’eau.
– Tu m’en vois ravi, répliqua l’empereur. Nous allons
pouvoir nous rendre jusqu’à l’océan.
Ils mangèrent, se reposèrent et reprirent leur route. Le
trajet se poursuivit exactement de la même façon pendant
deux jours. À chaque arrêt, Wellan tentait de dessiner les
Dingirsigs selon la description d’Arali, mais ils n’étaient
jamais tout à fait comme dans son souvenir. Puis, juste
avant qu’ils atteignent enfin la mer, il parvint à faire un
croquis réaliste. Arali se mit même à pâlir lorsqu’il lui
montra sa dernière tentative.
– C’est très ressemblant… balbutia-t-elle.
– Enfin, nous savons comment reconnaître l’ennemi, se
réjouit Wellan.
Ils étudièrent tous le dessin à tour de rôle pour bien
l’imprimer dans leur esprit, puis il en fit plusieurs autres.
L’homme qui y apparaissait portait un costume noir qui le
faisait paraître énorme, ou les Dingirsig étaient-ils des
géants ? Ses longs cheveux noirs étaient frisés, retenus sur
son front par une bande de cuir, sa peau très pâle. Il portait
une barbe de quelques jours et ses yeux étaient sombres.
– Voici mon premier conseil, fit Onyx aux Télals. Si vous
tombez sur un Dingirsig, commencez par le désarmer avec
votre bâton. Si son rayon paralysant vous atteint, il n’y aura
plus rien que vous pourrez faire pour le neutraliser.
– Et ensuite, on le frappe à la tête pour le rendre
inconscient ? supposa Nanshey.
– Oui et sans perdre de temps, surtout s’ils sont
nombreux.
– Et pour ceux qui ne maîtrisent pas cette technique ?
demanda Sierra.
– Vous savez comment utiliser vos propres armes.
– Est-il permis d’aller plus loin que l’inconscience ?
s’enquit Dashaé, qui ne voulait pas heurter la sensibilité des
Lou-Sîn.
– Ce sera à vous d’évaluer le niveau du danger qui vous
menace.
Ils arrivèrent en vue de la plage peu avant le lever du
soleil, le lendemain. Des centaines de lions de mer y
dormaient, agglutinés les uns contre les autres. Le groupe
s’arrêta, surpris de découvrir que le mur continuait jusqu’au
bord de l’eau.
– Je ne vois de bateau nulle part, se désola Onyx.
– Nous n’allons jamais sur l’océan avec nos pirogues, le
renseigna Koumar. Nous ne les utilisons que pour nous
déplacer sur les rivières et sur les lacs. Elles ne sont pas
assez solides pour résister à de telles vagues.
– Il n’y a pas de problèmes, seulement des solutions,
murmura l’empereur en enlevant ses bottes.
– Qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Sierra.
– Je vais terminer ma petite enquête à la nage.
– Nous ne savons même pas si ces animaux sont
agressifs.
– J’ai des dents, moi aussi.
Il se déshabilla et ne garda que son caleçon.
Sous les regards terrifiés de ses compagnons, il traversa
la colonie de gros mammifères en faisant tout de même
attention de ne pas leur marcher sur la queue ou sur les
nageoires. Ils se contentèrent de lever la tête pour le
regarder passer en poussant des grognements.
– Il est complètement fou, laissa échapper Nannar avec
admiration. Mais ça me plaît.
Onyx plongea dans les vagues et émergea plus loin. Il
nagea jusqu’au bout du mur, puis le dépassa, amusé de voir
apparaître la tête de plusieurs lions de mer autour de lui.
Lorsqu’il revint finalement sur la plage, son visage exprimait
un grand désenchantement.
– Qu’est-ce que tu as vu ? demanda Wellan.
– Le mur ne s’arrête pas là. Il tourne vers l’ouest et il
continue sans coupure. Je pense même qu’il encercle
complètement cette partie du pays.
Ses compagnons étaient si stupéfaits qu’ils en
demeurèrent muets.
– Avez-vous une petite idée du miracle que ça représente
? poursuivit l’empereur.
– Et toujours aucune porte, articula finalement Wellan. Ça
n’a aucun sens…
– Et s’ils avaient transporté les Lou-Sîn dans de plus gros
engins volants ? tenta Dashaé.
– Ce n’est pas impossible. Il n’y a pas suffisamment
d’espace dans les triangles qu’ils utilisent pour les
patrouilles, mais on dit qu’ils sont descendus du ciel dans
des pirogues géantes qui brillaient de mille feux.
– Il s’agirait d’une opération de taille, évalua Sierra. Nous
parlons de milliers de personnes, pas juste de quelques
centaines. Il leur aura fallu les y embarquer, les en faire
descendre, puis revenir en chercher d’autres.
– Nous ne possédons pas plus d’informations, regretta
Aranzak.
– Le mystère s’épaissit de jour en jour… soupira Nanshey.
Onyx se laissa sécher pendant quelques minutes, puis se
rhabilla.
– Allons conduire Arali à Lagash et retournons à Azakhou
pour raconter tout ce que nous avons vu, décida Koumar.
Personne n’ayant une meilleure idée à proposer, ils se
mirent en route au coucher du soleil et ne s’arrêtèrent qu’à
la première oasis sur laquelle ils tombèrent vers l’est, à une
nuit de marche de Lagash. Pendant qu’ils mangeaient, Onyx
étudia les croquis et la carte que Wellan avait dessinés dans
son journal.
– Le mur encerclerait donc toute cette partie du pays ?
laissa-t-il tomber. C’est complètement insensé.
– Ça m’obsède, moi aussi.
– Te rends-tu compte de la quantité de métal qu’ils ont dû
utiliser ? Ils ne peuvent pas l’avoir fabriqué ici. Si Amecareth
avait possédé une telle sorcellerie, nous aurions tous péri
lors de la première invasion.
– J’étais en train de me dire la même chose. Sans nos
pouvoirs, nous ne pourrons jamais aider ces gens, Onyx.
– Il ne faut jamais dire jamais, l’encouragea-t-il. Tout le
monde a une faiblesse. Il nous suffit de découvrir celle de
ces Dingirsigs. Nous pourrions saboter les triangles volants
et les faire foncer dans le mur pour ouvrir une brèche.
– Pour les saboter, encore faudrait-il y avoir accès et
savoir comment ils fonctionnent.
Sierra les écoutait en comprenant de plus en plus qu’ils
étaient tout à fait impuissants devant un tel ennemi.
– Il y a encore trop de questions et pas assez de
réponses, conclut Wellan.
Elle mit une main sur la sienne pour l’encourager, mais
elle ne savait pas quoi lui dire.
Puisqu’ils n’avaient plus beaucoup de vivres, Aranzak alla
chercher des noix de coco dans les arbres avec Dashaé. Il
lui enseigna comment ouvrir ces fruits à l’écorce épaisse.
Dashaé but le liquide qui se trouvait à l’intérieur.
– C’est bien meilleur que les algues !
Ils découvrirent aussi des ananas ainsi que des oranges
un peu plus loin. Ils rapportèrent leurs trouvailles au reste
du groupe. Ils se régalèrent, se rafraîchirent et dormirent un
peu. Encore une fois, ils marchèrent toute la nuit et
atteignirent Lagash au matin, pour finalement se rendre
compte que la cité avait subi le même sort que Telloh.
Nanshey fut incapable de dissimuler sa peine, car c’était là
qu’elle était née. Toute sa famille avait disparu…
– Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils fassent
subir le même sort à Antoum et aux autres cités de l’est,
laissa tomber Koumar, abattu.
– Nous devons faire vite, l’encouragea Aranzak.
– Je me souviens de l’endroit où les gens de Lagash
cachaient leurs embarcations ! s’exclama Nanshey.
Aranzak partit à la recherche de vivres, pendant que
Nanshey et Koumar sortaient les pirogues de la grotte où
elles étaient empilées. Heureusement, elles étaient encore
en bon état. Nannar et Arali montèrent dans celle de
Nanshey, alors qu’Onyx et Dashaé s’installaient dans celle
de Koumar. Wellan et Sierra s’assirent dans celle d’Aranzak,
qui avait distribué les provisions entre les trois
embarcations pour que leurs passagers puissent manger en
chemin.
Le trajet dura trois jours, car ils ne s’arrêtaient que pour
dormir un peu, puis repartaient sur les cours d’eau lumineux
en faisant bien attention de ne pas naviguer au centre, mais
en restant près de la berge, protégés par les branches des
arbres tropicaux.
– Il nous faudra quand même marcher, les avertit Koumar.
Aucune des rivières de l’ouest ne rejoint celle d’Azakhou.
« Cette guerre n’est pas gagnée », songea Sierra.
25

Lorsqu’il ne fut plus possible de continuer sur l’eau sans


rallonger leur trajet, les membres de l’expédition
abandonnèrent les pirogues dans la forêt tropicale et
continuèrent à pied. Ils foncèrent vers Azakhou, qu’ils
n’atteignirent que deux jours plus tard, au matin.
Depuis qu’ils avaient quitté Lagash, ils étaient silencieux
et profondément marqués par ce voyage, mais pas tous de
la même façon. La jeune Nannar commençait à se rendre
compte, après avoir entendu le récit d’Arali et avoir vu
l’immense mur qui empêchait les Lou-Sîn d’avoir accès à
plus d’un tiers de leur pays, qu’elle ne reverrait
probablement jamais ses parents. Elle ignorait ce qu’en
avaient fait les Dingirsigs, mais elle se doutait qu’ils ne les
traitaient pas bien. Rassemblaient-ils les gens pour qu’ils les
servent… ou pour les manger ? Des larmes coulaient
souvent sur ses joues, mais elle les essuyait sans confier sa
peine à ses compagnons. Il était important qu’elle ne les
retarde pas.
Quant à Arali, la seule survivante de Telloh, elle était
persuadée que l’envahisseur finirait par la capturer elle
aussi, même si elle se réfugiait à Azakhou. Elle faisait de
plus en plus de cauchemars et les Télals n’arrivaient plus à
la rassurer. Sans doute qu’Alletah y parviendrait. Ils avaient
fait tout ce qu’ils pouvaient pour elle. Eux-mêmes étaient
démoralisés. Malgré l’apparente assurance d’Onyx, ils ne
voyaient pas ce qu’ils pourraient faire contre un ennemi
aussi puissant. Sans l’avouer aux étrangers, les Télals
commençaient à penser, eux aussi, qu’ils seraient bientôt
tous exterminés. Mais Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé
n’avaient pas encore jeté la serviette. Ils étaient surtout
songeurs. Dans leur esprit, ils retournaient la question dans
tous les sens, mais ils n’oubliaient pas que sans la magie
des deux hommes, ils ne seraient peut-être pas de taille, en
fin de compte.
À leur dernière pause avant d’arriver à la cité de la reine,
ils mangèrent sans échanger un seul mot. L’atmosphère
était lourde et presque palpable. Koumar dirigea enfin un
regard interrogateur vers Onyx.
– Arrête de t’en faire. Nous trouverons une solution.
– Si nous avions au moins des bateaux, nous pourrions
quitter cet endroit avant d’être tous tués et trouver une
nouvelle patrie, soupira le Télal.
– Il est évident que les Dingirsigs sont des conquérants,
intervint Wellan. Ils ne s’arrêteront pas avant d’avoir pillé
tous les continents de ce monde, y compris celui où vous
auriez choisi de vous installer.
– Il a raison, admit Onyx. Je ne sais pas encore comment
nous nous y prendrons, mais il est important de les arrêter
ici même pour les empêcher d’aller faire des dégâts ailleurs.
Ça fait partie de notre serment de Chevaliers.
Onyx aperçut alors le petit dragon vert de Noushkou, qui
s’étirait le cou derrière un arbre pour les observer.
– Tu es loin de chez toi, lui dit-il.
– Quand j’ai des choses importantes à faire, ma jeune
amie me laisse partir pendant quelques jours, lui dit Légna.
– Et ces choses importantes nous concernent ?
– En fait, à cause de vous, je suis retourné dans ma
famille pour discuter avec mes aînés du cas des humains.
– As-tu fait des découvertes intéressantes ?
La bête s’approcha davantage et vint s’asseoir devant
Onyx, en ignorant tous ceux qui se trouvaient avec lui.
Toutefois, ils avaient arrêté de parler pour entendre ce que
la bête allait lui révéler.
– Quand j’ai quitté le nid de mes parents, j’étais jeune et
très rebelle, alors je n’ai pas reçu le même enseignement
que le reste de ma couvée. Il y a donc beaucoup de choses
que j’ignore.
– Ouais. J’ai eu des fils qui ont fait la même chose.
– Nous ne sommes pas que des animaux qui parlent.
Nous sommes des créatures intelligentes et aimées des
dieux.
– Je te poserai donc encore une fois ma question.
Possédez-vous un savoir aussi étendu que les petits dragons
de mon monde ?
– Peut-être bien, mais ce n’est pas à moi de vous
répondre. Les sauras aimeraient le faire eux-mêmes et ils ne
veulent parler qu’aux quatre étrangers.
– Nous serons à Azakhou demain matin, l’informa Koumar.
– Ils refuseront d’y aller, mais ils vivent non loin d’ici.
– Dans ce cas, poursuivez votre route jusqu’à la cité avec
Nannar et Arali, proposa Onyx. Nous vous y rejoindrons le
plus rapidement possible.
– Serez-vous en mesure de retrouver votre chemin ?
s’inquiéta Koumar.
– Ils n’auront qu’à me suivre, offrit le dragon, car j’ai
promis à Noushkou de rentrer à la maison le plus tôt
possible.
Les Télals hésitèrent, car la reine-mère leur avait
demandé de rester avec les étrangers. Elles pourraient voir
d’un mauvais œil qu’ils les aient abandonnés ainsi dans la
forêt.
– Il ne nous arrivera rien, leur promit Wellan.
– Nous serons bientôt là, ajouta Onyx pour achever de les
convaincre.
Même si la situation ne lui plaisait guère, Koumar accepta
d’un mouvement sec de la tête. Les Télals disparurent donc
dans la forêt avec Nannar et Arali. Dès qu’ils se furent
éloignés, Onyx se tourna vers Légna.
– Est-ce loin d’ici ?
– Quelques minutes à peine, près d’une chute, sur la
route que nous emprunterons de toute façon pour le retour
à Azakhou.
– Y a-t-il un protocole à respecter ? s’enquit Wellan.
– Vous obtiendrez une meilleure collaboration si vous ne
passez pas votre temps à les interrompre. Aussi, les sauras
ne vivent pas à la même vitesse que les humains, soyez
patients.
« Ce n’est pas la plus grande qualité d’Onyx », se
découragea Wellan. Finalement, ce serait une bonne chose
qu’il ne les rencontre pas seul.
– Je m’en souviendrai, promit l’empereur. Nous allons te
suivre et essaie de te rappeler que nous n’avons pas ta
taille.
– Je ferai bien attention de choisir un chemin où vous
pourrez passer.
Les quatre compagnons se relevèrent, remirent leurs
armes à leur ceinture et suivirent Légna dans la forêt, sur un
sentier différent de celui que venaient d’emprunter les
Télals. Comme il l’avait annoncé, le dragon ne prit aucun
raccourci sous les racines ou sous les buissons épineux, où
les humains n’auraient pas pu se faufiler. Au bout d’un
moment, ils atteignirent une magnifique cascade en
gradins.
– C’est ici, annonça fièrement Légna.
– Où sont tes semblables ? demanda Dashaé, qui ne
voyait aucun autre dragon.
– Vous devez leur donner le temps de vous étudier. Ce ne
sont pas tous les sauras qui sont habitués aux humains,
vous savez. Je vous en prie, assoyez-vous.
Sur le bord de l’eau, de grosses roches plates
ressemblaient curieusement à des poufs. Pour montrer sa
bonne volonté, car il se sentait observé, Onyx fut le premier
à s’y installer. Ses amis l’y suivirent. Ils attendirent plusieurs
minutes, bercés par le son de l’eau qui tombait sur les
différents plans du terrain. C’est alors qu’une centaine de
petits dragons blancs, verts, rouges, bleus, jaunes et bruns
sortirent de la forêt en silence et s’arrêtèrent sur les rochers
de chaque côté des chutes. Les compagnons gardèrent le
silence pour ne pas les effrayer.
Un dragon noir un peu plus gros que Légna se détacha du
groupe et s’approcha des étrangers, aux aguets, car il ne
savait pas encore s’il pouvait leur faire confiance.
– Papa, je te présente Onyx, Wellan, Sierra et Dashaé
dont je t’ai parlé. Voici Nilac, le chef de notre colonie.
– Enchanté de faire votre connaissance, fit poliment
Wellan.
Le son de sa voix grave fit frémir les dragons, qui
reculèrent de quelques pas. « Ils vont bien prendre la fuite
quand Onyx ouvrira la bouche », s’inquiéta-t-il.
– En ce qui nous concerne, nous avons été plutôt inquiets
d’apprendre le but de votre présence sur ces terres,
rétorqua Nilac. Ma fille me dit que vous faites partie d’une
prophétie.
– Légna est une fille ? s’échappa Sierra, surprise.
– C’est évident, non ? répliqua le petit dragon vert, vexé.
– Je vous écoute, intervint alors Onyx pour mettre fin à
cette digression.
– Seuls quelques sauras ont partagé la vie des humains
depuis le début de notre histoire, commença Nilac. Nous ne
nous sommes jamais préoccupés de leurs affaires jusqu’à
maintenant. L’annonce des intentions hostiles d’un
envahisseur venu du ciel nous préoccupe beaucoup, car il
pourrait aussi lui prendre l’idée de se débarrasser de nous.
– Ce n’est pas impossible, en effet.
– Légna me dit que les habitants de ce continent se font
enlever sans pouvoir se défendre. Et vous, pouvez-vous
vraiment empêcher une telle tragédie ?
– L’oracle prétend que oui, répondit Wellan, mais je ne
vous cacherai pas que nous cherchons encore comment.
– L’ennemi possède des armes qui paralysent les Lou-Sîn,
expliqua Onyx. Nous n’avons rien de tel à lui opposer, alors
il nous faut trouver une façon originale de le neutraliser et
de le renvoyer chez lui.
– Est-ce seulement possible ?
– Je ne m’avoue jamais vaincu.
Un autre dragon, blanc celui-là, s’approcha à son tour.
– Je suis Ayats, se présenta-t-il.
– C’est ma mère, ajouta fièrement Légna.
– Ma fille nous a dit qu’il y avait aussi des sauras dans
votre monde.
– En fait, je n’en connais que deux. Ils s’appellent Urulocé
et Ramalocé.
Ayats sembla éprouver un malaise et s’appuya contre
Nilac.
– Ils viennent d’ici, n’est-ce pas ? comprit Wellan.
– Ce sont les frères d’Ayats, confirma Nilac. Ils ont disparu
il y a fort longtemps. Mais comment se sont-ils retrouvés
dans votre monde ?
– Je soupçonne l’intervention d’un Immortel qui a eu
besoin d’eux pour surveiller un jeune prince et l’éduquer en
même temps.
– Sont-ils encore vivants ? demanda Ayats.
– Oui, et ils ne semblent pas vieillir non plus. Ils habitent
au bord de l’océan à Zénor, dans mon pays.
– Sont-ils bien traités ?
– Ils vivent avec une famille d’humains qui prend bien
soin d’eux.
– Ces deux dragons sont de véritables encyclopédies
ambulantes, intervint Onyx, alors j’aimerais savoir si vous
possédez aussi ce merveilleux don de tout savoir.
– Si par là vous voulez parler de notre facilité
d’apprentissage, alors oui, affirma Nilac. Nous sommes
capables de retenir énormément d’informations dans notre
mémoire.
– Donc, ce que ces deux-là savaient au sujet de l’univers
et des dieux, ils ne l’ont pas appris ici, mais plus tard,
auprès de l’Immortel…
– Il m’est bien difficile de répondre à cette question,
puisque nous n’avons eu aucun contact avec Urulocé et
Ramalocé depuis qu’ils sont partis.
– Alors, permettez-moi de vous le demander autrement :
que savez-vous de plus que les Lou-Sîn sur ces terres et sur
la lune qui les protège ?
La question ne sembla pas étonner les sauras, mais ils
demeurèrent toutefois muets.
– Tout ce que vous pourrez me dire nous aidera à vaincre
les envahisseurs, insista Onyx.
– Nos ancêtres nous ont maintes fois mis en garde contre
la divulgation des grands secrets… hésita Ayats.
– Nous le comprenons et nous ne vous forcerons pas à
briser votre serment, répliqua Wellan.
Onyx lui décocha un regard agacé, parce que c’était
exactement ce qu’il allait leur conseiller de faire.
– Merci de nous avoir reçus. Nous vous souhaitons longue
vie.
Wellan se leva et les deux femmes en firent autant, tout
aussi déçues que l’empereur de n’avoir rien appris durant
cet entretien. Seul ce dernier resta assis.
– Allez, viens, le pressa Wellan. Nous devons rencontrer la
grande prêtresse dans les plus brefs délais.
– Mais…
– Je t’en prie, fais-moi confiance.
En retenant un commentaire désobligeant, qui aurait
certainement été mal perçu par les sauras, Onyx se leva et
suivit ses compagnons sur le sentier. Le petit dragon vert
hésita un instant, puis se précipita devant eux pour les
guider. Ils marchèrent d’abord en silence. Puis le sauras se
retourna et grimpa prestement sur l’épaule de Wellan.
– Je suis vraiment désolée… s’excusa Légna. Ce ne sont
pas tous les sauras qui, comme moi, font confiance aux
humains. Vous avez vraiment connu mes oncles ?
– Urulocé et Ramalocé ont été de précieux alliés pendant
les années où nous avons connu la guerre. Ils ont partagé
tout leur savoir avec les humains pour les aider à vaincre
leur ennemi. Ainsi, nous avons tous été sauvés, exagéra-t-il
pour lui faire plaisir.
Onyx comprit enfin ce que son compatriote était en train
de faire. Il tendit l’oreille pour ne rien manquer de leur
échange et s’efforça de ne pas intervenir. Légna garda le
silence pendant quelques minutes, comme si elle
réfléchissait profondément aux paroles de Wellan.
– Ce sont des héros, donc ?
– Oui, c’est certain, affirma le Chevalier. Je t’avoue que ce
serait fort utile pour sauver ce monde si les sauras en
savaient plus que les Lou-Sîn sur les messages que tente de
leur envoyer la lune.
– Tu sais, Wellan, fit Onyx, incapable de se retenir plus
longtemps, en échange de ces informations, j’aurais pu leur
offrir de ramener Urulocé et Ramalocé chez eux.
Légna dressa les oreilles, mais ne lui fit pas savoir ce
qu’elle en pensait.
– Avez-vous faim ? demanda-t-elle plutôt.
– Je prendrais volontiers un petit goûter, répondit Wellan
en consultant les autres du regard.
Le dragon sauta de son épaule jusque sur le tronc de
l’arbre près duquel il passait et grimpa jusqu’à ses plus
hautes branches pour en décrocher les fruits rouges que ses
compagnons attrapèrent un à un. Puis elle redescendit sur
le sol.
– Si vous suivez ce sentier, vous serez bientôt à Azakhou.
– N’étais-tu pas censée nous servir de guide ? lui rappela
Dashaé.
– J’ai quelque chose de très important à faire. Je vous
assure que vous ne pourrez pas vous tromper, à moins
d’avoir envie de faire de l’exploration.
– Nous en avons suffisamment fait dernièrement, répliqua
Sierra.
– Alors, je vous reverrai dans la cité.
Avant que Wellan puisse lui demander ce qui pressait
tant, le dragon fonça entre les troncs.
– Vient-elle de nous abandonner ? plaisanta Dashaé.
– Je crois plutôt que l’offre de ramener ses oncles au
bercail l’a intéressée, fit Wellan. Très belle initiative, mon
cher Onyx.
– N’est-ce pas ? fit-il, content de lui-même.
– Mais as-tu l’intention de tenir cette promesse ?
– Je tiens toujours mes promesses.
– Dashaé, veux-tu prendre les devants ?
– Avec plaisir.
La Chimère marcha sur le sentier avec l’assurance d’une
Télal.
26

Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé arrivèrent finalement en


vue de la rivière qui traversait la cité d’Azakhou.
En regardant autour de lui cette nature si différente de
tout ce qu’il avait connu, même à Enlilkisar, Wellan se
surprit à penser qu’il commençait à s’y habituer. Il ne
voulait pas finir sa vie sur ce continent, surtout qu’il était de
plus en plus dévoré par les Dingirsigs, mais curieusement, il
s’y sentait vraiment bien.
– Te souviens-tu comment te rendre au temple ?
demanda-t-il à Dashaé.
– Je ne suis pas un sauras, mais j’ai une excellente
mémoire, moi aussi.
– Avant que nous arrivions chez les Lou-Sîn, quelqu’un a-
t-il des commentaires personnels à faire sur les derniers
jours que nous ne pourrons pas formuler devant les
prêtresses ?
– À part du fait que nous avons trouvé deux cités désertes
et que nous n’avons aucune idée de la manière de franchir
le mur ? répliqua moqueusement Onyx. Non, rien.
– Je pense surtout qu’il nous faut penser différemment,
indiqua Sierra. Il s’agit d’une situation à laquelle nous
n’avons jamais dû faire face et qui va nous demander un
plus grand effort d’imagination.
– C’est ce que je voulais entendre, la félicita Wellan.
Dashaé les conduisit jusqu’à la fissure dans le roc qui
donnait accès au temple, puis dans le tunnel qui menait à la
salle de prières. Ils y trouvèrent Alletah seule, debout
devant l’autel. Elle leur faisait dos.
– Ne me racontez rien maintenant, leur dit-elle en se
retournant. J’ai convoqué une grande réunion au palais où
vous pourrez parler. Les prêtresses s’y préparent.
– Où sont Koumar, Aranzak et Nanshey ? s’enquit Wellan.
– Je les ai envoyés dans la caverne des Télals pour se
purifier, se changer et se préparer pour cette rencontre.
– Tu sembles très inquiète, remarqua Sierra. S’est-il passé
quelque chose en notre absence ?
– Ereshki a eu d’autres visions dont nous vous ferons part
tout à l’heure.
– Des visions funestes ? s’attrista Dashaé.
Alletah baissa la tête, presque au bord des larmes.
– Quand on s’avoue vaincu d’avance, le combat est déjà
perdu, lui fit savoir Onyx.
– Ce ne sont que des mots…
– J’ai survécu à deux guerres, un sorcier, un dieu déchu et
l’empereur des Tanieths et j’ai la ferme intention de sortir de
celle-ci en vie.
– J’aimerais posséder ton assurance. Je vous en prie,
suivez-moi.
Au lieu de passer par l’extérieur, elle utilisa un tunnel
étroit derrière l’autel, puis bifurqua dans un second.
– C’est mon accès secret aux grottes royales, expliqua
Alletah.
Ils traversèrent la chambre désormais silencieuse de la
Reine Eannah et empruntèrent un autre couloir jusqu’à la
salle d’audience du palais, beaucoup plus vaste que la
caverne des prières. Les prêtresses étaient en train de s’y
entasser et les Télals se postaient le long du mur, leur fidèle
bâton dans les mains.
Alletah fit signe aux étrangers d’aller s’asseoir sur les
quatre coussins qui avaient été placés devant le trône en
pierre de la reine, puis elle grimpa sur l’estrade pour se
placer à sa droite. Les quatre compagnons lui obéirent en se
demandant ce qui se passait.
C’est alors qu’Enntemey, la reine-mère, arriva, suivie des
apprenties, qui s’installèrent sur le plancher au pied du
siège surélevé à la droite de celui d’Eannah, face aux
participants. Shanski resta debout près d’elle pour la
protéger. Quelques minutes plus tard, ce fut Ereshki qui vint
s’asseoir sur le siège à la gauche du trône. Wellan remarqua
qu’elle n’avait pas vraiment meilleure mine qu’à leur
départ. Il était évident que ce qu’elle venait de voir la
secouait profondément. « J’espère que ce n’est pas notre fin
catastrophique », espéra-t-il.
La dernière à se présenter fut la princesse Arynna qui,
elle aussi, avait l’air grave. Onyx se demanda si toute cette
mise en scène avait quelque chose à voir avec le premier
compte-rendu que leurs amis Télals leur avaient fait, ou si
c’était la réaction à ce que l’oracle venait de découvrir…
Avec beaucoup de grâce, l’adolescente prit place à la
gauche du trône de sa mère. Sans que les étrangers les
aient vus approcher, Koumar, Aranzak et Nanshey
s’agenouillèrent entre eux.
– Mais qu’est-ce qui se passe ? chuchota Onyx.
Koumar lui fit signe de garder le silence.
– Merci d’avoir répondu à notre appel, commença la
princesse. Je vois que nous sommes tous là.
Wellan tourna la tête pour promener son regard sur
l’assemblée. Même Nannar se tenait près du mur avec les
Télals. Il n’arriva pas, par contre, à localiser Arali.
– Je sais que les nouvelles circulent vite, même dans une
grande cité comme Azakhou, continua Arynna, mais pour
ceux et celles qui ne le savent pas encore, les étrangers ont
accompagné des Télals à Telloh pour avertir sa population
de ce qu’Ereshki a vu dans le ciel. Ils sont apparemment
arrivés trop tard. Tous ses habitants ont été enlevés.
Ce fut la consternation dans la grande salle.
– Ce soir, nous devons faire le point tous ensemble pour
tenter d’éviter de subir le même sort. Je vais donc
demander aux membres de cette expédition de nous
raconter brièvement ce qu’ils ont découvert. J’inviterais
Koumar à prendre la parole le premier.
Le Télal se leva.
– Grâce à l’aide précieuse de Shanski, nous avons pu
atteindre Telloh plus rapidement, mais nous sommes arrivés
trop tard. Il n’y reste plus personne.
– Et vous avez bien regardé partout ?
– Absolument partout, Arynna. Quand j’ai annoncé aux
autres qu’il fallait revenir à Azakhou, Onyx a insisté pour
étudier davantage le mur gigantesque que les Dingirsigs ont
érigé.
– Est-ce là qu’ils ont emmené les Lou-Sîn ?
– Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, car il est
opaque et ne nous permet pas de découvrir ce qui se passe
de l’autre côté. Toutefois, c’est fort possible.
– Pourraient-ils avoir tué tous les habitants de Telloh ?
– Non, je ne crois pas, intervint Onyx, même si on ne
l’avait pas invité à parler.
Il se mit debout près de Koumar.
– Il n’y a aucune trace de violence dans les grottes et pas
de sang non plus, ajouta-t-il.
– Qu’avez-vous découvert au sujet du mur ? demanda
Arynna.
– Il est en métal, comme mon épée.
Il la sortit de son fourreau pour la lui montrer.
– Ces envahisseurs pourraient-ils être originaires de ton
monde ? s’inquiéta la princesse.
– Ça, non. Ils utilisent des procédés dont nous ignorons
tout. La jeune femme que nous avons trouvée cachée dans
un des villages les a vus.
Un murmure d’effroi parcourut l’assemblée.
– Vous ne leur avez pas parlé d’elle ? s’étonna Onyx en se
tournant vers Koumar.
– On ne nous en a pas donné le temps, chuchota-t-il.
– Où est-elle ? demanda Arynna.
La prêtresse de Telloh quitta la sécurité du groupe et vint
se placer près d’eux.
– Je m’appelle Arali. J’ai servi la lune à Telloh jusqu’à ce
terrible raid.
– Tu as eu de la chance d’y survivre, nota Arynna.
– Je sais, princesse. Je n’ai pas arrêté de remercier Sîn et
de la prier pour le retour des Lou-Sîn sains et saufs.
– À quoi les Dingirsigs ressemblent-ils ?
Wellan sortit son journal et en arracha une des dernières
pages. Il la tendit à Arali, qui alla la porter à Arynna. Celle-ci
étudia le croquis en silence pendant un moment.
– Il est évident que ce ne sont pas des Lou-Sîn, laissa-t-
elle finalement tomber.
Elle remit la feuille à la reine-mère.
– Avez-vous quelque chose à ajouter, étrangers ?
demanda Arynna.
– Nous pensons que les Dingirsigs se servent de la
lumière pour endormir les gens afin de les transporter de
l’autre côté du mur, répondit Onyx.
– Pour quelle raison ?
– Nous l’ignorons encore.
– Par où les font-ils passer de l’autre côté ? Pouvons-nous
y accéder ?
– Ça, c’est le plus grand de tous les mystères.
Il se tourna vers Wellan pour le prier de continuer, afin
que la princesse comprenne qu’il s’agissait d’un effort
collectif.
– Nous avons longé le mur pendant des kilomètres vers le
sud sans voir aucune entrée, la renseigna-t-il. Peut-être y en
a-t-il une au nord. Pour le vérifier, il nous faudrait y
retourner. Dès que nous aurons localisé cette entrée, nous
nous porterons au secours des Lou-Sîn.
Onyx serra les poings en regrettant de ne plus avoir son
vortex, car ils auraient pu y être de façon instantanée.
– Merci d’avoir partagé ces importantes informations avec
nous.
– Il y a plus encore, intervint Nanshey en se levant. Les
Dingirsigs ont aussi enlevé la population de Lagash.
Ce fut la panique dans la caverne. Les prêtresses
poussèrent des cris de consternation et certaines fondirent
en larmes. Enntemey, qui n’avait pas encore dit un mot, se
leva.
– Assez ! cria-t-elle sur un ton autoritaire.
Le silence retomba sur l’assemblée.
– Un peu de savoir-vivre, mesdemoiselles. Ils n’ont pas
encore fini de parler.
Elle posa ensuite son regard sur les membres de
l’expédition.
– Savez-vous comment les arrêter avant que nous ayons
tous disparu ? demanda-t-elle sans ambages.
– Pas encore, madame, répondit Wellan, mais nous
continuons d’accumuler le plus de renseignements possible
afin de vous proposer un plan concret.
Assise à côté de lui, Sierra baissa la tête pour qu’on ne
capte pas son expression d’incrédulité. Elle savait bien que
son mari était un incurable optimiste, mais il était évident
pour elle que cet ennemi était trop fort.
– Alors, la situation est encore plus grave que je le
croyais, soupira Enntemey. Maintenant, laissez-moi vous
dire ce que je sais. Ces créatures sont descendues du ciel
dans de grands vaisseaux lumineux quand j’étais jeune. J’ai
également eu connaissance des premiers raids à Dagan, à
Elish et à Zabarnit. J’étais si désemparée que j’ai demandé à
ma mère, qui était la reine, à cette époque, de trouver une
façon de nous faire quitter Ashur-Sîn avec notre peuple.
Mais l’oracle lui a dit qu’il ne disparaîtrait jamais, que la
lune ne nous laisserait pas tomber, alors j’ai décidé de
rester et de réclamer son aide.
– Est-il trop indiscret de vous demander ce qu’Ereshki a
vu en notre absence ? fit Wellan.
Il se tourna vers elle en se demandant si elle allait enfin
parler ou tout simplement perdre connaissance tellement
elle était pâle.
– Elle n’a pas beaucoup dormi, ces derniers temps,
l’excusa la reine-mère.
– Je veux bien faire l’effort de lui répondre, fit Ereshki
d’une voix râpeuse. La lune m’a envoyé beaucoup d’images
que j’ai peine à démêler.
– Des images encourageantes ? ne put s’empêcher de
demander Dashaé en se levant à son tour.
– Je crains que non.
– Mais nous avons tout de même une chance de
l’emporter, n’est-ce pas ?
– J’aimerais vous dire que oui, mais j’ai vu beaucoup de
feu, d’explosions et de sang.
– Nous devons les sortir de là, grommela Onyx. Nous
retournerons au mur. Il faut qu’il y ait une entrée quelque
part.
– C’est ce que je crois aussi, l’appuya Arynna.
– D’ici là, ce serait une bonne idée de rassembler le plus
de Télals possible au cas où nous aurions besoin d’effectuer
un sauvetage.
– Ce sera fait. Maintenant, prions pour le salut de notre
civilisation.
Onyx fit signe à ses compagnons que ce n’était plus leur
place. Ils s’inclinèrent devant la reine-mère, la princesse, la
grande prêtresse et l’oracle, et tournèrent les talons pour
sortir du palais. Comme il n’avait aucune idée du chemin à
prendre, ce fut encore Dashaé qui prit les devants. Elle les
mena tout droit à leur logis sans la moindre hésitation.
– Tu ne sembles pas avoir le sens de l’orientation, le
taquina la Chimère.
– Ce n’est pas nécessaire quand on peut se déplacer
instantanément dans un vortex, grommela-t-il.
Ils trouvèrent sur la table des assiettes remplies de
poisson grillé et de légumes. Les aliments avaient quelque
peu refroidi, mais ils n’allaient certainement pas s’en
plaindre.
– Enfin un vrai repas ! s’exclama Onyx. J’ai suffisamment
mangé de fruits pour le reste de mes jours.
Ils dévorèrent le tout comme des louveteaux.
– Le vin ne te manque pas ? demanda Wellan à Onyx.
– Oh que si, mais je préfère ne pas y penser. Ce sera ma
récompense quand je pourrai enfin rentrer chez moi.
– Il y a un sorcier dans le monde de Sierra qui a beaucoup
de traits en commun avec toi.
– J’ai bien hâte de rencontrer cet homme extraordinaire,
alors.
– Si nous finissons par trouver le moyen de rentrer chez
nous, soupira Sierra.
Dashaé se redressa brusquement en voyant arriver une
invitée inattendue dans leur grotte.
– Madame ?
Ses compagnons se tournèrent vers l’entrée. Seul Wellan
se leva.
– Votre Majesté.
– Comment m’as-tu appelée ? s’étonna Enntemey.
– C’est le titre qu’on donne aux personnages royaux dans
mon pays.
– J’aime bien. Je crois que je vais le conserver, même si
en réalité, je suis une Lou-Sîn comme tout le monde.
Elle s’assit au bout de la table.
– Les prières sont terminées ? demanda Wellan.
– Oh non. Elles en ont pour une bonne partie de la
journée, mais moi, je préfère m’adresser à la lune en privé.
Je n’ai pas arrêté de penser au mur et à ces pauvres gens
qui sont prisonniers de l’autre côté. Alors, il m’est venu une
idée. Je pense que les sept sages pourraient vous fournir les
informations qui vous manquent. Leur savoir est beaucoup
plus vaste que le nôtre et ils ne le partagent pas
nécessairement avec le peuple.
– Alors pourquoi n’ont-ils pas agi avant que les Dingirsigs
s’emparent d’autant de territoire ?
– Sans doute parce qu’ils ne possèdent pas d’armée.
– Pas de Télals ? s’enquit Sierra.
– Bien sûr qu’ils en ont, mais comme vous avez
certainement pu vous en apercevoir, ils ne sont pas
agressifs. Leur rôle est de protéger, pas d’attaquer.
– En effet, nous l’avons remarqué, laissa échapper Onyx.
– Où pouvons-nous trouver ces sages ? s’informa Wellan.
– Je vous fournirai un guide. Reposez-vous bien, car vous
partirez très bientôt. Que la lune vous protège.
Enntemey les quitta sans rien ajouter.
– Sept sages… murmura Onyx. Pourquoi pas ?
Dès qu’ils eurent fini de manger, ils s’allongèrent sur leur
lit, épuisés par tout le chemin qu’ils avaient parcouru ces
derniers temps. Wellan devinait que Sierra était de plus en
plus inquiète à l’idée de ne plus jamais revoir son armée et
sa patrie, mais au fond de lui, il sentait que tout n’était pas
encore perdu. Comme elle, il voulait retourner à Alnilam,
mais il savait aussi qu’il arriverait à vivre n’importe où, tant
qu’elle serait avec lui. Pour Onyx, ce n’était pas la même
chose, car il avait une famille qui l’attendait à An-Anshar.
Quant à Dashaé, elle ne semblait jamais dépaysée où que
ce soit. Elle serait sans doute capable de rester chez les
Lou-Sîn et de devenir une Télal.
Wellan finit par fermer les yeux et, quelques minutes plus
tard, Sierra et Dashaé en firent autant. Seul Onyx n’arrivait
pas à faire taire ses pensées, comme cela avait toujours été
le cas quand il combattait avec les Chevaliers d’Émeraude
cinq cents ans plus tôt. Il entendit alors des pas feutrés et
se redressa sur ses coudes. Il n’eut pas le temps de réagir
que Légna grimpait dans son lit et s’assoyait sur son ventre.
– Si tu continues comme ça, je vais être obligé de
t’adopter, soupira l’empereur.
– Je ne cherche pas à être rassurée, cette nuit. Je veux
juste discuter.
– Alors, je t’écoute.
– Tu as raison au sujet des sauras. Nous possédons une
grande facilité d’assimiler d’énormes quantités de
connaissances, mais nous n’avons pas tous le bonheur
d’utiliser ce don. Je suis retournée voir ma mère, qui m’a fait
remarquer que, sans m’en rendre compte, je l’ai fait moi-
même en m’attachant à Noushkou. Je suis la seule de mon
espèce à comprendre les humains et même à penser
comme eux, parfois. Ma mère est aussi d’avis que ses
frères, qui sont dans ton monde, ont eu accès à un vaste
savoir qu’ils ont ensuite su utiliser.
– Y a-t-il des sauras chez les sages qui auraient assimilé
le leur ?
– Je ne sais pas. Peut-être que oui. Certains d’entre nous
n’ont pas peur de quitter leur clan pour poursuivre leurs
propres rêves. Je souhaite de tout cœur que tu trouves toute
l’information dont tu as besoin pour nous sauver.
– Merci, Légna. Continue de prendre soin de Noushkou et
des Lou-Sîn.
– Elle va être bien contente de me retrouver.
– Allez, va.
Le dragon sauta sur le sol et trottina jusqu’à la sortie.
« Obsidia serait bien excitée d’avoir une amie comme
Légna… » songea Onyx en sombrant dans le sommeil.
27

Au matin, Onyx se réveilla le premier. Il sortit de la grotte


pour aller s’occuper de ses besoins personnels, surpris de
ne pas voir de Télal dans les alentours.
Il tendit donc l’oreille pour s’assurer qu’il n’y avait aucune
patrouille dans la région, puis se rendit à la rivière, qui
brillait encore dans la pénombre de l’aube. Il se déshabilla
et entra dans l’eau agréablement fraîche. Quelques minutes
plus tard, Wellan le rejoignit.
– Les filles ne sont pas avec toi ?
– Elles ont préféré aller se laver dans une grotte où coule
une rivière souterraine pour avoir un peu d’intimité,
répondit Wellan.
– J’ignorais qu’il y en avait une.
– Apparemment, Aranzak en a parlé à Dashaé, qui s’est
dite plutôt certaine de la retrouver. Les douches chaudes me
manquent, mais j’avoue que je me réhabitue assez vite à
l’eau froide.
Ils firent des longueurs tous les deux en faisant fuir les
petits dragons qui étaient aussi venus jouer dans l’eau, mais
n’allèrent pas trop loin pour pouvoir récupérer leurs
vêtements en cas d’attaque.
De leur côté, Sierra et Dashaé venaient d’entrer dans la
petite caverne, déserte à cette heure. Elles trouvèrent les
affaires de Nannar derrière un rocher, dans un coin, mais
l’apprentie n’était pas là. Les deux femmes se baignèrent
dans cette rivière au courant tranquille dont le lit était
également couvert de pierres brillantes.
– On dirait que tu es de plus en plus angoissée, remarqua
Dashaé.
– Je fais confiance à Wellan, mais je ne partage pas son
optimisme. Nous sommes vraiment dans de mauvais draps.
– Ne l’avons-nous pas aussi été à Alnilam ? Et nous avons
quand même vaincu nos ennemis… et les hommes-taureaux
de Javad étaient des demi-dieux, si tu te souviens bien.
– Nous avions des alliés magiques et des sorciers dans
notre camp. Là, sans les pouvoirs de Wellan et d’Onyx, je ne
vois pas comment nous nous en tirerons, surtout que les
Télals ne sont des guerriers qu’en théorie. J’estime que nos
chances sont vraiment minces de l’emporter, cette fois.
– Mais nous sommes formées pour la guerre,
commandante. Une idée géniale finira par jaillir dans notre
esprit.
– Tu es encore plus optimiste que mon mari, toi.
Une fois bien propres et plus détendues, les deux femmes
se séchèrent, s’habillèrent et retournèrent au logis, où
Wellan et Onyx les attendaient devant un repas de tartines
chaudes qu’ils pouvaient recouvrir de la confiture de leur
choix.
– Quel est le plan de la journée ? demanda Dashaé en
étalant de la marmelade sur la sienne.
– Nous pourrions aller chez les Télals pour découvrir ce
qu’ils savent sur les sages ? proposa Wellan.
– Oui, ça me plairait beaucoup.
– Une autre occasion de revoir Aranzak, peut-être ? la
taquina Onyx.
– Mon attirance pour lui est-elle si évidente ?
Ils hochèrent tous la tête. Dès qu’ils eurent terminé leur
repas, ils se mirent en route pour le temple des Télals. Ils
allaient l’atteindre quand une guerrière leur bloqua la route.
– Je m’appelle Shanski.
– Celle qui a gracieusement fourni une carte aux Télals
qui nous ont conduits jusqu’au mur ? se rappela Wellan.
– Oui, c’est bien moi.
– Est-ce la seule carte qui a été tracée de ce pays ?
– Non. Les sages en possèdent plusieurs et elles n’en
illustrent pas toutes les mêmes aspects.
– Ce sont eux qui vous l’ont fournie, n’est-ce pas ?
demanda Sierra.
– Elle m’a été offerte en cadeau. Je ne suis pas une Télal
d’Azakhou. J’ai été formée au spéos de Sidouri comme tous
les autres, mais on m’a ensuite renvoyée à Soumoukhan, où
je suis née. J’ai servi les sept sages toute ma vie. Lorsque la
reine a été enlevée à Telloh, ils m’ont demandé de venir ici
pour veiller sur la reine-mère et la princesse.
– Vous devez être une Télal bien spéciale pour qu’ils vous
confient une telle mission, alors qu’il y a déjà des centaines
de vos semblables à Azakhou, devina Dashaé.
– On pourrait dire ça, répondit Shanski avec un sourire
mystérieux. Enntemey m’a demandé de vous guider
jusqu’aux montagnes sacrées. J’ai évidemment refusé,
puisque ma mission est de rester près d’elle, mais elle m’a
fait des menaces. J’ai donc désigné plusieurs Télals, qui
devront se relayer trois par trois auprès d’elle et d’Arynna
pour qu’il ne leur arrive rien en mon absence.
– En d’autres mots, vous avez accepté ? voulut s’assurer
Sierra.
– C’est exact. Je pense qu’il est important pour l’avenir
des Lou-Sîn que vous rencontriez les sages.
– Quand partons-nous ? demanda Wellan.
– Maintenant.
– Nous n’avons pas pris nos affaires, regretta Sierra.
– C’est le moment de le faire. Rejoignez-moi à la rivière.
Les quatre compagnons tournèrent prestement les talons
et allèrent chercher leurs armes. Wellan jeta aussi ses
sacoches sur son épaule.
– Et le bracelet ? chuchota Sierra.
– Est-ce prudent de le prendre avec moi pour ce voyage ?
– Ces gens possèdent peut-être suffisamment de
connaissances pour le remettre en état de fonctionnement ?
– Tu as raison.
Il cacha le bijou au fond d’une des sacoches.
– Allons-y, les pressa Onyx.
Ils empruntèrent le sentier de la rivière.
– Finalement, nous aurons passé plus de temps à voyager
qu’à aider les Lou-Sîn, soupira Onyx.
– Rien n’arrive pour rien, tu le sais mieux que nous tous,
l’encouragea Wellan. La réponse que nous cherchons se
trouve peut-être chez les sages.
– Je l’espère bien, parce que si cette rencontre ne donne
aucun résultat, nous serons à court d’idées.
Ils arrivèrent sur la berge où Shanski les attendait, debout
près d’une pirogue deux fois plus grande que celles qu’ils
avaient utilisées pour revenir de Lagash. Il n’y avait
personne d’autre, même pas les Télals qui étaient censés les
surveiller en tout temps.
– Montez, ordonna-t-elle.
Wellan s’installa en plein centre, car il était le plus lourd.
Sierra et Dashaé allèrent s’asseoir derrière lui et Onyx
devant. Shanski monta entre les deux hommes. Elle ne
tenait que son bâton à la main.
– Pas de pagaie ? s’étonna Wellan.
– Je n’en ai pas besoin, répondit la Télal.
Avec son bâton, elle poussa la pirogue au centre de la
rivière. Le courant les fit aussitôt dériver vers le sud, en
sens contraire de leur destination. Elle trempa le bout du
bâton dans l’eau et l’embarcation se mit à avancer vers le
nord. Intrigué, Onyx mit aussi sa main dans l’eau. « Le
courant s’est inversé… » découvrit-il avec étonnement. Il se
tordit le cou vers l’arrière pour fixer Shanski droit dans les
yeux.
– Comment as-tu fait ça ? Est-ce que tu possèdes des
pouvoirs magiques ?
– Pas moi, le bâton. Un autre cadeau de la part des sages.
– Est-ce que nous pourrions en avoir aussi ? réclama
Onyx.
– Sauriez-vous quoi en faire ?
– Pour ma part, j’apprends très vite.
La Télal ne répondit pas et se concentra sur son travail de
navigation.
– Y a-t-il seulement Enntemey qui soit au courant de cette
expédition ? demanda Wellan.
– Elle a informé Alletah et Arynna de mon absence, pour
qu’elles soient plus vigilantes.
Sans que Shanski fasse d’autre effort que de garder le
bout du bâton dans l’eau, la pirogue avança de plus en plus
rapidement, faisant voler leurs cheveux dans le vent. «
Celle-là, je l’aime encore plus que les autres », songea
l’empereur.
Vers midi, la Télal dirigea l’embarcation vers la berge et
en laissa descendre ses passagers avant de la tirer sur le
sol. Ils se trouvaient toujours dans la forêt tropicale.
– Je dois laisser le courant redevenir normal pendant un
certain temps avant de poursuivre notre route, expliqua-t-
elle. Nous en profiterons pour manger.
– Est-ce aussi le bâton qui va nous fournir notre repas ?
s’enquit Onyx, curieux.
– Non. Il me faudra grimper dans les arbres pour aller
chercher des fruits.
– Dans ce cas, je m’en charge, intervint Dashaé. Je suis
aussi agile que les petits singes que nous avons vus
pendant notre expédition. Conservez vos forces pour le
voyage.
Elle décolla en direction des grands arbres, dont les
hautes branches étaient chargées des fruits rouges dont elle
raffolait de plus en plus. Shanski en profita pour s’asseoir
sur le sol avec Wellan et Onyx, tandis que Sierra se postait
sous Dashaé pour attraper les fruits.
– Combien de temps encore jusqu’à notre destination ?
demanda Wellan.
– Nous mettrons une journée et demie pour atteindre la
chute. À partir de là, nous devrons faire le reste de la route
à pied, donc au moins deux jours supplémentaires, selon
votre niveau d’endurance.
– Nous avons amplement eu l’occasion de nous remettre
en forme lors de notre expédition à Telloh, l’informa Onyx.
– Je n’en doute pas.
– Surtout que nos Télals ne possédaient pas de bâton
comme le tien pour accélérer les choses.
Après avoir mangé à leur faim, ils remontèrent dans la
pirogue et, une fois de plus, Shanski modifia le sens du
courant. Ils ne s’arrêtèrent qu’à la jonction d’une autre
rivière pour dormir. Sierra s’étonna que Shanski ne paraisse
jamais fatiguée. Elle tira la pirogue sous des branches et les
conduisit dans une étape semblable à celles qu’ils avaient
utilisées pendant leur premier voyage à Telloh.
Ils s’assirent sur le sol et la Télal leur distribua les galettes
qu’elle avait conservées dans sa besace. Le grand air
aidant, ils ne mirent pas longtemps avant de s’endormir et
n’ouvrirent les yeux qu’au matin.
Shanski leur offrit des bananes. « Et voilà que ça
recommence… » grommela intérieurement Onyx. Il les
accepta parce qu’il avait besoin de manger pour conserver
ses forces, mais il avait bien hâte de varier sa diète.
Lorsqu’ils retournèrent sur l’eau, ils commencèrent à
apercevoir les imposantes montagnes à travers la canopée.
– Y aura-t-il d’autres étapes ? s’enquit Wellan.
– Oui, mais elles seront différentes. À moins que vous
ayez des besoins pressants, nous ne nous arrêterons pas
aujourd’hui, afin de pouvoir atteindre le pied des montagnes
avant la nuit.
– Nous ferons de notre mieux.
– Vous pourrez aussi manger dans la pirogue, ce midi.
– Je suis d’accord, accepta Onyx. Le temps presse.
– C’est ce que je pense aussi.
Un peu avant le coucher du soleil, ils quittèrent enfin la
forêt tropicale et les berges de la rivière se transformèrent
en un canyon profond. Ils ne voyaient plus que de hauts
murs de roc de chaque côté de la pirogue. Cette partie du
voyage dura encore quelques heures, jusqu’à ce qu’ils
atteignent une magnifique chute qui se jetait dans le bassin
où ils venaient d’aboutir. Wellan prit le temps de bien
examiner les environs tandis que Shanski dirigeait
habilement l’embarcation vers ce qui semblait être une
montée creusée dans la pierre. Il y avait des fentes un peu
partout sur le versant des montagnes, qui ressemblaient
étrangement à d’étroites fenêtres, ce qui fit comprendre à
Wellan qu’elles abritaient de la vie. Shanski descendit sur le
sol.
– Venez avec moi.
La Télal tira la pirogue derrière le rideau liquide. Les
quatre compagnons la suivirent, intrigués. Ils découvrirent
alors une caverne éclairée par des pierres brillantes, où se
trouvaient des tables, des bancs et même des lits.
– Installez-vous. Je reviens tout de suite.
Elle retourna en direction de la rivière.
– On dirait qu’on vient de passer dans un autre univers
sans même l’aide du bracelet, commenta Dashaé.
– À mon avis, les Télals ne sont pas tous formés de la
même façon, devina Wellan.
– L’existence de ce bâton magique le confirme
amplement, acquiesça Onyx. Pourquoi les autres Télals n’en
possèdent-ils pas ?
– Peut-être parce que son maniement requiert un très
long entraînement ? avança Sierra.
– C’est possible, admit Wellan.
– Moi, je trouve étrange que l’oracle continue d’avoir des
visions et que cette Télal soit capable d’utiliser un tel
pouvoir magique, alors que la magie a disparu partout
ailleurs, avoua Onyx.
Shanski revint en tenant deux énormes poissons par les
branchies. Elle les déposa sur le sol près d’un trou creusé
dans le roc et rempli de bois sec. Avec le bout de son bâton,
elle y alluma un feu et alla chercher la grille en fer qui était
appuyée contre le mur, pour la déposer sur les flammes.
– Je suis de plus en plus perplexe, lui dit Onyx en
s’approchant d’elle. Vous allumez du feu à partir de rien et
vous possédez une grille semblable ? Vous avez
véritablement des facultés magiques et vous savez
travailler le métal ?
– Seulement à Soumoukhan.
– C’est censé être une réponse ?
– Pourquoi ne partagez-vous pas ce savoir avec le reste
de la population ? lui demanda Wellan, à son tour.
– Parce que c’est ainsi.
– S’agit-il du même acier que le mur des Dingirsigs ?
continua de l’interroger Onyx.
– Non, pas du tout, et c’est très troublant.
Pendant qu’elle faisait cuire le poisson, l’empereur fit le
tour de la caverne et ne découvrit aucun autre objet en fer.
La Télal déposa finalement le poisson grillé sur la table. Les
Chevaliers sortirent leur poignard de leur gaine pour
manger. Dashaé servit leur guide en premier.
– Merci. En fait, nous ne savons pas fabriquer des objets
aussi brillants que vos armes.
– Donc, vos connaissances de la forge sont rudimentaires,
comprit Wellan.
– Sans doute.
– Les sages seront-ils en mesure de répondre à toutes nos
interrogations ? espéra Onyx.
– Seulement s’ils en ont envie. Mangez. Nous avons une
longue route devant nous et elle est en pente ascendante.
Nous ne pourrons pas atteindre le sommet aujourd’hui, mais
peut-être demain, si vous en avez la force. Sinon après-
demain.
Ils suivirent son conseil et avalèrent tout ce qu’ils purent.
Le feu continuait de brûler dans le grand trou, alors Onyx
alla s’asseoir devant pour se réchauffer. En temps normal, il
aurait utilisé sa magie pour se tenir au chaud.
– Je vais rapprocher vos lits des flammes pour que vous
soyez plus à l’aise, offrit Shanski.
Wellan, Sierra et Dashaé s’empressèrent de lui donner un
coup de main. La lumière qui traversait la chute s’estompa
et bientôt il n’y eut plus que le feu et les pierres qui
éclairaient l’étape. Ils allèrent tous se coucher, sauf Onyx.
Shanski s’installa près de lui.
– Je comprends que ce que vous voyez ici vous semble
curieux.
– Curieux ? Je qualifierais plutôt tout ça d’inexplicable.
Comment un peuple primitif peut-il coexister sans le savoir
avec des sorciers ?
– Je ne sais pas ce que ça veut dire.
– Ce sont des gens qui possèdent une puissante magie.
– Le peuple sait que les sages sont différents et qu’ils ont
besoin de leurs facultés pour veiller sur l’équilibre de notre
monde. Il n’a jamais cherché à en savoir davantage. Et,
personnellement, je pense que le métal, comme vous
l’appelez, n’améliore pas une société, car la première chose
qu’on a envie d’en faire, ce sont des armes.
– Ce n’est pas faux. Comment choisit-on les Télals qui
protégeront les sages et ceux qui seront dispersés sur le
continent ?
– Je me suis longtemps posé la question moi-même et,
après avoir vécu au milieu des sages pendant des années,
je pense que tout dépend de leur ouverture d’esprit et non
de leurs aptitudes physiques. Dans les montagnes, il se
passe des choses que la plupart des Lou-Sîn ne
comprendraient pas.
– Je suis de plus en plus intrigué.
– Tu aurais sans doute ce qu’il faut pour faire partie de
l’élite, sauf la patience.
Un large sourire éclaira le visage d’Onyx.
– Il est vrai que c’est un de mes nombreux défauts.
– Tu ferais mieux de dormir, toi aussi. La route sera
difficile à partir d’ici.
– Je vais essayer.
Étrangement, dès qu’il posa la tête sur le matelas, il
sombra dans un sommeil profond.
Au matin, les compagnons découvrirent des galettes sur
la table ainsi que des fruits rouges. Ils mangèrent, et
cherchèrent un endroit à l’extérieur de la chute pour vider
leur vessie avant de rejoindre Shanski, qui était prête à
partir. Cette fois, ils ne retournèrent pas sur l’eau, mais se
dirigèrent plutôt à pied vers un tunnel dont ils n’avaient
même pas remarqué l’existence, la veille. Des pierres
lumineuses, alignées sur un seul côté, leur permettaient de
voir où ils mettaient les pieds.
L’air n’était pas étouffant, au contraire. Une brise légère
circulait dans le large couloir grâce à des orifices percés un
peu partout dans les murs. En silence, pour conserver leurs
forces, ils marchèrent pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils
arrivent à une étape, où la Télal les fit une fois de plus
manger. Sa besace semblait inépuisable.
Une fois repus et reposés, ils se remirent en route. Il était
impossible de savoir si c’était le jour ou la nuit à l’intérieur
de la montagne, mais Shanski semblait posséder sa propre
façon de calculer le temps. Elle finit par les arrêter dans une
grotte un peu plus grande que la précédente, qui contenait
encore une fois une table et des lits, mais pas de trou pour
le feu. De toute façon, il y faisait moins froid. Curieusement,
du pain et un ragoût de légumes bien chaud les y
attendaient.
– C’est un peu extrême comme magie, laissa tomber
Onyx.
– Ce n’en est pas. Les sages savent que nous arrivons et
ils nous ont fait porter à manger.
– Ce sont tous des oracles, n’est-ce pas ? devina Wellan.
– C’est exact. Nous nous arrêtons ici pour la nuit. Faites
de beaux rêves.
Elle alla s’asseoir en tailleur sur un gros coussin, son
bâton sur les genoux, afin de méditer. Épuisés, les quatre
compagnons se laissèrent tomber sur leur lit, bien contents
de pouvoir s’arrêter un peu plus longtemps.
28

Lorsque Shanski réveilla ses protégés, ceux-ci


présumèrent que c’était le matin. Les gourdes se trouvaient
sur la table, bien remplies, ainsi qu’une grande variété de
fruits. Les compagnons de voyage s’étirèrent avec soin,
sachant ce qui les attendait pour le reste de la journée, et
se réunirent autour du repas. Onyx marmonna un peu, mais
finit par manger.
– On dirait que ta besace est inépuisable, fit remarquer
Dashaé. Mieux encore, elle semble ne jamais contenir la
même chose.
– Les sages ont pensé à tout, se contenta de répondre la
Télal.
Ils la suivirent encore une fois dans le tunnel, persuadés
que la journée se passerait exactement de la même façon
que la veille. Mais quelques heures plus tard, le mur sur leur
droite se transforma en parapet qui leur arrivait à la taille.
Curieux, ils jetèrent un coup d’œil de l’autre côté et
écarquillèrent les yeux avec étonnement. Tout en bas
s’étendait une cité ! Au fond d’une immense caverne !
– Est-ce que c’est une illusion ? murmura Sierra.
– Pas du tout, répondit Shanski. Je vous souhaite la
bienvenue à Soumoukhan.
Cette ville troglodytique abritait certainement des milliers
d’habitants. Elle s’étendait sur des kilomètres. Plusieurs
maisons comptaient jusqu’à sept étages. Elles étaient
toutes peintes en blanc et leurs toits étaient recouverts
d’ardoises rouge feu. Curieusement, la cité était inondée de
soleil. Wellan leva les yeux et vit que ses rayons pénétraient
par un grand orifice semblable à un cratère dans la voûte. Il
baissa le regard et continua d’observer cet endroit
extraordinaire afin de retenir autant de détails qu’il le
pouvait, avec l’intention de le reproduire le plus fidèlement
possible dans son journal. Il aperçut alors le large cours
d’eau qui divisait la ville en deux et sur lequel avaient été
jetés plusieurs ponts en bois. Il plissa les yeux et parvint à
distinguer les minuscules silhouettes des habitants qui
déambulaient dans les rues.
– C’est incroyable… laissa-t-il finalement échapper.
– Qui habite ici ? demanda Sierra. Des Lou-Sîn ou des
sages ?
– Les moines de Soumoukhan et leur famille, les informa
Shanski. Ce sont des Lou-Sîn un peu particuliers.
– Depuis combien de temps les moines vivent-ils ici ?
s’enquit Wellan.
– Depuis des milliers d’années. C’est ici que la lune a
d’abord installé ses enfants. Lorsqu’ils ont été trop
nombreux, ils sont allés coloniser le reste du continent.
Ceux qui sont restés ont évolué de façon différente.
– Et ils ont choisi de ne pas se mêler aux autres, devina
Onyx.
– En partie. Ceux qui désirent devenir Télals doivent tout
de même se rendre à Sidouri. Venez, nous ne devons pas
perdre de temps si nous voulons atteindre le sommet avant
la nuit.
Ils continuèrent de marcher le long du parapet,
incapables de décrocher leur regard de cette merveille,
jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière le mur qui
recommençait plus loin. À l’étape suivante, ils mangèrent
des légumes crus, du fromage et des galettes croustillantes
qui étaient particulièrement salées. Les muscles de leurs
jambes protestèrent quand Shanski annonça que c’était le
moment de continuer, mais ils ravalèrent leurs plaintes,
impatients d’arriver à destination. Puis, enfin, le tunnel
aboutit sur deux portes géantes en bois que Shanski ouvrit
en tirant sur les anneaux vissés en plein centre.
Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé pénétrèrent dans une
grande pièce rectangulaire, creusée dans le roc. Au milieu
reposait un bassin circulaire, alimenté par de l’eau qui
coulait d’un trou dans le plafond. À l’un des murs peints en
blanc étaient accrochés des fanions représentant les
différentes phases de la lune. Au pied du mur adjacent
étaient alignés de gros coussins de différentes couleurs. Et,
sur le mur directement en face d’eux, se trouvaient deux
portes absolument semblables à celles qu’ils venaient de
franchir.
– Vous devez attendre ici, les informa la Télal.
Elle les entrouvrit suffisamment pour se glisser dans la
pièce suivante, mais sans qu’ils puissent voir ce qu’elle
contenait. Onyx demeura immobile et silencieux comme un
chat qui guettait une souris. Dashaé, quant à elle, s’était
mise à marcher autour de la pièce en s’imprégnant de ses
vibrations, ce qu’elle avait appris à faire chez les Jadois.
Carrément découragée, car elle ne voyait aucune
technologie nulle part, Sierra commençait à douter qu’ils
puissent réussir à chasser l’envahisseur du pays. La
perspective d’être coincée dans ce monde voué à
l’extinction lui plaisait de moins en moins.
– Ça ira, tu verras, tenta de la rassurer Wellan en
devinant sa déception.
– Si tu le dis…
Il se tourna vers Onyx.
– Dis-moi à quoi tu penses.
– Je commence à accepter que la seule façon de vaincre
l’ennemi des Lou-Sîn, ce sera de pénétrer sur son territoire
et je ne vois pas encore comment.
– Que nous arrivera-t-il si tous nos efforts ne riment à rien
? fit Sierra. Et ne me répète pas qu’à tout problème, il y a
une solution. J’ai besoin de quelque chose de plus concret.
– Elle est seulement difficile à trouver en ce moment,
parce que nous ne connaissons pas tous les éléments de la
situation, expliqua Wellan.
– Demande-toi plutôt ce que ferait Audax s’il était ici,
suggéra Dashaé.
– Il serait déjà en train de préparer les Télals à se battre
pour la première fois de leur vie, devina Sierra.
– Ce que nous pourrions faire, nous aussi, après cet
entretien, nota Onyx. Qui est Audax ?
– Le grand commandant de notre armée qui a précédé
Sierra, répondit fièrement la Chimère. Il était très
sympathique, mais parfois déraisonnable.
– Comme tous les chefs de guerre, j’imagine. Nous avons
fait des choses qui frôlaient la folie autrefois, nous aussi.
– Je suis ouverte à toutes vos propositions loufoques,
dans ce cas, soupira Sierra.
Ils n’eurent pas le temps de lui en suggérer que Shanski
ouvrait toutes grandes les portes derrière lesquelles elle
était disparue.
– Les sages acceptent de vous rencontrer.
– Il aurait été bien insultant que nous ayons fait tout ce
chemin pour nous faire dire le contraire, grommela Onyx.
– Quel est le protocole que nous devrons respecter ?
s’enquit Wellan pour éviter toute bévue.
– Ne dites pas un mot avant qu’ils s’adressent
directement à vous. C’est moi qui vous présenterai.
Wellan se demanda combien de temps Onyx parviendrait
à tenir sa langue. Ils suivirent la Télal dans un couloir
jalonné de portes en bois, visiblement très anciennes. Ils
eurent beau tendre l’oreille, il n’en émanait aucun bruit.
Sans leurs pouvoirs, les deux hommes ne pouvaient pas
scruter cet endroit pour trouver des signes de vie. Un
parfum de lavande se mêla au vent frais qui effleurait leur
visage. Il eut pour effet de calmer instantanément toutes
leurs appréhensions.
Ils aboutirent finalement devant deux autres grandes
portes gardées par des Télals, qui s’inclinèrent devant
Shanski. « Elle est plus importante qu’elle nous le laisse
entendre », comprit Onyx. Elle se retourna devant les
compagnons pour leur donner ses derniers conseils.
– Un coussin est prévu pour chacun de vous au milieu de
la pièce. Vous devez vous y rendre directement et vous y
agenouiller. Ce n’est pas le moment d’explorer les lieux ou
d’admirer la décoration avec vos yeux. Portez votre regard
droit devant vous. Est-ce bien clair ?
– Tout à fait, répondit Wellan pour le groupe.
Shanski pivota vers les Télals, qui ouvrirent les portes. En
retenant leur souffle, Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé
entrèrent dans une vaste salle derrière leur guide.
Sans le faire exprès, Wellan remarqua les longs bancs de
bois, appuyés sur les murs immaculés à sa gauche et à sa
droite. Tout au fond s’élevait une estrade, où étaient assis
quatre femmes et trois hommes. Ils étaient habillés comme
les Télals, mais ils étaient beaucoup plus âgés que tous ceux
qu’ils avaient rencontrés jusqu’à présent. Leurs longs
cheveux blancs descendaient jusqu’à leur taille, mais il n’y
avait aucune ride sur leur visage.
Wellan s’arrêta devant l’un des quatre coussins, où il
s’agenouilla en même temps que ses amis. Shanski resta
debout derrière eux.
– Vénérables Séri, Shala, Ninki, Damkina, Kérit, Asarlouki
et Tashimétish, voici les étrangers dont je vous ai parlé.
La Télal marcha derrière les étrangers et plaça la main au-
dessus de chacun d’eux tandis qu’elle les présentait :
– L’Empereur Onyx d’An-Anshar, le commandant Wellan
des Chevaliers d’Émeraude, la grande commandante Sierra
des Chevaliers d’Antarès et le Chevalier Dashaé des
Chimères.
– Nous ne connaissons pas ces endroits que tu viens de
nommer, Shanski, lui dit Asarlouki.
– Moi non plus. Ils arrivent d’un autre monde où aucun
Lou-Sîn n’est jamais allé.
– Comment est-ce possible qu’ils soient ici, maintenant ?
Wellan jeta un regard interrogateur à Shanski, qui hocha
doucement la tête pour lui signifier qu’il pouvait maintenant
parler.
– Je possède un objet qui permet de voyager entre les
univers parallèles, expliqua-t-il. J’habite dans l’un de ceux-ci
avec mon épouse, Sierra. Nous étions tout bonnement partis
chercher Dashaé dans un autre univers pour la ramener à la
maison. Mon ami Onyx a alors exprimé le vœu de nous
accompagner, mais nous nous sommes mystérieusement
retrouvés à Ashur-Sîn.
– C’était sans doute votre destin, comprit Séri.
– Ce n’est pas impossible.
– Avez-vous affronté des Dingirsigs dans votre monde ?
demanda Tashimétish.
– Nos ennemis étaient différents, mais nous les avons
vaincus.
– C’est probablement pour cette raison que la lune vous a
choisis, devina Damkina.
– Peut-être bien. Le problème, c’est qu’en arrivant ici,
nous avons perdu notre magie et que nous en avons besoin
pour affronter les Dingirsigs.
– Ce fut la même chose pour les Lou-Sîn, comme s’ils
avaient trouvé la façon de l’enrayer pour mieux les asservir.
– Pourrions-nous les chasser d’une autre manière ?
demanda Séri.
– Si nous pouvions recevoir d’autres informations à leur
sujet, nous serions davantage en mesure de découvrir leur
point faible et de l’utiliser contre eux.
– Nous verrons ce que nous pouvons trouver, promit Kérit.
Les sages demandèrent ensuite aux étrangers de leur
décrire brièvement leur monde, puis leur posèrent des
questions sur ce qu’ils appelaient « technologie ». Si tout
cela les étonna, ils ne le laissèrent nullement paraître.
C’étaient des personnes sereines, qui s’émerveillaient
encore de ce qu’ils ne connaissaient pas et, pourtant, leur
savoir devait être immense. L’existence d’univers parallèles
au leur les fascinait.
Après cette longue entrevue, où ils n’apprirent pas grand-
chose, Shanski conduisit Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé
dans une grande chambre où se trouvaient six lits. Ils
allaient donc passer la nuit chez les sages, sans doute pour
attendre qu’ils discutent de leur requête.
– Installez-vous confortablement, leur dit la Télal. Je vais
bientôt revenir vous porter à manger.
« Pas de fruits… » espéra secrètement Onyx.
Shanski referma la porte derrière elle et se rendit à la
grande pièce où était préparée la nourriture des sages. Il n’y
avait personne à cette heure, mais elle savait où trouver ce
qu’elle cherchait. Méthodiquement, elle ouvrit une des
nombreuses portes dans le mur pour en retirer un grand
plat, dans lequel elle allait mettre le plus de nourriture
possible pour quatre personnes. Elle fouilla ensuite dans de
larges tiroirs que le roc gardait bien froids et composa une
salade de laitue, de haricots blancs, de brocolis, de petites
tomates, d’asperges et de morceaux de poisson blanc
encore croustillant. Elle mélangea le tout, y ajouta une
vinaigrette transparente, puis alla chercher des bols en
céramique et un pot de biscuits à l’avoine. Elle déposa le
tout sur un long plateau en bois. Quand elle se tourna enfin
vers la porte avec l’intention de le transporter jusqu’à la
chambre des étrangers, elle arriva nez à nez avec l’une des
sages, qu’elle n’avait pas entendue entrer. La Télal était
pourtant entraînée pour ne jamais se faire surprendre.
– Vénérable Shala, la salua Shanski en baissant
respectueusement la tête.
– Ce n’est guère l’endroit pour un entretien, mais je tenais
à te parler seule à seule.
La guerrière releva la tête et aperçut dans les yeux bleus
de la vieille femme la bonté qu’elle y avait toujours trouvée
depuis qu’elle servait ces êtres supérieurs.
– Tu veux savoir pourquoi je suis revenue malgré tes
instructions très strictes de protéger la reine-mère et la
princesse, n’est-ce pas ? devina-t-elle.
– En effet.
– C’est Enntemey qui m’a demandé de conduire les
étrangers jusqu’ici, dans l’espoir de sauver notre peuple.
Comment pouvais-je refuser ?
Shala garda le silence pendant un moment en évaluant la
situation dans laquelle avait été placée Shanski.
– Tu as raison. En l’absence d’Eannah, c’est elle qui règne
sur les Lou-Sîn. Tu lui devais aussi obéissance.
– J’aurais accepté la sanction que tu aurais jugée
appropriée pour ma désobéissance à tes ordres.
– Je pourrais t’en imposer une, c’est vrai, mais je n’en
ferai rien. Dis-moi, maintenant que tu as appris à mieux
connaître les étrangers, que peuvent-ils faire pour nous ?
– Ils ont des idées audacieuses pour nous débarrasser des
Dingirsigs, mais tout comme les Lou-Sîn, ils n’ont plus accès
à leur magie. J’ai aussi de la difficulté à croire que quatre
personnes pourraient réussir là où tout un peuple en serait
incapable.
– C’est un grand mystère, mais ils n’ont sûrement pas
abouti à Ashur-Sîn par hasard. La lune ne peut pas s’être
trompée sur leur compte.
– Avez-vous songé à une façon de redonner au peuple et
à ces gens leur magie ?
– Nous n’arrêtons pas de nous pencher sur cette question.
Cette nuit, quand tous dormiront dans le temple, conduis-les
dans la grande salle.
– Tu peux compter sur moi.
– Je sais.
Shala caressa maternellement la joue de Shanski et la
quitta, afin qu’elle puisse aller nourrir leurs invités.
29

Pendant que Shanski leur composait un repas


nourrissant, les quatre compagnons avaient commencé à
examiner la chambre où elle les avait conduits. Les lits
ressemblaient à ceux qu’ils avaient utilisés depuis leur
arrivée dans la montagne. Ils étaient construits en bois et
supportaient un matelas bien moelleux. Onyx aurait préféré
quelque chose de plus dur, mais comme il était mort de
fatigue, il s’en contenterait. De nombreux coffres étaient
dispersés sur le pourtour de la pièce rectangulaire. Dashaé
se fit un devoir de tous les ouvrir pour voir ce qu’ils
contenaient et trouva surtout de la literie qui sentait
vraiment très bon. Sur une grande commode s’alignaient
des vasques d’eau propre pour qu’ils puissent faire leur
toilette et par terre, de chaque côté, des seaux pour
soulager leur vessie. Finalement, au centre de la pièce, se
dressait une solide table basse en bois qui semblait être
aussi vieille que la montagne, mais pas de chaises.
– Je me demande pourquoi cette chambre n’est pas
utilisée ? laissa tomber Sierra. Où sont les gens qui
couchaient ici ?
– Peut-être ne sert-elle qu’aux voyageurs qui viennent
demander conseil aux sages, avança Wellan.
– Je ne sais pas si j’aimerais vivre enfermée tout le temps
comme ces gens, avoua Dashaé.
– Eh bien, moi, je suis certain que non, grommela Onyx. Je
commence à étouffer, dans cet endroit. Espérons que nous
n’aurons pas à y rester trop longtemps.
Il alla se coucher sur un des lits, les bras croisés derrière
la nuque. Wellan retira son journal de ses sacoches, qu’il
avait déposées sur son lit, et alla s’asseoir par terre devant
la table. Il se mit à dessiner la chute, la grotte qui se
trouvait derrière, puis la ville de Soumoukhan. Pour sa part,
Sierra examina les étranges symboles peints sur les murs
jusqu’à ce qu’elle arrive devant les rideaux rouges qui
recouvraient les étroites fenêtres. Elle les écarta et regarda
en bas, se rendant compte pour la première fois de l’altitude
à laquelle ils se trouvaient. Puis, elle releva les yeux.
– Je vois tout le mur ! s’exclama-t-elle.
Ses compagnons interrompirent ce qu’ils étaient en train
de faire et se précipitèrent vers les rideaux, qu’ils
poussèrent sur le côté à leur tour. Chacun posté devant une
des fenêtres, ils commencèrent par observer la partie ouest
du pays avec beaucoup d’attention.
Puisqu’ils se trouvaient au sommet de la plus haute des
quatre montagnes, les trois autres ne leur obstruaient pas la
vue. Ils pouvaient voir les terres envahies par les Dingirsigs.
– Eh bien, ça répond à une de nos questions, lâcha Onyx.
Le mur se rend jusqu’à la mer au nord également.
– Mais il est encore trop loin pour qu’on distingue quelque
entrée que ce soit à sa base, déplora Wellan.
– Je n’ai jamais rien vu d’aussi gigantesque… s’émerveilla
Dashaé.
– Et d’incroyable, aussi, ajouta Onyx. Comment ont-ils pu
construire une telle barrière avec les seules ressources des
villes qu’ils ont envahies ?
– Si les sages vivent à cette hauteur, indiqua Sierra, il y a
fort à parier qu’ils ont vu comment le mur a été édifié.
– Mais c’est arrivé en pleine nuit, selon Koumar, précisa
Wellan.
– Tu as constaté, comme moi, que ce métal réfléchit la
moindre lumière. Alors si la lune était haute dans le ciel, ils
ont forcément pu assister à sa construction.
– Mais ils ne nous ont pas dit un seul mot à ce sujet lors
de notre rencontre, tout à l’heure.
– S’ils veulent notre aide, il va falloir qu’ils arrêtent de
garder leurs secrets pour eux, maugréa Onyx.
– Regardez, on peut voir des bâtiments au-delà du mur,
signala Sierra. Même s’ils sont éloignés, je pense qu’on peut
très bien constater qu’ils ont été construits par une
civilisation aux antipodes de celle des Lou-Sîn.
– Ils ne sont pas en joncs tressés, c’est certain, affirma
Dashaé.
Un grand nombre d’édifices rectangulaires, apparemment
étagés, semblaient former un complexe qui s’étendait sur
plusieurs kilomètres au beau milieu des terres conquises.
Derrière celui du centre s’élevaient plusieurs tours. À l’instar
du mur, toutes ces constructions brillaient sous les derniers
rayons du soleil couchant.
– Ils ressemblent aux temples des Nacalts d’Enlilkisar,
remarqua Wellan.
– J’allais justement le mentionner, ajouta Onyx, sauf qu’ils
ne semblent pas construits en pierre.
– Qui sont les Nacalts ? s’enquit Dashaé.
– Un peuple de notre monde, dont je suis l’empereur.
Toutefois, ils n’ont élevé qu’un temple par région. Ici, il y en
a des centaines.
– Certaines parties brillent comme si elles étaient en
métal, nota Sierra.
– Il est dommage que nous n’ayons que nos yeux pour
étudier l’ennemi, en ce moment, soupira Dashaé.
– Wellan, si tu n’avais pas perdu ta faculté de te
métamorphoser, tu pourrais aller survoler cet endroit,
regretta Onyx.
– Survoler ? répéta la Chimère, confuse.
– La plupart des dieux possèdent une forme animale. Moi,
je suis un énorme loup et Wellan est une espèce de reptile
ailé cent fois plus gros que moi.
– Vraiment ? Quand vous aurez repris votre magie, je
veux voir ça.
– Eh bien, pas moi, fit Wellan. Et puis, je risquerais de me
faire poursuivre par leurs triangles dorés.
– Un seul coup de bec et tu leur réglerais leur compte, le
taquina Onyx.
Ils continuèrent d’examiner le territoire ennemi avec
beaucoup d’attention. Ils ne pouvaient évidemment pas voir
les cités souterraines des Lou-Sîn. Peut-être étaient-ils
désormais enfermés dans ces immenses maisons.
– Le plus gros des édifices, au centre, est ou bien un
temple, ou bien un palais, avança Wellan.
– Nous sommes encore trop loin pour apercevoir des
Dingirsigs, ajouta Dashaé, alors impossible d’en évaluer le
nombre.
– Moi, ce qui me tracasse, fit Sierra, c’est que, s’ils sont
capables d’enlever les habitants de villes entières, pourquoi
éprouvent-ils le besoin de se protéger par un mur qui fait
tout le tour du territoire qu’ils ont conquis ?
– C’est une excellente question, admit Dashaé.
– Ce n’est peut-être pas des Lou-Sîn qu’ils se gardent…
raisonna Onyx. Il est possible que nous ne considérions pas
la situation sous le bon angle.
– Si nous savions de quoi ils ont si peur, nous pourrions
trouver leur point faible, comprit Dashaé. Peuvent-ils avoir
entendu parler des visions de l’oracle ?
– Les prêtresses de cette région les auraient-elles
révélées à l’ennemi ? spécula Sierra. Car elles devaient
forcément en avoir entendu parler.
– Je ne pense pas que ces femmes résisteraient
longtemps à la torture, leur fit remarquer Onyx en pensant à
Arali.
Sierra espéra que personne ne leur avait fait de mal. Ces
pacifiques Lou-Sîn ne méritaient pas un tel sort.
– Ce qu’il nous faudrait, poursuivit l’empereur, c’est qu’un
captif s’échappe et qu’il vienne nous renseigner.
– Comment quelqu’un pourrait-il sortir de là ? s’étonna
Dashaé.
Onyx soupira avec découragement et alla s’allonger sur
son lit pour réfléchir à d’autres solutions. Wellan retourna à
la table pour dessiner ce qu’il venait de voir par la fenêtre.
Les deux femmes restèrent plantées à leur poste
d’observation en espérant découvrir plus de détails.
Un Télal ouvrit alors la porte pour laisser passer Shanski,
qui leur apportait sur un plateau un grand plat de salade,
des bols et un pot en céramique rempli de biscuits. Elle
déposa le festin sur la table. Wellan ferma son journal, alla
le porter sur son lit et rejoignit les autres.
– Apportez des coussins pour vous asseoir, leur dit
Shanski.
– Il est curieux que les sages utilisent des lits, mais pas
des chaises, nota Onyx en lui obéissant.
– Ils ont leur propre façon de faire les choses.
La Télal distribua les bols et leur laissa choisir eux-mêmes
la quantité de salade qu’ils avaient envie de manger. Elle
s’assit parmi eux pour s’assurer qu’ils ne manquaient de
rien.
– Est-ce que ça t’arrive de te nourrir, toi aussi ? s’inquiéta
Dashaé.
– J’ai une diète spéciale.
– Donc, tu te nourris la nuit quand nous dormons ?
Shanski se contenta de sourire.
– Est-il trop indiscret de te demander ce que tu manges ?
– Ce sont des barres confectionnées par les moines qui
contiennent tout ce dont le corps peut avoir besoin. C’est
plus facile à transporter et on peut les consommer
n’importe où et n’importe quand.
– Nous aurions dû faire ça, nous aussi, sur le champ de
bataille, commenta Dashaé.
Ils mangèrent en silence pendant un moment.
– Nous avons aperçu le mur par la fenêtre et même les
bâtiments que les Dingirsigs ont probablement construits
depuis qu’ils sont arrivés dans votre pays.
– Vraiment ?
– Tu vivais ici et tu ne les as jamais vus ?
– Il n’y a aucune fenêtre dans les chambres des Télals.
– Viens voir.
Sierra se leva et l’invita à la suivre jusqu’aux rideaux,
qu’elle écarta. Shanski demeura un long moment à regarder
au loin.
– Je suis désolée… Je l’ignorais.
– Je commence à croire qu’il y a vraiment trop de
cachotteries entre vous, laissa tomber Onyx.
– Tu as raison, admit la Télal en se tournant vers lui, mais
je ne peux rien y changer. Ce n’est pas moi qui édicte les
lois et les règlements, à Soumoukhan.
– Y a-t-il quelqu’un dans ce pays qui pourrait enfin
répondre à nos questions ?
– Sans doute. Je cherche comment vous aider, moi aussi.
En fait, depuis notre départ d’Azakhou, ce qui m’obsède le
plus, c’est de trouver la façon de vous rendre vos pouvoirs,
car je devine qu’ils sont beaucoup plus puissants que les
nôtres.
– C’est bien peu dire. Vous seriez déjà libérés de ces
tyrans si nous les avions.
Wellan était moins sûr que lui, car les Dingirsigs étaient
sans doute très nombreux, mais il garda le silence pour ne
pas démoraliser davantage le groupe.
Shanski reprit place sur son coussin et les regarda tout
avaler jusqu’au dernier biscuit. Puis Wellan alla chercher son
journal et lui montra le croquis qu’il venait de réaliser de ce
qu’elle avait vu par la fenêtre. Il superposa ensuite les
bâtiments sur la carte qu’il avait recopiée à partir de celle
des sages que Koumar avait utilisée pour les guider.
– Nous savons au moins que le plus gros de leurs édifices
se trouve presque en plein centre de leur territoire, donc
près de Telloh, commenta-t-il.
– Forcément, l’entrée doit se trouver quelque part par là,
indiqua Onyx.
– Je suis d’accord, fit la Télal, très intéressée par cette
théorie.
– Qu’y a-t-il dans cette partie du pays qui aurait pu
intéresser un envahisseur ? s’informa Sierra.
– Rien de particulier. On y trouve exactement la même
chose qu’ailleurs : de grandes forêts, des cavernes
naturelles à profusion, beaucoup de lacs et de rivières…
– Le sol pourrait-il également renfermer des ressources
qui leur permettraient de bâtir leur propre civilisation,
comme du minerai de fer, du charbon, de la chaux ou des
ferroalliages ?
– Je ne sais pas ce que c’est.
– Ce sont les matériaux de base pour fabriquer du métal.
– Si nous possédons ces choses, alors nous l’ignorons.
– Revenons au mur, les pria Wellan. Il est dix fois plus
haut que moi et on ne peut pas l’escalader, parce que sa
surface est trop lisse. Alors, comment pourrions-nous le
franchir ?
– Nous pourrions construire des échelles, proposa
Dashaé.
– Et comment descendrons-nous de l’autre côté ? s’enquit
Onyx. En sautant ? Nous risquerions de nous casser le cou.
– Ce qu’il nous faudrait, ce sont des grappins comme
nous en avons déjà vu au musée de Brillarbourg ! s’exclama
Sierra.
Le regard de Wellan s’alluma alors que Shanski se
contenta d’arquer un sourcil.
– T’en souviens-tu ? lui demanda la commandante.
– Parfaitement bien. J’avais même fait une note mentale
de cette invention, qui nous aurait bien servis, jadis.
– Et qui s’est perdue dans ton cerveau ces quatre
dernières années, apparemment, le piqua Onyx.
– Il y a trop de choses là-dedans, soupira Wellan, amusé.
Les grappins sont une excellente solution. Une fois en haut
d’une muraille, on peut les retourner pour descendre de
l’autre côté. Mais il faudrait qu’ils soient en métal pour
résister à notre poids et ceux qui sauraient en fabriquer, ce
sont les Dingirsigs.
– Qu’en est-il des moines qui ont forgé la grille sur
laquelle Shanski a fait cuire le poisson derrière la chute ?
– Si je savais à quoi ressemble un grappin, je pourrais leur
demander s’ils sont capables d’en fabriquer, répliqua
Shanski.
– Encore faudrait-il trouver des cordes suffisamment
longues pour qu’on puisse les lancer jusqu’en haut du mur,
leur fit remarquer Onyx.
– Ça, nous savons le faire, affirma Shanski. Nous en
confectionnons avec des joncs.
Wellan trouva une feuille vierge dans son cahier et
dessina le crochet à quatre pointes avec un anneau dans le
bas pour attacher la corde. La Télal l’examina avec
attention.
– Il faudrait qu’il soit dix fois plus gros que ça, par contre,
ajouta-t-il, car je soupçonne que le mur doit être assez
épais.
– Je vais demander à un des Télals d’aller le porter
immédiatement aux artisans. Tâchez de vous reposer, nous
allons bientôt repartir.
Wellan déchira la page et la lui tendit.
– Merci, Shanski, fit Dashaé, encouragée.
– Et merci à vous de bien vouloir nous aider, même si la
situation semble désespérée.
Elle remit les plats vides sur le plateau et quitta la
chambre, emportant aussi le dessin du grappin. Dès qu’elle
fut partie, les compagnons allèrent se coucher sur les lits,
même s’ils n’avaient pas vraiment sommeil.
– Selon vous, dans combien de temps les gens d’Alnilam
et ceux d’Enkidiev vont-ils commencer à soupçonner qu’il
nous est arrivé malheur ? laissa tomber Dashaé.
– Je n’ai dit à personne combien de temps nous serions
partis, répondit Sierra. Même la haute-reine l’ignore.
– Même chose pour moi, fit Onyx. À An-Anshar, par
contre, je pense que ce sera la panique dans quelques
semaines, parce que je ne suis jamais resté très longtemps
loin de ma famille. Et quand j’ai eu à le faire, mes facultés
magiques me permettaient de venir faire des sauts à la
maison pour rassurer mes enfants.
– Et même s’ils soupçonnaient que nous sommes en
difficulté, que pourraient-ils faire ? soupira Wellan. Sans les
coordonnées du monde des Lou-Sîn, même Nemeroff ne
pourrait pas venir à notre rescousse avec son bracelet.
– En parlant de coordonnées, est-ce que ta mémoire t’a
permis de retrouver d’autres symboles ? s’informa Sierra.
– Pas encore, malheureusement, et je ne voudrais surtout
pas nous transporter dans un univers plus dangereux que
celui-ci.
– Ce pourrait être une aventure tout aussi intéressante,
estima Dashaé.
– Sans doute pour quelqu’un qui est sans attaches,
répliqua Onyx. Moi, tout ce que je voulais, c’était remercier
ceux qui ont sauvé mon fils et jeter un œil à ce monde que
Wellan n’arrête pas de vanter.
– Ça viendra, affirma son compatriote. Commençons par
nous débarrasser des Dingirsigs.
Il ramassa quelques pierres lumineuses au pied du mur et
les déposa autour de son journal pour l’éclairer et ainsi être
capable de continuer à écrire, même dans son lit. Sierra
secoua la tête avec amusement et choisit plutôt de méditer
comme il le lui avait enseigné.
30

Lorsque Wellan referma enfin son journal, ses


compagnons s’étaient tous endormis. Il le rangea dans une
de ses sacoches et ferma les yeux à son tour. Puisqu’il ne
pouvait plus adresser de prières à Theandras, qui ne vivait
plus dans les cieux, il se tourna vers la déesse des Lou-Sîn.
Il commença par la remercier de les avoir choisis, lui et ses
amis, pour sauver son peuple, puis lui demanda de l’aider à
trouver une façon d’y parvenir. Il s’assoupit quelques
minutes plus tard.
Au milieu de la nuit, Onyx, qui avait toujours eu le
sommeil léger, entendit s’ouvrir la porte de la chambre et se
redressa. Il reconnut la silhouette de la personne qui venait
de la franchir. En voyant qu’il était le seul à s’être réveillé,
Shanski s’approcha de lui.
– La vénérable Shala aimerait s’entretenir avec vous
quatre.
– Là, maintenant ? Quelle heure est-il ?
– Il est tard, mais elle préférerait le faire en l’absence des
autres sages, alors elle a choisi ce moment où ils dorment
tous.
En espérant qu’ils apprendraient enfin quelque chose
d’utile, Onyx alla donner quelques tapes sur l’épaule de
Wellan.
– Réveille-toi. Nous avons une autre importante
rencontre.
– Est-ce déjà le matin ? se découragea-t-il, car il n’avait
presque pas dormi.
– Non.
Il réveilla ensuite Dashaé et laissa Wellan tirer lui-même
Sierra de son sommeil. Celui-ci dut la secouer pour lui faire
ouvrir les yeux. Pendant qu’ils s’aspergeaient le visage pour
achever de reprendre conscience, Wellan sortit son bracelet
d’une de ses sacoches. Ils suivirent ensuite Shanski jusqu’à
la grande salle où ils avaient rencontré les sept importants
personnages la veille. Il y avait maintenant six coussins
plutôt que quatre au milieu de la pièce. Les leurs étaient
toujours alignés ensemble. Quant aux deux autres, il y en
avait un devant et un derrière. Sur l’estrade, il ne restait
plus qu’une seule femme.
– Assoyez-vous dans le même ordre que tantôt, ordonna
Shanski.
Les guerriers s’exécutèrent sur-le-champ. La Télal
s’agenouilla sur le coussin derrière eux et garda le silence.
Au bout d’un moment, Shala descendit de l’estrade avec
une telle légèreté qu’elle leur fit penser à un fantôme. Elle
vint s’asseoir en tailleur sur le coussin devant les étrangers.
Ils attendirent qu’elle parle la première.
– L’Empereur Onyx d’An-Anshar, le commandant Wellan
des Chevaliers d’Émeraude, la grande commandante Sierra
des Chevaliers d’Antarès et le Chevalier Dashaé des
Chimères, fit-elle en les regardant un à un.
Wellan hocha doucement la tête pour signaler qu’elle ne
s’était pas trompée.
– Votre demande pour les grappins a été faite aux
ouvriers des substances dures dans notre grande cité de
Soumoukhan, annonça-t-elle.
– Merci beaucoup, fit Wellan. Cet instrument pourra peut-
être nous permettre de franchir le mur derrière lequel se
cache l’envahisseur.
– Maintenant que je peux vous parler plus librement,
laissez-moi vous dire ce que je sais de cette barrière
brillante.
« Enfin », se réjouit Onyx.
– Quand je l’ai vue s’élever, en pleine nuit, il y a trente
ans, j’ai tout de suite su que notre vie allait changer pour
toujours.
– S’élever ? répéta Onyx, étonné.
– C’est exact. Je me trouvais à la fenêtre de ma chambre
pour contempler la lune, qui était pleine, ce soir-là. Le mur
est sorti du sol comme s’il y avait toujours été enfoui.
– Une section à la fois ? s’enquit Wellan.
– Non, sur toute sa longueur, comme une grande toile
qu’on remonte pour cacher quelque chose.
– C’est encore plus bizarre que je le pensais, avoua Onyx.
– Était-il tiré vers le haut par les triangles volants ?
continua de la questionner Wellan.
– Il n’y avait rien dans le ciel. Je n’ai même entendu
aucun son.
Ils étaient tous en état de choc.
– Shanski m’a dit que vous êtes allés voir le mur de près.
Est-ce un rideau ?
– Non, madame, répondit Wellan. Il est solide et
inébranlable.
Je ne comprends même pas comment il a pu sortir de
terre d’une seule pièce.
– Même les plus grands mystères finissent par être
résolus. Il faut juste se creuser un peu plus l’esprit.
– C’est ce que nous faisons depuis que nous sommes ici,
je vous assure. Mais chaque fois que nous en apprenons
plus, l’énigme se complique davantage. Dites-moi, en
savez-vous plus que nous sur les Dingirsigs ?
– Seulement ce que les visions de Damkina nous ont
appris. Elle ne veut plus en parler, mais je me souviens très
bien de ce qu’elle nous a dit, au moment où celles-ci l’ont
assaillie. Contrairement au peuple de la lune, celui des
étoiles est belliqueux. Il prend ce dont il a besoin sans égard
au mal qu’il cause.
– Pour ensuite repartir ?
– Lorsqu’il ne reste plus rien. Damkina a eu de
nombreuses révélations à leur sujet, même avant la
première apparition des disques brillants dans le ciel. Elle
est d’avis que ce sont de très mauvaises personnes. Elle les
a vus malmener les Lou-Sîn et leur refuser les nécessités de
la vie. Elle a aussi parlé de flammes, d’explosions, de
combats.
« Tout comme Ereshki », songea Wellan.
– Cela nous a longtemps semblé impossible, car nous
sommes essentiellement pacifiques. Mais maintenant, nous
n’en sommes plus aussi certains.
Onyx écoutait la conversation en silence en pensant
qu’en fin de compte, il leur suffisait de localiser celui qui
avait créé cette étonnante barrière et de l’éliminer.
– Il devient de plus en plus évident que la libération de
ceux qu’ils ont enlevés nécessitera un assaut, lui apprit
Wellan. Je ne vois pas d’autre solution, à moins que
l’envahisseur finisse par manifester la volonté de négocier.
– Damkina n’a rien vu de tel jusqu’à présent. Non
seulement elle avait prédit leur arrivée, mais aussi la vôtre.
Vous n’êtes pas ici par hasard, guerriers d’un autre monde.
« C’est surtout parce qu’Aranéa a changé les symboles
sur le cadran du bracelet, volontairement ou pas… » pensa
Wellan, mais il n’eut pas le cœur de le lui dire.
– A-t-elle aussi vu ce que nous sommes venus faire ?
demanda-t-il.
– Elle nous a révélé que quatre étrangers nous aideraient
à recouvrer notre liberté, rien de plus.
– A-t-elle assisté à la destruction du mur ?
– Elle n’a même pas vu qu’il y en aurait un.
– Possédez-vous d’autres informations qui pourraient
nous être utiles ?
– Sîn vous observe. Je ne serais pas surprise qu’elle
décide de vous aider directement, comme elle l’a fait pour
les premiers sages de la montagne.
– Avant que les Dingirsigs vident d’autres cités ? espéra
Onyx.
– Je l’espère.
– C’est tout ? se découragea l’empereur.
– Pour l’instant. Mais ne partez pas tout de suite. Je
possède un don différent de celui de Damkina. Lorsque je
suis en présence d’une personne, je suis capable de deviner
qui elle est vraiment, son passé, son présent et parfois son
avenir.
– Et si nous avons un avenir, ça voudra dire que nous
avons une chance de l’emporter, comprit Dashaé.
Shala lui adressa un sourire admiratif.
– En ce qui te concerne, Wellan des Chevaliers
d’Émeraude, si tu n’es pas toi-même roi, tu fais
certainement partie d’une famille très importante.
– Je suis en effet le fils benjamin du Roi de Rubis, avoua-t-
il.
– Mais tu as eu d’autres parents, aussi.
– C’est exact. Ce ne sera probablement pas facile à croire,
mais je suis né deux fois et, la seconde fois, mes parents
étaient la Princesse d’Émeraude et le Prince de Zénor.
– Ce qui explique la complexité de ton âme, qui oscille
entre deux niveaux d’existence. Tu n’es pas un homme
comme les autres. Tu ne te contentes pas des mêmes
choses. Tu veux tout voir, tout savoir. Tu ne crains pas
l’inconnu. Au contraire, il t’attire. Je sens aussi que tu es
bon, doux et très patient. Le bonheur des Lou-Sîn est aussi
important pour toi que celui de tes semblables. Même ici,
dans un monde qui t’est étranger, tu arrives à te sentir à
l’aise et à utiliser tes remarquables facultés d’observation.
– Ai-je encore un avenir, vénérable Shala ?
– Oui, je le crois, mais il n’est pas encore très clair.
Comme tu le sais déjà, tout peut changer en un battement
de cils.
Elle se tourna vers Sierra.
– La commandante Sierra des Chevaliers d’Antarès. Ton
cœur est celui d’une orpheline, même si quelqu’un s’est
occupé de toi après la mort de tes parents. Il y aura toujours
un vide au fond de ton cœur, mais tu arriveras à le combler
grâce à l’amour. Tu continues de chercher qui tu es et ce
que tu veux vraiment dans la vie. Ton destin te donnera
l’occasion de trouver ta voie. Ta présence ici t’inquiète
encore plus que tes compagnons, mais tu ne les laisseras
pas tomber. Tu es beaucoup plus forte que tu le crois.
Sierra était stupéfaite de l’entendre lui dire tout cela,
puisque tout ce qu’ils avaient fourni aux sages, lors de leur
première rencontre, c’était une brève description de leur
monde et une explication sommaire de la technologie
d’Alnilam. Rien de plus…
– Le Chevalier Dashaé des Chimères, continua Shala. Tu
es la plus aventurière de votre petit groupe. Tu as grandi en
découvrant chaque jour ce dont tu étais capable et tu ne
t’es jamais imposé de limites. Tu es devenue une experte
dans ton domaine. On peut toujours compter sur toi et ta
franchise est légendaire. Tu ne sais pas mentir. Peu importe
où tu choisiras de vivre, tu deviendras un modèle pour les
autres et tu influenceras la vie d’une multitude de gens.
Dashaé ne cacha pas sa surprise, car cela ne faisait pas
du tout partie de ses buts dans la vie, mais elle était bien
contente d’apprendre qu’elle avait, elle aussi, un avenir.
Shala planta finalement son regard dans celui d’Onyx.
– Je t’ai gardé pour la fin, car tu m’intrigues énormément.
Tu n’es comme personne au monde.
« En plein dans le mille », s’amusa intérieurement Wellan.
– J’ai l’impression que tu es très vieux et que ton cœur
n’est pas humain, ce que je ne m’explique pas. On dirait
que tu as plusieurs corps, mais une seule âme. Tu as
beaucoup souffert dans ta jeunesse et pour te protéger, tu
t’es construit une impénétrable carapace. Non seulement tu
as appris à te défendre, mais tu ne laisses personne faire de
mal à ceux que tu aimes. Tu es ton propre maître et pour
cela, je t’admire. Bien peu de gens ont cette chance. Tu es
sagace et tes réactions sont rapides, mais tu es également
très impatient. Ton essence est celle d’un grand chef et je
dirais même d’un dieu. Tu es privé de tes pouvoirs en ce
moment, ce qui te cause beaucoup de frustration.
– Ça, vous pouvez le dire, soupira-t-il.
– Dis-moi qui tu es vraiment. J’ai besoin de le savoir avant
que tu partes.
– Celle qui m’a donné naissance dans le monde des
humains m’a prénommé Onyx, mais pour mes parents
célestes, c’est Nashoba.
– Dis-moi pourquoi un dieu comme toi vit parmi les
humains ?
– Parce que c’est ce qu’ont désiré mes parents divins. Ils
voulaient que leurs enfants expérimentent la même chose
que les humains.
– Tu pourrais donc communiquer directement avec Sîn.
– Si je retrouvais mes pouvoirs, probablement.
Shala ne cacha pas son émerveillement.
– Que les envahisseurs soient arrivés à faire disparaître
les pouvoirs des prêtresses, je peux le concevoir, mais s’ils
ont réussi à faire la même chose avec les tiens, c’est donc
qu’ils sont aussi…
– Des dieux, confirma Onyx. Et comme seul un dieu peut
en éliminer un autre, il est important que je retrouve
rapidement mes facultés. En se mettant tous ensemble, les
sages ne pourraient-ils pas nous donner un petit indice à ce
sujet ? Les Dingirsigs ont-ils utilisé un sort, un instrument de
pouvoir, ce mur… ?
– Je les réunirai encore une fois pour leur soumettre ta
requête. Ce sera tout pour ce soir, guerriers d’autres
mondes.
– Attendez, j’ai deux autres questions, intervint Wellan,
même s’il voyait que la vieille femme commençait à
montrer des signes de fatigue. Elles seront brèves.
D’un geste de la tête, Shala lui fit signe de parler.
– Avez-vous déjà vu un bracelet comme celui-ci ?
Wellan le lui tendit. Elle l’examina pendant quelques
minutes, puis le lui redonna.
– Ce n’est pas un bijou, mais un objet beaucoup plus
complexe qui semble avoir son propre esprit. Je ne sais pas
à quoi il peut bien servir.
– Il forme ce que nous appelons des vortex, ou, si vous
préférez, des tunnels qui relient les mondes. C’est grâce à
lui que nous sommes arrivés ici, mais son fonctionnement
est déréglé et je me demandais si vous saviez comment le
réparer.
– Je suis désolée, mais je ne saurais quoi en faire. Quelle
est ta deuxième question ?
– Y a-t-il des sauras à Soumoukhan ?
– Pas à ma connaissance. Ce sont de petites bêtes très
intelligentes, mais qui ont besoin de vivre dans la nature.
Elles ne survivraient pas, ici.
– Merci, vénérable Shala.
– Avez-vous un dernier conseil à nous donner ? la pria
Sierra.
– Toutes les réponses se trouvent déjà dans votre cœur.
Elle baissa la tête, ce qui signifiait que la rencontre était
terminée, puis se retourna vers l’estrade. Shanski invita
alors les étrangers à se lever et les ramena dans leur
chambre.
– Je reviendrai vous chercher dans quelques heures,
annonça-t-elle.
Elle referma doucement la porte derrière elle.
– Dans notre cœur ? répéta alors Onyx.
– Le mien me dit qu’il est pressant d’organiser nos
troupes, avoua Dashaé.
– Je viens de recevoir une image, s’étonna Sierra. Si nous
n’arrivons pas à franchir le mur en hauteur, pourquoi ne pas
creuser des tunnels pour nous rendre de l’autre côté ? Et toi,
Wellan, fit sa femme, que te dit le tien ?
– La seule chose qui me vient à l’esprit, c’est une
diversion pour qu’un petit groupe puisse aller désamorcer
ce que les Dingirsigs utilisent pour bloquer nos facultés
magiques. Si nous y parvenons, alors, la victoire nous est
acquise.
Ils pivotèrent vers Onyx, qui s’était assis sur son lit, l’air
songeur.
– Onyx ?
– Je trouve vraiment étonnant qu’elle en sache autant sur
nous alors qu’elle ne nous connaît même pas, laissa-t-il
tomber.
– Tout comme moi, avoua Sierra.
– Ce que nous aimerions savoir, c’est s’il y a une réponse
dans ton cœur à toi, précisa Wellan.
– Toutes vos suggestions ont du mérite.
– Content de savoir que tu nous écoutais.
– Je ne perds jamais rien de ce qui se passe autour de
moi. C’est pour ça que je suis encore en vie. Pour ma part,
je pense que nous devrions retourner à Azakhou et lever
une armée de Télals. Puis nous marcherons vers le mur et
nous tenterons de le traverser, par le haut ou par le bas, ça
m’est égal. Je suggère que nous allions nous-mêmes
détruire le procédé qu’utilisent les Dingirsigs pour étouffer
nos pouvoirs pendant que les Télals les occuperont de
l’autre côté du mur. Une fois que nous aurons retrouvé notre
magie, le reste sera un jeu d’enfant.
– Je suis d’accord, l’appuya Sierra, qui se sentait
reprendre courage, tout à coup.
– C’est de Cinn, la fille de Parandar, dont tu parlais tout à
l’heure ?
– Exactement. On nous a dit que tous les membres de ce
panthéon avaient péri à l’exception de Parandar, Theandras
et Fan, mais je n’en suis plus certain.
– Maintenant que j’y pense, il est vrai que son nom ne
figurait pas dans la liste des dieux qu’ils ont dressée… se
rappela Wellan. Peut-être qu’elle s’est volatilisée avant
l’attaque.
– Comment son propre père ne s’en est-il pas aperçu ?
s’étonna Sierra.
– Laissez-moi finir, les coupa Onyx. Je suis arrivé à la
conclusion qu’il s’agit de la même déesse parce que ce ne
peut pas être une coïncidence que les deux portent le
même nom.
– Et si je me souviens bien, c’est elle qui a enlevé à
Danalieth tous ses instruments de pouvoir afin de les cacher
pour empêcher les humains de s’en servir, y compris ta
griffe de toute-puissance…
– C’est exact. Et elle serait bien avisée de nous en fournir
quelques-uns maintenant pour sauver ce peuple qui l’adore.
– Mais sans nos pouvoirs, elle n’a aucune façon de nous
entendre.
Ils demeurèrent silencieux pendant un moment à
réfléchir.
– Je sais où j’ai entendu parler d’Ashur-Sîn ! s’exclama
Onyx en les faisant sursauter. J’ai vu ce continent dans un
des livres de géographie de la bibliothèque d’Émeraude !
– Es-tu en train de me dire que ce continent se trouve sur
notre planète ?
– J’en suis persuadé, car c’était bel et bien un ouvrage sur
notre propre monde.
– Alors il est doublement important de nous débarrasser
de cet envahisseur avant qu’il se tourne vers Enkidiev ou
Enlilkisar lorsqu’il ne restera plus de Lou-Sîn ! s’alarma
Wellan.
– Ou An-Anshar… s’étrangla Onyx.
– Un texte accompagnait-il cette carte ?
– Je me souviens vaguement de l’illustration, et je dois
dire qu’elle ressemblait à celle que tu as dessinée, et aussi
du nom qui était inscrit juste en haut. Je ne suis pas sûr qu’il
y avait quoi que ce soit d’autre sur cette page.
– Donc, on pourrait presque affirmer qu’un seul symbole a
été modifié et que c’est pour cette raison que nous sommes
restés dans votre monde, avança Sierra.
– Où se trouve Ashur-Sîn par rapport à Enkidiev ?
demanda Wellan.
– Complètement au sud et je ne me rappelle pas avoir vu
d’autres terres aux alentours.
– Si nous reprenions rapidement nos pouvoirs, nous
pourrions donc aller chercher les Chevaliers en renfort.
– C’est justement ce que j’étais en train de me dire.
– Il nous reste très peu de temps avant le matin. Nous
devrions nous reposer.
– Comment serait-il possible de dormir après une nuit
pareille ? s’étonna Dashaé. Mon cerveau fonctionne à plein
régime.
– Même sur un champ de bataille, les soldats arrivent à
dormir, laissa tomber Onyx.
Il se tourna sur le côté et ferma les yeux.
31

Les quatre compagnons ne dormirent pas longtemps,


mais Onyx eut tout de même le temps de rêver. Tout ce qu’il
avait entendu chez les sages avait réveillé de vieux
souvenirs en lui. Il se revit au moment où, ayant été
chassée du corps de Sage, son âme avait été enfermée
dans son épée, placée dans une boîte en verre et emmurée
dans la tour d’Abnar. Il ressentit la rage et l’impuissance qui
s’étaient emparées de lui alors qu’il se débattait pour sortir
de cette nouvelle prison. Ce fut Wellan qui l’avait
involontairement libéré dans la bibliothèque d’Émeraude.
Dans le rêve, Onyx se sentit alors voler dans les airs,
aussi libre qu’un oiseau. Puis il s’était retrouvé dans le corps
de Farrell, un de ses descendants, dont il s’était servi pour
mettre la main sur un instrument de pouvoir qui allait lui
permettre de détruire toutes les créatures maléfiques qui
oseraient le menacer. Le rêve s’était terminé dans le sud de
son pays natal, au moment où Cinn revenait s’assurer que
tous les objets magiques créés par Danalieth se trouvaient
bien là où elle les avait cachés. Puis, dans la main d’Onyx, le
minuscule dragon argenté s’était animé…
Onyx se réveilla en sursaut quand Shanski déposa le
plateau de nourriture sur la table. Le cœur battant la
chamade, il se redressa dans son lit et ouvrit son poing pour
voir si la griffe s’y trouvait encore. « Ce n’était qu’un
songe… » Il alla s’asperger le visage d’eau froide pour
achever de se réveiller.
– Est-ce que ça va ? s’inquiéta Wellan en arrivant près de
lui.
– Juste un rêve, rien de plus.
Ils rejoignirent les deux femmes à table. Shanski leur
avait apporté des bols de crème d’avoine, des œufs à la
coque et des tartines au fromage chaud en provenance de
la ville souterraine. Sierra mangea les yeux fermés, ce qui
amusa beaucoup Dashaé.
– On dirait que les Lou-Sîn ne connaissent pas le thé,
remarqua alors Wellan.
– Ni le vin, ajouta Onyx. Et ce n’est pas vraiment le
moment de leur expliquer comment en produire.
– Quoi ? Vous voulez en offrir aux Dingirsigs ? plaisanta
Dashaé.
– Et si c’était ce qu’ils cherchent sur ce continent ?
L’idée d’Onyx les fit tous sourire.
– Avez-vous bien dormi ? s’informa Shanski.
– Oui, mais la nuit a été courte, répondit Dashaé.
– Vous avez beaucoup impressionné Shala, lors de votre
entretien privé.
– Le contraire est vrai aussi, avoua Sierra. Je ne
m’explique toujours pas comment elle pouvait savoir autant
de choses à notre sujet sans nous connaître.
– Les Lou-Sîn qui ont des dons extraordinaires sont
appelés à devenir des sages.
– Y en a-t-il plus que sept ?
– Je ne crois pas que ce soit déjà arrivé. C’est comme une
loi immuable. Dès qu’il en meurt un, un autre se présente
comme par enchantement.
– Pourquoi sont-ils habillés comme des Télals ? demanda
Dashaé.
– Parce qu’ils l’ont tous été, en premier lieu.
– Il n’y a donc jamais eu de sages ou de moines qui
provenaient du peuple ?
– Pas à ma connaissance. Seul l’oracle peut être une
prêtresse, mais habituellement, elles sont découvertes
quand elles sont encore très jeunes.
Ils mangèrent tout ce que Shanski avait apporté pour
tenir le coup jusqu’à l’étape. La Télal leur donna le temps de
faire leur toilette et de s’occuper de leurs besoins
personnels, puis pointa l’index vers les quatre bâtons qu’elle
avait appuyés contre le mur, près de la porte.
– Des bâtons de Télal ? les reconnut Dashaé. C’est pour
nous ?
– Un présent de Shala.
– Elle a le droit de nous donner ça ?
– Elle a tous les droits, dans notre société.
– Inversent-ils le courant des rivières ?
– Tout dépend de la dextérité de son utilisateur.
– Faut-il posséder de la magie pour les faire fonctionner ?
– Ils sont plus efficaces dans des mains expertes, c’est
certain. Ce qu’il faut, en fait, pour les persuader d’opérer
leur magie, c’est surtout de la discipline mentale.
– Elle va bien finir par nous laisser placer un mot, fit Onyx
à Wellan.
– Oh, je suis désolée, s’excusa la Chimère. Je suis
tellement excitée.
Shanski déposa solennellement chaque bâton dans la
main de son nouveau propriétaire.
Onyx reçut le sien avec beaucoup de plaisir. Il recula pour
avoir plus d’espace et exécuta quelques mouvements
circulaires avec grâce.
– Et parfaitement équilibré, en plus, se réjouit-il.
– Ce sont les Télals d’Azakhou qui t’ont montré à t’en
servir ? lui demanda Shanski.
– Absolument pas. Ça fait plus de cinq cents ans que
j’utilise une arme semblable.
Elle arqua un sourcil, étonnée, puis se rappela qu’en
réalité, il était un dieu.
– Les Télals nous ont dit que la fabrication d’un bâton
faisait partie de leur initiation, fit Dashaé. Ceux-ci ont donc
appartenu à quelqu’un, à l’origine, n’est-ce pas ?
– Il existe, dans la montagne, une salle où les bâtons des
grands maîtres sont exposés lorsqu’ils ont rejoint la lune.
Shala s’y est rendue après votre entretien afin de trouver
ceux qui correspondaient à chacune de vos énergies.
– C’est tout un honneur, s’étrangla Wellan, ému.
– Il est temps de partir, annonça Shanski. N’oubliez rien.
Ils ramassèrent toutes leurs affaires et la suivirent dans le
couloir. Ils refirent le chemin à l’envers dans la montagne et,
encore une fois, ne purent s’empêcher de s’arrêter derrière
le parapet pour contempler la cité de Soumoukhan.
– C’est vraiment ici que tu as grandi ? demanda Wellan.
– Je suis née dans la dernière maison de l’allée
directement devant nous, leur apprit Shanski. Mes parents y
vivent encore. Je n’ai quitté Soumoukhan que pour aller
étudier à Sidouri. Puis j’y suis revenue pour servir les sages
lorsqu’ils ont réclamé ma présence.
– Est-ce que les habitants en sortent de temps à autre ?
– Jamais. Ils ont tout ce qu’ils désirent, ici.
– Mais la lumière du soleil n’éclaire que le centre de la
ville.
– C’est vrai, et le trou dans la montagne nous procure de
l’eau de pluie, en plus de celle de la rivière. Il y a aussi de
grandes terrasses secrètes du côté du levant, où ils peuvent
aller passer quelques heures quand ils en ont besoin, et des
pâturages dans l’une des montagnes pour les animaux.
– Et l’air frais ? demanda Sierra.
– Tout comme dans les tunnels où vous avez cheminé,
des conduites en fournissent un flux constant. Même s’ils
vivent dans une immense grotte, les gens de Soumoukhan
ne manquent de rien. Ils produisent leur propre nourriture et
quelques commerçants nous apportent des fruits frais au
moins une fois par semaine.
– À la chute, comprit Wellan.
– Si nous n’étions pas aussi pressés, je vous ferais visiter
ma ville.
– Repoussons d’abord l’ennemi, puis nous reviendrons,
décida Onyx.
– Marché conclu.
Wellan ne put toutefois pas s’empêcher de continuer de
la questionner en cours de route sur sa culture. «
L’ethnologue en lui… » s’amusa intérieurement Sierra. Ils
s’arrêtèrent aux mêmes étapes pour se reposer et Onyx en
profita pour enseigner les subtilités du combat au bâton à
Sierra et à Dashaé. Wellan, qui avait reçu plusieurs leçons
de Kira durant son enfance, se débrouillait déjà assez bien.
Puis, quand les deux femmes demandèrent grâce, Shanski
vint se placer devant l’empereur. Un large sourire de plaisir
éclaira son visage.
– Tu aimes te battre, remarqua-t-elle.
– J’ai dû apprendre à le faire pour gagner ma vie, jadis.
Elle se plaça en position d’attaque.
– Koumar m’a pourtant dit que vous n’appreniez pas à
utiliser ces armes les uns contre les autres, s’étonna-t-il.
– À Sidouri, peut-être, mais ici, on ne peut pas laisser
quelqu’un s’en prendre aux sages.
– Alors tant mieux.
Shanski porta le premier coup et le duel commença. Mais
ce qui surprit surtout les compagnons d’Onyx, qui le
suivaient avec intérêt, ce furent les étincelles qui
jaillissaient des bâtons quand ils se frappaient.
– Le bois ne fait pas ça, laissa tomber Dashaé. Seulement
le métal…
– C’est du bois magique, devina Wellan.
Les combattants étaient de force égale, mais Onyx était
plus agressif que la Télal et, pire encore, lorsqu’il avait une
arme entre les mains, il se transformait en une véritable
machine de guerre. Shanski dut donc mettre fin au duel,
sinon, ils seraient trop épuisés pour atteindre leur
destination dans un délai raisonnable. Elle recula et se
courba devant lui.
– Merci ! lança Onyx, les yeux chargés d’étoiles. J’en avais
vraiment besoin !
Ils poursuivirent leur route dans le tunnel jusqu’à ce qu’ils
atteignent la chute. Il faisait sombre, mais les rivières étant
lumineuses à Ashur-Sîn, ils auraient pu continuer. Toutefois,
la Télal décida de leur donner l’occasion de dormir un peu
plus longtemps. Onyx ne put s’empêcher de tenter
d’allumer le feu dans le grand trou en utilisant son nouveau
bâton. Shanski ne voulut pas le décourager, alors elle se
contenta de l’observer. À sa grande surprise, une étincelle
s’échappa de l’arme et les flammes s’élevèrent du trou
rempli de bois sec.
– Shala sera bien étonnée lorsque je lui raconterai ce que
tu viens de faire. J’imagine un peu de quoi tu seras capable
quand tu auras retrouvé ta magie.
– Les Dingirsigs vont regretter de s’être attaqués aux Lou-
Sîn, je te le promets.
Ils remontèrent dans la pirogue le lendemain matin. Onyx
aurait bien voulu tenter d’inverser le courant avec son
bâton, mais Shanski lui rappela que c’était inutile, puisque
la rivière coulait vers le sud.
– Mais si ça peut te consoler, ajouta-t-elle, je suis certaine
que tu en serais capable.
Ils ne firent qu’un seul arrêt. Après avoir mangé, Dashaé
et Sierra continuèrent de pratiquer les coups de base
qu’elles avaient appris avec leur bâton. Assis entre Wellan
et Shanski, Onyx se contenta de les observer en réservant
ses commentaires pour plus tard. Puis son compatriote le vit
devenir triste, tout à coup.
– Que se passe-t-il ?
– Je ne pensais jamais me sentir aussi démuni un jour,
sans ma magie.
– Tu essaies constamment de scruter les alentours sans y
arriver, toi aussi, n’est-ce pas ?
– Ouais et ce néant est en train de me rendre fou.
– Nous avons toujours tenu nos pouvoirs pour acquis.
– Je ne peux même pas comprendre que les gens
normaux vivent sans en avoir.
Sa remarque fit rire Wellan.
– Il est vrai qu’on se sent privé d’une partie de soi, sans
magie, avoua Shanski.
– Jusqu’où s’étendait celle des Lou-Sîn ? demanda Wellan.
Qu’étaient-ils capables de faire ?
– Surtout manipuler les objets sans avoir à les toucher.
C’est très utile pour aller chercher de la nourriture sans
avoir à grimper dans les arbres. Ils ressentent aussi les
émotions que les autres essaient de leur cacher et ils sont
donc en meilleure position pour les aider.
– Les Télals possèdent-ils plus de facultés que les autres ?
s’enquit Onyx.
– Puisqu’ils méditent plus souvent que les prêtresses et
qu’ils ne s’embarrassent pas d’incessants rituels, ils arrivent
à développer une sorte de prescience qui leur permet de
voir venir les coups et de mieux les parer. Du moins ici, à
Soumoukhan.
– J’ai vu à Azakhou qu’ils ne font que répéter des
mouvements sans jamais les utiliser en combat, se rappela
Onyx. Ont-ils tous le potentiel de transmettre leur magie à
leur bâton ?
– Non. Ceux qui ont reçu ce don sont recrutés par les
sages. Et vous, quels sont vos pouvoirs ?
– Nous communiquons entre nous par la pensée et nous
sommes comme vous capables de faire bouger les objets.
Nous nous servons aussi de nos mains tant comme armes
que pour effectuer des guérisons.
– Vraiment ?
– Il dit vrai, l’appuya Onyx.
– Nous utilisons toujours la même énergie, en fait, mais à
des degrés différents.
– Vous auriez dû en parler à Shala.
– Et lui, continua Wellan en pointant Onyx, il n’y a aucune
limite à ce qu’il peut faire.
– Et les deux femmes ?
– Sierra pourrait apprendre à développer la sienne, mais
elle n’est pas encore prête. Quant à Dashaé, elle n’en a pas,
toutefois, elle possède un courage à tout casser.
Wellan jugea que ce n’était pas le moment de lui parler
des sorciers d’Alnilam, qui faisaient des prodiges. Ils
remontèrent dans la pirogue et finirent par atteindre
Azakhou en pleine nuit. Shanski les conduisit jusqu’au logis
qu’on leur avait prêté. Elle déposa sur leur table toute la
nourriture qui restait dans sa besace et leur annonça qu’il y
aurait vraisemblablement une réunion avec les prêtresses le
lendemain.
– Alletah et Enntemey voudront savoir comment s’est
passée votre rencontre avec les sages. Ce n’est pas tout le
monde qui obtient un tel privilège. Dormez bien et que la
lune vous porte conseil.
Shanski les salua d’un mouvement de la tête. Les quatre
compagnons étaient physiquement épuisés, mais leur
cerveau refusa de les laisser tranquilles, même lorsqu’ils
s’allongèrent sur leur lit.
– Si nous ne trouvons aucune entrée dans le mur, j’aime
bien l’idée de creuser des tunnels, lança Wellan, mais ce
sera plus long.
– Nous sommes incapables de retourner chez nous de
toute façon, lui rappela Sierra.
– Pour ma part, fit Onyx, j’aimerais bien rentrer à la
maison avant que mes enfants deviennent des adultes.
– Raison de plus pour nous mettre au travail le plus
rapidement possible avec autant de Télals que nous
pourrons en recruter, proposa Dashaé.
– Y en aura-t-il suffisamment pour lever une armée ?
s’inquiéta Sierra.
– Et où pouvons-nous mettre le peuple à l’abri pendant
que nous attaquons le nid des vipères ? ajouta Wellan.
– Nous ignorons aussi combien il y a de Dingirsigs de
l’autre côté du mur, leur rappela Onyx.
– Il est dommage que les petits dragons comme Légna
n’aient pas d’ailes, déplora Dashaé. Je suis certaine qu’ils
aimeraient jouer aux espions.
– L’envahisseur a vraiment rendu son territoire
impénétrable, soupira Wellan.
– Même les plus solides forteresses ont une faille,
murmura Onyx, songeur.
Ils se turent pour continuer de réfléchir et finirent par
s’endormir. Encore une fois, seul Onyx n’arriva pas à fermer
l’œil. Le lendemain, il leur faudrait persuader les gentils Lou-
Sîn de les accompagner jusqu’au mur, où ils risqueraient
leur vie… De plus en plus angoissé, il finit par se lever et
aller prendre l’air. Il suivit le sentier jusqu’à la rivière qui
scintillait dans l’obscurité et s’assit en tailleur sur une roche
plate pour respirer l’air frais. Il vit alors Légna sortir de l’eau
et s’approcher de lui.
– Les sauras ne dorment donc jamais ?
– Oui, ils dorment, mais ils ont aussi besoin de se tremper
la peau dans l’eau plusieurs fois par jour. Et les humains,
eux, ils ne dorment pas ?
– Pas quand quelque chose les obsède.
– Ça nous arrive aussi.
Légna grimpa sur la roche et vint s’asseoir entre les
jambes d’Onyx.
– Est-ce qu’ils finissent par trouver des solutions à leurs
problèmes ? demanda-t-elle.
– Pas toujours, soupira l’empereur.
– Veux-tu me parler de celui qui te garde réveillé, ce soir ?
– Je cherche une façon d’aider les Lou-Sîn à recouvrer leur
liberté pour toujours et je ne la trouve pas. Pour chasser
l’envahisseur, il faudrait qu’on puisse se rendre jusqu’à ses
installations et les saboter, mais il a élevé un mur
impénétrable pour nous en empêcher.
– Et tu attends de savoir comment le franchir avant
d’aller te coucher ?
– J’ai plusieurs idées, mais j’ignore si elles fonctionneront,
alors j’essaie d’en trouver d’autres.
– À quoi as-tu pensé ?
– Un crochet et des cordes pour l’escalader, ou bien
creuser des tunnels pour passer en dessous.
– Ce sont deux bonnes idées. As-tu pensé à y percer une
porte, aussi ?
– Il est fait de métal. C’est impossible, sans magie.
– Comme me dirait Noushkou, demande à Sîn. Il est
possible qu’elle ait autre chose à te proposer.
– Si c’est la déesse à laquelle je pense, elle ne serait
peut-être pas très contente de me revoir, parce que je lui ai
volé quelque chose, il y a très longtemps.
– Oh… Alors, oublie cette idée.
Légna poussa sur ses pattes arrière et sauta dans l’eau.
– Pourquoi pas ? se dit Onyx.
Dans toutes ses incarnations, l’eau lui avait apporté le
plus grand des réconforts. Il ôta ses vêtements et suivit le
dragon dans la rivière.
32

Au matin, quand il ouvrit les yeux, Wellan dut regarder


autour de lui pour savoir où il se trouvait, tellement ils
avaient dormi en de nombreux endroits depuis leur arrivée
dans ce pays. Il se dirigea vers la sortie et fut aveuglé par le
soleil. Une main protégeant ses yeux, il alla s’occuper de
ses besoins personnels en se rappelant finalement qu’ils
étaient revenus à Azakhou. Comme toujours, il n’y avait
personne à l’extérieur. Il retourna dans la grotte et sortit son
journal d’une de ses sacoches. Ses compagnons avaient
tellement marché récemment qu’il ne voulut pas les
réveiller tout de suite. Il plaça les plus gros cailloux sur la
table autour du cahier et poursuivit le récit de leur séjour
dans la montagne des sept sages.
Il venait tout juste d’écrire le dernier mot que Ninkashi
entrait avec un repas de galettes de maïs, de pommes de
terre, de bananes, de petits fruits, d’amandes et de noix
qu’elle déposa sur la table.
– Vous avez fait bonne route ? demanda-t-elle.
– Tout s’est très bien passé et nous avons appris plusieurs
choses intéressantes. Nous vous en ferons part dès que
nous aurons été convoqués par la reine-mère.
– Je serai là pour vous écouter.
Elle remarqua les bâtons appuyés contre le mur.
– Avez-vous passé les épreuves des Télals ?
– Non. Ce sont des présents de la part des sages.
L’odeur de la nourriture tira les trois dormeurs de leur
sommeil. Ils s’étirèrent et s’approchèrent de la table, les
yeux fermés.
– Je vous en prie, mangez tandis que les galettes sont
encore chaudes. Je vous reverrai plus tard.
Elle quitta la grotte. Les quatre compagnons se servirent
dans les nombreux plats et mangèrent en silence.
– Il me semble que nous faisons toujours la même chose
depuis que nous sommes arrivés, laissa tomber Dashaé.
– Profites-en, parce que ça risque de changer, l’avertit
Onyx.
– Nous passons à l’attaque ? demanda Sierra.
– Si nous voulons rentrer chez nous, nous n’avons plus de
temps à perdre.
Dès qu’ils furent rassasiés, ils firent leur toilette et se
préparèrent pour une nouvelle audience avec la reine-mère.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Shanski se faufila
dans la maison.
– Enntemey vous convoque au palais, annonça-t-elle.
– Nous sommes prêts, la rassura Wellan.
Ils la suivirent en mettant leurs pensées en ordre et
décidèrent finalement que Wellan parlerait en leur nom,
cette fois encore. Ils se faufilèrent entre les prêtresses
jusqu’à leur place et le Chevalier raconta brièvement leur
expédition, ainsi que leur rencontre avec les sages, en
s’adressant surtout à la reine-mère.
– Les moines sont en train de fabriquer des grappins,
expliqua-t-il quand il arriva à la partie de son discours où il
voulait exposer les solutions qui s’offraient aux Lou-Sîn pour
se débarrasser de l’envahisseur. Ce sont des crochets
attachés au bout d’une corde que nous lancerons au
sommet du mur des Dingirsigs afin de l’escalader. Nous
pourrions aussi envisager la possibilité de creuser des
tunnels pour passer en dessous, si ça ne fonctionne pas.
– Ce sont de bonnes suggestions, se réjouit Enntemey.
À ses côtés, Alletah gardait le silence, analysant chacun
des propos de l’étranger.
– Notre premier objectif est de détruire le procédé qu’ils
utilisent pour enrayer nos facultés magiques, car si nous les
recouvrons, alors nous pourrons facilement les persuader de
partir.
– Avez-vous appris quoi que ce soit au sujet du mur ?
demanda Arynna.
– J’y arrivais, justement. Les sages nous ont dit qu’il s’est
élevé de terre d’un seul bloc en quelques heures à peine. Ils
ne comprennent pas plus que nous comment c’est possible.
Des murmures inquiets parcoururent l’assemblée.
– Que devons-nous faire, maintenant ? demanda la
princesse en les ignorant.
– Jusqu’où les Lou-Sîn sont-ils prêts à aller pour sauver
leur peuple et leur façon de vivre ?
– Jusqu’au bout ! s’exclama Enntemey en frappant le bras
de son siège avec son poing.
– Je suis d’accord avec ma grand-mère.
Alletah ne disait toujours rien, mais il était évident pour
Wellan qu’elle était terrorisée. Une attaque menée contre
l’envahisseur pourrait aussi se solder par de violentes
représailles.
– Nous ne devons pas attendre que les Dingirsigs
procèdent à un autre raid, continua-t-il. Nous devons
marcher à leur rencontre avec tous ceux qui savent se
battre pour les empêcher d’attaquer les cités de l’est.
– Les Télals, donc. En votre absence, des messages ont
été envoyés à Amarrou, à Sidouri et à Antoum, ainsi qu’à
tous les villages pour leur demander de converger dans les
ruines de Lagash. Ce sera plus sûr que Telloh, qui se trouve
trop près du mur.
– C’est une excellente idée.
– Maintenant, mettez-vous en route, ordonna Enntemey,
comme une véritable guerrière. Nous avons assez perdu de
temps et de Lou-Sîn.
Une terrible explosion secoua alors le palais et projeta
tout le monde sur le sol. Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé se
relevèrent rapidement et se précipitèrent dehors derrière les
Télals, qui étaient restés près de la sortie. En restant sous le
couvert des arbres, ils virent passer les vaisseaux en forme
de triangle au-dessus de leur tête à une vitesse
vertigineuse. Ils projetaient des rayons aveuglants.
– Mettez-vous à l’abri ! hurla Onyx.
Ils plongèrent derrière les rochers juste au moment où les
faisceaux incandescents bombardaient le sol de chaque
côté de la rivière. Des fragments de pierre se mirent à
pleuvoir autour d’eux.
– Comment savent-ils que la cité se trouve ici ? cria
Koumar.
– Ils n’en savent rien. Dans mon monde, nous appelons ça
une expédition de pêche. Ils frappent n’importe où pour
vous faire sortir de vos cavernes et ainsi localiser les villes
souterraines. Ne bougez surtout pas.
Impuissant, Onyx suivit le vol des triangles qui ratissaient
la région. L’attaque dura un peu plus d’une demi-heure, puis
les appareils filèrent vers l’ouest. De la fumée s’élevait de la
forêt et commençait à gagner l’entrée des maisons.
– Il faut éteindre les feux ! s’écria Wellan.
– J’organise des chaînes de seaux ! l’informa Aranzak.
Il décolla avec un grand groupe de Télals.
– Il faut aussi voir s’il y a des blessés dans les cavernes !
poursuivit l’Émérien.
– Je m’en occupe, décida Nanshey.
D’autres guerriers la suivirent.
– Et au palais aussi !
Même s’il ne possédait plus son pouvoir de guérison,
Wellan retourna à l’intérieur pour voir s’il pourrait se rendre
utile. Ses compagnons lui emboîtèrent le pas, ainsi que
Koumar. Ils découvrirent rapidement que les blessures
n’étaient pas mortelles. Elles avaient surtout résulté de
mauvaises chutes sur le plancher. Onyx leva les yeux vers le
plafond et n’y aperçut aucune fissure. La caverne semblait
avoir tenu le coup. Alletah faisait le tour des victimes en
indiquant aux prêtresses comment les traiter et Shanski se
tenait près de la reine-mère, prête à donner sa vie pour la
protéger.
– Que s’est-il passé ? demanda Enntemey en voyant
approcher Wellan.
– Les Dingirsigs nous ont attaqués à partir des airs.
– Alors, il est grand temps de leur donner une bonne
leçon !
– Ne vous inquiétez pas. C’est exactement ce que nous
allons faire. Surtout, restez à l’intérieur.
– Je veux me battre, moi aussi !
Shanski adressa un regard découragé en direction de
Wellan et lui fit signe de partir. Celui-ci rejoignit Koumar,
Sierra, Onyx et Dashaé, qui se tenaient au centre de
l’immense grotte.
– Ils ont fait beaucoup moins de dommages que je le
craignais, lui dit l’empereur.
– C’était peut-être juste un avertissement, avança Sierra.
– Pour moi, c’était carrément de la provocation.
– Si vous voulez mon avis, ils viennent de comprendre
qu’ils ont de nouveaux adversaires qui ne sont pas des Lou-
Sîn et ils sont à leur recherche, lâcha Dashaé.
– Comment le sauraient-ils ? s’étonna Koumar.
– Ils nous ont certainement vus marcher le long du mur,
déplora Sierra.
– Et deviné qu’ils pourraient avoir affaire à des
adversaires plus téméraires ? ajouta Dashaé.
– Ils possèdent une technologie très avancée, continua la
commandante. Finalement, nous aurions dû emmener
Skaïe.
– Qui ?
– Le roi d’Antarès, qui est également un grand savant. Il
aurait certainement eu de bonnes suggestions à nous faire
pour riposter à ce genre d’attaque aérienne.
– Mais aucune matière première avec laquelle créer les
armes qu’il nous aurait fallu, ajouta Wellan.
Arynna se faufila jusqu’à eux en tenant Ereshki par la
main.
– Dites-moi que vous avez eu des visions
encourageantes, l’implora Wellan.
– Je continue à ne voir que des combats, des explosions
et des gens qui courent partout, l’informa l’oracle. Je vous
en prie, soyez très prudents lorsque vous vous approcherez
du mur.
– Je vous le promets. Nous partirons dès que les feux
seront éteints et que nous pourrons déterminer combien de
Télals d’Azakhou peuvent nous accompagner. Il n’est pas
question que nous vous laissions sans protection.
– Il y avait des Télals avec la reine à Telloh et ils l’ont tout
de même enlevée, leur rappela Arynna.
– Sans doute parce qu’ils ont été surpris. Je vous en prie,
faites-nous confiance.
Dès que le calme fut revenu dans la cité, Wellan, Sierra,
Onyx et Dashaé se rendirent dans la caverne des guerriers
avec Koumar.
– Nous devons partir maintenant ! s’exclama Onyx.
– Nous sommes prêts ! répondit Koumar pour les
centaines de Télals rassemblés derrière lui, dont Nanshey et
Aranzak.
– Laissez un petit groupe pour veiller sur la reine-mère, la
princesse, l’oracle et la grande prêtresse, réclama Wellan.
– Shanski s’en occupe déjà, l’informa Nanshey.
– La façon la plus rapide d’atteindre Lagash, c’est de faire
du portage jusqu’à la rivière, l’informa Koumar. La rivière est
la meilleure route.
– Sauf qu’elle se trouve à deux jours de marche d’ici,
grommela Onyx.
– C’est vrai, admit Aranzak. Mais elle nous fera gagner
beaucoup de temps.
– Les Télals des autres cités sont sûrement en marche,
ajouta Koumar.
– Partons, décida l’empereur.
Les guerriers prirent leur besace, une pelle et leur bâton
et se rendirent au repli rocheux sous lequel s’alignaient un
grand nombre de pirogues. Wellan ne put s’empêcher de
penser que si elles avaient été plus solides, ils auraient pu
descendre directement jusqu’à l’océan et naviguer jusqu’à
Lagash. Mais ils auraient aussi été à découvert. Alors, tout
comme Onyx, il décida de faire confiance à Koumar.
Les Télals chargèrent les légères embarcations sur leur
tête et se mirent en route derrière Koumar, qui connaissait
désormais la région où ils se rendaient. Chaque fois qu’ils
atteignaient une étape, ils s’entassaient dans les grottes ou
tout autour quand elles étaient trop petites et discutaient de
stratégie. Onyx leur expliqua que s’ils n’étaient pas disposés
à tuer leur adversaire, il y avait des points sensibles qu’ils
pouvaient viser pour le rendre inconscient pendant un long
moment. Il leur en fit plusieurs simulations sur Koumar.
Wellan, Sierra et Dashaé utiliseraient leur épée et leur
poignard.
Lorsqu’ils se furent approchés le plus possible de leur
destination sur la rivière, ils laissèrent les pirogues dans une
oasis et firent le reste du chemin à pied jusqu’à la cité
fantôme de Lagash, en surveillant attentivement le ciel. À
plusieurs reprises, ils virent partir des patrouilles au nord.
Les Dingirsigs ne s’attendaient sans doute pas à ce que
les Lou-Sîn les attaquent à partir du sud. Quelques groupes
de Télals étaient déjà arrivés et s’étaient réfugiés dans la
plus grande des cavernes souterraines. Onyx jugea que
c’était une excellente décision, car l’envahisseur ne
penserait pas à revenir là où il avait déjà enlevé toute la
population.
– Je ne vous cacherai pas que ce que nous entreprenons
est très dangereux, leur dit Onyx pendant qu’ils
mangeaient, tous assis sur le sol. Mais si nous ne faisons
rien, votre civilisation aura disparu d’ici quelques semaines.
N’étant pas habitués à manifester leurs émotions, les
Télals se contentaient de l’écouter en hochant la tête pour
montrer leur accord.
– Ma stratégie est fort simple. Mes amis et moi allons
tenter de nous infiltrer sur le territoire que les Dingirsigs
vous ont volé pour aller désamorcer le système qui nous
empêche d’utiliser notre magie. Votre rôle sera de les
empêcher de nous suivre lorsqu’ils arriveront près du mur.
– Pourrons-nous faire des prisonniers ? demanda Nanshey.
– Oui, à condition de leur enlever toutes leurs armes et de
les attacher solidement. Nous leur réglerons leur compte
plus tard. D’autres questions ?
Ils n’eurent pas le temps d’en poser qu’une quarantaine
de moines de Soumoukhan entraient dans la grotte avec
des sacs remplis de grappins déjà attachés à de longues
cordes par des nœuds complexes.
– Je savais que nous pouvions compter sur vous, leur dit
Onyx, soulagé.
Wellan examina le tout.
– Ils supporteront même mon poids, annonça-t-il.
– Et si ça ne fonctionne pas ? s’enquit Sierra.
– Alors, nous creuserons.
Ils attendirent la tombée de la nuit avant de s’approcher
du mur qui reluisait à peine, car la lune n’était pas encore
levée. Dans le silence le plus complet, Wellan fit faire un
mouvement circulaire à sa corde en l’allongeant de plus en
plus, puis lança son grappin. Il s’accrocha du premier coup
au sommet du mur. Il tira plusieurs fois sur la corde pour
s’assurer que le crochet était solidement en place et
s’approcha du mur pour commencer à l’escalader. Onyx,
Sierra et Dashaé s’apprêtèrent à faire la même chose.
Soudain, deux bras sortirent du mur, saisirent les jambes de
Wellan et le tirèrent dans le métal.
« Non ! » cria intérieurement Sierra en lâchant son
grappin. Elle voulut foncer à l’endroit où son mari venait de
disparaître, mais Onyx la saisit par le bras et la fit reculer.
– Repliez-vous ! ordonna-t-il.
Il força Sierra à courir avec lui en direction de la cité. Au-
dessus du mur, des triangles dorés venaient de s’élever en
pleine nuit.

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