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À paraître dans la même collection :

Légendes d’Ashur-Sîn, tome 2 - Azakhou

À ce jour, Anne Robillard a publié près de quatre-vingts romans.


Parmi eux, en plus de la nouvelle saga La malédiction des Dragensblöt, on
retrouve les séries cultes Les Chevaliers d’Émeraude, Les héritiers d’Enkidiev
et Les Chevaliers d’Antarès, la mystérieuse série A.N.G.E., les livres
fantastiques Qui est Terra Wilder ?, Capitaine Wilder et Les Chevaliers d’Épées,
la série surnaturelle Les ailes d’Alexanne, la trilogie ésotérique Le retour de
l’oiseau-tonnerre, la série rock’n roll Les cordes de cristal ainsi que plusieurs
livres compagnons et bandes dessinées.
Ses œuvres ont franchi les frontières du Québec et font la joie de lecteurs
partout dans le monde.
Pour obtenir plus de détails sur ces autres parutions, n’hésitez pas à consulter
son site officiel et sa boutique en ligne : www.anne-robillard.com /
www.parandar.com
Wellan Inc.
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Mont-Saint-Hilaire, QC J3H 5W1
Courriel : info@anne-robillard.com

Mise en pages et typographie : Claudia Robillard Révision et correction


d’épreuves : Annie Pronovost Distribution : Prologue 1650, boul. Lionel-
Bertrand
Boisbriand, QC J7H 1N7
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nationales du Québec, 2021
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2021
« L’erreur est humaine, le pardon, divin. »
— Alexander Pope
1

Ce ne fut qu’à l’issue d’un terrible assaut de la part des


Chevaliers d’Émeraude contre l’armée d’un dieu inconnu
qui s’était emparé de la forteresse de l’Empereur Onyx
d’An-Anshar, que les habitants d’Enkidiev découvrirent
l’existence des mondes parallèles.
En effet, en tentant de sauver une fillette, le Chevalier
Wellan était tombé dans le tourbillon d’énergie qui s’était
formé sur la grande place, à l’extérieur du château
impérial.
Quelques minutes plus tard, il s’était écrasé dans une
contrée inconnue, blessé et inconscient. Les patrouilleurs
de la haute-reine d’Antarès l’avaient découvert dans la
forêt et jeté dans un cachot, croyant qu’il était un espion,
puisqu’il portait des vêtements étranges.
Heureusement, Sierra d’Arcturus, la grande
commandante des Chevaliers d’Antarès, l’avait pris en
pitié. Elle lui avait fait visiter les lieux, puis, à la demande
de la souveraine, avait dû l’emmener au nord du continent
pour sa ronde annuelle. Ses quatre divisions y protégeaient
le peuple contre les incessantes attaques des Aculéos, ces
hommes-scorpions qui tentaient depuis toujours d’envahir
les terres des humains.
Puisque Wellan possédait des pouvoirs magiques, sa
présence sur le front avait sauvé la vie d’un grand nombre
de soldats. Mieux encore, lorsqu’il avait enfin réussi à
retrouver son compatriote Nemeroff, le roi-dragon
d’Émeraude, tombé dans le même vortex que lui, ils avaient
uni leurs forces pour repousser les Aculéos. Mais ils
n’eurent pas le temps de les éliminer qu’un autre ennemi
s’était manifesté. Une fois débarrassé de ses parents,
Javad, le dieu-rhinocéros, avait décidé d’imposer sa
domination aux habitants d’Alnilam. Son arrivée sur leurs
terres avec sa puissante armée avait obligé les Chevaliers
d’Antarès à s’allier aux Deusalas, aux sorciers et même aux
hommes-scorpions.
La terrible bataille s’était terminée par la défaite de
Javad et l’extermination des guerriers de Zakhar, le roi des
Aculéos. Une ère de paix venait de commencer.

Sous le règne de la Haute-Reine Kharlampia, qui avait


récemment succédé à sa mère, le continent jouissait
désormais d’une sérénité dont cette dernière avait toujours
rêvé pour son peuple. Malheureusement, Agafia n’était plus
là pour le voir. Non seulement les Aculéos avaient été
anéantis sur les plaines de l’est, mais Zakhar était tombé
au combat, fauché par Chésemteh, sa propre fille, qui
dirigeait les Basilics.
Les Chevaliers d’Antarès avaient d’abord profité d’un
repos bien mérité avant de se pencher sur leur avenir. Avec
la bénédiction de la haute-reine, Sierra avait fait bâtir de
solides fortifications là où s’élevaient jadis les campements
des quatre divisions de son armée, soit les Basilics, les
Chimères, les Manticores et les Salamandres. Au lieu de
vivre dans des installations de fortune sans beaucoup de
protection contre les éléments, les Chevaliers y seraient
bien à l’aise toute l’année et ils recevraient tout ce dont ils
avaient besoin pour poursuivre leur surveillance de la
frontière du nord. La construction de ces lieux fortifiés
avait nécessité un peu plus d’un an et les soldats qui
désiraient toujours servir leur patrie s’y étaient installés.
Les autres avaient remis leur démission à la grande
commandante pour aller exercer de nouveaux métiers
ailleurs, pour la plupart dans leur pays natal.
Grâce aux tours de communication installées par Wellan
et Nemeroff, qui ressemblaient à des arbres artificiels, les
quatre régiments pouvaient échanger entre eux de façon
régulière et même avec Sierra quand le besoin s’en faisait
sentir. Toujours au service de la souveraine, la grande
commandante continuait de se déplacer entre les forts,
mais elle ne le faisait plus seule. Quelques mois après la fin
de la guerre, elle avait accepté la demande en mariage de
Wellan. La cérémonie avait eu lieu au palais, entièrement
organisée par Kharlampia, qui leur devait la survie de la
race humaine. Les deux Chevaliers avaient exprimé le désir
de s’unir d’une façon intime, mais le Roi Skaïe n’avait rien
voulu entendre. Il avait invité l’armée au grand complet,
ainsi que tous les amis du couple. La fête dura même
plusieurs jours.
Wellan avait déjà été marié dans son monde à lui.
Toutefois, lorsqu’il avait été brusquement rappelé dans le
monde des morts par les dieux, sa veuve avait refait sa vie.
Pour récompenser ce valeureux Chevalier, sa divinité
protectrice l’avait fait renaître à Émeraude. Il en était donc
à sa deuxième vie. Pour Sierra, c’était une toute nouvelle
expérience que de partager la vie d’un seul homme. Loin de
la guerre, Wellan et elle étaient devenus encore plus
inséparables. Ils avaient même découvert une foule
d’activités auxquelles ils n’avaient jamais pu participer tant
à Antarès qu’ailleurs sur le continent. Sierra s’était vite
habituée à ne plus vivre dans ses vêtements de guerre. Elle
portait désormais ses tenues coquettes. Wellan la
complimentait continuellement sur le choix de ses
vêtements, ce qui la poussait à en acheter encore plus.

Ce jour-là, après un copieux déjeuner dans le hall du roi,


qui servait maintenant à nourrir tous les employés du
palais en l’absence de l’armée, Wellan et Sierra étaient
retournés à leur nouvel appartement de six grandes pièces
bien éclairées par de larges fenêtres, à quelques pas du
palais.
Depuis le matin, la jeune femme tentait de persuader son
époux d’accepter l’invitation qu’ils avaient reçue du
nouveau groupe musical Apprentis Sorciers, fondé par l’ex-
Manticore Koulia, et dont elle était la batteuse. Celle-ci
avait recruté Lirick, également de sa division, pour jouer de
la kithara électrique, ainsi que Ian, des Basilics, pour
s’occuper de la kithara basse. Mais son plus bel exploit
avait été de convaincre son amant, le sorcier Wallasse, de
devenir le chanteur de la formation. Le bouillant jeune
homme s’en était d’abord cru incapable, mais Koulia avait
persévéré, car elle le connaissait mieux que lui-même. Au
bout de quelques essais, elle lui avait prouvé qu’il avait du
talent et, qu’en plus, c’était là une activité qui lui
permettait de canaliser sa colère. C’était elle qui écrivait la
plupart des compositions des Apprentis Sorciers. Les deux
kitharistes n’avaient plus qu’à mettre le tout en musique.
– Je pense que c’est une bonne idée d’appuyer leurs
efforts en assistant à leur prestation de Brillarbourg, insista
Sierra.
– As-tu déjà entendu ce qu’ils jouent ? s’inquiéta Wellan.
– Pas encore. J’ai bien tenté d’acheter leur dernier album
chez le disquaire, mais il n’en restait déjà plus.
– S’agit-il du style de musique dont tes soldats raffolaient
quand ils se réunissaient ici pendant les répits ?
– On dit que c’est semblable et différent à la fois.
– Ce n’est pas une réponse, ça.
– En d’autres mots, je n’en ai pas la moindre idée.
– Donc, ce pourrait être des pièces endiablées qui
écorchent les tympans ?
– Qui nous feront sautiller sur place avec leurs centaines
d’admirateurs en tapant dans nos mains.
Wellan fit la moue.
– Nous assistons plusieurs fois par semaine à des
séances musicales plus civilisées. Ce concert de deux
heures ne te tuera pas, mon chéri.
– Si tu y tiens…
– Évidemment que j’y tiens. Et surtout, ne porte pas tes
vêtements chics.
– Je n’ai que ça.
– Choisis un pantalon, une chemise et un veston court les
plus ordinaires possible.
– Je verrai ce que je peux trouver.
– Si tu as besoin de mes conseils, surtout n’hésite pas. Je
me ferai un plaisir de fouiller dans ton armoire à ta place.
– C’est gentil, mais je suis un grand garçon.
Le soir venu, Wellan se présenta devant Sierra dans une
tenue qui convenait davantage à une balade à cheval, mais
elle la jugea préférable à ses longues et élégantes
redingotes et à ses chemises aux manches bouffantes. Ils
quittèrent la forteresse à pied, puis hélèrent un véhiculum
privé pour se rendre au centre-ville. Wellan garda le silence
pendant tout le trajet en regardant dehors.
– Je ne te conduis pas en prison, le taquina Sierra.
– Ai-je le choix entre le concert et la cellule ?
– Non.
La voiture à moteur les déposa à l’entrée d’une immense
salle de spectacle comme l’Émérien n’en avait jamais vu à
Brillarbourg.
– Habituellement, c’est un stade couvert pour les joutes
de sport, lui expliqua son épouse. On le convertit pour les
événements qui attirent trop de spectateurs.
– Ils sont populaires à ce point ?
– Attends de les avoir entendus avant de les juger.
Koulia leur avait envoyé d’excellents billets pour des
sièges dans la première rangée du balcon, d’où ils
pouvaient voir toute la scène. L’endroit était rempli à
craquer d’amateurs enthousiastes, ce que Wellan avait
encore de la difficulté à s’expliquer.
– Je t’ai acheté un petit cadeau pour te remercier de
m’avoir accompagnée, lui dit alors Sierra.
Elle lui tendit des bouchons d’oreilles en caoutchouc et
lui montra comment s’en servir. Les lampes s’éteignirent
d’un seul coup et la musique explosa dans le stade. Wellan
faillit basculer vers l’arrière.
« Qu’est-il arrivé à la douceur de la harpe dans ce monde
parallèle ? » se désespéra-t-il.
Les chansons se succédèrent sans la moindre pause.
Elles traitaient de sujets qui n’avaient rien à voir avec les
récits épiques de son monde : les problèmes personnels ou
de relations de couple, la douleur, la mort, l’incertitude
quant à l’avenir et surtout les mauvais traitements que
Wallasse avait subis aux mains des sorciers d’Achéron.
L’énergie du nouveau chanteur était impressionnante. Il se
fondait sans difficulté dans la peau de ce personnage qu’il
incarnait désormais et laissait sortir ses émotions sans la
moindre gêne.
Sierra sautait et exprimait son plaisir à côté de Wellan,
qui était trop traumatisé par la violence de la musique pour
en faire autant. Il se contentait de surveiller ce qui se
passait devant lui en essayant de calmer les battements de
son cœur. Wallasse était plutôt statique et restait accroché
à son micro sur pied, tandis que les deux kitharistes
couraient partout. Le Chevalier ne comprenait pas
comment ils arrivaient à jouer de leur instrument. Au bout
de trois heures, les musiciens quittèrent les planches,
trempés des pieds à la tête. Leurs admirateurs étaient
toujours en délire et, même s’ils en redemandaient, les
Apprentis Sorciers ne revinrent pas sur scène. Le public
finit par s’apaiser et par quitter la salle de spectacle
pendant que Wellan reprenait ses esprits.
– Ce n’était pas mal, non ? voulut savoir Sierra.
– Quoi ? cria-t-il.
Elle lui fit signe de retirer ses bouchons d’oreilles, ce
qu’il fit avec un peu de crainte, pour se rendre compte que
le niveau de bruit était redevenu acceptable dans le stade.
– Tu as survécu ! le félicita Sierra.
– Ce n’est pas du tout mon style de musique, comme tu le
sais déjà, mais ils font un travail remarquable dans leur
genre.
– Tu aurais pu être politicien, toi. Allez, viens, notre billet
nous autorise à faire une petite visite en arrière-scène.
– Ils jouent encore ?
– Mais non. Arrête de faire l’enfant.
Sierra l’entraîna dans des couloirs en béton, comme si
elle savait exactement où elle allait.
– D’après ce que je vois, ce n’est pas la première fois que
tu viens ici, remarqua-t-il.
– Audax m’a emmenée quelques fois voir des événements
sportifs ici quand j’étais petite.
– Pas de concerts de ce type ?
– Non, même si je l’ai souvent supplié.
Elle montra ses billets aux agents de sécurité qui
gardaient l’entrée des loges. Ils lui pointèrent la bonne
porte. Sierra la poussa sans faire preuve de sa prudence
habituelle. « Heureusement que nous ne sommes plus en
guerre », songea Wellan en la suivant à l’intérieur. Les
vêtements trempés et les cheveux collés sur le crâne par la
sueur, Koulia, Wallasse, Ian et Lirick étaient en train de
boire de la bière pour fêter une autre belle soirée.
– Vous êtes sensationnels ! s’exclama Sierra.
Wellan trouva plus sage de laisser sa femme leur
adresser les compliments, car il ne savait pas très bien
comment évaluer ce qu’il venait de voir. Koulia remarqua
son embarras.
– J’imagine que tu n’as pas aimé du tout, le harpiste, le
piqua-t-elle.
– C’est un style qui n’existe pas dans mon monde. Peut-
être que je finirai par m’y habituer.
– Tu n’as vraiment aucune ouverture d’esprit.
– Ce n’est pas de sa faute, le défendit Sierra. Il vient
d’ailleurs.
Wellan décida de se tourner vers Wallasse.
– Pour un homme qui avait de la difficulté à respirer il n’y
a pas si longtemps, tu as vraiment bien tenu le coup.
– Je suis remis de cette maladie depuis des années
maintenant, grâce à toi, d’ailleurs. Je ne me souviens pas si
je t’ai remercié à l’époque, mais je tiens à le faire encore
une fois, ce soir. Je suis en train de vivre quelque chose de
vraiment formidable.
– Les sujets de vos chansons proviennent-ils tous
d’expériences personnelles ? s’enquit Sierra.
– Pour la plupart, affirma l’ex-Manticore. Il y en a
quelques-uns inspirés de personnes que nous avons
côtoyées.
– Comme moi, par exemple ?
– Avec tout ce qui t’est arrivé au cours de ton existence,
c’était le gros lot. Nous nous sommes aussi inspirés de la
vie de Nemeroff et même de celle de ton mari. Nous ne
serons jamais à court d’idées.
– Vous entendez gagner votre vie ainsi pendant combien
de temps encore ? demanda Wellan.
– Tant que nous aurons du plaisir, répondit Koulia.
Ses musiciens poussèrent un grand cri pour indiquer
leur accord. Wallasse tendit des bouteilles de bière à leurs
invités.
– À votre succès ! lança Sierra. Puisse-t-il continuer
d’être retentissant et durer très longtemps !
– C’est notre intention ! s’exclama Lirick.
Wellan se rabattit sur la boisson pour ne pas avoir à
exprimer davantage son opinion. Il se contenta d’écouter
leurs commentaires en s’imprégnant de cette nouvelle
expérience. Lorsque Sierra lui fit signe qu’il était temps de
partir, car le groupe devait se déplacer dans une autre ville
durant la nuit pour leur concert du lendemain, Wellan ne se
fit pas prier. Ils remontèrent dans un véhiculum et
retournèrent à la forteresse.
– J’ai protégé mes oreilles et pourtant, j’ai du mal à
entendre, laissa tomber Wellan.
– C’est normal après un concert, le rassura Sierra. Ça ira
mieux demain, tu verras.
– Y en a-t-il d’autres parmi tes anciens soldats qui ont
décidé de faire la même chose qu’eux ?
– Seulement Alésia. Elle a commencé par faire du
théâtre, puis elle a décidé de chanter, mais elle a choisi un
style bien différent.
Ils grimpèrent enfin à leur appartement. Sierra aida
Wellan à se dévêtir et le poussa vers le lit, où il s’allongea
sur le ventre.
Elle se mit alors à lui masser les épaules pour le forcer à se
détendre un peu.
– On dirait que tes muscles sont en pierre, le taquina-t-
elle. Je croyais que tu étais un homme qui s’adapte
facilement en toutes circonstances.
– Habituellement, oui, mais, comme je viens de le
découvrir, il y a des fois où les nouvelles expériences me
dépassent.
– Tu n’es décidément pas un rebelle.
– D’aucune façon. Je dirais même que je suis un vieux
classique.
– Ou une antiquité.
– Il ne faudrait pas exagérer…
– Tu as de la chance, parce que j’aime bien les
antiquités. Es-tu trop fatigué pour me faire plaisir, cette
nuit ?
– Alors, ça, jamais.
Il se retourna sur le dos et l’emprisonna dans ses bras
pour l’embrasser.
2

Le matin suivant, Wellan se réveilla avant Sierra. Non


seulement ils étaient rentrés très tard, mais ils avaient
passé une bonne partie de la nuit à faire l’amour. Même
s’ils étaient mariés depuis quelques années, leur passion
était toujours aussi vivante. Il la regarda dormir pendant un
long moment, puis comme elle ne semblait pas vouloir
ouvrir les yeux, il alla prendre une douche chaude. Il
s’habilla et, trop affamé pour attendre que sa belle sorte du
sommeil, il descendit seul dans le hall des Chevaliers pour
le premier repas de la journée.
Il n’y avait presque plus personne dans la vaste pièce. Il
s’installa à une table non loin des cuisines et se servit des
œufs, du fromage, du pain frais et des fruits. Wellan avait à
peine commencé à manger qu’il s’étonna qu’une des
chansons des Apprentis Sorciers lui joue dans la tête, soit
celle où Wallasse parlait de sa captivité dans le palais
d’Achéron. Cette musique agressive ne lui plaisait pas du
tout, mais il dut admettre que c’était sûrement une
excellente thérapie pour ce pauvre homme, qui avait subi
bien des tourments dans le palais du dieu-rhinocéros. En
exprimant verbalement ce qu’il avait ressenti jadis, il s’en
exorcisait sans avoir à agresser les gens comme il avait
passé sa vie à le faire.
Wellan secoua la tête pour chasser le concert de ses
pensées. Il promena plutôt son regard autour de lui. Il
aimait bien l’atmosphère sereine de cette vaste salle à
cette heure de la journée et surtout l’absence de musique
sous quelque forme que ce soit. Il ne se pressa pas. Sierra
le connaissait si bien qu’elle saurait exactement où le
trouver à son réveil. Il se mit alors à penser à tout ce qu’il
avait vécu depuis qu’il était tombé dans le vortex à An-
Anshar pour sauver la petite Obsidia. « On dirait que ça fait
déjà cent ans », se dit-il.
Il ne se souvenait pas de son arrivée à Antarès, sans
doute parce que sa chute brutale lui avait fait perdre
conscience. Il s’était réveillé dans un cachot de la
forteresse d’Antarès, où on avait tenté de soigner ses
blessures. Il avait attendu d’être seul pour terminer le
travail, car il ne voulait pas révéler à ses geôliers qu’il
possédait des pouvoirs magiques. C’était là qu’il avait
rencontré Sierra. Jamais il ne se serait douté, à ce moment-
là, qu’un jour il deviendrait son mari… Elle avait été la
première à lui faire confiance. Elle lui avait même permis
de participer à la défense du continent.
En sirotant son thé, il se souvint aussi du jour où il l’avait
arrachée aux griffes des Aculéos, en plein cœur de leur
falaise. « J’ai bien failli la perdre », songea-t-il. Pour ne pas
sombrer dans la tristesse, il revit dans sa mémoire tous les
amis qu’il s’était faits en quelques mois à peine partout sur
le continent, moins chez les Manticores, cependant. Cette
division ne l’avait jamais aimé, peu importe ses efforts pour
les amadouer. Ces Chevaliers le tenaient encore pour
responsable des orages qui éclataient chaque fois qu’il
mettait les pieds à Arcturus.
Le sorcier Salocin apparut alors de l’autre côté de la
table, un verre de vin à la main, son habituel sourire
moqueur sur les lèvres.
– Le docteur Eaodhin sait-elle que tu consommes de
l’alcool à ton réveil ? le chapitra l’Émérien.
– L’amour est aveugle, mon cher Wellan. Et qu’est-ce qui
te fait penser que je me suis couché, la nuit dernière ?
Il éclata d’un rire d’enfant.
– De toute façon, la femme de ma vie me pardonne mes
petits écarts de conduite parce que je la traite bien, ajouta-
t-il quand il se fut calmé.
– Grâce à un sort quelconque, j’imagine ?
– Quand on a reçu le don de la magie à la naissance,
c’est un péché de ne pas l’utiliser. Et pendant que nous
sommes sur le sujet, quand accepteras-tu mon offre de
t’enseigner quelques trucs supplémentaires qui pourraient
t’être utiles un jour ?
– Depuis que la guerre est terminée, je ne me sers plus
de mes facultés, sauf de mon vortex pour permettre à
Sierra de faire sa tournée entre les forts, une fois par
année.
– Tu ne te procures plus tes repas avec tes pouvoirs ?
– On mange très bien à la forteresse et j’aime goûter à la
cuisine des autres royaumes quand nous voyageons. Je
t’assure que je suis parfaitement capable de vivre sans me
servir de ma magie.
– Mais si une situation inattendue survenait et que
l’utilisation d’une faculté que tu n’as pas développée
pouvait te sauver la vie ?
– Je commencerais par me servir de mon intelligence
pour trouver une façon de m’en sortir.
– Tu es vraiment désespérant.
Salocin termina sa coupe et la déposa sur la table.
– Je ne suis tout simplement pas un sorcier comme toi. Je
suis un magicien.
– Tu sais comme moi que c’est la même chose. Seules
nos motivations profondes sont différentes.
– J’allais justement le dire.
– Me laisseras-tu au moins t’évaluer ?
– M’évaluer ? répéta Wellan, inquiet.
Il n’eut pas le temps de répondre que cela ne
l’intéressait pas qu’il se retrouva assis sur le divan du
monastère au nord d’Antarès, dont Salocin avait chassé les
moines pour en prendre possession.
– Mais je n’ai pas accepté ta proposition.
– Ça n’a pas d’importance, parce que finalement, ce n’en
était pas une. Laisse-moi d’abord voir ce qui se passe dans
ton crâne.
– Désolé, mais je n’aime pas souffrir, surtout quand je
viens à peine de déjeuner.
– Tu ne sentiras rien du tout, je te le promets.
Wellan le connaissait maintenant trop bien pour le
croire. Ce plaisantin avait toujours éprouvé beaucoup de
plaisir à tourmenter les gens. Il allait lui demander de
remettre son projet à plus tard quand il sentit une étrange
sensation dans son cerveau. Elle ne dura qu’un instant.
– Comme c’est curieux. Ta magie n’est pas branchée au
même endroit que la nôtre.
– Ça ne devrait pourtant pas t’étonner, puisque nous ne
sommes pas nés dans le même monde, répliqua Wellan.
– Peut-être bien, mais à mon avis, le fond est semblable.
Laisse-moi te dire ce que je viens de voir.
Wellan n’avait plus le choix.
– Tu vas chercher à l’intérieur de toi l’énergie dont tu as
besoin pour accomplir tes petits miracles, alors que mes
amis et moi, nous accédons plutôt au grand champ
d’énergie qui imprègne tout l’univers.
– C’est sans doute ce que fait aussi Onyx…
– Le père de Nemeroff, c’est bien ça ?
– C’est le sorcier le plus puissant que je connaisse.
– Plus puissant que moi ?
– Moins badin que toi, c’est sûr. Mais vous avez l’amour
du vin en commun, par contre. À moins d’avoir trop bu, il
n’entend pas à rire.
– J’aimerais bien le rencontrer, cet homme.
– Moi, je ne préférerais pas.
– Tu me parleras de lui plus tard. En ce moment, c’est toi
qui m’intéresses. Veux-tu devenir plus redoutable, Wellan ?
– Je n’en sais franchement rien. Je t’assure que ma vie
me plaît telle qu’elle est.
– Nous verrons si tu diras la même chose quand j’en
aurai fini avec toi. Laisse-moi d’abord effectuer de petites
modifications dans ta tête, qui te permettront de réaliser
un de tes rêves les plus chers.
– Ah oui ? Lequel ?
– De ne communiquer qu’avec une seule personne à la
fois au lieu d’alerter toute la planète quand tu te sers de ta
télépathie.
– Comment le sais-tu ? s’étonna Wellan.
– Mais je viens de regarder dans ta tête, mon ami. Sois
plus attentif, s’il te plaît.
– Alors, chaque fois que je m’adressais à Nemeroff tandis
qu’il était ici, vous pouviez tous m’entendre ?
– Comme si tu nous criais dans les oreilles.
– Il est vrai qu’Onyx l’a enseigné uniquement à ses élèves
et pas à nous… Bon, je suis d’accord pour cette petite
intervention, mais rien d’autre, aujourd’hui.
– Dans ce cas, j’attendrai que tu me supplies de dénouer
tes nombreux nœuds magiques.
– Te supplier ?
Ce qui différenciait Salocin des autres sorciers d’Alnilam,
c’était sa suprême confiance en lui. « Comme Onyx »,
soupira intérieurement l’Émérien.
– Voilà, c’est fait.
– Mais je n’ai rien senti du tout.
– Pourquoi veux-tu absolument avoir mal tout le temps ?
– Je n’ai jamais dit ça.
– C’est écrit dans ta tête.
– Je suis sûr que non.
Salocin éclata de rire, ce qui fit comprendre à Wellan
qu’il se moquait encore de lui.
– Un peu de vin ?
– Non, merci. Pas à cette heure.
– Je t’assure que tu n’en as jamais bu d’aussi bon.
Le sorcier fit apparaître une bouteille dans sa main et
arracha le bouchon avec ses dents.
– Parle-moi d’Onyx, exigea-t-il.
– Nous avons toujours pensé qu’il n’était qu’un sorcier,
mais en réalité, c’est un dieu.
– Sommes-nous du même âge ?
– Ah ça, non. Il a plus de sept cents ans.
– Comment est-ce possible ? A-t-il découvert le sort de
l’immortalité ?
– Il a utilisé une méthode plus conventionnelle pour
rester en vie, enfin, pour un dieu. À sa mort physique, il a
enfermé son âme dans ses armes et il a attendu que
quelqu’un pille sa tombe pour s’emparer de son corps.
– Ingénieux…
– Un magicien a fini par l’en chasser et l’enfermer à
l’intérieur de son épée, puis dans une prison de verre. Mais
là encore, il a trouvé la façon de s’échapper.
Wellan n’osa pas lui avouer que c’était parce qu’il avait
lui-même involontairement prononcé une incantation
qu’Onyx avait réussi à s’en sortir.
– Et il a trouvé un autre corps.
– Oui. Encore une fois, celui d’un de ses descendants.
– Il a au moins de la suite dans les idées. Mais s’il est un
dieu, pourquoi s’est-il donné tout ce mal ?
– Il ignorait sa véritable nature, à l’époque. Aujourd’hui,
il est invincible.
– Ce que j’aimerais rencontrer cet homme !
Salocin prit une gorgée de vin et déposa sa bouteille.
– Tu continueras de me raconter ses aventures plus tard.
Je dois te récompenser pour tes efforts.
– Quels efforts ?
Wellan se retrouva instantanément debout sur le grand
boulevard intérieur de la forteresse royale d’Antarès, aux
côtés de Salocin.
– Pourquoi ne fait-il pas froid, dans ton vortex ? s’étonna
l’Émérien.
– Pourquoi fait-il froid dans le tien ? répliqua l’autre. Il y
a de ces mystères qu’il est inutile d’essayer de comprendre,
mon cher.
– Qu’as-tu l’intention de me montrer ici que je n’ai pas
déjà vu ?
– Une autre de mes passions, après le vin et le docteur
Eaodhin, c’est la mode, et je sais que tu t’y intéresses aussi.
– Dans la mesure où elle me permet de passer inaperçu
dans un univers différent du mien.
– Contrairement à moi, tu dissimules bien ta vanité,
Wellan.
Ils marchèrent le long des vitrines devant lesquelles
Salocin était tout à fait incapable de retenir ses
commentaires. Il connaissait tous les marchands et la
qualité de leurs produits. Il savait qui offrait de bons prix et
qui cherchait à rouler les clients.
– Entrons chez George, proposa le sorcier. C’est le
meilleur d’entre tous.
Wellan vit qu’il s’agissait d’une mercerie pour hommes.
– Si j’achète un seul morceau chic de plus, Sierra va me
sermonner.
– Ce n’est pas toi, mais moi, qui le ferai. Je t’ai dit que je
voulais te récompenser. Est-ce que tu m’écoutes quand je
parle ? Si elle doit faire des remontrances à quelqu’un, ce
sera à moi. Et je suis certain que ça lui plairait beaucoup.
– Qu’entends-tu par là ? s’enquit Wellan en se raidissant.
– Tu n’as aucune raison d’être jaloux, mon ami. Ta femme
n’a jamais eu une bonne opinion de moi. Allez, passe
devant.
Salocin était vraiment difficile à satisfaire. Pour lui faire
plaisir, Wellan essaya tous les vêtements que lui présentait
George, et restait chaque fois planté devant la psyché en
attendant le verdict du sorcier. Rien ne le contentait,
jusqu’à ce que Wellan enfile une redingote noire rehaussée
de petites chaînes et de beaux boutons argentés.
– Celle-là est absolument parfaite ! s’exclama Salocin.
En se contemplant dans la glace, le sorcier à ses côtés,
Wellan se rendit compte que ce dernier avait les cheveux
aussi blonds que lui et qu’ils étaient sensiblement de la
même taille. Leurs yeux à tous deux étaient bleus. « Qu’est-
ce qu’il est venu chercher dans ma tête, au juste ? » se
demanda-t-il. Il n’eut pas le temps de l’interroger à ce
sujet.
– M’en fais-tu un bon prix, George ? demanda le sorcier
au marchand.
– Tu sais bien que oui, répondit l’homme. Tu es mon
client préféré.
Il plia soigneusement le vêtement et le glissa dans un
beau sac en papier satiné avant de le remettre à Wellan.
Salocin le paya avec les pièces d’or qui venaient
d’apparaître dans sa main.
– Au plaisir de vous revoir, messieurs.
– Je reviendrai bientôt, promis.
Ils sortirent du commerce et marchèrent en direction du
palais. Wellan ne regardait plus autour de lui. Il se
demandait comment il expliquerait cet achat à sa femme.
– Est-il assez tard maintenant pour que je t’offre enfin un
verre de vin ?
– Sans doute, mais, sans vouloir t’offenser, je préférerais
rentrer chez moi.
– Où l’amour t’attend… se moqua Salocin.
– Avec Sierra, on ne sait jamais à quoi s’attendre.
– Je m’en doute bien, mais quelle femme extraordinaire…
Je devrais t’imiter et rejoindre moi aussi celle qui fait
battre mon cœur.
– En second lieu après le vin ?
– Tout dépend des jours, en fait, mais je dirais que mon
amour pour les deux est à peu près égal. Je vais aller faire
un saut à l’hôpital pour voir si elle n’aurait pas un cas
désespéré à me confier. Ce fut un plaisir de passer tout ce
temps avec toi, Wellan.
– Oui, ce fut intéressant.
Salocin le salua de la tête et se dématérialisa en pleine
rue, sans se soucier qu’on le voie ou pas. Wellan baissa les
yeux sur le sac qu’il transportait. « Advienne que pourra…
» Il poursuivit sa route en se disant que c’était le sarcasme
du sorcier qui le différenciait d’Onyx, en fin de compte.
3

Wellan retourna à l’immeuble adjacent au palais de la


haute-reine. Il pénétra dans l’ascensum et grimpa jusqu’au
dernier étage, où se trouvait son nouvel appartement,
tellement plus spacieux que celui où il avait été enfermé à
son arrivée. Ainsi, les époux pouvaient s’adonner à leurs
passe-temps favoris sans se marcher sur les pieds. Pour
Wellan, c’était évidemment la lecture et la rédaction de son
précieux journal. Il referma la porte, traversa le vestibule
et jeta un œil dans la chambre. Sierra n’était plus là et le lit
avait même été fait. Il jeta un œil dans toutes les pièces
sans la trouver. Sans doute était-elle allée manger. Ce qu’il
aimait le plus chez sa femme, c’était son caractère
indépendant. Même s’ils passaient beaucoup de temps
ensemble, elle n’était pas toujours accrochée à lui.
Il rangea sa nouvelle acquisition dans son armoire et
s’installa à son secrétaire, placé devant une grande fenêtre
d’où il pouvait voir tout Brillarbourg. Il ouvrit le tiroir et en
retira son journal. Une fois qu’il eut rassemblé ses pensées,
il se mit à écrire avec son stylo, l’invention qui l’avait le
plus impressionné dans le monde parallèle. Il y raconta son
avant-midi, sa curieuse rencontre avec Salocin, puis son
regard se perdit dans le ciel sans nuages, alors que ses
pensées dérivaient vers sa vie à Alnilam. Il adorait cette
nouvelle existence loin des conflits et des effusions de sang
et il s’émerveillait sans cesse devant chaque invention qu’il
découvrait.
La paix était revenue sur le continent depuis bientôt
quatre ans. Il en avait profité pour voyager partout avec
Sierra, empruntant tous les moyens de transport qu’elle
pouvait lui faire découvrir. Il connaissait désormais la
totalité des royaumes ainsi que leurs particularités. Il avait
même goûté à des mets parfois inquiétants et absorbé
comme une éponge ce que les historiens avaient à lui
raconter. Mieux encore, il avait participé avec sa femme à
toutes sortes d’activités tant culturelles que scientifiques. Il
raffolait des concerts de musique classique et des pièces de
théâtre qui avaient le don de le renseigner sur cette société
si différente de la sienne. Il pouvait passer des heures dans
les musées et les librairies. « Je suis enfin heureux… » finit-
il par conclure.
L’Émérien se mit ensuite à penser à ceux qu’il avait
laissés à Enkidiev. « Je suis parti depuis si longtemps…
Qu’ont fait mes amis et ma famille, toutes ces années ? Où
sont-ils rendus ? » Il n’existait aucune façon de
communiquer avec son monde, que ce soit par télépathie
ou par écrit. Ses frères devaient être des adolescents,
maintenant. Y avait-il eu beaucoup de décès, de mariages,
de naissances ? Il se sentit épié et tourna la tête vers
l’intérieur de l’appartement. Sierra était appuyée contre le
chambranle de la porte, l’air inquiet.
– On dirait que tu es en train d’écrire ton testament,
laissa-t-elle tomber.
– Non, pas du tout. Je songeais à ma famille. Je sais bien
que Nemeroff a dû les rassurer à mon sujet quand il est
rentré à Enkidiev il y a quatre ans, mais je n’ai aucune
nouvelle de personne.
– Si tu veux mon avis, il n’est pas prêt de revenir pour
t’en donner. Me permets-tu de te changer les idées ?
– Tu sais bien que je te permets tout ce que tu veux.
Sierra prit place sur ses genoux et l’embrassa pendant
un long moment.
– Le musée sur l’histoire des inventions a enfin terminé
ses interminables améliorations et il ouvre ses portes cet
après-midi, lui apprit-elle.
Les yeux bleus de Wellan s’illuminèrent de bonheur.
– Je savais que ça t’intéresserait.
– Ça va même me permettre de faire avancer mon essai
sur l’histoire de ton monde fabuleux.
– Nous avons déjà des ouvrages sur la question, tu sais.
– Mais ils ne sont pas écrits selon la vision d’un pur
étranger.
– Je te le concède. Voilà ce que je propose. Nous ferons
un saut au musée, puis nous irons souper à l’hôtel. Ensuite,
je t’invite au théâtre. Je viens d’acheter deux billets pour
une pièce apparemment très dramatique qui met en
vedette les dieux d’Alnilam.
– Tant qu’elle n’est pas interprétée par les Salamandres,
je suis partant.
Sierra éclata de rire en se rappelant cette curieuse
expérience sur la plage devant les huttes de cette division
si différente de toutes les autres. Ils s’habillèrent de façon
élégante, pour le plus grand bonheur de Wellan, et se
rendirent au musée à pied. Depuis qu’il vivait à la
forteresse de la haute-reine, il n’avait jamais autant
marché. Cela lui permettait toutefois de prendre
constamment le pouls de la ville. Ils passèrent tout l’après-
midi au musée, où l’Émérien insistait pour étudier
visuellement chaque invention, lire ce qui était écrit à son
sujet sur les plaques métalliques et assister aux
présentations de certains inventeurs qui étaient présents
pour l’occasion. Il acheta même le guide de l’exposition.
Sierra le suivait, heureuse de le voir aussi excité. Il glissa
l’ouvrage dans la large poche intérieure de sa redingote
afin de ne pas être tenté de l’éplucher pendant le repas.
Puis il suivit sa femme jusqu’à l’hôtel.
– Est-ce que tout le monde est aussi curieux que toi, à
Émeraude ? demanda-t-elle en marchant à son bras sur le
grand boulevard.
– Ciel, non. Onyx partage ma soif d’apprendre, tout
comme le Roi Hadrian, mais les autres se contentent de ce
qu’on leur a appris à l’école. Ils ne voient pas plus loin que
le bout de leur nez.
– Il n’y a donc aucun musée, chez toi ?
– En fait, il n’y en a qu’un seul sur tout le continent et il
est tenu par deux de mes anciens Chevaliers, Ellie et
Daiklan.
– Un seul ? répéta Sierra, découragée. Je comprends
mieux ton enthousiasme, maintenant.
– Il y a tellement de choses à voir, ici.
– Et nous n’avons effleuré que la surface de mon univers.
– Merci, mon amour, de me permettre d’en voir le plus
possible.
Elle le fit entrer à l’hôtel Pieuvre de cuivre, où elle avait
fait une réservation. C’était un véritable musée dédié à la
mer et aux pêcheurs. Il y avait des filets suspendus au
plafond et des scaphandres debout dans les coins. Des
roues de bateau ornaient les murs, ainsi que des ancres et
des portraits de différents capitaines dont il n’avait jamais
entendu parler.
– Tu parviens toujours à me surprendre, admit-il.
– Je dis la même chose de toi depuis le jour où je t’ai
aperçu pour la première fois dans ta cellule.
Le menu n’offrait que des fruits de mer et du poisson.
Puisqu’ils portaient tous des noms qui ne disaient rien à
Wellan, Sierra décida de commander un assortiment de
petits plats qui lui permettrait de goûter à tout, arrosé par
un vin blanc très sec qui plut beaucoup à son mari.
– Je sais que tu fais de gros efforts en ce moment pour ne
pas sortir le guide du musée de ta poche.
– C’est vrai, mais en m’imposant volontairement cette
attente, j’en tirerai davantage de plaisir, ce soir.
Sierra lui décocha un regard désapprobateur, car elle
avait d’autres plans pour lui.
– Ou demain… ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.
– Tu étais si fébrile, cet après-midi, et il ne s’agissait que
de vieilles inventions. Les savants travaillent déjà sur de
nouvelles machines qui fonctionneront uniquement à
l’énergie solaire.
– Les présente-t-on quelque part ? Serait-il possible
d’aller les voir ?
– Je verrai ce que je peux trouver.
Ils mangèrent en silence pendant un moment. Sierra
s’amusait de voir Wellan goûter à tout en se délectant de
chaque bouchée.
– Est-ce que la guerre te manque ? lui demanda-t-elle
soudain.
– Absolument pas. Je n’ai jamais aimé régler des conflits,
surtout par les armes. J’y ai été obligé. Si on m’avait permis
de choisir ma carrière, j’aurais été historien ou ethnologue.
– Comme il t’est loisible de l’être ici.
– Exactement. Je remercie le ciel tous les jours de
m’avoir accordé cette chance inouïe.
Après l’excellent repas et le bon vin, Wellan et Sierra
marchèrent en profitant de l’air frais du soir jusqu’au
théâtre Le Monarque, qui venait tout juste d’ouvrir ses
portes aux clients qui attendaient sur le trottoir. Ils se
placèrent à la fin de la file. Wellan admira la décoration
digne du palais lui-même. Tout était si beau, dans cet
univers parallèle. Un placier leur indiqua leurs sièges bien
rembourrés et leur offrit le programme de la soirée, que
Wellan s’empressa de parcourir.
– L’aveuglement d’Achéron, par Salocin d’Antarès ? lut-il
à voix haute.
– Quoi ? s’exclama Sierra.
Elle lui arracha le dépliant des mains.
– Qui lui a permis d’écrire et de produire cette pièce ?
– Salocin est un sorcier. Il fait tout ce qui lui chante et
rappelle-toi qu’il sait fort bien comment persuader les
autres d’exaucer ses désirs.
– Tout à coup, j’ai peur de ce que nous allons entendre
dans quelques minutes…
– Mais tu es beaucoup trop curieuse pour aller passer la
soirée ailleurs, je parie ?
– C’est certain.
Une fois la salle bien remplie et la lumière tamisée, le
premier acteur, dans un costume très convaincant de
rhinocéros, fit son apparition dans un décor qui était censé
reproduire les quartiers d’Achéron dans son palais céleste.
– J’imagine que c’est aussi Salocin qui a fourni les
esquisses aux décorateurs… murmura Wellan.
Sierra préféra attendre la suite avant de faire des
commentaires. Après un long monologue durant lequel le
rhinocéros se plaignait de ne jamais être pris au sérieux
par ses sujets, entra en scène l’imposante déesse
hippopotame. Wellan se demanda si elle portait un costume
ou si le sorcier lui avait jeté un sort pour qu’elle ressemble
à s’y méprendre à son personnage. Achéron lui annonça
son intention de créer des sorciers aux pouvoirs étendus
pour l’aider à imposer enfin sa loi. Wellan avait beau
chercher, il ne voyait aucune couture sur les costumes des
deux acteurs. Étaient-ils réels ? Salocin avait-il non
seulement créé la pièce, mais ses participants aussi ?
Ils assistèrent aux expériences des sorciers chauves-
souris dans leur sombre repaire. Les effets spéciaux étaient
à couper le souffle. Puis naquirent les jeunes sorciers
humains pendant un terrible orage, même s’il n’y en avait
absolument jamais à l’altitude où flottait le palais
d’Achéron. Les chauves-souris leur attribuèrent des
prénoms, mais seuls ceux de Wallasse, d’Olsson et de
Salocin, bien entendu, furent mentionnés. On les vit ensuite
dans leurs cages, à l’âge de six ans, chacun résistant à sa
façon à l’enseignement magique de leurs maîtres ailés.
Wallasse utilisait ses nouveaux pouvoirs contre le sien
chaque fois qu’il le poussait trop loin. Olsson se croisait les
bras et refusait de faire quoi que ce soit. Tout comme
Wellan et Sierra s’y attendaient, Salocin faisait le cabotin
pour échapper à ses leçons.
La pièce se termina finalement par la réunion d’un grand
nombre de jeunes sorciers désormais adolescents dans la
salle du trône d’Achéron, où les attendaient les
impitoyables soldats-taureaux. Le massacre qui suivit
arracha des cris d’indignation au public.
– C’est du grand Salocin… soupira Sierra.
Une poignée de sorciers réussirent alors à s’échapper,
apportant un certain soulagement à l’auditoire. C’est alors
que le dieu-rhinocéros proféra une terrible menace :
– Ils ne m’échapperont pas !
Le noir total tomba dans la salle. Personne n’osa bouger,
se demandant si c’était la fin ou si une autre surprise les
attendait. Les lampes s’allumèrent brusquement et les
spectateurs virent des soldats-taureaux postés au bout de
chaque rangée, leur lance à la main. Des femmes
poussèrent des cris d’épouvante.
– Se dissimulent-ils parmi vous ? tonna la voix d’Achéron.
– Non ! hurla un jeune homme indigné. Mais s’ils étaient
ici, nous ne vous les livrerions pas !
Sierra se cacha le visage dans les mains tandis que
Wellan cherchait Salocin des yeux, car c’était le genre
d’homme qui aimait baigner dans sa propre gloire. Puis, il
se rappela qu’il avait la faculté de se rendre invisible et se
tourna plutôt vers sa femme.
– On fonce et on les fait battre en retraite ? chuchota-t-il.
Elle baissa les mains et lui servit un regard découragé.
– Attendons encore, suggéra-t-elle. Je suis certaine qu’il
a prévu quelque chose d’encore plus dramatique.
Et elle avait raison. Au bout d’un moment, un des
adolescents, soit celui qui personnifiait Salocin, se
matérialisa au milieu du parterre.
– Il n’était pas là il y a à peine un instant ! s’exclama un
homme, pour ne pas devenir la cible des colosses armés.
– Vous ne m’attraperez jamais ! cria le jeune sorcier avec
un air de défi.
Il bondit sur le dossier du siège devant lui et sauta d’un à
l’autre par-dessus la tête des spectateurs, qui s’écrasaient
pour le laisser passer. Les soldats lui donnèrent la chasse
jusque sur la scène. Salocin version junior se retourna
brusquement et leva les bras, les immobilisant tous sur
place.
– Vous allez regretter de m’avoir enseigné la magie !
poursuivit-il sur un ton espiègle. Allez, braves gens, partez
pendant que je les retiens !
Les sièges se vidèrent beaucoup plus rapidement qu’ils
s’étaient remplis et les gens se bousculèrent jusqu’à la
sortie. Wellan et Sierra les suivirent en réfléchissant à ce
qu’ils venaient de voir. Lorsqu’ils atteignirent enfin la
porte, l’Émérien se retourna. Il ne fut pas surpris de voir
que ce n’était plus l’adolescent qui se tenait au milieu de la
scène, mais le grand Salocin lui-même. Celui-ci le salua de
la tête et disparut.
Le couple atteignit enfin le trottoir, où les gens se
dispersaient en échangeant des commentaires, certains
carrément méchants, mais d’autres remplis d’admiration,
car ils n’avaient jamais rien vu de tel depuis qu’ils
fréquentaient le théâtre.
– Finalement, je préférais la pièce des Salamandres,
plaisanta Wellan.
– Eh bien, pour une fois, je suis d’accord avec toi.
Main dans la main, ils rentrèrent à la forteresse sans se
presser et grimpèrent chez eux. Wellan se dévêtit en
silence devant sa grande armoire pendant que Sierra
enlevait sa robe et enfilait une nuisette.
Debout près du lit, elle l’observa, étonnée de constater
qu’il était triste. Elle attendit de s’être démaquillée dans la
salle de bain avant de lui en parler. C’est alors qu’elle le
trouva en train d’écrire dans son journal, assis à son
secrétaire. Elle s’approcha derrière lui et glissa ses doigts
dans ses cheveux blonds.
– La plupart des femmes ont pour rivales d’autres
femmes. Moi, c’est un cahier… le taquina-t-elle.
Wellan déposa sa plume et le referma pour lui faire
plaisir.
– Pourrais-je quand même l’apporter quand nous ferons
la tournée des forts ? osa-t-il demander, penaud.
– Tu sais bien que oui. Tu ne survivrais pas sans lui.
Elle fit pivoter sa chaise et grimpa sur ses genoux.
– Dis-moi ce qui te rend si mélancolique.
– Je ne veux pas t’embêter avec ça.
– Si je te le demande, c’est que je veux le savoir.
– J’ai beaucoup pensé à mes parents, aujourd’hui. Si
nous allions leur rendre visite après ta tournée des forts,
cette année ?
– Est-ce que ça te redonnerait ta joie de vivre ?
– Ça me réconforterait de constater qu’ils vont bien et
qu’ils ne s’ennuient pas trop de moi.
– Je suis certaine que tu leur manques. Mais oui,
j’aimerais t’y accompagner. Je meurs d’envie de voir ton
monde primitif.
Wellan la souleva dans ses bras en se remettant sur ses
pieds, ce qui lui arracha un cri de surprise.
– Tu ne m’échapperas pas ! s’exclama-t-il, imitant
Achéron.
Il la lança sur le lit et se jeta sur elle en la faisant rire
aux éclats.
4

Le lendemain matin, Wellan resta blotti dans le dos de


Sierra, même s’il mourait de faim. Il ne voulait pas prendre
l’habitude de disparaître tous les jours comme un voleur
pour aller manger seul dans le hall. Comme si elle avait
entendu ses pensées, elle se retourna face à lui et
l’embrassa.
– Est-ce que je t’ai réveillée ? se troubla-t-il.
– Pas toi, ton estomac. Allons manger.
Ils s’habillèrent et descendirent dans la grande salle.
Wellan laissa Sierra choisir leur repas. Elle revint des
cuisines avec des crêpes aux pommes, des yaourts aux
fraises et du thé noir. Ils mangèrent sans se dépêcher dans
un coin retiré. Wellan aurait bien aimé que Salocin lui
apparaisse pour lui parler de sa pièce de théâtre, mais il ne
se matérialisa pas. Après s’être régalés, Wellan et Sierra se
rendirent au palais.
– Si tu es la grande commandante de l’armée, pourquoi
es-tu sans cesse obligée de demander à la haute-reine la
permission de passer tes troupes en revue ? demanda-t-il.
– Parce que c’est une règle que ses prédécesseurs ont
imposée aux Chevaliers et je suis tenue de m’y conformer.
En fait, ce n’est qu’une formalité, rien de plus. D’ailleurs, je
ne vois pas pourquoi elle m’empêcherait de partir. Il n’y a
plus de danger à l’horizon. Cette tournée ne sert qu’à
m’informer de ce qui se passe dans chaque région.
– Je comprends.
– Mais ce n’est pas pour cette raison que tu me poses la
question, n’est-ce pas ?
– Acceptera-t-elle de laisser le chef des Chevaliers
quitter temporairement la planète, à ton avis ?
– Nous lui en ferons la demande le moment venu,
d’accord ?
Les gardiens de la porte principale les laissèrent passer.
Le majordome les conduisit aussitôt à la salle d’audience,
se doutant du but de leur visite. Pendant qu’ils attendaient
l’arrivée du couple royal, des serviteurs leur apportèrent
des rafraîchissements. Comme à son habitude, Wellan
marcha autour de la pièce en contemplant le nombre
incroyable de tableaux accrochés au mur.
– Ne les connais-tu pas déjà par cœur, depuis le temps
que nous venons attendre Kharla ici ?
– L’art ne s’apprécie pas en un seul coup d’œil, ma
chérie. Je leur découvre toujours quelque chose de
nouveau.
– Mon éternel optimiste…
– Je n’ai pas toujours été ainsi, je t’assure. Dans mes
jeunes années, j’étais plutôt taciturne.
– J’ai peine à le croire.
– C’est parce que je suis devenu plus sage avant de te
rencontrer. Comme je te l’ai déjà dit à maintes reprises : ne
te fie pas à mon apparence. Je suis beaucoup plus vieux que
j’en ai l’air.
Kharla et Skaïe les rejoignirent finalement dans la pièce.
Ils ne portaient pas leurs habits d’apparat, mais plutôt des
vêtements tout à fait ordinaires. Le roi tenait ses deux
enfants par la main et marchait à leur vitesse. Carrington
avait presque quatre ans et sa petite sœur Satie, deux ans.
– Bonjour, parrain et marraine ! s’exclama joyeusement
le petit garçon de plus en plus blond.
– Jeune homme, combien de fois devrons-nous te dire
que tu ne dois pas parler avant maman ? lui rappela Skaïe.
– Oh pardon, maman. Je ne m’en souviens jamais.
– Fais un petit effort, la prochaine fois, répliqua Kharla
sans beaucoup de sévérité.
Wellan et Sierra saluèrent le couple royal en baissant la
tête pendant quelques secondes.
– Je vous en prie, assoyez-vous.
Ils eurent à peine le temps de s’installer dans les
bergères que Carrington lâchait la main de son père pour
grimper dans les bras de Sierra. Faisant fi du protocole,
elle le serra avec affection avant de le remettre à Wellan.
La petite Satie, quant à elle, resta accrochée aux genoux de
Skaïe, tandis qu’il prenait place près de son épouse.
– Si je comprends bien le but de ta visite, ce matin, tu
souhaites aller voir ce qui se passe dans les forts, même si
leurs commandants sont parfaitement capables de
t’appeler au moyen de leur movibilis pour t’en informer ?
– Il est facile à distance de prétendre que tout va bien,
répliqua Sierra. Je préfère examiner la situation de mes
propres yeux.
– Tu as sans doute raison. Mais à votre retour, vous
devrez dîner avec nous pour nous faire un rapport.
– Oh oui ! les supplia Carrington.
– Nous t’en faisons la promesse, jeune prince, le rassura
Wellan.
– Et un jour, est-ce que vous m’emmènerez avec vous ?
– Quand tu seras plus grand, affirma Sierra.
– Chouette ! J’ai vraiment hâte de sortir d’ici !
– Et voilà que ça commence… plaisanta Skaïe.
– Vous ne manquez de rien, tous les deux ? voulut
s’assurer Kharla.
– Nous avons tout ce qu’il nous faut, je vous remercie,
répondit Sierra.
– Vous semblez bien heureux ensemble, en tout cas,
remarqua le roi.
– Je mène une existence merveilleuse dans cette
forteresse auprès de la femme qui a conquis mon cœur,
affirma Wellan. Et c’est grâce à vous.
– Vous m’en voyez ravie, se réjouit la haute-reine.
Kharla et Skaïe laissèrent alors tomber les convenances
pour leur parler des progrès rapides de leurs enfants, puis
ils leur annoncèrent l’arrivée prochaine d’un troisième
bébé.
– Toutes ces grossesses rapprochées ne risquent-elles
pas de vous épuiser, Votre Majesté ? s’inquiéta Wellan.
– Je fais bien attention de me ménager, mais il est
important que nous ayons au moins deux filles pour assurer
ma succession. Cela fait partie de mes devoirs de reine.
Les soldats et les souverains se quittèrent une heure plus
tard, après les interminables câlins de Carrington. Encore
une fois, Satie garda ses distances. Sans escorte, Wellan et
Sierra se dirigèrent vers la sortie du palais. Comme ils
allaient l’atteindre, ils tombèrent sur Camryn, en robe verte
recouverte d’un tablier. Elle leur bloqua la route.
– Cette année, je veux partir avec vous, exigea-t-elle. Je
suis presque une adulte, maintenant.
– Oui, c’est vrai, mais tu es toujours sous la supervision
de tes parents.
– Justement, j’ai prévu le coup.
L’adolescente tendit une lettre à Sierra, qui la parcourut
rapidement. Elle était écrite par Théophanie elle-même et
disait, en gros, que sa fille était désormais assez mûre pour
décider de son propre destin… à condition de donner
régulièrement des nouvelles à sa mère. Wellan décida de ne
pas intervenir dans cette affaire qui concernait le haut
commandement.
– Tu veux toujours devenir soldat ? s’enquit Sierra.
– Une Chimère, en fait.
– Tu sais très bien que nous ne choisissons pas notre
division, Camryn.
– Il n’y a pas eu de répit ni de recrutement depuis la fin
de la guerre.
– Parce que les Chevaliers ont attendu que les forts
soient terminés.
– Ils le sont pourtant depuis quelques années et tout le
monde dit qu’ils ne reviendront plus jamais à la forteresse
pour se reposer. Je pourrai m’intégrer parmi eux dans le
nord.
– Je te donnerai ma réponse ce soir.
– Après avoir parlé à ma mère, j’imagine ?
– Entre autres.
– Dans ce cas, je vais aller me préparer.
Camryn les salua d’un geste sec de la tête et les quitta.
– Si c’est ce qu’elle a envie de faire dans la vie… osa
enfin dire Wellan.
– C’est tout de même mon rôle de m’assurer qu’elle ne le
regrettera pas. Allons rassembler nos affaires, nous aussi.
Ils retournèrent chez eux et Wellan sortit ses sacoches
de selle de la penderie, ce qui fit sourire sa femme.
– Nous possédons aussi des valises et nous ne prendrons
même pas les chevaux, lui fit-elle remarquer.
– Je suis habitué à mettre mes choses d’une certaine
façon à l’intérieur.
– Mais elles n’offrent pas beaucoup d’espace pour des
vêtements supplémentaires.
– Quelle importance, puisque, si c’est vraiment
nécessaire, je peux revenir instantanément chercher ce
dont j’ai besoin grâce à mon vortex.
– En d’autres mots, tu es émotionnellement attaché à ces
sacoches parce qu’elles te rappellent ton monde.
– Peut-être bien…
Sierra déposa sa valise en cuir brun sur le lit, en releva
les fermoirs et l’ouvrit en deux pour montrer à son époux à
quel point elle était logeable. Wellan se contenta de sourire
et détacha les lanières de ses sacoches. En silence, ils
entassèrent ce dont ils auraient le plus besoin durant les
prochains jours.
– Nous n’avons pas pris le temps de reparler du concert
du groupe de Koulia, mais je tiens à te dire que j’ai été
agréablement surprise.
– C’était… intéressant.
– J’avoue que le résultat aurait été fort différent s’ils
avaient interprété ces pièces à la harpe…
Son ton moqueur fit soupirer Wellan avec
découragement.
– Il est bon pour notre évolution de nous exposer à des
expériences variées, ajouta-t-elle. C’est toi-même qui me le
répètes tout le temps.
– Oui, mais nous ne sommes pas forcés de tout aimer.
Alors, par quelle division veux-tu commencer, cette année ?
– La mienne, évidemment. Chimère un jour, Chimère
toujours. Après, nous verrons. Lorsque je me déplaçais à
cheval, j’étais bien obligée de visiter mes troupes selon leur
position géographique, mais grâce à ta façon de voyager
partout à Alnilam, les possibilités sont désormais illimitées.
Ils bouclèrent enfin leurs bagages.
– Qu’allons-nous faire d’ici à notre départ ? demanda-t-il.
– Que dirais-tu d’une balade en amoureux dans les
jardins intérieurs du château ? Puis un repas en tête à tête
dans un petit restaurant de l’allée couverte ? C’est toi qui
le choisiras.
– Ça me va.
Ils abandonnèrent leurs affaires sur le lit et se rendirent
au parc recouvert de grandes plaques vitrées qui laissaient
entrer la lumière du jour, mais pas les intempéries. Sierra
s’accrocha au bras de Wellan et l’entraîna sur un des
nombreux sentiers qui serpentaient autour de la belle
fontaine, tout au centre.
– Il y a aussi un jardin intérieur au Château d’Émeraude,
mais il est loin d’être aussi vaste que celui-ci.
– Dans ton monde primitif ? le taquina-t-elle.
– Je préfère dire qu’il a évolué différemment du tien ou,
mieux encore, qu’il ressemblera à Alnilam dans quelques
centaines d’années.
– Ou quelques milliers…
– Rappelle-toi que tes ancêtres ont vécu de la même
façon que moi il y a des lustres.
– Sans éclairage ni eau courante…
– Et sans magie.
– Touché.
Ils déambulèrent en silence pendant quelques minutes
en admirant la beauté du jardin.
– Je ne pouvais jamais profiter de cet endroit pendant la
guerre. C’est si agréable.
– Et primitif… plaisanta-t-il.
Sierra le frappa sur la poitrine en riant. Lorsqu’ils eurent
fait le tour, ils allèrent se promener sur le grand boulevard
couvert. Wellan arrêta finalement son choix sur un
restaurant où ils n’avaient pas encore mangé : La pluie qui
chante.
– Peut-être qu’on n’y sert que de l’eau, plaisanta Sierra.
– Allons voir.
Ils découvrirent qu’on y offrait des pâtes sous plusieurs
formes, accompagnées de sauces en provenance de tous les
coins du continent. Ils mangèrent à la bougie. Sierra lui
confia quelques secrets de son enfance et il l’écouta
attentivement, car chaque petit détail dont elle lui faisait
part le rapprochait davantage d’elle.
À leur retour dans leur immeuble, ils trouvèrent
Théophanie devant l’ascensum, les bras croisés sur la
poitrine. Elle leur sembla plutôt nerveuse.
– Est-ce que ça fait longtemps que vous nous attendez ?
demanda Sierra.
– Une heure à peine. Je ne voulais pas vous laisser un
message et tourner en rond chez moi.
– Si vous vous opposez à ce que Camryn m’accompagne,
je ne l’emmènerai pas.
– Mais la dernière fois que nous le lui avons défendu, elle
s’est enfuie. Ce que j’aimerais savoir, en fait, c’est si elle
est vraiment prête pour une telle vie.
– Votre fille est parfaitement au courant de l’existence
que mènent les Chevaliers d’Antarès. Si c’est une carrière
qui l’intéresse, pouvons-nous vraiment l’en empêcher ?
– J’essaie de lui enseigner depuis qu’elle est toute petite
qu’il n’y a pas de sot métier, mais ici, elle ne pourra
travailler que comme servante, femme de chambre,
cuisinière ou gouvernante, car nous n’avons pas les moyens
de lui payer des études supérieures.
– Je sais, et à mon avis, le temps est sans doute venu de
la laisser faire ses propres choix, Théophanie. Camryn rêve
de faire partie des Chimères depuis toujours, alors je
m’assurerai que le commandant de cette division garde
l’œil sur elle et qu’il me le signale si elle n’est pas heureuse
dans le nord.
– Merci, Sierra.
La grande commandante serra la mère inquiète dans ses
bras pendant un instant.
– Il ne faut pas oublier non plus que les forts possèdent
des movibilis et même des stationarius, désormais.
Demandez-lui de vous donner régulièrement des nouvelles
afin de vous rassurer.
– C’est une excellente idée, mais le fera-t-elle ?
– J’insisterai.
– Merci encore. Faites bonne route, tous les deux.
Théophanie s’éloigna en direction du palais.
– Où devrons-nous attendre la jeune guerrière ?
demanda Wellan.
– Elle sait où nous habitons. Laissons-la venir jusqu’à
nous.
Ils grimpèrent à leur appartement et enfilèrent enfin leur
tenue de combat.
– Étant donné l’heure tardive, dois-je nous emmener
directement à notre chambre du fort des Chimères ?
s’enquit l’Émérien.
– Ce serait mieux que dans la forêt en pleine nuit. Nous
trouverons une chambre pour Camryn, puis nous irons voir
s’il y a encore quelqu’un dans le hall.
Wellan et Sierra n’eurent pas à attendre longtemps. Des
coups retentirent à la porte. L’Émérien alla ouvrir et trouva
Camryn devant lui, sa besace en bandoulière.
– Je vous en prie, entrez, mademoiselle.
Elle passa devant lui.
– Au rapport, commandante ! s’exclama l’adolescente.
Elle vibrait d’enthousiasme.
– En passant, j’ai pris du coffre, alors la cuirasse que je
portais quand je t’ai accompagnée chez les Chimères il y a
quatre ans ne me fait plus du tout, ajouta Camryn.
– Tous les forts en ont en surplus, alors ce ne sera pas un
problème. Es-tu prête à nous suivre ?
– Comme jamais ! C’est le plus beau jour de ma vie !
Wellan et Sierra échangèrent un regard amusé. Ils
prirent leurs affaires sur le lit et s’approchèrent de
Camryn.
– Tout le monde à bord ! lança l’Émérien.
Il engouffra Sierra et l’adolescente dans son vortex.
5

La nuit avait déjà envahi le nord d’Antarès quand


Wellan, Sierra et Camryn apparurent dans la chambre que
les Chimères réservaient à la grande commandante
lorsqu’elle venait faire ses inspections. Elle était très vaste
et se situait au cinquième étage, où logeaient tous les
soldats. Puisque plusieurs d’entre eux avaient décidé de
quitter l’armée après leur victoire contre les Aculéos, il y
avait de nombreuses chambres libres. Pendant que Wellan
déposait ses affaires sur la grande commode, Sierra partit
avec Camryn pour lui trouver son propre lit. Elle trouva
une chambre inoccupée quelques portes plus loin.
– Elle est parfaite, commandante.
– Commençons par une bonne nuit de sommeil. Demain,
je demanderai à Slava de te prendre dans sa division. C’est
bien toujours ce que tu veux ?
– Tu sais bien que oui ! Merci mille fois.
– Normalement, ces pièces contiennent tout ce dont un
soldat peut avoir besoin. S’il te manque quelque chose,
reviens me voir… mais pas au milieu de la nuit, compris ?
– Oui, bien compris.
Sans pouvoir s’en empêcher, Camryn étreignit Sierra
avec force.
– Maintenant que tu vas devenir officiellement un
Chevalier, il te faudra restreindre ces démonstrations de
joie, jeune fille.
– C’est noté, commandante.
– Bonne nuit, Chimère, et ne fais pas la grasse matinée,
demain matin. Tu connais déjà l’horaire de cette division.
– Je n’ai rien oublié de ce que vous m’avez enseigné
jadis.
Camryn referma la porte de ses nouveaux quartiers et
Sierra revint dans les siens. Wellan avait ouvert la fenêtre
pour aérer la pièce, où ils ne s’étaient pas arrêtés depuis
des mois.
– Veux-tu descendre dans le hall avec moi ou écrire dans
ton journal ?
– Il peut attendre.
Ils se dirigèrent vers l’escalier, où ils ne croisèrent
personne. Tous les étages étaient silencieux. « La discipline
inégalée des Chimères… » songea Wellan. Ils entendirent
par contre des voix avant d’entrer dans l’immense salle qui
occupait presque tout le rez-de-chaussée. C’est là que les
Chevaliers s’entraînaient pendant la saison froide, qu’ils
mangeaient et qu’ils s’amusaient. Le reste de l’étage
comprenait les cuisines, où étaient préparés les repas, mais
plus par Méniox. Celui-ci avait quitté sa division pour se
mettre au service exclusif de la haute-reine à la forteresse
royale.
Wellan et Sierra trouvèrent Slava, Matheijz, Urkesh,
Cyréna et Antalya assis autour d’une table, en train de
bavarder en buvant du thé.
– Commandante ! se réjouit Slava. Nous nous
demandions justement quand vous alliez arriver.
– J’aurais dû vous avertir. Pardonnez-moi. Ai-je manqué
les jeux d’esprit ?
– De quelques minutes seulement, répondit Urkesh. Ils
étaient plutôt difficiles, ce soir.
– Parle pour toi, le piqua Antalya. Je les ai trouvés
particulièrement stimulants.
– Tout comme moi, l’appuya Cyréna.
Matheijz se contenta de hausser les épaules pour ne pas
avoir à se prononcer. Wellan et Sierra s’installèrent parmi
eux et Cyréna leur servit du thé.
– Rien à signaler ? s’enquit la grande commandante.
– Pas d’Aculéos, en tout cas, plaisanta Antalya.
– Et tout fonctionne à merveille, dans ce fort, pour
l’instant, du moins, voulut la rassurer Slava.
– Parce que ces systèmes sont récents, ajouta Urkesh. Ça
pourrait changer dans quelques années.
– Moi, tant que la plomberie tient le coup et que nous
continuons d’avoir de l’eau chaude, je suis heureuse, leur
fit savoir Antalya. J’en avais vraiment assez des baignades
dans des rivières glacées.
– Petite nature, la taquina Urkesh.
– Personnellement, ce qui me plaît le plus, c’est de
pouvoir dormir dans un vrai lit, les informa Cyréna. Mais
j’avoue que parfois, je m’ennuie des feux de camp.
– Vous n’en faites plus du tout ? s’étonna Wellan.
– Je refuse de les laisser abattre des arbres, expliqua
Slava.
– Vous pourriez construire un foyer artificiel qui utilise
du carburant.
– Pourquoi est-ce qu’on n’a pas pensé à ça ? s’égaya
Urkesh.
– Tant que c’est un véritable ingénieur qui vient
l’installer, moi, ça me plairait, précisa Antalya, qui
connaissait la bonne volonté de son compagnon d’armes,
mais également son manque de savoir-faire technique.
– Tu ne me fais jamais confiance !
Sierra n’allait certainement pas alimenter cette
discussion, même si elle était d’accord avec la jeune
femme. Elle décida de changer de sujet pour y mettre fin.
– Continuez-vous à vous entraîner ?
– Comme si notre vie en dépendait, ironisa Matheijz.
Slava nous impose le même régime qu’Ilo.
– Et il a bien raison, le défendit Antalya. S’il y a une
chose qu’on a apprise au fil des ans, c’est qu’on ne sait
jamais ce qui peut nous tomber sur la tête.
– Et les mistrailles ? voulut savoir Sierra.
– Elles sont entreposées dans l’armurerie, la renseigna
Slava. Nous préférons conserver notre agilité avec les
armes de poing.
– J’approuve.
– Il se fait tard, Chimères, fit alors le commandant.
Urkesh, Matheijz, Antalya et Cyréna comprirent qu’il
voulait parler à la commandante seul à seule. Ils leur
souhaitèrent donc bonne nuit et grimpèrent à leur
chambre. Slava attendit qu’ils soient partis et déposa son
thé.
– Chaque fois que tu reviens, je me demande toujours si
tu nous ramèneras Ilo, avoua-t-il.
– J’ai bien peur qu’il se soit bâti une vie différente parmi
les siens, répondit la grande commandante. Comme tu le
sais déjà, aucun des Eltaniens n’est revenu dans nos rangs.
Ils n’ont participé à nos efforts de guerre que pour
repousser les hommes-scorpions et ainsi protéger les leurs.
– As-tu eu des nouvelles de lui depuis son départ ?
– Aucune.
– Je croyais qu’il tenterait au moins de communiquer
avec toi.
– Malheureusement, les Eltaniens sont très rancuniers
et, comme nous avons cru qu’il nous avait trahis…
– Oui, c’est vrai. Et Dashaé ?
– Nemeroff ne nous l’a pas encore ramenée, répondit
Wellan, alors j’imagine qu’elle a encore beaucoup à
apprendre des Jadois…
– À moins que ton compatriote n’ait plus envie de revenir
ici.
– C’est possible aussi.
– Qu’en est-il de Cercika ? poursuivit Slava. Êtes-vous
restés en contact avec elle ?
– À ce qu’on m’a dit, elle étudie toujours la magie auprès
de Carenza, l’informa Sierra. Et, apparemment, elle est très
douée.
– Fréquente-t-elle toujours le sorcier Olsson ?
– Ils vivent ensemble et ils sont très heureux. Elle avait
besoin de partager la vie de quelqu’un qui est différent,
comme elle. Les filles se sont-elles remises de son départ ?
– Antalya, sans problème, mais elle manque beaucoup à
Cyréna. Nous faisons en sorte de ne jamais parler de
Cercika pour ne pas lui faire de la peine.
Sierra termina ton thé.
– Je suis contente que tout se passe bien chez les
Chimères, avoua-t-elle, mais s’il y a quoi que ce soit dont tu
veux me parler, surtout n’hésite pas.
– Tu sais bien que je te parlerai toujours sans détour.
Toutefois, il semble bien que cette forteresse soit
absolument parfaite. Tu seras en mesure de le constater
lors de ton inspection. Sur ce, je vous souhaite une
excellente nuit, à tous les deux.
– Bonne nuit à toi aussi, Slava.
Il quitta le hall, mais Sierra sentit que l’absence des
Chimères dont il venait de lui parler lui pesait lourdement.
– Ça te dirait d’aller voir les étoiles ? demanda-t-elle à
Wellan pour se changer elle-même les idées.
– Je n’osais pas te le demander, parce que tu as besoin de
te reposer, toi aussi.
– Je n’ai pas sommeil.
Ils grimpèrent donc sur le toit et prirent place sur le sol
en pierre toujours chaud grâce à la chaleur qui régnait en
permanence dans le fort. La voûte céleste brillait de mille
feux. Il était beaucoup plus difficile de contempler le ciel à
la forteresse de la haute-reine, en raison de toutes les
lumières qui éclairaient les villes des alentours. Sierra
s’appuya contre l’épaule de son mari.
– Commences-tu à t’y retrouver ? voulut-elle savoir.
– Le traité d’astronomie que tu m’as offert pour mon
anniversaire est facile à comprendre, mais comme nous ne
venons ici qu’une fois par année, c’est plus long à assimiler
visuellement qu’en ville.
– Arrête de te plaindre. Moi je sais que sous ton
apparence humble, tu as déjà mémorisé tous les noms des
étoiles et des constellations.
Wellan l’attira dans ses bras.
– Regrettes-tu d’être resté à Alnilam au lieu de retourner
chez toi avec Nemeroff ?
– Pas une seule seconde. Je n’ai jamais été aussi heureux
de toute ma vie.
Une étoile filante traversa le ciel au-dessus d’eux.
– Dans ton monde, c’est un mauvais présage, n’est-ce pas
? s’inquiéta Sierra.
– Seulement quand l’étoile est en feu.
– Je n’en ai jamais vues qui l’étaient. Ici, on fait un vœu
quand on en voit une comme celle-ci.
– Quel serait le tien ? s’enquit Wellan.
– De ne jamais te perdre.
– Alors, considère qu’il s’est déjà réalisé.
Ils échangèrent quelques baisers, puis, le vent s’étant
levé, ils décidèrent de retourner à l’intérieur, où il faisait
vraiment bon. Ils dormirent dans les bras l’un de l’autre,
puis, au matin, ils firent leur toilette, remirent leur armure
et allèrent chercher Camryn à sa chambre. Prête pour sa
première journée officielle dans l’armée, elle ne portait que
son pantalon et son débardeur noirs et elle avait bien hâte
qu’on lui fournisse une armure à sa taille.
Ils descendirent dans le hall, où les Chimères,
obéissantes, discutaient à voix basse tout en mangeant. Ils
allèrent s’asseoir avec Slava, Assia, Matheijz et Thydrus. Le
cuisinier vint leur porter à chacun une assiette d’œufs
brouillés, de saucisses grillées et de tartines au fromage
blanc.
– Bien dormi ? s’informa Slava, qui, comme Ilo, voulait
que tout soit toujours parfait dans sa division.
– Comme des souches, le rassura Wellan.
– Heureux de te revoir, Camryn. Tu avais envie de nous
rendre visite ?
– Oui et non, répondit-elle sur un ton solennel. J’ai
accompagné la grande commandante jusqu’ici afin de
joindre vos rangs.
– Quelle excellente nouvelle ! Mais es-tu devenue plus
disciplinée depuis notre dernière rencontre ?
– Si par là tu veux savoir si je n’en fais toujours qu’à ma
tête, sache que j’ai beaucoup mûri et longuement réfléchi à
mon avenir. Pour devenir une Chimère, je suis prête à tout.
Ma place est ici.
– Alors, sois la bienvenue parmi nous. Il te faudra une
armure, par contre. J’imagine que celle que tu portais
quand tu étais enfant ne te fait plus.
– Je m’en occupe, proposa Assia.
Avant même d’avoir terminé son repas du matin, la belle
guerrière à la peau sombre partit avec Camryn pour lui
trouver tout ce qu’il lui fallait. Ainsi, la nouvelle Chimère ne
serait pas en retard à la première séance d’entraînement.
Wellan et Sierra restèrent assis à la table pendant que tout
le monde se levait. Ils savaient que l’horaire de cette
division était réglé au quart de tour. Lorsqu’ils furent seuls,
ils décidèrent de commencer leur inspection du fort sous
toutes ses coutures en se promettant d’aller rejoindre les
soldats sur la plaine avant la fin des exercices. Ils n’avaient
plus vraiment le temps de se battre à l’épée, à la
forteresse.
Tous les forts étaient différents. Sierra avait conçu leurs
plans avec chacun des commandants selon les besoins de
leur division. Celui des Chimères se situait à un kilomètre à
peine de leur ancien campement et, par conséquent, de la
mer du Nord, depuis la disparition des falaises des Aculéos.
Cela leur permettait de retourner dans les grands champs
où ils perfectionnaient leur maniement des armes depuis
des années.
De forme carrée, avec un toit plat, la fortification de
Slava était entourée d’une haute muraille autour de
laquelle courait une passerelle. Elle protégeait une
immense cour qui contenait une armurerie, un garde-
manger plus hermétique que les conteneurs en métal de
jadis, une forge et même une écurie, où ils abritaient les
chevaux toutes les nuits, après leur avoir permis de paître
dans la plaine. D’un style austère, le fort ressemblait à un
énorme cube en pierre, percé d’innombrables meurtrières
sur ses cinq étages. Tout y était utile et calculé, sans
aucune fioriture. En fait, il était à l’image de ses occupants.
Quand elle fut convaincue que tout allait bien dans le
fort, Sierra entraîna Wellan en direction des plaines, au
sud. Elles se divisaient en deux : une partie était réservée à
l’exercice et une autre formait un pâturage. Il n’y avait
aucune clôture pour retenir les bêtes à l’intérieur : elles
étaient aussi disciplinées que leurs maîtres Chimères et ne
s’éloignaient jamais. Lorsque la grande commandante et
son mari y arrivèrent enfin, les soldats étaient en train de
s’affronter à l’épée, au poignard ou en corps à corps, y
compris Camryn.
– Est-ce que ça te manque, tout ça ? demanda Wellan à
Sierra.
– Pas autant qu’avant, mais ça me rappelle tellement de
bons souvenirs. Je pense que je vais me joindre à eux pour
la fin de l’entraînement.
– Quelle excellente idée.
Ils s’arrêtèrent au champ de tir à l’arc, que Slava avait
conservé après le départ d’Ilo. Sierra et Wellan se mirent à
tirer des flèches dans les grosses cibles en paille. La jeune
femme ne put s’empêcher de se demander ce qu’il était
advenu de son ancien amant. Elle était étonnée qu’après
toutes ces années ensemble, il ne lui ait même pas envoyé
une courte lettre pour lui dire qu’il était heureux… Mais les
Eltaniens n’avaient jamais aimé la technologie et ils
n’entretenaient aucun rapport avec les pays voisins. Sans
doute, à part Ilo, ne savaient-ils même pas que la poste
existait. Sierra se concentra et laissa partir une autre
flèche.
6

Après quelques jours parmi les Chimères, Wellan et


Sierra décidèrent de partir pour le prochain campement. Ils
rassemblèrent leurs affaires et allèrent faire leurs adieux à
Slava et à ses Chevaliers avant le repas du soir.
Disciplinés comme toujours, ils restèrent à leur table et
saluèrent leur grande commandante d’un geste de la tête.
Seul Slava vint serrer les bras de ses visiteurs et appuyer le
front contre le leur en leur souhaitant bonne route.
Alors que Wellan et Sierra quittaient de la forteresse
avec leurs bagages, Camryn sortit derrière eux et dévala
les quelques marches qui menaient à la grande cour.
– Attendez !
La grande commandante se retourna juste à temps pour
la recevoir dans ses bras.
– Merci encore, Sierra. Je suis enfin heureuse, grâce à
toi.
– Es-tu bien certaine que ta famille et tes amis ne te
manqueront pas ?
– En réalité, je n’en ai pas beaucoup et Kharllann a
toujours su que je ne finirais pas ma vie au palais. Nous
avons promis de nous écrire.
– N’oublie pas d’appeler ta mère, aussi.
Camryn leva les yeux au ciel.
– Je lui ai promis que tu le ferais au moins une fois par
semaine.
– Bon, d’accord. Je lui donnerai régulièrement des
nouvelles, si ça peut me permettre de rester ici pour
toujours.
– Va manger, maintenant, soldat.
– À vos ordres, commandante.
Wellan la regarda gambader vers les portes sans pouvoir
s’empêcher de sourire.
– Elle me fait penser à moi quand j’étais jeune… laissa
tomber Sierra.
– Alors que moi, je faisais preuve de beaucoup moins
d’enthousiasme, car j’étais coincé dans un rôle qui ne me
plaisait pas.
– Heureusement que tout ça a changé.
– Tu peux le dire. Où allons-nous, cette fois ?
– J’ai envie de revoir Ché.
– Chez les Basilics, donc.
Ils disparurent dans son vortex. Wellan choisit de les
faire apparaître sur le sentier qui menait au fort.
– Pour tout te dire, c’est le seul endroit qui me semble
encore familier dans le Nord.
– Parce que les Basilics ont tenu à conserver leur
environnement.
– C’est donc pour ça qu’ils ont fait construire leur nouvel
abri au beau milieu de la forêt.
– Mais ce fut un véritable cauchemar pour les ouvriers,
qui n’ont pas eu beaucoup d’espace pour travailler.
En effet, contrairement au fort des Chimères, celui des
Basilics ne s’imposait pas dans la région. Au lieu d’être de
forme carrée, il était rectangulaire et beaucoup plus long
que large. Plutôt que d’être entouré d’une muraille, il était
protégé par d’immenses sapins qui lui permettaient de se
fondre dans la nature. Il comptait seulement trois étages et
ses fenêtres, très étroites, le protégeaient des intrusions
extérieures. Les Basilics ne s’entraînaient pas tous
ensemble comme les Chimères. Ils continuaient de le faire
par petits groupes, comme à l’époque où Chésemteh les
avait tous dispersés à la frontière de Hadar.
Wellan et Sierra n’étaient plus qu’à quelques minutes de
la forteresse quand Mohendi, qui faisait le guet dans un
grand chêne, atterrit devant eux.
– Soyez les bienvenus, illustres visiteurs ! s’exclama-t-il.
– Comment se fait-il que tu sois encore ici ? s’étonna
Wellan. Je croyais que Locrès et toi deviez quitter les
Basilics pour ouvrir un restaurant ensemble…
– Nous ne sommes pas encore d’accord sur la ville où
nous exercerons notre nouveau métier, alors, en attendant,
nous restons ici. Moi, je veux aller dans le sud et lui, il
préfère le nord.
– Je suis certaine que vous finirez par vous entendre,
voulut le rassurer Sierra.
– Ou alors un des deux finira par céder, ajouta Wellan.
– Pas moi, en tout cas. Vous arrivez juste à point pour le
repas. Je vous rejoindrai dans quelques minutes. Mon guet
s’achève.
Mohendi se propulsa dans les airs, s’accrocha à une
branche et disparut dans les hauteurs. Wellan et Sierra
poursuivirent leur route jusqu’à la forteresse et en
poussèrent la porte.
– Pourquoi n’est-elle toujours pas gardée ? demanda
l’Émérien.
– Sans doute parce que Mohendi et ses compagnons
montent adéquatement la garde à l’extérieur.
Ils remontèrent le couloir qui menait tout droit au hall,
situé en plein centre de l’immeuble. Les Basilics étaient en
train de manger, en parlant tout bas.
– C’était plus vivant quand Éka faisait partie de cette
division… chuchota Wellan à l’oreille de sa femme.
La remarque arracha un sourire évocateur à Sierra, qui
se rappela à quel point la nature extravertie de la jeune
Eltanienne avait souvent dérangé les Basilics. En les voyant
approcher, Chésemteh se leva. Les deux guerrières
appuyèrent leur front l’un contre l’autre en guise de salut
amical.
– Je ne t’attendais pas si tôt, avoua la commandante des
Basilics.
– J’avais besoin de quitter la ville.
– Je te comprends. Assoyez-vous avec moi.
Wellan et Sierra acceptèrent avec plaisir. L’Émérien serra
les bras de Sage à la façon des Chevaliers d’Émeraude, fier
de découvrir ce qu’il était devenu dans ce monde qui leur
était si étranger. Locrès, Ian, Samos et Niya occupaient la
même table qu’eux. On servit aux nouveaux arrivés une
assiette de viande grillée et de pommes de terre bouillies,
une nourriture très simple, mais excellente. Ils parlèrent
alors du changement de saisons, des poissons et des
mammifères étranges qu’ils continuaient d’apercevoir dans
l’océan et de la tranquillité du Nord qui leur pesait de plus
en plus, car ces guerriers avaient besoin d’action.
– Nous avons commencé à organiser des chasses au
trésor avec des énigmes et des embûches pour désennuyer
les troupes, leur apprit Sage.
– Avec un brin de magie en plus ? voulut savoir Wellan.
– Évidemment. Pour mettre du piquant dans l’aventure.
– Est-ce que certains Basilics ont exprimé le vœu de
quitter vos rangs ?
– Non, mais ça pourrait bien arriver si rien ne se passe
bientôt. Je sais que certains ont envie d’une vie plus
trépidante.
– En réalité, vous agissez davantage en sentinelles qu’en
soldats, comprit Sierra.
– C’est exact, confirma Sage. Nous sommes plus utiles
comme conservateurs de la faune que comme gardiens du
pays, c’est certain.
Chésemteh les écoutait sans rien dire. Pour sa part, elle
était soulagée de ne plus avoir à se battre et de pouvoir
continuer à enseigner ses techniques de camouflage à ses
Chevaliers en toute quiétude.
Après le thé, les Basilics quittèrent le hall sans faire de
bruit pour aller méditer dans leur chambre. Il ne resta plus
que Chésemteh et Sage à la table.
– Nous ne pouvons tout de même pas provoquer une
guerre avec un autre peuple uniquement pour occuper nos
soldats, soupira Sierra.
– Même si la moitié de mes hommes décidait de partir, il
m’en resterait quand même assez pour défendre la
frontière, affirma la Scorpionne.
– Tu es si calme, tout à coup, Ché.
– La colère m’a enfin quittée. Je ne sais pas encore ce
que j’attends de l’avenir, mais je suis en paix dans ma tête
et dans mon cœur.
– Est-ce que l’amour pourrait y être aussi pour quelque
chose ?
– Peut-être bien.
Sage n’essaya même pas de réprimer un sourire
approbateur.
– Personne n’est plus heureux que moi qu’elle soit
désormais moins intense, ajouta-t-il.
Sierra comprit qu’il faisait référence à leurs jeux
amoureux, alors elle ne voulut pas poursuivre la
conversation dans ce sens-là.
– Le fort vous plaît toujours ? demanda-t-elle plutôt.
– Je n’ai jamais rien vu d’aussi solide, avoua Chésemteh.
Aucune tempête ne pourra l’abîmer, c’est certain.
– Nous y sommes bien à l’abri, ajouta Sage. Il y fait frais
en été et chaud en hiver.
– Donc, rien de négatif à signaler ? voulut s’assurer la
grande commandante.
Chésemteh secoua la tête. Dès qu’ils eurent terminé leur
thé, Wellan et Sierra montèrent à leur chambre. Elle était
plus petite que celle qu’ils venaient de quitter chez les
Chimères. Les fenêtres étaient étroites, mais il y en avait
plus et elles pouvaient être refermées avec des volets.
Au moment de l’élaboration des plans du fort, Sierra
avait accepté cette condition qui était si importante pour
Chésemteh, car elle comprenait ses appréhensions de
scorpionne. Comme tous les gens de sa race, elle craignait
la lumière vive, surtout celle des éclairs.
Sierra fila sous la douche et quand elle en ressortit, elle
trouva Wellan assis sur le lit, en train d’écrire dans son
journal. Elle se colla contre lui et jeta un œil à ce qu’il
couchait sur le papier.
– Tu es vraiment obsédé par les détails, constata-t-elle.
– C’est qu’ils deviennent beaucoup plus importants
quand on vieillit, car ils sont ce qu’on oublie en premier,
tout comme les dates, d’ailleurs.
– Quand on est vieux, ne mérite-t-on pas de mettre tout
ça de côté pour profiter tranquillement de la vie ?
– Comme Audax ?
– C’est un bon exemple.
– Dans ce cas, je ne dois pas être comme tout le monde.
Pour moi, les détails sont indispensables. Ils me permettent
de rappeler instantanément à ma mémoire ce que j’ai vécu
ou ce que j’ai vu.
– C’est un bon point.
Ils se couchèrent dès que l’Émérien eut refermé son
cahier et trouvèrent rapidement le sommeil dans la
tranquillité de ce fort.
Au matin, après avoir mangé seuls dans le hall, pendant
que les Basilics s’étaient déjà lancés dans leurs diverses
chasses au trésor, Wellan et Sierra inspectèrent le fort, puis
marchèrent au bord du canal de Nemeroff.
– D’une certaine façon, ça me soulage de ne plus voir ces
horribles falaises, laissa tomber Sierra.
– Et moi, j’ai encore de la difficulté à concevoir que
Nemeroff ait été capable d’un tel exploit.
Il laissa son esprit errer le long de la côte avant de faire
apparaître deux chaises en bois.
– Est-ce que ce sont les mêmes que tu avais trouvées
pour les Chimères il y a quelques années ? s’enquit la
guerrière.
– Non. J’ai trouvé celles-là ailleurs.
Ils s’y installèrent et se reposèrent pendant un moment,
caressés par le vent salin de la mer du Nord.
– Quel est le premier souvenir qui te revient à l’esprit si
tu penses à tout ce que nous avons vécu au bord du canal ?
demanda Sierra.
Wellan devint sombre et demeura silencieux.
– Mon enlèvement, c’est ça ?
– Le pire moment de toute mon existence… avoua-t-il
tristement.
– Merci encore de m’avoir sauvée, Wellan.
– Je n’aurais pas pu continuer à vivre, autrement.
Sierra grimpa sur ses genoux pour l’embrasser.
– Depuis quand c’est permis, ça ? fit la voix de Locrès,
caché dans les branches.
Les amoureux sursautèrent. Le Basilic sauta sur le sol et
se mit les mains sur les hanches pour se donner un air
d’autorité.
– Pourquoi n’es-tu pas à la chasse au trésor avec les
autres ? voulut savoir Sierra.
– On ne peut pas y participer quand on est de garde.
Mais demain, je pourrai. Aimeriez-vous être dans mon
équipe ? L’intellect supérieur de ton mari nous serait fort
utile, Sierra.
– Ce pourrait être intéressant, en effet, admit Wellan.
– Nous prendrons cette décision ce soir, lui promit
Sierra.
– Merveilleux !
– Tu n’as rien dit à table, hier, Locrès. Y a-t-il des aspects
du fort qui te déplaisent et dont tu ne pouvais pas nous
parler devant Ché ?
– Il est juste trop parfait. Mohendi et moi, on lui a
cherché des défauts pendant des mois sans en trouver.
C’est comme s’il n’était pas réel.
– Quand Ché et Sierra se mettent ensemble pour
construire quelque chose, c’est du solide, lui fit remarquer
Wellan.
– Ça, tu peux le dire. Bon, je retourne là-haut. Je n’ai pas
besoin de vous dire de faire attention. Il n’y a absolument
aucun danger.
– On s’en doutait un peu. À plus tard, mon ami.
Locrès escalada le tronc de l’arbre derrière lui et
disparut dans le feuillage. Wellan fit alors apparaître des
tasses de thé et les amoureux restèrent encore un moment
assis au bord du canal. Ils marchèrent ensuite un peu vers
l’ouest, puis revinrent vers le campement par les sentiers
de la forêt. À leur retour, à l’heure du midi, une grande
agitation les attendait dans le hall, ce qui les mit sur leurs
gardes.
– Il fallait bien qu’ils nous disent tous qu’il ne se passe
jamais rien, ici, laissa tomber l’Émérien, inquiet.
Sierra et lui foncèrent dans la grande salle. Les Basilics
entouraient quelqu’un ou quelque chose qui se trouvait au
milieu de la pièce. Wellan et elle se faufilèrent entre les
soldats et s’arrêtèrent net en apercevant la jeune Trébréka,
qui portait une tunique à capuchon et un pantalon marron
eltaniens, son arc et son carquois encore sur le dos.
– Sierra ! s’écria-t-elle en l’apercevant.
Elle se précipita dans ses bras, folle de joie, et la serra à
lui rompre les os avant de la relâcher et de faire subir le
même traitement à Wellan.
– Je me suis tellement ennuyée de vous !
– Mais comment se fait-il que tu sois ici ? s’étonna la
grande commandante.
– Elle allait justement nous le dire, intervint Samos.
– Alors, voilà, commença l’ex-Basilic. Comme vous le
savez déjà, je n’avais pas du tout envie de partir quand Ilo
a décidé de tous nous ramener à la maison, mais comme
nous lui avions prêté allégeance…
Sierra arqua un sourcil. Malgré l’intimité qu’elle avait
partagée avec l’ancien commandant des Chimères, il ne lui
avait jamais parlé de ce serment.
– … j’ai donc dû suivre les autres Eltaniens. La plupart
d’entre nous ont tout de suite repris leur vie normale
auprès des leurs, comme si de rien n’était. Mais pour moi,
ce fut impossible. Je suis retournée dans ma famille, qui
était bien contente de me revoir, mais je n’étais plus la
même personne. Mes relations avec chacun d’entre vous
m’ont rendue plus humaine qu’Eltanienne.
Elle décocha un sourire évocateur à Samos, qui avait
bien hâte de l’avoir pour lui tout seul.
– Je me suis mise à déprimer et à ne plus rien faire du
tout. Certains de mes anciens compagnons d’armes
eltaniens m’ont rendu visite au fil des ans, mais aucun n’est
arrivé à me redonner ma joie de vivre. Alors, j’ai décidé de
partir après une longue discussion avec mon père, qui ne
voulait plus me voir aussi malheureuse. Le long périple à
cheval m’a permis de bien réfléchir à ce que je veux dans la
vie et j’ai vite compris que c’était avec vous que je voulais
finir mes jours.
Les Basilics, habituellement discrets, l’applaudirent.
– Et Olbia ? s’enquit Mohendi.
– Elle s’est mariée et elle élève de beaux petits renards
chauves-souris.
Des noms d’Eltaniens ayant fait partie de leur division
fusèrent de partout et Trébréka leur apprit ce qu’il était
advenu d’eux. Mais personne ne la questionna au sujet
d’Ilo, pour ne pas chagriner Sierra. Le repas fut finalement
servi et Trébréka se colla contre Samos, qui lui avait
beaucoup manqué.
– Si je m’attendais à ça, murmura Wellan à l’oreille de
Sierra.
– Et moi donc… Mais, à mon avis, son retour va leur faire
beaucoup de bien.
Le hall se vida une heure plus tard pour la suite des
chasses au trésor. Wellan se laissa finalement persuader
par Sage d’y participer. Pour sa part, Sierra déclina
l’invitation. Elle sirotait tranquillement son thé dans la salle
devenue silencieuse quand Trébréka vint s’asseoir devant
elle.
– Tu n’avais pas envie d’aller t’amuser, toi aussi ? fit
Sierra.
– Je ne comprends pas le but du jeu et je ne voulais pas
les retarder. Samos me l’expliquera ce soir, si je le laisse
deux minutes tranquille. Il m’a tellement manqué.
– Je me suis toujours doutée qu’il y avait une certaine
attirance entre vous.
– Oh non, c’était une très grande attirance.
Sierra pouvait très bien le comprendre, maintenant.
– En fait, je suis revenue pour te parler d’Ilo. Je préférais
ne pas le faire devant tout le monde.
– Merci pour cette délicatesse.
– Tu veux savoir ce qui lui est arrivé après son retour à
Eltanine, n’est-ce pas ?
La grande commandante hocha doucement la tête.
– Il n’est pas de la même région que moi, mais les
nouvelles circulent vite, chez nous. On m’a raconté qu’à
son retour dans son village, il a découvert que ses frères
n’étaient pas morts décapités pendant la guerre. C’était
seulement une illusion du sorcier pour briser sa résistance.
– Il devait être fou de joie.
– C’est sûr qu’il était soulagé, mais, comme tu le sais, ce
n’est pas vraiment son genre d’exprimer ses émotions.
– Si je le sais ? Allez, continue.
– En bon soldat, il est allé faire son rapport à son conseil
de village. Pour le féliciter d’avoir réussi à protéger les
Eltaniens des sanguinaires Aculéos, on lui a accordé la plus
belle terre de la région, au bord de la rivière. On dit qu’il
l’a fait fructifier au maximum depuis.
– Est-ce qu’il s’est marié ?
– C’est un détail dont j’aurais évité de te parler pour ne
pas te faire de peine, tu sais.
– Je t’en prie, dis-le-moi.
– Le chef du village lui a offert sa fille, Maïla. Ils ont deux
jeunes enfants. Est-ce que ça te rend triste ?
– Pas du tout. Je me suis moi-même mariée.
– Avec qui ?
– Tu ne t’en doutes pas un peu ?
– Pas avec un des sorciers, au moins ?
– Éka ! Réfléchis !
– Avec Wellan ?
– Eh oui, j’ai finalement cédé à ses magnifiques yeux
bleus.
– Et à toutes ses belles qualités, aussi ! Mes félicitations
! Je suis tellement contente pour toi. Vous avez toujours été
si beaux ensemble. Est-ce qu’il te rend heureuse, au moins
?
– C’est mon Samos à moi.
L’Eltanienne éclata de rire.
– Je t’en prie, viens marcher un peu avec moi sur nos
vieux sentiers, la supplia-t-elle.
– Rien ne me ferait plus plaisir.
Trébréka lui prit la main et la tira vers la porte avec son
exubérance habituelle. « Elle m’a manqué », constata
Sierra en se laissant entraîner à sa suite.
7

En se levant, le lendemain, Sierra décida d’accompagner


Wellan et Locrès dans une de ces intrigantes chasses au
trésor dont ils n’arrêtaient pas de lui parler. Elle qui avait
pensé que ce serait facile et ennuyeux, elle eut finalement
beaucoup de plaisir à tenter de répondre aux énigmes qui
les mettaient sur la piste du prochain indice. Toutefois,
malgré la tentation, elle se retint de révéler à Wellan ce
qu’elle avait appris la veille au sujet d’Ilo. Ils zigzaguèrent
toute la journée dans la forêt et revinrent affamés à la
forteresse.
Pendant le repas, les Basilics discutèrent des questions
les plus épineuses auxquelles ils avaient dû répondre,
surtout celles dont la solution leur avait échappé. Enfermés
dans leur propre petit cocon de retrouvailles, Trébréka et
Samos ne participèrent pas à la discussion. De son côté,
Sage se contentait de manger en les écoutant, plutôt fier
du niveau de difficulté qu’il avait su créer pour leur
changer les idées.
– Il est temps de partir, murmura alors Sierra à Wellan.
J’ai vu tout ce que je voulais voir, ici.
– Quelle est notre prochaine destination ?
– Les Manticores.
– Ah…
– Tous les ans, tu perds ta belle humeur dès que je
décide de leur rendre visite.
– Je te ferai remarquer que la construction de leur fort
ne les a pas rendues plus gentilles avec moi.
– Ne te braque pas contre elles à notre arrivée et tout ira
très bien.
– C’est toi la commandante. Je ferai ce que tu me
demandes, mais je sais très bien ce qui va se passer.
Ils attendirent la fin du repas pour faire leurs adieux aux
Basilics.
– Vous n’êtes pas obligés d’attendre à l’an prochain avant
de revenir, vous savez, les avertit Locrès.
– Nous ne voyons jamais personne ! s’exclama Mohendi.
Je vous en conjure, revenez !
– Nous reviendrons l’année prochaine, c’est certain, et
avant, s’il y a un problème.
– Il nous suffit d’en inventer, indiqua Mohendi à Locrès.
– Ce qui vous coûterait très cher, les avertit Chésemteh.
Elle accompagna la grande commandante et son mari à
l’extérieur et les salua à la manière des Chevaliers
d’Antarès.
– Tu sais bien que je t’appellerai s’il se produit quelque
chose, dit-elle à Sierra. Mais ce serait vraiment étonnant.
La commandante des Basilics recula pour ne pas être
emportée dans leur vortex et les regarda disparaître avant
de retourner dans le fort.
Wellan et Sierra se matérialisèrent là où s’était trouvé
l’ancien campement des Manticores avant la fin de la
guerre. Il n’en restait rien, pas même les abris de pierres
que Nemeroff avait recouverts de solides toits en tôle. « Ils
ont dû les recycler pour les intégrer à leurs installations
sportives… » songea Wellan. Même du fond de cette petite
vallée, ils pouvaient apercevoir la forteresse au sommet de
la colline. Elle dominait tout le paysage. C’était le plus
imposant des quatre forts. De forme ovale, il s’étendait sur
un demi-kilomètre et comptait sept étages. Il comprenait
les quartiers des Chevaliers, le hall et un nouveau parcours
d’obstacles que les Manticores pouvaient utiliser en tout
temps, puisqu’il était à l’abri des intempéries. Dressé
devant la rivière qui séparait Paulbourg de l’océan, c’était
un édifice imposant, capable de décourager quiconque
aurait tenté de l’attaquer.
Il commençait à faire sombre, alors Wellan et Sierra ne
perdirent pas de temps. Ils empruntèrent le sentier, comme
jadis, mais cette fois, pour se rendre au fort au lieu de
redescendre au bord de la mer.
– Sois gentil avec les Manticores. Rappelle-toi que ce
sont elles qui ont subi les plus grandes pertes lors de
l’affrontement contre les Aculéos, fit Sierra pour amadouer
son mari.
– Ce n’est pas étonnant, puisqu’elles se précipitaient au
combat sans réfléchir.
– Wellan…
– Pardonne-moi. Je n’ai pas l’habitude de juger les gens,
mais à mon avis, ces Chevaliers hautains et rebelles ont
eux-mêmes couru à leur perte.
– J’aimerais que tu gardes ton opinion pour toi quand
nous serons parmi les Manticores, d’accord ?
Il se contenta de soupirer. Ils arrivèrent enfin en haut de
la colline, devant la large piste de course à pied qui
entourait la forteresse. En quelques secondes, de gros
nuages noirs se rassemblèrent au-dessus d’eux et l’orage
éclata.
– Je commence à penser que c’est un mauvais sort de la
part de Salocin ! grommela Wellan.
Ils coururent jusqu’aux grandes portes et s’abritèrent
dans le vestibule. Ils traversèrent ensuite le parcours
d’obstacles, déserté à cette heure, et poursuivirent leur
route jusqu’au hall. Ils s’immobilisèrent en même temps à
l’entrée de la salle en apercevant le déconcertant spectacle
qui s’offrait à eux. Les Manticores étaient en train de
manger et de boire en riant, en criant et en chantant à
pleins poumons. « Pourquoi est-ce que ça m’étonne ? »
songea Wellan. Il dirigea un regard suppliant vers Sierra.
– Si nous montions plutôt à notre chambre, où je nous
trouverai quelque chose de décent à nous mettre sous la
dent ? proposa-t-il.
– Ouais, je pense que ça vaudrait mieux. Nous leur
révélerons notre présence demain.
Sans que personne leur prête la moindre attention, ils
grimpèrent au dernier étage pour s’installer dans les
quartiers qui leur étaient réservés.
– Heureusement que nous n’étions pas des mercenaires,
soupira l’Émérien.
Sierra se contenta de sourire et se rendit à la fenêtre
pour contempler, à la lumière des éclairs, le village où elle
était née, rebâti par Rewain après le massacre des Aculéos.
Quand elle se retourna, Wellan avait fait apparaître une
petite table, deux chaises et des assiettes de mijoté de
bœuf aux champignons, du pain chaud et des coupes de vin
rouge, empruntés à la forteresse d’Antarès. Elle s’approcha
pour flairer son repas : – Ça sent Méniox.
– Bravo. Tu as résolu une nouvelle énigme. Je viens
d’aller chercher ces plats dans sa cuisine du palais de la
haute-reine.
Ils s’installèrent pour manger.
– Je suis content qu’elles aient réclamé autant d’étages :
on ne les entend plus.
– Ne recommence pas à être méchant.
– Je ne comprends pas qu’elles soient si préoccupées par
leur forme physique et qu’elles abusent en même temps de
l’alcool.
– On ne les changera pas.
Dès que les assiettes furent vides, Wellan fit tout
disparaître. Ils prirent une douche chaude et se laissèrent
tomber dans l’immense lit.
Au matin, ce fut un hall bien différent qui les attendait. Il
n’y avait que Priène, Messinée, Samara et Dholovirah
assises à une table. Elles semblaient épuisées, mais elles
avaient les yeux ouverts. Priène se leva d’un seul bond en
apercevant la grande commandante et son casse-pieds de
mari.
– J’aurais dû me douter que vous étiez arrivés hier soir,
avec cet orage qui nous a tenus réveillés pendant la moitié
de la nuit.
Wellan avait renoncé depuis longtemps à les convaincre
qu’il n’avait rien à voir avec les humeurs de dame nature.
Sierra et Priène se saluèrent à la manière des Chevaliers
d’Antarès, puis cette dernière invita les visiteurs à
s’asseoir.
– Où sont tous les autres ? demanda Sierra.
– Ils dorment encore, mais ils ne devraient pas tarder à
se lever, l’informa Messinée.
Justement, Riana, Tanégrad et Téos venaient d’entrer
dans la salle.
– Bon matin, Sierra ! s’exclama Riana. Prête pour une
compétition amicale sur notre parcours ?
– Un peu de pitié. Je viens tout juste d’ouvrir l’œil. Peut-
être un peu plus tard.
– Hourra ! se réjouit Tanégrad.
– Je suis ravie de constater que vous gardez la forme.
– Ce n’est pas comme si nous avions autre chose à faire,
ricana Téos. Plus personne n’osera s’en prendre à nous
après notre victoire écrasante sur les hommes-scorpions.
– Vous êtes ici pour l’inspection annuelle ? s’enquit
Priène.
– Eh oui.
Wellan considéra plus prudent de rester silencieux. Il se
concentra sur le premier repas de la journée, que les
cuisiniers venaient de déposer devant eux : des gaufres à la
bière, du bacon au café et du gruau salé aux champignons.
Sierra aperçut le regard découragé de son mari, mais n’y
réagit pas.
– Et pour savoir si vous avez besoin de quoi que ce soit,
ajouta-t-elle.
– Encore plus d’installations sportives ! signala
Tanégrad.
– Que peut-il bien vous manquer à cet égard ? Priène et
moi avons pensé à tout, il y a quatre ans. Il ne tient qu’à
vous d’utiliser à fond ce qui a été mis à votre disposition.
– Mais ça fait du bien de changer un peu, expliqua Riana.
– Mis à part votre soif insatiable d’activités sportives, y
a-t-il autre chose que je devrais savoir ? demanda Sierra.
– Je ne crois pas, intervint Téos. En fait, cet endroit est
tout à fait génial. Il est dommage que la haute-reine n’y ait
pas pensé avant, surtout que notre rôle était de protéger
tout le continent. Nous méritions mieux.
– C’était peut-être parce qu’Audax ne lui en avait jamais
fait la demande, avança Dholovirah.
– Je n’en sais franchement rien, avoua Sierra.
– Ce qui est important, trancha Priène, c’est que nous ne
soyons plus à la merci des éléments.
– Et nous serons prêts à nous battre si une grosse flotte
ennemie se présente un jour à nos portes, ajouta Riana.
Personne ne survivra.
– Bien dit, l’appuya Téos.
– Sierra, veux-tu que je t’accompagne pendant ton
inspection ? offrit la commandante des Manticores.
– Ce ne sera pas nécessaire, assura-t-elle. Faites ce que
vous avez l’habitude de faire. J’ai toujours effectué ce
travail seule.
– Au parcours ! lança Tanégrad.
Les Manticores quittèrent toutes le hall, sauf Priène.
– Vous ne mangez plus, le matin ? s’étonna Wellan, qui
ouvrait la bouche pour la première fois.
– Seulement après l’exercice. Dis-moi, Sierra, as-tu des
nouvelles de Koulia ?
– Vous ne vous parlez plus ?
– Elle ne m’a donné aucun signe de vie depuis son
départ.
– Sans doute parce qu’elle est vraiment très occupée.
Elle fait des tournées sur tout le continent avec son
nouveau groupe musical et je dois avouer que leur musique
est excellente.
Wellan se retint de faire un commentaire, qui aurait pu
se terminer en querelle de couple.
– Tout ce qu’elle fait est excellent, de toute façon. Je vous
reverrai plus tard, tous les deux.
Priène quitta le hall à son tour, secouée d’apprendre que
sa meilleure amie ne trouvait même plus une petite minute
pour communiquer avec elle.
Comme il s’agissait d’une immense forteresse, Sierra et
Wellan ne perdirent pas de temps. L’Émérien repoussa son
assiette, qu’il avait à peine touchée, et suivit sa femme.
Ils examinèrent tous les aspects du fort, forcés
d’admettre que c’était le plus solide des quatre. Il était
presque midi. La grande commandante avait fort bien
compris que son mari n’aurait pas envie de partager encore
une fois l’étrange nourriture des Manticores, alors elle lui
offrit de prendre la direction de Paulbourg. Pour la
première fois depuis son réveil, il lui offrit un air réjoui. Ils
mangeraient là-bas. Depuis qu’elle avait épousé Wellan,
Sierra savait qu’elle ne mourrait jamais de faim. Il pouvait
aller chercher les mets de son choix n’importe où. Elle
glissa sa main dans la sienne.
– J’ai hâte de voir si les habitants ont fait des progrès
depuis notre dernier passage ici, avoua-t-il.
À l’approche de la petite ville coincée entre la rivière et
le canal de Nemeroff, Sierra constata qu’elle grouillait de
vie. Des hommes pêchaient dans les cours d’eau, des
femmes remontaient des seaux dans les différents puits sur
les petites places publiques et des enfants se
pourchassaient dans les rues.
– Rewain a vraiment accompli un miracle dans ma ville
de naissance, lâcha-t-elle.
– Et sans jamais rien demander en retour.
Ils passèrent devant la maison où Sierra avait grandi,
désormais habitée par une jeune famille.
– Ça ne te fait pas de peine ? demanda Wellan.
– Étrangement, non. Il était temps qu’elle revive.
Il se tourna vers le sud et leva les yeux vers le sommet
de la montagne.
– Et avec cette immense forteresse qui veille sur la
région, ces gens sont vraiment en sécurité.
Ils s’arrêtèrent finalement à la nouvelle résidence
d’Orchelle et de son fils Quihoit, qui, avec Chésemteh,
étaient les seuls survivants Aculéos connus depuis la
guerre. Quihoit était en train de s’occuper des légumes,
accroupi dans le jardin, sur le côté de la maison.
– Bonjour, jeune homme, le salua Wellan.
L’Aculéos se leva et s’approcha d’eux sans la moindre
appréhension.
– Tout va bien ?
– Nous avons appris à survivre, le rassura Quihoit, et ce
n’est pas aussi difficile que nous l’avions pensé. Nous avons
dû accepter de nous nourrir autrement, mais oui, ça va.
Sierra avait poursuivi son chemin jusqu’au porche et
frappé à la porte.
– Commandante ! Je pensais à vous ! s’exclama
joyeusement Orchelle. Je vous en prie, entrez !
Elle la suivit à l’intérieur. Tout y était en ordre et très
propre. Il flottait même dans l’air un arôme de pâtisseries
fraîchement sorties du four.
– Avouez que je me suis beaucoup améliorée depuis l’an
passé.
– J’allais justement le dire.
– Mes voisines m’enseignent beaucoup de choses que je
ne pouvais pas connaître au fond de ma caverne dans la
falaise.
– C’est bien ce que je vois et j’en suis épatée.
– La vie des humains est vraiment fascinante, en fin de
compte.
– Parfois… Vous n’avez besoin de rien ?
– J’ai tout ce qu’il me faut. Merci encore de nous avoir
installés ici. C’est un endroit sensationnel. Êtes-vous venue
seule ?
– Non. Wellan est dehors avec Quihoit. Surtout, n’hésitez
pas à me contacter s’il vous manque quoi que ce soit. Vous
connaissez mon numéro de movibilis.
– Je le garde précieusement près du mien. Et surtout,
n’oubliez pas de revenir nous voir.
– Promis.
Sierra rejoignit Wellan et glissa une main dans la sienne.
Il comprit qu’elle ne voulait pas rester plus longtemps. Ils
saluèrent donc Quihoit et continuèrent de marcher le long
de la rivière. Ils arrivèrent à l’autre bout de la ville, où se
dressait la dernière maison, que le nouveau propriétaire
avait transformée en une petite ferme. Il était d’ailleurs en
train de semer des graines dans un grand jardin.
– Mais c’est Eanraig… bafouilla Sierra.
– Oui, c’est bien lui, confirma Wellan.
– Je croyais l’avoir entendu dire que le travail de la terre
ne l’intéressait pas.
– Allons donc voir pourquoi il a changé d’idée.
Ils pénétrèrent sur cette propriété en retrait. Eanraig
déposa son gros sac en les apercevant.
– Wellan ! Commandante ! Quel bon vent vous amène ?
– Ma tournée annuelle des installations militaires. Est-ce
ta maison ?
– Oui, depuis quelques mois à peine, répondit-il
fièrement. J’ai pris le temps de parcourir le continent, puis
je suis revenu dans le coin et j’ai trouvé mon âme sœur.
Jolise et ses parents font partie des Alnilamiens qui ont
répondu à l’invitation des souverains d’Arcturus de venir
s’installer à Paulbourg. Ç’a été le coup de foudre, mais son
père m’a dit qu’il ne m’accorderait sa main que si je
devenais sédentaire. Alors, voilà.
– Ah, le pouvoir de l’amour… fit moqueusement Wellan.
– Mais cette maison n’était pas là lors de notre dernier
passage. L’as-tu construite toi-même ?
– Je ne possède malheureusement pas ce talent, mais
Rewain, si. Il m’a donné un coup de main.
– En d’autres mots, il n’a eu qu’à claquer des doigts.
– Et la ferme ? voulut savoir Sierra.
– C’est mon beau-père qui l’a organisée. J’ai toutefois
l’obligation de la faire fructifier.
– Je ne pensais pas que tu choisirais cette vocation, un
jour, avoua Wellan.
– Moi non plus, mais ce n’est pas si difficile que ça, en fin
de compte.
Une jeune femme aux longs cheveux roux sortit alors de
la maison avec une grande cruche d’eau.
– Nous avons des visiteurs ? s’étonna-t-elle.
– Approche, ma chérie, l’invita Eanraig. Je vais te les
présenter.
Timide, elle ne fit que quelques pas en leur direction.
– Jolise, voici Sierra, la grande commandante des
Chevaliers d’Antarès, et Wellan, son mari.
– Enchantée de vous rencontrer, madame, monsieur.
– Resterez-vous à souper ?
– Pas cette année, décida Sierra. Mais si l’offre tient
toujours à notre prochain passage, ce sera avec plaisir.
– Considérez donc que vous êtes déjà conviés.
– Contente de t’avoir revu, Eanraig, mais j’ai encore fort
à faire.
– Le devoir avant le plaisir, je sais. N’oubliez pas notre
rendez-vous.
– C’est inscrit dans ma mémoire.
Wellan et Sierra revinrent sur leurs pas, en se dirigeant
vers le pont.
– Sommes-nous obligés de dormir encore une fois chez
les Manticores ? geignit Wellan.
– Non, mais par courtoisie, nous devrions au moins
annoncer notre départ à Priène.
– Tu as raison.
– Je ne veux pas non plus arriver chez les Salamandres
pendant leurs interminables prières de la nuit.
– Moi non plus.
– Nous pourrions manger un peu, aller faire nos adieux
aux Manticores et rassembler nos affaires.
Ils pique-niquèrent donc sur le bord de la rivière, puis
revinrent à pied à la forteresse à la fin de la journée.
Devant l’insistance des Manticores, ils acceptèrent
finalement de se mesurer à elles sur le parcours
d’obstacles. Wellan fut alors très surpris de découvrir qu’il
s’était grandement amélioré depuis sa première
performance, lui qui ne faisait plus autant d’exercices
physiques qu’avant. Sierra, quant à elle, faillit battre le
record de Tanégrad ! En sueur, elle s’approcha de Priène.
– Tout va bien, ici, et nous devons continuer notre
tournée.
– Je m’en doutais déjà. Si tu revois Koulia, dis-lui qu’elle
me manque, s’il te plaît.
Sierra la serra dans ses bras pour la réconforter et suivit
Wellan jusqu’au dernier étage du fort pour aller prendre
une douche. Ils se changèrent et quittèrent Arcturus.
8

Wellan et Sierra se matérialisèrent sur la plage, à un


kilomètre de la forteresse des Salamandres. Ils enlevèrent
leurs bottes et marchèrent sur le sable. Les vagues
venaient leur lécher les pieds de temps en temps, leur
gelant les orteils. Habituellement, c’était dans cette
division qu’ils passaient le plus de temps lors des
inspections, pas parce que le fort en avait plus besoin que
les autres, mais parce que la vie était plus douce à cet
endroit. Ils s’y sentaient revivre tous les deux.
– Au moins, ce n’est pas le festival de l’éclosion, lâcha
Wellan en riant.
– Moi, j’aime bien cette fête un peu folle, à l’image des
Salamandres.
– Dont tu ne m’avais jamais parlé avant que je reçoive un
ballon rempli de liquide coloré au visage.
– Quand vas-tu finir par avouer que tu t’es amusé comme
un fou, une fois que tu as compris ce que nous étions en
train de faire ?
Ils aperçurent la forteresse, qui baignait dans les rayons
de soleil. Elle possédait une architecture absolument
unique, pour ne pas dire excentrique, à l’image de la
division qui l’habitait. Elle était en forme d’étoiles à cinq
branches. Son hall se situait en plein centre et les vastes
chambres s’étiraient sur les côtés. Puisque ces soldats
avaient besoin de beaucoup d’espace pour continuer de
s’adonner à leurs passe-temps favoris, ils avaient exigé que
Sierra fasse construire le fort aussi haut que possible.
Toutefois, une loi, à Altaïr, défendant de bâtir des
immeubles plus hauts que le palais royal, les Salamandres
avaient dû se contenter de huit étages plutôt que la
quinzaine qu’elles réclamaient. Le toit en plein centre leur
servait désormais de lieu de prière, car il était plus près de
la lune que ne l’était la plage.
Avant de piquer vers l’entrée, Wellan demeura immobile
pendant un moment pour observer le couchant, puis il
suivit Sierra à l’intérieur. Les Salamandres avaient aussi
perdu une grande partie de leurs effectifs durant la guerre,
et plusieurs avaient quitté les rangs par la suite, certains
pour faire carrière dans de nouveaux domaines, d’autres
pour se réfugier dans des hôpitaux psychiatriques. Tout
récemment, ces Chevaliers avaient organisé des élections
pour choisir leur nouveau chef, car Séïa, qui avait accepté
cette nomination lors du départ d’Alésia, n’en voulait plus.
À son grand étonnement, Domenti avait été l’heureux élu.
Toutefois, sa nomination n’avait rien changé à la façon de
vivre de la division, même si ses membres ne dormaient
plus dans des huttes que le moindre vent arrachait du sol.
Wellan et Sierra arrivèrent au beau milieu du repas du
soir, où la joie régnait, comme ils s’y attendaient. Domenti
vint aussitôt à leur rencontre, pour montrer qu’il avait bien
compris ses nouvelles fonctions.
– Soyez les bienvenus parmi nous. Prenez le temps
d’aller porter vos affaires et venez vous régaler. Nous avons
des fruits de mer, aujourd’hui.
– Tu n’as pas besoin de prendre un ton aussi solennel
avec nous, Domenti, lui fit remarquer Sierra.
– C’est ce qu’un commandant doit faire, non ?
– Tu as le droit de développer ton propre style.
Wellan et Sierra montèrent à leur chambre, au bout
d’une des branches de l’étoile qui s’allongeait vers l’océan.
– On dirait que les Salamandres sont plus calmes, cette
année, lui fit remarquer l’Émérien.
– Sans doute parce qu’elles n’ont pas eu à affronter
d’adversaires depuis longtemps.
– Et qu’elles sont trois fois moins nombreuses, aussi ?
– Si tu veux mon opinion, je suis surtout soulagée
qu’elles aient cessé d’allumer des feux de camp à
l’intérieur du fort.
– Je suis certain qu’elles finiront par trouver d’autres
activités dangereuses.
– Tu n’es pas très encourageant…
– Mais réaliste, admets-le.
Ils déposèrent leurs affaires et Wellan se planta devant la
fenêtre, juste à temps pour voir disparaître le soleil dans
les flots. Sierra se faufila dans ses bras et l’embrassa
tendrement.
– Malgré toutes leurs tares, j’aime bien quand nous nous
arrêtons ici.
– Moi aussi, avoua-t-elle. Allons manger avant que je
cède à la tentation et que je t’arrache tous tes vêtements.
– Si je n’avais pas si faim, je laisserais tomber le repas.
– On se reprendra plus tard.
Ils redescendirent dans le hall et choisirent de s’asseoir
avec Domenti, Léokadia et Séïa. Un grand assortiment de
plats les attendait : des crevettes et des huîtres servies de
plusieurs façons, ainsi que des pattes de crabes et de la
mousse aux échalotes avec du pain plat.
– C’est donc le grand jour de l’inspection, comprit
finalement Domenti.
– Pas ce soir, mais demain et peut-être pendant plusieurs
jours. Avant que nous nous y mettions, as-tu quelque chose
de particulier à me signaler ?
– Rien ne me vient en tête. Tout est absolument parfait,
ici.
– Ça, c’est vrai, l’appuya Léokadia.
– Et je t’avoue que c’est moins stressant de vivre dans un
fort que de dormir dans les abris qu’on se construisait
avant.
– C’était le but du projet de construction.
– L’immeuble est grand, solide et très confortable. Il nous
convient parfaitement. Cependant… Nous nous sommes
permis de fabriquer des ombrières pour les chevaux
derrière la forteresse. Nous continuons à les entraîner sur
la plage, même s’il y en a désormais beaucoup moins
qu’avant.
– Tu sais bien que c’est la coutume de retourner à
Antarès les montures des soldats tombés au combat, lui
rappela Sierra.
– On ne le savait pas avant la guerre, leur fit remarquer
Séïa.
– Ce n’est pas grave, affirma Domenti. C’est plus facile
de les nourrir maintenant qu’ils sont moins nombreux.
Allez, mangez avant que ça refroidisse.
Wellan et Sierra se régalèrent des fruits de mer, en se
disant qu’ils auraient été bien meilleurs s’ils avaient été
préparés par Massilia. Mais cette jeune femme avait quitté
les Salamandres pour aller vivre chez les Deusalas, dans le
sud.
– Des nouvelles d’Alésia ? demanda Domenti.
– Elle a mis fin à sa carrière de comédienne pour devenir
chanteuse. Elle a enregistré plusieurs albums et elle est
continuellement sur la route à offrir des tours de chant.
Elle a même beaucoup de succès.
– Est-ce qu’elle viendra chanter à Altaïr ? s’enquit Séïa.
– Je suis certaine que oui. Informez-vous de son horaire
en ville.
– Dès demain.
– Et Massilia ? s’informa Léokadia. Ça fait des mois que
nous n’avons pas eu de ses nouvelles.
« Parce qu’il n’y a pas de tam-tams chez les dieux ailés…
» songea Wellan, amusé.
– La dernière fois que je l’ai vue, l’an passé, elle
enseignait la cuisine aux Deusalas et elle continuait
d’apprendre comment élever les trois enfants ailés de son
nouveau mari.
– Ça ne doit pas être facile d’éduquer des petits qui n’ont
qu’à décoller quand ils ne sont pas contents, commenta
Séïa.
– En effet, acquiesça la grande commandante.
– As-tu des nouvelles des autres Salamandres qui nous
ont quittés ? poursuivit Léokadia.
– J’ai reçu certaines démissions, mais la plupart n’ont pas
cru nécessaire de m’informer de leurs plans. Alors, j’ignore
où elles sont allées et ce qu’elles sont devenues.
Cette information attrista ses compagnons de table.
– Est-ce que vous vous plaisez toujours, ici ? demanda-t-
elle pour changer de sujet.
– C’est certain, affirma Léokadia. Mais nous ne
comprenons toujours pas pourquoi vous avez construit ce
fort s’il n’y a plus de guerre.
– En fait, c’est parce que nous ne connaissons pas tous
les peuples qui partagent cette planète avec nous, Léo.
Alors nous ne pouvons pas relâcher notre vigilance.
– La commandante a raison, trancha Domenti. Et nous ne
laisserons passer personne.
– Même si l’océan, c’est plus difficile à surveiller que la
rivière de jadis, soupira Séïa.
– Mais nos sentinelles voient tout, leur rappela le
nouveau commandant.
– Où sont-elles postées ? s’enquit Sierra, qui savait que
la tour de guet avait été démolie.
– Sur le toit, répondit Léokadia.
Elle se promit donc d’aller l’inspecter aussi. Après le
repas, Wellan et Sierra furent conviés au spectacle de
danse de Gavril et de Pergame sur la plage, entre les
flambeaux.
– Malgré toute la technologie que vous mettrez à leur
disposition, les Salamandres ne changeront jamais, n’est-ce
pas ? chuchota l’Émérien à sa femme.
– Ce n’est pas leur faute. Elles en sont incapables.
– Mais Massi…
– Elle est redevenue elle-même grâce à Sappheiros, qui a
réorganisé les synapses dans son cerveau.
– Nous pourrions demander à Salocin de venir faire la
même chose pour toutes les autres. Ça l’occuperait et ça
l’empêcherait d’écrire des pièces de théâtre qui font peur
aux gens.
Sierra étouffa un rire dans sa main. Elle se concentra
d’abord sur la prestation des deux Salamandres, qui
avaient fait beaucoup de progrès depuis leurs débuts. Puis,
son regard s’éleva vers le ciel et elle contempla les étoiles.
Le vent devint de plus en plus froid, alors les deux
danseurs mirent fin prématurément au spectacle. Tous
coururent s’abriter dans leur chambre pour se réchauffer.
Wellan et Sierra en firent autant. Heureusement, il faisait
bon à l’intérieur, et comme ils savaient que personne ne
viendrait les importuner pendant la nuit, ils se laissèrent
tenter par les jeux de l’amour.
Après une bonne nuit de sommeil, ils redescendirent
dans le hall, mangèrent des fruits et commencèrent
l’inspection. Ils s’étonnèrent de constater que les
Salamandres avaient recommencé à peindre les murs de
leurs quartiers personnels de symboles hauts en couleur,
même si on leur avait demandé de mettre fin à cette
pratique.
– Ce n’est pas leur faute… chuchota Wellan à l’oreille de
sa femme.
Gavril fabriquait toujours des objets en cuir, Pergame,
des statuettes grotesques, Séïa, des poupées qui se
ressemblaient toutes, Napoldée, des bijoux et ainsi de
suite. Sierra se tourna donc vers le fonctionnement de la
fortification et fut soulagée de voir que les Chevaliers
n’avaient pas modifié la plomberie et les autres machines
qui assuraient leur confort. Tout était en bon état de
fonctionnement et aucune des composantes n’en avait été
retirée. Une fois qu’elle eut tout vérifié, Sierra devina à
quoi pensait Wellan.
– Oui, tu peux aller nager, lui dit-elle, mais fais attention
aux courants. Ils sont beaucoup plus puissants qu’avant.
– Je t’adore. Veux-tu venir avec moi ?
– Pas vraiment. Amuse-toi bien.
Il l’embrassa et fila vers la plage. Il nagea pendant une
heure, puis se laissa sécher sur le sable, même si le temps
était plus frisquet maintenant que la falaise ne protégeait
plus la région des vents du nord. C’est alors qu’il aperçut
Ravenne, qui l’observait de loin. Tout comme lui, ce soldat
d’Enkidiev avait été catapulté contre son gré par un vortex
dans le monde parallèle. Non seulement il avait été déplacé
physiquement, mais dans le temps également, car il avait
servi sous Onyx, lors de la première invasion.
Wellan se vêtit et alla à sa rencontre.
– Comment te débrouilles-tu, mon frère ?
– Du mieux que je peux, répondit Ravenne. Je préférais
ma vie dans les bois, mais je n’ai plus le courage de tout
reconstruire depuis que ma cabane a été incendiée.
– Alors, tu as décidé de vivre avec les Salamandres dans
leur nouveau fort ?
– Ouais, parce que j’avais besoin d’un abri. Mais j’ai
choisi une chambre dans l’aile totalement opposée à
l’océan, où elles ne se sont pas installées. Elles préfèrent
voir la mer et pas la forêt.
– As-tu changé d’idée au sujet de mon offre de te
ramener à Enkidiev ? Car j’y retournerai un jour pour
revoir ma famille.
– Je ne veux pas y aller. Je serais plus démuni là-bas
qu’ici. Tous ceux que j’ai connus sont morts. Au moins, j’ai
des amis, dans ce monde. Je ne connais pas mon avenir,
Wellan, et pour tout te dire, ça ne me fait plus peur.
– Serais-tu plus à l’aise dans une autre division qui
ressemblerait davantage aux Chevaliers d’Émeraude,
comme les Chimères, par exemple ? Je suis certain que
Sierra pourrait t’y faire admettre sans la moindre difficulté.
Et si c’est la tranquillité que tu préfères, il y a aussi les
Basilics, qui sont furtifs.
– Je n’ avais pas pensé à ça.
– Tu n’es pas condamné à vivre avec ces guerriers
excentriques, tu sais. Il y a d’autres solutions.
– Alors, merci. Je vais prendre le temps de peser le pour
et le contre de ta proposition.
– Tout ce que je veux, c’est ton bonheur, mon frère. Ceux
qui ont servi méritent une belle retraite.
Songeur, Ravenne s’éloigna. Wellan pouvait sentir un
autre chagrin dans son cœur et il devina que c’était
l’absence de Massilia qui le mettait dans cet état. Il s’était
attaché à cette Salamandre, qui avait été sa seule amie
autrefois. Mais maintenant qu’elle avait été transformée
par Sappheiros, ce n’était plus du tout la même femme.
Wellan retourna au fort, où les Salamandres étaient en
train de remplir de petits ballons de liquides de toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel. Il décocha un regard terrifié à
Sierra, qui participait elle aussi à la préparation du festival
de l’éclosion.
– Vous avez de la chance, lui dit Léokadia. C’est demain !
– Malheureusement, nous sommes attendus ailleurs,
annonça Sierra, ce qui rassura son époux.
Wellan prit la main de Sierra et la transporta
instantanément dans leur chambre de la forteresse. Loin de
ses soldats, Sierra éclata de rire.
– Si tu avais vu ton expression quand tu as aperçu les
ballons !
– Je n’ai pas envie de répéter cette expérience
traumatisante. Et où sommes-nous conviés ?
– J’ai dit ça pour te sauver. Mais tout à coup, j’ai envie
d’aller voir comment se débrouille Audax.
– Il ne nous a donné aucun signe de vie depuis son
départ. Nous ne savons même pas où il vit.
– Depuis quand un détail aussi insignifiant t’arrête-t-il ?
– Oui, tu as raison. En fin de compte, cette quête sera
bien plus intéressante que la perspective d’être couverts
d’eau multicolore.
– Rangeons nos affaires et allons faire nos adieux aux
Salamandres, même si elles ne comprendront pas pourquoi
nous ne voulons pas participer à leur fête la plus
importante de toute l’année.
– Ne me laisse pas leur dire pourquoi.
– Alors, tiens ta langue. Je m’en charge.
Elle l’embrassa. Il l’emprisonna dans ses bras et
l’entraîna sur le lit avec lui.
9

Wellan et Sierra durent étreindre longuement la plupart


des Salamandres pour leur dire au revoir. Ils quittèrent
ensuite la forteresse et se rendirent sur la plage avant de
disparaître dans le vortex. L’Émérien ramena
instantanément Sierra à leur appartement d’Antarès.
Après une longue douche chaude, ils enfilèrent des
vêtements confortables et rangèrent leurs armures. Assis
sur leur beau divan tout neuf dans le salon, ils se mirent à
réfléchir à la façon de retrouver l’ancien commandant des
Chevaliers, qui avait finalement pris sa retraite.
– Nous savons qu’Audax a acheté une ferme à Girtab,
mais c’est un immense pays, indiqua Wellan. Comment
savoir près de quel bourg il a décidé de s’installer ?
– Il nous a dit que ses terres se trouveraient au bord de
la mer. Ça resserre un peu nos recherches, non ?
– Tu as raison et, étant donné que tu m’as déjà fait visiter
Angelbourg, nous pourrions nous rendre directement là-bas
dans mon vortex au lieu de prendre encore une fois
plusieurs trains pour y arriver. À partir de là, nous
questionnerons les gens.
– Je suis d’accord, mais prenons les chevaux. Il y a
encore des coins reculés où les véhiculums refusent de se
rendre.
– Pourquoi pas ?
– Ne pourrais-tu pas aussi utiliser ta magie pour localiser
Audax ?
Salocin apparut alors au milieu de la pièce.
– Évidemment qu’il le peut, intervint-il.
– Qui vous a donné le droit d’entrer ici ? se courrouça
Sierra.
– Moi, bien sûr, répondit le sorcier avec un sourire
espiègle. J’ai capté votre conversation sans le faire exprès,
je vous assure, et j’ai décidé que c’était mon devoir de vous
donner un coup de pouce. Ainsi, vous perdrez moins de
temps. Au lieu d’être fâchée contre moi, vous devriez me
remercier, madame la grande commandante.
– Nous n’avons pas besoin de votre aide.
– Mais peut-être d’un petit indice ? fit Wellan.
Sierra lui décocha un regard noir.
– Bon, d’accord, un seul, accepta Salocin. Allez voir du
côté de Conleybourg.
Il se courba devant Sierra comme si elle était la haute-
reine elle-même.
– Attendez ! s’exclama Wellan. C’était quoi, cette pièce
de théâtre sur Achéron ?
– Ma douce m’a fortement suggéré de m’occuper ailleurs
qu’à l’hôpital, alors j’ai embrassé une nouvelle carrière, qui
fera de moi une des plus grandes vedettes d’Alnilam.
Wellan et Sierra avaient ouvert tout grand les yeux, sans
savoir comment réagir à cette révélation.
– J’ai aussi l’intention de devenir comédien. Je vous
inviterai à toutes les avant-premières. J’aurais bien aimé
vous accompagner chez le vieux revenant, mais je suis
attendu ailleurs. À la prochaine, les amoureux.
Il disparut sans rien ajouter. Sierra laissa échapper un
grondement de mécontentement.
– Je te conseille fortement d’apprendre les bonnes
manières à ton nouvel ami, lâcha-t-elle.
– Ce n’est pas mon ami et pourquoi moi ?
– Parce que c’est un ordre.
– Reparlons-en plus tard, si tu veux bien. Concentrons-
nous d’abord sur Audax.
Il alla chercher un atlas dans leur bibliothèque et le
feuilleta pour trouver des informations sur Girtab.
– Conleybourg se trouve sur la côte est du pays, à
plusieurs kilomètres d’Angelbourg.
– Raison de plus pour prendre les chevaux.
Ils ajoutèrent des vêtements propres dans leurs sacoches
de selle.
– Je suis prête. Rendons-nous à l’écurie à pied, si tu veux
bien.
Wellan l’embrassa avant de lui ouvrir la porte de
l’appartement. Ils sortirent dans la grande cour de la
forteresse pour aller demander à Mackenzie de préparer
leurs chevaux. Il avait tellement grandi, en quatre ans.
C’était désormais un solide gaillard, aussi bâti que son
père. En peu de temps, les bêtes furent prêtes à partir.
Wellan et Sierra grimpèrent en selle, passèrent les grandes
portes et avancèrent au pas le long de la muraille, où
personne ne les vit disparaître.
Ils se matérialisèrent à l’extérieur d’Angelbourg, une
petite ville tranquille de Girtab, où les habitants préféraient
se déplacer à cheval plutôt que dans les bruyantes
machines des grandes capitales.
– Pourquoi m’as-tu servi un regard de reproche quand
j’ai demandé un indice à Salocin ? demanda Wellan.
– J’essayais de te faire comprendre que tu ne devais pas
l’inviter à nous accompagner. C’est avec toi que je veux
voyager, pas avec lui.
– Il est dommage que nous ne puissions pas
communiquer par télépathie.
– Tes facultés t’indiquent-elles de quel côté nous devons
aller à partir d’ici ?
– Vers le sud, mais je fonde plutôt cette décision sur ce
que j’ai vu dans l’atlas. Une route longe l’océan. Ce
pourrait être ravissant en plus d’être le chemin à suivre.
– Je te fais confiance.
– Rappelle-toi tout de même que ce n’est pas mon monde
et que je ne suis pas à l’abri des erreurs.
– Oui, je sais.
Il capta facilement l’énergie de l’océan et finit par
découvrit un sentier qui y menait à travers un grand
champ. Toutefois, ils n’atteignirent la côte qu’à la fin de la
journée. Sierra aperçut un hôtel au sommet d’une falaise.
Ils y grimpèrent, installèrent les chevaux à l’écurie, puis les
firent boire et manger.
– As-tu apporté des statères ? s’inquiéta soudain Sierra.
Des pièces d’or et d’argent apparurent sur la paume que
lui tendit Wellan.
– C’est à ça que la magie doit servir, pas à épier les gens
et à apparaître au milieu de leur salon, grommela-t-elle.
Ils louèrent une chambre et mangèrent de juteux steaks
sur la terrasse en regardant la nuit tomber sur les flots.
– Finalement, cette petite escapade est une excellente
initiative.
– Tu commences déjà à te détendre, lui fit remarquer
Wellan.
Ils terminèrent leur coupe de vin et allèrent se coucher
pour repartir au lever du soleil. Après trois autres arrêts
dans des hôtels de plus en plus coquets, ils finirent par
atteindre Conleybourg. Le meilleur endroit pour se
renseigner, selon Sierra, c’était au magasin général. Ils
attachèrent leurs montures devant la porte et y entrèrent.
– Nous cherchons un homme qui porte le nom d’Audax
de Girtab, dit Wellan au propriétaire.
– Le héros de guerre ?
– C’est exact, confirma Sierra. Il a commandé les
Chevaliers d’Antarès et nous avons servi sous ses ordres
lors de la dernière guerre. Vous le connaissez ?
– Tout le monde le connaît. Il possède une grande terre
par là. Vous ne pouvez pas la manquer. Ses vergers sont les
plus beaux du coin.
Wellan et Sierra se remirent donc en route dans la
direction que leur avait pointée l’homme. Ils n’eurent
aucune difficulté à trouver la route qui conduisait à une
grande maison construite sur le versant sud d’une colline.
D’un côté s’étendaient de grands pâturages où paissaient
des chevaux, des vaches et des moutons, et de l’autre,
plusieurs champs cultivés et des arbres fruitiers à perte de
vue.
– On dirait bien qu’il a réalisé son rêve, laissa tomber
Sierra.
Ils se rendirent jusqu’à la maison. Audax sortit alors sur
la grande galerie qui en faisait tout le tour, et se mit les
mains sur les hanches en les apercevant. Ses cheveux
blonds étaient attachés sur sa nuque. Il portait une chemise
blanche toute simple, un pantalon marron et des bottes.
– Ne me dites pas qu’une autre guerre se prépare et que
vous avez encore besoin de moi ! lança-t-il.
– Pas du tout, répliqua Sierra. Je t’assure que c’est une
visite amicale.
– Vraiment ? Personne n’est venu me voir depuis que je
me suis installé ici.
– Ce n’est pas étonnant, puisque tu n’as jamais dit où tu
allais, lui fit remarquer Wellan.
– C’est donc pour ça ! Avez-vous l’intention de rester
quelques jours, au moins ?
– Si tu nous invites, répondit la jeune femme.
– Dans ce cas, considérez que c’est fait. Venez desseller
vos chevaux.
Wellan et Sierra le suivirent jusqu’à l’écurie et libérèrent
les bêtes dans l’enclos qui y était rattaché.
– Donne-moi des nouvelles de mon armée, fit Audax.
– De la mienne, tu veux dire ? lui rappela Sierra.
Audax éclata d’un rire qui avait beaucoup manqué à la
nouvelle commandante.
– Pour commencer, je me suis mariée, annonça-t-elle.
– Avec qui ?
Sierra servit à son ancien mentor un regard découragé
tandis que Wellan se retenait de rire.
– Tu ne l’as pas déjà deviné ?
Elle lui pointa Wellan.
– Que je suis soulagé. J’avais peur que tu aies pourchassé
Ilo jusqu’à Eltanine pour le forcer à devenir ton mari.
– Il est vrai que nous avons entretenu une relation intime
pendant des années, mais les Eltaniens n’épousent jamais
des gens d’autres races.
– Et les Wellan, eux, sont plus conciliants ?
– Dans mon univers, nous le sommes presque tous, le
renseigna l’Émérien.
– Toutes mes félicitations, alors ! Vous faites un si beau
couple ! À quand les enfants ?
– Nous n’en sommes pas encore là. En ce qui concerne
mes autres Chevaliers, certains ont quitté nos rangs pour
changer de carrière et les autres vivent désormais dans des
forts dont la haute-reine nous a fait cadeau.
– Le grand luxe, quoi ? Dommage qu’elle n’y ait pas
pensé avant.
– Où est Orfhlaith ? demanda Sierra pour éviter une
discussion politique.
– À l’intérieur, en train de préparer un savoureux repas,
comme elle seule sait le faire. Venez, elle va être si
contente de vous voir.
Wellan et Sierra le suivirent dans la maison, décorée de
façon simple mais très chaleureuse. « Rien à voir avec le
faste du palais », se dit Wellan. Il examina les pièces qu’ils
traversèrent avec curiosité.
– As-tu tout construit toi-même ?
– Oui, mon cher, avec ces deux vieilles mains. Mais c’est
ma douce moitié qui a embelli notre logis.
– Pour que la maison ne ressemble pas à un camp
militaire, sans doute, laissa échapper Sierra.
– Tu sais mieux que quiconque que je ne suis pas doué
pour la décoration.
Ils atteignirent enfin la cuisine. Orfhlaith, dans une robe
verte cintrée, ses cheveux roux striés de mèches blanches
tressés dans son dos, était en train de remuer le ragoût
dans une grande casserole sur la cuisinière.
– Un peu de patience, mon amour, dit-elle, ayant entendu
entrer son mari derrière elle. Ce n’est pas encore prêt.
– Je sais, mais j’ai une surprise qui ne pouvait pas
attendre.
Elle se retourna et poussa un cri de joie avant de se jeter
dans les bras de Sierra.
– Ce que je suis heureuse de te revoir ! Tu ne portes plus
tes vêtements de Chimère ?
– Nous ne sommes plus en guerre et je possède des
tonnes d’autres tenues, tu sais.
– Qu’êtes-vous devenus depuis que les Aculéos ont été
vaincus ?
– Elle te le racontera pendant le repas, intervint Audax.
– Mais ce n’est que dans une heure !
– Ça me donnera le temps de leur faire visiter l’étage et
de leur montrer leur chambre, car ils passeront quelque
temps avec nous.
– Dans ce cas, je veux bien attendre un peu. Je suis ravie
de constater que vous n’êtes pas reparti dans votre monde,
Wellan. J’ai bien hâte d’entendre ce que vous aurez à nous
raconter.
Wellan et Sierra suivirent Audax dans l’escalier. Les
pièces étaient spacieuses et offraient toutes des vues
imprenables sur l’océan au sud et sur la montagne au nord.
– Vous dormirez ici, déclara l’ancien soldat. J’espère que
vous aimez l’air salin. Ce n’est pas un plaisir qu’on retrouve
à la forteresse d’Antarès.
– Merci, Audax.
– Je vous laisse vous installer. Descendez quand vous
serez prêts.
Une fois seuls, Wellan et Sierra déposèrent leurs affaires
et se plantèrent devant la fenêtre.
– Pourquoi habitons-nous en ville, déjà ? soupira la
grande commandante.
– Parce que le roi et la haute-reine ont besoin de nous.
– C’est si magnifique, ici…
– Sans vouloir me vanter, ça ressemble à mon monde.
Une fois qu’ils se furent rafraîchis, Wellan et Sierra
retournèrent à la cuisine, où Audax les intercepta pour les
conduire à la salle à manger. Ils prirent place à la table
installée devant une large fenêtre qui donnait sur l’océan.
– Pourquoi n’y a-t-il pas de bateaux, par ici ? s’enquit
Wellan.
– À cause des écueils, répondit l’ancien soldat.
« Nous sommes donc tout près des falaises des
Deusalas… » comprit Wellan.
– Les pêcheurs préfèrent rester dans la baie d’Ankaa.
Orfhlaith déposa les assiettes de ragoût à chaque place,
puis revint avec le pain qu’elle venait de sortir du four.
Audax en profita pour déboucher une bouteille de vin.
– C’est la seule chose que nous ne produisons pas nous-
mêmes, expliqua-t-il, mais mon voisin, qui fait pousser des
vignes, m’échange des bouteilles contre mes pommes.
– C’est difficile de croire que tu as été un chef de guerre
quand on t’entend parler ainsi, avoua Sierra.
– N’est-ce pas ? J’ai pris le commandement de l’armée
pour sauver le continent, fillette. Secrètement, j’avais envie
d’être normal. Heureusement que la petite Deusalas m’a
fait sortir du monde des morts, sinon je n’aurais jamais
partagé la vie de la femme que j’aime et je ne posséderais
pas tout ceci.
– Arnica…
– Si j’avais eu une fille, j’aurais voulu qu’elle soit comme
elle… ou comme toi.
– Nous sommes trop âgés maintenant pour concevoir des
enfants, ajouta Orfhlaith, mais nous avons déposé une
demande d’adoption au Château de Girtab.
– C’est une excellente idée. Il y a plusieurs années,
lorsque les Aculéos décimaient les villages du Nord,
plusieurs enfants se sont retrouvés sans parents.
– Ouais, j’ai trouvé une petite orpheline, jadis, à
Arcturus.
Il faisait évidemment référence à Sierra elle-même. Sa
femme, qui ne parlait jamais de ce passé lointain pour
oublier les longs mois où elle avait tremblé de peur pour
son amant, décida de changer de sujet : – Racontez-moi
tout ce qui s’est passé ces quatre dernières années.
Tout en mangeant, Sierra leur dressa une liste complète
des événements qui s’étaient produits depuis la fin de la
guerre, y compris la naissance de Satie, la future haute-
reine d’Antarès. Il faisait de plus en plus sombre, alors
Audax se leva pour allumer des lampes. Puis, après la
délicieuse tarte au sucre, ils passèrent au salon et se
regroupèrent devant la cheminée où brûlait un bon feu. Ce
fut alors au tour d’Audax de leur dire comment il avait
trouvé cet endroit après avoir quitté Antarès.
– Ce n’était qu’un immense terrain, où il n’y avait que
des pommiers qui avaient besoin d’amour.
– Il a dû te coûter une petite fortune, estima Sierra. Où
as-tu pris cet argent ?
– Notre belle souveraine m’a fait un beau cadeau le
matin de mon départ de la forteresse et je l’ai utilisé à bon
escient. Depuis, nous vivons grâce à ce que nous gagnons.
– Tu es vraiment un homme admirable.
– Et toi, comment vis-tu ?
– Grâce à ma solde et, aussi, Wellan a reçu la sienne de
façon rétroactive.
Elle jugea préférable de ne pas lui parler de la petite
fortune qu’ils avaient trouvée à Paulbourg et qu’ils avaient
mise de côté pour leurs vieux jours.
– Où habitez-vous ? voulut savoir Orfhlaith.
– Nous avons acheté un grand appartement dans un
immeuble non loin du palais.
– Pourquoi pas à la campagne ? s’étonna Audax.
– Parce que, contrairement à toi, nous sommes toujours
au service de la famille royale.
– Et tu es trop jeune pour prendre ta retraite, j’imagine.
– C’est merveilleux ici, mais je finirais par m’ennuyer.
– Avec tout ce qu’il y a à faire sur une ferme ? Jamais de
la vie ! Moi, je suis certain que ça plairait à ton homme.
– Je ne sais pas… Il est plus intellectuel que manuel, vois-
tu.
– Demain, je vous ferai visiter mon domaine. Mes
pommiers sont en fleurs, c’est magique. Ici, nous nous
couchons tôt et nous nous levons avec le soleil, alors au lit,
tout le monde.
– J’ai l’impression d’avoir encore neuf ans, plaisanta
Sierra.
Ils remercièrent leurs hôtes pour l’excellent repas et
grimpèrent à leur chambre.
– Est-ce que tu préférerais vivre ailleurs qu’à la
forteresse ? demanda la jeune femme, une fois qu’ils furent
seuls.
– Moi, tant que tu es avec moi, je pourrais vivre dans une
caverne, avoua Wellan.
Elle se faufila dans ses bras et l’embrassa.
– Je suis contente que tu sois dans ma vie…
10

Finalement, Wellan et Sierra restèrent quatre jours sur


la propriété de l’ancien grand commandant des Chevaliers
d’Antarès. Celui-ci leur expliqua tout ce qu’il devait
accomplir au quotidien pour faire fructifier ses terres et
s’assurer de mettre de la nourriture sur sa table.
– C’est un travail énorme, estima Sierra. Tu es vraiment
très courageux.
– Mais ce n’est pas un fardeau quand on aime ce qu’on
fait, fillette.
Ils se firent leurs adieux le matin de la cinquième
journée. Wellan et Sierra promirent de revenir dès qu’ils le
pourraient et Audax les avertit qu’il les mettrait à
l’ouvrage, la prochaine fois. Ils remontèrent en selle et
s’éloignèrent sur la route.
– Rassurée ? demanda Wellan.
– Complètement. Quand il a quitté la forteresse sur sa
charrette avec les maigres possessions d’Orfhlaith, j’étais
très inquiète. Je n’aurais jamais pensé qu’il avait un plan
aussi solide en tête.
– Tu sais pourtant qu’Audax est un homme intelligent. Il
savait exactement ce qu’il faisait.
– Je le vois bien.
– Où veux-tu aller, maintenant ?
– Si je me souviens bien, les Deusalas vivent non loin
d’ici, n’est-ce pas ?
– À quelques centaines de kilomètres sur les falaises, à l
’est.
– J’aimerais revoir Massi.
– Et puisque j’y suis déjà allé…
Ils disparurent dans le vortex de Wellan et se
matérialisèrent sur le vaste plateau des dieux ailés.
– J’adore cette façon de voyager, même si elle nous gèle
le corps et inquiète nos chevaux, lâcha Sierra.
Elle leva les yeux vers le ciel pour observer les parents
aux longues ailes blanches en train de donner des leçons de
vol à leurs enfants.
– Je n’arrêterai jamais de m’émerveiller devant ce
magnifique spectacle, murmura la grande commandante.
Maridz, sa mère naturelle, vint à leur rencontre, vêtue
d’une belle robe fauve comme les autres femmes Deusalas.
– Il était à peu près temps que vous nous rendiez visite.
As-tu décidé d’apprendre à maîtriser davantage tes facultés
magiques, Sierra ?
– Sans doute plus tard. J’ai mis ce projet sur la glace
après le dernier affrontement. J’ai vécu toute ma vie sans
ces pouvoirs que tu m’as transmis, alors je peux bien
attendre encore quelques années. Le but de ma visite, c’est
surtout de m’assurer que vous allez bien et que vous n’avez
besoin de rien.
– Ce peuple divin vit simplement et se contente de peu. Il
aime la paix et l’harmonie.
– Donc, rien du tout ? fit Wellan.
Maridz haussa les épaules. Les visiteurs mirent pied à
terre et Wellan fournit aux bêtes une mangeoire et une
auge.
– Êtes-vous en contact avec le reste du monde ? s’enquit
Sierra.
– Je parle à Carenza et à mes frères sorciers assez
régulièrement et je tiens Kiev informé de ce qu’ils
m’apprennent. Il est devenu notre nouveau roi.
– Son fils Deneb doit avoir un peu plus de trois ans,
maintenant, calcula Wellan.
– Eh oui et il a même un petit frère depuis un an. Il
s’appelle Mérak.
– J’ai bien hâte de revoir tout le monde.
– L’heure du repas du midi approche. Ils seront bientôt
de retour.
– Et Massi ? demanda Sierra.
– Elle se repose depuis quelques jours, car elle vient de
donner naissance à sa petite Amalthée.
– Massi est maman ?
– Ça devait forcément arriver, plaisanta Maridz.
– Cette enfant aura-t-elle aussi des ailes ? s’informa
Wellan.
– Dans quelques mois seulement, mais elle ne les
maîtrisera que vers l’âge de cinq ans.
Océani se posa alors près de Maridz, qui partageait sa
vie.
– C’est bien votre énergie que j’ai reconnue de là-haut,
se réjouit-il. Vous me semblez calmes, donc rien ne nous
menace.
– Nous vivons en effet en paix depuis quatre ans, le
rassura Sierra.
– Si vous désirez voir Massilia, je peux aller lui demander
si elle est disposée à recevoir des visiteurs, offrit Maridz.
– Oui, je t’en prie.
La sorcière se volatilisa. Wellan se tourna vers les
chevaux, qui ne pouvaient se mettre à l’abri du soleil nulle
part sur le plateau.
– Je vais les ramener à Antarès, décida-t-il.
Sierra acquiesça de la tête et il disparut avec leurs
montures.
– Est-ce que tous les Deusalas se sont remis des horreurs
de la guerre ? demanda Sierra à Océani.
– Mikéla fait encore des cauchemars, mais je dirais que
pour la plupart, c’est désormais du passé. Ils en ont parlé
autour des feux, la première année, puis plus rien. La vie a
repris son cours.
– Et vos dieux fondateurs ?
– Quand ils ont compris que nous ne quitterions pas ce
monde, ils sont partis vivre avec Patris.
Maridz apparut près de lui.
– Elle est folle de joie de savoir que tu es ici. Viens.
Maridz tendit la main à sa fille et la transporta
magiquement dans la grotte où l’ex-Salamandre habitait
avec sa nouvelle famille. Collée contre Sappheiros, son
compagnon, Massilia était assise dans un grand nid et
tenait un minuscule bébé dans les bras. Sierra s’installa à
quelques pas d’elle, près d’Arnica, d’Argus et d’Azurée.
– Je suis tellement contente de te revoir, commandante !
– Tu ne fais plus partie de l’armée, Massi, alors tu n’es
plus obligée d’utiliser mon grade.
– C’est trop ancré en moi, je pense.
– Elle est aussi mignonne que toi, cette petite.
– Mais c’est une autre fille ! grommela Argus.
– Arrête de te plaindre, l’avertit sa grande sœur Arnica.
T’avons-nous déjà maltraité ?
– Les enfants, ça suffit, les avertit le père.
– Je ne savais même pas que tu étais enceinte, s’attendrit
Sierra.
– Moi non plus. Je croyais que nos injections nous
empêchaient d’enfanter.
– Quand nous les recevions tous les ans au moment du
répit.
– Donc, tu pourrais toi aussi avoir des enfants ?
– Je me suis assurée que non, du moins pour l’instant. Je
veux d’abord apprendre à vivre en couple. C’est une grosse
responsabilité.
– Tu as commandé la plus importante armée du monde
pendant toute ta vie et tu as peur d’élever un bébé, c’est ça
?
– Je suis encore jeune, rien ne presse.
– Transmettre notre savoir et nos valeurs à nos oisillons
et les voir grandir en sagesse, c’est ce qu’il y a de plus
beau au monde, intervint Sappheiros.
– Pour la sagesse, nous n’en sommes pas encore là, laissa
tomber Arnica en jetant un regard désapprobateur à son
frère.
– Si vous recommencez à vous chamailler, je vous envoie
chez Océani pour la semaine, les menaça le père.
– Je ne vous dérange pas plus longtemps, leur dit Sierra,
qui ne voulait pas abuser des forces de l’ex-Salamandre. Je
dois aussi m’entretenir avec Kiev.
– Tu reviendras ? la supplia Massilia.
– C’est certain. Je veux voir grandir ta puce.
– Ne m’oublie pas.
– Comme si c’était possible. Félicitations à tous les deux.
C’est une magnifique petite fille.
Maridz ramena Sierra sur le plateau et elles allèrent
s’asseoir au bord de la falaise, car ni Wellan ni les Deusalas
n’étaient encore de retour.
– Ce doit être si différent pour toi, toute cette quiétude,
constata la jeune femme.
– C’est vrai, reconnut la sorcière. J’ai eu de la difficulté à
m’y habituer, au début.
– Comment arrives-tu à vivre avec les Deusalas alors que
tu n’as pas d’ailes ?
– Je suis un chat. Je n’en ai pas besoin. Et puis, ma magie
me permet de me réfugier dans ma grotte quand bon me
semble. Je n’éprouve aucune envie de voler.
– Et Océani ?
– C’est un homme conciliant qui m’accepte comme je
suis. Il me laisse même parfois visiter les autres sorciers…
mais pas trop longtemps.
Wellan arriva derrière elles.
– Est-ce une conversation privée ?
– Pas du tout, assura Maridz. Viens t’asseoir.
Ils discutèrent amicalement jusqu’à ce que les dieux
ailés commencent à atterrir sur le plateau.
– Je vais devoir vous quitter, puisque je remplace
Massilia pour la préparation du repas, annonça la sorcière.
Elle m’a formée pendant toute sa grossesse pour que je
prenne sa place. Je vous fais signe dès que c’est prêt… et
ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas du poisson cru.
Elle leur fit un clin d’œil et s’éloigna.
– As-tu vu Massilia et son bébé ? demanda Wellan.
– Oui, mais je ne suis pas restée longtemps pour ne pas
la fatiguer. Je lui ai promis de revenir avant la fin de
l’année, quand la petite sera plus vieille.
– Quand tu voudras. Après les Deusalas, est-ce que ta
tournée sera terminée ?
– Pas tout à fait. J’aimerais revoir Carenza.
– Je pensais justement à elle.
Kiev vint alors s’asseoir près d’eux.
– Bonjour, commandante.
– Majesté… le salua Sierra.
– Je t’en prie, ce n’est qu’un titre. Ne pouvons-nous pas
nous parler comme si nous étions toujours des amis ?
– Oui, bien sûr.
– Et puis, ce n’est pas moi qui ai choisi de diriger mon
peuple. C’est plutôt lui qui a décidé de me confier cette
tâche.
– Est-elle trop lourde pour tes jeunes épaules ? s’enquit
Wellan.
– Sans la constante menace des armées de Javad, pas du
tout. Les Deusalas ont seulement besoin de savoir que
quelqu’un peut prendre les décisions importantes, trancher
les petits conflits et assurer leur bonheur. C’est beaucoup
moins difficile que d’être un chef d’armée.
– Donc, plus d’entraînements militaires ?
– Non. Les seules formations volantes sont celles des
enfants, comme quand j’étais jeune moi-même.
– Et tu es devenu papa, se souvint Sierra.
– Deux fois. Mikéla va bientôt nous rejoindre avec nos
poussins. J’ai hâte de vous les présenter.
Maridz convia tout le monde à manger à l’aide d’un gong
qui provenait des appartements de Viatla et dont son fils
Rewain lui avait fait cadeau. Wellan et Sierra prirent place
parmi les Deusalas. En bon hôte, Kiev alla chercher leur
portion d’une casserole au poisson, aux tomates et aux
épinards. Mikéla arriva avec un bambin sous chaque bras,
car ils ne volaient pas encore par eux-mêmes.
– Quelle magnifique surprise ! s’exclama-t-elle en les
déposant sur le sol.
Elle étreignit Sierra et Wellan sous les regards
suspicieux des enfants, puis ramena ceux-ci près d’elle en
s’assoyant.
– Je vous présente Deneb et Mérak.
Le plus âgé avait les cheveux sombres de Kiev, tandis
que le benjamin était blond comme elle.
– Est-ce qu’ils parlent ? les taquina Sierra.
– Seulement l’aîné, mais il est timide. Donnez-lui un
moment.
Kiev revint avec les écuelles des enfants, puis retourna
chercher la sienne et celle de sa femme. Deneb se mit tout
de suite à manger, mais Mikéla dut aider le plus jeune.
Quelques minutes plus tard, son mari se joignit à eux.
– C’est délicieux, le complimenta Wellan.
– Une autre recette de Massilia que Maridz arrive à
suivre sans trop de difficulté.
– Je suis si heureuse pour vous, dit Sierra.
– Mais notre bonheur, c’est aux Chevaliers et à nos
merveilleux amis du monde parallèle que nous le devons,
répondit Kiev.
– Resterez-vous quelques jours ? voulut savoir Mikéla.
– Pas cette fois, répondit Sierra. Ma tournée n’est pas
encore terminée. Mais nous reviendrons apprendre à voler.
Wellan s’étouffa avec sa bouchée de poisson, ce qui fit
rire tout le monde. Après le repas, durant lequel ils prirent
des nouvelles les uns des autres, Sierra étreignit ses amis
et prit la main de Wellan dans la sienne. Ils se volatilisèrent
pour réapparaître quelques secondes plus tard dans la cour
de la forteresse de Carenza, au milieu du désert de Mirach.
Puisque c’était le midi et qu’il faisait très chaud, il n’y avait
personne dehors. Ils se réfugièrent donc à l’intérieur, où ils
furent accueillis par une agréable fraîcheur.
– Je vous en prie, venez nous rejoindre dans le hall, les
invita la voix de Carenza.
Ils s’y rendirent et trouvèrent Aldaric, Shanzerr, Olsson,
Cercika et Carenza autour de la table, en train de boire un
nouveau thé créé par Aldaric.
– Commandante ! Quelle joie ! s’exclama Cercika en se
précipitant à sa rencontre.
Elle lui serra très fort les bras et appuya son front contre
le sien.
– Assoyez-vous, les pressa Carenza.
– Je vous apporte à boire tout de suite, annonça Aldaric
en quittant la pièce.
Wellan et Sierra s’installèrent entre les sorciers.
– Vous deviez certainement savoir que nous allions
arriver, commença Sierra.
– En effet, confirma Carenza. On ne peut rien nous
cacher. Et je sais aussi qu’il s’agit d’une visite strictement
amicale. En passant, ce n’est pas moi qui l’ai vu dans la
vasque, mais Cercika.
– Tu arrives à voir l’avenir sans problème, maintenant ?
se réjouit Wellan.
– Seulement après de longs mois d’entraînement, précisa
Cercika.
– Cet instrument magique semble s’être pris d’amitié
pour elle, ajouta la sorcière.
– Tu n’as donc pas l’intention de retourner chez les
Chimères, devina Sierra.
– Pas vraiment. Je préfère la vie fascinante des sorciers
aux incessants exercices militaires de ma division qui, à
mon avis, sont devenus inutiles. Je pourrai mieux protéger
le continent en continuant de développer mes dons.
– Et je l’y encourage, l’appuya Olsson.
– Est-il trop indiscret de demander si vous êtes encore
ensemble ? voulut savoir la grande commandante.
– Oui, pour la vie, répondit Cercika. Nous avons
découvert que nous avons beaucoup de choses en commun.
Jamais je ne l’aurais cru. Olsson est véritablement mon âme
sœur.
Tandis qu’Aldaric déposait des tasses devant leurs
invités, Wellan remarqua que Shanzerr était songeur. Il
aurait bien aimé savoir ce qui l’inquiétait, mais il était
risqué de lire les pensées d’un sorcier.
– Vous vivez désormais avec le reste de la bande,
Shanzerr ? demanda-t-il plutôt.
– Non, répondit-il avec un léger tressaillement. Je suis et
je serai toujours un ermite. Mais j’aime bien les visiter de
temps à autre.
Un autre visiteur fit alors son apparition dans le hall.
– Mais qu’avons-nous ici ? s’exclama Rewain.
Shanzerr pivota sur son siège et sembla soulagé de
constater que le jeune dieu était seul.
– Ta femme ne t’a pas accompagné ? s’étonna Carenza.
– Elle a préféré rester chez nous, soupira Rewain. Dois-je
retourner la chercher ?
– Non, répliqua sèchement Shanzerr.
« La méfiance du sorcier a-t-elle quelque chose à voir
avec Aranéa ? » se demanda Wellan. Rewain vint lui serrer
les bras, puis fit de même avec Sierra avant de s’asseoir au
milieu du groupe.
– Mais qu’est-ce que vous faites tous ici ?
– J’ai inclus les sorciers dans ma tournée, cette année,
expliqua Sierra.
– Avez-vous des nouvelles de Salocin ? demanda Carenza.
– Il fréquente le docteur Eaodhin et il profite de tout ce
que peut lui offrir son nouveau statut, répondit Wellan.
– Là, je le reconnais bien, commenta Aldaric.
– Et Wallasse ? continua la sorcière. Est-il vrai qu’il a
embrassé une nouvelle carrière qui ne requiert ni sa magie
ni ses explosions de colère ?
– Il chante dans un groupe musical, leur apprit Sierra.
– Il chante ? répéta Cercika, éberluée.
– C’est ainsi que Koulia a réussi à canaliser son
agressivité et je dois avouer, pour avoir assisté à un de
leurs concerts, qu’il a beaucoup de talent.
Wellan se contenta de boire son thé sans rien dire.
Cercika se tourna vers Olsson : – Il faudrait aller voir ça.
– Et toi, Rewain, qu’est-ce que tu deviens ? demanda
l’Émérien pour qu’ils arrêtent de parler de musique.
– Je n’ai cessé de remodeler le palais pour le rendre plus
agréable et la cité de ma mère pour que ses habitants y
vivent plus heureux.
– Aranéa te donne-t-elle un coup de main ? s’enquit
Shanzerr.
– Pas vraiment. Elle ne comprend pas que c’est
nécessaire.
– Tiens donc, je ne savais même pas qu’elle pouvait
parler.
– Elle est vraiment très timide. Et vous, qu’allez-vous
faire après cette inspection ?
– Ça fait des années que Wellan a envie de revoir les
siens, alors peut-être que nous irons dans son monde, leur
révéla Sierra.
Les yeux de Wellan se chargèrent d’espoir.
– Mais comment ? s’inquiéta Cercika.
– Grâce aux bracelets que vous avez récupérés chez
Achéron, expliqua la commandante.
– Je les avais oubliés, ceux-là, avoua Rewain. Il y en avait
deux, n’est-ce pas ?
– C’est exact, répondit Wellan. Nemeroff a utilisé le
premier, mais il nous en reste un.
– Serez-vous partis longtemps ? demanda Cercika.
– J’aurai certainement besoin de plusieurs jours pour
tout lui faire visiter.
– Cela me conviendra parfaitement, répliqua Sierra.
Nous avons besoin de petites vacances.
Après le thé, le soldat et la commandante rentrèrent à
Antarès et Rewain remonta à son palais céleste. Le soleil
avait commencé à descendre et le vent du désert s’était mis
à souffler. Cercika sortit dans la cour et alla s’asseoir
devant la vasque, même si elle ne lui avait rien montré de
menaçant depuis la fin de la guerre. Des images se
formèrent subitement à la surface de l’eau.
– Mais qu’est-ce que…
Une main jaillit de l’eau et la saisit à la gorge,
l’empêchant de crier à l’aide.
– Si tu dis à qui que ce soit ce que tu viens de voir, je
tuerai tous les sorciers, en commençant par ton bien-aimé,
gronda une voix menaçante.

Au même moment, Rewain entrait dans ses nouveaux


appartements, qui occupaient désormais tout un étage,
sans aucune division. Aranéa était allongée sur le divan
préféré de sa mère.
– Est-ce que je t’ai manqué ? demanda le jeune dieu.
Il était difficile de deviner à quoi elle pensait, puisqu’elle
avait toujours la même expression.
Il s’assit sur le plancher et s’appuya le dos contre elle.
Aranéa glissa ses longs ongles dans ses cheveux.
– Tu t’es amusé ? demanda-t-elle.
– J’ai revu de bons amis.
– Même l’homme de l’autre monde ?
– Oui, et sa femme, aussi. Il l’accompagne dans sa
tournée annuelle.
– Déjà terminée ?
– Hélas. Mais ils vont enfin pouvoir aller visiter sa famille
dans son univers à lui.
Tatchey déposa bruyamment un plateau de petites
bouchées sur la table d’appoint, ce qui fit sursauter son
jeune maître.
– Quelle gentille attention, se réjouit Rewain.
– C’est pour la dame. Quant à toi, ton bain est prêt et tu
en as grand besoin.
– Mais je ne sens pas mauvais… s’étonna-t-il en flairant
ses vêtements.
– Tout de suite, jeune homme.
Même s’il était le souverain du ciel, Rewain avait appris
à ne pas contredire le valet de sa famille. Il passa dans la
pièce d’à côté et sursauta quand le toucan referma
brutalement la porte derrière lui.
– Combien de fois devrai-je te répéter de ne rien dire à
cette inconnue ? le sermonna-t-il.
– Aranéa est mon épouse, et une déesse, de surcroît.
– De quel panthéon exactement ?
– Elle n’a jamais voulu me le dire.
– Rappelle-toi qu’elle est arrivée au beau milieu d’un
champ de bataille comme si on l’y avait projetée.
– Qu’est-ce que tu insinues ?
– Que son ex-mari s’est sans doute débarrassé d’elle
parce qu’elle ne lui voulait pas de bien.
– C’est n’importe quoi !
– Tout ce que je veux, c’est que tu arrêtes de lui faire des
confidences sur tes amis jusqu’à ce que nous sachions
vraiment qui elle est. Est-ce trop te demander ?
– Bon, j’ai compris. Je vais faire plus attention.
– Maintenant, dans l’eau, parce que je ne la ferai pas
réchauffer deux fois.
Penaud comme quand ses parents le grondaient
autrefois, Rewain commença à se dévêtir.
11

Les choses avaient beaucoup changé au palais depuis


que Skaïe avait épousé Kharlampia, la haute-reine
d’Antarès, surtout pour le savant Odranoel. Pendant des
années, il avait fait la pluie et le beau temps dans les
laboratoires de la forteresse, promettant de merveilleuses
inventions qui, bien souvent, n’étaient restées que des
projets sur le papier. L’arrivée du jeune homme un peu
distrait, qu’il avait accepté de prendre sous son aile, lui
avait porté tout un coup. Skaïe n’était pas qu’un simple
inventeur, c’était un génie à l’état pur. Il n’avait jamais eu à
réfléchir très longtemps pour trouver les formules requises
ou la façon de réaliser ce qui apparaissait dans sa tête. Il
avait résolu le problème d’alimentation électrique des
movibilis en proposant les premières piles miniatures.
Mieux encore, il avait achevé la mistraille dont Odranoel
n’avait fait que rêver. Cette arme avait même servi durant
la guerre à donner l’avantage aux Chevalier. Puis, le jeune
homme avait conquis le cœur de la princesse. « Certains
sont nés pour obtenir tout ce qu’ils désirent », grommelait
souvent Odranoel.
Cette nuit-là, tandis que la pluie ruisselait sur le toit en
verre de son bureau, le savant était assis devant son
ordinis. Toutefois, il ne s’intéressait pas du tout à ce qui y
était affiché. Depuis quelques heures, il était profondément
perdu dans ses pensées. Incapable de faire concurrence à
Skaïe, ce brillant homme qu’il n’arriverait jamais à
surpasser, même s’il allait travailler pour un autre
royaume, Odranoel préparait un gros coup qui le ferait
enfin passer à l’histoire.
Afin d’éviter de possibles attaques de la part des Aculéos
dans le futur, quand leurs enfants auraient grandi et
éprouvé le désir de venger leur père mort à la guerre,
Skaïe avait conçu une formule chimique qui rendrait tous
les survivants stériles. Il avait demandé à Odranoel de
trouver une façon de répandre cette poudre sur leur
falaise, repoussée très loin dans la mer du Nord par
Nemeroff. Le savant avait tout de suite compris qu’il ne
tenait qu’à lui de rendre l’opération plus fatale. Alors, dans
un moment de folie, Odranoel avait ourdi un horrible
génocide. « Ces abominations ne doivent pas grandir et
recommencer à massacrer les Alnilamiens, qui ne méritent
pas de perdre tout ce qu’ils ont créé de leurs propres mains
», songeait sans cesse l’inventeur obsédé. Il s’était donné
pour mission de sauver le monde.
Il sortit son journal de bord, dans lequel il consignait
toutes ses idées, qu’elles soient réalisables ou non, et relut
la formule qu’il avait modifiée pour la rendre mortelle.
Quelques années plus tôt, il l’avait confiée à un chimiste en
qui il pouvait avoir confiance. En même temps, il avait
soumis ses plans pour l’aéronef dont il rêvait depuis
longtemps à des ingénieurs compétents et discrets d’une
usine de fabrication de locomotivus. Il leur avait dit qu’il
servirait de moyen de transport de passagers ou de
marchandises partout sur le continent, que ce projet était
ultrasecret et que même la haute-reine en ignorait
l’existence. Il n’avait pas l’intention de leur dire ce qu’il
allait bientôt en faire. « Je suis enfin prêt… » Il referma le
volumineux cahier et le déposa à l’intérieur du coffre-fort.
Il promena son regard dans son bureau en se rappelant
toutes les années qu’il y avait passées à essayer
d’améliorer le sort des hommes. Certaines de ses
inventions avaient été commercialisées, mais elles
n’avaient jamais été aussi importantes qu’il l’aurait voulu. Il
quitta la pièce en abandonnant son précieux haut-de-forme
derrière lui. Il était si tôt qu’aucun de ses apprentis n’était
arrivé au travail. Il jeta un œil dans les nombreuses salles
de laboratoire, dont celle de Skaïe, où il continuait de venir
travailler, même s’il était devenu roi. Puis, il rentra chez lui.
Il faisait encore sombre sur le grand boulevard couvert.
Seuls quelques marchands avaient commencé à allumer
leurs enseignes. Odranoel marcha sans se presser jusqu’à
l’immeuble où il logeait depuis son arrivée à Antarès.
Il avait acheté un appartement de quatre pièces, ce qui
lui suffisait largement : une cuisine, un salon, une chambre
à coucher et un débarras dans lequel il conservait tous ses
souvenirs et ce qu’il ne désirait pas que les gens sachent de
lui.
Il referma la porte de l’entrée, alluma les lampes et alla
manger du porridge, seul à sa table. Curieusement, il était
en paix avec lui-même. Il lava la vaisselle, fit de l’ordre
partout, puis se composa une petite valise qui contenait
surtout des vivres, car le trajet qu’il s’apprêtait à
entreprendre nécessiterait sûrement des jours.
Il s’observa une dernière fois dans la glace et, satisfait
de son apparence impeccable, quitta son logement. Il se
rendit à la gare sans croiser qui que ce soit sur les trottoirs
à l’extérieur de la forteresse. Il avait longuement étudié les
horaires du train pour Cortbourg, où se trouvaient
l’entreprise pharmaceutique qui avait fabriqué son poison,
et le hangar dans lequel son aérostat avait été construit et
secrètement mis à l’essai. Ce matin-là, il y avait un départ
avant le lever du soleil. Comme il s’y attendait, Odranoel y
trouva surtout des ouvriers qui se rendaient au travail dans
la ville industrielle. Il réussit tout de même à s’installer seul
dans un petit compartiment non loin du wagon de queue.
Il en avait pour quelques heures avant d’atteindre sa
destination, mais il n’avait rien apporté pour se distraire,
lui qui adorait pourtant lire. Il se cala plutôt dans le
moelleux dossier et ferma les yeux. Le train se mit en
marche et il se laissa bercer par son balancement
monotone. Il repensa à son plan. Depuis quelques années, il
s’entraînait clandestinement à faire voler son aéronef avec
l’aide d’une équipe d’ingénieurs liés par une entente de
confidentialité. De plus en plus à l’aise à ses commandes,
Odranoel était même arrivé à le piloter seul à quelques
reprises autour de l’aérodrome. Il avait aussi appris
comment s’orienter à l’aide des instruments de navigation,
qu’il avait d’ailleurs conçus lui-même.
En descendant du train à Cortbourg, il prit la direction
opposée au troupeau d’ouvriers, et monta dans un
véhiculum privé dont le chauffeur ne lui posa aucune
question. Le soleil était encore bas dans le ciel quand il
descendit sur la piste. Le hangar se trouvait à l’autre bout
complètement, isolé de tous les autres. Personne ne le vit
passer tel un fantôme à travers la fine couche de brume qui
flottait au-dessus du sol. L’accès à l’immense abri était
limité à un nombre restreint de mécaniciens et de
techniciens. Pour y entrer, il fallait utiliser une petite carte
électronique qu’Odranoel avait programmée pour qu’elle
ne puisse pas être copiée.
Après s’être assuré qu’il était bien seul, il fit glisser la
grande porte en métal à la main pour ne pas déclencher de
signal sonore qui trahirait sa présence et laissa l’air
matinal pénétrer dans le hangar. Il s’arrêta devant une
grande cage métallique renfermant les contenants du
poison qu’il avait commandé à Mills, le chimiste en chef de
la plus importante usine de fabrication de produits
pharmaceutiques de Cortbourg. En faisant le moins de
bruit possible, il chargea le poison dans la nacelle sous
l’énorme ballon, un bidon à la fois. Puis il déposa sa petite
valise dans le poste de pilotage et vérifia les contrôles. Tout
était en ordre.
À l’aide d’un petit tracteur à chenilles, il tira ensuite le
vaisseau à l’extérieur du hangar. Le vent frais ne soufflait
pas trop fort. Il ne serait donc pas forcé de dépenser son
carburant pour le contrer. Il retourna dans la cabine et
referma hermétiquement la porte derrière lui. Sans allumer
quelque lumière que ce soit à l’intérieur, sauf celles des
nombreux cadrans de contrôle, Odranoel fit démarrer les
moteurs. Il les avait fait construire pour qu’ils soient le plus
silencieux possible. « J’aurais pu adapter pas mal de choses
aux locomotivus », songea-t-il. Il chassa cette pensée et se
concentra sur sa tâche. « Je dois tous les éliminer pendant
que c’est encore possible », se dit-il plutôt.
Tout doucement, l’aérostat s’éleva dans le ciel, puis se
tourna en direction de la mer du Nord.
L’appareil solaire, qu’il avait chargé à bloc le jour
précédent, n’étant pas très rapide, l’inventeur s’installa
confortablement dans le fauteuil de pilotage pour revoir
encore une fois dans son esprit la marche à suivre.
L’accumulateur d’énergie était plein. Odranoel avait
apporté suffisamment de nourriture et d’eau pour tenir
jusqu’à sa destination. La veille, il avait écrit et posté des
lettres d’adieu aux membres de sa famille pour leur dire
qu’il les aimait et les remercier pour tout ce qu’ils avaient
fait pour lui. « Heureusement que je ne me suis jamais
marié », se félicita-t-il. « Je n’aurais pas voulu briser ainsi
le cœur de ma bien-aimée… »
Plusieurs jours passèrent. Un matin, à son réveil, la
falaise des Aculéos était en vue. Le moment était venu. Il
alla verser tous les contenants de poison dans le
mécanisme de dispersion qu’il avait installé lui-même sous
la nacelle une semaine avant son départ. « Une autre de
mes inventions qui ne servira jamais à personne », soupira-
t-il intérieurement. Il retourna ensuite au poste de
commande et avala quelques gorgées d’absinthe à même la
bouteille pour se donner du courage. Il utilisa les dernières
minutes du trajet pour étudier les instruments de bord et
planifier soigneusement la grille qui s’affichait sur l’ordinis
et qu’il devrait suivre religieusement. La falaise était
longue, mais pas trop vaste et les vents étaient toujours
calmes. Il serait donc capable de la survoler en entier en
quelques heures. Dès qu’il fut au-dessus de cette étrange
île rocheuse au milieu de nulle part, Odranoel laissa
s’échapper petit à petit la quantité nécessaire de poison
pour en couvrir chaque centimètre carré. « Je suis un
monstre, mais je ne peux pas les laisser revenir nous
anéantir », songea-t-il. « Que les dieux me pardonnent. »
Quand l’opération fut terminée, le soleil brillait de tous
ses feux. Odranoel sortit ses jumelles de leur compartiment
pour observer ce qui se passait sous lui. Plus rien ne
pressait désormais. Son travail était accompli.
Il vit les Aculéos sortir de leurs trous en se tenant la
gorge à deux mains et se mettre à tomber comme des
mouches dans la neige. Voyant que tout se passait comme
prévu, l’inventeur mit le cap vers l’ouest, au-dessus des
flots qui resplendissaient sous les rayons de l’astre du jour.
« Sous le ciel, sur la terre, la ferveur au cœur… » songea-t-
il. Dans son esprit, il venait d’accomplir son devoir. Mais au
fond de son estomac, il ressentait une crampe de
culpabilité de plus en plus intense. Le peuple comprenait
pourquoi les soldats devaient agir comme ils le faisaient.
Serait-il aussi indulgent envers un savant qui venait de leur
sauver la vie à sa façon ? Il n’allait pas leur offrir la
possibilité de le juger.
Il vida d’un trait le reste de la bouteille d’alcool puis alla
chercher les bâtons de dynamite, dissimulés dans un
compartiment à l’autre bout de la nacelle. En fait, il les
avait apportés au cas où le poison n’aurait pas été efficace.
Il n’aurait eu qu’à les laisser tomber à des endroits
stratégiques sur la falaise pour la faire crouler dans
l’abysse. Ils allaient finalement servir à une tout autre fin.
Au lieu de disparaître dans un autre pays et de changer son
nom, il allait rencontrer son créateur…
Il récita la seule prière qu’il connaissait en disposant les
substances explosives autour du moteur qui alimentait la
valve d’air de l’aérostat, les raccorda entre elles et mit le
feu à la mèche qui allumerait toutes les autres. Il retourna
s’asseoir dans son fauteuil et laissa le soleil lui chauffer le
visage à travers le hublot de la nacelle. Le choc fut brutal
mais lui enleva immédiatement la vie. Dans le ciel, à des
kilomètres de la nouvelle côte d’Alnilam, le gros ballon
éclata en morceaux, sans aucun témoin.
12

Parce qu’elle avait rajouté un saut chez les Deusalas,


chez Audax et chez les sorciers, Sierra revint encore plus
revigorée de sa tournée que les années précédentes. « Je
n’aurais pas dû attendre aussi longtemps », se reprocha-t-
elle. Elle n’aimait pas particulièrement le froid, mais elle
détestait encore plus la chaleur insupportable du désert.
En quittant l ’antre de Carenza à Mirach, Wellan les avait
ramenés tous les deux à leur appartement. Sierra jeta ses
affaires sur son lit.
– On dirait que ce petit voyage t’a fait le plus grand bien,
remarqua l’Émérien en la voyant sourire sans raison.
– Tu ne peux pas savoir à quel point. Même si je ne veux
pas l’admettre, j’ai besoin de me replonger de temps en
temps dans mon ancienne vie.
– Je connais cette étrange sensation, moi aussi.
Elle se souvint de sa promesse de le suivre dans son
monde, mais ne voulut pas lui en parler tout de suite.
– Rassemble les vêtements que tu as besoin de faire
nettoyer, dit-elle plutôt. Nous irons les porter à la
blanchisserie.
– À vos ordres, ma commandante.
– Et pour te récompenser…
Elle alla quérir un baiser sur ses lèvres. Il l’emprisonna
dans ses bras et l’embrassa pendant un long moment.
– Me récompenser pour quoi ? demanda-t-il après
l’étreinte.
– D’être toi.
– Personnellement, je ne pensais jamais dire ça un jour,
mais je remercie Kimaati d’avoir créé ce vortex à An-
Anshar, qui m’a permis de faire ta connaissance.
Ils échangèrent encore quelques baisers, puis Sierra se
fit violence. Elle poussa son mari vers ses sacoches pour
qu’il en retire ses vêtements sales. Elle fit la même chose et
en allant porter ses affaires à laver près de l’entrée, elle
remarqua une enveloppe qu’on avait glissée sous la porte.
Elle la décacheta et y découvrit une invitation écrite en
lettres dorées sur un beau papier blanc satiné. Alésia
passait par Brillarbourg ce soir-là et insistait pour qu’elle
assiste à son tour de chant avec Wellan. Sierra revint donc
vers lui, dans leur chambre.
– Nous sommes priés d’assister à une autre belle soirée,
lui dit-elle.
– Pas encore Koulia ? s’inquiéta-t-il.
– Non. Alésia.
– Déjà là, je pense que ça me plaira davantage.
– Moi, j’en suis certaine. C’est ce soir, dans quelques
heures, en fait. Tu es partant ?
– C’est sûr.
– Voici ce que je propose. Prenons une douche, enfilons
nos plus belles tenues, allons porter nos vêtements à laver
et trouvons un bon petit restaurant non loin de la salle de
spectacle.
– Et le rapport à la haute-reine ? la taquina Wellan.
– Nous irons au palais demain, car nous risquons de
rentrer tard. De toute façon, avec ta façon géniale de
voyager, personne ne sait que nous sommes déjà de retour.
Ils mirent leur plan à exécution sans perdre une seconde.
Sierra fila dans la salle de bain la première, car elle restait
au moins une heure à sa vanité, ensuite, pour réussir son
maquillage. Cela permettait à son mari de passer plus de
temps sous l’eau chaude.
Puisque l’ancienne commandante des Salamandres était
une femme qui n’aimait que les belles choses, les époux
choisirent leurs plus riches vêtements pour assister à son
concert. Wellan en profita donc pour enfiler sa nouvelle
redingote.
– Mais c’est nouveau, ça ? constata Sierra.
– Salocin me l’a offerte. Je n’ai pas eu le choix.
Ils s’arrêtèrent d’abord à la blanchisserie, puis quittèrent
la forteresse à pied, comme ils aimaient le faire. Ils se
rendirent au quartier des spectacles et allèrent manger
dans un restaurant dont Sierra n’arrêta pas de vanter
l’excellente cuisine jusqu’à ce qu’ils soient assis à une
table. Wellan la laissa commander de la pintade rôtie aux
pois chiches, poivrons et raisins secs, accompagnée de
légumes cuits à point et de pains de fantaisie qu’il dégusta
avec le plus grand plaisir. Ils terminèrent le repas par un
pouding au caramel et aux pacanes.
– J’espère que nous devrons marcher un peu avant
d’arriver à la salle de concert pour que je puisse digérer
tout ça… mais c’était vraiment délicieux. Il faudra revenir
ici.
– Est-ce qu’une quinzaine de minutes te suffiront ?
– Je m’en contenterai.
Ils se rendirent donc à pied jusqu’à la salle de spectacle
en faisant du lèche-vitrine.
– Je suis contente que tu aimes la vie que j’avais à t’offrir,
laissa alors tomber Sierra.
– Je n’en voudrais pas d’autre.
– Et j’avoue que cette redingote te va à merveille.
– Salocin a beaucoup de défauts, mais quand il s’agit de
mode masculine, il est plutôt doué.
Ils pénétrèrent dans l’immeuble qui était sans doute le
plus vieux de tout Brillarbourg. Il avait conservé son style
romantique très à la mode une centaine d’années
auparavant. « Tout à fait Alésia », songea Sierra. Elle
présenta son invitation à l’homme en livrée qui se tenait
devant les deux portes de l’ancien théâtre. Il l’examina
comme s’il s’agissait d’un laissez-passer d’agents secrets,
puis invita un autre homme à les accompagner à l’intérieur.
Ce dernier les conduisit à une belle loge aux bergères
recouvertes de velours rouge, où les attendaient une
bouteille de vin mousseux et deux coupes.
– On dirait qu’elle savait que nous accepterions d’être là,
ce soir, lâcha Wellan, amusé.
Ils enlevèrent leurs manteaux et les accrochèrent à la
patère dorée avant de s’asseoir tout près de la balustrade.
Wellan consulta alors le programme qui se trouvait sur le
guéridon à côté de lui, mais ne reconnut aucun des titres
des chansons qu’allait interpréter l’ancienne commandante
des Salamandres.
– Est-ce que ce sont des airs connus ? demanda-t-il à
Sierra.
Elle jeta un œil à la liste et secoua la tête.
– Tu sais bien qu’elle n’accepterait pas de chanter la
même chose que tout le monde.
La lumière fut alors tamisée. Wellan en profita pour
regarder dans les gradins avant qu’il fasse trop sombre. La
salle était pleine.
Beaucoup plus civilisé que le public des Apprentis
Sorciers, celui de la chanteuse devint silencieux. Alésia
apparut alors dans le faisceau d’un projecteur devant un
micro sur pied. Elle portait une longue robe blanche piquée
d’innombrables petits diamants qui miroitaient à chacun de
ses mouvements. Ses longs cheveux blonds bouclés lui
atteignaient désormais la taille. Elle les avait dégagés de
son visage à l’aide d’un serre-tête en pierres précieuses.
Les musiciens se trouvaient dans la fosse de l’orchestre, à
ses pieds.
– Bonjour à tous, je m’appelle Alésia de Hadar.
Fusèrent alors les premiers applaudissements. La
chanteuse attendit qu’ils se calment avant de continuer.
– J’ai longtemps fait partie des Chevaliers d’Antarès, qui
ont empêché les Aculéos de franchir la frontière du nord
pour s’en prendre à vous tous.
Les spectateurs tapèrent encore plus fort dans leurs
mains.
– Lorsqu’ils ont été enfin vaincus, j’ai décidé de réaliser
un des rêves que j’avais dû mettre de côté pour faire mon
devoir. Me voilà enfin devant vous, prête à vous éblouir. Je
suis la preuve vivante qu’on n’est jamais trop vieux pour se
faire plaisir. Avant de vous envoûter avec mon incroyable
voix, laissez-moi d’abord vous présenter Rodney, mon mari,
qui dirigera l’orchestre.
L’homme en question se leva et se tourna vers le public.
Il était très certainement dans la quarantaine. Ses cheveux
châtains étaient clairsemés autour de son crâne presque
chauve, mais il était visiblement en pleine forme. Il salua le
public et reprit sa place devant les musiciens.
– Savais-tu qu’elle s’était mariée ? chuchota Wellan à son
épouse.
Elle secoua la tête.
– Il y a beaucoup de choses que j’ignore à son sujet.
Une belle musique douce remplit alors la salle et Alésia
se mit à chanter. Rassuré par le style romantique de ses
chansons, Wellan réussit enfin à se détendre. Il choqua sa
coupe contre celle de Sierra et sirota le vin en s’adossant
profondément dans son siège. Le concert dura un peu plus
de deux heures et l’ancienne Salamandre fut chaudement
applaudie. Elle multiplia les courbettes et souffla des
baisers à son public conquis.
– As-tu aimé, finalement ? demanda Sierra à son époux.
– Oh que oui. Quand Alésia parlait de son talent, à
chacun de nos arrêts chez les Salamandres, je croyais
qu’elle se l’imaginait.
– Il est vrai que plusieurs de ces Chevaliers souffrent de
troubles mentaux, mais ça ne les a jamais empêchés d’avoir
aussi de réels talents, Wellan. Ils vivent juste sur un plan
différent du nôtre.
– Tu as raison.
Ils laissèrent la salle se vider en terminant le vin, puis
enfilèrent leur manteau. Mais ils n’eurent pas le temps de
sortir. Toujours dans sa belle robe de déesse, Alésia ouvrit
la porte du balcon, folle de joie.
– Je suis heureuse que vous soyez là ! s’exclama-t-elle.
Elle serra dans ses bras Sierra qu’elle n’avait pas vue
depuis des années.
– Nous ne pouvions pas manquer ça, répliqua la grande
commandante. Nous serions venus assister à tes concerts
bien avant, mais c’est la première fois que tu te produis à
Antarès.
– Il est vrai que j’ai passé beaucoup de temps dans
l’Ouest depuis le début de ma nouvelle carrière.
– Et tu t’es mariée ?
– L’année dernière, après d’interminables fréquentations.
Rodney est un homme qui aime faire les choses
convenablement. Alors, il a attendu plusieurs mois, puis
m’a présentée à sa famille, et j’en passe. J’ai cru qu’il ne
me ferait jamais sa demande. Je vous en prie, suivez-moi
dans les loges. Il sera si ravi de vous rencontrer.
Sans attendre leur réponse, Alésia les agrippa par la
manche et les entraîna dans l’escalier, puis dans de
nombreux couloirs recouverts de tapis rouge, jusqu’à
l’arrière-scène. Rodney était en train de serrer les mains
des musiciens, qui allaient se diriger vers l’hôtel pour se
reposer.
– Mon chéri, j’ai deux très importantes personnes à te
présenter : Sierra, la grande commandante de l’armée
d’Antarès, et son époux Wellan, sans qui nous serions sans
doute tous morts.
– N’exagérons rien… protesta l’Émérien.
– Voici mon extraordinaire mari, Rodney d’Arcturus, qui
a dirigé plusieurs orchestres de renom sur la côte ouest
avant de tout laisser tomber pour se consacrer à moi seule.
– Décision que je n’ai jamais regrettée.
Même s’il affichait un air hautain, Wellan découvrit sous
sa façade un homme profondément sympathique.
– Merci de lui avoir fait plaisir, ce soir, ajouta Rodney.
Elle me parle de vous presque tous les jours. J’ai
l’impression de bien vous connaître, déjà. Je vous en prie,
allons prendre un verre à l’hôtel, si vous avez un peu de
temps.
– Avec plaisir, accepta Sierra.
Ils se rendirent au bar de l’établissement où logeait toute
la troupe et écoutèrent le récit de leur rencontre, de leurs
débuts ensemble ainsi que la liste de leurs éclatantes
réussites. Alésia leur confia que lorsqu’ils n’étaient pas en
tournée, ils se reposaient dans leur villa sur le bord de la
mer à Arcturus, avant de répéter de nouvelles chansons
pour l’année suivante.
Au terme d’une longue et agréable soirée, Wellan et
Sierra revinrent à la forteresse un peu après minuit. En
sortant de l’ascensum de leur immeuble, ils s’étonnèrent de
trouver un homme devant la porte de leur appartement.
– Commandante, vous voilà enfin ! s’exclama l’étranger,
au risque de réveiller tous les voisins. Je m’appelle
Flanigan. Je suis un des apprentis d’Odranoel dans les
laboratoires de Sa Majesté.
– S’est-il produit un malheur pour que vous veniez me
voir à une heure pareille ? s’inquiéta Sierra.
– En effet. Ce que j’ai à vous raconter est de la plus
haute importance.
– Allons en discuter à l’intérieur, si vous le voulez bien.
Sierra laissa passer Wellan et Flanigan devant elle. Elle
alluma le plafonnier et referma la porte. Son mari dirigeait
déjà l’apprenti à la table de la salle à manger. C’est là qu’il
déposa un journal de bord qui ne leur parut pas familier à
première vue.
– Odranoel ne s’est pas présenté au travail depuis
plusieurs jours, commença Flanigan. Nous avons d’abord
pensé qu’il avait enfin pris des vacances. Puis, pour
m’assurer qu’il n’était pas en difficulté, j’ai pris sur moi
d’entrer dans son bureau, où il ne supporte pas que nous
allions habituellement. Il n’y était pas, mais la porte de son
coffre-fort était ouverte, ce qui m’a paru suspect. Je n’ai
pas pu m’empêcher d’y jeter un œil. Il ne contenait que ce
journal. Je l’ai donc rapporté chez moi et j’ai décidé de lire
les dernières entrées pour découvrir où il était allé. Elles
m’ont glacé le sang.
– Y a-t-il annoncé qu’il allait s’enlever la vie ? se risqua
Wellan.
– Pire encore.
– Parle, Flanigan, ordonna Sierra en redevenant la
grande commandante, tout à coup.
– Il avoue avoir modifié la formule de Skaïe destinée à
rendre les femmes Aculéos stériles pour en faire un poison
mortel.
– Je comprends que c’est troublant, mais leur falaise se
situe désormais dans la mer du Nord.
– Et c’est la raison pour laquelle il a fait construire un
vaisseau volant.
– Un vaisseau volant ? répéta Wellan. Nous n’en avons
jamais entendu parler.
– Personne n’était au courant. C’était un projet secret. Il
aurait aussi appris à le piloter. Avant de me décider à vous
en parler, j’ai contacté un ami qui a travaillé à la fabrication
de cet aérostat. Il m’a finalement avoué que cette invention
a disparu le même jour qu’Odranoel.
– Il est parti mettre son plan à exécution ? s’étonna
Sierra.
– C’est bien ce que je crains. Il va exterminer les
scorpions.
– Laissez-moi le journal. Il est certain que Kennedy
voudra l’étudier aussi.
– J’allais justement vous proposer de le garder, car je ne
peux rien faire de plus.
– Merci, Flanigan. Nous nous chargeons du reste.
– J’espère que vous n’arriverez pas trop tard.
Wellan reconduisit à la porte le pauvre apprenti encore
agité et revint s’asseoir devant Sierra.
– Je n’arrive pas à croire qu’Odranoel ait fait une chose
pareille, laissa-t-elle tomber. Quelqu’un a dû l’y pousser. Je
vais alerter Kennedy.
– Donne-moi le temps de lire le journal d’abord. Je veux
être certain que Flanigan a bien compris. De toute façon,
Kennedy doit dormir, lui aussi, la nuit.
– Ne perds pas de temps. Nous irons le rencontrer à la
première heure demain.
Assis dans le lit près de sa femme, qui n’arrivait pas à
fermer l’œil, Wellan trouva enfin l’endroit exact où
Odranoel avait commencé à parler de la formule de Skaïe.
– Flanigan a dit vrai, annonça-t-il. J’ai bien peur que ce
soit un génocide prémédité.
– Mais pourquoi ?
– Il a écrit qu’il n’arriverait jamais à se démarquer
comme inventeur parce que Skaïe est trop brillant et que
son seul geste d’éclat serait l’extermination de nos ennemis
une fois pour toutes, même si personne ne le saurait
jamais.
– Ce ne sont donc pas des guerriers qu’il est parti tuer,
mais des femmes et des enfants…
Wellan baissa tristement la tête.
– Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Wellan ?
– Moi aussi j’en ai tués, jadis… J’ai détruit les
pouponnières d’Amecareth dans mon propre monde.
Finalement, je ne vaux pas mieux que lui.
– Ses femmes et ses enfants ?
– De futurs guerriers et leurs nounous, mais ils étaient
encore très jeunes.
– Auraient-ils fini par grandir et débarquer sur votre
continent pour vous attaquer ?
– C’est certain.
– Il y a une importante différence entre ce que tu as fait
et le carnage qu’Odranoel s’apprête à commettre. Ces
jeunes scorpions n’auraient jamais pu se rendre jusqu’à
Alnilam. Leur falaise ne recèle aucun matériau leur
permettant de construire des vaisseaux. Et les sorciers ont
juré de ne plus jamais leur venir en aide comme Olsson et
Ackley l’ont fait.
– Oui, c’est vrai…
– Nous remettrons notre rapport à la haute-reine à plus
tard. Cette affaire est beaucoup plus pressante.
Sierra savait bien qu’il serait incapable de dormir avant
d’avoir terminé cette lecture, alors elle se blottit contre lui,
incapable de fermer l’œil elle-même.
13

Wellan termina le journal d’Odranoel une heure plus


tard. Sierra s’était finalement assoupie près de lui. Il
analysa la situation en chassant toutes ses émotions, ce qui
ne fut pas facile, car il avait déjà commis le même crime.
Au fond de lui, il était incapable de condamner le savant
pour ce qu’il allait faire. Il comprenait ses motivations.
Innocents ou pas, ces futurs guerriers Aculéos
représentaient tout de même un danger potentiel.
Les dirigeants d’Antarès ignoraient qui vivait sur les
autres continents. Ils n’avaient jamais cherché à le savoir.
Au début des temps, ils n’avaient pas possédé de vaisseaux
capables de procéder à de longues explorations, puis, au fil
des ans, ils étaient devenus autosuffisants et n’avaient
éprouvé aucun besoin de faire du commerce avec d’autres
nations. Il y avait donc peu de chance qu’un peuple du
Nord finisse par tomber sur la falaise au milieu de nulle
part et que les Aculéos, devenus plus grands, s’emparent
de leurs bateaux…
L’Émérien tomba finalement de sommeil, mais il ne
dormit pas longtemps. Lorsqu’il se réveilla, Sierra était
déjà sous la douche. Il fit donc aussi sa toilette et dut la
forcer à descendre manger une bouchée avec lui avant de
se diriger vers le poste de police, car elle était pressée de
régler cette affaire.
Il était si tôt qu’ils ne trouvèrent personne d’autre dans
le grand hall. Le cuisinier vint leur porter des assiettes
d’œufs brouillés, de crêpes au fromage et aux épinards, de
galettes de saucisses et des fruits frais en s’excusant de ne
rien avoir d’autre à leur offrir. Wellan le remercia en
l’assurant que c’était bien suffisant. Sierra et lui mangèrent
d’abord en silence, chacun perdu dans ses pensées.
– Je ne sais même pas comment annoncer ça à Kennedy,
laissa finalement tomber la grande commandante.
– Ne prends pas de détours, lui conseilla son mari. Il en a
déjà vu d’autres.
Le journal d’Odranoel dans les mains, Sierra se rendit
ensuite avec Wellan jusqu’à l’immeuble de la police
d’Antarès. Le constable qui les accueillit à l’entrée ne
cacha pas son étonnement de les voir s’y présenter avant le
lever du soleil.
– Monsieur Kennedy est-il là ? demanda Sierra sans
passer par quatre chemins.
– Il est arrivé il y a quelques minutes à peine. C’est à
quel sujet, commandante ?
– Un horrible complot.
– Contre la haute-reine ? s’alarma le pauvre homme.
– Non. Je vous en prie, annoncez-nous. C’est urgent.
L’homme décrocha son stationarius et composa le
numéro de son chef pour lui dire qu’il avait des visiteurs,
puis il déposa le combiné.
– Vous savez déjà comment vous rendre à son bureau, je
pense ? leur dit-il.
– Les yeux fermés, répondit Sierra.
Wellan et Sierra grimpèrent à son étage. Très inquiet,
Kennedy les attendait devant les portes de l’ascensum.
– Je ne vous cacherai pas que je suis très étonné de vous
recevoir à une heure pareille.
– Vous allez bientôt comprendre que ça ne pouvait pas
attendre, répliqua Sierra.
Il les fit entrer dans son bureau.
– De quoi peut-il bien s’agir ? s’enquit-il en prenant place
devant eux.
– Odranoel est sur le point de tuer tout un peuple, lui
révéla Sierra.
– Odranoel ? répéta Kennedy, incrédule.
Wellan lui résuma ce qu’il avait lu dans le journal du
savant, mais ne lui parla pas tout de suite de Flanigan qui
le leur avait confié.
– Il a transformé un contraceptif en poison mortel ?
s’étonna le chef de la police.
– Sans le dire à personne, ajouta Sierra.
– Et fait construire un vaisseau volant ?
– Je sais bien que c’est plus difficile à cacher, surtout aux
journalistes, mais il a en effet réussi cet exploit.
– Uniquement pour l’utiliser à cette fin funeste ?
Wellan savait bien que c’était difficile à croire, mais
toutes ces répétitions de ce qu’il venait exactement de lui
dire leur faisaient perdre un temps précieux.
– Apparemment, cet aérostat a disparu le même jour
qu’Odranoel, ajouta Sierra. Ce n’est pas une coïncidence.
– Sans vouloir insinuer que je ne crois pas un seul mot de
ce que vous me racontez là, vous comprendrez que c’est
mon travail de faire quelques vérifications avant d’ouvrir
une enquête officielle. Et aussi, j’ai du mal à concevoir que
notre savant puisse être mêlé à un pareil complot.
– Pas autant que nous.
– Et même si tout ceci était vrai, comment pourrais-je
l’arrêter ? Si j’en crois ce que vous avez trouvé dans le
journal, il n’y aurait qu’un seul vaisseau volant. Même si
nous en trouvions les plans, nous ne pourrions pas en
construire un autre avant des mois.
Sierra vit son mari plisser le front, ce qui lui indiqua qu’il
venait d’avoir une idée. Elle s’efforça de ne pas le
questionner avant que Kennedy fasse quelques appels. Ce
dernier appela d’abord aux laboratoires pour demander si
le savant y était retourné, puis chez lui, où il n’obtint
aucune réponse. Il parla ensuite au chimiste qu’il avait
embauché, puis au directeur de l’usine de fabrication de
locomotivus, qui finirent par tout lui avouer. Lorsqu’il
raccrocha enfin, il était pétrifié.
– Il semble bien que vous ayez raison, laissa-t-il tomber.
– Monsieur Kennedy, comme vous le savez déjà, je
possède des pouvoirs magiques qui sont plus ou moins
semblables à ceux des sorciers, révéla alors Wellan. Je
pourrais nous transporter dans la falaise, car j’y suis déjà
allé.
– C’est très intéressant, mais je vous prierais d’attendre
que j’aie inspecté le laboratoire et que je me sois entretenu
avec le roi. Il a le droit de savoir ce qui se passe.
– Ça va de soi, accepta l’Émérien.
– Aussi, même si le temps presse, il n’est pas question de
nous jeter dans cette aventure la tête baissée. Si c’est bien
du poison qui sera répandu sur le monde des Aculéos, il
n’est pas question que nous soyons au nombre des
victimes. Nous devons bien préparer cette expédition.
– Il a raison, Wellan, l’appuya Sierra.
– À moins que le devoir vous appelle ailleurs, j’aimerais
que vous m’accompagniez, ce matin.
– Ma tournée des forts est terminée, alors j’ai tout mon
temps.
Ils se rendirent d’abord aux laboratoires, où Kennedy
interrogea absolument tout le monde pour finalement se
rendre compte qu’Odranoel n’avait parlé de ses plans à
personne. Seul Flanigan était au courant, parce qu’il était
tombé par hasard sur le journal de leur patron. Le chef de
la police prit des notes dans son calepin, puis se dirigea
vers le palais avec Wellan et Sierra. Quand Kennedy
demandait à voir quelqu’un, en général, on ne le faisait pas
attendre, même quand il s’agissait de la famille royale.
Quelques minutes plus tard, un serviteur les fit passer dans
un salon privé, où Kharla et Skaïe arrivèrent en peignoir.
Elle avait eu le temps d’attacher ses cheveux, mais son
mari semblait sortir tout droit du lit.
– Pas un nouvel ennemi ? s’alarma le roi.
– Non, Votre Majesté, répondit Sierra, mais l’heure est
grave.
Kennedy leur expliqua la situation en détail, comme lui
seul savait le faire.
– Il a fait quoi ? s’exclama Skaïe. Avec ma formule ? De
quel droit et pourquoi ?
– À mon avis, sa motivation était probablement de nous
protéger contre de possibles représailles de la part des
enfants des Aculéos qui, à l’âge adulte, auraient en théorie
pu prendre les armes contre nous.
– Mais pas en pratique ? voulut s’assurer Kharla.
– Quand je lui ai demandé de mettre ce contraceptif en
production, je lui ai fait confiance, continua de tempêter
son mari.
– C’est de la haute trahison, conclut la reine, avec calme.
– Je suis d’accord, agréa Kennedy, mais avant de pouvoir
le jeter en prison pour le reste de sa vie, il nous faudra
d’abord l’appréhender.
– Nous possédons une flotte qui pourrait vous permettre
de vous rendre là-bas.
– Sans doute, mais le problème, c’est que nous ignorons
où leur falaise a fini par s’arrêter. Elle serait probablement
plus facile à localiser à partir des airs.
– Mais il est parti avec le seul aérostat jamais construit,
grommela Skaïe.
– Nous en sommes conscients. Toutefois, Wellan nous a
proposé d’utiliser sa façon magique de se déplacer.
Les souverains se tournèrent vers l’Émérien.
– Il y a quelques années, j’ai pénétré dans les tunnels des
Aculéos pour aller chercher Sierra qu’ils avaient enlevée,
expliqua-t-il. Mon vortex me permet de retourner
instantanément aux endroits où je suis déjà allé.
– Certainement pas sans masques à gaz ! les mit en
garde le roi. Si Odranoel a utilisé un poison capable de tuer
des milliers de personnes d’un seul coup, vous devrez aussi
porter une combinaison étanche.
– Cela va de soi, tenta de le rassurer Kennedy.
– Laissez-moi vous accompagner.
– Surtout pas, l’avertit la reine. Faites pour le mieux,
tous les trois, et ramenez-moi cet imbécile.
– À vos ordres, madame.
Kennedy, Wellan et Sierra quittèrent le palais sans
échanger un seul commentaire. Ce ne fut qu’une fois dans
le couloir qui menait aux laboratoires que le chef de la
police indiqua qu’ils devaient commencer par se procurer
de l’équipement de protection. Flanigan offrit aussitôt de
s’occuper d’eux. Il leur dénicha des combinaisons étanches
à leur taille, ainsi que des capuches et des masques
couvrant leur tête tout en leur permettant de voir où ils
allaient. Il leur accrocha aussi sur le dos une bonne réserve
d’oxygène dans une boîte carrée dont ils ne pourraient pas
interrompre le flux par eux-mêmes. Puis, il leur remit de
puissantes torches électriques.
– Je ne pensais jamais ressembler à ça un jour… avoua
Wellan en apercevant son reflet dans la vitre de la salle.
– Il y a un début à tout, l’encouragea Sierra. Et c’est
pour une bonne cause.
– Surtout, faites attention de ne pas déchirer votre
combinaison ou de fissurer votre masque, les avertit
Flanigan.
– Bien compris.
– Êtes-vous prêts ? demanda Wellan à ses compagnons.
Kennedy eut tout juste le temps de hocher la tête qu’ils
se retrouvaient dans le noir le plus complet. Ils allumèrent
tout les trois leurs lampes en même temps. Kennedy la
dirigea partout autour de lui.
– Où sommes-nous, exactement ? demanda-t-il.
– Dans la galerie qui mène à la salle du trône, répondit
Wellan. Écartez-vous le plus possible des parois, car elles
sont rugueuses.
Ils se mirent à avancer prudemment et ne rencontrèrent
personne jusqu’à ce qu’ils atteignent la vaste caverne où
Zakhar recevait ses sujets autrefois. Des cadavres de
femmes et d’enfants jonchaient le sol.
– Il semble que le savant ait déjà accompli sa terrible
mission, soupira Kennedy.
Wellan prit les devants dans le tunnel qui remontait vers
la surface en s’efforçant de ne pas marcher sur les
innombrables corps. Lorsqu’ils arrivèrent enfin dehors, des
milliers d’Aculéos gisaient sur la neige à perte de vue.
Pendant que Kennedy les examinait sommairement, Wellan
scruta le ciel à la recherche de l’aérostat. Il s’avança alors
au bord de la falaise et vit des débris dans l’eau.
– Par ici ! appela-t-il.
Sierra et Kennedy s’approchèrent prudemment de lui.
– On dirait une épave, avança le policier.
– Sans doute celle du vaisseau volant, car ça ne
ressemble pas à un bateau ordinaire. Ou bien Odranoel a
manqué de carburant pour le maintenir en vol, ou bien il
s’est volontairement enlevé la vie en fonçant dans l’océan.
– Peux-tu localiser son corps ? s’enquit Sierra.
– Malheureusement, non. Je ne peux capter la force
vitale que de ce qui est vivant.
– Il y a donc de fortes chances qu’il ait péri dans
l’écrasement ? voulut s’assurer Kennedy.
– C’est ce que je crois. S’il vous faut absolument ramener
sa dépouille à Antarès, nous pourrions attendre que les
vagues le ramènent par ici tout comme elles l’ont fait avec
l’aérostat. Mais à mon avis, les poissons carnivores l’ont
peut-être déjà dévoré.
– Que fait-on des cadavres des Aculéos ? s’inquiéta la
grande commandante.
– Pour les incinérer, il faudrait que j’enlève mes gants de
protection.
– C’est vraiment trop dangereux, s’opposa Kennedy. Ils
finiront bien par se décomposer. Rentrons, maintenant. Il
n’y a plus rien à voir, ici.
Wellan les ramena dans la salle des laboratoires d’où ils
étaient partis. Les apprentis s’agglutinèrent derrière
l’épaisse vitre qui leur permettait de les observer en toute
sécurité.
– N’enlevez rien pour l’instant, fit la voix de Flanigan
dans les haut-parleurs. Je vais d’abord faire circuler un
puissant décontaminant dans la pièce pour nettoyer vos
combinaisons. Cela pourrait nécessiter plusieurs minutes.
– Ce qui compte, c’est de ne tuer personne à la
forteresse par négligence, répliqua le chef de la police.
Une fumée blanche entoura les trois enquêteurs et,
finalement, la procédure dura toute une heure. Une fois
que l’appareil de détection annonça qu’il n’y avait plus
aucun danger de contamination, les apprentis firent sortir
la fumée de la pièce et vinrent les aider à enlever leurs
combinaisons de protection.
– Je vais aller rédiger mon rapport pour la haute-reine
immédiatement, annonça Kennedy. Retrouvons-nous au
palais en début d’après-midi.
– Nous y serons, acquiesça Sierra.
14

Wellan et Sierra retournèrent à leur appartement sans


échanger un seul mot. Les horribles images qu’ils avaient
vues dans la caverne et sur la falaise les hantaient encore
tous les deux. La jeune femme prit place sur le lit et se
cacha le visage dans les mains. Wellan s’installa près d’elle
et lui frictionna le dos pour la réconforter.
– J’ai vu beaucoup de villages dévastés durant la guerre,
des femmes et des enfants carbonisés, des hommes
décapités… Je croyais être immunisée contre la barbarie…
– On ne s’habitue jamais à ça, Sierra.
– Et je continue de trouver inconcevable qu’Odranoel soit
le responsable de cette hécatombe.
– Connaît-on vraiment les gens que nous côtoyons ?
– Apparemment, non.
– As-tu l’intention d’informer Ché, Orchelle et Quihoit de
ce qui vient de se passer sur leurs terres natales ?
– Pourquoi voudrais-je leur causer une telle détresse ?
J’ai déjà assez de difficulté à gérer la mienne.
– Je pourrais te débarrasser de cette émotion nocive, tu
sais.
– Oui, je t’en prie, fais-le. Je dois être plus forte que ça
quand nous rencontrerons la haute-reine tout à l’heure.
Il plaça doucement ses mains sur ses tempes.
– Respire profondément.
Sierra se sentit soudain très lasse et ferma les yeux.
Wellan la coucha sur les draps et la laissa revenir
tranquillement à elle. Il en profita pour écrire ses
commentaires de la journée dans son journal. Elle se
réveilla deux heures plus tard, quelque peu désorientée.
– Que s’est-il passé ?
– Rien du tout. Tu t’es endormie. Est-ce que tu as faim ?
Elle revit les cadavres dans la neige, mais, cette fois, sa
tristesse fit place à un grand sentiment d’injustice.
– Pas vraiment…
Wellan quitta son secrétaire et fit apparaître ses mets
préférés sur la table, même s’il ne savait pas si elle
voudrait y toucher : des bols de potage à la pomme de terre
et au brocoli, du pain frais, du beurre et des chaussons aux
pommes.
– Tu me connais trop bien, s’attendrit-elle.
Elle s’installa à table devant lui et avala quelques
cuillérées de potage.
– Pas de nouvelles de Kennedy pendant mon sommeil ?
– Aucune, mais je suggère de passer le chercher au poste
de police avant de nous rendre au palais.
– Après le dessert.
– Tu ne survivrais pas longtemps sans sucreries.
– Je te le confirme.
Elle finit par manger suffisamment pour tenir le coup
jusqu’au soir.
– J’ai fait quelques croquis pour la haute-reine. Ils ne
sont pas très réjouissants, mais ça lui donnera une idée de
ce que nous avons trouvé là-bas.
Il alla les chercher et les déposa sur la table. On y voyait
des corps dans la salle du trône, puis dans la neige et
finalement les débris de l’aérostat dans l’eau.
– Ça nous évitera en effet d’interminables descriptions.
Dès qu’ils eurent fini de manger, ils firent une toilette
sommaire et se rendirent à l’immeuble de la police.
Justement, Kennedy sortait de l’ascensum, une petite
mallette à la main.
– Votre synchronisme est remarquable, les complimenta-
t-il. J’ai noté par écrit ce que nous avons vécu afin de le
remettre aux souverains sans plus tarder.
– Pour ma part, j’ai réalisé quelques croquis.
– Alors, allons-y.
Ils marchèrent jusqu’au palais.
– Ce qui s’est produit là-bas est vraiment malheureux,
mais il n’y a plus rien que nous puissions faire, laissa
tomber le policier. En ce qui me concerne, l’affaire est
close.
– De toute façon, il n’y a plus personne à qui nous
pourrions offrir une réparation, ajouta Sierra.
– Ne reste-t-il pas quelques Aculéos sur notre continent ?
– Trois, mais, personnellement, je préférerais ne pas leur
faire de la peine.
– De toute façon, ils ont choisi de se séparer des leurs et
de vivre comme nous, lui rappela Wellan.
Les gardiens de la porte principale les laissèrent passer,
puis un serviteur les conduisit à la salle d’audience, cette
fois, mais les conseillers étaient absents. Seuls Kharla et
Skaïe s’y trouvaient, assis sur leur trône, l’air grave.
– Avez-vous découvert quelque chose ?
– Un bien triste spectacle, Votre Majesté.
Kennedy fit signe à Wellan de leur remettre ses dessins,
ce que ce dernier s’empressa de faire. Kharla et Skaïe les
étudièrent en silence pendant un long moment.
– Une terrible tragédie qui aurait pu être évitée si nous
avions surveillé Odranoel de plus près, déplora la haute-
reine.
– Je l’ai connu toute ma vie, Votre Majesté, intervint
Sierra, et jamais je ne l’aurais cru capable d’une telle
inhumanité. Je ne cesse de me demander ce qui a pu lui
faire perdre ainsi la tête.
– Une mauvaise nouvelle, un drame personnel, peut-être
?
– Si vous le désirez, je pourrais enquêter de ce côté, mais
son journal semble prétendre qu’il avait besoin de faire
quelque chose d’important avant la fin de sa carrière.
– Tuer des gens ? s’horrifia Skaïe.
– Nous ne pouvons rien changer à ce qu’il a fait, peu
importe ses raisons, conclut Kharla. Mais je propose que
nous rédigions une loi qui nous permettra de consulter
dorénavant tous les travaux scientifiques en cours.
– C’est une excellente idée, approuva Wellan. La
confiance n’exclut pas le contrôle.
– Vu ma formation, intervint le roi, je pourrai tout de
suite savoir ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas.
Maintenant, si vous voulez bien m’excuser ?
Kennedy, Wellan et Sierra se courbèrent pendant qu’il
quittait son siège et sortait de la pièce.
– Il a le cœur si sensible, murmura Kharla. Je vous en
prie, racontez-moi tout.
Le chef de la police lui relata leur courte expédition dans
le Nord dans les moindres détails.
– Odranoel a donc perdu la vie, lui aussi, devina-t-elle.
– C’est ce qu’il semble, mais peut-être ne le saurons-nous
jamais, la mit en garde Sierra.
La haute-reine demeura silencieuse un moment.
– J’aimerais que cette affaire demeure confidentielle,
monsieur Kennedy, ordonna-t-elle finalement. Ce
qu’Odranoel a fait est condamnable, mais personne ne doit
l’apprendre. Nous vivons enfin en paix et je ne veux pas
que quelqu’un soit tenté, comme lui, de s’improviser
justicier.
– Je le comprends parfaitement, madame.
– N’en parlez surtout pas aux journalistes.
– Ça va de soi.
– Qu’en est-il de l’aérostat manquant ? voulut savoir
Sierra.
– J’y arrivais, répondit la haute-reine. Nous annoncerons
qu’Odranoel a tenté de déterminer jusqu’où il pouvait aller
et qu’il s’est abîmé en mer. Ainsi, les deux disparitions
seront expliquées.
– Il en sera fait selon votre volonté, affirma Kennedy.
– Ce sera tout. Vous avez fait du bon travail. Merci à vous
trois.
Kennedy, Wellan et Sierra la saluèrent de la tête et
reculèrent de quelques pas avant de se retourner et de
quitter la salle. Ils sortirent sur le boulevard.
– Votre aide m’a été précieuse, fit le policier à ses
assistants d’un jour.
– Nous aurions aimé pouvoir en faire plus, mais…
soupira Wellan.
– Je sais. Au plaisir de vous revoir bientôt.
Le policier poursuivit rapidement sa route en direction
de l’immeuble de la police. Sans doute avait-il d’autres
dossiers à traiter avant de terminer sa journée. Wellan et
Sierra s’immobilisèrent en même temps.
– Cette histoire laisse vraiment un goût amer dans la
gorge, lâcha Sierra.
– Si nous nous changions les idées ?
– As-tu une suggestion ?
– Si je me souviens bien, tu m’as parlé d’une foire, la
semaine dernière.
– C’est à Harrybourg, à plus de deux heures en train !
– Depuis quand reculons-nous devant un peu d’aventure
?
– Tu as raison. Allons voir à quelle heure est le prochain
départ.
Ils se rendirent à la gare et grimpèrent dans un luxueux
wagon une demi-heure plus tard.
– J’adore cette façon de voyager, déclara Wellan avec un
large sourire.
– Hum… je l’avais remarqué, vois-tu.
Pendant le trajet, Wellan consulta une brochure sur
l’endroit où se tenait ce grand marché public. Il s’agissait
d’un immense terrain, non loin de la gare de Harrybourg.
– Y a-t-il des restaurants dans les foires ? demanda-t-il.
– Oui, on y offre de la nourriture, mais pas de la même
qualité que celle que nous mangeons habituellement.
– Je suis prêt à tout essayer, tu le sais bien.
– Tu l’auras voulu.
Ils descendirent à la gare de la ville en question. Pour ne
pas perdre de temps, car les fêtes foraines ne demeuraient
pas ouvertes toute la nuit, Sierra poussa Wellan vers un
véhiculum privé, qui les déposa à l’entrée du grand parc
quelques minutes plus tard.
L’Émérien écarquilla les yeux avec ravissement quand il
aperçut au loin les énormes manèges. Sierra paya leur
billet d’entrée et s’accrocha à son bras.
– Qu’est-ce que je vois, là-bas ?
– Des machines qui ne vont nulle part.
– À quoi servent-elles, alors ?
– À s’amuser. Intéressé ?
– Tu parles !
Sierra commença par le laisser les étudier. Il y en avait
une vingtaine, toutes différentes, mais qui, pour la plupart,
offraient des parcours rotatifs.
– Est-ce que je pourrais les essayer ? supplia Wellan.
– C’est le but de notre visite.
II la suivit dans chaque manège, où il fut soumis à des
sensations de plus en plus fortes.
– J’ai la tête qui tourne, mais c’était fantastique !
s’exclama-t-il.
– On verra combien de temps tu tiendras.
Une fois qu’il fut monté au moins deux fois dans chaque
attraction, Sierra décida que c’était assez et l’entraîna
plutôt vers les kiosques de jeux d’adresse. Wellan s’y amusa
comme un fou pendant de longues minutes et gagna même
un petit chien en peluche qu’il offrit à Sierra.
– Je commence à avoir faim, lui dit-il.
Son estomac à elle était encore à l’envers, mais elle
l’emmena tout de même jusqu’aux comptoirs de
restauration. Il se composa une assiette de toutes les
petites bouchées qu’il put trouver. Ils s’installèrent ensuite
à une table de pique-nique. Pendant que Wellan avalait son
repas avec appétit, Sierra se contenta de lui soutirer de
petits bouts de saucisses et de pommes de terre frites. Elle
n’aurait pas pu en avaler plus.
– C’est vraiment un endroit génial, déclara-t-il, heureux.
– Je suis contente que ça te plaise.
Le soleil finit par disparaître et des milliers d’ampoules
s’allumèrent partout autour d’eux.
– C’est magique, s’émerveilla-t-il.
– Et ce n’est qu’une des nombreuses utilisations de
l’électricité, répliqua-t-elle moqueusement.
– Ai-je tout vu, ici ?
– Presque. Il ne reste plus que les simulateurs.
– Qu’est-ce que c’est ?
– De petites cabines qui offrent des expériences qui ne
sont autrement pas accessibles au public. Certaines se
fondent sur la réalité, d’autres sont des anticipations
d’inventions présentement en cours de développement.
– En as-tu déjà fait l’expérience ?
– Jamais. Mais si tu veux y aller, je t’accompagne.
Wellan se retrouva donc aux commandes d’une
locomotivus super rapide. Les paysages qui défilaient à une
vitesse folle sur les écrans autour de lui étaient
étourdissants. Ils prirent ensuite place dans un véhicule qui
ressemblait à une araignée métallique géante, qui pouvait
grimper autant dans les arbres que sur les parois d’une
falaise, puis dans la nacelle d’un immense ballon qui les
transporta au-dessus des forêts d’Antarès. Tristement,
Wellan ne put s’empêcher de penser que c’était ainsi
qu’Odranoel avait éliminé les Aculéos… Finalement, ils
montèrent dans une capsule qui fut catapultée dans
l’espace, où ils dérivèrent entre les étoiles.
– C’était incroyable ! s’exclama Wellan en sortant du
dernier simulateur.
Il se tourna vers Sierra et remarqua qu’elle ne partageait
pas son enthousiasme.
– Tu es fatiguée. Rentrons.
Il lui prit les mains et les transporta tous les deux sur le
boulevard qui menait aux grandes portes de la forteresse.
Elle passa son bras autour de sa taille et se colla contre lui
alors qu’ils retournaient chez eux.
– Mon traitement pour te délivrer de tes souffrances
aurait-il échoué ?
– Non, au contraire. Ce sont plutôt les impulsions
meurtrières de gens pourtant normaux qui me dépriment.
J’ai besoin de changer d’air, Wellan. Si tu m’emmenais
visiter ton monde, maintenant ?
– Tu tiens vraiment à y aller après l’avoir qualifié de
primitif depuis plus de quatre ans ?
– Je pense que sa simplicité me ferait du bien.

Le sort que son ancien patron avait réservé aux Aculéos


avait beaucoup ébranlé Skaïe. Après son entretien avec
Kennedy, Wellan et Sierra, il avait dirigé ses pas vers les
laboratoires et il était entré dans le bureau d’Odranoel
pour voir s’il y trouverait des indices qui auraient échappé
aux autres. Tout était à sa place, mais le haut-de-forme
était resté sur la table. « Il ne sortait jamais sans son
chapeau, alors il n’était certainement pas dans son état
normal… » comprit le roi. Il poursuivit sa route jusqu’à son
propre laboratoire et remit ses notes en ordre pour se
changer les idées.
À l’heure du repas, il se rendit dans un petit restaurant
sur le boulevard couvert. Ses gardes du corps se postèrent
à l’entrée pour s’assurer que personne d’autre n’y entre.
Skaïe mangea dans un coin sans se rendre compte que tout
le personnel était à son service. Il n’arrêtait pas de penser
à ce que son ami avait fait. Il retourna ensuite au palais,
mais bifurqua vers les jardins intérieurs plutôt que de
retourner dans ses appartements. Il prit place sur le banc
près de la fontaine et se perdit dans ses pensées. Lorsqu’il
leva finalement la tête, Kharla se trouvait devant lui,
chagrinée de le voir dans un tel état. Elle s’assit près de lui
et prit sa main.
– Je comprends ta peine, mon amour, mais il arrive
parfois que les gens ne sont pas aussi vertueux qu’on le
croit.
– Je le comprends intellectuellement, mais mon cœur a
plus de difficulté à accepter cette trahison.
– Pourquoi n’es-tu pas venu m’en parler au lieu d’errer
dans la ville ?
– J’avais besoin d’un peu de solitude pour reprendre la
maîtrise de mes émotions, ce qui n’est pas chose facile
quand on est roi et qu’on est censé donner le bon exemple.
– Tu es aussi mon époux et c’est mon rôle de te rassurer.
– Pardonne-moi.
Kharla l’embrassa tendrement et le serra contre elle.
– Rentrons, maintenant. Nous empêchons tout le monde
de venir se promener dans les jardins quand nous y
sommes.
Elle lui prit la main et le ramena au palais.
– Je vais aller faire ma toilette et m’habiller
convenablement pour le souper en famille, annonça-t-il.
– En effet, j’allais justement te le suggérer, se moqua
Kharla. Ce soir, tu ressembles au savant dont je me suis
éprise.
Skaïe prit une douche avant de mettre les vêtements que
ses serviteurs avaient placés sur son lit. Il finissait d’enfiler
ses bottes quand Carrington, son jeune fils, se planta
devant lui.
– Est-ce que tu vas mieux, papa ?
– Mais qu’est-ce qui te fait croire que je ne vais pas bien,
mon petit prince ?
– Tes yeux.
– Vraiment ?
L’enfant grimpa sur les genoux de son père et passa les
bras autour de son cou.
– Je serai toujours là pour te rassurer.
Skaïe l’étreignit avec amour en se rappelant que son
père à lui n’avait jamais accepté ses propres
démonstrations de tendresse.
– Merci, Carrington, murmura-t-il.
15

Sierra et Wellan décidèrent de mettre en branle leur


projet de voyage. Ils avaient trop besoin tous les deux de se
changer les idées. Ils rencontrèrent la haute-reine pour lui
dire qu’ils prenaient des vacances dans le monde parallèle,
allèrent chercher leurs vêtements à la blanchisserie, mirent
leurs effets dans leurs sacoches de selle et firent de l’ordre
dans l ’appartement. Sierra ne savait pas à quoi s’attendre
une fois à Enkidiev, alors elle resta un long moment debout
devant son armoire, indécise.
– Comment devrai-je m’habiller, dans ton monde ? finit-
elle par demander à Wellan.
– Les belles robes d’Alnilam n’existent pas, chez moi. Les
femmes portent surtout de longues tuniques attachées à la
taille, sauf à Fal et à Jade.
– Mais tu sais bien que je n’ai rien de simple.
– Alors, nous trouverons tout ce qu’il te faut sur place.
– Donc, si je comprends bien, je pars toute nue et nous
irons faire des emplettes en arrivant ?
– Très drôle. Une de tes robes, mais sans le corset, fera
très bien l’affaire.
– Oui, je crois que ça pourrait aller. Et toi, que porteras-
tu ?
– Étant donné que mes vêtements ont été abîmés à mon
arrivée ici, ce sera un pantalon et une chemise, tout
simplement.
Elle fouilla dans ses vêtements et choisit finalement une
robe noire pas trop chatoyante.
– Je sens que ce sera une aventure dont je me
souviendrai longtemps, laissa-t-elle tomber.
– Parce que tu tomberas follement amoureuse de mon
monde.
– Ça reste à voir.
Wellan sortit son bracelet de sa cachette et l’étudia
pendant un moment.
– Tu ne sais pas comment le faire fonctionner, n’est-ce
pas ? s’inquiéta Sierra.
– Je ne prétends pas être un savant, c’est certain. Skaïe
nous l’a expliqué, à Nemeroff et moi, il y a presque quatre
ans. J’ai habituellement une bonne mémoire, mais quand il
est question de sciences, j’ai un léger retard sur vous.
– Mais tu as des pouvoirs magiques que nous ne
possédons pas, alors ça s’équivaut, selon moi.
– Nous passerons par les laboratoires par mesure de
prudence. Je ne voudrais pas que nous nous retrouvions
par erreur dans un monde tout à fait inconnu.
– Il y a quelque chose qui me dit que ça ne te déplairait
pas, monsieur l’ethnologue.
Wellan se contenta d’esquisser un bref sourire. Une fois
qu’ils furent prêts, les époux profitèrent d’une bonne nuit
de sommeil. Au matin, ils firent leur toilette, s’habillèrent
et quittèrent l’appartement pour aller manger avant leur
départ. Dans le hall, on leur servit un bol de crème
d’avoine, une omelette au chocolat et des brioches au
caramel.
– Est-ce que je mangerai la même chose, dans ton monde
? demanda soudain Sierra.
– Les mêmes aliments, c’est sûr, mais préparés
autrement.
– De façon primitive, tu veux dire ?
– Je comprends tout à fait tes appréhensions, ma chérie.
Mais si le choc est trop grand pour toi, nous ne resterons
que quelques jours à Enkidiev. Je ne m’attends pas à ce que
ta faculté d’adaptation soit aussi grande que la mienne.
Tout ce qui m’importe, c’est de te présenter ma famille. Je
comprendrai, si tu ne désires rien voir d’autre que mon
royaume.
– Je ne suis certes pas aussi curieuse que toi, mais je suis
par contre déterminée à te faire plaisir. Alors, je ferai des
efforts.
Dès qu’ils eurent terminé leur repas, Wellan et Sierra
quittèrent le hall, leurs sacoches sur l’épaule, sans se
rendre compte qu’on les épiait. Ils se rendirent aux
laboratoires, où le roi était probablement déjà au travail.
Même s’il régnait aux côtés de la haute-reine, il ne pouvait
pas s’empêcher de laisser libre cours à son imagination. Ils
le trouvèrent dans sa grande salle, debout devant un
tableau blanc qu’il était en train de noircir de formules
mathématiques. Wellan maîtrisait désormais la langue
écrite d’Alnilam, mais il n’y comprit strictement rien.
– Pouvons-nous vous interrompre, Votre Majesté ?
demanda Sierra.
Skaïe sursauta et fit volte-face.
– Après tout ce que nous avons vécu ensemble, je vous
en prie, traitez-moi normalement et cessez de me vouvoyer,
répliqua-t-il en haletant.
– Il est difficile de savoir quand appliquer les règles
protocolaires et quand ne pas le faire, plaisanta Wellan. À
quoi correspondent tous ces symboles ?
– Ce sont les composantes du vortex artificiel que
j’entends créer.
– Tu t’en rapproches ?
– Théoriquement. La mécanique est plutôt facile à
comprendre. Ce sont les données relatives aux impulsions
de ta volonté quand tu le matérialises qui me manquent
encore.
L’inventeur remarqua alors les sacoches qu’ils portaient
sur l’épaule.
– On dirait que vous vous apprêtez encore une fois à
partir.
– C’est exact, attesta Sierra, mais nous ne pourrons pas
le faire sans ton aide.
Wellan lui montra le bracelet doré qu’il portait au
poignet.
– Je veux faire un saut chez moi, dans mon monde, mais
je veux juste m’assurer que je sais encore comment le faire
fonctionner.
– Rien de plus simple.
Skaïe manipula les symboles autour de la grosse pierre.
– Ce sont les coordonnées qu’a utilisées Kimaati pour
pénétrer dans ton univers. Alors, n’y touche surtout pas. Tu
pourrais te retrouver ailleurs. Tout ce que tu as à faire pour
l’activer, c’est de presser sur la pierre.
– Et pour revenir à Antarès ? s’empressa de demander
Sierra.
– Justement, j’ai conservé cette information quelque part
par ici.
Pendant que Skaïe fouillait dans ses tiroirs, Wellan retira
son journal d’une de ses sacoches.
– Voilà !
L’inventeur lui montra le bout de papier et Wellan
recopia sur la dernière page du cahier les symboles pour se
rendre à Enkidiev ainsi que ceux pour revenir à Alnilam.
– À quand le départ ? demanda Skaïe.
– Ce matin, l’informa Sierra avec une pointe
d’appréhension.
– C’est la première fois que nous utilisons le bracelet, lui
rappela Wellan. À quoi devons-nous nous attendre ?
– Je n’en sais franchement rien, mais si j’en juge par
l’état dans lequel vous avez été retrouvés, Nemeroff et toi,
à votre arrivée, c’est sûrement moins agréable que ton
vortex personnel.
Sierra revit dans son esprit l’image de Wellan
inconscient dans la cellule de la forteresse.
– C’est inquiétant, mais advienne que pourra.
– Si je n’étais pas le roi, je vous accompagnerais.
– Mais ta femme te tuerait à ton retour, le taquina Sierra.
Si ça peut te consoler, nous allons dans un univers où la
science n’existe même pas.
– Comment est-ce possible ?
– Sa civilisation ressemble à la nôtre il y a des centaines
d’années.
– Je suis vraiment désolé…
– Mais c’est quand même un monde merveilleux,
répliqua Wellan, froissé.
– Puis-je vous donner un dernier conseil ? fit l’inventeur.
– Autant que tu le voudras, en fait.
– Vous devriez activer le bracelet dans notre hangar de
livraison pour éviter que des curieux s’en approchent et y
soient aspirés.
– Oui, ce serait plus sûr.
– Venez.
Wellan et Sierra suivirent Skaïe jusqu’à l’immense
entrepôt, déserté à cette heure.
– Le tourbillon se formera sur le plancher, expliqua le
savant. Vous n’aurez qu’à sauter dedans. Pour arriver au
même endroit, il serait sans doute préférable que vous vous
teniez par la main. Rappelez-vous ce qui est arrivé à
Nemeroff, qui s’est retrouvé dans la mer des Deusalas,
tandis que Wellan atterrissait ici.
– J’y pensais, justement, avoua l’Émérien. Merci, Skaïe,
et bonne chance avec tes formules.
– Un jour, j’arriverai à me déplacer comme toi, tu verras.
– Je n’en doute pas une seconde.
Wellan consulta sa femme du regard. Elle prit une
profonde inspiration et hocha la tête. Il appuya donc sur la
grosse pierre du bracelet et le maelstrom se forma. Par
mesure de prudence, même s’il aurait aimé partager leur
aventure, Skaïe recula jusqu’au mur. Pour sa part, Wellan
enferma Sierra dans ses bras et la colla contre sa poitrine
afin d’arriver à Enkidiev au même endroit qu’elle.
– Allons-y avant que je change d’idée, lui dit-elle.
Ils sautèrent dans le large trou où tournoyaient
d’inquiétants nuages noirs. Skaïe ne bougea pas, de peur
que la force d’attraction le précipite à la suite des
Chevaliers. C’est alors qu’il vit apparaître de l’autre côté
du vortex une femme aux longs cheveux blancs, vêtue
d’une robe noire.
– Attention ! Restez où vous êtes ! l’avertit l’inventeur.
Aranéa le fixa droit dans les yeux avec indifférence et se
laissa tomber dans le tourbillon, qui se referma aussitôt sur
elle. En état de choc, le pauvre homme était incapable de
déterminer s’il s’agissait d’une folle ou d’une personne qui
voulait du mal à ses amis. Il se secoua finalement de sa
léthargie et se précipita dans le corridor. Ses gardes du
corps sur les talons, il courut jusqu’au palais et fit irruption
dans la salle d’audience, où Kharla était en train d’écouter
les requêtes de quelques-uns de ses sujets.
– J’ai besoin de ton aide ! hurla Skaïe en s’arrêtant
devant elle, pantelant.
– Qui te poursuit ? s’effraya la haute-reine.
– Personne ! Ce sont Wellan et Sierra qui sont en danger
! Enfin, je pense…
Kharla fit signe à son secrétaire de faire sortir tout le
monde, puis se leva pour aller à la rencontre de son mari.
– Calme-toi et explique-moi ce qui se passe, exigea-t-elle
en lui prenant les mains.
Skaïe commença par reprendre son souffle.
– Ils ont utilisé le vortex de Kimaati pour aller visiter la
famille de Wellan dans le monde parallèle. Mais avant qu’il
disparaisse, une femme a sauté derrière eux.
– Une femme ? Est-ce que tu la connais ?
– Absolument pas et j’ignore comment elle a pu entrer
dans les laboratoires.
Carenza apparut alors au milieu de la salle, les mains
jointes.
– Vous l’avez vue aussi, n’est-ce pas ? demanda Skaïe,
soulagée de la voir arriver à la rescousse.
– Cercika l’a aperçue dans ma vasque.
– Est-ce une autre sorcière ? s’enquit Kharla.
– Une déesse, plutôt, mais nous ne savons pas de quel
univers. Elle ne fait pas partie du nôtre. Selon Shanzerr,
c’est surtout une dangereuse inconnue dont les intentions
sont nébuleuses. Malheureusement, il semble que je sois
arrivée trop tard pour l’intercepter.
– Comment pourrions-nous avertir Wellan et Sierra du
danger qu’ils courent ?
– Hélas, c’est impossible. Ils ne se trouvent plus dans
notre monde.
– Et ils sont partis avec le seul bracelet que nous
possédions, alors personne ne peut les rejoindre, déplora
Skaïe.
– Ne paniquons pas, recommanda calmement Kharla. Ils
se sont bien débrouillés durant la guerre contre les
Aculéos. Je pense qu’ils pourront déjouer les plans de cette
intrigante.
– Je suis vraiment désolée, ma reine. J’aurais dû agir dès
que Cercika m’en a informée.
– Rien n’arrive jamais pour rien, Carenza. Peut-être que
le ciel a décidé que seuls ces deux vaillants soldats sont
capables de nous débarrasser de cette menace.
– Souhaitons que vous ayez raison.
Skaïe baissa la tête, moins confiant que sa femme.

Au même moment, dans son palais suspendu au-dessus


de la cité céleste, Rewain sortait de la piscine de sa mère. Il
se sécha, s’habilla et se coiffa devant l’immense glace, puis
passa au salon pour y retrouver sa femme.
– Aranéa, où es-tu, ma chérie ?
Ne la voyant nulle part, il alla jeter un œil dans les
autres pièces de l’étage, puis, découragé, finit par
s’engager dans le couloir. Tatchey, son serviteur toucan,
atterrit devant lui, en provenance des conduites d’aération
du plafond qu’il utilisait pour se déplacer dans tout
l’immeuble.
– Inutile de fouiller le palais de fond en comble, jeune
homme : elle est partie.
– Partie où ? demanda innocemment le prince.
– Chez les humains.
– Mais nous devions dîner ensemble.
– Rewain, assieds-toi et ouvre bien grand les oreilles.
Profondément inquiet, car il craignait d’apprendre une
affreuse nouvelle, il obéit à Tatchey.
– Je sais que tu es tombé follement amoureux de cette
femme alors que tu ne savais absolument rien à son sujet.
Mais laisse-moi te dire que tous les sorciers se méfient
d’Aranéa depuis qu’elle s’est matérialisée sur le champ de
bataille entre les soldats de Javad et l’armée des Chevaliers
d’Antarès.
– Ils ont tort. C’est une personne tout à fait
extraordinaire, douce comme ma mère, attentive,
dévouée…
– Qui vient de t’abandonner sans le moindre remords
pour suivre la grande commandante et Wellan dans un
autre monde.
– Quoi ? Mais c’est impossible, voyons.
– Si tu veux mon avis, Rewain, elle attendait ce moment
depuis la première seconde où elle a mis le pied ici.
– Mais elle n’avait aucun secret pour moi. Si son but,
c’était de visiter cet Enkidiev dont Wellan nous a si souvent
parlé, elle me l’aurait dit.
– Tu es d’une telle naïveté, mon pauvre enfant…
– Je suis certain qu’elle reviendra bientôt.
– Rewain, je suis vraiment navré, mais elle ne reviendra
pas. Il est évident pour tout le monde sauf pour toi qu’elle
n’est pas arrivée à Alnilam par hasard. Shanzerr est
persuadé qu’elle cherchait quelque chose ou quelqu’un
qu’elle n’a pas trouvé.
– C’était l’amour et je lui ai donné mon cœur…
Tatchey se cacha les yeux avec son aile.
– J’imagine qu’il n’y a qu’une façon de te persuader que
je dis vrai, soupira-t-il. Emmène-nous tous les deux à la
forteresse de Carenza.
– Avec plaisir, mais seulement pour te montrer que tu te
trompes.
Ils se retrouvèrent instantanément dans la grande cour.
Cercika était assise devant la vasque et tremblait de peur.
Olsson se tenait derrière elle, l’air sombre.
– Je suis désolé de vous importuner, commença le toucan.
– Si vous cherchez la créature qui porte le nom d’Aranéa,
sachez qu’elle a quitté ce monde, les informa le sorcier.
– La créature ? répéta Rewain, insulté.
– Elle n’est pas humaine, l’appuya Cercika. J’ai vu son
vrai visage dans l’eau. Elle était terrifiante.
– Vous avez tous tort ! hurla le prince.
Olsson descendit de la passerelle et s’approcha de lui.
Son visage était si sinistre que Rewain recula de quelques
pas.
– Elle n’appartient à aucun univers connu et ses
intentions sont mauvaises, lâcha-t-il. Ne cherche pas à la
rappeler ou tu auras affaire à nous.
Incapable d’en entendre davantage, le jeune dieu
disparut avec son serviteur.
16

Après avoir été malmenés par la rotation du tourbillon


pendant plusieurs minutes, Wellan et Sierra atterrirent
violemment sur la terrasse du plateau rocheux où s’élevait
la forteresse d’An-Anshar.
Solidement accrochés l’un à l’autre, ils roulèrent jusqu’à
ce que le dos de Wellan heurte la fontaine, ce qui stoppa
finalement leur mouvement. Ils restèrent immobiles
pendant un moment, pour être certains qu’ils n’allaient
plus être secoués comme des pantins, puis se redressèrent.
La tête leur tournait encore un peu, alors ils attendirent
avant de se lever.
– Finalement, je préfère ton vortex, même s’il y fait un
froid de canard, laissa tomber Sierra.
– Est-ce que ça va ?
– Heureusement que nous avons eu un peu
d’entraînement dans les manèges de la foire. Mais je ne
suis pas sûre de retrouver mon équilibre si tu m’obliges à
me remettre sur pied maintenant. C’était vraiment brutal.
– Attendons encore un peu. Je ne me souviens pas d’avoir
été ballotté de la sorte la première fois.
– Pas étonnant que tu aies perdu connaissance en
atterrissant à Alnilam.
– Il doit sûrement exister une bonne façon d’utiliser ce
moyen de transport.
– Quand je pense que nous devrons l’utiliser encore une
fois pour rentrer chez nous…
– Chaque chose en son temps, ma chérie.
Il l’aida à se lever en se félicitant d’avoir coincé les
sacoches entre eux, sinon ils les auraient certainement
perdues. Sierra regarda autour d’elle et ne vit que les
sommets des volcans environnants.
– C’est ça, ton monde ?
– Une infime partie, je t’assure.
– Tu m’as dit que nos mondes étaient parallèles. Alors,
où est cet endroit, chez moi ?
– Sur ton continent, les volcans d’An-Anshar se
situeraient dans la partie est d’Antarès et d’Eltanine. C’est
ici qu’Onyx, le père de Nemeroff, a choisi de bâtir sa place
forte.
Wellan lui prit les épaules et la fit pivoter vers l’imposant
château de huit étages.
– Et celui de l’autre côté du lac ?
– Il n’était pas là avant mon départ, mais je suis certain
que le maître des lieux nous renseignera à son sujet.
En silence, Aranéa, qui s’était retrouvée au milieu des
vignes en sortant du vortex, s’avança avec l’intention
d’arracher à Wellan son bracelet magique. Les portes de la
forteresse claquèrent alors bruyamment, la faisant reculer
derrière les arbrisseaux. Onyx s’avança vers les intrus, prêt
à défendre son domaine.
– Wellan ? s’étonna-t-il.
– Eh oui, c’est bien moi. Je suis désolé de ne pas avoir
annoncé mon arrivée. En fait, je ne savais pas vraiment
comment.
L’empereur vint lui serrer amicalement les avant-bras à
la manière des Chevaliers d’Émeraude.
– Onyx, je te présente Sierra, mon épouse.
– Si je me souviens bien de ce que Nemeroff m’a dit,
c’est la grande commandante de l’armée du monde
parallèle, n’est-ce pas ?
– C’est exact, confirma Sierra.
– Il m’a raconté ce qui s’est passé dans votre univers,
mais ça fait plusieurs années déjà. Je vous en prie, acceptez
mon hospitalité.
– Avec plaisir.
– Cet endroit a beaucoup changé depuis l’affrontement
contre Kimaati, remarqua Wellan.
– Si tu fais référence au lac, je l’ai creusé pour les
enfants, expliqua Onyx.
– Et la forteresse, là-bas, c’est leur terrain de jeux ?
– Non. Ils n’ont pas le droit d’y aller. Je l’ai installée pour
les dieux Strigilia et Aéquoréa, dont le monde a été détruit
par une espèce de pieuvre galactique.
– Tramail… soupirèrent Wellan et Sierra en même temps.
– Allons nous réchauffer à l’intérieur.
Il les devança dans son hall, où brûlait un bon feu dans
une immense cheminée. Ils s’installèrent dans les
moelleuses bergères disposées devant les flammes et Onyx
fit apparaître des coupes de vin sur les guéridons à portée
de main. « Donc, tout le monde est capable de faire
apparaître de la nourriture et des boissons, ici, pas
seulement mon mari », constata Sierra.
– Es-tu revenu pour de bon, Wellan ? demanda
l’empereur.
– Non. Je suis là pour présenter Sierra à ma famille et lui
prouver que je suis bien traité dans le monde parallèle.
– Excellente initiative. Kira passe son temps à se
demander ce que tu es devenu. Tu as sûrement déjà deviné
que je ne te laisserai pas partir tout de suite.
– Je m’en doutais.
– Vous festoierez avec ma famille.
– Nemeroff sera-t-il présent ? s’enquit Sierra.
– Pas aujourd’hui. Il a son propre royaume à gouverner.
Mais j’ai dix autres enfants. Vous aurez l’occasion de
rencontrer les cinq tout petits, parce que les grands ne
vivent plus avec moi et qu’ils ont leurs propres enfants à
élever.
– Si je comprends bien, votre descendance est assurée.
– Depuis des centaines d’années, en fait.
Il sirota son vin avec un air espiègle.
– Si vous n’êtes pas pressés de retourner dans l’autre
monde, nous nous apprêtons à aller célébrer le mariage de
ma fille Cornéliane au Prince Rami des Madidjins. Je vous y
invite personnellement.
Wellan se tourna vers Sierra, car cette activité ne figurait
pas dans leurs plans.
– Nous acceptons avec plaisir, répondit-elle, ravie.
Maintenant, parlez-moi de cette forteresse au milieu de
nulle part.
Onyx, qui aimait de plus en plus cette jeune femme en
qui il pouvait capter la rigueur de l’armée, lui raconta
comment il avait découpé la tête d’un volcan à la frontière
d’Enkidiev et d’Enlilkisar pour s’y établir, afin de veiller sur
leurs habitants dont il était l’empereur. Puis il lui raconta
comment la reine d’Agénor avait tenté de le tuer, raison
pour laquelle il lui avait volé sa forteresse, pour la
transporter sur son domaine. Plus elle l’écoutait, plus
Sierra constatait à quel point Nemeroff lui ressemblait. Lui,
quand il s’était fâché contre les Aculéos, il avait décroché
leur falaise de ses assises et l’avait repoussée très loin dans
la mer du Nord.
Au repas du midi, les Hokous, qu’Onyx se fit un devoir de
présenter à ses hôtes, vinrent installer les chevalets sur
lesquels ils déposèrent les planches qui serviraient de table
pour la grande famille. Ils comprirent, sans qu’on ait à le
leur expliquer, qu’ils devaient ajouter deux couverts. Ils
apportèrent ensuite des plats comme Sierra n’en avait
jamais vus : de la salade de poisson cru baignant dans de
l’huile, des nouilles aux poireaux et aux algues, du riz cuit à
la vapeur, du saumon dans une sauce épicée, du pain violet,
des brochettes de boulettes sucrées, du pudding à la noix
de coco et des tranches d’ananas. Arrivèrent ensuite
Napashni, l’épouse d’Onyx, avec les enfants : Anoki et
Ayarcoutec, qui avaient maintenant seize ans, Obsidia et
Phénix, dix, et Jaspe, le bébé, qui venait de fêter ses huit
ans. Ils s’arrêtèrent net en s’apercevant que leur père
n’était pas seul.
– Wellan ? s’exclama l’impératrice. Quelle belle surprise !
Elle commença par lui serrer les bras puis l’étreignit
avant de le relâcher.
– Je te présente Sierra, mon épouse. Swan a combattu à
mes côtés lorsque nous avons affronté l’armée
d’Amecareth.
– Enchantée de faire ta connaissance, Sierra, mais j’ai
depuis changé mon nom pour Napashni.
– C’est un très joli prénom.
– Tout comme le mien ! s’exclama la plus jeune des deux
filles. Je m’appelle Obsidia.
Elle avait tellement grandi que Wellan avait du mal à la
reconnaître.
– À cause d’un sort, elle a désormais dix ans, expliqua
Onyx en devinant sa question.
– Et voici Anoki, le présenta Napashni.
Il était aussi grand que sa mère.
– Et Ayarcoutec, Phénix et notre petit Jaspe.
– Phénix est mon jumeau ! expliqua Obsidia. Il était
vraiment temps qu’il arrive des visiteurs, dans ce château.
– De quoi te plains-tu ? répliqua Onyx. Vous en avez
presque toutes les semaines.
– Ce n’est pas la même chose. Héliodore, Lazuli, Marek,
Kylian et Maélys sont si souvent ici qu’ils sont presque
devenus des membres de la famille. Wellan et Sierra sont
de vrais invités.
– Si tu le dis.
– À table, tout le monde, ordonna Napashni.
Sierra constata, une fois que tous furent assis, qu’il
restait encore une place libre et questionna son mari du
regard. Il n’eut pas le temps de répondre qu’Azcatchi
entrait à son tour dans le hall. Wellan se leva pour aller le
saluer.
– Je suis heureux de te revoir.
– Moi de même, affirma l’ancien dieu-crave. Comment va
Sage ?
– Il continue de filer le parfait bonheur avec Chésemteh.
Je pensais que tu profiterais de ton retour pour rouler ta
bosse, toi aussi.
– Ma place est auprès de Nashoba.
– Et auprès de moi, ajouta Ayarcoutec.
Sierra attendit que tous se mettent à manger avant de
goûter à l’étrange nourriture en écoutant les babillages des
enfants, qui avaient tous les cheveux aussi noirs que leurs
parents. Leur enthousiasme la charma. Ils aimaient se
taquiner, mais jamais méchamment. Assis au bout de la
table, Onyx n’intervenait dans leurs discussions que s’ils
s’adressaient à lui et se contentait de les observer avec
fierté. Lorsque Sierra leur avoua finalement qu’elle était
née dans un autre univers, les jeunes la bombardèrent de
questions.
– Est-ce que ton monde ressemble à celui-ci ? demanda
Ayarcoutec.
– Pas du tout. Nous sommes passés à un niveau évolutif
supérieur.
– C’est quoi, évolutif ? s’étonna Jaspe.
– C’est comme une longue échelle dont chaque barreau
représente une réalité différente.
– Du même endroit ? déduisit Anoki.
– Oui. En bas, c’est le début de la société et tout en haut,
c’est là où elle se dirige.
– Quelle est la différence entre ton échelle et la nôtre ?
s’enquit Obsidia.
Amusé, Wellan se demandait jusqu’où Sierra irait dans
ses explications.
– Parce que mon univers est rendu à un échelon plus
élevé que le vôtre, nos coutumes sont différentes, ainsi que
nos meubles, nos forteresses, notre science.
– C’est quoi, science ? demanda Jaspe.
– Les mathématiques et l’astronomie que nous enseigne
Lyxus, expliqua Anoki.
– Et nos inventions… continua Sierra.
Jaspe ouvrit la bouche pour savoir ce que c’était, mais
Obsidia le devança : – Qu’avez-vous inventé ?
– Moi, rien, répondit Sierra, mais nos savants ont créé
des machines pour nous faciliter la vie comme les
stationarius, qui permettent à deux personnes de se parler
même si elles sont à des lieues l’une de l’autre.
– Ici, nous utilisons la télépathie, la renseigna Phénix.
– C’est un échelon différent, ajouta fièrement Obsidia.
– Exact, parce que nos réalités ne sont pas identiques.
Elle leur parla aussi des ampoules électriques, des
véhicules solaires et des trains. Les enfants étaient pendus
à ses lèvres, mais pas autant qu’Onyx.
– C’est vraiment fascinant, lâcha-t-il. Ils vont maintenant
nous harceler jusqu’à l’âge adulte pour en savoir plus sur
tout ça et nous ne saurons pas quoi leur dire.
Comme ils avaient fini de manger, Napashni rappela aux
enfants que Lyxus, le vieil érudit qui vivait dans la
bibliothèque, les attendait. En protestant qu’ils voulaient
rester avec Sierra, ils finirent par quitter la table.
– Et n’oubliez pas de vous laver les mains et le visage,
ajouta la mère.
Onyx et elle restèrent à table avec leurs invités pendant
que les Hokous la desservaient.
– Quels sont vos plans ? s’enquit Onyx.
– Je vais présenter Sierra à mes parents, puis lui faire
visiter Émeraude et quelques royaumes d’Enkidiev.
– Et Enlilkisar ? fit Napashni.
– Ça dépendra d’elle. C’est beaucoup de territoire à
couvrir et nous n’avons pas prévu être partis longtemps.
– Possèdes-tu de la magie, Sierra ? voulut savoir Onyx.
– J’ai hérité de quelques pouvoirs de ma mère sorcière,
mais je n’ai pas eu le temps de les développer en raison de
la guerre. Ça fait aussi partie de nos projets d’avenir.
– Racontez-moi cette guerre que vous avez menée contre
des hommes-scorpions.
– Nemeroff ne l’a pas déjà fait ?
– Rappelle-toi qu’il a passé presque tout son séjour chez
les Deusalas, ma chérie, fit Wellan.
La grande commandante leur parla donc des premières
invasions des Aculéos et de la création de leur ordre par
Audax. Elle en profita aussi pour lui vanter la contribution
de Wellan et de Nemeroff lors du dernier assaut. Les
heures passèrent et les enfants revinrent finalement dans
le hall.
– C’est le moment de faire de l’exercice ! s’exclama
joyeusement Jaspe.
– En quoi ça consiste, exactement ? demanda Sierra.
– Nous nageons dans le lac pour développer nos muscles
et notre endurance, expliqua Obsidia.
– Alors, là, ça m’intéresse ! s’exclama Wellan.
Toute la famille se rendit donc à l’endroit où Onyx avait
façonné une douce descente en pierre qui permettait
d’accéder au bassin.
– Je t’en prie, papa, réchauffe l’eau, le supplia Anoki.
– Ils sont tellement douillets, soupira l’empereur.
À l’aide de sa magie, il contenta l’adolescent. Ils
s’amusèrent follement le reste de l’après-midi, surtout
Wellan, qui fit des longueurs avec Onyx, tandis que Sierra
restait avec Napashni et les enfants pour jouer au ballon
dans l’eau moins profonde. Une fois tout le monde séché et
changé, Onyx donna congé aux Hokous et alla chercher un
souper plus traditionnel de viande, de pommes de terre et
de légumes au Royaume d’Opale. Ayant dépensé beaucoup
d’énergie, les enfants se montrèrent plus calmes. Après
avoir dévoré leur part, ils se retirèrent un à un à l’étage
pour aller dormir. Pour que tout se passe bien, Napashni les
accompagna.
– Encore un peu de vin ? offrit Onyx à ses invités.
– J’ai assez bu pour aujourd’hui, décida Wellan.
– Moi aussi, renchérit Sierra. Je pense que nous devrions
suivre l’exemple des enfants. Cette magnifique journée a eu
raison de mes forces.
Ils montèrent l’escalier et les Hokous se firent un plaisir
de leur indiquer la chambre qu’ils venaient de préparer
pour eux. Quant à Onyx, il resta devant le feu.
Sierra alla se poster à la fenêtre, mais les volcans étaient
si hauts qu’elle ne voyait que des nuages.
– C’est comme dormir dans le ciel… laissa-t-elle
échapper. Tout est si serein et si simple, ici. Comme chez
Audax.
– Ça n’a pas toujours été le cas, malheureusement,
soupira Wellan.
Elle se déshabilla et se colla contre lui dans leur
immense lit.
– Parle-moi d’Onyx. Je suis sûre qu’il n’est pas du tout
l’homme qu’il semble être.
– Seulement si tu me promets de garder l’esprit ouvert.
– Je te ferai remarquer que c’est quelque chose que j’ai
appris à faire depuis que je t’ai rencontré. Allez, raconte.
– Pour commencer, il a plus de sept cents ans.
– Vraiment ? s’étonna-t-elle. Il n’a pourtant pas l’air plus
vieux que toi.
– Il a changé de corps deux fois depuis sa naissance : une
fois quand il est mort après la première invasion et l’autre,
après que nous l’ayons chassé de celui de Sage. Il a
finalement choisi celui d’un de ses descendants pour
poursuivre sa vie.
– Est-ce que vous pouvez tous faire ça ?
– Non. Dans mon cas, je suis revenu à la vie d’une façon
plus normale, soit en naissant une seconde fois d’une vraie
maman.
– Je t’en prie, dis-m’en plus.
– Il était le septième fils d’un meunier qui l’a envoyé
étudier au château pour apprendre à lire et à compter afin
de tenir ses livres commerciaux. Mais Onyx entretenait ses
propres rêves. Il voulait devenir soldat. Alors, quand son
père est mort, il s’est enrôlé dans l’armée.
– Est-ce qu’il possédait déjà ses pouvoirs magiques ?
– Oui, mais il en ignorait la portée, jusqu’à ce qu’ils se
mettent à se manifester pendant la première invasion. Il est
rapidement devenu le bras droit du premier commandant
des Chevaliers d’Émeraude à qui le magicien de Cristal
avait accordé des facultés surnaturelles pour venir à bout
des hommes-insectes. Après la guerre, il les leur a enlevés
pour éviter qu’ils en abusent, mais Onyx est disparu avant
qu’il puisse lui arracher les siens. De toute façon, il n’y
serait jamais arrivé, car nous avons appris depuis qu’Onyx
est en réalité le petit-fils du dieu Patris.
– Vos histoires sont vraiment plus compliquées que les
nôtres. Où est-il allé, après la guerre ?
– Dans le Nord, où il a fondé une colonie de gens qui
voulaient comme lui vivre en paix, mais un dieu déchu l’a
emprisonné dans un pays enclavé par des murs de glace,
résuma Wellan. En échange de conditions propices à la vie
et à la culture du sol, ce nouveau peuple devait nourrir les
enfants hybrides d’Amecareth, que le dieu déchu
rassemblait depuis plusieurs années. C’est là qu’Onyx est
mort, la première fois. Toutefois, il avait pris le soin
d’enfermer son âme dans ses armes. Quand Sage les a
trouvées, Onyx s’est introduit en lui.
– Et vous l’en avez ensuite chassé.
– Dès que nous avons découvert qu’il se terrait en lui,
mais il a réussi à s’échapper de sa nouvelle prison et à
s’emparer de Farrell, de sa lignée.
– Et vous n’avez rien pu faire pour aider ce pauvre
homme ?
– Onyx avait pris sa leçon et il a fait bien attention de ne
pas être détecté. De toute façon, son nouvel hôte était
d’accord de lui céder son âme. Et quand nous avons
finalement compris qui il était vraiment, nous ne pouvions
plus nous passer de lui. Nous étions au beau milieu de la
deuxième invasion et il connaissait notre ennemi mieux que
nous.
– Mon existence est décidément plus insignifiante que la
vôtre, en fin de compte, soupira Sierra.
– Plus normale, tu veux dire.
– Et Napashni, qui s’appelait Swan ?
– Je te raconterai son histoire un autre jour, si tu veux
bien. Commence par intégrer la vie d’Onyx.
– Bon, d’accord.
Épuisé par les heures de natation, Wellan l’embrassa et
se blottit contre elle. Il s’endormit presque aussitôt.
17

Au déjeuner, le lendemain matin dans le hall, Sierra fut


incapable de regarder Onyx de la même manière
maintenant qu’elle connaissait son histoire. Le sourire
amusé de ce dernier lui fit comprendre qu’il possédait le
don de lire dans ses pensées. Après un repas de fruits
étranges mais délicieux, Wellan et Sierra quittèrent la
famille impériale pour se rendre à Émeraude. Onyx sortit
sur la terrasse avec eux, pendant que Napashni
accompagnait les enfants à la bibliothèque. Les deux
hommes se serrèrent amicalement les bras.
– N’oublie pas mon invitation pour le mariage de
Cornéliane.
– Nous y serons.
– Et salue mon fils pour moi.
– Je n’y manquerai pas.
S’étant assuré que la chambre qu’il occupait dans l’aile
des Chevaliers lors de la deuxième invasion était toujours
inoccupée, Wellan y transporta Sierra.
– Je préfère décidément ton vortex à celui de Kimaati. Où
sommes-nous ?
– Là où je dormais quand nous revenions au château de
temps en temps durant la guerre.
Il la laissa examiner l’endroit. Elle se tourna finalement
vers lui.
– Quand es-tu arrivé dans ce royaume ?
– Ma première mère m’a fait conduire au Château
d’Émeraude alors que je n’avais que cinq ans. Nous étions
sept enfants magiques au début et nous dormions tous
ensemble dans un grand dortoir. On ne nous a donné nos
propres chambres qu’à l’âge de quinze ans. Mais la plupart
du temps, nous campions sur la côte d’Enkidiev pour
empêcher l’ennemi d’y mettre le pied.
– Raconte-moi ce que tu as vécu ici, réclama-t-elle en
s’assoyant sur le lit.
– J’ai appris à lire, à écrire, à compter, à raisonner et à
maîtriser ma magie avec un vieux magicien qui s’appelait
Élund. Puis, les soldats du roi nous ont enseigné à manier
les armes et à monter à cheval. J’avais vingt ans lorsqu’on
nous a confié notre première mission. La Reine Fan de
Shola est venue demander au roi de recueillir Kira, sa fille
de deux ans, que son père Amecareth allait tenter de
reprendre.
– Kira, c’est celle qui est devenue ta mère ?
– Oui, dans ma deuxième vie. Fan est repartie dans son
pays de neige et lorsque nous avons aperçu le feu dans le
ciel, le roi nous a demandé d’aller voir si son royaume était
en danger. Lorsque nous sommes arrivés à Shola, tout le
monde avait perdu la vie.
– Y compris la reine ?
– Elle est morte dans mes bras. Comme il n’avait pas
trouvé Kira à Shola, Amecareth s’est mis à envoyer ses
soldats partout sur nos terres pour nous arracher l’enfant.
C’est ainsi que la guerre a commencé.
– Et les deux lits, à ta droite, c’était pour qui ?
– Mes Écuyers. Dès qu’ils avaient terminé leurs études
de magie, les enfants nous étaient confiés pour que nous
leur enseignions à utiliser l’épée, le poignard et la lance.
Chacun vivait désormais avec son maître. La plupart du
temps, nous n’en avions qu’un à la fois, mais il y a eu des
années où nous avons dû en prendre deux. À dix-sept ans,
ils étaient adoubés et pouvaient à leur tour éduquer un
Écuyer.
– Très ingénieux, mais dangereux à la fois sur le front,
non ?
– Nous avons dû en effet les écarter de certains combats.
– Où sont tes Chevaliers, maintenant ?
– Dispersés dans tous les royaumes, mais prêts à
répondre à notre appel en cas d’urgence, comme ils l’ont
fait quand nous avons repris la forteresse d’Onyx dont
Kimaati s’était emparé.
Wellan lui tendit la main. Sierra la prit et il la fit sortir
dans le long couloir. Il l’emmena d’abord aux bains, déserts
à cette heure. C’était une vaste salle au milieu de laquelle
avait été creusé un bassin. Elle était entourée d’arches en
pierre. Certains s’ouvraient sur des salles pour se changer
ou se faire masser, les autres sur des niches qui
contenaient des plantes ou des fontaines.
– Waouh ! C’est magnifique !
– Je t’y ramènerai cette nuit, quand nous serons certains
de n’y croiser personne.
– J’y compte bien. Est-ce parce que tu es souvent venu ici
que tu aimes tant l’eau ?
– Peut-être bien. Il faut aussi dire que j’ai grandi sur les
rives de la rivière Sérida, où j’ai appris à nager. Cette
piscine nous permettait surtout de nous purifier tous les
matins avant la méditation.
Ils revinrent sur leurs pas et sortirent dans la grande
cour.
– Bienvenue au Château d’Émeraude.
Il lui pointa le palais, l’écurie, la forge, la maison du
forgeron, Morrison, et les grandes portes qui permettaient
de sortir de la forteresse.
– C’est si vieillot que c’en est presque romantique…
Wellan ne sut pas très bien quoi répliquer.
– Qui vit ici, maintenant que les Chevaliers sont partis ?
– Nemeroff et sa famille, ainsi que la mienne, car
théoriquement, ma mère est toujours la princesse
d’Émeraude. Onyx en est devenu le roi par acclamation,
jadis, puis Nemeroff lui a succédé.
– C’est maintenant que je vais rencontrer tes parents ?
– Ouais.
– Suis-je présentable ?
– Tu es belle même quand tu es couverte de boue au
milieu d’un combat.
Sierra lui décocha un regard découragé. Il reprit sa main
et les fit réapparaître tous les deux dans le couloir qui
divisait l’étage royal en deux.
– De ce côté vivent les souverains et, de l’autre, ma
famille.
Il frappa à une porte. Kira ouvrit et son visage s’éclaira
de bonheur. Elle attira Wellan contre elle pour l’étreindre.
Sierra était si surprise par la couleur de sa peau qu’elle se
figea.
– Ça fait plus de quatre ans que nous sommes sans
nouvelles de toi ! s’exclama Kira en le repoussant vivement,
mécontente.
– Je suis revenu d’une part pour me faire pardonner et,
d’autre part, pour te présenter la raison de ce délai.
Il prit Sierra par la main et la fit avancer.
– Kira, voici Sierra, mon épouse.
– Qui est là ? fit alors la voix de Lassa.
– Un revenant.
Son mari apparut près d’elle et se réjouit aussi de revoir
Wellan.
– Il était à peu près temps que tu rentres à la maison.
Qui t’accompagne ?
– C’est Sierra, sa femme… lui apprit Kira.
– Pourrions-nous discuter au salon ?
– Je ne voudrais pas m’imposer, fit Wellan. Si c’est un
mauvais moment, nous pourrions revenir.
– Entrez, insista le père.
Il les conduisit dans la grande pièce et les invita à
s’asseoir sur les sofas.
– Madame Sierra, je m’appelle Lassa, prince de Zénor et
désormais résident d’Émeraude.
– Et vous êtes Kira, murmura la commandante en
retrouvant la voix.
– C’est exact. Je suis née à Shola, mais j’ai passé toute
ma vie ici. Comment avez-vous réussi à conquérir le cœur
de mon fils ?
– Je suis la grande commandante de l’armée d’Antarès
dans un monde parallèle au vôtre.
– Celle dont Nemeroff n’a pas arrêté de raconter les
exploits ? déduisit Lassa.
– En chair et en os, confirma Wellan.
– J’ai rencontré votre fils peu de temps après son arrivée
dans notre univers. Il était dans un bien piteux état et
inconscient de surcroît. Puisque nous ne savions pas qui il
était, il a d’abord été enfermé dans un de nos cachots.
– D’où elle m’a vite fait sortir, ajouta Wellan en voyant
l’air offensé de ses parents.
– Il est rapidement devenu un atout de taille dans notre
lutte contre les Aculéos. Je dois tout de suite vous dire que
les seules créatures magiques dans mon monde sont une
poignée de sorciers. Ses pouvoirs nous ont grandement
aidés.
– Sans oublier son talent pour la stratégie, ajouta Kira.
– C’est certain. Une fois l’ennemi vaincu, nous avons pris
le temps d’apprendre à mieux nous connaître.
– Et un matin, je l’ai demandée en mariage. À mon grand
étonnement, elle a dit oui, expliqua Wellan pour écourter le
récit. Vous voyez, Sierra est une femme forte et
indépendante, qui n’avait pas vraiment besoin de moi pour
être heureuse.
– Exactement comme tu les aimes, le taquina Lassa.
– Avez-vous des enfants ? s’enquit Kira.
– Ça ne fait pas partie de nos plans pour l’instant,
répondit Wellan. Où est le reste de la famille ?
– Marek est à Zénor, où on tente de lui apprendre à
devenir roi, mais j’irai le chercher dans un instant, répondit
Lassa. Lazuli est dans l’ancien hall des Chevaliers, où il se
perfectionne en mathématiques. Quant à Kylian et Maélys,
ils vont bientôt revenir de la bibliothèque, car c’est presque
l’heure du premier repas de la journée. Je vous en prie,
partagez-le avec nous. Nemeroff y sera avec ta sœur et
leurs enfants.
– Avec le plus grand plaisir, se réjouit Sierra.
Ils avaient déjà mangé, mais elle mourait d’envie de
revoir Nemeroff. Lassa disparut pour aller chercher Marek
et Kira convia le couple à la suivre dans le grand escalier
jusqu’à l’étage du hall du roi. Ils pénétrèrent dans la
grande pièce, où la table avait été dressée devant la
cheminée. Nemeroff s’y trouvait déjà avec Kaliska et leurs
trois enfants : Héliodore, dix ans, Agate, cinq ans et le petit
Kiev de deux ans. Le roi-dragon bondit sur ses pieds pour
aller serrer les avant-bras de Wellan.
– Tu es enfin de retour !
– Pas tout à fait. Je suis plutôt de passage.
– Heureux de te revoir, Sierra.
Il lui fit un baisemain. Toute délicate, Kaliska, aux longs
cheveux lilas, s’approcha à son tour pour étreindre son
frère.
– Sierra, voici ma sœur, Kaliska, la reine d’Émeraude.
– Enchantée de faire votre connaissance, Sierra. Laissez-
moi vous présenter nos enfants : Héliodore, Agate et Kiev.
– Kiev ? répéta la commandante, charmée.
– En l’honneur du jeune homme qui m’a recueilli dans le
monde parallèle, expliqua Nemeroff.
– Soyez la bienvenue dans notre royaume, lui souhaita
très solennellement Héliodore.
« C’est le portrait de Nemeroff… » songea Sierra. Quant
à Agate et à Kiev, ils étaient blonds. Wellan et Sierra
n’eurent pas le temps de s’asseoir que Lassa se
matérialisait avec Marek, qui était désormais plus grand
que lui !
– C’est ça, ta surprise, papa ? Waouh !
Les deux frères se serrèrent les bras avec affection.
– Tu vis à Zénor, désormais ? s’enquit Wellan.
– Seulement la semaine, parce que maman exige que je
passe au moins deux jours ici. Mais quand le Roi Vail me
remettra enfin ses pouvoirs, elle n’aura plus le choix. Il
faudra que je reste là-bas.
– A-t-il aussi choisi ton épouse ?
– Non. Je l’ai choisie moi-même. Ce sera Ayarcoutec,
mais ses parents ne sont pas encore au courant.
Lazuli arriva à son tour et ne cacha pas son bonheur de
revoir son grand frère.
– C’est mon jour de chance ! s’exclama-t-il. J’ai réussi
tous mes examens de mathématiques et je te trouve ici !
Maélys et Kylian entrèrent en courant dans le hall et
poussèrent un cri de joie en apercevant Wellan. Ils
grimpèrent dans ses bras comme des écureuils.
– Ce que vous avez grandi !
– Je ne n’arrive pas à m’habituer que tu sois blond, avoua
Kylian.
– Tous à table, maintenant, exigea Kira.
Wellan, qui n’avait pas vraiment faim, n’eut pas à
manger quoi que ce soit, car sa famille le bombarda de
questions sur ce qu’il avait fait les quatre dernières années,
auxquelles il répondit de son mieux.
Par curiosité, Sierra risqua de petites bouchées. Puis, ce
fut à son tour de leur expliquer d’où elle venait. Tout
comme les enfants d’Onyx, ceux des familles royales
d’Émeraude l’écoutèrent avec attention.
– Toutes ces choses existent vraiment ? s’étonna Maélys.
– Eh oui, confirma Wellan. Je les ai vues de mes propres
yeux.
– Pourquoi n’avons-nous rien de tout ça ? s’enquit Kylian.
– Parce que nous ne sommes pas encore rendus là dans
notre évolution comme société, expliqua Wellan.
– Et parce que chaque monde suit son propre
développement, ajouta Nemeroff. Il se peut même que nous
n’en arrivions jamais là.
– Mais avoue que ce serait vraiment génial, papa,
répliqua Héliodore.
Kira les écouta en débattre en sirotant un thé bien
chaud. Elle était heureuse d’avoir tous ses poussins autour
d’elle. Après le repas, Wellan salua la tablée, prit la main
de Sierra et disparut avec elle.
– Où sont-ils allés ? s’inquiéta Agate.
– Là où les amoureux aiment être seuls, répondit Marek.
– C’est où ?
– Ne répond pas, l’avertit Kaliska.
Wellan et Sierra réapparurent sur la colline qui
surplombait le château, à l’est.
– Pourquoi ici ? s’étonna-t-elle.
– Parce que c’est un endroit où je suis souvent venu
méditer. Viens, je veux te montrer quelque chose qui
n’existe pas à Alnilam.
Ils descendirent la pente à pied jusqu’à une rivière si
claire qu’on pouvait en voir le lit. Sierra plissa les yeux en
croyant apercevoir des ossements tout au fond.
– Mais c’était un animal énorme…
– Une des bêtes d’assaut de nos ennemis. Si tu me
promets de ne pas paniquer, je vais te montrer à quoi elles
ressemblaient.
– J’ai appris à être brave, avec toi.
Wellan créa l’hologramme d’un dragon aussi haut que
trois maisons, avec un long cou de serpent. Sierra recula
contre lui, impressionnée.
– Vous avez combattu des monstres semblables ? Vous
n’en aviez pas peur ?
– Nous étions terrifiés, mais nous avions aussi tout un
continent à protéger. Ce sont des créatures comme celles-ci
qui ont tué les habitants de Shola en leur arrachant le
cœur.
– Y compris celui de la reine ?
– Non, s’attrista-t-il. Un sorcier lui a planté un poignard
dans la poitrine.
Le dragon se volatilisa. Wellan emmena alors Sierra
marcher sur une route de terre bordée de champs cultivés
à perte de vue.
– Ton monde est primitif, mais apaisant.
– Et tu n’as encore rien vu.
Il la transporta sur une des corniches de la montagne de
Cristal, d’où elle put voir l’océan au loin, à l’ouest. Le
Château d’Émeraude était tout petit à ses pieds.
– C’est à couper le souffle.
– Ce pic est l’équivalent de la montagne bleue dans ton
monde.
Ils s’assirent, les jambes pendant dans le vide.
– Si j’ai bien compris, j’ai épousé un membre de la
famille royale d’Émeraude ?
– Je suis d’abord né prince de Rubis, puis prince
d’Émeraude dans ma deuxième vie. Mais quand on devient
Chevalier, nos titres n’ont plus aucune importance.
– Pourquoi ta mère est-elle mauve ?
– C’est la fille d’Amecareth.
Sierra n’osa pas faire de commentaire sur le panthéon de
son propre monde.
– Sous sa carapace noire, sa peau était de cette couleur,
continua Wellan. Heureusement, elle n’a pas hérité de ses
autres caractéristiques d’insecte.
– J’ai remarqué qu’elle n’a que quatre doigts à chaque
main…
– Des oreilles pointues, des dents acérées et des pupilles
verticales, aussi. Mais son cœur est souvent plus humain
que le mien. C’est une personne merveilleuse, bien que
parfois hyper protectrice.
– Nous ne sommes arrivés que depuis hier et je me rends
compte que je ne te connais pas aussi bien que je le
croyais.
– C’est pour ça que je t’ai emmenée chez moi. Pour que
tu me découvres davantage.
Il la ramena au château et prit le temps de lui en faire
visiter tous les recoins pour lui donner une meilleure idée
de son enfance et de son adolescence. Tout comme les
enfants, elle le questionna pendant toute la visite et il se fit
un plaisir de contenter sa curiosité.
18

L’arrivée d’Onyx et la puissance qui émanait de lui


avaient effrayé Aranéa au point où elle avait décidé de ne
pas s’attaquer au possesseur du bracelet magique en sa
présence. Elle s’était donc dissimulée dans les vignes
pendant que cet homme le faisait entrer dans sa forteresse
avec sa compagne. Le couple en était ressorti plus tard
avec une ribambelle d’enfants pour aller nager, puis y était
retourné pour la nuit. C’était une coutume bizarre des
humains qu’elle ne comprenait toujours pas.
Aranéa ne possédait pas une seule goutte de leur sang
dans les veines. Elle n’appartenait même pas à la même
galaxie qu’eux. Toutefois, elle avait dû faire face au même
ennemi : une pieuvre géante qui dévorait des univers
entiers. Pour sauver ses enfants, elle avait dû les expédier
dans l’inconnu et n’avait pas eu le temps de regarder de
quel côté ils étaient partis. Se croyant de taille, elle était
restée pour affronter le monstre qui s’en prenait à sa
planète. À une vitesse foudroyante, Tramail avait tendu son
tentacule et l’avait capturée pour tenter de la réduire en
bouillie. Dans un ultime effort, elle avait rassemblé toute sa
magie pour l’électrocuter. La pieuvre l ’avait lâchée en
poussant un terrible rugissement, mais Aranéa avait appris
sa leçon. Meurtrie et privée de la plupart de ses pouvoirs,
elle avait filé avant qu’il la rattrape.
La déesse s’était réfugiée sur un astéroïde, sans doute
un vestige des nombreuses destructions de Tramail, afin
d’y refaire ses forces, mais ne les avait pas entièrement
recouvrées. Après avoir constaté que Tramail s’était
finalement désintéressé de sa planète et qu’elle était
toujours habitable, Aranéa s’était mise à la recherche des
siens. Dans chaque système solaire, qu’elle réussissait à
atteindre avec beaucoup de difficulté, elle tombait sur des
peuples primitifs qui ne la comprenaient pas et qui ne
désiraient pas l’aider. Elle en était venue à tous les
détester. La dernière fois, elle avait eu la chance de tomber
sur un autre dieu. Rewain était d’une telle naïveté. Il l’avait
ramenée chez lui et avait pris soin d’elle, jusqu’à lui
déclarer son amour et en faire sa reine. Aranéa ne savait
même pas ce que cela signifiait. De toute façon, elle n’avait
jamais eu l’intention de rester, mais seulement de se
reposer… jusqu’à ce qu’il lui parle du bracelet de Kimaati.
Les possibilités de déplacements de cet objet étaient
infinies et, mieux encore, instantanées. C’était exactement
ce qu’il lui fallait pour retrouver plus rapidement ses
enfants.
La déesse n’était pas arrivée à voler l’objet magique à
l’homme de l’autre monde, mais elle avait au moins pu
sauter dans le vortex avec lui, ce qui lui donnerait une
autre occasion de s’en emparer. Elle avait surveillé la
forteresse de l’empereur et elle avait vu que Wellan ne
portait pas le bracelet lorsqu’il était allé nager.
Silencieusement, elle avait escaladé la façade à la manière
d’une araignée pour finalement s’apercevoir que toutes les
fenêtres et toutes les portes sur les balcons étaient scellées
par une magie qu’elle ne pouvait pas déjouer. Après s’être
fait enlever sa place forte par Kimaati, Onyx l’avait mieux
protégée. Aranéa ne voulait pourtant tuer personne, juste
mettre la main sur l’objet de pouvoir.
Elle se réfugia sur le toit de l’immense immeuble,
refusant de se décourager. Cet homme finirait bien par en
ressortir avec le bracelet, cette fois… Au matin, quand elle
ouvrit les yeux, sa trace magique avait disparu. Elle se
tourna dans tous les sens pour le localiser, mais flaira une
odeur différente et familière vers l’est.
– Mes petits… se réjouit-elle.
Son combat contre la pieuvre l’avait vidée de ses forces.
Elle avait donc flotté dans l’espace pour sauter d’un univers
à l’autre. Autrefois, elle pouvait se déplacer magiquement
aussi souvent qu’elle le voulait. Désormais, elle avait à
peine assez d’énergie pour le faire une ou deux fois et
devait souvent aller à pied comme la plupart des créatures
mortelles. Mais rien ne l’empêcherait de mener à bien sa
mission.
Elle redescendit donc de son perchoir en évitant d’être
aperçue par tous ces humains qui entraient et qui sortaient
sans cesse de la forteresse. Elle traversa la terrasse et
évita les jardins, où d’autres s’affairaient, pour finalement
atteindre le bord du plateau qui surplombait Enlilkisar. Au
loin s’élevait une haute montagne dont le sommet se
perdait dans les nuages. « C’est là qu’ils se trouvent… »
comprit-elle. Elle jeta un œil à la pente raide. Il lui fallait
d’abord descendre dans la forêt si elle voulait atteindre sa
destination.
Heureusement, elle possédait toujours la faculté de
fabriquer de la soie. Elle s’enroula donc dans un cocon
immaculé et se laissa rouler jusqu’au pied du volcan. Elle
resta immobile quelques secondes pour reprendre ses
esprits, puis l’enveloppe blanche se fendit en deux. Elle en
émergea et prit le temps de s’orienter.
La forêt était dense, mais intéressante. Elle foisonnait de
vie tant humaine qu’animale. Aranéa capta la présence de
prédateurs, mais ils ne pourraient rien contre elle. Elle
s’enfonça entre les arbres en écartant les épaisses
fougères. Au bout d’un moment, elle se rendit compte que
son apparence humaine n’était pas du tout adaptée à un tel
déplacement. Ses pieds butaient sur des racines qu’elle ne
pouvait pas voir dans la végétation et sa robe restait
accrochée dans les branches. Il n’y avait qu’une seule façon
d’accélérer son rythme : elle adopta sa forme d’araignée
géante. D’un seul bond, elle grimpa à la cime d’un arbre et
aperçut la montagne. Il ne lui restait plus qu’à sauter de
l’un à l’autre pour atteindre son but. Infatigable, elle ne
s’arrêta qu’à la tombée de la nuit, car elle ne voyait plus le
grand pic et qu’elle craignait de s’en écarter. Elle
s’accrocha à une large branche et observa les étoiles. Pour
la première fois depuis longtemps, son cœur était en paix.
Au matin, Aranéa se rendit compte que la montagne au
loin s’élevait au milieu d’une immense baie. « Je n’aime pas
l’eau… », grommela-t-elle intérieurement. Elle redescendit
dans la forêt, pour trouver une façon de surmonter cet
obstacle. Les arbres étaient de plus en plus serrés les uns
contre les autres, alors elle fut forcée de reprendre sa
forme humaine pour suivre un sentier qui la conduirait
jusqu’à la berge. Elle entendit de légers craquements de
branches et, en l’espace d’un instant, elle fut entourée par
une bande de curieuses créatures qui pointaient des lances
sur elle. Elles étaient couvertes de fourrure de différentes
couleurs et se tenaient sur deux pattes.
– Laissez-moi passer, ordonna-t-elle.
– Qui êtes-vous et que faites-vous sur notre territoire ?
répliqua Daniké, qui ressemblait à un lion.
– Je ne sais pas où je suis, répondit la femme aux
cheveux blancs en penchant la tête de côté.
– Vous êtes chez les Pardusses et nous ne tolérons pas
que les humains chassent par ici.
C’étaient des êtres mi-hommes, mi-fauves, qui
possédaient la faculté du langage. Aranéa ignorait
évidemment qu’ils étaient les descendants des expériences
que les sorciers chauves-souris avaient menées au fil des
siècles. Elle ne savait rien de cette partie de l’univers. Ils
vivaient au pied des volcans du Nord depuis des lustres et
défendaient jalousement leurs terres contre toute intrusion,
même de la part des tribus pardusses voisines.
Aranéa leva les yeux et vit que ces bêtes vivaient dans
les arbres, car des plateformes reposaient sur les branches,
recouvertes de lianes, sans doute pour les protéger des
intempéries.
– Je ne chasse pas, répondit-elle finalement en regardant
Daniké droit dans les yeux. J’essaie de me rendre sur la
montagne dans l’eau.
– Chez les araignées ? s’étonna-t-il. Pour quoi faire ?
– Je les cherche depuis longtemps.
Les Pardusses se consultèrent du regard en se
demandant quoi penser de cette femme qui avait très
certainement perdu la raison. Habituellement, les humains
qu’ils vendaient aux araignées essayaient de s’échapper de
la montagne, pas d’y grimper.
– Elle est impossible à gravir, même avec nos griffes, car
ses versants n’offrent aucune prise, indiqua Daniké en
espérant que cela la convaincrait de rebrousser chemin.
– En descendent-elles ?
– Les araignées qui ont essayé se sont tuées. Mon oncle
l’a vu de ses propres yeux.
– Il est très important que je grimpe là-haut. Je ne
partirai pas avant d’avoir trouvé la façon de le faire.
– J’ai peut-être une idée…
Les hommes-fauves ramenèrent Aranéa dans leur village
afin d’expliquer leur plan à Alokin, leur chef. Ils
abandonnèrent la déesse au milieu des femmes et des
enfants, qui l’examinèrent avec curiosité. Celle-ci ne s’en
formalisa pas. Elle attendit plutôt la réponse des guerriers
avec beaucoup d’espoir.
– Elle veut volontairement devenir l’esclave de ces
monstres ? s’étonna Alokin.
– À mon avis, elle ne sait pas ce qui l’attend là-haut,
expliqua Daniké.
– Personne ne le sait vraiment, leur fit remarquer Nexx,
qui ressemblait à un lynx.
– Et elle ne partira pas avant d’avoir essayé de s’y
rendre, ajouta Daniké. Alors, nous pourrions en profiter
pour enrichir notre village.
– Mais tu as parfaitement raison, mon ami, se réjouit le
chef. Je te charge donc d’organiser cet échange.
– Je ne te décevrai pas.
Daniké revint vers Aranéa.
– Nous allons vous conduire jusqu’à l’endroit où vous
pourrez atteindre les nuages. Si nous partons maintenant,
nous y serons au matin.
Il se garda d’expliquer à l’étrange femme qu’ils allaient
la troquer contre une petite fortune en pièces d’or. Il
rassembla un groupe de dix Pardusses qui n’avaient pas
froid aux yeux et ils se mirent en route dans la forêt.
Dans le silence le plus complet, ils marchèrent pendant
des heures. Daniké jetait régulièrement un œil à la peau-
blanche qu’ils conduisaient à une vie d’esclavage. Elle
suivait facilement leur rythme sans se plaindre.
Dès qu’il fit trop sombre pour continuer, il indiqua à ses
hommes que le temps était venu de grimper dans les arbres
pour dormir. Il n’eut pas le temps d’offrir à Aranéa de
s’accrocher à son dos. Elle escalada le gros tronc par elle-
même, ayant compris que ces hommes-bêtes avaient besoin
de se reposer. Pendant qu’ils dormaient tous autour d’elle,
sauf celui qui montait la garde, elle contempla le sommet
de la montagne dont la coiffe de nuage était maintenant
éclairée par les rayons de la lune. « Je serai bientôt là… »
Au matin, les Pardusses mangèrent une partie des
provisions qu’ils avaient apportées dans leur besace.
Daniké en offrit à Aranéa, mais elle refusa d’y toucher. Ils
se remirent donc en route et entrèrent dans une forêt où
les arbres étaient démesurément grands.
Tout à coup, d’autres hommes-fauves sautèrent des
branches et atterrirent sur le sol pour leur bloquer la route.
Ils avaient tous la fourrure zébrée.
– Une peau-blanche, Daniké ? s’étonna Ambrid, leur chef.
Nous n’en avons pas échangé depuis ma jeunesse.
– Comme tu le sais, elles sont très rares, par ici.
– Tu connais notre entente avec les tribus qui veulent
faire du troc avec les araignées.
– La moitié de ce que nous obtiendrons pour elle vous
reviendra.
– Ravi de faire affaire avec toi, dans ce cas.
Les hommes-fauves du nord leur ouvrirent alors la route
pour qu’ils n’aient pas d’ennuis avec des groupes de
chasseurs de leur tribu. Peu de temps après, ils arrivèrent à
la baie, où un radeau était solidement attaché.
– Si tu te diriges droit devant, vers le pied de la
montagne, tu atteindras le lieu d’échange. Mais
l’embarcation ne peut contenir que quatre ou cinq
passagers, pas plus.
– Je prendrai trois de mes hommes pendant que les
autres resteront ici avec vous.
Daniké monta sur le radeau avec Aranéa et ceux qu’il
avait choisis. Ceux-ci se mirent à ramer avec force pendant
que leur chef manœuvrait le gouvernail. Heureusement, le
vent était calme et ne gonflait pas les flots. Ils arrivèrent
finalement au pied de l’autel de pierre. Sans qu’ils eussent
à lui dire quoi faire, Aranéa y grimpa. Avant qu’elle change
d’idée, Daniké souffla dans la corne attachée à l’autel. Le
vrombissement se répercuta sur la falaise. Les rameurs
firent rapidement reculer le radeau.
Debout au bord de l’embarcation et accroché au
gouvernail, Daniké ne comprenait tout simplement pas
pourquoi elle n’avait pas peur. Les yeux de cette femme
étaient levés vers le sommet de l’escarpement qui se
perdait dans les nuages comme si elle avait hâte d’être
capturée. Un épais ruban blanc en émergea et se mit à se
dérouler. Au lieu de chercher à s’enfuir, Aranéa le caressa
avec tendresse lorsqu’il s’enroula autour d’elle et qu’il la
souleva. Le fil d’araignée remonta sa prise jusqu’au ciel.
Les Pardusses attendirent pendant de longues minutes et
leur patience fut finalement récompensée : un panier
rempli d’or fut descendu sur l’autel.
Lorsque la déesse arriva au sommet de la montagne, à
quelques pas des grands jardins, les deux araignées
géantes qui l’avaient remontée la délivrèrent de son cocon
et la fixèrent avec stupéfaction.
Sans la moindre peur, la peau-blanche s’avança vers elles
et tendit la main. Les tégénaires se couchèrent aussitôt sur
le ventre et la laissèrent leur caresser la tête.
– Comment vous appelez-vous, mes chéries ?
– Je suis Anhela.
– Et moi, Cottarrelle.
– Vous êtes magnifiques. Maintenant, dites-moi où je
peux trouver Haspérie.
– Personne ne porte ce nom, ici, répondit Anhela.
– Elle était votre chef au moment où je vous ai perdues.
– Perdues ? répéta Cottarrelle. Je ne comprends pas.
– Conduisez-moi à votre nouveau chef. Elle saura.
Les araignées hésitèrent un instant, alors la déesse
grimpa sur le cou d’Anhela.
– Vous n’avez rien à craindre de moi.
Envoûtées par sa voix, elles traversèrent le jardin où
s’affairaient des ouvrières. Aranéa étudia l’environnement
de ses descendantes avec beaucoup de satisfaction.
Anhela et Cottarrelle trottinèrent sur la grande place,
attirant l’attention des tégénaires qui s’y prélassaient, puis
se dirigèrent vers de curieux cubes blancs percés de trous
ronds agglutinés les uns sur les autres à la verticale. Il y en
avait à perte de vue. Une araignée vint alors à leur
rencontre, suivie d’une centaine d’autres.
– Halte-là, mesdemoiselles ! ordonna l’une d’elles.
– Cette peau-blanche n’est pas comme les autres,
Kiarinah, lui apprit Cottarrelle. Elle semble nous connaître
et elle cherche même l’une d’entre nous qui porterait le
nom d’Haspérie.
– L’aïeule ?
– Tu la connais ? s’étonna Anhela.
– N’avez-vous donc rien appris, à l’école ? C’est elle qui a
fondé la colonie, il y a des centaines d’années.
Aranéa se laissa glisser sur le sol et s’approcha de cette
tégénaire apparemment plus savante que les autres.
– Elle n’est donc plus de ce monde, comprit-elle.
– Non, je regrette.
– C’est à elle que j’avais confié mes enfants. Qui l’a
remplacée ?
– Une illustre lignée de grands chefs.
– Et maintenant ?
– Eh bien, c’est moi.
– Alors, nous avons beaucoup de choses à nous
apprendre mutuellement, ma jolie. Je t’en prie, ramène-moi
chez toi.
Habituellement très prudente, Kiarinah lui obéit aussitôt,
sans discussion.
19

Lorsque tous les habitants du Château d’Émeraude


furent endormis, au milieu de la nuit, Wellan et Sierra
sortirent de leur chambre de l’aile des Chevalier. Ne
portant qu’une tunique verte, ils marchèrent pieds nus
jusqu’aux bains, au bout du long couloir. Plus personne ne
vivait dans cet immeuble, alors ils étaient bien certains de
ne pas être importunés. Ils se débarrassèrent de leurs
vêtements et plongèrent dans l’eau.
– Elle est chaude ! s’exclama Sierra.
Sa voix résonna dans la grande pièce aux murs creusés
dans le roc.
– Vous possédez des chaudières ?
– Absolument aucune, répondit Wellan. Cette technologie
n’existe pas encore, ici. Mais sous la terre se trouvent des
poches de lave en fusion qui réchauffent l’eau. Il y en a
dans le sous-sol de la plus grande partie d’Enkidiev.
– De la géothermie, donc ?
– Si tu le dis.
– Je te montrerai ce que c’est quand nous serons de
retour à la maison.
– Tout ce que je peux te dire, c’est que jadis, quelqu’un a
constaté ce phénomène naturel et que des bassins comme
celui-ci ont été creusés sous quelques-uns des châteaux
pour le plus grand plaisir de leurs propriétaires.
– Je les en félicite. C’est absolument génial.
Wellan la regarda nager pendant un moment avant de la
capturer dans ses bras. Ils s’embrassèrent longuement.
– Jusqu’à présent, je suis moins découragée que je l’avais
anticipé, avoua-t-elle.
– Content de l’entendre.
– Qu’as-tu l’intention de me faire découvrir, demain ?
– Nous passerons encore une journée ici, puis je
t’emmènerai là où je suis né.
– Oui, ça me plairait beaucoup.
Lorsqu’ils eurent terminé leur baignade clandestine,
Wellan utilisa son vortex pour les ramener dans la
chambre.
– Là, tu viens de perdre tout ton mérite, lui reprocha
Sierra en grelottant de froid.
– Oh, mais je l’ai fait exprès pour pouvoir te réchauffer.
Elle plongea sous les couvertures, où il la rejoignit.
Au matin, ils mangèrent encore une fois avec la famille.
Pendant que Wellan discutait avec Marek et Lazuli, Sierra
quitta le hall sur la pointe des pieds et explora le rez-de-
chaussée par elle-même. Elle retrouva l’entrée du jardin
intérieur et alla s’y promener. « Wellan a raison : il est
vraiment minuscule… », constata la guerrière. Elle s’arrêta
près de la fontaine, moins moderne que celle du palais
d’Antarès, et plongea la main dans l’eau. Celle-là était
glacée !
– Tu aimes la nature ? lui demanda Kira, qui l’avait suivie
en silence.
Sierra fit volte-face et éprouva un grand soulagement en
voyant que c’était sa belle-mère.
– Oui, beaucoup. Même si mon monde est plus avancé
que le vôtre technologiquement, j’ai passé la moitié de ma
vie dans les campements militaires des forêts du Nord sur
mon continent.
Kira lui fit signe de s’asseoir près d’elle sur le banc de
pierre.
– Tout comme moi, avoua-t-elle.
– Je trouve ça bien étrange, car chez moi, les souverains
ne vont pas à la guerre. Ils laissent leurs soldats s’en
charger.
– Ici, ça dépend. Le premier commandant des Chevaliers
d’Émeraude était le Roi d’Argent. Et personne n’a jamais
été capable d’empêcher Onyx de s’en mêler, même quand il
est devenu le souverain de ce royaume. Vers la fin des
hostilités, plusieurs monarques ont dû aussi prendre les
armes pour nous venir en aide.
– Et en finir une fois pour toutes avec l’ennemi.
– Exactement. Il nous tardait de connaître la paix.
Plus Kira lui parlait, plus Sierra oubliait qu’elle ne
ressemblait à personne d’autre. Elle finit par ne plus voir ni
ses pupilles verticales ni sa peau mauve.
– Je crois comprendre pourquoi Wellan est tombé
amoureux de vous, Sierra. Il a toujours été attiré par les
femmes intelligentes et dévouées à leur patrie.
– En a-t-il aimé plusieurs avant moi, dans ses deux vies ?
– Son premier grand amour a rendu l’âme dans ses bras.
– Était-ce la Reine Fan ?
– Il vous a parlé d’elle ?
– Très brièvement. Il m’a semblé triste en l’évoquant.
– Ils n’ont pas eu le temps d’être ensemble, mais son
fantôme l’a hanté pendant de longues années par la suite.
– Son fantôme ? Ça existe ?
– Ils sont rares, je vous assure. Après elle, il n’a aimé
qu’une autre femme, Bridgess, qui faisait partie de son
armée. Ils se sont mariés et ils ont adopté une fille, Jenifael.
Quand il est mort au combat, elle s’est remariée.
– Pendant qu’il renaissait ici même ?
– Eh oui. Il ne voulait pas nuire au nouveau bonheur
qu’avaient retrouvé les siens, alors il a mis beaucoup de
temps à nous dévoiler sa véritable identité.
– Est-il vrai qu’il avait une apparence physique
différente, à ce moment-là ? demanda Sierra, qui se
souvenait que Wellan lui avait dit qu’il avait le même visage
qu’Ilo.
– Oui, c’est vrai. Il ressemblait à son frère Lazuli et il
avait même mes oreilles pointues. Mais Onyx a décidé de
lui redonner son corps d’antan.
– Je ne savais pas que la magie pouvait accomplir un tel
miracle.
– Onyx n’est pas qu’un simple magicien. C’est le fils
d’Abussos, le dieu suprême. Nous ne savons pas jusqu’où
s’étendent ses facultés.
– Tout ça, c’est nouveau, pour moi…
– Avez-vous l’intention de le ramener avec vous dans
votre monde ? s’inquiéta la mère.
– Il s’y est parfaitement intégré, vous savez. Et puis,
grâce au bracelet de Kimaati, nous reviendrons souvent.
Peut-être accepterez-vous un jour de nous y accompagner ?
– Sans doute, quand tous mes poussins auront quitté le
nid pour mener leur propre vie. Mais il vous faudra être
très patiente avec moi. J’ai beaucoup de difficulté à les
laisser partir.
Kira lui parla alors de ses enfants et Sierra l’écouta avec
attention, heureuse d’en apprendre davantage sur sa belle-
famille.
Pour sa part, lorsque ses frères lui annoncèrent qu’ils
devaient se rendre à leurs leçons dans le hall des
Chevaliers, Wellan monta à la bibliothèque, où il avait
passé beaucoup de temps dans ses deux vies. Il marcha le
long des étagères, caressa la surface de la petite table où il
était resté des heures à étudier ou à traduire de vieux
textes. Il revit même dans son esprit les fois où Élund avait
dû venir l’y chercher quand il était en retard pour ses cours
dans la tour.
– Alors, tu t’es marié sans nous inviter ? résonna la voix
de Lassa dans la grande salle.
Wellan se retourna.
– Nous n’avions convié personne, en fait. C’est le roi et la
haute-reine qui ont décidé d’envoyer des faire-part à toute
l’armée d’Antarès. Contrairement à la nôtre, elle
comportait près de vingt mille soldats qui aiment faire la
fête. C’était tellement fou que je n’en ai presque plus de
souvenirs. Sierra et moi avons pris la clé des champs dès
que nous avons pu. Nous sommes montés dans un train et
nous nous sommes éclipsés pendant quelques jours.
– Qu’est-ce qu’un train ?
Sur la table, Wellan fit apparaître l’hologramme d’une
locomotivus miniature à laquelle étaient accrochés trois
wagons.
– Un moyen de transport, donc.
– Qui avance sur des rails en métal grâce à l’énergie
solaire. Il y en a des centaines, qui traversent tout le
continent de Sierra. On peut même y manger et y dormir.
– Tu as toujours aimé ce qui sortait de l’ordinaire.
– Et ce monde-là regorge d’inventions fascinantes.
– Tu retourneras y vivre pour toujours ?
– C’est ma nouvelle patrie, mais je reviendrai
régulièrement chez moi pour me retremper dans
l’atmosphère de la famille. Et puis, je ne pourrais pas vivre
sans savoir ce que deviendront mes frères, mes sœurs, mes
neveux et mes nièces.
– Es-tu heureux, Wellan ?
– Comme jamais. Connaître l’amour ailleurs que sur un
champ de bataille, c’est vraiment extraordinaire. Et il y a
encore tellement de choses que je n’ai pas encore vues, à
Alnilam.
– On ne chassera jamais l’érudit en toi.
– Je crains que non.
– À quand les enfants ?
– À vrai dire, je ne crois pas que nous en aurons. Sierra a
été terriblement traumatisée quand elle était petite. Mais
elle pourrait aussi changer d’idée. Nous verrons bien.
– Quels sont tes plans tandis que tu es encore ici ?
– J’aimerais donner un aperçu d’Enkidiev à Sierra,
comme elle l’a fait pour moi dans son monde.
Wellan fit disparaître le train.
– Elle est dans le jardin avec Kira.
– Je sais, et je pense que c’est une bonne chose qu’elles
puissent discuter ainsi. Moi, je n’ai pas vraiment de beaux-
parents. Ils ont été tués par les Aculéos. Toutefois Sierra,
que ses parents avaient adoptée, a retrouvé sa mère
naturelle, une sorcière du nom de Maridz. Je crois qu’elle
aimerait vous rencontrer.
– Rien n’est impossible, Wellan. Je sais bien que nous ne
sommes plus en danger à Enkidiev, mais soyez quand
même prudents, d’accord ?
Sans pouvoir s’en empêcher, Wellan attira Lassa dans ses
bras. Sa famille lui avait beaucoup plus manqué qu’il l’avait
cru. Lorsqu’il redescendit au rez-de-chaussée, il se rendit à
la chapelle du palais. La statue de Kira s’y trouvait
toujours, mais il se tourna plutôt vers celle de Theandras,
qui l’avait protégé toute sa vie. Il s’assit sur les tuiles
brillantes, comme il le faisait jadis. Il savait bien qu’il était
devenu inutile de la prier, car elle ne résidait plus dans le
monde des dieux.
– Ta mère m’a dit que je pourrais te trouver ici, chuchota
Sierra en prenant place près de lui. Qui est-ce ?
– C’est Theandras, la déesse protectrice de mon royaume
natal. Mais elle ne peut plus agir pour nous. Son monde
céleste a été détruit et, pire encore, Abussos en a eu assez
des disputes entre ses petits-enfants. Alors, il a condamné
les survivants de cette tragédie à vivre parmi les humains.
– Avec tous leurs pouvoirs ?
– Justement, non, mais j’imagine qu’ils s’y sont habitués,
depuis.
– Est-ce que cette Theandras pouvait vraiment aider les
humains, quand elle était là-haut ?
– Je ne sais pas pour les autres, mais elle est souvent
intervenue dans ma vie, parce que je lui adressais toutes
mes prières. Dans l’univers des dieux, il y avait des étangs
à la surface desquels ils pouvaient voir tout ce que faisaient
les humains. Alors, elle entendait mes paroles et elle
m’exauçait. Elle m’a prodigué des soins quand j’ai été
blessé et elle nous a même donné une fille, à ma femme et
moi, car nous ne pouvions pas concevoir d’enfants. Nous
avons trouvé Jenifael dans une hutte, au pays des Elfes, et
personne ne savait d’où elle venait. Ç’a été son plus beau
cadeau.
– Jusqu’à ce qu’elle te fasse mourir…
– Je n’aurais pas pu porter secours aux dieux autrement.
Les vivants ne peuvent pas respirer dans l’Éther.
– Je trouve étonnant que même les dieux aient recours à
toi.
– Que veux-tu, j’ai toujours eu de bonnes idées.
Sierra alla chercher un long baiser sur les lèvres de son
mari.
– Est-ce que nous croiserons tes Chevaliers pendant
notre séjour dans ton monde ?
– Tu en as déjà rencontré deux : Kira et Lassa. C’est
d’ailleurs grâce à eux que nous avons vaincu Amecareth.
– Qui, tout comme Kimaati, a quitté notre univers pour
aller faire sa loi ailleurs.
– Nous ignorions qui il était, à l’époque. En fait, nous ne
savions pas grand-chose. Pour nous, il était un puissant
sorcier semblable à un scarabée qui tentait de reprendre
Kira tout en nous dépossédant de nos terres.
– Dis-moi comment Lassa et Kira ont réussi à vous
débarrasser de lui ? Car c’était un dieu, en fait.
– Tu dois d’abord savoir qu’ils ont tous deux du sang
divin dans les veines.
– Pourquoi ne suis-je pas surprise ?
– Lorsqu’il est né, Lassa possédait déjà en lui toute la
lumière nécessaire pour éliminer Amecareth, mais il lui a
fallu attendre l’âge adulte. Quand il a été emprisonné dans
son palais, vers la fin de la guerre, Onyx a recruté une
poignée de Chevaliers, dont Kira, pour aller le délivrer. Et
c’est là que la puissance de Lassa s’est déchaînée. Non
seulement il a fait disparaître notre ennemi à tout jamais, il
a même démoli sa place forte en même temps.
– On dirait un conte pour enfants.
– Je te jure que c’est la stricte vérité.
– Je le sais bien, mais chez moi, avant ton arrivée, la
magie n’était pas notre alliée. Où vit cette déesse
Theandras, désormais ?
– Au Royaume de Fal, qui se situe au même endroit
qu’Einath dans ton monde. En passant, nous avons été
invités chez le roi pour un repas privé.
– Nemeroff, tu veux dire ?
– Exact.
– Qu’attendons-nous pour aller nous préparer ?
Elle lui prit la main pour l’inciter à se lever.
20

Une fois qu’ils eurent fait leur toilette et qu’ils se furent


changés, Wellan et Sierra montèrent à l’étage royal, mais
frappèrent à la porte de l’autre côté du couloir, face à celle
de la famille de Kira. Un serviteur leur ouvrit et les fit
entrer pour les conduire à la salle à manger privée de la
famille, où les attendaient Kaliska, Héliodore, Agate et le
petit Kiev.
– Je vous en prie, assoyez-vous, fit la reine. Mon époux
sera bientôt là.
Un autre serviteur leur offrit de l’eau et des jus de
pomme. Sierra remarqua qu’il n’y avait pas de vin sur la
table, puis se rappela que Nemeroff ne consommait aucun
alcool.
– Mon père a continué de me parler de votre monde,
madame, dit Héliodore à Sierra.
– Je t’en prie, appelle-moi Sierra.
– Si vous insistez.
– Que t’a-t-il dit ?
– Il m’a surtout raconté l’histoire des Deusalas et des
quelques affrontements auxquels il a participé.
– T’a-t-il aussi dit qu’il avait creusé tout un fleuve au
nord de mon continent pour nous séparer des Aculéos, et
qu’il a même repoussé leur falaise dans l’océan pour
accroître la distance entre nous ?
– Non. A-t-il vraiment accompli un tel exploit ?
– J’y ai assisté. Grâce à lui, nous avons pu avoir un peu
de répit.
– Il est donc un héros ?
– C’est certain.
Nemeroff arriva sur ces entrefaites, entièrement vêtu de
noir.
– Pardonnez-moi. Je devais régler un petit souci avec mes
conseillers.
– Tu n’as pas à t’excuser, mon ami, répliqua Wellan. Ça
fait partie des obligations d’un souverain.
– Vous n’avez pas commencé à manger ?
– Pas sans papa, leur rappela Agate.
– Je vous en prie, servez-vous.
Parmi les plats, Sierra choisit du poisson en croûte, de la
laitue et des tranches de concombre, alors que Wellan
préféra le bœuf grillé, les haricots et la purée de pommes
de terre. Kaliska prépara les assiettes de ses deux plus
jeunes pendant que Héliodore remplissait la sienne des
mêmes aliments que son père.
– Avez-vous des nouvelles des Deusalas ? demanda le roi
dragon.
– Nous leur avons justement rendu visite il y a quelques
jours, l’informa Wellan. Ils ont repris leur vie où ils l’avaient
laissée. Kiev est leur nouveau roi et il a même deux jeunes
fils.
– De son côté, Massilia a aussi donné naissance à une
fille, ajouta Sierra. Ils habitent toujours dans les cavernes
creusées dans la falaise et ne se sont prévalus d’aucune des
inventions que nous leur avons offertes.
– C’est mieux ainsi. Leur façon de vivre est saine.
– Ici aussi, intervint Agate en faisant de beaux yeux à son
père.
– Tu as bien raison, ma petite princesse.
– Les Deusalas, ce sont ces gens qui ont des ailes ?
demanda Agate.
– C’est exact, confirma Nemeroff.
– Des ailes comme celles des fées ?
– Non, ma petite chérie, comme celles des colombes,
précisa Kaliska.
Sierra mangea en contemplant les yeux mauves de la
reine et ses longs cheveux lilas. Jamais elle n’avait vu une
femme aussi belle. Une immense douceur émanait de
chacun de ses gestes. « Et c’est ma belle-sœur », se
rappela-t-elle. Elle écouta les deux hommes évoquer les
bons moments qu’ils avaient passés ensemble dans son
monde, mais sans parler de guerre, sans doute pour ne pas
effrayer les enfants.
Après une pointe de tarte aux fraises, Wellan et Sierra
remercièrent leurs hôtes et leur promirent de revenir à
Émeraude après leur tournée d’Enkidiev. Ils revinrent à
pied jusqu’à leur chambre pour activer leur digestion.
– Ta sœur est vraiment très belle, laissa tomber Sierra en
rassemblant ses affaires.
– À l’extérieur comme à l’intérieur. C’est aussi une
puissante guérisseuse.
– Ton univers est étrange, mais pas du tout terrifiant.
– Tu n’aurais pas dit la même chose si tu étais arrivée ici
au milieu de la deuxième invasion.
Sierra continua de porter une des tuniques vertes que lui
avait offertes Kira. Wellan, quant à lui, conserva son
ancienne tenue de Chevalier, mais sans la cuirasse.
– Nous allons utiliser mon vortex afin de gagner du
temps, si tu n’y vois pas d’inconvénients.
– Est-ce que nous pourrions quand même prendre des
chevaux ?
– Oui, bien sûr.
– J’aimerais voir le plus de paysages possible, mais pas
m’arrêter dans tous les royaumes pour rencontrer leurs
dirigeants, si tu vois ce que je veux dire. Je veux surtout
prendre le pouls de ton monde.
– Je comprends.
Ils se rendirent donc à l’écurie, où on leur prépara deux
solides destriers qui avaient besoin d’exercice. Ils
attachèrent leurs sacoches à la selle et mirent le pied à
l’étrier. Sierra suivit Wellan en direction des grandes portes
dans la muraille, puis sur le pont-levis.
– Je ne peux m’empêcher d’avoir l’impression de visiter
un gigantesque musée, avoua Sierra.
– Très drôle.
Ils firent marcher les bêtes sur la route de terre.
– Par où commençons-nous ?
– Par le Royaume de Rubis. Dans ton univers, il se situe à
peu près au centre de Hadar.
En quelques secondes, ils se retrouvèrent sur un autre
chemin, au milieu d’une dense forêt.
– Tu es né dans cette région sauvage ?
– C’est exact. Les Rubiens sont surtout des chasseurs. À
l’origine, il n’y avait que trois royaumes à Enkidiev : celui
de Cristal, celui de Rubis et celui des Fées. Les trois
grandes familles royales s’étaient divisé tout le territoire en
régions plus ou moins égales. Les autres pays sont apparus
quand ces monarques ont dû séparer leurs terres entre
leurs enfants et en céder une partie aux Elfes lorsque ceux-
ci sont arrivés par la mer de l’ouest.
– Tu en sais plus long sur l’histoire de ton monde que
moi sur celle du mien.
– Parce que c’est une de mes passions.
– Je t’en prie, continue.
– Le Royaume de Rubis fut détruit par le feu lors d’une
explosion volcanique une centaine d’années après ces
divisions. Mais, très résilients, ses habitants l’ont
entièrement rebâti et ses forêts sont devenues encore plus
riches qu’avant. Les Rubiens sont des gens qui débordent
de joie de vivre. Ils adorent boire, manger et chasser. J’irais
même jusqu’à dire qu’ils ont transformé la camaraderie en
un art sacré.
– Comme c’est intéressant.
– Ils peuvent parfois sembler désinvoltes, car ils ne
vivent pas selon les lois et coutumes des autres royaumes,
et ils fabriquent tout ce dont ils ont besoin. Chaque petit
village possède son propre système d’éducation. On
apprend aux enfants à lire, à écrire, à compter, à chasser et
à pêcher.
– Et à vénérer Theandras.
– Aussi.
Ils longèrent la rivière Sérida jusqu’à ce qu’ils arrivent
en vue du Château de Rubis, construit en bois rond.
– Il n’est pas en pierre comme celui d’Émeraude ?
s’étonna Sierra.
– Nous ne possédons pas de carrières et il aurait été trop
difficile d’aller en tailler de l’autre côté du cours d’eau.
Mais nous avons accès à tout le bois dont nous pouvons
avoir besoin. Je sais que tu ne veux pas rencontrer les
dirigeants d’Enkidiev, alors nous dormirons ici sans le dire
à personne.
– Oh, c’est de plus en plus excitant.
– Et pour protéger nos chevaux des grands chats
sauvages, nous allons les installer à l’écurie, où il n’y a
personne en ce moment. Je viens de le vérifier.
Ils dessellèrent les bêtes et les firent entrer dans des
stalles. Puis Wellan les transporta tous les deux dans son
ancienne chambre, que personne n’avait jamais occupée
après lui. Il en scella la porte avec sa magie et déposa ses
affaires sur la commode.
– Et que ferons-nous jusqu’à ce soir ? s’enquit Sierra.
– Je veux te montrer un endroit comme je n’en ai pas
encore vu chez toi.
– Éblouis-moi.
– Tu l’auras voulu.
Il lui prit la main et, en une fraction de seconde, ils se
matérialisèrent dans une petite grotte dont les murs et le
plafond étaient recouverts de cristal. Les rayons du soleil
qui plongeaient dans la rivière les éclairaient par réfraction
dans le large trou rempli d’eau à quelques pas d’eux.
– Où sommes-nous ? s’inquiéta Sierra.
– Dans la caverne où je me réfugiais pour méditer quand
j’étais enfant. À l’époque, je n’utilisais pas encore de
vortex, alors j’y venais à la nage.
Il l’incita à s’asseoir.
– C’est absolument prodigieux. Enseigne-moi à méditer.
Ils passèrent plusieurs heures à vider leur esprit dans ce
décor magique, jusqu’à ce que le soleil décline et que la
grotte s’assombrisse. Wellan les ramena alors dans la
chambre.
– Merci pour cette expérience inoubliable. Je regrette
sincèrement d’avoir traité ton monde de primitif. En réalité,
il juste plus pur que le mien.
– Mais tu n’as vu que deux royaumes jusqu’à présent.
Il fit apparaître leur repas composé de viande, de
pommes de terre bouillies, de carottes, de navet et de pain
frais, qu’il venait de subtiliser aux cuisines du château. Ils
mangèrent face à face à son ancienne table d’étude. Quand
ils eurent fini, il fit tout disparaître et mit la main sur ses
sacoches.
– Non, pas de journal cette nuit, l’avertit Sierra.
Elle le dévêtit en l’embrassant et il se laissa facilement
séduire. Ils firent l’amour et s’endormirent dans les bras
l’un de l’autre. Avant le lever du soleil, Wellan réveilla
Sierra. Après une toilette sommaire, ils allèrent seller les
chevaux sans faire de bruit. Après quelques pas à peine
dans la forêt, ils réapparurent au bord de la rivière, mais à
plusieurs kilomètres au nord. Il faisait sombre, mais ils
pouvaient quand même voir le sentier qu’ils suivaient, car
le ciel s’éclaircissait.
– Où sommes-nous, cette fois ?
– Au Royaume de Jade.
– En quoi est-il différent des autres ?
– Il est habité par des gens qui ont tous les cheveux
sombres et les yeux bridés comme Masao. Nous ignorons
pourquoi il y a des races différentes sur cette planète. Ce
n’est écrit nulle part dans nos livres d’histoire. Mais nous
parlons tous la même langue. Ce pays se situe au nord de
Rubis. Il est surtout composé de grands champs où les
Jadois cultivent le riz et le bambou et élèvent les vers à
soie. On y trouve aussi une forêt luxuriante où vivent des
animaux uniques à ce territoire, dont de petits singes, des
sarigues et des panthères.
Sans le lui dire pour ne pas l’inquiéter, Wellan utilisait
déjà ses sens invisibles pour s’assurer qu’ils n’étaient pas
traqués par un prédateur. Le soleil commença à se lever au-
dessus des volcans, révélant un paysage bien différent de
celui de la veille, car les arbres n’étaient plus de la même
essence. La forêt s’anima de plus en plus de cris d’oiseaux
et d’animaux que Sierra ne parvenait pas à identifier.
– Personne ne vit ici ? demanda-t-elle.
– Pas dans cette région, à cause de la végétation, mais tu
verras bientôt quelques villages. La majorité des Jadois
habitent toutefois dans de grandes villes près du palais.
C’est de là qu’ils partent pour aller travailler aux champs.
Ils chevauchèrent encore pendant une heure. Sierra était
ravie qu’il ne passe pas son temps à utiliser son vortex pour
les emmener ailleurs. Elle se rassasiait de ces nouvelles
sensations et de ces parfums inconnus. Son cerveau
enregistrait tout ce qu’elle voyait et entendait.
Puis Wellan piqua vers l’ouest et leur fit grimper une
colline, où ils s’arrêtèrent. Sierra écarquilla les yeux. Dans
la vallée, à leurs pieds, s’alignaient des centaines de
champs rectangulaires séparés par de grands arbres. Et au
loin, au sommet d’une petite montagne, s’élevait une
construction dont chaque étage avait une forme vraiment
curieuse.
– C’est le Château de Jade. De l’autre côté de la
montagne se trouve la ville impériale. En fait, c’est dans ce
royaume que Nemeroff est censé avoir déposé Dashaé et
les soldats perdus dans ton monde qui voulaient retourner
chez eux. Mais nous n’irons la voir qu’au moment de
repartir pour Alnilam, pour lui demander si elle veut
rentrer avec nous.
– Bonne idée. Parle-moi davantage de cet endroit bizarre.
– Il a été créé quand mon pays a été partagé en cinq
pour former les Royaumes de Turquoise, de Béryl, de Jade,
d’Opale et de Rubis. Les Jadois sont des gens paisibles qui
prennent toujours le temps de réfléchir avant de parler. Ils
n’ont pas peur du travail et ils sont très fiables. Ils se
soucient de leur bien-être et de celui de leurs invités. Ils
savent que la vie est temporaire, alors ils profitent de
chaque instant. Ils sont doux, tendres et attentionnés, mais
fiers aussi. Oh, et ils sont également obsédés par la
propreté.
– Comme à Antarès.
– Je t’assure que ça ne se compare même pas.
– Parle-moi de leur vie de famille.
– Elle est très importante pour les Jadois. C’est là que les
enfants apprennent à respecter les traditions. Les hommes
travaillent et les femmes prennent soin des petits, mais une
fois qu’ils ont quitté le nid, il n’est pas rare qu’elles
rejoignent leurs maris dans les rizières. Les enfants sont
leur plus grand trésor. Et tout comme les Chimères, les
Jadois raffolent des jeux d’esprit.
– Tiens donc.
– Viens, je vais te faire vivre une autre expérience dont
tu te souviendras longtemps.
Ils descendirent dans la vallée et longèrent un des
terrains inondés où les paysans cultivaient le riz pour
arriver finalement à l’entrée d’une petite ville qui sentait
les fruits.
– C’est déjà alléchant.
Ils s’arrêtèrent devant une auberge dont les murs
semblaient être faits en papier, et attachèrent les chevaux à
des poteaux de bois taillés en forme de fleurs. Une femme
s’approcha d’eux et les salua en se courbant légèrement.
– J’espère que vous êtes ici pour manger, parce que je
viens justement de préparer une soupe comme vous n’en
goûterez jamais plus.
– Nous sommes morts de faim, répondit Wellan en se
courbant à son tour.
Elle les fit asseoir à une table basse et leur servit d’abord
un petit bol de nouilles, de chou, de gingembre, d’oignons
et de champignons finement hachés qu’ils durent manger
avec de curieuses cuillères plutôt épaisses.
– C’est absolument divin, laissa échapper Sierra.
Vint ensuite une assiette de poisson de rivière cuit à la
vapeur et de riz blanc, puis des tartelettes aux œufs.
Wellan, qui n’avait que des statères sur lui, subtilisa
magiquement des onyx d’or dans les coffres du roi dragon
afin de payer le repas.
– Merci, madame, fit Sierra. C’était tellement bon.
La Jadoise accepta les pièces scintillantes avec humilité.
Wellan emmena ensuite Sierra marcher dans les rues pour
qu’elle puisse admirer l’architecture, les plantes et les
fleurs qui ne se retrouvaient nulle part dans son monde.
Vers l’heure du midi, ils revinrent chercher les chevaux et
quittèrent la région pour se diriger sur une grande plaine
où ils laissèrent les bêtes manger de l’herbe pour ensuite
les faire boire dans un ruisseau.
– Quelle est notre prochaine destination ? demanda la
jeune femme.
– Le Royaume de Turquoise.
– Tous les noms de vos pays sont si beaux.
– Je me suis dit la même chose la première fois que tu
m’as parlé de ceux d’Alnilam.
Ils remontèrent en selle et disparurent dans le vortex.
21

Wellan et Sierra se matérialisèrent sur un plateau


rocheux, devant l’entrée d’une caverne presque
entièrement dissimulée entre des conifères bien fournis.
Une petite rivière coulait sur leur gauche et descendait en
cascades vers une immense forêt d’arbres bien différents
de ceux de Jade. C’étaient des feuillus immenses
entrecoupés de conifères qui n’existaient même pas à
Alnilam. Sierra eut beau regarder autour d’elle, il n’y avait
ni sentier ni route qu’ils auraient pu suivre et surtout pas
de villages ou de villes.
– C’est ça, le Royaume de Turquoise ? s’étonna-t-elle.
– En fait, il s’étend à tes pieds, jusqu’aux montagnes de
Béryl, ces gros pics rocheux là-bas.
En observant plus attentivement la région, elle distingua
des volutes de fumée qui s’élevaient un peu partout au-
dessus de la forêt.
– Ses habitants vivent dans les arbres ?
– Pas du tout, l’informa Wellan. Ils construisent leurs
maisons sur le sol, entre les troncs. Je réalise que ce n’est
pas facile à percevoir d’ici, mais ces bois se situent sur
d’innombrables plateaux où de petites clairières
permettent aux Turquais de faire pousser des légumes.
– Pourquoi ne défrichent-ils pas leurs terres pour les
agrandir ?
– Parce qu’ils sont très superstitieux. Pour eux, le sol est
magique et les arbres sont vivants, alors ils refusent de les
abattre et ils préfèrent vivre en symbiose avec eux.
– Comme les Eltaniens. Où leur château se trouve-t-il
dans tout ça ?
– À vrai dire, ils n’en ont pas. La famille royale vit dans
une simple chaumière comme tout le monde, entourée
d’une vingtaine d’autres habitations. Il y a des milliers de
petits hameaux semblables dans tout le pays.
Wellan descendit de cheval. Sierra en fit autant en se
demandant pourquoi ils s’arrêtaient là. Ils s’assirent en
tailleur sur le sol et les chevaux en profitèrent pour paître.
– As-tu l’intention de me montrer un de ces villages ?
– J’hésite encore.
– Pourquoi ?
– Ce sont des gens chaleureux qui ne nous laisseront pas
facilement repartir et nous avons encore beaucoup de
choses à voir.
– Dans ce cas, parle-moi davantage d’eux et j’essaierai
d’imaginer le reste.
– Avec joie. Une grande partie de la vie des Turquais
tourne autour de la nourriture, qu’ils aiment cultiver,
préparer et partager. Ils invitent leurs parents et leurs
voisins à se joindre à eux. La famille est l’unité la plus
importante de leur société. Les enfants reçoivent leur
éducation des aînés, qui leur transmettent aussi les
légendes du pays.
– Ce sont de bonnes personnes, somme toute.
– Comme tous les habitants de mon monde, plaisanta
Wellan. Mais les Turquais prônent davantage l’amour de
leur prochain que tous les autres et la trahison les blesse
profondément. Je dois tout de même admettre qu’il n’y en a
pas souvent dans ce royaume. Toutes les disputes sont
déférées au roi, qui les règle prestement. Mais si j’ai choisi
de t’emmener précisément ici, ce n’est pas par hasard.
– Figure-toi que je m’en doutais déjà. Allez, dis-moi
pourquoi.
Wellan se retourna et lui pointa l’entrée de la caverne.
– C’est ici que l’Immortel Danalieth s’est réfugié pour
fuir la fureur de Parandar.
– Je ne connais ni l’un ni l’autre.
– Parandar était le dieu en chef des Ghariyals. Il a été
condamné à vivre sur cette planète par Abussos en même
temps que Theandras. Mais, à l’époque, il habitait encore
dans les cieux. Les Immortels étaient ses serviteurs, son
lien avec les humains, en quelque sorte. Chacun avait sa
propre mission à accomplir. Tout comme Abnar, le magicien
de Cristal, qui devait veiller sur les habitants d’Enkidiev,
Danalieth avait été chargé de surveiller les activités des
Tanieths.
– Qui sont… ?
– Les soldats-insectes d’Amecareth, qui vivaient sur un
autre continent dans la mer de l’Ouest. Mais très curieux
de nature, Danalieth s’est d’abord arrêté sur l’île natale des
Elfes et il a pour ainsi dire oublié le but de sa présence
dans ce monde.
– Ce qui a dû irriter Parandar, j’imagine.
– Les dieux n’aimaient pas qu’on leur désobéisse et leurs
sanctions étaient sévères.
– Mais ce Parandar ne possédait-il pas le pouvoir de
retrouver son serviteur et de l’envoyer au bon endroit ?
– En théorie. Mais contrairement à Theandras, Parandar
n’avait jamais mis les pieds ici avant d’y être catapulté sous
une forme mortelle. Danalieth savait évidemment ce qu’il
risquait. Alors pour éviter son châtiment, il avait aussi pris
le soin d’entourer cet endroit d’une protection
impénétrable. Même en scrutant toute ma planète, les
dieux n’auraient jamais pu l’y retrouver.
– Ingénieux.
– C’est d’ailleurs à cause de lui que les Turquais se sont
mis à croire que leurs forêts étaient hantées, la nuit. Pour
se protéger des curieux, il a commencé par imprimer dans
leur esprit la crainte de l’obscurité. Comme certains
d’entre eux, plus téméraires, s’aventuraient quand même
dans la forêt une fois le soleil couché, il s’est mis à faire
résonner de terribles hurlements dans cette région pour
leur faire rebrousser chemin. Depuis ce jour-là, tous les
soirs, les Turquais s’enferment dans leur chaumière pour
ne pas être dévorés par des monstres qui n’ont en fait
jamais existé.
– Si je comprends bien, Danalieth était votre Salocin.
– Je crains que le vôtre soit plus sadique. Notre Immortel
utilisait plutôt ces tromperies pour survivre, pas pour
s’amuser à irriter les gens.
– Est-ce que je peux explorer la grotte sans tomber dans
un de ses pièges ?
– Bien sûr. Il n’y vit plus depuis longtemps.
Wellan suivit Sierra dans la caverne. Comme il y faisait
très noir, il alluma ses paumes pour l’éclairer et lui
permettre de fureter partout.
La jeune femme découvrit deux petits lits, des étagères,
de la vaisselle couverte de poussière et plusieurs coffres.
Puis elle se pencha dans un coin pour ramasser quelque
chose sur le sol. Elle commença par l’examiner au creux de
sa paume avant de se tourner vers Wellan.
– Regarde.
Elle lui montra une petite breloque dorée en forme de
feuille de chêne.
– Sans doute l’a-t-il oubliée ici quand il est parti.
– Je n’en sais franchement rien, ma chérie, mais puisque
tu l’as trouvée, tu peux la garder.
– En es-tu certain ?
– À mon avis, elle pourrait même te porter chance, parce
que tous les bijoux que Danalieth a fabriqués sur l’île
natale des Elfes ont des propriétés magiques.
Traumatisée comme tous les autres habitants d’Alnilam
par la possibilité qu’un sorcier se paye leur tête, Sierra
déposa vivement la breloque dans la main allumée de
Wellan pour ne pas être victime d’un mauvais sort.
– Je t’assure que tu n’as aucune raison d’avoir peur.
Mais les yeux de Wellan exprimaient une émotion bien
différente.
– Dis-moi ce qui te tracasse en ce moment, le pria sa
femme.
– Danalieth n’a pas créé que de beaux bijoux magiques. Il
a aussi fabriqué des instruments de pouvoir. Durant ma
première vie, Onyx s’est emparé de sa griffe surnaturelle,
une espèce de grande bague en forme de dragon qui s’est
accrochée à son doigt. Elle lui a permis d’affronter bien des
démons, mais en même temps, elle a bien failli le tuer.
Quant à moi…
Elle crut le voir frissonner d’horreur.
– Continue, exigea-t-elle.
– J’ai été marqué sur les bras par les symboles qui se
trouvaient sur un coffre brûlant, des spirales…
Constatant qu’il sombrait dans la tristesse, Sierra décida
que cette histoire pouvait bien attendre un autre jour.
– Tu me raconteras ça plus tard. Aide-moi plutôt à voir
s’il y a d’autres breloques dans la caverne.
Puisqu’il ne bougeait pas, elle se faufila dans ses bras
pour lui arracher un baiser. Wellan sursauta, ce qui le
ramena instantanément au présent. Pendant une heure, ils
explorèrent chaque centimètre carré de la grotte sans rien
trouver, puis décidèrent de mettre fin à cette chasse au
trésor. Wellan remit la petite feuille en or à sa femme.
– Je te jure que tu n’as rien à craindre.
– Bon, si tu le dis.
Elle détacha la chaîne qu’elle portait à son cou et y glissa
le petit bijou avant de la rattacher.
– S’il m’arrive quoi que ce soit de fâcheux, tu peux
t’attendre à un divorce.
Wellan éclata de rire, même si elle avait prononcé cette
menace de façon sérieuse.
– Est-ce que tu me donneras au moins un aperçu des
habitations des Turquais ? demanda-t-elle.
– Il est impossible de nous y rendre sans attirer
l’attention avec nos chevaux. Nous pourrions y aller sans
eux dans mon vortex.
– Mais ils nous verront quand même, à moins que tu nous
rendes invisibles.
– Je crains que ce soit un risque que nous devrons courir
pour contenter ta curiosité.
– Pourquoi ai-je l’impression que je pourrais regretter
cette requête…
Elle n’eut pas le temps de lui demander ce qu’il avait
l’intention de faire. Ils disparurent pour se matérialiser,
quelques secondes plus tard, debout sur une grosse
branche d’arbre à des mètres au-dessus du sol. Sierra
étouffa un cri de terreur et s’accrocha à Wellan, qui eut
tout juste le temps de s’agripper à une autre branche pour
ne pas tomber dans le vide avec elle.
– Es-tu fou ? siffla-t-elle entre ses dents.
– Avoue que personne ne nous verra, ici. Je t’en prie,
calme-toi et regarde en bas.
Elle prit une profonde inspiration et baissa les yeux. Un
petit village s’étendait autour d’un puits à leurs pieds. Les
femmes préparaient de la nourriture près d’un feu en
bavardant joyeusement. Derrière elles, les enfants jouaient
avec un gros chien à qui ils lançaient un bout de bois. Des
hommes sortirent de la forêt, rapportant des légumes dans
des brouettes.
– C’est ainsi que vivaient nos ancêtres, chuchota Sierra.
On peut voir ce genre de scènes dans les musées d’histoire
naturelle.
Avant de pouffer de rire et d’être surpris par les
Turquais, Wellan la ramena devant la grotte de Danalieth,
où il donna libre cours à son hilarité.
– C’est vrai ! affirma Sierra.
– Je savais que tu finirais par me remettre notre état
primitif sous le nez, réussit à articuler son mari en essuyant
des larmes de plaisir.
– Y a-t-il autre chose à découvrir, dans ce pays ? s’enquit-
elle pour changer de sujet.
– Je crains que non. Tu vois ces montagnes rocheuses, là-
bas ?
Elle mit la main sur son front pour mieux les distinguer
sous le soleil de plus en plus éclatant.
– C’est notre prochaine destination.
Ils commencèrent par récupérer leurs chevaux, qui
s’étaient déplacés dans une clairière, et les prirent par la
bride.
– Il sera plus difficile de nous cacher, car la végétation y
est rare, ajouta Wellan.
– Je suis sûre que tu penseras à quelque chose de
dangereux, grommela-t-elle.
– La grotte de Mori… Je crois bien que les chevaux
pourront y tenir aussi.
– La grotte de qui ?
Sierra n’eut pas le temps de prononcer le dernier mot.
Ils se retrouvèrent dans un endroit où il faisait si noir
qu’elle n’osa plus bouger. Nerveuses, les bêtes se mirent à
hennir.
– Doucement, les rassura Wellan.
Toutes les torches accrochées au mur s’allumèrent en
même temps, ce qui eut pour effet de les calmer. Sierra
regarda autour d’elle. La caverne était encombrée d’une
multitude d’étagères où se trouvaient les restes de
grimoires, de rouleaux de parchemin, de petites bouteilles,
de creusets et de fragments de roche noircis par l’incendie
qui avait ravagé cet endroit. Sur le côté se dressait une
table en bois qui avait miraculeusement échappé au feu
ainsi que deux petits bancs. Wellan fit apparaître une auge
devant les bêtes, car ils n’avaient pas eu le temps de les
conduire au ruisseau. Puis il tendit la main à Sierra.
– Je ne veux pas me retrouver dans un arbre, l’avertit-
elle.
– De toute façon, il n’y en a pas beaucoup, par ici. Fais-
moi confiance.
Il la tira doucement jusqu’à l’entrée de la caverne et
l’immobilisa sur la corniche. Ils se trouvaient au sommet du
plus haut pic du Royaume de Béryl.
– Je ne crois pas que ce soit une meilleure idée d’être
perchés ici… maugréa-t-elle.
– Il faut posséder des facultés magiques pour y grimper.
Alors, personne ne s’apercevra que nous y sommes.
– Je pensais davantage à notre propre sécurité.
– Je voulais juste que tu constates à quel point cet
endroit est unique.
– Je ne peux pas te contredire là-dessus. Mais comment
font-ils pour survivre dans une région aussi aride ?
– Les Bérylois sont des gens très ingénieux. Ils ont
construit d’innombrables canaux pour irriguer leurs
cultures et ils taillent la pierre pour ouvrir des chemins
dans la montagne. Ils s’en servent alors pour bâtir leurs
maisons. Tu vois cet abri carré un peu plus gros que les
autres juste au-dessous de nous ? C’est la forteresse du roi.
Elle est si petite qu’il doit tenir ses audiences en plein air.
Presque tous les habitants vivent dans les montagnes.
Seuls quelques-uns sont dispersés dans les forêts
avoisinantes, où ils élèvent du bétail.
– C’est un des cinq royaumes créés lors de la division de
Rubis, n’est-ce pas ?
– Exact. Il a été accordé au plus jeune de ses princes. Au
lieu de se décourager en arrivant ici, il a décidé d’en faire
une contrée viable.
– Tout un exploit, si tu veux mon avis. Où ce pays se
situerait-il, dans mon monde ?
– À Koshobé.
– Je vois. Parle-moi davantage des Bérylois, s’il te plaît.
– Ils passent le plus clair de leur temps à travailler pour
assurer leur subsistance. Ce sont des gens très attachés à
leurs traditions. Ils vivent au jour le jour et se contentent
de peu. Ils sont aussi capables de produire tout ce dont ils
ont besoin.
– Donc, ici non plus, il n’y a pas grand-chose d’autre à
voir.
– Pas vraiment, mais n’est-ce pas un lieu fantastique
pour un repas romantique ?
– Quoi ?
– Nous avons tout ce qu’il nous faut.
– Cet endroit n’a absolument rien de romantique, Wellan.
Il retourna à l’intérieur et Sierra s’empressa de le suivre.
Elle s’arrêta à côté de lui juste à temps pour voir apparaître
des écuelles de ragoût de légumes et deux coupes de vin
sur la table.
– Rassure-toi, je ne les ai pas subtilisées aux Bérylois,
parce que je sais mieux que quiconque que leurs
ressources sont limitées. Je me suis plutôt tourné vers les
Turquais. Comme ça, tu auras une bonne idée de ce que
mangent les gens de la région.
Sierra prit place sur un des bancs et risqua une première
bouchée pendant qu’il s’installait près d’elle.
– On dirait la cuisine des Basilics, commenta-t-elle avant
de replonger sa cuillère dans son bol.
Elle mangea avec appétit pendant un moment, puis leva
vivement la tête.
– Qui est Mori ? voulut-elle savoir.
– C’est le dernier magicien à avoir veillé sur ce royaume.
Il a été assassiné ici même, par le dieu déchu Akuretari,
que Theandras m’a ensuite demandé d’éliminer dans son
univers.
– Tout à coup, nos petites querelles sur Alnilam me
semblent bien triviales.
Elle jeta un nouveau coup d’œil autour d’elle.
– Et moi qui croyais que ce voyage serait assommant. Tu
as vraiment le don de tout rendre intéressant.
– Je fais de gros efforts.
– Allons-nous dormir dans cette grotte ?
– J’avais prévu t’emmener au Royaume de Diamant avant
la nuit, où je connais une auberge absolument géniale, mais
si tu tiens à rester ici…
– Si c’est un endroit qui offre un bon lit, je préférerais
partir.
Wellan leva sa coupe.
– Alors, un lit ce sera.
Ils choquèrent leurs coupes.
22

Une fois leur repas « romantique » terminé dans la


grotte de l’ancien magicien, Wellan et Sierra remontèrent
en selle et se retrouvèrent instantanément sur une route de
terre bordée d’un côté par un champ de blé et, de l’autre,
par des vergers.
– On dirait que vos chevaux sont habitués de voyager
dans des vortex, remarqua Sierra. Rien ne semble les
perturber.
– Tous nos destriers ont été dressés pour la guerre ainsi
que pour ce moyen de transport.
– Ce sont de braves bêtes.
Elle observa le paysage autour d’elle.
– Sommes-nous au Royaume de Diamant ?
– Eh oui. Il se trouve au nord de celui d’Émeraude.
– Je trouve qu’il lui ressemble beaucoup, en effet.
– À l’origine, ils ne formaient qu’un seul pays.
– Qu’est-ce qui les différencie, maintenant ?
– Les Diamantois sont plus ingénieux que les Émériens,
plus pacifiques et surtout plus modestes. Ils aiment leur
confort et se réunir entre amis. Ils adorent les débats
intellectuels, aussi.
– Où m’emmènes-tu, exactement ?
– Si ma mémoire est bonne, il y a un joli moulin à
quelques kilomètres à l’ouest ainsi qu’un gîte qui offre une
vue imprenable sur le château.
– Ces gens ne risquent-ils pas de te reconnaître ?
– Je serais bien étonné que l’établissement soit encore
tenu par les mêmes propriétaires que jadis.
Ils arrivèrent en vue de la rivière Tikopia, sur les berges
de laquelle s’alignaient de majestueux saules pleureurs. À
leur pied poussaient des fleurs de toutes les couleurs. La
forteresse était déjà visible au sommet de la falaise, aussi
imposante que celle d’Émeraude avec sa muraille et ses
quatre tours.
– C’est tellement tranquille, s’égaya Sierra, l’endroit
parfait pour des vacances.
– Mais il n’y a pas de théâtres, pas de salles de concert,
pas de musées, pas de galeries d’art et pas de restaurants
chics !
Cette fois, ce fut Sierra qui éclata de rire.
– Je t’ai contaminé ! s’exclama-t-elle.
Ils arrivèrent à l’auberge en pierre, dont le toit était
recouvert de chaume, et la contournèrent. Ils dessellèrent
leurs montures et les libérèrent dans l’enclos. Un jeune
homme à l’air jovial s’approcha.
– Soyez les bienvenus, étrangers. Je m’occupe de vos
chevaux.
Wellan lui lança un onyx d’or, qui lui arracha un sourire
ravi. Les époux mirent leurs sacoches sur leur épaule et se
dirigèrent vers l’entrée de la maison. Une femme d’une
quarantaine d’années vint aussitôt à leur rencontre.
– Avez-vous besoin de nourriture ou de repos, nobles
voyageurs ?
– Les deux, répondit Wellan. Si nous pouvions mettre nos
affaires dans notre chambre, ça nous donnerait le temps
d’aller voir le moulin avant la tombée de la nuit.
– Excellente idée. C’est la première porte à droite en
haut de l’escalier et rentrez à l’heure qui vous plaira. Vous
êtes ici pour vous détendre.
– Merci, madame, fit Sierra.
Ils pénétrèrent dans la petite pièce simple et très propre.
– J’avoue que j’aime de plus en plus ton monde.
– Je suis content de te l’entendre dire.
Ils allèrent marcher sur la route, main dans la main, et
s’arrêtèrent au moulin, qui utilisait l’eau de la rivière pour
faire tourner sa meule. Ils prirent place sur la pelouse, à
proximité de sa grande roue.
– Que me reste-t-il à voir ?
– Une dizaine de royaumes, puis nous retournerons à
Émeraude faire nos adieux à ma famille.
– Et le mariage de la fille d’Onyx ?
– Oui, j’oubliais.
– Ça pourrait te paraître ridicule, mais j’aimerais voir
comment vous célébrez les unions, par ici.
Ils retournèrent à l’auberge après le coucher du soleil,
mangèrent l’excellente cuisine de sa propriétaire et
dormirent comme des souches. Au matin, les arômes du
déjeuner les réveillèrent. Ils firent leur toilette dans la
cuvette d’eau propre.
– J’ai vraiment hâte de prendre une douche chaude,
geignit Wellan.
– Il y a toujours la rivière, le taquina Sierra.
– Je suis devenu douillet.
– Tu pourrais la réchauffer comme le fait Onyx.
– Là, c’est légèrement au-dessus de mes forces.
Ils se vêtirent et descendirent dans la pièce principale de
l’auberge.
– Vous voilà enfin, se réjouit la dame. Je vous en prie,
servez-vous.
Les époux déposèrent leurs sacoches à leurs pieds et
s’installèrent à la table. Wellan choisit des œufs brouillés et
du pain grillé qu’il recouvrit de beurre et de gelée de
fraises, alors que Sierra plongea dans les crêpes et les
chaussons aux pommes. Ils allèrent ensuite chercher les
chevaux et prirent la direction du château. En une fraction
de seconde, Wellan et Sierra se retrouvèrent sur un sentier
au milieu d’une forêt majestueuse, où le vent était
décidément plus frais.
– Sommes-nous remontés vers le nord ? demanda-t-elle.
– Oui, confirma son mari. Nous sommes au Royaume
d’Opale, le dernier à avoir été créé par la division de celui
de Rubis. Ici, les hommes sont fiers et très possessifs. Ils
soumettent les femmes à leur volonté. Elles n’exercent
donc aucun droit civique et leur rôle est uniquement de se
marier pour avoir des enfants.
– Je ne crois pas que je me plairais, ici. Où vivent-ils ? Je
ne vois aucun village.
– À l’intérieur d’une interminable muraille bien gardée.
– Où se trouve-t-elle ?
– Plus au sud, de l’autre côté de cette forêt. Il ne serait
pas judicieux de nous en approcher, mais je pense savoir
comment te la montrer.
– Pas d’arbre ni de corniche, l’avertit-elle.
– Promis.
Ils se dématérialisèrent encore une fois et se
retrouvèrent au sommet d’une longue rampe de pierre qui
grimpait vers une falaise. En voyant Sierra frissonner,
Wellan utilisa sa magie pour aller chercher de chaudes
capes dans une penderie du hall des Chevaliers. La jeune
femme s’enroula dans la sienne avant d’examiner les
alentours. Tout en bas, elle aperçut les milliers de maisons
à l’intérieur des murs d’Opale ainsi que le château, au loin.
– C’est immense ! s’écria-t-elle. Au moins quatre fois la
taille de la forteresse de la haute-reine !
– Mais ici, personne de l’extérieur ne peut entrer sans y
avoir été invité. Cette société n’a donc pas pu évoluer aussi
rapidement que les autres sur le continent.
– J’imagine que ses habitants n’aimeraient pas
rencontrer une femme qui commande toute une armée de
soldats dans son propre monde.
– J’en suis certain.
– Sommes-nous encore à Opale, sur cette falaise ?
– Pas du tout. Ce pays était celui des Esprits ou, si tu
préfères, des spectres. Nous ignorons pourquoi les
historiens ont donné ce nom à la région. C’est d’ailleurs
celle où Onyx a choisi de s’établir après la première
invasion et où Sage a vu le jour des centaines d’années plus
tard.
– Le Sage de Chésemteh ?
– Le seul et unique. Sa cité, qui porte maintenant le nom
de Sage, a été créée de toutes pièces par Akuretari, qui se
faisait alors passer pour l’Immortel Nomar. Il l’a enfermée
dans une enceinte de hauts glaciers pour empêcher ses
résidents de fuir.
– Est-elle encore habitée ?
– Oui, mais par une toute nouvelle génération. Nomar a
abandonné les premiers Espéritiens à leur sort après la
destruction du refuge des hybrides. Le soleil a cessé de
réchauffer le pays et la neige a recommencé à tomber
jusqu’à ce que les bêtes et la végétation périssent. Les gens
se sont alors réfugiés dans les cavernes d’Alombria, mais
ils n’avaient plus rien à manger. Ils auraient tous péri si
Kira et Sage ne les avaient pas trouvés.
– Quelle triste histoire.
– C’est d’ailleurs Kira qui a créé cette rampe qui leur a
permis de ramener les survivants à Opale. Pour la première
fois de son histoire, ce royaume a accepté de les intégrer
dans leur société.
– Et ils n’ont plus été capables de partir ?
– Je n’en sais rien.
– Qui sont les nouveaux habitants, alors ?
– Les ex-Immortels Dylan et Dinath, qui s’étaient donné
pour mission de rebâtir tout ce que nos ennemis avaient
détruit, sont revenus dans cette région pour construire une
nouvelle cité. Nemeroff leur a donné un coup de pouce.
Leurs efforts ont fini par attirer de plus en plus de colons
et, aujourd’hui, ils sont presque autosuffisants.
– Ils arrivent à vivre toute l’année dans ce climat froid ?
– Tout comme jadis, la ville et les champs qui l’entourent
sont réchauffés par la magie de leurs bienfaiteurs. Il y fait
très bon, je t’assure.
– À quel endroit le Royaume de Sage se trouve-t-il dans
mon monde ?
– Sur la falaise des Aculéos.
Sierra fit la grimace.
– Je t’en prie, ne restons pas ici plus longtemps qu’il le
faut, grommela-t-elle.
– Ce n’était pas mon intention. Il y a toutefois un autre
royaume nordique que j’aimerais te faire visiter. Je t’assure
que tu ne le regretteras pas.
23

Le vortex déposa Wellan et Sierra sur une route bordée


d’arbres en cristal qui sortaient d’un sol couvert de ce qui
ressemblait à des millions de petits diamants scintillants.
La jeune femme ouvrit la bouche pour faire un
commentaire, mais aucun son ne franchit ses lèvres tant
elle était émerveillée.
– Tu aimes ? tenta son mari.
– Il n’y a rien de tel chez moi, réussit-elle à articuler. Est-
ce une illusion ?
– Non, le Royaume de Shola est bien réel. Il se situe lui
aussi sur la falaise de Zakhar. Au début des temps, le climat
y était beaucoup plus clément, mais d’importants séismes
et des changements climatiques l’ont transformé en un
univers de neige et de glace. Ses habitants ont donc été
forcés de vivre dans les tunnels et les galeries sous le
château.
– Tiens donc, quelque chose qu’ils ont en commun avec
les Aculéos. Ont-ils survécu de la même façon ?
– Absolument pas. Au lieu de pêcher et de chasser, ils ont
échangé leurs pierres précieuses contre la nourriture et les
étoffes de leurs voisins. On ne sait pas grand-chose du
passé des Sholiens, qui étaient très discrets.
– Jusqu’à ce qu’ils soient attaqués par les dragons…
Donc, plus personne ne vit ici ?
– Il ne reste qu’une famille, qui a reconstruit le palais,
soit celle de ma tante Myrialuna, la petite sœur de Kira.
– La nouvelle reine de Shola ?
– Elle préfère dire qu’elle en est la châtelaine. Elle a neuf
enfants et un nouvel amoureux que je n’ai pas vu depuis
des lustres.
– Donc, tu voudrais la revoir.
– Juste un petit saut de rien du tout…
Voyant qu’elle ne s’y opposait pas, Wellan accéléra leurs
progrès avec son vortex et ils se retrouvèrent
instantanément à moins d’un kilomètre du château
transparent qui brillait de l’intérieur.
– Est-il fait de glace ?
– Le premier l’était, mais sa nouvelle version est en verre
épais, qui résiste aux intempéries et surtout au feu.
Les grandes portes s’ouvrirent d’un seul coup et une
femme aux longs cheveux roses en émergea.
– Wellan ? se réjouit Myrialuna. C’est vraiment ton
énergie que j’ai captée !
Il mit pied à terre et la reçut dans ses bras.
– Ça fait des années que nous sommes sans nouvelles de
toi ! Qui t’accompagne ?
– Mon épouse, Sierra.
– Tu t’es marié !
– J’ai l’âge, maintenant, tu sais, la taquina-t-il.
Elle les fit entrer dans le palais avec leurs chevaux en
leur disant qu’ils pourraient les installer dans une des
pièces où ils n’allaient jamais. Wellan fournit aux bêtes à
boire et à manger. Puis ils suivirent Myrialuna jusqu’au
salon principal, où trois jeunes garçons blonds de quatre
ans étaient assis devant la cheminée en compagnie de
Briag, leur père adoptif, en train de leur lire une histoire
dans un grand livre. La châtelaine les lui présenta.
– Wellan, voici tes cousins Stanislav, Sergueï et Sasha.
– Ciel qu’ils ont grandi !
Briag se leva et vint serrer les bras de Wellan à la façon
des Chevaliers.
– Heureux de te revoir, commandant.
– Je ne suis plus un soldat, Briag. Et je vois que tu n’es
plus tout à fait un Sholien non plus.
Myrialuna les fit asseoir près du feu.
– J’ai quitté le temple pour toujours afin de vivre comme
les humains.
– Cette vie de contemplation ne te manque pas ?
– Je médite encore, mais seul, plaisanta-t-il.
– Je te présente Sierra, mon épouse.
Briag la salua timidement de la tête.
– Où sont les filles ? s’enquit Wellan.
– Elles ne vivent plus ici, répondit Myrialuna. À leurs
seize ans, elles sont allées vivre chez les Fées, où elles ont
toutes trouvé des maris. Elles me visitent au moins deux
fois par année. Heureusement, il me reste mes trois
poussins.
– Et Fan ?
Sierra tressaillit d’apprendre qu’elle était toujours
vivante.
– Chez les Elfes depuis peu. Mais que faites-vous dans le
coin ?
– Je fais visiter Enkidiev à Sierra, qui a fait la même
chose avec moi dans son monde.
– Dans son monde ? répéta Briag, intrigué.
– Elle est née dans un univers parallèle. Leur continent
est en tous points semblable au nôtre, sauf pour les
volcans, et les royaumes sont divisés autrement.
– Et leur histoire ?
– Complètement différente, affirma Sierra.
Myrialuna leur servit un vin blanc bien frais et s’assit
près des enfants pendant que Briag racontait à Sierra
comment les Sholiens étaient revenus à la vie.
– Resterez-vous quelques jours ? voulut ensuite savoir la
Sholienne.
– Malheureusement, non. Nous avons encore d’autres
royaumes à visiter. Mais nous reviendrons bientôt.
Lorsqu’ils eurent terminé leur vin, Wellan et Sierra
retournèrent chercher les chevaux. Ils réapparurent
instantanément sur une grande plaine au pied d’une
immense falaise, où il faisait plus chaud. Debout près de sa
monture, Sierra enleva sa cape et la déposa sur sa selle.
– Nous étions là-haut, il y a un instant, indiqua l’Émérien.
– Il semble que tout le monde ait la faculté de mourir et
de renaître, dans ton monde.
– Tu fais référence à Fan, n’est-ce pas ?
– Ta mère m’a dit qu’elle a été ton premier grand amour.
– C’était il y a longtemps…
– Dis-moi pourquoi elle est encore vivante.
– Après sa mort, elle a été recrutée par Parandar et
Theandras pour faire partie de leur triade en remplacement
d’Akuretari. Quand Abussos les a tous rejetés dans le
monde des humains, elle a fait partie du lot.
– Et tu n’as pas cherché à te remettre avec elle ?
– Non seulement j’étais un adolescent qui vivait à
Émeraude, mais l’amour ne m’intéressait plus… jusqu’à ce
que je pose les yeux sur toi.
Voyant les larmes qui coulaient sur les joues de sa
femme, il la serra contre lui.
– Tu n’as absolument rien à craindre. C’est vraiment fini,
entre elle et moi.
Il l’embrassa jusqu’à ce qu’il la sente rassurée.
– C’est toi que j’aime, murmura-t-il.
– Je préférerais ne pas la rencontrer.
– Je l’avais deviné.
Pour lui donner le temps de se remettre de ses émotions,
Wellan l’incita à faire marcher les chevaux vers le sud.
Comme il s’y attendait, elle reprit rapidement son aplomb.
– Ce pays fait-il aussi partie de Shola ? s’enquit-elle
enfin.
– Non. C’est le pays des Elfes.
– Tu m’as souvent dit que les Eltaniens te rappelaient ces
gens.
– Si nous en rencontrons, tu comprendras pourquoi.
– Dis-m’en davantage sur ce peuple.
– Les Elfes sont arrivés sur le continent après les Fées,
qui leur ont volontiers cédé une partie de leurs terres.
Pendant des centaines d’années, ils ont sciemment évité
tout contact avec les humains.
– D’où venaient-ils ?
– D’une grande île qui porte le nom d’Osantalt. Ils ont
quitté leur mère patrie pour suivre Danalieth, qui les aimait
beaucoup, mais qui déplorait la sécheresse de leur cœur.
Celui-ci leur a donc offert une vie nouvelle dans un pays où
leurs émotions seraient rudement mises à l’épreuve. Tu
vois, les Elfes, qui vivent plus longtemps que nous, sont des
créatures impénétrables et un lien invisible les unit tous. Ils
entretiennent des liens étroits avec les arbres, les
ruisseaux et les animaux.
– Mais pas avec les humains.
– Ils ont finalement appris à nous tolérer lors de la
seconde invasion.
– Il dit vrai, affirma une voix derrière eux.
Les deux Chevaliers firent volte-face. Hamil s’avançait
vers eux. Il n’avait pas du tout changé. Son visage n’avait
toujours pas d’âge et ses oreilles pointues sortaient de ses
longs cheveux blonds.
– Je ne pensais plus jamais vous revoir, Wellan.
– J’étais justement en train de me dire la même chose,
répliqua l’Émérien. Sierra, je te présente Hamil, le Roi des
Elfes.
– Leur ex-roi. Ils sont désormais gouvernés par mon
petit-fils Cameron, pendant que je jouis d’une retraite bien
méritée.
– J’avais cru comprendre que vous étiez parti vivre sur
Osantalt.
– J’y suis allé, mais maintenant que je sais bien me
diriger sur l’océan, je partage mon temps entre l’ancien et
le nouveau monde. Puis-je m’asseoir avec vous un instant ?
– Oh, mais faites comme chez vous.
Sa plaisanterie ne fit sourire que Sierra. Ils prirent place
dans l’herbe tendre.
– Je vous ai vus apparaître et j’ai décidé de vous
demander ce que vous cherchez.
– Je fais visiter le continent à mon épouse.
– Qui n’est pas le Chevalier Bridgess, apparemment.
Vous êtes-vous séparés ?
– Vous ignorez donc que j’ai perdu la vie au combat et
que la déesse Theandras m’a permis de renaître ?
– La nouvelle ne s’est apparemment pas rendue jusqu’ici.
– Bridgess s’est remariée.
– Et vous aussi. Vous avez bien fait.
Wellan décida de ne pas trop s’attarder sur le sujet pour
ne pas indisposer Sierra une seconde fois.
– Éprouvez-vous encore des ennuis avec vos
enchanteresses ? demanda-t-il plutôt.
– Pas depuis la mort de Moérie. Nous avons mis toutes
les autres au pas pour qu’elles se préoccupent davantage
du bien-être de notre peuple plutôt que de continuer à
ourdir des complots.
Hamil fixa alors Sierra dans les yeux.
– Vous n’êtes pas de ce monde…
– C’est exact, confirma-t-elle. Je suis née dans un univers
parallèle au vôtre.
– Mais vous avez tout de même la guerre dans le sang.
– Je suis la grande commandante d’une puissante armée.
– Pourquoi n’êtes-vous pas à sa tête, en ce moment ?
– Nous avons vaincu notre ennemi et nous profitons d’un
répit bien mérité.
– Tout comme Wellan… Désirez-vous voir un de nos
villages ?
Sierra consulta Wellan du regard.
– Tu n’as pas envie de voir tout plein de Ilo aux cheveux
blonds ?
– Seulement si Fan ne s’y trouve pas. Ta tante a dit
qu’elle vivait avec les Elfes.
– Rassurez-vous, elle habite dans le village de mon fils.
Alors Sierra hocha vivement la tête pour accepter. Hamil
les mena dans la forêt, jusqu’à une clairière où un groupe
de jeunes hommes blonds discutaient entre les arbres les
plus gros qu’elle avait vus de toute sa vie. Les Elfes
reconnurent Wellan, mais pas la femme qui l’accompagnait.
Alors ils se turent et l’étudièrent avec curiosité.
– Où sont vos maisons ? demanda Sierra.
Hamil pointa l’index vers le ciel. Elle leva les yeux et vit
tout en haut la hutte circulaire en bois construite autour du
tronc du séquoia.
– Un cadeau du Roi d’Émeraude après la terrible
inondation d’il y a quelques années, expliqua l’ancien
souverain. Nous aurions dû y penser nous-mêmes.
« Ils vivent dans les branches comme les Eltaniens… » ne
put s’empêcher de constater Sierra.
– Resterez-vous pour le repas ?
– Non, mais merci pour l’invitation, répondit Wellan.
– Ce fut un plaisir de faire votre connaissance,
commandante. Vous serez toujours la bienvenue ici.
Wellan salua Hamil de la tête et disparut avec Sierra et
leurs montures. Il les transporta complètement au sud du
Royaume des Elfes, loin du village de Cameron. Au lieu de
monter en selle, l’Émérien tira plutôt son cheval derrière
lui.
– Que s’est-il passé entre Hamil et toi ? voulut-elle savoir.
Wellan soupira avec contrariété.
– Je suis ta femme, maintenant. Tu peux tout me dire.
– C’est une vieille histoire dont je ne suis pas très fier.
– Parce que tu crois que moi, j’ai toujours été vertueuse ?
Elle continua de marcher près de lui en attendant
patiemment qu’il se confie.
– J’ai perdu la maîtrise de mes émotions au début de la
deuxième invasion et j’ai failli l’étrangler, avoua-t-il
finalement.
– Oh…
– Les Chevaliers servent les souverains. Ils ne sont pas
censés les juger et encore moins les agresser.
– Qu’avait-il fait pour s’attirer ainsi ta colère ?
– Les Elfes sont des êtres très sensibles qui captent tout
ce qui se passe autour d’eux. Lorsque l’étoile de feu a
traversé le ciel en direction de Shola, ils ont tout de suite
su que ce royaume voisin allait être attaqué par des
monstres, mais ils se sont cachés dans les arbres au lieu de
se porter à son secours.
– Et ta reine a été tuée…
– Ça fait très longtemps.
– Mais leur couardise suscite encore ta colère.
– Je préférerais ne plus en parler.
– Très bien. Dis-moi plutôt où nous allons.
Un énorme dragon rouge feu se posa devant eux en
faisant trembler le sol. Wellan et Sierra saisirent la bride de
leurs chevaux qui voulaient prendre la fuite.
– Wellan ? s’écria une voix d’homme.
L’Émérien transmit une puissante vague d’apaisement
aux deux bêtes pour les immobiliser et se tourna vers le
monstre. Vêtu d’une tunique et d’un pantalon rouge vif,
Nartrach se laissa glisser du cou du dragon et se jeta dans
les bras de Wellan pour le serrer avec force.
– Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je fais découvrir notre monde à ma femme.
L’homme-Fée se tourna vers Sierra, qui était pétrifiée.
– Tu n’as rien à craindre, lui dit Nartrach. Il est
végétarien.
– Sierra, je te présente Nartrach, le fils de Wanda et
Falcon, deux de mes Chevaliers. Il habite chez les Fées
depuis qu’il a épousé la fille d’Ariane, un autre de mes
soldats.
– Enchantée… balbutia-t-elle. Et le dragon ?
– C’est Nacarat, mon meilleur ami.
– Est-ce une personne qui se transforme comme
Nemeroff ?
– Pas du tout. C’est un vrai dragon. Si vous n’étiez pas à
cheval, je vous emmènerais à la maison sur son dos.
– C’est gentil, mais je préférerais rester sur la terre
ferme.
Wellan utilisa son vortex pour les transporter jusqu’à la
clairière, à quelques pas de la maison de Nartrach.
– Waouh ! s’écria l’homme-fée. Je ne me rappelais plus à
quel point c’était amusant !
Nacarat se contenta de regarder autour de lui en se
demandant comment il était revenu chez lui sans s’être
servi de ses ailes.
– Je vais aller prévenir Améliane que vous mangerez avec
nous.
– Et j’en profiterai pour faire visiter les lieux à Sierra.
Les Chevaliers montèrent à cheval et piquèrent vers la
côte.
– Est-ce qu’ils ont tous des dragons ? l’interrogea la
grande commandante.
– Non, seulement Nartrach, qui a hérité de celui de Sage
quand ce dernier est mort sur Irianeth.
– Notre Sage ?
– Il a été sauvé par une déesse aviaire qui l’a ramené à la
vie, mais il a fini par la quitter parce qu’il s’ennuyait trop
des humains.
Sierra le regardait avec une telle stupeur que Wellan eut
du mal à ne pas rire.
– Si je perdais la vie pendant ce séjour, est-ce que
quelqu’un me ressusciterait ?
– Probablement pas, alors ne te mets pas inutilement en
danger, plaisanta-t-il.
Elle secoua la tête pour reprendre ses esprits. Wellan en
profita pour lui parler du Royaume des Fées jusqu’à ce
qu’ils arrivent au sommet d’une colline. Tout en bas
s’étirait une immense vallée couverte d’herbe de la hauteur
d’une épée, de fleurs gigantesques et de champignons
géants.
– Est-ce une autre de tes illusions ?
– Tout ce que tu vois ici a été créé par les Fées.
Ils descendirent jusqu’à la rivière turquoise tandis qu’un
vol d’oiseaux au plumage éclatant passait au-dessus de leur
tête. Ils longèrent le cours d’eau où se reposaient de
grands hérons. Des grenouilles lumineuses sautèrent dans
les roseaux à leur approche. Sierra aperçut aussi, sur le lit
de la rivière, des algues roses et violettes entre lesquelles
se poursuivaient des poissons multicolores.
– C’est incroyable… laissa-t-elle échapper. Mais où vit le
roi ? Dans un château de cartes ?
– Non, il est en verre et il se dresse au-delà du petit pont
que tu vois là-bas, mais il est invisible aux yeux des
humains.
– Mais que sont réellement ces Fées ?
– Des créatures magiques venues d’ailleurs. Tout comme
les Elfes, elles ne se préoccupent pas vraiment des autres
habitants du continent. Elles aiment rire, danser et chanter.
Aussi, elles dorment dans de grands nids qui ressemblent à
ceux des oiseaux.
– Dans des nids ?
– Ici, ce sont les hommes qui portent les enfants.
– Mais c’est physiquement impossible, Wellan.
– Leur constitution ne ressemble en rien à la nôtre.
– Est-ce à dire que nous allons manger des trucs
bizarres, tout à l’heure ?
– Surtout, ne t’inquiète pas. Elles ont également le
pouvoir de faire apparaître des mets variés pour leurs
invités, mais elles-mêmes se nourrissent surtout de petits
gâteaux et de fruits.
Wellan lui fit ensuite traverser une forêt d’arbres en
cristal à l’intérieur desquels on voyait circuler la sève
dorée.
– Ils ressemblent à ceux que nous avons vus à Shola,
remarqua Sierra.
– Parce que c’est une Fée qui en a fait cadeau aux
habitants du château.
– C’est donc ici que vivent les filles de Myrialuna ?
– Apparemment, mais je ne sais pas si nous les verrons
aujourd’hui, car c’est un grand pays.
Ils revinrent finalement chez Nartrach, dont la maison
ressemblait à celles d’Émeraude, sauf que les pierres des
murs étaient lilas. Il y avait un petit rassemblement devant
la porte.
– Enfin, vous voilà ! s’exclama Nartrach. J’ai pris la
liberté d’inviter des amis. Sierra, voici Kardey, mon beau-
père, Ariane, ma belle-mère, Améliane, ma femme, Léa,
notre fille, Daghild, mon beau-frère, sa femme Larissa, une
des filles de Myrialuna, ainsi que ses sœurs Lavra, Léia,
Lidia, Léonilla et Ludmila. Leurs maris étaient trop timides
pour accepter notre invitation.
Elles avaient toutes le même visage, mais leurs cheveux
étaient de couleurs différentes. Tous ces gens portaient des
vêtements composés d’innombrables voiles diaphanes de
teintes pastel.
– Vous n’avez pas d’ailes ? osa demander Sierra.
Améliane fit alors apparaître les siennes, semblables à
celles des libellules.
– Pas nous, l’informa Larissa, car nous ne sommes pas
des Fées.
Ils furent conviés autour d’une longue table en plein air.
Améliane fit disparaître ses ailes tandis qu’une grande
variété de plats se matérialisaient devant les invités. Tout
comme Wellan, Sierra choisit de manger une tourte aux
légumes. Kardey, qui avait jadis servi sous les ordres de
Wellan dans son armée, vint s’asseoir près de lui. L’Émérien
en profita pour lui faire un bref résumé de ce qu’il avait fait
dans le monde parallèle les quatre dernières années.
– Ici, la vie n’est pas aussi excitante, répliqua Kardey,
mais je ne m’en plains pas. J’ai eu mon lot d’aventures.
Sierra écouta plutôt Ariane et Améliane lui décrire le
quotidien des Fées et fut surprise d’apprendre que l’aînée
avait été soldat toute sa vie.
La nuit enveloppa graduellement le pays et de petites
lampes apparurent sur la table pour les éclairer. C’est alors
qu’un fort bourdonnement mit fin aux conversations. Le Roi
Tilly descendit du ciel, ses ailes de libellule en mouvement
dans son dos. Ses longs cheveux étaient argentés et ses
yeux, dorés. Il était vêtu d’une tunique bleu clair à laquelle
le vent produit par ses ailes imprimait un doux mouvement.
– C’est bien celui que je croyais, laissa-t-il tomber.
Bienvenue chez les Fées, Wellan. J’espère que tu n’es pas
venu jusqu’ici pour nous annoncer une nouvelle guerre.
– Rassurez-vous, ce n’est qu’un voyage d’agrément.
Le souverain se tourna vers Sierra, qui le devança :
– Je suis originaire d’un monde parallèle.
– Où je l’ai épousée, ajouta Wellan.
– Tu ne feras donc jamais rien comme les autres.
L’Émérien haussa les épaules en souriant.
– Profitez bien de notre hospitalité et longue vie.
La créature fonça vers le ciel à la vitesse de l’éclair,
arrachant un murmure d’admiration à Sierra. Le couple
resta encore une heure avec les Fées, puis décida de partir.
– En pleine nuit ? s’étonna Améliane.
– Nous sommes attendus ailleurs.
Ils se firent leurs adieux, puis Wellan et Sierra se
volatilisèrent avec leurs montures. Ils réapparurent sur une
vaste plage éclairée par la lune, où venaient mourir les
vagues de l’océan. Encore une fois, il procura du fourrage
et de l’eau aux chevaux dès qu’ils furent dessellés.
– Sommes-nous toujours au Royaume des Fées ? voulut
savoir Sierra.
– Non. En fait, nous sommes quatre pays plus loin, dans
le Désert d’Enkidiev.
– Et où sont ceux que nous devions rencontrer ?
– J’ai menti, parce que j’avais envie d’être seul avec toi et
de dormir à la belle étoile.
– Tu es vraiment romantique à tes heures.
Il fit apparaître un grand lit sur le sable.
– Où es-tu allé chercher ça ?
– Dans le grenier du Château d’Émeraude. Il recèle des
trésors extraordinaires. Mais les chaudes couettes
proviennent des tables des lavandières, par contre.
Ils se couchèrent et contemplèrent la voûte étoilée.
– Jusqu’à présent, ce petit séjour te plaît ?
– Ouais… Je commence à l’aimer, ton monde primitif.
Il l’emprisonna dans ses bras et l’embrassa tendrement.
Seuls sur la plage, ils firent l’amour et dormirent jusqu’à ce
que les rayons du soleil les réveillent.
– Par chez moi, il y a des endroits qui ressemblent à
celui-ci, mais ils sont tous bondés, avoua la jeune femme en
laissant le vent caresser son corps. Toutes les fois que nous
reviendrons visiter ta famille, il faudra nous arrêter ici.
Wellan leur procura un premier repas santé en
provenance de Jade, puis ils s’habillèrent, sellèrent leurs
chevaux et mirent le pied à l’étrier.
– Où allons-nous ? demanda Sierra.
– Au Royaume d’Argent.
24

Sierra et Wellan apparurent sur une plage de galets et


longèrent la muraille qui semblait avoir été élevée pour
protéger le royaume des colères de l’océan, même si elle
était percée un peu partout. Le soleil venait de se lever à
l’est et il faisait merveilleusement frais.
– Les habitants vivent-ils à l’intérieur de ces murs
comme à Opale ? demanda la jeune femme.
– Oui, mais pour des raisons différentes, répondit Wellan.
L’ancien Roi Draka les a fait ériger pour se garder des
représailles des autres royaumes après avoir attaqué
Émeraude. Cette vieille affaire s’est effacée de la mémoire
des hommes au fil des ans et les Argentais ont commencé à
démolir ces murs pour construire des maisons.
Ils s’arrêtèrent devant une brèche et il pointa à Sierra le
château immaculé tout en haut d’une montagne, au nord.
– C’est ici qu’a régné Hadrian, le premier commandant
des Chevaliers d’Émeraude. Et, avant que tu me le
demandes, lui aussi a été ramené à la vie par l’Immortel
Danalieth, qui voulait ainsi contenir la folie des grandeurs
d’Onyx après qu’on a eu découvert qu’il s’était emparé du
corps de Farrell.
– En a-t-il été capable ?
– Non. Onyx est devenu l’empereur du monde et Hadrian
s’est retiré dans une tour sur la rive de la rivière Mardall.
– Au moins, il a essayé…
– Durant la deuxième invasion, c’est ici que nous avons
affronté et repoussé les hommes-lézards.
– Étaient-ils aussi redoutables que les Aculéos ?
Wellan en créa un hologramme sur la plage et Sierra prit
le temps de l’étudier. Il ressemblait à un iguane vert avec
sa crête sur le dos et sa longue queue, sauf qu’il se tenait
debout sur deux pattes.
– Je ne sais pas pourquoi tu dis que ce sont des hommes-
lézards. Ils n’ont rien d’humain. Comment avez-vous réussi
à les vaincre ?
– Leurs griffes et leurs dents ont fait plusieurs victimes
avant que nous comprenions qu’ils utilisaient leur queue
pour conserver leur équilibre. Alors, nous avons travaillé en
équipe pour la trancher et les achever. C’est lors de cette
bataille que Sage a fait ses débuts dans mon armée.
Ils continuèrent d’avancer sur les galets.
– Mais ce qu’il y a de plus étonnant, dans cet épisode de
notre vie, poursuivit Wellan, c’est qu’ils sont finalement
devenus nos alliés. Les hommes-lézards avaient été réduits
en esclavage par Amecareth, qui les forçait à nous
attaquer. Et quand ils sont finalement rentrés chez eux, ils
sont repartis avec plusieurs femmes du Royaume de
Cristal. Nous sommes donc allés les chercher et nous avons
découvert que cette race de reptiles se mourait et que sans
ces nouvelles femelles, elle s’éteindrait. Nous avons donc
commencé par soigner les femmes-lézards, puis nous avons
pu ramener les Cristalloises à la maison. En réalité, ça n’a
pas été aussi facile que ça, mais j’en aurais pour des jours à
te raconter cette histoire dans les détails.
– À quel endroit ce royaume se trouve-t-il, chez moi ?
– Arcturus.
– Et le désert de la nuit passée ?
– À Mirach.
– Parle-moi des habitants du Royaume d’Argent.
– Les Argentais ont vécu si longtemps enfermés derrière
ces grands murs qu’ils sont devenus amers et agressifs.
Leur réaction lors de l’arrivée des Chevaliers d’Émeraude à
leur porte a été plutôt hostile. Mais ils ont vite compris que
nous étions là pour les protéger. Après la guerre, ils ont
recommencé à s’ouvrir au monde et à faire du commerce,
mais ils sont restés réservés, contrairement à leurs voisins
de Cristal, qui sont extrêmement chaleureux.
– Pourquoi n’ont-ils pas cherché à bâtir leurs maisons à
l’extérieur des murailles ?
– Ils s’y sentent encore en sécurité. Et, de toute façon,
l’enceinte occupe tout le pays. Les terres à l’extérieur de
ces murs ne leur appartiennent pas.
– Est-ce le Roi Hadrian qui les gouverne ?
– Non. Il a laissé cette tâche à son descendant, le Roi
Rhee, pour mener une vie plus simple et plus libre.
– Après ce royaume, combien en restera-t-il ?
– Seulement quatre.
– Je commence à comprendre pourquoi tu écris tout ce
que tu fais dans ton journal.
– Pour ne rien oublier et pour pouvoir y revenir plus tard.
Avant de les transporter au sud, Wellan laissa marcher
les chevaux dans l’eau salée. Sierra ne le pressa pas et
respira l’air salin à pleins poumons en se rappelant leur
nuit d’amour de la veille.
– Vous avez presque toujours combattu sur cette côte,
n’est-ce pas ?
– C’est exact, confirma Wellan. Du Royaume des Elfes
jusqu’à celui de Zénor, que je garde pour la fin. Nous allons
d’abord nous arrêter à Cristal.
Le vortex les enveloppa pour les déposer des centaines
de kilomètres plus loin sur la même plage.
– Les murailles ont disparu, constata Sierra.
– Les Cristallois n’en ont jamais construit. Par contre, ils
ont creusé des pièges très efficaces pour ralentir la
progression des dragons qui débarquaient des bateaux
ennemis. Si je t’ai emmenée ici, c’est surtout pour te les
montrer, car la mer ne les a pas encore remplis de galets,
comme c’est le cas ailleurs.
Ils immobilisèrent les chevaux là où les cailloux
s’arrêtaient et où les plaines herbeuses commençaient. Ils
mirent pied à terre et s’approchèrent d’une immense
trappe très profonde.
– Les dragons y demeuraient coincés et finissaient par
mourir ? s’enquit la grande commandante.
– Pas tout à fait. Ils y tombaient et nous devions les tuer
nous-mêmes.
– De quelle façon ?
Wellan laissa partir des jets de flammes dans le grand
trou.
– J’avais oublié que vous êtes tous des sorciers.
– Le seul d’entre nous qui utilisait surtout son épée pour
les éliminer, c’était Onyx.
– Parce qu’il ne possédait pas encore ses immenses
pouvoirs ?
– Non, il les avait déjà, mais il a toujours aimé s’exposer
au danger. Il réussissait même à décapiter les dragons
volants en s’offrant comme proie.
– Tout un guerrier, cet homme. Mais dis-moi, combien de
pièges avez-vous creusés ainsi ?
– Des centaines. Ils nous ont permis de nous mesurer
plus rapidement aux soldats-insectes qui arrivaient derrière
ces monstres et qui étaient bien plus nombreux que nous.
Wellan et Sierra remontèrent à cheval.
– Vous avez vraiment fait preuve d’un courage
incroyable, le complimenta la jeune femme.
– Notre devoir était de protéger nos terres et notre
peuple par tous les moyens possibles.
– Alors, c’est maintenant que nous allons à Zénor ?
– Non, pas tout de suite. Il te reste encore deux
royaumes à voir d’abord.
– Bon, je saurai attendre. Parle-moi un peu plus de celui-
ci avant de partir.
– À l’origine, le Royaume de Cristal s’étendait jusqu’à la
haute montagne derrière le Château d’Émeraude. Il a
ensuite été divisé en quatre et ses habitants ont conservé la
partie sur le bord de la mer de l’ouest. Les Cristallois sont
fiers, prompts, vaillants, combatifs et farouchement
indépendants. Ils sont très simples et ils se contentent de
peu. Ils adorent se réunir autour des feux, le soir, pour
entendre les histoires de leurs conteurs. Ces gens
produisent ce dont ils ont besoin, mais lorsque les récoltes
sont abondantes, ils les partagent volontiers avec les pays
voisins.
– Je ne vois aucun village nulle part.
– Ils se trouvent de l’autre côté de ces collines, à l’abri
des vents marins.
– J’imagine que nous n’irons pas les voir.
– Sauf si tu as envie d’y rester plusieurs jours.
– Une autre visite que nous ferons plus tard, donc.
En sortant du vortex, ils se retrouvèrent dans un paysage
complètement différent : une prairie recouverte d’herbe à
perte de vue. Leurs montures dressèrent aussitôt les
oreilles. Inquiète, Sierra pivota sur sa selle. Elle vit alors
arriver au galop un troupeau de chevaux sauvages. Bien
domptés, leurs destriers ne tentèrent pas de les suivre
lorsqu’ils passèrent près d’eux.
– Bienvenue au Royaume de Perle, qui se situe dans la
partie méridionale d’Arcturus, chez toi. Ses habitants sont
arrogants, dominateurs et obsédés par les règlements.
Mais ils sont aussi diligents, méthodiques et fiables. Pour
les Perlois, la vie est une affaire sérieuse. Ils ne croient pas
au hasard. Ce pays possède une puissante armée. Tous les
garçons doivent faire leur service militaire pendant trois
ans, qu’ils envisagent une carrière de soldat ou non.
– C’est un concept intéressant.
– Lors de la première invasion, les Perlois se sont
précipités sur l’ennemi qui battait en retraite après avoir
attaqué Émeraude. Alors, au lieu de traverser ces plaines
non habitées, les dragons ont été involontairement poussés
vers le sud. Les Zénorois n’ont pas eu le temps de fuir.
– Cette erreur tactique a coûté la vie à beaucoup de
gens, j’imagine.
– Hélas. Depuis ce temps, les relations entre ces deux
royaumes sont assez tendues.
– Il y a en effet certaines actions qui sont difficiles à
pardonner. Et ces chevaux sauvages ?
– Puisque chaque soldat de Perle doit en posséder
plusieurs, ils en élèvent un très grand nombre en liberté.
Ce sont des bêtes magnifiques.
Pour permettre à leurs montures de faire de l’exercice,
Wellan et Sierra les firent galoper vers le sud jusqu’à ce
que le château se dessine au loin. Ils ralentirent alors le
pas afin de ne pas alarmer inutilement les sentinelles.
– La famille royale habite dans cette forteresse
imprenable, expliqua l’Émérien.
– Est-ce notre dernier arrêt, aujourd’hui ?
– Non, nous n’y entrerons pas. J’ai pensé à un autre
endroit fantastique où passer la nuit. Et puis, ne t’ai-je pas
promis de ne nous arrêter chez aucun souverain ?
– Et tu tiens toujours tes promesses. Est-ce loin d’ici ?
– C’est une surprise.
Ils s’approchèrent de la rivière pour faire boire les
chevaux et comme il était passé midi, Wellan leur procura
un repas en provenance des cuisines de Perle, soit un
braisé de sanglier aux champignons et de la bière. Ils
avalèrent le tout, assis sur la berge.
– Merci pour tous ces délicieux repas.
– Je suis le genre d’homme qui prend bien soin de sa
femme.
– Je sais.
Il retourna la vaisselle sale au château, puis ils allèrent
chercher les chevaux, qui s’étaient éloignés pour brouter.
Wellan décocha alors un sourire espiègle à Sierra. Elle
n’eut pas le temps de battre des cils qu’ils se retrouvèrent
dans un désert de sable, devant une arche en pierre qui
s’élevait à des centaines de mètres au-dessus du sol. À
l’intérieur, elle pouvait déjà apercevoir la cité cyclopéenne,
qui se dressait derrière les murailles. La fraîcheur du
vortex fut aussitôt remplacée par une chaleur étouffante.
– Est-ce qu’il y a des géants, à Enkidiev ? demanda
Sierra, qui tenait toujours sa monture par la bride.
– Nous n’en savons rien. Beaucoup de nos livres
d’histoire ancienne ont été confisqués par les Immortels.
Tout ce que je peux te dire, c’est que cet endroit a été
déserté des milliers d’années avant qu’on le découvre.
Sierra ne voyait que des dunes à perte de vue derrière
elle.
– Quelqu’un s’est vraiment aventuré jusqu’ici ?
– Oui… moi. Je n’étais qu’un adolescent à l’époque, mais
j’étais déjà très curieux.
– C’est ici que tu veux me faire passer la nuit ?
– Fais-moi confiance. Tu vas adorer.
Il fit avancer sa monture et passa sous l’arche. Sierra
hésita un instant, puis le suivit.
– Et où se situe cette forteresse surdimensionnée par
rapport à Perle ?
– Dans le Désert, à l’est de la plage où nous avons dormi.
– Et absolument personne n’habite ici ?
– Des tribus nomades vivent dans des oasis à plusieurs
kilomètres au sud. Elles craignent toutes la cité de Taher,
alors elles n’y viennent jamais.
Ils s’avancèrent jusqu’à une haute colonne en forme
d’aiguille quadrangulaire sur laquelle apparaissaient des
mots que Sierra était incapable de lire.
– Ce message est écrit sur trois de ses faces dans des
langues différentes, soit celle d’Enkidiev, celle des anciens
Enkievs et celle des dieux. Comme les lettres de cette
dernière sont plus usées, à mon avis, le texte a été traduit
ultérieurement.
– Qu’est-ce qu’il raconte ? Je suis certaine que tu l’as
déjà déchiffré.
– C’est un avertissement qui dit : « À tous ceux qui
peupleront ce monde, n’oubliez jamais votre véritable
nature. Vous êtes nos enfants et nous vous avons placés ici
pour que vous fondiez une civilisation qui se nourrira de
paix et d’amour. Sachez que nous reviendrons à un moment
que nous jugerons opportun afin de voir comment vous
avez traité vos frères et les ressources que nous avons
mises à votre disposition. Votre sort dépendra de vos
actions. »
– Puis ils sont partis en abandonnant ces lieux ?
– Apparemment. Je n’ai rien trouvé qui explique
pourquoi. Quand je suis arrivé ici, la première fois, la cité
était presque entièrement ensevelie sous le sable. Alors,
j’ai dû commencer par la nettoyer.
– Par toi-même ?
– Avec ma seule magie. Il faut que tu voies tout le reste.
– J’espère qu’il y fait plus frais qu’ici.
Même les chevaux soufflaient.
– Suis-moi. C’est si grand que nous pourrons
probablement y abriter les animaux.
– Mais tu n’en es pas certain.
– Je n’ai pas eu le temps d’explorer l’intérieur des
immeubles. La dispersion du sable a nécessité presque
toute mon énergie et Lassa a dû me ramener à Émeraude
pour que je reprenne mes forces. Alors, nous ferons cette
découverte ensemble.
Wellan et Sierra avancèrent sur la large avenue
composée de pierres plates tant carrées que
rectangulaires. Elle était bordée d’édifices aussi hauts
qu’une vingtaine de maisons superposées. L’Émérien avait
beaucoup lu durant ses deux vies, mais, à sa connaissance,
les dieux n’avaient jamais habité dans le monde des
hommes.
– Il fait chaud, Wellan. Tu ne pourrais pas te dépêcher
d’en choisir un ?
Wellan promena son regard sur toute la rue et l’arrêta
sur un bâtiment dont la devanture était décorée de
plusieurs colonnes. Ils y entrèrent donc avec les bêtes. Le
vestibule était aussi large que le hall du Château
d’Émeraude et il y faisait frais. Il alluma ses paumes, car il
n’y avait aucune fenêtre dans cet endroit. Au bout de
quelques minutes, ils aboutirent dans une pièce encore
plus vaste que tout le plateau d’An-Anshar.
– C’est colossal… Mais que faisait-on, ici ?
– Je pense que c’était un temple.
Des torches s’allumèrent sur les murs de chaque côté
d’eux, faisant sursauter Sierra.
– Je les ai empruntées à Émeraude pour ne pas passer la
soirée avec les mains illuminées.
Ils laissèrent les chevaux se diriger vers le foin et l’eau
que Wellan venait d’y faire apparaître. Puis ils explorèrent
les lieux pendant plusieurs heures sans trouver le moindre
indice de leur ancienne utilisation.
– Tout ce que je peux dire, c’est que ces gens n’étaient
pas des adeptes de la décoration, soupira Sierra en
revenant dans la pièce principale. N’y a-t-il pas
d’informations dans vos archives sur cette cité ?
– Rien du tout.
Wellan matérialisa une petite table et deux chaises en
provenance du grenier du Château d’Émeraude, puis deux
écuelles de ragoût de mouton qu’il trouva au Royaume de
Cristal. Ils mangèrent d’abord en silence.
– Si ta déesse protectrice a été exilée sur la planète,
pourquoi ne lui as-tu jamais demandé qui vivait ici ? laissa
tomber Sierra.
– Parce que je n’y ai jamais pensé…
– Je sais bien que nous n’étions pas censés nous arrêter
dans un des châteaux d’Enkidiev, mais je crois que nous
devrions faire une exception pour Fal. Ainsi, tu pourras
peut-être contenter ta curiosité.
Wellan hésita.
– Qu’est-ce que tu me caches ? s’inquiéta-t-elle.
– C’est là qu’habitent désormais mon ex-épouse et ma
fille.
– Ta femme s’est remariée, non ? Je ne vois pas comment
elle pourrait te reprocher d’avoir fait la même chose.
Après le repas, ils s’assurèrent que les chevaux se
portaient bien, puis Wellan fit réapparaître le lit de la plage
du Désert au beau milieu de la pièce géante. Épuisés, ils se
collèrent l’un contre l’autre et sombrèrent dans le sommeil.
25

Au matin, Wellan et Sierra remontèrent en selle et,


avant d’avoir pu atteindre le vestibule du temple, ils
marchaient sur une route de macadam bordée de palmiers
au beau milieu d’une gigantesque étendue de sable. Sierra
regarda autour d’elle, mais il n’y avait pas âme qui vive.
– Je croyais que nous allions à Fal, fit-elle.
– Mais c’est exactement là que nous sommes.
– Un autre royaume dans le désert ?
– Oui, mais pas le même. Fal est perché sur une haute
falaise qui le surplombe. Là où nous étions, il y a un
moment à peine, c’était tout en bas, au sud. Je te montrerai
quand nous arriverons au palais.
– Si tu me parlais un peu de ce pays tandis que nous
sommes encore seuls ?
– J’allais justement le faire. En fait, sache que la plupart
des Falois vivent aussi à l’intérieur d’une immense ville
fortifiée qui s’étend sur des kilomètres. Les autres sont
dispersés dans des oasis un peu partout sur leur territoire.
Ce qu’ils ont tous en commun, c’est un grand amour de la
vie. Ces gens sont spontanés et imprévisibles. Ils ne
tolèrent pas la critique, mais ils n’hésitent jamais à pointer
aux autres leurs erreurs.
« Ça aussi, c’est très Eltanien… » songea Sierra.
– Les Falois sont aussi des passionnés d’art et de
musique. Beaucoup d’entre eux sont des peintres, des
sculpteurs, des poètes, des compositeurs et de fantastiques
danseurs, aussi.
– Alésia serait heureuse, ici.
– C’est certain. Il est important d’arriver au château le
matin, car tous font la sieste après le repas du midi, même
les sentinelles.
Ce commentaire la fit rire. Au bout d’un moment, les
murailles blanches apparurent au loin. Les Chevaliers
n’eurent pas le temps de s’annoncer que les soldats vêtus
d’un uniforme jaune serin leur ouvrirent les portes. Sierra
ne cacha pas sa surprise, car dans son pays, les guerriers
étaient des as du camouflage.
– Bienvenue à Fal, sire Wellan ! Laissez-nous conduire
vos chevaux à l’ombre.
– Merci, ils en ont bien besoin.
Leurs sacoches sur l’épaule, Wellan et sa femme
piquèrent vers les grandes portes rouges du palais.
– On dirait que tu te sens chez toi, ici, remarqua-t-elle.
– J’avoue que j’y suis venu à quelques reprises au fil des
ans. Et comme rien n’a changé…
Ils pénétrèrent dans le vestibule, différent de tous ceux
que Sierra avait vus jusqu’à présent. Il était entièrement
recouvert de petites tuiles de céramique bleues et
blanches. Toutes les portes étaient en forme d’arches et des
lampes dorées pendaient du plafond sur de longues
chaînes.
– Je n’ai rien vu de tel dans mon monde et pourtant, j’en
ai visité, des palais et des temples.
– Et je t’assure que les autres châteaux d’Enkidiev ne
ressemblent pas non plus à celui de Fal. Par contre, il
possède des éléments communs avec ce que nous
retrouvons chez les tribus nomades.
Une femme aux longs cheveux blonds, vêtue d’une robe
vaporeuse vert émeraude, dévala alors l’escalier et se jeta
dans les bras de Wellan. Elle le serra très fort et parsema
son visage de baisers, ce qui fit sourciller Sierra.
– Je vous ai vus arriver de mon balcon ! s’exclama-t-elle,
folle de joie. Je suis tellement contente de te revoir, Wellan
!
Lorsqu’elle le relâcha enfin, Wellan aperçut l’air
rébarbatif de sa compagne.
– Sierra, je te présente ma sœur Christa, la reine de Fal,
s’empressa-t-il de lui dire.
– Votre Majesté, la salua la grande commandante,
soulagée.
– Sierra est mon épouse.
– Ce que je suis contente de faire votre connaissance ! Il
était vraiment temps qu’il se remarie. Soyez la bienvenue à
Fal.
Christa se tourna encore une fois vers son frère.
– Quand j’ai entendu dire que Nemeroff était revenu sans
toi du monde d’Achéron, j’ai craint le pire. Je lui ai écrit de
nombreuses lettres. Il m’a expliqué que tu avais trouvé là-
bas un nouveau monde à explorer et que tu avais décidé d’y
passer plus de temps. Merci d’être venu me rassurer. Je
vais enfin cesser de me tourmenter.
– Je n’ai jamais été en danger ces quatre dernières
années et tu sais bien que je sais me défendre, sans
compter que Sierra est aussi un soldat.
– Je suis ta grande sœur, alors il est normal que je
m’inquiète pour toi.
« Contrairement à notre mère », s’attrista Wellan.
– Dites-moi au moins que vous profiterez de notre
hospitalité pendant plusieurs jours.
– Il nous reste encore beaucoup de choses à faire avant
de rentrer chez nous, Christa, et nous avons aussi été
invités au mariage de la fille d’Onyx. Nous pourrions rester
jusqu’à demain, pas plus.
– Alors, je m’en contenterai. Allez, venez. Je vais vous
installer confortablement.
La reine de Fal les conduisit à la plus belle des chambres
d’amis, décorée du même vert que sa robe.
– Prenez le temps de vous reposer. Je vous ferai chercher
pour le repas. Et s’il vous manque quoi que ce soit, vous
n’avez qu’à tirer sur le ruban qui pend du plafond.
Quelqu’un viendra exaucer vos moindres désirs.
Elle embrassa encore une fois son frère et quitta la
chambre en étouffant un cri de joie.
– Nos moindres désirs ? répéta Sierra, amusée. Est-ce
que ta sœur a toujours été ainsi ?
– Non. Je pense que je lui ai vraiment manqué.
Ils déposèrent leurs affaires sur le lit, puis la guerrière
poussa les portes pour sortir sur le balcon. Devant elle
s’étendait le désert à perte de vue, au pied de la falaise sur
laquelle étaient perchés le palais et tous les édifices que
protégeaient ses murailles. Wellan se posta derrière elle.
– Tu vois, c’est là que nous étions, hier.
– Je suis tellement désolée d’avoir jugé ton monde sans
rien en connaître, murmura-t-elle, émerveillée par le
spectacle grandiose.
Wellan l’emprisonna dans ses bras par-derrière et
l’embrassa sur la nuque.
– Et la belle plage ?
– Tout au bout, par là-bas. Je te promets que nous y
retournerons.
– Papa ? hurla une voix dans la chambre.
Wellan et Sierra sursautèrent et se précipitèrent à
l’intérieur. Une jeune femme aux cheveux blond roux était
plantée devant le lit, dans tous ses états. Quand elle
aperçut Wellan, elle se jeta sur lui, comme Christa.
– Je suis si heureuse de te revoir, ronronna-t-elle.
Sierra trouva la scène très touchante, même si, dans son
esprit, son mari n’était pas assez vieux pour avoir une fille
de cet âge.
– Je sais bien que tu es capable de te tirer d’affaire la
plupart du temps, poursuivit Jenifael, mais comme tu es
déjà mort une fois, j’étais terriblement angoissée.
– Tu me connais mieux que ça, grenouille. Nous avons
souvent combattu ensemble et tu m’as vu à l’œuvre.
– Moi, la seule image qu’il m’en reste, c’est la lance qui
t’a traversé le cœur.
– Bon, ne revenons pas là-dessus. Le vortex de Kimaati
m’a projeté dans un univers entièrement différent du nôtre
et j’ai eu envie de l’explorer encore un peu.
– En plus de nous aider à gagner notre guerre, ajouta
Sierra.
La jeune femme recula de quelques pas en se rendant
compte qu’il n’était pas seul.
– Jenifael, je te présente Sierra, ma nouvelle épouse.
– Enchantée de faire votre connaissance, madame,
balbutia sa fille, incertaine.
– Pas autant que moi, répliqua la grande commandante
avec beaucoup d’assurance. Vous êtes aussi belle que
Wellan me l’a dit.
– S’il vous a parlé de nous, ça veut au moins dire qu’il ne
nous avait pas oubliés.
Wellan décida qu’ils avaient suffisamment parlé de lui :
– Ton petit garçon doit parler et marcher, maintenant ?
– Nolan a quatre ans, papa. Non seulement il marche,
mais il est aussi actif que Mahito. Tu le verras au repas.
Mais tu te doutes bien que maman sera là, elle aussi.
– Je ne ferai rien pour la mettre mal à l’aise, je te le
promets. Et, très franchement, je pense qu’elle sera
contente que j’aie refait ma vie, moi aussi.
Jenifael se hissa sur le bout des pieds et l’embrassa sur
la joue.
– Je vous revois tout à l’heure.
Elle quitta prestement la chambre, troublée.
– Tu es grand-père, en plus ? s’exclama Sierra pour
taquiner Wellan. J’ai épousé un vieillard ?
– Je te ferai remarquer que si je n’étais pas mort dans ma
première vie, je serais dans la soixantaine, aujourd’hui. Ce
nouveau corps a vingt ans.
– Kira m’a dit que vous aviez adopté votre fille.
– C’est exact. Sa véritable mère est Theandras.
– Tu as couché avec la déesse ? se hérissa Sierra.
– Pas une seule fois. Elle m’a seulement prélevé une
parcelle de ma force vitale pour créer sa fille unique.
– Et moi qui croyais que les relations amoureuses étaient
complexes dans mon monde.
– Ici, on pourrait écrire toute une encyclopédie, là-
dessus. Que dirais-tu d’un bon bain et d’une petite sieste
avant d’aller manger ?
– Je ne rêve que de ça depuis ce matin. J’ai du sable
jusque dans mes bottes.
Wellan la fit passer dans la pièce suivante, où reposait
une grande baignoire dorée remplie d’eau parfumée. Sierra
y trempa le bout d’un doigt.
– Mais elle est bien trop froide…
Wellan passa la main au-dessus de sa surface.
– Et maintenant ?
– Elle est absolument parfaite. Merci.
Cette baignoire était si grande qu’ils purent s’y prélasser
ensemble pendant un long moment. Sierra lui redemanda
de réchauffer l’eau à plusieurs reprises, avant de se décider
à en sortir et à s’enrouler dans un drap de ratine.
– Comment se fait-il que je comprenne tous ceux que je
rencontre depuis notre arrivée ? demanda-t-elle en se
couchant sur le lit.
– Parce que je t’ai jeté le sort de traduction instantanée
des langues à Antarès, rappelle-toi.
– Alors, je t’en suis vraiment reconnaissante. Ça rend les
choses bien plus intéressantes pour moi.
Wellan nettoya magiquement leurs vêtements avant de
s’allonger près d’elle.
Ils dormirent quelques heures, puis se vêtirent. Juste à
temps d’ailleurs. Un serviteur frappa à la porte, les invitant
à l’accompagner. Celui-là était vêtu en bleu poudre. Ils le
suivirent jusqu’à la salle à manger privée du Roi Patsko et
de la Reine Christa, où seules quelques personnes avaient
été conviées, soit Jenifael, Mahito, leur fils Nolan, Bridgess,
Santo et leurs enfants Famire, Djadzia et Élora, ainsi que
Theandras et son époux, le capitaine Roldan. Il ne
manquait que les Princes Solorius et Karl, qui étaient partis
visiter leurs sujets dans les oasis du royaume. Patsko se
leva le premier pour aller serrer les avant-bras de Wellan et
lui souhaiter la bienvenue. Puis, ce fut au tour de Santo.
– Rien ne vient donc à bout de toi, mon frère, même pas
la mort, lui dit-il.
– Tu sais bien que non.
– Je suis tellement content de te revoir, Wellan. Ça fait si
longtemps.
– Santo, laisse-moi te présenter Sierra, mon épouse.
Santo la salua d’un geste courtois de la tête et lui fit un
baisemain.
– Quelqu’un a donc réussi à conquérir ton cœur.
– C’est plutôt moi qui ai harcelé cette belle dame jusqu’à
ce qu’elle accepte de devenir ma femme.
– Où vous êtes-vous rencontrés ?
– Dans un cachot, répondit Sierra.
– C’est une longue histoire, intervint Wellan.
– Toutes mes félicitations, Sierra. Cet homme ne vous
décevra jamais.
– Je sais.
– Liam, Mali et leur petite fille ne sont pas là ? s’enquit
l’Émérien.
– Ils ne vivent plus à Fal depuis que Liam a trouvé du
travail comme forgeron au Royaume de Perle. Je suis
certain qu’ils auraient aimé te revoir, eux aussi.
La reine invita alors les convives à s’asseoir sur des
coussins devant une grande table basse avant qu’ils
décident tous d’aller bavarder avec Wellan. Ils pourraient le
faire après le repas. Bridgess ne fit que jeter un regard
discret en direction de Sierra, qui se rendit alors compte à
quel point elle avait dû lui ressembler physiquement quand
elle était plus jeune. Les serviteurs déposèrent entre les
invités plusieurs grands plats garnis de riz, de viande et de
légumes, arrosés d’une sauce blanche épicée aux herbes.
Ils se mirent à manger avec leurs mains, ce qui étonna
beaucoup Sierra. En voyant Wellan imiter tout le monde
sans la moindre gêne, elle fit pareil. Une fois les plats
vides, on leur servit de petites pâtisseries au miel, aux noix,
aux pistaches et aux amandes, ainsi que des dattes et des
figues. Puis on leur remit de petites serviettes humides
pour se laver les mains.
– C’était inhabituel, mais vraiment délicieux, chuchota
Sierra à son mari.
Christa vint alors s’asseoir à côté d’elle afin de la
questionner sur son monde. Wellan n’eut pas le temps de se
mêler à leur discussion que Theandras s’installait près de
lui.
– Je ne m’habitue tout simplement pas à vous voir en
chair et en os dans des vêtements qui ne sont pas en
flammes, lui dit-il. Mais vous êtes toujours aussi belle.
– Grand charmeur, va. Au début, je n’aimais pas être
mortelle, mais je m’y suis finalement habituée. J’ai même
trouvé l’amour, moi aussi. J’ai épousé le capitaine Roldan,
qui est en train de faire de moi une véritable guerrière.
Wellan ne put s’empêcher d’arquer un sourcil avec
incrédulité.
– Arrête de me voir comme une déesse, Wellan. Je suis
désormais une Faloise comme toutes les autres. Tu ne sais
pas à quel point je suis heureuse pour toi. Tu mérites de ne
plus être seul.
– C’est ce que je me disais aussi quand j’ai demandé
Sierra en mariage. Et même si vous ne voulez plus
vraiment être une divinité, puis-je tout de même vous poser
une question qui concerne cette ancienne vie ?
– Je ne me souviens pas de tout, mais tu peux toujours
essayer.
– Que savez-vous au sujet de la cité de Taher ?
– Tu as de la chance, car cette information se trouve
encore dans ma mémoire. Cet endroit a été fondé avant ma
naissance par Aiapaec et Aufaniae.
– Les dragons dorés…
– Ce sont nos parents, rappelle-toi.
– C’est donc pour cette raison que ces édifices sont si
hauts.
– Tu as vu Taher ?
– La première fois quand j’étais adolescent, puis hier.
Mais je n’y ai rien trouvé nulle part qui racontait son
histoire, seulement un avertissement sur une colonne.
– Ils ne sont pas restés suffisamment longtemps à Taher,
j’imagine, parce que Patris avait une autre mission à leur
confier.
– Créer de nouveaux mondes.
– C’est exact… et lui donner des petits-enfants, aussi.
– Merci, vénérable Theandras. Cette énigme me
torturait.
– Je t’en prie, ne m’appelle plus ainsi. J’ai perdu ce titre il
y a longtemps.
Le petit Nolan, qui avait les cheveux noirs de son père et
les yeux mordorés de sa mère, grimpa alors sur les genoux
de Wellan.
– Est-ce que c’est vrai que tu es mon grand-père ?
– Eh oui. Je suis le père de ta mère.
– Pourquoi ne t’ai-je jamais vu avant ?
– Parce que je voyage beaucoup.
– Est-ce que je pourrai voyager avec toi quand je serai
grand ?
– Seulement si tes parents sont d’accord.
– Je le leur demanderai.
Après ce repas, qui s’éternisa pendant plusieurs heures,
tous se retirèrent dans leur chambre pour la sieste. Sierra
s’allongea près de son mari.
– Aurais-tu préféré faire autre chose, cet après-midi ? lui
demanda-t-il. Nous ne sommes pas obligés de faire comme
tout le monde.
– Tu plaisantes ? J’ai tellement parlé que j’ai la gorge en
feu.
Elle se blottit contre lui.
– J’adore ta sœur. Est-elle la seule qui te reste de ta
première famille ?
– Non, j’ai aussi un frère cadet qui a été proclamé roi de
Rubis après la mort de notre père. Je suis le plus jeune.
– Ton ex-femme ne m’a pas dit un seul mot. Je pense
qu’elle t’aime toujours. Mais toi, quels sont tes sentiments
envers elle ?
– Je te l’ai déjà dit, Sierra. C’est fini entre Bridgess et
moi, même si elle m’en veut encore d’être revenu à la vie
sans dire à personne qui j’étais vraiment. Et je te ferai
remarquer que c’est toi qui voulais venir jusqu’ici.
– Pour que tu puisses questionner la déesse. Qu’est-ce
qu’elle t’a dit ?
– Que la ville de Taher a été construite par des dragons
géants.
– Ça explique ses proportions, en effet. J’avoue que je
voulais aussi voir à quoi ressemblait ton ex-femme et je
commence à comprendre pourquoi tu as tout de suite
éprouvé une telle attirance pour moi.
– Il est vrai qu’au premier abord, vous avez beaucoup de
choses en commun. Mais j’ai vite découvert que tu es très
différente d’elle et c’est ça qui me plaît chez toi.
– Est-ce que je verrai Fan aussi pendant notre séjour à
Enkidiev ? le taquina-t-elle.
– Là, il ne faudrait pas exagérer.
Elle éclata de rire, ce qui lui fit comprendre qu’elle se
payait sa tête.
Après un court somme, ils furent invités à prendre le
goûter dans la soirée chez Jenifael et Mahito. Wellan en
profita pour mettre Nolan au lit et lui raconter l’histoire de
la création du monde par Patris. En revenant au salon avec
les adultes, il trouva Sierra en grande discussion avec
Jenifael sur sa participation à la guerre contre les Tanieths.
Il bavarda donc avec Mahito pour connaître les plans de la
famille. Ils étaient heureux à Fal et n’avaient pas l’intention
d’aller ailleurs, du moins pour l’instant.
Wellan et Sierra retournèrent ensuite à leur chambre
mais n’eurent pas le temps d’aller observer la lune se lever
au-dessus du désert qu’on frappait à leur porte.
Wellan trouva Famire devant lui. Il avait été son ami
d’enfance au début de sa seconde vie. C’était maintenant
presque un homme et il ressemblait à s’y méprendre à son
père.
– J’ai de la difficulté à m’habituer à ta nouvelle
apparence, mais nous avons vécu trop de choses ensemble
à Émeraude pour ne pas rester en bons termes, lui dit-il.
– Oui, tu as raison, admit Wellan.
– Avez-vous envie d’une baignade de minuit ?
– Oui ! répondit Sierra en s’approchant.
Ils le suivirent donc sous le château. La grande
commandante en profita pour se délier les muscles dans
l’eau chaude pendant que les deux hommes rattrapaient le
temps perdu.
Au matin, Wellan et Sierra firent leurs adieux au couple
royal et remontèrent à cheval. Ils se retrouvèrent aussitôt
sur la plage de galets du Royaume de Zénor. Le château
était visible au loin, sur une bande de terrain qui s’avançait
dans la mer.
– Ça y est ? s’égaya la jeune femme.
– Eh oui. Nous voilà sur le principal champ de bataille
des deux invasions. C’est ici que le Roi Hadrian a éliminé
les sorciers d’Amecareth et que son armée de Chevaliers a
mis les hommes-insectes en déroute lors de la première
invasion.
– Mais ils sont revenus quand même.
– Des centaines d’années plus tard.
– Et vous les avez vaincus encore une fois.
– Pour la dernière fois. Mais il nous a fallu beaucoup plus
de temps pour y arriver, puisque nous n’étions pas aussi
nombreux que les premiers Chevaliers.
– Jusqu’à l’intervention de Lassa…
– Si nous étions dans ton monde, Zénor se trouverait à
Einath.
– J’avais déjà reconnu une partie du paysage.
– C’est également ici que mon frère Marek régnera.
– Dis-moi, quel est ton souvenir le plus marquant, ici ?
– Le courage de Kira, qui n’était qu’un Écuyer, à
l’époque. À elle seule, elle a attiré les dragons vers la
falaise là-bas en galopant devant ces monstres. Son geste
nous a permis d’attaquer leurs maîtres sur cette plage sans
craindre de nous faire arracher le cœur.
– Ils n’ont pas chuté dans les pièges ?
– Si, les premiers l’ont fait. Puis les autres les ont
franchis en marchant sur le dos de ceux qui s’y trouvaient
déjà.
– Oh, je vois… Donc, c’est notre dernier arrêt dans ton
monde ?
– Tu as fait le tour de tous les royaumes d’Enkidiev.
– Alors, je vais en profiter pour te poser une dernière
question. D’où venait votre ennemi ?
Wellan lui pointa l’ouest, mais elle ne vit que l’océan.
– Tu aimerais y aller ?
– Chez les dragons au long cou qui tuent les hommes ?
– Il n’en reste plus, je t’assure.
– Tu en es bien certain ?
Il les transporta tous les deux sur le long quai en pierre
d’Irianeth. Leurs chevaux se mirent à piaffer
nerveusement.
– Captent-ils un danger ?
– Non. C’est juste un endroit qu’ils ne connaissent pas et
dont les odeurs ne leur sont pas familières.
– Où vivaient ces hommes-insectes ? Sous terre ?
– La ruche d’Amecareth s’élevait directement devant
nous, aussi imposante que la montagne de Cristal. C’est
elle que Lassa a démolie avec sa lumière. Et au nord, là-
bas, il y avait d’autres montagnes qui abritaient les
pouponnières.
– Que tu as détruites.
– Avec l’aide d’Onyx.
– Merci de m’avoir montré tout ça, Wellan. J’ai désormais
une image tellement plus complète de toi.
– Rentrons, maintenant. Ce n’est pas un endroit où j’aime
vraiment revenir.
Ils se volatilisèrent.
26

Sierra fut surprise de ne pas réapparaître à la forteresse


de Nemeroff, mais plutôt sur une vaste plaine où paissaient
un grand nombre de gros chevaux noirs. Elle pivota vers
Wellan, les yeux remplis d’interrogation.
– T’arrive-t-il de te tromper ? lui demanda-t-elle.
– Jamais, répondit-il en riant.
– Je croyais que nous devions revenir chez tes parents.
– Nous sommes bien à Émeraude, mais un peu plus au
nord.
En effet, la montagne de Cristal se dressait derrière lui.
– Pourquoi ici ?
– Je désirais te montrer ces animaux qui ressemblent à
nos montures, mais qui n’ont rien en commun avec elles.
Ils s’approchèrent du troupeau. Les juments ne firent
que lever la tête, car ces bêtes énormes en comparaison
des chevaux ne craignaient rien ni personne.
– Les chevaux-dragons sont arrivés à Enkidiev pendant
une attaque sur la côte et nous nous en sommes emparés.
Ils sont désormais élevés par les parents de Nartrach.
– Wanda et Falcon, c’est bien ça ?
– Tu as une excellente mémoire, ma chérie.
– C’est un préalable quand on veut commander une
armée, tu le sais bien.
Ils se rendirent à l’écurie, tout près d’une belle maison à
deux étages. En les apercevant, Falcon laissa tomber sa
fourche et courut à leur rencontre.
– Tu aurais dû m’annoncer que tu venais dans le coin !
lança-t-il.
– J’ai décidé spontanément de te rendre visite et d’en
profiter pour montrer à Sierra à quoi ressemblent les
chevaux-dragons, répondit Wellan en mettant pied à terre.
Les deux hommes se serrèrent les avant-bras à la
manière des Chevaliers.
– Dans ce cas, venez, je vais vous présenter deux des
plus sociables.
Ils s’approchèrent de l’enclos où une jument était en
train de manger du grain en gardant un œil protecteur sur
sa pouliche, qui n’avait que quelques jours à peine.
– Je vous présente Destinée et sa petite Luciole.
– Puis-je caresser la mère ?
– Je vous y invite.
Sierra se glissa entre les planches et s’approcha de
l’animal, qui se laissa toucher. La pouliche recula derrière
sa mère et se contenta de l’observer.
– Mais ce n’est pas du poil ! s’étonna la commandante.
– En effet, leur peau ressemble davantage à celle des
grenouilles. Ce sont des bêtes intelligentes et très
émotives. Elles communiquent avec nous par télépathie.
– C’est incroyable…
– Je vous en prie, suivez-moi. Wanda sera contente de
vous voir.
Ils laissèrent leurs chevaux près de l’enclos et entrèrent
dans la maison. En apercevant son ancien chef, Wanda
poussa un cri de joie et vint l’étreindre avec bonheur.
– Je savais que tu viendrais !
– Évidemment, puisque tu es une augure, répliqua-t-il,
amusé.
Elle aperçut la femme derrière lui et plissa le front.
– Bridgess ?
– Non. C’est Sierra, ma nouvelle épouse.
– Ciel qu’elle lui ressemble… Venez déjeuner avec nous.
Tout est déjà prêt.
– Et comme elle en prépare toujours trop… commenta
Falcon.
– Nous venons tout juste de manger à Fal, mais j’avoue
qu’un vrai thé me ferait le plus grand bien. Le leur est bien
trop fruité.
– Je vais tout de même déposer les gaufres chaudes, le
sirop et les œufs au milieu de la table, au cas où vous
changeriez d’idée, les taquina Wanda.
Une belle adolescente leur prépara du thé.
– Sierra, je te présente Aurélys, la fille de Falcon et de
Wanda et la sœur de Nartrach.
– Enchantée de faire votre connaissance, mademoiselle.
Incapable de résister, Sierra se servit une gaufre
recouverte de confiture pendant que son mari sirotait son
thé et écoutait Wanda et Falcon lui raconter tout ce qu’il
avait manqué depuis quatre ans. Ils quittèrent le haras
deux heures plus tard et se dirigèrent vers l’ouest.
– Quelle est ma prochaine surprise ? demanda-t-elle.
– Deux autres de mes Chevaliers, qui se sont mariés dès
le début de la guerre, vivent non loin d’ici.
Ils traversèrent la forêt sans se presser et arrivèrent
finalement dans une grande clairière où se dressaient une
maison et une écurie entourée d’enclos. Un homme et une
femme d’une vingtaine d’années, blonds comme les blés,
étaient en train de remplir les auges. Plus loin, Dempsey
vidait des sacs de grains dans les mangeoires des chevaux.
Il se tourna vers Wellan et un large sourire illumina son
visage. Il laissa son travail en plan, marcha à leur rencontre
et serra les bras de Wellan avant même qu’il puisse mettre
pied à terre.
– Heureux de te revoir, mon frère.
– Pas autant que moi, Dempsey. Je te présente Sierra, ma
nouvelle épouse.
– Soyez la bienvenue dans notre humble demeure,
madame.
– Je vous en prie, appelez-moi Sierra.
– C’est la commandante de toute l’armée de son
continent, dans le monde parallèle.
– Les enfants, venez par ici.
Ils s’approchèrent, tout le portrait de leurs parents.
– Tu te souviens de Romin et de Kaishann ?
– Oui, mais ils étaient beaucoup plus petits que ça.
– Ils ont vingt-deux ans, maintenant.
– N’en avais-tu pas plus que deux ?
– Cinq, en fait. Youva, le plus vieux des triplets, vit
désormais à Béryl, où son grand-père le prépare à régner
sur son royaume. Les deux plus jeunes sont dans la maison
en train d’aider Chloé à préparer le repas du midi. Laissez
vos chevaux ici et venez avec moi.
Wellan et Sierra entrèrent dans la maison. Chloé était
devant le four en compagnie d’une adolescente de seize ans
et d’un garçon de quatorze ans.
– Un peu de patience, mon amour, c’est presque prêt.
– En aurons-nous suffisamment pour deux personnes de
plus ?
Chloé pivota, intriguée.
– Wellan ?
Sans même enlever ses grosses mitaines, elle étreignit
son frère d’armes en trépignant.
– Si j’avais su que tu nous rendrais visite, j’aurais
préparé quelque chose de plus élaboré !
– Je suis certain que ce sera délicieux.
Il lui présenta Sierra, puis les deux enfants, Mia et
Cedval, lui rappelèrent qui ils étaient. Pendant qu’ils
mettaient la table, Dempsey emmena ses invités s’asseoir
au salon et leur offrit un verre de vin.
– Nous le préparons nous-mêmes, leur dit-il fièrement.
Wellan en but une petite gorgée.
– Il est excellent. Ne le dis jamais à Onyx. Il pourrait t’en
subtiliser plusieurs bouteilles.
– Ça fait des lustres que je ne l’ai pas vu, lui.
– Il ne vient jamais personne, ici, se plaignit Cedval, qui
les entendait de la cuisine.
– Et nous n’allons nulle part, renchérit sa sœur.
– Ce n’est pas vrai, les corrigea Chloé. Nous allons au
marché au moins une fois par mois avec la charrette et
nous avons beaucoup de plaisir.
– Nous n’achetons que ce que nous sommes incapables
de produire nous-mêmes, précisa son mari.
Elle sortit les miches de pain chaud du deuxième four,
déposa les pâtés à la viande sur la table et y convia tout le
monde. Les deux aînés les rejoignirent et se lavèrent les
mains dans la grande cuve en actionnant la pompe à eau.
Pendant tout le repas, Wellan et Sierra leur racontèrent
comment ils avaient vaincu les Aculéos et assuré une paix
durable à Alnilam.
– Donc, tu n’es pas allé là-bas pour te reposer, comprit
Dempsey.
– En fait, je ne savais même pas où je me retrouverais
quand je suis tombé dans le vortex à An-Anshar.
– Mais je suis bien contente que ce soit chez moi, ajouta
Sierra.
– Resterez-vous jusqu’à demain ? demanda Chloé.
– C’est une offre bien tentante, mais nous avons encore
plusieurs endroits à visiter, s’excusa Wellan.
– Dans ce cas, vous devrez revenir.
– Je t’en fais la promesse.
Wellan et Sierra saluèrent leurs hôtes et se
dématérialisèrent avant que leurs montures mettent le pied
sur le sentier. Ils réapparurent à quelques pas d’un
immense bâtiment entouré de fleurs. Il n’y avait aucune
autre maison dans les environs.
– Sommes-nous chez un autre de tes soldats ? demanda
la jeune femme.
– Au seul musée que nous possédons et, oui, il est tenu
par un autre couple de mes Chevaliers.
Ils relâchèrent les chevaux dans l’enclos derrière
l’immeuble et y entrèrent. Sierra fut tout de suite charmée
par l’aspect vieillot de l’endroit. Ayant entendu la petite
cloche de la porte, Ellie sortit de la portion du bâtiment qui
servait de logis.
– Bienvenue chez…
Elle s’arrêta net en reconnaissant Wellan.
– Est-ce que je rêve ?
– Absolument pas. Je suis vraiment là.
– Tout le monde s’inquiète de ton sort, à Émeraude !
Elle vint lui serrer les bras à la manière des Chevaliers
d’Émeraude et Wellan lui présenta Sierra.
– Ravie de vous rencontrer et bienvenue dans notre
collection d’objets présentant un intérêt historique,
technique et artistique en vue de leur conservation et leur
présentation au public. Je vous en prie, jetez un coup d’œil
à nos trouvailles.
Sierra ne se fit pas prier pour se promener d’une vitrine
à l’autre, mais ne parvint pas à lire les légendes sous les
artefacts.
– Est-ce que tu m’as rapporté quelque chose
d’intéressant, au moins ? demanda Ellie à Wellan.
Il fouilla dans ses sacoches et en sortit une poignée de
pièces d’or et d’argent.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Des statères, la monnaie du monde parallèle.
– Oh ! Merveilleux !
– Où est Daiklan ?
– En expédition à Jade, où des fouilles ont révélé
d’anciens objets ayant appartenu à des Enkievs. Il sera
fâché de t’avoir manqué.
– Je le verrai une autre fois, car j’ai l’intention de revenir
plus souvent me retremper dans mon propre univers.
Dans son esprit, Sierra revit leur atterrissage à An-
Anshar et se demanda si elle avait vraiment envie de
revivre régulièrement cette expérience. Une fois qu’elle eut
étudié toutes les collections, elle se planta devant Wellan.
– C’est le moment où tu vas me dire que vous devez
partir, n’est-ce pas ? s’attrista Ellie.
– Nous ne sommes à Enkidiev que pour quelques jours et
nous avons encore fort à faire.
– Je comprends.
Elle les étreignit tous les deux et les accompagna dehors.
– Ne tarde pas trop à revenir, tu entends ?
Encore une fois, Sierra fut surprise de ne pas se
retrouver dans la grande cour du château. Ils étaient plutôt
dans une clairière où se dressaient de grandes pierres plus
hautes qu’un homme.
– Tu n’as vraiment pas envie de retourner chez tes
parents, on dirait, le taquina-t-elle.
– Nous sommes toujours à Émeraude, à un kilomètre de
la forteresse.
Ils mirent pied à terre.
– Quel est cet endroit étrange ?
– C’est un cromlech. Pendant des années, nous ne
savions pas à quoi ils servaient, car ils sont encore plus
vieux que le monde. Ce n’est que tout dernièrement que
nous avons appris que c’étaient des lieux magiques. Les
Anciens s’en servaient comme vortex pour se déplacer d’un
pays à l’autre.
– Vous ne savez plus comment l’activer ?
– Il n’y a que les enchanteresses qui y parviennent
parfois… et Onyx.
– Y a-t-il quelque chose qu’il ne peut pas faire ?
– Garder sa famille unie.
– Il semble pourtant aimer ses enfants.
– Quand ils sont jeunes. Mais dès qu’ils grandissent et
qu’ils manifestent le désir de faire leurs propres choix,
c’est le désastre.
– Est-ce pour cette raison qu’il en a eu autant ?
– Probablement. Il n’apprend pas facilement de ses
erreurs.
Ils entrèrent dans le cercle de pierres.
– Et ils seront tous là au mariage de sa fille ?
– Ouais… Ce sera très amusant.
– Si jamais ça se passe mal, est-ce que tu me ramèneras
à Émeraude ? Je n’aime pas la discorde.
– Attendons de voir si Napashni parviendra à le faire
tenir tranquille.
Sierra marcha autour de l’autel.
– Qu’est-ce qu’Onyx venait faire ici, au juste ?
– Il augmentait l’étendue de ses pouvoirs, je pense, mais
il n’a jamais voulu nous le dire.
Wellan et Sierra rentrèrent au château pour le repas du
soir. La famille était déjà réunie autour de la table.
– Onyx nous a informés que le départ pour le royaume du
futur époux de Cornéliane aura lieu demain, leur annonça
Kira. Nous partirons d’An-Anshar, car nous ignorons où se
trouve le château du Roi Lugal.
– Vous y allez aussi ? se réjouit Wellan.
– Marek, Lassa et moi, et seulement parce que Marek
nous l’a demandé.
– Ce n’est pas vrai ! protesta l’adolescent. J’aurais très
bien pu y aller sans eux, mais ils insistent pour me
surveiller tout le temps.
– Kaliska y accompagnera Nemeroff et leurs deux plus
vieux. C’est Armène qui veillera sur le reste de la couvée en
notre absence.
– Armène ? murmura Sierra à son mari.
Il lui fit signe qu’il l’éclairerait plus tard. Après le repas,
il l’emmena donc dans la grande cour et marcha en
direction de la tour près du pont-levis. C’est alors que
Sierra aperçut le texte gravé dans la muraille à sa gauche.
– C’est le code de notre Ordre. Vous en avez un aussi à
Antarès, non ?
– Évidemment et tout le monde y a accès sur son ordinis.
– Eh bien, à Émeraude, nous n’avons pas ces machines.
Ils grimpèrent au premier étage de la tour. La cuisine
était en ordre et la longue table brillait de propreté.
– Armène ? appela Wellan.
– Je reconnais cette voix…
La gouvernante descendit lentement l’escalier. Ses
cheveux étaient désormais parsemés de mèches argentées.
– Mais c’est sire Wellan ! Saviez-vous que Nemeroff s’est
inquiété tous les jours depuis son retour ?
– Je m’en doute bien, mais ma curiosité l’a emporté et je
suis resté dans le monde parallèle pour l’étudier. Je m’y
suis même marié.
– Oh ! Toutes mes félicitations !
– Armène, je te présente Sierra, celle qui partage
désormais ma vie.
– Vous êtes vraiment ravissante, madame, et laissez-moi
vous dire que vous avez épousé le meilleur d’entre tous les
Chevaliers d’Émeraude.
– Oui, je sais. Ravie de vous rencontrer, Armène.
– Elle a pratiquement élevé tous les enfants du château,
expliqua Wellan, car les soldats passaient de longues
périodes sur le front.
– Tous de braves petits qui s’ennuyaient de leurs parents,
mais qui comprenaient pourquoi ils devaient combattre.
Kira vient de m’annoncer que je m’occuperai de Lazuli, des
jumeaux et du petit Kiev à partir de demain. J’imagine que
vous y allez aussi.
– Nous y avons été invités.
– Merci d’avoir pris le temps de me présenter ta femme,
Wellan. Amusez-vous bien, mais ne relâchez pas votre
vigilance pour autant.
Armène les embrassa sur les joues et les salua de la main
tandis qu’ils quittaient sa tour.
27

An-Anshar, assis au pied de son lit, Onyx suivait du


regard Napashni, qui allait et venait devant lui. Il
s’efforçait de conserver un visage neutre, mais il la trouvait
bien amusante, car elle était en train de le mettre en garde
comme elle le faisait avec les enfants.
– La plupart des gens ne se marient qu’une fois et ce
jour-là est le plus beau de toute leur vie. Je sais que
Cornéliane est la prunelle de tes yeux et que tu veux qu’elle
soit heureuse.
– C’est l’évidence même…
– Rien ne devra ternir son bonheur lorsqu’elle épousera
le Prince Rami. Alors, s’il te plaît, fais l’effort de ne pas te
disputer avec tes fils ou, pire encore, ne disparais pas s’ils
finissent par t’exaspérer.
Onyx garda le silence, car il ne savait pas s’il pouvait lui
faire une telle promesse.
– Je t’en conjure, sois tolérant, demain. C’est très
important pour notre fille.
– Je vais prendre le temps d’y penser.
« C’est mieux que rien », se dit-elle. « Au moins, j’aurai
essayé… »
– Merci, Onyx.
Il se leva et quitta la chambre. Il sortit de sa forteresse
et s’installa sous les rayons de la lune, au bord du lac qu’il
avait creusé pour ses enfants. Il n’avait pas revu ses fils
aînés depuis des années, mais il savait que Napashni
prenait de leurs nouvelles régulièrement. Il agissait
toutefois comme s’il n’en savait rien et concentrait toute
son énergie sur les plus jeunes en espérant qu’ils
deviennent enfin sa fierté. Il sentit l’approche d’Anoki bien
avant qu’il vienne s’asseoir près de lui.
– Tu n’arrives pas à dormir ? lui demanda l’adolescent.
– J’ai besoin de me préparer mentalement pour demain.
– Es-tu encore fâché contre Atlance, Fabien et
Maximilien ?
– Je suis surtout déçu de ce qu’ils ont choisi de faire dans
la vie. Ce n’est pas la même chose.
– Le seras-tu de moi aussi quand je serai grand ?
– Jusqu’à présent, tu ne présentes aucun des défauts qui
m’horripilent.
– Je pourrais épouser quelqu’un que tu n’aimes pas, ou
refuser de faire le travail que tu as prévu pour moi, ou
essayer de devenir un puissant dieu.
Onyx lui ébouriffa les cheveux en riant.
– C’est plus compliqué que ça, jeune prince.
– Explique-moi. Je suis assez vieux pour comprendre,
maintenant.
– Tu vois, quand j’avais ton âge, mon père vivait encore.
J’étais son septième fils. Il travaillait très fort pour faire
vivre sa famille, alors nous le respections et nous lui
obéissions même quand ses ordres ne nous plaisaient pas.
Quand je suis devenu père moi aussi, j’ai fait comme lui.
Mais malgré tous les efforts que j’ai déployés pour arracher
ce continent aux griffes de nos ennemis, pour protéger mon
royaume et pour garder ma propre famille en vie, je n’ai
jamais réussi à obtenir le même respect de la part de mes
enfants.
– Moi, je t’aime et je te respecte. Je comprends ton
sacrifice.
– Peut-être parce que tu as été moins choyé qu’Atlance,
Fabian et Maximilien.
Anoki se colla contre son épaule.
– Ou parce que je vois ce que tu accomplis pour tout le
monde.
– Crois-tu que j’arriverai à rester calme, demain ?
– Oui. J’ai confiance en toi.
– Eh bien, ta mère ne partage pas la même certitude.
– C’est à toi de la convaincre.
Onyx ramena instantanément son fils adolescent dans sa
chambre et l’embrassa sur le front avant d’aller se
prélasser sous la douche qu’il avait fabriquée grâce à sa
magie dans la pièce contiguë à sa chambre et dont il faisait
chauffer l’eau à volonté. Lorsqu’il se coucha finalement
près de Napashni, elle dormait déjà. Il essaya de se vider
l’esprit, mais ne parvint pas à trouver le sommeil avant le
milieu de la nuit, obsédé par la réaction qu’il aurait quand
il se retrouverait face à ses aînés.
Au matin, il mangea avec sa femme, ses deux filles et ses
trois fils, mais son esprit était encore ailleurs. Napashni
espéra qu’il était en train de penser à la promesse qu’il
devait lui faire, mais il n’en reparla pas. Une malle à ses
pieds, Nemeroff fut le premier à arriver avec Kaliska, leur
fils Héliodore et leur fillette Agate. Ils avaient laissé le petit
Kiev sous la surveillance d’Armène.
Même s’ils avaient déjà mangé, ils vinrent s’asseoir à la
table. Heureux de retrouver Obsidia et Phénix, qui avaient
son âge, Héliodore alla tout de suite s’installer entre eux.
Kaliska garda Agate sur ses genoux et son mari prit place
près d’Onyx. Lui aussi se demandait comment réagiraient
ses frères et sa sœur, qui avaient tenté de se débarrasser
de lui à son retour au château.
– Es-tu sûr que c’est une bonne idée que j’assiste à ce
mariage ? demanda-t-il finalement à Onyx. Tu n’ignores
pourtant pas que Cornéliane me déteste.
– Je sais tout ça, mais j’ai promis à ta sœur, quand je l’ai
laissée chez les Madidjins, que toute la famille serait là
pour son mariage. Il est inutile de chercher des excuses
pour ne pas y aller. Ta mère nous tuerait.
Kaliska baissa la tête, cachant son visage sous ses longs
cheveux pour que les deux hommes ne la voient pas
sourire. Tout comme Napashni, elle pensait que c’était le
moment idéal pour cette réconciliation. Wellan, Sierra,
Kira, Lassa et Marek se matérialisèrent alors dans le hall
avec un coffre, eux aussi.
– Merci d’avoir accepté notre invitation, les salua
Napashni. Je vous en prie, venez vous asseoir. Nous
partirons dès que tout le monde sera là.
Marek resta près de ses parents, pour ne pas leur
donner envie de le retourner à la maison, mais il fit tout de
même des yeux doux à Ayarcoutec, assise un peu plus loin.
Les Hokous apportèrent d’autres planches afin de rallonger
la table.
– Avez-vous appris d’autres détails au sujet de la
cérémonie ? s’enquit Kira.
– Rien du tout, répondit Napashni. Cornéliane ne m’en a
indiqué que la date.
Ils entendirent des pas dans le vestibule. Une besace en
bandoulière, Atlance et Katil pénétrèrent dans la salle. Ils
tenaient Lucca et Acis, leurs fils de cinq et quatre ans, par
la main. L’aîné ressemblait à tous les descendants d’Onyx
avec ses cheveux noirs comme la nuit, mais son petit frère
était aussi blond que sa mère. Napashni alla tout de suite à
leur rencontre.
– Merci d’avoir accepté de vous joindre à nous.
Atlance lui décocha un regard contrarié. Non seulement
il se trouvait en présence de son père qui l’avait toujours
dénigré, mais également de Nemeroff, qui avait bien failli
les tuer, ses frères et lui, quand il s’était emparé du trône
d’Émeraude.
– Tout ira très bien, je te le promets, lui chuchota
Napashni.
Ils rejoignirent les autres à table, mais choisirent les
sièges les plus éloignés d’Onyx et de Nemeroff, qu’ils se
contentèrent de saluer de la tête. Leurs enfants, qui ne
reconnaissaient personne, restèrent collés contre eux.
– C’est qui, maman ? chuchota Agate dans l’oreille de
Kaliska.
– Ton oncle Atlance, ta tante Katil et tes cousins Lucca et
Acis.
– Est-ce que j’en ai d’autres comme eux ?
Elle n’avait pas fini sa phrase qu’un vortex se formait
devant les portes de la grande pièce. Apparurent alors
Fabian et Aquilée, entourés de leurs douze enfants roux qui
avaient tous cinq ans, leurs petits sacs dans les mains :
quatre filles et huit garçons, apparemment très disciplinés.
– Bonjour, tout le monde ! s’exclama joyeusement Fabian.
Atlance se demanda si son frère avait bu avant de partir
de la maison, car normalement, il aurait dû être aussi tendu
que lui. Encore une fois, les Hokous se dépêchèrent d’aller
chercher des planches supplémentaires. Napashni aperçut
le regard étonné d’Onyx et décida que c’était à elle de
continuer de jouer à l’hôtesse.
– Je savais que vous aviez eu des enfants, mais tu ne
m’as jamais dit qu’ils étaient douze. Et ils semblent tous
avoir le même âge.
– Les dieux aviaires ne pondent jamais plus de deux
œufs, répondit Aquilée en rejetant sa longue tignasse
rousse dans son dos, mais j’imagine qu’en devenant
humaine, ma physiologie a changé. Surtout, ne vous
inquiétez pas, ce sont tous des amours comme moi. Allez,
les enfants, nous allons sagement nous asseoir en
attendant le départ.
Les poussins suivirent docilement leur mère sans
manifester la moindre émotion.
– Tu viens à bout de cette marmaille ? demanda
Napashni à Fabian.
– Oui, mais je n’ai aucun mérite, répondit-il en la serrant
dans ses bras. Ils sont nés obéissants. Je suis vraiment
heureux de te revoir, maman.
– Pas autant que moi. Promets-moi de ne pas provoquer
ton père avant la fin de la cérémonie, d’accord ?
– Tu t’inquiètes pour rien.
– Vous n’avez pas emmené Maximilien avec vous ? lui
demanda Atlance, qui passait derrière lui pour aller
rejoindre sa famille.
– Douze enfants, c’est comme déplacer une armée,
frérot. Nous n’avons pas eu le temps de penser à autre
chose.
– Tu sais pourtant qu’il ne possède pas de magie comme
nous.
– Mais oui, tu as raison…
– Je vais aller le chercher.
Atlance disparut, laissant Katil avec leurs garçons qui, de
toute façon, ne lui donnaient aucun fil à retordre depuis
leur arrivée. Impressionnés de voir autant d’étrangers, ils
restaient collés contre elle. Assis au bout de la table,
Nemeroff demeurait sur ses gardes, car ses frères avaient
maintes fois tenté de l’éliminer quand il était revenu à
Émeraude. Il suivit Fabian des yeux alors qu’il prenait
place au milieu de ses filles.
– Et eux, maman ? demanda Agate.
– Ce sont d’autres cousins et cousines.
– Il y en a beaucoup…
Aquilée jugea que c’était le moment de présenter sa
couvée.
– En ordre alphabétique, voici d’abord nos filles : Anhiga,
Colombe, Élaïa et Séphora.
Elles se levèrent et firent un joli salut au reste de la
famille.
– Et nos garçons : Ara, Calao, Colibri, Hoazin, Martinet,
Milan, Papangue et Vanneau.
Agate écarquilla les yeux avec stupeur.
– Tu n’as pas besoin de retenir tous leurs noms, lui
chuchota Kaliska. Appelle-les cousin ou cousine et ça ira.
Onyx n’avait cessé de promener son regard sur toute
l’assemblée sans cacher son découragement. Assise près de
Wellan, Sierra assistait à la scène en réprimant son
amusement de son mieux. Les minutes passèrent sans
qu’Atlance revienne avec la famille de Maximilien.
– C’est peut-être ma faute, en fin de compte, lâcha
Napashni. J’ai lancé cette invitation de façon télépathique.
– Alors, ça explique tout, commenta Fabian. Maximilien
ne possède pas nos facultés invisibles.
– Et il faut qu’il rassemble leurs affaires, lui fit
remarquer Katil.
– Mais ils n’ont qu’une seule fille, répliqua Aquilée. Il ne
faudrait pas exagérer.
– Tu connais Aydine, ma chérie, lui rappela Fabian. Tout
ce qu’elle fait n’en finit plus.
– Maman, j’ai faim… se plaignit Jaspe.
– Moi aussi, fit Agate.
Les poussins se tournèrent vers leurs parents pour leur
faire la même demande, mais de façon silencieuse.
– Alors, c’est décidé, intervint Napashni. Nous
mangerons tous ensemble avant de partir. Je vais aller
demander aux Hokous de nous préparer un goûter.
Au bout d’une heure, les serviteurs déposèrent sur la
table suffisamment de plats garnis de mini omelettes au
fromage, de galettes de pommes de terre, de petits pains
au chocolat, de tartelettes à la crème, de brioches aux
raisins, de beignets au miel, de pouding aux poires et de
fruits pour que tout le monde se rassasie. Les enfants
poussèrent des cris de joie en recevant leur assiette et
même les adultes se régalèrent.
C’est alors qu’Azcatchi entra dans le hall. Les traits de sa
sœur Aquilée se durcirent d’un seul coup. En l’apercevant,
l’ex-dieu-crave demeura de glace et se dirigea vers
l’extrémité de la table où étaient assis Onyx et Nemeroff.
– Quels sont tes ordres ? demanda-t-il à l’empereur.
– Surveille mon domaine en mon absence et ne laisse
plus personne me le ravir.
– Je ne serai pas pris au dépourvu, cette fois.
– Veux-tu manger avec nous ?
– J’ai déjà picoré dans tous les plats pendant que les
Hokous les préparaient à la cuisine. Je n’ai plus faim. Je
vais plutôt commencer mon guet, car je sens que vous allez
bientôt partir.
– Il me manque encore un fils, mais je ne t’en empêche
pas.
Azcatchi décocha un regard cruel à Aquilée et quitta la
salle en bombant le torse. Atlance choisit justement ce
moment pour arriver avec Maximilien, Aydine, leur petite
Saraïe de cinq ans et une tonne de bagages.
– Tout ça ? laissa échapper Sierra.
– Il fallait s’y attendre, chuchota Wellan. Je te reparlerai
d’elle plus tard.
Napashni alla les accueillir.
– Heureusement qu’Onyx a appris à transporter toute
une armée dans son vortex, plaisanta-t-elle.
– Depuis le temps, tu connais ma femme, maman,
l’excusa Maximilien. Elle a tellement peur d’oublier
quelque chose qu’elle emporte tout.
– Il ne doit plus rien rester chez vous, le taquina Fabian.
Pendant que Napashni les serrait dans ses bras, Onyx
signala à Cornéliane, par le biais de la télépathie, qu’ils
seraient plus d’une trentaine. Elle lui répondit qu’elle avait
réservé un étage entier du palais rien que pour eux.
– Veux-tu manger une bouchée, ma petite chérie ?
demanda Maximilien à sa fille.
– Non merci, répondit Saraïe après avoir regardé ce qui
se trouvait sur la table.
Les parents nettoyèrent le visage et les mains de leurs
petits, sauf pour les poussins, qui étaient encore tout
propres. Onyx se leva enfin et son attitude impériale
n’échappa pas à la famille.
– Puisque nous sommes nombreux, nous n’apparaîtrons
pas directement au château de Lugal, mais un peu à
l’extérieur.
– Il nous faudra marcher ? s’horrifia Aydine.
– Ça ne fera de mal à personne.
– Je vous donnerai un coup de main magique avec vos
malles, offrit Fabian.
Les familles quittèrent donc la table et vinrent se placer
au milieu du hall.
– Un instant ! s’exclama Kira. Où est Marek ?
– Et Ayarcoutec ? ajouta Napashni.
– Moi, je le sais, annonça Obsidia. Je vais aller les
chercher.
– Quand ont-ils quitté la table ? s’étonna Lassa.
– Quand nous avons commencé à manger, répondit la
fillette en gambadant jusqu’à la porte.
– Et personne ne s’en est aperçu ? demanda Kira.
Ils haussèrent tous les épaules. Obsidia sortit de la
forteresse et se dirigea vers la fontaine. Assis sur la
margelle, Ayarcoutec et Marek s’embrassaient.
– C’est assez, les amoureux, nous sommes prêts à partir,
les avertit Obsidia.
– Encore quelques minutes, Obsidia.
– Si je reviens sans toi dans le hall, c’est papa qui
viendra te chercher.
La grande sœur comprit qu’elle ferait mieux d’obéir. Elle
prit Marek par la main pour le tirer sur ses pieds.
– Nous trouverons un autre coin tranquille quand nous
serons chez Cornéliane, décida-t-il.
– Bonne chance, leur souhaita Obsidia. Il y aura un
troupeau d’enfants qui courront partout et des parents qui
les suivront.
Ils rejoignirent les autres au milieu du hall. Marek évita
sciemment le regard courroucé de Kira. Onyx attendit que
Napashni ait fini de les compter, puis les enveloppa dans
son vortex.
28

Afin de ne blesser personne, Onyx choisit d’apparaître


au bord de la rivière au milieu de laquelle se trouvait l’île
où était érigé le Château Amicitia du Roi Lugal. La
forteresse s’élevait si haut vers le ciel qu’ils pouvaient déjà
l’apercevoir au-dessus de la forêt tropicale qui l’entourait.
– Vous êtes tous là ? s’enquit Napashni.
Les familles firent le compte de leurs enfants et
annoncèrent, à tour de rôle, qu’elles n’avaient perdu
personne pendant le déplacement.
Onyx prit donc les devants et emprunta un sentier étroit
dans la végétation en imaginant la difficulté que Fabian
éprouvait à y faire circuler les malles de sa belle-sœur. Au
bout d’un moment, ils arrivèrent devant une route bordée
de murets en pierre qui serpentait en pente douce vers le
sommet de la montagne où se trouvait le château.
– Nous n’y sommes pas encore ? se découragea Aydine.
– Non, mon amour, mais regarde : c’est juste là,
l’encouragea Maximilien.
– J’ai mal aux jambes, geignit leur fille Saraïe.
Son cousin Lucca, fils d’Atlance, tourna la tête vers elle
en continuant de marcher.
– Nous aussi, lui apprit-il, mais des fois, pour avoir du
plaisir, il faut faire des sacrifices.
Sierra hocha doucement la tête en signe d’assentiment.
– Comment se fait-il que cette forteresse ressemble à
celle de Zénor ? lâcha Marek en l’examinant.
– Parce que c’est ainsi que je l’ai construite, répondit
Onyx, sauf que j’y ai ajouté six étages de plus.
– Pourquoi ? demanda Atlance.
– Pour que tous les raïs de la région puissent la voir à
partir de leur territoire et qu’ils se rappellent qui est leur
roi.
– Très bonne initiative, approuva Nemeroff.
Ils arrivèrent dans la cour intérieure qui faisait tout le
tour de l’immeuble. Elle abritait également une écurie, une
forge et une fontaine qui servait aussi de puits. Devant la
porte du palais se tenaient deux gardes à la peau basanée
qui ne portaient qu’un pantalon ample de couleur blanche
et étaient chaussés de mules en cuir sans talons. Un grand
sabre incurvé pendait à leur ceinture. Ils se courbèrent
respectueusement devant Onyx.
– Heureux de vous revoir, sire.
Ils laissèrent passer toute sa famille, qui se retrouva
alors dans un immense vestibule. Vêtue d’une robe corail
en soie, Cornéliane dévala l’escalier et sauta dans les bras
d’Onyx. Ils se parlaient fréquemment par télépathie, mais il
ne l’avait pas visitée depuis qu’il lui avait permis de vivre
chez les Madidjins. Elle était devenue une ravissante jeune
femme aux longs cheveux blonds comme les blés. Folle de
joie, elle prit le temps de serrer ses frères, ses sœurs, ses
beaux-frères, ses belles-sœurs, ses neveux et ses nièces
dans ses bras et s’arrêta net devant Nemeroff. Ils se
fixèrent droit dans les yeux pendant un moment, puis le roi-
dragon lui prit la main pour lui embrasser les doigts avec
beaucoup de galanterie, ce qui surprit tout le monde.
Cornéliane releva fièrement la tête. Au fond, elle savait
bien qu’il n’oserait pas lui faire le moindre mal en présence
d’Onyx. Elle reprit contenance et se tourna vers toute la
bande.
– Je vous en prie, suivez-moi. Je vous ai réservé nos plus
belles suites.
Fabian fermant la marche avec les malles d’Aydine qu’il
faisait voler dans les airs, ils grimpèrent l’escalier derrière
Cornéliane jusqu’au quatrième étage. Elle leur indiqua leur
porte à tour de rôle.
– Prenez le temps de vous reposer. Le roi vous recevra
dans une heure. Vous trouverez aussi sur vos lits des
vêtements plus légers qui vous empêcheront de mourir de
chaleur.
Pendant qu’ils disparaissaient dans leurs suites, la
princesse continua de grimper l’escalier, contente que tous
aient répondu à l’appel de sa mère. Elle entra dans le salon
privé de son futur mari, qui tournait en rond sur le beau
tapis fleuri.
– Comment ça s’est passé ? s’empressa de demander
Rami.
– Beaucoup mieux que je pensais, alors tu peux arrêter
de t’inquiéter.
– Et ton frère qui voulait te tuer ?
– Mes parents sont là, alors il se tiendra tranquille.
– Alors, nous allons enfin pouvoir nous marier ?
– C’est bien ce qu’il semble.
Rami l’enlaça et l’embrassa, soulagé.

Kaliska poussa ses enfants dans l’appartement qu’on lui


avait réservé. Il s’agissait d’une grande pièce avec quatre
lits et d’une salle séparée où reposait une large baignoire
en cuivre que les serviteurs viendraient remplir d’eau.
– Est-ce que nous reverrons nos cousins ? demanda
Héliodore.
– Et nos cousines ? ajouta Agate.
– Bien sûr, répondit leur mère, mais nous allons d’abord
nous reposer.
Kaliska trouva une belle robe violette en tissu très léger
sur son lit, ainsi qu’un pantalon bouffant et une chemise de
la même couleur pour son mari.
– C’est une très bonne idée, apprécia Nemeroff. Je meurs
déjà de chaleur.
– Regarde, maman ! s’exclama la fillette.
Elle lui montra la robe qu’elle venait de découvrir sur
son propre lit, une version miniature de la sienne.
Héliodore tenait aussi ses vêtements dans ses mains.
– Papa, je vais être comme toi !
– Tu ne sais pas à quel point tu l’es déjà, mon garçon.
Le roi-dragon se coucha sur son lit, mais ne put pas
fermer l’œil, car ses enfants y grimpèrent aussi pour se
coller de chaque côté de lui. Kaliska en profita pour enfiler
sa robe, qui lui allait comme un gant, puis elle alla se
reposer sur le lit de son fils. Lorsqu’ils furent enfin conviés
à suivre Cornéliane, ils avaient tous pris un bain et
s’étaient changés. Dans le couloir, Kaliska se rendit compte
que chacune des familles portait sa propre couleur de
vêtements. Celle d’Onyx était en rouge. Celle de Lassa, en
vert, y compris Wellan et Sierra. Celle d’Atlance portait du
bleu, alors que celle de Fabian portait du orange et celle de
Maximilien du jaune. « Quelle merveilleuse façon de savoir
rapidement à qui appartiennent ces enfants… » songea la
reine d’Émeraude. Vêtus de riches tenues bordeaux, le Roi
Lugal et le Prince Rami les reçurent dans la salle du trône.
Plusieurs tables rondes y avaient été dressées et disposées
en cercle dans la pièce. Leur nappe était de la même
couleur que les tenues de leurs invités. Onyx se rendit
directement au souverain et lui serra les bras avec
affection.
– Qu’il fait bon de vous revoir, lui dit le vieil homme.
– Je me disais justement la même chose.
– C’est enfin le grand jour. Ces jeunes gens l’attendaient
avec impatience et moi aussi, d’ailleurs. Je vous invite à
partager ma table avec votre épouse et vos enfants qui
portent du rouge. C’est une idée de votre fille, ce code de
couleurs, vous savez.
– Je ne suis pas étonné et je mangerai avec vous avec le
plus grand plaisir.
Lugal se tourna ensuite vers le reste des invités.
– Soyez les bienvenus chez moi, enfants et petits-enfants
de l’empereur. Veuillez vous asseoir par famille pour le
repas qui va bientôt arriver. Vous serez ensuite libres de
vous déplacer dans la salle comme vous l’entendez. Nous
avons aussi prévu des jeux pour les petits après le dessert.
Les enfants poussèrent des cris de joie qui firent sourire
le roi. Il attendit qu’ils se calment avant de continuer.
– Le mariage aura lieu demain. Alors, j’aurai amplement
le temps de faire votre connaissance, ce soir. Je vous en
prie, prenez place.
Tous s’installèrent à la table de la couleur de leur tenue.
Sierra s’assit avec sa belle-famille, émerveillée par la
décoration du hall, qui lui rappelait celle de Fal. Le sol était
recouvert de beaux tapis fleuris. Les murs étaient
immaculés et des rideaux bordeaux ornaient les fenêtres
hautes et étroites. Des lampes gigantesques pendaient à
plusieurs endroits au-dessus de leur tête. « Les Madidjins
et les Falois pourraient-ils avoir des racines communes ? »
se demanda-t-elle. « Bon, me voilà en train de réfléchir
comme Wellan… »
On leur servit alors plusieurs plats en même temps : de
la soupe aux boulettes de viande, de la semoule aux
légumes, des escalopes de poulet et des feuilletés aux
dattes. Les convives mangèrent en bavardant, puis quand
ils eurent terminé, Rami se rendit au milieu de la salle, où il
s’assit sur un tabouret en bois pour leur raconter l’histoire
de son peuple et ses incessantes guerres, jusqu’à
l’intervention d’Onyx qui avait permis de réunir enfin tous
les raïs sous l’étendard de Lugal.
Les serviteurs déplacèrent ensuite les tables vers les
murs et commencèrent à allumer les lampes. Suivirent
ensuite des prestations de la part de musiciens et de belles
danseuses recouvertes de voiles qui les charmèrent en se
déhanchant pendant plus d’une heure. Même Cornéliane se
mêla à elles pour montrer ce qu’elle avait appris depuis
qu’elle vivait parmi les Madidjins. Puis, n’y tenant plus,
Obsidia se leva à son tour pour les imiter, ce qui fit bien
rire Agate.
Lorsque les danseuses se furent retirées, les servantes
organisèrent une partie de quilles pour les enfants, puis
une pêche miraculeuse dans un grand bassin en bois, ce
qui permit aux adultes de consommer de l’eau de vie de
figues en toute tranquillité.
Cornéliane en profita pour prendre les mains de Kaliska
et l’entraîner plus loin.
– Si tu savais à quel point tu m’as manqué, lui avoua la
fille d’Onyx. Nous étions les meilleures amies du monde
avant mon enlèvement par Azcatchi.
– Je pense souvent à toi, moi aussi. Tu n’es pas fâchée
que je sois devenue la reine d’Émeraude ?
– Au contraire, ça me fait plaisir que tu aies hérité du
trône, mais mon frère, par contre…
– Nemeroff a beaucoup changé, Cornéliane, surtout
après qu’il s’est retrouvé coincé dans le monde parallèle. Il
est devenu un bon mari et un père merveilleux. Je t’en prie,
donne-lui sa chance.
– Il a tenté de me tuer, rappelle-toi.
– À une époque où tous le traitaient d’imposteur et
voulaient se débarrasser de lui. Même toi, tu as voulu le
chasser d’Émeraude.
– Oui, je l’avoue.
– Mais tu vis dans un autre pays, désormais, dont tu
seras la reine, un jour. Je t’en prie, pardonne-lui ses
erreurs.
– Bon, je vais faire un effort… mais juste pour toi.
– C’est tout ce que je demande.
– Puis-je te faire une confidence ?
– À quoi servent les meilleures amies ?
– Je préfère de loin le climat de cette contrée à celui
d’Émeraude. Quand il pleut, ici, même la pluie est chaude.
– Vraiment ?
Un serviteur s’approcha pour leur offrir du thé sucré.
– Il faut que tu goûtes à ça, Kaliska. C’est divin.
Un peu plus loin, Sierra était sagement assise près de
Wellan et observait les invités avec curiosité.
– Est-ce que ça va ? chuchota-t-il.
– Quelle étrange famille, soupira-t-elle.
– Ça, tu peux le dire, mais ce sont des gens absolument
formidables quand même.
– Je commence à comprendre ta fascination pour les
comportements humains.
– Tiens donc. Alors, tu ne regrettes pas cette petite
escapade de l’autre côté des volcans ?
– Pas du tout, mais j’aimerais en savoir davantage sur ce
pays. Commence par me dire où il se trouve dans mon
monde.
– À Altaïr.
– Il n’y a pourtant pas de désert, dans ce royaume.
– J’ai aussi remarqué que les climats de nos deux mondes
différaient à quelques endroits. Ne me demande pas
pourquoi. Je ne suis qu’un ethnologue.
– Je sais, tu me le répètes souvent.
En voyant que personne ne regardait de leur côté,
Wellan les transporta tous les deux dans leur chambre. Il
ouvrit son journal sur le lit et lui dessina Enkidiev, An-
Anshar et Enlilkisar, puis les divisa en royaumes.
– Nous sommes ici.
Il lui nomma tous les pays à l’est des volcans.
– Les as-tu visités ?
– Absolument tous en suivant Onyx dans ses efforts de
pacification. Tout a commencé chez les Itzamans, alors que
nous étions à la recherche de la fleur bleue pour guérir
Onyx d’une maladie qui était en train de le tuer…
Sierra se coucha près de lui et écouta son récit sans
cacher son admiration grandissante pour lui.
29

Lorsque les enfants commencèrent à montrer des signes


de fatigue, les parents remercièrent Lugal et Rami pour
l’excellent repas et pour leur hospitalité et retournèrent à
leur chambre. Une fois que Napashni et leurs petits furent
endormis, Onyx quitta leur suite sur la pointe des pieds et
utilisa l’escalier pour grimper sur le toit afin de profiter de
l’air frais du soir et, surtout, d’un peu de quiétude. Il
s’appuya sur un merlon et respira plus librement. Il faisait
trop noir pour distinguer la mer du Nord et celle de l’Est,
mais il savait qu’elles se trouvaient devant lui et à sa
droite. Il se rappela tout ce qu’il avait vécu dans ces
contrées alors qu’il était à la recherche de Cornéliane, qui
avait été enlevée par Azcatchi, puis vendue comme esclave
et, plus tard, quand il avait décidé d’unir tous les dirigeants
sous son aile…
C’est alors qu’il capta une présence derrière lui. Il sut
que c’étaient ses fils aînés qui approchaient. Il ne désirait
pas les affronter, mais il avait aussi promis à sa femme de
ne pas disparaître chaque fois qu’il se sentirait contrarié. Il
serra donc les poings et resta sur place.
– Papa… l’appela doucement Fabian.
Onyx se retourna lentement. Il remarqua qu’aucun des
trois n’affichait un air combatif.
– Nous voulons te remercier de nous avoir invités au
mariage de notre sœur, ajouta Maximilien.
Onyx savait bien que c’était Napashni qui avait tout
organisé, mais il jugea préférable de ne pas le mentionner,
pour qu’ils ne pensent pas qu’il tentait encore une fois de
se défiler.
– Nous avons beaucoup bavardé, ce soir, ajouta Atlance,
et nous en sommes venus à la conclusion que maintenant
que nous sommes vraiment des adultes, nous pourrions
mettre nos anciennes querelles de côté et former une
véritable famille.
L’empereur promenait son regard de l’un à l’autre avec
méfiance.
– Je t’en prie, dis quelque chose, le pressa Fabian.
– Ça ferait vraiment plaisir à votre mère, répliqua enfin
Onyx.
– Et à toi ? voulut savoir Maximilien.
– J’ai plus de difficulté qu’elle à oublier les offenses.
– Ne finissent-elles pas par s’atténuer avec le temps ?
tenta de l’amadouer Fabian.
– Nous pourrions aussi recommencer à zéro, suggéra
Atlance.
– Ça, c’est une bonne idée, admit Maximilien. Qu’en
penses-tu, papa ?
– Il faudra que je prenne le temps d’y penser.
Avant qu’il ne s’avise de se volatiliser encore une fois,
Atlance marcha résolument jusqu’à lui et se blottit contre
sa poitrine comme quand il était petit. D’abord pris au
dépourvu, Onyx finit par refermer ses bras sur lui en se
rappelant tout le mal qu’il s’était donné jadis pour le
retrouver quand il avait été enlevé par Akuretari…
– Je n’ai jamais voulu te faire de la peine, tu sais, et ce
n’est pas ma faute si je ne suis pas aussi brave que toi. Je
suis malheureusement né comme ça.
– Il faut dire que sa détention dans l’antre d’un dieu
alligator y est sûrement aussi pour quelque chose, laissa
tomber Fabian.
– Ne me parle pas de lui, le supplia Atlance en
frissonnant d’horreur.
Onyx lui transmit instinctivement une vague
d’apaisement.
– Je n’ai pas mené l’existence que tu attendais de moi,
poursuivit le jeune homme, plus calme, mais je me suis
quand même débrouillé pour avoir une maison, une famille
et un bon travail.
– Oui, je sais, murmura enfin le père en repoussant
doucement le cadet.
– Moi, j’avoue que j’ai épousé la déesse que tu m’avais
demandé de quitter, se confia Fabian, mais elle a perdu
tous ses pouvoirs et c’est une très bonne mère, en fin de
compte.
– Et moi, je sais bien que j’ai choisi la femme capricieuse
qui t’a mis les nerfs en boule quand tu as traversé
Enlilkisar en sa compagnie, intervint Maximilien, mais je
t’assure que je ne suis pas tombé amoureux d’elle pour
cette raison.
– Et tous vos complots pour vous débarrasser de
Nemeroff ? laissa tomber Onyx.
– Apparemment, nos facultés n’étaient pas suffisamment
puissantes pour l’identifier, expliqua Fabian.
– Étant donné qu’il était mort aplati dans une tour, nous
étions certains que c’était un usurpateur, ajouta
Maximilien.
– C’est beaucoup plus tard que nous avons appris que tu
l’avais toi-même fait sortir du monde des morts, admit
Atlance.
– Êtes-vous en train de reconnaître que vous avez
commis une erreur ?
– Ouais, soupira Fabian. Quand nous l’avons revu ce
matin, à An-Anshar, nous avons constaté qu’il avait
beaucoup changé.
– Hormis le fait qu’il te ressemble encore plus qu’avant
physiquement, continua Maximilien, il nous a paru plus
mûr, tout à coup.
– Il a en effet vécu des choses assez éprouvantes dans le
monde parallèle.
– Tu es allé le chercher dans la mort parce tu avais
besoin de lui, n’est-ce pas ? devina Atlance.
– Je n’ai jamais accepté qu’il me soit enlevé aussi jeune,
alors j’ai fait ce qu’il fallait pour lui donner une seconde
chance, envers et contre tous.
– Nous le comprenons, maintenant, affirma Fabian.
– Et nous aussi, nous avons pris de la maturité, l’informa
Maximilien.
Ce fut au tour de Fabien d’étreindre Onyx, qui, à sa
grande surprise, ne chercha pas à se dérober.
– Tu m’as beaucoup manqué, papa.
Maximilien délogea son frère et prit sa place. Onyx fut
alors submergé par ses souvenirs de tous les autres fils
qu’il avait eus avant eux et qui n’étaient plus là, surtout de
ses premiers jumeaux, qu’il avait dû abandonner pour leur
sauver la vie.
– Vous devriez aller dormir, maintenant, murmura-t-il
d’une voix étranglée. Ce sera une grosse journée, demain.
Atlance, qui ressentait sa peine, tira ses deux frères par
la manche, pour qu’ils le laissent se remettre de ses
émotions.
– Bonne nuit, papa. À demain.
Onyx les regarda retourner à l’escalier. Au lieu de les
suivre, il utilisa sa magie pour revenir auprès de Napashni.

Au matin, Cornéliane prit un long bain dans de l’eau


parfumée, puis enfila sa robe bordeaux composée de
plusieurs voiles ourlés de fils d’or. Lorsqu’elle sortit de la
chambre pour passer à son salon privé, Nemeroff s’y
trouvait. Effrayée, elle recula de quelques pas.
– Tu n’as rien à craindre.
– Dit le dragon qui a tenté de me dévorer.
– Je me sentais constamment menacé, à cette époque.
Personne ne voulait croire que j’étais bel et bien le fils aîné
d’Onyx et encore moins me donner la chance de me
réintroduire dans la société.
– Honnêtement, pourquoi es-tu ici, Nemeroff ?
– Pour te dire que je souhaite que nos deux royaumes
entretiennent des relations amicales, si c’est possible.
– Si je m’attendais à ça…
– Et pour t’assurer que tout se passera très bien tout à
l’heure. Réfléchis à ma proposition. Tu n’es pas obligée de
me répondre maintenant.
– Tu me jures que tu n’as aucune arrière-pensée ?
– Absolument aucune.
Il la salua de la tête et se volatilisa. Abasourdie,
Cornéliane se laissa tomber sur son divan.
– Je pense que je viens de recevoir mon plus beau cadeau
de noces…
Dans la suite de la famille de Lassa, Kira était en train de
s’assurer que son mari et son fils étaient présentables. Ils
se laissaient faire, car ils comprenaient sa nervosité.
– Maman, est-ce que je pourrais profiter de ce mariage
pour épouser Ayarcoutec, aujourd’hui ?
– Non, répondit Lassa à sa place.
– Mais un futur roi a besoin d’une future reine.
– Le mot important, ici, c’est « futur ». Nous y songerons
quand tu auras commencé à régner sur Zénor.
– Mais c’est inévitable !
– Vous vous aimerez encore plus quand ce grand jour se
présentera, intervint finalement Kira. Maintenant, arrête
d’en parler.
– Mais maman…
Kira ne fit que lever un index griffu pour le faire taire.
Une servante vint les chercher tous en même temps pour
les conduire au vestibule. Onyx marcha en tête avec sa
famille en rouge.
– Où allons-nous ? s’enquit Aydine.
– Au bord de la rivière.
– Est-ce que c’est loin ? Serons-nous protégés du soleil ?
– Pourquoi ne peut-on pas prendre les chevaux ?
renchérit sa fillette.
Maximilien grimpa l’enfant sur ses épaules pour qu’elle
cesse de se plaindre. Les poussins de Fabian le suivaient
comme une armée disciplinée sans dire un mot, alors que
les enfants de Nemeroff et de Kaliska précédaient leurs
parents, qui gardaient un œil protecteur sur eux. Wellan et
Sierra marchaient derrière Atlance, Katil et leurs fils.
Sur la berge, plusieurs chapiteaux avaient été dressés
pour les protéger de la chaleur. Tous s’y réfugièrent. Les
serviteurs se mirent aussitôt à leur servir des
rafraîchissements.
– Où est Cornéliane ? s’inquiéta Obsidia.
– Elle doit se préparer pour la cérémonie, expliqua
Napashni.
– Et Rami ?
– Lui aussi.
– Et le roi ?
– Ça suffit, les questions, intervint Onyx. Sois sage.
Les enfants s’assirent ensemble sur le sable, formant un
véritable arc-en-ciel, mais les adultes continuèrent à les
surveiller discrètement. Une demi-heure plus tard, Lugal et
Rami arrivèrent sur le même sentier qu’ils avaient
emprunté.
– Est-ce qu’on doit applaudir ? voulut savoir Obsidia.
– Attendons de voir ce que feront nos parents, suggéra
Phénix.
Les personnages royaux s’arrêtèrent devant leurs
invités.
– Regardez ! s’exclama Héliodore.
De l’autre côté de la rivière, des centaines de cavaliers
étaient en train de se placer en rangées, comme s’ils
allaient les attaquer.
– Qui sont-ils et devons-nous protéger le roi ? s’alarma
Kira.
– N’en faites rien, les avertit Wellan. Ce sont les raïs et
leurs lieutenants qui viennent témoigner leur respect aux
nouveaux mariés.
Vêtue de voiles bordeaux et or, Cornéliane arriva alors
seule sur un cheval blanc. Les enfants laissèrent échapper
un murmure d’admiration. Rami aida sa future épouse à
glisser sur le sol. Il lui prit la main et la fit marcher
jusqu’au roi.
Le silence tomba sur l’assemblée. Lugal fit alors signe à
Onyx d’approcher.
– Il est dommage que les raïs ne puissent pas m’entendre
de l’autre côté de la rivière, mais je pense qu’ils devineront
facilement ce qui va se passer.
– Oh, mais je peux facilement remédier à ça. Surtout,
parlez normalement.
– Merci, Onyx.
Il se tourna donc vers les cavaliers.
– Aujourd’hui, l’espoir renaît dans mon cœur.
Les Madidjins manifestèrent leur enthousiasme, ce qui
lui indiqua qu’ils captaient ses paroles.
– Non seulement j’ai retrouvé mon fils unique, mais
aujourd’hui, je suis doublement comblé, car il a l’âge de
prendre épouse.
– Moi aussi… grommela Marek.
Kira lui décocha un regard noir.
– Votre future reine n’est pas une Madidjin de naissance,
mais elle vit parmi nous depuis de nombreuses années et
elle connaît nos croyances et nos coutumes. Elle a appris à
combattre et elle pourrait, j’en suis sûr, vaincre le meilleur
d’entre vous. Mais il y a plus encore. La Princesse
Cornéliane est la fille de l’Empereur Onyx d’An-Anshar.
Les guerriers poussèrent alors des cris si retentissants
que les enfants allèrent se cacher derrière leurs parents,
sauf les poussins de Fabian, qui restèrent sagement assis
sur le sable.
– Cette union marque le début d’une ère de paix et de
prospérité qui se poursuivra avec leurs descendants.
Lugal prit les futurs mariés par la main et les fit entrer
dans l’eau limpide jusqu’à mi-mollet.
– Vous appartenez à cette terre et à tout ce qu’elle a de
mieux à vous offrir, tout comme elle vous appartient.
Cornéliane et Rami s’agenouillèrent dans l’eau. Un
serviteur tendit des couronnes de fleurs rouges au roi.
– À partir de cet instant, seule la mort pourra vous
séparer.
Il déposa les couronnes sur leur tête. On lui remit alors
deux coupes dorées.
– Vous partagerez tout et vous n’aurez aucun secret l’un
pour l’autre.
Ils avalèrent une gorgée de l’alcool sucré dans leur
propre coupe, puis les échangèrent pour boire une seconde
fois.
– Vous êtes désormais unis pour la vie en vertu des lois
de notre peuple.
Un sourire espiègle apparut sur le visage de Cornéliane.
Comme Rami s’approchait pour l’embrasser, elle éclata de
rire, lui fonça dans l’estomac et le renversa dans l’eau.
Découragée, Kaliska se cacha le visage dans les mains
tandis qu’Onyx reconnaissait bien sa fille.
– Est-ce qu’elle l’a noyé, maman ? demanda Agate,
appuyée contre les jambes de sa mère.
– Non, ma chérie. Ils ne font que s’amuser.
– Est-ce qu’on peut y aller aussi ?
– C’est Cornéliane qui se marie, pas toi.
Rami sortit la tête de l’eau et emprisonna Cornéliane
dans ses bras et, cette fois, il réussit à l’embrasser.
– C’est une génération bien différente de la mienne,
commenta Lugal à Onyx.
– J’en sais quelque chose.
Les raïs s’éloignèrent au galop en poussant des
hurlements de joie. Les serviteurs en profitèrent alors pour
installer de petites tables sur lesquelles ils déposèrent de
nombreux plateaux de bouchées variées et servirent des
boissons alcoolisées aux adultes. Nemeroff leur demanda
plutôt de l’eau.
De la musique se mit à jouer. Cornéliane et Rami
exécutèrent une danse madidjin pour le plus grand plaisir
de leurs invités. Les enfants se précipitèrent aussitôt
derrière eux pour les imiter. Lorsqu’ils piquèrent vers la
rivière pour aller s’y mouiller les pieds, Lassa, Napashni et
Kaliska s’empressèrent de les rattraper. Debout au milieu
des convives, Onyx buvait calmement le vin rouge qu’il
venait de faire apparaître dans sa propre coupe. Il aperçut
alors Atlance, Fabian et Maximilien assis plus loin, en train
de bavarder amicalement avec Nemeroff.
Pour leur part, pendant que personne ne s’occupait
d’eux, Marek et Ayarcoutec avaient filé sur le sentier qui
menait au château.
– Où pourrions-nous aller pour que personne ne nous
trouve ? murmura l’adolescente.
– Nulle part, en fait. Mes parents possèdent tous les deux
des pouvoirs magiques, comme les tiens, d’ailleurs. Mais
nous serions probablement tranquilles dans la suite de
Wellan.
– De Wellan ?
– Ce sont les seuls qui n’ont pas d’enfants, alors elle doit
être encore en ordre. Dépêchons-nous avant qu’on
remarque notre absence.
Ils grimpèrent le grand escalier en vitesse et poussèrent
la porte de la chambre. Quelle ne fut pas leur surprise d’y
apercevoir une femme toute vêtue de noir, aux longs
cheveux blancs, qui venait de retirer des sacoches sur le lit
ce qui ressemblait à un gros bracelet, qu’elle était
d’ailleurs en train de manipuler dans tous les sens.
– Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? tonna Marek.
Aranéa sursauta et le bijou lui échappa. Il tomba sur le
sol et roula sous le lit. Sans se préoccuper des adolescents,
elle se pencha pour le ramasser. Marek chargea ses mains
et laissa partir une décharge électrifiée qui la projeta
jusqu’au mur opposé. Étourdie, la femme secoua la tête et
se leva avec un air menaçant.
– Papa ! Maman ! À l’aide ! hurla Marek par télépathie.
Aranéa fonça sur les deux jeunes. Sans hésitation, le
garçon la bombarda de rayons ardents qui semblèrent lui
causer de la douleur. Kira, Lassa, Wellan et Onyx se
matérialisèrent derrière lui.
En les voyant arriver, malgré sa faiblesse, la femme-
araignée parvint à se volatiliser.
– Qui était-ce ? demanda Lassa.
– Et que faites-vous dans la chambre de Wellan ? ajouta
Kira.
Ayarcoutec décida que c’était son devoir de protéger son
ami.
– Marek a senti une étrange présence dans le palais et
nous sommes venus enquêter.
– Je ne sais pas qui est cette femme, avoua l’adolescent.
Je ne l’ai jamais vue auparavant.
– Moi, si, laissa tomber Wellan.
Tous se tournèrent vers lui.
– Elle s’appelle Aranéa et elle est arrivée au beau milieu
du champ de bataille lors du dernier affrontement des
Chevaliers d’Antarès contre les Aculéos, mais pas pour
participer à la guerre. Elle semblait étonnée de se trouver
là. Rewain, le seul fils survivant d’Achéron, l’a ramenée
chez lui.
– Donc, elle ne devrait pas se trouver dans notre monde.
– À moins d’avoir sauté dans le vortex du bracelet après
moi.
– Avez-vous vu ce qu’elle faisait dans la chambre de
Wellan ?
– Elle étudiait une sorte de bracelet qu’elle a sorti des
sacoches sur le lit, répondit Marek.
– Quoi ? s’alarma Wellan.
– Mais elle ne l’a pas emporté. Il est tombé sous le lit.
Wellan s’empressa d’aller le récupérer.
– C’est le bijou qui te permet de voyager entre les
mondes, n’est-ce pas ?
– Exactement.
– Et elle connaît son existence, apparemment, ajouta
Lassa.
Wellan ne le remit pas à sa place. Il l’attacha plutôt à son
poignet afin de le garder à l’œil.
– Je ne devrais pas rester ici avec cet instrument de
pouvoir. Il risque de mettre tout le monde en danger.
– Cornéliane ne t’en voudra pas si tu pars, le rassura
Onyx. Elle comprendra.
– As-tu besoin de notre protection ? voulut savoir Lassa.
– Non, ça ira. Retournez à la fête et faites comme si rien
ne s’était passé. Et demandez à Sierra de vite me rejoindre
ici.
Il étreignit Kira et Lassa, qui les quittèrent avec les
adolescents. Il ne resta plus qu’Onyx.
– Je te reverrai à An-Anshar, d’où je repartirai pour le
monde parallèle, mais avant, je dois faire un dernier saut à
Jade.
– Je serai là. Sois prudent.
Dès qu’il fut seul, Wellan utilisa ses paumes sensibles
pour tenter d’en apprendre davantage sur la voleuse.
Sierra fit irruption dans la pièce quelques minutes plus
tard.
– Est-ce que ça va ?
– Oui et non. Aranéa nous a suivis dans le vortex.
– Elle est dans ton monde ?
– Elle était ici même. Elle a tenté de prendre mon
bracelet.
– Pour en faire quoi ?
– Sans doute pour se déplacer là où elle en a envie dans
l’univers. Peut-être en connaît-elle le fonctionnement mieux
que nous.
– Qu’as-tu l’intention de faire ?
– Il ne nous reste plus qu’à retrouver Dashaé pour savoir
si elle veut rentrer avec nous et nous repartirons pour
Alnilam. Mais je dois savoir exactement où Nemeroff l’a
déposée au Royaume de Jade.
Ils se changèrent et rassemblèrent leurs affaires en
vitesse.
30

Dès qu’ils furent prêts, Wellan et Sierra dévalèrent


l’escalier du palais et sortirent dans la cour. Ils ne
pouvaient pas partir pour le Royaume de Jade sans
demander à Nemeroff dans quelle région se trouvaient les
propriétés des hommes qu’ils avaient ramenés avec Dashaé
à la fin de la guerre contre l’armée de Javad. Ce pays était
bien trop vaste pour que Wellan le ratisse avec ses facultés
magiques et c’était beaucoup plus difficile de retrouver
quelqu’un dont il ne se rappelait plus l ’énergie. Aranéa
était à leurs trousses, alors ils devaient partir le plus
rapidement possible.
– Au lieu de demander à Nemeroff de venir à notre
rencontre, nous devrions aller dire au revoir à tout le
monde au bord de la rivière, suggéra Sierra. Ce serait plus
civilisé et je suis sûre que cette Aranéa n’osera pas s’y
manifester avec tous les magiciens qui s’y trouvent.
– Tu as raison. Ce serait beaucoup plus poli.
Ils revinrent donc à la réception dans leurs habits de
voyage, ce qui attira tout de suite l’attention de Kira.
– Es-tu bien certain de ne pas avoir besoin de nous ?
voulut-elle s’assurer.
– C’est gentil, mais non. Nous allons récupérer une des
compatriotes de Sierra et retourner à Alnilam. Si cette
femme nous y suit, alors nous lui réglerons son compte là-
bas.
Il fit ses adieux à ses parents, à Marek, à Kaliska, à Onyx
et à toute sa famille, puis s’entretint avec Nemeroff, qui se
souvenait du lieu exact où il avait déposé le quatuor des
années plus tôt.
– C’est dans le nord du pays, au pied des montagnes. Il y
a un grand escalier qui y monte. Je les ai laissés en bas,
alors je ne saurais te dire ce qui se trouve tout en haut.
Veux-tu que je vous y accompagne ?
– Je préférerais que tu restes ici pour protéger tout le
monde si jamais Aranéa revient, avoua Wellan. Je serai
prudent.
Ils se serrèrent les bras avec affection.
– Il semble que nous n’arrêtons pas de nous quitter,
déplora le roi-dragon.
– Je reviendrai.
– Dans quatre ans ?
– Avant ça, je te le promets.
Onyx s’avança à son tour, l’air sombre. Il détestait que la
quiétude de son empire soit menacée par un nouvel
ennemi. Wellan pouvait le lire sur son visage.
– Ce n’est pas le moment de parler, alors nous le ferons à
An-Anshar, lui dit l’empereur.
– Bien compris.
– Je serai de retour chez moi ce soir.
Wellan le salua à la manière des Chevaliers d’Émeraude
et disparut avec Sierra. Quelques secondes plus tard, ils
réapparaissaient dans un coin reculé de Jade. Les
montagnes se dressaient devant eux, coiffées de brume, et
pour s’y rendre, ils devaient traverser la forêt. Ils se mirent
aussitôt en marche pour ne pas être surpris par l’obscurité.
– Que feras-tu si Aranéa nous suit jusqu’ici ? s’alarma
Sierra.
– Je l’affronterai.
– Possèdes-tu la puissance nécessaire pour l’empêcher
de te prendre le bracelet ?
– Si Marek a réussi à la faire reculer, alors je pourrai
certainement le faire aussi. Et si ça ne suffit pas,
j’appellerai mes amis à mon secours. Tu m’as déjà vu à
l’œuvre, alors s’il te plaît, cesse de t’inquiéter.
– Nous savions qui était notre ennemi à Alnilam, mais là,
nous ignorons tout d’elle. Vous avez jadis cru qu’Amecareth
n’était qu’un sorcier alors qu’il était un dieu, rappelle-toi.
– Ça ne nous a pas empêchés de le détruire. Et il y a
toujours la possibilité de négocier avec cette femme. Peut-
être que ce qu’elle veut n’a rien à voir avec le bracelet.
Ils traversèrent finalement la forêt. Le soleil était
presque au zénith quand ils arrivèrent devant l’escalier
dont leur avait parlé Nemeroff. Il se trouvait derrière un
portail en pierre composé de deux montants verticaux et de
deux linteaux horizontaux, et il comportait un nombre
incalculable de marches.
– J’espère que tu es en forme, soupira Sierra. Et, surtout,
que c’est l’escalier que nous cherchons.
– À mon avis, ces petits villages n’ont sans doute pas les
moyens d’en bâtir sur toutes les montagnes. Alors, nous
devrions être au bon endroit.
– Il n’y a qu’une façon de le savoir.
Ils grimpèrent jusqu’au sommet et se retrouvèrent sur
une grande terrasse en pierre, qui surplombait une vallée.
Ils virent, tout en bas, une cinquantaine de maisons
triangulaires, séparées par une multitude de champs de
culture. Sur le versant de la montagne opposée, au-delà des
habitations, se dressait un temple au toit en pagode.
– C’est un endroit vraiment serein, commenta Sierra.
– Sans machines, tu veux dire ? la taquina Wellan.
– Tu te rends compte que nous allons devoir redescendre
le même nombre de marches ?
– Si ça peut t’encourager un peu, quand nous
repartirons, ce sera dans mon vortex. Maintenant, allons
voir si quelqu’un peut nous diriger vers l’un de nos trois
amis.
Ils mirent autant de temps à se rendre en bas qu’ils en
avaient pris pour atteindre la terrasse. De plus en plus
assoiffés, ils s’arrêtèrent à une source pour boire avant de
poursuivre leur route jusqu’au premier logis. Les Jadois qui
travaillaient dans le jardin levèrent la tête en les voyant
arriver.
– Je cherche Masao, Keïchi et Shinji qui ont combattu
durant la guerre contre les hommes-insectes, leur apprit
Wellan.
Le plus âgé des hommes lui pointa une maison en retrait
au pied de la montagne. L’Émérien le remercia et s’y rendit
avec sa femme. Celle-ci observait tout ce qui se trouvait
autour d’elle. « Je lui achèterai un journal lorsque nous
serons de retour à Antarès… » décida-t-il. En s’approchant
de la résidence en question, Wellan reconnut Shinji, en
train de répéter des mouvements traditionnels avec son
sabre effilé, seul dans un grand rectangle recouvert de
sable. Sierra s’assit par terre pour reposer ses jambes, en
attendant qu’il ait terminé. Une fois qu’il eut rengainé son
arme et effectué son salut vers le soleil, le guerrier se
retourna et leur sourit de toutes ses dents. Sierra se leva.
– Je savais que vous étiez là, mais vous ne représentiez
aucune menace, alors j’ai terminé mon rituel.
Il s’avança en tendant les bras à Wellan, qui les serra à la
manière des Chevaliers d’Émeraude, puis se tourna vers
Sierra. Il lui prit les avant-bras et appuya son front contre
le sien à la façon des Chevaliers d’Antarès.
– Je devine déjà pourquoi vous êtes ici. Je vous en prie,
acceptez mon hospitalité pendant que je vous révèle où se
trouve votre amie.
Wellan, qui savait à quel point les Jadois tenaient à ces
formalités, invita Sierra à le suivre jusque dans la maison.
La jeune femme vit des murs en papier de riz, comme
dans l’auberge où elle avait mangé avec son mari, mais
aussi plusieurs portes coulissantes, qui permettaient de
modifier la taille des pièces. Le sol était recouvert de
curieux tapis gris disposés les uns à côté des autres. Ce qui
la surprit encore plus, ce fut la rareté des meubles et
l’austérité de la décoration. Il n’y avait qu’une table basse,
des coussins et des coffres de différentes tailles. Aux murs
étaient suspendus des parchemins représentant différents
paysages et des oiseaux. Shinji les invita à s’asseoir de
chaque côté de la table. Derrière lui se trouvait un carré
surélevé sur lequel reposait une bouilloire. Il leur prépara
de petites tasses de thé et les rejoignit.
– Dashaé ne se trouve plus ici, les informa-t-il. Elle a
passé un an avec chacun de nous pour apprendre ce que
nous savions, puis elle est allée terminer son apprentissage
avec les maîtres du temple.
– Est-ce à dire qu’elle ne voudra pas nous suivre dans
son monde ?
– Non. Je pense qu’elle n’attend que ce moment. Elle en
parle beaucoup depuis quelques mois. Cette jeune
personne apprend très rapidement, alors elle trouve le
temps long. Elle n’est pas née ici, alors elle ne sait pas
comment ralentir sa vie. Elle s’occupe en travaillant dans
les cultures et en méditant, mais c’est insuffisant.
– Le temple, c’est l’édifice dans la montagne ?
Shinji hocha doucement la tête.
– Où vivent vos deux amis ?
– À quelques fermes d’ici. Masao et Keïchi sont de la
même famille. Si vous vous dépêchez, vous serez revenus
avant le coucher du soleil. Nous vous attendrons ici tous les
trois, car j’ai la plus grande maison, afin de vous offrir un
repas d’au revoir.
– Nous ferons de notre mieux.
Wellan et Sierra terminèrent leur thé et se mirent en
route pour la montagne opposée.
– Tu ne lui as pas parlé du danger qui nous guette, lâcha
Sierra.
– Je ne veux pas les alarmer inutilement.
– Mais si nous allons manger chez Shinji, n’y a-t-il pas un
risque que cette femme y fasse irruption pour te prendre le
bracelet ?
Il descendit sa manche et lui montra qu’il le portait sur
son poignet pour plus de sûreté. Si elle devait lui subtiliser
ses sacoches, il perdrait certes son journal, mais pas leur
moyen de rentrer à la maison.
– Alors, souhaitons que tout se passe bien…
Ils arrivèrent devant un autre portail, en bois peint en
rouge, celui-là. Heureusement, l’escalier comptait
beaucoup moins de marches, car leurs mollets
commençaient à les faire souffrir. Ils étaient presque
rendus à l’entrée du temple quand un moine vêtu d’une
tunique de soie rouge leur bloqua le passage.
– À partir d’ici, les étrangers ne sont pas admis. Vous ne
pouvez pas entrer à l’intérieur, mais vous pouvez vous
promener dans les jardins.
– Nous cherchons une jeune femme qui porte le nom de
Dashaé, lui apprit Wellan.
Le moine se détendit aussitôt.
– Elle s’y trouve.
Il se courba devant eux et retourna dans la maison
sacrée.
– C’est en train de devenir une véritable chasse au
trésor, soupira Sierra.
– Tu n’aimes pas ça ?
– Ça dépend quand, où et ce qu’il y a à gagner.
Ils suivirent un sentier de petites pierres blanches et
finirent par arriver à un espace dépourvu de végétation où
la Chimère était en train d’exécuter des mouvements d’une
grâce toute naturelle sous l’œil vigilant d’un autre moine.
En silence, Wellan et Sierra attendirent la fin de l’exercice.
Dashaé se courba devant son maître, qui la salua de la
même façon avant de s’éclipser sans prononcer un seul
mot. La jeune femme pivota en captant une présence et
aperçut sa grande commandante et Wellan. Elle étouffa un
cri de joie et se jeta sur Sierra, qui l’étreignit avec
soulagement. Quand vint le tour de l’Émérien, il ne sut pas
trop comment réagir, car il ne la connaissait pas vraiment.
Dashaé ressentit son malaise et se contenta donc de se
courber devant lui comme l’avait fait le moine. Puis, en
silence, elle leur fit signe de la suivre. Ils sortirent du jardin
et montèrent vers un pavillon isolé, à une bonne distance
du temple. À l’intérieur courait un banc en bois qui en
faisait tout le tour. Ils y prirent place tous les trois.
– Il n’y a qu’ici que nous pouvons parler, expliqua-t-elle,
mais nous devons quand même le faire à voix basse.
– Bien compris, la rassura Wellan.
– Êtes-vous venus me chercher ?
– Nous voulons surtout savoir si tu veux rentrer à la
maison.
– C’est certain. J’avais vraiment hâte que vous arriviez.
– As-tu été maltraitée ? se hérissa Sierra.
– Non, pas du tout. Je me suis finalement habituée aux
coutumes des Jadois, à leur nourriture, à leur façon de
penser et même à leur religion. Mais j’avoue que ma propre
identité commence à me manquer.
– Shinji nous a invités à manger chez lui. Nous nous
rendrons à An-Anshar après le repas, car c’est de là que
nous sommes partis.
– C’est aussi là que nous sommes arrivés.
– Tout comme nous avec Nemeroff. Je suis vraiment
excitée à l’idée que ce soir, je dormirai parmi mes
compagnons d’armes.
– Dans un fort tout neuf, précisa Wellan.
– Dites-moi tout ce qui s’est passé ces quatre dernières
années.
Sierra lui résuma tous les événements importants et lui
parla aussi des démissions de plusieurs Chevaliers ainsi
que de la terrible trahison d’Odranoel. Dashaé ne manifesta
aucune émotion. Sans doute avait-elle appris cette nouvelle
technique de stoïcisme avec ses maîtres jadois.
– Et j’ai épousé Wellan, conclut Sierra.
– Mes félicitations, mais nous savions tous que ça finirait
par arriver.
Les trois soldats quittèrent le pavillon avant le coucher
du soleil et se rendirent chez Shinji, où les attendaient
également Masao et Keïchi. Ceux-ci saluèrent les deux
commandants à leur façon distincte, puis les invitèrent à
s’asseoir à l’intérieur. Une multitude de petites lampes
éclairaient la pièce principale, la plupart posées
directement sur le plancher, les autres sur des coffres.
– Alors, tu retournes enfin chez toi, jeune guerrière ? fit
Masao.
– Vous saviez bien que je partirais un jour.
– Elle n’a plus rien à apprendre de nous, l’appuya Keïchi.
– Dashaé est devenue elle-même une arme dangereuse,
la taquina Shinji.
Wellan s’amusa de la voir rougir.
– Puis-je vous poser une question très indiscrète ?
intervint alors Sierra.
– Allez-y, répliqua Masao. Nous verrons si nous voulons y
répondre.
– Pourquoi n’avez-vous pas des épouses et des enfants ?
– Nous en avons eu, mais elles se sont remariées après
notre disparition, expliqua Keïchi. Nos fils sont allés vivre
avec elles et leur nouveau mari dans le sud. Cependant, ils
nous visitent au moins une fois par année.
– Vous n’avez pas eu envie de refaire votre vie ?
– Nous aimons notre nouvelle tranquillité, répondit
Masao.
Il éclata d’un rire franc. Shinji déposa les nombreux
petits plats sur la table : du riz, de la soupe aux pâtes de
soja, du saumon grillé et de la salade d’agrumes. Ils se
mirent à manger en se remémorant le séjour des trois
Jadois à Alnilam, ainsi que la possibilité que d’autres
innocents puissent aussi disparaître accidentellement dans
des vortex à Enkidiev.
À la fin de la soirée, Wellan proposa à Dashaé d’aller
chercher ses affaires.
– Je ne possède rien d’autre que ce que j’ai sur moi.
– Où vivais-tu ? s’inquiéta Sierra.
– Avec Masao, Shinji et Keïchi, au début, puis un peu
partout. Ces derniers mois, j’ai dormi sur le plancher du
temple et, pour manger, j’allais travailler aux champs.
– Maintenant, je commence à comprendre pourquoi tu
avais hâte de partir, avoua la commandante.
– C’était une belle expérience et j’ai beaucoup appris,
mais c’était aussi une dure épreuve.
Après le repas, ils remercièrent chaleureusement leurs
hôtes et remontèrent l’escalier qui permettait de quitter la
vallée jusqu’à la terrasse en pierre. Il commençait à faire
vraiment sombre.
– Est-il possible que les cromlechs soient responsables de
ces disparitions spontanées dans ton monde, Wellan ?
demanda soudain Sierra.
– Ce n’est pas impossible. Êtes-vous prêtes à partir,
mesdames ?
– Dans ton vortex personnel, oui. Dans l’autre, non.
– Je te promets que nous trouverons la façon d’atterrir
correctement quand nous utiliserons celui du bracelet plus
tard, ce soir.
Ils disparurent tous les trois.

Assise sur le toit de l’un des centaines de cubes blancs


empilés les uns sur les autres sur l’île des araignées,
Aranéa pansait les blessures que lui avait infligées Marek.
Elle avait eu beaucoup de chance de se tirer de ce mauvais
pas dans l’état où elle se trouvait. Même si elle n’avait pas
réussi à s’emparer du bracelet magique qui lui aurait
permis de ramener ses enfants à la maison, elle refusait de
s’avouer vaincue.
En concentrant tous ses pouvoirs, elle avait réussi à
localiser le bijou que l’humain promenait partout de l’autre
côté des volcans, puis elle avait capté sa présence dans le
pays couvert de sable au pied de l’horrible montagne où
ses bébés avaient été exilés au début des temps.
« Je ne dois pas le laisser repartir avec le bracelet… »
grommela intérieurement la femme-araignée.
Kiarinah grimpa sur le côté du logis carré et alla se
coucher près de sa nouvelle maîtresse.
– Tu es triste, tout à coup.
– Songeuse, plutôt, belle enfant. Je cherche une façon de
vous ramener à la maison.
– À quoi ressemble-t-elle ?
– C’est un immense continent couvert de prairies et de
grands arbres. Il n’y a pas d’humains, pas d’animaux,
uniquement des insectes.
– Est-il aussi vaste qu’ici ?
– Un million de fois plus vaste.
– Mais ne risquerions-nous pas de nous y perdre ?
– Il existe un lien invisible entre vous. Vous pourrez
toujours retrouver celles qui se sont égarées.
– Comme tu nous as retrouvées. Quand partons-nous ?
– Très bientôt.
31

Sierra, Dashaé et Wellan se matérialisèrent devant les


portes de la forteresse d’An-Anshar uniquement éclairées
par deux flambeaux. Dashaé s’était arrêtée à cet endroit,
quatre ans plus tôt, mais elle n’y était pas restée
longtemps. Nemeroff avait été bien pressé de rentrer chez
lui, alors il les avait vivement déposés à Jade, ses trois
compagnons et elle.
Par politesse, Wellan se servit du heurtoir pour
demander l’accès au château, même si Onyx ne se serait
pas formalisé de le voir entrer sans frapper. Dashaé en
profita pour regarder autour d’elle. La lune se reflétait à la
surface du lac qui s’étendait au-delà de la terrasse et des
jardins. Les yeux remplis de sommeil, un Hokou leur ouvrit
finalement la porte.
– La famille est-elle rentrée du mariage ? demanda
Wellan.
– L’empereur est dans le hall, se contenta-t-il de répondre
avant de tourner les talons.
– Tout le monde doit dormir sauf lui, commenta Sierra.
Ils entrèrent et refermèrent eux-mêmes la porte. En se
dirigeant vers la vaste pièce, Wellan se rendit compte que
Dashaé ne faisait pas le moindre bruit en marchant sur le
plancher en pierre. Il n’y avait aucun danger dans cet
endroit, mais tous les sens de la jeune femme étaient aux
aguets. « C’est sans doute ce qu’on lui a enseigné depuis
son départ », songea-t-il.
Onyx était assis devant le feu, une coupe de vin à la
main, le regard perdu dans les flammes, mais il avait très
bien capté la présence des visiteurs. Chez lui, rien ne lui
échappait.
– Je me doutais bien que tu ne serais pas couché.
Ils s’approchèrent de lui.
– Vous êtes arrivés depuis longtemps ? demanda Wellan.
– Une heure à peine, après avoir récupéré les enfants qui
s’étaient endormis un peu partout. Nous les avons mis
directement au lit. Assoyez-vous. J’ai besoin de vous parler.
Son ton solennel inquiéta Wellan. Était-il arrivé une
tragédie pendant qu’il récupérait Dashaé à Jade ? Ils
prirent place dans les bergères.
– Au cas où tu ne te souviendrais pas d’elle, voici Dashaé,
qui fait partie de l’armée d’Alnilam, lui dit d’abord Wellan.
– Je l’ai entrevue il y a quatre ans, quand mon fils est
rentré du monde parallèle. Soyez la bienvenue à An-Anshar,
soldat.
Avant que Wellan puisse lui demander ce qui se passait,
Onyx continua : – J’ai beaucoup réfléchi, tandis que j’étais
chez Lugal, et j’aimerais vous accompagner dans le monde
parallèle afin d’aller remercier tous ceux qui se sont
occupés de Nemeroff après qu’il est tombé dans le vortex.
Tu pourras me ramener ensuite chez moi.
Sierra décocha un regard à Wellan pour l’avertir que s’il
acceptait sa demande, il reviendrait seul à An-Anshar avec
l’empereur dans ce vortex infernal.
– Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas possible. Il ne
semble pas y avoir de limite au nombre de personnes que
nous pouvons faire entrer dans le tourbillon créé par le
bracelet. Et puis, si ça t’intéresse, je suis allé à
suffisamment d’endroits dans le monde de Sierra pour te le
faire visiter. « Pas sans moi, par contre », décida la grande
commandante.
– Ça me touche beaucoup, Wellan. Je vais aller informer
Napashni et Azcatchi de mon départ. Faites comme chez
vous.
Onyx déposa sa coupe sur le guéridon près de son
fauteuil et disparut.
– C’est fou comme Nemeroff lui ressemble, laissa tomber
Dashaé.
– Maintenant que je le connais mieux, je serais portée à
dire que c’est juste de physionomie, répliqua Sierra. Il y a
une énergie guerrière dans le cœur de cet homme qui fait
défaut à son fils.
Vêtue de noir, son sabre jadois à la ceinture, Dashaé fut
incapable de rester assise et se mit à marcher autour du
vaste hall en l’étudiant.
– Il n’y a rien qui ressemble à tout ça par chez nous, dit-
elle, au bout d’un moment.
– Là, je suis d’accord. Tu ne trouves pas que c’est comme
un musée géant ?
« Voilà que ça recommence », soupira intérieurement
Wellan, en restant près du feu pour se reposer avant
l’épreuve qu’allait bientôt leur imposer le vortex.

Onyx réapparut dans sa chambre et alla s’asseoir sur le


lit, près de Napashni, qui ne dormait pas encore. Ils avaient
pourtant déjà couché toute la marmaille une heure plus tôt.
Leurs regards se croisèrent.
– Obsidia ? tenta-t-il.
– Comment l’as-tu deviné ? Elle avait les deux yeux bien
fermés quand tu l’as déposée sur ses draps, mais dix
minutes plus tard, elle est entrée ici en me posant un
millier de questions sur les Madidjins. Je l’ai reconduite
trois fois dans sa chambre.
– Tu aurais dû m’appeler.
– Je voulais te récompenser pour ta bonne conduite
pendant le mariage de Cornéliane, alors je t’ai laissé
tranquille.
– Mais c’est mon rôle de mari de te venir en aide quand
ils sont turbulents.
– Tu n’as pas à t’inquiéter. J’en suis venue à bout avec
une bonne vague d’apaisement.
Napashni se redressa sur ses coudes.
– Mais on dirait bien que tu es sur le point de me faire la
même chose qu’elle.
– Es-tu capable de t’occuper des enfants pendant
quelques jours ?
– Tu sais bien que oui. Pourquoi ?
– J’ai décidé de faire un saut dans le monde parallèle
pour aller rencontrer ceux qui ont secouru Nemeroff.
– Est-ce vraiment nécessaire ? La seule fois que ton fils
s’est abîmé dans ce vortex, il a mis des années à revenir.
– Je suis bien plus aguerri que Nemeroff et je pense qu’il
est important de dire à ces gens que j’apprécie ce qu’ils ont
fait.
– Est-ce que tu n’y vas pas aussi pour étudier la
possibilité de les annexer à ton empire ?
– Seulement s’ils sont complètement désorganisés et
qu’ils ont besoin que je mette de l’ordre dans leurs affaires.
– Alors, tu restes ici.
– Je plaisantais… Je suis surtout curieux d’explorer un
autre univers. Et puis, comment pourrais-je diriger un
monde dont je ne sais rien ?
– Ça ne t’a pas arrêté à Enlilkisar.
– Sauf que c’était facile de s’y rendre. Et tu n’as rien à
craindre, puisque Wellan sera avec moi.
– La dernière fois qu’il vivait par ici, tu lui as jeté un sort
pour qu’il t’accompagne partout et qu’il fasse tout ce que
tu exigeais de lui. Ta magie te permet te briser la volonté
des gens et de leur faire faire tout ce que tu veux.
– Uniquement quand ils sont intraitables.
– Je commence à penser qu’il y a plus de contre que de
pour.
– Et si je promets d’être sage et de vous rapporter des
présents ?
– Je te connais assez bien pour savoir que si tu as décidé
d’y aller, je ne pourrai pas t’en empêcher, peu importe ce
que je dirai. Alors, tout ce que je te demande, c’est de
revenir d’une seule pièce.
– C’est certain que j’aimerais ça, moi aussi.
– Je voudrais que nous conservions cette belle harmonie
familiale que nous avons enfin retrouvée à ce mariage.
– J’avoue que ce n’était pas si mal.
– Viens un peu ici.
Onyx marcha à quatre pattes sur le lit et l’embrassa.
Napashni l’emprisonna dans ses bras pour faire durer
l’étreinte.
– Ne faites pas de bêtises en mon absence, réussit-il à lui
dire entre deux baisers.
– C’est à toi que je devrais dire ça !
Ils s’embrassèrent encore quelques minutes.
– Et, plus important encore, ne tombe pas amoureux
d’une autre femme quand tu seras là-bas, sinon, je ne
donne pas cher de ta peau.
Il se défit d’elle en riant.
– Tu sais bien que je n’aime que toi.
Il changea ses vêtements pour adopter une tenue plus
guerrière : un pantalon et une tunique noire en toile solide,
des bottes de cuir, puis une ceinture d’armes où pendaient
son épée et sa dague préférées dans leur fourreau.
– Et l’épée double ?
– C’est plutôt encombrant.
– Tu ne pourras sans doute pas la faire apparaître à ta
guise dans le monde parallèle.
– Je me débrouillerai.
Il revint l’embrasser une dernière fois et quitta la
chambre avant d’être tenté de rester. Avant de retourner
dans le hall, il s’arrêta à celle d’Azcatchi. Il trouva ce
dernier debout devant sa fenêtre, à regarder la lune.
– Les craves ne sont pourtant pas des oiseaux nocturnes.
– J’ai toujours aimé cette période de la journée, rétorqua-
t-il en se retournant. Tu pars en guerre ?
– Pas du tout. Je m’en vais rencontrer les gens qui ont
soigné mon fils dans le monde de Sierra, mais je veux qu’ils
sachent que je suis un roi guerrier.
– Ils n’ont plus d’ennemis et les souverains ne participent
jamais aux affrontements.
– Alors, tant mieux. Je n’aurai pas à me servir de mes
armes.
– Combien de temps seras-tu parti ?
– Quelques jours, tout au plus. J’aimerais que tu veilles
sur ma famille pendant que je suis au loin, surtout que je ne
pourrai ni entendre vos appels à l’aide ni revenir
rapidement pour défendre ma forteresse.
– Tu n’as même pas besoin de me le demander.
– Et n’hésitez pas à faire appel aux Chevaliers si un autre
dieu conquérant se pointe par ici.
– Je suis certain que c’est la première chose que ferait
Napashni.
– Maintenant, dis-moi à quoi m’attendre, là-bas, mon
ami.
– Sur le continent de Sierra, ce n’est pas comme ici. Il y a
des machines et des maisons en d’autres matériaux que la
pierre et le bois, des boutiques en verre et des
préoccupations différentes des nôtres. Mais ce sont les
Deusalas, qui ont recueilli Nemeroff, que tu devras aller
remercier, pas les gens de la ville. Ces dieux vivent de
façon plus naturelle. On se sent bien, sur leur falaise. Tu
n’auras pas à te servir de ton épée parmi eux.
– Mais je préfère tout de même l’avoir sur moi.
– C’est ta décision, Onyx. Ne sois pas parti trop
longtemps. Tu sais à quel point tes enfants sont turbulents
quand tu n’es pas là.
– Ne vous gênez pas pour leur imposer un peu de
discipline et surveillez surtout Ayarcoutec, qui commence à
s’intéresser un peu trop aux garçons.
– Je la garde déjà à l’œil.
– Merci, mon frère.
Azcatchi se courba devant lui avec respect. De plus en
plus sûr de sa décision, l’empereur tourna les talons et
sortit de la chambre. Il s’arrêta net en trouvant Obsidia
devant lui, les bras croisés sur sa poitrine.
– Pourquoi es-tu armé ? Allons-nous encore être attaqués
par un autre dieu-lion et un troupeau de soldats-taureaux ?
– Je t’assure que rien ne nous menace. Et puis, ne t’ai-je
pas enseigné à utiliser tes pouvoirs pour scruter les
environs ?
– Justement, je viens de le faire et c’est pour cette raison
que je ne comprends pas ce que tu es en train de faire.
Onyx poussa l’épée sur le côté pour s’accroupir devant
elle.
– Je dois aller rendre visite à des gens importants.
– Que tu as décidé d’aller tuer ?
– Bien sûr que non. Mes armes, c’est juste pour me
donner fière allure.
– Si ce n’est pas une mission dangereuse, laisse-moi y
aller avec toi. J’ai vraiment pris goût à toutes nos petites
sorties et surtout celle d’aujourd’hui.
– Pas cette fois, coccinelle. Non seulement ce n’est pas
un mariage, mais c’est très loin d’ici et ta mère ne me
permettrait pas de t’y emmener.
– Laisse-moi au moins tenter de la persuader.
– C’est inutile, Obsidia. J’ai décidé de partir seul.
– Il n’y a vraiment rien que je puisse faire pour que tu
changes d’avis ?
– Je crains que non.
La fillette se colla contre lui pour se faire étreindre, ce
qu’il fit sans hésitation.
– Je ne serai pas parti longtemps. Promets-moi d’être
sage et de veiller sur les autres, d’accord ?
– C’est une grosse responsabilité.
– Je sais, mais j’ai confiance en toi.
– Bon, j’accepte, mais tu as intérêt à me récompenser à
ton retour.
– Je n’y manquerai pas. Au lit, maintenant.
Onyx la reconduisit à sa chambre en espérant qu’elle y
reste jusqu’à ce qu’il parte. Il ne voulait pas la voir sortir de
la forteresse au moment où Wellan formerait le vortex pour
y sauter avec eux. Dès qu’elle fut couchée, il se transporta
dans son hall.
– Tu n’as pas besoin d’être armé à Alnilam, lui fit
remarquer Wellan.
– C’est mon choix.
– Moi aussi, je le serai, indiqua Dashaé en lui pointant
son sabre.
– Si vous voulez mon avis, intervint Sierra, je ne crois pas
que quelqu’un s’en formalisera. Nous avons souvent circulé
dans la ville en tenue de guerre par le passé.
– Dois-je apporter autre chose ? Des vêtements de
rechange ? De l’eau ? Du vin ?
– Nous avons déjà tout ça par chez moi.
– En fait, son monde est plus civilisé que le nôtre, ajouta
Wellan.
– Où arriverons-nous exactement dans le monde parallèle
?
– Puisque nous sommes partis des laboratoires du palais,
je pense bien que ce sera notre point d’arrivée. À partir de
là, nous irons où tu voudras.
– Je voudrai voir les Deusalas, c’est certain. Après, nous
verrons.
– Il y a autre chose que Dashaé et toi devez savoir au
sujet du vortex créé par le bracelet magique de Kimaati,
soupira Wellan.
– Je t’écoute.
– Il est beaucoup plus brutal que ceux que nous utilisons
pour nous déplacer ici.
– Il dit vrai, l’appuya Dashaé, qui avait accompagné
Nemeroff à Enkidiev. Lorsque nous atteignons notre
destination, il nous rejette au sol avec une épouvantable
violence.
– Pire encore, si nous ne nous accrochons pas les uns aux
autres, nous risquons de ne pas atterrir au même endroit,
ajouta Wellan. C’est ce qui nous est arrivé à Nemeroff et
moi quand nous avons voulu secourir Obsidia et que nous
sommes tombés dedans. Je me suis retrouvé au milieu du
continent et lui, sur la côte est.
– Des endroits très éloignés l’un de l’autre ?
– À des milliers de kilomètres, confirma Sierra.
– Je vois…
– Nous pouvons éviter d’être séparés en nous regroupant
solidement, mais pour l’impact, je ne sais pas trop quoi
faire.
Onyx fit quelques pas dans le hall en réfléchissant, puis il
se retourna vers ses futurs compagnons de voyage.
– J’ai trouvé. Je vais nous envelopper tous les quatre
dans une bulle de protection qui devrait nous empêcher
d’être blessés lorsque nous en sortirons dans le monde
parallèle.
– Pourquoi n’ai-je pas pensé à ça ? s’exclama Wellan.
– Ouais, pourquoi ? lui reprocha Sierra.
– Alors, je pense que je suis prêt.
– Il est également important, sans doute, que nous
partions de l’endroit exact où nous sommes arrivés.
– Mais tu n’en es pas sûr.
– Je ne sais rien de ce mode de transport étranger que je
n’ai utilisé que deux fois.
– Ce sera donc à étudier.
– Surtout, ne te gêne pas pour le faire. Je suis
parfaitement conscient que ta maîtrise de la magie est
mille fois supérieure à la mienne.
– Partons avant que ma femme change d’idée.
Wellan, Sierra, Onyx et Dashaé quittèrent la forteresse et
marchèrent jusqu’à la fontaine. Wellan se rendit alors
compte qu’Onyx avait ralenti le pas et qu’il était sur ses
gardes.
– Qu’est-ce…
Onyx leva la main pour lui indiquer de se taire. Wellan
utilisa aussitôt ses sens invisibles pour localiser la source
du danger que son ami percevait. Quant à Dashaé, elle
avait déjà mis la main sur la poignée de son sabre. Sierra
regretta de ne pas avoir d’épée. Elle sursauta quand une
ceinture d’armes apparut sur ses hanches, gracieuseté
d’Onyx, mais ce n’était pas le moment de demander qui
venait de lui en faire cadeau. Tout comme sa compagne
Chimère, elle se prépara à se battre. Onyx leur pointa les
longues rangées de vignes. Puisqu’il faisait très sombre, ils
ne pouvaient rien voir avec leurs yeux. Leur instinct
militaire prenant le dessus, les quatre guerriers se
distancèrent de quelques pas en avançant vers la
plantation, prêts à tout.
Un éclat de lumière intense les aveugla et les força à
protéger leurs yeux avec une main. Wellan sentit alors
qu’on tentait de lui arracher son bracelet. Il referma son
autre main dessus, mais il n’y voyait toujours rien. Il
entendit alors un cri perçant. On le lâcha et il tomba à la
renverse en continuant de s’accrocher au bracelet. Onyx
illumina alors tout le plateau et fonça. Au milieu des larmes
de leurs yeux qui recommençaient à voir, Sierra et Dashaé
crurent distinguer une ombre qui fuyait entre les ceps,
poursuivie par Onyx. Wellan se trouvait sur le sol et battait
des paupières.
– Es-tu blessé ? demanda Sierra.
– Non, ça va. On a encore essayé de me ravir le bracelet.
– Aranéa, donc.
– À moins qu’elle ait des acolytes.
– Elle m’a échappé, les informa Onyx en sortant des
vignes, mais je l’ai sérieusement blessée pour qu’elle lâche
Wellan.
– Nous devrions partir tout de suite pour éviter qu’elle
essaie de sauter dans le vortex après nous, suggéra Sierra.
Et je propose aussi que nous attendions à la dernière
seconde pour y entrer. Ainsi, elle ne pourra pas nous
suivre.
– Accrochez-vous solidement les uns aux autres en
formant un cercle, ordonna Onyx.
Les compagnons s’exécutèrent rapidement.
– Dès que le vortex se sera formé, je créerai la bulle de
protection et je nous précipiterai dans le tourbillon au
moment voulu.
Wellan, qui avait déjà programmé les coordonnées
d’Alnilam à son arrivée à Enkidiev, n’eut qu’à appuyer sur
la grosse pierre au centre du bijou. Le tourbillon apparut
sur le sol, comme un grand trou dans le roc. Onyx les
enveloppa dans la bulle et attendit un peu avant de les
précipiter dans l’abîme, pour s’assurer qu’Aranéa ne puisse
pas les suivre.
32

Après avoir virevolté pendant de longues minutes,


accrochés les uns aux autres, Wellan, Sierra, Onyx et
Dashaé atterrirent si brutalement sur le sol qu’ils lâchèrent
leur emprise et firent plusieurs culbutes avant de
s’immobiliser sur le dos ou sur le ventre. Wellan demeura
immobile quelques secondes avant de réussir à s’asseoir
malgré sa tête qui tournait. « À mon avis, il faudra penser à
un autre stratagème la prochaine fois », songea-t-il. La
bulle d’Onyx les avait protégés à l’intérieur du maelstrom,
mais semblait s’être évaporée une fois qu’ils en furent
sortis.
Il examina les alentours. Ils semblaient se trouver dans
une clairière, illuminée par la lune, et pas du tout dans les
laboratoires de Skaïe. Il aperçut alors Onyx, à genoux
quelques pas plus loin, qui essayait de reprendre ses
esprits. À sa gauche, Dashaé était encore couchée sur le
dos, ébranlée. Mais il ne vit son épouse nulle part.
– Sierra !
Il parvint à se lever, mais ses pas étaient encore
incertains. Il tenta d’utiliser ses sens invisibles pour la
localiser, mais ils ne captèrent rien. Au bord de la panique,
il s’apprêtait à fouiller toute la végétation environnante
quand elle en émergea à quatre pattes.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle, d’une voix
souffrante.
Wellan l’aida à se mettre debout et la ramena contre lui
pour la serrer avec soulagement.
– Je l’ignore, grommela Onyx. C’est comme si ma magie
s’était volatilisée d’un seul coup.
– À cause d’Aranéa ?
– Pourtant, sur le plateau d’An-Anshar, je n’ai pas senti
qu’elle était plus puissante que moi.
– Alors, qu’est-ce qui pourrait vous faire perdre ainsi vos
pouvoirs ? demanda Dashaé en se redressant prudemment.
– J’ai beau retourner la question dans tous les sens, je ne
trouve pas de réponse, avoua Onyx.
– Où sommes-nous, au fait ?
– Pas à Antarès, c’est certain, répondit Sierra en se
tournant de tous les côtés. Je ne connais pas ce climat
chaud et humide, ni ces plantes étranges, d’ailleurs.
– Pourrait-il s’agir d’une collection exotique dans un
jardin privé quelque part à Alnilam ? avança Wellan.
– Si c’est le cas, la maison du propriétaire doit
certainement se trouver quelque part. Et si nous sommes
dans un coin reculé de mon monde, ton vortex pourrait
facilement nous ramener à la maison, non ?
Wellan se rapprocha de ses amis afin de tous les
transporter à la forteresse de la haute-reine, mais rien ne
se produisit.
– Ça ne fonctionne pas ! s’étonna-t-il.
– Tu aurais donc perdu ta magie, toi aussi ? comprit
Dashaé.
Wellan et Onyx échangèrent un regard inquiet.
– Vérifions-le avant de tirer des conclusions hâtives,
décida l’empereur. Je vais tenter de te parler par
télépathie.
Quelques secondes s’écoulèrent.
– Je n’entends rien du tout, l’informa Wellan.
Onyx se tourna vers une pierre sur le sol et tenta de
l’attirer à sa main. Il ne se passa rien.
– Alors, je confirme que quelque chose ou quelqu’un
bloque nos facultés, annonça-t-il.
– Aranéa nous aurait-elle expédiés dans son monde à elle
? s’alarma Sierra.
– C’est trop de questions et pas assez de réponses,
grommela Onyx.
– Alors, à nous de les trouver, proposa Dashaé.
– Sans doute que le propriétaire ou les habitants de ce
lieu pourraient nous les fournir, suggéra Wellan.
– Laissez-moi faire un peu de repérage. Ça fait partie de
mes compétences de Chimère.
Elle disparut entre les arbres, dans la végétation qui
entourait la clairière.
– Il était bien prévu sur ton bracelet que c’est chez ta
femme qu’il devait nous emmener ? demanda Onyx.
– Tu n’es pas capable de lire mes pensées, mais tu les
devines quand même, car c’est exactement ce que je me
disais. Je crois qu’Aranéa a peut-être eu le temps d’en
modifier les coordonnées quand elle l’a sorti de mes
sacoches chez les Madidjins. Ou bien elles ont été
modifiées quand le bracelet est tombé par terre…
– Nous pourrions être à l’autre bout de l’univers ? crut
comprendre Sierra.
– Ce n’est pas impossible.
Dashaé revint de sa courte expédition.
– Il y a un sentier par ici. Sans doute mène-t-il à un
campement ou à un village.
– Qu’avons-nous à perdre ? fit Sierra en tentant de se
montrer encourageante.
– J’avoue que j’aimerais bien savoir quel est cet endroit,
soupira Wellan.
– À condition que les gens de cette contrée ne soient pas
belliqueux, laissa tomber Onyx. Sans nos pouvoirs, nous
pourrions nous retrouver assez rapidement en difficulté.
La Chimère en tête, ils marchèrent l’un derrière l’autre
en silence pendant de longues minutes, à la recherche de
signes de vie. Ses sacoches sur l’épaule, Wellan en profita
pour observer les plantes de chaque côté du sentier. Lui qui
notait pourtant tout ce qu’il expérimentait dans son journal
depuis des années, il n’avait jamais vu une végétation
semblable, même à Enlilkisar. Les arbres montaient très
haut vers le ciel, mais n’étaient pas très fournis. La plupart
étaient couverts de lianes qui descendaient jusqu’à terre.
Les nombreuses racines de quelques-uns d’entre eux
couraient sur le sol pour s’enfoncer plus loin. À leur pied
poussaient toutes sortes de fleurs étranges. Certaines
avaient des tiges épaisses ornées de feuilles lancéolées,
d’autres étaient immenses, ovales et brillantes. Dans des
arbrisseaux poussaient de petits fruits qui avaient la forme
des olives. Il vit aussi de grosses boules de feuillage
argenté et plumeux et de plus petites pelucheuses et
immaculées. De hautes plantes s’élevaient entre elles et
leurs feuilles ressemblaient à des flammes. Un peu plus
loin, ils rencontrèrent un massif de lys blancs qui
semblaient synthétiques, comme certaines des fleurs
d’Alnilam.
Pour sa part, Onyx continuait d’essayer d’activer ses
pouvoirs, en vain. Wellan était de plus en plus inquiet, mais
ne voulait pas décourager les autres. Il se répétait
mentalement ce que lui avait si souvent dit le Roi Hadrian :
Il n’y a pas de problème. Il n’y a que des solutions.
– J’aperçois de la lumière, là-bas, annonça Dashaé.
Encouragés, ils la suivirent jusqu’à une autre clairière au
milieu de laquelle coulait une rivière bleue lumineuse !
– Il n’y a qu’un endroit où les cours d’eau brillent de
cette façon, soupira Sierra. Dans la tête de Massilia… Je
vous confirme que nous ne sommes pas dans mon monde.
– Où, alors ? murmura Dashaé en s’accroupissant pour
voir ce qui faisait briller l’eau.
Elle y plongea la main et en retira une petite pierre qui
illumina son visage. « Les étoiles de Massi… » songea
Wellan. Les compagnons prirent place sur la berge pour
réfléchir. Wellan leva les yeux vers le ciel : la lune était
géante et éclairait toute la forêt de ses rayons argentés.
– J’ai une autre idée, annonça la Chimère en glissant la
pierre dans sa ceinture. Je vais grimper dans un arbre pour
tenter de voir s’il y a un village ou une habitation
quelconque.
Sierra lui donna son accord d’un mouvement sec de la
tête et la jeune femme escalada le tronc le plus près avec
l’habileté d’un écureuil.
– Je croyais qu’elle était une Chimère, laissa tomber
Wellan.
– Il n’y a pas que les Basilics qui montent aux arbres,
répliqua la commandante.
Silencieusement, Onyx se reprochait de n’avoir rien
apporté pour survivre. Il plongea la main dans l’eau pour la
flairer. Elle lui sembla potable, mais il décida de ne pas en
boire tout de suite. Dashaé redescendit sur le sol au bout
d’un moment.
– Il y a de la lumière plus loin, mais j’estime que nous en
aurions certainement pour des jours de marche avant de
l’atteindre.
– Sans eau et sans vivres, indiqua Sierra.
– Et sans savoir ce que nous pouvons et ne pouvons pas
manger dans cette forêt, ajouta Onyx.
– Mais n’as-tu pas noté les coordonnées d’Enkidiev et
d’Alnilam dans ton journal ? se rappela soudain Sierra en
se tournant vers Wellan.
– Tu as raison !
Il le retira de ses sacoches et l’ouvrit à l’endroit en
question. Son visage exprima l’horreur.
– Quoi ? se troubla Sierra.
– La page est arrachée…
– Eh bien, on sait maintenant que cette femme a eu le
temps de prendre quelque chose dans tes affaires, soupira
Onyx.
– À moins que tu fasses appel à ton excellente mémoire,
je ne vois pas comment nous pourrons rentrer à la maison,
tenta de l’encourager Sierra.
– Elle n’est pas infaillible et si je me trompe, ce pourrait
être encore plus catastrophique, leur fit remarquer Wellan.
– Comme nous envoyer dans un monde peuplé de
créatures carnivores ? osa avancer Dashaé.
– Le mieux, c’est de voir ce qu’on peut faire à partir d’ici
pour nous en sortir, décida Onyx. Je suggère que nous
dormions, cette nuit. Tout nous paraîtra plus simple à la
lumière du jour.
Sierra n’en était pas convaincue, mais elle était épuisée.
Ils n’avaient rien apporté pour une telle expédition, alors ils
seraient forcés de dormir à même le sol. Le vent qui
s’élevait était plus frais, tout à coup.
– Nous n’avons rien pour faire du feu, déplora-t-elle.
– Pas de pouvoirs, pas de feu magique, s’excusa Wellan.
– Si nous arrivons à trouver quelques ingrédients, je sais
comment en allumer un, voulut les encourager Dashaé.
Elle leur demanda de ramasser du bois sec ainsi que de
la paille ou de la mousse sèche, tandis qu’elle se chargeait
de trouver ce qui se rapprocherait le plus d’une petite
planche, d’un bâton d’un centimètre de diamètre et de
l’écorce. « Ce n’est pas comme si on avait autre chose à
faire », soupira intérieurement Onyx en se prêtant au jeu.
Une fois toutes ces choses rassemblées, Dashaé se mit
au travail. Avec son couteau, elle fit au centre de la planche
une entaille suffisamment grande pour y insérer le bout du
bâton. Puis en tenant celui-ci à plat entre ses mains, elle le
fit rouler jusqu’à ce qu’apparaissent des braises dans le
trou. Elle transféra ensuite celles-ci sur l’écorce et alluma
la mousse avant d’y ajouter le bois sec. Bientôt, elle obtint
des flammes suffisamment importantes pour les réchauffer.
Il leur fallait juste les entretenir toute la nuit.
– Je vais prendre le premier tour de garde, annonça
Onyx.
Ils se couchèrent autour du feu et fermèrent l’œil.
L’empereur s’assit en tailleur et prêta attention aux
bruits de la nuit. Celui qui savait écouter pouvait apprendre
tellement de choses, comme il avait eu l’occasion de s’en
rendre compte pendant les deux guerres auxquelles il avait
participé. Il distingua des cris d’oiseaux de nuit et entendit
aussi craquer des branches, mais il s’agissait de petits
animaux, pas de prédateurs. De toute façon, il avait sorti
son poignard de son étui, juste au cas où un fauve nocturne
aurait eu envie de les attaquer. Mais rien de tel ne se
produisit.
Comme ses compagnons dormaient comme des souches,
l’empereur ne fut pas relayé et vit le ciel s’éclaircir alors
que le soleil se levait. Il ignorait si c’était à l’est, dans ce
curieux monde, mais au moins, cela pourrait leur servir de
point de repère. Les autres se réveillèrent un à un, Wellan
le premier. Il s’étira et regarda autour de lui. La clairière
avait un aspect tout à fait différent à la lumière du jour.
– Bien dormi ? le taquina Onyx.
– Oui, mais j’ai fait d’horribles cauchemars.
Apparemment, toi, non.
– J’étais si perdu dans mes pensées que je n’ai pas songé
à demander à l’un de vous de prendre la relève.
Les deux femmes ouvrirent les yeux presque en même
temps et se redressèrent, inquiètes de constater que cette
aventure n’avait pas été qu’un mauvais rêve.
– Nous avons besoin d’un plan, lâcha Sierra.
– Le mieux, c’est de trouver de la civilisation avant que
nous mourions de faim et de soif, indiqua Onyx.
– Je vais donc remonter tout de suite dans un arbre pour
voir ce que je peux découvrir, décida Dashaé.
Ses compagnons en profitèrent pour soulager leur vessie
et, quand la Chimère redescendit sur le sol, le large sourire
sur son visage leur fit comprendre qu’elle avait de bonnes
nouvelles.
– Il semble y avoir de la vie au sud-est. La fumée qui
s’élève dans le ciel laisse penser qu’elle provient de
cheminées.
– Maintenant, il ne nous reste qu’à espérer que ces gens
ne soient pas des barbares, répliqua Onyx. Mettons-nous en
route.
Personne ne s’y opposa. Ils suivirent Dashaé, qui
semblait savoir où elle allait, tout en restant sur leurs
gardes. Ils ne savaient strictement rien sur cet endroit et
ses dangers.
Ils aperçurent beaucoup d’arbres fruitiers, mais
n’osèrent rien cueillir, ignorant ce qui pouvait être mangé
et ce qui risquait de les tuer. Puis, soudainement, la
Chimère s’arrêta et pivota en mettant l’index sur ses
lèvres. Onyx et Wellan regrettèrent aussitôt de ne pas
pouvoir se servir de leur faculté de repérage magique.
Dashaé leur fit signe de la suivre, puis de s’accroupir
derrière une roselière. Ils écarquillèrent tous les yeux en
même temps.
De l’autre côté des roseaux, une jeune fille d’une
quinzaine d’années se tenait dans l’eau jusqu’à la taille et
jouait avec un petit dragon vert de la grosseur d’un poulet,
qui s’accrochait à ses bras avec ses petites pattes. La
chevelure rousse trempée de l’inconnue était plaquée sur
sa tête et laissait paraître ses oreilles pointues. Sa robe
brune était collée sur son corps. Tout à coup, son animal de
compagnie se tourna vivement vers eux et poussa un cri
perçant. Il sauta de ses bras et nagea vers la rive opposée.
Effrayée, l’adolescente fonça derrière lui.
– Attendez ! la rappela Dashaé.

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