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Retard

Arthur Leywin :

« Ce n'est pas possible. »

Je fixais les marques sur le mur. Chul avait tort. Il ne pouvait que se tromper.
Je n'arrivais pas à accepter que je sois parti si longtemps. J'avais l'impression
qu'il ne s'était écoulé que quelques heures.

Chul a haussé les épaules avec nonchalance, puis a levé un bras musclé au-
dessus de sa tête pour s'étirer. « Ça doit être le cas, parce que c'est ce qui
s'est passé. »

« Et pour la guerre, qu'est-ce qu'il s'est passé ?» Demandai-je, me mettant


face au guerrier demi-asuran. « Est-ce qu'Agrona... »

Chul a grogné et s'est détourné. « Tu ferais mieux de parler à Mordain. Viens.


Je vais te montrer. »

En grinçant des dents, j'ai suivi. Sylvie et Régis se sont mis au pas derrière
moi, chacun transmettant une intensité différente de confusion et d'incon-
fort.

« Est-ce qu'il est trop tôt pour essayer de deviner ce qui s'est passé dans
l'abîme ?» Me demanda Régis dans mon esprit.

Oui, répondis-je avec irritation.

« Je n'ai ressenti le passage du temps que comme une douleur croissante dans
mon sang et mes os à mesure que mon mana s'épuisait », pensa Syvie. « J'ai
envie de dire que ça n'a pas pu durer des mois—j'aurais dû mourir de déshy-
dratation en bien moins de temps que ça—mais... »

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« Tu étais plutôt dans les vapes quand nous t'avons examinée », lui a répondu
Regis. « Est-il possible que tu aies été en stase ou quelque chose comme ça ?»

« Mon esprit était... » Sylvie s'est interrompue, luttant pour trouver les mots.
« Je crois que j'étais encore en train de me régénérer après l'utilisation de
l'œuf—pierre ? —Ce truc. Mon cerveau de chair et de sang a eu du mal à se
mêler aux souvenirs paradoxaux de ce que j'ai vécu entre ma mort et mon
retour. Il est possible que le mana et l'éther infusés dans l'œuf pour me res-
susciter m'aient également permis de me maintenir en vie dans cet endroit,
mais en réalité, je n'en ai aucune idée. »

« Cool, cool, cool », pensa Regis. « C'est moi ou Chul essaie-t-il de cacher
quelque chose ?»

Assez, craquai-je, le flot de bavardages mentaux menaçant de dénouer mes


derniers nerfs à vif. S'il vous plaît, juste... arrêtez.

Un soupçon du sentiment que mon reproche leur a fait ressentir a filtré à


travers notre connexion mentale, et j'ai rapidement mis en place ma barrière
mentale pour les bloquer. Mes propres pensées n'étaient plus qu'un faible
bourdonnement dénué de sens. Je me contentai de fixer le dos de Chul et de
le suivre dans le donjon transformé en sanctuaire des asuras rebelles.

« Tu es différent », dit Chul, apparemment sans crier gare. « Ton énergie. Tu


sembles plus fort que tu ne l'étais. Ta présence est comme un avant-bras sur
ma gorge. »

J'ai froncé les sourcils dans son dos, n'étant pas d'humeur à faire la conversa-
tion. Dans la hâte de sortir Sylvie du vide pour ensuite découvrir notre longue
absence, je n'avais même pas eu un instant pour tourner ma concentration
vers l'intérieur, vers mon noyau, encore une fois renforcé par la formation
d'une troisième couche d'éther autour des restes de mon noyau de mana
originel.

Chul semblait avoir compris mon silence. Il n'a pas posé d'autres questions et
le Foyer a défilé sans que je m'en aperçoive, jusqu'à ce que l'odeur riche des
plantes étrangères me fasse à nouveau prendre conscience de mes sens.

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Une douzaine d'asuras se trouvaient à l'intérieur du bosquet, s'affairant sous
les branches tendues des charmes. Notre arrivée a provoqué une certaine
agitation. D'après les expressions de choc, de consternation et même d'indi-
gnation qui étaient dirigées vers Sylvie, il était clair que ces asuras réfugiés de
la race des phoenix n'appréciaient pas la présence d'un dragon parmi eux.

« Je l'avais dit », pensa Régis, apparemment incapable de s'en empêcher.

Il me semblait étrange que leur réaction soit si forte. Ils vivaient dans le Foyer
depuis des centaines d'années, à l'abri des machinations de Kezess. Sylvie
n'était pas une menace pour eux.

Mais je n'ai eu que quelques secondes pour y réfléchir, car mon attention
s'est immédiatement portée sur Mordain. Le grand phoenix faisait lentement
les cent pas entre les troncs de deux charmes, les mains derrière le dos, sa
robe dorée effleurant à peine l'herbe.

J'ai contourné Chul en accélérant le pas. Certains des autres phoenix ont
commencé à partir. Ceux qui restaient étaient tendus et attentifs. Je ne dou-
tais pas que si je me montrais hostile à Mordain de quelque manière que ce
soit, ils prendraient sa défense sans hésiter.

Sentant mon approche, Mordain se retourna, ses sourcils se fronçant, ses


lèvres serrées à plat. « Arthur Leywin, tu es enfin revenu parmi nous... »

« J'ai besoin de savoir ce qui se passe dehors », dis-je, sans me soucier de


mon impolitesse. « Chul dit que ça fait deux mois. Si c'est vrai, Dicathen est-il
en sécurité ? Est-ce qu'Agrona a attaqué à nouveau ?»

Mordain a levé la main en signe de calme, puis a fait un geste en direction


d'un banc voisin. « Il y a beaucoup de choses que je dois vous dire. Peut-être
que si nous... »

« Non !» L'ai-je interrompu, ma voix tranchante résonnant désagréablement


dans le bosquet silencieux. « Dites-moi simplement. »

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Mordain m'a regardé avec une assurance non affectée, presque désinvolte.
Puis, avec un petit sourire, il a de nouveau fait un signe de tête vers le banc et
s'est dirigé dans cette direction.

« Arthur, peut-être serait-il plus rapide d'arrêter de se disputer que de conti-


nuer à faire des demandes ?» Suggéra Sylvie.

J'ai fermé les yeux et j'ai inspiré profondément, laissant l'air m'envahir. Lors-
que j'ai relâché mon souffle, j'ai imaginé qu'il emportait avec lui une partie de
ma colère et de ma panique. Comme cela ne servait à rien, j'ai marché jus-
qu'au banc et je me suis assis avec raideur à côté de Mordain.

« Agrona n'a pas attaqué Dicathen à nouveau », déclara immédiatement


Mordain. Il a croisé les jambes et s'est installé plus confortablement sur le
banc avant de continuer. « En partie parce qu'il est toujours occupé à gérer
les problèmes d'Alacrya. Mais aussi à cause des dragons. »

Tout mon corps s'est tendu. « Qu'est-ce que vous voulez dire ?»

Les doigts de Mordain ont tambouriné sur le dossier du banc. Il ne l'a fait
qu'une fois, puis le bruit et les mouvements se sont arrêtés, mais c'était suffi-
sant pour trahir son agitation. « Moins d'une semaine après que toi et Aldir
ayez franchi le portail, une faille s'est ouverte dans le ciel au-dessus de la
Clairière des bêtes. Pas très loin d'ici, en fait. Les dragons ont commencé à en
sortir en masse. »

Je me suis levé d'un bond. « Kezess—les dragons—est-ce qu'ils... »

« Ils se sont rapidement répandus sur le continent. Ton peuple, à ce qu'il


semble, les a accueillis à bras ouverts. Les dragons patrouillent les côtes et le
ciel, mais se sont aussi installés dans vos plus grandes villes. Des conseillers et
des protecteurs, du moins c'est ce qu'ils prétendent. »

Le martèlement douloureux de mon cœur commença à s'atténuer quelque


peu. « Ils n'ont attaqué personne ?»

Mordain a secoué la tête, puis m'a fait signe de m'asseoir à nouveau. « Il


semble que Kezess ait tenu sa promesse de vous aider à protéger votre conti-
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nent. Bien que... » Il s'est interrompu, ne terminant pas sa pensée, mais ses
yeux flamboyants sont restés posés sur les miens.

Je me suis calmé. « Des dragons dans toutes les grandes villes. Vous pensez
qu'ils sont autant une menace qu'une protection. »

L'ingéniosité sournoise du stratagème de Kezess m'est apparue clairement au


fur et à mesure que j'y réfléchissais. La menace de faire usage de la violence
directe ne nécessitait jamais d'être plus qu'implicite comme possibilité, mais
cette occupation lui permettait également de faire usage de la sécurité de
Dicathen de façon indirecte, en menaçant de retirer ses forces. Quel diri-
geant—roi, conseiller ou Lance—pourrait convaincre le peuple qu'il serait
plus en sécurité sans la présence des dragons ?

Est-ce que même moi, j'ai ce genre de pouvoir politique ? Me demandai-je.

Le visage de Mordain est devenu sombre. « Kezess est vieux, et il a déjà joué
à ce jeu de nombreuses fois à Ephéotus, avec des enjeux bien plus importants
qu'aujourd'hui. Ou, du moins, c'est le cas en ce qui le concerne. »

J'ai balayé le bosquet du regard. Régis et Sylvie se tenaient à proximité, ob-


servant la conversation. Sylvie fronçait les sourcils, et je voyais bien qu'elle
pensait à son entraînement à Ephéotus. Régis, quant à lui, ne se préoccupait
pas de la présence des dragons.

Lorsqu'il a senti que je sondais son esprit, il a légèrement penché la tête et


croisé mon regard. « Le but de se ranger du côté du psychopathe tout-
puissant était de gagner du temps, n'est-ce pas ? S'occuper de notre liste de
connards débiles un par un ? Cela nous permet de le faire. Les dragons de
Dicathen ne vont pas s'en prendre à nous ou à la population tant que ton ac-
cord avec Kezess tient. »

« Avez-vous des nouvelles de ma famille ?» Demandai-je, incapable de cacher


la culpabilité que je ressentais de les avoir laissés pendant des mois sans rien
dire.

Mordain m'a adressé un sourire triste et a légèrement secoué la tête. « Si les


dragons sont vos alliés, ils restent très fermement mes ennemis, du moins
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tant que Kezess les gouverne. Il m'a été difficile d'apprendre le peu que j'ai de
ce qui se passe en dehors du Foyer. »

Me retenant de soupirer, je me suis remis debout. « Je crains de devoir partir


immédiatement, alors. Cela fait déjà bien, bien trop longtemps que je suis
absent. »

Mordain est resté où il était, me regardant depuis le banc. « Peut-être que


l'urgence n'est pas aussi grande que vous le croyez. Si vous voulez bien suivre
mon conseil, je vous suggère de vous préparer davantage avant de vous pré-
cipiter dans la gueule du dragon, si je puis dire. »

« Écoute, ce n'est pas comme si la petite Ellie risquait d'être suspendue par les
orteils au-dessus de la caldeira d'un volcan en activité et que se précipiter tout
de suite à Vildorial serait la seule chose à faire pour la sauver, n'est-ce pas ?»
Demanda Régis avec tout son charme et son tact habituels. « Nous devrions
probablement, tu sais, comprendre d'abord ce qui se passe. »

« Même si je ne suis pas forcément d'accord avec la façon dont c'est présen-
té », ajouta Sylvie en lançant un regard exaspéré à Régis, « Régis a raison. Si
les dragons contrôlent Dicathen, cela rend la situation très dangereuse pour
nous tous. »

Je ne trouvais pas leurs arguments convaincants, mais je savais qu'il y avait un


autre moyen d'assurer la sécurité de ma famille. En retournant à mon siège,
j'ai sorti l'artefact de vision. « Excusez-moi un instant, Mordain. Je veux bien
vous écouter, mais j'ai besoin d'être sûr. »

Saisissant le cristal blanc laiteux, je l'ai imprégné d'éther. Ma vue s'est altérée
et je me suis concentré sur la surface du cristal tandis que des vrilles d'éther
se heurtaient au mien. Comme je l'avais déjà fait à maintes reprises, j'ai pen-
sé à Ellie et mes sens ont été attirés par l'artefact et par les kilomètres qui
nous séparaient. Lorsque le mouvement s'est arrêté, j'étais en train de la
regarder d'en haut. Elle se prélassait sur une chaise en bois, la jambe repliée
sur l'accoudoir, et affichait une mine d'ennui intense.

J'ai reconnu le laboratoire de Gideon autour d'elle, et lorsque j'ai pensé au


vieil inventeur, la perspective s'est légèrement modifiée, révélant à la fois
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Gideon et Emily. Ils parlaient, posaient des questions à Ellie. Ils ne semblaient
pas être en danger...

J'ai regardé pendant une minute, mais rien n'a changé. Emily ou Gideon disait
quelque chose que je n'entendais pas, puis Ellie répondait en silence. Avec un
peu d'effort, j'aurais pu lire sur leurs lèvres, mais il me suffisait de savoir
qu'Ellie était en sécurité. La voir si détendue—ennuyée, même—m'a fait pen-
ser que ma mère allait bien elle aussi.

En me détachant de l'artefact, je l'ai replacé dans ma rune dimensionnelle.

« Merci pour votre patience », dis-je à Mordain, qui avait laissé son regard
s'égarer pendant que je me concentrais sur la vision lointaine offerte par l'ar-
tefact.

« Où est Aldir ?»

J'ai levé les yeux pour me rendre compte que Wren Kain était apparu pendant
que je me concentrais sur le cristal.

« Il... » J'ai fait une pause, mon regard balayant tous les asuras qui écoutaient.

Aldir avait raison. Sa mort était capitale, elle me permettait de profiter à la


fois du peuple de Dicathen et de celui de Kezess. Maintenant, avec les dra-
gons présents à Dicathen, j'avais besoin de tous les avantages possibles.

De ma rune dimensionnelle, j'ai sorti la rapière d'argent qu'Aldir avait appe-


lée Silverlight, en regardant Wren fermement mais solennellement. « Ses
crimes contre Dicathen ne pouvaient pas rester impunis. »

Mordain et Wren ont tous deux fixé la lame, momentanément figés.

« Espèce de mineur ignorant », cracha le titan en jetant les bras en l'air et en


me lançant un regard noir. « Aldir n'était pas ton ennemi. Tu n'as aucune idée
de ce qu'il a abandonné pour quitter Ephéotus. Si tu penses que Kezess te
récompensera pour avoir fait son sale boulot, tu es un plus grand imbécile
que ce que je pensais. Si j'avais su que te former nous mènerait à ça, je t'au-
rais laissé te tourner les pouces sur ce cratère. »
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Plus que tout ce qu'a dit Wren, cette dernière partie m'a frappé. La lumière
argentée a disparu à nouveau, et je me suis redressé de toute ma hauteur.
« Des millions de voix elfiques ne résonneront plus jamais dans la forêt de
leurs ancêtres, parce qu'Aldir a détruit à la fois ces voix et la forêt. Si tu
penses qu'Aldir est mort simplement pour que je puisse recevoir une tape
dans le dos de la part de Kezess, alors vous, les asuras, êtes encore plus igno-
rants que nous, les soi-disant mineurs. »

Le regard de Wren aurait pu briser du granit. « Tu peux donc pardonner au


tyran qui a ordonné une telle atrocité, mais pas au soldat forcé de l'exécuter ?
Tu as vraiment été Roi autrefois, n'est-ce pas ?»

« Ne confonds pas nécessité avec pardon », répondis-je, les mots aussi durs
et froids que la lame d'un couteau.

Wren laissa échapper un grognement dérisoire, mais s'il avait quelque chose
d'autre à dire, il l'a gardé pour lui.

Mordain s'est raclé la gorge. « Il ne m'appartient pas de porter un jugement


sur ce qui a été fait. Ephéotus pleurera la disparition d'un grand guerrier, mais
il se peut aussi que votre peuple célèbre sa mort comme un acte de justice.
Ce qui est fait est fait. » Son regard s'est porté sur Sylvie. « Il semble que vous
ayez réussi à atteindre votre objectif. »

Merci à Aldir, pensai-je, reconnaissant discrètement son sacrifice même si je


ne pouvais pas l'exprimer à voix haute.

Sylvie a fait un pas en avant et a incliné la tête pour faire une révérence su-
perficielle. « Seigneur Mordain du Clan Asclépius. Je vous remercie de l'aide
que vous apportez à mon lien. »

Les sourcils de Mordain se sont haussés, l'expression qu'il a eue en la regar-


dant étant difficile à déchiffrer. « Dame Sylvie du Clan Indrath. Votre
ascendance m'est connue. Moitié dragon, moitié basilic, élevée par un hu-
main. Une alchimie de contradictions. Où, je me le demande, se situe votre
loyauté ?»

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Sylvie a relevé le menton, et j'ai senti le feu intérieur de sa résolution enfler.
« Envers Arthur, comme elle l'a toujours été. Dicathen est mon foyer, son
peuple est mon peuple. Ses ennemis » —elle maintenait le regard de l'ancien
phoenix, chaque syllabe affinée à la perfection— » mes ennemis. »

Mordain fredonna d'un air pensif. « Et pourtant, vous serez toujours tirés
dans non pas deux mais trois directions différentes. Les deux factions asuras
essaieront de vous utiliser et de vous manipuler pour leur propre profit. Ar-
thur marche déjà sur le fil du rasoir dans ses rapports avec votre grand-père.
Votre retour va encore compliquer les choses. »

Je me suis déplacé pour me tenir à côté de mon lien, posant une main sur son
épaule. Regis s'est avancé, se plaçant de l'autre côté. « Vos avertissements
ressemblent de plus en plus à des menaces. »

« Je ne le souhaite pas. Vous ne semblez pas être un homme qui se laisse


facilement piéger, mais face à une force telle qu'Agrona, personne n'est à
l'abri de la tentation », dit Mordain.

Son regard semblait percer mon esprit et conjurer le souvenir de la façon


dont j'avais supplié Agrona et accepté son marché : la sécurité de ma famille
en échange que je consente moi-même à cesser de participer à la guerre.

Mon comportement est devenu glacial tandis que je lui renvoyais son regard.
« J'ai subi des échecs et j'ai grandi, mais, contrairement à ceux qui ont préféré
garder la tête enfouie dans le sol, je continue à me battre. »

Mordain a fait un signe de la main, rejetant notre argumentation avec un


petit rire sagace. « Je n'aurai pas la prétention de vous dire à tous ce que vous
devez faire. Le destin de ce monde est entre vos mains, pas entre les
miennes. Mais je connais bien le Seigneur Indrath, ainsi qu'Agrona, et tous
deux verront dans le retour de Dame Syvlie une occasion de blesser l'autre,
qu'ils l'utilisent comme une arme ou comme un bouclier. Vous ne devez les
laisser faire ni l'un ni l'autre. »

« Nous ne le ferons pas », dis-je en serrant l'épaule de Sylvie avant de laisser


retomber ma main.

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« Bien !» La voix de Chul a retenti comme un canon, faisant tressaillir plu-
sieurs phoenix qui se trouvaient à proximité. « C'est l'heure d'y aller alors ?»

Face au demi-asura, je lui ai adressé un sourire d'excuse. « Je crains que la


présence des dragons ne rende dangereux le fait que tu nous accompagnes.
J... »

« On y a déjà pensé, n'est-ce pas ?» Dit Wren, ses mots tranchants. « J'ai mis
au point un artefact qui dissimulera la signature de mana unique de Chul, de
sorte qu'il passe pour un simple humain dépourvu de jugeote. »

« Si rapidement ?» Demandai-je.

Wren Kain a reniflé. « Rapidement ? Ça fait deux mois, mon garçon. »

Chul a bombé le torse et a brandi un bracelets métallique banal forgé dans un


métal terne. « Alors que je m'efforce d'être la lance qui transperce nos en-
nemis, je vais revêtir le masque de l'obscurité pour l'instant. »

Activant Realmheart, je l'ai examiné de plus près. Sa signature de mana était


puissante mais ne semblait pas inhumaine. « Tu n'aurais pas pu arranger ses
yeux, toi aussi ?»

Chul a croisé les bras et jeté un regard à tout et à tous. « Mes yeux ne sont
pas cassés. »

« Il faudra s'en contenter alors. » J'ai tendu la main vers Mordain.

Il s'est levé et l'a prise, la serrant fermement. « Vous n'irez pas loin sans atti-
rer l'attention des nouveaux gardiens de Dicathen. Il y a une sortie secondaire
qui vous mènera assez loin du Foyer avant de remonter à la surface. Je vais
vous montrer le chemin. Pendant que nous marchons, je pourrai vous dire le
peu que je sais sur la présence des dragons sur votre continent. »

« Adieu donc », dis-je à Wren en lui tendant également la main. « Je com-


prends tes sentiments et ne te tiendrai pas rigueur de ta colère. Mais je
préférerais me séparer en bons termes. »

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« Se séparer ?» Demanda-t-il en me regardant avec incrédulité. « Je viens
avec toi. Je n'ai pas suivi Aldir juste pour me cacher. » Son regard s'est porté
sur Mordain. « Sans vouloir te vexer. »

Mordain lui a fait un doux sourire. « Viens, c'est par là. Il y a quelques heures
de marche à travers des tunnels rarement utilisés. »

***

Alors que nous approchions de la fin du long tunnel grossièrement creusé,


d'épaisses racines d'arbres commençaient à envahir le plafond et les murs.
Une sorte de tanière avait été creusée dans les racines, et de nombreux
autres tunnels y convergeaient. Là où l'arbre aurait dû se trouver au-dessus
de nous, il ne restait plus qu'une souche creusée. La roche et le bois restant
avaient été noircis.

« Un wyrm phoenix nichait ici, mais il a disparu il y a plusieurs années »,


commenta Mordain en se tenant sous l'ouverture. « Je peux sentir les dra-
gons même d'ici. Vous pouvez essayer de cacher vos signatures de mana,
mais je doute que vous puissiez vous faufiler d'ici jusqu'à Darv. »

« Se faufiler, c'est pour les faibles et pour ceux qui ont des choses à cacher »,
dit Chul, sa voix si grave qu'elle fit trembler la poussière entre les racines qui
s'étalaient au-dessus de nous.

« C'est toi que nous devons cacher, petit malin », dit Régis avec un grogne-
ment.

Wren roula des yeux et Chul se gratta l'arrière de la tête en fronçant les sour-
cils d'un air gêné.

« Ce sont les soldats de Kezess. Supposément, ce sont mes alliés », dis-je.


« Essayer de se cacher d'eux pourrait générer encore plus de soupçons que
ma réapparition soudaine au bout de deux mois n'en suscite déjà. »

« La façon dont vous procéderez dépend de vous, bien sûr », reconnut Mor-
dain en hochant la tête. Il a saisi la main de Chul et l'a serrée contre son cœur.
« Ne laisse pas ta fougue t'emporter. Si tu souhaites vraiment rendre justice à
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ta mère, il te faudra du temps et de la patience. Laisse tes nouveaux compa-
gnons te guider pour y parvenir. »

« Qu'ils me protègent de mes pires impulsions, tu veux dire ?» dit Chul avec
sérieux. « Je comprends. »

« Alors, adieu. J'espère que tu reviendras parmi nous lorsque tout cela sera
terminé. » À moi, il ajouta : « Je vous confie la surveillance de l'un des miens,
Arthur Leywin. Ce n'est pas un devoir—ni une mission—que je vous confie à
la légère. »

« Au revoir, Mordain », dis-je, puis j'ai sauté à travers la souche calcinée pour
atterrir sur le sol de la forêt, au-dessus. Les autres ont volé derrière moi.

« Supprimez vos signatures de mana », dis-je, puis j'ai commencé à m'éloi-


gner à travers l'épais sous-bois.

Nous étions entourés d'immenses arbres feuillus, comme des tours de garde
qui masquaient le ciel du milieu de la matinée. J'ai gardé Realmheart actif,
détectant les signatures de mana des dangereuses bêtes de mana qui habi-
taient les parties les plus profondes de la Clairière des bêtes. Aucune bête de
mana des deux continents ne représentait une menace pour notre groupe,
mais je ne voulais pas être retardé ou distrait par le fait d'avoir à disperser le
genre de bêtes de mana que nous étions susceptibles de rencontrer.

« À ce rythme, la guerre sera terminée avant que nous n'arrivions à quoi que
ce soit », grommela Chul au bout d'une vingtaine de minutes. « Tu vas mar-
cher toute la journée ?»

« Non », répondis-je tranquillement. « Cela devrait suffire. »

Comme les autres, j'avais retenu l'aura éthérique qui rayonnait toujours de
moi, me masquant efficacement aux yeux des dragons sensibles à l'éther. J'ai
desserré le poing, et ma signature d'éther a rayonné vers le ciel comme une
balise. J'ai insisté, pour être sûr d'être perçu.

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Wren et Chul ne pouvaient pas sentir l'éther, mais ils pouvaient sentir la pres-
sion. « Qu'est-ce que tu mijotes ?» Demanda Wren en me regardant d'un air
incertain.

Un rugissement déchira l'air comme un coup de tonnerre. Des branches


d'arbres ont craqué et de lourdes pattes griffues ont écrasé et raclé le sol de
la forêt. Le sol tremblait à chaque pas.

Chul a souri et s'est avancé d'un pas assuré devant les autres. Une arme co-
lossale est apparue dans son poing, un peu plus qu'une sphère de fer de
forme grossière au bout d'un long manche. Des fissures dans la sphère lais-
saient échapper une lumière orange, comme si le noyau était en fusion. La
tête elle-même était aussi large que mes épaules. Elle devait peser une
tonne, mais il la brandissait sans effort.

Une horreur bipède imposante est entrée dans mon champ de vision, sa mâ-
choire massive et allongée était large, trois yeux globuleux de chaque côté de
son crâne plat étaient dilatés par l'excitation de la chasse. Elle me faisait pen-
ser à un alligator terrestre dressé sur ses pattes arrière, sauf que ses
membres étaient épais de muscles filiformes et se terminaient par des griffes
acérées comme des rasoirs, et qu'elle mesurait plus de six mètres de haut.

Avec un cri de guerre enjoué, Chul s'est lancé sur elle, abattant l'arme sur sa
tête.

La barrière de mana protectrice naturelle de la bête de classe S s'est brisée


sous la force du coup, et des flammes orange vif ont jailli des fissures de la
tête de l'arme qui a réduit en bouillie le cuir épais, les os durs comme de la
pierre et la chair charnue.

Chul atterrit avec une grâce surprenante pour quelqu'un d'aussi grand. Le
cadavre de la bête de mana frappa le sol avec beaucoup plus de force, en-
voyant une onde de choc à travers la forêt. Une poignée de signatures de
mana de puissance similaire qui avaient convergé vers notre position s'est
arrêtée, puis s'est lentement dispersée.

« Ah, sentir la chaleur brûlante de la bataille couler comme du vin de miel


dans mes veines », dit Chul en inspirant profondément. « Dommage que ce
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venator soit si jeune. S'il avait été pleinement mature, notre bataille aurait pu
être digne d'être contée !»

« Ils arrivent », dit Sylvie, les yeux rivés sur l'unique parcelle de ciel nu que
nous pouvions apercevoir à travers les branches d'arbres et le feuillage dense.

« Rencontrons-les sur un terrain plus plat », dit Wren, en passant ses doigts
maculés de terre dans ses cheveux emmêlés.

D'un geste de la main, le mana de la terre commença à se rassembler, puisant


dans le sol pour se durcir en pierre solide. En quelques secondes, un navire
modelé pour ressembler à un voilier planait entre les branches des arbres
gigantesques. Il était fait en pierre, mais les textures étaient si finement mo-
delées qu'on ne pouvait presque pas les distinguer du bois et du tissu.

Sylvie a passé son bras autour de moi et a flotté au-dessus de la rambarde du


bateau, nous déposant sur le pont. Les autres ont suivi, et le bateau a com-
mencé à s'élever à travers les branches.

Régis a pris une grande inspiration et l'a laissée s'échapper joyeusement.


« C'est super. J'ai toujours voulu être un pirate. Un cache-œil mettrait vrai-
ment en valeur mon côté espiègle, tu ne crois pas ?»

« Qu'est-ce qu'un 'pirate' ?» Demanda Chul, ses traits épais pincés par la con-
fusion.

Posant mes mains sur la rambarde, j'ai regardé vers l'ouest, en direction des
lointaines Grandes Montagnes. Le vaste désert de Darv s'étendait de l'autre
côté, et sous lui se cachaient ma famille et tous ceux qui comptaient sur moi.
Déjà, cependant, je pouvais sentir les vagues lointaines mais oppressantes de
la Force du Roi qui irradiaient de multiples dragons.

« Fais avancer le bateau, mais lentement, comme si nous cherchions quelque


chose », dis-je à Wren. Le vaisseau a commencé à dériver au-dessus de la
cime des arbres, se déplaçant globalement vers l'ouest.

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« Nous devrions avoir une sorte de signal si tu souhaites que nous atta-
quions », dit sérieusement Chul en fixant la direction de la signature de mana
la plus proche. « Peut-être en criant : 'Attaque.' »

« Noté », dis-je en me concentrant sur les dragons lointains.

Sylvie s'est approchée de moi. Il y avait une certaine rigidité dans sa posture à
laquelle je n'étais pas habitué. Tu vas bien ? lui demandai-je dans son esprit.

« Je pense juste à ce que Mordain a dit. Ces dragons sauront de visu ce que je
suis, même s'ils ne savent pas qui je suis. Je ne peux même pas commencer à
prévoir tous les... » Sylvie a grimacé, ses yeux se sont fermés. Elle a détourné
le visage et la connexion mentale entre nous s'est coupée alors qu'elle se
protégeait.

« Sylv, qu'est-ce que... »

Elle a secoué la tête et ses yeux se sont rouverts. « Rien. Juste une sorte de
contrecoup de la résurrection. » Elle a regardé droit devant elle, dans la direc-
tion d'où émanaient deux signatures de mana.

Ne sachant pas comment la réconforter, j'ai gardé mon regard droit devant
moi. L'une des signatures, venant du nord, est devenue un minuscule point à
l'horizon. La deuxième était légèrement plus éloignée, volant depuis les mon-
tagnes au nord-ouest. La troisième s'approchait de la côte au sud-ouest.

Le premier à arriver était un grand dragon aux écailles émeraude, deux fois
plus petit que notre vaisseau. Lorsqu'il fut à une trentaine de mètres, il se
retourna pour voler à nos côtés, ses yeux jaune vif balayant le pont. Ils se sont
arrêtés sur Sylvie, plissant d'abord les yeux comme s'il n'était pas sûr de pou-
voir se fier à ses propres yeux, puis les écarquillant.

Le deuxième, un peu plus grand que le premier, avec des écailles d'un blanc
nacré qui scintillaient au soleil, a tourné autour de nous en volant au-dessus
et derrière nous, son énorme masse éclipsant le soleil et plongeant le pont
dans l'ombre.

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Le troisième était une créature élancée aux écailles cramoisies foncées qui
semblait boire la lumière du soleil, ne luisant ni ne brillant, même lorsque ses
ailes battaient. Son visage, aux mâchoires assez grandes pour avaler même
Chul tout entier, était couvert de cicatrices de combat, et son aile droite était
en lambeaux. Il s'est incliné brusquement à bâbord, de sorte que les deux
dragons nous encadrent.

Le dragon vert prit la parole, le mana rayonnant à travers les mots pour les
porter facilement à travers le bruit et la distance. « Arthur Leywin. Nous ne
nous sommes jamais rencontrés, mais je vous reconnais à votre description.
Le Seigneur Indrath sera heureux de vous savoir en vie. On s'est inquiété de
votre longue absence. »

« Où étiez-vous ?» Grogna le dragon rouge en inclinant ses ailes pour dériver


plus près du navire, ses grands yeux ocre sondant chacun de nous à tour de
rôle, pour finir par Sylvie. « Que font un dragon, un titan et deux humains au
fin fond de la Clairière des bêtes ?»

« Ce n'est guère l'accueil que mon grand-père aurait attendu pour moi à mon
retour. » Sylvie inclina la tête, réussissant à prendre un air à la fois irrité et
apathique en regardant le dragon rouge de haut. Contrairement à son assu-
rance extérieure, j'ai senti un malaise s'infiltrer dans notre connexion
lorsqu'elle a évoqué Kezess pour nous défendre. « Vous devriez faire atten-
tion à qui vous marquez avec ce regard malveillant. »

Les yeux du dragon rouge se sont écarquillés et il s'est reculé. « Dame Silvie
Indrath ?»

Les trois dragons ont échangé des regards incrédules. C'est la blanche qui a
pris la parole, la voix serrée par l'émotion. « Madame, vous devez me suivre
immédiatement. Je vais vous conduire jusqu'à la faille qui relie ce monde à
Ephéotus. Le Seigneur Indrath... »

« Stop », dit Sylvie, dont la voix résonnait comme un ordre. « Mes obligations
sont ici, à Dicathen, pour le moment. Si vous souhaitez informer le Seigneur
Indrath, libre à vous, mais je ne vous accompagnerai pas. »

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Le dragon grimaça à ses paroles, blessé et craintif. « Madame, le Seigneur
Indrath souhaiterait... »

Sylvie libéra une vague tangible de mana pour projeter son mécontentement,
coupant court aux paroles du dragon blanc une fois de plus.

« Neriah du clan Mayasthal obéira », prononça rapidement le dragon avant


de se tourner vers les deux autres. « Escortez Dame Sylvie jusqu'à sa destina-
tion. »

S'éloignant à grands coups d'ailes, le dragon blanc s'envola à toute vitesse


vers l'est, s'enfonçant plus profondément dans la Clairière des bêtes.

Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai perçu le mouvement subtil du mana pro-
venant de cette direction, comme si une légère brise le soufflait vers l'ouest
au-dessus de la Clairière des bêtes. « Qu'est-ce que c'est ?» Demandai-je à
Wren, qui avait jusqu'à présent regardé en silence et ne s'était pas adressée
directement aux dragons.

« Le Seigneur Indrath a ouvert la voie entre les mondes », dit-il doucement.


« Ephéotus se met à nu face à l'univers au sens large. »

« Vous deux, laissez-nous un peu d'espace », ordonna Sylvie au dragon vert et


au dragon rouge. « Vous n'êtes pas en train d'escorter des prisonniers. »

Le vert a hoché la tête respectueusement avant de s'incliner, volant à


quelques dizaines de mètres à notre tribord. Le rouge hésita, l'inspectant de
près, puis son regard se porta sur moi et son visage se durcit. Beaucoup plus
lentement que son homologue, il s'est éloigné.

Notre vaisseau a pris de la vitesse et a corrigé sa trajectoire afin de voler droit


vers les Grandes Montagnes.

Au loin, d'autres dragons se sont dessinés, survolant les montagnes et la fron-


tière entre la Clairière des bêtes et les Terres d'Elenoir.

Un bouclier composé d'ailes, de feu et de griffes.

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« Un bouclier... ou une prison », répondit Régis avec un sourire en coin.
« Voyons lequel c'est. »

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