Vous êtes sur la page 1sur 287

ANNE ROBILLARD

Tome 7

Vent de trahison
«  Ce n’est pas parce qu’un problème n’a pas été résolu qu’il est

impossible à résoudre. »

— Agatha Christie
BLASON DE L’ORDRE
DES CHEVALIERS D’ANTARÈS
ORCHELLE

L a nuit tirait à sa fin et les premières lueurs de l’aube commençaient à

poindre à l’est. Orchelle avançait rapidement sur le muret en pierre

délimitant le cours d’eau qui coulait désormais au pied de la falaise des

Aculéos.

Miraculeusement, elle avait réussi à traverser le territoire étroitement

surveillé par les Chimères sans être aperçue. La forêt des humains avait

ensuite fait place à une vaste plaine qui ne semblait pas gardée. Au bout de

quelques jours, la femme-scorpion atteignit la double chute du fleuve

Ophrys. Elle se désaltéra et dormit, couchée en boule sur une petite

corniche.

Habituellement, les Aculéos pouvaient survivre des semaines sans

manger, mais Orchelle commençait à ressentir les tiraillements de la faim.

Elle se remit en route avant le lever du soleil. Le parapet du bassin dans

lequel coulait le nouveau canal passait au-dessus du fleuve. La fugitive se

concentra pour conserver son équilibre tandis qu’elle rejoignait la falaise.

La seule pensée que Zakhar soit déjà à sa recherche lui redonna du

courage. Orchelle ne voulait pas être reprise par ce tyran. Elle cherchait

désespérément un pont pour traverser sur le territoire des humains, car elle

ne savait pas nager. Mais en s’écartant de l’immense mur de roc, ne serait-

elle pas à découvert ? N’ayant jamais quitté le monde souterrain de son

peuple, la femme-scorpion ignorait que les seules sentinelles qui

surveillaient ces lieux n’étaient pas des Aculéos. Elle marcha jusqu’à la nuit,

ne doutant pas une seule seconde que Zakhar la tuerait s’il mettait la main

sur elle. Terrifiée par les tortures qui précéderaient son exécution, elle

accéléra le pas malgré la noirceur.

Orchelle avait passé toute sa vie dans la même grotte à mettre des

centaines de bébés au monde, parce que c’était son devoir. Ce n’était pas par
amour que le roi avait fait d’elle sa favorite, mais parce qu’elle était la plus

fertile de toutes ses femmes.

Les premières années de leur union, jeune et naïve, elle avait cru que

Zakhar partageait son attachement pour l’un de leurs enfants  : une

magnifique fillette qui ne craignait pas de dire ce qu’elle pensait même si

son vocabulaire était encore restreint. La petite avait déjà la prestance d’une

reine, mais son père avait vu en elle une rivale. Alors, sans le moindre

remords, il l’avait tuée en la jetant en bas de la falaise. Maintenant qu’elle

savait la vérité au sujet du sort de Chésemteh, Orchelle ne pouvait plus

pardonner à Zakhar sa cruauté.

Au même moment, de l’autre côté du canal, assis sur une grosse

branche, le dos appuyé contre le tronc rugueux d’un chêne, Mohendi allait

bientôt être relayé par un de ses frères Basilics. C’est alors qu’il crut

apercevoir une silhouette qui se déplaçait rapidement au pied de la falaise.

L’absence de la lune, cette nuit-là, ne lui permettait pas de bien voir de qui il

s’agissait. Le jeune homme se redressa.

D’ordinaire, les Aculéos descendaient de la falaise pour attaquer les

Chevaliers. Ils ne se déplaçaient jamais à sa base. « Et pourquoi n’y en a-t-il

qu’un ?  » se demanda Mohendi. «  Est-ce un espion ?  » Il sauta sur le sol et

s’approcha furtivement du muret pour mieux distinguer la physionomie du

promeneur imprudent. Il ne vit ni pinces, ni queue, mais Sierra avait averti

ses troupes que les hommes-scorpions étaient en train de se métamorphoser

afin de ressembler aux humains. Mohendi suivit la progression de l’intrus en

restant dissimulé derrière le parapet jusqu’à ce qu’il tombe sur Samos, lui

aussi descendu de son poste de guet.

— Aculéos ou pas ? chuchota le Basilic.

—  C’est difficile à dire, répondit Samos à voix basse. Mais si nous

voulons l’interroger, nous ne pouvons pas lui loger une flèche entre les yeux.

Continuons de le surveiller pour voir ce qu’il prépare.

Dès que le ciel commença à se colorer en rose et en turquoise, l’inconnu

sembla avoir peur de quelque chose derrière lui. Les deux Chevaliers ne

virent pourtant rien aux alentours qui justifiait sa réaction. Paniqué, l’intrus

se jeta à l’eau et se mit aussitôt à se débattre.

— Là, c’est sûr que c’est un Aculéos ! s’exclama Mohendi. Ils ne savent

pas nager !
Samos jeta ses armes sur le sol, puis enleva sa cape et ses bottes.

— Vas-tu le tuer ou le sauver ?

— Je n’en sais rien.

Le Basilic plongea dans le canal dont les eaux n’étaient heureusement

pas glacées. Mohendi sauta sur le muret pour suivre l’action, au cas où il

aurait à intervenir, car c’était peut-être aussi une ruse de la part de l’ennemi.

Il vit Samos agripper l’écervelé par le cou et le ramener vers le parapet.

— C’est une femme ! cria-t-il en s’approchant de son compagnon.

— Une femme ? Il y en a d’autres que Ché ? fit Mohendi à la blague.

Mohendi aida Samos à sortir la femelle Aculéos du canal. Ensemble, ils

firent cracher à la malheureuse toute l’eau qu’elle avait avalée.

—  Êtes-vous des humains ? s’effraya Orchelle lorsqu’elle fut capable de

parler.

— Eh oui, c’est à ça qu’on ressemble, plaisanta Mohendi.

—  J’imagine que c’est la première fois que tu en vois ? la questionna

Samos.

— Mon fils m’a dit que vous massacrez tous nos guerriers.

— Seulement ceux qui brûlent nos villes et qui dévorent leurs habitants,

précisa Mohendi.

— Je l’ignorais…

— Es-tu une espionne ? demanda Samos.

— Non.

— Pourquoi t’es-tu jetée à l’eau si tu ne sais pas nager ?

— Je fuis mon mari et j’ai cru que quelqu’un me suivait.

—  Tiens, c’est nouveau ça, s’étonna Mohendi. Il n’y a rien dans nos

règlements à ce sujet.

—  Ramenons-la au campement et laissons la commandante décider de

son sort.

Trempé jusqu’aux os, Samos ramassa ses affaires, puis les deux Basilics

flanquèrent la prisonnière et la firent avancer. La marche permettrait à

Samos de se réchauffer. Ils pressèrent le pas jusqu’au campement et y

arrivèrent au moment où les Basilics sortaient de leurs abris.


Pendant tout le trajet, l’Aculéos n’avait pas émis la moindre plainte. La

tête basse, elle avait suivi le rythme rapide de ses gardiens.

—  Charge-toi d’elle, indiqua Samos à son compagnon. Je vais aller me

changer.

Mohendi poussa donc Orchelle jusqu’à la clairière entre les grands

sapins et les ruines de l’ancien village, où les feux avaient été ravivés.

Heureusement, Chésemteh était déjà réveillée. Assise devant les flammes,

elle était en train de boire du thé. En raison du sort jeté par Olsson à tous les

sujets de Zakhar, les longs cheveux d’Orchelle, jadis tricolores, étaient

désormais noirs. Il était impossible pour un humain, en l’absence de ses

appendices de scorpion, de deviner qu’elle appartenait à cette race hybride.

Mais pour Chésemteh, qui ressentait les choses différemment, les origines

de cette femme lui apparurent très claires. Tous ses muscles en état d’alerte,

elle déposa sa tasse et se leva.

— Chésemteh ? s’étonna Orchelle.

Craignant une ruse, la commandante s’approcha prudemment de

l’étrangère.

— Est-ce bien toi ?

— Qui es-tu ? rétorqua sèchement Chésemteh, sur ses gardes.

—  Je m’appelle Orchelle. Il y a fort longtemps, mon bébé est tombé de

la falaise et je ne l’ai plus jamais revue. Ses cheveux étaient exactement de

la couleur des tiens…

— C’est ta mère ? crut alors comprendre Mohendi.

Sans lui prêter attention, Chésemteh s’arrêta à deux pas d’Orchelle.

— Est-ce une ruse dé Zakhar ? gronda-t-elle.

La femme-scorpion cracha par terre en entendant ce nom.

— C’était mon mari, mais quand j’ai appris que la soudaine disparition

de ma fille préférée n’était pas un accident, j’ai décidé de le quitter au risque

qu’il me retrouve et qu’il m’enlève aussi la vie.

— Pas un accident ? répéta la commandante.

— Tu es la fille de Zakhar ? suffoqua Mohendi.

— Quand il t’a lancée dans le vide, c’était dans le but de te tuer.


Chésemteh était si bouleversée par cet aveu qu’elle ne sut pas comment

réagir. Voyant qu’Orchelle grelottait, Mohendi détacha sa cape et l’ouvrit

devant elle.

— Déshabille-toi avant de mourir de froid, ordonna-t-il.

Avec difficulté, la scorpionne réussit à enlever ses vêtements, même s’ils

lui collaient à la peau, et les jeta sur le sol. Mohendi l’enveloppa aussitôt

dans sa cape. Il ramassa la robe et la pèlerine et alla les déposer sur des

branches de sapin pour qu’elles puissent sécher. Chésemteh était toujours

paralysée. Alors Mohendi fit asseoir la prisonnière près du feu pour achever

de la réchauffer. Il retourna ensuite devant son chef.

— Depuis le temps que tu te poses des questions au sujet de tes parents,

prends au moins le temps de bavarder avec elle avant que nous lui coupions

la tête.

—  La tête ? s’exclama Chésemteh en sortant de sa torpeur. Depuis

quand imposons-nous un pareil châtiment à nos prisonniers ?

—  Depuis jamais, répondit moqueusement Mohendi. Je voulais juste

que tu reviennes à toi.

Il tourna les talons et laissa les deux femmes seule à seule. Chésemteh

alla donc s’asseoir devant celle qui prétendait être sa mère et étudia son

visage, mais il n’évoquait aucun souvenir dans sa mémoire. Orchelle avait

les yeux foncés comme elle, mais comme la plupart des Aculéos également.

—  J’ai mis beaucoup d’enfants au monde, mais tu n’étais pas comme

tous les autres, lui avoua la scorpionne. Petite déjà, tu te comportais comme

un véritable chef avec tes frères et tes sœurs. Tu ne voulais pas non plus

coucher dans le dortoir avec eux. Tu arrivais toujours à échapper aux

surveillantes et tu venais te recroqueviller contre moi. Ton père n’a jamais

aimé cette intimité que nous partagions toutes les deux.

— C’est pour ça qu’il a voulu se débarrasser de moi ?

—  Il ne voulait pas que ses enfants passent tout leur temps avec leur

mère. Mais dans ton cas, c’est sans doute parce qu’il avait peur qu’un jour,

tu finisses par le détrôner.

—  Ces événements se sont produits il y a trop longtemps. Je ne me

souviens de rien.
— Et toutes ces années, Zakhar m’a fait croire que ses guerriers étaient

à ta recherche. Je me suis sentie trahie en apprenant qu’il m’avait menti. Je

ne pouvais plus rester auprès de cet assassin.

— À ta place, je l’aurais égorgé.

—  Je ne suis pas assez forte… J’imagine que je serai exécutée par les

humains pour tous les crimes qu’a commis Zakhar ?

— Nous ne tuons que ceux qui nous attaquent. Est-ce ton intention ?

—  Je suis partie sans vraiment réfléchir à ce que je ferais ensuite, sans

doute parce que je m’attendais à être reprise par les guerriers Aculéos et

mise à mort.

— Ils n’oseront jamais venir jusqu’ici, affirma Chésemteh.

— Suis-je libre de circuler sur ces terres ?

— La frontière est une zone de guerre, Orchelle.

— J’aimerais aller là où je pourrais devenir utile aux humains.

—  Le seul endroit qui me vient à l’idée, c’est la forteresse d’Antarès,

mais tu ne l’atteindrais pas sans un bon guide. Toutefois, j’y retournerai

dans quelques mois. En attendant, je t’autorise à rester ici si tu me jures que

tu viens de me dire la vérité. Mes Basilics n’hésiteront pas à te neutraliser

s’ils s’aperçoivent que tu représentes un danger pour leur vie.

— Je comprends, mais je ne t’ai pas menti.

—  Je vais te fournir un abri. Tu devras respecter le rythme de vie que

j’ai instauré dans ma division. Après le repas du soir, plus personne ne peut

s’éloigner du campement hormis les sentinelles. Le jour, tu as le droit

d’aller dans la forêt, mais pas trop loin.

— Je respecterai tes conditions.

Chésemteh lui fit signe de la suivre.

—  Je ne suis pas étonnée que tu sois devenue un chef, lui dit sa mère.

C’est dans ton sang.

— J’ai gagné ce poste grâce à ma fiabilité et à mon efficacité, Orchelle.

— Qui t’a élevée ? As-tu eu une bonne mère ?

—  Les humains m’ont fourni tout ce dont j’avais besoin. Une servante

de la forteresse a pris soin de moi et Sierra, ma commandante, m’a traitée


comme une sœur.

— As-tu aussi un compagnon de vie ?

— Aucun Chevalier ne peut se permettre d’en avoir un.

La commandante s’arrêta devant un abri rectangulaire construit avec des

blocs de pierre et recouvert de branches de sapin.

Il y a des couvertures à l’intérieur. Essaie de dormir un peu. Je

reviendrai te chercher pour le repas et je t’apporterai des vêtements secs.

Merci pour tout, Chésemteh. Tu es encore plus magnifique que je l’avais

imaginé.

Orchelle se glissa dans l’ouverture en gardant la cape de Mohendi

refermée sur elle. La Basilic attendit de ne plus l’entendre bouger, puis

retourna s’asseoir devant le feu tout en gardant un œil sur son abri. Elle ne

comprenait pas ce qu’elle éprouvait. Elle avait toujours voulu retrouver sa

mère et maintenant qu’elle était enfin là, elle ne savait pas comment réagir.

Même si Chésemteh avait grandi chez les humains qui passaient leur

temps à démêler leurs émotions, elle n’avait jamais compris la nécessité

d’en faire autant. En fait, elle n’avait jamais pensé comme eux ni ressenti les

mêmes choses. Sa nature d’Aculéos était trop présente dans son cœur. Elle

s’était bien sûr pliée à la plupart des exigences de ses protecteurs, mais elle

n’était jamais devenue complètement humaine.

Locrès sortit alors de la forêt et prit place de l’autre côté du feu.

Chésemteh leva la tête et déchiffra l’inquiétude sur son visage.

—  Mohendi m’a raconté ce qui s’est passé, laissa-t-il tomber. Est-ce

vrai ?

Chésemteh se contenta de hocher la tête.

— Ça ne semble pas te plaire que ta mère soit ici.

— Je suis méfiante. Tu le sais mieux que quiconque.

— Tu ne crois donc pas un mot de ce qu’elle raconte ?

—  Je fais la guerre depuis trop longtemps, Locrès. Je ne sais plus qui

croire.

— Mohendi dit qu’elle a su ton nom sans que tu le lui aies dit.
—  Elle a agi comme si elle me reconnaissait, mais tout le monde sait

que je suis une Aculéos et que je dirige les Basilics.

— Y compris l’espion que Sierra n’a pas encore réussi à démasquer.

— C’est possible.

— Qu’as-tu l’intention de faire d’elle ?

— Je ne peux certainement pas la renvoyer sur la falaise et elle n’est pas

du tout préparée pour la vie chez les humains. Le mieux, pour l’instant, c’est

de la garder avec nous jusqu’au répit et surtout de ne jamais la perdre de

vue.

—  Nous la surveillerons sans qu’elle s’en rende compte. Et toi là-

dedans ?

— J’évaluerai la situation un jour à la fois.

— C’est une bonne idée.

Locrès quitta son chef afin de retourner à son tour de guet. Chésemteh

reprit sa tasse de thé et sirota la boisson encore chaude en réfléchissant.

Zakhar aurait-il vraiment l’audace d’envoyer ses guerriers reprendre

Orchelle au beau milieu du campement le mieux gardé des Basilics ? «  Il a

tenté de me tuer alors que je ne pouvais même pas me défendre  »,

grommela-t-elle intérieurement. « C’est ma constitution de femme-scorpion

qui m’a permis de survivre à cette chute.  » Des images se mirent alors à se

former dans son esprit pour la première fois depuis son enfance.

Elle se vit en train de tenir la main d’un adulte qui la faisait marcher

près de lui. La petite Chésemteh n’était jamais sortie des galeries où elle

avait vu le jour. C’était si agréable de marcher dans la neige. L’homme

s’était arrêté sur le bord d’une haute falaise. L’enfant avait tout juste eu le

temps de regarder en bas avant que son père la prenne dans ses bras. Zakhar

lui avait souri, puis d’un geste soudain, il l’avait projetée dans le vide. La

Basilic fut prise d’un spasme d’horreur. Elle secoua aussitôt la tête pour

chasser ce mauvais souvenir.

— Il va me le payer… gronda-t-elle entre ses dents.

Chésemteh demeura immobile jusqu’à ce qu’Innokenti, à deux pas

d’elle, annonce que le ragoût de poulet et de légumes qu’il faisait cuire dans

la grande marmite noire était enfin prêt. Le jeune homme avait jusque-là

conservé le silence afin de ne pas interrompre la réflexion de sa


commandante. La scorpionne se leva si brusquement qu’elle le fit sursauter.

Elle alla chercher ses vêtements de rechange, puis se rendit à l’abri de sa

mère. Elle trouva Orchelle assise dans un coin, enroulée dans les

couvertures.

— Les Aculéos ne dorment pas dans cette position, lâcha-t-elle.

—  En réalité, je n’ai pas réussi à fermer l’œil, avoua la mère. J’ai peur

que Zakhar tue mes bébés pour me punir.

— Combien en as-tu ?

—  Je viens à peine d’en mettre quatre-vingt-dix au monde, mais j’en ai

des centaines d’autres qui ne sont pas encore adultes. Il leur a fait couper les

pinces et la queue et il m’a imposé la même indignation.

— Il n’y a rien que je puisse faire pour eux, Orchelle. Il aurait fallu que

tu y songes avant de prendre la fuite. Tu peux par contre te venger de lui en

me renseignant sur les coutumes de ton peuple.

— C’est aussi le tien.

—  Les humains m’ont sauvé la vie. Ils m’ont soignée et ils m’ont

éduquée. Si je suis aujourd’hui à la tête de cette garnison, c’est grâce à eux.

Ils sont mon peuple, désormais.

—  Qu’as-tu besoin de savoir ? demanda Orchelle, déçue que sa fille ait

été à ce point assimilée par les Chevaliers d’Antarès.

—  Tout ce que je peux utiliser contre Zakhar et qui me permettrait de

l’anéantir en même temps que tous ses guerriers. Mais avant, je vais t’aider

à enfiler ces vêtements et t’emmener manger.

Orchelle la laissa l’habiller.

— Je n’ai jamais vu de la nourriture humaine. Je ne sais même pas si je

parviendrai à la digérer.

—  J’en consomme depuis des années et ça ne m’a pas tuée. Mange

surtout de la viande et assure-toi qu’elle ne soit pas trop cuite. Si ton

estomac la rejette, nous te procurerons autre chose.

Une fois que sa mère fut vêtue et qu’elle eut jeté la cape sur ses épaules,

Chésemteh la ramena aux feux, où la plupart des Basilics étaient maintenant

rassemblés. Les sentinelles étaient déjà reparties dans la forêt.


Les Chevaliers observèrent la nouvelle venue, mais ne firent aucun

commentaire. Innokenti tendit à chacune des deux Aculéos une écuelle qui

ne contenait que du poulet, un peu de sauce et aucun légume. Orchelle

observa sa fille tandis qu’elle piquait la viande avec sa fourchette, puis

l’imita. Elle commença par mâcher un tout petit morceau et exprima la plus

grande surprise.

— C’est étonnamment bon.

— Attends de goûter à ce que moi je sais cuisiner, se vanta Mohendi.

La femme-scorpion lui jeta un regard interrogateur avant de dévorer sa

portion avec appétit. Assis devant elle, de l’autre côté du feu, Locrès

mangeait en surveillant chacun de ses gestes.


REWAIN

À Arcturus, ce matin-là, Apollonia se régalait des crêpes au chocolat

préparées par Dholovirah. En se pourléchant, elle observait Rewain,

désormais déguisé en Chevalier d’Antarès pour passer inaperçu chez les

Manticores. Il était assis près de Samara, qui l’avait pris sous son aile depuis

qu’elle l’avait trouvé près de la montagne bleue.

Apollonia n’avait jamais imaginé que les divinités puissent être aussi

séduisantes. Rewain était grand, mais pas très costaud. Ses cheveux bruns

mi-longs bouclaient légèrement et ses yeux bleus reflétaient la plus pure

innocence. Il ne comprenait rien à rien et Samara devait tout lui expliquer

comme à un enfant de quatre ans. Justement, la Manticore était en train de

lui réciter la recette pour faire des crêpes tout en lui montrant comment les

manger. Rewain l’écoutait avec attention, découragé par le manque de

raffinement de la nourriture humaine.

— Goûtes-y au moins, exigea Samara.

— Si tu insistes…

Avec un peu de réticence, le jeune dieu découpa un minuscule morceau

de la fine galette fourrée de crème au chocolat et le porta à sa bouche. Il le

mastiqua quelques secondes en écarquillant les yeux.

—  Mais c’est vraiment excellent ! Je n’ai jamais mangé une pâtisserie

aussi exquise.

— Nous n’avons pas l’habitude d’empoisonner nos invités, Rewain.

Assise près d’Apollonia, Baenrhée fumait la pipe en étudiant elle aussi

le comportement étrange du dieu-zèbre.

—  C’est trop dangereux de le garder ici, chuchota-t-elle à sa

commandante. Il a certainement des tas d’ennemis et il va les attirer sur

nous.
— Depuis quand as-tu peur de te battre, toi ? répliqua Apollonia.

—  Je peux tuer des centaines d’Aculéos lors d’une seule bataille, mais

des créatures divines, je n’ai jamais essayé. Je ne pensais jamais dire ça,

mais on pourrait demander à Wellan de venir chercher Rewain et de le

cacher au même endroit qu’Eanraig. Ainsi, il ne serait plus notre problème.

—  Je préférerais attendre encore un peu avant d’informer Sierra qu’un

autre dieu vient de nous tomber sur les bras. Elle va finir par croire que nous

sommes incapables de nous débrouiller toutes seules. Et puis, sait-on

jamais, ce garçon pourrait finir par nous être utile.

— Nous ne savons même pas ce qu’il peut faire.

— Arrête de bougonner et savoure plutôt ces succulentes galettes.

—  Tu sais bien que je n’aime pas le sucre. As-tu consulté tes cartes

dernièrement ?

—  Plusieurs fois, mais elles ne sont pas faciles à interpréter, se désola

Apollonia. Elles parlent de combats aux issues différentes. Au début, elles

me disaient qu’ils n’auraient lieu que durant l’été, mais maintenant, ils

semblent tout près. Non seulement je ne sais pas qui en sont les

antagonistes, mais je ne m’y retrouve même pas dans leur chronologie et

dans le nombre des champs de bataille.

— Rewain y apparaît-il ?

—  Mon tarot fait en effet état de divinités un peu partout, mais je

n’arrive pas à savoir s’il s’agit de réfugiés comme Eanraig et Rewain ou de

personnages qui ne sont pas encore descendus du ciel.

— Es-tu en train de me dire que tu perds la main ?

—  Ce qui s’en vient est trop énorme, Baé. Je fais des tirages tous les

jours pour tenter de démêler notre avenir, mais il demeure obstinément

nébuleux.

— Tu me caches quelque chose, toi.

— Je ne désire pas en parler maintenant.

Le ton inquiet d’Apollonia troubla Baenrhée, mais elle respecta sa

volonté de remettre la suite de leur entretien à plus tard. De l’autre côté du

feu, Rewain avait beau utiliser ses ustensiles pour manger, son visage était

de plus en plus couvert de chocolat. Samara s’amusa devant son air déconfit.
— Je ne le fais pas exprès de me salir.

—  Je sais. C’est normal, quand on mord dans une crêpe fourrée, d’en

faire sortir ce qu’elle contient un peu partout sur soi, le rassura-t-elle. Ça fait

partie du plaisir. Mais j’avoue par contre que tu n’es pas très doué. Que

mangeais-tu, chez toi ?

— Des végétaux pour la plupart crus.

—  C’est certainement meilleur pour la santé que le chocolat, mais ça

doit devenir lassant à la fin.

— Je ne pourrais pas l’affirmer, puisque je ne connaissais rien d’autre.

—  Ici, on t’offrira un peu de tout, ce qui te permettra de développer tes

propres goûts.

— C’est gentil.

—  J’imagine que c’est parce que tu es un zèbre que tu es herbivore. La

viande pourrait-elle te rendre malade ?

— Je n’en sais rien.

Il déposa délicatement son écuelle vide sur le sol et plaça sa fourchette à

l’intérieur. Samara lui tendit une petite serviette mouillée pour qu’il se

nettoie les mains et le visage.

— Merci encore de m’avoir accueilli, répéta-t-il pour la centième fois. Je

me sens tellement en sécurité, ici.

Un peu plus loin, appuyé contre un arbre, Pavlek ne quittait pas des yeux

la guerrière et son protégé. Il courtisait Samara depuis des mois, alors il

voyait d’un très mauvais œil toute l’attention qu’elle accordait à Rewain.

« C’est peut-être un espion qui joue la comédie et qui va tous nous trahir au

bout du compte », maugréa-t-il silencieusement.

— As-tu appris à te battre quand tu vivais là-haut ? demanda Samara au

dieu-zèbre.

— Non, jamais. Ma mère ne me l’aurait pas permis. Alors, quand je fais

face au danger, comme ça m’est arrivé sur la montagne, je me fige.

—  Eh bien, il va falloir remédier à cette mauvaise habitude si tu veux

survivre dans mon monde.

— Je suis prêt à tout pour arrêter d’avoir peur, Samara.


— Commençons donc par évaluer de quoi tu es capable. Suis-moi.

Ne se doutant de rien, Rewain l’accompagna au parcours d’obstacles, où

une vingtaine de Manticores étaient déjà en train de s’entraîner.

— Que fuient-elles ainsi ? s’étonna le jeune dieu.

—  Personne. Elles se mettent en forme en franchissant chacun de ces

obstacles aussi rapidement que possible.

— Elles pourraient se blesser.

— Les blessures font partie de la vie des humains, Rewain. En attendant

notre tour, je veux que tu te concentres sur ce qu’elles font.

— Notre tour ?

—  Dès que le parcours sera libre, ce sera à toi de l’affronter. Je dois

évaluer ton niveau de performance pour savoir où commencer ton

entraînement.

Lorsque la dernière Manticore eut franchi la ligne d’arrivée, Samara

poussa Rewain devant le premier obstacle.

— Je ne courrai pas contre toi, aujourd’hui, car ce serait malhonnête de

ma part. Je suis très habile à ce jeu-là et ça ne ferait que te décourager. Je

vais plutôt marcher près de toi et te guider. Qu’en penses-tu ?

Rewain accepta même s’il était terrorisé. Sans se préoccuper de tous les

Chevaliers qui se rassemblaient pour l’observer, le jeune dieu s’attaqua au

mur, qu’il grimpa avec difficulté et duquel il déboula en hurlant de l’autre

côté. À la vitesse d’un escargot, il se mesura aux pierres de gué, aux

décombres, au tunnel, aux panneaux d’esquive, aux quatre cordes, au fossé,

au pont, aux fenêtres et à l’escalier en apex. Lorsqu’il eut terminé, il se

tourna vers Samara.

— Mes amis, nous avons un nouveau record de quarante-cinq minutes et

vingt-quatre secondes ! s’exclama Tanégrad, amusée.

Les Manticores s’esclaffèrent, mais Rewain ne comprenait pas pourquoi.

— Il est certes moins rapide que Wellan, mais bien plus élégant, avouez-

le ! l’encouragea Dholovirah.

— Je suis certaine que si on l’obligeait à refaire le parcours une fois par

jour pendant un an, il pourrait arriver à le compléter en trente minutes ! se

moqua Koulia.
—  Arrêtez de le ridiculiser, exigea Samara. C’est la première fois de

toute sa vie qu’il fait de l’exercice physique.

— Je suis certain que je pourrai m’améliorer, affirma naïvement Rewain,

qui ne comprenait pas pourquoi les soldats riaient de lui.

— Ce ne sera pas vraiment difficile, rétorqua Koulia.

— Puis-je recommencer ?

— Aussi bien nous trouver autre chose à faire, déclara Dholovirah, parce

qu’il va monopoliser le parcours toute la journée.

Samara attendit que ses compagnons d’armes soient partis avant de se

tourner vers Rewain.

—  Maintenant que tu as une bonne idée de la difficulté que comporte

chaque obstacle, tu dois te concentrer sur ta vitesse. Si tu étais pourchassé

par ton frère, tu ne pourrais pas perdre ton temps à les analyser.

— Si mon frère courait après moi, je chercherais plutôt à lui échapper en

terrain plat.

— Et ce serait une excellente réaction, mais supposons que ces obstacles

soient la seule route que tu puisses choisir.

— Tu as raison, je dois recommencer et faire mieux.

Cette fois, il termina le parcours en trente minutes.

— Comment c’était ?

— Il y a une grande amélioration, mais c’est encore trop long.

— Montre-moi comment toi, tu t’y prends.

— Pourquoi pas ?

Samara lui remit le chronomètre et lui indiqua sur quel bouton presser

pour le mettre en marche et pour l’arrêter, puis alla se placer sur la ligne de

départ.

— Maintenant, Rewain !

Il déclencha l’instrument tandis que la jeune femme s’élançait sur le

mur. Il la suivit des yeux sans cacher son étonnement alors qu’elle filait

comme le vent. Lorsqu’elle dévala l’escalier en apex, elle était hors

d’haleine, mais le chronomètre indiqua un temps de quatre minutes et

trente-trois secondes.
—  Je comprends maintenant ce que tu essaies de me dire, se

découragea-t-il.

Samara se plia en deux pour reprendre son souffle.

— Aimerais-tu que je fasse un troisième essai ?

—  Pas aujourd’hui, haleta-t-elle. Nous allons passer à autre chose et

revenir demain.

Elle emmena Rewain sur le sentier menant à la colline qui surplombait

la rivière, Paulbourg et le canal de Nemeroff.

— Nous allons faire un peu de course.

— Sous ma forme animale ?

— Surtout pas. Le but de cet exercice est de mettre ton corps humain en

forme. Nous n’avons pas besoin de courir rapidement pour commencer.

Essaie de maintenir mon rythme, d’accord ?

Ils arrivèrent au sommet de la colline quelques minutes plus tard.

Samara jeta un œil sur son apprenti et constata son désarroi. Elle l’obligea à

s’arrêter pour vérifier qu’il ne s’était pas froissé un muscle. Elle vit alors

qu’il regardait les villes en ruines le long de la rivière.

— Nous n’avons pas pu les protéger, parce que nous n’étions pas encore

en poste par ici, expliqua la Manticore. L’ennemi habite là-haut.

Rewain leva les yeux sur la falaise.

— Pourquoi vous attaque-t-il ?

—  Parce que nous sommes apparemment les créatures préférées des

dieux, même si ceux-ci n’ont jamais rien fait pour nous.

— Qu’étaient-ils censés faire ? s’étonna Rewain.

—  Exaucer nos prières, nous venir en aide quand nous affrontons des

milliers d’Aculéos, je ne sais pas, moi.

—  Je n’ai jamais entendu la moindre allusion à tout ça quand je vivais

chez mes parents, mais on ne me disait pas grand-chose non plus. J’ai été

couvé par ma mère toute ma vie.

—  Es-tu en train de me dire que même Viatla ne se préoccupe pas des

humains qui la vénèrent dans des temples partout à Alnilam ?


—  Je n’en sais rien, Samara. Elle ne m’a jamais parlé de tout ça. Mais

j’imagine que si elle avait entendu vos supplications, ces villes seraient

toujours là.

Avant qu’il sombre dans la tristesse, Samara décida de lui changer les

idées.

— As-tu mal aux jambes ?

— Non, pour l’instant, ça va.

— Passons donc à la partie plus agressive de ta formation.

— Agressive ? Est-ce vraiment nécessaire ?

— Tu dois apprendre à te défendre tout comme Eanraig l’a fait lui aussi.

— Qui est-ce ?

— Le fils de Javad.

— Quoi ? Mais mon frère n’a pas d’enfants.

—  Je pense que ça doit faire partie des choses qu’on t’a cachées,

Rewain.

—  Oui, c’est possible. Où est ce Eanraig ? J’aimerais faire sa

connaissance.

—  Wellan l’a conduit chez d’autres dieux afin qu’il perfectionne ses

techniques de combat, car selon une certaine prophétie, il devra affronter

son père en duel.

—  Ce qui veut dire que Javad reviendra dans ce monde, s’effraya le

dieu-zèbre. S’il se rend compte que je suis encore en vie, il s’en prendra

aussi à moi !

—  Raison de plus pour que tu apprennes à manier les armes. Allez,

courage.

Ils retournèrent au campement au pas de course. Samara alla chercher

deux de ses épées et emmena Rewain dans une clairière où il ne risquerait

pas de blesser une Manticore par inadvertance. Elle lui tendit l’une des

armes.

— C’est lourd ! s’étonna-t-il.

— Ce sont les seules épées que je possède, alors habitue-toi à leur poids.

Ne les prends jamais par la lame, car elles sont tranchantes, toujours par la
poignée.

—  J’imagine que c’est la partie qui inflige des blessures à vos

adversaires ?

— Tu apprends vite.

Pendant plusieurs heures, le jeune dieu répéta tous les coups de base,

puis Samara lui montra à parer ses attaques.

—  Rewain, tu dois garder les yeux ouverts quand je frappe ta lame,

sinon tu ne pourras pas contre-attaquer.

— Je fais de mon mieux, mais je crains d’être mutilé !

— C’est beaucoup plus dangereux si tu t’entêtes à fermer les yeux.

Elle continua à charger, mais vit que Rewain commençait à paniquer.

—  C’est assez pour aujourd’hui, décida-t-elle. Je suis fière de toi. Tu es

un élève appliqué.

— Tu dis ça pour me faire plaisir.

— En effet. Allons manger.

Les marmites fumaient déjà au-dessus des feux lorsqu’ils revinrent au

campement. Rewain rendit son arme à Samara, qui alla ranger les deux

épées dans son abri. Elle vint ensuite s’asseoir près de lui et attendit de

recevoir son écuelle des mains de Messinée.

— Je peux m’asseoir avec vous ? demanda-t-elle.

— Mais bien sûr, répondit Rewain, devançant Samara.

Il plongea sa cuillère dans le ragoût de bœuf et la porta prudemment à

ses lèvres.

— Il y a des légumes là-dedans ! se réjouit-il.

— Et c’est moi qui les ai cuisinés, précisa Messinée.

— Tout ce que tu prépares est tellement bon, la félicita Samara.

— J’ai cru vous voir courir un peu plus tôt aujourd’hui.

—  Oui. J’ai décidé de transformer notre invité en guerrier, mais ça

risque de prendre du temps.

—  Tu sais, des fois, il s’agit de savoir tenir une épée convenablement

pour faire peur à notre adversaire, dit Messinée à Rewain.


— Je crois bien pouvoir maîtriser au moins cette partie de l’exercice.

Il mangea comme un loup affamé, puis s’assoupit. Samara jugea plus

prudent d’aller le reconduire à son abri, car il s’était suffisamment dépensé.

Elle lui recommanda de dormir pendant qu’il le pouvait, puisqu’elle le

soumettrait au même régime d’exercices le lendemain.

— Merci, Samara.

Elle referma le morceau de métal qui servait de porte et tomba sur

Mactaris en revenant vers les feux.

—  Ne t’attache pas à lui, Sam, l’avertit l’aînée. Ils vont sûrement te le

prendre comme ils m’ont enlevé Eanraig.

—  Tu sais aussi bien que moi que Wellan a agi ainsi pour lui sauver la

vie. Et puis, ce sont des dieux. Nous ne valons rien à leurs yeux.

— C’est faux. Eanraig m’aime. Il me l’a répété à de nombreuses reprises

et il était sincère.

— À chacun ses illusions, j’imagine. Moi, je suis réaliste.

Samara contourna Mactaris et retourna s’asseoir devant le feu, où elle se

versa du thé.

—  Tu ne devrais pas passer autant de temps avec cet homme, fit alors

Pavlek en se plantant derrière elle.

—  Allez-vous me laisser tranquille à la fin ! Je fais mon devoir de

soldat ! Et, de toute façon, ça ne te regarde pas.

— Ne commets pas la même erreur que Mactaris.

Dholovirah arriva juste à temps pour tuer la dispute dans l’œuf.

— Si tu veux faire la cour à Samara, Pavlek, tu devras attendre au répit.

—  Mais ce n’est pas du tout ce que je suis en train de faire, se défendit

le jeune homme.

— Tu manques vraiment de subtilité, mon frère.

Piqué au vif, Pavlek quitta les deux femmes et se dirigea vers son abri.

— Merci, Dholo.

— Ne le laisse pas t’empêcher de t’occuper convenablement de Rewain.

Les besoins d’un dieu doivent primer sur ceux d’un grand romantique qui

ne sait pas comment exprimer ses émotions. Et puis, qui sait ? Peut-être que
si tu continues de bien traiter Rewain, la déesse nous donnera enfin ce que

nous demandons depuis si longtemps quand son fils retournera là-haut.

— Et s’il se retrouvait coincé ici pour toujours ?

—  On verra ce qu’on fera de lui à ce moment-là. Dholovirah tapota

affectueusement le dos de sa sœur d’armes avant de la laisser seule. « Elle a

bien raison », admit Samara.


ALLÉGEANCE

O
femmes.
bsédé par la visite inattendue du sorcier Lizovyk, Zakhar s’était isolé

dans sa chambre à coucher au lieu de partager le lit de l’une de ses

Étendu sur le dos, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il ressassait sans

arrêt les paroles du jeune mage. Olsson lui avait déjà dit qu’il avait un fils et

que celui-ci lui servait d’espion sur la frontière en raison de son apparence

inoffensive, mais il ne lui avait jamais révélé que cet enfant était aussi

perfide que Quihoit.

Lorsqu’il comprit qu’il ne pourrait pas dormir sans avoir obtenu des

réponses aux questions qui le tourmentaient, Zakhar se leva et traversa son

hall. Il longea le tunnel qui remontait vers l’extérieur. Personne n’en gardait

plus l’entrée maintenant que le roi avait repris toute sa vigueur.

Le roi des hommes-scorpions marcha dans la neige en respirant l’air

frais, puis s’arrêta pour contempler les millions d’étoiles. Un de ses espions

lui avait jadis appris que les humains savaient lire les messages qui se

cachaient dans le ciel. Les Aculéos, eux, ne voyaient que la beauté des

astres.

— Olsson, si vous aviez un moment, j’aurais besoin de vous parler.

Le sorcier apparut devant lui quelques secondes plus tard, enveloppé

dans son long manteau noir, le capuchon rabattu sur sa tête.

— Vous êtes troublé.

— Je suis obsédé par la visite de votre fils.

— Ce n’est plus mon fils désormais. Mais je préférerais ne pas parler de

lui ici, où nous sommes trop vulnérables.

Avant que Zakhar puisse le questionner à ce sujet, ils furent tous les

deux transportés dans le volcan qui servait d’antre au sorcier.


—  Quel est cet endroit et pourquoi sommes-nous vulnérables sur mes

terres ? s’étonna le roi.

— C’est ici que je vis et ces lieux sont protégés par une puissante magie

qui empêche quiconque d’y entrer, même les autres sorciers.

— Vous menacent-ils ?

—  Uniquement Lizovyk, car il n’est plus lui-même. Je soupçonne

qu’une entité malfaisante s’est emparé de son âme pour le faire agir contre

nous. Je ne peux donc plus lui faire confiance.

— Tiens donc. Je sais exactement comment vous vous sentez. Le blanc-

bec est venu jusque dans mon hall pour me faire des révélations troublantes.

Zakhar se mit à marcher dans l’énorme caverne conique en regardant

partout.

—  Il m’a dit que vous aviez fait un pacte avec les autres sorciers pour

que personne ne gagne la guerre que les Aculéos mènent aux Chevaliers

d’Antarès depuis des lustres. Il a ajouté que grâce au chaos que vous semez

de façon perpétuelle dans les deux camps, les dieux sont incapables de vous

localiser et ils vous laissent tranquilles.

—  Ce n’est pas tout à fait exact. Nous avons plutôt convenu de rester

chacun sur notre territoire et de ne pas nous mêler des affaires des autres. La

preuve que ce que mon fils vous a dit est faux, c’est que je vous ai souvent

aidé dans vos efforts de guerre. Ne vous ai-je pas fourni des armes ? Des

vêtements ? Des radeaux ?

— Mais jamais la victoire.

Zakhar s’arrêta devant une immense étagère en métal où étaient rangés

des centaines de pots en verre dont il n’arrivait pas à identifier le contenu.

—  Je ne peux pas attaquer les humains qui vivent sur le territoire des

autres sorciers, ajouta Olsson. C’est à vous de le faire selon votre propre

stratégie.

Le roi se tourna alors vers le mage avec un air de reproche.

— Votre fils a tué une trentaine de mes guerriers lorsque j’ai refusé de le

prendre à mon service à votre place.

— Vous m’en voyez profondément navré, mais il m’est impossible de lui

imposer la moindre sanction en ce moment. De toute façon, je préfère ne


pas l’approcher, car il pourrait en profiter pour me subtiliser mes pouvoirs.

— Il est à ce point ambitieux ?

— Lui ou la créature qui a pris possession de lui.

—  Il pourrait nous causer beaucoup d’ennuis si vous ne le muselez pas

bientôt, Olsson.

— Nous cherchons déjà une façon de le neutraliser.

— Par « nous », vous faites référence aux autres sorciers ?

—  Nous sommes forcés de travailler ensemble si nous voulons

l’empêcher de devenir le seul maître de ce monde.

— Ça ne me plairait pas, en effet.

Zakhar marcha en direction de l’énorme âtre qui occupait le centre du

cratère et où brûlait un feu qui répandait beaucoup de chaleur, mais duquel

ne s’échappait aucune fumée.

—  Lizovyk m’a aussi appris que vos têtes avaient été mises à prix, se

rappela-t-il.

—  C’est possible et ça doit remonter à l’époque où nous nous sommes

enfuis du domaine des dieux. Vous comprendrez que je n’irai pas le vérifier

là-haut.

Le roi se planta devant les flammes.

—  Comme c’est rassurant, mais c’est un luxe que je ne pourrai jamais

m’offrir tant que je vivrai dans les tunnels que nous avons dû creuser

pendant des centaines d’années pour survivre, soupira-t-il. La majorité des

Aculéos craignent le feu, mais moi, il me fascine.

— Toutefois, vos guerriers incendient toutes les villes qu’ils saccagent.

—  Toujours par accident, Olsson. Ils ne regardent pas où ils frappent,

alors ils finissent par causer des étincelles qui allument des brasiers. Je les ai

souvent observés à partir de la falaise, mais je n’ai jamais pu les mettre en

garde, puisque je ne possède aucune façon de communiquer avec eux. Les

humains peuvent-ils se parler à distance ?

— Ils ont inventé des appareils qui le leur permettent.

— Pourrions-nous faire la même chose ?


— Pas tant que votre civilisation n’aura pas évolué davantage. Pour créer

des machines, vous avez besoin de savants à l’esprit brillant.

—  Donc pas avant que j’aie mis la main sur les grandes cités des

humains, comprit Zakhar.

—  À condition toutefois que vos guerriers cessent de les détruire avant

que vous puissiez les occuper.

— C’est la prochaine phase de ma conquête.

— Je vous en prie, assoyez-vous et profitez de mon hospitalité.

Zakhar se laissa tomber dans l’un des deux moelleux fauteuils, surpris

par son confort. Olsson préféra rester debout derrière l’autre.

—  Chaque fois que je vous appelle, vous m’apparaissez presque

instantanément. Est-ce qu’il vous arrive de dormir ?

—  Pas de la même façon que vous. Une partie de mon cerveau est

toujours en alerte.

— C’est une faculté que j’aimerais beaucoup posséder. Depuis combien

de temps vivez-vous seul ici, Olsson ?

—  Depuis plusieurs années, puis Lizovyk est venu m’annoncer que sa

mère venait de mourir et il est resté avec moi.

— L’a-t-il tuée ?

— Je n’en sais rien, mais j’en doute, car à son arrivée, c’était le fils que

j’ai conçu. Il a changé peu de temps après.

—  Aimeriez-vous que je vous envoie quelques-unes de mes femmes

pour vous tenir au chaud ?

—  Je n’en éprouve nul besoin et, de toute façon, personne ne pourra

remplacer l’amour de ma vie.

— La mère de Lizovyk, le dangereux…

—  Il est en effet redoutable, car il subit une influence que je ne

comprends pas encore, mais qui pourrait tous nous être néfaste.

—  Comment pourrai-je protéger mon peuple du dément qu’il est

devenu ?

—  J’ai déjà jeté un sort aux entrées de tous vos tunnels pour qu’il ne

puisse plus y pénétrer.


—  Mais vous ne pourrez pas nous sauver s’il nous attaque à l’extérieur

de nos galeries, c’est bien ça ?

— C’est un trop large territoire à couvrir.

—  Puisque vous devez éliminer la menace que représente votre enfant,

est-ce à dire que vous ne répondrez plus à mes appels avec autant de

célérité ?

—  Tout dépendra de ce que je serai en train de faire quand vous aurez

besoin de moi.

— Je vois. Buvez-vous de la bière, Olsson ?

Un bock rempli à ras bord d’une froide boisson dorée apparut dans la

main du roi.

— Je ne bois que de l’eau, l’informa le sorcier, mais ne vous privez pas

pour moi.

Zakhar se mit à boire l’alcool à petites gorgées.

—  Dites-moi, les sorciers sont-ils aussi des hybrides dont les dieux se

sont débarrassés ? demanda-t-il.

— Oui, d’une certaine manière. Nous avons été créés chimiquement par

des savants grâce à des éléments génétiques prélevés sur deux races

différentes.

— Je n’ai rien compris à ce que vous venez de me dire et je suis certain

que ce n’est pas à cause du peu de bière que je viens d’avaler.

—  Les sorciers sont des croisements entre des femmes humaines et

certains gènes magiques offerts par Amecareth, le fils d’Achéron.

—  Alors, la raison pour laquelle nous ne possédons aucun pouvoir

magique, c’est parce que nous sommes à moitié humains et à moitié

scorpions et que nous n’avons pas reçu un tel cadeau de la part des dieux ?

— C’est exact.

—  Au moins, mon fils rebelle ne pourra pas nous causer autant de

dommages que le vôtre, car il ne possède aucune magie.

— Gardez-le tout de même à l’œil.

Zakhar termina sa chope en laissant son regard se perdre dans les

flammes.
— Je sais bien que vous êtes préoccupé par les agissements de Lizovyk,

Olsson, mais aidez-moi tout de même à me débarrasser des humains. J’ai

envie de vivre au grand air.

Le sorcier le salua de la tête et le retourna dans son grand hall souterrain

à l’aide de son vortex. Il demeura un long moment à réfléchir aux

commentaires de Zakhar, mais celui qui résonnait le plus dans son esprit,

c’était la mention du meurtre gratuit de plusieurs guerriers Aculéos par

Lizovyk. Celui-ci avait encore tué. L’entité qui le manipulait n’avait aucun

respect pour la vie. «  Mon fils est arrivé sur ces terres à cause de moi  »,

songea-t-il. «  Je suis responsable du mal qu’il est en train d’y semer et ce

n’est qu’une question de temps avant qu’il s’en prenne aux autres sorciers et

à moi. Nous devons l’arrêter avant qu’il ne frappe de nouveau. »

Olsson quitta le volcan et se rendit à l’endroit où se tenait Lizovyk

lorsqu’il l’avait imploré de le laisser entrer chez lui.

Le père avait fait la sourde oreille. Jamais son enfant ne l’aurait supplié

de la sorte  : il était bien trop orgueilleux. Cet incident avait achevé de

convaincre Olsson que l’âme de Lizovyk était désormais aussi noire que du

charbon.

Il s’accroupit et toucha le sol gelé avec sa paume. La trace d’énergie qui

y circulait encore faiblement était différente de tout ce qu’il avait ressenti

durant sa vie. Ce n’était pas celle de ses frères et de ses sœurs d’éprouvette,

ni des chauves-souris ou des dieux du panthéon d’Achéron. Elle ne

ressemblait pas non plus à celle qui avait poussé Salocin à réunir toute la

bande afin d’en discuter.

Olsson lança son esprit à la recherche de Lizovyk. À sa grande surprise,

il le trouva partout autour de lui. Il ignorait où et comment son fils avait été

infecté par la force maléfique ou si celle-ci ne s’attaquait qu’aux sorciers les

plus vulnérables. Cependant, il était certain que Wallasse, Maridz, Salocin,

Shanzerr, Carenza ou Aldaric ne se laisseraient pas tenter par cette sombre

séduction… mais deux d’entre eux avaient un enfant. Combien de temps

faudrait-il avant que l’entité parvienne à s’emparer du fils de Salocin ou de

la fille de Maridz ? Désemparé, Olsson retourna dans son antre afin de

réfléchir à tout cela.


Après sa rencontre encourageante avec Lizovyk, Quihoit décida de

quitter la terre où il était né, car si son père venait à apprendre qu’ils

complotaient ensemble, il était certain d’être tué. Le jeune Aculéos voulait

devenir plus fort avant de provoquer Zakhar en duel. Il devait partir à la

recherche d’un palais bien à lui, où les guerriers ne pourraient pas le

retrouver. Son peuple avait creusé d’interminables tunnels au centre et à

l’est du territoire enneigé. Il ne s’était jamais tourné vers l’ouest. Cette

partie du haut plateau s’était affaissée des milliers d’années auparavant et

elle était recouverte de glace. Même les animaux marins l’évitaient. « C’est

l’endroit parfait pour une cachette », songea Quihoit en mettant ses maigres

possessions dans sa besace. Il y ajouta de la nourriture, car il ne pourrait

certainement pas s’arrêter pour chasser, et attendit que tout le monde soit

endormi. Pour éviter qu’elle l’oblige à parler, Quihoit n’avait pas révélé ses

plans à Cipactli. Elle serait déçue de sa décision de fuir. «  Mais elle sera

fière de moi quand je reviendrai dans toute ma gloire et que j’en ferai ma

reine », se consola le jeune homme tapi dans l’obscurité.

Il marcha sans relâche en évitant les entrées des galeries des autres clans

et ne s’arrêta que pour manger. Une fois établi, il lui faudrait penser à une

façon de se nourrir. «  Lizovyk pourra sans doute me fournir tout ce dont

j’aurai besoin  », se rassura-t-il. Il atteignit finalement la frontière entre les

deux plateaux. L’absence de ses pinces allait rendre sa descente sur la pointe

ouest plus périlleuse, mais plusieurs corniches formaient des marches de roc

géantes qui lui permettraient de se rendre jusqu’en bas.

Avec prudence, il sauta sur chaque gradin. Il ne devait surtout pas se

blesser, sinon c’était la mort assurée. Lorsqu’il atteignit finalement la plaine,

il se reposa et prit le temps de réfléchir. Sans outil, il lui serait impossible de

se creuser un grand trou comme il l’avait fait sur les terres de son père. Il

devait trouver une caverne naturelle qu’il n’aurait qu’à aménager selon ses

besoins. Il décida donc de se rapprocher de la falaise qui représentait la

frontière entre les Aculéos et les humains en faisant bien attention de ne pas

être aperçu par les Chevaliers. Heureusement pour lui, les Manticores

n’utilisaient pas de sentinelles, alors il put se rendre en toute quiétude

jusqu’à l’énorme chute de la rivière Pyrèthre. Il examina attentivement les

lieux et se rendit compte que l’eau ne coulait pas directement sur la pierre.

Il y avait quelque chose en dessous.


Il descendit jusqu’à ce qu’il aperçoive une saillie derrière la cascade. Il

s’y risqua et découvrit avec bonheur que c’était l’entrée d’une très grande

caverne. Il l’explora de long en large avant de se décider à en faire son

repaire. Puisqu’elle se trouvait non loin de plusieurs villes dévastées, il

pourrait sûrement y trouver de quoi se faire au moins un lit et sans doute

aussi de la nourriture. Sinon, il devait y avoir du poisson dans la rivière.

Pour rester en vie, Quihoit allait devoir dormir le jour et s’activer la nuit,

mais cela lui était égal, parce qu’il était enfin libéré du joug de Zakhar. Plus

personne ne le soumettrait à quelque autorité que ce soit. Et un jour, il

prendrait la tête de son peuple. «  Je serai un bien meilleur roi que mon

père », s’encouragea-t-il.
L’ÉPÉE ENFLAMMÉE

E anraig était

enthousiaste
un

que
élève

Kiev.
obéissant

Il
et

flottait
attentif,

toujours
mais

sur

expression de découragement. Il dormait à peine la nuit et il s’entraînait


beaucoup

son
moins

visage une

toute la journée dans la grotte de Nemeroff, ne s’arrêtant que pour manger.

Ses mentors n’avaient pas eu besoin de lui enseigner la télépathie, puisqu’il

possédait déjà cette faculté. Ils lui demandaient plutôt de se concentrer sur

la formation de flammes et de rayons ardents dans ses paumes. Une fois

qu’il eut compris comment les faire apparaître et les projeter devant lui,

Sage et Océani ramenèrent le jeune dieu sur la place de rassemblement pour

qu’il apprenne à manier l’épée avec plus d’assurance. Le style de combat

que lui avaient transmis les Manticores était plutôt barbare. C’était sans

doute efficace contre les Aculéos sans cervelle, mais contre Javad, cela ne

lui ferait pas remporter son duel. Les deux hommes montrèrent donc à

Eanraig à faire preuve d’une plus grande finesse dans le choix de ses charges

et surtout dans la façon de parer les coups, ce que les Manticores n’avaient

pas jugé utile de lui enseigner.

Un midi, après une séance vigoureuse d’escrime, Sage utilisa son

pouvoir de lévitation et fit descendre magiquement son élève au pied de la

falaise, où les vagues polissaient les galets. Assis à l’ombre, les pieds dans

l’eau, leur écuelle dans les mains, ils savourèrent le repas que Sage venait de

subtiliser aux Chimères.

— Tu fais des progrès remarquables, le félicita l’hybride.

—  C’est facile quand on veut rester en vie ! répondit moqueusement

Eanraig.

— Je ne peux pas te garantir que tu gagneras ton duel contre Javad, mais

tu vas certainement lui infliger de sérieuses blessures qui pourraient nous

permettre de l’achever pour toi.


— Ne vous gênez surtout pas pour intervenir.

Eanraig mangea sans se presser, puis Sage fit disparaître la vaisselle.

—  As-tu donné ton cœur à quelqu’un ? demanda le jeune Hadarais à

brûle-pourpoint.

—  Il a longtemps appartenu à Kira, mon épouse, mais lorsqu’elle m’a

cru mort à la guerre, elle s’est remariée. J’ai ensuite vécu avec la déesse qui

m’avait sauvé la vie, mais je n’éprouvais que de la gratitude pour elle. Ce

n’est que depuis que je suis arrivé dans ton monde que l’amour habite de

nouveau mon cœur.

— Azcatchi a mentionné Chésemteh.

—  Je sais bien qu’elle te fait peur, Eanraig, mais il ne faut pas se fier à

ses allures de guerrière. Ché appartient à une race qui n’exprime pas

facilement ses émotions, mais sous son apparence revêche, elle cache une

grande sensibilité et beaucoup de compréhension. Ça n’a pas été facile pour

elle de grandir parmi les humains dont le comportement va souvent à

l’encontre de ses instincts de scorpion. J’admire son courage et son

dévouement pour sa division et pour les Chevaliers d’Antarès en général.

Elle se bat férocement contre les guerriers de sa propre race pour remercier

ceux qui l’ont recueillie au pied des falaises.

—  Tiens donc, on dirait que c’est à la mode d’affronter nos semblables

dans cet univers. C’est mon propre père que je devrai tuer, Sage.

—  En fait, c’est plutôt contre lui que tu devras te défendre. C’est Javad

qui veut te voir disparaître.

— Ouais, tu as raison.

— Et toi, as-tu connu l’amour ?

— Pas quand je vivais à Hadar avec ma mère et mon oncle. J’étais bien

trop occupé à travailler et à m’occuper de la maison et du jardin familial.

Mais chez les Manticores, j’ai rencontré une femme Chevalier qui m’a

manifesté de l’intérêt. L’amour, c’est si nouveau pour moi que je ne peux

même pas te dire comment je me sens dans cette relation. Elle m’a parlé de

projets d’avenir pour nous deux, mais est-il vraiment raisonnable de croire

que nous réchapperons de cette guerre ?

—  S’il y a une chose que j’ai apprise dans mon monde, c’est qu’il y a

toujours de l’espoir. Je me vois très bien rester ici auprès de Ché si le ciel le
permet.

— Et tes amis ?

—  C’est certain que Nemeroff retournera à Enkidiev dès que ce sera

possible. Sa femme et ses enfants lui manquent bien trop. Wellan, j’en

doute. Il a trouvé ici un continent qu’il désire explorer. Quant à Azcatchi, je

n’en sais rien. Il n’a pas vraiment d’attaches nulle part, alors ce sera à lui de

choisir le temps venu. Prêt à continuer ?

— Plus que jamais.

— Allons-y pour une leçon de magie.

Sage les transporta alors tous les deux dans la grotte de Nemeroff, car

les escadrilles sillonnaient le ciel et attaquaient les cibles formées sur la

grande place par Nemeroff et Azcatchi. Il demanda à Eanraig de prendre

place en face de lui à la table de pierre.

—  Une des facultés les plus utiles d’un soldat divin, c’est de pouvoir

localiser quelqu’un par ses pensées. Ainsi, on peut savoir quand l’ennemi

approche, même s’il n’est pas encore en vue.

— Oui, j’aimerais bien pouvoir faire ça.

Avec beaucoup de patience, Sage lui enseigna à se servir de son esprit

pour le retrouver dans la grotte. Pour éviter qu’il se serve de ses sens

humains, il lui banda les yeux et lui mit du coton dans les oreilles. Encore

une fois, Eanraig lui prouva qu’il était bel et bien le fils d’un dieu. Au bout

d’une demi-heure, il pouvait même dire à son mentor où se trouvait tout le

monde à l’extérieur !

—  Bravo ! s’exclama Océani en pénétrant dans la grotte. Puis-je me

joindre à vous ?

— Tu n’as pas besoin de nous le demander, répliqua Sage. Tu es toujours

le bienvenu.

—  Il y a quelque chose que je dois vous dire, fit le Deusalas en prenant

place près d’Eanraig. Dans ton monde, Sage, les dieux jouissent d’immenses

pouvoirs. J’ai pu le vérifier de mes propres yeux quand j’y ai séjourné en

tant que Tayaress. Mais ici, les choses sont différentes et je pense savoir

pourquoi. Achéron ne désirant pas être détrôné par ses descendants, il a

grandement limité leurs pouvoirs. Javad et Kimaati se déplaçaient avec

l’aide de bijoux ensorcelés et pouvaient adopter une apparence humaine. Ce


dernier parvenait aussi à créer un bouclier invisible, comme je l’ai vu le

faire à An-Anshar. Quant à Amecareth, il formait des halos destructeurs

qu’il pouvait lancer contre ses adversaires. Tous les trois possédaient

également une impressionnante force physique.

— Achéron a-t-il jeté le même sort aux Deusalas ? voulut savoir Eanraig.

—  Non. Les deux races divines n’ont jamais eu de contacts avant le

massacre de la colonie à Gaellans. Nous vivions en paix et seuls Sappheiros

et moi semblions posséder des pouvoirs magiques jusqu’à ce que Kiev nous

prouve que tous les Deusalas en ont.

— Si je comprends bien, peu importe mes efforts, je n’arriverai jamais à

faire la même chose que vous ?

—  Ce n’est pas ce que j’essaie de te dire, jeune homme. Les dieux du

panthéon d’Achéron ne lancent pas de flammes.

Ils ne communiquent pas par télépathie et ils sont incapables de localiser

quelqu’un par leur esprit.

— Alors, comment se fait-il que j’y arrive ?

— La seule explication, c’est que tu as hérité des pouvoirs de ta mère.

— Ma mère ? Mais elle n’en avait aucun, je vous le jure.

— Elle faisait peut-être partie de ces sorciers dont vous nous avez parlé,

avança Sage.

— Ah ça, non ! protesta violemment Eanraig.

— Écoute-moi calmement, exigea Océani. Puisque les dieux avaient juré

d’exécuter les sorciers qui leur ont filé entre les doigts, ta mère n’aurait

certainement pas eu intérêt à révéler ses origines à qui que ce soit.

— Mais si elle avait eu des pouvoirs, elle ne serait pas morte brûlée vive

lors du raid des Aculéos !

— Les sorciers ne sont pas à l’abri de la mort, Eanraig. Ils peuvent vivre

des milliers d’années s’ils ne s’exposent pas au danger, mais ils ne sont pas

immortels.

—  Si c’est vrai, pourquoi ne m’a-t-elle jamais rien dit ? Ne savait-elle

pas que je serais un jour aux prises avec cette terrible vérité ?

—  Laisse ton passé derrière toi et concentre-toi sur ton avenir. Je t’ai

mentionné tout ça seulement pour que tu sois pleinement conscient que ta


puissance magique dépasse largement celle de Javad.

— Océani, où es-tu ? résonna la voix de Kiev dans leurs esprits. Nous

n’attendons que toi !

— Je dois y aller. Nous nous reverrons ce soir sur la grande place.

Le Deusalas s’empressa d’aller rejoindre son escadrille.

— Ne sois pas triste, Eanraig, l’apaisa Sage. Moi, je considère que c’est

une excellente nouvelle, surtout si Javad ignorait que ta mère était une

sorcière. Il ne s’attendra pas à ce que tu possèdes des pouvoirs magiques.

— Hum…

— Le fait que tu sois télépathe et lui non te permettra de nous demander

conseil pendant ton duel sans qu’il puisse nous entendre.

— Oui, c’est vrai.

Tu pourras aussi le bombarder avec tout ce que tu possèdes dans tes

mains sans qu’il puisse faire la même chose.

—  Tu as raison, mais si c’est un dieu, il va falloir que mes rayons

deviennent plus puissants.

—  Nous allons travailler là-dessus. De plus, tu connais le maniement

des armes humaines. Je doute que Javad y ait consacré beaucoup de temps

étant donné qu’il n’a jamais eu à se défendre.

Eanraig se redressa d’un seul coup, comme s’il avait eu une idée.

—  Les sorciers ont-ils besoin d’un bijou pour se déplacer d’un point à

un autre ou utilisent-ils des vortex comme Wellan et toi ?

—  Ça, je l’ignore, mais tu pourras le demander à Sappheiros tout à

l’heure, car son père est un sorcier.

— Qui me montrera à me transformer en animal ?

—  Je pense bien que ce sera Sappheiros ou Nemeroff, qui le font eux-

mêmes. Maintenant, suffit les questions. Remettons-nous au travail.

Encouragé par les révélations d’Océani, Eanraig reprit confiance en lui

et finit par produire des flammes si impressionnantes qu’elles noircirent le

mur de la caverne.

—  Excellent ! le félicita Sage. Je suggère que nous allions t’entraîner

ailleurs que chez Nemeroff. Il n’aimerait sans doute pas rentrer chez lui et
trouver le plancher jonché de morceaux de roc.

Sage les transporta à l’autre bout de la place de rassemblement, loin des

hologrammes que Nemeroff et Azcatchi faisaient courir partout. Ils entrèrent

dans la forêt et s’arrêtèrent dans une clairière délimitée par une pente

abrupte qui descendait tout droit dans des marais. Sage trouva de gros

rochers dans la plaine au-delà des sables mouvants. Il en transporta un

jusque devant lui à l’aide de sa faculté de lévitation.

— Montre-moi à faire ça ! s’émerveilla Eanraig.

—  Promis. Dès que tu arriveras à faire éclater ce menhir en morceaux

avec tes mains.

Prêt à relever le défi, Eanraig se concentra et lança ses premiers

faisceaux. Ceux-ci en éraflèrent à peine la surface.

Maintenant, imagine que c’est Javad qui se tient devant toi, proposa

Sage.

Les traits du jeune dieu se crispèrent. Il projeta des rayons aveuglants

qui firent exploser le rocher.

—  Magnifique ! s’exclama Sage. Refroidis tes paumes et tends-les vers

un des fragments de roc sur le sol. Commande-lui de venir jusqu’à toi.

Eanraig inspira profondément et fit ce que lui demandait son mentor.

Quelle ne fut pas sa surprise de voir la pierre voler jusqu’à ses mains.

— Lance-la dans le marais et fais-en venir une autre, ordonna Sage.

Il laissa le jeune dieu s’amuser à dégager la clairière, puis y fit voler un

autre rocher pour prendre la place du premier. Eanraig n’eut aucune

difficulté à le détruire. Il continua d’exercer ces deux nouvelles facultés

jusqu’au coucher du soleil. Les deux hommes rejoignirent ensuite Nemeroff,

Azcatchi, Océani et Sappheiros sur la place de rassemblement pour le repas

frugal du soir. Sage leur vanta les progrès de leur protégé tout en se régalant.

Il commençait à faire sombre, alors Océani alluma un feu magique pour les

éclairer. Sans qu’Eanraig s’en aperçoive, Sappheiros se mit en état de transe.

Le cougar ailé avait déjà parlé de son plan à ses amis, mais pas au jeune

homme. Assis d’un côté de lui, Nemeroff avait pour sa part reçu l’ordre de

ne rien laisser arriver à son corps physique pendant qu’Azcatchi, de l’autre

côté, devait veiller à ce que le prochain exercice se passe bien. Lui seul avait

désormais le pouvoir de l’arrêter s’il le jugeait nécessaire.


Sage et Eanraig venaient tout juste d’avaler les derniers fruits du panier

lorsque l’hybride capta une présence étrangère au milieu du plateau.

Azcatchi plaça doucement la main sur le bras de Sage pour lui recommander

de ne pas intervenir. Ce dernier comprit alors qu’il s’agissait d’une autre

épreuve pour leur protégé. Une imposante silhouette se dessina plus loin, à

peine éclairée par les flammes. Tous les muscles d’Eanraig se crispèrent

lorsqu’il reconnut finalement les traits de l’homme qui approchait  : c’était

l’incarnation de la sculpture qu’il avait vue sur les murs de la grotte

défendue !

— Javad ? s’étrangla le jeune dieu.

Il se leva lentement, la main sur la poignée de son épée.

— Ne le voyez-vous donc pas ?

— C’est une simulation à ton intention, l’informa Océani. Amuse-toi.

Plus ou moins rassuré, le jeune dieu marcha à la rencontre de son futur

ennemi. Il savait maintenant que c’était un hologramme, mais son cœur

battait quand même la chamade. Javad était plus grand que son fils et plus

musclé aussi. Il ne portait qu’un pantalon en cuir et il était pieds nus. Dans

une main, il tenait un glaive. Comme Eanraig n’osait pas prendre l’initiative

du combat, Sappheiros ordonna à sa création de charger. Le fils para le

premier coup du dieu-rhinocéros avec la lame de son épée, mais le choc le

projeta vers l’arrière et il faillit perdre l’équilibre.

— C’est ce que vous appelez une simulation ? s’écria Eanraig.

— Nous avons oublié de lui dire que c’est différent d’un hologramme, fit

moqueusement Nemeroff.

— Avoue qu’elle est bien réussie ? ajouta Océani en riant.

—  Êtes-vous en train de me dire qu’il est solide en plus ? s’affola

Eanraig.

Javad pressa son attaque, forçant le pauvre garçon à se défendre en

reculant sans pouvoir porter un seul coup.

— Tu es presque au bord de la falaise, l’avertit Azcatchi, inquiet.

Eanraig jeta un œil derrière lui  : il disait vrai ! La lame de Javad frôla

alors sa gorge. Eanraig paniqua. Afin de ne pas être poussé dans le vide, il

alluma sa main libre et projeta un faisceau ardent sur Javad, mais il ricocha

devant lui sans lui causer le moindre mal.


— Pourquoi ça ne marche pas ? s’alarma-t-il.

— Parce qu’il utilise un bouclier invisible, expliqua Sage.

—  Heureusement que les dieux n’ont pas reçu le pouvoir de nous

bombarder avec leurs paumes, parce que moi, je ne sais pas comment me

protéger de la même façon !

— Est-ce qu’on aurait oublié de lui montrer ça ? ironisa Océani.

— Ce n’est pas drôle !

—  Chaque fois qu’il t’attaque, il est obligé de baisser son bouclier,

l’informa Azcatchi pour lui donner un peu d’espoir.

— Mais je dois aussi l’empêcher de me découper en rondelles !

Javad recula alors de quelques pas, comme s’il voulait lui permettre de

reprendre son souffle. En réalité, il s’apprêtait à porter des coups encore plus

puissants avec des mots.

—  Tu n’es qu’un bâtard ! s’écria-t-il en faisant sursauter Eanraig. Tu ne

m’arrives pas à la cheville ! Tu n’es qu’un sale sorcier et tu mourras tout

comme ta mère ! Dommage que ce ne soit pas moi qui l’ai tuée !

Eanraig poussa un hurlement de rage. La lame de son épée s’enflamma.

En oubliant sa peur, il se précipita sur son père et enfonça l’arme une

dizaine de fois dans sa poitrine jusqu’à ce qu’il disparaisse. Sappheiros

revint aussitôt à lui. Tremblant et couvert de sueur, Eanraig se tourna vers

ses mentors.

— Vous n’allez pas me faire croire que ce sera aussi facile que ça quand

Javad se trouvera vraiment devant moi ?

—  Aucun de nous ne sait vraiment ce qui se passera, Eanraig, avoua

Nemeroff.

—  Il était important que tu voies son visage avant votre duel pour qu’il

ne t’impressionne plus, ajouta Océani.

—  Mais tout le reste de son corps me terrorise ! Avez-vous vu la

grosseur de ses biceps ?

—  Ce n’est qu’un rhinocéros qui ne sait faire qu’une chose, intervint

Sappheiros. Il charge sans réfléchir.

— Tu dois lui opposer ton intelligence, précisa Sage.


— Savez-vous à quel point c’est difficile quand on est mort de peur ?

—  La première chose qu’on doit maîtriser quand on veut devenir un

guerrier, c’est justement la peur, laissa tomber Azcatchi.

—  Ce n’est pas vraiment dans mes plans de devenir un guerrier. Je ne

fais ça que pour sauver ma vie et, si possible, délivrer le monde d’un tyran.

Moi, je rêve de devenir fermier !

— Eh bien, ça devra attendre après la guerre, trancha Océani. Tu as bien

combattu, ce soir.

—  Merci… marmonna-t-il en se calmant. Maintenant, montrez-moi à

me servir de ce foutu bouclier invisible.

—  Chaque chose en son temps, jeune homme, répliqua Sappheiros. Tu

as vécu assez d’émotions pour aujourd’hui.

— Nous sommes très fiers de toi, l’encouragea Sage.

Azcatchi lança une gourde au jeune dieu pour qu’il se désaltère.


L’AUTOPSIE

C e matin-là, Eaodhin arriva à l’hôpital plus tôt qu’à l’accoutumée.

Elle se rendit directement à son bureau et jeta un œil aux messages

qu’avait déposés Philippa, son adjointe, près de son stationarius. Il n’y avait

rien d’urgent. Elle pourrait donc y répondre plus tard. Eaodhin prit place

dans son fauteuil. Ses yeux s’arrêtèrent sur le cadre en laiton où elle avait

placé le plus beau réflexus de son défunt mari. Elle le prit entre ses mains et

plaqua ses lèvres sur la vitre pour l’embrasser.

—  Oh, Harper, il s’est produit tellement de malheurs à la forteresse ces

derniers temps, soupira-t-elle. Tu ne sais pas à quel point ta force et ton

aplomb me manquent en ce moment. Philippa passa la tête dans l’embrasure

de la porte.

— Par quoi veux-tu commencer, ce matin, Eaodhin ?

—  Les constables attendent avec impatience que j’identifie le corps en

décomposition que m’a rapporté la commandante des Chevaliers d’Antarès,

répondit-elle en déposant le cadre sur le bureau. Alors, aussi bien m’y

mettre sans tarder.

— Je vais le faire sortir du frigidarium et déposer sur la table d’autopsie.

— Merci, Philippa. Je serai là dans quelques minutes.

— Pas de café ?

— Non merci. J’en ai bu une tasse en me levant.

L’adjointe disparut aussi silencieusement qu’une souris. Eaodhin baissa

les yeux sur le visage souriant de Harper.

— Si Sierra a raison, ce sera mon troisième membre de la famille royale

en quelques semaines à peine. Je pense que si on m’apporte en plus le corps

de la princesse, je vais donner ma démission à l’hôpital et acheter la maison

de campagne à Aludra dont nous avons toujours rêvé. Ce ne sera pas la


même chose sans toi, mais je cesserai d’avoir peur de reconnaître les morts

qu’on me demande de disséquer.

Eaodhin n’était pas une personne religieuse. Son esprit scientifique

l’empêchait de croire à ce qu’elle ne pouvait pas voir. Elle n’avait jamais

mis le pied dans le temple de Viatla et elle ne comptait pas non plus se

convertir à son culte avant sa mort. Son dieu à elle, c’était la médecine. Elle

ne vivait que pour guérir les malades et redonner le sourire à ceux qui

l’avaient perdu. Pourtant, elle avait été incapable de sauver l’homme qu’elle

avait aimé de tout son cœur. Elle ignorait ce qui se passait après la mort.

Harper avait-il sombré dans un grand trou noir ? Avait-il été accueilli au

palais de Viatla, comme le prétendaient les prêtres ? Pourquoi ne lui parlait-

il pas, même dans ses rêves ?

Elle avait rencontré Harper à l’université. Cartésienne jusqu’au bout des

ongles, Eaodhin n’avait jamais eu d’amis intimes durant son adolescence.

Elle n’avait donc pas compris ce qui se passait lorsqu’elle était tombée

follement amoureuse de cet homme éloquent, brillant et séduisant qui avait

obtenu les meilleures notes de leur promotion. Ils avaient étudié ensemble,

ouvert des corps ensemble, rêvé ensemble. Toutefois, ils avaient attendu

d’avoir obtenu leur diplôme avant de se marier et de s’installer dans un vaste

appartement de la forteresse d’Antarès. Il arrivait souvent à Eaodhin de se

rappeler cette cérémonie grandiose organisée par leurs deux familles si

heureuses de les voir enfin former un couple.

Les deux médecins avaient commencé à travailler le même jour et

étaient rapidement devenus le pivot de l’hôpital de la forteresse. Leur taux

de guérison était exceptionnel, si bien que les patients avaient commencé à

arriver de tous les autres pays pour recevoir leurs soins. «  C’était il y a si

longtemps…  » soupira intérieurement Eaodhin. Harper avait finalement

commis une erreur fatale. Il n’avait pas vu la minuscule déchirure dans sa

combinaison lorsqu’il l’avait enfilée pour aller examiner un homme atteint

d’une fièvre mortelle. Non seulement son patient était mort sur la table

d’examen, mais lui-même s’était écroulé à côté de lui. La pièce avait été

immédiatement scellée. En pleurant, Eaodhin avait frappé de toutes ses

forces avec ses poings dans la fenêtre d’observation, mais il n’y avait plus

rien à faire. La décontamination avait duré des jours et, lorsque les appareils

de contrôle avaient enfin indiqué qu’il n’y avait plus aucun risque de

contagion, les infirmiers avaient tout de même revêtu des vêtements de


protection avant de pénétrer dans la salle. Ils avaient enfermé les corps dans

des cercueils hermétiques avant de les transporter directement au

crématorium.

Eaodhin n’avait jamais pu dire au revoir à Harper. L’hôpital avait fait

installer une plaque en son honneur dans le hall de l’immeuble, mais c’était

une bien mince consolation pour la jeune femme. Submergée par le chagrin,

elle s’était enfermée chez elle et n’avait voulu voir personne. Puis, quelques

jours plus tard, elle était revenue au travail, l’air brave, ne demandant qu’une

chose  : qu’on ne lui parle plus jamais de cet accident si bête qui avait

bouleversé sa vie. Elle avait placé la photographie de Harper sur son bureau

et avait pris l’habitude de lui parler tous les matins avant de commencer sa

ronde ou de procéder à une chirurgie.

— On se voit tout à l’heure, mon amour.

Elle revêtit sa blouse blanche et se rendit à la salle d’autopsie. Elle

croisa alors les deux infirmiers qui en sortaient.

—  Nous avons mis la ventilation à plein régime pour t’empêcher de

suffoquer là-dedans, lui dit l’un d’eux.

— C’est la première fois qu’on reçoit un corps qui sent aussi fort, ajouta

le deuxième.

— Merci de penser à moi, les garçons.

Elle poussa la porte et s’arrêta d’abord à son casier pour mettre son

masque, ses lunettes de protection et ses gants de caoutchouc. Même s’il ne

restait pas grand-chose de la victime, elle procéda à l’examen avec le même

soin attentif que si elle avait été entière, puis nota ses observations sur

l’ordinis placé sur une table haute, où elle pouvait pianoter sur le clavier

sans avoir à s’asseoir. Pendant que les infirmiers remettaient la dépouille

dans le casier réfrigéré, Eaodhin se débarrassa de son équipement et se

rendit ensuite aux laboratoires médicaux pour voir si les machines avaient

fini de traiter l’essentiel des chromosomes de l’échantillon qu’elle leur avait

fourni.

— Annabeth, as-tu enfin obtenu des résultats ?

— Pour commencer, la comparaison dentaire confirme qu’il s’agit bel et

bien du Prince Lavrenti. L’analyse de l’ADN devrait dire la même chose,

mais elle n’est pas terminée.


—  Fais-moi transmettre le rapport dès qu’il sera disponible et merci à

toute l’équipe.

Attristée par la confirmation de l’identité de la victime, Eaodhin se

rendit ensuite à l’urgence afin de consulter les dossiers de ceux qui y avaient

été admis depuis le matin. Les quatre jeunes médecins de garde avaient déjà

remplacé ceux de la nuit. Elle constata qu’aucun patient n’avait eu à attendre

plus de quinze minutes avant de recevoir des soins. Elle se contenta donc de

lire les diagnostics et les traitements envisagés. Satisfaite de l’efficacité des

urgentistes, Eaodhin retourna à son bureau pour voir si Philippa y avait

déposé sa liste de rendez-vous de la journée. Elle n’y trouva qu’une seule

feuille devant la photographie de Harper qui disait : « Va te reposer. Un bon

café t’attend à l’Ange hydraulique.  » Amusée, la femme médecin décida de

profiter de sa première journée de congé de toute l’année.

Eaodhin enleva sa chemise blanche et se rendit au petit bistrot en

question. Lenkov, le propriétaire, qu’elle avait guéri d’une fasciite plantaire

en quelques jours à peine, lui tendit un grand gobelet de café à son arrivée.

D’un geste de la main, il lui indiqua qu’elle pouvait s’asseoir où elle en avait

envie. Elle choisit un fauteuil capitonné tout au fond de la salle devant une

petite table ronde.

— C’est la meilleure place de toute la maison, l’informa-t-il.

Il déposa le journal devant la femme médecin. Pour la première fois

depuis longtemps, elle sirota son café sans se presser. Elle consulta les

grands titres et s’arrêta sur l’article qui parlait de l’instabilité du pays depuis

l’assassinat du couple royal. Les conseillers faisaient tout ce qu’ils pouvaient

pour éviter une émeute en attendant que la princesse soit couronnée, mais

l’économie s’en ressentait. Les journalistes s’inquiétaient également du fait

que la date des obsèques officielles n’ait pas encore été annoncée. «  S’ils

savaient », songea Eaodhin.

Lorsqu’elle eut terminé le café et le journal, elle remercia Lenkov et

marcha jusqu’au poste de police, contente de pouvoir faire un peu

d’exercice.

Elle s’arrêta au comptoir de l’entrée et demanda au constable en service

si elle pouvait rencontrer l’inspecteur Kennedy. Puisque l’homme la

reconnaissait, il la conduisit lui-même jusqu’au bureau du grand patron.

— Bonjour, docteur, fit le chef de la police en se levant poliment.


— Bon matin, monsieur Kennedy.

— Je vous en prie, asseyez-vous.

Eaodhin choisit l’une des bergères qui faisaient face au gros pupitre.

Kennedy attendit qu’elle soit bien installée avant de s’asseoir à son tour.

— Avez-vous terminé votre autopsie ?

—  Oui et ce corps est bien celui du prince. Je peux aussi vous affirmer

qu’il est mort avant l’assassinat de la haute-reine. Il ne peut donc pas être le

meurtrier que vous cherchez.

—  Malgré tout le respect que je vous dois, madame, c’est pourtant

Lavrenti que nous avons tenté d’appréhender dans la cour de la forteresse

l’autre jour.

— Je ne vois pas comment ce serait possible.

— Dans ce cas, venez avec moi et constatez-le par vous-même.

Le policier la conduisit dans l’immense salle de surveillance et la fit

asseoir devant un des innombrables écrans qui se trouvaient sur les tables. Il

prit place près d’elle et pianota sur le clavier. Il fit alors jouer sous les yeux

de la femme médecin l’enregistrement de la tentative d’arrestation captée

par les détectors. Eaodhin vit les constables foncer sur un homme qui

ressemblait à s’y méprendre à Lavrenti.

Les lances se brisèrent avant même d’avoir touché le fuyard et plusieurs

des hommes semblèrent heurter un obstacle invisible. Ils titubèrent vers

l’arrière, le visage couvert de sang. Puis, les autres policiers, qui barraient la

route du criminel devant les grandes portes, volèrent dans les airs et

retombèrent durement plus loin. D’autres, armés de longs couteaux,

s’élancèrent pour rattraper le prince, mais leurs armes furent enveloppées

d’une lumière éclatante et ils durent les laisser tomber sur le sol. Le soi-

disant Lavrenti écarta les bras. Aussitôt les portes s’ouvrirent devant lui. Il

quitta les lieux d’un pas nonchalant, sans que personne ait été capable de

l’en empêcher.

— Cet homme a en effet les mêmes traits que le prince, mais ce ne peut

pas être lui, puisque son cadavre repose à la morgue. Et où cet assassin

puise-t-il cette incroyable force ?

—  La seule explication qui me vient en tête, c’est qu’il s’agit d’un des

sorciers dont parle notre folklore et qui possède la faculté de changer de


visage.

— Est-ce que vous entendez ce que vous me dites ?

—  Je ne voulais pas y croire non plus, mais comment expliquez-vous

autrement ce que vous venez de voir ?

— Il s’est servi d’un masque.

—  J’y ai songé aussi, mais puisque je me suis tenu à quelques

centimètres de cet homme, je peux vous assurer qu’il n’en portait aucun.

—  C’est insensé. Mais admettons que ce soit vrai, cet homme pourrait

donc adopter l’apparence de son choix. Je pourrais même être en train de lui

parler en ce moment.

—  Rien n’est impossible, désormais, docteur, répondit l’inspecteur en

riant. Toutefois, quelques questions très personnelles pourraient sans doute

nous indiquer si nous avons affaire à un imposteur.

— À quand remonte votre dernier examen médical ?

— À deux ans et vous auriez raison de me gronder.

Eaodhin garda le silence un instant. Son front plissé indiqua au policier

qu’elle était en train de réfléchir.

—  Si cet homme n’a jamais été le prince, dit-elle finalement, pourquoi

s’en est-il pris à la famille royale, dans ce cas ?

—  Cette question m’obsède jour et nuit. Mais ce qui m’inquiète encore

plus, c’est que nous ignorons où il s’en est allé. Aucun des détectors

extérieurs n’a capté son passage. Il s’est mystérieusement volatilisé en

franchissant les portes.

—  Il est sans doute allé tuer d’autres rois et d’autres reines, maugréa-t-

elle.

— J’ai fait prévenir tous les palais d’Alnilam. Les gardes ne le laisseront

pas entrer.

— Après ce que vous venez de me montrer, croyez-vous vraiment qu’ils

pourront l’en empêcher ?

— Cette pensée est troublante et, pour tout vous dire, je ne sais plus vers

qui me tourner pour faire cesser ces meurtres en série.


— Le prisonnier de la grande commandante ne possède-t-il pas aussi ce

genre de facultés inquiétantes ? Peut-être que seule une créature magique

peut en capturer une autre.

— C’est une suggestion que j’explorerai avec plaisir, madame.

—  N’attendez pas qu’il ne reste plus personne sur les trônes d’Alnilam

avant d’agir.

— Je me montrerai d’une extrême diligence.

Kennedy reconduisit Eaodhin jusqu’à la sortie de l’immeuble et la

remercia de lui avoir fourni matière à réflexion. Elle le salua et marcha sur la

grande avenue. Comme elle n’avait pas envie de retourner tout de suite à

l’hôpital et qu’il faisait trop froid pour aller marcher dehors, elle se dirigea

vers les jardins intérieurs du palais. Dès qu’elle y pénétra, elle se sentit

envahie par une onde de paix bienfaisante. Mais au bout de quelques

minutes, les images obsédantes de l’arrestation manquée de l’imposteur se

mirent à rejouer dans son esprit. Elle suivit un sentier au hasard en se

demandant comment il était possible que certains hommes possèdent des

facultés magiques.

— Pourquoi une belle dame comme vous est-elle aussi troublée ?

Eaodhin sursauta et se retourna. Un homme qu’elle ne reconnaissait pas

s’approchait d’elle. Il portait un long manteau marron sur un pantalon noir

et une chemise blanche et ses bottes étaient d’une propreté impeccable.

— Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, répliqua-t-elle, méfiante.

—  Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Vous êtes le docteur

Eaodhin, n’est-ce pas ?

— C’est bien moi. Vous ai-je déjà soigné ?

—  Non, jamais. J’ai une santé de fer. Me permettez-vous de marcher

près de vous ? Ce jardin serait encore plus joli en votre présence.

— Pas avant que vous me disiez qui vous êtes.

— Je m’appelle Salocin. Je suis voyageur de commerce.

— Et que vendez-vous ?

— Du bonheur.

—  Qu’est-ce qui vous donne à penser que nous en avons besoin à

Alnilam ?
— Mon intuition.

— Encore faut-il croire à ce genre de chose.

— Vous êtes une sceptique ?

— J’ai un esprit scientifique.

—  Vous ne croyez donc pas que certaines personnes puissent posséder

des pouvoirs magiques ?

Eaodhin tenta de lui dissimuler son inquiétude de son mieux, car c’était

exactement à cela qu’elle était en train de penser. Il y avait bien des

détectors dans les jardins, mais si cet homme était le sorcier qui avait changé

de visage, personne n’arriverait à temps pour lui venir en aide s’il décidait

de la tuer.

— J’ai vu des choses qui défient toute explication depuis le début de ma

carrière, madame.

S’il était un assassin, au moins ses manières étaient irréprochables.

—  Croyez-vous que les sorciers existent vraiment ? osa-t-elle lui

demander.

— Bien sûr qu’ils existent, mais ce sont des hommes incompris qui sont

obligés de vivre loin des regards.

— Parce qu’ils tuent des gens ?

— Il y a de bons et de mauvais sorciers, tout comme il y a de bonnes et

de mauvaises personnes, vous savez. Vous ne pouvez pas tous les mettre

dans le même panier. J’imagine que vous faites allusion au jeune homme

qui a malmené les policiers dans la cour avant de prendre la fuite de façon

désinvolte ?

— Y étiez-vous ?

— Non, mais j’ai entendu parler de cet incident pour le moins étrange.

—  La police cherche une façon de le capturer afin de lui faire payer ses

crimes.

—  À mon avis, seuls ceux de sa race pourraient y arriver, car ils

possèdent les mêmes facultés que lui.

— Comment sauront-ils qu’il a tué plusieurs personnes ?


—  Croyez-moi, ils sont déjà au courant. Je vous en conjure, cessez de

vous tourmenter. Cette menace sera bientôt contenue. Profitez plutôt de

cette merveilleuse journée pour vous détendre et faire les choses que vous

aimez.

Avant que la femme médecin puisse lui demander comment il pouvait

affirmer une chose pareille, Salocin lui fit un baisemain.

— Vous êtes une très jolie femme, madame.

Il se dématérialisa sous les yeux d’Eaodhin. Elle poussa un cri de

stupeur et recula jusqu’à ce qu’elle heurte un lampadaire. Les constables

arrivèrent quelques minutes plus tard, Kennedy à leur tête, car son effroi

avait été capté par les détectors.

— Êtes-vous blessée ? s’alarma le chef de la police.

— Heureusement, non, le rassura-t-elle, assise sur un banc où elle tentait

de reprendre ses esprits.

— Nous avons vu cet homme se volatiliser sur l’écran de surveillance et

nous sommes accourus. Que vous voulait-il ?

—  Il tenait à ce que je sache que les sorciers existent et qu’ils ont

l’intention de punir eux-mêmes celui qui a commis les meurtres.

— Ce n’était donc pas le tueur avec un nouveau visage ?

—  Maintenant que je suis plus calme, je peux affirmer qu’il n’avait pas

l’attitude arrogante de l’homme qui vous a malmenés dans la cour. Il était

même poli et très bien élevé.

— Un sorcier poli et bien élevé ? répéta Kennedy, incrédule.

— Que savons-nous vraiment de ces créatures ?

—  Seulement ce que nous en disent les contes pour faire peur aux

enfants. Venez, je vais vous conduire là où vous désirez aller.

— Vous êtes très aimable, monsieur Kennedy.

Il lui offrit son bras, qu’elle accepta avec soulagement. Les constables

marchèrent derrière eux en gardant l’œil ouvert.


LA FILLE DE BRÉVAL

A près sa courte escapade à Mirach pour questionner Carenza au sujet

de l’enfant qu’elle avait abandonnée, Maridz était retournée dormir

dans la mine de Wallasse. Elle avait repris sa forme de chat et s’était mise en

boule, mais n’avait pas réussi à trouver le sommeil, hantée par le beau

visage de sa fille. La sorcière briserait sans doute le cœur de Wallasse

lorsqu’elle lui annoncerait, le lendemain, qu’elle devait poursuivre sa quête,

mais il le fallait. Ce furent des arômes alléchants qui la réveillèrent au

matin. Elle ouvrit les yeux. Wallasse venait de déposer à quelques pas d’elle

un plateau chargé d’œufs pochés, de pâtisseries fraîchement sorties du four,

de pain grillé, de fromages de toutes sortes, de céréales chaudes, de fruits

divers et d’un gobelet de thé fumant.

—  C’est bien trop, s’amusa Maridz en reprenant sa forme humaine.

J’espère que tu avais l’intention de partager ce repas avec moi.

— Non, mais si tu insistes…

La sorcière se mit à manger en cherchant les mots qui ne blesseraient

pas son bienfaiteur.

—  Merci d’être aussi gentil avec moi, Wallasse, mais je devrai repartir

tout à l’heure.

— Je sais et je ne voulais pas que tu te remettes en route l’estomac vide.

Où es-tu allée, la nuit dernière ?

—  Je suis retournée à Mirach pour obtenir des informations qui me

permettront de ne pas chercher ma fille dans la mauvaise direction.

— C’était une bonne idée.

Ils mangèrent en silence. Maridz pouvait ressentir la tristesse de

Wallasse, mais elle devait d’abord penser à elle. Elle le serra longuement
dans ses bras, puis lui demanda de la déposer dans la forêt près du grand

fleuve. Ils s’y retrouvèrent aussitôt.

—  N’oublie pas d’utiliser la bague que je t’ai offerte si tu as besoin de

mon secours.

Wallasse embrassa Maridz sur les lèvres et disparut, mais elle avait eu le

temps de voir les larmes qui brillaient dans ses yeux. Elle rassembla son

courage, puis sonda les alentours. Elle capta de la vie plus loin, au nord.

Afin de gagner du temps, la sorcière reprit sa forme animale et fonça dans la

forêt pour passer inaperçue. Elle trottina pendant de longues heures et

s’arrêta à une source pour se désaltérer. C’est alors qu’elle sentit qu’on

l’attrapait par-derrière. Elle se retrouva aussitôt dans les bras d’une jeune

femme qui la pressa contre sa poitrine.

—  Oh le beau chat ! s’exclama joyeusement Massilia. Ne sais-tu pas

qu’il est dangereux de s’aventurer loin de sa maison ? Elle se le fait dire tout

le temps. Et tu n’as même pas de collier. Ça ne sera pas facile pour elle de

retrouver tes parents. En attendant, elle va te ramener au village pour te faire

au moins manger.

Maridz aurait très bien pu sortir ses griffes, se débattre férocement et se

libérer, mais son instinct lui recommanda de n’en rien faire. Massilia sortit

de la forêt et revint sur la plage en gardant le chat dans ses bras.

—  Ici, c’est le fleuve où vit le grand poisson blanc, lui dit-elle. Là-bas,

c’est le village où elle habite avec les Salamandres.

Gavril était en train de préparer le repas du midi quand Massilia arriva

enfin en vue des huttes.

— C’est tout ce que tu nous rapportes à manger ? la taquina-t-il.

—  Ce n’est pas du gibier ! s’horrifia-t-elle. C’est un pauvre petit chat

perdu qu’elle a trouvé !

Maridz en profita pour regarder tout autour en continuant de se montrer

très docile.

— Il appartient sûrement à quelqu’un du château.

— Elle n’a pas l’intention de le garder, se défendit Massilia. Mais elle

ne veut pas non plus le rapporter à son propriétaire tout maigre et tout

affamé. Qu’est-ce qu’elle pourrait lui donner à manger ?


— Habituellement, les chats aiment le poisson, mais quand ils ont faim,

n’importe quelle viande fait l’affaire.

Avec toute la nourriture que Wallasse avait préparée pour elle ce matin-

là, l’estomac de Maridz était encore plein. Massilia s’assit en tailleur près

du feu et se mit à caresser le petit animal en attendant que le repas soit prêt.

— Est-ce qu’il a un nom, ton chat ?

— Il n’a pas de collier, alors elle l’ignore.

— Est-ce que c’est une fille ou un garçon ?

— Comment on fait pour le savoir ?

— Je te montrerai ça tout à l’heure.

Les Salamandres commencèrent à converger sur la petite place entourée

de huttes. C’est alors que Maridz aperçut Sierra qui approchait en

compagnie de Wellan. Elle se tortilla dans les bras de Massilia en miaulant

et finit par se libérer de son emprise.

—  Mais où tu vas comme ça ? s’inquiéta Massilia. Tu n’as pas encore

mangé.

La sorcière leva ses yeux bleus sur la grande commandante.

— C’est la première fois que je vois un chat ici, s’étonna Wellan.

—  Je n’en suis pas un, déclara l’animal en se métamorphosant en une

belle humaine vêtue d’une robe vert émeraude lacée sur une chemise

blanche.

Les Salamandres reculèrent de quelques pas en se demandant ce qui

venait de se passer.

— Tu es la femme sur le dessin, s’étrangla Sierra, bouleversée.

— Les avis de recherche se sont-ils rendus jusqu’ici ? se troubla Maridz.

— Non… C’est Wellan qui l’a esquissé pour moi.

— Wellan, c’est moi, se présenta l’Émérien.

— Est-ce toi qui l’as sauvée dans la ville qui a brûlé ?

—  Mais qu’est-ce qu’ils racontent tous les trois ? se fâcha Massilia en

empêchant Wellan de répondre à sa question. Où est le chat ?

— Ça ne nous regarde pas, Massi, l’avertit Gavril.


— Mais le chat ?

— C’était une sorcière, tenta de lui expliquer Domenti.

— Allez, mes petites Salamandres, les encouragea Alésia. Mangez avant

que ce soit froid et laissez-les tranquilles.

Comprenant qu’elle ne pourrait jamais avoir la paix pour parler avec

Maridz si elle restait aux feux, Sierra lui fit signe de la suivre en direction de

sa hutte. Wellan ferma la marche. Toujours en état de choc, la commandante

fit asseoir la sorcière sur son lit et s’installa près d’elle. Wellan prit place sur

le sien en se disant qu’il assisterait à l’échange sans intervenir.

— Tu es ma mère, n’est-ce pas ? murmura Sierra.

Maridz hocha doucement la tête en observant les traits de sa fille.

— Tu ressembles tellement à Bréval.

— Je ne connais pas ce nom.

—  C’était mon mari, ton père. Il a perdu la vie avant ta naissance en

voulant aider un voisin à réparer sa charrette. Le cric a lâché et il a été broyé

à mort sous le véhicule.

— Était-ce un sorcier, lui aussi ?

— Non, il était humain. Sans lui, je n’avais plus de points de repère dans

ce monde et personne pour m’enseigner à prendre soin d’un bébé. Durant

les derniers jours de ma grossesse, seule dans notre grande maison, je me

suis rappelé les conversations que j’avais eues avec Bréval au sujet des

bonnes familles de Paulbourg. J’ai donc choisi la meilleure et, quelques

heures après mon accouchement, avant le lever du soleil, je t’ai déposée

dans un panier rembourré de douces couvertures et je suis allée te porter

sous le porche de la maison des bijoutiers. Je me suis cachée derrière un

bosquet pour que rien ne t’arrive jusqu’à ce que ta nouvelle mère te trouve.

Lorsqu’elle a ouvert la porte et qu’elle t’a transportée à l’intérieur, je suis

repartie pour la cité céleste, le cœur en pièces.

— Tu n’es jamais revenue voir ce que j’étais devenue…

—  C’était beaucoup trop dangereux. Les soldats d’Achéron auraient pu

me suivre et je ne voulais pas qu’ils apprennent ton existence.

— Pourquoi maintenant, alors ?


—  Je voulais connaître ton visage avant les terribles bouleversements

auxquels nous devrons bientôt faire face et m’assurer que tu étais encore en

vie.

— Veuillez m’excuser.

Submergée par ses émotions, Sierra quitta précipitamment la hutte. Sa

fierté l’empêchait de pleurer devant une étrangère, même si celle-ci

prétendait être sa mère.

—  Donne-lui un moment pour reprendre son aplomb, fit Wellan à

Maridz. Elle reviendra.

— Je ne suis pas partie à sa recherche pour lui causer du chagrin.

— Je suis certain qu’elle le comprend. Sierra est très forte.

—  Sierra… C’est un beau nom. Elle est devenue la commandante des

Chevaliers d’Antarès, n’est-ce pas ?

— Grande commandante, en fait.

—  Est-ce toi qui l’as retirée des flammes quand les Aculéos ont attaqué

Paulbourg ?

Wellan avait du mal à croire que cette femme puisse être la mère de

Sierra, puisqu’elle ne paraissait pas plus vieille qu’elle.

— Non, c’est Audax, le grand commandant de l’époque. Moi, je ne suis

dans ce monde que depuis très peu de temps.

— Tu n’es pas un sorcier et pourtant, je sens de la magie en toi.

—  Je possède bel et bien des pouvoirs magiques, mais sans doute

différents des tiens.

— Es-tu venu ici pour aider les Chevaliers à gagner leur guerre ?

—  J’ai atterri à Alnilam par accident, mais c’est certain que je ferai ce

que je peux pour les aider dans ce conflit.

— Les Aculéos ne sont pas vos seuls ennemis.

— Nous commençons à nous en douter, avoua Wellan.

— Le fils d’Olsson est possédé par une force démoniaque.

—  Olsson ? Est-ce un sorcier ? Jusqu’à présent, je n’ai rencontré que

Wallasse et Salocin.
— Oui, il est un des nôtres et il vit sur les terres des hommes-scorpions.

Son fils s’appelle Lizovyk. On prétend qu’il a tué des humains.

—  Ce serait donc lui qui a emprunté l’apparence du prince d’Antarès

pour tuer la haute-reine et son époux… Il est en effet très dangereux.

— En fait, ce n’est pas lui, mais la créature qui l’habite désormais. Pour

faire face à cette menace, nous nous sommes réunis et nous avons fait le

pacte de trouver la façon de détruire cette entité malfaisante. Mais je ne sais

même pas si nos forces combinées pourront en venir à bout. En plus de

Lizovyk, les milliers de soldats-taureaux de Javad s’apprêtent à descendre

dans le monde des humains afin d’éliminer les Deusalas, puis sans doute

tous les sorciers. J’ai donc décidé d’aller offrir mes services aux dieux ailés

dès que j’aurais retrouvé ma fille.

— Mes amis Nemeroff, Sage et Azcatchi sont déjà parmi eux. Ils seront

heureux de recevoir cette aide supplémentaire. Mais où se retrouveront les

humains dans tout ça ?

— Sans doute coincés entre toutes ces armées.

— Alors, nous ferons notre possible.

Au lieu de se diriger vers les feux, Sierra était partie en direction

contraire pour que personne ne lui demande ce qui la bouleversait. Elle

s’était appuyée contre la clôture de l’enclos pour réfléchir à l’attitude qu’elle

désirait adopter face à celle qui l’avait abandonnée une trentaine d’années

plus tôt. Elle ne regrettait pas un seul instant de la vie qu’elle avait menée à

la forteresse d’Antarès, ni d’avoir connu Audax, le plus grand guerrier de

tous les temps, ni sa responsabilité de grande commandante des Chevaliers.

Au fond, elle n’aurait pas voulu mener une existence différente. Jusqu’à

l’âge de cinq ou six ans, elle avait eu des parents merveilleux qui l’avaient

aimée et les quelques souvenirs qu’elle gardait de son enfance à Paulbourg

étaient heureux. « Alors, pourquoi est-ce que je réagis ainsi ? » se demanda-

t-elle.

Sierra essuya ses larmes et se redonna une contenance. Peu importe ce

que cette femme lui dirait, elle ne pourrait pas changer son passé. « Mais ai-

je envie qu’elle fasse partie de mon avenir ? » Il n’y avait qu’une seule façon

de le savoir. Elle retourna à sa hutte, bien décidée à aller jusqu’au fond de

cette affaire.
—  Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle à la sorcière en franchissant

la porte.

— Maridz.

— Où es-tu née ?

— Dans une cage sous le palais d’Achéron.

Wellan décida de laisser les deux femmes en tête à tête. Si Sierra voulait

leur raconter leur conversation, elle le ferait plus tard.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais aller manger, annonça-t-

il en se levant.

Sierra ne lui accorda même pas un regard tandis qu’il passait près d’elle

pour sortir de l’abri. Elle resta plantée à quelques pas de sa mère en faisant

de son mieux pour contenir ses émotions.

— Je comprends ta peine et ta colère, commença Maridz.

— Toute ma vie n’a été qu’un mensonge.

— C’est vrai, mais grâce à ce mensonge, tu n’as pas été tuée par Javad.

C’est tout ce qui comptait pour moi. Je ne sais pas comment t’apaiser, mon

enfant, mais je veux que tu saches mon bonheur de voir que tu es devenue

une personne aussi importante. Je ne pouvais espérer mieux.

— Alors, je suis une sorcière, moi aussi ?

—  Seulement une partie de toi, car ton père était humain. Je suis

certaine que tu as dû remarquer en grandissant que tu possédais des facultés

différentes de celles de tes amis.

—  Il est vrai que je le sais quand on me ment. Il se déclenche comme

une alarme dans ma tête.

—  Sierra, si nous survivons à cette guerre, je promets de t’aider à

développer les facultés que tu tiens de moi.

—  En règle générale, les Chevaliers meurent au combat avant d’avoir

trente ans. Je suis parmi les rares soldats qui ont réussi à franchir ce cap.

— Les sorciers n’ont pas encore dit leur dernier mot. Nous rétablirons la

paix sur ce continent.

— Combien êtes-vous ?
—  Nous ne sommes plus que sept, mais nous sommes puissants. Nous

allons commencer par museler le fils d’Olsson qui s’amuse à assassiner les

humains, puis nous repousserons Javad une fois pour toutes et nous

persuaderons les hommes-scorpions de rester sur leur falaise.

—  Je voudrais bien voir ça, parce que ça fait plus de cinquante ans que

les Chevaliers tentent en vain d’y arriver.

—  Notre plus grande bataille, toutefois, sera contre l’entité venue

d’ailleurs qui s’est mise en tête de détruire cette planète.

— Tiens donc, tout à coup, ma petite guerre devient plutôt insignifiante

comparée à celle-là.

—  Nous vous en débarrasserons, même si nous devons tous y perdre la

vie.

— C’est un geste valeureux.

— Maintenant que je sais que c’est toi qui diriges l’armée des humains,

je reviendrai souvent te faire part de nos progrès.

— Je t’en serais reconnaissante.

Maridz se leva et s’approcha de Sierra.

—  Pardonne-moi de t’avoir confiée à une autre famille, fit-elle en

caressant le visage de sa fille. Sache que je t’aime de tout mon cœur.

La sorcière s’évapora sous les yeux de Sierra et réapparut à l’endroit où

Wallasse l’avait déposée le matin même. La pensée que Massilia passerait

sans doute la journée à chercher son chat l’amusa. Afin d’attirer son frère

sorcier à l’extérieur de son antre, Maridz approcha la bague de ses lèvres et

murmura son nom. Il apparut aussitôt devant elle.

—  Déjà de retour ? s’étonna-t-il, après s’être assuré qu’aucun danger ne

la guettait.

—  J’ai retrouvé ma fille et elle est magnifique, Wallasse. Mais nous ne

pourrons pas passer de temps ensemble tant que ce monde ne sera pas en

paix.

— Dis-moi quoi faire.

—  Je veux m’installer chez les Deusalas et je pense qu’ils se cachent

quelque part sur ton territoire.

— Ils vivent sur la côte ouest de Girtab.


—  Pourrais-tu m’éviter de m’y rendre à pied et m’y expédier

directement ?

— Ne préférerais-tu pas que je t’y accompagne ?

—  Non, car je crains que l’arrivée de deux sorciers ne les effraie. Mon

but, c’est de devenir leur alliée, tout comme Olsson est celui des Aculéos et

Salocin, celui des humains. En fait, tu pourrais toi aussi seconder les

Chevaliers qui vivent sur le bord de la rivière.

— Je n’aime pas leur compagnie, Maridz.

—  Nous devons tous travailler ensemble si nous voulons sauver ce

monde.

— Je prendrai le temps d’y songer.

— Alors, ça ne te dérange pas du tout que je m’établisse temporairement

sur ton territoire ?

— Tu sais bien que je t’accorderai tout ce que tu me demanderas.

— Alors, qu’est-ce que tu attends ?

D’un geste de la main, Wallasse transporta Maridz sur la grande place

de rassemblement des Deusalas, au milieu des hologrammes des soldats-

taureaux qui couraient partout, armés de glaives. Elle se figea.

— Ne reste pas là ! s’exclama Sage.

Comme la jeune femme ne bougeait pas, l’hybride se précipita sur elle,

la prit dans ses bras et la transporta de l’autre côté du champ de bataille.

— Les soldats d’Achéron sont déjà ici ? s’effraya la sorcière.

—  Non. Ce ne sont que des illusions qui permettent aux escadrilles de

s’entraîner à les attaquer. Si tu ne le sais pas, c’est donc que tu n’es pas une

déesse ailée.

— C’est exact. Je viens d’ailleurs.

— Tu es apparue soudainement au milieu du plateau de ton plein gré ?

—  Oui. Je m’appelle Maridz. Je suis une sorcière qui déteste le

panthéon d’Achéron encore plus profondément que les Deusalas. Je suis

venue leur prêter main-forte. Es-tu leur chef ?

— Pas du tout. Je viens d’ailleurs moi aussi et je suis ici pour les mêmes

raisons que toi. Je m’appelle Sage.


— Wellan a mentionné ce nom.

— Tu connais Wellan ?

—  Je l’ai rencontré ce matin dans un campement qui semble appartenir

à des Salamandres.

— Nous provenons du même univers, lui et moi.

— Pourquoi n’appuies-tu pas les Chevaliers comme lui ?

—  Mes amis Nemeroff et Azcatchi étaient d’accord avec moi qu’il était

plus urgent de préparer les Deusalas à se défendre contre une éventuelle

attaque des troupes d’Achéron. Je te présenterai au Roi Sandjiv dès que les

escadrilles se seront posées. Ça ne devrait plus tarder.

Maridz observa alors les trios qui piquaient vers le sol les uns après les

autres en attaquant les bovins avec des rayons lumineux. Lorsque leur

dernier ennemi holographique eut disparu, Sage ramena la sorcière plus près

du bord de la falaise. Elle put donc voir se poser toute l’armée ailée.

Sappheiros, Océani, Nemeroff et Azcatchi vinrent aussitôt à leur rencontre.

— Je vous présente Maridz, une alliée, fit Sage.

— Quand et comment est-elle arrivée ? se méfia Sappheiros.

— En volant ? voulut savoir Azcatchi.

— Non, répondit Maridz. Je suis un chat.

Les Deusalas ne cachèrent pas leur surprise.

— Mais je possède d’autres pouvoirs intéressants, ajouta-t-elle.

— C’est une sorcière, précisa Sage.

— Elle pourrait nous être utile, leur fit remarquer Nemeroff.

Océani, qui habituellement avait toujours quelque chose à dire, se

contentait de contempler le visage de l’étrangère, qui ne semblait pas

indifférente à cette attention.

— Venez vous asseoir, les invita Sage.

Nemeroff prit les devants, suivi de Sappheiros. Océani offrit galamment

son bras à Maridz. Les deux dieux aviaires fermèrent la marche.

—  Ne devrais-tu pas commencer par la présenter au roi ? chuchota

Azcatchi.
—  N’as-tu pas ressenti la petite étincelle qu’Océani et elle ont

échangée ? répliqua Sage.

— Quelle étincelle ?

— Celle de l’attirance mutuelle.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

—  Je t’expliquerai tout ça plus tard dans notre grotte. Océani fit

apparaître un repas beaucoup plus élaboré qu’à l’accoutumée, qu’il avait

trouvé dans les cuisines du château de Girtab. Curieux, Kiev avait quitté sa

famille pour s’approcher de ses mentors. Sage lui présenta aussitôt la

nouvelle venue.

—  Bienvenue chez les Deusalas, Maridz, fit poliment le jeune chef de

l’armée. Océani, pourrais-tu évaluer son potentiel magique ?

—  Avec plaisir. Et je la mènerai à Sandjiv lorsqu’elle aura terminé son

assiette.

— J’adore les alliés ! s’exclama Kiev en s’éloignant.

Maridz les observa tous en mangeant. «  Je crois que je vais me plaire,

ici », constata-t-elle.
LA CORDELETTE

E ncore une fois, Napashni trouva Onyx en train d’arpenter le grand

hall de la forteresse d’An-Anshar comme il

lorsqu’il était troublé. Elle le suivit des yeux pendant un moment, puis se
le faisait si souvent

décida à intervenir en lui bloquant la route.

— Ne me cache rien, exigea-t-elle.

— J’ai réfléchi à la réaction de terreur d’Héliodore lorsque Kira et Lassa

sont arrivés ici avec leur famille. Même si je meurs d’envie d’explorer le

portail sous nos pieds, je pense que pour notre sécurité, il serait préférable

que je chasse l’entité qui le garde, puis que je le condamne.

— Comment puis-je t’aider ?

—  Emmène les enfants et tous les Hokous à Émeraude. J’essaierai de

convaincre le vieux Lyxus de vous y accompagner, mais à mon avis, il

refusera de partir.

— Tu vas donc encore mettre ta vie en danger.

—  Tu sais bien que ça fait partie de mon charme. Je ne suis pas

seulement un excellent guerrier, mais aussi un adorable mari et un attachant

père de famille.

Napashni leva les yeux au plafond avec découragement.

—  Il n’est pas question que je laisse cette chose nous menacer,

poursuivit-il.

— C’est de la folie de l’affronter seul, Onyx.

— Il est hors de question que tu m’appuies, si c’est ce que tu as en tête.

Si je dois périr en affrontant ce démon, ce dont je doute, je veux que nos

enfants aient au moins une mère.

— Et moi, je veux vieillir avec mon mari.


Elle se faufila dans ses bras et se colla contre sa poitrine.

—  J’ai survécu à bien pire, tu sais, tenta de l’apaiser Onyx. Et puis, je

suis un dieu, rappelle-toi.

—  Tu sais ce qui est arrivé aux divinités qui régnaient sur le monde de

Strigilia.

— Pourquoi faut-il toujours que tu sois pessimiste ?

— Je suis réaliste. Ce n’est pas la même chose.

—  Sois gentille et fais ce que je te demande, pour une fois. C’est

important pour moi.

—  Kira et Lassa voudront savoir pourquoi tu n’es pas avec nous et

pourquoi je débarque chez eux avec tous les Hokous.

— Ne leur révèle surtout pas mes plans. Je ne désire pas les exposer à ce

danger. Dis-leur plutôt que j’ai des choses à régler à An-Anshar et que

j’arriverai plus tard.

— T’ai-je déjà dit que j’hésite constamment entre l’envie de te battre et

celle de t’embrasser ?

— Oui, très, très souvent.

— J’emmènerai tout le monde à Émeraude, mais j’insiste pour que tu ne

coures aucun risque inutile.

— Tu me connais mieux que ça, mon amour.

Elle le repoussa et lui servit un regard chargé d’avertissement.

— Aucun risque, tu m’entends ?

Napashni tourna les talons et quitta le hall pour aller préparer cette

nouvelle excursion. Onyx alla s’asseoir devant l’âtre et se perdit dans ses

pensées. La première fois qu’il s’était approché du portail, la réaction de

l’entité qui s’y trouvait avait été brutale. Lorsqu’il était retourné sous son

palais avec Kira et Lassa, il avait constaté qu’il s’agissait surtout d’un chien

de garde sans cervelle avec lequel il ne pourrait pas négocier. Ce qu’il

redoutait plus que tout, c’était que cette chose empêche le passage de son

monde jusqu’à celui d’Achéron, mais qu’elle permette aux armées du dieu-

rhinocéros de l’emprunter en sens inverse. La dernière chose que voulait

Onyx, c’était une invasion ennemie à partir d’An-Anshar, dans la forteresse

où il élevait ses enfants.


Napashni le rejoignit une heure plus tard avec la marmaille et tous les

Hokous, qui étaient excités à l’idée de visiter une autre contrée. Anoki,

Ayarcoutec, Jaspe, Phénix et Obsidia se plantèrent devant Onyx.

— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? lui reprocha Ayarcoutec.

— Je vous rejoindrai plus tard, je vous le promets, et je suis certain que

ça ne vous empêchera pas de vous amuser avec vos amis d’Émeraude si je

n’arrive qu’à l’heure du repas.

— Théoriquement, non, répondit Obsidia, étant donné que tu restes tout

le temps avec les autres adultes.

—  Partez avant que je décide de vous garder avec moi, les menaça le

père.

— Vite, maman ! s’exclama Jaspe.

— On se revoit tout à l’heure, mon chéri, lui dit Napashni.

Ils se prirent tous par la main et se dématérialisèrent. Il ne restait plus

qu’à convaincre Lyxus de ne pas rester là, au cas où l’intervention d’Onyx

dans le cratère se solde par un échec. L’empereur se transporta donc

magiquement au dernier étage de la forteresse. Il trouva le vieil homme assis

à sa table préférée de l’immense bibliothèque. À la lumière du jour, qui

entrait à grands flots par les fenêtres, Lyxus était en train d’écrire dans un

cahier.

—  Il pourrait se passer des choses plutôt inquiétantes dans ce château

aujourd’hui, mon ami.

—  Si vous me dites ça pour me faire peur, ça ne fonctionnera pas,

rétorqua Lyxus. Rappelez-vous que je me trouvais à cet endroit même

lorsque vous avez fait voler toute la forteresse d’Agénor à An-Anshar.

— Je pense que ça sera encore plus sérieux, cette fois.

— Ça ne m’effraie pas.

— Et si le palais tout entier devait s’écrouler ?

—  Je vous l’ai déjà dit, maître Onyx. Je suis trop vieux pour aller

ailleurs. Je mourrai ici, d’une façon ou d’une autre.

— Si vous le prenez ainsi, alors, accrochez-vous. Ça va brasser.

Onyx se transporta à la cuisine à l’aide de son vortex. Il fit glisser le

tapis de côté et ouvrit la trappe avec sa magie. Il illumina ses mains avant de
se laisser descendre tout doucement dans le cratère. En se préparant au

combat, l’empereur marcha vers le centre du vaste espace et s’arrêta à une

distance sécuritaire de la petite mare. Ce qu’il lui fallait, c’était un lourd

bouchon qu’il laisserait tomber dans le trou pour ensuite le sceller avec de la

sorcellerie. Il sonda donc attentivement l’étang pour en déterminer la forme

et la profondeur. L’ouverture dans le sol était parfaitement circulaire et

semblait sans fond.

Onyx se tourna vers les parois qui soutenaient les fondations de sa

forteresse et choisit la plus épaisse pour tailler une longue pièce cylindrique.

Il la fit ensuite voler jusqu’à lui pour l’examiner soigneusement et s’en

montra satisfait. Grâce à son pouvoir de lévitation, Onyx positionna le

bouchon de fortune au-dessus de la mare. Elle s’illumina aussitôt en rouge.

— Accès interdit !

—  Je te promets qu’après ça, tu n’auras plus besoin de le dire à

personne.

Il laissa tomber le gros morceau de roc, qui s’enfonça sans difficulté

dans l’orifice du puits magique. Rien ne se produisit.

— Était-ce aussi simple que ça ?

La terre se mit à trembler violemment sous les pieds d’Onyx.

— Tu n’es pas content, on dirait, ironisa-t-il.

Il s’entoura d’une bulle de protection en attendant la suite des

événements. C’est alors que le bouchon éclata en mille morceaux. «  Il

faudra que je trouve quelque chose de plus solide  », songea l’empereur en

refusant de se décourager. Une forme écarlate s’éleva alors de l’étang. Deux

appendices qui ressemblaient à des bras s’y formèrent, mais ses pieds, si

l’entité en avait, restèrent dans l’eau. Le gardien, qui ne semblait avoir ni

yeux, ni bouche sur sa grosse tête ronde, s’allongea de plus en plus en se

rapprochant d’Onyx.

— Accès interdit ! gronda-t-il.

— Eh bien, ça va dans les deux sens, démon ! Retire-toi de mon monde

ou subis-en les conséquences !

La forme écarlate continua de se rapprocher, mais Onyx ne broncha pas.

Il attendait qu’elle soit presque sur lui avant de laisser tomber son bouclier

et de l’attaquer avec toute sa puissance magique. À son grand étonnement,


la créature passa ses bras difformes à travers la paroi invisible qui le

protégeait comme dans du beurre. Onyx n’eut pas le temps de réagir. Il fut

saisi par le cou et soulevé dans les airs. Il commença par se débattre tandis

qu’il se faisait balancer dans tous les sens, puis chargea ses mains de

serpents électrifiés d’un bleu étincelant. Il en bombarda l’entité, mais ses

charges la transpercèrent sans lui causer le moindre malaise. «  Napashni va

me tuer », songea Onyx, qui avait de plus en plus de mal à respirer.

Quelque chose d’inattendu se produisit alors. La cordelette dorée qu’il

portait au cou projeta soudain une si intense lumière qu’Onyx fut forcé de

fermer les yeux. Le gardien poussa un hurlement de douleur qui se répercuta

dans tout le cratère et réintégra brusquement la mare, laissant tomber sa

proie sur le sol. En gémissant, l’empereur tenta de se redresser, en vain. Tout

son corps le faisait souffrir. Le cratère fut alors illuminé d’une lumière

dorée plus tolérable pour les yeux. «  Qu’est-ce que c’est encore ?  » se

demanda Onyx. Il sentit alors deux mains se glisser sous ses aisselles et le

soulever pour le remettre sur pied. Croyant qu’il était victime d’une seconde

attaque, il fit volte-face en chargeant ses paumes, mais arriva nez à nez avec

Abussos.

—  Ce n’était pas très malin de provoquer ce serviteur de Tramail, lui

reprocha son père.

— Qui ?

— L’entité qui a décidé de s’en prendre à notre galaxie.

—  Vous ne pensez tout de même pas que j’allais lui permettre de

continuer à vivre sous mes pieds !

— Allons en parler ailleurs.

Abussos transporta son fils sur la corniche d’un autre volcan de la

chaîne de montagnes d’An-Anshar, à partir de laquelle ils pouvaient

apercevoir la forteresse. «  Au moins, elle est encore debout malgré le

tremblement de terre  », constata Onyx. Le dieu-hippocampe passa la main

devant son corps et le débarrassa de la douleur.

— Eh bien, maintenant, je sais à quoi sert la cordelette que vous m’avez

offerte.

— Vu ta témérité, j’ai pensé que c’était un cadeau approprié.

— Comment cette créature a-t-elle réussi à pénétrer mon bouclier ?


—  Elle arrive de très loin et elle possède une énergie différente de la

nôtre.

— Contre laquelle nous ne pourrons jamais rien ?

— Je n’ai pas dit ça.

Abussos s’assit en tailleur sur la saillie et Onyx en fit autant pour être à

la même hauteur que lui.

—  J’arrive du monde de Patris, celui qui nous a tous créés, annonça le

dieu fondateur.

— Avec des renseignements utiles, j’espère ?

—  Il m’a informé que Tramail est un dieu très ancien qui arrive des

confins de l’univers, où il n’avait plus rien à dévorer. C’est apparemment

une énorme pieuvre qui possède une multitude de tentacules dont elle se

sert pour écraser toutes les planètes qui se trouvent sur sa route.

—  C’est loin d’être rassurant. Vous a-t-il dit comment nous pouvions

nous en débarrasser ?

— Jusqu’à présent, aucun des mondes qu’il a détruits n’y est arrivé.

—  Sans doute parce qu’il les a pris par surprise. Rien n’est

indestructible. Même pas moi.

—  Je suis d’accord, mon fils, mais un bouchon en pierre n’était pas la

meilleure façon de condamner cet accès à ta planète.

—  Tiens donc, je m’en suis aperçu par moi-même. Avec quoi puis-je

recommencer ?

— Ce ne sera pas ton combat, mon fils.

— Il n’est pas question que je batte en retraite.

—  Ta magie n’est pas assez puissante. Nous avons besoin de celle de

Patris.

Onyx serra les poings avec colère.

—  Je veux savoir tout ce qu’il vous a dit, exigea-t-il en essayant de se

calmer.

— Tramail a deux façons d’opérer. Ou bien il fonce comme un oiseau de

proie sur ses victimes, ou bien il s’infiltre sournoisement dans les mondes
dont il veut s’alimenter. Il se montre alors très charmant et très convaincant,

puis il frappe comme un serpent.

— J’imagine que ça doit dépendre de son appétit du moment.

—  Il aime dépouiller ses victimes de leur volonté, puis il leur enlève la

vie.

— Nous devons éliminer cette menace avant qu’elle n’arrive jusqu’ici.

—  Ce ne sera pas facile. Ses tentacules se sont déjà enroulés autour de

plusieurs systèmes solaires de ma galaxie.

Mais commençons par les accès à ta planète. Nous devons tous les

boucher.

—  Ce qui m’empêchera de partir à la recherche de Nemeroff, déplora

Onyx.

—  Comme tu viens de le constater, Tramail ne te laissera pas passer. Il

risque même de te broyer à mort avant que tu puisses te rendre où que ce

soit. Notre objectif doit être de sauver d’abord tous les mondes qu’il

convoite. Je suis certain que tu ne veux pas que le tien subisse le même sort

que celui de Strigilia.

— Vous avez raison. Mais je ne veux pas non plus rester les bras croisés

à vous regarder agir.

— Un peu de calme, mon fils. Dès que j’aurai localisé tous les portails,

je demanderai à Patris de m’aider à les faire disparaître. Tu dois aussi

comprendre qu’il a beaucoup de planètes à secourir.

— Est-ce que ce sera long ?

—  Certaines entreprises ne peuvent pas être accélérées. Ne ramène pas

ta famille ici avant que ce soit fait.

— Ouais, je m’en doutais un peu.

—  Je serai bientôt de retour pour te faire part de nos progrès. D’ici là,

veille sur mes petits-enfants. Ils me sont chers.

Abussos posa une main amicale sur la poitrine de son fils en guise de

salut et disparut. Onyx ne perdit pas de temps. Il se transporta dans la

bibliothèque. Lyxus était en train de ramasser les livres qui étaient tombés

des étagères pendant le tremblement de terre. Ce devait être la même chose


partout ailleurs dans le château, mais ce n’était guère le moment de tout

remettre en ordre.

—  Lyxus, j’ai grandement vexé la créature qui vit sous la forteresse,

alors il n’est plus question que vous restiez ici. Depuis le temps que je vous

parle de mon ancien royaume, vous allez maintenant le voir de vos propres

yeux.

— Mais… commença à protester le vieil homme.

Onyx ne lui laissa pas le choix. Il mit la main sur son bras et le

transporta dans le hall du Château d’Émeraude. Assis près de l’âtre et

buvant du thé, Lassa, Kira et Napashni furent surpris de les voir apparaître.

— Si tu le ramènes ici, ce n’est pas bon signe, s’inquiéta Napashni.

Sans dire un mot, Onyx entraîna le vieil homme jusqu’à une bergère où

il le fit asseoir. Ses amis ne l’avaient jamais vu aussi troublé.

— Où sont les enfants ? demanda-t-il.

— À l’étage royal, répondit Kira.

— Qui s’occupe d’eux ?

— Les Hokous, fit Napashni sur un ton qu’elle voulait rassurant.

—  Vas-tu enfin nous dire ce qui te met dans un état pareil ? exigea

Lassa.

— J’ai tenté de bloquer le raccourci sous ma forteresse, mais ça n’a pas

tout à fait fonctionné comme je l’espérais.

— Ne me dis pas que tu as tout fait sauter ? s’alarma Napashni.

—  La forteresse a été ébranlée, mais elle a tenu le coup. Toutefois, le

gardien du portail a bien failli me tuer. C’est Abussos lui-même qui m’a

sorti de ses griffes.

—  Tu n’étais pas assez puissant pour lui échapper toi-même ? s’étonna

Lassa.

— Cette chose a traversé mon bouclier comme s’il n’avait même pas été

là. Abussos m’a conseillé de ne pas retourner à An-Anshar avant que Patris

lui-même ait condamné tous les accès à cette planète.

— Patris ? répétèrent ses amis d’une seule voix.

— Le créateur de l’univers.


— Notre grand-père ? déduisit Lassa.

— Quelque chose comme ça, grommela Onyx.

—  Vous êtes les bienvenus chez nous aussi longtemps que ce sera

nécessaire, le rassura Kaliska.

—  J’ai un autre château à Irianeth, mais je pense que les enfants s’y

ennuieraient à mourir.

— Ils seront bien ici, l’apaisa Lassa.

— Et je propose de ne rien leur dire de ce qui se passe chez vous, ajouta

Kira.

— Ça va de soi.

Onyx se fit apparaître une amphore de vin et commença à boire à même

le goulot en marchant de long en large devant l’âtre géant du hall.

—  Je t’en prie, calme-toi, lui recommanda Lassa. Patris nous dira quoi

faire.

— J’ai affronté d’innombrables ennemis sans sourciller, mais celui-là, je

veux bien le lui laisser.

Napashni comprit alors que pour la première fois de sa vie, son époux

avait éprouvé de la peur. Onyx se laissa finalement tomber sur une bergère.

Il était pâle comme un fantôme. Près de lui, Lyxus ne semblait pas le moins

du monde perturbé.

— Dans quel état est le palais ? demanda Napashni.

—  Sens dessus dessous, madame, répondit le vieil homme. Il a été

violemment secoué pendant plusieurs secondes. Nous en aurons pour des

mois à tout remettre en place.

— Nous vous donnerons un coup de main, promit Kira.

Onyx ne les écoutait plus. Dans sa tête, il revivait son court duel avec le

gardien du raccourci en se demandant ce qu’il aurait pu faire autrement pour

l’anéantir. Napashni alla se placer derrière son siège et enserra ses épaules.

Il ferma les yeux, rasséréné.


LA FURIE D’UNE MÈRE

Q uand Rewain ne se présenta pas au repas du soir dans la somptueuse

salle à manger de sa mère, la déesse Viatla, celle-ci envoya ses

servantes chercher son fils distrait. Lorsque le jeune zèbre s’absorbait dans

une de ses activités, il oubliait facilement l’heure. Viatla s’installa à la table

et demanda aux serviteurs d’attendre l’arrivée du prince avant de

commencer le service. Quelques minutes plus tard, les femmes vinrent

l’avertir que Rewain ne se trouvait pas dans ses appartements.

—  Ne me dites pas qu’il a choisi ce jour pour affirmer son

indépendance, soupira la déesse.

Elle appela Tatchey et lui demanda de ratisser le palais à sa façon

pendant que tous ses domestiques en faisaient autant.

—  Il s’est sûrement caché quelque part pour me jouer un tour, leur dit-

elle. Il m’a déjà fait ça quand il avait dix ans, mais c’était en dessous de son

lit où il ne peut plus se faufiler. Trouvez-le.

Les brebis passèrent tout l’étage au peigne fin, regardant même sous les

meubles, dans les placards et dans les tiroirs ! Elles ne trouvèrent aucune

trace du prince. Viatla se demanda si son benjamin s’était encore une fois

aventuré dans la cité céleste. C’est alors que Tatchey arriva par la conduite

d’air de la vaste pièce.

— Votre Majesté, j’ai questionné tout le monde au palais, y compris les

gardes de la plateforme. Personne ne l’a vu. Je me suis donc tourné vers les

soldats qui contrôlent les allées et venues du personnel dans le couloir qui

nous relie à la cité. Il n’est pas allé de ce côté non plus.

Une terrible pensée s’empara de la déesse, qui bondit sur ses pieds.

—  Pourrait-il être tombé d’une fenêtre ? Il adore s’asseoir tout près des

vitres !
— Elles sont toutes boulonnées, maîtresse, lui rappela le toucan.

—  Je t’en conjure, fais-les toutes vérifier. Peut-être que les écrous de

l’une d’elles étaient défectueux.

Tatchey en doutait, mais pour la rassurer, il s’envola à la tête d’une

armée de serviteurs. Pendant que ceux-ci examinaient toutes les fenêtres de

l’étage, en plus de celles du couloir, le toucan se rendit à l’étage déserté où

avaient vécu Amecareth et Kimaati.

Puisque rien de ce qui se passait chez les dieux ne lui échappait, il

connaissait l’existence des passages secrets où Rewain lui avait avoué s’être

aventuré. Sans doute le prince s’y était-il égaré.

Au même moment, Achéron fit irruption dans les appartements de sa

femme sous son apparence de rhinocéros, alerté par les serviteurs et les

servantes qui couraient partout dans son palais. Il surprit Viatla à arpenter la

salle à manger sous sa forme humaine. Par politesse, il se métamorphosa à

son tour.

— C’est quoi, cette histoire de disparition ? laissa-t-il tomber.

—  Rewain n’est nulle part ! s’exclama la déesse-hippopotame,

désemparée.

— As-tu regardé dans toutes ses cachettes d’enfant ?

— Il n’y tient plus depuis longtemps, Achéron.

—  Il est peut-être allé faire un tour dans ta cité dont tu n’arrêtes pas de

lui vanter les beautés.

— Les gardes-taureaux affirment qu’il n’a pas quitté le palais. Alors, où

pourrait-il bien être ?

—  Je parie qu’il est allé explorer la prison et qu’il s’est maladroitement

enfermé dans une des cellules.

— Mon pauvre chéri !

Puisqu’il ne restait plus personne que Viatla pouvait envoyer sur les

lieux pour vérifier cette hypothèse, la mère décida de s’y rendre elle-même.

Achéron la suivit pour la réconforter au cas où leur fils ne s’y trouverait pas

non plus.

—  Tu ne te sers plus de cette prison depuis des années, alors pourquoi

n’en as-tu pas fait condamner l’accès ? reprocha la déesse à son mari en
pressant le pas.

— Parce que plus personne n’y va, ma chérie.

Viatla poussa violemment les portes.

— Rewain ! appela-t-elle.

Sa voix lui revint en écho. Elle tapota le mur à sa droite jusqu’à ce que

ses doigts touchent l’interrupteur. Elle alluma toutes les lampes de la vaste

salle d’un seul coup et s’étonna de voir des cages à perte de vue.

— Tu vas me faire disparaître tout ça quand j’aurai retrouvé mon fils !

— Notre fils… marmonna le dieu-rhinocéros.

Viatla courut dans les allées en regardant dans toutes les cellules. Elles

étaient vides.

—  Il n’est pas ici, paniqua-t-elle. Existe-t-il d’autres endroits aussi

dangereux ailleurs dans le palais ?

— Non. Il s’est peut-être noyé dans ta piscine.

La déesse devint livide.

— Je n’ai envoyé personne le vérifier ! s’écria-t-elle, morte de peur.

Elle fit demi-tour et se transforma en hippopotame pour galoper plus

rapidement jusqu’à ses appartements. Elle fonça dans sa salle de détente et

s’arrêta net sur le bord du bassin en reprenant sa forme humaine. L’eau était

bien claire et Rewain ne s’y trouvait pas. Viatla se retourna brusquement

vers son mari qui l’avait suivie.

—  Il ne peut pas avoir disparu sans laisser de traces ! explosa-t-elle, les

larmes aux yeux. Y a-t-il d’autres étages dont tu ne m’as jamais parlé ?

—  Il s’est peut-être faufilé dans ma réserve de barils de bière pour se

saouler, plaisanta Achéron.

— Qu’attends-tu pour aller voir ?

Le dieu-rhinocéros rebroussa chemin. Viatla alla s’asseoir dans son

salon, un fleuve de larmes coulant sur ses joues. « Et si Javad avait décidé de

l’emmener quelque part pour l’émanciper ?  » songea-t-elle soudain. Elle

s’élança vers la sortie et grimpa à l’étage qu’occupait son fils aîné.

Pendant ce temps, Tatchey achevait de parcourir les passages secrets. Il

avait remarqué les traces de pas dans la poussière et les avait suivies,
s’attendant à retrouver le prince d’un instant à l’autre. Elles le menèrent

devant un panneau de métal dont certains boulons étaient manquants.

Utilisant ses serres, le toucan s’agrippa aux montants et approcha un œil de

l’un des trous. Il se rendit compte qu’il donnait sur l’étage de Javad. «  Il a

espionné son frère et celui-ci l’a surpris  », comprit Tatchey. Il revint

rapidement sur ses pas, sortit des passages secrets et fila jusqu’aux

appartements du prince héritier en utilisant les conduites d’aération. En

prenant garde de rester à l’endroit où elles débouchaient, Tatchey jeta un œil

sous lui. Javad était écrasé dans son fauteuil préféré et buvait de la bière à

grandes gorgées. Rewain n’était pas avec lui…

—  Vous me voyez désolé de vous importuner, Votre Altesse, mais nous

sommes à la recherche de votre jeune frère.

—  Qu’est-ce qui te fait penser qu’il pourrait se trouver en ma

compagnie ? grommela Javad. Il n’aime même pas l’alcool.

Ivre mort, le jeune dieu s’esclaffa.

— J’ai suivi ses pas dans les passages secrets.

Javad arrêta net de rire et son visage adopta une expression menaçante.

— Qu’est-ce que tu insinues, Tatchey ?

— Que vous êtes certainement le dernier à l’avoir vu.

Viatla venait d’arriver à la porte des appartements de son aîné

lorsqu’elle entendit la voix de Tatchey à l’intérieur. Avant d’entrer, elle y

appuya l’oreille pour écouter ce qu’il avait à dire à Javad.

—  Tu as toujours eu le don de te mettre le bec là où il n’avait pas

d’affaire, gronda Javad.

— Ma question est pourtant fort simple, Votre Altesse. Quand avez-vous

vu le Prince Rewain pour la dernière fois ?

— Il n’est jamais entré ici.

— Mais vous l’avez surpris dans les passages secrets, n’est-ce pas ?

Furieux, Javad lança sa chope en direction du toucan, qui l’évita

habilement.

—  Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de vous épier tout à coup, dites-

moi ?

— Va-t’en ou je t’arrache toutes tes plumes !


—  Y a-t-il des choses que vous avez oublié de dire à vos parents et que

Rewain aurait malencontreusement entendues ?

Javad laissa échapper un cri de rage. Viatla poussa aussitôt la porte pour

éviter que son fils s’en prenne au toucan. En la voyant s’approcher de lui,

Javad se leva lentement de son siège.

— Laisse-nous, Tatchey, ordonna-t-elle.

— Mais Votre Majesté…

— Fais ce que je te dis.

Avec beaucoup de réticence, le toucan s’envola dans la conduite

d’aération.

— Qu’as-tu fait à ton frère, Javad ? demanda la mère sur un ton agressif.

— Je l’ai fait disparaître une bonne fois pour toutes ! hurla-t-il.

— Tu as tué Rewain ?

La nouvelle secoua Viatla au point où elle crut qu’elle allait perdre

connaissance.

—  Ce n’était qu’un avorton qui n’a jamais servi à rien dans cette

famille ! Il se mettait constamment les pieds dans les plats et il avait peur de

son ombre ! Je l’ai éliminé parce qu’il n’était pas digne d’être le fils

d’Achéron !

— Dis-moi où est son corps, balbutia la déesse, qui tremblait de tous ses

membres.

—  Quelque part dans le monde des humains, où il est en train de

pourrir.

— Tu vas me conduire immédiatement jusqu’à lui et tu vas m’aider à le

ramener au palais pour qu’il reçoive une sépulture digne de son rang, puis tu

auras affaire à ton père.

Javad garda un silence obstiné.

—  C’est un ordre, Javad. Ou préfères-tu qu’il émane d’Achéron lui-

même ?

—  Très bien. Je vais vous montrer où je l’ai laissé, mais je ne me

soumettrai pas à votre jugement.

Quelque peu chancelant, il passa devant elle, la tête haute.


—  Conservez votre forme humaine, mère, sinon vous ne pourrez pas

vous faufiler là où nous allons.

En réalité, une fois dans le monde des humains, Javad avait l’intention

de la réunir avec son précieux petit zèbre et il ne voulait pas être obligé de

transpercer son épaisse peau d’hippopotame pour la tuer. Il la mena

directement à la plateforme à l’extérieur du palais sans prononcer un seul

mot.

— Es-tu certain qu’il a accepté de venir jusqu’ici ?

—  Je ne lui ai pas donné le choix. Avancez jusqu’au bord de la

plateforme de ce côté.

Marchant derrière elle, Javad s’empara du glaive d’un des deux gardes-

taureaux et le cacha dans son dos. Les deux bovins échangèrent un regard

inquiet, mais n’osèrent pas intervenir. Le dieu-rhinocéros tendit l’autre main

à sa mère et sauta avec elle dans le vide. Ils atterrirent dans la grotte au

sommet de la montagne bleue d’Arcturus.

— Il n’est pas ici, constata Viatla, consternée.

— Non. Il est sorti par cette ouverture là-bas.

Ne se doutant de rien, la déesse se précipita vers la sortie de la caverne.

Javad la suivit, un sourire cruel se formant sur ses lèvres. Viatla s’arrêta au

bord de la comiche.

— Je ne vois aucun sentier pour descendre, déplora-t-elle.

— Vous n’en aurez pas besoin.

Javad saisit sa mère par son épaisse chevelure et lui planta son glaive

dans le dos à de nombreuses reprises avant de la pousser avec le plat de sa

botte. Elle tomba et son corps heurta plusieurs saillies avant de s’abîmer

dans la forêt.

— Reposez en paix, mère, et saluez tous mes idiots de frères de ma part.

Surtout soyez sans crainte, père vous rejoindra bientôt.

Le dieu-rhinocéros tourna les talons et revint dans la grotte.


Des centaines de lieues plus loin, dans le campement des Manticores,

Rewain dormait dans l’abri qu’avaient jadis occupé Wellan et Nemeroff. Il

se réveilla en sursaut et poussa un cri de terreur en ressentant une effroyable

douleur dans le dos. Il dégagea le carré de tôle qui bloquait la sortie, se

faufila dehors et tomba sur ses genoux en hurlant. Tout autour de lui, les

soldats sortirent également de leurs abris en se demandant ce qui pouvait

bien se passer. Samara se précipita sur son protégé.

— Qu’est-ce que tu as ? Es-tu blessé ?

—  On dirait qu’il a fait un cauchemar, laissa tomber maussadement

Baenrhée.

— Ce n’est pas moi, c’est ma mère, pleura Rewain.

— Ce n’est pas vrai, soupira Apollonia. Messinée, prépare-lui du thé qui

engourdit les sens pour qu’on puisse tous retourner dormir.

La Manticore n’eut même pas le temps de bouger. Pris de panique,

Rewain s’élança dans la forêt.

— Rattrapez-le ! ordonna Apollonia.

Il faisait nuit noire, mais Samara, Tanégrad et Priène se précipitèrent à

sa suite, persuadées qu’elles pourraient le plaquer avant qu’il puisse aller

trop loin. Avant de les suivre, Koulia plongea les mains dans la caisse où les

Manticores conservaient leurs lampes de poche, en cueillit plusieurs et

s’enfonça entre les arbres. Lorsqu’elle rejoignit enfin ses compagnes, elles

venaient d’écraser le jeune dieu dans une clairière. Affolé, Rewain se

débattait comme un forcené.

—  Je t’en prie, calme-toi et explique-nous ce qui se passe ! ordonna

Samara.

— Ma mère est morte, pleura-t-il.

— Mais c’est impossible, voyons, laissa tomber Koulia, qui avait allumé

une des lampes pour éclairer la scène. Les dieux sont immortels.

— C’était juste un mauvais rêve, le rassura Priène en l’aidant à s’asseoir.

— Non. Je l’ai senti dans mes entrailles.

—  Tu sais bien qu’on t’accompagnerait dans ton monde céleste pour le

vérifier si on pouvait, ajouta Tanégrad, mais on ne sait pas comment.


—  Je peux y retourner grâce au vortex du sommet de la grande

montagne.

—  Tu es un zèbre, pas une chèvre, Rewain, lui rappela Samara. Tu ne

pourrais jamais te rendre jusqu’en haut.

—  Et puis, n’est-ce pas là que ton frère a essayé de te tuer ? demanda

Koulia.

Rewain se calma d’un seul coup en se rappelant cet horrible épisode de

sa vie. Tanégrad le tira sur ses pieds. Encadré par les Manticores, le jeune

homme revint au campement, où personne n’avait bougé sauf Baenrhée, qui

était retournée se coucher.

—  Finalement, ce serait une bonne chose de le confier à Wellan, lui

aussi, soupira Apollonia en les voyant approcher tous les cinq.

Elle se tourna vers ses soldats.

— Allez dormir, ordonna-t-elle. C’est fini.

Pendant que les Manticores lui obéissaient, la commandante se tourna

vers Samara.

— Tâche de le faire tenir tranquille jusqu’au matin.

Tanégrad, Priène et Koulia décidèrent de rester à l’extérieur avec le

pauvre dieu toujours en larmes. Samara déposa une chaude cape sur ses

épaules tandis que Koulia rallumait le feu. Priène en profita pour préparer

du thé.

— Ça va mieux, maintenant ? demanda Tanégrad.

— Je suis sûr que c’est Javad qui l’a assassinée… Parce que seul un dieu

peut en tuer un autre… C’est la seule explication…

—  Il n’y a rien que nous puissions faire pour que justice soit rendue,

Rewain, intervint Priène, parce que même si nous réussissions à nous rendre

là-haut, il est pas mal certain que ton frère arriverait à tous nous éliminer.

—  Et puis, si tu veux pouvoir te venger un jour, il faut que tu

commences par rester en vie, ajouta Tanégrad.

—  Elles ont raison, renchérit Samara. Pour l’instant, tu ne sais pas

encore te défendre. Javad ne ferait qu’une bouchée de toi.

— Mon premier réflexe a toujours été la fuite…


— Ouais, on a remarqué, le taquina Koulia.

— La vie nous apprend à être plus brave, Rewain, l’encouragea Priène.

Elle lui servit une tasse de thé vert sur laquelle il commença par se

réchauffer les mains.

—  Comment elle était avec toi, ta mère ? lui demanda Tanégrad pour

occuper son esprit à des souvenirs plus joyeux.

—  Elle me traitait souvent comme un enfant, mais au fond, elle

m’adorait et elle voulait plus que toute chose que je sois toujours en

sécurité.

—  Ça tombe bien, parce qu’il n’y a aucun endroit plus sûr qu’ici, lui fit

remarquer Koulia.

— Elle aurait certainement aimé faire votre connaissance.

— Comment était-elle avec tes frères ? voulut savoir Priène.

—  Elle aimait tous ses enfants, même les plus méchants. Il n’y avait

aucune haine en elle.

— En toi non plus, nota Samara. Nous ne te laisserons pas seul, ce soir,

Rewain. Quand tu sentiras le sommeil te gagner, nous partagerons ton abri

jusqu’au matin.

— Je vous remercie de tout mon cœur.

Elles lui frictionnèrent le dos avec affection.


L’INVENTEUR

A u bout de quelques jours au campement des Chimères, Skaïe dut

admettre que la vie sur la frontière lui faisait maintenant moins peur.

Rien ne pourrait être aussi terrible que ce qu’il avait vécu dans les passages

secrets de la forteresse d’Antarès. Grâce à Wellan, la plupart de ses blessures

avaient cessé de le faire souffrir, mais il portait fièrement les cicatrices de

celles qui guérissaient de façon naturelle.

Skaïe dormait seul dans sa tente, rassuré par la présence des abris des

Chevaliers en rangs serrés autour de lui. Il arrivait même à fermer l’œil sans

être obligé de boire des tisanes apaisantes. Curieusement, le laboratoire et sa

petite routine ne lui manquaient pas autant qu’il l’avait anticipé. En fait, la

seule chose qu’il regrettait, c’était de ne pas pouvoir réchauffer le lit de

Kharla. Toutefois, il tenait à respecter les règlements des Chevaliers

d’Antarès quant aux relations intimes sur le front.

La nourriture presque toujours préparée par Méniox était si bonne que

Skaïe exprima rapidement sa crainte de prendre trop de poids pendant son

séjour chez les Chimères. Antalya décida donc de l’inclure dans

l’apprentissage des armes de sa princesse. L’inventeur se soumit volontiers à

ce régime d’exercices. Ce n’était pas un athlète naturel, mais il était souple

et il retenait facilement les leçons. Cependant, lorsqu’une idée surgissait

dans son esprit, Antalya perdait toute son attention.

—  Si tu veux survivre à un éventuel affrontement, tu dois te concentrer

davantage, le gronda-t-elle.

—  Je suis vraiment désolé, mais je suis un inventeur, pas un guerrier.

L’inspiration m’assaille quand elle en a envie.

— Même au lit, plaisanta Kharla.

Skaïe rougit jusqu’aux oreilles.


—  Je t’en prie, fais un effort, insista Antalya, pour impressionner ta

belle.

La Chimère continua de lui enseigner les coups de base pendant que

Cercika entraînait Kharla et que Cyréna faisait la même chose avec Camryn.

—  Nous finirons par faire des soldats de vous ! s’exclama joyeusement

Cyréna.

—  Du moment que je peux me protéger au lieu de me faire massacrer

par un adversaire, c’est tout ce que je demande, répliqua Skaïe. Je n’ai nulle

envie de me mesurer aux Aculéos.

— Moi, oui ! s’exclama Camryn.

Le savant échangea encore quelques coups avec Antalya, puis s’arrêta

net, obligeant la jeune femme à effectuer une rapide pirouette vers l’arrière

pour éviter de le blesser.

— Qu’est-ce que je viens de te dire ? se fâcha-t-elle.

—  Vous ai-je déjà parlé de l’épée au plasma que j’ai l’intention

d’inventer ?

— Ce n’est pas le moment ! Nous sommes à l’entraînement !

—  Je pense qu’il serait plus à sa place chez les Salamandres, fit

remarquer Cyréna.

—  Moi, j’aimerais entendre parler de cette arme pendant le repas du

midi, par contre, intervint Cercika.

— En garde, monsieur le savant ! ordonna Antalya.

Elle pressa son attaque pour ne plus lui donner le temps de se perdre

dans ses pensées. Lorsqu’elle s’arrêta enfin, Skaïe était couvert de sueur.

— Malgré tout, tu te débrouilles bien ! le félicita Antalya. Demain, nous

pourrons commencer les combats singuliers au poignard.

— Quoi ?

— Nous utiliserons d’abord des armes en bois, le rassura Cyréna.

— D’abord ? Vous voulez dire qu’elles seront ensuite remplacées par de

vraies armes ?

— Il est difficile de tuer un homme-scorpion avec un bout de bois, tu ne

crois pas ? se moqua Antalya.


—  C’est assez pour aujourd’hui, Chevaliers, décida Cercika. Allons

nous rafraîchir et avaler quelque chose. Vous l’avez bien mérité.

Skaïe laissa passer Kharla devant lui et remarqua qu’elle ne marchait

plus comme une princesse. Elle avait adopté l’allure guerrière de ses

mentors. « Cette soudaine assurance la rend encore plus attirante », songea-

t-il. Ils s’aspergèrent le visage à la source, puis retournèrent au campement.

Cercika alla chercher son écuelle la dernière et vint s’asseoir à côté de

l’inventeur.

— C’est quoi, du plasma ? demanda-t-elle.

—  L’état de la matière portée à très haute température, où les atomes

sont en majorité ionisés.

Les Chimères se tournèrent vers lui avec des regards interrogateurs.

—  Pour vous donner un exemple, la surface des étoiles est à l’état de

plasma, continua Skaïe, qui ne se rendait pas compte que son auditoire se

demandait de quoi il pouvait bien parler.

—  Comment pourrions-nous exploiter l’énergie des étoiles ? s’enquit

Cercika.

—  En la reproduisant en laboratoire, tout simplement. Il suffirait

d’exciter un mélange gazeux semblable au leur de façon électrique.

La plupart des soldats cessèrent de l’écouter et recommencèrent à

manger.

—  Le manche d’une telle épée pourrait produire un puissant rayon

incandescent grâce à une seule étincelle à sa base.

Il ressemblerait à une lame lumineuse brûlante aussi tranchante qu’un

rasoir.

— Là, j’avoue que j’aurais besoin d’en voir un croquis, admit Cercika.

— Si quelqu’un a du papier, je veux bien vous montrer.

Curieux lui aussi, Ilo alla lui chercher une page de son journal ainsi

qu’une plume. Il les remit au savant et se planta derrière lui pour voir ce

qu’il dessinerait. Skaïe commença par esquisser un manche d’épée et

ensuite, une longue flamme qui remplaçait la lame.

— C’est du feu qui sortirait de la poignée ! comprit Camryn.

— Du plasma, précisa Skaïe.


— Qui aurait la même longueur que nos lames ? s’enquit Cyréna.

— Leur taille pourrait être réglée par un petit cadran sur le manche.

Impressionné, Ilo se voyait déjà se servir d’une telle arme.

— Quel genre de dommages pourrait-elle infliger ? voulut-il savoir.

—  Elle pourrait couper un Aculéos en deux sans faire couler une seule

goutte de son sang.

— Juste en deux ? le taquina Antalya.

— C’est déjà beaucoup mieux que ce que nous pouvons accomplir avec

nos épées actuelles, lui fit remarquer Cyréna.

—  Et encore, pour accomplir un tel exploit, il faut posséder une grande

force physique, ajouta Méniox. Il n’y a que Thydrus qui y arrive parfois.

—  Eh bien, avec cette nouvelle arme, tout le monde y parviendrait,

affirma Skaïe.

— Quel serait son poids approximatif ?

—  Deux fois moins lourde qu’une épée conventionnelle, estima le

savant. Seul le manche pendrait à vos ceintures, car la lame n’apparaîtrait

qu’au moment où vous l’activeriez.

— Donc, facile à transporter, se réjouit Cyréna.

—  Quand cette épée au plasma sera-t-elle disponible ? s’enthousiasma

Cercika.

—  Dès que je l’aurai inventée et qu’elle aura été fabriquée dans les

usines d’Antarès.

—  Ce qu’il ne peut pas faire pendant qu’il est coincé ici, laissa tomber

Camryn.

— C’est très intéressant, murmura Ilo en s’éloignant.

Skaïe se mit à manger avec appétit.

— Il est vraiment brillant, ton futur mari, murmura Camryn à Kharla.

— Et ce n’est pas son seul talent, plaisanta-t-elle.

Comment te viennent toutes ces idées bizarres ? demanda alors Thydrus

à l’inventeur.
—  Elles apparaissent soudainement dans mon esprit, répondit Skaïe. Je

les vois aussi clairement que si c’étaient des objets physiques. Je peux même

les manipuler et les retourner dans tous les sens pour les examiner.

— Vraiment ?

— Autrement, comment pourrais-je les rendre concrètes ?

L’expression d’incrédulité des Chimères fit comprendre à Skaïe que, en

fin de compte, ce don n’était pas accordé à tout le monde.

—  As-tu d’autres idées d’inventions qui pourraient nous être utiles ?

s’enquit Cercika.

Kharla hocha la tête, car elle savait mieux que quiconque que le cerveau

de son amant ne dormait jamais.

—  Des centaines, répondit le savant, mais celle qui m’obsède le plus,

c’est la reproduction du vortex qu’utilise Wellan.

— Est-il vraiment possible de le recréer ? s’étonna Thydrus.

— Je pense que oui, grâce à la théorie de l’électrodynamique quantique.

Il me faut juste trouver la façon de maîtriser les fluctuations du champ

électromagnétique au point de départ et au point d’arrivée.

—  Je ne sais pas ce que tout ça veut dire, avoua Antalya, mais ce serait

vraiment génial de pouvoir retourner à la forteresse au répit en clignant des

yeux.

— En fait, nous pourrions y faire de petits sauts aussi souvent que nous

en aurions envie, ajouta Cyréna, à condition d’être de retour pour notre tour

de garde.

—  N’y pensez même pas, les avertit Ilo, qui revenait porter son écuelle

vide dans la cuve. Je ne laisserais personne s’absenter. Nous ne savons

jamais quand l’ennemi nous tombera dessus. Une dizaine de sentinelles

n’arriverait pas à contenir une invasion en attendant votre retour.

— Il n’a pas tort, vous savez, l’appuya Skaïe.

—  Cette discussion est inutile, puisque ce moyen de transport n’existe

pas encore.

— Mais on peut en rêver, soupira Camryn.

—  En attendant, demeurez sur vos gardes, les Chimères, conclut le

commandant.
Après le repas, Antalya décida que ce serait une bonne idée de parfaire

les compétences militaires de l’inventeur. Elle l’emmena donc, avec Kharla,

Camryn, Cercika et Cyréna, au champ de tir à l’arc, où Slava vint à leur

rencontre. Celui-ci accepta d’expliquer au nouveau venu en quoi consistait

cet exercice. Skaïe l’écouta attentivement, puis le laissa placer l’arc

convenablement entre ses mains. Il évalua la distance de la cible, encocha la

flèche, ramena la corde près de sa joue et laissa partir le projectile qui se

logea en plein dans le mille. Les Chimères en restèrent bouche bée.

—  Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais déjà un archer hors pair au

lieu de me laisser débiter mon boniment ? s’exclama Slava.

—  Parce que c’est la première fois que je tire à l’arc, répondit

innocemment l’inventeur.

— Ne te moque pas de moi !

— Je te dis la vérité.

Ilo, qui avait observé la scène de loin, se joignit au groupe.

— Tires-en une autre, exigea-t-il.

Skaïe logea la seconde flèche à moins d’un centimètre de la première.

Camryn poussa une exclamation de joie.

— Mais comment fais-tu ça ? se troubla Antalya.

— J’ai calculé le poids de la flèche et la tension requise dans la corde en

fonction de la vitesse du vent et de la distance de la cible.

— En quelques secondes ? s’étonna Ilo.

— Le calcul, c’est sa plus grande force, les informa Kharla.

— Sauf à l’escrime, précisa Antalya.

—  Alors, si je te faisais tirer une centaine de flèches les unes après les

autres, tu les ficherais toutes dans le mille ? s’enquit Ilo.

— Oui, assura Skaïe, jusqu’à ce que mon bras faiblisse.

— Et il n’est même pas Eltanien ! fit Slava, stupéfait.

—  C’est vraiment fascinant, murmura le commandant avant d’aller

rejoindre son groupe d’archers.

— Décidément, moi, je me remets au calcul, lâcha Camryn en les faisant

rire.
Skaïe s’employa alors à aider les femmes à mieux comprendre le côté

technique du tir à l’arc jusqu’à ce que leurs flèches se rapprochent du cercle

central sur la grosse cible.

Après le repas du soir, Ilo fit apporter la petite table et les chaises que

Wellan avait laissées au campement et les fit installer près d’un des feux. Il y

déposa le plateau d’alquerque et invita Skaïe à venir s’asseoir devant lui.

Les Chimères manifestèrent aussitôt leur intérêt, car elles avaient

maintenant entendu parler des prouesses du savant avec un arc. Elles se

massèrent autour des deux hommes pour voir si les mathématiques allaient

venir à bout du champion indiscuté de l’Ordre.

— As-tu déjà joué à ce jeu ? demanda Ilo.

— Oui, avoua Skaïe, à l’université, contre un de mes professeurs qui en

raffolait, mais ça fait des lustres.

— Au moins une chose qu’il sait déjà, ironisa Antalya.

—  Nous disputerons quatre parties, à moins que l’un de nous en gagne

trois d’affilée, continua Ilo.

— Y a-t-il un enjeu ?

— Une corvée de pommes de terre ! s’écria Urkesh.

—  Malheureusement, les règles de l’Ordre nous défendent de parier,

leur rappela le commandant.

Le silence tomba sur l’assemblée, qui surveillait tous les gestes des

opposants. Ilo gagna la première partie, mais il ne se faisait aucune illusion

sur les aptitudes du savant. Il pouvait presque voir apparaître les équations

dans ses yeux bleus. Une fois que sa mémoire lui eut rappelé comment

jouer, Skaïe gagna les trois autres parties et fut chaudement applaudi par les

Chimères.

— Je suis comblé, ce soir, le félicita Ilo.

Il serra la main de l’inventeur et s’éloigna en direction de sa tente, en

laissant le jeu sur la table au cas où d’autres Chevaliers auraient envie d’y

jouer.

— Il est comblé après avoir perdu ? s’étonna Camryn.

—  C’est parce qu’il a enfin trouvé un adversaire de taille, expliqua

Cyréna. Il va passer tout le séjour de Skaïe à essayer de le battre par plaisir.


Le cerveau du savant se montra toutefois trop lent pour les anagrammes

et les devinettes. Découragé, il n’arrivait pas à trouver les réponses aussi

rapidement que ces soldats habitués d’y jouer souvent. Lorsque Slava

annonça le couvre-feu, tous retournèrent à leur tente, sauf les sentinelles qui

allaient bientôt se charger du prochain tour de garde.

Incapable de fermer l’œil, Skaïe attendit de ne plus entendre de bruit à

l’extérieur, et quitta son lit. Il se rendit à pas de loup jusqu’à l’abri que

Kharla partageait avec la jeune Camryn. Sa belle ne dormait pas non plus. Il

lui fit signe de le rejoindre dehors. La princesse fit bien attention de ne pas

réveiller la petite servante et se retrouva dehors avec son amant. Ils

s’embrassèrent pendant un long moment, ce qu’ils ne pouvaient pas faire

très souvent chez les Chimères.

— Tu m’as beaucoup épatée, aujourd’hui, chuchota Kharla.

— Juste aujourd’hui ? plaisanta-t-il.

— Tu seras un bon roi, Skaïe.

— Un… roi ?

— Si tu acceptes de m’épouser, il te faudra forcément accepter ce titre.

—  Est-ce que je pourrai quand même continuer de travailler aux

laboratoires ?

— Je ne vois pas comment je pourrais t’en empêcher.

Skaïe prit la main de Kharla et l’entraîna loin des tentes. Ils

s’aventurèrent sur un sentier qu’ils connaissaient bien. Il n’y avait aucun

nuage et la lune éclairait leurs pas de sa lumière bleutée.

—  Nous aurons une ribambelle d’enfants que nous éduquerons à notre

façon, décida la princesse.

— Une ribambelle, c’est combien ?

— Dix ou douze.

—  Nous ne pourrions jamais tous les aimer équitablement. Moi, je

trouve que deux ou trois, ça nous donnerait plus de temps à passer avec eux.

Ils entendirent alors une branche craquer et tendirent l’oreille.

— Nous n’aurions pas dû nous éloigner autant, regretta Kharla.

— Reste derrière moi.


— Nous ne sommes même pas armés, Skaïe.

— Nous allons reculer très lentement en gardant l’œil ouvert.

— Et si c’était Lavrenti ?

— Alors, je l’occuperai pendant que tu courras chercher de l’aide.

— C’est un bon plan, mais il pourrait te tuer, cette fois.

D’autres branches craquèrent et Kharla tenta de se montrer brave, mais

au fond, elle était morte de peur. Méniox surgit alors devant le couple, en

arrachant à la princesse un cri d’effroi.

—  Mais qu’est-ce que vous faites là ? s’exclama le soldat sur un ton de

reproche. Ne savez-vous donc pas ce que signifie le mot « couvre-feu » ?

Skaïe se plia en deux pour reprendre la maîtrise de ses émotions.

— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Méniox.

— Oui, donne-moi un petit instant.

— Nous voulions juste avoir un peu de temps à nous, s’excusa Kharla.

—  Je le comprends parfaitement, mais nos règlements sont clairs.

Maintenant, retournez tout de suite à vos tentes avant qu’Ilo s’aperçoive que

vous lui avez désobéi.

La princesse saisit l’inventeur par le bras et le tira sur le sentier.

— Ah les civils… grommela Méniox en retournant à son poste de guet.

Les amants sortirent de la forêt en courant et s’arrêtèrent entre les feux.

Ils se mirent la main sur la bouche pour que personne ne les entende rire.

—  Il me tarde de retourner au palais et de commencer ma vie avec toi,

murmura Kharla.

Ils s’embrassèrent une dernière fois avant de se séparer pour la nuit.


INACCESSIBILIS

L orsque Lizovyk avait constaté que même ses pouvoirs

permettaient pas de traverser l’écran de protection dont son père avait

entouré son volcan, il avait éprouvé une grande détresse. Le jeune homme
ne lui

n’avait plus la maîtrise de ses gestes. C’était la terrible entité étrangère qui

le faisait agir. Il n’était plus qu’un pantin qui assistait à sa vie sans pouvoir y

changer quoi que ce soit. Il ignorait ce que Tramail aurait fait à Olsson s’il

avait pu pénétrer dans son antre. Lizovyk avait déjà tué, poussé par l’instinct

meurtrier de la créature, mais il n’aurait jamais pu s’en remettre si elle

l’avait forcé à faire du mal à son père.

Tapi au fond de l’âme du jeune homme, Tramail avait trouvé étrange

qu’un simple sorcier comme Olsson puisse lui résister de la sorte. L’avait-il

sous-estimé ? Refusant de laisser s’échapper sa proie, le dévoreur de

planètes avait poussé Lizovyk à implorer son père de lui permettre l’accès

au volcan. Olsson n’avait pas répondu à ses supplications. Tramail avait

donc ordonné au jeune sorcier de percer un tunnel à la base de la montagne,

mais ses rayons n’avaient réussi qu’à érafler le roc.

Tramail décida donc de ramener son serviteur sur l’île Inaccessibilis,

dans le lac Mélampyre, là où il avait réussi à s’infiltrer sur cette planète du

monde d’Achéron.

Plongé dans le désespoir, Lizovyk se laissa tomber dans le fauteuil de la

maison qu’avait construite pour lui son geôlier. Le feu s’alluma

brusquement dans l’âtre, le faisant sursauter.

— N’est-il pas enivrant de détruire un univers petit à petit au lieu de le

faire exploser d’un seul coup ?

Lizovyk ferma les yeux, dégoûté.


—  Grâce à toi, je peux enfin vivre cette expérience exceptionnelle. Tu

devrais te réjouir au lieu de faire la tête, car je ferai de toi le maître de ce

monde avant de l’écraser pour de bon.

—  Vous n’avez pas le droit de m’utiliser contre mon gré. Je suis une

bonne personne, pas un monstre comme vous.

— Tu as cessé d’être qui tu étais, petit sorcier. Tu as tué pour moi et tu

le feras encore et encore. J’ai étudié ce peuple primitif et j’ai compris qu’il

tenait par-dessus tout à sa hiérarchie. C’est donc par-là que nous avons

commencé. Nous allons le priver de ses chefs un par un jusqu’à ce qu’il soit

plongé dans l’anarchie.

— Rendez-moi ma liberté…

—  Tu as déjà éliminé deux rois, une reine et un prince, mais la

princesse t’a échappé. Nous allons finir par la retrouver, mais avant,

amusons-nous un peu. J’ai envie de désorganiser cette belle armée de

Chevaliers pour que leurs sanguinaires ennemis n’en fassent qu’une

bouchée. Qu’en dis-tu, mon jeune assassin ?

—  Les Aculéos massacreront tous les humains sur le continent, si vous

faites ça.

—  Plus ils souffriront, plus je deviendrai fort. Tu as bien mérité de te

reposer pendant que j’explore les autres points de sortie de cet univers.

Personne ne doit m’échapper.

De nombreux plats apparurent sur la table, mais Lizovyk n’avait pas

faim. Le départ de Tramail lui apporta toutefois un certain soulagement.

— Il ne pourra plus se servir de moi si je meurs, se dit-il avec espoir.

Il quitta la maison et marcha jusqu’au bord de l’île.

Debout au sommet de la falaise, le regard rivé sur la rive nord du lac

Mélampyre, Lizovyk se mit à penser à sa mère, qui l’avait élevée seule après

la fuite précipitée d’Olsson que les citoyens d’Antenaus voulaient mettre à

mort. Elle avait tellement pleuré… « Si j’étais resté là-bas pour faire ma vie,

Tramail aurait-il choisi une autre marionnette pour commettre ses crimes ? »

se demanda-t-il.

Lizovyk baissa le regard et aperçut les écueils. « Je ne suis pas assez fort

pour empêcher ce monstre de parvenir à ses fins  », se découragea-t-il. Il

ferma les yeux et se laissa tomber tête première dans le vide. Il se prépara à

É
l’impact, mais son corps s’arrêta net à un doigt des pierres acérées. Étonné,

il ouvrit les yeux et se rendit compte qu’il était suspendu dans les airs. Il ne

resta dans cette position que quelques secondes. Une force magique le

remonta au sommet de la falaise à une vitesse vertigineuse. Il resta planté là,

persuadé qu’il serait vertement réprimandé par Tramail, mais il ne se

produisit rien. Le monstre avait-il jeté un sort à cet endroit pour qu’il

l’empêche de s’évader ?

Il traversa l’île en courant et tenta de se suicider de l’autre côté. Le

même phénomène se reproduisit. « Je vais devoir trouver une autre façon de

m’enlever la vie  » se découragea-t-il. Il retourna dans la maison et se mit à

la recherche d’une arme pointue ou tranchante. Il ne trouva qu’une

fourchette, mais ses pointes refusèrent de pénétrer sa peau. De plus en plus

démoralisé, Lizovyk chercha une corde pour se pendre. Il n’y en avait nulle

part.

— Mère, je vous en conjure, venez me chercher ! supplia-t-il. Je ne veux

plus servir cette créature immonde !

Il se laissa tomber sur les genoux et éclata en sanglots.

Assise devant sa vasque, au milieu de son oasis de Mirach, Carenza avait

assisté à la triste scène. Elle leva un regard consterné sur Aldaric, qui se

tenait de l’autre côté du grand récipient rempli d’eau.

— Que pouvons-nous faire pour lui ? demanda-t-il.

—  Je crains que ce jeune homme n’ait été solidement harponné par la

créature venue d’ailleurs, mon ami.

— Pourquoi lui ?

—  À mon avis, elle s’est dit qu’en torturant un sorcier, elle nous

atteindrait tous.

—  Elle croyait que nous allions tous voler à son secours et qu’elle

pourrait ainsi nous éliminer un à un.

—  C’est ce que je pense aussi, Aldaric. Le mieux, ce sera de nous

regrouper, le moment venu, pour lui faire face.


— Il ne faudrait pas attendre qu’il ait détruit la planète.

— Si nous agissons trop vite, le résultat sera le même. Nous savons d’où

elle opère à partir de l’Éther et nous connaissons maintenant un de ses

points d’entrée dans ce monde. Il nous faut localiser les autres avant elle.

Alors nous pourrons coordonner une action qui le mettra hors d’état de

nuire.

—  Que ferons-nous si Javad descend dans ce monde avec son armée

avant que nous ayons réussi cette mission ?

—  Nous serons trop occupés à dissuader ce Tramail de s’emparer de

cette planète pour venir en aide aux Deusalas. Ce sera leur combat, Aldaric.

Nous ne pouvons pas être partout à la fois.

— Qu’attendons-nous pour commencer nos recherches ?

—  Occupe-toi de l’hémisphère nord pendant que je pousserai mon

enquête vers le sud plus sauvage.

— Avec plaisir.

Aldaric alla s’installer plus loin pour que rien de ce qui pourrait

apparaître sur la vasque ne le dérange. Assis en tailleur, il ferma les yeux et

laissa son esprit sortir de son corps. Libéré de son enveloppe chamelle,

celui-ci fila vers le ciel avec l’aisance d’un oiseau. C’était Carenza qui lui

avait appris à se déplacer de cette façon en lui avouant que jadis, lorsqu’ils

vivaient dans les cages sous le palais d’Achéron, c’était ainsi qu’elle avait pu

accroître ses connaissances. Au lieu d’attendre que les chauves-souris lui

fournissent leurs enseignements, elle était allée les chercher par elle-même.

Le sorcier commença par parcourir tout Alnilam. Il sentit évidemment

l’attraction maléfique du lac Mélampyre et ne s’y attarda pas. Il ratissa

chaque royaume sans rien trouver, puis franchit l’océan de l’ouest pour

atteindre le deuxième des trois continents du nord. C’était un monde

primitif où les animaux étaient encore rois. Il poursuivit sa route et arriva à

Antenaus, dont les habitants craignaient la magie. Il remonta vers le pôle.

Personne n’y vivait.

Aldaric réintégra donc son corps et ouvrit les yeux. La nuit était tombée

et les étoiles brillaient de tous leurs feux. Il se tourna vers Carenza, qui

l’observait calmement.
— Je n’ai trouvé qu’un seul passage vers les autres mondes, au milieu du

lac où tu as vu Lizovyk, annonça-t-il. S’il y en a d’autres, ils sont désormais

inaccessibles.

—  Il n’y en a aucun dans l’hémisphère sud non plus, affirma-t-elle. Il

nous sera plus facile de l’affronter à un seul endroit plutôt que de diviser nos

forces.

— Que faisons-nous maintenant ?

—  Nous devons continuer d’étudier la créature sans nous faire repérer,

sinon tout sera perdu.

— Tu es beaucoup plus douée que moi dans ce domaine, Carenza.

— Alors, surveille l’oasis tandis que je l’espionne.

— Sois très prudente, car je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

— Il est tard, repose-toi, mon ami.

Docile comme toujours, le sorcier aussi blond que les blés entra dans la

tente ronde que le duo avait subtilisée à un hôtel de Mirach. À l’origine, elle

servait de station de massage dans le désert, mais Aldaric et elle en avaient

fait leur maison.

Carenza resta à l’extérieur encore un moment. Elle avait allumé un feu

magique pour s’éclairer et non pour se réchauffer, car il ne faisait jamais

froid dans ce merveilleux pays. Tout comme les autres sorciers, cette belle

femme à la peau sombre avait souffert de son emprisonnement au palais

d’Achéron. Cependant, elle avait enduré ces tourments sans jamais se

plaindre, convaincue qu’un jour, elle serait enfin libre. Comme sa cage était

adjacente à celle d’Aldaric, cela leur avait permis de devenir proches. Il

possédait de grands pouvoirs, mais la captivité avait fini par briser sa

volonté. Depuis qu’ils s’étaient enfuis, Carenza s’efforçait de la lui rendre,

mais ce n’était pas chose facile.

Tout comme Olsson, la sorcière avait passé beaucoup de temps à

améliorer seule ses facultés. Elle avait toujours soupçonné qu’elles étaient

plus vastes que ce que leur laissaient entendre les chauves-souris. Elle avait

donc appris à voir l’avenir et aussi ce que faisaient les gens qu’elle aimait.

C’est en arrivant dans le désert qu’elle avait découvert la vasque dans les

roseaux de l’étang. Elle avait d’abord cru que c’était la valve rainurée d’un

mollusque géant qui était mort à cet endroit, mais elle s’était ravisée
lorsqu’elle l’avait sortie de l’eau. Il s’agissait d’un objet hautement magique.

Avec l’aide d’Aldaric, Carenza l’avait ramené devant leur tente. Elle l’avait

examiné pendant des jours sans saisir à quoi il pouvait bien servir. Ce ne fut

qu’au lendemain d’une pluie diluvienne qu’elle le comprit enfin.

La grosse coquille s’était remplie d’eau et émettait une douce lumière.

La sorcière s’en était approchée prudemment, de crainte qu’il s’agisse d’un

moyen de communication avec des entités malfaisantes. C’est alors qu’elle

vit à sa surface un magnifique ciel étoilé, alors qu’il faisait jour et que le

soleil brillait maintenant de tous ses feux. «  Mais d’où viens-tu ?  » s’était-

elle demandé. La vasque lui avait aussitôt montré un palais dans le désert.

Dans la cour intérieure, la valve servait de réservoir où se vidait l’eau d’une

fontaine avant de se jeter dans une grande piscine. «  Comment t’es-tu

retrouvée dans cette oasis ?  » C’est alors qu’elle avait découvert l’existence

de l’utilisatrice précédente de cet instrument de divination. Il s’agissait

d’une jeune femme qui ne devait même pas avoir vingt ans. Elle était vêtue

de multiples voiles et ses longs cheveux noirs descendaient jusqu’à sa taille.

Carenza la vit penchée au-dessus du récipient, puis elle vit arriver des

soldats qui l’arrachèrent à sa fascination. Ils s’étaient emparés d’elle et

avaient détaché le mollusque du bassin. L’un des hommes l’avait pris sous

son bras et était remonté à cheval. Après avoir chevauché toute la nuit, il

avait tout bonnement jeté l’objet dans les roseaux.

Carenza se doutait que ce palais se trouvait à quelques lieues de leur

oasis, mais elle n’en avait jamais parlé à Aldaric pour ne pas l’effrayer.

Cependant, depuis qu’ils s’étaient réfugiés à cet endroit, personne ne les

avait importunés. La vasque ne pouvait pas parler. Elle ne montrait que des

images que la sorcière devait interpréter au meilleur de sa connaissance.

Carenza avait donc deviné que la jeune femme s’en était servie pour prédire

l’avenir et que son peuple avait très mal vu la chose. Elle n’avait jamais osé

demander ce qui lui était arrivé.

Avant d’aller rejoindre Aldaric dans la tente pour se reposer, Carenza

s’informa de ses frères et de sa sœur d’éprouvette.

Elle se réjouit de voir Maridz en compagnie des dieux ailés. Elle

pourrait devenir fort utile aux Deusalas. Olsson se trouvait dans son volcan,

où il méditait, assis en tailleur devant son âtre. Salocin se tenait sur le grand

balcon de son monastère et admirait les étoiles en buvant du vin. Shanzerr

rentrait du bois pour se chauffer, car il n’utilisait pas de feu magique.


L’attitude de Wallasse inquiéta par contre la sorcière. Il errait dans les

galeries de sa mine, l’âme en peine. Elle sonda donc son âme. Le sorcier

regrettait d’avoir laissé partir Maridz sans lui avoir avoué la profondeur de

son amour pour elle.

— Eh bien, là, je ne peux rien faire pour toi, mon ami, soupira Carenza.

Elle allait se décider à aller se coucher lorsque lui vint une idée. Jusqu’à

présent, la vasque avait répondu à toutes ses interrogations.

— Que sais-tu de Tramail ? lui demanda-t-elle.

L’eau devint noire comme de l’encre, puis se mirent à apparaître des

planètes éclairées par les rayons du soleil autour duquel elles tournaient.

Tout semblait très calme lorsqu’un corps céleste étranger sembla

s’approcher, en provenance d’un autre secteur de l’espace. Carenza

écarquilla les yeux en distinguant finalement la silhouette de l’énorme

pieuvre orangée tachetée de blanc, armée d’une centaine de longs

tentacules, qui se laissait flotter au gré des vents stellaires. Elle semblait

dormir, mais soudain, lorsqu’elle fut assez proche d’une des planètes, ses

longs bras armés de ventouses s’emparèrent de celle-ci et l’écrasèrent sans

pitié. Carenza vit alors le bec pointu du mollusque se régaler des débris du

monde qu’elle venait de détruire.

—  Si Tramail opère ainsi habituellement, pourquoi ne le fait-il pas ici ?

s’étonna la sorcière.

La vasque lui montra un autre système solaire. La pieuvre était toujours

là, mais cette fois, elle était immobile à proximité d’une autre planète que

caressait un seul de ses tentacules.

—  C’est ici, comprit-elle. Il joue au chat et à la souris avec nous. Mais

comment pourrons-nous nous débarrasser d’une telle créature ?

À la surface de l’eau apparut un vieillard aux cheveux blancs assis sur

un trône, entouré d’hommes plus jeunes qui écoutaient ce qu’il disait.

Malheureusement, la sorcière ne pouvait pas entendre leurs propos. Elle ne

savait même pas qui ils étaient.

—  Si je comprends bien, seuls ces gens pourraient y arriver, soupira-t-

elle. Peux-tu me dire si nous, les sorciers, pourrions leur venir en aide ?

La dernière image que lui présenta la vasque, cette nuit-là, fut la vue en

plongée du lac Mélampyre. Aldaric avait raison. Le dernier combat aurait


lieu à cet endroit.

Bouleversée, Carenza recula, puis se dirigea vers l’abri pour aller

réfléchir à tout ce qu’elle venait de voir.


UN TERRIBLE SECRET

Q uand ils apprirent qu’ils allaient passer plusieurs jours au Château

d’Émeraude, les enfants d’Onyx sautèrent de joie.

alloua des chambres à l’étage royal en les divisant deux par deux pour ne
Kaliska leur

pas séparer la famille de son époux. Phénix exprima toutefois son désir de

partager la chambre de son fils Héliodore. « Pourquoi pas ! » se dit-elle. Les

garçons avaient le même âge et ils étaient tous les deux des descendants

d’Onyx.

Ne se sentant pas capable de maîtriser autant de jeunes ouragans dans

son palais, la reine recruta Armène, qui savait comment s’y prendre avec les

princes et les princesses. Kira et Lassa lui donneraient aussi un coup de

main avec leur propre marmaille, tout comme Napashni avec la sienne.

Quant à Onyx, il s’était refermé comme une huître depuis qu’il avait échoué

dans sa mission de débarrasser An-Anshar de la créature qui s’y était

installée. Il grommelait dans le grand hall en attendant le retour d’Abussos.

Napashni avait essayé de lui changer les idées, pour finalement abandonner

et aller s’occuper de leurs petits.

Tout aussi inquiète qu’Onyx, Kira regardait le plafond de sa chambre

depuis plusieurs heures. Elle laissa son esprit parcourir le château pour

s’assurer que personne n’était en détresse et découvrit que son ancien frère

d’armes était toujours assis devant l’âtre. Elle quitta donc la chaleur de son

lit afin de l’y rejoindre.

— Tu devrais aller te coucher, dit-elle à Onyx en s’approchant de lui. Tu

as besoin de sommeil comme tout le monde.

— Mon esprit est trop actif, soupira-t-il. Je n’arrive plus à dormir.

Kira prit place dans une bergère.


Qu’arrivera-t-il si Patris ne parvient pas à nous débarrasser de

l’envahisseur ? demanda-t-elle.

—  Notre monde sera sauvagement détruit comme celui de Strigilia,

j’imagine.

—  Je ne veux pas finir mes jours ainsi. Pas après tous les dangers que

nous avons affrontés et auxquels nous avons survécu. Mais si le créateur de

l’univers est impuissant devant cette menace…

—  Il n’y a pas de problèmes, juste des solutions, murmura Onyx en

citant ce que son ami Hadrian lui avait répété toute sa vie.

—  Et si Patris descend chez toi, aurons-nous l’occasion de faire sa

connaissance ?

—  C’est certain que je voudrai être présent lorsqu’il exorcisera ma

forteresse.

— N’as-tu donc jamais peur, Onyx ?

— Jamais pour moi, mais je tremble pour mes enfants. Je te promets de

faire tout ce que je peux pour nous assurer un avenir digne des héros que

nous sommes.

— D’une certaine façon, ça me rassure un peu. Je vais retourner auprès

de Lassa. Tu devrais aussi rejoindre ta femme.

— Jaspe a déjà pris ma place et je n’ai pas encore terminé mon vin.

— Si tu as besoin de moi, n’hésite pas à m’appeler.

— Merci, Kira.

La Sholienne se dirigea vers la sortie. Onyx s’étonna qu’elle n’utilise pas

la magie pour retourner à sa chambre. Il s’adossa profondément dans son

fauteuil et continua de réfléchir à la façon de mettre ses êtres chers à l’abri.

«  Même si je pouvais les transporter dans un autre monde, celui-ci finirait

par être détruit également si nous n’arrêtons pas ce fléau. J’ai besoin de plus

de puissance, mais comment pourrais-je en acquérir ? »

Au même moment, dans son lit, le petit Héliodore se réveilla. Phénix

dormait à poings fermés à côté de lui. Il trouvait sa présence rassurante,

mais une partie de lui se sentait en péril. Il se redressa et constata qu’il

tremblait. « Pourquoi ai-je si peur ? »


Une force inconnue le poussa à quitter son lit et à sortir dans le long

couloir qui divisait l’étage royal en deux. Il descendit le grand escalier et

s’avança dans le hall. Ce fut le noir. En réalité, Strigilia, qui se cachait en

lui, venait d’endormir le garçon afin de contrôler son corps. Il poursuivit sa

route, mais sa démarche et son port de tête avaient changé. Onyx entendit

ses pas sur la pierre et tourna la tête vers lui.

— Tu n’arrives pas à dormir toi non plus ?

— Je dois m’entretenir avec toi, c’est très important.

—  Depuis quand me parles-tu avec autant de cérémonie ? Est-ce un

nouveau jeu ?

— En ce moment, je ne suis pas ton petit-fils.

Onyx se redressa vivement, inquiet pour Héliodore.

—  Rassure-toi, il dort au fond de moi et il ne se souviendra pas de ce

dont nous discuterons cette nuit.

L’enfant grimpa dans un fauteuil près du feu pour se réchauffer.

—  Je m’appelle Strigilia, continua-t-il. Je régnais de façon juste et

bienveillante sur les planètes du système Cohaesio.

— Le chat sort enfin du sac.

—  En fait, si ce monde ne se trouvait pas maintenant menacé par la

terrible force qui m’a tout enlevé, je ne me serais jamais manifesté ainsi. Je

me sens bien au creux de l’âme d’Héliodore.

— Depuis quand t’y caches-tu ?

— Depuis la nuit où il a grandi dans tes bras.

—  Je suis soulagé d’apprendre que je n’y étais pour rien. As-tu un vrai

corps quelque part ?

— Je l’ai mis en sûreté dans les fondations de cet immeuble.

—  Pourquoi ne pas le réintégrer et laisser mon petit-fils grandir

normalement ?

— J’y pense souvent, mais je suis terrifié.

— Parce que celui qui a détruit ton monde pourrait te reconnaître sous ta

véritable apparence ?

— Je n’en sais rien… Il a frappé si vite…


— Tu n’as donc pas capté son approche avant l’attaque.

— Non. Il a fondu sur nous comme un prédateur sur sa proie.

— Que sais-tu de lui ?

— Il nous a révélé son nom avant de déchaîner une véritable tempête de

feu sur toute la planète. Il s’appelle Tramail.

— À quoi ressemble-t-il ?

—  Tout ce que j’ai eu le temps de voir, c’est une entité resplendissante

qui flottait dans les airs. Elle était drapée d’un vêtement doré. Mais c’était

peut-être une illusion.

D’un geste de la main, Strigilia fit apparaître son système solaire sous

forme d’hologramme au milieu du hall. Puis, une des planètes devint plus

grosse que les autres, jusqu’à ce qu’Onyx ait l’impression de s’y trouver.

C’était un monde aux deux tiers couvert d’eau. Le fameux Tramail se

matérialisa dans le ciel.

— Il a flotté au-dessus de ma cité pendant quelques minutes. Impossible

de dire si c’était un homme ou une femme. Puis toutes mes planètes ont

frémi en même temps.

Onyx assista au terrifiant spectacle.

— Il les a toutes détruites d’un seul coup ?

—  Oui. J’ai pris la main de ma femme et j’ai ordonné aux enfants de

nous suivre d’aussi près que possible. Nous avons foncé dans l’espace, mais

le feu s’est propagé beaucoup trop rapidement.

Une dizaine de petits personnages furent désintégrés par cette énergie

écarlate. Puis l’hologramme disparut.

—  Je n’ai eu que le temps de pousser Aéquoréa à travers la membrane

qui sépare mon monde de celui de Patris avant qu’une violente explosion me

propulse dans l’Éther. Quand je suis enfin revenu à moi, je flottais aux

confins de l’univers d’Abussos, alors j’ai décidé de m’y réfugier afin de

recouvrer mes forces. Je te demande pardon si cette entité m’a suivi

jusqu’ici.

—  Nous l’ignorons, Strigilia. D’ailleurs, Abussos lui-même est d’avis

que ce Tramail n’avait plus rien à manger dans son coin de la galaxie et qu’il

est arrivé par hasard.


— J’ai tout perdu.

— Pas tout à fait. Ta femme a survécu. Patris la protège.

Les épaules de l’enfant s’affaissèrent avec soulagement.

—  Je ne sais pas quel genre de dieu tu étais, mais moi, je suis un

guerrier, poursuivit Onyx. Il n’est pas question que je laisse ce Tramail s’en

prendre à mon monde sans rien faire.

—  Je n’ai jamais eu à lutter contre qui que ce soit. Je régnais sur un

univers paisible où les arts étaient au centre de notre vie. Nous n’avons

jamais eu d’ennemis.

Pendant un instant, Onyx eut envie de lui offrir du vin pour le

réconforter, puis il se rappela que ce dieu se trouvait dans le corps de son

petit-fils de six ans.

—  Je te propose un marché, dit-il plutôt. Sors d’Héliodore et je te

promets la plus belle de toutes les vengeances.

Strigilia hésita, effrayé.

—  La peur ne mène jamais personne nulle part, poursuivit Onyx. Elle

nous paralyse et nous empêche d’être efficaces.

C’est la première chose que nous devons chasser de notre vie. Et puis, à

partir de maintenant, étant donné que nous appartenons à la même famille,

car je suis le fils d’Abussos et que tu es son frère, tu vas commencer à me

traiter en égal et pas comme ton grand-père.

— Je veux bien essayer.

— Où exactement as-tu caché ton corps ?

— Dans une grande pièce directement sous nos pieds.

Onyx lui tendit la main. Sentant qu’il pouvait lui faire confiance,

Strigilia lui donna la sienne. Les deux hommes se retrouvèrent

instantanément dans une des salles de réunion des anciens Chevaliers

d’Émeraude, sous le château.

— Je ne capte rien d’inhabituel, s’étonna Onyx.

Strigilia se rendit tout au fond et, d’un geste de la main, il balaya l’air

devant le mur. Une niche y apparut dans laquelle se tenait un homme

debout, profondément endormi. Il avait les cheveux noirs mi-longs,

légèrement bouclés, un léger collier de barbe et une fine moustache.


—  Tu me promets que rien ne m’arrivera si je sors du corps

d’Héliodore ?

— Oui et je n’ai qu’une parole.

— Le petit s’écroulera quand je réintégrerai mon corps.

Onyx souleva donc l’enfant dans ses bras. Aussitôt, il devint mou

comme du chiffon. Dans la niche, Strigilia ouvrit les yeux en prenant une

profonde inspiration. Non seulement ses iris étaient également très pâles,

mais son visage ressemblait au sien.

—  Ouais, on constate tout de suite notre appartenance à la même

famille.

— Que dois-je faire maintenant ?

—  Tu es désormais sous la protection de l’empereur d’An-Anshar et de

la reine d’Émeraude. Tu auras tes propres quartiers et, si tu me le permets,

demain, je te présenterai au reste du clan. Commençons par mettre ce petit

prince au lit, si tu veux bien.

Il les transporta tous les trois dans la chambre d’Héliodore. Onyx déposa

celui-ci près de Phénix. Il remonta les couvertures sous le menton des

garçons, les embrassa sur le front et ramena Strigilia dans le hall. Celui-ci ne

portait qu’une tunique courte sans manches de la couleur de l’océan et il

était pieds nus. Grelottant, il rapprocha sa bergère du feu.

—  J’imagine que ton monde était plus chaud que le mien, comprit

Onyx.

— En effet.

Sans même lever le petit doigt, l’empereur vêtit son oncle divin d’un

épais pantalon et d’une tunique noire qu’il venait de trouver dans l’armoire

de sa chambre d’An-Anshar. Ainsi habillé en noir, Strigilia lui ressemblait

encore plus.

— Est-ce que tu buvais du vin, chez toi ?

— Parfois. Nous en produisions.

Onyx lui en offrit une coupe. Strigilia y trempa les lèvres.

— Il est meilleur que le nôtre, avoua-t-il.

— Quelle est ta forme animale ?


— Je suis un crabe.

Cela n’était pas étonnant avec tous ces océans qu’Onyx avait aperçus sur

sa planète.

— Moi, je suis un loup.

Il laissa Strigilia lui parler de sa vie dans son monde, puis, lorsqu’il

sentit qu’il perdait des forces, il lui trouva une chambre à l’étage royal. Dès

que son invité eut posé la tête sur l’oreiller, il s’endormit.

Onyx se rendit ensuite auprès de Napashni et se coucha de l’autre côté

de Jaspe, leur plus jeune fils, qui dormait en boule contre sa mère.

— Tu en as mis du temps, murmura-t-elle, à moitié endormie.

— Je te raconterai ça demain.

Onyx referma les bras sur elle, coinçant l’enfant entre eux, conscient de

la chance qu’il avait d’avoir encore toute sa famille.


EN DEUIL

A fin d’empêcher Rewain de retourner dans la forêt au milieu de la

nuit, Samara, Priène, Tanégrad et Koulia avaient partagé son abri.

Pour être bien certaine qu’il ne parviendrait pas à déjouer leur vigilance,

Samara avait utilisé sur lui, à son insu, un peu de la magie de ses mains pour

l’apaiser et le faire dormir profondément. Mais à son réveil, il se montra tout

aussi inconsolable que la veille. Il supplia les quatre femmes Chevaliers de

le laisser partir à la recherche de sa mère, maintenant qu’il faisait jour.

Pendant que ses sœurs le surveillaient près des feux, Samara s’approcha

d’Apollonia.

— Il insiste pour retrouver sa mère, lui dit-elle.

—  Je m’en doutais un peu. Comme on n’a pas envie de l’entendre

pleurnicher pendant des jours, accompagne-le là où il veut aller, mais

prends Dholovirah, Tanégrad, Koulia et Priène avec toi.

— Entendu.

— Et s’il ne désire pas revenir, laissez-le aller.

— On ne peut pas traiter un dieu ainsi, Apo.

—  Il n’a aucun pouvoir qui pourrait nous être utile. Je vois mal

comment le fait de se changer en zèbre pourrait nous aider à gagner la

moindre bataille.

— Moi, je suis certaine qu’il pourrait nous épater.

— Allez-y avant que je change d’idée.

Samara répéta ses ordres à ses compagnes. Elles allèrent donc se

préparer à partir.

Dès qu’elles furent enfin prêtes, elles informèrent Rewain qu’elles

acceptaient de l’accompagner dans sa quête. Comme s’il avait été attiré par
un signal que lui seul pouvait entendre, le jeune dieu piqua vers le sud. Les

Manticores se contentèrent alors de le suivre tout en le protégeant.

—  Dommage qu’il ne sache pas se déplacer magiquement comme

Wellan, déplora Dholovirah.

—  Tu sais bien que cet exercice nous fera le plus grand bien, lui dit

Tanégrad.

Au bout de douze heures de marche, ponctuées de courts arrêts pour

boire et manger, Samara décida d’installer le groupe pour la nuit dans un

des nombreux camps de bûcherons de la région. Koulia alluma un feu dans

le poêle à bois de la cabane pour en chasser l’humidité.

—  Pourquoi ne pouvons-nous pas continuer pendant la nuit ? demanda

Rewain.

— Parce que nous avons besoin de repos, répondit Priène.

— Et que certains prédateurs chassent dans l’obscurité, ajouta Koulia.

— Ils attaquent les humains ?

— Tout ce qui a le sang chaud, l’informa Tanégrad, y compris les dieux.

— Nous repartirons dès qu’il fera jour, lui promit Samara.

Pour éviter que Rewain leur fausse compagnie, elle institua des tours de

garde de deux heures, ce qui permettrait aux cinq Manticores de dormir

suffisamment longtemps pour la longue randonnée du lendemain.

Dholovirah se chargea du premier.

—  À quoi ressemble ton monde ? demanda-t-elle en refermant sa cape

autour d’elle. Y a-t-il de belles forêts, de grandes rivières, des montagnes ?

— Non, rien de tout ça, soupira Rewain.

—  Vous vivez sur les nuages, donc ? se moqua Koulia, qui ne dormait

pas encore.

— Non plus.

— Décris-nous l’endroit où tu vivais, fit plus gentiment Samara.

— Le palais de mon père ressemble à une énorme sphère métallique qui

flotte dans les airs, au-dessus d’une grande montagne qui est également

suspendue dans le vide.


—  Et comment tout ça reste-t-il en place ? s’inquiéta Priène, couchée

près de lui.

—  Je n’en sais rien. Je n’ai jamais vraiment senti que nous nous

déplacions.

—  Qu’y a-t-il sur cette montagne et y avez-vous accès ? s’enquit

Tanégrad, curieuse.

—  C’est là que s’élève la cité céleste, où habitent tous les serviteurs du

palais et où on trouve les ateliers des artisans et des endroits qui offrent de

l’alcool et de la nourriture.

— Ici, on appelle ça des restaurants, précisa Koulia.

—  Les maisons sont construites sur de grands plateaux qui s’étendent

sur une dizaine d’étages. Il y a même une plaine où vivent et s’exercent les

soldats. Un grand couloir part du palais et y descend, mais je ne l’ai jamais

vu. J’ai toutefois découvert qu’on pouvait le quitter à partir d’une plateforme

soudée à la paroi extérieure de l’immeuble. C’est de cette façon que je suis

arrivé dans votre monde.

— Tu as sauté ? demanda Tanégrad.

—  Je n’ai pas vraiment eu le choix, puisque Javad me tenait par le cou

lorsqu’il s’est lui-même jeté dans le vide.

— Il savait donc où il allait, comprit Samara.

—  J’en suis aussi venu à cette conclusion quand nous nous sommes

retrouvés dans une grotte, plutôt qu’aplatis comme des galettes dans la cité.

— Où se trouve cette grotte ? voulut savoir Koulia.

— Au sommet d’une très haute montagne qu’on peut voir même à partir

d’ici.

— La montagne bleue, devina Dholovirah.

— Elle donne accès au monde des dieux ? s’étonna Priène.

—  J’ignore si le passage fonctionne dans les deux sens, la mit en garde

Rewain.

— Si oui, pourrions-nous l’utiliser ?

— Je n’en sais rien.

À
—  À mon avis, seuls les dieux doivent y avoir accès, lui fit remarquer

Koulia.

— Et à l’intérieur de ton palais, c’est comment ? le pressa Tanégrad, qui

voulait en savoir le plus possible avant de s’endormir.

—  Il est divisé en sept étages. De haut en bas, il y a celui de mon père,

Achéron, celui de mon frère Javad, puis celui qu’ont déjà occupé mes frères

Amecareth et Kimaati. Ensuite, c’est celui de ma mère, où j’avais une

chambre. Il y a ensuite un étage vide, sans doute prévu pour moi, un jour,

puis celui des sorciers et, tout en bas, la prison.

— Les dieux font des prisonniers ? se troubla Priène.

—  Pas vraiment. Mon père a utilisé ces cellules pour y garder des

sorciers humains qu’il voulait mettre à son service. Lorsqu’ils se sont

révoltés, il a ordonné leur exécution. Alors, les cages sont désormais vides et

j’espère qu’elles le resteront.

— Ils sont tous morts ? voulut confirmer Dholovirah.

—  Apparemment, sept d’entre eux se sont échappés. Mon père n’a

jamais réussi à les capturer.

— Est-ce une bonne chose, selon toi ? s’inquiéta Samara.

—  La sorcière que j’ai rencontrée dans la cité céleste était très gentille,

même si elle a été maltraitée par les chauves-souris.

— Les chauves-souris ? s’exclamèrent en chœur les Manticores.

— Ce sont des sorciers plus dociles que mon père a gardés à son service.

Ce sont eux qui ont tenté d’éduquer les jeunes humains qui, finalement, ont

refusé de devenir des assassins.

— Quel monde de fous ! laissa tomber Dholovirah.

— Je suis bien d’accord, soupira Rewain.

—  Es-tu le seul dieu du panthéon qui ne soit pas sanguinaire ? le

questionna Priène.

—  Des quatre enfants d’Achéron, je crains que oui, mais ma mère était

douce comme de la soie, sauf lorsqu’elle était très fâchée. Mais ça n’arrivait

que lorsqu’elle me protégeait contre le reste de la famille.

— Comment occupais-tu tes journées ?


—  Je m’instruisais et je regardais ma mère peindre ses toiles. Je restais

sur le bord de la piscine lorsqu’elle s’y prélassait et je regardais le ciel par la

fenêtre de ma chambre.

— Vraiment passionnant, grommela Koulia en s’allongeant sur le sol.

— Il n’y a pas grand-chose à faire quand on ne peut aller nulle part.

—  Maintenant, laissez-le se reposer, exigea Samara. Nous avons encore

une longue route devant nous.

Elle caressa le dos de Rewain en lui transmettant une douce énergie

apaisante afin de le faire dormir. Puis elle s’allongea près de lui, puisqu’elle

ne serait pas de garde avant quelques heures.

Au matin, après un repas de fruits, de noix et de viande séchée, le

groupe se remit en marche. Les jours se suivirent ainsi, semblables au

premier. Chaque nuit, Rewain révélait à ses protectrices un peu plus de ce

qui se passait dans son monde. Il leur raconta les désastreux efforts de

conquête d’Amecareth dans un autre univers, le coup d’État manqué de

Kimaati afin de détrôner Achéron puis sa fin atroce sur une autre planète.

Le groupe arriva finalement à proximité de la montagne bleue. Rewain

se mit à pivoter sur place, son visage devenant de plus en plus pâle. Sans

avertissement, il s’élança dans les fougères et s’immobilisa brusquement en

poussant un cri déchirant. Au moment où les Manticores le rejoignirent, il

venait de se jeter à genoux et de se laisser tomber sur la poitrine plantureuse

d’une femme de très forte constitution. Elle était couchée sur le dos, sa

longue chevelure châtaine étalée autour d’elle, sa peau aussi blanche que de

la craie.

— C’est elle, la grande déesse que tout le monde vénère ? lâcha Koulia,

renversée.

— Si on se fie à la réaction de Rewain, je pense que oui, avança Priène.

Personne à Alnilam n’avait jamais vu Viatla autrement qu’en statue sous

sa forme d’hippopotame.

— Que fait-on maintenant ? s’enquit Dholovirah.

— On pourrait lui offrir une sépulture ici même, proposa Tanégrad.

—  Commençons par demander à Rewain ce qu’il en pense, intervint

Samara. Les dieux ont peut-être d’autres rites funéraires.


Les Manticores laissèrent d’abord pleurer le jeune homme tout son saoul

en surveillant les alentours.

—  Est-ce qu’on devra avertir les prêtres que leur déesse n’existe plus ?

demanda Koulia.

—  Laissons cette tâche à notre grande commandante, décida Priène.

Nous devrions plutôt nous mettre à creuser la fosse pour prendre un peu

d’avance.

— Avec quoi ? soupira Dholovirah. Nos poignards ?

— Vous n’allez pas me croire ! s’exclama Tanégrad.

Elle s’accroupit dans la dense végétation et en retira quatre pelles en

métal.

— Je vous jure qu’elles n’étaient pas là il y a un instant, ajouta-t-elle en

se relevant et en les montrant à ses compagnes.

Un peu plus loin, derrière un gros chêne, Shanzerr épiait les Manticores

et le dieu-zèbre en silence. Il venait de leur fournir ces outils afin qu’elles

enterrent la déesse et qu’ils repartent vers le nord au plus vite, car son antre

se situait à moins d’un kilomètre de là. Les femmes Chevaliers plantèrent

leurs pelles dans le sol à quelques pas de la dépouille divine.

—  Vous rendez-vous compte que nous allons mettre en terre une vraie

déesse ? lâcha Dholovirah.

— Tu en connais des fausses, toi ? la taquina Tanégrad.

— Je suis sûre que personne n’a jamais fait ça avant nous !

—  Moi, je dis que ce n’est pas bon signe pour l’avenir, grommela

Koulia.

Lorsque la fosse fut suffisamment profonde, Priène fit signe à Samara

qu’il était temps de décrocher Rewain du cadavre de sa mère. Celle-ci

s’agenouilla près de lui.

— Les humains honorent leurs morts en les déposant dans un grand trou

et en les recouvrant de terre, susurra-t-elle.

— À moins qu’ils possèdent le pouvoir de ressusciter, pensa Koulia tout

haut.

— Aucun dieu ne peut faire ça, hoqueta Rewain en essuyant ses larmes.
Samara réussit à l’éloigner de Viatla, puis alla aider ses sœurs d’armes à

soulever la déesse par les bras et les jambes.

— Les dieux sont-ils tous aussi lourds ? maugréa Koulia.

Les Manticores firent attention de ne pas la laisser tomber dans la fosse,

ce qui aurait déstabilisé Rewain davantage.

—  Habituellement, un membre de la famille du défunt dépose la

première pelletée de terre sur le corps en prononçant quelques mots, déclara

Samara.

Sans façon, Koulia remit sa pelle à Rewain. Il la planta maladroitement

dans le monticule près de la tombe, car il n’avait jamais fait cela de sa vie, et

jeta la terre sur sa mère.

— Je t’aimerai toujours maman, s’étrangla-t-il. Je ne peux pas croire que

je ne te reverrai plus jamais…

Il éclata en sanglots. Koulia lui reprit sa pelle et Samara étreignit le dieu-

zèbre en tentant de l’apaiser pendant que ses compagnes finissaient

d’enterrer Viatla. Dès que l’opération fut terminée, elles remirent les outils

là où Tanégrad les avait trouvés, puis le groupe reprit le chemin du

campement.

Shanzerr attendit que les Chevaliers se soient suffisamment éloignés

avant de s’approcher de la sépulture. Malgré tous les tourments qu’il avait

endurés au palais d’Achéron, il s’y recueillit. Il avait vite compris, même à

l’époque, que Viatla n’avait jamais eu connaissance de ce qui se passait ni

dans la prison ni à l’étage des sorciers, car elle s’y serait farouchement

opposée. À l’aide de sa magie, il fit apparaître une pierre tombale d’un

mètre de haut en granit blanc et y grava le nom de la déesse. Puis, d’un

geste de la main, il recouvrit la petite bosse de terre de milliers de

minuscules pierres multicolores provenant du fond de la rivière qui coulait

près de chez lui.

—  Il paiera pour ce qu’il t’a fait, murmura le sorcier avant de retourner

chez lui.

Le trajet de retour des Manticores fût plus lugubre, car le jeune dieu

s’était refermé sur lui-même. Lorsqu’elles arrivèrent enfin au campement,

c’était le matin. Apollonia se leva et se mit les mains sur les hanches.

— Vous voilà enfin !


—  La montagne bleue est visible d’à peu près partout à Arcturus, mais

elle se trouve à des centaines de lieues d’ici, lui rappela Dholovirah.

—  Tu n’avais aucune raison de t’inquiéter, Apo, ajouta Priène. Tu sais

très bien que nous sommes capables de nous débrouiller.

— Nous avons encore tous nos membres et nous sommes plus en forme

que jamais ! affirma Koulia.

—  Votre petite expédition a-t-elle donné quelque chose ? demanda la

commandante.

— Rewain disait vrai, répondit Tanégrad. Nous avons trouvé la déesse le

corps transpercé de coups de poignard et nous avons pris le temps de

l’enterrer.

— Vous avez vu le visage de Viatla ? s’étonna Mactaris.

— Ouais, confirma Koulia. Nous allons passer à l’histoire.

Rewain alla s’asseoir devant un feu, la tête basse.

— Laissez-le vivre son deuil en paix, les avertit Priène.

Messinée était justement en train de servir le porridge du matin. Elle se

doutait bien que Rewain n’aurait pas faim, mais elle lui en offrit tout de

même une écuelle. Il la refusa en secouant doucement la tête, alors

Messinée se contenta de lui frictionner le dos.

— Nous allons te changer les idées, mon poussin, murmura-t-elle.

Dès que les Manticores eurent fini de manger, Baenrhée décida de les

conduire au parcours d’obstacles, qui avait besoin de quelques réparations.

— Amusez-vous bien, leur souhaita Apollonia.

— Tu ne viens pas, commandante ? s’inquiéta Baenrhée.

— Pas aujourd’hui. J’ai un important rendez-vous avec mon destin.

—  Arrête donc de tout dramatiser. Si tu veux consulter tes cartes en

paix, tu n’as qu’à nous le dire.

— C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire. Allez-vous-en.

Samara saisit Rewain par le bras pour l’inciter à suivre ses compagnons

d’armes et Baenrhée ferma la marche. Il était inutile de s’obstiner avec

Apollonia. La commandante attendit d’être seule avant de sortir son tarot de

sa pochette noire. Elle battit les cartes lentement et retourna la première.


C’était la carte de la mort. Elle entendit alors un cliquetis familier et leva les

yeux. Son arbalète flottait dans les airs, à quelques pas devant elle, et elle

était armée. Apollonia n’eut pas le temps de s’écraser sur le sol. Le carreau

décolla de l’arme, transperça la carte qu’elle tenait encore à la main et

s’enfonça dans sa gorge, la tuant sur le coup. Le meurtre se produisit dans

un tel silence que les Manticores n’en eurent même pas connaissance.

Pendant plusieurs heures au parcours d’obstacles, les soldats frottèrent le

mur, le pont et l’escalier que leurs bottes avaient couverts de boue.

— Si Wellan était là, il y aurait déjà eu suffisamment d’orages pour tout

laver, se moqua Koulia.

— On peut très bien vivre sans lui, gronda Baenrhée.

Les soldats remirent ensuite les panneaux d’esquive et les fenêtres en

bon état, puis nettoyèrent le tunnel et les décombres. Lorsque le parcours fut

de nouveau opérationnel, les Manticores les plus combatives insistèrent pour

se mesurer les unes aux autres. Celles qui venaient tout juste de manger

préférèrent attendre plus tard. Pour la première fois depuis son arrivée dans

cette division, Tanégrad parvint à battre le temps record de Baenrhée. Folle

de joie, elle sautait partout.

—  Bon, c’est assez pour aujourd’hui ! décida Priène pour éviter que la

Manticore déchue se mette à défier tout le monde pour se racheter et qu’elle

se vide complètement de ses forces.

Toutefois, elle ne put empêcher ses compagnons d’armes de taquiner

Baenrhée jusqu’au campement. Tanégrad allait annoncer sa victoire à sa

commandante lorsqu’elle aperçut celle-ci baignant dans son sang ! Elle se

précipita sur elle, mais ne put que constater son décès. Les autres

l’entourèrent, en état de choc.

—  Même ma magie ne peut plus rien faire pour la sauver, déplora

Samara.

Pavlek ramassa l’arbalète.

— On lui a tiré dessus avec sa propre arme…

— Mais qui a pu faire une chose pareille ? se désola Dassos.

—  Nous étions tous au parcours d’obstacles, leur rappela Messinée,

alors il faut que ce soit le traître que cherche Sierra.

— Le tueur ne peut pas être loin, estima Pavlek.


—  Est-ce qu’on part à sa recherche ? demanda Daggar. Qui donne les

ordres, maintenant ?

— C’est moi votre nouvelle commandante ! s’exclama Baenrhée.

Tous les poignards glissèrent en même temps hors des gaines attachées

aux ceintures que les Manticores avaient laissées sur le sol pour aller

s’entraîner. Ils s’élevèrent dans les airs par eux-mêmes et se pointèrent vers

le nouveau chef des Manticores.

— Samara, est-ce toi qui fais ça ? s’effraya Mactaris.

— Absolument pas ! se défendit-elle.

— Ça ne peut être qu’un sorcier ! devina Tanégrad.

Les Chevaliers s’élancèrent pour récupérer leurs armes qui flottaient

devant leurs yeux. Mais avant qu’ils puissent s’en emparer, elles décollèrent

à la vitesse des balles d’une mistraille et s’enfoncèrent dans le corps de

Baenrhée. La guerrière écarquilla les yeux avec horreur, tituba un instant,

puis finit par s’écrouler à côté d’Apollonia.

— Ne dites plus rien ! ordonna Priène.

Avec ses mains, elle indiqua à ses camarades de chercher des yeux d’où

provenait l’attaque.

— Sage décision, fit une voix caverneuse.

Un homme vêtu d’un long manteau noir apparut à l’endroit où Pavlek

avait ramassé l’arbalète. Ses cheveux noirs mi-longs étaient en bataille et ses

yeux bleus étaient injectés de sang.

— Qui es-tu ? demanda bravement Dholovirah.

— Pourquoi as-tu tué ces soldats qui ne t’ont rien fait ? se fâcha Dassos.

—  Parce que je le peux. Je suis Lizovyk, le plus puissant de tous les

sorciers. Apprêtez-vous à rejoindre vos amies dans ce ridicule endroit que

vous appelez le hall des disparus.

—  Non ! hurla Rewain en bondissant entre les Manticores et le mage

noir.

Une éclatante lumière blanche jaillit alors de tout son être. Lizovyk

sentit sa peau brûler. Sans qu’il en exprime le souhait, il disparut avant

d’être incinéré. La lumière disparut et Rewain tomba sur ses genoux,


haletant. Samara se précipita pour s’assurer qu’il n’était pas en train de

mourir lui aussi.

— Mais qu’est-ce qui vient de se passer ? s’étonna Priène.

— Je ne l’ai pas fait exprès, s’excusa Rewain.

— Est-ce un de tes pouvoirs de dieu ? demanda Koulia.

— Je l’ignore… Ça ne m’était jamais arrivé auparavant…

— Tu nous as sauvé la vie, Rewain, constata Tanégrad.

—  Mais je n’ai pas pu empêcher le sorcier de tuer la commandante et

son lieutenant…

—  Tu n’étais pas là quand il a lâchement assassiné Apollonia et

l’attaque contre Baé était tellement soudaine qu’aucun de nous n’a eu le

temps de réagir, l’excusa Samara. Tu as dépensé une quantité considérable

d’énergie. Comment te sens-tu ? .

— Infiniment triste…

Sans le déclarer publiquement, Priène prit le commandement du groupe.

Elle demanda à ses sœurs d’armes d’envelopper les corps dans des

couvertures, puis aux hommes d’aller creuser deux fosses dans le cimetière

privé des Manticores.

Tous travaillèrent dans le silence le plus complet. Ils n’arrivaient

toujours pas à croire qu’une telle tragédie venait de les frapper. Lorsque les

tombes furent prêtes, les Chevaliers y transportèrent les dépouilles. Rewain

marcha près de Samara, le cœur serré.

— Ça fait trois bonnes personnes que nous enterrons, murmura-t-il.

— Je te promets que ce sont les dernières.

Apollonia et Baenrhée furent mises en terre au milieu de tous les soldats

tombés avant elles sur le front.

Chaque Manticore qui le désirait prononça quelques mots pour leur dire

adieu ou pour souligner un de leurs exploits, puis les guerrières furent

ensevelies. Mactaris et Dassos demeurèrent près des monticules tandis que

leurs compagnons démoralisés retournaient s’asseoir autour des feux. Ils

n’avaient pas faim et la plupart étaient profondément perdus dans leurs

pensées quand Priène prit la parole :


—  J’ai beaucoup réfléchi à ce qui s’est passé aujourd’hui. Ce Lizovyk

n’a tué que celle qui détenait le pouvoir et celle qui a décidé de prendre sa

relève. Il ne faudra donc pas que notre prochain chef s’affiche ouvertement

comme l’ont fait Apollonia et Baenrhée. Il devrait plutôt se faire très discret.

— Qui choisir ? demanda Pavlek.

—  Il me semble que c’est évident, non ? indiqua Koulia. Sans la

nommer, vous savez aussi bien que moi laquelle d’entre nous a le plus

d’autorité ici.

—  Accepterait-elle de nous diriger malgré la menace du sorcier ?

s’enquit Messinée en décochant un regard suppliant à Priène.

—  Seulement si tout le monde l’appelle uniquement par son nom et

jamais par son titre, répondit-elle.

— Ça ne devrait pas être trop difficile, accepta Tanégrad.

— Le premier geste de cette personne devrait être d’avertir Sierra de ce

qui vient de se passer ici, recommanda Dholovirah.

— Donnez-lui d’abord un peu de temps pour se remettre de cette grande

perte. Je suis certaine qu’elle le fera avant la nuit.

Priène quitta le groupe et se dirigea vers son abri afin d’aller se recueillir

à sa façon avant de prendre les rênes des Manticores.


DISPARU

P uisque Skaïe n’était pas le genre d’homme à s’absenter du laboratoire

à moins de s’être mis les pieds dans les plats, au bout de deux jours

sans l’avoir croisé, Odranoel commença à s’inquiéter. Il questionna d’abord

tous les apprentis  : personne ne l’avait vu. «  Qu’a-t-il encore fait ?  »

soupira-t-il intérieurement.

Il appela à l’appartement du jeune inventeur sans obtenir de réponse.

Troublé, il se rendit à l’hôpital pour demander à la réceptionniste si son

collègue y avait encore été admis. La dame l’assura que non. Elle fit même

appeler le docteur Eaodhin pour qu’elle le lui confirme elle-même. Malgré

la courte rencontre avec le sorcier Salocin qui l’avait ébranlée, la femme

médecin était tout de même revenue au travail.

—  Monsieur Odranoel, le salua-t-elle en s’efforçant d’être naturelle. Je

cherche aussi monsieur Skaïe depuis ce matin. Il n’est pas revenu pour sa

réévaluation. J’ai fait laisser un message sur son stationarius.

— Personne ne l’a vu depuis au moins deux jours.

—  Son assaillant serait-il revenu pour terminer ce qu’il a commencé ?

s’alarma Eaodhin.

Le savant n’y avait pas pensé. Il fut pris d’un vertige.

— Je m’en vais de ce pas à la police pour signaler sa disparition.

—  J’allais justement vous le suggérer, monsieur Odranoel. Tenez-moi

informée, je vous prie.

Dès qu’il arriva au poste de police, l’inventeur demanda à voir Kennedy.

Le constable commença par lui dire que l’inspecteur était très occupé

jusqu’à ce qu’Odranoel lui mentionne que c’était au sujet de Skaïe. Il le

conduisit tout de suite au bureau de Kennedy.


—  Je m’apprêtais justement à vous rendre visite aux laboratoires,

monsieur Odranoel, lui dit-il en guise de salutation. J’imagine que vous

cherchez aussi votre collègue.

— Lui est-il arrivé quelque chose ?

—  J’aimerais bien le savoir. Nous ne le voyons plus nulle part sur nos

écrans.

— Par tous les dieux ! Pourrait-il avoir été enlevé ?

—  Aucun des détectors de sortie n’indique qu’il a quitté la forteresse,

alors j’ai envoyé mes hommes fouiller les passages secrets. Jusqu’à présent,

personne ne l’a trouvé. Aurait-il mentionné la possibilité de prendre un

congé pour se remettre de l’agression ?

— En fait, c’est plutôt moi qui le lui ai suggéré. Il était encore si ébranlé

qu’il avait du mal à tenir ses outils.

—  Vous êtes donc ici parce qu’il ne vous a pas confirmé son départ,

c’est bien ça ?

—  Exactement, et je me demandais aussi si vous n’aviez pas décidé de

le loger en lieu sûr comme vous l’aviez fait pour la princesse.

—  Malheureusement non, soupira Kennedy. Les dernières images que

nous avons de monsieur Skaïe le montre en train de rentrer chez lui il y a

quelques jours avant qu’un homme vienne frapper à sa porte. Nous ne

l’avons vu que de dos, mais sa carrure n’était pas celle du meurtrier. Après

ce moment-là, votre ami n’est plus apparu nulle part.

— Avez-vous envoyé quelqu’un à son appartement ?

—  Bien sûr, et puisqu’il ne répondait pas, je me suis adressé au

concierge. Mes hommes ont alors confirmé que monsieur Skaïe ne s’y

trouvait pas, mais plus curieux encore, il n’a pris ni valises, ni effets de

toilette. Il y avait même sur son lit un gros sac de vêtements tout neufs qu’il

venait à peine d’acheter à la mercerie. C’est à cause de cette troublante

constatation que j’ai envoyé tous mes effectifs dans les passages secrets.

—  Il n’est tout de même pas passé à travers le plancher ! s’affola

Odranoel. À moins qu’il ait réussi à inventer son fameux vortex avec lequel

il me casse les oreilles depuis des semaines…

— De quoi s’agit-il ?


— D’un moyen de se déplacer par magie.

— Comment pourrions-nous vérifier s’il a réussi à en former un ?

—  Franchement, je rien sais rien. Mais nous devons absolument

retrouver Skaïe avant le tueur.

—  Sur ce point, nous sommes d’accord. Je vais faire intensifier les

recherches. De votre côté, pouvez-vous joindre sa famille et ses amis ? Peut-

être en savent-ils plus long que nous.

—  C’est une excellente idée. Je dois sûrement avoir ces informations

quelque part dans son dossier.

— Prévenez-moi dès que vous apprendrez quelque chose.

— Sans faute. Je vous ferai savoir où j’en suis à la fin de la journée.

Les deux hommes se serrèrent la main. Odranoel retourna aux

laboratoires et s’enferma dans son bureau. Il se mit à fouiller dans son

classeur, regrettant de n’avoir jamais pris le temps de le mettre en ordre, et

finit par mettre la main sur la fiche de Skaïe. Il l’ouvrit sur sa table de

travail.

Le jeune homme l’avait tellement impressionné à son arrivée à Antarès

qu’Odranoel n’avait même pas lu son curriculum vitae. Il jeta donc pour la

première fois un œil au parcours scolaire de l’inventeur et à ses nombreuses

mentions honorifiques ainsi qu’aux lettres d’éloge de ses professeurs à

l’université. Skaïe n’avait travaillé que dans un seul laboratoire avant son

arrivée à la forteresse. Son employeur avait dû le pousser vers de nouveaux

horizons, car il n’avait plus aucun défi à lui proposer.

—  Mais où sont donc les coordonnées de sa famille ? grommela

Odranoel.

Il fouilla dans les papiers et finit par trouver une seule feuille sur

laquelle apparaissaient le nom de ses parents, leur adresse et leur numéro de

stationarius. Le savant s’empressa de composer ce dernier.

— Résidence de Rebeka et Ignace Forge, répondit une voix guindée.

— J’aimerais parler à l’un ou l’autre, je vous prie.

— Qui dois-je annoncer ?

— Odranoel. Je vous appelle d’Antarès.

— Un instant je vous prie.


Odranoel s’adossa dans son fauteuil. Skaïe ne lui avait jamais vraiment

parlé de sa vie personnelle. En fait, il ignorait tout de son passé.

—  Ici Ignace Forge, fit alors une voix grave. Qui êtes-vous, monsieur

Odranoel ? Je ne vous connais pas.

— Je suis l’inventeur en chef des laboratoires de la forteresse d’Antarès,

monsieur.

— Ah… un savant… J’imagine que vous m’appelez au sujet de mon fils

Skaïe ?

— Très exactement, oui. Serait-il retourné chez vous pour se reposer, par

hasard ?

— Skaïe ? Ça ne risque pas d’arriver, monsieur Odranoel. Lorsque nous

lui avons demandé de quitter la maison, nous lui avons clairement indiqué

qu’il ne pourrait plus jamais compter sur nous. Alors je ne vois pas pourquoi

il serait tenté de revenir ici, à moins qu’il ait décidé de changer de carrière.

— Changer de carrière ? répéta Odranoel.

—  Il a choisi une route différente de celle que nous avions tracée pour

lui.

—  Mais votre fils est le plus brillant savant qu’il m’ait été donné de

rencontrer de toute ma vie, monsieur. Vous devriez plutôt vous réjouir de ce

qu’il est devenu.

— Ce dont j’avais besoin, c’était qu’il prenne ma relève dans la clinique

vétérinaire que j’ai construite à la sueur de mon front. Non seulement il m’a

privé de cette joie, mais il m’obligera à tout vendre lorsque je serai devenu

trop vieux pour la diriger.

Odranoel était fâché, mais s’il voulait obtenir d’autres renseignements, il

devait conserver son calme.

—  Pourriez-vous au moins me fournir les noms et les coordonnées de

ses amis ? demanda-t-il.

—  Il n’en a jamais eu, monsieur. Mon fils a toujours été un enfant

solitaire qui refusait de se mêler aux autres et qui préférait voguer dans les

méandres de son imagination débordante.

—  Je trouve vraiment dommage que vous ayez une si mauvaise opinion

du futur roi d’Antarès, mais je vous souhaite tout de même une bonne
journée.

Excédé, le savant raccrocha.

— Quelle rudesse ! s’exclama-t-il.

Il se rappela alors avoir conseillé à Skaïe d’aller se la couler douce dans

une station balnéaire et les plus renommées se trouvaient à Mirach. Il

parvint à obtenir la liste de tous ces établissements et passa le reste de la

journée à les appeler pour savoir si son collègue y séjournait. Le jeune

savant ne s’y trouvait pas.

— Mais où a-t-il bien pu aller ? grommela-t-il.

L’image du movibilis apparut dans son esprit et il se demanda si Skaïe

l’avait apporté avec lui. Il le chercha en vain dans les laboratoires, mais

trouva par contre une clé dans le fond d’un des tiroirs de sa salle de travail.

Persuadé qu’il s’agissait d’une clé supplémentaire de son appartement,

Odranoel s’y rendit sur-le-champ. Tout comme il l’avait anticipé, il parvint à

s’introduire chez son collègue.

En faisant bien attention de ne rien déplacer après la visite de la police,

il aperçut la petite valise noire que Skaïe traînait partout. Il la déposa sur le

secrétaire et l’ouvrit. En plus de l’appareil de communication, elle contenait

son journal d’expériences. Odranoel le feuilleta et découvrit la liste des

numéros à quatre chiffres de tous les commandants de l’Ordre. Il savait bien

qu’il ne devait pas les déranger inutilement tandis qu’ils étaient sur le front,

mais il avait besoin de réponses. Il rassembla donc son courage et signala.

—  Ici Sierra, qui m’appelle ? fit la voix de la grande commandante au

bout de quelques minutes.

— C’est Odranoel, sur le movibilis de Skaïe.

— J’espère que tu as une bonne raison de l’utiliser.

— En fait, oui. Mon collègue a disparu et la police craint qu’il n’ait été

enlevé par le meurtrier de la haute-reine. Alors, toute information à son

sujet nous rassurerait.

— Dis à Kennedy que Skaïe est toujours vivant et que rien ne le menace.

J’ai décidé de lui procurer quelques jours loin de la forteresse pour accélérer

sa guérison.

— Pourquoi ne pas nous l’avoir signifié, commandante ?


—  Pour ne pas risquer d’en informer en même temps l’assassin, car

apparemment, à la forteresse, les murs ont des oreilles.

— Quand reviendra-t-il ?

—  Dès que son agresseur aura été capturé. Cette conversation est

terminée.

Odranoel n’eut même pas le temps de dire à Sierra qu’il avait besoin de

son meilleur inventeur aux laboratoires.

Au moins, il pourrait dire à Kennedy de stopper ses recherches et

d’utiliser son personnel ailleurs.

Chez les Salamandres, Sierra raccrocha et lança le movibilis sur le lit de

sa hutte sous le regard interrogateur de Wellan.

— Qui le cherche ? demanda-t-il.

— Odranoel.

—  Je suis étonné qu’il n’ait remarqué que maintenant l’absence de

Skaïe.

—  Les inventeurs ne sont pas aussi alertes que les guerriers,

apparemment, ironisa-t-elle.

—  Crois-tu que notre brillant jeune homme se débrouille bien chez les

Chimères ?

—  Je l’espère, car je ne pouvais pas vraiment l’envoyer dans une autre

division. Il est bien trop bavard pour passer inaperçu chez les Basilics et pas

suffisamment en forme pour être à l’aise chez les Manticores.

— Et chez les Salamandres ?

—  Il est vrai que tous les savants sont un peu fous, mais je crois qu’un

séjour parmi elles l’aurait plus déboussolé que rassuré. Au moins, avec Ilo,

il est bien encadré et il se sentira en sécurité.

— Et comment comptes-tu le capturer, ce tueur ?

— Grâce à toi.
—  Le seul objet que nous possédions de lui nous a conduits au cadavre

de Lavrenti. Nous n’avons rien d’autre que je pourrais utiliser pour le

localiser.

—  Je ne pense pas que ce sera nécessaire. Si c’est un sorcier comme

Wallasse, forcément, il voudra lui aussi s’en prendre à toi. Au lieu d’essayer

de t’en faire un ami, tu devras plutôt l’assommer.

— Rien que ça ?

La sonnerie du movibilis les interrompit encore une fois.

—  Bon, qu’est-ce qu’il a oublié de me dire ? soupira Sierra en

s’emparant de l’appareil. Ici Sierra, qui m’appelle ?

— C’est Priène.

— Priène ?

—  Il nous est arrivé un grand malheur. Un sorcier est apparu de nulle

part et, sans provocation, il a tué Apollonia et Baenrhée.

— Quoi ?

— Tout s’est passé si vite…

— Y a-t-il eu des blessés ?

—  Aucun. Vraisemblablement, il voulait surtout s’en prendre à nos

chefs. Il a tué Apo pendant que nous étions au parcours d’obstacles et quand

nous sommes revenus aux feux, il a fait subir le même sort à Baenrhée

lorsqu’elle s’est proclamée commandante. J’ai fait taire tout le monde pour

que le sorcier arrête de nous décimer.

— Comment l’avez-vous mis en déroute ?

— Il a eu peur de Rewain.

—  Rewain ? Mais personne ne porte le nom de ce dieu chez les

Manticores.

— En fait, c’est le dieu-zèbre lui-même qui est parmi nous.

— Mais qu’est-ce qu’il fait à Arcturus ? s’étonna Sierra.

— C’est une longue histoire.

— Qui vous dirige ?

— C’est moi, mais j’ai ordonné aux Manticores de ne jamais m’appeler

par mon nouveau titre pour éviter de subir le même sort que mes sœurs
d’armes.

— Je serai là bientôt pour démêler tout ça.

—  J’ai aussi averti mes troupes de ne pas utiliser ton titre non plus, au

cas où ce sorcier de malheur serait encore dans les parages.

— Bien pensé. Tenez bon.

Sierra mit fin à la communication et décocha un regard découragé à

Wellan.

— Une autre attaque de la part des Aculéos ? demanda-t-il.

—  Non. Je pense qu’il s’agit de notre sorcier. Il a tué Apollonia et

Baenrhée.

Wellan fut si troublé par la nouvelle qu’il ne trouva rien à dire.

—  Priène est d’avis qu’il cherche à s’en prendre aux commandants,

poursuivit Sierra. Rassemble tes affaires et allons prévenir Alésia de ce qui

se passe. Je veux qu’elle soit sur ses gardes.

Wellan s’empressa de remplir ses sacoches pendant que Sierra en faisait

autant. Ils quittèrent l’abri pendant que les Salamandres commençaient à

allumer les flambeaux. Massilia se précipita à leur rencontre.

— Elle va pouvoir chanter ce soir avec les autres ! leur annonça-t-elle en

sautillant sur place.

— Il y aura un autre spectacle ? s’enquit Wellan.

— Oui !

Massilia poursuivit sa route en poussant des cris de joie.

— Elle sera déçue de ne pas nous y voir, laissa tomber l’Émérien.

— Elle ne s’en rappellera même pas, affirma Sierra.

Ils poursuivirent leur route jusqu’à la hutte d’Alésia, qui était en train de

se maquiller devant un de ses nombreux miroirs pour sa performance de la

soirée.

—  Ça porte malheur de voir la grande vedette avant son spectacle, les

gronda-t-elle.

—  J’ai de mauvaises nouvelles. Apollonia et Baenrhée ont été

assassinées.
En état de choc, la commandante des Salamandres laissa tomber son

pinceau.

—  Les Aculéos ont frappé à l’ouest, cette fois-ci ? demanda-t-elle dans

un souffle.

— Il s’agit d’un ennemi plus sournois et difficile à arrêter.

— Pas un autre sorcier ?

— Eh oui. Je m’en vais chez les Manticores pour mieux comprendre ce

qui s’est passé.

— Et tu reviendras ?

—  Dès que j’aurai des réponses, je te le promets. Je suis vraiment

désolée de manquer ton tour de chant.

—  Je ferai un rappel juste pour toi quand vous serez de retour. Je sais

bien que Wellan est capable d’affronter un sorcier, car je l’ai vu de mes

propres yeux, mais de grâce, soyez prudents.

— Je ne laisserai rien lui arriver, promit l’Émérien.

— Il y a une dernière chose que je dois te dire, Alésia, conclut Sierra. Il

n’est pas impossible que ce mage noir ait commis ces crimes pour m’attirer

à l’autre bout du pays juste pour mieux frapper dans un autre campement.

— Je n’avais pas pensé à ça.

— Priène m’a fait une suggestion pleine de sens. Le sorcier en veut aux

chefs de l’armée tout comme aux chefs d’État, alors demande à tes

Salamandres de ne pas t’appeler par ton titre, mais uniquement par ton nom

à partir de maintenant.

— Tu t’inquiètes pour rien. C’est déjà ce qu’elles font.

—  Finalement, votre insubordination finira par vous sauver, soupira-t-

elle.

— N’est-ce pas ce que j’ai toujours dit ?

Sierra fit signe à Wellan de la suivre à l’extérieur de la hutte.

—  Nous partons à la chasse au sorcier chez les Manticores, donc ?

voulut-il s’assurer.

— Oui et oublie que je t’ai demandé de l’assommer. Si nous lui tombons

dessus, tue-le avant qu’il ne me prenne tous mes commandants.


— Bien compris.

Sierra mit la main sur celle de Wellan. Ils disparurent instantanément.

— Mais où ils s’en vont ? se troubla Massilia qui venait chercher Alésia.

Le spectacle va commencer et elle va chanter !


CONFUSION

S ierra et Wellan se matérialisèrent sur le sentier

campement des Manticores. Chaque fois qu’ils y revenaient, le temps

y était de plus en plus clément. Il y avait comme une odeur de printemps


qui menait au

dans l’air qui n’échappa pas à Wellan. Il se demanda si un autre orage allait

éclater, comme cela se produisait si souvent lorsqu’il arrivait dans la région.

Songeuse, Sierra se mit aussitôt à marcher vers le sud.

— Je capte une présence magique non loin, mais ce n’est pas celle d’un

sorcier, l’avertit aussitôt l’ancien soldat.

— C’est sûrement le dieu Rewain dont m’a parlé Priène tout à l’heure.

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Je ne le sais pas plus que toi.

Au lieu de continuer en direction de la clairière où s’élevaient les abris,

Sierra bifurqua dans la forêt. Wellan la suivit sans poser de question. Il

scrutait attentivement les alentours. Ils aboutirent finalement dans le

cimetière des Manticores éclairé par plusieurs flambeaux. Mactaris était

agenouillée devant les deux sépultures où elle venait de déposer les gourdes

des deux Manticores assassinées. Sierra se mit à genoux près d’elle et passa

son bras autour de ses épaules pour la réconforter. Wellan décida de rester

debout derrière les deux femmes pour les protéger durant cet instant de

vulnérabilité.

— Est-ce que Priène t’a raconté ce qui s’est passé ? hoqueta Mactaris.

— Oui, mais pas en détail.

—  Nous n’étions même pas là quand ce salaud a tué Apollonia. Il a

retourné sa propre arbalète contre elle.

Sierra grimaça en imaginant l’horreur de la situation.


—  Quand nous sommes revenus du parcours, elle gisait dans son sang,

la gorge transpercée par un carreau.

—  Vous n’auriez probablement pas pu la sauver même si vous étiez

restés avec elle.

— Tu as sans doute raison, car nous étions tous là quand il a fait subir le

même sort à Baé. Tous nos poignards sont sortis de leur gaine en même

temps et se sont plantés dans son corps.

—  Cet homme paiera pour ses crimes, Mactaris, je te le promets. Tu

veux rester ici encore un peu ?

La Manticore hocha doucement la tête en essuyant ses larmes. Sierra

l’embrassa sur la joue et poursuivit sa route vers les feux.

— Le carreau de l’arbalète et les poignards des Chevaliers, laissa tomber

Wellan. Ce sorcier est un véritable monstre.

—  Il n’y a plus aucun doute dans mon esprit que c’est le Lizovyk dont

Maridz nous a parlé. Souviens-toi de ce qui est arrivé à la haute-reine, à son

mari, au roi d’Einath et à ses compagnons de chasse. Il aime tuer.

Ils débouchèrent au campement. En les voyant arriver, Priène se

précipita à leur rencontre. Elle serra le bras de Sierra avec force et appuya

son front contre le sien.

— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente que tu sois là, lui

dit la Manticore.

— Je ne t’aurais jamais laissée seule aux prises avec cette situation.

Priène se tourna vers Wellan, lui agrippa également le bras, mais il dut

se pencher pour que leurs fronts se touchent.

— Venez vous asseoir.

Ils prirent place devant un feu.

— Où sont les autres ? s’inquiéta Sierra.

— Dans leurs abris. Je sais que ça va à l’encontre du règlement, mais je

les ai laissés boire de l’alcool ce soir pour noyer leur chagrin. Comme ils ne

tenaient plus sur leurs jambes, je les ai envoyés se coucher.

— Mais si le sorcier était revenu ? Aucun d’entre eux n’aurait été en état

de se battre.
—  Crois-moi, il n’y a rien que de simples mortels puissent faire contre

lui.

Sierra se garda de lui révéler qu’elle était en partie sorcière, elle aussi.

—  Mactaris vient de me raconter comment ça s’est passé, lui dit-elle

plutôt. Mais je voudrais bien comprendre ce que le dieu Rewain fait ici.

— En quelques mots, son frère Javad a tenté de le tuer au sommet de la

montagne bleue. Il est tombé dans la forêt, où il a miraculeusement survécu.

C’est là que Samara l’a trouvé tandis qu’elle était à la chasse. Elle l’a

ramené au campement, parce qu’il n’avait pas d’autre place où aller.

— Pourquoi Apollonia ne m’a-t-elle pas appelée pour m’en informer ?

—  Parce que les choses se sont ensuite précipitées. Rewain venait à

peine d’arriver que c’était sa mère Viatla qui subissait le même sort.

Wellan ne put s’empêcher de revoir Massilia tout empêtrée dans son

épais rembourrage marron alors qu’elle jouait le rôle de la déesse

hippopotame dans une pièce de théâtre.

— Viatla ? répéta Sierra. Elle existe ?

—  Plus maintenant. Rewain a formellement identifié son corps

transpercé de coups de couteau et nous l’avons enterrée au pied de la

montagne. Nous avons décidé de le garder avec nous, mais nous ne savons

plus comment le réconforter.

— Quel a été son rôle lors de l’attaque du sorcier ?

—  Il a poussé un cri et une lumière éblouissante a jailli de sa peau.

Lorsque le phénomène a pris fin, le sorcier n’était plus là. Il a agi surtout par

instinct pour nous défendre. À mon avis, il n’a aucune idée de ce qu’il est

capable de faire.

— Où est-il ?

— Il a manifesté le désir de s’isoler.

— Et tu as accepté de le laisser seul ?

—  Crois-moi, Sierra, il est parfaitement capable de se défendre, mais

j’ai tout de même demandé à Samara de garder un œil sur lui.

— Conduis-moi jusqu’à Rewain.

Priène prit les devants.


—  Je veux que tu le sondes jusqu’au fond de l’âme, chuchota Sierra à

Wellan. Je veux être certaine qu’il ne fait pas partie d’un piège que nous

tendrait Javad.

— Entendu.

Ils suivirent la Manticore jusqu’au parcours d’obstacles éclairé par un

seul flambeau planté à son fil d’arrivée. Un jeune homme aux cheveux bruns

bouclés, vêtu comme un Chevalier d’Antarès, était assis dans les dernières

marches de l’escalier en apex, la tête basse. Il tenait une tasse de thé entre

ses mains. Samara était près de lui.

— Rewain, je te présente Sierra et Wellan, fit Priène en s’approchant.

— Est-ce celle dont je ne dois pas prononcer le titre ?

— Oui, chuchota Samara. C’est cette très importante personne.

— Et c’est le Wellan qui a emmené Eanraig en lieu sûr ?

— Vous lui avez parlé d’Eanraig ? s’inquiéta Sierra.

—  Nous n’y avons pas vu de mal, puisque c’est son neveu, répondit

Samara.

— Je suis enchanté de faire ta connaissance, Rewain, lui dit Wellan.

— On me dit que c’est toi qui as repoussé le meurtrier d’Apo et de Baé ?

fit gentiment Sierra.

—  Sans le faire exprès. Je ne sais pas comment la lumière est sortie de

mon corps.

— L’important, ç‘a été le résultat, le rassura Wellan.

—  Allez-vous l’emmener au même endroit qu’Eanraig ? s’enquit

Samara.

—  Nous l’avons conduit chez d’autres dieux qui lui enseignent à se

battre, lui rappela l’ancien soldat.

—  Je ne crois pas que ce serait quelque chose que je saurais faire,

s’excusa Rewain. Je ne suis pas un dieu agressif comme les autres membres

de ma famille.

— Tu serais sans doute mieux de rester ici pour continuer à protéger les

Manticores.
— Wellan a raison, l’appuya Sierra. Maintenant que le sorcier sait que tu

es parmi elles, il y pensera à deux fois avant de revenir. À moins, bien sûr,

que tu préfères rentrer chez toi.

— Il ne le peut pas, répondit Samara à sa place. Son frère le tuerait, c’est

certain.

—  Ce sera donc à Eanraig de nous débarrasser de Javad une fois pour

toutes, comprit Wellan.

—  Je ne sais pas si c’est une pensée méchante, mais au fond de moi,

j’espère que mon père finira par apprendre ce que Javad nous a fait à ma

mère et à moi et qu’il lui réglera son compte avant qu’il puisse faire du mal à

Eanraig.

—  Ce n’est pas méchant, Rewain, le rassura Samara. En ce moment,

c’est juste normal que tu penses ainsi.

—  Jeune homme, je t’invite à rester parmi les Chevaliers aussi

longtemps que ce sera nécessaire, décida Sierra.

— Merci, madame.

— Sierra… murmura Samara. Tu dois l’appeler Sierra.

— Oui, pardon.

La grande commandante le salua et tourna les talons pour retourner au

campement. Priène et Wellan la suivirent. Ils prirent place devant les feux,

où la Manticore leur servit du thé.

— Parle-moi du sorcier, exigea Sierra.

—  Il n’est pas resté longtemps et tout ce qu’il a dit, c’est qu’il avait tué

Apollonia uniquement parce qu’il le pouvait. Il a ajouté que nous allions

tous y passer pour son seul plaisir. Il y avait tellement de haine dans ses

yeux.

— Décris-le-moi.

— Moins grand que Wellan, ses cheveux noirs étaient de la longueur de

ceux de Koulia, mais sales et ébouriffés. Je pense que ses yeux étaient bleus,

mais je ne pourrais pas le jurer.

— Ressemblait-il au Prince Lavrenti ?

—  Ciel, non, sauf pour sa taille peut-être. À ton avis, pourquoi agit-il

ainsi ? Est-il à la solde de Zakhar ?


—  Non. Il s’appelle Lizovyk et il est possédé par une force bien plus

cruelle encore, qui dévore des planètes.

Priène se contenta de fixer la commandante avec incrédulité.

— Et comment arrête-t-on ça ? réussit-elle à articuler.

— C’est ce que nous tentons de déterminer.

—  Si je comprends bien, nous sommes coincés entre cette créature

affamée, les Aculéos et le frère impitoyable de Rewain ?

— Ça résume bien la situation, admit Sierra. La seule façon de nous en

sortir, c’est d’affronter un adversaire à la fois.

— Si on pouvait se débarrasser des hommes-scorpions en premier, nous

pourrions concentrer nos efforts sur les plus dangereux par la suite.

—  Je ne vois pas comment nous pourrions le faire rapidement, mais je

reste ouverte à toutes les suggestions.

Koulia émergea alors au pas de course du sentier qui menait vers la

colline. Soufflant comme une baleine, elle était entièrement trempée par la

sueur et ses cheveux sombres lui collaient dans le cou.

— As-tu aperçu des Aculéos ? s’inquiéta Sierra.

— Non… Besoin de courir… J’ai soif…

Priène lui lança sa gourde d’eau.

—  Je croyais que tout le monde dormait, fit la grande commandante en

décochant un regard interrogateur au nouveau chef des Manticores.

— Moi aussi, grommela-t-elle.

— Je ne pouvais pas… haleta Koulia en versant le contenu de la gourde

sur sa tête. Je suis allée voir si les sentinelles avaient besoin de quelque

chose.

Les sentinelles ? se réjouit Wellan.

—  Apo n’y croyait pas, mais je pense que c’est plus prudent, expliqua

Priène. Ça nous permet de nous détendre davantage au campement, sachant

qu’elles nous avertiront si un danger approche. Il se fait tard. Resterez-vous

pour la nuit ? Nous avons attribué votre abri à Rewain, mais vous pouvez

dormir dans celui d’Apollonia. Nous l’avons nettoyé.


—  J’aimerais bien me reposer et démêler mes émotions, laissa tomber

Sierra. Nous nous reverrons au matin.

Wellan suivit la grande commandante et alluma un feu magique en

s’assoyant près d’elle dans l’abri.

—  Si je savais comment te faire rentrer chez toi, je t’enverrais chercher

tes deux cents soldats magiques, grommela Sierra.

— Ils répondraient à ton appel avec plaisir, affirma-t-il.

— Comment vais-je protéger mes Chevaliers des desseins meurtriers de

Lizovyk ? Il ne traîne pas des Rewain à tous les coins de rue. Qui pourrait

décourager ce sorcier de mettre les pieds dans les autres campements pour

tuer les commandants ? Et si ce démon continue de les attaquer un par un,

ne finira-t-il pas par tomber sur la princesse ?

— Ce sont des questions auxquelles je ne connais malheureusement pas

les réponses. Mais une chose est certaine, nous devons découvrir les

faiblesses de Lizovyk. Nous savons déjà qu’il ne peut pas supporter

l’énergie divine, mais il y a certainement autre chose.

—  N’es-tu pas un dieu toi-même ? Ne pourrais-tu pas faire la même

chose que Rewain ?

—  Je n’ai jamais exploré cette faculté, mais en théorie, je pourrais sans

doute y arriver.

Sierra garda le silence pendant quelques minutes.

— Emmène-moi à Paulbourg, exigea-t-elle tout à coup.

— Maintenant ? Non seulement il n’y a aucune source lumineuse là-bas,

mais si j’allume mes paumes, je ferai paniquer les sentinelles des

Manticores. Je t’y transporterai plutôt dès que le soleil poindra à l’est. Tu

devrais plutôt avertir les autres commandants de ce qui s’est passé ici.

— Je préfère ne pas utiliser mon movibilis afin de ne pas mettre leur vie

en péril. Nous ne savons pas si le sorcier peut intercepter nos conversations.

Je les avertirai plutôt de vive voix.

— C’est toi qui décides.

Wellan lui transmit discrètement une vague d’apaisement. Elle s’enroula

dans sa cape et s’allongea sur le sol. Pendant qu’elle sombrait dans le


sommeil, l’ancien soldat en profita pour sonder tout le nord d’Alnilam. Il ne

ressentit de l’angoisse nulle part. Rassuré, il se coucha à son tour.

Comme il l’avait promis à Sierra, il la réveilla un peu avant l’aube. Il

leur procura un repas en provenance de la forteresse d’Antarès. Ils

mangèrent dans l’abri sans se presser. Wellan aurait donné n’importe quoi

pour aller prendre une douche chaude, mais encore une fois, il n’en aurait

pas le loisir. Lorsqu’ils eurent terminé de manger, il prit la main de la

commandante et l’emmena au centre de Paulbourg. Le temps était

menaçant. De gros nuages noirs arrivaient de l’ouest.

— Chaque fois que tu viens ici, tu provoques le ciel, on dirait, le taquina

Sierra en se redressant.

Elle se rendit aux ruines de la maison où elle avait grandi, Wellan sur les

talons.

—  J’étais trop petite à l’époque pour me souvenir de mes voisins, fit-

elle, nostalgique. J’ignore qui peut bien être ce Bréval, mon véritable père,

et j’imagine que les registres de l’hôtel de ville ont dû être réduits en cendre

lors de l’attaque des Aculéos.

— La fois où j’ai exploré cet endroit, j’ai découvert beaucoup de trésors

dans des chambres fortes souterraines.

Wellan se mit donc à marcher à travers les ruines, les paumes tournées

vers le bas. Sierra l’observa. Elle était torturée par son désir d’en apprendre

davantage sur ses origines, mais elle devait aussi protéger Alnilam contre

tous ses ennemis.

—  Wellan, arrête, soupira-t-elle. C’est égoïste de ma part de chercher

qui je suis pendant qu’un sorcier essaie de tous nous tuer.

—  Accorde-moi encore quelques minutes. Je viens de flairer une piste

intéressante et j’aimerais savoir où elle me mènera.

— Fais vite.

Il utilisa ses pouvoirs pour déblayer le plancher de ce qui restait d’un

immeuble plus grand que les autres et aperçut une trappe. Il l’ouvrit avec un

sourire victorieux. Une vingtaine de marches plongeaient dans le noir. Il

alluma donc ses paumes et descendit dans le sous-sol. Sierra était bien trop

curieuse pour ne pas l’y suivre. Wellan illumina une centaine d’étagères sur
lesquelles reposaient des boîtes en métal identifiées par des symboles qu’il

reconnut comme étant des lettres de l’alphabet du continent.

— Tu aurais dû être détective, le félicita Sierra.

— Que veut dire ce mot ?

—  C’est ainsi qu’on appelle les policiers chargés des enquêtes et des

investigations. Tu as trouvé les états civils du premier coup !

— Puisque je ne sais pas comment écrire le nom de ton père, alors c’est

à toi de jouer.

Il suivit la commandante dans chaque allée pour l’éclairer. Elle s’arrêta

brusquement et d’une main tremblante, elle retira une mince boîte placée

parmi toutes les autres à la verticale.

— Ramène-nous dans l’abri, s’il te plaît…

— Assieds-toi, sinon tu vas solidement te frapper la tête au plafond, là-

bas.

Elle le fit sur-le-champ et fut transportée au campement des Manticores.

Installée devant le feu magique, elle ouvrit la boîte et y trouva plusieurs

feuilles couvertes de caractères d’imprimerie.

— Je devrais attendre un autre jour avant de lire tout ça…

— Fais-toi plaisir et choisis un seul document pour le moment. Tu auras

certainement le loisir d’étudier le reste plus tard.

—  J’aime bien quand tu parles comme si nous allions gagner cette

guerre, avoua-t-elle en tournant rapidement les pages.

Elle s’arrêta net et sortit une feuille du lot.

— Qu’est-ce que c’est ?

—  Mon certificat de naissance. Maridz avait choisi de m’appeler

Aude…

— Elle ne l’a donc pas remis à ta mère adoptive.

Sierra se mit à parcourir cet acte officiel, les larmes aux yeux. Wellan

s’adossa contre le mur et ne la pressa pas. Il savait que la commandante

possédait la merveilleuse faculté de retomber rapidement sur ses pattes.


UN ÉPERVIER CORIACE

L
juste
izovyk aurait pu être brûlé vif par l’énergie divine de Rewain, mais

une force inconnue lui avait fait quitter le campement des Manticores

à temps. Le jeune sorcier se douta bien que c’était la même qui

l’empêchait de s’écraser sur les récifs autour de l’île Inaccessibilis.

Il réapparut sur les hauts plateaux des Aculéos et plongea ses bras

meurtris dans la neige afin de les soulager rapidement. Il n’avait pas appris à

se guérir lui-même lorsqu’il vivait avec son père, car il n’avait jamais subi

de blessures graves. «  Si j’avais pu rester chez les Manticores, ce dieu

m’aurait sans doute tué et j’aurais enfin été libéré des tentacules de

Tramail  », grommela-t-il intérieurement. Mais le dévoreur de mondes avait

placé en lui un mécanisme de survie qu’il ne maîtrisait pas. «  Il va sans

doute être content d’apprendre que j’ai réussi à tuer deux des chefs de

l’armée des humains et il va peut-être me laisser un peu tranquille. »

Il vit alors sa peau commencer à se régénérer sans qu’il ait à intervenir.

« Une autre de ses malédictions… » Il se creusa un trou dans la neige et se

reposa.

Au matin, il ressentit une grande faim. Parce qu’il avait parcouru toute la

frontière pour espionner les Chevaliers pendant des années, Lizovyk

connaissait l’existence des quatre divisions. Il sentit alors dans son esprit

que son maître y implantait de nouvelles images. Puisqu’il ne pouvait pas lui

échapper, le jeune sorcier décida de faire tout ce qu’il lui demandait même

s’il n’en avait aucune envie afin que cette planète soit détruite au plus vite et

lui aussi par le fait même.

Lizovyk disparut et se matérialisa entre les troncs de grands arbres dans

une forêt qu’il reconnut comme étant celle des Basilics. Il avait assez

souvent épié les sentinelles de Chésemteh pour deviner où elles se


trouvaient, tant le jour que la nuit. Guidé par l’odeur des feux et de la

nourriture, il évita de suivre les sentiers pour s’approcher du campement.

Olbia était assise sur une branche, le dos appuyé contre le chêne où elle

avait choisi de grimper. En l’absence de feuillage pendant la saison froide,

elle avait une vue imprenable sur toute la falaise. De plus, ses yeux

d’Eltanienne lui permettaient de surprendre le moindre mouvement à la

surface du roc. Noctua, sa chauve-souris, était suspendue à une branche

juste au-dessus d’elle. Elle semblait endormie, mais Olbia savait que ses

oreilles hyper sensibles ne perdaient rien de ce qui se passait à des lieues à

la ronde. Tout à coup, la bête de la taille d’un gros chien poussa un cri aigu.

—  Ne me dis pas que tu as encore faim, se découragea sa maîtresse en

plongeant la main dans la pochette en cuir où elle conservait des morceaux

de fruit.

Au lieu de s’étirer le museau pour les attraper, Noctua prit son envol.

Tous les muscles d’Olbia se tendirent, car elle reconnaissait ce

comportement. Elle suivit son parcours et, lorsqu’elle la vit tourner en rond

au-dessus d’une partie de la clairière, elle sauta de son perchoir. Son arc

armé devant elle, Olbia se rendit aussi silencieusement que possible à

l’endroit que lui indiquait la chauve-souris. Elle aperçut alors un homme

vêtu d’un long manteau noir qui se dirigeait vers le campement. D’une

main, elle fit signe à Noctua de sonner l’alarme.

Chésemteh était assise devant l’un des feux avec Orchelle, Locrès,

Mohendi et Samos. Les garçons se taquinaient comme c’était leur habitude

tandis que la réfugiée mangeait son repas en silence. Chésemteh observait

souvent sa mère en se demandant à quoi elle pensait. « Sans doute qu’elle a

de la chance d’être encore en vie  », devina-t-elle. Elle ne savait pas encore

ce qu’elle ferait d’elle. Orchelle ressemblait à une enfant qui devait tout

apprendre. «  Comme moi quand je suis arrivée à Antarès  », se rappela

Chésemteh. Sa mère prêtait attention à tout ce qui se disait autour d’elle, si

bien que les Basilics avaient fini par se demander si elle n’était pas à la

solde de Zakhar. « Ils voient des espions partout maintenant », grommela la

commandante, qui refusait d’y croire. Mais elle gardait tout de même la

scorpionne à l’œil.

— C’est vraiment mort sur la falaise, déplora Samos.


—  Nous aimerions que le roi nous envoie au moins une petite centaine

de guerriers pour nous désennuyer, soupira Mohendi.

— Moi, je pense qu’il en enverra plus que ça pour tenter de reprendre sa

femme, commenta Locrès.

Orchelle fut secouée d’un frisson d’horreur. Chésemteh allait dire aux

garçons de changer de sujet lorsque la chauve-souris d’Olbia vola en rond

au-dessus du campement en poussant des cris stridents. Les Basilics

bondirent sur leurs pieds.

— Orchelle, Cache-toi dans l’abri, ordonna Chésemteh.

La femme-scorpion détala comme un lapin.

— Que sens-tu ? demanda Locrès à son chef.

— Ce ne sont pas des Aculéos, mais je ne reconnais pas cette odeur.

Dans la forêt, Olbia vit Trébréka converger vers elle, son arc à la main,

prête à tirer. Avec des signaux silencieux, elle indiqua à la rouquine que

l’intrus se trouvait quelques pas devant elle et qu’elles devaient l’arrêter

avant qu’il atteigne le campement. Trébréka indiqua d’un mouvement de tête

qu’elle avait compris et piqua vers la droite tandis qu’Olbia allait à gauche.

Lizovyk se mit à avancer plus rapidement et les Eltaniennes ne purent

pas l’intercepter entre les sapins. Il mit le pied dans la clairière, à quelques

mètres à peine de Chésemteh et de ses soldats.

— Est-ce que tu le connais ? demanda Locrès.

— Non, répondit la commandante.

Olbia et Trébréka sortirent d’entre les arbres en pointant leurs flèches en

direction de la tête du sorcier.

— Je me doutais que ce serait moins facile ici, ricana Lizovyk.

— Qui es-tu et que nous veux-tu ? gronda la scorpionne.

— Tu veux savoir qui je suis avant que je te tue ?

— Je voudrais bien te voir essayer, le menaça Mohendi.

— Vous êtes vraiment très amusants. Je m’appelle Lizovyk.

— S’il bouge, il est mort, indiqua Olbia, qui fixait intensément l’intrus.

—  C’est ce que vous croyez ? Je ne suis pas humain. Je peux tous vous

trancher la gorge sans même remuer un cil.


Sur la grande place de rassemblement des Deusalas, Sage, le dieu-

épervier, était en train d’animer des hologrammes de soldats-taureaux avec

Azcatchi lorsqu’il ressentit la tension de Chésemteh. Sans avertir qui que ce

soit, il plongea dans son vortex et se matérialisa derrière sa nouvelle amie. Il

évalua rapidement la situation et détecta la puissance maléfique de l’homme

que les Eltaniennes gardaient en joue avec leurs arcs.

—  Qui t’envoie, Lizovyk ? le questionna Chésemteh pour gagner du

temps et permettre à ses Basilics de former un plan dans leur esprit.

— Le futur maître du monde. Puisqu’il avait envie de prendre son temps

pour vous écraser comme des insectes, il m’a demandé d’assassiner tous les

dirigeants des humains avant de faire exploser la planète. Tu es sur ma liste.

— Tuez-le ! hurla Locrès, qui ne voulait surtout pas donner au sorcier le

temps d’exécuter son chef.

Olbia et Trébréka laissèrent partir leurs flèches en même temps, mais

celles-ci prirent feu en vol et retombèrent en cendres sur le sol avant d’avoir

atteint leur cible.

— Vous êtes vraiment pathétiques, ironisa Lizovyk.

Irréductibles, les archères avaient encoché de nouvelles flèches, mais

alors qu’elles allaient les laisser partir, elles sentirent leur poignard glisser

de leur ceinture. Elles lâchèrent aussitôt leurs arcs pour s’agripper au

manche des dagues. La force qui les attirait était si grande toutefois qu’elles

n’arrivèrent pas à les retenir. Elles leur échappèrent et foncèrent sur

Chésemteh à la vitesse de l’éclair. Les Basilics écarquillèrent les yeux avec

horreur, mais aucun d’entre eux n’eut le temps de réagir. Les poignards

s’immobilisèrent brusquement à un cheveu de la poitrine de la

commandante ! Le soudain déplaisir sur le visage de Lizovyk fit comprendre

aux soldats qu’il n’était nullement responsable de ce miracle. Sage passa

alors entre Mohendi et Locrès.

— Tu veux mourir avant elle ? le défia le sorcier.

Les dagues pivotèrent dans les airs et partirent dans sa direction.

Furieux, Lizovyk les fit exploser. Les Basilics se protégèrent le visage avec

leurs bras, mais ne reçurent pas le moindre débris. Sage avait prestement

levé son bouclier pour les protéger. Olbia et Trébréka en profitèrent pour se

joindre à leurs compagnons d’armes qui flanquaient leur chef.


— Ceux qui attaquent les Chevaliers d’Antarès sont mes ennemis ! tonna

Sage en avançant vers le sorcier sans la moindre peur.

La pierre qu’il portait au cou se mit à briller de mille feux. Aveuglé par

cette lumière qui lui causait en même temps d’atroces douleurs dans tout

son corps, Lizovyk comprit qu’il avait encore une fois affaire à un dieu.

L’instinct de survie que Tramail avait implanté en lui se manifesta et le

fit disparaître avant que Sage l’élimine pour de bon.

— Le lâche ! s’exclama Locrès.

— Il s’en est fallu de peu, soupira Mohendi, soulagé.

—  Est-il vraiment parti ou est-ce qu’il est juste allé se cacher dans la

forêt ? s’enquit Chésemteh, prudente.

— Il n’est plus ici, confirma Sage.

— Tu es mon héros ! proclama Trébréka en sautillant sur place.

— Mais qui était cet énergumène ? se fâcha Samos.

— Un sorcier qui fait le sale travail de son maître, cracha Sage.

— Au moins, on sait ce qu’il veut, maugréa Locrès.

—  Nous ne pouvons pas l’empêcher de tuer Ché si c’est un adversaire

magique, fit remarquer Olbia.

— Moi, je le peux, déclara Sage.

Il ôta la chaînette qu’il portait au cou et la passa autour de celui de

Chésemteh.

—  Le sorcier ne pourra rien contre toi tant que tu porteras cette pierre,

expliqua-t-il. Tu n’auras qu’à marcher à sa rencontre et il sera forcé de partir.

Et s’il refuse de bouger, eh bien, il mourra.

— Mais toi ?

— Je possède d’autres pouvoirs tout aussi persuasifs, ne t’inquiète pas.

Ils se regardèrent dans les yeux pendant un moment.

—  Je regrette de devoir mettre fin à un moment aussi romantique,

intervint Trébréka, mais tu devrais appeler Sierra pour lui raconter ce qui

vient de se passer, Ché. Je vais aller chercher ton movibilis.

$R
Dans l’abri qu’elle partageait avec Koulia, Priène était en train

d’éponger le visage de sa compagne en l’obligeant à ralentir sa respiration.

— Était-il vraiment nécessaire que tu t’épuises ainsi ? la gronda-t-elle.

— Ça me permet d’évacuer ma nervosité, tu le sais bien.

Le movibilis d’Apollonia, que Priène avait récupéré dans ses affaires, se

mit à sonner bruyamment, faisant sursauter les deux femmes. Le nouveau

chef s’empara de l’appareil et répondit.

— Ici Priène.

— Priène ? fit la voix étonnée de Chésemteh. C’est Sierra que je cherche

à joindre.

— Eh bien tu as composé le numéro d’Apollonia.

— Quoi ?

Elle fouilla dans le petit carnet de la défunte commandante et lui fournit

celui de Sierra. La scorpionne raccrocha sans plus de façon. Priène entendit

alors résonner l’autre movibilis dans l’ancien abri d’Apollonia.

— Ici Sierra, qui m’appelle ? fit la grande commandante, inquiète.

— Chésemteh. Nous venons d’être attaqués par un sorcier fou furieux.

— Pas toi aussi. Est-il encore là ?

— Non, il a pris le large.

— J’arrive tout de suite.

Sierra raccrocha et glissa le movibilis dans ses sacoches. Près d’elle,

Wellan avait aussi ramassé ses affaires.

— Où, cette fois ? demanda-t-il.

—  Chez les Basilics, mais je veux aller prévenir Priène que nous

partons.

Ils se faufilèrent hors de l’abri et se rendirent à celui de la nouvelle

commandante. Justement, cette dernière venait de repousser le morceau de

métal qui servait de porte.

—  Je viens de parler à Ché et je dois me rendre à son campement, lui

indiqua Sierra. Gardez Rewain avec vous en tout temps, car il est votre gage

de protection.
—  Nous l’avons déjà compris, affirma Priène. Je communiquerai avec

toi si nous avons d’autres ennuis.

— Garde l’œil ouvert.

Sierra prit la main de Wellan. Ils disparurent pour se matérialiser

quelques secondes plus tard devant l’abri qu’ils avaient occupé chez les

Basilics. Sierra laissa tomber ses sacoches et fonça vers le groupe. Wellan

lui emboîta le pas.

— Quelqu’un a-t-il été blessé ? s’empressa-t-elle de demander.

— Personne ! répondit Trébréka. Grâce à Sage !

— Sage ? répéta Wellan, étonné.

L’hybride s’approcha et lui serra les bras à la façon des Chevaliers

d’Émeraude.

— Il nous a débarrassés de ce démon avec sa magie, ajouta Mohendi.

—  Wellan, nous aimerions en avoir, nous aussi, de cette magie, le

supplia l’Eltanienne.

— Malheureusement, le seul homme qui pourrait vous en donner habite

dans le monde où je suis incapable de retourner.

—  Je vous en prie, assoyez-vous et expliquez-moi ce qui s’est passé,

exigea Sierra.

Les Basilics lui obéirent sans dissimuler leur inquiétude. Encore une

fois, Wellan préféra rester debout pour scruter les alentours. Ce fut Locrès

qui leur relata les événements troublants qui venaient tout juste de secouer

leur campement.

— Le sorcier ne visait que Ché, termina-t-il.

—  Il est d’abord passé chez les Manticores, leur apprit Sierra. Il a tué

Apollonia et Baenrhée.

La nouvelle frappa les Chevaliers de stupeur.

— Parce qu’elles n’avaient pas de Sage, se désola Trébréka.

—  Ne t’inquiète pas, Éka, la rassura Sierra. Elles disposent maintenant

d’un autre type de protection.

—  S’il a commencé par les Manticores et qu’il est venu ensuite ici,

raisonna Chésemteh, il y a fort à parier qu’il se dirigera ensuite chez les


Chimères ou chez les Salamandres.

— C’est ce que je pense aussi.

—  Alors ne reste pas ici. Personne n’est magique dans ces deux

campements.

Wellan retourna tout de suite chercher les sacoches que la grande

commandante avait laissé tomber. Sierra se tourna vers Sage.

—  C’est ce sorcier qui a tué les souverains d’Antarès et le roi d’Einath,

l’informa-t-elle. S’il revient ici, ne l’épargne pas.

— Bien compris.

Wellan revint vers la grande commandante et lui tendit la main.

—  Trouve-le et châtie-le, Sierra ! cria Trébréka avant qu’ils se

dématérialisent.

Chésemteh caressa doucement entre son pouce et son index la nouvelle

pierre qu’elle portait au cou. Elle se tourna vers Sage et lui fit signe de la

suivre. Ils marchèrent sur le sentier qui menait au canal de Nemeroff, où la

scorpionne finit par s’arrêter.

—  Pourquoi mets-tu ta propre vie en péril pour sauver la mienne ?

demanda-t-elle, étonnée.

— Parce que je veux que nous ayons un avenir après la guerre.

— Tu es bien optimiste.

— C’est une de mes principales qualités, en effet.

— Et si nous devions périr ?

— J’espère que ce sera dans les bras l’un de l’autre.

Chésemteh était si décontenancée par sa réponse qu’elle ne sut pas quoi

répliquer. Sage l’attira lentement dans ses bras pour qu’elle ne prenne pas

peur. Voyant qu’elle ne résistait pas, il déposa un doux baiser sur ses lèvres.

—  Nous ne sommes pas censés entretenir des relations intimes sur le

front, murmura-t-elle.

Sage l’embrassa une seconde fois.

— C’est seulement pour me faire rêver un peu tandis que je continue de

former les Deusalas.


—  Une de ces nuits, je te demanderai de nous transporter là où nous

serons tranquilles.

— Et je le ferai avec le plus grand plaisir.

Ils continuèrent de s’étreindre pendant un long moment, choisissant

d’ignorer la situation périlleuse dans laquelle ils se trouvaient.

— Je reviendrai, murmura-t-il avec un sourire radieux.

— J’y compte bien.

Sage s’évapora sous ses yeux. Il retourna instantanément sur la place de

rassemblement des Deusalas, où les escadrilles étaient en train de manger.

En le voyant apparaître, Azcatchi se dirigea vers lui.

—  Explique-moi pourquoi tu es parti de façon aussi soudaine, exigea-t-

il.

—  Un sorcier s’est attaqué aux Basilics et je me suis porté à leur

secours.

— Tout seul ?

—  Il était hors de question que je vous expose à ce danger auquel je

pouvais faire face par moi-même.

— Tu l’as tué, au moins ?

— Non, il a fui comme un lâche.

— Pourrait-il t’avoir suivi jusqu’ici ?

— Je n’en sais rien. Arrête de te faire du souci. Nous sommes saufs.

— Pour l’instant.

Sage le suivit, amusé de constater que ce dieu, qui avait été son ennemi

dans son propre monde, faisait désormais preuve d’une réelle amitié envers

lui. « Tout le monde peut changer », songea-t-il.


DÉSERTEURS

L es quelques minutes que Zakhar avait passées dans l’antre d’Olsson

l’avaient beaucoup ébranlé. À son retour dans son monde souterrain,

le roi des Aculéos prit place sur son trône, songeur. Il se surprit à penser

qu’il aurait aimé lui aussi posséder des pouvoirs magiques et ne plus avoir

recours à un sorcier. Il avait appris que les pouvoirs du mage lui avaient été

transmis par des savants qui portaient le nom de généticiens. Y en avait-il

parmi les humains et parviendraient-ils à injecter du sang de sorcier à un

homme-scorpion comme lui ? «  Si une telle opération était possible, alors

plus personne ne pourrait m’empêcher de m’emparer de toute la planète  »,

rêva-t-il.

Ses serviteurs lui apportèrent de la viande sanglante. Zakhar mangea

distraitement en se demandant s’il pourrait persuader Olsson de lui donner

un peu de son sang, car il ne pourrait pas le contraindre à lui offrir un aussi

beau cadeau. «  Ou il pourrait saigner son fils s’il lui met la main dessus  »,

songea-t-il. De plus en plus obsédé par ce projet, le souverain se rendit à sa

chambre et fouilla dans le plus gros de ses coffres. Il en retira une carte

géographique d’Alnilam, volée pendant le saccage d’une des villes du nord,

bien des années plus tôt. Il s’assit par terre et la déroula. En l’examinant

attentivement, il se rendit compte que ses nouveaux radeaux ne pourraient

jamais accoster à Altaïr, car même s’il était très large, le fleuve ne leur

permettrait pas de passer inaperçus.

De surcroît, les Chevaliers qui y étaient postés étaient beaucoup trop

efficaces. Ils arrivaient presque toujours à noyer ses guerriers avant même

qu’ils puissent mettre le pied sur le rivage.

De plus, ces embarcations étaient si immenses qu’il ne pourrait pas les

utiliser dans le nouveau canal que le dragon avait creusé au pied de la

falaise. Elles resteraient coincées entre les deux rives à Antarès ou à Hadar
et finiraient par servir de pont à ses ennemis. Il laissa le bout de son index

dériver vers l’ouest, où s’étendait un vaste océan. «  Si je rassemblais

suffisamment de radeaux de ce côté, je pourrais envoyer une puissante

armada vers le sud, au-delà des territoires que protègent les Chevaliers  »,

constata-t-il. «  En faisant descendre mes guerriers sur ces nombreuses

plages en pleine nuit, ils pourraient se mêler aux humains et envahir peu à

peu le continent en se frayant un chemin vers l’intérieur et en ravageant tout

sur leur passage. Zakhar, tu es le plus brillant de tous les Aculéos. »

Fier de sa nouvelle idée, il décida d’aller l’exposer à Orchelle pour voir

ce qu’elle en penserait. Il roula la carte et se rendit à la grotte de sa favorite.

Zakhar fut surpris de la trouver plongée dans le noir. Il frotta les pierres

blanches encastrées dans le mur. Elles illuminèrent aussitôt la pièce.

Orchelle n’était pas sur son lit. Puisqu’elle adorait tous ses petits, le roi crut

qu’elle avait décidé de passer du temps avec eux à la pouponnière. Il déposa

la carte sur le lit et suivit le long couloir qui menait dans la grande caverne

où les nourrices gardaient les jeunes scorpions.

— Où se trouve Orchelle ? lança-t-il en arrivant sur les lieux.

— Il y a bien des jours qu’elle n’est pas venue voir ses enfants, répondit

une des esclaves.

— Des jours ?

Il tourna les talons et retourna dans la grotte de sa favorite. Il se pencha

pour flairer les fourrures sur son lit. Son odeur était en effet en train de

s’évaporer.

— Mais où peut-elle être allée ? explosa-t-il.

Le royaume des Aculéos comprenait des milliers de kilomètres de

tunnels et de galeries ! Les femmes de Zakhar savaient pourtant qu’elles ne

pouvaient pas quitter le palais. Pourquoi Orchelle aurait-elle soudain

éprouvé l’envie de s’en éloigner ? Le souverain revint dans son hall et

questionna les serviteurs qui déambulaient quotidiennement dans les

couloirs de sa vaste résidence. Aucun d’eux n’avait vu la favorite depuis

longtemps. «  Elle a peut-être finalement décidé d’apprendre à coudre  », se

dit Zakhar. Il dépêcha donc ses servantes chez les jeunes femmes qui

enseignaient la couture au reste du clan. En attendant leur réponse, le roi

alla chercher sa carte d’Alnilam et continua de l’étudier. Les heures

passèrent. Pour se délier les muscles, il agrippa sa massue et s’entraîna à la


balancer au-dessus de sa tête et à frapper de tous les côtés. C’est alors que

les servantes revinrent dans le hall. Orchelle n’était nulle part. Zakhar

poussa un hurlement de fureur qui les fit toutes déguerpir dans les tunnels.

— Elle s’est enfuie parce qu’elle ne croyait pas à mon rêve ! ragea-t-il. Si

elle a décidé de demander la protection d’un autre clan, elle le paiera de sa

vie !

Ce fut ensuite ses guerriers qu’il dépêcha sur ses terres enneigées afin

d’interroger tous les chefs. Il chargea également le général Genric de lui

ramener Quihoit. Le scélérat devait sûrement connaître les plans de sa mère.

Dès qu’il fut de nouveau seul, Zakhar arpenta sa caverne comme un animal

en cage. Jamais il n’aurait pu imaginer ce que ses hommes lui apprirent

quelques jours plus tard. Genric fut le premier à rentrer au palais.

— Où est mon fils ? demanda Zakhar en le voyant s’approcher seul.

— Il a quitté son logis sans avertir personne.

— Lui aussi ?

—  Une jeune femelle m’a révélé qu’il était très fâché depuis que tu

l’avais mutilé toi-même. Pourtant, il sait ce qu’il risque en tentant de

s’échapper.

— Aurait-il fui avec sa mère ?

— Je ne peux pas l’affirmer.

— C’est sans doute lui qui a persuadé Orchelle de le suivre je ne sais où,

parce que c’est ma préférée. Retrouve-les tous les deux, Genric. Je veux les

mettre à mort de mes propres mains.

— Il en sera fait selon ta volonté.

Le général quitta le hall pour organiser les recherches. Zakhar se mit à

frapper sur les murs avec sa massue en poussant des hurlements terrifiants.

Tous les serviteurs qui s’apprêtaient à traverser la caverne rebroussèrent

prestement chemin. Les plus braves coururent déposer la nourriture de leur

roi près du trône et disparurent aussitôt dans les couloirs.

Lorsque Genric annonça finalement à Zakhar que Quihoit et Orchelle

s’étaient volatilisés de son royaume, Zakhar n’eut aucune réaction. Il

remercia le soldat, chassa tout le monde et appela Olsson. Celui-ci apparut

au milieu de la caverne.
—  Je ne me souviens pas de vous avoir vu dans un état pareil, fit-il,

étonné.

—  Ma favorite et mon fils rebelle sont partis sans ma permission et je

veux savoir où ils sont allés.

— Possédez-vous un article leur ayant appartenu ?

Zakhar demanda à un serviteur qui venait de mettre le pied dans le hall

d’aller chercher un des pagnes d’Orchelle, puis à un autre d’aller voir si

Quihoit avait laissé quelque chose dans sa grotte. Le vêtement de sa femme

arriva en premier. Sans y toucher, Olsson passa la main au-dessus du pagne

et se concentra. Zakhar l’observa en lui enviant encore une fois ses facultés

surnaturelles.

— Elle se trouve chez les humains, annonça-t-il finalement.

— C’est impossible. Il y a un cours d’eau qui nous sépare de leurs terres

et Orchelle ne sait pas nager.

— Quelqu’un l’a sans doute aidée à traverser le canal. Je capte une autre

présence Aculéos près d’elle, mais je ne saurais dire de qui il s’agit.

—  C’est sûrement Quihoit ! Je vais le démembrer quand mes guerriers

me le ramèneront !

— Votre favorite est plutôt en compagnie d’une autre femelle.

— Il m’en manque une autre ? s’alarma Zakhar.

Il appela ses servantes à grand renfort de cris et leur demanda de

recenser toutes ses épouses. À quelques pas du roi, Olsson étudiait ses

réactions sans faire le moindre commentaire. Incapable de se détendre,

Zakhar se mit à marcher autour du sorcier en grognant, puis il s’arrêta net.

— Je veux devenir un sorcier, moi aussi, laissa-t-il tomber.

— S’il existait une recette pour procéder à une telle opération, il y aurait

déjà des milliers de sorciers sur cette planète.

— Vous avez acquis vos pouvoirs grâce à quelques gouttes du sang d’un

dieu, n’est-ce pas ? Ne pourriez-vous pas faire la même chose pour moi et

m’en donner du vôtre ?

— Je ne suis pas un généticien. J’ignore leurs procédés.

— Enlevez un de ces hommes et je m’occupe du reste.


—  Je ne retournerai jamais chez Achéron, peu importe ce que vous

pourriez m’offrir en retour.

— Dans ce cas, j’en trouverai un ailleurs.

Il déroula la carte d’Alnilam devant lui.

— Dites-moi dans lesquels de ces pays il pourrait y en avoir, Olsson.

— Tout ce que je connais de ce monde, ce sont vos terres, où je me suis

tout de même construit une vie confortable. J’ignore ce qui se passe ailleurs.

—  Je devrai donc enlever un des Chevaliers pour lui arracher cette

information.

Un serviteur se présenta et tendit au roi un bracelet de petits coquillages

qu’il avait trouvé derrière une pierre dans la tanière de Quihoit. Tout le reste

avait disparu.

—  Je reconnais ce bijou, fit Zakhar en l’examinant. C’est Orchelle qui

l’a fabriqué pour Quihoit quand il était enfant.

Il le remit à Olsson, mais ce dernier n’y toucha pas non plus. Il le fit

plutôt flotter dans les airs, à la hauteur de ses yeux. Comme il mettait plus

de temps à effectuer cette recherche, Zakhar s’alarma.

— Ne me dites pas qu’il est passé à l’ennemi lui aussi !

— Je ne le trouve nulle part sur le continent.

—  Comment pourrait-il être allé ailleurs en aussi peu de temps ? A-t-il

pris un bateau ?

—  Ou bien il est mort, ou bien il est protégé par une magie qui ne me

permet pas de le localiser.

— Celle de votre fils sorcier, par exemple ?

— C’est possible.

— J’aurais dû me douter qu’ils finiraient ensemble !

— Si vous n’avez plus besoin de moi, je vais aller m’occuper de certains

problèmes qui doivent être réglés si vous voulez un jour régner sur toute la

planète.

— Je vous en prie, faites.

Olsson salua Zakhar d’un léger mouvement de la tête et disparut.


Au même moment, dans le campement des Basilics, Orchelle ne se

doutait pas du tout de ce que préparait son ex-mari. En rentrant de son tour

de garde, Chésemteh la trouva debout devant un feu au-dessus duquel

pendait une grosse marmite. Elle était en train d’apprendre à préparer un

ragoût avec Trébréka. La majorité des Eltaniens étaient végétariens, mais

ceux qui s’étaient enrôlés dans l’Ordre n’avaient pas eu le choix : ils avaient

dû se résoudre à manger de la viande. La commandante s’assit plus loin

pour observer les deux femmes sans les déranger.

—  Si moi, j’ai été capable d’apprendre à cuisiner comme les humains,

n’importe qui peut le faire, la rassura Trébréka.

—  Les Aculéos consomment leur viande crue, car ils ont peur du feu,

expliqua Orchelle.

— Pourtant, mon chef ne le craint pas. Elle sait que les flammes servent

à nous réchauffer et à cuire la nourriture. Je l’ai par contre vue savourer une

tranche de bœuf saignante, une fois. C’était dégoûtant.

Chésemteh ne put s’empêcher de sourire avec amusement.

—  Les Eltaniens mangent surtout des fruits et des légumes, poursuivit

Trébréka.

— Jamais de viande ?

— Moi oui, mais seulement quelques-unes. Olbia, elle, refuse encore d’y

goûter.

— Je ne sais pas ce que sont les fruits, avoua Orchelle.

—  Ce sont des aliments merveilleux qui poussent dans les arbres. J’irai

fouiller dans le conteneur après le repas pour voir s’il en reste. Ils ne seront

pas aussi frais que lorsqu’on les cueille directement de la branche, mais ça te

donnera une bonne idée. Alors, où en sommes-nous ?

—  Nous avons fait chauffer l’huile dans la marmite, puis nous avons

ajouté les oignons, l’ail, le thym et la marjolaine et nous avons brassé le

tout.
— Il faut maintenant y mettre le bœuf en cubes, les carottes, le céleri, le

rutabaga et la courge.

Orchelle suivit les directives de Trébréka avec soin. Chésemteh admira

le courage de sa mère qui acceptait de sortir de sa zone de confort pour

changer de vie. «  Au moins, j’étais petite  », songea-t-elle. «  Ç‘a été plus

facile pour moi d’apprendre toutes ces coutumes étrangères, car je n’avais

pas encore vraiment acquis celles des Aculéos. »

— Parfait ! se réjouit Trébréka. Il ne reste plus qu’à saupoudrer la farine

et à remuer le tout pendant une minute environ. Après, nous pourrons

incorporer le bouillon et les pommes de terre. Il ne restera qu’à laisser

mijoter notre ragoût. Par contre, il faudra recommencer les mêmes

opérations dans une dizaine d’autres chaudrons semblables avant l’arrivée

des Basilics.

— Une dizaine ? se découragea Orchelle.

— Ce n’est pas une mince affaire de nourrir tous ces Chevaliers.

Chésemteh laissa les deux femmes poursuivre leur travail. Elle alla

accrocher ses armes dans son abri et jeta sa cape sur ses épaules avant de

retourner aux feux. Orchelle était en train d’agiter la grosse cuillère en bois

dans la première marmite. La commandante prit place près d’elle.

— Un peu de thé ? lui offrit Trébréka. Je viens de faire chauffer de l’eau.

— Tant qu’il ne s’agit pas d’un de tes mélanges d’herbes eltaniennes, je

veux bien.

— Tu as de la chance, parce qu’il ne m’en reste plus ! Je n’ai trouvé que

du thé blanc. Il est grand temps que les ravitaillements arrivent.

La rouquine versa de l’eau bouillante dans un gobelet et y laissa tomber

un sachet.

— Je vais m’occuper de mes autres marmites, annonça-t-elle. Une seule

suffira à Orchelle pour cette fois-ci.

Trébréka sautilla jusqu’au feu suivant.

— Tu te débrouilles ? demanda Chésemteh à sa mère.

— Les habitudes des Chevaliers sont bizarres, mais intéressantes.

Orchelle décocha un regard amusé à sa fille.


—  Est-ce que tu éprouves pour le beau jeune homme qui nous a sauvés

les mêmes sentiments qu’il entretient pour toi ?

— Je ne lui suis pas indifférente.

— Il n’est ni humain, ni Aculéos.

—  C’est un hybride dans son monde, à moitié humain et à moitié

insecte.

—  Ça explique ses yeux si brillants. Peut-être songeras-tu à fonder une

famille après cette guerre.

—  Je ne me fais aucune illusion sur mes chances de survie, avoua

Chésemteh. Je préfère profiter de ce qui passe, si tu vois ce que je veux dire.

— Tu crois vraiment que nous allons tous mourir ?

—  Nous avons trop d’ennemis, Orchelle. Même si nous arrivions à

repousser les Aculéos une fois pour toutes, une autre calamité nous tombera

sur la tête.

— Comme ce sorcier qui a failli te tuer…

Orchelle décida d’égayer sa fille pour qu’elle ne sombre pas dans la

mélancolie.

— Oseras-tu goûter à mon premier ragoût ?

— Sans doute. J’ai faim.

Sa réponse un peu crue amusa la mère.

— Tu n’es ni comme ton père, ni comme ton frère.

— Je l’espère bien.

— Mais tu n’es pas comme moi non plus.

— Je me suis forgé ma propre personnalité dans l’armée.

—  Tu es devenue un bon chef. J’ai eu l’occasion de le constater. Tes

soldats ne t’obéissent pas parce qu’ils ont peur de toi, mais parce qu’ils te

respectent. On ne peut pas en dire autant de Zakhar.

— C’est un beau compliment. Je ne l’oublierai jamais.

Chésemteh continua de siroter son thé en pensant à Sage. Secrètement,

elle rêvait d’une petite vie tranquille, mais ce n’était peut-être pas son

destin…
RENVERSEMENT

A chéron ne trouva évidemment pas Rewain dans sa réserve privée de

barils de bière, mais incapable de résister, il en but quelques chopes

avant de retourner vers sa femme pour la mettre au courant. Il arriva à son

étage et ne la trouva pas dans son salon. Intrigué, il fit le tour de toutes les

pièces.

— Tatchey ! hurla-t-il finalement.

Le toucan arriva par la conduite d’aération et se percha sur une des

poutres d’acier qui supportaient le toit.

— À votre service, Votre Grandiose Majesté.

— Dis-moi où est ma femme.

—  La dernière fois que j’ai vu la déesse, elle entrait dans les

appartements de votre fils Javad.

— Que faisait-elle là ?

— Elle pensait y trouver votre fils Rewain.

— Chez Javad ?

—  En fait, votre benjamin espionnait votre aîné à partir du passage

secret.

— Pourquoi sentait-il le besoin de l’épier ? Était-ce un de ses nouveaux

jeux ?

—  Pas vraiment, non. Il soupçonnait Javad de comploter contre vous et

le reste de la famille.

—  Quand avais-tu l’intention de m’en informer, espèce d’incompétent

emplumé ?
—  En vertu du protocole, cette intervention incombait à votre femme,

Votre Majesté.

— Dis-moi ce que tu as découvert, toucan.

—  Mon enquête n’est pas encore terminée, car je me heurte à une

grande réticence de la part de ceux qui pourraient m’éclairer. Les gardes

bovins de la plateforme s’entêtent tout particulièrement à conserver un

silence coupable, ce qui me porte à croire que la déesse et votre fils sont

peut-être passés par là.

—  Es-tu en train de me dire que Javad monte un coup d’État comme

Kimaati ? Ce qui est arrivé à cet orgueilleux lion ne lui a-t-il donc pas servi

de leçon ?

Achéron reprit sa forme de rhinocéros et fonça dans le couloir. Il galopa

d’abord jusqu’à la sortie qui donnait sur la plateforme d’où il était possible

de sauter dans différents mondes. Il s’arrêta devant les deux gardiens en

renâclant.

—  Viatla et Rewain ont-ils quitté mon palais ? tonna-t-il. Si vous me

mentez, vous perdrez la vie !

Les soldats-taureaux échangèrent un regard inquiet.

— Parlez ! hurla Achéron.

—  Ils ont sauté de la plateforme, Votre Majesté, répondit l’un des

hommes.

— De leur plein gré ?

— Pas Rewain. Javad le retenait fermement par le cou.

— Où allaient-ils ?

— Dans le monde des humains.

— Sont-ils revenus depuis ?

— Seulement Javad.

— Et ma femme ?

— Elle y a suivi Javad, mais elle n’est pas rentrée au palais non plus.

Fou furieux, Achéron grimpa à vive allure jusqu’à l’étage de son fils

aîné. Les deux soldats qui surveillaient les portes eurent tout juste le temps
de se ranger sur les côtés avant que le rhinocéros les défonce brutalement,

chargeant à l’intérieur. Javad sursauta sur son fauteuil.

— Père, que se passe-t-il ?

— Où as-tu emmené ta mère et ton frère ? éclata Achéron.

Javad garda le silence et un masque de haine tomba sur son visage.

— Où sont-ils ? hurla le père.

— Je crains qu’ils n’aient rejoint Amecareth et Kimaati.

—  Ils sont morts ? Mais comment est-ce arrivé et pourquoi ne m’a-t-on

rien dit ?

— Je les ai tués tous les deux et j’ai rejeté leurs corps dans le monde des

humains.

— Dis-moi que c’est une blague.

— Non, père. Ils représentaient un obstacle à mon règne.

— Ton règne ?

—  Il est temps que le dieu de cet univers se conduise comme un

véritable chef et qu’il le mette à sa main.

— As-tu complètement perdu la tête, Javad ?

— Je vous suis mille fois supérieur et je mérite de régner.

—  Tu vas me payer le meurtre de Viatla et de Rewain, espèce de

fumier !

Achéron baissa la tête et se rua sur Javad. Celui-ci adopta aussitôt sa

forme de rhinocéros et fonça à sa rencontre. Leurs cornes se heurtèrent

violemment, mais le jeune dieu ne recula pas. Le père chargea encore et

encore, cherchant à crever les yeux de son fils, mais celui-ci se défendait

avec beaucoup d’adresse. Tout le palais trembla sous la violence des

nombreux chocs.

Tatchey sortit de la conduite d’aération et se posa sur une poutre,

horrifié par ce qui se déroulait sous lui. Il savait très bien que Javad était

plus vigoureux qu’Achéron et que le combat risquait de mal se finir pour le

dieu fondateur. Mais ce dernier était si furieux qu’il refusait de céder même

si ses forces commençaient à décliner.


Javad fut le premier à infliger une blessure à son adversaire. Il enfonça sa

corne dans la joue de son père, la secoua dans tous les sens pour l’en

déloger, puis lui transperça le flanc à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il

s’écroule lourdement sur le sol. Tatchey comprit alors que c’était la fin pour

son maître et que le règne d’un nouveau tyran allait commencer. Il s’élança

dans la conduite et vola jusqu’à la sortie du palais. En état de panique, le

toucan passa au-dessus de la tête des gardiens bovins, survola la plateforme

et se laissa tomber dans le vide.

Épuisé, Javad reprit sa forme humaine. Ruisselant de sueur et haletant, il

alla chercher le long couteau qui reposait sur la table basse.

— Merci pour toutes ces précieuses leçons, père.

Il trancha la tête d’Achéron d’un seul coup, laissa tomber l’arme et

agrippa la corne d’une main. Il la traîna dans le couloir, laissant une rivière

de sang sur le plancher derrière lui. Il s’arrêta d’abord à la sortie de la

plateforme.

—  Dites à Arniann que je lui ordonne de rassembler ses troupes sur la

plaine à l’extérieur de la cité céleste.

Les deux soldats s’empressèrent d’obéir et disparurent dans le palais au

pas de course. Ralenti par le poids de la tête du rhinocéros, Javad continua

d’avancer jusqu’au long passage qui descendait vers la ville où habitaient les

serviteurs. Il n’y avait jamais mis le pied, puisque, lorsqu’il voulait utiliser

les services de la sorcière, il empruntait toujours les passages secrets.

Maridz lui avait pourtant prédit qu’il ne remplacerait jamais son père sur le

trône. «  Ou bien elle n’a aucun talent de divination, ou bien elle m’a

carrément menti pour me faire souffrir  », maugréa-t-il silencieusement.

Horrifiés, ceux qui se rendaient au palais s’écartèrent de la route du jeune

dieu.

En débouchant sur l’avenue qui faisait le tour de la cité, Javad arracha la

lance des mains d’un des soldats-taureaux qui surveillaient cette entrée du

palais. Il se rendit à l’endroit où Achéron avait fait exposer la tête de

Kimaati et y planta le javelot pour ensuite y ficher celle de son père.

— Écoutez-moi ! réclama-t-il.

Les domestiques s’étaient immobilisés, s’attendant au pire.


—  Répétez mes paroles à ceux qui ne sont pas ici en ce moment !

Achéron, Viatla et Rewain ont désormais rejoint mes frères dans le hall des

disparus ! C’est donc à moi que reviennent le trône céleste et le pouvoir !

Tout va changer pour le mieux !

Javad abandonna la tête de son père sur la pique et marcha fièrement au

milieu de la large avenue. Tous se courbèrent devant lui. Il arriva finalement

sur la plaine où son armée était en train de se rassembler. En bombant le

torse, il grimpa sur le podium que son père avait jadis fait construire pour

s’adresser aux soldats. Javad promena son regard sur ces braves taureaux

prêts à lui sacrifier leur vie. Le général Arniann sortit du groupe et s’avança

vers lui.

— Est-ce aujourd’hui que nous attaquerons les Deusalas ? s’enquit-il.

— Non, général. Je suis venu annoncer aux troupes qu’Achéron est mort

et que c’est désormais moi leur seul maître.

— Mort ?

— Il m’a attaqué et je me suis défendu.

— Et votre mère ?

—  Elle s’est enfuie avec son horrible petit zèbre. Malheureusement, ils

n’ont pas survécu à leur arrivée dans le monde des humains.

— Toutes mes condoléances, Votre Majesté.

Un sourire de triomphe éclata sur le visage du nouveau tyran. Il se

tourna vers les colonnes de soldats-taureaux qui s’étiraient à perte de vue.

— Je suis désormais votre dieu ! s’écria-t-il en amplifiant sa voix. Nous

allons éliminer tous ceux qui menacent mon pouvoir ! Préparez-vous, car

nous allons bientôt conquérir de nouveaux territoires !

Les bovins poussèrent des cris de victoire qui gonflèrent Javad d’orgueil.

« Enfin… » se réjouit-il.

Tatchey n’avait aucune idée de l’endroit où le mènerait le vortex dans

lequel il avait sauté, mais ce ne pouvait pas être un lieu plus dangereux que

celui qu’il venait de quitter. S’il était resté dans le monde des dieux, il aurait
très certainement été exécuté, car il en savait trop sur les agissements

criminels de Javad. Il atterrit finalement dans une grotte où il n’y avait

absolument rien ni personne. Elle était faiblement éclairée par la lumière du

jour qui y pénétrait grâce à une ouverture au ras du sol. Tatchey se déplaça

sur ses pattes jusqu’à la corniche. Il s’y immobilisa, émerveillé de découvrir

un nouvel univers recouvert de forêts, sous un ciel d’azur où flottaient de

vrais nuages ! Il n’y avait rien de tout ça autour du palais où il était né et où

il avait passé toute sa vie. Il vit alors passer un vol d’oiseaux dont il fut

incapable d’identifier l’espèce.

— Mais de quel côté aller dans cette immensité ? se découragea-t-il.

Il examina les alentours encore quelques instants, puis décida de battre

des ailes pour voir s’il pourrait voler dans ce monde étrange. Il s’éleva sans

difficulté dans les airs et commença par faire le tour du grand pic. Il aperçut

plusieurs villes au sud, mais ce qui retint surtout son attention, ce fut un

homme en train de fendre du bois directement au pied de la montagne bleue.

Curieux, Tatchey descendit sur une branche pour mieux observer le

bûcheron.

Shanzerr leva sa hache et stoppa son geste, car il venait de capter une

présence inhabituelle. Il ne s’agissait pas d’un sorcier, mais d’une créature

immortelle. Il déposa l’outil sur le sol pour montrer que ses intentions

n’étaient pas hostiles.

— Montrez-vous, exigea-t-il.

Il entendit un battement d’ailes et se demanda s’il s’agissait d’un

Deusalas. Il s’étonna de voir se poser à quelques pas de lui un énorme

oiseau noir doté d’un gros bec jaune et orange.

— Je ne suis pas votre ennemi, fit-il.

— Tiens donc, un toucan qui parle, ironisa Shanzerr.

— Ils sont silencieux, ici ?

— Ce ne sont pas des sorciers qui ont reçu le don de se métamorphoser.

—  Je ne suis pas un mage, mais je possède en effet ce pouvoir.

Cependant, je n’ai jamais osé m’en servir chez mon maître. Mes ailes me

permettaient de lui échapper plus facilement. Mais si un changement

d’apparence vous mettrait plus à votre aise, je veux bien vous accommoder.
Le toucan se changea en humain. Il n’était pas très grand et il était un

peu plus enveloppé que la majorité des hommes. Il portait l’uniforme noir,

la chemise blanche et le nœud papillon d’un majordome. Son visage était

ovale et plutôt pâle, ce qui faisait ressortir ses pommettes rosées. Ses yeux

étaient vert forêt et il portait ses cheveux argentés très courts.

— Maintenant, c’est mieux ?

— Si vous avez l’intention de passer quelque temps ici, je vous conseille

de conserver cette apparence. Les oiseaux ne parlent pas à Alnilam. Qui est

votre maître, exactement ?

—  J’ai servi la famille d’Achéron pendant des centaines d’années,

monsieur.

Tatchey vit tressaillir son interlocuteur.

—  Rassurez-vous. Ce n’est pas moi que vous devez craindre désormais,

mais Javad, le fils aîné d’Achéron. Il a tué toute sa famille afin de se hisser à

la tête du monde. Il caresse des plans de conquête qui coûteront la vie à des

millions de bonnes personnes.

Shanzerr comprit alors pourquoi les Chevaliers avaient trouvé Viatla

poignardée dans la forêt. Toutefois, il choisit de ne pas en parler tout de suite

au toucan, car il ne savait pas encore s’il pouvait lui faire confiance. Javad

aurait tout aussi bien pu l’envoyer à la recherche des sorciers qu’il tentait

d’éliminer depuis des années.

— C’est lui que vous fuyez ? demanda-t-il plutôt.

—  Si j’ai réussi à survivre aussi longtemps, c’est parce que j’étais sous

la protection de la déesse Viatla. Maintenant qu’elle n’est plus là, Javad

cherchera à me tuer.

Tatchey poussa un soupir de découragement.

—  En réalité, je ne sais plus où aller, qui servir, comment rester en vie.

Je vous ai aperçu et j’ai décidé de me présenter à vous pour obtenir des

conseils.

—  Si nous vivions dans des temps plus pacifiques, vous pourriez

certainement offrir vos services à un des souverains d’Alnilam, qui

apprécierait vos belles manières, mais ce monde est plongé dans la

tourmente.

— Quelle horreur…
— J’aimerais bien vous inviter à passer quelques jours chez moi afin que

je vous instruise sur les us et coutumes des humains, mais je ne suis pas

encore convaincu que vous n’êtes pas un espion de Javad à la recherche des

sorciers qui se sont évadés du palais de son père il y a fort longtemps.

—  Moi ? s’offusqua le toucan. Jamais de la vie, monsieur ! Je vous jure

sur la tête de Viatla que je ne suis qu’une pauvre victime, comme ces

sorciers. Cette pensée vous obsède-t-elle parce que vous êtes l’un d’eux ?

—  Eh bien oui et je ne tiens pas du tout à être retrouvé par le monstre

qui règne désormais seul sur ce système solaire.

—  Alors je vous assure que nous sommes dans le même camp. Pour

vous prouver ma droiture, laissez-moi vous dire que votre existence

contrarie beaucoup Javad. Il semble avoir peur de ce que vous pourriez lui

faire.

— Avez-vous un nom ?

— Quelle impolitesse de ma part. J’aurais dû vous le révéler dès le début

de notre échange. Je m’appelle Tatchey.

—  Et moi, Shanzerr. J’espère que vous comprenez bien que si vous

m’avez menti et que je me rends compte que vous avez l’intention de me

dénoncer au nouveau tyran, c’est moi qui vous tuerai.

—  Tout à fait, monsieur Shanzerr. Je vous promets de ne rester auprès

de vous que le temps de me faire une idée des habitudes de ce monde. Je ne

voudrais surtout pas que ma présence mette votre vie en danger.

— Dans ce cas, il y a quelque chose que je dois vous montrer avant tout.

Ils contournèrent la montagne, entrèrent dans la forêt et aboutirent

devant une tombe recouverte de petites pierres brillantes.

— Pourquoi m’avez-vous emmené ici, monsieur ?

—  Parce que c’est une importante sépulture. Les Chevaliers d’Antarès

ont trouvé le corps de Viatla dans ces fougères, criblé de coups de poignard.

Ils l’ont enterrée à cet endroit par respect.

Le toucan en eut le souffle coupé.

— C’est ainsi qu’il l’a assassinée ? s’étrangla-t-il, les larmes aux yeux.

— Je suis désolé de vous l’apprendre aussi crûment.

— Où se trouve la sépulture de Rewain ?


— Je n’en sais rien, mentit Shanzerr.

Il préféra attendre encore un peu avant de lui avouer que le jeune dieu

était toujours vivant. Il laissa Tatchey se recueillir sur la tombe de sa

maîtresse aussi longtemps qu’il en sentit le besoin. Au bout de quelques

minutes, le pauvre homme se tourna vers lui.

— Pouvez-vous me dire qui sont ces Chevaliers ?

—  Que diriez-vous d’écouter mon récit en buvant une bonne tasse de

thé ?

— Il y a du thé dans ce monde ? s’étonna le toucan. Tout n’est donc pas

perdu.

Les deux créatures magiques retournèrent à l’antre de Shanzerr. Celui-ci

prit le soin de bien scruter les alentours pour s’assurer que les soldats-

taureaux n’avaient pas suivi la trace du serviteur ailé. Il se détendit en

constatant qu’il n’en était rien.


INQUIÉTUDES

E n rentrant dans son volcan sur les grandes plaines enneigées des

Aculéos, Olsson prit place devant l’âtre et songea aux propos que

venait de lui tenir Zakhar. Le désir du roi des hommes-scorpions de devenir

un sorcier le troublait beaucoup, tout comme les derniers agissements de

celui qui avait déjà été son fils. Tout ce que désirait Olsson, c’était de vivre

en paix. « Salocin a raison », conclut-il. « Si nous voulons survivre dans ce

monde déchiré par la guerre, nous devrons nous battre.  » Mais de qui se

débarrasser en premier ? Si Lizovyk était devenu la marionnette d’un dieu

maléfique, celui-ci en trouverait simplement une autre si les sorciers

parvenaient à museler le jeune homme…

Incapable de faire taire son angoisse, Olsson laissa errer son esprit à la

recherche de l’antre de Shanzerr, le plus sage de tous les mages à s’être

réfugiés sur la terre des humains. Il s’étonna que celui-ci ait choisi de se

cacher aussi près du vortex de la montagne bleue. Si Javad décidait de

passer par là avec son armée, il tomberait certainement sur lui. Olsson hésita

quelques minutes, puis se décida à partir. Il se matérialisa dans la forêt d’où

il était parti, des années plus tôt, lorsque Salocin, Shanzerr, Wallasse et lui

s’étaient divisé le continent. Il capta l’énergie de son frère magique, mais

également une autre présence. Il ralentit donc le pas et s’arrêta entre les

arbres lorsqu’il aperçut Shanzerr en compagnie d’un homme qu’il ne

connaissait pas.

— Tu peux approcher, Olsson. J’ai des tas de choses à te raconter.

Le sorcier sortit prudemment d’entre les arbres.

— Je te présente Tatchey et tu ne devineras jamais qui c’est.

— Il n’est pas humain, laissa tomber Olsson. Je sens une étrange énergie

en lui.
— Viens t’asseoir. Tu ne voudras pas me croire.

Olsson prit place sur la troisième chaise que fit apparaître Shanzerr et ne

se gêna pas pour étudier le visage de l’étranger.

— Tout comme nous, Tatchey a fui le palais d’Achéron.

— Ce n’est pourtant pas un sorcier…

—  Tu as raison, mais il a toutefois été créé comme nous par les

généticiens pour devenir un serviteur.

— D’Achéron ? s’alarma Olsson.

—  Détends-toi, mon ami. Il s’est réfugié dans le monde des humains

pour échapper à la mort, lui aussi.

— Ou pour nous localiser.

—  Je lui ai déjà dit ce qu’il risque s’il nous trahit. Allez, prends une

bouchée avec nous, Olsson. J’ai préparé un excellent pâté aux légumes.

Olsson accepta l’assiette que lui tendait Shanzerr et en flaira le contenu.

—  Je t’assure que c’est comestible. Laisse-moi te dire que Tatchey est

une véritable mine de renseignements très intéressants. Mais révèle-moi

d’abord ce qui t’amène.

Le sorcier hésita.

— Tu peux parler devant mon invité. Je lui fais désormais confiance.

—  Je suis perturbé par tout ce qui se passe parce que je ne vois pas

comment nous pourrons nous en sortir vivants. Nous avons plusieurs

ennemis, en commençant par le démon qui s’est emparé de mon fils, celui

qui cherche à détruire cette planète.

— Y a-t-il un autre endroit où nous pourrions fuir ? s’inquiéta Tatchey.

—  Peut-être bien, intervint Shanzerr. Salocin connaît quelques accès à

d’autres mondes. Jusqu’à présent, il a gardé cette information pour lui, mais

je pense que nous pourrions le persuader de nous en révéler les

emplacements.

— Qui sont vos autres ennemis ? demanda le toucan.

— Mon fils lui-même, soupira Olsson, mais même si nous réussissions à

l’arracher des griffes de la créature galactique malfaisante, elle s’emparera

d’un autre sorcier pour faire son sale travail.


— Faites-vous référence à Tramail ?

Les deux mages fixèrent Tatchey avec intérêt.

— Je n’ai jamais entendu ce nom, avoua Shanzerr.

— C’est le dévoreur de mondes.

— Que savez-vous de lui ?

—  Pas grand-chose, en fait. Je n’ai entendu que des bribes de

conversations interceptées ici et là dans l’antre de Réanouh, le sorcier en

chef d’Achéron. J’ai toujours cru qu’il s’agissait d’une légende, mais vos

propos me portent à croire qu’il y a peut-être du vrai dans ce que prétendent

les noctules.

— Venez-en aux faits, le pressa Olsson.

—  Tramail est une entité malfaisante qui détruit des systèmes solaires

entiers depuis la création des temps. Il représente le côté sombre de la vie.

Réanouh était certain qu’il finirait par arriver jusqu’au nôtre.

— À quoi ressemble-t-il ?

— À une colossale pieuvre qui flotte dans l’espace.

— Ce n’est pas du tout rassurant, laissa tomber Shanzerr.

—  Réanouh n’a toutefois jamais mentionné que Tramail réduisait à

l’esclavage les habitants des mondes qu’il avait l’intention de réduire en

poussière. Il a seulement dit que la pieuvre refermait inexorablement ses

tentacules sur la planète qu’il voulait dévorer.

— A-t-il mentionné la façon de stopper ce Tramail ? demanda Olsson.

—  Il semblait croire que seuls les dieux fondateurs pourraient y arriver

en alliant leurs forces, mais comme vous le savez sans doute déjà, mon

défunt maître Achéron n’était pas un joueur d’équipe.

— Défunt ?

— Javad l’a tué.

Olsson demeura muet quelques minutes à tenter de comprendre ce que

l’avènement du règne de Javad représentait pour leur survie.

— Combien y a-t-il de dieux fondateurs ? demanda-t-il finalement.

— Je l’ignore, monsieur.


—  On ne peut plus compter sur Achéron de toute façon, raisonna

Shanzerr. Et je vois mal Javad accepter de nous renseigner et encore moins

de nous aider. Il est bien trop occupé à se débarrasser de la prophétie qui

menace son règne.

— Qui possède ce savoir ? demanda Olsson.

Shanzerr pensa à Carenza, mais ne voulut pas mentionner tout de suite

son existence à Tatchey.

— Les prêtres, peut-être ? avança Tatchey.

— J’en doute fort, soupira Shanzerr.

—  Personne à part eux ne se soucie des dieux et de leur histoire à

Alnilam, lui fit tout de même remarquer Olsson.

—  La déesse Viatla vous serait certainement venue en aide si Javad ne

l’avait pas cruellement assassinée, s’attrista Tatchey.

— Pendant que j’y pense, Olsson, si tu cherches ton fils, il s’est arrêté au

nord d’Arcturus il y a peu de temps, l’informa Shanzerr. J’ai senti sa

présence dans le campement des Manticores, mais il n’y est pas resté

longtemps. J’espère qu’il n’y a pas fait trop de dommages.

—  Tu n’es pas allé le vérifier ? Arcturus fait pourtant partie de ton

territoire.

—  J’ai préféré rester ici pour m’assurer que personne d’autre

n’emprunte le vortex de la montagne.

— Il a raison, l’appuya Tatchey. Javad a l’intention de descendre dans ce

monde pour anéantir les Deusalas.

— Puis, il fera la même chose avec les sorciers, comprit Olsson.

— Et moi.

— La question qui me tourmente depuis le matin, c’est qui devrons-nous

affronter d’abord afin de pouvoir nous débarrasser de toutes ces menaces de

façon efficace ?

— Le premier qui frappera, j’imagine, devina Shanzerr.

—  Tramail ne dispose que d’un seul soldat sur cette planète, mais à lui

seul, il peut nous faire disparaître en claquant des doigts, leur rappela

Tatchey. Quant à Javad, des milliers de soldats-taureaux sont sous ses

ordres.
— Tes Aculéos pourraient-ils les vaincre, Olsson ? demanda Shanzerr.

— Sans doute, car Zakhar, lui, dispose de millions de guerriers.

— Et vos Chevaliers d’Antarès ? s’enquit Tatchey.

— J’ignore s’ils voudront s’allier aux hommes-scorpions contre l’armée

de Javad, indiqua Shanzerr. Ça fait des lustres qu’ils les combattent.

—  Je ne crois pas qu’ils choisiraient le camp des soldats-taureaux non

plus, avança Olsson.

— Je vais aller préparer du thé. En veux-tu aussi ?

—  Non, merci, répondit le sorcier en déposant l’assiette qu’il avait à

peine entamée.

— Nous ne pouvons pas détruire ton fils sans nous exposer à la colère de

Tramail. Le mieux serait de l’empêcher de faire plus de dégâts en attendant

de trouver la façon de pulvériser son maître dans l’espace.

— Je vais me pencher là-dessus.

Olsson disparut en faisant sursauter le toucan.

—  Vous avez servi les dieux toute votre vie et l’utilisation d’un vortex

vous effraie ? le taquina Shanzerr.

— Croyez-moi, je ne les ai jamais vus faire une chose pareille.

— Alors, là, c’est intéressant…

Au lieu de rentrer chez lui, Olsson se matérialisa près du campement des

Manticores. Il connaissait la région car il avait dû la traverser jadis pour se

rendre dans le Nord, bien avant que les Aculéos ne descendent de leurs

falaises pour s’en prendre aux humains.

En se rendant invisible, le sorcier marcha entre les feux, où étaient assis

quelques soldats tandis que les autres semblaient s’exercer dans une clairière

non loin. Il se pencha et toucha le sol. Lizovyk était en effet passé par là,

mais son énergie indiquait un certain degré de souffrance.

Olsson poursuivit son chemin en direction de la forêt, d’où était sorti son

fils.

—  Qui êtes-vous ? demanda un jeune homme qui arrivait en sens

contraire sur le sentier.

— Tu peux me voir ?


Rewain hocha doucement la tête, troublé par sa question. Il était vêtu

comme un Chevalier d’Antarès, mais il émanait de lui une puissance qui

n’avait jamais été accordée aux humains.

—  Dites-moi que vous n’êtes pas un autre sorcier venu pour tuer des

commandantes, parce que je ne voudrais pas être obligé de vous faire du

mal.

— À qui en as-tu fait ?

—  On dit qu’il s’appelle Lizovyk. Il a tué Apollonia et Baenrhée avant

que je parvienne à le faire fuir, mais je crains de l’avoir gravement brûlé.

— C’était mon fils.

— Êtes-vous ici pour nous punir ?

—  Sois sans crainte. Si quelqu’un mérite une sanction, c’est plutôt lui.

Dis-moi qui tu es et comment tu as pu survivre à Lizovyk.

— Je m’appelle Rewain.

— Le fils d’Achéron ?

— Malheureusement, oui.

— Javad ne t’a pas tué en même temps que Viatla ?

— Il a bien essayé, mais j’ai survécu en tombant dans la forêt au pied de

la grande montagne. Ma mère a eu moins de chance.

— Tout comme ton père.

—  Javad a aussi assassiné Achéron ? se troubla Rewain. Alors, nous

sommes perdus…

Le jeune dieu vacilla sur ses jambes et Olsson dut lui agripper les bras

pour qu’il ne s’écroule pas. Il le fit marcher jusqu’à un ruisseau qui coulait

non loin et lui ordonna de s’asperger le visage.

—  Pardonnez-moi, monsieur, fit-il en se mouillant le front et les joues.

Je ne suis pas le plus brave des membres de ma famille.

— Tu es celui qui a les plus belles manières, en tout cas.

— Dans quel camp vous battez-vous ?

— Celui des sorciers qui ont décidé de survivre.

— Faites-vous partie de ceux qui ont réussi à échapper à la furie de mon

défunt père ?
— En effet.

—  J’ai vu les horribles cages dans lesquelles il vous gardait. Je suis

tellement honteux que vous ayez été traités de la sorte.

—  Les dieux ne devraient pas se servir de leurs pouvoirs pour faire

souffrir les autres. Ils devraient plutôt les protéger et les aider à s’épanouir.

— C’est aussi ce que disait ma mère. Si elle avait su ce qu’il vous faisait,

elle vous aurait tous libérés elle-même.

—  Mon fils s’est-il attaqué à ces deux femmes parce qu’elles l’ont

provoqué ? voulut savoir Olsson.

—  Oh non, pas du tout. Il les a tuées parce qu’elles étaient des

commandantes.

— Je vois… Merci, Rewain. Continue de protéger les Manticores contre

Lizovyk.

— Attendez. Je ne connais même pas votre nom.

— Je suis Olsson.

—  J’imagine que le temps vous presse, mais si vous aviez encore un

petit moment, il y a tellement de questions dans ma tête au sujet des

sorciers…

— Que veux-tu savoir ?

— Avez-vous connu vos parents ?

—  Non. Je pense que nous n’avons eu que des mères qui ont été

ensemencées je ne sais comment et que les sorciers chauve-souris s’en sont

débarrassés après notre naissance.

— Je suis sincèrement désolé.

— En fait, la notion de géniteurs ne nous a jamais été enseignée lorsque

nous vivions en captivité. Les survivants n’ont compris qu’ils avaient dû en

avoir que lorsqu’ils sont arrivés ici et qu’ils ont observé comment ça se

passait chez les humains.

— Vous ignorez donc aussi si vous avez eu des frères et des sœurs.

—  Puisque nous avons été créés en même temps, peu importe le

procédé, je considère que les autres sorciers me sont reliés par le sang.

— Il y avait des centaines de cages.


— Et des centaines d’enfants qui y étaient enfermés.

— Vous n’en sortiez donc jamais ?

—  Oh mais si, par petits groupes, pour recevoir de l’enseignement

magique de la part de nos mentors.

— Étaient-ils gentils avec vous, au moins ?

La candeur de Rewain fit presque sourire Olsson. Il se surprit à penser

qu’il aurait aimé que Lizovyk soit exactement comme lui.

— Pas du tout. Lorsque nous ne réussissions pas un exercice du premier

coup, ils nous lançaient des décharges électriques très douloureuses.

— Mais vous n’étiez que des enfants…

—  Nous ne connaissions pas mieux, Rewain, mais nous rêvions tous

secrètement de vivre libres. C’est ce seul espoir qui nous a permis de fuir.

—  Pourquoi, après toutes ces années d’entraînement, mon père a-t-il

décidé de se débarrasser de vous ?

—  Même si nous avons tous été conçus de la même manière, nous

n’avions pas tous le même caractère. Certains d’entre nous étaient dociles

comme toi, mais d’autres l’étaient moins. Alors, un jour, un des plus

agressifs en a eu assez de se faire électrocuter et il a tué son mentor. Je

pense qu’Achéron a alors compris que nous ne le servirions jamais de notre

plein gré.

— Il aurait pu tout simplement vous laisser partir.

—  Nous étions devenus beaucoup trop puissants, Rewain. La plupart

d’entre nous disposent de pouvoirs que les dieux eux-mêmes ne possèdent

pas. Il a sûrement craint que nous nous retournions contre lui.

— Il a osé dire à ma mère que vous étiez des traîtres et qu’il n’avait pas

eu le choix de vous détruire. Merci de m’apprendre la vérité, Olsson.

—  Et merci à toi de me prouver que les dieux ne sont pas tous des

assassins.

—  Javad, Amecareth, Kimaati et moi avons pourtant eu les mêmes

parents. Je ne sais pas comment ils sont devenus aussi méchants. J’ai été

élevé dans la douceur et la tendresse. Ma mère ne les a jamais laissés me

faire du mal.
—  Mes observations des Aculéos m’ont fait comprendre que dans la

même famille, les enfants ne se ressemblent pas tous, ni physiquement, ni

moralement. C’est sans doute la même chose chez les dieux.

—  Et votre fils, pourquoi est-il devenu si cruel ? Vous me semblez

pourtant être une bonne personne.

—  Lizovyk est tombé entre les mains d’une entité malfaisante. Je n’ai

nulle envie de t’effrayer davantage, Rewain. Mais sache que ce n’est pas

vraiment à lui que vous avez eu affaire.

— Vous êtes à sa recherche pour l’arrêter de faire couler le sang ?

— C’est mon but, en effet.

— Il pourrait vous faire du mal, n’est-ce pas ?

— J’ai plus d’un tour dans mon sac.

—  S’il vous plaît monsieur Olsson, ne le laissez pas tuer les autres

commandants. Les Chevaliers d’Antarès en ont bien trop besoin.

— Je ferai de mon mieux. Maintenant, retourne auprès des Manticores.

— Puis-je leur parler de vous ?

—  Je préférerais que tu n’en fasses rien. Les humains ne comprennent

pas vraiment ce que nous sommes et après ce que Lizovyk a fait, tu vas les

inquiéter inutilement.

—  Alors, d’accord. Je garderai cet entretien secret. Merci infiniment de

m’avoir éclairé sur le sort des prisonniers de notre palais. J’en ai maintenant

le cœur net.

Olsson se redressa d’un seul coup.

— Ne me dites pas qu’il est de retour ! s’alarma Rewain.

— Pas ici.

Le sorcier disparut sans fournir la moindre explication au jeune dieu.


TRAHISON

A Ils
fin d’éviter à Ilo et à Alésia de subir le même sort qu’Apollonia et

Baenrhée, Sierra et Wellan s’arrêtèrent d’abord chez les Chimères.

venaient à peine de se matérialiser dans la forêt que la grande

commandante détalait en direction du campement. L’Émérien la suivit en

effectuant un balayage télépathique des lieux. Le sorcier ne s’y trouvait pas.

Il dut par contre attendre de s’arrêter avant de pousser son enquête magique

jusqu’à Altaïr.

— Où est Ilo ? s’alarma Sierra en ne le voyant pas autour des feux.

— Il est déjà parti s’entraîner, répondit Slava, troublé par l’inquiétude de

la femme Chevalier.

— Était-il seul ?

— Je n’en sais rien.

— Va le chercher.

— Tout de suite, commandante.

Slava fila vers la forêt. Sierra se tourna brusquement vers Wellan.

— Lizovyk n’est ni ici, ni chez les Salamandres, affirma-t-il.

— Pourrait-il avoir choisi une autre cible parmi la monarchie ?

— C’est un continent immense et je n’en connais pas tous les royaumes.

Les Chimères assises devant les feux avaient tous le regard rivé sur

Sierra, attendant ses ordres. Installé entre Kharla et Camryn, Skaïe s’était

mis à trembler.

— Devrions-nous nous préparer à nous battre ? s’enquit Thydrus.

—  Nos armes conventionnelles ne servent à rien contre cet ennemi,

répondit la commandante. Il s’agit d’un sorcier qui s’en prend aux chefs des
garnisons. Il a déjà tué Apollonia, Baenrhée et il s’en est fallu de peu qu’il

élimine aussi Ché.

Les Chimères exprimèrent la plus grande stupéfaction.

—  Mais Baenrhée n’a jamais été commandante, leur fit remarquer

Méniox.

—  Apparemment, elle a spontanément décidé de remplacer Apollonia,

alors le sorcier s’en est pris à elle aussi.

— Qui dirige les Manticores maintenant ? demanda Cyréna.

— L’une d’entre elles que je ne nommerai pas pour sa sécurité.

— C’est plus sage, conclut Cercika.

— Il ne lui reste donc qu’Ilo et Alésia à assassiner, comprit Urkesh.

— Et Ché, parce qu’il l’a manquée, ajouta Antalya. Et toi, aussi.

— Sans doute, admit Sierra.

— Vous êtes plutôt catastrophistes, laissa tomber Camryn.

— Nous sommes en guerre.

Ilo était en train de cribler la cible de flèches lorsqu’il avait ressenti la

subtile électricité statique qui lui annonçait que l’informateur des Aculéos

désirait lui parler. Il alla donc chercher ses flèches en s’assurant qu’il était

toujours seul sur le champ d’entraînement, puis piqua dans la forêt sans être

vu.

Furieux de son échec chez les Basilics, Lizovyk s’était juré de ne pas

laisser qui que ce soit le priver de la joie de tuer le commandant des

Chimères. Il apparut donc dans la clairière où il avait l’habitude de

rencontrer Ilo et l’attendit. La partie de son esprit qui appartenait encore au

jeune homme qui avait quitté Antenaus pour retrouver son père se débattait

férocement, car l’Eltanien s’était toujours montré docile et lui avait toujours

fourni les informations qu’il recherchait. Il ne voulait pas le voir mourir aux

mains de la sombre force qui dirigeait désormais ses gestes.

Ilo sortit alors d’entre les arbres et s’arrêta devant le sorcier, son arc à la

main.

— Pourquoi en plein jour ? s’étonna-t-il.


— Il n’était pas nécessaire que je te convoque la nuit pour te dire que je

n’ai plus besoin de tes services.

Ilo ressentit un grand soulagement.

—  Je suis devenu si puissant que je ne sers plus Olsson. Rien ne m’est

impossible désormais. Mais avant de détruire ce monde, je tuerai tous ses

dirigeants, j’y sèmerai le chaos et ses habitants m’imploreront de mettre fin

à leurs souffrances.

L’Eltanien ne reconnaissait pas du tout l’homme qu’il avait si souvent

rencontré en cet endroit.

—  J’ai commencé mon grand œuvre en assassinant deux de vos

précieux commandants.

« Pas Sierra… » s’effraya Ilo.

— Tu es celui des Chimères, n’est-ce pas ?

—  Nous avions une entente. Ma collaboration en échange de la vie de

ma famille.

— Je viens d’y mettre fin.

Les têtes ensanglantées des six frères de l’Eltanien tombèrent du ciel

tout autour de lui. Horrifié, il recula en reconnaissant chacun de leur visage.

Des larmes se mirent à couler sur ses joues et la rage lui monta au cœur. À

la vitesse de l’éclair, il encocha une flèche et la laissa partir vers le sorcier.

Elle prit feu et tomba en cendres sur le sol. Ilo vida son carquois, en vain.

Aucun des projectiles n’atteignit Lizovyk.

— Est-ce tout ce que tu sais faire, commandant des Chimères ?

Ilo laissa tomber son arc et sortit son long poignard. Il se précipita sur le

sorcier, mais sa lame heurta le mur de protection dont il s’était entouré.

—  Tu n’es qu’un lâche ! hurla l’Eltanien, oppressé par le chagrin. Tu te

prétends plus fort que les Alnilamiens, mais tu te caches derrière ta magie !

En réalité, tu es mille fois moins digne d’estime que les humains !

Piqué au vif, Lizovyk laissa tomber son bouclier et fit apparaître des

boules de feu dans ses mains. Ilo les esquiva toutes avec l’agilité des gens de

sa race, mais la dernière, lancée plus rapidement que les autres, frappa la

lame de sa dague. La force du choc l’envoya choir dans les buissons. Au lieu

de prendre la fuite, il réussit à se dépêtrer des branches et fonça encore une


fois sur son adversaire. Un tir le toucha à l’épaule et le fit culbuter vers

l’arrière. Terrassé par la douleur, il ne put rien faire lorsque Lizovyk

s’approcha de lui pour lui porter le coup fatal.

— C’est la fin… commandant, ricana-t-il.

Ilo remit son âme à Patris et s’apprêta à aller rejoindre ses frères dans le

paradis que le créateur réservait à ses fidèles. Mais au moment où le sorcier

leva ses mains enflammées au-dessus de lui, une puissante décharge

lumineuse le frappa de plein fouet, le projetant plusieurs mètres plus loin

dans la clairière.

— Combien de fois devrai-je te dire de ne pas mettre les pieds sur mon

territoire ? tonna Salocin.

Les deux mages se mirent alors à se bombarder mutuellement de

faisceaux ardents et de boules de feu. Cloué sur le sol par la douleur, Ilo crut

plus prudent de ne pas bouger. C’est alors qu’un autre homme apparut aux

côtés de son sauveteur. Olsson venait de quitter Rewain, attiré par l’énergie

du duel. Il ajouta ses propres tirs à ceux de Salocin.

Pour sa part, Wellan, qui avait senti l’arrivée de Lizovyk, avait prévenu

Sierra et foncé sur le sentier avec elle et une vingtaine de Chimères. Ils

s’immobilisèrent brusquement à l’entrée de la trouée, étonnés par le

spectacle des trois sorciers qui s’affrontaient.

— Achève-le, ordonna Sierra à Wellan.

— Avec plaisir.

L’Émérien se lança dans la mêlée et se planta entre Salocin et Olsson. Il

projeta sur Lizovyk les serpents électrifiés qu’il avait jadis appris à former

auprès de Nomar, dans les grottes d’Alombria de son propre monde.

Sentant le bouclier de Lizovyk défaillir, l’instinct de survie de Tramail

l’obligea encore une fois à battre en retraite et le fit disparaître.

—  Où est-il allé ? s’exclama Salocin, furieux de n’avoir pas pu le

neutraliser une fois pour toutes.

— Il se dirige vers le sud, répondit Olsson.

Il se dématérialisa à son tour et Salocin comprit qu’il traquait son fils.

Avant de le suivre, il attendit quelques minutes, pour s’assurer qu’il ne

s’agissait pas d’une ruse de la part de Lizovyk. Il craignait de le voir

ressurgir pour achever tout le monde.


Wellan avait aperçu Ilo sur le sol ainsi que les six têtes qu’il espérait ne

pas être celles d’autres Chimères. Il se précipita sur l’Eltanien en même

temps que Sierra et commença à traiter sa blessure.

— Mais que vient-il de se passer ici ? explosa-t-elle.

—  Nous avons désormais un ennemi commun, commandante, répondit

Salocin.

— Qui t’appuyait dans tes efforts ?

— Olsson, le père de Lizovyk.

— Comme si les Aculéos ne suffisaient pas, grommela Méniox.

— Est-il parti parce que vous lui avez porté un sérieux coup ?

—  J’ai bien peur que ça nécessite l’appui d’un plus grand nombre de

mes semblables, avoua Salocin. J’ai suivi sa progression depuis Arcturus,

mais je n’ai pas pu l’intercepter à Hadar. J’ai deviné qu’il se dirigeait à

Antarès.

— Il exécute les dirigeants d’Alnilam pour y semer le chaos, les informa

Ilo, que Wellan aidait à se redresser.

Dès que l’Eltanien fut assis, l’ancien Chevalier recula pour laisser les

amants s’expliquer.

— Que faisais-tu aussi loin du campement, Ilo ? lui demanda-t-elle.

— Je suis venu à la rencontre du sorcier.

— Seul ? As-tu oublié tout ce que je t’ai appris ? Il aurait pu te tuer !

Des larmes recommencèrent à couler sur les joues du chef des

Chimères. C’était la première fois que Sierra le voyait pleurer.

— Je suis toujours seul lorsque je réponds à son appel, avoua-t-il.

— C’est toi le traître ?

—  Il me fait chanter depuis longtemps. Je sais que ce n’est pas une

excuse pour ce que j’ai fait, mais je n’avais pas le choix.

Sierra le gifla brutalement. Ilo ne fit que tourner la tête sans riposter.

—  Il m’avait menacé de s’en prendre à ma famille… mais il a quand

même tué tous mes frères…

Sierra remarqua que les oreilles des six hommes décapités étaient toutes

pointues.
— Que lui as-tu révélé pendant tous ces mois ? éclata-t-elle, démontée.

— Tout ce que je pouvais inventer pour les induire en erreur, même si le

mensonge me répugne.

— Tu t’imagines que je vais te croire après ce que tu as fait ?

— Je n’ai jamais divulgué à ces monstres quoi que ce soit qui leur aurait

permis de nous écraser.

— Va m’attendre dans ta tente, Ilo. Tu n’es pas au bout de tes peines.

Il méritait le pire des châtiments, mais par amour pour lui, elle ne

désirait pas le lui infliger devant ses hommes. Ilo se tourna plutôt vers les

têtes de ses frères.

— Nous allons les enterrer dans notre cimetière. Obéis-moi.

L’Eltanien se leva et marcha vers les Chimères, qui s’écartèrent pour le

laisser passer.

—  Emportez les têtes, ordonna Slava pour mettre fin à leur

consternation.

Pendant que les Chevaliers s’exécutaient, Sierra alla se planter devant

Salocin et Wellan.

—  Au lieu de perdre ton temps à le sermonner, tu devrais plutôt

t’inquiéter pour tes Salamandres, lui dit le sorcier.

—  À mon avis, Lizovyk hésitera avant de s’attaquer à elles maintenant

qu’il sait que les sorciers ont décidé de protéger les humains, fit remarquer

Wellan.

— C’est un bon point.

— Et puis, n’est-ce pas Wallasse qui veille sur Altaïr ? Pour l’avoir vu à

l’œuvre, il lui fera la vie dure.

— Avec notre appui, promit Salocin.

—  Les sorciers peuvent-ils vraiment nous débarrasser de ce Lizovyk ?

s’enquit Sierra, qui se faisait violence pour maîtriser sa colère.

—  Nous allons faire tout ce que nous pouvons, mais la créature à

laquelle nous nous attaquons vient d’ailleurs. Nous n’avons aucune idée de

ce qu’elle est capable de faire.

— Ne pourriez-vous pas recruter vous aussi des alliés célestes ?


—  Nous ne sommes pas vraiment en bons termes avec notre panthéon.

Mais si Wellan en connaît d’autres…

— Je suis coupé de mon propre monde, lui rappela l’ancien soldat.

— Je connais des accès qui y mènent.

—  C’est maintenant que vous me le dites ! Conduisez-moi tout de suite

à l’un d’eux !

Sierra éprouva alors une profonde angoisse à l’idée que Wellan puisse

partir, même s’il était plus que probable qu’il revienne avec son armée.

—  Je ne les ai pas empruntés depuis un moment, alors je vais

commencer par m’assurer qu’ils sont encore utilisables. Je serai bientôt de

retour.

Salocin s’évapora sous leurs yeux.

— Maintenant, je comprends pourquoi tu dis que les sorciers ne sont pas

fiables, soupira Wellan, qui aurait pu rentrer chez lui sans que Sage et

Azcatchi soient obligés de venir le chercher.

—  Je ne peux même pas m’imaginer poursuivre cette guerre sans toi,

avoua Sierra, déstabilisée.

— Si le raccourci que me propose Salocin est réel, tu sais bien que j’irai

chercher de l’aide.

— Tu pourrais aussi être empêché de l’utiliser en sens inverse.

— Chaque chose en son temps, d’accord ?

— Oui, tu as raison. Je dois d’abord décider ce que je dois faire d’Ilo…

— Si j’ai bien compris, il a été victime d’un odieux chantage.

—  Je lui ai confié toute une garnison parce qu’il était sans reproches !

s’écria-t-elle.

— Sierra, je comprends ta colère et ta déception, mais quand tu te seras

calmée, essaie un peu de te mettre à sa place. Qu’aurais-tu fait si un sorcier

t’avait menacée de tuer toute ta famille ?

—  Mon devoir de Chevalier d’Antarès ! J’aurais tout de suite prévenu

mon grand commandant !

—  Sans vouloir prendre la défense de ton amant, ne t’a-t-il pas aussi

avoué qu’il n’avait fourni que de faux renseignements au sorcier ?


—  En effet, mais je ne comprends pas pourquoi tu lui trouves des

excuses.

—  Parce que je suis capable d’analyser la situation froidement,

contrairement à toi.

Sierra poussa un grognement de mécontentement et se dirigea vers le

sentier. Wellan la talonna pour l’empêcher de faire une bêtise. Il comprenait

qu’elle se sentait trahie par Ilo, mais elle devait accepter qu’il était aussi une

victime. Lorsqu’ils arrivèrent au campement enveloppé dans un silence

angoissant, il ne restait que Skaïe, la princesse et la petite servante, protégés

par Antalya, Cercika et Cyréna. Sierra ne s’arrêta pas pour les rassurer. Elle

poursuivit plutôt sa route jusqu’à la tente de l’Eltanien. Elle rabattit le pan

de l’entrée et ne vit pas Ilo. Elle aperçut par contre une feuille de papier sur

son lit.

— Que dit-il ? demanda Wellan, juste derrière elle.

—  «  J’ai déshonoré l’armée et je ne mérite plus mon titre de

commandant. J’espère que tu me pardonneras un jour. »

Elle ouvrit son coffre et constata que la besace et les affaires

personnelles de son amant ne s’y trouvaient plus. Il avait également emporté

ses armes.

— Il est parti, souffla-t-elle, étonnée.

— J’aurais fait pareil, avoua Wellan.

Sierra planta son regard dans le sien.

—  La douleur d’avoir perdu six frères en plus de ton amour m’aurait

rendu fou, ajouta-t-il.

— Le chaos est commencé, fut-elle forcée de constater. Ne me suis pas.

Sierra quitta la tente pour aller épancher sa peine ailleurs que devant ses

soldats.
L’ODEUR DE LA MORT

S ur la falaise des Deusalas, les mentors d’Eanraig ne perdaient aucune

seconde. Ils soumettaient leur élève à un entraînement rigoureux et

celui-ci ne s’en plaignait pas. Personne ne savait quand les soldats-taureaux

attaqueraient les dieux ailés. Maridz passait plutôt son temps avec Kiev, qui

la bombardait de questions au sujet du monde des dieux et des pouvoirs des

sorciers. Ne connaissant rien à la guerre, elle laissa les leçons militaires à

Sappheiros, Océani, Nemeroff, Sage et Azcatchi et répondit plutôt au jeune

dieu de son mieux.

Vaillant et bien décidé à ne pas céder ce monde à la sauvagerie de son

père, Eanraig se débrouillait maintenant fort bien dans les combats

singuliers. Il avait affronté Sage, Azcatchi et même Océani avec brio. Même

s’il n’avait aucune difficulté à communiquer avec ses amis par télépathie, il

n’était toutefois pas au bout de ses peines.

Nemeroff fut finalement choisi pour l’aider à adopter sa forme animale,

étant donné que lui-même se transformait régulièrement en dragon avec

facilité. Il isola donc le jeune dieu dans la clairière au-delà de la ligne

d’arbres qui délimitaient la place de rassemblement.

—  Je ne vois pas à quoi ça pourrait me servir étant donné que je suis

apparemment une créature sans ailes ni cornes, protesta Eanraig.

—  Plus tu posséderas de facultés surnaturelles, plus tu auras confiance

en toi au moment de ton duel. Et puis, je suis plutôt certain que si Javad te

charge sous sa forme de rhinocéros, ta peau animale te protégera davantage

que ta peau humaine.

— Sans doute.

—  Et puis, qui sait ? Tu pourrais aimer manger de l’herbe et des

bourgeons, le taquina Nemeroff.


— Très drôle.

Le roi d’Émeraude commença par dessiner la forme plus ou moins bien

réussie du rhinocéros sans corne auquel Eanraig était censé ressembler, telle

que Sappheiros l’avait découverte.

— Je serai capable de redevenir humain ensuite ? s’inquiéta-t-il.

— Oui, tout comme je le fais. Aie confiance. La seule façon de procéder

à une métamorphose, c’est de ne pas paniquer et de se servir de sa volonté

divine. Quand je me transforme en dragon, pendant un court instant, je

visualise mon apparence reptilienne dans mon esprit. Je n’ai qu’à désirer me

transformer et ma magie fait le reste.

— Es-tu bien certain que je ressemblerai à ça ?

— Non. Mais avoue que c’est un bon point de départ. Étudie mon dessin

pendant quelques secondes, puis fais appel à l’énergie de ton plexus solaire

en exigeant de faire sortir l’animal qui vit en toi.

—  Tu me jures que je reprendrai ensuite l’apparence que j’ai en ce

moment ?

— Oui, si tu utilises exactement la même méthode.

— Et si ça ne fonctionne pas ?

— Tu es un dieu, Eanraig. Il n’y a aucune raison que ça ne marche pas.

Le jeune homme fit ce que son mentor lui demandait, mais ne réussit

qu’à la dixième tentative. Lorsqu’il se transforma enfin, Nemeroff constata

qu’il était beaucoup plus gros qu’il l’avait imaginé. Sa peau grisâtre était

épaisse, ses pattes plutôt courtes et ses oreilles bien droites. Son museau

était long, pointu et recourbé, mais sans corne.

—  Tu es vraiment impressionnant, le complimenta le dieu-dragon. Est-

ce que tu m’entends ?

— Bien sûr que oui, mais j’éprouve des sensations vraiment bizarres.

—  Ce sont celles de la bête. Maintenant, reprends ton apparence

humaine.

Le retour à sa forme initiale se fit beaucoup plus rapidement, au grand

soulagement d’Eanraig, qui ne désirait pour rien au monde terminer ses

jours en rhinocéros. Nemeroff exigea qu’il fasse plusieurs essais et qu’il

prenne de plus en plus de vitesse. Non seulement le jeune homme y arriva,


mais il parvint aussi à communiquer avec lui de façon télépathique sous sa

forme animale, ce qui lui serait fort utile pendant le duel.

Lorsqu’il redevint humain pour la dernière fois, Eanraig ressentit une

curieuse énergie autour de lui. L’inquiétude sur le visage de Nemeroff lui fit

comprendre qu’il captait la même chose. Sappheiros vint à leur rencontre. Il

était soucieux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Eanraig.

— L’odeur de la mort, répondit Sappheiros.

— La mort de qui ?

—  De milliards de personnes. On dirait que l’entité dont nous a parlé

Maridz la transporte avec elle à la façon d’un trophée de chasse.

— Elle ne pourrait pas nous débarrasser de Javad ?

— C’est ce qu’elle fera si elle nous élimine en premier. Gagnons d’abord

notre propre combat, puis nous verrons ce que nous pouvons faire pour

sauver notre monde.

— C’est très démoralisant.

—  Toutes les guerres le sont. C’est à mon tour de te faire travailler,

jeune dieu. Si tu veux gagner ton combat contre Javad, tu dois être capable

de former un bouclier suffisamment fort pour repousser ses charges.

— Alors là, je suis parfaitement d’accord.

Sappheiros passa le reste de la matinée à lui enseigner la maîtrise de ce

nouveau pouvoir défensif en lui lançant d’abord des cailloux, puis des

faisceaux ardents. Eanraig avait si peur d’être brûlé qu’il apprit à lever

rapidement ce mur invisible devant lui.

— Magnifique ! le félicita le cougar ailé.

— Je commence à avoir très faim.

—  J’allais justement vous proposer d’aller rejoindre les autres pour le

repas du midi. Mais puis-je vous recommander de ne pas révéler aux

Deusalas l’origine de la sombre énergie que certains d’entre eux pourraient

percevoir ?

— Ça va de soi, le rassura Nemeroff.


Eanraig avala toute la nourriture qu’on lui présenta sans prêter l’oreille

aux propos autour de lui. Ainsi, il ne risquait pas de s’échapper au sujet de

l’odeur de la mort.

— Un peu d’herbe avec ça ? ironisa Nemeroff.

— J’en ferai l’essai quand je serai sous ma forme animale.

— Sais-tu comment former un vortex ? lui demanda alors Sage.

—  Pas du tout. Si je l’avais su, je n’aurais pas autant marché pour

atteindre l’ouest du continent et je n’aurais pas eu à demander à Wellan de

m’emmener avec lui.

—  Tu n’aurais pas pu t’en servir de cette façon, même si tu avais

possédé cette faculté, car les vortex ne nous transportent que dans les lieux

où nous sommes déjà allés physiquement.

— Dans mon cas, c’est bien peu d’endroits.

—  Ce qui est important, pour le moment, continua Sage, c’est que tu

arrives à t’en servir durant ton futur duel.

Après le repas, il ramena Eanraig dans la clairière et se plaça devant lui.

— Voici ce que tu pourrais faire si jamais Javad intensifie son attaque et

que tu as besoin de reprendre ton souffle.

Sage disparut. Il se matérialisa derrière le jeune homme et lui donna une

poussée dans le dos. Celui-ci sursauta et fit volte-face.

— Je peux même en profiter pour te frapper, ajouta Sage.

— Tu as raison !

L’hybride lui montra comment visualiser l’endroit où il voulait aller,

puis à puiser dans ses pouvoirs divins pour faire apparaître le tourbillon

invisible qui l’y transporterait. Il limita ses déplacements à la clairière et le

rassura en lui disant que s’il arrivait ailleurs par mégarde, il n’aurait qu’à

l’appeler à l’aide par télépathie.

Dès qu’il eut compris comment s’y prendre, Eanraig se mit à disparaître

et à réapparaître partout autour de son mentor en éclatant de rire.

— C’est vraiment formidable !

—  N’oublie pas de toujours prendre le temps de réfléchir avant de

l’utiliser, sinon le vortex pourrait aussi te causer des ennuis s’il t’emmène
ailleurs que là où tu voulais aller.

— Je l’avais déjà compris.

Lorsque Sage ramena son élève sur la grande place, les Deusalas étaient

déjà retournés dans leurs grottes et le soleil descendait dans l’océan. Eanraig

mangea en compagnie de Nemeroff, Sage, Azcatchi, Océani et Sappheiros

en admirant les couleurs du couchant.

— Si vous êtes tous là, c’est que vous allez encore me forcer à affronter

l’hologramme de Javad, c’est bien ça ?

— Tu es très perspicace, avoua Océani.

— Prépare-toi, lui conseilla Azcatchi.

Depuis qu’il savait que l’espèce de marionnette était animée par

Sappheiros, Eanraig avait cessé de la craindre, même si elle pouvait lui

assener de violents coups.

Il ramassa son épée et se planta au milieu de la place de rassemblement

en s’efforçant de respirer normalement.

Son père lui apparut quelques secondes plus tard, aussi menaçant que les

fois précédentes.

— Essaie de mettre en pratique tout ce que tu as appris aujourd’hui, lui

recommanda Océani.

Le jeune dieu impressionna grandement ses mentors quand il utilisa

spontanément son bouclier pour parer les coups de Javad, puis lorsqu’il se

mit à se déplacer autour de lui grâce à son vortex pour finalement se

transformer en rhinocéros et foncer dans ses reins, ce qui fit disparaître

l’hologramme.

—  Que pensez-vous de ça ! s’exclama-t-il en reprenant sa forme

humaine.

—  Ça risque de se passer autrement quand il sera devant le vrai Javad,

soupira Azcatchi.

—  Tu es un peu trop confiant, jeune homme, le critiqua Océani. Cette

attitude pourrait te conduire à ta perte.

—  Je le sais bien, mais je voulais juste exprimer ma joie de me savoir

plus fort que je le pensais à mon arrivée ici !

— Un bon guerrier reste toujours sur ses gardes.


— Je tâcherai de m’en souvenir.

Sage et Azcatchi lui souhaitèrent bonne nuit et s’envolèrent vers leur

logis.

Océani attendit que Sappheiros ait repris ses sens, puis partit en même

temps que lui. Il ne resta plus que Nemeroff et Eanraig sur la falaise.

—  As-tu besoin que je te transporte sur mon dos pour rentrer à ma

grotte ? demanda le dieu-dragon.

— Je suis déjà allé chez toi, donc, théoriquement, je devrais être capable

de m’y rendre à l’aide de mon vortex, non ?

— Théoriquement…

— Laisse-moi essayer.

— D’accord, mais si tu n’es pas là dans dix minutes, je sonne l’alarme.

— C’est ce que nous verrons.

Nemeroff se transforma en dragon et prit son envol. Quand il arriva chez

lui, il trouva Eanraig assis à la table en pierre, un large sourire de triomphe

sur le visage.

— Bravo ! le complimenta le dieu-dragon.

— Je ne sais pas encore comment aller chercher de la nourriture ailleurs,

sinon je nous aurais offert de la bière.

— C’est assez de leçons pour aujourd’hui, Eanraig.

Une chope apparut devant le jeune homme, gracieuseté de Nemeroff.

— Et toi ?

—  Je ne bois que de l’eau, contrairement à mon père qui préfère

l’alcool.

— J’aurais aimé avoir avec le mien une aussi belle relation que celle que

tu entretiens avec Onyx.

—  Je suis certain que les choses se seraient passées autrement si Onyx

avait été aussi cruel que Javad.

— Raconte-moi comment c’était quand tu étais petit.

Nemeroff lui avoua qu’il était mort à neuf ans, mais qu’il ne gardait que

d’excellents souvenirs de ces quelques années de vie. Il avait grandi dans le

É
Château d’Émeraude, élevé tour à tour par son père, sa mère et sa

gouvernante.

— J’ai eu le temps d’apprendre à lire et à écrire, mais pas vraiment à me

battre. C’est quelque chose que Sage et Azcatchi m’enseignent en même

temps qu’à toi.

— Mais quand on est un gros dragon qui crache le feu, j’imagine que ce

n’est pas vraiment nécessaire, plaisanta Eanraig.

— La bête est en effet plus efficace contre des centaines d’adversaires.

— Et en duel, tu n’aurais qu’à écraser celui qui te provoque d’une seule

patte.

— Tiens donc, je n’avais jamais pensé à ça.

Il tapota le dos d’Eanraig, se changea en version miniature de sa forme

reptilienne et se coucha en rond dans son nid.

Le jeune dieu termina sa bière, puis alla s’installer dans le sien.

Automatiquement, le feu diminua d’intensité dans la niche sur le mur,

enveloppant les deux hommes dans une semi-obscurité apaisante.

Content de ses prouesses de la journée, Eanraig n’eut aucune difficulté à

trouver le sommeil. Il s’endormit avec un sourire sur les lèvres.

Au milieu de la nuit, cependant, quelque chose le réveilla. Il se redressa

pour s’assurer que Nemeroff était toujours là puis promena son regard dans

la grotte.

— Eanraig… l’appela une voix féminine.

Très inquiet, il sortit de son lit et se demanda s’il était en train de rêver.

— Eanraig…

Il marcha jusqu’à la corniche pour voir si quelqu’un s’y trouvait.

— Derrière toi…

Effrayé, il se retourna vivement, mais il n’y avait personne.

— Qui est là ? Montrez-vous !

— Je suis dans l’eau…

Même s’il était bien réveillé maintenant, Eanraig mit un moment avant

de comprendre que la voix faisait référence au bassin sur le mur opposé. Il

n’avait pas autant d’expérience des créatures magiques que ses mentors,
mais il était bien trop curieux pour ne pas aller voir ce qui s’y trouvait. Il

s’en approcha prudemment et s’étira le cou. Il sursauta en apercevant à la

surface de l’eau le visage d’une femme à la peau sombre et aux yeux

infiniment bons.

— Mais qui êtes-vous ? Et comment vous êtes-vous retrouvée là ?

—  Je m’appelle Carenza et ce que tu vois n’est qu’une image de mon

visage.

— Un hologramme ?

— Si tu veux.

— Êtes-vous une ennemie ou une alliée ?

—  Je suis une sorcière qui a échappé à la cruauté d’Achéron, tout

comme ta mère, d’ailleurs.

—  Ma mère ? Ce ne doit pas être à moi que vous désirez parler, car ma

mère était une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

— Non, c’est bien à toi que je m’adresse. Abélie, ta mère, a été créée en

laboratoire en même temps que tous les autres sorciers il y a fort longtemps.

Je ne savais pas qu’elle avait réussi à s’échapper elle aussi, mais je suis

heureuse de constater que oui, puisque je la sens en toi.

— J’ai beaucoup de mal à vous croire.

— Est-ce qu’elle ressemblait à cette femme ?

Un autre visage apparut à côté de celui de Carenza. Elle avait de longs

cheveux bruns bouclés, de grands yeux bleus rieurs et le plus beau sourire

du monde.

—  Maman… s’étrangla Eanraig. Mais elle ne m’a jamais dit qu’elle

possédait des dons.

— Sans doute parce qu’elle craignait comme nous tous d’être retrouvée

et exécutée par les soldats d’Achéron.

— Savez-vous qui est mon père, madame ?

— Je sens la présence de sang divin dans tes veines.

—  Eh bien, pour ma plus grande honte, c’est celui de Javad. Si le

panthéon voulait mettre à mort tous les sorciers, pourquoi a-t-il couché avec

ma mère ?
— Il n’y a qu’elle qui pourrait te répondre.

— Mais elle est morte dans un raid d’Aculéos.

— Je suis désolée, Eanraig.

— Depuis quand connaissez-vous mon existence ?

— Mon don le plus puissant est la voyance. En fait, je ne savais pas que

tu existais jusqu’à ce que tu commences à utiliser tes pouvoirs magiques,

alors je me suis lancée à ta recherche.

— Dans un bassin d’eau ?

— Ce n’est qu’un support que j’utilise pour voir très loin sans avoir à

me déplacer. Je sens la présence de créatures magiques autour de toi, mais

je ne flaire du sang de sorcier que dans un seul d’entre eux.

— Vous parlez sûrement de Sappheiros. On dit que son père est un mage

qui s’appelle Salocin.

— Cela explique beaucoup de choses.

— Parmi les autres, il y a un Deusalas et trois dieux en provenance d’un

autre univers.

— Pourquoi cultivent-ils tes pouvoirs les plus agressifs, Eanraig ?

—  Parce que des dessins sur les murs d’une grotte magique prétendent

que je devrai affronter Javad en combat singulier dans un avenir rapproché et

que, lorsque je suis arrivé ici, je ne savais pas du tout me défendre. Mais je

ne le fais pas juste pour survivre, je le fais aussi pour repousser tous ceux

qui veulent nous arracher notre monde.

— Tout comme nous. Jusqu’à ce que je puisse faire ta connaissance en

personne, je t’en prie, garde l’œil ouvert. Nous avons beaucoup d’ennemis.

— Ça fait aussi partie de ce que m’enseignent mes mentors.

— Mon cœur s’en réjouit. À bientôt, Eanraig.

— À bientôt, madame Carenza.

Les deux visages disparurent à la surface de l’eau. Le jeune dieu

demeura immobile un long moment devant le bassin à se demander s’il

venait de rêver. Il se pinça le bras. La douleur acheva de le convaincre que

cette conversation avait été bien réelle. Il se tourna vers Nemeroff en


hésitant à le réveiller pour la lui relater, puis décida que le dragon méritait

de se reposer. Il lui en parlerait au matin.


LA COMMUNAUTÉ MAGIQUE

S ous un magnifique ciel étoilé, Carenza mit fin à son échange avec le

fils d’Abélie. Elle était contente de l’avoir retrouvé, mais triste aussi

que sa mère n’ait pas survécu dans le monde des humains. Après avoir

échappé aux lances des soldats-taureaux et à la cruauté de Javad, elle avait

trouvé la mort aux mains des créatures immondes qui habitaient dans les

pays de neige…

Carenza allait se retirer pour la nuit lorsqu’elle reçut un message

télépathique de la part de trois de ses frères sorciers qui désiraient

s’entretenir avec elle. Aldaric sortit alors de la tente.

— Je vais préparer un petit goûter, déclara-t-il.

—  N’en fais pas trop, lui recommanda-t-elle. Wallasse et Maridz ne

seront pas là. Si je juge qu’ils devraient entendre ce que Salocin, Olsson et

Shanzerr ont à nous dire, j’irai les chercher peu importe où ils se trouvent.

— Et Eanraig ?

—  Il est trop tôt pour l’intégrer à notre petite communauté. Aldaric

alluma un feu magique et se mit à cuisiner.

—  Je me souviens d’Abélie, lui dit-il. Elle était si douce, si docile et si

facilement effrayée. Je suis étonné qu’elle ait eu le courage de prendre la

fuite lors du carnage.

—  Et moi, je le suis plus encore d’apprendre que Javad lui a fait un

enfant sans se rendre compte qu’elle était une sorcière. Elle lui a bien caché

son jeu.

—  On dirait qu’il éprouve à la fois une grande attirance et une haine

profonde pour les femmes magiques. N’a-t-il pas aussi tenté de séduire

Maridz ?

— Tu as raison.
Aldaric remua doucement la soupe en réfléchissant.

— Et si Abélie n’avait pas fui seule ? lâcha-t-il au bout d’un moment. Si

quelqu’un lui avait saisi le bras pour l’entraîner vers la sortie ?

— J’aurais déjà senti la présence d’autres sorciers, Aldaric.

— Tu n’as pas flairé celle d’Abélie.

Son commentaire secoua Carenza, car il avait raison.

— Sans doute se protègent-ils plus que nos cinq amis, ajouta-t-il.

—  Je peux habituellement découvrir tout ce que je désire voir. Après

cette rencontre, je me pencherai sur ce mystère. Que nous prépares-tu, mon

ami ?

—  De la soupe à l’orge et aux lentilles, du couscous aux raisins secs et

aux pois chiches et du pain cuit dans le sable. J’ai aussi cueilli des figues et

des dattes cet après-midi.

— Et pour boire ?

— Du thé vert infusé deux fois, comme tu l’aimes.

— Que ferais-je sans toi ?

— Tu ne mangerais jamais.

Carenza éclata de rire. Salocin fut le premier à arriver. Il salua la

sorcière et son compagnon. Habituellement, un sourire moqueur parait son

visage, mais cette fois-ci, il leur sembla très inquiet.

— Je suis désolé d’arriver ainsi au milieu de la nuit, mais j’ai découvert

quelque chose que je dois partager avec vous.

—  Tout comme Olsson et Shanzerr qui seront bientôt là, eux aussi. Je

t’en prie, assieds-toi, mon frère. Je te sens très troublé.

— Troublé, tu dis ? Le fils d’Olsson essaie de tuer tous les commandants

des Chevaliers d’Antarès pour les désorganiser, mais il y a pire encore. Je

suis allé vérifier l’état des raccourcis entre les mondes.

— Tu les connaissais donc déjà, commenta Aldaric.

— Je les ai même utilisés et ils étaient on ne peut plus fonctionnels. Il y

en a deux  : un au sommet de la montagne bleue à Arcturus, qui mène

directement au palais d’Achéron.

À
À partir de là, on peut sauter ailleurs sur la plateforme pour se diriger

dans l’Éther. L’autre se trouve dans le lac Mélampyre à Antarès.

Nous avions découvert celui-là, affirma Carenza.

— Saviez-vous qu’ils sont désormais occupés par des entités maléfiques

que je suspecte être des serviteurs de Tramail ?

Carenza passa la main au-dessus de l’eau de sa vasque. Une image en

plongée du grand lac y apparut avec son île mystérieuse dans sa partie ouest.

Celle-ci brillait d’une étrange lueur verte.

— Ce ne sont pas ses serviteurs, Salocin, mais Tramail lui-même.

— Mais comment peut-il être à ces endroits en même temps que dans le

cœur de Lizovyk ?

— C’est une pieuvre, répondit Shanzerr en apparaissant devant l’étang.

Il les rejoignit devant le bassin magique.

— Comment le sais-tu ? s’étonna Salocin. Tu l’as vue ?

—  Je viens de recueillir chez moi une autre créature qui s’est enfuie du

palais d’Achéron. Vous ne devinerez jamais de qui il s’agit.

— Ne me dis pas que Réanouh a décidé de changer de camp ?

—  Non. La vieille chauve-souris a bien trop peur de Javad pour même

penser à s’évader. Il s’agit plutôt du principal serviteur d’Achéron, qui a

pourvu à tous ses besoins pendant des centaines d’années.

— Quelqu’un que nous avons connu ?

—  Non. Il s’appelle Tatchey. Je viens de lui fausser compagnie pendant

qu’il dormait pour venir vous apprendre ce qu’il m’a raconté sans lui révéler

votre existence.

—  Au sujet d’une pieuvre ? répéta Salocin. Ce sont donc ses tentacules

qu’il glisse un peu partout dans ce monde ?

—  Même dans l’âme de mon fils, maugréa Olsson en sortant de

l’obscurité.

Salocin et Shanzerr lui résumèrent ce qu’ils venaient de dire à leurs amis

de Mirach. Il ne fut pas surpris que les accès aux autres univers aient été

bloqués, mais il était déjà au courant de l’arrivée de Tatchey au pied de la

montagne bleue.
—  Shanzerr, leur as-tu aussi annoncé que Javad avait tué son père et sa

mère, mais que Rewain avait réussi à s’échapper ? poursuivit Olsson.

— J’allais le faire quand tu es arrivé.

— Le petit zèbre se cache chez les humains et il est capable de repousser

Lizovyk.

—  C’est une bonne nouvelle, apprécia Aldaric. Sauf que Javad a

maintenant le champ libre pour commettre toutes les atrocités qu’il veut.

—  Il est peut-être aussi puissant qu’Achéron, mais il n’a aucune

expérience de la guerre, leur apprit Salocin. C’est une faiblesse que nous

pourrions exploiter.

Aldaric leur servit de petits bols de soupe et du pain chaud, puis

s’installa parmi eux.

—  Si j’ai bien compris, intervint Shanzerr, il y aura trois champs de

bataille. Les Aculéos poursuivront leurs tentatives d’invasion et seront

repoussés par les Chevaliers d’Antarès. L’armée de Javad attaquera les

Deusalas et Tramail essaiera d’éliminer toute vie sur la planète.

—  Et aucun de nous ne pourra échapper à l’hécatombe parce que les

points de sortie sont bloqués, grommela Salocin.

—  J’ai suivi la trace de Lizovyk et elle m’a mené au lac Mélampyre

dont on ne peut plus s’approcher tellement il est devenu maléfique, fit

Olsson. Si mon fils peut y pénétrer à sa guise, alors nous ne pourrons pas le

sauver.

— Il nous faudra donc nous battre nous aussi, conclut Aldaric.

—  Éliminons d’abord les Aculéos et les soldats-taureaux, puis allions-

nous aux Chevaliers d’Antarès et aux Deusalas pour montrer à cette pieuvre

que nous ne lui céderons pas un seul iota de notre planète, proposa Salocin.

—  Nous pourrions aussi tous travailler main dans la main, répliqua

Carenza. Faisons comprendre aux humains, aux hommes-scorpions et aux

dieux ailés qu’ils doivent s’unir pour sauver ce monde.

—  On ne peut repousser cette sorcellerie que par une puissante magie,

leur fit remarquer Olsson. Le protégé de Shanzerr est d’avis que seuls les

dieux fondateurs pourront venir à bout de Tramail.


Carenza comprit que c’étaient eux qu’elle avait aperçus à la surface de la

vasque.

— Qui sont-ils ? voulut savoir Aldaric.

— Achéron était l’un d’eux, répondit Shanzerr.

—  Et celui du panthéon de Wellan s’appelle Abussos, ajouta Salocin.

Mais nous ne pourrons pas leur demander de l’aide si nous sommes

incapables de quitter cette planète.

— Ce Wellan saurait-il combien il y a de ces dieux dans la galaxie et où

les trouver ? s’enquit Olsson.

— Il faudrait le lui demander, indiqua Salocin.

—  Aldaric, avons-nous suffisamment de nourriture pour un quatrième

invité ? le questionna Carenza.

— Ne me dis pas que tu as l’intention de l’enlever ? s’inquiéta Shanzerr.

Wellan était couché dans sa tente chez les Chimères, mais il ne dormait

pas. Son cerveau n’arrêtait pas d’analyser tout ce qui s’était passé ce jour-

là : le combat contre le sorcier qui avait tué la haute-reine, la désertion d’Ilo,

l’étau mortel qui se refermait sur le monde de Sierra… Il ne savait plus

comment sortir les Chevaliers d’Antarès de ce guêpier.

Oppressé par sa propre impuissance, Wellan quitta l’abri et alla s’asseoir

devant les braises d’un des feux. «  Pendant que je fais face à une mort

certaine, que font les miens à Enkidiev ? » songea-t-il. Sans savoir comment,

il se retrouva soudain devant un autre feu en compagnie de Salocin et de

trois autres personnes qu’il ne connaissait pas dans un climat beaucoup plus

chaud.

—  Ne crains rien, l’apaisa aussitôt Salocin. Nous sommes de bons

sorciers.

— Tous les cinq ?

— Nous ne sommes pas tous là.

—  Je suis désolée de t’avoir fait venir jusqu’ici sans te demander ton

avis, lui dit Carenza. Nous voulons obtenir des réponses à certaines de nos

questions.

C’était une belle femme à la peau noire, dont l’aura magnifique inspira

tout de suite confiance à Wellan.


— Je m’appelle Carenza et voici mes frères Aldaric, Shanzerr, Olsson et

Salocin. Il y en a d’autres, mais ils ne sont pas ici, ce soir.

Wellan reçut un bol de soupe des mains de celui qui était blond comme

les blés. «  Aldaric  », s’efforça-t-il de se rappeler. Ce dernier servit du

couscous aux autres convives.

—  Tu n’es pas obligé de manger si tu n’as pas faim, ajouta la sorcière,

mais toute nourriture préparée par Aldaric a le don de redonner de l’énergie.

L’Émérien but un peu de soupe et dut admettre qu’elle disait vrai. Il

sentit une nouvelle force envahir tous ses muscles.

— C’est excellent, merci.

— Ce que nous voulons savoir, commença Shanzerr, c’est le nombre de

dieux fondateurs et comment les contacter.

— Vous êtes des sorciers et vous l’ignorez ? s’étonna Wellan.

—  Nous avons grandi dans des cages d’où nous ne sortions que pour

apprendre à utiliser nos facultés magiques, lui raconta Carenza. Rien de tout

ça ne nous a été enseigné.

— Je suis vraiment désolé. Je n’ai pas été soumis à de telles contraintes

chez moi, mais même si j’ai lu à peu près tous les livres de la bibliothèque

d’Émeraude, tout n’y a pas été écrit.

— Dis-nous au moins ce que tu sais, l’encouragea Salocin.

— Abussos est le dieu fondateur de mon monde. Je sais qu’il a plusieurs

frères et sœurs qui règnent sur d’autres univers, mais leurs noms ne sont pas

mentionnés dans les ouvrages initiatiques.

— Il y a pourtant de l’énergie divine en toi, constata Carenza. Tu devrais

en savoir plus que ça.

—  Je ne suis que le petit-fils d’Abussos et j’ai été élevé par d’autres

dieux qui ne connaissaient pas leur ascendance non plus.

—  Autrement dit, nous devons trouver une divinité plus élevée dans la

hiérarchie, conclut Aldaric.

— Rewain… murmura Olsson. On a dû lui enseigner ces choses.

Carenza se pencha sur sa vasque et trouva le jeune homme endormi dans

un des abris des Manticores, au nord d’Arcturus. Wellan observa le

phénomène avec émerveillement.


—  Laisse-moi aller le chercher, exigea Olsson, car s’il panique, vous

n’apprendrez rien de lui.

— Vas-y.

Le sorcier disparut, abandonnant son repas sur le sable.

— Où suis-je exactement ? demanda Wellan.

—  Dans une oasis isolée de Mirach, où les humains ne vont plus,

l’informa Carenza en faisant disparaître l’image à la surface de l’eau. Nous

y sommes en sûreté… pour l’instant.

— Pourquoi les dieux fondateurs vous intéressent-ils à ce point ?

—  Ils sont apparemment les seuls qui puissent empêcher la destruction

que projette la pieuvre galactique, l’informa Salocin.

— Une pieuvre ?

—  Nous ne pouvons pas non plus lui échapper en filant dans un autre

monde, car la créature nous en empêche. Alors, notre prochaine question,

c’est comment peut-on appeler ces dieux à l’aide ?

— À mon humble avis, ils doivent déjà savoir ce qui se passe et ils sont

sûrement en train d’organiser un assaut contre cette entité destructrice,

avança Wellan.

— Mais tu n’en es pas certain.

— Non…

Olsson revint alors en tenant par le bras le pauvre Rewain qui tremblait

de tous ses membres. Il le fit asseoir près de lui devant le feu.

— Je lui ai expliqué que nous ne voulions que des informations, précisa-

t-il, mais il craint que notre déplacement n’attire Javad.

— Cet endroit est protégé, tenta de le rassurer Carenza. N’aie pas peur.

Wellan examina les traits de cet homme en se rappelant qu’il faisait

partie du panthéon de cet univers.

— Nous n’avons reçu aucune éducation céleste tandis qu’on nous forçait

à apprendre la magie, continua Carenza, mais nous pensons que ça n’a pas

été la même chose pour toi.

— Ma mère m’a en effet appris tout ce qu’elle savait.

— T’a-t-elle parlé des dieux fondateurs, par hasard ? intervint Aldaric.


— Oui, bien sûr, mais il y en a plus d’une vingtaine. Je n’ai pu en retenir

que quelques-uns même en m’appliquant. Ce sont tous les enfants du dieu

Patris.

— Peux-tu nous les nommer ? insista Salocin.

—  Eh bien, il y a évidemment mes parents, la déesse-hippopotame

Viatla et le dieu-rhinocéros Achéron, et aussi les dieux ailés Hapaxe et

Atalée.

Wellan regretta aussitôt de n’avoir pas pris son journal avec lui en

sortant de la tente, car il aurait pu noter toutes ces informations

exceptionnelles. Il lui faudrait faire appel à sa mémoire.

—  Je me souviens aussi du dieu-cheval Equus et de la déesse-biche

Elnis, du dieu-éléphant Pakhu et de la déesse-girafe Zarapha.

Rewain plissa le front pour activer ses neurones.

—  Oh oui ! Il y a le dieu-serpent Nektos et la déesse-iguane Lacerta,

ainsi que le dieu-bison Urus et la déesse-ours Orssa, le dieu-crabe Strigilia

et la déesse-méduse Aéquoréa, le dieu-hippocampe Abussos et la déesse-

louve Lessien Idril… Les autres noms, je n’ai jamais pu les retenir.

— C’est déjà beaucoup, le félicita Carenza.

—  Ça nous en fait déjà quatorze contre une pieuvre, laissa tomber

Salocin.

—  Ce que tu nous as appris nous sera fort utile, enchaîna Shanzerr.

Olsson va te ramener chez les Manticores, maintenant. S’il te plaît, ne parle

de cette petite réunion secrète à personne. Nos vies en dépendent.

—  Je ne suis même pas certain que je ne dors pas en ce moment,

balbutia le jeune dieu.

Olsson mit la main sur son bras et disparut avec lui.

— Tous ces noms ne changent rien au fait que nous sommes coincés ici

sans pouvoir leur envoyer le moindre signal de détresse, déplora Aldaric.

—  Je propose que nous y réfléchissions chacun de notre côté, fit

Carenza.

Wellan n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour leur offrir son soutien.

Il se retrouva une fois de plus devant les braises, là où il était assis chez les

Chimères avant son enlèvement magique. Sans perdre une seconde, il se


précipita dans sa tente, alluma le fanal qui pendait au plafond et fouilla dans

ses sacoches. Il en retira son journal et une plume et se mit à écrire les noms

des dieux fondateurs, afin de les ajouter un jour aux ouvrages de la

bibliothèque d’Émeraude. Il dessina ensuite les visages de tous les sorciers

qu’il venait de rencontrer, ainsi que celui de Rewain. Satisfait, il déposa le

journal et s’allongea une fois de plus sur le dos. Il pensa aussitôt à Ilo, qui

avait été victime de la cruauté de Tramail. «  Comment pourrai-je faire

comprendre à Sierra qu’elle doit le retrouver et le reprendre au sein de

l’Ordre ? »
STRIGILIA

P endant que les familles royales du Château d’Émeraude descendaient

dans le hall pour le premier repas de la journée, Onyx se rendit à la

chambre où il avait installé Strigilia la veille. Il le trouva debout devant la

fenêtre à observer au loin la tempête qui approchait.

— Aimes-tu les orages ?

— Pas vraiment, soupira le dieu-crabe. Ils étaient très dangereux sur ma

planète. La foudre enflammait souvent les champs et les forêts. Elle

électrocutait parfois des gens. Nous nous en méfiions beaucoup.

—  La même chose se produit ici, mais les tempêtes ne surviennent

qu’aux changements de saisons, ainsi les fortes pluies viennent toujours à

bout d’éteindre les feux.

— J’ai encore de la difficulté à croire que mon monde n’existe plus, que

je ne reverrai jamais mes rivages, mes couchers de soleil et mes enfants.

— Je ne peux pas te rendre tout ça, mais tu es le bienvenu à Enkidiev.

Et si ma présence ici attirait cette horrible créature ?

—  À mon avis, ce n’est pas toi qu’elle vise, Strigilia. Elle dévore plutôt

tout ce qui se trouve sur sa route. Nous découvrirons une façon de l’arrêter

avant que la galaxie ne contienne plus rien. Ce matin, c’est le moment pour

toi de rencontrer le reste de la famille.

Au lieu de transporter magiquement son invité dans le hall, Onyx choisit

de lui faire descendre le grand escalier du palais pour le laisser s’imprégner

des lieux. Strigilia les avait déjà étudiés par les yeux d’Héliodore, mais il

n’avait jamais eu accès à tous les sens de l’enfant. Les odeurs du château lui

chatouillèrent le nez et la froideur de la pierre sous ses pieds l’étonna. Onyx

ne le pressa pas. Il comprenait mieux que quiconque ce qu’il ressentait. Sa

propre âme avait passé cinq cents ans enfermée dans son épée au creux de
sa sépulture de glace avant que Sage l’en délivre. Jamais il n’oublierait la

première inspiration qu’il avait enfin pu prendre et toutes les sensations qui

l’avaient assailli. Toutefois, contrairement à Strigilia, il avait exercé une

domination complète du corps de son hôte, alors que le dieu-crabe s’était

contenté de se cacher dans celui de son petit-fils.

Les deux hommes traversèrent le vestibule. Lorsqu’il entendit des voix

dans le hall, Strigilia ralentit le pas, effrayé.

— Tu ne leur as pas encore parlé de moi, n’est-ce pas ?

— Non. J’aime les surprises.

Ils franchirent le seuil de la vaste salle. La famille d’Onyx et celle de

Kira étaient déjà à table. Contents de passer du temps ensemble, les petits

jacassaient comme des pies. Kaliska avait déposé Agate dans son berceau

près d’elle et observait le comportement étrange d’Héliodore. Depuis le

matin, il semblait avoir changé de personnalité. Au lieu de grignoter ses

galettes en écoutant les propos des autres enfants, il se mêlait à toutes leurs

conversations et il mangeait même des aliments qu’il avait l’habitude de

repousser.

— Tu t’inquiètes pour rien, ma chérie, lui chuchota Kira. Vous avez tous

traversé des phases déconcertantes durant votre croissance.

— Du jour au lendemain ? répliqua Kaliska. Hier, il avait peur de tout et

depuis qu’il s’est levé ce matin, il affiche la même audace que mes frères.

— Moi, je sais pourquoi ! annonça la voix d’Onyx.

Tous se tournèrent vers l’empereur qui s’approchait de la table en

compagnie d’un étranger. Le silence tomba dans le hall.

— Qui est ton invité ? demanda Lassa.

— Je vous présente Strigilia, le frère d’Abussos.

Les adultes ne surent pas comment réagir devant cette révélation.

— Que fait-il à Émeraude ? lâcha finalement Obsidia.

—  Nous lui donnons asile parce que son monde a été détruit, répondit

Onyx.

— Par qui ? demanda Lazuli.

— Une méchante créature céleste.


— Quand tu nous offres aussi peu d’explications, d’habitude, c’est parce

que c’est grave, devina Obsidia.

—  Est-ce le même Strigilia dont nous avons déjà parlé ? s’enquit

Kaliska, qui ne voulait surtout pas mentionner que cette entité s’était

emparée d’Héliodore.

— Oui, c’est bien lui. Il a accepté de se joindre à nous ce matin dans son

propre corps.

— Ça explique beaucoup de choses…

— Si je comprends bien, c’est l’oncle de papa, d’Onyx, de Napashni, de

Phénix et d’Obsidia et le grand-oncle de maman ? résuma Marek.

— Quelle famille compliquée ! s’exclama Kylian.

—  Chaque fois qu’on pense en connaître tous ses membres, il en arrive

encore d’autres ! ajouta Maélys.

Onyx invita Strigilia à s’asseoir près de lui au bout de la table.

— C’était comment chez toi ? l’interrogea aussitôt Ayarcoutec.

—  Ne pourrais-tu pas nous laisser vous présenter avant de le

questionner, jeune fille ? lui reprocha Napashni.

— C’est normal d’être curieux quand on est jeune, l’excusa Strigilia.

— Même quand on est vieux, plaisanta Onyx.

En entendant le son de la voix du dieu-crabe, Héliodore descendit de sa

chaise et marcha jusqu’à lui, fasciné. Kaliska retint son souffle.

— Je te connais…

— Mieux que quiconque, affirma Strigilia, ému.

Il caressa tendrement la joue de l’enfant en lui souriant.

— Merci, Héliodore.

— Merci pour quoi ? voulut savoir Obsidia.

— Ça suffit les questions, l’arrêta Napashni.

Kira en profita pour faire les présentations. Les enfants se levèrent

chacun à leur tour lorsqu’elle prononça leur nom.

— Maintenant, mangez.

— Moi, j’ai faim ! s’exclama Jaspe.


— Tu as tout le temps faim, le piqua Obsidia.

— Je grandis !

Kaliska remarqua alors que Strigilia choisissait la même nourriture que

son fils avant sa soudaine transformation, quelques heures plus tôt. Il n’avala

qu’une galette et un bout de fromage et but un peu d’eau.

—  Je régnais sur quinze planètes, commença-t-il en s’adossant dans sa

chaise.

Les enfants ouvrirent toutes grandes leurs oreilles.

— Étaient-elles toutes pareilles ? s’enquit Kylian.

—  Non. Cinq étaient des mondes de glace. Six étaient entièrement

recouvertes d’eau et quatre ressemblaient à la vôtre.

— Et nous, maman, combien de planètes avons-nous ? demanda Maélys.

— Une seule et c’est bien suffisant, répondit Kira.

— Est-ce que les vôtres ont toutes été détruites ? l’interrogea Anoki.

Strigilia se contenta de hocher doucement la tête.

— Avez-vous perdu votre maison ? se désola Ayarcoutec.

Oui, ainsi que ma famille.

— C’est vraiment triste, s’affligea Lazuli.

— Resterez-vous ici ou irez-vous habiter chez Onyx ? enchaîna Phénix.

— J’ai l’intention de lui fournir son propre château, où il pourra rebâtir

sa vie, les informa l’empereur.

— Où ? s’inquiéta Héliodore.

— Je n’en ai pas encore discuté avec lui.

—  J’espère que tu ne songes pas à lui donner ta forteresse d’Irianeth,

l’avertit Kira. Il y serait seul au monde.

—  Rien ne m’empêche de la déplacer à An-Anshar, répliqua Onyx. Ce

n’est pas l’espace qui manque dans mon royaume.

— Nous serions voisins ! s’égaya Obsidia.

— Peut-être bien, murmura Strigilia.

Armène vint chercher les enfants tout de suite après le repas. Ils la

suivirent en réclamant une partie de ballon dans la cour.


—  Nous ferons tout ce dont vous aurez envie, mes poussins, agréa la

gouvernante, sauf de la magie. Vous connaissez mes règles.

Kaliska regarda son fils suivre les autres avec enthousiasme.

Habituellement, Héliodore préférait rester avec elle plutôt que d’aller jouer.

Elle cueillit son bébé dans son berceau. Agate était bien réveillée, mais ne

semblait pas avoir faim. Il ne restait plus autour d’elle que ses parents,

Onyx, Napashni et Strigilia.

— Abussos est d’avis que tous les raccourcis vers les mondes parallèles

doivent être refermés pour nous empêcher de connaître le même sort que

Strigilia, déclara l’empereur. Il sera bientôt ici.

—  Nous ferons tout ce qu’il faut pour préserver notre quiétude, assura

Kira.

— Si tu bloques celui sous ta forteresse, tu ne pourras donc plus jamais

l’utiliser, lui fit remarquer Lassa.

— Je ne le sais que trop bien, soupira Onyx.

Ils ressentirent alors l’arrivée de créatures magiques, comme un

picotement électrique sur leur peau. Abussos se matérialisa au milieu du

hall, accompagné d’un vieillard vêtu d’une longue tunique opalescente et

d’une belle femme aux longs cheveux roux qui portait une robe composée

de milliers de petites écailles émeraude qui miroitaient à la lumière des

flammes. Frappé de stupeur, Strigilia se leva. Il contourna vivement la table

et se jeta dans les bras de l’étrangère. Ils s’étreignirent en pleurant de joie.

—  Je vous présente Patris, le créateur de l’univers, et Aéquoréa,

l’épouse de Strigilia, annonça Abussos.

Patris s’approcha de la table en s’appuyant sur son sceptre doré. Ses

cheveux blancs qui ondulaient sur ses épaules semblaient aussi doux que de

la soie et ses yeux bleus étaient perçants.

—  Je suis heureux de faire la connaissance de quelques-uns de mes

petits-enfants.

—  Et nous, de nous trouver en votre présence, répliqua Lassa,

impressionné.

Agate s’agita dans les bras de Kaliska.

— Ce que tu es jolie, petite princesse, s’attendrit Patris.


Elle se mit à gazouiller comme un oiseau.

—  J’ai promis à Strigilia qu’il pourrait rester ici pendant que nous

procéderons à cette dangereuse opération, intervint Onyx pour en venir tout

de suite aux faits.

—  Nous veillerons sur sa femme et lui en attendant votre retour, promit

Lassa.

— Mais… s’étrangla Kira, qui aurait préféré participer à l’opération.

— Ils auront besoin de toute notre protection, ma chérie.

—  Cette fois, il n’est pas question que tu m’écartes, Onyx, l’avertit

Napashni.

— Je m’en doutais, vois-tu.

— Je vous en prie, soyez très prudents, leur recommanda Strigilia. Cette

créature frappe à la vitesse d’un serpent.

— Ne t’inquiète pas, le rassura Onyx.

Patris disparut avec Abussos, Onyx et Napashni et les transporta sous la

forteresse d’An-Anshar.

Tout le cratère s’illumina de la puissante lumière blanche qui émanait de

lui.

— Alors, qu’avons-nous ici ? murmura-t-il.

Il s’avança vers le centre de la cavité, suivi de ses compagnons.

—  C’est un gardien sans âme qu’on a placé dans ce vortex et non

Tramail lui-même, annonça le vieil homme. Heureusement d’ailleurs, sinon

j’aurais été forcé de faire exploser tous les volcans. Le malfaiteur s’est

uniquement assuré que personne ne pourrait s’échapper du monde parallèle

qu’il a choisi de pulvériser.

— Avez-vous besoin d’aide ? lui demanda Onyx.

Abussos lui décocha un sourire moqueur.

—  Je crois pouvoir m’en tirer seul, affirma Patris avec amusement.

Restez ici.

Le vieillard continua seul. La mare s’illumina immédiatement en rouge

à son approche.
—  C’est généralement le signe que le démon va nous expédier à l’autre

bout du cratère, l’avertit Onyx.

— Ne craignez rien.

Napashni se positionna tout de même près de son mari, prête à le

seconder.

—  Retourne auprès de ton maître et dis-lui de s’en prendre à quelqu’un

de sa trempe ! s’écria le vieil homme. Dis-lui que Patris ne lui permettra

plus de détruire ce qu’il a créé !

Il frappa durement le sol avec son bâton doré. La forme vaguement

humanoïde qui avait attaqué Onyx s’éleva au-dessus de l’eau en poussant

des grondements menaçants.

— Pars maintenant ou tu seras anéanti !

La créature s’élança sur le créateur. Des filaments électriques partirent

du sceptre et la frappèrent, perçant des trous partout sur son corps spectral.

Elle se tordit dans tous les sens en poussant des sifflements perçants. Patris

ne fléchit pas. Il plongea le bout de son bâton dans l’eau. Une terrible

explosion secoua le cratère. Abussos leva aussitôt un bouclier devant Onyx,

Napashni et lui, pour les empêcher d’être grièvement brûlés. La force de

l’impact les fit tout de même reculer d’au moins deux mètres. Patris, qui,

lui, n’avait pas bougé du tout, se tourna vers eux.

— C’est fait.

Abussos fit disparaître son mur protecteur. Onyx en profita pour courir

jusqu’au vieillard. La mare avait disparu. Toutes ses chances de partir à la

recherche de Nemeroff venaient de s’envoler.

—  Puis-je vous accompagner dans votre quête des autres raccourcis ?

demanda-t-il.

— Il est préférable que tu ne saches pas où ils se trouvent.

— L’un d’eux n’est peut-être pas sous surveillance.

—  Parfois les gardiens flottent à leur surface, mais bien souvent, ils se

tapissent tout au fond et leur présence est presque imperceptible. Tu serais

tué sur-le-champ si tu osais t’y aventurer.

La déception d’Onyx n’échappa pas au patriarche.

— Que se passera-t-il ensuite ? s’enquit Abussos.


—  Si Tramail ne vient pas à moi, je devrai partir à sa recherche pour

mettre fin à sa campagne de destruction.

—  Mais notre galaxie est vaste et, pire encore, elle est entourée par des

milliers d’autres galaxies.

— Je possède un bon flair.

Onyx se tourna vers Abussos.

— Ne le laissez pas partir seul, le supplia-t-il.

— Ce n’était pas mon intention.

Les dieux supérieurs saluèrent Onyx et Napashni et disparurent en

même temps, plongeant le cratère dans le noir. Napashni alluma ses paumes

et aperçut les larmes silencieuses qui coulaient sur les joues de son mari.

Elle l’attira dans ses bras et l’étreignit avec amour.

— Nous trouverons un autre moyen. Ne perds pas courage.

Onyx en profita pour les transporter dans la bibliothèque d’Émeraude,

déserte à cette heure.

—  Pourquoi ne s’est-il pas contenté de tuer la créature dans la mare et

de laisser le raccourci intact ? se désola-t-il.

—  Pour te protéger sans doute, car il a senti ta témérité. Nous ignorons

ce qui se trouve de l’autre côté de ces vortex. Lui doit le savoir. De toute

façon, nous ne sommes même pas certains que Nemeroff est encore vivant.

— Moi, je sais que oui.

—  Au lieu de te tourmenter ainsi, fais confiance à Wellan, à Sage, à

Azcatchi et à notre fils. Ils trouveront la façon de rentrer à la maison.

— Je déteste tellement m’avouer impuissant…

— À qui le dis-tu ? le taquina-t-elle.

— Le rôle d’un père, c’est de protéger ses enfants, Napashni.

— Quand ils se trouvent dans le même univers que lui, c’est plus facile,

mon chéri. Rappelle-toi que Nemeroff n’est plus un petit garçon. C’est un

adulte et un père de surcroît. Peut-être que ce qui lui est arrivé est destiné à

le faire mûrir et à l’aider à devenir un meilleur roi.

Onyx répliqua par un grognement mécontent.


—  L’important, c’est que la forteresse où nous élevons le reste de notre

nichée soit redevenue sécuritaire, tu ne crois pas ?

— Je dois trouver un autre raccourci avant Patris.

— Ce que tu peux être têtu, mon bel amour. Allons jouer au ballon avec

les enfants.

— Non, je veux être seul.

— Je t’accorderai ce vœu à condition que tu ne fasses pas de bêtises.

Il lui décocha un regard irrité.

— Comme si c’était possible, ironisa-t-elle.

Napashni l’embrassa sur les lèvres et lui pardonna son apathie. Elle

tourna les talons et sortit de la grande salle en espérant que son bouillant

mari resterait sagement à Émeraude pour former un nouveau plan plutôt que

de se lancer à l’aventure.

Onyx marcha jusqu’à l’une des fenêtres de la bibliothèque. Il leva les

yeux sur la majestueuse montagne de Cristal en se demandant si c’était une

malédiction qui lui enlevait constamment son fils aîné. Puis il repensa au

vortex qui s’était formé devant Kimaati à An-Anshar. Ce dernier avait utilisé

un bijou magique pour tenter de retourner chez lui. Le seul Immortel

appartenant au panthéon d’Abussos qui avait réussi à en fabriquer jadis

saurait-il imiter cette magie ?

Une main se posa sur son épaule.

— Votre femme a raison, lui dit Lyxus. Vous ne devez pas perdre espoir.

—  Y a-t-il d’autres prophéties dans vos livres dont vous ne m’avez

jamais parlé ?

—  Oui, certes, mais la plupart concernent Agénor. Je continuerai de

chercher lorsque nous rentrerons à la forteresse.

Onyx transporta instantanément le vieil homme au neuvième étage de

son château dans les volcans. Celui-ci se réjouit de se retrouver au milieu de

ses vieux parchemins.

—  Je me mets au travail dès que j’aurai remis un peu d’ordre dans ce

fouillis, annonça-t-il.

En effet, les deux récents tremblements de terre avaient éparpillé ses

livres.
— Merci, Lyxus. Je vais aller chercher le reste de la famille.

—  Laissez les enfants s’amuser encore un peu avec leurs amis. Ils le

méritent bien.

— Vous saurez vous débrouiller ?

— Sans le moindre problème.

Onyx retourna à Émeraude, mais choisit de réapparaître sur le balcon de

son ancienne chambre, à l’étage royal. Il aperçut ses enfants et ceux de Kira

et de Lassa, divisés en deux équipes, qui se disputaient la possession d’un

ballon en cuir. Son esprit le ramena alors dans le passé, lorsque Nemeroff,

Atlance, Fabian et Maximilien jouaient aussi dans la grande cour du palais

en riant aux éclats. « Je retrouverai Nemeroff », décida-t-il.


ALLIANCE INATTENDUE

S es échecs imprévus chez les Basilics et

Lizovyk. Il s’était donc isolé au sommet de la montagne bleue, le

plus haut pic de tout Alnilam, afin de réfléchir sans être localisé par les
les Chimères hantaient

alliés des Chevaliers d’Antarès. « Je suis incapable de les vaincre parce que

Tramail ne m’a pas fourni suffisamment de puissance  », grommela-t-il.

«  Sinon, j’aurais éliminé tous ces sorciers sans la moindre difficulté. Sans

doute craint-il que je me retourne contre lui et que je règne à sa place. »

Assis sur une corniche, les jambes pendant dans le vide, Lizovyk

réfléchissait en essayant de comprendre ses déboires. Il n’avait eu aucune

difficulté à éliminer la haute-reine, les deux rois et le prince parce qu’ils ne

possédaient pas de magie. Ces meurtres faciles l’avaient-ils rendu

imprudent ?

Chez les Manticores, il avait réussi à se débarrasser de la commandante

ainsi que de celle qui avait voulu tout de suite prendre sa place. La soudaine

intervention d’un homme dont la magie ne ressemblait pas à celle de son

père et de ses amis avait bien failli lui faire fondre la peau des bras.

D’ailleurs, il garderait pour toujours de profondes cicatrices de cette attaque.

La même chose s’était produite chez les Basilics. Cette fois, l’étranger qui

avait pris leur défense l’avait privé de sa proie. Il se rappela alors que c’était

le bijou qu’il portait au cou qui l’avait affaibli. « Pourquoi mon père ne m’a-

t-il jamais dit qu’il existait des créatures plus fortes que les sorciers parmi

les humains ? »

Lizovyk avait tout de même étanché sa soif de sang chez les Chimères. Il

n’avait pas pu tuer leur commandant, mais il avait décapité ses six frères. La

soudaine intrusion de Salocin, puis d’Olsson et de Wellan, dans ses affaires

l’avait empêché de terminer son travail. «  Ils sont tous contre moi

désormais  », comprit-il. «  Mais ça m’est égal. Ils ne peuvent pas gagner


contre Tramail, car il nous détruira tous.  » L’âme du jeune sorcier

s’assombrissait de jour en jour. Il ne subsistait plus qu’une pâle lueur du

garçon qu’il avait été jadis. Il savait maintenant que personne ne viendrait le

sauver. Une force irrésistible le poussait à faire le mal et il n’arrivait plus à

la repousser. Son seul salut était la mort…

Il laissa errer ses pensées et se rappela soudain certains propos qu’il

avait entendus ici et là tandis qu’il traversait le continent. Plusieurs prêtres

déploraient que le dieu Javad soit aussi cruel que son père, car ils

craignaient qu’il ne détrône un jour sa mère, la bienveillante déesse Viatla,

et qu’il instaure un règne de terreur chez les humains. Lizovyk se souvenait

aussi que son père lui avait dit qu’Achéron avait fait en sorte que ses rejetons

ne possèdent aucune magie qui aurait pu leur permettre de mettre fin à sa

prééminence.

—  C’est lui qui aurait besoin d’un bon sorcier, maugréa-t-il, pas le roi

des hommes-scorpions.

Lizovyk se redressa d’un seul coup.

— Quelle excellente idée ! s’exclama-t-il.

Olsson lui avait raconté, à son arrivée chez les Aculéos, qu’il s’était

enfui du palais du dieu-rhinocéros en empruntant un vortex qui aboutissait

dans la montagne bleue.

— Est-ce celle-ci ?

Il scruta le pic et se réjouit de découvrir qu’il renfermait une énergie

tourbillonnante. Il se mit donc à la recherche d’une entrée et finit par trouver

la grotte. Il y entra prudemment, prenant le temps d’en sonder chaque

recoin. Le raccourci magique se trouvait en plein centre. Lizovyk ignorait si

son initiative déplairait à Tramail, mais puisqu’il semblait l’avoir abandonné

à Alnilam, il ne vit pas de mal à faire un peu d’exploration. Il pénétra dans

le point chaud de la caverne et se retrouva aussitôt sur une vaste plateforme

en cuivre qui flottait dans l’Éther. À l’autre extrémité, elle était rattachée à

une énorme sphère métallique percée d’innombrables hublots.

En voyant apparaître l’étranger, les soldats-taureaux pointèrent leurs

lances sur lui. Lizovyk marcha à leur rencontre sans la moindre

appréhension.

— Halte-là ! ordonna l’un des deux bovins.


— Je désire rencontrer votre dieu.

— Il ne reçoit personne.

— Ce que j’ai à lui apprendre l’intéressera.

Les gardes hésitèrent.

— Je ne suis pas un sorcier très patient, les avertit Lizovyk.

— Attends ici.

L’un des deux soldats entra dans l’étrange immeuble tandis que l’autre

continuait de bloquer la route du mage noir. Celui-ci aurait pu facilement le

précipiter en bas de la plateforme, mais il aurait risqué ainsi de faire une très

mauvaise impression sur le maître des lieux. Il attendit donc patiemment le

retour de l’autre taureau.

— Suis-moi ! lança ce dernier en ouvrant brusquement la porte.

Lizovyk marcha derrière le soldat dans un couloir en colimaçon qui

semblait faire le tour de l’immeuble rond. Il n’y avait aucune décoration,

que des plaques de métal boulonnées ensemble. Le jeune homme avait

toujours cru que les divinités vivaient dans le faste et la richesse. Il avait

plutôt l’impression de marcher dans une usine. Le soldat le mena à l’étage

qu’avait occupé Achéron et qui avait été réclamé par Javad après leur duel

funeste. Lizovyk s’avança dans la pièce circulaire où était assis un homme

musclé qui ne portait qu’un pantalon marron. Sur les tempes de sa tête

chauve étaient tatoués deux éclairs noirs.

—  Je cherche Achéron, commença le sorcier, puisque le dieu ne disait

rien.

—  Il est mort. C’est moi, Javad, son fils, qui règne désormais sur ce

monde. Et toi, on me dit que tu es un sorcier ?

— Je m’appelle Lizovyk et je suis le fils d’Olsson.

— Ces traîtres ont eu des enfants ?

— Tout comme les dieux, apparemment.

—  Tu as du cran de te présenter devant moi. Ne sais-tu pas que j’ai fait

mettre la tête de tous les sorciers à prix ?

— Tu n’es pas assez riche pour te payer la mienne.

Offensé, mais curieux en même temps, Javad redressa le torse.


— Tu es arrogant, sorcier.

— Je peux me permettre de l’être, affirma Lizovyk.

— Est-ce ton père qui t’envoie pour négocier avec moi ?

— Pas du tout. D’ailleurs, je suis mon propre maître maintenant. Je suis

ici parce que j’ai envie de prouver ma valeur. Mets-moi au défi.

Javad dompta son impulsivité habituelle et prit le temps de réfléchir

quelques minutes.

— Je veux bien t’en proposer un, lui dit-il finalement. Mes ennemis, les

Deusalas, sont des hommes ailés dont je veux me débarrasser depuis bien

longtemps, mais ils vivent sur une falaise à l’est d’Alnilam, où mon armée

ne peut pas grimper. Attire-les en terrain plat où il me sera facile de les

écraser et tu seras richement récompensé.

Lizovyk ne put s’empêcher de sourire avec amusement, car il savait

pertinemment que l’univers sur lequel régnait maintenant Javad était sur le

point de disparaître.

— Et si tu ajoutes les humains et les Aculéos à ce carnage, je ferai de toi

un dieu.

—  C’est un défi de taille, mais il me plaît. Prépare-toi à lancer bientôt

tes armées contre tous ces gens. Je te ferai signe, le moment venu.

Lizovyk s’inclina et disparut sous les yeux de Javad. Il se matérialisa sur

le bord de la plateforme où il était arrivé et sauta dans le vide. S’entourant

d’une bulle d’invisibilité dont les sorciers ne pourraient pas capter la

présence, il survola la côte du levant jusqu’à ce qu’il aperçoive les hommes

ailés qui volaient en formation.

Pour exploiter leurs faiblesses, Lizovyk se devait d’abord de les

découvrir. Il s’installa sur la haute branche d’un arbre parmi ceux qui

délimitaient la place de rassemblement des Deusalas et commença à les

observer. Ces créatures divines n’étaient nullement belliqueuses. Si elles

apprenaient à faire la guerre, c’était surtout pour se défendre. Il ne pourrait

donc pas les provoquer afin qu’elles quittent leur domaine, car elles avaient

plutôt l’intention d’attendre que l’ennemi les attaque. Lizovyk décida donc

d’approfondir ses recherches en pénétrant dans leurs pensées. Toutefois, la

plupart n’avaient aucun sombre passé qu’il aurait pu exploiter pour les

attirer loin de leur nid.


Eanraig, Nemeroff, Sage et Azcatchi, qui vivaient parmi les Deusalas,

attirèrent l’attention du sorcier, mais il s’occuperait d’eux plus tard. S’il

voulait gagner la confiance de Javad, il devait d’abord s’acquitter de sa

mission. Lizovyk s’attarda d’abord sur Kiev. Il commandait les soldats ailés,

mais il était encore très jeune. Son énergie était turbulente et son

tempérament indépendant. S’il avait de la facilité à donner des ordres, il

avait du mal à en recevoir. Même si Kiev était le chef de toutes les

escadrilles et qu’il désirait plus que tout en finir avec la menace que le

panthéon faisait planer sur son peuple depuis toujours, Lizovyk doutait de

pouvoir l’éloigner de ses falaises. De toute façon, ses mentors le gardaient à

l’œil.

Le sorcier se tourna donc vers Sandjiv. Il portait le titre de roi et

pourtant, il se comportait comme tous les autres Deusalas. Il ne prenait

aucune décision pour son peuple et faisait partie d’une escadrille en tant que

simple guerrier. Il obéissait même docilement aux commandements de Kiev

et laissait Océani et Sappheiros diriger la colonie à sa place. Lizovyk

découvrit dans le cœur de Sandjiv une grande sagesse. Il s’inquiétait

beaucoup du sort de la colonie, mais il s’efforçait de ne pas le laisser

paraître afin de ne pas décourager la poignée de combattants qui devaient la

protéger. Ce qu’il désirait le plus au monde, c’était sauver ses filles.

Lizovyk porta donc son attention vers les plus puissants des dieux ailés.

Ce qu’il trouva dans la tête d’Océani le fascina. Cet homme n’avait pas

toujours porté ce nom. Il avait passé de longues années en tant que Tayaress,

dans un univers parallèle où il avait servi un autre panthéon. « Pourquoi est-

il revenu ? » se demanda le sorcier.

En s’aventurant plus loin dans les méandres de l’esprit d’Océani, il

découvrit qu’il avait trahi son maître céleste et qu’il avait même tué une

enchanteresse. Curieusement, chez les Deusalas, personne ne semblait

craindre ses instincts meurtriers. «  Il ne leur a sans doute jamais raconté

cette période de sa vie  », conclut-il. Ce Deusalas aurait certainement pu

occuper un poste important dans son peuple, car il possédait un grand sens

de l’anticipation. Pourtant, il semblait se contenter de faire partie d’une

escadrille qu’il ne dirigeait pas… « Je ne pourrai jamais le duper », conclut

le sorcier.

Il sonda donc Sappheiros, l’autre dieu ailé qui exerçait une certaine

autorité sur les siens. Il s’étonna de constater qu’il était le fils de Salocin, ce
casse-pied qui n’arrêtait pas de faire échouer ses plans. Cependant, malgré

les qualités supplémentaires que lui conférait son sang mêlé, Sappheiros

n’était pas aussi solide que Lizovyk l’avait soupçonné. En fait, il était la

victime parfaite. Pour venger sa famille que le panthéon d’Achéron avait fait

assassiner des années plus tôt, ce dieu ailé avait poursuivi Kimaati jusqu’au

bout de la galaxie et avait même réussi à lui faire payer son crime en lui

plongeant une épée enflammée dans le cœur. «  Les Deusalas sont donc

capables de vaincre Javad  », comprit alors Lizovyk. «  C’est pour cette

raison que celui-ci tient tant à les voir disparaître de la surface d’Alnilam. »

Le sorcier continua de disséquer l’esprit de Sappheiros à son insu.

Même si ce dernier participait aux efforts de guerre des siens, il n’en

demeurait pas moins obsédé par la perte de sa femme et de ses trois enfants.

Leurs visages apparaissaient constamment dans sa mémoire. C’étaient sans

doute par manque de concentration que Sappheiros avait été écarté des

escadrilles et qu’il demeurait cloué au sol pendant les exercices. Lizovyk

plongea dans son cœur et y trouva un océan de chagrin. Son seul intérêt

dans toutes ces activités martiales, c’était d’éviter que la nouvelle génération

de Deusalas sombre un jour dans le même désespoir.

Avant de lui tendre un piège qui le persuaderait d’entraîner tous les

hommes ailés à leur perte, Lizovyk voulut en savoir plus long sur les dieux

étrangers qui s’étaient établis eux aussi sur la falaise. Il avait déjà affronté

Sage chez les Basilics. Il ignorait toutefois l’étendue de ses pouvoirs, car il

avait été protégé par le puissant talisman qu’il portait au cou et qui provenait

d’un autre univers. Tout comme Sappheiros, Sage avait perdu la femme qu’il

aimait, sauf qu’elle n’avait pas été tuée. Elle avait simplement choisi de

suivre un sentier différent. Le sorcier perçut également une lueur d’espoir

dans le cœur de l’hybride : il venait tout juste de retrouver l’amour.

Lizovyk ne connaissait pas cette émotion. Jadis, lorsque sa mère et

Olsson vivaient en couple, il n’avait jamais observé de manifestations de

tendresse entre eux.

À cette époque, il ignorait que son père avait souffert dans sa jeunesse et

qu’il était devenu si méfiant qu’il ne laissait jamais transparaître ce qu’il

ressentait vraiment. Lizovyk découvrit ensuite que la présence de Sage dans

la colonie n’avait rien à voir avec le conflit qui opposerait les Deusalas aux

troupes de Javad. Il n’était là que pour retrouver un ami, pas pour


transformer les dieux ailés en féroces guerriers. Il ne participait à

l’entraînement que pour faire plaisir à Nemeroff.

Le sorcier se tourna alors vers Eanraig, ce jeune humain qui lui avait

d’abord semblé sans aucun lien avec la colonie. Ce qu’il trouva dans sa tête

lui donna un grand choc. Son énergie était celle de Javad lui-même ! Il

poussa plus loin son examen et comprit qu’il était son fils. « Mais que fait-il

au milieu des ennemis de son père ?  » s’étonna Lizovyk. Pourquoi le dieu-

rhinocéros ne lui avait-il pas mentionné ce fait ? Était-il un espion ou un

traître ? Il sonda profondément les intentions d’Eanraig. Il vit que sa haine

était surtout dirigée vers les hommes-scorpions qui avaient détruit son

village. «  Pourquoi n’a-t-il pas grandi dans l’Éther ?  » s’étonna Lizovyk.

« Et pourquoi s’apprête-t-il à affronter les soldats de Javad ? » Au bout d’un

moment, pour rendre les choses plus intéressantes, le sorcier prit

l’engagement de protéger Eanraig durant la guerre et de s’assurer, une fois

les Deusalas éliminés, qu’il puisse se mesurer à Javad. «  Avant de le tuer

aussi, bien sûr… » conclut-il.

Lizovyk s’intéressa ensuite à Nemeroff, le plus étonnant des dieux

étrangers. Il détecta non seulement son appartenance à un monde différent,

mais aussi la terrible bête qui se cachait sous son paisible visage. «  Un

dragon ?  » Il était plus puissant que tous les Deusalas réunis ! Était-il leur

arme secrète ? Faisaient-ils semblant de s’entraîner alors qu’en réalité, ils

n’avaient qu’à laisser ce dieu anéantir toute l’armée de Javad ? Il regarda

encore plus loin dans l’esprit de Nemeroff et découvrit qu’il était également

supérieur au dieu-rhinocéros sur tous les plans. Lorsqu’il voulut percer les

secrets de son cœur, il se heurta toutefois à un mur. Le dragon ne laissait

personne s’en approcher. «  Serait-il assez fort pour me débarrasser de

Tramail ? » se demanda alors Lizovyk.

Il entendit des pas sous lui et vit qu’Azcatchi approchait en observant la

cime des arbres comme s’il cherchait quelque chose. «  Il ne peut pas avoir

flairé ma présence  », se dit le sorcier. Il tenta de le sonder et ne trouva rien

dans sa tête. « Comment quelqu’un peut-il être dépourvu de pensées ? »

— Si tu tiens à la vie, montre-toi, le menaça Azcatchi.

Il provenait du même monde que Sage et Nemeroff, mais quelque chose

en lui était différent. Azcatchi fit apparaître une magnifique paire d’ailes

noires dans son dos et prit son envol afin d’attaquer celui qui épiait la

colonie du haut de son perchoir. Lizovyk ignorait l’ampleur de sa magie.


Parviendrait-il à lui enlever la vie et à le libérer de l’emprise de Tramail ? Il

resta assis sur sa branche tandis que l’homme-oiseau s’élevait vers lui. Mais

avant qu’Azcatchi puisse diriger vers lui le moindre rayon mortel, le

mécanisme de survie implanté en Lizovyk le fit retourner sur son île.

Encore une fois privé de son repos éternel, le pauvre sorcier se consola

en se disant qu’il pourrait au moins s’amuser à torturer Sappheiros. Puisque

celui-ci était un membre respecté de la colonie, il n’aurait aucune difficulté à

entraîner les siens sur le champ de bataille de son choix.


LE HALL DES DISPARUS

L a pluie s’abattit sur le sud d’Antarès et gagna bientôt

Mélampyre. Lizovyk retourna dans sa maison sur l’île Inaccessibilis.

Il se réfugia dans le fauteuil placé devant l’âtre, où un bon feu brûlait


le lac

encore, afin de faire sécher ses vêtements.

—  C’est bien la première fois que tu reviens ici de ton plein gré, nota

Tramail sur un ton cinglant.

— J’ai compris mon rôle dans ce conflit.

— Tes préoccupations me semblent tout de même étranges.

— Vous m’avez demandé de tuer les dirigeants de ce monde. Cela inclut

les dieux, non ?

— Ne préfères-tu pas commencer au bas de l’échelle et te faire les dents

avant de t’attaquer à du gros gibier ?

— J’ai besoin de m’amuser un peu. Les humains sont trop faciles à tuer.

Ça devient lassant à la fin.

— Parle.

—  J’aimerais faire croire au dieu qui dirige le panthéon de cet univers

qu’il peut me faire confiance. Il m’a demandé de le débarrasser de ses

ennemis. Si j’y parviens, je serai ensuite libre de le faire souffrir à son tour.

— Je savais que tu avais du potentiel quand je t’ai choisi. J’aime bien

que tu sèmes le chaos en attendant que je sois enfin prêt à écraser cette

planète.

— Pour y arriver, j’ai besoin de plus de pouvoirs.

— Dans quel but ?

—  Accéder au monde des morts où vont les dieux qui ont quitté cette

vie.
—  J’ai l’habitude d’y envoyer des millions de personnes, pas d’y

pénétrer.

—  J’en conviens, mais je dois m’emparer de quatre défunts qui me

serviront d’appât.

— Tu pourrais aussi choisir des vivants. Ce n’est pas ce qui manque par

ici.

— Ils n’auraient pas le même impact.

—  Tu n’es qu’un humain, petit sorcier. Tu ne pourras pas franchir les

portes du hall des disparus avant d’avoir perdu toi-même la vie.

—  Vous êtes bien trop puissant pour ne pas connaître une autre façon

d’y accéder.

Tramail garda le silence quelques secondes, ce qui encouragea Lizovyk.

—  En effet, mais ai-je vraiment envie de t’accorder ce nouveau statut

que tu me réclames si sournoisement ?

— Parce que seuls les dieux y ont accès, c’est ça ?

— Et les Immortels aussi.

— C’est un concept qui me plaît beaucoup.

La pieuvre demeura muette.

— Pourquoi hésitez-vous ?

— Parce que je ne pourrai pas te retirer ce privilège une fois que je te

l’aurai accordé.

—  Que risquez-vous ? Vous m’avez déjà jeté un sort qui m’empêche de

me suicider.

— Une fois immortel, seul un dieu pourra te tuer.

— Nous allons tous mourir de toute façon.

— C’est un bon point.

— Perdrais-je mes pouvoirs de sorcier si je devenais immortel ?

— Non, mais tu pourrais en acquérir d’autres.

Dont je n’aurai jamais l’occasion d’apprendre à me servir.

— Sois bien conscient que si tu abuses une seule fois de ces nouvelles

facultés, je serai forcé de te faire disparaître et de me trouver un nouvel


esclave.

— Oui, je m’en doutais déjà, voyez-vous.

— Il y a certaines règles que tu dois connaître avant de pénétrer dans le

monde des morts.

— Je vous écoute.

—  L’entrée de ce lieu est gardée par des créatures magiques qui ont

reçu l’ordre de ne laisser ni entrer ni sortir qui que ce soit. Une fois que tu

te seras saisi de tes appâts, tu dois savoir exactement où tu as l’intention de

les emmener, sinon vous errerez tous dans l’Éther pour l’éternité.

—  Et vous serez forcé de vous trouver un nouvel esclave… Rien

d’autre ?

— Réfléchis-y tout de suite.

Lizovyk se remémora la géographie du continent et se rappela qu’il y

avait une grande plaine sur la rive ouest du fleuve Caléana, entre deux des

ponts qui le chevauchaient.

— Voilà, c’est fait.

— Aussi, pour devenir immortel, tu dois d’abord mourir.

Lizovyk fut alors pris de panique, mais il n’avait pas le choix. Une

énergie glaciale pénétra dans ses pieds, le clouant sur place, puis remonta

dans ses jambes et dans tout son corps. Elle se mit à l’étouffer à la manière

d’un boa sans pitié. Il voulut crier, mais sa gorge était si compressée qu’il

n’y parvint pas. L’air cessa d’entrer dans ses poumons et ce fut le noir.

Pendant plusieurs secondes, il lui sembla flotter dans une eau sombre et

visqueuse. Ses yeux s’ouvrirent alors à nouveau sur le monde des vivants,

mais il n’en faisait plus partie. Il éprouva une si grande sensation d’euphorie

qu’il en oublia l’épreuve traumatisante qu’il venait de traverser.

— Je me sens si différent, avoua-t-il.

— Tu t’habitueras à ton nouvel état, pour le peu de temps qu’il te reste

à en jouir. Je vais te conduire là où tu désires aller, mais je ne pourrai

intervenir d’aucune façon. Une fois à l’entrée du hall des disparus, ce sera

à toi de te servir de l’intelligence dont tu te targues.

Lizovyk n’eut pas le temps de répliquer qu’il se retrouva devant un

immense portail doré gardé par deux créatures humanoïdes à tête de chacal
armées de lances qui faisaient au moins quatre fois sa taille. Le sorcier

regarda autour de lui. Il se tenait sur une plaine de terre battue qui s’étendait

à l’infini de tous côtés. Le ciel n’était pas bleu comme à Alnilam. Il était

plutôt de la même couleur que le sol, mais dans une nuance un peu plus

pâle. Ce qui le frappa le plus, ce fut l’absence de murs de chaque côté des

grandes portes. « Pourquoi suis-je obligé de passer par-là quand je n’ai qu’à

les contourner ?  » se demanda-t-il. Il piqua donc sur sa droite et comprit

rapidement que l’enceinte du hall était protégée par une muraille invisible

contre laquelle il se heurta. Il n’avait pas le choix  : il devait affronter les

colosses. Il alla donc se planter devant eux.

— Laissez-moi passer, ordonna-t-il en se donnant un air important.

— Qui le demande ? tonna l’un des deux monstres.

« Mon nom ne leur dira rien », devina Lizovyk.

— Le serviteur du dieu Javad, tenta-t-il à tout hasard.

Les gardiens ne réagirent pas.

— Il m’a confié un message que je dois répéter à son défunt père, mentit

le sorcier.

— C’est une requête inhabituelle.

— Tout comme mon maître.

Toujours aucune réaction.

—  Dois-je retourner lui dire que vous m’avez refusé l’accès au hall des

disparus ? insista Lizovyk.

—  Tu ne peux y séjourner longtemps sans risquer d’y rester pour

l’éternité.

— Ce n’est pas mon intention, croyez-moi.

Pourtant, cela mettrait fin à l’emprise de Tramail sur son âme…

— Le temps n’existe pas au-delà du portail. Il est facile d’en perdre la

notion.

— J’en tiendrai compte.

Les portes se mirent alors à grincer sur leurs gonds sans que les chacals

remuent un seul muscle. Lizovyk rassembla son courage et passa entre eux,

la tête haute. Ce ne fut qu’une fois les portes refermées derrière lui qu’il
regretta de ne pas avoir demandé aux gardiens de quel côté aller. Il se

trouvait devant une grande vallée au fond de laquelle coulait un impétueux

torrent. Les couleurs du paysage étaient redevenues normales. En fait, il

avait l’impression d’être revenu sur la terre des humains. Le cours d’eau

était bordé d’un côté par de hautes falaises et de l’autre par une savane qui

s’étendait à perte de vue. Il semblait n’y avoir personne dans le monde des

morts, pourtant Tramail venait de lui avouer qu’il y avait envoyé des

millions d’âmes…

Lizovyk se rappela alors que, de leur vivant, les Deusalas aimaient vivre

dans les hauteurs. Il pourrait certainement trouver ceux qu’il cherchait du

côté des falaises. Mais comment y accéder ? Il avait appris beaucoup de

choses auprès de ses parents, mais jamais l’alpinisme. Son vortex ne pouvait

pas non plus le transporter aux endroits où il n’était jamais allé.

— Je suis un immortel désormais, se dit-il. Est-ce que j’aurais le pouvoir

de voler, par hasard ?

Il tenta le tout pour le tout et ouvrit ses bras en croix en exprimant

silencieusement le vœu de s’élever dans les airs. Ses pieds cessèrent aussitôt

de toucher le sol. Aussi léger qu’une plume, il se laissa transporter par le

vent jusqu’au sommet de la falaise.

— J’aime déjà ma nouvelle magie, se réjouit-il.

Il atterrit sur le sol rocheux et tenta de localiser les dieux ailés avec ses

facultés surnaturelles. Il y en avait un si grand nombre qu’il ne put trouver

ceux qu’il cherchait.

—  J’imagine qu’il y a des limites à ce que les dieux et les immortels

sont capables de faire, soupira-t-il en marchant vers le rassemblement de

Deusalas plus loin sur sa gauche.

Puisqu’il avait vu la femme et les enfants de Sappheiros dans la tête de

celui-ci, il pourrait sans doute les reconnaître, mais cette façon de procéder

risquait de lui faire perdre du temps. Au bout d’un moment, il tomba sur une

multitude de gros nids d’oiseaux disséminés sur le bord de la falaise.

Lizovyk n’en avait pas vus à Girtab.

— Suis-je au bon endroit ?

Au centre de tous ces abris, il trouva une grande place où des centaines

de Deusalas étaient assis et bavardaient à voix basse. Il ne pourrait jamais


enlever ses proies si ceux-ci avaient conservé leur réflexe de se protéger

entre eux. Il avait besoin d’un plan. En faisant semblant d’être une âme

béate, Lizovyk marcha autour du rassemblement en y jetant des coups d’œil

furtifs. Il aperçut de gros rochers plus loin et alla se cacher derrière. «  Je

veux imiter la voix de Sappheiros », commanda-t-il à son cerveau.

— Azarine ! appela-t-il. Où es-tu ?

Il vit alors une femme se lever au milieu du groupe et pivoter sur elle-

même.

— Arnica ! Argus ! Azurée ! continua Lizovyk. Où êtes-vous ?

— Sappheiros ? s’étonna Azarine.

Elle quitta l’attroupement en tentant de deviner d’où venait la voix de

son mari. Trois jeunes enfants la suivirent comme des poussins. «  Je ne

pourrai jamais m’emparer de tous les quatre  », comprit rapidement le

sorcier. «  Mais deux suffiront grandement à mes projets, peu importe

lesquels. »

À sa grande surprise, la petite famille prit la direction opposée. «  Peut-

être que les morts n’entendent pas aussi bien que les vivants ? » se dit-il. En

faisant un grand arc de cercle autour des Deusalas, Lizovyk les suivit de

loin. Il comprit alors ce que tentait de faire Azarine lorsqu’elle fit entrer ses

trois enfants dans un grand nid et qu’elle leur recommanda d’y rester avant

de retourner vers le groupe pour leur annoncer que son mari avait enfin

franchi les grandes portes. Les défunts ailés se mirent à pousser des cris de

joie et à se lever pour aller à la rencontre de Sappheiros. Le sorcier comprit

que s’il n’agissait pas maintenant, il aurait à faire face à toute la bande. Il

fonça donc vers le nid.

—  Venez avec moi, les enfants ! s’exclama-t-il joyeusement. Je sais où

est votre père !

Les deux plus jeunes s’élancèrent naïvement vers lui, mais leur grande

sœur les agrippa par leurs vêtements pour les arrêter.

— Maman nous a dit de rester ici, leur rappela Arnica.

— Mais je veux voir papa ! protesta Azurée.

— Moi aussi ! s’exclama Argus.

— Elle nous le ramènera.


Arnica avait tout au plus douze ans et faisait preuve d’un peu trop de

prudence au goût de Lizovyk. Ne désirant pas se mesurer à toute leur

parenté, Lizovyk tenta sa chance. Il sauta dans le nid, s’empara des deux

plus jeunes et disparut avec eux. Il fila dans l’Éther avec son butin sans

même se demander dans quel état seraient les enfants à leur arrivée dans le

monde des vivants. Il avait choisi pour y attirer les escadrilles de Deusalas

un vaste terrain entre le deuxième et le troisième pont qui reliaient Altaïr à

Antarès, à des lieues des falaises des Aculéos et suffisamment loin des

campements des Chevaliers pour qu’ils n’aient pas le temps d’intervenir.

Les troupes de Javad pourraient y manœuvrer en toute liberté.

Il réapparut à l’orée de la forêt en tenant fermement par la taille les deux

enfants qui se débattaient comme des forcenés. Il les jeta brutalement sur le

sol et leur lança un sort tranquillisant, ce qui ne les empêcha pas d’éclater en

sanglots.

— Où est notre père ? se fâcha Argus.

— Ne crains rien, il sera bientôt là, répondit le sorcier.

— Je veux voir maman, pleurnicha Azurée.

—  Je vous promets que vous retournerez dans le grand hall en même

temps que Sappheiros. Vous la reverrez, votre mère. Mais en attendant, j’ai

besoin de vous.

Lizovyk fit apparaître de la corde et saisit Argus par le bras tout en

s’assurant que la petite n’allait pas s’enfuir à toutes jambes.

— Lâchez-moi ! cria le garçon.

— Continue de crier, mon jeune ami.

Il le ligota à un arbre en position assise et revint chercher sa sœur.

Azurée se mit à hurler à lui fendre les tympans en se débattant comme un

chat qu’il aurait essayé de noyer. Il réussit tout de même à l’attacher à un

autre arbre non loin de celui où se tortillait son frère pour se débarrasser de

ses liens. «  S’ils tiennent de leur père, mon duel sera très intéressant  »,

songea le sorcier.

—  Laissez-nous partir ! implora Azurée. Vous n’avez pas le droit de

nous garder ici !

— Je vous ai ramenés dans le monde des vivants pour me servir d’appât.

— Pour attirer des animaux ? s’effraya Argus.


—  Non, votre père. J’ai l’intention de le capturer et de le mettre à mort

sous vos yeux pour que vous puissiez enfin être tous réunis.

Les enfants se mirent à pousser des cris d’effroi. Lizovyk leva les yeux

au ciel  : le jour allait bientôt céder sa place à la nuit. Afin de s’assurer que

Sappheiros capte la présence de ses enfants à Antarès et qu’il se précipite à

leur secours, il s’assit devant eux et leur présenta son visage le plus hideux.

— Pour que vous puissiez partir tous ensemble rejoindre votre famille, il

faudra évidemment que je vous tue encore une fois, leur dit-il. Je pense que

je vous ferai rôtir au-dessus d’un grand feu jusqu’à ce que votre âme quitte

votre corps.

Les petits continuèrent à hurler, mais personne ne pouvait les entendre

sur ces terres que même les chasseurs ne fréquentaient plus. Les

campements militaires se trouvaient à des centaines de kilomètres. Seuls les

Deusalas pouvaient maintenant venir à leur rescousse et c’était tout ce que

désirait le sorcier.
LE PIÈGE

S appheiros

lorsqu’il
était

crut
en

entendre
train de

pleurer
manger

ses
seul

enfants.
dans

Il
sa

lui

d’être victime de telles hallucinations depuis qu’il avait trouvé leurs corps
grotte

arrivait
à Girtab

souvent

ensanglantés dans son nid à Gaellans. Ces lamentations se produisaient

souvent en pleine nuit, mais aussi parfois durant la journée. Ses

compagnons lui répétaient souvent qu’avec le temps, le chagrin finissait par

s’amenuiser. Le sien était pourtant toujours aussi poignant.

Il prit une profonde inspiration pour chasser ses idées noires et se força à

poursuivre son repas. Mais les pleurs firent bientôt place à des cris de

terreur. Sappheiros ressentit en même temps la douleur qu’éprouvaient ses

enfants tout au fond de son plexus solaire. «  Comment est-ce possible ?  »

s’étonna-t-il. Il marcha jusqu’à la sortie de sa caverne et tendit l’oreille. Le

soleil était en train de s’abîmer dans l’océan. À tout hasard, le Deusalas

chercha ses petits à l’aide de ses sens magiques et les localisa au nord-ouest

d’Alnilam.

— Ça n’a aucun sens… balbutia-t-il.

Avaient-ils été chassés du monde des morts ? Sans se poser plus de

questions et sans avertir qui que ce soit, Sappheiros utilisa son vortex pour

se rapprocher le plus possible de l’endroit où il ressentait la présence de sa

famille, soit un kilomètre au nord du lac Mélampyre, où il s’était déjà rendu.

Afin de gagner du temps, au lieu de se servir de ses ailes pour remonter vers

l’est, il se transforma en petite étoile et décolla à une vitesse vertigineuse.

À peine une heure plus tard, il arriva en vue du fleuve Caléana, là où il

devenait si large qu’il ressemblait à un grand lac. Entre le deuxième et le

troisième pont de métal s’étendait une vaste plaine. C’était du fond de celle-

ci qu’émanaient les vibrations des jeunes dieux ailés. Sappheiros reprit sa

forme humaine à l’orée de la forêt.


— Papa !

— Je suis là !

Entre les arbres, Lizovyk attendait patiemment de voir apparaître les

escadrilles de Deusalas derrière Sappheiros avant d’aller prévenir Javad,

mais aucune armée ne semblait l’avoir suivi. «  Rien n’est perdu  »,

s’encouragea le sorcier. En assassinant ce dieu et ses enfants, il ferait naître

une si grande rage dans le cœur de leurs semblables qu’ils convergeraient

tous vers Antarès. Lizovyk demeura donc dissimulé derrière un gros tronc,

prêt à fondre sur sa proie.

Sappheiros fonça dans la forêt. Il faisait de plus en plus sombre, alors il

alluma ses paumes et aperçut enfin Argus et Azurée attachés au pied de

deux bouleaux, à un mètre l’un de l’autre.

—  Mais comment pouvez-vous être ici ? Suis-je encore en train de

rêver ?

— Je savais que tu viendrais nous sauver ! s’exclama la fillette, soulagée.

— Dépêche-toi avant que l’homme méchant revienne ! le pressa Argus.

— Quel homme ? demanda Sappheiros.

— Celui qui est venu nous chercher dans notre nouveau nid.

— Où est Arnica ?

Il libéra d’abord Argus, puis Azurée.

— L’homme ne l’a pas prise, répondit la fillette.

Sappheiros ne comprenait rien de ce qu’ils racontaient. Les enfants lui

sautèrent dans les bras, alors il fut bien forcé de constater qu’ils n’étaient ni

des hologrammes ni le fruit de son imagination.

— Je t’en prie, ramène-nous à la maison, le supplia Azurée.

—  Commencez par vous calmer. Je vais vous transporter chez moi et

vous expliquer que les choses ont beaucoup changé.

—  J’ai bien peur que ce ne soit plus possible, annonça une voix

d’homme derrière lui.

Le Deusalas fit volte-face.

— C’est l’homme méchant ! s’écria Argus.

— Restez derrière moi.


Comment pourrais-je leur faire du mal ? ricana Lizovyk. Ils sont déjà

morts ! Mais toi, par contre…

Le mage chargea ses mains et ouvrit le feu. Sappheiros fit apparaître son

bouclier en même temps que son épée enflammée avec laquelle il para cette

première salve.

— Allez vous cacher dans la forêt ! ordonna-t-il à ses petits.

— Je veux me battre avec toi ! protesta Argus.

— Pas moi ! répliqua Azurée.

— Faites ce que je vous dis !

La fillette saisit la main de son frère et le tira entre les sapins. Pour leur

permettre de fuir en toute sécurité, Sappheiros bombarda à son tour le

sorcier avec fureur. Le combat dura de longues minutes. Les adversaires

semblaient être de la même force, jusqu’à ce qu’une boule de feu fende le

bouclier du Deusalas et lui inflige une vilaine blessure à l’épaule.

Sappheiros étouffa un cri de douleur. Il ne pouvait pas perdre ce duel. La

survie de ses enfants en dépendait. Il serra les dents et ouvrit les ailes pour

attaquer le sorcier à partir des airs. Avec l’obscurité grandissante, il pourrait

facilement le prendre par surprise. Plus rapide que lui, Lizovyk décocha une

décharge qui le frappa à la base de l’aile gauche. Le Deusalas s’écrasa

durement sur le sol. Sans se presser, le mage noir s’approcha de sa proie.

— Est-ce que je t’achève tout de suite ou est-ce que je le fais après avoir

torturé tes enfants ?

— Ne les touche pas !

Lizovyk chargea encore une fois ses mains et avec un sourire cruel, il

leva ses paumes vers l’homme ailé. Avant que les faisceaux mortels puissent

s’en échapper, quelqu’un lui sauta sur le dos. Il crut d’abord que c’étaient

les enfants qui cherchaient à protéger leur père, mais la douleur que lui

causa la lame d’un couteau qui s’enfonçait entre ses omoplates lui fit

comprendre que c’était un adulte qui se portait au secours du Deusalas. Le

sorcier se mit à tournoyer pour tenter de décrocher son agresseur.

Les jambes serrées autour de la taille de Lizovyk, Massilia le

poignardait impitoyablement dans le dos avec ses deux dagues pour

l’empêcher d’abattre son adversaire désarmé. Le sorcier était incapable de

voir qui l’attaquait et encore moins de retourner ses mains pour lui lancer
des rayons mortels. Il ne comprenait pas non plus pourquoi des armes aussi

primitives lui causaient autant de souffrances. Avant qu’il succombe à ses

innombrables blessures, l’instinct de survie de Tramail le fit disparaître pour

le ramener en lieu sûr.

Massilia tomba à quatre pattes sur le sol, déçue de ne pas avoir pu

achever son adversaire. Elle bondit sur ses pieds et se plaça en position de

défense, mais dut en venir à l’évidence que son opposant n’était plus nulle

part. La Salamandre glissa ses poignards dans ses bottes et se précipita sur

l’homme qui se tordait de douleur sur le sol. Elle aurait préféré caresser ses

belles plumes blanches, mais en avisant son épaule ensanglantée, elle

comprit qu’elle devait d’abord arrêter l’hémorragie sinon il mourrait. Elle

ramassa rapidement du petit bois et alluma un feu avec le briquet que lui

avait offert Gavril, puis elle y fit chauffer la lame d’une de ses dagues.

— Ça va faire mal, dit-elle au blessé.

Sans lui expliquer davantage la procédure, Massilia appliqua le métal

brûlant sur sa plaie pour la cautériser. Sappheiros poussa un terrible cri de

douleur qui fit fuir tous les oiseaux qui s’étaient installés dans les hautes

branches pour la nuit. Les deux enfants sortirent de la forêt en courant.

— Laissez mon père tranquille ! l’avertit Argus.

—  Elle l’empêche seulement de mourir, expliqua Massilia. Ne la

dérangez pas.

La Salamandre poussa un sifflement aigu. Un cheval sortit au galop de

l’obscurité. Elle fouilla dans les sacoches attachées à la selle et en retira un

assortiment de pansements. Elle enroba l’épaule de Sappheiros de son

mieux, puis utilisa toute sa force physique pour l’aider à se relever. Elle le fit

marcher jusqu’à son destrier.

— À genoux, Képhéus.

Le cheval lui obéit sur-le-champ. Massilia réussit à coucher le Deusalas

à plat ventre sur la selle et à refermer ses ailes sur son dos. Elle les attacha

ensemble pour qu’elles ne s’ouvrent pas durant le trajet, puis prit ensuite les

enfants par la taille et les assit sur la croupe de l’animal.

— Accrochez-vous, les avertit-elle.

— Où allons-nous ? s’inquiéta Argus.

— Chez un ami qui peut le soigner mieux qu’elle.


Elle fit lever le cheval et l’entraîna dans la forêt sur un sentier qu’elle

connaissait bien.

—  L’homme qui collectionne les étoiles possède un abri sûr non loin

d’ici.

Massilia entraîna l’animal dans la noirceur. Les deux enfants étaient

effrayés, mais ils avaient au moins retrouvé leur père. Au bout d’une heure,

ils s’arrêtèrent devant une cabane si bien dissimulée dans les branches

d’énormes sapins qu’on n’en apercevait que les faibles lueurs qui

s’échappaient de ses petites fenêtres carrées. La Salamandre voulut faire

descendre Sappheiros du cheval, mais il avait perdu connaissance.

— Ravenne ! appela-t-elle.

Un homme d’une trentaine d’années aux longs cheveux châtain clair

sortit de la cabane. Il était habillé en noir, à la manière des Chevaliers

d’Antarès, grâce à des vêtements que Massilia avait ravis à ses frères

d’armes.

— Qui est-ce ? s’inquiéta l’ermite. Pourquoi est-ce qu’il a des ailes ? Qui

lui a infligé une blessure pareille ?

— Elle ne le sait pas, mais elle ne veut pas qu’il souffre. Est-ce que tu

peux l’aider ?

—  Je n’ai jamais soigné ce type de créature auparavant, mais je veux

bien essayer. Aide-moi à le transporter à l’intérieur, Massi.

La Salamandre fit d’abord descendre les enfants, puis se chargea des

pieds de Sappheiros tandis que Ravenne le soutenait par les aisselles.

Lorsqu’ils s’apprêtèrent à le déposer sur le lit, ses ailes disparurent comme

par enchantement.

— Tu as de bien curieux amis, toi, grommela Ravenne.

— Elle ne sait pas encore s’il sera son ami.

Azurée et Argus s’étaient immobilisés sur le seuil de la chambre, qui

était en fait l’une des deux pièces de la cabane. Les yeux écarquillés, ils

regardaient les murs auxquels étaient accrochées des centaines de petites

étoiles qui émettaient une belle lumière blanche.

—  Peux-tu me dire au moins ce qui s’est passé ? demanda Ravenne en

défaisant le bandage autour de l’épaule de Sappheiros.


—  Il a été attaqué par un homme qui fait apparaître du feu dans ses

mains.

—  Ah… un sorcier… Je ne sais pas si ma magie sera assez puissante

pour soigner sa plaie, mais je ferai mon possible.

—  C’est tout ce qu’elle demande. Elle va aller mettre les enfants en

sécurité pour que le sorcier ne les retrouve pas et elle reviendra, d’accord ?

— Fais ce que tu dois.

Massilia s’accroupit devant les jeunes Deusalas, qui ne savaient plus

s’ils devaient se réjouir d’être là avec leur père ou pleurer d’avoir été

arrachés à leur repos éternel.

—  Votre papa nécessite des soins spéciaux, mais elle n’a aucune magie

pour le soigner.

— C’est qui, elle ? s’inquiéta Argus.

—  Mais c’est elle, affirma la Salamandre en tapant sur son propre

plastron.

— Massi n’emploie jamais le « je », leur expliqua Ravenne. « Elle », eh

bien, c’est elle.

— Ah… fit Azurée, même si elle n’était pas trop sûre de comprendre.

— Rien ne pourra lui arriver s’il ne sort pas de cette maison, poursuivit

la femme Chevalier. Est-ce que vous comprenez ?

— Oui, mais nous ? demanda Argus.

— Vous êtes en danger dans cette forêt parce que les enfants n’écoutent

jamais les conseils des grands et qu’ils sortent même quand on leur dit de

rester à l’intérieur. Le sorcier pourrait vous retrouver.

Ils furent secoués d’un frisson d’effroi.

—  Alors, elle va vous ramener à son village et vous confier à la

meilleure commandante de l’armée.

— Mais papa ? s’alarma Azurée.

— Elle reviendra pour voir comment il va et dès qu’il sera capable de se

déplacer, elle le conduira aussi chez les Salamandres.

— Les quoi ? s’étonna Argus.

— Sa division à elle.


Sans vraiment leur donner le choix, elle les poussa vers la porte.

— Sois prudente, Massi, lui recommanda Ravenne.

— Comme toujours ! Elle te donnera tes étoiles en revenant.

Massilia fit monter la fillette devant elle sur son cheval et le petit garçon

derrière, car il avait des bras plus solides et qu’il pourrait se cramponner

convenablement aux courroies qui s’attachaient au dos de son plastron.

Malgré l’obscurité, l’animal accepta de suivre le sentier, car il l’avait

emprunté de nombreuses fois. Ils se retrouvèrent finalement sur la plaine.

Pour éviter d’être repérée par le sorcier, Massi fit galoper sa monture jusqu’à

ce qu’elle atteigne le pont, puis la mit au pas pour lui permettre de reprendre

son souffle. Morts de peur, les jeunes Deusalas luttaient pour ne pas fermer

l’œil.

La Salamandre choisit de suivre le cours d’eau et se retrouva bientôt sur

la plage de sable. Elle laissa boire le cheval dans le fleuve et en profita pour

s’assurer que les petits tenaient le coup.

— Nous sommes presque rendus, les encouragea-t-elle.

— C’est quoi, ce village ? s’enquit Argus.

— C’est là que vivent les Salamandres entre les répits.

— Il s’agit de soldats, n’est-ce pas ?

— Oui, les plus efficaces d’entre tous.

Lorsqu’ils atteignirent finalement les premières huttes, le soleil était déjà

levé et les petits avaient du mal à rester en selle. Massilia s’arrêta aux

enclos, où Domenti était en train de verser le grain dans les mangeoires.

— Où as-tu trouvé ces enfants ? s’étonna-t-il.

— De l’autre côté du fleuve.

— Est-ce que tu les as enlevés ?

— Mais non. Elle a décidé de les emmener ici en attendant que leur père

soit guéri. Pourrais-tu t’occuper de Képhéus et préparer une autre bête bien

solide ? Elle doit repartir tout de suite après avoir avalé quelque chose.

— Oui, bien sûr. Veux-tu que je t’accompagne ?

— Surtout pas. Le collectionneur d’étoiles ne serait pas content.


Massilia se laissa glisser sur le sol, puis aida Azurée et Argus à

descendre de cheval. Elle les prit par la main et les entraîna entre les abris

circulaires décorés de symboles de toutes les couleurs.

— Ce sont vos nids ? demanda Azurée.

— On pourrait dire ça, répondit la Salamandre.

Pourquoi suis-je si fatigué ? s’alarma Argus. Je ne le suis jamais

d’habitude.

La guerrière ne pouvait évidemment pas savoir que dans le hall des

disparus, toutes les sensations humaines disparaissaient. Les défunts

n’avaient donc jamais besoin de manger ou de dormir. Elle s’arrêta devant la

hutte d’Alésia. Elle repoussa le tapis qui bloquait la porte et poussa les

enfants à l’intérieur.

— Alésia ! appela-t-elle d’une voix forte.

La commandante sursauta dans son lit. Elle enleva le masque en satin

qui recouvrait ses yeux et se redressa.

— Massi ? Est-ce qu’on nous attaque ?

— Non. Elle n’a pas vu d’Aculéos depuis des jours.

— Qui sont ces enfants ? demanda-t-elle en écartant le filet qui entourait

son lit.

— Ce sont ceux de l’homme qui a des ailes. Il faut les protéger contre le

sorcier qui lance du feu.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Alésia mit les pieds sur le sol.

—  Il ne les trouvera pas ici et les Salamandres ne laisseront rien leur

arriver jusqu’à ce que leur père puisse les reprendre. Tu me le promets,

commandante ?

Avant qu’Alésia puisse répondre, Massilia poussa les enfants en

direction du lit.

—  Allez vous coucher et dormez aussi longtemps que vous en aurez

besoin, leur dit-elle. Vous pourrez manger quand vous vous réveillerez.

Ils grimpèrent de chaque côté de la commandante et sombrèrent dans le

sommeil en mettant la tête sur les oreillers.


— Merci, Alésia.

— Mais…

Massilia tourna les talons.

— Pourquoi ne peuvent-ils pas dormir dans ta hutte à toi ? lança Alésia,

qui n’avait jamais partagé ses quartiers avec qui que ce soit.

— Parce qu’elle doit repartir.

Massilia sortit de l’abri. Elle se dirigea tout droit vers les marmites qui

fumaient déjà. Léokadia en remuait le contenu en fredonnant une chanson.

— Est-ce que c’est prêt ? Elle est affamée !

—  Tu as de la chance, parce que le porridge de la première marmite a

commencé à chauffer avant celui des autres.

Elle lui en versa une portion dans une écuelle.

— Fais attention, c’est chaud.

— Merci, Léo.

Massilia ramassa une cuillère dans le bac à ustensiles et poursuivit sa

route jusqu’aux enclos en soufflant sur la bouillie fumante. Domenti était en

train de seller un cheval tout frais pour elle.

—  Avant que je te laisse partir, jeune demoiselle, tu vas m’expliquer

exactement ce qui se passe, exigea-t-il.

—  Hier, elle a traversé le fleuve pour aller porter ses étoiles au

collectionneur.

— Oui, bien sûr…

— Il commençait à faire noir quand elle a vu des éclats de lumière dans

la forêt. Elle est tout de suite allée voir ce que c’était. Elle a vu un sorcier

qui s’en prenait à un pauvre homme avec du feu qui sortait de ses mains,

comme Wallasse quand il a attaqué Wellan. Tu t’en souviens ?

— Parfaitement. Continue.

—  Elle a sauté sur le dos du sorcier et elle lui a planté Ucigasul et

Rasgador partout entre les épaules jusqu’à ce qu’il batte en retraite.

— Tu t’es attaquée à un sorcier ?

— Massi n’a peur de rien, Domenti.


— Mais nous, on a peur pour Massi.

— Elle a sauvé les enfants et, maintenant, elle doit retourner s’occuper

de leur père.

— Es-tu certaine de vouloir y aller toute seule ?

Il le faut. As-tu mis ses sacoches sur le nouveau cheval ?

— Oui. J’ai pensé que tu en aurais besoin.

Son écuelle dans une main, Massilia mit le pied à l’étrier et se hissa en

selle avec l’autre.

— Promets-moi d’être très prudente.

— Elle l’est toujours ! Et toi, promets-moi de veiller sur les enfants.

— Il ne leur arrivera rien.

La jeune femme talonna le cheval et le mit au pas en direction de la

plage tout en mangeant son porridge.

—  Au moins, elle n’a pas inventé ces enfants, puisque je les ai vus de

mes propres yeux, soupira Domenti. Sans doute pourront-ils me fournir plus

de détails sur ce qui s’est vraiment passé.

Il regarda sa sœur d’armes s’éloigner avant de retourner à ses corvées.


LE COLLECTIONNEUR D’ÉTOILES

M ême en conservant un bon rythme, Massilia n’atteignit la cabane de

Ravenne qu’à la fin de la journée. Elle prit le temps de faire boire le

cheval à la petite source à quelques minutes à peine de l’abri, puis de le

desseller. Ainsi, il pourrait brouter en toute liberté. De toute façon, les

destriers d’Antarès étaient dressés pour ne jamais s’éloigner des Chevaliers,

sauf si on leur en donnait l’ordre.

Lorsqu’elle entra finalement dans la maison, ses sacoches sur l’épaule,

elle trouva son ami assis près du blessé.

—  Est-ce qu’il est encore vivant ? demanda-t-elle en déposant son

fardeau.

— Il respire. Tu as eu un bon réflexe en cautérisant sa plaie.

— C’est Gavril qui a montré à Massi comment le faire. Est-ce qu’il s’est

réveillé ?

Elle prit place de l’autre côté de Sappheiros.

—  Pas encore. Je pense qu’il s’est volontairement plongé dans le coma

pour accélérer sa guérison.

— Elle connaît ça le coma, mais elle ne s’en souvient pas.

— J’ai vu bien des soldats magiques faire la même chose sur les champs

de bataille.

— Dans ton monde ?

Ravenne hocha la tête avec nostalgie.

— Ça te manque ? s’enquit Massilia.

— La guerre, non, mais mon pays et ma famille, terriblement.


— Elle t’a apporté d’autres étoiles, fit la jeune femme pour lui changer

les idées. Elles sont encore plus belles que toutes les autres.

La Salamandre vida le contenu de ses sacoches sur le plancher. Il s’en

échappa une vingtaine de pierres blanches en forme d’étoiles.

— Elles sont énormes ! se réjouit-il.

— Elle les a trouvées dans un autre ruisseau, un peu plus loin. Elle n’est

pas capable de les allumer comme toi, par contre.

— Parce que ces pierres ont besoin d’un peu de persuasion magique. Je

mettrai celles-ci dans ma réserve et elles me permettront de m’éclairer toute

l’année. Merci, Massi.

— Elle est heureuse de te rendre service, Ravenne.

— J’étais justement sur le point de manger. Viens partager mon repas en

me racontant ce que tu as appris de plus sur cet homme.

Ils traversèrent dans l’autre pièce. Ravenne versa du ragoût dans deux

écuelles que Massi lui avait rapportées du village quelques années plus tôt.

—  Elle ne sait rien de plus. Elle a seulement fait fuir le sorcier qui

essayait de lui faire du mal.

—  Mais tu n’as aucun pouvoir magique, Massi. Il aurait pu vous tuer

tous les deux.

— Elle y a pensé, mais elle s’est rappelé que les poignards que tu lui as

donnés sont ensorcelés. Elle était certaine qu’ils perceraient la peau d’un

homme qui lance du feu.

— Mais ils ne peuvent pas te protéger contre la sorcellerie.

—  Elle n’a pas pensé à ça. Elle a frappé et frappé jusqu’à ce qu’il

comprenne qu’il n’était pas le bienvenu à Alnilam. Quand il a enfin saisi et

qu’il est parti, elle a transporté le blessé jusqu’à toi parce que tu sais

comment guérir les créatures étranges.

—  Tu es désespérante et fascinante à la fois. Je te ferai toutefois

remarquer que c’est la première fois que tu m’en rapportes une.

— Oui c’est vrai, mais tu as raconté à Massi tellement de belles histoires

de guérison avec la magie. Elle a pensé que ça t’en ferait une de plus.

La Salamandre goûta au ragoût, puis se mit à manger avec appétit.


—  Tu ne les as jamais répétées à personne, n’est-ce pas ? voulut

s’assurer Ravenne.

—  Jamais. Elle t’a promis de ne pas le faire et elle a tenu sa parole,

même quand Wellan a voulu savoir c’était quoi la croix qu’elle a peinte sur

la hutte de Sierra.

— Wellan ? Qui est-ce ?

—  Un soldat arrivé d’un autre univers, tout comme toi. Il dit qu’il était

le chef des Chevaliers d’Émeraude, là-bas.

Ravenne fut si ébranlé par cette révélation qu’il faillit en lâcher son

écuelle.

—  Je n’ai connu aucune capitaine qui portait ce nom quand j’ai servi

dans cette armée. J’étais sous le commandement du lieutenant Onyx.

— Il a aussi mentionné ce nom, elle pense.

—  Vraiment ? Les Chevaliers d’Émeraude sont-ils débarqués à

Alnilam ?

— Seulement Wellan, Sage et Azcatchi.

— Je ne les connais pas non plus.

—  Eux aussi, ils veulent retourner dans leur monde. Peut-être qu’ils

pourraient t’aider. Aimerais-tu qu’elle conduise Wellan jusqu’ici quand il

reviendra chez les Salamandres ?

— Je ne sais pas… Laisse-moi y penser, d’accord ? Quant à cet homme

ailé, il ne doit pas savoir non plus que je vis dans cette forêt.

—  Dès qu’il ouvrira les yeux, tu n’as qu’à aller vérifier tes collets.

Comme ça, elle pourra le faire monter sur son cheval sans qu’il te voie et le

ramener à son village.

— Il se peut que le sorcier récidive.

— Elle lui réglera son compte une fois pour toutes !

— Combien de fois devrai-je te dire que tu n’es pas indestructible ?

— Souvent. Elle ne se souvient pas toujours de tout.

En attendant que Sappheiros émerge de son coma, Massilia et Ravenne

en profitèrent pour trier les étoiles et les ranger dans des bacs, puis ils

allèrent chercher du bois pour le feu. L’obscurité enveloppa la forêt et eut


raison de la Salamandre. Elle s’endormit en boule devant l’âtre pendant que

son compagnon montait la garde. Lorsque le soleil envahit une fois de plus

la maison, Ravenne prépara des crêpes. Leur odeur appétissante chatouilla le

nez du blessé. En le voyant battre des paupières, l’ermite s’empara de son

écuelle et alla manger dehors pour qu’il ne sache pas qu’il habitait là.

Massilia plongea la petite serviette dans le seau d’eau froide, la tordit et

épongea le front du Deusalas, ce qui acheva de le réveiller.

— Où suis-je ? murmura-t-il, désorienté. Où sont mes enfants ?

—  Tout le monde est en sécurité. Dès que tu seras plus fort, elle te

conduira jusqu’à eux.

Sappheiros tourna la tête pour voir sa blessure et fut surpris de constater

qu’elle était en bonne voie de guérison.

— Ça ira mieux bientôt. Tu dois manger.

La Salamandre l’aida à s’asseoir et plaça un gros coussin dans son dos,

puis lui apporta une écuelle qui contenait des crêpes qu’elle avait découpées

pour qu’elles soient plus faciles à manger.

—  D’habitude, on met des fruits dedans, mais ce n’est pas la saison,

s’excusa-t-elle. Alors, on a mis du beurre de noisettes.

— Merci, c’est très gentil.

Massilia avala son propre repas en contemplant le visage de l’homme

ailé. Ses cheveux marron retombaient en boucles sur ses épaules, ses iris

étaient bleus comme le ciel et sa peau aussi parfaite que celle des bébés.

— Tes yeux sont aussi beaux que les étoiles, laissa-t-elle tomber.

— C’est bien la première fois qu’on me fait un pareil compliment…

— Qui était l’homme qui t’attaquait avec du feu ?

—  Un sorcier, c’est certain, mais je ne le connais pas et je ne sais pas

pourquoi il désirait ma mort. Que lui est-il arrivé ?

— Elle lui a fait peur.

— Qui ?

— Mais elle ! répéta-t-elle en se frappant la poitrine.

— Elle, c’est toi ? tenta Sappheiros, confus.

— Oui ! Enfin quelqu’un qui comprend !


— Pourquoi n’utilises-tu pas le « je » quand tu parles de toi ?

— Parce que c’est elle.

— As-tu un nom ?

— C’est Massilia, mais tout le monde l’appelle Massi.

— Moi, c’est Sappheiros.

— Sappheiros, répéta-t-elle, éblouie. Comme c’est beau… Est-ce que tu

te sens capable de marcher ?

— Il faudrait que j’essaie.

Ils entendirent du bruit dans l’autre pièce.

— Qui est ici ? s’inquiéta le Deusalas. Je sens la présence d’une créature

magique…

Démasqué, Ravenne, qui était revenu porter son écuelle en douce dans la

cuve, apparut sur le seuil de la chambre.

— Je ne voulais pas que vous appreniez mon existence, avoua-t-il, car je

suis un étranger dans votre monde.

— Un autre ami de Wellan ?

—  Il ne le connaît pas, même s’il est aussi un Chevalier d’Émeraude,

répondit la Salamandre.

— Massi, fit Ravenne sur un ton de reproche.

— Elle ne dit plus rien, promit-elle en baissant la tête.

—  Je respecterai ta volonté et je ne parlerai de toi à personne, fit

Sappheiros en rendant l’écuelle vide à la Salamandre. As-tu participé à mes

bons traitements ?

— Massi a arrêté le sang et j’ai refermé la plaie.

— Avec la magie de tes mains.

— Ce qu’aurait fait n’importe lequel de mes compagnons d’armes, jadis.

— Comment es-tu arrivé dans cet univers ?

— Notre guerre venait de se terminer et nous rentrions chez nous quand

un curieux brouillard s’est levé sur la route. Je me suis retrouvé séparé des

autres et, quand il a disparu, je n’étais plus à Enkidiev.


— Aux dires de Massi, ce Wellan est tombé lui aussi dans un vortex qui

l’a mené ici.

—  Il a été capturé et emprisonné à la forteresse d’Antarès, continua

Massilia. Mais la grande commandante l’a sorti de son cachot pour

l’emmener sur le front. Oh… elle avait promis de ne plus parler.

— Il aurait fini par l’apprendre un jour ou l’autre, soupira Ravenne.

— Si tu désires continuer de vivre en ermite parmi nous, c’est ton choix,

le rassura Sappheiros. Y a-t-il un endroit où je pourrais laver tout ce sang ?

—  Il y a un petit lac à quelques minutes de la cabane, mais l’eau est

froide.

— Ça m’est égal. Il n’est pas question que je me présente à mes enfants

dans un état pareil.

Ravenne aida Sappheiros à se lever. Celui-ci était chancelant, mais il

parvint à marcher jusqu’au lac en s’appuyant sur les troncs d’arbre. Il enleva

son plastron de cuir blanc et se débarrassa du sang séché sur ses bras et sur

sa poitrine pendant que Massilia tentait de nettoyer les taches sur son

vêtement. En la voyant s’éreinter à la tâche, Ravenne ne fit que passer la

main devant le plastron, le rendant de nouveau immaculé.

— Elle ne savait pas que tu pouvais faire ça ! s’émerveilla-t-elle.

Une terrible explosion secoua alors la forêt. Sappheiros les enveloppa

tous les trois dans sa bulle de protection pendant qu’il sondait les alentours.

— C’est le sorcier ? chuchota Massilia.

— Oui, répondit le Deusalas. Il a dû flairer ma présence. Ne bougez pas.

— Mais il nous trouvera, ici.

— Pas sous ce dôme.

— Quel dôme ?

Elle étira les bras et se mit à taper partout.

— Retournons chez moi, ce sera plus sûr, proposa Ravenne.

Massilia tendit à Sappheiros son plastron pour qu’il l’enfile en marchant.

Toujours à l’abri du bouclier invisible qui masquait leur présence, ils

rebroussèrent chemin. Ils sentirent l’odeur du feu avant même d’arriver

devant l’abri qui était la proie des flammes.


— Les étoiles… se désola Massilia.

—  N’essaie surtout pas d’éteindre l’incendie, dit Ravenne au dieu ailé.

Le sorcier saurait que nous sommes de retour.

— Je vais tout de même devoir contenir subtilement le brasier pour que

toute la forêt n’y passe pas, lui fit remarquer Sappheiros.

L’ancien Chevalier approuva d’un mouvement de la tête.

—  On dirait bien que le destin a décidé de me chasser de ma cachette,

lâcha-t-il.

—  Je crains que plus personne sur Alnilam puisse demeurer indifférent

devant la menace qui plane sur le continent.

— Est-ce que le danger est passé ? demanda Massilia.

—  Le sorcier n’est plus là, affirma Sappheiros. Il croit probablement

qu’il nous a tués.

Massilia siffla son cheval. Il sortit en trottant d’entre les arbres, suivi de

celui de Ravenne.

— Bonnes bêtes, se réjouit l’ermite.

Heureusement, les selles et les brides se trouvaient à l’extérieur de la

maison. Ils préparèrent donc leurs montures pour le trajet jusqu’à Altaïr.

Massilia fit grimper Sappheiros sur la sienne parce que le pauvre homme

n’était pas encore très solide sur ses jambes. Elle prit les rênes et suivit

Ravenne à pied, car il connaissait cette forêt comme le fond de sa poche.

Une fois sur la plaine, ils scrutèrent encore une fois la région. Massilia

grimpa derrière le dieu ailé et Ravenne monta en selle. Ils chevauchèrent

d’abord dans le silence le plus complet.

—  Depuis quand dis-tu «  elle  » quand tu parles de toi ? demanda

finalement Sappheiros.

— Depuis son coma.

— Provoqué par une blessure de guerre ?

— Non, par le dholoblood.

— Qu’est-ce que c’est ?

—  Une goutte de sang d’homme-scorpion mélangé à de l’alcool. Mais

elle a fait le contraire.


— Et avant cet incident fâcheux, tu disais « je » ?

— Elle ne s’en souvient plus.

Ils atteignirent enfin le pont sans encombre et s’y engagèrent côte à côte.

—  Comment serai-je reçu chez tes Salamandres ? demanda alors

Ravenne.

—  Elles ne sont pas à elle, mais ses compagnons sont très accueillants.

Ils n’ont jamais maltraité Wellan. Et si Sappheiros ouvre ses ailes devant

eux, il deviendra leur nouveau dieu, c’est certain.

—  En parlant d’ailes, la gauche était plutôt endommagée quand tu es

arrivé chez moi, se rappela l’ancien Chevalier. J’aimerais y jeter un coup

d’œil lorsque nous prendrons une pause.

Quand ils arrivèrent sur la rive opposée du fleuve, ils s’arrêtèrent au

milieu d’une sapinière. Sappheiros alluma un feu magique pour les

réchauffer sous un grand dôme de protection qui incluait même les chevaux.

Il alla chercher avec sa pensée le panier de fruits qu’Océani venait de

déposer chez lui. «  Il ne s’est pas encore rendu compte que je ne suis plus

là », constata-t-il.

— Tu fais comme Wellan, lui fit remarquer Massilia.

Une fois rassasié, le Deusalas fit apparaître ses longues ailes blanches

pour le plus grand bonheur de la Salamandre. Ravenne examina aussitôt le

trou roussi dans les rémiges près de l’épaule.

— Est-ce que ça fait mal ? demanda la guerrière.

— Plus maintenant, assura Sappheiros.

— Est-ce que tes plumes repousseront ?

—  Sans doute, mais grâce à l’intervention d’autres Deusalas, leur

croissance s’accélérera.

—  En attendant, tu ne pourras pas t’en servir pour voler, lui apprit

Ravenne.

— Je n’en aurai pas besoin pour rentrer chez moi quand j’aurai récupéré

mes enfants. Je me servirai de mon vortex.

—  Tu ne peux pas l’utiliser pour nous emmener au village ? s’enquit

Massilia.
— Hélas, non. Il ne peut m’emmener que là où je suis déjà allé.

Le Deusalas fit disparaître ses ailes avant de remonter à cheval. Le trio

se remit en route. Lorsque les premières huttes apparurent sur la plage, la

journée tirait à sa fin. Napoldée les aperçut la première et s’empressa

d’avertir Alésia. Tout le village vint alors à la rencontre des étrangers qui

accompagnaient Massilia, y compris Argus et Azurée, qui couraient devant

les Chevaliers. Sappheiros se laissa glisser sur le sol et s’agenouilla pour

recevoir ses petits dans ses bras.

— Est-ce que tu vas bien ? demanda la fillette.

— Je suis encore un peu assommé, mais je m’en remettrai. Et vous ?

—  Les Salamandres sont vraiment drôles, répondit Argus. Nous avons

joué au ballon.

— Et nous avons appris à nager, ajouta Azurée.

— Je vois que vous ne vous êtes pas ennuyés.

Alésia arriva en tête de ses soldats.

— Soyez les bienvenus.

— Lui, c’est Sappheiros, le présenta Massilia. Il a des ailes.

— Oui, bien sûr, ma chérie. Et l’autre ?

— C’est Ravenne. Il collectionne les étoiles.

—  On ne peut jamais rien savoir avec elle, soupira la commandante.

Venez, je vais tous vous installer dans la hutte de Sierra puisqu’elle est chez

les Chimères… enfin, je pense…

— Nous ne resterons pas longtemps.

— Mais nous présentons un spectacle, ce soir ! protesta Gavril.

— Est-ce qu’on pourrait y assister, papa ? le supplia Argus.

— Dis oui, papa, dis oui ! renchérit Azurée.

— Laissez-moi y penser.

— Ça veut dire oui, chuchota la fillette à son frère.

Ils suivirent les Chevaliers jusqu’au village et prirent place autour des

feux pour manger avec eux. Nienna leur avait préparé des pâtes avec de la

sauce et du fromage fondu. Les enfants se régalèrent et demandèrent même

une deuxième portion.


—  Ils nous ont raconté qu’ils n’avaient pas mangé depuis des lustres,

indiqua Léokadia en offrant du thé aux visiteurs.

Sappheiros ignorait toujours comment ils avaient pu être extirpés du

monde des morts, alors il n’offrit aucune explication.

— C’est quoi, cette histoire d’étoiles ? demanda alors Alésia.

— Ce sont des pierres qui procurent de la lumière, expliqua Ravenne.

— Je pensais que c’étaient de vraies étoiles ! s’étonna Séïa.

—  Je ne vois pas comment on pourrait les décrocher du firmament,

plaisanta l’ancien Chevalier.

— Avec Massilia, rien n’est impossible, lui fit savoir Pergame.

— Elle peut tout faire !

Le soir venu, Ravenne, Sappheiros et les enfants allèrent s’asseoir sur la

plage pour assister au spectacle de danse à la lumière des flambeaux. Le

Deusalas observa ses enfants qui ne semblaient pas du tout perturbés de se

retrouver subitement dans le monde des vivants. « Et si ce n’étaient pas mes

enfants ? » songea-t-il. Après avoir félicité les danseurs, les joueurs de tams-

tams et toutes les Salamandres, il prit Argus et Azurée dans ses bras et

essaya de former son vortex pour retourner à Girtab.

— Ça ne fonctionne pas, se troubla-t-il. En fin de compte, ce sorcier m’a

fait plus de mal que je le croyais.

—  Elle est sûre que c’est juste de la fatigue, le rassura Massilia. Tu

essaieras demain.

La Salamandre les installa dans le lit de Wellan, puis décida de dormir

dans celui de Sierra pour pouvoir répondre à leurs besoins durant la nuit.

— Je suis trop respectueux pour le partager avec toi, lui dit Ravenne.

— Ça tombe bien, lança Domenti en se présentant sur le seuil. J’en ai un

autre à t’offrir dans ma propre hutte.

Ravenne le suivit à l’extérieur de la tente. Sappheiros tenta alors de

former un feu magique, mais n’y parvint pas. Ressentant son désarroi,

Massilia alla chercher des bûches et alluma un vrai feu. Tous se couchèrent

sous les filets. Épuisée par les derniers événements, la guerrière sombra

aussitôt dans le sommeil, mais elle fut réveillée au milieu de la nuit par les

enfants qui venaient de grimper dans son lit et qui la secouaient doucement.
— Est-ce qu’on nous attaque ? demanda Massilia en se redressant.

— Non, c’est papa, chuchota Azurée. Il ne va pas bien.

La Salamandre se précipita au chevet de Sappheiros. Il grelottait et sa

peau était glacée. Pourtant, il faisait chaud dans la hutte.

— Restez couchés là, ordonna-t-elle aux enfants. Elle s’occupe de lui.

Ils lui obéirent sans discuter. Elle fouilla dans le coffre de Wellan et

trouva sa couverture de laine jaune, puis dans le coffre de Sierra d’où elle

retira sa couverture orange. Elle les jeta sur Sappheiros et se glissa près de

lui pour lui fournir de la chaleur corporelle. Au bout de quelques minutes, il

arrêta de trembler et recommença à respirer normalement. Massilia se colla

encore plus contre lui et s’endormit.

Au matin, lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se souleva tout de suite sur ses

coudes pour observer les traits du dieu ailé. Il ne semblait pas souffrant.

Bien réveillé, il la regardait lui aussi.

— Il ne faut jamais avoir peur, chuchota Massilia.

Sappheiros caressa sa joue avec amitié. Encouragée par son geste, la

jeune femme risqua un baiser sur les lèvres du Deusalas et écarquilla les

yeux avec surprise.

— Elle n’a jamais rien ressenti de tel, avoua la Salamandre.

— Ça fait une éternité qu’on ne m’a pas embrassé.

— Ça t’a fait du bien, au moins ?

Pour toute réponse, il lui offrit un radieux sourire.

—  Dors encore un peu pour reprendre toutes tes forces. Elle va

s’occuper des enfants.

Elle lui arracha un second baiser et se glissa sous le filet. Argus et

Azurée étaient assis sur l’autre lit et attendaient patiemment qu’on leur dise

quoi faire. Massilia leur prit la main et les emmena à l’extérieur. Au lieu de

se reposer, Sappheiros tenta un nouveau déplacement par vortex, en vain. Il

tenta de se transformer en étoile sans y arriver. Il essaya donc la télépathie.

—  Océani, je me trouve quelque part à Altaïr et je suis incapable de

rentrer.

Aucune réponse ne lui parvint. Il lui faudrait des mois pour atteindre

Girtab à pied, plusieurs semaines à cheval. Ses ailes seraient inutilisables


tant que les plumes n’auraient pas repoussé. Complètement découragé, il

ferma les yeux et s’efforça de ne pas pleurer. «  Je trouverai une solution  »,

se dit-il plutôt.
COMMANDEMENT TEMPORAIRE

A près une nuit ponctuée de cauchemars de plus en plus effrayants,

Sierra sortit finalement de la tente d’Ilo pour respirer de l’air frais. Il

était encore très tôt et personne n’était levé. Même les sentinelles n’étaient

pas rentrées. Il planait toutefois sur le campement une atmosphère lugubre,

ce qui n’était pas étonnant, car la veille, Sierra avait annoncé aux Chimères

qu’Ilo, leur commandant, les avait trahies et qu’il avait choisi de quitter

l’Ordre. La plupart des Chevaliers avaient mal réagi. Ils avaient brisé les

rangs pour aller digérer la nouvelle à leur façon. Sierra ne leur en avait pas

tenu rancune. Elle comprenait ce qu’ils ressentaient.

Elle marcha en direction de la clairière où les Chimères se réunissaient

pour manger et aperçut une silhouette familière assise devant le seul feu qui

brûlait encore. Elle prit place à côté de Wellan et vit qu’il était en train

d’écrire dans son journal, à la lumière des flammes.

— Bien dormi ? demanda-t-il.

—  Pas du tout. Ce qu’Ilo a fait me bouleverse encore. Pourquoi ne me

suis-je jamais rendu compte de sa trahison ? Nous étions si proches.

—  C’est souvent lorsqu’on est très près d’une personne qu’on ne fait

plus attention aux signaux pourtant évidents. Moi aussi je ne cesse de

réfléchir à cette situation. Sans vouloir prendre la défense d’Ilo, si on avait

retenu ma famille en otage, je suis de plus en plus certain que j’aurais agi

comme lui.

—  Pour moi, c’est plus difficile à accepter. Je suis furieuse contre moi-

même de lui avoir fait confiance. J’ai même rêvé que je lui arrachais la

tête…

— N’oublie pas qu’il a fourni à l’ennemi de fausses informations.


—  Il aurait quand même dû m’en parler. C’est mon rôle de grande

commandante de venir en aide à mes lieutenants.

Wellan fit apparaître une tasse du thé préféré de Sierra et la lui tendit.

—  C’est gentil, merci. Change-moi les idées et dis-moi ce que tu es en

train d’écrire.

—  Il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire lorsque je suis venu

m’asseoir ici il y a quelques heures et je ne veux pas en oublier un seul

instant, alors je note en détail tout ce que j’ai vu et entendu.

— Arrête de me faire languir.

— J’ai été enlevé par des sorciers et transporté dans le désert de Mirach.

— Je ne t’ai pas demandé de me raconter une histoire pour enfants.

— Je t’assure que je n’invente rien.

— Bon, raconte toujours, soupira-t-elle, incrédule.

Elle sirota la boisson chaude pendant qu’il commençait son récit :

—  J’avais déjà eu affaire au sorcier Salocin, mais j’ai découvert qu’il y

en a plusieurs autres. Je viens de faire la connaissance de Carenza, Aldaric,

Shanzerr et Olsson.

— Que voulaient-ils ? demanda Sierra en jouant le jeu.

— Seulement me questionner au sujet des dieux fondateurs.

— Qui sont-ils ?

— Les enfants du créateur du monde. Comme les livres de mon royaume

ne parlent pas d’eux, ils ont donc été forcés d’inviter Rewain à notre petite

réunion. Il en savait bien plus long que moi sur le sujet. Imagine-toi que

Patris a conçu une vingtaine d’enfants divins qui règnent sur plusieurs

univers. Rewain les a énumérés en commençant par ses parents, Achéron et

Viatla. Je n’avais ni plume, ni papier, alors j’ai dû mémoriser tous ces noms

ainsi que leur forme animale.

— Es-tu en train d’inventer tout ça ?

—  Non ! C’est la pure vérité ! Si tu pouvais lire ma langue, tu verrais

que c’est écrit mot pour mot dans mon journal.

— Pourquoi les dieux fondateurs les intéressent-ils ?


— Ils croient qu’eux seuls peuvent empêcher la destruction que projette

la pieuvre galactique qui rôde dans notre univers, alors ils cherchent une

façon de les contacter.

—  La pieuvre galactique ? répéta Sierra, amusée. Qu’est-ce que tu as

mangé hier soir ? Des champignons hallucinogènes ?

—  Tu sais pourtant que je ne mens jamais, Sierra, même si vous ne

comprenez pas sur le coup ce que je tente de vous expliquer.

— Sauf que cette fois, tes propos sont vraiment exagérés.

— Je ne peux pas te forcer à me croire, mais je t’aurai au moins avertie

de ce qui se passe dans les plans supérieurs. La créature qui manipule

Lizovyk est apparemment une pieuvre géante qui vit dans l’espace.

—  Admettons que ce soit vrai. Qu’arrivera-t-il si les sorciers n’arrivent

pas à communiquer avec les dieux fondateurs ?

— Cette planète sera détruite.

— Et il n’y a rien que de simples mortels comme moi puissent faire pour

éviter une fin aussi tragique ?

— Pas à partir d’ici.

— On revient encore à ton impossibilité de retourner chez toi, donc.

— Malheureusement. Mais je serai honoré de mourir à tes côtés.

— Et moi qui comptais sur toi pour m’égayer ce matin… soupira Sierra.

Wellan fit apparaître un plateau de chaussons aux pommes encore

chauds et le lui présenta avec un large sourire.

—  Il arrivera un moment où je m’en lasserai, tu sais, l’avertit-elle en

riant.

— Tant que ce n’est pas ce matin.

Elle mordit dans une pâtisserie en fermant les yeux.

— J’avoue que ça me fait du bien.

— Qui dirigera les Chimères à partir de maintenant ? demanda Wellan.

— Ce sera moi jusqu’à ce que je choisisse le successeur d’Ilo.

—  Te connaissant, je devine que tu dois déjà savoir qui tu mettras à sa

place.
—  Il y a dans cette division des soldats qui ont beaucoup d’expérience,

mais le commandement ne s’apprend pas. C’est une qualité innée. Le seul

qui pourrait occuper ce poste en ce moment, c’est Slava.

— Tu as raison. Au fil du temps, il a su gagner la confiance et le respect

de ses compagnons d’armes.

— J’ai aussi pensé à toi.

—  Moi ? Je suis flatté, Sierra, mais ne te suis-je pas plus utile en tant

que conseiller de guerre ?

—  C’est pour ça que j’hésite. Je me suis trop attachée à toi, Wellan

d’Émeraude.

—  Tu pourrais aussi partir à la recherche d’Ilo pour lui donner une

seconde chance.

— Même si j’en avais envie, ce qui n’est pas le cas, c’est un Eltanien. Il

pourrait se tenir à deux pas de moi dans la forêt que je ne le verrais même

pas.

— Un de ses compatriotes arriverait certainement à le pister pour toi.

—  Sans doute, mais Ilo n’accepterait pas de réintégrer l’armée. Il est

bien trop orgueilleux.

La sonnerie d’un movibilis retentit dans la tente de Sierra. Elle déposa

sa tasse de thé et se précipita vers l’abri en avalant le dernier morceau de

son chausson. Elle retira l’appareil de l’une de ses sacoches et appuya

l’index au milieu du cadran.

— Ici Sierra. Qui m’appelle ?

— Alésia.

—  Ne me dis pas que les Aculéos ont lancé d’autres radeaux sur le

fleuve ? s’inquiéta la grande commandante en sortant de la tente et en

marchant vers Wellan.

— Si ce n’était que ça…

— Parle.

—  Massilia s’est encore absentée pendant plusieurs jours, mais, cette

fois, elle nous a ramené son collectionneur d’étoiles, un soi-disant dieu ailé

et deux enfants qui étaient morts.


— Quoi ?

—  Elle prétend qu’ils ont été attaqués par un sorcier qui lance des

boules de feu.

— Wallasse ?

— Non. Elle dit que celui-là est très laid.

—  Un dieu ailé, des enfants morts et un collectionneur d’étoiles ? C’est

décidément ma journée d’histoires abracadabrantes.

— J’ai bien peur que ce ne soit pas de la fabulation, ma chère. Tous ces

gens sont dans mon village en chair et en os. On vient aussi de m’apprendre

que le dieu ailé est en panne d’énergie et qu’il ne peut plus rentrer chez lui.

—  Écoute, Alésia. Je règle un petit problème chez les Chimères, puis

j’arrive.

— J’y compte bien.

— Communication terminée.

Sierra appuya de nouveau sur le cadran et décocha un regard découragé à

Wellan.

— D’autres ennuis ? demanda-t-il.

— Je pense que les Salamandres ont mangé les mêmes champignons que

toi.

— Dois-je aller réveiller Slava ?

— Tu lis dans mes pensées. Sois discret.

Wellan fonça vers la tente du jeune homme. Il le secoua doucement

jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux.

—  Depuis quand remplaces-tu aussi nos pendulus ? plaisanta la

Chimère.

— Sierra a besoin de te parler tout de suite.

— Dis-lui que je serai là dans un instant, le temps de m’habiller.

— Elle est près des feux.

L’Émérien retourna s’asseoir avec la grande commandante et savoura un

chausson. Slava arriva quelques minutes plus tard en se frottant les yeux.
—  Je ne suis pourtant pas de garde avant la nuit prochaine, fit-il en

prenant place de l’autre côté des flammes.

— Je dois me rendre chez les Salamandres, lui annonça Sierra. Te sens-

tu capable d’assumer le commandement temporaire des Chimères ?

—  Sans aucune difficulté et ce serait même tout un honneur, affirma le

jeune homme, maintenant complètement réveillé.

—  Cette division est meurtrie par les récents événements qu’elle vient

de traverser. Je ne suis pas encore certaine moi-même qu’Ilo mérite notre

indulgence et je comprends le choc et le chagrin de certains Chevaliers.

— Moi aussi, commandante. Je ne pourrai certainement pas diriger cette

garnison avec la même main de fer qu’Ilo, mais je connais suffisamment

toutes nos routines pour m’assurer que le campement continuera de

fonctionner avec la précision d’un horologium.

—  C’est tout ce que je te demande pour l’instant, Slava. Je vais te

montrer comment utiliser le movibilis d’Ilo avant de partir. N’hésite pas à

l’utiliser pour communiquer avec moi si tu as le moindre ennui.

Pendant que Sierra se rendait à la tente de l’ancien chef en compagnie

de Slava, Wellan en profita pour ranger ses affaires dans ses sacoches.

Lorsqu’il leva la tête, il aperçut plus loin la grande commandante qui

appuyait son front contre celui du chef intérimaire des Chimères avant de

venir ensuite à sa rencontre.

—  Slava se chargera d’annoncer cette promotion à sa division. Il me

contactera si ça ne se passe pas bien, mais j’en doute. Partons.

Wellan lui tendit la main. Puisqu’il était trop tôt pour la prière matinale

des Salamandres, il choisit d’apparaître sur la plage, où il était certain de ne

blesser personne. Les flambeaux n’avaient pas encore été éteints et un voile

de brume flottait au-dessus du sol. Ils marchèrent vers le village. Alésia vint

aussitôt à leur rencontre.

—  Autrefois, la seule chose qui pouvait déranger notre quiétude,

c’étaient les Aculéos. Maintenant, c’est n’importe quoi ! s’exclama-t-elle.

—  Les temps changent, Alésia, tenta de l’apaiser Sierra. Désires-tu que

je te débarrasse des nouveaux venus ?

— Je veux juste que tu me dises quoi en faire, parce qu’il n’y a rien dans

les règlements à ce sujet.


— Je pensais que tu ne les avais jamais lus.

—  Mais je les connais par cœur, Sierra. Je ne vois juste pas l’utilité de

les appliquer aux Salamandres.

Sierra décida de ne pas entamer une discussion qui n’aurait pas de fin.

Wellan et elle suivirent plutôt la commandante jusqu’aux feux où se

trouvaient déjà quatre personnes. Il y avait Massilia assise entre deux jeunes

enfants, et un homme aux cheveux châtain clair qui portait l’uniforme des

Chevaliers d’Antarès, mais que Sierra ne reconnut pas.

— Sierra, Wellan, je vous présente Argus, Azurée et Ravenne, fit Alésia.

Sierra est notre grande commandante. Je vous en prie, assoyez-vous, parce

que ça va se compliquer.

Ils suivirent son conseil.

— Les enfants, dites à Sierra d’où vous venez, les pria Alésia.

— Nous étions dans le hall des disparus quand un sorcier nous a enlevés

et nous sommes redevenus vivants, expliqua Argus.

Sierra se contenta d’arquer un sourcil.

— Je ne vois même pas comment ce serait possible, articula-t-elle enfin.

— Si tu le permets ? réclama Wellan.

— Tu peux t’en donner à cœur joie.

— Qui sont vos parents ?

—  Notre papa s’appelle Sappheiros et notre maman Azarine, répondit

Azurée.

—  Qui est cet homme qui est allé vous chercher dans le monde des

morts ?

—  Nous ne connaissons pas son nom, lui dit Argus, mais il est très

méchant. Il nous a attachés à des arbres et il nous a fait très peur pour que

notre père vienne nous sauver.

—  Il a lancé des flammes sur notre papa quand il est arrivé, mais

Massilia l’a sauvé, ajouta Azurée.

Wellan et Sierra se retournèrent en même temps vers la Salamandre, qui

bomba le torse avec fierté.

— Tu t’es attaquée à un sorcier ? s’étonna l’ancien Chevalier.


— Avec Ucigasul et Rasgador, leur révéla Massilia.

— Ses poignards, précisa Alésia.

— Ils sont ensorcelés !

— Qui t’a fait croire une chose pareille, Massi ? s’exclama Sierra.

— Le collectionneur d’étoiles, bien sûr. Il possède de la magie, lui aussi.

— Il existe ?

— Eh oui, intervint Ravenne. C’est moi. Depuis des années, j’accumule

des pierres de rivière en forme d’étoiles dont j’extrais la lumière pour

m’éclairer dans ma maison sans avoir recours à des lampes à l’huile.

Massilia sait où en trouver, alors elle m’en apporte régulièrement.

— Des pierres qui émettent de la lumière ? répéta Sierra. Décidément…

—  Est-il vrai que tu es un Chevalier d’Émeraude ? demanda Ravenne à

Wellan.

—  En fait, j’ai été leur commandant pendant un peu plus de quarante

ans, répondit l’Émérien, intrigué par sa question.

—  Commandant ? Alors pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de toi ?

Le seul dont je me souviens, c’est Hadrian. Tous les autres étaient ses

lieutenants.

— Tu viens d’Enkidiev toi aussi ? s’étonna Wellan.

—  Je suis né à Béryl, mais je me suis retrouvé sous le commandement

d’Onyx.

—  On dirait que tu parles de la première invasion des Tanieths, cinq

cents ans avant ma naissance…

— Tu n’as pourtant pas l’air aussi vieux, Ravenne, lâcha Massilia.

L’ancien Chevalier leur raconta alors comment il s’était soudainement

retrouvé à Alnilam après la victoire du Roi Hadrian sur les forces de

l’Empereur Noir.

—  Si je comprends bien, il existerait des vortex qui déplacent les gens

non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps ?

Découragée, Sierra s’enfouit le visage dans les mains.

— C’est bien ce qu’il semble, répondit Ravenne. Il y a donc eu d’autres

invasions de ces odieux insectes ?


— Une seule et nous avons écrasé les Tanieths une fois pour toutes.

—  Est-ce qu’on pourrait revenir au sorcier qui, lui, n’a pas été vaincu ?

exigea Sierra en se redressant.

— Il a blessé mon papa, se désola Azurée.

— La guerre entre les dieux est donc commencée, comprit Wellan.

—  Est-ce que les Chevaliers d’Antarès se battront aussi ? demanda

Massilia.

—  Nous ne possédons pas tous des poignards ensorcelés, lui rappela

Sierra. Je pense que nous devrions laisser d’abord les sorciers essayer

d’intervenir.

— Si l’ennemi des Deusalas utilise les mêmes soldats-taureaux qu’à An-

Anshar, je pense que nous pourrons leur donner un coup de main, se réjouit

Wellan.

—  Des soldats-taureaux, répéta la commandante, déconcertée. Tu n’as

rien de plus fort que du thé, Alésia ?

— Où est Sappheiros ? demanda Wellan à Massilia.

— Dans votre hutte, répondit-elle. Il ne va pas très bien.

Wellan s’excusa et quitta le groupe. Il entra dans l’abri et remplaça les

braises mourantes par un feu magique pour chasser l’humidité et réchauffer

l’endroit. Le dieu ailé était couché dans son lit sous deux épaisseurs de

couvertures.

—  Tu ne sais pas à quel point je suis content de te voir, Wellan,

murmura-t-il faiblement.

— Tes enfants me disent que tu as été grièvement blessé.

— J’ai été attaqué par un sorcier. Je croyais qu’il ne m’avait qu’écorché

l’épaule et brûlé quelques plumes, mais le mal est bien plus profond. Je ne

suis plus capable de former mon vortex ni de me transformer en énergie

pure.

— Me permets-tu de t’examiner ?

— J’allais justement te le demander.

Wellan alluma ses paumes et les passa au-dessus du corps du Deusalas.


—  Je ne décèle aucun mal physique, mais il semble en effet que tu aies

temporairement perdu ta magie.

—  Si ce mage noir est capable de me faire une chose pareille, nous

sommes perdus. Et je ne peux même pas communiquer par télépathie avec

les miens pour les avertir.

— Laisse-moi le faire à ta place.

— Dis-leur de se méfier de ce démon.

— Nemeroff ?

— Ce n’est pas le moment, Wellan ! hurla le dieu-dragon.


RÉSISTANCE

F urieux de ne pas avoir pu attirer les Deusalas sur la plaine d’Antarès,

Lizovyk avait commencé par soigner ses blessures dans la forêt, puis

il avait traqué la guerrière qui l’avait si sauvagement poignardé. Il avait

finalement localisé la cabane où elle avait caché le dieu blessé. Persuadé

qu’il s’y trouvait encore avec ses enfants, il avait fait exploser la petite

maison dissimulée sous les branches. La satisfaction qu’il ressentit de les

avoir éliminés fut de courte durée, car, en réalité, il n’avait pas tenu sa

promesse à Javad.

Il décida de retourner au lac Mélampyre pour achever de refermer ses

plaies. Il ne comprenait toujours pas comment cette tigresse humaine avait

pu lui causer autant de douleur. Pour lui faire payer cet affront, il éliminerait

toute sa division ! Mais avant, il se devait de ne pas perdre la face devant

Javad. S’il ne pouvait pas attirer les dieux ailés en terrain découvert, il les

détruirait lui-même sur leur falaise. Une fois guéri, Lizovyk se matérialisa

au sommet de l’île défendue. Il aperçut les escadrilles qui sillonnaient le

ciel. Il aurait pu descendre les hommes ailés un à un, mais cela aurait

nécessité trop de temps. Il avait suffisamment observé ces créatures volantes

pour savoir qu’elles finissaient toujours par se rassembler pour manger. Il

attendit donc le moment opportun en serrant les poings.

Dès que les Deusalas se furent tous posés, le sorcier se transporta sur le

bord de la falaise, à l’endroit où ses victimes avaient l’habitude de prendre

leur envol. Les Deusalas étaient assis en petits groupes et bavardaient,

inconscients qu’ils risquaient de mourir bientôt. Lizovyk se doutait que la

colonie n’était pas au grand complet, car il ne voyait aucun enfant. Il devrait

partir à leur recherche après avoir tué leurs parents.

Maridz était en train de goûter à un des fruits exotiques que leur avait

procurés Océani lorsqu’elle ressentit un danger. Utilisant ses sens


surnaturels, elle balaya la place de rassemblement et découvrit une présence

indésirable.

— Sorcier ! s’écria-t-elle en bondissant sur ses pieds.

Océani, Nemeroff, Sage, Azcatchi et Kiev furent les premiers à réagir.

Ils chargèrent leurs mains en cherchant l’intrus autant avec leurs yeux

qu’avec leur faculté de localisation. Océani aperçut Lizovyk et leva son

bouclier juste à temps pour se protéger de sa première charge. Elle explosa

sur le mur invisible, mais elle était si puissante qu’elle faillit le faire

basculer. Kiev capta alors un mouvement de panique parmi les escadrilles.

— Ne vous envolez pas ! ordonna-t-il avec son esprit. C’est exactement

ce qu’il veut ! Chargez vos épées, levez vos boucliers et attendez mon signal

avant de passer à l’attaque !

Eanraig voulut alors rejoindre ses mentors. Kiev le saisit aussitôt par le

bras.

— Ce n’est pas ton combat. Je t’en conjure, reste derrière moi.

— Je ne le laisserai pas vous faire du mal.

— Fais confiance à nos alliés et conserve tes forces pour le terrible duel

qui t’attend.

Les escadrilles se reformèrent, mais restèrent au sol comme leur

commandant l’avait exigé. Maridz, Sage et Azcatchi se postèrent de chaque

côté d’Océani pour lui prêter main-forte. Quant à Nemeroff, il jugea

préférable de rester derrière eux et de former la deuxième ligne de défense.

— Nemeroff ? l’appela alors son ami Chevalier d’Émeraude.

— Ce n’est pas le moment, Wellan ! hurla le dieu-dragon.

Kiev s’approcha de lui.

—  Je croyais que Javad enverrait une légion de soldats ou de sorciers,

laissa-t-il tomber, étonné.

—  Personne ne savait vraiment ce qu’il avait l’intention de faire,

répondit Nemeroff. Demeure vigilant, Kiev.

— Que nous voulez-vous ? s’exclama Maridz.

—  Mais tous vous tuer, chère dame, répondit Lizovyk avec un sourire

cruel.
— Est-il seul ? chuchota Sage à ses amis.

— Oui, affirma Océani, mais sa puissance est étonnante.

— Nous sommes cinq, leur rappela Azcatchi.

Sans plus de préambule, Lizovyk passa à l’assaut. Il projeta un feu

nourri de boules enflammées, comme il l’avait fait contre Sappheiros,

convaincu qu’il arriverait à percer encore une fois ces boucliers ridicules

derrière lesquels se cachaient ces magiciens. Les salves étaient si rapides

qu’aucun d’entre eux n’avait le temps de riposter. S’ils avaient laissé tomber

leur bulle de protection, même un seul instant, ils auraient sûrement subi de

graves brûlures.

—  Quelqu’un doit le neutraliser ! les pressa Maridz. Nous ne pourrons

pas tenir ainsi éternellement !

— Aucun de nous ne peut se détacher sans qu’il s’en aperçoive, indiqua

Océani en utilisant plutôt la télépathie.

— Moi, si, intervint Nemeroff.

—  Croyez-vous vraiment que je ne vous entends pas ? ricana le sorcier.

Le premier qui osera s’en prendre à moi connaîtra une fin atroce.

Maridz comprit qu’ils avaient sérieusement besoin d’aide. Elle approcha

de ses lèvres la bague que Wallasse lui avait offerte et murmura son nom.

L’effet fut immédiat. Wallasse apparut entre deux des arbres qui bordaient

l’extrême gauche de la grande place. Il ne se trouvait qu’à quelques mètres à

peine de Lizovyk, mais celui-ci était trop occupé à bombarder les Deusalas

pour remarquer son arrivée.

Wallasse évalua rapidement la situation et comprit que Maridz et ses

alliés n’avaient aucune chance contre cet adversaire qui semblait canaliser

une énergie maléfique en provenance du ciel. Il chargea ses mains et se mit à

avancer en direction de l’agresseur en laissant partir ses propres boules de

feu sur Lizovyk. Pris par surprise, le sorcier leva son bouclier pour éviter

d’être atteint par ces projectiles meurtriers. Maridz, Océani, Sage et

Azcatchi en profitèrent pour faire disparaître les leurs et joindre leurs tirs à

ceux de Wallasse.

— Nemeroff, c’est le moment ! lança Océani.

Le jeune roi se métamorphosa en un immense dragon. D’une énergique

poussée de ses pattes arrière, il se propulsa à la verticale vers le ciel.


Lizovyk le vit s’échapper, mais obligé de bloquer les tirs de ses adversaires,

il ne put rien faire pour le ramener à terre. Nemeroff fit un grand arc de

cercle au-dessus de l’océan en évaluant la situation. Il ne pouvait pas

communiquer avec ses amis par voie de télépathie sans que le sorcier

l’entende. Il espéra donc que ceux-ci comprendraient par eux-mêmes ce

qu’il était sur le point de faire. Même si Lizovyk s’alimentait à une source

divine considérable, il allait voir de quel bois se chauffait le fils d’Abussos.

Dans le barrage de rayons ardents et de boules de feu, Océani aperçut

alors le dragon qui approchait derrière le sorcier.

— Boucliers, tout le monde !

Tous lui obéirent sauf Wallasse, qui décida de continuer à occuper

Lizovyk jusqu’à ce que Nemeroff fonde sur lui. Il attendit qu’un fleuve de

flammes s’échappe de la gueule du dragon pour s’abriter lui aussi dans une

bulle de protection.

Lizovyk se protégea juste à temps pour ne pas être réduit en cendres.

Volant en rond au-dessus de lui, l’impressionnante bête continuait de

projeter une dévastatrice colonne de feu sur son bouclier, qui se mit à fléchir.

Le sorcier ne pouvait rien contre une attaque d’une pareille intensité sinon

utiliser toute sa puissance pour maintenir sa protection. La chaleur devint si

éprouvante que tous ceux qui se trouvaient sur le plateau pouvaient la

ressentir, malgré le blindage magique dont ils s’entouraient. Irréductible,

Nemeroff ne lâcha pas sa proie. Lizovyk n’avait pas l’intention de lui céder

du terrain, mais lorsque sa bulle invisible commença à se désintégrer,

l’instinct de survie dont l’avait doté Tramail prit encore une fois le dessus et

le ramena brutalement sur l’île Inaccessibilis. Le sorcier se laissa tomber

face première sur le sol, exténué.

En voyant disparaître son ennemi, Nemeroff cessa son assaut et chercha

à le localiser, car il aurait tout aussi bien pu réapparaître derrière les

Deusalas et en tuer plusieurs.

—  Il n’est plus là ! annonça-t-il en se posant sur la place de

rassemblement.

Le jeune roi reprit aussitôt son apparence humaine.

— Merci, Nemeroff ! s’exclama Kiev.

— Y a-t-il des blessés ? voulut savoir Océani.


Il fit le tour des escadrilles pour s’assurer que tous étaient saufs.

— C’était magnifique ! se réjouit Kiev. Si nous avons réussi à mettre un

sorcier en déroute, nous ne ferons qu’une bouchée de l’armée de Javad !

— Je comprends que tu essaies de remonter le moral des troupes, jeune

homme, intervint le Roi Sandjiv, mais ne tenons rien pour acquis, d’accord ?

—  Il a raison, l’appuya Avali. Nous ne savons pas ce qui nous tombera

dessus la prochaine fois. Restons prudents.

— C’était quand même un spectacle extraordinaire, avouez-le !

Sandjiv fit signe à Avali de lui laisser ses illusions. Plus loin, Wallasse

avait rejoint Maridz et lui avait pris les mains.

— Tu vas bien ?

— Oui, mais il s’en est fallu de peu. Merci d’être venu à notre secours.

— Était-ce le fils d’Olsson ?

— C’était bien Lizovyk, ou ce qu’il en reste.

— On dirait qu’il a choisi son camp.

En voyant que tous les Deusalas convergeaient vers lui, Wallasse, le loup

solitaire, paniqua. Il embrassa rapidement les mains de la sorcière.

— N’hésite jamais à m’appeler en cas de danger.

Il disparut avant d’être complètement entouré d’hommes ailés.

— Est-ce ton fiancé ? demanda Océani à Maridz en la faisant sursauter.

— Non. Mais nous avons grandi ensemble et il est très attaché à moi.

— Tant mieux.

Il se tourna brusquement vers les Deusalas.

— Où est Sappheiros ? s’inquiéta-t-il.

— Je ne l’ai pas vu depuis hier, l’informa Eanraig.

Océani utilisa ses pouvoirs de localisation et scruta toute la falaise. Il ne

s’y trouvait pas !

— Il n’était pas là quand le sorcier est arrivé, ajouta Azcatchi.

— A-t-il dit à quelqu’un où il allait ?


Ils répondirent tous par la négative. « Quelque chose l’aurait-il attiré loin

de la colonie ?  » se demanda Océani, de plus en plus troublé. «  Et de quel

côté est-il parti ?  » Il allait pousser son enquête vers le reste du continent

lorsqu’une main se posa sur son bras.

—  Pourquoi voulais-tu savoir si c’était mon fiancé ? le questionna

Maridz, intriguée.

— Pour savoir si tu avais déjà donné ton cœur à quelqu’un.

— Est-ce important pour toi ?

Embarrassé, Océani détourna le regard.

— Réponds-moi, insista-t-elle.

Maridz se rendit alors compte qu’il hésitait à parler au milieu de tous les

Deusalas.

— Emmène-moi chez toi, exigea-t-elle.

— Mais…

— Maintenant.

Il ouvrit ses ailes, la prit dans ses bras et s’élança dans le vide. Maridz

poussa un cri d’effroi, car elle avait cru qu’il utiliserait plutôt un vortex. Il la

déposa à l’entrée de sa caverne. Depuis qu’elle était arrivée chez les

Deusalas, la sorcière vivait dans la forêt, sur le plateau, où elle s’était bâti

une petite cabane en pierre avec l’aide des hommes ailés qui lui avaient

fourni les matériaux de base.

—  Je voudrais avoir la chance de te montrer que je suis un bon parti,

répondit-il en la suivant à l’intérieur de la grotte.

—  Un bon parti ? J’ai en effet remarqué que quelques Deusalas ne sont

pas en couple.

— C’est parce qu’il y a plus d’hommes que de femmes dans la colonie.

— Vous êtes donc forcés de trouver des compagnes ailleurs.

— Quand c’est possible.

— Pourquoi moi ?

— C’est quelque chose que j’ai ressenti quand tu es arrivée à Girtab. Je

ne suis pas capable de l’expliquer.

— J’ai connu des hommes plus romantiques, fit-elle, amusée.


—  Je n’ai jamais eu à parler de mes sentiments. Je suis surtout un

guerrier.

—  En plus d’être un Deusalas. Tu sais pourtant que je suis un chat, et

une sorcière de surcroît.

—  Les deux races ne sont pas incompatibles. La mère de Sappheiros

était une déesse ailée et son père, un sorcier.

«  Sappheiros ?  » se rappela Océani. Il lança son esprit à l’assaut

d’Alnilam, mais n’alla pas très loin. Maridz se colla contre sa poitrine et le

fixa dans les yeux. Il pouvait même entendre battre son cœur à travers son

plastron immaculé.

— Je dois le retrouver, s’excusa-t-il.

Elle déposa un baiser sur ses lèvres.

— À plus tard, dans ce cas.

Maridz s’évapora, laissant Océani dans un grand état de confusion. Il

avait rencontré plusieurs femmes depuis qu’il avait atteint l’âge adulte, tant

à Gaellans que dans le monde parallèle de Wellan, où il avait côtoyé des

déesses, des guerrières et même des enchanteresses, mais aucune ne l’avait

perturbé autant que cette sorcière.

Il se remit à la recherche de Sappheiros, mais ne le trouva nulle part.

«  Lizovyk l’aurait-il tué ?  » s’alarma-t-il. Il se transporta sur la place de

rassemblement, où les escadrilles se remettaient de leurs émotions avant de

reprendre l’entraînement. Il se dirigea tout de suite vers Nemeroff, qui

mangeait une pomme en marchant entre les différents groupes.

— Je ne le trouve pas, l’informa Océani.

— Moi non plus, avoua le dieu-dragon. Ce n’est pas bon signe. Je crains

qu’il n’ait été enlevé et torturé par le sorcier qui voulait savoir où vous aviez

établi la nouvelle colonie.

—  Sappheiros ne nous aurait jamais trahis. J’aimerais partir à sa

recherche, mais je ne sais pas par où commencer.

—  As-tu demandé à Maridz ? Non seulement c’est une sorcière, mais

elle connaît certainement mieux ce monde que nous.

— Tu as raison.
Océani se rendit à la cabane de la jeune femme. Elle était installée

devant un feu magique qu’elle avait allumé au centre de l’unique pièce.

— Je t’en prie, aide-moi, la supplia-t-il.

— Assieds-toi.

Face contre terre, Lizovyk se releva avec difficulté. Encore une fois, il

avait été retiré d’un duel qui lui aurait permis de mesurer l’étendue de ses

nouveaux pouvoirs.

— J’aurais pu gagner ce combat ! hurla-t-il.

Il s’aperçut alors que ses vêtements étaient en feu. Il s’en débarrassa et

les laissa se consumer sur le sol. Nu comme un ver, il fonça vers sa maison

et s’installa devant l’âtre pour réfléchir. Il n’avait que sondé les esprits des

Deusalas et de leurs alliés lorsqu’il les avait épiés à Girtab. Il avait oublié

d’évaluer leur potentiel magique et cela lui avait coûté la victoire. Il ne lui

restait plus maintenant qu’à trouver une façon de faire grimper l’armée de

Javad jusque sur la falaise des hommes ailés et de les soutenir durant le

carnage.

—  Je désire des vêtements dignes de ma personne ! réclama-t-il en se

levant.

En l’espace d’un instant, il fut vêtu d’un pantalon de soie rouge, de

bottes de cuir noires et d’une tunique dorée serrée à la taille par une ceinture

rouge parée de rubis. Il alla s’admirer devant un grand miroir encastré dans

le mur. Satisfait de sa nouvelle apparence, Lizovyk se transporta au sommet

de la montagne bleue et accéda à la plateforme du palais de Javad grâce au

vortex. Le reconnaissant, les garde-taureaux se rangèrent sur le côté pour le

laisser passer. Sans escorte, le sorcier remonta le couloir jusqu’à l’étage

royal. Les bovins qui en gardaient les portes les lui ouvrirent sans hésitation.

—  As-tu réussi à attirer les Deusalas sur une plaine d’Alnilam ? espéra

Javad.

—  Pas encore. Je me suis heurté à une résistance à laquelle je ne

m’attendais pas. Ces dieux ont de puissants alliés que je devrai continuer de
neutraliser séparément, sinon ils anéantiront ton armée sans la moindre

difficulté. J’en ai déjà muselé un.

— Ce n’est pas le résultat auquel je m’attendais.

— Nous ne pourrons pas précipiter cette guerre.

—  Je veux bien te faire confiance, sorcier, mais je n’attendrai pas

longtemps.

— Tout sera bientôt terminé.


LE DRAGON

U ne fois Lizovyk mis en déroute, la plupart

commencèrent à se détendre. Exalté par le duel, Kiev était incapable

d’en faire autant. Il avait quitté son groupe pour examiner l’endroit où
des Deusalas

s’était tenu le sorcier sur le bord de la falaise. Il y capta son énergie

maléfique. Mikéla se précipita à sa suite.

—  Ce n’était pas une chauve-souris comme on s’y attendait ! lâcha-t-

elle, agitée.

—  C’est vrai, mais personne ne peut nous dire ce que nous devrons

affronter.

—  Et s’il en arrive un millier comme lui, combien de temps tiendrons-

nous, à ton avis ? Nos boucliers nous ont permis de survivre cette fois-ci,

mais sans l’intervention de l’autre sorcier et de Nemeroff, que serait-il

advenu de nous ?

— Nous devrons certainement réviser nos plans.

Mikéla se réfugia dans ses bras.

—  Recrutons tous les amis de Maridz pour nous appuyer, Kiev,

l’implora-t-elle. Nous ne possédons pas suffisamment d’expérience magique

pour nous défendre contre une telle menace.

—  J’en discuterai avec Océani. En fait, je pense que je vais donner

congé à tout le monde aujourd’hui. Nous avons tous besoin de nous remettre

de ce qui s’est passé tout à l’heure.

Assis devant Maridz, dans son abri en pierre, Océani attendait que celle-

ci localise enfin son mentor en utilisant ses méthodes de sorcière. Les yeux

rivés sur les flammes, elle demeura immobile un long moment avant de lever

le regard sur lui.

— Un Deusalas peut-il mourir ? demanda-t-elle.


—  Kimaati nous a prouvé que oui quand il a massacré toute la colonie,

jadis.

— Je suis vraiment désolée, Océani, mais je ne trouve Sappheiros nulle

part.

— Merci d’avoir essayé.

Avant de partir, il contourna le feu et l’embrassa sur les lèvres.

— Je reviendrai, promit-il.

Il rejoignit Nemeroff, Sage et Azcatchi qui se tenaient debout sur le bord

de la falaise.

— Maridz n’arrive pas à le localiser non plus, soupira-t-il.

—  Peut-être est-il tombé dans un vortex comme Wellan, mais en sens

inverse ? avança Azcatchi.

— Ou c’est peut-être ce que Wellan tentait de me dire au moment où le

sorcier nous attaquait, se souvint Nemeroff.

— Demande-le-lui, exigea Océani.

— Wellan ?

—  Enfin ! répondit l’ancien Chevalier. Pourquoi ne pouvais-tu pas me

parler ?

— Nous avons dû défendre la colonie contre un sorcier.

— Laisse-moi deviner, s’appelait-il Lizovyk ?

— Il ne nous l’a pas dit. Ce ne fut pas facile, mais nous avons réussi à

le faire fuir.

— Avez-vous subi des pertes ?

— Non, personne n’a été blessé, mais nous ne trouvons plus Sappheiros.

— Il est avec moi, chez les Salamandres.

—  Chez les Salamandres ? répéta Nemeroff, intrigué. Mais qu’est-ce

qu’il fait là ?

Votre sorcier l’a appâté près du fleuve Caléana. Il a été gravement

blessé, mais une des guerrières a réussi à le ramener à son campement. Le

problème, c’est que le mage noir lui a enlevé tous ses pouvoirs.
—  Mais Sappheiros est un dieu, Wellan. Depuis quand les sorciers

peuvent-ils faire perdre aux dieux leurs facultés magiques ?

— Lizovyk est peut-être une autre sorte de créature.

— Peux-tu nous ramener Sappheiros ?

—  Il n’est pas en état d’être déplacé, même dans un vortex, et il est

certainement trop faible pour se joindre à votre armée. Il serait une cible

bien trop facile, Nemeroff. Je suggère de ne vous le rendre que lorsqu’il

sera entièrement remis.

— C’est en effet plus sage. Merci de nous avoir rassurés, Wellan.

Le dieu-dragon répéta les paroles de l’Émérien à ses amis.

— Sais-tu où se trouve ce campement ? lui demanda Océani.

—  Je n’y suis jamais allé, mais Wellan a mentionné le fleuve Caléana,

que j’ai déjà survolé.

— Je vois où c’est. Sage et Azcatchi, je vous confie la surveillance de la

colonie. S’il se produit quoi que ce soit de menaçant, communiquez avec

moi. Et, surtout, gardez l’œil sur Kiev.

—  Wellan a dit qu’il était trop dangereux de déplacer Sappheiros, lui

rappela Sage.

— Je veux juste constater son état par moi-même.

Océani se tourna ensuite vers Nemeroff.

— Peux-tu m’emmener le plus près possible de ce cours d’eau ?

— Sans problème.

— Soyez prudents, recommanda Sage. Lizovyk pourrait en profiter pour

vous attirer dans un piège vous aussi.

—  Je ne crois pas qu’il voudra s’approcher de notre dragon préféré, le

rassura Océani.

Nemeroff mit la main sur l’épaule du Deusalas et le transporta à

l’embouchure du canal qu’il avait creusé, à l’endroit où il se jetait dans le

fleuve Caléana.

— Je capte la présence de Wellan de l’autre côté du cours d’eau, vers le

nord. Veux-tu faire le reste du chemin sur mon dos ? Ainsi, je serai certain
que le sorcier ne s’en prendra pas à nous. Il sait désormais de quoi je suis

capable.

— Pourquoi pas ?

Le jeune roi se métamorphosa et attendit qu’Océani soit installé à la

base de son cou avant de prendre son envol. Il plana au-dessus du cours

d’eau jusqu’à ce qu’il distingue les premières huttes.

—  Wellan est dans ce village, annonça Nemeroff en entamant sa

descente.

Chez les Salamandres, Pergame fut le premier à apercevoir l’animal

géant qui approchait dans le ciel. Il courut jusqu’à la tour de guet, grimpa

l’escalier en vitesse et sonna l’alarme. Wellan sortit de la hutte où il veillait

sur Sappheiros au moment où Massilia y ramenait Argus et Azurée.

—  Restez avec votre père jusqu’à ce quelle vienne vous chercher,

d’accord ?

— Est-ce que le sorcier est revenu pour le tuer ? s’inquiéta Argus.

— Non, ce n’est pas lui. Ne sortez pas d’ici, compris ?

Les enfants hochèrent bravement la tête et allèrent s’asseoir sur le lit de

leur père. Massilia se précipita sur la plage et se posta près de sa

commandante. Un peu plus loin, Wellan était debout près de Ravenne.

—  C’est bien la première fois que je vois un dragon par ici ! s’étonna

l’ermite.

— Ce n’en est pas vraiment un, le renseigna Wellan.

Il alla rejoindre Sierra et Alésia qui se tenaient devant les Salamandres

armées jusqu’aux dents.

—  Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, les calma-t-il. C’est

Nemeroff.

— C’est ce que j’étais en train de leur dire, indiqua Sierra. Personne ne

s’en prendra à lui.

L’énorme dragon bleu se posa plusieurs mètres plus loin en levant un

nuage de sable. Il rabattit ses ailes et laissa Océani sauter sur le sol.

— Waouh ! s’exclama Massilia.


—  Bon, une autre chose dont elle n’arrêtera pas de nous parler pendant

des siècles, soupira Alésia.

Le reste des Chevaliers avaient encore les yeux écarquillés et ne

trouvaient rien à dire.

— Où est-il ? demanda Océani à Wellan.

— Par ici.

Les deux hommes quittèrent le groupe pour se rendre à la hutte de la

grande commandante. Massilia, que personne ne surveillait, marcha à la

rencontre de la formidable bête.

— Reviens ici, Massi ! lui ordonna Alésia.

Nemeroff reprit alors sa forme humaine, arrachant un cri de surprise à la

téméraire Salamandre. Elle examina sommairement l’étranger, puis se

retourna vers ses compagnons d’armes.

— Ce n’est même pas un vrai dragon ! s’exclama-t-elle.

—  Vous faites erreur, mademoiselle, lui dit Nemeroff en s’approchant

d’elle. Je suis un dragon qui possède la faculté d’adopter une forme

humaine.

—  Il ne faut pas prendre Massi pour une folle, répliqua-t-elle, en

fronçant les sourcils.

Sierra vint à la rencontre du jeune roi. Elle lui serra le bras et appuya

son front contre le sien, ce qui acheva de rassurer les Salamandres.

— Et tu t’appelles comment, le dragon ? lui demanda Massilia.

—  Nemeroff. Je suis le fils du Roi Onyx et de la Reine Swan

d’Émeraude.

— Ce n’est pas si mal comme nom.

Ravenne s’approcha à son tour.

—  Je suis Ravenne. J’ai servi sous ton père durant l’invasion des

Tanieths. C’était un homme courageux et très téméraire.

— Tu es un Chevalier d’Émeraude ? s’étonna Nemeroff.

—  Ouais, confirma Sierra. Depuis que Wellan a atterri ici, il se produit

de plus en plus de choses inexplicables.

— Elle aime les mystères ! s’exclama joyeusement Massilia.


Sierra présenta donc Nemeroff aux Salamandres, qui attendaient encore

la suite des événements sur la plage.

—  Votre Majesté, c’est un plaisir de vous recevoir dans notre humble

village. Je suis Alésia, la commandante des Salamandres.

Nemeroff lui fit un baisemain et elle ne put s’empêcher de rougir.

— Qu’on lui prépare un festin ! ordonna-t-elle.

—  Je ne sais même pas si Océani a l’intention de rester, commandante,

répliqua-t-il.

— Océani, c’est l’homme qui a suivi Wellan ?

— Exactement. Sappheiros et lui sont des amis de longue date.

—  Est-ce qu’il a des ailes, lui aussi ? voulut savoir Massilia, qui

n’arrêtait pas de dévisager Nemeroff.

— Oui, comme tous les Deusalas, affirma-t-il.

Tandis que le jeune roi suivait Sierra et Alésia en direction des feux,

Massilia décida plutôt d’aller voir cet Océani de plus près. Elle se faufila

dans la hutte de Sierra et trouva l’étranger en train de passer une main

lumineuse au-dessus du blessé. Wellan et les enfants observaient la

procédure médicale avec beaucoup d’attention.

— Il fait comme toi ? s’émerveilla-t-elle.

—  Ce genre d’examen fait partie des pouvoirs des dieux, répondit

Wellan. Pourrais-tu emmener les enfants jouer à l’extérieur, Massi ?

— Seulement si tu lui donnes des nouvelles après.

— Promis.

La Salamandre tendit les mains aux jeunes Deusalas qui s’y

accrochèrent sans la moindre appréhension.

— Nous allons construire un château de sable ! annonça Massilia en les

entraînant dehors.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Argus.

La même chose qu’un vrai château, mais ce n’en est pas un.

— Quoi ?

Dès qu’ils furent entre adultes, Sappheiros se sentit plus libre de parler

devant son ami.


— J’ai réussi à faire apparaître mes ailes en route jusqu’ici, mais depuis,

je n’y arrive plus, lui dit-il.

— Je ne comprends pas comment un sorcier a pu t’enlever des pouvoirs

qui te viennent de ton ascendance divine, avoua Océani, perplexe. Ton

énergie est désormais celle d’un mortel.

— Et si ce Lizovyk n’était pas qu’un simple sorcier ?

—  En fait, il est habité par une entité qui a la puissance de détruire des

galaxies entières, expliqua Wellan en se rappelant ce que lui avaient révélé

Carenza et ses compagnons.

— Nous avons tout de même réussi à le repousser à Girtab en travaillant

tous ensemble un peu plus tôt aujourd’hui.

— Alors, vous l’avez échappé belle.

— Un autre sorcier du nom de Wallasse est venu nous prêter main-forte.

— Je suis content de te voir, Océani, mais tu ne dois pas rester auprès de

moi, l’avertit Sappheiros. Tu dois retourner à la colonie et veiller sur Kiev.

Rappelle-toi que c’est lui, le porteur d’espoir.

—  Mais tu es vulnérable ici, mon ami. Que se passerait-il si le sorcier

décidait de venir t’achever ?

—  À mon avis, ce qu’il voulait, c’était surtout neutraliser mes facultés

magiques et il a réussi. Il voudra sans doute vous faire subir le même sort.

Ne le laissez pas gagner. Restez regroupés.

—  Oui, tu as raison. Mais avant que je parte, dis-moi qui sont les deux

enfants qui te veillaient, car je sens une grande magie en eux.

— Argus et Azurée.

—  Mais ils sont morts avec tous les autres à Gaellans… se rappela

Océani.

—  Le sorcier les a arrachés au monde des défunts pour me tendre un

piège.

— Qu’as-tu l’intention de faire d’eux, maintenant ?

—  Les protéger de mon mieux, car le seul moyen de leur rendre leur

repos éternel serait de les tuer, ce que je ne me résoudrai jamais à faire.

— Ils possèdent une énergie que le sorcier pourrait détecter.


—  Mais ce territoire est protégé par Wallasse, lui apprit Wellan pour le

rassurer. Il ne le laissera pas mettre le pied ici. Et lorsque Sappheiros sera

prêt à retourner à la colonie, je l’y emmènerai moi-même, car mon vortex

pourra m’y conduire.

Les Deusalas se serrèrent les avant-bras avec amitié et Océani disparut

sans rien ajouter.

— Ça ira ? demanda Wellan au blessé.

— Maintenant que je sais que les miens sont capables de se défendre, je

me sens déjà mieux.

—  Repose-toi. Je vais m’assurer que les enfants passent la journée

dehors.

— Merci, Wellan.

L’Émérien quitta la hutte pour le laisser dormir. C’est alors qu’il aperçut

Massilia assise sur la plage avec les deux petits.

Ils remplissaient des seaux de sable trempé et avaient commencé à

élever les tours de leur château.

Il poursuivit donc sa route jusqu’aux feux, où il trouva Nemeroff au

milieu des Chevaliers. Ravenne était assis près de lui.

— Ce sont donc vous les Salamandres dont Wellan fait l’éloge ? était en

train de leur dire le jeune roi.

— C’est vrai ? se réjouit Gavril.

— J’avoue que nous sommes très attachantes, intervint Léokadia.

— Et chaleureuses, aussi, ajouta Sybariss en battant des cils.

—  Nous traitons toujours les visiteurs avec le plus grand égard, même

quand nous ne comprenons pas un mot de ce qu’ils nous disent, affirma

Séïa.

— Ou que ce sont eux qui ne nous comprennent pas, précisa Pergame.

— C’est parce que je les ai tous bien formés, se vanta Alésia.

Sierra trouva leur déférence plutôt amusante. « On dirait que je suis à la

cour d’Antarès », songea-t-elle en finissant de boire son thé matinal.

—  Le repas sera bientôt prêt et tu as beaucoup de chance, Nemeroff,

parce que c’est Napoldée qui le prépare aujourd’hui.


— Il faudrait d’abord que je m’informe des plans de mon ami Deusalas,

s’excusa le roi-dragon.

—  Océani vient de repartir à la demande de Sappheiros, l’informa

Wellan en prenant place près de Sierra.

—  Alors, à moins qu’il me rappelle là-bas par télépathie, j’imagine que

je suis libre de manger avec vous.

Les Salamandres manifestèrent aussitôt leur joie.

—  Comment va Sappheiros ? demanda Nemeroff à Wellan avec son

esprit.

—  Il s’est rendormi. Je crains qu’il ne mette un moment avant de se

remettre et j’ignore comment nous pourrons lui rendre ses facultés.

— C’est presque prêt ! annonça Napoldée.

— Je vais aller chercher Massi et nos petits anges, décida Léokadia.

—  Merci de ne pas les effrayer, Nemeroff, fit Wellan. Ils n’ont pas

besoin de savoir ce qui se passe à Girtab.

— Ça va de soi.

Léokadia trouva les jeunes Deusalas à genoux dans le sable avec leur

gardienne du moment.

— Argus, Azurée, venez, c’est le moment de manger, les informa-t-elle.

— Mais notre château ? protesta le garçon.

— Vous le terminerez après le repas.

— Allez avec Léo, les pressa Massilia.

— Cette annonce s’adressait aussi à toi, ma chérie.

— Elle n’a pas faim. Elle mangera plus tard.

— Mais tu nous aideras à finir le château, n’est-ce pas ? voulut s’assurer

Azurée.

— Vous pouvez compter sur elle.

Dès que Léokadia se fut éloignée avec les enfants, Massilia se dirigea

vers la hutte de Sierra pour s’assurer que leur père tenait le coup. Sappheiros

reposait sur le lit de Wellan, les yeux fermés. Son teint était de plus en plus

pâle. La Salamandre n’avait pas une grande expérience médicale, mais elle

savait que lorsque les gens mouraient, ils devenaient tout blancs. Elle fouilla
dans les pochettes attachées à sa ceinture et en sortit deux des étoiles

blanches qu’elle avait oublié de remettre à Ravenne ainsi qu’un petit pot de

colle. Elle en badigeonna au dos des pierres et grimpa sur le lit pour les

coller au milieu du mur pour que Sappheiros puisse les voir lorsqu’il se

réveillerait.

— Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-il.

— C’est un cadeau pour que tu penses toujours à elle.

— Je n’ai pas besoin de ça pour penser à toi, Massi. Elle se coucha près

de lui.

— As-tu besoin de plus de chaleur ?

— J’ai besoin de plus de forces.

— Elle ne sait pas où en trouver…

— Elles finiront bien par revenir toutes seules.

— En attendant, elle veillera sur toi.

— Je sais…

Sappheiros referma les yeux.


UNE BELLE PRISE

M écontent que sa favorite et son fils rebelle se soient échappés de son

domaine, Zakhar tournait en rond dans son vaste hall en cherchant

la meilleure façon de les reprendre afin de les exécuter devant tout son

peuple. Il ne supportait pas la trahison. C’est alors qu’il eut une idée !

— Olsson !

Le sorcier mit plusieurs minutes avant de lui apparaître à l’autre bout de

la caverne.

—  Vous êtes de plus en plus lent, ma parole ! s’exclama Zakhar,

maussade.

— J’ai mes propres problèmes à résoudre.

—  Ah oui ! Votre fils renégat. Imaginez-vous que je subis la même

déloyauté.

— À la différence que Quihoit n’est pas un sorcier qui s’est donné pour

mission de détruire toute la planète. Dites-moi pourquoi vous désirez me

voir, car il est urgent que je reparte.

—  La planète, hein ? Votre fils est décidément plus prétentieux que le

mien. Alors voilà, je possède une barque bien cachée dans un tunnel qui

débouche au pied de la falaise. Je ne peux plus m’en servir sur la nouvelle

rivière creusée par le dragon, parce que les Chevaliers d’Antarès en

connaissent désormais l’existence. Mais si vous lui jetiez un sort pour

qu’elle soit invisible à leurs yeux, ainsi que ses occupants, je pourrais partir

moi-même à la recherche d’Orchelle et de Quihoit dont mes imbéciles de

guerriers sont incapables de retrouver la piste.

— Si ce n’est que ça.

Olsson les transporta tous les deux dans le tunnel en question où

reposait la large embarcation. Au moins une dizaine d’Aculéos pouvaient


facilement s’y tenir.

— C’est fait, annonça-t-il.

— Merveilleux !

— Y a-t-il autre chose qui vous ferait plaisir ?

— Non, je me charge du reste.

Le sorcier se courba légèrement devant lui, puis disparut sans le ramener

dans son hall. Zakhar marcha jusqu’à la large ouverture au ras de l’eau et

jeta un œil de l’autre côté du canal. Il ne pouvait pas voir les sentinelles

humaines, mais il savait qu’elles étaient là. Toutefois, dans sa barque

invisible, il pourrait déjouer leur surveillance et pister les traîtres. Toutes les

femelles secrétaient des phéromones faciles à repérer. Il n’aurait aucune

difficulté à retrouver les fuyards.

Zakhar revint à pied jusqu’à la salle du trône et fit convoquer le général

Genric. Lorsqu’il se présenta devant lui, il se réjouit une fois de plus de

constater qu’ils étaient désormais tous les deux de la taille des humains.

—  J’ai besoin de sept guerriers silencieux et endurants pour une

incursion en territoire ennemi cette nuit.

— Ai-je besoin de te dire que j’en ferai partie, Zakhar ? offrit le soldat.

—  Je m’en doutais, Genric, mais je préférerais que tu restes ici pour

garder le palais et mes femmes. Et si jamais Quihoit profitait de mon

absence pour s’y infiltrer, capture-le, mais ne le tue pas. Laisse-moi ce

plaisir.

— Il en sera fait selon ta volonté.

En attendant l’arrivée des volontaires, Zakhar déroula sa carte d’Alnilam

sur le sol et l’étudia. Il ne savait pas exactement où se trouvaient les

nombreux campements de Chevaliers, car depuis le début de son règne, très

peu de guerriers avaient réchappé aux raids qu’ils avaient menés chez les

humains. L’ouverture dans la falaise se trouvait en face du royaume

d’Antarès.

—  Je vais partir d’ici et remonter vers l’ouest, car j’ai un fort

pressentiment que c’est par là qu’a fui Orchelle, marmonna-t-il.

Du côté du levant se trouvait l’immense fleuve qu’elle n’aurait jamais pu

traverser de toute façon. Le canal était plus facilement franchissable, même


pour quelqu’un qui ne savait pas nager. Il roula la carte pour la conserver sur

lui, puis alla chercher sa cape et sa massue. Les sept guerriers arrivèrent

après le repas du soir. Zakhar s’assura qu’aucun d’entre eux n’avait été un

ami de son fils. Puis, sans dire un seul mot, ils suivirent leur souverain

jusqu’à l’embarcation.

— Je devrai souvent descendre pour aller voir si ceux que je cherche se

trouvent chez les Chevaliers, expliqua-t-il. Nous allons donc naviguer de

leur côté du canal. Pendant que j’explorerai les terres des humains avec cinq

d’entre vous, les deux autres demeureront dans la barque et continueront

d’avancer lentement en direction du couchant pour que nous puissions y

remonter de temps en temps. Lorsque nous aurons capturé les traîtres, nous

reviendrons à notre point de départ.

Les hommes hochèrent docilement la tête. Heureusement, malgré

l’absence de leurs pinces et leur taille plus petite, les Aculéos n’avaient rien

perdu de leur grande force physique. Les hommes mirent donc

l’embarcation à l’eau sans la moindre difficulté, puis y montèrent. Puisqu’ils

n’avaient jamais navigué, Zakhar dut leur montrer comment utiliser les

rames en douceur pour ne pas trop remuer la surface de l’eau.

La lune éclairait toute cette région à découvert. Zakhar se tenait debout

au centre de la barque. Il humait l’air en se demandant si Olsson avait

vraiment rendu l’embarcation invisible, car il pouvait très bien la voir lui-

même, ainsi que ses hommes qui la faisaient avancer. «  Je le saurai bien

assez vite  », se dit-il finalement. Il leva les yeux sur les étoiles en se

promettant que bientôt, il n’aurait plus à vivre sous la terre.

De l’autre côté du canal, posté dans un grand chêne, Slava observait

aussi le ciel. Même s’il avait accepté de diriger temporairement les

Chimères, il n’avait pas pour autant délaissé ses tours de garde. Il continuait

de s’en tenir à l’horaire qu’Ilo avait établi pour les sentinelles en se fiant à

l’instinct de l’Eltanien. Même si on l’accusait d’avoir trahi l’Ordre, le

commandant avait soigneusement choisi ses hommes et les heures qui leur

convenaient le mieux pour qu’ils demeurent vigilants.

Assis sur une branche à ne rien faire sinon surveiller la falaise, Slava

avait eu beaucoup de temps pour réfléchir. Il comprenait que le geste d’Ilo

était répréhensible, mais, aussi, qu’il n’aurait pas pu agir autrement. Lui-

même n’avait pas de famille, alors il ne pouvait pas savoir ce qui s’était
passé dans le cœur de son commandant. «  Qu’est-ce que j’aurais fait à la

place de Sierra ? » soupira-t-il intérieurement.

C’est alors qu’il crut voir quelque chose d’inhabituel sur le canal. Il se

redressa et plissa les yeux pour mieux observer le curieux phénomène et

découvrir ce qui le causait. Un sillon se formait à la surface de l’eau à

contre-courant. Il ne distinguait aucune embarcation ni museau d’un animal

marin quelconque. Il attendit un long moment pour voir si un dauphin ou

une petite baleine finirait par venir respirer à la surface. Lorsque l’étrange

manifestation passa finalement devant lui, Slava aperçut de petits tourbillons

qui se formaient tous en même temps en deux rangées derrière le sillon.

En raison de tout ce qui s’était passé récemment, le chef intérimaire des

Chimères craignit tout de suite qu’il s’agisse d’une autre attaque de la part

d’un sorcier. Il décrocha le movibilis qui pendait à une branche près de lui et

signala le numéro de Sierra, qu’il avait appris par cœur.

Même s’il commençait à se faire tard, la grande commandante était

encore assise aux feux avec Wellan et Ravenne. Nemeroff était reparti chez

les Deusalas depuis une heure à peine. Puisque la hutte de la grande

commandante était occupée par les Deusalas et Massilia qui veillait sur eux

comme un chien de garde, Sierra avait été invitée à partager temporairement

celle d’Alésia. Pour laisser à celle-ci tout le temps dont elle avait besoin

pour ses préparatifs avant de se mettre au lit, elle décida d’attendre qu’elle

se soit endormie avant d’aller se coucher. Quant à Wellan et Ravenne, ils

avaient été invités par Domenti à partager sa hutte. Ce n’était pas une

situation idéale, mais au moins, tout le monde pourrait dormir au chaud.

La sonnerie du movibilis dans les sacoches de Sierra fit sursauter le trio.

Celle-ci l’en retira aussi vite que possible et appuya au centre du cadran.

— Ici Sierra, qui m’appelle ?

— C’est Slava, chuchota-t-il.

— Que se passe-t-il ?

—  Je suis témoin d’un phénomène qui est peut-être naturel, mais mon

instinct me fait penser que non. Il y a comme un sillon qui avance à l’envers

du courant sur le canal et ça ressemble un peu trop à ceux que crée la proue

des petits bateaux.

— Tu ne distingues aucune embarcation ?


— Non, mais je vois aussi les remous de pagaies invisibles qui plongent

dans l’eau toutes en même temps. Je crains qu’un nouveau type de

sorcellerie soit à l’œuvre ici.

— Où es-tu ?

— Dans un arbre, sur le bord du canal, à la hauteur de la clairière où la

famille d’Ilo a été décapitée.

— J’arrive. Ne sonne l’alarme que si c’est vraiment nécessaire.

— Bien compris.

Sierra mit fin à la communication et remit l’appareil dans ses sacoches.

— Quelqu’un a vu quelque chose ? s’informa Wellan.

— Slava. Je pense que nous devrions aller nous assurer que ce n’est pas

d’origine maléfique.

Elle se tourna vers Ravenne.

— Possèdes-tu les mêmes pouvoirs que Wellan ?

— Sans doute, répondit-il, mais nous n’en avons pas encore discuté.

— Serais-tu capable de défendre ce campement si un sorcier l’attaquait ?

— C’est certain que je ne resterais pas les bras croisés.

—  Il ne faut pas oublier non plus que Wallasse réagirait aussi, lui

rappela Wellan. Es-tu capable de communiquer avec ton esprit, Ravenne ?

— Je n’ai rien oublié de ce que j’ai appris jadis, affirma-t-il en utilisant

ce moyen de communication.

— Tu pourras donc m’avertir en cas de danger.

— C’est la première chose que je ferai.

—  Alors, Ravenne, je te confie la défense de ce village, décida Sierra.

Ne laisse rien arriver à Sappheiros et aux enfants.

— À vos ordres, commandante.

Sierra se leva en même temps que Wellan.

— Ramène-nous dans la clairière où tu as affronté Lizovyk avec Salocin

et l’autre sorcier.

L’Émérien prit sa main et disparut avec elle. Ils réapparurent dans le

sentier qui menait à la trouée, par où ils étaient arrivés le soir où ils avaient
surpris Ilo en compagnie de Lizovyk.

Sierra entendit des pas et incita Wellan à s’accroupir près d’elle. Slava

arriva alors derrière eux, mais ce n’était pas son approche qu’elle avait

perçue.

—  Finalement, je n’étais pas fou, murmura la Chimère. Le sillon s’est

rapproché du bord en pierre et des hommes ont franchi le muret.

— Combien sont-ils ?

— Quatre, peut-être cinq.

—  Je capte en effet la présence de cinq guerriers sur le bord du canal,

renchérit Wellan. Ce sont des Aculéos.

— Des Aculéos invisibles ?

— Sans doute protégés par un sort d’invisibilité.

Ce n’était pas le moment de se questionner sur le but de leur présence si

près d’un campement de Chevaliers : il fallait les empêcher de s’y rendre.

— Slava, à gauche. Wellan, à droite. Stoppez-les.

Elle sortit son long poignard et fonça avec l’intention de ne donner

aucune chance aux hommes-scorpions qu’elle trouverait sur sa route. Elle

perçut des mouvements dans les broussailles et ralentit le pas. Comme

Sierra allait s’élancer sur son adversaire, elle reçut un violent coup sur la

tête. Elle laissa tomber son arme et s’écroula, mais n’eut pas le temps de

toucher le sol. Un bras vigoureux arrêta sa chute. Zakhar la chargea sur son

épaule et fit signe à ses guerriers de se hâter vers la barque.


LEXIQUE

Ascensum – ascenseur

Boliscalum – météorite

Candelas – feux d’artifice

Détector – caméra de surveillance

Frigidarium – réfrigérateur

Horologium – horloge

Kithara – guitare

Locomotivus – locomotive

Maskila – bombe de cristal

Mistraille – mitraillette

Movibilis – téléphone sans fil

Muruscom – interphone

Notarius – notaire

Ordinis – ordinateur

Palaistra – salle d’entraînement physique

Pallaplage – volleyball de plage

Parabellum – pistolet

Parafoudre inversé – paratonnerre inversé

Pendulus – réveille-matin

Radel – radeau d’Antenaus

Réflexus – photographie

Scanographie – radiographie

Statères et drachmes – monnaie d’Alnilam

Stationarius – téléphone fixe

Véhiculum à chenille – tracteur

Vidéoxus – vidéo
Déjà paru dans
la même collection :

Les Chevaliers d’Antarès, tome 1 – Descente aux enfers

Les Chevaliers d’Antarès, tome 2 – Basilics

Les Chevaliers d’Antarès, tome 3 – Manticores

Les Chevaliers d’Antarès, tome 4 – Chimères

Les Chevaliers d’Antarès, tome 5 – Salamandres

Les Chevaliers d’Antarès, tome 6 – Les sorciers

À paraître en 2017 :

Les Chevaliers d’Antarès, tome 8 – Porteur d’espoir

À ce jour, Anne Robillard a publié soixante romans. Parmi eux, les sagas à succès Les Chevaliers

d’Émeraude et Les héritiers d’Enkidiev, la mystérieuse série A.N.G.E., Qui est Terra Wilder ?,

Capitaine Wilder, la série surnaturelle Les ailes d’Alexanne, la trilogie ésotérique Le retour de

l’oiseau-tonnerre, la série rock’n roll Les cordes de cristal ainsi que plusieurs livres compagnons et

BD.

Ses œuvres ont franchi les frontières du Québec et font la joie de lecteurs partout dans le monde.

Pour obtenir plus de détails sur ces autres parutions, n’hésitez pas à consulter son site officiel et sa

boutique en ligne :

www.anne-robillard.com / www.parandar.com
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et

Bibliothèque et Archives Canada

Robillard, Anne

Les Chevaliers d’Antarès

Sommaire : t. 7. Vent de trahison.

ISBN 978-2-924442-60-9 (vol. 7)

I. Robillard, Anne. Vent de trahison. II. Titre.

PS8585.0325C432 2016 C843’.6 C2015-942610-3

PS9585.Q325C432 2016

Wellan Inc.

C.P. 85059 – IGA

Mont-Saint-Hilaire, QC J3H 5W1

Courriel : info@anne-robillard.com

Illustration de la couverture et du titre : Aurélie Laget

Illustration de la carte : Jean-Pierre Lapointe

Mise en pages et typographie : Claudia Robillard

Révision et correction d’épreuves : Annie Pronovost

Distribution : Prologue

1650, boul. Lionel-Bertrand

Boisbriand, QC J7H 1N7

Téléphone : 450 434-0306 / 1 800 363-2864

Télécopieur : 450 434-2627 / 1 800 361-8088

© 2017 Wellan Inc. Tous droits réservés

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2017

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2017

Vous aimerez peut-être aussi