Vous êtes sur la page 1sur 383

À ma petite sœur, dont les yeux émerveillés

sont les sources de mon imagination


« L’Imagination est une dimension.
L’Amour en est une autre.
Tellement plus grande. »

L’Œil d’Otolep, « Les Mondes d’Ewilan »,

Pierre Bottero
Prologue

Trois cents ans plus tôt


La cérémonie était sur le point de commencer. Les quatorze Sages
avaient pris place dans la salle, dans un demi-cercle parfait, et s’étaient
figés, attendant patiemment qu’on leur rende leur maître. Le silence régnait,
les torches brûlaient, accrochées aux parois rocheuses. Les dalles au sol
miroitaient sous l’éclat des flammes qui ne parvenaient pas à désacraliser
l’atmosphère solennelle qui dominait.
Noyau du demi-cercle formé par les titans, une étendue d’eau argentée
disparaissait sous la roche du fond de la caverne.
La jeune femme se sentait comme une brindille parmi des arbres. Elle
se tenait bien droite, en dehors du cercle, face au lac opaque.
Ses mains serraient précieusement la petite fiole de verre contre sa
poitrine. Elle savait qu’elle n’avait pas une minute à perdre. Elle savait
qu’elle tenait littéralement l’avenir d’une civilisation entière entre ses
mains.
Pourtant, elle était pétrifiée. Elle n’avait que dix-huit étés. Toute sa vie,
elle avait été préparée à ce moment particulier. Toute sa vie, elle avait su
que cet instant viendrait.
Elle se redressa de toute sa hauteur, le regard fier. Elle était l’Élue. Elle
avait l’honneur et le privilège d’être née au bon moment. Elle avait voyagé
des jours durant pour arriver à cet endroit précis, suivie de près par ses
meilleurs soldats qui, elle le savait, étaient prêts à mourir pour elle. Ils
étaient restés à l’extérieur pour garder les portes. Ils n’avaient pas le droit
de pénétrer dans le sanctuaire, ils n’y étaient pas destinés. Et puis elle avait
eu un mauvais pressentiment. Elle avait doublé les effectifs et ordonné à ses
hommes d’empêcher qui que ce soit d’entrer.
De tuer celui qui essaierait.
Elle n’était pas paranoïaque. Quinze jours plus tôt, elle avait présidé le
Conseil de la paix avec ses alliés et ses adversaires, comme elle se devait de
le faire à chaque éclipse. Le Conseil de la paix, ce rassemblement voué à
garder la guerre loin du royaume, avait failli se terminer dans un bain de
sang.
Son ancien amant et roi du pays voisin avait menacé de tuer chaque
membre présent dans cette salle, hormis elle, si on ne lui livrait pas la partie
des terres qu’il pensait lui revenir de droit.
Elle avait réussi à maintenir le calme et l’apaisement par des paroles
douces et sages, même si elle tremblait intérieurement. Elle savait que
l’équilibre du monde était précaire, trop précaire. Il avait fallu que les
tensions montent juste au moment où le corps du Maître avait périclité.
Elle inspira profondément et s’avança respectueusement vers le lac
argenté. Elle dépassa les géants endormis en réprimant un frisson. Aucun
humain n’avait le droit de s’approcher de l’Aoah, sous peine de mort
immédiate. Aucun humain à part elle.
Elle se pencha vers la surface vivante de l’eau.
Elle se fustigea intérieurement d’avoir pensé que le lac métallique
n’était qu’une simple étendue d’eau. Les paroles de maître Wargun, l’un de
ses enseignants, lui revinrent en mémoire :
« L’Aoah n’est en aucun cas de l’eau, jeune humaine. Elle est composée
de milliards de micro-organismes qui forment un seul et même esprit. Un
esprit et une énergie destinés uniquement à servir la cause. Notre cause. »
Elle sourit à ce souvenir.
Quand sa mère l’avait envoyée vivre dans ce palais de roche, alors
qu’elle venait d’avoir six étés, elle avait pleuré des jours durant. Elle était
terrifiée par les monstres qui l’entouraient, qui vivaient autour d’elle. Elle
avait été la seule humaine à résider en ces lieux pendant dix étés. Mais au
fil du temps, elle s’était habituée à vivre parmi eux, à écouter leur voix
rocailleuse, à entendre leurs enseignements sibyllins. Leur sagesse
dépassait, et de loin, celle de son peuple, et elle avait finalement ressenti du
respect et de la déférence pour ces êtres qui la protégeaient.
Et maintenant, c’était à son tour de leur venir en aide.
Elle se prépara à ouvrir la fiole pour déverser son précieux contenu dans
l’Aoah. Une fois que maître Audran aurait retrouvé un corps jeune et fort,
les autres géants se réveilleraient de leur sommeil infini.
– Il est trop tard, Enola.
Elle ferma les yeux et une larme glissa sur sa joue. Elle inspira
profondément et, sans même se retourner, répondit à la voix qu’elle ne
connaissait que trop bien.
– Tu n’as pas le droit de te tenir ici, roi Morvan. Si mes maîtres
l’apprennent, ils entreront dans une grande colère et massacreront ton
peuple en punition. Sors et j’essaierai de contenir leur fureur.
Elle entendit les pas de son ancien amant venir dans sa direction. Elle se
retourna et ne put s’empêcher de déglutir. Il était couvert de sang. Et s’il
était là, c’est que ses soldats à elle avaient trépassé.
Elle leva la main, le regard sévère.
– N’approche pas plus, Morvan. Tu es en train de briser la paix qui
règne dans notre monde. Si tu avances encore d’un pas, il sera trop tard
pour faire demi-tour. Souviens-toi que je n’ai qu’à verser le sang sacré
d’Audran le Grand dans l’Aoah pour qu’il reprenne pleine possession de ses
capacités. Tous mes autres maîtres se réveilleront alors, et tu seras réduit en
cendres.
Morvan éclata de rire. Néanmoins, il ne fit pas un pas de plus dans sa
direction.
– Enola, te rends-tu compte de ce que tu dis ? Tu n’es pas lasse d’être
sous le joug de ces tyrans ? D’avoir à obéir à tous leurs caprices ? À dire
oui à chacun de leurs ordres ?
Elle sentit un frisson l’ébranler. Comment osait-il parler des êtres les
plus sages et les plus justes qui soient en ces termes ?
Le roi Morvan tendit la main vers elle.
– Viens avec moi, Enola. Viens avec moi et je te promets que je te
protégerai. Je t’aime, et je veux que nous vivions côte à côte dans un monde
dépourvu de violence et sans que le moindre de nos gestes soit suspendu à
l’humiliante obligation d’être approuvé par ces tyrans.
Elle ricana.
– Un monde sur lequel tu régnerais comme unique souverain, je
suppose.
– Non. Je régnerais avec toi. Nous serions les seuls à décider de notre
destinée. Nous pourrions accomplir de grandes choses.
Même si elle ressentait beaucoup de colère et de mépris pour ce
personnage assoiffé de sang, elle ne put faire taire une petite voix en elle
qui lui chuchotait qu’il avait raison. Cette petite voix s’intensifiait à chaque
battement de son cœur.
Elle finit par douter du sens même de son existence. Et si ce qu’elle
faisait était mal ? Et si ses maîtres n’étaient pas les rois puissants et justes
dont elle pensait être l’humble servante ?
Elle laissa une nouvelle larme glisser sur sa joue. Morvan sourit avec
bienveillance.
– Oui, c’est ça, Enola. Oublie ton allégeance à ces immondes créatures.
Débarrasse-toi des entraves qui t’étouffent.
Il continua de parler sur le même ton, mais elle ne l’écoutait plus.
Son allégeance. Elle avait failli l’oublier. Ce n’était pas une simple
promesse à prendre à la légère. C’était un serment prononcé sur l’honneur
et sur la vie. Si elle se parjurait, son peuple serait à tout jamais frappé
d’ostracisme.
Et elle n’était pas une traîtresse.
Elle ravala ses sanglots et éleva la voix, sachant exactement ce qui allait
se passer. Elle garda les yeux rivés sur Morvan.
– Maître Audran ! Je suis et serai à tout jamais ton humble servante.
Fais de moi ce que tu veux, pourvu que cela serve tes desseins.
Une voix résonna alors dans la grotte, venant de l’Aoah, une voix
qu’elle connaissait bien :
Tu as fait un noble choix, jeune humaine. Je ferai en sorte que les
miens s’en souviennent. Maintenant, retourne-toi et passe le portail.
Le roi Morvan changea radicalement d’attitude. Il serra les mâchoires,
les poings, et plissa les yeux.
– Soldats ! hurla-t-il à pleins poumons. Tuez-la !
Elle fit volte-face alors qu’une nuée d’hommes armés s’introduisaient
dans la caverne et se précipitaient sur l’Aoah. Le lac avait formé un vortex,
là où, cinq secondes auparavant, ne se trouvait qu’une surface immobile.
Même si elle savait que l’Aoah n’était qu’un instrument entre les griffes du
seigneur Audran, elle ne put retenir un sursaut de terreur. Elle ne savait pas
ce qui l’attendait de l’autre côté et, surtout, elle savait pertinemment qu’elle
ne reviendrait jamais ici.
Elle chassa ces sombres pensées et, son précieux chargement dans les
mains, plongea à travers le portail éphémère, disparaissant à jamais.
–1–

De nos jours
La trappe s’ouvre en grinçant sur le grenier enténébré. Je grimace en
respirant l’atmosphère poussiéreuse de la pièce et expire profondément
avant de m’aventurer à l’intérieur. Je déteste ce genre d’endroit. Ça a le don
de me mettre la chair de poule.
J’ai toujours refusé de monter dans ce coin reculé de la maison, et
maintenant que j’y suis, je me dis que j’avais bien fait de m’en tenir
éloignée.
Je grimpe les dernières marches et regarde autour de moi, le nez plissé
de dégoût. Des toiles d’araignées dans tous les coins, une odeur de
renfermé, des cafards qui s’échappent sur le sol en béton en me voyant et,
comble du bonheur, des meubles recouverts de linges blancs donnent à
l’ensemble une allure de maison hantée.
Je murmure entre mes dents en frissonnant :
– Je jure que je vais la tuer. De quel droit s’est-elle permis de mettre
mon jean préféré dans la malle du grenier ?
Un claquement retentit derrière moi et je sursaute en faisant volte-face.
La trappe s’est refermée. La pièce n’est éclairée que par l’ampoule qui pend
du plafond.
Fabuleux.
Je me dirige vers une forme qui ressemble à un coffre. Je tire sur le
linge, et un nuage de poussière s’élève dans les airs, me faisant éternuer. Je
déteste Sophie. Elle croit me faire enrager en cachant mes affaires dans ce
lieu lugubre. Elle a raison. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je ne vais
pas me laisser faire sans répliquer. Je pense que je la hais autant qu’elle me
hait, et la prochaine fois qu’elle ouvrira son placard, elle risque d’y trouver
une souris morte.
L’idée me fait sourire.
Elle déteste les rongeurs. Elle les redoute plus encore morts que vivants.
Oui, peut-être bien que je lui dénicherai ça. Ça, ou carrément un immonde
rat, la tête prise dans un piège. Ce sera épique.
J’ouvre la malle que je viens de découvrir et y trouve immédiatement ce
que je cherchais. Mon jean Wrangler est là, roulé en boule dans le reste des
affaires de ma mère. Je l’attrape et le secoue en jurant entre mes dents. Si
les mites l’ont attaqué, ce n’est pas une souris qu’elle va retrouver dans son
tiroir à culottes, mais un ragondin !
Je m’apprête à refermer la malle quand quelque chose attire mon regard.
C’est un petit coffre coincé entre deux fringues mal rangées.
Je fronce les sourcils, m’accroupis et prends la vieille boîte en bois sur
mes genoux. Je l’ouvre et soupire de déception lorsque mon regard ne
rencontre que du vide. Je la jette à nouveau dans le grand coffre quand
quelque chose cliquette à l’intérieur.
Surprise, je la ramasse à nouveau et la secoue vigoureusement. Oui ! Il
y a bien quelque chose dedans ! Je la rouvre et tâte le fond du bout de mes
doigts. Je rencontre un léger renfoncement sur le côté et j’appuie dessus.
Un claquement retentit et un tiroir s’ouvre sur le devant du coffret. Je
regarde à l’intérieur, fascinée. Dans un écrin rouge feutré se trouve un
bracelet en métal argenté, noirci par le temps. C’est un jonc torsadé qui
représente un dragon enroulé sur lui-même. La queue du reptile s’embobine
autour de son cou et deux minuscules rubis dessinent ses yeux. Il a l’air
tellement réel que j’en reste bouche bée, hypnotisée. J’ai l’impression qu’il
va déployer ses ailes d’un moment à l’autre.
– Lomé ! hurle mon père. Tu vas me mettre en retard ! Dépêche-toi de
descendre ou je te laisse ici !
Pour une fois, la voix agacée de mon géniteur ne me fait pas grimper
aux rideaux. Je suis si fascinée par le bijou que je tiens entre mes doigts que
j’en oublie de m’énerver. J’hésite un bref instant, puis je le glisse à mon
poignet. Je le trouve affreux, mais s’il était dans cette malle, c’est qu’il a
forcément appartenu à ma mère.
Je descends quatre à quatre les marches sans avoir pris la peine de
refermer la trappe derrière moi. J’enfile mon jean à la va-vite et vais
rejoindre mon paternel dans sa Mercedes dernier cri.
Je saute à l’arrière en soufflant et dis bonjour à Harry, notre chauffeur
officiel. Je jette un coup d’œil à David, mon père, assis à côté de moi, et
souffle bruyamment quand je le vois scotché à son téléphone, en train de
taper furieusement sur le clavier.
– P’pa ?
Il ne m’adresse même pas un regard.
– Hum !
Je tends le bras vers lui et lui colle sous le nez le bracelet que j’ai au
poignet.
– C’était à maman ?
Il lève aussitôt les yeux et fixe l’objet en louchant.
– Si tu ne le mettais pas aussi près de mon visage, peut-être que
j’arriverais à distinguer ce dont il s’agit.
Je lève les yeux au ciel devant sa mauvaise foi manifeste et éloigne un
peu le bijou. Il baisse à nouveau les yeux, mais cette fois-ci par lâcheté. Il
fait mine de s’intéresser au mail qu’il était en train d’envoyer et me répond
sur un ton bourru :
– Oui. C’était son arrière-grand-mère qui le lui avait donné. Ou quelque
chose comme ça. Maintenant, tais-toi, s’il te plaît, j’ai besoin de me
concentrer.
Je me retourne et regarde le paysage méditerranéen défiler à travers la
vitre teintée. La mer s’étire à perte de vue et le soleil, déjà levé depuis une
bonne heure, teinte le ciel de rouge.
David Devitto est un grand businessman. Pour être honnête, je ne sais
pas exactement en quoi consiste son travail. Je sais que ça implique
beaucoup de responsabilités, de hargne et d’hypocrisie, mais de là à en
connaître les tenants et aboutissants… Je ne m’intéresse pas assez à lui pour
lui poser des questions. Je pense d’ailleurs que ça l’arrange. Il est grand, a
les cheveux châtains et des yeux d’un brun chaud. Nous n’avons en
commun que notre taille.
En revanche, je ressemble trait pour trait à ma mère, d’après les photos
que j’ai pu glaner au fil des ans : mêmes longs cheveux noirs bouclés,
mêmes yeux verts étincelants, même sourire.
Je baisse le regard et tripote nerveusement l’étrange bijou. On voit qu’il
est vieux. L’argent a noirci, il faudra que je le frotte avec une brosse à dents
et du dentifrice – c’est la meilleure astuce pour décrasser ce métal.
– Sophie a dit qu’elle ne rentrait pas, ce soir, marmonne David en
sortant son ordinateur portable de son attaché-case. Elle reste chez une
amie. Nous serons seuls avec Laurie. Tu devrais en profiter pour aller
dormir chez ta meilleure amie. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Fabienne ?
Je ne le regarde même pas.
– C’est Muriel, son prénom, et non, je n’ai pas envie d’aller dormir chez
elle. J’ai des devoirs à faire et je ne m’y tiendrai pas si je ne reste pas dans
ma chambre, au calme. Si ça peut te rassurer, je ne compte pas venir vous
déranger. Je grignoterai quelque chose de mon côté. Vous n’aurez qu’à faire
comme si je n’existais pas. Comme d’habitude.
Il ne relève pas, déjà replongé dans ses affaires.
Ma belle-mère, Laurie, est une femme d’à peine dix-sept ans de plus
que moi. Mon père et elle se sont mariés l’année dernière. Elle n’est pas
réellement méchante avec moi, elle se contente d’ignorer ma présence et de
pincer les lèvres quand je fais une remarque désobligeante. Sophie est ma
demi-sœur, la fille de Laurie. C’est une petite peste qui passe son temps à
me rappeler que mon propre père la préfère à moi. Non que ça me fasse
quelque chose. J’étais déjà au courant qu’il était plus attaché à son iPhone
qu’à sa fille.
La berline roule durant une dizaine de minutes, puis s’arrête devant le
portail de mon lycée. Ça fait quatre jours que je suis en terminale dans cet
établissement. J’étais en pension à Montpellier les deux années précédentes,
mais mon père ne voulait plus payer le prix exorbitant que nous demandait
l’école privée que je fréquentais. Du coup, je me retrouve dans un lycée
lambda, et je dois en prime supporter mon père et sa nouvelle petite famille
toute la semaine. Je préférais mille fois le pensionnat.
Heureusement, cette école ne m’est pas inconnue. Tous les amis que
j’avais au collège ont intégré cet établissement. Au moins, je n’ai pas à
recommencer à zéro. Ils m’ont tout de suite intégrée à leur bande, dont je
suis rapidement devenue le leader. Rien de plus normal. Après tout, c’est ce
que je fais de mieux.
Je descends de la voiture sans dire un mot à mon père, et celle-ci
redémarre sur les chapeaux de roues aussitôt la portière claquée. David
accepte de m’amener au lycée en allant au travail. C’est un accord entre
nous : je ne fais pas de vagues et il m’évite le bus.
Je rejoins immédiatement ma bande, déjà en train de discuter près du
portail. J’embrasse Antoine, mon petit ami, et fais la bise à toutes mes
copines.
– Alors ? me demande Muriel, ma meilleure amie. Prête pour la super
sortie d’intégration ? M. Lauréli doit trépigner d’impatience de nous voir
crapahuter dans les bois.
Je me masse la nuque.
– Ne m’en parle pas, je hais ce prof.
Mégane attrape mon bras et regarde avec une expression d’horreur le
bracelet que j’ai trouvé un peu plus tôt dans le grenier.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je hausse les épaules.
– Une babiole que j’ai trouvée dans les affaires de ma mère. Une fois
nettoyé, je pense qu’il peut faire joli.
Mon amie n’insiste pas et change vivement de sujet. Elle sait que parler
de ma mère ne me met pas de bonne humeur.
Quand on sait qu’elle est morte en me mettant au monde, on comprend
pourquoi.

*
* *
– Lomé ! Lomé, attends-moi !
Je me retourne au son de la voix et souffle d’exaspération. Encore
Stéphanie. Elle ne va jamais me lâcher, celle-là… Je me suis déjà efforcée
de lui faire comprendre, avec plus ou moins de tact, que nous ne voulions
pas d’elle, mais ça n’a pas l’air de lui monter au cerveau. Je fais signe à mes
amis de commencer à manger sans moi et je m’immobilise, les bras croisés.
La petite blonde aux yeux bleus s’arrête devant moi, essoufflée, et
brandit une feuille blanche sous mon nez. Elle la met tellement près de mes
yeux que je suis obligée de loucher pour lire ce qui y est écrit. Si mon père
était là, il me dirait que ce n’est vraiment pas digne d’une jeune femme de
la bonne société. En même temps, non seulement mon père est absent la
plus grande partie de l’année, mais, en outre, je me fiche bien de ce qu’il
pense.
– Regarde, regarde ! s’exclame Stéphanie, manifestement excitée. On
est en binôme, aujourd’hui, pour la spéléologie. Je suis trop contente !
Je lui arrache la feuille des mains en la fusillant du regard et y jette un
coup d’œil, sans avoir à loucher cette fois.
Binômes :
Lomé Devitto et Stéphanie Lafitte
Il ne manquait plus que ça. L’idée même de faire de la spéléologie me
donne la nausée. Normal, je suis claustrophobe. Mais, en plus, je vais
devoir me coltiner Miss Gonflante toute la journée. Fichue sortie
d’intégration.
Je lui rends la feuille et elle se met à sautiller sur place. Visiblement, le
langage corporel est aussi étranger à Stéphanie que la communication
verbale. J’ai beau lever les yeux au ciel un million de fois quand je suis en
sa présence, je n’arrive jamais à doucher son enthousiasme.
– C’est génial, non ?
– Non, pas vraiment.
Stéphanie fait une moue confuse.
– Ah oui, je suis désolée, j’avais oublié que tu étais claustrophobe…
– Comment tu sais ça, toi ?
– Je… c’est… on me l’a dit…
Je la fixe durement un moment, puis je fais demi-tour et vais rejoindre
mon groupe dans le self. Je n’ai pas besoin de regarder par-dessus mon
épaule pour savoir que Stéphanie me suit comme un petit chien. Je me dis
que j’ai dû faire un truc vraiment moche dans une autre vie et qu’elle est ma
punition. Je pénètre dans la salle bondée de lycéens pubères et me dirige
vers ma table, celle qui nous appartient, à mes amis et à moi. Je sais ce que
vous vous dites : une table ne peut pas appartenir à un groupe de jeunes.
Allez dire ça aux autres lycéens. Je vous assure que pas un d’entre eux, du
plus balèze au plus populaire, ne vient y poser ses fesses sans notre
autorisation. C’est une règle tacite que seule Stéphanie semble oublier.
Je m’installe à côté de Muriel et d’Antoine. Elle me sourit d’un air
amusé alors que Stéphanie vient s’asseoir en face de moi, un sourire béat
sur les lèvres. Comme je suis la fille la plus populaire du lycée, elle doit
croire qu’en me fréquentant elle va pouvoir se faire accepter par tout le
monde. Elle ne comprend pas qu’elle passe pour la dernière des demeurées
en agissant ainsi.
Muriel me tapote gentiment le bras.
– C’est le revers de la médaille quand on est une star, minaude-t-elle
malicieusement. Il ne fallait pas t’attendre à avoir tous les côtés positifs
sans les négatifs.
– Tu parles d’une chance. Parfois j’aimerais juste être une fille comme
les autres. Regarde-la, cette naze : elle a l’air aussi à l’aise qu’un poisson
dans l’eau, avec nous, alors qu’on ne peut pas la voir.
Je soupire de lassitude.
– Et toi, tu es avec qui ?
Muriel hausse une épaule, faussement désintéressée.
– Avec Antoine.
J’ai aussitôt un pincement au cœur. Pas un pincement de tristesse, mais
bien de jalousie. Que je vous explique. Muriel est officiellement ma
meilleure amie, c’est vrai. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai confiance
en elle. Je sais qu’elle est amie avec moi depuis le primaire parce que mon
père est richissime, que je suis belle et populaire.
Si je perdais un seul de ces critères, elle aurait tôt fait de me remplacer
par une fille plus tendance. Et il en va de même pour la plupart des garçons
et des filles avec qui je traîne. Tous des faux culs en puissance. Moi, je
règne au milieu de ce petit royaume d’hypocrisie. Et ça me convient très
bien.
Alors quand ma « meilleure amie » me dit qu’elle va faire équipe avec
mon petit ami, le plus beau garçon du lycée, et rugbyman par-dessus le
marché, je ne suis pas tranquille. Parce que non, je ne fais pas non plus
confiance au type avec qui je sors. Même topo que pour Muriel.
J’enfourne une fourchette de brocolis et mâche sans me rendre compte
d’à quel point cette mixture est infecte. Je suis trop énervée pour ça. Muriel
doit s’en apercevoir parce qu’elle perd aussitôt son petit air supérieur.
– Ne t’inquiète pas, Lo, me chuchote-t-elle. Tu sais, lui et moi, c’est
vraiment terminé. On est passés à autre chose. Et puis ça se voit, qu’il est
dingue de toi.
Ah oui, parce que j’oubliais : Muriel et Antoine sont sortis ensemble
pendant presque deux ans avant de se séparer. Quand, deux jours plus tard,
Antoine m’a demandé de sortir avec lui, je n’ai même pas hésité une
seconde. Et Muriel a compris. Enfin, je crois.
Je la fixe d’un air inexpressif pendant quelques instants, puis je souris.
Un sourire aimable et confiant. Il n’y a rien de mieux pour faire
culpabiliser.
– Je sais, Muriel, je te fais confiance de toute façon.
Mission accomplie.
Nous mangeons en discutant de tout et de rien, en essayant d’ignorer
Stéphanie, qui ne cesse de mettre son grain de sel dans toutes les
conversations. Je me demande comment je vais faire pour la supporter toute
une après-midi. Quand je pense que je vais descendre dans les entrailles de
la terre avec un harnais et des cordes, j’ai le ventre qui se noue. Ça me
coupe instantanément l’appétit. Peu importe, la nourriture est immangeable.
Je repousse mon assiette. Antoine se tourne vers moi, soucieux.
– Ça va, bébé ?
Je lui souris. J’ai beau ne pas avoir une grande confiance en sa fidélité,
il me fait complètement craquer. Il est grand – au moins un mètre quatre-
vingt-cinq –, blond aux yeux bleus, avec un sourire à se pâmer. Grâce au
rugby, il a une solide musculature et un corps de rêve. Le parfait petit ami
pour aller avec la fille parfaite.
– Oui, je n’ai plus faim, c’est tout.
Il se détourne aussitôt pour discuter avec un membre de son équipe. Je
me rends alors compte que je suis en train de tripoter nerveusement mon
nouveau bijou. Je le dégage de mon poignet et l’examine sous toutes les
coutures. Le temps et l’usure l’ont noirci, mais on peut encore deviner que
c’est une œuvre d’art. Chaque détail a été gravé avec minutie.
Alors que je grattouille une tache sur le métal, Muriel me donne un
coup de coude.
– Hé, regarde qui vient vers nous… me murmure-t-elle sur un ton
inquiet.
Je lève les yeux et Sophie, ma demi-sœur, la fille de Laurie, se dirige
vers moi, un petit sourire satisfait aux lèvres. Elle est flanquée de trois de
ses amis et je me contracte quand je la vois poser ses mains sur ma table.
Oui, parce que Sophie est aussi dans mon lycée. Elle a deux ans de
moins que moi et est en seconde. Elle a sauté une classe. Elle est maigre
comme un clou, et elle se prend pour Marilyn Monroe : même coiffure,
même rouge à lèvres pétant… Elle se dessine même un grain de beauté au-
dessus de la lèvre tous les matins avant d’aller en cours.
Je sais qu’elle est jalouse de ma popularité et de l’influence que j’ai sur
les gens de ce lycée. C’est certainement pour cette raison qu’elle me hait. Et
aussi parce que je lui ai clairement dit, la première fois que nous nous
sommes rencontrées, qu’elle ne serait jamais qu’une intruse dans ma
maison.
Sophie hausse un sourcil.
– Alors, Lomé, tu as trouvé ton jean, ce matin ? Tu as aimé faire un petit
tour au grenier ?
J’enfonce mes ongles dans mes paumes en ayant tout à coup des envies
de meurtre.
Je me lève et la toise de toute ma hauteur.
– Qu’est-ce que tu me veux, Planche-À-Repasser ?
– Juste te souhaiter bonne chance pour ta sortie d’intégration. Je sais à
quel point c’est dur pour toi, me dit-elle sur un ton faussement
compatissant.
Je me détends aussitôt et lui souris d’un air machiavélique.
– Je te remercie pour ta gentillesse. Mais tu sais, Sophie, moi aussi, je
dois te souhaiter bon courage.
Elle semble désemparée pendant une seconde. Je sais que j’ai le dessus
à présent.
– Figure-toi que je suis malencontreusement tombée sur ton dossier
gynécologique…
Sophie saisit immédiatement de quoi je veux parler. Elle se met à rougir,
au point que j’ai l’impression qu’elle va exploser.
– Tu n’es qu’une vipère, Lomé Devitto ! Ta place est dans le grenier
avec les affaires de ta mère, que tu as tuée !
Ça, c’était la chose à ne pas dire. Ni une ni deux, je saute sur elle, avec
l’objectif de lui arracher le cuir chevelu. Malheureusement, Muriel et
Antoine ont instantanément compris que j’allais faire la peau à cette garce
et me retiennent chacun par un bras.
Je fusille alors ma demi-sœur du regard.
– T’as de la chance que mes amis soient là. Mais tu ne perds rien pour
attendre.
Elle esquisse un sourire mauvais et tourne les talons.
– Qui sait ? Peut-être que tu te perdras dans cette fichue grotte et qu’on
ne te retrouvera jamais. C’est le sort que tu mérites, en tout cas.
Et elle s’éloigne avec sa bande en ricanant.
–2–

Je mets au moins une demi-heure à me calmer. Le temps que mes amis


finissent leur repas, en fait. Dans un silence assez irréel, d’ailleurs. Mégane
essaie bien d’alléger l’atmosphère en me demandant quand se déroulera
mon prochain tournoi d’escrime, mais je lui réponds à peine. Pourtant, c’est
l’un de mes sujets de conversation favoris.
Quand la sonnerie retentit, nous nous levons et débarrassons nos
plateaux. M. Lauréli, notre professeur de SVT, nous attend à l’entrée du
lycée, devant un énorme car. Ce prof me déteste et je ne sais absolument
pas pourquoi. Pourtant, j’ai toujours eu de bonnes notes dans cette matière
et je me tiens tranquille en cours. Mais il ne peut pas me sentir et je parie
que c’est pour cette raison qu’il m’a mise avec Steph. Juste pour m’énerver.
C’est lui qui a eu l’idée de faire de la spéléologie pour notre sortie
d’intégration. Cette « aventure », selon ses dires, est censée nous rapprocher
les uns des autres et nous permettre de faire de nouvelles connaissances.
Sauf que je n’ai pas besoin de faire de nouvelles connaissances. Mes amis,
je les connais depuis le CP et ils m’ont toujours suivie où que j’aille. Les
autres élèves de terminale sont soit inintéressants, soit déjà à mes pieds. Je
ne vois pas à quoi cette sortie va me servir, à part me ridiculiser.
J’inspire profondément pour maîtriser la colère qui bouillonne en moi.
Je ne la chasse pas, oh ça non. Je vais en avoir besoin plus tard pour régler
son compte à Sophie. S’il y a bien une chose qui me met hors de moi, c’est
qu’on critique ma mère ou qu’on me rappelle que c’est à cause de moi
qu’elle est morte.
Nous nous regroupons autour des professeurs accompagnateurs et,
pendant que le prof de maths fait l’appel, M. Lauréli nous décrit notre
« périple ».
– Comme vous le savez, nous allons faire de la spéléologie durant cette
sortie éducative. Pour cela, nous allons nous rendre à la grotte des
Gorgones, une magnifique cavité, riche d’enseignements sur la géologie de
notre planète.
Je marmonne en direction de Muriel et d’Antoine :
– Comme c’est excitant.
Ils gloussent. Lauréli se tourne vers moi, le regard noir.
– Mademoiselle Devitto ? Vous avez quelque chose à nous dire ?
Je ne me démonte pas et lui souris.
– Je disais que c’était follement excitant, monsieur.
Mon groupe se met à rire sous cape. Moi, je souris de plus belle. Le prof
m’imite, avec un air vicieux.
– Rira bien qui rira le dernier, mademoiselle Devitto. Bien, je disais
donc…
Mégane s’approche de moi et me chuchote à l’oreille :
– Il t’a vraiment dans le nez ! Fais gaffe qu’il ne te pousse pas dans une
crevasse pendant le périple !
Elle a dit ça en plaisantant, mais je ne peux retenir un frisson d’effroi. Il
ne manquerait plus que ça !
Le trajet jusqu’à la grotte est une torture. Je dois faire mine d’être
amusée par ce que me disent mes amis, jouer la fille cool et décontractée,
alors que je suis un véritable volcan à l’intérieur. Visiblement, le fait que je
souffre de claustrophobie à un haut degré n’est un secret pour personne
mais, je ne sais pas pourquoi, je me sens obligée de faire comme si de rien
n’était. Une dernière chance de sauver les apparences.
Nous finissons par arriver à la fameuse grotte, et quand je descends du
bus, je sens mes jambes flageoler. Je rate une marche et manque me
retrouver face contre terre.
Antoine me jette une œillade inquiète.
– Ça va, bébé ?
Je lui lance un sourire rassurant, même si j’ai envie de lui hurler que
non, ça ne va pas, et qu’il arrête de m’appeler comme ça, je ne le supporte
pas. Ça fait deux fois, aujourd’hui ! Bon sang, il n’a pas d’autres mots dans
son vocabulaire ?
– Oui, je pense que je fais juste une légère baisse de tension, rien de
grave.
M. Gérard, notre prof de sport, attire tout à coup notre attention.
– Bon, les jeunes, vous allez nous suivre, on va aller au guichet chercher
notre guide.
Gloups. Les ennuis commencent.

*
* *
– Beurk, l’ambiance est glauque, ici, se plaint Mégane alors que nous
arrivons en vue de la cavité rocheuse.
C’est une entrée béante hérissée de stalactites et de stalagmites. On
dirait une énorme bouche aux crocs acérés. Rien de très rassurant. Nous
venons de traverser une forêt dans laquelle les moustiques pullulent, et j’ai
pu sentir mon humeur s’assombrir au fur et à mesure de la randonnée. Nous
nous trouvons à présent au pied d’un escalier en bois qui mène à l’entrée de
la maudite grotte. Il y a de la mousse partout et, en bonne lectrice de
fantasy, je ne peux m’empêcher, malgré tout, de penser que c’est un décor
propice à la magie.
– Placez-vous en binômes et remplissez la fiche que je vous ai donnée
dans l’ordre des explications du guide, M. Jean, ici présent.
Je n’ai même pas le temps de repérer Stéphanie qu’elle est déjà pendue
à mon bras. Je la repousse avec humeur et avance résolument vers la grotte.
– Je te préviens, Stéphanie, je suis plutôt mal lunée, alors tu n’as pas
intérêt à me prendre la tête.
L’intéressée acquiesce en souriant, déjà trop heureuse d’être auprès de
moi pour protester.
La visite guidée débute. Je tente, avec peine, de mettre mon malaise de
côté et de me concentrer sur ce que dit le guide, mais ça n’est pas chose
facile. Mes doigts tremblent et j’ai le plus grand mal à écrire correctement
sur ma feuille. Pour arranger le tout, je peux apercevoir, quelques mètres
devant moi, Muriel et Antoine qui rient à gorge déployée. J’ai
immédiatement envie de pousser ma meilleure amie dans une crevasse.
Malheureusement, je n’en ai pas encore repéré.
Stéphanie se penche vers moi avec inquiétude.
– Tu es toute blanche, Lomé, ça va ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
Je me tourne vers elle, les lèvres pincées, des éclairs dans les yeux.
– Tu n’appelles personne, Stéphanie. Je peux très bien me débrouiller
toute seule. Occupe-toi de ta feuille.
La petite blonde retourne à la contemplation des stalagmites et autres
protubérances. Je l’imite, non sans ressentir un frisson d’effroi.
Nous sommes en train de nous enfoncer profondément dans la gorge de
la grotte. Le guide nous fait descendre un escalier qui longe les parois
rocheuses jusqu’à un petit lac bleu turquoise. L’eau est tellement claire
qu’on peut facilement voir le fond. Je scrute la surface lisse dans le but
d’apercevoir un être vivant. Je verrais bien de gracieuses carpes koï se
mouvoir lentement dans cette eau cristalline. Comme dans notre bassin. Ça
me détendrait un peu et détournerait mon attention de ma phobie.
Le guide me fait rapidement redescendre sur terre en nous prévenant
qu’il ne faut pas chercher à voir des poissons, ces derniers n’ayant pas su
s’adapter à la vie souterraine, bien que ce soit le cas dans d’autres grottes.
Je réfrène un rougissement (oui, j’en suis capable), humiliée par mon
ignorance. Heureusement que je n’ai pas pensé tout haut ! Derrière la voix
du guide, j’entends un léger murmure, mais je n’y prête pas vraiment
attention.
– Nous aurions pu prendre des barques et faire la traversée du lac en
bateau, explique Jean, mais nous n’en avons pas assez pour vous tous en
même temps. Nous nous contenterons de le longer par le chemin qui court
sur la roche.
Nous avançons pendant une bonne quinzaine de minutes le long du lac.
Alors que nous nous enfonçons toujours plus profondément sous terre et
que je sens ma respiration saccadée se faire de plus en plus laborieuse, le
murmure que j’entendais se mue en grondement. L’eau est de plus en plus
agitée, couverte d’écume.
Nous finissons par approcher d’une cascade qui semble jaillir de nulle
part. L’eau en dessous n’est qu’un magma bouillonnant et je ne parviens
plus à en voir le fond.
Je me sens de plus en plus mal, des vertiges me faisant chanceler de
temps à autre. Ma fierté me garde néanmoins d’en parler à qui que ce soit.
Le guide s’arrête sur une plate-forme qui surplombe l’eau déchaînée et
commence à nous expliquer que nous sommes à plusieurs dizaines de
mètres sous terre, que la grotte est très ancienne, etc. Toutes ces paroles ne
font qu’accentuer mon malaise.
Je m’appuie contre la rambarde de sécurité pour ne pas tomber. Celle-ci
m’arrive au milieu du dos. Malheureusement pour moi, c’est une très
mauvaise idée.
C’est à ce moment précis que je tombe dans les pommes. La dernière
chose dont je me souviens, c’est de me voir basculer par-dessus bord et
tomber dans l’eau glacée. Son contact me ramène néanmoins rapidement à
la réalité.
Je me retrouve aspirée vers le fond du lac. Je lutte pour nager vers le
haut, mais rien n’y fait, je m’enfonce toujours plus. Mes muscles se
tétanisent sous l’effet du froid, mes poumons commencent à me brûler, la
panique s’empare de moi. J’attends de toucher le fond pour me propulser à
la surface, mais je ne l’atteins jamais, comme si j’étais entraînée par un
courant, comme si j’étais engloutie dans les entrailles de la terre.
Tout à coup, je vois à travers l’eau tourbillonnante comme des milliers
d’étoiles qui passent devant mes yeux, de plus en plus vite.
Je sais que, dans très peu de temps, quelques secondes tout au plus, je
ne pourrai plus retenir ma respiration et que, par un réflexe ancestral, je
serai obligée d’inspirer profondément.
Je comprends alors que je vais mourir. Moi, Lomé, jeune fille de dix-
sept ans, je vais perdre la vie, sans avoir eu la chance d’aller jusqu’au bout.
Je n’ai même pas l’occasion de trouver cette situation injuste, je n’en ai pas
le temps.
Un éclat de lumière surpuissant m’éblouit et je jaillis tel un geyser à la
surface. Je prends alors la meilleure bouffée d’oxygène de toute ma vie.
L’eau est calme autour de moi. Hoquetant entre deux sanglots, je nage
avec difficulté vers le bord et me hisse en me traînant sur le sol mousseux.
Je perds immédiatement connaissance, pour la seconde fois de la
journée.
–3–

C’est un petit cri d’oiseau qui me réveille. J’ouvre lentement les


paupières et reste immobile plusieurs minutes, les yeux rivés sur le ciel
bleu, entouré de feuillage verdoyant. Il y a bien quelque chose qui me
chiffonne, dans ce décor, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
Mes jambes sont toujours dans l’eau tiède, et les sentir mouillées me
gêne. Je me relève doucement sur les coudes et cligne des yeux pour ajuster
ma vue.
Je suis dans une forêt. Je mets un moment à réaliser que je n’aurais pas
dû refaire surface dans un bois, mais bien dans la grotte. Que fais-je ici ?
Je tourne la tête sur ma droite et aperçois le tronc de l’arbre le plus
proche. Je n’en ai jamais vu d’aussi imposant. Je constate aussitôt que le
plus petit des arbres est déjà aussi gros qu’un séquoia. Mais ils n’ont rien à
voir avec ce conifère. Ils possèdent des troncs noueux, des racines
gigantesques qui jaillissent du sol jusqu’à plusieurs mètres de hauteur
comme des tentacules furieux. Et ce ne sont pas des arbres au feuillage
persistant. Ils ressemblent plutôt à des chênes.
Je baisse le regard et mes yeux tombent sur une petite mare aux bords
moussus, dans laquelle mes pieds trempent. Des petits insectes volettent de-
ci, de-là, sans faire le moindre bruit. L’atmosphère est étrangement calme.
Dès que j’en ai la force, je me lève et m’approche en chancelant de la
surface de l’eau. Ce que je vois me fait perdre tous mes moyens. Bouche
bée, je m’avance vers le centre du point d’eau, incapable d’en croire mes
yeux. Pourtant, je dois bien me rendre à l’évidence : le liquide ne m’arrive
qu’aux genoux. Il n’y a aucun trou, pas de source, pas de remous. Je suis
dans une simple mare.
Un murmure rauque sort de ma bouche :
– C’est impossible.
Mes yeux commencent à s’embuer alors que je comprends que la
situation m’échappe. Je n’ai pas pu arriver par là. C’est tout bonnement
surréaliste. Quel est cet endroit étrange ?
Je me tourne en tous sens et c’est alors que je percute ce qui me
chiffonne. Il fait au moins 25 °C, dans ces bois. Le feuillage des arbres est
d’un vert riche, profond. Nous sommes pourtant à l’entrée de l’hiver, les
feuilles sont tombées depuis longtemps ! Et quand je suis sortie de chez moi
ce matin, la température frôlait les 5 °C.
Je gémis, terrorisée :
– Mais que se passe-t-il ?
Trempée jusqu’aux os, je sors de la mare et commence à marcher dans
cette forêt de titans. Il y a de la mousse sur les rochers, sur les arbres, sur le
sol, partout. Quelques oiseaux chantent de temps à autre, et j’ai beau ne pas
être ornithologue, je suis certaine de ne jamais les avoir entendus. Écrasée
par cette atmosphère étrange, je m’écrie :
– Il y a quelqu’un ? Muriel ? Antoine ? Ouh ouh ! Vous êtes là ?
Seul le silence me répond.
Je retiens des larmes de peur.
Non, Lomé. Tu ne pleureras pas. Tu es une grande fille, tu vas trouver
un moyen de te sortir de là. Il doit bien y avoir une fin à cette forêt, et tu vas
bien finir par tomber sur une route.
Je passe sous une racine géante, ce qui me donne tout à coup une idée.
Je suis peut-être claustrophobe, mais le vertige, je ne connais pas.
Les arbres sont imposants mais leurs branches ne sont qu’à quelques
mètres du sol. Je me hisse sur une racine et attrape la première branche à
ma portée. J’escalade tant bien que mal le tronc et me mets debout sur la
dernière branche, aussi épaisse que le tronc d’un énorme chêne. J’émerge
enfin à la surface de cet océan vert.
Partout où se pose mon regard, il n’y a que des arbres, des arbres, des
arbres. Plus étrange encore, cette forêt est complètement plate. Aucun
vallon, aucune colline ne modifie le paysage.
Je dois me rendre à l’évidence : je ne suis pas du tout en France. Et si je
ne suis pas en France, je ne vois qu’une seule explication : je suis en train
de rêver.
J’inspire profondément l’air tiède, et mon odorat capte des senteurs
inconnues de fleurs et de champignons.
Quelque chose attire mon attention, à plusieurs kilomètres d’ici. Je
plisse les yeux et aperçois comme un trou dans la forêt, une clairière, me
semble-t-il. Après quelques secondes de réflexion, je décide de partir dans
sa direction.
Je descends de mon arbre et m’oriente vers l’est. La randonnée n’étant
pas l’une de mes activités préférées, je peux vous assurer que je ne passe
pas un bon moment. Mes vêtements poisseux collent à ma peau. Mes
cheveux, heureusement, sèchent rapidement, mais mes baskets et mes
chaussettes devront sans doute attendre un peu plus longtemps pour suivre
le même chemin. Mon humeur ne cesse de s’assombrir.
Une petite partie de moi se demande si je n’ai pas changé de monde.
Tous les êtres vivants que je croise me sont inconnus : insectes fluorescents,
arbres titanesques… Des grains de poussière dorée dansent entre les
frondaisons. Même la lumière me semble plus intense, comme si je pouvais
la toucher. Les couleurs sont incroyablement vives et la brise humide est
chargée d’odeurs que je ne parviens pas à identifier. À un moment, je crois
apercevoir une sorte d’écureuil, mais il disparaît si vite que j’ai l’impression
de l’avoir imaginé.
Au bout de ce qui me semble être une éternité, je débouche sur une
immense clairière verdoyante. L’herbe y est basse, et des milliers de fleurs
de toutes les couleurs en tapissent le sol.
Soudain, j’ai comme une intuition. Vous savez, le genre de sentiment
désagréable qui vous intime, par exemple, de lever les yeux vers le ciel.
Lorsque mon regard se pose sur l’horizon, derrière moi, je découvre une
chose horrifiante, impossible.
Une énorme lune bleue, avec des anneaux semblables à ceux de
Saturne, occupe une bonne partie du ciel.
Je dois me rendre à l’évidence. Je ne sais pas comment, je ne sais pas
pourquoi, mais je ne suis plus sur Terre. J’ai été téléportée vers un autre
monde.
–4–

Je sanglote silencieusement, la tête dans mes mains. Qu’est-ce que j’ai


fait pour mériter ça ? J’aime bien les histoires fantastiques, mais seulement
dans les livres. Le personnage principal qui se retrouve téléporté dans un
autre monde, ça n’est tellement, tellement pas moi. J’aime le confort de ma
petite vie tranquille. Je ne veux pas vivre d’aventures, je ne veux pas quitter
mon chez-moi !
Je m’intime silencieusement de me calmer. Toute cette situation est
forcément une hallucination. Soit je suis en train de rêver, soit je suis morte
noyée et me retrouve dans un genre de monde intermédiaire.
Je me mets à sangloter de plus belle. Comment vais-je faire pour rentrer
chez moi ?
Que pensent mes amis en ce moment même ? Est-ce qu’ils s’inquiètent
pour moi ? Sont-ils secrètement heureux d’être débarrassés de moi ?
Je me mets à fulminer intérieurement, le désespoir laissant peu à peu la
place à un sentiment d’injustice et de colère.
Je parie que ces ingrats vont faire mon deuil pendant une semaine, puis
Muriel et Antoine se jetteront dans les bras l’un de l’autre en jurant honorer
ma mémoire en agissant ainsi.
Je les vois déjà prendre un air triste en affirmant : « C’est ce qu’elle
aurait voulu. »
Et Sophie ? Je l’entends encore espérer que je me perde durant cette
fichue sortie d’intégration. Elle va jubiler à la nouvelle de ma disparition.
Alors ça, des clous ! Plutôt crever !

Je sèche furieusement mes larmes d’un geste de la main et me relève en


frottant mes vêtements presque secs. Je lève fièrement la tête.
Je vais rentrer à la maison. Je vais rentrer et récupérer la place qui me
revient, celle de reine du lycée et de petite amie du plus beau garçon de
l’établissement, voire de la région. Parce que c’est ce que je mérite. Parce
que c’est ma vie.
J’inspire profondément et me force à sourire avec confiance. Dans la
vie, il y a une solution à tout. Il suffit juste de la trouver. Et je pense que la
meilleure chance que j’aie consiste à retourner à la mare par laquelle je suis
arrivée. Oui, c’est ce que je vais faire. Une fois là-bas, je pourrai toujours
essayer de faire machine arrière.
Alors que je me dirige à nouveau vers l’ombre de la forêt, j’entends
comme un roulement de tambour. Je me retourne, alarmée, mais à part
l’immense clairière et la forêt qui l’entoure, je ne vois rien. Je regarde le
ciel, m’attendant à voir s’accumuler des nuages orageux, quand un
mouvement dans mon champ de vision attire mon attention.
À l’autre bout de la clairière, à plus de sept cents mètres de moi, deux
silhouettes à cheval émergent de la forêt. Je plisse les yeux, intriguée par
cette apparition. Deux énormes bêtes noires que je ne parviens pas à
identifier sortent à leur tour des bois et s’immobilisent aux côtés des
cavaliers.
Il y a quelque chose d’étrange dans ces apparitions. Même de loin, ils
me paraissent très… grands.
Je retiens mon souffle, mal à l’aise, et fais un pas en arrière. À peine ai-
je esquissé un geste que j’aperçois les deux bêtes lever leurs museaux vers
le ciel. Une seconde plus tard, le plus lugubre des hurlements se fait
entendre et les poils se hérissent sur mes bras. Je sens mon cœur faire un
bond dans ma poitrine.
Je recule de plus en plus rapidement, sans réussir à faire complètement
demi-tour. Et là, comme si le signal du départ avait été donné, les deux
monstres s’élancent dans ma direction.
Je m’immobilise, tétanisée par la terreur. Alors que les bêtes
s’approchent, je me rends compte que je me suis trompée sur leur compte :
elles ne sont pas très grandes… ce sont des géantes ! J’arrive maintenant à
discerner leur forme. Ce sont d’immenses loups, hauts comme des poneys,
noirs comme le jais. Et ils courent incroyablement vite.
Recouvrant mes esprits, je pousse un cri horrifié et me mets à courir
dans la direction opposée. Je pénètre à toute allure dans la forêt, n’ayant
jamais couru aussi vite de toute ma vie. Malheureusement, les deux canidés
vont bien plus vite que moi.
J’entends leurs hurlements derrière moi, de plus en plus proches, de
plus en plus forts. Quand je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, je ne
peux retenir un cri d’effroi. Ils sont à quelques dizaines de mètres de moi !
La peur me donnant des ailes, je saute sur une branche basse et me hisse
à la vitesse de l’éclair dans un arbre. Mon prof de gym aurait été fier de
moi. Je monte aussi haut que j’en suis capable, sans prendre la peine de
regarder en bas. Je sais très bien que les deux molosses sont déjà au pied de
mon perchoir.
Quand j’arrive à la dernière branche, je m’autorise un coup d’œil en
bas. Je suis à plus de quinze mètres du sol et pourtant, quand je croise leur
regard, je me crispe, folle de peur.
Ils ont des yeux jaunes mauvais, des crocs énormes dépassant de leur
gueule, et ils salivent comme s’ils n’avaient pas mangé depuis des jours et
que j’étais le plus appétissant des festins.
Je sens une boule se former dans ma gorge.
Je cherche encore une issue quand un bruit de chevaux au galop se fait
entendre. J’écarquille les yeux. Les cavaliers ! Les maîtres de ces
abominations, ils arrivent !
J’aimerais me remettre à courir, mais il est tout simplement hors de
question que je descende de mon perchoir, les loups m’attraperaient avant
même que je touche le sol.
Je cherche rapidement une solution, complètement paniquée, quand
apparaissent les deux silhouettes sur leurs montures. Ce sont deux guerriers
immenses, d’une taille proportionnelle à celle de leurs loups. Ils montent
des chevaux gigantesques, recouverts d’une armure hérissée de pointes. Je
n’arrive pas à voir leurs visages, cachés sous des heaumes. L’un d’eux tient
un arc et des flèches tandis que l’autre porte une épée dans le dos, entre ses
deux omoplates. Celui-ci, le plus imposant des deux, lève la tête vers moi et
s’accoude tranquillement à son cheval, l’air de jauger la situation.
Le type à l’arc descend de son cheval et flatte affectueusement
l’encolure des loups. C’est là que je m’aperçois que les chevaux ne sont
pas… normaux. Ils possèdent une corne au milieu du front et leur queue est
semblable à celle d’un zèbre. La bête que monte le guerrier à l’épée a une
robe très sombre, pourtant j’arrive à distinguer des taches sur son pelage,
semblable à celui d’une panthère noire.
Le guerrier à l’arc lève les yeux vers moi. Une chose étrange se produit
alors. Une voix féminine s’élève et je la comprends. Ce que je veux dire,
c’est que je suis sur une autre planète, dans un autre monde, je ne devrais
pas saisir le sens du langage local. Pourtant, quand la femme prend la
parole, même si je sais pertinemment qu’elle ne parle pas français, je
comprends chacun de ses mots.
– Descends de là, Fille de Tân, ou je te jure par mon roi que je te
descends moi-même.
Me remettant de ma surprise, je hausse un sourcil. Pour qui elle se
prend, cette folle furieuse ? Elle croit vraiment que je vais sagement obéir et
me laisser occire sans rien faire ? Elle rêve ! Et puis ça veut dire quoi, ça,
« Fille de Tân » ?
Je reste immobile et obstinément silencieuse.
La guerrière attrape furieusement une flèche et l’encoche.
– Tu l’auras voulu, vermine !
Aussi rapide que l’éclair, elle lâche la corde et le trait fonce vers moi à
une telle vitesse qu’il m’est impossible de l’éviter. Sauf si je me laisse
tomber en arrière. Et entre me faire transpercer l’œil et chuter d’un arbre, le
choix est vite fait, croyez-moi. Je me lance dans un salto arrière et me
rattrape de justesse à une branche plus basse. Les loups se mettent à hurler
d’excitation et à tourner en rond, n’attendant qu’une seule chose : que je
tombe. Mais ça n’arrive pas. J’ai fait dix ans de gymnastique acrobatique et
je suis largement capable de me rattraper lors d’une chute. Mais pour
combien de temps ?
À peine me suis-je hissée sur mon nouveau perchoir que j’entends une
autre flèche fuser dans ma direction. Je ne cherche pas à comprendre : je
saute habilement sur un arbre voisin, me balance rapidement, crochète mes
jambes autour de la branche la plus proche et me relève à la force de mes
abdominaux.
Ouah, me dis-je, agréablement surprise, je n’ai vraiment pas beaucoup
perdu !
Je jette rapidement un regard en bas. La guerrière fulmine et s’apprête à
m’envoyer un autre de ses traits mortels quand le guerrier à l’épée parle
pour la première fois. Il a une voix puissante, chaude et profonde.
– Laisse tomber, Laena, tu ne l’auras pas comme ça.
La guerrière attrape son heaume, l’enlève d’un geste furieux et le jette à
terre. Je suis surprise de découvrir une jeune femme brune, aux traits fins, à
la bouche pulpeuse et aux yeux noirs. Je pourrais être jalouse de sa beauté si
elle ne m’inspirait pas autant de peur.
– Tu veux parier ? crache-t-elle, pleine de venin. Je vais l’avoir, ce foutu
mandroque, crois-moi !
J’ai comme l’idée que la comparaison avec un « mandroque » n’est pas
exactement un compliment.
Par tous les saints du paradis, cette tarée n’en démordra pas, tant que je
ne serai pas à ses pieds, raide morte et à moitié dévorée par ses chiens.
L’homme se met à rire en secouant la tête.
– Moi je veux bien te laisser faire, mais je sens que ça ne va pas être une
partie de plaisir.
– Et qu’est-ce que tu proposes, toi qui as toujours réponse à tout ? Sers-
toi de l’Emprise, puisque tu es si doué à ce petit jeu !
Le guerrier descend nonchalamment de son cheval et retire à son tour
son heaume. Je dois cligner des yeux plusieurs fois pour croire ce que je
vois. C’est un jeune homme aux cheveux longs, noirs comme l’ébène,
attachés en une demi-queue-de-cheval. Il a les yeux les plus noirs que j’aie
jamais vus et une mâchoire carrée, bien dessinée, où naît une barbe de trois
jours. Il n’est pas, comme vous l’aurez deviné, désagréable à regarder. Du
tout.
– Je n’ai pas envie de me servir de l’Emprise. Ce serait trop facile. Je
propose tout simplement qu’on utilise un soupçon de politesse.
Il se tourne vers moi et me gratifie d’un sourire en coin, le genre qui
doit faire tomber toutes les filles à ses pieds. Mais j’ai bien trop peur pour
jouer les fleurs bleues.
– Auriez-vous l’obligeance, ma chère, de descendre de votre perchoir
afin que nous puissions discuter à notre aise, sans heurter la sensibilité de
nos cordes vocales ?
Laena ricane.
– C’est une Fille de Tân, Iollan. Que veux-tu qu’elle comprenne si tu lui
fais de la poésie ?
Je suis, je dois l’avouer, profondément offensée. C’est vrai que je
n’étais pas la meilleure en français, mais je ne suis pas assez stupide pour
ignorer le sens du mot « obligeance » !
J’ouvre la bouche pour la première fois, faisant sursauter Laena, à ma
grande satisfaction. Quand le premier mot sort, je réalise, à ma grande
surprise, que je ne parle pas le français, mais bien le dialecte local.
– Je ne descendrai point de mon perchoir, ne vous en déplaise. Je n’ai
guère d’estime pour vos cordes vocales, et les miennes se portent à
merveille. Quant à toi, la brunasse, va ramasser les déjections de tes
bestioles, tu n’as l’air bonne qu’à ça.
Iollan ouvre des yeux ronds de surprise, puis semble retenir un fou rire.
Laena, elle, devient rouge comme une tomate et pousse un hurlement
déchaîné. Elle jette son arme à terre et saute sur la première branche de
l’arbre dans lequel je me trouve.
– Si je t’attrape, sale petite vermine, c’est toi qui vas finir dans les
déjections de mes smartaks, je te le promets !
Je pousse un glapissement terrifié. Je n’aurais jamais, ô grand jamais,
dû ouvrir ma grande bouche. Mais pourquoi je ne peux pas la fermer quand
il le faut ?
La bougresse a beau être imposante, elle n’en est pas pour autant
malhabile. Je suis néanmoins bien plus rapide qu’elle et, la peur aidant, je
me mets à me balancer d’arbre en arbre, telle une sorte de Tarzan des temps
modernes. Je n’ai jamais été aussi précise dans mes mouvements, jamais
aussi agile. La terreur décuple mes capacités.
Malheureusement, je ne suis pas infaillible et je sais que si je continue à
ce rythme, je vais bientôt me fatiguer et commettre une erreur qui me sera
forcément fatale. Il faut que je trouve une solution.
La réponse à toutes mes questions se matérialise soudain devant mes
yeux. À plusieurs mètres devant moi, je peux apercevoir une immense
rivière à l’eau limpide.
J’hésite une seconde, regarde derrière moi, écarquille les yeux quand je
me retrouve presque nez à nez avec une main gigantesque, et ni une ni
deux, motivée par le désir ardent de ne pas faire plus ample connaissance
avec elle, je plonge dans l’eau turquoise de la rivière.
–5–

La chute me semble interminable. Mais quand mes mains, puis ma tête


heurtent de plein fouet la surface de l’eau, je regrette presque qu’elle n’ait
pas duré un peu plus longtemps. J’ai dû tomber de très haut, car le choc est
puissant. Je reste étourdie durant plusieurs secondes, mais reprends vite mes
esprits.
Je nage sous l’eau le plus rapidement possible et ne remonte à la surface
que lorsque mes poumons me crient leur besoin d’oxygène.
J’inspire bruyamment, heureuse d’être encore en vie. Cette chute aurait
pu me tuer si la rivière n’avait pas été assez profonde. Sans parler de la
main de Laena, qui m’a arraché plusieurs cheveux au passage.
Le courant est plus fort que je ne le pensais, mais j’arrive tout de même
à atteindre l’autre rive. Sans chercher à savoir si les chasseurs me
poursuivent, je me mets à courir de toutes mes forces. Je fuis pendant de
longues minutes, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il fait presque nuit
et que je n’y vois plus rien.
Je m’adosse alors à un arbre dont la largeur doit faire cent fois ma
hauteur, pour souffler un peu. Mes jambes flageolent, mon souffle est
rauque, saccadé, et j’ai du mal à respirer. Mon front est trempé de sueur.
Il ne faut pas que je m’attarde trop longtemps au même endroit. Je dois
mettre le plus de distance possible entre eux et moi.
Alors je reprends ma course. Au fur et à mesure que la lumière décline,
des petites lucioles apparaissent ici et là, et la mousse, qui semble
omniprésente dans cette forêt, se met à luire, enveloppant la nuit d’une
douce lueur bleutée.
Bien qu’aux prises avec une nervosité grandissante, je m’émerveille
devant la beauté de cette nature inconnue. Je me demande si je suis seule
dans ces bois ou si d’autres créatures potentiellement aussi grosses que mes
poursuivants rôdent dans les parages à la recherche d’un repas frais.
Je ne me laisse pas intimider par cette éventualité et continue à marcher.
Je parcours ainsi la forêt durant une bonne partie de la nuit et, quand je
sens que je ne pourrai pas faire un pas de plus, je me faufile dans le trou
noueux d’un arbre pour y passer le reste de la nuit. Au diable la
claustrophobie, je suis bien trop fatiguée pour me plaindre de l’étroitesse de
l’endroit. De toute façon, ce trou est assez grand pour y contenir trois
personnes de mon gabarit.
Je me recroqueville sur moi-même, certaine que je ne pourrai jamais
m’endormir. Pourtant, quelques minutes à peine après avoir fermé les yeux,
je plonge dans un sommeil sans rêves.

*
* *
Je me réveille en sursaut, les nerfs à vif et les sens en alerte. Je ne sais
pas ce qui m’a tirée de mon sommeil, mais quelque chose ne va pas, je le
sens.
Je jette un coup d’œil à l’extérieur de mon trou et n’entrevois rien
d’alarmant. Il fait toujours nuit, mais la mousse a cessé de luire. Une lueur
blafarde éclaire les environs, et je me demande d’où elle provient. À travers
une trouée dans les arbres, je peux apercevoir un morceau de l’immense
lune qui occupe le ciel de cette planète. Elle l’éclaire, à la manière du
satellite de la Terre, mais avec dix fois plus de puissance.
Je décide qu’il est temps de reprendre ma route, certaine que les deux
acolytes ne vont pas abandonner leur chasse aussi facilement. Je descends
de l’arbre et me mets à courir à petites foulées, pour ne pas m’épuiser.
Je ne fais pas dix mètres.
J’ai juste le temps d’entendre quelque chose fouetter l’air avant qu’une
corde ne s’enroule autour de mes jambes. Je m’affale de tout mon long sur
le sol humide en poussant un couinement surpris.
Quand j’identifie l’objet de ma chute, ma tension monte d’un cran. Je
regarde tout autour de moi en essayant de me dépêtrer de mes entraves et
me remets rapidement debout. Mon pouls est dangereusement rapide et mon
souffle saccadé. Soudain mon sang se glace dans mes veines.
À cinq mètres de là, fermement campé sur ses jambes, se tient le
guerrier à l’épée. Maintenant que je suis sur la terre ferme, et plus perchée
dans un arbre, je peux constater à quel point il est imposant. Pourtant, je ne
suis pas petite, je fais plus d’un mètre soixante-quinze. Lui doit dépasser
deux mètres pour cent kilos. Il porte un pantalon de toile et une ceinture en
cuir d’où dépasse un poignard. Je distingue nettement son énorme épée, qui
dépasse de son dos, et, heureusement pour moi, il ne l’a pas dégainée. Pour
l’instant.
Il est immobile, son regard noir est plongé dans le mien.
Je fais un pas en arrière, complètement épouvantée. Comment a-t-il fait
pour me retrouver aussi facilement ? Où est son ignoble compagne ?
Il ouvre soudain la bouche, me faisant sursauter. Sa voix est différente.
Grave, implacable, et elle me donne des frissons d’effroi.
– Viens vers moi, Fille de Tân. Viens et je ne te ferai pas de mal.
Je voudrais bien lui dire d’aller voir ailleurs si j’y suis, mais je suis
complètement paralysée par la peur.
Le guerrier fait un pas en avant.
C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Je fais demi-tour et
m’enfuis comme si j’avais le diable aux trousses, ce qui n’est pas loin de la
vérité quand on y pense.
En moins de deux secondes, il m’a rattrapée. Il me fait un croche-pied
et je tombe à nouveau, plus désespérée que jamais. Mon agresseur
m’attrape par les épaules et me retourne pour me faire face. Quand je croise
son regard sombre, j’ai un mouvement de recul.
– Lâchez-moi ! me mets-je à hurler, de plus en plus hystérique. Lâchez-
moi !
Je ne me suis jamais sentie aussi démunie de toute ma vie. Je donnerais
n’importe quoi pour avoir de quoi me défendre.
L’homme me secoue une fois pour, je suppose, me faire reprendre mes
esprits.
– Qui es-tu ? D’où viens-tu ? me demande-t-il d’une voix dure.
Je retiens de justesse un sanglot et réussis à le regarder dans les yeux.
– Comment voulez-vous que je vous dise d’où je viens ? Je ne sais
même pas où je suis ! Laissez-moi partir, s’il vous plaît, laissez-moi partir.
Je me mets à hoqueter, certaine qu’il va me tuer, puis me découper et
me donner à manger à ses énormes loups. Je jette un coup d’œil à son
poignard, me demandant si j’aurais le temps de m’en saisir, mais l’homme
me surprend en reculant et en me tapotant maladroitement le dos.
– Bon, arrête de pleurer, je ne te veux aucun mal. Je me présente, je
m’appelle Iollan. Iollan Hal’Kan, prince de Tân et des royaumes du Nord.
Toi, comment t’appelles-tu ?
Tân ? Les royaumes du Nord ? Comme si ça allait m’éclairer !
J’essuie mes larmes d’un revers de la main et essaie de reprendre ma
respiration.
– Je m’appelle… Lomé. Devitto. Et désolée de te décevoir, mais je ne
suis pas une princesse. À la limite, la reine du bal de fin d’année, mais on
va s’en tenir là.
Il me regarde comme si j’étais complètement folle.
– Et d’où viens-tu ?
– Ça te dit quelque chose, la Terre ? La France ? Saint-Raphaël ?
Au fur et à mesure que j’énumère, ses yeux s’agrandissent.
Un léger sourire se dessine sur les lèvres de Iollan.
– Une Voyageuse… Ça, c’est intéressant. C’est la première fois que j’en
rencontre une. C’est pour ça que tu n’es pas soumise à l’Emprise. Et que tu
as un drôle d’accent.
Son sourire s’élargit et il se rapproche de moi, comme s’il était super
intéressé par ce que j’avais à lui dire.
– Alors, jeune Lomé, dis-moi, comment es-tu arrivée à Bâl’Shanta ?
J’avoue avoir un petit moment d’hésitation. Je suis en train de parler à
un prince, d’accord, mais dont les intentions à mon égard n’étaient pas
vraiment claires, et ne le sont toujours pas. Est-ce que j’ai le droit d’être un
tantinet sur mes gardes ?
Je recule un peu sur les fesses, histoire de mettre le plus de distance
possible entre nous. J’envisage brièvement d’essayer de me saisir de son
poignard, mais je ne pense pas être assez rapide pour ça. Je fais de l’escrime
depuis l’âge de trois ans. J’ai toujours été passionnée par le sujet. Mais là,
c’est différent : je maniais une rapière, une lame longue et fine, pas une
dague.
Je décide de me tenir à carreau pour le moment.
– Hum… Je… j’étais en train de faire de la…
Je cherche le mot dans sa langue mais, ne le trouvant pas, j’utilise le
terme français :
– … spéléologie, avec ma classe, et comme je suis, euh…
Rebelote.
– … claustrophobe, j’ai eu un malaise et je suis tombée dans une
vasque où s’écoulait une cascade. Quand je suis remontée à la surface, je
me suis retrouvée au bord d’une mare, au milieu de cette forêt bizarre. Est-
ce que tu sais comment je peux faire pour rentrer chez moi ?
Iollan a l’air absent. Il regarde en l’air, les yeux dans le vague.
– Je ne sais pas ce qu’est la… comment dis-tu déjà ? « Spéléologie » ?
Ni ce que tu entends par « claustrophobe », mais, en tout cas, ce que je peux
te dire, c’est que tu es une personne qui vient d’un autre monde, une
personne qui vient de très loin.
J’écarquille les yeux.
– Tu veux dire que tu connais un peu ce phénomène ? Tu pourrais m’en
dire davantage ?
– Non. Je t’avoue que je ne me suis jamais vraiment penché sur la
question. J’ai seulement écouté des bribes de conversations ici et là. Je crois
que c’est déjà arrivé par le passé. Du moins, c’est ce qu’on raconte.
Il se relève d’un geste souple et je retiens mon souffle. Il est quand
même super grand.
– Pardonne-moi, mais je ne sais pas comment tu peux faire pour rentrer
chez toi. Je suppose qu’il te faudra trouver quelqu’un de mieux renseigné
que moi pour qu’il te dise comment retourner dans ton monde.
Je me relève en chancelant et m’agrippe à sa chemise noire.
– Attends ! Tu ne vas pas me laisser là toute seule ? Je ne connais rien à
ton monde ! Tu dois m’aider à trouver un moyen de rentrer chez moi !
Il me lance un regard désolé.
– Je ne te ferai pas de remarque, parce que tu ne connais rien à nos
traditions et à notre code d’honneur. Je vais juste te dire que je suis
incapable de te ramener chez toi. Tu n’es pas tombée dans le plus drôle des
mondes, Lomé. Celui-ci est gangrené par la violence et le pouvoir. Je te
laisse partir mais, si je peux te donner un conseil, ne t’approche pas des
villes et des villages. Dévie ta route et cache-toi si tu croises des gens. Ma
sœur, que tu as rencontrée un peu plus tôt, rêverait de voir ta tête sur un
plateau, et il en serait de même de tous les Torgas que tu rencontrerais.
Je fais un pas sur le côté pour l’empêcher de partir.
– C’est quoi, un Torga ? Pourquoi tout le monde chercherait à avoir ma
peau ?
Iollan pince les lèvres et émet un sifflement perçant. Il se tourne vers
moi.
– Les Torgas sont mon peuple. Et tout le monde chercherait à te tuer
parce qu’ici, à Tân, tout ce qui n’est pas torga doit être réduit en esclavage.
Je te souhaite de trouver ce que tu cherches.
Soudain, son immense cheval noir surgit de nulle part, et Iollan saute
sur son dos avec l’agilité d’un acrobate. Il me fait un dernier signe de tête et
disparaît au triple galop entre les frondaisons.
–6–

Je reste plusieurs minutes à observer l’endroit où il a disparu, espérant


qu’il revienne, qu’il ait changé d’avis. Mais la forêt reste silencieuse et il
n’y a plus signe de vie nulle part.
Mes yeux commencent à me piquer et je sens des larmes s’accumuler
dans mes canaux lacrymaux. Ça y est, c’est la fin. Je n’ai plus qu’à
m’asseoir ici et à attendre la mort.
Je n’ai pas compris grand-chose à ce que Iollan m’a raconté, mais j’ai
retenu le fait que les humains sont des esclaves, dans ce monde, et en tant
que telle, si je fais une mauvaise rencontre, je risque de ne pas y survivre.
Je m’effondre sur le sol en pleurant, des images de la Terre plein les
yeux. Cette planète que je trouvais cruelle et dure.
Maintenant, je donnerais tout pour y retourner. Là-bas, au moins,
l’esclavage y est aboli – en grande partie. Qui sait si dans les bois mêmes
où je me trouve ne rôdent pas des créatures sanguinaires prêtes à tout pour
obtenir un repas de chair fraîche ?
Le jour commence à poindre et la lumière chasse un peu mes
appréhensions. Mais clarté ne signifie pas sécurité, et il faut que je trouve
un moyen de survivre.
Mais à quoi bon ? Vivre pour survivre ne m’intéresse pas et, jusqu’à
preuve du contraire, je n’ai aucun moyen de rentrer chez moi.
Dire que j’avais une existence de rêve, des amis qui m’estimaient, un
budget illimité et la popularité ! Je suis tombée bien bas. Je me demande
s’ils me cherchent actuellement. Peut-être le temps ne passe-t-il pas de la
même façon sur Terre. Dans ce cas, je peux supposer qu’ils en sont restés au
moment de ma disparition. Ce serait vraiment pratique. Je n’aurais plus
qu’à trouver un moyen de retourner sur Terre et je réapparaîtrais exactement
à l’endroit et à l’instant où je suis tombée dans l’eau. Mais la chance
semblant me manquer en ce moment, ça m’étonnerait que ce soit aussi
simple. Ils doivent être en train de jeter des poignées de terre sur ma tombe
en ce moment même, en versant des larmes de crocodile.
– Ça ne va pas se passer comme ça !
Je me lève d’un bond et me mets à avancer furieusement à travers les
arbres.
Je donne un coup de pied rageur dans un fourré et écarte une branche
quand j’entends des conversations devant moi. Je m’arrête net, surprise et
terrifiée à la fois.
Je devrais faire demi-tour mais, poussée par la curiosité, je me dirige à
pas de loup vers les bruits tout en restant cachée derrière des arbres. J’arrive
finalement à l’orée d’une toute petite clairière où se repose un groupe de
personnes.
Mon sang se glace dans mes veines.
Deux énormes bêtes étranges sont attelées à un grand chariot rempli de
marchandises en tout genre. Si je doutais encore d’avoir quitté ma planète,
là, ce n’est plus le cas. Ces animaux sont visiblement des bêtes de somme,
mais ils sont bien plus imposants : ils font deux fois la taille d’un bœuf
ordinaire. Ils possèdent quatre pattes, qui se terminent par quatre doigts,
chacun surmonté d’une griffe monstrueuse. Ils sont couverts d’une épaisse
toison laineuse et pourvus d’un long et large museau surmonté de deux
défenses. Ils n’ont pas de queue.
Mais ce ne sont pas eux qui me font le plus peur. Ce sont plutôt les
quatre géants assis près d’eux. Ils semblent encore plus grands que Iollan et
portent des habits de cuir et de fourrure qui leur donnent un air primitif.
Je porte une main à ma bouche pour retenir un cri de surprise alors que
j’aperçois une corde derrière le chariot. Celle-ci bouge légèrement de temps
en temps. Je me déplace un peu sur la gauche en rampant et ce que je
découvre me donne la nausée.
Un groupe d’humains est assis par terre, ils sont attachés à la corde et
semblent épuisés. Ils sont vêtus de guenilles et ont tous le regard rivé au sol.
Il y en a de tous âges, du petit garçon au vieillard.
Des esclaves. Ce sont des esclaves.
Un de leurs tortionnaires prend la parole en riant :
– Ces Fils de Tân sont vraiment inutiles. Regarde-moi ça : à peine une
semaine de marche, et les voilà déjà à deux doigts de mourir.
Un autre hausse les épaules.
– Il faut dire qu’avec ce que tu leur donnes à manger, c’est normal
qu’ils soient fatigués. Tu devrais mieux les nourrir.
– Tu rigoles ? rétorque le premier. Il n’y en aura plus pour nous, après.
J’espère qu’on va en tirer un bon prix à Fasgârd. Sinon je te jure que je leur
ferai regretter de m’avoir fait perdre du temps et de l’argent.
Je ravale ma salive et commence à reculer.
Quelqu’un d’héroïque aurait tout fait pour libérer ces personnes, mais je
suis loin de l’être et je dois déjà sauver ma propre peau.
Je marche à reculons en essayant de faire le moins de bruit possible,
puis finis par faire volte-face et courir de toutes mes forces dans la direction
opposée.
Je m’attends à tout moment à être poursuivie par les Torgas, car je sais à
présent qu’ils appartiennent à l’espèce de Iollan, mais personne ne me
rattrape, et au bout de dix minutes je m’arrête, rassurée. Je m’appuie contre
un arbre pour souffler quelques instants.
J’avoue me sentir un peu coupable. J’ai quand même laissé des esclaves
livrés à leur sort… Mais bon sang, qu’est-ce que j’aurais pu faire ?! Je ne
suis qu’une pauvre femme dans un monde inconnu et, à côté de ces
mastodontes, je ne fais pas le poids.
Alors j’étouffe rapidement mes scrupules et essaie de faire le point sur
ma situation. Je dois trouver le moyen de rentrer chez moi. Pour cela, il faut
que je me renseigne sur cet endroit. La meilleure façon d’en savoir plus
serait de demander autour de moi, mais les paroles de Iollan me reviennent
en mémoire : « Ne t’approche pas des villes et des villages. Dévie ta route
et cache-toi si tu croises des gens. »
Voilà qui n’invite pas à la camaraderie. Les seuls en qui je pourrais
éventuellement avoir confiance sont les esclaves. Mais, logiquement, ceux-
ci ne restent jamais sans surveillance, et je ne peux pas m’approcher d’eux
sans risquer ma vie.
En gros, je suis dans une impasse.
Mon ventre se met subitement à grogner et je me rends compte à quel
point j’ai faim. À vue de nez, cela fait presque vingt-quatre heures que je
n’ai rien avalé. Vingt-quatre heures que je suis coincée ici.
Ma priorité numéro un est de trouver de quoi manger. Mais comment ?
Je ne connais pas les plantes de cette planète – je ne connais pas celles de la
mienne non plus, d’ailleurs, n’en ayant nullement eu l’utilité jusque-là. Je
ne me vois pas tuer un animal innocent pour calmer les revendications de
mon estomac. Un poisson peut-être, mais c’est tout.
Pour trouver du poisson, il faut que je trouve de l’eau. Qui serait
bienvenue, d’ailleurs, car, en plus d’avoir une faim de loup, je meurs de
soif.
Les seuls endroits où j’ai vu de l’eau, ce sont la maudite mare d’où j’ai
surgi et la rivière où j’ai plongé pour échapper à la folle furieuse de sœur de
Iollan. Comme il est hors de question que je boive l’eau de la première, il
va falloir que je me dirige vers la seconde.
J’ai un sens de l’orientation correct et je pense pouvoir retrouver mon
chemin jusqu’à la rivière. Ça me permettra de mettre le plus de distance
possible entre les marchands d’esclaves et moi. Je n’ai strictement aucune
envie de les rencontrer à nouveau. Je pourrais faire partie de leur
cargaison…

*
* *
Je mets presque une journée entière à localiser la rivière. Il fait nuit
noire quand je l’atteins, et je suis tellement épuisée et assoiffée que je
manque tomber dedans la tête la première. Une fois remise de ma surprise,
je plonge mon visage dans le liquide divin et commence à boire à grandes
goulées. Je n’ai pas trop peur d’attraper une infection, l’eau me semble
limpide et potable. Elle est cristalline et on voit facilement le fond
sablonneux. Elle a un léger goût de fer, comme les eaux de montagne.
Une fois désaltérée, je m’assois sur la berge, retire mes chaussures et
trempe mes pieds endoloris dans l’eau fraîche. J’en gémis de bonheur.
Je regarde autour de moi, à la recherche d’un abri où passer la nuit. Je
n’ai encore croisé aucun animal sauvage, mais je ne veux pas tenter le
diable. Une forêt, jusqu’à preuve du contraire, abrite des bêtes, et souvent
qui dit « proie » dit « prédateur ». Je n’ai envie de rencontrer ni l’un ni
l’autre.
Je m’apprête à me lever quand un clapotis dans l’eau me fait sursauter.
Je plisse les yeux et scrute la surface de la rivière, sans rien y déceler. La
nuit est trop noire pour que j’y voie quoi que ce soit.
Concluant que j’ai dû rêver, je me relève en m’étirant. Le geste suivant
me sauve certainement la vie.
Alors que je me baisse pour enfiler mes chaussures, j’aperçois une
ombre sous l’eau, juste sous mon nez. Je fais un tel bond en arrière que j’en
tombe sur les fesses.
C’est alors qu’une bête énorme, fruit du croisement maléfique entre un
crocodile et un anaconda, jaillit de la rivière et fond sur moi à une vitesse
hallucinante, sa gueule grande ouverte, truffée de dents acérées.
Je pousse un hurlement terrifié, roule sur le côté, me remets sur mes
pieds d’un seul mouvement et cours à toute allure vers l’abri de la forêt.
J’entends la bête siffler et ramper à ma poursuite, et l’idée de me faire
dévorer par cette créature écœurante me donne la motivation nécessaire
pour redoubler de vitesse.
Heureusement pour moi, la mousse lumineuse des bois amortit le
contact de mes pieds nus et j’arrive à garder le rythme. Je cours bien dix
minutes avant de m’apercevoir que je ne suis plus poursuivie.
Je m’arrête net, secouée par les sanglots et le manque d’oxygène. Je n’ai
jamais été aussi horrifiée de toute ma vie. Même la course-poursuite dans
les arbres avec Laena, la sœur de Iollan, ou ma rencontre avec les
marchands d’esclaves ne m’ont pas autant terrifiée que ce que je viens de
vivre.
J’ai beau me répéter que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à craindre, mes
sanglots ne veulent pas se calmer, et je n’arrête pas de regarder autour de
moi, de peur de voir apparaître l’horrible animal, ou un autre prédateur –
qui sait ce qui se cache dans ces bois ?
Je psalmodie comme une dingue :
– Il faut que je monte dans un arbre. Il faut que je monte dans un arbre.
Je comprends que je suis en état de choc quand je vois mes doigts
trembler comme si j’étais atteinte de la maladie de Parkinson.
Je me dirige en titubant vers l’arbre le plus proche. Mais ses premières
branches sont à plus de trois mètres du sol. Je suis à deux doigts de
désespérer quand j’entends un terrible craquement. Je suis tellement sur les
nerfs que je ne cherche pas à savoir d’où vient le bruit. J’attrape un nœud
sur l’arbre et commence à escalader le tronc en m’appuyant sur les
protubérances qui en font le relief. L’ascension n’est heureusement pas très
compliquée, mais je réussis à m’écorcher les pieds en deux ou trois
endroits. Une fois à l’abri sur la première branche que j’atteins, je regarde le
sol, mais il n’y a rien aux alentours. La mousse luminescente me permet de
voir très loin et aucun animal ne rôde dans les parages.
Une goutte d’eau tombe sur mon crâne et je lève la tête. Le craquement
retentit à nouveau et je soupire de soulagement.
Le tonnerre. Ce n’est que le tonnerre.
En même temps, on ne peut pas dire que je sois vraiment à l’abri,
perchée sur un arbre alors qu’un orage gronde.
Mais je suis si fatiguée et éprouvée par les événements que je ne songe
pas à retourner sur le plancher des vaches. Il y a des tas d’arbres dans cette
forêt, me dis-je. Si la foudre a la bonne idée de s’abattre, j’ose espérer que
ce ne sera pas sur le mien.
La pluie se met à tomber dru, et c’est alors que je me dis que ma
situation ne peut tout simplement pas empirer. À part, bien sûr, si mon abri
est grillé.
Je me blottis contre le tronc, en essayant de rester le plus possible au
sec. Heureusement, le feuillage très abondant m’abrite du gros de
l’humidité et la branche est assez large pour que je m’y allonge.
Je finis par m’endormir, dès que mon cœur se calme et que mes
tremblements s’apaisent.
–7–

Un bruit étrange me réveille. Je tremble de froid, le feuillage de l’arbre


n’ayant pas réussi à me tenir au sec.
Des tas de petits volatiles au plumage coloré sautillent de branche en
branche en piaillant.
Mon ventre se remet à grogner. C’est la première fois que des oiseaux
me font saliver. J’avais prévu de trouver de quoi me nourrir à la rivière,
mais il est tout simplement hors de question que j’y retourne. Maintenant
que j’ai fait connaissance avec la faune locale, je ne compte plus m’en
approcher. Ce qui pose également le problème de la soif.
Je me frotte les yeux, essayant d’émerger du sommeil. Soudain, le
craquement qui m’a réveillée se reproduit. Je sursaute et me penche sur le
côté pour scruter le sol. Ce que je vois me coupe la respiration.
Une harde de cervidés broutent tranquillement la mousse qui recouvre
le sol de la forêt. Ils ne sont pas comme les cerfs et les biches de la Terre,
bien évidemment. Déjà, ils marchent sur leurs pattes arrière, à la manière
des kangourous, et ont de grands bois, comme ceux des élans. Leur petite
queue fouette l’air rapidement. Des petits imitent leur mère ou jouent
ensemble, un peu à l’écart.
À bien y regarder, je crois qu’ils ne broutent pas mais qu’ils lèchent la
mousse. Eux aussi ont apparemment compris qu’il valait mieux trouver un
moyen de s’abreuver autre que de s’approcher de la rivière.
La harde finit par s’éloigner et je soupire de désespoir. J’ai tellement
faim que j’étais à deux doigts de sauter sur l’un de ces pauvres animaux.
– Il faut que je monte plus haut. Je dois voir où je me trouve.
Oh, mon Dieu, je commence à prendre la fâcheuse habitude de parler
toute seule. C’est le début de la fin.
Une fois en haut de la cime de mon arbre, je domine la canopée et je
peux voir à des kilomètres à la ronde. À ma gauche, à un ou deux
kilomètres de ma position, se trouve la redoutable rivière. Et, en face de
moi, j’arrive à distinguer de la fumée.
Un village. C’est sûrement un village.
Je réfléchis un instant. Iollan m’a formellement déconseillé de m’en
approcher. Mais, franchement, est-ce que j’ai le choix ? Il n’avait qu’à pas
m’abandonner dans un monde hostile, sans eau ni nourriture.
Je décide donc de me diriger vers ce village pour essayer de trouver de
quoi me sustenter. Je n’ai qu’à rester sur mes gardes et ne pas me faire
prendre. Ça me paraît assez simple, finalement…
Je descends prudemment de mon perchoir et m’oriente vers la fumée.
Au bout de cinq minutes de marche, je tombe sur un chemin de terre. Je
décide de le suivre tout en restant à l’abri des arbres. Si ce chemin qui
traverse la forêt est emprunté régulièrement, je préfère garder mes
distances. Mais si mes intuitions sont bonnes, il doit mener directement au
village. Le suivre, même de loin, est ma meilleure chance de l’atteindre.
Je mets plus d’une demi-journée à approcher les environs de la
civilisation. Je sais que j’en suis proche quand l’odeur de la fumée se fait
plus forte. Elle est accompagnée par des effluves différents, certains
alléchants, d’autres beaucoup moins.
Bien que toujours à l’abri de la forêt, j’arrive à sa lisière. Les arbres sont
plus fins, plus clairsemés. Si je veux atteindre le village, il va falloir que je
traverse une étendue plus ou moins grande où je serai à découvert. Or il est
totalement hors de question que je m’aventure à ciel ouvert, les doigts en V
et la bouche en cœur.
Je suis encore une fois coincée.
Je soupire et m’assois contre le tronc d’un arbre. Pour la première fois
de ma vie, mon père me manque. Lui trouve toujours une solution à tout. Je
donnerais n’importe quoi pour qu’il soit avec moi en ce moment même.
Sait-il que j’ai disparu ? Est-ce que ça lui fait de la peine ? Ça
m’étonnerait. Il doit être beaucoup trop occupé pour ça.
Je tripote mon bracelet en retenant mes larmes. Est-ce que je manque au
moins à quelqu’un sur Terre ?
J’en suis là de mes réflexions quand un tumulte se fait entendre. Des
cris lointains me parviennent, et avant même que j’aie eu le temps de
bouger, un jeune homme jaillit de nulle part et court à toute allure dans ma
direction. Il a la peau mate et des cheveux blonds, presque blancs, qui lui
tombent devant les yeux. Il est habillé d’une chemise déchirée et d’un
pantalon de toile crasseux, et un bandeau lui cache un œil. Ce n’est pas un
Torga, ça, c’est sûr.
Lorsqu’il m’aperçoit, il ralentit un peu, visiblement surpris, et peut-être
même un peu apeuré, mais repart de plus belle quelques secondes plus tard.
J’avoue être trop déconcertée pour esquisser le moindre geste. Arrivé à
mon niveau, il me tend la main et, son regard plongé dans le mien, me dit :
– Suis-moi si tu veux vivre.
– Hein ? Mais pourquoi ?
– Je t’aurai prévenue ! me lance-t-il sans un regard en arrière.
Je saute sur mes pieds et, sans comprendre pourquoi, je me mets à
courir derrière lui. Après tout, s’il détale comme ça, c’est qu’il doit avoir
une bonne raison…
– Hé ! Attends-moi !
Je le perds rapidement de vue. C’est qu’il est rapide, l’animal. Et moi,
affaiblie par la faim, j’ai du mal à suivre.
Je sprinte pendant quelques minutes à l’aveuglette et commence à
désespérer de le retrouver quand quelqu’un me saisit par le bras et me
coupe dans mon élan. Je dois à une intervention divine le fait de ne pas
m’affaler sur le sol.
Je pousse un petit cri de surprise avant qu’une main vienne se coller sur
ma bouche. Un bras s’enroule autour de ma taille, et me voilà prisonnière et
muette. Je me débats en poussant des cris étouffés, mais rien n’y fait. Mon
assaillant est plus fort que moi.
– Chut ! Tu vas les attirer par ici !
Je reconnais la voix du jeune homme et me détends un petit peu.
J’arrête de gigoter et lui tapote la main pour lui signifier que je suis calmée.
Il la retire et je tourne la tête pour le regarder. Comme il ne desserre pas son
étreinte autour de ma taille, je lui crache, assez énervée :
– Qu’est-ce que tu fabriques ? Lâche-moi !
Il ne me jette même pas un coup d’œil. Il scrute avec attention les
alentours, l’air concentré.
– La rivière doit être par là, murmure-t-il pour lui-même. Si on arrive à
l’atteindre…
Au mot « rivière », je me mets à frissonner. Hors de question que je
m’en approche ! Malheureusement, le type m’attrape par la main et me tire
en avant sans me demander mon avis.
– Allez, viens ! me crie-t-il par-dessus son épaule. Ils ne vont pas tarder
à nous rattraper !
« Ils ». J’ai comme une idée de leur identité…
Un long hurlement retentit tout à coup derrière nous, et je dois dire que
l’image des loups de Iollan et de Laena m’aide à accélérer le rythme.
Hors d’haleine, je lui demande :
– Qu’est-ce qu’ils feront s’ils nous rattrapent ?
Je l’entends ricaner.
– Tu n’as pas envie de le savoir.
Je ne sais pas combien de temps nous fuyons ainsi. Ça me paraît être
une éternité. Mais finalement le jeune homme ralentit et hume l’air.
Je le vois sourire.
– On n’est plus très loin !
– Plus très loin de… ?
Il ne me laisse pas le temps de finir et m’entraîne à nouveau à sa suite.
Les hurlements se font de plus en plus proches.
C’est alors que j’aperçois devant nous une trouée, et quand la lumière
caresse enfin mon visage, nous nous retrouvons face à la rivière tant
redoutée.
Je freine des quatre fers et refuse d’aller plus loin. Le jeune homme se
retourne vers moi, l’air contrarié.
– Qu’est-ce que tu fais ? Dépêche-toi, on n’a pas le temps de réfléchir !
– Je crois que je préfère encore me faire bouffer par nos poursuivants
que par la bestiole qui vit dans cette rivière.
Il lève les yeux au ciel et tire si fort sur mon bras que je m’étonne qu’il
soit toujours attaché à mon épaule. Avant même que je puisse protester,
nous nous retrouvons dans le cours d’eau, immergés jusqu’au cou.
La panique s’empare de moi, et je dois me faire violence pour me
maintenir à la surface. Je m’attends à tout moment à ce qu’un de mes pieds
soit happé par cette ignoble créature.
Le jeune homme se retourne vers moi, un sourire extatique sur le
visage. Ses cheveux mouillés lui tombent dans les yeux et je me demande
comment il fait pour voir où il va. Déjà qu’il n’en a qu’un de valide…
– Allez, courage ! On y est presque.
En effet, quelques minutes plus tard, nous arrivons finalement sur
l’autre berge, et je me hisse tellement vite sur la terre sèche que je le
dépasse et me mets à courir vers les arbres. Je n’ai aucune envie de traîner à
proximité de l’eau. Une expérience m’a suffi.
Il me rattrape néanmoins rapidement, et nous nous enfonçons toujours
plus dans les bois, laissant derrière nous les dangers de la rivière.

*
* *
– Je crois qu’on les a semés…
Le jeune homme s’arrête et lâche ma main. Il est à peine essoufflé alors
que cela fait plus d’une demi-heure que nous courons à toute allure.
Mon acolyte se baisse, arrache une parcelle de mousse et prend une
pleine poignée de l’humus qu’elle recouvre. Il commence à en frotter ses
vêtements. Je le regarde comme s’il était subitement devenu zinzin.
– Tu fais quoi, au juste ?
– Je masque mon odeur… Et si j’ai un conseil à te donner, tu devrais
faire la même chose. Les smartaks ont un odorat très développé, et ils nous
retrouveront facilement si on ne fait pas ce qu’il faut pour nous en
débarrasser.
Maintenant que je sais ce qu’est un smartak, j’ai moyennement envie
qu’ils me retrouvent. Je me baisse à mon tour et imite le jeune inconnu.
Mes vêtements sont toujours trempés, de toute façon. Après la course
effrénée que nous venons de faire dans cette atmosphère étouffante
d’humidité, ils ne sont pas près de sécher.
Je finis de me barbouiller de terre noire et me concentre sur ce garçon.
Il a des cheveux mi-longs, son œil visible est bleu translucide, et il a un nez
droit. Il a une bouche ni trop pulpeuse ni trop fine, des sourcils bien
dessinés et une mâchoire carrée. Il est franchement mignon, bien que
maigre.
Il finit par remarquer que je le scrute et me dévisage d’un air amusé.
– Tu t’appelles comment ?
– Lomé. Et toi ?
– Haslen. Tu viens d’où ? Je n’ai pas eu le temps de te faire part de ma
curiosité, mais je t’avoue que je suis perplexe. Tu étais tranquillement
assise à l’orée de la forêt, sans craindre la proximité de Katyl, et tu es
habillée bizarrement. Sans parler de ton prénom. Tu n’es pas du coin, ça,
c’est sûr. J’ai cru pendant une seconde que tu étais une Torga.
Je suis sur le point de lui dire que je viens carrément d’un autre monde,
que je suis une Voyageuse, comme me l’a appris Iollan, mais quelque chose
me retient.
– Je… viens de loin. J’ai été amenée ici contre mon gré, et je ne connais
rien de ton monde, ni ses coutumes, ni ses villes, ni son histoire. Je n’ai rien
mangé depuis des jours. Si tu pouvais m’aider, je t’en serais infiniment
reconnaissante.
Il s’assoit en tailleur contre un arbre et commence à ramasser la mousse.
Il la porte à sa bouche et la lèche tout en m’observant. Son manège me met
relativement mal à l’aise et je détourne le regard.
– Je pense que tu ne me dis pas toute la vérité, mais soit. Je comprends
que tout un chacun ait ses secrets et je le respecte. Pour ton estomac, tu
peux ramasser la mousse et faire comme moi. Elle sécrète une substance
sucrée qui t’aidera à reprendre des forces le temps qu’on trouve quelque
chose de plus consistant.
Je hoche la tête et m’assois en face de lui. J’hésite quelques secondes à
suivre son exemple, mais la faim a raison de mon amour-propre, et une fois
que j’ai goûté la mousse, je ne peux plus m’arrêter.
– Tu te trouves à Tân, la plus grande surface habitable de Bâl’Shanta, le
monde connu. Actuellement, nous sommes dans la forêt Mesla. Nous avons
traversé la rivière Sangre. En parlant de ça, pourquoi avais-tu si peur d’y
nager ?
Je ricane.
– Oh, apparemment, je la connais mieux que toi, cette rivière ! Tu ne
sembles pas conscient du danger qu’elle représente. J’ai failli m’y faire
dévorer par une bête ignoble, la nuit dernière. Elle était à deux doigts de
m’attraper, mais j’ai réussi à la semer dans la forêt. Je n’avais aucune envie
de la recroiser, si tu veux savoir.
Il me sourit avec amusement.
– Ah ! Tu as fait la connaissance du tarpasigue. Ne t’inquiète pas, cette
bête-là ne se manifeste que la nuit. Elle ne supporte pas la lumière, sa peau
se désagrège à son contact ; alors elle se cache durant la journée. La rivière
ne représente donc aucun danger tant que le soleil est levé.
J’acquiesce après un moment d’hésitation, soulagée de savoir que je
n’ai pas risqué ma peau tout à l’heure.
– Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
– Je vais traverser la forêt Mesla, descendre jusqu’à la crevasse des
Oubliés, en évitant les villes, et traverser la mer Gaspée pour atteindre les
îles des Esclaves. Tu n’as qu’à venir avec moi – si tu en as envie, bien sûr.
Une fois là-bas, j’espère pouvoir réunir assez de bras pour monter à Fasgârd
et sauver ma sœur de l’arène.
J’ouvre de grands yeux horrifiés.
– Ta sœur est destinée à aller dans une arène ? Le genre d’arène où des
gens sont tués et sacrifiés pour le plaisir des plus riches ?
– Pas vraiment. C’est surtout une occasion pour les Torgas de se
mesurer entre eux et de s’amuser. Mais la coutume veut que des Fils de Tân
ayant commis un larcin soient sacrifiés à la fin des Jeux. La cession lors de
laquelle elle doit être exécutée n’aura lieu que dans un mois environ.
J’espère avoir le temps de faire l’aller-retour.
Sa sœur est donc une criminelle… Qu’a-t-elle bien pu faire pour
s’attirer les foudres des Torgas ?
Je m’apprête à lui poser la question quand une autre la remplace :
– Et toi, tu viens d’où ? Pourquoi tu courais comme ça ?
– Je me suis échappé du lobsto où j’étais enfermé. À Katyl.
Je dois faire une drôle de tête parce qu’il soupire.
– Je ne sais pas d’où tu sors, mais ça doit être vraiment loin de
Bâl’Shanta, pour que tu ne saches pas ce que sont les lobstos. Ce sont des
villages d’esclaves. C’est là que nous sommes enfermés la nuit. Le jour, on
nous impose des travaux plus ou moins pénibles. Je suis affecté au
nettoyage des rues de Katyl. C’est la ville que tu as dû apercevoir quand tu
te trouvais à l’orée du bois.
Je me renfrogne. Décidément, je ne trouve pas ce monde très
hospitalier.
– Et… qu’est-ce qu’on va faire quand… je veux dire si on nous
attrape ?
– Je serai fouetté à mort, si j’ai de la chance. Toi, je ne sais pas trop. Tu
es très différente des Filles de Tân qu’on rencontre habituellement. Peut-
être qu’ils te garderont en vie pour te vendre.
– Peut-être ? Ça veut dire quoi, ça, « peut-être » ?
Il rouvre les yeux et me regarde avec gravité.
– À Tân, ça fait plus de trois siècles qu’on ne connaît que le travail
forcé et la mort. Les Torgas sont un peuple impitoyable. Ils nous ont
envahis et ont tué tous ceux qui refusaient de se soumettre. Le reste de mon
peuple a été réduit en esclavage. Si on nous retrouve, on ne survivra pas.
Pire, on mourra sûrement dans d’atroces souffrances.
–8–

– On devrait se remettre en marche. Mes maîtres ne vont pas


abandonner les recherches aussi facilement. Plus vite on aura mis de la
distance entre Katyl et nous, mieux ce sera.
Je hoche vivement la tête et bondis sur mes pieds. Je n’ai aucune envie
d’être fouettée à mort et/ou balancée dans une arène pour y mourir de je ne
sais quelle façon !
Haslen me lance un regard en biais.
– Tu es sûre que tu ne veux pas me dire d’où tu viens ? Habituellement,
je ne m’immisce pas dans les affaires des gens, mais toi, tu piques ma
curiosité.
– Tu ne connaîtrais pas, de toute façon.
Et je commence à crapahuter dans les bois.
– À ta guise. Hé, Lomé !
Je me retourne, intriguée par son ton amusé. Il ne fait d’ailleurs rien
pour masquer le sourire qui va avec.
– Je te crois sur parole quand tu dis que tu viens de loin. Tu es en train
de retourner sur tes pas. Si tu ne veux pas tomber nez à nez avec nos
poursuivants, je te suggère de prendre plutôt cette direction.
Il montre du doigt le sens opposé du chemin que je viens d’emprunter,
en me souriant avec amabilité. Je m’efforce de ne pas rougir et redresse le
menton.
– C’était juste pour te tester. On y va ? Ou tu comptes te bidonner toute
la journée ?
Il s’esclaffe pour de bon, cette fois, et je le suis, vexée comme un pou.
Ça n’est pas dans mes habitudes de me faire humilier, mais j’ai des
excuses : je viens quand même d’être propulsée dans un monde
inhospitalier et dangereux, dans lequel je n’ai aucun repère.
Haslen m’aide à escalader un rocher, et je dois me forcer à rester fâchée.
Je décide finalement de lui accorder mon pardon et m’éclaircis la gorge.
– Dis-m’en plus sur ton… pays. Est-ce qu’il y a des gens qui combattent
encore les Torgas ? Êtes-vous tous réduits en esclavage ?
– Comme je te l’ai déjà dit, nous sommes sous la coupe de ces tyrans
depuis des siècles. Aucun Fils de Tân n’a pu leur résister. Ils possèdent ce
qu’ils appellent l’Emprise : c’est un pouvoir qui leur permet de nous
manipuler à leur guise. Tous les Torgas n’en sont pas pourvus, seuls les
membres de la classe noble et royale le possèdent. C’est ce qui leur a valu
de gagner la guerre. Nous étions sans défense face à eux. Ils ont le pouvoir
de nous soumettre à leur volonté par un seul mot.
Il me sourit tristement.
– Que voulais-tu que nous fassions ?
Il se tait un moment et j’en profite pour réfléchir. J’ai entendu Iollan et
Laena parler de l’Emprise. Mais d’après ce que j’ai pu comprendre, en ma
qualité de Voyageuse, je n’y suis pas soumise. C’est à la fois un avantage et
un sacré inconvénient. Un avantage parce qu’ils ne pourront pas me forcer à
faire des choses contre ma volonté. Un inconvénient parce que s’ils
découvrent que je peux échapper à leur pouvoir, ils comprendront que je ne
viens pas de Bâl’Shanta et me verront comme un danger pour eux. Ce qui
signifie, à mon humble avis, que je ne ferai pas long feu.
– Il y a une légende, néanmoins… Celle des îles aux Esclaves. Personne
n’a jamais vu ces îles, mais il paraît que des esclaves ont un jour réussi à
s’enfuir et s’y sont exilés. On dit même qu’ils ne sont plus soumis à
l’Emprise. C’est pour ça que je veux y aller. Les Torgas n’y prêtent pas
attention parce que ce ne sont que des chimères à leurs yeux, mais c’est ma
seule chance de sauver Taïna.
– Taïna, c’est ta sœur ?
Il acquiesce en silence. Je vois bien qu’il est bouleversé. Je ne cherche
pas à aller plus loin dans la conversation et je change plutôt de sujet.
– Comment as-tu fait pour t’échapper, si un seul mot peut t’en
empêcher ?
Il retrouve immédiatement le sourire.
– Je sais me montrer rusé quand j’en ai la motivation. Je me suis
échappé de ma cellule sous le nez de mes gardiens. J’ai attendu que la voie
soit libre et j’ai foncé hors du village vers la forêt.
– Pourquoi ne pas avoir essayé de te sauver durant la nuit ?
– Tu plaisantes ?! s’exclame-t-il. Les lobstos sont dix fois mieux gardés
la nuit que le jour. Je n’avais aucune chance de m’échapper à ce moment-là.
Je trébuche sur une pierre et pousse un petit cri de douleur. Mes pieds
sont dans un sale état. Ils saignent par endroits et je ne compte plus mes
ampoules.
Haslen s’arrête, une mimique inquiète sur le visage.
– Ça va ? Tu veux qu’on se repose ?
– Non, ça va. Dis-moi plutôt ce que tu faisais dans ta cellule en début
d’après-midi, alors que tu m’as dit qu’on vous enfermait dans ces… lobstos
pour y dormir ?
Il me sourit avec un certain machiavélisme.
– J’ai ingéré une plante qu’on appelle couramment la sève du menteur.
Elle ralentit ton rythme cardiaque jusqu’à un point auquel il est quasiment
indétectable. Je ne dis pas que ça a été chose facile. Tous les pieds de cette
plante ont été arrachés près des villes et des villages. Elle est dangereuse
pour les enfants torgas, et même pour les adultes. Non seulement elle
t’expose à être enterré vivant, mais, en plus, les esclaves avaient trouvé la
combine et s’enfuyaient tous les quatre matins après avoir fait les morts
durant quelques heures. Mais, en nettoyant Katyl, j’en ai trouvé quelques
pieds. J’ai dû attendre des semaines avant que les plants donnent des fruits.
Ça a été la période la plus longue de toute ma vie. J’avais peur que des
maîtres ne les trouvent. Bref, une fois « mort », on m’a jeté dans ma cellule
en attendant de me trouver un endroit plus approprié, et comme il n’y avait
aucune raison pour qu’ils me surveillent ou ferment la porte à clé, j’ai juste
eu à sortir lorsque la voie a été libre. Le reste a été une question de
discrétion et de rapidité.
Je suis assez impressionnée.
– C’est douloureux ? Je veux dire, quand le poison de la plante fait
effet ?
– Assez… De l’extérieur, on dirait que tu fais une crise cardiaque. Je
n’en ai jamais eu, donc je ne pourrais pas te dire si l’effet est similaire, mais
oui, c’est très douloureux. J’ai eu l’impression qu’on attrapait mon cœur et
qu’on le pressait violemment. Quant à l’après, je ne me souviens de rien, à
part de m’être réveillé dans ma cellule. Les effets de la sève du menteur
s’estompent très rapidement : trois heures après l’avoir avalée, j’émergeais.
Le réveil n’est pas très agréable non plus, je dois dire.
Je l’écoute me raconter ses mésaventures, de plus en plus étonnée. Il
faut avoir une sacrée volonté pour simuler une mort douloureuse.
Je voudrais lui poser d’autres questions, mais je n’ai quasiment plus de
salive.
– Haslen ? J’ai super soif. Tu connais un endroit où on pourrait boire ?
Il regarde le ciel, semblant jauger l’heure de la journée.
– On peut se rapprocher de la rivière avant que la nuit tombe. Les
taparsigues ne sortent que lorsque les derniers rayons du soleil ont disparu.
On a encore deux heures et demie devant nous. Il nous faudra une heure
pour nous en approcher. De toute manière, moi aussi, j’ai soif.
Il prend sur sa droite, et nous marchons en silence durant l’heure qui
suit. Seuls les cris de petits singes, les fameux mandroques auxquels Laena
m’avait comparée, viennent rompre le calme de la forêt. C’est en entendant
le bruit que font nos pieds nus sur la mousse que je réalise à quel point la
solitude me pesait. Je suis si heureuse de ne plus être seule que je me sens
presque en sécurité. Comme si un jeune homme maigrelet pouvait me
protéger de tous les dangers de ce monde…
Nous finissons par arriver aux abords de la rivière. À sa vue, je ne peux
réprimer un frisson d’effroi. Haslen doit me voir blêmir car il pose une main
sur mon épaule, l’air rassurant.
– Ne t’inquiète pas, je t’assure qu’en journée il n’y a aucun danger. On
ne restera pas à proximité cette nuit. On va juste boire et se rafraîchir un
peu.
– Qui a dit que je m’inquiétais ?
Je passe devant lui, la tête haute et les épaules en arrière. Je m’accroupis
près de l’eau et bois en faisant tout mon possible pour ne pas paraître mal à
l’aise. Ce n’est pas une mince affaire. Je dois me faire violence pour ne pas
jeter de fréquents coups d’œil au liquide cristallin.
J’aperçois Haslen, du coin de l’œil, qui s’accroupit.
– Tu es vraiment étrange, comme fille… D’habitude, celles que je
connais n’essaient pas de masquer leurs émotions.
– Je n’essaie pas de masquer mes émotions, je dis la vérité. Les filles
que tu connais sont juste des trouillardes, c’est tout.
– Des trouillardes ? C’est quoi, ça ?
– Des pleutres, si tu préfères.
Il se renferme comme une huître. Apparemment, ça le contrarie.
– Si j’étais toi, je ferais attention à ce que je dis. Les filles de ton pays
ont peut-être le luxe de pouvoir se montrer irrespectueuses ; mais ici, ça
risque de t’attirer pas mal d’ennuis. Et, juste pour que tu le saches, les filles
que je connais ont de bonnes raisons d’avoir peur.
Il se relève avec raideur, puis s’éloigne sans regarder en arrière.
Pour la première fois de ma vie, j’ai envie de revenir sur mes paroles. Je
n’avais pas l’intention de le blesser. Mais les vieilles habitudes ayant la
peau dure, je m’obstine à garder un air fier et le suis sans un mot.
–9–

Nous passons la nuit dans un arbre, pour nous protéger des sirconors,
des créatures féroces dont Haslen m’a vaguement parlé et qui rôdent la nuit
dans la forêt Mesla. Je me félicite d’avoir fait de même avant d’avoir
rencontré mon compagnon de route.
Ce dernier n’a plus dit un mot depuis notre petite dispute, à part pour
évoquer les fameux sirconors. Il a l’air d’avoir la dent dure mais,
malheureusement pour son ego, je suis bien plus bornée que lui.
Le lendemain, c’est une délicieuse odeur de viande grillée qui me
réveille. Et pour me réveiller, ça me réveille : j’en tombe presque de ma
branche.
Je me penche en faisant à peine attention à ne pas tomber et découvre
Haslen à quelques mètres de là, en train de faire rôtir deux volatiles, plumés
– je préfère le préciser –, qui sentent terriblement bon.
Je descends prestement de mon arbre, réussissant par je ne sais quel
miracle à ne pas me rompre le cou et manquant de peu me retrouver la tête
dans les braises.
Lorsque je me relève en titubant, Haslen me toise avec ahurissement.
– Tout va bien ?
Qu’il aille au diable avec sa compassion !
Je regarde en salivant ce qui ressemble fortement à deux poulets rôtis.
Jamais de ma vie quelque chose ne m’a paru aussi appétissant. Et pourtant,
j’ai écumé les restaurants primés par le guide Michelin.
Je tends la main vers la viande, quasiment en transe, mais mon
compagnon de route me donne une tape dessus.
– Hé ! Attends, ils ne sont pas totalement cuits !
– Je m’en moque, ça fera du poulet tartare.
– Du quoi ? !
Je ne développe pas et arrache une aile en me brûlant les doigts au
passage. Mais ça m’est bien égal.
Quand le premier morceau passe la barrière de mes lèvres, je crois avoir
atteint le nirvana. C’est tellement bon que je tombe en arrière sur mon
postérieur en poussant un gémissement de bonheur. Je ne m’étais pas
trompée : ça a sacrément le goût du poulet. Du meilleur poulet au monde.
J’essaie de savourer cette bouchée, mais je suis tellement affamée que je la
mastique à peine et que j’en enfourne une seconde, me brûlant vivement la
langue du même coup.
Honnêtement, la douleur ne m’a jamais paru aussi acceptable.
Lorsqu’il ne reste plus que les os, je daigne lever les yeux vers Haslen.
Il semble plus choqué que compatissant, à présent.
– Quoi ? T’as jamais eu faim ?
– Si, mais je ne me comporte pas pour autant en sauvage.
Franchement, je me moque pas mal de ce qu’il pense de moi. D’ailleurs,
pour le prouver, j’attrape une cuisse du même volatile et lui fais subir le
même sort qu’à l’aile. Mon compagnon ne semble néanmoins pas bien
rancunier – pas autant que je suis capable de l’être, du moins – et se met à
me parler en continuant à faire tourner les poulets sur la broche.
– Tu as de la famille ?
Sa question me surprend tellement que je m’arrête de mâcher au beau
milieu d’une explosion gustative. Le nœud dans l’estomac qui ne me quitte
jamais vraiment se fait ressentir et je suis obligée d’avaler tout rond si je ne
veux pas m’étouffer. Je regarde nerveusement mon bracelet et secoue la
tête.
– Pourtant tu es très jolie, tes parents devraient être très fiers de t’avoir
mise au monde.
LOL, va dire ça à mon géniteur…
– Disons que là d’où je viens, la beauté ne fait pas tout et que les
parents ne sont pas forcément fiers de leurs enfants parce qu’ils ont un
physique avantageux. Ce qui est bien dommage, d’ailleurs. Pourquoi ? Ici,
si tu nais beau, tu fais le bonheur de ta famille ?
Haslen prend délicatement l’autre aile du poulet entamé et commence à
la manger avec beaucoup de dignité.
– Bien sûr. Les parents d’un bel enfant ont plus de chances de s’attirer
les faveurs de leurs maîtres. Chez les Torgas, la beauté est une chose très
importante. La seconde, même.
Piquée par la curiosité, j’en oublie de finir ma cuisse.
– Quelle est la première ?
– Le pouvoir.

*
* *
Nous marchons pendant cinq jours dans la forêt sans en voir le bout.
Haslen se révèle être un compagnon de route plutôt agréable, contrairement
à moi, qui deviens de plus en plus grognon au fur et à mesure que nous
avançons. Mes pieds nus me font un mal de chien et je n’ai mangé que cinq
fois depuis les poulets. Selon lui, il nous faut les économiser car nous n’en
trouverons pas forcément d’autres.
Mais moi, je m’en moque ! Le simple fait de savoir que de la viande se
balance dans le sac de feuilles que s’est fabriqué Haslen me donne des
envies de meurtre.
À la mi-journée du cinquième jour, alors que je suis en train de
fomenter un complot contre lui, Haslen s’arrête et pose son baluchon sur le
sol. Il en sort le reste de viande et m’en tend la moitié. Je le regarde de
travers, méfiante.
– C’est un test ? Parce que si c’est pour éprouver ma capacité à résister
à la tentation, tu risques d’être déçu.
– Je n’ai jamais rencontré une fille aussi bougonne. Ce n’est pas un test.
On doit manger ce qu’il reste. La viande va se perdre si on la transporte un
jour de plus par cette chaleur.
Ce n’est pas faux. Elle sent déjà bizarrement depuis deux jours. Ce qui
ne m’a pas empêchée de me jeter dessus dès que j’en ai eu le droit.
Je hausse les épaules et mange ma part du butin. La chair n’est plus
aussi fraîche qu’il y a quelques jours, mais franchement, ça m’est égal. Tant
que mon estomac est un peu soulagé…
– On va devoir retraverser la rivière, me dit Haslen en mâchouillant la
chair sèche de son poulet.
Il m’a dit le nom de cet animal, mais je préfère l’appeler comme la
volaille terrienne.
– Pourquoi ?
Je lui demande sans vraiment avoir envie de connaître la réponse.
– Parce que, me répond-il patiemment, nous devons brouiller les pistes,
et ça nous permettra, en plus, de rester plus longtemps à l’abri de la forêt.
Lorsque nous serons à découvert, il nous sera beaucoup plus difficile de
nous déplacer.
Cette explication me convient et je n’insiste pas plus. Nous ne sommes
jamais restés bien loin du cours d’eau, ayant besoin de boire de temps à
autre. Avec cette chaleur, on se déshydrate rapidement.
Je jette de fréquents coups d’œil à mon poignet, m’assurant que mon
bracelet est toujours là. C’est la seule chose qui me rattache à ma mère et à
mon monde. Si je le perdais, je ne sais pas ce que je deviendrais.
Nous ne mettons pas bien longtemps à atteindre le fleuve. Après avoir
bu tout mon saoul, je profite de la luminosité pour observer mon reflet dans
l’eau miroitante. Je ne peux retenir un hoquet horrifié.
Mes cheveux, qui m’arrivent sous la poitrine, habituellement bouclés,
sont tellement ébouriffés que je ressemble à une sorcière. J’ai le visage noir
de crasse et des cernes gros comme des valises. Et puis, soyons honnêtes, je
ne sens pas très bon.
– Il faut que je me lave, Haslen. Est-ce que… est-ce que tu pourrais
juste t’éloigner un moment ?
– Maintenant ? Tu veux te laver maintenant, alors que nous sommes
poursuivis ?
– Oui, tout de suite. Ça fait cinq jours qu’on brouille les pistes, ils
mettront beaucoup plus de temps à nous retrouver. Tu peux bien m’accorder
un instant d’intimité, non ?
Il souffle avec exaspération mais s’éloigne quand même.
J’attends une minute ou deux, puis me déshabille à la hâte et lave
consciencieusement mes vêtements, un jean Levi’s, un débardeur Giorgio
Armani et des sous-vêtements hors de prix. Puis, quand la dernière goutte
de jus noir en est sortie, je les étends sur un rocher chauffé à blanc.
Je m’avance alors jusqu’à ce que l’eau m’arrive au-dessus de la
poitrine, puis y plonge tout entière.
Pendant un quart d’heure, je frotte mon corps, mon visage et ma
chevelure en essayant de me débarrasser de toute la crasse possible. Une
fois que j’ai l’impression d’être propre, je sors de l’eau et reste à l’air libre,
nue comme un ver, les yeux fermés. Le soleil chauffe ma peau et le vent
chasse l’humidité. Je suis sèche en quelques minutes.
Je me dirige vers mes habits quand une branche se brise derrière moi.
– Bon, ça fait une éternité ! J’aimerais qu’on reparte, mainte…
Je me retourne, rouge comme une pivoine, une main sur ma poitrine,
l’autre sur mon intimité. Haslen, la bouche grande ouverte, me lorgne avec
une expression où se mêlent un ébahissement incommensurable et une
sacrée dose de vénération.
Je sens une violente poussée de colère et de honte ébranler mon sang-
froid.
– Retourne-toi, sombre crétin !
Le venin dans ma voix semble le faire sortir de sa transe parce qu’il
sursaute et fait volte-face. Il s’éloigne dans la forêt, raide comme un
manche à balai.
Je rumine ma rage tout en enfilant mes vêtements avec des gestes
rapides et furieux. Qu’est-ce qu’il lui a pris, à cet abruti ?
Il n’a pas intérêt à faire la moindre allusion à la tache de rousseur que
j’ai sur la fesse droite. Parce que là, je le dépèce vif.
Une fois habillée, je rassemble mon imposante chevelure sur une
épaule, reprends une contenance et me dirige vers l’endroit où il a disparu.
Je le cherche sans rien dire pendant cinq minutes, puis, ma patience
arrivée à son extrême limite, je croise les bras, incapable de me retenir de
hurler.
– Haslen ! Où es-tu, bon sang de bonsoir ? J’en ai marre, de tourner en
rond !
Il ne répond pas, pas même la moindre indication de l’endroit où il se
trouve.
Je marmonne en français, en essayant de ne pas péter une durite.
Je le cherche encore une bonne dizaine de minutes avant que la panique
ne remplace l’agacement. Il ne serait pas parti sans moi, quand même ? Je
veux dire, c’est vrai que je lui ai crié dessus, mais j’avais une bonne raison !
S’il m’a abandonnée, je le retrouverai. Je le tuerai, et ensuite je lui
demanderai des explications. Et après, je le tuerai de nouveau.
Je ressasse ce désir de vengeance depuis cinq bonnes minutes quand
j’entends quelqu’un sauter derrière moi.
Je soupire de soulagement et me retourne en faisant mine d’être en
colère.
– Mais où étais-tu ?! Je…
Je m’interromps tout net, pétrifiée sur place par le regard mordoré d’un
smartak.

*
* *
Mon sang se glace dans mes veines.
Je lève les mains au ciel dans un geste d’apaisement. La bête continue à
me regarder sans bouger.
– G… gentil, le chien. Gentil. Tu vois ? Je ne te veux aucun mal.
La blague. Comme si j’étais capable de lui faire quoi que ce soit. Je n’ai
ni ses crocs, ni sa mâchoire puissante, ni ses énormes griffes. Je ne fais
vraiment, vraiment pas le poids.
Ai-je précisé que je n’ai jamais aimé les chiens ? Et que les chiens me le
rendent bien ? Je crois que je suis sérieusement dans la mouise.
Le smartak reste figé, comme s’il était de glace. Je commence à me
demander si ce n’est pas une statue de pierre. Mais quand je regarde autour
de moi, à la recherche d’un perchoir, l’horrible canidé retrousse ses babines
et se met à grogner.
Ni une ni deux, mon instinct de survie prend le dessus. Au lieu
d’afficher, comme dans les documentaires animaliers, une attitude soumise,
je fais tout le contraire et me transforme directement en proie : je me mets à
courir.
Il y a un arbre à deux mètres de moi. Si j’arrive à l’atteindre…
Deux énormes pattes atterrissent sur mon dos et me font tomber en
avant. Je me réceptionne sur le sol mousseux en poussant un cri de douleur
mêlée de terreur. Ça y est, c’est la fin, je vais me faire dévorer vivante.
Comme pour confirmer, le loup attrape ma nuque entre ses mâchoires et
les resserre. Alors que ses crocs s’enfoncent dans ma chair, une voix retentit
au-dessus de moi :
– Ganda, stop !
Il y a un bruit de fouet, et le smartak me lâche, puis recule en gémissant
pitoyablement. Je n’ose plus faire un geste, la joue posée sur la mousse, les
yeux exorbités par la peur.
Une main puissante me saisit par le bras et me relève d’un coup.
Je me retrouve face à deux géants, plus grands encore que Iollan – peut-
être deux mètres vingt –, avec des muscles proportionnels au reste de leur
corps. Ils ont une barbe noire hirsute sur des visages sales.
J’ai immédiatement envie de pleurer. Celui qui me tient se retourne vers
son collègue et lui offre un sourire édenté.
– Je t’avais bien dit que c’était une Fille de Tân et pas une Torga ! Et
avec ces cheveux et ces yeux, que je sois maudit si elle ne nous rapporte pas
une petite fortune !
Oh là là ! Ça ne s’annonce pas, mais alors pas bien du tout.
Je me mets à tirer sur mon bras avec hystérie, des sanglots dans la voix.
– Lâche-moi ! Lâche-moi, sale brute puante !
Le sourire disparaît immédiatement de son visage. Il me fixe avec un
regard furieux.
– Toi, sale vermine, tu vas me payer ces paroles !
Il lève la main, et alors que je m’apprête à recevoir cette planche à pain
sur la joue, son acolyte lui attrape le bras. Dieu merci, car je ne m’en serais
certainement jamais remise.
– Arrête, Yorgal ! Tu risques de l’abîmer. Elle vaut une sacrée fortune,
comme tu l’as dit, mais si tu la frappes, elle va perdre de sa valeur. Il faut
qu’on l’amène à Fasgârd. Je suis sûr qu’on pourra en tirer un prix
exorbitant. Et moi, Gasruel, je parierais même mon bras droit que lorsque
les enchérisseurs la verront, ils en resteront sans voix.
J’écoute leur échange avec une horreur grandissante. Me vendre ? Oh
non, non, non ! Je change immédiatement de ton.
– Pitié, pitié, relâchez-moi ! Je ferai tout ce que vous voudrez ! Je vous
en supplie, ne me vendez pas comme un vulgaire meuble !
Gasruel, celui qui a évité à ma joue droite de finir en compote, me
tapote presque amicalement la gauche.
– Tu devrais être fière, Fille de Tân. Tu vas certainement faire le
bonheur d’un honnête Torga.
Il se tourne vers son collègue.
– Elle a un drôle d’accent !
Je perds à nouveau mon sang-froid, oubliant sa dernière phrase.
– Mais j’en ai rien à foutre, de ton honnête Torga ! Relâchez-moi ou je
vous fais avaler vos barbes pendant votre sommeil !
Gasruel lance un regard désabusé à Yorgal, qui paraît se maîtriser pour
ne pas m’en coller une.
– Tu as raison, Yorg. Cette fillette a bien besoin d’être corrigée. Je n’ai
jamais entendu une Fille de Tân parler comme cela à l’un de ses maîtres…
Oh, mon Dieu, la situation commence à virer au dramatique.
– … Mais ce n’est pas à nous de le faire. Contentons-nous d’en tirer un
bon prix.
Et alors que je me débats comme une diablesse, ils me traînent vers
l’obscurité de la forêt, le smartak sur leurs talons.
– 10 –

Il pleut à grosses gouttes et je suis trempée.


Les deux brutes dorment depuis un bon moment déjà et l’humidité
ambiante ne semble pas les indisposer le moins du monde. Depuis leurs
premiers ronflements, j’essaie de me libérer de mes entraves sans réveiller
le smartak qui dort à côté de moi.
Je laisse tomber la chaîne, que je triture depuis ce qui me paraît être une
éternité, en soupirant. Je n’arriverai jamais à m’enfuir. Je n’ai plus qu’à me
laisser emmener et à attendre tranquillement d’être vendue comme esclave
de luxe. S’ils m’avaient attachée avec une corde, encore… mais une chaîne
métallique ? Aucune chance. À moins d’en avoir la clé, bien sûr.
C’est Gasruel qui l’a – ça, je le sais parce que je l’ai vu la mettre dans sa
poche. C’est aussi lui qui est le plus éloigné de moi. Mon pied est attaché à
la chaîne qui, elle, est attachée à un pieu si profondément enfoncé dans le
sol que je n’ai même pas réussi à le faire bouger quand j’ai tiré dessus.
Je me lève lentement en faisant attention à ne pas faire de bruit avec
mes entraves et m’approche à pas de loup du géant. Je dois d’abord
contourner Yorgal, qui dort la bouche ouverte en ronflant bruyamment.
Dégoûtée à l’idée de le toucher, je tends la main vers la poche du
pantalon troué de son ami, mais il me manque bien un mètre de mou pour
l’atteindre. Je peste intérieurement en me retenant de pleurer. Je n’y
arriverai jamais. Je ne m’échapperai jamais…
Oh, et puis tant pis ! Quitte à mourir, autant tenter le tout pour le tout !
Je regarde autour de moi et ramasse ce dont j’ai besoin. J’appelle
doucement :
– Gasruel…
Il se retourne dans son sommeil en grognant quelque chose
d’inintelligible.
J’arrache une touffe de mousse et la lui balance à la figure. Il se redresse
en se débattant, comme s’il était attaqué par quelqu’un.
Il finit par se tourner vers moi, ensommeillé.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– J’ai mal à la cheville. L’entrave est trop serrée.
Il se recouche en ricanant.
– Que veux-tu que ça me fasse ?
– À ta guise. On verra bien ce que tu diras quand j’aurai perdu la moitié
de ma valeur à cause d’une cheville estropiée.
Il s’écoule quelques secondes, puis je l’entends soupirer.
– Je commence à regretter de t’avoir trouvée. Et ne m’appelle plus par
mon prénom. Pour toi, je suis « maître ».
C’est cela, oui, et moi, je suis la sœur du père Noël.
– Ganda !
Le smartak lève la tête en remuant la queue.
– Arrête de dormir, paresseux. Va plutôt nous chasser quelque chose à
manger. Allez !
Le monstre se lève d’un bond et détale en courant, la truffe collée au
sol.
Aïe. Voilà qui risque de compliquer les choses.
Gasruel, dont la délicate odeur corporelle manque me faire rendre le
reste de poulet de ce matin, se penche sur moi et commence à triturer mon
fer avec la clé. Priant les dieux de faire en sorte que ça marche, je soulève
au-dessus de ma tête l’énorme pierre que je tenais cachée derrière mon dos
et l’abats sur le crâne du géant.
Un craquement sinistre retentit et Gasruel s’écroule sur mes jambes
dans un grognement étouffé.
Je retiens un hurlement de douleur ; cet abruti s’est affalé de tout son
poids et il doit bien peser cent cinquante kilos. Je jette un regard inquiet à
Yorgal, mais ce gros tas dort à poings fermés. Je donne un coup de pied
pour me libérer du Torga, assommé ou mort, je ne sais. Il me faut au moins
trente secondes pour m’en dégager.
Je me dirige ensuite silencieusement vers son compagnon, règle le fer
pour l’adapter à son énorme cheville et le referme rapidement autour. Je
bondis en arrière, craignant qu’il ne se réveille au contact froid du métal.
Mais non. Il reste immobile, toujours profondément endormi.
Je m’apprête à m’enfuir en courant quand j’avise leurs affaires.
Certaines choses pourraient peut-être me servir…
Je m’approche de leurs sacs et commence à farfouiller dans le premier.
Il contient pas mal de viande séchée, que je fourre négligemment dans les
poches de mon jean, des poignards et des pierres à feu. Je décide de ne pas
emporter le sac, trop gros pour moi, mais je glisse une des armes dans ma
ceinture et laisse le reste. Je voudrais fouiller l’autre sac, mais j’ai peur que
Ganda ne revienne à tout instant et je ne veux pas tenter le diable.
Je m’enfuis alors en direction de la rivière, prête à tout pour mettre le
plus de distance entre eux et moi.

*
* *
Je cours durant presque toute la nuit. La pluie battante m’empêche de
voir correctement et je tombe à de nombreuses reprises sur le sol mouillé.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis couverte de boue et
trempée jusqu’aux os. Même si je suis morte de trouille à l’idée que Ganda
me retrouve, je suis obligée de m’arrêter régulièrement pour reprendre mon
souffle. Généralement, dans ces moments-là, je me cache comme je peux,
dans le creux d’un arbre ou en hauteur sur une branche. Le monstre est parti
à la chasse peu de temps avant que j’assomme son maître, et je ne voudrais
pas qu’il me prenne pour une proie.
Malheureusement pour moi, la roue tourne rapidement. Alors que
j’escalade à quatre pattes une pente particulièrement raide et glissante,
quelque chose me frôle en couinant.
Je m’arrête net, tous mes sens en alerte, mon cœur, déjà affolé par ma
course effrénée, s’emballant davantage.
Je suis sûre qu’un animal vient de passer à côté de moi. Mais j’ai beau
regarder de tous côtés, je ne vois rien. La mousse phosphorescente ne luit
plus, peut-être à cause de la pluie diluvienne, et de gros nuages noirs
cachent la lueur de l’énorme lune.
Je décide de faire comme si je n’avais rien entendu et continue mon
chemin. Quelques minutes plus tard, je lève la tête et découvre la rivière en
face de moi, à une vingtaine de mètres de là. Mais alors que je fais un pas
en avant, une ombre noire passe devant moi à la vitesse de l’éclair. Je n’ai
eu le temps d’apercevoir que ses yeux jaunes.
Je freine à nouveau, la peur s’emparant de chacune de mes cellules. Des
couinements et des jappements se mettent soudain à résonner tout autour de
moi. Des ombres apparaissent et m’encerclent. Ces animaux ont la taille de
chiens, ressemblent beaucoup à des lynx, mais possèdent six pattes – quatre
dont ils se servent pour marcher, et deux plus petites, sur leur poitrine,
comme celles des tyrannosaures. Leur pelage est tigré de jaune et de noir.
Ils ont de grandes oreilles pointues, qui se dressent et se couchent tandis
qu’ils me jaugent de leurs petits yeux mauvais.
Des sirconors. Haslen m’en avait parlé. Mais je n’avais dû l’écouter que
d’une oreille, une fois de plus. Je sens en moi la colère et la frustration se
mêler à la panique. Avoir fait tout ce chemin, avoir réussi à me libérer de
mes kidnappeurs, pour me retrouver au menu de bêtes sauvages d’une
planète que je ne connais pas.
Je serre les dents et cours vers l’une d’elles qui s’enfuit en couinant.
– Dégage, vermine ! Si t’essaies de me bouffer, je t’arrache les yeux !
La rivière ! C’est le seul moyen de leur échapper.
Je fonce alors vers le fleuve en hurlant, espérant faire fuir les
prédateurs. Les premières secondes, ça marche. Ils s’écartent tous en
jappant pour me laisser passer, mais à peine deux mètres plus loin, je les
entends feuler et il est clair qu’ils me poursuivent.
J’arrive à parcourir une quinzaine de mètres sans me faire attraper.
Mais, alors que je m’apprête à entrer dans l’eau, l’une des bêtes me saute
dessus et me lacère le dos de ses énormes griffes.
Je pousse un cri de douleur et chancelle, à deux doigts de m’affaler la
tête la première dans la boue sablonneuse qui borde le fleuve. Mais je sais
que si je tombe, c’en sera fini de moi. Alors, par je ne sais quel miracle, et
malgré la douleur qui me tenaille, je parviens à retrouver mon équilibre et
plonge dans l’eau déchaînée.
Le courant m’emporte presque aussitôt. Je me sens assaillie par la force
des éléments et je ne peux résister. J’essaie de garder la tête hors de l’eau,
mais je suis régulièrement aspirée par le fond. Il fait encore nuit et, pour la
première fois depuis que je suis dans l’eau, je pense au taparsigue. J’ai peur
de me faire dévorer. Je comprends que je pourrais disparaître définitivement
sous la surface d’une seconde à l’autre.
Il faut que je gagne l’autre rive. C’est ma seule chance de survivre.
Pourtant, j’ai beau me démener comme une diablesse, je reste toujours au
milieu du fleuve.
Je lutte pour ne pas couler, mais je bois si fréquemment la tasse que
mon corps, déjà fatigué par ma course, s’épuise davantage.
Je vois soudain une forme gigantesque flottant sur l’eau, mais je
n’arrive pas à savoir ce dont il s’agit. Et elle se dirige vers moi à une vitesse
folle. Je me rends compte au dernier moment que je ne pourrai pas l’éviter.
Je me prends l’obstacle de plein fouet et perds connaissance, l’eau
bouillonnante me submergeant.

*
* *
– Dana, pousse-toi, tu l’empêches de respirer !
– Mais je veux la voir de plus près ! C’est la première fois que je vois
une Fille de Tân avec ces cheveux !
J’ouvre lentement les yeux et me retrouve quasiment nez à nez avec une
petite fille toute blonde. Elle m’observe, de ses yeux bleus grands ouverts.
Quand elle me voit ouvrir les miens, elle sursaute et fait un bond en arrière,
bond que j’imite aussitôt.
– Mimi ! Mimi, elle est réveillée !
Une femme blonde se penche sur moi en souriant avec bonté.
– J’ai vu, Dana. Écarte-toi, que je l’aide à se relever.
La petite fille s’écarte en sautillant tandis que celle que je suppose être
sa mère passe un bras sous mes épaules et m’aide à m’asseoir. Je prends
soudain conscience de l’endroit où je me trouve. Je suis dans une grande
pièce tout en bois – le sol, les murs incurvés et le plafond, dont les planches
laissent entrer la lumière. Et nous ne sommes pas seuls : il y a ici une
trentaine, peut-être une quarantaine d’hommes, de femmes et d’enfants, qui
me regardent avec une curiosité et une méfiance manifestes. Tous sont très
beaux et aucun d’entre eux ne semble mal nourri. Ce qui me surprend le
plus, c’est la couleur de leurs cheveux : ils sont tous blonds ou roux. Je
m’aperçois aussi que nous sommes tous enchaînés aux murs.
Oh non…
Je me tourne vers la femme. Sa fille est cachée derrière elle et me
regarde par-dessus son épaule, l’air apeurée.
– Où suis-je ? Qui êtes-vous ?
La femme me sourit avec bienveillance.
– Je m’appelle Loréïs, et voici ma fille, Danaly. Tu es dans une
embarcation à destination de Fasgârd. D’où viens-tu ? Où sont tes maîtres ?
Je déglutis en retenant mes larmes. Retour au point de départ. Je
balbutie pitoyablement, ne sachant que répondre :
– Je… je ne me souviens plus. Je crois que j’ai perdu la mémoire. Je
sais juste que je m’appelle Lomé. Pourquoi sommes-nous enchaînés ?
Qu’allons-nous faire à Fasgârd ?
– Ils nous enchaînent pour nous empêcher de nous échapper, bien sûr.
Ma fille et moi serons sûrement vendues à une famille de Torgas qui
cherchent des bonnes à tout faire. Je pense que nos maîtres tireront un bon
prix de nous, n’est-ce pas, ma chérie ?
Sa fille lui décoche un sourire édenté.
– Oui, parce que nous sommes toutes les deux très jolies !
Je ne peux me retenir de les regarder comme si elles étaient folles. Elles
agissent comme si leur condition d’esclaves ne les révoltait pas plus que ça.
– Vous êtes des esclaves, donc ?
– Oui, tout comme toi. Pourquoi cette question ?
J’ai l’impression que je vais étouffer.
– Il… il faut que je sorte d’ici.
– Nous ne sommes pas autorisés à sortir.
Je sens mes yeux se remplir de larmes. Je ne veux pas être vendue
comme une vulgaire esclave alors que j’ai risqué ma vie pour échapper à
Dupond et Dupont un peu plus tôt ! Ce n’est vraiment pas juste ! J’ai même
évité de justesse de me faire bouffer par des lynx tigrés comme des foutues
guêpes, et tout ça pour quoi ? Finir dans le ventre d’un bateau, enchaînée à
un mur ?!
Une larme glisse sur ma joue au moment où s’ouvre une porte en
hauteur, que je n’avais pas remarquée auparavant. Quelqu’un saute dans la
cale sans emprunter les marches. C’est un grand gaillard roux aux cheveux
bouclés, torse nu et bien bâti. Une cicatrice barre son visage, de l’œil droit
au menton, sous un regard dur. Un fouet pend à sa ceinture.
Quand il apparaît, tous les esclaves baissent les yeux et se font tout
petits. J’entends Loréïs murmurer entre ses dents :
– Kinal…
Alors que le regard du rouquin balaie l’assemblée, je me tourne vers
elle et chuchote :
– Qui est-ce ?
– L’esclave en chef, répond-elle en se positionnant imperceptiblement
devant Danaly. Baisse les yeux et fais profil bas, il ne te remarquera peut-
être pas.
Et bien sûr, comme l’idiote que je suis, je fais tout le contraire. Tandis
que ses yeux scannent chaque visage, je me mets à l’analyser. Il n’est pas
moche, dans le genre sauvage. Il a un tatouage sur la clavicule gauche et
deux bracelets en fer sur chaque poignet. J’aimerais demander à Loréïs ce
qu’ils représentent, mais une autre pensée me traverse soudain : mon
bracelet ! Si un Torga ou ce type le voit, je risque de le perdre à jamais. Il
faut que je trouve un moyen de le cacher.
Je le glisse discrètement dans mon soutien-gorge, là où il y a peu de
risques qu’il soit découvert.
À peine ai-je mis mon Précieux à l’abri que les yeux du gaillard roux se
posent sur moi. Nos regards se télescopent et le sien se durcit.
Il s’approche de moi, avec une démarche souple et étudiée. Tout le
monde s’écarte sur son passage et évite de le regarder. Je suis la seule à
l’examiner franchement. Et comme je n’aime pas du tout son air
orgueilleux, je décide de me lever pour me retrouver à la même hauteur que
lui. Il fait bien une demi-tête de plus que moi, mais, au moins, je n’aurai pas
à me dévisser le cou pour le fixer.
Je croise les bras et serre les lèvres. Loréïs me dévisage comme si j’étais
devenue complètement folle. Elle tire sur mon jean, mais je ne cède pas. Il
se prend pour qui, ce mec ? C’est un esclave, d’après ce que j’ai compris. Je
ne vois pas pourquoi je lui montrerais la moindre once de respect quand ils
nous considèrent tous comme de la fiente de pigeon.
Lorsqu’il arrive à mon niveau, je peux voir les muscles de ses
mâchoires jouer sous ses joues. Il paraît se contenir pour ne pas lever la
main sur moi. Je perds un peu de ma confiance. Je n’aurais peut-être pas dû
le défier aussi ouvertement…
– Comment tu t’appelles ?
Sa voix grave et calme me surprend tellement que je dois me faire
violence pour ne pas sursauter. Je le toise avec effronterie.
– Lomé.
– D’où viens-tu et à qui appartiens-tu ?
– En quoi ça t’intéresse ?
Le coup part tellement vite que je ne le vois pas venir. Sa main s’abat
sur ma joue en un revers dont je me souviendrai toute ma vie.
Je titube en arrière mais parviens à rester debout. La douleur est aussi
vive que l’humiliation que je ressens et j’ai du mal à retenir mes larmes.
Je relève la tête et fixe à nouveau celui qui vient de me frapper. Son
regard est toujours aussi serein, son visage grave.
– Je repose mes questions : à qui appartiens-tu et d’où viens-tu ?
Je sens une violente colère s’emparer de mon corps. Ma raison, qui me
crie de lui répondre le plus respectueusement possible, ne fait
malheureusement pas le poids.
– Va te faire foutre !
Nouveau revers, sur l’autre joue, cette fois. J’ai l’impression de me
prendre un parpaing dans la figure. Ma lèvre s’ouvre sous la violence de
l’impact et mon sang se met à dégouliner sur le sol.
– Je vais te le demander une dernière fois.
Avant qu’il ne réitère sa question, je relève la tête et plonge mon regard
dans le sien. Je lui crache mon sang au visage et lui réponds, du venin dans
la voix :
– Je viens d’un pays libre et je n’appartiens à personne, sale enfoiré !
Il s’essuie calmement le visage et, vif comme un serpent, me saisit par
les cheveux et me force à le regarder dans les yeux.
– Tu es donc une Sauvage. Je m’en doutais un peu, soit dit en passant.
Une fille comme toi devrait être connue dans tout l’empire. Et je ne connais
que deux ou trois esclaves qui aient ce physique. Mais ils habitent tous dans
les royaumes du Nord ou à Fasgârd.
– Lâche-moi !
Son regard se durcit un peu plus et il se penche vers mon oreille :
– Tu ne sembles pas comprendre que tu n’es pas en position de décider,
ici. Dans cette cale, c’est moi qui commande. Alors je te laisse une dernière
chance de montrer ta soumission. Tu vas immédiatement baisser le regard et
t’excuser pour ton attitude.
La peur m’envahit, mais je suis tellement en colère et mon orgueil est si
profondément blessé que la bêtise l’emporte encore sur la raison. Je
m’approche de son oreille comme pour lui murmurer quelque chose. Quand
il est à la portée de mes dents, je le mords sauvagement.
Il grogne mais ne me lâche pas pour autant.
Il tire doucement mais sûrement sur mes cheveux, mais je ne lâche pas
prise. Il enfonce alors son poing dans mon ventre. L’air jaillit de mes
poumons et mon estomac vide menace de régurgiter de la bile.
Le coup était tellement puissant qu’il m’empêche de voir pendant
plusieurs secondes.
Le rouquin n’attend pas que je m’en remette. Il me libère de mes
chaînes presque tranquillement, tire encore sur mes cheveux et me traîne à
travers la cale jusqu’à un poteau érigé en son milieu. Il profite de mon état
de faiblesse pour attacher mes mains à une chaîne qui pend de son sommet
et déchire mon débardeur. Mon dos est déjà bien amoché par le souvenir
que m’a laissé le sirconor, mais ça n’a pas l’air de l’émouvoir.
Je fais de mon mieux pour retrouver mes esprits et regarde derrière moi,
paniquée. Il a attrapé le fouet accroché à sa ceinture et s’apprête à le
dérouler.
– Je vais te montrer, la Sauvage, ce qu’il se passe quand on me désobéit.
Et le premier coup fond sur moi, comme un éclair.
– 11 –

Alors que j’émerge, une douleur cuisante se réveille dans mon dos. Des
larmes me montent immédiatement aux yeux et je laisse échapper un
sanglot.
Quinze coups.
Il m’a fouettée quinze fois. Je me suis évanouie au septième, mais il a
eu la charmante attention de me ranimer avec un seau d’eau pour
poursuivre son œuvre. J’ai essayé de ne pas hurler. J’ai essayé de rester
brave. Mais la lanière en cuir qui s’abattait sur ma chair a eu raison de ma
volonté et je n’ai pas pu empêcher les hurlements de s’échapper de ma
bouche.
Je l’ai supplié. Je l’ai insulté. Mais, quoi que je fisse, il continuait à
frapper.
Au quinzième coup, je me suis à nouveau évanouie. Il ne m’a pas
ranimée, cette fois. Je crois qu’en fait il a arrêté de frapper.
Je regarde autour de moi alors que les larmes coulent librement sur mes
joues. Je suis toujours attachée au poteau. Tous les esclaves semblent
endormis et il fait très sombre. Ma peau me tiraille et je n’ose pas imaginer
dans quel état elle se trouve.
Une pensée vraiment stupide me vient alors à l’esprit : j’avais une peau
parfaite et il l’a ravagée. Une telle considération peut paraître bien futile
dans un moment pareil, mais ça me ruine littéralement le moral. Et si je ne
comptais pas m’en prendre à mon bourreau auparavant, maintenant, il est
clair que c’est ce que je désire le plus au monde.
Une porte claque tout à coup au-dessus de moi et des éclats de voix
retentissent.
– Est-ce que j’ai déjà demandé quoi que ce soit, maître ? Réclamé une
seule chose en récompense de ma fidélité et de mes loyaux services ?
C’est la voix de mon bourreau. Je la reconnaîtrais entre mille.
– Parce que tu crois que tu es en droit de le faire, Kinal ? rétorque une
voix bourrue. Je te rappelle que, s’il est vrai que tu es dans mes bonnes
grâces et que j’apprécie ta manière de gérer les esclaves, tu n’en restes pas
moins un esclave, toi aussi.
– Maître, reprend le fameux Kinal, je ne vous demande pas grand-
chose. Je veux cette esclave. Vous en vendez des centaines chaque mois, et
tout ce que je souhaite, c’est que vous me donniez cette fille. C’est tout.
Mes tripes se tordent pendant son plaidoyer.
– Tu ne l’auras pas, Kinal. Cette Fille de Tân peut me rapporter autant
que vingt autres esclaves. Tu crois que je vais la gaspiller pour un
contremaître ?
– C’est une Sauvage, maître. Elle a toujours vécu dans la nature, loin de
nos lois et de nos traditions. Elle se croit libre de faire ce qu’elle veut. Vous
ne pourrez rien en tirer si elle se met à mordre tous les acheteurs potentiels !
L’autre marque une pause avant de conclure.
– C’est pour cela que je compte sur toi pour lui apprendre les bonnes
manières. Cette discussion est close.
Il s’éloigne tandis que mon bourreau reste au-dessus de moi, à taper du
pied. Un frisson d’effroi me secoue tout entière quand je l’entends se diriger
vers la porte de la cale. Je dois prendre une décision, et vite ! Si je suis
éveillée à son arrivée, il est probable qu’il me fasse encore du mal. Et je
n’ai pas envie qu’il lise dans mon regard toute la terreur qu’il m’inspire.
Avant que la porte en hauteur ne s’ouvre, je me laisse pendre par les
bras, en inspirant profondément pour supporter l’intense douleur. Je laisse
tomber ma tête en avant.
Kinal ouvre la porte. Je sens tout le sang se retirer de mon visage tandis
que je me force à fermer les yeux. Je n’ai jamais eu aussi peur de
quelqu’un.
Fais la morte, Lomé, fais la morte.
Je l’entends s’avancer lentement dans ma direction.
Il s’arrête à moins de vingt centimètres de mon corps inerte. Je sens sa
respiration contre mes cheveux. Il colle son nez contre mon crâne et inspire
profondément.
Oh my… Je vais vomir.
Sa main se pose sur mon épaule et glisse avec légèreté sur mon
omoplate. Il effleure mes plaies, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art.
Il est fou, me dis-je, il est fou à lier.
Il laisse tout à coup retomber son bras et soupire avec exaspération.
– Quel gâchis, marmonne-t-il.
Et, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, il me donne un
coup de pied dans le tibia. Là, forcément, je ne peux retenir un cri.
Il y a un silence, puis il lâche un rire amusé.
–Donc tu es réveillée.
Il m’attrape par les cheveux, plus délicatement que précédemment, et se
colle à mon dos.
J’oscille entre l’envie de pleurer et de lui donner un bon coup de genou
dans l’entrejambe. Mais rien ne m’empêche de concilier les deux.
Avec un sanglot désespéré, je lève subitement ma jambe.
Malheureusement, il a compris mes intentions et esquive facilement. Il se
penche tout contre mon oreille, et je peux sentir son souffle chaud sur ma
joue.
– Je vois qu’on n’est toujours pas sage. Qu’est-ce que tu cherches à
faire ? Recevoir plus de coups ?
Je ferme les yeux. Les larmes continuent à couler et je déteste cet état
de faiblesse. Mais j’ai tellement peur que je ne peux pas m’en empêcher. Sa
main droite toujours dans mes cheveux, il plaque la gauche sur mon ventre
et m’attire un peu plus contre lui. Mon dos nu et lacéré se colle à son torse
et à d’autres parties de son anatomie que je préférerais ignorer.
– Qu’est-ce que ça te fait, cette proximité entre nous ?
Ça me donne envie de vomir. Mais si je lui dis ça, il va encore me
fouetter, je le sais. Je m’abstiens de répondre et me mure dans le silence.
Il fait glisser sa main le long de ma taille, passe à un centimètre de mon
sein gauche et remonte le long de mon bras. Il fait subitement tourner une
clé et je me retrouve dans ses bras, plus soutenue par quoi que ce soit.
J’essaie de me dégager mais je n’ai plus aucune force dans les
membres. Je suis obligée de rester blottie contre lui, malgré le dégoût qu’il
m’inspire.
Il me soulève comme une poupée de chiffon et se dirige vers la porte de
la cale. Il l’ouvre d’un geste adroit et nous émergeons dans une coursive en
bois. Il passe plusieurs portes et finit par en ouvrir une. Nous pénétrons
alors dans une cabine exiguë. À cet instant, je tremble comme une feuille, et
ça a l’air de sacrément lui plaire.
Sale psychopathe sadique.
Il me dépose plus ou moins délicatement sur le sol et se tourne vers un
placard. Pendant ce temps, je recule sur les fesses aussi rapidement que
possible et me colle contre la porte.
– N’y pense même pas, me dit-il sans se retourner. J’ai fermé à clé.
– Qu’est-ce que tu veux ?
Il se retourne, des linges blancs et un seau d’eau dans les mains.
– Tu sais très bien ce que je veux.
– Si tu me touches, espèce de pervers, je jure que tu le paieras.
– Je vois mal comment. Et je te préviens : si tu cries ou te débats, je te
ferai tellement mal que tu regretteras d’être née.
Il me saisit par le bras et me fait asseoir sur le lit, dos à lui. Je tremble
d’effroi alors qu’il arrache ce qui reste de mon débardeur et de mon soutien-
gorge.
Mon bracelet tombe sur mes genoux et j’ai la présence d’esprit de
l’envelopper de ma main pour éviter que Kinal le voie.
J’aimerais avoir la force de le combattre, mais la peur me paralyse et je
reste là, les épaules voûtées et les mains crispées sur mes cuisses.
Il va me violer ! Et je ne sais pas ce que je vais faire s’il tente quoi que
ce soit. Ce qui est sûr, c’est que je me débattrai. Je ne resterai pas dans cet
état de stupeur. Je ne peux pas rester dans cet état de stupeur.
Mais il s’arrête de me déshabiller. Je l’entends plonger un linge dans
l’eau et il commence à nettoyer mes plaies. Je dois me mordre la lèvre pour
ne pas éclater en sanglots, autant de soulagement que de douleur.
Il travaille en silence, lavant consciencieusement mon dos, puis il passe
un onguent sur chacune de mes blessures, qu’il ne bande pas.
Comme s’il lisait dans mon esprit, il s’explique :
– Je ne te mets pas de bandage. Ça étoufferait tes plaies et ralentirait la
guérison. L’onguent que je t’ai appliqué accélère la cicatrisation et améliore
l’aspect de la peau. Avec un peu de chance, tu n’auras pas de cicatrices.
Je hoche la tête, toujours dos à lui. Je croise les bras sur ma poitrine
nue, la dissimulant comme je peux.
– Retourne-toi.
Ma lèvre inférieure se met à trembler.
– Crève.
Encore une fois, ma grande bouche a parlé avant que je réfléchisse.
Mais ça fait du bien, ça calme ma conscience. Au moins, je n’aurai pas dit
amen à tout. Il pose son index sur l’une de mes blessures et se met à
appuyer de plus en plus fort.
– Re-tour-ne-toi, martèle-t-il d’une voix froide.
Je me retrouve presque nez à nez avec lui, et ça ne me plaît pas, mais
alors pas du tout.
Il me toise un moment et je fais de mon mieux pour soutenir son regard.
Finalement, il se détourne un peu et attrape un genre de long foulard blanc,
qu’il commence à enrouler autour de ma taille.
– Écarte tes bras.
– Non.
– Écarte-les ou c’est moi qui vais devoir le faire.
Je crois que je n’ai jamais autant détesté quelqu’un.
J’hésite un instant, puis laisse doucement glisser mes bras le long de
mon corps. Il m’attrape par le gauche et me force à me lever. Une fois que
nous sommes debout, il se met derrière moi et entreprend de m’emmailloter
dans cette écharpe bizarre. Quand il a terminé, il attrape une sorte d’épingle
et attache ensemble les deux extrémités du tissu. Sans rire, je ressemble à
Rey dans Star Wars.
– Lève les bras.
J’obtempère, non sans l’insulter copieusement dans ma tête.
Il fait glisser une tunique fluide sur mon corps, qui épouse parfaitement
mes formes. En temps normal, je trouverais cette tenue seyante, mais là, je
ne l’aime pas du tout.
– Retire ton pantalon.
Et avec ceci, ce sera tout ?
Comme je n’ai pas envie qu’il me montre un autre de ses trucs pour me
faire obéir, je soulève les pans de la tunique et défais le bouton de mon
Levi’s en remerciant le ciel que la robe soit assez longue pour cacher mon
postérieur. En passant la main sous le tissu, je glisse mon bracelet dans ma
culotte – je ne vois pas d’autre endroit où le cacher.
Je retire mon jean et laisse tomber la tunique sur mon corps. Elle n’est
pas cousue comme une jupe, mais est ouverte de part et d’autre, laissant
apparaître mes cuisses jusqu’à la taille. Je déglutis, mal à l’aise. En plus,
elle me paraît transparente.
– Enfile ça dessous.
Il secoue sous mon nez une espèce de short en tissu et je serre les lèvres
pour ne pas le lui balancer au visage.
Je finis de me vêtir et attends l’ordre suivant.
Kinal me contourne lentement et me jauge d’un œil expert.
– Parfait. À présent, tu ressembles à une vraie Fille de Tân.
Je rétorque avec acidité :
– Pourquoi ? Il y en a de fausses ?
La vraie question, c’est : pourquoi, mais pourquoi je ne peux pas la
fermer ?
Il secoue la tête.
– T-t-t-t-t, fait-il avec désapprobation. Il va falloir que tu apprennes à
tenir ta langue, femme. Il y a des formes de punition bien plus
insupportables que le fouet.
Je dois dire que cet avertissement me calme instantanément. Mais pas
suffisamment pour me faire baisser les yeux.
– À partir de maintenant, tu m’appelleras « maître ». Tu ne me
regarderas plus dans les yeux et tu feras tout ce que je te dirai. Chaque
parole qui ne me plaira pas, chaque désobéissance entraînera une punition,
proportionnelle à ta faute. Je propose qu’on commence tout de suite.
Il lève soudainement la main et je me recroqueville sur moi-même, les
bras autour de mon visage pour me protéger. Mais le coup ne vient pas.
– Comment je m’appelle ?
Un tas de noms me viennent à l’esprit, mais je ne pense pas qu’il les
apprécierait. Je garde le silence et ma position. Il baisse le bras et me pince
violemment sur le côté. Je pousse un hurlement de douleur et j’ai le
malheureux réflexe de lui coller une gifle. Gifle qu’il n’a pas vue venir,
d’ailleurs, et j’en suis assez fière.
– Ça, tu vas me le payer.
Il me saisit par le bras et me plaque sur le sol, la joue collée contre le
plancher. Il commence à soulever les pans de ma tunique, dans l’intention
évidente de me donner une bonne correction, quand quelqu’un se met à
tambouriner sur la porte.
– Kinal ! Kinal ! Ouvre ou je te fais écarteler !
Mon agresseur me lâche aussitôt en jurant et me relève d’un coup sec. Il
me lance un regard lourd de menaces et déverrouille la porte.
Un géant entre presque aussitôt dans la pièce. C’est visiblement un
Torga. D’une part, il est très grand, comme tous ceux de son espèce, d’autre
part, il est aussi brun que moi. Une longue barbe tressée cache une partie de
son visage et ses yeux noirs lancent des éclairs.
– Que fait l’esclave ici ?
Kinal change d’attitude du tout au tout. Il se fait mielleux.
– Maître, je ne faisais que soigner ses blessures et la vêtir comme
l’esclave qu’elle est, rien d’autre.
Le Torga le toise un moment avec animosité et m’attrape par le bras
pour m’attirer vers lui. Il me fait sortir et se retourne une dernière fois vers
mon bourreau.
– Je l’espère bien, Kinal. Si je la trouve encore une fois dans ta cabine,
je te jure que tu auras affaire à moi.
Et il claque la porte derrière lui avant de me traîner vers la cale.
– 12 –

Je passe les jours suivants à me tenir à carreau et à supporter l’atroce


douleur qui me tiraille le dos et les flancs. Je suis enchaînée à côté de Loréïs
et de Danaly, qui ne manquent pas une occasion de me réconforter. Elles
m’apprennent que nous allons faire une halte à Katyl pour nous
réapprovisionner et que nous aurons le droit de sortir à ce moment-là.
Kinal vient régulièrement nous nourrir et il en profite pour m’appliquer
l’onguent qui fait cicatriser les plaies. Comme je ne le défie pas et que
j’évite son regard, il ne me cherche pas de noises et s’en va une fois ses
tâches terminées. On nous octroie une pause assez longue dans la journée,
sous étroite surveillance, bien entendu. Nous en profitons pour aller aux
toilettes, une sorte de cabine sur le côté abritant un énorme seau. Un esclave
est régulièrement désigné pour aller le vider. C’est dans ces moments-là que
je regrette le plus la civilisation.
Le quatrième jour, alors que Kinal vient de se retirer, je me tourne vers
Loréïs, qui mange sereinement son gruau.
– Comment Kinal est-il devenu chef d’esclaves ?
Elle secoue la tête.
– Je n’en sais rien. Dana et moi venons de Mandaldzad. Mon
compagnon est mort il y a quelques semaines en construisant la maison de
notre maître, et ce dernier n’a pas cru bon de nous garder. Il nous a vendues
à Denarius, le Torga chef de cette embarcation, et c’est alors que nous
avons connu Kinal. Je suppose qu’il a fait comme tous les esclaves en chef
avant lui : une bonne dose d’hypocrisie, de cruauté et d’ambition. Une fois
qu’il a obtenu ce grade, l’esclave en chef a beaucoup plus de liberté que les
autres. Généralement, il est encore plus méchant qu’un Torga. En tout cas,
tous ceux que j’ai connus l’étaient.
J’éprouve énormément de peine pour Loréïs. Je pose une main sur son
épaule.
– Je suis désolée… pour ton compagnon.
Elle me sourit avec tristesse.
– C’était le meilleur des hommes. Mais notre maître lui en demandait
beaucoup, et il n’a pas supporté les conditions de travail. C’est effrayant.
J’aimais bien cette maison et cette vie. Je savais que Danaly pourrait
grandir dans une relative sécurité. Maintenant, je ne suis plus sûre de rien.
Elle a l’air de trouver sa condition d’esclave tout à fait normale.
– Je t’en prie, aide-moi à me rappeler – je ne me souviens de rien : que
vont-ils faire de nous une fois que nous serons à Fasgârd ?
– Ils vont nous amener au marché aux esclaves de la ville, je suppose.
C’est le plus grand de Tân, paraît-il. Mais je ne me ferais pas trop de souci,
à ta place. Tous les esclaves présents dans cette cale sont de la marchandise
de luxe. Rien à voir avec des esclaves de travail qui vivent dans les lobstos
ni avec ceux qui triment dans les mines. Nous sommes bien plus précieux.
Nous vivons dans les maisons et sommes là pour servir nos maîtres.
J’ignore pourquoi, mais ses paroles ne me rassurent guère.
– Tu sous-entends… qu’on va être des genres de… oh, mon Dieu, je
n’arrive même pas à le dire… d’esclaves sexuelles ?
Elle ouvre de grands yeux horrifiés.
– Mais d’où viens-tu, pour ignorer la règle d’or ?
– Qui est… ?
– L’interdiction formelle de croiser le sang torga avec celui d’une Fille
ou d’un Fils de Tân.
– La blague ! Personne n’obéit jamais aux règles. Tu ne sais pas
qu’elles existent pour être transgressées ?
– Pas celle-ci. En trois cents ans de règne, il n’y a eu que quelques cas
de désobéissance. Et lorsque ça arrivait, le Torga et l’esclave étaient tués
d’une façon si abjecte que je n’ose pas y penser. Et leur enfant, si enfant il y
avait, était également supprimé.
Bon, je ne devrais pas me réjouir de la mort d’autrui, mais cette règle
d’or me convient parfaitement. Au moins, je suis quasiment sûre qu’aucun
de mes « maîtres » n’essaiera de me violer…
– Et… euh… vous avez le droit de vous mettre en couple entre Fils de
Tân ?
– Bien sûr, me répond Loréïs. Sinon il n’y aurait pas de descendance et
plus d’esclaves pour faire le travail des maîtres à leur place. Généralement,
ce sont les esclaves de luxe, les plus beaux d’entre nous, qui ont le droit de
se mettre en couple. Les Torgas ont une quasi-adoration pour la beauté
physique, et les Fils et Filles de Tân les mieux lotis ont droit à une vie plus
simple que ceux qui vivent dans les lobstos.
J’avoue que je ne trouve pas ça hyper juste, mais je ne peux
m’empêcher de remercier mes parents de m’avoir gâtée de ce côté-là.
– Nos maîtres choisissent notre futur compagnon pour nous, et
s’amusent ainsi à faire des croisements et à deviner à quoi ressembleront
nos enfants.
Est-ce nécessaire de préciser que je suis hyper choquée ?
Je vais lui demander si elle ne trouve pas révoltant qu’on décide pour
elle, quand les roues du bateau, qui tournent constamment, s’arrêtent
soudain et que le silence se fait dans la cale.
Loréïs lève la tête, le regard inquiet. Puis son visage s’éclaire et un
sourire s’épanouit sur son visage. Elle se tourne vers Danaly, qui s’est
assoupie, et la secoue doucement par l’épaule. La petite fille ouvre de
grands yeux ensommeillés.
– Dana, Dana, réveille-toi ! Nous sommes arrivés à Katyl ! On va avoir
le droit de sortir un peu sur le pont.
À peine a-t-elle fini sa phrase que la porte de la cale s’ouvre et que
Kinal saute dans le ventre du bateau. Nos regards se croisent
immédiatement, et je baisse le mien, non sans ressentir une haine farouche.
Cet homme a réussi à me faire peur. Il m’a pliée à sa volonté. Et je le
déteste pour ça.
– Esclaves ! s’exclame-t-il théâtralement. Vous allez être autorisés à
prendre l’air. Le premier qui se comporte mal recevra vingt coups de fouet.
Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
La plupart des esclaves hochent vivement la tête. Je me contente de
rester muette et de garder les yeux rivés sur le sol.
J’entends des chaînes cliqueter et j’ose jeter un coup d’œil. Kinal est en
train de mettre des fers aux pieds de chaque esclave. Il les détache de la
cloison et les pousse vers le fond de la cale, en direction de la porte. Loréïs
et Danaly subissent le même sort sans broncher.
Quand vient mon tour, je me lève et attends qu’il me détache. Il se
contente de me fixer avec amusement.
– Toi, tu restes là.
Là, c’en est trop.
– Quoi ?! Mais pourquoi ?
Il penche la tête sur le côté, sa main tapotant doucement son fouet. Cette
menace à peine voilée me calme aussitôt. Je le fusille du regard.
– Tu restes là parce que je sais très bien que tu ne te tiendras pas
tranquille. On ne peut pas te faire confiance.
Je sens le désespoir m’ébranler. J’ai besoin de prendre l’air, de sortir de
cette cale puante. J’ai besoin de voir la lumière. Je ne peux pas rester ici
plusieurs jours de plus !
Je fais de mon mieux pour paraître soumise.
– Je t’en prie, laisse-moi sortir, lui dis-je en ravalant ma fierté. Je te
promets que je ne te causerai pas d’ennuis.
Il se penche vers moi, son regard torve posé sur mon visage.
– Je t’en prie, qui ?
Bon, Lomé. Aux grands maux les grands remèdes. Ça ne te tuera pas,
de le dire…
Peut-être pas, mais, en tout cas, ça m’arrache la bouche quand les mots
en sortent.
– Je t’en prie, maître.
Il se redresse et me tapote la tête, comme si j’étais un chien docile. Je
dois faire appel à toute ma volonté pour ne pas le mordre en grognant.
– Je te crois. Mais je te préviens : si tu tentes quoi que ce soit, les coups
de fouet que tu as reçus te paraîtront une douce punition, comparés à ce que
je te ferai subir.
Je hoche la tête et il me détache après m’avoir passé les fers aux
chevilles.
– Va rejoindre les autres.
Honnêtement, qu’il ne s’approche pas trop du bord, parce que je ne sais
pas si je pourrai m’empêcher de le balancer par-dessus la rambarde.
Je rejoins mes deux compagnes clopin-clopant en maudissant ma
démarche de pingouin. Kinal nous dépasse tous et nous guide vers la
surface. Nous traversons une coursive et montons des escaliers. Cela n’a
rien d’un plaisir, car déjà mon dos me fait souffrir, mais en plus les fers sont
d’un poids tel que j’ai du mal à soulever les pieds.
Une claque dans le dos de Kinal m’aide à accélérer le rythme et je le
maudis en silence.
Une bourrasque soulève mes cheveux et je plisse les yeux, éblouie par
la luminosité soudaine. Nous émergeons sur le pont et je ne peux décrire ce
que je ressens. L’air frais contre ma peau, la lumière du soleil, le bleu de
l’eau et le vert des arbres… Sans parler de la majesté que m’inspire cette
immense lune, au-dessus de l’horizon. Tout cela me donne envie de pleurer.
Je ne réalisais pas combien ça m’avait manqué.
Je m’avance jusqu’à la rambarde et observe le site.
Nous avons mouillé dans un port, celui de Katyl, je suppose. Plusieurs
bateaux à voiles et à roues nous entourent et, plus loin, sur une petite colline
verte, se dresse fièrement le village. Les maisons sont en pierres blanches,
avec un toit plat. C’est un mélange des architectures marocaine et crétoise.
Un rempart ressemblant fortement à la Grande Muraille de Chine en
miniature entoure la cité. Le résultat est très oriental et je ne peux retenir un
soupir de bonheur à cette vue. C’est magnifique.
Au milieu du village se dresse une sorte de temple au toit bombé, à la
manière du Taj Mahal. J’en viens à me demander si les gens de cette planète
vénèrent des dieux, comme sur la Terre.
Il y a beaucoup d’agitation sur le port. Des esclaves descendent et
montent sur les bateaux, leurs bras chargés de marchandises. Je me sens mal
pour eux. Moi, je suis là, en train d’apprécier la vue, tandis qu’eux suent
sang et eau pour réapprovisionner notre embarcation. Et en même temps, je
suis bien heureuse de ne pas être à leur place. Il fait très chaud en plein
soleil et, même s’il y a du vent, travailler dans ces conditions me serait
insupportable.
Je me rends compte tout à coup que nombre d’esclaves et de Torgas à
terre me dévisagent avec ahurissement. On dirait qu’ils n’ont jamais vu
d’esclave comme moi.
Agacée d’être reluquée de la sorte, je cesse de scruter le village et dirige
mon regard dans la direction opposée. À quelque cinq cents mètres se
trouve la forêt Mesla, dans laquelle disparaît le fleuve. Dire qu’il me
suffirait de sauter par-dessus bord…
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Kinal a les yeux rivés sur
moi, les bras croisés.
Ouais. Tant pis pour l’escapade…
Je pense soudain à Haslen. Est-il sorti de la forêt ? A-t-il réussi à passer
inaperçu jusqu’à maintenant ? J’aimerais être avec lui en ce moment… Si
j’avais pu imaginer ce qu’il se passerait par la suite, je ne lui aurais jamais
crié dessus de la sorte. Comme je le regrette à présent !
Quelqu’un vient s’accouder à côté de moi. Je jette un regard en biais et
ne peux retenir un frisson de dégoût en reconnaissant Kinal. Il ne va jamais
me lâcher, celui-là !
– Je sais ce que tu ressens.
Oh, c’est vrai ? Donc toi aussi, tu viens d’une autre planète ?
Connardland peut-être ?
Bien évidemment, je ne lui réponds pas ça. Je préfère garder le silence,
laissant errer mon regard au loin.
– J’ai toujours rêvé de liberté, poursuit-il, comme si ça m’intéressait, et
je t’envie de l’avoir connue. Mais tu dois oublier ton ancienne vie,
maintenant, et te plier à la volonté de tes maîtres. C’est ta seule chance de
survie.
Ben voyons. Ma seule chance de survie, ce sera de me débarrasser de
toi dès que j’en aurai l’occasion.
– Je veux que tu saches que je ne te laisserai pas partir comme ça. Et si
tu acceptes de m’obéir et de faire ce que je te dis, je promets de te protéger.
Incapable de demeurer silencieuse plus longtemps, j’ouvre la bouche,
en m’efforçant de montrer le plus de respect possible :
– Et que dois-je faire pour bénéficier de ce privilège ?
Il ne semble pas percevoir le sarcasme dans ma voix car il poursuit,
comme s’il était satisfait de ma réponse :
– Quand le capitaine viendra t’interroger, tu lui diras que tu n’es plus
vierge et que tu veux devenir ma compagne.
Je manque m’étouffer. Plus vierge, moi ?! Bon, c’est vrai qu’Antoine et
moi avons fricoté quelques fois, mais nous ne sommes jamais allés plus loin
que le baiser-avec-la-langue-et-les-mains-baladeuses.
Et puis il croit vraiment que je vais le laisser me toucher ? Il peut
toujours rêver !
– Merci pour ton offre, mais je vais devoir la décliner.
Il se raidit et je me fige, m’attendant à recevoir des coups. Il finit par
m’adresser un sourire forcé.
– À ta guise. De toute façon, j’obtiens toujours ce que je veux, que ça te
plaise ou non.
Brrr… Ce type me fout la chair de poule.
Il se redresse et s’éloigne pour aller donner des ordres à un pauvre
esclave qui n’a rien demandé. Je respire un peu mieux dès qu’il n’est plus à
mes côtés.
Quelques minutes plus tard, décidant que je me suis fait assez de mal
comme ça, je retourne au bastingage, qui offre une vue sur Katyl. J’y
rejoins Loréïs, qui montre du doigt différentes parties du village à Dana, lui
expliquant certainement à quoi elles correspondent.
Elle me sourit dès qu’elle m’aperçoit.
– Ah, Lomé ! Comme c’est bon de se retrouver à l’air libre ! Je ne me
souvenais presque plus de l’effet du vent dans mes cheveux…
Elle s’interrompt soudain et regarde autour d’elle, la mine inquiète.
– Détends-toi, Loréïs. Tu n’as rien dit de mal. En plus, Poil-de-Carotte
est à l’autre bout du pont. Tu ne risques pas d’être entendue.
– Tu ne devrais pas parler de lui ainsi, ça va t’attirer des ennuis.
– Les ennuis, je suis déjà dedans jusqu’au cou. Alors tu sais, un peu
plus, un peu moins…
– 13 –

Les jours s’écoulent lentement quand on n’a strictement rien à faire, à


part regarder le plafond. Heureusement, Loréïs et Danaly me distraient
beaucoup. Les autres esclaves font de leur mieux pour m’ignorer et Kinal se
fait étrangement discret. Il ne m’adresse la parole que pour me dire de me
lever et pour m’appliquer l’onguent qui me fait tant de bien.
J’aimerais pouvoir dire que cette attitude m’apporte une certaine paix,
mais je ne suis pas rassurée de le voir aussi détaché. Il doit avoir quelque
chose derrière la tête.
Deux jours après avoir quitté Katyl, le capitaine me fait appeler au poste
de commandement. C’est Kinal qui m’y amène. Juste avant de frapper à la
porte, il se penche à mon oreille :
– C’est ta dernière chance, femme. Fais ce que je t’ai dit et tu seras
protégée.
Je pince les lèvres et lui écrase le pied gauche avec mon talon. Il grogne
de douleur et me lance un regard furibond. Je prends un air innocent.
– Oups ! Désolée, j’ai perdu l’équilibre.
La porte s’ouvre à ce moment précis, m’évitant de justesse de prendre
un coup. Kinal baisse le bras, mais je lis dans ses yeux qu’il n’en a pas
terminé avec moi.
Le capitaine nous fait signe d’entrer. J’aurais préféré me retrouver seule
avec lui, mais Kinal, en bon chien de garde, me suit comme mon ombre. Il
est là pour s’assurer que je ne m’en prends pas au Torga. Ça me fait bien
rire, tiens. Que pourrais-je bien lui faire ?
Essayer de lui crever les yeux avec mes ongles ?
Je garde consciencieusement les yeux baissés et fais de mon mieux pour
ne pas croiser le regard de mon « maître ». Je n’ai pas envie qu’il ordonne à
son esclave en chef de m’infliger une correction. Ce dernier y prendrait
beaucoup trop de plaisir.
Le capitaine Denarius s’assoit derrière son bureau dans une position
confortable et me scrute un moment. Je me retiens de me balancer d’un pied
sur l’autre, alors qu’un sentiment de malaise s’empare de moi.
– Lomé, c’est ça ?
Je sursaute au son de sa voix gutturale.
Je hoche vivement la tête, les yeux toujours rivés sur le plancher.
– Dis-moi d’où tu viens.
Alooooors, par où commence-t-on ? Je suis issue d’une famille de
bourges, et j’habite dans l’Hexagone : ça vous dit quelque chose ? À côté
de Fréjus… Toujours pas ?
Je me mords la lèvre inférieure, à la recherche d’une réponse crédible.
Que je ne trouve pas. Denarius soupire.
– Tu peux ne pas me répondre – après tout, je m’en moque bien. Ce qui
m’importe, c’est que tu te comportes bien et que tu ne fasses pas d’histoires
une fois que nous serons à Fasgârd. Me suis-je bien fait comprendre ?
J’opine de la tête.
Denarius n’a même pas à donner d’ordre à Kinal. Il lui lance
simplement un regard. L’esclave en chef gifle mon dos si fort que j’ai du
mal à reprendre ma respiration. La douleur est cuisante, mes plaies encore
fraîches se rouvrant sous l’impact. Je sens ma tunique s’imprégner de sang.
Kinal m’attrape par les cheveux, sa grande spécialité, et siffle à mon
oreille :
– Oui, qui ?
J’affiche une moue butée. Le Torga attend un peu, puis se lève. Il
adresse un signe à Kinal, qui me lâche et recule. Je titube, essayant de
garder mon équilibre. La douleur dans mon dos, qui s’était quelque peu
calmée ces derniers jours, s’est réveillée et j’ai un mal fou à contenir mes
larmes.
Denarius s’approche de moi, les mains dans le dos, l’air de me jauger. Il
est tellement grand que je dois me dévisser le cou pour le regarder dans les
yeux. Je sais que je ne devrais pas. Je sais que je ferais mieux de dire ces
deux petits mots qui feront de moi une bonne esclave. Mais j’en ai marre.
Marre d’être retenue contre mon gré, marre qu’on me donne des ordres,
marre d’être loin de ma chère planète, cette Terre si tolérante.
Je suis terrifiée, et en même temps je n’arrive pas à baisser les yeux.
J’en suis arrivée à un point où je me dis que je n’ai plus rien à perdre.
– Alors comme ça, c’est vrai : tu es une Sauvage. C’est la première fois
que j’en vois une aussi âgée. D’habitude, tes semblables sont capturés avant
d’avoir atteint la puberté. Je suis curieux de savoir… Comment as-tu fait
pour nous échapper durant tout ce temps ?
Je relève le menton, le souffle court.
– Facile. Vous autres, les Torgas, sentez tellement mauvais que je vous
flairais à des kilomètres à la ronde.
Kinal se raidit et attrape son fouet.
– Sale vermine ! Ça, tu vas le payer !
Mais Denarius réagit tout différemment. Il éclate d’un rire tonitruant en
se tenant le ventre des deux mains. Étrangement, ce son m’effraie encore
plus que la lanière de cuir du contremaître. Il fait signe à Kinal de ranger
son fouet.
– Non, ne l’abîme pas. Cette petite a de la repartie, j’aime ça. Je fais
partie de ces malheureusement très, trop rares Torgas qui apprécient
l’humour à sa juste valeur.
Il se penche vers moi, l’air soudain plus du tout amusé.
– Alors, Lomé, es-tu prête à te soumettre ou dois-je demander à mon
esclave en chef de t’apprendre le respect ?
Le regard que je lui lance doit en dire long sur ma soumission, parce
qu’il se redresse en haussant les épaules.
– Kinal ? Suis-moi et traîne-la sur le pont.
Mon ennemi juré m’attrape par le bras et emboîte le pas à son maître en
me tirant brutalement derrière lui. Une fois que nous émergeons, ils se
dirigent vers l’une des énormes roues du bateau qui dépassent du
bastingage. Elles tournent inlassablement, mues par je ne sais quelle
énergie. Denarius s’adosse à la rambarde et me regarde en souriant.
– Ces roues sont une invention fascinante, et on ne peut plus pratique.
La force du courant les fait tourner et, au lieu de reculer, nous remontons la
rivière sans fournir le moindre effort. Les voiles donnent un petit coup de
pouce et nous arrivons à atteindre des vitesses folles lorsqu’il pleut.
Je l’observe, de plus en plus terrifiée. Je ne sais pas ce qu’il se passe,
mais il ne m’a clairement pas amenée ici pour m’expliquer comment avance
son navire.
Il se tourne vers les Torgas qui s’occupent de la navigation.
– Fadel ! Gwenvian ! Bloquez le mécanisme des roues ! Quyral, prends
la barre et fais en sorte que le courant ne nous fasse pas échouer.
Les Torgas, précédemment occupés avec des cordages, hochent la tête
et actionnent un levier près des énormes roues. Celles-ci s’enrayent
simultanément et s’immobilisent. Le bateau cesse d’avancer et se met à
dériver lentement.
Denarius se concentre à nouveau sur moi.
– Sais-tu pourquoi aucun esclave ne conduit mon bateau ?
Sans attendre ma réponse, il se penche sur moi, un sourire cruel sur le
visage.
– Parce que personne ne peut faire confiance à un Fils de Tân. Kinal !
Attache-la à l’une des roues !
*
* *
Pendant deux secondes, je ne comprends pas ce qu’il se passe. Kinal me
pousse vers la roue gauche et, se hissant sur le monstre en bois, me force à
le suivre. Il m’oblige à m’arc-bouter sur les pales, et c’est lorsque l’une
d’elles s’enfonce dans mon dos meurtri que je réagis enfin.
Je me mets à hurler et à me débattre, mais rien n’y fait, l’esclave en chef
est plus fort que moi. Il attache mes pieds et mes mains sur les cercles
extérieurs des roues et, après avoir vérifié la solidité de mes liens, regagne
le pont.
Mon cœur bat à tout rompre, je suis est train d’hyperventiler.
Denarius, désormais plus petit que moi, se surélève pour atteindre mon
oreille.
– On appelle ça la noyade lente, me susurre-t-il. Il paraît que tu mets
plus d’une heure à mourir. Mais peut-être que pour toi, ça prendra moins de
temps…
Il sort de mon champ de vision et crie à tue-tête :
– Actionnez les roues !
Un claquement retentit, et la roue sur laquelle je suis attachée
commence à tourner, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Je me
retrouve la tête en bas, à hurler de toute la force de mes poumons. Mais
bientôt je n’en suis plus capable. L’eau me submerge et m’oblige à fermer
la bouche. J’ouvre grand les yeux, tellement horrifiée que je dois me retenir
pour ne pas inspirer sous l’effet de la panique.
Seule la moitié de la roue est immergée, pourtant j’ai l’impression de
passer des heures à agoniser sous l’eau glacée. Je sens le courant puissant
passer dans mes cheveux, rentrer dans mes narines, faisant monter la
pression dans mon cerveau, me causant une douleur indescriptible.
Lorsque je refais surface, j’inspire bruyamment et me mets à hoqueter,
choquée au-delà des mots. La douleur dans mon crâne est insupportable. Je
pose ma tête sur la pale de bois et essaie de reprendre mon souffle. Je
n’arrive pas à croire qu’ils me fassent subir un tel supplice. C’est inhumain.
La roue continue à tourner. Lorsque j’arrive à leur niveau, j’entends des
éclats de voix enjoués. Je regarde vers le pont et découvre tous les matelots
accoudés au bastingage en train de prendre des paris. Des paris sur le
nombre de tours que je vais effectuer avant de les supplier.
Tout à coup, mes émotions changent du tout au tout. J’étais terrifiée, je
suis maintenant remplie de haine. J’étais paniquée, mais voilà que la
détermination surpasse ce sentiment.
Je ne supplierai pas. Je préfère mourir que les supplier.
Je leur lance un regard venimeux et ces moins que rien poussent des
hululements excités. Comme si le challenge devenait de plus en plus
intéressant.
Ma tête repart en arrière et je m’efforce de rester calme. J’inspire
profondément et bloque l’arrivée d’air dans mes narines. Cette fois, lorsque
l’eau me submerge, je suis prête.
J’arrive à l’empêcher d’entrer dans mes sinus et je me concentre pour
demeurer sereine. Je me répète inlassablement : la roue tourne. Avant,
j’utilisais cette expression avec acidité, généralement en crachant dans le
dos de quelqu’un. Aujourd’hui, je m’aperçois de sa justesse. Et surtout de
sa signification : je vais finir par émerger de nouveau. Et cette fois, quand
j’arriverai à leur niveau, je ne leur adresserai pas un regard.
Je fais trois tours avant de me rendre compte que je ne pourrai pas tenir
indéfiniment. Il m’en faut six de plus pour sentir les limites de mon
endurance. Mon dos me fait mal, je recommence à paniquer, et des sanglots
menacent de m’échapper à chaque fois que je refais surface. Mais je garde
les dents serrées et les yeux rivés au ciel.
Au dixième tour, une petite voix dans ma tête se met à me hurler
dessus : Ravale ta fierté, pauvre idiote ! Tu vas mourir ! Tu préfères
conserver ton amour-propre ou ta vie ?
Malheureusement pour mon orgueil, mon instinct de survie est plus fort
que tout. Au quinzième tour, je n’en peux plus. Je laisse échapper un
sanglot et crie :
– Arrêtez ! Je vous en supplie, arrêtez !
– Arrêtez qui ? me hurle Denarius.
Si j’étais à son niveau, je lui cracherais au visage. Mais en pensant à ce
nouveau tour de sous-marin qui m’attend, je ravale mon orgueil, mon
amour de la liberté, tout ce qui fait que je suis une femme libre et
indépendante du XXIe siècle. Je lui réponds entre deux hoquets :
– Maître ! Arrêtez, maître ! Pitié !
Pendant quelques secondes, l’ignoble roue continue de tourner. Je crains
qu’il ne me fasse endurer un tour de manège de plus mais, alors que mes
cheveux sont déjà dans l’eau, on actionne le levier et la roue s’arrête dans
un claquement sonore. J’ai la tête en bas, les membres ankylosés et de l’eau
plein les yeux, mais j’entends distinctement quelqu’un sauter dans la rivière
pour délier mes mains et me réceptionner. Une autre personne détache mes
chevilles depuis le pont, et je tombe dans le fleuve sans me débattre,
complètement lessivée.
Kinal, qui est déjà dans l’eau, m’attrape par la taille, m’empêchant ainsi
de couler, et me balance sur son épaule avant de se hisser sur l’embarcation
à l’aide d’une échelle de corde.
Je suis ensuite allongée sur le sol et on me donne des petites claques
pour me ranimer. Mais je suis épuisée, et surtout vraiment dépitée.
J’ai cédé. Je suis une faible.
Avant de sombrer dans l’inconscience, j’entends quelqu’un murmurer :
– Elle a tenu plus longtemps que tous les autres avant elle…
– 14 –

Après l’incident de la roue, j’ai sombré dans un quasi-mutisme, rompu


seulement par les habituels « Oui, maître », « Non merci, maître »,
obligatoires si je souhaite rester définitivement hors de l’eau.
Loréïs a bien essayé de me faire sortir de ma morosité, mais je n’arrive
pas à la regarder dans les yeux. J’ai tellement honte que ça me bouffe de
l’intérieur.
Moi, Lomé Devitto, je me suis laissé asservir. Moi qui étais la plus
indomptable des femmes. J’ai cédé à la peur et à la voie de la facilité.
Et c’est vrai que maintenant tout est beaucoup plus simple. Kinal me
soigne tous les jours sans m’ennuyer, je ne vois plus Denarius et je ne
reçois plus de punitions. Il y a au moins des avantages.
Cinq jours plus tard, je finis par ouvrir la bouche, la voix enrouée par
toutes ces heures de mutisme. Cela surprend tellement Loréïs qu’elle
sursaute.
– Quand arrive-t-on à Fasgârd ?
Elle me regarde avec de grands yeux surpris.
– Je, euh… Ce soir, je pense. Les roues ne tournent plus depuis un bon
moment, déjà. À mon avis, nous avons atteint le lac Camir. Fasgârd se
trouve presque en son milieu.
Je hoche la tête, satisfaite. J’en ai marre de ce bateau. Plus vite j’en
serai éloignée, plus vite je pourrai penser à m’évader.
Loréïs a vu juste. À peine quelques heures plus tard, le rafiot cesse de
tanguer, et en entendant hurler au-dessus de moi, je comprends que nous
venons de mouiller dans la capitale de ce pays ô combien hospitalier.
Kinal ne tarde pas à faire son apparition. Sa vue me donne toujours
autant des envies de meurtre. Sauf que maintenant je cache mes émotions.
S’ils me croient définitivement soumise, il y a des chances qu’ils relâchent
leur vigilance.
Mon meilleur ennemi prend la parole :
– Nous sommes arrivés à Fasgârd. Vous allez, comme prévu, être
amenés dans un entrepôt près du marché aux esclaves. La vente
commencera demain.
Il faut donc que je réussisse à m’échapper ce soir ou cette nuit. Kinal
nous détache des anneaux fixés aux cloisons, puis nous passe un fer autour
du cou. Il attache ensuite une chaîne à cette entrave, et nous voilà tous
transformés en foutus mille-pattes.
Ce que je vois, une fois à la surface, me coupe littéralement le souffle.
Je suis au milieu d’un immense lac. Un lac si grand que je n’en vois pas la
fin, comme si je me trouvais en pleine mer. L’eau est bleu turquoise, et des
centaines d’oiseaux ressemblant à s’y méprendre à des mouettes volettent
de-ci, de-là en poussant des cris. L’air sent le poisson, mais pas le poisson
des étals, cette odeur est fraîche, revigorante.
Je regarde autour de moi, estomaquée, et découvre une île gigantesque,
et sur cette île se trouve la plus belle ville que j’aie jamais vue.
Les maisons ressemblent fortement à celles de Katyl. C’est le même
style architectural, mais celles-ci sont toutes d’un blanc immaculé et leurs
volets sont peints dans le même bleu que celui du lac. De drôles d’arbres
aux branches torturées et feuillues longent les rues pavées de pierres beiges,
ou ombragent langoureusement les petits jardins des maisons les mieux
loties. Mais le plus époustouflant, ce sont les toits. Chacun d’eux, et pas un
ne fait exception, possède un jardin fleuri. Ce sont des milliers d’explosions
de couleurs.
De là où je me trouve, j’arrive à distinguer une petite partie de la ville,
et je me demande ce qu’elle peut bien cacher comme trésors.
Le port ressemble beaucoup à celui de Saint-Tropez, mais en beaucoup
plus propre, et tout y est nettement plus ordonné. D’après ce que je peux
voir, chaque embarcation est classée selon son type. Le vice y est même
poussé plus loin : elles semblent regroupées par taille. La nôtre se situe au
milieu du port, elle est de taille moyenne, mais franchement minuscule
comparée à d’autres.
Le port fourmille d’activité. Je me sens de plus en plus nerveuse à l’idée
de descendre de mon perchoir et de déambuler dans la ville avec le joli
collier que j’ai autour du cou.
Kinal prend les devants et, tirant sur la chaîne du premier esclave,
commence à nous faire descendre la passerelle. Denarius attend en bas dans
une espèce de pousse-pousse tiré par une des bêtes que j’ai vues dans la
forêt Mesla, celles qui ressemblent à des kangourous.
Personne ne prête vraiment attention à nous, au début. Mais au fur et à
mesure que nous avançons dans le port en direction des premières maisons,
un murmure se répand comme une traînée de poudre et toutes les têtes se
tournent vers moi.
Je suis tellement mal à l’aise que je me sens obligée de regarder mes
pieds et de laisser mes cheveux faire un rempart sur mon visage. En plus, et
pour mon plus grand malheur, je ferme la marche et ne peux compter sur les
autres pour me camoufler.
Nous marchons depuis à peine quelques minutes quand je sens
quelqu’un attraper une mèche de mes cheveux et tirer dessus. Je pousse un
petit cri de douleur et regarde le fautif d’un air outré. C’est une Torga,
immense comme tous ceux de son peuple, qui me regarde d’un drôle d’air,
comme si j’étais la créature la plus fascinante qu’elle ait jamais rencontrée.
Elle est vêtue richement, tout en rouge carmin. Elle porte une robe qui
évoque les toges grecques antiques. Les franges de ses vêtements sont
couvertes de petites pièces rondes de couleur or qui cliquettent à chaque
mouvement. Elle porte un châle sur ses cheveux de la même couleur que sa
robe et a de grands yeux noirs. Elle doit avoir la quarantaine, et derrière elle
suit une ribambelle d’esclaves toutes plus jolies les unes que les autres.
Celles-ci ont des habits semblables aux miens.
La suit une couchette mobile portée par quatre grands esclaves
extrêmement musclés.
Le Torga qui marche derrière moi, l’un des hommes de Denarius, pose
une main sur mon épaule et siffle un coup. Le cortège s’arrête et Kinal
fronce les sourcils en voyant la femme me tourner autour. Cette dernière
soulève des mèches de mes cheveux, puis toute ma crinière, d’une main,
comme si elle la soupesait.
– Felicia ! s’exclame le Torga derrière moi. C’est bon de te revoir. Si
cette fille t’intéresse, il va te falloir attendre demain. Denarius ne compte
pas la vendre avant. Il espère en tirer au moins quarante mille senstas.
La Torga – Felicia pour les intimes – a un reniflement méprisant. Elle
affiche un air si hautain et imbu de sa personne que je me demande si ses
déjections sont en or.
– Quarante mille senstas ? Denarius est fou ! Jamais il ne réussira à la
vendre à un prix aussi élevé. Où est-il ? Je suis prête à l’acheter sur-le-
champ pour vingt-cinq mille senstas.
– Je ne suis pas fou, ma chère Felicia, déclare Denarius en apparaissant
comme par magie. Juste pragmatique. Ton offre me flatte, mais je me vois
dans l’obligation de la refuser. Je n’ai jamais vu d’esclave aussi belle que
celle-ci, et surtout aussi exotique. Je suis certain que je peux atteindre mon
objectif, voire le dépasser.
J’ai envie d’agiter mes doigts devant leur nez en chantonnant :
« Youhou ! Je suis là ! Pas la peine de parler de moi comme si j’étais sourde
ou tout simplement dépourvue d’esprit ! » Bien sûr, je garde ma bouche
bien fermée. Ça n’est pas le moment de l’ouvrir.
La femme hausse les épaules, avec un air supérieur. Elle lâche mes
cheveux, Dieu merci, et remonte dans sa couchette. Les esclaves qui la
portent ne bronchent même pas.
– Nous verrons cela, Denarius. À demain, donc.
Et elle fait signe à son cortège de partir. L’une des esclaves qui la
suivent me lance un regard désolé, comme si elle était triste pour moi.
Je me tourne vers Denarius, incapable de rester silencieuse plus
longtemps.
– Qui était-ce ?
Il est tellement ailleurs à ce moment précis, certainement en train de
comptabiliser tous les bateaux qu’il va pouvoir s’acheter grâce à moi, qu’il
ne prend pas ombrage de l’impertinence de ma question.
– Félicia Val’Denta. L’épouse du seigneur de Fasgârd, Haltor
Val’Denta. Elle adore s’acheter les plus belles esclaves du pays pour les
faire parader derrière elle quand elle sort de son palais. Généralement, ses
filles ne font pas long feu. Elles finissent toutes par se pendre ou se jeter par
une fenêtre.
Voilà qui est rassurant. Je me sens tellement mieux, maintenant.
Denarius doit percevoir mon malaise parce qu’il sort de sa rêverie et
éclate d’un rire méchant.
– Tu m’as interrogé ; ne viens pas te plaindre de ma réponse.
Nous poursuivons notre route et, cette fois, je garde la tête haute,
histoire d’éviter qu’on ne m’arrache d’autres mèches de cheveux. Mais
personne d’autre ne s’approche de moi, on se contente de me lancer des
regards ahuris et parfois admiratifs.
La ville est encore plus jolie vue de l’intérieur. Il y a des tas de petites
places au milieu desquelles glougloute une fontaine représentant des
animaux marins inconnus ou carrément ce que je pense être des divinités. Il
y a des fleurs partout : sur les fenêtres, sur les toits, autour des lampadaires
à huile… Et en arrière-plan, il y a cet énorme satellite qui ne semble jamais
quitter l’horizon.
Je plisse les yeux en réfléchissant. Cette planète occupe une telle place
dans le ciel que je me demande s’il ne s’agit pas plutôt de la planète mère et
si je ne me trouve pas en fait sur son satellite.
Nous marchons à vue de nez plus d’une heure à travers le dédale des
rues et finissons par arriver devant un grand bâtiment en pierres blanches
pourvu de doubles portes en bois grandes ouvertes. Je m’attendais à être
entreposée là comme une caisse en bois sans valeur, mais Kinal nous
détache tous, et des dizaines d’esclaves accourent dans notre direction pour
s’occuper de nous. Une vieille femme, qui a dû être belle dans sa jeunesse,
me prend par la main et me tire vers l’entrée de l’entrepôt. Lorsque je
pénètre à l’intérieur, je ne peux retenir une exclamation de surprise.
L’espace n’est pas vide, comme je m’y attendais, mais il y a plusieurs
étages et des centaines de petits appartements vers lesquels nous conduisent
les esclaves. La mienne me fait entrer dans l’une des pièces et ferme la
porte derrière moi.
C’est un F1, si j’ose dire. Il y a un lit suspendu au plafond par des
chaînes et, au fond de la pièce, une sorte de salle de bains contenant une
table couverte de flacons et de fioles colorées ainsi qu’une grande bassine
vide. Je me tourne vers l’esclave.
– Que fait-on ici ?
Elle sursaute et se retourne précipitamment en me regardant avec de
grands yeux effrayés. Elle porte à sa bouche un doigt tordu par l’arthrose.
– Chut ! me dit-elle d’une voix chevrotante. S’ils découvrent que tu
m’as parlé, ou inversement, nous serons toutes les deux châtiées.
Je m’approche d’elle, les mains jointes.
Je lui chuchote :
– Réponds juste à cette question : que va-t-il se passer maintenant ?
– Tu vas dormir un peu et je reviendrai te voir tôt demain matin.
La blague ! Comment veut-elle que je dorme ? Je suis tellement stressée
que je ne pourrai pas fermer l’œil de la nuit.
Pourtant, quand elle me tire vers le lit et qu’elle me force à m’allonger
dessus, le moelleux du matelas et la douceur des draps me réconfortent
tellement que je me surprends à me blottir sous les couvertures. Je ne
m’étais pas rendu compte que le confort m’avait autant manqué. Quelle
différence avec les planches puantes de la cale du bateau ! Le lit se balance
doucement de droite à gauche et, à peine quelques minutes plus tard, bercée
par ce mouvement, je dors comme un bébé.
– 15 –

Je suis réveillée avant le lever du jour par la même esclave. Elle doit
s’affairer autour de moi depuis cinq bonnes minutes, mais je dormais si
profondément qu’il a fallu tout ce temps pour que le boucan qu’elle fait
m’extirpe du sommeil.
Je la regarde faire des allers-retours avec un gros seau rempli d’eau
fumante, qu’elle verse dans la grande bassine aperçue la veille dans la pièce
du fond. Je sais que je devrais aller l’aider, que c’est mal de laisser une
pauvre vieille femme porter des charges aussi lourdes, mais je ne ressens
que de l’irritation. Pourquoi a-t-elle besoin de farfouiller partout à cette
heure ?
Je me redresse sur mes coudes, les cheveux en bataille, les yeux plissés.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?
Elle sursaute et me lance un regard agacé.
– Je prépare ton bain. Et à présent, tais-toi.
Mon bain ? Mais qu’est-ce qu’elle raconte, cette harpie ? Je proteste :
– Je ne vais pas prendre un bain maintenant ! Je viens de me coucher !
– Tu as dormi de la fin de l’après-midi jusqu’à maintenant. Et le jour va
bientôt se lever. La vente aux enchères se déroule aux aurores, il faut que tu
sois prête à ce moment-là, ou j’aurai des ennuis.
J’ai dormi une dizaine d’heures ? Sacrebleu, je ne les ai pas senties
passer ! J’ai l’impression d’avoir fermé les yeux depuis une demi-heure. Je
suis de nouveau sur le point de râler quand la fin de sa phrase me revient en
mémoire.
Oh non, me dis-je avec détermination. Personne ne me vendra à
personne. Je n’ai aucune envie de me pavaner sur une estrade en écoutant
les acheteurs enchérir en criant.
Je jette un coup d’œil à la porte, essayant de calculer le temps qu’il me
faudrait pour l’atteindre avant que la vieille folle ne lance l’alerte ; mais
cette dernière suit mon regard et secoue la tête d’un air désolé.
– N’y pense pas. On m’a prévenue que tu pourrais tenter de t’enfuir.
Deux Torgas sont postés devant la porte. Ils ont veillé là toute la nuit.
Je serre les dents, sentant la colère monter en moi. Je parie que c’est ce
rat de Kinal qui a vendu la mèche. De toute façon, une fois dehors, qu’est-
ce que j’aurais fait ? J’aurais pu me faire passer pour une Torga assez
facilement, mais il aurait fallu pour ça que je vole des vêtements et que je
cache mes yeux. Comme les lunettes de soleil ne semblent pas être à la
mode dans ce monde, j’aurais rapidement été cuite.
Je croise les bras, des revolvers à la place des yeux.
– Je ne coopérerai pas.
– Écoute, ça peut bien se passer comme ça peut dégénérer. Soit tu fais
ce que je te dis et nous nous en tirons toutes les deux sans dommages, soit
je suis obligée d’appeler ton maître – Denarius, il me semble – pour qu’il
vienne lui-même te convaincre.
L’idée de me retrouver à nouveau sur l’une des roues du bateau me fait
tellement froid dans le dos que je m’avance vers elle presque aussitôt, en
soufflant bruyamment, juste pour montrer mon mécontentement.
– Bon, qu’est-ce que je dois faire ?
– Commencer par te taire, répond-elle du tac au tac. Ensuite, retourne-
toi. Je vais te déshabiller.
Franchement, je ne suis plus à une humiliation près. Je cède, consciente
qu’il faut que je trouve vite une solution, sinon je vais me retrouver avec
une étiquette sur l’oreille, comme une vache qu’on mène à l’abattoir. En
plus, mon bracelet est toujours caché dans ma culotte, seul vêtement que
j’ai pu conserver de mon ancienne vie, et je ne sais pas du tout comment je
vais pouvoir le dissimuler.
Je déglutis et lève un doigt.
– Je… hum… dois aller aux toilettes. Comment ça se passe ?
Elle soupire d’exaspération et, du doigt, désigne la salle de bains.
– C’est là. Dépêche-toi, notre temps est compté.
Je me précipite vers la pièce et ferme la porte derrière moi. C’est une
cabine dans laquelle se trouvent des toilettes sèches et la grande bassine
remplie d’eau fumante. Pendue au mur, il y a une tenue propre ainsi que des
chaussures plates semblables à des spartiates. Au lieu d’aller tout de suite
me soulager, je sors mon bracelet de ma culotte et le glisse dans une poche
intérieure de la tunique. C’est sans aucun doute celle qui m’est destinée.
Avec un peu de chance, personne ne le remarquera.
Margaline, c’est son nom, passe un temps considérable à me récurer de
la tête aux pieds. Il faut dire que j’en avais sacrément besoin. Elle
marmonne sans cesse dans sa barbe qu’elle n’a jamais vu de jeune fille
aussi sale de toute sa vie. Ce qui n’est pas tout à fait faux. Avant ce bain, je
sentais le poisson (merci à mon tour de manège dans la rivière) et j’étais
noire de crasse. Elle me frotte avec un gant de crin et une sorte d’huile
parfumée, manquant m’arracher la peau à de nombreuses reprises. Je
pousse régulièrement des petits cris de douleur et de protestation, mais elle
fait comme si elle ne m’entendait pas. Elle lave ensuite mes cheveux en me
cassant d’énormes œufs sur le crâne et en frottant comme une forcenée.
Quand je la vois répandre le jaune d’œuf sur mes racines et mes
longueurs, je ne peux m’empêcher de protester.
– Mais enfin, je peux savoir pourquoi tu prépares une omelette sur ma
tête ? Je ressemble donc à une poêle à frire ?
– Décidément, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes.
En revanche, je peux te dire que je me sers d’œufs d’irabo, un oiseau qui vit
sur les berges du lac. C’est le meilleur agent lavant pour cheveux que je
connaisse.
Elle ne connaît pas Head & Shoulders, c’est clair !
Elle continue à frotter mon imposante chevelure avec sa mixture et finit
par me rincer avec de l’eau tiédasse. Je préfère ne pas préciser la couleur de
cette eau quand je sors de la bassine. Margaline m’enroule dans un tissu
beige et me sèche avec. Comme si j’en étais incapable ! À chaque fois que
je proteste, elle me menace. Alors je suis bien obligée de la laisser faire.
Elle essore consciencieusement mes cheveux et les sèche avec une autre
serviette.
– Assieds-toi sur cette chaise, m’ordonne-t-elle soudain.
J’obtempère, de mauvaise grâce. Je la vois attraper une fiole qui
contient, j’en suis presque certaine, de l’huile. Je fais une moue de dégoût.
– J’espère que tu ne comptes pas me mettre ça dans les cheveux !
– Si justement, c’est mon intention.
– Génial ! Je vais être vraiment attirante, avec des cheveux aussi gras
qu’une friteuse.
Elle soupire. Pour la trentième fois depuis le début de ma toilette.
– Je ne sais pas ce qu’est une friteuse, mais cette huile est sèche. Elle ne
te graissera pas les cheveux et dessinera tes boucles.
Je décide de fermer ma bouche et de la laisser faire. Après tout, ce n’est
pas vraiment comme si j’avais le choix.
Ma coiffure prend une éternité. J’en ai des fourmis dans les orteils. Et le
stress aidant, je commence à devenir franchement désagréable. Il faut dire
que la harpie prend son temps. Elle enduit mes cheveux mèche par mèche
de son huile qui, je dois bien l’avouer, sent très bon. Je grommelle :
– C’est bientôt fini ?
Je me sens de plus en plus nerveuse. Je ne sais pas comment va se
dérouler cette fameuse vente aux enchères, qui va m’acheter et comment je
serai traitée. J’ai l’impression que plus les secondes s’écoulent, plus je
perds mes chances de m’évader un jour. L’idée de rester coincée ici, dans ce
monde de fous esclavagistes, me rend malade. Je dois trouver une solution.
– Oui. Il ne me reste qu’à te vêtir et à te mettre du noir autour des yeux,
et tu seras prête.
Je décide de garder le silence pour ruminer mes sombres pensées. Je ne
me rends même pas compte qu’elle me redresse sur mes jambes et qu’en
moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis maquillée et habillée.
Margaline recule de quelques pas et me jauge, admirant son œuvre.
– Parfait, murmure-t-elle pour elle-même.
Elle attrape le miroir qui traîne dans un coin de la pièce et le pose
devant moi. J’avoue que j’ai du mal à me reconnaître.
Mes cheveux n’ont jamais été aussi disciplinés. Ils tombent en une
cascade de boucles si bien dessinées qu’elles paraîtraient fausses sur Terre.
Mince ! Pourquoi n’a-t-on pas cette huile sur ma planète ? Moi qui passe
des heures chaque matin à enduire ma crinière de produits tous plus
chimiques les uns que les autres sans obtenir pareil résultat, je suis éberluée.
Le noir fait ressortir le vert clair de mes yeux et, chose qui ne m’était
pas arrivée depuis un sacré bout de temps, je sens bon.
Pourtant, la situation, elle, empeste la galère à plein nez. Je ne peux pas
me permettre d’être jolie comme ça pour aller à la vente ! J’avais peut-être
une chance minime qu’on ne veuille pas m’acheter dans l’état dans lequel je
me trouvais. Mais à présent, on va se bousculer pour enchérir. Et je dis ça
sans prétention aucune.
Je pourrais toujours essayer de ruiner les efforts de Margaline, mais je
suis sûre qu’on me frapperait si je m’enlaidissais. Et puis ils se
contenteraient de recommencer à zéro.
J’en suis là de mes tergiversations quand la porte s’ouvre en grand. Je
sursaute et me retourne dans un même élan. Kinal se trouve dans l’entrée.
Quand il me voit, sa mine renfrognée se décompose un peu plus. Il a l’air
d’être de méchante humeur.
Il s’approche de moi, une chaîne à la main, et l’accroche au super
collier en métal que je porte toujours autour du cou.
– La vente va débuter. Denarius m’a ordonné de te faire descendre et de
t’amener au marché. Il nous attend là-bas.
Je commence à paniquer. Et en plus, j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à
trouver de solution à mon problème.
Je décide de faire profil bas pour le moment et hoche la tête.
Kinal me fait quitter la pièce et le bâtiment, puis me conduit vers une
partie de la ville que je n’ai pas encore vue. Il faut dire qu’elle est
sacrément grande.
À un moment, alors que nous sommes seuls dans une ruelle, je pense
brièvement à l’assommer et à essayer de m’enfuir. Mais de quoi aurais-je
l’air ? Une fille avec un fer autour du cou et une chaîne qui pendouille à ses
pieds, courant à en perdre haleine à travers les rues de Fasgârd, une cité
remplie de Torgas… C’est voué à l’échec.
Une autre idée me traverse l’esprit et je décide de tenter le tout pour le
tout. Repoussant mes a priori et le dégoût qu’il m’inspire, je pose une main
sur l’épaule basanée de mon surveillant. Il se tourne vers moi, le regard
curieux mais méfiant.
– Kinal… tu n’as jamais pensé à t’échapper ?
Il se contente de me regarder tout en continuant de marcher. Décidant
que ce n’est pas forcément mauvais signe, je poursuis sur ma lancée :
– Partons tous les deux, dis-je sur un ton enjôleur, comme si c’était un
doux rêve, de me retrouver seule avec lui – cette blague. On pourra essayer
de rejoindre les îles aux Esclaves. On sera libres !
Cette fois, il se retourne carrément et me dévisage.
– Écoute-moi bien, esclave. Aucune de tes paroles doucereuses ne me
poussera à trahir mon maître. Et si j’ai un conseil à te donner, c’est d’imiter
ma loyauté. Sinon tu finiras pendue au bout d’une corde ou attachée à un
poteau dans l’arène principale. Maintenant, tais-toi, ou je serai obligé de
tout rapporter à Denarius. Et lui ne sera pas aussi indulgent que moi.
Je ferme ma bouche et me retiens de lui donner un coup de pied. J’avais
un espoir, un seul, et cette tête de mule doublée d’un mouton vient de le
piétiner. Il préfère rester esclave toute sa vie plutôt que de tenter de
recouvrer sa liberté. La voie de la facilité.
Au détour d’une ruelle, alors que mon estomac se tord d’appréhension,
je distingue un bâtiment au loin, beaucoup plus imposant que tous ceux que
j’ai pu voir jusqu’à présent. Il ressemble trait pour trait à une arène.
Nous finissons par déboucher sur une immense place où se bousculent
des hordes impressionnantes de Torgas. On trouve des stands un peu
partout, et sur lesdits stands, des esclaves, hommes et femmes, qui se
tiennent debout les uns derrière les autres. Ils attendent placidement de
trouver un acquéreur. Leurs maîtres crient à tue-tête à qui veut bien
l’entendre qu’ils sont les meilleurs produits qu’on ait jamais vus dans
l’empire et qu’en plus ils ne sont pas chers.
Je sens un profond sentiment de révolte s’emparer de mon corps.
Comment peut-on asservir un peuple entier, sous prétexte qu’on le
considère comme inférieur ?
Je me renfrogne et lance des regards meurtriers à tous les Torgas que je
croise. Malheureusement, ça n’a pas l’effet escompté. Plus je fais la forte
tête, plus je sens une foule dense et excitée s’agglutiner dans mes pas.
Kinal tire d’un coup sec sur la chaîne.
– Dépêche-toi, on n’est pas dans la bonne partie du marché. Ici, on ne
vend que de la vermine pour les lobstos. Le marché de luxe est encore
distant d’une centaine de pas. Et arrête de faire cette tête, tu es en train de
rameuter toute la ville.
Comme si j’en avais quelque chose à faire.
Nous finissons par traverser un grand portail en bois et l’ambiance
change du tout au tout. Ici, pas d’esclaves miséreux sur les stands. Pas
d’étals bancals construits à la va-vite. Dans cette partie du marché, tout
semble organisé, propre et plus calme.
Les comptoirs ne sont pas en bois mais fabriqués dans une pierre qui
semble être du marbre. Ils sont drapés de voiles rouges, bleus et jaunes,
décorés de fleurs et parfumés. Les esclaves sur les scènes sont tous bien
habillés, propres, et surtout, tous sont beaux.
D’une certaine façon, ce luxe et cette propreté me dégoûtent encore plus
que la saleté de l’autre partie du marché. Comme si ce vernis brillant
accentuait l’horreur de la situation.
Nous dépassons quelques boutiques pour arriver sur une espèce de
petite place. En son milieu se dresse un immense stand, le plus beau de
tous. Un attroupement stationne déjà devant, une cinquantaine de
personnes, en plus de la bonne trentaine qui me suit depuis tout à l’heure.
Un voilage rouge sang cache la scène.
Kinal me tire vers l’arrière du stand et me fait entrer dans une pièce
exiguë où s’entassent déjà les esclaves de Denarius. L’esclave en chef
m’attache à un anneau et quitte la salle sans même me dire un mot.
Je commence sérieusement à paniquer quand quelqu’un m’appelle :
– Psstt ! Lomé !
Je scrute la pièce sombre et reconnais Loréïs et Danaly, qui me font des
petits coucous de l’autre côté de la pièce en me souriant. Elles n’ont pas
l’air nerveuses le moins du monde.
– Comme tu es belle ! me chuchote Dana.
– Ça, c’est vrai, confirme sa mère. Tu vas faire un malheur.
Je sens la colère remplacer la peur.
– Oh, ça oui, je vais faire un malheur ! Au premier qui mettra la main
sur moi, je ferai regretter d’y avoir ne serait-ce que pensé !
Un murmure de désapprobation parcourt l’assemblée. Loréïs perd son
sourire.
– Si tu fais ça, Lomé, Denarius n’hésitera pas à te tuer. Il n’y a pas pire
affront pour un marchand qu’une blessure infligée par l’un de ses esclaves à
un client. Il te tuera juste pour montrer l’exemple.
Je blêmis, plus aussi déterminée. Que vais-je faire si je suis achetée ? Je
ne pourrai plus jamais m’échapper !
S’ouvre une porte au fond de la salle, menant à l’escalier de l’estrade, et
je peux entendre le tumulte s’élever de la fosse. Kinal entre dans la pièce et
fait monter un premier esclave.
La vente commence.
– 16 –

Je ne sais pas combien de temps je reste dans cette pièce, à regarder les
esclaves monter sur l’estrade, les uns après les autres. J’entends les
acheteurs enchérir, la foule se faire de plus en plus dense. Et moi, je suis de
plus en plus abattue. Je ne sais pas ce qu’il va advenir de moi. Pour la
première fois depuis des jours, je pense à ceux que j’ai laissés sur Terre.
Si le temps s’écoule ici de la même façon que sur ma planète, mon père
a sûrement dû se mettre en congé pour organiser mes funérailles. Je me
demande s’il est triste, ou juste agacé par le fait que, même dans la mort, je
lui crée des problèmes. C’est bête à dire, mais il me manque. J’aimerais
pouvoir le serrer dans mes bras et lui confier tout ce que je n’ai jamais eu
l’occasion de lui dire.
Tout ce qui me pèse depuis ma naissance. Je voudrais d’abord
m’excuser. M’excuser d’être la cause de tous ses malheurs. M’excuser de
ne pas lui avoir dit « je t’aime » plus souvent. De ne jamais lui avoir dit « je
t’aime ».
J’aimerais que nous ayons une véritable discussion, que nous puissions
mettre tous deux nos rancœurs, nos réflexions sur la table, pour avancer et
passer à autre chose. J’aimerais avoir une vraie relation avec lui, qui est ma
seule famille.
J’aimerais qu’il soit fier de moi. Je serais même prête à accepter Sophie
et Laurie dans ma vie, à les traiter avec dignité et respect. Je serais prête à
tout pour que notre relation s’améliore.
J’ai une vague pensée pour Antoine. Avec le recul, je m’aperçois que je
ne l’aimais pas, et que lui non plus ne m’aimait pas. C’était juste évident
aux yeux de nos camarades, que nous soyons ensemble. Alors c’est ce
qu’on a fait, parce que c’était ce que les autres voulaient. Et je l’ai fait aux
dépens de ma meilleure amie, sans même m’inquiéter de ses sentiments. En
fait, je n’en avais rien à faire, de ce qu’elle pouvait penser ou ressentir. Tant
que moi, j’obtenais ce que je voulais.
Je secoue la tête alors que le dernier esclave monte sur l’estrade. J’ai
passé ma vie à être égoïste, égocentrique. Je donnerais n’importe quoi
aujourd’hui pour avoir fait des choix différents, pour avoir pensé aux autres
avant de penser à moi.
Le poète Jacques Prévert a dit : « J’ai reconnu mon bonheur au bruit
qu’il a fait en partant. » Moi, j’ai simplement reconnu la garce que j’étais
quand je n’ai plus eu d’emprise sur mon petit royaume. Et ça fait mal.
Kinal me tape sur l’épaule, me faisant sortir de ma rêverie nostalgique.
Je lève la tête vers lui et le regarde, franchement en colère.
– C’est à ton tour. Tu es le clou du spectacle.
Je redresse le menton. Je viens de citer Jacques Prévert. Maintenant, je
vais citer Jules César :
Veni, vidi, vici.
Je ne baisserai pas les bras. Je n’abandonnerai pas. Je suis peut-être
égocentrique et égoïste, mais j’ai au moins une qualité qu’on ne pourra pas
m’enlever.
Je suis une battante, et je compte le rester.

*
* *
Le rideau s’ouvre et la foule se met à lancer des cris hystériques. Kinal
me pousse sur l’estrade et je lui décoche un regard assassin. Il se penche à
mon oreille et me murmure, menaçant :
– Tiens-toi bien. Denarius est en bas et il t’observe. Un seul faux pas et
tu le regretteras amèrement. Si tu en as le temps.
J’acquiesce imperceptiblement, signe que j’ai bien compris.
L’esclave en chef commence à me faire marcher sur la scène afin de
m’exposer à la vue de tous. J’ai tellement honte que j’ai envie de
disparaître.
Mon regard s’attarde un moment sur les acheteurs en contrebas. Il y a
des Torgas visiblement pauvres, des riches et ceux qui sont là juste pour
observer.
Je cherche Félicia, la Torga qui m’a détaillée hier, mais je ne la vois
nulle part. Je retiens un soupir de soulagement. Je n’ai aucune envie d’être
achetée par cette psychopathe.
Denarius finit par monter sur l’estrade en un saut agile et écarte les bras,
comme s’il allait faire une annonce importante.
– Mes chers amis, je vous présente Lomé, la plus belle esclave du pays.
Mais elle n’est pas que belle, elle est aussi exotique. C’est une Sauvage, elle
n’a jamais connu l’esclavage. Avec elle, vous vous garantissez des émotions
sans pareilles ! Elle est imprévisible et il est impossible de s’ennuyer en sa
compagnie. Alors je compte sur vous pour lui faire honneur et battre le
record des enchères ! Celles-ci commenceront à quatre mille senstas. Alors,
messieurs dames, qui dit mieux ?
– Quatre mille trois cents ! hurle un Torga sur la gauche, que je n’arrive
pas à voir.
La suite est un chaos d’enchères incompréhensibles. Tout ce que je sais,
c’est qu’une fois qu’elles sont lancées, tout le monde hurle sa proposition.
À mesure que les enchères augmentent, moins de monde relance.
– Trente-huit mille cinq cents ! hurle une Torga.
– Trente-neuf mille ! lui répond un autre.
Denarius a les yeux brillants. J’ai envie de le pousser hors de la scène et
de lui sauter dessus à pieds joints. En observant bien ceux qui font encore
des propositions, je m’aperçois qu’il n’y a plus que cinq enchérisseurs.
Deux femmes et trois hommes.
– Je te propose quarante-cinq mille senstas, pas une pièce de plus !
s’égosille un des hommes.
Denarius manque défaillir à l’annonce de la somme, qui semble être
exorbitante.
– Y a-t-il un enchérisseur courageux qui souhaite offrir mieux ?
Un silence hésitant s’installe.
– Quarante-cinq mille une fois, quarante-cinq mille deux fois…
– Cinquante mille ! hurle une des femmes.
Le Torga qui avait fait son ultime offre quitte l’assemblée en bousculant
ses voisins, l’air furieux. Denarius se retient de se frotter les mains, mais je
vois bien qu’il jubile.
– Nous en sommes à cinquante mille ! Allez, ne soyez pas timides ! Une
occasion comme celle-ci ne se représentera sûrement jamais !
Voilà ce que je suis. Une occasion.
Pendant une ou deux secondes, je songe à faire quelque chose de
vraiment stupide. Juste pour anéantir la joie de Denarius. J’aurais juste à
cracher sur lui ou sur la foule. À donner des coups de pied à Kinal ou à son
maître. Et je serais sûre d’être mise à mort. Ça réduirait à néant les espoirs
de Denarius et, même si c’est pendant un moment très court, je me sentirais
forte et libre.
Néanmoins, un puissant instinct de survie m’empêche de mettre mon
idée à exécution.
– Je te propose soixante mille senstas, Denarius.
Le chiffre me ramène à la réalité. Il est tellement élevé que tout le
monde se tait pendant bien dix secondes, le souffle coupé. Plus personne ne
respire, on attend que quelqu’un renchérisse sur la proposition de la
deuxième Torga, mais seul le vent, qui fait bouger mes cheveux, est audible.
Denarius aussi a du mal à s’en remettre.
– Soixante mille une fois, soixante mille deux fois… Adjugé à la lady
de gauche. Mesdames et messieurs, la vente est terminée. Veuillez vous
rendre à l’arrière du stand pour récupérer vos biens.
Kinal me tire vers une deuxième porte et me fait entrer dans une autre
pièce, où se trouvent tous les esclaves vendus. Je cherche immédiatement
du regard Loréïs et sa fille. Elles sont sur le côté, l’air serein.
Kinal m’attache au mur, puis ouvre une porte qui donne sur l’arrière du
stand. Dehors, Denarius est déjà assis à une table, devant une file
d’acheteurs qui attendent patiemment de payer et de récupérer le ou les
esclaves qu’ils ont achetés.
Je me tourne vers mon amie.
– Loréïs… vous avez été vendues ensemble, Danaly et toi ?
La maman me sourit, l’air heureuse.
– Oui, il semble que nous ayons été cédées à une famille de Torgas qui a
des enfants. Dana doit tenir compagnie à l’une de leurs filles, et moi, je
serai la dame de compagnie de leur maman. Nous avons vraiment beaucoup
de chance.
Mes pensées amères viennent noircir son tableau idyllique :
Tu n’as jamais été sur Terre. Là, tu pourrais vivre librement avec ta fille
et faire absolument tout ce que tu veux.
La pièce se vide petit à petit et, quand je dois dire au revoir à mes deux
amies, je sens ma gorge se serrer. Je sais que je ne les reverrai sûrement
jamais et je ne peux que leur souhaiter de vivre en paix et heureuses.
Elles n’ont pas le temps de me prendre dans leurs bras, mais je sais
qu’elles en meurent d’envie. Les yeux brillants, je leur adresse un sourire
qui se veut rassurant. J’espère juste que mes lèvres ne tremblent pas.
Je passe encore une demi-heure dans cette pièce, à ressasser mes
souvenirs, à regretter mon passé et mes actes manqués.
Je me mets tout à coup à penser à Stéphanie. Cette petite blonde est
peut-être l’amie la plus fidèle que j’aie jamais eue. Pourtant je l’ai toujours
traitée comme un déchet. Comme une intruse indésirable. Je me demande si
elle me regrette, comme je la regrette à présent. Si elle n’est pas trop bête,
elle comprendra vite qu’elle est bien mieux sans moi.
J’en suis là de mes pensées quand Kinal me détache du mur. Il
m’emmène à l’extérieur et je dois plisser les yeux pour m’habituer à la forte
luminosité.
Denarius est en train de récolter la somme de ma vente, tout sourire,
mielleux comme le serpent qu’il est. La femme qui m’a achetée se tient
devant la table, l’air impénétrable. Elle a une cicatrice sur le visage, qui lui
déforme la joue droite. Elle doit avoir la quarantaine et a dû être belle, avant
d’avoir cette marque.
– Tu verras, Salina, elle ne le regrettera pas.
– Je l’espère pour toi, rétorque l’acheteuse.
Elle paie Denarius et s’empare d’une main de fer de ma chaîne. Elle se
dirige vers la sortie du village et je me vois forcée de la suivre, même si je
n’en ai pas envie. Je jette un dernier coup d’œil à mes tortionnaires. Kinal
me regarde partir avec dégoût, comme s’il n’arrivait pas à croire que je lui
échappe. Denarius, lui, ne me jette même pas un regard. Il est trop occupé à
compter son argent, de drôles de pièces carrées en métal doré.
Je me détourne et suis ma nouvelle maîtresse à travers le marché.
Soudain, deux Torgas nous barrent la route et j’écarquille les yeux
quand je les reconnais : Gasruel et Yorgal. Mince ! Ce pays doit faire des
milliers de kilomètres de long et on arrive à se croiser par hasard ! Et après,
on dit que la poisse est un mythe…
Gasruel, un bandage autour du crâne et l’air assez remonté, pointe son
gros doigt vers moi.
– Cette esclave nous appartient, femme.
La Torga se crispe mais reste calme. Je ne peux voir que son dos, de là
où je suis, mais sa voix en dit long.
– Pousse-toi de là ou je t’écrase comme l’insecte que tu es.
Sa phrase me surprend grandement. En voilà une qui n’a pas froid aux
yeux ! Les deux brutes font au moins une tête de plus qu’elle.
Yorgal plisse les yeux.
– Qui es-tu, pour nous parler de la sorte, femme ?
Elle serre les poings.
– Mon nom est Salina Saldor, ancienne générale de la garde royale de
Sa Majesté le Roi. Et toi, espèce de moins que rien, appelle-moi encore
« femme » et je te réduis en poussière.
Je ne sais pas ce que sa première phrase signifie exactement, mais les
deux Torgas blêmissent immédiatement.
Ils se confondent en excuses et disparaissent aussi rapidement qu’ils
sont apparus.
La Torga les regarde partir en secouant la tête avec mépris et sans un
mot se remet en marche. Je suis bien obligée de la suivre, même si je meurs
d’envie de m’arrêter pour la questionner. Qui est-elle ? Que me veut-elle ?
Pourquoi m’avoir achetée à un tel prix ?
Tout ce que je sais, c’est que tous ceux que nous croisons lui lancent des
regards emplis de crainte et de respect et qu’ils s’empressent de la saluer.
Nous finissons par sortir du marché. Une sorte de carrosse nous attend
devant les portes. Il est très luxueux et tiré par quatre immenses chevaux,
semblables à ceux que montaient Iollan et Laena, sauf qu’ils sont bais.
Salina y monte avec une grâce que je n’ai jamais vue chez personne et
tire sur ma chaîne pour que je la suive. Je suis beaucoup moins agile qu’elle
et trébuche sur l’un des pans de ma longue tunique.
Salina ordonne au cocher de mettre le véhicule en route et les chevaux
commencent à trotter à un rythme régulier. La Torga reste silencieuse tout le
long du trajet, que nous passons dans le noir, car elle a fermé tous les
rideaux des fenêtres.
Je l’observe à la dérobée, ne sachant comment réagir.
Je ne peux que constater que cette femme n’est pas comme les autres.
Elle est incroyablement fine et pourtant ses muscles saillent sous sa peau
mate. Elle a un visage anguleux aux traits réguliers. Tout son être exhale
une aura de puissance que je n’ai jamais perçue chez une femme. Elle fixe
l’extérieur à travers un interstice, avec une expression impénétrable.
J’ignore si je dois lui parler ou rester silencieuse. Je préfère la deuxième
option et garde la bouche fermée. Je caresse doucement mon bracelet pour
me rassurer. Il a un effet apaisant sur moi, comme si ma mère se trouvait en
ce moment même à mes côtés pour m’encourager.
Notre carrosse roule sacrément longtemps. Je sens que le chemin que
nous empruntons ne cesse de monter. Je dois me retenir pour ne pas écarter
les rideaux et regarder dehors.
Nous semblons finalement arriver à destination, et Salina ouvre la porte
sans même attendre que le carrosse soit complètement à l’arrêt.
J’avoue ne pas savoir comment agir. La suivre ? Attendre qu’on m’y
invite ? Quelqu’un ouvre la porte de mon côté et un esclave blond m’aide
finalement à descendre. Je regarde le décor qui m’entoure avec
ébahissement. Je suis dans l’immense cour d’un château fort. Et si j’ai
trouvé la ville jolie, sa beauté est pâle à côté de celle de ce palais.
C’est une construction en pierre blanche, qui ressemble beaucoup –
référence inattendue, je sais – au château de Walt Disney. Sauf que les toits
pointus des nombreuses tours sont recouverts d’une végétation dense et
luxuriante qui pend sur plusieurs mètres le long des murs. Une fontaine au
milieu de la place crache un geyser de milliers de gouttelettes qui brillent
sous la lumière du soleil. Derrière moi, une herse en métal argenté se baisse
et ferme l’entrée de la cour, en forme de dôme.
Cette cour est pavée de grandes dalles blanches qui me font mal aux
yeux.
L’esclave m’extirpe de ma contemplation admirative en me prenant par
la main et en me menant vers l’imposante entrée du château.
Salina, elle, a disparu.
Si l’extérieur est incroyable, l’intérieur n’est pas en reste. À peine ai-je
mis un pied sur la première dalle du hall que ma bouche s’ouvre malgré
moi. La décoration, même si elle est simple, est digne des plus grands palais
orientaux. Tout est blanc et bleu turquoise avec des touches de noir par
endroits. D’immenses fenêtres laissent entrer la lumière et tout est très clair.
Nous traversons de nombreux couloirs, tous plus somptueux et
impressionnants les uns que les autres, et finissons par déboucher sur une
cour intérieure, plus splendide encore que celle de l’entrée.
Elle est rectangulaire et se situe précisément au milieu du palais. En son
centre se trouvent une piscine, dont l’eau cristalline miroite sous le soleil, et
de nombreux palmiers savamment agencés pour donner une impression de
désordre organisé.
Une Torga est assise au bord de la piscine. Deux esclaves la
rafraîchissent à l’aide d’immenses éventails montés sur des perches tandis
qu’une dizaine d’autres s’amusent à s’éclabousser dans la piscine. Une
jeune esclave d’une beauté assez peu commune lui fait de l’ombre.
J’avoue ne pas reconnaître la Torga tout de suite. Mais quand elle se
tourne vers moi, un sourire aux lèvres, mon cœur se glace.
C’est Félicia Val’Denta, la femme d’Haltor Val’Denta, les seigneurs de
Tân.
– 17 –

L’esclave blond est obligé de me tirer par la chaîne qui m’enserre le cou
pour me faire avancer.
Oh-mon-Dieu ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Bien sûr que
seules des personnes importantes pouvaient vivre dans ce palais. Et qui
d’autre est aussi important que le seigneur du pays ?
J’aurais dû deviner immédiatement à qui j’aurais affaire. J’aurais pu
m’y préparer mentalement. Là, je suis tellement sonnée que je ne peux
qu’écarquiller les yeux en me dirigeant vers elle. Elle finit par se lever et
me rejoindre.
C’est alors que je ressens quelque chose de difficile à définir. Comme
une tension dans l’atmosphère, de l’électricité dans l’air.
– Lomé ! s’exclame Félicia. Comme je suis heureuse de te voir ! Je ne
savais pas si Salina arriverait à t’acquérir. C’est que tout le monde parle de
toi, en ville…
Elle me fait un clin d’œil et je m’efforce de lui sourire.
– Tu es une véritable célébrité. Viens t’asseoir avec moi à l’abri du
soleil.
Alors que je m’assois, je l’entends murmurer à l’esclave blond qui m’a
amenée jusqu’ici :
– Où est Salina ?
– Elle est repartie vers la cour d’entraînement. Elle n’a pas voulu rester.
Félicia semble accuser le coup, mais quand elle se retourne vers moi,
elle n’est plus que sourire et bienveillance.
Si je ne me méfiais pas d’elle au début, maintenant c’est le cas.
Elle vient s’asseoir à côté de moi, ses pieds trempant dans l’eau claire
de la piscine.
– Dis-moi, tendre enfant, d’où viens-tu ?
Alors, quel mensonge vais-je bien pouvoir lui servir ?
– Je suis une Sauvage, je viens de la forêt Mesla…
Elle balaie ma phrase d’un geste gracieux de la main. La cruauté et la
mesquinerie brillent dans son regard, même si son sourire n’est que bonté.
– Allons, allons, cela, je le sais déjà. Dis-moi plutôt d’où tu viens
réellement. Comment tu as réussi à nous échapper jusque-là.
Bon. La situation se complique quelque peu. Je décide de jouer la carte
de la détermination et fais montre d’un peu d’orgueil, tout en restant
respectueuse au maximum.
– Votre Majesté, vous croyez que votre peuple connaît tout de ce pays,
mais vous vous trompez. Il y a des endroits où vous n’osez pas vous
aventurer, et c’est là que nous vivons.
Je raconte des craques, bien sûr. Mais je pense que si je lui disais que je
suis une Voyageuse, elle me le ferait immédiatement payer.
Ses yeux se mettent à luire et ses pupilles se dilatent. Sa voix est
différente, métallique et froide.
– Puisqu’il en est ainsi, tu ne me laisses pas le choix. Dis-moi, Fille de
Tân, d’où tu viens réellement.
C’est alors que je saisis. La lourdeur de l’atmosphère, l’électricité dans
l’air… elle vient des esclaves qui jouent dans l’eau. Parce qu’elles ne jouent
pas vraiment. Elles font semblant. Chacun de leurs gestes est empreint
d’une telle terreur qu’elles en tremblent et leurs rires sonnent faux. Et quand
Félicia me donne cet ordre, elles se crispent et s’arrêtent de jouer durant une
microseconde.
Je pense que leur réaction me sauve la vie. Parce que je comprends ce
que cette vipère essaie de faire : elle utilise l’Emprise pour me faire avouer
ce qu’elle veut savoir. Mais ce qu’elle ne sait pas, justement, c’est que je ne
suis pas soumise à cette force mystérieuse et qu’elle ne peut pas me
manipuler à sa guise. Sauf que si je ne réagis pas vite, elle réalisera que son
pouvoir ne fonctionne pas sur moi, en déduira que je suis une Voyageuse, et
me fera mettre à mort.
Une demi-seconde me suffit pour prendre ma décision. Je ne sais pas
quels sont les effets exacts de l’Emprise sur les Fils de Tân, mais je n’ai pas
le temps d’y réfléchir.
Je laisse mon regard se voiler et je me mets à parler, d’une voix
dépourvue de sentiment.
– Je viens de la forêt Mesla, d’un lieu qui se nomme Patantaque, le
village des derniers Fils de Tân libres. J’ai vécu là-bas toute mon enfance et
j’ai été capturée alors que je m’aventurais en dehors des arbres qui nous
protègent.
Puis je me tais et feins de retrouver mes esprits. Mon Dieu, faites que ça
marche. Félicia me fixe d’un air impénétrable, puis se met à rire.
– Par tous les dieux ! Ce n’est que ça ?! Moi qui m’attendais à des
révélations croustillantes… Je suis un peu déçue.
Elle se lève, et avant même qu’elle ne soit complètement debout, toutes
les esclaves sont sorties de la piscine et se sont placées derrière elle, en arc
de cercle.
Dois-je préciser que j’ignore ce que l’on attend de moi ? Félicia me
lance un regard cruel.
– Comme c’est attendrissant ! La petite Sauvage ne sait pas quoi faire.
Tu veux que je t’apprenne à bien te tenir ?
Sa question n’attend pas vraiment de réponse. Mais son ton
condescendant me fait sortir de mes gonds.
– Non. Par contre moi, je pourrais vous apprendre les bonnes manières,
si c’est ce que vous attendez. Je pense que vous avez pas mal de retard à
rattraper, dans ce domaine.
Un éclair de fureur traverse ses prunelles, mais elle se contente d’éclater
d’un rire machiavélique.
– Ma chère Lomé, sache que je n’ai rien à apprendre de toi. Mais
puisque tu parles de bonnes manières… Figann ?
Le jeune esclave blond rapplique aussitôt, blanc comme un linge.
– Attache-la à un poteau – en plein soleil, cela va sans dire. Je veux
qu’elle soit tout près de la piscine. Laissons-la deux jours attachée au milieu
de la cour, sans eau ni nourriture. Nous verrons si elle aura autant de bagout
après ça… N’est-ce pas, mes mignonnes ?
Ses esclaves s’empressent d’approuver alors que Figann me traîne vers
un poteau de bois, non loin de là. En me retournant, je reconnais la fille qui
m’avait lancé un regard désolé, lors de ma première rencontre avec Félicia.
C’est la seule à ne pas acquiescer. Elle me regarde avec tristesse. Sa
maîtresse le remarque et fronce les sourcils.
– Oriana, dit-elle d’une voix doucereuse, tu n’es pas d’accord avec
moi ?
La jeune fille en lâche presque son éventail, tant elle est surprise et
terrifiée. Figann m’attache au poteau. Je ne cherche même pas à me
débattre, trop obnubilée par la scène qui se déroule à quelques mètres de
moi.
Félicia adresse un sourire carnassier à la pauvre fille, puis la gifle. Elle
se tourne ensuite vers l’esclave blond et lui dit, d’une voix amusée :
– Figann ? Je crois qu’Oriana a envie de tenir compagnie à Lomé.
Attache-la elle aussi au poteau, tu seras mignon.
Le jeune homme me lance un regard meurtrier tandis qu’il va chercher
la pauvre Oriana et l’attache derrière moi.
Félicia se détourne alors, visiblement satisfaite, et nous adresse un petit
signe de la main.
– Bonne journée, mes chéries… Moi, je rentre, il fait bien trop chaud
dehors !
Et elle disparaît, son rire méchant se répercutant sur les colonnes de la
cour.

*
* *
– Je suis désolée.
La mégère à peine disparue, je ne peux m’empêcher de parler. Je me
sens coupable. Si je m’étais tue, Oriana ne serait pas attachée derrière moi.
J’entends la jeune esclave remuer pour trouver une position moins
inconfortable.
– Tais-toi, elle doit sûrement nous observer, murmure-t-elle du bout des
lèvres.
Je plisse les yeux et scrute les alentours, mais je ne vois personne.
– Tu es sûre ? Elle a peut-être autre chose à faire que de nous regarder
discuter.
Oriana a un rire amer.
– On voit bien que tu ne la connais pas.
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais décide de me taire. Après tout,
elle a raison. Je ne connais pas Félicia, mais il semble qu’elle soit assez
fourbe pour nous observer à notre insu.
Le jour s’annonce interminable. Sans compter qu’à peine quelques
minutes se sont écoulées lorsqu’une crampe se manifeste dans mon mollet
gauche. Je suis en nage. Le soleil tape si fort que ma peau rougit déjà.
C’est un véritable calvaire.
Au bout d’une paire d’heures, je pense, je regrette mes paroles. Si
j’avais fermé mon clapet, je ne serais pas attachée à ce fichu poteau. Je
n’ose imaginer ce que deux journées dans ces conditions vont donner. Je
pense que durant la nuit, cela sera plus supportable, mais finalement, je n’en
sais rien.
Je pousse parfois un grognement, ou plutôt je profère une imprécation
contre Félicia. Je l’insulte aussi. Mais rien de tout ce que je peux dire ou
faire ne soulage la douleur dans mes membres ou la brûlure sur ma peau.
Oriana, elle, ne laisse échapper aucun son. Je l’entends bouger derrière
moi de temps à autre, mais elle ne se plaint pas une seule fois.
Le soleil finit par disparaître derrière le bâtiment et je soupire de
soulagement, en sentant la fraîcheur soulager ma peau brûlée. La planète
mère, qui ne semble jamais quitter le ciel de son satellite, éclaire de plus en
plus les environs, enveloppant la cour d’une mystérieuse lueur bleutée.
Une fois la nuit tombée, je me tourne un peu pour essayer d’apercevoir
Oriana.
– Dis-moi, comment es-tu devenue l’esclave de cette folle ?
– Tu ne devrais pas parler d’elle ainsi. Elle a des espions partout et je ne
serais pas étonnée que l’un d’eux rôde dans le jardin. Pour répondre à ta
question, je suis nouvelle ici. Je suis là depuis un été.
Je penche la tête sur le côté pour tenter de vérifier si nous sommes
observées par la folle.
– Et tu étais où, avant ?
Franchement, ce n’est pas que ça m’intéresse particulièrement, mais j’ai
juste besoin d’entendre sa voix, de savoir que je ne suis pas seule dans cette
galère.
– Chez une famille de Torgas, la famille dans laquelle j’ai grandi.
– Et pourquoi t’ont-ils vendue ?
Le froid est de moins en moins agréable. J’ai l’impression d’être
fiévreuse. Mes muscles se mettent à trembler et j’ai des sueurs froides.
– Parce que je suis tombée amoureuse.
Je dresse l’oreille, tout à coup intéressée.
– De qui ?
Oriana met un moment à me répondre.
– Du Torga avec qui j’ai grandi, qui a été mon meilleur ami pendant des
années.
Je ne sais pas ce qui m’étonne le plus : que cette jeune fille frêle ait eu
le courage de braver la règle d’or ou qu’il soit possible de copiner avec un
Torga. Moi qui les prenais tous pour des brutes épaisses…
– Mais… et lui ? Il était gentil avec toi ? Il… il t’aimait ?
Je l’entends rire.
– Ça, je ne le saurai jamais. En tout cas, moi, j’étais folle de lui. Et ses
parents s’en sont rendu compte. Ils nous ont séparés. Ils m’ont vendue, et
lui est parti intégrer la garde royale de Sa Majesté. Il est dans les royaumes
du Nord, maintenant.
Elle se tait un instant, visiblement émue.
– C’est le garçon le plus gentil que j’aie jamais rencontré. Il est même
meilleur que beaucoup d’esclaves. Mais je ne le reverrai jamais. Même s’il
retournait à Tân, toute sa famille se trouve à Arvaïghor, la ville dans
laquelle j’ai grandi. Il y a très peu de chances qu’il vienne habiter à
Fasgârd. De toute façon, je ne serai certainement plus vivante, même si cela
arrive un jour.
Je trouve cette histoire d’amour particulièrement dramatique. Et
romantique, cela va sans dire.
– Ne te décourage pas, Oriana. Tu sais, moi, j’ai toujours dit que les
règles et les lois existaient seulement pour être transgressées. Il faut que tu
survives pour être capable de le retrouver un jour. Si vous y arrivez, vous
pourrez essayer de vous enfuir vers les îles aux Esclaves !
– Mais, Lomé, je ne lui ai jamais avoué que je l’aimais. Si je le revois
un jour, j’ai peur qu’il ne me reconnaisse pas, ou pire, qu’il fasse comme
s’il ne m’avait jamais vue. Je crois que je n’y survivrais pas. De toute façon,
je ne sais même pas si j’aurais la force de briser la règle d’or. J’ai peur de
tout et je n’aspire qu’à vivre une vie tranquille et paisible. Pour l’instant,
c’est mal parti…
Je marque une pause, plongée dans mes réflexions.
– Il faut qu’on réussisse à s’échapper, Oriana.
Je la sens sursauter.
– Tu es folle ?! Tu sais ce qu’ils font aux évadés ? Ils…
– Je n’ai pas envie de le savoir. Sinon ça va me décourager et j’ai besoin
de tout mon courage pour réussir ce que je dois faire. Il ne tient qu’à toi de
m’accompagner. Et de retrouver… Comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ?
– Mangâd. Il s’appelle Mangâd.
Encore un nom à coucher dehors.
– Donc, je disais qu’il ne tient qu’à toi de retrouver un jour Mangâd et
de t’enfuir avec lui. Si tu arrives à le convaincre, ça ne devrait pas être
difficile de traverser le pays en compagnie d’un Torga. Tu n’éveillerais pas
les soupçons. Et une fois que vous aurez atteint les îles des Esclaves, vous
pourrez vivre en paix jusqu’à la fin de vos jours.
Un petit plan se dessine dans ma tête pendant que je parle.
Je ne l’entends plus, et tout à coup je crains qu’elle n’aille tout répéter à
Félicia. Quelle idiote j’ai été, de tout lui déballer comme ça, alors que je ne
la connais pas. Et si elle me trahissait pour obtenir plus de privilèges ? Et
si…
– C’est d’accord, je viens avec toi. Mais il va falloir qu’on trouve un
moyen.
J’ai enfin une alliée.
– Ne t’inquiète pas pour ça, on va trouver. Pour l’instant, il va nous
falloir survivre à ces deux jours. On va commencer par ça et on mettra notre
stratégie en place plus tard.
Et vu l’état de mon corps, alors que je n’ai même pas purgé la moitié de
ma peine, je sens que ça ne va pas être une partie de plaisir.
– Dis-moi, Oriana… Figann, le jeune homme qui nous a attachées, il ne
serait pas un peu amoureux de toi ? Parce qu’il m’a lancé un sale regard
quand Félicia a ordonné qu’on t’attache derrière moi. Comme s’il cherchait
à te protéger et que j’avais fait foirer tous ses plans.
– Non. Figann nous considère toutes comme ses sœurs. Il essaie en effet
de nous protéger, autant que possible. Il est le seul esclave que Félicia n’a
pas réussi à rendre fou. Il est là depuis des années ; en fait, il a toujours été
à son service, même avant qu’elle n’épouse Haltor.
Je fais une moue agacée.
– Je ne pense pas qu’il me considère comme sa sœur.
Oriana rit.
– Tu verras, ça viendra. Bientôt, il te soufflera gentiment dans les
bronches dès que tu auras dit une parole de travers. Mais ne te méprends
pas : ce sera juste pour que Félicia ne te punisse pas elle-même.
– Hum…, fais-je, pas vraiment convaincue. Et Haltor, il est comment ?
– C’est un Torga obsédé par son physique et sa santé. Il ne m’a jamais
posé de problèmes, il n’a jamais été méchant avec l’une d’entre nous, mais
ça ne l’empêche pas de regarder sa femme nous maltraiter sans sourciller.
Nous nous taisons finalement, vaincues par la fatigue et la douleur. La
nuit promet d’être longue.
– 18 –

Je cours le plus silencieusement possible à travers les vastes salles du


palais. Le jour n’est pas encore levé, et il me reste très peu de temps avant
que Félicia ne se réveille.
Deux semaines se sont écoulées depuis mon arrivée ici. Les deux jours
au poteau ont été un véritable supplice, surtout quand la soif s’est fait sentir.
La piscine était tout près de nous, à portée de bras, mais nous ne pouvions
évidemment pas l’atteindre.
Félicia est venue nous narguer à de nombreuses reprises, et je devais me
faire violence pour ne pas lui cracher au visage. De toute façon, je n’avais
plus de salive.
Mon visage et mes bras ont été brûlés, assez gravement. J’ai eu une
insolation et Oriana n’était pas en meilleure forme.
Une fois le temps écoulé, notre maîtresse nous a fait détacher et soigner.
Quand j’ai demandé à Oriana pourquoi elle prenait soin de nous ainsi, elle
m’a expliqué que Félicia, comme beaucoup de Torgas, n’aimait pas la
laideur et que, vu le prix qu’elle avait accepté de payer pour cet achat, elle
ne tenait pas à m’abîmer.
« Abîmer »… Comme si j’étais un meuble en restauration. Ça m’a
donné envie de hurler.
Les jours suivants n’ont guère été plus agréables. J’ai été prise de fièvre
et d’hallucinations. J’étais dans un état de déshydratation avancé et j’ai eu
du mal à reprendre du poil de la bête. Heureusement, notre maîtresse nous a
laissé le temps de nous remettre avant de nous demander quoi que ce soit.
Cinq jours après l’épisode du poteau, j’ai été mise au service de Félicia
Val’Denta. Non que nous ayons à faire beaucoup de choses, à part la suivre
partout comme des petits chiens et dire « amen » à toutes ses paroles, mais
de temps en temps je suis de corvée d’éventail ou je tiens son parasol. Ma
peau est de toute façon beaucoup moins sensible au soleil ; ma carnation a
dû prendre trois teintes depuis que je suis ici.
Il y a une semaine, on m’a parlé de ce qu’il se passait tous les matins,
avant que le jour se lève. La curiosité aidant, j’ai décidé de m’y rendre et
j’avoue que, depuis sept jours, je n’en loupe pas un.
Nous, les esclaves, dormons toutes dans une pièce adjacente à la
chambre de Félicia. Cette dernière veut nous avoir à proximité, au cas où.
Ce qui m’a étonnée, c’est qu’elle ne dort pas avec son époux. C’est tout
juste s’ils se retrouvent pour manger, le soir. Dans ces moments-là, nous
nous alignons contre le mur et attendons patiemment qu’ils aient fini leur
repas silencieux.
C’est vrai qu’Haltor est beau. Il doit avoir la quarantaine. Il a un air très
oriental. Il arbore une barbe parfaitement taillée qui se termine en pointe, a
la peau mate et des yeux en amande, d’un noir profond. Il porte des boucles
d’oreilles au lobe gauche.
Il est peut-être agréable à regarder, mais il transpire la suffisance et
l’orgueil. Il ne m’a pas adressé un regard depuis mon arrivée.
Je monte quatre à quatre les marches de l’escalier qui mène à la tour la
plus élevée, celle qui donne sur la cour extérieure. Là, j’aurai une vue
imprenable sur ce qu’il s’y passe.
Une dizaine de soldats en armure encerclent une femme vêtue
seulement d’une tenue de cuir. Elle tient une épée dans sa main gauche,
qu’elle laisse pendre presque négligemment à son côté.
Cette femme, c’est Salina, la Torga venue m’acheter pour le compte de
Félicia. Les soldats restent silencieux et immobiles un moment, puis sans
prévenir lèvent le bras droit, portant une lourde épée, et poussent un cri de
guerre. Au début, je croyais que c’était une façon de la défier. Mais j’ai
finalement compris que ce n’était qu’un salut respectueux.
Salina, elle, ne bouge pas d’un pouce.
Tous les soldats se jettent finalement sur elle en même temps. La
première fois que j’y ai assisté, je n’ai pas pu m’empêcher de pousser un cri
de stupeur, voire de terreur, que j’ai réussi à étouffer derrière mes mains.
Qu’est-ce que cette frêle femme allait bien pouvoir faire contre cette
armada de géants armés jusqu’aux dents ?
C’est alors que le ballet commence. Salina, aussi vive qu’une panthère
et aussi gracieuse qu’une danseuse, se met en mouvement. Elle esquive un à
un les assauts des soldats, sans aucune difficulté apparente. Elle tourne,
virevolte, se baisse, saute, recule, avance, mais n’attaque pas. Elle se
contente de parer les coups d’épée avec la sienne, avec une aisance et une
facilité telles que l’escrimeuse confirmée que je suis en reste pantoise.
J’adore la regarder tournoyer comme une acrobate. J’aimerais tellement
apprendre ses feintes ! Je fais de mon mieux pour les retenir, et parfois
j’essaie même de les reproduire, mais ce n’est pas évident quand on n’a
personne à affronter.
Ces deux dernières semaines, j’ai bien pensé à voler une épée et à me
battre pour m’échapper. Enfin, pensé est un bien grand mot. J’ai plutôt
fantasmé. Parce que, quand je vois le niveau de ces gardes, je me dis que je
n’ai aucune chance.
Quelques minutes s’écoulent ainsi sans qu’aucun des dix hommes
présents ne parvienne à la toucher. Parfois, elle leur permet de s’approcher
un petit peu, mais feinte au dernier moment et les frappe dans le dos du plat
de son épée.
Après cette introduction, Salina attaque.
Les soldats sont éliminés un à un. Elle ne les blesse pas, elle se contente
de les toucher de la pointe de son arme sur une partie de leur corps où un
coup serait fatal : la tête, le cœur, les reins, le foie…
Dès qu’un Torga est « mortellement » touché, il recule et sort du cercle
à l’intérieur duquel se déroule le combat.
Cette phase est très brève et, rapidement, il n’y a plus personne autour
d’elle. Elle se penche alors en avant et les salue.
– Passons maintenant aux choses sérieuses.
Je souris. La première fois que j’ai entendu ça, ça m’a fait tiquer.
N’étaient-elles pas déjà sérieuses, les choses ? J’ai compris par la suite que
ce combat n’était qu’un échauffement.
– Qui commence ?
Un soldat s’avance et présente son avant-bras. Salina hoche la tête et
cogne le sien contre celui du Torga.
S’ensuit un combat plus lent, durant lequel Salina s’arrête presque à
chaque mouvement pour montrer ses erreurs au soldat. Elle lui explique
comment se positionner, pourquoi telle feinte n’est pas bonne, ce qu’il
aurait dû faire pour parer son attaque…
Lorsque le premier rayon de soleil apparaît sur le lac, je quitte à regret
mon perchoir pour réintégrer mes pénates avant qu’on ne se rende compte
de ma désertion.
Je suis en train de franchir la porte qui mène au hall principal quand un
esclave affolé me rentre dedans. Nous tombons tous les deux sur les fesses
en poussant un cri surpris.
Je me frotte le derrière en grimaçant et jette un regard furibond à mon
agresseur. Je ne le connais pas, mais il faut dire qu’il y a tellement de main-
d’œuvre dans ce palais que c’est dur d’identifier tout le monde en deux
semaines, surtout si on a été malade la moitié du temps.
– Tu ne peux pas faire attention ?!
Le jeune homme n’a même pas l’air de m’avoir entendue. Il saute sur
ses pieds et se remet à courir vers l’entrée du château.
Je le regarde partir en secouant la tête. À coup sûr, l’un des nombreux
soldats ou une dame de compagnie de Félicia a dû le terroriser.
Je me dirige vers l’étage supérieur quand je m’aperçois de mon erreur.
C’est l’effervescence dans le bâtiment. Ça court dans tous les sens, dans un
affolement manifeste. On donne des ordres, on y obéit, ça hurle, ça saute les
marches… c’est le branle-bas de combat. Je commence à paniquer.
Normalement, tout le monde dort à cette heure de la journée ! Si ma
« maîtresse » est réveillée, ça va être ma fête !
Je monte jusqu’au premier étage et entre dans la chambre annexe aux
appartements de Félicia. Il n’y a plus personne dans les lits.
Je sens le sang refluer de mon visage.
Oh oh… ce n’est pas bon. Pas bon du tout.
– Dépêche-toi, pauvre cloche !
Je sursaute au son de la voix hystérique de Félicia. Visiblement, elle est
encore dans sa chambre.
J’ouvre lentement la porte et écarquille les yeux. Si en bas c’est le
bazar, ici on se croirait au milieu d’une bataille.
Mes compagnes de chambre et de torture s’agitent en tous sens, des
rubans dans les mains, des robes sur les épaules, du maquillage entre les
doigts… Et au milieu de cette agitation se trouve la reine des abeilles, ma
maîtresse adorée.
Elle donne des ordres incohérents, accompagnés d’invectives, et
n’arrête pas de se plaindre :
– Oh, par tous les dieux, je vais toutes vous faire fouetter jusqu’au sang
si je ne suis pas prête à temps ! Haltor vient de me prévenir qu’ils pouvaient
arriver d’une minute à l’autre ! Dépêchez-vous, bande d’idiotes ! Ysor,
donne-moi cette robe ! Non, pas celle-là, elle me fait un teint verdâtre.
L’autre, la bleue. Pousse-toi, Milani, tu ne vois pas que tu me mets le
charbon dans l’œil ? Tu veux que je fasse crever les tiens ? Lomé ! Où est
Lomé ?
Je m’empresse d’entrer dans la pièce et fais comme si j’étais là depuis
le début. Apparemment, elle est tellement paniquée qu’elle n’a pas
remarqué mon absence.
– Oui, maîtresse ?
Elle me lance un regard furieux.
– Ne reste pas plantée là comme une idiote ! Tu vas descendre
immédiatement et sortir du château pour aller sur la route principale. Dès
que tu les verras arriver, tu devras abso-lu-ment me prévenir.
Je laisse la panique couler sur moi comme de l’eau.
– Qui dois-je annoncer ?
– À ton avis ? Où étais-tu quand Haltor est venu m’informer ?
Je fais comme si je n’avais pas entendu sa question et en pose une
autre :
– Mais, maîtresse, on ne me laissera jamais sortir du palais !
Elle essaie de se lever, dans le but évident de m’en coller une, mais elle
se prend les pieds dans la robe qu’on est en train de lui enfiler et renonce à
assouvir sa soif de méchanceté.
– Pauvre sotte ! Bien sûr qu’on te laissera sortir ! De toute façon, le
premier qui t’en empêchera, je le ferai pendre !
Je fais une petite courbette, lourde d’insolence, mais Félicia est trop
agitée pour s’en rendre compte.
– J’y vais tout de suite, maîtresse.
Et je détale comme un lapin. Je n’ai aucune idée de l’identité des
nouveaux arrivants, mais pour mettre la reine des garces dans cet état, ils
doivent être importants.
Je descends les escaliers et me poste dans la cour extérieure, là où
s’entraînaient un peu plus tôt les soldats avec Salina. À présent, ils ont
formé deux haies d’honneur et se tiennent au garde-à-vous, immobiles, la
main sur le cœur.
Salina campe au milieu de cette colonne, près de la porte. Elle se tient
bien droite sur ses pieds, l’épée au côté, l’air fier.
Je me faufile sur le côté et m’enfuis quasiment vers la sortie. Les deux
gardes postés de part et d’autre de la herse ne me lancent même pas un
regard. Il serait si simple de m’enfuir !
Je trotte sur le chemin pavé de dalles blanches jusqu’à en perdre
haleine. Le palais se trouve sur la partie de l’île la plus élevée. Il a en fait
été érigé sur une petite colline, qui elle-même est entourée par la ville. Un
peu à la manière de l’Acropole.
Je m’arrête soudain, alors que je suis en train de descendre le chemin
qui mène à la ville proprement dite. Je rêve de tenter le tout pour le tout et
de prendre la poudre d’escampette, mais j’ai promis à Oriana de l’emmener
dès que je mettrai mon plan en action.
Le problème, c’est que, jusqu’à cet instant, je n’avais pas de plan. Et là,
l’occasion se présente pratiquement sur un plateau, et si je ne la saisis pas,
elle ne se reproduira peut-être jamais.
Je suis en train d’hésiter en me rongeant les ongles quand quatre
cavaliers émergent des habitations en contrebas et se dirigent visiblement
vers moi. Ils sont encore trop loin pour que je les identifie, mais je ne vois
pas qui ils pourraient être sinon les fameux invités surprises.
Je pousse un juron et me mets à courir dans l’autre sens, en direction du
palais. L’occasion est passée. Je n’ai plus d’autre choix que d’attendre.
Je file telle une flèche vers la chambre de Félicia et pénètre à l’intérieur
comme une furie.
– Ils sont là, ils arrivent !
Félicia, toujours en train d’être maquillée, fait un bond sur sa chaise et
repousse sans ménagement Lalina, la jeune esclave qui lui peignait les
lèvres en rouge sang.
– Nous descendons ! Haltor doit m’attendre en bas. Vous toutes, vous
vous placez derrière moi. La première qui me fera honte regrettera d’être
née.
Nous acquiesçons et je me glisse aux côtés d’Oriana, qui semble
soucieuse. Je n’ose pas lui demander d’informations sur les nouveaux
venus. Si la folle m’entendait, j’en prendrais pour mon grade.
Nous descendons jusqu’au rez-de-chaussée, traversons les immenses
salles de réception et les pièces à vivre du château, et parvenons à l’entrée,
où se tient déjà le seigneur de Tân. Dès que je le vois, je dois me retenir
pour ne pas pouffer.
Une canne à la main, il se tient dans une posture vaniteuse totalement
factice, et change d’appui toutes les deux secondes.
Il fait les gros yeux à son épouse dès qu’elle apparaît.
– Ma chère, où étiez-vous ? J’ai cru que j’allais devoir accueillir Leurs
Altesses sans vous !
Leurs Altesses ? Ouh là… C’est plus grave que je ne le croyais !
– Eh bien, je suis là, vous n’aviez pas à vous inquiéter !
Elle se tourne vers nous.
– À genoux, pauvres sottes ! Et que je n’en surprenne pas une à relever
la tête !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous nous séparons en deux groupes et nous
prosternons face contre terre, chacune entre deux des soldats, déjà alignés
en rang d’oignons.
Salina est en tête, et sa posture dégage grâce et importance. Réelles,
dans son cas.
Nous attendons plusieurs minutes dans un silence parfait, moi la tête
dans les genoux, n’osant lever les yeux. Des bruits de sabots se font soudain
entendre et les quatre cavaliers arrivent enfin. Je tends l’oreille, prête à
capter tout ce que je ne peux pas voir.
– Altesses, c’est un honneur de vous accueillir. Les seigneurs de Tân
sont ravis de votre venue.
C’est Salina qui a parlé. Sa voix est calme et posée. Elle est aussi
respectueuse et sincère. Je ne peux m’empêcher de l’admirer.
– Merci, générale.
Cette voix ! Je connais cette voix !
– Je dois dire que notre venue n’était pas du tout prévue, à l’origine,
mais que notre père, le roi, nous a demandé de rendre une petite visite
surprise à ses fidèles et loyaux sujets avant notre retour vers les royaumes
du Nord. Mais avançons, ne faisons pas attendre nos hôtes une minute de
plus.
Des pas se dirigent vers moi et j’ai du mal à tenir en place. Je n’arrive
pas à remettre l’homme qui a parlé. Pourtant, je suis sûre que j’ai déjà
entendu sa voix quelque part.
Je suis accroupie aux pieds de Félicia, entre deux soldats, et je ne peux
résister plus longtemps à la tentation. Je repousse discrètement mes lourds
cheveux bouclés et jette un coup d’œil aux visiteurs.
Je dois me retenir pour ne pas sursauter.
Évidemment que je les connais. Je les connais même un peu trop bien.
Ce sont Iollan et Laena, le prince et la princesse de cette fichue planète.
Sous le choc de cette surprise, je remarque que Iollan s’est arrêté. Et qu’il
me regarde fixement.
– 19 –

La panique s’empare de moi. Je ne cesse de le supplier mentalement :


Fais comme si tu ne m’avais pas vue ! Fais comme si tu ne m’avais pas
vue !
Je n’ai pas spécialement envie que sa sœur me remarque.
Heureusement, Iollan reprend vite ses esprits et va saluer ses hôtes.
Moi, je reste immobile, calée dans ma position inconfortable. Mieux
vaut ça que d’éveiller les soupçons de Félicia, ou pire, attirer l’attention de
la terrible sœur de Iollan. Mais, visiblement, cette dernière se moque pas
mal de moi, ou de n’importe laquelle de mes congénères. Ce qui me va très
bien.
C’est alors que je remarque pour la première fois les deux soldats qui
les accompagnent. Ils sont vêtus d’une armure faite dans un matériau mat
que je n’arrive pas à identifier, d’une couleur marron foncé, qui leur va
comme un gant. Rien à voir avec les armures grossières des chevaliers de la
Terre. Celles-ci sont mieux taillées, certainement faites sur mesure pour
épouser le corps. Ils portent aussi un heaume franchement effrayant.
Laena prend la parole sur un ton enjôleur :
– Ma chère Félicia, mon cher Haltor ! Il me tardait tant de vous voir !
Les merveilles de Fasgârd me manquaient. Quand nous avons quitté Saïgan,
il y a quatre mois, j’étais la plus heureuse des femmes. Le froid de Kastan
commençait à avoir raison de mes nerfs.
Quand Félicia prend la parole, je l’imagine très bien s’incliner
profondément avec une fausse humilité et demander, l’air de rien, de sa
voix mielleuse :
– Et pourquoi Leurs Altesses ont-elles quitté les royaumes du Nord pour
venir s’exiler à Tân ?
Laena lui répond sur le même ton. J’ai l’impression d’écouter un
concours d’hypocrisie.
– Eh bien, mon frère et moi avions envie de changer d’air. De plus,
notre bien-aimé père avait une affaire urgente à régler à Arvaïghor, ce qui
nous a donné une excuse pour traverser la mer des Dents et venir ici.
– Allons, allons ! s’exclame Haltor sur un ton qui se veut sage, je
suppose. Félicia, très chère, nous n’allons pas laisser nos invités sur le pas
de la porte ! Venez, entrez dans notre humble demeure, elle est à vous pour
tout le temps de votre séjour.
Dois-je me lever et suivre Félicia ? Ou rester accroupie tant que le
prince et la princesse n’ont pas pris congé ?
Heureusement, mes compagnes, elles, savent quoi faire. Je les vois se
lever dès que ces altesses ont le dos tourné et se placer derrière notre
maîtresse. Je les imite et reste le plus loin possible de Laena. Je ne sais pas
combien de temps va s’écouler avant qu’elle ne me reconnaisse, mais je sais
que c’est inévitable. Autant garder l’anonymat le plus longtemps possible.

*
* *
Je bougonne entre mes dents :
– Elle me saoule, cette bonne femme. Si ça continue, je vais finir par
verser du poison dans son verre.
Je traverse les sombres couloirs du palais pour aller dans les cuisines
chercher de la nourriture pour Félicia. Elle a eu faim au beau milieu de la
nuit, et qui a été missionnée pour la ravitailler ?
Après avoir pris un petit déjeuner royal, pendant lequel des dizaines
d’esclaves servaient et virevoltaient autour des convives, répondant à leur
moindre désir, les maîtres de maison ont prié « Leurs Altesses » de les
suivre pour qu’ils leur montrent les différents agencements conçus depuis
leur dernière visite.
Iollan ne m’a plus adressé un seul regard après son arrivée, au point que
je suis persuadée que j’ai halluciné et qu’il ne m’a pas vraiment reconnue.
Je dois avouer que je me sens un peu vexée. C’est en partie à cause de lui si
je me trouve dans ce pétrin ! Non, mais c’est vrai ! S’il m’avait aidée la
dernière fois que nous nous sommes vus, je ne serais peut-être pas l’esclave
d’une tarée qui cherche à me trucider par tous les moyens !
Quant à Laena, elle n’a pas fait mieux. Mais, pour ce qui la concerne, je
ne me plains pas. Je suis même assez heureuse qu’elle n’accorde aucune
attention aux pauvres esclaves que nous sommes.
Félicia et elle ont passé la journée ensemble, dans un genre de boudoir.
Elles s’entendent très bien. Rien d’étonnant à cela, elles sont aussi fourbes
l’une que l’autre. Pendant ce temps, Iollan et Haltor se sont enfermés dans
un bureau pour traiter de quelque affaire qui incombe à un prince et à un
gouverneur.
Évidemment, je me suis ennuyée comme un rat mort toute la journée.
Félicia voulait que nous restions debout contre les murs pendant qu’elle
discutait avec Laena. C’était mortifiant et fatigant.
Les deux gardes sont demeurés dehors avec les autres soldats du palais.
Je crois qu’ils voulaient rester avec Salina et parler entraînement.
Alors que je passe dans l’allée qui borde la cour intérieure, le jardin et
la piscine, illuminés par les étoiles et la planète mère, quelqu’un me saisit
par le bras et pose une main sur ma bouche avant que je ne puisse hurler.
Je me débats en poussant des cris étouffés par l’immense main qui me
bâillonne, mais l’inconnu ne me lâche pas. Il m’entraîne jusqu’au jardin et
me plaque contre un palmier. Il finit par retirer sa main et je pose des yeux
effrayés sur mon agresseur.
Yeux que je lève au ciel quand je reconnais Iollan.
– Espèce de malade, tu m’as fichu une de ces trouilles !
Il fronce les sourcils, mais je vois bien qu’il a envie de rire.
– Dis donc, on ne t’a jamais dit que ce n’était pas une façon de parler à
un prince ?
Je le repousse et pose mes mains sur mes hanches.
– Qu’est-ce que tu fais, à rôder tout seul la nuit dans le palais ?
Il s’appuie contre le palmier et sourit. Il est quand même
incroyablement beau.
– Je ne rôde pas, je t’attendais. Tu peux m’expliquer ce que tu fais ici ?
Je lui décoche un sourire ironique.
– Oh, rien de spécial, je visite… À ton avis, qu’est-ce que je fais ? J’ai
été capturée, et maintenant je me retrouve esclave de cette folle qui passe
ses journées à me persécuter !
Je sais que je ne devrais pas parler ainsi de Félicia devant Iollan, car il
pourrait tout lui répéter, mais, je ne sais pas pourquoi, je lui fais confiance.
– Je t’avais bien dit de rester à l’écart des villages et des habitations.
Je me maîtrise pour ne pas crier.
– C’est ce que j’ai fait ! Mais tes super sujets m’ont trouvée et j’en ai
payé le prix ! J’ai été attachée à la roue d’un bateau, fouettée, enchaînée à
un poteau en plein soleil pendant deux jours et humiliée un bon nombre de
fois. Si tu m’avais ne serait-ce qu’aidée en me faisant passer pour ton
esclave, je n’en serais pas là.
– Qu’est-ce qui te permet de croire que j’ai envie de t’aider ?
– Tu ne serais pas là si ce n’était pas le cas.
Il soupire.
– Je n’ai pas arrêté de penser à toi depuis notre rencontre.
J’ai un mouvement de recul. Ouh là là. Ce n’est pas un peu soudain,
cette déclaration ?
Il se penche vers moi, les yeux pétillants de curiosité.
– Je suis tellement intrigué par ton histoire ! Dis-moi : comment est-ce,
l’endroit d’où tu viens ?
Ah, il veut juste des informations géographiques ? Voilà qui me rassure
un peu.
Quoiqu’une petite partie de moi soit un peu déçue qu’il ne s’intéresse
pas à ma personne pour une autre raison.
Légèrement vexée, je lui souris et réplique avec sarcasme :
– Désolée, Votre Altesse, mais je n’ai pas vraiment le temps de discuter
avec vous. Votre honorable et loyal sujet, ma maîtresse Félicia Val’Denta,
va me faire payer mon retard si je ne lui apporte pas ses foutues galettes
salées.
Je tourne les talons et reprends mon chemin vers les cuisines.
– Lomé ?
Mince, il se souvient de mon prénom !
Je me retourne. Il a un petit sourire aux lèvres, et ses yeux scintillent
dans l’obscurité. Quand je pense que je parle à un prince et qu’en plus je lui
parle mal…
– Si tu t’adresses comme ça à tous tes maîtres, je comprends pourquoi
tu as été autant maltraitée.
J’inspire un grand coup et reviens vers lui à grands pas.
– Tu voulais savoir comment c’est chez moi. Chez moi, tout le monde
est libre, en droit de faire ce qu’il veut. Et personne n’a de maître. Chez
moi, je peux dire bonjour à un prince en lui serrant la main, si l’envie m’en
prend. Chez moi, je peux faire ce que je veux, tant que je respecte autrui,
parce que sur la Terre on respecte ce principe : notre liberté s’arrête là où
commence celle des autres.
Je secoue la tête.
– Ici, visiblement, vous n’êtes pas assez évolués pour le comprendre.
Iollan se penche vers moi et me murmure :
– Tu sais, Lomé, tu pourrais vraiment être surprise…
– 20 –

J’ouvre doucement les yeux, encore embrumés par le sommeil.


Lorsque, la veille, je suis revenue avec sa pitance, Félicia s’était
rendormie. J’ai bien cru que j’allais écraser la tarte aux fruits sur son joli
visage assoupi.
Quand je me suis recouchée, je me suis aperçue qu’Oriana était
réveillée. Je me suis tournée vers elle, la tête dans ma main, les yeux
brillants.
– Tu ne vas jamais me croire…
– Quoi ? a-t-elle répondu, l’air sincèrement intéressée.
Je me suis rapprochée d’elle avec une expression de conspiratrice.
– Tu sais qui m’a littéralement kidnappée alors que j’allais
tranquillement chercher de quoi nourrir cette ingrate de Félicia ? Le prince
Iollan !
Elle a sursauté, les yeux exorbités par la peur.
– Par tous les dieux ! s’est-elle exclamée en portant une main à sa
bouche pour atténuer le bruit. Que t’a-t-il fait ?
Je frémissais d’excitation.
– Rien ! Je crois que nous avons un allié dans cette maison, Orie ! Je
suis sûre que, si je le lui demande gentiment, il nous aidera à nous échapper.
Elle me fixait comme si j’étais définitivement cinglée.
– Le prince ? Tu es bien en train de parler de Son Altesse le prince
Iollan ?
– Évidemment que je parle de lui ! Nous… hum, nous ne sommes pas
des inconnus l’un pour l’autre.
– Comment ça ?
J’ai regardé autour de moi, vérifiant que toutes les filles étaient
profondément endormies.
– Eh bien, en fait, nous nous sommes rencontrés il y a un bon mois. Il
m’a pourchassée dans la forêt Mesla. Quand il a réussi à me rattraper, il…
hum, il a finalement décidé de me laisser partir.
– Comme ça ?
J’ai hoché la tête, peut-être avec un peu trop d’entrain.
– Lomé, je ne t’ai jamais posé de questions sur ta vie d’avant. Je ne suis
pas une personne curieuse par nature. Mais, franchement, tu ne peux pas me
raconter un mensonge pareil en t’attendant à ce que j’opine du chef avec un
air niais sur le visage, quand même !
– Je… ne suis pas comme les autres. Je…
J’ai hésité à le lui dire. Pouvais-je vraiment lui faire confiance ? Ne me
trahirait-elle pas si Félicia venait à la menacer ?
J’ai décidé de garder le silence.
– Écoute, je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant. Sache juste que
nous nous connaissons et que je suis certaine qu’il accepterait de nous aider.
Elle m’a regardée un moment, puis a acquiescé.
– Comme tu veux. Dormons, maintenant, la nuit est déjà bien entamée.
Alors que je me remémore cette conversation, je m’aperçois qu’il est
presque l’heure de l’entraînement des soldats. Je ne le manquerais pour rien
au monde.
Je me lève lentement, puis me tourne vers Oriana. J’hésite une seconde,
puis me penche vers elle. Je l’appelle doucement.
Elle se réveille, les yeux plissés par le sommeil.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? chuchote-t-elle.
Je tends une main vers elle.
– Viens, je vais te montrer quelque chose que tu n’as jamais vu, j’en
suis sûre.
Elle tergiverse un instant, mais finit par me donner la main et nous
quittons la pièce à pas feutrés.

*
* *
Quand nous arrivons en haut de la tour, les gardes ont déjà commencé à
se battre. Mais cette fois-ci, parmi eux se trouvent les deux soldats qui
accompagnent Iollan et Laena. Je les reconnais à leur armure. Ils ne
participent pas au combat ; ils se tiennent à l’écart, les bras croisés, bien
campés sur leurs jambes. Ils ne portent plus leurs heaumes, mais je n’arrive
pas à apercevoir leurs visages, cachés par la pénombre.
Nous regardons, Oriana et moi, les gardes se battre avec Salina, qui
mène toujours la danse. Elle ne manque jamais de me surprendre par son
aisance et sa grâce féline. Je me tourne vers ma compagne, un sourire
jusqu’aux oreilles.
– Franchement, ça n’est pas super impressionnant ?
Elle me rend mon sourire, même s’il est un peu triste, ce que je ne
comprends pas.
– Si, très.
– Maintenant, lance Salina d’une voix forte après avoir mis la pâtée à
tous les gardes, nous allons vous montrer, Mangâd, Cassio et moi, ce que
c’est que de se battre vraiment.
Mangâd… Mangâd… ce nom me dit vaguement quelque chose, mais je
n’arrive pas à me souvenir où je l’ai entendu.
Les deux soldats s’avancent dans la lumière des torches et je peux enfin
détailler leurs traits. Ils sont relativement jeunes, ils ne doivent pas avoir
plus de vingt-cinq ans. Ils sont bruns, bien évidemment, même si l’un d’eux
a les cheveux plus clairs que la normale chez un Torga. Et, franchement, ils
ne sont pas désagréables à regarder. Celui qui a les cheveux châtains a
même de très jolis yeux en amande avec de longs cils que je peux voir de
ma position élevée.
Quand je me tourne vers Oriana pour lui faire part de mes impressions,
je m’aperçois qu’elle a pâli. Blêmi, même. Ce qui me coupe dans mon élan.
– Orie ? Ça va ?
Le bruit du métal contre le métal me ramène à la scène, et j’observe le
combat naissant entre les trois protagonistes.
Salina n’a plus la même désinvolture qu’avant, elle est plus vigilante,
sur le qui-vive. Tous ses gestes et déplacements sont parfaits, calculés au
millimètre près. Et quand je vois les deux soldats passer à l’attaque, je
comprends pourquoi.
Ils n’ont rien à voir avec les gardes du palais. Tous leurs mouvements
sont précis, gracieux mais rapides, foudroyants même.
Le combat dure bien plus longtemps que d’habitude, et je crains que
Salina ne perde à de nombreuses reprises. Mais elle finit par toucher l’un
des soldats à l’épaule. Celui-ci recule, un léger sourire sur les lèvres.
Cheveux-Plus-Clairs se bat encore une minute ou deux mais finit lui aussi
par être touché. Il va rejoindre son compagnon, et ils s’inclinent tous les
deux en même temps devant Salina.
– Toujours aussi rapide, générale. C’est un honneur de vous affronter.
Pour la première fois, je vois Salina sourire. Elle pose une main sur
l’épaule des guerriers et hoche la tête.
– Votre maître d’armes vous a bien entraînés, et j’ai bien cru que j’allais
devoir abandonner mon titre de guerrière invaincue !
Ils rient. Je me tourne vers Oriana, me rappelant soudain qu’elle n’avait
pas l’air bien. Elle a les yeux rivés sur Cheveux-Plus-Clairs.
C’est alors que ça fait tilt dans ma tête. Mangâd. Le Torga dont mon
amie m’a parlé, celui dont elle est folle amoureuse, qui a été envoyé dans
les royaumes du Nord. Mais quelles chances y a-t-il pour que ce soit la
même personne ?
Je me pose encore la question quand le Torga lève son visage amusé
vers nous. Son sourire se fige et il se décompose. Oriana et lui se fixent un
long moment avant qu’elle ne recule précipitamment et ne s’enfuie en
courant. Mais c’est assez pour que je me rende à l’évidence : ils se
connaissent. Et s’ils se connaissent, ça ne peut vouloir dire qu’une chose.
Je fais volte-face et cours après mon amie.
– Oriana ! Attends-moi ! Attends-moi, je te dis !
Elle s’arrête sur le palier, essoufflée, les joues baignées de larmes. Je
l’attrape par les épaules.
– C’est lui, n’est-ce pas ? C’est le Torga dont tu m’as parlé ?
Elle hoche la tête, incapable de me répondre.
Je vois bien qu’elle est bouleversée et surtout qu’elle ne sait pas quoi
penser. Elle doit se demander si c’est une bonne chose qu’il soit ici, tout en
jubilant de le revoir.
J’aimerais la prendre dans mes bras pour la réconforter, lui dire que tout
ira bien, mais je n’ai jamais fait ce genre de chose et je suis affreusement
mal à l’aise avec les câlins. On ne m’en a jamais fait, et moi, je n’ai pas
vraiment eu l’occasion d’en faire non plus.
Je lui tapote l’épaule en marmonnant des paroles que j’espère
réconfortantes.
– Allez, ça va s’arranger, d’accord ? On va trouver une solution, on
va… on va…
– Oriana ?
La voix masculine nous fait toutes les deux sursauter. Oriana relève la
tête, les yeux écarquillés par la stupeur et l’espoir. Je me retourne
prestement et découvre Mangâd, alias Cheveux-Plus-Clairs, à quelques
mètres de nous, l’air indécis. Lui aussi semble ne pas y croire.
Je m’écarte un peu et observe la scène en silence.
D’abord, Oriana ne réagit pas. Elle reste figée, comme pétrifiée. Puis
Mangâd fait un pas en avant, et c’est le déclic. Mon amie lâche un sanglot,
se précipite sur le Torga et saute dans ses bras. Elle est presque deux fois
plus petite que lui. Mangâd la réceptionne sans même bouger d’un
millimètre et la serre avec force contre lui. Il plonge ses doigts dans les
cheveux d’Oriana et lève des yeux brillants au ciel, comme pour retenir ses
larmes. Oriana pleure sans pouvoir s’arrêter. Elle n’a pas l’air de vouloir
lâcher le soldat. Lui non plus, d’ailleurs.
– J’ai cru…, commence-t-il d’une voix émue, j’ai cru que je ne te
reverrais jamais. Si tu savais comme je leur en ai voulu… Ils ne m’ont pas
dit qu’ils te vendraient, je te le jure ! Sinon je ne serais jamais parti. Je ne
les aurais jamais laissés faire.
Je les regarde en souriant, heureuse pour eux. Et qu’Oriana ne vienne
pas me dire qu’il n’est pas amoureux d’elle. On ne réagit pas comme ça
avec sa meilleure amie.
Oriana lève des yeux adorateurs vers Mangâd.
– Je le sais. J’ai eu tellement peur, mais maintenant tu es là. Tu es là !
Il la serre avec une ardeur renouvelée et secoue la tête.
– Je ne laisserai personne nous séparer à nouveau, je te le promets. Je
vais veiller sur toi, à présent.
Je souris et me détourne. Pas la peine de continuer à les regarder. Ça
devient un peu indiscret. J’espère juste qu’ils vont se montrer plus prudents
à l’avenir. Je ne suis pas sûre que leurs mamours en public seraient bien
vus.
Mais, au détour du couloir, je me cogne de plein fouet contre quelqu’un.
Je me frotte le nez avec contrariété et écarquille les yeux quand je reconnais
le visage du malvenu.
– Encore toi ! Mais tu ne dors jamais ?
Iollan me sourit de toutes ses dents.
– Dis donc, tu ne trouves pas que tu es un peu impertinente ? Je te
signale que j’ai le droit de rôder, si je veux. J’étais en train d’observer la
scène ô combien émouvante qui se déroule en face.
Je le dévisage, inquiète.
– Ils ne font rien de mal ! Tu n’as pas intérêt à les séparer !
Il me lance un regard amusé.
– Ça ne risque pas, c’est moi qui les ai réunis.
– Comment ça ?
Il me sourit avec suffisance.
– Tiens, tiens ! Maintenant, tu es disposée à me parler ! Mangâd et moi
avons sympathisé quand il a été affecté à la garde royale. Il a un très bon
niveau au combat, et seule l’élite des soldats rejoint la garde. Il me parlait
souvent de sa meilleure amie, une esclave nommée Oriana, qui habitait chez
ses parents. Il savait que je ne le blâmerais pas pour cette relation amicale
que mon peuple considère contre nature. Alors quand mon père nous a
envoyés à Arvaïghor, là où sa famille habite, je l’ai désigné comme mon
escorte, avec un autre membre de la garde royale. Mais une fois là-bas,
alors que je réglais quelques affaires, il a découvert qu’on avait vendu son
amie. À son insu, j’ai fait quelques recherches et j’ai réussi à retrouver cette
esclave.
Son visage se fait plus grave.
– J’étais un peu inquiet quand j’ai appris que sa nouvelle propriétaire
était Félicia. Ça me donnait une excuse pour lui rendre une petite visite
surprise. Je n’ai rien dit à Mangâd parce que je ne savais pas si l’esclave
serait toujours en vie ou toujours en la possession de Félicia.
Il retrouve son air jovial.
– Visiblement, c’est le cas, et tout est bien qui finit bien.
Je n’arrive pas à croire ce qu’il me raconte.
– Tu veux dire que tu n’étais pas obligé de venir voir Félicia ? Que tu
l’as fait juste pour aider Mangâd et Oriana ?
Il s’appuie contre le mur.
– C’est ça, l’amitié. Il aurait agi de même pour moi.
J’aimerais lui demander si lui aussi a quelqu’un qu’il aimerait retrouver,
mais je n’ose pas, et surtout je n’en ai pas le temps. Félicia ne va pas tarder
à se réveiller et j’ai intérêt à être remontée à ce moment-là. Et Oriana aussi.
Je me tourne vers l’endroit où je l’ai laissée. Iollan désigne l’escalier du
menton.
– Vas-y. Moi, je vais la chercher. Elle arrivera avant que Félicia ne se
réveille. Et si ce n’est pas le cas, Félicia n’osera rien lui faire si je prétends
que c’est moi qui l’ai réquisitionnée.
Je me racle la gorge.
– Merci. Pour ce que tu as fait.
Il éclate de rire et me tapote la tête.
– Allons, allons, tu me remercieras plus tard. Pour l’instant, vous n’êtes
pas sorties de l’auberge…
Alors que je monte quatre à quatre les marches de l’escalier pour
rejoindre ma chambre, je ne peux m’empêcher de m’interroger : est-ce que
ça veut dire qu’il va nous aider ?
– 21 –

En regagnant ma chambre, je fais une nouvelle rencontre, beaucoup


moins agréable, celle-ci.
Laena m’attend, appuyée contre la porte, un sourire carnassier sur les
lèvres.
Malgré le tragique de la situation, je me prends à me demander si les
êtres qui peuplent cette planète n’ont pas besoin de dormir. Et, s’ils
s’ennuient tellement, ne trouvent-ils rien de mieux à faire que de persécuter
les pauvres esclaves qu’ils ont asservis ?
Je m’immobilise quelques secondes, puis fais une profonde révérence,
comme le protocole me l’impose. Je n’ai aucune idée de la façon dont je
dois me comporter après. Je décide de garder les yeux fixés sur le carrelage
et de prendre ma voix la plus humble :
– Votre Altesse. Que puis-je faire pour vous servir ?
Un silence s’installe, puis je vois la géante se redresser et s’approcher
lentement de moi.
– Tu croyais vraiment que je ne t’avais pas reconnue ? Que j’avais une
mémoire si défaillante que j’avais oublié l’immonde esclave qui m’avait
manqué de respect et traitée comme une moins que rien ?
Je manque m’étouffer. C’est elle qui m’a traitée de mandroque, je n’ai
fait que lui rendre la politesse. Mais bon, je suppose que ce n’est pas
comme ça qu’elle voit les choses, et je fais mine d’être profondément
désolée.
Elle s’approche encore de moi et se penche pour me murmurer à
l’oreille :
– Tu n’auras pas toujours une rivière et des arbres pour te protéger.
Figure-toi que j’ai déjà décidé du sort qui t’attend. Profite bien de la
tranquillité de cette vie, elle risque de ne pas s’éterniser.
Puis elle fait demi-tour et s’éloigne en riant sous cape.
Je frissonne en imaginant les traitements qu’elle pourrait m’infliger.
Brrr…

*
* *
Nous nous promenons dans les jardins du palais. Enfin, Félicia et Laena
se promènent. Nous, nous nous contentons de suivre, sans avoir d’autre
choix. Je suis de corvée d’éventail, aujourd’hui. Allez éventer deux bonnes
femmes en même temps, alors qu’elles font un pas quand vous en faites
deux… vous m’en direz des nouvelles.
Ces deux dindes gloussent à qui mieux mieux en se racontant des ragots
mortellement ennuyeux. Je regrette tellement de ne pas être plutôt en
compagnie de Haltor et Iollan, partis régler quelque affaire en ville. Surtout
en compagnie de Iollan, en fait. Je l’aime bien, ce jeune homme. Il est
sarcastique, jovial et plutôt tolérant pour un Torga.
Je crois que ça ne me déplairait pas de le prendre dans mes bras, comme
l’a fait Oriana avec Mangâd.
Je secoue la tête pour reprendre mes esprits.
– Évente plus fort, esclave ! aboie Laena. Je ne sens presque rien !
Je suis au bord de l’explosion. Si elle continue comme ça, elle va bien le
sentir, l’éventail…
Nous sortons du palais, et les deux femmes font appeler leur litière pour
aller en ville. Quelques minutes plus tard, je peux enfin lâcher mon éventail
et me contenter de suivre le cortège, comme la loyale et fidèle esclave que
je suis.
Nous marchons durant un bon moment, rien que pour atteindre le
centre-ville. Nous nous arrêtons finalement à côté d’une grande maison,
adjacente à l’arène que j’ai déjà pu voir. Félicia et Laena descendent de leur
véhicule et se dirigent lentement vers l’entrée. Un esclave frappe contre
l’immense porte de bois et nous attendons patiemment que quelqu’un
vienne nous ouvrir.
Je n’arrête pas de me demander ce que nous venons faire ici, si ça a un
rapport avec les fameux Jeux qu’Haslen a évoqués.
Un esclave vient ouvrir, fait une courbette et nous laisse passer. Nous
entrons dans la maison, qui se révèle être moins bien meublée que je ne m’y
attendais. Tout est assez miteux, en fait. Il y a des toiles d’araignées partout
et le sol est en terre battue. Si je tends l’oreille, je peux entendre de drôles
de bruits et des hurlements. Et je ne vous parle même pas de l’odeur.
Que vient-on faire ici ?
Un homme imposant est assis devant une table et nous regarde, l’air
amusé.
– Allons, mes ladies, ne restez pas sur le pas de la porte. C’est un
honneur pour moi de vous recevoir dans mon humble lieu de travail.
Félicia chasse sa remarque d’un geste dédaigneux.
– Nous avons amené l’esclave.
Oh oh… J’ai vraiment un sale pressentiment, là, tout de suite.
Le type hoche la tête et s’approche de moi. Il est très grand et très gros.
Il me tourne autour, soulève une mèche de cheveux de-ci, de-là, me détaille
de la tête aux pieds.
– C’est bien dommage, tiens. Mais bon, je suppose que le spectacle n’en
sera que plus extraordinaire. Emmenez-la.
Deux immenses esclaves, jusqu’à présent cachés dans la pénombre, se
jettent sur moi et me prennent chacun par un bras. Je me débats
immédiatement comme une furie, mais je dois leur faire l’effet d’un
moustique.
Je me tourne vers Félicia et Laena.
– Qu’est-ce que vous faites ?! Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Félicia ne me répond pas, mais Laena m’adresse un petit coucou de la
main, en souriant méchamment.
Avant que les colosses ne m’entraînent vers un escalier qui mène à un
sous-sol, j’entends le gros Torga s’adresser à ma maîtresse.
– Bien, parlons affaires.
Puis leurs voix s’éteignent, couvertes par les bruits de nos pas et de mes
cris.
Les brutes me font descendre l’escalier, et c’est là que je comprends
d’où viennent les hurlements et les grognements que j’ai entendus un peu
plus tôt. C’est là que je comprends où nous nous trouvons : nous sommes
dans un tunnel qui mène aux sous-sols de l’arène.
La réalité me frappe alors de plein fouet, comme un coup de massue :
moi, Lomé Devitto, je vais participer aux Jeux.
Cette révélation attise ma terreur et je me débats de plus belle.
– Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Je donne un coup de pied dans l’entrejambe d’un des esclaves, et il me
lâche en grognant de douleur. Je ne mets pas longtemps à me débarrasser de
l’autre brute et je m’enfuis de toute la force de mes jambes. J’espère
pouvoir trouver une issue au bout de ce tunnel. Je ne veux pas me retrouver
dans une arène, peu importe ce qu’il s’y passe.
Les esclaves sont loin derrière. Le tunnel est en terre, et tellement
sombre que j’ai du mal à voir où je vais. Mais la peur aidant, je réussis à
garder le rythme et je cours comme une dératée en me cognant de temps à
autre contre les murs.
J’arrive finalement devant une herse et je lâche un sanglot de désespoir.
Je suis coincée. J’attrape les barreaux en fer des deux mains et les secoue,
comme si ce simple geste allait pouvoir débloquer cette grille. Je tente
ensuite de la soulever, mais elle doit peser une demi-tonne, parce qu’elle ne
bouge pas d’un centimètre.
Quelqu’un me saisit par le bras et je me retrouve à nouveau prisonnière
des esclaves. Ils ont l’air désolés pour moi, comme s’ils comprenaient mon
désarroi.
– Nao ! Ouvre la herse ! crie l’un d’eux.
Je reste immobile quelques secondes, redoutant de voir apparaître un
monstre, mais c’est seulement un autre esclave qui surgit de l’ombre et
commence à tirer sur une roue pour soulever la porte de fer.
Mes geôliers me poussent en avant et je dois me faire violence pour ne
pas vomir tout le contenu de mon estomac. L’odeur est atroce, bestiale.
Je sursaute alors qu’un homme miteux se jette sur la grille de sa cellule
pour supplier les deux esclaves de le laisser sortir.
Le phénomène se reproduit encore et encore, et le bruit des prisonniers
qui crient leur malheur achève de me terroriser. J’arrive finalement devant
une cellule que l’un des esclaves ouvre et dans laquelle il me jette. Je n’ai
même pas le temps de me retourner qu’ils ont déjà verrouillé la grille
derrière moi et se sont éloignés.
Je me rue sur les barreaux, désespérée.
– Ouvrez-moi ! Laissez-moi sortir !
Ma voix se perd dans les cris et les hurlements des autres détenus.
Je secoue la porte aux barreaux de toutes mes forces en poussant des
gémissements rageurs.
– Si j’étais toi, je me calmerais. Tu vas te fatiguer pour rien et tu risques
d’attirer l’attention. Ils n’aiment pas les fauteurs de troubles.
Je me retourne et essaie de percer les ténèbres de ma cellule. La voix
féminine vient du fond. D’une voix tremblante, je demande :
– Qui est là ?
Une forme bouge dans l’ombre et s’approche de moi. C’est une jeune
femme dans un piteux état. Elle a des cheveux très sales, bouclés et blonds,
presque blancs, et une peau pâle qui n’a pas vu de soleil ni de savon depuis
un moment. Elle porte des vêtements qui pourraient tenir debout tout seuls,
tant ils sont crasseux.
– Ne fais pas cette tête-là, dit-elle devant ma mine effrayée. Je ne te
ferai pas de mal. De toute façon, j’en serais incapable. Avec ce qu’ils nous
nourrissent ici, j’aurais bien du mal à attaquer qui que ce soit.
Je marque une pause avant de reprendre.
– Qu’est-ce qu’on fait ici ? Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?
Elle rit. Elle a les dents sales mais saines. Elle doit être drôlement belle
en temps normal.
– Je ne sais pas d’où tu sors, mais ça doit être un endroit merveilleux, si
tu ne sais pas ce qu’ils nous réservent pour les Jeux. Qu’est-ce que tu as fait
pour atterrir ici ?
Je tends les mains dans un geste désespéré.
– Mais rien ! Je n’ai rien fait ! Je ne sais pas pourquoi je me retrouve
ici !
Elle me fixe, sceptique.
– C’est impossible. Tu as forcément fait quelque chose pour offenser un
de tes maîtres. Ils ne te condamnent pas à l’arène pour rien. Seuls les
criminels y sont jetés. C’est une forme de mise à mort, pas un simple jeu.
Les Torgas sont cruels, mais ils ne sont pas tout à fait injustes. Ils ont des
lois, eux aussi. Et il leur est formellement interdit de tuer un ou une esclave
sans bonne raison. Comment peux-tu ignorer tout cela ?
Ce qu’elle me dit ne me rassure pas le moins du monde. Les mots
« condamnent », « mise à mort » et « tuer » résonnent dans ma tête et
tournent en boucle, me donnant le sentiment de devenir folle.
– Je suis une Sauvage, je réponds mécaniquement, tout en réfléchissant
à ce que Laena a bien pu dire à Félicia pour qu’elle accepte de me faire
mettre à mort. Je ne connais rien à ton monde.
– C’est sûr que tu es étrange. Quand je t’ai aperçue, j’ai cru que tu étais
une Torga. Mais ils ne traitent pas leurs semblables, même les pires, de cette
façon.
J’écoute à peine ce qu’elle me dit. Une phrase me revient à l’esprit. Une
phrase que j’ai prononcée, presque un mois plus tôt. Je me retourne vers la
jeune femme.
– Dis-moi : si j’ai, un jour, mal parlé à une princesse, est-ce une bonne
raison pour me mettre à mort ?
– Rater le petit déjeuner de la princesse Laena serait une bonne raison
pour te mettre à mort. Elle fait partie des quatre personnages de l’empire
ayant l’autorisation de faire ce qu’ils veulent de leurs esclaves. Et elle
n’hésite pas à recourir à ce droit. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Je… Je lui ai dit, avec pas mal de véhémence, d’aller ramasser les
crottes de ses smartaks, puisqu’elle n’avait l’air bonne qu’à ça. Et je l’ai
aussi traitée de « brunasse ».
Mon interlocutrice écarquille les yeux et porte une main à sa bouche.
– Tu as dit ça à la princesse ?! Pas étonnant qu’elle te fasse condamner à
mort !
– Donc, si j’ai bien compris, on va mourir. Que va-t-il se passer
exactement ?
Elle s’appuie contre le mur et soupire.
– Ils vont venir nous chercher et nous attacher à un poteau.
Ah. C’est le gros kif des Torgas, ça.
– Puis ils vont lâcher le yorwen.
J’ai peur de poser la question qui me brûle les lèvres.
– Et c’est quoi, un yorwen ?
– Tu le sauras bien assez tôt. À ce propos, je m’appelle Taïna. Et toi ?
Mon cœur se met à battre plus vite. Je me disais bien qu’elle me
rappelait quelqu’un. Et ce nom ne m’est pas inconnu.
– Attends… Taïna… Tu connais un certain Haslen ?
Elle se redresse prestement et me regarde, tout à coup inquiète.
– C’est mon frère. Tu le connais ? Il lui est arrivé quelque chose ?
– Pas que je sache. La dernière fois que je l’ai vu, il se dirigeait vers les
îles aux Esclaves. Il voulait venir te sauver des Jeux.
– Tu veux dire qu’il s’est échappé ? Qu’il n’est plus dans un lobsto ?
– Pas aux dernières nouvelles, en tout cas. Je pense qu’il s’en est sorti.
Il m’a l’air assez malin pour ça.
Une larme glisse sur sa joue sale, qu’elle essuie rapidement.
– Comment tu t’appelles ? me demande-t-elle d’une voix tremblante.
Si elle continue comme ça, je ne vais pas pouvoir retenir mes propres
larmes plus longtemps. Déjà que je suis morte de peur et que je devine que
ma dernière heure approche… Mais peut-être y a-t-il encore un espoir.
Peut-être puis-je trouver un moyen de m’échapper. Si j’arrive à contacter
Iollan, à lui faire savoir que je suis ici, je suis certaine qu’il fera tout pour
me libérer.
– Lomé. Je m’appelle Lomé. Taïna, dis-moi, quand les Jeux auront-ils
lieu ?
– Ça fait trois mois que j’attends dans cette cellule. Toi, tu n’auras pas à
te morfondre longtemps. Nous mourrons demain, dans l’après-midi.
Maintenant, il nous faut juste prier pour que notre trépas soit rapide et sans
douleur.
Mon cœur se glace dans ma poitrine et je manque défaillir. C’est trop
tôt ! Beaucoup trop tôt ! Toute l’horreur de la situation me tombe dessus
sans prévenir et je m’effondre sur le sol en pleurant.
– 22 –

Les joues mouillées de larmes, je me tourne vers Taïna, qui me regarde


pleurer avec un certain mépris, sans chercher à me rassurer.
– Il n’y a vraiment aucun moyen de nous en sortir ?
Elle semble hésiter une seconde, puis secoue la tête une fois.
Elle ne me dit pas la vérité, c’est sûr. Peut-être pour que je n’aie pas
trop d’espoirs… Pourtant, s’il y a une chance de rester en vie, aussi mince
soit-elle, je dois la connaître.
Je me relève et m’approche d’elle.
– Taïna, tu connais le prince Iollan ?
Elle m’adresse un regard surpris.
– Pas vraiment, nous n’évoluons pas tout à fait dans les mêmes cercles.
Pourquoi ?
Je l’attrape par les épaules et retiens un petit cri quand je sens ses os
saillants sous mes doigts.
– Eh bien, moi, je le connais. C’est un chic type et je suis sûre qu’il peut
nous sortir de là. Est-ce qu’il y a un moyen de le contacter ?
Elle se débarrasse de mes mains d’un geste brusque.
– Contacter le prince ? Mais tu es folle, ma parole ! C’est encore moins
possible que de sortir d’ici vivantes !
Je me mets à tourner en rond comme un lion en cage, en retenant de
nouveaux sanglots.
– Réfléchis, Taïna ! Il doit bien y avoir un moyen !
Elle croise les bras et prend un air buté.
– Libre à toi de t’obstiner et de te voiler la face. Moi, je préfère être
réaliste et ne pas entretenir de faux espoirs. Maintenant, j’aimerais profiter
de ma dernière nuit en paix.
Elle me tourne le dos et se roule en boule dans un coin de la cellule. Je
la regarde faire en secouant la tête, des larmes plein les yeux. Comment
peut-on se montrer aussi résigné ? Je ne veux pas mourir, et je ne mourrai
pas ! Je compte bien rentrer chez moi et retrouver mes amis et mon père.
C’est trop bête. À un jour près, j’étais épargnée. Si seulement ces fichus
Jeux avaient eu lieu hier !
Je me tourne vers Taïna, qui fait mine de dormir, et m’approche d’elle.
– S’il te plaît, il faut que tu me parles de ces Jeux. Comment vont-ils se
dérouler ?
Elle soupire et se redresse, s’asseyant en tailleur.
– Tu n’abandonnes jamais, toi, pas vrai ? Les Jeux sont en fait
composés de faux combats entre Torgas et surtout de challenges : tir à l’arc,
lancer de poids, lutte, course de laïmos… Les participants, tous des Torgas,
doivent gagner le plus d’épreuves possible pour que l’un d’eux soit
couronné roi des Jeux.
– C’est tout ? Il n’y a pas de combat mortel entre gladiateurs ? Pas de
lâcher de bêtes sauvages pour dévorer de pauvres esclaves ?
Elle ricane.
– Attends, ça, c’est la partie qui nous concerne. Les gladiateurs, je ne
sais pas ce que c’est. Mais ce que je sais, en revanche, c’est qu’à la toute fin
des Jeux, en guise de clou du spectacle, une fois que le gagnant a été
couronné, on nous amène au milieu de l’arène, on nous attache à un poteau,
et c’est là qu’on lâche les bêtes sauvages. C’est un peloton d’exécution, ni
plus ni moins.
Je sens un frisson glacé me parcourir l’échine.
– Et on n’a aucun moyen de se défendre ? On ne nous donne pas une
arme ou quelque chose qui y ressemble ?
– Tu penses ! me répond-elle amèrement. Je te rappelle que nous serons
attachées à un poteau. Ce qui signifie aucun moyen de se défendre. Le seul
moyen de s’en sortir…
Elle se tait, semblant hésiter à me dévoiler la suite.
– Eh bien ? Quel est le seul moyen de s’en sortir ?
– C’est ce que les Torgas appellent la Garance. Un Torga, à qui tu plais
ou qui a pitié de toi, descend dans l’arène et se bat contre le yorwen pour te
protéger. Ces animaux sont de farouches combattants, c’est dans leur
nature. Ils viennent de Sombreter, un continent inhospitalier sur lequel
résident d’autres créatures, plus dangereuses encore : les dragons. Ces
derniers sont d’ailleurs les seuls êtres que les Torgas n’ont pas réussi à
soumettre, et c’est pour cette raison qu’ils les laissent tranquilles sur leur
terre. Tout ça pour dire que tu ne devrais pas te faire d’illusions. La Garance
ne se produit quasiment jamais. Aucun Torga n’a envie de se frotter à un
yorwen. Ils sont presque impossibles à vaincre à cause de leur vivacité au
combat, de leur venin, et ils ont en plus une cuirasse si épaisse qu’il faut
une force surhumaine pour la transpercer. Il y a une édition des Jeux par
saison. J’ai vingt et un étés, et durant toute ma vie je n’ai entendu parler de
cette pratique que deux fois.
Ma voix tremble quand je lui demande :
– Combien y en aura-t-il demain ? De yorwens, je veux dire.
– Un seul, me répond-elle. Ce sont des animaux extrêmement difficiles
à capturer. Celui qui nous tuera demain est prisonnier de l’arène depuis plus
de cent étés déjà. Et il a encore de nombreuses saisons à vivre,
malheureusement.
Je réfléchis un instant, et mon sang ne fait qu’un tour quand ces mots
montent à mon cerveau.
– Attends… Tu viens de me dire qu’il y avait eu deux cas de Garance, à
ta connaissance… Les deux Torgas ont donc combattu le même animal ? Ça
signifie qu’ils…
– … sont morts durant le combat, oui. On appelle ce yorwen
« Tângamor », ce qui dans le langage ancien signifie « invincible ». Il y
avait deux autres yorwens, autrefois, qui ont été vaincus. Mais celui-ci…
Elle secoue la tête.
– Personne n’a jamais réussi à lui infliger la moindre égratignure. Et
personne n’a envie d’essayer.
Elle s’allonge de nouveau et se tourne sur le côté pour ne plus me faire
face.
– Autant que tu te rendes à l’évidence : nous sommes condamnées.
Je me détourne, écœurée. Si jusqu’à cet instant je trouvais ce monde
hostile et inique, à présent je le trouve tout simplement innommable.
Je m’assois près de la grille, expirant toute ma peur et mon désespoir.
Taïna a achevé de me décourager. Je vais bel et bien mourir demain, et,
vraisemblablement, ce ne sera pas agréable.
Je retiens un sanglot. J’avais espéré revoir les miens un jour, on dirait
que c’est un peu compromis.
La nuit passe très lentement. Contrairement à Taïna, que j’entends
ronfler dans le fond de la pièce, je ne parviens pas à trouver le sommeil.
Alors que je suppose que le jour se lève, je commence à entendre des
clameurs au-dessus de ma tête. Les prisonniers s’agitent, et bientôt les
catacombes sont secouées par les cris de ces derniers et des bruits de pas
au-dessus de nous.
Je me tourne vers Taïna, qui s’est réveillée.
– Qu’est-ce qu’il se passe ?
Elle est blanche comme un cachet d’aspirine.
– Les Jeux vont commencer.
*
* *
La journée est encore pire que la nuit. Pour la première fois de ma vie,
je comprends ce que peut ressentir un condamné à mort. J’entends les gens
qui s’agitent au-dessus de moi, les cris d’encouragement aux Torgas qui
concourent, et le choc des sabots des laïmos, les montures de ce monde, en
plein galop, qui fait trembler les murs de ma cellule.
Je sais que les spectateurs assis sur les gradins sont là pour s’amuser.
Insouciance, voilà le mot qui les caractérise. Moi, je suis le clou du
spectacle, et bien à mes dépens.
Je hais tous ceux qui se trouvent là-haut. Je hais ces êtres qui se croient
si supérieurs qu’ils se donnent le droit de décider de la vie ou de la mort de
quelqu’un. Je hais leur mentalité, je hais tout ce qui les définit. J’en viens à
souhaiter leur mort, si fort que j’en oublie la mienne, pourtant imminente.
En fin d’après-midi, alors que j’ai l’impression de ne plus avoir une
goutte d’énergie dans le corps, quelqu’un s’approche de notre cellule.
C’est Nao, l’esclave qui garde les catacombes, accompagné de deux
autres esclaves, que je ne reconnais pas.
– C’est l’heure, demoiselles, nous dit-il d’une voix monocorde, qui ne
trahit aucune émotion.
Je recule jusqu’au fond de la cellule, et je remarque que Taïna fait de
même.
– Pitié, l’entends-je murmurer, d’une voix presque inaudible.
Nao fait la sourde oreille et déverrouille la grille. Un esclave nous prend
chacune par un bras et nous traîne hors de notre prison. À ce stade, je suis
tellement terrifiée que je n’ai plus la force de me débattre, ni même la
volonté. J’en suis à un point où seule ma peur prédomine et je n’arrive à
penser à rien d’autre qu’au sort qui m’attend.
Les deux esclaves nous font monter un escalier et nous arrivons dans un
couloir au bout duquel la lumière du soleil apparaît. De ma position, je peux
apercevoir, une fois que mes yeux se sont accoutumés à la luminosité
soudaine, le fameux poteau auquel nous serons attachées.
Taïna a laissé tomber son masque impassible et sanglote doucement.
Moi, je n’ai ni la force ni l’envie de céder aux larmes.
Quitte à mourir, autant le faire avec panache, même si je tremble
d’effroi.
Dans l’arène, j’entends les gens crier, excités comme des puces.
J’entends un Torga annoncer le prochain spectacle, notre exécution.
J’entends le nom du yorwen, dont on vante le courage et la combativité.
Quel courage faut-il pour tuer deux jeunes filles sans défense attachées
à un poteau ?
L’esclave qui me tient par le bras me tire vers la lumière, et c’est
l’électrochoc. Je sors de ma torpeur et me mets à me débattre comme une
furie. Je griffe, je mords, je donne des coups de pied. Mais le Fils de Tân
doit y être habitué parce qu’il ne me lâche pas pour autant et continue
d’avancer.
Nous émergeons finalement dans l’arène et j’arrête de me débattre pour
la détailler. Le sol est recouvert de sable, et l’amphithéâtre ressemble en
tout point à ceux que j’ai pu visiter en Italie. Les spectateurs sont assis sur
des gradins, dont les premières marches apparaissent à plus de dix mètres
de l’endroit où je me trouve. Certainement pour que le yorwen ne s’en
prenne pas à eux.
Le ciel est bleu et le soleil rayonne. Même l’énorme planète bleue est là,
à sa place. Un beau jour pour mourir, me dis-je avec amertume.
Quand je regarde vers le gradin le plus élevé, à ma gauche, j’aperçois
une loge drapée de rouge et de bleu, dans laquelle je reconnais une figure
que je ne pourrais oublier.
Iollan.
Il me fixe, les mâchoires serrées, ses yeux lançant des éclairs. Puis son
regard se pose sur sa sœur, assise à côté de lui, l’air satisfait. Il commence à
lui parler avec fureur.
L’esclave me tire alors jusqu’à l’énorme poteau central et je
recommence à me débattre. Tous mes efforts sont vains, et quelques
minutes plus tard je me retrouve attachée audit poteau, les mains au-dessus
de la tête, dos à Taïna et pile en face de la loge.
Quand je cherche à nouveau Iollan du regard, il a disparu.
Il est parti, me dis-je avec tristesse. Il ne veut pas assister à mon
exécution. Il est peut-être trop lâche pour ça.
J’entends des murmures dans la foule, comme le bourdonnement d’une
ruche. Je regarde les visages, implore pour qu’un Torga se décide à se lever
et à venir dans l’arène combattre pour nous. Mais personne n’est volontaire.
C’est alors que le bourdonnement se transforme en grondement et que
la foule se lève dans un même élan en hurlant des acclamations.
Je me tourne de tous côtés, effrayée, craignant que le yorwen n’ait déjà
été libéré, mais ce que je vois me surprend plus que si quarante monstres se
ruaient sur moi.
À ma gauche, en armure, et son énorme épée accrochée dans le dos,
Iollan a surgi dans l’arène et se dirige vers moi. C’est la première fois que je
vois cet air sur son visage habituellement jovial. Il est concentré, sérieux,
mortel.
La foule se met à scander quelque chose. Je mets plusieurs secondes à
comprendre quoi.
Elle crie « Garance ».
C’est alors que je saisis. Iollan va combattre le yorwen. Il va risquer sa
vie en tentant de sauver la nôtre.
– 23 –

Je le regarde se positionner devant moi, bien campé sur ses jambes, en


face d’une grande porte en bois. Même si je sais ce qu’il vient faire ici, je
ne peux m’empêcher de poser une question idiote :
– Iollan ! Mais qu’est-ce que tu fais ?!
Il ne se retourne même pas.
– Je me porte garant pour vous.
Je tire sur la chaîne qui me retient prisonnière, mais je suis fermement
attachée.
– Mais tu sais te battre, au moins ?
Il a un rire amer.
– Il paraît que je me débrouille. On verra si ça se vérifie. Je vais avoir
besoin de votre attention. Tângamor adore s’enterrer et se déterrer à tout-va,
et quatre yeux en plus des miens ne seront pas de trop. Compris ?
J’entends Taïna hoqueter derrière moi.
– Oh, par tous les dieux, tu avais raison, Lomé : il veut vraiment nous
sauver ! On ne va peut-être pas mourir ! répète-t-elle, complètement
hystérique.
Je cligne des yeux pour chasser les gouttes de sueur qui coulent sur mon
front. Un héraut sur une plate-forme se met à proclamer d’une voix
théâtrale :
– Quel revirement de situation, mesdames et messieurs ! Le prince
Iollan en personne se porte garant pour ces deux jeunes esclaves ! Prions
maintenant pour que son épée soit aussi acérée que le dard de Tângamor !
Qu’on libère le yorwen !
Mon cœur se met à battre de plus en plus vite.
– Iollan, il est encore temps de faire demi-tour !
Pour la première fois, il se retourne et me regarde dans les yeux.
– Je ne t’abandonnerai pas, Lomé.
Je sens les larmes me monter aux yeux et je hoche la tête,
reconnaissante.
Un cliquetis puissant se fait entendre et la porte en bois se lève
lentement, reportant l’attention de Iollan sur le trou sombre et béant qu’elle
laisse.
À ce moment-là, je crois que je pourrais me faire pipi dessus, tellement
j’ai peur. Mon front est trempé de sueur, et j’ai froid et chaud en même
temps. Mon estomac se convulse et je dois me retenir pour ne pas en vider
le contenu sur le sol. Ce n’est pas le moment de défaillir. Je dois rester
concentrée, Iollan va avoir besoin de nous.
La porte en bois finit de s’ouvrir dans un claquement, et puis plus rien
ne bouge. Les spectateurs retiennent leur souffle, même le vent semble
s’être arrêté de siffler.
Et alors que je me demande si le monstre n’est pas finalement mort de
vieillesse, deux antennes gigantesques apparaissent.
J’écarquille les yeux.
– Par tous les saints, ce n’est pas possible…
Tângamor n’est pas un animal à quatre pattes, comme je me
l’imaginais. Non, c’est bien pire. C’est l’objet de tous mes cauchemars, la
pire apparition qu’il m’ait été donné de voir. Parce que le yorwen n’a rien
d’un mammifère : c’est une scolopendre géante.
Elle doit bien mesurer six ou sept mètres, a des mandibules
gigantesques et des dizaines de pattes répugnantes. Au niveau de son cou,
deux énormes crochets similaires à ceux d’une mante religieuse se plient et
se déplient, comme pour tester leur souplesse. Son corps effilé est recouvert
de plaques, une sorte de carapace qui m’a l’air extrêmement solide. Son
corps se termine par une queue de scorpion, dont le dard se balance de
droite à gauche, comme pour nous narguer.
Je tremble d’une façon incontrôlable. Le monstre nous scrute un
moment, puis il se met à serpenter dans notre direction, lentement mais
sûrement. On dirait qu’il cherche à savoir si Iollan est dangereux ou pas.
Ce dernier porte la main à son dos et dégaine sa monumentale épée d’un
geste souple et gracieux, qui me coupe le souffle. Ce simple mouvement me
redonne confiance en l’avenir, car il est empreint d’une telle aisance que
celui qui porte cette lourde lame ne peut être qu’un guerrier rompu au
combat.
Enfin, je l’espère.
– Il… il n’a pas l’air très rapide, dis-je d’une petite voix, en regardant le
yorwen s’approcher de nous.
Iollan se contente de ricaner.
C’est alors que Tângamor passe à l’attaque. Il se dresse sur un tiers de
son corps et se rue sur Iollan à une vitesse telle que, si j’avais cligné des
yeux à ce moment-là, j’aurais manqué l’assaut.
Mon protecteur ne bouge néanmoins pas d’un pouce. Il reste en garde,
la pointe de son épée vers le sol. Mais au dernier moment, avec une vivacité
qui rivalise avec celle du monstre, il fait un pas sur le côté, lève son arme et
l’abaisse sur l’un des crochets de Tângamor. Le membre tombe au sol et
une giclée d’un liquide verdâtre vient m’asperger le visage.
Le yorwen pousse un sifflement aigu et abat son dard de scorpion pile à
l’endroit où se trouve Iollan. Mais il n’y est déjà plus. Le dard s’abat à
nouveau. Iollan fait une pirouette, roule sur le côté et donne un puissant
coup d’épée sur la cuirasse de l’ennemi.
Malheureusement, son armure est tenace, et l’arme ne fait que ricocher
sur la surface lisse de ses plaques.
Tângamor se tourne à une vitesse foudroyante vers mon ami et fond sur
lui à toute allure. Commence alors un combat qui restera gravé dans ma
mémoire jusqu’à la fin de mes jours.
La scolopendre ouvre grand ses mandibules et se sert de son crochet
rescapé pour se battre contre Iollan. Celui-ci pare toutes les attaques, sans
jamais reculer. C’est même lui qui finit par avoir le dessus et repousse le
monstre.
À un moment donné, sa mâchoire acérée se referme sur le bras de Iollan
et je pousse un cri. Mais le Torga a plus d’un tour dans son sac et, au lieu
d’esquiver l’attaque, il profite de l’élan de Tângamor pour se glisser sous
lui et plonge son épée dans la partie tendre du ventre de la scolopendre.
La bête hurle de douleur et roule sur le côté. Elle regarde Iollan un
instant, ses petits yeux cruels lançant des éclairs.
Elle fait alors une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Elle pousse un
long râle, comme si elle riait. Puis elle plonge dans le sable de l’arène et
disparaît.
Iollan pousse un juron et regarde autour de lui en piétinant.
– Lomé, regarde autour de toi et préviens-moi !
J’obtempère et tourne la tête de tous les côtés.
– Taïna, tu vois quelque chose ?
Je l’entends hésiter.
– On dirait que le sable bouge devant moi.
Je me dévisse le cou pour tenter d’avoir une vision périphérique, mais je
n’aperçois que l’étendue dorée du sol de l’arène. Je me tourne à nouveau
vers Iollan et mon sang se glace dans mes veines.
Mon ami est en train de regarder le sol, qui bouge devant lui. Il est prêt
à attaquer. Mais ce qu’il ne voit pas, c’est le dard géant qui culmine juste
au-dessus de lui, dans son dos.
J’ouvre la bouche, peut-être deux secondes avant qu’il ne s’abatte sur
lui.
– Iollan ! Derrière toi !
Le prince ne cherche pas à comprendre, il n’hésite pas une seule
seconde. D’un geste fluide et sans accroc, il tourne sur lui-même et donne
un puissant coup d’épée dans la queue du yorwen, qu’il entaille
profondément, mais pas assez pour la détacher.
Elle disparaît à nouveau dans le sable, laissant dans son sillage une
traînée de sang vert.
– Là ! Devant moi, prince ! Il va me tuer !
La voix paniquée de Taïna résonne derrière moi et j’essaie de me
retourner pour voir ce qu’il se passe.
Je comprends alors que la scolopendre a changé de tactique : au lieu de
s’en prendre à Iollan directement, elle détourne son attention en nous
attaquant, nous. Je la vois se précipiter, la tête hors du sable, sur une Taïna
horrifiée.
Je me tourne vers Iollan, mais il a compris. Il fait le tour du poteau en
un temps record, bondit sur la bête et abat son épée sur son cou.
Malheureusement, Tângamor a replongé juste à ce moment-là et son arme
ne rencontre que du vide.
Une demi-seconde plus tard, le monstre surgit juste devant moi, ses
mandibules grandes ouvertes, et je comprends que, si je n’ai pas beaucoup,
beaucoup de chance, je vais mourir dans les secondes qui vont suivre.
Ses mâchoires puissantes s’abattent sur moi, mais par un heureux
réflexe, vestige de mon passé de gymnaste, j’attrape la chaîne qui me
maintient attachée et me soulève en un instant, exécute une pirouette et me
retrouve la tête en bas, les jambes autour du poteau.
Tângamor – passez-moi l’expression – se mange le poteau de bois, si
violemment que celui-ci tremble sur sa base et se retrouve profondément
entaillé.
La scolopendre semble étourdie durant quelques secondes, mais cela ne
dure pas. Elle replonge presque aussitôt dans le sable.
– Lomé ! Lomé, ça va ? me demande Iollan en contournant l’édifice.
J’ai envie de le trucider, pour m’avoir laissée livrée à moi-même.
– Comme un charme ! J’adore me faire attaquer par un mille-pattes
géant !
Je me laisse tomber sur le sol et retrouve ma position initiale, à
l’endroit. Je regarde vers le haut et examine la chaîne qui me retient captive.
Elle est attachée à l’extrémité du poteau, et une idée vient illuminer mon
esprit.
J’en attrape les maillons et commence à me hisser vers le sommet à la
force de mes bras.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Ce serait bien que ce soit comme dans Super Mario Bros, me dis-je en
serrant les dents. Il faudrait juste qu’on réussisse à sauter sur sa tête trois
fois, et ce serait bon.
J’arrive enfin au sommet et m’élève au-dessus de l’arène. De mon point
de vue, je peux tout apercevoir. Et même si mon équilibre est précaire sur
ce petit morceau de bois, c’est mieux que de rester en bas à attendre la mort.
J’examine la scène en plissant les yeux, éblouie par la réverbération du
soleil sur le sable, qui reste immobile partout où se posent mes yeux.
– Tu vois quelque chose ? me hurle Iollan.
J’ai beau scruter le sol, je ne vois rien.
– Elle a disparu !
J’ai à peine terminé ma phrase que le monstre bondit hors de terre sur
Iollan, qui ne doit de ne pas être coupé en deux qu’à ses réflexes
prodigieux. Il ne peut néanmoins éviter complètement l’attaque et sa fine
armure se retrouve lacérée par les mandibules du monstre. Il tombe au sol
en grognant. Du sang s’écoule du trou béant que la bête a percé dans son
plastron, et il perd connaissance quelques secondes.
Le temps qu’il faut à Tângamor pour s’en prendre à lui. La bête se lève
sur un tiers de son corps et ouvre grand ses mandibules, prête à fondre sur
Iollan.
Je ne cherche pas à comprendre. Je me laisse tomber sur elle.
La scolopendre est tellement surprise qu’elle n’a pas le réflexe d’éviter
l’attaque. Je me retrouve alors à califourchon sur le dos d’un insecte géant,
mangeur d’hommes. Je n’attends pas qu’elle revienne de sa surprise. En
moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’enroule ma chaîne autour de
son cou et tire dessus de toutes mes forces.
Bien m’en a pris car, reprenant ses esprits, la bête tire violemment sur la
chaîne et l’arrache du poteau. J’aurais eu les bras démis si je n’avais pas eu
l’idée de l’étrangler avec mes entraves.
Tângamor se met à paniquer. Normal, je suis en train de l’étouffer. Ou
alors c’est juste qu’il ne supporte pas qu’une bipède fasse du cheval sur son
dos.
Quoi qu’il en soit, je comprends très rapidement qu’il va replonger. Et
que je suis sérieusement dans la mouise puisque je suis accrochée à lui.
Alors qu’il saute pour s’enfouir dans le sable, je vois une lame étinceler
et lui couper net la tête, à dix centimètres de mon nez.
L’immonde insecte s’écrase sur le sol et est sur le point de me rouler
dessus quand un bras puissant m’attrape par la taille et me tire sur le côté.
Iollan et moi nous affalons sur le sol meuble de l’arène, puis plus rien
ne bouge. Même les spectateurs se sont tus.
Le héraut prend alors la parole.
– Mesdames et messieurs, Tângamor a été vaincu ! Félicitations au
prince Iollan Hal’Kan pour sa victoire écrasante !
Il continue sa diatribe mais je ne l’écoute pas. J’ai les yeux fixés sur
Iollan, sur qui je suis affalée. Son visage blême se tord de douleur.
– Lomé, ça va ?
Je m’aperçois que je l’empêche de respirer normalement et me confonds
en excuses avant de rouler à côté de lui.
– Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça, Iollan ! Regarde-toi, tu
saignes !
Il se redresse sur ses coudes, les traits tirés. Je l’aide à retirer son
plastron, qui donne l’impression d’être une seconde peau, et j’étouffe une
exclamation horrifiée quand je découvre son flanc gauche : il est
profondément lacéré, et le sang en coule abondamment.
Pourtant, Iollan soupire de soulagement quand il aperçoit sa blessure.
– Eh bien, apparemment, ça fait plus mal que ça n’est grave. J’avais
peur de découvrir qu’il me manquait trois côtes et un poumon !
Je le frappe sur le bras.
– Idiot ! C’est grave ! Tu perds beaucoup de sang. Ne bouge pas, je vais
chercher de l’aide.
Je vais me relever quand il m’attrape par le bras. Je le regarde alors que
tout amusement déserte son visage. Il devient sérieux.
– Ce que tu as fait, Lomé, était tout à fait héroïque. Merci de m’avoir
sauvé.
J’avale ma salive avec difficulté.
– Ne dis pas de bêtises, c’est toi qui es venu à ma rescousse, et
maintenant regarde-toi, tu te vides de ton sang.
Il me fixe encore un moment avant de fermer les yeux.
– Je voulais juste que tu le saches… au cas où.
Et il perd connaissance.
– 24 –

J’ignore depuis combien de temps je tourne en rond dans ma cellule,


mais cela me paraît être une éternité. Je suis dans les catacombes de l’arène,
revenue au point de départ.
– Arpenter la pièce ne te fera pas accélérer le temps, commente
laconiquement Taïna, apparemment remise de sa presque exécution.
Moi, j’ai de plus en plus envie de l’étrangler, mais je me retiens, déjà
parce que ce n’est pas sa faute si elle est profondément irritante, ensuite
parce que je n’ai pas envie de m’épuiser à souhaiter sa mort.
Je m’assois contre le mur en grommelant :
– Je sais. Mais je n’arrive pas à tenir en place. Je me demande si Iollan
va bien.
Elle me lance un regard suspicieux, dans lequel je suis presque sûre de
lire de la jalousie, comme si j’étais une rivale.
– Tu appelles le prince par son prénom ? Je vous trouve drôlement
proches l’un de l’autre…
Je lui jette un regard agacé.
– Et alors, ça te pose un problème ?
Elle se détourne, feignant l’indifférence. Mais je ne suis pas dupe.
Mademoiselle a craqué pour le prince au grand cœur. Elle n’a pas l’air de se
souvenir que Fils de Tân et Torgas ne se mélangent pas. Mais je suis prête à
le lui rappeler dès que l’occasion se présentera.
Je soupire en laissant aller ma tête en arrière contre le mur.
Juste après que Iollan a perdu connaissance, je me suis mise à hurler
comme une possédée pour qu’on vienne lui porter secours, ce qui a
radicalement interrompu le héraut.
Finalement, des esclaves en tunique blanche sont venus le chercher,
l’ont soulevé et posé sur un brancard. Je m’apprêtais à le suivre quand on
m’a saisie par le bras et ramenée de force dans cette cellule, en compagnie
de Miss Soupçons.
Depuis, j’attends avec anxiété qu’on vienne me donner des nouvelles,
même si je dois être la dernière personne sur cette planète à être tenue
informée de l’état de santé du prince.
Je me demande si je ne devrais pas m’assommer sur-le-champ plutôt
que de continuer à me torturer l’esprit quand une voix masculine résonne à
côté de moi.
– Alors voilà la fameuse Lomé Devitto dont tout le monde parle !
Je sursaute et rouvre les yeux. Derrière la grille, me regardant avec un
sourire narquois, se trouve l’un des gardes qui accompagnaient Iollan. Pas
Mângad, le petit-ami-mais-pas-trop d’Oriana, mais l’autre, Cassio.
Je me relève avec prudence et m’approche des barreaux de fer.
– Est-ce que le prince va bien ?
Il s’appuie contre les tiges de métal et me sourit avec amusement.
– C’est lui qui m’envoie. Il doit repartir en urgence vers les royaumes
du Nord.
Mon cœur se serre. Je suis pratiquement sûre qu’il a envoyé Cassio
m’annoncer que nos chemins se séparent de nouveau, ici même. Que je ne
le reverrai sans doute jamais.
Le soldat me fixe encore un moment, puis détache un trousseau de clés
de sa ceinture. Il déverrouille la porte de ma cellule et me prend par le bras,
assez délicatement pour une brute de son espèce.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il me sourit encore, toujours aussi hautain.
– Le prince a juré par les dieux qu’il ne quitterait pas Tân sans toi. Il
m’a envoyé te chercher. Tu pars pour les royaumes du Nord avec nous.
Mon cœur, jusque-là dans mes chaussettes, remonte aussi sec à son
emplacement habituel et se met à battre à un rythme soutenu.
Iollan ne va pas me quitter. Il ne va pas m’abandonner dans ce monde
inhospitalier. Je ne suis plus seule.
Je suis tellement soulagée que je suis à deux doigts de ne pas remarquer
la petite voix fluette qui résonne dans mon dos :
– Et moi ? Je viens aussi ?
Je me fige, me souvenant soudain que je ne suis pas la seule à être
emprisonnée.
Autrefois, ma première réaction aurait été de lui dire d’aller se faire
cuire un œuf, qu’elle n’est pas invitée. D’autant plus qu’elle m’a bien
agacée durant ces dernières heures. Mais la nouvelle Lomé, plus tolérante,
moins égocentrique, comprend que Taïna va rester dans cette cellule ad
vitam æternam si je ne l’aide pas à en sortir. Après tout, j’aurais aimé
qu’elle en fasse autant pour moi. De plus, j’ai une certaine dette envers son
frère, Haslen.
Je me tourne vers Cassio, qui attend que je le suive.
– Il faut qu’elle vienne aussi.
– Je ne crois pas que le prince m’ait parlé d’elle.
Je tire sur mon bras pour me dégager, mais le bougre a refermé ses
doigts comme un étau autour de mon biceps.
– Eh bien, il y a une différence entre croire et être sûr. Le prince nous a
sauvées toutes les deux. Il est normal que nous soyons toutes les deux mises
à son service.
Cassio lève les yeux au ciel mais fait signe à Taïna d’approcher. Il nous
passe à chacune des fers autour du cou, qu’il attache à deux chaînes.
Je le suis en maugréant intérieurement. J’en ai marre des entraves.
Mais, malgré mon apparente mauvaise humeur, mon cœur chantonne.
Peut-être que ma chance a tourné pour de bon, cette fois-ci.

*
* *
Cassio frappe à la porte de la chambre dans laquelle Iollan est censé se
trouver. C’est une suite royale.
Nous sommes dans le palais de Félicia, et je dois dire que
j’appréhendais de la croiser, mais elle ne s’est pas manifestée, pas plus que
Laena.
Quelqu’un ouvre la porte et nous nous retrouvons face à Mângad, qui,
s’il lance tout d’abord un regard agacé à Cassio, me sourit ensuite avec
chaleur.
Il s’écarte et nous pénétrons dans la pièce. Ce sont des appartements
richement meublés incluant salle de bains et toilettes. Le genre de chambre
qui convient à un prince.
Mon regard se promène et finit par trouver ce qu’il cherche. Iollan me
tourne le dos, devant la fenêtre, les bras croisés. Il porte un bandage tout
autour de son buste, ce qui ne m’empêche pas de remarquer à quel point il
est musclé. Pas bodybuildé, comme beaucoup de jeunes de ma planète,
mais finement charpenté, chaque muscle ayant sa place et son utilité.
– Cette lâche s’est échappée avant que je puisse lui faire sa fête. Attends
un peu, Mângad, que je la retrouve à Saïgan ! Elle a beau être ma petite
sœur, je peux te dire qu’elle va recevoir une bonne correct…
Il se retourne et s’interrompt quand il nous voit dans l’entrée. Il lève les
yeux au ciel.
– Cassio, retire-leur ces chaînes ridicules, elles ne vont pas s’envoler.
Le soldat m’adresse un sourire carnassier, qui semble confirmer que je
n’ai effectivement pas intérêt à tenter de m’envoler, et retire le fer que j’ai
au cou.
Iollan s’approche de moi et pose une main sur mon épaule.
– Lomé, ça va ?
J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le remercier de tout mon
cœur pour ce qu’il a fait pour nous, mais je me retiens. Je ne suis pas sûre
qu’il soit bien vu de se montrer expansive avec un Torga quand on est une
Fille de Tân. Surtout quand le Torga en question est un prince.
Je baisse la tête et réponds, le plus humblement possible :
– C’est à toi, mon prince, de m’informer sur ton état de santé.
– Ça ? Ce n’est rien. Une simple égratignure. Ce n’est pas la première et
ça ne sera certainement pas la dernière. Cassio ? Tu veux bien dire au chef
de nous préparer quelque chose à manger et de nous le faire porter ici ? Je
n’ai aucune envie de voir Félicia – je risquerais de faire une bêtise….
Cassio s’incline et quitte la pièce. Mângad est assis dans un fauteuil,
dans un coin de la pièce.
Quelques secondes plus tard, alors que je vais demander à Iollan ce
qu’il compte faire dans les jours qui viennent, quelqu’un frappe à la porte.
Mângad se lève aussitôt et s’approche de l’entrée avec sa démarche de
panthère. Il ouvre la porte et ses épaules se détendent aussitôt. Il s’écarte et
Oriana pénètre dans la pièce en portant un plateau chargé de
rafraîchissements.
Elle manque le lâcher quand elle m’aperçoit. Elle le pose rapidement
sur une table et se jette dans mes bras en sanglotant.
– J’ai eu si peur, Lomé ! J’ai cru que tu allais mourir ! Quand Félicia
nous a amenées chez ce marchand d’esclaves, je sentais quelque chose
d’anormal. Mais je te promets que je n’avais pas la moindre idée de ce qui
allait se passer ! Alors j’ai fait la seule chose en mon pouvoir : je l’ai dit à
Mângad. Et il est allé prévenir le prince. J’ai eu si peur, tu sais… Mais tu es
là, à présent, tu es là !
Je la serre fort contre moi et jette un regard à Iollan. Il me fixe d’un air
impénétrable.
– Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?
Iollan s’assoit sur un accoudoir et grimace en faisant un faux
mouvement.
– Nous allons repartir vers les royaumes du Nord. Mon père, le roi, nous
attend pour que je lui fasse un compte rendu détaillé de ma visite à Tân. Tu
vas venir avec moi, ainsi qu’Oriana, que j’ai rachetée à Félicia.
Il se tourne vers Taïna, muette comme une carpe jusque-là, et lui lance
un regard impassible.
– Qui est ton amie ? Tu ne me l’as pas présentée. Je sais qu’elle était
avec toi dans l’arène, mais je ne connais pas son prénom.
« Ce n’est pas mon amie », ai-je envie de répondre. Mais je me retiens.
– C’est Taïna. Pourra-t-elle venir aussi, Ton Altesse ?
Il hausse les épaules.
– Bien sûr, plus on est de fous, plus on rit. Lomé, viens avec moi sur la
terrasse, j’ai à te parler.
Je hoche la tête et le suis à l’extérieur. Il ferme la porte vitrée derrière
lui et se tourne vers moi.
– Je déteste les Jeux, Lomé. Je n’y ai jamais assisté, pour la simple et
bonne raison que je trouve la fin du spectacle particulièrement cruelle. Mais
cette fois-ci, quand Mangâd est venu me dire ce qu’il savait, j’étais
déterminé à faire une exception.
Il regarde le ciel quelques secondes.
– Heureusement qu’Oriana a eu la présence d’esprit de le prévenir. Je
n’ose imaginer ce qu’il te serait arrivé si je n’avais pas assisté aux Jeux.
Je prends un air sérieux.
– Oh, mais pas besoin de l’imaginer. On se serait fait dévorer vivantes,
c’est tout. Mais tu nous as sauvées. Je te dois la vie, Iollan.
Il me tapote la tête avec amusement.
– Allons, allons, ne dis pas des choses comme ça. C’était un plaisir, de
se faire à moitié écharper par un yorwen. Depuis le temps que je souhaitais
sa mort, à celui-là !
Je me dégage et le repousse, agacée.
– Très drôle. Mais je suis sérieuse. Tu peux compter sur moi pour
assurer tes arrières, dorénavant.
Il me fait signe de le suivre, va s’accouder à la balustrade, et nous nous
retrouvons dos à la suite. La vue sur Fasgârd est magnifique.
– Je t’ai menti, Lomé, la première fois que nous nous sommes
rencontrés.
– Comment ça ?
– Quand je t’ai dit que je ne savais pas comment te faire rentrer chez toi.
J’étais assez pressé et… bref, ça n’a pas d’importance. Mais ça n’excuse en
rien mon comportement. Je m’en suis vraiment voulu par la suite et je
n’arrêtais pas de penser à toi. Alors quand je t’ai vue ce jour-là chez Félicia,
j’ai compris que les dieux me donnaient une occasion de me racheter et je
leur en ai été infiniment reconnaissant. J’étais décidé à te libérer de ses
griffes et à t’amener avec moi à Saïgan. La suite, tu la connais. Tout ça pour
dire que je crois qu’il y a un moyen pour toi de repartir d’où tu viens.
Mon pouls s’accélère.
– Lequel ? Que dois-je faire ?
Il me regarde franchement, cette fois.
– Pour être honnête, je ne sais pas grand-chose. Tout ce que je peux te
dire, c’est que ma nourrice me racontait une histoire quand j’étais petit. Une
légende qui dit qu’à Saïgan a vécu quelques mois une Fille de Tân qui
n’était pas soumise à l’Emprise.
– Une Voyageuse…, dis-je dans un murmure.
Il acquiesce.
– Oui. Je pense que ma nourrice enrobait les choses, dans son récit,
qu’elle ajoutait des éléments un peu farfelus pour le rendre plus magique.
Mais je me dis que toutes les réponses que tu cherches doivent se trouver à
Saïgan et qu’il faut que je t’amène là-bas pour qu’on trouve un moyen de te
renvoyer chez toi.
Mes yeux se mettent à briller, sous le coup de l’émotion.
– Tu ferais ça pour moi ?
Il me sourit, un sourire en coin qui donne un coup de fouet
supplémentaire à mon cœur.
– Et bien plus, Lomé. Bien plus encore.
– 25 –

Je me promène sur le pont du bateau, heureuse de pouvoir marcher en


solitaire, sans personne qui me surveille. L’équipage s’affaire autour de moi
en faisant mine de ne pas me remarquer, mais j’aperçois leurs petits coups
d’œil curieux et la désapprobation dans leur regard. « Mais qui est cette
esclave que le prince Iollan autorise à se balader sans la moindre escorte ? »
doivent-ils penser. Mais je m’en moque bien. Je suis sous la protection du
prince et ils ne peuvent strictement rien me dire.
Nous avons quitté Fasgârd le lendemain de ma libération, dans la
matinée, après avoir dit au revoir à Haltor et à Félicia. Celle-ci avait
visiblement du mal à se tenir devant Iollan, et lui ne faisait aucun effort
pour lui être agréable et atténuer son malaise.
Elle fuyait mon regard et n’a même pas pris ombrage quand je suis
partie sans lui adresser un seul mot. Elle l’avait mérité, cette harpie. Mon
seul regret était de laisser les autres esclaves sous son joug. J’espère de tout
mon cœur qu’elles pourront un jour s’en libérer.
Nous sommes encore sur le lac Camir. Iollan m’a montré une carte et
m’a expliqué que nous remonterions la rivière qui l’alimente au nord pour
arriver au pied des montagnes de la chaîne du Siraï. Nous devrons ensuite
traverser une forêt de conifères pour parvenir à Myrth, une ville portuaire.
Là, nous embarquerons à bord d’un navire, traverserons la mer et arriverons
à Kastan, l’île principale des royaumes du Nord.
Je marche vers un côté du bateau et m’appuie contre le bastingage.
L’eau est bleu turquoise et j’arrive à voir au travers sur plusieurs mètres de
profondeur.
Des bancs de poissons s’enfuient devant la proue et je les regarde en
souriant. Je ne pensais pas que la faune et la flore d’un lac pouvaient être
aussi diversifiées. Des algues multicolores donnent de la gaieté aux fonds
alors que les poissons et autres animaux aquatiques y apportent de la vie.
Tout à coup, un cri strident retentit devant moi.
Je sursaute et scrute la surface de l’eau, prête à voir une femme en train
de se noyer, mais la rivière est calme.
Plusieurs secondes s’écoulent, puis une forme surgit des eaux. C’est une
espèce de dauphin rose pâle. Il a deux nageoires pectorales et une nageoire
caudale aplatie, comme les lamantins. Son dos est pourvu d’une crête qui
descend jusqu’à sa queue.
Alors que je m’extasie devant cet animal mythique, un second monte
respirer à la surface, puis un troisième. Bientôt, c’est toute une bande de ces
curieuses créatures qui suivent le navire et prennent de l’oxygène non loin
de moi.
L’une d’elles vient même nager ventre à l’air juste sous mes pieds, et je
jurerais qu’elle me sourit avant de disparaître sous le bateau.
– Des maïcas, explique une voix derrière moi.
Je me retourne vivement et souris quand je vois approcher Iollan. Je ne
sais pas pourquoi, mais mon cœur se met à battre plus vite en sa présence,
je me sens plus légère quand il est à mes côtés. Il vient s’accouder au
bastingage à côté de moi, et nous écoutons ensemble les dauphins roses
chanter.
– Il est rare d’en apercevoir. Ce sont des animaux très timides. On dit
qu’ils n’apparaissent que lorsqu’il y a une personne en danger, une
personne qu’ils se sentent presque toujours obligés de secourir, ou quand ils
veulent faire connaître leur chant aux hommes qui n’ont pas encore eu la
chance de l’entendre.
Je garde le silence quelques instants, profitant de ce chant encore plus
envoûtant que celui d’une baleine.
– C’est magnifique, dis-je, sincèrement séduite.
Nous restons silencieux plusieurs minutes, jusqu’à ce que les maïcas
replongent et disparaissent pour de bon.
Je prends la parole, hésitante :
– Iollan ?
Il me lance un regard interrogateur.
– J’ai peur. Je ne sais pas comment me tenir face à des personnes
importantes. Je risque de te faire honte, et même de m’attirer des ennuis. Je
ne sais même pas comment une esclave doit réagir face au roi.
Il me sourit avec bienveillance.
– Ne t’inquiète pas, je vais t’apprendre quelques tuyaux, comment une
esclave doit se comporter avec un Torga, qu’il soit puissant ou non. Tu
n’auras qu’à oublier ces précieux conseils une fois rentrée chez toi, me dit-il
avec un clin d’œil.
Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça, je ne sais pas comment il est
possible que je sorte un truc pareil, mais ma bouche s’ouvre toute seule et je
m’entends répondre, presque en chuchotant :
– Mais toi, je ne t’oublierai jamais.
Je regrette presque aussitôt cette phrase stupide et détourne le regard en
me fustigeant intérieurement. Mais qu’est-ce qui m’a pris de dire ça ?
Alors que je peste contre moi-même, je sens un contact sur ma main. Je
jette un coup d’œil surpris, et mon palpitant, déjà affolé, s’emballe de plus
belle. Iollan vient d’envelopper ma main de la sienne et il la serre
doucement.
– Moi non plus, Lomé, moi non plus.
Je souris, charmée, avant de me rendre compte que de nombreux
matelots nous observent. Iollan aussi doit s’en apercevoir parce qu’il retire
sa main et me sourit avec espièglerie.
– Règle numéro 1, esclave : on ne parle pas ainsi à son maître, nom
d’un dragon !
Et ce débile m’attrape par l’oreille, sans vraiment me faire mal, et me
tire vers la porte qui mène aux cabines.
– Aïe ! Mais lâche-moi, crétin !
Il secoue la tête sans desserrer son emprise sur mon pauvre lobe.
– T-t-t-t-t. Tu aggraves ton cas, esclave. Ça me ferait de la peine de
devoir te déculotter pour te donner une correction devant tout l’équipage.
Je dois dire que cette menace à peine voilée me calme aussitôt.
Une fois que nous sommes à l’abri des regards, il me lâche et je me
frotte l’oreille en bougonnant.
– Pourquoi tu as fait ça ?
Il se met à rire.
– D’une part parce que beaucoup trop de matelots nous regardaient et
devaient commencer à se poser des questions, d’autre part parce que c’est
toi qui m’as demandé de t’apprendre les bonnes manières. Et pour ce faire,
rien de tel que de se mettre directement dans l’ambiance. À partir de
maintenant, Lomé, tu devras me parler comme à un prince, surtout quand
nous serons entourés d’autres personnes. À compter de ce jour, je ne serai
plus « Iollan », mais « prince Iollan ». Est-ce clair, esclave ?
Prenez-moi pour une barge, mais ce qu’il me dit ne fait qu’intensifier
mon trouble. Soit je suis complètement maso, soit je suis complètement
mordue.
Peut-être un peu des deux…

*
* *
Nous mettons plus de deux semaines à remonter le cours d’eau pour
arriver au pied des montagnes. Iollan profite de ce laps de temps pour
« m’apprendre les bonnes manières », comme il se plaît à le dire. D’ailleurs,
tout le monde participe à mon apprentissage : Oriana et Mangâd avec plus
de douceur et de bienveillance, Cassio assez brutalement et Taïna sans
aucune tolérance.
Cette dernière est infernale depuis que nous avons embarqué. Elle ne
cesse de se plaindre, se montre mielleuse avec tous les Torgas,
particulièrement Iollan, et abjecte avec ses « semblables », dont je fais
partie. J’ai de plus en plus de mal à la supporter, et j’en viens parfois à
regretter de ne pas l’avoir laissée croupir dans sa cellule.
En revanche, Oriana et moi nous sommes considérablement
rapprochées. Mon amie a changé depuis qu’elle a retrouvé Mangâd et une
certaine liberté. Elle est plus épanouie, plus ouverte, et rit presque tout le
temps. Elle n’a d’yeux que pour le Torga qu’elle aime, et je voudrais
tellement qu’ils finissent par se rapprocher et tisser des liens plus profonds
que ceux de l’amitié. Malheureusement, la règle d’or l’interdit
formellement.
C’est un problème pour moi aussi, d’ailleurs. Parce que plus le temps
passe, plus se développent en moi des sentiments pour Iollan. D’une
profonde admiration et d’un respect sans borne, je suis passée à quelque
chose de plus complexe. Je tremblote quand il est près de moi, j’ai tendance
à rougir dès qu’il parle de moi en termes élogieux ou quand il m’appelle par
mon prénom. Mon cœur bat plus vite en sa présence et je me sens stupide à
chaque fois que j’ouvre la bouche.
Inutile de préciser que je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Ni pour
Antoine ni pour personne d’autre. Je préfère ignorer mes sentiments pour le
moment, même si ça commence à être compliqué. Le problème, c’est que
Iollan ne semble pas les partager. Il est toujours très gentil avec moi,
espiègle quand il est d’humeur taquine, mais cela ne va jamais plus loin. Je
sais qu’il respecte les lois de son pays, mais je trouve cette barrière entre
nous de plus en plus difficile à vivre.
Le seizième jour de notre périple en bateau, alors que je suis en train de
nettoyer la cabine de Cassio, celui-ci pénètre à l’intérieur et ferme la porte
quand il m’aperçoit.
Je laisse aussitôt ma tâche de côté et baisse respectueusement la tête.
– Maître. Que puis-je faire pour toi ?
Ne pensez pas qu’il est facile pour moi de me rabaisser ainsi, ni que je
cautionne ces inégalités. C’est juste le seul moyen que j’ai trouvé pour
rester en vie et en bonne santé.
– Continue à faire ton travail.
J’acquiesce en me retenant de lever les yeux au ciel. Après Taïna,
Cassio est le personnage qui m’agace le plus sur ce rafiot. Il est arrogant,
irrespectueux et imbu de sa personne. En plus de ça, il a la fâcheuse
tendance à me mettre franchement mal à l’aise. Autant dire que j’avais
espéré qu’il ne me rejoindrait pas pendant que je nettoyais sa cabine.
Il s’assoit dans un coin de la pièce et me regarde faire le ménage,
comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Iollan, au moins,
insiste pour me donner un coup de main quand je fais la sienne. Il ne
m’observe pas comme Cassio pendant que j’astique les meubles, avec un
air suffisant sur le visage.
J’expédie ma tâche et fais une courbette avant de me diriger vers la
porte.
– Attends, je crois que tu peux faire quelque chose pour moi.
– Quoi donc, maître ?
– Astique mes bottes.
Je sens le feu me monter aux joues mais je retiens la couleur de les
envahir. Hors de question que je montre mon embarras à ce goujat. Je colle
plutôt un sourire sur mon visage et me mets à genoux, mon chiffon à la
main.
Il veut que j’astique ses bottes ? Il va être servi.
Je racle ma gorge et crache copieusement sur le cuir verni. Puis je
commence à frotter avec bonne humeur. Cassio sursaute, surpris, et me
repousse sans ménagement.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?!
Je le regarde, faisant mine de ne pas comprendre.
– Je nettoie tes bottes, mon seigneur.
Il devient écarlate et je dois me faire violence pour ne pas rire. Lui,
contrairement à moi, ne sait pas se retenir. Un partout, balle au centre.
– Ce n’est pas comme ça qu’on nettoie des bottes, idiote ! Sors de ma
cabine, incapable !
Je suis au bord du fou rire, alors j’obtempère avec empressement et
pouffe dès que la porte se referme derrière moi. Je me dirige vers la
chambre de Iollan et frappe doucement contre le battant.
– Entre, Lomé.
Je ne sais pas comment il fait, mais il sait toujours quand c’est moi.
Je pénètre dans la pièce et abandonne mon air d’esclave coincée. Je
soupire d’exaspération, même si j’ai encore envie de rire.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? me demande-t-il, un léger sourire aux
lèvres.
Il est assis à son bureau, en train de faire des calculs savants que je ne
cherche pas à comprendre. Je m’approche de son lit et en retire les draps
pour les remplacer. Il se lève aussitôt et m’aide à border le matelas.
– Rien, c’est cet idiot de Cassio. Je ne sais pas comment tu fais pour le
supporter ; moi, il me sort par les yeux.
Iollan et moi avons convenu que je pouvais parler et agir comme je
l’entendais quand j’étais seule en sa présence.
– Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Je tire violemment sur le drap et Iollan évite de justesse de se faire
fouetter par un des coins.
Je lui raconte l’anecdote des bottes dans les moindres détails. Cette fois,
le prince écarquille tant les yeux que je me demande comment il se fait
qu’ils ne tombent pas de leurs orbites. Puis il éclate de rire.
– Ça n’a pas dû lui plaire !
Je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.
– Oh, ça non ! Il m’a jetée dehors. Ce qui m’arrangeait bien, d’ailleurs.
Être seule avec lui me met mal à l’aise.
Il ne parle pas pendant quelques secondes.
– Et moi, je te mets mal à l’aise ?
Je me fige, indécise.
– Non… oui… ce n’est pas pareil.
Il me scrute attentivement et je fais mine d’être très affairée.
– Comment ça ?
Je sens que je suis en train de perdre mes moyens.
– C’est que… euh, je n’ai pas la même opinion de toi et de lui. Ce que
je veux dire, c’est que toi, je t’aime bien. Lui, si on le balançait par-dessus
bord, ce ne serait pas moi qui sauterais pour aller le récupérer.
Iollan semble se retenir de pouffer.
Prise en flagrant délit de maladresse, je termine de border son lit, d’un
geste rageur.
– Laisse tomber. Bon, je vais passer un coup de balai et…
Il m’attrape par le bras et m’oblige à le regarder dans les yeux.
– Donc, tu m’aimes bien ?
Je soutiens son regard.
– Oui. C’est un crime ?
Il redevient sérieux.
– Non. Ça le serait si ça allait plus loin.
Je me dégage et commence à balayer.
– Ne t’inquiète pas, ça n’arrivera pas.
Il se place dans mon dos et se penche à mon oreille.
– Qui a dit que je m’inquiétais ?
Un long frisson – un délicieux frisson, devrais-je dire – me parcourt tout
entière, et je déglutis, avec beaucoup de difficulté.
– Iollan, tu me déconcentres.
Il rit.
– Depuis quand faut-il être concentré pour balayer ? Attends, tu fais
n’importe quoi. Par les dieux, on voit bien qu’on ne se sert pas souvent d’un
balai, par chez vous !
Il passe ses deux bras autour de mes épaules et pose ses mains sur les
miennes. Ce contact me donne le vertige et j’ai un mal infini à rester calme
et maîtresse de moi-même. Ma voix tremblote :
– Parce que « par chez nous », on a ce qu’on appelle des aspirateurs, et
c’est beaucoup plus pratique. Mais qu’est-ce que tu fais, au juste ?
Le sentir si près de moi ne me dérange pas, loin de là, mais je ne suis
pas sûre de continuer à dire des choses logiques et sensées s’il me touche
ainsi plus longtemps.
– Je t’apprends à passer le balai. De quoi auras-tu l’air si, dans le futur,
quelqu’un te demande de balayer une pièce et qu’il te voit en train
d’éparpiller les saletés au lieu de les rassembler ?
Mon corps se tend comme un arc. Je sens le sien, musclé, tout contre
moi, et ça me donne des vapeurs.
– Je n’éparpille pas les saletés.
– Si, tu les éparpilles.
Je lâche le balai et me tourne vers lui.
– Non, je ne les éparpille pas.
Je suis maintenant face à lui, entourée de ses bras. J’aimerais qu’il ne
s’écarte jamais. Et il n’a pas l’air d’en avoir l’intention. L’espace d’un
instant, je me demande si ça se fait, d’embrasser les autres sur cette planète
et, si oui, s’il est sur le point de le faire.
Son regard fait la navette de mes yeux à mes lèvres et finit par se poser
définitivement sur ma bouche.
– Si, tu les éparpilles, murmure-t-il en se penchant vers moi.
Oh my goodness, ne puis-je m’empêcher de penser, il va m’embrasser !
Le langage universel existe ! Merci, mon Dieu !
Mon ventre se tord délicieusement et je vais fermer les yeux… quand
quelqu’un frappe à la porte. Ça nous fait un peu l’effet d’un électrochoc.
Nous nous écartons précipitamment l’un de l’autre, j’empoigne le balai et
me mets à astiquer la pièce, peut-être avec un peu trop d’ardeur.
J’entends Iollan ouvrir la porte et Mangâd pénètre dans la pièce, sans
avoir l’air de suspecter quoi que ce soit – si tant est qu’il y ait quelque
chose à suspecter, bien sûr.
– Mon prince, les montagnes sont en vue. Le capitaine cherche un
endroit où mouiller pour que nous puissions débarquer.
Iollan prend acte et Mangâd se retire.
Le prince se tourne finalement vers moi et me sourit, un sourire qui
réchauffe mon âme et ne me donne qu’une envie : le lui rendre.
Et c’est ce que je fais. À partir de ce moment, je sens que quelque chose
a changé.
– 26 –

Je descends prudemment l’échelle fixée au bateau et manque lâcher un


barreau quand je sens les mains puissantes de Iollan me saisir par la taille,
puis me porter comme une princesse jusqu’à la berge.
Je ne sais pas pourquoi je me mets dans cet état. Ce n’est pas comme
s’il n’allait pas faire la même chose pour Oriana et Taïna, quand leur tour
viendra.
J’essaie de garder une certaine contenance en regardant autour de moi.
Cassio et Mangâd sont en faction, non loin de là, à l’orée de la forêt de
résineux dans laquelle nous allons bientôt pénétrer. Les arbres ressemblent
beaucoup à ceux de la Terre et je pourrais presque me croire sur ma planète
bien-aimée.
Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est l’attitude prudente,
méfiante même, des deux soldats. Iollan aussi est sur ses gardes, il guette
les alentours en attendant qu’Oriana arrive à son niveau.
Je commence à m’éloigner, pressée d’en voir davantage, mais le prince
me rappelle à l’ordre.
– Lomé !
Je me retourne vivement, surprise. Iollan, de l’eau jusqu’aux cuisses,
me fixe avec sévérité.
– Ne t’éloigne pas. Reste là où tu es.
J’en serais presque vexée. « Ça va, quoi ! » ai-je envie de lui lancer, je
ne vais pas m’échapper !
Il me jette un dernier regard d’avertissement et se détourne pour faire
descendre Oriana. Il la dépose à côté de moi et je l’ignore, faisant mine
d’être très occupée à observer le paysage. Je me retourne juste assez
longtemps pour le voir prendre Taïna dans ses bras, ce qui, je dois bien
l’avouer, me rend verte de jalousie. Elle est aux anges et passe même ses
bras autour du cou de Iollan, la bouche en cœur.
Je siffle entre mes dents :
– Je vais la tuer.
Oriana me regarde, l’air perdu.
– Tu vas tuer qui ?
– La dinde que porte Iollan.
Elle me dévisage, encore plus perplexe.
Iollan dépose Taïna à côté de moi et nous fait signe d’avancer. Je laisse
les deux filles me devancer et je m’approche du prince en essayant de
cacher mon ressentiment.
– Tu vas me dire ce qu’il se passe ? Tu as si peu confiance en moi que
tu as peur que je m’enfuie ? Merci beaucoup !
Une expression grave s’invite sur son visage.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? L’idée que tu t’échappes ne m’a
même pas traversé l’esprit ! Je t’ai dit de rester où tu étais parce que nous
sommes suivis depuis plusieurs jours par une bande de pillards et que,
même s’il semble que nous les ayons semés, je ne veux pas prendre le
risque qu’il t’arrive quelque chose.
Je sens mon cœur fondre dans ma poitrine. Même si mon orgueil en a
pris un coup à l’idée que Iollan me croie incapable de m’échapper.
Il secoue la tête, visiblement déçu par ma réflexion, et me pousse en
avant, fermant la marche. Je feins de ne pas prendre personnellement cet
excès de brutalité.
Iollan s’approche des deux soldats et commence à discuter avec eux à
voix basse. Moi, je rejoins Oriana, qui supporte vaillamment les jérémiades
de Taïna à propos de la lourdeur de l’atmosphère, et je pose mon menton
sur le haut de sa tête, un peu déprimée.
– Ils vous ont expliqué ce qu’il se passe ?
Oriana secoue la tête.
– Non. Mângad ne m’a même pas adressé un regard. Il est visiblement
inquiet, et moi, ça me rend nerveuse.
– Iollan aussi. Il m’a dit que nous étions suivis par des pillards. Ce que
je ne comprends pas, c’est que le prince lui-même ne soit pas mieux escorté
que ça.
Taïna renifle avec mépris.
– On voit bien que tu ne connais pas les soldats de la garde royale.
Chacun d’eux vaut à lui seul dix autres combattants. Et le prince Iollan,
parce que c’est ainsi qu’on doit l’appeler, me dit-elle avec un regard lourd
de sens, en vaut vingt. C’est le meilleur bretteur du royaume. Il reste
invaincu jusqu’à ce jour.
J’ai bien envie de lui dire d’aller se faire voir, avec ses explications à la
noix, mais le prince Iollan nous rejoint et nous met au courant de la
situation, à voix basse.
– Il y a deux jours, en longeant la berge, nous avons découvert un
campement de hors-la-loi. Eux aussi nous ont vus. Ils avaient l’air
désespérément en quête de quelque chose à se mettre sous la dent, et nous
les avons aperçus à de nombreuses reprises par la suite, nous suivant le long
de la rivière. Nous avons accéléré le rythme et changé de direction, et il
semble que nous les ayons semés, mais rien n’est moins sûr. Je veux donc
que vous restiez bien au milieu de la formation et que vous fassiez le moins
de bruit possible.
J’acquiesce, plus très rassurée.
Nous commençons alors notre avancée dans cette forêt chaude et
humide. Mângad et Cassio ouvrent la marche, Iollan la ferme. J’ai beau être
stressée, je ne peux m’empêcher d’admirer cette nature indomptée.
Finalement, ces bois sont bien différents de ceux de la Terre. On se croirait
dans une forêt tropicale, mais au lieu de la mangrove, il y a surtout des
conifères. Des lianes et des plantes aériennes pendent de partout, et des
nuées d’insectes bourdonnent autour de nous, sans jamais nous toucher,
Dieu merci. Le sol est spongieux, et il est difficile de ne pas faire de bruit en
marchant. De temps à autre, un cri d’animal vient briser le silence irréel qui
règne et manque à chaque fois me faire sursauter.
Je m’approche d’une Oriana sereine – comment fait-elle pour garder
son calme en toute circonstance ? – et lui glisse à l’oreille :
– Ces hors-la-loi, ce sont des Torgas ou des Fils de Tân ?
– Des Torgas, me répond-elle en chuchotant elle aussi. Si c’étaient des
esclaves, cela ferait longtemps qu’on aurait lancé des troupes pour les
traquer et les tuer.
Je sens mon humeur s’assombrir. Ah, donc les Torgas ont le droit de
piller comme bon leur semble, sans craindre de représailles ?
Au bout d’une demi-douzaine de kilomètres, nous tombons sur un
chemin de terre au milieu de la forêt, et notre petit groupe s’arrête un
moment.
Iollan rejoint les deux soldats et commence à leur parler. Je tends
l’oreille pour écouter leur conversation.
– C’est la route forestière qui mène à Myrth. Elle est très peu
fréquentée, il va donc nous falloir redoubler de prudence si on veut la
suivre. Nous marcherons jusqu’à la fin de l’après-midi, puis nous
chercherons un endroit où établir le camp.
En parlant de camp, je note que nous n’avons pas la moindre besace de
vivres avec nous, ni de quoi nous coucher.
J’ai envie de faire part de mon inquiétude à Oriana, mais Iollan se dirige
vers nous et je ferme mon clapet. Il nous fait signe de nous taire et repasse
derrière nous, son épée au poing. Mangâd et Cassio ont non seulement leur
sabre à la ceinture, mais aussi un arc bandé à la main. Étonnamment, cet
excès d’armement ne me rassure pas. Au contraire, je suis de plus en plus
anxieuse.
Nous marchons durant toute l’après-midi et je commence sérieusement
à fatiguer quand le prince ordonne une halte. Après avoir vérifié les
environs, nous établissons le camp dans la forêt, non loin de la route.
Quand je demande à Iollan pourquoi nous ne trouvons pas une clairière
ou un coin plus confortable pour nous installer, il m’explique que ce serait
trop dangereux de nous retrouver à découvert et qu’il vaut mieux rester à
l’abri des arbres.
Je m’assois en soupirant de bonheur. Comme il n’y a pas de tente à
dresser ni de feu à allumer, parce que ce serait trop dangereux en révélant
notre position, je n’ai pas grand-chose à faire.
Mangâd et Cassio se positionnent de part et d’autre de notre campement
et ne bougent plus, l’épée à la main. Iollan rengaine la sienne et prend l’arc
et le carquois de Mangâd. Il se tourne vers nous, et je ne peux m’empêcher
de le trouver ultra-sexy avec son look d’elfe du Seigneur des anneaux.
– Je pars chasser. Lomé et vous autres, soyez discrètes, et si jamais il y a
le moindre problème, restez près des soldats. Ne vous éloignez sous aucun
prétexte.
J’acquiesce et le regarde partir de sa démarche féline. Ce qui m’étonne
le plus, c’est sa façon de se mouvoir : silencieuse, gracieuse et redoutable.
À côté de lui, j’ai l’air d’un éléphant.
Je m’allonge sur le sol et fais abstraction du danger qui nous menace. Je
suis trop fatiguée pour m’inquiéter.
À peine ai-je fermé les yeux que je m’endors profondément, éreintée
par notre progression dans les bois et la chaleur étouffante.

*
* *
Je me réveille en sursaut, non parce que j’ai entendu un bruit inquiétant,
mais par nécessité urgente de vider ma vessie.
Je me redresse en grimaçant, mes muscles endoloris par ma position
inconfortable. Je regarde autour de moi, angoissée par le silence qui règne,
mais rassurée dès que j’aperçois Cassio, assis sur un rocher, son arc à la
main. Il a l’air bien éveillé et surveille d’un œil vif les alentours. Mangâd
dort, non loin d’Oriana, et Iollan n’est toujours pas rentré. Une brume pâle
flotte dans les airs et il est difficile d’observer les environs à plus de
quelques mètres de distance. Les ténèbres de la forêt n’arrangent pas les
choses. L’énorme lune de Bâl’Shanta éclaire les lieux d’une lueur
inquiétante et je me mets à frissonner.
Je me lève malgré tout et commence à m’enfoncer dans les bois quand
la voix hautaine de Cassio m’arrête.
– On peut savoir où tu vas ?
Qu’il m’énerve, celui-là !
– Là où tu ne peux pas aller à ma place, Mon Seigneur.
J’aime bien l’appeler comme ça, parce que ça l’agace mais que, comme
je ne suis pas irrespectueuse, il ne peut rien me dire.
Il me jette un regard noir et se lève. Je roule des yeux.
– Maître Cassio, tu ne vas quand même pas me suivre ? Tu sais que je
ne pourrai jamais faire ce que je dois faire si tu restes à côté de moi ?
Il se dirige vers Mangâd et le réveille en le secouant par l’épaule. Celui-
ci bondit quasiment sur ses pieds, une arme à la main, prêt à liquider la
moindre menace. Cassio s’approche de lui et lui murmure quelque chose à
l’oreille en me montrant du doigt. Le Torga se détend presque
immédiatement et va s’installer sur le rocher sur lequel se tenait Cassio
quelques secondes plus tôt.
Ce dernier me rejoint, un sourire suffisant sur les lèvres.
– Désolée, esclave, mais je n’ai pas le choix. D’une, je ne veux pas
courir le risque que tu t’échappes ; de deux, tu pourrais faire de mauvaises
rencontres et le prince me le ferait payer.
Je retiens une remarque désobligeante qui me vaudrait très certainement
des ennuis et m’enfonce dans la forêt, Cassio sur les talons. Nous nous
éloignons d’une vingtaine de mètres avant qu’il ne m’ordonne de m’arrêter
et de m’exécuter, et rapidement si je ne veux pas qu’il accélère le processus.
Je serre les poings, mais me tais et me cache derrière un arbre pour me
soulager, hors de la vue du soldat.
Je suis en train de me rhabiller quand Cassio fend l’air de son épée et se
met à hurler :
– Lomé ! Cours !
Je n’ai jamais été une fille réfléchie. Pas dans le sens où je serais
stupide, mais j’ai plutôt tendance à agir avant de penser. Alors quand
j’entends Cassio me crier de m’enfuir, je ne cherche pas à savoir pourquoi.
Je fonce tête baissée et m’enfonce profondément dans les bois. Derrière
moi, un combat fait rage, des cris de guerre retentissent, et le bruit des épées
qui s’entrechoquent secoue les arbres.
Je cours à en perdre haleine, me prenant les bras ou le cou dans les
lianes et les plantes grimpantes. Au bout de quelques minutes, quand l’écho
de la bataille s’est estompé, je m’arrête net et regarde autour de moi,
essoufflée.
La forêt engloutit la lumière et je ne vois pas grand-chose à travers la
brume. Le silence est tellement pesant que j’ai l’impression de ne pas
pouvoir respirer.
Je ne sais pas quoi faire : revenir sur mes pas ou continuer à
m’éloigner ? Si je m’éloigne, je risque de perdre définitivement mon
groupe. Si je reviens et que la bataille a mal tourné, ça risque de mal se
passer pour moi.
Ce sont les paroles de Taïna qui me font prendre une décision : « On
voit bien que tu ne connais pas les soldats de la garde royale. Chacun d’eux
vaut à lui seul dix autres combattants. »
S’ils sont si forts que ça, je pense qu’ils n’auront pas beaucoup de
difficulté à se débarrasser d’une bande de pillards affamés.
Je reviens donc sur mes pas, en prenant garde à ne pas faire de bruit.
Malheureusement, ce n’est pas suffisant. Je n’ai pas fait dix mètres que déjà
une forme gigantesque surgit de derrière un arbre et se jette sur moi.
Je pousse un cri de terreur et fais un bond sur le côté, évitant de justesse
le Torga ensanglanté en haillons qui cherche à me saisir.
Je cours alors comme une dératée vers le campement, mais d’autres
pillards apparaissent et finissent par m’encercler.
Certains ont des estafilades sur les bras ou le visage, dégoulinant de
sang, d’autres boitent. Ils me regardent tous en souriant, des sourires torves
qui me serrent les boyaux. Je me mets à trembler de peur, complètement
paniquée.
Celui que je suppose être le chef s’avance vers moi et m’attrape par le
bras.
– Eh bien, les enfants, on dirait qu’on ne sera pas venus pour rien !
Ses compagnons se mettent à rire grassement.
Je tire sur mon bras, mais le Torga a une poigne de fer.
– Inutile de te débattre… Comment tu t’appelles, ma jolie ?
– Je m’appelle Va-Te-Faire-Voir, face de yorwen.
Le chef m’attrape par les cheveux et approche sa bouche fétide de la
mienne.
– Tu feras moins la maligne quand tous mes hommes se seront amusés
avec toi.
J’ai soudainement une nausée si violente que j’en ai des vertiges.
– Tu… tu n’as pas le droit, je gémis. C’est contre la règle d’or.
Il se fige et son sourire s’élargit. Il passe un doigt sale contre ma joue.
– Oh, donc tu n’es pas une Torga, mais bien une esclave. Faut que je te
dise un truc : on est des hors-la-loi, chérie. Nous, les règles, on adore les
transgresser.
Un frisson glacé me traverse et je fais la première chose qui me passe
par la tête : je hurle à m’en déchirer les cordes vocales.
– Iollan ! Iollan, au secours ! Iollan !!
Je reçois un coup de poing en plein visage, d’une telle violence que je
perds aussitôt connaissance. Tout devient noir, aussi noir que le cœur de ces
hommes.
– 27 –

Je me réveille avec un mal de crâne abominable, et je lutte pour ouvrir


mon œil droit. Je comprends qu’il est trop gonflé pour cela et j’abandonne
l’idée de mieux voir.
Je lève la tête et frissonne quand je me rends compte que je suis
allongée au milieu du groupe de pillards. Ils ont allumé un feu, et leurs cris
et leurs rires avinés fusent de toutes parts.
Tout à coup paniquée, je commence à palper mon corps et à toucher
mes vêtements, vérifiant qu’on ne me les a pas retirés. Heureusement, j’ai
toujours mon caleçon et ma tunique sur moi, et je n’ai mal nulle part, si ce
n’est à la tête.
– Tu te demandes si on t’a touchée, hein ?
Je sursaute et retiens mon souffle quand je découvre le chef, assis non
loin de moi. Il m’observe d’un œil concupiscent et son sourire édenté me
donne la chair de poule.
– Sache qu’on n’aime pas s’amuser avec des poupées de chiffon. On
préfère quand les femmes sont bien conscientes, qu’elles gémissent de
plaisir.
Il se lève et s’approche de moi. Ses compagnons ont arrêté de rire et de
festoyer et observent le spectacle avec envie.
Je crache avec hargne :
– Si tu me touches, le prince Iollan te le fera payer !
Il marque une pause, surpris, puis éclate de rire.
– Oh, le prince Iollan me le fera payer ? me demande-t-il d’une voix
moqueuse. Mais, ma petite chérie, le prince Iollan n’a que faire d’une
pauvre esclave sans aucun intérêt. Il a d’autres chats à fouetter, vois-tu !
Il se penche sur moi et m’attrape par le col de ma tunique.
– Quand j’en aurai fini avec toi, on trouvera peut-être quelqu’un à qui te
vendre, mais je vais d’abord te montrer ce qu’est un homme.
Il déchire violemment ma tunique en deux et je commence à me
débattre en hurlant comme une folle. Je n’ai rien en dessous. S’il arrive à
ses fins, ça risque d’être vite expédié. Il faut que je trouve un moyen de
détourner son attention.
– J’ai de l’argent ! Beaucoup d’argent !
Le Torga se fige et se redresse.
– Voyez-vous ça ! Et on peut savoir où tu le caches ? Dans ta petite
culotte ?
Ses hommes ricanent.
– Exactement. Je suis vierge. Tu pourrais tirer une somme immense de
ma personne. La dernière fois qu’on m’a vendue, j’ai fait exploser le record
des enchères.
Le chef se lève et me force à faire de même.
– Combien tu as rapporté au marchand ? Dix mille ? Vingt mille
senstas ?
Malgré ma terreur, je lui adresse un sourire carnassier.
– Tu es loin du compte. J’ai été vendue soixante mille senstas.
Des murmures effarés s’élèvent autour de moi.
Je reprends :
– Et si tu ne me crois pas, tu peux toujours aller vérifier à Fasgârd. Je
suis connue, là-bas. J’ai été sauvée de l’arène et du yorwen Tângamor par le
prince Iollan en personne.
Il a l’air de plus en plus dubitatif.
– Le yorwen Tângamor n’a jamais été vaincu.
– Tes informations sont obsolètes, Torga. Ce monstre est bel et bien
mort.
Le chef affiche une mine contrariée et me lâche. Je n’ai pas la force de
rester debout, alors je m’affale sur le sol, rassemblant aussitôt les deux pans
de ma tunique déchirée pour cacher ma poitrine.
– Ton discours est pertinent, esclave, me dit le chef après un moment de
réflexion.
Il s’accroupit à côté de moi et tire sur ma tunique, que je serre fort entre
mes doigts.
– Malheureusement, ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, pour le
moment.
Il m’attrape par le col et me tire vers la forêt sous les acclamations de
ses hommes.
Je me remets à hurler et à me débattre, et il me lâche soudain pour
m’attraper par les cheveux.
– Si tu cries encore une fois, je vais te faire tellement mal que tu auras
une bonne raison d’ouvrir la bouche.
J’éclate en sanglots, n’osant plus émettre le moindre son, complètement
terrorisée. Je ne me voyais pas déflorée de cette manière. Oh, ça non.
– Je vous en supplie, laissez-moi partir.
Considérant qu’il s’est assez éloigné, le Torga me lâche et commence à
déboutonner le haillon qui lui sert de pantalon. Je détourne le regard, au
bord de la crise de nerfs.
– Ne t’inquiète pas, je suis sûr que tu vas adorer, me dit-il avec un
sourire pervers.
Je sens les larmes couler sur mon visage, mon cœur se déchirer en deux.
Je ne veux pas, non, je ne veux pas !
Un bruit strident résonne soudain, et le Torga émet un gargouillis avant
de s’affaler non loin de moi. Je regarde, les yeux écarquillés, le trou béant
qu’il a dans la gorge et la flèche qui l’a provoqué. Je me recroqueville sur
moi-même, en état de choc.
La suite est incompréhensible. J’entends des flèches fuser dans tous les
sens, des hommes hurler, des corps tomber à terre. Puis quelqu’un se place
à côté de moi et dégaine son épée. Le bruit du fer qui croise le fer retentit
entre deux cris de guerre et je me roule un peu plus en boule.

Mais tout à coup, alors que le combat fait rage, mon esprit se met en
mode « survie ». Je bondis sur mes pieds et me mets à courir. Je file à toute
vitesse, le cerveau vidé de toute pensée. Je ne me rends même pas compte
que je sanglote, ni que les branches des arbustes égratignent mes mollets.
Quelqu’un crie mon nom, mais je suis bien trop loin pour écouter et
surtout beaucoup trop paniquée.
Un corps me saute soudain dessus et nous roulons tous les deux sur le
sol, dans un amas de bras et de jambes.
Je ne reste pas immobile bien longtemps. Je ferme les yeux et
commence à griffer tout ce qui est à ma portée, en criant de toutes mes
forces.
– Lomé ! Lomé, calme-toi, c’est moi !
J’ouvre mon œil valide et me fige quand je reconnais Iollan. Il est
couvert de sang, mais n’est visiblement pas blessé. C’est le sang de mes
ravisseurs.
Toute ma panique s’envole. Je fonds en larmes et me jette dans ses bras
en hoquetant.
Il me serre fort contre lui et plonge sa main dans mes cheveux en posant
ses lèvres sur le haut de ma tête.
– Ça va aller, me réconforte-t-il d’une voix douce. Je suis là. Ils ne te
feront plus de mal, je te le promets.
– Ne me laisse pas. Je t’en supplie, Iollan, ne me laisse plus jamais.
Il me berce encore quelques minutes, puis s’écarte de moi pour pouvoir
me regarder. Je suis dans un piteux état. Les joues ravinées par les larmes et
les cheveux en bataille, je dois faire peine à voir. Je tiens ma tunique d’une
main, si fort que je sens mes ongles entailler ma peau.
Iollan me jette un regard sauvage, ses yeux noirs lançant des éclairs.
– Lomé, est-ce que ces hommes t’ont touchée ?
Je secoue la tête en sanglotant.
– Non… je ne crois pas. L’un d’entre eux m’a frappée, mais c’est tout.
Je… tu es arrivé à temps.
Il soupire presque imperceptiblement et m’aide à me relever.
L’adrénaline est néanmoins tombée et je n’arrive pas à me tenir debout.
– Je vais te porter jusqu’au campement. Tu es trop faible pour marcher.
Il me soulève dans ses bras comme une princesse. Je regarde autour de
moi alors qu’il se fraie un chemin à travers les bois.
– Où… où sont les autres ?
– Ils sont restés au campement.
J’ouvre de grands yeux surpris.
– Tu veux dire que tu as combattu ces Torgas tout seul ? Sans l’aide de
personne ?
– J’avais une bonne raison de le faire.
Cette fois-ci, je ne peux empêcher le rouge de me monter aux joues. Je
m’appuie contre son torse puissant et ferme les yeux, cédant au sommeil
post-traumatique.

*
* *
– Aïe ! Tu me fais mal !
Iollan me saisit par les épaules et me force à rester immobile.
– Arrête de gesticuler, je n’arrive pas à nettoyer la plaie ! Si tu continues
à bouger comme ça, je vais être obligé de demander à Mangâd qu’il
t’immobilise.
Je suis assise sur un rocher, dans le campement. Quand Oriana m’a vue
réapparaître, dans les bras de Iollan, inconsciente, elle a fondu en larmes,
m’a-t-on raconté, et il a fallu toute la sollicitude de Mangâd pour la calmer
et la rassurer.
Je suis revenue à moi depuis peu et j’ai partiellement retrouvé la
maîtrise de mes émotions. À l’aide d’un linge propre, Iollan a pris
l’initiative de nettoyer mes plaies, étonnamment nombreuses. J’ai, paraît-il,
l’arcade sourcilière ouverte, une entaille sur la jambe, et de multiples
égratignures sur les bras et les cuisses ; sans parler de mon œil enflé.
Cassio observe la scène de loin, visiblement rongé par le sentiment de
culpabilité. C’est la première fois que je le vois comme ça. Je pense que
Iollan n’a pas dû y aller de main morte dans ses remontrances.
Apparemment, le prince était rentré peu après l’attaque des pillards, et avait
découvert Taïna et Oriana dans tous leurs états et les soldats penauds. Du
moins, Cassio l’était. Iollan leur avait ordonné de rester sur le camp pour
protéger les filles et était parti à ma recherche. Il m’avait entendue hurler et
c’est ainsi qu’il avait pu me retrouver.
Il prend une aiguille et du fil et verse de l’alcool dessus. Je me sens
immédiatement au bord du malaise.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il pose sa main gauche sur mon front et approche la droite, qui tient
l’aiguille, de mon œil.
– Je vais recoudre ton arcade.
Je n’ai pas envie de passer pour une poule mouillée, mais j’ai toujours
détesté les aiguilles.
– C’est vraiment nécessaire ?
Il se fige et me lance un regard agacé.
– Tu veux te vider de ton sang ?
– Pas vraiment.
– Alors, laisse-moi faire.
Pour me distraire de la morsure de l’aiguille, Iollan se met à me parler.
– Je te recouds et on lève le camp. Je ne sais pas combien de pillards il y
a dans le coin et je n’ai pas envie de le savoir. Il y a un village à un jour de
marche d’ici. Nous y achèterons un chariot et deux koumanjis, et nous ne
nous arrêterons plus que quelques heures d’affilée pour reposer les bêtes.
Vous monterez dans le chariot que Cassio conduira. Mangâd ouvrira la
marche et je la fermerai.
– Des koumanjis ? Qu’est-ce que c’est ?
Je me contracte quand l’aiguille pénètre pour la quatrième fois dans ma
chair.
– Ce sont des bêtes de somme.
Je réfléchis quelques instants et me souviens de mes premiers jours à
Bâl’Shanta, lorsque j’étais tombée sur ces marchands d’esclaves et sur les
énormes animaux qui tiraient leur chariot. Je suppose que c’est d’eux que
Iollan parle.
Je suis un peu irritée, alors je reprends d’un ton âpre :
– Pourquoi n’a-t-on pas commencé par ça ?
Imperturbable, Iollan me répond :
– Parce qu’il est compliqué de faire descendre des koumanjis et un
chariot par l’échelle d’un bateau, voilà pourquoi. C’est bon, j’ai terminé. Tu
crois que tu peux marcher ?
J’essaie de me mettre sur mes jambes. Visiblement, elles peuvent me
porter.
– Je crois que c’est bon. Quand arriverons-nous au village ?
Iollan regarde le ciel.
– Ce soir, avant la tombée de la nuit, si nous avons de la chance. Sinon
il nous faudra continuer dans l’obscurité.
Je m’en réjouis d’avance.
– 28 –

Nous arrivons au village en fin d’après-midi. À ce stade, je suis épuisée


et je ne sais même pas comment je tiens encore debout. Je suis au bord des
larmes, et je sens la pression et l’adrénaline retomber en même temps que
mon courage. Je suis à deux doigts de m’effondrer, autant physiquement
que moralement.
Alors, quand nous débouchons sur le petit hameau d’une dizaine de
maisons, je ne peux retenir un hoquet de soulagement.
Les habitants sortent un à un de leurs maisons aux toits de chaume et
murmurent avec incrédulité quand ils reconnaissent Iollan et le blason des
deux gardes royaux. Des Torgas sortent aussi et viennent à la rencontre du
prince, avec qui ils se mettent à discuter respectueusement.
L’un d’eux nous fait signe de le suivre, et Iollan se tourne vers nous.
– Nous allons dormir ici, cette nuit. Les habitants nous offrent
l’hospitalité.
J’en pleurerais de reconnaissance.
À peine une heure plus tard, je me suis baignée, j’ai mangé et je n’ai
plus qu’une envie : me mettre dans un bon lit et dormir. Mes yeux se
ferment tout seuls et j’ai du mal à lutter contre le sommeil.
La Torga qui nous héberge tous les six semble le comprendre et, après
en avoir demandé, d’un coup d’œil, l’autorisation à Iollan, m’invite à la
suivre à l’étage. Elle n’est que douceur et bienveillance, ce que je trouve
étrange, vu que je suis une esclave. Mais peut-être la bêtise n’a-t-elle pas
atteint ces contrées reculées. En plus, je n’ai croisé aucun Fils de Tân
depuis que je suis ici. À croire qu’ils font tout eux-mêmes, dans le coin, ce
qui est assez incroyable.
La maîtresse de maison ouvre la porte d’une chambre et me guide vers
le lit. Elle ouvre le drap et tapote le matelas.
– Voilà, tu seras bien, ici. Appelle-moi si tu as le moindre problème.
Je dois être au bout du rouleau émotionnellement, car une larme glisse
sur ma joue et je retiens un sanglot.
– Merci beaucoup, maîtresse.
Elle me sourit.
– Allons, mon enfant, ne m’appelle pas ainsi. Je n’aime pas beaucoup
l’esclavagisme, tu sais. Mon nom à moi, c’est Lanny. Tu peux m’appeler
par mon prénom.
Et après m’avoir fait un clin d’œil, elle quitte la pièce.
Je m’enfonce entre les draps et ferme les yeux. Je glisse une main dans
la poche secrète que je me suis fabriquée et en sors mon bracelet. Je le serre
fort contre mon cœur en soupirant. La fatigue me happe presque aussitôt et
je plonge dans un sommeil agité de cauchemars.

*
* *
Les trois jours qui suivent passent comme dans un rêve. Je ne me
souviens pas précisément des événements qui les ont remplis. Je suis
toujours perdue dans mes pensées, à l’arrière du chariot tiré par les fameux
koumanjis.
Lesdites pensées, comme vous pouvez le supposer, ne sont pas bien
joyeuses. Je n’arrête pas de ressasser mon agression, sans jamais réussir à
passer à autre chose. Je ne trouve plus le sommeil, je sursaute à la moindre
occasion et je tremble de peur quand Iollan s’éloigne un peu trop.
Le troisième jour, alors que je somnole sur les planches inconfortables
du chariot en marche, quelqu’un pose une main sur mon épaule.
Je sursaute, puis me détends immédiatement quand je reconnais Oriana.
Elle semble soucieuse et je me raidis à l’idée que nous puissions de
nouveau être suivis.
– Lomé… tu m’inquiètes. Tu ne m’as pas adressé plus de trois mots
depuis que nous avons quitté le village. Tu es taciturne et absente presque
tout le temps. Mangâd l’a remarqué, et il m’a dit que le prince commençait
lui aussi à se soucier de ton état de santé.
Ma gorge se serre et j’ai du mal à lui répondre.
– Ne t’inquiète pas, Orie. Je vais bien. Je suis juste un peu fatiguée.
– Non, tu ne vas pas bien, Lomé, objecte-t-elle aussitôt. Tu n’as pas
extériorisé ce qu’il s’est passé. Tu as pleuré sur le coup, mais depuis tes
yeux sont restés secs. Ce n’est pas bon de garder tout à l’intérieur, tu sais ?
C’est comme fermer hermétiquement un plat qui cuit. À un moment donné,
ça finit par exploser.
Ouais, je connais le concept. Chez nous, on appelle ça une cocotte-
minute.
Je détourne le regard. Mes yeux me piquent, et la fatigue n’est pas seule
en cause.
– Je ne sais pas, Orie. J’ai peur, en verbalisant, de lâcher toutes mes
émotions et de ne plus être capable de m’arrêter de pleurer. Comme si
j’ouvrais la boîte de Pandore.
– C’est qui, Pandore ?
– C’est une femme qui a ouvert une boîte qui contenait tous les maux de
l’humanité. Depuis, le monde ne va que plus mal. Enfin, c’est un mythe. Ce
que je veux dire par là, c’est que j’ai peur que ça ne fasse qu’empirer si je
relâche la pression.
Elle me regarde un instant.
– Mais si tu ne relâches pas la pression, Lomé, tu vas rester dans cet état
tout le temps, jusqu’à ce que tu ne puisses plus le supporter et que tout
déborde.
Je balaie ses mots d’un geste résigné.
– On verra bien.
Cette nuit-là, lors de nos rares arrêts, je fais un rêve plus traumatisant
que les précédents et me réveille en sursaut, un hurlement dans la gorge. Je
me retiens de crier au dernier moment et mets beaucoup de temps à
retrouver mon calme. J’ai subitement envie de pleurer, de pleurer comme
jamais.
Je me redresse sur mon séant et regarde autour de moi. La forêt s’est un
peu éclaircie ces derniers jours et je peux voir le ciel étoilé. Cette vision me
rassure presque immédiatement, me rappelant ces rares nuits où, encore sur
Terre, je regardais la majesté du ciel. Je crois que je n’ai jamais vraiment
apprécié sa beauté à sa juste valeur.
Une étoile filante zèbre le ciel et je ferme les yeux en faisant un vœu.
Faites que ça passe, je vous en supplie, faites que ça s’arrête enfin.
Apparemment, ça ne doit pas marcher plus que ça, parce que mon envie
de pleurer ne fait que s’intensifier. J’ai le mal du pays, je me sens seule et
d’une tristesse insondable.
Je sais ce que mon médecin me dirait :
« Lomé Devitto, vous faites une dépression due au choc. Je vais vous
prescrire quelques antidépresseurs et des somnifères pour vous aider à
dormir. Vous irez aussi voir ma consœur, madame Unetelle, avec qui vous
pourrez parler librement de vos sentiments. Tout ira mieux dans quelque
temps. »
Sauf que, sur cette planète-ci, les psys et les antidépresseurs n’existent
pas et que je dois batailler toute seule pour m’en sortir.
Les deux soldats dorment, comme Taïna et Oriana, allongées à côté de
moi sur le chariot. Les koumanjis somnolent, et je me détends un peu en
voyant leur tranquillité. S’il y avait quelque chose d’anormal, ils seraient
agités. Enfin, je pense.
Un mouvement dans mon champ de vision me pousse à me retourner et
mon cœur se serre quand j’aperçois Iollan, assis non loin de là. Il est en
train de regarder les étoiles.
J’hésite un instant, puis finalement rejette les couvertures et me lève
pour le rejoindre. Il tourne la tête vers moi et me sourit avant de se pousser
un peu pour me laisser de la place sur sa couverture. Comme nous nous
rapprochons des montagnes, l’air se fait plus frais et j’ai du mal à ne pas
frissonner.
– Je ne te dérange pas ?
Il tapote la place à côté de lui.
– Bien sûr que non. Ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie. On peut
trouver le temps long quand on veille la nuit.
Je pose mes fesses et croise les bras, essayant de me réchauffer. Iollan
doit voir que je suis frigorifiée, car il ouvre aussitôt la couverture qui
l’enveloppe et l’enroule autour de mes épaules. Nous voilà à présent collés
l’un contre l’autre, liés par un pan de laine.
Cette proximité soudaine me donne tout à coup très chaud, mais je
n’ose pas me découvrir.
– Merci.
Nous observons les étoiles en silence durant plusieurs minutes.
– Vous avez aussi des constellations dans votre monde ? me demande-t-
il sans quitter le ciel du regard.
J’opine de la tête, les yeux fixés sur un amas d’étoiles qui évoque
vaguement une ancre.
– Oui. Mais on ne peut pas les observer aussi nettement qu’ici. Le ciel
est souvent pollué par l’activité des villes et on ne voit pas bien les étoiles.
– Tu as une constellation préférée ?
Je réfléchis, un peu décontenancée par sa question.
– Je n’y ai jamais pensé auparavant. Je pense que j’aime bien
Cassiopée.
– Pourquoi ?
– J’ai toujours été férue de mythologie. Chez nous, dans notre monde,
c’est comme ça qu’on appelle les histoires anciennes qui parlent des dieux
et de leurs déboires. Cassiopée était une femme qui prétendit que sa fille
était plus belle que celles des dieux. Elle attira ainsi leur courroux sur son
enfant, qui se retrouva attachée à une falaise et donnée en pâture à un
dragon. Mais l’homme qui l’aimait vint la sauver, et tout fut bien qui finit
bien.
– Pourquoi aimer une constellation qui représente une femme aussi
orgueilleuse ?
Je lui souris tristement.
– Parce qu’elle me fait penser à moi. Zeus, le dieu qui est censé avoir
donné un nom aux étoiles, n’a pas nommé cette constellation en l’honneur
de cette femme, mais plutôt pour qu’on se rappelle tous les jours, ou plutôt
toutes les nuits, qu’il n’est pas bon d’être imbu de sa personne. Je crois que
c’est un conseil qui m’aurait été fort utile, si je lui avais prêté un peu plus
d’attention.
Iollan semble méditer mes paroles durant quelques secondes, puis se
tourne vers moi, perplexe.
– Tu te dépeins comme une fille égocentrique et orgueilleuse. Pour
quelle raison ? Ce n’est pas comme ça que je te vois.
– C’est gentil. Mais tout ce que j’ai fait par le passé a toujours été dans
le but de satisfaire l’un ou l’autre de mes intérêts. Je ne m’en rendais pas
compte avant d’atterrir ici, mais j’étais bel et bien égocentrique et
orgueilleuse.
Je pose mon menton sur mes genoux remontés.
– Je le suis toujours aujourd’hui, je murmure pour moi-même.
– Je ne suis pas d’accord avec toi.
– Ah bon ? C’est parce que tu ne connais que mes bons côtés, dis-je
avec un rire sans joie.
Du coin de l’œil, je le vois secouer la tête.
– Je ne sais pas comment tu te vois, Lomé, mais je trouve que tu es un
peu dure avec toi-même. Oriana a raconté à Mangâd que tu avais eu le
temps et l’occasion de t’échapper, mais que tu ne l’avais pas fait parce que
tu ne voulais pas l’abandonner. Elle lui a aussi dit que tu étais la meilleure
amie qu’elle ait jamais eue et qu’elle tenait beaucoup à toi. Je crois même
qu’elle a dit que tu lui avais redonné espoir en l’avenir. Je ne pense pas
qu’elle aurait parlé de toi en des termes aussi élogieux si tu avais été telle
que tu te vois. Et je ne parle même pas de Taïna, que tu n’as pas laissée
dans sa cellule.
J’ai un petit rire amer.
– Ouais, je commence à le regretter, d’ailleurs.
Il rit doucement à son tour, avant de reprendre la parole.
– Tout ce que je veux dire, c’est qu’un jour il va bien falloir que tu te
pardonnes. On est tous imparfaits et il nous arrive à tous de faire des
erreurs. L’important, c’est de s’en rendre compte et de ne pas les reproduire.
– Pourquoi tu me dis tout ça, Iollan ? Pourquoi es-tu toujours si gentil
avec moi ? Pourquoi avoir pris le risque de me sauver de ces brigands, du
yorwen, alors que je ne suis, au pire, qu’une simple esclave, au mieux,
qu’une Voyageuse ?
Il m’observe avant de répondre.
– Tu es différente, dit-il simplement. On ne s’ennuie jamais, avec toi.
J’aime ta franchise et ton ironie. Ça me fait de la peine de te voir comme ça,
abattue, et je ne sais pas quoi faire pour que tu retrouves ta joie de vivre et
ta combativité.
Je soupire.
– Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à faire. Je pense que ça passera
avec le temps.
– Tu peux me parler, tu sais. Je ne suis pas qu’un prince, je suis aussi
ton ami.
C’est la première fois qu’il le dit et ça me touche tellement que je sens
mes yeux s’embuer.
Je ne sais pas pourquoi je me confie à lui, alors que je n’en ai pas parlé
à Oriana, mais je lâche tout ce que j’ai sur le cœur. Tout ce qui me
tourmente depuis quelques jours. Mes cauchemars, mes pensées négatives,
mes peurs, mes hantises. Peut-être est-ce à cause de ce qu’il a dit plus tôt.
Peut-être est-ce parce que je ne suis plus aussi orgueilleuse qu’avant et que
j’ai moins peur de dévoiler mes sentiments. J’ai envie de penser que c’est
une des raisons. Mais l’autre raison, je la connais aussi.
J’ai confiance en lui.
À la fin de mon monologue, je suis essoufflée, les larmes débordent de
mes yeux et je tremble, mais j’ai l’impression d’avoir crevé l’abcès, d’avoir
ouvert les vannes de la cocotte-minute. Finalement, Oriana avait raison : si
j’avais gardé tout ça pour moi, j’aurais fini par exploser.
Iollan se tourne, fouille dans sa besace et en sort un linge blanc. Il
essuie tendrement mes larmes, s’attardant plus que nécessaire sur mes joues
en une caresse consolatrice.
Le prince ne fait pas de commentaire sur ce que je viens de lui
exprimer. Il n’essaie pas de me rassurer, de me consoler. Il sait que je n’en
ai pas besoin. Il fallait juste que ça sorte et que quelqu’un écoute.
– Tu veux dormir à côté de moi, cette nuit ? me propose- t-il. Je te
réveillerai avant que les autres n’émergent. Je promets de te protéger quoi
qu’il advienne.
Il a dit ça avec un sourire, mais je sais que c’est sincère.
Je devrais refuser, mais penser que je serai en sécurité près de lui me
réconforte tellement que je n’arrive pas à dire non.
– Ça ne te dérange pas ?
Il lève théâtralement les yeux au ciel.
– Si, bien sûr, mais que veux-tu ? Je suis le sauveur des âmes perdues de
ce monde, tel est mon fardeau.
Je le pince en riant, puis le regarde dans les yeux, plus sérieuse.
– Merci, Iollan, pour tout. D’être mon ami et mon sauveur. Merci de
m’aider. Je crois que je n’aurai pas assez d’une vie pour payer la dette que
j’ai envers toi.
– Un grand homme de mon pays a un jour dit qu’il n’y a pas de plus
grand cadeau sur terre que d’annuler la dette de quelqu’un. Je t’offre ce
cadeau avec plaisir, Lomé, alors ne te fais plus de souci à ce propos.
Je lui souris et m’allonge à côté de lui. Il me recouvre de sa couverture.
– Tu ne vas pas avoir froid ?
– Dors, tête dure, ou je vais devoir t’assommer.
Je ferme les yeux et m’endors, un sourire sur les lèvres.
– 29 –

Les jours qui suivent, je vais vers le mieux. Les cauchemars se


reproduisent encore trois ou quatre fois, mais finissent par disparaître
complètement.
Une dizaine de jours après l’attaque des brigands, nous débouchons sur
une plaine verdoyante, dont l’herbe haute ondule doucement sous le vent.
Iollan, qui marche en tête depuis plusieurs jours, donne l’ordre de
s’arrêter. Cassio tire sur les rênes et les koumanjis freinent en beuglant.
Je me lève et m’étire pour délasser mes muscles endoloris. Je bondis
hors du chariot et commence à fureter, sans jamais vraiment m’éloigner de
la troupe. J’ai retenu la leçon….
– Nous allons camper ici cette nuit, dit Iollan en s’approchant. Nous
atteindrons la mer demain dans la soirée. Je préfère que nous restions
encore une nuit à l’abri des arbres. On ne sait jamais.
J’approuve, on ne peut plus d’accord. J’ai eu ma part d’attaques
surprises pour une vie au moins.
Iollan lève le nez en l’air et cherche visiblement à se repérer.
– Il y a un étang avec une cascade non loin d’ici, si ma mémoire est
bonne. Ceux qui souhaitent se laver, ne tardez pas trop, je veux qu’on soit
installés autour du feu dans moins d’une heure et demie.
Je souris de toutes mes dents, ravie de faire trempette quelques minutes.
Non seulement la journée a été étouffante, mais en plus ça fait des jours que
je rêve de prendre un bain. Je n’ai évidemment pas de shampoing ni de gel
douche, mais franchement, qu’importe, l’eau me suffira.
Je fais part de mes sentiments à Iollan et il s’empresse d’approuver,
avec un peu trop d’entrain à mon goût. Je fais mine d’être blessée.
– Dis que je pue, aussi, Ton Altesse !
Son œil brille.
– Puisque tu insistes.
Je rétorque en retenant un sourire :
– Je te signale que tu ne sens pas la rose non plus.
Il porte une main à son cœur, l’air profondément choqué.
– Moi qui étais persuadé que cette odeur était mon principal atout ! Me
voilà en pleine désillusion.
Je ris et le suis à travers bois, le reste du groupe sur les talons. Seul
Cassio reste près de l’attelage pour le surveiller. Il a été décidé qu’il irait se
baigner en dernier.
Tandis que nous marchons, j’entends le gargouillis, puis le grondement
d’une cascade. Quand nous émergeons dans la petite clairière, mes yeux
s’écarquillent d’émerveillement.
Êtes-vous déjà allés à Hawaï ? Sur ces îles se trouvent des tas de petits
coins de paradis, perdus dans les montagnes et la forêt tropicale. On tombe
parfois dessus, tout à fait par hasard. J’ai l’impression que Bâl’Shanta nous
réserve aussi son lot de surprises.
C’est un endroit extraordinaire, enchanteur au-delà de ce que l’on peut
imaginer. L’eau cristalline d’un étang scintille au soleil. Au-dessus,
cascadant sur des rochers, elle tombe dans le petit lac en produisant une
écume blanche comme la neige. Des plantes tropicales poussent de-ci, de-là
sur la roche, et des fleurs paradisiaques accompagnent la cascade dans sa
chute.
Je me tourne vers Oriana, le sourire jusqu’aux oreilles.
– Allez, viens, Orie ! On y va en premier. Hors de question qu’on passe
après les hommes. Ils sont sales comme des bêtes !
Iollan et Mangâd échangent un regard amusé.
– On s’éloigne de quelques mètres, nous prévient le prince. Criez si
vous avez un problème.
J’écoute à peine ce qu’il me dit. Dès qu’il a disparu derrière les arbres,
je commence à me déshabiller. Oriana a plus de mal à faire de même. Taïna,
quant à elle, me toise avec dédain. Mais qu’ai-je fait, mon Dieu, en
demandant à Iollan de l’emmener avec nous ?!
– Imagine qu’ils nous regardent ! proteste-t-elle.
Je retire ma tunique et mon caleçon et me retrouve nue comme un ver.
– Eh bien, ils auront droit à un spectacle gratuit !
Rien ne pourra ternir ma bonne humeur. Oriana n’a pas l’air
convaincue. Et je ne vous parle même pas de Madame-Je-Sais-Tout. Je mets
les mains sur mes hanches et lève les yeux au ciel.
– Allez, les filles, ayez un peu confiance en eux, ils ont un minimum de
respect pour nous.
Et avant qu’elles aient pris leur décision, je plonge dans l’eau fraîche.
Dans la minute qui suit, Oriana me rejoint et Taïna ne tarde pas à en faire
autant.
La suite de notre baignade est ponctuée de cris, d’éclaboussures et de
jeux d’eau. Après nous être lavées comme nous le pouvions, nous nous
amusons dans l’eau et profitons de sa fraîcheur. Même Taïna semble être de
meilleure humeur que d’habitude.
Nous finissons néanmoins par sortir de l’étang, à contrecœur, nous nous
séchons, puis nous rhabillons, des vêtements secs et propres nous attendant
sur des rochers.
Nous appelons alors les hommes, qui nous rejoignent en quelques
secondes. Ils ne devaient pas être bien loin…
– Passe en premier, Altesse, dit Mangâd en posant une main sur l’épaule
de Iollan. J’irai après toi. Je les raccompagne au campement.
Iollan accepte de bon cœur et nous nous éloignons en compagnie du
soldat. Tout le long du chemin, la curiosité me ronge. À quoi peut bien
ressembler Iollan sans ses vêtements ? C’est vrai que je l’ai déjà vu torse
nu, mais je n’ai pas encore pu observer l’œuvre dans son intégralité…
Une ou deux minutes après notre départ, n’y tenant plus, je m’arrête net,
prenant un air désolé.
– Oh, quelle sotte ! J’ai oublié mon bracelet porte-bonheur au bord de
l’eau ! Je dois aller le récupérer.
Mangâd lève les yeux au ciel.
– J’irai le chercher quand ce sera mon tour, on ne va pas y retourner
maintenant, Lomé.
– Tu ne le retrouveras pas, maître. Je l’ai caché sous une pierre, au bord
de l’eau. Vous n’avez qu’à m’attendre ici, je vais le chercher et je reviens
aussi vite que je serai partie.
Et avant qu’il ait eu le temps de dire non, je m’élance dans la direction
de l’étang. J’ai bel et bien oublié mon bracelet. Enfin, pas vraiment oublié.
Bon, d’accord, je l’ai intentionnellement laissé près de l’étang. On ne se
refait pas. En tout cas, je dois retourner le chercher. C’est le bien le plus
précieux que je possède, et puis ça me donnera une excuse pour espionner
Iollan.
Quand j’arrive à proximité de l’étang, je me fais plus discrète et
m’avance à pas de loup vers la clairière. Je me cache derrière un arbre et
observe la surface lisse de l’eau. Iollan n’est nulle part en vue.
Il est peut-être en train de faire une brasse coulée, me dis-je, vaguement
inquiète.
– Tu cherches quelque chose ?
Je fais un bond d’au moins trois mètres et me retourne, pétrifiée. Iollan
est juste derrière moi, trempé, et il sourit avec amusement. Par tous les
saints, il est quasiment nu. Un simple short en tissu blanc cache son intimité
et je m’efforce de le regarder dans les yeux. Ce qui n’est pas évident. Il est
bâti comme un guerrier, bon sang de bonsoir. Je réalise que lorsque je
l’avais vu à Fasgard, encore sous le coup de l’émotion, je n’avais pas
remarqué la perfection de son corps. Six abdominaux parfaitement dessinés,
des pectoraux musclés, des jambes d’athlète. Et des cicatrices un peu
partout, dont une grosse qui lui zèbre l’estomac.
Je sens que je vais défaillir.
– Je… euh… j’ai…
Il me dévisage, l’œil malicieux. Ses longs cheveux mouillés tombent sur
ses épaules galbées et j’ai envie de passer la main dedans.
– Oui ?
J’inspire un grand coup. Allez, Lomé Devitto, ce n’est pas la première
fois que tu vois un homme torse nu. Antoine et toi avez déjà joué à « Sept
minutes au paradis » et vous n’étiez pas beaucoup vêtus à ce moment-là.
Oui, mais Antoine n’était pas aussi magnifique que Iollan, me susurre
une petite voix. Et surtout tu n’en étais pas vraiment amoureuse.
Je bafouille, complètement perturbée :
– J’ai oublié un truc au bord de l’eau.
– Quoi donc ?
Oh, donc il a décidé de faire durer mon supplice. Très bien, il ne me fera
pas rougir comme ça !
– Le bracelet de ma mère. J’y tiens beaucoup. C’est le seul bijou que
j’ai pu conserver et ça me rappelle que je ne suis pas qu’une pauvre esclave
sur cette planète. C’est important que je m’en souvienne.
Il me dépasse en secouant la tête, l’air profondément amusé.
– Eh bien, va le chercher. Moi, je retourne me baigner. J’ai envie de
profiter au maximum de mon bain.
– À ta guise, prince, je réponds, légèrement vexée. Pas besoin de me
demander mon autorisation.
Il s’étire et monte sur la pointe des pieds, au bord de l’étang.
– Oh, mais je n’en ai pas l’intention.
Et il plonge gracieusement dans l’eau, sans provoquer le moindre
remous. Rah ! Je le déteste.
Je ramasse mon bracelet, que j’ai glissé sous une pierre, et fais demi-
tour, la tête haute. J’entends un petit rire derrière moi et je dois me faire
violence pour ne pas me retourner. Je rejoins Mangâd, qui a l’air
profondément irrité, et nous regagnons le campement.
Un moment plus tard, Iollan sort du bois et donne le feu vert à son ami,
qui ne se fait pas prier pour rejoindre l’étang. Je fais mine de ne pas
remarquer que Iollan est rasé de près, qu’il sent nettement meilleur, comme
moi d’ailleurs, et qu’il est beau comme un dieu avec ses cheveux lâchés.
J’ignore son petit sourire et ses coups d’œil appuyés. Oriana vient me
voir, avec un air suspicieux.
– Dis-moi, il s’est passé quelque chose, près de l’étang ? Le prince a
visiblement envie de rire, et toi, tu évites son regard.
La petite rusée ! Elle a flairé l’arnaque !
Je rétorque avec un peu trop de véhémence :
– Absolument rien. Je suis juste exténuée, c’est tout.
Mangâd finit par revenir et Cassio le remplace. Je n’attends pas qu’il
revienne et me couche dans le chariot, réellement épuisée. L’eau m’a
toujours fatiguée.
Alors que le sommeil m’emporte, je sens quelqu’un remonter ma
couverture et me border.
– Bonne nuit, jolie voyeuse…
– 30 –

Je regarde, émerveillée, les vagues de la mer se jeter sur la proue du


bateau. Je me tourne vers Iollan, élevant la voix pour couvrir le bruit du
vent.
– Les mers de mon monde ne sont pas aussi agitées !
– C’est parce que la mer des Dents est en fait un océan.
– Pourquoi l’appeler ainsi ? Pourquoi « des Dents » ?
– Parce que toutes les bêtes qui y vivent en possèdent. Et pas des
petites, crois-moi ! Quand un homme tombe du bateau, ce qui arrive
parfois, on n’essaie pas de le repêcher. On sait qu’il est déjà trop tard.
Je recule instinctivement, m’éloignant du bastingage. Il me tapote
l’épaule en riant.
– Ne t’inquiète pas, tu es, apparemment, immangeable. Je suppose que,
pour toi, ils feront une exception.
Je m’apprête à lui dire ma façon de penser quand les autres nous
rejoignent sur le pont. Je me tais et reprends mon poste d’observation, en
prenant bien soin de me tenir fermement au garde-corps.
Nous sommes arrivés la veille à Myrth, une ville portuaire exotique
mais mal fréquentée, et avons logé dans la meilleure auberge du coin. La
nuit, pourtant, un bruit de bagarre m’a réveillée, et quand j’ai voulu aller
voir, la curiosité étant la plus forte, Cassio et Mangâd m’ont dit de retourner
immédiatement dans ma chambre. Ils étaient sur le palier, l’épée à la main,
et s’apprêtaient visiblement à aller calmer les belliqueux.
Je pense que Iollan était déjà en bas, en train d’essayer de séparer les
ivrognes sans recourir à la violence, mais je n’en suis pas certaine.
Ce matin, nous avons embarqué sur le navire royal personnel de Iollan,
qui l’attendait au port depuis plusieurs mois déjà. La traversée durera entre
deux et trois semaines, selon la puissance des vents et leurs variations.
Je n’ai jamais été malade en mer, mais j’avoue qu’il me tarde déjà de
débarquer. Je suppose que la peur des bestioles grouillant dans cet océan
joue clairement. De plus, depuis que nous avons quitté le port, la mer ne
cesse d’être agitée, et j’ai la nette impression que les vents forcissent
d’heure en heure.
Je me tourne vers Oriana et lui crie pour qu’elle m’entende :
– Tu crois qu’on va avoir une tempête ?
– Peut-être. Mais Le Panontère est un navire costaud. Il devrait tenir le
choc.
« Devrait » ? Voilà qui me rassure beaucoup.
– J’en ai déjà assez, de ce roulis, geint Taïna.
C’est vrai qu’elle est un peu verte, la pauvre. Enfin, je ne vais pas la
plaindre.
Iollan se tourne vers nous.
– Je pense qu’on n’a pas choisi le bon moment pour embarquer. Les
filles, rejoignez vos cabines. Mangâd, Cassio et moi, nous restons sur le
pont. Il va y avoir de l’action !
Je ne me fais pas prier et nous descendons l’escalier qui mène à nos
chambres. Celles-ci, conçues à l’origine pour des membres de la famille
royale, ressemblent plus à des suites qu’à de simples cabines. Iollan a refusé
de nous faire dormir dans les quartiers des esclaves. Il avait peur qu’ils nous
ennuient.
Je m’affale sur mon lit en soupirant. Oriana vient s’installer à côté de
moi, et Taïna file dans le cabinet de toilette, régurgiter le contenu de son
estomac.
– Je crois que je ne me sens pas très bien, murmure Oriana.
– Rien d’étonnant ! Tu as vu comme le bâtiment bouge ? Je ne suis pas
rassurée de les savoir dehors par ce temps. Ils pourraient passer par-dessus
bord et…
– Je ne parle pas de ça, m’interrompt-elle. Je crois… je crois que Taïna
se doute de quelque chose.
Je me redresse vivement.
– Comment ça ?
Elle blêmit.
– Je ne te l’ai pas dit, Lomé, mais Mangâd et moi nous sommes
retrouvés seuls à de nombreuses reprises durant le voyage. Il y a trois jours,
juste avant que nous arrivions près de l’étang, nous discutions tous les deux
dans les bois, alors que vous étiez près du campement. Et il… il…
– « Il » quoi, Orie ?
– Nous nous sommes embrassés, Lomé, murmure-t-elle si faiblement
que j’ai du mal à l’entendre.
Je jette aussitôt un coup d’œil vers la salle d’eau et soupire de
soulagement quand j’entends les bruits de régurgitation. Taïna est trop
occupée pour nous écouter.
– Je ne vois pas où est le problème. Je suis tellement heureuse pour toi,
Orie ! Tu avais peur que tes sentiments ne soient pas partagés. Maintenant,
tu es rassurée. Il vous faudra juste être plus discrets à l’avenir.
Elle me sourit timidement.
– Il m’a dit qu’il m’aimait, Lomé. Il me l’a dit. Il a aussi dit qu’il allait
tout faire pour que nous puissions vivre notre amour sans craindre la mort.
Mon cœur exulte à ses paroles. Je suis tellement heureuse pour elle.
– Le problème, c’est que ça se voit sur mon visage, que quelque chose
est différent ! s’exclame-t-elle soudain, à nouveau désespérée. Je crois que
Taïna l’a remarqué.
– Écoute, Taïna n’est pas devin. Elle est obnubilée par son propre
nombril. Ça m’étonnerait fortement qu’elle se doute de quoi que ce soit.
Je tends l’oreille. Les bruits de vomissement se sont tus. Je baisse la
voix.
– Il faut juste se garder de lui faire confiance. Et tâchez d’être plus
prudents à partir de maintenant.
Oriana acquiesce au moment où ma « chère amie » revient du cabinet
de toilette en tanguant autant que le bateau, blanche comme un linge.
– Je crois que je ne vais pas apprécier ce voyage, gémit-elle en
s’affalant sur son lit.
Je pense, non sans mesquinerie : Ça nous fera des vacances !
Parfois, j’ai honte de moi. Mais pas cette fois-ci.

*
* *
Un craquement me réveille en sursaut. Je me redresse, le cœur battant.
La cabine est plongée dans les ténèbres et je dois tâtonner un bon moment
avant de trouver la lampe à huile. De plus, un violent roulis entrave ma
progression et je dois m’y reprendre plusieurs fois avant d’y parvenir.
Une fois la lumière allumée, je regarde autour de moi, légèrement
paniquée. Oriana et Taïna dorment, la première un air serein sur le visage, la
seconde avec une mine renfrognée et le teint papier mâché. Elle n’a
vraiment pas l’air dans son assiette.
Un second craquement me fait sursauter et je comprends d’où il vient :
c’est le tonnerre. Il gronde, ce qui signifie qu’un orage a éclaté et que nous
sommes en pleine tempête.
Ma vieille claustrophobie refait surface et je manque soudain
d’oxygène. Il faut que je sorte de cette pièce. Je dois remonter à l’air libre,
si je ne veux pas étouffer.
Je me dirige, chancelante, vers la porte, ayant pris soin auparavant
d’éteindre la lampe pour ne pas qu’elle tombe et provoque un incendie. Le
bateau tangue fortement, et je dois me tenir aux cloisons et aux meubles
pour l’atteindre.
Une fois sortie, je me précipite dans la coursive qui mène à l’escalier.
Je manque tomber la tête la première à plusieurs reprises, mais me
retrouve enfin sur le pont supérieur. Je soupire de bonheur quand une brise
chargée d’air marin me parvient. Cette sensation de bien-être est, hélas, de
courte durée.
Alors que je ferme la porte derrière moi, une énorme vague retombe sur
le pont et me submerge presque complètement. Je me retrouve plaquée
contre la porte, sonnée par la violence du choc. C’est alors que je réalise
dans quelle situation se trouve Le Panontère.
La nuit est noire, le ciel bouché, et la pluie s’abat en violentes rafales
qui fouettent le visage. Des éclairs zèbrent le ciel à intervalles trop
rapprochés pour un orage ordinaire. Le vent soulève mes cheveux et ma
tunique. Des vagues titanesques font rouler le navire, qui semble minuscule
dans cet océan démonté.
Je murmure, effrayée :
– Oh, mon Dieu, on va mourir…
Ma voix est engloutie par la tempête.
Tout l’équipage est sur le pont, en train de hurler des ordres ou des
informations que je ne cherche pas à comprendre. Les Torgas s’agitent dans
tous les sens, tirent sur des cordages, se balancent dans les gréements et se
mettent à plusieurs sur la barre pour garder le cap.
Je les regarde faire, tremblante de froid et les yeux écarquillés, quand
j’aperçois un visage familier.
Iollan est là, torse et pieds nus, portant seulement un pantalon de toile
trempé. Il tire sur un cordage avec plusieurs Torgas, puis saute rejoindre
d’autres membres de l’équipage pour border la voile barrée.
Ma claustrophobie oubliée, je m’approche de lui en me tenant à tout ce
qui passe à ma portée. Quand il m’aperçoit, il ouvre des yeux stupéfaits.
– Lomé ! Redescends tout de suite !
Alors là, c’est hors de question, mon coco. Je n’ai aucune envie de
rester dans ma cabine, dans le noir, alors que le bateau est sur le point de
chavirer, non merci.
Je regarde autour de moi, agrippée au bastingage qui mène à la barre.
– On va couler ?
Il est à une dizaine de mètres de moi et je ne suis pas sûre qu’il m’ait
bien comprise. Il abandonne sa tâche et se précipite dans ma direction, bien
plus à l’aise que moi avec la houle.
Il se campe devant moi et désigne du doigt la porte qui mène aux
cabines. Il a l’air on ne peut plus sérieux, voire un peu en colère.
– Je t’ai dit de redescendre ! Tu n’es pas en sécurité, ici. Retourne dans
ta cabine, esclave, ou c’est moi qui t’y ramène !
– Je ne redescendrai pas, Ton Altesse ! Je me fous bien de ce que tu
penses. J’ai l’impression d’étouffer, en bas. Et je te signale que, si nous
coulons, je préfère me trouver à proximité des chaloupes, plutôt que coincée
sur le pont inférieur !
– Je te préviens, esclave : si tu tombes à l’eau, j’irai te chercher, mais
après ça, tu regretteras amèrement que les monstres marins ne t’aient pas
dévorée.
J’ai remarqué que, quand il est en colère, il m’appelle « esclave » et pas
« Lomé ». Ça me donne souvent envie de rire, mais pas cette fois, parce que
j’ai l’impression que sa menace n’est pas à prendre à la légère.
Il attrape un bout, qu’il frappe avec dextérité à un taquet et qu’il relie à
ma taille. Il se relève ensuite, les yeux pleins d’éclairs.
– Et maintenant, hurle-t-il, tu restes là, et surtout, Lomé, surtout, tu ne te
détaches pas !
J’acquiesce vivement, trop heureuse qu’il ne m’oblige pas à regagner
ma cabine.
Il repart aussitôt aider les autres, mais je remarque qu’il jette
régulièrement des coups d’œil dans ma direction, pour vérifier, je suppose,
que je suis toujours solidement arrimée au bateau.
Une heure, peut-être deux s’écoulent dans ce contexte, sans que la
tempête montre le moindre signe d’accalmie. Au contraire, j’ai l’impression
que les conditions climatiques sont pires d’heure en heure.
Je devine que la situation n’est pas normale. Les matelots échangent des
regards inquiets et n’arrêtent pas de répéter les mêmes mots, parfois avec
terreur :
« Kaïwan Até. »
Je ne comprends absolument pas sa signification, mais je commence à
sentir l’angoisse monter en moi.
Tout à coup, tandis qu’une nouvelle vague monumentale s’abat sur le
pont, quelque chose atterrit à mes pieds dans un « floc » que même le bruit
de la tempête ne couvre pas.
Je baisse les yeux et aperçois, horrifiée, un poisson aux dents
démesurées et acérées comme des rasoirs, qui rampe vers moi. C’est le
croisement maléfique entre un poisson-vipère de Sloane et un piranha, en
bien plus massif. Bon sang, il fait la taille d’un cocker !
L’immonde créature crache dans ma direction et s’approche un peu trop
de moi pour être pacifique.
Je pousse un cri de terreur et shoote dans le pseudo-barracuda, si fort
qu’il fait un vol plané et retombe dans l’eau, de l’autre côté du pont. J’ai
toujours été une déesse du foot.
Je cherche Iollan du regard et le trouve, non loin de là, en train de
carguer des voiles qui menacent de se déchirer.
– Iollan ! Iollan !
Il tourne la tête.
– Y a un énorme poisson qui vient de tenter de me croquer le mollet !
– Quoi ?
Je lui fais signe de s’approcher, mais il ne semble pas me comprendre.
Derrière lui, un autre poisson saute sur le pont et s’approche sournoisement
de sa jambe.
Au diable ses stupides ordres. Je me détache et me précipite vers lui.
Alors que l’ignoble créature aquatique ouvre la gueule pour goûter à la
cheville de mon ami, je pousse un cri de rage et lui donne un violent coup
de pied dans les écailles. Je jure que je l’entends couiner avant qu’il ne
retombe dans l’eau.
Iollan lève les yeux, la mine défaite, et regarde tout autour de lui. Il
pousse un juron et m’attrape par le bras.
– Redescends ! C’est un ordre ! On va être attaqués dans quelques
secondes !
– Hein ? Mais attaqués par qui ? Par ces poissons ?
L’idée d’en voir plus de deux sur le pont ne m’enchante guère.
– Non ! Par celui qui les mange ! Par Kaïwan Até !
Je me dégage et titube sur le côté, emportée par mon élan. Je me retiens
à une batayole en bois et le scrute, alarmée.
– C’est quoi ça, Kaïwan Até ?
Il s’apprête à me répondre, certainement pour me donner l’ordre de la
fermer et de rejoindre ma cabine, quand une nuée de poissons volants s’abat
sur le pont du bateau, leurs gueules grandes ouvertes truffées de dents.
Iollan jure à nouveau dans une langue que je ne comprends pas et sort
un poignard de sa poche. Il coupe net en deux un poisson qui volait dans sa
direction et se retourne vers moi, irrité et inquiet au-delà des mots.
– Il est tout près. Plus le temps de te mettre à l’abri. Reste ici, je vais
essayer de te protéger.
Juste essayer ? Mais c’est quoi, ce truc sur le point d’arriver ? Moby
Dick ?
Alors que les marins tentent tant bien que mal de se débarrasser de la
vermine visqueuse qui orne désormais les planches rutilantes du Panontère,
le bateau se penche soudain d’un côté et une énorme patte s’abat sur le
pont.
Mon cœur fait un bond violent dans ma poitrine.
– C’est quoi, ÇA ? je demande, sidérée.
Iollan serre le poing sur son poignard.
– C’est Kaïwan Até, le dragon de la mer des Dents.
– 31 –

Je regarde avec ahurissement une autre patte s’agripper au bateau, et un


monstre gargantuesque se hisse à bord. Je n’ai jamais vu une chose aussi
terrifiante. Je vous prie de croire que ça ne ressemble en rien à un dragon
« ordinaire ».
Kaïwan Até est un varan colossal, aux muscles puissants et à la
mâchoire démesurée. Ses pattes avant doivent faire deux fois ma taille, ses
griffes au moins la longueur de mon avant-bras, et son dos est parcouru de
crêtes impressionnantes. Le monstre projette son énorme queue, qui vient
s’enrouler autour de l’artimon, menaçant de faire démâter le navire à tout
instant.
Je m’exclame, horrifiée :
– Oh, mon Dieu ! C’est Godzilla !
Le monstre achève de monter à bord, et son poids fait dangereusement
gîter le bateau. Il inspire profondément et pousse un grondement si terrible
que je manque mourir sur place.
Mangâd et Cassio, sur le pont eux aussi depuis le début, viennent se
ranger aux côtés de Iollan et se mettent en garde, l’épée au poing.
Je hurle pour couvrir le bruit du vent :
– Qu’est-ce qu’on peut faire ?
– Rien. Juste tenter de le repousser. Kaïwan Até a une capacité de
récupération dix mille fois supérieure à la nôtre.
– Ce qui veut dire ?
Il se détourne.
– Qu’on ne peut pas le tuer. Ses membres repoussent aussitôt après
avoir été coupés, ses blessures guérissent en quelques secondes. Il attaque
régulièrement nos navires, mais on n’a jamais réussi à venir à bout de lui.
C’est bizarre, cette histoire me rappelle vaguement quelque chose….
– Généralement, il s’en va après avoir dévoré trois ou quatre hommes.
Reste à espérer qu’il n’ait pas trop faim aujourd’hui.
Oh, mon Dieu, dites-moi que c’est une blague !
Kaïwan Até regarde à droite et à gauche en sifflant, l’air de se demander
quel sera son prochain repas. Il se ramasse ensuite sur lui-même et saute sur
un pauvre bougre qui titubait à sa portée. Sa mâchoire puissante se referme
sur la jambe du Torga, qui lâche un hurlement affreux, visiblement au
supplice. Il essaie de s’échapper, mais la gueule du monstre le happe et il
disparaît à l’intérieur.
Révoltée et choquée au-delà des mots, je m’égosille :
– On ne peut pas le regarder faire sans réagir ! Il faut qu’on l’empêche
d’engloutir tout l’équipage. Iollan ! Donne-moi un poignard !
Le monstre ne laisse pas à mes amis le temps de répondre. Il tourne sa
gueule vers nous et nous regarde, de ses yeux énormes et féroces.
Puis il se jette sur nous.
Mangâd reçoit un violent coup de queue et se trouve projeté sur le côté,
inconscient. Cassio, quant à lui, protège Iollan qui, lui-même, me protège.
Kaïwan Até ne semble pourtant pas s’intéresser à nous. Il regarde avec
envie le Torga assommé et s’approche de lui, la gueule entrouverte.
Cassio et Iollan réagissent au quart de tour. Ils sautent sur la bête en
hurlant et la martèlent de coups d’épée et de poignard. Avec une fascination
morbide, je regarde les plaies à peine ouvertes de l’animal se refermer
aussitôt.
Le monstre, trop lent pour éviter les attaques et visiblement irrité d’être
ainsi importuné pendant son repas, attrape Mangâd dans sa patte griffue et
se dirige vers le bord du pont, prêt à sauter à l’eau.
Je m’imagine alors dire à Oriana que Mangâd est mort, qu’il est parti
pour toujours. C’est peut-être pour cette raison que j’en oublie ma peur.
C’est peut-être pour cette raison aussi que je me souviens d’Héraclès et de
l’hydre de Lerne. Ce monstre mythologique ne pouvait lui non plus être tué.
Quand on tranchait l’une de ses têtes, elle repoussait. Héraclès avait dû le
combattre et planter son épée dans son cœur pour le terrasser.
Iollan s’éloigne de moi quelques secondes pour essayer, en vain, de
libérer son ami en abattant frénétiquement son poignard sur la patte de
Kaïwan Até. Cassio est agrippé à sa queue et lui fait subir le même sort.
J’ignore ce qui me prend. Moi qui ne suis pas bien courageuse, et qui
surtout n’ai jamais pensé qu’à moi-même, je quitte la protection relative du
bastingage et m’avance en titubant, comme dans un rêve, vers le dragon qui
peine à s’extirper du navire.
En passant près d’un Torga pétrifié, je me baisse, saisis son poignard
par le manche et accélère avant qu’il ne m’empêche de faire ce que je vais
faire.
Kaïwan Até n’a jamais été vaincu, mais les hommes de ce monde ne
connaissent pas l’histoire d’Héraclès. Moi si.
Je cours en chancelant sous la violence répétée des vagues et me glisse
prestement sous le corps du monstre. Je cherche du regard un indice,
quelque chose qui m’indiquerait le point faible de la bête. Je trouve encore
mieux : là, juste sous sa poitrine, la peau se soulève régulièrement, en un
battement puissant.
Je ne réfléchis pas plus longtemps. Je ferme les yeux quelques secondes
pour me donner du courage et plonge le long poignard dans le cœur du
dragon, qui pousse un hurlement déchirant. Mais je ne m’arrête pas là.
Craignant de l’avoir manqué, j’enfonce l’arme à plusieurs reprises au même
endroit, de toute la force de mes bras. Un liquide chaud coule sur mon
visage, mais pour l’heure, ça m’est bien égal.
Kaïwan Até glisse alors, lâche Mangâd et s’affale sur le côté, manquant
de peu m’écraser. Je recule sur les fesses, craignant qu’il ne se relève et ne
s’en prenne à moi, mais il ne bouge plus. Enfin, je vois son énorme corps se
soulever une dernière fois, puis le monstre pousse un râle ultime et
s’immobilise complètement.
Je cours rejoindre Iollan qui tente de ranimer Mangâd. Il me lance un
regard atterré que je préfère ignorer.
– Maître ! Maître, ça va ?
Je secoue Mangâd alors qu’un nombre de plus en plus important de
matelots se rassemblent autour de nous.
Le Torga ouvre finalement les yeux et les écarquille avec horreur quand
il aperçoit mon visage. Tout d’abord, je ne comprends pas pourquoi, puis je
me rappelle que je viens de poignarder à mort un monstre marin et que son
sang dégouline sur ma figure.
– Que s’est-il passé ?
Iollan et Cassio l’aident à se relever et je m’accroche à un mât pour ne
pas tomber à l’eau. La tempête n’a pas faibli le moins du monde et le
danger de passer par-dessus bord n’est pas écarté.
Iollan me jette un coup d’œil ébahi.
– C’est Lomé. Lomé vient de tuer Kaïwan Até. Elle vient de te sauver la
vie.
Le silence se fait parmi les hommes, et je commence à me sentir de plus
en plus embarrassée quand une vague plus puissante que les autres s’abat
sur nous. Chacun a la bonne idée de s’agripper à tout ce qui passe à sa
portée, pour ne pas être emporté, mais la violence de l’eau me fait lâcher
prise et je me sens glisser sur le pont vers l’océan déchaîné.
Je hurle en essayant de me raccrocher à quelque chose, mais tout ce que
je touche est glissant et je finis par passer par-dessus bord. Je parviens,
contre toute attente, à me saisir d’une poulie de la main droite et me
retrouve accrochée, les jambes dans le vide, le cœur battant à tout rompre.
Je regarde derrière moi et sens mon sang se glacer dans mes veines
quand j’aperçois les vagues déchaînées. Si je tombe, on ne réussira jamais à
me repêcher. Et la mer des Dents étant ce qu’elle est, je risque d’être
dévorée avant de me noyer.
Alors que mes doigts commencent à glisser, quelqu’un m’attrape par
l’avant-bras et me hisse sur le pont.
Iollan me jette un regard étrange, mélange de colère et de terreur, alors
qu’il me remet sur mes pieds.
Il se tourne vers les marins, sa main refermée comme un étau autour de
mon bras.
– Il faut se débarrasser du monstre. Débrouillez-vous pour le jeter par-
dessus bord. Mangâd, Cassio, restez avec eux, aidez-les. J’ai quelque chose
à régler.
Et sans attendre leur réponse, il me tire vers l’escalier qui mène à la
cale. Nous descendons les marches en silence et il me fait entrer, avec
beaucoup de brutalité, dans sa cabine, dont il referme la porte derrière lui.
Je croise les bras, un peu inquiète. Je ne me suis pas encore remise du
combat contre Kaïwan Até et, en plus, j’ai l’impression que ça va être de
nouveau ma fête.
Après avoir verrouillé la porte, toujours dos à moi, il plaque
violemment ses paumes de mains sur le battant.
Ouille ! Je pense que je suis dans le pétrin.
– J’en ai assez, Lomé.
Sa voix est dure, inhabituelle.
– J’en ai assez de devoir te courir après. Assez de sentir mon cœur
s’arrêter parce que tu as décidé de te mettre en danger.
– Attends, je te signale que si je n’étais pas intervenue…
Il fait volte-face, des éclairs dans ses yeux noirs.
– Je n’ai pas fini ! hurle-t-il.
Je suis tellement surprise que je ferme immédiatement mon clapet. En
fait, je ne suis pas simplement surprise, je suis aussi terrifiée. Je ne l’ai
jamais vu dans une telle colère.
– Tu as pris des risques inacceptables tout au long de la nuit ! Tu ne
m’as pas écouté quand je t’ai ordonné de retourner dans ta cabine. J’ai été
faible, je t’ai laissée rester. Et tu ne m’as pas écouté davantage quand je t’ai
dit de demeurer attachée.
J’ouvre la bouche pour protester que, s’il a toujours sa cheville, c’est
justement parce que je ne l’ai pas écouté, mais son regard me contraint à la
refermer.
– Tu t’es ensuite délibérément mise en danger de mort pour tuer un
monstre jusqu’à ce jour réputé invincible. Tu as manqué te faire
littéralement écraser par son cadavre ! Et, pour finir, tu as failli passer par-
dessus bord !
Il s’approche de moi et pointe son doigt dans ma direction.
– Si tu m’avais obéi dès le début, rien de tout ça ne serait arrivé !
Je sens les larmes me monter aux yeux.
– Si je t’avais obéi, Mangâd serait mort à l’heure qu’il est !
Je pense que si je lui avais donné une gifle, Iollan n’aurait pas été plus
choqué.
La colère m’empêche de regretter mes paroles. Au contraire, je continue
sur ma lancée.
– Je ne suis pas ton esclave, Iollan ! Tu saisis ? Je ne suis l’esclave de
personne et je n’ai pas à t’obéir au doigt et à l’œil ! Je fais ce que je veux.
Et si j’ai envie de me mettre en danger pour sauver le meilleur ami de ma
meilleure amie, je le fais !
Il passe une main sur son visage.
– Tu ne comprends décidément rien à rien.
– Alors, explique-moi ! Pour l’instant, tout ce que tu as trouvé à faire,
c’est me crier dessus ! Je pense que j’ai été assez punie pour la soirée, non ?
Je sèche mes larmes d’un revers de la main.
– C’est toi qui ne comprends rien à rien, en fait. Toi et ton fichu pays et
ses fichues lois STUPIDES !
Son visage se contracte dans une expression perplexe.
– Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Maintenant, je suis tellement furieuse que j’en oublie la prudence.
– Je veux dire que ton peuple est un peuple cruel ! Non seulement il a
asservi un pays entier, mais en plus il a établi des lois injustes qui
empêchent un homme et une femme qui s’aiment de se le montrer en
public. Oui, je parle bien de la règle d’or. Que feras-tu quand tout le monde
découvrira que Mangâd et Oriana sont amoureux ? Tu te joindras à ceux qui
les lapideront ?
Il perd toute couleur. À l’évidence, mes paroles le blessent
profondément.
Je reprends :
– Tu ne comprends donc pas ? Tu ne vois pas tout le mal qui se propage
autour de toi ? Tu es un prince, bon sang, Iollan. Tu es l’une des seules
personnes dans cet empire qui aient les moyens de faire changer les choses.
Mais toi, tu te contentes de les regarder en les désapprouvant.
Il s’indigne :
– Alors c’est comme ça que tu me vois…
Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine. J’y suis peut-être allée un
peu fort dans mes accusations… Je m’en veux presque aussitôt de le faire
culpabiliser ainsi.
Il soupire et déverrouille la porte, qu’il ouvre en grand.
– Va te coucher, Lomé. Je pense qu’on est un peu trop fatigués pour
discuter normalement.
– Iollan…, dis-je d’une voix radoucie.
– S’il te plaît….
Ma gorge se serre, mais j’obéis, craignant qu’il ne se remette en colère.
Il me raccompagne jusqu’à ma cabine et la ferme derrière moi sans un
mot.
Lorsque je me retourne, accablée d’angoisse, je découvre une Oriana
livide. Elle est assise sur le bord du lit, les doigts crispés sur le matelas. Je
crois que j’ai rarement vu une telle expression de terreur sur son visage.
Taïna, elle, gît toujours sur le lit, verdâtre et immobile.
– Lomé ? Où étais-tu ? J’ai senti le bateau tanguer… et entendu du
tonnerre… on aurait dit qu’un monstre grondait au-dehors. Que s’est-il
passé ?
Je pourrais lui dire que je viens de pourfendre le monstre en question,
dans le but de sauver l’homme qu’elle aime, mais j’ai peur de l’alarmer plus
qu’elle ne l’est déjà. Je ne suis pas sûre qu’elle me croie, de toute façon. Je
n’en reviens déjà pas moi-même.
Je regarde la porte par-dessus mon épaule et sens une bouffée de
tristesse m’envahir.
– Ne t’inquiète pas. Un mât a subi des dommages mais il a été réparé.
– Malgré la tempête ?
Elle ne semble pas mordre à l’hameçon.
– Oui. Ne t’en fais pas. Tout est rentré dans l’ordre, maintenant.
Si seulement c’était la vérité…
– 32 –

La tempête dure cinq jours entiers. Pendant cette période, je ne vois


quasiment pas Iollan, ni l’un ou l’autre des gardes. Je reste cloîtrée dans ma
cabine, craignant le courroux du prince. De toute façon, je me moque bien
que nous coulions ou non. Je suis tellement démoralisée que cette pensée ne
m’effraie plus autant.
Le sixième jour, je me réveille avec une drôle de sensation. Quand je
comprends que c’est parce que le bateau ne tangue presque plus, je ne peux
retenir un soupir de soulagement. Taïna, qui n’a cessé d’être malade ces
derniers jours, semble aussi heureuse que moi.
Oriana se redresse à côté de moi, les cheveux en bataille, la mine
radieuse.
– On va pouvoir remonter sur le pont ! Quelle bonne nouvelle !
Oh oui, quelle bonne nouvelle… J’appréhende tant de revoir Iollan que
mes jambes en tremblent. Non que j’aie peur de lui, loin de là. C’est sa
réaction que je crains. S’il m’ignore, je crois que je ne pourrai pas le
supporter.
Les deux filles s’habillent rapidement, et je les imite, avec beaucoup
moins d’enthousiasme. Ensuite, nous sortons de la cabine et montons sur le
pont. Le calme ambiant détonne tellement avec la nuit que j’y ai passée que
j’ai l’impression d’être dans un autre monde.
Le pont est trempé, mais les voiles sont déployées et le ciel est bleu. Le
soleil émerge doucement de l’horizon et une légère brise nous pousse en
avant. La mer est calme, elle clapote doucement contre la coque du bateau.
Je cherche Iollan du regard, mais je ne le vois nulle part. Mangâd est
accoudé au bastingage et Cassio discute avec un des matelots. Tous me
regardent étrangement, en murmurant entre eux.
Mangâd se retourne et sourit quand il nous voit. Il se dirige vers nous et
je comprends à son regard qu’il me pose silencieusement une question :
« Est-ce que tu lui en as parlé ? »
Je secoue légèrement la tête. Il semble soulagé.
Oriana, Taïna et moi nous inclinons respectueusement pour le saluer.
Les deux amoureux commencent à parler comme si de rien n’était. Je
regarde autour de moi, à la recherche de Iollan, quand Mangâd s’adresse à
moi.
– Lomé ? Tout va bien ?
Je sursaute, prise sur le fait.
– Euh… oui, maître Mangâd. Je me demandais juste… si le prince
Iollan se portait bien ?
– Oh oui, il est juste épuisé. Cinq jours durant il s’est battu contre les
éléments, sans s’être accordé un seul répit, alors il est parti se reposer quand
la tempête est tombée.
Je me mords la lèvre, en pleine réflexion.
– Je… dois soulager un besoin naturel, je vous abandonne un instant.
Et, sans attendre leur réponse, je file vers les escaliers.
Ça fait cinq jours que je me torture, je ne vivrai pas une nuit blanche de
plus.
Je m’arrête devant la porte de la cabine de Iollan. Je ne suis plus aussi
sûre de moi. Et s’il me disait de partir ? Et s’il ne voulait pas me voir ?
Je suis en train de tergiverser quand une petite voix me souffle que la
situation ne peut pas être pire qu’elle ne l’est déjà et que, si je reste sans
savoir, je vais devenir folle.
Je me racle la gorge et frappe à la porte.
J’entends un lit grincer et des pas se diriger vers moi. Mon palpitant
tambourine à toute allure dans ma poitrine et je dois me faire violence pour
garder une expression neutre.
Iollan ouvre la porte et cligne plusieurs fois de ses yeux ensommeillés.
Il est torse nu et ses cheveux sont lâchés sur ses épaules. Il a l’air épuisé.
– Lomé ? Tu…
– Je peux entrer ?
J’ai trop peur qu’il me renvoie.
Il semble hésiter un instant, inspecte la coursive, puis se déplace sur le
côté pour me laisser passer. Je pénètre dans la pièce, les mains jointes
devant moi pour les empêcher de trembler.
– Lomé, qu’est-ce qu’il se passe ?
Je me tourne vivement vers lui et me mords l’intérieur de la joue pour
ne pas me mettre à pleurer.
– Je suis désolée, Iollan.
Il ne devait pas s’attendre à ça, parce qu’il met un moment à réagir.
Il soupire et se frotte les yeux. Il n’a pas l’air d’avoir beaucoup dormi
ces derniers temps, le pauvre.
– Viens t’asseoir. Tu veux boire quelque chose ?
Je secoue la tête. Je ne pourrais rien avaler même si je le voulais.
Il tire une chaise en bois massif et m’invite à y prendre place. Il
s’installe sur celle d’en face, les coudes posés sur la table assortie.
– Écoute, Lomé, tu n’as pas à t’en vouloir. C’est ma faute, je n’aurais
pas dû réagir comme ça. J’ai eu peur et…
– Non, s’il te plaît, laisse-moi parler. Je… j’ai vraiment été blessante ce
soir-là, et depuis ça me ronge. Je ne pensais pas ce que j’ai dit et je le
regrette amèrement. Je n’aurais jamais dû te parler de cette façon. Tu n’y es
pour rien si ton royaume et ses règles sont ainsi.
– Lomé…
– Et je suis désolée d’avoir dit que tu en étais intégralement
responsable.
Mes yeux commencent à me piquer et je n’arrive plus à retenir mes
larmes.
– Je tiens trop à notre amitié, Iollan. Si je l’ai brisée, je ne m’en
remettrai jamais.
Ce que je ne dis pas, c’est que je le considère comme plus qu’un ami.
– Lomé ? Tu m’écoutes, là ? Je te répète que tu n’as rien à te reprocher.
Je sens bien que ce n’est pas tout.
– Mais… ?
Il regarde ses mains.
– Je n’arrête pas de penser à ce que tu m’as dit. Que je laisserais mourir
Mangâd sans réagir. Que c’est même moi qui lui jetterais la première pierre.
C’est vraiment comme ça que tu me vois ?
J’ai envie de me gifler à ce moment précis.
– Iollan, si tu savais comment je te vois réellement, c’est moi qu’on
lapiderait.
Doux Jésus. Je n’arrive pas à croire que j’ai vraiment dit ça.
Il me regarde fixement, visiblement confus.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Ah, les hommes… Allez, Lomé, au point où tu en es, autant aller
jusqu’au bout.
– Ce que je veux dire, c’est que si je trouve la règle d’or aussi stupide
que cruelle, ça ne concerne pas uniquement Mangâd et Oriana. C’est…
Comment dire cela le plus simplement possible sans passer pour la
dernière des demeurées ? Et surtout sans risquer de me prendre un râteau ?
– … C’est aussi par rapport à moi.
Je le regarde droit dans les yeux.
– Je suis amoureuse d’un Torga et je ne peux même pas le lui avouer.
Il se fige. Il a compris.
À bout de forces et de courage, je repousse ma chaise et me lève.
– Je voulais juste que tu saches que je suis désolée. Et je voulais que tu
saches aussi… le reste.
Il se lève lentement et contourne la table pour me rejoindre.
– Lomé… Je voudrais que tu saches une chose, toi aussi. La règle d’or
est la plus ancienne des lois communes aux Fils de Tân et aux Torgas. On
ne peut pas la transgresser ni même la contourner sans risquer sa vie.
Il appuie bien sur ce dernier point, comme si je n’étais pas au courant.
Je murmure :
– Pour toi, je suis prête à courir ce risque.
Il caresse ma joue du dos de son index.
– Je voulais juste que tu le saches. Parce que moi aussi, Lomé, je suis
prêt à courir ce risque.
Il se penche en avant et pose sa bouche sur la mienne.
Ce n’est pas la première fois que j’embrasse un garçon, loin de là. Mais
c’est la première fois que ça me fait cet effet-là. Je sens mon cœur
s’emballer comme s’il allait exploser dans ma poitrine. Mon ventre se tord
délicieusement et je suis tellement bouleversée que mes mains se mettent à
trembler.
D’abord, le baiser est doux, timide. Puis Iollan passe une main sur ma
nuque et une autre dans le creux de mon dos, et me rapproche de lui. Je
n’oppose aucune résistance et me hisse sur la pointe des pieds, les bras
autour de son cou.
J’ai du mal à respirer, j’ai envie d’en avoir plus encore, comme si j’étais
assoiffée et qu’il était la plus délicieuse des boissons fraîches.
Je le pousse légèrement et nous titubons jusqu’à son lit. Il trébuche sur
l’encadrement en bois et nous tombons en même temps sur le matelas en
pouffant comme des gamins. Je passe une main dans ses cheveux soyeux et
embrasse son cou. Sa peau se couvre de frissons.
Nous nous embrassons longuement, dans les bras l’un de l’autre. Je
m’écarte, à contrecœur.
– Je dois y aller. Je suis censée être aux toilettes. Ils vont penser que je
suis malade.
Il rit.
– Je te raccompagne.
Nous nous levons, main dans la main.
Je m’apprête à partir quand il m’attrape par le bras et me ramène à lui.
Nous nous embrassons une dernière fois, puis je m’éloigne, le cœur aussi
léger qu’une plume.

*
* *
Pour la vingtième fois, je change de position sur mon matelas.
Ça fait des heures que je tourne et me retourne, sans réussir à trouver le
sommeil. La journée a été interminablement longue. Je l’ai passée en
compagnie d’Oriana et de Taïna. En temps normal, j’aurais apprécié la
compagnie de la première, mais là, je n’ai cessé de penser à Iollan. Et à nos
baisers, forcément.
Je me redresse en réfléchissant. Peut-être que je pourrais… Oui, je
pense que c’est possible.
Je sors du lit sans faire de bruit et quitte la pièce en refermant
silencieusement la porte derrière moi. Je me dirige tout aussi
silencieusement vers la cabine de Iollan et frappe doucement contre le
battant. Une chaise racle le sol et la porte s’ouvre.
Iollan est complètement habillé, d’une chemise de lin et d’un pantalon
marron de la même étoffe. Je me sens tout à coup profondément stupide et
me réprimande pour mon audace.
– Je… euh… je n’arrivais pas à dormir.
– Tiens donc ! Je me demande pourquoi…
– Bon, tu vas me laisser entrer ou je dois te supplier ?
Il rit et s’écarte. Je ne me fais pas prier et pénètre dans la pièce. Il se
place derrière moi et glisse ses mains sur ma taille. Il se penche et embrasse
mon cou.
– À dire vrai, tu es une distraction affreusement mal venue. J’étais en
train de régler des affaires importantes.
– De toute façon, cette journée m’a épuisée. Je n’aspire qu’à dormir.
Mais comme, visiblement, le sommeil me fuit quand je suis loin de toi, je
me suis dit que dormir dans ton lit serait peut-être une solution agréable.
Il lâche ma taille et me prend par la main. Il découvre le matelas et
m’invite à m’y installer. Pas intimidée le moins du monde, je me glisse sous
les draps et soupire de bonheur quand je rabats les couvertures sur mon
corps. Son odeur imprègne le linge et je me demande s’il existe un parfum
qui me rende plus euphorique.
Je me cale sur son oreiller et ferme les yeux. Je le sens qui se penche et
m’embrasse tendrement sur le front.
– Je finis de mettre à jour le journal de bord et je te rejoins.
J’acquiesce et me détends immédiatement. Le sommeil ne tarde pas à
me rattraper, et je m’endors, apaisée.
Je suis réveillée un peu plus tard par un corps qui se glisse sous les
draps. J’ouvre mes yeux ensommeillés et me pousse quand je comprends
que Iollan vient se coucher. Il s’installe à côté de moi, me prend dans ses
bras puissants et pose ses lèvres sur le haut de ma tête. Je me blottis contre
lui, plus heureuse que je ne l’ai jamais été. Je me sens en sécurité, je me
sens aimée, choyée et protégée.
C’est alors qu’une petite voix me murmure, comme pour mettre fin à
mon bonheur : que feras-tu quand tu devras repartir ?
– 33 –

Une semaine passe sur le même schéma. Iollan est égal à lui-même en
public, et je m’efforce d’être la parfaite petite esclave quand il y a du
monde en vue. En revanche, quand je le rejoins le soir, dès qu’Oriana et
Taïna se sont endormies, notre attitude change du tout au tout. Le prince se
montre d’une tendresse infinie et, franchement, je n’ai jamais rencontré
quelqu’un qui embrasse aussi bien – Antoine, en tout cas, fait pâle figure à
côté. Ce qui me rend un peu jalouse, je dois bien l’avouer. Avec qui Iollan
s’est-il entraîné par le passé pour avoir une telle expérience ? Ce qui est
certain, c’est que je ne suis pas la première. Bon, je reconnais qu’il n’est pas
le premier non plus, donc on peut dire que nous sommes quittes.
Cependant, je n’ai pas couché avec lui. La virginité est une chose sacrée
à mes yeux, et je n’ai pas envie de la perdre sur un coup de tête. Je veux
être sûre de moi. Ça ne semble pas gêner Iollan, qui ne prend jamais plus
que ce que j’ai à lui offrir.
Le huitième jour, alors que j’émerge doucement de mon sommeil,
quelque chose a changé. Iollan est toujours à côté de moi, les bras passés
autour de ma taille, son ventre pressé contre mon dos. Pourtant, j’ai
terriblement froid.
– Iollan ? Iollan !
Il se contente de soupirer de bonheur. Le bougre dort toujours d’un
sommeil de plomb, et le réveiller lorsqu’il n’a pas eu son compte relève de
l’exploit.
– Iollan !
– Hmm… quoi ? finit-il par dire d’une voix endormie.
Je me tourne vers lui et remonte la couverture jusqu’à mon menton. Lui
a les bras et le dos découverts, mais ça n’a pas l’air de le déranger le moins
du monde. Je claque des dents en lui demandant :
– Pourquoi il fait si froid ?
Il sort le nez de l’oreiller comme pour humer l’air, semble noter quelque
chose d’inhabituel, et se surélève sur un coude, un grand sourire aux lèvres.
– On approche des royaumes du Nord. C’est normal qu’il commence à
faire froid.
Je me recroqueville en boule sous la couverture.
– Qu’il « commence » ?! Mais il doit déjà faire moins de dix degrés
dans la cabine !
Il rit et soulève légèrement l’épais édredon pour me rejoindre dessous. Il
se met à m’embrasser sur les épaules, dans le cou, puis sur le nez, avec un
air espiègle.
– Je ne sais pas ce qu’est un degré, mais ce qui est sûr, c’est que tu n’es
pas au bout de tes peines, ma petite Lomé. Là, il fait encore bon. Dans une
semaine, la glace commencera à recouvrir la surface de l’océan. Et il
neigera certainement tous les jours.
Je grogne.
– J’aime pas le froid. J’habite dans le Sud, moi, là où il fait chaud.
Il me prend dans ses bras et me serre étroitement.
– Je serai là pour te réchauffer.
Je bougonne :
– Pas dans la journée.
Il s’écarte un peu et me regarde dans les yeux.
– Non, pas dans la journée. C’est la condition pour rester en vie, tu le
sais. Mais j’ai tout prévu. Il y a des stocks colossaux de vêtements chauds à
bord et je te promets que tu n’auras pas froid, même si je ne suis pas à ton
côté.
J’acquiesce, heureuse qu’il ait pensé à tout. Il sourit et me fait des
chatouilles tandis que je me retiens de crier en pouffant.
– Arrête, imbécile ! Tu vas rameuter tout l’équipage !
Il fait mine de se mettre en colère.
– Dites donc, demoiselle, ce n’est pas une façon de s’adresser à un
prince !
Je l’embrasse longuement sur la bouche et m’écarte pour voir sa
réaction.
– C’est mieux comme ça ?
– Nettement, répond-il en riant.
Il redevient plus sérieux et glisse derrière mon oreille les mèches de
cheveux qui tombent sur mon visage.
– On t’a déjà dit que tu avais les yeux les plus extraordinaires du
monde ? me demande-t-il soudain.
J’esquisse un sourire gêné.
– Tu vas me jeter dehors si c’est le cas ?
Il prend un air faussement courroucé.
– Non, par contre, je vais aller dans ton monde et retrouver l’insolent
qui a eu l’audace de te le dire avant moi.
Je m’assois sur le lit en me frottant les bras.
– Bon courage, car je l’ai entendu presque chaque semaine ! Sans
vouloir me vanter, bien sûr.
– Bien sûr, répète-t-il sérieusement.
Il se redresse aussi et sort du lit. Il se dirige vers son bureau et gribouille
deux ou trois trucs sur une carte. Il est torse nu, en pantalon de toile, et je
dois dire que, de ma position, j’ai une vue imprenable sur les muscles de
son dos. Et pas que de son dos….
Je rêvasse quelques secondes avant qu’il me ramène à la réalité.
– Lomé ? Viens voir.
Je sors de sous les couvertures à contrecœur et m’approche de son
bureau. Il me montre une carte de Bâl’Shanta, un compas à la main. Il pose
l’une des pointes sur la mer des Dents, un peu après un archipel de petites
îles sans nom.
– Nous sommes ici, théoriquement. La tempête nous a fait perdre un
temps fou et, au lieu de nous trouver à mi-chemin, nous n’avons traversé
qu’un tiers de la mer des Dents.
Une pensée horrifique me vient.
– On ne va pas rencontrer un autre Kaïwan Até, hein ?
Il me lance un regard entendu.
– Non. Kaïwan Até reste près des rivages de cet archipel, car il a besoin
d’aller se reposer sur terre de temps à autre. Et puis ça m’étonnerait qu’on
traverse une autre tempête. Espérons-le, en tout cas. Je n’ai aucune envie de
te voir à nouveau affronter une autre de ces bêtes.
Je prends un air effronté.
– Je ne vois pas pourquoi. Je trouve que je m’en suis plutôt bien sortie.
– Ouais. N’empêche que la prochaine fois, si prochaine fois il y a, je
t’enferme à clé dans ta cabine, que tu le veuilles ou non.
– Macho.
– Tu peux m’insulter avec tes mots étranges, ça ne me fait rien, je ne les
comprends pas.
Je ne peux m’empêcher de rire.
– Bon, je vais retourner dans ma fameuse cabine. Il commence à se faire
tard et je n’aimerais pas que Taïna se réveille avant mon retour.
– Tu as raison.
Il me raccompagne jusqu’à la porte et, après avoir vérifié l’absence de
danger, s’écarte pour me laisser sortir.
Je lui fais un petit coucou de la main.
– À bientôt, prince Iollan. N’oublie pas mes vêtements chauds, ou je
vais congeler sur place !
Il m’adresse un clin d’œil.
– J’aimerais bien voir ça…
Il me regarde, amusé, m’éloigner. Une fois dans ma cabine, je me glisse
dans le lit au côté d’Oriana et essaie de me rendormir. Mais une phrase que
Iollan m’a dite un peu plus tôt me revient en mémoire et me tourmente : il a
affirmé qu’il irait dans mon monde pour retrouver l’audacieux qui avait
vanté la couleur de mes yeux.
Et si c’était possible ? Et s’il me suivait sur Terre ? Bon, c’est vrai qu’il
y aurait le problème de l’identité. Iollan n’existe pas sur ma planète, et nous
serions obligés de lui procurer des papiers. Mais ça non plus, ce n’est pas
infaisable. Il y a aussi le fait qu’il serait immédiatement considéré comme
suspect dans ma disparition. Si, comme je le pense, le temps s’écoule ici de
la même façon que sur la Terre. Il aurait, par ailleurs, du mal à s’acclimater.
Peut-être même qu’il détesterait.
Mais… si c’était possible ?

*
* *
– Terre !
Je sursaute en entendant la voix de la vigie. Je me précipite vers la
proue du bateau et plisse les yeux pour essayer d’apercevoir Kastan.
La mer est recouverte de glace et le navire peine à avancer, malgré son
étrave de métal et la puissance du vent. Au cours des deux dernières
semaines, les esclaves ont dû descendre sur la glace à de nombreuses
reprises pour la fragiliser avec des piques en ferraille. L’un d’eux a bien
failli passer au travers pendant l’opération.
Je scrute l’horizon, le cœur battant. Une brume opaque flotte sur
l’étendue des eaux et j’ai vraiment du mal à voir quoi que ce soit. De plus,
nous sommes en fin d’après-midi et la luminosité se fait de plus en plus
faible.
Oriana accourt et vient se placer à côté de moi. Taïna est en train de
faire la lèche-bottes auprès de Cassio et n’a pas l’air de beaucoup se
préoccuper de notre arrivée imminente.
– Tu vois quelque chose ? me demande Oriana en plissant les yeux.
Je secoue la tête.
J’en ai marre d’être en mer, et pourtant, j’appréhende de débarquer. Je
vais plus que jamais me retrouver en territoire ennemi, sur l’île originelle
des Torgas. Je vais rencontrer le roi, ou du moins le croiser. J’ai tellement
peur de faire une boulette que mon ventre se tord douloureusement. Pire, je
vais revoir Laena, qui doit déjà être rentrée. Dire qu’elle est une sorte de
belle-sœur pour moi… Bonjour le cadeau !
Iollan et Mangâd nous rejoignent, tous deux vêtus de cuir et de fourrure.
Seuls leurs bras restent nus, pour avoir, je suppose, une plus grande liberté
de mouvement. Moi, je suis couverte de la tête aux pieds, sans un seul
centimètre carré de mon corps exposé. Et je trouve encore le moyen d’avoir
froid, surtout quand je vois Iollan et ses bras découverts. Le pire, c’est qu’il
ne semble absolument pas en souffrir.
Le prince a une expression sur le visage que je ne lui connais pas. Il est
grave, sérieux, peut-être même un peu inquiet. Voilà qui ne me rassure
guère…
Le vent se met à forcir et la brume se dissipe pour laisser apparaître une
île gigantesque, à quelques kilomètres de nous.
Hier, Iollan m’a montré notre progression sur la carte. Il m’a dit que
nous avions fait un détour par commodité et longé les rives de l’île jusqu’au
voisinage d’un petit port qui se trouve à une distance raisonnable de Saïgan.
Si nous avions mouillé à Zinlhado, le port principal de Kastan, nous aurions
dû traverser une chaîne de montagnes pour arriver à la capitale, et cela nous
aurait fait perdre un temps considérable.
Je me tourne vers Iollan, les mains tremblantes. Ses cheveux sont
attachés en une queue-de-cheval basse, il est rasé de près et, par tous les
saints, il est divinement beau.
Je retrouve immédiatement une certaine sérénité en le voyant aussi
calme. Après tout, il est là pour me protéger, il me l’a encore dit ce matin. Il
ne me laissera pas tomber, et moi non plus, d’ailleurs.
Je ne lui ai pas parlé de mon idée. Je n’ai pas osé. Du reste, par un
accord tacite, nous évitons d’évoquer mon retour sur Terre. Je crois que
c’est un sujet un peu trop sensible pour l’instant.
Iollan me jette un regard de biais.
– Lomé, Oriana, descendez à la cale et préparez vos affaires. Nous
allons débarquer dans très peu de temps et je ne veux pas qu’on s’attarde
dans le port.
Son regard s’assombrit alors qu’il reporte son attention sur l’île.
– Notre arrivée risque d’être assez mouvementée comme ça, murmure-t-
il pour lui-même.
– 34 –

Je descends lentement la rampe qui relie le navire au port, les yeux


obstinément fixés sur le sol. Iollan m’a bien prévenue : plus je serai
invisible à partir de maintenant, mieux ce sera. Et surtout, a-t-il insisté, je ne
m’éloigne jamais de lui. Jamais.
En plus de mes vêtements en fourrure, je porte une épaisse cape à
capuche qui cache ma chevelure inhabituelle pour une Fille de Tân.
Taïna et Oriana, elles, n’ont pas à se faire de souci. Les cheveux blond
cendré de la première et la tignasse rousse de la seconde sont on ne peut
plus ordinaires pour leur peuple. Elles ne risquent pas d’attirer l’attention.
Je relève la tête et observe la scène. Le port est en effet plutôt modeste.
Les docks, enneigés et grisâtres, me rappellent certains films reconstituant
Londres au XVIIe siècle. Une ambiance un peu glauque, une impression de
froid et le manque de couleurs contribuent à me miner pour de bon. Quant
aux Torgas présents, ils ne font rien pour égayer le tableau. En tout point
semblables à des Vikings, si ce n’est qu’ils ne portent pas de casque, ils
arborent une mine maussade et peu amène. Certains discutent entre eux en
nous jetant des petits coups d’œil curieux, d’autres se contentent de vaquer
à leurs occupations, comme décharger des marchandises ou réparer leurs
filets de pêche.
Néanmoins, dès que nous posons un pied sur le sol pavé de pierres
cendreuses grossièrement taillées, un silence se fait.
Je sens une main se poser sur mon épaule et quelqu’un se placer à côté
de moi.
– Baisse la tête et suis-moi, me chuchote Iollan.
J’obtempère immédiatement et me repère à ses pieds, qui avancent
fièrement et sans une hésitation. La foule se fend sur son passage, et chaque
homme ou femme présent murmure un « Ton Altesse » respectueux.
Iollan ne prend même pas la peine de leur répondre. Il continue son
avancée, et je le suis de près avec le reste de notre troupe. Je sais que Cassio
ferme la marche, mais je n’ose pas me retourner pour voir comment
réagissent mes compagnes.
Nous sortons finalement du port et atteignons un petit village qui ne doit
pas compter plus d’une centaine d’habitants. Les pierres grises des maisons
et leurs toits de chaume, mouillés par la neige fondue, donnent une
impression d’humidité générale, et je ne peux retenir un frisson.
Iollan se dirige directement vers une maison qui doit être l’auberge du
coin et y pénètre. Comme je ne sais pas quoi faire et qu’il m’a dit de ne
jamais m’éloigner, je le suis et entre également.
J’aimerais vous décrire ce que j’y vois, mais je ne suis pas sûre de
trouver les mots. La taverne est petite, sale, mal éclairée et sent
affreusement mauvais. Un mélange de sueur, de sang et de nourriture bas de
gamme. Pour le sang, je ne tarde pas à comprendre d’où ça vient : dans le
fond de la salle, pendus par les pattes arrière, de gros animaux dépecés se
vident dans des seaux en bois. J’ai un mal fou à ne pas porter une main à
ma bouche pour retenir mes haut-le-cœur.
Iollan, imperturbable, s’approche du bar et glisse quelques mots au
tavernier, un Torga corpulent mal rasé dont le tablier est taché de rouge.
Eh ben, me dis-je, les gens de cette île ont tout pour eux : méchants,
cruels et moches, par-dessus le marché. Je commence à croire que Iollan est
l’exception qui confirme la règle.
Les deux hommes discutent un moment, puis le tavernier finit par
hocher la tête – avec respect, je me dois d’ajouter pour sa défense – et invite
Iollan à le suivre.
Il nous guide vers une arrière-salle qui, je le comprends très vite, sert
d’écurie et de dortoir pour les visiteurs les moins fortunés.
Un hennissement retentit tout à coup, et un immense cheval noir sort la
tête de sa stalle et piaffe en voyant Iollan. Sa grande corne torsadée luit
dans l’obscurité. On dirait une licorne de l’ombre. Je le reconnais
immédiatement : c’est l’équidé que le prince avait sifflé, quand il m’avait
(lâchement) abandonnée en pleine forêt. Je suppose que Iollan a dû le faire
rapatrier avant de rentrer lui-même.
L’animal semble tout excité de revoir son propriétaire, et ce dernier le
flatte affectueusement en vérifiant qu’il a été bien traité.
– Il me faut deux autres laïmos, Torgaïsem, reprend-il finalement à
l’intention du tavernier. Les plus robustes et les plus rapides que tu
possèdes.
– J’en ai quatre qui correspondent plutôt bien à ce que tu cherches,
Altesse. Tu n’as qu’à choisir ceux qui te conviennent le mieux.
Iollan se retourne et fait signe à Mangâd et à Cassio de venir choisir
leurs montures.
L’affaire est vite réglée. Iollan sort des senstas de sa bourse et paie
grassement le roturier pour l’achat des deux bêtes et aussi pour les bons
soins prodigués à sa jument, Ysla, en son absence.
Le prince enjambe son destrier dans un mouvement souple et tend sa
main vers moi. J’hésite un instant, me demandant comment je vais bien
pouvoir grimper sur cette montagne de muscles, puis décide de lui faire
confiance.
Iollan me hisse sans effort sur Ysla, qui reste parfaitement immobile, le
temps que je m’installe. Je me retrouve calée entre l’encolure de la bête et
le corps de son cavalier. Iollan passe ses bras autour de ma taille pour tenir
les rênes et je dois dire que je suis plutôt satisfaite de mon sort. C’est vrai,
quoi, que rêver de mieux ?
– Accroche-toi, me murmure-t-il à l’oreille.
Oui, bien sûr. Mais à quoi ?
N’étant pas une cavalière dans l’âme, au grand dam de mon père,
d’ailleurs, j’ignore quelle attitude adopter. Alors j’attrape maladroitement la
crinière d’Ysla et en enroule plusieurs mèches autour de mes mains.
Iollan fait claquer sa langue et l’animal bondit en avant, son allure
soudaine me faisant pousser un petit cri. La jument prend de la vitesse et je
finis par ne plus voir clairement ce qui m’entoure. La nuit est tombée, et il
n’y a plus personne dans les rues, heureusement. J’aurais eu peur que la
jument renverse quelqu’un. Derrière nous, j’entends un roulement de
tambour : des sabots qui martèlent le sol. Mangâd a dû prendre Oriana sur
sa monture, et Cassio se charger de Taïna – le pauvre.
Nous ne mettons pas longtemps à sortir du village. Ysla est la plus
incroyable des juments. Elle ne galope pas, elle vole. Ses sabots touchent à
peine le sol, et je suis pratiquement sûre que, dans ses pointes, elle atteint
les cent kilomètres à l’heure, ce qui ferait exploser tous les records
équestres sur Terre.
Le vent froid fouette mon visage et a rabattu ma capuche en arrière.
Heureusement, nous ne sommes plus entourés de Torgas.
À peine sortis du village, nous pénétrons dans une forêt enneigée. Iollan
se baisse vers sa monture et lui dit d’une voix douce :
– Glantayé, Yslaniva.
La jument ralentit aussitôt et se met à trotter à une allure plus modérée,
mais toujours rapide pour un équidé.
Je me tourne vers Iollan, intriguée.
– Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Il me sourit avec tendresse.
– De ralentir. Elle ne comprend que ma langue maternelle, le jhäll. Ysla
signifie « brume », et le suffixe niva ajouté à la fin d’un nom ou d’un
adjectif exprime affectueusement la petitesse. « Petite Brume », si tu
préfères.
Je me cale plus confortablement contre son torse.
– C’est très joli. Comment dit-on « bonjour » en jhäll ?
– Tollündéyé. Ce qui signifie littéralement « paix à toi ».
Franchement, je suis super impressionnée. Une idée me vient soudain et
j’hésite un moment avant de lui poser ma question.
– Et… et « je t’aime » ? Comment dit-on « je t’aime », dans ta langue ?
Il pose une main sur mon ventre et, malgré les épaisses couches de
fourrure qui séparent nos deux peaux, ce contact me donne des frissons.
– Lalïndamiyé. Lalïnda, c’est le verbe « aimer ». Mi équivaut au
pronom « je ». Et yé signifie « toi » ou « tu ».
– Lalïndamiyé, je murmure, pour goûter ce mot dans ma propre bouche.
Il se penche à mon oreille et me murmure, espiègle :
– Si j’étais toi, je ne prononcerais pas trop souvent ce mot. On dit que
celui qui en est le destinataire a le pouvoir de faire tomber follement
amoureux celui qui a eu le malheur de le prononcer.
Je ne le dis pas à voix haute, parce que j’ai un certain amour-propre,
mais moi, je suis déjà follement amoureuse de Iollan. Alors un peu plus ou
un peu moins…
Lui non plus ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. Et, apparemment, il n’est
pas près de le faire.
Après avoir chevauché durant une petite partie de la nuit, nous arrivons
à l’orée d’un bois lugubre. La forêt est sombre, froide et hostile. Les arbres
sont crochus, leurs branches montent vers le ciel, comme autant de bras
squelettiques implorant la clémence des éléments.
Je me tourne vers Iollan.
– Altesse ?
Il baisse la tête vers moi et m’interroge du regard.
– Y a-t-il des dangers dans cette forêt ? Je veux dire, des animaux
sauvages mangeurs d’hommes… ce genre de choses ?
Il réfléchit une seconde.
– Oui, mais rien qui ne soit impossible à tuer.
Voilà qui me rassure beaucoup.
Le prince doit s’apercevoir de mon inquiétude car il pose délicatement
une main sur mon front et m’incite à me détendre contre son torse.
– Dors, Lomé. Je te promets que tu ne risques rien.
J’inspire profondément et m’installe aussi confortablement que
possible. Je pense ne jamais pouvoir m’endormir, pourtant la fatigue me
happe presque aussitôt, et je plonge dans un sommeil profond, bercée par le
trot d’Ysla.

*
* *
Je me réveille courbaturée et encore plus épuisée que lorsque je me suis
endormie. Le jour est levé, mais le ciel gris ne nous prodigue pas beaucoup
de lumière et les arbres feuillus ont tôt fait de masquer le peu qu’il daigne
nous accorder.
Ysla, Brume pour les initiés, marche à un rythme régulier, sans avoir
l’air de faiblir. Cet animal est une vraie locomotive, ma parole !
Je me tourne vers Iollan et frissonne quand je croise son regard. Ses
prunelles sombres me font l’effet de trous noirs. Si je les regarde trop
longtemps, je me sens comme aspirée à l’intérieur. Il y a quelque chose
dans ses traits, dans son expression, de dur et de doux à la fois, qui me
remue tout entière. Quelque chose qui me donne une furieuse envie de
l’embrasser. Mais bon, le moment est un peu mal choisi. La voix pâteuse, je
demande :
– J’ai dormi longtemps ?
Iollan desserre son emprise sur ma taille. Il devait me tenir fermement
pour m’empêcher de glisser.
– Toute la nuit et la moitié de la journée. Je pense que nous allons
continuer encore un peu, et puis nous nous arrêterons pour laisser Ysla et
les deux autres laïmos se reposer.
Je me penche pour regarder notre monture. Ses flancs ne sont même pas
humides et je ne l’entends pas haleter ni souffler.
– Elle n’a pas l’air fatiguée du tout.
– C’est parce qu’elle ne l’est pas. Les laïmos de Kastan sont les plus
réputés en matière de rapidité et d’endurance. Ils sont capables de parcourir
de très longues distances à un rythme soutenu sans jamais faiblir. Ysla est la
fille des plus grands laïmos du royaume. C’est aussi la plus rapide et elle est
d’une loyauté sans faille. Mais je préfère que nous nous arrêtions bientôt,
parce qu’elle serait capable de se tuer à la tâche pour me faire plaisir.
Je rassemble les pans de ma cape autour de mon cou en frissonnant
alors qu’une bise glaciale se met à siffler entre les branches.
– Quand arriverons-nous à Saïgan ?
– Après-demain soir ou dans trois jours, si on garde ce rythme.
Je commence à me tortiller sur place, m’apercevant que je ne me suis
pas soulagée depuis un bout de temps.
– Lomé ?
– Hum ?
– Si tu veux qu’on fasse une pause, il suffit de le demander.
– Je veux qu’on fasse une pause.
– Eh ben, voilà, c’était pas bien compliqué.
Iollan murmure quelque chose à l’oreille de sa monture, qui s’arrête
presque aussitôt en soufflant bruyamment.
Il descend et m’aide à faire de même. Je regarde autour de moi en
grelottant.
– Brrr… cet endroit est lugubre.
Le prince m’adresse un large sourire.
– Attends de voir la demeure dans laquelle j’ai grandi. Tu vas adorer.
Je fais une moue incrédule.
– Bon, je m’éloigne un peu. Si je me fais attaquer par une bestiole, je
hurle : c’est ça ?
Il flatte l’encolure d’Ysla en riant.
– Voilà. Mais prends garde à être rhabillée quand je viendrai à ta
rescousse. Je ne veux pas voir des horreurs.
– Goujat.
Je l’entends rire et il se met à discuter avec les soldats qui l’ont rejoint.
Je trouve un coin à l’abri des regards et soulage ma vessie. Alors que je
me relève et me rhabille, un cri au-dessus de ma tête me fait sursauter.
Je lève les yeux et soupire de soulagement quand je m’aperçois que le
coupable est un gros oiseau noir, semblable à un corbeau, mais beaucoup
plus imposant. Il me regarde de son œil luisant, la tête penchée sur le côté,
l’air de se demander si mon œil à moi serait un en-cas suffisamment
goûteux pour qu’il se risque à m’attaquer.
Cette idée me fait froid dans le dos. Franchement, ça ne m’étonnerait
pas. Depuis que je suis ici, j’ai été agressée par un crocodile mutant,
coursée par une bande de lynx génétiquement modifiés, condamnée à être
dévorée par une scolopendre géante, et le bateau sur lequel je me trouvais a
été assailli par Godzilla.
Alors un oiseau gobeur d’yeux ? Pas invraisemblable.
J’en suis là de mes pensées quand une voix résonne derrière moi.
– Il faut qu’on parle.
Je sursaute et porte une main à mon cœur en me retournant
brusquement. Iollan est devant moi, l’air grave. Le serpent ! Je ne l’ai pas
entendu approcher ! Je proteste :
– T’es malade ?! J’ai failli faire un arrêt cardiaque. Et qui te dit que
j’avais fini ?
– Ça fait une éternité que tu es là. Si tu n’avais pas encore fini, je me
poserais des questions sur ta santé. Mais je ne suis pas venu pour te parler
de ça.
J’époussette mes vêtements pour reprendre une certaine contenance.
– Et de quoi es-tu venu me parler ?
Il s’approche de moi et prend mes mains dans les siennes. Ouh là ! Ça a
l’air sérieux.
– Dans moins de trois jours, nous arriverons à Saïgan, la capitale des
royaumes du Nord. C’est la ville dans laquelle j’ai grandi et celle où se
trouve le château du roi, mon père. Dès que nous y serons, il va falloir que
tu te montres prudente.
Je sens mon visage se fermer.
– Comment ça ?
– Tous ceux qui l’habitent haïssent les Fils de Tân. Ils haïssent tout ce
qui est plus faible qu’eux. Et ils sont d’une telle hypocrisie qu’ils
n’hésiteront pas un instant à sacrifier ta réputation, voire ta vie, pour servir
leurs intérêts.
– Pourquoi tu me dis ça ?
– Parce que je tiens à toi et que je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.
Écoute mon conseil. Ne fais confiance à personne, méfie-toi de tout le
monde, surtout de ceux qui se montreront bienveillants envers toi. Et
surtout, surtout, ne t’approche pas du roi.
– Pourquoi ?
Iollan détourne le regard.
– C’est le seul homme sur cette planète capable de te faire
abominablement souffrir sans même poser la main sur toi. Il peut paraître
agréable et courtois quand on le voit pour la première fois, mais ne t’y
laisse pas prendre. C’est le pire des Torgas et le plus sournois.
Je n’arrive pas à croire ce que j’entends.
– Mais c’est de ton père que tu parles ainsi !
Il me regarde à nouveau.
– Je sais. J’ai vécu assez longtemps auprès de lui pour savoir ce qu’il en
est. Alors, Lomé, mon dernier conseil : ne montre tes sentiments à
personne. Ne montre pas que tu m’apprécies. Ne montre pas que tu
apprécies Oriana. Ne dévoile rien. Il en va de ta vie et de celle de tous ceux
que tu aimes. Je ferai pareil de mon côté.
Il regarde nos mains entrelacées.
– Je… je tiens énormément à toi, Lomé. Je ne supporterais pas qu’il
t’arrive quoi que ce soit. Promets-moi que tu seras prudente.
Sa phrase me percute de plein fouet. Il vient de dire qu’il m’apprécie !
Bon, ce n’est pas encore lalïndamiyé, mais on avance ! En revanche, je ne
suis pas bien rassurée après ce qu’il vient de m’apprendre. Je me sens
encore plus vulnérable qu’auparavant.
– Je te le promets.
Il passe une main autour de ma taille et m’attire contre lui. Je l’enlace à
mon tour, et nous restons là, dans les bras l’un de l’autre, pendant quelques
secondes.
Quand je lève les yeux, un flocon tombe sur le bout de mon nez. Bon
présage ? La suite nous le dira…
– 35 –

– Lomé ! Lomé, réveille-toi ! me souffle la voix de Iollan. On arrive à


Saïgan.
J’ouvre mes yeux bouffis par le sommeil et regarde autour de moi. Nous
sommes dans une plaine recouverte de neige. Pas un brin d’herbe ne
dépasse. Le seul arbre visible est mort depuis longtemps, si j’en crois ses
branches tordues et dénudées.
Devant nous, à quelques centaines de mètres, se trouve un volcan
titanesque. Ses flancs sont nus, sans couleur. La roche est noire, acérée par
endroits. Elle contraste tellement avec le ciel nuageux et la plaine enneigée
que ça me fait presque mal aux yeux. En outre, ce volcan est sinistre.
Au-dessus et derrière lui, un épais rideau de fumée s’élève dans les airs
pour tutoyer les nuages.
J’écarquille les yeux.
– Je ne vois de ville nulle part !
– Tu ne peux pas la voir, me répond Iollan. Elle est dans le cratère du
volcan.
Ben voyons, en voilà une bonne idée ! Construire une ville dans le
cratère d’un volcan. Fabuleux…
Je me mets à avoir très chaud, subitement.
– Je t’en prie, dis-moi qu’il est éteint.
Il ricane.
– Même pas. Il est même très actif. Mais c’est un volcan effusif. Sa
cheminée principale se trouve de l’autre côté, sur l’un de ses flancs, et la
lave s’écoule presque en continu vers le nord. Le conduit qui mène au
cratère est bouché depuis des millénaires. Mais il y a des petites fissures
dans la roche. Nous avons des ponts, dans la ville, mais pour traverser les
coulées de lave, pas des rivières.
Je me sens de plus en plus déconcertée.
– Mais… comment faites-vous, pour l’eau ?
Il talonne Ysla et la jument accélère son allure.
– La neige qui tombe à longueur de journée s’est accumulée au fil des
millénaires et a formé un lac au milieu du cratère. C’est une eau
considérablement chaude, dont nous nous servons pour les tâches
ménagères. Nous la buvons aussi, même s’il faut la stocker dans des
endroits frais.
– Vous auriez tout simplement pu construire la ville au pied du volcan.
Ça aurait été moins compliqué et surtout moins dangereux.
Je le sens rire.
– Je croyais que ton deuxième prénom était Danger ? Saïgan a été
construite il y a plus de mille ans. Figure-toi que je n’étais pas encore né, à
cette époque, pour conseiller à mes ancêtres d’installer leurs pénates au pied
du volcan plutôt que dans son cratère.
Il me vient alors une question.
– Au fait, quel âge as-tu, Iollan ?
– Vingt-trois hivers. Et toi, jolie demoiselle ?
– J’ai dix-sept ans… euh, hivers. Ça ne te gêne pas ?
Il ne me répond pas tout de suite. Dans un premier temps, je crois qu’il
est choqué d’apprendre que je suis aussi jeune, puis je comprends qu’il est
surpris par ma question.
– Pourquoi je serais gêné ? Dans mon pays, on ne s’engage pas avec
quelqu’un avant d’avoir dix-sept hivers. Mais ça n’est pas rare de voir des
femmes de ton âge se mettre en couple avec des hommes bien plus vieux
que moi.
Je me mets à rougir, et cette fois je ne peux pas m’en empêcher.
Heureusement, Iollan ne voit pas mon visage.
– Je rêve, ou tu viens d’évoquer l’idée de t’engager officiellement avec
moi un jour ?
Il se penche à mon oreille.
– Je n’ai rien évoqué du tout, me murmure-t-il avec malice. Mais si on
me donnait suffisamment d’argent, je crois que j’accepterais de le faire.
Je sais qu’il plaisante, mais j’ai de l’amour-propre, bon sang ! Il y a un
minimum de bienséance à respecter…
Nous gravissons le volcan en silence, perdus dans nos pensées
respectives. Au fur et à mesure que nous nous approchons du cratère, je
sens Iollan se crisper. Ses mains, jusque-là détendues, serrent les rênes avec
une telle ardeur que ses phalanges en sont blanches.
Mangâd et Oriana, qui discutaient paisiblement à quelques mètres de
nous, se sont tus, oppressés, je suppose, par l’ambiance suffocante qui règne
depuis que nous avons atteint le pied du volcan.
La route qui mène au sommet de la montagne est très fréquentée, et
nous croisons de nombreuses charrettes, et des Torgas montés sur de drôles
d’animaux, des sortes d’ours polaires, mais plus sveltes et beaucoup plus
hauts sur pattes. Je ne vois pas d’autres laïmos. Quand j’en fais
discrètement la remarque à Iollan, il me répond que monter un laïmo est un
privilège réservé à la classe noble et aux gardes royaux.
Tous les Torgas que nous rencontrons s’inclinent respectueusement,
puis s’écartent de notre chemin, les yeux rivés sur le sol. Je me rappelle tout
à coup que je monte à cheval avec un prince, et j’ai le sentiment de ne pas
être à ma place. J’ai peur d’oublier les convenances et de faire une boulette.
Nous mettons cinq heures au moins pour atteindre le sommet. Rien à
voir avec le puy de Dôme, me dis-je. Le volcan le plus célèbre d’Auvergne
passerait pour un nain à côté de celui que je suis en train de gravir.
Alors que nous nous approchons du pourtour du cratère, je remarque
pour la première fois l’immense muraille qui le ceint. Elle me fait penser à
celle de Carcassonne, mais en plus haute. Des tours se dressent à intervalles
réguliers, et je distingue des hommes en faction, une lance à la main.
Une heure après avoir aperçu la fortification, nous arrivons près de
portes gigantesques, grandes ouvertes. Quatre soldats sont postés de part et
d’autre. Ils s’inclinent quand nous passons devant eux.
Ce que je vois ensuite me coupe le souffle. Le bord du cratère est
tellement large qu’il pourrait faire office d’autoroute. Mais comme l’heure
du moteur à explosion et du goudron n’a pas encore sonné ici, ce sont
d’innombrables carrioles qui y circulent.
Près du bord, je peux enfin avoir un aperçu de Saïgan. Je retiens mon
souffle. La ville est nichée dans le creux du cratère, au moins cinq cents
mètres plus bas. La surface du cratère en question doit couvrir des dizaines
d’hectares. Les maisons ont été construites en pierre volcanique noire et se
fondent si bien dans la roche que j’ai du mal à les compter. La ville
s’articule tout autour d’un immense lac, dont la brume épaisse s’élève
langoureusement jusqu’à moi. Des traînées de lave s’écoulent entre les
maisons, veines rouges dans ce noir d’encre. Une brume fantomatique
danse entre les habitations, masquant leurs contours.
C’est fascinant et effrayant à la fois. J’ai l’impression de descendre dans
l’antre du diable.
– Tu comprends pourquoi je prends autant de plaisir à aller sur Tân ? me
demande Iollan sur un ton ironique.
– En effet…
Nous amorçons notre descente dans le creux du cratère par un chemin
qui longe ses parois, et je remarque qu’au fur et à mesure que nous
avançons, l’atmosphère se réchauffe considérablement. Je commence même
à avoir trop chaud, enveloppée dans mes couches de fourrure et mon
épaisse cape de laine.
– Ne te découvre pas, me murmure Iollan, comme s’il avait lu dans mes
pensées. Nous sommes entourés de Torgas et je ne veux pas qu’ils te voient.
J’acquiesce, franchement mal à l’aise. J’aimerais que nous fassions
demi-tour. J’aimerais retourner sur Tân. Mais je ne peux pas. Si je veux en
apprendre davantage sur cette Voyageuse, il faut que je passe par la case
Saïgan. Même si j’en ai de moins en moins envie.
Bon sang, je ne sais même plus si j’ai encore envie de retourner sur
Terre !
Je blêmis. Je ne pensais pas que je formulerais cette pensée aussi
franchement. La façon dont je voyais mon avenir quand j’ai atterri à
Bâl’Shanta et celle dont je le vois maintenant ont tellement divergé qu’elles
ne pourraient pas être plus éloignées l’une de l’autre.
Je ne sais plus ce que je veux. La seule chose dont je sois sûre, c’est que
je n’ai aucune envie d’abandonner Iollan. Je ne veux plus le quitter. Rien
que l’idée de ne plus jamais le revoir me donne des spasmes.
J’inspire profondément pour me calmer. Inutile de me faire un sang
d’encre pour le moment puisque je suis bel et bien bloquée avec lui sur
cette planète, sans espoir, ou presque, de revoir les miens un jour.
Nous descendons toujours plus profondément dans le cratère. À mesure
que nous approchons de la ville, je peux mieux apercevoir les coulées de
lave qui la traversent. Des ponts arrondis les surmontent par endroits et des
murs de pierres longent chaque veine pour éviter, je suppose, qu’un
malheureux ivrogne ne vienne y plonger.
La route est couverte d’une rocaille patinée par des siècles de passage.
Nous arrivons enfin au fond du cratère, aux abords de la ville. Je
comprends alors qu’il va nous falloir la traverser pour arriver à destination.
Il fait au moins trente degrés maintenant, et porter tous ces vêtements
devient un véritable supplice.
– Iollan ? Je suis en train de suffoquer…
– Encore un peu de patience. Nous serons bientôt au palais.
Je regarde le plus discrètement possible autour de moi. Je peste :
– Je ne vois de palais nulle part !
– Ne t’inquiète pas, je t’assure qu’il existe. Et quand nous y serons, tu
regretteras aussitôt d’avoir autant souhaité y arriver.
J’ignore ce qu’il veut dire, mais je n’ose pas insister.
Je prends mon mal en patience et l’initiative de respirer plus calmement.
Je me répète intérieurement que la chaleur qui me harasse n’est que dans
ma tête. Mais je dois admettre que, lors de nos passages à côté d’une coulée
de lave, je ne chante plus la même chanson.
Nous mettons plus de deux heures à traverser la ville. Pourtant Ysla
trotte toujours avec rapidité et ne ralentit pas une seule seconde. La tête
toujours baissée, je ne vois pas grand-chose de la cité, si ce n’est le sol noir
et les murs des maisons que nous dépassons.
– Ça y est, on arrive, murmure Iollan.
Je relève la tête, rouge comme une pivoine. Des gouttes de sueur
dégringolent sur mon visage. J’imagine à peine la tête que je dois avoir.
Glamour à toute épreuve.
Ce que je vois me fait dresser les cheveux sur la tête. Nous parvenons à
l’entrée d’une énorme grotte, une cavité rocheuse si grande qu’elle doit
faire trente mètres de haut. Sa bouche béante s’ouvre sur un large hall,
éclairé par des lanternes alambiquées, taillées directement dans les parois
rocheuses. Elles éclairent un escalier qui s’enfonce dans la roche.
D’immenses colonnes d’obsidienne torsadées se dressent de part et d’autre
de l’entrée. De gigantesques soldats en armure noire achèvent de me donner
l’agréable impression d’entrer chez Hadès, le dieu des Enfers.
Je me tourne vers Iollan, plus du tout préoccupée par mon devoir de
discrétion.
– Iollan ! On ne va pas entrer là-dedans ?!
Il descend de sa monture et en confie les rênes à un Torga surgi de nulle
part. Il me tend les bras et je me vois dans l’obligation de descendre à mon
tour, bien que je n’en aie aucune envie.
– Lomé, je te présente ma maison. Charmante, n’est-ce pas ? Un vrai
petit coin de paradis. Ça m’avait manqué ! dit-il sur un ton sarcastique.
– Je ne peux pas entrer là-dedans, Iollan. Je suis claustrophobe.
Devant son absence de réaction, je lui fais les gros yeux.
– Ça veut dire que j’ai peur des espaces clos. Des endroits fermés, sans
fenêtre. Toi comprendre ?
C’est à son tour d’avoir l’air agacé.
– Moi comprendre surtout que tu ne vas pas avoir le choix. C’est ici que
j’habite et ça paraîtrait suspect que je ne vienne pas rendre hommage au roi.
Sans compter que j’ai des affaires à régler avec lui. Maintenant, Lomé,
souviens-toi de ce que je t’ai dit. Pas d’esclandre. Ne laisse personne
deviner tes sentiments. Fais comme si j’étais le plus horrible des maîtres et
ne me parle plus sans baisser les yeux et sans en avoir préalablement
demandé la permission. C’est clair ?
Un peu plus et il m’intimiderait, le perfide !
Je baisse les yeux.
– Bien, maître.
Il se tourne vers un esclave roux qui attend visiblement qu’on lui donne
des ordres.
– Amène les trois esclaves dans une chambre non loin de ma suite. Fais
en sorte qu’elles soient confortablement installées. Elles seront mes
domestiques personnelles. Si quelqu’un te fait une remarque, dis-lui que
c’est moi qui te l’ai ordonné.
Le Fils de Tân, visiblement terrifié, fait une courbette et me prend par le
bras. Il fait signe à Oriana et à Taïna de le suivre et m’entraîne vers l’antre
de la grotte. Paniquée, je me tourne vers Iollan. Ses yeux ébène sont posés
sur moi. Même s’il ne sourit pas, la chaleur de son regard m’apaise
immédiatement, et je décide de prendre à bras-le-corps ma phobie et de
suivre docilement le rouquin.
Alors que je m’apprête à pénétrer dans la grotte, qui se trouve être le
palais du roi – bonjour la classe –, un cri retentit et je freine, interdite.
Une belle Torga grimpe l’escalier quatre à quatre, ses jupons relevés
dans ses mains, un large sourire sur les lèvres. Elle passe devant moi sans
s’arrêter et se précipite sur Iollan, qu’elle prend vigoureusement dans ses
bras.
– Iollan ! Tu es revenu ! C’était donc vrai, dit-elle, émue.
Iollan la saisit par les épaules pour mieux la regarder.
– Jassine ? répond-il, l’air éberlué. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle le tient par la taille et le regarde avec un air que je pourrais
reconnaître entre mille : de l’adoration amoureuse. Mon ventre se serre et je
verdis tellement de jalousie que je pourrais tuer cette brune d’un seul
regard.
– Je suis venue te rendre visite, il y a quelques jours ! Puis ton père, le
roi, m’a appris que tu avais quitté le continent pour affaires mais que tu
étais sur le retour. Il me tardait tellement de te revoir !
Je n’ai pas le temps d’en apprendre plus. L’esclave, impatient, me tire
vers la grotte. Oubliée, ma phobie. Envolées, mes appréhensions. Une haine
farouche a balayé tout le reste. Il y a visiblement eu quelque chose entre
eux. Quelque chose d’assez intime pour qu’il la regarde avec anxiété et
qu’elle le scrute avec cette ferveur.
Tu te demandais comment il était possible qu’il embrasse si bien ? Il me
semble que tu viens de découvrir la réponse.
Jassine et lui ont été amants. Et il ne m’a jamais parlé d’elle.
– 36 –

L’esclave roux, qui se présente sous le nom de Willo, nous force à


descendre un escalier. Les parois grossières de la caverne se transforment
alors en œuvre d’art. Le plafond, taillé en voûte, est lisse comme du marbre,
d’un noir étincelant.
Les murs aussi sont finement sculptés. Des gravures représentant des
scènes de bataille et ce que je suppose être l’histoire du peuple torga ornent
les parois rocheuses. Des lampes subtilement ciselées dans le granit
prodiguent une lumière orangée qui jure presque avec les ténèbres
environnantes.
Nous descendons sur quelques mètres et débouchons sur une salle
immense et circulaire, dont le plafond rocheux ne doit pas se trouver à
moins de vingt mètres de hauteur. Je comprends rapidement qu’il s’agit
d’une pièce à vivre et de la salle du trône en même temps.
Sur ma droite, taillés directement dans la roche, se dressent deux
gigantesques trônes noir ébène. Heureusement, ceux-ci sont inoccupés pour
le moment.
La salle est au cœur d’un incroyable réseau de galeries. Un plafonnier
titanesque diffuse assez de lumière pour qu’on puisse détailler avec
précision les ornements dont sont parés les murs d’obsidienne.
Il fait de plus en plus chaud et j’ai du mal à respirer normalement. Je
suis secouée par des tressaillements incontrôlables, de colère et de haine.
Pour couronner le tout, ma phobie s’invite à la fête et je suis à deux doigts
de tourner de l’œil.
Que font-ils là-haut, en mon absence ? Iollan est-il toujours amoureux ?
Qui est cette fille, exactement ?
Mon esprit ne cesse de se torturer alors que Willo nous guide vers l’une
des galeries. Je ne prête même pas attention aux regards curieux et fascinés
qui me suivent dans mes moindres mouvements. Je suis bien trop perturbée.
La galerie que nous empruntons est en tout point semblable à celle que
j’ai arpentée plus tôt : mêmes lanternes, mêmes fresques murales, même
plafond arrondi…
Nous débouchons à nouveau sur un escalier, montant cette fois.
Alors que nous gravissons les marches, je me demande avec un peu
d’appréhension comment je vais faire pour retrouver mon chemin si j’en
éprouve le besoin. Mais je me dis que je pourrai toujours compter sur
Oriana ou Taïna pour m’aider à m’orienter.
L’escalier mène à une autre salle, celle-ci beaucoup plus modeste.
Dix portes sont encastrées dans les murs. Au fond, un rideau rouge
confectionné dans une sorte de velours pend au mur, tenu par des tringles en
granit.
– La suite de Son Altesse le prince Iollan est juste là, me murmure
Willo en montrant du doigt la première porte sur ma droite. Je vais vous
mener à votre chambre, elle est toute proche.
J’acquiesce, bouillonnante, autant physiquement qu’intérieurement. Son
Altesse le prince Iollan va avoir des explications à me donner. Et ça risque
de ne pas être agréable. Pour lui.
Willo se dirige vers le rideau et le tire d’un coup sec. Encore un escalier.
Oriana se penche vers moi.
– Par tous les dieux, comment va-t-on s’orienter dans ce labyrinthe ?
Je lance à mes deux compagnes un regard désespéré. Autant renoncer à
leur demander de m’aider à m’y retrouver, en conclus-je.
Nous descendons les marches et débouchons sur une petite pièce, avec
quatre portes encastrées dans les murs. Willo tire une clé du trousseau qu’il
porte à sa ceinture et ouvre la première.
Il nous fait signe d’entrer. La pièce est enténébrée et j’ai du mal à voir
quoi que ce soit. Le rouquin s’empresse d’allumer les lanternes aux murs, et
l’atmosphère étouffante et lugubre s’allège immédiatement.
Cet endroit ressemble à une chambre de bonne. Il y a quatre lits, des
toilettes sèches dans un coin éloigné, cachées derrière un paravent, et peu
de meubles – juste une table et quatre chaises au milieu.
Willo se tourne vers nous.
– Voici votre chambre. Vous trouverez des vêtements appropriés sous
chaque lit et des draps propres dans l’alcôve au fond de la pièce. Vous êtes
les domestiques personnelles du prince. Vous n’avez donc qu’à attendre
qu’il vienne s’installer et qu’il vous transmette ses consignes.
Il fait une courbette et sort de la pièce en fermant la porte derrière lui.
Je serre les dents et commence à me déshabiller d’un geste rageur.
Oriana me regarde avec ahurissement. Taïna, elle, est déjà en train de
préparer son lit.
– Lomé, tout va bien ?
Je lutte contre moi-même pour ne pas exploser. À présent complètement
nue, je réalise néanmoins le bonheur de ne plus avoir cette épaisse couche
de vêtements sur moi. J’en devenais folle. Je me baisse et attrape une
tunique.
– Tout va PARFAITEMENT bien, dis-je avec emphase. L’une de vous
deux a-t-elle une idée de l’identité de la Torga qui a sauté dans les bras de
Iollan ?
Taïna esquisse un sourire moqueur.
– Tout le monde sait qui elle est, répond-elle sur un ton hautain. C’est
Jassine Fialma. Une noble richissime, vivant sur Furia, à Myanka
précisément. Elle a longtemps été avec le prince, mais ils se sont séparés
pour d’obscures raisons, il y a deux hivers. Je ne crois pas qu’ils se soient
revus depuis. Pendant un moment, il était question d’alliance. Le roi y était
très favorable. Mais ça ne s’est pas fait. Je me demande s’ils vont se
redonner une chance…
Mes pires craintes se réalisent. J’ai une rivale, et de taille. Belle, riche et
TORGA par-dessus le marché. Que vais-je devenir ? Je ne fais pas le
poids !
Oriana doit s’apercevoir que quelque chose ne tourne pas rond, parce
qu’elle me prend par la main et me tire vers l’alcôve au fond de la pièce.
Elle prend une pile de draps qu’elle dépose dans mes bras et en attrape une
pour elle.
– Tiens, murmure-t-elle. Ça te changera les idées.
Je sens le sang me monter au visage. Je jette le linge sur le sol et tape
furieusement du pied.
– Me changer les idées ? Mais comment veux-tu que je me change les
idées en faisant un lit ?! Je… Je suis… Rah !
Elle pose une main sur mon épaule et jette un regard inquiet à Taïna, qui
ne semble pas nous prêter la moindre attention.
– Je t’en prie, calme-toi, chuchote-t-elle. J’imagine ce que tu peux
ressentir mais il te faut te calmer. Si tu étais seule avec moi dans cette pièce,
je te laisserais t’exprimer, mais ce n’est pas le cas.
– Qu’est-ce que vous complotez encore ? nous apostrophe la voix de
Taïna.
Je retiens ma respiration, à deux doigts de laisser éclater ma fureur.
– Rien qui te concerne, je te rassure.
J’attrape mes draps et me précipite vers mon lit, que je fais avec des
gestes pleins d’exaspération. Je ne me suis jamais sentie aussi fragilisée.
Je m’affale sur mon lit, épuisée par le voyage et par mes sombres
pensées. Je ne tarde pas à m’endormir, même si mon sommeil s’annonce
agité.
*
* *
Je passe deux jours sans voir Iollan. Quand il nous fait appeler pour que
nous lui rendions service, j’envoie l’une ou l’autre de mes congénères, trop
en colère pour le voir. Et en même temps ça me ronge, de ne pas pouvoir lui
parler, pour lui demander les explications que je pense mériter.
Willo revient nous voir le soir de notre arrivée pour nous montrer la
salle à manger des esclaves. Nous nous y rendons deux fois par jour pour y
prendre un repas frugal. Après, nous sommes obligées de rester dans notre
chambre, n’ayant pas le privilège ni l’autorisation de nous balader dans le
palais, et encore moins dans la ville.
Le troisième jour, néanmoins, je ne peux échapper à une confrontation
avec Iollan car il me fait personnellement appeler.
Tendue comme une arbalète, je frappe deux coups contre le battant de sa
porte.
– Entrez !
Je pénètre dans la pièce et je ne peux retenir un frisson.
La pièce est d’un luxe indécent. Il y a des draperies dans tous les coins,
des gravures dorées qui ressortent sur le noir des murs, des fauteuils, des
canapés, une grande table en bois verni et un immense lit en granit noir. Le
sol est dallé d’un carrelage de la même couleur et tous les tissus d’ornement
sont faits d’étoffes chatoyantes qui égayent la pièce.
Iollan est assis sur l’accoudoir d’un fauteuil et me regarde fixement.
Je me raidis, essayant de garder mon air froid et inaccessible.
– Altesse. Que puis-je faire pour toi ?
– Tu sais quoi, Lomé ? Je savais que tu allais dire ça. Allez, vas-y,
personne ne peut nous entendre. Crache ton venin.
Je me sens rougir.
– Que je crache… ? Mais moi, je n’ai rien fait, je te signale. Moi, je n’ai
pas fricoté avec mon ex pendant qu’on te conduisait dans une chambre
étouffante ! Toi, tu ne t’es pas rongé les sangs pendant deux jours entiers en
te demandant ce qui pouvait bien se passer dans cette chambre en ton
absence ! Elle est venue ici ? Vous avez bien renoué le contact ?
Effectivement, je pense que je suis en train de cracher mon venin.
Il reste imperturbable.
– C’est bon, tu as fini ?
– Non ! Je te signale que moi, je ne t’ai pas caché l’existence d’un ex-
petit copain ! J’ai l’impression d’avoir été plus honnête que toi sur ce point.
– Ah oui ? Et qu’est-ce qui me le prouve ? Tu viens d’un autre monde.
Si ça se trouve, tu étais déjà avec quelqu’un avant d’arriver ici !
– Oh, mais c’était le cas ! J’étais avec quelqu’un. Mais si ce quelqu’un
débarquait ici, je ne le prendrais pas dans mes bras en lui faisant les yeux
doux !
– Je ne lui ai pas fait les yeux doux ! s’offusque-t-il.
– Ah non ? Pourtant ça y ressemblait beaucoup.
– Ne change pas de sujet ! gronde-t-il, menaçant. Le fait est que tu as
été bien moins honnête que moi. Tu lui disais les mêmes choses qu’à moi, à
ton compagnon ? Peut-être alliez-vous fonder une famille, qui sait ? Il te
manque ? Je suis un bon remplaçant temporaire ?
C’est à mon tour de prendre un air outré.
– Je rêve, ou tu es jaloux ?
– Et alors ? J’en ai le droit, je crois ! Tu es à moi, Lomé ! Je n’ai aucune
envie de te partager avec qui que ce soit ! Et maintenant j’apprends que tu
as un petit copain, qui t’attend certainement dans ton monde et que tu as
envie de rejoindre ? Tu te fiches de moi, ou quoi ?
Je croise les bras, des éclairs dans les yeux.
– Pour ta gouverne, je n’ai aucune envie de revoir Antoine, mon petit
copain. Nous étions en couple par simple convenance, parce que tout le
monde trouvait que nous allions bien ensemble. Je ne l’ai jamais aimé
comme je t’aime toi !
Iollan s’immobilise, surpris.
– Tu t’attendais à quoi ? Sérieusement, Iollan. Tu crois qu’être à tes
côtés ou t’embrasser constitue un passe-temps pour moi ? C’est peut-être ce
que je suis pour toi, finalement. Tu t’es amusé avec moi en attendant de
retrouver Jassine, et moi, maintenant, tu t’apprêtes à me jeter aux
oubliettes !
– Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Je le pousse des deux mains, mais il ne bouge pas d’un millimètre.
– Je dis ça parce que c’est ce que je pense, bougre d’imbécile ! Tu ne
vois pas que tu me fais souffrir ? Que je suis morte d’inquiétude ? Que je
n’ai que toi au monde ? Que tu es la première personne dans mon existence
qui se soucie assez de moi pour risquer sa vie dans le but de me sauver ?
Que je t’aime assez pour ne pas vouloir retourner dans mon monde ? Que je
suis perdue sans toi ?
Des larmes coulent sur mes joues, à présent.
– Tu comptes plus pour moi que personne dans cet univers. Et j’ai peur,
Iollan. J’ai peur que tu m’abandonnes. Si tu le fais, je serai définitivement
perdue.
Il passe une main dans ses cheveux. Il a presque l’air en colère.
– Pourquoi me dire tout ça ? Pourquoi me dire tout ça alors que tu
comptes t’en aller ? Tu n’as donc personne qui t’attende là-bas ?
– Ma mère est morte en me mettant au monde. Mon père me déteste
pour ça. Mes amis sont de sales hypocrites qui doivent certainement danser
sur ma tombe à l’heure qu’il est. Ma vie est triste et insipide. Je n’avais
personne, personne à qui me confier. Tu es le meilleur ami que j’aie jamais
eu. La seule personne qui compte vraiment pour moi.
Il me prend brusquement dans ses bras et me serre fort contre lui.
– Alors, reste, murmure-t-il. Ne pars pas. Je prendrai soin de toi, Lomé,
je te le promets.
Je m’écarte un peu et le regarde, estomaquée.
– Mais je n’ai aucune place ici ! Je suis considérée comme une esclave,
comme le dernier maillon d’une chaîne des pouvoirs. Le plus insignifiant
d’entre eux. On ne pourrait jamais s’aimer ici, Iollan. Tu serais contraint de
me cacher, de soustraire notre relation aux yeux de tous. C’est la vie que tu
désires ? Ne jamais avoir de femme ni d’enfants ?
– Laisse-moi y réfléchir, Lomé. Je vais trouver une solution, mais il faut
juste que j’y réfléchisse. D’accord ?
J’opine de la tête, ma respiration est saccadée.
Il essuie délicatement mes larmes et se penche pour m’embrasser.
Quand nos lèvres se rencontrent, tous mes problèmes semblent s’envoler
comme par magie.
Nous nous embrassons longuement, étroitement enlacés.
Il me soulève tout à coup dans ses bras et me pose doucement sur son
lit. Il s’allonge sur moi et je passe une jambe par-dessus sa hanche, tout en
continuant à l’embrasser. Sa bouche quitte la mienne et s’aventure dans
mon cou, puis sur ma clavicule. Ma respiration est de plus en plus hachée.
J’ai envie de lui comme je n’ai jamais eu envie de personne.
Sa main caresse langoureusement ma cuisse qui entoure son bassin, et
des frissons se mettent à parcourir toute la surface de ma peau.
C’est alors que deux coups discrets frappés sur la porte nous font tous
deux sursauter.
– Fiengara ! jure-t-il en jhäll. Lomé ! Cache-toi dans la penderie !
J’acquiesce et me rue vers son immense armoire. J’en referme les portes
derrière moi et retiens ma respiration tandis qu’il va ouvrir à l’intrus.
– Iollan ? demande une voix féminine que je reconnais immédiatement.
Je peux entrer ?
Tonnerre de Zeus ! C’est Jassine !
– 37 –

Je colle mon œil contre la serrure et observe la scène, le cœur battant.


Il y a un silence, puis Iollan répond, sa voix ne trahissant aucune
émotion :
– Oui, bien sûr, entre.
Il s’écarte pour la laisser passer et je vois enfin l’intrigante entrer dans
la pièce. Ses longs cheveux noirs sont relevés en une coiffure sophistiquée,
elle porte de superbes dormeuses aux oreilles et une robe ouvragée de
couleur crème, parsemée de pierres précieuses, laissant apparaître sa
poitrine généreuse. Elle est maquillée comme une reine égyptienne, ce qui
fait ressortir le noir de ses yeux.
J’enrage silencieusement. Si elle a un message à faire passer, je pense
qu’il est plutôt clair. Elle s’avance dans la pièce, les mains jointes devant
elle, alors que Iollan ferme la porte.
Je marmonne intérieurement qu’il aurait mieux fait de la laisser ouverte.
– Iollan, pourquoi me fuis-tu ? demande-t-elle finalement, du désespoir
dans la voix.
– Je ne te fuis pas, Jassine. J’ai eu beaucoup à faire ces deux derniers
jours et je n’ai pas eu le temps de te rendre visite.
– Tu mens, Iollan. Tu sais que j’ai toujours su quand tu mentais.
Pourquoi ne me dis-tu pas la vérité ? Pourquoi cette distance entre nous, qui
étions si proches auparavant ?
Je serre les poings, hors de moi. J’ai tout bonnement envie de la
démolir, cette fille.
– Nous avons rompu il y a plus de deux ans, Jassine. Tu ne crois pas
que c’est une raison suffisante pour garder nos distances ?
Elle lève son index et le pose contre son torse.
– TU as rompu ! Tu ne m’as pas laissé le choix et tu m’as brisé le cœur.
J’étais… je suis toujours follement amoureuse de toi, Iollan. Ces deux
dernières années ont été un enfer. Mon père n’a eu de cesse de me présenter
de jeunes hommes nobles et riches, mais je n’arrivais même pas à les
regarder dans les yeux. Lalïndamiyé, Iollantal. Pourquoi ne pas nous laisser
une nouvelle chance ?
Je me crispe, puis me détends un peu quand je vois que Iollan a la
même réaction que moi.
– C’est hors de question, Jassine. Tu m’as trompé avec un autre.
Ho ho ! Ça devient intéressant…
– C’était un moment de faiblesse ! se défend-elle d’une voix de petite
fille prise en faute.
– Et qu’est-ce qui me prouve qu’il n’y en aura pas d’autres ? tonne-t-il
en réponse. Laisse-moi te dire une chose, Jassine : c’est toi qui es
responsable de notre rupture, pas moi. Si tu tenais vraiment à moi, tu
n’aurais pas fait les yeux doux à ce noble. Je pense que tu n’es revenue ici
que pour une seule raison : tu as peur de ne jamais trouver un bon parti. Tu
t’es dit que j’étais tellement désespéré que je te reprendrais sans la moindre
hésitation ? Je ne reviens pas sur ma parole, Jass. Quand je dis une chose, je
m’y tiens jusqu’au bout.
Elle s’approche de lui et passe ses bras autour de son cou. Je suis à deux
doigts de jaillir de ma cachette pour la trucider.
Iollan se fige, pétrifié. Il garde ses bras le long de son corps et je vois sa
main se tendre vers moi, la paume ouverte.
OK, message reçu : je ne bouge pas. Même si ce n’est pas l’envie qui
m’en manque.
– Tu n’as jamais su me résister, Iollantal, murmure-t-elle d’une voix
doucereuse. Embrasse-moi, et tu verras à quel point ça t’a manqué.
Sale vipère ! Je vais lui couper la tête ! Je…
Iollan lève les bras et attrape délicatement les mains qui le retiennent
prisonnier. Il les détache de lui et fait un pas en arrière.
– Il y a un début à tout, Jass. J’ai changé, en deux ans. Maintenant, je te
prierais de sortir de ma chambre. J’ai des affaires urgentes à régler.
La douce Jassine se décompose et quitte la pièce d’un pas raide, en
claquant la porte derrière elle. Iollan reste un moment immobile.
Je glisse la tête hors de l’armoire.
– Je peux sortir ?
– Oui. Elle ne reviendra pas à la charge. Pour l’instant.
Je me dandine d’un pied sur l’autre, embarrassée.
– Je devrais peut-être partir…
– Non, reste. Il faut qu’on parle. Je te dois des explications.
Il m’invite à m’asseoir sur un fauteuil et prend place sur son jumeau,
face à moi.
– Jassine et moi nous sommes connus à l’âge de treize hivers, quand son
père est venu faire des affaires à Saïgan. Comme c’est l’une des familles les
plus riches des royaumes du Nord, mon père les a invités au palais et nous
avons immédiatement sympathisé. Nos parents respectifs nous voyaient
déjà mariés et ça les arrangeait bien. Une alliance comme celle-ci aurait été
profitable pour les deux parties.
Il fait une pause, puis a un rire amer.
– Qu’est-ce que tu disais, déjà, à propos de ton petit copain ? Que tout
le monde vous voyait ensemble et que vous vous étiez mis en couple par
convenance ? Eh bien, on peut dire la même chose de Jassine et moi. Je
croyais être amoureux d’elle, et elle était persuadée (elle l’est toujours,
visiblement) d’être éprise de moi. Mais quand j’ai entendu la rumeur
d’après laquelle elle m’avait trompé, je n’ai ressenti aucune peine, aucun
sentiment de trahison, juste du soulagement. Je ne lui devais plus rien et je
pouvais enfin rompre avec elle. C’est à ce moment-là que je me suis aperçu
que j’attendais cette occasion depuis des mois.
– Pourquoi donc ?
– Elle était trop semblable à mon père.
– C’est-à-dire ?
– Elle… n’hésitait pas à sacrifier la liberté et le bien-être des autres pour
arriver à ses fins. Elle était ambitieuse, avide de pouvoir et de richesse. Elle
me mettait mal à l’aise. Mis à part cette attirance physique qu’il y avait
entre nous, nous n’avions rien en commun.
– Pourquoi détestes-tu autant ton père ?
Une autre question me taraude, que je n’ose pas lui poser : où est sa
mère ?
– Parce qu’il est tout ce que je ne suis pas. Il est assoiffé de sang et de
pouvoir. Il n’en a jamais assez. Il est fourbe, sournois, prêt à tous les
sacrifices pour obtenir ce qu’il désire. Il n’a aucun respect pour les autres.
La seule personne qu’il aime sur cette terre, c’est lui-même. Et Laena, sa
petite chouchoute. Rien d’étonnant à cela, c’est sa copie conforme.
J’écarquille les yeux.
– Tu veux dire que ton père ne t’aime pas ?
Iollan me fixe un moment en silence, puis relève sa chemise. Il me
montre la cicatrice étrange qui zèbre son estomac.
– Il m’a infligé ça quand j’avais quatorze hivers. Il a pris un poignard
tranchant et a promené la lame sur ma peau pendant que des soldats deux
fois plus grands que moi me tenaient immobile. Il s’est amusé à me faire
peur pendant quelques minutes, puis a pressé la lame tellement fort sur mon
ventre qu’elle a incisé la peau. J’ai mis des semaines à m’en remettre. Je le
soupçonne d’avoir espéré que ça n’arriverait pas.
Me voilà choquée au-delà des mots. Moi qui croyais que mon père et
moi avions une relation compliquée !
– Mais… pourquoi voudrait-il te tuer ? Pourquoi t’infliger une telle
torture ?
– J’avais insulté Laena. Je l’avais traitée d’arriviste et mon père m’a
puni. Pour répondre à ta première question, il ne supporte pas que je sois
l’aîné. Il y a une loi dans notre pays qui prévoit que l’aîné royal, mâle ou
femelle, hérite du pouvoir à la mort du souverain régnant. Comme je te l’ai
déjà dit, il a toujours aimé Laena et rêve qu’elle monte sur le trône à ma
place. Mais il ne peut pas me faire tuer sans une bonne raison. Pour
l’instant, je suis suffisamment prudent pour qu’il n’en ait pas trouvé.
Je me sens vraiment mal pour Iollan. Et pourtant, une petite voix me
chuchote qu’il ne me dit pas tout. Mais tout le monde a ses secrets, et je n’ai
pas envie de le pousser à me révéler davantage que ce qu’il est prêt à me
raconter.
– Si… si ça peut te réconforter, mon père non plus ne m’a jamais aimée.
Bon, il n’a jamais cherché à me tuer – enfin, pas à ma connaissance –, mais
il m’évitait autant que possible. Je comprends ce que tu ressens. Ça n’est
pas la même chose, mais j’arrive à me mettre à ta place. Qu’est-ce que tu
comptes faire, maintenant ? Je te signale que si ton père s’aperçoit que nous
sommes amants, il aura cette fois-ci une bonne raison pour t’exécuter.
Iollan se frotte le visage, visiblement épuisé.
– Je sais, je sais. J’y réfléchis.
– Et si tu venais avec moi, dans mon monde ?
Il se fige et me regarde comme si je venais de lui demander de me faire
un strip-tease.
– Je croyais que tu ne voulais pas y retourner !
– C’est le cas. Mais ici on ne pourra jamais s’aimer librement. Tandis
que dans mon monde, personne ne nous ferait jamais la moindre réflexion.
On pourrait se marier, on pourrait se montrer en public sans craindre de
finir décapités. On pourrait faire ce qu’on voudrait.
– Mais je ne connais rien à ton monde !
Je lui lance un regard amusé.
– Je ne connaissais rien au tien quand j’y ai atterri. Je trouve que je me
suis plutôt bien adaptée et je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas en faire
autant.
Il semble réfléchir.
– Je ne peux pas, Lomé. J’ai des responsabilités, ici. Je ne peux pas
abandonner tout un empire à Laena. Je n’ose même pas imaginer ce qu’elle
en ferait.
Je soupire.
– Je comprends. Mais essaie d’y penser, quand même.
Je décide de changer de sujet pour alléger l’atmosphère.
– Au fait, où sont passés Cassio et Mangâd ?
– Ils ont rejoint la garde royale de Sa Majesté. Seuls les Torgas les plus
puissants et les plus doués au combat en font partie. Ils sont chargés de
protéger le roi et Saïgan. Ils logent dans la ville basse, pour parer à une
éventuelle attaque.
– La ville basse ?
– Saïgan est une ville hors du commun. La ville haute, la partie où se
rassemblent tous les nobles et la famille royale, se trouve ici, dans le cratère
de Tanlarou. Mais les paysans et les agriculteurs sont installés au pied du
volcan et sont chargés de nous fournir des vivres. Tu n’as pas vu les
nombreuses charrettes que nous avons croisées à l’aller ? Eh bien, ce sont
les paysans qui nous apportent le fruit de leurs récoltes. En échange, mon
père leur offre la protection de la garde royale, qui loge dans cette partie de
la ville. Les soldats se relaient pour venir au palais et protéger le roi. Ils sont
entraînés par le général de la garde royale, Yarel Tilsao.
Cette conversation me passionne. Plus j’en apprends sur la vie que
mène Iollan, plus j’ai envie d’en savoir.
– Et toi, qui t’a entraîné ?
Il sourit.
– En ce qui me concerne, c’est assez compliqué. De l’âge de neuf hivers
jusqu’à mes dix-huit hivers, j’ai suivi un entraînement intensif au sein de la
forteresse Rak’Tân. Mais avant cela, j’ai été formé par l’ancienne générale
de la garde royale, Salina Saldor.
– Je l’ai déjà vue se battre. À de nombreuses reprises. Je pensais qu’elle
était invincible, mais ça, c’était avant que je te voie à l’œuvre. Dis-moi,
l’as-tu déjà vaincue ?
Il rit.
– Officiellement, non. Nos combats se terminaient souvent par un
résultat nul.
– Et officieusement ?
Son sourire s’élargit et ses yeux pétillent. Il est à nouveau espiègle.
– J’ai réussi à la désarmer deux fois, lors d’entraînements où nous
étions seuls. Quand on m’observait en train de me battre contre elle, j’avais
un tel respect pour cette femme que je n’osais pas mettre toute mon âme
dans le combat, de peur de l’humilier devant les autres. Elle me le faisait
chèrement payer, d’ailleurs, dit-il en riant. Je lui dois les trois quarts des
cicatrices que je possède.
– Pourquoi n’est-elle plus générale ?
Il prend un air maussade.
– C’était une femme juste et équitable. Elle avait le sens de l’honneur.
Trois qualités qu’abhorre mon père. Il a tenté de la séduire maintes et
maintes fois, mais elle a toujours repoussé ses avances, avec le plus grand
respect. Elle était mariée à son lieutenant, un homme bon qu’elle aimait de
tout son être.
– Et alors ?
– Alors une nuit, Ashta Hal’Kan, humilié d’avoir été éconduit, a fait
empoisonner son époux et l’a défigurée alors qu’elle était profondément
endormie.
– Quelle horreur ! Mais… mais n’y avait-il aucun moyen de punir ce
crime ?
– Le Torga qui l’a perpétré a été arrêté et exécuté. Il a juré qu’il avait
planifié cela tout seul. Mais laisse-moi te dire que la satisfaction dans le
regard de mon père m’a vite fait comprendre que ce n’était pas le cas.
Salina a ensuite été mutée sur Tân, au service de Félicia, femme qu’elle a
en horreur, pour entraîner les soldats du palais.
Je m’affale sur le fauteuil, dépitée.
– Eh bien ! Je n’aurais jamais imaginé que cette femme avait enduré
autant de choses affreuses. C’est elle qui m’a achetée, le jour de la vente
aux enchères. Il émanait d’elle une telle puissance que tous les gens
s’écartaient sur son passage. Je l’ai tout de suite appréciée, même si elle ne
m’a jamais adressé la parole.
– Nous étions très proches. C’était un peu comme une grande sœur pour
moi.
Soudain, quelqu’un frappe à la porte.
Je sursaute et écarquille les yeux. Encore ?! Ce n’est pas possible !
– 38 –

Le visage de Iollan se ferme, perdant du même coup son air insouciant.


– Fais mine de ranger la chambre, me murmure-t-il.
J’acquiesce et me précipite vers le lit que nous avons défait un peu plus
tôt. Je me mets à lisser les draps et les couvertures avec minutie, tout en
jetant de petits coups d’œil à la porte.
Iollan va ouvrir et une voix rauque, bien que féminine, retentit :
– Iollan, petit chenapan ! J’apprends que ça fait deux jours que tu es en
ville et tu ne viens même pas me dire bonjour ?
Iollan abandonne immédiatement son air froid et sourit de toutes ses
dents. Je relève la tête et regarde à la dérobée, non sans curiosité, la
nouvelle venue. C’est une Torga corpulente, d’une cinquantaine d’années.
Elle a les poings sur les hanches et fait une moue faussement revêche, mais
elle ne peut cacher la joie qui fait briller ses prunelles.
– Mamada ! s’exclame Iollan en prenant vigoureusement la plantureuse
visiteuse dans ses bras. Comme tu m’as manqué !
La Torga attrape Iollan par l’oreille et tire dessus.
– Menteur, va ! Tu n’as pas pensé à ta Mamada une seule seconde
depuis ton départ, j’en suis sûre ! Bon, tu vas me laisser sur le pas de la
porte ou m’inviter à boire quelque chose ?
Le prince rit et fait entrer l’imposante créature. Je fais mine de ne pas
l’avoir remarquée et continue à border le matelas.
– Iollan…, murmure tout à coup la Torga. Mais qui est donc cette jeune
femme ? Tu ne me l’as pas présentée ! Ta nouvelle conquête ?
Sacrebleu ! Elle me prend pour l’une des leurs !
– Non, Mamada. C’est une Fille de Tân. Elle s’appelle Lomé.
Mamada prend un air perplexe et s’approche de moi.
– Par les cornes de Dâl ! s’exclame-t-elle en me relevant le menton pour
m’observer. J’aurais juré que c’était une Torga. Une Fille de Tân avec ces
cheveux-là, on n’en trouve pas à tous les coins de rue. Hé, ma fille, ne fais
pas cette tête-là ! Je ne vais pas te croquer ! Je n’ai jamais supporté qu’on
vous demande d’avoir l’air le plus insignifiant possible, à vous, les
esclaves. Ça a le don de m’agacer !
Iollan soupire.
– Mamada, arrête, tu ne vois pas que tu la terrorises ?
– Je ne suis pas terrorisée !
La phrase est sortie sans prévenir et mon ton offusqué me la fait
immédiatement regretter.
Mince ! Je ne peux donc pas la fermer ?!
Iollan me fait les gros yeux alors que sa joviale invitée, d’abord
étonnée, me sourit avec amusement.
– Ça alors, pour une surprise ! C’est la première Fille de Tân que je
rencontre qui ait le courage de répliquer.
Iollan me fusille du regard et se place devant moi.
– C’est une Sauvage de la forêt Mesla. Elle n’a pas encore appris à tenir
sa langue. Pas complètement.
Mamada chasse sa remarque d’un geste de la main, comme on chasse
un insecte.
– Ne dis pas de bêtise, Iollanivo. Tu sais bien que je me moque de la
bienséance et des convenances. Elle peut bien m’insulter, si l’envie lui en
prend. Moi, ça me divertira.
– Mamada, je t’ai déjà demandé de ne plus m’appeler comme ça. Je te
rappelle que je fais une demi-tête de plus que toi. Je n’ai plus rien du petit
garçon que tu as élevé.
Elle l’attrape par la joue, qu’elle pince affectueusement.
– Pour moi, tu seras toujours mon Iollanivo. Ce n’est pas parce que tu as
du poil au menton que je vais arrêter de le penser.
Elle se tourne vers moi avec un air de conspiratrice.
– Je l’ai tenu dans mes bras alors qu’il n’avait que quelques semaines. Il
était tout petit, si chétif pour un Torga !
Iollan se frotte les yeux en maugréant des paroles en jhäll. La Torga fait
mine de n’avoir pas entendu et poursuit son récit.
– Les sages-femmes ont pensé qu’il était mort. Elles ont essayé de le
ranimer, mais son petit cœur ne repartait pas. Elles l’ont alors enveloppé
dans un linge et déposé dans un bol en terre, le temps de s’occuper de sa
mère. Cette dernière croyait l’entendre pleurer, mais les guérisseuses étaient
persuadées qu’il n’y avait plus aucun espoir. Elles ne l’ont tout d’abord pas
écoutée, puis la reine, à force de les harceler, a poussé l’une d’entre elles à
aller vérifier. Devine ce qu’elle a vu ensuite dans le bol en terre ? Un petit
morceau de Torga en train de se dandiner en poussant des couinements. On
a longtemps surnommé Iollan « le Miraculé de Saïgan ».
J’écarquille les yeux. Iollan a l’air gêné.
– Mamada, tu n’es pas fatiguée de raconter cette histoire ?
Cette dernière glousse en me regardant avec espièglerie.
– Il déteste quand je raconte comment il est venu au monde. De la
fausse modestie, à mon humble avis.
– Lomé, veux-tu bien nous préparer une boisson chaude ?
Je hoche la tête, le fantôme d’un sourire sur les lèvres, et me dirige vers
la cuisine. Je ranime le feu qui couve au creux de la roche et commence à
faire chauffer de l’eau. Pendant que la Torga et Iollan s’installent dans les
fauteuils que lui et moi occupions un peu plus tôt, je continue à m’affairer
de mon côté tout en tendant l’oreille pour essayer de capter des bribes de
leur conversation. Apparemment, ils ne discutent que de sujets légers. Je
sautille sur place en suppliant l’eau de chauffer plus vite. Je n’ai qu’une
envie : retourner près d’eux et pouvoir en apprendre davantage sur la
jeunesse du prince.
Mais lorsque je leur apporte enfin leurs boissons chaudes, Iollan a un
tout autre regard. Il m’observe du coin de l’œil un bref instant avant de
reporter son attention sur son ancienne nourrice.
– Mamada, tu te souviens de l’histoire que tu me racontais quand j’étais
enfant ?
La femme glousse, visiblement amusée.
– Mon petit, je t’en contais une différente tous les soirs. Il faudrait que
tu précises ta pensée.
Je verse le breuvage brûlant dans des tasses, en écoutant leur
conversation d’une oreille distraite.
– Tu sais, ma préférée de toutes…
– Ooooooh, dit-elle pensivement. Je vois : celle de la Voyageuse, n’est-
ce pas ?
Je sursaute si fort à ces mots que je renverse la moitié du contenu de la
théière par terre. Heureusement pour moi, la Torga est trop absorbée par la
discussion pour le remarquer. Seul Iollan me lance un regard appuyé. Je
tends l’oreille, vivement intéressée et cependant stupéfaite. Pourquoi le
prince remet-il ce sujet sur le tapis alors que j’ai décidé de rester ?
– Celle-là même. Maintenant que je suis grand, tu peux me le dire :
c’était un mythe, n’est-ce pas ? Une légende que tu as inventée ?
Il y a un blanc.
– Iollan Hal’Kan ! Toi, tu as une idée derrière la tête ! Pourquoi me
parler de cette vieille histoire maintenant ? À quoi penses-tu ?
Il sourit, ne se laissant pas distraire.
– Ne cherche pas à changer de sujet, Mama. Je sais quand tu essaies de
gagner du temps. Bon, alors, était-ce un mythe, oui ou non ?
– Oui, bien évidemment, que c’était une légende ! On n’a pas idée de
croire à de telles sornettes !
Iollan se racle la gorge, l’air peu convaincu.
– Et je peux savoir d’où tu la tiens ?
Mamada souffle bruyamment.
– Toi, tu ne lâches rien ! Qu’est-ce que ça a pu m’agacer par le passé !
Et je constate qu’avec le temps tu ne t’es pas amélioré là-dessus.
Le prince ne répond rien, attendant qu’elle continue. Elle soupire, de
lassitude cette fois.
– C’est Yarel. Si tu as des questions à poser à quelqu’un, il faut que tu
ailles voir Yarel.
– Ton fils ? Tu parles de Yarel, le général de la garde royale ?
– Parce que tu connais beaucoup d’autres Yarel ?
Mince alors ! Yarel est le fils de Mamada ! Et, si j’ai bien compris, elle
a été la nourrice de Iollan. Tu parles d’une affaire de famille !
– Mais pourquoi aller m’adresser à lui ? demande le prince, visiblement
perplexe.
– Parce que c’est lui qui me l’a racontée, quoiqu’il soit resté très vague
sur le sujet. Comme tu étais toujours en quête d’histoires intéressantes, je
me suis dit que si j’en inventais une à partir de ce que mon fils m’avait
rapporté, ça pourrait te plaire. Puisque tu sembles si captivé par celle-ci, tu
n’as qu’à aller l’interroger.
Elle se lève et époussette sa robe.
– Je dois y aller, mon petit. J’espère que je n’aurai pas à attendre
plusieurs mois avant de te revoir. Garnement, va !
Iollan se relève à son tour et la prend dans ses bras.
– C’est promis, Mamada. Je te raccompagne ?
Je n’écoute plus la suite de leur conversation. Je suis plongée dans mes
pensées, encore surprise par la tournure qu’ont prise les événements.
Quand Iollan pose sa main sur mon épaule, me sortant de ma torpeur, je
me retourne et le dévisage, interloquée.
– Iollan, pourquoi avoir demandé des précisions sur la Voyageuse ?
Alors que nous avons décidé que je resterais ? Tu as changé d’avis ? Tu ne
veux plus de moi ici ?
Il prend mes mains.
– Rien de tout cela. J’ai juste un pressentiment, Lomé. J’ai dans l’idée
qu’il nous faut en apprendre le plus possible sur cette histoire. Ça pourrait
nous éclairer sur de nombreux points. Sans compter qu’en tout dernier
recours, si le besoin s’en faisait sentir, il serait impératif d’avoir une
échappatoire. Tu sais, au cas où les choses tourneraient mal…
J’écarquille les yeux.
– Tu envisages de me suivre sur Terre ?
– Pas pour le moment. Mais si jamais nous n’avons plus d’autre choix,
il faudra bien considérer celui-ci comme une possibilité.
– En tout cas, il est hors de question que tu ailles voir ce Yarel tout seul.
Je veux moi aussi être de la partie.
– À quoi ça te servira ? En plus, c’est trop dangereux. Quand bien
même j’irais lui parler, ce serait en toute discrétion. Or difficile de faire
dans la discrétion avec quelqu’un comme toi à mon côté.
Je m’agace.
– Je m’en moque, Iollan. Tu n’as qu’à trouver une solution. Je viens, ou
tu n’y vas pas.
Son visage se durcit.
– Tu n’as pas à me donner d’ordre, Lomé.
Je change aussitôt de tactique.
– Iollan, s’il te plaît, j’ai besoin d’être là quand tu l’interrogeras. Je ne
veux pas manquer une virgule de votre conversation. Je t’en prie !
Il réfléchit une seconde, puis un léger sourire naît sur ses lèvres.
– C’est d’accord. Je vais essayer de trouver une solution. Mais je te
préviens : tu auras intérêt à te montrer discrète !
Je sautille sur place, surexcitée.
– Je te le promets, Iollan. Bon alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?

– Je vais lui rendre visite. Quand un membre de la famille royale vient


sur le camp d’entraînement, le général de la garde se doit de lui offrir
l’hospitalité. Je dirai que je suis venu inspecter les troupes. Il me fera entrer
dans sa tente et nous pourrons discuter sans craindre d’être observés ou
écoutés.
– Et moi ? Comment prévois-tu de m’inclure dans la partie ?
Il me sourit.
– Je pense avoir une idée… Mais, avant toute chose, nous allons faire
un petit tour à la bibliothèque locale.
– 39 –

Je ramène la capuche de ma cape sur mon visage en maudissant la


chaleur ambiante. Je donnerais tout pour être comme Iollan, en train de me
promener tranquillement tête nue dans le palais.
En plus, j’ai la nette et désagréable impression que nous nous enfonçons
sous terre. Ce qui me donne des suées et ne m’aide pas à réguler ma
température corporelle.
Iollan croise de nombreux Torgas et soldats, et se contente de hocher la
tête quand ils le saluent respectueusement. Moi, je peux me permettre de les
ignorer, puisque personne ne peut m’identifier.
Nous pénétrons dans une pièce sombre et plus lugubre que les autres, et
je frissonne. Des lanternes rougeoyantes éclairent les lieux d’une lueur
sanglante. La salle n’est pas très spacieuse mais elle est truffée d’étagères
sculptées à même la roche, elles-mêmes croulant sous les livres.
Iollan ferme les portes derrière nous et se détend aussitôt.
– Tu peux enlever ta cape, m’indique-t-il. Il n’y a jamais personne ici.
Je retire le vêtement en soupirant d’aise.
– Pourquoi ?
Iollan attrape une lanterne et s’approche des rayonnages.
– D’une part, parce que, au pire, c’est fortement « déconseillé » par le
roi et, au mieux, très mal vu par les habitants de Saïgan. D’autre part, parce
que mes semblables sont trop occupés à se regarder le nombril ou à
conspirer entre eux pour venir s’instruire.
Je ris en écoutant cette description de son peuple.
– Tu crois vraiment que nous allons trouver des informations sur les
Voyageurs ici ?
Le prince attrape un épais grimoire en souriant de toutes ses dents.
– Non. Connaissant les rois torgas, ça m’étonnerait qu’ils aient laissé
des documents mentionnant des personnes capables de résister à l’Emprise.
Et puis tous les ouvrages évoquant la Grande Invasion, le temps où les
Torgas ont envahi Tân, ainsi que tous ceux qui datent de la période
antérieure à cet événement ont été détruits. Ce qui ne nous donne pas un
large éventail de documents. Mais je préfère m’en assurer. Au cas où, tu
vois, l’un de ces livres serait passé entre les mailles du filet.
Je désigne du menton l’ouvrage qu’il tient.
– Qu’est-ce que c’est ?
Iollan lit le titre sur la couverture.
– Annales des guerres justes du peuple torga.
– Ça l’air passionnant ! Pendant que tu te cultives, je vais jeter un coup
d’œil aux autres bouquins.
Iollan approuve sans vraiment m’écouter, déjà plongé dans sa lecture.
Je fouine quelques minutes entre les piles mal rangées et tombe sur une
reliure tape-à-l’œil, avec des nervures dorées et des lettres calligraphiées.
Contes et légendes de Bâl’Shanta
Je le sors de son étagère en soupirant et vais m’asseoir sur une chaise
près d’une lanterne. Avec un peu de chance, je tomberai sur un truc
pertinent.
Je feuillette quelques instants ce livre illustré avant de m’arrêter sur l’un
des contes : « La Reine aux mille pouvoirs ».
Je le lis en diagonale. Il s’agit d’une femme élevée par des créatures
enchanteresses, là pour sauver le monde et rétablir la paix entre les nations.
Ça parle de guerre, de sang, de boyaux et autres réjouissances, et même
d’un lac magique doté de la parole. Je ne peux néanmoins pas connaître la
suite, car des pages ont été arrachées.
Je me frotte les yeux et j’arrête de lire. J’ai beau feuilleter l’ouvrage, on
n’y parle nulle part de gens qui voyagent à travers les mondes. Je repose le
volume sur la table et me tourne vers Iollan.
– Tu as trouvé quelque chose ?
Il émerge de derrière une étagère, avec dans la main le même bouquin
qu’il consultait plus tôt.
– Non. Comme je le pensais, on ne traite ici que de la période post-
invasion. Et toi ?
Je secoue la tête.
– Rien non plus. Je me suis dit que ça pourrait être intéressant de
fouiller dans un livre de légendes, mais je n’ai rien trouvé de pertinent.
Nous passons l’après-midi à chercher, mais au bout de plusieurs heures
infructueuses, nous sommes forcés d’abdiquer.
– Et maintenant ? je demande à Iollan.
Il me sourit d’un air machiavélique.
– Maintenant, on passe aux choses sérieuses.

*
* *

Deux jours plus tard…


J’ouvre la bouche et jette un regard atterré à Iollan.
– Non, non et non ! C’est une très mauvaise idée. Que dis-je, c’est la
pire idée que tu aies jamais eue !
Il me sourit, des vêtements masculins sur l’avant-bras.
– Qu’est-ce que t’en sais ? On ne se connaît pas depuis si longtemps que
ça…
– Là n’est pas la question ! Qu’est-ce qu’on va faire si quelqu’un
s’aperçoit de la supercherie ?
– Tu seras certainement fouettée pour avoir pris l’apparence d’un soldat.
– Et tu ne trouves pas que c’est une assez bonne raison pour chercher
une autre solution ?
– Écoute, Lomé. C’était ça ou te faire passer pour Jassine. Et comme
mon ancienne petite amie trouverait étrange qu’on parle de notre escapade
dans la ville basse, en n’y ayant jamais pris part, je pense que le plus sage
est de te déguiser en soldat. Mais si tu préfères rester ici pendant que je vais
parler à Yarel, libre à toi de retourner dans ta chambre…
Je jure et me saisis des vêtements d’un geste rageur.
– Je ne sais même pas comment on enfile ces machins !
Il me prend les pièces de cuir des mains en riant.
– Retire ta tunique.
J’en reste comme deux ronds de flan.
– Excuse-moi ? Je crois que j’ai mal compris, tu peux répéter ?
– Retire ta tunique, répète-t-il avec beaucoup de sérieux.
– Écoute, Iollan. Je t’aime bien, et tout et tout… Mais je ne suis pas
d’humeur à me déshabiller devant toi !
Il se penche à mon oreille et me murmure, d’une voix espiègle :
– Pourtant on peut dire que cette perspective ne te dérangeait pas tant
que ça la dernière fois qu’on était sur mon lit.
J’essaie de le frapper mais il fait un bond en arrière en riant.
– Bon, tu obtempères, ou je dois te renvoyer dans ta chambre ?
– C’est vil, comme chantage, vraiment. Tu me le paieras un jour, je te le
garantis.
Il ferme la bouche pour retenir un éclat de rire. Je souffle bruyamment
et passe la robe en tissu fluide par-dessus ma tête. Dieu soit loué, je ne suis
pas totalement nue dessous. Ma poitrine est bandée et je porte toujours une
sorte de minishort en toile. Ce qui ne m’empêche pas de me sentir
complètement désarmée.
– Satisfait, Ton Altesse ?
Le saligaud a l’œil brillant.
– Plus que je ne saurais le dire.
Il attrape un genre de pantalon de toile noire et me fait signe de l’enfiler.
Je me dépêche de le revêtir. Pourtant, une petite partie de moi jubile : ma
part d’ombre sans doute, qui prend un plaisir inavouable à se retrouver nue
sous un regard inquisiteur. C’est follement excitant, sans doute parce que
celui qui regarde est aussi celui que j’aime.
Je me gifle intérieurement.
– Et maintenant ? Je fais comment pour le refermer, ton truc ?
Il se met à genoux devant moi, attrape une ficelle et rassemble les deux
pans du pantalon, avec toujours ce petit sourire satisfait sur les lèvres. Je
sens ses doigts tièdes contre la peau de mon bas-ventre, et de toutes
nouvelles sensations parcourent mon corps, accélérant ma respiration.
– Tout va comme tu veux ? me demande-t-il du bout des lèvres.
Je surjoue la froideur.
– Tais-toi et dépêche-toi.
Il rit sous cape et finit de lacer mon pantalon. Il serre la ficelle pour que
le vêtement ne soit pas trop lâche et se redresse, visiblement satisfait. Je
croise les bras sur ma poitrine toujours découverte et attends qu’il continue
son œuvre.
Il saisit un chemisier noir, qu’il m’aide à enfiler en laissant traîner ses
doigts sur ma peau réceptive. Ce sale pervers est en train d’en profiter au
maximum. Et le pire, c’est que j’aime ça.
Il prend ensuite une sorte de plastron en cuir noir et l’ouvre sur le côté.
Il le fait passer sur mon flanc droit et le lasse sur le côté opposé. La pièce de
cuir est normalement faite pour un homme et n’épouse pas mes formes. Au
contraire, elle les cache.
Iollan recule et m’examine d’un œil expert.
– Parfait, murmure-t-il.
Il fait ensuite apparaître une paire de bottes en cuir, noires également,
montant jusqu’au mollet. Je les enfile en m’étonnant qu’il ait pu trouver des
vêtements de soldat à ma taille. Quand je lui en fais la réflexion, il me
demande avec ironie s’il n’y a pas de nains chez nous. Je lui réponds par un
claquement désapprobateur de la langue.
– Relève-toi, on va te mettre la spalière.
– La quoi ?
Il dégaine une pièce en métal arrondie et la fixe sur mon épaule gauche.
– Tu es droitière ?
J’acquiesce.
– Et toi ?
Il attache fermement la spalière à mon épaule et vérifie qu’elle ne bouge
pas en tirant dessus.
– Je suis ambidextre. Je me sers autant de ma main gauche que de ma
droite. Ce qui est fort utile au combat.
Je ne peux m’empêcher d’être impressionnée.
– Comment ça se fait ?
Il prend une autre pièce de métal, similaire à la première, si ce n’est
qu’elle est plus petite, et l’attache autour de mon biceps, puis continue ainsi
jusqu’à mon poignet.
– Quand j’étais tout petit, je me suis cassé le poignet gauche en
combattant. J’étais gaucher. Salina n’a pas eu pitié de moi et m’a obligé à
apprendre à me servir de ma main droite. Ça m’a demandé plusieurs années
d’entraînement, mais maintenant je suis aussi à l’aise avec la gauche
qu’avec la droite.
Il termine de protéger mon bras gauche et passe directement à mes
jambes.
Je m’étonne.
– Tu ne protèges pas mon bras droit ?
– Non. Les soldats de la garde royale privilégient l’agilité sur la
protection. Tu as besoin d’être maîtresse de tes mouvements quand tu
combats. Le côté dont tu ne te sers pas tient habituellement le bouclier.
C’est celui qui est protégé car il est le plus vulnérable. Celui qui manie
l’épée, le côté droit dans ton cas, doit être le moins chargé possible, pour
que tu puisses t’en servir sans être gênée.
J’acquiesce pendant qu’il noue des pièces en métal autour de mes
cuisses.
– Comme tu as pu le constater, tes chausses sont déjà pourvues d’une
plaque de métal au niveau des mollets. On n’a donc pas besoin d’en ajouter
à ce niveau-là.
Il se redresse et m’examine à nouveau.
Il sourit et me tapote la tête.
– Un vrai petit soldat ! Tu sais que tu es drôlement attirante dans cet
accoutrement ?
Je lève les yeux au ciel, même si je ne peux m’empêcher d’apprécier le
compliment.
– Je me sens encombrée, là-dedans. Je ne sais même pas comment je
vais réussir à marcher. J’ai l’impression d’avoir pris vingt kilos.
Il secoue la tête.
– Tu ne cesses donc jamais de te plaindre ?
Je l’embrasse furtivement sur la bouche.
– Nenni, Ton Altesse. C’est ma plus grande qualité.
Il rit et passe derrière moi.
– Bon. Que va-t-on bien pouvoir faire de ça ? se demande-t-il en
attrapant à pleine main ma chevelure indomptable.
Je hausse une épaule, la droite, pour être précise. Normal, c’est la moins
chargée.
– Tu n’as qu’à les couper. Ça me fera de l’entretien en moins.
–Hors de question, gronde-t-il. On va trouver une autre solution.
Je retiens un rire.
– Tu es sûr ? Celle-ci serait pourtant la plus sage.
Pour être honnête, je n’ai aucune envie qu’il me coupe les cheveux.
C’est ce que je préfère chez moi. Mais comme, visiblement, il en est de
même pour lui, j’apprécie de le faire marcher, juste un peu.
Il semble réfléchir un instant, puis plonge ses doigts dans ma tignasse,
au niveau de mon crâne. Cette sensation est tellement agréable que je ferme
les yeux et gémis de plaisir intérieurement.
– J’ai une idée.
Il commence à me trifouiller les cheveux et je mets un moment à
comprendre qu’il est en train de les tresser. J’écarquille les yeux.
– Ne me dis pas que, parmi tes nombreux talents, tu as aussi celui d’être
passé maître dans l’art de coiffer ?
Il ricane.
– Si. Je te signale que j’ai également les cheveux longs. Il faut savoir se
coiffer correctement quand on porte un casque. C’est indispensable.
Je ne relève pas, trop concentrée sur ses doigts dans mes cheveux pour
vraiment écouter ce qu’il dit.
Il met dix minutes au moins à terminer son ouvrage. Les dix plus belles
minutes de ma vie.
– Voilà, c’est bon.
– Iollan, il faut que je me voie.
– Pourquoi ? Tu n’as pas confiance en mes talents de coiffeur ? me
demande-t-il en retenant un sourire.
Je fais une moue dubitative.
– Pas vraiment. Tu n’aurais pas un miroir ?
Il feint d’être blessé. Il attrape une psyché qui reposait sur une
commode et la place devant moi. J’en ai le souffle coupé.
Iollan est un génie de la coiffure. Sans rire. Il a réussi à rassembler mon
imposante chevelure en un chignon sophistiqué. Trois nattes africaines
commencent à la naissance de mes cheveux et se séparent, une sur le haut
de ma tête et une de chaque côté, pour rejoindre le chignon tressé enroulé
sur lui-même.
– Iollan ! C’est superbe ! Tu ferais un malheur, sur Terre !
– Je sais, je sais. On me le dit régulièrement.
Je n’ai même pas la présence d’esprit de relever son ironie. Cette
coiffure est fantastique. Digne d’une mariée.
– Pourquoi tu ne laisses pas mes cheveux détachés ? Ça ne serait pas
choquant. Cassio et toi les avez longs, et ça ne semble gêner personne.
– J’y ai pensé. Mais il faut que tu ressembles le plus possible à un
homme. Le mieux est de faire croire que tu as les cheveux courts.
Il se retourne et attrape un heaume qui gisait sur un fauteuil. Il le passe
sur ma tête et l’ajuste sur ma nuque. Je me regarde attentivement dans la
psyché.
Le casque ressemble beaucoup à une protection spartiate. Il ne laisse
apparaître que mes yeux et mon menton. Ce qui est déjà trop, d’après moi.
– Iollan, ça ne marchera pas. Regarde-moi : on remarque
immédiatement que je ne suis pas un homme.
Il brandit un filet en acier devant mon nez, fier de lui.
– C’est pour cette raison que nous allons te passer ça ! m’annonce-t-il
avec un grand sourire.
Il attache le filet de chaque côté de mon heaume, cachant même mes
yeux. J’arrive quand même à voir à travers les mailles.
Le prince attache ensuite une lourde épée à mon côté droit, puis recule,
pour observer l’ensemble.
– Bien malin celui qui devinera que se cache une magnifique jeune
esclave là-dessous.
Je souris.
– Donc tu me trouves magnifique ?
Il chasse la question, l’air de rien.
– C’est possible. Bon, essaie de faire quelques pas.
Je grimace. C’est là que les choses vont se corser. L’armure entière doit
bien peser cinq kilos, et je me sens prisonnière à l’intérieur, autant que si je
portais des fers.
Je fais un pas en avant et me fige, surprise de me retrouver tout à coup
libre de mes mouvements. C’est vrai que je sens un poids supplémentaire
sur moi, mais mes gestes sont fluides et l’armure ne m’entrave nullement.
Je fais quelques pas de plus derrière Iollan, fascinée de me mouvoir
avec une telle facilité.
– C’est parfait. Je ne sens presque plus l’armure !
Il rit.
– C’est ce qui fait la force de la garde royale. L’armure des soldats a été
bien étudiée. Elle a été conçue pour qu’on l’oublie rapidement.
Je triture le filet qui cache mon visage.
– Et ça ? On ne va pas se demander pourquoi je porte un grillage ?
– Non. Certains soldats préfèrent garder l’anonymat. C’est courant, de
voir des gardes porter cet attirail. Et c’est surtout autorisé. Donc pas de
souci de ce côté-là. Par contre, quand tu marches, ne regarde jamais tes
pieds. Tu avances la tête haute, le regard rivé devant toi. Le torse bombé,
voilà, comme ça. Les épaules en arrière, la main sur le pommeau de ton
épée. Ouais, c’est pas mal. Bon, c’est vrai que tu es petit, pour un soldat de
l’armée, mais ce n’est pas non plus inhabituel. Chez nous, tant que tu sais te
battre, on t’accepte tel que tu es, que tu sois de petite taille ou que tu sois un
géant.
– Sauf que je ne sais pas me battre.
Il me fait un clin d’œil.
– Alors, prie pour que personne ne m’attaque et que tu ne sois pas
obligée de me défendre. Maintenant, suis-moi. Garde le silence, sois le plus
mystérieux possible. Inaccessible. Tu n’attireras pas l’attention.
Je consens à respecter ses recommandations, de moins en moins
convaincue que ce travestissement soit une bonne idée.
Nous sortons de la pièce et nous dirigeons vers la sortie du palais. Je
fais ce que m’a conseillé Iollan. Je reste silencieuse et garde les yeux fixés
sur un point imaginaire, loin devant moi. Je marche le plus souplement
possible et, même si je ne peux pas me voir, je pense que je remplis assez
bien mon rôle.
Nous arrivons dans la salle du trône et je manque me transformer en
statue de sel quand j’aperçois une silhouette assise sur l’immense siège en
pierre volcanique.
Je comprends immédiatement de qui il s’agit.
C’est le roi, Ashta Hal’Kan.
– 40 –

Iollan aussi a l’air surpris. Même s’il ne le montre pas, je vois les
muscles de son dos se crisper, et sa démarche, jusque-là assurée, s’altère un
peu.
Le roi est nonchalamment assis sur son trône, écoutant un conseiller
gloser de paysans et d’agriculture. Mais il ne lui prête qu’une oreille
lointaine. Son Altesse a les yeux rivés sur nous. Laena est là aussi. Elle se
tient debout à côté de son père, attentive à l’exposé du conseiller.
C’est la première fois que je vois le roi. Il a les cheveux noirs, comme
son fils, mais coupés court. Il porte une armure similaire à celle que j’ai
revêtue mais la sienne semble dix fois plus lourde et imposante. Une cape
rouge tombe en cascade depuis ses épaules et recouvre le siège noir sur
lequel il est assis.
Ashta nous fixe avec un demi-sourire sur les lèvres, les yeux
étincelants. Il me fait tellement peur que je suis à deux doigts de faire demi-
tour.
Iollan, pourtant, n’hésite pas une seconde. Il se dirige vers son père d’un
pas assuré, et je le suis, non sans mauvaise grâce. Ashta fait signe à son
conseiller de la boucler, et ce dernier s’écarte en baissant la tête.
Le prince s’incline respectueusement quand il se retrouve devant son
père, et je me redresse de toute ma hauteur, plantant un poing sur mon cœur.
Heureusement que Iollan m’a dit comment agir. Le roi ne m’adresse
même pas un regard. Il observe son fils avec une expression que je n’arrive
pas à déchiffrer.
– Père. Je ne savais pas que tu étais là. Le royaume se porte-t-il bien ?
Ashta lui sourit.
– Très bien. J’étais justement en train d’écouter l’ennuyeux compte
rendu de Linan sur la productivité de nos terres. Ta visite est une distraction
bienvenue. Où donc partais-tu si prestement ?
La voix de Iollan ne flanche pas quand il reprend la parole.
– J’allais rendre visite au général. J’ai des questions à lui poser sur
l’organisation de la garde royale. Je pensais qu’il serait intéressant de faire
venir plus de soldats la journée et…
– Peu m’importe. Vaque donc à tes occupations. Laena et moi
continuerons à gérer les affaires pénibles mais incontournables pendant que
tu batifoleras dans les champs avec je ne sais qui.
La phrase a été prononcée sur un ton léger, mais je vois Iollan se tendre
comme un arc.
– Avec tout le respect que je te dois, Altesse, si tu me permettais de
m’immiscer un peu plus dans ces affaires, peut-être pourrais-je un jour
régner avec autant de sagesse que tu le fais. Et je passerais moins de temps
à batifoler, comme tu te plais à le dire.
Le roi tapote la main de Laena, qui regarde son frère avec mépris, un
sourire aux lèvres.
– Inutile, mon fils. Ta sœur et moi nous débrouillons très bien tout seuls.
Tu peux disposer.
Le prince, le regard noir, s’incline avec raideur et fait demi-tour. Je
l’imite, glacée par la scène, et le suis hors du palais.
Il monte sur Ysla avec souplesse et je regarde l’étalon qu’on me
présente avec appréhension. Comment vais-je me hisser sur cette montagne
de muscles ? J’ai fait de l’équitation, il y a fort longtemps, mais je dois
admettre que c’était sous la contrainte, même si je n’étais pas trop
mauvaise.
J’inspire profondément et saisis les rênes de l’équidé. Celui-ci renâcle
un peu mais reste immobile. Je pose mon pied gauche sur l’étrier et me
hisse sur l’animal à la force de mes jambes. Je passe la droite par-dessus la
selle et me voilà confortablement assise sur son dos.
Je souris et me tourne vers Iollan. Finalement, ce n’était pas si
compliqué…
Je perds immédiatement ma bonne humeur quand je remarque son air
sombre. Il talonne Ysla et je me vois contrainte de l’imiter si je ne veux pas
le perdre de vue. Heureusement pour moi, mon laïmo semble me
comprendre et bondit à son tour.
Lancée au galop, je n’ai pas le loisir d’examiner la ville. Nous
traversons rapidement Saïgan. Tous les Torgas s’écartent sur notre passage
en échangeant des regards éberlués.
Alors que nous filons sur la route qui mène au sommet, profitant de ce
qu’il n’y ait personne autour de nous, je me mets à crier :
– Iollan ! Attends !
Le prince a comme un électrochoc. Il sursaute et tire sur ses rênes.
Je positionne ma monture contre les flancs de la jument et pose une
main sur l’épaule du prince.
– Iollan… ça va ?
Il garde les yeux baissés un moment, les joues rougies. Puis il me
regarde et je peux voir une vive détresse dans ses prunelles noires.
– Je… je suis désolé, me dit-il avec un air perdu.
On dirait presque un petit garçon, à ce moment précis. Il me fait
tellement de peine que j’en ai la gorge nouée. Alors que nous passons
devant un groupe de paysans, je lui murmure :
– Tu peux me parler, Iollan. Tu sais que je ne te jugerai jamais.
– Je… c’est…
Il se tait un instant pour rassembler ses idées.
– Je sais que tu ne me jugeras pas, Lomé. Je sais que, parmi toutes les
personnes qui m’entourent, tu es certainement l’une des seules à pouvoir
me comprendre. Si tu veux tout savoir, je me sens tellement stupide que je
voudrais disparaître.
Ses paroles me fendent le cœur.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Parce que, tout au fond de moi, il y a encore ce petit garçon qui attend
avec appréhension que son père le regarde avec approbation. Pourtant, je
sais. Je sais que je ne devrais plus espérer quoi que ce soit venant de cet
homme. Mais c’est plus fort que moi. Parfois, je rêve qu’il me félicite. Qu’il
me prend dans ses bras. Mais ce sont des choses qu’il n’a faites qu’avec
Laena. Pour ma part, je n’ai eu droit qu’au mépris et à la rancœur.
– Mais pourquoi te déteste-t-il autant ?
Il médite ma question quelques secondes.
– Je suis trop semblable à ma mère.
Je n’ose pas lui demander ce qu’il veut dire par là, et nous continuons
notre chemin en silence.

*
* *
La ville basse est en tout point similaire à un village médiéval. Rien à
voir avec les maisons de la ville haute. Celles-là sont bien plus modestes.
Plus rustiques. Et, loin de la chaleur étouffante du volcan, la température a
nettement baissé. Nos montures pataugent dans la neige sale, et un nuage de
vapeur s’échappe de leurs naseaux quand elles expirent.
Je frissonne, saisie par la différence de température.
Non loin de la ville, la cheminée principale recrache son flot de lave
sans discontinuer, diffusant une lueur rougeâtre sur l’horizon.
Nous pénétrons dans la cité et je prends garde de ne pas paraître trop
curieuse. Nous croisons un nombre considérable de soldats habillés de la
même façon que moi et tous saluent le prince en portant le poing à leur
cœur. Iollan leur répond en hochant la tête.
C’est visiblement jour de marché, aujourd’hui. Nous passons près
d’innombrables étalages colorés, montés sous des étoffes chatoyantes
tendues au-dessus de nos têtes. On se croirait dans un souk marocain, la
neige en plus. Je rêve de m’arrêter pour fureter entre les stands, mais je me
force à rester immobile et à regarder droit devant moi.
Les conversations animées de la foule se changent en murmures sur
notre passage, mais le prince garde les yeux fixés droit devant.
– Nous allons pénétrer dans le quartier des soldats, me chuchote Iollan.
Surtout, ne retire jamais le filet, peu importe la raison. D’accord ?
J’acquiesce discrètement.
Nous longeons un mur de pierre hérissé de pointes sur une centaine de
mètres, puis passons de l’autre côté au travers d’un portail. Les soldats qui
le gardent nous laissent passer en faisant le salut habituel.
Iollan descend de cheval avec grâce, et je l’imite, beaucoup moins
subtilement. Je manque même trébucher. Je me rattrape au dernier moment
à la crinière de l’étalon, qui, ayant certainement pitié de moi, a la bonne
idée de rester immobile.
Après avoir vérifié que personne ne m’a vue, je tends les rênes à un
écuyer et suis Iollan dans le dédale de maisons de pierre et de torchis.
Un groupe de soldats est rassemblé près d’une grande bâtisse, située au
milieu du camp, et tous s’écartent en nous voyant arriver.
L’un d’entre eux se précipite à l’intérieur de la chaumière et, quelques
secondes plus tard, un colosse en sort, suivi du soldat qui a annoncé notre
arrivée.
Ça me fait un choc quand je le vois. Le Torga doit faire deux mètres
vingt et peser cent cinquante kilos de muscles. Il porte une armure plus
sophistiquée que la mienne et beaucoup plus lourde, si j’en crois le nombre
de pièces qui la composent.
Il a un visage sérieux, sombre, je dirais même. Des traits harmonieux et
des yeux encore plus noirs que ceux de Iollan.
Il s’incline et salue à la manière des soldats.
– Altesse. Je ne pensais pas avoir l’honneur de recevoir ta visite
aujourd’hui.
Sa voix me fait sursauter. Elle est rocailleuse, si grave qu’elle ferait
presque trembler le sol. Je sens presque immédiatement une grande crainte
mêlée de respect m’envahir.
Iollan, qui n’est pourtant pas petit, est obligé de lever la tête pour le
regarder.
– Yarel ! Mon ami. Je suis heureux de te voir. Je suis venu quérir des
nouvelles de nos braves soldats.
Le général hoche la tête et fait signe au prince de le suivre à l’intérieur.
Ce dernier se retourne et, d’un signe du menton, m’ordonne d’entrer
également, pour mon plus grand plaisir. Je n’avais pas envie de rester
dehors au milieu de ces géants.
Yarel referme la porte derrière nous et me suit du regard. Je sens qu’il
attend des explications – pourquoi ce soldat suit-il le prince ?
Iollan pose une main sur mon épaule.
– Ce jeune soldat a été affecté à ma protection. Il doit me suivre partout
où je vais, ordre du roi lui-même.
Yarel ne dit rien pendant un moment, et j’ai peur qu’il me demande de
décliner mon identité, mais finalement il se désintéresse de ma personne et
va s’asseoir dans un fauteuil. Il invite le prince à faire de même et je recule
dans un coin de la pièce, les mains jointes devant moi, le plus immobile
possible.
– Qu’as-tu besoin de savoir, Altesse ? J’ai avec moi les registres des
nouveaux venus ainsi que celui des sanctions appliquées dernièrement. Il y
a aussi de l’amélioration à l’entraînement, et le niveau au combat des
soldats a nettement progressé. Nous allons vers le mieux.
– Bien, très bien, dit Iollan, qui cherche visiblement une transition.
Je joue nerveusement avec mon bracelet, attendant qu’il trouve sur quoi
rebondir.
– En parlant d’amélioration, j’ai vu ta mère il y a deux jours. Ça m’a
réchauffé le cœur. Nous bavardions depuis quelques minutes quand elle
s’est mise à me parler de mon enfance. Sais-tu qu’elle me racontait des
histoires fascinantes quand j’étais petit ?
Yarel fait visiblement des efforts surhumains pour paraître intéressé. Cet
échange a l’air à des années-lumière de ses sujets de conversation préférés.
Il semble surpris. Certainement parce que Iollan n’a pas l’habitude de lui
parler de choses aussi légères.
– Vraiment ? J’en suis ravi.
Le prince reprend :
– L’une d’elles parlait d’une Voyageuse. Elle m’a dit que c’était toi qui
la lui avais rapportée, est-ce vrai ?
Le général se raidit immédiatement au mot « Voyageuse ». Il est sur ses
gardes, à présent, et je ne comprends pas pourquoi.
Il fixe Iollan avec l’air de vouloir le transpercer de ses yeux, mais son
interlocuteur ne baisse pas le regard. Il attend patiemment que le général lui
réponde.
– C’est la vérité.
Je devine avec frustration qu’il n’en dira pas plus.
– Pour être franc, général, reprend Iollan, je ne suis pas venu ici pour
parler techniques de combat. J’aimerais en apprendre davantage sur cette
histoire. Voudrais-tu me dire ce que tu sais ?
Mais il est fou ! Pourquoi l’interroger aussi frontalement ?
Yarel ne me laisse pas le temps de revenir de ma surprise. Il lance un
regard méfiant à Iollan.
– Avec tout mon respect, Altesse, je ne suis pas aussi bon conteur que
ma mère, et surtout je ne suis pas là pour ça. Pourrais-je savoir en quoi cette
légende t’intéresse ?
Le prince ne se laisse pas intimider. Il rebondit aussitôt :
– Donc c’est une légende ?
Le général ne répond pas. Il se contente d’acquiescer après avoir
respecté un silence considérable.
– Pourquoi ne pas me dire ce que tu sais, dans ce cas ? Tu n’as rien à
perdre et tout à y gagner.
Yarel se redresse lentement, dominant le prince de toute sa hauteur.
– Serait-ce une menace, Altesse ?
Je suis tellement surprise par le ton sourd du général que j’en lâche mon
bracelet. Je le regarde avec horreur rouler jusqu’aux pieds du géant. Celui-
ci se baisse et le ramasse, le regard médusé. Ses doigts se mettent à
trembler.
Il lève les yeux vers moi et serre la mâchoire.
La suite se passe à une telle vitesse que je n’ai pas le temps de
comprendre ce qu’il m’arrive. Le général fond sur moi avec une rapidité
sidérante pour un homme de sa corpulence. Il m’attrape par le poignet,
glisse son autre main sous mon casque et l’envoie valdinguer à l’autre bout
de la pièce.
Je pousse un cri de surprise et tire sur mon bras, sans réussir à me
dégager. Je suis foutue. Il a vu mon visage. Il a vu que j’étais une femme. Et
il doit se douter que je ne suis pas une Torga. Je suis bonne pour le peloton
d’exécution.
Quelqu’un dégaine son épée derrière Yarel et la voix hargneuse de
Iollan s’élève, implacable :
– Lâche-la, ou je n’hésiterai pas à te passer ma lame entre les
omoplates.
Mais le géant ne me tient déjà plus. Il a même fait un pas en arrière,
comme si le contact de ma peau l’avait brûlé. Il me regarde intensément, la
bouche ouverte, les yeux exorbités. J’ai l’impression qu’il voit un fantôme.
Effrayée, j’essaie de me faufiler derrière Iollan, mais le colosse fait
barrage.
Il lève une main hésitante dans ma direction et caresse délicatement ma
joue droite. Je ne peux même pas m’y soustraire, étant déjà acculée contre
le mur.
– Catrina, murmure-t-il, la voix brisée.
Je me fige.
– Qu… qu’est-ce que vous avez dit ?
M’entendre parler semble le faire redescendre sur terre. Moi, je me
demande encore pourquoi il a prononcé ce prénom. Ce prénom qui me
hante depuis ma naissance.
– Tu n’es pas Catrina, reprend-il, toujours sonné. Tu es sa fille.
J’ai l’impression de recevoir un uppercut. Tout mon sang déserte mon
visage et mes poumons se vident de tout leur air.
Catrina n’est pas un prénom banal pour moi. C’est celui de ma mère.
Cet homme l’a connue. Ce qui ne peut vouloir dire qu’une chose : la
Voyageuse dont parle la légende était bien réelle. C’était ma mère.
Sous le choc, mes yeux se révulsent, la force me quitte, et je m’écroule
dans les bras de ce Torga qui détient entre ses mains la clé de mon
existence.
– 41 –

Je ne reste pas inconsciente bien longtemps, quelques minutes tout au


plus. Ce sont des éclats de voix qui me ramènent à la réalité.
Je suis allongée sur un canapé, et Iollan se tient devant moi, l’épée à la
main. Le général essaie visiblement de se frayer un chemin jusqu’à moi,
mais le prince ne le laisse pas passer.
– Je peux savoir ce que tu lui veux ? Explique-moi pourquoi elle a fait
ce malaise ? Qui est Catrina ? Tu as intérêt à me rendre des comptes au plus
vite, Yarel. Je ne vais pas supporter cette insubordination éternellement.
Je me redresse, encore faible, et lève une main vers Iollan. J’attrape son
épée et le force à baisser sa garde.
Le prince me lance un regard sauvage. Apparemment, il n’est pas prêt à
m’écouter. Je l’ai rarement vu aussi en colère. Il semble sur le point de
pourfendre le général.
– Iollan, non !
Je me remets sur mes jambes tremblantes et le saisis par les avant-bras,
suppliante.
– Ne lui fais pas de mal ! Il a connu ma mère ! Ma mère est la Catrina
dont il a parlé. Si tu le tues, on ne pourra jamais savoir comment elle a
réussi à retourner sur Terre !
Iollan plisse les yeux. Yarel a les mains levées en signe d’apaisement et
les yeux rivés sur moi, ce qui me met relativement mal à l’aise.
– Il sait à présent que tu es une Voyageuse, Lomé ! reprend le prince.
On ne peut pas prendre le risque qu’il te dénonce au roi.
Je titube et réussis à me placer entre les deux Torgas. J’écarte les bras et
regarde l’homme que j’aime dans les yeux. Je sais que ce n’est pas très
prudent de se mettre dos à son ennemi, mais je suis presque sûre qu’il n’en
est pas un.
– Iollan, je t’en prie, rengaine ton arme. Il faut que je sache.
Le prince hésite encore un instant, puis replace lentement son épée dans
son fourreau. Il garde néanmoins la main sur le pommeau en fusillant Yarel
du regard. Le message est clair : un seul faux pas, et il y passe.
Je me tourne vers le général.
– Raconte-moi tout, s’il te plaît. Y en a-t-il d’autres comme nous ?
Comment as-tu connu ma mère ?
Il me regarde intensément sans réagir, puis me fait signe de m’asseoir.
Trop heureuse qu’il accepte de discuter, je me précipite dans le fauteuil.
Yarel prend place en face de moi, et Iollan se positionne derrière lui, prêt à
intervenir. Il a toujours cet air belliqueux sur le visage et j’en suis touchée.
Je comprends à quel point il tient à moi et ce qu’il est prêt à faire pour me
protéger.
– Je ne peux pas te dire s’il y en a d’autres comme toi. Je n’en sais rien
du tout. Quand elle a quitté Saïgan, ta mère était la seule Voyageuse connue.
J’écarquille les yeux.
– Elle a vécu ici ? Dans cette même ville ?
Il acquiesce.
– J’étais un jeune homme lorsque je l’ai rencontrée. J’étais déjà membre
de la garde royale de Sa Majesté, et cette nuit-là j’étais en faction dans les
rues de Saïgan. J’arpentais la ville de long en large pour m’assurer que tout
était en ordre quand une jeune femme s’est pratiquement jetée sous les
sabots de mon laïmo.
Il marque une courte pause, le temps de rassembler ses souvenirs.
– J’ai tout de suite compris qu’elle était différente. Elle n’était pas une
Torga, ça, c’était sûr. Et elle n’avait rien à voir avec une Fille de Tân. En
tant que serviteur de Sa Majesté, j’aurais immédiatement dû la faire
prisonnière et la ramener au palais pour la présenter au roi. Mais quand elle
a levé les yeux vers moi… j’ai compris que ce n’était pas la bonne chose à
faire. Je suis descendu de ma monture et j’ai essayé de lui poser des
questions sur son identité. Elle était bouleversée et ses paroles étaient
complètement incohérentes. Je l’ai rassurée comme j’ai pu et l’ai
convaincue de me suivre. Je pense qu’elle a vu qu’elle pouvait me faire
confiance, parce qu’elle n’a pas hésité longtemps.
Il secoue la tête, l’ombre d’un sourire sur les lèvres.
– Je l’ai cachée pendant de nombreux mois dans une cabane que j’avais
construite et dont j’étais le seul à connaître l’existence. Elle se trouvait dans
les bois qui environnent le volcan. J’allais la rejoindre tous les soirs et je
l’écoutais avec ébahissement me parler de l’endroit d’où elle venait. Je
savais qu’elle me cachait des choses, des choses que je ne pouvais pas
comprendre, mais j’appréciais sa compagnie. Elle est vite devenue comme
une petite sœur pour moi. Un jour, je l’ai déguisée en jeune Torga et nous
nous sommes rendus à la grande bibliothèque de Saïgan. Nous avons fouillé
dans les livres et les parchemins durant de nombreuses heures, à la
recherche d’informations sur les Voyageurs, et dans un premier temps, nous
n’avons rien trouvé. Nous commencions à perdre espoir quand nous
sommes tombés sur quelque chose. Dans un vieux grimoire poussiéreux qui
consignait tout ce que nous savions sur Sombreter et ses habitants, il était
relaté que les dragons qui y vivaient possédaient la clé des portes menant à
d’autres mondes. Nous n’avons pas trouvé d’autres informations, mais nous
étions déjà excités d’avoir fait une telle trouvaille.
Son regard se perd dans le vague, et il se tait quelques instants. Moi, je
suis suspendue à ses lèvres, à deux doigts de le secouer pour qu’il reprenne
son récit.
– Et puis il y a eu l’incident, reprend-il d’une voix sombre. On a
découvert sa présence par accident, alors que j’étais en poste à Saïgan. Le
roi, et je ne sais toujours pas comment, a compris qu’elle était une
Voyageuse et l’a fait emprisonner. J’étais désemparé. La sentence était
irrévocable : elle serait mise à mort le lendemain même. J’étais le seul à
savoir pourquoi. Le roi n’avait pas révélé qu’elle était venue d’un autre
monde. Il ne voulait pas laisser penser que des êtres pouvaient résister à
l’Emprise.
– Et alors ? Que s’est-il passé ?
– Je ne pouvais pas laisser Catrina mourir. Je l’avais protégée comme
une petite sœur et je ne me serais jamais pardonné d’être resté passif. Alors
j’ai enfilé mon uniforme de soldat, et le même filet que tu portais tout à
l’heure, et je me suis rendu au palais. J’ai réussi à libérer ta mère en la
faisant passer pour morte, grâce au poison d’une fleur rare qu’on ne trouve
que sur Tân.
La fuite du lobsto qu’Haslen m’avait rapportée me revient en mémoire
et je murmure :
– La sève du menteur.
Yarel opine du chef.
– Celle-là même. J’en avais récolté une bonne dose lors de mes
excursions sur le continent, et sa mort n’a paru suspecte à personne. Je l’ai
évacuée de sa cellule, prétendant que j’allais la jeter dans une crevasse de
lave. Mais dès que nous avons été hors de vue, je l’ai portée, encore
inconsciente, jusque chez moi, et l’ai cachée durant quelques jours, le temps
qu’elle se remette.
Donc le père de Iollan a essayé de tuer ma mère. Le prince aussi doit
penser la même chose, parce que ça fait un moment qu’il ne regarde plus le
général avec l’envie de l’étriper. Il a même l’air honteux.
Je lui souris pour le rassurer. Il n’est en rien responsable de ce qu’il
s’est passé.
– Catrina s’est cachée dans les montagnes de la chaîne Latispe pendant
de nombreuses semaines, mais nous avons vite compris qu’elle ne serait
jamais en sécurité à Bâl’Shanta. Je ne pouvais pas l’accompagner moi-
même jusqu’à Sombreter, mais j’avais la possibilité de payer grassement
des mercenaires qui se feraient une joie de la suivre jusqu’en enfer s’il le
fallait.
Il regarde ses mains jointes, absorbé dans ses souvenirs.
– Nous nous sommes dit au revoir un matin enneigé. Je l’ai regardée
s’éloigner avec la dizaine de Torgas que j’avais payés pour la protéger. Je
ne l’ai plus jamais revue après ça.
Il regarde de nouveau vers moi et plonge ses yeux dans les miens.
– Tu es la réponse à toutes mes questions, jeune Lomé. Aujourd’hui, je
sais qu’elle a réussi à rentrer chez elle. Et je sais qu’elle a vécu assez
longtemps pour te mettre au monde. Au moins aura-t-elle un peu goûté au
bonheur et à une vie paisible.
Je m’étonne :
– Comment sais-tu qu’elle est morte ? Je ne crois pas te l’avoir dit.
Il a un sourire triste.
– Tu ne me poserais pas toutes ces questions si ça n’était pas le cas.
Iollan s’avance et vient poser ses mains sur mes épaules.
– Et maintenant, général, que vas-tu faire ? Tu sais que Lomé est une
Voyageuse. Tu pourrais la faire condamner. Pouvons-nous compter sur ta
discrétion ? Tu sembles avoir beaucoup aimé la mère de Lomé. Est-ce que
tu sauras garder son secret ?
Pour la première fois depuis que nous parlons, le regard de Yarel se
durcit. Il se lève et fait face au prince, la mine grave.
– Et toi, Altesse, pourrait-on savoir pourquoi tu protèges une
Voyageuse, à l’insu de ton père et en faisant fi des lois de notre monde ?
Iollan n’a pas une hésitation.
– Parce que je l’aime.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, et je lève vers lui des yeux
stupéfaits. Je reste muette. Iollan ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. Mais là
il n’hésite pas à mettre sa vie en péril en avouant son amour interdit devant
un Torga. J’en ai les larmes aux yeux.
Les muscles des mâchoires du général tressautent, et les deux Torgas se
toisent un moment en silence. Je décide de me lever pour briser la glace et
prends la main de Iollan dans la mienne. Il la serre avec délicatesse mais
fermeté. Je sais qu’il ne me laissera jamais tomber.
Le général finit par baisser les yeux pour me regarder.
– Tu dois partir, jeune Lomé. Tu n’es pas en sécurité, ici.
– Yarel, général, pour l’instant, il n’est pas question que je parte. Je ne
quitterai pas le prince. J’aime aussi Iollan et je ne l’abandonnerai pas.
Yarel s’apprête à répliquer quand on frappe vigoureusement à la porte.
Je ne perds pas de temps. J’attrape aussitôt mon casque et l’enfonce sur ma
tête. Je me relève et me précipite dans le coin de la pièce où je me trouvais
un peu plus tôt. Iollan s’assoit dans le fauteuil et le général va ouvrir en me
faisant signe de ne pas bouger.
Un soldat entre, visiblement affolé.
– Général ! Il y a eu un incident !
– Quoi donc ? Parle !
– C’est Mangâd, général ! Il était en poste au palais. Il a été surpris avec
une Fille de Tân… Il… ils sont actuellement dans les prisons du palais.
Je sens mon sang se glacer. Le jeune soldat a la voix qui tremble quand
il continue :
– Ils seront exécutés demain, à la première heure.
– 42 –

Je reste figée, que dis-je, pétrifiée sur place.


Ce n’est pas possible. Pas Mangâd. Pas Oriana ! Il faut faire quelque
chose !
Je vais m’avancer vers Yarel quand je me souviens que je ne suis pas
censée bouger ni parler. Si on apprend que je suis une femme, une esclave
par-dessus le marché, je risque de rejoindre mes amis en prison.
Yarel reste calme, et son expression, indéchiffrable.
– Merci, soldat. Tu peux retourner à tes occupations.
Le garde salue et sort en refermant la porte derrière lui. Aussitôt que
nous sommes seuls, je jette mon casque au sol et me rue sur le général. Je
l’attrape par le bras et le regarde, suppliante.
– Il faut les sortir de là !
Il me lance un regard désolé. Avant qu’il ne me dise ce que je n’ai pas
envie d’entendre, je me tourne vers Iollan, toujours assis dans le fauteuil. Il
a la tête dans les mains, l’air de réfléchir sérieusement à la question.
– On ne peut rien faire, déclare Yarel. Ils sont condamnés.
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais le prince me coupe l’herbe sous
le pied.
– Bien sûr que si, on peut faire quelque chose.
Je me retourne, pleine d’espoir.
Iollan se lève et se campe devant le général.
– Tu as toi-même délivré Catrina des prisons du palais. As-tu encore des
décoctions de cette fleur ?
Yarel s’assombrit :

– C’est une très mauvaise idée. Le roi va forcément se douter de


quelque chose. On ne peut pas faire croire qu’ils sont morts tous les deux en
même temps, inopinément.
Une idée surgit de mon cerveau en ébullition.
– Ils ne se douteront de rien. Pas si on dévoile à Sa Majesté une partie
de la vérité.
– Comment ça ? me demande Iollan.
– On va empoisonner Oriana et Mangâd. Mais on va le laisser savoir.
Au lieu de faire croire à une mort accidentelle, on persuade le roi qu’ils ont
préféré se donner la mort ensemble plutôt que de périr sur ordre de ton père.
Ça passera comme… comme une lettre à la poste !
Les deux compères en restent complètement cois :
– Comme quoi ?
– Je veux dire par là qu’ils n’auront aucun soupçon. On n’aura plus qu’à
les évacuer en faisant croire qu’on va faire disparaître les corps.
Les deux hommes demeurent silencieux, réfléchissant à mon plan.
Iollan finit par hocher la tête et ramasse le heaume qui gisait sur le sol en le
regardant intensément.
– Je pense que c’est faisable. Et je sais déjà comment on va procéder.

*
* *
Je rajuste ma tenue en inspirant profondément. Je me répète
inlassablement que tout va bien se passer. La méthode Coué a déjà fait ses
preuves. Le heaume que je porte cache la totalité de mon visage. Il en est de
même pour Iollan.
Alors que nous descendons l’escalier ténébreux qui mène aux cachots,
je me penche vers lui et lui murmure :
– Merci de m’avoir laissée participer. Je serais devenue folle si tu
m’avais mise à l’écart.
– Je sais. Maintenant, tais-toi. Si on entend ta voix de femme, on peut
dire au revoir à notre plan lumineux. Et à notre vie, par la même occasion.
J’acquiesce, le regard rivé devant moi. Je tâte ma hanche, vérifiant pour
la vingtième fois que les fioles – le poison donné par Yarel – cachées dans
les replis de mon vêtement s’y trouvent toujours.
– On approche, murmure Iollan. À partir de maintenant, plus un mot. Tu
me laisses parler, et surtout tu fais exactement ce que je t’ai dit.
Je déglutis. C’est là que les choses vont se corser.
Nous débouchons sur la galerie qui abrite les cavités rocheuses servant
de cellules. Le silence qui y règne est irréel. Je peux m’entendre respirer.
Pourtant je sais que chaque geôle est occupée. Et il y en a une vingtaine.
Deux gardes nous barrent le passage avant que nous puissions avancer
davantage.
– Halte ! Que venez-vous faire ici ? demande l’un d’eux, sur un ton
péremptoire.
Iollan ne perd pas son sang-froid.
– Nous sommes la relève. Vous êtes en poste depuis déjà une demi-
journée. Allez vous reposer, on va vous remplacer. Ordre royal.
Le prince reste volontairement vague sur la provenance de l’ordre et je
ne peux m’empêcher d’admirer son ingéniosité.
Je m’attends à ce que les gardes opposent une certaine résistance, mais
ils se contentent de soupirer.
– Pas trop tôt ! maugrée le plus corpulent. J’ai une envie pressante
depuis le début de ma garde. J’ai cru que vous ne viendriez jamais !
– Et moi, je vais aller me reposer un peu, déclare l’autre. Savoir que
Mangâd est là-dedans, condamné à mourir par le fouet de Sharak, ça me
rend malade.
Son collègue lui lance un regard mauvais.
– Tu ferais mieux de garder tes pensées pour toi, Louel. Un jour, ça va
t’attirer des ennuis.
Et ils s’éloignent en échangeant des propos houleux.
Nous attendons cinq minutes, le temps que leurs voix s’éteignent. Puis
Iollan me fait signe.
– Vas-y. Je fais le guet. Si quelqu’un approche, je siffle un coup.
Je hoche la tête et me précipite vers les cellules. Je descends les deux
marches qui mènent à la galerie et m’arrête, indécise.
– Mangâd ? j’appelle doucement. Oriana ?
Personne ne me répond. J’ai l’impression que ce calme n’est que
passager et qu’il en faudrait très peu pour le briser.
Alors que je passe devant une cellule, une cavité creusée à même la
roche avec des barreaux enchâssés dans l’ouverture, je vois du coin de l’œil
quelque chose bouger. Prudente, je m’approche lentement.
Lorsque mes yeux se sont habitués aux ténèbres, je peux apercevoir une
forme recroquevillée dans le fond, une jeune femme rousse, la tête dans ses
bras, les genoux relevés.
Je regarde autour de moi, vérifiant qu’aucun prisonnier ne nous observe,
et m’approche en catimini de la grille. Je prends les barreaux entre mes
mains et appelle doucement :
– Oriana ?
La jeune femme sursaute et relève la tête. Elle a les joues baignées de
larmes. Elle semble faire un effort pour me voir.
– Qui est-ce ? demande-t-elle d’une toute petite voix. C’est déjà
l’heure ?
Sa question me déchire la poitrine.
– Oriana, approche, dis-je en lui faisant signe de s’avancer vers moi.
Je déguise ma voix pour qu’elle soit le plus masculine possible. Je ne
veux pas prendre le risque qu’on la reconnaisse.
La jeune femme semble hésiter, puis se lève enfin. Elle s’approche
lentement des barreaux. J’attends qu’elle soit assez près et je soulève
brièvement mon filet pour qu’elle puisse entrevoir mon visage.
Ses yeux s’ouvrent démesurément et des larmes se remettent à couler le
long de ses joues. Elle se précipite sur moi et passe ses mains à travers les
tiges de métal pour me serrer dans ses bras.
– Lomé, Lomé ! murmure-t-elle entre deux sanglots. J’ai tellement peur,
Lomé ! Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas que Mangâd meure à cause de
moi !
Je lui caresse les cheveux en priant pour que personne ne l’ait entendue
murmurer mon prénom.
– Chut, Oriana. Ne prononce plus mon prénom. Tu ne vas pas mourir,
Orie. Iollan et moi, on est venus vous sauver.
Elle recule, de l’espoir plein les yeux.
– Comment ça ?
Je lui souris et fouille dans mes vêtements pour en sortir une fiole.
– Bois ça.
Elle prend le flacon dans ses mains et le retourne dans tous les sens.
– Qu’est-ce que c’est ?
– De la sève du menteur.
Elle le lâche presque. Elle me regarde avec ahurissement.
– Où l’as-tu trouvée ? Cette fleur ne pousse que sur Tân !
– Orie, plus tard, les questions ! Dépêche-toi d’avaler ça. Je dois aussi
en faire boire à Mangâd.
– Je ne sais pas, Lo… Je ne sais pas. Il paraît qu’on souffre atrocement
avant de tomber dans le coma. Je ne sais pas si j’en suis capable…
Je lui lance un regard sévère.
– C’est ça ou le fouet. Que préfères-tu ?
Je vois ses épaules s’affaisser. Je pose une main sur son bras et radoucis
mon ton.
– C’est un mauvais moment à passer, certes. Mais à la fin tu seras
toujours vivante.
Elle hoche la tête et ouvre le flacon. Elle le porte à ses lèvres en
tremblant et en avale le contenu. Elle me rend la fiole. Je fouille dans mes
habits et en sors une éprouvette vide.
– Tiens, prends ça avec toi. C’est imprégné d’un poison mortel. Il faut
qu’on sache de quoi vous êtes morts et surtout qu’on n’ait pas de doute.
Elle prend le tube en verre et va s’asseoir contre le mur.
Je n’attends pas de voir les effets du poison agir. Je lui souris pour la
rassurer et cherche Mangâd. Je ne tarde pas à le trouver. Il est adossé contre
le mur d’une cellule dans le fond de la galerie, les yeux dans le vague.
Quand je m’arrête devant les barreaux, il lève la tête. Il ne dit rien mais son
regard est éloquent. S’il pouvait me tuer avec ses yeux, il le ferait.
– Approche, je murmure.
Lui n’hésite pas une seconde. Il s’avance vers moi d’une démarche
assurée, puis, quand il est assez près, il passe sa main à travers les montants
de métal et me saisit à la gorge. Je suis tellement surprise que j’en lâche la
fiole de sève du menteur, qui va rouler sur le sol un peu plus loin.
Je me mets vite à suffoquer.
Le Torga se penche vers moi, les yeux étincelants, les mâchoires
contractées.
– Alors ? Qu’est-ce que tu veux ? Me narguer ? Tu vois ce que ça fait,
d’être à la merci des autres ?
Je n’arrive pas à respirer ni à parler. J’aimerais dire à cet imbécile qui je
suis, mais ma trachée est bloquée.
J’ai néanmoins l’heureux réflexe de relever mon filet pour laisser
apparaître mon visage rougi par la suffocation.
Mangâd perd son air haineux et me lâche immédiatement. Je m’effondre
sur le sol en respirant bruyamment.
– Lomé ?! s’exclame-t-il, éberlué. Mais qu’est-ce que tu fais là ?!
Je le fusille du regard, ce qui est bien inutile, puisqu’il ne peut pas voir
mes yeux.
– Tais-toi, pauvre couillon ! Tu vas me faire prendre ! Je suis venue
vous libérer, qu’est-ce que tu crois ?
Je me relève avec difficulté et cherche le flacon du regard. Je le ramasse
et me tourne vers lui au moment où un gémissement lugubre retentit. Les
poils se dressent sur mes bras et je comprends immédiatement qu’il s’agit
d’Oriana. Mangâd aussi reconnaît sa voix. Une lueur de pure panique brille
dans ses yeux, et il saisit vivement les barreaux, angoissé.
– Oriana ? Oriana !! se met-il à hurler à tue-tête pour faire écho aux cris
de douleur de sa bien-aimée.
Affolée, je le saisis par les avant-bras.
– Mangâd ! je chuchote. Mangâd, je t’en prie, tais-toi !
Mais il ne m’écoute pas. Il est tellement obnubilé par la souffrance
d’Oriana que c’est comme si je n’existais plus.
Je perds mon sang-froid et le gifle puissamment, tout en ayant la
présence d’esprit de reculer prestement juste après. Le coup semble le faire
redescendre sur terre. Il me toise avec fureur, se retenant, visiblement, de
m’insulter.
– Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Je l’attrape par le col, de plus en plus en colère. Il est tellement surpris
par mon geste qu’il n’essaie pas de se libérer ni de prendre l’avantage sur
moi.
– Je lui ai sauvé la vie, pauvre tache ! Maintenant, avale ça avant qu’une
garnison complète ne débarque !
Les gémissements d’Oriana se font de plus en plus faibles, et Mangâd
s’en rend compte. Je le vois blêmir.
– Elle… elle va s’en sortir ?
Je le lâche et colle le flacon dans sa main.
– Fais-moi confiance ! C’est le seul moyen de vous sauver. Allez, bois !
Il hésite quelques secondes, puis vide la fiole d’une traite. Il me la rend
et plante son regard dans le mien.
– Je te fais confiance, Lomé. Tu m’as déjà sauvé la vie une fois. Je sais
que tu es capable de recommencer.
Je me détourne de lui et marmonne entre mes dents :
– Ouais, mais que ça ne devienne pas une habitude.
Je vais partir quand je me rappelle que je dois aussi lui donner une
éprouvette de poison mortel. Je lui tends l’éprouvette en terre cuite et lui
fais le même topo qu’à Oriana. Des gouttes de sueur perlent sur son front, et
je décampe, ne souhaitant pas assister au spectacle qui va suivre.
Je rejoins Iollan, qui attend toujours à l’entrée de la galerie, et lui fais
signe que c’est bon. Il prend acte et me lance :
– On va passer à la partie compliquée.
Un grognement sourd retentit dans le fond du tunnel. Je me contracte en
imaginant ce que Mangâd est en train de vivre. Je n’entends plus Oriana.
Elle doit déjà être dans le coma.
Le prince inspire profondément.
– À moi la garde ! tonne-t-il à pleins poumons.
Il se tourne vers moi.
– À partir de maintenant, soit ils marchent, soit nous sommes
démasqués. C’est le hasard qui va jouer pour nous.
Il fixe son regard vers la sortie alors qu’une cavalcade se fait entendre
dans les couloirs.
– Espérons qu’il nous soit favorable, murmure-t-il.
– 43 –

Une dizaine de soldats émergent de la galerie et je retiens mon souffle.


Mon Dieu, faites qu’ils ne nous reconnaissent pas…
Iollan n’attend pas qu’on lui pose des questions. Il montre les cellules
du doigt et dit d’une voix déguisée :
– Les deux condamnés sont en train de convulser !
Il n’en faut pas plus aux soldats pour se précipiter dans la prison. Iollan
et moi échangeons un regard.
– Maintenant ! murmure-t-il.
Et nous fuyons dans l’autre sens, comme si nous avions le diable aux
trousses. Les gardes sont trop occupés à batailler avec les clés des cellules
pour nous prêter la moindre attention. Nous courons jusqu’à la sortie de la
galerie et, dès que nous trouvons un endroit sûr, nous nous débarrassons de
nos vêtements pour nous retrouver dans nos tenues de prince et d’esclave
habituelles.
Nous nous mettons à marcher d’un pas tranquille jusqu’à nos chambres.
Je suis Iollan de près, la tête baissée, les yeux rivés sur mes pieds. Nous
croisons de nombreux nobles, qui saluent respectueusement le prince et me
lancent des regards intrigués. C’est vrai que je ne suis pas encore apparue la
tête découverte depuis mon arrivée ici.
Iollan me raccompagne jusqu’à ma chambre. Nous nous arrêtons devant
la porte et je le regarde avec anxiété.
– Et maintenant ?
Il caresse ma joue avec tendresse.
– Tout est arrangé. Yarel a fait préparer un attelage et payé des hommes
et leur silence. Ils emmèneront Oriana et Mangâd dans les montagnes de la
chaîne Latispe. Là, personne ne pourra les retrouver. De toute façon, tout le
monde les croira morts.
J’acquiesce et l’embrasse furtivement. Je sais que c’est dangereux de
faire ça au beau milieu d’un couloir, mais je suis tellement soulagée d’avoir
réussi que je ne peux pas m’en empêcher.
Nous nous quittons sur cette note positive et je pénètre dans ma
chambre, le cœur léger. Taïna m’attend à l’intérieur, son éternelle
expression de mécontentement sur le visage.
Son regard est lourd de reproches quand elle me voit revenir si joyeuse.
– On peut savoir où tu étais ?
– Non, dis-je sans me départir de ma bonne humeur.
Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas sa face de grincheuse qui va me
contaminer. Je suis bien trop heureuse d’avoir pu sauver Mangâd et Oriana.
Je m’allonge sur le lit en soupirant. Si tout se passe comme prévu, mes
deux amis seront loin quand ils émergeront. Très loin et surtout en sécurité.
De cette pensée en naît une autre : et moi, quand le serai-je ?

*
* *
Deux jours plus tard, je frappe doucement à la porte de la chambre de
Iollan. Un « Entrez ! » sonore m’invite à y pénétrer, ce que je fais.
– Altesse, dis-je avec espièglerie. Que puis-je faire pour toi aujour…
Je lève la tête et les mots meurent dans ma gorge quand je me rends
compte que Iollan n’est pas seul. Oh, ça non.
Jassine est assise dans un fauteuil, une tasse fumante à la main, et me
regarde avec l’air de celle qui a été interrompue.
Je fais une révérence, mortifiée d’avoir parlé sans prudence. Mon Dieu,
et si j’avais dit quelque chose de pire ? Comme « Hey, salut, mon amour,
besoin d’un câlin ? » J’aurais été obligée de tuer la pauvre fille pour être
sûre qu’elle garde le silence. Je tente un :
– Je devrais peut-être repasser un peu plus tard…
Je déteste l’idée de le laisser seul avec elle.
Le prince m’interrompt :
– Non, reste. La chambre a bien besoin d’être rangée. Tu n’as qu’à faire
comme si nous n’étions pas là.
Jassine me dévisage d’un œil inquisiteur.
– Qui est-ce ? Une esclave ?
Ses yeux s’agrandissent.
– Oooooh, je vois. C’est la fameuse Fille de Tân que tu as sauvée de
l’arène. J’ai entendu parler de cette histoire.
La riche héritière se lève et se dirige vers moi, l’air hautain. Elle
m’attrape par le menton et plante ses doigts en des points stratégiques de
ma mâchoire pour me faire ouvrir la bouche. Forcée d’obtempérer, je la
regarde examiner mes dents avec l’envie presque irrépressible de la mordre.
Je sens le feu me monter aux joues, l’humiliation me laisse sans voix. Mais
elle ne s’arrête pas là. Semblant satisfaite de ce qu’elle voit, Jassine lâche
ma mâchoire et se met à pincer mes hanches. Là, c’en est trop.
Je la fusille du regard et vais lui dire de garder ses mains pour elle
quand Iollan pose la sienne sur mon bras et me fait passer derrière lui.
– Ça suffit, Jassine. Laisse-la tranquille.
La Torga se met à rire.
– Toi et ton cœur tendre ! Tu n’as jamais supporté qu’on traite ces êtres
comme les animaux qu’ils sont. Enfin bref. C’est vrai qu’elle est
intéressante. Elle a une dentition saine et n’est ni trop grosse ni trop maigre.
C’est une bonne acquisition, même si je n’aurais pas risqué ma vie pour la
sauver.
Elle contourne Iollan pour se retrouver en face de moi.
– Dis-moi, esclave, pourquoi as-tu été condamnée à être exécutée durant
les Jeux ? Qu’avais-tu fait ?
Oh, elle veut savoir la vérité ? Je vais me faire un plaisir de la lui
révéler. Je prends un air innocent.
– J’ai humilié la princesse Laena et je lui ai dit d’aller ramasser les
déjections de ses smartaks, vu qu’elle ne semblait bonne qu’à ça.
Je vois Jassine passer par toutes les couleurs possibles et je dois dire
que j’en tire beaucoup de satisfaction. Elle se tourne vers le prince, dont le
visage est défiguré par la colère.
– Iollan ! Comment peux-tu tolérer une telle insolence de la part d’une
esclave ? Si j’étais toi, je…
– Mais tu n’es pas moi, la coupe brutalement le prince. Tu as voulu
savoir pourquoi elle avait été condamnée, et elle t’a répondu. Fin de
l’histoire. Lomé ?
– Oui, ton Altesse ?
Iollan a l’air de se retenir pour ne pas me virer de sa chambre à coups de
pied aux fesses.
– Tu as raison. Reviens plus tard. Je dois régler quelque chose avec
Jassine, qui ne regarde que nous.
S’il voulait me blesser, c’est réussi. Je fais une brève révérence et quitte
la pièce sans un regard en arrière.
Je marche furieusement vers ma chambre.
Oriana me manque terriblement. J’aimerais pouvoir lui parler, lui hurler
ma frustration. Elle était la seule amie véritable que j’aie jamais eue, et je
sais que je pouvais lui faire confiance, même si je ne lui ai jamais révélé ma
véritable nature, celle de Voyageuse. Je me demande où elle est en ce
moment. J’espère que Mangâd et elle sont en sécurité.
La colère refait immédiatement surface quand je pense à Iollan. Non,
mais quel goujat !
Je pousse un grognement et rentre dans ma chambre sans prendre la
peine de regarder où je vais.
Je claque la porte derrière moi, m’apprêtant à ensevelir Taïna sous des
propos calomnieux à l’égard du prince, même si elle s’en moque, quand
j’aperçois une silhouette, assise derrière la table.
Je lève la tête, pensant qu’il s’agit de ma compagne de chambre, et me
fige, sans voix. Ce n’est pas Taïna. Loin s’en faut. Je reste pétrifiée devant
le regard glacial du roi Ashta Hal’Kan.
– 44 –

Mon cœur se met à battre la chamade et il se passe bien cinq secondes


avant que je ne réagisse. Pendant ce temps, le roi me regarde avec un demi-
sourire sur les lèvres, mais pas le genre de sourire à vous mettre à l’aise.
Plutôt celui qui vous laisse à penser que vous êtes dans la mouise jusqu’au
cou.
Je déglutis et fais une profonde révérence, blanche comme un linge.
J’essaie de trouver quelque chose à dire pour gagner du temps.
– Majesté. Je suis honorée de ta présence ici. Je ne pensais pas qu’il
était possible que…
– Garde tes compliments, jeune esclave, réplique Ashta d’une voix
amusée. Nous en savons suffisamment l’un sur l’autre pour ne pas nous
égarer en mondanités.
J’acquiesce, de plus en plus ébranlée. Derrière mon royal visiteur, deux
soldats se tiennent contre le mur, une main sur leur épée. Taïna est assise
entre eux, le visage en sang.
Je sens mon estomac se retourner dans mon abdomen.
Je me redresse, en affichant une expression neutre.
– Que puis-je faire pour toi ?
Le roi tapote l’espace vide en face de lui.
– Juste discuter.
Ma nuque se raidit et je viens m’installer sur la chaise qu’il désigne.
Ashta s’adosse à son siège et me regarde, son léger sourire flottant toujours
sur ses lèvres.
– Dis-moi, jeune esclave, depuis quand couches-tu avec mon fils ?
Si j’étais blême auparavant, je suppose qu’en cet instant j’évoque avec
un parfait réalisme le crépi blanc de ma grand-mère, mémé Jeannette.
– Je ne couche pas avec le prince Iollan, majesté. Je ne sais pas ce qui te
fait penser cela, mais je peux te garantir que c’est la vérité.
Et je ne mens même pas. Iollan et moi n’avons pas dépassé le stade du
bécotage. Même si j’ai eu de plus en plus envie de franchir cette étape au fil
du temps.
– Oh, mais ce qui me fait penser cela, c’est d’abord qu’il t’a sauvée de
l’arène et ensuite le fait que, maintenant, il s’amuse à te déguiser en soldat
de la garde royale pour te balader impunément partout où l’envie lui en
prend.
Je dois faire une drôle de tête parce qu’il se met à rire.
– Comment ? Tu pensais que ça passerait inaperçu ? Que je ne me
douterais pas de quelque chose ? Eh bien, on dirait que mon fils et toi me
prenez vraiment pour le dernier des idiots.
Il s’approche de mon visage.
– Et je n’aime pas qu’on me prenne pour un idiot.
Je me mets à trembler. Je ne sais pas quoi dire pour réfuter ses
affirmations.
– Majesté, je peux t’assurer qu’il n’y a rien du tout entre le prince et
moi. S’il m’a déguisée, c’est parce qu’il pensait qu’on m’ennuierait si on
voyait mon apparence. Ce n’était absolument pas…
Il lève une main et je m’interromps, une boule dans la gorge. C’est cuit.
Je suis bonne pour finir comme Taïna, voire pour finir tout court.
Le roi reprend la parole après m’avoir examinée longuement.
– Je ne cherche pas à te coincer, jeune esclave. Je pense que toi et moi
avons tout à y gagner si nous faisons affaire.
– Je t’écoute.
– Je sais que mon fils t’a parlé de moi. Je sais qu’il a dit des choses sur
moi, certainement vraies, et cela me va très bien puisque je n’aurai pas à
perdre mon temps en explications. Je vais juste te proposer un marché.
Il plonge son regard noir dans le mien. Il ressemble tellement à son fils
et il est pourtant si différent que c’en est perturbant.
– Je sais que c’est vous qui avez donné cette fiole de poison mortel aux
deux prisonniers il y a deux jours. Je sais que c’étaient vous, les deux
soldats activement recherchés. Alors voilà ce que je te propose :
Ses yeux se durcissent :
– Témoigne contre mon fils.
Je me sens me décomposer.
– Pardon ?
– Tu m’as très bien compris, esclave. Je t’offre la vie et la possibilité de
vivre en paix ici, si tu dénonces Iollan. Tu diras qu’il t’a forcée à participer
et je t’épargnerai dans ma grande clémence.
Je peine à avaler ma salive tant la boule d’angoisse qui obstrue ma
gorge est imposante.
– Et Iollan ?
Le roi prend une expression d’indifférence totale.
– Il sera fouetté avec le fouet à crochets de Sharak.
Je me sens défaillir. Iollan a évoqué ce châtiment. Il consiste à donner
dix coups de fouet au criminel. Jusque-là, tout va plutôt bien, sauf que le
fouet en question se compose de plusieurs lanières de cuir complétées de
crochets en métal empoisonnés. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, le
criminel ne s’en sort pas.
Je me redresse lentement, nauséeuse mais déterminée.
– Je suis désolée, majesté, mais je ne vois pas du tout de quoi il s’agit.
Je n’ai jamais entendu parler d’une telle trahison envers la couronne. Je
pensais sincèrement que les hors-la-loi avaient réussi à se procurer ce
poison tout seuls. J’aimerais pouvoir t’aider, mais je suis dans l’incapacité
de le faire.
Ashta perd son sourire.
– Intéressant… Tu dois vraiment l’aimer pour te sacrifier de la sorte. Je
préfère être clair, esclave : si ce n’est pas toi qui le fais, je trouverai un autre
moyen de me débarrasser de lui. La seule différence, c’est qu’il te rejoindra
dans l’au-delà. Mais si tu fais ce que je te dis, tu n’auras pas à avoir peur.
Tu pourras vivre tranquille, sans craindre pour ta vie.
– Malheureusement, je respecte plus le prince que je ne te respecterai
jamais. Tu es un imposteur à mes yeux. Le seul Torga qui mérite de régner
sur ce monde, c’est le prince Iollan.
Les soldats se tendent et dégainent immédiatement leur épée. Le roi les
arrête d’une main avant qu’ils ne me pourfendent.
Je sens un frisson glacé me parcourir. Il s’en faudrait de peu… Je décide
quand même de pousser le bouchon.
– Et puis-je savoir, majesté, comment tu as su que j’étais le soldat
masqué derrière le prince lorsque nous sommes allés voir le général ? Et
qu’est-ce qui te fait penser que c’est moi qui ai donné le poison aux hors-la-
loi ?
Ashta prend un air triomphant. Il adresse un signe à l’un des soldats, qui
attrape Taïna par les cheveux et la traîne jusqu’à nous avant de la jeter à
mes pieds. Le roi pose une main sur la tête de ma colocataire et la caresse
comme on flatte un chien.
– Dis-lui, esclave. Dis-lui ce que tu m’as dit.
Taïna, qui d’habitude me regarde avec hargne, lève vers moi des yeux
suppliants. Elle a l’air profondément affligée.
– Je suis désolée, Lomé, murmure-t-elle. Je vous ai souvent entendues
parler, Oriana et toi. Je savais que vous ne me faisiez pas confiance, alors je
vous espionnais. Je savais tout ce que tu faisais dans le dos du roi. Ils m’ont
obligée… Pardonne-moi.
Je la dévisage avec mépris. Pourquoi ça ne m’étonne pas d’elle ?
Le Roi reprend la parole.
– C’est le témoignage d’un prisonnier qui m’a mis la puce à l’oreille. Il
a cru entendre le soldat Mangâd appeler quelqu’un. Il a cru entendre le
prénom « Lomé ». Je n’ai pas eu à enquêter longtemps : ton amie, ici
présente, s’est fait un plaisir de te dénoncer quand j’ai un peu insisté pour
en savoir davantage.
– Pourquoi me proposer de parler contre le prince puisque tu as le
témoignage tout prêt de cette esclave ?
Ashta a un rire amer.
– Figure-toi que j’y ai pensé. Mais il y a une loi stupide dans mon pays,
qui interdit d’incriminer un membre de la famille royale sans au moins deux
témoignages contre lui. J’en ai un, alors maintenant il me faut le tien pour
mettre Iollan hors d’état de nuire.
Je lui cracherais bien au visage, mais la présence des soldats derrière lui
m’en dissuade. Au lieu de ça, je croise les bras sur ma poitrine et le fixe
avec mépris.
– J’aurais adoré te venir en aide, majesté, mais je ne le peux pas. Je n’ai
jamais vu le prince faire quoi que ce soit de répréhensible. J’ai agi avec une
autre personne, dont je tairai le nom, pour empoisonner mes amis. Le prince
n’est pas au courant.
Ashta me scrute longuement, caressant sa barbe fournie d’un air absent.
– C’est drôle, me dit-il soudain, mais ton visage ne m’est pas inconnu.
Je suis sûr de l’avoir déjà vu quelque part…
J’essaie de ne pas me figer, et de ne pas retenir ma respiration. Si lui se
demande où il a déjà pu me voir, moi, je sais exactement pourquoi mes
traits lui sont familiers. Il y a de cela plus de vingt ans, il a condamné ma
mère à mort. Et comme nous nous ressemblons comme deux gouttes
d’eau… S’il se souvient, il comprendra que je suis une Voyageuse. Mon
sort pourrait être pire encore. Il pourrait me torturer pour tenter d’en savoir
plus, ou simplement pour le plaisir, avant de m’éliminer.
Le roi, après m’avoir longuement détaillée, fait un geste agacé de la
main.
– Enfin, peu importe. Soldats ? L’esclave a choisi. Amenez-la aux
cachots. Elle sera exécutée cet après-midi.
Une larme glisse sur ma joue tandis que les deux Torgas se jettent sur
moi et m’attrapent par les bras pour me traîner vers ma triste destinée.

*
* *
Il fait une chaleur suffocante dans ma cellule, pourtant je ne peux
m’empêcher de trembler comme une feuille. L’agitation qui m’envahit est
insoutenable, j’ai l’impression de me retrouver quelques semaines en
arrière, lorsque j’étais à Fasgârd, condamnée à être dévorée par Tângamor.
Sauf que, cette fois-ci, je ne vois pas comment Iollan pourrait me tirer
d’affaire. Ce que je sais, en revanche, c’est que ma mort va être lente et
douloureuse. Je pense brièvement à me tuer moi-même, mais franchement,
à part me fracasser le crâne contre le mur de pierre volcanique, je ne vois
pas comment je pourrais accélérer mon trépas.
Je me laisse glisser contre l’une des parois de ma prison en essayant de
retenir mes sanglots. Je ne regrette pas ma décision. Si c’était à refaire, je
n’hésiterais pas une seconde. Mais ça n’en est pas pour autant simple à
accepter. Je donnerais tout pour pouvoir me téléporter, pour pouvoir
m’enfuir et disparaître d’ici. En plus, je redoute plus que tout que Iollan ne
fasse une bêtise. Je ne sais pas quoi exactement, mais les paroles du roi me
travaillent. Il ne laissera jamais son fils en paix. Il finira par avoir sa peau,
d’une façon ou d’une autre.
J’ignore depuis combien de temps je suis là-dedans, à me morfondre,
quand des éclats de voix me font sursauter.
– Pousse-toi de là, soldat. Je viens voir la condamnée.
Oh, mon Dieu. C’est la voix de Iollan.
– Altesse, rétorque le garde, mal à l’aise, j’ai ordre de ne pas te laisser
passer. De ne laisser passer personne, d’ailleurs.
Il y a un silence.
– Éros, reprend la voix de l’homme que j’aime, tu te souviens du
service que je t’ai rendu, il y a quelques mois ? Tu m’as demandé à
plusieurs reprises ce que tu pouvais faire pour me remercier. J’ai toujours
refusé que tu te sentes redevable envers moi, mais aujourd’hui je te le
demande, d’homme à homme : laisse-moi passer. Je te jure que personne ne
le saura.
Le garde hésite un moment, puis soupire.
– Je t’accorde un moment, Iollan, dit-il, me surprenant par le ton
familier qu’il emploie pour parler au prince. Juste le temps qu’il te faut pour
lui dire au revoir.
Quelques secondes s’écoulent et une ombre immense s’étend soudain
sur le sol de ma cellule. Je lève le nez de mes orteils, l’air triste, même si
j’aimerais avoir une expression plus neutre.
– Tu ne devrais pas être ici, Iollan. Je n’ai pas fait tout ça pour que nous
soyons finalement exécutés ensemble cet après-midi. Cela ferait trop plaisir
à ton père.
Le prince attrape les barreaux avec ses deux mains et me lance un
regard désespéré.
– Je vais te sortir de là, Lomé. Ashta est venu me voir en prétendant
qu’il avait découvert qui était à l’origine de la « mort » de Mângad et
d’Oriana. Il a dit que tu avais tout organisé et que tu avais tout avoué.
Il reprend son souffle pour éviter de craquer.
– Pourquoi ? Pourquoi tu ne lui as pas dit la vérité ? J’ai essayé de le
convaincre que c’était ma faute, que j’étais le cerveau du complot, mais il
n’a rien voulu savoir. Il a dit qu’il préférait te voir mourir, toi, plutôt que
son propre fils.
J’évite son regard.
– Ça me paraît être une nouvelle plutôt positive.
Iollan frappe les barreaux de son poing.
– Tu ne comprends pas qu’il jubile à l’idée de me voir souffrir ? Qu’il a
compris que je t’aimais ? Que je ne supporterais pas de te voir mourir ?
– Va-t’en, Iollan. J’aimerais passer les dernières heures qui me restent à
faire le point sur ma vie, en paix. Tu ne fais qu’ajouter à la cruauté de la
situation.
Il garde le silence quelques secondes, puis reprend, d’une voix
radoucie :
– Je ne vais pas te laisser tomber, Lomé. Je t’aime et je ne pourrais pas
supporter que tu…
Sa voix se brise et il se tait à nouveau.
Je fais un effort surhumain et me relève. Il faut que je fasse ce que j’ai à
faire. Il le faut si je veux qu’il s’en aille et qu’il m’oublie. Ça m’arrache le
cœur mais je m’approche des barreaux et prends ma voix la plus
implacable.
– Tu ne comprends pas, Iollan ? Tout ça, c’est ta faute. TA faute ! Si je
ne t’avais pas rencontré, je serais encore en vie dans quelques heures ! Tu
auras causé ma mort ! Je te hais ! Je ne veux plus jamais te voir !
Des larmes coulent sur mes joues, et même si ce sont des larmes de
détresse, causée par la nécessité de lui dire des choses aussi affreuses, Iollan
doit les prendre pour une preuve de ma colère.
– Tu ne penses pas ce que tu dis…, murmure-t-il.
– J’en pense chaque mot. Tu es semblable à ton père ! Tu parles de lui
comme d’un homme cruel mais tu es pire ! Tu as mon sang sur tes mains !
Je te déteste. Va-t’en !
Le prince blêmit et ses épaules s’affaissent brièvement. Il fait volte-face
et s’éloigne vers la sortie. Je lâche un sanglot désespéré. J’aimerais
l’appeler, lui hurler que je n’ai fait ça que pour le protéger, mais je me
retiens.
Je m’effondre contre la paroi de ma cellule tandis que mes larmes
coulent doucement, laissant libre cours à mon chagrin.
– 45 –

Deux soldats me traînent jusque dans la salle du trône et m’obligent à


m’agenouiller devant la famille royale.
Iollan est présent, il me regarde avec un air impénétrable. Laena est là
elle aussi, pleine de haine, et le roi Ashta me fixe, avec son inimitable
sourire et son menton dans une main.
J’ai tellement peur que je ne suis pas sûre que je me serais tenue debout
si on ne m’avait pas forcée à m’agenouiller.
Un Torga s’approche, le regard impitoyable.
– Lomé, esclave de Son Altesse royale le prince Iollan Hal’Kan, tu as
été reconnue coupable de trahison envers ton roi et maître, Sa Majesté
Ashta Hal’Kan. La sentence requise est dix coups de fouet de Sharak.
Qu’on amène le bourreau !
Si je n’étais pas aussi abattue et terrifiée, je pense que je me mettrais à
supplier. Mais ma bouche reste obstinément fermée et mes yeux rivés sur
l’homme que j’aime.
J’essaie de lui faire comprendre ce que je ne peux lui dire à voix haute :
je suis tellement désolée.
Un Torga tenant un fouet immense, orné de crochets en métal
étincelants, approche. C’est là que la réalité me frappe. Je vais être mise à
mort. Je ne reverrai jamais les miens.
– Un instant !
Je lève brusquement la tête, surprise d’entendre la voix de Iollan. Il ne
m’a jamais paru aussi puissant.
– Comment sait-on que c’est vraiment elle qui a empoisonné les
traîtres ? Qu’avons-nous pour prouver sa culpabilité ? Le témoignage
bancal et apeuré d’une esclave ennemie ? J’en appelle au Tllär !

Un murmure étonné parcourt l’assemblée. Laena regarde son frère avec


tout le mépris du monde dans les yeux.
– Pauvre idiot ! Tout le monde sait que ce n’est pas possible ! Le Tllär
n’est applicable qu’aux criminels torgas. Tu…
– Assez ! tonne le roi. Laena, ce n’est pas à toi d’en décider. Je te
suggère donc de te taire. Iollan ? Es-tu vraiment sûr de vouloir faire cela ?
Le prince ne bouge même pas un cil.
– Je souhaite gouverner dans un royaume juste, empreint de respect et
de bonté, père. Je ne suis pas un lâche comme Laena. Je suis prêt à courir ce
risque.
Le roi observe son fils quelques instants, avec une expression
indéchiffrable.
– Eh bien, soit. J’autorise donc le prince Iollan Hal’Kan, mon fils, à
appliquer la loi du Tllär en faveur de cette jeune esclave.
Iollan hoche la tête et s’avance vers moi. Il retire sa chemise et la jette
en boule sur le sol. Quand il passe à côté de moi, toujours flanquée de deux
soldats, j’aimerais lui demander ce qu’il s’apprête à faire. Mais je n’ose pas
lui parler. Je ne veux pas le mettre en danger.
Il s’approche du mur et lève les bras en me tournant le dos. Un soldat se
précipite sur lui et l’attache à la chaîne qui m’était destinée. Les muscles de
son dos se bandent, tressaillent, mais il ne dit rien et se laisse faire.
C’est alors que je comprends : Iollan va subir la sentence à ma place. Il
va mourir sous les coups du fouet empoisonné.
Je perds toute ma raison et commence à me débattre en hurlant des
insanités. Le prince se retourne et me lance un regard furibond.
– Lomé ! Reste à ta place ! siffle-t-il en détachant chaque syllabe.
Les larmes jaillissent soudain de mes yeux et j’articule silencieusement
à son adresse :
– Ne fais pas ça.
Il se détourne et regarde à nouveau le mur. Le bourreau s’approche, son
fouet à la main, et le fait claquer au sol. Je sursaute, mais le prince
n’esquisse pas un mouvement. Quelqu’un se glisse à côté de moi et me
murmure à l’oreille :
– Vois, esclave. Vois ce que tu as fait.
Je me retourne pour découvrir le regard réprobateur de Jassine. Son
expression la défigure, elle souhaite clairement ma mort. Laquelle aurait dû
se produire, d’ailleurs.
Les larmes se mettent à ruisseler sur mes joues et je lâche dans un
murmure :
– Je n’ai jamais voulu cela.
Elle secoue la tête et s’éloigne, disparaissant dans l’une des galeries.
J’aimerais faire de même, ne jamais assister à cet horrible spectacle,
mais les soldats me maintiennent solidement ancrée au sol et je n’ai d’autre
choix que de regarder avec impuissance l’amour de ma vie se faire flageller
à mort.
Le bourreau, un Torga immense qui ne se distingue en rien des autres
soldats, si ce n’est qu’il porte une écharpe rouge, lève le bras et abat les
lanières du fouet sur le dos de Iollan.
Je sursaute et retiens un haut-le-cœur quand je vois les muscles de son
dos se contracter de douleur tandis que l’instrument de torture laisse une
profonde entaille entre ses omoplates. Il n’a pas proféré un son.
Je le vois enfoncer ses ongles dans ses paumes, il a la tête baissée et les
épaules raidies. Mais il tient bon et parvient à étouffer le cri qui semble
vouloir bondir de sa gorge.
Un deuxième coup s’abat sur lui, élargissant la première plaie.
Je ferme les yeux, laissant échapper des larmes de colère, de frustration
et de douleur. Pourquoi a-t-il pris cette décision ? Pourquoi ne pas avoir fait
profil bas ? Je souffre bien plus que si c’était moi qui recevais le fouet.
Au sixième coup, Iollan s’effondre. Ses muscles, déjà fébriles, se
mettent à trembler avec violence. Son dos n’est plus qu’une masse
ensanglantée parcourue de spasmes. Pourtant, le prince est toujours aussi
silencieux. Des gouttes de sueur se mêlent au sang qui coule sur sa peau,
mais nul cri, nul gémissement ne sort de sa bouche.
Il se relève péniblement.
J’aimerais tant le prendre dans mes bras, le soutenir durant cette terrible
épreuve, souffrir à sa place, mais je suis impuissante. Je suis fermement
maintenue sur place, astreinte à assister à ce spectacle morbide.
L’atmosphère est irrespirable. Pas une seule des personnes présentes ne
parle. L’unique son qu’on peut entendre aux alentours, c’est celui du fouet
qui claque, à un rythme lent mais régulier.
Je lève les yeux vers le roi et sa famille. Ashta est droit comme un i, le
visage neutre. Mais, derrière ce masque impassible, je discerne une
profonde satisfaction. Laena, elle, ne semble pas savoir comment réagir.
Elle se dandine d’une fesse sur l’autre, en jetant de fréquents coups d’œil
interrogateurs à son père.
Je ressens une haine viscérale pour ce personnage, une envie de meurtre
que je n’ai jamais ressentie pour personne. Je donnerais tout pour qu’il soit
à la place de son fils, pour qu’il soit en train de mourir à petit feu.
Au neuvième coup, le prince pousse un râle et s’affale de nouveau, à
présent complètement contre le mur, seulement soutenu par la chaîne qui le
retient captif. Je n’arrive pas à détacher mon regard de son dos. Son dos si
parfait, si bien dessiné, n’est maintenant qu’un amas de chairs sanguinolent.
Certains morceaux de peau ont été arrachés et une mare de sang compacte
s’étend à ses pieds.
Lorsque j’essaie de capter un signe de vie de lui, je me mets à paniquer.
Je ne vois plus sa tête se relever. Il est parfaitement immobile. Je me remets
à gesticuler, essayant de me libérer des gardes qui me tiennent prisonnière.
Il faut que je le prenne dans mes bras. Il faut que je l’empêche de recevoir
un coup de plus !
Malheureusement, les deux soldats m’agrippent fermement, et leur
poigne ne fait que se renforcer dès que je me débats.
Un sanglot mêlé de colère et de désespoir m’échappe. Le dixième coup
s’abat sur Iollan, puis c’est le silence.
J’attends, les yeux exorbités, qu’on vienne le libérer, mais personne ne
bouge. Le roi finit néanmoins par briser ce silence.
– Bien ! En temps normal, le criminel torga rescapé devrait, comme
vous le savez, être mis au service d’un membre de la haute société. Il
deviendrait un esclave, somme toute. Mais comme cette fille est déjà une
esclave, je propose de lui administrer un châtiment plus léger que celui reçu
par le prince. Nous verrons cela plus tard. Qui souhaite acquérir cette jeune
personne ?
Je ne sais pas pourquoi, mais nul ne semble vouloir de moi. À Fasgârd,
on se battait presque pour m’acheter. Aujourd’hui, on me cède
gracieusement, et tous les individus présents baissent la tête ou regardent
ailleurs en gardant le silence.
Le roi ne peut retenir un sourire.
– Puisqu’il en est ainsi, je condamne l’esclave à…
– Moi, je veux bien la prendre.
Je me retourne, des larmes plein les yeux, vers l’entrée de la salle du
trône. Je ne peux retenir un hoquet de soulagement quand je reconnais la
silhouette imposante de Yarel.
Ce dernier s’avance et se positionne devant le roi.
– Majesté, à compter de ce jour, cette esclave est mienne et je jure
qu’elle sera traitée comme elle le mérite.
Ashta perd son sourire et scrute son général avec suspicion. Il finit par
desserrer les mâchoires et, d’un signe de tête, consent à la demande de
Yarel.
Celui-ci s’incline et se dirige vers moi, le regard indéchiffrable. Il me
saisit par le bras et ordonne sans un mot aux soldats qui me tiennent de me
lâcher. Ceux-ci reculent aussitôt. Le général va s’éloigner avec moi quand
le roi reprend la parole.
– Un instant, général !
Le guerrier s’immobilise, puis se tourne pour faire face au serpent qui
gouverne ce monde.
– Je crois que vous avez oublié quelque chose, mon ami. Qu’on amène
le fer de la Honte !
Je sens les mains de Yarel se crisper sur mon biceps, le signal que
quelque chose va mal tourner.
Un soldat s’enfuit en courant et disparaît dans l’une des galeries. Je jette
un coup d’œil interrogateur à Yarel, puis me désintéresse rapidement de la
situation. Je reporte mon attention sur Iollan, et mon cœur se flétrit. Il
semble mort. Je n’arrive même pas à savoir s’il respire.
Je voudrais hurler mais je n’en ai même pas la force. S’il meurt, je n’y
survivrai pas.
Le général se penche soudain à mon oreille.
– Sois courageuse, Lomé, me chuchote-t-il. Ça ne va pas être agréable.
Il me force à m’agenouiller et adresse un signe de tête aux soldats qui
me tenaient quelques minutes plus tôt. L’un d’eux attrape mon bras droit et
me force à l’étendre contre le sol. Je suis penchée en avant, complètement
déboussolée, et j’assiste à cette scène comme si j’y étais extérieure. Le
deuxième soldat me maintient la main aplatie contre le sol, la paume
tournée vers le ciel. C’est alors que je remarque que l’autre soldat est
revenu, et pas bredouille : dans sa main droite se trouve une tige de fer au
bout arrondi chauffé à blanc.
Je cligne des yeux avant de comprendre. Je murmure, sonnée :
– Non…
Je commence à me débattre, mais Yarel me saisit par les épaules et me
maintient fermement.
Le soldat s’approche avec son instrument de torture. Je sens la chaleur
brûler ma peau alors que le bout de la tige métallique est à plus de dix
centimètres de moi. Je tire comme une forcenée sur mon membre
immobilisé, mais c’est inutile. Les Torgas sont bien trop forts.
– Arrête de te débattre, petite fille, me chuchote Yarel, d’une voix
compatissante. Si tu t’opposes à lui, le roi fera durer ton supplice.
Je relâche tous mes muscles en sanglotant. Iollan est en train de mourir
et je ne peux même pas être à ses côtés. Au lieu de ça, je vais être marquée
au fer rouge. Je suis fatiguée, tellement fatiguée. Je n’ai plus envie de me
battre.
Je ferme les yeux.
L’instant d’après, mes hurlements se répercutent dans toutes les
galeries, brisant le silence et la foi que j’avais en l’avenir.
– 46 –

Lorsque j’émerge, vraisemblablement quelques secondes plus tard, la


première chose qui me frappe, c’est l’intense douleur qui irradie au creux de
ma main. Comme si je tenais un charbon ardent dans ma paume. J’essaie de
la bouger, mais le moindre mouvement me fait un mal de chien.
Ma respiration est saccadée, et mon pouls erratique. Je sens que je ne
vais pas tarder à tourner de l’œil. Mais il ne faut pas que je m’évanouisse
une nouvelle fois. Il faut que je reste consciente.
Parce que Iollan a besoin de moi.
Je redresse la tête et me rends compte que je suis dans les bras de Yarel
et que nous nous dirigeons hors du palais.
Ça finit de me réveiller.
Je commence à me démener pour me remettre sur mes pieds. La douleur
m’aveugle et me donne la nausée. Je n’ai jamais eu aussi mal de toute ma
vie. Je préférerais mille fois être fouettée, battue ou maltraitée. Tout sauf
cette affreuse brûlure qui me tord les boyaux.
– Yarel…
Ma voix est faible, presque inaudible. Pourtant le général baisse les
yeux vers moi.
– Iollan… Qu’est-ce qu’ils vont faire de Iollan ?
– Ils vont le laisser attaché au mur plusieurs jours. En attendant de voir
s’il survit.
Je secoue la tête et le repousse de ma main valide.
– Non… non ! On ne peut pas l’abandonner là-bas ! Le roi… le roi ne le
laissera pas passer la nuit ! Il ne prendra pas ce risque ! Il va le faire
assassiner, il faut que nous le sauvions, tout de suite !
Le général me serre un peu plus fort contre lui. Ça me rend furieuse.
C’est à cause de lui si je souffre. Il n’a même pas empêché le roi de me faire
subir ce supplice atroce. Pire, il y a participé. Iollan n’aurait jamais fait ça.
Il aurait trouvé une solution pour l’empêcher.
Je commence à le frapper d’une main, en sanglotant.
– Lâche-moi ! Lâche-moi !
Le général me dépose brutalement sur le sol et m’attrape par les
épaules.
– Lomé ! Calme-toi ! Je fais ça pour te sauver. Nous ne pouvons rien
pour le prince. Pas pour l’instant. Le roi ne peut pas se permettre de le faire
assassiner devant la moitié de sa cour. Il le fera au beau milieu de la nuit,
quand il n’y aura plus de témoins. C’est à ce moment-là que nous devrons
agir.
J’écarquille les yeux, mes joues baignées de larmes, et demande, pleine
d’espoir :
– Donc tu acceptes de m’aider ? Tu acceptes de lui venir en aide ?
Son regard s’adoucit.
– Pour la fille de Catrina, je ferais n’importe quoi.
Il se redresse.
– Tu peux marcher ?
– Je… je crois.
Il pose une main dans mon dos et m’invite à le suivre. Nous sortons du
palais et nous éloignons sur le laïmo de Yarel.
Je jette un dernier regard par-dessus mon épaule. Le prince est toujours
là-bas. Enchaîné, affalé contre un mur froid, en train de lentement céder du
terrain à la mort. Et moi, je m’éloigne, le laissant à son triste sort.
*
* *
– Ouvre la main.
Je cligne des yeux, sortant de ma torpeur. Je suis assise dans un fauteuil,
dans les quartiers du général. Je tiens mon poignet d’une main, essayant de
me détacher de la douleur lancinante que je ressens dans l’autre.
Je lève les yeux pour regarder Yarel. Il est en train de remuer une
mixture dans un bol en terre cuite et je ne tente même pas de protester ou de
lui demander de quoi il s’agit.
J’ouvre lentement mes doigts et aperçois pour la première fois ma
blessure. J’étouffe un cri quand je constate l’ampleur des dégâts.
La chair est arrachée par endroits, rouge sang et calcinée. L’embout de
la tige de fer devait être en forme de spirale parce que la blessure a cette
apparence. Ma peau est à vif, cela va sans dire, et si j’ai le malheur de trop
tirer dessus, elle s’ouvre, puis du pus et du sang s’échappent des lésions.
J’ai tellement mal que j’ai le cœur au bord des lèvres.
Le général s’accroupit en face de moi et prend une bonne noix
d’onguent, qu’il commence à tartiner sur ma blessure. Il est très doux et
méticuleux.
Je le dévisage attentivement pour oublier ma douleur. Ses traits
m’apaisent. Ils me sont presque familiers, comme si je pouvais voir ma
mère à travers eux.
– Pourquoi ?
Le mot est sorti de ma bouche sans que je m’en rende compte. Il lève
des yeux interrogateurs vers moi.
– Pourquoi quoi ?
Je laisse de nouvelles larmes glisser sur mes joues, preuves de ce que je
ressens, autant émotionnellement que physiquement.
– Pourquoi me sauver ? Pourquoi prendre le risque de me venir en
aide ?
– Je te l’ai déjà dit : j’étais très attaché à ta mère, et tu lui ressembles
tellement… Je lui dois bien ça.
J’acquiesce, même si j’ai la sensation qu’il ne me dit pas tout.
– Comment va-t-on s’y prendre pour sauver Iollan ?
Il se relève souplement et me tend un verre en terre. Je bois le contenu
légèrement alcoolisé sans broncher, attendant qu’il me réponde.
– Pas « on ». Toi, tu restes là. Je m’occuperai du prince moi-même.
Je vais protester quand je sens la tête me tourner. Je cligne des yeux et
m’affale contre le dossier du fauteuil, complètement vidée. J’ai même du
mal à garder les yeux ouverts.
Je fais un effort surhumain et regarde Yarel. Il est en train de s’habiller.
– Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu m’as donné ?
Il se ceint d’une épée presque aussi grande que moi et baisse les yeux
dans ma direction.
– Ma mère est une herboriste reconnue dans la région. Elle m’a appris
tout ce qu’elle savait sur les plantes. Je t’ai donné un concentré qui va te
faire dormir quelque temps.
Oh, le fourbe !
J’essaie de me relever, mais je suis incapable de faire le moindre geste.
Mes paupières se ferment toutes seules, je sens un sommeil irrépressible
m’emporter.
Derrière le noir qui m’envahit, j’entends vaguement Yarel parler à
quelqu’un.
– Reste ici et protège-la au péril de ta vie.
– À vos ordres, général.
Puis je perds connaissance.

*
* *
Les rayons du soleil filtrent derrière mes paupières closes et chauffent
ma peau glacée. Mon corps tressaute et je mets un moment à comprendre
que je suis allongée dans un chariot. Mais je n’arrive toujours pas à bouger
ni à rouvrir les yeux. Je suis comme paralysée. Pourtant je suis consciente
de presque tout. Du bruit que font les koumanjis qui tirent le véhicule, du
vent dans les arbres, des sabots des laïmos qui claquent contre le chemin de
terre et parfois contre des cailloux.
Au bout de ce qui me semble une éternité, je réussis à ouvrir un œil,
puis l’autre. Yeux que je referme aussitôt, aveuglée par la lumière du soleil.
Je lève une main fébrile pour ménager ma vue et me redresse après
m’être assurée que j’en suis capable. Je rouvre les yeux et aperçois le
bandage sur la main que j’ai portée à mon visage.
Je ne sais pas ce que Yarel a mis sur ma blessure mais, étrangement, elle
ne me fait plus souffrir.
Je regarde avec avidité tout autour de moi, soudain parfaitement
réveillée. Yarel, le châtiment… Iollan ! Tout me revient en mémoire comme
une gifle.
Je suis entourée de soldats à dos de laïmos, au moins une vingtaine,
portant des armures et des heaumes que je reconnais comme étant ceux de
la garde royale. Nous sommes sur un chemin forestier et, pour la première
fois depuis que je suis sur Kastan, je peux apercevoir le soleil. Il y a des
nuages, mais le ciel est bleu, d’un bleu pur, limpide, qui s’accorde à la
perfection avec la température ambiante glaciale.
Je cherche Iollan et Yarel du regard, mais ils ne sont visibles nulle part.
Je commence à paniquer et fais un geste pour me rapprocher de l’un des
soldats, quand je m’aperçois que mon poignet droit est enchaîné au chariot.
Je vacille en essayant de comprendre ce qu’il se passe. J’apostrophe
l’homme le plus proche de moi :
– Hé ho ! Toi, là ! Qu’est-ce que je fais ici ? Où m’emmenez-vous ?
Il me lance un regard impassible alors qu’un autre guerrier se détache
de la formation pour s’approcher de moi. Je le reconnais immédiatement
malgré son masque qui lui cache la moitié du visage. C’est Cassio.
Je me mets à genoux, suppliante.
– Cassio ! Cassio, que se passe-t-il ? Où est Yarel ? Est-ce que tu sais si
le prince va bien ? Depuis combien de temps suis-je inconsciente ?
Il met sa monture à ma hauteur et me répond sur un ton neutre.
– Je suis le seul habilité à te parler, ici, Lomé. Le général a
formellement interdit à tous les soldats présents de t’adresser la parole. Si tu
as des questions, c’est vers moi qu’il faut te tourner.
Je regarde autour de moi, complètement égarée. Pourquoi Yarel ferait-il
une chose pareille ?
– Je m’en fous, que tu sois le seul à avoir le droit de me parler ! Où-Est-
Iollan ?!
– Toujours à Saïgan, je suppose. Yarel est resté là-bas pour essayer de le
sauver des griffes du roi. Tout ce que je peux te dire, c’est que le général
nous a ordonné de t’emmener dans les montagnes de la chaîne Latispe. Il
essaiera de nous rejoindre, avec le prince s’il parvient à le faire évader.
Nous avons ordre de les attendre durant deux semaines à un endroit précis
que seul Yarel connaît. Si jamais ils ne viennent pas, nous t’escorterons
jusqu’à Sombreter, et nous nous assurerons que ton retour chez toi est mené
à bien. Tu es restée endormie une journée entière.
Je sens un long frisson me parcourir.
– Tu veux dire que…
– Oui, je suis au courant. Je sais que tu es une Voyageuse. Tous les
soldats ici présents le savent. Et ils ont juré qu’ils te protégeraient. Sur leur
vie.
Je cligne des yeux, dépassée par ce qu’il vient de dire.
– Mais pourquoi ? Pourquoi feraient-ils… feriez-vous cela alors que je
suis un danger pour votre espèce ? Il vous fera exécuter dans d’atroces
souffrances ! Pourquoi prendre un tel risque ?
– Tu nous prends peut-être pour des monstres sanguinaires sans âme,
Lomé, mais tous les Torgas ne sont pas comme ça. Beaucoup d’entre nous
rechignent à obéir aux ordres cruels qu’on leur donne.
Il marque une pause.
– Et surtout, nous avons tous, soldats ici présents, une foi inébranlable
en Iollan. Nous sommes tous prêts à mourir pour faire ce qu’il croit juste.
Parce que c’est lui, le roi légitime, et que nous savons pertinemment qu’il
fera un bien meilleur souverain que son père. La plupart des soldats de la
garde royale sont de notre avis, mais bien peu ont le courage de le dire et
d’agir en conséquence.
Je secoue la tête.
– D’accord, mais qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
– Tu es le bien le plus précieux du prince, nous l’avons tous compris,
me rétorque Cassio. Alors quand le général nous a dit que tu avais besoin
d’aide, nous en avons déduit que c’est ce qu’il aurait voulu.
Je réfléchis quelques secondes.
– Mais pourquoi empêcher les autres soldats de m’adresser la parole ?
– Le général n’est pas bête, tu sais. Il nous a ordonné de te garder sous
étroite surveillance toute la journée et toute la nuit, pour ne pas que tu
t’échappes. Il sait très bien que, si le prince ne réapparaît pas rapidement, tu
voudras partir à sa recherche. Nous avons l’ordre très strict de t’en
empêcher. Nous devons t’amener jusqu’aux dragons de Sombreter, quoi
qu’il en coûte. Or, moins tu auras de contacts avec la troupe, plus nous
aurons de chances de nous acquitter de cette mission.
L’émotion fait trembler ma voix :
– Cassio, tu ne peux pas me forcer à retourner dans mon monde sans
savoir si Iollan est toujours en vie ! Je n’y survivrai pas !
– Désolé, mais je n’ai pas d’autre choix.
Et il talonne son laïmo pour reprendre sa place initiale.
Je sens les sanglots me serrer la gorge tandis que je comprends que la
situation m’échappe. Il y a des chances que je ne revoie jamais l’homme
que j’aime. Il y a des chances que je reparte vers la Terre sans jamais savoir
s’il a survécu à son châtiment. Pourtant, je n’ai pas l’intention de m’enfuir,
comme Cassio et Yarel le pensent. Non, parce que je sais, d’une part, que ce
serait une perte de temps, et surtout que je ferais exactement le contraire de
ce que voudrait Iollan. De toute façon, une fois libérée de cette armée de
gardes du corps, que ferais-je ? Je ne sais même pas par où passer pour
retourner à Saïgan ! Même dans l’hypothèse où je retrouverais la ville, qui
me dit que Yarel et Iollan y seraient toujours ? Non, ma meilleure chance de
retrouver le prince est de rester ici, parmi ces Torgas, et d’attendre que le
général et Iollan nous rejoignent.
Mon Dieu, faites que cela arrive…
Je rabats les pans de ma fourrure sur mon corps frigorifié en me
recroquevillant. Je n’ai plus qu’à attendre. Si l’incertitude ne me tue pas
avant.
– 47 –

Je laisse les rayons du soleil réchauffer ma peau glacée, assise au bord


du précipice. Les montagnes s’étendent à perte de vue, recouvertes de
neige. Où que je pose mon regard, la nature et la solitude m’entourent,
comme un cocon froid. Ça me fait du bien de me retrouver sur ce plateau
enneigé, seule. Ou presque.
Trente-trois jours se sont écoulés depuis notre départ. J’ai
scrupuleusement compté chacun d’eux, les gravant à l’aide de la pointe
d’un petit caillou sur le bois de la charrette où je suis retenue captive. Même
quand j’ai eu la permission de me déplacer un peu plus librement, j’ai
continué à le faire chaque matin.
Quelques mètres derrière moi se trouve Cassio. Il ne m’a pas lâchée
d’une semelle depuis tout ce temps. Dans un sens, je m’en moque. Je ne
suis plus moi-même depuis que j’ai quitté Saïgan. Comme si j’étais
spectatrice de ma propre vie. Comme si je n’existais plus vraiment.
Ça fait une semaine que nous sommes arrivés à la cachette de Yarel,
située au beau milieu des montagnes de la chaîne Latispe. Je comprends
pourquoi il nous a fait venir ici. C’est sûr que personne ne viendra nous
chercher à cet endroit. Il est tellement perdu qu’il est impossible à trouver
pour qui n’en connaît pas l’emplacement. Excepté par un incroyable coup
du sort. Mais bon, je suis assez poisseuse pour que ça arrive.
Mais, pour être honnête, ça me laisse indifférente.
J’ai du mal à gérer ma douleur. Quand nous avons quitté la capitale, j’ai
pleuré pendant presque trois jours. Puis les crises se sont calmées, presque
du jour au lendemain. Et depuis, je suis dans cet état de coma émotionnel.
Plus rien ne m’affecte, plus rien ne me fait plaisir ni ne m’attriste. J’ai
l’impression d’être droguée. Et c’est tellement mieux comme ça.
Il m’arrive de temps en temps de retrouver une certaine lucidité.
Comme quand j’entends quelqu’un prononcer le prénom du prince. Dans
ces moments-là, j’ai l’impression que je me vide de mon sang. Que je me
vide de mon âme. Mon ventre se contracte, je suis en proie à une forte
agitation et à une subite envie de pleurer. Mais force est de constater que
j’ai épuisé toutes mes réserves de larmes.
Le moment présent illustre parfaitement cet état. Je réalise à quel point
j’ai peur. Peur de ne plus jamais revoir Iollan. Peur de retourner dans mon
monde et de finalement l’oublier, après tout ce qu’il a fait pour moi. Peur de
vivre dans l’incertitude toute ma vie. Peur de quitter cet univers que j’ai,
malgré tout, appris à connaître. Et à aimer.
– Lomé ? Tu ne devrais pas t’approcher autant du bord. C’est
dangereux.
Je ne réagis pas quand Cassio me parle. Je n’ai absolument pas envie de
tomber. Et je ne tomberai pas. Parce que je ne suis pas une faible. Parce que
je ne mourrai pas de chagrin. C’est la seule chose que je sais avec certitude.
Je suis une battante. Je ne me laisserai pas dépérir.
– Lomé ? Il faut retourner au campement, maintenant.
Je soupire et me lève. Je m’approche de lui et le suis sans un mot. Je
n’ai pas beaucoup parlé ces dernières semaines. Ça me coûte de l’énergie et
je n’ai pas envie d’en faire d’effort.
À mesure que nous avançons, je sens mon humeur s’assombrir et la
panique m’enserrer la gorge. D’habitude, mes périodes de « lucidité » sont
assez courtes. Mais là, j’ai le sentiment que mes émotions vont m’envahir
plus longuement que de coutume. Je n’ai pas envie de les ressentir. Parce
que ça veut dire que je vais me rappeler. Me rappeler que Iollan est
sûrement mort, à l’heure qu’il est. J’ai arrêté de guetter le moindre bruit de
galop. J’ai arrêté de tendre l’oreille ou de surveiller les environs en espérant
voir apparaître deux cavaliers.
Je me suis immunisée contre l’espoir. Mais la douleur reste la même. Et
aujourd’hui elle ne veut pas s’en aller.
– Cassio ?
Le Torga baisse la tête et me regarde, surpris que je lui adresse la
parole.
– Comment fera-t-on pour rejoindre Sombreter ? Le roi a certainement
envoyé des émissaires répandre la nouvelle qu’une troupe de rebelles est
susceptible d’essayer de quitter le continent et qu’il faut par tous les
moyens les en empêcher. On ne parcourra pas une longue distance avant
qu’on nous barre la route.
– Si j’étais toi, je ne m’inquiéterais pas trop pour ça. Le prince Iollan est
le personnage le plus aimé du royaume. Il est apprécié de beaucoup de
monde et, surtout, il inspire presque systématiquement le respect.
Mon cœur se déchire, comme à chaque fois qu’on parle du prince.
– C’est peut-être le personnage le plus aimé du royaume, mais le roi est
le plus redouté. Si tu crois que les gens vont préférer la loyauté à la sécurité,
tu te trompes lourdement.
– Nous verrons bien, répond-il sans avoir l’air affecté par ma réflexion.
Nous descendons un chemin pentu et arrivons près du campement. Il est
dressé sobrement, et surtout il peut être levé en un temps record. C’est
indispensable, si on veut pouvoir s’enfuir rapidement.
Je passe devant une dizaine de soldats sans leur adresser un seul regard.
Je suis habituée à être entourée de guerriers imposants, maintenant. Il y a
une chose, cependant, qui m’agace, même si je ne le montre pas : c’est leur
façon de me regarder. Comme si j’étais une créature mystique, et pas une
fille comme une autre.
Mais je ne peux pas leur en vouloir. Je suppose qu’être en face d’une
fille qui vient d’un autre monde doit paraître assez bizarre, voire effrayant.
J’aimerais tellement savoir ce qu’est devenu l’homme que j’aime, s’il
est encore vivant, ce dont je doute fortement. Je ne vois pas comment il
aurait pu survivre à ses blessures.
Et je voudrais qu’on me dise où se trouve le bracelet de ma mère. Je ne
l’ai plus revu depuis qu’il est tombé et que Yarel l’a ramassé, lorsque nous
sommes allés le voir la première fois, Iollan et moi. Ça me manque de ne
pas le sentir à mon poignet ou dans la poche secrète de ma tunique. Si je
l’avais avec moi, je me sentirais peut-être un peu plus apaisée. J’ai peur de
l’avoir perdu pour toujours. Je ne me le pardonnerai jamais si c’était le cas.
J’ignore les regards indiscrets des soldats et entre dans ma tente, mon
endroit préféré après le plateau sur lequel je me trouvais un peu plus tôt.
C’est un bout de tissu tendu par-dessus un vulgaire morceau de bois, mais
c’est mon chez-moi. C’est le seul endroit sur cette planète où je me sens à
peu près sereine. Lorsque je suis à l’abri des regards, enveloppée dans ce
cocon sobre mais chaleureux, j’ai l’impression que la situation n’est plus
aussi dramatique. J’avoue que cette sensation ne dure jamais bien
longtemps, la réalité me rattrape généralement quelques minutes après que
je me suis abritée sous ma tente, mais j’en profite au mieux quand je
l’éprouve.
Je m’affale sur mon matelas de fortune, un drap bourré de paille, en
soupirant. Encore un jour de passé. Nous sommes censés lever le camp dans
six jours. Ça me démoralise de penser que nous allons à nouveau nous
mettre en danger, quitter l’abri des montagnes pour parcourir le royaume à
la recherche d’un moyen de transport qui nous mènera à bon port, à savoir
Sombreter.
On ignore même ce qu’on va trouver là-bas ! Toutefois, je sais déjà que
ce continent est le repaire des yorwens, sans compter les dragons, qui ont
l’air de créatures peu recommandables. J’ai passablement envie de me
frotter à l’une ou l’autre de ces espèces.
Je pourrais peut-être essayer de convaincre Cassio de nous faire rester
un peu plus longtemps dans cette vallée paisible. Nous sommes pour
l’instant en sécurité et il est inutile de nous presser.
Mais bon. Je n’ai pas la force de m’opposer à vingt-six soldats. C’est
trop pour moi.
Je maugrée dans ma barbe :
– Tu te voiles la face, ma pauvre Lomé.
Si je veux rester à tout prix ici, c’est parce qu’il subsiste en moi une
infime lueur d’espoir. Celle que Iollan nous rejoigne.
C’est stupide. Parce que Iollan est mort. Et que c’est ma faute.

*
* *
Je me tourne et me retourne, plongée dans un demi-sommeil
inconfortable. Avant d’aller me coucher, Cassio m’a proposé de manger
quelque chose. Mais j’ai décliné son offre. Je n’avais pas faim et aucune
envie de quitter le confort relatif de mon abri. J’ai fini par m’endormir, et
maintenant je somnole. Il doit être tard, ou très tôt, ça dépend de comment
on voit les choses, parce qu’il n’y a plus un bruit dans le campement.
J’ai beau être consciente que je ne dors pas vraiment, je n’ai pas pour
autant envie de me réveiller. Même si ce n’est pas agréable de flotter entre
l’inconscience et la lucidité, je préfère encore ça que d’être confrontée à la
réalité.
Je me tourne encore une fois en soupirant quand un souffle froid
soulève des petits cheveux sur mon front.
Je m’entends vaguement penser que j’ai dû mal fermer ma tente et je
remonte la couverture en fourrure jusqu’à mon menton.
C’est alors que je sens quelqu’un s’allonger à côté de moi. Je ne
panique pas, je n’ouvre pas les yeux non plus, parce que je sais. Je sais
immédiatement.
– Bonne nuit, jolie voyeuse.
Et, dans mon sommeil, je sens que je souris.
Remerciements

Il est toujours ardu pour moi d’écrire des remerciements. Pour deux
raisons, en fait. D’une part, il y a la crainte omniprésente d’oublier
quelqu’un, quelqu’un pourtant d’essentiel. Et puis il y a cette sensation
étrange, cette impression que je mets un point final à une histoire que j’ai
vécue pendant des mois.
Mais quand on y pense, cette histoire ne fait que commencer.

Alors je tiens à remercier en tout premier lieu mes lecteurs, oui, vous,
fidèles amis de mes personnages qui leur permettez de prendre vie et
d’exister, éternellement, dans votre esprit et votre cœur. Sans vous, ils ne
seraient que des lettres couchées sur du papier. Encore une fois, merci.

J’aimerais aussi montrer ma gratitude à mon éditeur et à tous ceux qui


ont travaillé dur pour que les aventures de Lomé soient à la hauteur. Je sais
maintenant que je peux dormir sur mes deux oreilles.

Un grand, un immense merci à mon papa que j’aime, qui s’est démené
pour que Lomé ne reste pas coincée dans mon ordinateur. Merci parce que
tu n’as jamais cessé de croire en moi et au potentiel de cette histoire.

Je ne peux bien sûr pas oublier le reste de ma famille, mes plus grands
supporters. Merci à ma Bayaya, ma cousine qui m’a grandement motivée
par son enthousiasme. Merci à ma tatie Méli qui parle de ce roman à tout le
monde et qui me rend de nombreux services inestimables. Merci à ma
mamie Espérance qui lit sans faute tous mes écrits et qui semble ne pas s’en
lasser, et bien sûr à ma maman qui me soutient dans toutes mes décisions.

J’ai une grande reconnaissance pour mon agent, Michel Goujon, qui a
fait un travail formidable.

J’ai bien sûr une pensée pour Tiphs, mon amie illustratrice qui a
toujours été de bon conseil et m’a soutenue dans les bons comme dans les
mauvais moments.

J’aimerais tout particulièrement remercier Naomi, et son père, Alain,


qui sont des lecteurs assidus et fidèles de mes histoires.

Et comme je garde toujours le meilleur pour la fin, je dis merci et je


t’aime à ma Nona, ma sœur chérie qui est toujours ma première lectrice et
ma critique la plus importante. Si tu n’étais pas là, écrire n’aurait pas la
même saveur.
Illustration cartographique :
© patricialo.art

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction


réservés pour tous pays.

Visuels de montage de couverture © Vac1/Gettyimages -


© Amoklv/Gettyimages -
© YaroslavGerzhedovich/Gettyimages

© Éditions Michel Lafon, 2018


118, avenue Achille-Peretti – CS 70024
92521 Neuilly-sur-Seine Cedex

www.michel-lafon.com

ISBN : 978-2-7499-3730-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Vous aimerez peut-être aussi