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Pierre Bottero
Prologue
De nos jours
La trappe s’ouvre en grinçant sur le grenier enténébré. Je grimace en
respirant l’atmosphère poussiéreuse de la pièce et expire profondément
avant de m’aventurer à l’intérieur. Je déteste ce genre d’endroit. Ça a le don
de me mettre la chair de poule.
J’ai toujours refusé de monter dans ce coin reculé de la maison, et
maintenant que j’y suis, je me dis que j’avais bien fait de m’en tenir
éloignée.
Je grimpe les dernières marches et regarde autour de moi, le nez plissé
de dégoût. Des toiles d’araignées dans tous les coins, une odeur de
renfermé, des cafards qui s’échappent sur le sol en béton en me voyant et,
comble du bonheur, des meubles recouverts de linges blancs donnent à
l’ensemble une allure de maison hantée.
Je murmure entre mes dents en frissonnant :
– Je jure que je vais la tuer. De quel droit s’est-elle permis de mettre
mon jean préféré dans la malle du grenier ?
Un claquement retentit derrière moi et je sursaute en faisant volte-face.
La trappe s’est refermée. La pièce n’est éclairée que par l’ampoule qui pend
du plafond.
Fabuleux.
Je me dirige vers une forme qui ressemble à un coffre. Je tire sur le
linge, et un nuage de poussière s’élève dans les airs, me faisant éternuer. Je
déteste Sophie. Elle croit me faire enrager en cachant mes affaires dans ce
lieu lugubre. Elle a raison. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je ne vais
pas me laisser faire sans répliquer. Je pense que je la hais autant qu’elle me
hait, et la prochaine fois qu’elle ouvrira son placard, elle risque d’y trouver
une souris morte.
L’idée me fait sourire.
Elle déteste les rongeurs. Elle les redoute plus encore morts que vivants.
Oui, peut-être bien que je lui dénicherai ça. Ça, ou carrément un immonde
rat, la tête prise dans un piège. Ce sera épique.
J’ouvre la malle que je viens de découvrir et y trouve immédiatement ce
que je cherchais. Mon jean Wrangler est là, roulé en boule dans le reste des
affaires de ma mère. Je l’attrape et le secoue en jurant entre mes dents. Si
les mites l’ont attaqué, ce n’est pas une souris qu’elle va retrouver dans son
tiroir à culottes, mais un ragondin !
Je m’apprête à refermer la malle quand quelque chose attire mon regard.
C’est un petit coffre coincé entre deux fringues mal rangées.
Je fronce les sourcils, m’accroupis et prends la vieille boîte en bois sur
mes genoux. Je l’ouvre et soupire de déception lorsque mon regard ne
rencontre que du vide. Je la jette à nouveau dans le grand coffre quand
quelque chose cliquette à l’intérieur.
Surprise, je la ramasse à nouveau et la secoue vigoureusement. Oui ! Il
y a bien quelque chose dedans ! Je la rouvre et tâte le fond du bout de mes
doigts. Je rencontre un léger renfoncement sur le côté et j’appuie dessus.
Un claquement retentit et un tiroir s’ouvre sur le devant du coffret. Je
regarde à l’intérieur, fascinée. Dans un écrin rouge feutré se trouve un
bracelet en métal argenté, noirci par le temps. C’est un jonc torsadé qui
représente un dragon enroulé sur lui-même. La queue du reptile s’embobine
autour de son cou et deux minuscules rubis dessinent ses yeux. Il a l’air
tellement réel que j’en reste bouche bée, hypnotisée. J’ai l’impression qu’il
va déployer ses ailes d’un moment à l’autre.
– Lomé ! hurle mon père. Tu vas me mettre en retard ! Dépêche-toi de
descendre ou je te laisse ici !
Pour une fois, la voix agacée de mon géniteur ne me fait pas grimper
aux rideaux. Je suis si fascinée par le bijou que je tiens entre mes doigts que
j’en oublie de m’énerver. J’hésite un bref instant, puis je le glisse à mon
poignet. Je le trouve affreux, mais s’il était dans cette malle, c’est qu’il a
forcément appartenu à ma mère.
Je descends quatre à quatre les marches sans avoir pris la peine de
refermer la trappe derrière moi. J’enfile mon jean à la va-vite et vais
rejoindre mon paternel dans sa Mercedes dernier cri.
Je saute à l’arrière en soufflant et dis bonjour à Harry, notre chauffeur
officiel. Je jette un coup d’œil à David, mon père, assis à côté de moi, et
souffle bruyamment quand je le vois scotché à son téléphone, en train de
taper furieusement sur le clavier.
– P’pa ?
Il ne m’adresse même pas un regard.
– Hum !
Je tends le bras vers lui et lui colle sous le nez le bracelet que j’ai au
poignet.
– C’était à maman ?
Il lève aussitôt les yeux et fixe l’objet en louchant.
– Si tu ne le mettais pas aussi près de mon visage, peut-être que
j’arriverais à distinguer ce dont il s’agit.
Je lève les yeux au ciel devant sa mauvaise foi manifeste et éloigne un
peu le bijou. Il baisse à nouveau les yeux, mais cette fois-ci par lâcheté. Il
fait mine de s’intéresser au mail qu’il était en train d’envoyer et me répond
sur un ton bourru :
– Oui. C’était son arrière-grand-mère qui le lui avait donné. Ou quelque
chose comme ça. Maintenant, tais-toi, s’il te plaît, j’ai besoin de me
concentrer.
Je me retourne et regarde le paysage méditerranéen défiler à travers la
vitre teintée. La mer s’étire à perte de vue et le soleil, déjà levé depuis une
bonne heure, teinte le ciel de rouge.
David Devitto est un grand businessman. Pour être honnête, je ne sais
pas exactement en quoi consiste son travail. Je sais que ça implique
beaucoup de responsabilités, de hargne et d’hypocrisie, mais de là à en
connaître les tenants et aboutissants… Je ne m’intéresse pas assez à lui pour
lui poser des questions. Je pense d’ailleurs que ça l’arrange. Il est grand, a
les cheveux châtains et des yeux d’un brun chaud. Nous n’avons en
commun que notre taille.
En revanche, je ressemble trait pour trait à ma mère, d’après les photos
que j’ai pu glaner au fil des ans : mêmes longs cheveux noirs bouclés,
mêmes yeux verts étincelants, même sourire.
Je baisse le regard et tripote nerveusement l’étrange bijou. On voit qu’il
est vieux. L’argent a noirci, il faudra que je le frotte avec une brosse à dents
et du dentifrice – c’est la meilleure astuce pour décrasser ce métal.
– Sophie a dit qu’elle ne rentrait pas, ce soir, marmonne David en
sortant son ordinateur portable de son attaché-case. Elle reste chez une
amie. Nous serons seuls avec Laurie. Tu devrais en profiter pour aller
dormir chez ta meilleure amie. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Fabienne ?
Je ne le regarde même pas.
– C’est Muriel, son prénom, et non, je n’ai pas envie d’aller dormir chez
elle. J’ai des devoirs à faire et je ne m’y tiendrai pas si je ne reste pas dans
ma chambre, au calme. Si ça peut te rassurer, je ne compte pas venir vous
déranger. Je grignoterai quelque chose de mon côté. Vous n’aurez qu’à faire
comme si je n’existais pas. Comme d’habitude.
Il ne relève pas, déjà replongé dans ses affaires.
Ma belle-mère, Laurie, est une femme d’à peine dix-sept ans de plus
que moi. Mon père et elle se sont mariés l’année dernière. Elle n’est pas
réellement méchante avec moi, elle se contente d’ignorer ma présence et de
pincer les lèvres quand je fais une remarque désobligeante. Sophie est ma
demi-sœur, la fille de Laurie. C’est une petite peste qui passe son temps à
me rappeler que mon propre père la préfère à moi. Non que ça me fasse
quelque chose. J’étais déjà au courant qu’il était plus attaché à son iPhone
qu’à sa fille.
La berline roule durant une dizaine de minutes, puis s’arrête devant le
portail de mon lycée. Ça fait quatre jours que je suis en terminale dans cet
établissement. J’étais en pension à Montpellier les deux années précédentes,
mais mon père ne voulait plus payer le prix exorbitant que nous demandait
l’école privée que je fréquentais. Du coup, je me retrouve dans un lycée
lambda, et je dois en prime supporter mon père et sa nouvelle petite famille
toute la semaine. Je préférais mille fois le pensionnat.
Heureusement, cette école ne m’est pas inconnue. Tous les amis que
j’avais au collège ont intégré cet établissement. Au moins, je n’ai pas à
recommencer à zéro. Ils m’ont tout de suite intégrée à leur bande, dont je
suis rapidement devenue le leader. Rien de plus normal. Après tout, c’est ce
que je fais de mieux.
Je descends de la voiture sans dire un mot à mon père, et celle-ci
redémarre sur les chapeaux de roues aussitôt la portière claquée. David
accepte de m’amener au lycée en allant au travail. C’est un accord entre
nous : je ne fais pas de vagues et il m’évite le bus.
Je rejoins immédiatement ma bande, déjà en train de discuter près du
portail. J’embrasse Antoine, mon petit ami, et fais la bise à toutes mes
copines.
– Alors ? me demande Muriel, ma meilleure amie. Prête pour la super
sortie d’intégration ? M. Lauréli doit trépigner d’impatience de nous voir
crapahuter dans les bois.
Je me masse la nuque.
– Ne m’en parle pas, je hais ce prof.
Mégane attrape mon bras et regarde avec une expression d’horreur le
bracelet que j’ai trouvé un peu plus tôt dans le grenier.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je hausse les épaules.
– Une babiole que j’ai trouvée dans les affaires de ma mère. Une fois
nettoyé, je pense qu’il peut faire joli.
Mon amie n’insiste pas et change vivement de sujet. Elle sait que parler
de ma mère ne me met pas de bonne humeur.
Quand on sait qu’elle est morte en me mettant au monde, on comprend
pourquoi.
*
* *
– Lomé ! Lomé, attends-moi !
Je me retourne au son de la voix et souffle d’exaspération. Encore
Stéphanie. Elle ne va jamais me lâcher, celle-là… Je me suis déjà efforcée
de lui faire comprendre, avec plus ou moins de tact, que nous ne voulions
pas d’elle, mais ça n’a pas l’air de lui monter au cerveau. Je fais signe à mes
amis de commencer à manger sans moi et je m’immobilise, les bras croisés.
La petite blonde aux yeux bleus s’arrête devant moi, essoufflée, et
brandit une feuille blanche sous mon nez. Elle la met tellement près de mes
yeux que je suis obligée de loucher pour lire ce qui y est écrit. Si mon père
était là, il me dirait que ce n’est vraiment pas digne d’une jeune femme de
la bonne société. En même temps, non seulement mon père est absent la
plus grande partie de l’année, mais, en outre, je me fiche bien de ce qu’il
pense.
– Regarde, regarde ! s’exclame Stéphanie, manifestement excitée. On
est en binôme, aujourd’hui, pour la spéléologie. Je suis trop contente !
Je lui arrache la feuille des mains en la fusillant du regard et y jette un
coup d’œil, sans avoir à loucher cette fois.
Binômes :
Lomé Devitto et Stéphanie Lafitte
Il ne manquait plus que ça. L’idée même de faire de la spéléologie me
donne la nausée. Normal, je suis claustrophobe. Mais, en plus, je vais
devoir me coltiner Miss Gonflante toute la journée. Fichue sortie
d’intégration.
Je lui rends la feuille et elle se met à sautiller sur place. Visiblement, le
langage corporel est aussi étranger à Stéphanie que la communication
verbale. J’ai beau lever les yeux au ciel un million de fois quand je suis en
sa présence, je n’arrive jamais à doucher son enthousiasme.
– C’est génial, non ?
– Non, pas vraiment.
Stéphanie fait une moue confuse.
– Ah oui, je suis désolée, j’avais oublié que tu étais claustrophobe…
– Comment tu sais ça, toi ?
– Je… c’est… on me l’a dit…
Je la fixe durement un moment, puis je fais demi-tour et vais rejoindre
mon groupe dans le self. Je n’ai pas besoin de regarder par-dessus mon
épaule pour savoir que Stéphanie me suit comme un petit chien. Je me dis
que j’ai dû faire un truc vraiment moche dans une autre vie et qu’elle est ma
punition. Je pénètre dans la salle bondée de lycéens pubères et me dirige
vers ma table, celle qui nous appartient, à mes amis et à moi. Je sais ce que
vous vous dites : une table ne peut pas appartenir à un groupe de jeunes.
Allez dire ça aux autres lycéens. Je vous assure que pas un d’entre eux, du
plus balèze au plus populaire, ne vient y poser ses fesses sans notre
autorisation. C’est une règle tacite que seule Stéphanie semble oublier.
Je m’installe à côté de Muriel et d’Antoine. Elle me sourit d’un air
amusé alors que Stéphanie vient s’asseoir en face de moi, un sourire béat
sur les lèvres. Comme je suis la fille la plus populaire du lycée, elle doit
croire qu’en me fréquentant elle va pouvoir se faire accepter par tout le
monde. Elle ne comprend pas qu’elle passe pour la dernière des demeurées
en agissant ainsi.
Muriel me tapote gentiment le bras.
– C’est le revers de la médaille quand on est une star, minaude-t-elle
malicieusement. Il ne fallait pas t’attendre à avoir tous les côtés positifs
sans les négatifs.
– Tu parles d’une chance. Parfois j’aimerais juste être une fille comme
les autres. Regarde-la, cette naze : elle a l’air aussi à l’aise qu’un poisson
dans l’eau, avec nous, alors qu’on ne peut pas la voir.
Je soupire de lassitude.
– Et toi, tu es avec qui ?
Muriel hausse une épaule, faussement désintéressée.
– Avec Antoine.
J’ai aussitôt un pincement au cœur. Pas un pincement de tristesse, mais
bien de jalousie. Que je vous explique. Muriel est officiellement ma
meilleure amie, c’est vrai. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai confiance
en elle. Je sais qu’elle est amie avec moi depuis le primaire parce que mon
père est richissime, que je suis belle et populaire.
Si je perdais un seul de ces critères, elle aurait tôt fait de me remplacer
par une fille plus tendance. Et il en va de même pour la plupart des garçons
et des filles avec qui je traîne. Tous des faux culs en puissance. Moi, je
règne au milieu de ce petit royaume d’hypocrisie. Et ça me convient très
bien.
Alors quand ma « meilleure amie » me dit qu’elle va faire équipe avec
mon petit ami, le plus beau garçon du lycée, et rugbyman par-dessus le
marché, je ne suis pas tranquille. Parce que non, je ne fais pas non plus
confiance au type avec qui je sors. Même topo que pour Muriel.
J’enfourne une fourchette de brocolis et mâche sans me rendre compte
d’à quel point cette mixture est infecte. Je suis trop énervée pour ça. Muriel
doit s’en apercevoir parce qu’elle perd aussitôt son petit air supérieur.
– Ne t’inquiète pas, Lo, me chuchote-t-elle. Tu sais, lui et moi, c’est
vraiment terminé. On est passés à autre chose. Et puis ça se voit, qu’il est
dingue de toi.
Ah oui, parce que j’oubliais : Muriel et Antoine sont sortis ensemble
pendant presque deux ans avant de se séparer. Quand, deux jours plus tard,
Antoine m’a demandé de sortir avec lui, je n’ai même pas hésité une
seconde. Et Muriel a compris. Enfin, je crois.
Je la fixe d’un air inexpressif pendant quelques instants, puis je souris.
Un sourire aimable et confiant. Il n’y a rien de mieux pour faire
culpabiliser.
– Je sais, Muriel, je te fais confiance de toute façon.
Mission accomplie.
Nous mangeons en discutant de tout et de rien, en essayant d’ignorer
Stéphanie, qui ne cesse de mettre son grain de sel dans toutes les
conversations. Je me demande comment je vais faire pour la supporter toute
une après-midi. Quand je pense que je vais descendre dans les entrailles de
la terre avec un harnais et des cordes, j’ai le ventre qui se noue. Ça me
coupe instantanément l’appétit. Peu importe, la nourriture est immangeable.
Je repousse mon assiette. Antoine se tourne vers moi, soucieux.
– Ça va, bébé ?
Je lui souris. J’ai beau ne pas avoir une grande confiance en sa fidélité,
il me fait complètement craquer. Il est grand – au moins un mètre quatre-
vingt-cinq –, blond aux yeux bleus, avec un sourire à se pâmer. Grâce au
rugby, il a une solide musculature et un corps de rêve. Le parfait petit ami
pour aller avec la fille parfaite.
– Oui, je n’ai plus faim, c’est tout.
Il se détourne aussitôt pour discuter avec un membre de son équipe. Je
me rends alors compte que je suis en train de tripoter nerveusement mon
nouveau bijou. Je le dégage de mon poignet et l’examine sous toutes les
coutures. Le temps et l’usure l’ont noirci, mais on peut encore deviner que
c’est une œuvre d’art. Chaque détail a été gravé avec minutie.
Alors que je grattouille une tache sur le métal, Muriel me donne un
coup de coude.
– Hé, regarde qui vient vers nous… me murmure-t-elle sur un ton
inquiet.
Je lève les yeux et Sophie, ma demi-sœur, la fille de Laurie, se dirige
vers moi, un petit sourire satisfait aux lèvres. Elle est flanquée de trois de
ses amis et je me contracte quand je la vois poser ses mains sur ma table.
Oui, parce que Sophie est aussi dans mon lycée. Elle a deux ans de
moins que moi et est en seconde. Elle a sauté une classe. Elle est maigre
comme un clou, et elle se prend pour Marilyn Monroe : même coiffure,
même rouge à lèvres pétant… Elle se dessine même un grain de beauté au-
dessus de la lèvre tous les matins avant d’aller en cours.
Je sais qu’elle est jalouse de ma popularité et de l’influence que j’ai sur
les gens de ce lycée. C’est certainement pour cette raison qu’elle me hait. Et
aussi parce que je lui ai clairement dit, la première fois que nous nous
sommes rencontrées, qu’elle ne serait jamais qu’une intruse dans ma
maison.
Sophie hausse un sourcil.
– Alors, Lomé, tu as trouvé ton jean, ce matin ? Tu as aimé faire un petit
tour au grenier ?
J’enfonce mes ongles dans mes paumes en ayant tout à coup des envies
de meurtre.
Je me lève et la toise de toute ma hauteur.
– Qu’est-ce que tu me veux, Planche-À-Repasser ?
– Juste te souhaiter bonne chance pour ta sortie d’intégration. Je sais à
quel point c’est dur pour toi, me dit-elle sur un ton faussement
compatissant.
Je me détends aussitôt et lui souris d’un air machiavélique.
– Je te remercie pour ta gentillesse. Mais tu sais, Sophie, moi aussi, je
dois te souhaiter bon courage.
Elle semble désemparée pendant une seconde. Je sais que j’ai le dessus
à présent.
– Figure-toi que je suis malencontreusement tombée sur ton dossier
gynécologique…
Sophie saisit immédiatement de quoi je veux parler. Elle se met à rougir,
au point que j’ai l’impression qu’elle va exploser.
– Tu n’es qu’une vipère, Lomé Devitto ! Ta place est dans le grenier
avec les affaires de ta mère, que tu as tuée !
Ça, c’était la chose à ne pas dire. Ni une ni deux, je saute sur elle, avec
l’objectif de lui arracher le cuir chevelu. Malheureusement, Muriel et
Antoine ont instantanément compris que j’allais faire la peau à cette garce
et me retiennent chacun par un bras.
Je fusille alors ma demi-sœur du regard.
– T’as de la chance que mes amis soient là. Mais tu ne perds rien pour
attendre.
Elle esquisse un sourire mauvais et tourne les talons.
– Qui sait ? Peut-être que tu te perdras dans cette fichue grotte et qu’on
ne te retrouvera jamais. C’est le sort que tu mérites, en tout cas.
Et elle s’éloigne avec sa bande en ricanant.
–2–
*
* *
– Beurk, l’ambiance est glauque, ici, se plaint Mégane alors que nous
arrivons en vue de la cavité rocheuse.
C’est une entrée béante hérissée de stalactites et de stalagmites. On
dirait une énorme bouche aux crocs acérés. Rien de très rassurant. Nous
venons de traverser une forêt dans laquelle les moustiques pullulent, et j’ai
pu sentir mon humeur s’assombrir au fur et à mesure de la randonnée. Nous
nous trouvons à présent au pied d’un escalier en bois qui mène à l’entrée de
la maudite grotte. Il y a de la mousse partout et, en bonne lectrice de
fantasy, je ne peux m’empêcher, malgré tout, de penser que c’est un décor
propice à la magie.
– Placez-vous en binômes et remplissez la fiche que je vous ai donnée
dans l’ordre des explications du guide, M. Jean, ici présent.
Je n’ai même pas le temps de repérer Stéphanie qu’elle est déjà pendue
à mon bras. Je la repousse avec humeur et avance résolument vers la grotte.
– Je te préviens, Stéphanie, je suis plutôt mal lunée, alors tu n’as pas
intérêt à me prendre la tête.
L’intéressée acquiesce en souriant, déjà trop heureuse d’être auprès de
moi pour protester.
La visite guidée débute. Je tente, avec peine, de mettre mon malaise de
côté et de me concentrer sur ce que dit le guide, mais ça n’est pas chose
facile. Mes doigts tremblent et j’ai le plus grand mal à écrire correctement
sur ma feuille. Pour arranger le tout, je peux apercevoir, quelques mètres
devant moi, Muriel et Antoine qui rient à gorge déployée. J’ai
immédiatement envie de pousser ma meilleure amie dans une crevasse.
Malheureusement, je n’en ai pas encore repéré.
Stéphanie se penche vers moi avec inquiétude.
– Tu es toute blanche, Lomé, ça va ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
Je me tourne vers elle, les lèvres pincées, des éclairs dans les yeux.
– Tu n’appelles personne, Stéphanie. Je peux très bien me débrouiller
toute seule. Occupe-toi de ta feuille.
La petite blonde retourne à la contemplation des stalagmites et autres
protubérances. Je l’imite, non sans ressentir un frisson d’effroi.
Nous sommes en train de nous enfoncer profondément dans la gorge de
la grotte. Le guide nous fait descendre un escalier qui longe les parois
rocheuses jusqu’à un petit lac bleu turquoise. L’eau est tellement claire
qu’on peut facilement voir le fond. Je scrute la surface lisse dans le but
d’apercevoir un être vivant. Je verrais bien de gracieuses carpes koï se
mouvoir lentement dans cette eau cristalline. Comme dans notre bassin. Ça
me détendrait un peu et détournerait mon attention de ma phobie.
Le guide me fait rapidement redescendre sur terre en nous prévenant
qu’il ne faut pas chercher à voir des poissons, ces derniers n’ayant pas su
s’adapter à la vie souterraine, bien que ce soit le cas dans d’autres grottes.
Je réfrène un rougissement (oui, j’en suis capable), humiliée par mon
ignorance. Heureusement que je n’ai pas pensé tout haut ! Derrière la voix
du guide, j’entends un léger murmure, mais je n’y prête pas vraiment
attention.
– Nous aurions pu prendre des barques et faire la traversée du lac en
bateau, explique Jean, mais nous n’en avons pas assez pour vous tous en
même temps. Nous nous contenterons de le longer par le chemin qui court
sur la roche.
Nous avançons pendant une bonne quinzaine de minutes le long du lac.
Alors que nous nous enfonçons toujours plus profondément sous terre et
que je sens ma respiration saccadée se faire de plus en plus laborieuse, le
murmure que j’entendais se mue en grondement. L’eau est de plus en plus
agitée, couverte d’écume.
Nous finissons par approcher d’une cascade qui semble jaillir de nulle
part. L’eau en dessous n’est qu’un magma bouillonnant et je ne parviens
plus à en voir le fond.
Je me sens de plus en plus mal, des vertiges me faisant chanceler de
temps à autre. Ma fierté me garde néanmoins d’en parler à qui que ce soit.
Le guide s’arrête sur une plate-forme qui surplombe l’eau déchaînée et
commence à nous expliquer que nous sommes à plusieurs dizaines de
mètres sous terre, que la grotte est très ancienne, etc. Toutes ces paroles ne
font qu’accentuer mon malaise.
Je m’appuie contre la rambarde de sécurité pour ne pas tomber. Celle-ci
m’arrive au milieu du dos. Malheureusement pour moi, c’est une très
mauvaise idée.
C’est à ce moment précis que je tombe dans les pommes. La dernière
chose dont je me souviens, c’est de me voir basculer par-dessus bord et
tomber dans l’eau glacée. Son contact me ramène néanmoins rapidement à
la réalité.
Je me retrouve aspirée vers le fond du lac. Je lutte pour nager vers le
haut, mais rien n’y fait, je m’enfonce toujours plus. Mes muscles se
tétanisent sous l’effet du froid, mes poumons commencent à me brûler, la
panique s’empare de moi. J’attends de toucher le fond pour me propulser à
la surface, mais je ne l’atteins jamais, comme si j’étais entraînée par un
courant, comme si j’étais engloutie dans les entrailles de la terre.
Tout à coup, je vois à travers l’eau tourbillonnante comme des milliers
d’étoiles qui passent devant mes yeux, de plus en plus vite.
Je sais que, dans très peu de temps, quelques secondes tout au plus, je
ne pourrai plus retenir ma respiration et que, par un réflexe ancestral, je
serai obligée d’inspirer profondément.
Je comprends alors que je vais mourir. Moi, Lomé, jeune fille de dix-
sept ans, je vais perdre la vie, sans avoir eu la chance d’aller jusqu’au bout.
Je n’ai même pas l’occasion de trouver cette situation injuste, je n’en ai pas
le temps.
Un éclat de lumière surpuissant m’éblouit et je jaillis tel un geyser à la
surface. Je prends alors la meilleure bouffée d’oxygène de toute ma vie.
L’eau est calme autour de moi. Hoquetant entre deux sanglots, je nage
avec difficulté vers le bord et me hisse en me traînant sur le sol mousseux.
Je perds immédiatement connaissance, pour la seconde fois de la
journée.
–3–
*
* *
Je me réveille en sursaut, les nerfs à vif et les sens en alerte. Je ne sais
pas ce qui m’a tirée de mon sommeil, mais quelque chose ne va pas, je le
sens.
Je jette un coup d’œil à l’extérieur de mon trou et n’entrevois rien
d’alarmant. Il fait toujours nuit, mais la mousse a cessé de luire. Une lueur
blafarde éclaire les environs, et je me demande d’où elle provient. À travers
une trouée dans les arbres, je peux apercevoir un morceau de l’immense
lune qui occupe le ciel de cette planète. Elle l’éclaire, à la manière du
satellite de la Terre, mais avec dix fois plus de puissance.
Je décide qu’il est temps de reprendre ma route, certaine que les deux
acolytes ne vont pas abandonner leur chasse aussi facilement. Je descends
de l’arbre et me mets à courir à petites foulées, pour ne pas m’épuiser.
Je ne fais pas dix mètres.
J’ai juste le temps d’entendre quelque chose fouetter l’air avant qu’une
corde ne s’enroule autour de mes jambes. Je m’affale de tout mon long sur
le sol humide en poussant un couinement surpris.
Quand j’identifie l’objet de ma chute, ma tension monte d’un cran. Je
regarde tout autour de moi en essayant de me dépêtrer de mes entraves et
me remets rapidement debout. Mon pouls est dangereusement rapide et mon
souffle saccadé. Soudain mon sang se glace dans mes veines.
À cinq mètres de là, fermement campé sur ses jambes, se tient le
guerrier à l’épée. Maintenant que je suis sur la terre ferme, et plus perchée
dans un arbre, je peux constater à quel point il est imposant. Pourtant, je ne
suis pas petite, je fais plus d’un mètre soixante-quinze. Lui doit dépasser
deux mètres pour cent kilos. Il porte un pantalon de toile et une ceinture en
cuir d’où dépasse un poignard. Je distingue nettement son énorme épée, qui
dépasse de son dos, et, heureusement pour moi, il ne l’a pas dégainée. Pour
l’instant.
Il est immobile, son regard noir est plongé dans le mien.
Je fais un pas en arrière, complètement épouvantée. Comment a-t-il fait
pour me retrouver aussi facilement ? Où est son ignoble compagne ?
Il ouvre soudain la bouche, me faisant sursauter. Sa voix est différente.
Grave, implacable, et elle me donne des frissons d’effroi.
– Viens vers moi, Fille de Tân. Viens et je ne te ferai pas de mal.
Je voudrais bien lui dire d’aller voir ailleurs si j’y suis, mais je suis
complètement paralysée par la peur.
Le guerrier fait un pas en avant.
C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Je fais demi-tour et
m’enfuis comme si j’avais le diable aux trousses, ce qui n’est pas loin de la
vérité quand on y pense.
En moins de deux secondes, il m’a rattrapée. Il me fait un croche-pied
et je tombe à nouveau, plus désespérée que jamais. Mon agresseur
m’attrape par les épaules et me retourne pour me faire face. Quand je croise
son regard sombre, j’ai un mouvement de recul.
– Lâchez-moi ! me mets-je à hurler, de plus en plus hystérique. Lâchez-
moi !
Je ne me suis jamais sentie aussi démunie de toute ma vie. Je donnerais
n’importe quoi pour avoir de quoi me défendre.
L’homme me secoue une fois pour, je suppose, me faire reprendre mes
esprits.
– Qui es-tu ? D’où viens-tu ? me demande-t-il d’une voix dure.
Je retiens de justesse un sanglot et réussis à le regarder dans les yeux.
– Comment voulez-vous que je vous dise d’où je viens ? Je ne sais
même pas où je suis ! Laissez-moi partir, s’il vous plaît, laissez-moi partir.
Je me mets à hoqueter, certaine qu’il va me tuer, puis me découper et
me donner à manger à ses énormes loups. Je jette un coup d’œil à son
poignard, me demandant si j’aurais le temps de m’en saisir, mais l’homme
me surprend en reculant et en me tapotant maladroitement le dos.
– Bon, arrête de pleurer, je ne te veux aucun mal. Je me présente, je
m’appelle Iollan. Iollan Hal’Kan, prince de Tân et des royaumes du Nord.
Toi, comment t’appelles-tu ?
Tân ? Les royaumes du Nord ? Comme si ça allait m’éclairer !
J’essuie mes larmes d’un revers de la main et essaie de reprendre ma
respiration.
– Je m’appelle… Lomé. Devitto. Et désolée de te décevoir, mais je ne
suis pas une princesse. À la limite, la reine du bal de fin d’année, mais on
va s’en tenir là.
Il me regarde comme si j’étais complètement folle.
– Et d’où viens-tu ?
– Ça te dit quelque chose, la Terre ? La France ? Saint-Raphaël ?
Au fur et à mesure que j’énumère, ses yeux s’agrandissent.
Un léger sourire se dessine sur les lèvres de Iollan.
– Une Voyageuse… Ça, c’est intéressant. C’est la première fois que j’en
rencontre une. C’est pour ça que tu n’es pas soumise à l’Emprise. Et que tu
as un drôle d’accent.
Son sourire s’élargit et il se rapproche de moi, comme s’il était super
intéressé par ce que j’avais à lui dire.
– Alors, jeune Lomé, dis-moi, comment es-tu arrivée à Bâl’Shanta ?
J’avoue avoir un petit moment d’hésitation. Je suis en train de parler à
un prince, d’accord, mais dont les intentions à mon égard n’étaient pas
vraiment claires, et ne le sont toujours pas. Est-ce que j’ai le droit d’être un
tantinet sur mes gardes ?
Je recule un peu sur les fesses, histoire de mettre le plus de distance
possible entre nous. J’envisage brièvement d’essayer de me saisir de son
poignard, mais je ne pense pas être assez rapide pour ça. Je fais de l’escrime
depuis l’âge de trois ans. J’ai toujours été passionnée par le sujet. Mais là,
c’est différent : je maniais une rapière, une lame longue et fine, pas une
dague.
Je décide de me tenir à carreau pour le moment.
– Hum… Je… j’étais en train de faire de la…
Je cherche le mot dans sa langue mais, ne le trouvant pas, j’utilise le
terme français :
– … spéléologie, avec ma classe, et comme je suis, euh…
Rebelote.
– … claustrophobe, j’ai eu un malaise et je suis tombée dans une
vasque où s’écoulait une cascade. Quand je suis remontée à la surface, je
me suis retrouvée au bord d’une mare, au milieu de cette forêt bizarre. Est-
ce que tu sais comment je peux faire pour rentrer chez moi ?
Iollan a l’air absent. Il regarde en l’air, les yeux dans le vague.
– Je ne sais pas ce qu’est la… comment dis-tu déjà ? « Spéléologie » ?
Ni ce que tu entends par « claustrophobe », mais, en tout cas, ce que je peux
te dire, c’est que tu es une personne qui vient d’un autre monde, une
personne qui vient de très loin.
J’écarquille les yeux.
– Tu veux dire que tu connais un peu ce phénomène ? Tu pourrais m’en
dire davantage ?
– Non. Je t’avoue que je ne me suis jamais vraiment penché sur la
question. J’ai seulement écouté des bribes de conversations ici et là. Je crois
que c’est déjà arrivé par le passé. Du moins, c’est ce qu’on raconte.
Il se relève d’un geste souple et je retiens mon souffle. Il est quand
même super grand.
– Pardonne-moi, mais je ne sais pas comment tu peux faire pour rentrer
chez toi. Je suppose qu’il te faudra trouver quelqu’un de mieux renseigné
que moi pour qu’il te dise comment retourner dans ton monde.
Je me relève en chancelant et m’agrippe à sa chemise noire.
– Attends ! Tu ne vas pas me laisser là toute seule ? Je ne connais rien à
ton monde ! Tu dois m’aider à trouver un moyen de rentrer chez moi !
Il me lance un regard désolé.
– Je ne te ferai pas de remarque, parce que tu ne connais rien à nos
traditions et à notre code d’honneur. Je vais juste te dire que je suis
incapable de te ramener chez toi. Tu n’es pas tombée dans le plus drôle des
mondes, Lomé. Celui-ci est gangrené par la violence et le pouvoir. Je te
laisse partir mais, si je peux te donner un conseil, ne t’approche pas des
villes et des villages. Dévie ta route et cache-toi si tu croises des gens. Ma
sœur, que tu as rencontrée un peu plus tôt, rêverait de voir ta tête sur un
plateau, et il en serait de même de tous les Torgas que tu rencontrerais.
Je fais un pas sur le côté pour l’empêcher de partir.
– C’est quoi, un Torga ? Pourquoi tout le monde chercherait à avoir ma
peau ?
Iollan pince les lèvres et émet un sifflement perçant. Il se tourne vers
moi.
– Les Torgas sont mon peuple. Et tout le monde chercherait à te tuer
parce qu’ici, à Tân, tout ce qui n’est pas torga doit être réduit en esclavage.
Je te souhaite de trouver ce que tu cherches.
Soudain, son immense cheval noir surgit de nulle part, et Iollan saute
sur son dos avec l’agilité d’un acrobate. Il me fait un dernier signe de tête et
disparaît au triple galop entre les frondaisons.
–6–
*
* *
Je mets presque une journée entière à localiser la rivière. Il fait nuit
noire quand je l’atteins, et je suis tellement épuisée et assoiffée que je
manque tomber dedans la tête la première. Une fois remise de ma surprise,
je plonge mon visage dans le liquide divin et commence à boire à grandes
goulées. Je n’ai pas trop peur d’attraper une infection, l’eau me semble
limpide et potable. Elle est cristalline et on voit facilement le fond
sablonneux. Elle a un léger goût de fer, comme les eaux de montagne.
Une fois désaltérée, je m’assois sur la berge, retire mes chaussures et
trempe mes pieds endoloris dans l’eau fraîche. J’en gémis de bonheur.
Je regarde autour de moi, à la recherche d’un abri où passer la nuit. Je
n’ai encore croisé aucun animal sauvage, mais je ne veux pas tenter le
diable. Une forêt, jusqu’à preuve du contraire, abrite des bêtes, et souvent
qui dit « proie » dit « prédateur ». Je n’ai envie de rencontrer ni l’un ni
l’autre.
Je m’apprête à me lever quand un clapotis dans l’eau me fait sursauter.
Je plisse les yeux et scrute la surface de la rivière, sans rien y déceler. La
nuit est trop noire pour que j’y voie quoi que ce soit.
Concluant que j’ai dû rêver, je me relève en m’étirant. Le geste suivant
me sauve certainement la vie.
Alors que je me baisse pour enfiler mes chaussures, j’aperçois une
ombre sous l’eau, juste sous mon nez. Je fais un tel bond en arrière que j’en
tombe sur les fesses.
C’est alors qu’une bête énorme, fruit du croisement maléfique entre un
crocodile et un anaconda, jaillit de la rivière et fond sur moi à une vitesse
hallucinante, sa gueule grande ouverte, truffée de dents acérées.
Je pousse un hurlement terrifié, roule sur le côté, me remets sur mes
pieds d’un seul mouvement et cours à toute allure vers l’abri de la forêt.
J’entends la bête siffler et ramper à ma poursuite, et l’idée de me faire
dévorer par cette créature écœurante me donne la motivation nécessaire
pour redoubler de vitesse.
Heureusement pour moi, la mousse lumineuse des bois amortit le
contact de mes pieds nus et j’arrive à garder le rythme. Je cours bien dix
minutes avant de m’apercevoir que je ne suis plus poursuivie.
Je m’arrête net, secouée par les sanglots et le manque d’oxygène. Je n’ai
jamais été aussi horrifiée de toute ma vie. Même la course-poursuite dans
les arbres avec Laena, la sœur de Iollan, ou ma rencontre avec les
marchands d’esclaves ne m’ont pas autant terrifiée que ce que je viens de
vivre.
J’ai beau me répéter que c’est fini, qu’il n’y a plus rien à craindre, mes
sanglots ne veulent pas se calmer, et je n’arrête pas de regarder autour de
moi, de peur de voir apparaître l’horrible animal, ou un autre prédateur –
qui sait ce qui se cache dans ces bois ?
Je psalmodie comme une dingue :
– Il faut que je monte dans un arbre. Il faut que je monte dans un arbre.
Je comprends que je suis en état de choc quand je vois mes doigts
trembler comme si j’étais atteinte de la maladie de Parkinson.
Je me dirige en titubant vers l’arbre le plus proche. Mais ses premières
branches sont à plus de trois mètres du sol. Je suis à deux doigts de
désespérer quand j’entends un terrible craquement. Je suis tellement sur les
nerfs que je ne cherche pas à savoir d’où vient le bruit. J’attrape un nœud
sur l’arbre et commence à escalader le tronc en m’appuyant sur les
protubérances qui en font le relief. L’ascension n’est heureusement pas très
compliquée, mais je réussis à m’écorcher les pieds en deux ou trois
endroits. Une fois à l’abri sur la première branche que j’atteins, je regarde le
sol, mais il n’y a rien aux alentours. La mousse luminescente me permet de
voir très loin et aucun animal ne rôde dans les parages.
Une goutte d’eau tombe sur mon crâne et je lève la tête. Le craquement
retentit à nouveau et je soupire de soulagement.
Le tonnerre. Ce n’est que le tonnerre.
En même temps, on ne peut pas dire que je sois vraiment à l’abri,
perchée sur un arbre alors qu’un orage gronde.
Mais je suis si fatiguée et éprouvée par les événements que je ne songe
pas à retourner sur le plancher des vaches. Il y a des tas d’arbres dans cette
forêt, me dis-je. Si la foudre a la bonne idée de s’abattre, j’ose espérer que
ce ne sera pas sur le mien.
La pluie se met à tomber dru, et c’est alors que je me dis que ma
situation ne peut tout simplement pas empirer. À part, bien sûr, si mon abri
est grillé.
Je me blottis contre le tronc, en essayant de rester le plus possible au
sec. Heureusement, le feuillage très abondant m’abrite du gros de
l’humidité et la branche est assez large pour que je m’y allonge.
Je finis par m’endormir, dès que mon cœur se calme et que mes
tremblements s’apaisent.
–7–
*
* *
– Je crois qu’on les a semés…
Le jeune homme s’arrête et lâche ma main. Il est à peine essoufflé alors
que cela fait plus d’une demi-heure que nous courons à toute allure.
Mon acolyte se baisse, arrache une parcelle de mousse et prend une
pleine poignée de l’humus qu’elle recouvre. Il commence à en frotter ses
vêtements. Je le regarde comme s’il était subitement devenu zinzin.
– Tu fais quoi, au juste ?
– Je masque mon odeur… Et si j’ai un conseil à te donner, tu devrais
faire la même chose. Les smartaks ont un odorat très développé, et ils nous
retrouveront facilement si on ne fait pas ce qu’il faut pour nous en
débarrasser.
Maintenant que je sais ce qu’est un smartak, j’ai moyennement envie
qu’ils me retrouvent. Je me baisse à mon tour et imite le jeune inconnu.
Mes vêtements sont toujours trempés, de toute façon. Après la course
effrénée que nous venons de faire dans cette atmosphère étouffante
d’humidité, ils ne sont pas près de sécher.
Je finis de me barbouiller de terre noire et me concentre sur ce garçon.
Il a des cheveux mi-longs, son œil visible est bleu translucide, et il a un nez
droit. Il a une bouche ni trop pulpeuse ni trop fine, des sourcils bien
dessinés et une mâchoire carrée. Il est franchement mignon, bien que
maigre.
Il finit par remarquer que je le scrute et me dévisage d’un air amusé.
– Tu t’appelles comment ?
– Lomé. Et toi ?
– Haslen. Tu viens d’où ? Je n’ai pas eu le temps de te faire part de ma
curiosité, mais je t’avoue que je suis perplexe. Tu étais tranquillement
assise à l’orée de la forêt, sans craindre la proximité de Katyl, et tu es
habillée bizarrement. Sans parler de ton prénom. Tu n’es pas du coin, ça,
c’est sûr. J’ai cru pendant une seconde que tu étais une Torga.
Je suis sur le point de lui dire que je viens carrément d’un autre monde,
que je suis une Voyageuse, comme me l’a appris Iollan, mais quelque chose
me retient.
– Je… viens de loin. J’ai été amenée ici contre mon gré, et je ne connais
rien de ton monde, ni ses coutumes, ni ses villes, ni son histoire. Je n’ai rien
mangé depuis des jours. Si tu pouvais m’aider, je t’en serais infiniment
reconnaissante.
Il s’assoit en tailleur contre un arbre et commence à ramasser la mousse.
Il la porte à sa bouche et la lèche tout en m’observant. Son manège me met
relativement mal à l’aise et je détourne le regard.
– Je pense que tu ne me dis pas toute la vérité, mais soit. Je comprends
que tout un chacun ait ses secrets et je le respecte. Pour ton estomac, tu
peux ramasser la mousse et faire comme moi. Elle sécrète une substance
sucrée qui t’aidera à reprendre des forces le temps qu’on trouve quelque
chose de plus consistant.
Je hoche la tête et m’assois en face de lui. J’hésite quelques secondes à
suivre son exemple, mais la faim a raison de mon amour-propre, et une fois
que j’ai goûté la mousse, je ne peux plus m’arrêter.
– Tu te trouves à Tân, la plus grande surface habitable de Bâl’Shanta, le
monde connu. Actuellement, nous sommes dans la forêt Mesla. Nous avons
traversé la rivière Sangre. En parlant de ça, pourquoi avais-tu si peur d’y
nager ?
Je ricane.
– Oh, apparemment, je la connais mieux que toi, cette rivière ! Tu ne
sembles pas conscient du danger qu’elle représente. J’ai failli m’y faire
dévorer par une bête ignoble, la nuit dernière. Elle était à deux doigts de
m’attraper, mais j’ai réussi à la semer dans la forêt. Je n’avais aucune envie
de la recroiser, si tu veux savoir.
Il me sourit avec amusement.
– Ah ! Tu as fait la connaissance du tarpasigue. Ne t’inquiète pas, cette
bête-là ne se manifeste que la nuit. Elle ne supporte pas la lumière, sa peau
se désagrège à son contact ; alors elle se cache durant la journée. La rivière
ne représente donc aucun danger tant que le soleil est levé.
J’acquiesce après un moment d’hésitation, soulagée de savoir que je
n’ai pas risqué ma peau tout à l’heure.
– Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
– Je vais traverser la forêt Mesla, descendre jusqu’à la crevasse des
Oubliés, en évitant les villes, et traverser la mer Gaspée pour atteindre les
îles des Esclaves. Tu n’as qu’à venir avec moi – si tu en as envie, bien sûr.
Une fois là-bas, j’espère pouvoir réunir assez de bras pour monter à Fasgârd
et sauver ma sœur de l’arène.
J’ouvre de grands yeux horrifiés.
– Ta sœur est destinée à aller dans une arène ? Le genre d’arène où des
gens sont tués et sacrifiés pour le plaisir des plus riches ?
– Pas vraiment. C’est surtout une occasion pour les Torgas de se
mesurer entre eux et de s’amuser. Mais la coutume veut que des Fils de Tân
ayant commis un larcin soient sacrifiés à la fin des Jeux. La cession lors de
laquelle elle doit être exécutée n’aura lieu que dans un mois environ.
J’espère avoir le temps de faire l’aller-retour.
Sa sœur est donc une criminelle… Qu’a-t-elle bien pu faire pour
s’attirer les foudres des Torgas ?
Je m’apprête à lui poser la question quand une autre la remplace :
– Et toi, tu viens d’où ? Pourquoi tu courais comme ça ?
– Je me suis échappé du lobsto où j’étais enfermé. À Katyl.
Je dois faire une drôle de tête parce qu’il soupire.
– Je ne sais pas d’où tu sors, mais ça doit être vraiment loin de
Bâl’Shanta, pour que tu ne saches pas ce que sont les lobstos. Ce sont des
villages d’esclaves. C’est là que nous sommes enfermés la nuit. Le jour, on
nous impose des travaux plus ou moins pénibles. Je suis affecté au
nettoyage des rues de Katyl. C’est la ville que tu as dû apercevoir quand tu
te trouvais à l’orée du bois.
Je me renfrogne. Décidément, je ne trouve pas ce monde très
hospitalier.
– Et… qu’est-ce qu’on va faire quand… je veux dire si on nous
attrape ?
– Je serai fouetté à mort, si j’ai de la chance. Toi, je ne sais pas trop. Tu
es très différente des Filles de Tân qu’on rencontre habituellement. Peut-
être qu’ils te garderont en vie pour te vendre.
– Peut-être ? Ça veut dire quoi, ça, « peut-être » ?
Il rouvre les yeux et me regarde avec gravité.
– À Tân, ça fait plus de trois siècles qu’on ne connaît que le travail
forcé et la mort. Les Torgas sont un peuple impitoyable. Ils nous ont
envahis et ont tué tous ceux qui refusaient de se soumettre. Le reste de mon
peuple a été réduit en esclavage. Si on nous retrouve, on ne survivra pas.
Pire, on mourra sûrement dans d’atroces souffrances.
–8–
Nous passons la nuit dans un arbre, pour nous protéger des sirconors,
des créatures féroces dont Haslen m’a vaguement parlé et qui rôdent la nuit
dans la forêt Mesla. Je me félicite d’avoir fait de même avant d’avoir
rencontré mon compagnon de route.
Ce dernier n’a plus dit un mot depuis notre petite dispute, à part pour
évoquer les fameux sirconors. Il a l’air d’avoir la dent dure mais,
malheureusement pour son ego, je suis bien plus bornée que lui.
Le lendemain, c’est une délicieuse odeur de viande grillée qui me
réveille. Et pour me réveiller, ça me réveille : j’en tombe presque de ma
branche.
Je me penche en faisant à peine attention à ne pas tomber et découvre
Haslen à quelques mètres de là, en train de faire rôtir deux volatiles, plumés
– je préfère le préciser –, qui sentent terriblement bon.
Je descends prestement de mon arbre, réussissant par je ne sais quel
miracle à ne pas me rompre le cou et manquant de peu me retrouver la tête
dans les braises.
Lorsque je me relève en titubant, Haslen me toise avec ahurissement.
– Tout va bien ?
Qu’il aille au diable avec sa compassion !
Je regarde en salivant ce qui ressemble fortement à deux poulets rôtis.
Jamais de ma vie quelque chose ne m’a paru aussi appétissant. Et pourtant,
j’ai écumé les restaurants primés par le guide Michelin.
Je tends la main vers la viande, quasiment en transe, mais mon
compagnon de route me donne une tape dessus.
– Hé ! Attends, ils ne sont pas totalement cuits !
– Je m’en moque, ça fera du poulet tartare.
– Du quoi ? !
Je ne développe pas et arrache une aile en me brûlant les doigts au
passage. Mais ça m’est bien égal.
Quand le premier morceau passe la barrière de mes lèvres, je crois avoir
atteint le nirvana. C’est tellement bon que je tombe en arrière sur mon
postérieur en poussant un gémissement de bonheur. Je ne m’étais pas
trompée : ça a sacrément le goût du poulet. Du meilleur poulet au monde.
J’essaie de savourer cette bouchée, mais je suis tellement affamée que je la
mastique à peine et que j’en enfourne une seconde, me brûlant vivement la
langue du même coup.
Honnêtement, la douleur ne m’a jamais paru aussi acceptable.
Lorsqu’il ne reste plus que les os, je daigne lever les yeux vers Haslen.
Il semble plus choqué que compatissant, à présent.
– Quoi ? T’as jamais eu faim ?
– Si, mais je ne me comporte pas pour autant en sauvage.
Franchement, je me moque pas mal de ce qu’il pense de moi. D’ailleurs,
pour le prouver, j’attrape une cuisse du même volatile et lui fais subir le
même sort qu’à l’aile. Mon compagnon ne semble néanmoins pas bien
rancunier – pas autant que je suis capable de l’être, du moins – et se met à
me parler en continuant à faire tourner les poulets sur la broche.
– Tu as de la famille ?
Sa question me surprend tellement que je m’arrête de mâcher au beau
milieu d’une explosion gustative. Le nœud dans l’estomac qui ne me quitte
jamais vraiment se fait ressentir et je suis obligée d’avaler tout rond si je ne
veux pas m’étouffer. Je regarde nerveusement mon bracelet et secoue la
tête.
– Pourtant tu es très jolie, tes parents devraient être très fiers de t’avoir
mise au monde.
LOL, va dire ça à mon géniteur…
– Disons que là d’où je viens, la beauté ne fait pas tout et que les
parents ne sont pas forcément fiers de leurs enfants parce qu’ils ont un
physique avantageux. Ce qui est bien dommage, d’ailleurs. Pourquoi ? Ici,
si tu nais beau, tu fais le bonheur de ta famille ?
Haslen prend délicatement l’autre aile du poulet entamé et commence à
la manger avec beaucoup de dignité.
– Bien sûr. Les parents d’un bel enfant ont plus de chances de s’attirer
les faveurs de leurs maîtres. Chez les Torgas, la beauté est une chose très
importante. La seconde, même.
Piquée par la curiosité, j’en oublie de finir ma cuisse.
– Quelle est la première ?
– Le pouvoir.
*
* *
Nous marchons pendant cinq jours dans la forêt sans en voir le bout.
Haslen se révèle être un compagnon de route plutôt agréable, contrairement
à moi, qui deviens de plus en plus grognon au fur et à mesure que nous
avançons. Mes pieds nus me font un mal de chien et je n’ai mangé que cinq
fois depuis les poulets. Selon lui, il nous faut les économiser car nous n’en
trouverons pas forcément d’autres.
Mais moi, je m’en moque ! Le simple fait de savoir que de la viande se
balance dans le sac de feuilles que s’est fabriqué Haslen me donne des
envies de meurtre.
À la mi-journée du cinquième jour, alors que je suis en train de
fomenter un complot contre lui, Haslen s’arrête et pose son baluchon sur le
sol. Il en sort le reste de viande et m’en tend la moitié. Je le regarde de
travers, méfiante.
– C’est un test ? Parce que si c’est pour éprouver ma capacité à résister
à la tentation, tu risques d’être déçu.
– Je n’ai jamais rencontré une fille aussi bougonne. Ce n’est pas un test.
On doit manger ce qu’il reste. La viande va se perdre si on la transporte un
jour de plus par cette chaleur.
Ce n’est pas faux. Elle sent déjà bizarrement depuis deux jours. Ce qui
ne m’a pas empêchée de me jeter dessus dès que j’en ai eu le droit.
Je hausse les épaules et mange ma part du butin. La chair n’est plus
aussi fraîche qu’il y a quelques jours, mais franchement, ça m’est égal. Tant
que mon estomac est un peu soulagé…
– On va devoir retraverser la rivière, me dit Haslen en mâchouillant la
chair sèche de son poulet.
Il m’a dit le nom de cet animal, mais je préfère l’appeler comme la
volaille terrienne.
– Pourquoi ?
Je lui demande sans vraiment avoir envie de connaître la réponse.
– Parce que, me répond-il patiemment, nous devons brouiller les pistes,
et ça nous permettra, en plus, de rester plus longtemps à l’abri de la forêt.
Lorsque nous serons à découvert, il nous sera beaucoup plus difficile de
nous déplacer.
Cette explication me convient et je n’insiste pas plus. Nous ne sommes
jamais restés bien loin du cours d’eau, ayant besoin de boire de temps à
autre. Avec cette chaleur, on se déshydrate rapidement.
Je jette de fréquents coups d’œil à mon poignet, m’assurant que mon
bracelet est toujours là. C’est la seule chose qui me rattache à ma mère et à
mon monde. Si je le perdais, je ne sais pas ce que je deviendrais.
Nous ne mettons pas bien longtemps à atteindre le fleuve. Après avoir
bu tout mon saoul, je profite de la luminosité pour observer mon reflet dans
l’eau miroitante. Je ne peux retenir un hoquet horrifié.
Mes cheveux, qui m’arrivent sous la poitrine, habituellement bouclés,
sont tellement ébouriffés que je ressemble à une sorcière. J’ai le visage noir
de crasse et des cernes gros comme des valises. Et puis, soyons honnêtes, je
ne sens pas très bon.
– Il faut que je me lave, Haslen. Est-ce que… est-ce que tu pourrais
juste t’éloigner un moment ?
– Maintenant ? Tu veux te laver maintenant, alors que nous sommes
poursuivis ?
– Oui, tout de suite. Ça fait cinq jours qu’on brouille les pistes, ils
mettront beaucoup plus de temps à nous retrouver. Tu peux bien m’accorder
un instant d’intimité, non ?
Il souffle avec exaspération mais s’éloigne quand même.
J’attends une minute ou deux, puis me déshabille à la hâte et lave
consciencieusement mes vêtements, un jean Levi’s, un débardeur Giorgio
Armani et des sous-vêtements hors de prix. Puis, quand la dernière goutte
de jus noir en est sortie, je les étends sur un rocher chauffé à blanc.
Je m’avance alors jusqu’à ce que l’eau m’arrive au-dessus de la
poitrine, puis y plonge tout entière.
Pendant un quart d’heure, je frotte mon corps, mon visage et ma
chevelure en essayant de me débarrasser de toute la crasse possible. Une
fois que j’ai l’impression d’être propre, je sors de l’eau et reste à l’air libre,
nue comme un ver, les yeux fermés. Le soleil chauffe ma peau et le vent
chasse l’humidité. Je suis sèche en quelques minutes.
Je me dirige vers mes habits quand une branche se brise derrière moi.
– Bon, ça fait une éternité ! J’aimerais qu’on reparte, mainte…
Je me retourne, rouge comme une pivoine, une main sur ma poitrine,
l’autre sur mon intimité. Haslen, la bouche grande ouverte, me lorgne avec
une expression où se mêlent un ébahissement incommensurable et une
sacrée dose de vénération.
Je sens une violente poussée de colère et de honte ébranler mon sang-
froid.
– Retourne-toi, sombre crétin !
Le venin dans ma voix semble le faire sortir de sa transe parce qu’il
sursaute et fait volte-face. Il s’éloigne dans la forêt, raide comme un
manche à balai.
Je rumine ma rage tout en enfilant mes vêtements avec des gestes
rapides et furieux. Qu’est-ce qu’il lui a pris, à cet abruti ?
Il n’a pas intérêt à faire la moindre allusion à la tache de rousseur que
j’ai sur la fesse droite. Parce que là, je le dépèce vif.
Une fois habillée, je rassemble mon imposante chevelure sur une
épaule, reprends une contenance et me dirige vers l’endroit où il a disparu.
Je le cherche sans rien dire pendant cinq minutes, puis, ma patience
arrivée à son extrême limite, je croise les bras, incapable de me retenir de
hurler.
– Haslen ! Où es-tu, bon sang de bonsoir ? J’en ai marre, de tourner en
rond !
Il ne répond pas, pas même la moindre indication de l’endroit où il se
trouve.
Je marmonne en français, en essayant de ne pas péter une durite.
Je le cherche encore une bonne dizaine de minutes avant que la panique
ne remplace l’agacement. Il ne serait pas parti sans moi, quand même ? Je
veux dire, c’est vrai que je lui ai crié dessus, mais j’avais une bonne raison !
S’il m’a abandonnée, je le retrouverai. Je le tuerai, et ensuite je lui
demanderai des explications. Et après, je le tuerai de nouveau.
Je ressasse ce désir de vengeance depuis cinq bonnes minutes quand
j’entends quelqu’un sauter derrière moi.
Je soupire de soulagement et me retourne en faisant mine d’être en
colère.
– Mais où étais-tu ?! Je…
Je m’interromps tout net, pétrifiée sur place par le regard mordoré d’un
smartak.
*
* *
Mon sang se glace dans mes veines.
Je lève les mains au ciel dans un geste d’apaisement. La bête continue à
me regarder sans bouger.
– G… gentil, le chien. Gentil. Tu vois ? Je ne te veux aucun mal.
La blague. Comme si j’étais capable de lui faire quoi que ce soit. Je n’ai
ni ses crocs, ni sa mâchoire puissante, ni ses énormes griffes. Je ne fais
vraiment, vraiment pas le poids.
Ai-je précisé que je n’ai jamais aimé les chiens ? Et que les chiens me le
rendent bien ? Je crois que je suis sérieusement dans la mouise.
Le smartak reste figé, comme s’il était de glace. Je commence à me
demander si ce n’est pas une statue de pierre. Mais quand je regarde autour
de moi, à la recherche d’un perchoir, l’horrible canidé retrousse ses babines
et se met à grogner.
Ni une ni deux, mon instinct de survie prend le dessus. Au lieu
d’afficher, comme dans les documentaires animaliers, une attitude soumise,
je fais tout le contraire et me transforme directement en proie : je me mets à
courir.
Il y a un arbre à deux mètres de moi. Si j’arrive à l’atteindre…
Deux énormes pattes atterrissent sur mon dos et me font tomber en
avant. Je me réceptionne sur le sol mousseux en poussant un cri de douleur
mêlée de terreur. Ça y est, c’est la fin, je vais me faire dévorer vivante.
Comme pour confirmer, le loup attrape ma nuque entre ses mâchoires et
les resserre. Alors que ses crocs s’enfoncent dans ma chair, une voix retentit
au-dessus de moi :
– Ganda, stop !
Il y a un bruit de fouet, et le smartak me lâche, puis recule en gémissant
pitoyablement. Je n’ose plus faire un geste, la joue posée sur la mousse, les
yeux exorbités par la peur.
Une main puissante me saisit par le bras et me relève d’un coup.
Je me retrouve face à deux géants, plus grands encore que Iollan – peut-
être deux mètres vingt –, avec des muscles proportionnels au reste de leur
corps. Ils ont une barbe noire hirsute sur des visages sales.
J’ai immédiatement envie de pleurer. Celui qui me tient se retourne vers
son collègue et lui offre un sourire édenté.
– Je t’avais bien dit que c’était une Fille de Tân et pas une Torga ! Et
avec ces cheveux et ces yeux, que je sois maudit si elle ne nous rapporte pas
une petite fortune !
Oh là là ! Ça ne s’annonce pas, mais alors pas bien du tout.
Je me mets à tirer sur mon bras avec hystérie, des sanglots dans la voix.
– Lâche-moi ! Lâche-moi, sale brute puante !
Le sourire disparaît immédiatement de son visage. Il me fixe avec un
regard furieux.
– Toi, sale vermine, tu vas me payer ces paroles !
Il lève la main, et alors que je m’apprête à recevoir cette planche à pain
sur la joue, son acolyte lui attrape le bras. Dieu merci, car je ne m’en serais
certainement jamais remise.
– Arrête, Yorgal ! Tu risques de l’abîmer. Elle vaut une sacrée fortune,
comme tu l’as dit, mais si tu la frappes, elle va perdre de sa valeur. Il faut
qu’on l’amène à Fasgârd. Je suis sûr qu’on pourra en tirer un prix
exorbitant. Et moi, Gasruel, je parierais même mon bras droit que lorsque
les enchérisseurs la verront, ils en resteront sans voix.
J’écoute leur échange avec une horreur grandissante. Me vendre ? Oh
non, non, non ! Je change immédiatement de ton.
– Pitié, pitié, relâchez-moi ! Je ferai tout ce que vous voudrez ! Je vous
en supplie, ne me vendez pas comme un vulgaire meuble !
Gasruel, celui qui a évité à ma joue droite de finir en compote, me
tapote presque amicalement la gauche.
– Tu devrais être fière, Fille de Tân. Tu vas certainement faire le
bonheur d’un honnête Torga.
Il se tourne vers son collègue.
– Elle a un drôle d’accent !
Je perds à nouveau mon sang-froid, oubliant sa dernière phrase.
– Mais j’en ai rien à foutre, de ton honnête Torga ! Relâchez-moi ou je
vous fais avaler vos barbes pendant votre sommeil !
Gasruel lance un regard désabusé à Yorgal, qui paraît se maîtriser pour
ne pas m’en coller une.
– Tu as raison, Yorg. Cette fillette a bien besoin d’être corrigée. Je n’ai
jamais entendu une Fille de Tân parler comme cela à l’un de ses maîtres…
Oh, mon Dieu, la situation commence à virer au dramatique.
– … Mais ce n’est pas à nous de le faire. Contentons-nous d’en tirer un
bon prix.
Et alors que je me débats comme une diablesse, ils me traînent vers
l’obscurité de la forêt, le smartak sur leurs talons.
– 10 –
*
* *
Je cours durant presque toute la nuit. La pluie battante m’empêche de
voir correctement et je tombe à de nombreuses reprises sur le sol mouillé.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis couverte de boue et
trempée jusqu’aux os. Même si je suis morte de trouille à l’idée que Ganda
me retrouve, je suis obligée de m’arrêter régulièrement pour reprendre mon
souffle. Généralement, dans ces moments-là, je me cache comme je peux,
dans le creux d’un arbre ou en hauteur sur une branche. Le monstre est parti
à la chasse peu de temps avant que j’assomme son maître, et je ne voudrais
pas qu’il me prenne pour une proie.
Malheureusement pour moi, la roue tourne rapidement. Alors que
j’escalade à quatre pattes une pente particulièrement raide et glissante,
quelque chose me frôle en couinant.
Je m’arrête net, tous mes sens en alerte, mon cœur, déjà affolé par ma
course effrénée, s’emballant davantage.
Je suis sûre qu’un animal vient de passer à côté de moi. Mais j’ai beau
regarder de tous côtés, je ne vois rien. La mousse phosphorescente ne luit
plus, peut-être à cause de la pluie diluvienne, et de gros nuages noirs
cachent la lueur de l’énorme lune.
Je décide de faire comme si je n’avais rien entendu et continue mon
chemin. Quelques minutes plus tard, je lève la tête et découvre la rivière en
face de moi, à une vingtaine de mètres de là. Mais alors que je fais un pas
en avant, une ombre noire passe devant moi à la vitesse de l’éclair. Je n’ai
eu le temps d’apercevoir que ses yeux jaunes.
Je freine à nouveau, la peur s’emparant de chacune de mes cellules. Des
couinements et des jappements se mettent soudain à résonner tout autour de
moi. Des ombres apparaissent et m’encerclent. Ces animaux ont la taille de
chiens, ressemblent beaucoup à des lynx, mais possèdent six pattes – quatre
dont ils se servent pour marcher, et deux plus petites, sur leur poitrine,
comme celles des tyrannosaures. Leur pelage est tigré de jaune et de noir.
Ils ont de grandes oreilles pointues, qui se dressent et se couchent tandis
qu’ils me jaugent de leurs petits yeux mauvais.
Des sirconors. Haslen m’en avait parlé. Mais je n’avais dû l’écouter que
d’une oreille, une fois de plus. Je sens en moi la colère et la frustration se
mêler à la panique. Avoir fait tout ce chemin, avoir réussi à me libérer de
mes kidnappeurs, pour me retrouver au menu de bêtes sauvages d’une
planète que je ne connais pas.
Je serre les dents et cours vers l’une d’elles qui s’enfuit en couinant.
– Dégage, vermine ! Si t’essaies de me bouffer, je t’arrache les yeux !
La rivière ! C’est le seul moyen de leur échapper.
Je fonce alors vers le fleuve en hurlant, espérant faire fuir les
prédateurs. Les premières secondes, ça marche. Ils s’écartent tous en
jappant pour me laisser passer, mais à peine deux mètres plus loin, je les
entends feuler et il est clair qu’ils me poursuivent.
J’arrive à parcourir une quinzaine de mètres sans me faire attraper.
Mais, alors que je m’apprête à entrer dans l’eau, l’une des bêtes me saute
dessus et me lacère le dos de ses énormes griffes.
Je pousse un cri de douleur et chancelle, à deux doigts de m’affaler la
tête la première dans la boue sablonneuse qui borde le fleuve. Mais je sais
que si je tombe, c’en sera fini de moi. Alors, par je ne sais quel miracle, et
malgré la douleur qui me tenaille, je parviens à retrouver mon équilibre et
plonge dans l’eau déchaînée.
Le courant m’emporte presque aussitôt. Je me sens assaillie par la force
des éléments et je ne peux résister. J’essaie de garder la tête hors de l’eau,
mais je suis régulièrement aspirée par le fond. Il fait encore nuit et, pour la
première fois depuis que je suis dans l’eau, je pense au taparsigue. J’ai peur
de me faire dévorer. Je comprends que je pourrais disparaître définitivement
sous la surface d’une seconde à l’autre.
Il faut que je gagne l’autre rive. C’est ma seule chance de survivre.
Pourtant, j’ai beau me démener comme une diablesse, je reste toujours au
milieu du fleuve.
Je lutte pour ne pas couler, mais je bois si fréquemment la tasse que
mon corps, déjà fatigué par ma course, s’épuise davantage.
Je vois soudain une forme gigantesque flottant sur l’eau, mais je
n’arrive pas à savoir ce dont il s’agit. Et elle se dirige vers moi à une vitesse
folle. Je me rends compte au dernier moment que je ne pourrai pas l’éviter.
Je me prends l’obstacle de plein fouet et perds connaissance, l’eau
bouillonnante me submergeant.
*
* *
– Dana, pousse-toi, tu l’empêches de respirer !
– Mais je veux la voir de plus près ! C’est la première fois que je vois
une Fille de Tân avec ces cheveux !
J’ouvre lentement les yeux et me retrouve quasiment nez à nez avec une
petite fille toute blonde. Elle m’observe, de ses yeux bleus grands ouverts.
Quand elle me voit ouvrir les miens, elle sursaute et fait un bond en arrière,
bond que j’imite aussitôt.
– Mimi ! Mimi, elle est réveillée !
Une femme blonde se penche sur moi en souriant avec bonté.
– J’ai vu, Dana. Écarte-toi, que je l’aide à se relever.
La petite fille s’écarte en sautillant tandis que celle que je suppose être
sa mère passe un bras sous mes épaules et m’aide à m’asseoir. Je prends
soudain conscience de l’endroit où je me trouve. Je suis dans une grande
pièce tout en bois – le sol, les murs incurvés et le plafond, dont les planches
laissent entrer la lumière. Et nous ne sommes pas seuls : il y a ici une
trentaine, peut-être une quarantaine d’hommes, de femmes et d’enfants, qui
me regardent avec une curiosité et une méfiance manifestes. Tous sont très
beaux et aucun d’entre eux ne semble mal nourri. Ce qui me surprend le
plus, c’est la couleur de leurs cheveux : ils sont tous blonds ou roux. Je
m’aperçois aussi que nous sommes tous enchaînés aux murs.
Oh non…
Je me tourne vers la femme. Sa fille est cachée derrière elle et me
regarde par-dessus son épaule, l’air apeurée.
– Où suis-je ? Qui êtes-vous ?
La femme me sourit avec bienveillance.
– Je m’appelle Loréïs, et voici ma fille, Danaly. Tu es dans une
embarcation à destination de Fasgârd. D’où viens-tu ? Où sont tes maîtres ?
Je déglutis en retenant mes larmes. Retour au point de départ. Je
balbutie pitoyablement, ne sachant que répondre :
– Je… je ne me souviens plus. Je crois que j’ai perdu la mémoire. Je
sais juste que je m’appelle Lomé. Pourquoi sommes-nous enchaînés ?
Qu’allons-nous faire à Fasgârd ?
– Ils nous enchaînent pour nous empêcher de nous échapper, bien sûr.
Ma fille et moi serons sûrement vendues à une famille de Torgas qui
cherchent des bonnes à tout faire. Je pense que nos maîtres tireront un bon
prix de nous, n’est-ce pas, ma chérie ?
Sa fille lui décoche un sourire édenté.
– Oui, parce que nous sommes toutes les deux très jolies !
Je ne peux me retenir de les regarder comme si elles étaient folles. Elles
agissent comme si leur condition d’esclaves ne les révoltait pas plus que ça.
– Vous êtes des esclaves, donc ?
– Oui, tout comme toi. Pourquoi cette question ?
J’ai l’impression que je vais étouffer.
– Il… il faut que je sorte d’ici.
– Nous ne sommes pas autorisés à sortir.
Je sens mes yeux se remplir de larmes. Je ne veux pas être vendue
comme une vulgaire esclave alors que j’ai risqué ma vie pour échapper à
Dupond et Dupont un peu plus tôt ! Ce n’est vraiment pas juste ! J’ai même
évité de justesse de me faire bouffer par des lynx tigrés comme des foutues
guêpes, et tout ça pour quoi ? Finir dans le ventre d’un bateau, enchaînée à
un mur ?!
Une larme glisse sur ma joue au moment où s’ouvre une porte en
hauteur, que je n’avais pas remarquée auparavant. Quelqu’un saute dans la
cale sans emprunter les marches. C’est un grand gaillard roux aux cheveux
bouclés, torse nu et bien bâti. Une cicatrice barre son visage, de l’œil droit
au menton, sous un regard dur. Un fouet pend à sa ceinture.
Quand il apparaît, tous les esclaves baissent les yeux et se font tout
petits. J’entends Loréïs murmurer entre ses dents :
– Kinal…
Alors que le regard du rouquin balaie l’assemblée, je me tourne vers
elle et chuchote :
– Qui est-ce ?
– L’esclave en chef, répond-elle en se positionnant imperceptiblement
devant Danaly. Baisse les yeux et fais profil bas, il ne te remarquera peut-
être pas.
Et bien sûr, comme l’idiote que je suis, je fais tout le contraire. Tandis
que ses yeux scannent chaque visage, je me mets à l’analyser. Il n’est pas
moche, dans le genre sauvage. Il a un tatouage sur la clavicule gauche et
deux bracelets en fer sur chaque poignet. J’aimerais demander à Loréïs ce
qu’ils représentent, mais une autre pensée me traverse soudain : mon
bracelet ! Si un Torga ou ce type le voit, je risque de le perdre à jamais. Il
faut que je trouve un moyen de le cacher.
Je le glisse discrètement dans mon soutien-gorge, là où il y a peu de
risques qu’il soit découvert.
À peine ai-je mis mon Précieux à l’abri que les yeux du gaillard roux se
posent sur moi. Nos regards se télescopent et le sien se durcit.
Il s’approche de moi, avec une démarche souple et étudiée. Tout le
monde s’écarte sur son passage et évite de le regarder. Je suis la seule à
l’examiner franchement. Et comme je n’aime pas du tout son air
orgueilleux, je décide de me lever pour me retrouver à la même hauteur que
lui. Il fait bien une demi-tête de plus que moi, mais, au moins, je n’aurai pas
à me dévisser le cou pour le fixer.
Je croise les bras et serre les lèvres. Loréïs me dévisage comme si j’étais
devenue complètement folle. Elle tire sur mon jean, mais je ne cède pas. Il
se prend pour qui, ce mec ? C’est un esclave, d’après ce que j’ai compris. Je
ne vois pas pourquoi je lui montrerais la moindre once de respect quand ils
nous considèrent tous comme de la fiente de pigeon.
Lorsqu’il arrive à mon niveau, je peux voir les muscles de ses
mâchoires jouer sous ses joues. Il paraît se contenir pour ne pas lever la
main sur moi. Je perds un peu de ma confiance. Je n’aurais peut-être pas dû
le défier aussi ouvertement…
– Comment tu t’appelles ?
Sa voix grave et calme me surprend tellement que je dois me faire
violence pour ne pas sursauter. Je le toise avec effronterie.
– Lomé.
– D’où viens-tu et à qui appartiens-tu ?
– En quoi ça t’intéresse ?
Le coup part tellement vite que je ne le vois pas venir. Sa main s’abat
sur ma joue en un revers dont je me souviendrai toute ma vie.
Je titube en arrière mais parviens à rester debout. La douleur est aussi
vive que l’humiliation que je ressens et j’ai du mal à retenir mes larmes.
Je relève la tête et fixe à nouveau celui qui vient de me frapper. Son
regard est toujours aussi serein, son visage grave.
– Je repose mes questions : à qui appartiens-tu et d’où viens-tu ?
Je sens une violente colère s’emparer de mon corps. Ma raison, qui me
crie de lui répondre le plus respectueusement possible, ne fait
malheureusement pas le poids.
– Va te faire foutre !
Nouveau revers, sur l’autre joue, cette fois. J’ai l’impression de me
prendre un parpaing dans la figure. Ma lèvre s’ouvre sous la violence de
l’impact et mon sang se met à dégouliner sur le sol.
– Je vais te le demander une dernière fois.
Avant qu’il ne réitère sa question, je relève la tête et plonge mon regard
dans le sien. Je lui crache mon sang au visage et lui réponds, du venin dans
la voix :
– Je viens d’un pays libre et je n’appartiens à personne, sale enfoiré !
Il s’essuie calmement le visage et, vif comme un serpent, me saisit par
les cheveux et me force à le regarder dans les yeux.
– Tu es donc une Sauvage. Je m’en doutais un peu, soit dit en passant.
Une fille comme toi devrait être connue dans tout l’empire. Et je ne connais
que deux ou trois esclaves qui aient ce physique. Mais ils habitent tous dans
les royaumes du Nord ou à Fasgârd.
– Lâche-moi !
Son regard se durcit un peu plus et il se penche vers mon oreille :
– Tu ne sembles pas comprendre que tu n’es pas en position de décider,
ici. Dans cette cale, c’est moi qui commande. Alors je te laisse une dernière
chance de montrer ta soumission. Tu vas immédiatement baisser le regard et
t’excuser pour ton attitude.
La peur m’envahit, mais je suis tellement en colère et mon orgueil est si
profondément blessé que la bêtise l’emporte encore sur la raison. Je
m’approche de son oreille comme pour lui murmurer quelque chose. Quand
il est à la portée de mes dents, je le mords sauvagement.
Il grogne mais ne me lâche pas pour autant.
Il tire doucement mais sûrement sur mes cheveux, mais je ne lâche pas
prise. Il enfonce alors son poing dans mon ventre. L’air jaillit de mes
poumons et mon estomac vide menace de régurgiter de la bile.
Le coup était tellement puissant qu’il m’empêche de voir pendant
plusieurs secondes.
Le rouquin n’attend pas que je m’en remette. Il me libère de mes
chaînes presque tranquillement, tire encore sur mes cheveux et me traîne à
travers la cale jusqu’à un poteau érigé en son milieu. Il profite de mon état
de faiblesse pour attacher mes mains à une chaîne qui pend de son sommet
et déchire mon débardeur. Mon dos est déjà bien amoché par le souvenir
que m’a laissé le sirconor, mais ça n’a pas l’air de l’émouvoir.
Je fais de mon mieux pour retrouver mes esprits et regarde derrière moi,
paniquée. Il a attrapé le fouet accroché à sa ceinture et s’apprête à le
dérouler.
– Je vais te montrer, la Sauvage, ce qu’il se passe quand on me désobéit.
Et le premier coup fond sur moi, comme un éclair.
– 11 –
Alors que j’émerge, une douleur cuisante se réveille dans mon dos. Des
larmes me montent immédiatement aux yeux et je laisse échapper un
sanglot.
Quinze coups.
Il m’a fouettée quinze fois. Je me suis évanouie au septième, mais il a
eu la charmante attention de me ranimer avec un seau d’eau pour
poursuivre son œuvre. J’ai essayé de ne pas hurler. J’ai essayé de rester
brave. Mais la lanière en cuir qui s’abattait sur ma chair a eu raison de ma
volonté et je n’ai pas pu empêcher les hurlements de s’échapper de ma
bouche.
Je l’ai supplié. Je l’ai insulté. Mais, quoi que je fisse, il continuait à
frapper.
Au quinzième coup, je me suis à nouveau évanouie. Il ne m’a pas
ranimée, cette fois. Je crois qu’en fait il a arrêté de frapper.
Je regarde autour de moi alors que les larmes coulent librement sur mes
joues. Je suis toujours attachée au poteau. Tous les esclaves semblent
endormis et il fait très sombre. Ma peau me tiraille et je n’ose pas imaginer
dans quel état elle se trouve.
Une pensée vraiment stupide me vient alors à l’esprit : j’avais une peau
parfaite et il l’a ravagée. Une telle considération peut paraître bien futile
dans un moment pareil, mais ça me ruine littéralement le moral. Et si je ne
comptais pas m’en prendre à mon bourreau auparavant, maintenant, il est
clair que c’est ce que je désire le plus au monde.
Une porte claque tout à coup au-dessus de moi et des éclats de voix
retentissent.
– Est-ce que j’ai déjà demandé quoi que ce soit, maître ? Réclamé une
seule chose en récompense de ma fidélité et de mes loyaux services ?
C’est la voix de mon bourreau. Je la reconnaîtrais entre mille.
– Parce que tu crois que tu es en droit de le faire, Kinal ? rétorque une
voix bourrue. Je te rappelle que, s’il est vrai que tu es dans mes bonnes
grâces et que j’apprécie ta manière de gérer les esclaves, tu n’en restes pas
moins un esclave, toi aussi.
– Maître, reprend le fameux Kinal, je ne vous demande pas grand-
chose. Je veux cette esclave. Vous en vendez des centaines chaque mois, et
tout ce que je souhaite, c’est que vous me donniez cette fille. C’est tout.
Mes tripes se tordent pendant son plaidoyer.
– Tu ne l’auras pas, Kinal. Cette Fille de Tân peut me rapporter autant
que vingt autres esclaves. Tu crois que je vais la gaspiller pour un
contremaître ?
– C’est une Sauvage, maître. Elle a toujours vécu dans la nature, loin de
nos lois et de nos traditions. Elle se croit libre de faire ce qu’elle veut. Vous
ne pourrez rien en tirer si elle se met à mordre tous les acheteurs potentiels !
L’autre marque une pause avant de conclure.
– C’est pour cela que je compte sur toi pour lui apprendre les bonnes
manières. Cette discussion est close.
Il s’éloigne tandis que mon bourreau reste au-dessus de moi, à taper du
pied. Un frisson d’effroi me secoue tout entière quand je l’entends se diriger
vers la porte de la cale. Je dois prendre une décision, et vite ! Si je suis
éveillée à son arrivée, il est probable qu’il me fasse encore du mal. Et je
n’ai pas envie qu’il lise dans mon regard toute la terreur qu’il m’inspire.
Avant que la porte en hauteur ne s’ouvre, je me laisse pendre par les
bras, en inspirant profondément pour supporter l’intense douleur. Je laisse
tomber ma tête en avant.
Kinal ouvre la porte. Je sens tout le sang se retirer de mon visage tandis
que je me force à fermer les yeux. Je n’ai jamais eu aussi peur de
quelqu’un.
Fais la morte, Lomé, fais la morte.
Je l’entends s’avancer lentement dans ma direction.
Il s’arrête à moins de vingt centimètres de mon corps inerte. Je sens sa
respiration contre mes cheveux. Il colle son nez contre mon crâne et inspire
profondément.
Oh my… Je vais vomir.
Sa main se pose sur mon épaule et glisse avec légèreté sur mon
omoplate. Il effleure mes plaies, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art.
Il est fou, me dis-je, il est fou à lier.
Il laisse tout à coup retomber son bras et soupire avec exaspération.
– Quel gâchis, marmonne-t-il.
Et, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, il me donne un
coup de pied dans le tibia. Là, forcément, je ne peux retenir un cri.
Il y a un silence, puis il lâche un rire amusé.
–Donc tu es réveillée.
Il m’attrape par les cheveux, plus délicatement que précédemment, et se
colle à mon dos.
J’oscille entre l’envie de pleurer et de lui donner un bon coup de genou
dans l’entrejambe. Mais rien ne m’empêche de concilier les deux.
Avec un sanglot désespéré, je lève subitement ma jambe.
Malheureusement, il a compris mes intentions et esquive facilement. Il se
penche tout contre mon oreille, et je peux sentir son souffle chaud sur ma
joue.
– Je vois qu’on n’est toujours pas sage. Qu’est-ce que tu cherches à
faire ? Recevoir plus de coups ?
Je ferme les yeux. Les larmes continuent à couler et je déteste cet état
de faiblesse. Mais j’ai tellement peur que je ne peux pas m’en empêcher. Sa
main droite toujours dans mes cheveux, il plaque la gauche sur mon ventre
et m’attire un peu plus contre lui. Mon dos nu et lacéré se colle à son torse
et à d’autres parties de son anatomie que je préférerais ignorer.
– Qu’est-ce que ça te fait, cette proximité entre nous ?
Ça me donne envie de vomir. Mais si je lui dis ça, il va encore me
fouetter, je le sais. Je m’abstiens de répondre et me mure dans le silence.
Il fait glisser sa main le long de ma taille, passe à un centimètre de mon
sein gauche et remonte le long de mon bras. Il fait subitement tourner une
clé et je me retrouve dans ses bras, plus soutenue par quoi que ce soit.
J’essaie de me dégager mais je n’ai plus aucune force dans les
membres. Je suis obligée de rester blottie contre lui, malgré le dégoût qu’il
m’inspire.
Il me soulève comme une poupée de chiffon et se dirige vers la porte de
la cale. Il l’ouvre d’un geste adroit et nous émergeons dans une coursive en
bois. Il passe plusieurs portes et finit par en ouvrir une. Nous pénétrons
alors dans une cabine exiguë. À cet instant, je tremble comme une feuille, et
ça a l’air de sacrément lui plaire.
Sale psychopathe sadique.
Il me dépose plus ou moins délicatement sur le sol et se tourne vers un
placard. Pendant ce temps, je recule sur les fesses aussi rapidement que
possible et me colle contre la porte.
– N’y pense même pas, me dit-il sans se retourner. J’ai fermé à clé.
– Qu’est-ce que tu veux ?
Il se retourne, des linges blancs et un seau d’eau dans les mains.
– Tu sais très bien ce que je veux.
– Si tu me touches, espèce de pervers, je jure que tu le paieras.
– Je vois mal comment. Et je te préviens : si tu cries ou te débats, je te
ferai tellement mal que tu regretteras d’être née.
Il me saisit par le bras et me fait asseoir sur le lit, dos à lui. Je tremble
d’effroi alors qu’il arrache ce qui reste de mon débardeur et de mon soutien-
gorge.
Mon bracelet tombe sur mes genoux et j’ai la présence d’esprit de
l’envelopper de ma main pour éviter que Kinal le voie.
J’aimerais avoir la force de le combattre, mais la peur me paralyse et je
reste là, les épaules voûtées et les mains crispées sur mes cuisses.
Il va me violer ! Et je ne sais pas ce que je vais faire s’il tente quoi que
ce soit. Ce qui est sûr, c’est que je me débattrai. Je ne resterai pas dans cet
état de stupeur. Je ne peux pas rester dans cet état de stupeur.
Mais il s’arrête de me déshabiller. Je l’entends plonger un linge dans
l’eau et il commence à nettoyer mes plaies. Je dois me mordre la lèvre pour
ne pas éclater en sanglots, autant de soulagement que de douleur.
Il travaille en silence, lavant consciencieusement mon dos, puis il passe
un onguent sur chacune de mes blessures, qu’il ne bande pas.
Comme s’il lisait dans mon esprit, il s’explique :
– Je ne te mets pas de bandage. Ça étoufferait tes plaies et ralentirait la
guérison. L’onguent que je t’ai appliqué accélère la cicatrisation et améliore
l’aspect de la peau. Avec un peu de chance, tu n’auras pas de cicatrices.
Je hoche la tête, toujours dos à lui. Je croise les bras sur ma poitrine
nue, la dissimulant comme je peux.
– Retourne-toi.
Ma lèvre inférieure se met à trembler.
– Crève.
Encore une fois, ma grande bouche a parlé avant que je réfléchisse.
Mais ça fait du bien, ça calme ma conscience. Au moins, je n’aurai pas dit
amen à tout. Il pose son index sur l’une de mes blessures et se met à
appuyer de plus en plus fort.
– Re-tour-ne-toi, martèle-t-il d’une voix froide.
Je me retrouve presque nez à nez avec lui, et ça ne me plaît pas, mais
alors pas du tout.
Il me toise un moment et je fais de mon mieux pour soutenir son regard.
Finalement, il se détourne un peu et attrape un genre de long foulard blanc,
qu’il commence à enrouler autour de ma taille.
– Écarte tes bras.
– Non.
– Écarte-les ou c’est moi qui vais devoir le faire.
Je crois que je n’ai jamais autant détesté quelqu’un.
J’hésite un instant, puis laisse doucement glisser mes bras le long de
mon corps. Il m’attrape par le gauche et me force à me lever. Une fois que
nous sommes debout, il se met derrière moi et entreprend de m’emmailloter
dans cette écharpe bizarre. Quand il a terminé, il attrape une sorte d’épingle
et attache ensemble les deux extrémités du tissu. Sans rire, je ressemble à
Rey dans Star Wars.
– Lève les bras.
J’obtempère, non sans l’insulter copieusement dans ma tête.
Il fait glisser une tunique fluide sur mon corps, qui épouse parfaitement
mes formes. En temps normal, je trouverais cette tenue seyante, mais là, je
ne l’aime pas du tout.
– Retire ton pantalon.
Et avec ceci, ce sera tout ?
Comme je n’ai pas envie qu’il me montre un autre de ses trucs pour me
faire obéir, je soulève les pans de la tunique et défais le bouton de mon
Levi’s en remerciant le ciel que la robe soit assez longue pour cacher mon
postérieur. En passant la main sous le tissu, je glisse mon bracelet dans ma
culotte – je ne vois pas d’autre endroit où le cacher.
Je retire mon jean et laisse tomber la tunique sur mon corps. Elle n’est
pas cousue comme une jupe, mais est ouverte de part et d’autre, laissant
apparaître mes cuisses jusqu’à la taille. Je déglutis, mal à l’aise. En plus,
elle me paraît transparente.
– Enfile ça dessous.
Il secoue sous mon nez une espèce de short en tissu et je serre les lèvres
pour ne pas le lui balancer au visage.
Je finis de me vêtir et attends l’ordre suivant.
Kinal me contourne lentement et me jauge d’un œil expert.
– Parfait. À présent, tu ressembles à une vraie Fille de Tân.
Je rétorque avec acidité :
– Pourquoi ? Il y en a de fausses ?
La vraie question, c’est : pourquoi, mais pourquoi je ne peux pas la
fermer ?
Il secoue la tête.
– T-t-t-t-t, fait-il avec désapprobation. Il va falloir que tu apprennes à
tenir ta langue, femme. Il y a des formes de punition bien plus
insupportables que le fouet.
Je dois dire que cet avertissement me calme instantanément. Mais pas
suffisamment pour me faire baisser les yeux.
– À partir de maintenant, tu m’appelleras « maître ». Tu ne me
regarderas plus dans les yeux et tu feras tout ce que je te dirai. Chaque
parole qui ne me plaira pas, chaque désobéissance entraînera une punition,
proportionnelle à ta faute. Je propose qu’on commence tout de suite.
Il lève soudainement la main et je me recroqueville sur moi-même, les
bras autour de mon visage pour me protéger. Mais le coup ne vient pas.
– Comment je m’appelle ?
Un tas de noms me viennent à l’esprit, mais je ne pense pas qu’il les
apprécierait. Je garde le silence et ma position. Il baisse le bras et me pince
violemment sur le côté. Je pousse un hurlement de douleur et j’ai le
malheureux réflexe de lui coller une gifle. Gifle qu’il n’a pas vue venir,
d’ailleurs, et j’en suis assez fière.
– Ça, tu vas me le payer.
Il me saisit par le bras et me plaque sur le sol, la joue collée contre le
plancher. Il commence à soulever les pans de ma tunique, dans l’intention
évidente de me donner une bonne correction, quand quelqu’un se met à
tambouriner sur la porte.
– Kinal ! Kinal ! Ouvre ou je te fais écarteler !
Mon agresseur me lâche aussitôt en jurant et me relève d’un coup sec. Il
me lance un regard lourd de menaces et déverrouille la porte.
Un géant entre presque aussitôt dans la pièce. C’est visiblement un
Torga. D’une part, il est très grand, comme tous ceux de son espèce, d’autre
part, il est aussi brun que moi. Une longue barbe tressée cache une partie de
son visage et ses yeux noirs lancent des éclairs.
– Que fait l’esclave ici ?
Kinal change d’attitude du tout au tout. Il se fait mielleux.
– Maître, je ne faisais que soigner ses blessures et la vêtir comme
l’esclave qu’elle est, rien d’autre.
Le Torga le toise un moment avec animosité et m’attrape par le bras
pour m’attirer vers lui. Il me fait sortir et se retourne une dernière fois vers
mon bourreau.
– Je l’espère bien, Kinal. Si je la trouve encore une fois dans ta cabine,
je te jure que tu auras affaire à moi.
Et il claque la porte derrière lui avant de me traîner vers la cale.
– 12 –
Je suis réveillée avant le lever du jour par la même esclave. Elle doit
s’affairer autour de moi depuis cinq bonnes minutes, mais je dormais si
profondément qu’il a fallu tout ce temps pour que le boucan qu’elle fait
m’extirpe du sommeil.
Je la regarde faire des allers-retours avec un gros seau rempli d’eau
fumante, qu’elle verse dans la grande bassine aperçue la veille dans la pièce
du fond. Je sais que je devrais aller l’aider, que c’est mal de laisser une
pauvre vieille femme porter des charges aussi lourdes, mais je ne ressens
que de l’irritation. Pourquoi a-t-elle besoin de farfouiller partout à cette
heure ?
Je me redresse sur mes coudes, les cheveux en bataille, les yeux plissés.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?
Elle sursaute et me lance un regard agacé.
– Je prépare ton bain. Et à présent, tais-toi.
Mon bain ? Mais qu’est-ce qu’elle raconte, cette harpie ? Je proteste :
– Je ne vais pas prendre un bain maintenant ! Je viens de me coucher !
– Tu as dormi de la fin de l’après-midi jusqu’à maintenant. Et le jour va
bientôt se lever. La vente aux enchères se déroule aux aurores, il faut que tu
sois prête à ce moment-là, ou j’aurai des ennuis.
J’ai dormi une dizaine d’heures ? Sacrebleu, je ne les ai pas senties
passer ! J’ai l’impression d’avoir fermé les yeux depuis une demi-heure. Je
suis de nouveau sur le point de râler quand la fin de sa phrase me revient en
mémoire.
Oh non, me dis-je avec détermination. Personne ne me vendra à
personne. Je n’ai aucune envie de me pavaner sur une estrade en écoutant
les acheteurs enchérir en criant.
Je jette un coup d’œil à la porte, essayant de calculer le temps qu’il me
faudrait pour l’atteindre avant que la vieille folle ne lance l’alerte ; mais
cette dernière suit mon regard et secoue la tête d’un air désolé.
– N’y pense pas. On m’a prévenue que tu pourrais tenter de t’enfuir.
Deux Torgas sont postés devant la porte. Ils ont veillé là toute la nuit.
Je serre les dents, sentant la colère monter en moi. Je parie que c’est ce
rat de Kinal qui a vendu la mèche. De toute façon, une fois dehors, qu’est-
ce que j’aurais fait ? J’aurais pu me faire passer pour une Torga assez
facilement, mais il aurait fallu pour ça que je vole des vêtements et que je
cache mes yeux. Comme les lunettes de soleil ne semblent pas être à la
mode dans ce monde, j’aurais rapidement été cuite.
Je croise les bras, des revolvers à la place des yeux.
– Je ne coopérerai pas.
– Écoute, ça peut bien se passer comme ça peut dégénérer. Soit tu fais
ce que je te dis et nous nous en tirons toutes les deux sans dommages, soit
je suis obligée d’appeler ton maître – Denarius, il me semble – pour qu’il
vienne lui-même te convaincre.
L’idée de me retrouver à nouveau sur l’une des roues du bateau me fait
tellement froid dans le dos que je m’avance vers elle presque aussitôt, en
soufflant bruyamment, juste pour montrer mon mécontentement.
– Bon, qu’est-ce que je dois faire ?
– Commencer par te taire, répond-elle du tac au tac. Ensuite, retourne-
toi. Je vais te déshabiller.
Franchement, je ne suis plus à une humiliation près. Je cède, consciente
qu’il faut que je trouve vite une solution, sinon je vais me retrouver avec
une étiquette sur l’oreille, comme une vache qu’on mène à l’abattoir. En
plus, mon bracelet est toujours caché dans ma culotte, seul vêtement que
j’ai pu conserver de mon ancienne vie, et je ne sais pas du tout comment je
vais pouvoir le dissimuler.
Je déglutis et lève un doigt.
– Je… hum… dois aller aux toilettes. Comment ça se passe ?
Elle soupire d’exaspération et, du doigt, désigne la salle de bains.
– C’est là. Dépêche-toi, notre temps est compté.
Je me précipite vers la pièce et ferme la porte derrière moi. C’est une
cabine dans laquelle se trouvent des toilettes sèches et la grande bassine
remplie d’eau fumante. Pendue au mur, il y a une tenue propre ainsi que des
chaussures plates semblables à des spartiates. Au lieu d’aller tout de suite
me soulager, je sors mon bracelet de ma culotte et le glisse dans une poche
intérieure de la tunique. C’est sans aucun doute celle qui m’est destinée.
Avec un peu de chance, personne ne le remarquera.
Margaline, c’est son nom, passe un temps considérable à me récurer de
la tête aux pieds. Il faut dire que j’en avais sacrément besoin. Elle
marmonne sans cesse dans sa barbe qu’elle n’a jamais vu de jeune fille
aussi sale de toute sa vie. Ce qui n’est pas tout à fait faux. Avant ce bain, je
sentais le poisson (merci à mon tour de manège dans la rivière) et j’étais
noire de crasse. Elle me frotte avec un gant de crin et une sorte d’huile
parfumée, manquant m’arracher la peau à de nombreuses reprises. Je
pousse régulièrement des petits cris de douleur et de protestation, mais elle
fait comme si elle ne m’entendait pas. Elle lave ensuite mes cheveux en me
cassant d’énormes œufs sur le crâne et en frottant comme une forcenée.
Quand je la vois répandre le jaune d’œuf sur mes racines et mes
longueurs, je ne peux m’empêcher de protester.
– Mais enfin, je peux savoir pourquoi tu prépares une omelette sur ma
tête ? Je ressemble donc à une poêle à frire ?
– Décidément, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes.
En revanche, je peux te dire que je me sers d’œufs d’irabo, un oiseau qui vit
sur les berges du lac. C’est le meilleur agent lavant pour cheveux que je
connaisse.
Elle ne connaît pas Head & Shoulders, c’est clair !
Elle continue à frotter mon imposante chevelure avec sa mixture et finit
par me rincer avec de l’eau tiédasse. Je préfère ne pas préciser la couleur de
cette eau quand je sors de la bassine. Margaline m’enroule dans un tissu
beige et me sèche avec. Comme si j’en étais incapable ! À chaque fois que
je proteste, elle me menace. Alors je suis bien obligée de la laisser faire.
Elle essore consciencieusement mes cheveux et les sèche avec une autre
serviette.
– Assieds-toi sur cette chaise, m’ordonne-t-elle soudain.
J’obtempère, de mauvaise grâce. Je la vois attraper une fiole qui
contient, j’en suis presque certaine, de l’huile. Je fais une moue de dégoût.
– J’espère que tu ne comptes pas me mettre ça dans les cheveux !
– Si justement, c’est mon intention.
– Génial ! Je vais être vraiment attirante, avec des cheveux aussi gras
qu’une friteuse.
Elle soupire. Pour la trentième fois depuis le début de ma toilette.
– Je ne sais pas ce qu’est une friteuse, mais cette huile est sèche. Elle ne
te graissera pas les cheveux et dessinera tes boucles.
Je décide de fermer ma bouche et de la laisser faire. Après tout, ce n’est
pas vraiment comme si j’avais le choix.
Ma coiffure prend une éternité. J’en ai des fourmis dans les orteils. Et le
stress aidant, je commence à devenir franchement désagréable. Il faut dire
que la harpie prend son temps. Elle enduit mes cheveux mèche par mèche
de son huile qui, je dois bien l’avouer, sent très bon. Je grommelle :
– C’est bientôt fini ?
Je me sens de plus en plus nerveuse. Je ne sais pas comment va se
dérouler cette fameuse vente aux enchères, qui va m’acheter et comment je
serai traitée. J’ai l’impression que plus les secondes s’écoulent, plus je
perds mes chances de m’évader un jour. L’idée de rester coincée ici, dans ce
monde de fous esclavagistes, me rend malade. Je dois trouver une solution.
– Oui. Il ne me reste qu’à te vêtir et à te mettre du noir autour des yeux,
et tu seras prête.
Je décide de garder le silence pour ruminer mes sombres pensées. Je ne
me rends même pas compte qu’elle me redresse sur mes jambes et qu’en
moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis maquillée et habillée.
Margaline recule de quelques pas et me jauge, admirant son œuvre.
– Parfait, murmure-t-elle pour elle-même.
Elle attrape le miroir qui traîne dans un coin de la pièce et le pose
devant moi. J’avoue que j’ai du mal à me reconnaître.
Mes cheveux n’ont jamais été aussi disciplinés. Ils tombent en une
cascade de boucles si bien dessinées qu’elles paraîtraient fausses sur Terre.
Mince ! Pourquoi n’a-t-on pas cette huile sur ma planète ? Moi qui passe
des heures chaque matin à enduire ma crinière de produits tous plus
chimiques les uns que les autres sans obtenir pareil résultat, je suis éberluée.
Le noir fait ressortir le vert clair de mes yeux et, chose qui ne m’était
pas arrivée depuis un sacré bout de temps, je sens bon.
Pourtant, la situation, elle, empeste la galère à plein nez. Je ne peux pas
me permettre d’être jolie comme ça pour aller à la vente ! J’avais peut-être
une chance minime qu’on ne veuille pas m’acheter dans l’état dans lequel je
me trouvais. Mais à présent, on va se bousculer pour enchérir. Et je dis ça
sans prétention aucune.
Je pourrais toujours essayer de ruiner les efforts de Margaline, mais je
suis sûre qu’on me frapperait si je m’enlaidissais. Et puis ils se
contenteraient de recommencer à zéro.
J’en suis là de mes tergiversations quand la porte s’ouvre en grand. Je
sursaute et me retourne dans un même élan. Kinal se trouve dans l’entrée.
Quand il me voit, sa mine renfrognée se décompose un peu plus. Il a l’air
d’être de méchante humeur.
Il s’approche de moi, une chaîne à la main, et l’accroche au super
collier en métal que je porte toujours autour du cou.
– La vente va débuter. Denarius m’a ordonné de te faire descendre et de
t’amener au marché. Il nous attend là-bas.
Je commence à paniquer. Et en plus, j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à
trouver de solution à mon problème.
Je décide de faire profil bas pour le moment et hoche la tête.
Kinal me fait quitter la pièce et le bâtiment, puis me conduit vers une
partie de la ville que je n’ai pas encore vue. Il faut dire qu’elle est
sacrément grande.
À un moment, alors que nous sommes seuls dans une ruelle, je pense
brièvement à l’assommer et à essayer de m’enfuir. Mais de quoi aurais-je
l’air ? Une fille avec un fer autour du cou et une chaîne qui pendouille à ses
pieds, courant à en perdre haleine à travers les rues de Fasgârd, une cité
remplie de Torgas… C’est voué à l’échec.
Une autre idée me traverse l’esprit et je décide de tenter le tout pour le
tout. Repoussant mes a priori et le dégoût qu’il m’inspire, je pose une main
sur l’épaule basanée de mon surveillant. Il se tourne vers moi, le regard
curieux mais méfiant.
– Kinal… tu n’as jamais pensé à t’échapper ?
Il se contente de me regarder tout en continuant de marcher. Décidant
que ce n’est pas forcément mauvais signe, je poursuis sur ma lancée :
– Partons tous les deux, dis-je sur un ton enjôleur, comme si c’était un
doux rêve, de me retrouver seule avec lui – cette blague. On pourra essayer
de rejoindre les îles aux Esclaves. On sera libres !
Cette fois, il se retourne carrément et me dévisage.
– Écoute-moi bien, esclave. Aucune de tes paroles doucereuses ne me
poussera à trahir mon maître. Et si j’ai un conseil à te donner, c’est d’imiter
ma loyauté. Sinon tu finiras pendue au bout d’une corde ou attachée à un
poteau dans l’arène principale. Maintenant, tais-toi, ou je serai obligé de
tout rapporter à Denarius. Et lui ne sera pas aussi indulgent que moi.
Je ferme ma bouche et me retiens de lui donner un coup de pied. J’avais
un espoir, un seul, et cette tête de mule doublée d’un mouton vient de le
piétiner. Il préfère rester esclave toute sa vie plutôt que de tenter de
recouvrer sa liberté. La voie de la facilité.
Au détour d’une ruelle, alors que mon estomac se tord d’appréhension,
je distingue un bâtiment au loin, beaucoup plus imposant que tous ceux que
j’ai pu voir jusqu’à présent. Il ressemble trait pour trait à une arène.
Nous finissons par déboucher sur une immense place où se bousculent
des hordes impressionnantes de Torgas. On trouve des stands un peu
partout, et sur lesdits stands, des esclaves, hommes et femmes, qui se
tiennent debout les uns derrière les autres. Ils attendent placidement de
trouver un acquéreur. Leurs maîtres crient à tue-tête à qui veut bien
l’entendre qu’ils sont les meilleurs produits qu’on ait jamais vus dans
l’empire et qu’en plus ils ne sont pas chers.
Je sens un profond sentiment de révolte s’emparer de mon corps.
Comment peut-on asservir un peuple entier, sous prétexte qu’on le
considère comme inférieur ?
Je me renfrogne et lance des regards meurtriers à tous les Torgas que je
croise. Malheureusement, ça n’a pas l’effet escompté. Plus je fais la forte
tête, plus je sens une foule dense et excitée s’agglutiner dans mes pas.
Kinal tire d’un coup sec sur la chaîne.
– Dépêche-toi, on n’est pas dans la bonne partie du marché. Ici, on ne
vend que de la vermine pour les lobstos. Le marché de luxe est encore
distant d’une centaine de pas. Et arrête de faire cette tête, tu es en train de
rameuter toute la ville.
Comme si j’en avais quelque chose à faire.
Nous finissons par traverser un grand portail en bois et l’ambiance
change du tout au tout. Ici, pas d’esclaves miséreux sur les stands. Pas
d’étals bancals construits à la va-vite. Dans cette partie du marché, tout
semble organisé, propre et plus calme.
Les comptoirs ne sont pas en bois mais fabriqués dans une pierre qui
semble être du marbre. Ils sont drapés de voiles rouges, bleus et jaunes,
décorés de fleurs et parfumés. Les esclaves sur les scènes sont tous bien
habillés, propres, et surtout, tous sont beaux.
D’une certaine façon, ce luxe et cette propreté me dégoûtent encore plus
que la saleté de l’autre partie du marché. Comme si ce vernis brillant
accentuait l’horreur de la situation.
Nous dépassons quelques boutiques pour arriver sur une espèce de
petite place. En son milieu se dresse un immense stand, le plus beau de
tous. Un attroupement stationne déjà devant, une cinquantaine de
personnes, en plus de la bonne trentaine qui me suit depuis tout à l’heure.
Un voilage rouge sang cache la scène.
Kinal me tire vers l’arrière du stand et me fait entrer dans une pièce
exiguë où s’entassent déjà les esclaves de Denarius. L’esclave en chef
m’attache à un anneau et quitte la salle sans même me dire un mot.
Je commence sérieusement à paniquer quand quelqu’un m’appelle :
– Psstt ! Lomé !
Je scrute la pièce sombre et reconnais Loréïs et Danaly, qui me font des
petits coucous de l’autre côté de la pièce en me souriant. Elles n’ont pas
l’air nerveuses le moins du monde.
– Comme tu es belle ! me chuchote Dana.
– Ça, c’est vrai, confirme sa mère. Tu vas faire un malheur.
Je sens la colère remplacer la peur.
– Oh, ça oui, je vais faire un malheur ! Au premier qui mettra la main
sur moi, je ferai regretter d’y avoir ne serait-ce que pensé !
Un murmure de désapprobation parcourt l’assemblée. Loréïs perd son
sourire.
– Si tu fais ça, Lomé, Denarius n’hésitera pas à te tuer. Il n’y a pas pire
affront pour un marchand qu’une blessure infligée par l’un de ses esclaves à
un client. Il te tuera juste pour montrer l’exemple.
Je blêmis, plus aussi déterminée. Que vais-je faire si je suis achetée ? Je
ne pourrai plus jamais m’échapper !
S’ouvre une porte au fond de la salle, menant à l’escalier de l’estrade, et
je peux entendre le tumulte s’élever de la fosse. Kinal entre dans la pièce et
fait monter un premier esclave.
La vente commence.
– 16 –
Je ne sais pas combien de temps je reste dans cette pièce, à regarder les
esclaves monter sur l’estrade, les uns après les autres. J’entends les
acheteurs enchérir, la foule se faire de plus en plus dense. Et moi, je suis de
plus en plus abattue. Je ne sais pas ce qu’il va advenir de moi. Pour la
première fois depuis des jours, je pense à ceux que j’ai laissés sur Terre.
Si le temps s’écoule ici de la même façon que sur ma planète, mon père
a sûrement dû se mettre en congé pour organiser mes funérailles. Je me
demande s’il est triste, ou juste agacé par le fait que, même dans la mort, je
lui crée des problèmes. C’est bête à dire, mais il me manque. J’aimerais
pouvoir le serrer dans mes bras et lui confier tout ce que je n’ai jamais eu
l’occasion de lui dire.
Tout ce qui me pèse depuis ma naissance. Je voudrais d’abord
m’excuser. M’excuser d’être la cause de tous ses malheurs. M’excuser de
ne pas lui avoir dit « je t’aime » plus souvent. De ne jamais lui avoir dit « je
t’aime ».
J’aimerais que nous ayons une véritable discussion, que nous puissions
mettre tous deux nos rancœurs, nos réflexions sur la table, pour avancer et
passer à autre chose. J’aimerais avoir une vraie relation avec lui, qui est ma
seule famille.
J’aimerais qu’il soit fier de moi. Je serais même prête à accepter Sophie
et Laurie dans ma vie, à les traiter avec dignité et respect. Je serais prête à
tout pour que notre relation s’améliore.
J’ai une vague pensée pour Antoine. Avec le recul, je m’aperçois que je
ne l’aimais pas, et que lui non plus ne m’aimait pas. C’était juste évident
aux yeux de nos camarades, que nous soyons ensemble. Alors c’est ce
qu’on a fait, parce que c’était ce que les autres voulaient. Et je l’ai fait aux
dépens de ma meilleure amie, sans même m’inquiéter de ses sentiments. En
fait, je n’en avais rien à faire, de ce qu’elle pouvait penser ou ressentir. Tant
que moi, j’obtenais ce que je voulais.
Je secoue la tête alors que le dernier esclave monte sur l’estrade. J’ai
passé ma vie à être égoïste, égocentrique. Je donnerais n’importe quoi
aujourd’hui pour avoir fait des choix différents, pour avoir pensé aux autres
avant de penser à moi.
Le poète Jacques Prévert a dit : « J’ai reconnu mon bonheur au bruit
qu’il a fait en partant. » Moi, j’ai simplement reconnu la garce que j’étais
quand je n’ai plus eu d’emprise sur mon petit royaume. Et ça fait mal.
Kinal me tape sur l’épaule, me faisant sortir de ma rêverie nostalgique.
Je lève la tête vers lui et le regarde, franchement en colère.
– C’est à ton tour. Tu es le clou du spectacle.
Je redresse le menton. Je viens de citer Jacques Prévert. Maintenant, je
vais citer Jules César :
Veni, vidi, vici.
Je ne baisserai pas les bras. Je n’abandonnerai pas. Je suis peut-être
égocentrique et égoïste, mais j’ai au moins une qualité qu’on ne pourra pas
m’enlever.
Je suis une battante, et je compte le rester.
*
* *
Le rideau s’ouvre et la foule se met à lancer des cris hystériques. Kinal
me pousse sur l’estrade et je lui décoche un regard assassin. Il se penche à
mon oreille et me murmure, menaçant :
– Tiens-toi bien. Denarius est en bas et il t’observe. Un seul faux pas et
tu le regretteras amèrement. Si tu en as le temps.
J’acquiesce imperceptiblement, signe que j’ai bien compris.
L’esclave en chef commence à me faire marcher sur la scène afin de
m’exposer à la vue de tous. J’ai tellement honte que j’ai envie de
disparaître.
Mon regard s’attarde un moment sur les acheteurs en contrebas. Il y a
des Torgas visiblement pauvres, des riches et ceux qui sont là juste pour
observer.
Je cherche Félicia, la Torga qui m’a détaillée hier, mais je ne la vois
nulle part. Je retiens un soupir de soulagement. Je n’ai aucune envie d’être
achetée par cette psychopathe.
Denarius finit par monter sur l’estrade en un saut agile et écarte les bras,
comme s’il allait faire une annonce importante.
– Mes chers amis, je vous présente Lomé, la plus belle esclave du pays.
Mais elle n’est pas que belle, elle est aussi exotique. C’est une Sauvage, elle
n’a jamais connu l’esclavage. Avec elle, vous vous garantissez des émotions
sans pareilles ! Elle est imprévisible et il est impossible de s’ennuyer en sa
compagnie. Alors je compte sur vous pour lui faire honneur et battre le
record des enchères ! Celles-ci commenceront à quatre mille senstas. Alors,
messieurs dames, qui dit mieux ?
– Quatre mille trois cents ! hurle un Torga sur la gauche, que je n’arrive
pas à voir.
La suite est un chaos d’enchères incompréhensibles. Tout ce que je sais,
c’est qu’une fois qu’elles sont lancées, tout le monde hurle sa proposition.
À mesure que les enchères augmentent, moins de monde relance.
– Trente-huit mille cinq cents ! hurle une Torga.
– Trente-neuf mille ! lui répond un autre.
Denarius a les yeux brillants. J’ai envie de le pousser hors de la scène et
de lui sauter dessus à pieds joints. En observant bien ceux qui font encore
des propositions, je m’aperçois qu’il n’y a plus que cinq enchérisseurs.
Deux femmes et trois hommes.
– Je te propose quarante-cinq mille senstas, pas une pièce de plus !
s’égosille un des hommes.
Denarius manque défaillir à l’annonce de la somme, qui semble être
exorbitante.
– Y a-t-il un enchérisseur courageux qui souhaite offrir mieux ?
Un silence hésitant s’installe.
– Quarante-cinq mille une fois, quarante-cinq mille deux fois…
– Cinquante mille ! hurle une des femmes.
Le Torga qui avait fait son ultime offre quitte l’assemblée en bousculant
ses voisins, l’air furieux. Denarius se retient de se frotter les mains, mais je
vois bien qu’il jubile.
– Nous en sommes à cinquante mille ! Allez, ne soyez pas timides ! Une
occasion comme celle-ci ne se représentera sûrement jamais !
Voilà ce que je suis. Une occasion.
Pendant une ou deux secondes, je songe à faire quelque chose de
vraiment stupide. Juste pour anéantir la joie de Denarius. J’aurais juste à
cracher sur lui ou sur la foule. À donner des coups de pied à Kinal ou à son
maître. Et je serais sûre d’être mise à mort. Ça réduirait à néant les espoirs
de Denarius et, même si c’est pendant un moment très court, je me sentirais
forte et libre.
Néanmoins, un puissant instinct de survie m’empêche de mettre mon
idée à exécution.
– Je te propose soixante mille senstas, Denarius.
Le chiffre me ramène à la réalité. Il est tellement élevé que tout le
monde se tait pendant bien dix secondes, le souffle coupé. Plus personne ne
respire, on attend que quelqu’un renchérisse sur la proposition de la
deuxième Torga, mais seul le vent, qui fait bouger mes cheveux, est audible.
Denarius aussi a du mal à s’en remettre.
– Soixante mille une fois, soixante mille deux fois… Adjugé à la lady
de gauche. Mesdames et messieurs, la vente est terminée. Veuillez vous
rendre à l’arrière du stand pour récupérer vos biens.
Kinal me tire vers une deuxième porte et me fait entrer dans une autre
pièce, où se trouvent tous les esclaves vendus. Je cherche immédiatement
du regard Loréïs et sa fille. Elles sont sur le côté, l’air serein.
Kinal m’attache au mur, puis ouvre une porte qui donne sur l’arrière du
stand. Dehors, Denarius est déjà assis à une table, devant une file
d’acheteurs qui attendent patiemment de payer et de récupérer le ou les
esclaves qu’ils ont achetés.
Je me tourne vers mon amie.
– Loréïs… vous avez été vendues ensemble, Danaly et toi ?
La maman me sourit, l’air heureuse.
– Oui, il semble que nous ayons été cédées à une famille de Torgas qui a
des enfants. Dana doit tenir compagnie à l’une de leurs filles, et moi, je
serai la dame de compagnie de leur maman. Nous avons vraiment beaucoup
de chance.
Mes pensées amères viennent noircir son tableau idyllique :
Tu n’as jamais été sur Terre. Là, tu pourrais vivre librement avec ta fille
et faire absolument tout ce que tu veux.
La pièce se vide petit à petit et, quand je dois dire au revoir à mes deux
amies, je sens ma gorge se serrer. Je sais que je ne les reverrai sûrement
jamais et je ne peux que leur souhaiter de vivre en paix et heureuses.
Elles n’ont pas le temps de me prendre dans leurs bras, mais je sais
qu’elles en meurent d’envie. Les yeux brillants, je leur adresse un sourire
qui se veut rassurant. J’espère juste que mes lèvres ne tremblent pas.
Je passe encore une demi-heure dans cette pièce, à ressasser mes
souvenirs, à regretter mon passé et mes actes manqués.
Je me mets tout à coup à penser à Stéphanie. Cette petite blonde est
peut-être l’amie la plus fidèle que j’aie jamais eue. Pourtant je l’ai toujours
traitée comme un déchet. Comme une intruse indésirable. Je me demande si
elle me regrette, comme je la regrette à présent. Si elle n’est pas trop bête,
elle comprendra vite qu’elle est bien mieux sans moi.
J’en suis là de mes pensées quand Kinal me détache du mur. Il
m’emmène à l’extérieur et je dois plisser les yeux pour m’habituer à la forte
luminosité.
Denarius est en train de récolter la somme de ma vente, tout sourire,
mielleux comme le serpent qu’il est. La femme qui m’a achetée se tient
devant la table, l’air impénétrable. Elle a une cicatrice sur le visage, qui lui
déforme la joue droite. Elle doit avoir la quarantaine et a dû être belle, avant
d’avoir cette marque.
– Tu verras, Salina, elle ne le regrettera pas.
– Je l’espère pour toi, rétorque l’acheteuse.
Elle paie Denarius et s’empare d’une main de fer de ma chaîne. Elle se
dirige vers la sortie du village et je me vois forcée de la suivre, même si je
n’en ai pas envie. Je jette un dernier coup d’œil à mes tortionnaires. Kinal
me regarde partir avec dégoût, comme s’il n’arrivait pas à croire que je lui
échappe. Denarius, lui, ne me jette même pas un regard. Il est trop occupé à
compter son argent, de drôles de pièces carrées en métal doré.
Je me détourne et suis ma nouvelle maîtresse à travers le marché.
Soudain, deux Torgas nous barrent la route et j’écarquille les yeux
quand je les reconnais : Gasruel et Yorgal. Mince ! Ce pays doit faire des
milliers de kilomètres de long et on arrive à se croiser par hasard ! Et après,
on dit que la poisse est un mythe…
Gasruel, un bandage autour du crâne et l’air assez remonté, pointe son
gros doigt vers moi.
– Cette esclave nous appartient, femme.
La Torga se crispe mais reste calme. Je ne peux voir que son dos, de là
où je suis, mais sa voix en dit long.
– Pousse-toi de là ou je t’écrase comme l’insecte que tu es.
Sa phrase me surprend grandement. En voilà une qui n’a pas froid aux
yeux ! Les deux brutes font au moins une tête de plus qu’elle.
Yorgal plisse les yeux.
– Qui es-tu, pour nous parler de la sorte, femme ?
Elle serre les poings.
– Mon nom est Salina Saldor, ancienne générale de la garde royale de
Sa Majesté le Roi. Et toi, espèce de moins que rien, appelle-moi encore
« femme » et je te réduis en poussière.
Je ne sais pas ce que sa première phrase signifie exactement, mais les
deux Torgas blêmissent immédiatement.
Ils se confondent en excuses et disparaissent aussi rapidement qu’ils
sont apparus.
La Torga les regarde partir en secouant la tête avec mépris et sans un
mot se remet en marche. Je suis bien obligée de la suivre, même si je meurs
d’envie de m’arrêter pour la questionner. Qui est-elle ? Que me veut-elle ?
Pourquoi m’avoir achetée à un tel prix ?
Tout ce que je sais, c’est que tous ceux que nous croisons lui lancent des
regards emplis de crainte et de respect et qu’ils s’empressent de la saluer.
Nous finissons par sortir du marché. Une sorte de carrosse nous attend
devant les portes. Il est très luxueux et tiré par quatre immenses chevaux,
semblables à ceux que montaient Iollan et Laena, sauf qu’ils sont bais.
Salina y monte avec une grâce que je n’ai jamais vue chez personne et
tire sur ma chaîne pour que je la suive. Je suis beaucoup moins agile qu’elle
et trébuche sur l’un des pans de ma longue tunique.
Salina ordonne au cocher de mettre le véhicule en route et les chevaux
commencent à trotter à un rythme régulier. La Torga reste silencieuse tout le
long du trajet, que nous passons dans le noir, car elle a fermé tous les
rideaux des fenêtres.
Je l’observe à la dérobée, ne sachant comment réagir.
Je ne peux que constater que cette femme n’est pas comme les autres.
Elle est incroyablement fine et pourtant ses muscles saillent sous sa peau
mate. Elle a un visage anguleux aux traits réguliers. Tout son être exhale
une aura de puissance que je n’ai jamais perçue chez une femme. Elle fixe
l’extérieur à travers un interstice, avec une expression impénétrable.
J’ignore si je dois lui parler ou rester silencieuse. Je préfère la deuxième
option et garde la bouche fermée. Je caresse doucement mon bracelet pour
me rassurer. Il a un effet apaisant sur moi, comme si ma mère se trouvait en
ce moment même à mes côtés pour m’encourager.
Notre carrosse roule sacrément longtemps. Je sens que le chemin que
nous empruntons ne cesse de monter. Je dois me retenir pour ne pas écarter
les rideaux et regarder dehors.
Nous semblons finalement arriver à destination, et Salina ouvre la porte
sans même attendre que le carrosse soit complètement à l’arrêt.
J’avoue ne pas savoir comment agir. La suivre ? Attendre qu’on m’y
invite ? Quelqu’un ouvre la porte de mon côté et un esclave blond m’aide
finalement à descendre. Je regarde le décor qui m’entoure avec
ébahissement. Je suis dans l’immense cour d’un château fort. Et si j’ai
trouvé la ville jolie, sa beauté est pâle à côté de celle de ce palais.
C’est une construction en pierre blanche, qui ressemble beaucoup –
référence inattendue, je sais – au château de Walt Disney. Sauf que les toits
pointus des nombreuses tours sont recouverts d’une végétation dense et
luxuriante qui pend sur plusieurs mètres le long des murs. Une fontaine au
milieu de la place crache un geyser de milliers de gouttelettes qui brillent
sous la lumière du soleil. Derrière moi, une herse en métal argenté se baisse
et ferme l’entrée de la cour, en forme de dôme.
Cette cour est pavée de grandes dalles blanches qui me font mal aux
yeux.
L’esclave m’extirpe de ma contemplation admirative en me prenant par
la main et en me menant vers l’imposante entrée du château.
Salina, elle, a disparu.
Si l’extérieur est incroyable, l’intérieur n’est pas en reste. À peine ai-je
mis un pied sur la première dalle du hall que ma bouche s’ouvre malgré
moi. La décoration, même si elle est simple, est digne des plus grands palais
orientaux. Tout est blanc et bleu turquoise avec des touches de noir par
endroits. D’immenses fenêtres laissent entrer la lumière et tout est très clair.
Nous traversons de nombreux couloirs, tous plus somptueux et
impressionnants les uns que les autres, et finissons par déboucher sur une
cour intérieure, plus splendide encore que celle de l’entrée.
Elle est rectangulaire et se situe précisément au milieu du palais. En son
centre se trouvent une piscine, dont l’eau cristalline miroite sous le soleil, et
de nombreux palmiers savamment agencés pour donner une impression de
désordre organisé.
Une Torga est assise au bord de la piscine. Deux esclaves la
rafraîchissent à l’aide d’immenses éventails montés sur des perches tandis
qu’une dizaine d’autres s’amusent à s’éclabousser dans la piscine. Une
jeune esclave d’une beauté assez peu commune lui fait de l’ombre.
J’avoue ne pas reconnaître la Torga tout de suite. Mais quand elle se
tourne vers moi, un sourire aux lèvres, mon cœur se glace.
C’est Félicia Val’Denta, la femme d’Haltor Val’Denta, les seigneurs de
Tân.
– 17 –
L’esclave blond est obligé de me tirer par la chaîne qui m’enserre le cou
pour me faire avancer.
Oh-mon-Dieu ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Bien sûr que
seules des personnes importantes pouvaient vivre dans ce palais. Et qui
d’autre est aussi important que le seigneur du pays ?
J’aurais dû deviner immédiatement à qui j’aurais affaire. J’aurais pu
m’y préparer mentalement. Là, je suis tellement sonnée que je ne peux
qu’écarquiller les yeux en me dirigeant vers elle. Elle finit par se lever et
me rejoindre.
C’est alors que je ressens quelque chose de difficile à définir. Comme
une tension dans l’atmosphère, de l’électricité dans l’air.
– Lomé ! s’exclame Félicia. Comme je suis heureuse de te voir ! Je ne
savais pas si Salina arriverait à t’acquérir. C’est que tout le monde parle de
toi, en ville…
Elle me fait un clin d’œil et je m’efforce de lui sourire.
– Tu es une véritable célébrité. Viens t’asseoir avec moi à l’abri du
soleil.
Alors que je m’assois, je l’entends murmurer à l’esclave blond qui m’a
amenée jusqu’ici :
– Où est Salina ?
– Elle est repartie vers la cour d’entraînement. Elle n’a pas voulu rester.
Félicia semble accuser le coup, mais quand elle se retourne vers moi,
elle n’est plus que sourire et bienveillance.
Si je ne me méfiais pas d’elle au début, maintenant c’est le cas.
Elle vient s’asseoir à côté de moi, ses pieds trempant dans l’eau claire
de la piscine.
– Dis-moi, tendre enfant, d’où viens-tu ?
Alors, quel mensonge vais-je bien pouvoir lui servir ?
– Je suis une Sauvage, je viens de la forêt Mesla…
Elle balaie ma phrase d’un geste gracieux de la main. La cruauté et la
mesquinerie brillent dans son regard, même si son sourire n’est que bonté.
– Allons, allons, cela, je le sais déjà. Dis-moi plutôt d’où tu viens
réellement. Comment tu as réussi à nous échapper jusque-là.
Bon. La situation se complique quelque peu. Je décide de jouer la carte
de la détermination et fais montre d’un peu d’orgueil, tout en restant
respectueuse au maximum.
– Votre Majesté, vous croyez que votre peuple connaît tout de ce pays,
mais vous vous trompez. Il y a des endroits où vous n’osez pas vous
aventurer, et c’est là que nous vivons.
Je raconte des craques, bien sûr. Mais je pense que si je lui disais que je
suis une Voyageuse, elle me le ferait immédiatement payer.
Ses yeux se mettent à luire et ses pupilles se dilatent. Sa voix est
différente, métallique et froide.
– Puisqu’il en est ainsi, tu ne me laisses pas le choix. Dis-moi, Fille de
Tân, d’où tu viens réellement.
C’est alors que je saisis. La lourdeur de l’atmosphère, l’électricité dans
l’air… elle vient des esclaves qui jouent dans l’eau. Parce qu’elles ne jouent
pas vraiment. Elles font semblant. Chacun de leurs gestes est empreint
d’une telle terreur qu’elles en tremblent et leurs rires sonnent faux. Et quand
Félicia me donne cet ordre, elles se crispent et s’arrêtent de jouer durant une
microseconde.
Je pense que leur réaction me sauve la vie. Parce que je comprends ce
que cette vipère essaie de faire : elle utilise l’Emprise pour me faire avouer
ce qu’elle veut savoir. Mais ce qu’elle ne sait pas, justement, c’est que je ne
suis pas soumise à cette force mystérieuse et qu’elle ne peut pas me
manipuler à sa guise. Sauf que si je ne réagis pas vite, elle réalisera que son
pouvoir ne fonctionne pas sur moi, en déduira que je suis une Voyageuse, et
me fera mettre à mort.
Une demi-seconde me suffit pour prendre ma décision. Je ne sais pas
quels sont les effets exacts de l’Emprise sur les Fils de Tân, mais je n’ai pas
le temps d’y réfléchir.
Je laisse mon regard se voiler et je me mets à parler, d’une voix
dépourvue de sentiment.
– Je viens de la forêt Mesla, d’un lieu qui se nomme Patantaque, le
village des derniers Fils de Tân libres. J’ai vécu là-bas toute mon enfance et
j’ai été capturée alors que je m’aventurais en dehors des arbres qui nous
protègent.
Puis je me tais et feins de retrouver mes esprits. Mon Dieu, faites que ça
marche. Félicia me fixe d’un air impénétrable, puis se met à rire.
– Par tous les dieux ! Ce n’est que ça ?! Moi qui m’attendais à des
révélations croustillantes… Je suis un peu déçue.
Elle se lève, et avant même qu’elle ne soit complètement debout, toutes
les esclaves sont sorties de la piscine et se sont placées derrière elle, en arc
de cercle.
Dois-je préciser que j’ignore ce que l’on attend de moi ? Félicia me
lance un regard cruel.
– Comme c’est attendrissant ! La petite Sauvage ne sait pas quoi faire.
Tu veux que je t’apprenne à bien te tenir ?
Sa question n’attend pas vraiment de réponse. Mais son ton
condescendant me fait sortir de mes gonds.
– Non. Par contre moi, je pourrais vous apprendre les bonnes manières,
si c’est ce que vous attendez. Je pense que vous avez pas mal de retard à
rattraper, dans ce domaine.
Un éclair de fureur traverse ses prunelles, mais elle se contente d’éclater
d’un rire machiavélique.
– Ma chère Lomé, sache que je n’ai rien à apprendre de toi. Mais
puisque tu parles de bonnes manières… Figann ?
Le jeune esclave blond rapplique aussitôt, blanc comme un linge.
– Attache-la à un poteau – en plein soleil, cela va sans dire. Je veux
qu’elle soit tout près de la piscine. Laissons-la deux jours attachée au milieu
de la cour, sans eau ni nourriture. Nous verrons si elle aura autant de bagout
après ça… N’est-ce pas, mes mignonnes ?
Ses esclaves s’empressent d’approuver alors que Figann me traîne vers
un poteau de bois, non loin de là. En me retournant, je reconnais la fille qui
m’avait lancé un regard désolé, lors de ma première rencontre avec Félicia.
C’est la seule à ne pas acquiescer. Elle me regarde avec tristesse. Sa
maîtresse le remarque et fronce les sourcils.
– Oriana, dit-elle d’une voix doucereuse, tu n’es pas d’accord avec
moi ?
La jeune fille en lâche presque son éventail, tant elle est surprise et
terrifiée. Figann m’attache au poteau. Je ne cherche même pas à me
débattre, trop obnubilée par la scène qui se déroule à quelques mètres de
moi.
Félicia adresse un sourire carnassier à la pauvre fille, puis la gifle. Elle
se tourne ensuite vers l’esclave blond et lui dit, d’une voix amusée :
– Figann ? Je crois qu’Oriana a envie de tenir compagnie à Lomé.
Attache-la elle aussi au poteau, tu seras mignon.
Le jeune homme me lance un regard meurtrier tandis qu’il va chercher
la pauvre Oriana et l’attache derrière moi.
Félicia se détourne alors, visiblement satisfaite, et nous adresse un petit
signe de la main.
– Bonne journée, mes chéries… Moi, je rentre, il fait bien trop chaud
dehors !
Et elle disparaît, son rire méchant se répercutant sur les colonnes de la
cour.
*
* *
– Je suis désolée.
La mégère à peine disparue, je ne peux m’empêcher de parler. Je me
sens coupable. Si je m’étais tue, Oriana ne serait pas attachée derrière moi.
J’entends la jeune esclave remuer pour trouver une position moins
inconfortable.
– Tais-toi, elle doit sûrement nous observer, murmure-t-elle du bout des
lèvres.
Je plisse les yeux et scrute les alentours, mais je ne vois personne.
– Tu es sûre ? Elle a peut-être autre chose à faire que de nous regarder
discuter.
Oriana a un rire amer.
– On voit bien que tu ne la connais pas.
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais décide de me taire. Après tout,
elle a raison. Je ne connais pas Félicia, mais il semble qu’elle soit assez
fourbe pour nous observer à notre insu.
Le jour s’annonce interminable. Sans compter qu’à peine quelques
minutes se sont écoulées lorsqu’une crampe se manifeste dans mon mollet
gauche. Je suis en nage. Le soleil tape si fort que ma peau rougit déjà.
C’est un véritable calvaire.
Au bout d’une paire d’heures, je pense, je regrette mes paroles. Si
j’avais fermé mon clapet, je ne serais pas attachée à ce fichu poteau. Je
n’ose imaginer ce que deux journées dans ces conditions vont donner. Je
pense que durant la nuit, cela sera plus supportable, mais finalement, je n’en
sais rien.
Je pousse parfois un grognement, ou plutôt je profère une imprécation
contre Félicia. Je l’insulte aussi. Mais rien de tout ce que je peux dire ou
faire ne soulage la douleur dans mes membres ou la brûlure sur ma peau.
Oriana, elle, ne laisse échapper aucun son. Je l’entends bouger derrière
moi de temps à autre, mais elle ne se plaint pas une seule fois.
Le soleil finit par disparaître derrière le bâtiment et je soupire de
soulagement, en sentant la fraîcheur soulager ma peau brûlée. La planète
mère, qui ne semble jamais quitter le ciel de son satellite, éclaire de plus en
plus les environs, enveloppant la cour d’une mystérieuse lueur bleutée.
Une fois la nuit tombée, je me tourne un peu pour essayer d’apercevoir
Oriana.
– Dis-moi, comment es-tu devenue l’esclave de cette folle ?
– Tu ne devrais pas parler d’elle ainsi. Elle a des espions partout et je ne
serais pas étonnée que l’un d’eux rôde dans le jardin. Pour répondre à ta
question, je suis nouvelle ici. Je suis là depuis un été.
Je penche la tête sur le côté pour tenter de vérifier si nous sommes
observées par la folle.
– Et tu étais où, avant ?
Franchement, ce n’est pas que ça m’intéresse particulièrement, mais j’ai
juste besoin d’entendre sa voix, de savoir que je ne suis pas seule dans cette
galère.
– Chez une famille de Torgas, la famille dans laquelle j’ai grandi.
– Et pourquoi t’ont-ils vendue ?
Le froid est de moins en moins agréable. J’ai l’impression d’être
fiévreuse. Mes muscles se mettent à trembler et j’ai des sueurs froides.
– Parce que je suis tombée amoureuse.
Je dresse l’oreille, tout à coup intéressée.
– De qui ?
Oriana met un moment à me répondre.
– Du Torga avec qui j’ai grandi, qui a été mon meilleur ami pendant des
années.
Je ne sais pas ce qui m’étonne le plus : que cette jeune fille frêle ait eu
le courage de braver la règle d’or ou qu’il soit possible de copiner avec un
Torga. Moi qui les prenais tous pour des brutes épaisses…
– Mais… et lui ? Il était gentil avec toi ? Il… il t’aimait ?
Je l’entends rire.
– Ça, je ne le saurai jamais. En tout cas, moi, j’étais folle de lui. Et ses
parents s’en sont rendu compte. Ils nous ont séparés. Ils m’ont vendue, et
lui est parti intégrer la garde royale de Sa Majesté. Il est dans les royaumes
du Nord, maintenant.
Elle se tait un instant, visiblement émue.
– C’est le garçon le plus gentil que j’aie jamais rencontré. Il est même
meilleur que beaucoup d’esclaves. Mais je ne le reverrai jamais. Même s’il
retournait à Tân, toute sa famille se trouve à Arvaïghor, la ville dans
laquelle j’ai grandi. Il y a très peu de chances qu’il vienne habiter à
Fasgârd. De toute façon, je ne serai certainement plus vivante, même si cela
arrive un jour.
Je trouve cette histoire d’amour particulièrement dramatique. Et
romantique, cela va sans dire.
– Ne te décourage pas, Oriana. Tu sais, moi, j’ai toujours dit que les
règles et les lois existaient seulement pour être transgressées. Il faut que tu
survives pour être capable de le retrouver un jour. Si vous y arrivez, vous
pourrez essayer de vous enfuir vers les îles aux Esclaves !
– Mais, Lomé, je ne lui ai jamais avoué que je l’aimais. Si je le revois
un jour, j’ai peur qu’il ne me reconnaisse pas, ou pire, qu’il fasse comme
s’il ne m’avait jamais vue. Je crois que je n’y survivrais pas. De toute façon,
je ne sais même pas si j’aurais la force de briser la règle d’or. J’ai peur de
tout et je n’aspire qu’à vivre une vie tranquille et paisible. Pour l’instant,
c’est mal parti…
Je marque une pause, plongée dans mes réflexions.
– Il faut qu’on réussisse à s’échapper, Oriana.
Je la sens sursauter.
– Tu es folle ?! Tu sais ce qu’ils font aux évadés ? Ils…
– Je n’ai pas envie de le savoir. Sinon ça va me décourager et j’ai besoin
de tout mon courage pour réussir ce que je dois faire. Il ne tient qu’à toi de
m’accompagner. Et de retrouver… Comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ?
– Mangâd. Il s’appelle Mangâd.
Encore un nom à coucher dehors.
– Donc, je disais qu’il ne tient qu’à toi de retrouver un jour Mangâd et
de t’enfuir avec lui. Si tu arrives à le convaincre, ça ne devrait pas être
difficile de traverser le pays en compagnie d’un Torga. Tu n’éveillerais pas
les soupçons. Et une fois que vous aurez atteint les îles des Esclaves, vous
pourrez vivre en paix jusqu’à la fin de vos jours.
Un petit plan se dessine dans ma tête pendant que je parle.
Je ne l’entends plus, et tout à coup je crains qu’elle n’aille tout répéter à
Félicia. Quelle idiote j’ai été, de tout lui déballer comme ça, alors que je ne
la connais pas. Et si elle me trahissait pour obtenir plus de privilèges ? Et
si…
– C’est d’accord, je viens avec toi. Mais il va falloir qu’on trouve un
moyen.
J’ai enfin une alliée.
– Ne t’inquiète pas pour ça, on va trouver. Pour l’instant, il va nous
falloir survivre à ces deux jours. On va commencer par ça et on mettra notre
stratégie en place plus tard.
Et vu l’état de mon corps, alors que je n’ai même pas purgé la moitié de
ma peine, je sens que ça ne va pas être une partie de plaisir.
– Dis-moi, Oriana… Figann, le jeune homme qui nous a attachées, il ne
serait pas un peu amoureux de toi ? Parce qu’il m’a lancé un sale regard
quand Félicia a ordonné qu’on t’attache derrière moi. Comme s’il cherchait
à te protéger et que j’avais fait foirer tous ses plans.
– Non. Figann nous considère toutes comme ses sœurs. Il essaie en effet
de nous protéger, autant que possible. Il est le seul esclave que Félicia n’a
pas réussi à rendre fou. Il est là depuis des années ; en fait, il a toujours été
à son service, même avant qu’elle n’épouse Haltor.
Je fais une moue agacée.
– Je ne pense pas qu’il me considère comme sa sœur.
Oriana rit.
– Tu verras, ça viendra. Bientôt, il te soufflera gentiment dans les
bronches dès que tu auras dit une parole de travers. Mais ne te méprends
pas : ce sera juste pour que Félicia ne te punisse pas elle-même.
– Hum…, fais-je, pas vraiment convaincue. Et Haltor, il est comment ?
– C’est un Torga obsédé par son physique et sa santé. Il ne m’a jamais
posé de problèmes, il n’a jamais été méchant avec l’une d’entre nous, mais
ça ne l’empêche pas de regarder sa femme nous maltraiter sans sourciller.
Nous nous taisons finalement, vaincues par la fatigue et la douleur. La
nuit promet d’être longue.
– 18 –
*
* *
Je bougonne entre mes dents :
– Elle me saoule, cette bonne femme. Si ça continue, je vais finir par
verser du poison dans son verre.
Je traverse les sombres couloirs du palais pour aller dans les cuisines
chercher de la nourriture pour Félicia. Elle a eu faim au beau milieu de la
nuit, et qui a été missionnée pour la ravitailler ?
Après avoir pris un petit déjeuner royal, pendant lequel des dizaines
d’esclaves servaient et virevoltaient autour des convives, répondant à leur
moindre désir, les maîtres de maison ont prié « Leurs Altesses » de les
suivre pour qu’ils leur montrent les différents agencements conçus depuis
leur dernière visite.
Iollan ne m’a plus adressé un seul regard après son arrivée, au point que
je suis persuadée que j’ai halluciné et qu’il ne m’a pas vraiment reconnue.
Je dois avouer que je me sens un peu vexée. C’est en partie à cause de lui si
je me trouve dans ce pétrin ! Non, mais c’est vrai ! S’il m’avait aidée la
dernière fois que nous nous sommes vus, je ne serais peut-être pas l’esclave
d’une tarée qui cherche à me trucider par tous les moyens !
Quant à Laena, elle n’a pas fait mieux. Mais, pour ce qui la concerne, je
ne me plains pas. Je suis même assez heureuse qu’elle n’accorde aucune
attention aux pauvres esclaves que nous sommes.
Félicia et elle ont passé la journée ensemble, dans un genre de boudoir.
Elles s’entendent très bien. Rien d’étonnant à cela, elles sont aussi fourbes
l’une que l’autre. Pendant ce temps, Iollan et Haltor se sont enfermés dans
un bureau pour traiter de quelque affaire qui incombe à un prince et à un
gouverneur.
Évidemment, je me suis ennuyée comme un rat mort toute la journée.
Félicia voulait que nous restions debout contre les murs pendant qu’elle
discutait avec Laena. C’était mortifiant et fatigant.
Les deux gardes sont demeurés dehors avec les autres soldats du palais.
Je crois qu’ils voulaient rester avec Salina et parler entraînement.
Alors que je passe dans l’allée qui borde la cour intérieure, le jardin et
la piscine, illuminés par les étoiles et la planète mère, quelqu’un me saisit
par le bras et pose une main sur ma bouche avant que je ne puisse hurler.
Je me débats en poussant des cris étouffés par l’immense main qui me
bâillonne, mais l’inconnu ne me lâche pas. Il m’entraîne jusqu’au jardin et
me plaque contre un palmier. Il finit par retirer sa main et je pose des yeux
effrayés sur mon agresseur.
Yeux que je lève au ciel quand je reconnais Iollan.
– Espèce de malade, tu m’as fichu une de ces trouilles !
Il fronce les sourcils, mais je vois bien qu’il a envie de rire.
– Dis donc, on ne t’a jamais dit que ce n’était pas une façon de parler à
un prince ?
Je le repousse et pose mes mains sur mes hanches.
– Qu’est-ce que tu fais, à rôder tout seul la nuit dans le palais ?
Il s’appuie contre le palmier et sourit. Il est quand même
incroyablement beau.
– Je ne rôde pas, je t’attendais. Tu peux m’expliquer ce que tu fais ici ?
Je lui décoche un sourire ironique.
– Oh, rien de spécial, je visite… À ton avis, qu’est-ce que je fais ? J’ai
été capturée, et maintenant je me retrouve esclave de cette folle qui passe
ses journées à me persécuter !
Je sais que je ne devrais pas parler ainsi de Félicia devant Iollan, car il
pourrait tout lui répéter, mais, je ne sais pas pourquoi, je lui fais confiance.
– Je t’avais bien dit de rester à l’écart des villages et des habitations.
Je me maîtrise pour ne pas crier.
– C’est ce que j’ai fait ! Mais tes super sujets m’ont trouvée et j’en ai
payé le prix ! J’ai été attachée à la roue d’un bateau, fouettée, enchaînée à
un poteau en plein soleil pendant deux jours et humiliée un bon nombre de
fois. Si tu m’avais ne serait-ce qu’aidée en me faisant passer pour ton
esclave, je n’en serais pas là.
– Qu’est-ce qui te permet de croire que j’ai envie de t’aider ?
– Tu ne serais pas là si ce n’était pas le cas.
Il soupire.
– Je n’ai pas arrêté de penser à toi depuis notre rencontre.
J’ai un mouvement de recul. Ouh là là. Ce n’est pas un peu soudain,
cette déclaration ?
Il se penche vers moi, les yeux pétillants de curiosité.
– Je suis tellement intrigué par ton histoire ! Dis-moi : comment est-ce,
l’endroit d’où tu viens ?
Ah, il veut juste des informations géographiques ? Voilà qui me rassure
un peu.
Quoiqu’une petite partie de moi soit un peu déçue qu’il ne s’intéresse
pas à ma personne pour une autre raison.
Légèrement vexée, je lui souris et réplique avec sarcasme :
– Désolée, Votre Altesse, mais je n’ai pas vraiment le temps de discuter
avec vous. Votre honorable et loyal sujet, ma maîtresse Félicia Val’Denta,
va me faire payer mon retard si je ne lui apporte pas ses foutues galettes
salées.
Je tourne les talons et reprends mon chemin vers les cuisines.
– Lomé ?
Mince, il se souvient de mon prénom !
Je me retourne. Il a un petit sourire aux lèvres, et ses yeux scintillent
dans l’obscurité. Quand je pense que je parle à un prince et qu’en plus je lui
parle mal…
– Si tu t’adresses comme ça à tous tes maîtres, je comprends pourquoi
tu as été autant maltraitée.
J’inspire un grand coup et reviens vers lui à grands pas.
– Tu voulais savoir comment c’est chez moi. Chez moi, tout le monde
est libre, en droit de faire ce qu’il veut. Et personne n’a de maître. Chez
moi, je peux dire bonjour à un prince en lui serrant la main, si l’envie m’en
prend. Chez moi, je peux faire ce que je veux, tant que je respecte autrui,
parce que sur la Terre on respecte ce principe : notre liberté s’arrête là où
commence celle des autres.
Je secoue la tête.
– Ici, visiblement, vous n’êtes pas assez évolués pour le comprendre.
Iollan se penche vers moi et me murmure :
– Tu sais, Lomé, tu pourrais vraiment être surprise…
– 20 –
*
* *
Quand nous arrivons en haut de la tour, les gardes ont déjà commencé à
se battre. Mais cette fois-ci, parmi eux se trouvent les deux soldats qui
accompagnent Iollan et Laena. Je les reconnais à leur armure. Ils ne
participent pas au combat ; ils se tiennent à l’écart, les bras croisés, bien
campés sur leurs jambes. Ils ne portent plus leurs heaumes, mais je n’arrive
pas à apercevoir leurs visages, cachés par la pénombre.
Nous regardons, Oriana et moi, les gardes se battre avec Salina, qui
mène toujours la danse. Elle ne manque jamais de me surprendre par son
aisance et sa grâce féline. Je me tourne vers ma compagne, un sourire
jusqu’aux oreilles.
– Franchement, ça n’est pas super impressionnant ?
Elle me rend mon sourire, même s’il est un peu triste, ce que je ne
comprends pas.
– Si, très.
– Maintenant, lance Salina d’une voix forte après avoir mis la pâtée à
tous les gardes, nous allons vous montrer, Mangâd, Cassio et moi, ce que
c’est que de se battre vraiment.
Mangâd… Mangâd… ce nom me dit vaguement quelque chose, mais je
n’arrive pas à me souvenir où je l’ai entendu.
Les deux soldats s’avancent dans la lumière des torches et je peux enfin
détailler leurs traits. Ils sont relativement jeunes, ils ne doivent pas avoir
plus de vingt-cinq ans. Ils sont bruns, bien évidemment, même si l’un d’eux
a les cheveux plus clairs que la normale chez un Torga. Et, franchement, ils
ne sont pas désagréables à regarder. Celui qui a les cheveux châtains a
même de très jolis yeux en amande avec de longs cils que je peux voir de
ma position élevée.
Quand je me tourne vers Oriana pour lui faire part de mes impressions,
je m’aperçois qu’elle a pâli. Blêmi, même. Ce qui me coupe dans mon élan.
– Orie ? Ça va ?
Le bruit du métal contre le métal me ramène à la scène, et j’observe le
combat naissant entre les trois protagonistes.
Salina n’a plus la même désinvolture qu’avant, elle est plus vigilante,
sur le qui-vive. Tous ses gestes et déplacements sont parfaits, calculés au
millimètre près. Et quand je vois les deux soldats passer à l’attaque, je
comprends pourquoi.
Ils n’ont rien à voir avec les gardes du palais. Tous leurs mouvements
sont précis, gracieux mais rapides, foudroyants même.
Le combat dure bien plus longtemps que d’habitude, et je crains que
Salina ne perde à de nombreuses reprises. Mais elle finit par toucher l’un
des soldats à l’épaule. Celui-ci recule, un léger sourire sur les lèvres.
Cheveux-Plus-Clairs se bat encore une minute ou deux mais finit lui aussi
par être touché. Il va rejoindre son compagnon, et ils s’inclinent tous les
deux en même temps devant Salina.
– Toujours aussi rapide, générale. C’est un honneur de vous affronter.
Pour la première fois, je vois Salina sourire. Elle pose une main sur
l’épaule des guerriers et hoche la tête.
– Votre maître d’armes vous a bien entraînés, et j’ai bien cru que j’allais
devoir abandonner mon titre de guerrière invaincue !
Ils rient. Je me tourne vers Oriana, me rappelant soudain qu’elle n’avait
pas l’air bien. Elle a les yeux rivés sur Cheveux-Plus-Clairs.
C’est alors que ça fait tilt dans ma tête. Mangâd. Le Torga dont mon
amie m’a parlé, celui dont elle est folle amoureuse, qui a été envoyé dans
les royaumes du Nord. Mais quelles chances y a-t-il pour que ce soit la
même personne ?
Je me pose encore la question quand le Torga lève son visage amusé
vers nous. Son sourire se fige et il se décompose. Oriana et lui se fixent un
long moment avant qu’elle ne recule précipitamment et ne s’enfuie en
courant. Mais c’est assez pour que je me rende à l’évidence : ils se
connaissent. Et s’ils se connaissent, ça ne peut vouloir dire qu’une chose.
Je fais volte-face et cours après mon amie.
– Oriana ! Attends-moi ! Attends-moi, je te dis !
Elle s’arrête sur le palier, essoufflée, les joues baignées de larmes. Je
l’attrape par les épaules.
– C’est lui, n’est-ce pas ? C’est le Torga dont tu m’as parlé ?
Elle hoche la tête, incapable de me répondre.
Je vois bien qu’elle est bouleversée et surtout qu’elle ne sait pas quoi
penser. Elle doit se demander si c’est une bonne chose qu’il soit ici, tout en
jubilant de le revoir.
J’aimerais la prendre dans mes bras pour la réconforter, lui dire que tout
ira bien, mais je n’ai jamais fait ce genre de chose et je suis affreusement
mal à l’aise avec les câlins. On ne m’en a jamais fait, et moi, je n’ai pas
vraiment eu l’occasion d’en faire non plus.
Je lui tapote l’épaule en marmonnant des paroles que j’espère
réconfortantes.
– Allez, ça va s’arranger, d’accord ? On va trouver une solution, on
va… on va…
– Oriana ?
La voix masculine nous fait toutes les deux sursauter. Oriana relève la
tête, les yeux écarquillés par la stupeur et l’espoir. Je me retourne
prestement et découvre Mangâd, alias Cheveux-Plus-Clairs, à quelques
mètres de nous, l’air indécis. Lui aussi semble ne pas y croire.
Je m’écarte un peu et observe la scène en silence.
D’abord, Oriana ne réagit pas. Elle reste figée, comme pétrifiée. Puis
Mangâd fait un pas en avant, et c’est le déclic. Mon amie lâche un sanglot,
se précipite sur le Torga et saute dans ses bras. Elle est presque deux fois
plus petite que lui. Mangâd la réceptionne sans même bouger d’un
millimètre et la serre avec force contre lui. Il plonge ses doigts dans les
cheveux d’Oriana et lève des yeux brillants au ciel, comme pour retenir ses
larmes. Oriana pleure sans pouvoir s’arrêter. Elle n’a pas l’air de vouloir
lâcher le soldat. Lui non plus, d’ailleurs.
– J’ai cru…, commence-t-il d’une voix émue, j’ai cru que je ne te
reverrais jamais. Si tu savais comme je leur en ai voulu… Ils ne m’ont pas
dit qu’ils te vendraient, je te le jure ! Sinon je ne serais jamais parti. Je ne
les aurais jamais laissés faire.
Je les regarde en souriant, heureuse pour eux. Et qu’Oriana ne vienne
pas me dire qu’il n’est pas amoureux d’elle. On ne réagit pas comme ça
avec sa meilleure amie.
Oriana lève des yeux adorateurs vers Mangâd.
– Je le sais. J’ai eu tellement peur, mais maintenant tu es là. Tu es là !
Il la serre avec une ardeur renouvelée et secoue la tête.
– Je ne laisserai personne nous séparer à nouveau, je te le promets. Je
vais veiller sur toi, à présent.
Je souris et me détourne. Pas la peine de continuer à les regarder. Ça
devient un peu indiscret. J’espère juste qu’ils vont se montrer plus prudents
à l’avenir. Je ne suis pas sûre que leurs mamours en public seraient bien
vus.
Mais, au détour du couloir, je me cogne de plein fouet contre quelqu’un.
Je me frotte le nez avec contrariété et écarquille les yeux quand je reconnais
le visage du malvenu.
– Encore toi ! Mais tu ne dors jamais ?
Iollan me sourit de toutes ses dents.
– Dis donc, tu ne trouves pas que tu es un peu impertinente ? Je te
signale que j’ai le droit de rôder, si je veux. J’étais en train d’observer la
scène ô combien émouvante qui se déroule en face.
Je le dévisage, inquiète.
– Ils ne font rien de mal ! Tu n’as pas intérêt à les séparer !
Il me lance un regard amusé.
– Ça ne risque pas, c’est moi qui les ai réunis.
– Comment ça ?
Il me sourit avec suffisance.
– Tiens, tiens ! Maintenant, tu es disposée à me parler ! Mangâd et moi
avons sympathisé quand il a été affecté à la garde royale. Il a un très bon
niveau au combat, et seule l’élite des soldats rejoint la garde. Il me parlait
souvent de sa meilleure amie, une esclave nommée Oriana, qui habitait chez
ses parents. Il savait que je ne le blâmerais pas pour cette relation amicale
que mon peuple considère contre nature. Alors quand mon père nous a
envoyés à Arvaïghor, là où sa famille habite, je l’ai désigné comme mon
escorte, avec un autre membre de la garde royale. Mais une fois là-bas,
alors que je réglais quelques affaires, il a découvert qu’on avait vendu son
amie. À son insu, j’ai fait quelques recherches et j’ai réussi à retrouver cette
esclave.
Son visage se fait plus grave.
– J’étais un peu inquiet quand j’ai appris que sa nouvelle propriétaire
était Félicia. Ça me donnait une excuse pour lui rendre une petite visite
surprise. Je n’ai rien dit à Mangâd parce que je ne savais pas si l’esclave
serait toujours en vie ou toujours en la possession de Félicia.
Il retrouve son air jovial.
– Visiblement, c’est le cas, et tout est bien qui finit bien.
Je n’arrive pas à croire ce qu’il me raconte.
– Tu veux dire que tu n’étais pas obligé de venir voir Félicia ? Que tu
l’as fait juste pour aider Mangâd et Oriana ?
Il s’appuie contre le mur.
– C’est ça, l’amitié. Il aurait agi de même pour moi.
J’aimerais lui demander si lui aussi a quelqu’un qu’il aimerait retrouver,
mais je n’ose pas, et surtout je n’en ai pas le temps. Félicia ne va pas tarder
à se réveiller et j’ai intérêt à être remontée à ce moment-là. Et Oriana aussi.
Je me tourne vers l’endroit où je l’ai laissée. Iollan désigne l’escalier du
menton.
– Vas-y. Moi, je vais la chercher. Elle arrivera avant que Félicia ne se
réveille. Et si ce n’est pas le cas, Félicia n’osera rien lui faire si je prétends
que c’est moi qui l’ai réquisitionnée.
Je me racle la gorge.
– Merci. Pour ce que tu as fait.
Il éclate de rire et me tapote la tête.
– Allons, allons, tu me remercieras plus tard. Pour l’instant, vous n’êtes
pas sorties de l’auberge…
Alors que je monte quatre à quatre les marches de l’escalier pour
rejoindre ma chambre, je ne peux m’empêcher de m’interroger : est-ce que
ça veut dire qu’il va nous aider ?
– 21 –
*
* *
Nous nous promenons dans les jardins du palais. Enfin, Félicia et Laena
se promènent. Nous, nous nous contentons de suivre, sans avoir d’autre
choix. Je suis de corvée d’éventail, aujourd’hui. Allez éventer deux bonnes
femmes en même temps, alors qu’elles font un pas quand vous en faites
deux… vous m’en direz des nouvelles.
Ces deux dindes gloussent à qui mieux mieux en se racontant des ragots
mortellement ennuyeux. Je regrette tellement de ne pas être plutôt en
compagnie de Haltor et Iollan, partis régler quelque affaire en ville. Surtout
en compagnie de Iollan, en fait. Je l’aime bien, ce jeune homme. Il est
sarcastique, jovial et plutôt tolérant pour un Torga.
Je crois que ça ne me déplairait pas de le prendre dans mes bras, comme
l’a fait Oriana avec Mangâd.
Je secoue la tête pour reprendre mes esprits.
– Évente plus fort, esclave ! aboie Laena. Je ne sens presque rien !
Je suis au bord de l’explosion. Si elle continue comme ça, elle va bien le
sentir, l’éventail…
Nous sortons du palais, et les deux femmes font appeler leur litière pour
aller en ville. Quelques minutes plus tard, je peux enfin lâcher mon éventail
et me contenter de suivre le cortège, comme la loyale et fidèle esclave que
je suis.
Nous marchons durant un bon moment, rien que pour atteindre le
centre-ville. Nous nous arrêtons finalement à côté d’une grande maison,
adjacente à l’arène que j’ai déjà pu voir. Félicia et Laena descendent de leur
véhicule et se dirigent lentement vers l’entrée. Un esclave frappe contre
l’immense porte de bois et nous attendons patiemment que quelqu’un
vienne nous ouvrir.
Je n’arrête pas de me demander ce que nous venons faire ici, si ça a un
rapport avec les fameux Jeux qu’Haslen a évoqués.
Un esclave vient ouvrir, fait une courbette et nous laisse passer. Nous
entrons dans la maison, qui se révèle être moins bien meublée que je ne m’y
attendais. Tout est assez miteux, en fait. Il y a des toiles d’araignées partout
et le sol est en terre battue. Si je tends l’oreille, je peux entendre de drôles
de bruits et des hurlements. Et je ne vous parle même pas de l’odeur.
Que vient-on faire ici ?
Un homme imposant est assis devant une table et nous regarde, l’air
amusé.
– Allons, mes ladies, ne restez pas sur le pas de la porte. C’est un
honneur pour moi de vous recevoir dans mon humble lieu de travail.
Félicia chasse sa remarque d’un geste dédaigneux.
– Nous avons amené l’esclave.
Oh oh… J’ai vraiment un sale pressentiment, là, tout de suite.
Le type hoche la tête et s’approche de moi. Il est très grand et très gros.
Il me tourne autour, soulève une mèche de cheveux de-ci, de-là, me détaille
de la tête aux pieds.
– C’est bien dommage, tiens. Mais bon, je suppose que le spectacle n’en
sera que plus extraordinaire. Emmenez-la.
Deux immenses esclaves, jusqu’à présent cachés dans la pénombre, se
jettent sur moi et me prennent chacun par un bras. Je me débats
immédiatement comme une furie, mais je dois leur faire l’effet d’un
moustique.
Je me tourne vers Félicia et Laena.
– Qu’est-ce que vous faites ?! Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Félicia ne me répond pas, mais Laena m’adresse un petit coucou de la
main, en souriant méchamment.
Avant que les colosses ne m’entraînent vers un escalier qui mène à un
sous-sol, j’entends le gros Torga s’adresser à ma maîtresse.
– Bien, parlons affaires.
Puis leurs voix s’éteignent, couvertes par les bruits de nos pas et de mes
cris.
Les brutes me font descendre l’escalier, et c’est là que je comprends
d’où viennent les hurlements et les grognements que j’ai entendus un peu
plus tôt. C’est là que je comprends où nous nous trouvons : nous sommes
dans un tunnel qui mène aux sous-sols de l’arène.
La réalité me frappe alors de plein fouet, comme un coup de massue :
moi, Lomé Devitto, je vais participer aux Jeux.
Cette révélation attise ma terreur et je me débats de plus belle.
– Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Je donne un coup de pied dans l’entrejambe d’un des esclaves, et il me
lâche en grognant de douleur. Je ne mets pas longtemps à me débarrasser de
l’autre brute et je m’enfuis de toute la force de mes jambes. J’espère
pouvoir trouver une issue au bout de ce tunnel. Je ne veux pas me retrouver
dans une arène, peu importe ce qu’il s’y passe.
Les esclaves sont loin derrière. Le tunnel est en terre, et tellement
sombre que j’ai du mal à voir où je vais. Mais la peur aidant, je réussis à
garder le rythme et je cours comme une dératée en me cognant de temps à
autre contre les murs.
J’arrive finalement devant une herse et je lâche un sanglot de désespoir.
Je suis coincée. J’attrape les barreaux en fer des deux mains et les secoue,
comme si ce simple geste allait pouvoir débloquer cette grille. Je tente
ensuite de la soulever, mais elle doit peser une demi-tonne, parce qu’elle ne
bouge pas d’un centimètre.
Quelqu’un me saisit par le bras et je me retrouve à nouveau prisonnière
des esclaves. Ils ont l’air désolés pour moi, comme s’ils comprenaient mon
désarroi.
– Nao ! Ouvre la herse ! crie l’un d’eux.
Je reste immobile quelques secondes, redoutant de voir apparaître un
monstre, mais c’est seulement un autre esclave qui surgit de l’ombre et
commence à tirer sur une roue pour soulever la porte de fer.
Mes geôliers me poussent en avant et je dois me faire violence pour ne
pas vomir tout le contenu de mon estomac. L’odeur est atroce, bestiale.
Je sursaute alors qu’un homme miteux se jette sur la grille de sa cellule
pour supplier les deux esclaves de le laisser sortir.
Le phénomène se reproduit encore et encore, et le bruit des prisonniers
qui crient leur malheur achève de me terroriser. J’arrive finalement devant
une cellule que l’un des esclaves ouvre et dans laquelle il me jette. Je n’ai
même pas le temps de me retourner qu’ils ont déjà verrouillé la grille
derrière moi et se sont éloignés.
Je me rue sur les barreaux, désespérée.
– Ouvrez-moi ! Laissez-moi sortir !
Ma voix se perd dans les cris et les hurlements des autres détenus.
Je secoue la porte aux barreaux de toutes mes forces en poussant des
gémissements rageurs.
– Si j’étais toi, je me calmerais. Tu vas te fatiguer pour rien et tu risques
d’attirer l’attention. Ils n’aiment pas les fauteurs de troubles.
Je me retourne et essaie de percer les ténèbres de ma cellule. La voix
féminine vient du fond. D’une voix tremblante, je demande :
– Qui est là ?
Une forme bouge dans l’ombre et s’approche de moi. C’est une jeune
femme dans un piteux état. Elle a des cheveux très sales, bouclés et blonds,
presque blancs, et une peau pâle qui n’a pas vu de soleil ni de savon depuis
un moment. Elle porte des vêtements qui pourraient tenir debout tout seuls,
tant ils sont crasseux.
– Ne fais pas cette tête-là, dit-elle devant ma mine effrayée. Je ne te
ferai pas de mal. De toute façon, j’en serais incapable. Avec ce qu’ils nous
nourrissent ici, j’aurais bien du mal à attaquer qui que ce soit.
Je marque une pause avant de reprendre.
– Qu’est-ce qu’on fait ici ? Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?
Elle rit. Elle a les dents sales mais saines. Elle doit être drôlement belle
en temps normal.
– Je ne sais pas d’où tu sors, mais ça doit être un endroit merveilleux, si
tu ne sais pas ce qu’ils nous réservent pour les Jeux. Qu’est-ce que tu as fait
pour atterrir ici ?
Je tends les mains dans un geste désespéré.
– Mais rien ! Je n’ai rien fait ! Je ne sais pas pourquoi je me retrouve
ici !
Elle me fixe, sceptique.
– C’est impossible. Tu as forcément fait quelque chose pour offenser un
de tes maîtres. Ils ne te condamnent pas à l’arène pour rien. Seuls les
criminels y sont jetés. C’est une forme de mise à mort, pas un simple jeu.
Les Torgas sont cruels, mais ils ne sont pas tout à fait injustes. Ils ont des
lois, eux aussi. Et il leur est formellement interdit de tuer un ou une esclave
sans bonne raison. Comment peux-tu ignorer tout cela ?
Ce qu’elle me dit ne me rassure pas le moins du monde. Les mots
« condamnent », « mise à mort » et « tuer » résonnent dans ma tête et
tournent en boucle, me donnant le sentiment de devenir folle.
– Je suis une Sauvage, je réponds mécaniquement, tout en réfléchissant
à ce que Laena a bien pu dire à Félicia pour qu’elle accepte de me faire
mettre à mort. Je ne connais rien à ton monde.
– C’est sûr que tu es étrange. Quand je t’ai aperçue, j’ai cru que tu étais
une Torga. Mais ils ne traitent pas leurs semblables, même les pires, de cette
façon.
J’écoute à peine ce qu’elle me dit. Une phrase me revient à l’esprit. Une
phrase que j’ai prononcée, presque un mois plus tôt. Je me retourne vers la
jeune femme.
– Dis-moi : si j’ai, un jour, mal parlé à une princesse, est-ce une bonne
raison pour me mettre à mort ?
– Rater le petit déjeuner de la princesse Laena serait une bonne raison
pour te mettre à mort. Elle fait partie des quatre personnages de l’empire
ayant l’autorisation de faire ce qu’ils veulent de leurs esclaves. Et elle
n’hésite pas à recourir à ce droit. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Je… Je lui ai dit, avec pas mal de véhémence, d’aller ramasser les
crottes de ses smartaks, puisqu’elle n’avait l’air bonne qu’à ça. Et je l’ai
aussi traitée de « brunasse ».
Mon interlocutrice écarquille les yeux et porte une main à sa bouche.
– Tu as dit ça à la princesse ?! Pas étonnant qu’elle te fasse condamner à
mort !
– Donc, si j’ai bien compris, on va mourir. Que va-t-il se passer
exactement ?
Elle s’appuie contre le mur et soupire.
– Ils vont venir nous chercher et nous attacher à un poteau.
Ah. C’est le gros kif des Torgas, ça.
– Puis ils vont lâcher le yorwen.
J’ai peur de poser la question qui me brûle les lèvres.
– Et c’est quoi, un yorwen ?
– Tu le sauras bien assez tôt. À ce propos, je m’appelle Taïna. Et toi ?
Mon cœur se met à battre plus vite. Je me disais bien qu’elle me
rappelait quelqu’un. Et ce nom ne m’est pas inconnu.
– Attends… Taïna… Tu connais un certain Haslen ?
Elle se redresse prestement et me regarde, tout à coup inquiète.
– C’est mon frère. Tu le connais ? Il lui est arrivé quelque chose ?
– Pas que je sache. La dernière fois que je l’ai vu, il se dirigeait vers les
îles aux Esclaves. Il voulait venir te sauver des Jeux.
– Tu veux dire qu’il s’est échappé ? Qu’il n’est plus dans un lobsto ?
– Pas aux dernières nouvelles, en tout cas. Je pense qu’il s’en est sorti.
Il m’a l’air assez malin pour ça.
Une larme glisse sur sa joue sale, qu’elle essuie rapidement.
– Comment tu t’appelles ? me demande-t-elle d’une voix tremblante.
Si elle continue comme ça, je ne vais pas pouvoir retenir mes propres
larmes plus longtemps. Déjà que je suis morte de peur et que je devine que
ma dernière heure approche… Mais peut-être y a-t-il encore un espoir.
Peut-être puis-je trouver un moyen de m’échapper. Si j’arrive à contacter
Iollan, à lui faire savoir que je suis ici, je suis certaine qu’il fera tout pour
me libérer.
– Lomé. Je m’appelle Lomé. Taïna, dis-moi, quand les Jeux auront-ils
lieu ?
– Ça fait trois mois que j’attends dans cette cellule. Toi, tu n’auras pas à
te morfondre longtemps. Nous mourrons demain, dans l’après-midi.
Maintenant, il nous faut juste prier pour que notre trépas soit rapide et sans
douleur.
Mon cœur se glace dans ma poitrine et je manque défaillir. C’est trop
tôt ! Beaucoup trop tôt ! Toute l’horreur de la situation me tombe dessus
sans prévenir et je m’effondre sur le sol en pleurant.
– 22 –
*
* *
Cassio frappe à la porte de la chambre dans laquelle Iollan est censé se
trouver. C’est une suite royale.
Nous sommes dans le palais de Félicia, et je dois dire que
j’appréhendais de la croiser, mais elle ne s’est pas manifestée, pas plus que
Laena.
Quelqu’un ouvre la porte et nous nous retrouvons face à Mângad, qui,
s’il lance tout d’abord un regard agacé à Cassio, me sourit ensuite avec
chaleur.
Il s’écarte et nous pénétrons dans la pièce. Ce sont des appartements
richement meublés incluant salle de bains et toilettes. Le genre de chambre
qui convient à un prince.
Mon regard se promène et finit par trouver ce qu’il cherche. Iollan me
tourne le dos, devant la fenêtre, les bras croisés. Il porte un bandage tout
autour de son buste, ce qui ne m’empêche pas de remarquer à quel point il
est musclé. Pas bodybuildé, comme beaucoup de jeunes de ma planète,
mais finement charpenté, chaque muscle ayant sa place et son utilité.
– Cette lâche s’est échappée avant que je puisse lui faire sa fête. Attends
un peu, Mângad, que je la retrouve à Saïgan ! Elle a beau être ma petite
sœur, je peux te dire qu’elle va recevoir une bonne correct…
Il se retourne et s’interrompt quand il nous voit dans l’entrée. Il lève les
yeux au ciel.
– Cassio, retire-leur ces chaînes ridicules, elles ne vont pas s’envoler.
Le soldat m’adresse un sourire carnassier, qui semble confirmer que je
n’ai effectivement pas intérêt à tenter de m’envoler, et retire le fer que j’ai
au cou.
Iollan s’approche de moi et pose une main sur mon épaule.
– Lomé, ça va ?
J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le remercier de tout mon
cœur pour ce qu’il a fait pour nous, mais je me retiens. Je ne suis pas sûre
qu’il soit bien vu de se montrer expansive avec un Torga quand on est une
Fille de Tân. Surtout quand le Torga en question est un prince.
Je baisse la tête et réponds, le plus humblement possible :
– C’est à toi, mon prince, de m’informer sur ton état de santé.
– Ça ? Ce n’est rien. Une simple égratignure. Ce n’est pas la première et
ça ne sera certainement pas la dernière. Cassio ? Tu veux bien dire au chef
de nous préparer quelque chose à manger et de nous le faire porter ici ? Je
n’ai aucune envie de voir Félicia – je risquerais de faire une bêtise….
Cassio s’incline et quitte la pièce. Mângad est assis dans un fauteuil,
dans un coin de la pièce.
Quelques secondes plus tard, alors que je vais demander à Iollan ce
qu’il compte faire dans les jours qui viennent, quelqu’un frappe à la porte.
Mângad se lève aussitôt et s’approche de l’entrée avec sa démarche de
panthère. Il ouvre la porte et ses épaules se détendent aussitôt. Il s’écarte et
Oriana pénètre dans la pièce en portant un plateau chargé de
rafraîchissements.
Elle manque le lâcher quand elle m’aperçoit. Elle le pose rapidement
sur une table et se jette dans mes bras en sanglotant.
– J’ai eu si peur, Lomé ! J’ai cru que tu allais mourir ! Quand Félicia
nous a amenées chez ce marchand d’esclaves, je sentais quelque chose
d’anormal. Mais je te promets que je n’avais pas la moindre idée de ce qui
allait se passer ! Alors j’ai fait la seule chose en mon pouvoir : je l’ai dit à
Mângad. Et il est allé prévenir le prince. J’ai eu si peur, tu sais… Mais tu es
là, à présent, tu es là !
Je la serre fort contre moi et jette un regard à Iollan. Il me fixe d’un air
impénétrable.
– Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?
Iollan s’assoit sur un accoudoir et grimace en faisant un faux
mouvement.
– Nous allons repartir vers les royaumes du Nord. Mon père, le roi, nous
attend pour que je lui fasse un compte rendu détaillé de ma visite à Tân. Tu
vas venir avec moi, ainsi qu’Oriana, que j’ai rachetée à Félicia.
Il se tourne vers Taïna, muette comme une carpe jusque-là, et lui lance
un regard impassible.
– Qui est ton amie ? Tu ne me l’as pas présentée. Je sais qu’elle était
avec toi dans l’arène, mais je ne connais pas son prénom.
« Ce n’est pas mon amie », ai-je envie de répondre. Mais je me retiens.
– C’est Taïna. Pourra-t-elle venir aussi, Ton Altesse ?
Il hausse les épaules.
– Bien sûr, plus on est de fous, plus on rit. Lomé, viens avec moi sur la
terrasse, j’ai à te parler.
Je hoche la tête et le suis à l’extérieur. Il ferme la porte vitrée derrière
lui et se tourne vers moi.
– Je déteste les Jeux, Lomé. Je n’y ai jamais assisté, pour la simple et
bonne raison que je trouve la fin du spectacle particulièrement cruelle. Mais
cette fois-ci, quand Mangâd est venu me dire ce qu’il savait, j’étais
déterminé à faire une exception.
Il regarde le ciel quelques secondes.
– Heureusement qu’Oriana a eu la présence d’esprit de le prévenir. Je
n’ose imaginer ce qu’il te serait arrivé si je n’avais pas assisté aux Jeux.
Je prends un air sérieux.
– Oh, mais pas besoin de l’imaginer. On se serait fait dévorer vivantes,
c’est tout. Mais tu nous as sauvées. Je te dois la vie, Iollan.
Il me tapote la tête avec amusement.
– Allons, allons, ne dis pas des choses comme ça. C’était un plaisir, de
se faire à moitié écharper par un yorwen. Depuis le temps que je souhaitais
sa mort, à celui-là !
Je me dégage et le repousse, agacée.
– Très drôle. Mais je suis sérieuse. Tu peux compter sur moi pour
assurer tes arrières, dorénavant.
Il me fait signe de le suivre, va s’accouder à la balustrade, et nous nous
retrouvons dos à la suite. La vue sur Fasgârd est magnifique.
– Je t’ai menti, Lomé, la première fois que nous nous sommes
rencontrés.
– Comment ça ?
– Quand je t’ai dit que je ne savais pas comment te faire rentrer chez toi.
J’étais assez pressé et… bref, ça n’a pas d’importance. Mais ça n’excuse en
rien mon comportement. Je m’en suis vraiment voulu par la suite et je
n’arrêtais pas de penser à toi. Alors quand je t’ai vue ce jour-là chez Félicia,
j’ai compris que les dieux me donnaient une occasion de me racheter et je
leur en ai été infiniment reconnaissant. J’étais décidé à te libérer de ses
griffes et à t’amener avec moi à Saïgan. La suite, tu la connais. Tout ça pour
dire que je crois qu’il y a un moyen pour toi de repartir d’où tu viens.
Mon pouls s’accélère.
– Lequel ? Que dois-je faire ?
Il me regarde franchement, cette fois.
– Pour être honnête, je ne sais pas grand-chose. Tout ce que je peux te
dire, c’est que ma nourrice me racontait une histoire quand j’étais petit. Une
légende qui dit qu’à Saïgan a vécu quelques mois une Fille de Tân qui
n’était pas soumise à l’Emprise.
– Une Voyageuse…, dis-je dans un murmure.
Il acquiesce.
– Oui. Je pense que ma nourrice enrobait les choses, dans son récit,
qu’elle ajoutait des éléments un peu farfelus pour le rendre plus magique.
Mais je me dis que toutes les réponses que tu cherches doivent se trouver à
Saïgan et qu’il faut que je t’amène là-bas pour qu’on trouve un moyen de te
renvoyer chez toi.
Mes yeux se mettent à briller, sous le coup de l’émotion.
– Tu ferais ça pour moi ?
Il me sourit, un sourire en coin qui donne un coup de fouet
supplémentaire à mon cœur.
– Et bien plus, Lomé. Bien plus encore.
– 25 –
*
* *
Nous mettons plus de deux semaines à remonter le cours d’eau pour
arriver au pied des montagnes. Iollan profite de ce laps de temps pour
« m’apprendre les bonnes manières », comme il se plaît à le dire. D’ailleurs,
tout le monde participe à mon apprentissage : Oriana et Mangâd avec plus
de douceur et de bienveillance, Cassio assez brutalement et Taïna sans
aucune tolérance.
Cette dernière est infernale depuis que nous avons embarqué. Elle ne
cesse de se plaindre, se montre mielleuse avec tous les Torgas,
particulièrement Iollan, et abjecte avec ses « semblables », dont je fais
partie. J’ai de plus en plus de mal à la supporter, et j’en viens parfois à
regretter de ne pas l’avoir laissée croupir dans sa cellule.
En revanche, Oriana et moi nous sommes considérablement
rapprochées. Mon amie a changé depuis qu’elle a retrouvé Mangâd et une
certaine liberté. Elle est plus épanouie, plus ouverte, et rit presque tout le
temps. Elle n’a d’yeux que pour le Torga qu’elle aime, et je voudrais
tellement qu’ils finissent par se rapprocher et tisser des liens plus profonds
que ceux de l’amitié. Malheureusement, la règle d’or l’interdit
formellement.
C’est un problème pour moi aussi, d’ailleurs. Parce que plus le temps
passe, plus se développent en moi des sentiments pour Iollan. D’une
profonde admiration et d’un respect sans borne, je suis passée à quelque
chose de plus complexe. Je tremblote quand il est près de moi, j’ai tendance
à rougir dès qu’il parle de moi en termes élogieux ou quand il m’appelle par
mon prénom. Mon cœur bat plus vite en sa présence et je me sens stupide à
chaque fois que j’ouvre la bouche.
Inutile de préciser que je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Ni pour
Antoine ni pour personne d’autre. Je préfère ignorer mes sentiments pour le
moment, même si ça commence à être compliqué. Le problème, c’est que
Iollan ne semble pas les partager. Il est toujours très gentil avec moi,
espiègle quand il est d’humeur taquine, mais cela ne va jamais plus loin. Je
sais qu’il respecte les lois de son pays, mais je trouve cette barrière entre
nous de plus en plus difficile à vivre.
Le seizième jour de notre périple en bateau, alors que je suis en train de
nettoyer la cabine de Cassio, celui-ci pénètre à l’intérieur et ferme la porte
quand il m’aperçoit.
Je laisse aussitôt ma tâche de côté et baisse respectueusement la tête.
– Maître. Que puis-je faire pour toi ?
Ne pensez pas qu’il est facile pour moi de me rabaisser ainsi, ni que je
cautionne ces inégalités. C’est juste le seul moyen que j’ai trouvé pour
rester en vie et en bonne santé.
– Continue à faire ton travail.
J’acquiesce en me retenant de lever les yeux au ciel. Après Taïna,
Cassio est le personnage qui m’agace le plus sur ce rafiot. Il est arrogant,
irrespectueux et imbu de sa personne. En plus de ça, il a la fâcheuse
tendance à me mettre franchement mal à l’aise. Autant dire que j’avais
espéré qu’il ne me rejoindrait pas pendant que je nettoyais sa cabine.
Il s’assoit dans un coin de la pièce et me regarde faire le ménage,
comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Iollan, au moins,
insiste pour me donner un coup de main quand je fais la sienne. Il ne
m’observe pas comme Cassio pendant que j’astique les meubles, avec un
air suffisant sur le visage.
J’expédie ma tâche et fais une courbette avant de me diriger vers la
porte.
– Attends, je crois que tu peux faire quelque chose pour moi.
– Quoi donc, maître ?
– Astique mes bottes.
Je sens le feu me monter aux joues mais je retiens la couleur de les
envahir. Hors de question que je montre mon embarras à ce goujat. Je colle
plutôt un sourire sur mon visage et me mets à genoux, mon chiffon à la
main.
Il veut que j’astique ses bottes ? Il va être servi.
Je racle ma gorge et crache copieusement sur le cuir verni. Puis je
commence à frotter avec bonne humeur. Cassio sursaute, surpris, et me
repousse sans ménagement.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?!
Je le regarde, faisant mine de ne pas comprendre.
– Je nettoie tes bottes, mon seigneur.
Il devient écarlate et je dois me faire violence pour ne pas rire. Lui,
contrairement à moi, ne sait pas se retenir. Un partout, balle au centre.
– Ce n’est pas comme ça qu’on nettoie des bottes, idiote ! Sors de ma
cabine, incapable !
Je suis au bord du fou rire, alors j’obtempère avec empressement et
pouffe dès que la porte se referme derrière moi. Je me dirige vers la
chambre de Iollan et frappe doucement contre le battant.
– Entre, Lomé.
Je ne sais pas comment il fait, mais il sait toujours quand c’est moi.
Je pénètre dans la pièce et abandonne mon air d’esclave coincée. Je
soupire d’exaspération, même si j’ai encore envie de rire.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? me demande-t-il, un léger sourire aux
lèvres.
Il est assis à son bureau, en train de faire des calculs savants que je ne
cherche pas à comprendre. Je m’approche de son lit et en retire les draps
pour les remplacer. Il se lève aussitôt et m’aide à border le matelas.
– Rien, c’est cet idiot de Cassio. Je ne sais pas comment tu fais pour le
supporter ; moi, il me sort par les yeux.
Iollan et moi avons convenu que je pouvais parler et agir comme je
l’entendais quand j’étais seule en sa présence.
– Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Je tire violemment sur le drap et Iollan évite de justesse de se faire
fouetter par un des coins.
Je lui raconte l’anecdote des bottes dans les moindres détails. Cette fois,
le prince écarquille tant les yeux que je me demande comment il se fait
qu’ils ne tombent pas de leurs orbites. Puis il éclate de rire.
– Ça n’a pas dû lui plaire !
Je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.
– Oh, ça non ! Il m’a jetée dehors. Ce qui m’arrangeait bien, d’ailleurs.
Être seule avec lui me met mal à l’aise.
Il ne parle pas pendant quelques secondes.
– Et moi, je te mets mal à l’aise ?
Je me fige, indécise.
– Non… oui… ce n’est pas pareil.
Il me scrute attentivement et je fais mine d’être très affairée.
– Comment ça ?
Je sens que je suis en train de perdre mes moyens.
– C’est que… euh, je n’ai pas la même opinion de toi et de lui. Ce que
je veux dire, c’est que toi, je t’aime bien. Lui, si on le balançait par-dessus
bord, ce ne serait pas moi qui sauterais pour aller le récupérer.
Iollan semble se retenir de pouffer.
Prise en flagrant délit de maladresse, je termine de border son lit, d’un
geste rageur.
– Laisse tomber. Bon, je vais passer un coup de balai et…
Il m’attrape par le bras et m’oblige à le regarder dans les yeux.
– Donc, tu m’aimes bien ?
Je soutiens son regard.
– Oui. C’est un crime ?
Il redevient sérieux.
– Non. Ça le serait si ça allait plus loin.
Je me dégage et commence à balayer.
– Ne t’inquiète pas, ça n’arrivera pas.
Il se place dans mon dos et se penche à mon oreille.
– Qui a dit que je m’inquiétais ?
Un long frisson – un délicieux frisson, devrais-je dire – me parcourt tout
entière, et je déglutis, avec beaucoup de difficulté.
– Iollan, tu me déconcentres.
Il rit.
– Depuis quand faut-il être concentré pour balayer ? Attends, tu fais
n’importe quoi. Par les dieux, on voit bien qu’on ne se sert pas souvent d’un
balai, par chez vous !
Il passe ses deux bras autour de mes épaules et pose ses mains sur les
miennes. Ce contact me donne le vertige et j’ai un mal infini à rester calme
et maîtresse de moi-même. Ma voix tremblote :
– Parce que « par chez nous », on a ce qu’on appelle des aspirateurs, et
c’est beaucoup plus pratique. Mais qu’est-ce que tu fais, au juste ?
Le sentir si près de moi ne me dérange pas, loin de là, mais je ne suis
pas sûre de continuer à dire des choses logiques et sensées s’il me touche
ainsi plus longtemps.
– Je t’apprends à passer le balai. De quoi auras-tu l’air si, dans le futur,
quelqu’un te demande de balayer une pièce et qu’il te voit en train
d’éparpiller les saletés au lieu de les rassembler ?
Mon corps se tend comme un arc. Je sens le sien, musclé, tout contre
moi, et ça me donne des vapeurs.
– Je n’éparpille pas les saletés.
– Si, tu les éparpilles.
Je lâche le balai et me tourne vers lui.
– Non, je ne les éparpille pas.
Je suis maintenant face à lui, entourée de ses bras. J’aimerais qu’il ne
s’écarte jamais. Et il n’a pas l’air d’en avoir l’intention. L’espace d’un
instant, je me demande si ça se fait, d’embrasser les autres sur cette planète
et, si oui, s’il est sur le point de le faire.
Son regard fait la navette de mes yeux à mes lèvres et finit par se poser
définitivement sur ma bouche.
– Si, tu les éparpilles, murmure-t-il en se penchant vers moi.
Oh my goodness, ne puis-je m’empêcher de penser, il va m’embrasser !
Le langage universel existe ! Merci, mon Dieu !
Mon ventre se tord délicieusement et je vais fermer les yeux… quand
quelqu’un frappe à la porte. Ça nous fait un peu l’effet d’un électrochoc.
Nous nous écartons précipitamment l’un de l’autre, j’empoigne le balai et
me mets à astiquer la pièce, peut-être avec un peu trop d’ardeur.
J’entends Iollan ouvrir la porte et Mangâd pénètre dans la pièce, sans
avoir l’air de suspecter quoi que ce soit – si tant est qu’il y ait quelque
chose à suspecter, bien sûr.
– Mon prince, les montagnes sont en vue. Le capitaine cherche un
endroit où mouiller pour que nous puissions débarquer.
Iollan prend acte et Mangâd se retire.
Le prince se tourne finalement vers moi et me sourit, un sourire qui
réchauffe mon âme et ne me donne qu’une envie : le lui rendre.
Et c’est ce que je fais. À partir de ce moment, je sens que quelque chose
a changé.
– 26 –
*
* *
Je me réveille en sursaut, non parce que j’ai entendu un bruit inquiétant,
mais par nécessité urgente de vider ma vessie.
Je me redresse en grimaçant, mes muscles endoloris par ma position
inconfortable. Je regarde autour de moi, angoissée par le silence qui règne,
mais rassurée dès que j’aperçois Cassio, assis sur un rocher, son arc à la
main. Il a l’air bien éveillé et surveille d’un œil vif les alentours. Mangâd
dort, non loin d’Oriana, et Iollan n’est toujours pas rentré. Une brume pâle
flotte dans les airs et il est difficile d’observer les environs à plus de
quelques mètres de distance. Les ténèbres de la forêt n’arrangent pas les
choses. L’énorme lune de Bâl’Shanta éclaire les lieux d’une lueur
inquiétante et je me mets à frissonner.
Je me lève malgré tout et commence à m’enfoncer dans les bois quand
la voix hautaine de Cassio m’arrête.
– On peut savoir où tu vas ?
Qu’il m’énerve, celui-là !
– Là où tu ne peux pas aller à ma place, Mon Seigneur.
J’aime bien l’appeler comme ça, parce que ça l’agace mais que, comme
je ne suis pas irrespectueuse, il ne peut rien me dire.
Il me jette un regard noir et se lève. Je roule des yeux.
– Maître Cassio, tu ne vas quand même pas me suivre ? Tu sais que je
ne pourrai jamais faire ce que je dois faire si tu restes à côté de moi ?
Il se dirige vers Mangâd et le réveille en le secouant par l’épaule. Celui-
ci bondit quasiment sur ses pieds, une arme à la main, prêt à liquider la
moindre menace. Cassio s’approche de lui et lui murmure quelque chose à
l’oreille en me montrant du doigt. Le Torga se détend presque
immédiatement et va s’installer sur le rocher sur lequel se tenait Cassio
quelques secondes plus tôt.
Ce dernier me rejoint, un sourire suffisant sur les lèvres.
– Désolée, esclave, mais je n’ai pas le choix. D’une, je ne veux pas
courir le risque que tu t’échappes ; de deux, tu pourrais faire de mauvaises
rencontres et le prince me le ferait payer.
Je retiens une remarque désobligeante qui me vaudrait très certainement
des ennuis et m’enfonce dans la forêt, Cassio sur les talons. Nous nous
éloignons d’une vingtaine de mètres avant qu’il ne m’ordonne de m’arrêter
et de m’exécuter, et rapidement si je ne veux pas qu’il accélère le processus.
Je serre les poings, mais me tais et me cache derrière un arbre pour me
soulager, hors de la vue du soldat.
Je suis en train de me rhabiller quand Cassio fend l’air de son épée et se
met à hurler :
– Lomé ! Cours !
Je n’ai jamais été une fille réfléchie. Pas dans le sens où je serais
stupide, mais j’ai plutôt tendance à agir avant de penser. Alors quand
j’entends Cassio me crier de m’enfuir, je ne cherche pas à savoir pourquoi.
Je fonce tête baissée et m’enfonce profondément dans les bois. Derrière
moi, un combat fait rage, des cris de guerre retentissent, et le bruit des épées
qui s’entrechoquent secoue les arbres.
Je cours à en perdre haleine, me prenant les bras ou le cou dans les
lianes et les plantes grimpantes. Au bout de quelques minutes, quand l’écho
de la bataille s’est estompé, je m’arrête net et regarde autour de moi,
essoufflée.
La forêt engloutit la lumière et je ne vois pas grand-chose à travers la
brume. Le silence est tellement pesant que j’ai l’impression de ne pas
pouvoir respirer.
Je ne sais pas quoi faire : revenir sur mes pas ou continuer à
m’éloigner ? Si je m’éloigne, je risque de perdre définitivement mon
groupe. Si je reviens et que la bataille a mal tourné, ça risque de mal se
passer pour moi.
Ce sont les paroles de Taïna qui me font prendre une décision : « On
voit bien que tu ne connais pas les soldats de la garde royale. Chacun d’eux
vaut à lui seul dix autres combattants. »
S’ils sont si forts que ça, je pense qu’ils n’auront pas beaucoup de
difficulté à se débarrasser d’une bande de pillards affamés.
Je reviens donc sur mes pas, en prenant garde à ne pas faire de bruit.
Malheureusement, ce n’est pas suffisant. Je n’ai pas fait dix mètres que déjà
une forme gigantesque surgit de derrière un arbre et se jette sur moi.
Je pousse un cri de terreur et fais un bond sur le côté, évitant de justesse
le Torga ensanglanté en haillons qui cherche à me saisir.
Je cours alors comme une dératée vers le campement, mais d’autres
pillards apparaissent et finissent par m’encercler.
Certains ont des estafilades sur les bras ou le visage, dégoulinant de
sang, d’autres boitent. Ils me regardent tous en souriant, des sourires torves
qui me serrent les boyaux. Je me mets à trembler de peur, complètement
paniquée.
Celui que je suppose être le chef s’avance vers moi et m’attrape par le
bras.
– Eh bien, les enfants, on dirait qu’on ne sera pas venus pour rien !
Ses compagnons se mettent à rire grassement.
Je tire sur mon bras, mais le Torga a une poigne de fer.
– Inutile de te débattre… Comment tu t’appelles, ma jolie ?
– Je m’appelle Va-Te-Faire-Voir, face de yorwen.
Le chef m’attrape par les cheveux et approche sa bouche fétide de la
mienne.
– Tu feras moins la maligne quand tous mes hommes se seront amusés
avec toi.
J’ai soudainement une nausée si violente que j’en ai des vertiges.
– Tu… tu n’as pas le droit, je gémis. C’est contre la règle d’or.
Il se fige et son sourire s’élargit. Il passe un doigt sale contre ma joue.
– Oh, donc tu n’es pas une Torga, mais bien une esclave. Faut que je te
dise un truc : on est des hors-la-loi, chérie. Nous, les règles, on adore les
transgresser.
Un frisson glacé me traverse et je fais la première chose qui me passe
par la tête : je hurle à m’en déchirer les cordes vocales.
– Iollan ! Iollan, au secours ! Iollan !!
Je reçois un coup de poing en plein visage, d’une telle violence que je
perds aussitôt connaissance. Tout devient noir, aussi noir que le cœur de ces
hommes.
– 27 –
Mais tout à coup, alors que le combat fait rage, mon esprit se met en
mode « survie ». Je bondis sur mes pieds et me mets à courir. Je file à toute
vitesse, le cerveau vidé de toute pensée. Je ne me rends même pas compte
que je sanglote, ni que les branches des arbustes égratignent mes mollets.
Quelqu’un crie mon nom, mais je suis bien trop loin pour écouter et
surtout beaucoup trop paniquée.
Un corps me saute soudain dessus et nous roulons tous les deux sur le
sol, dans un amas de bras et de jambes.
Je ne reste pas immobile bien longtemps. Je ferme les yeux et
commence à griffer tout ce qui est à ma portée, en criant de toutes mes
forces.
– Lomé ! Lomé, calme-toi, c’est moi !
J’ouvre mon œil valide et me fige quand je reconnais Iollan. Il est
couvert de sang, mais n’est visiblement pas blessé. C’est le sang de mes
ravisseurs.
Toute ma panique s’envole. Je fonds en larmes et me jette dans ses bras
en hoquetant.
Il me serre fort contre lui et plonge sa main dans mes cheveux en posant
ses lèvres sur le haut de ma tête.
– Ça va aller, me réconforte-t-il d’une voix douce. Je suis là. Ils ne te
feront plus de mal, je te le promets.
– Ne me laisse pas. Je t’en supplie, Iollan, ne me laisse plus jamais.
Il me berce encore quelques minutes, puis s’écarte de moi pour pouvoir
me regarder. Je suis dans un piteux état. Les joues ravinées par les larmes et
les cheveux en bataille, je dois faire peine à voir. Je tiens ma tunique d’une
main, si fort que je sens mes ongles entailler ma peau.
Iollan me jette un regard sauvage, ses yeux noirs lançant des éclairs.
– Lomé, est-ce que ces hommes t’ont touchée ?
Je secoue la tête en sanglotant.
– Non… je ne crois pas. L’un d’entre eux m’a frappée, mais c’est tout.
Je… tu es arrivé à temps.
Il soupire presque imperceptiblement et m’aide à me relever.
L’adrénaline est néanmoins tombée et je n’arrive pas à me tenir debout.
– Je vais te porter jusqu’au campement. Tu es trop faible pour marcher.
Il me soulève dans ses bras comme une princesse. Je regarde autour de
moi alors qu’il se fraie un chemin à travers les bois.
– Où… où sont les autres ?
– Ils sont restés au campement.
J’ouvre de grands yeux surpris.
– Tu veux dire que tu as combattu ces Torgas tout seul ? Sans l’aide de
personne ?
– J’avais une bonne raison de le faire.
Cette fois-ci, je ne peux empêcher le rouge de me monter aux joues. Je
m’appuie contre son torse puissant et ferme les yeux, cédant au sommeil
post-traumatique.
*
* *
– Aïe ! Tu me fais mal !
Iollan me saisit par les épaules et me force à rester immobile.
– Arrête de gesticuler, je n’arrive pas à nettoyer la plaie ! Si tu continues
à bouger comme ça, je vais être obligé de demander à Mangâd qu’il
t’immobilise.
Je suis assise sur un rocher, dans le campement. Quand Oriana m’a vue
réapparaître, dans les bras de Iollan, inconsciente, elle a fondu en larmes,
m’a-t-on raconté, et il a fallu toute la sollicitude de Mangâd pour la calmer
et la rassurer.
Je suis revenue à moi depuis peu et j’ai partiellement retrouvé la
maîtrise de mes émotions. À l’aide d’un linge propre, Iollan a pris
l’initiative de nettoyer mes plaies, étonnamment nombreuses. J’ai, paraît-il,
l’arcade sourcilière ouverte, une entaille sur la jambe, et de multiples
égratignures sur les bras et les cuisses ; sans parler de mon œil enflé.
Cassio observe la scène de loin, visiblement rongé par le sentiment de
culpabilité. C’est la première fois que je le vois comme ça. Je pense que
Iollan n’a pas dû y aller de main morte dans ses remontrances.
Apparemment, le prince était rentré peu après l’attaque des pillards, et avait
découvert Taïna et Oriana dans tous leurs états et les soldats penauds. Du
moins, Cassio l’était. Iollan leur avait ordonné de rester sur le camp pour
protéger les filles et était parti à ma recherche. Il m’avait entendue hurler et
c’est ainsi qu’il avait pu me retrouver.
Il prend une aiguille et du fil et verse de l’alcool dessus. Je me sens
immédiatement au bord du malaise.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il pose sa main gauche sur mon front et approche la droite, qui tient
l’aiguille, de mon œil.
– Je vais recoudre ton arcade.
Je n’ai pas envie de passer pour une poule mouillée, mais j’ai toujours
détesté les aiguilles.
– C’est vraiment nécessaire ?
Il se fige et me lance un regard agacé.
– Tu veux te vider de ton sang ?
– Pas vraiment.
– Alors, laisse-moi faire.
Pour me distraire de la morsure de l’aiguille, Iollan se met à me parler.
– Je te recouds et on lève le camp. Je ne sais pas combien de pillards il y
a dans le coin et je n’ai pas envie de le savoir. Il y a un village à un jour de
marche d’ici. Nous y achèterons un chariot et deux koumanjis, et nous ne
nous arrêterons plus que quelques heures d’affilée pour reposer les bêtes.
Vous monterez dans le chariot que Cassio conduira. Mangâd ouvrira la
marche et je la fermerai.
– Des koumanjis ? Qu’est-ce que c’est ?
Je me contracte quand l’aiguille pénètre pour la quatrième fois dans ma
chair.
– Ce sont des bêtes de somme.
Je réfléchis quelques instants et me souviens de mes premiers jours à
Bâl’Shanta, lorsque j’étais tombée sur ces marchands d’esclaves et sur les
énormes animaux qui tiraient leur chariot. Je suppose que c’est d’eux que
Iollan parle.
Je suis un peu irritée, alors je reprends d’un ton âpre :
– Pourquoi n’a-t-on pas commencé par ça ?
Imperturbable, Iollan me répond :
– Parce qu’il est compliqué de faire descendre des koumanjis et un
chariot par l’échelle d’un bateau, voilà pourquoi. C’est bon, j’ai terminé. Tu
crois que tu peux marcher ?
J’essaie de me mettre sur mes jambes. Visiblement, elles peuvent me
porter.
– Je crois que c’est bon. Quand arriverons-nous au village ?
Iollan regarde le ciel.
– Ce soir, avant la tombée de la nuit, si nous avons de la chance. Sinon
il nous faudra continuer dans l’obscurité.
Je m’en réjouis d’avance.
– 28 –
*
* *
Les trois jours qui suivent passent comme dans un rêve. Je ne me
souviens pas précisément des événements qui les ont remplis. Je suis
toujours perdue dans mes pensées, à l’arrière du chariot tiré par les fameux
koumanjis.
Lesdites pensées, comme vous pouvez le supposer, ne sont pas bien
joyeuses. Je n’arrête pas de ressasser mon agression, sans jamais réussir à
passer à autre chose. Je ne trouve plus le sommeil, je sursaute à la moindre
occasion et je tremble de peur quand Iollan s’éloigne un peu trop.
Le troisième jour, alors que je somnole sur les planches inconfortables
du chariot en marche, quelqu’un pose une main sur mon épaule.
Je sursaute, puis me détends immédiatement quand je reconnais Oriana.
Elle semble soucieuse et je me raidis à l’idée que nous puissions de
nouveau être suivis.
– Lomé… tu m’inquiètes. Tu ne m’as pas adressé plus de trois mots
depuis que nous avons quitté le village. Tu es taciturne et absente presque
tout le temps. Mangâd l’a remarqué, et il m’a dit que le prince commençait
lui aussi à se soucier de ton état de santé.
Ma gorge se serre et j’ai du mal à lui répondre.
– Ne t’inquiète pas, Orie. Je vais bien. Je suis juste un peu fatiguée.
– Non, tu ne vas pas bien, Lomé, objecte-t-elle aussitôt. Tu n’as pas
extériorisé ce qu’il s’est passé. Tu as pleuré sur le coup, mais depuis tes
yeux sont restés secs. Ce n’est pas bon de garder tout à l’intérieur, tu sais ?
C’est comme fermer hermétiquement un plat qui cuit. À un moment donné,
ça finit par exploser.
Ouais, je connais le concept. Chez nous, on appelle ça une cocotte-
minute.
Je détourne le regard. Mes yeux me piquent, et la fatigue n’est pas seule
en cause.
– Je ne sais pas, Orie. J’ai peur, en verbalisant, de lâcher toutes mes
émotions et de ne plus être capable de m’arrêter de pleurer. Comme si
j’ouvrais la boîte de Pandore.
– C’est qui, Pandore ?
– C’est une femme qui a ouvert une boîte qui contenait tous les maux de
l’humanité. Depuis, le monde ne va que plus mal. Enfin, c’est un mythe. Ce
que je veux dire par là, c’est que j’ai peur que ça ne fasse qu’empirer si je
relâche la pression.
Elle me regarde un instant.
– Mais si tu ne relâches pas la pression, Lomé, tu vas rester dans cet état
tout le temps, jusqu’à ce que tu ne puisses plus le supporter et que tout
déborde.
Je balaie ses mots d’un geste résigné.
– On verra bien.
Cette nuit-là, lors de nos rares arrêts, je fais un rêve plus traumatisant
que les précédents et me réveille en sursaut, un hurlement dans la gorge. Je
me retiens de crier au dernier moment et mets beaucoup de temps à
retrouver mon calme. J’ai subitement envie de pleurer, de pleurer comme
jamais.
Je me redresse sur mon séant et regarde autour de moi. La forêt s’est un
peu éclaircie ces derniers jours et je peux voir le ciel étoilé. Cette vision me
rassure presque immédiatement, me rappelant ces rares nuits où, encore sur
Terre, je regardais la majesté du ciel. Je crois que je n’ai jamais vraiment
apprécié sa beauté à sa juste valeur.
Une étoile filante zèbre le ciel et je ferme les yeux en faisant un vœu.
Faites que ça passe, je vous en supplie, faites que ça s’arrête enfin.
Apparemment, ça ne doit pas marcher plus que ça, parce que mon envie
de pleurer ne fait que s’intensifier. J’ai le mal du pays, je me sens seule et
d’une tristesse insondable.
Je sais ce que mon médecin me dirait :
« Lomé Devitto, vous faites une dépression due au choc. Je vais vous
prescrire quelques antidépresseurs et des somnifères pour vous aider à
dormir. Vous irez aussi voir ma consœur, madame Unetelle, avec qui vous
pourrez parler librement de vos sentiments. Tout ira mieux dans quelque
temps. »
Sauf que, sur cette planète-ci, les psys et les antidépresseurs n’existent
pas et que je dois batailler toute seule pour m’en sortir.
Les deux soldats dorment, comme Taïna et Oriana, allongées à côté de
moi sur le chariot. Les koumanjis somnolent, et je me détends un peu en
voyant leur tranquillité. S’il y avait quelque chose d’anormal, ils seraient
agités. Enfin, je pense.
Un mouvement dans mon champ de vision me pousse à me retourner et
mon cœur se serre quand j’aperçois Iollan, assis non loin de là. Il est en
train de regarder les étoiles.
J’hésite un instant, puis finalement rejette les couvertures et me lève
pour le rejoindre. Il tourne la tête vers moi et me sourit avant de se pousser
un peu pour me laisser de la place sur sa couverture. Comme nous nous
rapprochons des montagnes, l’air se fait plus frais et j’ai du mal à ne pas
frissonner.
– Je ne te dérange pas ?
Il tapote la place à côté de lui.
– Bien sûr que non. Ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie. On peut
trouver le temps long quand on veille la nuit.
Je pose mes fesses et croise les bras, essayant de me réchauffer. Iollan
doit voir que je suis frigorifiée, car il ouvre aussitôt la couverture qui
l’enveloppe et l’enroule autour de mes épaules. Nous voilà à présent collés
l’un contre l’autre, liés par un pan de laine.
Cette proximité soudaine me donne tout à coup très chaud, mais je
n’ose pas me découvrir.
– Merci.
Nous observons les étoiles en silence durant plusieurs minutes.
– Vous avez aussi des constellations dans votre monde ? me demande-t-
il sans quitter le ciel du regard.
J’opine de la tête, les yeux fixés sur un amas d’étoiles qui évoque
vaguement une ancre.
– Oui. Mais on ne peut pas les observer aussi nettement qu’ici. Le ciel
est souvent pollué par l’activité des villes et on ne voit pas bien les étoiles.
– Tu as une constellation préférée ?
Je réfléchis, un peu décontenancée par sa question.
– Je n’y ai jamais pensé auparavant. Je pense que j’aime bien
Cassiopée.
– Pourquoi ?
– J’ai toujours été férue de mythologie. Chez nous, dans notre monde,
c’est comme ça qu’on appelle les histoires anciennes qui parlent des dieux
et de leurs déboires. Cassiopée était une femme qui prétendit que sa fille
était plus belle que celles des dieux. Elle attira ainsi leur courroux sur son
enfant, qui se retrouva attachée à une falaise et donnée en pâture à un
dragon. Mais l’homme qui l’aimait vint la sauver, et tout fut bien qui finit
bien.
– Pourquoi aimer une constellation qui représente une femme aussi
orgueilleuse ?
Je lui souris tristement.
– Parce qu’elle me fait penser à moi. Zeus, le dieu qui est censé avoir
donné un nom aux étoiles, n’a pas nommé cette constellation en l’honneur
de cette femme, mais plutôt pour qu’on se rappelle tous les jours, ou plutôt
toutes les nuits, qu’il n’est pas bon d’être imbu de sa personne. Je crois que
c’est un conseil qui m’aurait été fort utile, si je lui avais prêté un peu plus
d’attention.
Iollan semble méditer mes paroles durant quelques secondes, puis se
tourne vers moi, perplexe.
– Tu te dépeins comme une fille égocentrique et orgueilleuse. Pour
quelle raison ? Ce n’est pas comme ça que je te vois.
– C’est gentil. Mais tout ce que j’ai fait par le passé a toujours été dans
le but de satisfaire l’un ou l’autre de mes intérêts. Je ne m’en rendais pas
compte avant d’atterrir ici, mais j’étais bel et bien égocentrique et
orgueilleuse.
Je pose mon menton sur mes genoux remontés.
– Je le suis toujours aujourd’hui, je murmure pour moi-même.
– Je ne suis pas d’accord avec toi.
– Ah bon ? C’est parce que tu ne connais que mes bons côtés, dis-je
avec un rire sans joie.
Du coin de l’œil, je le vois secouer la tête.
– Je ne sais pas comment tu te vois, Lomé, mais je trouve que tu es un
peu dure avec toi-même. Oriana a raconté à Mangâd que tu avais eu le
temps et l’occasion de t’échapper, mais que tu ne l’avais pas fait parce que
tu ne voulais pas l’abandonner. Elle lui a aussi dit que tu étais la meilleure
amie qu’elle ait jamais eue et qu’elle tenait beaucoup à toi. Je crois même
qu’elle a dit que tu lui avais redonné espoir en l’avenir. Je ne pense pas
qu’elle aurait parlé de toi en des termes aussi élogieux si tu avais été telle
que tu te vois. Et je ne parle même pas de Taïna, que tu n’as pas laissée
dans sa cellule.
J’ai un petit rire amer.
– Ouais, je commence à le regretter, d’ailleurs.
Il rit doucement à son tour, avant de reprendre la parole.
– Tout ce que je veux dire, c’est qu’un jour il va bien falloir que tu te
pardonnes. On est tous imparfaits et il nous arrive à tous de faire des
erreurs. L’important, c’est de s’en rendre compte et de ne pas les reproduire.
– Pourquoi tu me dis tout ça, Iollan ? Pourquoi es-tu toujours si gentil
avec moi ? Pourquoi avoir pris le risque de me sauver de ces brigands, du
yorwen, alors que je ne suis, au pire, qu’une simple esclave, au mieux,
qu’une Voyageuse ?
Il m’observe avant de répondre.
– Tu es différente, dit-il simplement. On ne s’ennuie jamais, avec toi.
J’aime ta franchise et ton ironie. Ça me fait de la peine de te voir comme ça,
abattue, et je ne sais pas quoi faire pour que tu retrouves ta joie de vivre et
ta combativité.
Je soupire.
– Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à faire. Je pense que ça passera
avec le temps.
– Tu peux me parler, tu sais. Je ne suis pas qu’un prince, je suis aussi
ton ami.
C’est la première fois qu’il le dit et ça me touche tellement que je sens
mes yeux s’embuer.
Je ne sais pas pourquoi je me confie à lui, alors que je n’en ai pas parlé
à Oriana, mais je lâche tout ce que j’ai sur le cœur. Tout ce qui me
tourmente depuis quelques jours. Mes cauchemars, mes pensées négatives,
mes peurs, mes hantises. Peut-être est-ce à cause de ce qu’il a dit plus tôt.
Peut-être est-ce parce que je ne suis plus aussi orgueilleuse qu’avant et que
j’ai moins peur de dévoiler mes sentiments. J’ai envie de penser que c’est
une des raisons. Mais l’autre raison, je la connais aussi.
J’ai confiance en lui.
À la fin de mon monologue, je suis essoufflée, les larmes débordent de
mes yeux et je tremble, mais j’ai l’impression d’avoir crevé l’abcès, d’avoir
ouvert les vannes de la cocotte-minute. Finalement, Oriana avait raison : si
j’avais gardé tout ça pour moi, j’aurais fini par exploser.
Iollan se tourne, fouille dans sa besace et en sort un linge blanc. Il
essuie tendrement mes larmes, s’attardant plus que nécessaire sur mes joues
en une caresse consolatrice.
Le prince ne fait pas de commentaire sur ce que je viens de lui
exprimer. Il n’essaie pas de me rassurer, de me consoler. Il sait que je n’en
ai pas besoin. Il fallait juste que ça sorte et que quelqu’un écoute.
– Tu veux dormir à côté de moi, cette nuit ? me propose- t-il. Je te
réveillerai avant que les autres n’émergent. Je promets de te protéger quoi
qu’il advienne.
Il a dit ça avec un sourire, mais je sais que c’est sincère.
Je devrais refuser, mais penser que je serai en sécurité près de lui me
réconforte tellement que je n’arrive pas à dire non.
– Ça ne te dérange pas ?
Il lève théâtralement les yeux au ciel.
– Si, bien sûr, mais que veux-tu ? Je suis le sauveur des âmes perdues de
ce monde, tel est mon fardeau.
Je le pince en riant, puis le regarde dans les yeux, plus sérieuse.
– Merci, Iollan, pour tout. D’être mon ami et mon sauveur. Merci de
m’aider. Je crois que je n’aurai pas assez d’une vie pour payer la dette que
j’ai envers toi.
– Un grand homme de mon pays a un jour dit qu’il n’y a pas de plus
grand cadeau sur terre que d’annuler la dette de quelqu’un. Je t’offre ce
cadeau avec plaisir, Lomé, alors ne te fais plus de souci à ce propos.
Je lui souris et m’allonge à côté de lui. Il me recouvre de sa couverture.
– Tu ne vas pas avoir froid ?
– Dors, tête dure, ou je vais devoir t’assommer.
Je ferme les yeux et m’endors, un sourire sur les lèvres.
– 29 –
*
* *
Un craquement me réveille en sursaut. Je me redresse, le cœur battant.
La cabine est plongée dans les ténèbres et je dois tâtonner un bon moment
avant de trouver la lampe à huile. De plus, un violent roulis entrave ma
progression et je dois m’y reprendre plusieurs fois avant d’y parvenir.
Une fois la lumière allumée, je regarde autour de moi, légèrement
paniquée. Oriana et Taïna dorment, la première un air serein sur le visage, la
seconde avec une mine renfrognée et le teint papier mâché. Elle n’a
vraiment pas l’air dans son assiette.
Un second craquement me fait sursauter et je comprends d’où il vient :
c’est le tonnerre. Il gronde, ce qui signifie qu’un orage a éclaté et que nous
sommes en pleine tempête.
Ma vieille claustrophobie refait surface et je manque soudain
d’oxygène. Il faut que je sorte de cette pièce. Je dois remonter à l’air libre,
si je ne veux pas étouffer.
Je me dirige, chancelante, vers la porte, ayant pris soin auparavant
d’éteindre la lampe pour ne pas qu’elle tombe et provoque un incendie. Le
bateau tangue fortement, et je dois me tenir aux cloisons et aux meubles
pour l’atteindre.
Une fois sortie, je me précipite dans la coursive qui mène à l’escalier.
Je manque tomber la tête la première à plusieurs reprises, mais me
retrouve enfin sur le pont supérieur. Je soupire de bonheur quand une brise
chargée d’air marin me parvient. Cette sensation de bien-être est, hélas, de
courte durée.
Alors que je ferme la porte derrière moi, une énorme vague retombe sur
le pont et me submerge presque complètement. Je me retrouve plaquée
contre la porte, sonnée par la violence du choc. C’est alors que je réalise
dans quelle situation se trouve Le Panontère.
La nuit est noire, le ciel bouché, et la pluie s’abat en violentes rafales
qui fouettent le visage. Des éclairs zèbrent le ciel à intervalles trop
rapprochés pour un orage ordinaire. Le vent soulève mes cheveux et ma
tunique. Des vagues titanesques font rouler le navire, qui semble minuscule
dans cet océan démonté.
Je murmure, effrayée :
– Oh, mon Dieu, on va mourir…
Ma voix est engloutie par la tempête.
Tout l’équipage est sur le pont, en train de hurler des ordres ou des
informations que je ne cherche pas à comprendre. Les Torgas s’agitent dans
tous les sens, tirent sur des cordages, se balancent dans les gréements et se
mettent à plusieurs sur la barre pour garder le cap.
Je les regarde faire, tremblante de froid et les yeux écarquillés, quand
j’aperçois un visage familier.
Iollan est là, torse et pieds nus, portant seulement un pantalon de toile
trempé. Il tire sur un cordage avec plusieurs Torgas, puis saute rejoindre
d’autres membres de l’équipage pour border la voile barrée.
Ma claustrophobie oubliée, je m’approche de lui en me tenant à tout ce
qui passe à ma portée. Quand il m’aperçoit, il ouvre des yeux stupéfaits.
– Lomé ! Redescends tout de suite !
Alors là, c’est hors de question, mon coco. Je n’ai aucune envie de
rester dans ma cabine, dans le noir, alors que le bateau est sur le point de
chavirer, non merci.
Je regarde autour de moi, agrippée au bastingage qui mène à la barre.
– On va couler ?
Il est à une dizaine de mètres de moi et je ne suis pas sûre qu’il m’ait
bien comprise. Il abandonne sa tâche et se précipite dans ma direction, bien
plus à l’aise que moi avec la houle.
Il se campe devant moi et désigne du doigt la porte qui mène aux
cabines. Il a l’air on ne peut plus sérieux, voire un peu en colère.
– Je t’ai dit de redescendre ! Tu n’es pas en sécurité, ici. Retourne dans
ta cabine, esclave, ou c’est moi qui t’y ramène !
– Je ne redescendrai pas, Ton Altesse ! Je me fous bien de ce que tu
penses. J’ai l’impression d’étouffer, en bas. Et je te signale que, si nous
coulons, je préfère me trouver à proximité des chaloupes, plutôt que coincée
sur le pont inférieur !
– Je te préviens, esclave : si tu tombes à l’eau, j’irai te chercher, mais
après ça, tu regretteras amèrement que les monstres marins ne t’aient pas
dévorée.
J’ai remarqué que, quand il est en colère, il m’appelle « esclave » et pas
« Lomé ». Ça me donne souvent envie de rire, mais pas cette fois, parce que
j’ai l’impression que sa menace n’est pas à prendre à la légère.
Il attrape un bout, qu’il frappe avec dextérité à un taquet et qu’il relie à
ma taille. Il se relève ensuite, les yeux pleins d’éclairs.
– Et maintenant, hurle-t-il, tu restes là, et surtout, Lomé, surtout, tu ne te
détaches pas !
J’acquiesce vivement, trop heureuse qu’il ne m’oblige pas à regagner
ma cabine.
Il repart aussitôt aider les autres, mais je remarque qu’il jette
régulièrement des coups d’œil dans ma direction, pour vérifier, je suppose,
que je suis toujours solidement arrimée au bateau.
Une heure, peut-être deux s’écoulent dans ce contexte, sans que la
tempête montre le moindre signe d’accalmie. Au contraire, j’ai l’impression
que les conditions climatiques sont pires d’heure en heure.
Je devine que la situation n’est pas normale. Les matelots échangent des
regards inquiets et n’arrêtent pas de répéter les mêmes mots, parfois avec
terreur :
« Kaïwan Até. »
Je ne comprends absolument pas sa signification, mais je commence à
sentir l’angoisse monter en moi.
Tout à coup, tandis qu’une nouvelle vague monumentale s’abat sur le
pont, quelque chose atterrit à mes pieds dans un « floc » que même le bruit
de la tempête ne couvre pas.
Je baisse les yeux et aperçois, horrifiée, un poisson aux dents
démesurées et acérées comme des rasoirs, qui rampe vers moi. C’est le
croisement maléfique entre un poisson-vipère de Sloane et un piranha, en
bien plus massif. Bon sang, il fait la taille d’un cocker !
L’immonde créature crache dans ma direction et s’approche un peu trop
de moi pour être pacifique.
Je pousse un cri de terreur et shoote dans le pseudo-barracuda, si fort
qu’il fait un vol plané et retombe dans l’eau, de l’autre côté du pont. J’ai
toujours été une déesse du foot.
Je cherche Iollan du regard et le trouve, non loin de là, en train de
carguer des voiles qui menacent de se déchirer.
– Iollan ! Iollan !
Il tourne la tête.
– Y a un énorme poisson qui vient de tenter de me croquer le mollet !
– Quoi ?
Je lui fais signe de s’approcher, mais il ne semble pas me comprendre.
Derrière lui, un autre poisson saute sur le pont et s’approche sournoisement
de sa jambe.
Au diable ses stupides ordres. Je me détache et me précipite vers lui.
Alors que l’ignoble créature aquatique ouvre la gueule pour goûter à la
cheville de mon ami, je pousse un cri de rage et lui donne un violent coup
de pied dans les écailles. Je jure que je l’entends couiner avant qu’il ne
retombe dans l’eau.
Iollan lève les yeux, la mine défaite, et regarde tout autour de lui. Il
pousse un juron et m’attrape par le bras.
– Redescends ! C’est un ordre ! On va être attaqués dans quelques
secondes !
– Hein ? Mais attaqués par qui ? Par ces poissons ?
L’idée d’en voir plus de deux sur le pont ne m’enchante guère.
– Non ! Par celui qui les mange ! Par Kaïwan Até !
Je me dégage et titube sur le côté, emportée par mon élan. Je me retiens
à une batayole en bois et le scrute, alarmée.
– C’est quoi ça, Kaïwan Até ?
Il s’apprête à me répondre, certainement pour me donner l’ordre de la
fermer et de rejoindre ma cabine, quand une nuée de poissons volants s’abat
sur le pont du bateau, leurs gueules grandes ouvertes truffées de dents.
Iollan jure à nouveau dans une langue que je ne comprends pas et sort
un poignard de sa poche. Il coupe net en deux un poisson qui volait dans sa
direction et se retourne vers moi, irrité et inquiet au-delà des mots.
– Il est tout près. Plus le temps de te mettre à l’abri. Reste ici, je vais
essayer de te protéger.
Juste essayer ? Mais c’est quoi, ce truc sur le point d’arriver ? Moby
Dick ?
Alors que les marins tentent tant bien que mal de se débarrasser de la
vermine visqueuse qui orne désormais les planches rutilantes du Panontère,
le bateau se penche soudain d’un côté et une énorme patte s’abat sur le
pont.
Mon cœur fait un bond violent dans ma poitrine.
– C’est quoi, ÇA ? je demande, sidérée.
Iollan serre le poing sur son poignard.
– C’est Kaïwan Até, le dragon de la mer des Dents.
– 31 –
*
* *
Pour la vingtième fois, je change de position sur mon matelas.
Ça fait des heures que je tourne et me retourne, sans réussir à trouver le
sommeil. La journée a été interminablement longue. Je l’ai passée en
compagnie d’Oriana et de Taïna. En temps normal, j’aurais apprécié la
compagnie de la première, mais là, je n’ai cessé de penser à Iollan. Et à nos
baisers, forcément.
Je me redresse en réfléchissant. Peut-être que je pourrais… Oui, je
pense que c’est possible.
Je sors du lit sans faire de bruit et quitte la pièce en refermant
silencieusement la porte derrière moi. Je me dirige tout aussi
silencieusement vers la cabine de Iollan et frappe doucement contre le
battant. Une chaise racle le sol et la porte s’ouvre.
Iollan est complètement habillé, d’une chemise de lin et d’un pantalon
marron de la même étoffe. Je me sens tout à coup profondément stupide et
me réprimande pour mon audace.
– Je… euh… je n’arrivais pas à dormir.
– Tiens donc ! Je me demande pourquoi…
– Bon, tu vas me laisser entrer ou je dois te supplier ?
Il rit et s’écarte. Je ne me fais pas prier et pénètre dans la pièce. Il se
place derrière moi et glisse ses mains sur ma taille. Il se penche et embrasse
mon cou.
– À dire vrai, tu es une distraction affreusement mal venue. J’étais en
train de régler des affaires importantes.
– De toute façon, cette journée m’a épuisée. Je n’aspire qu’à dormir.
Mais comme, visiblement, le sommeil me fuit quand je suis loin de toi, je
me suis dit que dormir dans ton lit serait peut-être une solution agréable.
Il lâche ma taille et me prend par la main. Il découvre le matelas et
m’invite à m’y installer. Pas intimidée le moins du monde, je me glisse sous
les draps et soupire de bonheur quand je rabats les couvertures sur mon
corps. Son odeur imprègne le linge et je me demande s’il existe un parfum
qui me rende plus euphorique.
Je me cale sur son oreiller et ferme les yeux. Je le sens qui se penche et
m’embrasse tendrement sur le front.
– Je finis de mettre à jour le journal de bord et je te rejoins.
J’acquiesce et me détends immédiatement. Le sommeil ne tarde pas à
me rattraper, et je m’endors, apaisée.
Je suis réveillée un peu plus tard par un corps qui se glisse sous les
draps. J’ouvre mes yeux ensommeillés et me pousse quand je comprends
que Iollan vient se coucher. Il s’installe à côté de moi, me prend dans ses
bras puissants et pose ses lèvres sur le haut de ma tête. Je me blottis contre
lui, plus heureuse que je ne l’ai jamais été. Je me sens en sécurité, je me
sens aimée, choyée et protégée.
C’est alors qu’une petite voix me murmure, comme pour mettre fin à
mon bonheur : que feras-tu quand tu devras repartir ?
– 33 –
Une semaine passe sur le même schéma. Iollan est égal à lui-même en
public, et je m’efforce d’être la parfaite petite esclave quand il y a du
monde en vue. En revanche, quand je le rejoins le soir, dès qu’Oriana et
Taïna se sont endormies, notre attitude change du tout au tout. Le prince se
montre d’une tendresse infinie et, franchement, je n’ai jamais rencontré
quelqu’un qui embrasse aussi bien – Antoine, en tout cas, fait pâle figure à
côté. Ce qui me rend un peu jalouse, je dois bien l’avouer. Avec qui Iollan
s’est-il entraîné par le passé pour avoir une telle expérience ? Ce qui est
certain, c’est que je ne suis pas la première. Bon, je reconnais qu’il n’est pas
le premier non plus, donc on peut dire que nous sommes quittes.
Cependant, je n’ai pas couché avec lui. La virginité est une chose sacrée
à mes yeux, et je n’ai pas envie de la perdre sur un coup de tête. Je veux
être sûre de moi. Ça ne semble pas gêner Iollan, qui ne prend jamais plus
que ce que j’ai à lui offrir.
Le huitième jour, alors que j’émerge doucement de mon sommeil,
quelque chose a changé. Iollan est toujours à côté de moi, les bras passés
autour de ma taille, son ventre pressé contre mon dos. Pourtant, j’ai
terriblement froid.
– Iollan ? Iollan !
Il se contente de soupirer de bonheur. Le bougre dort toujours d’un
sommeil de plomb, et le réveiller lorsqu’il n’a pas eu son compte relève de
l’exploit.
– Iollan !
– Hmm… quoi ? finit-il par dire d’une voix endormie.
Je me tourne vers lui et remonte la couverture jusqu’à mon menton. Lui
a les bras et le dos découverts, mais ça n’a pas l’air de le déranger le moins
du monde. Je claque des dents en lui demandant :
– Pourquoi il fait si froid ?
Il sort le nez de l’oreiller comme pour humer l’air, semble noter quelque
chose d’inhabituel, et se surélève sur un coude, un grand sourire aux lèvres.
– On approche des royaumes du Nord. C’est normal qu’il commence à
faire froid.
Je me recroqueville en boule sous la couverture.
– Qu’il « commence » ?! Mais il doit déjà faire moins de dix degrés
dans la cabine !
Il rit et soulève légèrement l’épais édredon pour me rejoindre dessous. Il
se met à m’embrasser sur les épaules, dans le cou, puis sur le nez, avec un
air espiègle.
– Je ne sais pas ce qu’est un degré, mais ce qui est sûr, c’est que tu n’es
pas au bout de tes peines, ma petite Lomé. Là, il fait encore bon. Dans une
semaine, la glace commencera à recouvrir la surface de l’océan. Et il
neigera certainement tous les jours.
Je grogne.
– J’aime pas le froid. J’habite dans le Sud, moi, là où il fait chaud.
Il me prend dans ses bras et me serre étroitement.
– Je serai là pour te réchauffer.
Je bougonne :
– Pas dans la journée.
Il s’écarte un peu et me regarde dans les yeux.
– Non, pas dans la journée. C’est la condition pour rester en vie, tu le
sais. Mais j’ai tout prévu. Il y a des stocks colossaux de vêtements chauds à
bord et je te promets que tu n’auras pas froid, même si je ne suis pas à ton
côté.
J’acquiesce, heureuse qu’il ait pensé à tout. Il sourit et me fait des
chatouilles tandis que je me retiens de crier en pouffant.
– Arrête, imbécile ! Tu vas rameuter tout l’équipage !
Il fait mine de se mettre en colère.
– Dites donc, demoiselle, ce n’est pas une façon de s’adresser à un
prince !
Je l’embrasse longuement sur la bouche et m’écarte pour voir sa
réaction.
– C’est mieux comme ça ?
– Nettement, répond-il en riant.
Il redevient plus sérieux et glisse derrière mon oreille les mèches de
cheveux qui tombent sur mon visage.
– On t’a déjà dit que tu avais les yeux les plus extraordinaires du
monde ? me demande-t-il soudain.
J’esquisse un sourire gêné.
– Tu vas me jeter dehors si c’est le cas ?
Il prend un air faussement courroucé.
– Non, par contre, je vais aller dans ton monde et retrouver l’insolent
qui a eu l’audace de te le dire avant moi.
Je m’assois sur le lit en me frottant les bras.
– Bon courage, car je l’ai entendu presque chaque semaine ! Sans
vouloir me vanter, bien sûr.
– Bien sûr, répète-t-il sérieusement.
Il se redresse aussi et sort du lit. Il se dirige vers son bureau et gribouille
deux ou trois trucs sur une carte. Il est torse nu, en pantalon de toile, et je
dois dire que, de ma position, j’ai une vue imprenable sur les muscles de
son dos. Et pas que de son dos….
Je rêvasse quelques secondes avant qu’il me ramène à la réalité.
– Lomé ? Viens voir.
Je sors de sous les couvertures à contrecœur et m’approche de son
bureau. Il me montre une carte de Bâl’Shanta, un compas à la main. Il pose
l’une des pointes sur la mer des Dents, un peu après un archipel de petites
îles sans nom.
– Nous sommes ici, théoriquement. La tempête nous a fait perdre un
temps fou et, au lieu de nous trouver à mi-chemin, nous n’avons traversé
qu’un tiers de la mer des Dents.
Une pensée horrifique me vient.
– On ne va pas rencontrer un autre Kaïwan Até, hein ?
Il me lance un regard entendu.
– Non. Kaïwan Até reste près des rivages de cet archipel, car il a besoin
d’aller se reposer sur terre de temps à autre. Et puis ça m’étonnerait qu’on
traverse une autre tempête. Espérons-le, en tout cas. Je n’ai aucune envie de
te voir à nouveau affronter une autre de ces bêtes.
Je prends un air effronté.
– Je ne vois pas pourquoi. Je trouve que je m’en suis plutôt bien sortie.
– Ouais. N’empêche que la prochaine fois, si prochaine fois il y a, je
t’enferme à clé dans ta cabine, que tu le veuilles ou non.
– Macho.
– Tu peux m’insulter avec tes mots étranges, ça ne me fait rien, je ne les
comprends pas.
Je ne peux m’empêcher de rire.
– Bon, je vais retourner dans ma fameuse cabine. Il commence à se faire
tard et je n’aimerais pas que Taïna se réveille avant mon retour.
– Tu as raison.
Il me raccompagne jusqu’à la porte et, après avoir vérifié l’absence de
danger, s’écarte pour me laisser sortir.
Je lui fais un petit coucou de la main.
– À bientôt, prince Iollan. N’oublie pas mes vêtements chauds, ou je
vais congeler sur place !
Il m’adresse un clin d’œil.
– J’aimerais bien voir ça…
Il me regarde, amusé, m’éloigner. Une fois dans ma cabine, je me glisse
dans le lit au côté d’Oriana et essaie de me rendormir. Mais une phrase que
Iollan m’a dite un peu plus tôt me revient en mémoire et me tourmente : il a
affirmé qu’il irait dans mon monde pour retrouver l’audacieux qui avait
vanté la couleur de mes yeux.
Et si c’était possible ? Et s’il me suivait sur Terre ? Bon, c’est vrai qu’il
y aurait le problème de l’identité. Iollan n’existe pas sur ma planète, et nous
serions obligés de lui procurer des papiers. Mais ça non plus, ce n’est pas
infaisable. Il y a aussi le fait qu’il serait immédiatement considéré comme
suspect dans ma disparition. Si, comme je le pense, le temps s’écoule ici de
la même façon que sur la Terre. Il aurait, par ailleurs, du mal à s’acclimater.
Peut-être même qu’il détesterait.
Mais… si c’était possible ?
*
* *
– Terre !
Je sursaute en entendant la voix de la vigie. Je me précipite vers la
proue du bateau et plisse les yeux pour essayer d’apercevoir Kastan.
La mer est recouverte de glace et le navire peine à avancer, malgré son
étrave de métal et la puissance du vent. Au cours des deux dernières
semaines, les esclaves ont dû descendre sur la glace à de nombreuses
reprises pour la fragiliser avec des piques en ferraille. L’un d’eux a bien
failli passer au travers pendant l’opération.
Je scrute l’horizon, le cœur battant. Une brume opaque flotte sur
l’étendue des eaux et j’ai vraiment du mal à voir quoi que ce soit. De plus,
nous sommes en fin d’après-midi et la luminosité se fait de plus en plus
faible.
Oriana accourt et vient se placer à côté de moi. Taïna est en train de
faire la lèche-bottes auprès de Cassio et n’a pas l’air de beaucoup se
préoccuper de notre arrivée imminente.
– Tu vois quelque chose ? me demande Oriana en plissant les yeux.
Je secoue la tête.
J’en ai marre d’être en mer, et pourtant, j’appréhende de débarquer. Je
vais plus que jamais me retrouver en territoire ennemi, sur l’île originelle
des Torgas. Je vais rencontrer le roi, ou du moins le croiser. J’ai tellement
peur de faire une boulette que mon ventre se tord douloureusement. Pire, je
vais revoir Laena, qui doit déjà être rentrée. Dire qu’elle est une sorte de
belle-sœur pour moi… Bonjour le cadeau !
Iollan et Mangâd nous rejoignent, tous deux vêtus de cuir et de fourrure.
Seuls leurs bras restent nus, pour avoir, je suppose, une plus grande liberté
de mouvement. Moi, je suis couverte de la tête aux pieds, sans un seul
centimètre carré de mon corps exposé. Et je trouve encore le moyen d’avoir
froid, surtout quand je vois Iollan et ses bras découverts. Le pire, c’est qu’il
ne semble absolument pas en souffrir.
Le prince a une expression sur le visage que je ne lui connais pas. Il est
grave, sérieux, peut-être même un peu inquiet. Voilà qui ne me rassure
guère…
Le vent se met à forcir et la brume se dissipe pour laisser apparaître une
île gigantesque, à quelques kilomètres de nous.
Hier, Iollan m’a montré notre progression sur la carte. Il m’a dit que
nous avions fait un détour par commodité et longé les rives de l’île jusqu’au
voisinage d’un petit port qui se trouve à une distance raisonnable de Saïgan.
Si nous avions mouillé à Zinlhado, le port principal de Kastan, nous aurions
dû traverser une chaîne de montagnes pour arriver à la capitale, et cela nous
aurait fait perdre un temps considérable.
Je me tourne vers Iollan, les mains tremblantes. Ses cheveux sont
attachés en une queue-de-cheval basse, il est rasé de près et, par tous les
saints, il est divinement beau.
Je retrouve immédiatement une certaine sérénité en le voyant aussi
calme. Après tout, il est là pour me protéger, il me l’a encore dit ce matin. Il
ne me laissera pas tomber, et moi non plus, d’ailleurs.
Je ne lui ai pas parlé de mon idée. Je n’ai pas osé. Du reste, par un
accord tacite, nous évitons d’évoquer mon retour sur Terre. Je crois que
c’est un sujet un peu trop sensible pour l’instant.
Iollan me jette un regard de biais.
– Lomé, Oriana, descendez à la cale et préparez vos affaires. Nous
allons débarquer dans très peu de temps et je ne veux pas qu’on s’attarde
dans le port.
Son regard s’assombrit alors qu’il reporte son attention sur l’île.
– Notre arrivée risque d’être assez mouvementée comme ça, murmure-t-
il pour lui-même.
– 34 –
*
* *
Je me réveille courbaturée et encore plus épuisée que lorsque je me suis
endormie. Le jour est levé, mais le ciel gris ne nous prodigue pas beaucoup
de lumière et les arbres feuillus ont tôt fait de masquer le peu qu’il daigne
nous accorder.
Ysla, Brume pour les initiés, marche à un rythme régulier, sans avoir
l’air de faiblir. Cet animal est une vraie locomotive, ma parole !
Je me tourne vers Iollan et frissonne quand je croise son regard. Ses
prunelles sombres me font l’effet de trous noirs. Si je les regarde trop
longtemps, je me sens comme aspirée à l’intérieur. Il y a quelque chose
dans ses traits, dans son expression, de dur et de doux à la fois, qui me
remue tout entière. Quelque chose qui me donne une furieuse envie de
l’embrasser. Mais bon, le moment est un peu mal choisi. La voix pâteuse, je
demande :
– J’ai dormi longtemps ?
Iollan desserre son emprise sur ma taille. Il devait me tenir fermement
pour m’empêcher de glisser.
– Toute la nuit et la moitié de la journée. Je pense que nous allons
continuer encore un peu, et puis nous nous arrêterons pour laisser Ysla et
les deux autres laïmos se reposer.
Je me penche pour regarder notre monture. Ses flancs ne sont même pas
humides et je ne l’entends pas haleter ni souffler.
– Elle n’a pas l’air fatiguée du tout.
– C’est parce qu’elle ne l’est pas. Les laïmos de Kastan sont les plus
réputés en matière de rapidité et d’endurance. Ils sont capables de parcourir
de très longues distances à un rythme soutenu sans jamais faiblir. Ysla est la
fille des plus grands laïmos du royaume. C’est aussi la plus rapide et elle est
d’une loyauté sans faille. Mais je préfère que nous nous arrêtions bientôt,
parce qu’elle serait capable de se tuer à la tâche pour me faire plaisir.
Je rassemble les pans de ma cape autour de mon cou en frissonnant
alors qu’une bise glaciale se met à siffler entre les branches.
– Quand arriverons-nous à Saïgan ?
– Après-demain soir ou dans trois jours, si on garde ce rythme.
Je commence à me tortiller sur place, m’apercevant que je ne me suis
pas soulagée depuis un bout de temps.
– Lomé ?
– Hum ?
– Si tu veux qu’on fasse une pause, il suffit de le demander.
– Je veux qu’on fasse une pause.
– Eh ben, voilà, c’était pas bien compliqué.
Iollan murmure quelque chose à l’oreille de sa monture, qui s’arrête
presque aussitôt en soufflant bruyamment.
Il descend et m’aide à faire de même. Je regarde autour de moi en
grelottant.
– Brrr… cet endroit est lugubre.
Le prince m’adresse un large sourire.
– Attends de voir la demeure dans laquelle j’ai grandi. Tu vas adorer.
Je fais une moue incrédule.
– Bon, je m’éloigne un peu. Si je me fais attaquer par une bestiole, je
hurle : c’est ça ?
Il flatte l’encolure d’Ysla en riant.
– Voilà. Mais prends garde à être rhabillée quand je viendrai à ta
rescousse. Je ne veux pas voir des horreurs.
– Goujat.
Je l’entends rire et il se met à discuter avec les soldats qui l’ont rejoint.
Je trouve un coin à l’abri des regards et soulage ma vessie. Alors que je
me relève et me rhabille, un cri au-dessus de ma tête me fait sursauter.
Je lève les yeux et soupire de soulagement quand je m’aperçois que le
coupable est un gros oiseau noir, semblable à un corbeau, mais beaucoup
plus imposant. Il me regarde de son œil luisant, la tête penchée sur le côté,
l’air de se demander si mon œil à moi serait un en-cas suffisamment
goûteux pour qu’il se risque à m’attaquer.
Cette idée me fait froid dans le dos. Franchement, ça ne m’étonnerait
pas. Depuis que je suis ici, j’ai été agressée par un crocodile mutant,
coursée par une bande de lynx génétiquement modifiés, condamnée à être
dévorée par une scolopendre géante, et le bateau sur lequel je me trouvais a
été assailli par Godzilla.
Alors un oiseau gobeur d’yeux ? Pas invraisemblable.
J’en suis là de mes pensées quand une voix résonne derrière moi.
– Il faut qu’on parle.
Je sursaute et porte une main à mon cœur en me retournant
brusquement. Iollan est devant moi, l’air grave. Le serpent ! Je ne l’ai pas
entendu approcher ! Je proteste :
– T’es malade ?! J’ai failli faire un arrêt cardiaque. Et qui te dit que
j’avais fini ?
– Ça fait une éternité que tu es là. Si tu n’avais pas encore fini, je me
poserais des questions sur ta santé. Mais je ne suis pas venu pour te parler
de ça.
J’époussette mes vêtements pour reprendre une certaine contenance.
– Et de quoi es-tu venu me parler ?
Il s’approche de moi et prend mes mains dans les siennes. Ouh là ! Ça a
l’air sérieux.
– Dans moins de trois jours, nous arriverons à Saïgan, la capitale des
royaumes du Nord. C’est la ville dans laquelle j’ai grandi et celle où se
trouve le château du roi, mon père. Dès que nous y serons, il va falloir que
tu te montres prudente.
Je sens mon visage se fermer.
– Comment ça ?
– Tous ceux qui l’habitent haïssent les Fils de Tân. Ils haïssent tout ce
qui est plus faible qu’eux. Et ils sont d’une telle hypocrisie qu’ils
n’hésiteront pas un instant à sacrifier ta réputation, voire ta vie, pour servir
leurs intérêts.
– Pourquoi tu me dis ça ?
– Parce que je tiens à toi et que je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.
Écoute mon conseil. Ne fais confiance à personne, méfie-toi de tout le
monde, surtout de ceux qui se montreront bienveillants envers toi. Et
surtout, surtout, ne t’approche pas du roi.
– Pourquoi ?
Iollan détourne le regard.
– C’est le seul homme sur cette planète capable de te faire
abominablement souffrir sans même poser la main sur toi. Il peut paraître
agréable et courtois quand on le voit pour la première fois, mais ne t’y
laisse pas prendre. C’est le pire des Torgas et le plus sournois.
Je n’arrive pas à croire ce que j’entends.
– Mais c’est de ton père que tu parles ainsi !
Il me regarde à nouveau.
– Je sais. J’ai vécu assez longtemps auprès de lui pour savoir ce qu’il en
est. Alors, Lomé, mon dernier conseil : ne montre tes sentiments à
personne. Ne montre pas que tu m’apprécies. Ne montre pas que tu
apprécies Oriana. Ne dévoile rien. Il en va de ta vie et de celle de tous ceux
que tu aimes. Je ferai pareil de mon côté.
Il regarde nos mains entrelacées.
– Je… je tiens énormément à toi, Lomé. Je ne supporterais pas qu’il
t’arrive quoi que ce soit. Promets-moi que tu seras prudente.
Sa phrase me percute de plein fouet. Il vient de dire qu’il m’apprécie !
Bon, ce n’est pas encore lalïndamiyé, mais on avance ! En revanche, je ne
suis pas bien rassurée après ce qu’il vient de m’apprendre. Je me sens
encore plus vulnérable qu’auparavant.
– Je te le promets.
Il passe une main autour de ma taille et m’attire contre lui. Je l’enlace à
mon tour, et nous restons là, dans les bras l’un de l’autre, pendant quelques
secondes.
Quand je lève les yeux, un flocon tombe sur le bout de mon nez. Bon
présage ? La suite nous le dira…
– 35 –
*
* *
Iollan aussi a l’air surpris. Même s’il ne le montre pas, je vois les
muscles de son dos se crisper, et sa démarche, jusque-là assurée, s’altère un
peu.
Le roi est nonchalamment assis sur son trône, écoutant un conseiller
gloser de paysans et d’agriculture. Mais il ne lui prête qu’une oreille
lointaine. Son Altesse a les yeux rivés sur nous. Laena est là aussi. Elle se
tient debout à côté de son père, attentive à l’exposé du conseiller.
C’est la première fois que je vois le roi. Il a les cheveux noirs, comme
son fils, mais coupés court. Il porte une armure similaire à celle que j’ai
revêtue mais la sienne semble dix fois plus lourde et imposante. Une cape
rouge tombe en cascade depuis ses épaules et recouvre le siège noir sur
lequel il est assis.
Ashta nous fixe avec un demi-sourire sur les lèvres, les yeux
étincelants. Il me fait tellement peur que je suis à deux doigts de faire demi-
tour.
Iollan, pourtant, n’hésite pas une seconde. Il se dirige vers son père d’un
pas assuré, et je le suis, non sans mauvaise grâce. Ashta fait signe à son
conseiller de la boucler, et ce dernier s’écarte en baissant la tête.
Le prince s’incline respectueusement quand il se retrouve devant son
père, et je me redresse de toute ma hauteur, plantant un poing sur mon cœur.
Heureusement que Iollan m’a dit comment agir. Le roi ne m’adresse
même pas un regard. Il observe son fils avec une expression que je n’arrive
pas à déchiffrer.
– Père. Je ne savais pas que tu étais là. Le royaume se porte-t-il bien ?
Ashta lui sourit.
– Très bien. J’étais justement en train d’écouter l’ennuyeux compte
rendu de Linan sur la productivité de nos terres. Ta visite est une distraction
bienvenue. Où donc partais-tu si prestement ?
La voix de Iollan ne flanche pas quand il reprend la parole.
– J’allais rendre visite au général. J’ai des questions à lui poser sur
l’organisation de la garde royale. Je pensais qu’il serait intéressant de faire
venir plus de soldats la journée et…
– Peu m’importe. Vaque donc à tes occupations. Laena et moi
continuerons à gérer les affaires pénibles mais incontournables pendant que
tu batifoleras dans les champs avec je ne sais qui.
La phrase a été prononcée sur un ton léger, mais je vois Iollan se tendre
comme un arc.
– Avec tout le respect que je te dois, Altesse, si tu me permettais de
m’immiscer un peu plus dans ces affaires, peut-être pourrais-je un jour
régner avec autant de sagesse que tu le fais. Et je passerais moins de temps
à batifoler, comme tu te plais à le dire.
Le roi tapote la main de Laena, qui regarde son frère avec mépris, un
sourire aux lèvres.
– Inutile, mon fils. Ta sœur et moi nous débrouillons très bien tout seuls.
Tu peux disposer.
Le prince, le regard noir, s’incline avec raideur et fait demi-tour. Je
l’imite, glacée par la scène, et le suis hors du palais.
Il monte sur Ysla avec souplesse et je regarde l’étalon qu’on me
présente avec appréhension. Comment vais-je me hisser sur cette montagne
de muscles ? J’ai fait de l’équitation, il y a fort longtemps, mais je dois
admettre que c’était sous la contrainte, même si je n’étais pas trop
mauvaise.
J’inspire profondément et saisis les rênes de l’équidé. Celui-ci renâcle
un peu mais reste immobile. Je pose mon pied gauche sur l’étrier et me
hisse sur l’animal à la force de mes jambes. Je passe la droite par-dessus la
selle et me voilà confortablement assise sur son dos.
Je souris et me tourne vers Iollan. Finalement, ce n’était pas si
compliqué…
Je perds immédiatement ma bonne humeur quand je remarque son air
sombre. Il talonne Ysla et je me vois contrainte de l’imiter si je ne veux pas
le perdre de vue. Heureusement pour moi, mon laïmo semble me
comprendre et bondit à son tour.
Lancée au galop, je n’ai pas le loisir d’examiner la ville. Nous
traversons rapidement Saïgan. Tous les Torgas s’écartent sur notre passage
en échangeant des regards éberlués.
Alors que nous filons sur la route qui mène au sommet, profitant de ce
qu’il n’y ait personne autour de nous, je me mets à crier :
– Iollan ! Attends !
Le prince a comme un électrochoc. Il sursaute et tire sur ses rênes.
Je positionne ma monture contre les flancs de la jument et pose une
main sur l’épaule du prince.
– Iollan… ça va ?
Il garde les yeux baissés un moment, les joues rougies. Puis il me
regarde et je peux voir une vive détresse dans ses prunelles noires.
– Je… je suis désolé, me dit-il avec un air perdu.
On dirait presque un petit garçon, à ce moment précis. Il me fait
tellement de peine que j’en ai la gorge nouée. Alors que nous passons
devant un groupe de paysans, je lui murmure :
– Tu peux me parler, Iollan. Tu sais que je ne te jugerai jamais.
– Je… c’est…
Il se tait un instant pour rassembler ses idées.
– Je sais que tu ne me jugeras pas, Lomé. Je sais que, parmi toutes les
personnes qui m’entourent, tu es certainement l’une des seules à pouvoir
me comprendre. Si tu veux tout savoir, je me sens tellement stupide que je
voudrais disparaître.
Ses paroles me fendent le cœur.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Parce que, tout au fond de moi, il y a encore ce petit garçon qui attend
avec appréhension que son père le regarde avec approbation. Pourtant, je
sais. Je sais que je ne devrais plus espérer quoi que ce soit venant de cet
homme. Mais c’est plus fort que moi. Parfois, je rêve qu’il me félicite. Qu’il
me prend dans ses bras. Mais ce sont des choses qu’il n’a faites qu’avec
Laena. Pour ma part, je n’ai eu droit qu’au mépris et à la rancœur.
– Mais pourquoi te déteste-t-il autant ?
Il médite ma question quelques secondes.
– Je suis trop semblable à ma mère.
Je n’ose pas lui demander ce qu’il veut dire par là, et nous continuons
notre chemin en silence.
*
* *
La ville basse est en tout point similaire à un village médiéval. Rien à
voir avec les maisons de la ville haute. Celles-là sont bien plus modestes.
Plus rustiques. Et, loin de la chaleur étouffante du volcan, la température a
nettement baissé. Nos montures pataugent dans la neige sale, et un nuage de
vapeur s’échappe de leurs naseaux quand elles expirent.
Je frissonne, saisie par la différence de température.
Non loin de la ville, la cheminée principale recrache son flot de lave
sans discontinuer, diffusant une lueur rougeâtre sur l’horizon.
Nous pénétrons dans la cité et je prends garde de ne pas paraître trop
curieuse. Nous croisons un nombre considérable de soldats habillés de la
même façon que moi et tous saluent le prince en portant le poing à leur
cœur. Iollan leur répond en hochant la tête.
C’est visiblement jour de marché, aujourd’hui. Nous passons près
d’innombrables étalages colorés, montés sous des étoffes chatoyantes
tendues au-dessus de nos têtes. On se croirait dans un souk marocain, la
neige en plus. Je rêve de m’arrêter pour fureter entre les stands, mais je me
force à rester immobile et à regarder droit devant moi.
Les conversations animées de la foule se changent en murmures sur
notre passage, mais le prince garde les yeux fixés droit devant.
– Nous allons pénétrer dans le quartier des soldats, me chuchote Iollan.
Surtout, ne retire jamais le filet, peu importe la raison. D’accord ?
J’acquiesce discrètement.
Nous longeons un mur de pierre hérissé de pointes sur une centaine de
mètres, puis passons de l’autre côté au travers d’un portail. Les soldats qui
le gardent nous laissent passer en faisant le salut habituel.
Iollan descend de cheval avec grâce, et je l’imite, beaucoup moins
subtilement. Je manque même trébucher. Je me rattrape au dernier moment
à la crinière de l’étalon, qui, ayant certainement pitié de moi, a la bonne
idée de rester immobile.
Après avoir vérifié que personne ne m’a vue, je tends les rênes à un
écuyer et suis Iollan dans le dédale de maisons de pierre et de torchis.
Un groupe de soldats est rassemblé près d’une grande bâtisse, située au
milieu du camp, et tous s’écartent en nous voyant arriver.
L’un d’entre eux se précipite à l’intérieur de la chaumière et, quelques
secondes plus tard, un colosse en sort, suivi du soldat qui a annoncé notre
arrivée.
Ça me fait un choc quand je le vois. Le Torga doit faire deux mètres
vingt et peser cent cinquante kilos de muscles. Il porte une armure plus
sophistiquée que la mienne et beaucoup plus lourde, si j’en crois le nombre
de pièces qui la composent.
Il a un visage sérieux, sombre, je dirais même. Des traits harmonieux et
des yeux encore plus noirs que ceux de Iollan.
Il s’incline et salue à la manière des soldats.
– Altesse. Je ne pensais pas avoir l’honneur de recevoir ta visite
aujourd’hui.
Sa voix me fait sursauter. Elle est rocailleuse, si grave qu’elle ferait
presque trembler le sol. Je sens presque immédiatement une grande crainte
mêlée de respect m’envahir.
Iollan, qui n’est pourtant pas petit, est obligé de lever la tête pour le
regarder.
– Yarel ! Mon ami. Je suis heureux de te voir. Je suis venu quérir des
nouvelles de nos braves soldats.
Le général hoche la tête et fait signe au prince de le suivre à l’intérieur.
Ce dernier se retourne et, d’un signe du menton, m’ordonne d’entrer
également, pour mon plus grand plaisir. Je n’avais pas envie de rester
dehors au milieu de ces géants.
Yarel referme la porte derrière nous et me suit du regard. Je sens qu’il
attend des explications – pourquoi ce soldat suit-il le prince ?
Iollan pose une main sur mon épaule.
– Ce jeune soldat a été affecté à ma protection. Il doit me suivre partout
où je vais, ordre du roi lui-même.
Yarel ne dit rien pendant un moment, et j’ai peur qu’il me demande de
décliner mon identité, mais finalement il se désintéresse de ma personne et
va s’asseoir dans un fauteuil. Il invite le prince à faire de même et je recule
dans un coin de la pièce, les mains jointes devant moi, le plus immobile
possible.
– Qu’as-tu besoin de savoir, Altesse ? J’ai avec moi les registres des
nouveaux venus ainsi que celui des sanctions appliquées dernièrement. Il y
a aussi de l’amélioration à l’entraînement, et le niveau au combat des
soldats a nettement progressé. Nous allons vers le mieux.
– Bien, très bien, dit Iollan, qui cherche visiblement une transition.
Je joue nerveusement avec mon bracelet, attendant qu’il trouve sur quoi
rebondir.
– En parlant d’amélioration, j’ai vu ta mère il y a deux jours. Ça m’a
réchauffé le cœur. Nous bavardions depuis quelques minutes quand elle
s’est mise à me parler de mon enfance. Sais-tu qu’elle me racontait des
histoires fascinantes quand j’étais petit ?
Yarel fait visiblement des efforts surhumains pour paraître intéressé. Cet
échange a l’air à des années-lumière de ses sujets de conversation préférés.
Il semble surpris. Certainement parce que Iollan n’a pas l’habitude de lui
parler de choses aussi légères.
– Vraiment ? J’en suis ravi.
Le prince reprend :
– L’une d’elles parlait d’une Voyageuse. Elle m’a dit que c’était toi qui
la lui avais rapportée, est-ce vrai ?
Le général se raidit immédiatement au mot « Voyageuse ». Il est sur ses
gardes, à présent, et je ne comprends pas pourquoi.
Il fixe Iollan avec l’air de vouloir le transpercer de ses yeux, mais son
interlocuteur ne baisse pas le regard. Il attend patiemment que le général lui
réponde.
– C’est la vérité.
Je devine avec frustration qu’il n’en dira pas plus.
– Pour être franc, général, reprend Iollan, je ne suis pas venu ici pour
parler techniques de combat. J’aimerais en apprendre davantage sur cette
histoire. Voudrais-tu me dire ce que tu sais ?
Mais il est fou ! Pourquoi l’interroger aussi frontalement ?
Yarel ne me laisse pas le temps de revenir de ma surprise. Il lance un
regard méfiant à Iollan.
– Avec tout mon respect, Altesse, je ne suis pas aussi bon conteur que
ma mère, et surtout je ne suis pas là pour ça. Pourrais-je savoir en quoi cette
légende t’intéresse ?
Le prince ne se laisse pas intimider. Il rebondit aussitôt :
– Donc c’est une légende ?
Le général ne répond pas. Il se contente d’acquiescer après avoir
respecté un silence considérable.
– Pourquoi ne pas me dire ce que tu sais, dans ce cas ? Tu n’as rien à
perdre et tout à y gagner.
Yarel se redresse lentement, dominant le prince de toute sa hauteur.
– Serait-ce une menace, Altesse ?
Je suis tellement surprise par le ton sourd du général que j’en lâche mon
bracelet. Je le regarde avec horreur rouler jusqu’aux pieds du géant. Celui-
ci se baisse et le ramasse, le regard médusé. Ses doigts se mettent à
trembler.
Il lève les yeux vers moi et serre la mâchoire.
La suite se passe à une telle vitesse que je n’ai pas le temps de
comprendre ce qu’il m’arrive. Le général fond sur moi avec une rapidité
sidérante pour un homme de sa corpulence. Il m’attrape par le poignet,
glisse son autre main sous mon casque et l’envoie valdinguer à l’autre bout
de la pièce.
Je pousse un cri de surprise et tire sur mon bras, sans réussir à me
dégager. Je suis foutue. Il a vu mon visage. Il a vu que j’étais une femme. Et
il doit se douter que je ne suis pas une Torga. Je suis bonne pour le peloton
d’exécution.
Quelqu’un dégaine son épée derrière Yarel et la voix hargneuse de
Iollan s’élève, implacable :
– Lâche-la, ou je n’hésiterai pas à te passer ma lame entre les
omoplates.
Mais le géant ne me tient déjà plus. Il a même fait un pas en arrière,
comme si le contact de ma peau l’avait brûlé. Il me regarde intensément, la
bouche ouverte, les yeux exorbités. J’ai l’impression qu’il voit un fantôme.
Effrayée, j’essaie de me faufiler derrière Iollan, mais le colosse fait
barrage.
Il lève une main hésitante dans ma direction et caresse délicatement ma
joue droite. Je ne peux même pas m’y soustraire, étant déjà acculée contre
le mur.
– Catrina, murmure-t-il, la voix brisée.
Je me fige.
– Qu… qu’est-ce que vous avez dit ?
M’entendre parler semble le faire redescendre sur terre. Moi, je me
demande encore pourquoi il a prononcé ce prénom. Ce prénom qui me
hante depuis ma naissance.
– Tu n’es pas Catrina, reprend-il, toujours sonné. Tu es sa fille.
J’ai l’impression de recevoir un uppercut. Tout mon sang déserte mon
visage et mes poumons se vident de tout leur air.
Catrina n’est pas un prénom banal pour moi. C’est celui de ma mère.
Cet homme l’a connue. Ce qui ne peut vouloir dire qu’une chose : la
Voyageuse dont parle la légende était bien réelle. C’était ma mère.
Sous le choc, mes yeux se révulsent, la force me quitte, et je m’écroule
dans les bras de ce Torga qui détient entre ses mains la clé de mon
existence.
– 41 –
*
* *
Je rajuste ma tenue en inspirant profondément. Je me répète
inlassablement que tout va bien se passer. La méthode Coué a déjà fait ses
preuves. Le heaume que je porte cache la totalité de mon visage. Il en est de
même pour Iollan.
Alors que nous descendons l’escalier ténébreux qui mène aux cachots,
je me penche vers lui et lui murmure :
– Merci de m’avoir laissée participer. Je serais devenue folle si tu
m’avais mise à l’écart.
– Je sais. Maintenant, tais-toi. Si on entend ta voix de femme, on peut
dire au revoir à notre plan lumineux. Et à notre vie, par la même occasion.
J’acquiesce, le regard rivé devant moi. Je tâte ma hanche, vérifiant pour
la vingtième fois que les fioles – le poison donné par Yarel – cachées dans
les replis de mon vêtement s’y trouvent toujours.
– On approche, murmure Iollan. À partir de maintenant, plus un mot. Tu
me laisses parler, et surtout tu fais exactement ce que je t’ai dit.
Je déglutis. C’est là que les choses vont se corser.
Nous débouchons sur la galerie qui abrite les cavités rocheuses servant
de cellules. Le silence qui y règne est irréel. Je peux m’entendre respirer.
Pourtant je sais que chaque geôle est occupée. Et il y en a une vingtaine.
Deux gardes nous barrent le passage avant que nous puissions avancer
davantage.
– Halte ! Que venez-vous faire ici ? demande l’un d’eux, sur un ton
péremptoire.
Iollan ne perd pas son sang-froid.
– Nous sommes la relève. Vous êtes en poste depuis déjà une demi-
journée. Allez vous reposer, on va vous remplacer. Ordre royal.
Le prince reste volontairement vague sur la provenance de l’ordre et je
ne peux m’empêcher d’admirer son ingéniosité.
Je m’attends à ce que les gardes opposent une certaine résistance, mais
ils se contentent de soupirer.
– Pas trop tôt ! maugrée le plus corpulent. J’ai une envie pressante
depuis le début de ma garde. J’ai cru que vous ne viendriez jamais !
– Et moi, je vais aller me reposer un peu, déclare l’autre. Savoir que
Mangâd est là-dedans, condamné à mourir par le fouet de Sharak, ça me
rend malade.
Son collègue lui lance un regard mauvais.
– Tu ferais mieux de garder tes pensées pour toi, Louel. Un jour, ça va
t’attirer des ennuis.
Et ils s’éloignent en échangeant des propos houleux.
Nous attendons cinq minutes, le temps que leurs voix s’éteignent. Puis
Iollan me fait signe.
– Vas-y. Je fais le guet. Si quelqu’un approche, je siffle un coup.
Je hoche la tête et me précipite vers les cellules. Je descends les deux
marches qui mènent à la galerie et m’arrête, indécise.
– Mangâd ? j’appelle doucement. Oriana ?
Personne ne me répond. J’ai l’impression que ce calme n’est que
passager et qu’il en faudrait très peu pour le briser.
Alors que je passe devant une cellule, une cavité creusée à même la
roche avec des barreaux enchâssés dans l’ouverture, je vois du coin de l’œil
quelque chose bouger. Prudente, je m’approche lentement.
Lorsque mes yeux se sont habitués aux ténèbres, je peux apercevoir une
forme recroquevillée dans le fond, une jeune femme rousse, la tête dans ses
bras, les genoux relevés.
Je regarde autour de moi, vérifiant qu’aucun prisonnier ne nous observe,
et m’approche en catimini de la grille. Je prends les barreaux entre mes
mains et appelle doucement :
– Oriana ?
La jeune femme sursaute et relève la tête. Elle a les joues baignées de
larmes. Elle semble faire un effort pour me voir.
– Qui est-ce ? demande-t-elle d’une toute petite voix. C’est déjà
l’heure ?
Sa question me déchire la poitrine.
– Oriana, approche, dis-je en lui faisant signe de s’avancer vers moi.
Je déguise ma voix pour qu’elle soit le plus masculine possible. Je ne
veux pas prendre le risque qu’on la reconnaisse.
La jeune femme semble hésiter, puis se lève enfin. Elle s’approche
lentement des barreaux. J’attends qu’elle soit assez près et je soulève
brièvement mon filet pour qu’elle puisse entrevoir mon visage.
Ses yeux s’ouvrent démesurément et des larmes se remettent à couler le
long de ses joues. Elle se précipite sur moi et passe ses mains à travers les
tiges de métal pour me serrer dans ses bras.
– Lomé, Lomé ! murmure-t-elle entre deux sanglots. J’ai tellement peur,
Lomé ! Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas que Mangâd meure à cause de
moi !
Je lui caresse les cheveux en priant pour que personne ne l’ait entendue
murmurer mon prénom.
– Chut, Oriana. Ne prononce plus mon prénom. Tu ne vas pas mourir,
Orie. Iollan et moi, on est venus vous sauver.
Elle recule, de l’espoir plein les yeux.
– Comment ça ?
Je lui souris et fouille dans mes vêtements pour en sortir une fiole.
– Bois ça.
Elle prend le flacon dans ses mains et le retourne dans tous les sens.
– Qu’est-ce que c’est ?
– De la sève du menteur.
Elle le lâche presque. Elle me regarde avec ahurissement.
– Où l’as-tu trouvée ? Cette fleur ne pousse que sur Tân !
– Orie, plus tard, les questions ! Dépêche-toi d’avaler ça. Je dois aussi
en faire boire à Mangâd.
– Je ne sais pas, Lo… Je ne sais pas. Il paraît qu’on souffre atrocement
avant de tomber dans le coma. Je ne sais pas si j’en suis capable…
Je lui lance un regard sévère.
– C’est ça ou le fouet. Que préfères-tu ?
Je vois ses épaules s’affaisser. Je pose une main sur son bras et radoucis
mon ton.
– C’est un mauvais moment à passer, certes. Mais à la fin tu seras
toujours vivante.
Elle hoche la tête et ouvre le flacon. Elle le porte à ses lèvres en
tremblant et en avale le contenu. Elle me rend la fiole. Je fouille dans mes
habits et en sors une éprouvette vide.
– Tiens, prends ça avec toi. C’est imprégné d’un poison mortel. Il faut
qu’on sache de quoi vous êtes morts et surtout qu’on n’ait pas de doute.
Elle prend le tube en verre et va s’asseoir contre le mur.
Je n’attends pas de voir les effets du poison agir. Je lui souris pour la
rassurer et cherche Mangâd. Je ne tarde pas à le trouver. Il est adossé contre
le mur d’une cellule dans le fond de la galerie, les yeux dans le vague.
Quand je m’arrête devant les barreaux, il lève la tête. Il ne dit rien mais son
regard est éloquent. S’il pouvait me tuer avec ses yeux, il le ferait.
– Approche, je murmure.
Lui n’hésite pas une seconde. Il s’avance vers moi d’une démarche
assurée, puis, quand il est assez près, il passe sa main à travers les montants
de métal et me saisit à la gorge. Je suis tellement surprise que j’en lâche la
fiole de sève du menteur, qui va rouler sur le sol un peu plus loin.
Je me mets vite à suffoquer.
Le Torga se penche vers moi, les yeux étincelants, les mâchoires
contractées.
– Alors ? Qu’est-ce que tu veux ? Me narguer ? Tu vois ce que ça fait,
d’être à la merci des autres ?
Je n’arrive pas à respirer ni à parler. J’aimerais dire à cet imbécile qui je
suis, mais ma trachée est bloquée.
J’ai néanmoins l’heureux réflexe de relever mon filet pour laisser
apparaître mon visage rougi par la suffocation.
Mangâd perd son air haineux et me lâche immédiatement. Je m’effondre
sur le sol en respirant bruyamment.
– Lomé ?! s’exclame-t-il, éberlué. Mais qu’est-ce que tu fais là ?!
Je le fusille du regard, ce qui est bien inutile, puisqu’il ne peut pas voir
mes yeux.
– Tais-toi, pauvre couillon ! Tu vas me faire prendre ! Je suis venue
vous libérer, qu’est-ce que tu crois ?
Je me relève avec difficulté et cherche le flacon du regard. Je le ramasse
et me tourne vers lui au moment où un gémissement lugubre retentit. Les
poils se dressent sur mes bras et je comprends immédiatement qu’il s’agit
d’Oriana. Mangâd aussi reconnaît sa voix. Une lueur de pure panique brille
dans ses yeux, et il saisit vivement les barreaux, angoissé.
– Oriana ? Oriana !! se met-il à hurler à tue-tête pour faire écho aux cris
de douleur de sa bien-aimée.
Affolée, je le saisis par les avant-bras.
– Mangâd ! je chuchote. Mangâd, je t’en prie, tais-toi !
Mais il ne m’écoute pas. Il est tellement obnubilé par la souffrance
d’Oriana que c’est comme si je n’existais plus.
Je perds mon sang-froid et le gifle puissamment, tout en ayant la
présence d’esprit de reculer prestement juste après. Le coup semble le faire
redescendre sur terre. Il me toise avec fureur, se retenant, visiblement, de
m’insulter.
– Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Je l’attrape par le col, de plus en plus en colère. Il est tellement surpris
par mon geste qu’il n’essaie pas de se libérer ni de prendre l’avantage sur
moi.
– Je lui ai sauvé la vie, pauvre tache ! Maintenant, avale ça avant qu’une
garnison complète ne débarque !
Les gémissements d’Oriana se font de plus en plus faibles, et Mangâd
s’en rend compte. Je le vois blêmir.
– Elle… elle va s’en sortir ?
Je le lâche et colle le flacon dans sa main.
– Fais-moi confiance ! C’est le seul moyen de vous sauver. Allez, bois !
Il hésite quelques secondes, puis vide la fiole d’une traite. Il me la rend
et plante son regard dans le mien.
– Je te fais confiance, Lomé. Tu m’as déjà sauvé la vie une fois. Je sais
que tu es capable de recommencer.
Je me détourne de lui et marmonne entre mes dents :
– Ouais, mais que ça ne devienne pas une habitude.
Je vais partir quand je me rappelle que je dois aussi lui donner une
éprouvette de poison mortel. Je lui tends l’éprouvette en terre cuite et lui
fais le même topo qu’à Oriana. Des gouttes de sueur perlent sur son front, et
je décampe, ne souhaitant pas assister au spectacle qui va suivre.
Je rejoins Iollan, qui attend toujours à l’entrée de la galerie, et lui fais
signe que c’est bon. Il prend acte et me lance :
– On va passer à la partie compliquée.
Un grognement sourd retentit dans le fond du tunnel. Je me contracte en
imaginant ce que Mangâd est en train de vivre. Je n’entends plus Oriana.
Elle doit déjà être dans le coma.
Le prince inspire profondément.
– À moi la garde ! tonne-t-il à pleins poumons.
Il se tourne vers moi.
– À partir de maintenant, soit ils marchent, soit nous sommes
démasqués. C’est le hasard qui va jouer pour nous.
Il fixe son regard vers la sortie alors qu’une cavalcade se fait entendre
dans les couloirs.
– Espérons qu’il nous soit favorable, murmure-t-il.
– 43 –
*
* *
Deux jours plus tard, je frappe doucement à la porte de la chambre de
Iollan. Un « Entrez ! » sonore m’invite à y pénétrer, ce que je fais.
– Altesse, dis-je avec espièglerie. Que puis-je faire pour toi aujour…
Je lève la tête et les mots meurent dans ma gorge quand je me rends
compte que Iollan n’est pas seul. Oh, ça non.
Jassine est assise dans un fauteuil, une tasse fumante à la main, et me
regarde avec l’air de celle qui a été interrompue.
Je fais une révérence, mortifiée d’avoir parlé sans prudence. Mon Dieu,
et si j’avais dit quelque chose de pire ? Comme « Hey, salut, mon amour,
besoin d’un câlin ? » J’aurais été obligée de tuer la pauvre fille pour être
sûre qu’elle garde le silence. Je tente un :
– Je devrais peut-être repasser un peu plus tard…
Je déteste l’idée de le laisser seul avec elle.
Le prince m’interrompt :
– Non, reste. La chambre a bien besoin d’être rangée. Tu n’as qu’à faire
comme si nous n’étions pas là.
Jassine me dévisage d’un œil inquisiteur.
– Qui est-ce ? Une esclave ?
Ses yeux s’agrandissent.
– Oooooh, je vois. C’est la fameuse Fille de Tân que tu as sauvée de
l’arène. J’ai entendu parler de cette histoire.
La riche héritière se lève et se dirige vers moi, l’air hautain. Elle
m’attrape par le menton et plante ses doigts en des points stratégiques de
ma mâchoire pour me faire ouvrir la bouche. Forcée d’obtempérer, je la
regarde examiner mes dents avec l’envie presque irrépressible de la mordre.
Je sens le feu me monter aux joues, l’humiliation me laisse sans voix. Mais
elle ne s’arrête pas là. Semblant satisfaite de ce qu’elle voit, Jassine lâche
ma mâchoire et se met à pincer mes hanches. Là, c’en est trop.
Je la fusille du regard et vais lui dire de garder ses mains pour elle
quand Iollan pose la sienne sur mon bras et me fait passer derrière lui.
– Ça suffit, Jassine. Laisse-la tranquille.
La Torga se met à rire.
– Toi et ton cœur tendre ! Tu n’as jamais supporté qu’on traite ces êtres
comme les animaux qu’ils sont. Enfin bref. C’est vrai qu’elle est
intéressante. Elle a une dentition saine et n’est ni trop grosse ni trop maigre.
C’est une bonne acquisition, même si je n’aurais pas risqué ma vie pour la
sauver.
Elle contourne Iollan pour se retrouver en face de moi.
– Dis-moi, esclave, pourquoi as-tu été condamnée à être exécutée durant
les Jeux ? Qu’avais-tu fait ?
Oh, elle veut savoir la vérité ? Je vais me faire un plaisir de la lui
révéler. Je prends un air innocent.
– J’ai humilié la princesse Laena et je lui ai dit d’aller ramasser les
déjections de ses smartaks, vu qu’elle ne semblait bonne qu’à ça.
Je vois Jassine passer par toutes les couleurs possibles et je dois dire
que j’en tire beaucoup de satisfaction. Elle se tourne vers le prince, dont le
visage est défiguré par la colère.
– Iollan ! Comment peux-tu tolérer une telle insolence de la part d’une
esclave ? Si j’étais toi, je…
– Mais tu n’es pas moi, la coupe brutalement le prince. Tu as voulu
savoir pourquoi elle avait été condamnée, et elle t’a répondu. Fin de
l’histoire. Lomé ?
– Oui, ton Altesse ?
Iollan a l’air de se retenir pour ne pas me virer de sa chambre à coups de
pied aux fesses.
– Tu as raison. Reviens plus tard. Je dois régler quelque chose avec
Jassine, qui ne regarde que nous.
S’il voulait me blesser, c’est réussi. Je fais une brève révérence et quitte
la pièce sans un regard en arrière.
Je marche furieusement vers ma chambre.
Oriana me manque terriblement. J’aimerais pouvoir lui parler, lui hurler
ma frustration. Elle était la seule amie véritable que j’aie jamais eue, et je
sais que je pouvais lui faire confiance, même si je ne lui ai jamais révélé ma
véritable nature, celle de Voyageuse. Je me demande où elle est en ce
moment. J’espère que Mangâd et elle sont en sécurité.
La colère refait immédiatement surface quand je pense à Iollan. Non,
mais quel goujat !
Je pousse un grognement et rentre dans ma chambre sans prendre la
peine de regarder où je vais.
Je claque la porte derrière moi, m’apprêtant à ensevelir Taïna sous des
propos calomnieux à l’égard du prince, même si elle s’en moque, quand
j’aperçois une silhouette, assise derrière la table.
Je lève la tête, pensant qu’il s’agit de ma compagne de chambre, et me
fige, sans voix. Ce n’est pas Taïna. Loin s’en faut. Je reste pétrifiée devant
le regard glacial du roi Ashta Hal’Kan.
– 44 –
*
* *
Il fait une chaleur suffocante dans ma cellule, pourtant je ne peux
m’empêcher de trembler comme une feuille. L’agitation qui m’envahit est
insoutenable, j’ai l’impression de me retrouver quelques semaines en
arrière, lorsque j’étais à Fasgârd, condamnée à être dévorée par Tângamor.
Sauf que, cette fois-ci, je ne vois pas comment Iollan pourrait me tirer
d’affaire. Ce que je sais, en revanche, c’est que ma mort va être lente et
douloureuse. Je pense brièvement à me tuer moi-même, mais franchement,
à part me fracasser le crâne contre le mur de pierre volcanique, je ne vois
pas comment je pourrais accélérer mon trépas.
Je me laisse glisser contre l’une des parois de ma prison en essayant de
retenir mes sanglots. Je ne regrette pas ma décision. Si c’était à refaire, je
n’hésiterais pas une seconde. Mais ça n’en est pas pour autant simple à
accepter. Je donnerais tout pour pouvoir me téléporter, pour pouvoir
m’enfuir et disparaître d’ici. En plus, je redoute plus que tout que Iollan ne
fasse une bêtise. Je ne sais pas quoi exactement, mais les paroles du roi me
travaillent. Il ne laissera jamais son fils en paix. Il finira par avoir sa peau,
d’une façon ou d’une autre.
J’ignore depuis combien de temps je suis là-dedans, à me morfondre,
quand des éclats de voix me font sursauter.
– Pousse-toi de là, soldat. Je viens voir la condamnée.
Oh, mon Dieu. C’est la voix de Iollan.
– Altesse, rétorque le garde, mal à l’aise, j’ai ordre de ne pas te laisser
passer. De ne laisser passer personne, d’ailleurs.
Il y a un silence.
– Éros, reprend la voix de l’homme que j’aime, tu te souviens du
service que je t’ai rendu, il y a quelques mois ? Tu m’as demandé à
plusieurs reprises ce que tu pouvais faire pour me remercier. J’ai toujours
refusé que tu te sentes redevable envers moi, mais aujourd’hui je te le
demande, d’homme à homme : laisse-moi passer. Je te jure que personne ne
le saura.
Le garde hésite un moment, puis soupire.
– Je t’accorde un moment, Iollan, dit-il, me surprenant par le ton
familier qu’il emploie pour parler au prince. Juste le temps qu’il te faut pour
lui dire au revoir.
Quelques secondes s’écoulent et une ombre immense s’étend soudain
sur le sol de ma cellule. Je lève le nez de mes orteils, l’air triste, même si
j’aimerais avoir une expression plus neutre.
– Tu ne devrais pas être ici, Iollan. Je n’ai pas fait tout ça pour que nous
soyons finalement exécutés ensemble cet après-midi. Cela ferait trop plaisir
à ton père.
Le prince attrape les barreaux avec ses deux mains et me lance un
regard désespéré.
– Je vais te sortir de là, Lomé. Ashta est venu me voir en prétendant
qu’il avait découvert qui était à l’origine de la « mort » de Mângad et
d’Oriana. Il a dit que tu avais tout organisé et que tu avais tout avoué.
Il reprend son souffle pour éviter de craquer.
– Pourquoi ? Pourquoi tu ne lui as pas dit la vérité ? J’ai essayé de le
convaincre que c’était ma faute, que j’étais le cerveau du complot, mais il
n’a rien voulu savoir. Il a dit qu’il préférait te voir mourir, toi, plutôt que
son propre fils.
J’évite son regard.
– Ça me paraît être une nouvelle plutôt positive.
Iollan frappe les barreaux de son poing.
– Tu ne comprends pas qu’il jubile à l’idée de me voir souffrir ? Qu’il a
compris que je t’aimais ? Que je ne supporterais pas de te voir mourir ?
– Va-t’en, Iollan. J’aimerais passer les dernières heures qui me restent à
faire le point sur ma vie, en paix. Tu ne fais qu’ajouter à la cruauté de la
situation.
Il garde le silence quelques secondes, puis reprend, d’une voix
radoucie :
– Je ne vais pas te laisser tomber, Lomé. Je t’aime et je ne pourrais pas
supporter que tu…
Sa voix se brise et il se tait à nouveau.
Je fais un effort surhumain et me relève. Il faut que je fasse ce que j’ai à
faire. Il le faut si je veux qu’il s’en aille et qu’il m’oublie. Ça m’arrache le
cœur mais je m’approche des barreaux et prends ma voix la plus
implacable.
– Tu ne comprends pas, Iollan ? Tout ça, c’est ta faute. TA faute ! Si je
ne t’avais pas rencontré, je serais encore en vie dans quelques heures ! Tu
auras causé ma mort ! Je te hais ! Je ne veux plus jamais te voir !
Des larmes coulent sur mes joues, et même si ce sont des larmes de
détresse, causée par la nécessité de lui dire des choses aussi affreuses, Iollan
doit les prendre pour une preuve de ma colère.
– Tu ne penses pas ce que tu dis…, murmure-t-il.
– J’en pense chaque mot. Tu es semblable à ton père ! Tu parles de lui
comme d’un homme cruel mais tu es pire ! Tu as mon sang sur tes mains !
Je te déteste. Va-t’en !
Le prince blêmit et ses épaules s’affaissent brièvement. Il fait volte-face
et s’éloigne vers la sortie. Je lâche un sanglot désespéré. J’aimerais
l’appeler, lui hurler que je n’ai fait ça que pour le protéger, mais je me
retiens.
Je m’effondre contre la paroi de ma cellule tandis que mes larmes
coulent doucement, laissant libre cours à mon chagrin.
– 45 –
*
* *
Les rayons du soleil filtrent derrière mes paupières closes et chauffent
ma peau glacée. Mon corps tressaute et je mets un moment à comprendre
que je suis allongée dans un chariot. Mais je n’arrive toujours pas à bouger
ni à rouvrir les yeux. Je suis comme paralysée. Pourtant je suis consciente
de presque tout. Du bruit que font les koumanjis qui tirent le véhicule, du
vent dans les arbres, des sabots des laïmos qui claquent contre le chemin de
terre et parfois contre des cailloux.
Au bout de ce qui me semble une éternité, je réussis à ouvrir un œil,
puis l’autre. Yeux que je referme aussitôt, aveuglée par la lumière du soleil.
Je lève une main fébrile pour ménager ma vue et me redresse après
m’être assurée que j’en suis capable. Je rouvre les yeux et aperçois le
bandage sur la main que j’ai portée à mon visage.
Je ne sais pas ce que Yarel a mis sur ma blessure mais, étrangement, elle
ne me fait plus souffrir.
Je regarde avec avidité tout autour de moi, soudain parfaitement
réveillée. Yarel, le châtiment… Iollan ! Tout me revient en mémoire comme
une gifle.
Je suis entourée de soldats à dos de laïmos, au moins une vingtaine,
portant des armures et des heaumes que je reconnais comme étant ceux de
la garde royale. Nous sommes sur un chemin forestier et, pour la première
fois depuis que je suis sur Kastan, je peux apercevoir le soleil. Il y a des
nuages, mais le ciel est bleu, d’un bleu pur, limpide, qui s’accorde à la
perfection avec la température ambiante glaciale.
Je cherche Iollan et Yarel du regard, mais ils ne sont visibles nulle part.
Je commence à paniquer et fais un geste pour me rapprocher de l’un des
soldats, quand je m’aperçois que mon poignet droit est enchaîné au chariot.
Je vacille en essayant de comprendre ce qu’il se passe. J’apostrophe
l’homme le plus proche de moi :
– Hé ho ! Toi, là ! Qu’est-ce que je fais ici ? Où m’emmenez-vous ?
Il me lance un regard impassible alors qu’un autre guerrier se détache
de la formation pour s’approcher de moi. Je le reconnais immédiatement
malgré son masque qui lui cache la moitié du visage. C’est Cassio.
Je me mets à genoux, suppliante.
– Cassio ! Cassio, que se passe-t-il ? Où est Yarel ? Est-ce que tu sais si
le prince va bien ? Depuis combien de temps suis-je inconsciente ?
Il met sa monture à ma hauteur et me répond sur un ton neutre.
– Je suis le seul habilité à te parler, ici, Lomé. Le général a
formellement interdit à tous les soldats présents de t’adresser la parole. Si tu
as des questions, c’est vers moi qu’il faut te tourner.
Je regarde autour de moi, complètement égarée. Pourquoi Yarel ferait-il
une chose pareille ?
– Je m’en fous, que tu sois le seul à avoir le droit de me parler ! Où-Est-
Iollan ?!
– Toujours à Saïgan, je suppose. Yarel est resté là-bas pour essayer de le
sauver des griffes du roi. Tout ce que je peux te dire, c’est que le général
nous a ordonné de t’emmener dans les montagnes de la chaîne Latispe. Il
essaiera de nous rejoindre, avec le prince s’il parvient à le faire évader.
Nous avons ordre de les attendre durant deux semaines à un endroit précis
que seul Yarel connaît. Si jamais ils ne viennent pas, nous t’escorterons
jusqu’à Sombreter, et nous nous assurerons que ton retour chez toi est mené
à bien. Tu es restée endormie une journée entière.
Je sens un long frisson me parcourir.
– Tu veux dire que…
– Oui, je suis au courant. Je sais que tu es une Voyageuse. Tous les
soldats ici présents le savent. Et ils ont juré qu’ils te protégeraient. Sur leur
vie.
Je cligne des yeux, dépassée par ce qu’il vient de dire.
– Mais pourquoi ? Pourquoi feraient-ils… feriez-vous cela alors que je
suis un danger pour votre espèce ? Il vous fera exécuter dans d’atroces
souffrances ! Pourquoi prendre un tel risque ?
– Tu nous prends peut-être pour des monstres sanguinaires sans âme,
Lomé, mais tous les Torgas ne sont pas comme ça. Beaucoup d’entre nous
rechignent à obéir aux ordres cruels qu’on leur donne.
Il marque une pause.
– Et surtout, nous avons tous, soldats ici présents, une foi inébranlable
en Iollan. Nous sommes tous prêts à mourir pour faire ce qu’il croit juste.
Parce que c’est lui, le roi légitime, et que nous savons pertinemment qu’il
fera un bien meilleur souverain que son père. La plupart des soldats de la
garde royale sont de notre avis, mais bien peu ont le courage de le dire et
d’agir en conséquence.
Je secoue la tête.
– D’accord, mais qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
– Tu es le bien le plus précieux du prince, nous l’avons tous compris,
me rétorque Cassio. Alors quand le général nous a dit que tu avais besoin
d’aide, nous en avons déduit que c’est ce qu’il aurait voulu.
Je réfléchis quelques secondes.
– Mais pourquoi empêcher les autres soldats de m’adresser la parole ?
– Le général n’est pas bête, tu sais. Il nous a ordonné de te garder sous
étroite surveillance toute la journée et toute la nuit, pour ne pas que tu
t’échappes. Il sait très bien que, si le prince ne réapparaît pas rapidement, tu
voudras partir à sa recherche. Nous avons l’ordre très strict de t’en
empêcher. Nous devons t’amener jusqu’aux dragons de Sombreter, quoi
qu’il en coûte. Or, moins tu auras de contacts avec la troupe, plus nous
aurons de chances de nous acquitter de cette mission.
L’émotion fait trembler ma voix :
– Cassio, tu ne peux pas me forcer à retourner dans mon monde sans
savoir si Iollan est toujours en vie ! Je n’y survivrai pas !
– Désolé, mais je n’ai pas d’autre choix.
Et il talonne son laïmo pour reprendre sa place initiale.
Je sens les sanglots me serrer la gorge tandis que je comprends que la
situation m’échappe. Il y a des chances que je ne revoie jamais l’homme
que j’aime. Il y a des chances que je reparte vers la Terre sans jamais savoir
s’il a survécu à son châtiment. Pourtant, je n’ai pas l’intention de m’enfuir,
comme Cassio et Yarel le pensent. Non, parce que je sais, d’une part, que ce
serait une perte de temps, et surtout que je ferais exactement le contraire de
ce que voudrait Iollan. De toute façon, une fois libérée de cette armée de
gardes du corps, que ferais-je ? Je ne sais même pas par où passer pour
retourner à Saïgan ! Même dans l’hypothèse où je retrouverais la ville, qui
me dit que Yarel et Iollan y seraient toujours ? Non, ma meilleure chance de
retrouver le prince est de rester ici, parmi ces Torgas, et d’attendre que le
général et Iollan nous rejoignent.
Mon Dieu, faites que cela arrive…
Je rabats les pans de ma fourrure sur mon corps frigorifié en me
recroquevillant. Je n’ai plus qu’à attendre. Si l’incertitude ne me tue pas
avant.
– 47 –
*
* *
Je me tourne et me retourne, plongée dans un demi-sommeil
inconfortable. Avant d’aller me coucher, Cassio m’a proposé de manger
quelque chose. Mais j’ai décliné son offre. Je n’avais pas faim et aucune
envie de quitter le confort relatif de mon abri. J’ai fini par m’endormir, et
maintenant je somnole. Il doit être tard, ou très tôt, ça dépend de comment
on voit les choses, parce qu’il n’y a plus un bruit dans le campement.
J’ai beau être consciente que je ne dors pas vraiment, je n’ai pas pour
autant envie de me réveiller. Même si ce n’est pas agréable de flotter entre
l’inconscience et la lucidité, je préfère encore ça que d’être confrontée à la
réalité.
Je me tourne encore une fois en soupirant quand un souffle froid
soulève des petits cheveux sur mon front.
Je m’entends vaguement penser que j’ai dû mal fermer ma tente et je
remonte la couverture en fourrure jusqu’à mon menton.
C’est alors que je sens quelqu’un s’allonger à côté de moi. Je ne
panique pas, je n’ouvre pas les yeux non plus, parce que je sais. Je sais
immédiatement.
– Bonne nuit, jolie voyeuse.
Et, dans mon sommeil, je sens que je souris.
Remerciements
Il est toujours ardu pour moi d’écrire des remerciements. Pour deux
raisons, en fait. D’une part, il y a la crainte omniprésente d’oublier
quelqu’un, quelqu’un pourtant d’essentiel. Et puis il y a cette sensation
étrange, cette impression que je mets un point final à une histoire que j’ai
vécue pendant des mois.
Mais quand on y pense, cette histoire ne fait que commencer.
Alors je tiens à remercier en tout premier lieu mes lecteurs, oui, vous,
fidèles amis de mes personnages qui leur permettez de prendre vie et
d’exister, éternellement, dans votre esprit et votre cœur. Sans vous, ils ne
seraient que des lettres couchées sur du papier. Encore une fois, merci.
Un grand, un immense merci à mon papa que j’aime, qui s’est démené
pour que Lomé ne reste pas coincée dans mon ordinateur. Merci parce que
tu n’as jamais cessé de croire en moi et au potentiel de cette histoire.
Je ne peux bien sûr pas oublier le reste de ma famille, mes plus grands
supporters. Merci à ma Bayaya, ma cousine qui m’a grandement motivée
par son enthousiasme. Merci à ma tatie Méli qui parle de ce roman à tout le
monde et qui me rend de nombreux services inestimables. Merci à ma
mamie Espérance qui lit sans faute tous mes écrits et qui semble ne pas s’en
lasser, et bien sûr à ma maman qui me soutient dans toutes mes décisions.
J’ai une grande reconnaissance pour mon agent, Michel Goujon, qui a
fait un travail formidable.
J’ai bien sûr une pensée pour Tiphs, mon amie illustratrice qui a
toujours été de bon conseil et m’a soutenue dans les bons comme dans les
mauvais moments.
www.michel-lafon.com
ISBN : 978-2-7499-3730-4