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« Ne t'approche pas trop du moulin, Aenith !

« Oui, mère ! »

Aenith observa au loin l'imposante silhouette du bâtiment : ses larges bras qui suivaient le vent lui
avaient toujours fait penser à un monstre, une espèce de goule trop membrée pour être inoffensive.
La jeune femme haussa les épaules et continua d'étendre le linge. La ferme dépérissait doucement, à
cause des bêtes qui se faisaient dévorer. Son père et son frère étaient certains qu'il s'agissait d'une
nouvelle espèce de loup. Des chasseurs avaient raconté voir rencontré des gigantesques canidés au
poil noir comme la suie. Aenith ne tenait pas à rencontrer l'animal, quand bien même on lui avait dicté
que peu d'animaux sortaient ainsi le jour, devant les hommes.

Pour se rassurer, elle se mit à siffler. C'était la chanson stupide sur le prince qui aimait la bergère,
mais l'histoire se finissait bien tristement. Après l'avoir engrossée, il subtilisait l'enfant et l'offrait à une
épousée lointaine et stérile. Néanmoins, le chant était connu, rythmé et délicat. Aenith l'aimait bien, et
de toute façon, elle était assez lucide pour savoir qu'une fille de fermier comme elle ne pouvait rêver.
Les chansons n'étaient que ça - du vent, du souffle expiré, le temps d'une mélodie.

Elle poussa un soupir alors qu'une brise plus forte tirait son drap blanc. Elle le retint comme elle put,
mais la force de la bourrasque décupla, jusqu'à lui subtiliser le tissu alourdi d'eau. Aenith fronça les
sourcils : le ciel avait beau être gris, elle ne sentait pas l'orage. Voilà que le vent se mettait à faire des
siennes ! Sa mère lui avait certes interdit d'approcher du moulin, mais l'édredon semblait ne pas avoir
entendu l'avertissement. Il galopa sur la brise jusqu'à s'étendre sur l'herbe un peu plus loin. La jeune
femme soupira à nouveau et, relevant ses jupons, brava l'interdit et pénétra dans le pré du moulin.
Elle ne ferait que récupérer son drap, sinon sa mère risquait de lui faire sentir son courroux.

Etrangement, le fait de désobéir avait quelque chose d'exaltant. Aenith désespérait parfois de finir
comme ses parents, à se tuer à la tâche. Il n'y avait pas d'autre alternative, et c'était là la chose qui la
blessait le plus au monde, ne pas avoir le choix. Elle savait que Barlo, ce vieux chasseur de près de
quarante ans, avait fait une proposition à ses géniteurs. Offerte comme une vache. C'était normal,
bien entendu, mais elle aurait aimé vivre une histoire d'amour comme dans les contes de faëries,
comme ces princesses dont on parlait tant. Finalement, peut-être qu'elle ne pouvait pas s'empêcher
de rêver un peu. Elle finirait sans aucun doute marié à un homme respectable du point de vue de son
père, trop vite mère, trop vite vieillie. Quel mal y avait-il à rêver d'un bel homme blond, sans terre sous
les ongles, sans puces ni poux ? Mère répétait souvent qu'on farcissait le crâne des jouvencelles de
trop de contes et de chansons. Elle avait sans aucun doute raison. Aenith éclata de rire en arrivant
près du drap, puis se pencha pour le ramasser, heureuse de ne voir aucune tache de boue.

Elle poussa un cri plaintif quand il se redressa sous l'effet d'une rafale. Il ondula un instant, avant de
s'éloigner, comme mû d'une vie propre. Il pénétra dans le moulin, et Aenith hésita : quelle était donc
cette sorcellerie ? Elle voulait rentrer, et parler de cette couette volante, mais elle allait passer pour
une folle. Quelque chose craqua dans le ciel, et la peur la prit. Une frayeur ancestrale, vissée dans les
chairs des hommes. Le ciel était devenu noir, et la foudre de Muli zébra les roulements sombres des
nuages. Aenith se donna une bonne claque. Etait-elle une enfant pour s'effaroucher d'un orage ? Mais
son drap ...

« N'ayez pas peur, s'il vous plaît. »

Elle cria à nouveau : malgré le vent soufflant à présent comme une bête prédatrice, elle avait
parfaitement entendu ces simples mots comme s'ils avaient été murmurés contre son oreille. Aenith
recula, tremblante sous les coups cruels et mordants des bourrasques de la tempête qui se levait,
brutale et terrible. D'où que vienne cette voix, elle ne voulait plus l'entendre. Elle se rua en arrière pour
retourner vers la cour, mais elle réalisa que la tempête avait fait tomber la nuit bien trop vite. Elle n'y
voyait plus grand chose, et l'obscurité maîtresse déposait son corps sombre sur le monde. Un point
pâle, au loin - la ferme, peut-être ? La pluie tomba comme une chute d'eau, avec véhémence. Aenith
se retrouva trempée comme une soupe, et la crainte de tomber sur les loups géants dont avaient parlé
les chasseurs la poussa à pénétrer dans le moulin pour s'abriter. Elle ne pouvait courir comme une
imbécile par une telle tourmente, elle risquait de se casser quelque chose.

« Oh, Ayrh, dieu des vents, et Muli, déesse des orages, ayez pitié de moi. Faites que cette tempête ne
dure, que le vent cesse, que la pluie s'assèche bientôt ... » se mit-elle à prier, regrettant de ne pas
avoir d'encens ou de fleurs à offrir aux divinités. Devait-elle également envoyer une pensée à Ynrod,
patron des chasseurs, pour la garder des loups ? Elle y réfléchissait quand elle vit une tâche blanche
à la lumière d'un flash. C'était son drap, posé sur le sol en tas de chiffons. Elle le prit contre elle,
vérifiant qu'il n'y avait rien en-dessous, et le secoua.

Une fois, deux fois.

La troisième fois, alors que la poussière s'envolait une dernière fois, le tissu révéla des formes d'un
corps, soulignant un buste d'homme, une tête, un bras. C'était comme poser le drap sur un fantôme.
Aenith se raidit - était-ce la créature de la voix ? Un véritable défunt, revenu par l'esprit d'entre les
morts ? Elle avait peur, mais elle était là, à présent ...

« Qui êtes-vous ? » murmura-t-elle.

Chuchoter donnait moins de réalité à la scène, alors qu'au-dehors les forces de la nature tempêtaient
dans un tonnerre de fin du monde. L'homme s'était dissous comme son drap retombait au sol. Elle
regrettait de ne plus le voir, car elle le savait là, et ne pouvait le surveiller.

« Qui suis-je, ou que suis-je ? » murmura la voix contre son cou, faisant naître un frisson dans sa
nuque.

Aenith mit en branle son cerveau. Si cette créature, quelle qu'elle soit, lui voulait du mal, ce serait déjà
fait. Que voulait-elle alors ?

« Qu'êtes-vous ? » déclama t-elle docilement, se tournant derrière elle car c'était de là d'où provenait
le timbre masculin.

« Je n'ai pas de bouche, et pourtant je mords. Je n'ai pas de lèvres, et pourtant je siffle. Je sais être
glacial comme la neige, tout comme je peux être brûlant comme le désert ... »

Une énigme ? Aenith secoua la tête. Sa masse de cheveux s'était collée contre son front, ses joues, à
cause de la pluie. Elle détestait être ainsi humide ; ses mains passèrent sur le tissu de sa robe et de
son tablier, et elle répondit timidement.

« Je ne sais pas ... »

« Je suis le vent, Aenith ... »

La voix était traînante, venant de partout à la fois. Aenith secoua la tête à nouveau, les yeux
écarquillés. La peur gonflait dans sa poitrine. Cela ne se pouvait.

« Ou plutôt un servant des vents ... Mais je me suis affaibli, vos moutons ne me suffisaient plus ...
Pourtant, je reste près de chez vous, sais-tu pourquoi ? »

Il s'était à nouveau glissé sous le drap ; elle aperçu son corps au détour d'un éclair. Il s'agissait d'un
homme, sûrement, ou d'une parodie d'homme. Aenith s'en voulut de trouver sa voix agréable. Elle
était cependant transie de peur ; ainsi donc, c'était cela qui avait tué les bêtes, et non les loups ? La
jeune femme se redressa, hébétée, dans l'idée de rejoindre la ferme coûte que coûte, ou elle finirait
comme le bétail.
« Non, non ... Je ne te ferai pas de mal ... Je t'ai vu grandir, car je suis le vent, ou l'un de ses
serviteurs ... Je ne suis ni homme, ni humain, mais je t'ai aimé, Aenith, en te voyant devenir femme ...
»

Le timbre de sa voix était homme, adolescent, enfant. Toute de mélodies diverses, de carillons
enchanteurs, avec une pointe de bourrasque dans le fond. Aenith n'oubliait pas l'orage qui tonnait en
fond, nature impérieuse qui allait jusqu'à glisser sa langue de pluie jusqu'à l'ouverture du moulin.

« Cela ne se peut. Je rêve, je vais me réveiller ... »

Mais qu'en savait-elle ? Les dieux pouvaient bien avoir des serviteurs. Elle priait chaque soir depuis
qu'elle était enfant. Qui ses prières avaient-elles pu attirer ? Son regard se fit plus doux, plus serein.
Son visage se décrispa, alors que l'alarme dans son corps s'apaisait.

« Quel est ton nom ? »

« Ibdol, djinn du vent et serviteur de Ayhr » susurra-t-il, et elle vit ses traits changer sur le drap.

Le tissu épousait chacune de ses formes à présent, comme une seconde peau fidèle. Il était une outre
d'air, une créature aérienne parmi d'autres, un djinn. Elle avait entendu des choses sur eux, sur ces
serviteurs des dieux, ces créatures étranges capables de maîtriser le feu ou l'eau, mais elle n'en avait
jamais vu. Et voilà qu'un l'un d'eux l'aimait ? Oublié Barlo, les parents, la ferme. Elle n'entendait que
son jeune coeur battre de l'émoi d'un amour naissant - celui de ce djinn aux traits timides.

« Tu m'as vu grandir ? Quel âge as-tu ? » le questionna-t-elle sans réaliser qu'elle avait pris
l'ascendant sur lui dans l'interrogatoire.

« L'on ne peut dater le vent, Aenith » répondit-il sur un ton d'excuse.

Elle s'avança soudain, ses bottines foulant la terre meuble et humide, et passa sa main sur le tissu.
Oui, il y avait bel et bien quelque chose dessous, quelque chose de vide, de creux, mais bien là,
chaud et caressant comme une brise d'été.

« Un djinn et une humaine, cela se peut-il ? »

« Non. Je suis sans âge, et tu es mortelle, mais il y a d'autres façons ... »

Il ne lui disait pas tout, mais cela lui suffisait. Les flashs de l'orage devenaient plus lointains. La
tempête s'espaçait. Ce moment risquait de toucher à sa fin avant qu'elle n'ait pu en profiter. Alors, elle
se mit sur la pointe des pieds et lança un regard vers les orbites du drap. Folie que cela, il lui semblait
y discerner une lueur bleutée, ou peut-être violette.

« Puis-je ... »

« Chut. »

Elle posa ses lèvres sur le drap. C'était rêche, cela sentait la lavande, c'était comme ses couettes où
elle dormait la nuit. Mais la familiarité laissa bientôt place à autre chose. Une brise caressante vint
soulever ses cheveux, alors que son souffle se mêlait à l'orage de la passion du djinn.

Il y eut un dernier flash. Aenith sentit son souffle s'éparpiller dans le vent du djinn. Il était le vent, et
celui-là même de ses poumons. Il s'était nourri non des moutons mais de leur air. Et les loups avaient
fait le reste.

Quand la mère d'Aenith, après la tempête, se mit à la chercher, elle ne découvrit qu'un drap dans le
moulin. Et nulle trace de sa fille.
(SPOILER ALERT juste pour toi.

en vrai elle est pas morte, Ibdol l'a transformée en autre chose d'autre, pas exactement mortelle, ni
totalement djinn ... et on les reverra très bientôt 8D)

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