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“ Alaam ? Alam ?! Alaam !

Je restai malgré le cri de ma mère concentré sur le fer liquide qui ondulait en l’air, tordu et
fluide autour de mes doigts. Mes prunelles scintillaient de l’éclat argenté reconnaissable
entre tous, l’un des symbole des Magosfer, lorsque nous utilisions nos pouvoirs. Ma génitrice
s’arrêta à la périphérie de mon regard, agacée ; j’entendais son pied battre sur le plancher
mais je ne lui accordais nulle attention. Tous mes efforts pouvaient être réduits à néant si je
perdais le fil de ma concentration. Hélas, c’est en cherchant à ne pas écouter le rythme de
sa chaussure sur le bois, à ne pas la voir rouler des yeux d'un air exaspéré, à ne pas sentir
son parfum de lilas écoeurant acheté à bas prix au marché, que je perdis mon application.
D’aérien comme un courant d’air vivant aux reflets métalliques, le fer retomba au sol en un
éparpillement de petites billes qui cliquetèrent désagréablement. Le chant de l’échec.

“ Vois ce que tu m’as fait faire ! Cela ne pouvais pas attendre quelques minutes ? Maître
Salin risque de m’interroger après le dîner, et je ne- “

Mais ignorant le respect qu’elle devait aux magosfer - ou plutôt celui qu’elle me devait à moi
- ma mère m’interrompit.

“ Ton frère ... “

Les deux mots me flanquèrent une claque, et je n’écoutais plus ses paroles, dégoûté. J’étais
l’aîné d’une fratrie de trois garçons. J’avais été offert à la magiefer dès mon plus jeune âge,
dès que Maître Salin avait détecté en moi l’attrait du fer, la capacité à le distordre et à le
réduire aux états voulus. Brem, le deuxième né, avait reprit l’affaire familiale, la cordonnerie
en pleine rue de la ville qui pourtant battait de l’aile depuis l’ouverture aux pays barbares de
l’Ouest. Mais c’était le petit dernier, qui n’avait pourtant que cinq ans de moins que moi, et
trois de différence avec Brem, qui raflait tous les prix : simple archiviste à la bibliothèque
royale, ma mère n’en avait que pour lui. Son bébé, son chéri, son petit. Son Martual. Elle ne
réalisait pas la difficulté de ma caste, l’ampleur de mon travail, le pouvoir que je pouvais
acquérir une fois mes années d’études finies. Je pouvais devenir Maître à mon tour, ou
artiste à la manière des Ferrants, créateurs de bijoux que s'arrachaient les nobles, ou alors
Archifer, ces constructeurs des grandes inventions de demain ou des bâtiments sublimes de
par leur architecture élégante et raffinée. La science du métal était poussée à son
paroxysme grâce à notre caste et aux pouvoirs, ainsi qu'aux financements, que le roi
dédiaient à notre magie. Et ma mère me houspillait, flanquait littéralement deux heures
d’efforts par terre pour que j’aille aider pour je ne savais quelle tâche subalterne mon idiot de
frère.

“ Il y aura le duc de Bajilf, au dîner “ sifflais-je en quêtant une réaction, comme on lance un
appât en sachant qu'aucun poisson ne mordra. Ma mère avait toujours apprécié les ragots,
les discussions de bonne femme, et comme tout le bas peuple, elle aimait à discuter des
nobles et des grands, piaillant avec les voisines sur les coucheries, les tromperies et les
complots.

Hélas, je devais avoir hérité d’une mère que la sphère politique n’intéressait guère, ou peut-
être n'était-elle juste pas concernée par mon propre cheminement, par mon ascension
sociale vertigineuse. Ma mère ne comprenait pas cette magie, mais elle n'en avait pas peur
comme la plupart des gens. Tout cela la laissait indifférente. Elle se contenta de se taire un
instant, rêvant peut-être un instant aux richesses que je verrais ce soir, au repas de roi que
je dégusterais. Puis elle balaya tout cela de la main - j’étais son premier né, jailli de son
ventre. Si jamais je réussissais dans la vie, je devrais forcément éclabousser ma famille de
ma gloire dorée. Pourtant, je savais que jamais je ne serai aussi méritant à ses yeux que
mon frère, qu’elle disait voir s’élever à la sueur de son front. Foutaises : tous les jours
enfermé dans ces souterrains humides et poussiéreux à ranger et archiver de vieux plans de
la ville, des contes à dormir debout, à trier et recopier d’ancestraux cadastres moisis. J'avais
eu beau naître le premier, j'avais eu la chance d'être doté du don du Fer. Je n'avais pas eu à
réparer des chaussures, à tanner le cuir. Mais cela ne me dégageait pas encore de ma
famille et encore moins de ma mère qui semblait tout faire pour m'agacer : elle serait ma
tutrice tant que je ne serai pas devenu apprenti, ou compagnon comme disaient certains.
J’en avais encore pour plusieurs années - personne ne devenait compagnon avant vingt-cinq
ans, et je ne faisais qu'approcher de ma vingtaine. Mon Maître était généreux avec moi,
m’ayant pris sous son aile à l’âge où d’autres apprennent à marcher - dans les pas de leurs
parents comme au sens propre. Mais il était professeur à l’école de Magiefer, et ne pouvait
s’encombrer de moi. Et comme j’avais eu la bonne idée de naître dans la ville basse, je
n'avais pas besoin de vivre à l’internat et de payer un loyer à l'école. Je grommelai dans le
début de barbe maigrichon que je faisais pousser, pas peu fier des plaques inégales de poils
noirs qui ornaient mes joues et me faisait ressembler, sans doute aucun, à mes yeux pour un
aventurier et aux yeux de quiconque m’observait pour un adolescent sale et négligent.

Je songeais à ma tentative d’envoyer de la poudre aux yeux de ma mère : le duc de Bajilf


n’était, après tout, pas si important que cela. Je n’avais pas le niveau pour la table du roi ou
d’autres nobles aussi délicats à divertir. Mais Maître Salin appréciait mes talents, et il trouvait
à mes pouvoirs une légèreté incomparable, incroyable pour mon âge, selon ses dires. Il
n'aimait rien tant que me voir créer de subtils oiseaux de métal ou des serpents ondulant
dans les airs comme s'ils ne pesaient rien. Rasséréné par les souvenirs de ses compliments,
j’allai aider mon frère à transporter sa malle dans le salon : il avait congé pour la fête de
Brasva, et il venait faire les rituels des dieux dans sa famille, pour les cinq jours à venir. Ils
brûleraient de la sauge et de la dent-de-lait, afin de purifier la maison des possibles
malédictions et autres sorts jetés par les esprits malins ou des voisins jaloux. Ensuite
viendraient les bains d’huile de lavande et les sacrifices : oignant leurs peaux d’huile
odorante, ils verseraient le sang des bêtes dans des coupes afin de le boire, rendant
hommage à Brasva, la déesse oiseau du printemps. Ils laisseraient le magasin fermé
pendant ces jours festifs, boiraient de la bière d’orge et de houblon, dévoreraient du pain au
raisin, des boulettes de blé fourrées au fromage de chèvre, des bâtons de réglisse aux
cerise. Pas de viande, et pas de contact avec des animaux une fois l’animal choisi sacrifié et
le sang bu. Je songeais à Brem, qui vivait déjà avec sa femme dans une petite maison de la
ville basse. Il avait eu la chance de fonder une famille tôt, et de pouvoir fêter sa propre fête
de Brasva ; je m'entendais plutôt bien avec lui, même si je ne comprenais pas sa passion
pour les chaussures mais, après tout, lui-même ne s'intéressait guère la magiefer, mais au
moins il n'était pas le préféré de notre mère.

Bougon, je secouai la tête : je ne participerai pas à cet évènement en l’honneur des dieux,
pour la simple et bonne raison que les Magosfer ne croyaient qu’en une chose : la magie, et
notamment la magiefer. Le métal père, Jamais Brasva ne s’était offusquée les années
précédentes de mon absence, et j’espérais bien m’éclipser au plus tôt, impatient déjà de
quitter ma famille.

Mon frère déposa trop rapidement son côté du coffre et, déséquilibré, je me cognais contre
le bord en bois et en métal de son lit. Massant à travers mes gants ma cuisse douloureuse,
je lui jetai un regard noir, alors qu’il haussait les épaules. Nous descendîmes sans dire un
mot, et rejoignîmes nos parents et notre frère dans le grand salon. Je ne pris pas part aux
conversations qui tournaient toutes autour de Martual, de ses dernières restaurations de
cartes ou encore d'une jeune femme qu'il avait rencontré et invité plusieurs fois. Je
m’éclipsais finalement sans même prévenir quiconque. Ils ne remarqueraient de toute façon
mon absence que tardivement, et je désirais plus que tout rejoindre mon Maître et refaire
avec lui mes exercices, quitte à être de corvée de ménage dans son laboratoire. Les rues de
la ville basse étaient animées, on vendait ici ou là des confiseries aux fruits, des bols de
soupe ou des écharpes colorées, mais je ne fis attention à rien d’autre qu’à esquiver les
passants dans la foule dense. J’allais devoir monter les deux niveaux jusqu’à l’école ; je
m’étais toujours ravi devant l’architecture étrange de Lès-Palavez. Construite en forme
circulaire sur une gigantesque colline, elle possédait trois niveaux chacun délimité par de
hautes murailles percées de garnisons et de plateformes pour les montes-charges afin
d’accéder aux niveaux supérieurs : en partant du centre, le château royal, l’école de
magiefer et les magasins de luxes, les habitations des nobles et les autres établissements
fastes, nous accédions aux hauteurs de la première muraille, faite de jolies pierres blanches,
et à deux montes-charges, l’un au Nord, l’autre au Sud, permettant de descendre jusqu’au
second niveau, plusieurs kilomètres plus bas, là où régnaient les artisans, les artistes, les
auberges, et globalement la population de moyenne classe, et les murailles du deuxième
étage de la ville, construites elles en roc gris et épais, donnaient enfin sur le dernier et
troisième niveau grâce au même système de monte-charge, à l’Est et à l’Ouest. La ville
basse, la classe pauvre, les magasins sans ambition, les orphelinats, les garnisons de
fantassins trop vieux pour être envoyés aux frontières, les prisons. J’étais fasciné par
l’émotion que suscitait la ville : ses hauteurs illuminées sur les parois des murailles, qui lui
donnaient des airs de gâteau à étages où se seraient posées des lucioles. Son système de
défense lui avait permis de résister à maints sièges et attaques, car si certains étaient arrivés
à prendre la ville basse, les murailles donnaient l’avantage de la hauteur, et si les magosfer
empêchaient les monte-charges de fonctionner, impossible d’y grimper vu la hauteur. Lès-
Pavalez ne craignait que les cieux. Les balistes avaient ici ou là creusé des fissures, mais
les magosfer avaient coulé du métal vivant dans les murs. Tant qu’ils vivraient, tant que
vivrait le fer, jamais les murs ne tomberaient, comme jamais ne tomberait la ville. Tout à mes
pensées, je parvins au côté Ouest de la muraille et après m’être ébroué, je repris mes esprits
et m’approchais du poste. J’y connaissais chaque garde posté, et saluai la cinquantenaire
occupée à discuter avec un Ferrant : je ne le connaissais que de vue, et je le savais célèbre
pour ses armures de métal souple et résistant, car il savait y insuffler son pouvoir d’une
façon particulière. Il fréquentait l'école, mais peut-être était-il parti quelques temps car il
semblait revenir de voyage.

“ Toga “ fis-je, en la saluant de la tête ; la mercenaire me répondit, et après avoir glissé un


coup d’oeil au Ferrant vêtu de ses robes bleutées aux décorations métalliques propres à sa
caste et d'une sacoche de voyage légère, elle décida de me présenter.
“ Messire Léobard, voici Alam Frigjir. C’est un élève reconnu de l’école de Magiefer, son
maître est Salin deChar. “

L’homme sembla ne pas bouger, puis tourna son visage vers moi, d’une neutralité qui me mit
mal à l’aise, quand je vis ses yeux à la lueur bleue surnaturelle et ses insectes sous-cutanés,
ces bijoux luminescents à la dernière mode alimentés par la magiefer. Mais c’était un Ferrant
: un artiste, qui devait suivre les tendances, pour mieux former son art et créer les
engouements de demain. Je me surpris à rougir : il me semblait plutôt jeune, car ses traits
accusaient une petite trentaine. Son crâne était totalement rasé pour mieux y afficher les fer-
marques de son statut. Je devais avoir l’air terriblement inexpérimenté, dans mes robes
rouges sans fioritures, marquant mon passage au deuxième niveau d’étude. Je passai
nerveusement ma main sur mon ventre, comme pour y aplanir un pli, frôlant ma simple
ceinture de cuir teinté en pourpre.

“ Enchanté “ finit par prononcer Sire Léobard, en s’inclinant vaguement, créant chez moi le
réflexe d’une courbette réservée à mes supérieurs.
“ Moi de même, Ferrant Léobard “ fis-je, d’un ton à peine tremblant. Je me fis force de me
reprendre : ce n’était pas le premier Ferrant ou le premier supérieur que je rencontrai. “
Excusez-moi, je voulais juste traverser les murailles, j’ai rendez-vous avec Maître Salin “
continuais-je, confus. “ Oh, oui, bien sûr ! Suis-moi “ et alors que Toga se détournait de moi
pour suivre un chemin que je connaissais par coeur, le Ferrant se plaça à ma hauteur,
calquant ses pas aux miens.
“ Permets-moi de te suivre, élève Frigjir. J’ai également un rendez-vous à l’école.” Il répondit
à ma question silencieuse alors qu’elle me venait à peine à l’esprit. “ Toga désirait se
renseigner sur les prix de mes armures.” Mais son sourire méchamment ironique ne me
donna pas envie de rire des prix exorbitants de ses oeuvres d’arts. Bien entendu, les
Ferrants fixaient la valeur, et la plupart de leurs clients étaient de riches nobles souhaitant en
mettre plein la vue. Toga ne pourrait jamais se payer une oeuvre d’un Ferrant. Peut-être
s’était-elle autorisé, le temps de quelques minutes, à rêver de choses aussi merveilleuses
qu’une armure de plate de fer aussi souples que du cuir et aussi légère que de la soie. Peut-
être avait-elle voulu faire la conversation, le temps que le monte-charge ne descende - dans
un bruit sourd, je l’entendis au loin retomber sur sa plateforme. Je ne rétorquais rien au
Ferrant, et il n’ajouta rien. J’avais décidé que je ne l’aimerai pas pour s'être moqué de Toga.
Pourtant je savais que mes semblables étaient ainsi : notre espérance de vie était courte,
bénie par le Fer père, et la plupart aspiraient à la richesse, au pouvoir, aux luxes d’une
existence plus éphémère que les autres. Pouvais-je en vouloir à cet homme qui avait dû
passer par les mêmes épreuves que moi, de désirer bien vivre et se moquer de la pauvreté
qu’il aurait peut-être connue sans notre dieu de métal ?

Alors que Toga, nous souhaitant bonne journée, actionnait les leviers pour nous faire monter
jusqu’en haut de la muraille de la ville moyenne, je m’adossais aux rambardes de bois et de
métal, heureux d’écouter le ronronnement des rouages et du métal liquide. Nous restâmes
silencieux le temps de la montée, qui dura moins d’une heure. Le vent s’engouffrait dans nos
robes, aspirant les remugles de la ville basse et des champs alentours : épices, saleté,
effluves animales. Nous arrivâmes finalement à la deuxième muraille, et je me dépêchais de
prendre congé de Sire Léobard. “ Excusez-moi, je dois passer chercher un colis pour mon
Maître. “ Avant qu’il ne puisse répondre, je me glissais hors du fortin, sous l’oeil ébahi du
garde, Dulric Halmit, un habitué à ce poste. Il n’était pas rare que je m’arrête pour discuter
avec lui, car il était à peine plus âgé que moi et qu’il avait un grand respect pour mon
ascension, ravi de voir un pauvre de la ville basse atteindre des sommets. Il m’avait toujours
confié qu’une fois parvenu tout en haut, même si je n’étais pas le premier à m’extraire de la
boue de la basse ville, je serai acclamé par beaucoup. Voir un indigent réussir avait deux
résultats : ravir la foule, qui rêvait de faire pareil, et attiser la jalousie, car pourquoi moi et pas
eux ?

J’avais bien entendu menti pour me débarrasser de Léobard, mais pour paraître crédible, je
disparus rapidement dans les allées. Ici, la saleté se faisait plus discrète, et nul orphelin ou
miséreux ne courrait les rues. C’était sûrement ici que je me sentais le mieux - après l’école.
Car les nobles ne m’inspiraient nulle envie ni confiance. Pourtant, j'allais sûrement travailler
pour eux, si je décidai de devenir Archifer, Maître, Ferrant ou Férologue. Ce sera toujours
eux qui verseront mon salaire, qui me permettront de vivre. J’achetais à une échoppe
nomade un sac de toile contenant de petites étoiles d’anis sucré que je comptais offrir à
Maître Salin, et me laissai tenter par une large écharpe rouge où étaient brodées des lunes
dorées à différentes phases. Finalement, j’atteignis la troisième muraille, puis le centre de la
ville en hauteur. Là, je ne flânais pas : j’avais perdu assez de temps. Il faisait presque nuit
quand je pénétrai dans le bureau de Maître Salin : comme il était vide, je m’assis sur mon
siège habituel et déposais sur son pupitre les sucreries, puis retirais mes gants de mes
doigts douloureux. Là, sous la couche épaisse de laine, se camouflaient à la fois le secret le
plus gardé des Magosfer et la source des plus incroyables rumeurs. Nos mains n’étaient
jamais nues, et aucune exception n'était acceptée sans en payer un prix sanglant : même
quand nous manipulions le fer, nous nous assurions de ne montrer ni nos doigts ni nos
paumes. La raison était sous mes prunelles : gris et froids, durcis par le métal, mes doigts
n’étaient pas encore à un stade trop avancé de dégénérescence. Pourtant, je savais que
viendrait un jour où, à la manière de serres, mes doigts ne pourraient plus bouger. La
magiefer prenait nos mains, nos doigts, nos poignets, car elle vacillait dans nos veines,
remplissant nos artères de métal sanguin, et remplaçant peu à peu nos cellules. Plus nous
avions accès à une magie puissante, plus nous l’utilisions, plus vite notre vie se finirait en
une statue de métal emprisonnant notre âme. C’était là l’immortalité offerte par le père Fer.
Bien des magosfer avaient tenté de ne pas user de leur magie, mais l’issue était toujours la
même, pire encore plus le temps passait. Alors notre caste était née, avait décidé de prendre
parti de nos pouvoirs et de notre bénédiction - qui avait des allures de malédictions, quand je
voyais mes doigts gourds. Le froid les avait rendus glacials, aussi les bougeais-je afin d’y
faire parcourir mon sang encore presque vierge du fer de la magie. Je songeais avec fierté
et tristesse à la vie qui m'attendait. Une vie courte, mais baignée par la foi en notre magie.
Les laboratoires Magosfer possédaient des souterrains protégés contre les intrus, où
résidaient les êtres perdus à jamais et bénis par le Fer Père. Immobiles dans leur métal
sacré, dans diverses postures, parfois entiers, souvent morcelés, ils étaient les dépositaires
d'un passé qui rattraperait chacun d'entre nous en qui brillait l'étincelle du Fer.

“ Tiens, Alam, je ne t’attendais pas si tôt “ ironisa Salin en entrant, me surprenant dans mes
pensées. Je remis mes gants après m’être assuré que le froid en était chassé, bien que le
contact avec ma peau ressembla à celui d'un métal organique. “ Merci “ fit-il en prenant une
étoile sombre et sucrée et en me tendant le paquet ; nous prîmes quelques minutes pour
savourer son goût prononcé. “ Il paraît que tu as déjà rencontré Sire Léobard ? “ Ainsi, il était
déjà parvenu à l’école, et avait déjà réussi à parler à mon maître ? Devant mon air gêné,
mon maître éclata de rire, faisant scintiller ses dents veinées d’argent. “ Je ne l’ai pas
rencontré en personne, mais il a fait forte impression à Larne. “ Il fit jouer en l'air les doigts
de la main droite qu'il pouvait encore bouger pour les étirer : l’index, le majeur, l’auriculaire. Il
m’avait averti que son pouce allait être perdu. C’était chose faite : sous ses gants blancs, le
pouce et l’annulaire n’étaient plus que fer, moins lourds que la chair, résonnants comme du
métal, morts et condamnés. Le fer avait fait de ses veines des impasses. J’en étais attristé
pour lui, mais j’étais encore jeune : l’âge venant, je ne donnerai plus à mon corps
l’importance qu’il avait encore à mes yeux. Je me détacherai de lui, de ce qu’il représentait,
de sa symbolique humaine, pathétiquement mortelle. C’était mon destin, et nul n’y pouvait
rien. J'avais décidé d'en tirer fierté. Je repris la conversation, montant mes prunelles jusqu’au
visage souriant de mon Maître. “ Il m’a fait, à moi, une impression désagréable. “

Salin deChar haussa un sourcil gris et toussota, dissimulant difficilement son amusement. Il
reprit un confiserie et pencha la tête, faisant onduler sa masse de cheveux. Il était un des
rares magosfer que je connaissais à ne pas s'être rasé : il semblait prendre plaisir à garder
une longueur jusque mi-épaule, attachée en queue de cheval lâche. Une mèche traversa
son épaule en une boucle soyeuse. “ Allons, Alam, tu ne lui as adressé la parole qu'un
temps. Tu devineras qu'il est très respecté ici, en ayant été invité par le Grand Maître
Novtrem. “ Je crissais des dents, surpris et méfiant : le Grand Maître était le dirigeant de
l'école, mais il évoluait dans des sphères politiques très proches du roi de Lès-Palavez. Il
était l'être à détrôner pour creuser sa place, mais il était l'un des plus vieux magosfer que je
connaisse, ce qui n'était pas peu dire : il était pour ainsi dire moins qu'une moitié d'homme, à
présent, rongé par le métal sur la plupart du corps. Mais cela n'enlevait rien à son
intelligence rusée. “ Es-tu venu travailler en vue de tes examens ? “ changea t-il de sujet,
très peu subtilement. Je hochais la tête, sèchement, encore pensif quand au sujet du
Ferrant. Maître Salin claqua alors de ses mains gantées, et me lança un regard plissé. “
Travaillons, alors, si tu le veux bien. “ Je secouai doucement la tête, puis me forçais à me
concentrer, oublieux de Léobard et de ma famille.

***

“ Prends garde à toi en rentrant “ dicta Maître Salin, et il ferma la porte derrière moi. J'eus un
petit frisson devant la différence de température entre son bureau et le couloir, ou peut-être
dû aux litres de vins dont j'avais abusé. Je serrai contre ma gorge l'écharpe que j'avais
acheté au marché il y avait peu, rapprochais ma cape de mon corps, et partis dans les
ruelles sombres de la haute ville. Heureusement pour moi, même en pleine nuit, les monte-
charges étaient confiés à des gardes frais. Je me glissais dans ce chemin que je connaissais
par coeur, et ne mis finalement qu'une petite heure pour rentrer. J'aurai aimé rester aux
dortoirs ; j'avais espéré que, vu l'heure, Maître Salin me l'aurait proposé. Je montais quatre à
quatre l'escalier menant à la demeure familiale, tout à mes pensées. Les festivités en étaient
sûrement au point des feux nocturnes ; personne ne dormirait et je pourrais me glisser dans
mon lit sans que Mère vienne m'ennuyer. Le duc de Bajilf s'était révélé, au cours du dîner,
parfaitement semblable à beaucoup d'autres nobles : il aimait l'opulence, la nourriture et
l'alcool, la politique et écraser ses adversaires. Sa femme, une simple babiole joliement
décorée à agiter sous le nez des éternels célibataires qu'étaient les membres de l'école,
avait à peine ouvert la bouche. Pourtant, ces deux êtres insipides avaient réussi à enfanter
une petite créature adorable, d'environ huit ans, aussi énergique qu'insolente. La petite
Callys m'avait beaucoup fait rire avec ses remarques, au point que j'en avais oublié de
discuter avec le duc. Maître Salin devait m'en vouloir : il avait essayé maintes fois de me
tisser des relations avec des nobles de différentes sphères, mais peut-être avais-je été trop
en contact avec mes propres semblables car la noblesse m'ennuyait. Je n'étais pas attiré par
les jeux de la royauté, et je préférais largement ma situation - peut-être étais-je finalement
fait pour être professeur à l'école, tout simplement. Retirant mes bottes et ma capes à gestes
maladroits et à grand renfort de coup de pied, je m'affalais sur mon matelas, grognant sous
l'assaut d'une migraine. Trop de vin, trop de nourriture grasse, trop de sauces riches, de
gâteaux sucrés. Mon estomac allait exploser. Je fis volte-face, le regard flou posé sur le
plafond. Mes volets entrouverts laissaient passer la lumière orange, jaune, rouge d'un feu
dans le jardin - les bûchers de Brasva. Je me recroquevillai sous ma couverture de laine,
grincheux. Je ne trouvais pas sommeil, malgré mon esprit épuisé par mes exercices de la
soirée. Maître Salin m'avait fait travailler d'arrache-pied, et j'en avais encore des fourmis
dans les doigts. Au bout de plusieurs longues minutes, j'osais descendre dans notre cour
pavée, observant à quelques mètres de là le gigantesque feu dévorant les pantins de bois
aux effigies divines. Les silhouettes de mes parents et de mon frère dansaient, leurs corps
peints et nus sous la brise fraîche. Je me sentis soudain mal à l'aise, en voyant brûler une
petite poupée de paille et d'osier remplie de viande. Je ne savais plus si cela signifiait
chance ou malheur, que de brûler une poupée de forme humaine. Après m'être rhabillé et
rechaussé, je préférais aller marcher, dans l'espoir de digérer un peu et de me fatiguer plus
durement. Partout dans la ville basse, les mêmes festivités éclataient en feux tremblotants,
en danses lascives et en chants dérangeants, sans paroles. Mon esprit cartésien détestait
cet étalage de réjouissance - peut-être car mon propre dieu n'était pas du genre à être adoré
de cette façon si profondément décadente. Le Fer Père prenait ceux qui utilisaient ses dons.
Il prenait la chair, et la mémoire, et la vie. On ne brûlait pas de petites idoles pour le prier, on
n'allumait pas de cierges en son honneur - foutaises que tout cela. Mais lorsque j'avais émis
mes avis tranchés sur le sujet, mon père m'avait fait taire violemment, m'interdisant de
bafouer leurs croyances ; ce n'était pas parceque j'étais élu par la Magiefer que je devais
souiller leurs dieux.

Des éclats de voix tranchaient la nuit flamboyante de ses centaines de feux. Je tournais la
tête en voyant plusieurs personnes sortir d'une maisonnée, sous des cris stridents. Le
silence pesant qui suivit la disparition dans la ruelle gauche de trois hommes passablement
ivres et d'une femme riant à gorge déployée me fit froncer les sourcils. Bien pire furent les
pleurs - je ne pouvais m'empêcher de les entendre. Devais-je m'en mêler ? Sûrement pas.
Je n'avais pas fait trois pas qu'une voix tranchante demanda, non sans un bon reniflement, “
Tu nous as entendus ? “ Une femme était là, soutenue par le cadre de sa porte. Elle renifla
encore une fois sans douceur, la nuit me camouflant une grande partie de son visage et son
regard. “ Non, non, je ne veux pas d'ennuis, madame “ bredouillais-je, les mains devant moi
en signe de paix. Elle eut un grognement étonnant, et avança d'un pas téméraire, l'index
brandit vers moi. Peut-être était-elle ivre elle aussi. “ Pas d'ennuis ? Qu'est-ce que tu fais là
alors, gamin, tu ne fêtes pas Brasva avec ta famille ? Tu - ohhhh, je vois “ et brusquement,
elle donna une tape sur ma main gauche. Je reculai, étonné, choqué. “ T'es un de ces
Ferreux de là-haut. “ Le mépris de sa voix ne camouflait pas l'envie dévorante. Elle
s'imaginait sans doute une vie de luxe - ce qu'elle serait si j'y mettais tout mon coeur. J'eus
pitié de cette pauvre femme. Elle ne semblait pas si vieille que cela, mais la vie l'avait
amochée, comme tous ceux qui vivaient dans la ville basse, dans la pauvreté. “ Je suis un
élève, oui. “ Je voulais déguerpir, et au diable mon insomnie. “ Rien qu'un gamin, oui, oui,
aussi jeune que quand j'ai épousé mon Silas, aussi jeune, oui. “ Sa voix s'était faite triste,
alors que je sentais son haleine vineuse. Au coin de la rue passa un groupe de fêtards,
armés de torches qui firent briller les alentours, peuplant la nuit d'ombres et de lumières
féroces, donnant au visage de l'inconnue sa beauté légitime. Elle n'était pas beaucoup plus
âgée que moi, et c'est peut-être ce qui me poussa à poser une main amicale et hésitante sur
son épaule vacillante. “ Venez, rentrez, peut-être que je pourrais vous servir quelque chose
de chaud pour que vous ... “j'hésitais à finir ma phrase, mais elle ne me laissa pas la
délicatesse de choisir mes termes. " Afin que je dessoûle, gamin" finit-elle pour moi, mais
elle ne gronda pas et m'entraîna au contraire à sa suite, dans un froufrou de jupons.

Elle mit un moment à reprendre ses esprits, et j'en profitai pour observer cette maison où elle
vivait, si différente de celle de ma famille, simple, à peine fonctionnelle. Elle m'invita à
prendre avec elle un bol de soupe à l'oignons, et je ne me fis pas prier, plus pour
l'accompagner que par faim - j'avais encore de la peine à digérer le festin d'avec le duc. “
Vrai que tu rencontres de la haute, à ton école ? “ Vani, c'était son nom, regardait le feu
mourant de son petit jardin, assise sur une marche de pierre. “ Si on veut “ dis-je
prudemment, mon bol de soupe vide à la main. Je me tenais à côté d'elle, debout,
embarrassé. “ J'aurai bien aimé être spéciale, moi aussi “ soupira-t-elle puis elle n'ajouta plus
rien. Elle tira, à un moment, sur ma cape, pour me faire asseoir à côté d'elle. Nous restâmes
silencieux, et je finis par somnoler, apaisé par le craquement du feu qui se mourrait et par
son odeur de fleurs. Des aboiements me firent lever la tête : Vani, endormie, était avachie
contre moi. Je l'appuyais de l'autre côté sur sa marche - elle ronflait aussi pesamment que
son sommeil l'était, et je me levais alors que deux des hommes disparus tout à l'heure
entraient. “ Bons dieux, Silas, v'la pas que ta Vani, elle a invité elle aussi son Inconnu de
Brasva “ et il éclata de rire devant la mine sombre de son compère. Je secouais les mains
devant moi, ébahi - je n'avais jamais souhaité d'ennuis, jamais, jamais. “ Ecoutez, Vani dors,
laissez moi partir, et tout le monde oubliera ce moment gênant, s'il vous plaît, nous n'avons
rien fait de récriminant, nous avons juste discutés, elle était mal, elle avait bu “ mais mes
paroles semblaient ne rien arranger. “ T'as profité qu'elle avait bu, immonde bâtard ! “ “
Gaffe, un Ferreux ! “ tonna son ami, en désignant mes beaux gants. Je grimaçais, tout en
décidant de jouer cette carte-là. Je n'avais pas le choix. Je ne voulais pas me battre, et
encore moins me faire passer à tabac pour une chose que je n'avais pas faite. “ Laissez-moi
partir, maintenant, ou vous aurez des problèmes avec moi maintenant, et avec l'école de
MagieFer plus tard. Envie de se frotter au Fer ? “ Mon ton n'était pas aussi courageux que je
l'aurais voulu, mais les hommes s'écartèrent à contrecoeur. Alors que je déguerpissais, de
nouveaux cris résonnèrent derrière moi. J'entendis mon nom, mais je ne me retournais pas.
Je ne pouvais pas aider Vani. Pauvre femme, son mari semblait avoir la tête aussi dure
qu'un âne. Je me dépêchais de rentrer et repris ma place sur mon matelas. Je pensais à ce
qu'avait dit cet homme, Silas. L'Inconnu de Brasva - à qui l'on ouvrait sa porte, à qui l'on
offrait la meilleure nourriture, de la musique, des chants, et parfois à qui l'on ouvrait son lit,
homme ou femme. Je rougis de songer à cela - je n'avais pas été l'Inconnu de Brasva de
Vani. Mais peut-être que son mari avait ouvert à une Inconnue, et que cela avait démarré la
dispute - j'en avais l'intime conviction. Je finis par m'endormir, brisé de fatigue.

On toqua fermement à ma porte, trois coups qui résonnèrent dans le bois. J'avais un mal de
crâne grand format. Je me redressais pour aller ouvrir, mais ma mère prit les devants en
claquant la porte sans délicatesse. Elle avait les joues rougies, et l'air pétillant comme quand
elle faisait la chasse aux ragots avec les voisines autour d'une tasse d'infusion. Elle avait un
paquet sous le bras, un tout petit paquet grossier, avec une fleur cousue dans un noeud vert.
" Une femme est passée ici, en demandant si j'étais bien la mère d'un certain élève du Fer
nommé Alam. Quand j'ai dis oui, elle m'a fourré ça dans la main, m'a demandé de te le
donner et est partie. Une jolie femme, avec une robe verte et une fleur blanche dans ses
cheveux châtains. Bien jolie, oui. " Ma mère était absolument mauvaise pour réprimer ses
sous-entendus. Tout en prenant le paquet avec curiosité, je secouai la tête pour éviter tout
quiproquo. " Ce n'est rien. Je lui ai ... Disons rendu service, cette nuit. Je crois. " Etait-ce
vraiment un service ? Après tout, son mari avait pu être violent ... Mais ma mère n'avait pas
parlé de bleu ou de coups visibles ... "Je te laisse ouvrir ton présent " gloussa ma mère en
refermant la porte. J'eus un soupir - elle ne s'intéressait pas à moi, mais si un tant soit peu
j'avais une aventure avec une femme, elle serait la première à vouloir tout savoir pour mieux
être la première à raconter l'aventure de son ferreux de fils avec une demoiselle. Si elle
apprenait que Vani était mariée, cela ferait les gorges chaudes. Je ne devais pas laisser cela
se répandre, ou Vani en subirait les conséquences. Une femme adultère, ce n'était pas rare,
mais mieux valait qu'elle ne soit pas souillée par les racontars.

Le paquet contenait un très joli mouchoir brodé. Je ne sais quand, elle avait réussi à y mettre
mon nom, et des dessins de fleurs. Le tissu était de qualité plutôt grossière. Mais le geste
était tendre, et je restais là, devant le mouchoir qui portait encore l'odeur de son parfum
fleuri. Je l'imaginais passant son temps de la matinée - il était presque l'heure du déjeuner -
à broder ces motifs, pour me remercier. Cela ne s'était sûrement pas mal fini, alors. Je pliais
délicatement le présent et le rangeais dans un tiroir fermant à clé. Il serait à l'abri, ici. Hors
de question que je m'en serve, je risquais de l'abîmer. J'avais cours cet après-midi, mais il
me reste une heure ou deux devant moi. Serait-ce sérieux que d'aller la remercier ? J'avais
pensé qu'elle devait tenir la boutique de fleurs à côté de chez elle, ce qui expliquerait son
odeur de fleurs fraîches. Je décidai d'aller déjeuner en route, et d'aller la saluer rapidement.
Uniquement pour voir si elle allait bien, pour vérifier que son mari ne l'avait pas battue. Ce
n'était pas comme si j'avais envie de la voir. Et pourtant, alors que j'allais acheter de quoi
manger et pour elle un sac de confiseries à la violette tout en rêvassant, c'est une odeur
fleurie qui semblait me suivre.

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