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Liliane écarquilla les yeux. Avait-elle bien compris ? Liavus était un elfe.

Elle comprenait
à présent pourquoi il avait parlé de peuple, après lui avoir dit qu'elle était vieille. Cela
l'avait interloqué, mais elle avait vite fait l'impasse. La façon dont les jeunes parlaient
pouvait lui être très obscure. Et pourtant ... Elle regardait avec émerveillement les
oreilles pointues, les yeux perçants, le sourire moqueur. De toute évidence, sa surprise
amusait l'elfe. Cet aspect malicieux fit réagir Liliane ; elle reprit son sérieux, inspirant
profondément pour calmer son ardeur.

- Tu es un elfe.

- Hm hm.

- Et tu es venu dans le monde des humains parce que le Petit Peuple est en danger.

- Hm hm.

- Et tu es devenu grand parce que ...

- C'est ce que fait ton monde : il nous grandit, nous transforme en version de vous, mais
nul ne peut cacher les yeux et les oreilles. Même l'illusion entre les mondes.

- En réalité ...

- Je fais à peine plus de dix centimètres. La plupart des membres du Petit Peuple sont de
cette envergure.

- Et le Petit Peuple a besoin d'un humain. Parce que l'un de vos Empereurs est revenu à
la vie ?

- Il s'est réveillé. Margnor, l'Empereur Maléfique. Il a prit le pouvoir il y a longtemps, et il


était une menace pour la paix et la vie des elfes, des lutins, des korrigans ...

Liliane tira une chaise à elle et s'y assit lourdement. C'était un véritable coup de massue.
Elle avait du mal à y croire, mais elle avait une preuve vivante devant elle : une espèce
d'elfe aux allures d'adolescent, aux oreilles pointues, aux dents pointues, aux cheveux
sombres, en train de dévorer une deuxième tartine. Liliane se redressa, se servit une
tasse de thé. Il était tard, onze heures passées, mais elle était certaine de ne pas dormir
cette nuit. Quoi qu'il se passe, elle n'aurait pas sommeil ; un peu de thé ne lui ferait pas
de mal. Elle but une gorgée, pensivement, avant de reprendre son interrogatoire - qu'elle
jugeait d'ailleurs innocent et, somme toute, naturel, étant donné la situation.

- Pourquoi as-tu besoin d'un humain ? Le Petit Peuple est réputé pour être malicieux,
capable de sortilèges et de ruse.

- C'est ce que nous ont dit les Anciennes. C'est notre conseil à nous, si tu veux, elles
décident de tout le fatras politique, les décisions pour le peuple ... Ce serait trop long de
tout t'expliquer, dit-il en agitant une main négligemment comme s'il parlait de la pluie et
du beau temps.
- Donc on t'as envoyé pour me chercher ?

- Pas toi en particulier. Un humain. Quelqu'un qui aurait le coeur pur. Le coeur innocent.
Le problème étant que je ne suis tombé sur personne qui me semble pur ou innocent,
depuis que je suis sorti de Brokélia.

- Brokélia ? Tu veux parler de Brocéliande ?

- Ca doit être le nom que vous lui donnez, vous les humains. En attendant, je me dépêche
de finir et je repars. Il me faut trouver cet humain.

Liliane se figea. Une idée folle la traversa, et elle murmura :

- Tu l'as trouvé.

- Toi ? Mais tu es ... vieille, fit-il sans délicatesse.

- Oui, je sais, commença t-elle d'un ton attristé. Mais mon coeur est pur. Je n'ai jamais
cessé de vous donner du lait, du miel. Ma grand-mère croyait en votre Peuple. Nous
allions si souvent dans la forêt, pour vous chercher, vous parler. J'ai souvent cru voir
quelques uns des vô tres, entre des bourgeons de fleurs, ou cachés sous la mousse d'un
rocher.

- Hmmm.

Liliane avait le regard rivé aux yeux bleu foncé de Liavus. L'elfe trifouillait sa chevelure,
la lissait puis l'ébouriffait ; il finit par prendre une décision, comme à contrecœur, en
faisant la moue.

- Bah, tu en vaux bien un autre, je suppose. Et puis, tu m'as offert à manger, et cela
signifie beaucoup pour les elfes. Bien. Es-tu prête ?

- Pardon ? Maintenant ?

- Bien sû r. Pourquoi attendre ?

- Je ...

Liliane ne savait pas si elle était prête. Devait-elle prendre des vêtements de rechange ?
Devait-elle avertir son facteur ? Au moins, songea t-elle avec ironie, sa famille ne
s'inquiéterait pas si elle disparaissait au Royaume Féérique. Elle hocha la tête, décidée et
volontaire. C'était une occasion en or, elle ne voulait pas la gâ cher de peur d'attraper un
rhume ou de ne pas avoir choisi le bon gilet.

- D'accord.
En quelques minutes, ils furent dehors. Le vent avait cessé, mais il avait laissé une
humidité sournoise dans l'air. Liliane frissonnait, marchant courageusement derrière
Liavus. Il avait une foulée ample, presque nonchalante, et il sautillait parfois. La vieille
dame avait caché ses mains ridées dans les poches de son gilet. Elle portait une robe
ample, des bas, ses chaussons, un gilet de laine grise ; elle avait eu le bon soin de prendre
une écharpe au passage, et ce n'était pas de refus. Elle avait prit le temps également de
tout fermer chez elle ; en partir avec la pensée qu'elle allait atterrir au Royaume
Féérique avait quelque chose d'absurde et d'étrangement stimulant. Elle n'avait pas
vécu d'aventures depuis son enfance, quand elle courait dans les bois, s'imaginant amie
avec la faune surnaturelle entre les feuilles et les fleurs.

Elle n'aurait su dire combien de temps ils marchèrent. Ils se retrouvèrent dans la forêt, à
faire crisser les feuilles d'automne sous leurs pas, dans une odeur d'humus
étourdissante. Finalement, Liavus s'arrêta devant un arbre qui n'avait, aux yeux de
Liliane, rien de différent des autres autour. Les bruits des animaux des bois les
entouraient : une chouette hulula, toute proche, tandis que le vent agitait les feuilles au
départ précipité de rongeurs dérangés par leur venue.

- C'est celui-là . Bien. Suis-moi.

- Où donc ? demanda la vieille dame, fronçant ses sourcils blancs.

Liavus émit un petit bruit, et se mettant à quatre patte, se glissa entre les imposantes
racines de l'arbre. Elles formaient comme des anneaux au-dessus du sol, semblables à
des corps de serpents. Liliane frémit ; la lumière était chiche, presque absente, et elle n'y
voyait pas grand chose. Elle n'avait pas pensé à prendre de lampe torche. Elle n'avait
jamais eu peur des bois, petite, allait-elle commencer maintenant ?

- Allez, suis-moi ! On va prendre le Réseau du Feuillage.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda t-elle, en se mettant difficilement à genoux.

Elle s'écorcha une main sur une racine à l'écorce dure, puis elle se pencha et suivit
Liavus entre les racines. Il y faisait sombre comme dans un four, et les odeurs de terre et
de feuilles y étaient encore plus fortes, au point que Liliane avait l'impression de mâ cher
du terreau ou d'avoir deux mottes d'humus dans les narines. Elle avançait à l'aveuglette,
elle n'entendait plus Liavus, ne voyait rien. Elle avait une étrange confiance en cet elfe,
sans qu'elle puisse se l'expliquer. Peut-être la dernière folie d'une vieille dame, songea t-
elle, avant de sentir que le tunnel de racines, autour d'elle, laissait place à un espace
dégagé.

- Attends ... Voilà ! s'écria Liavus, et la lumière fû t.

De délicates petites fleurs en forme de clochettes s'allumèrent, comme des branches de


muguet luminescent, laissant au regard de Liliane l'occasion de découvrir où elle était :
une énorme place ronde, toute de bois, comme si elle avait pénétré dans le tronc d'arbre
et qu'il eu fait plusieurs maisons de taille. C'était gigantesque, et les lumières rendaient
l'endroit plus féérique encore, avec les fleurs colorées, le lierre serpentant sur les murs
végétaux.
- Nous sommes sur la place principale du Réseau du Feuillage. Tous les arbres sont
connectés - enfin, tous les arbres féériques. C'est comme vos routes humaines. Et c'est
bien plus facile de circuler ainsi. Allons, dirigeons-nous vers Brokélia. Tu vas découvrir
notre capitale, Rilfendre. C'est là où la plupart des elfes, des lutins, des fées vivent à
présent ; la plupart des autres villes ont été désertées. Il ne reste plus beaucoup de
membres du Petit Peuple.

- Pourquoi ? demanda t-elle alors qu'ils se remettaient en route, le long d'un autre tunnel
éclairé de jolies fleurs lumineuses.

- Vous prenez toute la place, vous les humains, grogna Liavus. Vous abbattez les forêts,
les arbres. Nous n'avons plus nul part où habiter. Et puis alors, les renards, les hiboux,
les chouettes, les chats errants peuvent nous attraper et nous manger.

- Quelle horreur !

- C'est la vie - nous sommes leur gibier, nous faisons partie de la chaîne alimentaire, dans
un certain sens. Leur nourriture habituelle disparait elle aussi, avec les arbres. Mais il a
toujours été difficile de nous attraper, dit-il avec suffisance, fier de l'habileté de son
peuple.

- Comment les animaux peuvent-ils vous voir, quand nous ne vous voyons pas ? Et puis,
quand vous êtes dans le monde humain, est-ce que vous ne prenez pas une apparence
humaine ?

- Nos deux mondes sont mêlés, mais c'est comme si vous regardiez à travers une glace
sale. Ce que vous voyez est flou, distordu. Nous sommes là , mais vous ne discernez rien.
Les animaux n'ont pas ce problème. Et puis, à Brokélia, n'importe qui pourrait voir les
elfes, s'il s'en donnait la peine. Là -bas, c'est l'univers féérique qui prime.

- Là -bas, pas de glace sale ?

- Hélas, c'était vrai il y avait longtemps. Maintenant, même là -bas, vous êtes aveugle aux
fées. Je ne sais pas comment vous faites. Nos deux mondes n'y sont qu'un, nous n'avons
pas besoin de prendre forme humaine, ni vous de prendre forme féérique, nous
pourrions vous rencontrer, vous parler, mais ...

Il haussa les épaules, fataliste.

- Les enfants, parfois, nous voient. Ils nous discernent, même sous notre apparence
humaine, même quand nous cachons nos oreilles, nos yeux. Ils le sentent. Mais nous ne
venons presque plus dans le monde humain. Trop dangereux.

- Mais votre monde aussi est dangereux, surtout maintenant, avec votre Empereur
maléfique éveillé.
- Ne me le fais pas dire ! J'espère seulement que les répercussions n'atteindront pas
votre monde.

Liavus accéléra le pas, se taisant soudain. Il avait l'air ému. Liliane suivit son geste, et
retint un petit bruit ravi. Le tunnel s'évasait pour laisser place à de petits arbres délicats,
aux fleurs roses et violettes doucement éclairées par d'autres végétaux luminescents. Et
quand Liavus sépara l'épais rideaux de branches fleuries d'une espèce de saule, qui
bouchait la sortie du tunnel, elle put apercevoir Rilfendre, la cité capitale du Petit Peuple.
C'était une ville crée dans la forêt, en harmonie avec elle, toute de végétaux colorés, de
rochers moussus, de délicats ouvrages dans des matières qui lui étaient inconnues. Les
maisons ressemblaient à celles humaines, parfois construite dans des souches, parfois
en pierres taillées. C'était incroyable. La ville s'étendait loin, avec de petites ruelles
comme des sentiers de terre. Il y avait des lampadaires, sortes de branches soutenant un
gros globe fleuri dont émanait une lumière bigarrée.

- Bienvenue à Rilfendre. Tu as traversé les Portes du Royaume ... J'ai oublié de te


demander ton nom, se souvint-il alors, son petit faciès crispé.

- Liliane, murmura t-elle, encore trop abasourdie par la vue pour remarquer que quelque
chose clochait.

- Je vais prévenir le Conseil que nous sommes arrivés. Souhaites-tu une goutte de lait au
miel ? Tu dois avoir soif. Nous avons beaucoup marché, mine de rien.

Etrange, songea Liliane, je n'ai pas mal aux pieds, ni au dos. Et je n'ai plus froid. A présent
qu'elle inventoriait tout les endroits où elle n'avait pas mal, elle remarquait que quelque
chose n'était pas normal. Ses articulations ne protestaient pas de sa longue marche, ses
genoux ne lui semblaient plus gonflés. Elle redressa le regard sur Liavus, et comprit
enfin : ils faisaient presque la même taille, dans ce décor minuscule. Car c'était bien un
tout petit village, et les arbres alentours étaient des géants boisés. Liliane émit un petit
cri, et baissa les yeux sur ses mains ; la peau y était pâ le, un peu rosée, sans rides ni
tâ ches de vieillesse. Elle palpa son visage lisse, observa son corps jeune avec un
ébahissement grandissant. Liavus se tourna soudain vers elle ; son visage avait aussi
changé un peu, devenu plus félin, plus elfique, en un sens, sans qu'elle sache déterminer
comment.

- Ha oui. Je te l'ai dis, que tu allais prendre une apparence elfique. Il faut croire que ça t'a
redonné ta jeunesse aussi.

Liliane sentit l'émotion l'étreindre. Jeune, à nouveau ! Elle palpa ses oreilles : rondes,
comme une humaine. Liavus lui avait dit : yeux et oreilles ne peuvent être camouflés,
que ce soit dans un monde ou dans l'autre, et même à Brokélia. Elle sauta sur place,
laissant éclater sa joie, alors que Liavus l'observait, perplexe, en demandant :

- Et du coup, pour le lait au miel ?

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