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ECRIRE ENSEMBLE

CP-CE-CM
TEXTES SUR LE CORPS
A lire, à offrir et à entendre…sans modération !

2023-2024
GROUPE DEPARTEMENTAL MAITRISE DE LA LANGUE DES HAUTS DE SEINE
Twitter : @GDMDL92
http://www.pedagogie92.ac-versailles.fr/category/maitrise-de-la-langue/
Gruffalo

Une petite souris se promène dans un bois très sombre. Un renard l'aperçoit de son terrier et la trouve
bien appétissante

- Où vas-tu, jolie petite souris ? Viens, je t'invite à déjeuner dans mon humble demeure.

- Merci infiniment, monsieur le Renard, mais je ne peux accepter. J'ai rendez-vous avec un gruffalo

- Un gruffalo ? C'est quoi un gruffalo ?

- Comment, vous ne connaissez pas le gruffalo ! Il a des crocs impressionnants et des griffes acérées,
ses dents sont plus coupantes que celles d'un requin.

- Où avez-vous rendez-vous ?

- Ici, près des rochers. Et son plat préféré, c'est le renard à la cocotte.

- Le renard à la cocotte, vraiment ? Bon, eh bien, salut p'tite souris, dit le renard en hâte. Et il se sauve.

- Pauvre vieux renard, il ne sait donc pas que le gruffalo n'existe pas !

La petite souris continue sa promenade dans le bois très sombre. Un hibou l'aperçoit du haut de son
arbre et la trouve bien appétissante.

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- Où vas-tu, jolie petite souris ? Viens, je t'invite à prendre le thé dans mon nid !

- Merci infiniment, monsieur le Hibou, mais je ne peux accepter. J'ai rendez-vous avec un gruffalo.

- Un gruffalo ? C'est quoi un gruffalo ?

- Comment, vous ne connaissez pas le gruffalo ! Ses genoux ont des bosses, ses orteils sont tout
crochus, son nez porte une affreuse verrue !

- Où avez-vous rendez-vous ?

- Ici, près de l'eau. Et son plat préféré, c'est le hibou au sirop.

- Le hibou au sirop ? Excusez-moi mais je dois partir. Salut, p'tite souris, dit le hibou précipitamment.
Et il s’envole.

- Pauvre vieux hibou, il ne sait donc pas que le gruffalo n’existe pas !

La petite souris continue sa promenade dans le bois très sombre. Un serpent l'aperçoit et la trouve
bien appétissante. - Où vas-tu, jolie petite souris ?

Viens, je t'invite à une fête dans mes appartements !

- Merci infiniment, monsieur le Serpent, mais je ne peux accepter. J'ai rendez-vous avec un gruffalo.

- Un gruffalo ? C'est quoi un gruffalo ?

- Comment, vous ne connaissez pas le gruffalo ! Ses yeux sont orange, sa langue est toute noire, son
dos est couvert d'affreux piquants violets !

2
- Où avez-vous rendez-vous ?

- Ici, sur la rive. Et son plat préféré, c'est le serpent aux olives.

- Le serpent aux olives ? Oh ! Mais j'y pense, je suis attendu.

Salut, p'tite souris, siffle le serpent avec empressement.

Et il s'enfuit..

- Pauvre vieux serpent, il ne sait donc pas que le gruffalo n'existe pas !

….Oh ? Quel est ce monstre avec ses crocs impressionnants, ses griffes acérées, ses dents plus
coupantes que celles d'un requin ?

Ses genoux ont des bosses, ses orteils sont tout crochus, son nez porte une affreuse verrue, ses yeux
sont orange et sa langue toute noire, son dos est couvert d'affreux piquants violets.

- Au secours ! A l'aide ! C’est un gruffalo !

[…]

Le Gruffalo, Julia Donaldson et Axel Scheffler. Gallimard

3
Les Jambes de Bois

Quand on perd une jambe à la guerre


On en met une autre en bois
Car il paraît qu’on a beau faire
Les jambes ne repoussent pas.
Mais peut-on me dire pourquoi
Il ne pousse pas de feuilles sur les jambes de bois ?
Des feuilles toutes vertes
Avec des tas d’insectes,
Des feuilles toutes belles
Où les papillons viendraient réparer leurs ailes…
Le soleil voudrait se mettre de la partie
Il pourrait y grimper des fruits,
Et ça serait tout de même chic
D’avoir sur soi des poires
Qu’on prendrait sans histoires
Des pommes et des prunes et des petits pois chiches !
Si tous les hommes avaient une jambe de bois
Qu’on arroserait bien les jours qu’il ne pleut pas
Cà f’rait une forêt qui n’en finirait pas.

René de Obaldia

4
Le monstre du tableau

La cloche sonne. Bonjour maîtresse disent les enfants.

Bonjour les enfants, répond la maîtresse.

Vous êtes prêts pour la première leçon de l’année ?

La maîtresse s'approche du tableau noir. Elle entrouvre l'un des côtés.

Hiiiiiii ! crie Julie au premier rang. Elle disparaît sous son bureau.

A l'intérieur du tableau noir, elle vient de voir …

Haaaaa ! crient Thomas et Anne.

Ils courent se cacher dans l'armoire.

A l'intérieur du tableau noir, ils viennent de voir …

- Mais que se passe-t-il ? demande la maîtresse.

- Là ! Une patte poilue ! crie Julie en montrant du doigt le haut du tableau.

- Il va nous dévorer ! hurle Mathilde debout sur sa chaise.

- Je vois ses dents pointues ! dit Antoine en tremblant.

- Il a de gros yeux rouges, des oreilles géantes, des piquants sur la tête … et il est énorme ! gémit
Laura, cachée derrière son cartable.

- Mais qui ça ? demande la maîtresse.

- LE MONSTRE DU TABLEAU ! crient les enfants.

La maîtresse s'avance sans bruit au milieu de la classe.

Elle pose le doigt sur la bouche et fais signe de se taire.

- Ce monstre, je le connais, chuchote-t-elle.

Il profite des vacances pour s'installer dans le tableau...

[…]

Le monstre du tableau, Claire Le Grand et Méli Marlo. Milan

5
Mademoiselle Legourdin

Mademoiselle Legourdin était une espèce de monstre femelle d'aspect


redoutable. Elle avait en effet accompli dans sa jeunesse, des performances en
athlétisme et sa musculature était impressionnante.

Il suffisait de regarder son cou de taureau, ses épaules massives, ses bras
musculeux, ses poignets noueux1, ses jambes puissantes pour l'imaginer
capable de tordre des barres de fer ou de déchirer en deux un annuaire téléphonique. Pas la moindre
trace de beauté sur son visage qui était loin d’être une source de joie éternelle. Elle avait un menton
agressif, une bouche cruelle et des petits yeux arrogants. Quant à ses vêtements, ils étaient pour le
moins singuliers2. Elle portait en permanence une blouse marron boutonnée, serrée à la taille par une
large ceinture de cuir ornée d'une énorme boucle d'argent. Les cuisses massives émergeant de la
blouse étaient moulées par une espèce de culotte extravagante taillée dans une étoffe vert bouteille.
Cette culotte s'arrêtait juste au-dessous du genou, ses bords affleurant3 le haut de bas grossiers à
revers qui soulignaient à la perfection ses mollets de colosse. Aux pieds, elle portait de gros mocassins
mous à talons plats et à la languette pendante. Bref, elle évoquait beaucoup plus une dresseuse de
molosses4 sanguinaires que la directrice d’une paisible école primaire.

Roald Dahl. traduit par É. Gaspar, « Mathilda » © Gallimard.

1. noueux : qui présentent des nœuds déformés.


2. singuliers : étranges, bizarres
3. affleurant : touchant
4. un molosse : un gros chien de garde

6
Esméralda,
Extrait de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo

Dans un vaste espace laissé libre entre la foule et le feu, une jeune fille
dansait.

Si cette jeune fille était un être humain, ou une fée, ou un ange, c’est ce que
Gringoire, tout philosophe sceptique1, tout poète ironique qu’il était, ne put
décider dans le premier moment tant il fut fasciné par cette éblouissante
vision.

Elle n’était pas grande mais elle le semblait tant sa fine taille s’élançait
hardiment. Elle était brune, mais on devinait que le jour sa peau devait avoir
ce beau reflet doré des Andalouses et des Romaines. Son petit pied aussi était andalou car il était tout
ensemble à l’étroit et à l’aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait
sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous ses pieds ; et chaque fois qu’en tournoyant sa
rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un éclair. Autour d’elle tous
les regards étaient fixes, toutes les bouches ouvertes, et, en effet, tandis qu’elle dansait ainsi, au
bourdonnement du tambour de basque que ses deux bras ronds et purs élevaient au-dessus de sa tête,
mince, frêle et vive comme une guêpe, avec son corsage d’or sans pli, sa robe bariolée qui se gonflait
avec ses épaules nues, ses jambes fines que sa jupe découvrait par moments, ses cheveux noirs, ses
yeux de flamme, c’était une surnaturelle créature.

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831), Livre II, chapitre III.

7
La douche
extrait de Rue des pâquerettes de Medhi Charef1

J’aimerais aller tous les soirs à la douche municipale. Quand je le lui demande,
ma mère me donne les sous. Elle ne peut pas me les avancer tous les jours,
c’est un coût. Mon sac avec le change propre sur le dos, je vais à pied jusqu’au
centre-ville pour économiser l’autobus. Dès que je pousse la lourde porte, une
chaude vapeur mêlant des parfums de savon et de shampooing me pénètre. Je
suis dans un film. Je m’assois sur le banc du couloir, l’eau coule à flots dans les
cabines closes : des filets d’eau chaude, très chaude, jaillissent des paumes de
douche piquées aux murs. Je l’imagine coulant sur mon visage levé vers elle,
cette eau qui m’emplit la bouche…

_ Jeune homme !

À chaque fois, la dame de la caisse me réveille. Elle est toujours à ramasser les sacs plastiques, les
emballages de savonnettes, les serviettes que les clients laissent dans les cabines. Je lui tends mes
deux pièces. Elle ne me propose plus ses petits berlingots de shampooing ni ses plates savonnettes de
Marseille.

_ Maman a mis dans mon sac tout ce qu’il me faut […].

J’entre dans la cabine . Je crierais presque de joie. Je fais couler longuement l’eau sur le sol, je nettoie,
je ne veux pas de l’odeur de celui qui m’a précédé. Puis, doucement, je m’assois. C’est les jambes
croisées que j’accueille les premiers jets d’eau…Je frisonne, mon corps tremble, je ris, je vais fermer
les yeux, je vais rêver longtemps. L’eau chaude dégoulinante, coulante, baignant tout mon corps…Je la
laisse pénétrer ma première peau, elle arrache ce que ma mère appelle la couche de crasse, la
poussière que la sueur a collée, je n’aurai plus qu’à l’essuyer avec le gant. Je suis bien.

_ T’endors pas, mon gars ! di la caissière en cognant du poing sur ma porte.

On se sent surveillé, on s’en fiche, on laisse couler. Le jet d’eau me caresse le dos, les jambes, je
m’allonge sur le flanc, m’écrase sur le ventre…Le temps passe…Je ne me suis pas encore frotté à la
pierre ponce que ma mère a ramenée du pays.

_ Tu ne l’oublies pas !

_ Non maman, c’est celle que ta mère t’a offerte à ton mariage, je sais !

J’ai passé deux fois mes cheveux et mon corps au savon, j’ai coupé mes ongles de pieds et de mains….
L’eau chaude, sans que j’aie à la soulever dans un seau, sans que j’attende qu’elle frémisse sur le poêle,
coule. Elle me caresse, me chatouille.

Je me prends pour un homme.

1 Un récit d’adulte pour les adultes sur l’exil à travers l’enfance de Medhi Charef. 1962, un hiver terrible enserre les bidonvilles

de Nanterre. La Seine est gelée…. A l’école des pâquerettes, un 10 ans, algérien, tout juste déraciné, tente de vivre dans ce
nouvel environnement…Les livres, le cinéma de quartier et le pouvoir des mots l’y aideront… Plusieurs passages de ce récit
pour adulte peuvent être lus aux élèves, le récit de la douche est un de ces passages.

8
Pinocchio
Arrivé chez lui, Geppetto prit sans attendre ses outils et se mit à tailler le
morceau de bois afin de confectionner sa marionnette. – Quel nom lui donner ?
– se demanda-t-il.

Je l’appellerai bien Pinocchio. Ce nom lui portera bonheur. J’ai connu une famille
entière de Pinocchio. Le père, la mère, les enfants, tous se la coulaient douce. Et
le plus aisé d’entre eux se contentait de mendier.

Ayant trouvé le nom de sa marionnette, il se mit à travailler sérieusement. Il


commença par sculpter la chevelure, puis le front et les yeux. Les yeux terminés,
imaginez son étonnement quand il s’aperçut qu’ils bougeaient et le regardaient
avec impudence. Ces deux yeux qui le fixaient énervèrent Geppetto. Il dit d’un ton irrité : – Gros yeux
du bois, pourquoi me regardez-vous ainsi ?

Pas de réponse. Alors il fit le nez, mais le nez à peine fini commença à grandir.

Il grandit, grandit, grandit tellement qu’il devint, en quelques minutes, un nez d’une longueur
incroyable.

Le pauvre Geppetto avait beau s’éreinter à le retailler, plus il le retaillait pour le raccourcir, plus ce nez
impertinent s’allongeait.

Après le nez, il sculpta la bouche. Mais la bouche n’était même pas terminée qu’elle commença à rire
et à se moquer de lui. – Arrête de rire ! – dit Geppetto, vexé. Mais ce fut comme s’il parlait à un mur.
– Arrête, je te répète ! – hurla-t-il d’une voix menaçante.

Alors la bouche cessa de rire mais lui tira la langue. Geppetto, pour ne pas rater son ouvrage, fit
semblant de ne rien voir et continua à travailler.

Après la bouche, ce fut au tour du menton puis du cou, du ventre, des bras et des mains. Les mains
achevées, Geppetto sentit qu’on lui enlevait sa perruque. Il leva la tête et que vit-il ?

Sa perruque jaune dans les mains de la marionnette ! – Pinocchio !... Rends-moi tout de suite ma
perruque ! Mais au lieu de la lui rendre, Pinocchio la mit sur sa tête. La perruque lui mangeait la moitié
du visage. Ces manières insolentes avaient rendu triste Geppetto, comme jamais il ne l’avait été de
toute sa vie.

Il se tourna vers Pinocchio et lui dit : – Bougre de gamin ! Tu n’es même pas fini que tu manques déjà
de respect à ton père ! C’est mal, mon garçon, c’est mal ! Et il sécha une larme...

Restaient cependant à fabriquer les jambes et les pieds. Quand Geppetto eut fini, il reçut un coup de
pied en plein sur le nez. – C’est de ma faute – se dit-il alors. J’aurais dû y penser avant.

Maintenant c’est trop tard. Après quoi, il empoigna la marionnette sous les bras et la posa sur le sol
de la pièce pour la faire marcher.

Pinocchio, D’après Carlo Collodi Écrit et mis en scène par Joël Pommerat
Pour aller plus loin au cycle 3 - PIÈCE [DÉ]MONTÉE

9
Alice au pays des merveilles
Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit couloir guère plus
grand qu’un trou à rat ; s’étant agenouillée, elle aperçut au bout du couloir
le jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir
de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu des parterres de
fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait
même pas faire passer sa tête par l’entrée ; « et même si ma tête pouvait
passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose à
cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même
comme une longue-vue ! Je crois que j’y arriverais si je savais seulement
comment m’y prendre pour commencer. »

Car, voyez-vous, il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu
de choses étaient vraiment impossibles. Il semblait inutile de rester à attendre près de la petite
porte ; c’est pourquoi Alice revint vers la table, en espérant presque y trouver une autre clé, ou, du
moins, un livre contenant une recette pour faire rentrer les gens en eux-mêmes, comme des longues-
vues. Cette fois, elle y vit un petit flacon (« il n’y était sûrement pas tout à l’heure, dit-elle »,) portant
autour du goulot une étiquette de papier sur laquelle étaient magnifiquement imprimés en grosses
lettres ces deux mots : « BOIS MOI ». C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre prudente petite
Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir. « Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir s’il y
a le mot : poison ; » car elle avait lu plusieurs petites histoires charmantes où il était question d’enfants
brûlés, ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs autres mésaventures, tout cela
uniquement parce qu’ils avaient refusé de se rappeler les simples règles de conduite que leurs amis
leur avaient enseignées : par exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si vous le tenez
trop longtemps, ou que, si vous vous faites au doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre
doigt, d’ordinaire, se met à saigner ; et Alice n’avait jamais oublié que si l’on boit une bonne partie du
contenu d’une bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque presque jamais, tôt ou tard, de
vous causer des ennuis. Cependant, ce flacon ne portant décidément pas l’étiquette : « poison », Alice
se hasarda à en goûter le contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela rappelait à la fois la
tarte aux cerises, la crème renversée, l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes bien
beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la dernière goutte. « Quelle sensation bizarre ! dit Alice.
Je dois être en train de rentrer en moi-même, comme une longue-vue ! »

Et c’était bien exact : elle ne mesurait plus que vingt-cinq centimètres. Son visage s’éclaira à l’idée
qu’elle avait maintenant exactement la taille qu’il fallait pour franchir la petite porte et pénétrer dans
l’adorable jardin. Néanmoins elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait diminuer
encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ; « car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je
pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je me demande à quoi je
ressemblerais. » Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la
bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille.
Au bout d’un moment, comme rien de nouveau ne s’était produit, elle décida d’aller immédiatement
dans le jardin. Hélas ! pauvre Alice ! dès qu’elle fut arrivée à la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié
la petite clé d’or, et, quand elle revint à la table pour s’en saisir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible

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de l’atteindre, quoiqu’elle pût la voir très nettement à travers le verre. Elle essaya tant qu’elle put
d’escalader un des pieds de la table, mais il était trop glissant ; aussi, après s’être épuisée en efforts
inutiles, la pauvre petite s’assit et fondit en larmes. « Allons ! cela ne sert à rien de pleurer comme cela
! » se dit-elle d’un ton sévère. « Je te conseille de t’arrêter à l’instant ! » Elle avait coutume de se
donner de très bons conseils (quoiqu’elle ne les suivît guère), et, parfois, elle se réprimandait si
vertement que les larmes lui venaient aux yeux. Elle se rappelait qu’un jour elle avait essayé de se gifler
pour avoir triché au cours d’une partie de croquet qu’elle jouait contre elle-même, car cette étrange
enfant aimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes différentes. « Mais c’est bien inutile à
présent, pensa la pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! C’est tout juste s’il reste assez de moi
pour former une seule personne digne de ce nom ! »
Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva
un tout petit gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins
de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s’il
me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le jardin,
et, ensuite, advienne que pourra. »
Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec anxiété : « Vers le haut ou vers le bas ? » en tenant
sa main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou descendre. Or, elle fut toute surprise de constater
qu’elle gardait toujours la même taille : bien sûr, c’est généralement ce qui arrive quand on mange des
gâteaux, mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à des choses extravagantes, qu’il lui
paraissait ennuyeux et stupide de voir la vie continuer de façon normale. C’est pourquoi elle se mit
pour de bon à la besogne et eut bientôt fini le gâteau jusqu’à la dernière miette. « De plus-t-en plus
curieux ! s’écria Alice (elle était si surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement de parler
correctement) ; voilà que je m’allonge comme la plus grande longue-vue qui ait jamais existé ! Adieu,
mes pieds ! (car, lorsqu’elle les regarda, ils lui semblèrent avoir presque disparu, tant ils étaient loin).
Oh, mes pauvres petits pieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas et vos souliers à présent mes
chéris ! Pour moi, c’est sûr, j’en serai incapable ! Je serai beaucoup trop loin pour m’occuper de vous :
il faudra vous débrouiller tout seul ; – mais il faut que je sois gentille avec eux, songea Alice ; sinon,
peut-être refuseront-ils de marcher dans la direction où je voudrai aller ! Voyons un peu : je leur
donnerai une paire de souliers neufs à chaque Noël. »

Extrait tiré d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll

11
Ugolin
Ugolin venait d'atteindre ses vingt-quatre ans.

Il n'était pas grand, et maigre comme une chèvre, mais large d'épaules, et durement musclé. Sous
une tignasse rousse et frisée, il n'avait qu'un sourcil en deux ondulations au-dessus d'un nez
légèrement tordu vers la droite, et assez fort, mais heureusement raccourci par une moustache
épointée qui cachait sa lèvre ; enfin ses yeux jaunes, bordés de cils rouges, n'avaient pas un instant
de repos, et ils regardaient sans cesse de tous côtés, comme ceux d'une bête qui craint une surprise.

De temps à autre, un tic faisait brusquement remonter ses pommettes, et ses yeux clignotaient trois
fois de suite : on disait au village qu'il "parpelégeait" comme les étoiles.

Jean de Florette Marcel Pagnol -. Le Livre de Poche

12
Cyrano de Bergerac : Acte I, scène 42
Acte I, scène 4 (vers 312 à 365)

CYRANO, imperturbable.
C’est tout ?

LE VICOMTE.
Mais…

CYRANO.
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »

2
Pour découvrir plusieurs interprétations : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i18331527/cyrano-la-
tirade-du-nez-par-jean-piat - https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i22054959/la-tirade-du-nez-par-deux-
cyrano - https://www.editionsmontparnasse.fr/video/mV9ZBQ

13
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit.
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

de Edmond Rostand

14
La Belle et la Bête

Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six
enfants, trois garçons et trois filles ; et, comme ce marchand était un homme
d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna
toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles, mais la cadette surtout
se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la BELLE
ENFANT, en sorte que le nom lui en resta, ce qui donna beaucoup de jalousie
à ses sœurs.

Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure
qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches : elles faisaient les
dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de
qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se
moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres.

[…]

Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par
laquelle on lui marquait qu’un vaisseau sur lequel il avait des marchandises venait d’arriver
heureusement.

Le bonhomme partit ; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et, après
avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant. Il n’avait plus que trente milles
pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants ; mais comme il fallait
passer un grand bois avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le vent était si
grand, qu’il le jeta deux fois en bas de son cheval : la nuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim
ou de froid, ou qu’il serait mangé des loups qu’il entendit hurler autour de lui.

Tout d’un coup, en regardant au bout d’une longue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais qui
paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d’un grand palais qui
était tout illuminé.

[…]

Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval ; et comme il passait
sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé une, et cueillit une branche
où il y en avait plusieurs.

En même temps il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de
s’évanouir. Vous êtes bien ingrat, lui dit la bête d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie en vous
recevant dans mon château, et pour ma peine vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes
choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour
demander pardon à Dieu.

15
Le marchand se jeta à genoux et dit à la bête, en joignant les mains : Monseigneur, pardonnez-moi ; je
ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m’en avait demandé. Je
ne m’appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments,
moi ; je veux qu’on dise ce que l’on pense ; ainsi ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous
m’avez dit que vous aviez des filles, je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne
volontairement pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas, partez ; et si vos filles refusent de
mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois.

[…]

On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient
charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie.

[…]

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi, mais comme elle avait
beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne se point chagriner pour le peu de
temps qu’elle avait à vivre, car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de
se promener en attendant, et de visiter ce beau château : elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer la
beauté.

[…]

Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put
s’empêcher de frémir. La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? Vous
êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. Non, répondit la Bête, il n’y a ici de maîtresse que vous
; vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si je vous ennuie, je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-ce
pas que vous me trouvez bien laid ? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois
que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que je suis laid, je n’ai point
d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir
point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous
point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à vous ; et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas
contente. Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle ; je vous avoue que je suis bien contente de votre
cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid. Oh ! dame oui, répondit la Bête, j’ai le cœur
bon, mais je suis un monstre. Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et
je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux,
corrompu, ingrat. Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous
remercier ; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous suis bien obligé.

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avait presque plus peur du monstre ; mais elle manqua mourir de
frayeur, lorsqu’il lui dit : La Belle, voulez-vous être ma femme ? Elle fut quelque temps sans répondre
: elle avait peur d’exciter la colère du monstre en le refusant ; elle lui dit pourtant en tremblant : Non,
la Bête.

Dans ce moment ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le
palais en retentit ; mais la Belle fut bientôt rassurée, car la Bête lui ayant dit tristement, adieu donc, la
Belle, elle sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour la regarder encore.

16
La Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête. Hélas ! disait-elle, c’est
bien dommage qu’elle soit si laide : elle est si bonne !

[…]

Elle dit un jour : Vous me chagrinez, la Bête ; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère
pour vous faire croire que cela n’arrivera jamais. Je serai toujours votre amie ; tâchez de vous contenter
de cela. Il le faut bien, reprit la Bête ; je me rends justice, je sais que je suis bien horrible, mais je vous
aime beaucoup ; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici ; promettez-moi
que vous ne me quitterez jamais. La Belle rougit à ces paroles ; elle avait vu dans son miroir que son
père était malade de chagrin de l’avoir perdue, et elle souhaitait de le revoir. Je pourrais bien vous
promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout-à-fait ; mais j’ai tant d’envie de revoir mon
père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. J’aime mieux mourir moi-même, dit ce
monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre
pauvre Bête en mourra de douleur. Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir
causer votre mort ; je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs
sont mariées, et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste
chez lui une semaine. Vous y serez demain au matin, dit la Bête, mais souvenez-vous de votre
promesse. Vous n’aurez qu’à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez
revenir. Adieu, la Belle. La Bête soupira selon sa coutume en disant ces mots, et la Belle se coucha
toute triste de la voir affligée.

[…]

Cependant Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout
son cœur ; et elle s’ennuyait de ne plus la voir. La dixième nuit qu’elle passa chez son père, elle rêva
qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête couchée sur l’herbe et prête à mourir, qui
lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. Ne suis-je pas bien
méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? Est-ce
sa faute si elle est si laide et si elle a peu d’esprit ? elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste.
Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris.
Ce n’est ni la beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bonté du caractère,
la vertu, la complaisance, et la Bête a toutes ces bonnes qualités ; je n’ai point d’amour pour elle, mais
j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me
reprocherais toute ma vie mon ingratitude. A ces mots la Belle se lève, met sa bague sur la table, et
revient se coucher.

A peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie
qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir
toute la journée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut
point. La Belle alors craignit d’avoir causé sa mort ; elle courut tout le palais en jetant de grands cris :
elle était au désespoir.

Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle
l’avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu’elle était
morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure ; et sentant que son cœur battait
encore, elle prit de l’eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête.

17
La Bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle : Vous avez oublié votre promesse ; le chagrin de vous avoir
perdue m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de
vous revoir encore une fois. Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez
pour devenir mon époux ; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous.
Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne
pourrais vivre sans vous voir.

A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu’elle vit le château brillant de lumière : les feux
d’artifices, la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes ces beautés n’arrêtèrent point sa vue,
elle se retourna vers sa chère Bête dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! la Bête avait
disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini
son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui
demander où était la Bête. Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince ; une méchante fée m’avait
condamné à rester sous cette figure jusqu’à ce qu’une belle fille consentit à m’épouser, et elle m’avait
défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n’y avait que vous dans le monde assez bonne pour vous
laisser toucher à la bonté de mon caractère, et en vous offrant ma couronne, je ne puis m’acquitter
des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se
relever.

Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant, dans la grande salle,
son père et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportée au
château. La Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre
bon choix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit, vous méritez de trouver toutes ces
qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine ; j’espère que le trône
ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de la Belle, je connais
votre cœur, et toute la malice qu’il renferme ; devenez deux statues, mais conservez toute votre raison
sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœur, et je ne vous
impose point d’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre
premier état qu’au moment où vous reconnaîtrez vos fautes : mais j’ai bien peur que vous ne restiez
toujours statues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse ; mais c’est
une espèce de miracle que la conversion d’un cœur méchant et envieux.

Dans le moment, la fée donna un coup de baguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette
salle dans le royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie ; et il épousa la Belle, qui vécut avec lui
fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

La Belle et la Bête

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780)

Texte intégral

18
Quasimodo

Nous n'essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez tétraèdre, de cette bouche en fer à
cheval, de ce petit œil gauche obstrué d'un sourcil roux en broussailles, tandis que l'œil droit
disparaissait entièrement sous une énorme verrue; de ces dents désordonnées, ébréchées çà et là,
comme des créneaux d'une forteresse; de cette lèvre colleuse, sur laquelle une de ces dents
empiétait comme la défense d'un éléphant, de ce menton fourchu; et surtout de la physionomie
répandue sur tout cela; de ce mélange de malice, d'étonnement et de tristesse. Qu'on rêve, si l'on
peut, cet ensemble.

Notre Dame de Paris – Victor Hugo

19
Autoportrait
Je suis d’une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J’ai le teint brun mais assez uni, le
front élevé et d’une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et
épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j’ai le nez fait, car il n’est ni
camus ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c’est qu’il est
plutôt grand que petit, et qu’il descend un peu trop bas.

J’ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d’ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J’ai les dents
blanches, et passablement bien rangées. On m’a dit autrefois que j’avais un peu trop de menton : je
viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop
bien qu’en juger. Pour le tour du visage, je l’ai ou carré ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort
difficile de le dire. J’ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs
pour pouvoir prétendre en belle tête.

J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis
méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J’ai l’action fort aisée, et même un peu trop, et
jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au-
dehors, et l’on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n’est pas fort éloigné de ce qui
en est. J’en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis
assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d’assurance pour dire librement ce que je
puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j’ai de défauts.

François de La Rochefoucauld - Recueil des portraits et éloges

20
L’enfant

Elle a bien soixante-dix ans et elle doit avoir les cheveux blancs; je n'en sais rien; personne n'en sait
rien, car elle a toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas sur le crâne; elle a, par
exemple, la barbe grise, un bouquet de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous côtés
des poireaux comme des groseilles, qui ont l'air de bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle par le haut, à cause du serre-tête noir une pomme de terre brûlée
et, par le bas, une pomme de terre germée: j'en ai trouvé une gonflée, violette, l'autre matin, sous le
fourneau, qui ressemblait à grand tante Agnès comme deux gouttes d'eau.

Jules Vallès - L'enfant

21
Phédon
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu, et d’un
sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide: il oublie de dire ce
qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal, il
croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne
fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis ; il court, il vole
pour leur rendre de petits services.

Il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur
; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de
fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du
nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille
furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde.

Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau
abaissé sur ses yeux pour n’être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n’y a point
de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans
effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un
siège ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal ; libre néanmoins sur les affaires publiques,
chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche
que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend
qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie : il n’en coûte à
personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.

Phédon, « Des Biens de fortune », Les Caractères (VI, 83), La Bruyère

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